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TORONTO
J.llîKMY
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OEUVRES COMPLÈTES
DE
J- J- ROUSSEAr
TOME IV.
I
Paris. — Tjpographic I.ACRAMPE fils el Comp., rue Damiclle, 2.
BAlLUMUBUMTTc
J.r/f';- à /)„/r,„/.r
OEUVRES COMPLETES
1)E
J. J. ROUSSEAl
AVEC DES NOTES HISTORIQUES
J^oui'e/ui (bm/w/f , C/r/fce r/e 2Ô ù^'cwuf'fj.
TOME QUATRIEME
DIALOGUES. — COHRESPONDANCE. — TABLE.
PARIS,
tt*"
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AU BUREAU DES PUBLICATIONS ILLUSTRÉES
RUE DU BATTOIB-SAINT-ANDRÉ-DES-ABTS, l'J
M
M DCCC XLVL
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2Û5Û
ROUSSEAU
JUGE
DE JEAN JACQUES,
DIALOGUKS.
Barbarus hic ego sum quia non intelligor illU,
OviD., Tiint.v. Kleg.iO, v. 57.
DU SUJET
DE LA rORME DE CET ÉCRIT.
J'ai souvent dit que, si Ton m'eût donné d'un
autre homme les idées qu'on a données de moi à me,s
contemporains, je ne me serois pas conduit avec lui
comme ils font avec moi. Cette assertion a laissé
tout le monde fort indifférent sur ce point, et je
n'ai vu chez personne la moindre curiosité de sa-
voir en quoi ma conduite eût différé de celle des
autres, et quelles eussent été mes raisons. J'ai con-
clu de là que le public, parfaitement sûr de l'impos-
sibilité d'en user plus justement ni plus honnête-
ment qu'il ne fait à mon égard, l'étoit par consé-
quent que, dans ma supposition, j'aurois eu tort de
ne pas l'imiter. J'ai cru même apercevoir dans sa
confiance une hauteur dédaigneuse qui ne pouvoit
venir que d'une grande opinion de la vertu de ses
guides et de la sienne dans celle affaire. Tout cela,
couvert pour moi d'un mystère impénétrable, ne
pouvant s'accorder avec mes raisons, m'a engagé à
les dire, pour les soumettre aux réponses de qui-
conque auroil la charité de me détromper , car mon
erreur, si elle existe, n'est pas ici sans conséquence :
elle me force à mal penser de tous ceux (|ui m'en-
tourent; et, coumie rien n'est plus éloigné de ma
volonté (lue d'être injuste et ingrat envers eux ,
T. IV.
ceux qui me désabuseroient, en me ramenant à de
meilleurs jugemens, substitueroient dans mon cœur
la gratitude à l'indignation, et me rendroient sen-
sible et reconnoissant en nie montrant mon devoir
à l'être. Ce n'est pas là cependant le seul motif qui
m'ait mis la plume à la main : un autre encore,
plus fort et non moins légitime, se fera sentir dans
cet écrit. Mais je proleste qu'il n'entre plus dans ces
motifs l'espoir ni presque le désir d'obtenir enfin de
ceux qui m'ont jugé la justice qu'ils me refusent, et
qu'ils sont bien déterminés à me refuser toujours.
En voulant exécuter cette entreprise, je me suis
vu dans un bien singulier embarras : ce n'étoit pas
de trouver des raisons en faveur de mon sentiment,
c'étoit d'en imaginer de contraires ; c'étoit d'établir
sur quelque apparence d'équité des procédés où je
n'en apercevois aucune. Voyant cependant tout Pa-
ris, toute la France, toute l'Europe se conduire à
mon égard avec la plus grande confiance sur des
maximes si nouvelles, si peu concevables pour moi,
je ne ptaivois supposer que cet accord unanime
n'eût aucun fondement raisonnable, ou du moins
apparent, et (|ue toute une génération s'accordât à
vouloir éteindre à plaisir toutes les lumières natu-
relles, violer toutes les lois de la justice, toutes les
règles du bon sens, sans objet, sans profit, sans
prétexte, uniquement pour satisfaire une fantaisie
dont je ne pouvois pas même apercevoir le but et
l'occasion. Le silence profond , universel , non
moins inconcevable que le mystère qu'il couvre,
mystère que depuis quinze ans on me cache avec
DU SUJET DE CET ECRIT.
lin soin que je m'alisliens de qualilier, et avec un
succès qui tient du prodige ; ce silence effrayant et
terrible ne m'a pas laissé saisir la moindre idée (jui
pût m'cclairer sur ces étranges dispositions. Livré
pour toute lumière à mes conjectures, je n'eu ai su
former aucune qui pût expli(iiier ce qtii m'arrive,
de manière à pouvoir croire avoir démêlé la vérité.
Quand de forts indices m'ont fait penser quelque-
fois avoir découvert avec le fond de l'intrigue son
objet et ses auteurs, les absurdités sans nombre que
j'ai vues naître de ces suppositions m'ont bientôt
contraint de les abandonner, et toutes celles que
mon imagination s'est tourmentée à leur substituer
n'ont pas mieux soutenu le moindre examen.
Cependant, pour ne pas combattre une chimère,
pour ne pas outrager toute une génération, il falloit
bien supposer des raisons dans le parti approuvé et
suivi par tout le monde. Je n'ai rien épargné pour
en chercher, pour en imaginer de propres à séduire
la multitude; et, si je n'ai rien trouvé qui dût avoir
]iroduit cet effet , le ciel m'est témoin que ce n'est
faute ni de volonté ni d'efforts, et que j'ai rassemblé
soigneusement toutes les idées que mon entende-
ment m'a pu fournir pour cela. Tous mes soins n'a-
boutissant à rien qui pût me satisfaire, j'ai pris le
seul parti qui me restoit à prendre pour m'expU-
quer : c'éloit, ne pouvant raisonner sur des motifs
particuliers qui m'éloient inconnus et incompréhen-
sibles, de raisonner sur une hypothèse générale qui
pût tous les rassembler : c'étoit, entre toutes les
suppositions possibles, de choisir la pire pour moi,
la meilleure pour mes adversaires ; et, dans celle
position, ajustée, autant qu'il m'étoit possible, aux
manœuvres dont je me suis vu l'objet, aux allures
que j'ai entrevues, aux propos mystérieux que j'ai
pu saisir çà et là, d'examiner quelle conduite de leur
part eût été la plus raisonnable et la plus juste.
Épuiser tout ce qui se pouvoit dire en leur faveur
étoit le seul moyen que j'eusse de trouver ce quiis
disent en effet, et c'est ce que j'ai tâché de faire,
en mettant de leur côlé tout ce que j'y ai pu mettre
de motifs plausibles et d'argumens spécieux, et cu-
mulant contre moi toutes les charges imaginables.
Malgré tout cela, j'ai souvent rougi, je l'avoue, des
raisons que j'étois forcé de leur prêter. Si jeu
avois trouvé de meilleures, je les aurois employées
de tout mon cœur et de toute ma force, et cela
avec d'autant moins de peine, qu'il me paroîl cer-
tain qu'aucune n'auroit pu tenir contre mes répon-
ses ; parce que celles ci dérivent immédiatement des
premiers principes de la justice, des premiers élé-
mens du bon sens, et qu'elles sont applicables à tous
les cas possibles d'une situation paieille à celle où
je suis.
La forme du dialogue m'ayant paru la plus propre
à discuter le pour et le contre, je l'ai choisie pour
cette raison. J'ai pris la liberté de reprendre dans
ces entretiens mon nom de famille que le public a
jugé à propos de m'ôter, et je me suis désigné en
tiers, à son exemple, par celui de baptême, auquel
il lui a plu de me réduire. En prenant un François
pour mon autre interlocuteur, je n'ai rien fait que
dhonnête et d'obligeant pour le nom qu'il porte,
puisque je me suis abstenu de le rendre complice
d'une conduite que je désapprouve, et je n'aurois
rien fait d'injuste en lui donnant ici le personnage
()ne toute sa nation s'empresse de faire à mon égard.
J'ai même eu l'attention de le ramener à des senti-
mens plus raisonnables que je n'en ai trouvé dans
aucun de ses compatriotes; et celui que j'ai mis en
scène est tel , qu'il seroit aussi heureux pour moi
qu'honorable à son pays qu'il s'y en trouvât beau-
coup qui l'imitassent. Que si quelquefois je l'engage
en des raisonnemens absurdes, je proteste derechef,
en sincérité de ca>ur, que c'est toujours malgré moi,
et je crois pouvoir délier toute la France d'en trou-
ver de plus solides pour autoriser les singulières
pratiques dont je suis l'objet, et dont elle paroîl se
glorilier si fort.
Ce que javois à dire éloit si clair, et j'en élois si
pénétré, que je ne puis assez m'étonner des lon-
gueurs, des redites, du verbiage, et du désordre de
cet écrit. Ce qui l'eût rendu vif et véhément sous
la plume d'un autre est précisément ce qui l'a rendu
tiède et languissant sous la mienne. C'éloit de moi
qu'il s'agissoit; et je n'ai plus trouvé pour mon pro-
pre intérêt ce zè!e et celle vigueur de courage qui
ne peut exaller une âme généreuse que pour ia
cause d'aulrui. Le rôle humiliant de ma propre dé-
fense est trop au-dessous de moi, trop peu digne des
senlimens qui m'animent, pour que j'aime à m'en
charger : ce n'est pas non plus, on le sentira bien-
tôt, celui que j'ai voulu remplir ici; mais je ne pou-
vois examiner la conduite du public à mon égard
sans me contempler moi-même dans la position du
monde la plus déplorable et la plus cruelle. Il fal-
loit m'occuper d'idées tristes et déchirantes, de
souvenirs amers et révoltans, de sentimens les
moins faits pour mon cœur ; et c'est en cet état de
douleur et de détresse qu'il a fallu me remettre
chaque fois que quelque nouvel outrage, forçant ma
répugnance, m'a fait faire un nouvel effort pour
reprendre cet écrit, si souvent abandonné. Ne pou-
vant souffrir la continuité d'une occupation si dou-
loureuse, je ne m'y suis livré que durant des nio-
mens très-courts, écrivant chaque idée quand elle
me venoit, et m'en tenant là ; écrivant dix fois la
même quand elle m'est venue dix fois, sans me rap-
peler jamais ce que j'avois précédemment écrit, et
ne m'en apercevant qu'à la lecture du tout, trop
DU SUJET DE CET ÉCRIT.
3
tard pour pouvoir rien coniger, comme je le dirai
tout à l'heure. La colère anime quelquefois le la-
lent, mais le dégoût et le serrement de cœur l'élouf-
fent; et l'on sentira mieux, après m'avoir lu, que
c'étoient là les dispositions constantes où j'ai dû me
trouver durant ce pénible travail.
Une autre difliculté me l'a rendu fatigant : c'é-
toit, forcé de parler de moi sans cesse, d'en parler
avec justice et vérité, sans louange et sans dépres-
sion. Cela n'est pas diflicile à un lionuue à qui le
public rend l'honneur qui lui est dû : il est par là
dispensé d'en prendre le soin lui-même. Il peut
également et se taire sans s'avilir, et s'attribuer avec
franchise les qualités que tout le monde reconnoît
en lui. Mais celui qui se sent digne d'honneur et
d'estime, et que le public défigure et diffame à plai-
sir, de quel ton se rendra-t-il seul la justice qui lui
est due? Doit-il se parler de lui-même avec des
éloges mérités, mais généralement démentis? Doit-
il se vanter des qualités qu'il sent en lui, mais que
tout le monde refuse d'y voir ? Il y auroit moins
d'orgueil que de bassesse à prostituer ainsi la vérité.
Se louer alors, même avec la plus rigoureuse jus-
tice, seroit plutôt se dégrader que s'honorer; et ce
8«roit bien mal connoltre les honmies que de croire
les ramener d'une erreur dans laquelle ils se com-
plaisent, par de telles protestations. Un silence fier
et dédaigneux est en pareil cas plus à sa place, et
eût été bien plus de mon goût, mais il n' auroit pas
rempli mon objet ; et, pour le remplir, il falloit né-
cessairement que je disse de quel œil, si jétois un
autre, je verrois un houime tel que je suis. J'ai tâ-
ché de m'acquilter équilablement et imparliale-
menl d'un si difficile devoir, sans insulter à lin-
croyable aveuglement du public, sans me vanter
iièrement des vertus qu'il me refuse, sans m'accu-
ser non plus des vices que je n'ai pas, et dont il lui
plaît de me charger, mais en expliquant simplement
ce que j'aurois déduit d'une consiilulion semblable
à la mienne , étudiée avec soin dans un autre
homme. Que si l'on trouve dans mes descriptions
de la retenue et de la modération, qu'on n'aille pas
m'en faire un mérite. Je déclare qu'il ne m'a man-
qué qu'un peu plus de modestie pour parler de moi
beaucoup plus honorablement.
Voyant l'excessive longueur de ces Dialogues, j'ai
tenté plusieurs fois de les élaguer, d'en ôler les fré-
quentes répétitions, d'y mettre un peu d'ordre et
de suite ; jamais je n'ai pu soutenir ce nouveau
tourment : le vif sentiment de mes malheurs , ra-
nimé par cette lecture, étouffe toute l'attention
qu'elle exige. Il m'est impossibie de rien retenir,
de rapprocher deux phrases, et de comparer deux
idées. Tandis que je force mes yeux à suivre les
lignes, mon cœur serré gémit et soupire. Après de
fréquens et vains efforts, je renonce à ce travail ,
dont je me sens incapable; et, faute de pouvoir
faire mieux, je me borne à transcrire ces informes
essais, que je suis hors d'étal de corriger. Si, tels
qu'ils sont, l'entreprise en étoit encore à faire, je
ne la ferois pas, quand tous les biens de l'univers y
seroient attachés; je suis môme forcé d'abandonner
des multitudes d'idées meilleures et mieux rendues
que ce qui tient ici leur place, et que j'avois jetées
sur des papiers détachés, dans l'espoir de les enca-
drer aisément; mais l'abattement m'a gagné, au
point de me rendre même impossible ce léger tra-
vail. Après tout, j'ai dit à peu près ce que j'avois à
dire : il est noyé dans un chaos de désordre et de
redites, mais il y est; les bons esprits sauront l'y
trouver. Quant à ceux qui ne veulent qu'une lec-
ture agréable et rapide, ceux qui n'ont cherché,
qui n'ont trouvé que cela dans mes Confessions,
ceux qui ne peuvent souffrir un peu de fatigue, ni
soutenir une attention suivie pour l'intérêt de !a
justice et de la vérité, ils feront bien de s'épargner
l'ennui de cette lecture, ce n'est pas à eux que j'ai
voulu parler; et, loin de chercher à leur plaire,
j'éviterai du moins cette dernière indignité, que le
tableau des misères de ma vie soit pour personne
un objet d'amusement.
Que deviendra cet écrit? Quel usage en pourrai-je
faire? Je lignore, et cette incertitude a beaucoup
augmenté le découragement qui ne m'a point quitte
en y travaillant. Ceux qui disposent de moi en ont
eu connoissance aussitôt qu'il a été commencé, et je
ne vois dans ma situation aucun moyen possible
d'empêcher qu'il ne tombe entre leurs mains tôt ou
tard ('). Ainsi, selon le cours naturel des choses,
toute la peine que j'ai prise est à pure perte. Je ne
sais quel parti le ciel me suggérera, mais j'espérerai
jusqu'à la fin qu'il n'abandonnera point la cause
juste. Dans quelques mains qu'il fasse tomber ces
feuilles, si parmi ceux qui les liront peut-être il est
encore un cœur d'homme, cela me suffit, et je ne
mépriserai jamais assez l'espèce humaine pour ne
trouver dans cette idée aucun sujet de confiance et
d'espoir.
(*) On trouvera à la fin de ces Pialoguc», dans l'histoire
malheureuse de cet Écrit, comment celle prédiction i'cst vé-
rifiée.
k
ROUSSEAU
^
JUGK
DE JEAN-JACQUES.
PREMIER DIALOGUE
PHKMIKR DIALOGUE.
Lk Fr. Cominenil s'il peut exister? Sur l'ef-
fet qu'ont produit en vous les écrits de ce mi-
sérable, qu'enteudez-vous par ce doute, après
les entretiens que nous venons d'avoir? Expli-
quez-vous.
Rouss. Je m'expliquerai : mais ce sera pren-
dre le soin le plus inutile ou le plus superflu;
car tout ce que je vous dirai ne sauroit être
entendu que par ceux à qui l'on n'a pas besoin
de le dire.
1)11 sy^itème t\: comliiite envers J>-an- Jacques, adopté par
l'Adininibtration, avec i'approbatiuii du public.
RoussEAU.Quellesincroyableschoses je viens
d'apprendre! je n'en reviens pas : non, je n'en
reviendrai jamais. Juste ciel 1 quel abominable
homme ! qu'il m'a fait de mal ! que je le vais
détester I
Un François. Et notez bien que c'est 'ce
même homme dont les pompeuses productions
vous ont si charmé, si ravi, par les beaux pré-
ceptes de vertu qu'il y étale avec tant do fasie,
Rocss. Dites, dt3 force. Soyons justes, même
avec les méchans. Le faste n'excite tout au plus
qu'une admiration froide et stérile, et sûre-
ment ne me charmera jamais. Des écrits qui
élèvent l'âme et enflamment le cœur méritent
un autre mot.
Le Fr. Fasle ou force, qu'importe le mot si
l'idée est toujours la même, si ce sublime jar-
gon tiré par l'hypocrisie d'une tête exaltée
n'en est pas moins dicté par une âme de bouc ?
Rooss. Ce choix du mot me paroît moins in-
différent qu'à vous. Il change pour moi beau-
coup les idées; et s'il n'y avoit que du faste et
du jargon dans les écrits de l'auteur que vous
m'avez peint, il m'inspireroit moins d'horreur.
Tel homme pervers s'endurcit à la sécheresse
des sermons et des prônes, qui rentreroit peut-
; étreen lui-même et deviendroit honnête homme
I si l'on savoit chercher et ranimer dans son cœur
ces sentimens de droiture et d'humanité que la
1 nature y mit en réserve et que les passions
\ étouffent. Mais celui qui peut contempler de
sang-froid la vertu dans toute sa beauté, celui
qui sait la peindre avec ses charmes les plus
louchans , sans en être ému , sans se sentir
épris d'aucun amour pour elle, un tel être, s'il
peut exister, est un méchant sans ressoHrcc :
4;'cst un cadavre moral.
Figurez-vous donc un monde idéal semblable
au nôtre, et néanmoins tout différent. La na-
ture y est la môme que sur notre terre, mais
l'économie en est plus sensible, l'ordre en est
plus marqué, le spectacle plus admirable, les
formes sont plus élégantes, les couleurs plus
vives, les odeurs plus suaves, tous les objets
plus inléressans. Toute la nature y est si belle,
que sa contemplation, enflammant les âmes
d'amour pour un si touchant tableau, leur in-
spire, avec le désir de concourir à ce beau sys-
tème, la crainte d'en troubler l'harmonie, et
de là naît une exquise sensibilité qui donne à
ceux qui en sont doués des jouissances immé-
diates, inconnues aux cœurs que les mêmes
contemplations n'ont point avivés.
Les passions y sont, comme ici, le mobile do
toute aciion ; mais plus vives, plus ardentes, ou
seulement plus simples et plus pures, elles pren-
nent par cela seul un caractère tout différent.
Tous les premiers mouvemens de la nature sont
bons et droits. Ils tendent, le plus directement •
qu'il est possible, à noire conservation et à notre
bonheur ; mais bientôt manquant de force pour
suivre à travers tant de résistance leur première
direction, ils se laissent défléchir par mille ob-
stacles qui, les détournant du vrai but, leur
font prendre des routes obliques où l'homme
oublie sa première destination. L'erreur duju- *'^^
gement, la force des préjugés, aident beaucoup ■'
à nous faire prendre ainsi le change ; mais cet "
effet vient principalement de |a foi blesse de
l'âme, qui, suivant mollement l'impulsion de
la nature, se détourne au choc d'un obstacle,
comme une boule prend l'angle de réflexion ;
au lieu que celle qui suit plus vigoureusement
sa course ne se détourne point, mais, comme
un boulet de canon, force l'obstacle, ou s'a-
' mortit et tombe à sa rencontre.
PREMIEIl DIALOGUE.
5
Les habitans du monde idéal dont je parle
ont le bonheur d'être maintenus par la nature,
à laquelle ils sont plus attachés, dans cet heu-
reux point de vue où elle nous a placés tous, et
par cela seul leur ûme garde toujours son ca-
ractère originel. I^sj)assions primitives^^cpu.
toutes tendent directement à notre bonheur, ae
nous occupent que desobjets qui s'y rapportent,
et, n'ayant que l'amour de soi pour principe,
sont toutesaimanies et douces par leur essence;
^^^^-"'Wais quand , détournées de leur objet par des
obstacles, elles s'occupent plus de l'obstacle
pour l'écarter que de l'objet pour l'atteindre,
alors elles changent de nature et deviennent
irascibles et haineuses; et voilà comment l'a-
mour de soi , qui est un sentiment bon et ab-
solu, devient amour-propre, c'est-à-dire un
sentiment relatif par lequel on se compare, qui
demande des préférences, dont la jouissance
est purement négative, et qui ne cherche plus
à se satisfaire par notre propre bien , mais seu-
lement par le mal d'autrui.
Dans la société humaine , sitôt que la foule
des passions et des préjugés qu'elle engendre a
fait prendre le change à l'homme, et que les
obstacles qu'elle entasse l'ont détourné du vrai
but de notre vie, tout ce que peut faire le sage,
battu du choc continuel dos passions d'autrui
et des siennes, et, parmi tant de directions qui
l'égarent, ne pouvant plus démêler celle qui le
conduiroit bien, c'est de se tirer de la foule au-
tant qu'il lui est possible , et de se tenir sans
impatience à la place où le hasard l'a posé, bien
sûr qu'en n'agissant point il évite au moins de
courir à sa perte et d'aller chercher de nouvel-
les erreurs. Comme il ne voit dans l'agitation
des hommes que la folie qu'il veut éviter, il
plaint leur aveuglement encore plus qu'il ne
hait leur malice; il ne se tourmente point à
leur rendre le mal pour le mal , outrage pour
outrage ; et, si quelquefois il cherche à repous-
ser les atteintes de ses ennemis, c'est sans cher-
cher à les leur rendre, sans se passionner con-
tre eux , sans sortir ni de sa place ni du calme
où il veut rester.
Nos habitans, suivant dos vues moins pro-
fondes, ariivent presque au même but par la
route contraire, et c'est leur ardeur môme qui
les tient dans l'inaction. L'état céleste auquel
ils aspirent et qui fait leur premier besoin par
>,
la force avec laquelle il s'offre à leurs cœurs,
leur fait rassembler et tendre sans cosse toutes
les puissances de leur âme pour y parvenir. Les
obstacles qui les retiennent ne sauroicni les oc-
cuper au point de le leur faire oublier un mo-
ment; et de là ce mortel dégoiit pour tout le
reste, et celte inaction totale quand ils déses-
pèrent d'atteindre au seul objet de tous leur»
vœux.
Cette différence ne vient pas seulement du
genre des passions, mais aussi de leur force ;
car les passions fortes ne se laissent pas dévoyer
comme les autres. Deux amans, l'un irès-épris,
l'autre assez tiède, soufFriroient néanmoins un
rival avec la même impatience, l'un à cause de
son amour, l'autre à cause de son amour-pro-
pre. Mais il peut très-bien arriver que la haine
du second, devenue sa passion principale, sur-
vive à son amour et même s'accroisse après
qu'il est éteint; au lieu que le premier, qui no
hait q>i'à cause qu'il aime, cesse de hji'ir son ri-
val sitôt qu'il ne le craint plus. Or si les âmes
foibleset tièdes sont plus sujettes aux passions
haineuses qui ne sont que des passions secon- ,
daires et défléchies, et si les ànies grandes et
fortes, se tenant dans leur première direction,
conservent mieux les passions douces et primi-
tives qui naissent directement de l'amour de
soi, vous voyez comment, d'une plus grande
énergie dans les facultés et d'un premier rap-
port mieux senti, dérivent dans les habitans de
cet autre monde des passions bien différentes
de celles qui déchirent ici-bas les malheureux
humains. Peut-être n'est-on pas dans ces con-
trées plus vertueux qu'on ne l'est autour do
nous, mais on y sait mieux aimer la vertu, j.es
vrais penchans de la nature étant tous bons, en
s'y livrant ils sont bons eux-mêmes; mais la
vertu parmi nous oblige souvent à combattre et
vaincre la nature, et rarement sont-ils capa-
bles de pareils efforts. La longue inhabitude do
résister peut même amollir leurs âmes au point
de faire le mal par foiblesse, par crainte, par
nécessité. Ils ne sont exempts ni de fautes ni de
vices ; le crime même ne leur est pas étranger,
puisqu'il est des situations déplorables où la plus
haute vertu suffit à peine pour s'en défendre, et
qui forcent au mal l'homme foible, malgré sou
cœur : mais l'expresse volonté de nuire , la
haine envenimée, l'envie, la noirceur, la tra-
0 •
hison, la fourberie, y sont inconnues; trop
souvent on y voit des coupables, jamais on n'y
vit un méchant. Enfin s'ils ne sont ptis plus
vertueux qu'on ne lest ici, du moins, par cela
seul quils savent mieux s'aimer eux-mêmes, ils
sont moins malveillans pour autrui.
Ils sont aussi moins actifs, ou, pour mieux
dire, moins remuans. Leurs efforts pour at-
teindre à l'objet qu'ils contemplent consistent
en des élans vigoureux; mais, sitôt quils en
sentent l'impuissance, ils s'arrêtent, sans cher-
cher à leur portée des équivalons à cet objet
unique, lequel seul peut les tenter.
Comme ils ne cherchent pas leur bonheur
dans l'apparence , mais dans le sentiment in-
time, en quelque rang que les ait placés la for-
tune, ils s'agitent peu pour en sortir; ils ne
cherchent guère à s'élever, et descendroient
sans répugnance à des relations plus de leur
goût, sachant bien que l'étal le plus heureux
n'est pas le plus honoré de la foule, mais celui
qui rend le cœur plus content. Les préjugés ont
sur eux très-peu de prise, l'opinion ne les mène
point; et, quand ils en sentent l'effet, ce n'est
pas eux qu'elle subjugue, mais ceux qui in-
fluent sur leur sort.
Quoique sensuels et voluptueux, ils font peu
de casde l'opulence, et ne font rien pour y par-
venir : connoissant trop bien l'art de jouir pour
ignorer que ce n'est pas à prix d'argent que le
vrai plaisir s'achète ; et, quant au bien que peut
faire un riche, sachant aussi que ce n'est pas
lui qui le fait, mais sa richesse, qu'elle le feroit
sans lui mieux encore, répartie entre plus de
mains, ou plutôt anéantie par ce partage, et
que tout ce bien qu'il croit faire par elle équi-
vaut rarement au mal réel qu'il faut faire pour
l'acquérir. D'ailleurs aimant encore plus leur
liberté que leurs aises, ils craindroient de les
acheter par la fortune, ne fût-ce qu'à cause de
la dépendance et des embarras attachés au soin
de la conserver.Le cortège inséparable de l'opu-
lence leur scroit cent fois plus à charge que les
biens qu'elle procure ne leur seroient doux. Le
tourment de la possession empoisonneroit pour
eux tout le plaisir de la jouissance.
Ainsi bornés de toutes parts par la nature et
par la raison, ils s'arrêtent, et passent la vie
à en jouir en faisant chaque jour ce qui leur
paroît bon pour eux et bien pour autrui, sans
PREMIER DL\LOGUE.
égard à l'estimalion des hommes et aux capri-
ces de l'opinion.
Le Fr. Je cherche inutilement dans ma tête
ce qu'il peut y avoir de commun entre les êtres
fantastiques que vous décrivez et le monstre
dont nous parlions tout à l'heure.
Rouss. Rien, sans doute, et je le crois ainsi :
mais permettez que j'achève.
Des êtres si singulièrement constitués doi-
vent nécessairement s'exprimer autrement que
les hommes ordinaires. Il est impossible qu'a-
vec des âmes si différemment modifiées ils ne
portent pas dans l'expression de leurs senti-
mens et de leurs idées l'empreinte de ces mo-
difications. Si cette empreinte échappe à ceux
qui n'ont aucune notion de cette manière d'ê-
tre, elle ne peut échapper à ceux qui la con-
noissent et qui en sont affectés eux-mêmes.
C'est un signe caractéristique auquel les initiés
se reconnoissent entre eux ; et ce qui donne un
grand prix à ce signe, si peu connu et encore
moins employé, est qu'il ne peut se contrefaire,
que jamais il n'agit qu'au niveau de sa source,
et que, quand il ne part pas du cœur de ceux
qui l'imitent, il n'arrive pas non plus aux
cœurs faits pour le distinguer ; mais sitôt qu'il
y parvient, on ne sauroit s'y méprendre; il est
vrai dès qu'il est senti. C'est dans toute la con-
duite de la vie, plutôt que dans quelques actions
éparses, qu'il se manifeste le plus sûrement.
Mais dans des situations vives où l'âme s'exalte
involontairement, l'initié distingue bientôt son
frère de celui qui, sans l'être, veut seulement
en prendre l'accont, et cette distinction se fait
sentir également dans les écrits. Les habitans
du monde enchanté font généralement peu de
livres, et ne s'arrangent point pour en faire ; ce
n'est jamais un métier pour eux. Quand ils en
font, il faut qu'ils y soient forcés par un stimu-
lant plus fort que l'intérêt et même que la
gloire. Ce stimulant, difficile à contenir, im-
possible à contrefaire , se fait sentir dans tout
ce qu'il produit. Quelque heureuse découverte
à publier, quelque belle et grande vérité à ré-
pandre, quelque erreur générale et pernicieuse
à combattre, enfin quelque point d'utilité pu-
blique à établir ; voilà les seuls motifs qui puis-
sent leur mettre la plume à la main : encore
fdut-il que les idées en soient assez neuves, as-
soz belles, assez frappantes , pour mettre leur
PREMIER
zèle en effervescence cl le forcer à s'exhaler.
II n'y a point pour cela chez eux de temps ni
d'âge propre. Comme écrire n'est point pour
eux un métier, ils commenceront ou cesseront
de bonne heure ou tard selon que le stimulant
les poussera. Quand chacun aura dit ce qu'il
avoit à dire, il restera tranquille comme aupa-
ravant, sans s'aller fourrant dans le tripot litté-
raire , sans sentir celte ridicule démangeaison
de rabâcher et barbouiller éternellement du pa-
pier, qu'on dit être attachée au métier d'auteur;
et tel, né peut-être avec du génie, ne s'en dou-
tera pas lui-môme et mourra sans être connu
(le personne , si nul objet ne vient animer son
zèle au point de le contraindre à se montrer.
Le Fr. Mon cher monsieur Rousseau, vous
m'avez bien l'air d'être un des habiians do ce
monde-là
Rouss. J'en reconnois un du moins, sans le
moindre doute, dans l'auteur d'Emile et d'Hé-
loise.
Le Fr. J'ai vu venir cette conclusion ; mais
pour vous passer toutes ces fictions peu claires,
il faudroil premièrement pouvoir vous accor-
der avec vous-même : mais après avoir paru
convaincu des abominations de cet homme,
vous voilà maintenant le plaçant dans les as-
tres parce qu'il a fait des romans. Pour moi, je
n'entends rien à ces énigmes. De grâce, dites-
moi donc une fois votre vrai sentiment sur son
compte.
Rocss. Je vous l'ai dit sans mystère, et je
vous le répéterai sans détour. La force de vos
preuves ne me laisse pas douter un moment
des crimes qu'elles altesienl, et là-dessus je
pense exactement comme vous; mais vous
unissez des choses que je sépare. L'auteur des
livres et celui des crimes vous paroît la même
personne; je me crois fondé à en faire deux.
Voilà, monsieur, le mot de lénigme.
Le Fr. Comment cela? je vous prie. Voici
qui me paroît tout nouveau.
Rouss. A tort, selon moi; car ne m'avcz-
vous pas dit qu'il n'est pas l'auteur du Devin
du viliage ?
Le Fr II est vrai, et c'est un fait dont per-
sonne ne doute plus ; mais, quant à ses autres
ouvrages, je n'ai point encore ouï les lui dis-
puter.
Rouss. Le second dépouillement me paroît
DIALOGUE. 7
pourtant une conséquence assez prochaine do
l'autre. Mais, pour mieux juger du leur liai-
son, il faudroil connoîtro la |)reuve qu'on a
qu'il n'est pas l'auteur du Devin,
Le Fr. La preuve! il y en a cent, toutes
pérempioires.
Rouss. C'est beaucoup. Jemecontented'une;
mais je la veux, et pour cause, indépendante
du témoignage d'autrui.
Le Fr. Ah ! très-volontiers. Sans vous par-
ler donc des pillages bien attestés dont on a
prouvé d'abord que cette pièce étoit compo-
sée, sans même insister sur le doute s'il sait
faire des vers, et par conséquent s'il a pu faire
ceux du Devin du village, je me tiens à une
chose plus positive et plus sûre, c'est qu'il ne
sait pas la musique ; d'où l'on peut, à mon avis,
conclure avec certitude qu'il n'a pas fait celle
de cet opéra.
Rouss. Il ne sait pas la musique? Voilà en-
core une de ces découvertes auxquelles je no
me serois pas attendu.
Le Fr. N'en croyez là-dessus ni moi ni per-
sonne, mais vérifiez par vous-même.
Rouss. Si j'avois à surmonter l'horreur d'ap-
procher du personnage que vous venez do
peindre, ce ne seroit assurément pas pour vé-
rifier s'il sait la musique ; la question n'est pas
assez intéressante lorsqu'il s'agit d'un pareil
scélérat.
Le Fr. Il faut qu'elle ait paru moins indiffé-
rente à nos messieurs qu'à vous; car les pei-
nes incroyables qu'ils ont prises et prennent
encore tous les jours pour établir de mieux en
mieux dans le public celle preuve, passent en-
core ce qu'ils ont fait pour meltre en évidence
celle de ses crimes.
Rouss. Cola me paroît asseï bizarre ; car
quand on a si bien prouvé le plus, d'ordi-
naire on ne s'agite pas si fort pour prouver le
moins.
Le Fr. Oh ! vis-à-vis d'un tel homme, on no
doit négliger ni le plus ni le moins. A Ihorreur
du vice se joint l'amour de la vérité, pour dé-
truire dans toutes ses branches une réputation
usurpée ; et ceux qui se sont empressés de
montrer en lui un monstre exécrable ne doi-
vent pas moins s'empresser aujourd'hui de le
montrer un petit pillard sans talent.
Rouss. Il faut avouer que la destinée de cet
8
PRE»I1ER DIALOGUE.
homme a des singularités bien frappantes : sa
vie est coupée en deux parties qui semblent
appartenir à deux individus différens, dont l'é-
poque qui les sépare, c'est-à-dire le temps où
il a publié des livres, marque la mort de l'un
et In naissance de l'autre.
Le premier, homme paisible et doux, fut
bien voulu de tous ceux qui le connurent, et
ses amis lui restèrent toujours. Peu propre aux
grandes sociétés par son humeur timide et son
naturel iranquille, il aima la retraite, non pour
y vivre seul, mais pour y joindre les douceurs
de l'étude aux charmes de l'intimité. Il consa-
cra sa jeunesse à la culture des belles connois-
sances et des talens agréables, et, quand il se
vil forcé de faire usage de cet acquis pour sub-
sister, ce fut avec si peu d'ostentation et de pré-
tention, que les personnes auprès desquelles il
vivoit le plus n'imaginoient pas même qu'il eût
assez d'esprit pour faire des livres. Son cœur,
lait pour s'attacher, se donnoitsans réserve;
complaisant pour ses amis jusqu'à la foiblesse,
il se laissoit subjuguer par eux au point de ne
pouvoir plus secouer ce joug impunément. Le
second, homme dur, farouche et noir, se fait
abhorrer de tout le monde qu'il fuit; et, dans
son affreuse misanthropie, ne se plaît qu'à mar-
quer sa haine pour le genre humain. Le pre-
mier, seul , sans étude et sans maître, vainquit
toutes les difficultés à force de zèle, et consacra
ses loisirs, non à l'oisiveté, encore moins à des
travaux nuisibles, mais à remplir sa tête d'idées
charmantes, son cœur de sentimens délicieux,
et à former des projets, chimériques peut-être
à force d'être utiles, mais dont l'exécution, si
elle eût été possible, eût fait le bonheur du
genre humain. Le second, tout occupé de ses
odieuses trames, n'a su rien donner de son
temps ni de son esprit à d'agréables occupa-
lions, encore moins à des vues utiles. Plongé
dans les plus brutales débauches, il a passé sa
vie dans les tavernes et les mauvais lieux,
chargé de tous les vices qu'on y porte ou qu'on
y contracte, n'ayant nourri que les goûts cra-
puleux et bas qui en sont inséparables ; il fait
ridiculementcontrastersesinclinations rampan-
tes avec les altières productions qu'il a l'audace
de s'attribuer. En vain a-t-il paru feuilleter
des livres et s'occuper de recherches philoso-
phiques, il n'a rien saisi, rien conçu, que ses
horribles systèmes; et, après de prétendus es-
sais, qui n'avoient pour but que d'en imposer
au genre humain, il a fini comme il avoit com-
mencé, par ne rien savoir que mal faire.
Enfin, sans vouloir suivre celte opposition
dans toutes ses branches, et pour m'arrêter à
celle qui m'y a conduit, le premier, d'une timi-
dité qui alloit jusqu'à la bêtise, osoit à peine
montrer à ses amis les productions de ses loi-
sirs ; le second, d'une impudence encore plus
bête, s'approprioit fièrement et publiquement
les productions d'autrui sur les choses qu'il en-
tendoit le moins. Le premier aima passionné-
ment la musique, en fit son occupation favorite,
et avec assez de succès pour y faire des décou-
vertes, trouver les défauts, indiquer les correc-
tions ; il passa une grande partie de sa vie
parmi les artistes et les amateurs, tantôt com-
posant de la musique dans tous les genres, en
diverses occasions, tantôt écrivant sur cet art,
proposant des vues nouvelles, donnant des le-
çons de composition, constatant par des épreu-
ves l'avantage des méthodes qu'il proposoil, et
toujours se montrant instruit dans toutes les
parties de l'art plus que la plupart de ses con-
temporains, dont plusieurs étoient à la vérité
plus versés que lui dans quelque partie, mais
dont aucun n'en avoit si bien saisi l'ensemble
et suivi la liaison. Le second, inepte au point
de s'être occupé de musique pendant quarante
ans sans pouvoir l'apprendre, s'est réduit à
l'occupation d'en copier faute d'en savoir faire;
encore lui-même ne se trouve-t-il pas assez sa-
vant pour le métier qu'il a choisi ; ce qui ne
l'empêche pas de se donner avec la plus stu-
pide effronterie pour l'auteur de choses qu'il
ne peut exécuter. Vous m'avouerez que voilà
des contradictions difficiles à concilier.
Le Fr. Moins que vous ne croyez ; et si vos
autres énigmes ne m'étoient pas plus obscu-
res que celle-là, vous me tiendriez moins en
haleine.
Rooss. Vousm'éclaircirez donccelle-ci quand
il vous plaira ; car, pour moi, je déclare que je
n'y comprends rien.
Le Fr. De tout mon cœur , et très-facile-
ment; mais commencez vous-même par m'é-
claircir voire question.
Rocss. Il n'y a plus de question sur le fait
que vous venez d'exposer. A cet égard nous
PRËMIEK DIALOGUE.
9
sommes parfaitement d'accord, et j'adopte
pleinemont votre conséquence ; mais je la porte
plus loin. Vous dites qu'un homme qui ne sait
faire ni musique ni vers n'a pas fait le Deviîi du
village, et cela est incontestable : moi j'ajoute
que celui qui se donne faussement pour l'au-
leur do cet opéra n'est pas môme l'auteur des
autres écrits qui portent son nom, et cela n'est
guère moins évident ; car s'il n'a pas fait les
paroles du Devin puisqu'il ne sait pas faire des
vers, il n'a pas fait non plus l'Allée de Sijlv'ie,
qui difficilement en effet peut être l'ouvrage
d'un scélérat ; et, s'il n'en a pas fait la musique
puisqu'il ne sait pas la musique , il n'a pas fait
non plus la Lettre sur la musique française, en-
core moins le Dictionnaire de musique, qui ne
peut être que l'ouvrage d'u'i homme versé dans
cet art et sachant la composition.
i.E Fr. Je ne suis pas là-dessus de votre sen-
timent non plus que le public, et nous avons
pour surcroît celui d'un grand musicien étran-
ger venu depuis peu dans ce pays.
Rouss. Et, je vous prie, le connoissoz-vous
bien ce grand musicien étranger? Savez-vous
par qui et pourquoi il a été appelé en France,
quels motifs l'ont porté tout d'un coup à ne
faire que de la musique françoise, et à venir
s'établir à Paris?
Le Fr. Je soupçonne quelque chose de tout
cela ; mais il n'en est pas moins vrai que Jean-
Jacques étant plus que personne son admirateur,
donne lui-même du poids à son suffrage.
Rouss. Admirateur de son talent, d'accord;
je le suis aussi ; mais quant à son suffrage, il
faudroit premièrement être au fait de bien dos
choses avant de savoir quelle autorité l'on doit
lui doiuier.
Le Fr. Je veux bien, puisqu'il vous est sus-
pect, ne m'en pas étayer ici, ni même de celui
d'aucun musicien ; mais je n'en dirai pas moins
de moi-même que pour composcrde la musique
il faut la savoir sans doute; mais qu'on peut
bavarder tant qu'on veut sur cet art sans y rien
entendre, et que tel qui se môle d'écrire fort
doctement sur la musique seroit bien embar-
rassé de faire une bonne basse sous un menuet,
et même de le noter.
Rocss. Je me doute bien aussi de cela. Mais
votre intention est-elle d'appliquer celte idée
au Dictionnaire et à son auteur?
Le Fr. Je conviens que j'y pensois.
Rouss. Vous y pensiez! Cela étant, permet-
tez-moi, de grâce, encore une question. Avez-
vous lu ce livre?
Le Fr. Je serois bien fâché d'en avoir lu ja-
mais une seule ligne, non plus que d'aucun de
ceux qui portent cet odieux nom.
Rouss. En ce cas, je i^uis moins surpris que
nous pensions , vous et moi, si différemment
sur les points qui s'y rapportent. Ici , par
exemple, vous ne confondriez pas ce livre avec
ceux dont vous parlez, et qui, ne roulant que
sur des principes généraux, ne contiennent que
des idées vagues ou des notions élémentaires
tirées peut-être d'autres écrits, et qu'ont tous
ceux qui savent un peu de musique ; au lieu
que le Dictionnaire entre dans le détail des rè-
gles pour en montrer la raison , l'application,
l'exception, et tout ce qui doit guider le com-
positeur dans leur emploi. L'auteur s'attache
même à éclaircir de certaines parties qui jus-
qu'alors étoient restées confuses dans la tête
des musiciens, et presque inintelligibles dans
leurs écrits. L'article Enharmonique, par
exemple, explique ce genre avec une si grande
clarté,qu'on est étonné de l'obscurité avec la-
quelle en avoient parlé tous ceux qui jusqu'a-
lors avoient écrit sur cette matière. On ne me
persuadera jamais que cet article , ceux d'Ex-
pression, Eugue, Harmonie, Licence, Mode,
Modulation, Préparation, Récitatif, Trio (') et
grand nombre d'autres répandus dans ce Dic-
tionnaire, et qui sûrement ne sont pillés de
personne , soient l'ouvrage d'un ignorant en
musique qui parle de ce qu'il n'entend point,
ni qu'un livre dans lequel on peut apprendre
la composition soit l'ouvrage de quelqu'un qui
ne la savoit pas.
11 est vrai que plusieurs autres articles éga-
(*) Tous les articles de musique que j'avois promis pour
V [encyclopédie furent faits dès rannëe «749, et remis pur
M. Diderot, Tannée suivante, k M. d'Alembert, comme eiilranl
dans la partie Malhématiqucs, dont il étoit chargé. QncKiue
temps après parurent ses Elémens de Musique, qu'il n'eut p.i8
beaucoup de peine à faire. En 1768 parut mon Diclionnaire, et
quehpie temps après une nouvelle édition de ses Éleniens avec
des augmentations. Dans l'intervalle avoit aussi p ru nn LHe~
lionnaire des Beaux- Arts, où je reconnus plusieurs des arw
ticies que j'avois faits pour V Encyclopédie. M. d'Alemldt
avoit desbontés si tendres pour mon Dictioimaire encore ma-
nuscrit, (|uil offrit obligeamment au sieur Cuy d'en revoir
les épreuve»; faveur que, sur l'avis que celui-ci w'en dumia,
je le priai de ue pas accepter.
1»
PREMIER DIALOGUE.
lement importans sont roslésseulcment indiqués
pour ne pas laisser le vocabulaire imparfait,
comme il en avertit dans sa préface ; mais se-
roit-il raisonnable de le juger sur les articles
qu'il n'a pas eu le temps de faire plutôt que sur
ceux cil il a mis la dernière main, et qui de-
mandoient assurément autant de savoir que les
autres? L'auteur convient, il avertit même,
de ce qui manque à son livre, et il dit la raison
de ce défaut. Mais tel qu'il est, il seroit cent
fois plus croyable encore qu'un homme qui ne
sait pas la musique eût fait le Devin que le Dic-
tionnaire: car combien ne voit-on pas, surtout
en Suisse et en Allemagne, de gens qui, ne
sachant pas une note de musique, et guidés
uniquement par leur oreille et leur goût, ne
laissent pas de composer des choses tios-agréa-
bles et même très-régulières, quoiqu'ils n'aient
nulle connoissance des règles, et qu'ils ne
puissent déposer leurs compositions que dans
leur mémoire! Mais il est absurde de penser
qu'un homme puisse enseigner et même éclair-
cir dans un livre une science qu'il n'entend
point, et bien plus encore, dans un art dont la
seule langue exige une étude de plusieurs
années avant qu'on puisse l'entendre et la par-
ler. Je conclus donc qu'un homme qui n'a pu
faire le Devin du village, parce qu'il ne savoit
pas la musique, n'a pu faire à plus forte raison
le Dictionnaire, qui demandoit beaucoup plus
de savoir.
Le Fr. Ne connoissant ni l'un ni l'autre ou-
vrage, je ne puis par moi-même juger de votre
raisonnement. Je sais seulement qu'il y a une
différence extrême à cet égard dans l'estima-
tion du public, que le Dictionnaire passe pour
un ramassis de phrases sonores et inintelligi-
bles, qu'on en cite un article Génie que tout le
monde prône et qui ne dit rien sur la musique.
Quant à votre article Enharmonique , et aux
autres qui, selon vous, traitent pertinemment
de l'art, je n'en ai jamais ouï parler à personne,
si ce n'est à quelques musiciens ou amateurs
étrangers qui paroissoient en faire cas avant
qu'on les eût mieux instruits ; mais les nôtres
disent et ont toujours dit ne rien entendre au
jargon de ce livre.
Pour le Devin, vous avez vu les transports
d'admiration excités par la dernière reprise;
l'enthousiasme du public poussé jusqu'au délire
fait foi de la sublimité de cet ouvrage. C'étoit
le divin Jean-Jacques, c'étoit le moderne Or-
phée; cet opéra étoit le chef-d'œuvre de l'art
et de l'esprit humain, et jamais cet enthou-
siasme ne fut si vif que lorsqu'on sut que le
divin Jean-Jacques ne savoit pas la musique.
Or, quoi que vous en puissiez dire, de cequ'un
homme qui ne sait pas la musique n'a pu faire
un prodige de l'art universellement admiré, il
ne s'ensuit pas, selon moi, qu'il n'a pu faire un
livre peu lu , peu entendu etencoremoins estimé.
RODSS. Dans les choses dont je peux juger
par moi-même, je ne prendrai jamais pour
règle de mes jugemens ceux du public, et sur-
tout quand il s'engoue comme il a fait tout
d'un coup pour le Devin du village, après l'a-
voir entendu pendant vingt ans avec un plaisir
plus modéré. Cet engouement subit, quelle
qu'en aitété la cause au momentoù le soi-disant
auteur étoit l'objet de la dérision publique, n'a
rien eu d'assez naturel pour faire autorité chez
les gens sensés. Je vous ai dit ce que je pensois
du Dictionnaire, et cela, non pas sur l'opinion
publique, ni sur ce célèbre article Génie, qui,
n'ayant nulle application particulière à l'art,
n'est là que pour la plaisanterie, mais après
avoir lu attentivement l'ouvrage entier, dont la
plupart des articles feront faire de meilleure
musique quand les artistes en sauront profiter.
Quant au Devin, quoique je sois bien sûr que
personne ne sent mieux que moi les véritables
beautés de cet ouvrage, je suis fort éloigné de
voir ces beautés où le public engoué les place.
Ce ne sont pointdecelles que l'étude et le savoir
produisent, mais de celles qu'inspirent le goût
et la sensibilité; et l'on prouveroit beaucoup
mieux qu'un savant compositeur n'a point fait
cette pièce, si la partie du beau chant et de
l'invention lui manque, qu'on ne prouveroit
qu'un ignorant ne l'a pu faire, parce qu'il n'a
pas cet acquis qui supplée au génie et ne fait
rien qu'à force de travail. 11 n'y a rien dans le
Devin du village qui passe, quant à la partie
scientifique, les principes élémentaires de la
composition; et non-seulement il n'y a point
d'écolier de trois mois qui, dans ce sens , ne
fût en état d'en faire autant, mais on peut bien
douter qu'un savant compositeur pût se résou-
dre à être aussi simple. 11 est vrai que l'auteur
de cet ouvrage y a suivi un principe caché qui
PREMIER DIALOGUE.
il
se fait sentir sans qu'on le remarque, et qui
donne à ses chants un effet qu'on ne sent dans
aucune autre musique Françoise. Mais ce prin-
cipe, ignoré de tous nos compositeurs, dédaigné
do ceux qui en ont entendu parler, posé seule-
ment par l'auteur de la Lettre sur la musique
française, qui en a fait ensuite un article du
Dictionnaire, et suivi seulement par l'auteur
du Devin, est une grande preuve de plus que
ces deux auteurs sont le mi^me. Mais tout cela
montre l'invention d'un amateur qui a réfléchi
sur l'art, plutôt que la routine d'un professeur
qui le possède supérieurement. Ce qui peut
faire honneur au musicien dans celte pièce est
le récitatif: il est bien modulé, bien ponctué,
bien accentué, autant que du récitatif françois
peut l'ôtrc. Le tour en est neuf, du moins il
l'étoit alors à tel point qu'on ne voulut point
hasarder ce récitatif à la cour, quoique adapté
à la langue plus qu'aucun autre. J'ai peine à
concevoir comment du récitatif peut être pillé,
à moins qu'on ne pille aussi les paroles; et,
quand il n'y auroit que cela de la main de l'au-
teur de la pièce, j'aimerois mieux, quant à
moi, avoir fait le récitatif sans les airs, que les
airs sans le récitatif; mais je sens trop bien la
même main dans le tout pour pouvoir le parta-
ger à différens auteurs. Ce qui rend même cet
opéra prisable pour les gens de goût, c'est le
parfait accord des paroles et de la musique,
c'est l'étroite liaison des parties qui le compo-
sent, c'est l'ensemble exact du tout qui en fait
l'ouvrage le plus nu que je connoisse en ce
genre. Le musicien a partout pensé , senti ,
parlé comme le poète ; l'expression de l'un ré-
pond toujours si fidèlement à celle de l'autre
qu'on voit qu'ils sont toujours animés du même
esprit ; et l'on me dit que cet accord si juste et si
rare résulte d'un tas de pillages fortuitement
rassemblés 1 Monsieur, il y auroit cent fois plus
d'art à composer un pareil tout de morceaux
ôpars et décousus qu'à le créer soi-même d'un
bout à l'autre.
Le Fr. Votre objection ne m'est pas nou-
velle; elle paroit même si solide à beaucoup
de gens, que, revenus des vols partiels, quoi-
que tous si bien prouvés, ils sont maintenant
persuades que la pièce entière, paroles et mu-
sique, est d'une autre main, et que le charla-
tan a eu l'adresse do s'en emparer cl l'impu-
dence de se l'attribuer. Cela paroît même si
bien élabli,que l'on n'en doute plus guère; car
enfin il faut bien nécessairement recourir à
quelque explication semblable ; il faut bien que
cet ouvrage, qu'il est incontestablement hors
d'état d'avoir fait, ait été fait par quelqu'un.
On prétend môme en avoir découvert le véri-
table auteur.
UoDSS. J'entends : après avoir d'abord dé-
couvert et très-bien prouvé les vols partiels
dont le Devin du village étoit composé, on
prouve aujourd'hui non moins victorieusement
qu'il n'y a point eu de vols partiels ; que cette
pièce, toute de la même main, a été volée en
entier par celui qui se l'attribue. Soit donc,
car l'une et l'autre de ces vérités contradic-
toires est égale pour mon objet. Mais enfin quel
est-il donc, ce véritable auteur? Est-il Fran-
çois, Suisse, Italien, Chinois?
Le Fr. C'est ce que j'ignore ; car on ne peut
guère attribuer cet ouvrage à Pergolèse, comme
un Salve lieffina...,
Rouss. Oui, j'en connois un de cet auteur,
et qui même a été gravé....
],¥. Fr. Ce n'rst pas celui-là. Le Salve dont
vous parlez, Pcrgolèse l'a fait de son vivant,
et celui dont je parle en est un autre qu'il a fait
vingt ans après sa mort, et que Jean-Jacques
s'approprioit en disant l'avoir fait pour made-
moiselle Fel, comme beaucoup d'autres motets
que le même Jean-Jacques dit ou dira de même
avoir faits depuis lors, et qui par autant de mi-
racles de M. d'Alembert sont et seront toujours
tous de Pergolèse, dont il évoque l'ombre
quand il lui plaît.
Rouss. Voilà qui est vraiment admirable I
Oh 1 je me doutois depuis long-temps que ce
M. d'Alembert devroit être un saint à miracles,
et je parierois bien qu'il ne s'en tient pas à
ceux-là. Mais comme vous dites, il lui sera
néanmoins difficile, tout saint qu'il est, d'avoir
aussi fait faire le Devin du village à Pergolèse ;
et il ne faudroit pas multiplier les auteurs
sans nécessité.
Le Fr. Pourquoi non? Qu'un pillard prenne
à droite et à gauche, rien au monde n'est plus
naturel.
Rouss. D'accord; mais dans toutes ces mu-
siques ainsi pillées on sent les coutures et les
pièces de rapport, et il me semble que celle qui
12
poric le nom de Jean-Jacques n'a pas cet air-là.
On n'y trouve môme aucune physionomie na-
turelle : ce n'est pas plus de la musique ita-
lienne que de la musique françoise. Elle a le
ion de la chose, et rien de plus.
Le Fr. Tout le monde convient de cela.
Comment l'auteur du Z)gwma-t-il pris dans cette
pièce un accent alors si neuf qu'il n'ait employé
que là? et si c'est son unique ouvrage, com-
ment en a-t-il tranquillement cédé la gloire à un
autre, sans tenter de la revendiquer, ou du
moins de la partager par un second* opéra
semblable? On m'a promis de m'expliquer clai-
rement tout cela; car j'avoue de bonne foi
y avoir trouvé jusqu'ici quelque obscurité.
Rouss. Bon 1 vous voilà bien embarrassé! le
pillard auroit fait accointance avec l'auteur ; il
se sera fait confier sa pièce, la lui aura volée,
et puis il l'aura empoisonné. Cela est tout
simple.
Le Fr. Vraiment, vous avez là de jolies
idées !
RODSS. Ah! ne me faites pas honneur de
votre bien. Ces idées vous appartiennent; elles
sont l'effet naturel de tout ce que vous m'avez
appris. Au reste, et quoi qu'il en soit du véri-
table auteur de la pièce, il me suffit que celui
qui s'est dit l'être soit, par son ignorance et
son incapacité , hors d'état de l'avoir faite ,
pour que j'en conclue, à plus forte raison,
qu'il n'a fait ni le Dictionnaire qu'il s'attribue
aussi, ni la Lettre sur la musique françoise, ni
aucun des autres livres qui portent son nom et
dans lesquels il est impossible de ne pas sentir
qu'ils partent tous de la même main. D'ailleurs
concevez-vous qu'un homme doué d'assez de
talens pour faire de pareils ouvrages aille, au
fort même de son effervescence, piller et s'at-
tribuer ceux d'autrui dans un genre qui non-
seulement n'est pas le sien, mais auquel il n'en-
tend absolument rien ; qu'un homme qui, selon
vous, entassez de courage, d'orgueil, de fierté,
de force, pour résister à la démangeaison dé-
crire, si naturelle aux jeunes gens qui se sentent
quelque talent, pour laisser mûrir vingt ans sa
tête dans le silence, afin de donner plus de
profondeur et de poids à ses productions long-
temps méditées; que ce même homme, l'âme
toute remplie de ses grandes et sublimes vues,
aille en interrompre le développement, pour
PUEMltR DlALOCtJË.
chercher par des manœuvres aussi lâches que
puériles une réputation usurpée et très-inté-
rieure à colle qu'il peut obtenir légitimement?
Ce sont des gens pourvus de bien petits talens
par eux-mêmes qui se parent ainsi de ceux
d'autrui ; et quiconque, avec une tête active et
pensante, a senti le délire et l'attrait du travail
d'esprit ne va pas servilement sur la trace d'un
autre pour se parer ainsi des productions étran-
gères par préférence à celles qu'il peut tirer de
son propre fonds. Allez, monsieur, celui qui a
pu être assez vil et assez sot pour s'attribuer le
Devin du village sans l'avoir fait, et même sans
savoir la musique, n'a jamais fait une Ugne du
Discours sur l'Inégalité, ni de Y Emile, ni du
Contrat social. Tant d'audace et de vigueur
d'un côté, tant d'ineptie et de lâcheté de l'au-
tre, ne s'associeront jamais dans la même âme.
Voilà une preuve qui parle à tout homme
sensé. Que d'autres qui ne sont pas moins fortes
ne parlent qu'à moi, j'en suis fâché pour mon
espèce ; elles devroient parler à toute âme sen-
sible et douée de l'instinct moral. Vous me dites
que tous ces écrits qui m'échauffent, me tou-
chent, m'attendrissent, me donnent la volonté
sincère d'être meilleur, sont uniquement des
productions d'une tête exaltée conduite par un
cœur hypocrite et fourbe. La figure de mes
êtres surlunaires vous aura déjà fait entendre
que je n'étois pas là-dessus de votre avis. Ce
qui me confirme encore dans le mien est le
nombre et l'étendue de ces mêmes écrits, où
je sens toujours et partout la même véhémence
d'un cœur échauffé des mêmes seniimens.
Quoi! ce fléau du genre humain, cet ennemi!
de toute droiture, de toute justice, de toute '
bonté, s'est captivé dix à douze ans dans le
cours de quinze volumes à parler toujours le
plus doux, le plus pur, le plus énergique lan-
gage de la vertu, à plaindre les misères humai-
nes, à en montrer la source dans les erreurs,
dans les préjugés des hommes, à leur tracer la
route du vrai bonheur, à leur apprendre à
rentrer dans leurs propres cœurs pour y re-
trouver le germe des vertus sociales qu'ils
étouffent sous un faux simulacre dans le pro-
grès mal entendu des sociétés, à consulter tou-
jours leur conscience pour redresser les erreurs
de leur raison, et à écouter dans le silence des
passions celte voix intérieure que tous nos phi-
PREMII.R DIALOGUE.
^3
fosophcs ont tant à cœur d'étouffer, et qu'ils
traitent de chimère parce qu'elle no leur dit
plus rien : il s'est fait siffler d'eux et de tout son
siècle pour avoir toujours soutenu que l'homme
éloit bon quoique les hommes fussent méchans,
^que ses vertus lui venoient de lui-même, que
.'48es vices lui venoient d'ailleurs : il a cons;icré
son plus grand et meilleur ouvrage à mon-
trer comment s'introduisent dans notre âme les
^^^^.passions nuisibles, à montrer que la bonne
éducation doit être purement négative, qu'elle
doit consister, non à guérir les vices du cœur
humain, puisqu'il n'y en a point naturellement,
mais à les empêcher de naître, et à tenir exacte-
ment fermées les portes par lesquelles ils s'in-
troduisent j enfin, il a établi tout cela avec une
clarté si lumineuse, avecuncharme si touchant,
avec une vérité si persuasive, qu'une âme non
dépravée ne peut résister à l'attrait de ses ima-
ges et à la force de ses raisons ; et vous voulez
que cette longue suite d écrits où respirent tou-
jours les mêmes maximes, où le même langage
se soutient toujours avec la même chaleur, soit
l'ouvrage d'un fourbe qui parle toujours, non-
seulement contre sa pensée, mais aussi contre
son intérêt, puisque, mettant tout son bon-
heur à remplir le monde de malheurs et de
crimes, il dcvoit conséquemment chercher à
multiplier les scélérats pour se donner des aides
et des complices dans l'exécution de ses horri-
bles projets; au lieu qu'il n'a travaillé réelle-
ment qu'à se susciter des obstacles et des ad-
versaires dans tous les prosélytes que ses livres
fcroient à la vertu.
Autres raisons non moins fortes dans mon
esprit. Cet auteur putatif, reconnu, par toutes
les preuves que vous m'avez fournies, le plus
crapuleux, le plus vil débauché qui puisse exis-
ter, a passé sa vie avec les traînées des rues
dans les plus infâmes réduits, il est hébété de
débauche, il est pourri de vérole ; et vous vou-
lez qu'il ait écrit ces inimitables lettres pleines
de cet amour si brûlant et si pur qui ne germa
jamais que dans des cœurs aussi chastes que
tendres ? Ignorez-vous que rien n'est moins ten-
dre qu'un débauché, que l'amour n'est pas plus
connu des libertins que des femmes de mauvaise
vie, que la crapule endurcit le cœur, rend ceux
qui s'y livrent impudens, grossiers, brutaux,
cruels; que leur sang appauvri, dépouillé do
cet esprit de vie qui du cœur porte au cerveau
ces charmantes images d où naît l'ivresse de l'a-
mour, ne leur donne par l'habitude que lesâcrcs
picotemens du besoin, sansy joindre ces douces
impressions qui rendent la sensualité aussi ten-
dre que vive ? Qu'on me montre une lettre d'a-
mour d'une main inconnue, je suis assuré de
connoître à sa lecture si celui qui l'écrit a des
mœurs. Ce n'est qu'aux yeux de ceux qui en
ont que les femmes peuvent briller de ces char-
mes touchans et chastes qui seuls font le délire
des cœurs vraiment amoureux. Les débauchés
ne voient en elles que des instrumens de plaisir
qui leur sont aussi méprisables que nécessaires,
comme ces vases dont on se sert tous les jours
pour les plus indispensables besoins. J'aurois
défié tous les coureurs de filles de Paris d'écrire
jamais une seule des lettres de ï'Héloïse ; et le
livre entier, ce livre dont la lecture me jette
dans les plus angéliques extases, seroit l'ou-
vrage d'un vil débauché I Comptez, monsieur,
qu'il n'en est rien ; ce n'est pas avec de l'esprit
et du jargon que ces choses-là se trouvent.
Vous voulez qu'un hypocrite adroit, qui no
marche à ses fins qu'à force de ruses et d'as-
tuce, aille éiourdiment se livrer à l'impétuo-
sité de l'indignation contre tous les états, contre
tous les partis sans exception, et dire également
les plus dures vérités aux uns et aux autres?
Papistes, huguenots, grands, petits, hommes,
femmes, robins, soldats, moines, prêtres, dé-
vots, médecins, philosophes, Tros Rutulusve
faut, tout est peint, tout est démasqué sans
jamais un mot d'aigreur ni de personnalité
contre qui que ce soit, mais sans ménagement
pour aucun parti. Vous voulez qu'il ait toujours
suivi sa fougue au point d'avoir tout soulevé
contre lui, tout réuni pour l'accabler dans sa
disgrâce; et tout cela sans se ménager ni
défenseur ni appui, sans s'embarrasser même
du succès de ses livres, sans s'informer au
moins de l'effet qu'ils produisoient et de l'orage
qu'ils aitiroient sur sa tête, et sans en concevoir
le moindre souci quand le bruit commença d'en
arriver jusqu'à lui? Cette intrépidité, cette im-
prudence, celte incurie, est-elle de l'homme
faux et fin que vous m'avez peint? Enfin vous
voulez qu'un misérable à qui l'on a ôté le nom
ûc scélérat, qu'on ne trouvoit pas encore a«sez
abject, pour lui donner celni de coquin, comme
14
PREMIER DIALOGUE.
exprimant mieux la bassesse et l'indigniié de
son âme; vous voulez que ce reptile ait pris et
soutenu pendant quinze volumes le langage in-
trépide et fier d'un écrivain qui, consacrant sa
plume à la vérité, ne quôte point les suffrages
du public, et que le témoignage de son cœur
met au-dessus des jugemens des hommes?
Vous voulez que parmi tant de si beaux livres
modernes, les seuls qui pénètrent jusqu'à
mon cœur, qui l'enflamment d'amour pour la
vertu, qui l'attendrissent sur les misères hu-
maines, soient précisément les jeux d'un détes-
table fourbe qui se moque de ses lecteurs et ne
croit pas un mot de ce qu'il leur dit avec tant
de chaleur et de force ; tandis que tous les au-
tres, écrits, à ce que vous m'assurez, par de
vrais sages dans de si pures intentions, me
glacent le cœur, le resserrent, et ne m'inspi-
rent, avec des seniimcns d'aigreur, de peine,
et de haine, que le plus intolérant esprit de
parti ? Tenez, monsieur, s'il n'est pas impos-
sible que tout cela soit, il l'est du moins que
jamais je le croie, fût-il mille fois démontré.
Encore un coup, je ne résiste point à vos preu-
ves; elles m'ont pleinement convaincu: mais ce
que je ne crois ni ne croirai de ma vie, c'est
que YÉmile, et surtout l'arlicle du goût dans
le quatrième livre, soit l'ouvrage d'un cœur
dépravé ; que VHéldise, et surtout la lettre sur
la mort de Julie, ait été écrite par un scélérat ;
(\xxQ celle à M. d'Alembcrt sur les spectacles
s)il la production d'une âme double; que le
son'maire du Projet de paix perpétuelle soit
celle d'un ennemi du genre humain ; que le re-
cueil entier des écrits du même auteur soit sorti-
d'une âme hypocrite et d'une mauvaise tête,
non du pur zèle d'un cœur brûlant d'amour
pour la vertu. Non, monsieur, non, monsieur;
le mien ne se prêtera jamais à celte absurde et
fausse persuasion. Mais je dis et je soutiendrai
toujours qu'il faut qu'il y ait deux Jean-Jac-
ques, et que l'auteur des livres et celui des
crimes ne sont pas le même homme. Voilà un
sentiment si bien enraciné dans le fond de
mon cœur que rien ne me l'ôtera jamais.
Le Fr. C'est pourtant une erreur, sans le
moindre doute, et une autre preuve qu'il a fait
des livres, est qu'il en fait encore tous les jours.
Uouss. Voilà ce que j'ignorois, et l'on m'a-
voit dit au contraire qu'il s'occupoit unique-
ment, depuis quelques années, à copier do la
musique.
Le Fr. Bon, copier? il en fait le semblant
pour faire le pauvre, quoiqu'il soit riche, et
couvrir sa rage de faire dos livres et de bar-
bouiller du papier. Mais personne ici n'en est
la dupe, et il faut que vous veniez de bien loin
pour l'avoir été.
Rouss. Sur quoi, je vous prie, roulent ces
nouveaux livres dont il se cache si bien, si à
propos, et avec tant de succès?
Le Fr. Ce sont des fadaises de toute espèce ;
des leçons d'athéisme, des éloges de la philo-
sophie moderne, des oraisons funèbres, des
traductions, des satires....
RODSS. Contre ses ennemis, sans doute?
Le Fr. Non, contre les ennemis de ses en-
nemis.
Rouss. Voilàde quoi jenemescroispasdouté.
Le Fr. Oh ! vous ne connoissez pas la ruse
du drôle ! Il fait tout cela pour se mieux dégui-
ser. Il fait de violentes sorties contre la pré-
sente administration (en n82) dont il n'a point
à se plaindre, en faveur du l>arlement qui l'a
si indignement traité, et de l'auteur de toutes
ses misères, qu'il devroit avoir en horreur.
Mais à chaque instant sa vanité se décèle par
les plus ineptes louanges de lui-même. Par
exemple, il a fait dernièrement un livre fort
plat, intitulé VAn deux mille deux cent qua-
rante, dans lequel il consacre avec soin tous ses
écrits à la postérité, sans même excepter Nar-
cisse, et sans qu'il en manque une seule ligne.
Rouss. C'est en effet une bien étonnante ba-
lourdise. Dans les livres qui portent son nom
je ne vois pas un orgueil aussi bête.
Le Fr. En se nommant il se conlraignoit ;
à présent qu'il se croit bien caché, il ne se gêne
plus.
Rouss. Il a raison, cela lui réussit si bien !
Mais, monsieur, quel est donc le vrai but de
ses livres que cet homme si fin publie avec tant
de mystère en faveur des gens qu'il devroit
haïr, et de la doctrine à laquelle il a paru si
contraire?
Le Fr. En doutez-vous ? C'est de se jouer
du public et de faire parade de son éloquence,
en prouvant successivement le pour et le con-
tre, en promenant ses lecteurs du blanc au
noir pour se moquer de leur crédulité.
PREMIER DIALOGUE.
15
Rouss. Par ma foi! voilà, pour la détresse
où il se trouve, un homme de bien bonne hu-
meur, et qui, pour ôtre aussi haineux que vous
le faites, nest guère occupé de ses ennemis I
Pour moi, sans être vain ni vindicatif, je vous
déclare que si j'étois à sa place et que je vou-
lusse encore faire des livres, ce ne seroit pas
pour faire triompher mes persécuteurs et leur
doctrine aux dépens de ma réputation et de
mes propres écrits. S'il est réellement l'aulcur
de ceux qu'il n'avpue pas, c'est une forte et
nouvelle preuve qu'il ne l'est pas de ceux qui!
avoue. Car assurément il faudroit le supposer
bien stupidc et bien ennemi de lui-même pour
chanter la palinodie si mal à propos.
Le Fh. Il faut avouer que vous êtes un homme
bien obstiné, bien tenace dans vos opinions;
au peu d'autorité qu'ont sur vous celles du pu-
blic, on voit bien que vous n'êtes pas François.
Parmi tous nos sages si vertueux, si justes, si
supérieurs à toute partialité, parmi toutes nos
dames si sensibles, si favorables à un auteur
qui peint si bien l'amour, il no s'est trouvé
personne qui ait fait la moindre résistance aux
argumens triomphans de nos messieurs, per-
sonne qui ne se soit rendu avec empressement,
avec joie, aux preuves que ce même auteur
qu'on disoit tant aimer, que ce même Jean-
Jacques si fêté, mais si rogue et si haïssable,
étoit la honte et l'opprobre du genre humain ;
et maintenant qu'on s'est si bien passionné
pour cette idée qu'on n'en voudroit pas chan-
ger quand la chose seroit possible, vous seul,
plus difficile que tout le monde, venez ici nous
proposer une distinction neuve et imprévue,
qui ne le seroit pas si elle avoit la moindre so-
lidité. Je conviens pourtant qu'à travers tout
ce pathos, qui selon moi no dit pas grand-
chose, vous ouvrez de nouvelles vues qui pour-
roient avoir leur usage, communiquées à nos
messieurs. Il est certain que si l'on pouvoit
prouver que Joan-Jacques n'a fait aucun des
livres qu'il s'attribue, comme on prouve qu'il
n'a pas fait le Devin, on ôteroit une difficulté
qui ne laisse pas d'arrêter ou du moins d'em-
barrasser encore bien des gens, malgré les
preuves convaincantes des forfaits de ce misé-
rable. Mais je serois aussi fort surpris, pour
peu qu'on pût appuyer celte idée, qu'on se fiU
r.visc si tard do la proposer. Je vois qu'en s'at-
tachant à le couvrir de tout l'opprobre qu'il
mérite, nos messieurs ne laissent pas de s'iu-
quiéter quelquefois de ces livres qu'ils détes-
tent, qu'ils tournent même en ridicule de toute
leur force, mais qui leur attirent souvent des
objections incommodes, qu'on lèveroit tout
d'un coup en affirmant qu'il n'a pas écrit un
seul mot de tout cela, et qu'il en est incapable
comme d'avoir fait le Devin. Mais je vois qu'on
a pris ici une route contraire qui ne peut guère
ramener à celle-là ; et l'on croit si bien que ces
écrits sont de lui que nos messieurs s'occupent
depuis long-temps à les éplucher pour eu ex-
traire le poison.
Hooss. Le poison I
Le Fr. Sans doute. Ces beaux livres vous
ont séduit comme bien d'autres, et je suis peu
surpris qu'à travers toute cette ostentation de
belle morale vous n'ayez pas senti les doctrines
pernicieuses qu'il y répand ; mais je le serois
fort qu'elles n'y fussent pas. Comment un tel
serpent n'infecteroit-il pas de son venin tout
ce qu'il touche?
Rouss. Lh bien I monsieur, ce venin ! en a-
t-on déjà beaucoup extrait de ces livres?
Le Fr. Beaucoup, à ce qu'on m'a dit, et
même il s'y met tout à découvert dans nombre
de passages horribles que l'extrême prévention
qu'on avoit pour ces livres empêcha d'abord
de remarquer, mais qui frappent maintenant
de surprise et d'effroi tous ceux qui, mieux
instruits, les lisent comme il convient.
RODSS. Des passages horribles! J'ai lu ces
livres avec grand soin, mais je n'y en ai point
trouvé de tels, je vous jure. Vous m'obligeriez
de m'en indiquer quelqu'un.
Le Fr. Ne les ayant pas lus, c'est ce que je
ne saurois faire : mais j'en demanderai la liste
à nos messieurs qui les ont recueillis, et je vous
la communiquerai. Je me rappelle seulement
qu'on cite une note de YEmile où il enseigne
ouvertement l'assassinat.
RoDSS. Comment, monsieur, il enseigne ou-
vertement l'assassinat, et cela n'a pas été re-
marqué dès la première lecture ! Il falloit qu'il
eût en effet des lecteurs bien prévenus ou bien
distraits. Et oùdoncavoicnl lesyeux les auteurs
de ces sages et graves réquisitoires sur lesquels
on l'a si régulièrement décrété? Quelle trou-
vaille pour eux! quel regret de l'avoir manquéol
.^
¥■
i6
PREMIER DIALOGUE.
6*6!
Le Fr. Ah 1 c'est que ces livres étoient trop
pleins de choses à reprendre pour qu'on pût
tout relever.
Rouss. Il est vrai que le bon, le judicieux
Joli de Fleuri, tout plein de l'horreur que lui
inspiroit le Système criminel de la Religion
naturelle, ne pouvoit guère s'arrêter à des ba-
gatelles comme des leçons d'assassinat; ou
peut-être, comme vous dites, son extrême
prévention pour le livre l'empêchoit-elle de
les remarquer. Dites, dites, monsieur, que vos
chercheurs de poison sont bien plutôt ceux qui
l'y mettent, et qu'il n'y en a point pour ceux
qui n'en cherchent pas. J'ai lu vingt fois la
note dont vous parlez, sans y voir autre chose
qu'une vive indignation contre un préjugé go-
thique non moins extravagant que funeste, et
je ne me serois jamais douté du sens que vos
messieurs lui donnent, si je n'avois vu par ha-
sard une lettre insidieuse qu'on a fait écrire à
l'auleur à ce sujet, et la réponse qu'il a eu la
foiblesse d'y faire, et où il explique le sens de
cette note qui n'avoit pas besoin d'autre expli-
cation que d'être lue à sa place par d'honnêtes
gens. Un auteur qui écrit d'après son cœur est
sujet, en se passionnant, à des fougues qui l'en-
trainent au-delà du but, et à des écarts oii ne
tombent jamais ces écrivains subtils et métho-
distes qui, sans s'animer sur rien au monde,
nedisent jamais que ce qu'illeur estavantageux
dédire et qu'ils savent tourner sans se commet-
tre, pour produire l'effet qui convient à leur
intérêt. Ce sont les imprudences d'un homme
confianten lui-même, et dont l'âme généreuse
ne suppose pas même que l'on puisse douter de
lui. Soyez sûr que jamais hypocrite ni fourbe
n'ira s'exposer à découvert. Nos philosophes ont
bien ce qu'ils appellent leur doctrine intérieure,
mais ils ne l'enseignent au public qu'en se ca-
chant, et à leurs amis qu'en secret. En prenant
toujours tout à la lettre on irouveroit peut-être
en effet moins à reprendre dans les livres les
plus dangereux que dans ceux dont nous par-
lons ici, et en général que dans tous ceux où
l'auteur, sûr de lui-même et parlant d'abon-
dance de cœur, s'abandonne à toute sa véhé-
mence sans songer aux prises qu'il peut laisser
au méchant qui le guette de sang-froid, et qui
ne cherche dans tout ce qu'il offre de bon et
d'utile qu'un côté mal gardé par lequel il puisse
enfoncer le poignard. Mais lisez tous ces pas-
sages dans le sens qu'ils présentent naturelle-
ment à l'esprit du lecteur et qu'ils avoient dans
celui de l'auteur en les écrivant, lisez-les à leur
place avec ce qui précède et ce qui suit, con-
sultez la disposition du cœur où ces lectures,
vous mettent; c'est cette disposition qui yQus
éclairera sur leur véritable sens. Pour toute ré-
ponse à ces sinistres interprétateurs et pour
leur juste peine, je ne voudrois que leur faire
lire à haute voix l'ouvrage entier qu'ils déchi-
rent ainsi par lambeaux pour les teindre de leur
venin ; je doute qu'en finissant cette lecture il
s'en trouvât un seul assez impudent pour oser
renouveler son accusation.
Le Fr. Je sais qu'on blâme en général cette
manière d'isoler et défigurer les passages d'un
auteur pour les interpréter au gré de la passion
d'un censeur injuste ; mais, par vos propres
principes, nos messieurs vous mettront ici
loin de votre compte, car c'est encore moins
dans des traits épars que dans toute la sub-
stance des livres dont il s'agit qu'ils trouvent le
poison que l'auteur a pris soin d'y répandre :
mais il y est fondu avec tant d'art, que ce n'est
que par les plus subtiles analyses qu'on vient
à bout de le découvrir.
Rocss. En ce cas, il étoit fort inutile de l'y
mettre : car, encore un coup, s'il faut cher-
cher ce venin pour le sentir, il n'y est que pour
ceux qui l'y cherchent, ou plutôt qui l'y met-
tent. Pour moi, par exemple, qui ne me suis
point avisé d'y en chercher, je puis bien jurer
n'y en avoir point trouvé.
Le Fr. Eh I qu'importe, s'il fait son effet
sans être aperçu? effet qui ne résulte pas d'un
tel ou d'un tel passage en particulier, mais de
la lecture entière du livre. Qu'avez-vous à dire
à cela?
Rouss. Rien , sinon qu'ayant lu plusieurs
fois en entier les écrits que Jean-Jacques s'at-
tribue, l'effet total qu'il en a résulté dans mon
âme a toujours été de me rendre plus humainV
plus juste, meilleur que je n'étois auparavant;
jamais je ne me suis occupé de ces livres sans
profit pour la vertu. "^
Le Fr. Oh I je vous certifie que ce n'est pas
là l'effet que leur lecture a produit sur nos
messieurs.
Rouss. Ah ! je le crois; mais ce n'est pas la
PREMIER DIALOGUE.
17
faute des livres : car pour moi plus j'y ai livré
mon cœur, moins j'y ai senti ce qu'ils y trou-
vent de pernicieux ; et je suis sûr que cet effet
qu'ils ont produit sur moi sera le même sur
tout honnête homme qui les lira avec la même
impartialité.
Le Fr. Dites avec la même prévention ; car
ceux qui ont senti l'effet contraire, et qui s'oc-
cupent pour le bien public de ces utiles recher-
ches, sont tous des hommes de la plus sublime
vertu , et de grands philosophes qui ne se
trompent jamais.
Rouss. Je n'ai rien encore à dire à cela. Mais
faites une chose; imbu des principes de ces
fjrands philosophes qui ne se trompent jamais,
mais sincère dans l'amour de la vérité, mettez-
vous en état de prononcer comme eux avec
connoissance de cause, et de décider sur cet
article entre eux, d'un côté, escortés de tous
leurs disciples, qui ne jurentque par les maîtres,
et, de l'autre, tout le public avant qu'ils l'eus-
sent si bien endoctriné. Pour cela lisez vous-
même les livres dont il s'agit; et sur les dis-
positions où vous laissera leur lecture, jugez
de celle où étoit l'auteur en les écrivant, et de
l'effet naturel qu'ils doivent produire quand
rien n'agira pour les détourner. C'est, je crois,
le moyen le plus sûr de porter sur ce point un
jugement équitable.
Le Fr. Quoi I vous voulez m'imposcrie sup-
plice de lire une immense compilation de pré-
ceptes de vertu rédigés par un coquin?
r' Uouss. Non, monsieur, je veux que vous
/ lisii'z lejrai _sji.tème du cœur humain rédigé
1 par uï\ honnête homme et publié sous un autre
1 non). Je veux que vous ne vous préveniez point
contre des livres bons et utiles, uniquement
parce qu'un homme indigne de les lire a l'au-
dace de s'en dire l'auteur.
Le Fr. Sous ce point de vue on pourroit se
résoudre à lire ces livres, si ceux qui les ont
mieux examinés ne s'accordoient tous, excepté
vous seul, à les trouver nuisibles et dangereux;
ce qui prouve assez que ces livres ont été com-
posés, non, comme vous dites, par un honnête
homme dans des intentions louables , mais par
un fourbe adroit, plein de mauvais sentimens
masqués d'un extérieur hypocrite, à la faveur
duquel ils surprennent, séduisent et trompent
les gens.
T. IV.
Uouss. Tant que vous continuerez de la sorte
à mettre en fait sur l'aulorilé d'autrui l'opinion
contraire à la mienne, nous ne saurions éire
d'accord. Quand vous voudrez juger par vous-
même, nous pourrons alors comparer nos rai-
sons, et choisir l'opinion la mieux fondée ; mais
dans une question de fait comme celle-ci, je ne
vois point pourquoi je serois obligé de croire
sans aucune raison probante que d'autres ont
ici mieux vu que moi.
Le Fr. Comptez-vous pour rien le calcul des
voix, quand vous êtes seul à voir autrement
que tout le monde?
Rocss. Pour faire ce calcul avec justesse, il
faudroit auparavant savoir combien de gens
dans cette affaire ne voient, comme vous, que
par les yeux d'autrui. Si du nombre de ces
bruyantes voix on ôtoit les échos qui ne font
que répéter celle des autres, et que l'on
comptât celles qui restent dans le silence, faute
doser se faire entendre, il y auroit peut-être
moins de disproportion que vous ne pensez. En
réduisant toute cette multitude au petit nombre
de gens qui mènent les autres, il me resteroit
encore une forte raison de ne pas préférer leur
avis au mien : car je suis ici parfaitement sûr
de ma bonne foi, et je n'en puis dire auiant,
avec la même assurance, d'aucun de ceux qui,
sur cet article, disent penser autrement que
moi. En un mot, je juge ici par moi-même.
Nous ne pouvons donc raisonner au pair, vous
et moi, que vous ne vous mettiez en état de
juger par vous-même aussi.
Le Fr. J'aime mieux, pour vous complaire,
faire plus que vous ne demandez, en adoptant
votre opinion préférablementà l'opinion publi-
que ; car je vous avoue que le seul doute si ces
livres ont été faits par ce misérable m'empê-
cheroit d'en supporter la lecture aisément.
RODSS. Faites mieux encore. Ne songez point
à l'auteur en les lisant ; et sans vous prévenir
ni pour ni contre, livrez votre âme aux impres-
sions qu'elle en recevra. Vous vous assurerez
ainsi parvous-mêmede l'intention dans laquelle
ont été écrits ces livres, et s'ils peuvent être
l'ouvrage d'un scélérat qui couvoit de mauvais
desseins.
Le Fr. Si je fais pour vous cet effort, n'es-
pérez pas du moins que ce soit gratuitement.
Pour m'ongagor à lire ces livres malgré ma
18
PREMIER DIALOGUE.
répugnance , il faut, malgré la vôtre, vous en-
gager vous-mémo à voir l'auteur, ou, selon vous,
celui qui se donne pour tel, à l'examiner avec
soin, et à déniôlor, à travers son hypocrisie, le
fourbe adroit qu'elle a masqués! long-temps.
Rocss.Que m'osez-vous proposer! Moi, que
j'aille chercher un pareil homme ! que je le voie !
que je le hante 1 Moi qui m'indigne de respirer
l'air qu'il respire, moi qui voudrois mettre le
diamètre de la terre entre lui et moi, et m'en
trouverois trop près encore ! Rousseau vous a-
t-il donc paru si facile en liaisons au point dal-
1er chercher la fréquentation des méchans? Si
jamais j'avois le malheur de trouver celui-ci sur
mes pas, je ne m'en consolerois qu'en le char-
geant des noms qu'il mérite, en confondant sa
morgue hypocrite par les plus cruels reproches,
en l'accablant de l'affreuse liste de ses forfaits.
Le Fr. Que dites-vous là? Que vous m'ef-
frayez ! Avez-vous oublié l'engagement sacré
que vous avez pris de garder avec lui le plus
profond silence, et de ne lui jamais laisser con-
noître que vous ayez même aucun soupçon de
tout ce que je vous ai dévoilé?
Rouss. Comment? Vous métonncz. Cet en-
gagement regardoit uniquement, du moins je
l'ai cru, le temps qu'il a fallu mettre à m'ex-
pliquer les secrets affreux que vous m'avez
révélés. De peur d'en brouiller le fil, il failoit
ne pas l'interrompre jusqu'au bout, et vous ne
vouliez pas que je m'exposasse à des discussions
avec un fourbe, avant d'avoir toutes les ins-
tructions nécessaires pour le confondre pleine-
ment. Voilà ce que jai compris de vos motifs
dans le silence que vous m'avez imposé, et je
n'ai pu supposer que l'obligation de ce silence
allât plus loin que ne le permettent la justice et
la loi.
Le Fr. Ne vous y trompez donc plus. Votre
engagement, auquel vous ne pouvez manquer
sans violer votre foi, n'a, quant à sa durée,
d'autres bornes que celles de la vie. Vous pou-
vez, vous devez même répandre, publier par-
tout l'affreux détail de ses vices et de ses
crimes, travailler avec zèle à étendre et accroî-
tre de plus en .plus sa diffamation, le rendre,
autant qu'il est possible, odieux, méprisable,
exécrable à tout le monde. Mais il faut toujours
mettre à cette bonne œuvre un air de mystère
el de commisération qui en augmente l'effet ;
et, loin de lui donner jamais aucune explication
qui le mette à portée de répondre et de se dé-
fendre, vous devez concouriravec toutic monde
à lui faire ignorer toujours ce qu'on sait, et
comment on le sait.
RODSS. Voilà des devoirs que j'étois bien éloi-
gné de comprendre quand vous me les avez
imposés; et maintenant qu'il vous plaît de me
les expliquer, vous ne pouvez douter qu'ils ne
me surprennent et que je ne sois curieux d'ap-
prendre sur quels principes vous les fondez.
Expliquez-vous donc, je vous prie, et comptez
sur toute mon attention.
Le Fr. 0 mon bon ami ! qu'avec plaisir
votre cœur, navré du déshonneur que fait à
l'humanité cet homme qui n'auroit jamais dû
naître, va s'ouvrir à des sentimcns qui en font
la gloire dans les nobles âmes de ceux qui ont
démasqué ce malheureux ! Ils étoientses amis,
ils faisoient profession de l'être. Séduits par un
extérieur honnête et simple, par une humeur
crue alors facile et douce, par la mesure de ta-
lens qu'il failoit pour sentir les leurs sans pré-
tendre à la concurrence, ils le recherchèrent,
se l'attachèrent et l'eurent bientôt subjugué,
car il est certain que cela n'étoit pas difficile.
Mais quand ils virent que cet homme si simple
et si doux, prenant tout d'un coup l'essor, s'éle-
voit d'un vol rapide à une réputation à laquelle
ils ne pouvoient atteindre, eux qui avoient tant
de hautes prétentions si bien fondées, ils se
doutèrent bientôt qu'il y avoit là-dessous quel-
que chose qui n'alloit pas bien, que cet esprit
bouillant n'avoit pas si long-temps contenu son
ardeur sans mystère, et, dès lors, persuadés
que cette apparente simplicité n'étoit qu'un
voile qui cachoit quelques projets dangereux,
ils formèrent la ferme résolution de trouver ce
qu'ils cherchoient, et prirent à loisir les mesu-
res les plus sûres pour ne pas perdre leuis
peines.
lisse concertèrent donc pour éclairer toutes
ses allures de manière que rien ne leur pût
échapper. Il les avoit mis lui-même sur la voie
par la déclaration d'une ftiute grave qu'il avoit
commise et dont il leur confia le secret sans
nécessité, sans utilité, non, comme disoit l'hy-
pocrite, pour ne rien cacher à l'amitié et ne
pas paroître à leurs yeux meilleur qu'il n'étoit,
niais plutôt, comme ils disent très-sensément
PREMIER DIALOGUE.
19
eux-mêmes, pour leur donner \o change,
occuper ainsi leur attention, et les détourner
de vouloir pénétrer plus avant dans le mystère
obscur de son caractère. Cette étourderie de sa
part fut sans doute un coup du ciel qui voulut
forcer le fourbe à se démasquer lui-même, ou
du moins à leur fournir la prise dont ils avoient
besoin pour cela. Profitant habilement de cette
ouverture pour tendre leurs pièges autour do
lui, ils passèrent aisément de sa confidence à
celle des complices de sa faute, desquels ils se
firent bientôt autant d'instrumens pour l'exé-
cution de leur projet. Avec beaucoup d'adresse,
un peu d'argent, et de grandes promesses, ils
gagnèrent tout ce qui l'entouroit, et parvinrent
ainsi par degrés à être instruits de ce qui le re-
gardoit aussi bien et mieux que lui-même. Le
fruit de tous ces soins fut la découverte et la
preuve de ce qu'ils avoient pressenti sitôt que
ses livres firent du bruit; savoir, que ce grand
prêcheur de vertu n'étoit qu'un monstre chargé
de crimes cachés, qui, depuis quarante ans,
masquoit l'àme d'un scélérat sous le dehors
d'un honnête homme.
Rouss. Continuez, de grâce. Voilà vraiment
des choses surprenantes que vous me racontez
là.
Le Fr. Vous avez vu en quoi consistoient ces
découvertes. Vous pouvez juger de l'embarras
de ceux qui les avoient faites. Elles n'étoient
pas de nature à pouvoir être tues , et Ion n'a-
voit pas pris tant de peines pour rien ; cepen-
dant, quand il n'y auroit eu à les publier d'autre
inconvénientqued'attirerau coupable les peines
qu'il avoit méritées, c'en étoit assez pour em-
pêcher ces hommes généreux de l'y vouloir
exposer. Ils dévoient, ils vouloient le démas-
quer, mais ils ne vouloient pas le perdre, et
I un sembloit pourtant suivre nécessairement de
l'autre. Comment le confondre sans le punir?
Comment l'épargner sans se rendre responsa-
ble de la continuation de ses crimes? car pour
du repentir, ils savoicnt bien qu'ils n'en dé-
voient point attendre de lui. Ils savoient ce
qu'ils dévoient à la justice, à la vérité, à la
sûreté publique, mais ils ne savoient pas moins
ce qu'ils se dévoient à eux-mêmes. Après avoir
eu le malheurde vivre avec ce scélérat dans l'in-
timité, ils ne pouvoient le livrera la vindicte pu-
blique sans s'exposer à quelque blâme, et leurs
honnêtes âmes, pleines encore de commiséra-
tion pour lui, vouloient surtout éviter le scan-
dale, et faire qu'aux yeux de toute la terre il
leur dut son bien-être et sa conservation. Ils
concertèrent donc soigneusement leurs démar-
ches, et résolurent de graduer si bien le déve-
loppement de leurs découvertes, que la con-
noissance ne s'en répandît dans le public qu'a
mesure qu'on y re^ iendroit des préjugés qu'on
avoit en sa faveur, car son hypocrisie avoit
alors le plus grand succès. La roule nouvelle
qu'il s'étoit frayée, et qu'il paroissoit suivre
avec assez de courage pour mettre sa con-
duite d'accord avec ses principes, son auda-
cieuse morale qu'il sembloit prêcher par son
exemple encore plus que par ses livres, et sur-
tout son désintéressement apparent dont tout
le monde alors étoit la dupe ; toutes ces singu-
larités, qui supposoient du moins une âme
ferme, excitoient l'admiration de ceux mêmes
qui les désapprouvoient. On applaudissoil à ses
maximes sans les admettre, et à son exemple
sans vouloir le suivre.
Comme ces dispositions du public auroient
pu l'empêcher de se rendre aisément à ce qu'on
lui vouloit apprendre, il fallut commencer par
les changer. Ses fautes, mises dans le jour le
plus odieux, commencèrent l'ouvrage; son im-
prudence à les déclarer auroit pu paroître fran-
chise; il la fallut déguiser. Cela paroissoit dif-
ficile; car on m'a dit qu'il en avoit fait dans
YÉmileun aveu presque formel avec des regrets
qui dévoient naturellement lui épargner les re-
proches des honnêtes gens. Heureusement le
public , qu'on animoit alors contre lui et qui
ne voit rien que ce qu'on veut qu'il voie, n'a-
perçut point tout cela, et bientôt, avec les
renseignemens suffisans pour laccuser et le
convaincre sans qu'il parût que ce fût lui qui
les eût fournis, on eut la prise nécessaire pour
consommer l'œuvre de sa diffamation. Tout se
trouvoit merveilleusement disposé pour cela.
Danssos brutales déclamations, il avoit, comme
vous le remarquez vous-même, attaqué tous
les états; tous ne domandoient pas mieux que
de concourir à cette œuvre qu'aucun n'osoit
entamer de peur de paroître écouter unique-
ment la vengeance. Mais à la faveur de ce pre-
mier fait, bien établi et suffisamment aggravé,
tout le reste devint facile. On put, sans sonp-
20
PREMIER DIALOGL'K.
çon d'animosité, se rendre l'écho de ses amis,
qui même ne le chargeoient qu'en le plaignant
et seulement pour l'acquit de leur conscience;
ei voilà comment, dirigé par des gens instruits
du caraclère aiîreux de ce monstre , le public,
revenu peu à peu des jugemcns favorables qu'il
en avoit portés si long-temps, ne vit plus que du
faste où il avoit vu du courage, de la bassesse
où il avoit vu de la simplicité, de la forfanterie
où il avoit vu du désintéressement, et du ridi-
cule où il avoit vu de la singularité.
Voilà l'état où il fallut amener les choses pour
rendre croyables, même avec toutes leurs
preuves, les noirs mystères qu'on avoit à ré-
véler, et pour le laisser vivre dans une liberté
du moins apparente, et dans une absolue im-
punité : car, une fois bien connu, l'on n'avoit
plus à craindre qu'il put ni tromper ni séduire
personne; et, ne pouvant plus se donner des
complices, il étoil hors d'état, surveillé comme
il l'étoit par ses amis et par leurs amis, de sui-
vre ses projets exécrables et de faire aucun
mal dans la société. Dans cette situation, avant
de révéler les découvertes qu'on avait faites,
on capitula qu" elles ne portcroient aucun pré-
judice à sa personne, et que, pour le laisser
même jouir d'une parfaite sécurité, on ne lui
iaisseroit jamais connoître qu'on l'eût démas-
qué. Cet engagement , contracté avec toute la
force possible, a été rempli jusqu'ici avec une
fidélité qui tient du prodige. Voulez-vous être
le premier à l'enfreindre, tandis que le public
entier, sans distinction de rang, d'âge, de
sexe, de caraclère, et sans aucune exception,
pénétré d'admiration pour la générosité de
ceux qui ont conduit cette affaire, s'est em-
pressé d'entrer dans leurs nobles vues, et de
les favoriser par pitié pour ce malheureux?
car vous devez sentir que là-dessus sa sûreté
lient à son ignorance, et que, s'il pouvoit ja-
mais croire que ses crimes sont connus, il se
prévaudroitinfailliblementde l'indulgence dont
on les couvre pour en tramer de nouveaux avec
la même impunité ; que cette impunité seroit
alors d'un trop dangereux exemple, et que ces
crimes sont de ceux qu'il faut ou punir sévère-
ment ou laisser dans l'obscurité.
Rouss. Tout ce que vous venez de me dire
m'est si nouveau qu'il faut que j'y rêve long-
temps pour arranger là-dessus mes idées. Il y
a même quelques points sur lesquels j'aurois
besoin de plus grande explication. Vous dites,
par exemple, qu'il n'esi pas à craindre que cet
homme, une fois bien connu, séduise per-
sonne, qu'il se donne des complices, qu'il fasse
aucun complot dangereux. Cela s'accorde mal
avec ce que vous m'avez raconté vous-même
de la continuation de ses crimes, et je crain-
drois fort, au contraire , qu'affiché de la sorte
il ne servît d'enseigne aux méchans pour for-
mer leurs associations criminelles et pour em-
ployer ses funestes talens à les affermir. Le
plus grand mal et la plus grande honte de l'é-
tat social est que le crime y fasse des liens plus
indissolubles que n'en fait la vertu. Los mé-
chans se lient entre eux plus fortement que les
bons, et leurs liaisons sont bien plus durables,
parce qu'ils ne peuvent les rompre impuné-
ment ; que de la durée de ces liaisons dépend le
secret de leurs trames, l'impunité de leurs cri-
mes, et qu'ils ont le plus grand intérêt à se
ménager toujours réciproquement. Au lieu que
les bons, unis seulement par désaffections li-
bres qui peuvent changer sans conséquence,
rompent et se séparent sans crainte et sans
risque dés qu'ils cessent de se convenir. Cet
homme, tel que vous me l'avez décrit, intri-
gant, actif, dangereux, doit être le foyer des
complots de tous les scélérats. Sa liberté, son
impunité, dont vous faites un si grand mérite
aux gens de bien qui le ménagent, est un très-
grand malheur public : ils sont responsables
de tous les maux qui peuvent en arriver, et
qui-mêmeen arrivent journellement selon vos
propres récits. Est-il donc louable à des hom-
mes justes de favoriser ainsi les méchans aux
dépens des bons?
Le Fr. Votre objection pourroit avoir de la
force s'il s'agissoit ici d'un méchant d'une ca-
tégorie ordinaire. Mais songez toujours qu'il
s'agit d'un monstre, l'horreur du genre hu-
main, auquel personne au monde ne peut se
fier en aucune sorte, et qui n'est pas même
capable du pacte que les scélérats font entre
eux. C'est sous cet aspect qu'également connu
de tous il ne peut être à craindre à qui que ce
soit par ses trames. Détesté des bons pour ses
œuvres, il l'est encore plus des méchans pour
ses livres : par un juste châtiment de sa dam-
nable hypocrisie , les fripons qu'il démasque
nu:Mii:u dialogue.
21
pour so masquer ont tous pour lui la plus in-
vincible anlipaihie. S'ils cherchent à l'appro-
cher, c'est seulement pour le surprendre et le
trahir; mais comptez qu'aucun d'eux ne ten-
tera jamais de l'associer à quelque mauvaise
entreprise.
Uouss. C'est en eflFet un méchant d'une es-
pèce bien particulière que celui qui se rend en-
core plus odieux aux méchans qu'aux bons, et
à qui personne au monde n'oscroil proposer
une injustice.
Le Fit. Oui, sans doute, d'une espèce parti-
culière, et si particulière que la nature n'en a
jamais produite!, j'espère, n'en reproduira plus
un semblable. Ne croyez pourtant pas qu'on se
repose avec une aveugle confiance sur celte
horreur universelle. Elle est un des principaux
moyens employés par les sages qui l'ont exci-
tée, pour l'empêcher d'abuser par des praii-
ques pernicieuses (le la libortéqu'on vouloit lui
laisser, mais elle n'est pas la seul. Ils ont pris
des précautions non moins efficaces en le sur-
veillant a tel point qu'il ne puisse dire un mot
qui ne soit écrit, ni faire un pas qui ne soit
marqué, ni former un projet qu'on ne pénètre
à l'instant qu'il est conçu. Ils ont fait en sorte
que, libre en apparence au milieu des hommes,
il n'eût avec eux aucune société réelle, qu'il
vécût seul dans la foule, qu'il ne sût rien de ce
qui se fait, rien de ce qui se dit autour de lui,
rien surtout de ce qui le regarde et l'intéresse
le plus; qu'il se sentît partout chargé de chaî-
nes dont il ne pût ni montrer ni voir le moin-
dre vestige. lis ont élevé autour de lui des murs
de ténèbres impénétrables à ses regards; ils
l'ont enterré vif parmi les vivans. Voilà peut-
être la plus singulière, la plus étonnante entre-
prise qui jamais ail été faite. Son plein succès
atteste la force du génie qui l'a conçue et de
ceux qui en ont dirigé l'exécution; et ce qui
n'est pas moins étonnant encore, est le zèle avec
lequel le public entier s'y prête, sans aperce-
voir lui-même la grandeur, la beauté du plan
dont il est l'aveugle et fidèle exécuteur.
Vous sentez bien néanmoins qu'un projet de
cetle espèce, quelque bien concerté qu'il pût
éire, n'auroit pu s'exécuter sans le concours du
gouvernement : mais on eut d'autant moins de
peine à l'y faire entrer, qu'il s'agissoit d'un
d'un auteur dont les séditieux écrits respiroicnt
l'austérité républicaine, et qui, dit-on, hal.s-
soit le visirat , niéf)risoit les visirs, vouloit
qu'un roi gouvernât [)ar lui-même, que les
princes fussent justes, que les peuples fussent
libres, et que tout obéît à la loi. L'administra-
lion se prêta donc aux manœuvres nécessaires
pour l'enlacer et le surveiller; entrant dans
toutes les vues de l'auteur du projet, elle pour-
vut à la sûreté du coupable autant qu'à son
avilissement, et, sous un air bruyant de pro-
tection, rendant sa difFamation plus solennelle,
parvint pardegrés à lui ôter, avec toute espèce
de crédit, de considération, d'estime, tout
moyen d'abuser de ses pernicieux talens pour
le malheur du genre humain.
Afin de le démasquer plus complètement on
n'a épargné ni soins, ni temps, ni dépense,
pour éclairer tous les momens de sa vie depuis
sa naissance jusqu'à ce jour. Tous ceux dont
les cajoleries l'ont attiré dans leurs pièges;
tous ceux qui. Payant connu dans sa jeunesse,
ont fourni quelque nouveau fait contre lui,
quelque nouveau trait à sa charge ; tous ceux,
en unmot, qui ontcontribuéàlepcindre comme
on vouloit, ont été récompensés de manière ou
d'autre, et plusieurs ont été avancés eux ou
leurs proches, pour être entrés de bonne grâce
dans toutes les vues de nos messieurs. On a
envoyé des gens de confiance, chargés de bon-
nes instructions et de beaucoup d'argent, à
Venise, à Turin, en Savoie, en Suisse, à Ge-
nève, partout où il a demeuré. On a largement
récompensé tous ceux qui, travaillant avec suc-
cès, ont laissé de lui dans ces pays les idées
qu'on en vouloit donner et en ont rapporté les
anecdotes qu'on vouloit avoir. Beaucoup même
de personnes de tous les états, pour faire de
nouvelles découvertes et contribuer à l'œuvre
commune, ont entrepris à leurs propres frais
et de leur propre mouvement «le grands voya-
ges pour bien constater la scélératesse de Jean-
Jacques avec un zèle...
Rouss. Qu'ils n'auroient sûrement pas eu
dans le cas contraire pour le constater honnête
homme : tant l'aversion pour les méchan? a
plus de force dans les belles unies que l'atta-
chement pour les bons !
Voilà, comme vous le dites, un projet non
lionime odieux à ceux qui en tenoient les rèncs, I moins admirable qu'admirablement exécuté. Il
24
PREMIER DIALOGUE.
scroil bien curieux, bien intéressant, de sui-
vre dans leur détail toutes les manœuvres qu'il
a fallu meure en usage pour en amener le suc-
cès à ce point. Comme c'est ici un cas unique
depuis que le monde existe et d'où naît une loi
toute nouvelledans le code du genre humain, il
importeroit qu'on conniJt à fond toutes les cir-
constances qui s'y rapportent. L'interdiction
du feu et de l'eau chez les Romains tomboit sur
les choses nécessaires à la vie, celle-ci tombe
sur tout ce qui peut la rendre supportable et
douce, l'honneur, la justice, la vérité, la so-
ciété, l'attachement, l'estime. L'interdiction
romaine menoit à la mort ; celle-ci sans la don-
ner la rend désirable, et ne laisse la vie que
pour en faire un supplice affreux. Mais cette
interdiction romaine étoit décernée dans une
forme légale par laquelle le criminel étoit juri-
diquement condamné. Je ne vois rien de pareil
dans celle-ci. J'atlendsde savoir pourquoi celte
omission, ou comment on y a suppléé.
Le Fr. J'avoue que, dans les formes ordi-
naires, l'accusation formelle et l'audition du
coupable sont nécessaires pour le punir : mais
au fond qu'importent ces formes quand le délit
est bien prouvé? La négation de l'accusé (car
il nie toujours pour échapper au supplice) ne
fait rien contre les preuves et n'empêche point
sa condamnation. Ainsi celte formalité sou-
vent inutile, l'est surtout dans le cas présent où
tous les flambeaux de l'évidence éclairent des
forfaits inouïs.
Remarquez d'ailleurs que, quand ces forma-
lités seroient toujours nécessaires pour punir,
elles ne le sont pas du moins pour faire grâce,
la seule chose dont il s'agit ici. Si, n'écoulant
que la justice, on eût voulu traiter le misérable
comme il le méritoit, il ne falloit que le saisir,
le punir, et tout étoit fait. On se fût épargné
des embarras, des soins, des frais immenses,
et ce tissu de pièges et d'artifices dont on le
tient enveloppé. Mais la générosité de ceux qui
l'ont démasqué, leur tendre commisération pour
lui.ne leur permettant aucun procédé violent,
il a bien fallu s'assurer de lui sans attenter à sa
liberté, et le rendre l'horreur de l'univers afin
qu'il n'en fût pas le fléau.
Quel tort lui faii-on, et de quoi pourroit-il
se plaindre? Pour le laisser vivre parmi les
hommes il a bien fallu le peindre à eux tel qu'il
étoit. Nos messieurs savent mieux que vous
que les méchans cherchent et trouvent toujours
leurs semblables pour comploter avec eux leurs
mauvais desseins ; mais on les empêche de se
lier avec celui-ci, en le leur rendant odieux à
tel point qu'ils n'y puissent prendre aucune
confiance. Ne vous y fiez pas, leur dit-on ; il
vous trahira pour le seul plaisir de nuire ; n'es-
pérez pas le tenir par un intérêt commun. C'est
très-gratuitement qu'il se plaît au crime; ce
n'est point son intérêt qu'il y cherche; il ne
connoît d'autre bien pour lui que le mal d'au-
trui : il préférera toujours le mal plus grand
ou plus prompt de ses camarades, au mal
moindre ou plus éloigné qu'il pourroit faire
avec eux. Pour prouver tout cela, il ne faut
qu'exposer sa vie. En faisant son histoire on
éloigne de lui les plus scélérats par la terreur.
L'effet de cette méthode est si grand et si sûr
que, depuis qu'on le surveille et qu'on éclaire
tous ses secrets, pas un mortel n'a encore eu
l'audace de tenter sur lui l'appât d'une mau-
vaise action, et ce n'est jamais qu'au leurre de
quelque bonne œuvre qu'on parvient à le sur-
prendre.
Rouss. Voyez comme quelquefois les extrê-
mes se touchent 1 Qui croiroit qu'an excès de
scélératesse pût ainsi rapprocher la vertu? H
n'y avoit que vos messieurs au monde qui pus-
sent trouver un si bel art.
Le Fr. Ce qui rend l'exécution de ce plan
plus admirable, c'est le mystère dont il a fallu
le couvrir. Il falloit peindre le personnage à
tout le monde, sans que jamais ce portrait pas-
sât sous ses yeux. Il falloit instruire l'univers
de ses crimes, mais de telle façon que ce fût un
mystère ignoré de lui seul. Il falloit que chacun
le montrât au doigt, sans qu'il crût être vu de
personne. En un mot, c'étoit un secret dont
le public entier devoit être dépositaire, sans
qu'il parvînt jamais à celui qui en étoit le sujet.
Cela eût été difficile, peut-être impossible à
exécuter avec tout autre : mais les projets fon-
dés sur des principes généraux échouent sou-
vent. En les appropriant tellement à l'individu
qu'ils ne conviennent qu'à lui, on en rend
l'exécution bien plus sûre. C'est ce qu'on a fait,
aussi habilement qu'heureusement, avec notre
homme. On savoit qu'étranger et seul il étoit
sans appui, sans parcns, sans assistance ; qu'il
PREMIER DIALOGUE.
23
ne icnoii à aucun parii, et que son humeur sau-
vage icndoil elle-même à l'isoler : on n'a fait,
pour l'isoler tout-à-fait, que suivre sa pente
naturelle, y faire tout concourir, et dès lors
lout a été facile. En le séquestrant tout-à-
fait du commerce des hommes, qu'il fuit,
quel mal lui fait-on? En poussant la bonté
jusqu'à lui laisser une liberté du moins appa-
rente, ne falloil-il pas l'empôcher d'en pou-
voir abuser? Ne falloit-il pas, en le laissant
au milieu des citoyens , s'attacher à le leur
bien faire connoîire ? Peut-on voir un serpent
se glisser dans la place publique, sans crier
à chacun de se garder du serpent? N'étoit-ce
pas surtout une obligation particulière pour
les sages qui ont eu l'adresse d'écarter le mas-
que dont il se couvroit depuis quarante ans,
et de le voir les premiers, à travers ses dé-
guisemens, tel qu'ils le montrent depuis lors à
tout le monde ? Ce grand devoir de le faire
abhorrer pour l'empêcher de nuire, combiné
avec le tendre intérêt qu'il inspire à ces hom-
mes sublimes, est le vrai motif des soins infi-
nis qu'ils prennent, des dépenses immenses
qu'ils font pour l'entourer de tant de pièges,
pour le livrer à tant de mains, pour l'enla-
cer de tant de façons, qu'au milieu de cette
liberté feinte, il ne puisse ni dire un mot, ni
faire un pas, ni mouvoir un doigt, qu'ils ne
le sachent et ne le veuillent. Au fond, tout ce
qu'on en fait n'est que pour son bien, pour
éviter le mal qu'on seroit contraint de lui faire,
et dont on ne peut le garantir autrement. Il
falloit commencer par l'éloigner de ses an-
ciennes connoissances pour avoir le temps de
les bien endoctriner. On l'a fait décrétera Pa-
ris : quel mal lui a-t-on fait? Il falloit, pour la
même raison, l'empêcher de s'établir à Genève.
On l'y a fait décréter aussi : quel mal lui a-t-on
fait? On la fait lapider à Motiers; mais les
cailloux qui cassoient ses fenêtres et ses portes
ne l'ont point atteint : quel mal donc lui ont-ils
fait? On l'a fait chasser, à l'entrée de l'hiver,
de l'île solitaire où il s'étoil réfugié, et de toute
ia Suisse ; mais c'étoit pour le forcer charita-
blement d'aller en Angleterre (') chercher l'a-
sile qu'on lui préparoit à son insu depuis long-
(I) ctioisir un Angloispour mon dépositaire et mon confi-
dent seroit, ce me semble, réparer d'une maiiièrebien autlien-
Uijue le mal <4iic j'ai pu penseret dire de sa nation. Ou l'a trop
temps et bien meilleur que celui qu'il s'étoit
obstiné de choisir, quoiqu'il ne pût de là faire
aixun mal à personne. Mais quel mal lui a-t-on
fait à lui-même? et de quoi se plaint-il aujour-
d hui? Ne le laisse-t-on pas tranquille dans son
opprobre? Il peut se vautrer à son aise dans la
fange où l'on le tient embourbé. On l'accable
d'indignités, il est vrai; mais qu'importe?
quelles blessures lui font-elles? n'est-il pas fait
pour les souffrir? Et quand chaque passant lui
cracheroit au visage, quel mal, après tout,
cela lui feroit-il?Maisce monstre d'ingratitude
ne sent rien, ne sait gré de rien ; et tous les
ménagomens qu'on a pour lui, loin de le tou-
cher, ne font qu'irriter sa férocité. En prenant
le plus grand soin de lui ôter tous ses amis, on
ne leur a rien tant recommandé que d'en gar-
der toujours l apparence et le titre, et de pren-
dre pour le tromper le même ton qu'ils avoient
auparavant pour l'accueillir. C'est sa coupable
défiance qui seule le rend misérable. Sans elle
il seroit un peu plus dupe, mais il vivroit tout
aussi content qu'autrefois. Devenu l'objet de
l'horreur publique, il s'est vu par là celui des
attentions de tout le monde. C'étoit à qui le
fêlcroit, à qui l'auroit à dîner, à qui lui ofFriroit
des retraites, à qui renchériroit d'empresse-
ment pour obtenir la préférence. On eût dit, à
l'ardeur qu'on avoit pour l'attirer, que rien
n'étoit plus honorable, plus glorieux, que de
l'avoir pour hôte, et cela dans tous les états,
sans en excepter les grands et les princes,
et mon ours n'étoit pas content.
Rouss. Il avoit tort; mais il devoit être bien
surpris ! Ces grands-là ne pensoicnt pas, sans
doute, comme ce soigneur espagnol dont vous
savez la réponse à Charles-QiTint qui lui de-
maruioit un de ses châteaux pour y loger le
connétable de Bourbon ('].
abusée sur mon compte pour que j'aie pu ne pas m'abuser
1 quelquefois sur le sien v*).
{') On a. dit-on. rendu inhabitable le château de Trye depnis
que j'y ai logé. Si cette opération a rapport à moi, elle ne»l
pas consé(iuente à l'empressement qui m'y avait attiré, ni i ce-
lui avec le<iuel on engageoit M. le prince de Ligne i m'offrir
dans le même temps un asile charmant dans ses terre», par
une belle lettre qu'on eut même grand soin de faire courir
dans tout Paris.
(•) C'eft en effet nn Anglois (M. Brooke-Boollib^) i|nt Bim»«in t
clioiM |.oar il^porilaire de ce premier Dialogue, et qui l'i f.it impriiner
en «780, "a Licl.llicld en Angleterre (in-S'delSO p.ge.}. L. ».o»sc.il
1 ,ul..iir,plie a «ft«î d. po«! djos le Mnw'uni brit.nni<inr.
24
PREMIER DIALOGUE.
Le Fr. Le cas est bien différent : vous ou-
bliez qu'ici cost une bonne œuvre.
Rouss. Pourquoi ne voulez-vous pas que
Ihospilaliié envers le connétable fût une aussi
bonne œuvre que l'asile offert à un scélérat?
Le Fr. Eh ! vous ne voulez pas m'entendre.
Le connétable savoit bien qu'il éloit rebelle à
son prince.
Rouss. Jean-Jacques ne sait donc pas qu'il
est un scélérat?
Lk Fr. Le fin du projet est d'en user exté-
rieurement avec lui comme s'il n'en savoit rien,
ou comme si on l'ignoroit soi-même. De cette
sorte, on évite avec lui le danger des explica-
tions; et, feignant de le prendre pour un hon-
nête homme, on l'obsède si bien, sous un air
d'empressement pour son mérite, que rien de
ce qui se rapporte à lui, ni lui-même, ne peut
échapper à la vigilance de ceux qui l'appro-
chent. Dès qu'il s'établit quelque part, ce qu'on
sait toujours d'avance, les murs, les planchers,
les serrures, tout est disposé autour de lui pour
la fin qu'on se propose, et l'on n'oublie pas de
l'envoisiner convenablement , c'est-à-dire de
mouches venimeuses, de fourbes adroits, et de
filles accortes à qui l'on a bien fait leur leçon.
C'est une chose assez plaisante de voir les bar-
boteuses de nos messieurs prendre des airs de
vierges pour tâcher d'aborder cet ours. Mais ce
ne sont pas apparemment des vierges qu'il lui
faut; car, ni les lettres pathétiques qu'on dicte
à celles-là, ni les dolentes histoires qu'on leur
fait apprendre, ni tout l'étalage de leurs mal-
heurs et de leurs vertus, ni celui de leurs char-
mes flétris, n'ont pu l'attendrir. Ce pourceau
d'Épicure est devenu tout d'un coup un Xéno-
crate pour nos messieurs.
RODSS. N'en fut-il point un pour vos dames?
Si ce n'éloit pas là le plus bruyant de ses for-
faits, c'en seroit sûrement le plus irrémissible.
Le FR.Âh! monsieur Rousseau, il faut toujours
être galant ; et, de quelque façon qu'en use une
femme, on ne doit jamais toucher cet article-là.
Je n'ai pas besoin de vous dire que toutes ses
lettres sont ouvertes, qu'on retient soigneuse-
ment toutes celles dont il pourroit tirer quelque
instruction, et qu'on lui en fait écrire de toutes
les façons par différentes mains, tant pour
sonder ses dispositions par ses réponses, que
pour lui supposer, dans celles qu'il rebute et
qu'on garde , des correspondances dont on
puisse un jour tirer parti contre lui. On a
trouvé l'art de lui faire de Paris une solitude
plus affreuse que les cavernes et les bois, où il
ne trouve au milieu des hommes ni communica-
tion, ni consolation, ni conseil, ni lumières,
ni rien de tout ce qui pourroit lui aider à se
conduire, un labyrinthe immense où l'on ne lui
laisse apercevoir dans les ténèbres que de faus-
ses routes qui l'égarent de plus en plus. Nul ne
l'aborde qui n'ait déjà sa leçon toute faite sur
ce qu'il doit lui dire, et sur le ton qu'il doit
prendre en lui parlant. On tient note de ceux
qui demandent à levoir('), et on ne le leur per-
met qu'après avoir reçu à son égard les instruc-
tions que j'ai moi-même été chargé de vous
donner au premier désir que vous avez marqué
de le connoîtrc. S'il entre en quelque lieu pu-
blic, il y est remarqué et traité comme un pes-
tiféré : tout le monde l'entoure et le fixe, mais
en s'écartant de lui et sans lui parler, seulement
pour lui servir de barrière; et s'il ose parler
lui-même et qu'on daigne lui répondre, c'est
toujours ou par un mensonge ou en éludant ses
questions d'un ton si rude et si méprisant, qu'il
perde l'envie d'en faire. Au parterre on a grand
soin de le recommander à ceux qui l'entourent,
et de placer toujours à ses côtés une garde ou
un sergent qui parle ainsi fort clairement de
lui sans rien dire. On l'a montré, signalé, re-
commandé partout aux facteurs, aux commis,
aux gardes, aux mouches, aux savoyards, dans
tous les spectacles, dans tous les cafés, aux
barbiers, aux marchands, aux colporteurs, aux
libraires. S il cherchoit un livre, un almanach,
un roman, il n'y en auroit plus dans tout Pa-
ris ; le seul désir manifesté de trouver une chose
telle qu'elle soit, est pour lui l'infaillible moyen
de la faire disparoître. A son arrivée à Paris il
cherchoit douze chansonnettes italiennes qu'il
y fit graver il y a une vingtaine d'années, et qui
étoient de lui comme le Devin du village ; mais
le recueil, les airs, les planches, tout disparut,
tout fut anéanti dès l'instant sans qu'il en ait
pu recouvrer jamais un seul exemplaire. On
(*) On a mis pour cela dans la rue un marchand de tableaux
tout vis-à-vis de ma porte, et à celte porte, qu'on tient fer-
mée, un secret, afin que tous ceux qui voudront entrer chez
moi soient forcés de s'adresser aux voisins, qui ont leurs in-
structions ci leurs ordres.
PKEMIEH DIALOGUE.
25
est parvenu à force de petites attentions multi-
pliées à le tenir, dans cette ville immense, tou-
jours sous les yeux de la populace qui le voit
avec horreur. Veut-il passer l'eau vis-à-vis les
Quatre-Nations ; on ne passera point pour lui,
mftme en payant la voiture entière. Veut-il se
faire décrotter; les décrotteurs, surtout ceux
du Temple et du Palais-Royal, lui refuseront
avec mépris leurs services. Entre-t-il aux Tui-
leries ou au Luxembourg ; ceux qui distribuent
des billets imprimés à la porte ont ordre de le
passer avec la plus outrageante affectation, et
même de lui en refuser net, s'il se présente pour
en avoir, et tout cela, non pour l'importance
de la chose, mais pour le faire remarquer, con-
noître et abhorrer de plus en plus.
Une de leurs plus jolies inventions est le parti
qu'ils ont su tirer pour leur objet de l'usage an-
nuel de brûler en cérémonie un Suisse de paille
dans la rue aux Ours. Celte fête populaire pa-
roissoit si barbare et si ridicule en ce siècle phi-
losophe, que, déjà négligée, on alloit la sup-
primer tout-à-fait, si nos messieurs ne se fussent
avisés de la renouveler bien précieusement pour
Jean-Jacques. A cet effet, ils ont fait donner sa
figure et son vêtement à l'homme de paille, ils
lui ont armé la main d'un couteau bien luisant,
et, en le faisant promener en pompe dans les
rues de Paris, ils ont eu soin qu'on le mît en
station directement sous les fenêtres de Jean-
Jacques, tournant et retournant la figure de
tous côtés pour la bien montrer au peuple, à
qui cependant de charitables interprètes font
faire l'application qu'on désire, et l'excitent à
brûler Jean-Jacques en effigie, en attendant
mieux ('). Enfin l'un de nos messieurs m'a
même assuré avoir eu le sensible plaisir de voir
des mendians lui rejeter au nez son aumône, et
vous comprenez bien...
RODSS. Qu'ils n'y ont rien perdu. Ah ! quelle
douceur d'âme ! quelle charité ! le zèle de vos
messieurs n'oublie rien.
Le Fr. Outre toutes ces précautions, on a
(*) Il y auroit à me brûler en personne deux grands incon-
véniens qui peuvent forcer ces messieurs à se priver de ce
plaisir: le premier e.>t qu'étant une fois mort et brûlé je ne
seroia plus en leur pouvoir, et ils perdroient le plaisir plus
grand de me tourmenter vif; le second, bien plus grave, est
qu'avant de me brûler il faudroit m'entendre, au moms pour
la forme: et je doute que, malgré viogt ans de précautions et
de trames, ils osent encore en courir le risque.
mis en œuvre un moyen très-ingénieux pour
découvrir s'il lui reste par malheur quelque
personne de confiance qui n'ait pas encore les
instructions et les senlimens nécessaires pour
suivre à son égard le plan généralement admis.
On lui fait écrire par des gens qui, se feignant
dans la détresse, implorent son secours ou ses
conseils pour s'en tirer. Il cause avec eux, il
les console; il les recommande aux personnes
sur lesquelles il compte. De cette manière on
parvient à les connoître, et de là facilement à
les convertir. Vous ne sauriez croire combien
par celte manœuvre on a découvert de gens qui
l'estimoient encore et qu'il continuoilde trom-
per. Connus de nos messieurs, ils sont bientôt
détachés de lui, et l'on parvient, par un art
tout particulier, mais infaillible, à le leur
rendre aussi odieux qu'il leur fut cher aupara-
vant. Mais soit qu'il pénètre enfin ce manège,
soit qu'en effet il ne lui reste plus personne,
ces tentatives sont sans succès depuis quelque
temps. Il refuse constamment de s'emplover
pour les gens qu'il ne connoît pas, et même do
leur répondre, et cela va toujours aux fins
qu'on se propose en le faisant passer pour un
homme insensible et dur. Car encore une fois
rien n'est mieux pour éluder ses pernicieux
desseins que de le rendre tellement haïssable à
tous, que dès qu'il désire une chose, c'en soit
assez pour qu'il ne la puisse obtenir, et que
dès qu'il s'intéresse en faveur de quelqu'un,
ce quelqu'un ne trouve plus ni patron ni assi-
stance.
Rouss. En effet, tous ces moyens que vous
m'avez détaillés me paroissent ne pouvoir man-
quer de faire de ce Jean-Jacques la risée, le
jouet du genre humain, et de le rendre le plus
abhorré des mortels.
Le Fr. Eh! sans doute. Voilà le grand, le
vrai but des soins généreux de nos messieurs.
Et, grâces à leur plein succès, je puis vous as-
surer que, depuis que le monde existe, jamais
mortel n'a vécu dans une pareille dépression.
Rouss. Mais ne me disiez-vous pas au con-
traire que le tendre soin de son bien-être en-
troit pour beaucoup dans ceux qu'ils prennent
à son égard ?
LeFr. Oui, vraiment, et c'est là surtoiit ce
qu'il y a de grand, de généreux, d'admirable
danslopIandenosmcssicurs,qu'cnrempêchjint
20
PREMIER DIALOGUE.
do suivre ses volontés et d'accomplir ses mau-
vais desseins, on cherche cependant à lui pro-
curer les douceurs de la vie, de façon qu'il
trouve partout ce qui lui est nécessaire , et
nulle part ce dont il peut abuser. On veut
qu'il soit rassasié du pain de l'ignominie et de
1« coupe de l'opprobre. On affecte même pour
lui des attentions moqueuses et dérisoires ('),
dos respects comme ceux qu'on prodiguoit à
Sancho dans son île, et qui le rendent encore
plus ridicule aux yeux de la populace. Enfin,
puisqu'il aime tant les distinctions, il a lieu
d'être content; on a soin qu'elles ne lui man-
quent pas, et on le sert de son goût en le fai-
sant partout montrer au doigt. Oui, monsieur,
on veut qu'il vive, et même agréablement, au-
tant qu'il est possible à un méchant sans mal
faire : on voudroit qu'il ne manquât à son bon-
heur que les moyens de troubler celui des au-
tres. Mais c'est un ours qu'il faut enchaîner de
peur qu'il ne dévore les passans. On craint sur-
tout le poison de sa plume, et l'on n'épargne
aucune précaution pour l'empêcher de l'exha-
ler; on ne lui laisse aucun moyen de défendre
son honneur, parce que cela lui seroit inutile,
que, sous ce prétexte, il ne manqueroit pas
d'attaquer celui d'autrui, et qu'il n'appartient
pas à un homme livré à la diffamation d'oser
(iiffamer personne. Vous concevez que, parmi
les gens dont on s'est assuré, l'on n'a pas ou-
blié les libraires, surtout ceux dont il s'est au-
trefois servi. L'on en a même tenu un très-
longtemps à la Bastille sous d'autres prétextes,
mais en effet pour l'endoctriner plus long-
temps à loisir sur le compte de Jean-Jac-
ques (2) On a recommandé à tout ce qui l'en-
toure de veiller particulièrement à ce qu'il peut
écrire. On a même tâché de lui en ôtcr les
(1 ) Comme quand on vouloit à toute force m'envoyer le vin
d'honneur à Amiens, qu'à Londres les tambours des gardes
dévoient venir battre à ma porte, et qu au Temple M. le priuce
de ConU m'envoya sa musique à mon lever.
('} On y a détenu de même, en même temps, etpourle même
effet, un Genevois de mes amis, lequel, aigri par d'anciens
griefs contre les magistrats de Genève, excitoit les citoyens
contre eux à mon occasion. Je pensois bien différemment, et
jamais, en écrivant soit à eux soit à lui, je ne cessai de les pres-
ser d'abandonner tons ma cause, et de remettre à de meilleurs
temps la défense de leurs droits. Cela n'empêcha pas qu'on ne
pribliât avoir trouvé tout le contraire dans les lettres que je
Jo» écrivoi'i, et que cétoit mol qui étois le boute-feu. Que peu-
vent désormais attendre des gens puissants la justice, la vérité,
rinnocena-,(|uaud une fois ils en sont venusjusque-là?
moyens, et l'on étoit parvenu, dans la retraite
où on l'avoit attiré en Dauphiné, à écarter do
lui toute encre lisible, en sorte qu'il ne pût
trouver sous ce nom que de l'eau légèrement
teinte , qui même en peu de temps perdoit
toute sa couleur. Malgré toutes ces précautions,
le drôle est encore parvenu à écrire ses Mémoi-
res, qu'il appelle ses Confessions, et que nous
appelons ses mensonges, avec de l'encre de la
Chine, à laquelle on n'avoit pas songé : mais,
si l'on ne peut l'empêcher de barbouiller du
papier à son aise , on l'empêche au moins de
faire circuler son venin : car aucun chiffon, ni
petit, ni grand, pas un billet de deux lignes ne
peut sortir de ses mains sans tomber, à l'in-
stant même, dans celles des gens établis pour
tout recueillir. A l'égard de ses discours, rien
n'en est perdu. Le premier soin de ceux qui
l'entourent est de s'attacher à le faire jaser; ce
qui n'est pas difficile, ni même de lui faire dire
à peu près ce qu'on veut, ou du moins comme
on le veut pour en tirer avantage, tantôt en lui
débitant de fausses nouvelles, tantôt en l'ani-
mant par d'adroites contradictions, et tantôt
au contraire en paroissant acquiescera tout ce
qu'il dit. C'est alors surtout qu'on lient un re-
gistre exact des indiscrètes vivacités qui lui
échappent, et qu'on amplifie et commente do
sang-froid. Ils prennent en même temps toutes
les précautions possibles pour qu'il ne puisse
tirer d'eux aucune lumière, ni par rapport à
lui, ni par rapport à qui que ce soit. On ne
prononce jamais devant lui le nom de ses pre-
miers délateurs, et l'on ne parle qu'avec la plus
grande réserve de ceux qui influent sur son
sort; de sorte qu'il lui est impossible de parve-
nir à savoir ni ce qu'ils disent , ni ce qu'ils
font, s'ils sont à Paris ou absens, ni même
s'ils sont morts ou en vie. On ne lui parle
jamais de nouvelles, ou on ne lui en dit que
de fausses ou de dangereuses, qui seroient
de sa part de nouveaux crimes s'il s'avisoit
de les répéter. En province, on empôchoit
aisément qu'il ne lût aucune gazette. A l*a-
ris, où il yauroit trop d'affectation, l'on em-
pêche au moins qu'il n'en voie aucune dont d
puisse tirer quelque instruction qui le regarde,
et surtout celles où nos messieurs font parior
de lui. S'il s'enquiert de quelque chose, personne
n'en sait rien; s'il s'infot me de quelqu'un, per-
Bonne ne le connoît; s'il demandoit avec un
peu d'empressement le temps qu'il fait, on ne
■ le lui diroit pas. Mais on s'applique, en revan-
che, à lui faire trouver les denrées, sinon à
meilleur marché, du moins de meilleure qua-
lité qu'il ne les auroit au même prix, ses bienfai-
teurs suppléant généreusement de leur bourse
à ce qu'il en coûte de pluspoursatisfaireladéli-
catesse qu'ils lui supposent, et qu'ils tâchent
même d'exciter en lui par l'occasion et le bon
marché, pour avoir le plaisir d'en tenir note.
De cette manière, mettant adroitement le menu
peuple dans leur confidence, ils lui font l'au-
mône publiquement malgré lui, de façon qu'il
lui soit impossible de s'y dérober, et cette cha-
rité, qu'on s'attache à rendre bruyante, a
peut-être contribué plus que toute autre chose
à le déprimer autant que le désiroient ses amis.
Rocss. Comment, ses amis?
Le Fr. Oui, c'est un nom qu'aiment à pren-
dre toujours nos messieurs, pour exprimer
toute leur bienveillance envers lui, touie leur
sollicitude pour son bonheur, et, ce qui est très-
bien trouvé, pour le faire accuser d'ingra-
titude en se montrant si peu sensible à tant
de bonté.
RODSS. 11 y a là quelque chose que je n'en-
tends pas bien. Expliquez-moi mieux tout cela,
je vous prie.
Le Fr. Il importoit, comme je vous l'ai dit,
pour qu'on pût le laisser libre sans danger, que
sa diftamaiion fût universelle ('). Il ne suffi-
soit pas de la répandre dans les cercles et parmi
la bonne compagnie, ce qui n'étoit pas difficile
et fut bientôt fait; il falloit qu'elle s'étendît
parmi tout le peuple et dans les plus bas étages
aussi bien que dans les plus élevés ; et cela pré-
sentoit plus de difficulté ; non-seulement parce
que l'affectation de le tympaniser ainsi àson insu
(') Je n'ai pointvouluparlericide cequise fait au théâtre (*)
et de ce qui s'imprime journellement en Hollande et ailleurs,
parce que cela passe toute croyance, et qu'en le voyant, et en
ressentant continuellement les tristes effets, j ai peine encore
i le croire moi-même. Il y a quinze ans que tout cela dure,
toujours avec l'approbation publique et l'aveu du gouverne-
ment. Et moi je vieillis ainsi seul parmi tous ces forcenés, sans
aucune consolation de personne, sans néanmoins perdre ni
courage ni patience, et dans l'ignorance où l'on me tient, éle-
vant au ciel, pour toute défense, un cœur exempt de fraude,
et des mains pures de tout mal.
('} Allmion )i la manière dont le traita l'Acailiimie royalotle mnsitjue,
qui s'eni(>ara Ju Devin du village, rclusa la |>orte de la salie du »jicc-
tdcli' a l'aiilcur, cl lit {icndre celui-ci eu effigie. M, F
PUEMIEU DIALOGUE. 27
pou voit scandaliser les simples, mais surtout à
cause de l'inviolable loi de lui cacher tout ce
qui le regarde, pour éloigner à jamais de lui
tout éclaircissement, toute instruction, tout
moyen de défense et de justification, toute oc-
casion de faire expliquer personne, de remon-
ter à la source des lumières qu'on a sur son
compte ; et qu'il étoit moins sûr pour cet effet
de compter sur la discrétion de la populace que
sur celle des honnêtes gens. Or, pour l'intéres-
ser, cette populace, à ce mystère, sans parottro
avoir cet objet, ils ont admirablement tiré parti
d'une ridicule arrogance de notre homme, qui
est de faire le fier sur les dons, et de ne vou-
loir pas qu'on lui fasse l'aumône.
Rouss. Mais je crois que vous et moi serions
assez capables d'une pareille arrogance; qu'en
pensez-vous?
Le Fr. Cette délicatesse est permise à d'hon-
nêtes gens. Mais un drôle comme cela qui fait
le gueux quoiqu'il soit riche , de quel druit
ose-t-il rejeter les menues charités de nos
messieurs ?
Rouss. Du même droit, peut-être, que les
mcndians rejettent les siennes. Quoi qu'il on
soit, s'il fait le gueux, il reçoit donc ou demande
l'aumône? car voilà tout ce qui dislingue le
gueux du pauvre, qui n'est pas plus riche que
lui, mais qui se contente de ce qu'il a, et ne de-
mande rien à personne.
Le Fr. Eh non ! celui-ci ne la demande pas
directement. Au contraire, il la rejette insolem-
ment d'abord ; mais il cède à la fin tout douce-
ment quand on s'obstine.
Rouss. Il n'est donc pas si arrogant que
vous disiez d'abord ; et, retournant votre ques-
tion, je demande à mon tour pourquoi ils s'obs-
tinent à lui faire l'aumône comme à un gueux,
puisqu'ils savent si bien qu'il est riche.
Le Fr. Le pourquoi, je vous l'ai déjà dit.
Ce seroit, j'en conviens, outrager un honnête
homme : mais c'est le sort que mérite un pa-
reil scélérat d'être avili par tous les moyens
possibles ; et c'est une occasion de mieux mani-
fester son ingratitude, par celle qu'il témoigne
à ses bienfaiteurs.
RoDSS. Trouvez-vous que lintention de l'a-
vilir mérite une grande reconnoissance?
Le Fr. Non, mais c'est l'auiiiôtie qui la mé-
rite. Car, comme disent très-bien nos mes-
28
PREMU-K DIALOGUE.
sieurs, l'argent rachète tout, et rien ne le
rachète. Quelle que soit l'intention de celui qui
donne, même par force, 11 reste toujours bien-
faiteur, et mérite toujours comme tel la plus
vive reconnoissance. Pour éluder donc la bru-
tale rusticité de notre homme, on a imaginé
de lui faire en détail, à son insu, beaucoup de
petits donsbruyans qui demandent le concours
de beaucoup de gens, et surtout du menu
peuple, qu'on fait entrer ainsi sans affectation
dans la grande confidence, afin qu'à l'horreur
pour ses forfaits se joigne le mépris pour sa
misère, et le respect pour ses bienfaiteurs. On
s'informe des lieux où il se pourvoit des den-
rées nécessaires à sa subsistance, et l'on a soin
qu'au même prix on les lui fournisse de meil-
leure qualité, et par conséquent plus chères.
Au fond, cela ne lui fait aucune économie, et
il n'en a pas besoin, puisqu'il est riche : mais
pour le même argent il est mieux servi ; sa
bassesse et la générosité de nos messieurs cir-
culent ainsi parmi le peuple, et l'on parvient de
celte manière à l'y rendre abject et méprisable
en paroissant ne songer qu'à son bien-être et à
le rendre heureux malgré lui. Il est difficile que
le misérable ne s'aperçoive pas de ce petit ma-
nège, et tant mieux : car s'il se fâche, cela
prouve de plus en plus son ingratitude; et s'il
change de marchands, on répète aussitôt la
même manœuvre; la réputation qu'on veut
lui donner se répand encore plus rapidement.
Ainsi plus il se débat dans ses lacs, et pins il
les resserre.
Kouss. Voilà, je vous l'avoue, ce que je ne
comprcnois pas bien d'abord. Mais, monsieur,
vous en qui j'ai connu toujours un cœur si droit,
se peut-il que vous approuviez de pareilles ma-
nœuvres?
Le Fr. Je les blâmerois fort pour tout au-
tre ; mais ici je les admire par le motif de bonté
qui les dicte, sans pourtant avoir voulu jamais
y tremper. Je hais Jean-Jacques, nos messieurs
l'aiment; ils veulent le conserver à tout prix ;
il est naturel qu'eux et moi ne nous accordions
pas sur la conduite à tenir avec un pareil
homme. Leur système, injuste peut-être en
lui-même, est rectifié par l'intention.
Rouss. Je crois qu'il me la rendroit suspecte:
car on ne va point au bien par le mal, ni à la
vertu par la fraude. Mais, puisque vous m'as-
surez que Jean-Jacques est riche, comment le
public accorde-t-il ces choses-là? Car enfin
rien ne doit lui sembler plus bizarre et moins
méritoire qu'une aumône faite par force à un
riche scélérat.
Le Fr. Oh 1 le public ne rapproche pas ainsi
les idées q.u'on a l'adresse de lui montrer sépa-
rément. Il le voit riche pour lui reprocher de
faire le pauvre, ou pour le frustrer du pro-
duit de son labeur en se disant qu'il n'en a pas
besoin. Il le voit pauvre pour insulter à sa mi-
sère et le traiter comme un mendiant. 11 ne le
voit jamais que par le côté qui pour l'instant
le montre plus odieux ou plus méprisable,
quoique incompatible avec les autres aspects
sous lesquels il le voit en d'autres temps.
Rocss. Il est certain qu'à moins d'être de la
plus brute insensibilité il doit être aussi pénétré
que surpris de cette association d'attentions et
d'outrages dont il sent à chaque instant les ef-
fets. Mais quand, pour l'unique plaisir de ren-
dre sa diffamation plus complète, on lui passe
journellement tous ses crimes, qui peut être
surpris s'il profite de cette coupable indulgence
pour en commettre incessamment de nouveaux?
C'est une objection que je vous ai déjà faite,
et que je répète parce que vous l'avez éludée
sans y répondre. Par tout ce que vous m'avez
raconté, je vois que, malgré toutes les me-
sures qu'on a prises, il va toujours son train
comme auparavant, sans s'embarrasser en au-
cune sorte dessurveillans dont il se voit entouré.
Lui qui prit jadis là-dessus tant de précautions
que, pendant quarante ans, trompant exacte-
ment tout le monde, il passa pour un honnête
homme, je vois qu'il n'use de la liberté qu'on
lui laisse que pour assouvir sans gêne sa mé-
chanceté, pour commettre chaque jour de
nouveaux forfaits dont il est bien sûr qu'aucun
n'échappe à ses surveilians, et qu'on lui laisse
tranquillement consommer. Est-ce donc une
vertu si méritoire à vos messieurs d'abandon-
ner ainsi les honnêtes gens à la furie d'un scé-
lérat, pour l'unique plaisir de compter tran-
quillement ses crimes, qu'il leur seroit si aisé
d'empêcher?
Le Fr. Ils ont leurs raisons pour cela.
Rouss. Je n'en doute point : mais ceux mêmes
qui conîmetlent les crimes ont sans doute aussi
leurs raisons : cela suffit-il pour les justifier?
PUEMIKR DIAI.OGUF.
29
Singulière bonlé, convcnoz-en, que celle qui, ! qu'on ne le sache, qu'il n'exécute rien d'im-
pour rendre le coupable odieux, refuse d'ein- ' portant qu'on ne le veuille; et, sur le reste,
pécher le crime et s'occupe à choyer le scélérat
aux dépens des innocens dont il fait sa proie!
Laisser commettre les crimes qu'on peut empo-
cher n'est pas seulement en être témoin , c'est
en être complice. D'ailleurs, si on lui laisse tou-
jours faire tout ce que vous dites qu'il fait,
que sert donc de l'espionner de si près avec
tant de vigilance et d'activité? Que sert davoir
découvert ses œuvres, pour les lui laisser con-
tinuer comme si l'on n'en savoit rien? que sert
de gêner si fort sa volonté dans les choses in-
différentes, pour la laisser en toute liberté dès
qu'il s'agit de malfaire? On diroit que vos
messieurs ne cherchent qu'à lui ôter tout moyen
de faire autre chose que des crimes. Cette in-
dulgence vous paroît-elle donc si raisonnable,
si bien entendue, et digne de personnages si
vertueux ?
Le Fr. Il y a dans tout cela, je dois l'avouer,
des choses que je n'entends pas fort bien moi-
môme; mais on m'a promis de m'expliquer tout
à mon entière satisfaction. Peut-être pour le
rendre plus exécrable a-t-on cru devoir charger
un peu le tableau de ses crimes, sans se faire
un grand scrupule de cette charge, qui dans le
fond importe assez peu; car, puisqu'un homme
coupable d'un crime est capable de cent, tous
ceux dont on l'accuse sont tout au moins dans
sa volonté, et l'on peut à peine donner le nom
d'impostures à de pareilles accusations.
Je vois que la base du système que l'on suit
à son égard est le devoir qu'on s'est imposé
qu'il fût bien démasqué, bien connu de tout le
monde, et néanmoins de n'avoir jamais avec
lui aucune explication, de lui ôter toute con-
noissance de ses accusateurs et toute lumière
certaine des choses dont il est accusé. Cette
double nécessité est fondée sur la nature des
crimes qui rendroit leur déclaration publique
trop scandaleuse, et qui ne souffre pas qu'il
soit convaincu sans être puni. Or voulez-vous
qu'on le punisse sans le convaincre? Nos for-
mes judiciaires ne le permettroient pas, et ce
seroit aller directement contre les maximes
d'indulgence et de commisération qu'on veut
suivre à son égard. Tout ce qu'on peut donc
d'avertir tout le monde du danger qu'il y a
d'écouter et fréquenter un pareil scélérat. Il
est clair qu'ainsi bien avertis ceux qui s'expo-
sent à ses attentats no doivent, s'ils y succom-
bent , s'en prendre qu'à eux-mêmes. C'est un
malheur qu'il n'a tenu qu'à eux d'éviter, puis-
que, fuyant comme il fait les hommes, ce n'est
pas lui qui va les chercher.
Ilocss. Autant en peut-on dire à ceux qui
passent dans un bois où l'on sait qu'il y a des
voleurs, sans que cela fasse une raison valable
pour laisser ceux-ci en toute liberté d'aller leur
train; surtout quand, pour les contenir, il suf-
fît de le vouloir. Mais quelle excuse peuvent
avoir vos messieurs, qui ont soin de fournir
eux-mêmes dos proies à la cruauté du barbare
par les émissaires dont vous m'avez dit qu'ils
l'entourent, qui tâchent à toute force de se fa-
miliariser avec lui, et dont sans doute il a soin
de faire ses premières victimes?
Le Fr. Point du tout. Quelque familière-
ment qu'ils vivent chez lui, tâchant même d'y
manger et boire sans s'embarrasser des risques,
il ne leur en arrive aucun mal. Les personnes
sur lesquelles il aime à assouvir sa furie sont
celles pour lesquelles il a de l'estime et du pen-
chant, celles auxquelles il voudroit donner sa
confiance pour peu que leurs cœurs s'ouvrissent
au sien, d'anciens amis qu'il regrette, et dans
lesquels il semble encore chercher les consola-
tions qui lui manquent. C'est ceux-là qu'il
choisit pour les expédier par préférence; le
lien de l'amitié lui pèse, il ne voit avec plaisir
que ses ennemis.
Uouss. On ne doit pas disputer contre les
faits; mais convenez que vous me peignez là
un bien singulier personnage, qui n'empoisonne
que ses amis, qui ne fait des livres qu'en fa-
veur de ses ennemis, et qui fuit les hommes
pour leur faire du mal.
Ce qui me paroît encore bien étonnant en
tout ceci, c'est comment il se trouve d'honnê-
tes gens qui veuillent rechercher, hanter un
pareil monstre, dont l'abord seul devroit leur
faire horreur. Que la canaille envoyée par vos
messieurs et faite pour l'espionnage s'empare
faire pour la sûreté publique est premièrement ' de lui, voilà ce que je comprends sans peine,
de le surveiller si bien, qu'il n'entreprenne rien Je comprends encore que, trop heureux de
50
PREMIER DIALOGUE.
trouver quelqu'un qui veuille le souffrir, il ne I
doit pas, lui, misanthrope avec les honnêtes
gens, mais à charge à lui-même, se rendre
diflicile sur les liaisons; qu'il doit voir, ac-
cueillir, rechercher avec grand empressement
les coquins qui lui ressemblent, pour les enga-
ger dans SCS damnablcs complots. Eux, de
leur côté, dans l'espoir de trouver en lui un
bon camarade bien endurci, peuvent, malgré
l'effroi qu'on leur a donné de lui, s'exposer,
par l'avantage qu'ils en espèrent, au risque de
le fréquenter. Mais que des gens d'honneur
cherchent à se faufiler avec lui, voilà, monsieur,
ce qui me passe. Que lui disent-ils donc? quel
ton peuvent-ils prendre avec un pareil person-
nage? Un aussi grand scélérat peut très-bien
être un homme vil qui pour aller à ses fins
souffre toutes sortes d'outrages, et, pourvu
qu'on lui donne à dîner, boit les affronts comme
l'eau, sans les sentir ou sans en faire semblant;
mais vous m'avouerez qu'un commerce d'in-
sulte et de mépris d'une part, de bassesse et
do mensonge de l'autre, ne doit pas être fort
attrayant pour d'honnêtes gens.
Le Fr. Ils en sont plus estimables de se sa-
crifier ainsi pour le bien public. Approcher de
ce misérable est une œuvre méritoire, quand
elle mène à quelque nouvelle découverte sur
son caractère affreux. Un tel caractère tient
du prodige et ne sauroit être assez attesté.
Vous comprenez que personne ne l'approche
pour avoir avec lui quelque société réelle, mais
seulement pour tâcher de le surprendre, d en
tirer quelque nouveau trait pour son portrait,
quelque nouveau fait pour son histoire, quel-
que indiscrétion dont on puisse faire usage
pour le rendre toujours plus odieux. D'ailleurs,
comptez-vous pour rien le plaisir de le persi-
fler, de lui donner à mots couverts les noms
injurieux qu'il mérite, sans qu'il ose ou puisse
répondre , de peur de déceler l'application
qu'on le force à s'en faire ! C'est un plaisir
qu'on peut savourer sans risque ; car, s'il se
fâche, il s'accuse lui-même; et, s'il ne se fâche
pas, en lui disant ainsi ses vérités indirecte-
ment, on se dédommage de la contrainte où
l'on est forcé de vivre avec lui en feignant de
le prendre pour un honnête homme.
Rouss. Je ne sais si ces plaisirs-là sont fort
doux ; pour moi je ne les trouve pas fort no-
bles, et je vous crois assez du môme avis, puis-
que vous les avez toujours dédaignés. Mais,
monsieur, à ce compte, cet homme chargé de
tant de crimes n'a donc jamais été convaincu
d'aucun?
Le Fr. Eh I non vraiment. C'est encore un
acte de l'extrême bonté dont on use à son égard,
de lui épargner la honte d'être confondu. Sur
tant d'invincibles preuves, n'est-il pas com-
plètement jugé sans qu'il soit besoin de l'en-
tendre? Où règne l'évidence du délit, la con-
viction du coupable n'est-elle pas superflue?
Elle ne seroit pour lui qu'une peine de plus.
En lui ôtant l'inutile liberté de se défendre, on
ne fait que lui ôter celle de mentir et de ca-
lomnier.
Rouss. Ah! grâces au ciel, je respire! vous
délivrez mon cœur d'un grand poids.
Le Fr. Qu'avez-vous donc? d'où vous naît
cet épanouissement subit après l'air morne et
pensif qui ne vous a point quitté durant tout
cet entretien, et si différent de l'air jovial et
gai qu'ont tous nos messieurs quand ils parlent
de Jean-Jacques et de ses crimes?
Rouss. Je vous l'expliquerai, si vous avez la
patience de m'entendre; car ceci demande en-
core des digressions.
Vous connoisscz assez ma destinée pour sa-
voir qu'elle ne m'a guère laissé goûter les pros-
pérités de la vie : je n'y ai trouvé ni les biens
dont les hommes font cas, ni ceux dont j'au-
rois fait cas moi-même ; vous savez à quel prix
elle m'a vendu celle fumée dont ils sont si avi-
des, et qui, même eût-elle été plus pure, n'é-
toit pas l'aliment qu'il falloit à mon cœur. Tant
que la fortune ne m'a fait que pauvre, je n'ai
pas vécu malheureux. J'ai goûté quelquefois de
vrais plaisirs dans l'obscurité : mais je n'en
suis sorti que pour tomber dans un gouffre de
calamités, et ceux qui m'y ont plongé se sont
appliqués à me rendre insupportables les maux
qu'ils fcignoient de plaindre, et que je n'aurois
pas connus sans eux. Revenu de cette douce
chimère de l'amitié, dont la vaine recherche a
fait tous les malheurs de ma vie, bien plus re-
venu des erreurs de l'opinion dont je suis la
victime, ne trouvant plus parmi les hommes
ni droiture, ni vérité, ni aucun de ces senti-
mens que je crus innés dans leurs âmes, pjirce
qu'ils l'étoient dans la mienne, et sans lesquels
PREMIER DIALOGUE.
3i
louto société n'est que tromperie et mensonge,
je me suis retiré au dedans de moi; et, vivant
entre moi et la nature, je goûtois une douceur
inKnie à penser que je n'étois pas seul, que je
ne conversois pas avec un être insensible et
mort, que mes maux étoient comptés, que ma
patience étoit mesurée, et que toutes les mi-
sères de ma vie n'étoient que des provisions
de dédommagemens et de jouissances pour un
meilleur état. Je n'ai jamais adopté la philoso-
phie des heureux du siècle; elle n'est pas faite
pour moi ; j'en chcrchois une plus appropriée
à mon cœur, plus consolante dans l'adversité,
plus encourageante pour la vertu. Je la trou-
vois dans les livres de Jean-Jacques. J'y puisois
des sentimens si conformes à ceux qui m'étoient
naturels, j'y sentois tant de rapports avec mes
propres dispositions, que, seul parmi tous les
auteurs que j'ai lus, il éloit pour moi le peintre
de la nature et l'historien du cœur humain. Je
reconnoissois dans ses écrits l'homme que je
retrouvois en moi, et leur méditation map-
prenoit à tirer de moi-même la jouissance et le
bonheur que tous les autres vont chercher si
loin d'eux.
Son exemple m'étoit surtout utile pour nour-
rir ma confiance dans les sentimens que j'avois
conservés seul parmi mes contemporains. J'é-
tois croyant, je l'ai toujours été, quoique non
pas comme les gens à symboles et à formules.
Les hautes idées que j'avois de la Divinité me
faisoient prendre en dégoût les institutions des
hommes et les religions factices. Je ne voyois
personne penser comme moi ; je me Irouvois
seul au milieu de la multitude autant par mes
idées que par mes sentimens. Cet état solitaire
étoit triste ; Jean-Jacques vint m'en tirer. Ses
livres me fortifièrent contre la dérision des es-
prits forts. Je trouvai ses principes si confor-
mes à mes sentimens, je les voyois naître de
méditations si profondes, je les voyois appuyés
d(; si fortes raisons, que je cessai de craindre,
comme on me le crioit sans cesse, qu'ils ne fus-
sent l'ouvrage des préjugés et de l'éducation.
Je vis que, dans ce siècle où la philosophie ne
fait que détruire, cet auteur seul édifioit avec
solidité. Dans tous les autres livres, je démê-
lois d'abord la passion qui les avoit dictés, et
le but personnel que l'auteur avoit eu en vue.
Le seul Jean-Jacques me parut chercher la vé-
rité avec droiture et simplicité de cœur. Lui
seul me parut montrer aux hommes la roule
du vrai bonheur en leur apprenant à distinguer
la réalité de l'apparence, et l'homme de la na-
ture de l'homme factice et fantastique que nos
institutions et nos préjugés lui ont substitué :
lui seul en un mot me parut, dans sa véhé-
mence, inspiré par le seul amour du bien pu-
blic sans vue secrète et sans intérêt personnel.
Je trouvois d'ailleurs sa vie et ses maximes si
bien d accord, que je me conBrmois dans les
miennes, et j'y prenois plus de confiance par
l'exemple d'un penseur qui les médita si long-
temps, d'un écrivain qui, méprisant l'esprit
de parti et ne voulant former ni suivre aucune
secte, ne pouvbit avoir dans ses recherches
d'autre intérêt que l'intérêt public et celui de
la vérité. Sur toutes ces idées, je me faisois un
plan de vie dont son commerce auroil fait le
charme; et moi, à qui la société des hommes
n'offre depuis long-temps qu'une fausse appa-
rence sans réalité,sans vérilé,sans attachement,
sans aucun véritable accord de sentimens ni
d'idées, et plus digne de mon mépris que de
mon empressement, je me livrois à l'espoir do
retrouver en lui tout ce que javois perdu, de
goûter encore les douceurs d'une amitié sin-
cère, et de me nourrir encore avec lui de ces
grandes et ravissantes contemplations qui font
la meilleure jouissance de cette vie, et la seule
consolation solide qu'on trouve dans l'adversité.
J'étois plein de ces sentimens, et vous l'avez
pu connoître, quand avec vos cruelles confi-
dences vous êtes venu resserrer mon cœur et
en chasser les douces illusions auxquelles il
éloit prêt à s'ouvrir encore. Non, vous ne con-
noîtrez jamais à quel point vous l'avez déchiré;
il faudroit pour cela sentir à combien de céles-
tes idées tenoient celles que vous avez détrui-
tes. Je touchois au moment d'être heureux en
dépit du sort et des hommes, et vous me re-
plongez pour jamais dans toute ma misère; vous
m'ôtez toutes les espérances qui me la faisoient
supporter. Un seul homme pensant comme
moi nourrissoit ma confiance, un seul homme
vraiment vertueux me faisoit croire à la vertu,
m'animoil à la chérir, à l'idolâtrer, à tout espé-
rer d'elle; et voilà qu'en m'ôtant cet appui vous
me laissez seul sur la terre englouti dans un
gouffre de maux, sans qu'il me reste la moia-
32
PUEMIEU DIALOGUE.
dre lueur d*e»poir dans cette vie, et prêt à
perdre encore celui de retrouver dans un meil-
leur ordre de choses le dédommagement de tout
ce que j'ai souffert dans celui-ci.
Vos premières déclarations me bouleversè-
rent. L'appui de vos preuves me les rendit plus
accablantes, et vous navrâtes mon âme des plus
amères douleurs que j'aie jamais senties. Lors-
que, entrant ensuite dans le détail des manœu-
vres systématiques dont ce malheureux homme
est l'objet, vous m'avez développé le plan de
conduite à son égard, tracé par l'auteur de ces
découvertes, et fidèlement suivi par tout le
monde, mon attention partagée a rendu ma
surprise plus grande et mon affliction moins
vive. J'ai trouvé toutes ces manœuvres si cau-
teleuses, si pleines de ruses et d'astuce, que je
n'ai pu prendre de ceux qui s'en font un système
la haute opinion que vous vouliez m'en donner;
et, lorsque vous les combliez d'éloges, je sen-
tois mon cœur en murmurer malgré moi. Jad-
mirois comment d'aussi nobles motifs pou voient
dicter des pratiques aussi basses, comment la
fausseté, la trahison, le mensonge, pouvoient
être devenus des instrumens de bienfaisance et
de charité ; comment enfin tant de marches
obliques pouvoient s'allier avec la droiture.
Avois-je tort? Voyez vous-même, et rappelez-
vous tout ce que vous m'avez dit. Ah I conve-
nez du moins que tant d'enveloppes ténébreu-
ses sont un manteau bien étrange pour la
vertu !
La force de vos preuves l'emportoit néan-
moins sur tous les soupçons que ces machina-
lions pouvoient m'inspirer. Je voyois qu'après
tout celte bizarre conduite, toute choquante
qu'elle me paroissoit, n'en éloit pas moins une
œuvre de miséricorde, et que, voulant épar-
'gner à un scélérat les traitemens qu'il avoit
mérités, il falloit bien prendre des précau-
tions extraordinaires pour prévenir le scan-
dale de cette indulgence, et la mettre à an
prix qui ne tentât ni d'autres d'en désirer une
pareille, ni lui-même d'en abuser. Voyant ainsi
tout le monde s'empresser à l'envi de le ras-
sasier d'opprobres et d indignités, loin do le
plaindre, je le méprisois davantage d'acheter
si lâchement l'impunité au prix d'un pareil
destin.
Vous m'avez répété tout cela bien des fois,
et je me le disois après vous en gémissant.
L'angoisse de mon cœur n'empêchoit pas ma
raison d'être subjugée, et de cet assentiment
que j'étois forcé de vous donner résultoit la
situation d'âme la plus cruelle pour un honnête
homme infortuné, auquel on arrache impitoya-
blement toutes les consolations, toutes les res-
sources, toutes les espérances qui lui rendoient
ses maux supportables.
Un trait de lumière est venu me rendre tout
cela dans un instant. Quand j'ai pensé, quand
vous m'avez confirmé vous-même que cet
homme si indignement traité pour tant de cri-
mes atroces n'avoit éié convaincu d'aucun ,
vous avez d'un seul mot renversé toutes vos
preuves ; et si je n'ai pas vu l'imposture où
vous prétendez voir l'évidence, cette évidence
au moins a tellement disparu à mes yeux, que
dans tout ce que vous m'aviez démontré je ne
vois plus qu'un problème insoluble, un mys-
tère effrayant, impénétrable, que la seule
conviction du coupable peut éclaircir à mes
yeux.
Nous pensons bien différemment, monsieur,
vous et moi sur cet article. Selon vous, l'évi-
dence des crimes supplée à cette conviction ; et,
selon moi, cette évidence consiste si essentiel-
lement dans celte conviction même, qu'elle ne
p(>ut exister sans elle. Tant qu'on n'a pas en-
tendu l'accusé, les preuves qui le condamnent,
quelque fortes qu'elles soient, quelque convain-
cantes qu'elles paroissent, manquent du sceau
qui peut les montrer telles même lorsqu'il n'a
pas été possible d'entendre l'accusé, comme
lorsqu'on fait le procès à la mémoire d'un
mort; car, en présumant qu'il n'auroit rien eu
à répondre, on peut avoir raison, mais on a
tort de changer cette présomption en certitude
pour le condamner, et il n'est permis do punir
le crime que quand il ne reste aucun moyen
d'en douter. Mais quand on vient jusqu'à refu-
ser d'entendre l'accusé vivant et présent, bien
que la chose soit possible et facile, quand ou
prend des mesures extraordinaires pour l'em-
pêcher de parler, quand on lui cadie avec le
plus grand soi» l'accusation, l'accusai^eur, les
preuves, dès lors toutes ces preuves devenues
suspectes perdent toute leur force sur mon es-
prit. N'oser les soumettre à l'épreuve, qui les
confirme, c'est me faire présumer qu'elles ne
PREMIER DIALOGUE.
o.>
la souliendrolent pas. Ce grand principe, bnse ' aux yeux des hommes la vérité du sein des
et sceau de lonie justice, sans lequel la société ' passions, il faut que ces passions s'entre-cho-
humaine crouleroit par ses fondemens, est si ' quent, se combattent, et que celle qui accuse
sacré, si inviolable dans la pratique, que, quand ] trouve un contre-poids éf;al dans celle qui dé-
toute la ville auroit vu un homme on assassiner | fend, afin que la raison seule et la justice rom-
un autre dans la place publique, encore ne pu-
niroit-on point l'assassin sans Pavoir préalable-
ment entendu.
Le Fr. Hé quoi ! des formalités judiciaires
qui doivent être générales et sans exception
dans les tribunaux, quoique souvent supeillues,
font-elles loi dans des cas de grâce et de béni-
gnité comme celui-ci? D'ailleurs, l'omission de
ces formalités peut-elle changer la nature des
choses, faire que ce qui est démontré cesse de
l'être, rendre obscur ce qui est évident, et, dans
l'exemple que vous venez de proposer, le délit
seroit-il moins avéré, le prévenu seroit-il moins
coupable quand on négligeroit de l'entendre;
et, quand sur la seule notoriété du fait, on l'au-
roit roué sans tous ces interrogatoires d'usage,
en seroit-on moins sûr d'avoir puni justement
un assassin? Enfin toutes ces formes établies
pour constater les délits ordinaires sont-elles
nécessaires à l'égard d'un monstre dont la vie
n'est qu'un tissu de crimes, et reconnu de toute
la terre pour être la honte et l'opprobre de
l'humanité? Celui qui n'a rien d'humain mé-
rite-t-il qu'on le traite en homme ?
RODSS. Vous me faites frémir. Est-ce vous
qui parlez ainsi? Si je le croyois, je fuirois,
au lieu de répondre. Mais non, je vous connois
trop bien. Discutons de sang-froid avec vos
messieurs ces questions importantes d'où dé-
pend, avec le maintien de l'ordre social, la
conservation du genre humain. D'après eux ,
vous parlez toujours de clémence et de grâce ;
mais avant d'examiner quelle est cette grâce,
il faudroit voir d'abord si c'en est ici le cas, et
comment elle y peut avoir lieu. Le droit de
faire grâce suppose celui de punir, et par con-
séquent la préalable conviction du coupable.
Voilà premièrement de quoi il s'agit.
Vous prétendez que celte conviction devient
superflue où règne l'évidence : et moi je pense
au contraire qu'en fait de délit l'évidence ne
peut résulter que de la conviction du coupable,
et qu'on ne peut prononcer sur la force des
preuves qui le condamnent, qu'après l'avoir en-
tendu. La raison en est que, pour faire sortir
T. IV.
peut l'équilibre et fassent pencher la balance.
Quand un homme se fait le délateur d'un autre,
il est probable, il est presque sûr qu'il est mû
par quelque passion secrète qu'il a grand soin
de déguiser. Mais quelque raison qui le déter-
mine, et fût-ce même un motif de pure vertu,
toujours est-il certain que, du moment qu'il
accuse, il est animé du vif désir de montrer
l'accusé coupable, ne fût-ce qu'afin de ne pas
passer pour calomniateur ; et comme d ailleurs
il a pris à loisir toutes ses mesures, qu'il s'est
donné tout le temps d'arranger ses machines
et de concerter ses moyens et ses preuves, le
moins qu'on puisse faire pour se garantir de
surprise est de les exposer à l'examen et aux
réponses de l'accusé, qui seul a un intérêt suf-
fisant pour les examiner avec toute l'attention
possible, et qui seul encore peut donner tous
les éclaircissemens nécessaires pour en bien
juger. C'est par une semblable raison que la
déposition des témoins, en quelque nombrt;
qu'ils puissent être, n'a de poids qu'après la
coufrontation. De cette action et réaction et du
choc de ces intérêts opposés doit naturellement
sortir aux yeux du juge la lumière de la vérité :
c'en est du moins le meilleur moyen qui soit on
sa puissance. Mais si l'un de ces inlérôts «git
seul avec toute sa force, et que le contre-poids
de l'autre manque, comment l'équilibre resie-
ra-t-il dans la balance? Le juge, que je veux
supposer tranquille, impartial, uniquement
animé de l'amour de la justice, qui communé-
ment n'inspire pas de grands efforts pour l'in-
térêt d'autrui, comment s'assurera-t-il d'avoir
bien pesé le pour et le contre, d'avoir bien pé-
nétré par lui seul tous les artifices de l'accusa-
teur, d'avoir bien démêlé des faits exactement
vrais ceux qu'il controuve, qu'il altère, qu'd
colore à sa fantaisie, d'avoir même deviné ceux
qu'il tait et qui changent l'effet de ceux qu'il
expose? Quel est l'homme audacieux qui, non
moins sûr de sa pénétration que de sa vertu ,
s'ose donner pour ce juge-là? Il faut, pour
remplir avec tant de confiance un devoir si té-
méraire, qu'il se sente l'infaillibilité d'un Dieu.
3
?4
PREMIER DIALOGUE.
Que seroit-ce si, au lieu de supposer ici un
juge parfaitement intègre et sans passion, je le
supposois aninrié d'un désir secret de trouver
l'accusé coupable, et ne cherchant que des
moyens plausibles de justifier sa partialité à ses
propres yeux ?
Cette seconde supposition pojirroit avoir plus
d'une application dans le cas particulier qui
nous occupe; mais n'en cherchons point d'au-
tre que la célébrité d'un auteur dont les succès
passés blessent l'aroour-propre de ceux qui
n'en peuvent obtenir de pareils. Tel applaudit
à la gloire d'un homme qu'il n'a nul espoir
d'offusquer, qui travailleroit bien vite à lui
faire payer cher l'éclat qu'il peut avoir de plus
que lui, pour peu qu'il vît de jour à y réussir.
Dès qu'un homme a eu le malheur de se dis-
tinguer à certain point, à moins qu'il ne se
fasse craindre ou qu'il ne tienne à quelque parti,
il ne doit plus compter sur l'équité des autres
à son égard ; et ce sera beaucoup si ceux mê-
mes qui sont plus célèbres que lui lui pardon-
nent la petite portion qu'il a du bruit qu'ils
voudroient faire tout seuls.
Je n'ajouterai rien de plus. Je ne veux parler
ici qu'à votre raison. Cherchez à ce que je viens
de vous dire une réponse dont elle soit contente,
et je me tais. En attendant voici ma conclusion :
il est toujours injuste et téméraire de juger un
accusé, tel qu'il soit, sans vouloir l'entendre :
mais quiconque jugeant un homme qui a fait
du bruit dans le monde, non-seulement le juge
sans l'entendre, mais se cache de lui pour le
juger, quoique prétexte spécieux qu'il allègue,
et fût-il vraiment juste et vertueux, fût-il un
ange sur la terre, qu'il rentre bien en lui-même,
l'iniquité, sans qu'il s'en doute, est cachée au
fond de son cœur.
Étranger , sans parens , sans appui , seul ,
abandonné de tous, trahi du plus grand nom-
bre, Jean-Jacques est dans la pire position où
l'on puisse être pour être jugé équitablement.
Cependant, dans lesjugemcns sans appel qui le
condamnent à l'infamie, qui est-ce qui a pris sa
défense et parlé pour lui ? qui est-ce qui s'est
donné la peine d'examiner l'accusation, les ac-
cusateurs, les preuves, avec ce zèle et ce soin
que peut seul inspirer l'intérêt de soi-même ou
de son pius intime ami?
Le Fr. Mais vous-même, qui vouliez si fort
être le sien , n'avez-vous pas été réduit au si-
lence par les preuves dont j'étois armé ?
Rouss. Avois je les lumières nécessaires pour
les apprécier, et distinguer à travers tant de
trames obscures les fausses couleurs qu'on a pu
leur donner? suis-je au fait des détails qu'il fau-
droit connoître? puis-je deviner les éclaircis-
semens, les objections, les solutions que pour-
roit donner l'accusé sur des faits dont lui seul
est assez instruit? D'un mot peut-être il eût levé
des voiles impénétrables aux yeux de tout autre,
et jeté du jour sur des manœuvres que nul mor-
tel ne débrouillera jamais. Je me suis rendu,
non parce que j'étois réduit au silence, mais
parce que je l'y croyois réduit lui-même. Je
n'ai rien, je l'avoue, à répondre à vos preuves.
Mais si vous étiez isolé sur la terre, sans dé-
fense et sans défenseur, et depuis vingt ans en
proie à vos ennemis comme Jean-Jacques, on
pourroit sans peine me prouver de vous en se-
cret ce que vous m'avez prouvé de lui, sans que
j'eusse rien non plus à répondre. En seroii-ce
assez pour vous juger sans appel et sans vou-
loir vous écouter?
Monsieur , c'est ici , depuis que le monde
existe, la première fois qu'on a violé si ouver-
tement , si publiquement , la première et la
plus sainte des lois sociales, celle sans laquelle
il n'y a plus de sûreté pour l'innocence parmi
les hommes. Quoi qu'on en puisse dire, il est
faux qu'une violation si criminelle puisse avoir
jamais pour motif l'intérêt de l'accusé; il n'y
a que celui des accusateurs, et même un in-
térêt très-pressant, qui puisse les y déterminer,
et il n'y a que la passion des juges qui puisse
les faire passer outre malgré l'infraction de
cette loi. Jamais ils ne souffriroient cette in-
fraction, s'ils redoutoient d'être injustes. Non,
il n'y a point, je ne dis pas de juge éclairé, mais
d'homme de bon sens, qui, sur les mesures
prises avec tant d'inquiétude et de soin pour
cacher à l'accusé l'accusation, les témoins, les
preuves, ne sente que tout cela ne peut dans
aucun cas possible s'expliquer raisonnablement
que par l'imposture de l'accusateur.
Vousdemandeznéanmoinsquel inconvénient
il y auroit, quand le crime est évident, à rouer
l'accusé sans l'entendre. Et moi je vous de-
mande en réponse quel est l'homme, quel est
I le juge assez hardi pour oser condamner à mort
PREMIER DIALOGUE,
3ri
un accusé convaincu selon toutes les formes ju-
diciaires, aprè:J tant dexemples funestes d in-
nocens bien interrogés, bien entendus, bien
confrontés, bien jugés selon toutes les formes,
et, sur une évidence prétendue, mis à mort
avec la plus grande confiance pour des crimes
quils n avoient point commis. Vous demandez
quel inconvénient il y auroit, quand le crime
est évident, à rouer l'accusé sans l'entendre. Je
réponds que votre supposition est impossible et
contradictoire dans les termes, parce que l'évi-
dence du crime consiste essentiellement dans la
conviction de l'accusé, et que toute autre évi-
dence ou notoriété peut être fausse , illusoire,
et causer le supplice d'un innocent. En faut-il
confirmer les raisons par des exemples ? Par
malheur ils ne nous manqueront pas. En voici
un tout récent, tiré de la gazette de Leyde, et
qui mérite d'être cité. Un homme accusé dans
un tribunal dÂngleterre dun délit notoire, at-
testé par un témoignage public et unanime, se
défendit par un alibi bien singulier. 11 soutint
et prouva que le même jour et à la même heure
où on l'avoit vu commettre le crime, il étoit en
personne occupé à se défendre devant un autre
tribunal, et dans une autre ville, d'une accusa-
tion toute semblable. Ce fait, non moins par-
faitement attesté, mit les juges dans un étrange
embarras. A force de recherches et d'enquêtes,
dont assurément on ne se seroit pas avisé sans
cela, on découvrit enfin que les délits attribués
à cet accusé avoient été commis par un- autre
homme moins connu, niais si semblable au pre-
mier, de taille, de figure et de traits, qu'on avoit
constamment pris l'un pour l'autre. Voilà ce
qu'on n'eût point découvert si , sur cette pré-
tendue notoriété, on se fût pressé d'expédier
cet homme sans daigner l'écouter; et vous
voyez comment, cet usage une fois admis, il
pourroit aller de la vie à mettre un habit d'une
couleur plutôt que d'une autre.
Autre article encore plus récent tiré de la ga-
zette de France du 51 octobre ilTi. « Un mal
» heureux, disent les lettres de Londres, alloit
» subir le dernier supplice, et il étoit déjà sur
» l'échafaud, quand un spectateur, perçant la
» foule, cria de suspendre l'exécution, et se dé_
» Clara l'auteur du crime pour lequel cet infor-
» tuné avoit été condamné, ajoutant que sa
» conscience troublée ( cet homme nppnrem-
» ment n'étoil pas philosophe) ne lui permet-
• toit pas en ce moment de sauver sa vie aui
» dépens de l'innocent. Après une nouvelle in-
» struction de l'affaire, le condamné, continue
» l'article, a été renvoyé absous, et le roi a cru
» devoir faire grâce au coupable en faveur de sa
» générosité. » Vous n'avez pas besoin, je crois,
de mes réflexions sur cette nouvelle instruction
de l'affaire, et sur la première, en vertu de la-
quelle l'innocent avoit été condamné à mort.
Vous avez sans doute ouï parler de cet autre
jugement où, sur la prétendue évidence du
crime, onze pairs ayant condamné l'accusé, le
douzième aima mieux s'exposer à mourir de
faim avec ses collègues, que de joindre sa voix
aux leurs, et cela , comme il l'avoua dans la
suite, parce qu'il avoit lui-même commis lo
crime dont l'autre paroissoit évidemment cou-
pable. Ces exemples sont plus fréquens en An-
gleterre, où les procédures criminelles se font
publiquement; au lieu qu'en France, où tout se
passe dans le plus effrayant mystère, les foibles
sont livrés sans scandale aux vengeances des
puissans; et les procédures, toujours igno-
rées du public, ou falsifiées pour le tromper,
restent , ainsi que l'erreur ou l'iniquité des
juges, dans un secret éternel, à moins que
quelque événement extraordinaire ne les en
tire.
C'en est un de cette espèce qui me rappelle
chaque jour ces idées à mon réveil. Tous les
matins avant le jour, la messe de la pie, que
j'entends sonner à Saint-Eustache (*), me sem-
ble un avertissement bien solennel aux juges et
à tous les hommes, d'avoir une confiance moins
téméraire en leurs lumières, d'opprimer et mé-
priser moins la foiblesse, de croire un peu plus
à l'innocence, d'y prendre un peu plus d'inté-
rêt, de ménager un peu plus la vie et l'honneur
de leurs semblables, et enfin de craindre quel-
quefois que trop d'ardeur à punir les crimes
ne leur en fasse commettre à eux-mêmes de bien
(*) On iléiignoit rous ce isom une messe qui se disoit chaque'
jour dans celte église, on mémoire d'une malheureuse ser-
vante qui fut penduecomme convaincue d'avoir volé tjnelqucs
pièces d'argenterie. C'est à Palaisrau que le |»rétcn<lu vol avoit
(lé commis; peu de temps après, ces pièces furent n-trouvécs
dans le cloclier de l'église de Palaiseau, avec beaucoup d'au-
tres objets appartenant à différentes personnes, «-t il fut prouvé
qu'une pie les avoit tous porté» là par rcffel dune habitude
nalurelle à cet animal. O.P.
affreux. Que la singularité des cas que je
viens de citer les rende uniques ciiacun dans
son espèce , qu'on les dispute, qu'on les nie
enfin si l'on veut, combien d'autres cas non
moins imprévus, non moins possibles, peuvent
être aussi singuliers dans la leur! Où est celui
qui sait déterminer avec certitude tous les cas
où les hommes, abusés par de fausses appa-
rences, peuvent prendre l'imposture pour l'é-
vidence, et l'erreur pour la vérité? Quel est
l'audacieux qui, lorsqu'il s'agit de juger capi-
talement un homme, passe en avant, et le con-
damne sans avoir pris toutes les précautions
possibles pour se garantir des pièges du men-
songe et des illusions de l'erreur? Quel est le
juge barbare qui, refusant à l'accusé la déclara-
tion de son crime, le dépouille du droit sacré
d'être entendu dans sa défense, droit qui, loin
de le garantir d'être convaincu, si l'évidence
est telle qu'on la suppose, très-souvent ne suf-
fit pas même pour empêcher le juge de voir
cette évidence dans l'imposture, et de verser
le sang innocent même après avoir entendu l'ac-
cusé ? Osez-vous croire que les tribunaux abon-
dent en précautions superflues pour la sûreté
de l'innocence? Eh 1 qui no sait, au contraire,
que loin de s'y soucier de savoir si un accusé
est innocent et de chercher à le trouver tel, on
ne s'y occupe au contraire qu'à tâcher de le
trouver coupable à tout prix, et qu'à lui ôler
pour sa défense tous les moyens qui ne lui sont
pas formellement accordés parla loi, tellement
que si, dans quelques cas singuliers, lise trouve
une circonstance essentielle qu'elle n'ait pas
prévue, c'est au prévenu d'expier, quoique
innocent, cet oubli par son supplice? Ignorez-
vous que ce qui flatte le plus les juges est d'a-
voir des victimes à tourmenter, qu'ils aime-
roient mieux faire périr cent innocens que de
laisser échapper un coupable; et que, s'ils pou-
voient trouver de quoi condamner un homme
dans toutes les formes, quoique persuadés de
son innocence, ils se hâteroiont de le faire périr
en l'honneur de la loi? Ils s'affligent de la jus-
tification d'un accusé comme d'une perte réelle;
avides de sang à répandre, ils voient à regret
échapper de leurs mains la proie qu'ils s'étoient
promise, et n'épargnent rien de ce qu'ils peu-
vent faire unpunément pour que ce malheur ne
leur arrive pas. Grandier, C;tlas, Langlado et
PREMIER DIALOGUE.
cent autres ont fait du bruit par des circon-
stances fortuites; mais quelle foule d'infortunés
sont les victimes de l'erreur ou de la cruauté des
juges, sans que l'innocence éloufFée sous des
monceaux de procédures viennejamaisau grand
jour, ou n'y vienne que par hasard, long-temps
après la mort des accusés, et lorsque personne
ne prend plus d'intérêt à leur sort? Tout nous
montre ou nous faitsentir l'insuffisance des lois
et l'indifférence desjuges pour la protection des
innocens accusés, déjà punis avant le jugement
par les rigueurs du caqhot et des fers, et à qui
souvent on arrache à force de tourmens l'aveu
des crimes qu'ils n'ont pas commis. Et vous,
comme si les formes élablies et trop souvent
inutiles étoient encore superflues, vous de-
mandez quel inconvénient il y auroit, quand
le crime est évident, à rouer l'accusé sans l'en-
tendre! Allez, monsieur, cette question n'avoit
besoin de ma part d'aucune réponse; et si,
quand vous la faisiez, elle eût été sérieuse, les
murmures de votre cœur y auroient assez ré-
pondu.
Mais si jamais celte forme si sacrée et si né-
cessaire pôuvoit être omise à l'égard de quel-
que scélérat reconnu tel de tous les temps, et
jugé par la voix publique avant qu'on lui im-
putât aucun fait particulier dont il eût à se dé-
fendre, que puis-je penser de la voir écartée
avec tant de sollicitude et de vigilance du ju-
gement du monde, où elle étoit le plus indispen-
sable," de celui d'un homme accusé tout d'un
coup d'être un monstre abominable, après avoir
joui quarante ans de l'estime publique et de la
bienveillance de tous ceux qui l'ont connu ? Est-
il naturel, est-il raisonnable, est-il juste de
choisir seul, pour refuser de l'entendre, "celui
qu'il faudroit entendre par préférence quand
on se permettroit de négliger pour d'autres une
aussi sainte formalité? Je ne puis vous cacher
qu'une sécurité si cruelle et si téméraire me dé-
plaît et me choque dans ceux qui s'ylivrcnt avec
tant de confiance, pour ne pas dire avec tant
de plaisir. Si, dans l'année ^75^, quelqu'un
eût prédit cette légère et dédaigneuse façon de
juger un homme alors si universellement es-
timé, personne ne l'eût 'pu croire ; et si le pu-
blic regardoit de sang-froid le chemin qu'on
lui a fait faire pour l'amener par degrés à cette
étrange persuasion, il seroit étonné lui-même
PHEMIi:il DIALOGUE.
S7
de voir les soniiors tortueux et ténébreux par
lesquels on l'a conduit insensiblement jusque-
la sans qu'il s'en soit aperçu.
Vous dites que les précautions prescrites par
le bon sens et l'équité avec les hommes ordi-
naires sont snpiMflues avec un pareil monstre;
qu'ayant foulé aux pieds toute jusiice et toule
humaniié, il est indigne qu'on s'assujettisse en
sa faveur aux règles qu'elles inspirent; que la
multitude et l'énormité de ses crimes est telle,
que la conviction de chacun en particulier en-
tratneroit dans des discussions immenses, que
l'évidence de tous rend superflues.
Quoi ! parce que vous me forgez un monstre
tel qu'il n'en exista jamais, vous voulez vous
dispenser de la preuve qui met le sceau à tou-
tes les autres 1 Mais qui jamais a prétendu que
l'absurdité d'un fait lui servît de preuve, et
qu'il suffît pour en établir la vérité de montrer
qu'il est incroyable? Quelle porte large et fa-
cile vous ouvrez à la calomnie et à l'imposture,
si, pour avoir droit de juger définitivement un
homme à son insu et en se cachant de lui, il
suffit (le multiplier, de charger les accusations,
de les rendre noires jusqu'à faire horreur, en
sorte que moins elles seront vraisemblables, et
plus on devra leur ajouter de foi ! Je ne doute
point qu'un homme coupable d'un crime ne
soit capable de cent; maià ce que je sais mieux
encore, c'est qu'un homme accusé de cent cri-
mes peut n'être coupable d'aucun. Entasser les
accusations n'est pas convaincre et n'en sauroit
dispenser. La même raison qui, selon vous,
rend sa conviction superflue en est une de plus,
selon moi, pour la rendre indispensable. Pour
sauver l'embarras de tant de preuves, je n'en
demande qu'une, mais je la veux authentique,
invincible, et dans toutes les formes; c'est celle
du premier délit qui a rendu tous les autres
croyables. Celui-là bien prouvé, je crois tous
les autres sans preuves; mais jamais l'accusa-
tion de cent mille autres ne suppléera dans
mon esprit à la preuve juridique de celui-là.
Le Fr. Vous avez raison : mais prenez mieux
ma pensée et celle de nos messieurs. Ce n'est
pas tant à la multitude des crimes de Jean-
Jacques qu'ils ont fait attention, qu'à son ca-
ractère affreux découvert enfin, quoique tard,
et miiintcnant généralement reconim. Tous
ceux qui l'ont vu, suivi, examiné avec le plus
de soin, s'accordent sur cet article, et le recon-
noissent unanimement pour être, comme disoit
1 très-bien son vertueux patron M, Hume, la
honte de l'espèce humaine et un monstre de
méchanceté. L'exacte et régulière discussion
des faits devient superflue quand il n'en résulte
que ce qu'on sait déjà sans eux. Quand Jean-
Jacques n'auroit commis aucun crime, il n'en
! seroit pas moins capable de tous. On ne le pu-
nit ni d'un délit ni d'un autre, mais on l'abhorre
j comme les couvant tous dans son cœur. Je no
vois rien là que de juste. L'horreur et l'aver-
sion des hommes est due au méchant qu'ils
laissent vivre quand leur clémence les porte a
l'épargner.
llouss. Après nos précédens entretiens, je no
m'attendois pas à cette distinction nouvelle.
Pour le juger par son caractère, indépendam-
ment des faits, il faudroit que je comprisse com-
ment, indépendamment de ces mêmes faits, on
a si subitement et si sûrement reconnu ce ca-
ractère. Quand je songe que ce monstre a vécu
quarante ans généralement estimé et bien voulu,
sans qu'on se soit douté de son mauvais natu-
rel, sans que personne ait eu le moindre soup-
çon de ses crimes, je ne puis comprendre com-
ment tout à cou{) ces deux choses ont pu de-
venir si évidentes, et je comprends encore moins
que l'une ait pu 1 être sans l'autre. Ajoutons que
ces découvertes ayant été faites conjointement
et tout d'un coup par la même personne, elle a
dû nécessairement commencer par articuler
des faits pour fonder des jugemens si nouveaux,
si contraires à ceux qu'on avoit portés jusqu'a-
lors; et quelle confiance pourrois-je autrement
prendre à des apparences vagues, incertaines,
souvent trompeuses, qui n'auroient rien de pré-
cis que l'on pût articuler? Si vous voyez la pos-
sibilité qu'il ait passé quarante ans pour honnête
homme sans l'être, je vois bien mieux encore
celle qu'il passe depuis dix ans, à tort, pour un
scélérat : car il y a dans ces deux opinions cette
différence essentielle, que jadis on le jugeoil
équitablement et sans partialité, et qu'on ne le
juge plus qu'avec passion et prévention.
Le Fr. Et c'est pour cela justement qu'on
s'y irompoit jadis et qu'on ne s'y trompe plus
aujourd'hui, qu'on y regarde avec moins d in-
différence. Vous me rappelez ce que j'avois à
répondre àces deux êtres si différens, si cônlra-
38
PREMIER DIALOGUE.
dictoires, dans lesquels vous l'avez ci-devant di-
visé. Son hypocrisie a long-temps abusé les hom-
mes, parce qu'ils s'en lenoientaux apparences
et n'y regardoient pas de si près; mais, depuis
qu'on s'est mis à l'épier avec plus de soin et à
le mieux examiner, on a bientôt découvert la
forfanterie : tout son faste moral a disparu, son
affreux caractère a percé de toutes paris. Les
gens mêmes qui l'ont connu jadis, qui l'aimoient,
qui l'estimoient, parce qu'ils étoientses dupes,
rougissent aujourd'hui de leur ancienne bêtise,
et ne comprennent pas comment d'aussi gros-
siers artifices ont pu les abuser si long-temps.
On voit avec la dernière clarté que, différent
de ce qu'il parut alors parce que l'illusion s'est
dissipée, il est le même qu'il fut toujours.
RODSS. Voilà de quoi je ne doute point. Mais
qu'autrefois on fût dans l'erreur sur son compte
et qu'on n'y soit plus aujourd'hui, c'est ce qui
ne me paroît pas aussi clair qu'à vous. 11 est
plus difficile que vous ne semblez le croire de
voir exactement tel qu'il est un homme dont on
a d'avance une opinion décidée, soit en bien,
soit en mal. On applique à tout ce qu'il fait, à
tout ce qu'il dit, l'idée qu'on s'est formée de
lui. Chacun voit et admet tout ce qui confirme
son jugement, rejette ou explique à sa mode
tout ce qui le contrarie. Tous ses mouvemens,
SCS regards, ses gestes sont interprétés selon
cette idée : on y rapporte ce qui s'y rapporte
le moins. Les mêmes choses que mille autres
«lisent ou font, et qu'on dit ou fait soi-même
indifféremment, prennent un sens mystérieux
dès qu'elles viennent de lui. On veut deviner,
on veut être pénétrant ; c'est le jeu naturel de
l'amour-propre : on voit ce qu'on croit et non
pas ce qu'on voit. On explique tout selon le
préjugé qu'on a, et l'on ne se console de l'er-
reur où l'on pense avoir été qu'en se persua-
dant que c'est faute d'attention, non de péné-
tration, qu'on y est tombé. Tout cela est si vrai,
que si deux hommes ont d'un troisième des opi-
nions opposées, cette même opposition régnera
dans les observations qu'ils feront sur lui. L'un
verra blanc et l'autre noir; l'un trouvera des
vertus, l'autre des vices, dans les actes les plus
indifférens qui viendront de lui; et chacun, à
force d'interprétations subtiles, prouvera que
c'est lui qui a bien vu. Le même objet regardé
en difFérens temps, avec des yeux différem-
ment affectés, nous fait des impressions très-
différentes, et même en convenant que i erreur
vient de notre organe, on peut s'abuser encore
en concluant qu'on se trompoit auUefois, tan-
dis que c'est peut-être aujourd'hui qu'on se
trompe. Tout ceci seroit vrai, quand on n'au-
roit que l'erreur des préjugés à cramdre. Que
seroit-ce si le prestige des passions s'y joignoit
encore; si de charitables interprètes, toujours
alerles, alloient sans cesse au-devant de toutes
les idées favorables qu'on pourroit tirer de ses
propres observations pour tout défigurer, tout
noircir, tout empoisonner? On sait à quel point
la haine fascine les yeux. Qui est-ce qui sait
voir des vertus dans l'objet de son aversion?
qui est-ce qui ne voit pas le mal dans tout ce
qui part d'un homme odieux? On cherche tou-
jours à se justifier ses propres sentimens ; c'est
encore une disposition très-naturelle. On s'ef-
force à trouver haïssable ce qu'on hait ; et s'il
est vrai que l'homme prévenu voit ce qu'il,
croit, il l'est bien plus encore que l'homme pas-
sionné voit ce qu'il désire. La différence est
donc ici que, voyant jadis Jean-Jacques sans in-
térêt, on le jugeoit sans partialité, et qu'aujour-
d'hui la prévention et la haine ne permettent
plus de voir en lui ce qu'on peut y trouver.
Auxquels donc, à votre avis, des anciens ou
des nouveaux jugemens, le préjugé de la rai-
son doit-il donner plus d'autorité?
S'il est impossible, comme je crois vous l'a-
voir prouvé, que la connoissancc certaine do
la vérité, et beaucoup moins l'évidence, résulte
de la méthode qu'on a prise pour juger Jean-
Jacques; si l'on a évité à dessein les vrais
moyens de porter sur son compte un jugement
impartial, infaillible, éclairé, il s'ensuit que sa
condamnation, si hautement, si fièrement pro-
noncée, est non-seulement arrogante et témé-
raire, mais violemment suspecte de la plus
noire iniquité; d'où je conclus que, n'ayant nul
droit de le juger clandestinement comme on a
fait, on n'a pas non plus celui de lui faire grâce,
puisque la grâce d'un criminel n'est que l'exemp-
tion d'une peine encourue et juridiquement in-
fligée. Ainsi la clémence dont vos messieurs se
vantent à son égard, quand même ils useroient
envers lui d'une bienfaisance réelle, est trom-
peuse et fausse ; et quand ils comptent pour un
i bienfait le mal mérité dont ils disent exempter
PREMIER DIALOGUE.
39
sa personne, ils en imoosent et mentent, puis- i Rouss. L'interprétation de celte iranquilliié
qu Ils ne loin convaincu d'aucun jicto punis- stoïque au milieu des outrages dépend duju-
sable; qu'un innocent ne méritant aucun cliâ- j gcment déjà porté sur celui qui les endure,
tinient n'a pas besoin de grâce, et qu'un pareil j Ainsi ce n'est pas sur ce sang-froid qu'il con-
mot n'est qu'un outrage pour lui. Ils sont donc j vient de jnj^er l'homme, mais c'est par l'homme,
doublement injustes, en ce qu'ils se font un I au contraire, qu'il faut apprécier le sang-froid.
mérite envers lui d'une générosité qu'ils n'ont
point, et en ce qu'ils ne feignent d épargner sa
personne qu'afin d'outrager impunément son
honneur.
Venons, pour le sentir, à cette grâce sur la-
quelle vous insistez si fort, et voyons en quoi
donc elle consiste. A traîner celui qui la reçoit
d'opprobre en opprobre et de misère en mi-
sère, sans lui laisser aucun moyen possible dé
s'en garantir. Connoissez-vous, pour un cœur
d'homme, de peine aussi cruelle qu'une pa-
reille grâce? Je m'en rapporte au tableau tracé
par vous-même. Quoi 1 c'est par bonté, par
commisération, par bienveillance, qu'on rend
cet infortuné le jouet du public, la risée de la
canaille, Ihorreur de l'univers; qu'on le prive
do toute société humaine, qu'on l'éiouffe à plai-
sir dans la fange, qu'on s'amuse à l'enterrer
tout vivant! S'il se pouvoit que nous eussions
à subir, vous ou moi, le dernier supplice, vou-
drions-nousl'éviterauprixd'unepareillegrâce?
voudrions-nous de la vie à condition de la pas-
ser ainsi? Non, sans doute; il n'y a point de
tourment, point de supplice que nous ne préfé-
rassions à celui-là, et la plus douloureuse fin
de nos maux nous paroîtroil désirable et douce
plutôt que de les prolonger dans de pareilles
angoisses. Eh 1 quelle idée ont donc vos mes-
sieurs de l'honneur, s'ils ne comptent pas l'in-
famie pour un supplice? Non, non, quoi qu'ils
en puissent dire, ce n'est point accorder la vie
que de la rendre pire que la mort.
Le Fr. Vous voyez que notre homme n'en
pense pas ainsi, puisqu'au milieu de tout son
opprobre il ne laisse pas de vivre et de se por-
ter mieux qu'il n'a jamais fait. 11 ne faut pas
juger des sentimens d'un scélérat par ceux qu'un
honnête homme auroit à sa place. L'infamie
n'est douloureuse qu'à proportion de l'honneur
qu'un homme a dans le cœur. Les âmes viles,
insensibles à la honte, y sont dans leur élé-
ment. Le mépris n'affecte guère celui qui s'en
sont digne : c'est un jugement auquel son pro-
pre cœur l'a déjà tout accoutumé.
Pour moi, je no vois point comment l'imfiéné-
trable dissimulation, la profonde hypocrisie
que vous avez prêtée à celui-ci s'accorde avec
cette abjection presque incroyable dont vous
faites ici son élément naturel. Comment, mon-
sieur, un homme si haut, si fier, si orgueil-
leux, qui, plein de génie et de feu, a pu, selon
vous, se contenir et garder quarante ans lo
silence pour étonner l'Europe de la vigueur de
sa plume; un homme qui met à un si haut prix
l'opinion des autres, qu'il a tout sacrifié à une
fausse affectation de vertu ; un homme don!
l'ambitieux amour-propre vouloit remplir tout
l'univers de sa gloire, éblouir Kvus ses contem-
porains de l'éclat de ses talens et de ses vertus,
fouler à ses pieds tous les préjugés, braver
toutes les puissances et se faire admirer par
son intrépidité : ce même homme, à présent
insensible à tant d'indignités, s'abreuve à longs
traits d'ignominie et se repose mollement dans
la fange comme dans son élément naturel! De
grâce, mettez j)lus d'accord dans vos idées,
ou veuillez ni'expliquer comment cette brute
insensibilité peut exisler da"ns une âme capable
d'une telfe effervescence. Les outrages affec-
tent tous les hommes, mais beaucoup plus ceux
qui les méritent et qui n'ont point d'asile en
eux-mêmes pour s'y dérober. Pour en être
ému le moins qu'il est possible, il faut les sen-
tir injustes, et s'ôire fait de l'honneur et de
l'innocence un rempart autour de son cœur,
inaccessible à l'opprobre. Alors on peut se con-
soler de l'erreur ou de l'injustice des hommes :
car dans le premier cas les outrages , dans
l'intention de ceux qui les font, ne sont pas
pour celui qui les reçoit; et dans le second, ils
ne les lui font pas dans l'opinion qu'il est vil
et qu'il les mérite , mais au contraire parce
qu'étant vils et méchans eux-mêmes, ils ha'is-
sent ceux qui ne le sont pas.
Mais la force qu'une âme saine emploie à
supporter des traitemens indignes d'elle ua
rend pas ces traitemens moins barbares de la
part de ceux qui. les lui font essuyer. On au-
iO
PREMIER DIALOGUE.
roit tort de leur tenir compte des ressources
qu'ils n'ont pu lui ôter et qu'ils n'ont pas même
prévues, parce que, à sa place, ils ne les trou-
veroient pas en eux. Vous avez beau me faire
sonner ces mots de bienveillance et de grâce;
dans le ténébreux système auquel vous donne z
ces noms , je ne vois qu'un raffinement de
cruauté pour accabler un infortuné de misères
pires que la mort, pour donner aux plus noires
perfidies un air de générosité, et taxer encore
d'ingratitude celui qu'on diffame, parce qu'il
n'est pas pénétré de reconnoissance des soins
qu'on prend pour l'accabler et le livrer sans au-
cune défense aux lâches assassins qui le poignar-
dent sans risque, en se cachant à ses regards.
Voilà donc en quoi consiste cette grâce pré-
tendue dont vos messieurs font tant de bruit.
Cette grâce n'en seroit pas une, même pour un
coupable, à moins qu'il ne fût en même temps
le plus vil des mortels. Qu'elle en soit une pour
cet homme audacieux qui, malgré tant de résis-
tance et d'effrayantes menaces, est venu fière-
ment à Paris provoquer par sa présence l'inique
tribunal qui l'avoit décrété connoissant parfai-
tement son innocence; qu'elle en soit une pour
cet homme dédaigneux qui cache si peu son
mépris aux traîtres cajoleurs qui l'obsèdent et
tiennent sa destinée en leurs mains : voilà,
monsieur, ce que je ne comprendrai jamais;
et quand il seroit tel qu'ils le disent, encore
falloit-il savoir de lui s'il consentoit à conserver
sa vie et sa liberté à cet indigne prix ; car une
grâce, ainsi que tout autre don, n'est légitime
qu'avec le consentement, du moins présumé,
de celui qui la reçoit; et je vous demande si la
conduite et les discours de Jean-Jacques lais-
sent présumer de lui ce consentement. Or tout
don fait par force n'est pas un don, c'est un
vol ; il n'y a point de plus maligne lyrannie que
de forcer un homme de nous être obligé mal-
gré lui, et c'est indignement abuser du nom
de grâce que de le donner à un traitement for-
cé, plus cruel que le châtiment. Je suppose ici
l'accusé coupable ; que seroit cette grâce si je
le supposois innocent, comme je le puis et le
dois tant qu'on craint de le convaincre? Mais,
dites-vous, il est coupable; on en est certain
puisqu'il est méchant. Voyez comment vous
me ballottez! Vous m'avez ci-devant donné ses
crimes pour preuve de sa méchanceté, et vous
me donnez à présent sa méchanceté pour preuve
de ses crimes. C'est par les faits qu'on a décou-
vert son caractère, et vous m'alléguez son ca-
ractère pour éluder la régulière discussion des
faits. Un tel monstre, me dites-vous, ne mérit(î
pas qu'on respecte avec lui les formes établies
pour la conviction d'un criminel ordinaire : on
n'a pas besoin d'entendre un scélérat aussi
détestable; ses œuvres parlent pour lui. J'ac-
corderai que le monstre que vous m'avez peint
ne mérite, s'il existe, aucune des précautions
établies autant pour la sûreté des innocens que
pour la conviction des coupables. Mais il les
falloit toutes et plus encore pour bien constater
son existence, pour s'assurer parfaitement que
ce que vous appelez ses œuvres sont bien ses
œuvres. C'étoit par là qu'il falloit commencer,
et c'est précisément ce qu'ont oublié vos mes-
sieurs : car enfin quand le traitement qu'on lui
faisoit souffrir seroit doux pour un coupable,
il est affreux pour un innocent. Alléguer la
douceur de ce traitement pour éluder la con-
viction de celui qui le souffre est donc un
sophisme aussi cruel qu'insensé. Convenez de
plus que ce monstre, tel qu'il leur a plu de nous
le forger, est un personnage bien étrange,
bien nouveau , bien contradictoire , un être
d'imagination tel qu'en peut enfanter le délire
de la fièvre, confusément formé de parties hé-
térogènes, qui, par leur nombre, leur dispro-
portion, leur incompatibilité, ne sauroicnt for-
mer un seul tout; et l'extravagance de cet
assemblage, qui seul est une raison d'en nier
l'existence, en est une pour vous de l'admettre
sans daigner la constater. Cet homme est trop
coupable pour mériter d'être entendu ; il est
trop hors de la nature pour qu'on puisse douter
qu'il existe. Que pensez-vous de ce raisonne-
ment? C'est pourtant le vôtre, ou du moins
celui de vos messieurs.
Vous m'assurez que c'est par leur grande
bonté, par leur excessive bienveillance, qu'ils
lui épargnent la honte de se voir démasqué.
Mais une pareille générosité ressemble fort à
la bravoure des fanfarons, qu'ils ne montrent
que loin du péril. Il me semble qu'à leur place,
et malgré toute ma pitié, j'aimerois mieux en-
core être ouvertement juste et sévère que trom-
peur et fourbe par charité, et je vous répéterai
toujours que c'est une trop bizarre bienveil-
PREMIER DIALOGUE.
Uj
lance que celle qui, faisant porter à son mal- | façon très-différente. D'abord, à quelque prix
heureux objet, avec tout le poids de la haine, I que ce fût, je n'aurois jamais voulu dénoncer
tout l'opprobre de la dérision, ne s'exerce qu'à j le scélérat sans me montrer et le confondre.
lui ôter, innocent ou coupable, tout moyen de
s'y dérober. J'ajouterai que toutes ces vertus
que vous me vantez dans les arbitres de sa des-
tinée sont telles, que non-seulement, (ïrâce au
ciel, je m'en sens incapable, mais que même
je ne les conçois pas. Comment peut-on aimer
un monstre qui fait horreur? comment peut-on
se pénétrer d'une pitié si tendre pour un être
aussi malfaisant, aussi cruel, aussi sanguinaire?
comment peut-on choyeravectantdesollicitude
le fléau du genre humain, le ménager aux dé-
pens des victimes de sa furie, et de pour de le
chagriner, lui aider presque à faire du monde
un vaste tombeau?... Comment, monsieur, un
traître, un voleur, un empoisonneur, un as-
sassin !... J'ignore s'il peut exister un sentiment
de bienveillance pour un tel être parmi les
démons ; mais, parmi les hommes, un tel sen-
timent me paroîtroit un goût punissable et
criminel bien plutôt qu'une vertu. Non, il n'y a
que son semblable qui le puisse aimer.
Le Fr. Ce seroit, quoi que vous en puissiez
dire, une vertu de l'épargner, si dans cet acte
de clémence on se proposoit un devoir à rem-
plir plutôt qu'un penchant à suivre.
Rouss. Vous changez encore ici l'état de la
question, et ce n'est pas là ce que vous disiez
ci-devant; mais voyons.
Le Fr. Supposons que le premier qui a dé-
couvert les crimes de ce misérable et son carac-
tère affreux se soit cru obligé, comme il i'étoit
sans contredit, non-seulement à le démasquer
aux yeux du public, mais à le dénoncer au
gouvernement, et que cependant son respect
pour d'anciennes liaisons ne lui ait pas permis
de vouloir être l'instrument de sa perte ; n'a-
l-il pas dû, cela posé, se conduire exactement
comme il l'a fait, mettre à sa dénonciation la
condition de la grâce du scélérat, et le ménager
tellement, en le démasquant, qu'en lui donnant
la réputation d'un coquin, on lui conservât la
liberté d'un honnête homme?
Rouss. Votre supposition renferme des cho-
vu surtout les liaisons antérieures que vous sup-
posez, et qui obligeoient encore plus étroite-
ment l'accusateur de prévenir préalablement le
coupable de ce que son devoir l'obligeoit à faire
à son égard. Kncore moins aurois-je voulu
prendre des mesures extraordinaires pour em-
pêcher que mon nom, mes accusations, mes
preuves ne parvinssent à ses oreilles, parce
qu'en tout état de cause un dénonciateur qui
se cache joue un rôle odieux, bas, lâche, jus-
tement suspect d'imposture , et qu'il n'y a
nulle raison suffisante qui puisse obliger un
honnête homme à faire un acte injuste et flé-
trissant. Dès que vous supposez l'obligation de
dénoncer le malfaiteur, vous supposez aussi
celle de le convaincre, parce que la première
de ces deux obligations empqrte nécessaire-
ment l'autre, et qu'il faut ou se montrer et
confondre l'accusé, ou, si l'on veut se cacher
de lui, se taire avec tout le monde : il n'y a
point de milieu. Celte conviction de celui qu'on
accuse n'est pas seulement l'épreuve indispen-
sable de la vérité qu'on se croit obligé de dé-
clarer ; elle est encore un devoir du dénoncia-
teur envers lui-même dont rien ne peut le dis-
penser, surtout dans le cas que vous posez;
car il n'y a point de contradiction dans la vertu,
et jamais, pour punir un fourbe, elle ne per-
mettra de l'imiter.
Le Fr. Vous ne pensez pas là-dessus comme
Jean-Jacques.
C'est en le trahissant qn il faut pnnir un traître.
Voilà une de ses maximes ; qu'y répondez-
vous?
Rouss. Ce que votre cœur y répond lui-
même. Il n'est pas étonnant qu'un homme qui
ne se fait scrupule de rien ne s'en fasse aucun
de la trahison ; mais il le seroit fort que d'hon-
nêtes gens se crussent autorisés par son exem-
ple à l'imiter.
Le Fr. L'imiter I non pas généralement; mais
quel tort lui fait-on en suivant avec lui ses pro-
ses contradictoires sur lesquelles j'aurois beau- I près maximes, pour l'empêcher d'en abuserT
coup à dire. Dans cette supposition même, je I Rouss. Suivre avec lui ses propres maximesl
me serois conduit, et vous aussi, j'en suis très- j Y pensez-vous? Quels principes! quelle moralef
sûr, et tout autre homme d honneur, d'une I Si l'on peut, si l'on doit suivre avec les gens
Àt
PREMIER DIALOGUE.
leurs propres maximes, il faudra donc mentir
aux menteurs, voler les fripons, empoisonner
ifts empoisonneurs , assassiner les assassins ,
être scélérat à Penvi avec ceux qui le sont; et
si Ton n'est plus obligé d'être honnête homme
qu'avec les honnêtes gens, ce devoir ne mettra
personne en grands frais de vertu dans le siècle
où nous sommes. Il est digne du scélérat que
vous m'avez peint de donner des leçons de four-
berie et de trahison ; mais je suis fâché pour
vos messieurs que, parmi tant meilleures leçons
qu'il a données et qu'il eût mieux valu suivre,
il n'aient profilé que de celle-là.
Au reste, je ne me souviens pas d'avoir rien
trouvé de pareil dans les livres de Jean-Jacques.
Où donc a-t-il établi ce nouveau précepte si
contraire à tous les autres?
Le Fr. Dans un vers d'une comédie.
Rocss. Quand est-ce qu'il a fait jouer cette
comédie?
Le Fk. Jamais.
Rocss. Où est-ce qu'il l'a fait imprimer?
Le Fb. Nulle part.
Rouss. Ma foi, je ne vous entends point.
Le Fr. C'est une espèce de farce qu'il écri-
vit jadis à la hâte et presque impromptu à la
campagne, dans un moment de gaîté, qu'il n'a
pas même daigné corriger, et que nos mes-
sieurs lui ont volée comme beaucoup d'autres
choses qu'ils ajustent ensuite à leur façon pour
l'édification publique.
Rouss. Mais comment ce vers est-il employé
dans cette pièce? est-ce lui-même qui le pro-
nonce ?
Le Fr. Non ; c'est une jeune fille qui , se
croyant trahie par son amant, le dit dans un
moment de dépit pour s'encourager à inter-
cepter, ouvrir et garder une lettre écrite par
cet amant à sa rivale.
Rouss. Quoi I monsieur, un mot dit par une
jeune fille amoureuse et piquée, dans l'intrigue
galante d'une farce écrite autrefois à la hâte,
et qui n'a été ni corrigée, ni imprimée, ni re-
présentée; ce mot en l'air dont elle appuie,
dans sa colère, un acte qui de sa part n'est pas
même une trahison ; ce mol, dont il vous plaît
de faire une maxime de Jean-Jacques, est l'u-
nique autorité sur laquelle vos messieurs ont
ourdi l'affreux tissu de trahisons dont il est
enveloppé? Voudriez-vous que je répondisse
à cela sérieusement? Me l'avez-vous dit sérieu-
sement vous-même? Non; votre air seul, en
le prononçant , me dispensoit d'y répondre.
Eh ! qu'on lui doive ou non de ne pas le trahir,
tout homme d'honneur ne se doit-il pas à lui-
même de n'être un traître envers personne?
Nos devoirs envers les autres auroient beau
varier selon les temps, les gens, les occasions,
ceux envers nous-mêmes ne varient point; et
je ne puis penser que celui qui ne se croit pas
obligé d'être honnête homme avec tout le
monde le soit jamais avec qui que ce soit.
Mais, sans insister sur ce point davantage,
allons plus loin. Passons au dénonciateur d'être
un lâche et un traître sans néanmoins être un
imposteur, et aux juges d'être menteurs et dis-
simulés sans néanmoins être iniques : quand
cette manière de procéder seroit aussi juste et
permise qu'elle est insidieuse et perfide, quelle
en seroit l'utilité dans cette occasion pour la fin
que vous alléguez? Où donc est la nécessité,
pour faire .grâce à un criminel, de ne pas l'en-
tendre? pourquoi lui cacher à lui seul, avec
tant de machines et d'artifices, ses crimes qu'il
doit savoir mieux que personne, s'il est vrai
qu'il les ait commis? Pourquoi fuir, pourquoi
rejeter avec tant d'effroi la manière la plus
sûre, la plus juste, la plus raisonnable et
la plus naturelle, de s'assurer de lui sans lui
infliger d'autre peine que celle d'un hypocrite
qui se voit confondu? C'est la punition qui
naît le mieux de la chose, qui s'accorde le
mieux avec la grâce qu'on veut lui faire, avec
les sûretés qu'on doit prendre pour l'ave-
nir, et qui seule prévient deux grands scan-
dales, savoir : celui de la publication des crimes
et celui de leur impunité. Vos messieurs al-
lèguent néanmoins pour raison de leurs pro-
cédés frauduleux le soin d'éviter le scandale.
Mais si le scandale consiste essentiellement dans
la publicité, je ne vois point celui qu'on évite
en cachant le crime au coupable qui ne peut
l'ignorer, et en le divulguant parmi tout le reste
des hommes qui n'en savoient rien. L'air de
mysière et de réserve qu'on met à cette publi-
cation ne sert qu'à l'accélérer. Sans doute le
public est toujours fidèle aux secrets qu'on lui
confie : ils ne sortent jamais de son sein; mais
il est risible qu'en disant ce secret à l'oreille à
tout le monde, et le cachant très-soigneuse-
PREMIER DIALOGUE.
48
meut au seul qui, s'il est coupable, le sait né-
cessairement avant tout autre, on veuille éviter
par là le scandale, et faire de ce badin mystère
un acte de bienfaisance et de générosité. Pour
moi, avec une si tendre bienveillance pour le
coupable, j'aurois choisi de le confondre sans
le diffamer, plutôt que de le diffamer sans le
confondre; et il faut certainement, pour avoir
pris le parti contraire, avoir eu d'autres rai-
sons que vous ne m'avez pas dites, et que cette
bienveillance ne comporte pas.
Supposons qu'au lieu d'aller creusant sous
ses pas tous ces tortueux souterrains, au lieu
des triples murs de ténèbres qu'(ui élève avec
tant d'efforts autour de lui, au lieu de rendre
le public et l'Europe entière complices et té-
moins du scandale qu'on feint de vouloir éviter,
au lieu de lui laisser tranquillement continuer et
consommer ses crimes, en se contentant de les
voir et de les compter sans en empêcher aucun;
supposons, dis-je, qu'au lieu de tout ce tor-
tillante, on se fût ouvertement et directement
adressé à lui-même et à lui seul ; qu'en lui pré-
sentant en face son accusateur armé de toutes
ses preuves on lui eût dit : « Misérable, qui fais
» l'honnête homme et qui n'es qu'un scélérat,
» te voilà démasqué , te voilà connu ; voilà
» tes faits, en voilà les preuves, qu'as-tu à
» répondre? « Il eût nié, direz-vous. Et qu'im-
porte? Que font les négations contre les dé-
monstrations? Il fût resté convaincu et con-
fondu. Alors on eût ajouté en montrant son
dénonciateur : « Remercie cet homme généreux
» que sa conscience a forcé de t'accuser, et que
» sa bonté porte à le protéger. Par son inter-
» cession l'on veut bien te laisser vivre et te
» laisser libre, tu ne seras même démasqué
» aux yeux du public qu'autant que ta conduite
» rendra ce soin nécessaire pour prévenir la
» continuation de tes forfaits. Songe que des
» yeux perçans sont sans cesse ouverts sur
» toi, que le glaive punisseur pend sur ta
» tète, et qu'à ton premier crime tu ne lui
» peux échapper. » Y avoit-il, à votre avis,
une conduite plus simple, plus sûre et plus
droite, pour allier à son égard la justice, la
prudence et la charité? Pour moi, je trouve
qu'en s'y prenant ainsi , l on se fût assuré de
lui par la crainte beaucoup mieux qu'on n'a
fait par tout cet immense appareil de machines
qui ne l'empêche pas d'aller toujours son train.
On n'eût point eu besoin de le traîner si bar-
barement, ou, selon vous, si bénijînement»
dans le bourbier; on n'eût p<iint habillé la jus-
tice el la vertu des honteuses livrées de la per-
fidie et du mensonge ; ses délateurs et ses juges
n'eussent point été réduits à se tenir sans cesse
enfoncés devant lui dans leurs tanières, comme
fuyant en coupables les regards de leur victime
et redoutant la lumière du jour: enfin l'on eût
prévenu avec le double scandale des crimes et
de leur impunité, celui d'une maxime aussi fu-
neste qu'insensée que vos messieurs semblent
vouloir établir par son exemple, savoir que,
pourvu qu'on ait de l'esprit et qu'on fasse do
beaux livres, on peut se livrer à toutes sortes
de crimes impunément.
Voilà le seul vrai parti qu'on avoit à prendre,
si l'on vouloit absolument ménager un pareil
misérable. Mais pour moi, je vous déclare que
je suis aussi loin d'approuver que de compren-
dre cette prétendue clémence de laisser libre,
nonobstant le péril, je ne dis pas un monstre af-
freux tel qu'on nous le représente, mais un
malfaiteur tel qu'il soit. Je ne trouve dans cette
espèce de grâce ni raison, ni humanité, ni sû-
reté, et j'y trouve beaucoup n>oins cette dou-
ceur et cette bienveillance dont se vantent vos
messieurs avec tant de bruit. Rendre un homme
le jouet du public et de la canaille; le faire
chasser successivement de tous les asiles les plus
reculés, les plus solitaires , où il s'étoit de lui-
même emprisonné et d où certainement il n'é-
toità portée de faireaucun mal; le faire lapider
par la populace; le promener par dérision de
lieu enlieu, toujours chargé de nouveaux outra-
ges; lui ôter même les ressources les plus in-
dispensables de la société; lui voler sa subsis-
tance pour lui faire l'aumône; le dépayser sur
toute la face de la terre; faire de tout ce qu'il
lui importe le plus de savoir autant pour lui de
mystères impénétrables; le rendre tellement
étranger, odieux, méprisable aux hommes,
qu'au lieu des lumières, de l'assistance et des
conseils, que chacun doit trouver au besoin
parmi ses frères, il ne trouve partout qu'embû-
ches, mensonges, trahisons, insultes; le livrer
en un mot sans appui, sans protection, sans dé-
fense, à l'adroite animosiié de ses ennemis :
c'est le traiter beaucoup plus cruellement que
44
PREMIER DIALOGUE.
si 1 on se fût une bonne fois assuré de sa per-
sonne par une détention, dans laquelle, avec la
sûreté de tout le monde, on lui eût fait trouver
la sienne, ou du moins la tranquillité. Vous
m'avez appris qu'il désira, qu'il demanda lui-
même cette détention, et que, loin de la lui ac-
corder, ou lui fit de cette demande un nouveau
crime et un nouveau ridicule. Je crois voir à la
fois la raison de la demande et celle du refus.
Ne pouvant trouver de refuge dans les plus so-
litaires retraites, chassé successivement du sein
des montagnes et du milieu des lacs, forcé de
fuir de lieu en lieu et d'errer sans cesse avec des
peines et des dépenses excessives au milieu des
dangers et des outrages, réduit, à l'entrée de
l'hiver, à courir -l'Europe pour y chercher un
asile sans plus savoir où, et sûr d'avance de
n'être laissé tranquille nulle part; il étoit natu-
rel que, battu , fatigué de tant d'orages, il dé-
sirât de finir ses malheureux jours dans une
paisible captivité, plutôt que de se voir dans sa
vieillesse poursuivi, chassé, ballotté sans relâ-
che de tous côtés, privé d'une pierre pour y
poser sa tête, et d'un asile où il pût respirer,
jusqu'à ce qu'à force de courses et de dépenses,
on l'eût réduit à périr de misère, ou à vivre,
toujours errant, des dures aumônes de ses per-
sécuteurs, ardents à en venir là pour le rassa-
sier enfin d'ignominie à leur aise. Pourquoi
n'a-t-on pas consenti à cet expédient si sûr, si
court, si facile, qu'il proposoit lui-même, et
qu'il demandoit comme une faveur? N'est-ce
point qu'on ne vouloit pas le traiter avec tant
de douceur, ni lui laisser jamais trouver cette
tranquillité si désirée? N'est-ce point qu'on ne
vouloit lui laisser aucun relâche, ni le mettre
dans un état où l'on n'eût pu lui attribuer cha-
que jour de nouveaux crimes et de nouveaux
livres, et où peut-être, à force de douceur et de
patience, eût-il fait perdre aux gens chargés de
sa garde les fausses idées qu'on vouloit donner
de lui? N'est-ce point enfin que dans le projet
si chéri, si suivi, si bien concerté, de l'envoyer
en Angleterre, il entroit des vues dont son sé-
jour dans ce pays-là, et les effets qu'il y a pro-
duits semblent développer assez l'objet? Si
l'on peut donner à ce refus dautres motifs,
qu'on me les dise, et je promets d'en montrer
la fausseté.
Monsieur, tout ce que vous m'avez appris,
tout ce que vous m'avez prouvé , est à mes
yeux plein de choses inconcevables, contra-
dictoires, absurdes, qui, pour être admises,
demanderoient encore d'autres genres de preu-
ves que celles qui suffisent pour les plus com-
plètes démonstrations; et c'est précisément ces
mêmes choses absurdes que vous dépouillez de
l'épreuve la plus nécessaire et qui met le sceau
à toutes les autres. Vous m'avez fabriqué tout
à votre aise un être tel qu'il n'en exista jamais,
un monstre hors de la nature, hors de la vrai-
semblance, hors de la possibilité, et formé de
parties inalliables, incompatibles, qui s'ex-
cluent muluellement. Vous avez donné pour
principe à tous ces crimes le plus furieux, le
plus intolérant, le plus extravagant amour-
propre, qu'il n'a pas laissé de déguiser si bien
depuis sa naissance jusqu'au déclin de ses ans,
qu'il n'en a paru nulle trace pendant tant d'an-
nées, et qu'encore aujourd'hui depuis ses mal-
heurs il étouffe ou contient si bien qu'on n'en
voit pas le moindre signe. Malgré tout cet in-
domptable orgueil, vous m'avez fait voir dans
le même être un petit menteur, un petit fripon,
un petit coureur de cabarets et de mauvais
lieux, un vil et crapuleux débauché pourri de
vérole, et qui passoit sa vie à aller escroquant
dans les tavernes quelques écus à droite et à
gauche aux manans qui les fréquentent. Vous
avez prétendu que ce même personnage étoit le
même homme qui pendant quarante ans a vécu
estimé, bien voulu de tout le monde, l'auteur
des seuls écrits, dans ce siècle, qui portent dans
l'âme des lecteurs la persuasion qui les a dic-
tés, et dont on sent en les lisant que l'amour
de la vertu et le zèle de la vérité font l'inimi-
table éloquence. Vous dites que ces livres qqi
m'émeuvent ainsi le cœur sont les jeux d'un scé-
lérat qui ne sentoit rien de ce qu'il disoitavec tant
d'ardeur et de véhémence, et qui cachoit sous
un air de probité le venin dont il vouloit infec-
ter ses lecteurs. Vous me forcez mêtne de
croire que ces écrits à la fois si fiers, si tou-
chans, si modestes, ont été composés parmi les
pots et les pintes, et chez les filles de joie où
l'auteur passoit sa vie, et vous me transformez
enfin cet orgueil irascible et diabolique en l'ab-
jection d'un cœur insensible et vil qui se ras-
sasie sans peine de l'ignominie dont l'abreuvo
à plaisir la charité du public.
PREMIER DIALOGUE.
4ft
Vous m'avez figuré vos messieurs qui dispo-
sent à leur gré de sa réputation, de sa per-
sonne, et de toute sa destinée, comme des mo-
dèles de vertu, des prodiges de générosité, des
anges pour lui de douceur et de bienfaisance ;
et vous m'avez appris en même temps que l'ob-
jet de tous leurs tendres soins avoit été de le
rendre l'horreur de l'univers, le plus déprisé
des êtres, de le traîner d'opprobre en oppro-
bre et de misère en misère, et de lui faire
sentir à loisir dans les calamités de la plus mal-
heureuse vie tous les déchiremcns que peut
éprouver une âme fière en se voyant le jouet
et le rebut du genre humain. Vous m'avez ap-
pris que par pitié, par grâce, tous ces honmies
vertueux avoient bien voulu lui ôter tout
moyen d'être instruit des raisons de tant d'ou-
trages, s'abaisser en sa faveur au rôle de ca-
joleurs et de traîtres, faire adroitement le
plongeon à chaque éclaircissement qu'il cher-
choit, l'environner de souterrains et de pièges
tellement tendus, que chacun de ses pas fût
nécessairement une chute; enfin le circonvenir
avec tant d'adresse, qu'en butte aux insultes
de tout le monde il ne pût jamais savoir la rai-
son de rien, apprendre un seul mot de vérité,
repousser aucun outrage, obtenir aucune ex-
plication, trouver, saisir aucun agresseur, et
qu'à chaque instant, atteint des plus cruelles
morsures, il sentît dans ceux qui l'entourent
la flexibilité des serpens aussi bien que leur
venin.
Vous avez fondé le système qu'on suit à son
égard sur des devoirs dont je n'ai nulle idée,
sur des vertus qui me font horreur, sur des
principes qui renversent dans mon esprit tous
ceux de la justice et de la morale. Figurez-vous
des gens qui commencent par se mettre chacun
un bon masque bien attaché, qui s'arment de
fer jusqu'aux dents, qui surprennent ensuite
leur ennemi, le saisissent par derrière, le met-
tent nu, lui lient le corps, les bras, les mains,
les pieds, la tête, de façon qu'il no puisse re-
muer, lui mettent un bâillon dans la bouche,
lui crèvent les yeux, l'étendent à terre, et pas-
sent enfin leur nnble vie à le massacrer douce-
ment de peur que, mourant de sos blessures,
ii ne cesse trop tôt de les sentir. Voilà les gens
que vous voulez que j'admire. Rappelez, mon-
sieur, votre équité, votre droiture, et sentez
I en votre conscience quelle sorte d'admiration
jo puis avoir pour eux. Vous m'avez prouvé,
j'en conviens, autant que cela se pouvoit par la
méthode que vous avez suivie, que l'homme
ainsi terrassé est un monstre abominable:
mais, quand cela seroit aussi vrai que difficile
à croire, l'auteur et les directeurs du projet
qui s'exécute à son égard seroiont à mes yeux,
je le déclaré, encore plus abominables que lui-
Certainement vos preuves sont d'une grande
force ; mais il est faux que cette force aille pour
moi jusqu'à l'évidence, puisqu'en fait de dé-
lits et de crimes, cette évidence dépend essen
tiellemeni d'une épreuve qu'on écarte ici avec
trop de soin pour qu'il n'y ait pas à celte omis-
sion quelque puissant motif qu'on nous cache
et qu'il importeroii de savoir. J'avoue pour-
tant, et je ne puis trop le répéter, que ces
preuves m'étonnent, et m'ébranleroient peut-
être encore, si je ne leur trouvois d'au 1res dé-
fauts non moins dirimans selon moi.
Le premier est dans leur force même et dans
leur grand nombre de la part dont elles vien-
nent. Tout cela me paroîtroit fort b en dans
des procédures juridiques faites par le minis-
tère public : mais pour que des particuliers,
et qui pis est, des amis, aient pris tant de peine,
aient fait tant de dépenses, aient mis tant de
temps à faire tant d'informations, à rassembler
tant de preuves, à leur donner tant de force,
sans y être obligés par aucun devoir, il faut
qu'ils aient été animés pour cela par quelque
passion bien vive qui, tant qu'ils s'obstineront
à la cacher, me rendra suspect tout ce qu'elle
aura produit.
Un autre défaut que je trouve à ces invin-
cibles preuves, c'est qu'elles prouvent trop,
c'est qu'elles prouvent des choses qui naturelle-
ment ne snuroient exister. Autant vaudroit me
prouver des miracles, et vous savez que je n'y
crois pas. Il y a dans tout cela des multitudes
d'absurdités auxquelles avec toutes leurs preu-
ves il ne dépend pas de mon esprit d'acquies-
cer. Les explications qu'on leur donne, et que
tout le monde, à ce que vous m'assurez, trouve
si claires, ne sont à mes yeux guère moins
absurdes, et ont le ridicule de plus. Vos mes-
sieurs semblent avoir chargé Jean-Jacques de
crimes, comme vos théologiens ont chargé
leur doctrine d'articles de foi; l'avantage (te
46
PREMIER DIALOGUE.
persuader en aftirmant, la facilité de faire tout
croire, les ont séduits. Aveuglés par leur pas-
sion, ils ont entassé faits sur faits, crimes sur
crimes, sans précaution, sans mesure. Et quand
enfin ils ont aperçu lincompatibilité de tout
cela, ils n'ont plus été à temps d'y remédier;
le grand soin qu'ils avoient pris de tout prou-
ver également les forçant de tout admettre sous
peine de tout rejeter. Il a donc fallu chercher
mille subtilités pour tâcher d'accorder tant de
contradictions, et tout ce travail a produit, sous
le nom de Jt^an-Jacques, l'être le plus chiméri-
que et le plus extravagant que le délire de la
fièvre puisse faire imaginer.
Un troisième défaut de ces invincibles preu-
ves est dans la manière de les administrer avec
tant de mystère et de précautions. Pourquoi
tout cela? La vérité ne cherche pas ainsi les té-
nèbres et ne marche pas si timidement. C'est
une maxime en jurisprudence ('), qu'on pré-
sume le dol dans celui qui suit, au lieu de la
droite route, des voies obliques et clandestines.
C'en est une autre {^), que celui qui décline un
jugement régulier et cache ses preuves est
présumé soutenir une mauvaise cause. Ces
deux maximes conviennent si bien au système
de vos messieurs, qu'on les croiroit faites ex-
près pour lui, si je ne citois pas mon auteur.
Si ce qu'on prouve d'un accusé en son absence
n'est jamais régulièrement prouvé, ce qu'on en
prouve, en se cachant si soigneusement de lui,
prouve plus contre l'accusa teurque contre l'ac-
cusé, et, par cela seul, l'accusation revêtue
de toutes ses preuves clandestines doit être
présumée une imposture.
Enfin le grand vice de tout ce système est
que, fondé sur le mensonge ou sur la vérité,
le succès n'en seroit pas moins assuré d'une fa-
çon que de l'autre. Supposez, au lieu de votre
Jean-Jacques, un véritablement honnête hom-
me, isolé, trompé, trahi, seul sur la terre, entou-
ré d'ennemis puissans, rusés, masqués, im-
placables, qui, sans obstacle de la part de per-
sonne, dressent à loisir leurs machines autour
, de lui, et vous verrez que tout ce qui lui arrive,
* méchant et coupable, ne lui arriveroit pas
:') « Dolus praesumitur in eo qui rectâ via noa incedit,
• sed per anfractus et diverlicuia. » Menoch., in Prœsump.
(») « Judiciiim siibterfugienset probationes occultans mala/n
• causamfoverepraesumitur »Menocu., in Prœsump.
moins innocent et vertueux. Tant par le fond
que par laformedes preuves, toutcela ne prouve
donc rien, précisément parce qu'il prouve trop.
Monsieur, quand les géomètres, marchant
de démonstration en démonstration, parvien-
nent à quelque absurdité, au lieu de I admettre,
quoique démontrée, ils reviennent sur leurs
pas, et, sûrs qu'il s'est glissé dans leurs prin-
cipes ou dans leurs raisonnemens quelque pa-
ralogisme qu'ils n'ont pas aperçu, ils ne s'arrê-
tent pas qu'ils ne le trouvent; et, s'ils ne peuvent
le découvrir, laissant là leur démonstration
prétendue, ils prennent une autre route pour
trouver la vérité qu'ils cherchent, sûrs qu'elle
n'admet point d'absurdités.
I>eFr. N apercevez-vous point que, pourévi-
ter de prétendues absurdités, vous tombez dans
une autre, sinon plus forte, au moins plus cho-
quante? Vous justifiez un seul homme dont la
condamnation vousdéplaît,auxdépensde toute
une nation, que dis-je?de toute une génération
dont vous faites une génération de fourbes : car
enfin tout est d'accord ; tout le public, tout le
monde sans exception a donné son assentiment
au plan qui vous paroît si répréhensible; tout
se prête avec zèle à son exécution : personne
ne l'a désapprouvé, personne n'a commis ia
moindre indiscrétion qui pût le faire échouer,
personne n'a donné le moindre indice, la moin-
dre lumière à l'accusé qui pût le mettre en état
de se défendre ; il n'a pu tirer d'aucune bouche
un seul mot d'éclaircissement sur les charges
atroces dont on l'accable à l'envi; tout s'em-
presse à renforcer les ténèbres dont on l'envi-
ronne, et l'on ne sait à quoi chacun se livre avec
plus d'ardeur, de lediffamerabsent, ou de leper-
sifler présent. Il faudroit donc conclure de vos
raisonnemens, qu'il ne se trouve pas dans toute
la génération présente un seul honnête homme,
pas un seul ami de la vérité. Admettez- vous
cette conséquence?
Rouss. A Dieu ne plaise! Si j'élois tenté de
l'admettre, ce ne seroit pas auprès de vous,
dont je connois la droiture invariable et la sin-
cère équité. Mais je connois aussi ce que peu-
vent sur les meilleurs cœurs les préjugés et les
passions, et combien leurs illusions sont quel-
quefois inévitables. Votre objection me paroît
solide et forte. Elle s'est présentéeàmon esprit
long-temps avant que vous me la fissiez ; ello me
PREMIER DIALOGUE.
47
parolt plus facile à rétorquer qu'à résoudre, et . vertus angéliques, ni la noirceur des démons.
vousdoitembarrasserdumoiiisautantqucmoi:
carenfiii, si le public n'est pas tout composé de
méchans et de fourbes, tous d'accord pour tra-
hir un seul homme, il est eucore moins com-
posé sans exception d'hommes bienfaisans, gé-
néreux, francs de jalousie, denvie, de haine,
de malignité. Ces vices sont-ils donc tellement
éteints sur la terre qu'il n'en reste pas le moin-
dre germe dans lecœurd aucun individu?C'est
pourtant ce qu'il faudroit admettre, si ce sys-
tème de secret et de ténèbres, qu'on suit si fi-
dèlement envers Jean-Jacques, n'étoit qu'une
œuvre de bienfaisance et de charité. Laissons à
part vos messieurs, qui sont des ùmes divines,
et dont vous admirez la tendre bienveillance
pour lui. Il a dans tous les étals, vous me l'avez
dit vous-même, un grand nombre d'ennemis
très-ardens qui ne cherchent assurément pas à
lui rendre la vie agréable et douce. Concevez-
vous que, dans cette multitude de gens, tous
d'accord pour épargner de l'inquiétude à un
scélérat qu'ils abhorrent et de la honle à un hy-
pocrite quilsdéiestent, il ne s'en trouve pas un
seul qui, pour jouir au moins de sa confusion,
soit tenté de lui dire tout ce qu'on sait de lui?
Tout s'accorde avec une patience plus qu'an-
gélique à l'entendre provoquer au milieu de
Paris ses persécuteurs, donner des noms assez
durs à ceux qui l'obsèdent, leur dire insolem-
ment : Parlez haut, traîtres que vous êtes; me
voilà. Qu'avez- vous à dire? A ces stimulantes
apostrophes, la plus incroyable patience n'a-
bandonne pas un instant un seul homme dans
toute cette multitude. Tous, insensibles à ses
reproches, les endurent uniquement pour son
bien ; et, de peur de lui faire la moindre peine,
ils se laissent traiter par lui avec un mépris que
leur silence autorise de plus en plus. Qu'une
douceur si grande, qu'une si sublime vertu,
anime généralement tous ses ennemis, sans
qu'un seul démente un moment cette univer-
selle mansuétude ; convenez que, dans une gé-
nération qui naturellement n'est pas trop ai-
mante, ce concours de patience et de généro-
sité est du moins aussi étonnant que celui de
oialignitédont vous rejetez la supposition
mais quelque disposition naturelle au cœur hu-
main, qui produit un effet unir'orme par des
moyens adroitement disposés à cette fin. Mais
en attendant que mes propres observations me
fournissent là-dessus quelque explication rai-
sonnable, permettez-moi de vous faire une
question qui s'y rapporte. Supposant un mo-
ment qu'après d'attentives et impartiales rc-
cheiches Jean-Jacques, au lieu d'être l'âme
infernale et le monstre que vous voyez en lui,
se trouvât au contraire un homme simple, sen-
sible et bon ; que son innocence universellement
reconnue par ceux mêmes qui l'ont traité avec
tant d'indignité vous forçât de lui rendre votre
estime, et de vous reprocher les durs jugemens
que vous avez portés de lui; rentrez au fond de
votre âme, et dites-moi comment vous seriez
affecté de ce changement '
Lk Fr. Cruellement, soyez-en sûr. Je sens
qu'en l'eslimant et lui rendant justice je le ha'i-
rois alors plus peut-être encore pour mes torts,
que je ne le hais maii\tenant pour ses crimes :
je ne lui pardonnerois jamais mon injustice en-
vers lui. Je me reproche cette disposition, j'en
rougis ; mais je la sens dans mon cœur malgré
moi.
Uouss. Homme véridique et franc, je n'en
veux pas davantage, et je prends acte de cet
aveu pour vous le rappeler en temps et lieu ; il
n\e suffit pour le moment de vous y laisser ré-
fléchir. Au reste, consolez-vous de celte dispo-
sition qui n'est qu'un développement des plus
naturels de l'amour-propre. Elle vous est com-
mune avec tous les juges de Jean-Jacques, avec
cette différence que vous serez le seul peut-être
qui ait le courage et la franchise de l'avouer.
Quant à moi, pour lever tant de difficultés
et déterminer mon propre jugement, j'ai be-
soin déclaircissemens et d'observations faites
par moi même. Alors seulement je pourrai vous
proposer ma pensée avec confiance. Il faut,
avant tout, commencer par vor Jean-Jacques,
et c'est à quoi je suis tout déterminé.
Le Fr. Ah ! ah 1 vous voilà donc enfin revenu
à ma proposition que vous avez si dédaigneu-
sement rejetée? Vous voilà donc disposé à voua
La solution de ces difficultés doit se chercher . rapprocher de cet homme entre lequel et vous
selon moi dans quelque intermédiaire qui ne | le diamètre de la terre éioit encore une dis-
suppose, dans toute une génération, ni des lance trop courte à votre gré ?
AS
PREMIER DIALOGUE.
Rouss. M'en rapprocher 1 Non, jamais du t Le Fr. II vous sera moins aisé, peut-être,
scélérat que vous m'avez peint, mais bien de | que vous ne pensez de vous Faire distinguer de
Ihomme défiguré que j'imagine à sa place. Que | ceux qui l'abordent à mauvaise intention. Vous
* ' n'avez point la ressource de lui parler à cœur
ouvert, et de lui déclarer vos vrais motifs. Si
vous me gardez la foi que vous m'avez donnée,
il doit ignorer à jamais ce que vous savez de
ses œuvres criminelles et de son caractère
atroce. C'est un secret inviolable qui, près de
lui, doit rester à jamais caché dans votre cœur.
Il apercevra votre réserve, il l'imitera, et, par
cela seul, se tenant en garde contre vous, il ne
se laissera voir que comme il veut qu'on le voie,
et non comme il est en effet.
Rouss. Et pourquoi voulez- vous me suppo-
ser seul aveugle parmi tous ceux qui l'abordent
journellement, et qui, sans lui inspirer plus de
confiance, l'ont vu tous, et si clairement, à ce
qu'ils vous disent, exactement tel que vous me
l'avez peint? S'il est si facile à connoître et à
pénétrer quand on y regarde, malgré sa dé-
fiance et son hypocrisie, malgré ses efforts pour
se cacher, pourquoi, plein du désir de l'ap-
précier, serai-je le seul à n'y pouvoir par-
venir, surtout avec une disposition si favorable
à la vérité, et n'ayant d'autre intérêt que de la
connoître? Est-il étonnant que, l'ayant si dé-
cidément jugé d'avance, et n'apportant aucun
doute à cet examen, ils l'aient vu tel qu'ils le
vouloient voir? Mes doutes ne me rendront pas
moins attentif, et me rendront plus circon-
spect. Je ne cherche point à le voir tel que je
me le figure, je cherche à le voir tel qu'il est.
Le Fr. Bon ! n'avez-vous pas aussi vos idées?
Vous le désirez innocent, j'en suis très-sûr.
Vous ferez comme eux dans le sens contraire :
vous verrez en lui ce que vous y cherchez.
Rouss. Le cas est fort différent. Oui, je le
désire innocent, et de tout mon cœur; sans
doute je serois heureux de trouver en lui ce
que j'y cherche : mais ce seroit pour moi le
plus grand des malheurs d'y trouver ce qui
n'y seroit pas, de le croire honnête homme et
de me tromper. Vos messieurs ne sont pas dans
des dispositions si favorables à la vérité. Je vois
que leur projet est une- ancienne et grande en-
treprise qu'ils ne veulent pas abandonner, et
qu'ils n'abandonneroient pas impunément. L'i-
gnominie dont ils l'ont couvert rejailliroit sur
eux tout entière, et ils ne seroient pas même
J'aille chercher un scélérat déteslable, pour le
hanter, l'épier et le tromper, c'est une indignité
qui jamais n'approchera de mon cœur ; mais
que, dans le doute si ce prétendu scélérat n'est
point peut-être un honnête homme infortuné,
victime du plus noir complot, j'aille examiner
par moi-même ce qu'il faut que j'en pense,
c'est un des plus beaux devoirs que se puisse
imposer un cœur juste; et je me livre à cotte
noble recherche avec autant d'estime et de
contentement de moi-même, que j'aurois de
regret et de honte à m'y livrer avec un motif
opposé.
Le Fr. Fort bien ; mais avec le doute qu'il
vous plaît de conserver au milieu de tant de
preuves, comment vous y prcndrez-vous pour
apprivoiser cet ours presque inabordable? H
faudra bien que vous commenciez par ces ca-
joleriesquevousavezen si grande aversion. En-
core sera-ce un bonheur si elles vous réussissent
mieux qu'à beaucoup de gens qui les lui prodi-
guent sans mesure et sans scrupule, et à qui
elles n'attirent de sa part que des brusqueries
et des mépris.
Rouss. Est-ce à tort? Parlons franchement.
Si cet homme éloit facile à prendre de cette
manière, il seroit par cela seul à demi jugé.
Après tout ce que vous m'avez appris du sys-
tème qu'on suit avec lui, je suis peu surpris
qu'il repousse avec dédain la plupart de ceux
qui l'abordent, et qui pour cela l'accusent bien
à tort d'être défiant ; car la défiance suppose un
doute, et il n'en sauroit avoir à leur égard : et
que peut-il penser de ces patelins flagorneurs
dont, vu l'œil dont il est regardé dans le monde,
et qui ne peut échapper au sien, il doit péné-
trer aisément les motifs dans l'empressement
qu'ils lui marquent? Il doit voir clairement que
leur dessein n'est ni de se lier avec lui debonne
foi, ni même de l'étudier et de le connoître,
mais seulement de le circonvenir. Pour moi,
qui n'ai besoin, ni dessein de le tromper, je ne
veux point prendre les allures cauteleuses de
ceux qui l'approchent dans cette intention. Je
ne lui cacherai point la mienne : s'il en étoit
alarmé, ma recherche seroit finie, et je n'aurois
plus rien à faire auprès de lui.
PREMIER DIALOGUE.
♦9
h l'abri do la vindicte publique. Ainsi , soit
p'Mir la sûreté de leurs personnes, soit pour
Je rcfjos de leurs consciences, il leur importe
trop de ne voir en lui qu'un scélérat, pour
qu'eux et les leurs y voient jamais autre chose.
Le Vr. Mais, enfin, pouvez-vous concevoir,
ima{»iner quolcpje solide réponse aux preuves
dont vous avez éié si frappé? Tout ce que vous
verrez, ou croirez voir, pourra-t-il jamais les
déiruire? Supposons que vous trouviez un hon-
nête homme, où la raison, le bon sens, et tout
le monde, vous montrent un scélérat, que s'en-
suivra-t-il? Que vos yeux vous trompent; ou
que le genre humain tout entier, excepté vous
seul, est dépourvu de tout sens? Laquelle de
ces deux suppositions vous paroîl la plus natu-
relle, et à liiquelle enfin vous en tiendrez-vous?
Rouss. A aucune dos deux, et cette alterna-
tive ne me paroît pas si nécessaire qu'à vous.
Il est une autre explication plus naturelle, qui
lève bien des difficultés. C'est de supposer une
ligue dont l'objet est la diffamation de Jean-
Jacques, qu'elle a pris soin d'isoler pour cet
effet. Et que dis-je, supposer? par quelque
motif que celte ligue se soit formée, elle existe.
Sur votre propre rapport, elle sembleroii uni-
verselle. Elle est du moins grande, puissante,
nombreuse ; elle agit de concert et dans le plus
profond secret pour tout ce qui n'y entre pas,
et surtout pour l'uifoi tuné qui en est l'objet.
Pour s'en défendre il n'a ni secours, ni ami,
ni appui, ni conseil, ni lumières; tout n'est
autour de lui que pièges, mensonges, trahi-
sons, ténèbres. Il est absolument seul, et n'a
que lui soûl pour ressource; il ne doit attendre
ni aide ni assistance de qui que ce soit sur la
terre. Une position si singulière est unique de-
puis l'existence du genre humain. Pour juger
sainement de celui qui s'y trouve et de tout ce
qui se rapporte à lui, les formes ordinaires sur
lesquelles s'établissent lesjugemens humains ne
peuvent plus suffire. Il me faudroit, quand
même l'accusé pourroit parler et se défendre,
des sijrelés exiraordin;iires pour croire qu'en
lui rendant cette liberté on lui donne en même
temps les connoissances, les insirumens et les
moyens nécessaires pour pouvoir se justifier
s'il est innocent. Car enfin, si, quoique faus-
sement accusé, il ignore toutes les trames dont
il est enlacé, tous les pièges dont on l'entoure,
T. IT.
si les seuls défenseurs qu'il pourra trouver, et
qui feindront pour lui du zèle , sont choisis
pour le trahir, si les témoins qui pourroient
déposer pour lui se taisent, si ceux qui par-
lent sont gagnés pour le charger, si l'on fabri-
que de fausses pièces pour le noircir, si l'on
cache ou détruit celles qui le justifient, il aura
beau diie, non, contre cent faux témoignages
à qui l'on fera dire, oui; sa négation sera sans
effet contre tant d'affirmations unanimes, et il
n'en sera pas moins convaincu, aux yeux des
hommes, de déljts qu il n'aura pas connnis.
Dans l'ordre ordinaire des choses, cette objec-
tion n'a point la même force, parce qu'on laisse
à l'accusé tous les moyens possibles de se dé-
fendre, de confondre les faux lémoms, de ma-
nifester l'imposture, et qu'on ne présume pas
cette odieuse liguede plusieurs hommes pouren
perdre un. AJais ici cette ligue existe, rien n'est
plus constant, vous me lavez appris vous-même;
et par cela seul, non-seulement tous les avan-
tages qu'ont les accusés pour leur défense sont
ôtés à celui-ci, mais les accusateurs, en les lui
ôtant, peuvent les tourner tous contre lui-même;
il est pleinement à leur discrétion ; maîtres ab-
solus d'établir les faits comme il leur plaît, sans
avt)ir aucune contradiction à craindre, ils sont
seuls juges de la validité de leurs propres piè-
ces ; leurs témoins, certains de n'êtie ni con-
frontés, ni confondus, ni punis, ne craignent
rien de leurs mensonges : ils sont sûrs, en le
chargeant, de la protection des grands, de>
l'appui des médecins, de l'approbation (\c%^
gens de lettres, et do la faveur publique; if§.
sont sûrs, en le défendant, d'être penJus. Voi-
là, monsieur, pourquoi tous les témoignages
portés contre lui sous les chefs de la ligue,
c'est-à-dire depuis qu'elle s'est formée, n'ont
aucune autorité pour moi, el s'il en est d'anté-
rieurs, de quoi je doute, je ne les admettrai
qu'après avoir bien examiné s'il n'y a m fraude,
ni antidate, et surtout aptes avoir entendu les
réponses de l'accusé.
Par exemple, pour juger de sa conduite à
Venise, je n'irai pas consulter sottement ce
qu'on en dit, et, si vous voulez, ce qu'on en
prouve aujourd'hui, et puis m'en tenir là ; mais
bien ce qui a été prouvé et reconnu à Venise,
à la cour, chez les ministres du roi, et parmi
tous ceux qui ont eu connoissance de cette af-
faire avant le ministère du duc de Choiseul,
avant l'ambassade de l'abbé de Bornis à Venise,
et avant le voyage du consul Le Blond à Paris.
Plus ce qu'on en a pensé depuis est différent de
ce qu'on en pensoit alors, et mieux je recher-
cherai les causes d'un changement si tardif et si
extraordinaire. De même pour me décider sur
ses pillages en musique, ce ne sera ni à M. d'A-
lembert, ni à ses suppôts, ni à tous vos mes-
sieurs, que je m'adresserai; mais je ferai re-
chercher sur les lieux, par des personnes non
suspectes, c'est-à-dire qui ne sDient pas de leur
connoissance, s'il y a des preuves authentiques
(jue ces ouvrages ont existé avant que Jean-
Jacques les ait donnés pour être de lui.
Voîlà la marche que le bon sens m'oblige de
suivre pour vérifier les délits, les pillages, et les
imputations de toute espèce dont on n'a cessé
fie le charger depuis la formation du complot,
et dont je n'aperçois pas auparavant le moindre
vestige. Tant que cette vérification ne me sera
pas possible, rien ne sera si aisé que de me
fournir tant de preuves qu'on voudra auxquelles
je n'aurai rien à répondre, mais qui n'opére-
ront sur mon esprit aucune persuasion.
Pour savoir exactement quelle foi je puis
donner à votre prétendue évidence, il faudroit
que je connusse bien tout ce qu'une génération
entière liguée contre un seul homme totale-
ment isolé peut faire pour se prouver à elle-
même de cet homme-là tout ce qu'il lui plaît,
et, par surcroît de précaution, en se cachant
de lui très-soigneusement. A force de temps,
d'intrigue et d'argent, de quoi la puissance et
la ruse ne viennent-elles point à bout, quand
personne ne s'oppose à leurs manœuvres, quand
rien n'arrête et ne contre-mine leurs sourdes
opérations? A quel point ne pourroit-on point
tromper le public, si tous ceux qui le dirigent,
soit par la force, soit par l'-autorité, soit par
l'opinion , s'accordoient pour l'abuser par de
sourdes menées dont il seroit hors d'état de pé-
nétrer le secret? Qui est-ce qui a déterminé
jusqu'où des conjurés puissans, nombreux, et
bien unis, comme ils le sont toujours pour le
crime , peuvent fasciner les yeux , quand des
gens quon ne croit pas se connoître se concer-
teront bien entre eux; quand, aux deux bouts
de PF2urope, des imposteurs d'intelligence et
dirigés par quelque adroit et puissant intrigant
PREMIER DIALOGUE.
se conduiront sur le même plan , tiendront le
môme langage, présenteront sous le même as-
pect un homme à qui l'on a ôté la voix, les
yeux, les mains, et qu'on livre pieds et poings
liés à la merci de ses ennemis? Que vos mes-
sieurs au lieu d'être tels soient ses amis comme
ils le crient à tout le monde, qu'étouffant leur
protégé dans la fange ils n'agissent ainsi que
par bonté, par générosité, par compassion pour
lui, soit; je n'entends point leur disputer ici
ces nouvelles vertus : mais il résulte toujours
de vos propres récils qu'il y a une ligue, et de
mon raisonnement que , sitôt qu'une ligue
existe, on ne doit pas pour juger des preuves
qu'elle apporte s'en tenir aux règles ordinaires,
mais en établir de plus rigoureuses pour s'as-
surer que celte ligue n'abuse pas de l'avantage
immense de se concerter, et par là d'en impo-
ser comme elle peut certainement le faire. Ici
je vois, au contraire, que tout se passe entre
gens qui se prouvent entre eux, sans résistance
et sans contradiction, ce qu'ils sont bien aises
de croire; que donnant ensuite leur unanimité
pour nouvelle preuve à ceux qu'ils désirent
amener à leur sentiment, loin d'admettre au
moins l'épreuve indispensable des réponses de
l'accusé, on lui dérobe avec le plus grand soin
la connoissance de l'accusation, de l'accusa-
teur, des preuves et même de la ligue. C'est
faire cent fois pis qu'à l'inquisition : car si l'on
y force le prévenu de s'accuser lui-même, du
moins on ne refuse pas de l'entendre , du
moins ou ne l'empêche pas de parler, on ne lui
cache pas qu'il est accusé , et on ne le juge
qu'après l'avoir entendu. L'inquisition veut
bien que l'accusé se défende s'il peut, mais ici
l'on ne veut pas qu'il le puisse.
Cette explication, qui dérive des faits que
vous m'avez exposés vous-même , doit vous
faire sentir comment le public, sans être dé-
pourvu de bon sens, mais séduit par mille
prestiges, peut tomber dans une erreur invo-
lontaire et presque excusable à l'égard d'un
homme auquel il prend dans le fond très-peu
d'intérêt, dont la singularité révolte son amour-
propre, et qu'il désire généralement de trou-
ver coupable plutôt qu'innocent ; et comment
aussi, avec un intérêt plus sincère à ce même
homme et plus de soin à l'étudier soi-même,
on pourroit le voir autrement que ne fait tout
PREMIER DIALOGUE.
«1
le monde, sans être obli{;é d'en conclure que le
public est dans le délire ou qu'on est trompé
pas SCS propres yeux. Quand le pauvre Laza-
rilie de Termes , attaché dans le fond d'une
cuve, la tête seule hors de l'eau, couronné de
roseaux et d'al{jue , étoit promené de ville en
viile comme un monstre marin, les spectateurs
extravaf[uoient-ils de le prendre pour tel, i{;no-
rant qu'on l'empêchoit de parler, et que, s'il
vouloit crier qu il n'étoit pas un monstre ma-
rin, une corde tirée en cachette le forçoit de
faire à l'instant le plongeon? Supposons qu'un
d'enlre eux plus attentif, apercevant cette ma-
nœuvre et par là devinant le reste, leur eût
crié: L'on vous trompe, ce prétendu monstre
est un homme, n'y eût-il pas eu plus que de
l'humeur à s'offenser de cette exclamation ,
comme d'un reproche qu'ils étoient tous des
insensés ? Le public, qui ne voit des choses que
l'apparence , trompé par elle , est excusable ;
mais ceux qui se disent plus sages que lui en
adoptant son erreur ne le sont pas.
Quoi qu'il en soit des raisons que je vous ex-
pose, je me sens digne, même indépendam-
ment d'elles, de douter de ce qui n'a paru dou-
teux à personne. J'ai dans le cœur des témoi-
gnages, plus forts que toutes vos preuves , que
l'homme que vous m'avez peint n'existe point,
ou n'est pas du moins où vous le voyez. La seule
patrie de Jean-Jacques, qui est la mienne, suf-
firoit pour m'assurcr qu'il n'est point cet homme-
là. Jamais elle n'a produit des êtres de cette es-
pèce ; ce n'est ni chez les prolestans ni dans les
républiques qu'ils sont connus. Les crimes dont
il est accusé sont des crimes d'esclaves, qui
n'approchèrent jamais des âmes libres ; dans
nos contrées on n'en connoît point de pareils ;
et il me faudroit plus de preuves encore que
celles que vous m'avez fournies pour me per-
suader seulement que Genève a pu produire un
empoisonneur.
Après vous avoir dit pourquoi vos preuves,
toutes évidentes quelles vous paroissent, ne
sauroientèire convaincantes pour moi, qui n'ai
ni ne puis avoir les instructions nécessaires pour
juger à quel point ces preuves peuvent être il-
lusoires et m'en imposer par une fausse appa-
rence de vérié, je vous avoue pourtant dere-
chef que, sans me convaincre, elles min-
quielent , mébranlent, et que j'ai quelquefois
peine à leur résister. Je désircrois sans doute,
et de tout mon cœur, qu'elles fussent fausses, et
que l'homme dont elles me font un monstre n en
fût pas un : mais je désire beaucoup davantage
encore de ne pas m'égarer dans cette recherche
et de ne pas me laisser séduire par mon pen-
chant. Que puis-je faire dans une pareille situa-
tion (') pour parvenir, s'il est possible, à dé-
mêler la vérité? C'est de rejeter dans celte af-
faire toute autorité humaine , toute preuve qui
dépend du témoignage d'autrui , et de me dé-
terminer uniquement sur ce que je puis voir de
mes yeux et connoître par moi-même. Si Jean-
Jacques est tel que 1 ont peint vos messieurs, et
s'il a été si aisément reconnu tel par tous ceux
qui 1 ont approché, je ne serai pas plus mal-
heureux qu'eux, car je ne porterai pas à cet
examen moins d'attention, de zèle et de bonne
foi; et un être aussi méchant, aussi difforme,
aussi dépravé, doit en effet être très-facile à
pénétrer pour peu qu'on y regarde. Je m'en
tiens donc à la résolution de l'exaniiner par moi-
même et de le juger en tout ce que je verrai de
lui, non par les secrets désirs de mon cœur, en-
core moins par les interprétations d'autrui,
mais par la mesure de bon sens et de juge-
ment que je puis avoir reçue, sans me rappor-
ter sur ce point à l'autorité de personne. Je
pourrai me tromper sans doute , parce que je
suis homme ; mais après avoir fait tous mes
efforts pour éviter ce malheur, je me rendrai,
si néanmoins il m'arrive, le consolant témoi-
gnage que mes passions ni ma volonté ne sont
point complices de mon erreur, et qu'il n'a pas
dépendu de moi de m'en garantir. Voilà ma ré-
solution. Donnez-moi maintenant les moyens
de l'accomplir et d'arriver à notre homme, car,
à ce que vous m'avez fait entendre, son accès
n'est pas aisé.
Le Fr. Surtout pour vous qui dédaignez les
seuls qui pourroient vous l'ouvrir. Ces moyens
sont, je le répète, de s'insinuer à force
d'adresse , de patelinage, d'opiniâtre importu-
nité, de le cijoler sans cesse, de lui parler avec
(') Pour excuser le public autant qu'il se pr ut, je suppose
partout son erreur presque invincible; mais moi, qui sais dans
ma conscience qu'aucun crime jamais n'approcha de mon
cœur, je suissi^r que tout homme vraiment aUentif, vraiment
juste, (lécouvriroit rimpostur.î à travers tout l'art d'nn com-
plot, parce quenlio je ne crois la» possible que jamais lemen-
songe usurpe et s approprie tous les caractcies de la vi'rilc.
52
SECOND DIALOGUE.
transport de ses talcns, de ses livres et même ■ ce que vous m'avez dit dans cet entretien me
de SCS vertus; car ici le mensonge et la fausseté prouve que vous n'y parliez pas de vous-même,
sont des œuvres pies. Le mot d'a<:/m«rafion sur- î Après avoir appris de vous les scntimens d'au-
tout, d'un effet admirable auprès de lui, ex- I trui, n'apprendrai-je jamais les vôtres? Je le
prime assez bien dans un autre sens l'idée des ] vois, vous feignez d'établir des naximes que
sentimens qu'un pareil monstre inspire, et ces
doubles ententes jésuitiques, si recherchées de
nos messieurs, leur rendent l'usage de ce mot
très-familier avec Jean-Jacques, et très-com-
mode en lui parlant ('). Si tout cela ne réussit
pas, on ne se rebute point de son froid accueil,
on compte pour rien ses rebuffades; passant
tout de suite à l'autre extrémité, on le tance, on
le gourmande, et, prenant le ton le plus arro-
gant qu'il est possible, on tAche de le subju-
guer de haute lutte. S'il vous fait des gros-
sièretés, on les endure comme venant d'un
misérable dont on s'embarrasse fort peu d'être
méprisé. S'il vous chasse de chez lui, on y re-
vient ; s'il vous ferme la porte, on y reste jus-
qu'à ce qu'elle se rouvre, on tâche de s'y four-
rer. Une fois entré dans son repaire, on s'y
établit, on s'y maintient bon gré mal gré. S'il
osoit vous en chasser de force, tant mieux : on
feroit beau bruit, et l'on iroit crier par toute la
terre qu'il assassine les gens qui lui font l'hon-
neur de l'aller voir. Il n'y a point, à ce qu'on
m'assure, d'autre voie pour s'insinuer au|)rès
de lui. Êies-vous homme à prendre celle-là?
Rouss. Mais, vous-même, pourquoi ne l'avez-
vous jamais voulu prendre?
Le Fr. Oh ! moi, je n'avois pas besoin de le
voir pour le connoître. Je le connois par ses
œuvres; c'en est assez et même trop.
Rouss. Que pensez-vous de ceux qui , tout
aussi décidés que vous sur son compte, ne lais-
sent pas de le fréquenter, de l'obséder, et de
vouloir s'introduire à toute force dans sa plus
intime familiarité?
Le Fr. Je vois que vous n'êtes pas content
de la réponse que j'ai déjà faite à cette question.
Rou>S. Ni vous non plus, je le vois aussi. J'ai
vous seriez au désespoir d'adopter. Parlez-moi
donc enfin plus franchement.
Le Fr. Écoutez : je n'aime pas Jean-Jacques,
mais je hais encore plus l'injustice, encore plus
la trahison. Vous m'avez ait des choses qui me
frappent et auxquelles je veux refléchu-. Vous
refusiez de voir cet infortuné ; vous vous y dé-
terminez seulement. J'ai refusé de lire ses li-
vres ; je me ravise ainsi que vcms, et pour cause.
Voyez l'homme, je lirai les livres; après quoi
nous nous reverrons.
SECOIND DIALOGUE.
Du naturel de Jean Jacques et de ses habitudes.
Le François. Hé bien, monsieur, vous l'avez
vu?
Rousseau. Hé bien, monsieur, vous l'avez lu?
Le Fr. Allons par ordre, je vous prie, et
permettez que nous commencions par vous,
qui fûtes le plus pressé. Je vous ai laissé tout
le temps de bien étudier notre homme. Je sais
que vous l'avez vu par vous-mênie, et tout à
voîre aise. Ainsi vous êtes maintenant en état
de le juger, ou vous n'y serez jamais. Dites-
moi donc enfin ce qu'd faut penser de cet
étrange personnage.
Rouss. Non; dire ce qu'il en faut penser
n'est pas de ma compétence; mais vous dire,
quant a moi, ce que j'en pense , c'est ce que jo V
ferai volontiers, si cela vous suffit.
Le Fr. Je ne vous en demande pas davan-
tage. Voyons donc.
Rouss. Pour vous pai 1er selon ma croyance,
je vous dirai donc tout franchememt que, selon
donc mes raisons pour y revenir. Presque tout | "i"'' ce n'est pas un homme ver tueux.
Le Fr. Ah ! vous vodà donc enfin pensant
(') En m'écrivant, cVst la même franchise. «J'ai l'honnenr
>• d'être, avec tous les sentimens qui vous sont dus, avec les
» sentimens les plus distingués, avec une considération très-
» particulière, avec autant d'estime que de rcspcci, etc. » Ces
ir.essieiirs soni-ils donc, avec ces tournures aMiphil:iolo»<qiies,
moins menteurs que ceux qui mentent tout rondeiuent? Non.
lissant seulement plus faux et plus doubles, ils mentent seule-
ment plus traîtreusement
comme tout le monde !
Rouss. Pas t<mt-à-fait, peut-être: car, tou-
jours selon moi , c'est beaucoup moins encore
un détestable scélérat.
Le Fr. Mais enfin qu'est-ce donc? Car vous
èies désolant avec vos éternelles énigmes.
SECOND DIALOGUE.
5S
Rocss. li n'y a point là d'énigme que celle
/ que vous y mettez vous-même. C est un homme
I 8<ins malice plui6l que bon, une âme saine,
/ mais foible, qui adore la vertu sans la prati-
I quer, qui aime aniemment le bien et qui n'en
\fait guère. Pour le crime, je suis persuadé
connue de mon existence qu'il n'approcha ja-
mais de son Cd^ur, non plus que la haine. Voilà
le sommaire de mes observations sur son ca-
ractère moral. Le reste ne peut se dire en
abrégé ; car cet homme ne ressemble à nul
autre que je coniioisse; il demande une analyse
à part et faite uniquement pour lui.
Le Fr. Oh ! faites-la-moi donc cette unique
analyse, et montrez-nous comment vous vous
y êtes pris pour trouver cet homme sans ma-
lice, cet être si nouveau pour tout le reste du
monde, et que personne avant vous n'a su voir
en lui.
Rouss. Vous vous trompez; c'est au con-
traire votre Jean-Jacques qui est cet homme
nouveau. Le mien est l'ancien, celui que je
m'élois figuré avant que vous m'eussiez parlé
de lui, celui que tout le monde voyoit en lui
avant qu'il eût fait des livres, c'est-à-dire jus-
qu'à l'âge de quarante ans. Jusque-là tous
ceux qui l'ont connu, sans en excepter vos
messieurs eux-mêmes, lont vu tel que je le
vois maintenant. C est , si vous voulez , un
homme que je ressuscite, mais que je ne crée
assurément pas.
Le Fr. Craignez de vous abuser encore en
cela, et de ressusciter seulement une erreur
trop tard détruite. Cet homme a pu, comme je
vous l'ai déjà dit, tromper long-temps ceux
qui lont jugé sur les apparences ; et la preuve
qu'il les irompoit est qu'eux-mêmes, quand on
le leur a fait mieux connoître , ont abjuré
leur ancienne erreur. En revenant sur ce qu ils
avoient vu jadis, il en ont jugé tout différem-
ment.
RODSS. Ce changement d'opinion me paroîi
très-naturel, sans fournir la preuve que vous
en ttrez. Ils le voyoient alors par leurs propres
yeux, ils l'ont vu depuis par ceux des autres.
Vous pensez qu'ils se trompoienl autrefois; moi
^ je crois que c'est aujourd'hui qu'ils se trom-
pent. Je ne vois point à votre opinion de raison
solide, et j'en vois à la mienne une d'un très-
grand poids; c'est qu'alors il n'y avoit point de
ligue, et qu'il en existe une aujourd'hui; c'«»t
qu'alors personne n'avoit intérêt à déguiser la
vérité, et à voir ce qui nétoii pas; qu'aujour-
d hui quiconque oseioit dire hauieinent de
Jean-Jacques le bien qu'il en pourroit savoir
soroit un homme perdu; que, pour faire sa
cour et |)arveiiir, il n'y a point d(i nu)yen plus
siir et plus prompt que de rem hérir sur les
charges dont on l'accable à l'envi; et qu'enfin
tous ceux qui l'ont vu dans sa jeunesse sont
sûrs de s'avancer eux et les leurs en tenant sur
son compte le langage qui convient à vos mes-
sieurs. D'où je conclus que qui cherche en sin-
cérité de cœur la vérité doit remonter, pour
la connoître, au temps où personne n'avoit in-
térêt à la déguiser. Voilà pourquoi les juge-
mens qu'on portoit jadis sur cet homme font
autorité pour moi, et pourquoi ceux que les
mêmes gens en peuvent porter aujourd'hui
n'en font plus. Si vous avez à cela quelque
bonne réponse, vous m'obligerez de m'en faire
part; car je n'entreprends point de soutenir
ici mon sentiment, ni de vous le faire adopter,
et je serai toujours prêt à l'abandonner, quoi-
que à regret, quand je croirai voir la vérité
dans le sentiment contraire. Quoi qu'il en soit,
il ne s'agit point ici de ce que d'autres ont vu,
mais de ce que j'ai vu moi-même ou cru voir.
C'est ce que vous demandez , et c'est tout ce
que j'ai à vous dire ; sauf à vous d'admettre ou
rejeter mon opinion quand vous saurez sur
quoi je la fonde.
Commençons par le premier abord. Je crus,
sur les difficultés auxquelles vous m'aviez pré-
paré, devoir premièrement lui écrire. Voici ma
lettre, et voici sa réponse.
Le Fr. Comment! il vous a répondu?
Rouss. Dans l'instant même.
Le Fr. Voilà qui est particulier 1 Voyons
donc celte lettre qui lui a fait faire un si grand
effort.
Rouss. Elle n'est pasbien recherchée, comme
vous allez voir.
(// lu.) « J'ai besoin de vous voir, de vous
» connoître, et ce besoin est fondé sur l'amour
» de la justice et de la vérité. On dit que vous
» rebutez les nouveaux visages. Je ne dirai pas
N si vous avez tort ou raison ; mais, si vous
» êtes Ihomme de vos livres, ouvrez-moi voire
» porte avec confiance ; je vous en conjure pour
u
SECOND DIALOGUE.
» moi, je vous le conseille pour vous : si vous
M ne l'êtes pas, vous pouvez encore m'admettre
« sans crainte, je ne vous importunerai pas
» long-temps. »
Réponse. « Vous êtes le premier que le motif
» qui vous amène ait conduit ici : car de tant
» de gens qui ont la curiosité de me voir, pas
w un n'a celle de me connoître ; tous croient
» me connoître assez. Venez donc pour la rareté
» du fait. Mais que me voulez-vous, et pour-
» quoi me parler de mes livres? si, les ayant
» lus, ils ont pu vous laisser en doute sur les
» sentimens de l'auteur, ne venez pas; en ce
» cas je ne suis pas votre homme, car vous ne
M sauriez être le mien. »
La conformité de cette réponse avec mes
idées ne ralentit pas mon zèle. Je vole à lui, je
le vois.... Je vous l'avoue, avant même que je
l'abordasse, en le voyant, j'augurai bien de
mon projet
Sur ces portraits de lui, si vantés, qu'on
éiale de toutes parts, et qu'on prAnoit comme
des chefs-d'œuvre de ressemblance avant qu'il
revînt à Paris, je m'attendois à voir la figure
d'un cyclope affreux , comme celui d'Angle-
terre, ou d'un petit Crispin grimacier, comme
celui de Fiquet; et, croyant trouver sur son
visage les traits du caractère que tout le monde
lui donne, je m'avertissois de me tenir en garde
contre une première impression si puissante
toujours sur moi, et de suspendre, malgré
ma répugnance, le préjugé qu'elle alloit m'ia-
spirer.
Je n'ai pas eu celte peine : au lieu du féroce
ou doucereux aspect auquel je m'étois attendu,
je n'ai vu qu'une physionomie ouverte et sim-
ple, qui promettoit et inspiroit de la confiance
et de la sensibilité.
Le Fr. Il faut donc qu'il n'ait cette physio-
nomie que pour vous; car généralement tous
ceux qui l'abordent se plaignent de son air
froid et de son accueil repoussant, dont heu-
reusement ils ne s'embarrassent guère.
Rouss. Il est vrai que personne au monde ne
cache moins que lui l'éloignement et le dédain
pour ceux qui lui en inspirent; mais ce n'est
point là son abord naturel , quoique aujour-
d'hui très-fréquent; et cet accueil dédaigneux
que vous lui reprochez est pour moi la preuve
qu'il ne se contrefait pas comme ceux qui
l'abordent, et qu'il n'y a point de fausseté sur
son visage non plus que dans son cœur.
Jean-Jacques n'est assurément pas un bel
homme; il est petit, et s'apetisse encore en
baissant la tête. Il a la vue courte, de petits
yeux enfoncés, des dents horribles ; ses traits,
altérés par l'âge, n'ont rien de fort régulier :
mais tout dément on lui l'idée que vous m'en
aviez donnée ; ni le regard, ni le son de la voix,
ni l'accent, ni le maintien, ne sont du monstre
que vous m'avez peint.
Le Fr. Bon 1 n'allez-vous pas le dépouiller
de ses traits comme de ses livres?
Rouss. Mais tout cela va très-bien ensemble,
et me paroîtroit assez appartenir au même
homme. Je lui trouve aujourd'hui les traits du
mentor d'Emile; peut-être dans sa jeunesse lui
aurois-je trouvé ceux de Saint-Preux. Enfin,
je pense que si sous sa physionomie la nature
a caché l'âme d'un scélérat, elle ne pouvoit en
effet mieux la cacher.
Le Fr. J'entends; vous voilà livré en sa fa-
veur au même préjugé contre lequel vous vous
étiez si bien armé s'il lui eût été contraire.
Rouss. Non ; le seul préjugé auquel je me
livre ici, parce qu'il me paroît raisonnable,
est bien moins pour lui que contre ses bruyans
protecteurs. Ils ont eux-mêmes fait faire ces
portraits avec beaucoup de dépense et de soin ;
ils les ont annoncés avec pompe dans les jour-
naux , dans les gazettes , ils les ont prônés
partout : mais s'ils n'en peignent pas mieux
l'original au moral qu'au physique, on le con-
noîtra sûrement fort mal d'après eux. Voici
un quatrain que Jean-Jacques mit au-dessous
d'un de ces portraits :
Hommes savans dans l'art de feindre,
Qni me prêtez des traits si doux,
A'ous aurez beau vouloir me peindre,
Vous ne peindrez jaaiais que vous.
Le Fr. Il faut que ce quatrain soit tout nou-
veau; car il est assez joli, et je n'en avois point
entendu parler.
Rouss. Il y a plus de six ans qu'il est fait :
l'auteur l'a donné ou récité à plus de cinquante
personnes, qui toutes lui en ont très-fidèlement
gardé le secret, qu'il ne leur demandoit pas;
et je ne crois pas que vous vous attendiez à
trouver ce quatrain dans le Mercure. J'ai cru
voir dans toute cette histoire de portraits des
SECOND DIALOGUE.
55
singularités qui m'ont porté à la suivre, et j'y
ai trouvé, surtout pour celui d'Angleterre,
dos circonstances bien extraordinaires. David
Hume, étroitement lié à Paris avec vos mes-
sieurs, sans oublier les dames, devient, on ne
sait comment, le patron, le zélé prolecteur,
le bienfaiteur à toute outrance de Jean-Jac-
ques, et fait tant, de concert avec eux, qu'il
parvient enfin, malgré toute la répugnance de
celui-ci, à l'emmener en Angleterre. Là, le
premier et le plus important do ses soins est
de faire faire par Ramsay, son ami particu-
lier, le portrait de son ami public Jean-Jac-
ques. Il désiroit ce portrait aussi ardemment
qu'un amant bien épris désire celui de sa maî-
tresse. A force d'importunités il arrache le
consentement de Jean-Jacques. On lui fait met-
tre un bonnet bien noir, un vêlement bien
brun, on le place dans un lieu bien sombre, et
là, pour le peindre assis, on le fait tenir de-
bout, courbé , appuyé d'une de ses mains sur
une table bien basse , dans une attittide où ses
muscles, fortement tendus, altèrent les traits
de son visage. De toutes ces précautions devoit
résulter un portrait peu flatté , quand il eût
été fidèle. Vous avez vu ce terrible portrait :
vous jugerez de la ressemblance si jamais vous
voyez l'original. Pendant le séjour de Jean-
Jacques en Angleterre, ce portrait y a été gravé,
publié, vendu partout, sans qu'il lui ait été pos-
sible de voir cette gravure. Il revient en France,
et il y apprend que son portrait d'Angleterre
est annoncé, célébré, vanté comme un chef-
d'œuvre de peinture, de gravure, et surtout
de ressemblance. Il parvient enfin , non sans
peine, à le voir; il frémit, et dit ce qu'il en
pense : tout le monde se moque de lui ; tout le
détail qu'il fait paroît la chose la plus natu-
relle ; et loin d'y voir rien qui puisse faire sus-
pecter la droiture du généreux David Hume,
on n'aperçoit que les soins de l'amitié la plus
tendre dans ceux qu'il a pris pour donner à
son ami Jean-Jacques la figure d'un cyclope af-
freux. I*ensez-vous comme le publicàcet égard?
Le Fr. Le moyen, sur un pareil exposé !
J'avoue, au contraire, que ce fait seul, bien
avéré , me paroîtroit déceler bien des choses;
mais qui m'assurera qu'il est vrai?
Rouss. La figure du portrait. Sur la question
présente, cette figure ne mentira pas.
LeFr. Mais ne donnez-vous point aussi trop
d'importance à des bagatelles? Qu'un portrait
soit difforme ou peu ressemblant , c'est la
chose du monde la moins extraordinaire : tous
les jours on grave, on contrefait, on défigure
des hommes célèbres, sans que de ces gros-
sières gravures on tire aucune conséquence
pareille à la vôtre.
RODSS. J'en conviens ; mais ces copies défi-
gurées sont l'ouvrage do mauvais ouvriers avi-
des, et non les productions d'artistes distin-
gués, ni le fruit du zele et de l'amitié. On ne
les prône pas avec bruit dans toute l'Europe,
on ne les annonce pas dans les papiers publics,
on ne les étale pas dans les appartemens, ornés
de glaces et de cadres; on les laisse pourrir
sur les quais, ou parer les chambres des caba-
rets et les boutiques des barbiers.
Je ne prétends pas vous donner pour des
réalités toutes les idées inquiétantes que four-
nit à Jean-Jacques l'obscurité profondedont on
s'applique à l'entourer. Les mystères qu'on
lui fait de tout ont un aspect si noir, qu'il
n'est pas surprenant qu'ils affectent de la même
teinte son imagination effarouchée. Mais parmi
les idées outrées et fantastiques que cela peut
lui donner, il en est qui, vu la manière extra-
ordinaire dont on procède avec lui , méritent
un examen sérieux avant d'être rejetées. Il
croit, par exemple, que tous les désastres de
sa destinée, depuis sa funeste célébrité, sont
les fruits d'un complot formé de longue main,
dans un grand secret, entre peu de personnes,
qui ont trouvé le moyen d'y faire entrer suc-
cessivement toutes celles dont ils avoient be-
soin pour son exécution ; les grands, les au-
teurs , les médecins (cela n'étoit pas difficile),
tous les hommes puissans, toutes les femmes
galantes, tous les corps accrédités, tous ceux
qui disposent de l'administration, tous ceux
qui gouvernent les opinions publiques. Il pré-
tend que tous les événemens relatifs à lui, qui
paroissent accidentels et fortuits , ne sont que
de successifs développemens concertés d'a-
vance, et tellement ordonnés, que tout ce qui
lui doit arriver dans la suite a déjà sa place
dans le tableau, et ne doit avoir son effet qu'au
moment marqué. Tout cela se rapporte assez
à ce que vous m'avez dit vous-même, et à ce
qtie j'ai cru voir sous des noms différens. Selon
50
SECOND DIALOGUE.
vous, c'est un système de bienfaisance envers
un scélérat; selon lui, c'est un complot d'im-
poslure conire un innocent; selon moi, c'est
une lifîue dont je ne détermine pas l'objet,
mais dont vous ne pouvez nier l'existence,
puisque vous-même y êtes entré.
Il pense que du moment qu'on entreprit
l'œuvre complète de sa diffamation, pour fa-
ciliter le succès de cette entreprise, alors dif-
ficile, on résolut de la graduer, de commencer
par le rendre odieux et noir, et de finir par le
rendre abject, riiiicule et méprisable. Vos mes-
sieurs, qui n'oublient rien, n'oublièrent pas sa
figure, et, après l'avoir éloigné de Paris, tra-
vaillèrent à lui en donner une aux veux du pu-
blic, conforme au caractère dont ils vouloieni
le gratifier. Il fallut d'abord faire disparoitrc
la gravure qui avoil été faite sur le portrait
fait par La Tour : cela fut bientôt fait. Après
son départ pour l'Angleterre , sur un modèle
qu'on avoil fait faire par Le Moine, on fil
faire une gravure telle qu'on la désiroit; mais
la figure en étoit hideuse à tel point, que,
pour ne pas se découvrir trop ou trop tôt, on
fut contraint de supprimer la gravure. On fit
faire à Londres, par les bons offices de l'ami
Hume, le portrait dont je viens de parler; et,
n'épargnant aucun soin de l'art pour en faire
valoir la gravure, on la rendit moins difforme
que la précédente, mais plus terrible et plus
noire mille fois. Ce portrait a fait long-temps,
à l'aide de vos messieurs, l'admiration de Paris
et de Londres, jusqu'à ce qu'ayant gagné plei-
nement le premier point, et rendu aux yeux
du public l'original aussi noir que la gravure,
on en vinl au second article, et, dégradant ha-
bilement cet affreux coloris, de l'homme ter-
rible et vigoureux qu'on avoil d'abord peint
on fit peu à peu un petit fourbe, un petit men-
teur, un petit escroc, un coureur de tavernes
et de mauvais lieux. C'est alors que parut le
portrait grimacier de Fiquel, qu'on avoit tenu
long-temps en réserve, jusqu'à ce que le mo-
ment de le publier fût venu , afin que la mine
basse et risible de la figure répondît à l'idée
qu'on vouioit donner de l'original. C'est encoie
alors que parut un petit médaillon en plâtre
sur le costume de la gravure angioise, mais
dont on avoil eu soin de changer l'air terrible
et fier en un souris traître et sardoniquc comme
celui de Panurge achetant les moutons de l»ii\-
denaut, ou comme celui des gens qui rencon-
trent Jean-Jacques dans les rues: et il est cer-
tain quedepuislors vos messieurs se sont moins
attachés à faire de lui un objet d horreur qu'un
objet de dérision; ce qui toutefois ne paroït
pas aller à la fin qu'ils disent avoir de meure
tout le monde en garde contre lui ; car on se
lient en garde contre les gens qu'on redoute,
mais non pas conire ceux qu'on méprise.
Voilà l'idée que l'histoire de ces différens
portraits a fait naître à Jean-Jacques : mais
toutes ces graduations préparées de si loin ont
bien l'air d être des conjectures chiniériques,
fruits assez naturels d'une ima(i;ination frappée
par tant de mystères et de malheurs. Sans
donc adopter ni rejeter à présent ces idées,
laissons tous ces étranges portraits, et reve-
nons à l'original.
J'avois percé jusqu'à lui; mais que de diffi-
cultés me rcstoieni à vaincre dans la m;inière
donlje me proposoisde l'examiner ! Après avoir
étudié l'homme toute ma vie, j'avois cru con-
noîire les hommes; je m'étois trompé. Je ne
parvins jamais à en connoître un seul : non
qu'en effet ils soient difficiles à connoître ; mais
je m'y prenois mal, et, toujours interprétant
d'après mon cœur ce que je voyois faire aux
autres, je leur pi êtois les motifs qui m'auroient
fait af;ir à leur place, et je m'nbusois toujours.
Donnant trop d'attention à leurs dis» ours, et
pas assez à leurs œuvres, je les écoutois parler
plutôt que je ne les regardois agir: ce qui ,
dans ce siècle de philosophie et de beaux dis-
cours, me les faisoit prendre pour auiaiil de
sages, et juger de leurs vertus par leurs sen-
tences. Que si quelquefois leurs actions atti-
roicnt mes regards, c'étoient celles qu'ils des-
tinoient à celle fin , lor^qu'ils montoient sur le
théâtre pour y faire une œuvre d'éclat qui s'y
fît admirer, sans songer, dans ma bêiise, que
souvent ils metloient en avant cette œuvre bril-
lante pour masquer, dans le cours de leur vie,
un tissu de bassesses et d'iniquités. Je voyois
presque tous ceux qui se piquent de finesse et
de pénétration s'abuser en sens contraire par
le même principe de juger du cœur d'auirui
par le sien. Je les voyois saisir avidemeisl en
l'air un trait, un geste, un mot inconsidéré,
et, l'interprétant à leur mode, s'applaudir de
SECOND DIALOGUE.
fî7
lear sif^Acité en prôlatit à chaque mouvement i m'étoit imposé, otcela mêmepouvoii me foui-
fonnii d'un homme un sens siibiil qui nexisioit nir un premier préjiifjé pour ou contre lui :
souvent que Hans lour esprit. Fh ! quel est | cnr si. bien convaincu par ma conduite et par
Ihoinmo do^prit qin' ne dit jamais de sottise ? | mon lau'^age de la droiiuro de mes iiitoniions,
quel est l'honnête homme auquel il n'échappe
jamais un pnums répréhensible que son cœur
n'a point dicté? Si l'«>n tenoil un rej^isire exact
de toutes les fautes que I homme le plus par-
fait a conmiises. cl qu'on supprimât soif;neu-
sement tout le reste, quelle opinion donneroit-
on de cet homme-là? Que dis-je, les fautes!
non, les actions les plus innocentes, les gestes
les plusindifférens, les discours les plus sensés,
tout, dans un observateur qui se passionne,
augmente et nourrit le préjugé dans lequel il
se complaît quand il détache chaque mot ou
chaque fait de sa place pour le mettre dans le
jour qui lui convient.
Je voulois m'y prendre autrement pour étu-
dier à part-moi un homme si cruellement, si
légèrement, si universellement jugé. Sans
m'arrèter à de vains discours, qui peuvent
tromper, ou à des signes passagers plus incer-
tains encore, mais si commodes à la légèreté
et à la malignité, je résolus de l'étudier par
ses inclinations, ses moeurs, ses goûts, ses
penchans, ses habitudes; de suivre les détails
de sa vie, le cours de son humeur, la pente de
ses affections, de le voir agir en l'entendant
parler, de le pénétrer, s'il étoit possible, en
dedans de lui-même ; en un mot, de l'observer
moins par des signes équivoques et rapides,
que par sa constante manière d'être; seule
règle infaillible de bien juger du vrai caractère
d'un hcmime, et des passicms qu'il peut cacher
au fond de son cœur. Mon embnrras étoit d'é-
carter des obstacles que, prévenu par vous, je
prévoyois dans l'exécution de ce projet.
Je savois qu'irritédes perfides empressemens
il s'alarmoit néanmoins de mim dessein, s'in-
qiiieioit de mes regards, clierchoii à donner lo
change à ma curiosité, et commençoit par se
mettre en garde, c'éloit dans mon esprit un
homme à demi jugé. Loin de rien voir de
semblable, je fus aussi touché que surpris,
non de l'accueil que celle idée m'attira de sa
part, car il n'y mil aucun empressement osten-
sible, mais de la joie qu'elle me parut exciter
d.'ins son cœur. Ses regards attendris m'en di-
rent plus que nauroient fait dos caresses. Je
le vis à son aise avec moi ; c'étoit le meilleur
moyen de m'y mettre avec lui. A la manière
dont il me distingua, dès le premier abord, de
tous ceux qui l'obsédoient, je compris qu'il
n'avoit pas un instant pris le change sur mes
motifs. Car quoique, cherchant tous également
à l'observer, ce dessein commun dût donner à
tous une allure assez semblable, nos recher-
ches étoient trop différentes par leur objet,
pour que la distinction n'en lût pas facile à
faire. Il vit que tous les autres ne chenhoieni,
ne vouloient voir que le mal; que j'étois le seul
qui, cherchant le bien, ne voulût que la vérité,
et ce motif, qu'il démêla sans peine, m'attira
sa conliaiice.
Entre tous les exemples qu'il m'a donnés de
l'intention de ceux qui l'approchent, je ne
vous en citerai qu'un. L'un d'eux s'éioit telle-
ment distingué des autres par de plus affec-
tueuses démonstrations et par un attendris-
sement poussé jusqu'aux larmes, qu'il crut
pouvoir souvrir à lui sans réserve, et lui lire
ses Co///ês.sion.s. Il lui permit même de l'ar.êter
dans sa lecture pour prendre note de tout ce
de ceux qui l'aboi dent, il ne cherchoit qu'à | qu'il voudroit retenir par préférence. Il remar-
repousser tous les nouveaux veims; je savois | qua durant celle longue leclure, que, nécri-
quil jugeoit, et, ce me semble, avec assez de | vaut presque jamais dans les endroits fiivora-
raison, de liniention des gens par l'air ouvert i blés et honorables, il ne manqua point d'écrire
ou réservé qu'ils prenoient avec lui; et, mes i avec soin dans lous ceux où la vérité le foiçoit
engagemensm'ôiant le pouvoir de lui rien dire, | à s'accuser et se charger lui-même. Voilà com-
je devois m'aitendre que ces mystères ne le dis- i ment se font les remarques de ces mc>sieurs.
poseroient pas à la familiarité dont j'avois bc- Et moi aussi, jai fait celle-là ; mais je n'ai pas,
soin pour mon dessein. Je ne vis de remède à comme eux, omis les autres, et le tout m'î|
cela que de lui lai-scr voir mon projet autant donné des résultats bien differens des leurs,
que cela pouvoil s'accorder avec le silence qui ) Par l'heuronx effet de ma franchise, j'avois
58
SECOiND DIALOGUE.
l'occasion la plus rare et la plus sûre de bien
connoître un homme, qui est de l'étudier à
loisir dans sa vie privée, et vivant pour ainsi
dire avec lui-môme; car il se livra sans ré-
serve, et me rendit aussi maître chez lui que
chez moi.
Une fois admis dans sa retraite, mon pre-
mier soin fut de m'informer des raisons qui l'y
tenoient confiné. Je savois qu'il avoit toujours
fui le grand monde et aimé la solitude, mais je
savois aussi que, dans les sociétés peu nom-
'breuses, il avoit jadis joui des douceurs de
l'intimité en homme dont le cœur éloit fait
pour elle. Je voulus apprendre pourquoi main-
tenant, détaché de tout, il s'étoit tellement
concentré dans sa retraite que ce n'étoit plus
que par force qu'on parvenoit à l'aborder.
Le Fr. Cela n'étoit-il pas tout clair? Il se
gênoit autrefois parce qu'on ne le connoissoit
pas encore. Aujourd'hui que, bien connu de
tous, il ne gagneroit plus rien à se contraindre,
il se livre tout-à-fait à son horrible misanthro-
pie. Il fuit les hommes parce qu'il les déteste;
il vit en loup-garou parce qu'il n'y a rien d'hu-
main dans son cœur.
Rouss. Non, cela ne me paroît pas aussi
clair qu'à vous; et ce discours, que j'entends
tenir à tout le monde, me prouve bien que les
hommes !e haïssent, mais non pas que c'est lui
qui les hait.
Le Fr. Quoi! ne l'avez-vous pas vu, ne le
voyez-vous pas tous les jours, recherché de
beaucoup de gens, se refuser durement à leurs
avances? Comment donc expliquez-vous cela?
Rouss. Reaucoup plus naturellement que
vous, car la fuite est un effet bien plus naturel
de la crainte que de la haine. Il ne fuit point
les hommes parce qu'il les hait, mais parce
qu'il en a peur. Il ne les fuit pas pour leur faire
du mal, mais pour tâcher d'échapper à celui
qu'ils lui veulent. Eux au contraire ne le re-
cherchent pas par amitié, mais par haine. Ils
le cherchent et il les fuit; comme dans les sa-
bles d'Afrique, où sont peu d'hommes et beau-
coup de tigres, les hommes fuient les tigres et
les tigres cherchent les hommes : s'ensuit-il de
là que les hommes sont méchans, farouches, et
que les tigressont sociables et humains? Même,
quelque opinion que doive avoir Jean -Jacques
de ceux qui, malgré celle qu'on a de lui, ne
laissent pas de le rechercher, il ne ferme point
sa porte à tout le monde; il reçoit honnêtement
ses anciennes connoissanccs, quelquefois même
les nouveaux venus, quand ils ne montrent ni
patelinage ni arrogance. Je ne l'ai jamais vu se
refuser durement qu'à des avances tyranni-
ques, insolentes et malhonnêtes, qui déceloieni
clairement l'intention de ceux qui les faisoient.
Celte manière ou verte et généreuse de repousser
la perfidie et la trahison nefutjamaisl'alluredes
méchans. S'il ressembloitàceux qui le recher-
chent, au lieu de se dérober à leurs avances,
il y répondroit pour tâcher de les payer en
même monnoie, et leur rendant fourberie pour
fourberie, trahison pour trahison, il se servi-
roit de leurs propres armes pour se défendre
et se venger d'eux ; mais, loin qu'on l'ait jamais
accusé d'avoir tracassé dans les sociétés où
il a vécu, ni brouillé ses amis entre eux, ni
desservi personne avec qui il fût en liaison, le
seul reproche qu'aient pu lui faire ses soi-disant
amis a été de les avoir quittés ouvertement,
comme il a dû faire, sitôt que, les trouvant faux
et perfides, il a cessé de les estimer.
Non, monsieur, le vrai misanthrope, si un
être aussi contradictoire pouvoit exister ('), ne
fuiroit point dans la solitude : quel mal peut
et veut faire aux hommes celui qui vit seul?
Celui qui les hait veut leur nuire, et pour leur
nuire il ne faut pas les fuir Les méchans ne
sont point dans les déserts, ils sont dans le
monde. C'est là qu'ils intriguent et travaillent
pour satisfaire leur passion et tourmenter les
objets de leur haine. De quelque motif que soit
animé celui qui veut s'engager dans la foule et
s'y faire jour, il doit s'armer de vigueur pour
repousser ceux qui le poussent, pour écarter
ceux qui sont devant lui, pourfendre la presse
et faire son chemin, Ihomme déboimaire et
doux, l'homme timide et foible qui n'a point
ce courage, et qui tâche de se tirer à l'écart
de peur d'être abattu et foulé aux pieds, est
donc un méchant; à votre compte, les autres,
plus forts, plus durs, plus ardens à percer,
sont les bons? J'ai vu pour la première fois
cette nouvelle doctrine dans un discours
(') Timon n'étoit point naturellement misanthrope, et mcm<
ne méritolt pas ce nom. Il y avoit dans son fait plus de dépit et
d'enfantillage que de véritable niéciianceté; c'éloit un fou
mécontent qui boudoit contre le genre huni;.in.
SECOND DIALOGIJK.
59
publié par le philosophe Diderot, précisément
dans le temps que son ami Jean-Jacques s'étoit
retiré dans la solitude. // n'y a que le méchant,
dit-il, qui soit seul. Jusqu'alors on avoit regar-
dé l'amour de la reiraito comme un des signes
les moins équivoques d'une âme paisible et
saine, exempte d'ambition, d'envie et de tou-
tes les ardentes passions, filles de l'amour-pro-
pre, qui naissent et fermentent dans la société.
Au lieu de cela, voici, par un coup de plume
inattendu, ce goût paisible et doux, jadis si
universellement admiré, transformé tout d'un
coup en une rage infernale; voilà tant de sages
respectés, et Descartes lui-même, changés
dans un instant en autant de misanthropes af-
freux et de scélérats. Le philosophe Diderot
étoit seul , peut-être , en écrivant cette sen-
tence, mais je doute qu'il eût été seul à la mé-
diter, et il prit grand soin de la faire circuler
dans le monde. Eh ! plût à Dieu que le méchant
fiit toujours seul, il ne se feroit guère de mal.
Je crois bien que les solitaires qui le sont
par force peuvent, rongés de dépit et de re-
grets dans la retraite où ils sont détenus,
devenir inhumains, féroces, et prendre en haine
avec leur chaîne tout ce qui n'en est pas chargé
comme eux. Mais les solitaires par goût et par
choix sont naturellement humains, hospitaliers,
caressans. Ce n'est pas parce qu'ils haïssent les
hommes, mais parce qu'ils aiment le repos et
la paix, qu'ils fuient le tumulte et le bruit. La
longue privation de la société la leur rend
même agréable et douce, quand elle s'offre à
eux sans contrainte. Ils en jouissent alors déli-
cieusement, et cela se voit. Elle est pour eux
ce qu'est le commerce des femmes pour ceux
qui ne passent pas leur vie avec elles, mais
qui dans les courts moments qu'ils y passent y
trouvent des charmes ignorés des galans de
profession.
Je ne comprends pas comment un homme
de bon sens peut adopter un seul moment la
sentence du philosophe Diderot ; elle a beau
être hautaine et tranchante, elle n'en est pas
moins absurde et fausse. Eh ! qui ne voit au
contraire qu'il n'est pas possible que le mé-
chant aime à vivre seul et vis-à-vis de lui-
même? 11 s'y sentiroil en trop mauvaise com-
pagnie , il y scroit trop mal à son aise , il ne
s'y supporteroit pas long-temps, ou bien, sa
passion dominante y restant toujours oisive, il
faudroit qu'elle s'éteignît el qu'il y redevînt
bon. L'amour-propre, principe de toute mé-
chanceté, s'avive et s'exalie dans la société
qui l'a fait naître, et où l'on est à chaque in-
stant forcé de se comparer ; il languit et meurt
faute d'aliment dans la solitude. Quiconque se
suffit à lui-même ne veut nuire à qui que ce soit.
Cette maxime est moins éclatante et moins ar-
rogante , mais plus sensée et plus juste que
celle du philosophe Diderot; et préférable au
moins, en ce qu'elle ne tend à outrager per-
sonne. Ne nous laissons pas éblouir par l'éclat
sentencieux dont souvent l'erreur et le men-
songe se couvrent : ce n'est pas la foule qui fait
la société, et c'est en vain que les corps se rap-
prochent lorsque les cœurs se repoussent.
L'homme vraiment sociable est plus difficile en
liaisons qu'un autre ; celles qui ne consistent
qu'en fausses apparences ne sauroient lui con-
venir. Il aime mieux vivre loin des mécbans
sans penser à eux, que de les voir et de les
haïr; il aime mieux fuir son ennemi que de
le rechercher pour lui nuire. Celui qui ne con-
noît d'autre société que celle des cœurs n'ira
pas chercher la sienne dans vos cercles. Voilà
comment Jean-Jacques a dû penser et se con-
duire avant la ligue dont il est l'objet ; jugez si,
maintenant qu'elle existe et qu'elle tend de tou-
tes parts ses pièges autour de lui, il doit trou-
ver du plaisir à vivre avec ses persécuteui's, à
se voir l'objet de leur dérision, le jouet de leur
haine, la dupe de leurs perfides caresses, à
travers lesquelles ils font malignement percer
l'air insultant et moqueur qui doit les lui rendre
odieuses. I^e mépris, l'indignation, la colère,
ne sauroient le quitter au milieu de tous ces
gens-là. Il les fuit pour s'épargner des senti-
mens si pénibles; il les fuit parce qu'ils mé-
ritent sa haine et qu'il étoit fait pour les aimer.
Le Fk. Je ne puis apprécier vos préjugés en
sa faveur, avant d'avoir appris sur quoi votis
les fondez. Quant à ce que vous dites a l'avan-
tage des solitaires, cela peut être vrai de quel-
ques hommes singuliers qui s'étoicnt fait de
fausses idées de la sagesse ; mais au moins ils
donnoientdes signes non équivoquesdu louable
emploi de leur temps. Les méditations profon-
des et les immortels ouvrages dont les philoso-
phes que vous citez ont illustré leur soltude.
60
SECOND DIALOGUK.
prouvent assez qu'ils s'y occupoient d'une ma- j que amusement. Je lui demandai la raison de
niôre utile et {glorieuse, et qu'ils n'y passoiint | cette conduite. 11 me dit qu'ayant vu toute la
pas uniquement leur temps comme voire homme j génération présente concourir à lœuvre de lé-
à tramer des crimes ei des noirceurs.
nèbres dont il éioit l'objet, il avoit d'abord mis
I\OUSS. C'est à quoi, ce me semble, il n'y | tousses soins à chercher quelqu'un qui ne par-
passa ()<is non plus uniquement le sien. La Let-
tre à m. d'Aletiiberl sur les spectacles, Héloise,
Éunlf, le Contrat social, les Essais sur la Paix
perpétuelle et sur l'Imitation théâtrale, et d'au-
tres écrits non moins estimables qui n'ont point
paru, sont des Iruits de la retraite de Jean-
Jacques. Je doute qu'aucun philosophe ait mé-
dité plus profondément, plus utilement peut-
être, et plus écrit en si peu de temps. Appelez-
vous tout cela des noirceurs et des crimes?
Le Fk. Je connois des gens aux yeux de qui
c'en pourroit bien être : vous savez ce que pen-
sent ou ce que disent nos messieurs de ces li-
vres; mais avez-vous oublié qu'ils ne sont pas
de lui, et que c'est vous-même qui me l'avez
persuadé.
Rouss. Je vous ai dit ce que j'imaginois pour
expliquer des contradictions que je voyois
alors, et que je ne vois plus. i\îa s, si nous con-
tinuons à passer ainsi d'un sujet à l'autre, nous
perdrons notre objet de vue, et nous ne l'at-
teindrons jamais. Heprenons avec un peu plus
de suite le fil de mes observations, avant de
passer aux conclusions que j'en ai tirées.
Ma première aiteiilion, après m être intro-
duit dans la familiarité dé Jean-Jacques, fut
d'examiner si nos liaisons ne lui faisoient rien
changer dans sa manière de vivre ; et j'eus
bientôt toute la certitude possible, que non-
seulement il n'y changeoit rien pour moi, mais
que de tout temps elle avoit toujours été la
même et parfaitement uniforme, quand, maî-
tre de la choisir, il avoit pu suivre en liberté
son penchant. Il y avoil cinq ans que, de retour à
Paris, il avoit recommencé d'y vivre. D'abord,
ne voulant se cacher en aucune manière, il
avoil fréquenté quelques maisons dans l'inten-
tion dy reprendre ses plus anciennes liaisons,
et même d'en former de nouvelles. Mais, au
bout d'un an , il cessa de faire des visites, et
reprenant dans la capitale la vie solitaire qu'il
menoit depuis tant d'années à la campagne, il
partagea son temps entre l'occupation journa-
lière dont il s'étoit fait une ressource, et les
promenades champêtres dont il faisoit son uni-
lageât pas T iniquité publique; qu'après de vai-
nes recherches dans les provinces il éioit venu
les coiitintier à Paris , espérant qu'au moins
parmi ses anciennes C()nnoi>sances il se irou-
veroit quelqu'un moins dissimulé, moins faux,
qui lui donneroit les lumières dont il avoit be-
soin pour percer cette obscurité : qu'après bien
des soins inutiles il n'avoit trouvé, même parmi
les plus honnêtes gens, que trahisons, dupli-
cité, mensonge, et que tous en s'empressant à
le recevoir, à le prévenir, à l'attirer, parois-
soient si contens de sa diffamation, y contri-
buoient de si bon cœur, lui faisoient des cares-
ses si fardées, le louoieni d'un ton si peu sen-
sible à son cœur, lui prodiguoient l'admiration
la plus outrée avec si peu d estime et de consi-
dération, qu'ennuyé de ces démonstrations mo-
queuses et mensongères, et indigné d'être ainsi
le jouet de ses prétendus amis, il cessa de les
voir, se retira sans leur cacher son dédain ; et,
après avoir cherché long-temps sans succès un
homme, éteignit sa lanterne et se renferma
tout-à-fait au-dedans de lui.
C'est dans cet état de retraite absolue que je
le trouvai, et que j'entrepris de le connoître.
Attentif à tout ce qui pouvoit manifester à mes
yeux son intérieur, en garde contre tout juge-
ment précipité, résolu de le juger, non sur
quelques mots épars ni sur quelques circon-
stances particulières, mais sur le concours de
ses discours, de ses actions, de ses habitudes,
et sur cette constante manière d être, qui seule
décèle infailliblement un caractère, mais qui
demande, pour être aperçue, plus de suite,
plus de persévérance et moins de confiance au
premier coup d'œil , que le tiède amour de la
justice, dépouille de tout autre intérêt et com-
battu par les tranchantes décisions de lamour-
propre, n'en inspire au commun des hommes.
Il fallut, par conséquent, commencer par tout
voir, par tout entendre, par tenir note de
tout, avant de prononcer sur rien , jusqu'à ce
que j'eusse assemblé des matériaux sulfisans
pour fonder un jugement solide qui ne fût l'ou-
vrage ni de la passion ni du préjup.é.
SECOND DIALOGUE.
oi
Je no fus pas surpris do le voir tranquille :
vous m'aviez prévenu qu'il l'éloil; mai* vous
attribuiez ceiie iriuiquilliié à bassesse d'âme;
elle pouvoit venir d une cause toute contraire;
javois à déterminer la véritable. Cela n'étoit
pas dilficile ; car, à moins que celte tranquillité
ne fût toujours inaltérable, il ne falloit, pour
en découvrir la cause, que remarquer ce qui
pouvoii la troubler. Si c'étoit la crainte, vous
aviez raison ; si c'étoit l'indif^nation, vous aviez
tort. Ci'tte vérification ne fut pas longue, et je
&us bientôt à quoi m'en tenir.
Je le trouvai s'occu})ani à copier de la musi-
que à tant la page. Cette occupaiion m'avoit
paru, comme à vous, ridicule et affectée. Je
m'appliquai d'abord à connoître s'il s'y livroit
sérieusement ou par jeu, et puis à savoir au
juste quel motif la lui avoit fait reprendre, et
ceci demandoit plus de recherche et de soin. Il
falloit connoître exactement ses ressources et
l'état de sa fortune, vérifier ce ^ue vous m'aviez
dit de son aisance, examiner sa manière de vi-
vre, entrer dans le détail de son petit ménage,
comparer sa dépense et son revenu, en un mot
connoître sa situation présente autrement que
par son dire, et le dire contradictoire de vos
messieurs. C'est à quoi je donnai la plus grande
attention. Je crus m'apercevoir qtieci'tte occu-
pation lui plaisoii, quoiqu'il n'y réussît pas trop
bien. Je cherchai la cause de ce biz;irie plaisir,
et je trouvai qu elle tenoit au fond de sou na-
turel et de son humeur, dont je n'avois encore
aucune idée, et qu'à cette occasion je com-
mençai à pénétrer. Il associoit ce travail à un
amusement dans lequel je le suivis avec une
égale attention. Ses longs séjours à la campagne
luiavoient donné du goût pour l'étude desf)Ian-
tes : il conlinuoii de se livrer à cette étude avec
plus d'ardeur que de succès; soit que sa mé-
moire défaillante commençât à lui refuser tout
service ; soit, comme je crus le remarquer, qu'il
se fît de cette occupation plutôt un jeu d'enfant
qu'une étude véritable. Ils'iiitachoit plus à faire
de jolis herbiei s qu à classer et caractériser les
genres et les espèces. Il empl«)yoit un temps et
des soins incroyables à dessécher et aplatir des
rameaux, à étendreet dé[)loyer de petits feuil-
cadres, à toute la vérité delà nature il joignoit
l'éclat de la mitiiature et le charme de l'iuiitu-
tion.
Je l'ai vu s'attiédir enfin sur cet amusement,
devenu trop fatigant pour sou â{;e, trop coû-
teux poursa bourse, ctqui lui prenoit un temps
nécissairedont il ne ledédommageoit pas. Peut-
être nos liaisons ont-elles contribué à l'en dé-
tacher. On voit que la conteinplaiion de la na-
ture eut toujours un grand attrait pour son
cœur : il y irouvoit un supplément aux aita-
chemens dont il avoit besoin ; mais il tût laissé
le supplément pour la chose, s'il en avoit eu le
choix ; et il ne se réduisit à converser avec les
pl<tntes qu'après de vains efforts pour conver-
ser avec les humains. Je quitterai volontiers,
m'a-t-il dit, la société des végétaux pour celle
des hommes, au premier espoir d en retrou-
ver.
Mes premières recherches m'ayant jeté dans
les détails de sa vie domestique, je m'y suis par-
ticulièrement attaché, persuadé que j'en tire-
rois pour mon objet des lumières plus sûres
que de tout ce qu'il pouvoit avoir dit ou fait en
public, et que d'ailleurs je n'avois pas vu moi-
même. C'est dans la familiarité d'un commerce
intime, dansla conlinuité de la vie privée qu'un
homme à la longue se laisse voir tel qu'il est,
quand le ressort de l'attention sur soi se relâche,
et qu'oubliant le reste du monde on se livre à
l'impulsiondu moment. (^ettemé>hodeest sûre,
mais longue et pénible : elle demande une pa-
tience et une assiduité que peut soutenir le seul
vrai zèle de la justice et de la vériié, et dont on
se dispense aisément en substituant quelque re-
marque fortuite et rapide aux observations
lentes, mais solides, que donne un examen égal
et suivi.
J'ai donc regardé s'il régnoit chez lui du dé-
sordreoudela règle, de la gêne ou de la liberté;
s'il éloit sobre ou dissolu, sensuel ou grossier,
si ses goûts étoient dépravés ou sains ; s'il étoit
sombre ou gai dans ses ref)as, dominé par l'ha-
bitude ou sujet aux fantaisies, chiche ou pro-
digue dans son ménage, entier, im[>érieux,
tyran dans sa petite sphère d'autorité, ou trop
doux peut-être au contraire et trop mou, crai-
lages, à conserver aux fleurs leurs couleurs na- I gnant les dissensions encore plus qu'il n'aime
imelles : de sorte que, collant avec soin ces
l'ordre, et souffrant pour la paix les choses les
fragincns sur des papiers qu'il ornoit de petits plusconirairesàson goût ei à sa volonté : corn-
G2
SECOND DIALOGUE.
ment il supporte l'adversité, le mépris, la haine
publique; quelles sortes daffections lui soniha-
bitueili's ; quels genres de peine ou de plaisir
altèrent le plus son humeur. Je lai suivi dans î
sa plus constante manière d'être, dans ces pe- I
lites inégalités, non moins inévitables, non !
moins utiles peut-être dans le calme de la vie j
privée, que de légères variations de l'air et du |
vent dans celui des beaux jours. J'ai voulu voir
comment il se fâche et comment il s'apaise, s'il
exhale ou contient sa colère; s'il est rancunier
ou emporté, facile ou difficile à apaiser ; s'il ag-
grave ou répare ses torts ; s'il sait endurer et
pardonner ceux des autres; s'il est doux et fa-
cile à vivre, ou dur et fâcheux dans le com-
merce familier ;s'il aime à s'épancher au dehors
ou à se concentrer en lui-même; si son cœur
s'ouvre aisément ou se ferme aux caresses ; s'il
est toujours prudent, circonspect, maître de
lui-même, ou si, se laissant dominer par ses
mouvemens, il montre indiscrètement chaque
sentiment dont il est ému. Je l'ai pris dans les
situations d'esprit les plus diverses, les plus
contraires qu'il m'a été possible de saisir ; tan-
tôt calme et tantôt agité, dans un transport de
colère, el dans une effusion d'attendrissement;
dans la tristesse et l'abaitement de cœur : dans
ces courts, mais doux momens de joie que la na-
ture lui fournil encore, et que hes hommes
n ont pu lui ôter ; dans la gaielé d'un repas un
peu prolongé ; dans ces circonstances impré-
vues, où un homme ardent n'a pas le temps de
se déguiser, et où le premier mouvement de la
nature prévienttoute réflexion. En suivant tous
les détails de sa vie, je n'ai point négligé ses
discours, ses maximes, ses opinions, je n'ai
rien omis pour bien connoître ses vrais senti-
mens sur les matières qu'il traite dans ses écrits.
Je lai sondé sur la nature de l'âme, sur l'exis-
tence de Dieu, sur la moralité de la vie humaine,
sur le vrai bonheur, sur ce qu'il pense de la
doctrine à la mode el de ses auteurs, enfin sur
qui tiennent à l'amour-propre, bien sûr qu'un
orgueil irascible au point d'en avoir fait un
monstre doit avoir de fortes et fréquentes ex-
plosions difficiles à contenir, et impossibles à
déguiser aux yeux d'un homme attentif à lexa-
miner par ce côté-là, surtout dans la position
cruelle où je le trouvois.
Par les idées dont un homme pétri d'amour-
propre s'occupe le plus souvent, par les sujets
favoris de ses entretiens, par l'effet inopiné des
nouvelles imprévues, par la manière de s'affec-
ter des propos qu'on lui tient, par les impres-
sions qu'il reçoit de la contenance et du ion des
gens qui l'approchent, par l'air dont il entend
louer ou décrier ses ennemis ou ses rivaux, par
la façon dont il en parle lui-même, par le de-
gré de joie ou de tristesse dont l'affectent leurs
prospérités ou leurs revers, on peut à la longue
le pénétrer et lire dans son âme, surtout lors-
qu'un tempérament ardent lui ôte le pouvoir de
réprimer ses premiers mouvemens, si tant est
néanmoins qu'un tempérament ardent et un
violent amour-propre puissent compatir en-
semble dans un même cœur* Mais c'est surtout
en. parlant des talens et des livres que les au-
teurs se contiennent le moins et se décèlent le
mieux : c'est aussi parla que je n'ai pas man-
qué d'examiner celui-ci. Je l'ai mis souvent et
vumeitrepar d'autres sur ce chapitre en divers
temps età diverses occasions , j'ai sondé ce qu'il
pensoit de la gloire littéraire, quel prix il don-
noit à sa jouissance, et ce qu'il estimoit le plus
en fait de réputation, de celle qui brille par les
talens, ou de celle moins éclatante que donne
un caractère estimable. J'ai voulu voir s'il étoit
curieux de l'histoire des réputations naissantes
ou déclinantes, s'ilépluchoitmalignement celles
qui faisoient le plus de bruit, comment il s'af-
fectoit des succès ou des chutesdes livres etdes
auteurs, et comment il supportoit pour sa part
les dures censures des critiques, les malignes
louanges des rivaux, et le mépris affecté des
tout ce qui peut faire connoître avec les vrais | brillans écrivains de ce siècle. Enfin, je l'ai exa-
seniimens d'un homme sur l'usage de celte vie j miné par tous les sens où mes regards ont pu
et sur sa destination ses vrais principes de con- 1 pénétrer, et sans chercher à rien interpréter
duite. J'ai soigneusement comparé tout ce qu'il \ selon mon désir, mais éclairant mes observa-
m'a dit avec ce que j'ai vu de lui dans la pra- : tions les unes par les autres pour découvrir la
tique, n'admettant jamais pour vrai que ce vérité; je n'ai pas un instant oublié dans me»
que celte épreuve a confirmé. ! recherches qu'il y alloit du destin de ma vie â
Je l'ai particulièrement étudié par les côtés ne pas me tromper dans ma conclusion.
SECOND DIALOGUE.
63
Le Fr. Je vois que vous avez rpfjardé à beau-
coup de choses : apprendrai-je enfin ce que
vous avez vu?
Houss. Ce que j'ai vu est meilleur à voir qu'à
dire. Ce que j'ai vu me suffit, à moi qui l'ai vu,
pour déterminer mon jugement, mais non pas
à vous pour déterminer le vôtre sur mon rap-
port ; car il îf besoin détre vu pour être cru,
et, après la façon dont vous m'aviez prévenu,
je ne laurois pas cru moi-iirême sur le rapport
d'autrui. Ce que j'ai vu ne sont que des choses
bien communes en apparence, mais très-rares
en effet. Ce sont des récits qui d'ailleurs con-
viendroient mal dans ma bouche ; et , pour le
faire avec bienséance, il faudroit être un autre
que moi.
Le Fr. Comment, monsieur! espérez-vous
me donner ainsi le change? Remplissez-vous
ainsi vos engagemens, et ne tirerai-je aucun
fruit du conseil que je vous ai donné? Les lu-
mières qu'il vous a procurées ne doivent-elles
j>as nous être communes? et , après avoir
ébranlé la persuasion où j'étois, vous croyez-
vous permis de me laisser les doutes que vous
avez fait naître, si vous avez de quoi m'en tirer?
Rouss. Il vous est aisé d'en sortir à mon
exemple, en prenantpour vous-même ce conseil
que vous dites m'avoir donné. Il est malheu-
roux pour Jean -Jacques, que Rousseau ne
puisse dire tout ce qu'il sait de lui. Ces décla-
rations sontdésormais impossibles, parce qu'el-
les seroient inutiles, et que le courage de les
faire ne m'attireroit que l'humiliation de n'être
pas cru.
Voulez-vous, par exemple, avoir une idée
sommaire de mes observations? Prenez direc-
tement et en tout, tant en bien qu'en mal, le
contre-pied du Jean-Jacques de vos messieurs,
vous aurez très-exactement celui que j'ai trouvé.
Le leur est cruel, féroce et dur, jusqu'à la dé-
pravation ; le mien est doux et compatissant
jusqu'à la foiblesse. Le leur est intraitable,
inflexible, et toujours repoussant; le mien est
facile et mou, ne pouvant résister aux caresses
qu'il croit sincères, et se laissant subjuguer,
quand on sait s'y prendre, par les gens mêmes
(pi'il n'estime pas. Le leur, misanthrope, fa-
rouche, déteste les hommes; le mien, humain
jusqu'à l'excès, et trop sensible à leurs peines,
s'afFeclc autant des maux qu'ils se font entre
eux, que de ceux qu'ils lui font à lui-même.
Le leur ne songe qu'a faire du bruit dans le
monde aux dépens du repos d'autrui et du sien;
le mien préfère le repos à tout, et voudroit
être ignoré de toute la terre , pourvu qu'on le
laissât en paix dans son coin. Le leur, dévoré
d'orgueil et du plus intolérant amour-propre,
est tourmenté de l'existence de ses semblables,
et voudroit voir tout le genre humain s anéantir
devant lui ; le mien, s'aimant sans se comparer,
n'est pas plus susceptible de vanité que de mo-
destie ; content de sentir ce qu'il est, il ne cher-
che point quelle est sa place parmi les hommes,
et je suis sûr que de sa vie il ne lui entra dans
l'esprit de se mesurer avec un autre pour savoir
lequel éloit le plus grand ou le plus petit. Le
leur, plein de ruse et d'art pour en imposer,
voile ses vices avec la plus grande adresse, et
cache sa méchanceté sous une candeur appa-
rente ; le mien, emporté, violent môme dans
ses premiers momens plus rapides que l'éclair,
passe sa vie à faire de grandes et courtes fautes,
et à les expier par de vifs et Icmgs repentirs : au
surplus, sans prudence, sans présence d'esprit,
et dune balourdise incroyable, il offense quand
il veut plaire,et dans sa naïveté, plutôt étourdie
que franche, dit également ce qui lui sert et
qui lui nuit, sans même en sentir la différence.
Enfin , le leur est un esprit diiibolique, aigu,
pénétrant; le mien, ne pensant qu'avec beau-
coup de lenteur et d'efforts, en craint la fatigue,
et, souvent n'entendant les choses les plus com-
munes qu'en y rêvant à son aise et seul, peut à
peine passer pour un homme d'esprit.
IS'est-ilpas vrai que, si je multipliois ces op-
positions, comme je le pourrois faire, vous les
prendriez pour des jeux d'imagination qui n'au-
roient aucune réalité? Et cependant je ne vous
diroisrien qui ne fiit, non comme à vous, affirmé
par d'autres, mais attesté par ma propre con-
science. Cette manière simple, mais peu croya-
ble , de démentir les assertions bruyantes des
gens passionnés par les observations paisibles,
mais siîres, d'un homme impartial, seroit donc
inutile et ne produiroit aucun effet. D'ailleurs,
la situation de Jean- Jacques à certains égards
estmêmetrop incroyable pour pouvoir être bien
dévoilée. Cependant, pour le bien connoître à
fond , il faudroit connoître et ce qu'il endure et
ce qui le lui fait supporter. Or, tout cela ne
64 SECOND DIALOGUE
peut bien se dire, pour le croire il faut lavoir
vu.
Mais essayons s'il n'y aiirnit point quelque
autre roule aussi droite et moins traversée pour
arriver au môme but; s'il n'y auroit point quel-
que moyen de vous faire sentir tout d'un coup,
par une impression simple et immédiate, ce
que, dans les opinions où vous êtes , je ne sau-
rois vous persuader en procédant graduelle-
ment, sans attaquer sans cesse, par des né{;a-
lions dures, les triinchanies assertions rie vos
messieurs. Je voudrois tâcher pour cela de vous
esquisser ici le portrait de mon Jean-Jacques,
tel qu'a|)rès un long examen de l'original l'idée
s'en est empreinte dans mon esprit. D'abord,
vous pourrez comparer ce portrait à celui qu ils
en ont tracé, juger lequel des deux est le plus
lié dans ses parties, et paroît former le mieux
un seul tout; lequel explique le plus naturelle-
ment et le plus clairement la c<mdiiite de celui
qu'il représente, ses goûts, ses habitudes, et
tout ce qu'on connoît de lui, non-seulement
depuis qu'il a fait des livres, mais dès son
enfance , <'t de tous hs temps ; après quoi , il
ne tiendra qu'à vousde vérifier par vous-même
SI jai bien ou mal vu.
Le Fr. Rien de mieux que tout cela. Parlez
donc ; je vous écoute.
Rouss. De tous les hommes que j'ai connus,
celui dont le caractère dérive le plus pleinement
de son seul tempérament est Jean-Jacques. 11
est ce que l'a fan la nature; l'éducation ne l'a
que bien peu modifié. Si, dès sa naissance, ses
facultés et ses forces s étoient toui-à-coup déve-
loppées, dès lors on l'eiii trouvé tel à peu près
qu'il fut dans son âge inùr; et maiiit<nant,
après soixante ans de peines et de misères, le
temf)S, l'adversité, les hommes l'ont encore
très-peu changé. Tandis que son corps vieillit
et se casse, son cœur reste jeune toujours ; il
garde encore les mêmes goiJls, les mêmes pas-
sions de son jeune âge , et jusqu'à la fin de sa
vie il ne cessera d'être un vieux enfant.
Mais ce tempérament, qui lui a donné sa
forme morale, a des singularités qui, pour être
démêlées, demandent une attention plus suivie
que le coup d'oeil suffisant qu'on jette sur un
homme qu'on croit connoître et qu'on a déjà
jii^e. Je puis même dire que c'est par sou exté-
rieur vulgaire et par ce qu'il a de plus commun,
qu'en y regardant mieux je l'ai trouvé le plus
singulier. Ce paradoxe s'éclaircira de lui-même
à mesure que vous m'écouterez.
Si, comme je vous l'ai dit , je fus surpris au
premier abord de le trouver si différent de ce
que je me létois figuré dans vos récits, je le fus
bien plus du peu d'éclat, pour ne pas due de
la bêtise, de ses entretiens : moi qui, ayant eu
à vivre avec des gens de lettres, les ai toujours
trouvés brillans, élancés, sentencieux comme
des oracles, subjuguant tout par leur docte
faccmde et par la hauteur de leurs décisions.
(]elui-ci ne disant guère que des choses com-
munes, et les disant sans précision, sans finesse,
et sans force, paroît toujours fatigué de jiarler,
même en parlant peu, soit de la peine d'enten-
dre, souvent même n'entendant point, sitôt
qu'on dit des choses un fieu fines, et n'y réfion-
(iant jamais à piopos. Que, s'il lui vient par
hasard quelque mot heureusement trouvé, li en
est si aise, que, pour avoir quelque chose à
(lire, il le répète éiernellemem. On le prendroit
dans la conversation , non pour un prnseur
plein d'idées vives et neuves, pensant avec
force et sCxprimaut avec justesse, mais pour
un écolier embarrassé du choix de ses ternies,
et subjugué parla suffisance des gens qui en
savent plus que lui. Je n'avois jamais vu ce
maintien iimide et gêné dans nos moindres
barbouilleurs de brochures; comment le con-
cevoir dans un auteur qui, foulant aux [)ieds
les opinions de Son siècle, sembloit en toute
chose moins disposé à recevoir la loi qu'à la
faire? S il n'eût fait que dire des choses trivia-
les et plates, jatirois pu croire qu'il faisoit l'im-
bécile pour dépayser les espions dont il se sent
entouré; mais, quels que soient les gens qui
l'écoutent, loin d user a\ec eux de la moindre
précaution, il lâche étourdiment cent piopos
inconsidérés, qui donnent sur lui de grandes
prises: non qu'au fond ces propos soient répré-
hensibles, mais parce qu'il est possible de leur
donner un mauvais sens, qui, sans lui être venu
dans l'esprit, ne manque pas de se présenter
par préférence à celui des gens qui l'écoutent,
et qui ne cherchent que cela. Ln un mot, je l'ai
presque toujours trouvé pesant à penser, mal-
adroit à dire, se fatiguant sans cesse à cher-
cher le mot propre qui ne lui venoit jamais , el
embrouillant des idées déjà pou claires par une
SECOM> DIALOGUE.
65
mauvaise manière de les exprimer. J'ajoute en
passant que si, dans nos premiers entretiens,
j'avois pu deviner cet extrême embarras de
parler, j'en aurois tiré, sur vos propres argu-
niens, une preuve nouvelle qu'il n'avoit pas fait
ses livres : car si, selon vous, déchiffrant si mal
la musique, il n'en avoit pu composer, à plus
forte raison, sachant si mal parler, il n'avoit
pu si bien écrire.
Une pareille ineptie étoit déjà fort étonnante
dans un homme assez adroit pour avoir trompé
quarante ans, par de fausses apparences, tous
ceux qui l'ont approché; mais ce n'est pas tout.
r,e môme homme, dont l'œil terne et la phy-
sionomie effacée semblent, dans les entre-
tiens indifférens, n'annoncer que de la stupi-
dité, change tout à coup d'air et de maintien
silôt qu'une matière intéressante pour lui le
tire de sa léthargie. On voit sa physionomie
éteinte s'animer, se vivifier, devenir parlante,
expressive, et promettre de l'esprit. A juger
par l'éclat qu'ont encore alors ses yeux à son
Age , dans sa jeunesse ils ont dû lancer des
éclairs. A son geste impétueux, à sa conte-
nance agitée, on voit que son sang bouillonne,
on croiroit que des traits de feu vont partir de
sa bouche : et point du tout; toute cette effer-
vescence ne produit que des propos communs,
confus, mal ordonnés, qui, sans être plus ex-
pressifs qu'à l'ordinaire, sont seulement plus
inconsidérés. Il élève beaucoup la voix ; mais
ce qu'il dit devient plus bruyant sans être plus
vigoureux. Quelquefois cependant je lui ai
trouvé de l'énergie dans l'expression ; mais ce
n'étoit jamais au moment d'une explosion su-
bite : c'étoit seulement lorsque cette explosion,
ayant précédé, avoit déjà produit son premier-
effet. Alors cette émotion prolongée, agissant
avec plus de règle, sembloit agir avec plus de
force, et lui suggéroit des expressions vigou-
reuses, pleines du sentiment dont il étoit en-
core agité. J'ai compris par là comment cet
homme pouvoit , quand son sujet échauffoit
son cœur, écrire avec force, quoiqu'd par-
lât foiblement, el comment sa plume devoit
mieux que sa langue parler le langage des pas-
sions.
Le Fh. Tout cela n'est pas si contraire
,que vous pensez aux idées qu'on m'a données
de son caractère. Cet embarras li'abord et
T. rv
cette timidité que vous lui attribuez sont re-
connus maintenant dans le inonde pour être
les plus sûres enseignes de l'amour-propte et
de l'orgueil.
UODSS. D'où il suit que nos petits pâtres et
nos pauvres villageoises regorgent d'amour-
propre, et que nos brillans académiciens, nos
jeunes abbés et nos dames du grand air, sont
des prodiges de modestie et d'humilité. O
malheureuse nation! où toules les idées de l'ai-
mable et du bon sont renversées et où l'arro-
gant amour-propre des gens du monde trans-
forme en orgueil et en vices les vertus qu'ils
foulent aux pieds 1
Le Fu. Ne vous échauffez pas. Laissons ce
nouveau paradoxe, sur lequel on peut dispu-
ter, et revenonsà la sensibilité de notre homme,
dont vous convenez vous-même, et qui se dé-
duit de vos observations. D'une profonde in-
différence sur tout ce qui ne touche pas son pe-
tit individu, il ne s'anime jamais que pour son
propre intérêt ; mais toutes les fois qu'il s'agit
de lui, la violente intensité de son anjour-pro-
pre doit en effet l'agiter jusqu'au transport; et
ce n'est que quand cette agitation se modère
qu'il commence d'exhaler sa bile et sa rage,
qui, dans les premiers momens, se concentre
avec force autour de son cœur.
Uocss. Mes observations, dont vous tirez ce
résultat, m'en fournissent un tout contraire. 11
est certain qu'il ne s'affecte pas généralement,
comme tous nos auteurs, de toutes les questions
un peu fines qui se présentent, et qu'il ne suf-
fit pas, pour qu'une discussion l'intéresse, que
l'esprit puisse y briller. J'ai toujours vu, j'en
conviens, que pour vaincre sa paresse à parler,
et i'émouvuir dans la conversation, il falioit uii
autre intérêt que celui de la vanité du babd ;
mais je n'ai guère vu que cet intérêt, capable
de l'animer, fût son intérêt propre, celui de
son individu. Au contraire, quand il s'agit de
lui, soit qu'on le cajole par des flatteries, soit
qu'on cherche à l'outrager à mots couverts, je
lui ai toujours trouvé un air nonchalant et dé-
daigneux, qui ne montroit pas qu'd fit un grand
cas de tous ces discours, ni de ceux qui les lui
tenoient, ni de leurs opinions sur son compte;
mais l'intérêt plus grand, plus noble qui l'a-
nime el le passionne, est celui de la justice et de
la vérité; et je ne l'ai jamais vu écouter do
6(>
SIXOND DIALOGUE.
sang-froid toute doctrine qu'il crût nuisible au
bien public. Son embarras de parler peut sou-
vent l'empêcher de se commettre, lui et la bonne
cause, vis-à-vis ces brillans péroreurs qui sa-
vent habiller en termes séduisans et magnifi-
ques leur cruelle philosophie ; mais il est aisé
de voir alors l'effort qu'il fait pour se taire,
et combien son cœur souffre à laisser propa-
ger des erreurs qu'il croit funestes au genre
humain. Défenseur indiscret du foible et de
l'opprimé qu'il ne connoît même pas, je l'ai vu
souvent rompre impétueusement en visière au
puissant oppresseur qui , sans paroître offensé
de son audace, s'apprêtoit, sous l'air de la mo-
dération, à lui faire payer cher un jour cette in-
cartade : de sorte que, tandis qu'au zèle em-
porté de l'un on le prend pour un furieux;
l'autre, en méditant en secret des noirceurs,
paroît un sage qui se possède; et voilà com-
ment, jugeant toujours sur les apparences, les
hommes le plus souvent prennent le contre-
pied de la vérité.
Je l'ai vu se passionner de même, et souvent
jusqu'aux larmes, pour les choses bonnes et
belles dont il étoit frappé dans les merveilles
de la nature, dans les œuvres des hommes,
dans les vertus, dans les talens, dans les beaux-
arts, et généralement dans tout ce qui porte un
caractère de force, de grâce ou de vérité, di-
gne d'émouvoir une âme sensible. Mais sur-
tout ce que je n'ai vu qu'en lui seul au monde,
c'est un égal attachement pour les productions
de ses plus cruels ennemis, et même pour celles
qui déposoient contre ses propres idées, lors-
qu'il y trouvoit les beautés faites pour toucher
son cœur, les goûtant avec le même plaisir, les
louant avec le même zèle que si son amour-pro-
pre n'en eût point reçu d'atteinte, que si l'au-
teur eût été son meilleur ami, et s'indignant
avec le même feu des cabales faites pour leur
ôter, avec les suffrages du public, le prix qui
leur étoit dû. Son grand malheur est que tout
cela n'est jamais réglé par la prudence, et qu'il
se livre impétueusement au mouvement dont il
est agité, sans en prévoir l'effet et les suites, ou
sans s'en soucier. S'animer modérément n'est
pas une chose en sa puissance; il faut qu'il soit
de flamme ou de glace : quand il est tiède, il
est nul.
Enfin J'ai remarqué que l'activité de son âme
duroit peu, qu'elle étoit courte à proportion
qu'elle étoit vive, que l'ardeur de ses passions
les consumoit , les dévoroit elles-mêmes, et
qu'après de fortes et rapides explosions elles
s'anéantissoient aussitôt , et le laissoient re-
tomber dans ce premier engourdissement qui
le livre au seul empire de l'habitude, et me pa-
roît être son état permanent et naturel.
Voilà le précis des observations d'où j'ai tiré
la connoissance de sa constitution physique, et
par des conséquences nécessaires, confirmées
par sa conduite en toute chose, celle de son vrai
caractère. Ces observations, et les autres qui
s'y rapportent, offrent pour résultat un tem-
pérament mixte, formé d'élémens qui parois-
sent contraires : un cœur sensible, ardent, ou \
très-inflammable ; un cerveau compacte et
lourd, dont les parties solides et massives ne
peuvent être ébranlées que par une agitation/
du sang vive et prolongée. Je ne cherche point
à lever en physicien ces apparentes contradic-
tions; et que m'importe? Ce qui m'importoit
étoit de m'assurer de leur réalité , et c'est
aussi tout ce que j'ai fait. Mais ce résultat,
pour paroître à vos yeux dans tout son jour, a
besoin des explications que je vais tâcher d'y
joindre.
J'ai souvent ouï reprocher à Jean-Jacques,
comme vous venez de faire, un excès de sensi-
bilité, et tirer de là l'évidente conséquence qu'il
étoit un monstre. C'est surtout le but d'un nou-
veau livre anglois intitulé Recherches sur l'âme,
où, à la faveur de je ne sais combien de beaux
détails anatomiques et tout-à-fait concluans, on
prouve qu'il n'y a point d'âme, puisque l'auteur
n'en a point vu à l'origine des nerfs ; et l'on
établit en principe que la sensibilité dans
l'homme est la seule cause de ses vices et de
ses crimes, et qu'il est méchant en raison de
cette sensibilité, quoique, par une exception à
la règle, l'auteur accorde que cette même sen-
sibilité peut quelquefois engendrer des vertus.
Sans disputer sur la doctrine impartiale du phi-
losophe chirurgien, tâchons de commencer par
bien entendre ce mot de sensibilité, auquel,
faute de notions exactes, on applique à chaque
instant des idées si vagues et souvent contra-
dictoires.
La sensibilité est le principe de toute action.
Un être, quoique animé, qui ne sentiroit rien,
SKGOND DIALOGUE.
67
n'agiroii point : car où seroil pour lui le motif
d'agir? Dieu lui-même est sensible, puisqu'il
agit. Tous les hommes sont donc sensibles, et
peut-être au même degré, mais non pas de la
môme manière. Il y a une sensibilité physique
et organique qui, purement passive, paroît n'a-
voir pour fin que la conservation de notre corps
et celle de notre espèce, par les direciions du
plaisir et de la douleur. Il y a une autre sensi-
bilité, que j'appelle active et morale, qui n'est
autre chose que la faculté d'attacher nos affec-
tions à des êtres qui nous sont étrangers. Celle-
ci, dont l'étude des pairesde nerfs ne donne pas
la connoissance, semble offrir dans les âmes
une analogie assez claire avec la faculté attrac-
tive des corps. Sa force est en raison des rap-
ports que nous sentons entre nous et les autres
êtres ; et, selon la nature de ces rapports, elle
agit tantôt positivement par attraction, tantôt
négativement par répulsion, comme un aimant
par ses pôles. L'action positive ou attirante est
l'œuvre simple de la nature, qui cherche à éten-
dre et renforcer le sentiment de notre être; la
négative ou repoussante, qui comprime et ré-
trécit celui d'autrui, est une combinaison que
la réflexion produit. De la première naissent
Montes les passions aimanteset douces; de la se-
Vconde, toutes les passions haineuses et cruelles.
Veuillez, monsieur, vous rappeler ici, avec les
distinctions faites dans nos premiers entretiens
entre l'amour de soi-même et l'amour-propre,
la manière dont l'un et l'autre agissent sur le
cœur humain. La sensibilité positive dérive im-
médiatement de l'amour de soi. Il est très-natu-
rel que celui qui s'aime cherche à étendre son
êlre et ses jouissances, et à s'approprier par
l'attachement ce qu'il sent devoir être un bien
pour lui; ceci est une pure affaire de senti-
ment, où la réflexion n'entre pour rien. Mais
si!Ôt que cet amour absolu dégénère en amour-
propre et comparatif, il produit la sensibilité
négative, parce qu'aussitôt qu'on prend l'habi-
tude de se mesurer avec d'autres, et de se trans-
porter hors de soi, pour s'assigner la première
et meilleure place, il est impossible de ne pas
prendre en aversion tout ce qui nous surpasse,
tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous
comprime, tout ce qui, étant quelque chose,
nous empêche d'être tout. L'amour-propre est
toujours irrité ou mécontent, parce qu'il vou-
droit que chacun nous préférât à tout et à
lui-même; ce qui ne se peut; il s'irrite deg
préférences qu'il sent que d'autres méritent,
quand même ils ne les obtiendroient pas ; il
s'irrite des avantages qu'un autre a sur nous,
sans s'apaiser parceux dont il se sent dédom-
magé. Le sentiment de l'infériorité à un seul
égard empoisonne alors celui de la supério-
rité à mille autres, et l'on oublie ce qu'on
a de plus, pour s'occuper uniquement de ce
qu'on a de moins. Vous sentez qu'il n'y a pas
à tout cela de quoi disposer l'âme à la bien-
veillance.
Si vous me demandez d'où naît cette dispo-
sition à se comparer, qui change une passion
naturelle et bonne en une autre passion factice
et mauvaise, je vous répondrai qu'elle vient
des relations sociales, du progrès des idées, et
de la culture de l'esprit. Tant qu'occupé des
seuls besoins absolus on se borne à rechercher
ce qui nous est vraiment utile, on ne jette
guère sur d'autres un regard oiseux; mais à
mesure que la société se resserre par le lien
des besoins mutuels, à mesure que l'esprit s'é-
tend, s'exerce et s'éclaire, il prend plus d'ac-
tivité, il embrasse plus d'objets, saisit plus de
rapports, examine, compare; dans ses fré-
quentes comparaisons, il n'oublie ni lui-môme,
ni ses semblables, ni la place à laquelle il pré-
tend parmi eux. Dès qu'on a commencé de se
mesurer ainsi Ton ne cesse plus, et le cœur ne
sait plus s'occuper désormais qu'à mettre tout
le monde au-dessous de nous. Aussi remarque-
t-on généralement, en confirmation de cette
théorie, que les gens d'esprit, et surtout les
gens de lettres, sont de tous les hommes ceux
qui ont une plus grande intensité d'amour-
propre, les moins portés à aimer, les plus por-
tés à ha'ir.
Vous me direz peut-être que rien n'est plus
commun que des sots pétris d'amour-propro.
Cela n'est vrai qu'en distinguant. Fort souvent
les sots sont vains, mais rarement ils sont ja-
loux, parce que, se croyant bonnement à la
première place, ils sont toujours très-contens
de leur lot. Un homme d'esprit n'a guère le
même bonheur ; il sent parfaitement et ce qui
lui manque et l'avantage qu'en fait de mérite
ou de talens un autre peut avoir sur lui. Il n'a-
voue cela qu'à lui-même, mais il le sent en de-
68
SECOND DIALOGUE.
pu de lui, et voilà ce que l'amour-proprc ne
pardonne point.
Ces éclaircissemens m'ont paru nécessaires
pour jeter du jour sur ces imputations de sen-
sibilité, tournées par les uns en éloges, et par
les autres en reproches, sans que les uns ni les
autres sachent trop ce qu'ils veulent dire par
là, faute d'avoir conçu qu'il est des genres de
sensibilité de natures différentes et même con-
traires, qui ne sauroient s'allier ensemble dans
un même individu. Passons maintenant à l'ap-
plication.
Jean-Jacques m'a paru doué de la sensibilité
physique à un assez haut degré. Il dépend
beaucoup de ses sens, et il en dépendroil bien
davantage si la sensibilité morale n'y faisoit
souvent diversion ; et c'est même encore sou-
vent par celle-ci que l'autre l'affecte si vive-
ment. De beaux sons, un beau ciel, un beau
paysage, un beau lac, des fleurs, des parfums,
de beaux yeux, un doux regard ; tout cela ne
réagit si fort sur ses sens qu'après avoir percé
par quelque côté jusqu'à son cœur. Je l'ai vu
faire deux lieues par jour, durant presque tout
un printemps, pour aller écouter à Berci le
rossignol à son aise; il falloit l'eau, la verdure,
la solitude et les bois pour rendre le chant de
cet oiseau touchant à son oreille; et la campa-
gne elle-même auroit moins de charmes à ses
yeux s'il n'y voyoit les soins de la mère com-
mune qui se plaît à parer le séjour de ses en-
fans. Ce qu'il y a de mixte dans la plupart de
ses sensations les tempère, et, ôtant à celles qui
sont purement matérielles l'attrait séducteur
des autres, fait que toutes agissent sur lui plus
modérément. Ainsi sa sensualité, quoique vive,
n'est jamais fougueuse, et, sentant moins \es pri-
vations que les jouissances, il pourroit se dire
en un sens plutôt tempérant que sobre. Cepen-
dant l'abstinence totale peut lui coûter quand
l'imagination le tourmente, au lieu que la mo-
dération ne lui coûte plus rien dans ce qu'il
possède, parce qu'alors l'imagination n'agit
plus. S'il aime à jouir, c'est seulement après
avoir désiré, et il n'attend pas pour cesser que
le désir cesse, il suffit qu'il soitalliédi. Ses goûts
sont sains, délicats même, mais non pas raffi-
nés. Le bon vin, les bons mets, lui plaisent
ton; mais il aime par préférence ceux qui sont
simples, communs, sans apprêt, mais choisis
dans leur espèce, et ne fait aucun cas en au-
cune chose du prix que donne uniquement la
rareté. Il hait les mets fins et la chère trop
recherchée. Il entre bien rarement chez lui du
gibier, et il n'y en entreroit jamais s'il y éioit
mieux le maître. Ses repas, ses festins, sont d'un
plat unique et toujours le même jusqu'à ce qu'il
soit achevé. En un mot, il estsensuel plus qu'il
nefaudroit peut-être, mais pas assez pour n'être
que cela. On dit du mal de ceux qui le sont,
cependant ils suivent dans toute sa simplicité
l'instinct de la nature, qui nous porte à recher-
cher ce qui nous flatte et à fuir ce qui nous ré-
pugne : je ne vois pas quel mal produit un pa-
reil penchant. L'homme sensuel est l'homme
de la nature; l'homme réfléchi est celui de l'o-
pinion; c'est celui-ci qui est dangereux. L'au-
tre ne peut jamais l'être, quand même il tom-
beroit dans l'excès. 11 est vrai qu'il faut borner
ce mot de sensualité à l'accepiion que je lui
donne, et ne pas l'étendre à ces voluptueux de
parade qui se font une vanité de l'être, ou qui,
pour vouloir passer les limites du plaisir, tom-
bent dans la dépravation, ou qui, dans les raf-
finemens du luxe, cherchant moins les char-
mes de la jouissance que ceux de l'exclusion,
dédaignent les plaisirs dont tout homme a le
choix, et se bornent à ceux qui font envie au
peuple.
Jean-Jacques, esclave de ses sens, ne s'affecte
pas néanmoins de toutes les sensations ; et pour
qu'un objet lui fasse impression, il faut qu'à la
simple sensation se joigne un sentiment distinct
de plaisir ou de peine qui l'attire ou qui le re-
pousse. Il en est de même des idées qui peu-
vent frapper son cerveau : si l'impression n'en
pénètre jusqu'à son cœur, elle est nulle. Rion
d'indifférent pour lui ne peut rester dans sa
mémoire, et à peine peut-on dire qu'il aper-
çoive ce qu'il ne fait qu'apercevoir. Tout cela
fait qu'il n'y eut jamais sur la terre d'homme
moins curieux deà affaires d'autrui, et de ce qui
ne le touche en aucune sorte, ni de plus mau-
vais observateur, quoiqu'il ait cru long-temps
en être un très-bon, parcp qu'il croyoit toujours
bien voir quand il ne faisoit que sentir vive-
ment. Mais celui qui ne s;iii voir que les objets
qui le touchent en détermine mal les rapports,
et, quelque délicat que soit le toucherd'un aveu-
gle, il ne lui tiendra jamais lieu de deux bons
SECOiND DIALOGUE.
09
yeux. Kn un mot, lout ce qui n'est que de pure
curiosité, soil dans les arts, soit dans le monde,
soit dans la nature, ne tente ni ne flatte Jean-
Jacques en aucune sorte, cl jamais on ne le verra
s'en occuper volontairement un seul moment.
Tout cela tient encore à cette paresse de pen-
ser qui, déjà trop contrariée pour son propre
compte, Tempôche d'être affecté des objets in-
diflFérens. C'est aussi par là qu'il faut expliquer
ces distractions continuelles qui dans les con-
versations ordinaires l'empêchent d'entendre
presque rien de ce qui se dit, et vont quelque-
fois jusqu'à la stupidité. Ces distractions ne
viennent pas de ce qu'il pense à autre chose,
mais de ce qu'il ne pense à rien, et qu'il ne peut
supporter la fatigue d'écouter ce qu'il lui im-
porte peu de savoir : il paroîl distrait, sans l'ê-
tre, et n'est exactement qu'engourdi.
De là les imprudences et les balourdises qui
lui échappent à tout moment, et qui lui ont fait
plus de mal que ne lui en auroient fait les vices
\vs plus odieux : car ces vices l'auroient forcé
d'être attentif sur lui-même pour les déguiser
aux yeux d'autrui. Les gens adroits, faux, mal-
faisans, sont toujours en garde et ne donnent
aucune prise sur eux par leurs discours. On est
bien moins soigneux de cacher le mal quand on
sent le bien qui le rachète, et qu'on ne risque
rien à se montrer tel qu'on est. Quel est l'hon-
nête homme qui n'ait ni vice ni défaut, et qui,
se mettant toujours à découvert, ne dise et
ne fasse jamais des choses répréhensibles?
L'homme rusé qui ne se montre que tel qu'il
veut qu'on le voie n'en paroît point faire et n'en
dit jamais, du moins en public; mais défions-
nous des gens parfaits. Même indépendamment
des imposteurs qui le défigurent, Jean-Jacques
eût toujours difficilement paru ce qu'il vaut,
parce qu'il ne sait pas mettre son prix en mon-
tre, et que sa maladresse y met incessamment
ses défauts. Tels sont en lui les effets bons et
mauvais de la sensibilité physique.
Quant à la sensibilité morale, je n'ai connu
aucun homme qui en fiit autant subjugué ; mais
c'est ici qu'il faut s'entendre : car je n'ai trouvé
en lui que celle qui agit positivement, qui vient
de la nature et que j'ai ci-devant décrite. Le
besoin d'attacher son cœur, satisfait avec plus
d'empressement que de choix, a causé tous les
malheursde sa vie ; mais, quoiqu'il s'anime assez
fréquemment et souvent très-vivement, je no
lui ai jamais vu de ces démonstrations affectées
et convulsives, de ces singeries à la mode dont
on nous fait des maladies de nerfs. Ses émotions
s'aperçoivent, quoiqu'il ne s'agite pas : elles
sont naturelles et simples comme son caractère:
il est parmi tous ces énergumènes de sensibi-
lité comme une belle femme sans rouge, qui,
n'ayant que les couleurs de la nature, parott
pâle au milieu des visages fardés. Pour la sen-
sibilité répulsive qui s'exalte dans la société, et
dont je dislingue l'impression vive et rapide du
premier moment qui produit la colère et non ^
pas la haine, je ne lui en ai trouvé des vestiges \
que par le côté qui tient à l'instinct moral, c'est- i
à-dire que la haine de l'injustice et de la méchan-
ceté peut bien lui rendre odieux l'homme in-
juste et le méchant, mais sans qu'il se mêle à
cette aversion rien de personnel qui tienne à
l'amour-propre. Rien de celui d'auteur et
d'homme de lettres ne se fait sentir en lui. Ja-
mais sentiment de haine et de jalousie contre
aucun homme ne prit racine au fond de son
cœur; jamais on ne l'ou'it dépriser ni rabaisser
les hommes célèbres pour nuire à leur réputa-
tion. De sa vie il n'a tenté, même dans ses courts
succès, de se faire ni parti, ni prosélytes, ni de
primer nulle part. Dans toutes les sociétés où
il a vécu, il a toujours laissé donner le ton par
d'autres, s'attachant lui-même des premiers à
leur char, parce qu'il leur trouvoit du mérite,
et que leur esprit épargnoit de la peine au sien ;
tellement que, dans aucune de ces sociétés, on
ne s'est jamais douté des talens prodigieux dont
le public le gratifie aujourd'hui pour en faire les
inslrumens desescrimes; et maintenant encore,
s'il vivoit parmi des gens non prévenus, qui ne
sussent point qu'il a fait des livres, je suis sûr
que, loin de l'en croire capable, tous s'accor-
deroient à ne lui trouver ni goût ni vocation
pour ce métier.
Ce même naturel ardent et doux se fait con-
stamment sentir dans tous ses écrits comme
dans ses discours. Il ne cherche ni n'évite de
parler de ses ennemis. Quand il en parle, c'«st
avec une fierté sans dédain, avec une plaisan-
terie sans fiel, avec des reproches sans amer-
tume, avec une franchise sans malignité. Et de
même il ne parle de ses rivaux de gloire qu'avec
des éloges mérités sous lesquels aucun venin ne
70
SECOND DIALOGUE.
se cache; ce qu'on ne dira sûrement pas de ceux
qu'ils font quelquefois de lui. Mais ce que j'ai
trouvé en lui de plus rare pour un auteur, et
même pour tout homme sensible, c'est la tolé-
rance la plus parfaite en faits de sentimens et
d'opinions, et léloignement de tout esprit de
parii, même en sa faveur; voulant dire en li-
berté son avis et ses raisons quand la chose le
demande, et même, quand son cœur s'échauffe,
y mettant de la passion ; mais ne blâmant pas
plus qu'on n'adopte pas son sentiment, qu'il ne
souffre qu'on le lui veuille ôter, et laissant à
chacun la même liberté de penser qu'il réclame
pour lui-même. J'entends tout le monde parler
de tolérance, mais je n'ai connu de vrai tolérant
que lui seul.
Enfin l'espèce de sensibilité que j'ai trouvée
en lui peut rendre peu sages et très-malheureux
ceux qu'elle gouverne ; mais elle n'en fait ni des
cerveaux brûlés ni des monstres : elle en fait
seulement des hommes inconséquens et souvent
en contradiction avec eux-mêmes, quand unis-
sant, comme celui-ci, un cœur vif et un esprit
lent, ils commencent par ne suivre que leurs
penchans, et finissent par vouloir rétrograder,
mais trop tard, quand leur raison plus tardive
les avertit enfin qu'ils s'égarent.
Cette opposition entre les premiers élémens
de sa constitution se fait sentir dans la plupart
des qualités qui en dérivent et dans toute sa
conduite. Il y a peu de suite dans ses actions,
parce que ses mouvemens naturels et ses projets
réfléchis ne le menant jamais sur la même li-
gne, les premiers le détournent à chaque instant
de la route qu'il s'est tracée, et qu'en agissant
beaucoup il n'avance point. Il n'y a rien de
grand, de beau, de généreux dont par élans il
ne soit capable ; mais il se lasse bien vite , et
retombe aussitôt dans son inertie : c'est en vain
que les actions nobles et belles sont quelques
instans dans son courage, la paresse et la timi-
dité qui succèdent bientôt le retiennent, l'a-
néantissent, et voilà comment, avec des senti-
mens quelquefois élevés et grands, il fut tou-
jours petit et nul par sa conduite.
Voulez-vous donc connoître à fond sa con-
duite et ses mœurs, éludiez bien ses inclinations
et ses goûts ; cette connoissance vous donnera
l'autre parfaitement; car jamais homme ne se
conduisit moins sur des principes et des règles,
et ne suivit plus aveuglément ses penchans.
Prudence, raison, précaution, prévoyance, tout
cela ne sont pour lui que des mots sans effet.
Quand il est tenté, il succombe; quand il ne ^
l'est pas, il reste dans sa langueur. Par là vous
voyez que sa conduite doit être inégale et sau-
tillante, quelques instans impétueuse, et pres-
que toujours molle ou nulle. Il ne marche pas;
il fait des bonds, et retombe à la même place;
son activité même ne tend qu'à le ramener à
celle dont la force des choses le tire; et, s'il
n'étoit poussé que par son plus constant désir,
il resteroit toujours immobile. Enfin, jamais il
n'exista d'être plus sensible à l'émotion et moins
formé pour l'action .
Jean-Jacques n'a pas toujours fui les hom-
mes ; mais il a toujours aimé la solitude. Il so
plaisoit avec les amis qu'il croyoit avoir, mais
il se plaisoit encore plus avec lui-même. Il ché-
rissoit leur société ; mais il avoit quelquefois
besoin de se recueillir, et peut-être eût-il en-
core mieux aimé vivre toujours seul que tou-
jours avec eux. Son affection pour le roman de
Robinson m'a fait juger qu'il ne se fût pas cru
si malheureux que lui, confiné dans son île dé-
serte. Pour un homme sensible, sans ambition
et sans vanité, il est moins cruel et moins diffi-
cile de vivre seul dans un désert que seul parmi
ses semblables. Du reste, quoique cette incli-
nation pour la vie retirée et solitaire n'ait cer-
tainement rien de méchant et de misanthrope,
elle est néanmoins si singulière, que je ne l'ai
jamais trouvée à ce point qu'en lui seul, et qu'il
en falloit absolument démêler la cause précise,
ou renoncer à bien connoître l'homme dans le-
quel je la remarquois.
J'ai bien vu d'abord que la mesure des so-
ciétés ordinaires, où règne une familiarité ap-
parente et une réserve réelle, ne pouvoit lui
convenir. L'impossibilité de flatter son langage
et de cacher les mouvemens de son cœur met-
toit de son côté un désavantage énorme vis-à-
vis du reste des hommes, qui, sachant cacher
ce qu'ils sentent et ce qu'ils sont, se montrent
uniquement comme il leur convient qu'on les
voie. Il n'y avoit qu'une intimité parfaite qui
pût entre eux et lui rétablir l'égalité. Mais,
quand il l'y a mise, ils n'en ont mis, eux, que
l'apparence : elle étoit de sa part une impru-
dence, et de la leur une embûche ; et cette trom-
SECOND DIALOGUE.
71
perie, dont il fut la victime, une fois sentie, a
dâ pour jamais le tenir éloigne d'eux.
Mais enfin, perdantles douceurs de la société
humaine, qu'a-t-il substituéqui pût l'en dédom-
mager et lui faire préférer ce nouvel état à
l'autre malgré ses inconvéniens? Je saisquele
bruit du monde eflFarouche les cœurs aimans
et tendres; qu'ils se resserrent et se compriment
dans la foule, qu'ils se dilatent et s'épanchent
entre eux, qu'il n'y a de véritable effusion que
dans le tôte-à-lête; qu'enfin celte intimité déli-
cieuse qui fait la véritable jouissance de l'amitié
ne peut guère se former et se nourrir que dans
la retraite; mais je sais aussi qu'une solitude
absolue est un état triste et contraire à la na-
ture ; les sentimens affectueux nourrissent
l'âme, la communication des idées avive l'es-
prit. Notre plus douce existence est relative et
collective, et notre vrai moi n'est pas tout en-
tier en nous. Enfin, telle est la constitution de
l'homme en cette vie, qu'on n'y parvient jamais
à bien jouir de soi sans le concours d'autrui.
Le solitaire Jean -Jacques devroit donc être
sombre, taciturne, et vivre toujours mécontent.
C'est en effet ainsi qu'il paroît dans tous ses
portraits, et c'est ainsi qu'on me l'a toujours
dépeint depuis ses malheurs ; même on lui fait
dire dans une lettre imprimée, qu'il n'a ri dans
toute sa vie que deux fois qu'il cite, et toutes
deux d'un rire de méchanceté. Mais on me par-
loil jadis de lui tout autrement, et je l'ai vu
tout autre lui-même sitôt qu'il s'est mis à son
aise avec moi. J'ai surtout été frappé de ne lui
trouver jamais l'esprit si gai , si serein , que
quand on l'avoit laissé seul et tranquille, ou au
retour de sa promenade solitaire, pourvu que
ce ne fût pas un flagorneur qui l'accostât. Sa
conversation éioit alors encore plus ouverte et
douce qu'à l'ordinaire, comme seroit celle d'un
homme qui sort d'avoir du plaisir. De quoi
s'occupoit-il donc ainsi seul, lui qui, devenu la
risée et l'horreur de ses contemporains, ne voit
dans sa triste destinée que des sujets de larmes
et de désespoir ?
0 Providence 1 ô nature! trésor du pauvre,
ressource de l'infortuné; celui qui sent, qui
connoît vos saintes lois et s'y confie, celui dont
le cœur est eu paix et dont le corps ne souffre
pas, grâces à vous, n'est point tout entier en
proie à l'adversité . Malgré tous les complots
des hommes, tous les succès des niéchans, il ne
peut être absolument misérable. Dépouillé par
des mains cruelles de tous les biens de celte
vie, l'espérance l'en dédommage dans l'avenir,
l'imagination les lui rend dans l'instant même;
d'heureuses fictions lui tiennent lieu d'un bon-
heur réel; et, que dis-je? lui seul est solide-
ment heureux , puisque les biens terrestres
peuvent à chaque instant échapper en mille ma-
nières à celui qui croit les tenir : mais rien ne
peut ôter ceux de l'imagination à quiconque
sait en jouir. II les possède sans risque et sans
crainte ; la fortune et les hommes ne sauroient
l'en dépouiller.
Foible ressource, allez-vous dire, que des vi-
sions contre une grande adversité! Eh! mon-
sieur, ces visions ont plus de réalité peut-être
que tous les biens apparens dont les hommes
font tant de cas, puisqu'ils ne portent jamais
dans l'âme un vrai sentiment de bonheur, et
que ceux qui les possèdent sont également for-
cés de se jeter dans l'avenir, faute de trouver
dans le présent des jouissances qui les satis-
fassent.
Si l'on vous disoit qu'un mortel , d'ailleurs
très-infortuné, passe régulièrement cinq ou six
heures par jour dans des sociétés délicieuses,
composées d'hommes justes, vrais, gais, aima-
bles, simples avec de grandes lumières, doux
avec de grandes vertus; de femmes charmantes
et sages, pleines de sentiment et de grâces, mo-
destes sans grimace, badines sans étourderie,
n'usant de l'ascendant de leur sexe et de l'em-
pire de leurs charmes que pour nourrir entre
les hommes l'émulation des grandes choses et
le zèle de la vertu ; que ce mortel, connu, es-
timé, chéri dans ces sociétés d'élite, y vit, avec
tout ce qui les compose, dans un commerce de
confiance, d'attachement, de familiarité; qu'il
y trouve à son choix des amis sûrs, dos maî-
tresses fidèles, de tendres et solides amies, qui
valent peut-être encore mieux : pensez-vousque
la moitié de chaque jour ainsi passée ne rachè-
teroit pas bien les peines de l'autre moitié? Le
souvenir toujours présent d'une si douce vie et
l'espoir assuré de son prochain retour n'adou-
ciroient-ils pas bien encore l'amertume du reste
du temps? et croyez-vous qu'à tout prendre
l'homme le plus heureux de la terre compte
dans le même espace plus de momens aussi
7i
SECOND DIALOGUE.
doux? Pour moi, je pense, et vous penserez, je
m'assure, que cet homme pourroit se flatter,
malgré ses peines, de passer de celle manière
une vie aussi pleine de bonheur et de jouissan-
ces que tel autre mortel que ce soit. Hé bien I
monsieur, tel est l'état de Jean-Jacques au mi-
lieu de ses afflictions et de ses fictions, de ce
Jean-Jacques si cruellement, si obstinément, si
indignement noirci, flétri , diffamé, et qu'avec
des soucis, des soins, des frais énormes, ses
adroits, ses puissans persécuteurs travaillent
depuis si long-temps sans relâche à rendre le
plus malheureux des êtres. Au milieu de tous
leurs succès, il leur échappe; et, se réfugiant
dans les régions éthérées, il vit heureux en dé-
pit d'eux : jamais, avec toutes leurs machines,
ils ne le poursuivront jusque-là.
Les hommes, livrés à l'amour-propre et à son
triste cortège, ne connoissent plus le charme et
l'effet de l'imagination. Ils pervertissent l'usage
de cette faculté consolatrice : au lieu de s'en
servir pour adoucir le sentiment de leurs maux,
ils ne s'en servent que pour l'irriter. Plus occu-
pés des objets qui les blessent que de ceux qui
les flattent, ils voient partout quelque sujet de
peine, ils gardent toujours quelque souvenir
attristant; et, quand ensuite ils méditent dans
la solitude sur ce qui lésa le plus aff'ectés, leurs
cœurs ulcérés remplissent leur imagination de
mille objets funestes. Les concurrences, les
préférences, les jalousies, les rivalités, les of-
fenses, les vengeances, les mécontentemens de
toute espèce, l'ambition, les désirs, les projets,
les moyens, les obstacles, remplissent de pen-
sées inquiétantes les heures de leurs courts loi-
sirs; et, si quelque image agréable ose yparoî-
tre avec l'espérance, elle en esteff'acée ou obs-
curcie par cent images pénibles que le doute
du succès vient bientôt y substituer.
Mais celui qui , franchissant l'étroite prison
de l'intérêt personnel et des petites passions
terrestres, sélève sur les ailes de l'imagination
au-dessus des vapeurs de notre atmosphère ;
celui qui , sans épuiser sa force et ses facultés
à lutter contre la fortune et la destinée, sait
s'élancer dans les régions étbérées, y planer,
et s'y soutenir par de sublimes contemplations,
peut de là braver les coups du sort et des in-
sensés jugemens des hommes. Il est au-dessus
de leurs atteintes, il n'a pas besoin de leur suf-
frage pour être sage, ni de leur faveur pour
être heureux. Enfin tel est en nous l'empire de
l'imagination, et telle en est l'influence, que
d'elle naissent, non-seulement les vertus et les
vices, mais les biens et les maux de la vie hu-
maine; et que c'est principalement la manière
dont on s'y livre qui rend les hommes bons ou
méchans, heureux ou n)alheureux ici-bas.
Un cœur actif et un naturel paresseux doivent
inspirer le goût de la rêverie. Ce goût perce et
devient une passion très-vive, pour peu qu'il
soit secondé par l'imagination. C'est ce qui ar-
rive très-fréquemment aux Orientaux ; c'est ce
qui est arrivé à Jean-Jacques, qui leur ressemble
à bien des égards. Trop soumis à ses sens pour
pouvoir, dans les jeux de la sienne, en secouer
le joug, il ne s'élèveroit pas sans peine à des
méditations purement abstraites, et ne s'y sou-
tiendroit pas long-temps. Mais cette foiblesse
d'entendement lui est peut-être plus avanta-
geuse que ne seroit une tête plus philosophique.
Le concours des objets sensibles rend ses médi-
tations moins sèches, plus douces, plus illu-
soires, plus appropriées à lui tout entier. La
nature s'habille pour lui des formes les plus
charmantes , se peint à ses yeux des couleurs
les plus vives, se peuple pour son usage d'êtres
selon son cœur: et lequel est le plus consolant,
dans l'infortune, de profondes conceptions qui
fatiguent, ou de riantes fictions qui ravissent,
et transportent celui qui s'y livre au sein de la
félicité? il raisonne moins, il est vrai, mais il
jouit davantage : il ne perd pas un moment
pour la jouissance ; et, sitôt qu'il est seul, il est
heureux.
La rêverie, quelque douce qu'elle soit,
épuise et fatigue à la longue , elle a besoin de
délassement. On le trouve en laissant reposer
sa tête et livrant uniquement ses sens à l'im-
pression des objets extérieurs. Le plus indifl^é-
rent spectacle a sa douceur par le relâche qu'il
nous procure; et, pour peu que l'impression
ne soit pas tout-à-fait nulle, le mouvement lé-
ger dont elle nous agite suffit pour nous pré-
server d'un engourdissement léthargique, et
nourrir en nous le plaisir d'exister, sans don-
ner de l'exercice à nos facultés. Le contem-
platif Jean-Jacques, en tout autre temps si peu
attentif aux objets qui l'entourent, a souvent
grand besoin de ce repos , et le goûte alors
SECOND DIALOGUE.
7.">
avec une sensualité d'enfant, dont nos sages ne
se doutent guère. Il n'aperçoit rien , sinon
quelque mouvement à son oreille ou devant ses
yeux; mais c'en est assez pour lui. Non-seule-
ment une parade de foire, une revue, un exer-
cice, une procession, l'amuse; mais la grue,
le cabestan, le mouton, le jeu d'une machine
quelconque, un bateau qui passe, un moulin
qui tourne, un bouvier qui laboure, des joueurs
de boule ou de battoir, la rivière qui court,
l'oiseau qui vole, attachent ses regards. II s'ar-
rête même à des spectacles sans mouvement,
pour peu que la variété y supplée. Des colifichets
en étalage, des bouquins ouverts sur les quais,
et dont il ne lit que les titres, des images contre
les murs, qu'il parcourt d'un œil siupide, tout
cela l'arrête et l'amuse quand son imagination
fatiguée a besoin de repos. Mais nos modernes
sages, qui le suivent et l'épient dans tout ce ba-
daudage, en tirent des conséquences à leur
mode sur les motifs de son attention, et tou-
jours dans l'aimable caractère dont ils l'ont
obligeamment gratifié. Je le vis un jour assez
long-temps arrêté devant une gravure. Des
jeunes gens inquiets de savoir ce qui l'occupoit
si fort, mais assez polis, contre l'ordinaire,
pour ne pas s'aller interposer entre l'objet et
lui, attendirent avec une risible impatience.
Sitôt qu'il partit, ils coururent à la gravure,
et trouvèrent que c'étoit le plan des attaques du
fort de Kehl. Je les vis ensuite long-temps et
vivement occupés d'un entretien fort animé,
dans lequel je compris qu'ils fatiguoient leur
Minerve à chercher que! crime on pouvoit mé-
diter en regardant le plan des attaques du fort
de Kehl.
Voilà, monsieur, une grande découverte, et
dont je me suis beaucoup félicité, car je la re-
garde comme la clef des autres singularités de
cet homme. De cette pente aux douces rêveries
j'ai vu dériver tous les goûts, tous les pen-
chans, toutes les habitudes de Jean-Jacques,
ses vices même, et les vertus qu'il peut avoir.
Il n'a guère assez de suite dans ses idées pour
former de vrais projets; mais, enflammé par
la longue contemplation d'un objet, il fait par-
fois dans sa chambre de fortes et promptes ré-
solutions, qu'il oublie ou qu'il abandonne avant
d'être arrivé dans la rue. Toute la vigueur de
sa volonté s'épuise à résoudre ; il n'en a plus
pour exécuter. Tout suit en lui d'une première
inconséquence. La même opposition qu'offrent
leséiémensde sa constitution se retrouve dans
ses inclinations, dans ses mœurs, et dans sa
conduite. Il est actif, ardent, laborieux, infa-
tigable; il est indolent, paresseux, sans vi-
gueur; il est fier, audacieux, téméraire ; il est
craintif, timide, embarrassé; il est froid, dé-
daigneux, rebutant jusqu'à la dureté ; il est
doux, caressant, facile jusqu'à la foiblesse, et
ne sait pas se défendre de faire ou souffrir ce
qui lui plaît le moins. En un mot, il passe d'une
exlrémitéà l'autre avec une incroyablerapidité,
sans même remarquer ce passage, ni se souve-
nir de ce qu'il étoit l'instant auparavant ; et,
pour rapporter ces effets divers à leurs causes
primitives, il est lâche et mou tant que la seule
raison l'excite, il devient tout de feu sitôt qu'il
est animé par quelque passion. Vous me direz
que c'est comme cela quesonttous les hommes.
Je pense tout le contraire, et vous ne penseriez
pas ainsi vous-même, si j'avois mis le mot in-
térêt à la place du mot raison, qui dans le fond
signifie ici la même chose; car qu'est-ce que la
raison pratique, si ce n'est le sacrifice d'un bien
présent et passager aux moyens de s'en procu-
rer un jour de plus grands ou de plus solides ;
et qu'est-ce que l'intérêt, si ce n'est l'augmen-
tation et l'extension continuelle de ces mêmes
moyens? L'homme intéressé songe moins à
jouir qu'à multiplier pour lui l'instrument des
jouissances. Il n'a point proprement de pas-
sions, non plus que l'avare, ou il les surmonte
et travaille uniquement, par un excès de pré-
voyance, à se mettre en état de satisfaire à son
aise celles qui pourront lui venir un jour. Les
véritables passions, plus rares qu'on ne pense
parmi les hommes, le deviennent de jour en
jour davantage; l'intérêt les élime, les atténue,
les engloutit toutes , et la vanité , qui n'est
qu'une bêtise de l'amour-propre, aide encore
à les étouffer. La devise du baron de Feneste
se lit en gros caractères sur toutes les actions
des hommes de nos jours, c'est pour paraître .
Ces dispositions habituelles ne sont guère pro-
pres à laisser agir les vrais mouvemens du
cœur.
Pour Jean-Jacques, incapable d'une pré»-
voyance un peu suivie, et tout entier à chaque
sentiment qui l'agite, il ne conçoit pas même.
74
SECOND DIALOGUE.
pendant sa durée, qu'il puisse jamais cesser
d'en être affecté. Il ne pense à son intérêt, c'est-
à-dire à l'avenir, que dans un calme absolu;
mais il tombe alors dans un te! engourdisse-
ment, qu'autant vaudroit qu'il n'y pensât point
du tout. Il peut bien dire, au contraire de ces
gens de l'Évangile et de ceux de nos jours,
qu'où est le cœur là est aussi son trésor. En un
mot, son âme est forte ou foible à l'excès, se-
lon les rapports sous lesquels on l'envisage. Sa
force n'est pas dans l'action, mais dans la ré-
sistance ; toutes les puissances de l'univers ne
feroient pas fléchir un instant les directions de
sa volonté. L'amitié seule eût eu le pouvoir de
l'égarer, il est à l'épreuve de tout le reste.
Sa foiblesse ne consiste pas à se laisser détour-
ner de son but, mais à manquer de vigueur
pour l'atteindre, et à se laisser arrêter tout
court par le premier obstacle qu'elle rencon-
tre, quoique facile à surmonter. Jugez si ces
dispositions le rendroient propre à faire son
chemin dans le monde, où Ton ne marche que
par zig-zag.
Tout a concouru dès ses premières années à
détacher son âme des lieux qu'habitoit son
corps, pour l'élever et la fixer dans ces ré-
gions éthérées dont je vous parlois ci-devant.
Les hommes illustres de Plutarque furent sa
première lecture, dans un âge où rarement les
enfans savent lire. Les traces de ces hommes
antiques firent en lui des impressions qui ja-
mais n'ont pu s'effacer. A ces lectures succéda
celle de Cassandre et des vieux «romans, qui,
tempérant sa fierté romaine,ouvrirent ce cœur
naissant àtouslessentimens expansifset tendres
auxquels il n'étoit déjà que trop disposé. Dès
lors il se fitdes hommes et de la société des idées
romanesques et fausses, dont tant d'expérien-
ces funestes n'ont jamais bien pu le guérir. Ne
trouvant rien autour de lui qui réalisât ses idées,
il quitta sa patrie, encore jeune adolescent, et
se lança dans le monde avec confiance, y cher-
chant les Aristides, les Lycurgues, et les As-
trées, dont il le croyoit rempli. II passa sa vie
à jeter son cœur dans ceux qu'il crut s'ouvrir
pour le recevoir, à croire avoir trouvé ce qu'il
cherchoit, et à se désabuser. Durant sa jeu-
nesse, il trouva des âmes bonnes et simples,
mais sans chaleur et sans énergie. Dans son
âge mûr, il trouva des esprits vifs, éclairés et '
fins, mais faux, doublés et méchans, qui pa-
rurent l'aimer tant qu'ils eurent la première
place; mais qui, dès qu'ils s'en crurent offu;»-
qués, n'usèrent de sa confiance que pour l'ac-
cabler d'opprobres et de malheurs. Enfin, se
voyant devenu la risée et le jouet de son siècle,
sans savoir comment ni pourquoi, il comprit
que, vieillissant dans la haine publique, il n'a-
voit plus rien à espérer des hommes ; et, se dé-
trompant trop tard des illusions qui l'avoient
abusé si long-temps, il se livra tout entier à
celles qu'il pouvoit réaliser tous les jours, et
finit par nourrir de ses seules chimères son
cœur, que le besoin d aimer avoit toujours dé-
voré. Tous ses goûts, toutes ses passions ont
ainsi leurs objets dans une autre sphère. Cet
homme tient moins à celle-ci, qu'aucun autre
mortel qui me soit connu. Ce n'est pas de quoi
se faire aimer de ceux qui l'habitent, et qui,
se sentant dépendre de tout le monde, veulent
aussi que tout le monde dépende d'eux.
Ces causes, tirées des événemens de sa vie,
auroient pu seules lui faire fuir la foule et re-
chercher la solitude. Les causes naturelles,
tirées de sa constitution, auroient dû seules
produire aussi le même effet. Jugez s'il pouvoit
échapper au concours de ces différentes causes
pour le rendre ce qu'il est aujourd'hui. Pour
mieux sentir cette nécessité, écartons un mo-
ment tous les faits, ne supposons connu que
le tempéramentque je vous ai décrit, et voyons
ce qui devroit naturellement en résulter, dans
un être fictif, dont nous n'aurions aucune autre
idée.
Doué d'un cœur très-sensible, et d'une ima-
gination très-vive, mais lent à penser, arran-
geant difficilement ses pensées, et plus diffici-
lement ses paroles, il fuira les situations qui
lui sont pénibles, et recherchera celles qui lui
sont commodes; il se complaira dans le senti-
ment de ses avantages, il en jouira tout à son
aise dans des rêveries délicieuses; mais il aura
la plus forte répugnance à étaler sa gaucherie
dans les assemblées; et l'inutile effort d'être
toujours attentif à ce qui se dit, et d'avoir tou-
jours l'esprit présent et tendu pour y répondre,
lui rendra les sociétés indifférentes aussi fa-
tigantes que déplaisantes, La mémoire et la ré-
flexion renforceront encore cette répugnance,
en lui faisant entendre, après coup, des mul-
w
SECOND DIALOGUE.
75
Utudcs de choses qu'il n'a pu d'abord entendre, |
et auxquelles, forcé de répondre à l'instant, il |
a répondu de travers, faute d'avoir le temps
d'y penser. Mais, né pour de vrais attache-
mens, la société des cœurs et l'intimité lui se-
ront très-précieuses ; et il se sentira d'autant
plus à son aise avec ses amis, que, bien connu
d'eux ou croyant l'être, il n'aura pas peur qu'ifs
le jugent sur les sottises qui peuvent lui échap-
per dans le rapide bavardage de la conversa-
tion. Aussi le plaisir de vivre avec eux exclusi-
vement se marquera-t-il sensiblement dans
ses yeux et dans ses manières; mais l'arrivée
d'un survenant fera disparoitre à l'instant sa
confiance et sa gaité.
Sentant ce qu'il vaut en dedans, le senti-
ment de son invincible ineptie au dehors pourra
lui donner souvent du dépit contre lui-même,
et quelquefois contre ceux qui le forceront de
la montrer. Il devra prendre en aversion tout
ce flux de complimens, qui ne sont qu'un art
de s'en attirer à soi-même, et de provoquer
une escrime en paroles ; art surtout employé
par les femmes et chéri d'elles, sûres de l'avan-
tage qui doit leur en revenir. Par conséquent,
quelque penchant qu'ait notre homme à la ten-
dresse, quelque goût qu'il ait naturellement
pour les femmes, il n'en pourra souffrir le
commerce ordinaire , où il faut fournir un
perpétuel tribut de gentillesses qu'il se sent
hors d'état de payer. Il parlera peut-être aussi
bien qu'un autre le langage de l'amour dans le
lête-à-tête, mais plus mal que qui que ce soit
celui de la galanterie dans un cercle.
Les hommes qui ne peuvent juger d'autrui
que par ce qu'ils en aperçoivent, ne trouvant
rien en lui que de médiocre et de commun tout
au plus, l'estimeront au-dessous de son prix.
Ses yeux, animés par intervalles, promettroient
en vain ce qu'il seroit hors d'état de tenir. Ils
brillcroicnt en vain quelquefois d'un feu bien
différent de celui de l'esprit : ceux qui ne con-
noissent que celui-ci, ne le trouvant point en
lui, n'iroient pas plus loin; et, jugeant de lui
sur celte apparence, ils diroient : C'est un
homme d'esprit en peinture, c'est un sot en
original. Ses amis mêmes pourroient se trom-
per comme les autres sur sa mesure ; et, si
quelque événement im prévu les forçoit enfin de
rcconnoitrc en lui plus de talent et d'esprit
qu'ils ne lui en avoient d'abord accordé, leur
amour-propre ne lui pardonneroit point leur
première erreur sur son compte, et ils pour-
roient le haïr toute leur vie, uniquement pour
n'avoir pas su d'abord l'apprécier.
Cet homme, enivré par ses contemplations
des charmes de la nature, l'imagination pleine
de types de vertus, de beautés, de perfections
de toute espèce, chercheroit long-temps dans
le monde des sujets où il trouvât tout cela. A
force de désirer, il croiroit souvent trouver ce
qu'il cherche ; les moindres apparences lui pa-
roitroient des qualités réelles; les moindres
protestations lui tiendroient lieu de preuves;
dans tous ses atlachemens il croiroit toujours
trouver le sentiment qu'il y porieroit lui-même;
toujours trompé dans son attente, et toujours
caressant son erreur, il passeroit sa jeunesse
à croire avoir réalisé ses fictions ; a peine l'âge
mûr et l'expérience les lui montreroient enfin
pour ce qu'elles sont ; et malgré les erreurs,
les fautes et les expiations d'une longue vie, il
n'y auroit peut-être que le concours des plus
cruels malheurs qui pût détruire son illusion
chérie, et lui faire sentir que ce qu'il cherche
ne se trouve point sur la terre, ou ne s'y trouve
que dans un ordre de choses bien différent de
celui où il l'a cherché.
La vie contemplative dégoûte de l'action. Il
n'y a point d'attrait plus séducteur que celui
des fictions d'un cœur aimant et tendre, qui,
dans l'univers qu'il se crée à son gré, se dilate,
s'étend à son aise, délivré des dures entraves
qui le compriment dans celui-ci. La réflexion,
la prévoyance, mère des soucis et des peines,
n'approchent guère d'une âme enivrée des
charmes de la contemplation. Tous les soins fa^
ligans de la vie active lui deviennent insuppor«
tables, et lui semblent superflu»; et pourquoi
se donner tant de peines, dans l'espoir éloigné
d'un succès si pauvre, si incertain, tandis qu'on
peut dès l'instant même, dans une délicieuse
rêverie, jouir à son aise de toute la félicité dont
on sent en soi la puissance et le besoin? Il
deviendroit donc indolent, paresseux, par
goût, par raison même, quand il ne le seroit
pas par tempérament. Que si, par intervalle,
quelque projet de gloire ou d'ambition pouvoit
l'émouvoir, il le suivroil d'abord avec ardeur,
avec iinpétuosité ; mais la moindre difficulté.
76
SECOND DIALOGUE.
le moindre obstacle rarrêieroii, le rebuteroit,
le rejetteroit dans l'inaction. La seule incerti-
tude du succès le détacheroit de toute entre-
prise douteuse. Sa nonchalance lui montreroit
de la folie à compter sur quelque chose ici-bas,
à se tourmenter pour un avenir si précaire, et
de la sagesse à renoncer à la prévoyance, pour
s'attacher uniquement au présent, qui seul est
en notre pouvoir.
Ainsi livré par système à sa douce oisiveté,
il rempliroit ses loisirsde jouissances à sa mode,
et négligeant ces foules de prétendus devoirs
que la sagesse humaine prescrit comme indis-
pensables, il passcroit pour fouler aux pieds
les bienséances, parce qu'il dédaigneroit les
simagrées. Enfin, loin de cultiver sa raison pour
apprendre à se conduire prudemment parmi
les hommes, il n'y chercheroit en effet que de
nouveaux motifs de vivre éloigné d'eux, et de
se livrer tout entier à ses fictions.
Cette humeur indolente et voluptueuse se
fixant toujours sur des objets rians, le détour-
neroit par conséquent des idées pénibles et dé-
plaisantes. Les souvenirs douloureux s'efface-
roient très-promptement de son esprit ; les
auteurs de ses maux n'y tiendroient pas plus
de place que ces maux mêmes ; et tout cela,
parfaitement oublié dans très-peu de temps,
seroit bientôt pour lui comme nul, à moins que
le mal ou l'ennemi qu'il auroit encore à crain-
dre ne lui rappelât ce qu'il en auroit déjà souf-
fert. Alors il pourroit être extrêmement effa-
rouché dos maux à venir, moins précisément à
cause de ces maux que par le trouble du repos,
la privation du loisir, la nécessité d'agir de
manière ou d'autre, qui s'ensuivroient inévita-
blement, et qui alarmeroient plus sa paresse,
que la crainte du mal n'épouvanteroitson cou-
rage. Mais tout cet effroi subit et momentané
seroit sans suite et stérile en effet. Il craindroit
moins la souffrance que l'action. Il aimeroit
mieux voir augmenter ses maux et rester tran-
quille, que de se lourmenter pour les adoucir;
disposition qui donneroit beau jeu aux enne-
mis qu'il pourroit avoir.
J'ai dit que Jean-Jacques n'étoit pas ver-
tueux : notre homme ne le seroit pas non plus ;
et comment, foible et subjugué par ses pen-
chans, pourroii-il l'être, n'ayant toujours pour
guide que son propre cœur, jamais son devoir
ni sa raison? Comment la vertu, qui n'est que
travail et combat, règneroit-elle au sein de la
mollesse et des doux loisirs ? Il seroitbon, parce
que la nature l'auroit fait tel ; il feroit du bien,
parce qu'il lui seroit doux d'en faire : mais, s'il
s'agissoit de combattre ses plus chers désirg
et de déchirer son cœur pour remplir son de-
voir, le feroit-il aussi? J'en doute. La loi de la
nature, sa voix, du moins, ne s'étend pas jus-
que-là. Il en faut une autre alors qui com-
mande, et que la nature se taise.
Mais se mettroit-il aussi dans ces situations
violentes d'où naissent des devoirs si cruels?
J'en doute encore plus. Du tumulte des sociétés
naissent des multitudes de rapports nouveaux
et souvent opposés, qui tiraillent en sens con-
traires ceux qui marchent avec ardeur dans la
route sociale. A peine ont-ils alors d'autre
bonne règle de justice, que de résister à tous
leurs penchans, et de faire toujours le contraire
de ce qu'ils désirent, par cela seul qu'ils le
désirent. Mais celui qui se tient à l'écart, et
fuit ces dangereux combats, n'a pas besoin
d'adopter cette morale cruelle, n'étant point
entraîné par le torrent, ni forcé de céder à sa
fougue impétueuse, ou de se roidir pour y ré-
sister; il se trouve naturellement soumis à ce
grand précepte de morale, mais destructif de
tout l'ordre social, de ne se mettre jamais en
situation à pouvoir trouver son avantage dans
le mal d'autrui. Celui qui veut suivre ce pré-
cepte à la rigueur n'a point d'autre moyen pour
cela que de se retirer tout-à-fait de la société,
et celui qui en vit séparé suit par cela seul ce
précepte sans avoir besoin d'y songer.
Notre homme ne sera donc pas vertueux,
parce qu'il n'aura pas besoin de l'être; et, par
la même raison, il ne sera ni vicieux, ni mé-
chant; car l'indolence et l'oisiveté, qui dans la
société sont un si grand vice, n'en sont plus un
dans quiconque a su renoncer à ses avantages
pour n'en pas supporter les travaux. Le mé-
chant n'est méchant qu'à cause du besoin qu'il
a des autres, que ceux-ci ne le favorisent pas
assez, que ceux-là lui font obstacle, et qu'il
ne peut ni les employer ni les écarter à son gré.
Le solitaire n'a besoin que de sa subsistance,
qu'il aime mieux se procurer par son travail
dans la retraite, que par ses intrigues dans le
monde, qui seroicnt un bien plus grand tra-
SECOM) DIALOGUK.
77
vail pour lui. Du reste, il n'a besoin d'autrui
que parce que son cœur a besoin d'attachement;
il se donne des amis imaf^inaires, pour n'en
avoir pu trouver de réels ; il ne fuit les hommes
qu'après avoir vainement cherché parmi eux
ce qu'il doit aimer.
Notre homme ne sera pas vertueux, parce
qu'il sera foible, et que la vertu n'appartient
qu'aux âmes fortes. Mais cette vertu à laquelle
il ne peut atteindre, qui est-ce qui l'admirera,
la chérira, l'adorera plus que lui? qui est-ce
qui, avec une imagination plus vive, s'en pein-
dra mieux le divin simulacre? qui est-ce qui,
avec un cœur plus tendre , s'enivrera plus
d'amour pour elle? Ordre, harmonie, beauté,
perfection , sont les objets de ses plus douces
méditations. Idolâtre du beau dans tous les
genres, resteroit-il froid uniquement pour la
suprême beauté? Non, elle ornera de ses char-
mes immortels toutes ces images chéries qui
remplissent son âme , qui repaissent son
cœur. Tous ses premiers mouvemens seront
vifs et purs; les seconds auront sur lui peu
d'empire. Il voudra toujours ce qui est bien,
il le fera quelquefois; et, si souvent il laisse
éteindre sa volonté par sa foiblesse, ce sera
pour retomber dans sa langueur. Il cessera de
bien faire, il ne commencera pas même lorsque
la grandeur de l'effort épouvantera sa paresse :
mais jamais il ne fera volontairement ce qui est
mal. En un mot, s'il agit rarement comme il
doit, plus rarement encore il agira comme il
ne doit pas, et toutes ses fautes, même les plus
graves, no seront que des péchés d'omission :
mais c'est par là précisément qu'il sera le plus
en scandale aux hommes, qui, ayant mis toute
la morale en petites formules, comptent pour
rien le mal dont on s'abstient, pour tout l'éti-
quette des petits procédés, et sont bien plus
attentifs à remarquer les devoirs auxquels
on manque , qu'à tenir compte de ceux qu'on
remplit.
Tel sera l'homme doué du tempérament dont
j'ai parlé, tel j'ai trouvé celui que je viens
d'étudier. Son âme, forte en ce quelle ne se
laisse point détourner de son objet, mais foible
pour surmonter les obstacles, ne prend guère
de mauvaises direclions, mais suit lâchement
la bonne. Quand il est quelque chose, il est
bon, mais [)lus souvent il est nul : et c'est pour
cela môme que, sans être persévérant, il est
ferme; que les traits do l'adversité ont moins
de prise sur lui qu'ils n'auroient sur tout au-
tre homme; et que, malgré tous ses malheurs,
ses sentimens sont encore plus affectueux que
douloureux. Son cœur , avide de bonheur
et do joie, ne peut garder nulle impression
pénible. La douleur peut le déchirer un mo-
ment, sans pouvoir y prendre racine. Jamais
idée affligeante n'a pu long-temps l'occuper.
Je l'ai vu , dans les plus grandes calamités
de sa malheureuse vie , passer rapidement
de la plus profonde affliction à la plus pure
joie, el cela sans qu'il restât pour le moment
dans son âme aucune trace des douleurs qui
venoient de la déchirer, qui l'alloient déchi-
rer encore, et qui consiituoient pour lors son
état habituel.
Les affections auxquelles il a le plus do pente
se distinguent même par des signes physiques.
Pour peu qu'il soit ému, ses yeux se mouillent
à l'instant. Cependant jamais la seule douleur
ne lui fit verser une larme ; mais tout sentiment
tendre et doux, grand et noble, dont la vérité
passe à son cœur, lui en arrache infailliblement.
Il ne sauroit pleurer que d'attendrissement ou
d'admiration ; la tendresse et la générosité sont
les deux seules cordes sensibles par lesquelles
on peut vraiment l'affecter. Il peut voir ses mal-
heurs d'un œil sec, mais il pleure en pensant à
son innocence et au prix qu'avoit mérité son
cœur.
Il est des malheurs auxquels il n'est pas
même permis à un honnête homme d'être pré-
paré. Tels sont ceux qu'on lui destinoit. Eu le
prenant au dépourvu, ils ont commencé par
l'abattre : cela devoit être ; mais ils n'ont pu le
changer. Il a pu quelques inslans se laisser dé-
grader jusqu'à la bassesse, jusqu'à la lâcheté,
jamais jusqu'à l'injustice, jusqu'à la fausseté,
jusqu'à la trahison. Revenu de cette première
surprise, il s'est relevé, et vraisemblablemetit
ne se laissera plus abattre, parce que son na-
turel a repris le dessus; que connoissant enfin
les gens auxquels il a affaire, il est préparé à
tout, et qu'après avoir épuisé sur lui tous les
traits de leur rage, ils se sont mis hors d'étal de
lui faire pis.
Je l'ai vu dans une position unique et presque
incroyable, plus seul au milieu de Paris que Ho-
78
SECOND DIALOGUE.
binson dans son île, et séquestré du commerce
des hommes par la foule même empressée à
l'entourer, pour empêcher qu'il ne se lie avec
personne. Je l'ai vu concourir volontairement
avec ses persécuteurs à se rendre sans cesse
plus isolé; et, tandis qu'ils travailloient sans
relâche à le tenir séparé des autres hommes,
s'éloigner des autres et d'eux-mêmes de plus
en plus. Ils veulent rester pour lui servir de bar-
rière, pour veiller à tous ceux qui pourroiont
l'approcher, pour les tromper, les gagner ou
les écarter, pour observer ses discours, sa con-
tenance, pour jouir à longs traits du doux as-
pect de sa misère, pour chercher d'un œil cu-
rieux s'il reste quelque place en son cœur
déchiré, où ils puissent porter encore quelque
atteinte. De son côté, il voudroit les éloigner,
ou plutôt s'en éloigner, parce que leur mali-
gnité, leur duplicité, leurs vues cruelles, bles-
sent ses yeux de toutes parts, et que le spec-
tacle de la haine l'afflige et le déchire encore
plus que ses effets. Ses sens le subjuguent
alors ; et, sitôt qu'ils sont frappés d'un objet de
peine, il n'est plus maître de lui. La présence
d'un malveillant le trouble au point de ne pou-
voir déguiser son angoisse. S'il voit un traître
le cajoler pour le surprendre, l'indign'aiion le
saisit, perce de toutes parts dans son accent,
dans son regard, dans son geste. Que le traître
disparoisse, à l'instant il est oublié; et l'idée
des noirceurs que l'un va brasser ne sauroit oc-
cuper l'autre une minute à chercher les moyens
de s'en défendre. C'est pour écarter de lui cet
objet de peine, dont l'aspect le tourmente, qu'il
voudroit être seul : il voudroit être seul, pour
vivre à son aise avec les amis qu'il s'est créés;
mais tout cela n'est qu'une raison de plus à
ceux qui en prennent le masque pour l'obséder
plus étroitement. Ils ne voudroient pas même,
s'il leur étoit possible, lui laisser dans cette vie
la ressource des fictions.
Je l'ai vu, serré dans leurs lacs, se débattre
très-peu pour en sortir, entouré de mensonges
ou de ténèbres, attendre sans murmure la lu-
mière et la vérité ; enfermé vif dans un cercueil,
s'y tenir assez tranquille, sans même invoquer
la mort. Je l'ai vu pauvre, passant pour riche ;
vieux, passant pour jeune; doux, passant pour
féroce; complaisant et foible, passant pour in-
flexible et dur; gai, passant pour sombre ; sim-
ple enfin jusqu'à la bêtise, passant pour rusé
jusqu'à la noirceur. Je l'ai vu livré par vos mes-
sieurs à la dérision publique, flagorné, persiflé ,
moqué des honnêtes gens, servir de jouet à la
canaille ; le voir, le sentir, en gémir, déplorer
la misère humaine, et supporter patiemment
son état.
Dans cet état, devoit-il se manquer à lui-
même, au point d'aller chercher dans la société
des indignités peu déguisées dont on se plaisoit
à l'y charger? Devoit-il s'aller donner en spec-
tacle à ces barbares qui, se faisant de ses peines
un objet d'amusement, ne chcrchoient qu'à lui
serrer le cœur par toutes les étreintes de la dé-
tresse et de la douleur, qui pouvoicnt lui être
les plus sensibles? Voilà ce qui lui rendit indis-
pensable la manière de vivre à laquelle il s'est
réduit, ou, pour mieux dire, à laquelle on l'a
réduit ; car c'est à quoi l'on en vouloit venir, et
l'on s'est attaché à lui rendre si cruelle et si dé-
chirante la fréquentation des hommes, qu'il fut
forcé d'y renoncer enfin tout-à-fait. Vous me de-
mandez, disoit-il, pourquoi je fuis les hommes ^
demandez-le à eux-mêmes, ils le savent encore
wiewaîçttewzo/. Mais une âme expansivechange-
l-elle ainsi de nature, et se détache-t-elle ainsi
de tout? Tous ses malheurs ne viennent que de
ce besoin d'aimer qui dévora son cœur dès son
enfance, et qui l'inquiète et le trouble encore
au point que , resté seul sur la terre , il attend
le moment d'en sortir pour voir réaliser enfin
ses visions favorites, et retrouver dans un meil-
leur ordre de choses, une partie et des amis.
Il atteignit et passa l'âge mûr, sans songer à
faire des livres, et sans sentir un instant le be-
soin de cette célébrité fatale qui n'étoit pas faite
pour lui, dont il n'a goûté que les amertumes,
et qu'on lui a fait payer si cher. Ses visions
chéries lui tenoient lieu de tout, et, dans le feu
de la jeunesse, sa vive imagination surchargée,
accablée d'objets charmans qui venoient inces-
samment la remplir, tenoit son cœur dans une
ivresse continuelle qui ne lui laissoit ni le pou-
voir d'arranger ses idées, ni celui de les fixer,
ni le temps de les écrire, ni le désir de les com-
muniquer. Ce ne fui que quand ces grands mou-
vemens commencèrent à s'apaiser, quand ses
idées, prenant une marche plus réglée et plus
lente, il on put suivre assez la trace pour la
marquer; ce fut, dis-je, alors seulement quo
SECOND DIALOGUE.
79
l'usapo de la plume lui devint possible, et qu'à
J'exemple et à l'instigation des gens de lettres
aveclesquelsilvivoit alors, il lui vint en fantai-
sie de communiquer au public ces mêmes idées
dont il s'étoit long-temps nourri lui-même, et
qu'il crut être utiles au genre humain. Ce fut
même en quelque façon par surprise, et sans en
avoir formé le projet, qu'il se trouva jeté dans
cette funeste carrière, où dès lors peut-être on
creusoit déjà sous ses pas ces gouffres de mal-
heurs dans lesquels on l'a précipité.
Dès sa jeunesse, il s'étoit souvent demandé
pourquoi il ne trouvoit pas tous les hommes
bons, sages, heureux , comme ils lui sembloient
faits pour l'être ; il cherchoit dans son cœur
l'obstacle qui les en empêchoit,ctne le trouvoit
pas. Si tous les hommes , se disoit-il , me res-
sembloiont, il régneroit sans doute une extrême
langueur dans leur industrie, ils auroient peu
d'activité , et n'en auroient que par brusques
et rares secousses : mais ils vivroient entre eux
dans une très-douce société. Pourquoi n'y vi-
vent-ils pas ainsi? pourquoi, toujours accusant
le ciel de leurs misères, travaillent-ils sans cesse
à les augmenter ? En admirant les progrès de
'esprit humain, il s'étonnoit de voir croître en
même proportion les calamités publiques. Il
entrevoyoil une secrète opposition entre la
constitution de l'homme et celle de nos sociétés;
mais c'étoit plutôt un sentiment sourd, une no-
tion confuse qu'un jugement clair et développé.
L'opinion publique l'avoit trop subjugué lui-
même, pour qu'il osât réclamer contre de si
unanimes décisions.
Une malheureuse question d'académie, qu'il
lut dans un Mercure , vint tout à coup dessiller
ses yeux, débrouiller ce chaos dans sa tête, lui
montrer un autre univers , un véritable âge
d'or, des sociétés d'hommes simples, sages,
heureux, et réaliser en espérance toutes ses
visions par la destruction des préjugés qui l'a-
voient subjugué lui-même, mais dont il crut en
ce moment voir découler les vices et les misères
du genre humain. De la vive effervescence qui
se fit alors dans son âme sortirent des étincelles
de génie, qu'on a vues briller dans ses écrits du-
rant dix ans de délire et de fièvre, mais dont
aucun vestige n'auroit paru jusqu'alors, et qui
vraisemblablement n'auroient plus brillé dans
la suite, si, cet accès passé, il eût voulu conti-
nuer d'écrire. Enflammé par la contemplation
de ces grands objets , il les avoit toujours pré-
sens à sa pensée ; et, les comparant à l'étal réel
des choses, il les voyoit chaque jour sous des
rapports tout nouveaux pour lui. Bercé du ri-
dicule espoir de faire enfin triompher des pré-
jugés et du mensonge la raison, la vérité, et
de rendre les hommes sages en leur montrant
leur véritable intérêt, son cœur, échauffé par
l'idée du bonheur fulur du genre humain et
par l'honneur d'y contribuer, lui dictoit un lan-
gage digne d'une si grande entreprise. Con-
traint par là de s'occuper fortement et long-
temps du même sujet, il assujettit sa tête à la
fatigue de la réflexion : il apprit à méditer pro-
fondément; et, pour un moment, il étonna
l'Europe par des productions dans lesquelles
les âmes vulgaires ne virent que de l'éloquence
et de l'esprit, mais où celles qui habitent nos
régions éthérées reconnurent avec joie une des
leurs.
Le Fr. Je vous ai laissé parler sans vous in-
terrompre ; mais permettez qu'ici je vous ar-
rête un moment...
Rouss. Je devine une contradiction
n'est-ce pas?
Le Fr. Non; j'en ai vu l'apparence. On dit
que cette apparence est un piège que Jean-Jac-
ques s'amuse à tendre aux lecteurs étourdis.
Rouss. Si cela est, il en est bien puni par les
lecteurs de mauvaise foi, qui font semblant du
s'y prendre, pour l'accuser de ne savoir ce
qu'il dit.
Le Fr. Je ne suis point de cette dernière
classe, et je tâche de ne pas être de l'autre. Ce
n'est donc point unecontradiction qu'ici je vous
reproche; mais c'est un éclaircissement que je
vous demande. Vous étiez ci-devant persuadé
que les livres qui portent le nom de Jean-Jac-
ques n'éloienl pas plus de lui que cette traduc-
tion du Tasse si fidèle et si coulante qu'on ré-
pand avec tant d'affectation sous son nom (") ;
maintenant vous paroissez croire le contraire.
Si vous avez en effet changé d'opinion, veuil-
lez m'apprendre sur quoi ce changement est
fondé.
(*) Cette traduction, qui parut en 4774, sans nom de traduc-
teur, et qui en effet fut pendant quelque temps attribuée à
Rousseau^ est celle de M le prince Lebrun. G. r.
80
SECOND DIALOGUE.
Rouss. Cette recherche fut le premier objet
demessoias. Certain que l'auteur de ces livres
et le monstre que vous m'avez peint ne pou-
voient être le même homme, je me bornois,
pour lever mes doutes, à résoudre celte ques-
tion. Cependant je suis, sans y songer, parvenu
à la résoudre par la méthode contraire. Je vou-
lois premièrement connoitre l'auteur pour me
décider sur l'homme, et c'est par la connois-
sance de l'homme que je me suis décidé sur
lauteur.
Pour vous faire sentir comment une de ces
deux recherches m'a dispensé de l'autre, il faut
reprendre les détails dans lesquels je suis en-
tré pour cet effet ; vous déduirez de vous-même
et très-aisément les conséquences que j'en ai
tirées.
Je vous ai dit que je l'avois trouvé copiant
de la musique à dix sous la page : occupation
peu sortable à la dignité de l'auteur, et qui ne
ressombloit guère àcelles qui lui ont acquis tant
de réputation tant en bien qu'en mal. Ce pre-
mier article m'offroit déjà deux recherches à
Taire: l'une, s'il se livroit à ce travail tout de
bon ou seulement pour donner le change au
public sur ses véritables occupations; l'autre,
s'il avoit réellement besoin de ce métier pour
vivre, ou si c'étoit une affectation de simplicité
ou de pauvreté pour faire l'Épictète et le Dio-
gène, comme l'assurent vos messieurs.
J'ai commencé par examiner son ouvrage,
bien sûr que, s'il n'y vaquoit que par manière
d'acquit, j'y verroisdes traces de l'ennui qu'il
doit lui donner depuis si long-temps. Sa note
mal formée m'a paru faite pesamment, lente-
ment, sans facilité, sans grâce, mais avec
exactitude. On voit qu'il lâche de suppléer aux
dispositions qui lui manquent, à force de tra-
vail et de soins. Mais ceux qu'il y met ne s'a-
percevant que par l'examen , et n'ayant leur
effet que dans l'exécution , sur quoi les musi-
ciens, qui ne l'aiment pas, ne sont pas tou-
jours sincères, ne compensent pas aux yeux
du public les défauts qui d'abord sautent à la
vue.
N'ayant l'esprit présent à rien, il ne l'a pas
non plus à son travail, surtout forcé, par l'af-
fluence des survenans, de l'associer avec le ba-
bil. Il fait beaucoup de fautes, et il les corrige
ensuite en grattant son papier avec une perte
de temps et des peines incroyables. J'ai vu des
pages presque entières qu'il avoit mieux aimé
gratter ainsi que de recommencer la feuille, ce
qui auroil été bien plus tôt fait; mais il entre
dans son tour d'esprit, laborieusement pares-
seux, de ne pouvoir se résoudre à refaire à
neuf ce qu'il a fiiitune fois quoique mal. Il met
à le corriger une opiniâtreté qu'il ne peut sa-
tisfaire qu'à force de peine et de temps. Du
reste le plus long, le plus ennuyeux travail ne
sauroit lasser sa patience, et souvent, faisant
faute sur faute , je l'ai vu gratter et regratter
jusqu'à percer le papier, sur lequel ensuite il
colloit des pièces. Rien ne m'a fait juger que
ce travail l'ennuyât; et il paroît, au bout de six
ans, s'y livrer avec le même goût et le même
zèle que s'il ne faisoit que de commencer.
J'ai su qu'il tenoit registre de sou travail,
j'ai désiré de voir ce registre ; il me l'a commu-
niqué. J'y ai vu que dans ces six ans il avoit
écrit en simple copie plus de six mille pages de
musique, dont une partie, musique de harpe
et de clavecin , ou solo et concerto de violon,
très-chargée et en plus grand papier, demande
une grande atieniion et prend un temps consi-
dérable. Il a inventé, outre sa note par chif-
fres, une nouvelle manière de copier la musi-
que ordinaire, qui la rend plus commode à lire;
et, pour prévenir et résoudre toutes les diffi-
cultés, il a écrit de cette manière une grande
quantité de pièces de toute espèce, tant en par-
tition qu'en parties séparées (*).
Outre ce travail et son opéra de Daphnis el
Chloé, dont un acte entier est fait, et une bonne
partie du reste bien avancée, et le Devin du vil-
lage , sur lequel il a refait à neuf une seconde
musique presque en entier, il a, dans le même
intervalle, composé plus de cent morceaux de
musique en divers genres, la plupart vocale
avec des accompagnemens, tant pour obliger
les personnes qui lui ont fourni les paroles que
pour son propre amusement. Il a fait et distri-
bué des copies de cette musique tant en parti-
lion qu'en parties séparées, transcrites sur les
originaux qu'il a gardés. Qu'il ait composé ou
(') CeUe nouvelle manière de copier la musique est exposée
assez en détail dans sa Lettre au docteur Burney (tcme III dr
cette édition, page 556). D'ailUurs, (|uoi(fu'il annonce avoir
écritde cette manière une grande qunnlilé de pièces, on n en
trouve point dans le recueil de sa musique manuscrite dëj osée
à la Bibliothèque royale. G. r.
SECOiND DIALOGUE.
81
pilié louto cette musique, ce n'est pas de quoi
il s'agit ici. S'il ne l'a pas composée, toujours
est-il certain qu'il l'a écrite et notée plusieurs
fois de sa main. S'il ne l'a pas composée, que
de temps ne lui a-i-il pas fallu pour chercher,
pour choisir dans les musiques déjà toutes faites
celle qui convenoit aux paroles qu'on lui four-
nissoit, ou pour l'y ajuster si bien qu'elle y fût
parfaitement appropriée, mérite qu'a particu-
lièrement la musique qu'il donne pour sienne!
Dans un pareil pillage il y a moins d'invention
sans doute, mais il y a plus d'art, de travail,
surtout de consommation de temps, et c'étoit
là pour lors l'objet unique de ma recherche.
Tout ce travail qu'il a mis sous mes yeux,
soit en nature, soit par articles exactement dé-
taillés, fait ensemble plus de huit mille pages
de musique, toute écrite de sa main depuis son
retour à Paris.
Ces occupations ne l'ont pas empêche de se
livrer à l'amusement de la botanique, à laquelle
il a donné pendant plusieurs années la meilleure
V partie de son temps. Dans de grandes et fré-
quentes herborisations il a fait une immense
collection de plantes; il les a desséchées avec
fc des soins infinis ; il les a collées avec une grande
■ propreté sur des papiers qu'il ornoit de cadres
rouges. Il s'est appliqué à conserver la figure
et la couleur des fleurs et des feuilles, au point
de faire de ces herbiers ainsi préparés des re-
cueils de miniatures. 11 en a donnée envoyé à
diverses personnes, et ce qui lui reste (') suffi-
roit pour persuader à ceux qui savent combien
ce travail exige de temps et de patience, qu'il
en fait son unique occupation.
Le Fr. Ajoutez le temps qu'il lui a fallu
pour étudier à fond les propriétés de toutes ces
plantes, pour les piler, les extraire, les dis-
tiller, les préparer de manière à en tirer les
y usages auxquels il les destine ; car enfin, quel-
K que prévenu pour lui que vous puissiez être,
m vous comprenez bien, je pense, qu'on n'étudie
pas la botanique pour rien.
Rouss. Sans doute. Je comprends que le
charme de l'élude de la nature est quelque
chose pour toute âme sensible, et beaucoup
pour un solitaire. Quant aux préparations dont
vous parlez et qui n'ont nul rapport à la bota-
(*) Ce reste a été donné presqn'en entier à M. Malihus, qui
a acheté mes livres de 'botanique.
T. IV.
nique, je n'en ai pas vu chez lui le moindre
vestige; je ne me suis point aperçu qu'il eût
fait aucune étude des propriétés des plantes/
ni même qu'il y crût beaucoup. « Je connni^,
» m'a-t-il dit, l'organisation végétale et la
» structure des plantes sur le rapport de mes
» yeux, sur la foi de la nature, qui me la montre
» et ne ment point; mais je ne connois leurs
» vertus que sur la foi des hommes, qui sont
» ignorans et menteurs : leur autorité a géné-
» ralement sur moi irop peu d'empire pour que
» je lui en donne beaucoup en cela. D'ailleurs
» cette étude, vraie ou fausse, ne se fait pas en
» plein champ comme celle de la botanique,
» mais dans des laboratoires et chez les ma-
» lades; elle demande une vie appliquée et sé-
» dentaire qui ne me plaît ni ne me convient, n
En effet, je n'ai rien vu chez lui qui montrât
ce goût de pharmacie. J'y ai vu seulement des
cartons remplis de rameaux de plantes dont
je viens de vous parler, et des graines distri-
buées dans de petites boîtes classées, comme
les plantes qui les fournissent, selon le système
de Linnœus.
Le Fr. Ah ! de petites boîtes ! Eh bien ! mon-
sieur, ces petites boîtes, à quoi servent-elles?
qu'en dites-vous?
RODSS. Belle demande 1 A empoisonner les
gens, à qui il fait avaler en bol toutes ces grai-
nes. Par exemple, vous avalerez par mégarde
une once ou deux de graines de pavots, qui
vous endormira pour toujours , et du reste
comme cela. C'est encore la même chose à peu
près dans les plantes ; il vous les fait brouter
comme du fourrage, ou bien il vous en fait
boire le jus dans des sauces.
Le Fr. Eh! tion, monsieur; on sait bien
que ce n'est pas de la sorte que la chose peut
se faire, et nos médecins qui l'ont voulu décider
ainsi se sont fait tort chez les gens instruits.
Une écuellée de jus de ciguë ne suffit pas à
Socrate ; il en fallut une seconde ; il faudroit
donc que Jean-Jacques fît boire à son monde
des bassins de jus d'herbe ou manger des li-
trons de graines. Oh ! que ce n'est pas ainsi
qu'il s'y prend ! Il sait, à force d'opérations,
de manipulations, concentrer tellemont les poi-
sons des plantes, qu'ils agissent plus fortement
que ceux mêmes des minéraux. Il les escamote,
et vous les fait avaler sans qu'on s'en aperçoive;
C
82
SKCOND DIALOGUE.
il Ips fait même agir de loin comme la poudre mieux me borner à des résultats, et vous lais-
de sympathie; et, comme le basilic, il sait em-
poisonner les gens en les regardant. 11 a suivi
jadis un cours de chimie, rien n'est plus cer-
tain. Or vous comprenez bien ce que c'est, ce
que ce peut être qu'un homme qui n'est ni
ser le soin de tout vérifier par vous-même,
si CCS recherches vous intéressent assez pour
cela.
Je dois pourtant ajouter aux détails dans
lesquels je viens d'entrer que Jean-Jacques, au
médecin ni apothicaire, et qui ncanmoms suit | milieu de tout ce travail manuel, a encore em-
les cours de chimie et cultive la botanique, ployé six mois dans le même intervalle tant à
Vous dites cependant n'avoir vu chez lui nuls
vesiiges de préparations chimiques. Quoi !
point d'alambics, de fourneaux, de chapiteaux,
de cornues? rien qui ait rapport à un labora-
toire?
Rouss. Pardonnez-moi , vraiment , j'ai vu
dans sa petite cuisine un réchaud, des cafetiè-
res de fer-blanc , des plats , des pots , des
ocuelles de terre.
Le Fr. Des plats, des pots, des écuellesl
Kh ! mais vraiment! voilà l'affaire. 11 n'en faut
pas davantage pour empoisonner tout le genre
liumam.
Piocss. Témoin Mignot et ses successeurs.
Le Fr. Vous me direz que les poisons qu'on
prépare dans des écuelles doivent se manger à
la cuiller, et que les potages ne s'escamotent
pas...
Rouss. Oh! non, je ne vous dirai point tout
cela, je vous jure, ni rien de semblable; je
me contenterai d'admirer. 0 la savante, la
méthodique marche que d'apprendre la botani-
que pour se faire empoisonneur ! C'est comme
si l'on apprenoit la géométrie pour se faire as-
sassin.
Le Fr. Je vous vois sourire bien dédaigneu-
sement. Vous passionnerez-vous toujours pour
cet homme-là?
Rouss. Me passionner ! moi I rendez-moi
plus de justice, et soyez même assuré que ja-
mais Rousseau ne défendra Jean-Jacques ac-
cusé d'être un empoisonneur.
Le Fr. Laissons donc tous ces persiflages ,
et reprenez vos récits. J'y prête une oreille at-
tentive. Ils m'intéressent de plus en plus.
Rouss. Ils vous intéresseroient davantage
encore, j'en suis très-sûr, s'il m'éloit possible
ou permis ici de tout dire. Ce seroit abuser de
votre attention que de l'occuper à tous les soins
que j'ai pris pour m'assurer du véritable emploi
de son temps, de la nature de ses occupations
cl de l'esprit dans lequel il s'y livre, il vaut
l'examen de la constitution dune nation mal-
heureuse, qu'à proposer ses idées sur les cor-
rections à faire à cette constitution, et cela sur
les instances réitérées jusqu'à l'opiniâtreté d'un
des premiers patriotes de cette nation , qui lui
faisoit un devoir d'humanité des soins qu'il lui
imposoit.
Enfin, malgré la résolution qu'il avoit prise
en arrivant à Paris de ne plus s'occuper de ses
malheurs, ni de reprendre la plume à ce sujet,
les indignités continuelles qu'il y a souffertes,
les harcèlemens sans relâche que la ciainte
qu'il n'écrivît lui a fait essuyer, l'impudence
avec laquelle on lui attribuoit incessamment
de nouveaux livres, et la stupide ou maligne
crédulité du public à cet égard, ayant lassé sa
patience, et lui faisant sentir qu'il ne gagneroit
rien pour son repos à se taire, il a fait encore
un effort; et, s'occupant derechef, malgré
lui , de sa destinée et de ses persécuteurs, il a
écrit en forme de dialogue une espèce de juge-
ment d'eux et de lui assez semblable à celui
qui pourra résulter de nos entretiens. Il m'a
souvent protesté que cet écrit étoit de tous
ceux qu'il a faits en sa vie celui qu'il avoit en-
trepris avec le plus de répugnance et exécuté
avec le plus d'ennui. 11 l'eût cent fois abandonné
si les outrages augmentant sans cesse et pous-
sés enfin aux derniers excès ne l'avoient forcé, ^
malgré lui, de le poursuivre. Mais loin qu'il
ait jamais pu s'en occuper long-temps de suite,
il n'en eût pas même enduré l'angoisse, si son
travail journalier ne fût venu l'interrompre et
la lui faire oublier : de sorte qu'il y a rarement
donné plus d'un quart d'heure par jour, ei
celte manière d'écrire coupée et interrompue
est une des causes du peu de suite et des
répétitions continuelles qui régnent dans cet
écrit.
Après m'être assuré que celte copie de musi-
que n'étoit point un jeu, il me restoit à savoir
si en effet elle étoit nécessaire à sa subsistance,
SECOND DIALOGUE.
H'y
etpoiirqtiui ayant d'autres talens qu'il pouvoit
employer plus uiilement pour lui-niêiuc et
pour le public, il s'éioii attaché de préférence
à celui-là. Pour abréger ces recherches sans
manquer a mes engaHcaiens envers vous, je lui
marquai naturellement ma curiosité, et, s.ins
lui dire tout ce que vous m'aviez appris de son
opulence, je me contenlai de lui répéter co que
j'avois ouï dire mille fois, que du seul produit
de ses livres, et sans avoir nuiçonnéses librai-
res, il devoit être assez riche pour vivre à son
aise de son revenu.
Vous avez raison, me d\t-\\, si vous ne voulez
(lire €n cela que ce qui pouvott cire ; mais si
vous prétendez en conclure que la chose est
réellement ainsi ^ et que je suis riche en effet,
vous avez tort, tout au moins; car un sophisme
bien cruel pourroit se cacher sous cette erreur.
Alors il entra dans le détail articulé de ce
qu'il avoit reçu de ses libraires pour chacun de
ses livres, de toutes les ressources qu'il avoit
pu avoir d'ailleurs, des dépenses auxquelles il
avoit été forcé, pendant huit ans qu'on s'est
amusé à le faire voyager à grands frais, lui et
sa compagne, aujourd'hui sa femme ; et, de
»out cela bien calculé et bien prouvé, il résulta,
qu'avec quelque argent comptant, provenant,
tant de son accord avec l'Opéra, que de la
vente de ses livres de botanique, et du reste
d'un Fonds de mille écus qu'il avoit à Lyon, et
qu'il relira pour s'établir à Paris, toute sa
fortune présente consiste en huit cents francs
de rente viagère incertaine, et dont il n'a aucun
titre, et trois cents francs de rente aussi via-
gère, mais assurée, du moins autant que la
personne qui doit la payer sera solvable (*).
« Voilà très-fîdèlement, me dit-il, à quoi se
» borne toute mon opulence. Si quelqu'un dit
» me savoir aucun autre fonds ou revenu, de
» quelque espèce que ce puisse être, je dis
» qu'il ment, et je me montre ; et si quelqu'un
» dit en avoir à moi, qu'il m'en donne le quart,
» et je lui fais quittance du tout.
» Vous pourriez, continua-t il, dire comnie
» tant d'autres, que, pour un philosophe aus-
(*) U a fait plus particulièrement connoit re de quoi se compose
PC petit revenu dans sa Lettre à M. Leiioir, du t3 janvier t772;
niats ce rerenii reçut depuis une augmentation qui le porta à
• *40 liv. Voy. i'Jppendice aux Confessions, tome I, p. WO.
» tère onze cents francs de rente devroient, au
» moins tandis que je les ai, suflirc à ma sub-
» sistance, sans avoir besoin d y joindre un tra-
» vail auquel je suis peu propre, et que je fais
» avec plus d'ostentation que de nécessité. A
» cela je réponds, premièrement, que je ne suis
» ni philosophe, ni austère, et que cette vie
» dure, dont il plaît à vos messieurs de me faire
» un devoir, n'a jamais été ni de mon goût, ni
» dans mes principes, tant que, par des
» moyens justes et honnêtes, j'ai pu éviter de
» m'y réduire; en me faisant copiste de musi-
» que, je n'ai point prétendu prendre un état
» austère et de mortification, mais choisir au
» contraire une occupation de mon goût, qui
» ne fatiguât pas mon esprit paresseux, et qui
» pût me fournir les commodités de la vie que
» mon mince revenu ne pouvoit me procurer
» sans ce supplément En renonçant, et de
» grand cœur, à tout ce qui est de luxe et de
» vanilé,jenaipointrenoncéauxplaisirsréeis,
» et c'est même pour les goûter dans toute leur
» pureté, que j'en ai détaché tout ce qui ne
» tient qu'à Topiiiion. Les dissolutions ni les
» excès n'ont jamais été de mon goût; mais,
» sans avoir jamais été riche, j'ai toujours vécu
» commodément; et il ni'est de toute impossi-
» bilité de vivre commodément dans mon petit
» ménage avec onze cents francs de rente,
i> quand même ils seroient assurés, bien moins
» encore avec trois cents, auxquels d'un jour à
» l'autre je puis être réduit. Mais écartons cette
t) prévoyance. Pourquoi voulez-vous que, sur
» mes vieux jours, je fasse sans nécessité le dur
» apprentissage d'une vie plus que frugale, à
» laquelle mon corps n'est point accoutumé;
1) tandis qu'un travail qui n'est pour moi qu'un
» plaisir me procuro la conliimation de ces
» mômes commodités, dont l'habitude m'a fait
» un besoin, et qui de toute autre manière se-
I) roient moins à ma portée ou me coûteroient
» beaucoup plus cher? Vos messieurs, qui
» n'ont pas pris pour eux cette austérité qu'ils
» me prescrivent, font bien d'intriguer ou em-
» prunier, plutôt que de s'assujettir à un tra-
M vail manuel qui leur parait ignoble, usurier,
» insupportable, et ne procure pas tout d'un
» coup des rafles de cinquante mille francs.
» Mais moi qui ne pense pas comme eux sur la
» véritable dignité; moi qui trouve une jouis-
8.4
SECOND DIALOGUE.
» sance très-douce dans le passage alternatif
» du travail à la récréation ; par une occupation
B de mon goût, que je mesure à ma volonté,
» j'ajoute ce qui manque à ma petite fortune,
» pour me procurer une subsistance aisée, et je
» jouis des douceurs d'une vie égale et simple
» autant qu'il dépend de moi. Un désœuvrement
I) absolu m'assujettiroit à l'ennui, me forceroit
» peut-être à chercher des amusemens toujours
» coûteux, souvent pénibles, rarement inno-
» cens ; au lieu qu'après le travail le simple re-
» pos a son charme, et suffit avec la prome-
» nade, pour l'amusement dont j'ai besoin.
» Enfin, c'est peut-être un soin que je me dois
» dans une situation aussi triste, d'y jeter du
t) moins tous les agrémcns qui restent à ma
») portée, pour tâcher d'en adoucir l'amertume,
0 de peur que le sentiment de mes peines, aigri
» par une vie auslère, ne fermentât dans mon
» âme, et n'y produisît des dispositions haineu-
» ses et vindicatives, propres à me rendre mé-
» chant et plus malheureux. Je me suis toujours
» bien irouvéd'armer mon cœur contre la haine
» par toutes les jouissances que j'ai pu me pro-
» curer. Le succès de cette méthode me la ren-
» dra toujours chère, et plus ma destinée est
» déplorable, plus je m'efforce à la parsemer
» de douceurs,pour me maintenir toujoursbon.
1) Mais, disent-ils, parmi tant d'occupations
» dont il a le choix, pourquoi choisir par pré-
» férence celle à laquelle il paroît le moins
» propre, et qui doit lui rendre le moins?
» Pourquoi copier de la musique au lieu defa ire
» des livres? Il y gagneroit davantage et ne se
1) dégraderoit pas. Je répondrois volontiers à
» cette question en la renversant. Pourquoi
» faire des livres au lieu de copier de la musi-
I) que, puisque ce travail me plaît et me con-
» vient plus que tout autre, et que son produit
» est un gain juste, honnête et qui me suffit ?
>) Penser est un travail pour moi très-pénible,
» qui me fatigue, me tourmente et me déplaît;
» travailler de la main et laisser ma tète en re-
» pos me récrée et m'amuse. Si j'aime quelque-
I) fois à penser, c'est librement et sans gêne,
» en laissant aller à leur gré mes idées, sans
» les assujettir à rien. Mais penser à ceci ou à
» cela par devoir, par métier, mettreà mes pro-
» ductions de la correction, de la méthode, est
» pour moi le travail d'un galérien; et penser
» pour vivre me paroît la plus pénible ainsi
0 que la plus ridicule de toutes les occupations.
» Que d'autres usent de leurs talens comme il
» leur plaît, je ne les en blâme pas ; mais pour
» moi je n'ai jamais voulu prostituer les miens
» tels quels, en les mettant à prix, sûr que
» cette vénalité même les auroit anéantis. Je
» vends le travail de mes mains, mais les pro-
» ductions de mon âme ne sont point à vendre;
» c'est leur désintéressement qui peut seul leur
» donner de la force et de l'élévation. Cellesque
» je ferois pour de l'argent n'en vaudroient
» guère et m'en rendroient encore moins.
» Pourquoi vouloir que je fasse encore des
I) livres, quand j'ai dit toutce que j'avois à dire,
») et qu'il ne meresteroitquelaressource,trop
» chétive à mes yeux, de retourner et répéter
» les mêmes idées? A quoi bon redire une se-
» conde fois et mal ce que j'ai dit une fois de
» mon mieux? Ceux qui ont la démangeaison
» de parler toujours trouvent toujours quelque
» chose à dire ; cela est aisé pour qui ne veut
» qu'agencer des mots : mais je n'ai jamais été
» tenté de prendre la plume que pour dire des
» choses grandes, neuves, et nécessaires, et
» non pas pour rabâcher. J'ai fait des livres, il
» est vrai, mais jamais je ne fus un livricr.
» Pourquoi faire semblant de vouloir que je
» fasse encore des livres, quand en effet on
» craint tant que je n'en fasse, et qu'on mettant
» de vigilance à m'en ôter tous les moyens ? On
» me ferme l'abord de toutes les maisons, hors
» celle des fauteurs de la ligue. On me cache
» avec le plus grand soin la demeure et l'a-
» dresse de tout le monde. Les suisses et les
» portiers ont tous pour moi des ordres secrets,
» autres que ceux de leurs maîtres; on ne
» me laisse plus de communication avec les
I) humains, même pour parler : mepermettroit-
» on d'écrire? On me laisseroit peut-être expri-
» mer ma pensée afin de la savoir, mais très-
» certainement on m'empêcheroit bien de la
» dire au public.
» Dans la position où je suis, si j'avois à faire
» des livres,je n'en devrois etn'en voudrois faire
» que pour la défense de mon honneur, pour
» confondre etdémasquer les imposteurs qui le
» diffament : il ne m'est plus permis, sans me
» manquer à moi-même, de traiteraucun autre
» sujet. Quand j'aurois les lumières nécessaires
SECOND DIALOGUE.
85
» pour percer cet abime de ténèbres où l'on
» m'a plongé, et pour éclairer toutes ces tra-
» mes souterraines, y a-t-il du bon sens à sup-
» poser qu'on me laisseroit faire, et que les gens
Il qui disposent de moi souffriroient que j'in-
n struisisse le public de leurs manœuvres et de
» mou sort? A qui m'adresserois-je pour me
» faire imprimer, qui ne fût un de leurs émis-
» sniros, ou qui ne le devînt aussitôt? M'onl-ils
» laissé quelqu'un à qui je puisse me confier?
» Ne sait-on pas tous les jours, à toutes les
» heures, à qui j'ai parlé, ce que j'ai dit; et,
» douiez-vousque, depuis nos entrevues, vous-
» môme ne soyez aussi surveillé quemoi? Quel-
t qu'un peut-il ne pas voir qu'investi de toutes
» parts, gardé à vue comme je le suis, il m'est
» impossible de faire entendre nulle part la voix
» de la justice et de la vérité ? Si ion paroissoit
» m'en laisser le moyen, ce seroit un piège.
» Quand j'aurois dit blanc , on me feroit dire
• noir, sans même que j'en susse rien (') ; et
» puisqu'on falsifie tout ouvertement mes an-
» ciens écrits qui sont dans les mains de tout le
)» monde, manqueroit-on de falsifier ceux qui
» n'auroient point encore paru, et dont tien ne
» pourroit constater la falsification , puisque
» mes protestations sont comptées pour rien?
» Eh! monsieur, pouvez-vous ne pas voir que
» le grand, le seul crime qu'ils redoutent de
» moi, crime affreux dont l'effroi les tient dans
B des transes continuelles, est ma justification?
» Faire des livres pour subsister eût été me
» mettre dans la dépendance du public. Il eût
» été dès lors question, non d'instruire et de
» corriger, mais de plaire et de réussir. Cela ne
• pouvoit plus se faire en suivant la route que
» j'avois prise ; les temps étoient trop changés,
» et le public avoit trop changé pour moi.
» Quand je publiai mes premiers écrits, encore
» livré à lui-même, il n'avoit point en total
» adopté de secte, et pouvoit écouter la voix de
» la vérité et de la raison. Mais aujourd'hui
» subjugué tout entier il ne pense plus, il ne
» raisonne plus, il n'est plus rien par lui-même,
» et ne suit que les impressions que lui donnent
» ses guides. L'unique doctrine qu'il peut goû-
(') Comme on fera certainement du contenu de cet écrit, si
son existence est connue du public, et qu'il tombe entre les
mains de ces messieurs ; ce qui parott naturellement inévitable.
» ter désormais est celle qui met ses passions à
» leur aise, et couvre d'un vernis de sagesse le
» dérèglement de ses mœurs. Il ne reste plus
» qu'une route pour quiconque aspire à lui
» plaire : c'est do suivre à la piste les brillans
» auteurs de ce siècle, et de prêcher comme
» eux, dans une morale hypocrite, l'amour des
» vertus et la haine du vice, mais après avoir
» commencé par prononcer comme eux que
» tout cela sont des mots vides de sens, faits
» pour amuser le peuple; qu'il n'y a ni vice ni
» vertu dans le cœur de l'homme, puisqu'il n'y
» a ni liberté dans sa volonté, ni moralité dans
» ses actions ; que tout, jusqu'à cette volonté
» même, est l'ouvrage d'une aveugle nécessité;
» qu'enfin la conscience et les remords ne sont
» que préjugés et chimères, puisqu'on ne peut,
» ni s'applaudir d'une bonne action qu'on a été
9 forcé de faire, ni se reprocher un crime dont
» on n'a pas eu le courage de s'abstenir ('). Lt
» quelle chaleur, quelle véhémence, quel ton de
1) persuasion et de vérité pourrois-je mettre,
t) quand je le voudrois, dans ces cruelles doc-
» irines, qui, flattant les heureux et les riches,
» accablent les infortunés et les pauvres, en
t) ôiant aux uns tout frein, toute crainte, toute
» retenue; aux autres, toute espérance, toute
» consolation? et comment enfin les accorde-
») rois-je avec mes propres écrits, pleins de la
I) réfutation de tous ces sophismes ? Non, j'ai
» dit ce que je savois, ce que je croy ois du moins
» être vrai, bon, consolant, utile. J'en ai dit
» assez pour qui voudra m'écouleren sincérité
» de cœur, et beaucoup trop pour le siècle où
» j'ai eu le malheur de vivre. Ce que je dirois de
» plus ne feroit aucun effet, et je le dirois mal,
» n'étant animé, ni parl'espoir du succès comme
» les auteurs à la mode, ni comme autrefois par
» cette hauteur de courage qui met au-dessus,
» et qu'inspire le seul amour de la vérité, sans
» mélange d'aucun intérêt personnel. »
Voyant l'indignation dont il s'enflammoit à
ces idées, je me gardai de lui parler de tous ces
fatras de livres et de brochures qu'on lui fait
barbouiller et publier tous les jours avec autant
(') Yoilà ce qu'ils ont ouvertement enseigné et publié jus-
qu'ici, sans qu'on ait songé à les décréter pour celte doctrine.
Cette peine étoit réservée au Système impie de la religion «n-
turelle, A. présent c'est à Jean-Jacques qu'ils font dire tout
cela; eux se taisent ou crient à l'impie, et le public avec eux.
Ilisum ter.eatis, amici.
8C
SECOND DIALOGUE.
de secret que de bon sens. Pjir quelle inconce-
vable bêtise pourroit-ilespérer, surveillécomme
il est, de pouvoir garder un seul moment l'a-
nonytne? et lui à qui l'on reproche tant de se
défior à tort de tout le monde, comment au-
roit-il une confiance aussi slupide en ceux qu'il
char{Teroit de la publication de ses manuscrits?
et s'il a voit en quelqu'un cette inepte confiance ,
est-il croyable qu'il ne s'en serviroit, dans la
position terrible où il est, que pour publier d'a-
rides traductions et de frivoles brochures (')?
ICrifin f)eut-on penser que,se voyant ainsi jour-
nellement découvert, il ne laissât pas d'aller
toujours son train avec le même mystère, avec
le même secret si bien gardé, soit en continuant
de se confier aux mêmes traîtres, soit en
choisissant de nouveaux confidens tout aussi
fidèles?
J'entends insister. Pourquoi, sans repren-
dre ce métier d'auteur qui lui déplaît tant, ne
pas choisir au moins pour ressource quelque
talent plus honorable ou plus lucratif? Au lieu
de copier de la musique, s'il étoit vrai qu'il la
sût, que n'en faisoit-il ou que ne l'ensoignuit-
il? S'il ne la savoit pas, il avoit ou passoit pour
avoir d'autres connoissances dont il pouvoit
donner leçon. L'italien, la géographie, l'arith-
métique; que sais-je, moi? Tout, puisqu'on a
tant de facilité à Paris pour enseigner ce qu'on
ne sait pas soi-même; les plus médiocres talcns
valoicMi mieux à cultiver pour s'aider à vivre
que le moindre de tous, qu'il possédoit mal, et
dont il tiroit si peu de profit, même en taxant
si haut son ouvrage. Il ne se fût point mis,
comme il a fait, dans la dépendance de quicon-
(]ue vienl, armé d'un chiffon de musique, lui
débiter son amphigouri , ni des valets insolens
qui viennent, dans leur arrogant maintien, lui
déceler les seniimens cachés des maîtres. Il
n'eût point perdu si souvent le salaire de son
travail, ne se fût point fait mépriser du peuple,
et traiter de juif par le philosophe Diderot pour
ce travail même. Tous ces profits mesquins
sont méprisés des grandes âmes. L'illustre Di-
derot, qui ne souille point ses mains d'un tra-
vail mercenaire , et dédaigne les petits gains
usuriers, est aux yeux de l'Europe entière un
(•) Aujourd'hui ce sont des livres en forme; mais il y a dans
l'cBuvre qui me regarde un progrès qu'il n'étoit pas aisé de
prévoir,
sage aussi vertueux que désintéressé; et le co-
piste Jean-Jacques, prenant dix sous par page
de son travail pour saider à vivre, est un juif
que son avidité fait universellement mépriser.
Mais, en dépit de son âpreté, la fortune paroît
avoir ici tout remis dans l'ordre, et je ne vois
point que les usuresdu juif Jean-Jacques Paient
rendu fort riche, ni que le désintéressement
du philosophe Diderot Tait appauvri. Eh ! com-
ment peut-on ne pas sentir que si Jean-Jacques
eût pris cette occupation de copier de la musi-
que uniquement pour donner le change au pu-
blic, ou par affectation, il n'eût pas manqué,
pour ôter cette arme à ses ennemis et se faire
un mérite de son métier, de le faire au prix
des autres, ou même au-dessous?
Le Fr. L'avidité ne raisonne pas toujours
bien.
Uouss. L'animosité raisonne souvent plus
mal encore. Cela se sent à merveille quand on
examine les allures de vos messieurs, et leurs
singuliers raisonnemens qui les décèleroient
bien vite aux yeux de quiconque y voudroit
regarder et ne partageroit pas leur passion.
Toutes ces objections m'étoient présentes
quand j'ai commencé d'observer notre homme ;
mais en le voyant familièrement, j'ai senti bien-
tôt et je sens mieux chaque jour que les vrais
motifs qui le déterminent dans toute sa conduite
se trouvent rarement dans son plus grand in-
térêt, et jamais dans les opinions de la multi-
tude. Il les faut chercher plus près de lui si l'on
ne veut s'abuser sans cesse.
D'abord, comment ne sent-on pas que pour
tirer parti de tous ces petits talens dont on
parle, il en faudroit un qui lui manque, savoir,
celui de les faire valoir. Il faudroit intriguer,
courir à son âge de maison en maison, fjiire sa
cour aux grands, aux riches, aux femmes,
aux artistes, à tous ceux dont on le laisseroit
approcher; car on mettroit le même choix aux
gens dont on lui permettroit l'accès qu'on met
à ceux à qui l'on permet le sien, et parmi les-
quels je ne serois pas sans vous.
Il a fait assez d'expériences de la façon dont
le traiteroient les musiciens, s'il se mettoit à
leur merci pour l'exécution de ses ouvrages^
comme il y soroit forcé pour en pouvoir tirer
parti. J'ajoute que quand même, à force de ma-
nège, il pourroit réussir, il devroit toujours
SECOrs'D DIALOGUE.
87
trouver irop chers des succès achetés à ce prix.
Pour moi, du moins, pensant autrement que le
public sur le véritable honneur, j'en trouve
beaucoup plus à copier chez soi de la musique
à tant la page, qu'à courir de porte en porto
pour y souffrir les rebuffades des valets, les
Ciipriccs des maîtres, et faire f)artout le métier
de cajoleur et de complaisant. Voilà ce que tout
esprit judicieux devroit sentir lui-même ; mais
l'étude particulière de l'homme ajoute un nou-
veau poids à tout cela.
Jean-Jacques est indolent, paresseux, comme
tous les contemplatifs : mais cette paresse n'est
que dans sa tôle. Il ne pense qu'avec effort, il
se fatigue à penser, il s'effraie de tout ce qui l'y
force, à quelque foible degré que ce soit, et s'il
faut qu'il réponde à un bonjour dit avec quel-
que tournure, il en sera tourmenté. Cependant
il est vif, laborieux à sa manière. Il ne peut
souffrir une oisiveté absolue : il faut que ses
mains, que ses pieds, que ses doigts agissent,
que son corps soit en exercice, et que sa tête
reste en repos. Voilà d'où vient sa passion
pour la promenade; il y est en mouvement
sans être obligé de penser. Dans la rêverie
on n'est point actif. Les images se tracent
dans le cerveau, s'y combinent comme dans le
sommeil, sans le concours de la volonté : on
laisse à tout cela suivre sa marche, et l'on jouit
sans agir. Mais quand on veut arrêter, fixer
les objets, les ordonner, les arranger, c'est
autre chose; on y met du sien. Sitôt que le
raisonnement et la réflexion s'en mêlent, la
méditation n'est plus un repos, elle est une
action très-pénible; et voilà la peine qui fait
l'effroi de Jean-Jacques, et dont la seulq idée
l'accable et le rend paresseux. Je ne l'ai
jamais trouvé tel, que dans toute œuvre où il
faut que l'esprit agisse, quelque peu que ce
puisse être. Il n'est avare, ni de son temps,
ni de sa peine ; il ne peut rester oisif sans
souffrir; il passeroit volontiers sa vie à bê-
cher danslin jardin pour y rêver à son aise :
mais ce soroit pour lui le plus cruel supplice
de la passer dans un fauteuil, en fatiguant sa
cervelle à chercher des riens pour amuser des
femmes.
De plus, il déteste la gêne autant qu'il aime
l'occupation. Le Iravailneluicoùterien, pourvu
qu'il le fasse à son heure, et non pas à celle
d'autrui. Il porte sans peine le joug de la né-
cessité des choses, mais non celui de la volonté
des hommes. Il aimera mieux faire une tâche
double en prenant son temps, qu'une simple
au moment prescrit.
A-t-il une affaire, une visite, un voyage à
faire, il ira sur-le-champ, si rien ne le presse ;
s'il faut aller à linsiant, il regimbera. Le mo-
ment où, renonçiini à tout projet de fortune
pour vivre au jour la journée, il se défit de sa
montre, fut un des plus doux de sa vie. Grâ-
ces au ciel, s'écria-l-il dans un transport de
joie, je n'aurai plus besoin de savoir l'heure
qu'il est!
S'il se plie avec peine aux fantaisies des au-
tres, ce n'est pas qu'il en ait beaucoup de son
chef. Jamais homme ne fut moins imitateur, et
cependant moins capricieux. Ce n'estpas sa rai-
son qui l'empêche de l'être, c'est sa paresse ;
car les caprices sont des secousses de la vo-
lonté dont il craindroit la fatigue. Rebelle à
toute autre volonté, il ne sait pas même obéir
à la sienne, ou plutôt il trouve si fatigant
même de vouloir, qu'il aime mieux, dans lo
courant de la vie, suivre une impression pure-
ment machinale qui l'entraîne sans qu'il ait lu
peine de la diriger. Jamais homme ne porta
plus pleinement, et dès sa jeunesse, le joug
propre des âmes foibles et des vieillards; sa-
voir celui de l'habitude. C/est par elle qu'il
aime à faire encore aujourd'hui ce qu'il fit hier,
sans autre motif, si ce n'est qu'il le fit hier. La
roule étant déjà frayée, il a moins de peine à
la suivre, qu'à l'effort d'une nouvelle direction.
Il est incroyable à quel point cette paresse
de vouloir le subjugue. Cela se voit jusque
dans ses promenades. Il répétera toujours la
même, jusqu'à ce que quelque motif le force
absolument d'en changer : ses pieds le repor-
tent d'eux-mêmes où ils l'ont déjà porté. Il
aime à marcher toujours devant lui, parce que
cela se fait sans avoir besoin d'y penser. Il iroit
de celte façon toujours rêvant jusqu'à la Chine,
sans s'en apercevoir ou sans s'ennuyer. Voilà
pourquoi les longues promenades lui plaisent ;
mais il n'aime pas les jardins ou à chaque bout
d'allée une petite direction est nécessaire pour
tourner et revenir sur ses pas, et en compa-
gnie il se met, sans y penser, à la suite des au-
tres pour n'avoir pas besoin de penser à son
88
SECOND DIALOGUE.
chemin ; aussi n'en a-t-il jamais retenu aucun
qu'il ne l'eût fait seul.
Tous les hommes sont naturellement pares-
seux, leur intérêt même ne les anime pas, et les
plus pressans besoins ne les font agir que par
secousses ; mais à mesure que l'amour-propre
s'éveille, il les excite, les pousse, les lient sans
cesse en haleine, parce qu'il est la seule pas-
sion qui leur parle toujours : c'est ainsi qu'on
les voit tous dans le monde. L'homme en qui
l'amour-propre ne domine pas, et qui ne va
point chercher son bonheur loin de lui, est le
seul qui connoissc l'incurie et les doux loisirs;
et Jean-Jacques est cet homme-là, autant que
je puis m'y connoître. Rien n'est plus uniforme
que sa manière de vivre : il se lève, se couche,
mange, travaille, sort et rentre aux mêmes
heures, sans le vouloir et sans le savoir. Tous
les jours sont jetés au même moule, c'est le
même jour toujours répété ; sa routine lui lient
lieu de toute autre règle; il la suit très-exacte-
ment, sans y manquer et sans y songer. Celle
molle inertie n'influe pas seulement sur ses ac-
tions indifférentes, mais sur toute sa conduite,
sur les affections mêmes de son cœur; et, lors-
qu'il cherchoit si passionnément des liaisons
qui lui convinssent, il n'en forma réellement ja-
mais d'autres que celles que le hasard lui pré-
senta. L'indolence et le besoin d'aimer ont
donné sur lui un ascendant aveugle à tout ce
qui l'approchoit. Une rencontre fortuite, l'oc-
casion, le besoin du moment, l'habitude trop
rapidement prise, ont déterminé tous ses atta-
chemens, et par eux toute sa destinée. En vain
son cœur lui demandoit un choix, son humeur
trop facile ne lui en laissa point faire. Il est
peut-être le seul homme au monde des liaisons
duquel on ne peut rien conclure, parce que son
propre goût n'en forma jamais aucune, et qu'il
se trouva toujours subjugué avant d'avoir eu le
temps de choisir. Du reste, l'habitude ne finit
point en lui par l'ennui. Il vivroit éternellement
du même mets, répéteroit sans cesse le même
air, reliroit toujours le même livre, ne verroit
toujours que la même personne. Enfin, je ne
l'ai jflmais vu se dégoûter d'aucune chose qui
une fois lui eût fait plaisir.
C'est par ces observations et d'autres qui s'y
rapportent, c'est par l'étude attentive du na-
turel et des goûts de l'individu, qu'on apprend
à expliquer les singularités de sa conduite, et
non par des fureurs d'amour-propre, qui ron-
gent les cœurs de ceux qui le jugent sans avoir
jamais approché du sien. C'est par paresse,
par nonchalance, par aversion de la dépen-
dance et de la gêne, que Jean-Jacques copie de
la musique. Il fait sa tâche quand et comment
il lui plaît ; il ne doit compte de sa journée, de
son temps, de son travail, de son loisir à per-
sonne. Il n'a besoin de rien arranger, de rien
prévoir, de prendre aucun souci de rien, il
n'a nulle dépense d'esprit à faire, il est lui
et à lui tous les jours, tout le jour; et le soir,
quand il se délasse et se promène, son âme
ne sort du calme que pour se livrer à des
émotions délicieuses, sans qu'il ait à payer de
sa personne, et à soutenir le faix de la célébrité
par de brillantes ou savantes conversations,
qui feroient le tourment de sa vie sans flatter
sa vanité.
Il travaille lentement, pesamment, fait beau-
coup de fautes, efface ou recommence sans
cesse ; cela l'a forcé de taxer haut son ouvrage,
quoiqu'il en sente mieux que personne l'imper-
fection. Il n'épargne cependant ni frais ni soins
pour lui faire valoir son prix, et il y met des
attentions qui ne sont pas sans effet, et qu'on
aitendroit en vain des autres copistes. Ce prix
même, quelque fort qu'il soit, seroit peut-être
au-dessous du leur, si l'on en déduisoil ce qu'on
s'amuse à lui faire perdre, soit en ne retirant
ou en ne payant point l'ouvrage qu'on lui fait
faire, soit en le détournant de son travail en
mille nkanières dont les autres copistes sont
exempts. S'il abuse en cela de sa célébrité, il
le sent et s'en afflige ; mais c'est un bien petit
avantage contre tant de maux qu'elle lui attire,
et il ne sauroit faire autrement sans s'exposer
à des inconvéniens qu'il n'a pas le courage de
supporter : au lieu qu'avec ce modique supplé-
ment, acheté par son travail, sa situation pré-
sente est, du côté de l'aisance, telle précisément
qu'il la faut à son humeur. Libre des chaînes
de la fortune, il jouit avec modération de tous
les biens réelsqu'elle donne ; il a retranché ceux
de l'opinion, qui ne sont qu'apparens, et qui
sont les plus coûteux. Plus pauvre, il sentiroit
des privations, des souffrances; plus riche, il
auroit l'embarras des richesses, des soucis, des
affaires; il faudroit renoncer à l'incurie, pour
SECOND DIALOGUE.
89
lu* la plus douce des voluptés : en possédant
davantage, il jouiroit beaucoup moins.
Il est vrai qu'avancé déjà dans la vieillesse il
ne peut espérer de vaquer long-temps encore à
son travail ; sa main déjà tremblotante lui re-
fuse un service aisé, sa note se déforme, son
activité diminue; il fait moins d'ouvrage et
moinsbien dans plus de temps; un moment vien-
dra (*], s'il vieillit beaucoup, qui, lui ôtant les
ressources qu'il s'est ménagées, le forcera de
faire un tardif et dur apprentissage dune fru-
galité bien austère. Il ne doute pas même que
vos messieurs n'aient déjà pour ce temps qui
s'approche, et qu'ils sauront peut-être accélé-
rer, un nouveau plan de bénéficonce, c'est-à-
dire de nouveaux moyens de lui faire manger le
pain d'amertume et boire la coupe d'humilia-
tion. Il sent et prévoit très-bien tout cela; mais,
si près du terme de la vie, il n'y voit plus un
fort grand inconvénient. D'ailleurs, comme cet
inconvénient est inévitable, c'est folie de s'en
tourmenter, et ce seroit s'y précipiter d'avance
que de chercher à le prévenir. Il pourvoit au
présent en ce qui dépend de lui, et laisse le soin
de l'avenir à la Providence.
J'ai donc vu Jean-Jacques livré tout entier
aux occupations que je viens de vous décrire,
se promenant toujours seul, pensant peu, rê-
vant beaucoup, travaillant presque machinale-
ment, sans cesse occupé des mêmes choses sans
s'en rebuter jamais; enfin plus gai, plus con-
tent, se portant mieux, en menantcetle vie pres-
que automate, qu'il ne fît tout le temps qu'il
consacra si cruellement pour lui, et si peu utile-
ment pour les autres, au triste métier d'auteur.
Mais n'apprécions pas cette conduite au-des-
sus de sa valeur. Dès que cette vie simple et
laborieuse n'est pas jouée, elle seroit sublime
dans un célèbre écrivain qui pourroit s'y ré-
duire. Dans Jean-Jacques elle n'est que natu-
relle, parce qu'elle n'est l'ouvrage d'aucun ef-
fort, ni celui de la raison, mais une simple
impulsion de tempérament déterminée par la
nécessité. Le seul mérite de celui qui s'y livre
est d'avoir cédé sans résistance au penchant de
(«) Un autre inconvénient très-grave me forcera d'abandon-
ner enfin ce travail, que d'ailleurs la mauvaise volonté du pu-
blic me rend plus onéreux qu'utile ; c'est l'abord fréquent de
quidams étrangers ou inconnus qui s'introduisent chez moi
sous ce prétexte, et qui savent ensuite s'y cramponner malgré
roui, sans que je puisse pénétrer leur dessein.
la nature, et de ne s'être pas laissé détourner
par une mauvaise honte, ni par une sotte vanité.
Plus j'examine cet homme dans le détail de l'em-
ploi de ses journées, dans l'uniformité de cette
vie machinale, dans le goîkl qu'il paroît y pren-
dre, dans le contentement qu'il y trouve, dans
l'avantage qu'il en tire pour son humeur et pour
sa santé ; plus je vois que cette manière de vi-
vre étoit celle pour laquelle il étoit né. Les hom-
mes, le figurant toujours à leur mode, en ont
fait, tantôt un profond génie, tantôt un petit
charlatan : d'abord un prodige de vertu, puis
un monstre de scélératesse; toujours l'être du
monde le plus étrange et le plus bizarre. La na-
ture n'en a fait qu'un bon artisan, sensible, il est
vrai, jusqu'au transport, idolâtre du beau, pas-
sionné pour la justice; dans de courts momens
d'effervescence capable de vigueur et d'éléva-
tion, mais dont l'état habituel fut et sera tou-
jours l'ineriiedespritel l'activité machinale, et,
pour tout dire en un mot, qui n'est rare que
parce qu'il est simple. Une des choses dont il se
félicite est de se retrouver dans sa vieillesse à
peu près au même rang où il est né, sans avoir
jamais beaucoup ni monté ni descendu dans le
cours de sa vie. Le sort l'a remis où l'avoit placé
la nature; il s'applaudit chaque jour de ce con-
cours.
Ces solutions si simples, et pour moi si clai-
res, de mes premiers doutes, m'ont fait sentir
de plus en plus que j'avois pris la seule bonne
route pour aller à la source des singularités de
cet homme tant jugé et si peu connu. Le grand
tort de ceux qui le jugent n'est pas de n'avoir
point deviné les vrais motifs de sa conduite; des
gens si fins ne s'en douteront jamais ('); mais
c'est de n'avoir pas voulu les apprendre, d'avoir
concouru de tout leur cœur aux moyens pris
pour empêcher, lui de les dire, et eux de les sa-
voir. Les gens même les plus équitables sont
portés à chercher des causes bizarres à une
(') Les gens si fins, totalement transformés par l'amour-pro-
pre, n'ont plus la moindre idée des vrais mouvements de la na-
ture, et ne connoilrout jamais rien aux âmes honnêtes, parce
qu'ils ne voient partout que le mal. excepté dans ceux qu'ils
ont intérêt de flatter. Aussi les observations des gens fins, ne
s'accordant avec la vérité que par hasard, ne font point auto-
rité chez les sages.
Je neconnois pas deux François (|ui pussent parvenir ) me
connoltre, quand même ils le désireraient de tout leur cœur :
la nature primitive de l'homme est trop loin de toutes leurs
idées. Je ne dis pas néanmoins qu'il n'y en a point, je dis sen-
lement que je D'eu connois pas deux.
90
SECOND DIALOGUE.
conduite extraordinaire; et au contraire, c'est
à force d'être naturelle que celle de Jean-Jac-
ques est peu commune, mais c'est ce qu'on ne
peut sentir qu'après avoir fait une étude alton-
lïve de son tempérament, de son humeur, de
ses {^oùts, de toute sa constitution. Les hommes
n'y font pas tant de façon pour se juger entre
eux. Ils s'attribuent réciproquement les motifs
qui pourroient faire agir le jugeant comme fait
le jugé, s'il étoit à sa place, et souvent ils ren-
contrent juste, parce qu'ils sont tous conduits
par l'opinion, par les préjugés, par l'amour-
propre, par toutes les passions factices qui en
sont le cortège, et surtout par ce vif intérêt,
prévoyant et pourvoyant, qui les jette toujours
loin du présent, et qui n'est rien pour l'homme
de la nature.
Mais ils sont si loin de remonter aux pures
impulsions de cette nature et de les connoître,
que, s'ils parvenoient à comprendre enfin que
ce n'est point par ostentation que Jean-Jacques
se conduit si différemment qu'ils ne font, le
plus grand nombre en concluroii aussitôt que
c'est donc par bassesse d'âme, quelques-uns
peut-être, que c'est par une héroïque vertu, et
tous se tromperoient également. Il y a de la
bassesse à choisir volontairement un emploi
digne de mépris, ou à recevoir par aumône ce
qu'on peut gagner par son travail; mais il n'y
en a point à vivre d'un travail honnête plutôt
que d'aumônes, ou plutôt que d'intriguer pour
parvenir. Il y a de la vertu à vaincre ses pen-
chans pour faire son devoir, mais il n'y en a
point à les suivre pour se livrer à des occupa-
tions de son goût, quoique ignobles aux yeux
des hommes.
La cause des faux jugemens portés sur Jean-
Jacques est qu'on suppose toujours qu'il lui a
fallu de grands efforts pour être autrement que
les autres hommes , au lieu que , constitué
comme il est, il lui en eût fallu de très-grands
pour être comme eux. Une de mes observations
les plus cerlaities, et dont le public se doute le
moins, est qu'impatient, emporté, sujet aux
plus vives colères, il ne connoît pas néanmoins
la haine, et que jamais désir de vengeance n'en-
tra dans son cœur. Si quelqu'un pouvoit ad-
mettre un fait si contraire aux idées qu'on a de
l'homme, on lui donneroit aussitôt pour cause
un effet sublime, la pénible victoire sur l'aniour-
propre, la grande mais difficile vertu du par-
don des ennemis, et c'est simplement un effet
naturel du tempérament que je vous ai décrit.
Toujours occupé de lui-même ou pour lui-
même, et trop avide de son propre bien pour
avoir le temps de songer au mal d'un aulre, il
ne s'avise point de ces jalouses comparaisons
d'amour-propre, d'où naissent les passions hai-
neuses dont j'ai parlé. J'ose même dire qu'il
n'y a point de constitution plus éloignée que
la sienne de la méchanceté; car son vice domi-
nant est de s'occuper de lui plus que des autres,
et celui des méchans, au contraire, est de s'oc-
cuper plus des autres que d'eux ; et c'est préci-
sément pour cela qu'à prendre le motd'éyoïsme
dans son vrai sens ils sont tous égoïstes, et qu'il
ne l'est point, parce qu'd ne se met, ni à côté,
ni au-dessus, ni au-dessous de personne, et
que le déplacement de personne n'est nécessaire
à son bonheur. Toutes ses méditations sont dou-
ces, parce qu'il aime à jouir. Dans les situations
pénibles, il n'y pense que quand elles l'y for-
cent; tous les momcns qu'il peut leur dérober
sont donnés à ses rêveries, il sait se soustraire
aux idées déplaisantes, et se transporter ailleurs
qu'où il est mal. Occupé si peu de ses peines,
comment le seroit-il beaucoup de ceux qui les
lui font souffrir? il s'en venge en n'y pensant
point, non par esprit de vengeance, mais pour
se délivrer d'un tourment. Paresseux et volup-
tueux, comment seroit-il haineux et vindicatif?
Voudroit-il changer en supplices ses consola-
tions, ses jouissances, et les seuls plaisirs qu'on
lui laisse ici- bas? Les hommes bilieux et mé-
chans ne cherchent la retraite que quand ils
sont tristes; et la retraite les attriste encore
plus. Le levain de la vengeance fermente dans
la solitude par le plaisir qu'on prend à s'y li-
vrer; mais ce triste et cruel plaisir dévore et
consume celui qui s'y livre ; il le rend inquiet,
actif, intrigant : la solitude qu'il clierchoit fait
bientôt le supplice de son cœur haineux et tour-
menté ; il n'y goûte point cette aimable incurie,
cette douce nonchalance qui fait le charme des
vrais solitaires ; sa passion, animée par ses cha-
grines réflexions, cherche à se satisfaire; et,
bientôt quittant sa sombre retraite, il court at-
tiser dans le monde le feu dont il veut consu-
mer son ennemi. S'il sort des écrits de la main
d'un tel solitaire, ils ne ressembleront, sûre-
SECOND DIALOGUE.
9t
mcnl, ni à VÉm'tle ni à VHéloUe; ils porteront que le» méchans ne se servent des mêmes pein-
quelqueartqu'emploieraiiteuràsedé(^uis(>r, la tures que pour rendre odieux moins les vices
teinte de la bile amère qui les dicta. Pour Jean- que les personnages qu'ils ont en vue. Ces dif-
Jacqiies, les fruits de sa solitude attestent les férences se font bien sentir à la lecture, et les
sondmensdontil s'y nourrit; il euide l'humeur i censures vives mais générales des uns s'y dis-
tant qu'il vécut dans le monde, il n'en eut plus
aussitôt qu'il vécut seul.
Cette répugnance à se nourrir d'idées noires
et déplaisantes se fait sentir dans ses écrits
comme dans sa conversation, et surtout dans
ceux de longue haleine, où l'auteur avoitplus
le temps d'être lui, et où son cœur s'est mis,
pour ainsi dire, plus à son aise. Dans ses pre-
miers ouvrages, entraîné par son sujet, indi-
gné par le spectacle des mœurs publiques,
excité par les gens qui vivoient avec lui, oi qui
dès lors peut-être avoient déjà leurs vues, il
s'est permis quelquefois de peindre les méchans
et les vices en traits vifs et poignans, mais tou-
jours prompts et rapides ; et l'on voit qu'il ne se
complaisoit que dans les images riantes, dotit
il aima de tout temps à s'occuper. Il se félicite
à la fin de VHétoise d'en avoir soutenu l'intérêt
durant six volumes, sans le concours d'aucun
personnage méchant, ni d'aucune mauvaise
action. C'est là, ce me semble, le témoignage
le moins équivoque des véritables goûts d'un
auteur.
Le Fr. Eh ! comme vous vous abusez ! Los
bons peignent les méchans sans crainte; ils
n'ont pas peur d'être reconnus dans leurs por-
traits ; mais un méchant n'ose peindre son sem-
blable, il redoute l'application.
Rouss. Monsieur, cette interprétation si na-
turelle est-elle de votre façon?
Le Fr. Non, elle est de nos messieurs. Oh!
moi, jen'auroisjamais eu l'esprit de la trouver !
Rouss. Du moins, Tad mettez-vous sérieuse-
ment pour bonne?
Le Fr. Mais, je vous avoue que je n'aime
point à vivre avec h'S méchans, et je ne crois
pas qu'il s'ensuive de là que je sois un méchant
moi-même.
Rouss. Il s'ensuit tout le contraire, et non-
seulement les méchans aiment à vivre entre
eux, mais leurs écrits comme leurs discours
sont remplis de peintures effroyables de toutes
sortes de méchancetés. Quelquefois les bons
s'attachent de même à les peindre, mais
seulement pour les rendre odieuses : au lieu
tingiient facilement des satires personnelles dos
autres. Rien n'est plus naturel à un auteur que
de s'occuper par préférence des matières qui
sont le plus de son goût. Celui de Jean-Jacques,
en l'attachant à la solitude, atteste, par les
productions dont il s'y est occupé, quelle es-
pèce de charme a pu l'y attirer et l'y retenir.
Dans sa jeunesse, et durant ses courtes pros-
pérités, n'ayant encore à se plaindre de per-
sonne, il n'aima pas moins la retraite qu'il
l'aime dans sa misère. Il se partageoit alors
avec délices entre les amis qu'il croyoit avoir
et la douceur du recueillement. Maintenant si
cruellement désabusé, il se livre à son goût do-
minant sans partage. Ce goût ne le tourmente
ni ne le ronge; il ne le rend ni triste ni sombre;
jamais il ne fut plus satisfait de lui-même,
moins soucieux des affaires d'autrui , moins
occupé de ses persécuteurs, plus content ni
plus heureux , autant qu'on peut l'être de son
propre ftiit, vivant dans l'adversité. S'il étoit
tel qu'on nous le représente, la prospérité de
SCS ennemis, l'opprobre dont ils l'accablent,
l'impuissance de s'en venger, l'auroient déjà
fait périr de rage. Il n'eût trouvé, dans la soli-
tude qu'il cherche, que le désespoir et la mort.
Il y trouve le repos d'esprit, la douceur d'âme,
la santé, la vie. Tous les mystérieux argumens
de vos messieurs n'ébranleront jamais la cer-
titude qu'opère celui-là dans mon esprit.
Mais y a-t-il quelque vertu dans cette dou-
ceur? aucune. Il n'y a que la pente d'un naturel
aimant et tendre, qui, nourri de visions déli-
cieuses, ne peut s'en détacher pour s'occuper
d'idées funestes et de sentimens déchirans.
Pourquoi s'afQiger quand on peut jouir? pour-
quoi noyer son cœur de fiel et de bile, quand
on peut l'abreuver de bienveillance et d'amour?
Ce choix si raisonnable n'est pourtant fait ni
par la raison, ni par la volonté; il est l'ouvrage
d'un pur instinct. Il n'a pas le mérite de la
vertu sans doute, mais il n'en a pas non plus
l'instabilité. Celui qui durant soixante atis s'est
livré aux seules impressions de la nature est
bien sûr de n'y résister jamais.
9S
SECOND DIALOGUE.
Si ces impulsions ne le mènent pas toujours
dans la bonne route, rarement elles le mènent
dans la mauvaise. Le peu de vertus qu'il a
n'ont jamais fait de grands biens aux autres,
mais ses vices bien plus nombreux ne font de
mal qu'à lui seul. Sa morale est moins une
morale d'aciion que d'abstinence : sa paresse
la lui a donnée, et sa raison l'y a souvent con-
firmé : ne jamais faire de mal lui paroît une
maxime plus utile, plus sublime, et beau-
coup plus difficile que celle même de faire du
bien ; car souvent le bien qu'on fait sous un
rapport devient un mal sous mille autres;
mais dans l'ordre de la nature , il n'y a de
vrai mal que le mal positif. Souvent il n'y a
d'autre moyen de s'abstenir de nuire , que de
s'abstenir tout-à-fait d'agir; et, selon lui, le
meilleur régime , tant moral que physique ,
est un régime purement négatif. Mais ce
n'est pas celui qui convient à une philosophie
ostentatrice, qui ne veut que des œuvres d'é-
clat, et n'apprend rien tant à ses sectateurs qu'à
beaucoup se montrer. Cette maxime de ne point
faire de mal lient de bien près à une autre
qu'il doit en^core à sa paresse , mais qui se
change en vertu pour quiconque s'en fait un
devoir. C'est de ne se mettre jamais dans une
situation qui lui fasse trouver son avantage
dans le préjudice d'autrui. Nul homme ne
redoute une situation pareille. Ils sont tous trop
forts, trop vertueux pour craindre jamais que
leur intérêt ne les tente contre leur devoir; et
dans leur fière confiance, ils provoquent sans
crainte les tentations auxquelles ils se sentent
si supérieurs. Félicitons-les de leurs forces,
mais ne blâmons pas le foible Jean-Jacques de
n'oser se fier à la sienne, et d'aimer mieux fuir
les tentations que d'avoir à les vaincre , trop
peu sûr du succès d'un pareil combat.
Celte seule indolence l'eût perdu dans la
société, quand il n'y eût pas apporté d'autres
vices. Les petits devoirs à remplir la lui ont
rendue insupportable ; et ces petits devoirs né-
gligés lui ont fait cent fois plus de tort que des
actions injustes ne lui en auroient pu faire. La
morale du monde a été mise comme celle des
dévots en menues pratiques , en petites for-
mules, en étiquettes de procédés qui dispen-
sent du reste. Quiconque s'attache avec scru-
pule à tous ces petits détails, peut au surplus
être noir, faux, fourbe, traître et méchant,
peu importe ; pourvu qu'il soit exact aux rè-
gles des procédés, il est toujours assez honnête
homme. L'amourpropre de ceux qu'on néglige
en pareil cas leur peint cette omission comme
un cruel outrage, ou comme une monstrueuse
ingratitude; et tel qui donneroit pour un autre
sa bourse et son sang n'en sera jamais pardonné
pour avoir omis dans quelque rencontre une
attention de civilité. Jean-Jacques, en dédai-
gnant tout ce qui est de pure formule, et que
font également bons et mauvais, amis et indif-
férens, pour ne s'attacher qu'aux solides de-
voirs, qui n'ont rien de l'usage ordinaire et font
peu de sensation , a fourni les prétextes que
vos messieurs ont si habilement employés. Il
eût pu remplir sans bruit de grands devoirs
dont jamais personne n'auroil rien dit : mais la
négligence des petits soins inutiles a causé sa
perle. Ces petits soins sont aussi quelquefois
des devoirs qu'il n'est pas permis d'enfreindre,
et je ne prétends pas en cela l'excuser. Je dis
seulement que ce mal nȐme, qui n'en est pas
un dans sa source, et qui n'est tombé que sur
lui, vient encore de cette indolence de carac-
tère qui le domine, et ne lui fait pas moins né-
gliger ses intérêts que ses devoirs.
Jean-Jacques paroît n'avoir jamais convoité
fort ardemment les biens de la fortune, non par
une modération dont on puisse lui faire hon-
neur, mais parce que ces biens, loin de prt)-
curer ceux dont il est avide, en ôtent la jouis-
sance et le goût. Les perles réelles, ni les
espérances frustrées, ne l'ont jamais fort af-
fecté. Il a trop désiré le bonheur pour désirer
beaucoup la richesse; et, s'il eut quelques
momens d'ambition, ses désirs comme ses ef-
forts ont été vifs et courts. Au premier obstacle
qu'il n'a pu vaincre du premier choc, il s'est
rebuté; et, retombant aussitôt dans sa lan-
gueur, il a oublié ce qu'il ne pouvoit atteindre.
11 fut toujours si peu agissant, si peu propre
au manège nécessaire pour réussir en toute
entreprise, que les choses les plus faciles pour
d'autres devenant toujours difficiles pour lui,
sa paresse les lui rendoit impossibles pour lui
épargner les efforts indispensables pour les
obtenir. Un autre oreiller de paresse, dans
toute affaire un peu longue quoique aisée, étoit
I pour lui l'incertitude que le temps jette sur les
SECOND DIALOGUE.
93
succès qui, dans l'avenir, semblent les plus as-
surés, mille empéchemens imprévus pouvant
à chaque instant faire avorter les desseins les
mieux concertés. La seule instabilité de la vie
réduit pour nous tous les événemens futurs à
do simples probabilités. La peine qu'il faut
prendre est certaine, le prix en est toujours
douteux, et les projets éloignés ne peuvent
paroitre que des leurres de dupes à quiconque
a plus d'indolence que d'ambition. Tel est et fut
toujours Jean-Jacques : ardent et vif par tem-
pérament, il n'a pu dans sa jeunesse être
exempt de toute espèce de convoitise ; et c'est
beaucoup s'il l'est toujours, même aujourd'hui.
Mais quelque désir qu'il ait pu former, et quel
qu'en ait pu être l'objet, si du premier effort
il n'a pu l'atteindre, il fut toujours incapable
d'une longue persévérance à y aspirer.
Maintenant il paroît ne plus rien désirer. In-
différent sur le reste de sa carrière, il en voit
avec plaisir approcher le terme, mais sans l'ac-
célérer même par ses souhaits. Je doute que
jamais mortel ait mieux et plus sincèrement dit
à Dieu, que ta volonté soit faite; et ce n'est pas,
sans doute, une résignation fort méritoire à qui
ne voit plus rien sur la terre qui puisse flatter
son cœur. Mais dans sa jeunesse, où le feu du
tempérament et de l'âge dut souvent enflammer
ses désirs, il en put former d'assez vifs, mais
rarement d'assez durables pour vaincre les ob-
stacles, quelquefois très-surmontables, qui l'ar-
réioient. En désirant beaucoup, il dut obtenir
fort peu, parce que ce ne sont pas les seuls
élans du cœur qui font atteindre à l'objet, et
qu'il y faut d'autres moyens qu'il n'a jamais su
mettre en œuvre. La plus incroyable timidité,
la plus excessive indolence, auroientcédé quel-
quefois peut-être à la force du désir, s'il n'eût
trouvé dans cette force même l'art d'éluder les
soins qu'elle sembloit exiger, et c'est encore ici
des clefs de son caractère celle qui en découvre
le mieux les ressorts. A force de s'occuper de
l'objet qu'il convoite, à force d'y tendre par ses
désirs, sa bienfaisante imagination arrive au
terme, en sautant par-dessus les obstacles qui
l'arrêientou l'effarouchent. Ellefaitplus; écar-
tant de l'objet tout ce qu'il a d'étranger à sa
convoitise, elle ne le lui présente qu'approprié
do lout point à son désir. Par là ses fictions lui
deviennent plus doucesquc des réalités mêmes;
elles en écartent les défauts avec les difficultés,
elles les lui livrent préparées tout exprès pour
lui, et font que désirer et jouir ne sont pour lui
qu'une même chose. Est-il étonnant qu'un
homme ainsi constitué soit sans goût pour la
vie active? Pour lui pourchasser au loin quel-
ques jouissances imparfaites et douteuses, elle
lui ôteroit celles qui valent cent fois mieux, et
sont toujours en son pouvoir. Il est plus heu-
reux et plus riche par la possession des biens
imaginaires qu'il crée, qu'il ne le seroil par
celle des biens, plus réels si l'on veut, mais
moins désirables, qui existent réellement.
Mais cette même imagination, si riche en ta-
bleaux rians et remplis de charmes, rejette
obstinément les objets de douleur et de peine,
ou du moins elle ne les lui peint jamais si vive-
ment que sa volonté ne les puisse effacer. L'in-
certitude de l'avenir, et l'expérience de tant de
malheurs, peuvent l'effaroucher à l'excès des
maux qui le menacent, en occupant son esprit
des moyens de les éviter. Mais ces maux sont-
ils arrivés, il les sent vivement un moment, et
puis les oublie. En mettant tout au pis dans
l'avenir, il se soulage et se tranquillise. Quand
une fois le malheur est arrivé, il faut le souffrir
sans doute, mais on n'est plus forcé d'y penser
pour s'en garantir; c'est un grand tourment de
moins dans son âme. En comptant d'avance sur
le mal qu'il craint, il en ôle la plus grande
amertume ; ce mal arrivant le trouve tout prêt
à le supporter; et s'il n'arrive pas, c'est un
bien qu'il goûte avec d'autant plus de joie, qu'il
n'y comptoit point du tout. Comme il aime
mieux jouir que souffrir, il se refuse aux sou-
venirs tristes et déplaisans, qui sont inutiles,
pour livrer son cœur tout entier à ceux qui le
flattent ; quand sa destinée s'est trouvée telle
qu'il n'y voyoit plus rien d'agréable à se rap-
peler, il en a perdu toute la mémoire, et
rétrogradant vers les temps heureux de son
enfance et de sa jeunesse, il les a souvent re-
commencés dans ses souvenirs. Quelquefois s'é-
lançant dans l'avenir qu'il espère et qu'il sent
lui être dû, il tâche de s'en figurer les douceurs
en les proportionnant aux maux qu'on lui fait
souffrir injustement en ce monde. Plus souvent,
laissant concourir ses sens à ses fictions, il se
forme des êtres selon son cœur ; et vivant avec
eux dans une société dont il se sent digne, il
94
SKCONO DIALOGUE.
plane dans l'empirée, au milieu des objets
charmans et presque anj^éliques dont il s'est
entouré. Concevez-vous que dans une âme
tendre ainsi disposée les levains haineux fer-
mentent facilement? Non, non, monsieur;
comptez que celui qui peut sentir un moment
les délices habituelles de Jean-Jacques ue mé-
ditera jamais de noirceurs.
La plus sublime des vertus, celle qui de-
mande le plus de grandeur, de courage et de
force d'âme, est le pardon des injures, et l'a-
mour de ses ennemis. Le foible Jean-Jacques,
qui n'atteint pas même aux vertus médiocres,
iroit-il jusqu'à celle-là? Je suis aussi loin de le
croire que de l'affirmer. Mais qu'importe, si
son naturel aimant et paisible le mène où l'au-
roit mené la vertu? Qu'eût pu faire en lui la
haine s'il l'avoit connue? je Tignore ; il l'ignore
luinnéme. Comment sauroit-il où l'eût conduit
un sentiment qui jamais n'approcha de son
cœur? Il n'a point eu là-dessus de combat à
rendre, parce qu'il n'a point eu de tentation.
Celle d'ôter ses facultés à ses jouissances, pour
les livrer aux passions irascibles et déchirantes,
n'en est pas même une pour lui. C'est le tour-
ment des cœurs dévorés d'amour-propre, et
qui ne connoissent point d'autreamour.lis n'ont
pas cette passion par choix, elle les tyrannise,
et n'en laisse point d'autre en leur pouvoir.
Lorsqu'il entreprit ses Confessions, cette
œuvre unique parmi les hommes, dont il a pro-
fané la lecture, en la prodiguant aux oreilles
les moins faites pour l'entendre, il avoit déjà
passé la maturité de l'âge, et ignoroit encore
l'adversité. Il a dignement exécuté ce projet
jusqu'au temps des malheurs de sa vie; dès
lors il s'est vu forcé d'y renoncer. Accoutumé
a ses douces rêveries, il ne trouva ni courage
ni force pour soutenir la méditation de tant
d'horreurs ; il n'auroit même pu s'en rappeler
l'effroyable tissu, quand il s'y seroit obstiné. Sa
mémoire a refusé de se souiller de ces affreux
souvenirs; il ne peut se rappeler l'image que
des temps qu'il verroit renaître avec plaisir :
ceux où il fut la proie des méchaiis en seroient
pour jamais effacés avec les cruels qui les ont
rendus si funestes, si les maux qu'ils continuent
à lui faire ne réveiiloient quelquefois, malgré
lui. 1 idcedeceux qu'ils lui ont déjà fait souf-
frir. IM un mot, un naturel aimant et tendre,
une langueur dame qui le porte aux plus dou-
ces voluptés, lui faisant rejeter tout sentiment
douloureux, écarte de son souvenir tout objet
désagréable. Il n'a pas le mérite de pardonner
les offenses, parce qu'il les oublie ; il n'aime pas
ses ennemis, mais il ne pense pointa eux. Cela
met tout l'avantage de leur côté, en ce que ne
le perdant jamais de vue, sans cesse occupés de
lui, pour l'enlacer de plus en plus dans leurs
pièges, et ne le trouvant ni assez attentif pour
les voir, ni assez actif pour s'en défendre, ils
sont toujours sûrs de le prendre au dépourvu,
quand et comme il leur plaît, sans crainte de
représailles. Tandis qu'il s'occupe avec lui-
même, eux s'occupent aussi de lui. Il s'aime,
et ils le haïssent; voilà l'occupation des uns et
des autres; il est tout pour lui-même; il est
aussi tout pour eux : car, quant à eux, ils ne
sont rien, ni pour lui, ni pour eux-mêmes; et
pourvu que Jean-Jacques soit misérable, ils
n'ont pas besoin d autre bonheur. Ainsi ils ont,
eux et lui, chacun de leur côté, deux grandes
expériences à faire : eux, de toutes les peines
qu'il est possible aux hommes daccumuler dans
l'âme d'un innocent, et lui, de toutes les res-
sources que linnocence peut tirer d'elle seule
pour les supporter. Ce quil y a d'impayable
dans tout cela est d'entendre vos bénins mes-
sieurs se lamenter, au milieu de leurs horribles
trames, du mal que fait la haine à celui qui s'y
livre, et plaindre tendrement leur ami Jean-
Jacques d être la proie d'un sentiment aussi
tourmentant.
Il faudroit qu'il fût insensible ou stupide pour
ne pas voir et sentir son état; mais il s'occupe
trop peu de ses peines pour s'en affecter beau-
coup. Il se console avec lui-même des injustices
des hommes; en rentrant dans son cœur, il y
trouve des dédommagemens bien doux. Tant
qu'il est seul, il est heureux ; et, quand le spec-
tacle de la haine le navre, ou quand le mépris
et la dérision l'indignent, c'est un mouvement
passager qui cesse aussitôt que l'objet qui l'ex-
cite a disparu. Ses émotions sont promptes et
vives, mais rapides et peu durables, et cela se
voit. Son cœur, transparent comme le cristal,
ne peut rien cacher de ce qui s'y passe ; chaque
mouvement qu'il éprouve se iransmetà ses yeux
et sur son visage. On voit quand et comment il
s'agite ou se calme, quand et comment il s'ir-
SECOÎND DIALOGUE.
rite ou s'allcndrit ; et, sitôt que ce qu'il voit ou
ce qu'il entend l'affecte, il lui est impossible
d'en retenir ou dissimuler un moment l'impres-
sion. J'ignore comment il put s'y prendre pour
tromper quarante ans tout le monde sur son
caractère; mais pour peu qu'on le tire de sa
chère inertie, ce qui par malheur n'est que trop
aisé, je le défie de cacher à personne ce qui se
passe au fond de son cœur, et c'est néanmoins
de ce même naturel aussi ardent qu'indiscret
qu'on a tiré, par un prestige admirable, le plus
habile hypocrite et le plus rusé fourbe qui
puisse exister.
Cette remarque étoit importante, et j'y ai
porté la plus grande attention. Le premier art
de tous les méchans est la prudence, c'est-à-
dire la dissimulation. Ayant tant de desseins et
de sentimens à cacher, ils savent composer leur
extérieur, gouverner leurs regards, leur air,
leur maintien, se rendre maîtres des apparen-
ces. Ils savent prendre leurs avantages et cou-
vrir d'un vernis de sagesse les noires passions
dont ils sont rongés. Les cœurs vifs sont bouil-
lans, emportés, mais tout s'évapore au dehors ;
les méchans sont froids, posés, le venin se dé-
pose et se cache au fond de leurs cœurs pour
n'agir qu'en temps et lieu : jusqu'alors rien ne
s'exhale; et, pour rendre l'effet plus grand ou
plus sûr, ils le relardent à leur volonté. Ces dif-
férences ne viennent pas seulement des tempé-
ramens, mais aussi de la nature des passions.
Celles des cœurs ardens et sensibles étant lou-
vrage de la nature, se montrent en dépit de ce-
lui qui les a; leur première explosion, purement
machinale, est indépendante de sa voIonté.Tout
ce qu'il peut faire à force de résistance est d'en
arrêter le cours avant qu'elle ait produit son
effet, mais non pas avant qu'elle se soit ma-
nifestée ou dans ses yeux, ou par sa rougeur,
ou par sa voix, ou par son maintien, ou par
quelque autre signe sensible.
Mais lamour-propre et les mouvemens qui
en dérivent n'étantque des passions secondaires
produites par la réflexion , n'agissent pas si
sensiblement sur la machine. Voilà pourquoi
ceux que ces sortes de passions gouvernent sont
plus maîtres des apparences que ceux qui se
livrent aux impulsions directes de la nature.
En général, si les naturels ardens et vifs sont
plnsaimans, ils sont aussi plus emportés, moins
endurans, plus colères; mais ces emportemcns
bruyans sont sans conséquence; et, sitôt que
le signe de la colère s'efface sur le visage, elle
est éteinte aussi dans le cœur. Au contraire les
gens flegmatiques et froids, si doux, si patiens,
si modérés à l'extérieur, en dedans sont hai-
neux, vindicatifs, implacables; ils savent con-
server, déguiser, nourrir leur rancune jusqu'à
ce que le moment de l'assouvir se présente. En
général, les premiers aiment plus qu'ils ne
haïssent; les seconds ha'ïssent beaucoup plus
qu'ils n'aiment, si tant est qu'ils sachent aimer.
Les âmes d'une haute trempe sont néanmoins
très'-souvent de celle-ci, comme supérieures
aux passions. Les vrais sages sont des hommes
froids, je n'en doute pas; mais dans la classe
des hommes vulgaires, sans le contre-poids de
la sensibilité, lamour-propre emportera tou-
jours la balance; et, s'ils ne restent nuls, il les
rendra méchans.
Vous me direz qu'il y a des hommes vifs et
sensibles qui ne laissent pas d'être méchans,
haineux et rancuniers. Je n'en crois rien; mais
il faut s'entendre. Il y a deux sortes de vivacité ,
celle des sentimens et celle des idées. Les âmes
sensibles s'affectent fortement et rapidement.
Le sang enflammé par une agitation subite porte
à l'œil, à la voix, au visage, ces mouvemens
impétueux qui marquent la passion. Il est au
contraire des esprits vifs qui s'associent avec
dos cœurs glacés, et qui ne tirent que du cer-
veau l'agitation qui paroît aussi dans les yeux,
dans le geste, et accompagne la parole, mais
par des signes tout différens, pantomimes et
comédiens plutôt qu'animés et passionnés.
Ceux-ci, riches d'idées, les produisent avec
une facilité extrême : ils ont la parole à com-
mandement; leur esprit, toujours présent et
pénétrant, leur fournit sans cesse des pensées
neuves, des saillies, des réponses heureuses ;
quelque force et quelque finesse qu'on mette à
ce qu'on peut leur dire, ils étonnent par la
promptitude et le sel de leurs reparties, et ne
restent jamais courts. Dans les choses même de
sentiment, ils ont un petit babil si bien agencé,
qu'on les croiroit émus jusqu'au fond du cœur,
si cette justesse môme d'expression n'aitestoit
que c'est leur esprit seul qui travaille. Les au-
tres, tout occupés de ce qu'ils sentent, soignent
trop peu leurs paroles pour les arranger avec
96
SECOND DIALOGUE.
tant d'art. La pesante succession du discours
leur est insupportable ; ils se dépitent contre la
lenteur de sa marche ; il leur semble, dans la
rapidité des mouvemens qu'ils éprouvent, que
ce qu'ils sentent devroit se faire jour et péné-
trer d'un cœur à l'autre sans le froid ministère
de la parole. Les idées se présentent d'ordinaire
aux gens d'esprit en phrases tout arrangées.
Il n'en est pas ainsi des sentimens ; il faut cher-
cher, combiner, choisir un langage propre à
rendre ceux qu'on éprouve ; et quel est l'homme
sensible qui aura la patience de suspendre le
cours des affections qui l'agitent pour s'occu-
per à chaque instant de ce triage? Une violente
émotion peut suggérer quelquefois des expres-
sions énergiques et vigoureuses ; mais ce sont
d'heureux hasards que les mêmes situations ne
fournissent pas toujours. D'ailleurs, un homme
vivement ému est-il en état de prêter une at-
tention minutieuse à tout ce qu'on peut lui dire,
à tout ce qui se passe autour de lui, pour y ap-
proprier sa réponse ou son propos? Je ne dis
pas que tous seront aussi distraits, aussi étour-
dis, aussi stupides que Jean-Jacques ; mais je
doute que quiconque a reçu du ciel un naturel
vraiment ardent, vif, sensible et tendre, soit
jamais un homme bien preste à la riposte.
N'allons donc pas prendre, comme on fait
dans le monde, pour des cœurs sensibles des
cerveaux brûlés dont le seul désir de briller
anime les discours, les actions, les écrits, et
qui, pour être applaudis des jeunes gens et des
femmes, jouent de leur mieux la sensibilité
qu'ils n'ont point. Tout entiers à leur unique
objet, c'est-à-dire à la célébrité, ils ne s'é-
chauffent sur rien au monde, ne prennent un
véritable intérêt à rien ; leurs têtes, agitées
d'idées rapides, laissent leurs cœurs vides de
tout sentiment, excepté celui de l'amour-pro-
pre, qui, leur étant habituel, ne leur donne
aucun mouvement sensible et remarquable au
dehors. Ainsi, tranquilles et de sang-froid sur
toutes choses, ils ne songent qu'aux avantages
relatifs à leur petit individu, et, ne laissant
jamais échapper aucune occasion, s'occupent
sans cesse, avec un succès qui n'a rien d'éton-
nant, à rabaisser leurs rivaux, à écarter leurs
concurrens, à briller dans le monde, à primer
dans les lettres, et à déprimer tout ce qui n'est
pas attaché à leur char. Que de tels hommes
soient méchans ou malfaisans, ce n'est pas une
merveille ; mais qu'ils éprouvent d'autre passion
que l'égoïsme qui les domine, qu'ilsaient une vé-
ritable sensibilité, qu'ils soient capables d'atta-
chement, d'amitié, même d'amour, c'est ce que
je nie. Ils ne savent pas seulement s'aimer eux-
mêmes; ils ne sa ven t que haïr ce qui n'est pas eux .
Celui qui sait régner sur son propre cœur,
tenir toutes ses passions sous le joug, sur qui
l'intérêt personnel et les désirs sensuels n'ont
aucune puissance, et qui, soit en public, soil
tout seul et sans témoin, ne fait en toute occa-
sion que ce qui est juste et honnête, sans égard
aux vœux secrets de son cœur; celui-là seul
est homme vertueux. S il existe, je m'en ré-
jouis pour l'honneur de l'espèce humaine. Je
sais que des foules d'hommes vertueux ont
jadis existé sur la terre ; je sais que Fénelon,
Catinal, d'autres moins connus, ont honoré les
siècles modernes, et parmi nous j'ai vu Georges
Keith suivre encore leurs sublimes vestiges.
A cela près, je n'ai vu dans les apparentes
vertus des hommes que forfanterie, hypocrisie
et vanité. Mais ce qui se rapproche un peu plus
de nous, ce qui est du moins beaucoup plus
dans l'ordre de la nature, c'est un mortel bien
né qui n'a reçu du ciel que des passions expan-
sives et douces, que des penchans aimans et
aimables, qu'un cœur ardent à désirer, mais
sensible, affectueux dans ses désirs, qui n'a
que faire de gloire ni de trésors, mais de jouis-
sances réelles, de véritables attachemens, et
qui, comptant pour rien l'apparence des choses
et pour peu l'opinion des hommes, cherche son
bonheur en dedans sans égard aux usages sui-
vis et aux préjugés reçus. Cet homme ne sera
pas vertueux, puisqu'il ne vaincra pas ses pen-
chans ; mais, en les suivant, il ne fera rien de
contraire à ce que feroit, en surmontant les
siens, celui qui n'écoute que la vertu. La bon-
té, la commisération, la générosité, ces pre
mières inclinations de la nature, qui ne sont
que des émanations de l'amour de soi, ne s'éri-
geront point dans sa tête en d'austères devoirs,
mais elles seront des besoins de son cœur qu'il
satisfera plus pour son propre bonheur que
par un principe dhumanité qu'il ne songera
guère à réduire en règles. L'instinct de la na-
ture est moins pur peut-être, mais certaine-
ment plus sûr que la loi de la vertu : car on se
SECOND DIALOGUE.
97
met souvent en contradiction avec son devoir,
jamais avec son penchant, pour malfaire.
L'homme de la nature, éclairé par la raison,
a des appétits plus délicats, mais non moins
simples que dans sa première grossièreté. Les
fantaisies d'autorité, de célébrité, de préémi-
nence, ne sont rien pour lui; il ne veut être
connu que pour être aimé ; il ne veut être loué
que de ce qui est vraiment louable et qu'il pos-
sède en effet. L'esprit, les talens ne sont pour
lui que des ornemensdu mérite et ne le consti-
tuent pas. Ils sont dos dévoloppemens néces-
saires dans le progrès des choses, et qui ont
leurs avantages pour les agrémens de la vie,
mais subordonnés aux facultés plus précieuses
qui rendent l'homme vraiment sociable et bon,
et qui lui font priser l'ordre, la justice, la
droiture et l'innocence au-dessus de tous les
autres biens. L'homme do la nature apprend
à porter en toute chose le joug de la néces-
sité cl à s'y soumettre, à ne mumnirer jamais
contre la Providence, qui commença par le
combler de dons précieux, qui promet à son
cœur des biens plus précieux encore, mais
qui, pour réparer les injustices de la fortune
et des hommes, choisit son heure et non pas
la nôtre, et dont les vues sont trop air-dessns
de nous pour qu'elle nous doive compte de ses
moyens. I/honmie de la nature est assujetti
par elle et pour sa propre conservation à des
transports iniscibles et momentanés, à la co-
lère, à rem|)ortement, à l'indignation, jamais
à desseniiméns haineux et durables, nuisibles
à celui qui en estrobjet,etqui ne mènent qu'au
mal et à la destruction sans servir au bien ni à
la conservation de personne. Enfin l'homme
de la nature, sans épuiser ses débiles forces à
se construire ici-bas des tabernacles, des ma-
chines énormes de bonheur ou de plaisir, jouit
de lui-même et de son existence , sans grand
souci de ce qu'en pensent les hommes, et sans
grand soin de l'avenir.
Tel j'ai vu lindolent Jean-Jacques, sans af-
fectation , sans apprêt, livré par goût à ses
douces rêveries, pensant profondément quel-
quefois, mais toujours avec plus de fatigue que
de plaisir, et aimant mieux se laisser gouver-
ner par une imagination riante, que do gou-
verner avec effort sa tête par la raison. Je l'ai
vu mener par goût une vie égale, simple et
T. IV.
routinière, sans s'en rebuter jamais. L'unifor-
mité de cette vie et la douceur qu'il y trouve
montrent que son âme est en paix. S'il étoit
mal avec lui-môme, il se lasseroit enfin d'y
vivre; il lui faudroit des diversions que je ne
lui vois point chercher; et si, par un tour d'es-
prit difficile à concevoir, il s'obstinoit à s'im-
poser ce genre de supplice, on verroit à la
longue l'effet de cette contrainte sur son hu-
meur, sur son teint, sur sa santé. Il jauniroit,
il languiroit, il deviendroit triste et sombre,
il dépériroit. Au contraire, il se porte mieux
qu'il ne fit jamais ('). Il n'a plus ces souffrances
habituelles, cette maigreur, ce teint pâle, cet
air mourant qu'il eut constamment dix ans de
sa vie, c'est-à-dire pendant tout le temps qu'il
se mêla d'écrire, métier aussi funeste à sa con-
stitution que contraire à son goût, et qui l'eût
enfin mis au tombeau s'il l'eût continué plus
long-temps. Depuis qu'il a repris les doux loi-
sirs de sa jeunesse il en a repris la sérénité ; ii
occupe son corps et repose sa tête; il s'en
trouve bien à tous égards. Kn un mot, comme
j'ai trouvé dans ses livres Ihomme de la na-
ture, j'ai trouvé dans lui l'homme de ses livres,
sans avoir eu besoin de chercher expressément
s'il étoit vrai qu'il en fût l'auteur.
Je n'ai eu qu'une seule curiosité que j'ai vou-
lu satisfaire ; c'est au sujet du Devin du village»
Ce que vous m'aviez dit là-dessus m'avoit telle-
ment frappé que je n'aurois pas été tranquille,
si je ne m'en fusse particulièrement éciairci.
On ne conçoit guère comment un homme doué
de quelque génie et de talens, par lesquels il
pourroil aspirera une gloire méritée, pour se
parer effrontément d'un talent qu'il n'auroit
pas, iroit se fourrer sans nécessité dans toutes
les occasions de montrer là-dessus son ineptie.
Mais qu'au milieu de Paris et des artistes les
moins disposés pour lui à l'indulgence, un tel
homme se donne sans façon pour l'auteur d'un
ouvrage qu'il est incapable de faire ; qu'un
homme aussi timide, aussi peu suffisant , s'é-
rige parmi les maîtres en précepteur d'un art
auquel il n'entend rien, et qu'il les accuse de
ne pas entendre, c'est assurément une chose
des plus incroyables que l'on puisse avancer.
(') Tout a son terme ici-bas. Si ma santé dj'cliiie, et sur-
coml)e enfin sons tant claftliciion» »atis relàclic, il restera tou-
jours étonnant ((u'elie ait résisté si longteiufs.
98
SECOND DIALOGUE.
D'ailleurs ily a tant debassesse à se parer ainsi i ment il est fait. Si ce n'est pas Jean-Jacques,
des dépouilles d'aulrui ; cette manœuvre sup-
pose tant de pauvreté d'esprit , une vanité si
puérile, un jugement si borné, que quiconque
peut s'y résoudre ne fera jamais rien de grand,
d'élevé, de beau dani aucun genre, et que,
malgré toutes mes observations, il scroit tou-
jours resté impossible à mes yeux que Jean-
Jacques, se donnant faussement pour l'auteur
du Devin du village, eût fait aucun des autres
écrits qu'il s'attribue , et qui certainement ont
trop de force et d'élévation pour avoir pu sortir
de la petite tête d'un petit pillard impudent.
Tout cela me sembloit tellement incompatible
que j'en revenois toujours à ma première con-
séquence de tout ou rien.
Une chose encore animoit le zèle de mes re-
cherches. L'auteur du Devin du village n'est
pas,quelqu'ilsoit,unauteurordinaire, non plus
que celui des autres ouvrages qui portent le
même nom. Il y a dans cette pièce une dou-
ceur, un charme, une simplicité surtout, qui
la distinguent sensiblement de toute autre pro-
duction du même genre. Il n'y a dans les pa-
roles ni situations vives, ni belles sentences, ni
pompeuse morale : il n'y a dans la musique ni
traits savans, ni morceaux de travail, ni chants
tournés, ni harmonie pathétique. Le sujet en
est plus comique qu'attendrissant, et cependant
la pièce touche, remue, attendrit jusqu'aux
larmes : on se sent ému sans savoir pourquoi.
D'où ce charme secret qui coule ainsi dans les
cœurs tire-t-il sa source? Cette source unique
où nul autre n'a puisé n'est pas celle de l'Hip-
pocrène : elle vient d'ailleurs. L'auteur doit
être aussi singulier que la pièce est originale.
Si, connoissant déjà Jean-Jacques, j'avois vu
pour la première fois le Devin du village sans
qu'on m'en nommât l'auteur, j'auroisdit sans
balancer, c'est celui de la Nouvelle Héloïse ,
c'est Jean-Jacques, et ce ne peut être que lui.
Colette intéresse et touche comme Julie, sans
magie de situations, sans apprêts d'événemens
romanesques ; même naturel , même douceur,
même accent : elles sont sœurs, ou je serois
bien trompé. Voilà ce que j'aurois dit ou pensé.
Maintenant on m'assure au contraire que Jean-
Jacques se donne faussement pour l'auteur de
cette pièce, et qu'elle est d'un autre : qu'on me
le montre donc cet autre-là, que je voie com-
il doit du moins lui ressembler beaucoup, puis-
que leurs productions, si originales, si carac-
térisées, se ressemblent si fort. Il est vrai que
je ne puis avoir vu des productions de Jean-
Jacques en musique, puisqu'il n'en sait pas
faire ; mais je suis sûr que, s'il en savoit faire,
elles auroient un caractère très-approchant de
celui-là. A m'en rapportera mon propre juge-
ment, cette musique est de lui ; par les preuves
que l'on me donne, elle n'en est pas : que
dois-je croire? Je résolus de m'éclaircirsi bien
par moi-même sur cet article qu'il ne me pût
rester là-dessus aucun doute, et je m'y suis pris
de la façon la plus courte, la plus sûre pour y
parvenir.
Le Fr. Rien n'est plus simple. Vous avez
fait comme tout le monde ; vous lui avez pré-
senté de la musique à lire ; et, voyant qu'il ne
faisoit que barbouiller, vous avez tiré la consé-
quence, et vous vous en êtes tenu là.
RODSS. Ce n'est point là ce que j'ai fait, et
ce n'étoit point de cela non plus qu'il s'agis-
soit; car il ne s'est pas donné, que je sache, pour
un croque-sol, ni pour un chantre de cathé-
drale. Mais en donnant de la musique pour être
de lui , il s'est donné pour en savoir faire.
Voilà ce que j'avois à vérifier. Je lui ai donc
proposé de la musique, non à lire, mais à
faire. C'étoit aller, ce me semble, aussi direc-
tement qu'il étoit possible au vrai point de la
question. Je l'ai prié de composer cette musi-
que en ma présence sur des paroles qui lui
étoient inconnues et que je lui ai fournies sur-
le-champ.
Le Fr. Vous avez bien de la bonté ; car enfin
vous assurer qu'il ne savoit pas lire la musique,
n'étoit-ce pas vous assurer de reste qu'il n'en
savoit pas composer?
Rouss. Je n'en sais rien ; je ne vois nulle im-
possibilité qu'un homme trop plein de ses pro-
pres idées ne sache ni saisir, ni rendre celles
des autres ; et puisque ce n'est pas faute d'es-
prit qu'il sait si mal parler, ce peut aussi n'être
pas par ignorance qu'il lit si mal la musique.
Mais ce que je sais bien, c'est que, si de
l'acte au possible la conséquence est vala-
ble, lui voir sous mes yeux composer de la
musique étoit m'assurer qu'il en savoit com-
poser.
SECOND DIALOGUE.
99
Le Fr. D'honneur, voici qui est curieux !
Eh bien ! monsieur, de quelle défaite vous
paya-i-il? Il fit le fier, sans doute, et rejeta la
proposition avec hauteur?
Rouss. ^on, il voyoit trop bien mon motif
pour pouvoir s'en offenser, et me parut môme
plus reconnoissant qu'humilié de ma proposi-
tion. Mais il me pria de comparer les situations
et les âfies. « Considérez, me dit-il, quelle diffé-
» rence vingt- cinq ans d'intervalle, de longs
» scrremens de cœur, les ennuis, le découra-
» gement, la vieillesse, doivent mettre dans
» les productions du même homme. Ajoutez
» à cela la contrainte que vous m'imposez, et
)• qui me plaît parce que j'en vois la raison,
» mais qui n'en met pas moins des entraves aux
» idées d'un homme qui n'a jamais su les assu-
» jettir, ni rien produire qu'à son heure, à
» son aise et à sa volonté. »
Le Fu. Somme toute, avec de telles paroles
il refusa l'épreuve proposée?
Rouss. Au contraire , après ce petit préam-
bule il s'y soumit de tout son cœur, et s'en tira
mieux qu'il n'avoit espéré lui-même. Il me fit,
avec un peu de lenteur, mais moi toujours pré-
sent, de la musique aussi fraîche, aussi chan-
tante, aussi bien traitée que celle du Devin,
et dont le style, assez semblable à celui de cetîe
pièce , mais moins nouveau qu'il n'étoit alors,
est tout aussi naturel , tout aussi expressif, et
tout aussi agréable. Il fut surpris lui-même de
son succès. « Le désir, me dit-il , que je vous
» ai vu de me voir réussir m'a fait réussir da-
» vaniage. La défiance m'étourdit, m'appesan-
» tit et me resserre le cerveau comme le cœur ;
• la confiance m'anime, m'épanouit, et me
» fait planer sur des ailes. Le ciel m'avoit fait
» pour l'amitié : elle eût donné un nouveau res-
» sort à mes facultés, et j'aurois doublé de prix
» par elle. »
Voilà , monsieur, ce que j'ai voulu vérifier
par moi-même. Si cette expérience ne suffit pas
pour prouver qu'il a fait le Devin du village,
elle suffit au moins pour détruire celle des
preuves qu'il ne l'a pas fait à laquelle vous
vous en êtes tenu. Vous savez pourquoi toutes
les autres ne font point autorité pour moi :
mais voici une autre observation qui achève de
détruire mes doutes, et me confirme ou me
ramène dans mon ancienne persuasion.
Après cette épreuve, j'ai examiné toute la
musique qu'il a composée depuis son retour à
Paris, et qui ne laisse pas de faire un recueil
considérable, et j'y ai trouvé une uniformité
de style et de faire qui tomberoit quelquefois
dans la monotonie si elle n'étoit autorisée ou
excusée par le grand rapport des paroles dont
il a fait choix le plus souvent. Jean-Jacques,
avec un cœur trop porté à la tendresse, eut
toujours un goût vif pour la vie champêtre.
Toute sa musique , quoique variée selon les
sujets, porte une empreinte de ce goût. On
croit entendre l'accent pastoral des pipeaux, et
cet accent se fait partout sentir le même que
dans le Devin du village. Un connoisseur ne
peut pas plus s'y tromper qu'on ne se trompe
au faire des peintres. Toute cette musique a
d'ailleurs une simplicité, j'oserois dire une
vérité, que n'a parmi nous nulle autre musi-
que moderne. Non-seulement elle n'a besoin ni
de trilles, ni de petites notes, ni d'agrémens
ou de fleurtis (*) d'aucune espèce, mais elle ne
peut même rien supporter de tout cela. Toute
son expression est dans les seules nuances du
fort et du doux, vrai caractère d'une bonne
mélodie; cette mélodie y est toujours une et
bien marquée; les accompagnemens l'animent
sans l'offusquer. On n'a pas besoin de crier
sans cesse aux accompagnateurs, dovx, plus
doux. Tout cela ne convient encore qu'au seul
Devin du village. S'il n'a pas fait cette pièce,
il faut donc qu'il en ait l'auteur toujours à
ses ordres pour lui composer de nouvelle
musique toutes les fois qu'il lui plaît d'en pro-
duire sous son nom, car il n'y a que lui seul
qui en fasse comme celle-là. Je ne dis pas qu'en
épluchant bien toute cette musique on n'y trou-
vera ni ressemblances, ni réminiscences, ni
traits pris ou imités d'autres auteurs; cela n'ost
vrai d'aucune musique que je connoisse. Mais,
soit que ces imitations soient des rencontres
fortuites ou de vrais pillages, je dis que la
manière dont l'auteur les emploie les lui appro-
prie ; je dis que l'abondance des idées dont il
est plein, et qu'il associe à celles-là, ne peut
laisser supposer que ce soit par stérilité de
son propre fonds, qu'il se les attribue ; c'est
(') 11 donne dans son Dictionnaire rexplication de ce mot
uni a deux sigiiincations en tnnsicinc. en ajoutant qn't/ a tiei:Ii
en tous sem. G. r.
MO
SKCOND DIALOGUE.
Ivresse ou précipiiaiion, mais ce n'est pas
pauvreté : il lui est trop aisé de produir e pour
avoir jamais besoin de piller (').
Je lui ai conseillé de rassembler toute celte
musique et de chercher à s'en défaire pour
s'aider à vivre quand il ne pourra plus conti-
nuer son travail, mais de tâcher sur toute chose
que ce recueil ne tombe qu'en des mains fidèles
ctsâres qui ne le laissent ni détruire, ni divi-
ser : car quand la passion cessera de dicter les
jugemens qui le regardent, ce recueil fournira,
ce me semble, une forte preuve que toute la
musique qui le compose est d'un seul et même
auteur (^).
Tout ce qui est sorti de la plume de Jean-
Jacques durant son effervescence, porte une
{*) Il y a trois seuls morceaux dans le Devin du village qui
ne sont pas uniquement de moi, comme, dès le commence-
ment, je l'ai dit sans cesse à tout le monde ; tous trois dans le
divertissement : i° les paroles de la chanson, qui sont en par-
tic, et du moins l'idée et le refrain, de M. Collé ; 2° les paroles
d3 l'arietle, qui sont de M. Caliusac, lequel m'engagea à faire,
après coup, cette arieltc, pour complaire à mademoiselle Fel,
qui se plaignoit qu'il n'y avoit rien de brillant pour sa voix
dans son rôle; 3° et l'entrée des bergères que, sur les vives
instances de M. d'Holbach, j'arrangeai sur une pièce de cla-
vecin d'un recueil qu'il me présenta. Je ne dirai pas quelle
étoit l'intention de M. d'Holbach ; mais il me pressa si fort
d'employer quelque chose de ce recueil, que je ne pus, dans
cette bagatelle, résister obstinément à son désir. Pour la
romance, qu'on m'a fait tirer, tantôt de Snlssc, t intôt de Lan-
guedoc, tantôt de nos psaumes, et tantôt de je ne sais oii, je ne
l'ai tirée que de ma tète, ainsi que toute la pièce. Je la compo-
sai, revenu depuis peu d'Italie, passionné pour la musique que
j'y avois entendue, et dont on n'avoit encore aucune connois-
sance à Paris. Quand cette connoissance commença de s'y ré-
pandre, on auroit bientôt découvert mes pillages, si j'avois fait
comme font les compositeurs fiancois, parce qu'ils sont pau-
vres d'idées, qu'ils ne connoissent pas tncme le vrai chant, et que
leurs accompagnemens ne sont que du barbouillage. On a eu
1 impudence démettre en grande pompe, dans le recueil de
mes écrits, la romance de M. Vernes, pour faire croire au pu-
blic que je me l'attribnois. Tonte ma réponse a été de faire à
cette romance deux autres airs meilleurs que celui-là. Mon ar-
gument est simple : celui qui a fait les deux meilleurs airs n'a-
voit pas besoin de s'attribuer faussement le moindre.
(') J'ai mis fidèlement dans ce recueil tonte la musique de
toute espèce que j'ai composée depuis mon retour à Paris et
dont j'aurois beaucoup retranché si je n'y avois laissé que ce
qui me paroit bon; mais j'ai voulu ne rien omettre de ce que
j'ai rt'ellement fait, afin qu'on en pût discerner tout ce qu'on
m'attribue, aussi faussement qu'impudemment même, en ce
genre, dans le public, dans les journaux, et jusque dans les re-
cueils de mes propres écrits. Pourvu que les paroles soient
grossières et malhonnêtes, pourvu que les airs soient maussades,
plats, on m'accordera volontiers le talent de composer celte
musique-là. On affectera même de m'attribuer des airs d'un
bon chant faits par d'autres, pour faire croire que je me les at-
tribue moi-même, et que je m'approprie les ouvrages d'autrui.
M'ôter mes productions et m'attribuer les leurs a été depuis
vingt ans la manoeuvre la plus constante de ces messieurs, cl
la plus sûre pournie décrier.
empreinte impossible à méconnoîire, et plus
iinpossil)le à iitiiler. Sa musique, sa prose, ses
vers, tout, dans ces dix ans , est d'un coloris,
d une teinte, qu'un autre ne trouvera jamais.
Oui, je le répète, si j'ignorois quel est l'auteur
du Devin du village, je le sentirois à cette con-
formité. Mou doute levé sur cette pièce achève
de lever ceux qui pouvoient me rester sur son
auteur. La force des preuves qu'on a qu'elle
n'est pas de lui ne sert plus qu'à détruire dans
mon esprit celle des crimes dont on l'accuse,
et tout cela ne me laisse plus qu'une surprise ;
c'est comment tant de mensonges peuvent être
si bien prouvés.
Jean-Jacques éioit né pour la musique, non
pour y payer de sa personne dans l'exécution,
mais pour en hiUer les progrès et y faire des
découvertes. Ses idées dans l'art et sur l'art
sont fécondes, intarissables. Il a trouvé des
méthodes plus claires, plus commodes, plus
simples, qui facilitent, les unes la composition,
les autres l'exécution, et auxquelles il ne man-
que, pour être admises, que d'être proposées
par un autre que lui. 11 a fait dans l'harmonie
une découverte qu'il ne daigne pas même an-
noncer, sûr d'avance qu'elle seroit rebutée,
ou ne lui aitireroil, comme le Devin du vil-
lage, que l'imputation de s'emparer du bien
d'autrui. Il fera dix airs sur les mêmes paroles
sans que cette abondance lui coûte ou l'épuisé.
Je l'ai vu lire aussi fort bien la musique,
mioux que plusieurs de ceux qui la professent,
il y aura même en cet art Vimpromptu de l'exé-
cution qui lui manque en toute autre chose,
quand rien ne l'intimidera , quand rien no
troublera cette présence d'esprit qu'il a si rare-
ment, qu'il perd si aisément, et qu'il ne
peut plus rappeler dès qu'il l'a perdue. 11 y a
trente ans qu'on l'a vu dans Paris chanter tout
à livre ouvert. Pourquoi ne le peut-il plus au-
jourd'hui ? C'est qu'alors personne ne doutoit
du talent qu'aujourd'hui tout le monde lui re-
fuse, et qu'un seul spectateur malveillant suffit
pour troubler sa tête et ses yeux. Qu'un homme
auquel il aura confiance lui présente de la mu
sique qu'il ne connoisse point, je parie, à
moins qu'elle ne soit baroque ou qu'elle ne dise
rien , qu'il la déchiffre encore à la première
vue et la chante passablement. Mais si, lisant
dans le cœur de cet homme, il le voit malin-
SECOND DIALOGUE.
iOi
tentionné, il n'en dira pas une noie ; et voilà
parmi les spectateurs la conclusion tirée sans
autre examen. Jean-Jacques esl sur la musique
et sur les choses qu'il sait le mieux comme il
éloit jadis aux échecs. Jouoit-il avec un plus
fort que lui qu'il croyoit plus foible, il le bat-
toit le plus souvent; avec un plus foible qu'il
croyoit plus fort, il éloit battu : la suffisance
des autres l'intimide et le démonte infaillible-
ment. En ceci l'opinion l'a toujours subjugué,
ou plutôt, en toute chose, comme il le dit lui-
môme, c'est au degré de sa confiance que se
monte celui de ses fiicultés. Le plus grand mal
est ici que, sentant en lui sa capacité, pour
désabuser ceux qui en doutent, il se livre sans
crainte aux occasions de la montrer, comptant
toujours pour cette fois rester maître do lui-
même, et, toujours intimidé, quoi qu'il fasse,
il ne montre que son ineptie. L'expérience
là-dessus a beau l'instruire, elle ne l'a jamais
corrigé.
Lesdispositions d'ordinaire annoncent l'incli-
nation, et réciproquement. Cela est encore vrai
chez Jean-Jacques. Je n'ai vu nul homme aussi
passionné que lui pour la musique, mais seule-
ment pour celle qui parle à son cœur ; c'est
pourquoi il aime mieux en faire qu'en entendre,
surtout à Paris, parce qu'il n'y en a point
d'aussi bien appropriée à lui que la sienne. Il la
chante avec une voix foible et cassée, mais
encore animée et douce; il l'accompagne, non
sans peine, avec des doigts tremblans, moins
par l'effet des ans que d'une invincible timidité.
H se livre à cet amusement depuis quelques an-
nées avec plus d'ardeur que jamais, et il est
aisé de voir qu'il s'en fait une aimable diversion
à ses peines. Quand des sentimens douloureux
affligent son cœur, il cherche sur son clavier les
consolations que les hommes lui refusent. Sa
douleur perd ainsi sa sécheresse, et lui fournit
à la fois des chants et des larmes. Dans les
rues, il se distrait des regards insultans des
passans en cherchant des airs dans sa tête ; plu-
sieurs romances de sa façon d'un chant triste et
languissant, mais tendre et doux, n'ont point
eu d'autre origine. Tout ce qui porte le même
caractère lui plaît et le charme. 11 est passionné
pour le chant du rossignol ; il aime les gémisse-
mens de la tourterelle, et les a parfaitement
imites dans l'accompagnement d'un de ses airs :
les regrets qui tiennent à l'attachement l'inté-
ressent. Sa passion la plus vive et la plus vaine
ctoit d'être aimé ; il croyoit se sentir fait pourx
l'être; il satisfait du moins cette fantaisie avec
les animaux. Toujours il prodigua son temps ri
ses soins à les attirer, à les caresser; il étoit
l'ami, presque l'esclave de son chien, de sa
chatte, de ses serins : il avoitdes pigeons qui
le suivoicnt partout, qui lui voioient sur les
bras, sur la tête, jusqu'à l'importunité : il ap-
privoisoit les oiseaux, les poissons, avec une
patience incroyable, et il est parvenu à Monquin
à faire nicher des hirondelles dans sa chambre
avec tant de confiance, qu'elles s'y laissoient
même enfermer sans s'effaroucher. Ln un mot,
ses amusemens, ses plaisirs sont itmocens et
doux comme ses travaux, comme ses penchans.
Il n'y a pas dans son ûme un goût qui soit hors
de la nature, ni coûteux ou criminel à satis-
faire; et, pour être heureux autant qu'il est
possible ici-bas, la fortune lui eiit été inutile,
encore plus la célébrité; il ne lui falloit que la
santé, le nécessaire, le repos et l'amitié.
Je vous ai décrit les principaux traits do
l'homme que j'ai vu, et je me suis borné dans
mesdescriptionsnon-seulementàcequipeutde
même être vu de tout autre, s'il porte à cet
examen un œil attentif et non prévenu, mais à
ce qui n'étant ni bien , ni mal en soi , ne
peut être affecté long-tomps par hypocrisie.
Quant à ce qui, quoique vrai, n'est pas vrai-
semblable, tout ce qui n'est connu que du ciel
et de moi, mais eût pu mériter de l'être des
hommes, ou ce qui, même connu d'autrui, no
peut être dit de soi-même avec bienséance,
n'espérez pas que je vous en parle, non plus
que ceux dont il est connu : si tout son prix est
dans les suffrages des hommes, c'est à jamais
autant de perdu. Je ne vous parlerai pas mm
plus de SOS vices, lîon qu'il n'en ait de très-
grands, mais parce qu'ils n'ont jamais fait de
mal qu'à lui, et qu'il n'en doit aucun compte
aux autres : le mal qui ne nuit point à autrui
peut se taire quand on tait le bien qui le ra-
chète. Il n'a pas été si discret dans ses Confes-
sions, et peut-être n'en a-l-il pas mieux fait. A
cela près, tous les détails que je pourrois ajouter
aux précédens n'en sont que des conséquences
qu'en raisonnant bien chacun peut aisément
suppléer. Ils suffisent pour connoître à fond le
102 SECOND DIALOGUE.
naturel de l'homme et son caractère. Je ne sau-
rois aller plus loin sans manquer aux engage-
mcns par lesquels vous m'aviez lié. Tant qu'ils
dureront, tout ce que je puis exiger et attendre
de Jean-Jacques est qu'il me donne, comme il
a fait, une explication naturelle et raisonnée
de sa conduite en toute occasion ; car il seroit
injuste et absurde d'exiger qu'il répondît aux
charges qu'il ignore, et qu'on ne permet pas de
lui déclarer; et tout ce que je puis ajouter du
mien à cela, est de m'assurer que cette expli-
cation qu'il me donne s'accorde avec tout ce
que j'ai vu de lui par moi-même, en y donnant
toute mon attention. Voilà ce que j'ai dit : ainsi
je m'arrête. Ou faites-moi sentir en quoi je
m'abuse, ou montrez-moi comment mon Jean-
Jacques peut s'accorder avec celui de vos mes-
sieurs, ou convenez enfin que deux êtres si dif-
férens ne furent jamais le même homme.
Le Fr. Je vous ai écouté avec une attention
dont vous devez être content. Au lieu de vous
croiser par mes idées, je vous ai suivi dans les
vôtres, et si quelquefois je vous ai machinale-
ment interrompu, c'étoit lorsque étant moi-
même de votre avis je voulois avoir votre ré-
ponse à des objections souvent rebattues que je
craignois d'oublier.Maintenant je vousdemande
on retour un peu de l'attention que je vous ai
donnée. J'éviterai d'être diffus ; évitez, si vous
pouvez, d'être impatient.
Je commence par vous accorder pleinement
votre conséquence, et je conviens franchement
que votre Jean-Jacques et celui de nos messieurs
ne sauroicnl être le même homme. L'un, j'en
conviens encore, semble avoir été fait à plaisir,
pour le mettre en opposition avec l'autre. Je
vois même entre eux des incompatibilités qui
ne frapperoiont peut-être nul autre que moi.
L'empire de l'habitude et le goût du travail
annuel sont, par exemple, à mes yeux des
choses inalliables avec les noires et fougueuses
passions des méchans ; et je réponds que jamais
un déterminé scélérat ne fera de jolis herbiers
en miniature , et n'écrira dans six ans huit
mille pages de musique ('). Ainsi, dès la pre-
(') Ayant fait une partie de ce calcul d'avance, et seulement
par comparaison, j'ai mis tout trop au rabais, et c'est ce que je
ilécoiivrebien sensiblement à mesure que j'avance dans mon
reK>!>'''c> puisqu'au bout de cinq ans et demi seulement j'ai
déjà plus de neuf mille pages bien arti salées, et sur lesquelles
on ne peut contester.
mierc esquisse, nos messieurs et vous ne pou-
vez vous accorder. Il y a certainement erreur
ou mensonge d'une de» deux parts; le men-
songe n'est pas de la vôtre, j'en suis très-sûr,
mais l'erreur y peut être. Qui m'assurera
qu'elle n'y est pas en effet? Vous accusez nos
messieurs d'être prévenus quand ils le décrient,
n'est-ce point vous qui l'êtes quand vous l'ho-
norez? Votre penchant pour lui rend ce doute
très-raisonnable. 11 faudroit , pour démêler
sûrement la vérité, des observations impartia-
les; et, quelques précautions que vous ayez pri-
ses, les vôtres ne le sont pas plus que les leurs.
Tout le monde, quoi que vous en puissiez dire,
n'est pas entré dans le complot. Je connois
d'honnêtes gens qui ne haïssent point Jean-Jac-
ques, c'est-à-dire qui ne professent point pour
lui cette bienveillance traîtresse qui, selon vous,
n'est qu'une haine plus meurtrière. lis estiment
ses talens sans aimer ni haïr sa personne, et
n'ont pas une grande confiance en toute celle
générosité si bruyante qu'on admire dans nos
messieurs. Cependant, sur bien des points, ces
personnes équitables s'accordent à penser
comme le public à son égard. Ce qu'elles ont
vu par elles-mêmes, ce qu'elles ont appris les
unes des autres, donne une idée peu favorable
de ses mœurs, de sa droiture, de sa douceur,
de son humanité, de son désintéressement, de
toutes les vertus qu'il étaloit avec tant de faste^
Il faut lui passer des défauts, même des vices,
puisqu'il est homme, mais il en est de trop bas
pour pouvoir germer dans un cœur honnête.
Je ne cherche point un homme parfait, mais je
méprise un homme abject, et ne croirai jamais
que les heureux penchans que vous trouvez
dans Jean-Jacques puissent compatir avec des
vices tels que ceux dont il est chargé. Vous
voyez que je n'insisle pas sur des faits aussi
prouvés qu'il y en ait au monde, mais dont l'o-
mission affectée d'une seule formalité énerve,
selon vous, toutes les preuves. Je ne dis rien
des créatures qu'il s'amuse à violer, quoique
rien ne soit moins nécessaire, des écus qu'il
escroque aux passans dans les tavernes, et
qu'il nie ensuite d'avoir empruntés, des copies
qu'il fait payer deux fois, de celles où il fait de
faux comptes, de l'argent qu'il escamote dans
les payemens qu'on lui fait, de mille autres
imputations pareilles. Je veux que tous ces faits,
SECOND DIALOGUE.
405
quoique prouves, soient sujets à chicane comme
les autres ; mais ce qui est généralement vu par
tout le monde ne sauroit l'être. Cet homme,
en qui vous trouvez une modestie, une timidité
de vierge, est si bien connu pour un satyre
plein d'impudence , que , dans les maisons
môme où l'on tâchoit de l'attirer à son arrivée
à Paris, on faisoit, dès qu'il paroissoil, retirer
la fille de la maison, pour ne pas l'exposer à la
brutalité de ses propos et de ses manières. Cet
homme, qui vous paroît si doux, si sociable,
fuit tout le monde sans distinction, dédaigne
toutes les caresses, rebute toutes les avances,
et vit seul comme un loup-garou. Il se nourrit
de visions, selon vous, et s'extasie avec des chi-
mères. Mais s'il méprise et repousse les hu-
mains, si son cœur se ferme à leur société,
que leur importe celle que vous lui prêtez avec
des êtres imaginaires? Depuis qu'on s'est avisé
de l'éplucher avec plus de soin, on l'a trouvé,
non-seulement différent de ce qu'on le croyoit,
mais contraire à tout ce qu'il prétendoit être,
il se disoit honnête, modeste; on l'a trouvé
cynique et débauché ; il se vantoit de bonnes
mœurs, et il est pourri de vérole ; il se disoit
désintéressé, et il est de la plus basse avidité ;
il se disoit humain, compatissant, il repousse
durement tout ce qui lui demande assistance;
il se disoit pitoyable et doux, il est cruel et
sanguinaire; il se disoil charitable, et il ne
donne rien à personne ; il se disoit liant, facile
à subjuguer, et il rejette arrogamment toutes
les honnêtetés dont on le comble. Plus on le
recherche, plus on en est dédaigné. On a beau
prendre en l'accostant un air béat, un ton pa-
telin, dolent, lamentable, lui écrire des lettres
à faire pleurer, lui signifier net qu'on vase tuera
l'instant si l'on n'est admis, il n'est ému de rien;
il seroit homme à laisser faire ceux qui seroient
assez sots pour cela ; et les plaignans , qui
affluent à sa porte, s'en retournent tous sans
consolation. Dans une situation pareille à la
sienne, se voyant observé de si près, nedevroit-
il pas s'attacher à rendre contens de lui tous
ceux qui l'abordent, à leur faire perdre, à force
de douceur et de bonnes manières, les noires
impressions qu'ils ont sur son compte, à substi-
tuer dans leurs âmes la bienveillance à l'estime
qu'il a perdue, et à les forcer au moins à le
plaindre, ne pouvant plus l'honorer? Au lieu
de cela, il concourt, par son humeur sauvage
et par ses rudes manières, à nourrir, comme à
plaisir, la mauvaise opinion qu'ils ont de lui.
En le trouvant si dur, si repoussant, si peu
traitable, ils reconnoissent aisément l'homme
féroce qu'on leur peint ; et ils s'en retournent
convaincus par eux-mêmes qu'on n'a pomt
exagéré son caractère, et qu'il est aussi noir
que son portrait.
Vous me répéterez sans doute que ce n'est
point là l'homme que vous avez vu : mais c'est
I homme qu'a vu tout le monde, excepté vous
seul. Vous ne parlez, dites-vous, que d'après
vos propres observations. La plupart de ceux
que vous démentez ne parlent non plus que
d'après les leurs. Ils ont vu noir où vous voyez
blanc ; mais ils sont tous d'accord sur celte
couleur noire ; la blanche ne frappe nuls autres
yeux que les vôtres ; vous êtes seul contre
tous; la vraisemblance est-elle pour vous? I^
raison permet-elle de donner plus de force à
votre unique suffrage qu'aux suffrages unani-
mes de tout le public? Tout est d'accord sur le
compte de cet homme que vous vous obstinez
seul à croire innocent, malgré tant de preuves
auxquelles vous-même ne trouvez rien à ré-
pondre. Si ces preuves sont autant d'impostu-
res et de sophismes, que faut-il donc penser
du genre humain? Quoi! toute une génération
s'accorde à calomnier un innocent, à le couvrir
de fange, à le suffoquer, pour ainsi dire, dans le
bourbier de la diffamation, tandis qu'il ne faut,
selon vous, qu'ouvrir les yeux sur lui pour se
convaincre de son innocence, et de la noirceur
de ses ennemis! Prenez garde, monsieur Rous-
seau ; c'est vous-même qui prouvez trop. Si
Jean-Jacques éloit tel que vous t'avez vu, seroit-
il possible que vous fussiez le premier et le seul
à l'avoir vu sous cet aspect? Ne reste-t-il donc
que vous seul d'homme juste et sensé sur la
terre? S'il en reste un autre qui ne pense pas
ici comme vous, toutes vos observations sont
anéanties, et vous restez seul chargé de l'ac-
cusation que vous intentez à tout le monde,
d'avoir vu ce que vous désiriez de voir, et non
ce qui étoit en effet. Répondez à celle seule
objection, mais répondez juste, et je me rends
sur tout le reste.
Rouss. Pour vous rendre ici franchise pour
franchise, je commence par vous déclarer que
104
SECOND DIALOGUE.
coite seule objection, à laquelle vous me som-
mez de répondre, est à mes yeux un abîme de
ténèbres où mon entendement se perd. Jean-
Jacques lui-même n'y comprend rien non plus
que moi. Il s'avoue incapable d'expliquer, d'en-
tendre la conduite publique à son égard. Ce
concert, avec lequel toute une génération s'em-
presse d'adopter un plan si exécrable, la lui
rend incompréhensible. Il n'y voit ni des bons,
ni des méchans, ni des hommes : il y voit des
êtres dont il n'a nulle idée. Il ne les honore, ni
ne les méprise, ni ne les conçoit; il ne sait pas
ce que c'est. Son âme incapable de haine aime
mieux se reposer dans cette entière ignorance,
que de se livrer, par des interprétations cruel-
les, à des sentimens toujours pénibles à celui
qui les éprouve, quand ils ont pour objet des
êtres qu'il ne peut estimer. J'approuve cette dis-
position, et je l'adopie autant que je puis, pour
m'épargner un sentiment de mépris pour mes
contemporains. Mais au fond je me surprends
souvent à les juger malgré moi : ma raison fait
son office en dépit de ma volonté, et je prends
le ciel à témoin que ce n'est pas ma faute si
ce jugement leur est si désavantageux.
Si donc vous faites dépendre votre assenti-
ment au résultat de mes recherches de la solu-
tion de voire objection, il y a grande apparence
que, me laissant dans mon opinion, vous res-
terez dans la vôtre : car j'avoue que cette solu-
tion m'est impossible, sans néanmoins que cette
impossibilité puisse détruire en moi la persua-
sion commencée par la marche clandestine et
tortueuse de vos messieurs, et confirmée en-
suite parla coimoissanceimmédiatedel'homme.
Toutes vos preuves contraires tirées de plus loin
se brisent contre cet axiome qui m'entraîne ir-
résistiblement, que la même chose ne sauroit
être et n'être pas; et tout ce que disent avoir vu
vos messieurs est, de votre propre aveu, entiè-
rement incompatible avec ce que je suis certain
d'avoir vu moi-même.
J'en use dans mon jugement sur cet homme
comme dans ma croyance en matière de foi. Je
cède à la conviction directe sans m'arrêter aux
objections que je ne puis résoudre; tant parce
que ces objections sont fondées sur des princi-
pes moins clairs, moins solides dans mon esprit,
que ceux qui opèrent ma persuasion, que parce
qu'en cédant à ces objections, je toraberois dans
d'autres encore plus invincibles. Je perdrois
donc à ce changement la force de l'évidence,
sans éviter l'embarras desdifficultés. Vous dites
quemaraisonchoisitlesentimentquemoncœur
préfère, et je ne m'en défends pas. C'est ce qui
arrive dans toute délibération où le jugement
n'a pas assez de lumières pour se décider sans
le concours de la volonté. Croyez-vous qu'en
prenant avec tant d'ardeur le parti contraire,
vos messieurs soient déterminés par un motif
plus impartial?
Ne cherchant pas à vous surprendre, je vous
devois d'abord cette déclaration. A présent,
jetons un coup dœil sur vos difficultés, si ce
n'est pour les résoudre, au moins pour y cher-
cher, s'il est possible, quelque sorte d'expli-
catioj».
La principale et qui fait la base de toutes les
autres est celle que vous m'avez ci-devant pro-
posée sur le concours unanime de toute la gé-
nération présente à un complot d'impostures et
d'iniquité, contre lequel il seroit, ou trop in-
jurieux au genre humain de supposer qu'aucun
mortel ne réclame s'il en voyoit l'injustice, ou,
cette injustice étant aussi évidente qu'elle me
paroît, trop orgueilleux à moi, trop humiliant
pour le sens commun, de croire qu'elle n'est
aperçue par personne autre.
Faisons pour un moment cette supposition
triviale, que tous les hommes ont la jaunisse,
et que vous seul ne l'avez pas.... Je préviens
l'interruption que vous me préparez.... Quelle
plate comparaison' Qu'est-ce que c'est que celle
jaunisse?... Comment tous les hommes l'ont-ils
gagnée excepté vous seul? C'est poser la même
question en d'autres termes, mais ce n'est pas la
résoudre; ce n'est pas même Céclaircir.NouWcz-
vous dire autre chose en m'interrompant?
Le Fr. Non, poursuivez.
Rouss. Je réponds donc. Je crois l'éclaircir,
quoi que vous en puissiez dire, lorsque je fais
entendre qu'il est, pour ainsi dire, des épidé-
mies d'esprit qui gagnent les hommes de proche
en proche, comme une espèce de contagion;
parce que l'esprit humain, naturellement pa-
resseux, aime à s'épargner de la peine en pen-
sant d'après les autres, surtout en ce qui flatte
ses propres penchans. Cette pente à se laisser
entraîner ainsi s'étend encore aux inclinations,
aux goûts, aux passions des hommes; l'en-
SECOND DIALOGUE.
i05
{joiicmonl générni, maladie si commune dans
voire nation, n'a point d'autre source, et vous
ne m'en dédirez pas quand je vous citerai pour
exemple à vous-même. Kappelez-vous l'aveu
que vous m'avez fait ci-devant, dans la suppo-
sition de l'innocence de Jean-Jacques, que vous
ne lui pardonneriez point votre injustice envers
lui. Ainsi, par la peine que vous donneroit son
souvenir, vous aimeriez mieux l'aggraver que
la réparer. Ce sentiment, naturel aux cœurs dé-
vorés damour-propre, peut-il l'être au vôtre,
où règne l'amour de la justice et de la raison?
Si vous eussiez réfléchi là-dessus, pour cher-
cher en vous-même la cause d'un sentiment si
injuste, et qui vous est si étranger, vous auriez
bientôt trouvé que vous haïssiez, dans Jean-
Jacques, non-seulement le scélérat qu'on vous
avoit peint, mais Jean-Jacques lui-même; que
cette haine, excitée d'abord par ses vices, en
étoit devenue indépendante, s'étoit attachée à
sa personne, et qu'innocent ou coupable il étoii
de venu, sans que vous vousen aperçussiez vous-
même, l'objet de votre aversion. Aujourd'hui
que vous me prêtez une attention plus impar-
tiale , si je vous rappelois vos raisonnemens
dans nos premiers entretiens, vous sentiriez
qu'ils n'étoient point en vous l'ouvrage du ju-
gement, mais celui d'une passion fougueuse qui
vous dominoit à votre insu. Voilà, monsieur,
cette cause étrangère qui séduisoit votre cœur
si juste, et fascinoit votre jugement si sain dans
leur état naturel. Vous trouviez une mauvaise
face à tout ce qui venoit de cet infortuné, et
une bonne à tout ce qui lendoit à le diffamer;
les perfidies, les trahisons, les mensonges,
perdoieni à vos yeux toute leur noirceur, lors-
qu'il en étoit l'objet, et, pourvu que vous n'y
trempassiez pas vous-même, vous vous étiez ac-
coutumé à les voir sans horreur dans autrui :
mais ce qui n'éloit en vous qu'un égarement pas-
sager est devenu pour le public un délire ha-
bituel, un principe constant de conduite, une
jaunisse universelle, fruit d'une bile acre et ré-
pandue, qui n'altère pas seulement le sens de
la vue, mais corrompt toutes les humeurs, et
tue enfin tout-à-fait Ihomme moral qui seroit
demeuré bien constitué sans elle. Si Jean-Jac-
ques n'eût point existé, peut-être la plupart
d'entre eux n'aiiroient-ils rien à se reprocher.
Uicz ce seul objet d'une passion qui les trans-
porte, à tout autre égard ils sont honnêtes gcos,
comme tout le monde.
Cette animosilé, plus vive, plus agissante
que la simple aversion, me paroit, à l'égard
de Jean-Jacques, la disposition générale do
toute la génération présente. L'air seul dont il
est regardé passant dans les rues montre évi-
demment celte disposition qui se gêne et se con-
traint quelquefois dans ceux qui le rencontrent,
mais qui perce et se laisse apercevoir malgré
eux. A l'empressement grossier et badaud de
s'arrêter, de se retourner, de le fixer, de le sui-
vre, au chuchotement ricaneur qui dirige sur lui
le concours de leurs impudens regards, on les
prendroit moins pour d'honnêtes gens qui ont
le malheur de rencontrer un monstre effrayant,
que pour des tas de bandits, tout joyeux do
tenir leur proie, et qui se font un amusement
digne d'eux, d'insulter à son malheur. Voyez-
le entrant au spectacle, entouré à l'instant
d'une étroite enceinte de bras tendus et de
cannes , dans laquelle vous pouvez penser
comme il est à son aise ! A quoi sert celle bar-
rière? S'il veut la forcer, résistera-t-elle? Non,
sans doute. A quoi sert-elle donc? Uniquement
à se donner l'amusement de le voir enfermé
dans cette cage, et à lui bien faire sentir que
tous ceux qui l'entourent se font un plaisir
d'être, à son égard, autant d'argousins et d'ar-
chers. Est-ce aussi par bonlé qu'on ne manque
pas de cracher sur lui, toutes les fois qu'il passe
à portée, et qu'on le peut sans être aperçu de
lui? Envoyer le vin d'honneur au même homme
sur qui l'on crache, c'est rendre l'honneur en-
core plus cruel que l'outrage. Tous les signes
de haine, de mépris, de fureur même, qu'on
peut tacitement donner à un homme, sans y
joindre une insulte ouverte et directe, lui sont
prodigués de toutes parts; et tout en l'acca-
blant des plus fades complimens, en affectant
pour lui les petits soins mielleux qu'on rend aux
jolies femmes, s'il avoit besoin d'une assistance
réelle, on le verroit périr avec joie, sans lui
donner le moindre secours. Je l'ai vu, dans la
rue Saint-Honoré, faire presque sous un car-
rosse une chute très-périlleuse ; on court à lui,
mais sitôt qu'on reconnoît Jean-Jacques, tout
se disperse, les passans reprennent leur che-
min, les marchands rentrent dans leurs bouti-
ques, et il seroit resté seul dans cet élal, si uu
i06
SECOND DIALOGUE.
pauvre mercier, rustre et mal instruit, ne l'eût
fait asseoir sur son petit banc, et si une ser-
vante, tout aussi peu philosophe, ne lui eût
apporté un verre d*eau. Tel est en réalité l'in-
térêt si vif et si tendre dont l'heureux Jean-Jac-
ques est l'objet. Une animosité de cette espèce
ne suit pas, quand elle est forte et durable, la
route la plus courte, mais la plus sûre pour
s'assouvir. Or, cette route étant déjà toute tra-
cée dans le plan de vos messieurs, le public,
qu'ils ont mis avec art dans leur confidence, n'a
plus eu qu'à suivre cette route; et tous, avec
le môme secret entre eux, ont concouru de con-
cert à l'exécution de ce plan. C'est là ce qui
s'est fait; mais comment cela s'est-il pu faire?
Voilà votre difficulté qui revient toujours. Que
cette animosité, une fois excitée, ait altéré les
facultés de ceux qui s'y sont livrés, au point de
leur faire voir la bonté, la générosité, la clé-
mence dans toutes les manœuvres de la plus
noire perfidie; rien n'est plus facile à conce-
voir. Chacun sait trop que les passions violen-
tes, commençant toujours par égarer la raison,
peuvent rendre l'homme injuste et méchant
dans le fait, et, pour ainsi dire, à l'insu de lui-
même, sans avoir cessé d'être juste et bon dans
l'âme, ou du moins d'aimer la justice et la vertu.
Mais cette haine envenimée, comment est-
on venu à bout de l'allumer? Comment a-t-on
pu rendre odieux à ce point l'homme du monde
le moins fait pour la haine, qui n'eut jamais ni
intérêt, ni désir de nuire à autrui; qui ne fit,
ne voulut, ne rendit jamais de mal à personne ;
qui, sans jalousie, sans concurrence, n'aspi-
rant à rien, et marchant toujours seul dans
sa route, ne fut un obstacle à nul autre, et
qui, au lieu des avantages attachés à la célé-
brité, n'a trouvé dans la sienne qu'outrages,
insuites, misère et diffamation? J'entrevois
bien dans tout cela la cause secrèîe qui a mis
en fureur les auteurs du complot. La route
que Jean-Jacques avoit prise étoit trop con-
traire à la leur, pour qu'ils lui pardonnassent
de donner un exemple qu'ils ne vouloient pas
suivre, et d'occasionner des comparaisons qu'il
ne leur convenoit pas de souffrir. Outre ces
causes générales , et celles que vous-même
avez assignées, cette haine primitive et radi-
cale de vos dames et de vos messieurs en a
d'autres particulières et relatives à chaque in-
dividu, qu'il n'est ni convenable de dire, ni fa-
cile à croire, et dont je m'abstiendrai de,par-
ler, mais que la force de leurs effets rend trop
sensibles pour qu'on puisse douter de leur réa-
lité ; et I on peut juger de la violence de cette
même haine par l'art qu'on met à la cacher en
l'assouvissant. Mais plus cette haine indivi-
duelle se décèle, moins on comprend comment
on est parvenu à y faire participer tout le
monde, et ceux même sur qui nul des motifs
qui l'ont fait naître ne pouvoit agir. Malgré
l'adresse des chefs du complot, la passion qui
les dirigeoit étoit trop visible pour ne pas met-
tre à cet égard le public en garde contre tout
ce qui vcnoit de leur part. Comment, écartant
des soupçons si légitimes, l'ont-ils fait entrer
si aisément, si pleinement dans toutes leurs
vues, jusqu'à le rendre aussi ardent qu'eux-
mêmes à les remplir? Voilà ce qui n'est pas
facile à comprendre et à expliquer.
Leurs marches souterraines sont trop téné-
breuses pour qu'il soit possible de les y suivre.
Je crois seulement apercevoir, d'espace en es-
pace, au dessus de ces gouffres, quelques sou-
piraux qui peuvent en indiquer les détours.
Vous m'avez décrit vous-même, dans notre pre-
mier entretien, plusieurs de ces manœuvres
que vous supposiez légitimes, comme ayant
pour objet de démasquer un méchant; desti-
nées au contraire à faire paroitre tel un homme
qui n'est rien moins, elles auront également
leur effet. Il sera nécessairement ha'i , soit
qu'il mérite ou non de l'être, parce qu'on aura
pris des mesures certaines pour parvenir à le
rendre odieux. Jusque-là ceci se comprend
encore; mais ici l'effet va plus loin : il ne s'a-
git pas seulement de haine, il s'agit d'animo-
sité ; il s'agit d'un concours très-actif de tous
à l'exécution du projet concerté par un petit
nombre, qui seul doit y prendre assez d'in-
térêt pour agir aussi vivement.
L'idée de la méchanceté est effrayante par
elle-même. L'impression naturelle qu'on re-
çoit d'un méchant dont on n'a pas personnelle-
ment à se plaindre, est de le craindre et de le
fuir. Content de n'être pas sa victime, per-
sonne ne s'avise de vouloir être son bourreau.
Un méchant en place, qui peut et veut faire
beaucoup de mal, peut exciter l'animosité par
la crainte, et le mal qu'on en redoute peut ins-
SECOND DIALOGUE.
407
pirer des efforts pour le prévenir; mais l'im-
puissance jointe à la méchanceté ne peut pro-
duire que le mépris et l'éloignement ; un mé-
chant sans pouvoir peut donner de l'horreur,
mais point d'animosité. On frémit à sa vue;
loin de le poursuivre on le fuit, et rien n'est
plus éloigné de l'effet que produit sa rencontre,
qu'un souris insolent et moqueur. Laissant au
ministère public le soin du châtiment qu'il mé-
rite, un honnête homme ne s'avilit pas jusqu'à
vouloir y concourir. Quand il n'y auroit même
dans ce châtiment d'autre peine afflictive que
l'ignominie, et d'être exposé à la risée publique,
quel est l'homme d'honneur qui voudroit prê-
ter la main à cette œuvre de justice, et atta-
cher le coupable au carcan? 11 est si vrai qu'on
n'a point généralement d'animosité contre les
malfaileurs, que si l'on en voit un poursuivi
par la justice et près d'être pris, le plus grand
nombre, loin de le livrer, le fera sauver s'il
peut, son péril faisant oublier qu'il est crimi-
nel, pour se souvenir qu'il est homme.
Voilà tout ce qu'opère la haine que les bons
ont pour les méchans ; c'est une haine de ré-
pugnance et d'éloignement, d'horreur même
et d'effroi, mais non pas d'animosité. Elle fuit
son objet , en détourne les yeux , dédaigne de
s'en occuper : mais la haine contre Jean-Jac-
ques est active, ardente, infatigable; loin de
fuir son objet, elle le cherche avec empresse-
ment pour en faire à son plaisir. Le tissu de ses
malheurs, ^œu^ re combinée de sa diffamation,
montre une ligue très-étroite et très-agissante,
où tout le monde s'empresse d'entrer. Cha-
cun concourt avec la plus vive émulation à le
circonvenir, à l'environner de trahisons et de
pièges, à enipôchor qu'aucun avis utile ne lui
parvienne, à lui ôter tout moyen de justifica-
tion, toute possibilité de repousser les atteintes
qu'on lui porte, de défendre son honneur et
sa réputation ; à lui cacher tous ses ennemis,
tous ses accusateurs, tous leurs complices. On
tremble qu'il n'écrive pour sa défense, on s'in-
quiète de ce qu'il dit, de tout ce qu'il fait, de
tout ce qu'd peut faire ; chacun paroit agité de
l'effroi de voir paroître de lui quelque apolo-
gie. On l'observe, on l'épie avec le plus grand
soin pour tâcher d'éviter ce malheur. On veille
exactement à tout ce qui l'entoure, à tout ce
qui l'approche, à quiconque lui dit un seul
mot. Sa santé, sa vie, sont do nouveaux sujeu
d'inquiétude pour le public : on craint qu'une
vieillesse aussi fraîche ne démente l'idée des
maux honteux dont on se flanoit de le voir
périr; on craint qu'à la longue les précautions
qu'on entasse ne suffisent plus pour l'empêcher
de parler. Si la voix de l'innocence alloit enfin
se faire entendre à travers les huées, quel mal-
heur affreux ne seroit-ce point pour le corps
des gens de lettres, pour celui des médecins,
pour les grands, pour les magistrats, pour
tout le monde? Oui, si forçant ses contempo-
rains à le reconnoitrc honnête homme, il par-
venoit à confondre enfin ses accusateurs, sa
pleine justification seroil une désolation pu-
blique.
Tout cela prouve invinciblement que la
haine dont Jean-Jacques est l'objet n'est point
la hnine du vice et de la méchanceté, mais
celle de l'individu. Méchant ou bon, il n'im-
porte ; consacré à la haine publique, il ne lui
peut plus échapper ; et, pour peu qu'on con-
noissc les routes du cœur humain, l'on voit
que son innocence reconnue ne serviroit qu'à
le rendre plus odieux encore, et à transformer
en rage l'animosité dont il est l'objet. On ne lui
pardonne pas maintenant de secouer le pesant
joug dont chacun voudroit l'accabler, on lui
pardonneroit bien moms les torts qu'on se re-
procheroit envers lui ; et, puisque vous-même
avez un moment éprouvé un sentiment si in-
juste, ces gens si pétris d'amour-propre sup-
porteroient-ils sans aigreur l'idée de leur pro-
pre bassesse, comparée à sa patience et à sa
douceur? Eh! soyez certain que si c'étoit en
effet un monstre, on le fuiroit davantage,
mais on le ha'iroit beaucoup moins.
Quant à moi, pour expliquer de pareilles
dispositions, je ne puis penser autre chose, si-
non qu'on s'est servi, pour exciter dans le pu-
blic cette violente animosiié, des motifs sem-
blables à ceux qui l'avoient fait naître dans
l'âme des auteurs du complot. Ils avoient vu
cet homme , adoptant des principes tout con-
traires aux leurs, ne vouloir, ne suivre ni parti
ni secte; ne dire que ce qui lui scmbloit vrai,
bon, utile aux hommes, sans consulter en cela
son propre avantage, ni celui de personne en
particulier. Cette marche,etlasupérioritéqu'elIe
lui donnoil sur eux, furent la grande source
I
108
SECOND DIALOGUE.
de leur haine. Us ne purent lui pardonner de j
ne pas plier, comme eux, sa morale à son pro-
fit, de tenir si peu à son intérêt et au leur, et
de montrer tout franchement l'abus des lettres
et la forfanterie du métier d'auleur, sans se
soucier de l'application qu'on ne manqueroit
pas de lui faire à lui-même dos maximes qu'il
établissoit, ni de la fureur qu'il alloit inspirer
à ceux qui se vantent d'être les arbitres de la
renommée, les distributeurs de la gloire et de
la réputation des actions des hommes, mais qui
ne se vantent pas, que je sache, de faire cette
distribution avec justice et désintéressement.
Abhorrant la satire autant qu'il aimoit la vé-
rité, on le vit toujours distinguer honorable-
ment les particuliers et les combler de sincères
éloges, lorsqu'il avançoit des vérités générales
dont ils auroient pu soffcnscr. Il faisoit sentir
que le mal tenoit à la nature des choses, et le
bien aux vertus des individus. Il faisoit , et
pour ses amis et pour les auteurs qu'il jugeoit
estimables, les mêmes exceptions qu'il croyoit
mériter; et Ion sent, en lisant ses ouvrages, le
plaisir que prenoit son cœur à ces honorables
exceptions. Mais ceux qui s'en sentoient moins
dignes qu'il ne les avoit crus, et dont la con-
science repoussoit en secret ces éloges, s'en ir-
ritant à mesure qu'ds les mériioient moins,
ne lui pardonnèrent jamais d'avoir si bien dé-
mêlé les abiis d'un métier qu'ils làchoient de
faire admirer au vulgaire, ni d'avoir, par sa
conduite, déprisé tacitement, quoique invo-
lontairement, la leur. La haine envenimée que
ces réflexions firent naître dans leurs cœurs
leur suggéra le moyen d'en exciter une sem-
blable dans les cœurs des autres hommes.
Ils commencèrent par dénaturer tous ses
principes, par travestir un républicain sévère
en mi brouillon séditieux, son amour pour la
liberté légale en une licence effrénée, et son
respect pour les lois en aversion pour les prin-
ces. Ils l'accusèrent de vouloir renverser en
tout l'ordre de la société, parce qu'il s'indi-
gnoit qu'osant consacrer sous ce nom les plus
funestes désordres, on insultât aux misères du
genre humain en donnant les plus criminels
abus pour les lois dont ils sont la ruine. Sa co-
lère contre les brigandages publics, sa haine
contre les puissans fripons qui les soutiennent,
son intrépide audace à dire des vérités dures à
tous les étals, furent autant de moyens em-
ployés à les irriter tous contre lui. Pour le
rendre odieux à ceux qui les remplissent, on
l'accusa de les mépriser persoimellemont. Les
reproches durs, mais généraux, qu'il faisoit
à tous furent tournés en autant de satires par-
ticulières dont on fil avec art les plus malignes
applications.
Rien n'inspire tant de courage que le témoi-
gnage d'un cœur droit, qui tire de la pureté de
ses intentions l'audace de prononcer hautement
et sans crainte des jugemens dictés par le seul
amour de la justice et de la vérité : mais rien
n'expose en même temps à tant de dangers et
de risques de la part d'ennemis adroits que
cette même audace, qui précipite un honmie
ardent dans tous les pièges qu'ils lui ten-
dent; et, le livrant à une impétuosité sans
règle, lui fait faire contre la prudence mille
fautes où ne tomba qu'une âme franche et gé-
néreuse, mais qu'ils savent transformer en au-
tant de crimes aff'reux. Les hommes vulgaires,
incapables de sentimens élevés et nobles, n'en
supposent jamais que d'intéressés dans ceux
qui se passionnent; et, ne pouvant croire que
l'amour de la justice et du bien public puisse
exciter un pareil zèle , ils leur controuvent
toujours des motifs personnels, semblables à
ceux qu'ils cachent eux-mêmes sous des noms
pompeux , et sans lesquels on ne les verroit
jamais s'échauffer sur rien.
La chose qui se pardonne le moins est un
mépris mérité. Celui que Jean-Jacques avoit
marqué pour tout cet ordre social prétendu , qui
couvre en effet les plus cruels désordres, tom-
boit bien plus sur la constitution des différens
états que sur les sujets qui les remplissent, et
qui, par cette constitution même, sont néces-
sités à être ce qu'ils sont. Il avoit toujours fait
une distinction très-judicieuse entre les person-
nes et les conditions, estimant souvent h s pre-
mières, quoique livrées à l'esprit de leur état,
lorsque le naturel reprenoit de temps à autre
quelque ascendant sur leur intérêt, comme il
arrive assez fréquemment à ceux qui sont bien
nés. L'art de vos messieurs fut de présenter les
choses sous un tout autre point de vue, et de
montrer en lui comme haine des hommes celle
que, pour l'amour d'eux, il porte aux maux
qu'ils se fout. 11 paroît qu'ils ne s'en sont pas
SECOND DIALOGUE.
i09
tonus à ces imputations {générales; mais que,
lui prêtant des discours, des écrits, des œuvres
conformes à leurs vues, ils n'ont épargné ni
fiel ions, ni mensonges, pour irriter contre lui
l'amour-propre, et dans tous les états, et chez
tous les individus.
Jean-Jacques a même une opinion qui, si elle
est juste, peut aidera expliquercetteanimosité
générale. Il est persuadé que, dans les écrits
qu'on fait passer sous son nom, l'on a pris un
soin particulier de lui faire insulter brutalement
tous les états de la société, et de changer en
odieuses personnalités les reproches francs et
forts qu'il leur fait quelquefois. Ce soupçon lui
est venu (') sur ce que, dans plusieurs lettres,
anonymes et autres, on lui rappelle des choses,
comme étant de ses écrits, qu'il n'a jamais songé
à y mettre. Dans l'une, il a, dit-on, mis fort
plaisamment en question si tes marins ctoient
des hommes? Dans une autre, un officier lui
avoue modestement que, selon l'expression de
lui, Jean-Jacques, lui militaire, radote de bonne
foi comme la plupart de ses camarades. Tous les
jours il reçoit ainsi des citations de passages
qu'on lui attribue faussement, avec la plus
grande confiance, et qui sont toujours outra-
geans pour quelqu'un. Il apprit il y a peu de
temps qu'un homme de lettres de sa plus an-
cienne connoissance, cl pour lequel il avoit con-
servé de l'estime, ayant trop marqué peut-être
un reste d'affection pour lui, on l'eu guérit en
lui persuadant que Jean-Jacques travailloit à
une critique amère de ses écrits.
Tels sont à peu près les ressorts qu'on a pu
mettre en jeu pour allumer et fomenter cette
animosité si vive et si générale dont il est l'ob-
jet, el qui, s'attachant particulièrement à sa
diffamation, couvre d'un faux intérêt pour sa
personne le soin de l'avilir encore par cet air
de faveur et de commisération. Pour moi, je
n'imagine que ce moyen d'expliquer les diffé-
rons degrés de la haine qu'on lui porte, à pro-
portion que ceux qui s'y livrent sont plus dans
le cas de s'ap[)liquer les reproches qu'il fait à
son siècle et à ses contemporains. Les fripons
publics, les intrigans, les ambitieux, dont il
dévoile les manœuvres, les passionnés destruc-
(') C est ce qu'il m'est impossible de vérifier, parce que ces
niLSsieurs ne laissent parvenir jusqu'à moi aucun exemplaire
lies ccrits qu'ils fabriquent ou font raltri(|iier sous tiion nom.
tours de toute religion, de toute conscienoc,
(le toute liberté, de toute morale, atteints plus
au vif par ses censures, doivent le hair et le
haïssent en elTet encore plus que ne font les
honnêtes gens trompés. En l'entendant seule-
ment nommer, les premiers ont peine à se con-
tenir, et la modération qu'ils tâchent d'affecter
se dément bien vite, s'ils n'ont pas besoin de
masque pour assouvir leur passion. Si la haine
de l'homme n'étoit que celle du vice, la pro-
portion se renverseroit; la haine des gens de
bien seroit plus marquée, les méchans seroient
plus indifférens. L'observation contraire est
générale, frappante, incontestable, et pour-
roit fournir bien des conséquences : contentons-
nous ici de la confirmation que j'en tire de la
justesse de mon explication.
Cette aversion, une fois inspirée s'étend, se
communique de proche en proche dans les fa-
milles, dans les sociétés, et devient en quelque
sorte un sentiment inné qui s'affermit dans les
enfans par l'éducation, et dans les jeunes gens
par l'opinion publique. C'est encore une re-
marque à faire, qu'excepté la confédération
secrète de vos dames et de vos messieurs, ce
qui reste de la génération dans laquelle ila vécu
n'a pas pour lui une haine aussi envenimée que
celle qui se propage dans la génération qui suit.
Toute la jeunesse est nourrie dans ce sentiment
par un soin particulier de vos messieurs, dont
les plus adroits se sont chargés de ce départe-
ment. C'est d'eux que tous les apprentis philo-
sophes prennent l'attache ; c'est de leurs mains
que sont placés les gouverneurs des enfans,
les secrétaires des pères, les confidens des
mères; rien dans l'intérieur des familles ne se
fait que par leur direction, sans qu'ils parois-
sent se mêler de rien ; ils ont trouvé l'art de
faire circuler leur doctrine et leur animosité
dans les séminaires, dans les collèges, et toute
la génération naissante leur est dévouée dès le
berceau. Grands imitateurs de la marche des
jésuites, ils furent leurs plus ardens ennemis,
sans doute par jalousie de métier; et mainte-
nant gouvernant les esprits avec le même em-
pire, avec la même dextérité que les autres
gouvernoienl les consciences, plus fins qu'eux
en ce qu'ils savent mieux se cacher en agissant,
et substituant peu à peu l'intolérance philo-
sophique à l'autre, ils deviennent, sans qu'on
HO
SECOND DIALOGUE.
s'en aperçoive, aussi dangereux que leurs pré-
décesseurs. C'est par eux que cette génération
nouvelle qui doit certainement à Jean-Jacques
d'être moins tourmentée dans son enfance, plus
saine et mieux constituée dans tous les âges,
loin de lui on savoir gré, est nourrie dans les
plus odieux préjugés et dans les plus cruels sen-
timens à son égard. Le venin d'animosiié qu'elle
a sucé presque avec le lait lui fait chercher à
l'avilir et le déprimer avec plus de zèle encore
que ceux mêmes qui l'ont élevée dans ces dis-
positions haineuses. Voyez dans les rues et aux
promenades l'infortuné Jean-Jacques entouré
de gens qui, moins par curiosité que par déri-
sion,puisque la plupart l'ont déjà vu cent fois,
se détournent, s'arrêtent pour le fixer d'un œil
qui n'a rien assurément de l'urbanité françoise :
vous trouverez toujours que les plus insultans,
les plus moqueurs, les plus acharnés sont de
jeunes gens qui, d'un air ironiquement poli,
s'amusent à lui donner tous lessignes d'outrage
et de haine qui peuvent l'affliger, sans les com-
promettre.
Tout cela eût été moins facile à faire dans
tout autre siècle. Mais celui-ci est particulière-
ment un siècle haineux et malveillant par ca-
ractère (*). Cet esprit cruel et méchant se fiiit
sentir dans toutes les sociétés, dans toutes les
affaires publiques; il suffit seul pour mettre à
la mode et faire briller dans le monde ceux
qui se distinguent par là. L'orgueilleux despo-
tisme de la philosophie moderne a porté l'é-
goïsme de l'amour-propre à son dernier terme.
Le goût qu'a pris toute la jeunesse pour une
doctrine si commode la lui a fait adopter avec
fureur et prêcher avec la plus vive intolérance.
Ils se sont accoutumés à porter dans la société
ce même ton de maître sur lequel ils pronon-
cent les oracles de leur secte, et à traiter avec
un méprisapparent, quin'estqu'unehaineplus
insolente, tout ce qui ose hésiter à se soumet-
Ire à leurs décisions. Ce goût de domination n'a
pu manquer d'animer toutes les passions iras-
cibles qui tiennent à l'amour-propre. Le même
(•) Fréron vient de mourir (*). On demandoit qui feroitson
épitaphe. » Le premier qui crachera sur sa tombe.i répondità
l'inslantM. M***. Quand on ne in'auroit pas nommé l'auteur de
ce mot, i'aurois deviné qu'il partoit d'une bouche philosophi-
que, et qu'il étoit de ce siècle-ci.
(•) L< 40 mars 1776 G. P.
fiel qui coule avec l'encre dans les écrits des
maîtres abreuve les cœurs des disciples. Deve-
nus esclaves pour être tyrans, ils ont fini par
prescrire, en leur propre nom, les lois que
ceux-là leur avoientdictées, et à voir dans toute
résistance la plus coupable rébellion. Une gé-
nération de despotes ne peut être ni foi t douce
ni fort paisible, et une doctrine si hautaine,
qui d'ailleurs n'admet ni vice ni vertu dans le
cœur de l'homme, n'est pas propre à contenir,
par une morale indulgente pour les autres et
réprimante pour soi, l'orgueil de ses secta-
teurs. De là les inclinations haineuses qui dis-
tinguent cette génération. Il n'y a plus ni mo-
dération dans les âmes, ni vérité dans les
attachemens. Chacun hait tout ce qui n'est pas
lui plutôt qu'il ne s'aime lui-même. On s'occupe
trop d'autrui pour savoir s'occuper de soi; on
ne sait plus que haïr, et l'on ne tient point à
son propre parti par attachement, encore moins
par estime, mais uniquement par haine du parti
contraire. Voilà les dispositions générales dans
lesquelles vos messieurs ont trouvé ou mis leurs
contemporains, et qu'ils n'ont eu qu'à tourner
ensuite contre Jean-Jacques ('),qui, tout aussi
peu propre à recevoir la loi qu'à la faire, no
pouvoitpar cela seul manquer dans ce nouveau
système d'être l'objet de la haine des chefs et
du dépit des disciples : la foule, empresséo à
suivre une roule qui l'égaré, ne voit pas avec
plaisir ceux qui, prenant une route contraire,
semblent par là lui reprocher son erreur (*).
Qui connoîtroit bien toutes les causes con-
courantes, tous les différens ressorts mis en
œuvre pour exciter dans tous les états cet en-
gourdissement haineux, seroit moins surpris
(*) Dans cette génération, nourrie de philosophie et de liel,
rien n'est si facile aux intrigans que de fdire tomber sur qui il
leur platt cet appétit général de haïr- Leurs succès prodigieux
en ce point prouvent encore moins leurs talensque la disposi-
tion du public, dont les apparens témoignages d estime et d'at-
tachement pour les uns ne sont en effet que des acte» de haine
pour d'autres.
(') J'aurois dû peut-être insister ici sur la ruse favorite de
mes persécuteurs, qui est de satisfaire à mes dépens leurs pas-
sions haineuses, de faire le mal par leurs satellites, et de faire
en sorte qu'il me soit imputé. C'est ainsi qu'ils nVont successi-
vement attribué le Système de la Nature, la Philosophie
de la Nalvre, la note du roman de madame d'Orraoy (*), etc.
C'est ainsi qu'ils tâchoient de faire croire au peuple que c'étolt
moi qui ameutois les bandits qu'ils tenoient à leur solde lors de
la cherté du pain.
(*) Il est parlé de cette dame et de son roman dans les Rêveries.
\o_vri la il.uiii'me Promenad-, tome I"', psjje 406. G. P
SECOND DIALOGUE.
111
de lo voir de proche en proche devenir une
contagion (jénérale. Quand une fois le branle
est donné, chacun suivant le lorrent en aug-
mente l'impulsion. Comment se défier de son
sontimenl quand on lo voit être celui do tout le
monde? Comment douter que l'objot d'une
haine aussi universelle soit réellement un
homme odieux? alors plus les choses qu'on lui
attribue sont absurdes et incn»yables, plus on
est prêt à les admettre. Tout fait qui le rend
odieux ou ridicule est parcela seul assez prouvé.
S'il s'agissoit d'une bonne action qu'il eût faite,
nul n'en croiroit à ses propres yeux, ou bientôt
une interprétation subite la changeroit du blanc
au noir. Les méchans ne croient ni à la vertu,
ni même à la bonté ; il faut être déjà bon soi-
même pour croire d'autres hommes meilleurs
que soi, et il est presque impossible qu'un
homme réellement bon demeure ou soit recon-
nu tel dans une génération méchante.
Les cœurs ainsi disposés, tout le reste devient
facile. Dès lors vos messieurs auroient pu, sans
aucun détour, persécuter ouvertement Jean-
Jacques avec l'approbation publique, mais ils
n'auroient assouvi qu'à demi leur vengeance;
et se compromettre vis-à-vis de lui éloit ris-
quer d'être découverts. Le système qu'ils ont
adopté remplit mieux toutes leurs vues et pré-
vient tous les inconvéniens. Le chef-d'œuvre de
leur art a été de transformer en ménagemeiis
pour leur victime les précautions qu'ils ont pri-
ses pour leur sûreté. Un vernis d'humanité,
couvrant la noirceur du complot, acheva de
séduire le public, et chacun s'empressa de con-
courir à cette bonne œuvre : il est si doux d'as-
souvir saintement une passion et de joindre au
venin de l'animosité le mérite de la vertu 1
Chacun se glorifiant en lui-même de trahir un
infortuné se disoit avec complaisance : « Ah !
» que je suis généreux! C'est pour son bien
1) que je le difi'iime, c'est pour le protéger que
I) je l'avilis ; et l'ingrat, loin de sentir mon
» bienfait, s'en offense ! mais cela ne m'empê-
» chcra pas d'aller mon train et de le servir de
» la sorte en dépit de lui. » Voilà comment,
sous le prétexte de pourvoir à sa sûreté, tous,
en s'admirant eux-mêmes, se font contre lui
les satellites de vos messieurs, et, comme écri-
voit Jean-Jacques à M***, sont si fiers d'être des
traîtres. Concevez-vous qu'avec une pareille
disposition d'esprit on puisse être équitable et
voir les choses comme elles sont? On verroit
Socrate, Aristide, on verroit un ange, on ver-
roit Dieu même avec des yeux ainsi fascinés,
qu'on croiroit toujours voir un monstre in-
fernal.
Mais quelque facile que soit cette pente, il
est toujours bien étonnant, dites-vous, qu'elle
soit universelle, que tous la suivent sans ex-
ception, que pas un seul n'y résiste et ne pro-
teste, que la même passion entraîne en aveugle
une génération tout entière, et que le consen-
tement soit unanime dans un tel renversement
du droit de la nature et des gens.
Je conviens que le fait est très-extraordi-
naire; mais, en le supposant très-certain, je
le trouverois bien plus extraordinaire encore,
s'il avoii la vertu pour principe, car il fâudroit
que toute la génération présente se fût élevée
par cette unique vertu à une sublimité qu'elle
ne montre assurément en nulle autre chose, et
que, parmi tant d'ennemis qu'a Jean-Jacques,
il ne s'en trouvât pas un seul qui eût la maligne
franchise de gâter la merveilleuse œuvre de
tous les autres. Dans mon explication, un petit
nombre de gens adroits, puissans, intrigans,
concertés de longue main, abusant les uns par
de fausses apparences, et animant les autres
par des passions auxquelles ils n'ont déjà que
trop de pente, fait tout concourir contre un
innocent qu on a pris soin de charger de cri-
mes, en lui ôtant tout moyen de s'en laver.
Dans l'autre explication, il faut que de toutes
les générations la plus haineuse se transforme
tout d'un coup tout entière, et sans aucune
exception, en autant d'anges célestes en fa-
veur du dernier des scélérats qu'on s'obstine à
protéger et à laisser libre, malgré les attentats
et les crimes qu'il continue de commettre tout
à son aise, sans que persoime au monde ose,
tant on craint de lui déplaire, songer à l'en
empêcher, ni môme à les lui reprocher. La-
quelle de ces deux suppositions vous paroît la
plus raisonnable et la plus admissible?
Au reste, cette objection, tirée du concours
unanime de tout le monde à l'exécution d'un
complot abominable, a peut-être plus d'appa-
rence que de réalité. Premièrement, l'art des
moteurs de toule la trame a été de ne la pas
dévoiler également à tous les yeux. Ils en ont
112
SECOND DIALOGUE.
gardé le principal secret entre un petit nombre
de conjurés; ils n'ont laissé voir au reste des
hommes que ce quil falloit pour les y faire
concourir. Chacun n'a vu l'objet que par le
côté qui pouvoit l'émouvoir, et n'a été initié
dans le complot qu'autant que l'exigeoit la par-
tie de l'exécution qui lui étoit confiée. Il n'y a
peut-être pas dix personnes qui sachent à quoi
tient le fond de la trame; et, de ces dix, il n'y
en a peut-être pas trois qui connoissent assez
leur victime pour être sûrs qu'ils noircissent
un innocent. Le secret du premier complot est
concentré entre deux hommes qui n'iront pas
le révéler. Tout le reste des complices, plus ou
moins coupables, se fait illusion sur des ma-
nœuvres qui, selon eux, tendent moins à per-
sécuter l'innocence qu'à s'assurer d'un méchant.
On a pris chacun par son caractère particulier,
par sa passion favorite. S'il étoit possible que
cette multitude de coopérateurs se rassemblât
et s'éclairât par des confidences réciproques,
ilsseroient frappés eux-mêmes des contradic-
tions absurdes qu'ils trouveroient dans les faits
qu'on a prouvés à chacun d'eux, et des motifs
non-seulement dilîérens, mais souvent contrai-
res, par lesquels on les a fait concourir tous à
l'œuvre commune, sans qu'aucun d'eux en vît
le vrai but. Jean-Jacques lui-même sait bien
dislinguer d'avec la canaille à laquelle il a été
livré à Motiers, à Trye, à Monquin, des per-
sonnes d'un vrai mérite, qui, trompées plutôt
que séduites, et, sans être exemptes de blâme,
à plaindre dans leur erreur, n'ont pas laissé,
malgré l'opinion qu'elles avoient de lui, de le
rechercher avec le même empressement que les
autres, quoique dans de moins cruelles inten-
tions. Les trois quarts peut-être de ceux qu'on
a fait entrer dans le complot n'y restent. que
parce qu'ils n'en ont pas vu toute la noirceur.
Il y a même plus de bassesse que de malice
dans les indignités dont le grand nombre l'ac-
cable; et l'on voit à leur air, à leur ton, dans
leurs manières, qu'ils l'ont bien moins en hor-
reur comme objet de haine , qu'en dérision
comme infortuné.
De plus, quoique personne ne combatte ou-
vertement l'opinion générale, ce qui seroit se
compromettre à pure perte, pensez-vous que
tout lemonde y acquiesce réellement? Combien
de particuliers peut-être, voyant tant de ma-
nœuvres et de mines souterraines, s'en indi-
gnent , refusent d'y concourir, et gémissent
en secret sur l'innocence opprimée! combien
d'autres, ne sachant à quoi s'en tenir sur le
compte d'un homme enlacé dans tantde pièges,
refusent de le juger sans l'avoir entendu ; et,
jugeant seulement ses adroits persécuteurs,
pensent que des gens à qui la ruse, la fausseté,
la trahison, coûtent si peu, pourroient bien
n'être pas plus scrupuleux sur l'imposture 1
Suspendus entre la force des preuves qu'on
leur allègue, et celles de la malignité des accu-
sateurs, ils ne peuvent accorder tant de zèle
pour la vérité, avec tant d'aversion pour la
justice, ni tant de générosité pour celui qu'ils
accusent, avec tant d'art à gauchir devant lui
et se soustraire à ses défenses. On peut s'abs-
tenir de l'iniquité, sans avoir le courage de la
coinbatire. On peut refuser d'êlre complice
d'une trahison, sans oser démasquer les traî-
tres. Lin homme juste, mais foible, se retire
alors de la foule, reste dans son coin; et,
n'osant s'exposer, plaint tout bas l'opprimé,
craint l'oppresseur, et se tait. Qui peut savoir
combien d'honnêtes gens sont dans ce cas? Ils
ne se font ni voir ni sentir : ils laissent le champ
libre à vos messieurs jusqu'à ce que le moment
de parler sans danger arrive. Fondé sur l'opi-
nion que j'eus toujours de la droiture naturelle
du cœur humain, je crois que cela doit être.
Sur quel fondement raisonnable peut-on sou-
tenir que cela n'est pas? Voilà, monsieur,
tout ce que je puis répondre à l'unique objec-
tion à laquelle vous vous réduisez, et qu'au reste
je ne me charge pas de résoudre à votre gré, ni
même au mien, quoiqu'elle ne puisse ébranler
la persuasion directe qu'ont produite en moi
mes recherches.
Je vous ai vu prêt à m'interrompre, et j'ai
compris que c'étoit pour me reprocher le soin
superflu de vous établir un fait dont vous con-
venez si bien vous-même que vous le tournez
en objection contre moi, savoir qu'il n'est pas
vrai que tout le monde soit entré dans le com-
plot. Mais remarquez qu'en paroissant nous
accorder sur ce point nous sommes néanmoins
de sentimens tout contraires, en ce que, selon
vous, ceux qui ne sont pas du complot pensent
sur Jean-Jacques tout comme ceux qui en sont,
et que, selon moi, ils doivent penser tout au-
SF.COND DIALOGUE.
lis
tronient. Ainsi votre exception, que je n'admets
pas, ei la mienne, que vous n'admettez pas
non plus, tombant sur des personnes différen-
tes, s'excluent mutuellement, ou du moins ne
s'accordent pas. Je viens de vous dire sur quoi
je fonde la mienne ; examinons la vôtre à pré-
sont.
D'honnêtes gens, que vous dites ne pas
mirer dans le complot et ne pas ha'ir Jean-
Jacques, voient cependant en lui tout ce que
disent y voir ses plus mortels ennemis ; comme
s'il en avoit qui convinssent de l'être et ne se
vantassent pas de l'aimer 1 En me faisant cette
objection, vous ne vous êtes pas rappelé celle-
ci qui la prévient et la détruit. S'il y a com-
plot, tout [)ar son effet devient facile à prou-
ver à ceux n)ême qui ne sont pas du com-
plot ; et, quand ils croient voir par leurs yeux,
ils voient, sans s'en douter, par les yeux d'au-
trui.
Si ces personnes dont vous parlez ne sont pas
de mauvaise foi, du moins elles sont certaine-
ment prévenues comme tout le public, et doi-
vent par cela seul voir et juger comme lui. Et
comment vos messieurs, ayant une fois la faci-
lité de faire tout croire, auroient-ils négligé de
porter cet avantage aussi loin qu'il pouvoit
aller? Ceux qui, dans celte persuasion générale,
ont écarté la plus sûre épreuve pour distinguer
le vrai du faux, ont beau n'être pas à vos yeux
du complot, par cela seul ils en sont aux miens ;
et moi , qui sens dans ma conscience qu'où ils
croient voir la certitude et la vérité, il n'y a
qu'erreur, mensonge, imposture, puis-je dou-
ter qu'il n'y ait de leur faute dans leur persua-
sion, et que, s'ils avoient aimé sincèrement la
vérité, ils ne l'eussent bientôt démêlée à travers
les artifices des fourbes qui les ont abusés? Mais
ceux qui ont d'avance irrévocablement jugé
l'objet de leur haine, et qui n'en veulent pas
démordre, ne voyant en lui que ce qu'ils y
veulent voir, tordent et détournent tout au gré
de leur passion, et, à force de subtilités, don-
nent aux choses les plus contraires à leurs idées
l'interprétation qui les y peut ramener. Les
personnes que vous croyez impartiales ont-elles
pris les précautions nécessaires pour surmonter
ces illusions?
Le Fr. Mais, monsieur Rousseau, y pensez-
vous, et qu'exigez-vous là du public? Avez-vous
T. IV.
pu croire qu'il examincroit la chose aussi scru-
puleusement que vous?
RODSS. Il en eût éié dispensé sans doute, s'il
se fût abstenu d'une décision si cruelle. M:iiâ
en prononçant souverainement sur l'honneur
et sur la destinée d'un homme, il n'a pu sans
crime négliger aucun des moyens essentiels et
possibles de s'assurer qu'il prononçoit juste-
ment.
Vous méprisez, dites-vous, un homme abject,
et ne croirez jamais que les heureux penchans
que j'ai cru voir dans Jean-Jacques puissent
compatir avec des vices aussi bas que ceux dont
il est accusé. Je pense exactement comme vous
sur cet article ; mais je suis aussi certain que
d'aucune vérité qui me soit connue que cette
abjection, que vous lui reprochez, est de tous
les vices le plus éloigné de son naturel. Bien
plus près de l'extrémité contraire, il a trop do
hauteur dans l'âme pour pouvoir tendre à l'ab-
jeciion. Jean-Jacques est foible, sans doute, et
peu capable de vaincre ses passions; mais il ne
peut avoir que les passions relatives à son carac-
tère, et dos tentations basses ne sauroient ap-
procher de son cœur. La source de toutes sos
consolations est dans l'estime de lui-même. Il
seroit le plus vertueux des hommes si sa force
répondoit à sa volonté. Mais avec toute sa foi-
blesse il ne peut être un homme vil, parce qu'il
n'y a pas dans son âme un penchant ignoble
auquel il fût honteux de céder. Le seul qui
l'eût pu mener au mal est la mauvaise honte,'
"contre laquelle il a lutté toute sa vie avec des
efforts aussi grands qu'inutiles, parce qu'elle
lient à son humeur timide qui présente un ob-
stacle invincible aux ardens désirs de son
cœur, et le force à lour donner le change en
mille façons souvent blâmables. Voilà l'unique
source de tout le mal qu'il a pu faire, mais dont
rien ne [)eut sortir de semblable aux indigniiéi
dont vous l'accusez. Eh 1 comment ne voyez-
vous pas combien vos messieurs eux-mêuies
sont éloignés de ce mépris qu'ils veulent vous
inspirer pour lui? Comment ne voyez-vous pas
que ce mépris qu'ils affectent n'est point réel,
qu'il n'est que le voile bien transparent d'une
estime qui les déchire, et d'une rage qu'ils ca-
chent très-mal? La preuve en est manifesir.
On ne s'inquiète point ainsi dos gens qu'on mé-
prise. On en détourne les yeux , on les husse
'8
114
SECOND DIALOGUE.
pour ce qu'ils sont , on fait à leur égard , non
pas ce que font vos messieurs à l égard de Jean-
Jacques, mais ce que lui-même fait au leur. 11
n'est pas étonnant qu'après l'avoir chargé de
pierres ils le couvrent aussi de boue : tous ces
procédés sont très-concordans de leur part;
mais ceux qu'ils lui imputent ne le sont guère
de la sienne, et ces indignités auxquelles vous
revenez sont-elles mieux prouvées que les cri-
mes sur lesquels vous n'insistez plus? Non,
monsieur; après nos discussions précédentes je
nevoisplusde milieu possible entre tout admet-
tre et tout rejeter.
Des témoignages que vous supposez impar-
tiaux, les uns portent sur des faits absurdes et
faux, mais rendus croyables à force do pré-
vention, tels que le viol, la brutalité, la dé-
bauche, la cynique impudence, les basses fri-
ponneries; les autres, sur des faits vrais, mais
faussement interprétés, tels que sa dureté, son
dédain , son humeur colère et repoussante ,
l'obstination de fermer sa porle aux nouveaux
"visages, surtout aux quidams cajoleurs et pleu-
reux, et aux arrogans mal appris.
Comme je ne défendrai jamais Jean-Jacques
accusé d'assassinat et d'empoisonnement , je
n'entends pas non plus le justifier d'être un vio-
lateur de filles , un monstre de débauche, un
petit filou. Si vous pouvez adopter sérieuse-
ment de pareilles opinions sur son compte , je
ne puis que le plaindre, et vous plaindre aussi,
vous qui caressez des idées dont vous rougiriez
comme ami de la justice, en y regardant de
plus près, et faisant ce que j'ai fait. Lui débau-
ché, brutal, impudent, cyniqueauprès du sexe!
Eh 1 j'ai grand'peur que ce ne soit l'excès con-
traire qui l'a perdu, et que, s'il eût été ce que
vous dites, il ne fût aujourd'hui bien moins mal-
heureux. Il est bien aisé de faire, à son arrivée,
retirer les filles de la maison ; mais qu'est-ce
que cela prouve , sinon la maligne disposition
des parens envers lui ?
A-t-on l'exemple de quelque fait qui ait
rendu nécessaire une précaution si bizarre et
si affectée? et qu'en dut-il penser à son arrivée
à Paris , lui qui venoit de vivre à Lyon très-
familièrement dans une maison très-estimable,
où la mère et trois filles charmantes, toutes
trois dans la fleur de l'Age et de la beauté, l'ac-
^abloienl à l'envi d'amitiés et de caresses? Es{-
ce en abusant de cette familiarité près de ces
jeunes personnes, est-ce par des manières ou
des propos libres avec elles qu'il mérita l'indi-
gne et nouvel accueil qui l'attendoit à Paris en
les quittant? et même encore aujourd'hui, des
mères très-sages craignent-elles de mener leurs
filles chez ce terrible satyre, devant lequel ces
autres-là n'osent laisser un moment les leurs,
chez elles, et en leur présence? En vérité, que
des farces aussi grossières puissent abuser un
moment des gens sensés, il faut en être témoin
pour le croire.
Supposons un moment qu'on eût osé publier
tout cela dix ans plus tôt, et lorsque l'estime
des honnêtes gens, qu'il eut toujours dès sa jeu-
nesse, étoit montée au plus haut degré: ces opi-
nions, quoique soutenues des mêmes preuves,
auroient-elles acquis le même crédit chez ceux
qui maintenant s'empressent de les adopter?
Non, sans doute, ils lesauroient rejeiées avec
indignation. Usauroient tous dit : « Quand un
» homme est parvenu jusqu'à cet âge avec l'es-
» time publique, quand sans patrie, sans fortune
» et sans asile, dans une situation gênée, et
» forcé, pour subsister, de recourir sans cesse
» aux expédiens, on n'en a jamais employé que
» d'honorables, et qu'on s'est fait toujours
» considérer et bien vouloir dans sa détresse,
» on ne commence pas après l'âge mûr, et
» quand tous les yeux sont ouverts sur nous,
» à se dévoyer de la droite route , pour s'en-
» foncer dans les sentiers bourbeux du vice;
» on n'associe point la bassesse des plus vils
») fripons avec le courage et l'élévation des
» âmes fières , ni l'amour de la gloire aux
») manœuvres des filous; et si quarante ans
» d'honneur permettoient à quelqu'un de se
» démentirsitard àce point, il perdroit bientôt
t> cette vigueur de sentiment, ce ressort, cette
» franchise intrépide qu'on n'a point avec des
» passions basses, et qui jamais ne survit à
» l'honneur. Un fripon peut être lâche, un mé-
» chant peut être arrogant; mais la douceur de
» l'innocence , et la fierté de la vertu, ne peu-
» vent s'unir que dans une belle âme. »
Voilà ce qu'ils auroient tous dit ou pensé, el
ils auroient certainement refusé de le croire
atteint de vices aussi bas, à moins qu'il n'en
eût été convaincu sous leurs yeux. Ils auroient
du moins voulu l'étudier eux-mêmes avant de
SECOND DIALOGUE.
115
le juger si décidément et si cruellement. Ils
auroienl fait ce que j'ai fait ; et, avec l'impar-
tialité que vous leur supposez, ils auroicnt tiré
de leurs recherches la même conclusion que je
tire des miennes. Ils n'ont rien fait do tout
cela ; les preuves les plus ténébreuses, les té-
moignages les plus suspects, leur ont suffi pour
se décider en mal sans autre vérification, el ils
ont soigneusement évité tout éclaircissentent
qui pouvoit leur montrer leur erreur. Donc,
quoi que vous en puissiez dire, ils sont du com-
plot ; car ce que j'appelle en être n'est pas
seulement être dans le secret de vos messieurs,
je présume que peu de gens y sont admis ; mais
c'est adopter leur unique principe , c'est se
faire, comme eux, une loi de dire à tout le
monde, et de cacher au seul accusé le mal
qu'on pense ou qu'on foint de penser de lui, et
les raisons sur lesquelles on fonde ce jugement,
afin de le mettre hors d'état d'y répondre, et
de faire entendre les siennes; car, sitôt qu'on
s'est laissé persuader qu'il faut le juger, non-
seulement sans l'entendre, mais sans en être
entendu, tout le reste est forcé, et il n'est pas
possible qu'on résiste à tant de témoignages si
bien arrangés, et mis à l'abri de l'inquiétante
épreuve des réponses de l'accusé. Comme tout
le succès de la irame dépendoit de cette impor-
tante précaution, son auteur aura mis toute la
sagacité de son esprit à donner à celte injustice
le tour le plus spécieux, et à la couvrir même
d'un vernis de bénèficence et de générosité,
qui n'eût ébloui nul esprit impartial, mais qu'on
s'est empressé d'admirer, à l'égard d'un homme
qu'on n'estimoit que par force, et dont les sin-
gularités n'étoient vues de bon œil par qui que
ce fût.
Tout tient à la première accusation qui l'a
fait déchoir, tout d'un coup, du titre d'honnête
homme qu'il avoit porté jusqu'alors, pour y
substituer celui du plus afFreux scélérat. Qui-
conque a l'âme saine et croit vraiment à la pro-
bité ne se départ pas aisément de l'estime fon-
dée qu'il a conçue pour un homme de bien. Je
verrois commettre un crime, s'il étoit possible,
ou faire une action basse à mvlord-maréchal (*] ,
I
(•) II est vrai que mylortl-raaréclial est d'une illustre nais-
sauce, et Jean-Jacques uu fiomme du peuple ; mais il faut pen-
ser q«e Rousseau, qui parle ici, n"a pas, en général, une opi-
nion bien sublinte de la haute vertu des gensde qualité, et que
que je n'en croirois pas à mes yeux. Ouand
j ai cru de Jean-Jacques tout ce que vous m'avez
prouvé, c'étoit en le supposant convaincu.
Changer à ce point, sur le compte d'un homme
estimé durant toute sa vie, n'est pas une
chose facile. Mais aussi ce premier pas fait ,
tout le reste va de lui-même. De crime en
crime, un homme coupable d'un seul devient,
comme vous l'avez dit, capable de tous. Rien
n'est moins surprenant que le passage de la
méchanceté à l'abjection , et ce n'est pas la
peine de mesurer si soigneusement l'intervalle
qui peut quelquefois séparer un scélérat d'un
fripon. On peut donc avilir tout à son aise
l'homme qu'on a commencé par noircir. Quand
on croit qu'il n'y a dans lui que du mal , on n'y
voit plus que cela ; ses actions bonnes ou indif-
férentes changent bientôt d'apparence avec
beaucoup de préjugés et un peu d'interpréta-
tion , et l'on rétracte alors ses jugemens avec
autant d'assurance que si ceux qu'on leur sub-
stitue étoient mieux fondés. L'amour-propre
fait qu'on veut toujours avoir vu soi-même ce
qu'on sait, ou qu'on croit savoir d'ailleurs. Rien
n'est si manifeste aussitôt qu'on y regarde, on
a honte de ne l'avoir pas aperçu plus tôt : mais
c'est qu'on étoit si distrait ou si prévenu qu'on
ne portoit pas son attention de ce côté; c'est
qu'on est si bon soi-même qu'on ne peut sup-
poser la méchanceté dans autrui.
Quand enfin l'engouement, devenu général,
parvient à l'excès, on ne se contente plus de
tout croire ; chacun , pour prendre part à la
fête, cherche à renchérir, ei tout le monde,
s'affectionnant à ce système, se pique d'y ap-
porter du sien pour l'orner ou pour l'affermir.
Les uns se sont pas plus empressés d'inventer
que les autres de croire. Toute imputation
passe en preuve invincible ; et si l'on apprenoit
aujourd'hui qu'il s'est commis un crime dans
la lune, il seroit prouvé demain, plus clair que
le jour, à tout le monde, que c'est Jean-Jac-
ques qui en est l'auteur.
La réputation qu'on lui a donnée, une fois
bien établie, il est donc très-naturel qu'il en
résulte, même chez les gens de bonne foi, les
effets que vous m'avez détaillés. S'il fait une
erreur de compte, ce sera toujours à dessein ;
l'histoire de Jean-Jacques ne doit pas naturellement agrandir
cette opinion
il6
SECOND DIALOGUE.
est-elle à son avantage, c est une friponnerie :
est-elle à son préjudice, c'est une ruse. Un
homme ainsi vu, quelque sujet qu'il soit aux
oublis, aux distractions, aux balourdises, ne
peut plus rien avoir de tout cela : tout ce qu'il
fait par inadvertance est toujours vu comme
fait exprès. Au contraire, les oublis, les omis-
sions, les bévues des autres à son égard, no
trouvent plus créance dans l'esprit de per-
sonne ; s'il les relève, il ment ; s'il les endure,
c'est à pure perte. Des femmes étourdies, de
jeunes gens évaporés, feront des quiproquo
dont il restera chargé; et ce sera beaucoup si
des laquais gagnés ou peu fidèles, trop instruits
des sentimens des maîtres à son égard, ne sont
pas quelquefois tentés d'en tirer avantage à ses
dépens, bien sûrs que l'affaire ne s'éclaircira
pas en sa présence, et que, quand cela arrive-
roit, un peu d'effronterie, aidée des préjugés
des maîtres, les lireroit d'affaire aisément.
J'ai supposé, comme vous, ceux qui traitent
avec lui, tous sincères et de bonne foi ; mais si
l'on cherchoit à le tromper pour le prendre en
faute, quelle facilité sa vivacité, son étourde-
rie, ses distractions, sa mauvaise mémoire, ne
donneroient-elles pas pour cela !
D'autres causes encore ont pu concourir à
ces faux jugemens. Gel homme a donné à vos
messieurs, par ses Confessions , qu'ils appel-
lent ses Mémoires, une prise sur lui qu'ils
n'ont eu garde de négliger. Gette lecture qu'il
a prodiguée à tant de gens, mais dont si peu
d'hommes étoient capables, et dont bien moins
encore étoient dignes, a initié le public dans
toutes ses foiblesses, dans toutes ses fautes les
plus secrètes. L'espoir que ces Confessions ne
seroient vues qu'après sa mort lui avoit donné
le courage de tout dire et de se traiter avec une
justice souvent même trop rigoureuse. Quand
il se vit défiguré parmi les hommes, au point
d'y passer pour un monstre, la conscience,
qui lui faisoit sentir en lui plus de bien que de
mal, lui donna le courage que lui seul peut-être
eut, et aura jamais, de se montrer tel qu'il
étoit; il crut qu'en manifestant à plein l'inté-
rieur de son âme, et révélant ses Confessions,
l'explication si franche, si simple, si naturelle,
de tout ce qu'on a pu trouver de bizarre dans
sa conduite, portant avec elle son propre té-
onoignage, feroit sentir la vérité de ses décla-
rations, et la fausseté des idées horribles et
fantastiques qu'il voyoit répandre de lui, sans
en pouvoir découvrir la source. Bien loin de
soupçonner alors vos messieurs, la confiance
en eux de cet homme si défiant alla, non-seu-
lement jusqu'à leur hre cette histoire de son
âme, mais jusqu'à leur en laisser le dépôt as-
sez long-temps. L'usage qu'ils ont fait de cette
imprudence a été d'en tirer parti pour diffa-
mer celui qui l'avoit commise; et le plus sacré
dépôt de l'amitié est devenu, dans leurs mains,
l'instrument de la trahison. Ils ont travesti ses
défauts en vices, ses fautes en crimes, les foi-
blesses ide sa jeunesse en noirceurs de son âge
mûr; ils ont dénaturé les effets, quelquefois
ridicules, de tout ce que la nature a mis d'ai-
mable et de bon dans son âme, et ce qui n'est
que des singularités d'un tempérament ardent,
retenu par un naturel timide , est devenu par
leurs soins une horrible dépravation de cœur
et de goût. Enfin , toutes leurs manières de
procéder à son égard, et des allures dont le
vent m'est parvenu , me portent à croire que
pour décrier ses Confessions, après en avoir
tiré contre lui tous les avantages possibles, ils
ont intrigué, manœuvré, dans tous les lieux où
il a vécu, et dont il leur a fourni les renseigne-
mens, pour défigurer toute sa vie, pour fabri-
quer avec art des mensonges, qui en donnent
l'air à ses Confessions, et pour lui ôter le mérite
de la franchise, même dans les aveux qu'il fait
contre lui. Eh 1 puisqu'ils savent empoisonner
ses écrits, qui sont sous les yeux de tout le
monde, comment n'empoisonneroicnt-ils pas
sa vie, que le public ne connoît que sur leur
rapporx ?
VHéloïse avoit tourné sur lui les regards des
femmes; elles avoient des droits assez naturels
sur un homme qui décrivoit ainsi l'amour ;
mais n'en connoissant guère que le physique,
elles crurent qu'il n'y avoit que des sens très-
vifs qui pussent inspirer des sentimens si ten-
dres, et cela put leur donner de celui qui les
exprimoit plus grande opinion qu'il ne la méri-
toit peut-être. Supposez cette opinion , portée
chez quelques-unes jusqu'à la curiosité, et que
cette curiosité ne fût pas assez tôt devinée ou
satisfaite par celui qui en étoit l'objet, vous
concevrez aisément dans sa destinée les consé-
quences de cette balourdise.
SECOND DIALOGUE.
m
Ouanl à I accueil sec et dur qu'il Fait aux qui-
dams arro|;ans ou picurcux qui viennent à lui,
j'en ai souvent été le témoin moi-même, et je
conviens qu'en pareille situation cette conduite
seroit fort imprudente dans un hypocrite dé-
masqué, qui, trop heureux qu'on voulût bien
feindre de prendre le change, devroit se prê-
ter, avec une dissimulation pareille, à cette
feinte, et aux apparens ménagemons qu'on fe-
roit semblant d'avoir pour lui. Mais osez-vous
reprocher à un homme d'honneur outragé de
ne pas se conduire en coupable, et de n'avoir
pas, dans ses infortunes, la lâcheté d'un vil
scélérat? De quel œil voulez-vous qu'il envisage
les perfides empressemens des traîtres qui l'ob-
sèdent, et qui, tout en affectant le plus pur
zèle, n'ont en effet d'autre but que de rcnlacer
de plus en plus dans les pièges de ceux qui les
emploient? Il faudroit, pour les accueillir, qu'il
fùl en effet tel qu'ils le supposent ; il faudroit,
qu'aussi fourbe qu'eux, et feignant de ne les
pas pénétrer, il leur rendît trahison pour trahi-
son. Tout son crime est d'être aussi franc qu'ils
sont fiiux : mais après tout, que leur importe
qu'il les reçoive bien ou mal? Los signes les
plus manifestes de son impatience ou de son
dédain n'ont rien qui les rebute. Il les outra-
geroil ouvertement qu'ils ne s'en iroient pas
pour cela. Tous de concert laissant à sa porte
les sentiinens d'honneur qu'ils peuvent avoir,
ne lui montrent qu'insensibilité, duplicité, lâ-
cheté, perfidie, et sont auprès de lui comme il
devroit êlre auprès d'eux, s'il étoit tel qu'ils le
représentent; et comment voulez-vous qu'il
leur montre une estime qu'ils ont pris si grand
soin de ne lui pas laisser? Je conviens que le
mépris d'un homme qu'on méprise soi-même
est facile à supporter : mais encore n'est-ce
p.is chez lui qu'il faut aller en chercher les
marques. Malgré tout ce patelinage insidieux,
pour peu qu'il croie apercevoir, au fond des
Ames, des sentimons naturellement honnêtes,
et quelques bonnes dispositions, il se laisse en-
core subjuguer. Je ris de sa simplicité, et je
l'en fais rire lui-même.ll espère toujoursqu'en
le voyant tel qu'il est quelques-uns du moins
n'auront plus le courage de le haïr, et croit, à
force de franchise, toucher enfin ces cœurs de
bronze. Vous concevez comment cola lui réus-
sit; il le voit lui-môme, et, après tant de tris-
tes expériences, il doit enfin savoir à quoi s'en
tenir.
Si vous eussiez fait une fois les réflexions
que la raison suggère, et les perquisitions que
la justice exige, avant de juger si sévèrement
un infortuné, vous auriez senti que dans une
situation pareille à la sienne, et victime d'aussi
détestables complots, il ne peut plus, il ne doit
plus du moins se livrer, pour ce qui l'entoure,
à ses penchans naturels, dont vos messieurs se
sont servis si long-temps et avec lant de succès
pour le prendre dans leurs filets. Il ne peut
plus, sans s'y précipiter lui-même, agir en rien
dans la simplicité de son cœur. Ainsi ce n'est
plus sur ses œuvres présentes qu'il faut le ju-
ger, même quand on pourroit en avoir le narré
fidèle. Il faut rétrograder vers le temps où rien
ne l'empêchoit d'être lui-même, ou bien le pé-
nétrer plus inùmement, intus et in cw/e, poury
lire immédiatement les véritables dispositions
de son âme, que tant de malheurs n'ont pu ai-
grir. En le suivant dans les temps heureux de
sa vie, et dans ceux même où, déjà la proie de
vos messieurs, il ne s'en doutoit pas encore,
vous eussiez trouvé l'homme bienfaisant et
doux qu'il étoit et passoit pour être avant qu'on
l'eût défiguré. Dans tous les lieux où il a vécu
jadis, dans les habitations où on lui a laissé
faire assez de séjour pour y laisser des traces
de son caractère, les regrets des habitans l'ont ;
toujours suivi dans sa retraite ; et seul peut- ,
être de tous les étrangers qui jamais vécurent
en Angleterre, il a vu le peuple de Wootton
pleurer à son départ. Mais vos dames et vos ■
messieurs ont pris un tel soin d'effacer toutes
CCS traces, que c'est seulement tandis qu'elles
étoient encore fraîches qu'on a pu les disiin-
guer. Montmorency, plus près de nous, offre
un exemple frappant de ces différences. Grâce
à des personnes que je ne veux pas nommer, et
aux oratoriens devenus, je ne sais comment,
les plus ardens satellites de la ligue, vous n'y
retrouverez plus aucun vestige de l'attache-
ment, et j'ose dire de la vénération qu'on y eut
jadis pour Jean-Jacques, et tant qu'il y vécut,
et après qu'il en fut parti : mais les traditions
du moins en restent encore dans la mémoire
des honnêtes gens qui fréquentoient alors ce
pays-là.
Dans ces cpanchemens auxquels il aime en-
118
SECOND DIALOGUE.
les injures et les outrages qu'elle essuie jour-
nellement de tous ces humbles admirateurs, de
tous ces vertueux infortunés, à la moindre ré-
sistance qu'ils trouvent, pour juger du motif
qui les amène, et des gens qui les envoient.
Croyez-vous qu'il ait tort d'éconduiro toute
cette canaille, et de ne vouloir pas s'en laisser
subjuguer ? Il lui faudroit vingt ans d'applica-
tion pour lire seulement tous les manuscrits
qu'on le vient prier de revoir, de corriger, de
refondre, car son temps et sa peine ne coûtent
rien à vos messieurs (') ; il lui faudroit dix
mains et dix secrétaires pour écrire les requê-
tes, placets, lettres, mémoires, compliraens,
vers, bouquets, dont on vient à l'envi le char-
ger, vu la grande éloquence de sa plume, et la
grande bonté de son cœur; car c'est toujours
là l'ordinaire refrain de ces personnages sin-
cères. Au motd'humanité,qu'ontappris à bour-
donner autour de lui des essaims de guêpes,
elles prétendent le cribler de leurs aiguillons
bien à leur aise, sans qu'il ose s'y dérober, et
tout ce qui lui peut arriver de plus heureux
est de s'en délivrer avec de l'argent, dont ils le
remercient ensuite par des injures.
Après avoir tant réchauffé de serpens dans
son sein, il s'est enfin déterminé, par une ré-
flexion très-simple, à se conduire comme il fait
avec tous ces nouveaux venus. A force de bon-
tés et de soins généreux, vos messieurs, parve-
nus à le rendre exécrable à tout le monde, ne
lui ont plus laissé l'esiime de personne. Tout
homme ayant de la droiture et de l'honneur ne
peut plus qu'abhorrer et fuir un être aussi défi-
guré ; nul homme sensé n'en peut rien espérer
de bon. Dans cet état, que peut-il donc penser
de ceux qui s'adressent à lui par préférence, le
recherchent, le comblent d'éloges, lui deman-
dent, ou des services, ou son amitié ; qui, dans
l'opinion qu'ils ont de lui, désirent néanmoins
d'être liés ou redevables au dernier des scélé-
rats? Peuvent-ils même ignorer que, loin qu'il
ait ni crédit, ni pouvoir, ni faveur auprès de
personne, l'intérêt qu'il pourroit prendre à eux
core à se livrer, et souvent avec plus déplaisir
que de prudence, il m'a quelquefois confié ses
pi>ines, et j'ai vu que la patience avec laquelle il
les supporte n'ôtoilrien à l'impression qu'elles
font sur son coeur. Celles que le temps adoucit
le moins se réduisent à deux principales, qu'il
compte pour les seuls vrais maux que lui aient
faits ses ennemis. La première est de lui avoir
ôté la douceur d'être utile aux hommes, et se-
courable aux malheureux, soit en lui en ôtant
les moyens, soitenne laissantplus approcherde
lui, sous ce passe-port, que des fourbes qui ne
cherchent à l'intéresser pour eux qu'afin de
s'insinuer dans sa confiance, l'épier et le trahir.
La façon dont ils se présentent, le ton qu'ils
prennenten lui parlant, les fadeslouanges qu'ils
lui donnent, le patelinage qu'ils y joignent, le
fiel qu'ils ne peuvent s'abstenir d'y mêler, tout
décèle en eux de petits histrions grimaciers
qui ne savent ou ne daignent pas mieux jouer
leur rôle. Les lettres qu'il reçoit ne sont, avec
des lieux communs de collège, et des leçons
bien magistrales sur ses devoirs envers ceux
qui les écrivent, que de sottes déclamations
contre les grands et les riches, par lesquelles
on croit bien le leurrer ; d'amers sarcasmes sur
tous les étals ; d'aigres reproches à la fortune,
de priver un grand homme comme l'auteur de
la lettre, et, par compagnie, l'autre grand
homme à qui elle s'adresse, des honneurs et
des biens qui leur étoicnt dus, pour les pro-
diguer aux indignes ; des preuves tirées de là,
qu'il n'existe point de Providence; de paihé-
liques déclarations de la prompte assistance
dont on a besoin, suivies de fières protestations
de n'en vouloir néanmoins aucune. Le tout fi-
nit d'ordinaire par la confidence de la ferme
résolution où l'on est de se tuer, et par l'avis
que cette résolution sera mise en exécution
sonica si l'on ne reçoit bien vite une réponse
satisfaisante à la lettre.
Après avoir été plusieurs fois très-sottement
la dupe de ces menaçans suicides, il a fini par
se moquer, et d'eux, et de sa propre bêtise.
Mais quand ils n'ont plus trouvé la facilité de
s'introduire avec ce pathos, ils ont bientôt re-
pris leur allure naturelle, et substitué, pour
forcer sa porte, la férocité des tigres à la flexi-
bilité des serpens. Il faut avoir vu les assauts
que sa femme est forcée de soutenir sans cesse, i rois pu faire assez bien mes affaires.
(') Je dois pourtant rendre justice à ceux qui m'offrent de
payer mes peines, et qui sont en assez grand nombre. Au mo-
ment même où j'écris ceci, une dame de province vient de me
proposer douze francs, enaltendautmieux, pour lui écrire une
belle letlre à un prince. C'est dommage que je ne me sois pas
avisé de lever boutique sons les charniers des Innocens; J'y au-
SECOND DIALOGUE.
119
ne feroit que leur nuiro aussi bien qu'à lui, que
tout l'efFel de sa rccommandalion seroit, ou de
les perdre s'ils avoient eu recoursàlui de bonne
foi, ou d'en faire de nouveaux tratlrcs destinés
à l'enlacer par ses propres bienfaits? En toute
supposition possible, avec les jugemens portes
de lui dans le monde, quiconque ne laisse pas
de recourir à lui, n'cst-il pas lui-même un
homme jugé? et quel honnête homme peut
prendre intérêt à de pareils misérables? S'ils
n'étoient pas des fourbes, ne seroient-ils pas
toujours des infâmes? et qui peut implorer des
bienfaits d'un homme qu'il méprise n'est-il pas
lui-même encore plus méprisable que lui ?
Si tous ces empressés ne venoieiit que pour
voir et chercher ce qui est, sans doute il auroit
tort de les éconduire; mais pas un seul n'a cet
objet, et il faudroitbien peu connoître les hom-
mes et la situation de Jean-Jacques pour espé-
rer de tous ces gens-là ni vérité ni fidélité. Ceux
qui sont payés veulent gagner leur argent, et
ils savent bien qu'ils n'ont qu'un seul moyen
pour cela, qui est de dire, non ce qui est, mais
ce qui platt, et qu'ils seroient mal venus à dire
du bien de lui. Ceux qui l'épient de leur propre
mouvement, mus par leur passion, ne verront
jamais que ce qui la flatte; aucun ne vient pour
voir ce qu'il voit, mais pour l'interpréter à sa
mode. Le blanc et le noir, le pour et le contre,
leur servent également. Donne-t-il l'aumône,
ah ! le caffard 1 La refuse-t-il, voilà cet homme
si charitable 1 S'il s'enflamme en parlant de la
vertu, c'est un tartufe ; s'il s'anime en parlant
de l'amour, c'est un satyre ; s'il lit la gazette ('),
il médite une conspiration; s'il cueille une
rose, on cherche quel poison la rose contient.
Trouvez à un homme ainsi vu quelque propos
qui soit innocent, quelque action qui ne soit
pas un crime, je vous en défie.
Si l'administration publique elle-même eût
été moins prévenue ou de bonne foi, la cons-
tante uniformité de sa vie, égale et simple, l'eût
bientôt désabusée; elle auroit compris qu'elle
ne verroit jamais que les mêmes choses, et que
(* ) A la grande satisfaction de mes trës-inquiets patrons, je
renonce à cette triste lecture, devenue indifrérente à un homme
qu'on a rendu tout-àffait étranger sur la terre. Je n'y ai plus ni
patrie, ni frères. Habitée par des êtres qui ne me sont rien,
elleest pour moi comme une autre sphère ; et je suis aussi peu
curieux désormais d'apprendre ce qui se fait dans le monde
que ce qui se passe à Bicétre ou aux Petites-Maisons.
c'étoit bien perdre son argent, son temps et ses
peines, que d'espionner un homme qui vivoit
ainsi. Mais comme ce n'est pas la vérité qu'on
cherche, qu'on ne veut que noircir la victimcr
et qu'au lieu d'étudier son caractère on ne veut
que le diffamer, peu importe qu'il se conduise
bien ou mal, et qu'il soit innocent ou coupable.
Tout ce qui importe est d'être assez au fait de
sa conduite pour avoir des points fixes sur les-
quels on puisse appuyer le système d'impos-
ture dont il est l'objet, sans s'exposer à être
convaincu de mensonge, et voilà à quoi l'es-
pionnage est uniquement destiné. Si vous me
reprochez ici de rendre à ses accusateurs les
imputations dont ils le chargent, j'en convien-
drai sans peine, mais avec cette différence
qu'en parlant d'eux Rousseau ne s'en cache
pas. Je ne pense même, et ne dis tout ceci qu'a-
vec la plus grande répugnance. Je voudrois de
tout mon cœur pouvoir croire que le gouver-
nement est à son égard dans l'erreur de bonne
foi, mais c'est ce qui m'est impossible. Quand
je n'aurois nulle autre preuve du contraire, la
méthode qu'on suit avec lui m'en fourniroit une
invincible. Ce n'est point aux méchans qu'on
fait toutes ces choses-là, ce sont eux qui les
font aux autres.
Pesez la conséquence qui suit de là. Si l'ad-
ministration, si la police elle-même trempe
dans le complot pour abuser le public sur le
compte de Jean-Jacques, quel homme au
monde, quelque sage qu'il puisse être, pourra
se garantir de l'erreur à son égard?
Que de raisons nous font sentir que, dans
l'étrange position de cet homme infortuné, per-
sonne ne peut plus juger de lui avec certitude,
ni sur le rapport d'autrui, ni sur aucune espèce
de preuve ! Il ne suffit pas même de voir, il
faut vérifier, comparer, approfondir tout par
soi-même, ou s'abstenir de juger. Ici , par
exemple, il est clair comme le jour qu'à s'en
tenir au témoignage des autres le reproche de
dureté et d'incommisération, mérité ou non,
lui seroit toujours également inévitable : car,
supposé un moment qu'il remplît de toutes ses
forces les devoirs d'humanité, de charité, de
bienfaisance, dont tout homme est sans cesse
entouré, qui est-ce qui lui rendroit dans le pu-
blic la justice de les avoir remplis? Ce ne seroit
pas lui-môme; à moins qu'il n'y mît celle os-
lâO
tentation philosophique qui gâte l'œuvre par le
motif. Ce ne seroit pas ceux envers qui il les
auroit remplis, qui deviennent, sitôt qu'ils l'ap-
prochent, ministres et créatures de vos mes-
sieurs ; ce seroit encore moins vos messieurs
eux-mêmes, non moins zélés à cacher le bien
qu'il pourroit chercher à faire, qu'à publier à
grand bruit celui qu'ils disent lui faire en secret.
En lui faisant des devoirs à leur mode pour le
blâmer de ne les pas remplir, ils tairoient les
véritables qu'il auroit rempîisde tout son cœur,
et lui feroient le même reproche avec le même
succès; ce reproche ne prouve donc rien. Je
remarque seulement qu'il étoit bienfaisant et
bon, quand, livré sans gêne à son naturel, il
suivoit en toute liberlé ses penchans ; et main-
tenant qu'il se sent entravé de mille pièges,
entouré d'espions, de mouches, de surveillans;
maintenant qu'il sait ne pas dire un mot qui ne
soit recueilli, ne pas faire un mouvement qui
ne soit noté, c'est ce temps qu'il choisit pour
lever le masque de l'hypocrisie, et se livrer à
cette dureté tardive, à tous ces petits larcins
(le bandits dont l'accuse aujourd'hui le public 1
Convenez que voilà un hypocrite bien bête, et
un trompeur bien maladroit. Quand je n'aurois
rien vu par moi-même, cette seule réflexion me
rendfoit suspecte la réputation qu'on lui donne
à présent. 11 en est de tout ceci comme des re-
venus qu'on lui prodigue avec tant de magnifi-
cence. Ne faudroit-il pas dans sa position qu'il
fût plus qu'imbécile, pour tenter, s'ils étoient
réels, d'en dérober un moment la connoissance
au public?
Ces réflexions sur les friponneries qu'il s'est
mis à faire, et sur les bonnes œuvres qu'il ne
fait plus, peuvent s'étendre aux livres qu'il
fait et publie encore, et dont il se cache si heu-
reusement, que tout le monde, aussitôt qu'ils
paroissent, est instruit qu'il en est l'auteur.
Quoi! monsieur, ce mortel si ombrageux, si
farouche, qui voit à peine approcher de lui un
seul homme qu'il ne sache ou ne croie être un
traître ; qui sait ou qui croit que le vigilant ma-
gistratchargédesdeuxdépartemens de la police
et de la librairie le tient enlace dans d'inextri-
cables filets, ne laisse pas d'aller barbouillant
éternellement des livres à la douzaine, et de les
confier sans crainte au tiers et au quart pour les
faire imprimer en grand secret? Ces livres s'im-
SEGOND DIALOGUE.'
priment, se publient, se débitent hautement
sous son nom, même avec une affectation ridi-
cule, comme s'il avoit peur de n'être pas con-
nu ; et mon butor, sans voir, sans soupçonner
même cette manœuvre si publique, sans jamais
croire être découvert, va toujours prudemment
son train, toujours barbouillant, toujours im-
primant, toujours se confiant à des confidens si
discrets, et toujours ignorant qu'ils se moquent
de lui ! Que de stupidité pour tant de finesse 1
que de confiance pour un homme aussi soup-
çonneux! Tout cela vous paroît-il donc si bien
arrangé, si naturel, si croyable? Pour moi je
n'ai vu dans Jean-Jacques aucun de ces deux
extrêmes. Il n'est pas aussi fin que vos mes-
sieurs, mais il n'est pas non plus aussi bête que
le public, et ne se paieroit pas comme lui de
pareilles bourdes. Quand un libraire vient en
grand appareil s'établir à sa porte, que d'autres
lui écrivent des lettres bien amicales, lui pro-
posent de belles éditions, affectent d'avoir avec
lui des relations bien étroites, il n'ignore pas
que ce voisinage , ces visites , ces lettres lui
viennent de plus loin ; et tandis que tant do
gens se tourmentent à lui faire des livres dont
le dernier cuistre rougiroit d'être l'auteur, il
pleure amèrement les dix ans de sa vie em-
ployés à en faire d'un peu moins plats.
Voilà, monsieur, les raisons qui l'ont forcé
de changer de conduite avec ceux qui l'appro-
chent, et de résister aux penchans de son cœur,
pour ne pas s'enlacer lui-même dans les pièges
tendus autour de lui. J'ajoute à cela que son
naturel timide et son goût éloigné de toute os-
tentation ne sont pas propres à mettre en évi-
dence son penchant à faire du bien, et peuvent
même, dans une situation si triste, l'arrêter
quand il auroit Pair de se mettre en scène. Je
l'ai vu, dans un quartier Irès-vivant de Paris,
s'abstenir malgré lui d'une bonne œuvre qui se
présentoit, ne pouvant se résoudre à fixer sur
lui les regards malveillans de deux cents per-
sonnes ; et, dans un quartier peu éloigné, mais
moins fréquenté, je l'ai vu se conduire diffé-
remment dans une occasion pareille. Cette
mauvaise honte ou cette blâmable fierté me
semble bien naturelle à un infortuné sûr d'a-
vance que tout ce qu'il pourra faire de bien sera
mal interprété. Il vaudroit mieux sans doute
braver l'injustice du public : mais avec une âmo
SKCOND DIALOGUE.
hil
haute et un naturel timide, qui peut se résou-
dre, en faisant une bonne action qu'on accu-
sera d'hypocrisie, de lire dans les yeux des
spectateurs l'indigne jugement qu'ils en por-
tent? Dans une pareille situation, celui qui
voudroit faire encore du bien s'en cacheroit
comme d'une mauvaise œuvre, et ce ne seroit
pas ce secret-là qu'on iroit épiant pour le pu-
blier.
Quant à la seconde et à la plus sensible des
peines que lui ont ftiitcs les barbares qui le tour-
mentent, il la dévore en secret, elle reste en
réserve au fond de son cœur, il ne s'en est ou-
vert à personne, et je ne la saurois pas moi-
même s'il eût pu me la cacher. C'est par elle
que, lui ôtant toutes les consolations qui res-
toient à sa portée, ils lui ont rendu la vie à
charge, autant qu'elle peut l'être à un innocent.
A juger du vrai but de vos messieurs pour toute
leur conduite à son égard , ce but paroit être
de l'amener par degrés, el toujours sans qu'il
y paroisse, jusqu'au plus violent désespoir, et,
sous l'air de l'intérêt et de la commisération ,
de le contraindre, à force de secrètes angois-
ses, à finir par les délivrer de lui. Jamais, tant
qu'il vivra, ils ne seront, malgré toute leur vi-
gilance, sans inquiétude de se voir découverts.
Malgré la triple enceinte de ténèbres qu'ils ren-
forcent sans cesse autour de lui, toujours ils
tremblerontqu'un trait de lumière ne perce par
quelque fissure, et n'éclaire leurs travaux sou-
terrains. Ils espèrent, quand il n'y sera plus,
jouir plus tranquillement de leur œuvre; mais ils
se sont abstenus jusqu'ici de disposer tout-à-fait
de lui, soit qu'ils craignent de ne pouvoir tenir
cet attentat aussi caché que les autres, soit
qu'ils se fassent encore un scrupule d'opérer
par eux-mêmes l'acte auquel ils ne s'en font
aucun de le forcer, soit enfin qu'attachés au
plaisir de le tourmenter encore ils aiment mieux
attendre de sa main la preuve complète do sa
misère. Quel que soit leur vrai motif, ils ont
pris tous les moyens possibles pour le rendre,
à force de déchiremens, le ministre de la haine
dont il est l'objet. Ils se sont singulièrement ap-
pliqués à le navrer de profondes et continuel-
les blessures, par tous les endroits sensibles de
son cœur. Ils savoient combien il étoit ardent
et sincère dans tous ses attachemens ; ils se sont
appliqués sans relâche à ne lui pas laisser un
seul ami. Ils savoient que, sensible à l'honneur
et à l'estime des honnêtes gens, il faisoil un cas
très-médiocre de la réputation qu'on n'acquiert
que par des talens; ils ont affecté de prôner
les siens, en couvrant d'opprobre son carac-
tère. Ils ont vanté son esprit pour déshonorer
son cœur. Ils le connoissoient ouvert et franc
jusqu'à l'imprudence, détestant le mystère et
la fausseté ; ils l'ont entouré de trahisons, de
mensonges, de ténèbres, de duplicité. Ils sa-
voient combien il chérissoit sa patrie; ils n'ont
rien épargné pourl'yrendre méprisable, et pour
l'y faire haïr. Ils connoissoient son dédain pour
le métier d'auteur, combien il déploroit le court
temps de sa vie qu il perdit à ce triste métier,
et parmi les brigands qui l'exercent; ils lui font
incessamment barbouiller des livres, et ils ont
grand soin que ces livres, très-dignes des plu-
mes dont ils sortent , déshonorent le nom
qu'ils leur font porter. Ils l'ont fait abhorrer du
peuple dont il déplore la misère, des bons dont
il honora les vertus, des femmes dont il fut
idolâtre, de tous ceux dont la haine pouvoit
le plus l'affliger. A force d'outrages sanglans,
mais tacites, à force d'atlroupemens, de chu-
chotemens, de ricanemens, de regards cruels
el farouches, ou insultans et moqueurs, ils
sont parvenus à le chasser de toute assemblée,
de tout spectacle , des cafés , des promenades
publiques : leur projet est de le chasser enfin
des rues, de le renfermer chez lui, de l'y tenir
investi par leurs satellites, et de lui rendre en-
fin la vie si douloureuse qu'il ne la puisse plus
endurer. En un mot, en lui portant à la fois
toutes les atteintes qu'ils savoient lui être les
plus sensibles, sans qu'il puisse en pann: au-
cune, et ne lui laissant quun seul moyen de s'y
dérober, il est clair qu'ils l'ont voulu forcer à le
prendre. Mais ils ont tout calculé sans doute,
hors la ressource de l'innocence et de la rési-
gnation. Malgré l'âge et l'adversité, sa santé
s'est raffermie et se maintient : le calme de son
âme semble le rajeunir; et, quoiqu'il ne lui
reste plus d'espérance parnii les hommes, il ne
fut jamais plus loin du désespoir.
J'ai jeté sur vos objections et vos doutes l'é-
claircissement qui dépendoit de moi. Cet éclair-
cissement, je le répète, n'en peut dissiper
l'obscurité, même à mes yeux; car la réunion
de toutes ces causes est trop au-dessous de
lit
THOISIÈME DIALOGUE.
l'effet, pour qu'il n'ait pas quelque autre cause
encore plus puissante, qu'il m'est impossible
d'imaginer. Mais je ne Irouverois rien du tout
à vous répondre, que je n'en resterois pas moins
dans mon sentiment, non par un entêtement
ridicule, mais parce que j'y vois moins d'inter-
médiaires entre moi et le personnage jugé, et
que, de tous les yeux auxquels il fauJ que je
m'en rapporte, ceux dont j'ai le moins à me
défier sont les miens. On nous prouve, j'en
conviens, des choses que je n'ai pu vérifier, et
qui me tiendroient peut-être encore en doute, si
l'on meprouvoit,toutaussibien,beaucoupd'au-
tres choses que je sais très-certainement être
fausses; et quelle autorité peut rester pour être
crus en aucune chose à ceux qui savent donner
au mensonge tous les signes de la vérité? Au
reste, souvenez-vous que je ne prétends point
ici que mon jugement fasse autorité pour vous;
mais après les détails dans lesquels je viens
d'entrer, vous ne sauriez blâmer qu'il la fasse
pour moi, et quelque appareil de preuves qu'on
m'étale en se cachant de l'accusé, tant qu'il ne
sera pas convaincu en personne, et moi présent,
d'être tel que l'ont peint vos messieurs, je me
croirai bien fondé à le juger tel que je l'ai vu
moi-même.
A présent que j'ai fait ce que vous avez désiré,
il est temps de vous expliquer à votre tour, et
de m'apprendre, d'après vos lectures, com-
ment vous l'avez vu dans ses écrits.
Le Fr. Il est tard pour aujourd'hui; je pars
demain pour la campagne ; nous nous verrons
à mon retour.
••••••••••a
TROISIÈME DIALOGUE.
De l'esprit de ses livres. Conclusion.
Rousseau. Vous avez fait un long séjour en
campagne.
Le François. Le temps ne m'y duroit pas.
Je le passois avec voire ami.
Uouss. Oh! s'il se pouvoit qu'un jour il de-
vînt le vôtre I
Le Fr. Vous jugerez de cette possibilité par
l'effet de votre conseil. Je les ai lus enfin, «es
livres si justement détestés.
Rouss. Monsieur!...
Le Fr. Je les ai lus, non pas assez encore
pour les bien entendre, mais assez pour y avoir
trouvé, nombre, recueilli, des crimes irrémis-
sibles, qui n'ont pu manquer de faire de leur
auteur le plus odieux de tous les monstres, et
l'horreur du genre humain.
Rouss. Que dites-vous? Est-ce bien vous qui
parlez, et faites-vous à votre tour des énigmes?
De grâce, expliquez-vous promptcment.
Le Fr. La liste que je vous présente vous
servira de réponse et d'explication. En la lisant
nul homme raisonnable ne sera surpris de la
destinée de l'auteur.
Rouss. Voyons donc cette étrange liste.
Le Fr. La voilà. J'aurois pu la rendre aisé-
ment dix fois plus ample, surtout si j'y avois
fait entrer les nombreux articles qui regardent
le métier d'auteur et le corps des gens de let-
tres; mais ils sont si connus qu'il suffit d'en
donner un ou deux pour exemple. Dans ceux de
toute espèce auxquels je me suis borné, et que
j'ai notés sans ordre comme ils se sont présen-
tés, je n'ai fait qu'extraire et transcrire fidèle-
ment les passages. Vous jugerez vous-même
des eiïets qu'ils ont dû produire, et des quali-
fications que dut espérer leur auteur sitôt qu'on
put l'en charger impunément.
EXTRAITS.
LES GENS DE LETTRES.
\ . « Qui est-ce qui nie que les savans sachent
» mille choses vraies, que les ignorans ne sau-
» ront jamais? Les savans sont-ils pour cela plus
I) près de la vérité? Tout au contraire, ils s'en
» éloignent en avançant, parce que, la vanité
» de juger faisant encore plus de progrès que
» les lumières, chaque vérité qu'ils apprennent
» ne vient qu'avec cent jugemens faux. Il est
» de la dernière- évidence que les compagnies
» savantes de l'Europe ne sont que des écoles
» publiques de mensonge ; et très-sûrement il
» y a plus d'erreurs dans l'Académie des Scien-
» ces, que dans tout un peuple de Hurons. »
[Emile, Liv. m.)
2. « Tel fait aujourd'hui l'esprit fort et le
» philosophe, qui, par la même raison, n'eût
» été qu'un fanatique du temps de la ligue. »
{ Préface du Discours sur les Sciences. )
5. « Les hommes ne doivent point être ins-
» truits à demi. S'ils doivent rester dans l'er-
» reur, que ne les laisscz-vousdans l'ignorance?
» A quoi bon tant d'écoles et d'universités pour
» ne leur apprendre rien de ce qui leur importe
» à savoir ? Quel est donc l'objet de vos collèges,
» de vos académies, de toutes vos fondations
» savantes? Est-ce de donner le change au
» peuple, d'altérer sa raison d'avance, et de
» l'empêcher d'aller au vrai? Professeurs de
» mensonge , c'est pour l'égarer que vous fei-
N gnez de l'instruire, et, comme ces brigands
» qui mettent des fanaux sur les écueils, vous
» l'éclairez pour le perdre. » ( Lettre à M. de
Beaumont. )
4. « On lisoitces mots gravés sur un marbre
» aux Thermopyles : Passant, va dire à Sparte
» que nous sommes morts ici pour obéir à ses
» saintes lois. On voit bien que ce n'est pasl'Â-
» cadémie des Inscriptions qui a composé celie-
» là. » [Emile, U\. iv.)
LES MÉDECINS.
5. « Un corps débile affoiblit l'âme. De là
» l'empire de la médecine; art plus pernicieux
» aux hommes que tous les maux qu'il prétend
» guérir. Je ne sais pour moi de quelle maladie
N nous guérissent les médecins ; mais je sais
» qu'ils nous en donnent de bien funestes: la
» lâcheté, la pusillanimité, la terreur de In
» mort ; s'ils guérissent le corps, ils tuent le
» courage. Que nous importe qu'ils fassent
» marcher des cadavres? Ce sont des hommes
» qu'il nous faut, et l'on n'en voit point sortir
» de leurs mains.
» La médecine est à la mode parmi nous ; elle
» doit l'être. C'est l'amusement des gens oisifs et
» désœuvrés, qui, ne sachant que faire de leur
» temps, le passent à se conserver. S'ils avoieni
» eu le malheur de naître immortels, ils seroient
» les plus misérables des êtres. Une vie qu'ils
» n'auroient jamais peur de perdre ne seroit
» pour eux d'aucun prix. Il faut à ces gens-là
N des médecins qui les menacent pour les flal-
» 1er, et qui leur donnent chaque jour le seul
TROISIÈME DIALOGUE. 125
» plaisir dont ils soient susceptibles , celui de
» n'être pas morts.
» Je n'ai nul dessein de m'étendre ici sur la
» vanité de la médecine. Mon objet n'est que
n de la considérer par le c6té moral. Je ne puis
» pourtant m'cmpêcher d'observer que les
» hommes font sur son usage les mêmes sophis-
» mes que sur la recherche de la vérité : ils
» supposent toujours qu'en traitant un malade
» on le guérit , et qu'en cherchant une vérité
» on la trouve. Ils ne voient pas qu'il faut ba-
» lancer l'avantage d'une guérison que le mé-
» decin opère par la mort de cent malades qu'il
» a tués, et l'utilité d'une vérité découverte par
» le tort que font les erreurs qui passent en
» même temps. La science qui instruit, et la
» médecine qui guérit, sont fort bonnes sans
» doute ; mais la science qui trompe, et la mé-
» decine qui tue, sont mauvaises. Apprenez-
» nous donc à les distinguer. Voilà le nœud de
» la question. Si nous savions ignorer la vérité,
» nous ne serions jamais les dupes du men-
» songe ; si nous savions ne vouloir pas guérir
» malgré la nature, nous ne mourrions jamais
» par la main du médecin. Ces deux absii-
» nences seroient sages ; on gagneroitévidem-
» ment à s'y soumettre. Je ne dispute donc pas
» que la médecine ne soit utile à quelques hom-
» mes, mais je dis qu'elle est funeste au genre
» humain.
» On me dira, comme on fait sans cesse,
» que les fautes sont du médecin, mais que la
M médecine en elle-même est infaillible. A la
» bonne heure; mais qu'elle vienne donc sans le
» médecin ; car, tant qu'ils viendront ensem-
» ble, il y aura cent fois plus à craindre des er-
» reurs de l'artiste, qu'à espérer du secours de
» l'art. » ( Emile, Liv. i. )
6. « Vis selon la nature, sois patient, et
» chasse les médecins. Tu n'éviteras pas la
» mort, mais tu ne la sentiras qu'une fois, au
» lieu qu'ils la portent chaque jour dans ton
» imagination troublée, et que leur art men-
» songer, au lieu de prolonger tes jours, t'en
» ôte la jouissance. Je demanderai toujours
» quoi vrai bien cet <irt a fait aux hommes.
» Quelques-uns de ceux qu'il guérit mour-
» roient, il est vrai, mais des millions qu'il tue
» resteroient en vie. Homme sensé, ne mets
9 point à cette loterie, où trop do chances sont
124
TROISIEME
» contre toi. Souffre, meurs ou ffuéris, mais
» surtout vis jusqu'à ta dernière heure. »
{Emile, Liv ii. )
7. « Inoculerons -nous notre élève? Oui et
» non, selon l'occasion, les temps, les lieux,
» les circonstances. Si on lui donne la pctite-
» vérole, on aura l'avantage de prévoir et con-
» noître son mal d'avance ; c'est quelque chose ;
» mais s'il la prend naturellement, nous l'au-
» ronspréservé du médecin; c'est encore plus. »
( Émiley Liv. il. )
8. « S'agit-il de chercher une nourrice, on
» la fait choisir par l'accoucheur. Qu'arrive-
» t-il de là? que la meilleure est toujours celle
» qui l'a le mieux payé. Je n'irai donc point
» consulter un accoucheur pour celle d'Emile;
» j'aurai soin de la choisir moi-même. Je ne
» raisonnerai pas là-dessus si disertement qu'un
» chirurgien, mais à coup sûr je serai de meil-
» leure foi, et mon zèle me trompera moins
» que son avarice. » [Emile, Liv. i. )
LES ROIS, LES GRANDS, LES RICHES.
9. « Nous étions faits pour être hommes ,
» les lois et la société nous ont replongés dans
» l'enfance. Les riches, les grands, les rois,
» sont tous des enfans, qui, voyant qu'on s'em-
» presse à soulager leur misère, tirent de cela
» même une vanité puérile, et sont tout fiers
» de soins qu'on ne leur rendroit pas s'ils
» étoient hommes faits. ( Emile, Liv. ii.)
^0. « C'est ainsi qu'il dut venir un temps où
» les yeux du peuple furent fascinés à tel point,
• que ses conducteurs n'avoient qu'à dire au
» plus petit des hommes , sois grand , toi et
» toute ta race ; aussitôt il paroissoit grand à
» tout le monde ainsi qu'à ses propres yeux ,
» et ses descendans s'élevoient encore à mesure
» qu'ils s'éloignoient de lui ; plus la cause étoit
» reculée et incertaine , plus l'effet laugmen-
» toit ; plus on pouvoit compter de fainéans
^ » dans une famille , et plus elle devenoit illus-
\ » tre. » [Disc, sur l'Inégalité. )
\j ^ ^ . « Les peuples une fois accoutumés à des
» maîtres ne sont plus en état de s'en passer.
» S'ils tentent de secouer le joug, ils s'éloi-
» gnent d'autant plus de la liberté, que, pre-
» nant pour elle une licence effrénée qui lui est
» opposée, leurs révolutions les livrent presque
» toujours à des séducteurs qui ne font qu'ag-
DIALOGUE.
» graver leurs chaînes. » [Épître dédie, du Disc.
» sur l'Inégalité, )
^ 2. « Ce petit garçon que vous voyez /à, di-
» soit Thémistocle à ses amis, est l'arbitre de
» la Grèce : car il gouverne sa mère, sa mère
» me gouverne, je gouverne les Athéniens, çt
y> les Athéniens gouvernent les Grecs. Oh !
» quels petits conducteurs on trouveroit sou-
» vent aux plus grands empires, si du prince
» on descendoit par degré jusqu'à la première
» main qui donne le branle en secret! » [Emile,
Liv. II. )
-15. « Je me suppose riche. 11 me faut donc
» des plaisirs exclusifs, des plaisirs destructifs ;
» voici de tout autres affaires. Il me faut des
» terres, des bois, des gardes, des redevances,
» des honneurs seigneuriaux, surtout de l'en-
» cens et de l'eau bénite.
» Fort bien ; mais cette terre aura des voisins
» jaloux de leurs droits, et désireux d'usurper
I) ceux des autres ; nos gardes se chamailleront,
» et peut-être les maîtres ; voilà des alterca-
» tions, des querelles, des haines, des procès
» tout au moins; cela n'est déjà pas fortagréa-
» ble. Mes vassaux ne verront point avec plai-
» sir labourer leurs blés par mes lièvres, et
» leurs fèves par mrs sangliers : chacun n'osant
» tuer l'ennemi qui détruit son travail voudra
» du moins le chasser de son champ : après
» avoir passé le jour à cultiver leurs terres, il
» faudra qu'ils passent la nuit à les garder, ils
» auront des mâtins, des tambours, des cor-
» nets, des sonnettes. Avec tout ce tintamarre
» ils troubleront mon sommeil. Je songerai
» malgré moi à la misère de ces pauvres gens,
» et ne pourrai m'empêcher de me la repro-
» cher. Si j'avois l'honneur d'être prince, tout
» cela ne me toucheroit guère; mais moi, nou-
» veau parvenu, nouveau riche, j'aurai le cœur
I) encore un peu roturier.
» Ce n'est pas tout : l'abondance du gibier
» tentera les chasseurs ; j'aurai bientôt des
» braconniers à punir ; il me faudra des pri-
» sons, des geôliers, dos archers, des galères.
» Tout cela me paroît assez cruel. Les femmes
» de ces malheureux viendront assiéger ma
» porte et m'importuner de leurs cris, ou bien
» il faudra qu'on les chasse, qu'on les mal-
» traite. Les pauvres gens qui n'auront point
» braconné, et dont mon gibier aura fourrage
TROISIÈME DIALOGUE.
i25
» la récolte, viendront se plaindre de leur
K côté. Les uns seront punis pour avoir tué le
» gibier, les autres ruinés pour l'avoir épar-
» gné : quelle triste alternative ! Je ne verrai
» de tous côtés qu'objets de misère, je n'en-
» tendrai que f[émisseniens : cela doit troubler
j» beaucoup, ce me semble, le plaisir de mas-
» sucrer à son aise des foules de perdrix et de
» itèvres presque sous ses pieds.
» Voulez-vous dégager les plaisirs de leurs
» peines, ôtcz-en l'exclusion Le plaisir
» n'est donc pas moindre, et l'inconvénient
» est ôié quand on n'a ni terre à garder, ni
» braconnier à punir, ni misérable à tourmen-
» ter. Voilà donc une solide raison de pré-
» férencc. Quoi qu'on fasse, on ne tourmente
» point sans fin les hommes qu'on n'en reçoive
» aussi quelque malaise, et les longues malé-
N dictions du peuple rendent lot ou tard le gi-
» bier amer. » [Emile^ Liv. iv.)
^'^. « Tous les avantages de la société ne
» sonl-ils pas pour les puissans et les riches?
* Tous les emplois lucratifs ne sonl-ils pas rem-
» plis par eux seuls? Toutes les grâces, toutes
M les exemptions ne leur sont-elles pas réser-
» vées, et l'autorité publique n'est-elle pas
» toute en leur faveur? Qu'un homme de con-
» sidération vole ses créanciers ou fasse d'au-
» très friponneries, n'est-il pas toujours sûr de
N l'impunité? Les coups de bâton qu'il distri-
» bue, les violences qu'il commet, les meurtres
N même et les assassinats dont il se rend coupa-
» ble, ne sont-ce pas des affaires qu'on assoupit
» et dont au bout de six mois il n'est plus ques-
» tion? Que ce même homme soit volé, toute
» la police est aussitôt en mouvement ; et mal-
» heur aux innocens qu'il soupçonne 1 Passe-
» t-ildansun lieu dangereux, voilà les escortes
M en campagne ; l'essieu de sa chaise vient-il à
N rompre, tout vole à son secours ; fait-on du
» bruit à sa porte, il dit un mot, et tout se
» tait; la foule l'iucommode-t-ellc, il fait un
» signe et tout se range. Un charretier se
» trouve-t-il sur son passage, ses gens sont
» prêts à l'assommer; et cinquante honnêtes
» piétons, allant à leurs affaires, seroient plutôt
» écrasés qu'un faquin oisif retardé dans son
» équipage. Tous ces égards ne lui coûtent pas
» un sou; ils sont le droit de l'homme riche,
» et non le prix de la richesse. Que le tableau
» du pauvre est différent! plus l'humanité lui
M doit, plus la société lui refuse. Toutes les
» portes lui sont fermées, même quand il a le
» droit de les faire ouvrir ; et, si quelquefois il
» obtient justice, c'estavec plusdcpeine qu'un
» autre n'obtiendroit grâce. S'il y a des cor-
» vées à faire, une milice à tirer, c'est à lui
» qu'on donne la préférence. Il porte toujours,
» outre sa charge, celle dont son voisin plus
M riche a le crédit de se faire exempter. Au
» moindre accident qui lui arrive, chacun s'é-
» loigne de lui. Si sa pauvre charrette verse,
» loin d'être aidé par personne, je le tiens
» heureux s'il évite en passant les avanies des
» gens lestes d'un jeune duc. En un mot, toute
» assistance gratuite le fuit au besoin, préci-
M sèment parce qu'il n'a pas de quoi la payer;
M mais je le liens pour un homme perdu s'il a
» le malheur d'avoir l'âme honnête, une fille
» aimable et un puissant voisin. » [De l'Eco-
nomie polHique.)
LES FEMMES.
H 5. « Femmes de Paris et de Londres, par-
» donnez-le-moi ; mais si une seule do vous a
» l'âme vraiment honnête, je n'entends rien à
» nos institutions. » {Emile, Liv. v.)
^6. « 11 jouit de l'estime publique, il la mé-
» rile. Avec cela, fût-il le dernier des hom-
» mes, encore ne faudroit-il pas balancer; car
» il vaut mieux déroger à la noblesse qu'à la
» vertu; et la femme d'un charbonnier est
» plus respcctableque la maîtressed'un prince.»
[Nouvelle Héloïse, Part, v, Lettre xiii.)
LES ANGLOIS.
^7. « Les choses ont changé depuis que
)» j'écrivois ceci (en ^756), mais mon principe
» sera toujours vrai. Il est par exemple très-
» aisé de prévoir que dans vingt ans d'ici (')
w l'Angleterre avec toute sa gloire sera ruinée,
» et de plus aura perdu le reste de sa liberté.
» Tout le monde assure que l'agriculture fleu-
» rit dans cette île, et moi je parie qu'elle y
» dépérit. Londres s'agrandit tous les jours,
(« ) Il est bon de remaniiier que ceci fut écrit et publié eu « 760,
lépoqne de la plus grande prospérité de lAngleterre durant
le niinislère de M. Pitt, aujourd'hui lord Cbaiani.
i2G
TROISIÈME DIALOGUE.
» donc le royaume se dépeuple. Les Anglois
x veulent être conquérans, donc ils ne tarde-
N ront pas d'être esclaves. » [Projet de paix
perpétuelle. Note.)
^8. « Je sais que les Anglois vantent bcau-
» coup leur humanité et le bon naturel de leur
» nation, qu'ils appellent giood nalured people.
» Mais ils ont beau crier cela tant qu'ils peu-
» vent, personne ne le répète après eux. »
{Emile, Liv. il. ïNote.)
Vous auriez trop à faire s'il falloit achever,
et vous voyez que cela n'est pas nécessaire. Je
savois que tous les étals étoient maltraités dans
les écrits de Jean-Jacques ; mais les voyant
tous s'intéresser néanmoins si tendrement pour
lui, j'étois fort éloigné de comprendre à quel
point son crime envers chacun d'eux étoit irré-
missible. Je l'ai compris durant ma lecture, et
seulement en lisant ces articles vous devez sen-
tir, comme moi, qu'un homme isolé et sans
appui, qui, dans le siècle où nous sommes,
ose ainsi parler de la médecine et des médecins,
ne peut manquer d'être un empoisonneur ; que
celui qui traite ainsi la philosophie moderne
ne peut être qu'un abominable impie ; que ce-
lui qui paroît estimer si peu les femmes galan-
tes et les maîtresses des princes, ne peut être
qu'un monstre de débauche ; que celui qui ne
croit pas à l'infaillibilité des livres à la mode,
doit voir brûler les siens par la main du bour-
reau ; que celui qui, rebelle aux nouveaux ora-
cles, ose continuer de croire en Dieu, doit être
brûlé lui-même à l'inquisition philosophique,
comme un hypocrite et un scélérat ; que celui
qui ose réclamer les droits roturiers de la na-
ture, pour ces canailles de paysans contre de
si respectables droits de chasse, doit être traité
des princes comme les bêtes fauves, qu'ils ne
protègent que pour les tuer à leur aise et à
leur mode. A l'égard de l'Angleterre, les deux
derniers passages expliquent trop bien l'ar-
deur des bons amis de Jean-Jacques à l'y en-
voyer, et celle de David Hume à l'y conduire,
pour qu'on puisse douter de la bénignité des
protecteurs, et de l'ingratitude du protégé
dans toute celte affaire. Tous ces crimes irré-
missibles, encore aggravés par les circonstan-
ces des temps et des lieux, prouvent qu'il n'y
a rien d'étonnant dans le sort du coupable, et
qu'il ne se soit bien attiré. Molière, je le sais.
plaisantoit les médecins ; mais outre qu il no
faisoitque plaisanter, il ne les craignoit point.
H avoit de bons appuis : il étoit aimé de Louis
XIV, et les médecins, qui n'avoient pas encore
succédé aux directeurs dans le gouvernement
des femmes, n'étoient pas alors versés, comme
aujourd'hui, dans l'art des secrètes intrigues.
Tout a bien changé pour eux ; et depuis vingt
ans ils ont trop d'influence dans les affaires
privées et publiques pour qu'il fût prudent,
même à des gens en crédit, d'oser parler d'eux
librement : jugez comme un Jean-Jacques y
dut être bien venu ! Mais sans nous embarquer
ici dans d'inutiles et dangereux détails, lisez
seulement le dernier article de celte liste, il
surpasse seul tous les autres.
49. « Mais s'il est difficile qu'un grand état
» soit bien gouverné, il l'est beaucoup plus
» qu'il soit bien gouverné par un seul homme;
» et chacun sait ce qui arrive quand le roi se
» donne des substituts.
» Un défaut essentiel et inévitable qui met-
» tra toujours le gouvernement monarchique
» au-dessous du républicain, est que dans ce-
» lui-ci la voix publique n'élève presque jamais
» aux premières places que des hommes éclai-
» rés et capables qui les remplissent avec hon-
» neur; au lieu que ceux qui parviennent dans
M les monarchies ne sont le plus souvent que de
» petits brouillons, de petits fripons, de petits
» intrigans à qui les petits talens, qui font par-
» venir dans les cours aux grandes places, ne
» servent qu'à montrer au public leur ineptie
» aussitôt qu'ils y sont parvenus. Le peuple se
» trompe bien moins sur ce choix que le prince;
» et un homme d'un vrai mérite est presque
» aussi rare dans le ministère qu'un sot à la
» tête d'un gouvernement républicain. Aussi,
» quand, par quelque heureux hasard, un de
» ces hommes nés pour gouverner prend le ti-
» mon des affaires dans une monarchie presque
» abîmée par ce tas de jolis régisseurs, on est
» tout surpris des ressources qu'il trouve, et
» cela fait époque dans un pays. » [Contrat so-
cial, Liv.iii, Ch. VI.)
Je n'ajouterai rien sur ce dernier article : sa
seule lecture vous a tout dit. Tenez, monsieur,
il n'y a dans tout ceci qu'une chose qui m'é-
tonne ; c'est qu'un étranger isolé, sans parens,
sans appui, ne tenant à rien sur la terre, et
TROISl/aiE DIALOGUE.
127
voulant dire toutes ces choses-là, ait cru les
pouvoir dire impunément.
KODSS. Voilà ce qu'il n'a point cru, je vous
assure. Il a dû s'attendre aux cruelles vengean-
ces de tous ceux qu'offense la vérité, et il s'y est
attendu. Il savoitque les grands, lesvisirs, les
robins, les financiers, les médecins, les prêtres,
les philosophes, et tous les gens de parti qui
font de la société un vrai brigandage , ne lui
pardonneroient jamais de les avoir vus et mon-
trés tels qu'ils sont. Il a dû s'attendre à la haine,
aux persécutions de toute espèce, non au dés-
honneur, à l'opprobre, à la diffamation. Il a
dû s'attendre à vivre accablé de misères er
d'infortunes, mais non d'infamie et de mépris.
Il est, je le répète, des genres de malheurs aux-
quels il n'est pas même permis à un honnèle
homme d'être préparé, et ce sont ceux-là pré-
cisément qu'on a choisis pour l'en accabler.
Comme ils l'ont pris au dépourvu, du premier
choc il s'est laissé abattre, et ne s'est pas relevé
sans peine, il lui a fallu du temps pour repren-
dre son courage et sa tranquillité. Pour les
conserver toujours, il eût eu besoin d'une pré-
voyance qui n'étoit pas dans l'ordre des choses,
non plus que le sort qu'on lui préparoit. Non,
monsieur, ne croyez point que la destinée dans
laquelle il est enseveli soit le fruit naturel de
son zèle à dire sans crainte tout ce qu'il crut
être vrai, bon, salutaire, utile; elle a d'autres
causes plus secrètes, plus fortuites, plus ridi-
cules, qui ne tiennent en aucune sorte à ses
écrits. C'est un plan médité de longue main, et
même avant sa célébrité ; c'est l'œuvre d'un gé-
nie infernal, mais profond, à l'école duquel le
persécuteur de Job auroit pu beaucoup ap-
prendre dans l'art de rendre un mortel mal-
heureux. Si cet homme ne fût point né, Jean-
Jacques, malgré l'audace de ses censures, eût
vécu dans l'infortune et dans la gloire ; et les
maux dont on n'eût pas manqué de l'accabler,
loin de l'avilir l'auroient illustré davantage.
Non, jamais un projet aussi exécrable n'eût été
inventé par ceux mêmes qui se sont livrés avec
le plus d'ardeur à son exécution : c'est une jus-
tice que Jean-Jacques aime encore à rendre à la
nation qui s'empresse à le couvrir d'opprobres.
Le complot s'est formé dans le sein de cette
nation, mais il n'est pas venu d'elle. Les Fran-
çois en sont les ardens exécuteurs. C'est trop,
sans doute, mais du moins ils n'en sont pas les
auteurs. Il a fallu pour l'être une noirceur mé-
ditée et réfléchie dont ils ne sont pas capables ;
au lieu qu'il ne faut pour en être les ministres
qu'une animosité qui n'est qu'un effet fortuit
de certaines circonstances et de leur penchant
à s'engouer tant en mal qu'en bien.
Le Fr. Quoi qu'il en soit de la cause et des
auteurs du complot, l'effet -n'en est plus éton-
nant pour quiconque a lu les écrits de Jean-
Jacques. Les dures vérités qu'il a dites, quoi-
que générales, sont de ces traits dont la bles-
sure ne se ferme jamais dans les cœurs qui s'en
sentent atteints. De tous ceux qui se font avec
tant d'ostentation ses patrons et ses protecteurs,
il n'y en a pas un sur qui quelqu'un de ces
traits n'ait porté jusqu'au vif. De quelle trempe
sont donc ces divines âmes dont les poignantes
atteintes n'ont fait qu'exciter la bienveillance
et l'amour, et, par le plus frappant de tous les
prodiges, d'un scélérat, qu'elles dévoient ab-
horrer, ont fait l'objet de leur plus tendre sol-
licitude?
Si c'est là de la vertu, elle est bizarre, mais
elle est magnanime, et ne peut appartenir qu'à
des âmes fort au-dessus des petites passions
vulgaires ; mais comment accorder des motifs
si sublin)es avec les indignes moyens employés
par ceux qui s'en disent animés? Vous le savez,
quelque prévenu, quelque irrité que je fusse
contre Jean-Jacques, quelque mauvaise opinion
que j'eusse de son caractère et de ses mœurs,
je n'ai jamais pu goûter le système de nos mes-
sieurs, ni me résoudre à pratiquer leurs maxi-
mes. J'ai toujours trouvé autant de bassesse
que de fausseté dans cette maligne ostentation
de bienfaisance, qui n'avoit pour but que d'en
avilir l'objet. Il est vrai que, ne concevant au-
cun défaut à tant de preuves si claires, je ne
doutois pas un moment que Jean-Jacques ne
fût un détestable hypocrite et un monstre qui
n'eût jamais dû naiire; et, cela bien accordé,
j'avoue qu'avec tant de facilité qu'ils disoient
avoir à le confondre, j'admirois leur patience et
leur douceur à se laisser provoquer par ses
clameurs sans jamais s'en émouvoir, et sans
autre effet que de l'enlacer de plus en plus dans
leurs rets pour toute réponse. Pouvant le con-
vaincre si aisément, je voyois une héroïque mo-
dération à n'en rien faire, et même, en blâ-
i28
TROISIÈME DlALOGUn:
manl la méthode qu'ils vouloicnt suivre, je ne
pouvois qu'admirer leur flegme stoïque à s'y
tenir.
Vous ébranlâtes, dans nos premiers entre-
tiens, la confiance que j'avois dans des preuves
si fortes, quoique administrées avec tant de
mystère. Eu y repensant depuis, je fus plus
frappé de l'extrême soin qu'on prenoit de les
cacher à l'accusé que je ne l'avois été de leur
force ; et je commençois à trouver sophistiques
et foibles les motifs qu'on ailéguoit de celte
conduite. Ces doutes étoient augmentés par
mes réflexions sur cette aff'ectaiion d'iniérêt et
de bienveillance pour un pareil scélérat. La
vertu peut ne faire ha'ir que le vice, mais il est
impossible qu'elle fasse aimer le vicieux, et,
pour s'obstiner à le laisser en liberté malgré
les crimes qu'on le voit continuer de commet-
tre, il faut certainement avoir quelque motif
plus fort que la commisération naturelle et
l'humanité, qui demanderoient même une con-
duite contraire. Vous m'aviez dit cela, je le sen-
tois; et le zèle très-singulier de nos messieurs
pour l'impunité du coupable, ainsi que pour sa
diffamation, me présentoit des foules de con-
tradictions et d'inconséquences qui commen-
çoient à troubler ma première sécurité.
J etois dans ces dispositions quand, sur les
exhortations que vous m'aviez faites, commen-
çant à parcourir les livres de Jean-Jacques, je
tombai successivement sur les passages que
j'ai transcrits, et dont je n'a vois auparavant
nulle idée; car, en me parlant de ses durs sar-
casmes, nos messieurs m'avoient fait un secret
de ceux qui les regardoient, et, à la manière
dont ils s'intéressoient à l'auteur, je n'aurois
iamais pensé qu'ils eussent des griefs particu-
liers contre lui. Cette découverte et le mystère
qu'ils m'avoient fait, achevèrent de m'éclaircir
sur leurs vrais motifs; toute ma confiance en
eux s'évanouit, et je ne doutai plus que ce que
sur leur parole j'avois pris pour bienfaisance
et générosité ne fût l'ouvrage d'une animosité
cruelle, masquée avec art par un extérieur de
bonté.
Une autre réflexion renforçoit les précéden-
tes. De si sublimes vertus ne vont point seules.
Elles ne sont que des branches de la vertu : je
cherchois le tronc et ne le trouvois point. Com-
ment nos messieurs, d'ailleurs si vains, si hai-
neux, si rancuniers, s'avisoicnt-iîs une seule
fois en leur vie d'être humains, généreux, dé-
bonnaires, autrement qu'en paroles, et cela
précisément pour le mortel, selon eux, le
moins digne de cette commisération qu'ils lui
prodiguoient malgré lui? Cette vertu si nou-
velle et si déplacée eût dû m'ôtre suspecte
quand elle eût agi tout à découvert, sans dégui-
sement, sans ténèbres : qu'en devois-je penser
en la voyant s'enfoncer avec tant de soin dans
des roules obscures et tortueuses, et surpren-
dre en trahison celui qui en étoit l'objet, pour
le charger malgré lui de leurs ignominieur
bienfaits?
Plus, ajoutant ainsi mes propres observa-
tions aux réflexions que vous m'aviez fait faire,
je méditois sur ce même sujet, plus je m'éton-
nois de l'aveuglement où j'avois été jusqu'alors
sur le compte de nos messieurs; et ma confiance
en eux s'évanouit au point de ne plus douter de
leur fausseté. Mais la duplicité de leur manœu-
vre et l'adresse avec laquelle ils cachoient leurs
vrais motifs n'ébranlèrent pas à mes yeux la
cenitude de leurs preuves. Je jugeai qu'ils
exerçoient dans des vues injustes un acte de
justice, et tout ce que je concluois de l'art avec
lequel ils enlaçoient leur victime étoit qu'un
méchant étoit en proie à d'autres méchans.
Ce qui m'avoit confirmé dans cette opinion
étoit celle où je vous avois vu vous-même que
Jean-Jacques n étoit point l'auteur des écrits
qui portent son nom. La seule chose qui pût
mefairebienpenserde lui étoit ces mêmes écrits
dont vous m'aviez fait un si bel éloge, et dont
j'avois oui quelquefois parler avantageusement
par d'autres. Mais dès qu'il n'en étoit pas l'au-
teur il ne me restoit aucune idée favorable qui
pût balancer les horribles impressions que j'a-
vois reçues sur son compte, et il n'étoit pas
étonnant qu'un homme aussi abominable en
toute chose fût assez impudent et assez vil pour
s'attribuer les ouvrages d'autrul.
Telles furent à peu près les réflexions que je
fis sur noire premier entrelien, et sur la lecture
éparse et rapide qui me désabusa sur le compte
de nos messieurs. Je n'avois commencé cette
lecture que par une espèce de complaisance
pour l'intérêt que vous paroissiez y prendre.
L'opinion où je continuois d'être que ces livres
étoient d'un autre auteur ne me laissoit guèie
TROISIÈME DIALOGUE.
129
pour leur lecture qu'un inlérêl de curiosité.
Je n'allai pas loin sans y joindre un autre
motif qui ré|)ondoit mieux à vos vues. Je ne
tardai pas à sentir en lisant ces livres qu'on
m'avoit trompé sur leur contenu , et que ce
qu'on m'avoit donné pour de fastueuses dé-
clamations, ornées de beau langage, mais dé-
cousues et pleihes decontradictions, étoient des
choses profondément pensées et formant un
système liéqui pouvoit n'être pas vrai, mais qui
n'offroit rien de contradictoire. Pour juger du
vrai but de ces livres, je ne m'attachai pas à
éphicher çà et là quelques phrases éparses et
séparées; mais, me consultant moi-même et
durant ces lectures et en les achevant, j'exa-
minois, comme vous l'aviez désiré, dans quelles
dispositions d'âme elles me mettoientetmelais-
soient, jugeant, comme vous, que c'étoit le
meilleur moyen de pénétrer celle où étoil l'au-
teur en les écrivant, et l'efFet qu'il s'étoit pro-
posé de produire. Je n'ai pas besoin de vous
dire qu'au lieu des mauvaises intentions qu'on
lui avoit prêtées, je n'y trouvai qu'une doctrine
aussi saine que simple, qui , sans épicuréisme,
et sans cafardage, ne tendoit qu'au bonheur du
f.enre humain. Je sentisqu'unhommebien plein
de ces scntimens devoit donner peu d'impor-
tance à la fortune et aux affaires de cette vie :
j'aurois craint moi-même, en m'y livrant trop,
de tomber bien plutôt dans l'incurie et lequié-
tismo, que de devenir factieux, turbulent et
brouillon, comme on préiendoit qu'éioit l'au-
teur et qu'il vouloit rendre ses disciples.
S'il ne se fût a^ que de cet auteur, j'aurois
dès lors été désabusé sur le compte de Jean-
Jacques ; mais cette lecture, en me pénétrant
pour l'un de l'estime la plus sincère, me laissoit
1» pour l'autre dans la même situation qu'aupara-
* vant, puisqu'en paroissant voir en eux deux
hommes différens vous m'aviez inspiré autant de
vénération pour l'un que je me sentois d'aver-
sion pour l'autre. La seule chose qui résultât
pour moi de cette lecture, comparée à ce que
nos messieurs m'en avoicnt dit, étoit que, per-
suadés que ces livres étoient de Jean-Jacques,
et les interprétant dans un tout autre esprit que
celui dans lequel ils étoient éciiis, iJs m'en
avoicnt imposé sur leur contenu. Ma lecture ne
fit donc qu'achever ce qu'avoit commencé notre
enirctif n, savoir de m'ôter toute l'estime et la
T. IV.
confiance qui m'avoient fait livrer aux impres-
sions de la ligue, mais sans changer de senti-
ment si]r l'homme qu'elle avoit diffamé. Les
livres qu'on m'avoit dits être si dangereux n'é-
toient rien moins : ils inspiroient des scntimens
tout contraires à ceux qu'on prêtoil à leur au-
teur; mais si Jeau-Jacquesnel'étoitpas, de quoi
servoient-ils à sa justification? Le soin que vous
m'aviez fait prendre étoit inutile pour me faire
changer d'opinion sur son compte; et, restant
dans celle que vous m'aviez donnée que ces
livres étoient l'ouvrage d'un homme d'un tout
autre caractère, je ne pouvois assez m'étonner
que jusque-là vous eussiez été le premier et le
seul à sentir qu'un cerveau nourri de pareilles
idées étoit inalliable avec un cœur plein de
noirceurs.
J'attendois avec empressement l'histoire de
vos observations pour savoir à quoi m'en tenir
sur le compte de notre homme; car, déjà flot-
tant sur le jugement que, fondé sur tant de
preuves, j'en portois auparavant, inquiet depuis
notre entretien , je l'étois devenu davantage
encore depuis que mes lectures m'avoient con-
vaincu de la mauvaise foi de nos messieurs. Ne
pouvant plus les estimer, falloit-il donc n'esti-
mer personne et ne trouver partout que des
méchans? Je sentois peu à peu germer en moi
le désir que Jean-Jacques n'en fût pas un. Se
sentir seul plein de bons sentimens et ne trou-
ver personne qui les partage est un état trop
cruel. On est alors tenté de se croire la dupe
de son propre cœur, et de prendre la vertu
pour une chimère.
Le récit de ce que vous aviez vu me frappa.
J'y trouvai si peu de rapport avec les relations
des autres, que, forcé d'opter pour l'exclusion,
je penchois à la donner tout-à-fait à ceux pour
qui j'avois déjà perdu toute estime.sLa force
même de leurs preuves me retenoit moins. Les
ayant trouvés trompeurs en tant de choses, je
commençai de croire qu'ils pouvoient bien l'être
en tout, et à me familiariser avec l'idée qui
m'avoit paru jusqu'alors si ridicule de Jean-
Jacques innocent et persécuté. Il falloit, il est
vrai, supposer dans un pareil tissu d'impostures
un art et des prestiges qui me sembloient incon-
cevables. Mais je frouvois encore plus d'absur-
dités entassées dans l'obstination de mon pre-
mier sentiment.
9
I
130
TUOISIÈMK DIALOGUE.
Avant néanmoins de me décider tout-à-fait,
je résolus de relire ses écrits avec plus de suite
et d'attention que je n'avois fait jusqu'alors. J'y
avois trouvé des idées et des maximes très-pa-
radoxes, d'autres que je n'avois pu bien enten-
dre. J'y croyois avoir senti des inégalités, même
des contradictions. Je n'en avois pas saisi l'en-
semble assez pour juger solidairement d'un
système aussi nouveau pour mot. Ces livres-là
ne sont pas, comme ceux d'aujourd'hui, des
agrégations de pensées détachées, sur chacune
desquelles l'esprit du lecteurs puisse se reposer.
Ce sont les méditations d'un solitaire; elles de-
mandent une attention suivie qui tijcst pas trop
du goût de notre nation. Quand on s'obstine à
vouloir bien en suivre le fil, il y faut revenir
avec effort et plus d'une fois. Je l'avois trouvé
passionné pour la vertu, pour la liberté, pour
Tordre, mais dune véhémence qui souvent l'en-
trainoit au-delà du but. En tout, je sentois en
lui un homme très-ardent, très-extraordinaire,
mais dont le caractère et les principes ne m'é-
toient pas encore assez développés. Je crus
qu'en méditant très-attentivement ses ouvra-
ges, et comparant soigneusement l'auteur avec
l'homme que vous m'aviez peint, je parvien-
drois à éclairer ces deux objets l'un par l'autre,
et à m'assurer si tout étoit bien d'accord et ap-
partenoit incontestablementau même individu.
Cette question décidée me parut devoir me tirer
tout-à-fait de mon irrésolution sur son compte,
et prenant un plus vif intérêt à ses recherches
que je n'avois fait jusqu'alors, je me fis un de-
voir, à votre exemple, de parvenir, enjoignant
nies réflexions aux lumières que je tenois de
vôlis, à me délivrer enfin du doute où vous
m'aviez jeté, et à juger l'accuser par moi-même
après avoir jugé ses accusateurs. Pour faire
cette recherche avec plus de suite et de recueil-
lement, j'allai passer quelques mois à la cam-
pagne, et j'y portai les écri-ts de Jean-Jacques
autant que j'en pus faire le discernement parmi
les recueils frauduleux publiés sous son nom.
J'avois senti dés ma première lecture que ces
écrits marchoient dans un certain ordre qu'il
falloit trouver pour suivre la chaîne de leur
contenu. J'avois cru voir que cet ordre étoit
rétrograde à celui de leur publication, et que
l'auteur, remontant de principes en principes,
n'avQrit atteint les premiers que dans ses der-
niers écrits. Il falloit donc, pour marcher par
synthèse, commencer par ceux-ci, et c'est ce
que je fis en m'attachant d'abord à \' Emile, par
lequel il a fini, les deux autres écrits qu'il a
publiés depuis ne faisant plus partie de son sys-
tème, et n'étant destinés qu'à la défense per-
sonnelle de sa patrie et de son honneur.
Uouss. Vous ne lui attribuez donc plus ces
autres livres qu'on publie journellement sous
son nom, et dont on a soin de farcir les recueil?
de ses écrits pour qu'on ne puisse plus discer-
ner les véritables ?
Le Fr. J'ai pu m'y tromper tant que j'en
jugeai sur la parole d'autrui ; mais, après l'a-
voir lu moi-même, j'ai su bientôt à quoi m'en
tenir. Après avoir suivi les manœuvres de nos
messieurs, je suis surpris, à la facilité qu'ils
ont de lui attribuer des livres, qu'ils ne lui en
attribuent pas davantage : car, dans la dispo-
sition où ils ont mis le public à son égard, il ne
s'imprimera plus rien de si plat et de si punis-
sable qu'on ne s'empresse à croire être de lui,
sitôt qu'ils voudront l'affirmer.
Pour moi, quand même j'ignorerois que de-
puis dou^e ans il a quitté la plume, un coup
d'œil sur les écrits qu'ils lui prêtent me suffiroic
pour sentir qu'ils ne sauroient être de l'auteur
des autres : non que je me croie un juge infail-
lible en matière de style; je sais que fort peu
de gens le sont, et j'ignore jusqu'à quel pointun
auteur adroit peut imiter le style d'un autre,
comme Boileau a imité Voiture et Balzac (*).
Mais c'est sur les choses mêmes que je crois ne
pouvoir être trompé. J'ai trouvé les écrits de
Jean-Jacques pleins d'afFections d'âme qui ont
pénétré la mienne. J'y ai trouvé des manières
de sentir et de voir qui le distinguent aisément
de tous les écrivains de son temps , et de la
plupart de ceux qui l'ont précédé : c'est,
comme vous le disiez, un habitant d'une autre
sphère, où rien ne ressemble à celle-ci. Son
système peut être faux ; mais en le développait
il s'est peint lui-même au vrai, d'une façon si
caractéristique et si sûre, qu'il m 'est 'yn possible
de m'y tromper. Je ne suis pas à l:i seconde page
de ses sots et malins imitateurs que je sens la
(*) Notre auteur atlonné tiii-méme un exemple très-remar-
quable de ce talent d'imitation, en faisant parler Voltaire dans
lès Lellres de ta montagne. Voyez la Lettre cinquième.
TROISIÈWK DIALOGUE.
131
singerie ('), ei combien, croyant dire comme
{ui, ils sont loin de sentir et penser comme lui ;
en le copiant même, ils le dénaturent par la
manière de lencadrer. Il est bien aise de con-
trefaire le tour de ses phrases ; ce qui est diffi-
cile à tout autre est de saisir ses idées, et d'ex
primer ses sentimens. Rien n'est si contraire à
l'esprit philosophique de ce siècle, dans lequel
ses faux imitateurs retombent toujours.
Dans cette seconde lecture, mieux ordonnée
01 plus réfléchie que la première, suivant de
mon mieux le fil de ses méditations, j'y vis
partout le développement de son grand prin-
cipe, que la nature a fait l'homme heureux et
bon, mais que la société le déprave et le rend
[nmçi^ablo. L'Emile, eu particulier, ce hyre
»tant lu, si peu entendu, et si mal apprécié,
n'est qu'un traité de la bonté originelle de
l'homme, destiné à montrer comment le vice
et l'erreur, étrangers à sa constitution, s'y in-
troduisent du dehors, et l'altèrent insensible-
ment. Dans ses premiers écrits, il s'attache da-
vantage à détruire ce prestige d'illusion qui
nous donne une admiration stupide pour les
instrumens de nos misères, et à corriger cette
estimation trompeuse qui nous fait honorer des
talens pernicieux, et mépriser des vertus utiles.
Partout il nous fait voir l'espèce humaine
meilleure, plus sage et plus heureuse dans sa
constitution primitive; aveugle, misérable et
méchante, à mesure qu'elle s'en éloigne. Son
-but est de redresser l'erreur de nos jugemens,
pour retarder le progrès de nos vices, et de
nous montrer que, là où nous cherchons la
gloire et l'éclat, nous ne trouvons en effet
qu'erreurs et misères.
Mais la natijre humaine ne rétrograde pas,
il .ti^ .! ^L^i
(') Voyez, par exemple, la Philosophie de la Nature (*),
qu'on a brûlée au Châtelet, livre exécrable, et couteau à deux
tranchans, fait tout exprès pour me l'attribuer, du moins en
proviucç et chez l'étranger, pour agir en conséquence, t epro-
pager, à mes dépens, la doctrine de ces messieurs sous le mas-
que de la mienne. Je n'ai poiut vu ce livre, et, j'espère, ne le
verrai jamais ; mais j'ai lu tout cela dans le réquisitoire trop
clairement pour pouvoir m'y tromper, et je suis certain qu'il
ne peut y avoir aucune vraie ressemblance entre ce livre et les
miens, parce qu il n'y en a aucune entre les âmes qui les ont
dictés. Notez que, depuis qu'on a su que j'avois vu ce réquisi-
toire, on a pris de nouvelles mesures pour qu'il ne me parvint
rien de pareil ï l'avenir.
(*) OuTrige de Dclitle de Sales, traduit en plusienrs langues, et dont
I» trplième édition {Paris. 1ilOi1.e«ten dix volume* in-8". G. B-
cl jamais on ne remorHe vers les temps d'inno-
cence et d'égalité quand une fois on s'en est
éloigné; c'est encore un dos principes sur les-
quels il a le plus insisté. Ainsi son objet ne
pouvoit être de ramener les peuples nom-
breux, ni les grands et its à leur première sim-
plicité, mais seulement d'arrêter, s'il étoil
possible, le progrès de ceux dont la petitesse
et la situation les ont préservés d'une marche
aussi rapide vers la perfection de la société, et
vers la détérioration de l'espèce. Ces distinc-
tions méritoicnt d'être faites et ne l'ont point
été. On s'est obstiné à l'accuser de vouloir dé-
truire les sciences, les arts, les théâtres, les
académies, et replonger l'univers dans sa pre-
mière barbarie, et il a toujours insisté, au
contraire, sur la conservation des institutions
existantes, soutenant que leur destruction ne
feroit qu'ôter les palliatifs en laissant les vices,
et substituer le brigandage à la corruption. Il
avoit travaillé pour sa patrie et pour les petits
états constitués comme elle; Si sa doctrine pou-
voit être aux autres de quelque utilité, c'éloit
en changeant les objets de leur estime, et re-
tardant peut-être ainsi leur décadence qu'ils
accélèrent par leurs fausses appréciations. Mais
malgré ces distinctions si souvent et si fortement
répétées, la mauvaise foi des gens de lettres,
et la sottise de l'amour-propre, qui persuade à
chacun que c'est toujours de lui qu'on s'occupe,
lors même qu'on n'y pense pas, ont fait que
les grandes nations ont pris pour elles ce qui
n'avoit pour objet que les petites républiques;
et l'on s'est obstiné à voir un promoteur de
bouleversement et de troubles dans l'homme
du monde qui porte un plus vrai respect aux
lois et aux constitutions nationales, et qui a le
plus d'aversion pour les révolutions et pour
les ligueurs de toute espèce, qui la lui rendent
bien.
En saisissant peu à peu ce système par toutes
ses branches dans une lecture plus réfléchie,
je m'arrêtai pourtant moins d'abord-à l'examen
direct de celte doctrine, qu'à son rapport avec
le caractère de celui dont elle portoit le nom ;
et, sur le portrait que vous m'aviez fait de lui,
ce rapport me parut si frappant, que je ne pus
refuser mon assentiment à son évidence. D'où
1 centre et l'apologiste dfe la nature, aujour-
d'hui si défigurée et si calomniée, peut-il avoir
132
TROISIÈME DIALOGUE.
lire son modèle, si ce n'est de son propre
cœur? Il l'a décrite comme il se seritoit lui-
môme. Les préjiifîés dont il n'étoit p.is sub-
jugué, les passions factices dont il n'étoit pas
la proie, n'offusquoienl point à ses yeux comme
à ceux des autres, ces premiers traits si géné-
ralement oubliés ou méconnus. Ces traits si
nouveaux pour nous et si vrais, une fois tra-
cés, trouvoient bien encore au fond des cœurs
l'attestation de leur justesse, mais jamais ils
ne s'y seroicnt remontrés d'eux-mêmes, si
l'historien de la nature n'eût commencé par
ôlor la rouille qui les cachoit. Une vie retirée
et solitaire, un goût vif de rêverie et de con-
templation, l'habitude de rentrer en soi, et
d'y rechercher dans le calme des passions ces
f)remiers traits disparus chez la multitude,
pouvoient seuls les lui faire retrouver. En un
mot, il falloit qu'un homme se fût peint lui-
même pour nous montrer ainsi l'homme pri-
mitif, et si l'auteur n'eût été tout aussi singulier
que ses livres, jamais il ne les eût écrits. Mais
où est-il cet homme de la nature qui vit vrai-
ment de la vie humaine, qui, comptant pour
rien l'opinion d'autrui, se conduit uniquement
d'après ses penchans et sa raison, sans égard
à ce que le public approuve ou blâme? On le
chercheroit en vain parmi nous. Tous, avec un
beau vernis de paroles, tâchent en vain de
donner le change sur leur vrai but ; aucun ne
s'y trompe, et pas un n'est la dupe des autres,
quoique tous parlent comme lui. Tous cher-
chent leur bonheur dans l'apparence, nul ne
se soucie de la réalité. Tous mettent leur être
dans le paroître : tous, esclaves et dupes de
I amour-propre, neviventpointpourvivre, mais
pour faire croire qu'ils ont vécu. Si vous ne
m'eussiiz dépeint votre Jean-Jacques, j'aurois
cru que l'homme naturel n'existoit plus; mais
le rapport frappant de celui que vous m'avez
peint avec l'auteur dont j'ai lu les livres ne me
laisseroit pas douter que l'un ne fût l'autre,
quand je n'aurois nulle autre raison de le
croire. Ce rapport marqué me décide, et sans
m'embarrasser du Jean-Jacques de nos mes-
sieurs, plus monstrueux encore par son éloi-
gnement de la nature que le vôtre n'est singu-
lier pour en être resté si près, j'adopte pleine-
ment les idées que vous m'en avez données ;
et si votre Jean-Jacques n'est pas tout-à-fail
devenu le mien, il a l'honneur de plus d'avoir
arraché mon estime sans que mon penchant ait
rien fait pour lui. Je ne l'aimerai peut-être ja-
mais, parce que cela ne dépend pas demoi : mais
je l'honore, parce que je veux être juste, que
je le crois innocent et que je le vois opprimé.
Le tort que je lui ai fait, en pensant si mal de
lui, éioit l'effet d'une erreur presque invinci-
ble, dont je n'ai nul reproche à faire à ma
volonté. Quand l'aversion que j'eus pour lui
dureroit dans toute sa force, je n'en serois pas
moins disposé à l'estimer et à le plaindre. Sa
destinée est un exemple peut-être unique de
toutes les humiliations possibles, et d'une pa-
tience presque invincible à les supporter. Enfin
le souvenir de l'illusion dont je sors sur son
compte me laisse un grand préservatif contre
une orgueilleuse confiance en mes lumières,
et contre la suffisance du faux savoir.
Rorss. C'est vraiment mettre à profit l'expé-
rience , et rendre utile l'erreur même , que
d'apprendre ainsi, de celle où l'on a pu tom-
ber, à compter moins sur les oracles de nos
jugemens, et à ne négliger jamais, quand on
veut disposer arbitrairement de l'honneur et
du sort d'un homme, aucun des moyens pres-
crits par la justice et par la raison pour con-
stater la vérité. Si, malgré toutes ces précau-
tions, nous nous trompons encore, c'est un
effet de la misère humaine, et nous n'aurons
pas du moins à nous reprocher d'avoir failli
par notre faute. Mais rien peul-il excuser ceux
qui, rejetant obstinément et sans raison les
formes les plus inviolables, et tout fiers de
partager avec des grands et des princes une
œuvre d'iniquité, condamnent sans crainte un
accusé, et disposent en maîtres de sa destinée
et de sa réputation, uniquement parce qu'ils
aiment à le trouver coupable, et qu'il leur plaît
de voir la justice et l'évidence, où la fraude et
l'imposturesauteroient à des yeux non prévenus!
Je n'aurai point un pareil reproche à me
faire à l'égard de Jean-Jacques; et si je m'abuse
en le jugeant innocent, ce n'est du moins
qu'après avoir pris toutes les mesures qui
étoient en ma puissance pour me garantir de
l'erreur. Vous n'en pouvez pas tout-à-fait dire
autant encore, puisque vous ne l'avez ni vu,
ni étudié par vous-même, et qu'au milieu de
tant de prestiges, d'illusions, de préjugés, He
j
TROISIÈME DIALOGUE.
133
mensonges cl de faux témoignages, ce soii,
selon moi, le seul moyeu sur de le couiioîire.
Ce moyen en amène un autre non moins indis-
pensable, et qui devroit être le premier s'il
éloit permis de suivre ici l'ordre naturel ; c'est
la discussion contradictoire des faits par les
parties elles-mêmes, on sorte que les accusa-
teurs et l'accusé soient mis en confrontation,
et qu'on l'entende dans ses réponses. L'effroi
que cette forme si sacrée paroîl faire aux pre-
miers, et leur obstination à s'y refuser, fout
contre eux, je l'avoue, un préjugé très-fort,
très-raisonnable, et qui suffiroit seul pour leur
condamnation, si la foule et la force de leurs
preuves si frappantes, si éblouissantes, n'ar-
rêtoit en quelque sorte l'effet de ce refus. On
ne conçoit pas ce que l'accusé peut répondre ;
mais enfin jusqu'à ce qu'il ait donhé ou refusé
ses réponses, nul n'a droit de prononcer pour
lui qu'il n'a rien à répondre, ni, se supposant
parfaitement instruit de ce qu'il peut ou ne
peut pas dire, de le tenir, ou pour convaincu
tant qu'il ne l'a pas été, ou pour tout-à-fail
justifié tant qu'il n'a pas confondu ses accusa-
teurs.
Voilà, monsieur, ce qui manque encore à
la certitude de nos jugemens sur cette affaire.
Hommes et sujets à l'erreur, nous pouvons
nous tromper en jugeant innocent un coupa-
ble, comme en jugeant coupable un innocent.
La prenuèreorreur semble, il est vrai, plusexcu-
sable ; mais peut-on l'eu e dans une erreur qui
peut nuire, et dont on s'est pu garantir? Non,
tant qu'il reste un moyen possible d'éclaircir
la vérité, et qu'on le néglige, l'erreur n'est
point involontaire, et doit être imputée à celui
qui veut y rester. Si donc vous prenez assez
d'iiiiérêt aux livres que vous avez lus pour
vouloir vous décider sur l'auteur, et si vous
haïssez assez l'injustice pour vouloir réparer
celle que, dune façon si cruelle, vous avez
|)U commettre à son égard, je vous propose
premièrement de voir l'homme : venez, je
vous iniroduirai chez lui sans peine, il est déjà
prévenu ; je lui ai dit tout ce que j'ai pu dire à
voire égard sans blesser mes engagemens. Il
sait d'avance que si jamais vous vous présentez
à sa porte, ce sera pour le connoître, et non
pas pour le tromper. Après avoir refusé de le
voir, lani que vous Pavez jugé, comme a fait j
tout le monde, voire première visite sera pour
lui la consolante preuve que vous nedésespércz
plus de lui devoir votre estime, cl d'avoir des
torts à réparer envers lui.
Sitôt que, cessant de le voir par les yeux
de vos messieurs, voiis le verrçz par lesvAtre»,
je ne doute point que vos jugemens ne confir-
ment les miens, et que, retrouvant en lui l'au-
teur de ses livres, vous ne restiez persuadé,
comme moi, qu'il est 1 homme de la nature, et
point du tout le monstre qu'on vous a peint
sous son nom. Mais enfin, pouvant nous abu-
ser l'un et l'autre dans des jugemens destitués
de preuves positives et régulières, il nous res-
tera toujours une juste crainte fondée sur la
possibilité d'être dans l'erreur, et sur la diffi-
culté d'expliquer d'une manière satisfaisante
les faits allégués contre lui. Un pas seul alors
nous reste à faire pour constater la vérité, pour
lui rendre hommage et la manifester à tous les
yeux : c'est de nous réunir pour forcer enfin
vos messieurs à s'expliquer haulement en sa
présence, et à confondre un coupable aussi
impudent, ou du moins à nous dégager du
secret qu'ils ont exigé de nous, en nous per-
mettanlde le confondre nous-mêmes. Une in-
stance aussi légitime sera le premier pas..
Lç Fr. Arrêtez... Je frémis seulement à
vous entendre. Je vous ai fait, sans détour,
l'aveu que j'ai cru devoir à la justice et à la
vérité. Je veux être juste, mais sans témérité.
Je ne veux point me perdre iniuilement, sans
sauver l'innocent auquel je me sacrifie ; et c'est
ce que je ferois en suivant votre conseil : c'est
ce que vous feriez vous-même en voulant le
pratiquer. Apprenez ceque, je puis et veux faire
et n'attendez de moi rien au-delà.
Vous prétendez que je dois aller voir Jean-
JacqUes pour vérifier, par mes yeux, ce que
vous m'en avez dit et ce que j infère moi-même
de la lecture de ses écrits. Cette confirmation
m'est superflue, et sans y recourir, je sais
d'avance à quoi m'en tenir sur ce point. Il est
singulier que je sois maintenant plus décidé
que vous sur les sentimcns que vous avez eu
tant de peine à me faire adopter; ma s cela est
fondé en raison. Vous insistez encore sur la
force des preuves alléguées contre lui par nos
messieurs. Cette force est désormais nulle pour
moi, qui en ai démêlé tout l'artifice depuis que
134
TROISIÈME DIALOGUE.
•'y ai regardé de plus près. J'ai là-dessus tant
^e faits que vous ignorez ; j'ai lu si clairement
dans les cœurs, avec la plus vive inquiétude
sur ce que peut dire l'accusé, le désir le plus
ardent de lui ôter tout moyen de se défendre;
j'ai vu tant de concert, de soin, d'activité, de
chaleur, dans les mesures prises pour cet ol^
fet, que des prouves administrées de cette ma-
nière, par des gens si passionnés, perdent
toute autorité dans mon esprit vis-à-vis de vos
observations. Le public est trompé, je le vois,
je le sais ; mais il se plaît à l'être, et n'aimeroit
pas à se voir désabuser. J'ai moi-même été dans
ce cas et ne m'en suis pas tiré sans peiive. Nos
messieurs avoient ma confiance, parce qu'ils
flattoient le penchant qu'ils m'avoient donné,
maisjamais ils n'ont eu pleinement mon estime;
vt, quand je vous vantois leurs vertus, je n'ai
pu me résoudre à les imiter. Je n'ai voulu ja-
mais approcher de leur proie pour la cajoler,
la tromper, la circonvenir, à leur exemple;
et la même répugnance que je voyois dans vo-
tre cœur étoit dans le mien quand je cherchois
à la combattre. J'approuvois leurs manœuvres
sans vouloir les adopter. Leur fausseté, qu'ils
appeloient bienveillance, ne pouvoit me sé-
duire, parce qu'au lieu de cette bienveillance
dont ils se vantoient, je ne sentois pour celui
qui en étoit l'objet qu'antipathie, répugnance,
aversion. J'étois bien aise de les voir nourrir
pour lui une sorte d'affection méprisante et dé-
risoire, qui avoit tous les effets de la plus mor-
telle haine : mais je nepouvois ainsi me donner
le change à moi-même, et ils me l'avoient rendu
si odieux, que je le haissois de tout mon cœur,
sans feinte et- tout à découvert. J'aurois craint
d'approcher de lui comme d'un monstre ef-
froyable, et j'aimois mieux n'avoir pas le plai-
sir de lui nuire, pour n'avoir pas l'horreur de
le voir.
En me ramenant par degrés à la raison, vous
m'avez inspiré autant d'estime pour sa patience
et sa douceur que de compassion pour ses in-
fortunes. Ses livres ont achevé l'ouvrage que
vous aviez commencé. J'ai senti, en les lisant,
que la passion donnoit tant d'énergie à son âme
et de véhémence à sa diction. Ce n'est pas une
explosion passagère, c'est un sentiment domi-
nant et permanent qui peut se soutenir ainsi
uraiit dix ans, et produire douze volumes
toujours pleins du même zèle, toujours arra-
chés par la même persuasion. Oui, je le sens,
et le soutiens comme vous, dès qu'il est auteur
des écrits qui portent son nom, il ne peut avoir
que le cœur d'un homme de bien.
. Cette lecture attentive et réfléchie a pleine-
ment achevé dans mon esprit la révolution que
vous aviez commencée. C'est en faisant cette
lecture avec le soin qu'elle exige que j'ai senti
toute la malignité, toute la détestable adresse
de ses ariîers commentateurs. Dans tout ce que
je lisois de l'original, je sentois la sincérité, la
droiture d'une âme haute et fièré, mais fran-
che et sans fiel, qui se montre sans précaution,
sans crainte, qui censure à découvert, qui loue
sans réticence, et qui n'a point de sentiment à
cacher. Au contraire, tout ce que je lisois dans
les réponses moniroit une brutalité féroce, ou
une politesse insidieuse, traîtresse, et couvroit
du miel des éloges le fiel de la satire et le poi-
son de la calomnie. Qu'on lise avec soin la let-
tre honnête, mais franche, à M. d'Alembert
sur les spectacles, et qu'on la compare avec la
réponse de celui-ci, cette réponse si soigneuse-
ment mesurée, si pleine de circonspection af-
fectée, de complimens aigre-doux, si propre à
faire penser le mal, en feignant de ne le pas
dire ; qu'on cherche ensuite sur ces lectures à
découvrir lequel des deux auteurs est le mé-
chant. Croyez-vous qu'il se trouve dans l'uni-
vers un mortel assez impudent pour dire que
c'est Jean-Jacques?
Celte différence s'annonce dès l'abord par
leurs épigraphes. Celle de votre ami, tirée de
i'EmiUe, est une prière au Ciel de garantir les
bons d'une erreur si funeste, et de la laisser
aux ennemis. Voici celle de M. d'Alembert, ti-
rée de La Fontaine :
Qaittez-moi votre serpe, instrument de dommage.
L'un ne songe qu'à prévenir un mal; l'autre,
dès l'abord, oublie la question pour ne songer
qu'à nuire à son adversaire ; et, dans l'examen
de l'utilité des théâtres, adresse très à propos
à Jean-Jacques ce môme vers que, dans La
Fontaine, le serpent adresse à l'homme (*),
Ah ! subtil et rusé d'Alenjbert! si vous n'a-
(*) Ilousseau fait ici une méprise. Il n'est pas question de ser
l)ent dans la fable f làvre xii, faille 20j d'où ce vers est tiré.
G. P.
W.
TIIOISIÈME DIALOGUE.
lùo
v<'z pas un»' serpe, instrument lrès-uli!c, quoi
qu'en dise le serpent, vous avez en revanche
un siylet bien affilé, qui n'est guère, surtout
dans vos mains, un outil de bienfaisance.
Vous voyez que je suis plus avancé que vous
dans votre propre recherche, puisqu'il vous
reste à cet égard des scrupules que je n'ai plus.
Non, monsieur, je n'ai pas même besoin de
voir Jean-Jacques pour savoir à quoi m'en te-
nir sur son compte. J'ai vu de trop près les
manœuvres dont il est la victime pour laisser
dans mon esprit la moindre autorité à tout ce
qui peut en résulter. Ce qu'il étoit aux yeux
du public lors de la publication de son premier
ouvrage, il le redevient aux miens, parce que
le prestige de tout ce qu'on a fait dès lors pour
le défigurer est détruit, et que je ne vois plus
dans toutes les preuves qui vous frappent en-
core, que fraude, mensonge, illusion.
Vous demandiez s'il existoil un complot.
Oui, sans doute, il en existe un, et tel qu'il
n'y en eut et n'y en aura jamais de semblable.
Cela n'étoit-il pas clair, dès l'année du décret,
par la brusque et incroyable sortie de tous les
imprimés, de tous les journaux, de toutes les
gazettes, de toutes les brochures, contre cet
infortuné? Ce décret fut le tocsin de toutes ces
fureurs. Pouvez-vous croire que les auteurs de
tout cela, quelque jaloux, quelque méchans,
quelque vils qu'ils puissent être , se fussent
ainsi déchaînés de concert en loups enragés
contre un homme alors et dès lors en proie aux
plus cruelles adversités? Pouvez-vous croire
qu'on eût insolemment farci les recueils de ses
propres écrits de tous ces noirs libelles, si ceux
qui les écrivoienl et ceux qui les employoienl
n'eussent été inspirés par cette ligue, qui, de-
puis long-lemps, graduoit sa marche en si-
lence, et prit alors en public son premier es-
sor. La lecture des écrits de Jean-Jacques ma
fait faire en même temps celle de ces venimeu-
ses productions qu'on a pris grand soin d'y
mêler. Si j'avois fait plus tôt ces lectures, j'au-^
rois compris dès lors tout le reste. Cela n'est
pas difficile à qui peut les parcourir de sang-
froid. Les ligueurs eux-mêmes l'ont senti, et
bientôt ils ont pris une autre méthode qui leur
a beaucoup mieux réussi; c'est de n'attaquer
Jean-Jacques en public qu'à mots couvi^rts,
el le plus souvent sans nommer ni lui ni ses
livres; mais de faire en sorte que l'application
de ce qu'on en diroil fût si claire, que chacun
la fît sur-le-champ. Depuis dix ans que l'on
suit cette méthode, elle a produit plus d'effet
que des outrages trop grossiers, qui, par cela
seul, peuvent déplaire au public ou lui devenir
suspects. C'est dans les entreliens particuliers,
dans les cercles, dans les petits comités secrets,
dans tous ces petits tribunaux littéraires dont
les femmes sont les présidens, que s'affilent
les poignards dont on le crible sous le manteau.
On ne conçoit pas comment la diffamation
d'un particulier sans emploi, sans projet, sans
parti, sans crédit, a pu faire une affaire aussi
importante et aussi universelle. On conçoit
beaucoup moins comment une pareille entre-
prise a pu paroitre assez belle pour que tous
les rangs, sans exception, se soient empres-
sés d'y concourir per fas et nefas, comme
à l'œuvre la plus glorieuse. Si les auteurs de
cet étonnant complot, si les chefs qui en ont
pris la direction, avoient mis à quelque hono-
rable entreprise la moitié des soins, des pei-
nes, du travail, du temps, de la dépense, qu'ils
ont prodigués à l'exécution de cerbeau projet,
ils auroient pu se couronner d'une gloire im-
mortelle à beaucoup moins de frais (') qud ne
leur en a coûté pour accomplir cette œuvre de
ténèbres, dont il ne peut résulter pour eux ni
bien ni honneur, mais seulement le plaisir
d'assouvir en secret la plus lâche de toutes les
passions, ot dont encore la patience et la dou-
ceur de leur victime ne les laissera jamais jouir
pleinement.
Il est impossible que vous ayez une juste idée
de la position de votre Jean-Jacques ni de la
manière dont il est enlacé. Tout est si bien con-
certé à son égard, qu'un ange descendroit du
ciel pour le défendre sans y pouvoir parvenir. -
Le complot dont il est le sujet n'csl pas de ces
impostures jetées au hasard qui font un effet
rapide, mais passager, et qu'un instant décou-
vre et détruit. C'est, comme il l'a senti lui-
même, un projet médité de longue main, dont
l'exécution lente et graduée ne s'opère qu'avec
autant de précaution que de méthode, effaçant
(') On me reprochera, j'en sni» 1r*»-silr, de me donner une
importance prodigii use. Ah ! si je n'en avois p.'i8 plus aux
yeux d'fiutriii qu'aux miens, ipic mou sort tcroit moins 4
plaindre !
136
TROISIÈME DIALOGUE.
à mesure qu'elle avance et les traces des routes
qu'elle a suivies et les vestiges de la vérité
qu'elle a fait disparoître. Pouvez-vous croire
qu'évitant avec tant de soin toute espèce d'ex-
plication, les auteurs et les chefs de ce complot
négligent de détruire et dénaturer tout ce qui
pourroit un jour servir à les confondre? et,
depuis plua de quinze ans qu'il est en pleine
exécution, noiit-ils pas eu tout le temps qu'il
leur falloit pour y réussir? Plus ils avancent
dans l'avenir, plus il leur est facile d'oblitérer
le passé, ou de lui donner la tournure qwi leur
convient. Le moment doit venir où, tous les té -
moignages étant à leur disposition,il8pourroient
sans risque lever le voile impénétrable qu'ils
ont mis sur les yeux de leur victime. Qui sait
si ce moment n'est pas déjà venu? si, par les
mesures qu'ils ont eu tout I« temps de prendre,
ils ne pourroient pas dès à présent s'exposer à
des confrontaîions qui confondroient l'inno-
cence et feroient triompher l'imposture ? Peut-
êire ne les évitent-ils encore que pour ne pas
paroître changer de maximes, et, si vous vou-
lez, par un reste de crainte attachée au men-
songe de n'avoir jamais assez tout prévu. Je
vous le répète, ils ont travaillé sans relâche
à disposer toutes choses pour n'avoir rien à
craindre d'une discussion régulière, si jamais
ils éloient farces d'y acquiescer; et il me paroît
qu'ils ont eu tout le temps et tous les moyens
de mettre le succès de leur entreprise à l'abri de
tout événement imprévu. Eh! quelles seroient
désormais les ressources de Jean-Jaeques et de
ses défenseurs, s'il s'en osoit présenter? Où
trouveroit-il des juges qui ne fusseiu pas du
complot, des témoins qui ne fussent pas subor-
nés, des conseils fidèles qui ne l'égarassent pas?
Seul, contre toute une génération liguée, doù
réclameroit-il la vérité que le mensonge ne ré-
pondît à sa place? Quelle protection , quel appui
trouveroit-il pour résister à cette conspiration
générale? Existe-t-il, peut-il même exister,
parmi les gens en place, un seul homme assez
intègre pour se condamner lui-même , assez
courageux pour oser défendre un opprimé
dévoué depuis si long-temps à la haine publi-
que, assez généreux pour s'animer d'un pareil
zèle, sans autre intérêt que celui de l'équité?
Soyez sûr que, quelque crédit, quelque auto-
rité que pût avoir celui qui oseroit élever la voix
en sa faveur, et réclamer pour lui les premiè-
res lois delà justice, il se perdroit sans sauver
son client, et que toute la ligue, réunie contre
ce protecteur téméraire, commençant par l'é-
carter de manière ou d'autre, iiniroit par tenir,
comme auparavant, sa victime à sa merci. P»ien
ne peut'plusia soustraire à sa destinée, et tout ce
que peut faire un homme sage qui s'intéresse à
son sort, est de rechercher en silence les yesti-
ges de la vérité pour diriger son propre juge-
ment, mais jamais pour le faire adopter par la
multitude, incapable de renoncer par raison au
parti que la passion lui a fait prendre.
Pour moi^ je veux vous faire ici ma confes-
sion sans détour. Je crois Jean-Jacquesinnoceni
et vertueux ; et cette croyance est telle au fond
de mon âme, qu'elle n'a pas besoin d'autre con-
firmation. Bien persuadé de son innocence, je
n'aurai jamais l'indignité de parler là-dessus
contre ma pensée, ni de joindre contre lui ma
voix à la voix publique, comme j'ai fait jusqu'ici
dans une autre opinion. Mais ne vous attendez
pas non plus que j'aille étourdiment n>e porter
à découvert pour son défenseur, et forcer ses
délateurs à quitter leur masque pour l'accuser
hautement en face. Je ferois en cela une
démarche aussi imprudente qu'inutile, à la-
quelle je ne veux point m'exposer. J'ai un ét<it„
des amis à conserver, une famille à soutenir,
des patrons à ménager. Je ne veux point faire
ici le don Quichotte, et lutter contre les puis-
sances, pour faire un moment parler de moi, et
me perdre pour le reste de ma vie. Si je puis
réparer mes torts envers l'infortuné Jean-Jac-
ques, et lai être utile sans m'exposer, à la
bonne heure ; je le ferai de tout mon cœur. Mais
si vous attendez de moi quelque démarche d'é-
clatquime compromette, et m'expose au blâme
des miens, dêtrompez-vous, je n'irai jamais
jusques-là. Vous ne pouvez vous-même aller
plus loin que vous n'avez fait, sans manquer à
voire parole, et me mettre avec vous dans un
embarras dont nous ne sortirions ni l'un ni
l'autre aussi aisément que vous l'ave? présumé.^
Rouss. Rassurez-vous, je vous prie, je veux
bien plutôt me conformer moi-même à vos ré-
solutions, que d'exiger de vous rien qui vous
déplaise. Dans la démarche que j'aurois désiré
de faire, j'avoisplus pour objetnotre entière et
commune satisfaction, que de ramener ni le
TROISIÈME DIALOGUE
public, ni yos messieurs, aux sentimens de la
jusiice et au chemin de la vérité. Quoique in-
lérieuremcnt aussi persuadé que vous de l'in-
nocence de Jean- Jacques , je n'en suis pas
régulièrement convaincu, puisqiir, n'ayant pu
l'mstruire des clioses qu'on lui impute, je n'ai
pu ni le confondre par son silence, ni l'absou-
dre par ses réponses. A cet égard, je me tiens
nu jugement immédiat que j'ai porté sur l'hom-
me, sans prononcer sur les faits qui combattent
ce jugement, puisqu'ils manquent du caractère
qui peut seul les constater ou les détruire à mes
yeux. Je n'ai pas assez de confiance en mes
propres lumières pour croire qu'elles ne peu-
vent me tromper; et je resterois peut-être
encore ici dans le doute, si le plus légitime et
le plus fort des préjugés ne venoit à l'appui de
mes propres remarques, et ne me moniroil le
mensonge du côté qui se refuse à l'épreuve de
la vérité. Loin de craindre une discussion
contradictoire, Jean-Jacques n'a cessé de la
rechercher, de provoquer à grands cris ses
accusateurs, et de dire hautement ce qu'il avoit
à dire Lux, au contraire, ont toujours esquivé,
fait le plongeon, parlé toujours entre eux à voix
basse, lui cachant avec le plus grand soin leurs
accusations, leurs témoins, leurs preuves, sur-
tout leurs personnes , et fuyant avec le plus
évident effroi toute espèce de confrontation.
Donc ils ont de fortes raisons pour la craindre,
celles qu'ils allèguent pour cela étant ineptes au
point d'être même outrageantes pour ceux
qu'ils en veulent payer, et qui, je ne sais com-
ment, ne laissent pas de s'en contenter : mais
pour moi je ne m'en contenterai jamais, et dès
là toutes leurs preuves clandestines sont sans
autorité pour moi. Vous voilà dans le même
cas où je suis , mais avec un moindre degré de
certitude sur l'innocence de l'accusé, puisque,
ne l'ayant point examiné par vos propresyeux,
vous ne jugez de lui que par ses écrits et sur
mon témoignage. Donc, vos scrupules devroient
être plus grands que les miens, si les manœu-
vres de ses persécuteurs, que vous avez mieux
suivies, ne faisoient pour vous une espèce de
compensation. Dans cette position, j'ai pensé
que ce que nous avions de mieux à faire pour
nous assurer de la vérité, étoit de la mettre à
sa dernière et plus sûre épreuve, celle précisé-
ment qu'éludent si soigneusement vos mes-
sieurs. Il me sembtoit que, sans trop nous
compromettre , nous aurions pu leur dire :
« Nous ne saurions approuver qu'aux dépens
» de la justice et delà sûreté publique vous fas-
» sicz à un scélérat une gr&ce tacite qu'il n'ac-
» cepte point, et qu'il dit n'être qu'une hor-
» rible barbarie que vous couvrez d'un beau
» nom. Quand celte grâce en seroit réellenuMit
»> une, étant faite par force, elle change de na-
» ture; au lieu d'être un bienfait, elle devient
B un cruel outrage ; et rien n'est plus injuste et
» plus tyrannique que de forcer un honmie à
» nous être obligé malgré lui. C'est sans doute
» un des crimes de Jean-Jacques de n'avoir, au
» lieu de la rcconnoissance qu'il vous doit,
» qu'un dédain plus que méprisant pour vous
» et pour vos manœuvres. Cette impudence de
» sa part mérite en particulier une punition
)) sortable, et cette punition que vous lui devez
» et à vous-même, est de le confondre, afin
» que, forcé de reconnoître enfin votre indul-
» gence, il ne jette plus des nuages sur les mo-
» tifs qui vous font agir. Que la confusion d'un
» hypocrite aussi arrogant soit, si vous von-
» lez, sa seule peine, mais qu'il la sente pour
» l'édification, pour la sûreté publique, et pour
» l'honneur de la génération présente qu'il pa-
» roît dédaigner si fort. Alors seulement on
» pourra, sans risque, le laisser errer parmi
» nous avec honte, quand il sera bien authenii-
» quement convaincu et démasqué. Jusques à
» quand soufFrirez-vous cet odieux scandale ,
» qu'avec la sécurité de l'iiuiocence le crime ose
» insolemment provoquer la vertu, qui gauchit
» devant lui et se cache dans l'obscurité? C'est
» lui qu'il faut réduire à cet indigne silence que
» vous gardez, lui présent : sans quoi l'avenir
» ne voudra jamais croire que celui qui se
» montre seul et sans crainte est le coupable,
» et que celui qui, bien escorté, n'ose l'attendre
» est l'innocent. »
En leur parlant ainsi, nous les aurions forcés
à s'expliquer ouvertement, ou à convenir taci-
tement de leur imposture, et, par la discussit n
contradictoire des faits, nous aurions pu porter
un jugement certain sur les accusateurs et sur
l'accusé, et prononcer définitivement entre eux
et lui. Vous dites que les juges et les témoins
entrant tous dans la ligue auroient rendu la pré-
varication très-fiiciîc à exécuter, tics-difficile à
i38
TROISIEME DIALOGUE.
découvrir, et cela doit être : mais il n'est pas
impossible aussi que l'accusé n'eût trouvé quel-
que réponse imprévue et péremptoirc qui eût
démonté toutes leurs batteries, et manifesté le
complot. Tout est contre lui, je le sais, le pou-
voir, la ruse, l'argent, l'intrigue, le temps, les
préjugés, son ineptie, ses distractions, son
défaut de mémoire, son embarras de s'énoncer,
out enfin, hors 1 innocence et la vérité, qui
seules lui ont donné l'assurance de rechercher,
de demander, de provoquer avec ardeur ces
explications qu'il auroit tant de raisons de
Craindre si sa conscience déposoit contre lui.
Mais ses désirs attiédis ne sont plus animés, ni
par l'espoir d'un succès qu'il ne peut plus atten-
dre que d'un miracle, ni par l'idée d'une répa-
ration qui pût flatter son cœur. Mettez-vous un
moment à sa place et sentez ce qu'il doit pen-
ser de la génération présente et de sa conduite
à son égard. Après le plaisir qu'elle a pris à le
diffamer en le cajolant, quel cas pourroit-il
faire du retour de son estime , et de quel prix
pourroient être à ses yeux les caresses sincères
des mêmes gens qui lui en prodiguèrent de si
fausses, avec des cœurs pleins d'aversion pour
lui ? Leur duplicité, leur trahison, leur perfidie,
ont-elles pu lui laisser pour eux le moindre
sentiment favorable? et ne seroit-il pas plus
indignéque flatté de s'en voir fêlé sincèrement
avec les mêmes démonstrations qu'ils employè-
rent si long-lemps en dérision à faire de lui le
iouet de la canaille.
Non, monsieur, quand ses contemporains,
aussi repentans et vrais qu'ils ont été jusqu'ici
faux et cruels à son égard, reviendroient enfin
de leur erreur, ou plutôt de leur haine, et
que, réparant leur longue injustice, ils tâche-
roient, à force d'honneurs, de lui faire oublier
leurs outrages, pourroit-il oublier la bassesse
et l'indignité de leur conduite? pourroit-il
cesser de se dire que, quand même il eût été
le scélérat qu'ils se plaisent à voir en lui, leur
njanière de procéderavec ce prétendu scélérat,
moins inique, n'en seroit que plus abjecte, et
que s'avilir autour d'un monstre à tant de ma-
nèges insidieux éioit se mettre soi-même au-
dessous de lui? Non, il n'est plus au pouvoir
de ses contemporains de lui ôlcr le dédain
qu'ils ont tant pris de peine à lui inspirer.
Devenu même insensible à leurs insultes, com-
ment pourroit-il être touché de leurs éloges?
Comment pourroit-il agréer le retour tardif
et forcé de leur estime, ne pouvant plus lui-
même en avoir pour eux? Non, ce retour de
la part d'un public si méprisable ne pourroit
plus lui donner aucun plaisir, ni lui rendre
aucun honneur. II en seroit plus importuné
sans en être plus satisfait. Ainsi l'explication
juridique et décisive qu'il n'a pu jamais obte-
nir, et qu'il a cessé de désirer, éloit plus pour
nous que pour lui. Llle ne pourroit plus même
avec la plus éclatante justification, jeter aucune
véritable douceur dans sa vieillesse. Il est dé-
sormais trop étranger ici-bas pour prendre à
ce qui s'y fait aiicun intérêt qui lui soit per-
sonnel. N'ayant plus de suffisante raison pour
agir, il reste tranquille, en attendant avec la
mort la fin de ses peines, et ne voit plus qu'avec
indifférence le sort du peu de jours qui lui
restent à passer sur la terre.
Quelque consolation néanmoins est encore
à sa portée ; je consacre ma vie à la lui donner,
et je vous exhorte d'y concourir. Nous ne
sommes entrés ni l'un ni l'autre dans les se-
crets de la ligue dont il est l'objet ; nous n'avons
point partagé la fausseté de ceux qui la com-
posent; nous n'avons point cherché à le sur-
prendre par des caresses perfides. Tant que
vous l'avez haï, vous Pavez fui , et moi je ne
l'ai recherché que dans l'espoir de le trouver
digne de mon amitié ; et l'épreuve nécessaire
pour porter un jugement éclairé sur son compte,
ayaHt été long-temps autant recherchée par
lui qu'écartée par vos messieurs, forme un pré-
jugé qui supplée, autant qu'il se peut, à cette
épreuve, et confirme ce que j'ai pensé de lu»
après un examen aussi long qu'impartial. Il
ma dit cent fois qu'il seroit consolé de l'injus-
tice publique , s'il eût trouvé un seul cœur
d'homme qui s'ouvrît au sien, qui sentît ses
peines, et qui les plaignît ; l'estime franche et
pleine d'un seul l'eût dédommagé du mépris de
tous les autres. Je puis lui donner ce dédomma-
gement, et je le lui voue. Si vous vous joignez
à moi pour celte bonne œuvre, nous pouvons
lui rendre dans ses vieux jours la douceur
d'une société véritable qu'il a perdue depuis
si long-temps, et qu'il n'espéroit plus retrou-
ver ici-bas. Laissons le public dans l'erreur où
il se complaît, et dont il est digne, et montrons
TROISIÈME DIALOGUE.
130
seulemont à celui qui en est .a victime que
nous ne la partageons pas. Il ne s'y trompe
déjà plus à mon égard, il ne s'y trompera
point au vôtre; et, si vous venez à lui avec les
sentimcns qui lui sont dus, vous lu trouverez
prêt à vous les rendre, l^es nôtres lui seront
d'autant plus sensibles, qu'il ne les attendoit
plus de personne; et, avec le cœur que je lui
connois, il n'avoU pas besoin d'une si longue
privation pour lui en fiiire sentir le prix. Que
ses persécuteurs continuent de triompher, il
verra leur prospérité sans peine ; le désir de la
vengeance ne le tourmenta jamais. Au milieu
de tous leurs succès, il les pl.iinl encore, et les
croit bien plus malheureux que lui. En effet,
quand la triste jouissance des maux qu'ils lui
ont faits pourroit remplir leurs cœurs d'un
conienieinent véritable, [)eut-e|le jamais les
garantir de la crainte d'ôlre un jour découverts
et démasqués ? Tant de soins qu'ils se don-
nent, tant' de mesures qu'ils prennent sans
relâche depuis tant d'années, ne marquent-ils
pas la frayeur de n'en avoir jamais pris assez?
Ils ont beau renfermer la vérité dans de triples
murs de mensonges et d'impostures qu'ils ren-
forcent continuellement, ils tremblent toujours
qu'elle ne s'échappe par quelque fissure. I/im-
mense édifice de ténèbres qu'ils ont élevé au-
tour de lui ne suffit pas pour lés rassurer.
Tant qu'il vit, uti accident imprévu peut lui
dévoiler leur mystère et lés exposer a se voir
confondus. Sa mort même, loin de les tran-
quilliser, doit augmenter leurs alarmes. Qui
sait s'il n'a point trouvé quelque confident dis-
cret qui, lorsque I animosité du public cessera
d'être attisée par la [)réjence du condamné,
saisira pour se faire écouler le moment où les
yeux commenceront à s'ouvrir? Qui sait si
quelque dépositaire fidèle ne produira pas en
temps et lieu de telles preuves de son inno-
cence que le public, forcé de s'y rendre, sente
cl déplore sa longue erreur? Qui sait si, dans
le nombre infini de leurs coniplices, il ne s'en
trouvera pas quelqu'un que le repentir, que le
remords fasse parler? On a beau prévoir ou
arranger toutes les combinaisons imaginables,
on craint toujours qu'il n'en reste quelqu'une
qu'on n'a pas prévue, et qui fasse découvrir
la vérité quand on y pensera le moins. La pré-
voyance a beau travailler, la crainte est encore
plus active; et les auteurs d'un pareil |>rojel
ont, sans y penser, sacrifié à leur haine le re-
pos du reste de leurs jours.
Si leurs accusations étoient véritables, et
que Jean-Jacques fût tel qu'ils l'ont peint,
l'ayant une fois démasqué pour l'acquit de leur
conscience, et déposé leur secret chez ceux qui
doivent veiller à l'ordre public, ils se repose-
roient sur euxdu reste, cesseroientde s'occuper
du coupable, et ne penseroient plus à lui. Mais
l'œil inquiet et vigilant qu'ils ont sans cesse at-
taché sur lui, les émissaires dont ils l'entourent,
les mesures qu'ils ne cesseat de prendre pour
lui former toute voie à toute explication, pour
qu'il ne puisse leur échapper en aucune sorte,
décèlent avec leurs alarmes la cause qui les en-
tretient et les perpétue : elles ne peuvent plus
cesser, quoi qu'ils fassent ; vivant ou mort, il
les inquiétera toujours; et s'il aimoit la ven-
geance, il en auroit une bien assurée dans la
frayeur dont, malgré tant de précautions
entassées, ils ne cesseront plus d'être agités.
Voilà le contre-poids de leurs succès et de
toutes leurs prospérités. Ils ont employé toutes
les ressources de leur art pour faire de lui le
plus malheureux des êtres ; à force d'ajouter
moyens sur moyens, ils les ont tous épuisés;
et, loin de parvenir à leurs fins, ils ont produit
l'effet contraire. Ils ont fait trouver à Jean-
Jacques des ressources en lui-même, qu'il ne
coniioitroit pas sans eux. Après lui avoir fait
le pis qu'ils pouvOient lui faire, ils l'ont mis
en état de n'avoir plus rien à craindre, ni
d'eux, ni de personne, et de voir avec la plus
profonde indifférence tous les événemens hu-
mains. Il n'y a point d'atteinte sensible à son
âme qu'ils ne lui aient portée; mais, en lui
faisant tout le mal qu'ils lui pouvoient faire, ils
l'ont forcé de se réfugier dans des asiles où il
n'est plus en leur pouvoir de pénétrer. Il peut
maintenant les défier et se moquer de leur
impuissance. Hors d'état de le rendreplus mal-
heureux, ils le deviennent chaque jour davan-
tage, en voyant que tant d'efforts n'ont abouti
qu'à empirer leur situation et adoucir la sienne.
Leur rage, devenue impuissante, n'a fait que
s'irriter en voulant s'assouvir.
Au reste, il ne doute point que, malgré tant
d'efforts, le temps ne lève enfin le voile de
l'imposture, et ne découvre son inuocencc. La
uo
TROISIÈME DIALOGUIi:.
èertitude (^u'un jour on sentira le prix de sa
patience contribue à la soutenir; et, en lui
tout ôtant, ses persécuteurs n'ont pu lui ôter
la confiance et l'espoir. « Si ma mémoire de-
» voit, dit-il, s'éteindre avec moi, je me con-
» solerois d'avoir été si mal connu des hommes,
» dont je serois bientôt oublié ; mais puisque
w mon existence doit être connue après moi par
» mes livres, et bien plus par mes malheurs,
» je ne me trouve point, je l'avoue, assez de
» résignation pour penser sans impatience,
» moi qui me sens meilleur et plus juste qu'au-
» cun homme qui me soit connu, qu'on ne se
» souviendra de moi que comme d'un monstre,
» et que mes écrits, où le cœur qui les dicta est
» empreint à chaque pa^e, passeront pour les
i> déclamations d'un tartufe qui ne cherchoit
» qu'à tromper le public. Qu'auront donc servi
» mon courage et mon zèle, si leurs monu-
» mens, loin d'être utiles aux bons('), ne font
)i qu'aigriret fomenter l'aniniosiiédesniéchans,
B si tout ce que l'amour de la vertu m'a fait
» dire sans crainte et sans intérêt nefaitàl'ave-
» nir, comme aujourd'hui, qu'exciter contre
w moi la prévention et la haine, et ne produit
t) jamais aucun bien ; si, au lieu des bénédic-
» tions qui m'étoient dues, mon nom, que
» tout devoit rendre honorable, n'est prononcé
» dans l'avenir qu'avec imprécation! Non, je
» ne supporterois jamais une si cruelle idée;
» elle absorberoit tout ce qui m'est resté de
» courage et de constance. Je consenlirois sans
» peine à ne point exister dans la mémoire des
» hommes,maisje ne puis consentir, jel'avoue,
» à y rester diffamé; non, le Ciel ne le per-
» mettra point, et, dans quelque état que m'ait
» réduit la destinée, je ne désespérerai jamais
» de la Providence, sachant bien qu'elle choisit
» son heure et non pas la nôtre, et qu'elle aime
» à frapper son coup au moment qu'on ne
» l'attend plus. Ce n'est pas que je donne en-
» core aucune importance, et surtout par rap-
1) port à moi, au peu de jours qui me restent
» à vivre, quand même j'y pourrois voir renaî-
» tre pour moi toutes les douceurs dont on a
(') Jamais les discours d'un homme qu'on croit parler con-
tre sa pensée ne toucheront ceux qui ont cette opinion.
Tous ceux qui, pensant mal de moi, disent avoir profité
dans la vertu pai la lecture de mes livres, mentent, et même
Irès-sottenienl, Ce sont ceux-là qui sont vraiment des tar-
lufrg.
» pris peine à tarir le cours. J'ai trop connu la
» misère des prospérités humaines, pour être
») sensible, à mon âge, à leur tardif et vain
» retour ; et quelque peu croyable qu'il soit,
» il leur seroit encore plus aisé de revenir,
» qu'à moi d'en reprendre le goiît. Je n'espère
» plus, et je désire très-peu de voir de mon
» vivant la révolution qui doit désabuser le
» public sur mon compte. Que mes persécu-
» teurs jouissent en paix, s'ils peuvent, toute
» leur vie, du bonheur qu'ils se sont fait des
» misères de la mienne. Je ne désire de les voir
» ni confondus ni punis ; et pourvu qu'enfin la
» vérité soit connue, je ne demande point que
» ce soit à leurs dépens : mais je ne puis re-
» garder comme une chose indifférente aux
» hommes le rétablissement de ma mémoire, et
» le retour de l'estime publique qui m'étoit
» due. Ce seroit un trop grand malheur pour
» le genre humain que la manière dont on a
» procédé à mon égard servît de modèle et
» d'exemple, que J'honneur des particuliers
» dépendît de tout imposteur adroit, et que la
» société, foulant aux pieds les plus saintes lois
» de la justice, ne fût plus qu'un ténébreux
» brigandage de trahisons secrètes etd'impos-
» turcs adoptées sans confrontation, sans con-
» tradiciiou, sans vérificatoin, et sans aucune
» défense laissée aux accusés. Bientôt les honi-
» mes, à la merci les uns des autres^ n'au-
» roient de force et d'action que pours'eniro-
» déchirer entre eux, sans en avoir aucune
» pour la résistance ; les bons, livrés tout-à-fait,
» aux méchans, deviendroient d'abord leur
» proie, enfin leurs disciples ; l'innocence n'au-
» roit plus d'asile, et la terre, devenue un en-
» fer, ne seroit couverte que de démons oc-
» cupés à se tourmenter les uns et les autres.
» Non, le Ciel ne laissera point un exemple
» aussi funeste ouvrir au crime une roule nou-
» velle,inconnuejusqu'àcejour; il découvrira
» la noirceur d'une trame aussi cruelle. Un
» jour viendra, j'en ai la juste confiance, que
» les honnêtes gens béniront ma mémoire, et
» pleureront sur mon sort. Je suis stir de la
» chose, quoique j'en ignore le temps. Voilà
» le fondement de ma patience et de mes con-
» solations. L'ordre sera rétabli tôt ou tard,
» ntême sur la terre, je n'en doute pas. Mes
»> oppresseurs peuvent reculer le moment de
TROISIÈME DIALOGUE.
• ma jiJSiiBcation, mais ils ne sauroicnt cin-
u pécher qu'il ne vienne. Cela me suf.il pour
• être tranquille au milieu de leurs œuvres :
• qu'ils continueni à disposer de mui durant
• ma vie, mais qu'ils se pressent; je vais bien-
H tôt leur échapper. »
Tels sont sur ce point les scntimcns de Jean-
Jacques, et tels sont aussi les miens. Par un
(iécretdont il no m'appartient pas de sonder la
profondeur, il doit passer le reste de ses jours
dans le mépris et l'humiliation : mais j'ai le
plus vif pressentiment qu'après sa mort et celle
de ses persécuteurs, leurs trames seront dé-
couvertes, et sa mémoire justifiée. Ce sentiment
me paroît si bien fondé, que, pour peu qu'on
y réfléchisse, je ne vois pas qu'on puisse en
douter. C'est un axiome généralement admis,
que tôt ou tard la vérité se découvre ; et tant
dexemples l'ont confirmé, que l'expérience ne
permet plus qu'on en doute. Ici du moins il
n'est pas concevable qu'une trame aussi com-
pliquée reste cachée aux âges futurs; il n'est
pas même à présumer qu'elle le soit long-temps
dans le nôtre. Trop de signes la décèlent pour
qu'elle échappe au premier qui voudra bien y
regarder, et cette volonté viendra sûrement
à plusieurs sitôt que Jean-Jacques aura cessé
de vivre. De tant de gens employés à fasciner
les yeux du public, il n'est pas possible qu'un
grand nombre n'aperçoive la mauvaise foi de
ceux qui les dirigent, et qu'ils ne sentent que,
si cet homme étoit réellement tel qu'ils le font,
il seroit superflu d'en imposer au public sur
son compte, et d'employer tant d'impostures
pour le charger de choses qu'il ne fait pas, et
déguiser celles qu'il fait. Si l'intérêt, l'animo-
sité, la crainte, les font concourir aujourd'hui
sans peine à ces manœuvres, un temps peut
venir où leur passion calmée, et leur intérêt
changé, leur feront voir sous un jour bien dif-
férent les œuvres sourdes dont ils sont aujour-
d'hui témoins et complices. Est-U croyable
alors qu'aucun de ces coopérateurs subalternes
ne parlera confidemment à personne de ce
qu'il a vu, de ce qu'on lui a fait faire, et de
l'effet de tout cela pour abuser le public? que,
trouvant d honnêtes gens empressés à la re-
cherche do la vérité défigurée, ils ne seront
point tentés de se rendre encore nécessaires en
la découvrant, comme ils le sont maintenant
pour la cacher, de se donner quelque im-
portance en montrant qu'ils furent admis dans
la confidence des grands, et qu'ils savent des
anecdotes ignorées du public? Et pourquoi ne
! croirois-je pas que le regret d'avoir contribué
j à noircir un innocent en rendra quelques-uns
indiscrets ou véridiques, surtout à l'heure où,
prêts à sortir de celte vie, ils seront sollicités
par leur conscience à ne pas emporter leur
coulpe avec eux? Enfin, pourquoi les ré-
flexions que vous et moi faisions aujourd'hui
ne viendront-elles pas alors dans l'esprit do
plusieurs personnes, quand elles examineront
de sang-froid la conduite qu'on a tenue, et la
facilité qu'on eut f)ar elle de peindre cet homme
comme on a voulu? On sentira qu'il est beau-
coup plus incroyable'qu'un pareil homme ait
existé réellement, qu'il ne l'est que la crédii-
lili publique enhardissanl les imposteurs, les
ait portés à le peindre ainsi successivement, et
en enchérissant toujours , sans s'apercevoir
qu'ils passoient même la mesure du possible.
Cette marche, très-naturelle à la passion, est
un piège qui la dècSlc, et dont elle se garantit
rarement. Celui qui voudroit tenir un registre
exact de ce que, selon vos messieurs, il a fait,
dit, écrit, imprimé, depuis qu'ils se sont en>-
parés de sa personne, joint à tout ce qu'il a fait
réellement, trouveroit qu'en cent ans il n'aa-
roit pu suffire à tant de choses. Tous les livres
qu'on lui attribue, tous les propos qu'on lui
fait tenir, sont aussi concordans et aussi na-
turels que les faits qu'on lui impute, et tout
cela toujours si bien prouvé, qu'en admettant
un seul do ces faits on n'a plus droit d'en reje-
ter aucun autre.
Cependant, avec un peu de calcul et de bon
sens, on verra que tant de choses sont incom-
patibles, que jamais il n'a pu faire tout cela,
ni se trouver en tant de lieux différons en si
peu de temps; qu'il y a par conséquent plus
de fictions que do vérités dans toutes ces anec-
dotes entassées, et qu'enfiti les mêmes preuves
qui n'empêchent pas les unes d'être des men-
songes ne sauroient établir que les autres sont
des vérités. La force même et le nombre de
toutes ces preuves suffiront pour faire soufv-
çonner le complot : et dès-lors toutes celles qui
n'auront pas subi l'épreuve légale perdront
leur force, tous les témoins qui n'auront pas
142
TROISIÈME DIALOGUE.
été confrontés à l'accusé perdront leur autorité,
et il ne restera contre lui de charges solides
que celles qui lui auront éié connues, et dont
il n'aura pu se justifier; c'est-à-dire, qu'aux
fautes près qu'il a déclarées le premier, et dont
vos messieurs ont tiré un si grand parti, on
n'aura rien du tout à lui reprocher.
C'est dans cette persuasion qu'il me paroît
raisonnable qu'il se console des outrages de ses
contemporains et de leur injustice. Quoi qu'ils
puissent faire, ses livres, transmis à la posté-
rité, montreront que leur auteur ne fut point
tel qu'on s'efforce de le peindre ; et sa vie ré-
glée, simple, uniforme, et la même depuis
tant d'années, ne s'accordera jamais avec le
caractère affreux qu'on veut lui donner. Il en
sera de ce ténébreux complot, formé dans un
si profond secret, développé avec de si grandes
précautions, et suivi avec tant de zèle, comme
de tous les ouvrages des passions des hommes,
qui sont passagers et périssables comme eux.
Un temps viendra qu'on aura pour le siècle où
vécut Jean-Jacques la même horreur que ce
siècle marque pour lui, et que ce complot, im-
mortalisant son auteur, comme Eros'trate,
passera pour un chef-d'œuvre de génie, et plus
encore de méchanceté.
Le Fr. Je joins de bon cœur mes vœux aux
vôtres pour l'accomplissement de cette prédic-.
lion, mais j'avoue que je n'y ai pas autant de
confiance; et à voir le tour qu'a pris cette af-
faire, je jugerois que des multitudes de carac-
tères et d'événemens décrits dans l'histoire
n'ont peut-être d'autre fondement que l'inven-
tion de ceux qui se sont avisés de les affirmer.
Que le temps fasse triompher la vérité, c'est
ce qui doit arriver très-souvent; mais que cela
arrive toujours, comment le sait-on, et sur
quelle preuve peut-on l'assurer? Des vérités
long-temps cachées se découvrent enfin par
quelques circonstances fortuites. Cent mille
autres peut-être resteront à jamais offusquées
par le mrtisonge, sans que nous ayons aucun
moyen de les reconnoître et de les manifester ;
car, tant qu'elles restent cachées, elles sont
pour nous comme n'existant pas. Otcz le ha-
sard qui en fait découvrir quelqu'une , elle
continueroit d'être cachée ; et qui sait combien
il en reste pour qui ce hasard ne viendra ja-
mais? Ne disons donc pas que le temps fait
toujours triompher la vérité, car c'est ce qu'il
nous est impossible de savoir, et il est bien
plus croyable qu'effaçant pas à pas toutes ses
traces, il fait plus souvent triompher le men-
songe, surtout quand les hommes ont intérêt à
le soutenir. Les conjectures sur lesquelles vous
croyez que le mystère de ce complot sera dé-
voilé, me paroissent, à moi qui l'ai vu de plus
près, beaucoup moins plausibles qu'à vous.
La ligue est trop forte, trop nombreuse, trop
bien lice, pour pouvoir se dissoudre aisément;
et, tant qu'elle durera comme elle est, il est
trop périlleux de s'en détacher, pour que per-
sonne s'y hasarde sans autre intérêt que celui
de la justice. De tant de fils divers qui com-
posent cette trame, chacun de ceux qui la
conduisent ne voit que celui qu'il doit gouver-
ner, et tout au plus ceux qui l'avoisiiient. Le
concours général du tout n'est aperçu que des
directeurs, qui travaillent sans relâche à dé-
mêler ce qui s'embrouille, à ôter les tiraille-
mens, les contradictions, et à faire jouer le
tout d'une manière uniforme. La multitude des
choses incompatibles entre elles, qu'on fait
dire et faire à Jean-Jacques, n'est, pour ainsi
dire, que le magasin des matériaux dans le-
quel les oniiepreneurs, faisant un triage,
choisiront à loisir les choses assortissantes qui
peuvent s'accorder, et rejetant celles qui tran-
chent, répugnent, et se contredisent, par-
viendront bientôt à les faire oublier, après
qu'elles auront produit leur effj't. Inventez
toujours^ disent-ils aux ligueurs subalternes,
nous nous chargeons de choisir et d'arranyer
après. Leur projet est, comme je vous l'ai dit,
de faire une refonte générale de toutes les
anecdotes recueillies ou fabriquées par leurs
satellites, et de les arranger en un corps d'his-
toire disposée avec tant d'art, et travaillée avec
tant de soin, que tout ce qui est absurde et
contradictoire, loin de paroîire un tissu de
fables grossières, paroîtra l'effet de I incon-
séquence de l'homme, qui, avec des passions
diverses et monstrueuses, vouloit le blanc et
le noir, et passoit sa vie à faire et défaire,
faute de pouvoir accomplir ses mauvais des-
seins.
Cet ouvrage, qu'on prépare de longue main,
pour le publier d'abord après sa mort, doit,
par les pièces et les preuves dont il sera muni,
THOISIKME DIALOGUE.
143
fixer si bien le jiifïement du public sur sa mé-
moire, que personne ne s'avise môme de for-
mer là-dessus le moindre doute. On y affectera
poui lui le môme iniérôt, la même affection
dont l'apparence bien ménagée a eu tant d'ef-
fet de son vivant; et pour marquer plus d'im-
partialité, pour lui donner, comme à regret,
un caracièrc affreux, on y joindra les éloges
les plus outrés de sa plume et de ses talens,
mais tournés de façon à le rendre odieux encore
par là, comme si dire et prouver également le
poyr et le contre, tout persuader et ne rien
croire, eût été le jeu favori de son esprit. En
un mot, l'écrivain de cette vie, admirablement
choisi pour cela, saura, comme VAleicx du
Tasse,
Menteur adroit, savant dan» l'art de nnire,
Sous la forme d éloge habiller la satire.
Ses livres, dites-vous, transmis à la postérité
déposeront en faveur de leur auteur. Ce sera,
je l'avoue, un argument bien fort pour ceux
qui penseront comme vous et moi sur ces li-
vres. Mais savez-vous à quel point on peut les
défigurer? et tout ce qui a déjà été fait pour
cela avttc le plus grand succès ne prouve-t-il
pas qu'on peut tout faire sans que le public le
croie ou le trouve mauvais? Cet argument tiré
de ses livres a toujours inquiété nos messieurs.
Ne pouvant les anéantir, et leurs plus malignes
interprétations ne suffisant pas encore pour les
décrier à leur gré, ils en ont entrepris la falsi-
fication; et cette entreprise, qui sembloit d'a-
bord presque impossible, est devenue, par la
connivence du public, de la plus facile exécu-
tion. L'auteur n'a fait qu'une seule édition de
chaque pièce. Ces impressions éparses ont dis-
paru depuis long-temps, el le peu d'exem-
plaires qui peuvent rester, cïichés dans quel-
ques cabinets, n'ont excité la curiosité de per-
sonne pour les comparer avec les recueils dont
on affectd d'inonder le public. Tous ces re-
cueils^, grossis de critiques outrageantes, de li-
belles venimeux, et faits avec l'unique projet
de défigurer les productions de 1 auteur, d'en
altérer les maximes, et d'en changer peu à peu
l'esprit, ont été, dans cette vue, arrangés et
falsifiés avec beaucoup d'art, d'abord seule-
ment par des retranchemens, qui, supprimant
les éclaircissemens nécessaires, altéroieni le
sens de ce qu'on laissoit, puis par d'apparentes
négligences qu'on pouvoit faire passer pour
des fautes d'impression, mais qui produisoient
des contre-sens terribles, et qui, fidèlement
transcrites à chaque impression nouvelle, ont
enfin substitué, par tradition, ces fausses le-
çons aux véritables. Pour mieux réussir dans
ce projet, on a imajjiué de faire de belles édi-
tions, qui, par leur perfection typographique,
fissent tomber les précédentes et restassent
dans les bibliothèques; et, pour leur donner
un plus grand crédit, on a lâché d'y intéresser
l'auteur même par t'appài du gain, et on lui a
fait pour cela, par le libraire chargé de ces
manœuvres, des propositions assez magnifi-
ques pour devoir naturellement le tenter. Le
projet étoit d'établir ainsi la confiance du pu-
blic, de ne faire passer sous les yeux de l'au-
teur que des épreuves correctes, et de tirer à
son insu les feuilles destinées pour le public,
et où le texte eût été accommodé selon les vues
de nos messieurs. Rien n'eût été si facile par lu
manière dont il est enlacé, que de lui cacher
ce petit manège, et de le faire ainsi servir lui-
même à aiitoriser la fraude dont il devoilêtre
la victime, et qu'il eût ignorée, croyant trans-
mettre à la postérité une édition fidèle de ses
écrits. Mais, soit dégoiit, soit paresse, soit
qu'il ait eu quelque vent du projet, non con-
tent de s'être refusé à la proposition, il a dés-
avoué dans une protestation signée tout ce qui
s'imprimeroit désormais sous son nom. L'on a
donc pris le parii de se passer de lui, et d'aller
en avant comme sM pariicipoit à l'entreprise.
L'édition se fait par souscription et s'imprime,
dit-on, à Bruxelles, en beau papier, beau ca-
ractère, belles estampes. On n'épargnera rien
pour la prôner dans toute rLuro[)e, et pour en
vanlersurtout l'exactitude et la fidélité, donton
ne doutera pas plus que de la ressemblance du
portrait oublié par lami Hume. Comme elle
contiendra beaucoup dé nouvelles pièces refon-
dues ou fabriquées par nos messieurs, on aura
grand soin de les niunir de titres plus que suf-
fisans auprès d'un public qui ne demande pas
mieux que de tout croire, et qui ne s'avisera
pas si tard de faire le difficile sur leur aulheii-
ticilé.
Rouss. Mais, comment? cette déclaration de
Jean-Jacques, dont vous venez de parler, no
>fe'
i44
TIIOISIÈME DIALOGUE.
lui servira donc de rien pour se yaraniir de
toutes CCS fraudes? et, quoi qu'il puisse dire,
vos messieurs feront passer sans obstacle tout
ce qu'il leur plaira d'imprimer sous son non»?
Le Fr. Bien f)Ius; ils ont su tourner contre
lui jusqu'à son désaveu. En le faisant imprimer
eux-mêmes, ils en ont tiré pour eux un nouvel
avantage, en publiant que, voyant ses mauvais
principes mis à découvert et consignés dans
ses écrits, il làchoit de se disculper en rendant
leur fidélité suspecte. Passant habilement sous
silence les falsifications réelles, ils ont fait en-
tendre qu'il accusoit d'être falsifiés des passa-
ges que tout le monde saitbicn ne l'être pas; et,
fixant toute l'attention du public sur ces passa-
ges, ils l'ont ainsi détourné de vérifier leurs
infidélités. Supposez qu'un homme vous, dise :
Jean-Jacoues dit qu'on lui a volé des poires,
et il ment , car il a son compte de pommes :
donc on ne lui a point volé de poires, lis ont
exactement raisonné comme cet honimc-Ià, et
ccsi sur ce raisonnement qu'ils onipersifflé sa
déclaration. Ilsctoienl si sûrs de son peu d'ef-
fet qu'en même temps qu'ils la faisoient impri-
mer ils imprimoieni aussi celte prétendue tra-
duction du Tasse tout exprès pour la lui
attribuer, et qu'ils lui ont en effet attribuée,
sans la moindre objection de la part du public;
comme si cette manière d'écrire aride et sau-
tillante, sans liaison, sans harmonie et sans
grâce, étoit en ciïet la sienne. De sorte que,
selon eux, tout en protestant contre tout ce
qui paroîtroit désormais sous ison nom, et qui
lui seroit attribué, il publioit néanmoins ce
barbouillage, non-seulement sans s'en cacher,
mais ayant grand'peur de n'en être pas cru
l'auteur, comme il paroît par la préface singe-
resse qu'ils ont mise à la tête du livre.
Vous croyez qu'une balourdise aussi gros-
sière, une aussi extravagante contradiction
devoit ouvrir les yeux à tout le monde et ré-
volter contre l'impudence de nos messieurs,
poussée ici jusqu'à la bêtise? Point du tout :
en réglant leurs manœuvres sur la disposition
où ils ont niis le public, sur la crédulité qu'ils
lui ont donnée, ils sont bien plus sûrs de réus-
sir que s'ils agissoientavec plus de finesse. Dès
qu'il s'agit de Jean-Jacques, il n'est besoin de
mettre ni bon sens, ni vraisemblance , dans
les choses qu'on en débite; plus elles sont ab-
surdes et ridicules, plus on s'empresse à n'en
pas douter. Si d'Alembert ou Diderot s'avi-
soient d'affirmer aujourd'hui qu'il a deux têtes,
en le voyant passer demain dans la rue, tout
le monde lui verroit deux têtes très-distincte-
ment, et chacun seroit très-surpris de n'avoir
pas aperçu plus tôt cette monstruosité.
Nos messieurs sentent si bien cet avantage et
savent si bien s'en prévaloir, qu'ilentre dans
leurs plus efficaces ruses d'employer des ma-
nœuvres pleines d'audace et d'impudence au
point d'en être incroyables, afin que, s'il les
apprend et s'en plaint, personne n'y veuille
ajouter foi. Quand, par exemple, un honnête
imprimeur, Simon, dira publiquement à tout
le monde que Jean-J;icques vient souvent chez
lui voir et corriger les épreuves de ces éditions
frauduleuses qu'ijs font de ses écrits, qui est co
qui croira que Jean-Jacques ne connoît pas
l'imprimeur Simon, et n'avoit pas même oui
parler de ces éditions quand ce discours lui re-
vint? Quand encore on verra son nom pom-
peusement étalé dans les listes des souscripteurs
de livres de prix, qui est-ce qui, dès à présent
et dans l'avenir, ira s'imaginer que toutes ces
souscriptions prétendues sont là mises à son
insu, ou malgré lui, seulement pour lui donner
un air d'opulence et de prétention qui démente
le ton qu'il a pris. Et cependant...
Houss. Je sais ce qu'il en est, car il m'a pro-
testé n'avoir fait en sa vie qu'une seule sous-
cription, savoir celle pour la statue de M. de
Voltaire (*).
I.K Fr. Hé bien, monsieur, cette seule sous-
cription qu'il a faite est la seule dont on ne
sait rien ; car le discret d'Alembert, qui l'a re-
çue, n'en a pas fait beaucoup de bruit. Je com-
prends bien que cette souscription est moins
une générosité qu'une vengeance; mais c'est
une vengeance à la Jean-Jacques que Voltaire
ne lui rendra pas.
Vous devez sentir, par ces exemples, que,
de quelque façon qu'il s'y prenne, et dans au-
cun temps, il ne peut raisonnablement espérer
que la vérité perce à son égard à travers les
filets tendus autour de lui, et dans lesquels, en
s'y débattant, il ne fait que s'enlacer davan-
(*) VoycidansUppe/ndiceniix Confessions (tome I, page
338), la LctlreileRousseauaM.de la Tourelle, du 2 juin «770.
G. P.
TROISIÈME DIALOGUE.
145
tafîc. Tout ce q.ii lui arrive est trop hors de
l'ordre commun des choses pour pouvoir ja-
mais être cru ; et ses protestations mêmes ne
feront qu'attirer sur lui les reproches d'impu-
dence et de mensonge que méritentsesennemis.
Donnez à Jean-Jacques un conseil, le meil-
leur peut-être qui lui reste à suivre, environné
comme il est d embûches c.de pièges ov chaque
pas ne peut manquer de l'attirer : c'est de rester,
s il se peut, immobile, de ne point agir du
tout (•), de n'acquiescera rien de ce qu'on lui
propose, sous quelque prétexte que ce soit, et
de résister même à ses propres mouvemens
tant qu'il peut s'abstenir de les suivre. Sous
quelque face avantageuse qu'une chose à faire
ou à dire se présente à son esprit, il doit comp-
ter que dès qu'on lui laisse le pouvoir de l'exé-
cuter, c'est qu'on est sûr d en tourner l'effet
contre lui, et de la lui rendre funeste. Par
exemple, pour tenir le public en garde contre
la falsification de ses livres, et contre tous
les écrits pseudonymes qu'on fait courir jour-
nellement sous son nom, qu'y avoit-il de meil-
leur en apparence et dont on pût moins abuser
pour lui nuire qi'c la déclaration dont nous
venons de parler? Et cependant vous seriez
éioimé du parti qu'on a tiré de cette déclara-
tion pour un effet tout contraire, et il a dû sen-
tir cela de lui-même par le soin qu'on a pris de
la faire imprimer à son insu : car il n'a sûre-
ment pas pu croire qu'on ait pris ce soin pour
lui faire plaisir. L'écrit sur le {;ouvernement
de Pologne (^), qu'il n'a fait que sur les plus
(') Il ne m'est pas permis de suivre ce conseil en ce qui re-
garde la juste défeuse de mon honneur. Je dois, jusqu'à la fin,
faire tout ce qui dépeud de moi, sinon pour uuvrir les yeux à
cette aveugle génératiou, du moins pour en éclairer une plus
éi|uitable. Tous les moyens pour cela me sont ôiés , je le sais ;
mais, sans aucun espoir de succès, tous les efforts possibles,
quoique inutiles, n'en sont pas moins dans mou devoir, et je
ne cesserai de les faire jusqu'à mon dernier soupir. Fayce que
" doy, arrive que pourra.
(*) Cet écrit est tombé dans les mains de M. d' A lembert, peut-
être aussitôt qu'il est sorti des miennes, et Dieu sait quel usage
il en a su faire. M. le comte WIclhortki m'apprit, (u venant
me dire adieu, à son dé|iart de Paris, qu'on avoit mis des hor-
reurs de lui dans la gazette de Hollande. A l'air dont il me dit
cela, j'ai jugé, en y repensant, qu'il me croyoit 1 auteur de l'ar-
ticle, et je ne doute pas (|u'il n'y ait du d'Alembert dans cette
affaire, aussi bien que dans celledun certain comteZanowiscli,
Dalmate, et d un prêtre aventurier, Polouois, qui a fait mille
efforts pour pénétrer chez moi. Les manœuvres de ce M. d'A-
lembert ne me surprennent plus : j'y suis tout accoutumé. Je
ne puis assurément approuver la conduite du comte Miel-
horski à mon égard. Mais, cet article à part, que je n'entre-
prends pas d'expliquer, j'ai toujours rcq.n: dé et je regarde en-
T. IV.
louchantes instances, avec le plus parfait dés-
intéressement, et par les seuls motifs de la
plus pure vertu, sembloit ne pouvoir qu'ho-
norer son auteur et le rendre respectable,
quand même cet écritn'eûtéiéquuntissud'er-
leurs. Si vous saviez par qui, pour qui, pour-
quoi cet écrit étoit sollicité, l'usage qu'on s'est
empressé d'en faire, et le tour qu'on a su Im
donner, vous sentiriez parfaitement combien il
eût éié à désirer pour l'auteur que, résistant à
toute cajolerie , il se refusât à l'appât de celte
bonne œuvre, qui, de la part de ceux qui la
solliciloiont avec tant d'instance, n'avoit pour
but que de la rendre pernicieuse pour lui. En
un mot, s'il connoît sa situation, il doit com-
prendre, pour peu qu'il y réfléchisse, que
toute proposition qu'on lui fait, et quelque
couleur qu'on y donne , a toujours un but
qu'on lui cache, et qui l'empêcheroit d'y con-
sentir si ce but lui éloit connu. Il doit senlir
surtout que le motif de faire du bien ne prit
être qu'un piège pour lui de la part de ceux
qui le lui proposent, et poi*r eux un moyen
réel de faire du mal à lui ou par lui, pour le lui
imputer dans la suite ; qu'après l'avoir .nis hors
d é.at de rien faire d'utile aux autres ni à lui-
même, on ne peut plus lui présenter un pareil
motif que pour le tromper; qu'enfin, n'étant
plus, dans sa position, en puissance de faire au-
cun bien, tout ce qu'il peut désormais faire de
mieux est de s'abstenir tout-à-fait d'agir, de
peur de malfaire, sans le savoir ni le vouloir,
comme cela lui arrivera infailliblement chaque
fois qu'il cédera aux instances des gens qui l'en-
vironnent, et qui ont toujours leur leçon toute
faite sur les choses qu'ils doivent lui proposer.
Surtout qu'il ije se laisse point émouvoir par le
reproche de se refuser à quelque bonne œuvre;
sûr au contraire que si c'étoit réellement une
bonne œuvre, loin de l'exhorter à y concourir,
tout se réuniroit pour l'en empêcher, de peur
qu'il n'en eîit le mérite, et qu'il n'en résultât
quelque effet en sa faveur.
core ce seigneur polonois comme un honnête homme et un
bon patriote ; et, si j'avois la fantaisie et les moyens de faire in-
sérer des articles dans les gazettes, j'aurois »ssurément des
choses plus pressées à dire, et plus importantes pour moi, que
des satires du comte AVielhorski. Le succès de toutes ces me-
nées est un effet nécessaire du système de conduite que Ton
suit à mon égard. Qu'est-ce qui poiirroit erapèclier de réussir
tout ce qu'on entreprend contre moi, dont je ne sais heu, à
quoi je ne peux rien, et que tout le monde favorise ?
<0
116
TROIS! ivME DIALOGUE.
Par les mesures extraordinaires qu'on prend
pour altérer et défigurer ses écrits et pour lui
en attribuer auxquels il n'a jamais songé, vous
devez juger que l'objet de la ligue ne se borne
pas à la génération présente, pour qui ces soins
ne sont plus nécessaires; et puisque ayant
sous les yeux ses livres, tels à peu près qu'il
les a composés, on n'en a pas tiré l'objection
qui nous paroît si forte à l'un et à l'autre con-
tre l'aflPreux caractère qu'on prête à l'auteur,
puisqu'au contraire on les a su mettre au rang
de ses crimes , que la Profession de foi du Vi-
caire est devenue un écrit impie, VHéloïse un
roman obscène, le Contrat social un livre sédi-
tieux; puisqu'on vient de mettre à Paris Pyg-
malion (*), malgré lui, sur la scène, tout exprès
pour exciter ce risible scandale qui n a fait
riro personne, et dont nul n'a senti la comique
absurdité ; puisquenfin ces écrits tels qu'ils
existent n'ont pas garanti leur auteur de la dif-
famation de son vivant, l'en garantiront-ils
mieux après sa mort, quand on les aura mis
dans l'état projeté pour rendre sa mémoire
odieuse, et quand les auteurs du complot au-
ront en tout le temps d'effacer toutes les traces
de son innocence et de leur imposture? Ayant
pris toutes leurs mesures en gens prévoyans et
pourvoyans qui songent à tout, auront-ils ou-
blié la supposition que vous faites du repentir
de quelque complice, du moins à l'heure de la
mort, et les déclarations incommodes qui pour-
roient en résulter s'ils n'y mettoient ordre?
Non, monsieur, comptez que toutes leurs
mesures sont si bien prises, qu'il leur reste peu
de chose à craindre de ce côté-là.
Parmi les singularités qui distinguent le siè-
cle" où nous vivons de tous les autres, est l'es-
prit méthodique et conséquent qui, depuis
vingt ans, dirige les opinions publiques. Jus-
qu'ici ces opinions erroient sans suite et sans
règle au gré des passions des hommes, et ces
passions, s'entrechoquant sans cesse, faisoient
flotter le public de l'une à l'autre sans aucune
direction constante. Il n'en est plus de même
aujourd'hui. Les préjugés eux-mêmes ont leur
marche et,leurs règles, et ces règles, auxquel-
les le public est asservi sans qu'il s'en doute,
s'établissent uniquement sur les vues de ceux
{*) Le 30 octobre 1773. Voy. VÀfpendice aux Confessions,
lome I, page 562. G. P.
qui le dirigent. Depuis que la secte philoso-
phique s'est réunie en un corps sous des chefs,
ct's chefs, par l'art de l'intrigue auquel il» se
sont appliqués, devenus les arbitres de l'opi-
nion publique, le sont par elle de la réputation,
même de la destinée des particuliers, et , par
eux, de celle de l'état. Leur essai fut. fait sur
Jean-Jacques, et la grandeur du succès qui dut
les étonner eux-mêmes leur fit sentir jusqu'oîi
leur crédit pouvoit s'étendre. Alors ils songè-
rent à s'associer des hommes puissans, pour
devenir avec eux les arbitres de la société, ceux
surtout qui, disposés comme eux aux secrètes
intrigues et aux mines souterraines, ne pou-
voient manquer de rencontrer et d'éventer
souvent les leurs, lis leur firent sentir que,
travaillant de concert, ils pouvoient étendre
tellement leurs rameaux sous les pas des hom-
mes, que nul ne trouvât plus d'assiette solide et
ne pût marcher que sur des terrains contremi-
nés. Ils se donnèrent des chefs principaux qui,
de leur côté, dirigeant sourdement toutes les
forces publiques sur les plans convenus entre
eux, rendent infaillible l'exécution de tous
leurs projets. Ces chefs de la ligue philosophi-
que la méprisent et n'en sont pas estimés, mais
l'intérêt commun les lient étroitement unis les
uns aux autres, parce que la haine ardente et
cachée est la grande passion de tous , et que,
par une rencontre assez naturelle, cette haine
commune est tombée sur les mêmes objets.
Voilà comment le siècle où nous vivons est de-
venu le siècle de la haine et des complots, siècle
où tout agit de concert sans affection pour per-
sonne ; où nul ne tient à son parti par attache-
ment, mais par aversion pour le parti contraire;
où, pourvu qu'on fasse le mal d'autrui, nul ne
se soucie de son propre bien.
Rouss. C'étoit pourtant chez tous ces gens si
haineux que vous trouviez pour Jean-Jacques
une affection si tendre.
Le Fr. Ne me rappelez pas mes torts ; ils
éioient moins réels qu'apparens. Quoique tous
ces ligueurs m'eussent fasciné l'esprit par un
certain jargon papilloté, toutes ces ridicules
vertus, si pompeusement étalées, étoient pres-
que aussi choquantes à mes yeux qu'aux vô-
tres. J'y sentois une forfanterie que je nesavois
pas démêler ; et mon jugement, subjugué mais
non satisfait, cherchoit les éclaircisscmens que
TROISIEME DIALOGUE.
147
vous m'avee donnés, sans savoir les trouver de
lai-nièmc.
Les complots ainsi arrangés, rien n'a été plus
facile que du les mettre à exécution par des
n)oyens assortis à cet effet. Los oracles des
grands ont toujours un grand crédit sur le peu-
ple. On n'a fait qu'y ajouter un air de mystère
pour les faire mieux circuler. Les philosophes,
pour conserver une certaine gravité, se sont
donné, en se faisant chefs de parti, des multi-
tudes de petits élèves qu'ils ont initiés aux se-
crets de la secte, et dont ils ont fait autant
d'émissaires et d'opérateurs de sourdes iniqui-
tés; et, répandant par eux les noirceurs qu'ils
inventoient et qu'ils feignoienl eux de vouloir
cacher, ils étendoient ainsi leurcruelleinfluence
dans tous les rangs, sans excepter les plus éle-
vés. Pour s'attacher inviolablement leurs créa-
tures, les chefs ont commencé par les employer
à malfaire, comme Catilina fit boire à ses con-
jurés le sang d'un homme, sûrs que, par ce
mal où ils les avoient fait tremper, ils les te-
noient liés pour le reste de leur vie. Vous avez
dit que la vertu n'unit les hommes que par des
liens fragiles, au lieu que les chaînes du crime
sont impossibles à rompre. L'expérience en
est sensible dans l'histoire de Jean-Jacques.
Tout ce qui tenoit à lui par l'estime et la bien-
veillance, que sa droiture et la douceur de son
commerce dévoient naturellement inspirer,
s'est éparpillé , sans retour, à la première
épreuve, ou n'est resté que pour le trahir.
Mais les complices de nos messieurs n'oseront
jamais ni les démasquer, quoiqu'il arrive, de
peur d'être démasqués eux-mêmes; ni se déta-
cher d'eux, de peur de leur vengeance, trop
bien instruits de ce qu'ils savent faire pour
l'exercer. Demeurant ainsi tous unis par la
crainte plus que les bons ne le sont par l'amour,
ils forment un corps indissoluble dont chaque
membre ne peut plus être séparé.
Dans l'objet de disposer, par leurs disciples,
de l'opinion publique et de la réputation des
hommes, ils ont assorti leur docirinc à leurs
vues : ils ont fait adopter à leurs sectateurs les
principes les plus propres à se les tenir invio-
lablement attachés, quelque usage qu'ils en
veuillent faire; et, pour empêcher que les
directions d'une importune morale ne vinssent
contrarier les leurs, ils l'ont sapée par la base
en détruisant toute reli{;ion, tout libre-arbitre,
par conséquent tout remords, d'abord avec
quelque précaution, par la secrète prédication
do leur doctrine, et ensuite tout ouvertement,
lorsqu'ils n'ont plus eu de puissance réprimante
à craindre. En parois!>ant prendre le contre-
pied des jésuites, ils ont tendu néanmoins au
n)ême but par des routes détournées, en se
faisant comme eux chefs de parti. Les jésuites
se rendoient tout-puissans en exerçant l'auto-
rité divine sur les consciences, et se faisant,
au nom de Dieu, les arbitres du bien et du
mal. Les philosophes, ne pouvant usurper la
même autorité, se sont appliqués à la détruire;
et puis, en paroissant expliquer la naluie (') à
leurs dociles sectateurs, et s'en faisant les su-
prêmes interprètes, ils se sont établis en son
nom une autorité non moins absolue que celle
de leurs ennemis, quoiqu'elle paroisse libre et
ne régner sur les volontés que par la raison.
Celle haine mutuelle étoit au fond une rivalité
de puissance comme celle de Carthage et dç
Rome. Ces deux corps, tous deux impérieux,
tous doux intolérans, étoieni par conséquent
incompatibles, puisque le système fondamental
de l'un et de l'autre étoit de régner despoti-
quement. Chacun voulant régner seul, ils ne
pouvoient partager l'empire et régner ensem>
ble; ilss'excluoientmutuellement. Le nouveau,
suivant plus adroitement les erremeiis de l'au-
tre, la supplanté en lui débauchant ses ap-
puis, cl, par eux, est venu à bout de le dé-
truire. Mais on le voit déjà marcher sur ses
traces avec autant d'audace et plus de succès,
puisque l'autre a toujours éprouvé de la ré-
sistance, et que celui-ci n'en éprouve plus.
Son intolérance, plus cachée et non moins
cruelle, ne paroît pas exercer la même rigueur,
parce qu'elle n'éprouve plus de rebelles; mais,
s'il renaissoit quelques vrais défenseurs du
théisme, de la tolérance et de la morale, on
verroit bientôt s'élever contre eux les plus ter-
ribles persécutions ; bientôt une inquisition
philosophique, plus cauteleuse et non moins
sanguinaire que l'autre, feroit brûler sans mi-
séricorde quiconque oseroit croire en Dieu.
(*) Nos philosophes ne inanqufnt pas d'étaler pompensement
ce mot de nnlnre, à la tête de tous leurs écrits. Hait ouvrez le
livre, vous veirez quel jargon métaphysique ils ont Uécsoré d«
oclicjti nom.
^
\ÎS
TROISIÈ.MK DIAI.OGUE.
Je no vous déguiserai point qu'où fond du
cœur je suis resté croyant moi-même aussi
bien que vous. Je pense là-dessus, ainsi q.'e
Jean-.)<<cques,'que chacun est f)orté nalurdlo-
meni à croire ce qu'-il désire, et que celui qui
se sent difjne di prix dos âmes justes ne piMjt
sem[)éclier de l'espéier. Mais, sur ce point
comme sur Jean-Jacques lui-même, je ne veux
point professer hautement et inutilement des
sentimens qui me perdroient. Je veux tâcher
dallier la prudence avec la droiture, et ne faire
ma véritable profession de foi que quand j'y
serai forcé sous peine de mensonge.
Or cette doctrine de matérialisme et d'athéis-
me, prêchée el propagée avec touie l'ardeur
des plus zé'és missionnaires, n'a pas seulement
pour objet de faire dominer les chefs sur leurs
prosélytes, mais, dans les mystères secrets où
ils les emploient, do n'en craindre aucune in-
discrétion durant leur vie, ni aucune repen-
tance à leur mort. Leurs irames, ap.es le suc-
cès, mejrent avec leurs complices, auxquels
ils n'ont rien t<.nt appris qu'à ne pas craindre
dî^ns l'autre vie ce Povl-Serrlio des Persans,
obje;'e par Jean-Jaçoues à ceux qui disent q,ie
\i\ rel'gion ne fait aucun bien. Le dogme de
l'ordie moral, rétabli dans l'autre vie, a fait
jadi^ réparer bien des torts dans celle-ci ; et les
imposteurs ont eu , dans les derniers momens
de leurs complices, un danger à courir qui
souvent leur ;.jrvit de frein. Mais notre philo-
sophie, en délivrant ses préd caieurs de cette
crainte, et leurs disciples de celte obligation,
a détruit pour jama-s tout retour au repentir.
A quoi bon des révélations non moins dange-
reuses qu'inutiles? Si l'on meurt, on ne risque
rien, selon eux, à se taire; et l'on risque tout
à parler, si Lon en revient. Ne voyez-vous pas
que, depuis long-temps, on n'entend plus
parler de restitutions, de réparations, de ro-
conciliations au lit de la mort; que tous les
mourans, sans repentir, sans remords, empor-
tent sans effroi d..iis leur conscience le bien
d'aulrui, le mensonge et la fraude dont ils la
chargèrent pendant leur vie? ]Zt que serviroit
même à Jean-Jacques ce repentir supposé d un
mourant dont les tardives déclarations, étouf-
fées par ceux qui l'entourent, ne transpire-
roient jamais a.i dehors, et ne parviendroient
à la connoissance de personne? Ignorez-vous
que tous les ligueurs, surveillons les uns des
autres,, forcent et sont forcés de rester fidèles
au comp'ot, et qu entourés, surtout à leur
mort, aucun d'eux ne trouveroit pour recevoir
sa confession, au moins à l'égard de Jean-
Jacques, que de faux dépositaires qi ne s'en
chargero'en i(jue pour l'ensevel-r dans un secret
éternel? Ainsi toutes les bouches sont ouvertes
au merisonge, sans que parmi les vivan*: et les
mourans il s'en trouve désormais aucune qui
s'ouvre à la vérité. Dites-moi donc quelie res-
source lui reste pour triompher, m^me à force
do temps, de ''impoàtuie, el se manifester
au public, quand tous les intérêts concourent
à la tenir cachée, et qu'aucun ne porte à la
révéler?
Rouss. Non, ce n'est pas à moi à vous dire
cela c'est à vous-même, et ma réponse est
écrite dans votre cœur. Eh! dites-moi donc à
vo re tour quel intérêt, quel motif vous ramène
de l'aversion, de l'animosité même qu'on vous
inspira pour Jean-Jacques, à des seaîi nens si
différons? Après l'avoir si cruellement haï
quand vous lavez cru méchant et corpuble,
pourquoi le plaignez-vous si sincè^'ement au-
jourd hui qjo vous le ju^ez innocent? Croyez-]
vous donc être le seul homme au cœur duquel!
parle encore la justice indépendamment de touli'
autre intérêt? Non, monsieur, il en est encore,
et peut-être plus qu'on ne pense, qui sont
plutôt abusés que séduits, qui fontaujourd'huij
par foiblesse et par imitation ce qu'ils voientl
faire à tout le monde, mais qui, rendus à eux-l
mêmes, agiroient tout différemment. Jean-
Jacques lui-même pense plus favorablement
que vous de plusieurs de ceux qui l'approchent;
il les voit, trompés par ses soi-disant patrons,
suivre sans le savoir les impressions de la
haine, croyan', de bonne foi suivre celles de la
pitié. Il y a dans la disposition publique un
prestige entretenu par les chefs de la ligue.
S'ils ^e relâchoient un moment de leur vigi-
lance, les idées dévoyées par leurs artifices ne
tarderoient pas à reprendre leur couis natu-
rel, et la tourbe elle-même, ouvrant enfin les
yeux, et voyant où Ion l'a conduite, s élonne-
roit de son prop/e égarement, delà, q.Joi que
vouser disiez, arrivera tô:ouiard. La question,
si cavalièrement décidée dans notre siècle, sera
mieux discutée dans un autre, quand la haine
tkoisiï«:me dialogue.
149
dans laqiicHc on entretient le public cessera
d'ôtrc fo iicntée ; et quand dans des générations
meilleures celle-ci aura été mise à son prix, "cs
jugenicns formeront des projugés contraires;
te sera une honte d en avoir été loué, et une
gloire d'en avoir été haï. Dans cette génération
môme il faut distinguer encore et les auteurs
(lu complot, et ses directeurs des deux sexes,
et leurs confîdens en très-petit nombre initiés
pcut-éiie dans 'e secret de l'imposture, d avec
le public, qui, trompé par eux, et le croyani
réellement coupable, se prête sans scrrpule à
tout ce qu'ils inventent pour le rendre p'us
odieux de jour en jour. La conscience éteinte
dans les premiers n'y laisse plus de prise au
repentir; mais l'égarement des autres est l'effet
d'un prestige qui peut s'évanouir, et leur con-
science rendue à elle-même peut leu -faiie sen-
tir cette vérité si pure et si sim[)le, que la
méchanceté qu'on empJoieà diffamer un homme
prouve que ce n'est point pour sa nîéchancejé
qu'il est diffamé. Sitôt que la passion et la
prévention cesseront d'être entretenues, mille
choses qu'oi» ne remarque pas auiourd'hui
frapperont tous les yeux. Ces éditions fraudu-
leuses de ses écrits, dont vos messieurs ai ten-
dent un si grand effet, en produiront alors un
tout contraire, et serviront à les déceler, en
manifestant aux plus stupides les perfides in-
tentions des éditeurs. Sa vie, écrite de son
vivant par des traîtres, en se cachant très-soi-
gneusement de lui, portera tous lescanicières
des plus noirs libelles; enfin, tous les manèges
dont il est l'objet paroîtront alors ce qu'ils sont;
c'est tout dire.
Que les nouveaux philosophes aient voulu
prévenir les remords desmourans par une doc-
trine qui mît leur conscience à son aise, do
quelque poids qu'ils aient pu la charger, c'est
de quoi je ne doute pas plus que vous, remar-
quant surtout que la prédication passionnée de
cette doctrine a commencé précisément avec
• exécution du complot, et paroît tenir à d au-
nes complots dont celui-ci ne fait que partie.
Aiais cet engouement d'athéisme est un fana-
tisme, éphémère ouvrage de la mode, et qui
se détruira par elle ; et l'on voit, par l'empor-
tement avec lequel le peuple s'y livre, que ce
n'est qu'une mutitierie contre sa conscience,
dont il sentie murmure avec dépit. Cette corn-*
mode philosophie des heureux et des riches,
qui font leur paradis en ce mo'M^e ne &iuroit
être long-temps celle de la multitido viciimu
de leurs passions, et qui, fai'te de borheur en
cette vie, a besoin d'y >.ouver au moins 1 es-
pérance et les consolations que ceMe barbare
doctrine leur ôte. Des hommes nouriis dès/
l'enfance dans une intolérante impiété poussée,
jusqu'au fanatisme, dans un libertinage sans!
crainte et sans honte ; une jeunesse sansdisci- j
|)line, des femmes sans mœurs [), des peu- j
f)lessans foi, des rois sans lo , sans supérieur ;
qu'ils craignent, et délivres de loi'te espèce de [
liein ; louslesdevoirsdelaconsc'enceanéanlis, '
l'amour de la pairie etl atiache.nent au prince
éteints dans tous les cœurs; enfin, nul autre
l" I social que la foi ce ; ot> peut prévoir aisé-
ment, ce me semble, ce qui doit bieniôt résul-
ter de tout cela. L turope, en proie à des
maîtres instruits, par leurs instituteurs même,
à n'avoir daut es guides que leur intérêt, ni
d'autre dieu que leurs passions ; tantôt sounic-
ment afi'amée, tantôt ouv tement dévastre,
[lartoui inondée de soldats (•), de comédiens,
deP'les,pub'iques de livres corrupteurs et de
vices destructeurs, voyant naître et périr dans
son sem des races indignes de vivre, sentira
tôt ou tard, dans ses calamités, le Aiult des
nouvelles instructions; et jugeant d'elles par
leurs ffuestes effets, prendra dans la même
horreur et les professeurs et les discip'es, et
toutes ces doctrines cruelles qui, laissant I em-
pire absolu de I homme à ses sens, ci bornant
tout à la jouissance de cette courte vie, rendent
le siècle où elles régnent aussi méprisable que
malheureux. - — .
Ces sentimens innés, que la nature a gravés (
dans tous les cœurs pour consoler l'homme
dans ses misères et l'encourager à la vertu J
(') Je viens d'apprendre que la génération présente m vante
$iDp;ulièrement de bonnes mœurs. J'auruis dû deviner cela. Je
ne douie pas quelle ne se vante aussi lie désiuté esseinail,
de dvoilnre, de franchise et déloyauté. CVst être aussi loin
des vertus qu'il est poFsjble, que d'en perdre l'idée au point
de preudre pour e. les les vices cuairaires. Au reste, <i est très-
naiurci qu à force de sourdes iutrigups et de noirs complots,
à force de se nourrir de bile et de iiel, on perle enfin le goAt
des vrais plaisirs. Celui de nuire, une fois goûté, rend insensi-
ble i tous les autres : c'est une des punitions des méchans.
(') Si j'ai le bonheur de trouver eulin un lecteur équitable
quoique François, j'espère qu'.l pourra comprendre, au moins
cette fois, qu'Europe et France ne sont pas pour moi des
mots syTioiiymes.
150
TROISIÈME DIALOGUE.
peuvent bien, à force d'art, d'intri{îucs et de
sophismes, être étouffés dans les individus;
mais, prompts à renaître dans les générations
suivantes, ils ramèneront toujours l'homme à
ses dispositions primitives, comme la semence
d'un arbre greffé redorme toujours le sauva-
geon. Ce sentiment intérieur, que nos philo-
sophes admettent quand il leur est commode
et rejettent quand il leur est importun, perce
à travers les écarts de la raison,, et crie à tous
les cœurs que la justice a une autre base que
l'intérêt de cette vie, et que l'ordre moral,
dont rien ici-bas ne nous donne l'idée, a son
siège dans un système différent, qu'on cherche
on vain sur la terre, mais où tout doit être un
jour ramené ('). La voix dc^la conscience ne
peut pas plus être étouffée dans le cœur hu-
main, que celle de la raison dans l'eniende-
menl; et l'insensibilité morale est tout aussi
peu naturelle que la folie.
Ne croyez donc pas que tous les complices
d'une trame exécrable puissent vivre et mourir
toujours en repos dans leur crime. Quand ceux
qui les dirigent n'attiseront plus la passion qui
les anima, quand cette passion se sera suffisam-
ment assouvie, quand ils en auront fait périr
l'objet dans les ennuis, la nature insensible-
ment reprendra son empire : ceux qui commi-
rent l'iniquité en sentiront l'insupportable
poids, quand son souvenir ne sera plus accom-
pagné d'aucune jouissance. Ceux qui en furent
les témoins sans y tremper, mais sans la c<m-
noîire, revenus de l'illusion qui les abuse, attes-
teront ce qui!s ont vu, ce qu'ils ont entendu,
ce qu'ils savent, et rendront hommage à la
vérité. Tout a été mis en œuvre pour prévenir
et empêcher ce retour : mais on a beau faire,
l'onire naturel se rétablit tôt ou tard, et le
premier qui soupçormera que Jean-Jacques
pourioit bien n'avoir pas été coupable, sera
bien près de s'en convaincre, et d'en convain-
cre, s'il veut, SCS contemporains, qui, le
complot et ses auteurs n'existant plus, n'au-
(') De l'utililé de In Pieligion. Titre d'un beau livre à faire
rtbien néccs^saire. Mais ce titre ne peut être dignement rerupli
ni par un lioniine d'eglUe, ni par un auteur de profession. Il
faudroitun homme tel qu'il n'en existe plus de nos jours, et n'avois pu deviner, et qui leur donnoit un tOUt
liu'il n'en renaîtra de longtemps {*). .. • a ■
i autre aspect. Mais, gêne p;ir mesengagemens,
OCcTccn .le Ro..»se«. n'est-il pas mainleponl rempli par le Cows q^ f^jpç^ jjg SUpprlfflCr mCS ObjCCliOUS, jC fflC
de morale religieuie, le ilvrnier des ouvrages de Necker, celui dont on , , , . . , .
«le moins larM, et peul-eire le meilleur de tous. O.P. SUIS SOUVCnt retUSC malgrC UlOl aUX SOlutlOUS
ront d'autre intérêt que celui d'être justes, et
de connoître la vérité. C'est alors que tous ces
monumens seront précieux, et que tel fait qui
peut n'être aujourd hul qu'un indice incertain,
conduira peut-être jusqu'à l'évidence.
Voilà, monsieur, à quoi tout ami de la jus-
tice et de la vérité peut, sans se compromettre,
et doit consacrer tous les soins qui sont en son
pouvoir. Transmettre à la postérité des éclair-
cissements sur ce point, c'est préparer et rem-
plir peut-être l'œuvre de la Providence. Le
ciel bénira, n'en doutez pas, une si juste en-
treprise. Il en résultera pour le public deux
grandes leçons, et dont il avoit grand besoin ;
l'une, d'avoir, et surtout aux dépens d'autrui,
une confiance moins téméraire dans l'orgueil
du savoir humain; l'autre, d'apprendre, par
un exemple aussi mémorable, à respecter err
tout et toujours le droit naturel, et à sentir que
toute vei'tu qui se fonde siTruriè^Lit^iionj^
ce droit est une vertu fausse, qui couvre in-
failliblement quelque iniquité. Je me dévoue
donc à cette œuvre de justice en tout ce qui
dépend de moi, et je vous exhorte à y con-
courir, puisque vous le pouvez faire sans ris-
que, et que vous avez vu do plus près des
multitudes de faits qui peuvent éclairer ceux
qui voudront un jour examiner cette affaire.
Nous pouvons, à loisir et sans bruit, faire nos
recherches, les recueillir, y joindre nos ré-
flexions; et, reprenant autant qu'il se peut la
trace de toutes ces manœuvres, dont nous dé-
couvrons déjà les vestiges, fournir à ceux qui
viendront après nous un fil qui les guide dans ce
labyrinthe. Si nous pouvionsconféreravcc Jean-
Jacques sur tout cela, je ne doute point que nous
ne tirassions de lui beaucoup de lumières qui
resteront à jamais éteintes, et que nous ne fus-
sions surpris nous-même de la facilité avec
laquelle quelques motsde sa parlexpliqueroient
des énigmes qui, sans cela, demeureront peut-
être impénétrables par l'adresse de ses cnnomis.
Souvent, dans mes entretiens avec lui , j'en ai
reçu de son propre mouvement des éclaircisse-
mens inattendus sur des objets que j'avois vus
bien différens, faute d'une circonstance que je
TIIOISIKME DIALOGUE.
151
qu'il scmbloit m'offrir, pour ne pas paroUre in-
siruii dfi ce que j'étois contraint de lui taire.
Si nous nous unissons pour former avec lui
une société sincère et sans fraude, une fois sûr
de notre droiture et d être estimé de nous, il
nous ouvrira son cœur sans peine, ei, recevant
dans les noires les épanchemens auxquels il est
naturellement si disposé, nous en pourrons tirer
de quoi former de précieux mémoires dont
d'autres générations sentiront la valeur, et qui
du moins les mettront à portée de discuter
conlradictoirement des questions aujourd'hui
décidées sur le seul rapport de ses ennemis. I.e
moment viendra, mon cœur me l'assure, où sa
défense, aussi périlleuse aujourd'hui qu'inutile,
honorera ceux qui s'en voudront charfjer, et les
couvrira, sans aucun risque, d'une gloire aussi
belle, aussi pure, que la vertu généreuse en
puisse obtenir ici-bas.
Le Fr. Cette proposition est tout-à-fait de
mon goût, et j'y consens avec d'autant plus de
plaisir que c'est peut-être le seul moyen qui
soit en mon pouvoir de réparer mes torts en-
vers un innocent persécuté, sans risque de
m'en faire à moi-même. Ce n'est pas que la
société que vous me proposez soit lout-à-fait
sans péril. L'extrême attention qu'on a sur
tous ceux qui lui parlent, même une seule fois,
ne s'oubliera pas pour nous. iNos messieurs
ont trop vu ma répugnance à suivre leurs er-
remensetà circonvenir comme eux un homme
dont ils m'avoient fait de si affreux portraits,
pour qu'ils ne soupçonnent pas tout au moins
qu'ayant changé de langage à son égard, j'ai
vraisemblablement aussi changé d'opinion. De-
puis long-temps déjà, malgré vos précautions
et les siennes, vous êtes inscrit comme suspect
sur leurs registres, et je vous préviens que, de
manière ou d'autre, vous ne tarderez pas à
sentir qu'ils se sont occupés de vous : ils sont
trop attentifs à tout ce qui approche de Jean-
Jacques, pour que personne leur puisse échap-
per; moi surtout qu'ils ont admis dans leur
demi-confidence, je suis sûr de ne pouvoir ap-
procher de celui qui en fut l'objet, sans les
inquiéter beaucoup. Mais je tâcherai de me
conduire sans fausseté, de manière à leur
donner le moins d'ombrage qu'il sera possible.
S'ils ont quelque sujet de me craindre, ils en
ont aussi de nie ménager, et je me flalto qu'ils
me connoissenl trop d'honneur pour craindre
des trahisons d'un homme qui n'a jamais voulu
tremper dans les leurs.
Je no refuse donc pas de le v<n*r quelquefois
avec prudence et précaution : il ne tiendra qu'à
lui de connoître que je partage vos sentinïons
à son égard, et que si je ne puis lui révéler le»
mystères de ses ennemis, il verra du mr)iiis
que, forcé de me taire, je ne cherche pas à le
tromper. Je concourrai de bon cœur avec vous
pour dérober à leur vigilance, et transmettre.,
à de meilleurs temps les faits qu'on travaille à
faire disparoîtro, et qui fourniront un jour do
puissans indices pour parvenir à la connois-
sance de la vérité. Je sais que ses papiers,
déposés en divers temps avec plus de confiance
que de choix en des mains qu'il crut fidèles,
sont tous passés dans celles de ses persécu-
teurs, qui n'ont pas manqué d'anéantir ceux
qui pou voient ne leur pasconvenir, et d'accom-
moder à leur gré les autres; ce qu'ilsont pu faire
à discrétion, ne craignant ni examen, ni véri-
fication de la part de qui que ce fût, ni surtout
de gens intéressés à découvrir et manifester
leur fraude. Si, depuis lors, il lui reste quel-
ques papiers encore, on les guette pour s'en
emparer au plus tard à sa njort ; et, par les
mesures prises, il est bien difficile qu'il en
écha()pe aucun aux mains commises pour tout
saisir. Le seul moyen qu'il ait de les conserver
est de les déposer secrètement, s'il est pos-
sible, en des mains vraiment fidèles et sûres.
Je m'offre à partager avec vous les risques de
ce dépôt, et je m'engage à n'épargner aucun
soin pour qu'il paroisse un jour aux yeux du
public tel que je l'aurai reçu, augmenté de
toutes les observations que j'aurai pu recueillir,
tendantes à dévoiler la vérité. Voilà tout ce que
la prudence me permet de faire pour l'acquit
de ma conscience, pour l'intérêt de la justice,
et pour le service de la vérité.
Rouss. Et c'est aussi tout ce qu'il désire lui-
même. L'espoir que sa mémoire soit rétablie
un jour dans l'honneur qu'elle mérite, et que
ses livres deviennent utiles pour l'estime due à
leur auteur, est désormais le seul qui peut le
flatter en ce monde. Ajoutons-y de plus la dou-
ceur de voir encore deux cœurs honnêtes et
vrais s'ouvrir au sien. Tempérons ainsi l'hor-
reur de cette solitude, où l'on le force de vivre
152
HISTOIRE
au milieu du genre humain. Enfin, sans faire
en sa laveur d'inutiles efforts, qui pourroient
causer de grands désordres, et dont le succès
même ne le toucheroit plus, ménageons-lui
cette consolation, pour sa dernière heure,
que des mains amies lui ferment les yeux.
••••••««•••
HISTOlRi:
PRÉCÉDENT ÉCRIT
Je ne parlerai point ici du sujet, ni de l'objot,
ni de la forme de cet écrit. CVst ce que j'ai
fait dans lavant-propos qui le précède. Mais
je dirai quelle étoit sa destination, quelle a été
sa destinée, et pourquoi cette copie se trouve
ici.
Je m'étois occupé , durant quatre ans, de
ces dialogues, malgré 'e serrement de cœur
qi'i ne me quiitoit point en y travaillant; et je
louchois à la fin de cet^e douloureuse tâche,
sans savoir, sans imaginer comment en pou-
voir faire usage et sans me résoudre sur ce
que je lenterois du moins pour cela. Vin3t ans
d'expérience m'avoient appris quelle droiture
et quelle fidélité je pouvois attendre de ceux
qui m'entouroient sous le nom d'amis. Frappé
surtout de linsigne duplicité de Duclos, que
j'avois estimé au point de lui confier mes Con-
fessions, et qui, du plus sacré dépôt de l'amitié,
n'avoit fait qu'un instrument d imposture et de
trahison, que pouvois-je attendre des gens
qti'on avoit mis autour de moi depuis ce temps-
là, et dort toutes les manœuvres m'annon-
çoientsi clairement 'es intentions" Leur confier
mon manuscrit n'étoit ai'tre chose que vouloir
le remettre mol-même à mes persécuteurs ; et
la manière dont j'étois enlacé ne me laissoit
plus le moyen d'aborder personne autre.
Dans cette situation, trompé dans tous mes
choix, et ne trouvant plus que perfidie et faus-
seté parmi les hommes, mon ûme, exallée par
le sentiment de son innocence et par celui de |
leur iniquité, s'éleva par un élan jusqu'au siège ,
de tout ordre et de toute vérité, pour y cher-
cher les ressources que je n'avois plus ici-bas.
Ne pouvant plus me confier à aucun liomme
qui ne me trahît, je résolus de me confier uni-
quement à la Providence, et de remettre à elle
seule l'entière disposition du dépôt que je dési-
rois laisser en de sûres mains.
J'imaginai pour cela de faire une copie au
net de cet écrit, et de la déposer dans une
église sur un aute': et, pour rendre cette dé-
marche aussi solennelle qu il éioit possiole, je
choisis le grand autel de léglise de Notre-
Dame, jugeant que partout ail'eurs'mon dépôt
seroit plus aisémeuc caché ou détourné par les
curés ou par les moines, et tomberoit infailli-
blement dans les mains de mes ennemis; au
lieu qu'il pouvoit arriver que le bruit de cette
action fît parvenir mon manuscrit jusque sous
les yeux du roi ; ce qui étoit tout ce que j avois
à désirer de plus favorable, et qui ne pouvoit
jamais arriver en m'y prenant de toute autre
façon.
Tandis que je travaillois à transcrire au net
mon écrit, je méditois sur les moyens d'exécu-
ter mon projet, ce qui n'étoit pas fort facile, et
surtout f)our un homme aussi timide que mor.
Je pensai qu'un samedi, jour auquel toutes les
semaines on va c'ianter devant lautel de Notre-
Dame un motet, duranl lequel le chœur reste
vide, seroii le our où j'aurois le nijs de facilite
d'y entrer, d arriver jusqu'à lautel et d'y pla-
cer mon dépôt. Pour combiner plus sûrement
ma démarche, j'allai plusieurs fois de loin en
loin examiner l'état des choses, et la dispo-
sition du chœur et de ses avenues; car ce que
javois à redouter, c'étoit d être retenu au pas-
sage, sûr que dès lors mon projet étoit manqué.
Enfin, mon manuscrit étant prêt, je l'envelop-
pai, et j'y mis la suscription suivante :
DÉPÔT REMIS A LA PROVIDENCE.
« Protecteur des opprimés, Dieu de justice
» et de vérité, reçois ce dépôt que remet sur
» ton autel et confie à ta providence un étran-
» ger infortuné, seul, sans appui, sans défen-
» seur sur la terre, outragé, moqué, diffamé,
» trahi de toute une génération, chargé depuis
» quinze ans, à l'envi, de traitemens pires que
» la mort, et d'indignités inouïes jusqu'ici par-
I) mi les humains, sans avoir pu jamais en ap-
DU PRÉCÉDENT ÉCRIT.
153
» prendre au moins la cause. Toute explication
• m'est refusée, toute communication m'est
» ôlée ; je n'attends plus des hommes aigris
• par leur propre injustice qu'affronts, men-
• songes et trahisons. Providence éternelle,
» mon seul espoir est en toi; daigne prendre
» mon dépôt sous ta garde, et le faire tomber
» dans des mains jeunes et fidèles, qui letrans-
• mettent exempt de fraude à une meilleure
» génération ; qu'elle apprenne, en déplorant
n mon sort, comment fut traité par celle-ci un
» homme sans fiel et sans fard, ennemi de
» l'injustice, mais patient à l'endurer, et qui
» jamais n'a fait, ni voulu, ni rendu de mai à
» personne. Nul n'a droit, je le sais, d'espérer
» un miracle, pas même Tinnocence opprimée
» et méconnue. Puisque tout doit rentrer dans
» l'ordre un jour, il suffit d'attendre. Si donc
» mon travail est perdu, s'il doit être livré à
» mes ennemis, et par eux détruit ou défiguré,
» comme cela paroît inévitable, je n'en comp-
» tcrai pas moins sur ton œuvre, quoique j'en
» ignore l'heure et les moyens ; et après avoir
» fait, comme je l'ai dû, mes efforts pour y
» concourir, j'attends avec confiance, je me
» repose sur ta justice, et me résigne à va vo-
N lonlé.»
Au verso du titre, et avant la première page,
étoit écrit ce qui suit :
« Qui que vous soyez, que le ciel a fait l'ar-
» bitre de cet écrit, quelque usage que vous
» ayez résolu d'en faire, et quelque opinion
» que vous ayez de l'auteur, cet auteur infor-
» tuné vous conjure, par vos entrailles hu-
H maines et par les angoisses qu'il a souffertes
» en l'écrivant, de n'en disposer qu'après l'a-
» voir lu tout entier. Songez que cette grâce,
» que vous demande un cœur brisé de dou-
f» leur, est un devoir d'équité que le ciel vous
. » impose.»
Tout cela fait, je pris sur moi mon paquet,
et je me rendis, le samedi 24 février -1776, sur
les doux heures, à Notre-Dame, dans l'inten-
tion d'y présenter le même jour mon offrande.
Je voulus entrer par une des portes latérales,
p.irlaquellejecomptoispénétrerdansle chœur.
Surpris de la trouver fermée, -'allois passer
plus bas par l'autre porte latérale qui donne
dans la nef. En entrant, mes yeux furent frap-
^ pcs d'une grille que je n'avois jamais remar-
quée, et qui séparoit de la nef la partie dtt
bas-côtés qui entoure le chœur. Les portes de
cette grille étoient fermées, de sorte que cette
partie des bas-côtés, dont je viens de parler,
étoit vide, et qu'il m'étoit impossible d'y péné-
trer. Au moment où j'aperçus cette grille, je fus
saisi d un vertige couime un homme qui tombe
en apoplexie, et ce vertige fut suivi d un boule-
versement dans tout mon ôlre, tel que je ne me
souviens pas d'en avoir éprouvé jamais un pa-
reil. L'église me parut tellement avoir changé
de face, que doutant si j'étois bien dans Notre-
Dame, jecherchoisaveceftortàmereconno'ire
et à mieux discerner ce que je voyois. Depuis
trente-six ans que je suis à Paris, j'étois venu
fort souvent et en divers temps à Notre-Dame;
j'avois toujours vu le passage autour du chœur
ouvert et libre, et je n'y a vois même jamais
remarqué ni grille, ni porte, autant qu'il put
m'en souvenir. D'autant plus frappé de cet obs<
taclc imprévu, que je n'avois dit mon projet à
personne, je crus, dans mon premier trans-
port, voir concourir le ciel même à l'œuvre
d iniquité des hommes; et le murmure d indi-
gnation qui m'échappa ne peut être conçu que
par celui qui sauroit se mettre à ma place,
ni excusé que par celui qui sait lire au fond
des cœurs.
Je sortis rapidement de l'église, résolu de
n'y rentrer de mes jours; et, me livrant à toute
mon agitation, je courus tout le reste du jour,
errant de toutes parts, sans savoir ni où j étois,
ni où j'allois, jusqu'à ce que, n'en pouvant
plus, la lassitude et la nuit me forcèrent de
rentrer chez moi, rendu de fatigue et presque
hébété de douleur.'
Revenu peu à peu de ce premier saisisse-
ment, je recommençai â réfléchir plus posément
à ce qui m'étoit arrivé; et par ce tour d'esprit
qui m'est propre, aussi prompt à me consoler
d'un malheur arrivé qu'à m'effraycr d'un mal-
heur à craindre, je ne tardai pas d'envisager
d'un autre œil le mauvais succès de ma teiii »-
tive. J'avois dit dans ma suscripiion que je n'ai-
tendois pas un miracle, et il étoit clair néan-
moins qu'il en auroii fallu un pour faire léussir
mon projet : car l'idée que monmanuscriipa: •
viendroit directement au roi, et que ce jeune
prince prendroit lui-même la peine de lire ce
long écrit; cette idée, dis-je, étoit si folle.
\M
HISTOIRE
que je m'étonnois inoi-mênie d'avoir pu m'en
bercer un moment. Avois-je pu douter que,
quand même l'éclat de cotte démarche auroit
fait arriver mon dépôt jusqu'à la cour, ce n'eût
été que pour y tomber, non dans les mains du
roi, mais dans celles de mes plus malins per-
sécuteurs ou de k'uis amis, et par conséquent
pour être tout-à-fait supprimé, ou défif[uré
selon leurs vues, pour le rendre funeste à ma
mémoire? Enfin le mauvais succès de mon pro-
jet, dont je m'étois si fort affecté, me parut,
à force d'y réfléchir, un bienfait du ciel, qui
m'avoitempôché d'accomplir un dessein si con-
traire à mes intérêts; je trouvai que céioit un
{jrand avantage que mon manuscrit me fût
resté pour en disposer plus sagement ; et voici
l'usage que je résolus d'en faire.
Jo venois d'apprendre qu'un homme de let-
tres de ma plus ancienne connoissance, avec
lequel j'avoiseu quelque liaison, que je navois
point cessé d'estimer et qui passoit une grande
partie de l'année à la campagne, étoit à Paris
depuis peu de jours. Je regardai la nouvelle
de son retour comme une direction de la Pro-
vidence, qui m'indiquoit le vrai dépositaire de
mon manuscrit. Cet homme éioit, il est vrai,
philosophe, auteur, académicien, et d'une
province dont les habilans n'ont pas une grande
réputation de droiture (') : mais que faisoient
tous ces préjugés contre un point aussi bien
établi que sa probité l'étoit dans mon esprit?
L'exception, d'autant plus honorable qu'elle
étoit rare, ne faisoUqu'augmenterma confiance
en lui; et quel plus digne instrument le ciel
pouvoit-il choisir pour son œuvre que la main
d'un homme vertueux?
Je me détermine donc ; je cherche sa de-
meure : enfin je la trouve, et non sans peine.
Je lui porte mon manuscrit, et je le lui remets
avec un transport de joie, avec un battement
de cœur, qui fut peut-être le plus digne hom-
(*)M. de Musset dit ici dans une note (édition in-t2, tome III)
(|iiecetbomn)e deïeltresétoM Saint-Lambert, né en Lorraine;
mais du Peyroii, dans le Discours pr«^liininaire de son édition
des Confessions, nous apprend que c'est à labbé de Condillac
que le manuscrit futremis. Condillac en effet étoit Daupiiiiiois,
étant né à Grenoble. On sait iiuelleidée Rousseau avoit des ha-
bitans de cette province, et toutes les autres circonstances
qui! énonce se rapportent beaucoup mieux à Condillac qu'à
Saint- Lambert (').
(*) La uolc de M. de Musstl nu se lioNve pas dans IViUUod in-8".
mage qu'un mortel ait pu rendre à la vertu. Sans
savoirencore de quoi ils'agissoit, il me dit en le
recevant qu'il ne feroit qu'un bon et honnête
usage de mon dépôt. L'opinion que j'avois de
lui me rendoit cette assurance très-superflue.
Quinze jours après je retourne chez lui, for-
tement persuadé que le moment étoit venu où
le voile des ténèbres qu'on tient depuis vingt ans
sur mes yeux alloit tomber, et que, de manière
ou' d'autre, j'aurois de mon dépositaire des
éclaircissemens qui me paroissoient devoir né-
cessairement suivre de la lecture de mon ma-
nuscrit. Rien de ce que j'avois prévu n'arriva.
Il me parla de cet écrit, comme il m'auroit par-
lé d'un ouvrage de littérature que je l'aurois
prié d'examiner pour m'en dire son sentiment.
Il me parla de transpositions à faire pour don-
ner un meilleur ordre à mes matières; mais il
ne me dit rien de l'effet qu'avoit fait sur lui
mon écrit, ni de ce qu'il pensoit de l'auteur.
Il me proposa seulement de faire une édition
correcte de mes oeuvres, en me demandant
pour cela mes directions. Cette même proposi-
tion qui m'avoit été faite, et même avec opi-
niâtreté, par tous ceux qui m'ont entouré, me
fit penser que leurs dispositions et les siennes
étoient les mêmes. Voyant ensuite que sa pro-
position ne me plaisoit point, il offrit de me
rendre mon dépôt. Sans accepter cette offre, je
le priai seulement de le remettre à quelqu'un
plus jeune que lui, qui pût survivre assez, et à
moi et à mes persécuteurs, pour pouvoir le
publier un jour sans crainte d'offenser per-
sonne. Il s'attacha singulièrement à cette der-
nière idée ; et il m'a paru par la suscription
qu'il a faite pour l'enveloppe du paquet, et
qu'il m'a communiquée, qu'il portoit tous ses
soins à faire en sorte, comme je l'en ai prié,
que le manuscrit ne fût point imprimé ni connu
avant la fin du siècle présent. Quant à l'autre
partie de mon intention, qui étoit qu'après ce
terme l'écrit fût fidèlement imprimé et publié,
j'ignore ce qu'il a fait pour la remplir.
Depuis lors j'ai cessé d'aller chez lui. 11 m'a
fait deux ou trois visites, que nous avons eu
bien de la peine à remplir de quelques mots
indifférons, moi n'ayant plus rien à lui dire, et
lui ne voulant. me rien dire du tout.
Sans porter un jugement décisif sur mon dé-
positaire, je sentis que j'avois manqué moa
DU PRÉCÉDENT ÉCIUT.
155
but, et que vraisemblablement j'avois perdu
mes peines et mon dépôt : mais je ne perdis
point encore courage. Je me dis que mon mau-
vais succès venoit de mon mauvais choix ; qu'il
falloit être bien aveu{i;le et bien prévenu pour
me confier à un François, irop jaloux de l'hon-
neur de sa nation pour en manifester l'iniquité;
a un homme âgé, trop prudent, trop circon-
spect, pours'échaulTcr pour la justice et pour
In défense d'un opprimé. Quand j'aurois cher-
ché tout exprès le dépositaire le moins propre
à remplir mes vues, je n'aurois pas pu mieux
choisir. C'est donc ma faute si j'ai mai réussi ;
mon succès ne dépend que d'un meilleur choix.
Bercé de cette nouvelle espérance, je me re-
mis à transcrire et mettre au net avec une nou-
velle ardeur : tandis que je vaquois à ce travail,
un jeune Anglois, que j'avois eu pour voisin à
Wootton (*), passa par Paris, revenant d'Ita-
lie, et me vint voir. Je fis comme tous les mal-
heureux, qui croient voir dans tout ce qui leur
arrive une expresse direction du sort. Je me
dis : Voilà le dépositaire que la Providence m'a
choisi; c'est elle qui me l'envoie; elle n'a re-
buté mon choix que pour m'amener au sien.
Comment avois-je pu ne pas voir que c'étoitun
jeune homme, un étranger qu'il me falloit,
hors du tripot des auteurs, loin des intrigaiis
de ce pays, sans intérêt de me nuire, et sans
passion contre moi ? Tout cela me parut si
clair que, croyant voir le doigt de Dieu dans
cette occasion fortuite, je me pressai de la sai-
sir. Malheureusement ma nouvelle copie n'étoit
pas avancée, mais je me hâtai de lui remettre
ce qui étoit fait, renvoyant à l'année proch;iine
à lui remettre le reste, si, comme je n'en dou-
tois pas, l'amour de la vérité lui donnoit le zèle
de revenir le chercher.
Depuis son départ, de nouvelles réflexions
ont jeté dans mon esprit des doutes sur la sa-
gesse de tous ces choix ; je ne pouvois ignorer
que depuis long-temps nul ne m'approche qui
ne me soit expressément envoyé, et que me
confier aux gens qui m'entourent c'est me li-
vrer à mes ennemis. Pour trouver un confident
fidèle, il auroit fallu l'aller chercher loin de
moi parmi ceux dont je ne pouvois approcher.
Mon espérance étoit donc vainc, toutes mes
(*)M. Brooke liootiiby.
G. l»
mesures étoient fausses , tout mes soins étoienc
inutiles, et je devois être sûr que l'usage le
moins criminel que feroient de mon dépôt ceux
à qui je l'allois ainsi confiant, seroit de l'a-
néantir.
Cette idée me suggéra une nouvelle tenta-
tive, dont j'attendis plus d'effet. Ce fut d écrire
une espèce de billet circulaire adressé à la na-
tion Françoise, d'en faire plusieurs copies, et
de les distribuer, aux promenades et dans les
rues, aux inconnus dont la physionomie me
plairoit le plus ('). Je ne manquai pas d'argu-
menter à ma manière ordinaire en faveur de
celte nouvelle résolution. On ne me laisse de
communication, me disois-je, qu'avec des gens
aposiés par mes persécuteurs. Me confier à
quelqu'un qui m'approche n'est autre chose
que me confier à eux. Du moins parmi les in-
connus il s'en peut trouver qui soient de bonne
foi : mais quiconque vient chez moi n'y vient
qu'à mauvaise intention ; je dois être sûr de
cela.
Je fis donc mon petit écrit en forme de bil-
let , et j'eus la patience d'en tirer un grand
nombre de copies. Mais, pour en faire la dis-
tribution,j'éprouvai un obstacle quejcn'avois
pas prévu , dans le refus de la recevoir par
ceux à qui je le présentois. La suscription étoit :
A tout François aimant encore la justice et la
vérité. Je n'imaginois pas que, sur cette
adresse, aucun l'osât refuser; presque aucun
ne l'accepta. Tous, après avoir lu l'adresse, me
déclarèrent, avec une ingénuité qui me fit rire
au milieu de ma douleur, qu'il ne s'adressoit
pas à eux. Vous avez raison , leur disois-je on
le reprenant, je vois bien que je m'élois trompé.
Voilà la seule parole franche que depuis quinze
ans j'aie obtenue d'aucune bouche françoise.
Éconduit aussi par ce côté, je ne me rebutai
pas encore. J'envoyai des copies de ce billet en
réponse à quelques lettres d'inconnus qui vou-
loient à toute force venir chez moi, et je crus
faire merveille en mettant au prix d'une réponse
décisive à ce même billet I acquiescement à leur
fantaisie. J'en remis deux ou trois autres aux
personnes qui m'accosloient ou qui me ve-
noient voir. Mais tout cela ne produisit que
des réponses amphigouriques et normandes qui
(*) Voyez cet écrit circulaire, tome I, page 457 de ceUc édt
«on. ^- !'•
im iiiST
m'attcstoient dans leurs auteurs une fausseté
à toute épreuve.
Ce dernier mauvais succès, qui devoit mettre
le comble à mon désespoir, ne m'affecta point
comme les précédcn». En m'apprenant que mon
sort étoit sans ressource, il m'apprit à ne plus
lutter contre la nécessité. Un passagedel ^mile,
que je me rappelai, me fit rentrer en moi-même
et m'y fit trouver ce que javois cherché vaine-
ment au dehors. Quel mal t'a fait ce comp'ol?
que t'a-t-il 6ié de toi? quel membre la-t-'l
mutilé? quel prime l'a-t-il fait commettre?
Tant que les hommes n'arracheront pas de ma
poitr'iie le cœur qu'elle renferme, pour y sub-
siituer, moi vivant, celui d'un malhonnôfe
honmie, en quoi pourront-ils altérer, changer,
détériorer mon être? Ils auront beau faire un
Jean-Jacques à leur mode, Rousseau restera
toujours le même en dépit d'eux.
N'ai-je donc conrui la vanité de l'opinion
que pour me mettre sous son joug aux dépens
de la paix de mon Ame et du repos de mon
cœur? Si les hommes veulent me voir autre
quejenesuis,que m'importe?L'essencede mon
être est-elle dans leurs regaids? S'ils abusenl
et trompent sur mon compte les générations
suivantes, que m'importe encoi e? je n y serai
plus pour être victime de leur erreur. S'ils
empoisonnent et tournent à mal (out ce que
le désir de leur bonheur m'a fait dire et fa're
d'utile, c'est à leur dam et non pas au mien.
Emportant avec moi le témoignage de ma con-
science je trouverai, en dépit d'eux, le dé-
dommagement de toutes leurs indignités. S'ils
étoientdans l'erreur de bonne foi, je pourrois
en me plaignant les plaindre encore et gémir
sur eux et sur moi; mais quelle erreur pei-t
excuser un système aussi exécrable que celui
qu'ils suivent à mon égard avec un zèle impos-
sible à qualifier? Quelle erreur peut fairo trai-
ter f)ubliquement en scélérat convaincu le
môme homme qu'on empêche avec tant de soin
d'apprendre au moins de quoi on racciise?
Dans le raffinement de leur barbarie , ils ont
trouvé 1 art de me faire souffrir une longue
mort en me tenant enterré tout vif. S'ils trou-
vent ce traitement doux , il faut qu'ils aient
des â?nps de fange ; s'ils le trouvent aussi cruel
qu'il l'est, les Phalaris , les Agalhocles, ont
été plus débonnaires qu'eux. J'ai donc eu tort
OIlîE
d'espérer les ramener ..i leur montrant qu'ils
se trompent : ce n'est pas de cela qu'il s'agit :
et, quand ils se tromperoient sur mon compte,
ils ne peuvent ignorer leur propre iniquité. Ils
ne sont pas injustes el méchans envers moi
par erreur, mais par volonté :i]r le sont parce
qu ils veulent l'être ; et ce n'est pas à leur rai-
son qu'il faudroil parler, c'est à leurs cœurs
dépravés par la haine. Toutes les preuves de
leur injustice ne feront que l'augmenter; elle
e^l un grief de plus qu'ils ne me pardonneront
jamais.
Mais c'est encore plus à tort que je me suis
affecté de leurs outrages au point d'en tomber
dans l'abattement et presque dans le désespoir.
Comme s'il étoit au pouvoir des hommes de
changer la nature des choses, et de m'ôter les con-
solations dont rien ne peut dépouiller l'innocert!
Et pourquoi donc est-il néce?saiie à mon bon-
heur éternel qu'ils me connoissent et me ren-
dent justice? Le Ciel n'a-t-il donc nul autre
moyen de rendre mon âme heureuse et de la
dédommager des maux qu ils m'onif.iit souffrir
injuslomeni? Quand la mort m'aura tiré de
leurs mains, saura'-ie et m"inquiéferai-je de
savoir ce qui se pjisse encore à mon égard sur
la terre? A l'instant que la barrière de I éter-
nité s'ouvrira devant moi, tout ce qui est eu
deçà disparoîtra pour jamais, et si je me sou-
viens alors de I existence du genre humain, il
ne sera pour moi dès cet instant même que
comme n'existanl déjà plus.
Jai donc pris enfia mon parti tout-à-fait;
détaché f'e iout ce qui lient à la terre et des
insensés jugemcns des hommes, je me résigne
à être à jamais défiguré parmi eux. sans en
moins compter sur le prix de mon innocence
et de ma souffrance. Ma félicité doit être d'an
autre ordre; ce n'est plus chez eux, que je dois
la chercher, et il nest pas plus en leur pouvoir
de l'empêcher que de la coimoître. Destiné à
être dans cette vie la pioie de l'erreur et du
mensonge, j'attends I heure de ma délivrance
et le triomphe de la vérité sans les plus cher-
cher parmi les mortels. Détaché de toute af-
fection terrestre, et délivré même de l'inquié-
tude de l'espérance ici-bas, je ne vois plus de
prise par laquelle ils puissent encote troubler
le repos de mon cœur. Je ne réprimerai jamais
le premier mouvement d'indignation, d'empor-
I :,
DU PRI'XKDL^r ECRIT.
157
tonieiit, de colère, et même je n'y tâche plus;
mais le calme qui succède à celte agiif.tion pas-
sagère est un état permanent dont rien ne peut
plus me tirer.
L'espérance éteinte étouffe bien le désir,
mais elle n'anénniit pas le devoir, et je veux
Jusqu'à la fin remplir le mien dans ma conduite
avec les hommes. Je suis dispensé désormais
de vains efforts pour leur faire connoître la
vérité, qu'ils sont déterminés à rejeter tou-
jours ; mais je ne le suis pas de leur laisser les
moyens d'y revenir autant qu'il dépend de
moi, et c'est le dernier usage qui me reste à
faire de cet écrit. En multiplier incessamment
les copies, pour les déposer ainsi çà et là dans
les mains des gens qui m'approchent, seroit
excéder inutilement mes forces; et je ne puis
raisonnablement espérer que de toutes ces co-
pies ainsi dispersées uneseu'e parvienne entière
à sa destination. Je vais donc me borner à une,
dont j'offrirai la lecture à ceux de ma connois-
sance que je croirai les moins iniustes, les
moins prévenus, ou qui, quoique liés avec mes
persécuteurs, me paroîtront avoir néanmoins
encore du ressort dans l'âme et pouvoir être
quelque chose par eux-mêmes. Tous, je n'en
doute pas, resteront sourds à mes raisons,
insensibles à ma destinée, aussi cachés et faux
qu'auparavant. C est un parti pris universelle-
ment et sans retour, surtout par ceux qui m'ap-
prochent. Je sais tout cela d'avatice, et je ne
m'en tiens pas moins à cette dernière lésolu-
tion, parce qu'elle est le seul moyen qui reste
en mon pouvoir do concourir à I œuvre de la
Providence, et dy mettre la possibilité qui
dépend de moi. Nul ne m'écouiera, l'ex^iérience
m'en avertit; mais il n'est pas impossible qu'il
s'en trouve un qui m'écoute, et il est désormais
' npossible que les yeux des hommes s'ouvrent
d'eux-mêmes à la vérité. C'en est assez pour
m'imposer l'obligation de la tentative, sans
en espérer aucun succès. Si je me contente de
laisser cet écrit après moi, cette proie n'échap-
pera pas aux mains de rapine qui n'attendent
que ma dernière heure pour tout saisir et brû-
ler, ou falsifier. Mais, si parmi ceux qui m'au-
rout lu i' se irouvoit un seul cœur d'homme,
ou seulement un esprit vraiment sensé, mes
persécuteurs auroient perdu leur peine, et
bientôt la vérité perceroit aux yeux du public.
La certitude, si ce bonheur inespéré m'arrive,
de <\c pouvoir m'y tromper un moment, m'en-
courage à ce nouvel essai. Je sais d'avance quel
ton tousprendront aprèsm avoir lu.Ce ton sera
le même qu'auparavant, ingénu, patelin, bé-
névole ; ils me plaindront beaucoup de voir si
noir ce qui est si blanc, car ils ont tous la
candeur des cygnes ; mais ils ne comprendront
rien à tout ce que jai dit là. Ceux-là, jugés à
l'instant, ne me surprendront point du tout,
et me fâcheront très-peu. Mais si, cofltre toute
attente, il s'en trouve un que mes raisons frap-
pent et qui commence à soupçonner la vérité,
je ne resterai pas un moment en doute sur cet
effet, et j'ai le signe assuré pour le distinguer
des autres, quand môme il ne voudroit pas s'ou-
vrir à moi. C'est de celui-là que je ferai mon
dépositaire, sans même examiner si je dois
compter sur sa probité : car je n'ai besoin que
de sor jugement pour l'intéresser à ni être Idèle.
Il sentira qu'en supprimant mon dépôt il n'en
tire aucun avantage ; qu'en le livrant à mes en-
nemis il ne 'eur livre que ce qu'ils ont déjà ;
qu'il ne peut par conséquent donner un grand
prix à ceUc trahison, ni éviter, tôt ou tard,
pa elle le juste reproche d'avoir fait une vilaine
action : au lieu qu en gardant mon dépôt il
reste toujours le maître de le supprimer quand
il voudra, et peut un jour, si des révolutions
assez naturelles changent les dispositions du
public se faire un honneur infini, et tirer do
ce même dépôt un grand avantage dont il so
prive en le sacrifiant. S'il sait prévoir et s il
pect attendre, il doit , en raisonnant bien,
mètre fidè'e. Je dis plus : quand même le pu-
blic persistero't dans les mêmes dispositions où
il esta mon égard, encore un mouvement très-
naturel le portera-t-il, tôt ou tard, à désirer de
savoir au ntoins ce qje Jean-Jacques auroit pu
dire si on lui eût laissé la liberté de parler.
Que mon dépositaire se montrant leur dise
alors : Vous voulez donc savoir ce qu'il auroit
dii? Eh bien ! le voilà. Sans prendre mon parti,
sans vouloir défendre ma cause ni ma mémoire,
il peut, en se faisant mon simple rapporteur, et
restant au surplus, s'il peut, dans l'opinion de
tout le monde, jeter cependant un nouveau jour
sur le caractère de l'homme jugé : car c'est tou-
jours un trait de plus à son portrait de savoir com-
ment un pareil homme osa parler de lui-même.
iSS
HISTOIRE DU PRECEDENT ECRIT.
Si parmi mes lecteurs je trouve cet homme
sensé disposé, pour son propre avantage, à
mètre fidèle, je suis déterminé à lui remet-
tre non-seulement cet écrit, mais aussi tous
les papiers qui restent entre mes mains, et
desquels on pout tirer un jour de grandes
lumières sur ma destinée, puisqu'ils contien-
nent des anecdotes, des explications et des
faits que nul autre que moi ne peut donner,
et qui sont les seules clefs de beaucoup d'é-
nigmes qui, sans cela, resteront à jamais inex-
plicables.
Si cet homme ne se trouve point, il est possi-
ble au moins que la mémoire de cette lecture,
restée dans l'esprit de ceux qui l'auront faite,
réveille un jour en quelqu'und'eux quelque sen-
timent de justice et de commisération, quand,
long temps après ma mort, le délire public com-
mencera à s'affoiblir. Alors ce souvenir peut
produire en son âme quelque heureux effet que
la passion qui les anime arrête de mon vivant,
et il n'en faut pas davantage pour commencer
l'œuvre de la Providence. Je profiterai donc des
occasions de faire connoître cet écrit, si je les
trouve, sans en attendre aucun succès. Si je
trouve un dépositaire que j'en puisse raisonna-
blement charger, je le ferai, regardant néan-
moins mon dépôt comme perdu et m'en con-
solant d'avance. Si je n'en trouve point, comme
je m'y attends, je continuerai de garder ce que
je lui aurois remis, jusqu'à ce qu'à ma mort, si
ce n'est plus tôt, mes persécuteurs s'en saisis-
sent. Ce destin de mes papiers, que je vois iné-
vitable, ne m'alarme plus. Quoi que fassent les
hommes, le ciel à son tour fera son œuvre. J'en
ignore le temps, les moyens, l'espèce. Ce que je
sais, c'est que l'arbitre suprême est puissant et
juste, que mon àme est innocente, et que je n'ai
pas mérité mon sort. Cela me suffit. Céder dé-
sormais à ma destinée, ne plus m'obsliner à
lutter contre elle, laisser mes persécuteurs dis-
poser à leur gré de leur proie, rester leur jouet
sans aucune résistance durant le reste de mes
vieux et tristes jours, leur abandonner même
l'honneur de mon nom et ma réputation dans
l'avenir, s'il plaît au ciel qu'ils en disposent,
sans plus m'affecter de rien, quoi qu'il arrive;
c'est ma dernière résolution. Que les hommes
fassent désormais tout ce qu'ils voudront ; après
avoir fait, moi, ce que j'ai dû, ils auront beau
tourmenter ma vie, ils ne m'empêcheront pas
de mourir en paix.
CORRESPONDANCE
N. B. Nous avons presque généralement suivi, pour la correspondance, l'ordre adopté par M. Mussey-Pathay :
on Terra, dam les notes, pourquoi nous nous en sommes écarté quelquefois; on remarquera aussi que douj ne De-
vions pas y comprendre, comme il l'a fait pour grossir cette correspondance, les lettres dfjà insérées dans les Cou
vssions, et celles qae nous avons imprimées à la suite des écrits sur la Botanique et sur la Musique.
Toutes ces lettres sont authentiques ; la bibliothèque de la ville de Neufcbàtel possède ia plupart des originaux.
CORRESPONDANCE.
à SON PÈRE.
... 1732.
Mon cher père,
Malgré les tristes assurances que vous m'a-
vez données que vous ne me regardiez plus
pour votre fils, j'ose encore recourir à vous
comme au meilleur de tous les pères, et, quels
que soient les justes sujets de haine que vous
devez avoir contre moi, le litre de fils malheu-
reux et repentant les efface dans votre cœur,
et la douleur vive et sincère que je ressens d'a-
voir si mal usé de votre tendresse paternelle me
remet dans les droits que le sang me donne au-
près de vous : vous êtes toujours mon cher
père, et, quand je ne ressentirois que le seul
poids de mes fautes, je suis assez puni dès que
je suis criminel. Mais, hélas! il est bien encore
d'autres motifs qui feroient changer votre co-
lère en une compassion légitime, si vous en
étiez pleinement instruit. Les infortunes qui
m'accablent depuis long-temps n'expient que
trop les fautes dontje me sens coupable; et s'il
est vrai qu'elles sont énormes, la pénitence les
surpasse encore. Triste sort que celui d'avoir
le cœur plein d'amertume, et de n'oser même
exhaler sa douleur par quelques soupirs 1 triste
sort d'être abandonné d'un père dont on auroit
pu faire les délices et la consolation ; mais plus
triste sort de se voir forcé d'être à jamais in-
grat et malheureux en même temps, et d'être
T. IV.
obligé de traîner par toute la terre sa misère et
ses remords ! Vos yeux se chargeroient de lar-
mes si vous connoissiezàfond ma véritablesitua-
tion; l'indignation feroit bientôt place à la pitié,
et vous ne pourriez vous empêcher de ressentir
quelque peine desmalheursdont je me vois ac-
cable. Je n'aurois osé me donner la liberté de
vous écrire, si je n'y avois été forcé par une
nécessité indispensable. J'ai long-temps balan-
cé, dans la crainte de vous offenser encore da-
vantage ; mais enfin j'ai cru que, dans la triste
situation où je me trouve, j'aurois été double-
ment coupable si je navois fait tous mes efforts
pour obtenir de vous des secours qui me sont
absolument nécessaires. Quoique j'aie à crain-
dre un refus, je ne m'en flatte pas moins de
quelqueespérance; je n'ai point oublié que vous
êtes bon père, et je sais que vous êtes assez gé-
néreux pour faire du bien aux malheureux in-
dépendamment des lois du sang et de la nature,
qui ne s'effacent jamais dans les grandes âmes.
Enfin, mon cher père, il faut vous l'avouer,
je suis à Neufchâtel, dans une misère à laquelle
mon imprudence a donné lieu (*). Comme je n'a-
vois d'autre talent que la musique qui pût me
tirer d'affaire, je crus que je ferois bien de le
mettre en usage si je le pouvois; et voyant bien
que je n'en savois pas encore assez pour l'exer-
cer dans des pays catholiques, je m'arrêtai à
Lausanne , où j'ai enseigné pendant quelques
(•) Rousseau passa l'hiver de 4752 à Neiifchatel.
^i
162
CORKESPONDANGK.
mois ; d'où étant venu à Neufchàlel , je me vis
dans peu do temps, par des gains assez considé-
rables joints à une conduite fort réglée, en état
d'acquitter quelques dettes que j'avois à Lau-
dre un nom supposé ; votre prudente discré-
tion ne vous permettra pas de rendre publique
cette lettre, ni de la montrer à personne qu'a
ma chère mère, que j'assure de mes très-hum-
sanne; mais étant sorti d'ici inconsidérément, ] blés respects, et que je supplie, les larmes aux
après une longue suite d'aventures que je me
réserve l'honneur de vous détailler de bouche,
si vous voulez bien le permettre, je suis revenu;
mais le chagrin que je puis dire sans vanité que
mes écoiières conçurent de mon départ a bien
été payé à mon retour par les témoignages que
j'en reçois qu'elles ne veulent plus recom-
mencer; de façon que, privé des secours néces-
saires, j'ai contracté ici quelques dettes qui
m'empêchent d'en sortir avec honneur et qui
m'obligent de recourir à vous.
Que fcrois-je, si vous me refusiez? de quelle
confusion ne serois-je pas couvert? Faudra-t-il,
après avoir si long-temps vécu sans reproche
malgré les vicissitudes d'une fortune incon-
stante, que je déshonore aujourd'hui mon nom
par une indignité? Non, moucher père, j'en
suis siir, vous ne le permettrez pas. Ne crai-
gnez pas que je vous fasse jamais une semblable
prière ; je puis enfin, par le moyen d'une science
que je cultive incessamment, vivre sans le se-
cours d'autrui; je sens combien il pèse d'avoir
obligation aux étrangers, et je me vois enfin en
état, après des soucis continuels, de subsister
par moi-même : je ne ramperai plus ; ce métier
est indigne de moi : si j'ai refusé plusieurs fois
une fortune éclatante, c'est que j'estime mieux
une obscure liberté qu'un esclavage brillant :
mes souhaits vont être accomplis, et j'espère
que je vais bientôt jouir d'un sort doux et tran-
quille, sans dépendre que de moi-même, et
d'un père dont je veux toujours respecter et
suivre les ordres.
Pour me voir en cet état , il ne me manque
que d'être hors d'ici, où je me suis téméraire-
ment engagé ; j'attends ce dernier bienfait de
votre main : avec une entière confiance.
Honorez-moi, mon cher père, d'une ré-
ponse de votre main : ce sera la première lettre
que j'aurai reçue de vous depuis ma sortie de
Genève : accordez-moi le plaisir de baiser au
moins ces chers caractères; faites-moi la grâce
de vous hâter, car je suis dans une crise très-
pressante. Mon adresse est ici jointe : vous de-
vinerez aisément les raisons qui m'ont fait orcn-
yeux, de vouloir bien me pardonner mes fautes
et mo rendre sa chère tendresse. Pour vous,
ujon cher père, je n'aurai jamais de repos que
je n'aie mérité le retour de la vôtre , et je me
flatte que ce jour viendra encore où vous vous
ferez un vrai plaisir de m'avouer pour,
Mon cher père,
Votre tris-humbie et très-obéissant
serviteur et fils.
A MADLMOISELLE DE GRAFFENmED.
... 1732
Je suis très-sensible à la bonté que veut bien
avoir madame de Warens de se ressouvenir en-
core de moi. Cette nouvelle m'a donné une con-
solation que je ne saurois vous exprimer; et je
vous proteste que jamais rien ne m'a plus vio-
lemment affligé que d'avoir encouru sa dis-
grâce. J'ai eu déjà l'honneur de vous dire,
mademoiselle , que j'ignorois les fautes qui
avoicnt pu me rendre coupable à scsyeux; mais
jusqu'ici la crainte de lui déplaire m'a empêché
de prendre la liberté de lui écrire pour me jus-
tifier, ou du moins pour obtenir, par mes sou-
missions, un pardon qui seroit dû à ma pro-
fonde douleur, quand même j'aurois commis
les plus grands crimes. Aujourd'hui, mademoi-
selle, si vous voulez bien vous em[)loyer pour
moi l'occasion est favorable, et à votre sollici-
tation elle m'accordera sans doute la permis-
sion de lui écrire ; car c'est une hardiesse que
je n'oserois prendre de moi-môme. C'étoit mo
faire injure que demander si je voulois qu'elle
sût mon adresse ; puis -je avoir rien de caché
pour la personne à qui je dois tout ? Je ne mange
pas un morceau de pain que je ne reçoive d'elle;
sans les soins de cette charitable dame , je se-
rois peut-être déjà mort de faim; et si j'ai vécu
jusqu'à présent, c'est aux dépens d'une science
qu'elle m'a procurée. Hâtez-vous donc, made-
moiselle, je vous en supplie; intercédez pour
moi, et tâchez de m'obtenir la permission de
me justifier.
w.
ANNÉK 1753.
i65
J'ai bien reçu votre lettre datée du 2\ novem-
bre, adressée à Lausanne. J'avois donné de
bons ordres, et elle me fut envoyée sur-le-
champ. L'aimable demoiselle de Galley est tou-
jours dans mon cœur, et je brûle d'impatience
de recevoir de ses nouvelles ; faites-moi le plai-
sir de lui demander, au cas qu'elle soil encore
à Annecy, si elle agréeroit une lettre de ma
main. Comme j'ai ordre de m'informer de
M. Venture, je serois fort aise d'apprendre où
il est actuellement; il a eu grand tort de ne
point écrire à M. son père, qui est fort en
peine de lui ; j'ai promis de donner de ses
nouvelles dès que j'en saurois moi-même. Si
cela ne vous fait pas de peine, accordez-moi la
grAce de me dire s'il est toujours à Annecy, et
son adresse à peu près. Comme j'ai beaucoup
travaillé depuis mon départ d'auprès de vous,
si vous agréez, pour vous désennuyer, que je
vous envoie quelques-unes de mes pièces, je le
ferai avec joie, toutefois sous le sceau du se-
cret, car je n'ai pas encore assez de vanité
pour vouloir porter le nom d'auteur; il faut
auparavant que je sois parvenu à un degré qui
puisse me faire soutenir ce titre avec honneur.
Ce que je vous ofFre,c'est pour vous dédomma-
ger en quelque sorte de la compote, qui n'est
pas encore mangeable. Passons à votre der-
nier article, qui est le plus important. Je com-
mencerai par vous dire qu'il n'étoit point
nécessaire de préambule pour me faire agréer
vos sages avis ; je les recevrai toujours de bonne
part et avec beaucoup de respect, et je tâche-
rai d'en profiter. Quant à celui-ci que vous me
doiuiez, soyez persuadée, mademoiselle, que
ma religion est profondément gravée dans mon
Anie et que rien n'est capable de l'en effacer,
•le neveux pas ici modonnerbcaucoupde gloire
de la constance avec laquelle j'ai refusé de re-
tourner chez moi. Je n'nime pas prôner des
dehors de piélé, qui souvent trompent les yeux,
et ont de tout autres motifs que ceux qui se
montrent en a[)parence. Enfin, mademoiselle,
ce nest pas par divertissement que j'ai chan'jé
de nom et de patrie, et que je risque à chaque
instant d'être regardé comme un fourbe et peut-
être un espion. Finissons une trop longue
Icltre ; c'est assez vous ennuyer : je vous prie
de vouloir bien m'honorer d'une prompte ré-
ponse, parce que je ne ferai peutn^trc pas long
séjour ici. Mes affaires y sont dans une fort
mauvaise crise. Je suis déjà fort endetté, et je
n'ai qu'une seule écolière. Tout est en campa-
gne, je ne sais comment sortir ; je ne sais com-
ment rester, parce que je ne sais point faire de
bassesses. Gardez-vous de rien dire de ceci à
madame de Warens. J'aimerois mieux la mort
qu'elle crût que je suis dans la moindre indi-
gence; et vous-même lâchez de l'oublier, car
je me repens de vous l'avoir dit. Adieu, made-
moiselle; je suis toujours avec autant d'estime
que de reconnoissance.
A MADAME LA BARONNE DE WARENS.
A Cluses, le 31 août 1733.
Madame,
L'on dit bien vrai que brebis galeuse, le loup
la mange. J'étois à Genève, gai comme un pin-
son, pensant terminer quelque chose avec mon
père, et, d'ici, avoir maintes occasions de vous
assurer de mes profonds respects ; mais, ma-
dame, l'imagination court bien vite, tandis que
la réalité ne la suit pas toujours. Mon père
n'est point veim, et m'a écrit, comme le dit le
révérend père, une lettre de vrai gascon; et,
qui pis est, c'est que c'est bien moi qu'il gas-
conne; vous en verrez l'original dans peu tainsi
rien de fait ni à faire pour le présent, suivant
toutes les apparences. L'autre cas est que je
n'ai pu avoir l'honneur de vous écrire aussitôt
que je l'aurois voulu, manque d'occasions qui
sont bien claires dans ce pays-ci, et seulement
une fois la semaine.
Si je voulois, madame, vous marquer en dé-
tail toutes les honnêtetés que j'ai reçues du ré-
vérend père, et que j'en reçois actuellement
tous les jours, j'aurois pour long-temps à dire ;
ce qui, rangé sur le papier par une main
aussi mauvaise que la mienne, ennuie quelque-
fois le bénévole lecteur. Mais, madame, j'es-
père me bien dédommager de ce silence gênant
la première fois que j'aurai l'honneur de vous
faire la révérence.
Tout cela est parfaitement bien jusques ici;
mais sa révérence, ne vous en déplaise, me re-
tient ici un peu plus long-temps qu'il ne fau-
droit, par une espèce de force, un peu de sa
part, un peu de la mienne : de sa part, par
164
CORRESPONDANCE.
les manières obligeantes et les caresses avec
lesquelles il a la bonté de ni'arrêler ; et de la
mienne, parce que j'ai de la peine à me déta-
cher d'une personne qtii me témoigne tant
déboutés. Enfin, madame, je suis ici le mieux
du monde; et le révérend père m'a dit résolu-
ment qu'il ne prétend que je m'en aille que
quand il lui plaira, et que je serai bien et dû-
ment lactifié.
Je fais, madame, bien des vœux pour la
conservation de votre santé. Dieu veuille vous
la rendre aussi bonne que je le souhaite et que
je l'en prie ! J'ai l'honneur d'être avec un pro-
fond respect, etc.
Le frère Montant (qui n'a pas le temps de
vous écrire, parce que le courrier est pressé
de partir) dit comme ça qu'il vous prie de
croire qu'il est toujours votre très-humble ser-
viteur.
A SON PERE.
1733.
Monsieur et très-cher père,
Souffrez que je vous demande pardon de la
longueur de mon silence. Je sens bien que rien
ne peut raisonnablement le justifier, et je n'ai
recours qu'à votre bonté pour me relever de
ma faute. On les pardonne ces sortes de fautes,
quand elles ne viennent ni d'oubli ni de
manque de respect, et je crois que vous me
rendez bien assez de justice pour être persua-
dé que la mienne est de ce nombre : voyez à
votre tour, mon cher père, si vous n'avez
point de reproche à vous faire, je ne dis pas
par rapport à moi, mais à l'égard de ma-
dame de Warens, qui a pris la peine de vous
écrire d'une manière à vous ôter toute matière
d'excuse, pour avoir manqué à lui répondre.
Faisons abstraction, mon très-cher père, de
tout ce qu'il y a de dur et d'offensant pour moi
dans le silence que vous avez gardé dans cette
conjoncture; maisconsidérez comment madame
de Warens doit juger de votre procédé. N'est-
ii pas bien surprenant, bien bizarre? pardon-
nez-moi ce terme. Depuis six mois, que vous
ai-je demandé autre chose que de marquer un
peu de sensibilité à madame de Warens pour
tant de grAces, de bienfaits, dont sa bonté
m'accable continuellement? Qu'avez-vous fait?
au lieu de cela, vous avez négligé auprès d'elle
jusqu'aux premiers devoirs de politesse et do
bienséance. Le faisiez-vous donc uniquement
pour m'affliger? Vous vous êtes en cela fait un
tort infini . vous aviez affaire à une dame aimable
par mille endroits, et respectable par mille ver-
tus; jointà ce qu'elle n'est ni d'un rang ni d'une
passe à mépriser, et j'ai toujours va que toutes
les fois qu'elle a eu l'honneur d'écrire aux plus
grands seigneurs de la cour, et même au roi,
ses lettres ont été répondues avec la dernière
exactitude. De quelles raisons pouvoz-vous
donc autoriser votre silence? Rien n'est plus
éloigné de votre goût que la prude bigoterie ;
vous méprisez souverainement, et avec grande
raison, ce las de fanatiques et de pédans chez
qui un faux zèle de religion étouffe tous senti-
mens d'honneur et d'équité, et qui placent
honnêtement avec les Cartouchiens tous ceux
qui ont le malheur de n'être pas de leur senti-
ment dans la manière de servir Dieu.
Pardon, mon cher père, si ma vivacité m'em-
porte un peu trop ; c'est mon devoir, d'un côté,
qui me fait excéder d'autre part les bornes de
mon devoir; mon zèle ne se démentira jamais
pour toutes les personnes à qui je dois de l'at-
tachement et du respect, et vous devez tirer de
là une conclusion bien naturelle sur mes senti-
mens à votre égard.
Je suis très-impatient, mon cher père, d'ap-
prendre l'état de votre santé et de celle de ma
chère mère. Pour la mienne, je ne sais s'il vaut
la peine de vous dire que je suis tombé, depuis
le commencement de Tannée, dans une lan-
gueur extraordinaire; ma poitrine est affectée,
et il y a apparence que cela dégénérera bien-
tôt en phihisie : ce sont les soins et les bontés
de madame de Warens qui me soutiennent, et
qui peuvent prolonger mes jours ; j'ai tout à
espérer de sa charité et de sa compassion, et
bien m'en prend.
AU MEME.
Du 26 juiu 1735.
Mon cher père.
Plus les fautes sont courtes, et plus elles sont
pardonnables. Si cet axiome a lieu, jamais
ANNEE 1755.
165
homme ne fut plus digne de pardon que moi ;
il est vrai que je suis entièrement redevable
aux bontés de niadame de Warens de mon re-
tour au bon sens et à la raison ; c'est encore sa
sagesse et sa générosité qui m'ont ramené de
cet égarenient-ci : j'espère que, par ce nou-
veau bienfait, l'augmenialion de ma reconnois-
sance, et mon attachement respectueux pour
cette dame, lui seront de forts garans de la sa-
gesse de ma conduite à l'avenir; je vous prie,
mon cher père, de vouloir bien y compter aussi;
et quoique je comprenne bien que vous n'avez
pas lieu de faire grand fond sur la solidité de
mes réflexions après ma nouvelle démarche, il
est juste pourtant que vous sachiez que je n'a-
vois point pris mon parti si étourdimcnt que
je n'eusse eu soin d'observer quelques-unes des
bienséances nécessaires en pareilles occasions.
J'écrivis à madame de Warens dès le jour de
mon départ, pour prévenir toute inquiétude de
sa part; je réitérai peu de jours après; j'étois
aussi dans les dispositions de vous écrire, mais
mon voyage a été de courte durée, et j'aime
mieux pour mon honneur et pour mon avan-
tage que ma lettre soit datée d'ici que nulle
part ailleurs.
Je vous fais mes sincères remercîmens, mon
cher père, de l'intérêt que vous paroissez pren-
dre encore à moi : j'ai été infiniment sensible à
la manière tendre dont vous vous êtes exprimé
sur mon compte dans la lettre que vous avez
écrite à madame de Warens : il est certain que
si tous les sentimens les plus vifs d'attachement
et de respect d'un fils peuvent mériter quelque
retour de la part d'un père, vous m'avez tou-
jours été redevable à cet égard.
Madame de Warens vous fait bien des com-
plimens, et vous remercie de la peine que vous
avez prise de lui répondre : il est vrai, mon
cher père, que cela ne vous est pas ordinaire.
Je ne devrois pas être obligé de vous supplier
de ne donner plus lieu à cette dame de vous
faire de pareils remercîmens dans le sens de ce-
lui-ci : j'ai vu que toutes les fois qu'elle a eu
l'honneur d'écrire au roi et aux plus grands
seigneurs de la cour, ses lettres ont été répon-
dues avec la dernière exactitude. S'il est vrai
que vous m'aimiez, et que vous ayez toujours
pour le vrai mérite l'estime et l'attention qui
lui sont ducs, il est de votre devoir, si j'ose
parler ainsi, de ne vous pas laisser prévenir.
Je suis inquiet sur l'état de ma chère mère ;
j'ai lieu déjuger, par votre lettre, que sa santé
se trouve altérée; je vous prie de lui en témoi-
gner ma sensibilité. Dieu veuille prendre soin
de la vôtre, et la conserver pour ma satisfaction
long-temps au-delà de ma propre vie 1
J'ai l'honneur d'être, etc.
A SA TANTE {*).
4733.
J'ai reçuavant-hier la visite de mademoiselle
F F. , dont le triste sort me surprit d'au-
tant plus que je n'avoisriensu jusqu'ici de tout
ce qui la regardoit. Quoique je n'aie appris son
histoire que de sa bouche, je ne doute pas, ma
chère tante, que sa mauvaise conduite ne l'ait
plongée dans l'état déplorable où elle se trouve.
Cependant il convient d'empêcher, si l'on lepeut,
qu'elle n'achève de déshonorer sa famille et son
nom ; et c'est un soin qui vous regarde aussi en
qualité de belle-mère. J'ai écrit à M. Jean F...
son frère, pour l'engagera venir ici, et tâcherde
la retirer des horreurs où la misèrene manquera
pas de la jeter. Je crois, ma chère tante, que
vous ferez bien, et conformément aux senti-
mens que la charité, I honneur et la religion doi-
vent vous inspirer, de joindre vos sollicitations
aux miennes ; et même, sans vouloir m'aviser de
vous donner des leçons, je vous prie de le faire
pour l'amour de moi ; je crois que Dieu ne peut
manquer de jeter un œil de faveur et de bonté
sur de pareilles actions. Pour moi, dans l'état
où je suis moi-même, je n'ai pu rien faire que
la soutenir par les consolations et les conseils
d'un honnête homme, et je l'ai présentée à
madame de Warens, qui s'est intéressée pour
elle à ma considération, etqui a approuvé que
je vous en écrivisse.
J'ai appris avec un vrai regret la mort de
mon oncle Bernard. Dieu veuille lui donner
dans l'autre monde les biens qu'il n'a pu trou-
ver en celui-ci, et lui pardonner le peu de soui
qu'il a eu de ses pupilles. Je vous prie d eu
faire mes condoléances à ma lame Bernard, à
qui j'en écrirois volontiers; mais en vérité je
(*) Madame Gonceru, uéc Kousscau.
iCG
CORRESPONDANCE.
suis pardonnable, dans l'abattement et la lan-
gueur où je suis, de ne pas remplir tous mes
devoirs. S'il lui reste quelques manuscrits de
feu mon oncle Bernard, qu'elle ne se soucie pas
de conserver, elle peut me les envoyer ou me
les garder; je lâcherai do trouver de quoi les
payer ce qu'ils vaudront. Donnez-moi, s'il vous
plaît , des nouvelles démon pauvre père ; j'en
suis dans une véritable peine : il y a long-temps
qu'il ne m'a écrit; je vous prie de l'assurer,
dans loccasion, que le plus grand de mes re-
grets est de n'avoir pu jouir d'une santé qui
m'eût permis de mettre à profit le peu de ta-
lens que je puis avoir; assurément il auroit
connu que je suis un bon et tendre fils. Dieu
m'est témoin que je le dis du fond de mon cœur.
Je suis redevable à madame de Warens d'avoir
toujours cultivé en moi avec soin lessentimens
d'attachement et de respect qu'elle m'a toujours
trouvés pour mon père, et pour toute ma vie.
Je serois bien aise que vous eussiez pour cette
dame les sentimeiis dus à ses hautes vertus el à
son caractère excellent, et que vous lui sussiez
quelque gré d'avoir été dans tous les temps ma
bienfaitrice et ma mère.
Je vous prie aussi, ma chère tante, de vou-
loir assurer de mes respects et de mon sincère
attachement ma tante Gonceru, quand vous se-
rez à portée de la voir ; mes salutations aussi à
mon oncle David. Ayez la bonté de me donner
de vos nouvelles et de m'instruire de l'état de
votre santé et du succès de vos démarches au-
près de M. F....
A MADAME LA BARONNE DE WARENS.
A Besauçon, le 29 juin 1735.
Madame,
J'ai l'honneur de vous écrire dès le lende-
main de mon arrivée à Besançon : j'y ai trouvé
bien des nouvelles auxquelles je ne m'étois pas
attendu, et qui m'ont fait plaisir en quelque
façon. Je suis allé ce matin faire ma révérence
à M. l'abbé Blanchard, qui nous a donnée dî-
ner, à M. le comte de Saint-Rieux et à moi. Il
m'a dit qu'il partiroit dans un mois pour Pa-
ris, où il va remplir le quartier de M. Campra,
qui est malade; et comme il est fort âgé,
M. Blanchard se flatte de lui succéder en la
charge d'intendant, premier maître de quar-
tier de la musique de la chambre du roi, et
conseiller de sa majesté en ses conseils. 11 m'a
donné sa parole d'honneur qu'au cas que ce
projet lui réussisse, il me procurera un ap-
pointement dans la chapelle ou dans la cham-
bre du roi, au bout du terme de deux ans le
plus tard. Ce sont là des postes brillans et lu-
cratifs, qu'on ne peut assez ménager : aussi
l'ai-je très-fort remercié, avec assurance que je
n'épargnerai rien pour m'avancer de plus en
plus dans la composition, pour laquelle il m'a
trouvé un talent merveilleux. Je lui rendsà sou-
per ce soir, avec deux ou trois officiers du ré-
giment du roi, avec qui j'ai fait connoissance
au concert. M. l'abbé Blanchard m'a prié d'y
chanter un récit de basse-taille, que ces mes-
sieurs ont eu la complaisance d'applaudir, aussi
bien qu'un duo de Pijrame et Thisbé, que j'ai
chanté avec M. Duroncel, fameux hauic-conlre
de l'ancien opéra de Lyon : c'est beaucoup faire
pour un lendemain d'arrivée.
J'ai donc résolu de retourner dans quelques
jours à Chambéri, où je m'amuserai à ensei-
gner pendant le terme de deux années, ce qui
m'aidera toujours à me fortifier, ne voulant pas
m'arrêter ici, ni y passerpour un simple musi-
cien, ce qui me fcroitquelque jour un tort con-
sidérable. Ayez la bonté de m'écrire, madame,
si j'y serai reçu avec plaisir, et si l'on m'y don-
nera des écoliers ; je me suis fourni de quantité
de papiers et de pièces nouvelles d'un goût
charmant, et qui sûrement ne sont pas connus
à Chambéri ; mais je vous avoue que je ne me
soucie guère de partir que je ne sache au vrai
si l'on se réjouira de m'avoir : j'ai trop de dé-
licatesse pour y aller autrement. Ce seroit un
trésor et en même temps un miracle, de voir
un musicien en Savoie; je n'ose ni ne puis me
flatter d'être de ce nombre ; mais, en ce cas, je
me vante toujours de produire en autrui ce que
je ne suis pas moi-même. D'ailleurs, tous ceux
qui se serviront de mes principes auront lieu
de s'en louer, et vous en particulier, madame,
si vous voulez bien encore prendre la peine de
les pratiquer quelquefois. Faites-moi l'honneur
de me répondre par le premier ordinaire; et au
cas que vous voyiez qu'il n'y ait pas de débou-
ché pour moi à Chambéri, vous aurez, s'il vous
plaît, la bonté de me le marquer; et, comme
-w.
AN^EE 1736.
167
il me reste encore deux partis ù choisir, je
prendrai la liberté de consulter le secours de
vos sages avis sur l'opiion d'aller à Paris en
droiture avec M. l'abbé Blanchard, ou à So-
leure auprès de M. l'ambassadeur (*). Cepen-
dant, comme ce sont là de ces coups de partie
qu'il n'est pas bon de précipiter, je serai bien
aise de ne rien presser encore.
Tout bien examiné, je ne me repcns point
d'avoir fait ce petit voyage, qui pourra dans la
suite m'être d'une grande utilité. J'attends,
madame, avec soumission, l'honneur de vos
ordres, et suis avec une respectueuse considé-
ration, etc.
A SON PÈRE.
«730.
Monsieur et très-cher père.
Dans la dernière lettre que vous avez eu la
bonté de m'écrire le 5 du courant, vous m'ex-
hortez à vous communiquer mes vues au sujet
d'un établissement. Je vous prie de m'excuser
si j'ai tardé de vous répondre; la matière est
importante, il m'a fallu quelques jours pour
faire mes réflexions, et pour les rédiger claire-
ment, afin de vous en faire part.
Je conviens avec vous, mon très-cher père,
de la nécessité de faire de bonne heure le choix
d'un établissement, et de s'occuper à suivre
utilement ce choix; j'avois déjà compris cela,
mais je me suis toujours vu jusqu'ici hors de
la supposition absolument nécessaire en pareil
cas, et sans laquelle l'homme ne peut agir, qui
est la possibilité.
Supposons, par exemple , que mon génie
eût tourné naturellement du côté de l'étude,
soit pour l'église, soit pour le barreau ; il est
clair qu'il m'eût fallu des secours d'argent,
soit pour ma nourriture, soit pour mon habil-
lement, soit encore pour fournir aux frais de
l'étude. Mettons le cas aussi que le commerce
eût été mon but; outre mon entretien, il eût
fallu payer un apprentissage, et enfin trouver
un fonds convenable pour ni'établir honnête-
ment : les frais n'eussent pas été beaucoup
moindres pour le choix d'un métier ; il est vrai
(jue je savois déjà quelque chose de celui do
graveur; mais, outre qu'il n'a jamais été de
('] Le marquis de Bonac.
mon goût, il est certain que je n'en savois pas
à beaucoup près assez pour pouvoir me sou-
tenir, et qu'aucun maître ne m'eût reçu sans
payer les frais d'un assujettissement.
Voilà, suivant mon sentiment, les casde tous
lesdifFérens établissemcns dont je pouvois rai-
sonnablement faire choix : je vous laisse juger
à vous-môme, mon cher père, s'il a dépendu
de moi d'en remplir les conditions.
Ce que je viens de dire ne peut regarder que
le passé. A l'Age où je suis, il est trop tard pour
penser à tout cela ; et toile est ma mi8éral)Ie
condition que, quand j'aurois pu prendre un
parti solide, tous les secours nécessaires m'ont
manqué; et , quand j'ai lieu d'espérer de me voir
quelque avance, le tempsde l'enfance, ce temps
précieux d'apprendre, se trouve écoulé sans
retour.
Voyons donc à présent ce qu'il conviendroit
de faire dans la situation où je me trouve : en
premier lieu je puis pratiquer la musique, que
je sais assez passablement pour cela : seconde-
ment, un peu de talent que j'ai pour l'écriture
(je parle du style) pourroit m'aider à trouver
un emploi de secrétaire chez quelque grand
seigneur ; enfin je pourrois, dans quelques an-
nées, et avec un peu plus d'expérience, servir
de gouverneur à des jeunes gens de qualité.
Quant au premier article, je me suis toujours
assez applaudi du bonheur que j'ai eu défaire ,
quelques progrèsdans la musique, pour laquelle ;
on me flatte d'un goût assez délicat; et voici,
mon cher père, comme j'ai raisonné.
La musique est un art de peu de difficulté
dans la pratique, c'est-à-dire par tous pays on
trouve facilement à l'exercer; leshommessont
faits do manière qu'ils préfèrent assez souvent
l'agréable à l'utile; il faut les prendre par leur
foible, et en profiter quand on le peut faire
sans injustice : or qu'y a-t-il de plus juste que
de tirer une rétribution honnête de son travail?
La musique est donc de tous les talens que je
puis avoir, non pas peut-être à la vérité celui
qui me fait le plus d'honneur , mais au moins
le plus sûr quant à la facilité; car vous con-
viendrez qu'on ne s'ouvre pas toujours aisé-
ment rentrée des maisons considérables ; pen-
dant qu'on cherche et qu'on se donne des mou-
vemens, il faut vivre, et la musique peut tou-
jours servir d'expectative.
168
GOKRESPONDANCE.
Voilà la manière dont j'ai considéré que la
musique pourroit m'ôtre utile : voici pour le
second article, qui regarde le poste de secré-
taire.
Comme je me suis déjà trouvé dans le cas, je
connois à peu près les divers talens qui sont
nécessaires dans cet emploi : un style clair et
bien intelligible, beaucoup d'exactitude et de
fidélité, de la prudence à manier les affaires
qui peuvent être de noire ressort; et, par-des-
sus tout, un secret inviolable : avec ces quali-
tés on peut faire un bon secrétaire. Je puis me
flatter d'en posséder quelques-unes ; je travaille
chaque jour à l'acquisition des autres, et je
n'épargnerai rien pour y réussir.
Enfin, quant au poste de gouverneur d'un
jeune seigneur, je vous avoue naturellement
que c'est l'état pour lequel je me sens un peu
de prédilection : vous allez d'abord être sur-
pris ; diflerez, s'il vous plaît, un instant de dé-
cider.
Il ne faut pas que vous pensiez, mon cher
père, que je me sois adonné si parfaitement à
la musique, que j'aie négligé toute autre espèce
de travail ; la bonté qu'a eue madame de Wa-
rensde m'accorder chez elle un asile, m'a pro-
curé l'avantage de pouvoiremployer mon temps
utilement, et c'est ce que j'ai fait avec assez de
soin jusqu'ici.
D'abord, je me suis fait un système d'étude
que j'ai divisé en deux chefs principaux : le pre-
mier comprend tout ce qui sert à éclairer l'es-
prit, et l'orner deconnoissancesutiles ctagréa-
bles : l'autre renferme les moyens de former
le cœur à la sagesse et à la vertu. Madame de
Warens a la bonté de me fournir des livres, et
j'ai tâché de faire le plus de progrès qu'il étoit
possible, et de diviser mon temps de manière
que rien n'eu restât inutile.
De plus, tout le monde peut me rendre jus-
tice sur ma conduite ; je chéris les bonnes
mœurs, et je ne crois pas que personne ait rien
à me reprocher de considérable contre leur pu-
reté; j'ai de la religion, et je crains Dieu : d'ail-
leurs, sujet à d'extrêmes foiblesses, et rempli
de défauts plus qu'aucun autre homme au
monde, je sens combien il y a de vices à corri-
ger chez moi. Mais enfin les jeunes gens se-
roient heureux s'ils tomboient toujours entre
les mains de personnes qui eussent aulant que
moi de haine pour le vice et d'amour pour la
vertu.
Ainsi, pour ce qui regarde les sciences et les
belles-lettres, je crois en savoir autant qu'il en
faut pour l'instruction d'un gentilhomme, ou-
tre que ce n'est point précifWnent l'office d'un
gouverneur de donner des ^çons, mais seule-
ment d'avoir attention qu'elles se prennent avec
fruit ; et effectivement il est nécessaire qu'il
sache sur toutes les matières plus que son élève
ne doit apprendre.
Je n'ai rien à répondre à l'objection qu'on
me peut faire sur l'irrégularité de ma conduite
passée ; comme elle n'est pas excusable, je ne
prétends pas l'excuser : aussi, mon cher père,
je vous ai dit d'abord que ce neseroitque dans
quelques années et avec plus d'expérience que
j'oserois entreprendre de me charger de la
conduite de quelqu'un. C'est que j'ai dessein
de me corriger entièrement, et que j espère d'y
réussir.
Sur tout ce que je viens de dire, vous pour-
rez encore m'opposer que ce ne sont point des
établissemenssolides, principalement quantaux
premier et troisième articles; là-dessus je vous
prie de considérer que je ne vous les propose
point comme tels, mais seulement comme les
uniques ressources où je puisse recourir dans
la situation où je me trouve, en cas que les
secours présens vinssent à me manquer; mais
il est temps de vous développer mes véritables
idées et d'en venir à la conclusion.
Vous n'ignorez pas, mon cher père, les obli-
gations infinies que j'ai à madame de Warens;
c'est sa charité qui m'a tiré plusieurs fois de la
misère, et qui s'est constamment attachée de-
puis huit ans à pourvoir à tous mes besoins,
et même bien au-delà du nécessaire. La bonté
qu'elle a eue de me retirer dans sa maison, de
me fournir des livres, de me payer des maîtres,
et, par-dessus tout, ses excellentes instructions
et son exemple édifiant, m'ont procuré les
moyens d'une heureuse éducation, et de tour-
ner au bien mes mœurs alors encore indécises.
Il n'est pas besoin que je rélève ici la grandeur
de tous ces bienfaits ; la simple exposition que
j'en fais à vos yeux suffii pour vous en faire sen-
tir tout le prix au premier coup d'œil : jugez,
mon cher père, de tout ce qui doit se passer
dans un cœur bien fait, en reconnoissance de
ANNÉE 1757.
ÎGO
tout cola ; la mienne est sans bornes ; voyez jus-
qu'où s'étend mon bonheur, je n'ai de moyen
pour la manifester que le seul qui peut me
rendre parfaitement heureux.
J'ai donc dessein de supplier madame de
Warens de vouloir bien agréer que je passe le
reste de mes jours auprès d'elle, et que je lui
rende jusqu'à la fin de ma vie tous les services
qui seront en mon pouvoir ; je veux lui faire
goûter autant qu'il dépendra de moi, par mon
attachement à elle et par la sagesse et la régu-
larité de ma conduite, les fruits des soins et des
peines qu'elle s'est donnés pour moi : ce n'est
point une manière frivole de lui témoigner ma
reconnoissance ; cette sage et aimable dame a
des sentimens assez beaux pour trouver de
quoi se payer de ses bienfaits par ses bienfaits
mêmes, et par l'hommage continuel d'un cœur
plein de zèle, d'estime, d'attachement et de
respect pour elle.
J'ai lieu d'espérer, mon cher père, que vous
approuverez ma résolution et que vous la se-
conderez de tout votre pouvoir. Par là, toutes
difficultés sont levées; l'établissement est tout
fait, et assurément le plus solide et le plus heu-
reux qui puisse être au monde, puisque, outre
les avantages qui en résultent en ma faveur, il
est fondé de part et d'autre sur la bonté du
cœur et sur la vertu.
Au reste, je ne prétends pas trouver par là
un prétexte honnête de vivre dans la fainéantise
et dans l'oisiveté : il est vrai que le vide de mes
occupations journalières est grand ; mais je l'ai
entièrement consacré à l'étude, et madame de
Warens pourra me rendre la justice que j'ai
suivi assez régulièrement ce plan : jusqu'à pré-
sent elle ne s'est plainte que de l'excès. Il n'est
pas à craindre que mon goût change ; l'étude a
un charme qui fait que, quand on l'a une fois
goûtée, on ne peut plus s'en détacher; et d'au-
tre part l'objet en est si beau, qu'il n'y a per-
sonne qui puisse blâmer ceux qui sont assez
heureux pour y trouver du goût et pour s'en
occuper.
Voilà, mon cher père, l'exposition de mes
vues : je vous supplie très-humblement d'y
donner votre approbation, d'écrire à madame
de Warens, et de vous employer auprès d'elle
pour les faire réussir ; j'ai lieu d'espérer que
vos démarches ne seront pas infructueuses, et
qu'elles tourneront à notre commune satisfao-
tion.
Je suis, etc.
A M.
... 4737.
Monsieur,
Daignerez-vous bien encore me recevoir en
grâce, après une aussi indigne négligence que
la mienne? J'en sens toute la turpitude, et je
vous en demande pardon de tout mon cœur. A
le bien prendre, cependant, quand je vous of-
fense par mes retards déplacés, je vous trouve
encore le plus heureux des deux. Vous exercez
à mon égard la plus douce de toutes les vertus
de l'amitié, l'indulgence; et vous goûlez le
plaisir de remplir les devoirs d'un parfait ami,
tandis que je n'ai que de la honte et des re-
proches à me faire sur l'irrégularité de mes
procédés envers vous. Vous devez du moins
comprendre par là que je ne cherche point de
détour pour me disculper. J'aime mieux de-
voir uniquement mon pardon à votre bonté que
de chercher à m'excuser par de mauvais sub-
terfuges. Ordonnez ce que le cœur vous dic-
tera du coupable et du châtiment; vous serez
obéi. Je n'excepte qu'un seul genre de peine,
qu'il me scroit impossible do supporter : c'est
le refroidissement de votre amitié. Conservez-
la-moi tout entière, je vous en prie; et souve-
nez-vous que je serai toujours votre tendre
ami, quand même je me rendrois indigne que
vous fussiez le mien.
Vous trouverez ici incluse la lettre de renier-
ciment que vous fait la très-chère maman. Si
elle a tardé trop à vous répondre, comptez
qu'elle ne vous en dit pas la véritable raison.
Je sais qu'elle avoit des vues dont sa situation
présente la contraint de renvoyer l'effet à un
meilleur temps; ce que je ne vous dirois pas
si je n'avois lieu de craindre que vous n'attri-
buassiez à l'impolitesse un retardement qui, do
sa part,avoit assurément bien une autre source.
11 faut maintenant vous parler de votre char-
mante pièce. Si vous faites de pareils essais,
que devons-nous attendre de vos ouvrages?
Continuez, mon cher ami, la carrière brillante
que vous venez d'ouvrir ; cultivez toujours l'é-
légance de votre goût par la connoissance des
no
COniŒSPOiNDAKCE.
bonnes règles : vous ne sauriez manquer d'aller
loin avec do pareilles dispositions. Vous vou-
lez, moi, que je vous corrige! croyez -moi, il
me conviendroit mieux de faire encore sous
vous quelques thèmes, que de vous donner des
ïeçons. Non que je veuille vous assurer que
votre cantate soit entièrement sans défauts;
mon amitié abhorre une basse flatterie, jusqu'à
lel pointque j'aime mieux donner dans l'excès
opposé que d'affoiblir le moins du monde la
rigueur de la sincérité; quoique peut-être j'aie
aussi de ma part quelque chose à vous pardon-
ner à cet égard, ^fous avons le regret de ne
pouvoir mettre cette cantate en exécution faute
de violoncelle, et maman a même eu celui de
ne pouvoir chanter autant qu'elle l'auroit sou-
haité, à cause de ses incommodités continuel-
les : actuellement elle a une fièvre habituelle,
des vomissemens fréquens, et une enflure dans
les jambes qui s'opiniâtre à ne nous rien pré-
sager de bon.
Maman m'a engagé de copier la mienne pour
vous l'envoyer, puisque vous avez paru en
avoir quelque envie; mais, ayant égaré l'a-
dresse que vous m'aviez donnée pour les pa-
quets à envoyer, je suis contraint d'attendre
que vous me l'ayez indiquée une seconde fois ;
ce que je vous prie de faire au plus tôt. La
cantate étant prête à partir, j'y joindrai volon-
tiers deux ou trois exemplaires du Verger, qui
me restent encore, si vous êtes à portée d'en
faire cadeau à quelque ami.
Je vous prie de vouloir faire mes complimens
à M. l'abbé Borlin. Vous pourrez aussi le faire
ressouvenir, si vous le jugez bon, qu'il a une
cantate et un autre chiffon de musique à moi.
Ij'aventure de la Châronne me fait craindre que
le bon monsieur ne soit sujet à égarer ce qu'on
lui remet. S'il vous les rend, je vous prie de ne
me les renvoyer qu'après en avoir fait usage
aussi long- temps qu'il vous plaira.
Vous savez sans doute que les affaires vont
très-mal en Hongrie, mais vous ignorez peut-
être que M. Bouvier le fils y a été tué; nous ne
le savons que d'hier.
A MADAMK Là BARONNE D^ WARENS.
1737.
Madame,
J'eus l'honneur de vous écrire jeudi passé,
et M. Genevois se chargea de ma letlre; depuis
ce temps je n'ai point vu M. Barillot, et j'ai
resté enfermé dans mon auberge comme un
vrai prisonnier. Hier, impatient de savoir l'état
de mes affaires, j'écrivis à M. Barillot et lui té-
moignai mon inquiétude en termes assez forts.
Il me répondit ceci.
« Tranquillisez-vous, mon cher monsieur,
» tout va bien. Je crois que lundi ou mardi tout
» finira. Je ne suis point en état de sortir. Je
» vous irai voir le plus tôt que je pourrai. »
Voilà donc, madame, à quoi j'en suis; aussi
peu instruit de mes affaires que si j'étois à cent
lieues d'ici, car il m'est défendu de paroîtrc
en ville. Avec cela, toujours seul, et grande
défense; puis les frais qui se font d'un autre
côté pour tirer ce misérable argent, et puis
ceux qu'il a fallu faire pour consulter ce mé-
decin, et lui payer quelques remèdes qu'il m'a
remis. Vous pouvez bien juger qu'il y a long-
temps que ma bourse est à sec, quoique je sois
déjà assez joliment endetté dans ce cabaret :
ainsi je ne mène point la vie la plus agréable
du monde ; et pour surcroît de malheur, je n'ai,
madame, point de nouvelles de votre part. Ce-
pendant je fais bon courage autant que je le
puis ; et j'espère qu'avant que vous receviez ma
letlre je saurai la définition de toutes choses ;
car, en vérité, si cela duroit plus long-temps, je
croirois que l'on se moque de moi, et que l'on
ne me réserve que la coquille de Ihuître.
Vous voyez, madame, que le voyage que j'a-
vois entrepris comme une espèce de partie de
plaisir a pris une tournure bien opposée; aussi
le charme d'être tout le jour seul dansune cham-
bre, à promener ma mélancolie, dans des tran-
ses continuelles, ne contribue pas, comme vous
pouvez bien croire, à l'amélioration de ma
santé. Je soupire après l'instant de mon retour,
et je prierai bien Dieu désormais qu'il me pré-
serve d'un voyage aussi déplaisant.
J'en étois là de ma lettre quand M. Barillot
m'est venu voir. 11 m'a fort assuré que mon af-
faire ne souflFroit plus de difficultés. M. le ré-
sident est intervenu, et a la bonté de prendre
cette affaire-là à cœur. Comme il y a un inter-
valle de deux jours entre le commencement de
ma lettre et la fin, j'ai, pendant ce temps-là, été
rendre mes devoirs à M. le résident, qui m'a
reçu le plus gracieusement, et, j'ose dire, le
ANNÉE 1737.
171
plus familièremonl du monde. Je suis sûr à pré-
sent que mon affaires finira totalement dans
moins de trois jours d'ici, et que ma portion me
sera comptée sans difficulté, sauf les frais qui,
à la vérité, seront un peu forts, de même que
la partie de M. Barillot, laquelle monte bien plus
haut que je n'aurois cru.
Je n'ai, madame, reçu aucune nouvelle de
votre partcesdeux ordinaires ici, j'en suis mor-
tellement inquiet. Si je n'en reçois pas l'ordi-
naire prochain, je ne sais ce que je deviendrai.
J'ai reçu une lettre de l'oncle avec une autre
pour le curé son ami. Je ferai le voyage jusque-
là; mais je sais qu'il n'y a rien à faire, et que ce
pré est perdu pour moi.
Je n'ai point encore écrit à mon père, ni vu
aucun de mes parens, et j'ai ordre d'observer
le même incognito jusqu'audéboursement. J'ai
une furieuse démangeaison de tourner la feuille,
car j'ai encore bien des choses à dire. Je n'en
ferai rien cependant, et je me réserve à l'ordi-
naire prochain pour vous donner de bonnes
nouvelles. Jai l'honneurd'être avec un profond
respect, etc.
A LA MÊME.
Grenoble, iS septembre 1737.
Madame,
Je suis ici depuis deux jours : on ne peut être
plus salisfaitd'unevillequejelesuisdecellc-cj.
On m'y a marqué tant d'amitiés et d'empresse-
mens que je croyois, en sortant de Chambéri,
me trouver dans un nouveau monde. Hier,
M. Micoud me donna à dîner avec plusieurs de
ses amis; et le soir, après la comédie, j'allai
souper avec le bonhomme Lagère.
Je n'ai vu ni madame la présidente, ni ma-
dame d'Eybens, ni M. le président de Tencin :
ce seigneur est en campagne. Je n'ai pas laissé
de remeitte la lotireàses gens. Pour madame de
Bard(manche, je me suis présenté plusieurs
fois, sans pouvoir lui faire la révérence; j'ai fait
remettre la lettre; et j y dois dîner ce matin,
où j'apprendrai des nouvelles de madame d'Ey-
bens.
Il faut parler de M. de l'Orme. J'ai eu l'hon-
neur, madame, de lui remettre votre lettre en
main propre. Ce monsieur, s'excusani sur l'ab-
sence de M., i'évôque, m'offrit un écu de six
francs; je l'acceptai par timidité, mais je crus
devoir en faire présent au portier. Je ne sais
si j'ai bien fait; mais il faudra que mon hme
change de moule avant que de me résoudre à
faire autrement. J'ose croire que la vôtre ne
m'en démentira pas.
J'ai eu le bonheur de trouver pour Montpel-
lier, en droiture, une chaise de retour : jen
profiterai (*). Le marché s'est fait par l'entre-
mise d'un ami, et il ne m'en coûte pour la voi-
ture qu'un louis de vingt - quatre francs : je
partirai demain matin. Je suis mortifié, mada-
me, que ce soit sans recevoir ici de vos nouvel-
les ; mais ce n'est pas une occasion à négliger.
Si vous avez, madame, des lettres à m'en-
voycr, je crois qu'on pourroit les faire tenir ici
à M. Micoud , qui les feroit partir ensuite pour
Montpellier, à l'adresse de M. Lazerme. Vous
pouvez aussi les envoyer de Chambéri en droi-
ture : ayez la bonté de voir ce qui convient le
mieux; pour moi, je n'en sais rien du tout.
lime fâche extrêmement d'avoir été contraint
de partir sans faire la révérence à M. le marquis
d'Antremont, et lui présenter mes liès-humbles
actions de grAces : oserois-jo, madame, vous
prier de vouloir suppléer à cela?
Comme je compte de pouvoir être à Mont-
pellier mercredi au soir, le -18 courant, je
pourrois donc, madame , recevoir de vos pré-
cieuses nouvelles dans le cours de la semaine
prochaine, si vous preniez la peine d'écrire
dimanche ou lundi matin. Vous m'accorderez,
s'il vous plaît, la faveur de croire que mon
empressement jusqu'à ce temps-là ira jusqu'à
l'inquiétude.
Permettez encore, madame, que je prenne la
liberté de vous recommander le soin de votre
santé. N'êies-vous pas ma chère maman, n'ai-
je pas droit d'y prendre le plus vif intérêt? et
navez-vous pas besoin qu'on vous excite à tout
moment à y dontier plus d'attention.
La mienne fut fort dérangée hier au specta-
cle. On représenta Alzire, mal à la vérité, mais
je ne laissai pas d'y être ému jusqu'à perdre Ja
respiration ; mes palpitations augmentèrent
étonnamment, et je crains de m'en sentir quel-
que temps.
(*] Voyez dans les Confessions, livre vi, le récit de ce voyage^
172
CORRESPONDANCE.
Pourquoi , madame , y a-t-il des cœurs si
sensibles au grand, au sublime, au pathétique,
pendant que d'autres ne semblent faits que
pour ramper dans la bassesse de leurs sen-
timens? La fortune semble faire à tout cela
une espèce de compensation ; à force d'élever
ceux-ci, elle cherche à les mettre de niveau
avec la grandeur des autres : y réussit-elle ou
non? Le public et vous, madame, ne serez pas
de même avis. Cet accident m'a forcé de re-
noncer désormais au tragique jusqu'au réta-
blissement de ma santé. Me voilà privé d'un
plaisir qui m'a bien coulé des larmes en ma
vie. J'ai l'honneur d'être avec un profond res-
pect, etc.
K LA MEMB.
Montpellier, 23 octobre 1737.
Madame ,
Je ne me sers point de la voie indiquée de
M. Barillot, parce que c'est faire le tour de l'é-
cole. Vos lettres et les miennes passant toutes
par Lyon, il faudroit avoir une adresse à Lyon.
Voici un mois passé de mon arrivée à Mont-
pellier, sans avoir pu recevoir aucune nouvelle
de votre part, quoique j'aie écrit plusieurs fois
et par différentes voies. Vous pouvez croire que
je ne suis pas fort tranquille, et que ma situa-
lion n'est pas des plus gracieuses ; je vous pro-
teste cependant, madame, avec la plus parfaite
sincérité, que ma plus grande inquiétude vient
de la crainte qu'il ne vous soit arrivé quelque
accident. Je vous écris cet ordinaire-ci par
trois différentes voies, savoir par MM. Vê-
pres, M. Micoud , et en droiture ; il est impossible
qu'une de ces trois lettres ne vous parvienne :
ainsi, j'en attends la réponse dans trois semaines
au plus tard ; passé ce temps-là, si je n'ai point
de nouvelles, je serai contraint départir dans le
dernier désordre et de me rendre à Chambéri
comme je pourrai. Ce soir la poste doit arriver,
Cl il se peut qu'il y aura quelque lettre pour
moi; peut-être n'avez-vous pas fait mettre les
vôtres à la poste les jours quil falloit; car j'au-
rois réponse depuis quinze jours, si les lettres
avoient fait chemin dans leur temps. Vos lettres
doivent passer par Lyon pour venir ici ; ainsi
c'est les mercredi et samedi de bon matin
qu'elles doivent être mises à la poste. Je vous
avois donné précédemment l'adresse de ma
pension : il vaudroit peut-être mieux les adres-
ser en droiture où je suis logé, parce que je suis
sûr de les y recevoir exactement. C'est chez
M. Barcellon , huissier de la Bourse, en rue
Basse, proche du Palais.
J'ai l'honneur d'être avec un profond res-
pect, etc.
P. S. Si vous avez quelque chose à m'en-
voyer par la voie des marchands de Lyon, et
que vous écriviez, par exemple, à MM. Vêpres
par le même ordinaire qu'à moi , je dois, s'ils
sont exacts, recevoir leur lettre en même temps
que la vôtre.
J'allois fermer ma lettre quand j'ai reçu la
vôtre, madame, du ^2 du courant. Je crois
n'avoir pas mérité les reproches que vous m'y
faites sur mon peu d'exactitude. Depuis mon
départ de Chambéri, je n'ai point passé de se-
maine sans vous écrire. Du reste, je me rends
justice ; et quoique peut-être il dût me paroître
un peu dur que la première lettre que j'ai l'hon-
neur de recevoir de vous ne sbit pleine que de
reproches , je conviens que je les mérite tous.
Que voulez-vous, madame, que je vous dise?
Quand j'agis, jecrois faire les plus belles choses
du monde, et puis il se trouve au bout que ce
ne sont que des sottises ; je le reconnois parfai-
tement bien moi-même. II faudra tâcher de se
roidir contre sa bêtise à l'avenir, et faire plus
d'attention sur sa conduite: c'est ce que je vous
promets avec une forte envie de l'exécuter.
Après cela , si quelque retour d'amour-propre
vouloit encore m'engager à tenter quelque voie
de justification , je réserve à traiter cela de
bouche avec vous, madame, non pas, s'il vous
plaît, à la Saint-Jean, mais à la fin de mois de
janvier ou au commencement du suivant.
Quant à la lettre de M. Arnauld, vous savez,
madame, mieux que moi-même, ce qui me con-
vient en fait de recommandation. Je vois bien
que vous vous imaginez que, parce que je suis
à Montpellier, je puis voir les choses de plus près
et juger de ce qu'il y a à faire; mais, madame,
je vous prie d'être bien persuadée que hors ma
pension et l'hôte de ma chambre , il m'est im-
possible de faire aucune liaison, ni deconnoitre
le terrain le moins du monde à Montpellier,
jusq^ii'à ce qu'on m'ait procuré quelque armo
ANNEE 1737.
iT^
pour forcer les barricades que l'humeur inac-
cessible des particuliers et de toute la nation
en général meta l'entrée de leurs maisons. Oh!
quon a une idée bien fausse du caractère lan-
guedocien, et surtout des habitans de Mont-
pellier à l'égard de l'étranger 1 Mais pour
revenir, les recommandations dOnt j'aurois
besoin sont de toutes les espèces. Première-
ment, pour la noblesse et les gens en place : il
me seroit très-avantageux d'être présenté à
quelqu'undecetteclasse, pour tâcher à me faire
connoître et à faire quelque usage du peu de
lalens que j'ai, ou du moins à me donner quel-
que ouverture qui pût mètre utile dans la suite,
en temps et lieu : en second lieu, pour les com-
merçans, aBn de trouver quelque voie de com-
munication plus courte et plus facile, et pour
mille autres avantages que vous savez que l'on
lire de ces connoissances-là : troisièmement,
parmi les gens de lettres, savans, professeurs,
par les lumières qu'on peut acquérir avec eux
et les progrès qu'rm y pourroit faire; enfin, gé-
néralement pour toutes les personnes de mérite
avec lesquelles on peut du moins lier une hon-
nête société , apprendre quelque chose, et couler
quelques heures prises sur la plus rude et la
plus ennuyeuse solitude du monde. J'ai l'hon-
neur de vous écrire cela, madame, et non à
M. l'abbé Àrnauld, parce qu'ayant la lettre
vous verrez mieux ce qu'il y aura à répondre,
et que si vous \oulez bien vous donner cette
peine vous-même, cela fera encore un meilleur
effet en ma faveur.
Vous faites, madame, un détail si riant de
ma situation à Montpellier, qu'en vérité je ne
saurois mieux rectifier ce qui peut n'être pas
conforme au vrai, qu'envouspriantde prendre
tout le contre-pied. Je m'étendrai plus au long,
dans ma prochaine, sur l'espèce de vie que je
mène ici. Quant à vous, madame, plût à Dieu
que le récit de votre situation fût moins véridi-
que : hélas! je ne puis, pour le présent, faire
que des vœux ardens pour l'adoucissement de
votre sort : il seroit trop envié s'il étoit con-
forme à celui que vous méritez. Je n'ose espé-
rer le rétablissement de ma santé, car elle est
encore plus en désordre que quand je suis parti
de Chiimbéri; mais, madame, si Dieu daignoit
me la rendre, il est sûr que je n'en ferois d'au-
tre usage qu'à tâcher de vous soulager de vos
soins, et à vous seconder en bon et tondre fils,
et en élève reconnoissant. Vous m'exhortez,
madame, à rester ici jusqu'à la Saint-Jean : je
ne le ferois pas quand on m'y couvriroit d'or.
Je ne sache pas d'avoir vu, de ma vie, un pays
plus antipathique à mon goût, que celui-ci,
ni de séjour plus ennuyeux, plus maussade
que celui de Montpellier. Je sais bien que vous
ne me croirez point ; vous êtes encore remplie
des belles idées que ceux qui y ont été attrapés
er ont lépandues au dehors pour attraper les
autres. Cependant, madame, je vous réserve
une relation de Montpellier, qui vous fera lou-
cher les choses au doigt et à l'œil ; je vous at-
tends làpour vous étonner. Pourma santé, il n'est
pas étonnant qu'elle ne s'y remette pas. Pre-
mièrement, les alimens n'y valent rien, mais
rien ; je dis rien, et je ne badine point. Le vin y
est trop violent et incommode toujours ; le pain
y est passable, à la vérité, mais il n'y a ni bœuf,
ni vache, ni beurre ; on n'y mange que de mau-
vais mouton, et du poisson de mer en abon-
dance, le tout toujours apprêté à l'huile puante.
Il vous seroit impossible de goûter de la soupe
ou des ragoûts qu'on nous sert à ma pension,
sans vomir. Je ne veux pas m'arrêter davantage
là-dessus, car si je vous disois les choses préci-
sément comme elles sont, vous seriez en peinede
moi, bien plus quejene le mérite.En second lieu,
l'air ne me convient pas ; autre paradoxe, en-
core plus incroyable que les précédens : c'est
pourtant la vérité. On ne sauroit disconvenir
que l'air de Montpellier ne soit fort pur et en
hiver assez doux. Cependant le voisinage de la
merle rend à craindre pour tous ceux qui sont
attaqués de la poitrine : aussi y voit-on beaucoup
de phthisiques. Un certain vent, qu'on appelle
ici le marin, amène de temps en temps des
brouillardsépaisetfroids,chargésde particules
salines et acres, qui sont fort dangereuses : aussi,
j'ai ici des rhumes, des maux de gorge et des
esquinancies, plus souvent qu'à Chambéri. Ne
parlons plus décela quant à présent ; car si j'en
disoisdavantage vous n'en croiriez pas un mot.
Je puis pourtant protester que je n'ai dit que
la vérité. Enfin, un troisième article, c'est la
cherté •. pour celui-là je ne m'y arrêterai pas,
parce que je vous en ai parlé précédemment, et
quejeme prépare à parler de tout cela plus au
long en traitant de Montpellier. Il suffit de vous
474
CORRESPONDANCE.
dire qu'avec l'argent comptant que j'ai apporté ,
et les deux cents livresque vous avez eu la bonté
de me promettre, il s'en faudroit beaucoup qu'il
m'en restât actuellement autant devant moi,
pour prendre l'avance, comme vous dites, qu'il
en faudroit laisser en arrière pour boucher les
trous. Je n'ai encore pu donner un sou à la
maîtresse de la pension, ni pour le louage de
ma chambre; jugez, madame, comment me
voilà joli garçon; et, pour achever de me pein-
dre, si je suis contraint de mettre quelque
chose à la presse, ces honnêtes gens-ci ont la
charité de ne prendre que douze sous par écus
de six francs, tous les mois. A la vérité j'aime-
rois mieux tout vendre que d'avoir recours à
un tel moyen. Cependant, madame, je suis si
heureux, que personne ne s'est encore avisé de
me demander de l'argent, sauf celui qu'il faut
donner tous les jours pour les eaux, bouillons
de poulet, purgatifs, bains ; encore ai-je trouvé
le secret d'en emprunter pour cela, sans gage
et sans usure, et cela du premier cancre de la
terre. Cela ne pourra pas durer pourtant, d au-
tant plus que le deuxième mois est commencé
depuis hier; mais je suis tranquille depuis que
j'ai reçu de vos nouvelles, et je suis assuré
d'être secouru à temps. Pour les commodités,
elles sont en abondance. Il n'y a point de bon
marchand à Lyon qui ne tire une lettre de
change sur iMontpellior. Si vous en parlez à
M. C. il lui sera de la dernière facilité de faire
cela : en tous cas, voici l'adresse d'un qui paie
un de nos messieurs de Bellay, et de la voie
duquel on peut se servir : M. Parent, marchand
drapier, à Lyon, au Change. Quanta mes lettres,
il vaut mieux les adresser chez M. Barcellon, ou
plutôt Marcellon, comme l'adresse est à la pre-
mière page ; on sera plus exacte me les rendre.
Il est deux heures après minuit; la plume me
tombe des mains. Cependant je n'ai pas écrit la
moitié de ce que j'avois à écrire. La suite de la
relation et le reste, etc., sera renvoyé pour
lundi prochain. C'est quejene puis faire mieux;
sans quoi, madame, je ne vous imiterois cer-
tainement pas à cet égard. En attendant, je
m'en rapporte aux précédentes, et présente mes
• respoctuÈuses salutations aux révérends pères
Jésuites, le révérend père Hemet, et le révé-
rend père Coppier. Je vous prie bien humble-
mou l de leur présenter une tasse de chocolat,
que vous boirez ensemble, s'il vous plaît, à ma
santé. Pour moi, je me contente du fumet, car
il ne m'en reste pas un misérable morceau.
J'ai oublié de finir, en parlant de Montpel-
lier et de vous dire que j'ai résolu d'en partir
vers la fin de décembre, et d'aller prendre le
laitd'ânesseen Provence, dans un petit endroit
fort joli, à deux lieues du Saint-Esprit (*). C'est
un air excellent ; il y aura bonne compagnie,
avec laquelle j'ai fait connoissance en chemin,
et j'espère de n'y être pas tout-à-fait si chère-
ment qu'à Montpellier. Je demande votre avis
là-dessus. Il faut encore ajouter que c'est faire
d'une pierre deux coups, car je me rapproche
de deux journées.
Je vois, madame, qu'on épargneroit des
embarras et des frais si l'on faisoit écrire par
un marchand de Lyon à son correspondant
d'ici, de mecompterdel'argent, quand j'en au-
rois besoin, jusqu'à la concurrence de la somme
destinée; car ces retards me mettent dans de
fâcheux embarras, et ne vous sont d'aucun
avantage.
A M. HICOUD.
Montpellier, 23 octobre 17S7.
Monsieur,
J'eus l'honneur de vous écrire il y a environ
trois semaines; je vous priois, par ma lettre,
de vouloir bien donner cours à celle que j'y
avois incluse pour M. Charbonnel ; j'avois écrit,
l'ordinaire précédent, en droiture à madame
de Warens, et huit jours après je pris la liberté
de vous adresser encore une lettre pour elle :
cependant je n'ai reçu de réponse nulle part.
Je ne puis croire, monsieur, de vous avoir
déplu en usant un peu trop familièrement de
la liberté que vous m'aviez accordée; tout ce
que je crains, c'est que quelque contre-temps
fâcheux n'ait retardé mes lettres ou les répon-
ses; quoiqu'il en soit, il m'est si essentiel d'être
bientôt tiré de peine, que je n'ai point balancé,
monsieur, de vous adresser encore l'incluse, et
de vous prier de vouloir bien donner vos soins
pourqu'elleparvienneàson adresse; josemême
vous inviter à me donner des nouvelles de ma-
dame de Warens ; je tremble quelle ne soit
(*) Au bourg de Saint-Andiol, chez madame de Larnage. M. P.
ANNÉE i757.
175
malade. J'cspèro, monsieur, que vous ne dé-
dai{;nerez pas de m'honorer d'un mol de ré-
ponse par le premier ordinaire; et, afin que la
lettre me parvienne plus directement, vous
aurez, s'il vous plaît, la bonté de me l'adresser
chez M. Barccllon, huissier de la Bourse, en
rue Basse, proche du Palais; c'est là que je
suis logé. Vous ferez une œuvre de charité de
m'accorder cette grâce ; et si vous pouvez me
donner des nouvelles de M. Charbonnel, je vous
en aurai d'autant plus d'obligation. Je suis
avec une respectueuse considération, etc.
A H.
Montpellier, 4 novembre <757.
Monsieur,
Lequel des deux doit demander pardon à
l'autre, ou le pauvre voyageur qui n'a jamais
passé de semaine, depuis son départ, sans
écrire à un ami de cœur, ou cet ingrat ami,
qui pousse la négligence jusqu'à passer deux
grands mois et davantage sans donner au pau-
vre pèlerin le moindre signe de vie? oui, mon-
sieur, deux grands mois. Je sais bien que j ai
reçu de vous une lettre datée du 6 octobre,
mais je sais bien aussi que je ne l'ai reçue que la
veille de la Toussaint ; et, quelque effort que
fasse ma raison pour être d'accord avec mes
désirs, j'ai peine à croire que la date n'ait éié
mise après coup. Pour moi, monsieur, je vous
ai écrit de Grenoble, je vous ai écrit le lende-
main de mon arrivée à Montpellier, je vous ai
écrit par la voie de M. Micoud, je vous ai écrit
en droiture; en un mot, j'ai poussé l'exactitude
jusqu'à céder presque à tout l'empressement
que j'avois de m'entretenir avec vous. Quant à
M. de Trianon, Dieu et lui savent si l'on peut
avec vérité m'accuser de négligence à cet égard.
Quelle différence, grand Dieul il semble que
la Savoie est éloignée d'ici de sept ou huit cents
lieues, et nous avons à Montpellier des compa-
triotes du doyen de Killerine (dites cela à mon
oncle) qui ont reçu deux fois des réponses de
chez eux, tandis que je n'ai pu en recevoir de
r.hambéri. 11 y a trois semaines que j'en reçus
une d'atlente, après laquelle rien n'a paru.
Quelque dure que soit ma situation actuelle, je
la supporterois volontiers si du moins on dni-
gnoit me donner la moindre marque do souve-
nir; mais rien : je suis si oublié, qu'à peine
crois-je moi-môme d'être encore en vie. Puis-
que les relations sont devenues impossibles de-
puis Chambéri et Lyon ici, je ne demande plus
qu'on me tienne les promesses sur lesquelles je
m'étois arrangé. Quelques mots de consolation
me suffiront, et serviront à répandre de la
douceur sur un état qui a ses désagrémcns.
J'ai eu le malheur, dans ces circonstances
gênantes, de perdre mon hôtesse, madame
Mazet, de manière qu'il a fallu solder mon
compte avec ses héritiers. Un honnête homme
irlandois, avec qui j'avois fait connoissance, a
eu la générosité de me prêter soixante livres
sur ma parole, qui ont servi à payer le mois
passé et le courant de ma pension ; mais je me
vois extrêmement reculé par plusieurs autres
menues dettes, et j'ai été contraint d'abandon-
ner, depuisquinzejours, les remèdes que j'avois
commencés, faute de moyens pour continuer.
Voici maintenant quels sont mes projets. Si
dans quinze jours, qui font le reste du second
mois, je ne reçois aucune nouvelle, j'ai résolu
de hasarder un coup : je ferai quelque argent
de mes petits meubles, c'est-à-dire de ceux qui
me sont le moins chers, car j'en ai dont je ne
me déferai jamais; et, comme cet argent no
suffîroit point pour payer mes dettes et me tirer
de Montpellier, j'oserai l'exposer au jeu, non
par goût, car j'ai mieux aimé me condamner à
la solitude que de m'inlroduire par cette voie,
quoiqu'il n'y en ait point d'autre à Montpel-
lier, et qu'il n'ait tenu qu'à moi de me faire des
connoissances assez brillantes par ce moyen. Si
je perds, ma situation ne sera presque pas pire
qu'auparavant: mais si je gagne, je me tirerai
du plus fâcheux de tous les pas. C'est un grand
hasard, à la vérité ; mais j'ose croire qu'il est
nécessaire de le tenter dans le cas où je me
iroHve. Je ne prendrai ce parti qu'à l'extrémité,
et quand je ne verrai plus jour ailleurs. Si je
reçois de bonnes nouvelles d'ici à ce temps-là,
je n'aurai certainement pas l'imprudence de
tenter la nier orageuse et de m'exposer à un
naufrage : je prendrai un autre parti. J'acquit-
terai mes dettes ici, et je me rendrai en dili-
gence à un petit endroit proche du Saint-Es-
prit, où, à moindres frais et dans un meilleur
air, je pourrai commencer mes petits remèdes
176
CORRESPONDANGK.
avec plus de tranquillité, d'agrément et de suc-
cès, comme j'espère, que je n'ai fait à Mont-
pellier, dont le séjour m'est dune mortelle an-
tipathie. Je trouverai là bonne compagnie
d'honnôtes gens, qui ne chercheront point à
écorcher le pauvre étranger, et qui contribue-
ront à lui procurer un peu de gaîté, dont il a,
je vous assure, très-grand besoin.
Je vous fais toutes ces confidences, mon cher
monsieur, comme à un bon ami qui veut bien
s'intéresser à moi et prendre part à mes petits
soucis. Je vous prierai aussi d'en vouloir bien
faire part à qui de droit, afin que si mes lettres
ont le malheur de se perdre de quelque côté,
l'on puisse de l'autre en récapituler le contenu.
J'écris aujourd'hui à M. Trianon; et comme la
poste de Paris, qui est la vôtre, ne part d'ici
qu'une fois la semaine, à savoir le lundi, il se
trouve que, depuis mon arrivée à Montpellier,
je n'ai pas manqué d'écrire un seul ordinaire,
tant il y a de négligence dans mon fait, comme
vous dites fort bien et à votre aise.
Il vous revicndroit une description de la
charmante ville de Montpellier, ce paradis ter-
restre, ce centre des délices de la France ; mais,
en vérité, il y a si peu de bien et tant de mal à
en dire, que je me ferois scrupule d'en charger
encore le porlraitde quelquesaillie de mauvaise
humeur; j'attends qu'un esprit plus reposé me
permette de n'en dire que le moins de mal que
la vérité me pourra permettre. Voici en gros ce
que vous pouvez en penser en attendant.
Montpellier est une grande ville fort peuplée,
coupée par un immense labyrinthe de rues sales,
tortueuses et larges de six pieds. Ces rues
sonibordées alternativement de superbes hôtels
et de misérables chaumières, pleines de boue
et de fumier. Les habitans y sont moitié très-
riches, et l'autre moitié misérables à l'excès :
mais ils sont tous également gueux par leur
niafiière de vivre, la plus vile et la plus cras-
seuse qu'on puisse imaginer. Les femmes sont
divisées en deux classes ; les dames, qui passent
la matinée à s'enluminer, l'aprés-midi au pha-
raon, et la nuit à la débauche : à la diff'érence
des bourgeoises, qui n'ont d'occupation que la
dernière. Du reste, ni les unes ni les autres
u'enlffident le françois ; et elles ont tant de goût
et d'esprit, qu'elles ne doutent point que la
Comédie et l'Opéra ne soient des assemblées de
sorciers. Aussi on n'a jamais vu de femmes au
spectacle de Montpellier, excepté peut-être
quelques misérables étrangères qui auront eu
l'imprudence de braver la délicatesse et la mo-
destie des dames de Montpellier. Vous savez
sans doute quels égards on a en Italie pour les
huguenots, et pour les juifs en Espagne; c'est
comme on traite les étrangers ici : on les re-
garde précisément comme une espèce d'ani-
maux faits exprès pour être pillés, volés et
assommés au bout, s'ils avoient l'impertinence
de le trouver mauvais. Voilà ce que j'ai pu ras-
sembler de meilleur du caractère des habitans
de Montpellier. Quant au pays en général, il
produit de bon vin, un peu de blé, de l'huile
abominable, point de viande, point de beurre,
point de laitage, point de fruit, et point de
bois. Adieu, mon cher ami.
A MADAME LA BARONNE DE WABENS.
Montpellier, U décembre 1737.
Madame,
Je viens de recevoir votre troisième lettre ;
vous ne la datez point, et vous n'accusez point
la réception des miennes : cela fait que je ne
sais à quoi m'en tenir. Vous me mandez que
vous avez fait compter, entre les mains de
M. Bouvier, les deux cents livres en question ;
je vous en réitère mes humbles actions de grâ-
ces. Cependant, pour m'avoir écrit cela trop
tôt, vous m'avez fait faire une fausse démarche,
car j'ai tiré une lettre de change sur M. Bou-
vier, qu'il a refusée, et qu'on m'a renvoyée; je
l'ai fait partir derechef : il y a apparence qu'elle
sera payée présentement. Quant aux autres
deux cents livres, je n'aurai besoin que de la
moitié, parce que je ne veux pas faire ici un
plus long séjour que jusqu'à la fin de février;
ainsi, vous aurez cent livres de moins à comp-
ter ; mais je vous supplie de faire en sorte que
cet argent soit sûrement entre les mains de
M. Bouvier pour ce temps-là. Je n'ai pu faire
les remèdes qui m'étoient prescrits, faute d'ar-
gent. Vous m'avez écrit que vous m'enverriez
de l'argent pour pouvoir m'arranger avant la
tenue dos États, et voilà la clôture des États qui
se fait demain, après avoir siégé deux mois en-
ANNÉE 1738.
177
tiers. Dès que j'aurai reçu réponse de Lyon,
je partirai pour le Saint-Esprit, et je ferai l'es-
sai des remèdes qui m'ont été ordonnés : re-
mèdes bien inutiles à ce que je prévois. Il faut
périr malgré tout, et ma santé est en pire état
que jamais.
Je ne puis aujourd'hui vous donner une suite
de ma relation ; cela demande plus de tran-
quillité que je ne m'en sensaujourd'hui. Je vous
dirai, en passant, que j'ai tâché de ne pas
perdre entièrement mon temps à Montpellier;
j'ai fait quelques progrès dans les mathémati-
ques; pour le divertissement, je n'en ai eu
d'autre que d'entendre des musiques char-
mantes. J'ai été trois fois à TOpéra, qui n'est
pas beau ici, mais où il y a d'excellentes voix.
Je suis endetté ici de cent huit livres; le reste
servira, avec un peu d'économie, à passer les
deux mois prochains. J'espère les couler plus
agréablement qu'à Montpellier : voilà tout.
Vous pouvez cependant, madame, m'écrirc
toujours ici à l'adresse ordinaire ; au cas que je
sois parti, les lettres meseront renvoyées. J'offre
mes très-humbles respects aux révérends pères
jésuites. Quand j'aurai reçu de l'argent, et que
jo n'aurai pas l'esprit si chagrin, j'aurai l'hon-
neur de leur écrire. Je suis, madame, avec un
très-profond respect, etc.
P. S. Vous devez avoir reçu ma réponse, par
rapport à M. de Lautrec. 0 ma chère maman !
j'aime mieux être auprès de D., et être em-
ployé aux plus rudes travaux de la terre,
que de posséder la plus grande fortune dans
tout autre cas; il est inutile de penser que je
puisse vivre autrement : il y a long-temps que
je vous l'ai dit, et je le sens plus ardemment
que jamais. Pourvu que j'aie cet avantage,
dans quelque état que je sois, tout m'est indif-
férent. Quand on pense comme moi, je vois
qu'il n'est pas difficile d'éluder les raisons im-
portantes que vous ne voulez pas me dire. Au
nom de Dieu, rangez les choses de sorte que je
ne meure pas de désespoir. J'approuve tout, je
me soumets à tout, excepté ce seul article, au-
quel je me sens hors d'état de consentir,
dussé-je être la proie du plus misérable sort.
Ahî ma chère maman, n'êtes- vous donc plus
ma chère maman? ai-je vécu quelques mois
do trop?
Vous savez qu'il y a un cas où j'accepterois
T. IV.
la chose dans toute la joie de mon cœur, mais
ce cas est unique. Vous m'entendez.
A M. DE Gomié.
14 mars 1738.
Monsieur,
Nous reçûmes hier au soir, fort tard, une
lettre de votre part, adressée à madame de Wa-
rens, mais que nous avons bien supposé être
pour moi. J'envoie cette réponse aujourd'hui
de bon matin, et cette exactitude doit suppléer
à la brièveté de ma lettre et à la médiocrité
des vers qui y sont joints. D'ailleurs, maman
n'a pas voulu que je les fisse meilleurs, disant
qu'il n'est pas bon que les malades aient tant
d'esprit. Nous avons été très-alarmés d'ap-
prendre votre maladie ; et, quelque effort que
vous fassiez pour nous rassurer, nous conser-
vons un fond d'inquiétude sur votre rétablisse-
ment, qui ne pourra être bien dissipé que par
votre présence.
J'ai l'honneur d'être, avec un respect et un
attachement infini, etc.
A FANIE.
Malgré l'art d'Esculape et ses tristes secours,
La fièvre impitoyable alloit trancher mes jours;
Il n'étoit dû qu'à vous, adorable Fanie,
De me rappeler à la vie.
Dieux ! je ne puis encore y penser sans effroi :
Les iiorreurs du Tartare ont paru devant moi;
La mort à mes regards a voilé la nature,
J'ai du Cocyte affreux entendu le murmure.
Hélas! j'étois perdu ; le nocher redouté
M'avoit déjà conduit sur les l)ords du Léihé;
Là, m'offrant une coupe, et, d'un regard sévère,
Me pressant aussitôt d'avaler l'onde amère :
Viens, dit-il, éprouver ces secourables eaux.
Viens déposer ici les erreurs et les maux
Qui des foibles mortels remplissent la carrière :
Le secours de ce fleuve à tous est «alut»irc;
Sans regretter le jour par des cris superflus.
Leur cœur, en l'oubliant, ne le désire plus.
Ah: pourquoi cet oubli leur est-il nécessaire?
S ils connolssoient la vie, ils craindroient sa misère.
Voilà, lui dis-je alors, un fort docte sermon j
Mais osez-vous penser, mon bon seigneur Caron,
Qu'après avoir aimé la divine Fanie,
Jamais de cet amour la mémoire s'oublie?
Ne vous en llattez point ; non, malgré vos efforts.
Mon cœur l'adorera jusque parmi les morts :
C'est pourquoi supprimez, s'il vous plaît, votre eau noire ;
Toute l'encre du monde et tout l'affreux grimoire
Ne m'en ôteroient pas le charmant .'■ouvenir.
Sur un si beau sujet j'avois beaucuup à dire :
^2
478
CORRESPONDANCE.
El n'élois pas prêt à liiiir,
Quand tout à coup vers nous je vis venir
Le dieu de l'infernal empire.
Calme-toi, me dit-il, je connois ton martyre.
La constance a «on prix, même parmi les morts :
Cc(|neje lis jadis pour quelques vains accords,
.le l'accorde en ce jour à ta tendresse extrême.
Va parmi les mortels, pour la seconde fois
Témoigner que sur Pluton même
lîn si tendre amour a des droits.
C'est ainsi, cliarmante Fanie,
Que mon ardeur pour vous m'empêcha de périr:
Mais quand le dieu des morts veut me rendre à la vie,
N'allez pas me faire mourir.
A MADAME LA BARONNE DE 'WARENS.
5 mars 1739.
Ma très-chère et très-bonne maman,
Je vous envoie ci-joint le brouillard du mé-
moire que vous trouverez après celui de la lettre
à M. Arnauld. Si j'étois capable de faire un
chef-d'œuvre, ce mémoire à mou goûtseroitle
mien, non qu'il seit travaillé avec beaucoup
d'art, mais parce qu'il est écrit avec les senti-
mens qui conviennent à un homme que vous
honorez du nom de fils. Assurément une ridi-
cule fierté ne me conviendroit guère dans l'état
où je suis : mais aussi j'ai toujours cru qu'on
pouvoit sans arrogance, et cependant sans s'a-
vilir, conserver dans la mauvaise fortune et
dans les supplications une certaine dignité plus
propre à obtenir des grâces d'un honnête homme
que les plus basses lâchetés. Au reste, je sou-
haite plus que je n'espère de ce mémoire, à
moins que votre zèle et votre habileté ordi-
naires ne lui donnent un puissant véhicule ; car
je sais, par une vieille expérience, que tous les
hommes n'entendent et ne parlent pas le même
langage. Je plains les âmes à qui le mien est in-
connu ; il y a une maman au monde qui, à leur
place, l'eutendroit très-bien ; mais, me direz-
vous, pourquoi ne pas parler le leur? C'est ce
que je me suis assez représenté. Après fout,
pour quatre misérables jours de vie, vaut-il la
peine de se faire faquin?
11 n'y a pas tant de mal , cependant ; et j'espère
que vous trouverez, parla lecture du ménioire,
que je n'ai pas fait lerodomont hors de propos,
et que je me suis raisonnablement humanisé. Je
sais bien. Dieu merci, à quoi que, sans cela.
Petit auroit couru gfafiîl risque de mourir de
faim en pareille occasion. Preuve que je ne
suis pas propre à ramper indignement dans les
malheurs de la vie, c'est que je n'ai jamais
fait le rogue ni le fendant dans la prospérité:
mais qu'est-ce que je vous lanterne là, sans
me souvenir, chère maman, que je parle à qui
me connoît mieux que moi-même? Bastel un
peu d'effusion de cœur dans l'occasion ne nuit
jamais à l'amitié.
Le mémoire est tout dressé sur le plan que
nous avons plus d'une fois digéré ensemble. Je
vois le tout assez lié, et propre à se soutenir. Il
y a ce maudit voyage de Besançon, dont, pour
mon honneur, j'ai jugé àpropos de déguiser un
peu le motif. Voyage éternel et malencontreux,
s'il en fut au monde, et qui s'est déjà présenté
à moi bien des fois et sous des faces bien diffé-
rentes. Ce sont des images où ma vanité ne
triomphe pas. Quoi qu'il en soit, j'ai mis à cela
un emplâtre. Dieu sait comment I En tous cas,
si l'on vient me faire subir l'interrogatoire aux
Charmettes, j'espère bien ne pas rester court.
Comme vous n'êtes pas au fait comme moi, il
sera bon, en présentant le mémoire, de glisser
légèrement sur le détail des circonstances ,
crainte de quipropos , à moins que je n'aie
l'honneur de vous voir avant ce temps-là,
A propos de cela. Depuis que vous voilà éta-
blie en ville, ne vous prend-il point fantai-
sie, ma chère maman, d'entreprendre un jour
quelque petit voyage à la campagne? Si mon
bon génie vous l'inspire, vous m'obligerez de
me faire avertir quelques trois ou quatre mois
à^ l'avance, afin que je me prépare à vous re-
cevoir, et à vous faire dûment les honneurs do
chez moi.
Je prends la liberté de faire ici mes hon-
neurs à M. le Cureu, et mes amitiés à mon frère.
Ayez la bonté de dire au premier, que comme
Proserpine ( ah ! la belle chose que de placer là
Proserpine 1 )
Peste! où prend mon esprit toutes ces gentillesses !
comme Proserpine donc passoit autrefois six
mois sur la terre et six mois aux enfers, il faut
de même qu'il se résolve de partager son temps
entre vous et moi : mais aussi les enfers, où les
mettrons-nous? Placez-les en ville, si vous le
jugez à propos, car pour ici, ne vous déplaise,
n'en voli pas gés. J'ai l'honneur d'être, du plus
profond de mon cœur, ma très-chère et très-
bonne maman, etc.
I
ANNÉE 1740
171)
P. S. Je m'aperçois que ma lettre vous pour-
ra servir d'apologie, quand il vous arrivera
d'en écrire quelqu'une un peu longue : mais
aussi il faudra que cesoitàquciquemaman bien
chère et bien aimée, sans quoi la mienne ne
prouve rien.
A LA MÊME.
charmettes, 18 mars 1739.
Ma très-chère maman.
J'ai reçu comme je le devois le billet que vous
m'écrivîtes dimanche dernier, et j'ai convenu
sincèrement avec moi-même que, puisque vous
trouviez que j'avois tort, il falloit que je l'eusse
effectivement ; ainsi, sans chercher à chicaner,
j'ai fait mes excuses de bon cœur à mon frère (*) ,
et je vous fais de même ici les miennes très-
humbles. Je vous assure aussi que j'ai résolu de
tourner toujours du bon côté les corrections
que vous jugerez à propos de me faire, sur
quelque ton qu'il vous plaise de les tourner.
Vous m'avez fait dire qu'à l'occasion de vos
pâques vous voulez bien me pardonner. Je n'ai
garde de prendre la chose au pied de la lettre,
et je suis sûr que quand un cœur comme le vô-
tre aautant aimé quelqu'un que je me souviens
de l'avoir été de vous, il lui est impossible d'en
venir jamais à un tel point d'aigreur qu'il faille
des motifs de religion pour le réconcilier. Je re-
çois cela comme une petite mortification que
vous m'imposez en me pardonnant, et dont
vous savez bien qu'une parfaite connoissance
de vos vrais sentimens adoucira l'amertume.
Je vous remercie, ma très-chère maman, de
l'avis que vous m'avez faitdonnord'écrireàmon
père. Rendez-moi cependant la justice de croire
que ce n'est ni par négligence, ni par oublique
j'avois retardé jusqu'à présent. Je pensois qu'il
auroil convenu d'attendre la réponse de M. l'ab-
bé Arnauld, afin que si le sujet du mémoire
n'avoit eu nulle apparence de réussir, comme
il est à craindre, je lui eusse passé sous silence
ce projet évanoui. Cependant vous m'avez fait
faire réflexion que mon délai étoit appuyé sur
une raison trop frivole, et, pour réparer la
chose le plus tôt qu'il est possible, je vous en-
(•) C'est ce Vintzenricd, perruquier, qui prit le nom «le
Courtilles et supplanta Rousseau. M. I'.
voie ma lettre, que je vous prie de prendre la
peine de lire, de fermer, et de faire partir si vous
lejugez à propos.
Il n'est pas nécessaire, je crois, de vous as-
surer que je languis depuis long-temps dans
l'impatience de vous revoir. Songez, ma très-
chère maman, qu'il y a un mois, et peut-être
au-delà, que je suis privé de ce bonheur. Je
suis du plus profond de mon cœur, et avec
les sentimens du fils le plus tendre, etc.
M. DEYBENS.
Uars ou avril 1740.
Madame de Warens m'a fait l'honneur de
me communiquer la réponse que vous avez pris
la peine de lui faire, et celle que vous avez re-
çue de M. de Mably à mon sujet. J'ai admiré,
avec une vive reconnoissance, les marques de
cet empressement de votre part à faire du bien,
qui caractérise les cœurs vraiment généreux ;
ma sensibilité n'a pas sans doute de quoi mé-
riter beaucoup votre attention, mais vous vou-
drez du moins bien permettre à mon zèle do
vous assurer que vous ne sauriez, monsieur,
porter vos bontés à mon égard au-delà de ma
reconnoissance, et je vous en dois beaucoup,
monsieur, pour le bien que l'excès de votre
indulgence vous a fait avancer en ma faveur.
11 est vrai que j'ai tâché do répondre aux soins
que madame de Warens, ma très-chère ma-^
nian, a bien voulu prendre pour me pousser
dans les belles connoissances; mais les prin-
cipes dont je fais profession m'ont souvent fait
négliger la culture des talens de l'esprit en fa-
veur de celle des sentimens du cœur, et j'ai
bien plus ambitionné de penser juste que de
savoir beaucoup. Je ferai cependant, monsieur,
même à cet égard, les plus puissans efforts
pour soutenir l'opinion avantageuse que vous
avez voulu donner de moi ; et c'est en ce sens
que je regarde tout le bien que vous avez dit
comme une exhortation polie de remplir de
mon mieux l'engagement honorable que vous
avez daigné contracter en mon nom.
M. de Mably demande les conditions sous
lesquelles je pourrai me charger de l'éducation
de ses fils : permettez-moi, monsieur, de vous
roppeler, à cet égard, ce que j'ai eu l'honneur
180 CORRESPONDANCE.
de vous dire de vive voix. Je suis peu sensible
à l'intérêt, mais je le suis beaucoup aux atten-
tions : un honnête homme, maltraité de la for-
tune, et qui se fait un amour de ses devoirs,
peut raisonnablement l'espérer, et je me tien-
drai toujours dédommage selon mon goût quand
on voudra suppléer par des égards à la médio-
crité des appoinlcmens. Cependant, monsieur,
comme le désintéressement ne doit pas être im-
prudent, vous sentez qu'un homme qui veut
s'appliquer à l'éducation des jeunes gens avec
tout le goût et toute l'attention nécessaires,
pour avoir lieu d'espérer un heureux succès,
ne doit pas être distrait par l'inquiétude des
besoins. Généralement il seroit ridicule dépen-
ser qu'un homme dont le cœur est flétri par la
misère ou par des traitemens très-durs,
puisse inspirer à ses élèves des sentimens de
noblesse et de générosité. C'est l'intérêt des
pères que les précepteurs ou les gouverneurs de
leurs enfans ne soient pas dans une pareille si-
tuation : et, de leur part, les enfans n'auroient
garde de respecter un maître que son mauvais
équipage ou une vile sujétion rendroient mé-
prisable à leurs yeux. Pardon, monsieur; les
longueurs de mes détails vont jusqu'à l'indis-
crétion. Mais comme je m.e propose de rem-
plir mes devoirs avec toute l'attention, tout le
zèle et toute la probité dont je suis capable,
j'ai droit d'espérer aussi qu'on ne me refusera
pas un peu de considération et une honnête li-
berté, comme je souhaite aussi qu'on m'en ac-
corde les privilèges. Quant à l'appointement,
je vous supplie, monsieur, de vouloir régler
cela vous-même, et je vous proteste d'avance
que je m'en tiendrai avec joie à tout ce que vous
aurez conclu. Si vous ne levoulez point, je m'en
rapporterai volontiers à M. de Mably lui-même;
et je n'ai point de répugnance à me laisser
éprouver pendant quelque temps. M. de Mabiy
pourra même, s'il le juge à propos, renvoyer
le discours de cet article, jusqu'à ce que j'aie
l'honneur d'être assez connu de lui pour être
assuré que ses bontés ne seront pas mal em-
ployées ; ce qui me fait quelque peine, c'est que
le nombre des élèves pourroil nuire. Il seroit à
souhaiter que je ne fusse pas contraint de par-
tager mes soins entre un si grand nombre d'é-
lèves ; l'homme le plus attentif a peine à en
suivre un seul dans tous les détails où i! importe
d'entrer, pour s'assurer d'une belle éducalion :
j'admire l'heureuse facilité de ceux qui peuvent
en former beaucoup plus à la fois, sans oser
m'en promettre autant de ma part. Ce qu'il y a
de certain, c'est que je n'épargnerai rien pour
y réussir. A l'égard de l'aîné, puisqu'on lui
connoît déjà de si favorables dispositions, j'ose
me flatter d'avance qu'il ne sortira point de
mes mains sans m'égaler en sentimens et me
surpasser en lumières. Ce n'est pas beaucoup
promettre ; mais je ne puis mesurer mes enga-
gemens qu'à mes forces; le surplus dépendra
de lui.
Il est temps de cesser de vous fatiguer. Dai-
gnez, monsieur, continuer de m'honorer de
vos bontés, et agréer le profond respect avec
lequel j'ai l'honneur d'être, etc.
A MADAME LA BARONNE DE WARENS.
Lyon, T' mai «740.
Madame ma très-chère maman,
Me voici enfin arrivé chez M. de Mably; je
ne vous dirai point encore précisément quelle
y sera ma situation, mais ce qu'il m'en paroit
déjà n'a rien de rebutant. M. de Mably est un
très-honnête homme à qui un grand usage du
monde, de la cour et des plaisirs, ont appris à
philosopher de bonne heure, et qui n'a pas été
fâché de me trouver des sentimens assez con-
cordans aux siens. Jusqu'ici je n'ai qu'à me
louer des égards qu'il m'a témoignés, il entend
que j'en agisse chez lui sans façon, et que je no
sois gêné en rien. Vous devez juger qu'étant
ainsi livré à ma discrétion, je m'en accorderai
en efl'et d'autant moins de libertés; les bonnes
manières peuvent tout sur moi ; et si M. de
Mably ne se dément point, il peut être assuré
que mon cœur lui sera sincèrement attaché :
mais vous m'avez appris à ne pas courir à l'ex-
trême sur de premières apparences, et à ne
jamais compter plus qu'il ne faut sur ce qui dé-
pend de la fantaisie des hommes.
Savoir, à présent, comment on pense sur mon
compte, c'est ce qui n'est pas entièrement à
mon pouvoir. Ma timidité ordinaire m'a fait
jouer le premier jour un assez sot personnage;
et si M. de Mably avoit été Savoyard, il auroit
porté là-dessus son redoutable jugement, sans
ANNÉE 1741.
181
espérance d'appol. Je ne sais si au travers de
cet air embarrassé il a démêlé en moi quelque
chose de bon ; ce qu'il y a de sûr, c'est que ses
manières polies et engageantes m'ont entière-
ment rassuré, et qu'il ne tient plus qu'à moi de
me montrer à lui tel que je suis. Il écrit au R. P.
de la Coste, qui ne manqueia point de vous
communiquer sa lettre : vous pourrez juger là-
dessus de ce qu'il pense sur mon compte.
J'ose vous prier, ma très-chère maman, de
vouloir bien faire agréer mes très- humbles
respects aux RR. PP. jésuites. Quant à mon
petit élève, on nesauroiilui refuser d'être très-
aimable , mais je ne saurois encore vous dire
s'il aura lecœurégalement bon, parce que sou-
vent ce qui paroît à cet âge des signes de mé-
chanceté n'en sont en effet que de vivacité et
d'étourderie. J'ai rempli ma lettre de minuties;
mais daignez, ma très-chère maman, m'éclair-
cir au plus tôt de ce qui m'est uniquement im-
portant , je veux dire de votre santé et de la
prospérité de vos affaires. Que font les Char-
mettes, les Kiki, et tout ce qui m'intéresse tant ?
Mon adresse est chez M. de Mably, prévôt-gé-
néral du Lyonnois, rue Saint-Dominique.
J'ai l'honneur d'être avec une vive rêcon-
noissance et un profond respect, madame,
votre très-humble et très-obéissant serviteur
et 6Is.
A MADEMOISELLE.
r)
,r/4«.
Je me suis exposé au danger de vous revoir,
et votre vue a trop justifié mes craintes, en
(*) Voici une lettre d'amour, et telle que peut l'inspirer la
passion la plus violente, et le lecteur doit être vivement curieux
de savoir à qui elle peut avoir été adressée. La place qu'elle
occupe dans toutes les précédentes éditions l'a fait rapporter
à l'année 1755 ; or les Confessions de Rousseau ne nous don-
nent l'idée d'aucune jeune personne, qui vers cette époque
ait fait une aussi vive impression sur son cœur ; et certes il
n'eût pas manqué d'en dire au moins quelque chose. Mais voici
«le quoi lixer à cet éfiard l'opinion du lecteur.
Au livre IV de ses Confessions (tome I, page 88), qui se
rapporte à l'année 1732, Rousseau nous apprend qu'il a fait
k Lyon, au couvent des chazottes, la connoissance, entre antres)
pensionnaires, d'une demoiselle Serre, à laquelle il ne fit pas
alors une grande attention, mais dont il se passionna huit
ou neuf ans après, et avec raison.
An livre vu (tome 1, page 444). à l'occasion d'un nouveau
vova^ à Lyon, il reparle de mademoiselle Serre. « A ce
« voyage, dit-il, je la vis davantage ; mon ctcur se prit et très '
rouvrant toutes les plaies de mon cœur. J'ai
achevé de perdre auprès de vous le peu de
raison qui me restoit , et je sens que, dans l'é-
tat où vous m'avez réduit, je ne suis plus bon à
rien qu'à vous adorer. Mon mal est d'autant
plus triste, que je n'ai ni l'espérance ni la vo-
lonté d'en guérir, et qu'au risque de tout ce
qu'il peut en arriver, il faut vous aimer éter-
nellement. Je comprends, mademoiselle, qu'il
n'y a de votre part à espérer aucun retour ; je
suis un jeune homme sans fortune ; je n'ai qu'un
cœur à vous offrir, et ce cœur, tout plein do
feu , de sentimens et de délicatesse qu'il puisse
être , n'est pas sans doute un présent digne
d'être reçu de vous. Je sens cependant, dans un
fonds inépuisable de tendresse, dans un carac-
tère toujours vif et toujours constant, des res-
sources pour le bonheur, qui devroient, auprès
d'une maîtresse un peu seosible, être comptées
pour quelque chose en dédommagement des
biens et de la figure qui me manquent. Mais
quoi ! vous m'avez traité avec une dureté in-
croyable, et s'il vous est arrivé d'avoir pour moi
quelque espèce de complaisance, vous me l'avez
ensuite fait acheter si cher, que je jurerois
bien que vous n'avez eu d'autres vues que de
me tourmenter. Tout cela me désespère sans
m'élonner, et je trouve assez dans tous mes dé-
fauts de quoi justifier votre insensibilité pour
moi : mais ne croyez pas que je vous taxe d'être
insensible en effet. Non, votre cœur n'est pas
moins fait pour l'amour que votre visage. Mon
désespoir est que ce n'est pas moi qui devois
le toucher. Je sais de science certaine que vous
avez eu des liaisons , je sais même le nom de
cet heureux mortel qui trouva l'art de se faire
écouter ; et, pour vous donner une idée de ma
façon de penser, c'est que, l'ayant appris par
• vivement. • Or tout autorise à penser que c'est à celte jeune
personne qu'a été écrite dans Lyon même et adressée la lettre
dont il s'agit. Le contenu se rapporte parfaitement à ce que
Rousseau dit d'elle-même dans ses Confessions, et il n'y a pas
même lieu d'en douter, puisqu'il existe réellement à Lyon une
rue Genti, indiquée à la lin de la lettre comme celle où Rous-
seau logeoit alors. Or dans ce même cas, ce ne seroitpas en173j
que la lettre auroit été écrite, mais au moins six ans plus tard,
vers 1741. Dès lors aussi il faudroit croire que ce n'est pas huit
ou neuf ans après avoir connu mademoiselle Serre qu'il s'est
passionné pour elle, mais seulement cinq ou six ans après celle
connoissance faite, erreur facile à supposer. G. P.
L'authenticité de cette lettre ne peut être mise en doute;
l'original, écrit eu entier de la main de Rousseau, a été déposé
à la bibliothèque de Neufchàtcl.
182
CORRESPONDANCE.
hasard, sans le chercher, mon respect pour
vous ne me permettra jamais de vouloir savoir
autre chose de votre conduite que ce qu'il vous
plaira de m'en apprendre vous-même. En un
mot, si je vous ai dit que vous ne seriez jamais
religieuse , c'est que je connoissois que vous
n'étiez en aucun sens faite pour l'être; et si,
comme amant passionné, je regarde avec hor-
reur celte pernicieuse résolution, comme ami
sincère et comme honnête homme, je ne vous
conseillerai jamais de prêter votre consente-
ment aux vues qu'on a sur vous à cet égard ;
parce qu'ayant certainement une vocation tout
opposée, vous ne feriez que vous préparer des
regrets superflus et de longs repentirs. Je
vous le dis, comme je le pense au fond de mon
âme et sans écouter mes propres intérêts. Si
je pensois autrement , je vous le dirois de
même ; et, voyant que je ne puis être heureux
personnellement, je trouverois du moins mon
bonheur dans le vôtre. J'ose vous assurer que
vous me trouverez en tout la même droiture et
la même délicatesse; et, quelque tendre et
quelque passionné que je sois, j'ose vous assu-
rer que je fais profession d'être encore plus
honnête homme. Hélas I si vous vouliez m'écou-
ter, j'ose dire que je vous ferois connoître la
véritable félicité ; personne ne sauroit mieux la
sentir que moi, et j'ose croire que personne ne
la sauroit mieux faire éprouver. Dieux 1 si j'a-
vois pu parvenir à cette charmante possession,
j'en serois mort assurément; et comment trou-
ver assez de ressources dans l'âme pour résis-
ter à ce torrent de plaisirs? Mais si l'amour
avoit fait un miracle et qu'il m'eût conservé la
vie, quelque ardeur qui soit dans mon cœur,
je sens qu'il l'auroit encore redoublée : et, pour
m'cmpêcher d'expirer au milieu de mon bon-
heur, il auroit à chaque instant porté de nou-
veaux feux dans mon sang : cette seule pensée
le fait bouillonner; je ne puis résister aux piè-
ges d'une chimère séduisante ; votre charmante
image me suit partout ; je ne puis m'en défaire
même en m'y livrant ; elle me poursuit jusqucs
pendant mon sommeil, elle agite mon cœur et
mes esprits; elle consume mon tempérament,
et je sens, en un mot , que vous me tuez malgré
vous-même, et que, quelque cruauté que vous
ayez pour moi, mon sort est de mourir d'amour
pour vous. Soit cruauté réelle, soit bonté ima-
ginaire, le sort de mon amour est toujours de
me faire mourir. Mais, hélas I en me plaignant
de mes tourmens je m'en prépare de nouveaux;
je ne puis penser à mon amour sans que mon
cœur et mon imagination s'échauffent, et quel-
que résolution que je fasse de vous obéir en
commençant mes lettres, je me sens ensuite
emporté au-delà de ce que vous exigez do
moi. Âuriez-vous la dureté de m'en punir? Le
Ciel pardonne les fautes involontaires ; ne soyez
pas plus sévère que lui , et comptez pour quel-
que chose l'excès d'un penchant invincible,
qui me conduit malgré moi bien plus loin que
je ne veux, si loin même que, s'il étoit en mon
pouvoir de posséder une minute mon adorable
reine, sous la condition d'être pendu un quart
d'heure après, j'accepterois cette offre avec
plus de joie que celle du trône de l'univers.
Après cela, je n'ai plus rien à vous dire; il
faudroit que vous fussiez un monstre de bar-
barie pour me refuser au moins un peu de
pitié.
L'ambition ni la fumée ne touchent point un
cœur comme le mien ; j 'a vois résolu de passer
le reste de mes jours en philosophe , dans une
retraite qui s'offroit à moi; vous avez détruit
tous ces beaux projets; j'ai senti qu'il m'étoit
impossible de vivre éloigné de vous, et, pour
me procurer les moyens de m'en rapprocher,
je tente un voyage et des projets que mon mal-
heur ordinaire empêchera sans doute de réus-
sir. Mais puisque je suis destiné à me bercer de
chimères, il faut du moins me livrer aux plus
agréables, c'est-à-dire à celles qui vous ont
pour objet : daignez, mademoiselle, donner
quelque marque de bonté à un amant passionné,
qui n'a commis d'autre crime envers vous que
de vous trouver trop aimable ; donnez-moi une
adresse, et permettez que je vous en donne une
pour les lettres que j'aurai l'honneur de vous
écrire et pour les réponses que vous voudrez
bien me faire ; en un mot , laissez-moi par pi^-
tié quelque rayon d'espérance, quand ce no
seroit que pour calmer les folies dont je suis
capable.
Ne me condamnez plus pendant mon séjour
ici à vous voir si rarement; je n'y saurois te-
nir; accordez-moi du moins, dans les inter-
valles, la consolation de vous écrire et de rece-
voir de vos nouvelles; autrement, je viendrai
ANNÉl-: 17 ii.
483
plus souvent, au risque de tout ce qui en pourra
arriver. Je suis logé chez la veuve Petit, en rue
Genti, h l'Épée royale.
A MADAME DE SOURGEL
17*1.
Je suis fâché, madame, d'ôtre obligé de re-
lever les irrégularités de la lettre que vous
avez écrite à M. Favre (") à l'égard de madame
la baronne de Warens. Quoique j'eusse prévu
à peu près les suites de sa facilité à votre égard,
je n'avois point à la vérité soupçonné que les
choses en vinssent au point où vous les avez
amenées, par une conduite qui ne prévient pas
en faveur de votre caractère. Vous avez très-
raison, madame, de dire qu'il a été mal à ma-
dame de Warens d'en agir comme elle a fait
avec vous et M. votre époux. Si son procédé
fait honneur à son cœur, il est sur qu'il n'est
pas également digne de ses lumières, puisque
avec beaucoup moins de pénétration et d'usage
du monde je ne laissai pas de percer mieux
qu'elle dans l'avenir, et de lui prédire assez
juste une partie du retour dont vous payez son
amitié et ses bons offices. Vous le sentîtes par-
faitement, madame ; et, si je m'en souviens bien,
la crainte que mes conseils ne fussent écoutés
vous engagea, aussi bien que mademoiselle
votre fille, à faire à mon égard certaines dé-
marches un peu rampantes, qui, dans un cœur
comme le mien, n'étoient guère propres à
jeter de meilleurs préjugés que ceux que j'a-
vois conçus; à l'occasion de quoi vous rappelez
fort noblement le présent que vous voulûtes me
faire de ce précieux justaucorps, qui lient, aussi
bien que moi, une place si honorable dans vo-
tre lettre. Mais j'aurai l'honneur de vous dire,
modame, avec tout le respect que je vous dois,
que je n'ai jamais songé à recevoir votre pré-
sent, dans quelque état d'abaissement qu'il ait
plu à la fortune de me placer. J'y regarde de
(*} n est probable que cette lettre fut écrite en 4741, peu <lc
temps après leretour(leJ.-J«àChanibéri; uiadame deSuurgel,
qui chaDgeoit de nom suivant les circonstances, étoit nue
avenlurière. M. P.
(•*)M. Favre étoit oncle de M. de Conzié; madame de
Sourgel vouloit brouiller ce dernier avec madame de Warens,
c'est dans ce but qu'elle avoil écrit contre elle à M. Favre. M. P.
plus près que cela dans le choix de mes bien-
faiteurs. J'aurois, en vérité, belle matière à
railler, en faisant la description de ce superbe
habit retourné, rempli de graisse, en tel étal,
en un mot, qtie toute ma modestie auroit eu
bien de la peine d'obtenir de moi d'en porter
un semblable. Je suis en pouvoir de prouver
ce que j'avance, de manifester ce trophée de
votre générosité ; il est encore en existence dans
le môme garde-meuble qui renferme tous ces
précieux effets dont vous faites un si pompeux
étalage. Heureusement madame la baronne eut
la judicieuse précaution , sans présumer ce-
pendant que ce soin pût devenir utile, de faire
ainsi enfermer le tout sans y toucher, avec
toutes les attentions nécessaires en pareil cas.
Je crois, madame, que l'inventaire de tous ces
débris, comparé avec votre magnifique cata-
logue, ne laissera pas que de donner lieu à un
fort joli contraste, surtout la belle cave à tabac.
Pour les flambeaux, vous les aviez destinés a
M. Perrin, vicaire de police, dont votre situa-
tion en ce pays-ci vous avoit rendu la protection
indispensablement nécessaire. Mais, les ayant
refusés, ils sont ici tout prêts aussi à faire un
des ornemens de votre triomphe.
Je ne saurois, madame, continuer sur le ton
plaisant. Je suis véritablement indigné, cl je
crois qu'il seroit impossible à tout honnête
homme, à ma place, d'éviter de l'être autant.
Rentrez, madame, en vous même : rappelez-
vous les circonstances déplorables où vous vous
êtes trouvés ici, vous, monsieur votre époux,
et toute votre famille : sans argent, sans amis,
sans connoissances, sans ressources; qu'eus-
siez-vous fait sans l'assistance de madame do
Warens? Ma foi, madame, je vous le dis fran-
chement, vous auriez jeté un fort vilain coton.
Il y avoit long-temps que vous en étiez plus
loin qu'à votre dernière pièce; le nom que vous
aviez jugé à propos de prendre, et le coup
d'œil sous lequel vous vous montriez, n'avoient
garde d'exciter les senlimens en votre faveur,
et vous n'aviez pas, que je sache, de grands té-
moignages avantageux qui parlassent de votre
rang et de votre mérite. Cependant ma bonne
marraine, pleine de compassion pour vos maux
et pour votre misère actuelle (pardonnez-moi
ce mot, madame), n'hésita point à vous secou-
rir; et la manière prompte ei hasardée dont
184
CORRESPONDANCE.
elle le fil prouvoit assez, je crois, que son cœur
éloit bien éloifïné des senlimens pleins de bas-
sesse et d'indignités que vous ne rougissez
point de lui attribuer. Il y paroît aujourd'hui,
et même ce soin mystérieux de vous cacher en
est encore une preuve, qui véritablement ne
dépose guère avantageusement pour vous.
Mais, madame, que sert de tergiverser? Le
fait môme est votre juge. Il est clair comme le
soleil que vous cherchez à noircir bassement
une dame qui s'est sacrifiée sans ménagement
pour vous tirer d'embarras. L'intérêt de quel-
ques pistoles vous porte à payer d'une noire
ingratitude un des bienfaits les plus importans
que vous pussiez recevoir ; et quand toutes vos
calomnies seroient aussi vraies qu'elles sont
fausses, il n'y a point cependant de cœur bien
fait qui ne rejetât avec horreur les détours
d'une conduite aussi messéante que la vôtre.
Mais, grâces à Dieu, il n'est pas à craindre
que vos discours fassent de mauvaises impres-
sions sur ceux qui ont l'honneur de connoître
madame la baronne, ma marraine; son carac-
tère et ses sentimens se sont jusqu'ici soutenus
avec assez de dignité pour n'avoir pas beaucoup
à redouter des traits de la calomnie; et sans
doute, si jamais rien n'a été opposé à son goût,
c'est l'avarice et le vil intérêt. Ces vices sont
bons pour ceux qui n'osent se montrer au grand
jour; mais, pour elle, ses démarches se font à
la face du ciel ; et, comme elle n'a rien à cacher
dans sa conduite, elle ne craint rien des discours
de ses ennemis. Au reste, madame, vous avez
inséré dans votre lettre certains termes gros-
siers, au sujet d'un collier de grenats, très-in-
dignes d'une personne qui se dit de condition,
à l'égard d'une autre qui l'est de même, et à
qui elle a obligation. On peut les pardonner au
chagrin que vous avez de lâcher quelques pis-
toles, et d'être privée de votre cher argent; et
c'est le parti que prendra madame de Warens,
on redressant cependant la fausseté de votre
exposé.
Quant à moi, madame, quoique vous affec-
tiez de parler de moi sur un ton équivoque,
j'aurai, s'il vous plaît, l'honneur de vous dire
que, quoique je n'aie pas celui d'être connu de
vous, je ne laisse pas de l'être de grand nom-
bre de personnes de mérite et de distinction,
qui toutes savent que j'ai l'honneur d'être le
filleul de madame la baronne de Warens, qui
a eu la bonté de m'élever et de m'inspirer des
sentimens de droiture et de probité dignes
d'elle. Je tâcherai de les conserver pour lui en
rendre bon compte , tant qu'il me restera un
souffle de vie : et je suis fort trompé si tous les
exemples de dureté et d'ingratitude qui me
tomberont sous les yeux ne sont pour moi au-
tant de bonnes leçons qui m'apprendront à les
éviter avec horreur.
J'ai l'honneur d'être avec respect, etc.
A M.
Ecrite à l'occasion de la critique que l'abbé Desfontaines avoit
faite de sa Dissertation sur la musique moderne {*),
Février, 1743.
Je me disposois, monsieur, à vous envoyer
un extrait de mon ouvrage; mais j'en ai trouvé
un dans les Observations sur lesécritsmodernes,
qui me dispensera de ce soin, et auquel vos lec-
teurs pourront recourir. M. L. D. ( l'abbé Des-
fontaines ) dit que cet extrait est d'un de ses
amis très-versé dans la musique. Il est en effet
écrit en homme du métier : je suis fâché seu-
lement que l'auteur n'ait pas partout saisi ma
pensée, ni même entendu mon ouvrage, d'au-
tant plus que j'avois tâché d'y mettre toute la
clarté dont mon sujet étoit susceptible. L'ob-
servateur dit, par exemple, que dans mon sys-
tème les notes changent de nom selon les occa-
sions : il me le fait dire à moi-même : cependant
rien n'est moins vrai , puisque les mêmes notes
y portent toujours invariablement les mêmes
noms : ^ est toujours ut, 2 toujours re , etc. 11
a encore mal entendu les changemens de ton ;
et faute d'avoir consulté les exemples que j'ai
mis dans mon ouvrage , il a confondu la pre-
mière note du chant qui suit le changement
de ton, avec la première note du ton. Du reste,
excepté quelques autres erreurs plus légères, je
n'ai rien à reprendre dans cet extrait. H seroità
souhaiter que lesréflexions que l'observateur y a
ajoutées allassent un peu mieux au fait. Peu im-
porte à mon système quArétin ait le premier ex-
primé les sonsde l'octave parlessyllabes usitées:
(*) Cette critique était insérée dans l'ouvrage périodique in-
titulé Observations sur les écrits modernes, dont l'abbé
Desfontaines était le principal rédacteur. M. P.
w
I
ANNÉE 1745.
185
jo veux , sur la foi de Deniis d'Balicar nasse,
qu'on fasse honneur aux anciens l<:gypiiens de
cette invention, et même, s'il le faut, de
l'Hymne de saint Jean, d'où ces syllabes sont
tirées. Je consens, si tel est le bon plaisir de
l'observateur, qu'on jette au feu toutes les
traductions, excepté peut-être celle de M. l'abbé
son ami ; que nos chiffres ne soient que des
lettres grecques corrompues; mais enfin je ne
vois pas ce que font toutes ces remarques au
système que j'ai proposé. Une dame d'esprit
peut, môme sans être grande musicienne, dire
en badinant que si je change en chiffres les
\?i,nole9 de la musique, peut-être substituerai-jc
"^ en revanche des notes aux chiffres de l'ac-
compagnement ; mais le bon mot, tout joli qu'il
est, n'a pas, je pense, assez de solidité pour
engager un journaliste à le citer à propos de
rien. Quoi qu'il en soit, je déclare à l'observa-
teur que je ne prétends point me brouiller avec
les dames, et que je passe condamnation dès à
présent sur tout ce qu'elles blâmeront.
A l'égard des incorrections de mon langage,
j'en tombe d'accord aisément. Un Suisse n'au-
roit pas, je crois, trop bonne grâce à faire le
puriste ; et M. Desfontaines, qui n'ignore pas
ma patrie, auroit pu engager monsieur son
ami à avoir sur ce point quelque indulgence
pour moi en qualité d'étranger. L'académie
même des sciences en a donné l'exemple, et
on n'a pas dédaigné de m'y faire compliment
sur mon style. Je sais cependant comment je
dois recevoir des éloges dont on honore plutôt
mon zèle que mes talens, et je suis réellement
obligé à ^observateur d'avoir peint aux yeux,
par quelques caractères italiques (*), le ridicule
d'une période dont je ne puis moi-même soute-
nir la lecture depuis ce temps-là. Je ne crois
pas qu'il m'arrive jamais d'en écrire une se-
conde de semblable construction, et tel est
l'usage que je prétends faire de mes fautes,
toutes les fois qu'on voudra bien m'en faire
apercevoir.
Je ne crois point, au reste, que ce mol d'aca-
démie réveille la critique de l'observateur, et
je suis persuadé que le trait qu'il a ajouté,
après une réflexion assez naturelle de ma part,
n'est qu'un pur badinage, qu'il sent bien lui-
même n'avoir pas de sens. Pour se convaincre
( ') V jyez celle période, tome 3, page kiO, i^ 5.
qu'il faut souvent parler au public autrement
qu'à une académie, il n'a qu'à demander en con-
science à M. Desfontaines s'il ne feroil pas quel-
ques changemens à ses écrits, au cas qu'il n'eût
que des académiciens pour lecteurs.
La reconnoissance ne me permet point de
finir cette lettre sans remercier l'observateur
des éloges dont il m'honore. Je les crois sin-
cères sans me flatter de les mériter; car si d'un
côté il lesaccompagned'adoucissemens propres
à les rendre moins suspects, de l'autre il passe
sous silence plusieurs défauts non moins im-
portans que ceux qu'il a relevés. En citant,
par exemple, le passage de Lucrèce que j'ai
mis en tête de mon livre, il copie la faute que
j'ai faite par inattention, en écrivant le mot
animus au lieu du mot sensus, dont ce poète
s'est servi (*). Or, comme on ne sauroit soup-
çonner un observateur aussi attentif sur les
fautes de n'avoir point aperçu celle-là, il est
bien évident que ce n'est que par indulgence
qu'il ne l'a point marquée, ne voulant pas, sans
doute, me dégrader tout-à-fait de la qualité
d'homme de lettres, dont il me favorise en
partie. Ce qui me paroît étrange, c'est qu'il
explique celte épigraphe dans un sens auquel,
dit-il, je n'ai pas pensé, et auquel néanmoins
j'ai si bien pensé, qu'il me pareil le seul rai-
sonnable qu'on puisse lui donner dans la place
où il est.
A M. DUPONT,
Secrétaire de M. Joinville, envoyé extraordioaire de France
à Gènes.
A Venise, 25 juillet 4743.
Je commence ma lettre, mon cher confrère,
par les instructions que vous me demandez
dans la vôtre du ^8, de la part de monsieur
l'Envoyé ; après quoi nous aurons ensemble
quelque petite expliciition sur les hussards du
prince de Lobkowitz, et sur ce bon curé de
Fotigno, dont vous parlez avec une irrévérence
qui sent extrêmement le fagot.
Les ambassadeurs ont deux voies de négo-
ciation avec le gouvernement. La première, et
la plus commune, est celle des mémoires, et
celle-là plaît fort au Sénat; car, outre qu'il
évite par-là les liaisons particulières entre les
(•} Voici cette épigraplic ; Immutat anihi'S ad pritlina.
486
CORRESPONDANCE.
ambassadeurs et certains membres de l'état, il
y trouve encore l'avantage de mieux préparer
ce qu'il veut dire, et de s'engager, par la tour-
nure équivoque et vague de ses réponses, beau-
coup moins qu'il n'est forcé de faire dans ses
conférences où l'ambassadeur est plus le maître
d'aller au degré de clarté dont il a besoin.
Mais comme cette manière de traiter par
écrit est sujette à bien des inconvéniens, soit
par les longueurs qui en sont inséparables, soit
par la difficulté du secret, plus grande dans un
corps composé de plusieurs têtes; quand les
ambassadeurs sont chargés par leurs princi-
paux de quelque négociation particulière et
d'une certaine importance auprès de la répu-
blique, on leur nomme, à leur réquisition, un
sénateur pour conférer lête à tête avec eux ;
et ce sénateur est toujours un homme qui a
passé par des ambassades, un procurateur de
Saint-Marc, un chevalier de l'Étole d'Or, un
sage grand, en un mot, une des premières
tôtes de l'état par le rang et le génie.
Il y a des exemples, et même assez récens,
que la république a refusé des conférens aux
ambassadeurs de princes dont elle n'étoit pas
contente, ou dont elle ne croyoit pas les négo-
ciations de nature à en mériter. C'est pourtant
ce qui n'arrive guère, parce que, suivant une
maxime générale, même à Venise, on ne risque
rien à écouter les propositions d'autrui.
Quand le confèrent est nommé, il en fait
donner avis à l'ambassadeur, en y joignant un
compliment, et lui propose en même temps un
couvent ou autre lieu neutre, pour leurs en-
trevues. En indiquant le lieu, les conférens ont
pour l'ordinaire beaucoup d'attention à la com-
modité des ambassadeurs. Ainsi, par exemple,
le rendez-vous de M. le comte de Montaigu est
presque à la porte de son palais, quoiqu'il ait
eu là-dessus des disputes de politesse avec son
confèrent, qui en est à plus d'une lieue, eX qui
n'en a voulu jamais établir un autre où le che-
min fût mieux partagé. Les meubles et le feu
en hiver sont fournis aux dépens de la républi-
que; et je pense qu'il en est de même des ra-
fraîchissemens, que l'honnêteté du confèrent
ne néglige pas dans l'occasion. A l'égard du
temps des séances, celui des deux qui a quel-
que chose à communiquer à l'autre lui envoie
proposer la conférence par un secrétaire ou
par un gentilhomme; et cela forme encore une
dispute decivilité, chacun voulant laisser à l'au-
tre le choix de l'heure : sur quoi je me sou-
viens qu'étant un jour allé au sénat pour ap-
pointer la conférence, je fus obligé de prendre
sur moi de marquer l'heure au confèrent,
M. l'ambassadeur m'ayant chargé de prendre
la sienne, et lui n'ayant jamais voulu la donner.
Le confèrent arrive ordinairement le premier,
parce que le logement appartenant à la répu-
blique, il est convenable qu'il en fasse les hon-
neurs. Voilà, mon cher, tout ce que j'ai à vous
dire sur cette matière. A présent que nous
avons mis en règle les chicanes des potentats,
reprenons les nôtres, etc.
A M. LE COMTE DES CHARMETTES (').
A Veuise, ce 21 septembre 1743.
Je connois si bien, monsieur, votre généro-
sité naturelle, que je ne doute point que vous
ne preniez part à mon désespoir, et que vous
ne me fassiez la grâce de me tirer de l'état af-
freux d'incertitude où je suis. Je compte pour
rien les infirmités qui me rendent mourant, au
prix de la douleur de n'avoir aucune nouvelle
de madame de Warens, quoique je lui aie écrit
depuis que je suis ici par une infinité de voies
différentes. Vous connoissez les liens de recon-
noissance et d'amour filial qui m'attachent à
elle, jugez du regret que j'aurois à mourir
sans recevoir de ses nouvelles. Ce n'est pas sans
doute vous faire un grand éloge que de vous
avouer, monsieur, que je n'ai trouvé que vous
seul, à Chambéri, capable de rendre un ser-
vice par pure générosité ; mais c'est du moins
vous parler suivant mes vrais sentimens, que
de vous dire que vous êtes l'homme du monde
dequij'aimeroismieuxcnrecevoir.Rendez-moi,
monsieur, celui de me donner des nouvelles de
ma pauvre maman ; ne me déguisez rien, mon-
sieur, je vous en supplie; je m'attends à tout,
je souffre déjà tous les maux que je peux pré-
voir, et la pire de toutesles nouvelles pour moi,
c'est de n'en recevoir aucune. Vous aurez la
bonté, monsieur, de m'adresser votre lettre
sous le pli de quelque correspondant de Ge-
(*) M. de Conzié, qui possédoit la teire des CliarmeUes. M. P.
ANiNEE i743.
487
iiève, pour qu'il me la fasse parvenir, car elle
ne vieodroit pas eu droiture.
Je passai en poste à Milan, ce qui me priva
du plaisir de rendre moi-même votre lettre,
que j'ai fait parvenir depuis. J'ai appris que
votre aimable marquise s'est remariée il y a
quelque temps. Adieu, monsieur; puisqu'il
faut mourir tout de bon, c'est à présent qu'il
faut être philosophe. Je vous dirai une autre
fois quel est le genre de philosophie que je pra-
tique. J'ai l'honneur d'être avec le plus sincère
et le plus parfait attachement, monsieur, etc.
P. S. Faites-moi la grâce, monsieur, de
faire parvenir sûrement l'incluse que je confie
à votre générosité.
Monsieur,
J'avoue que je m'étois attendu au consente-
ment que vous avez donné à ma proposition ;
mais, quelque idée que j'eusse de la délicatesse
de vosscntimens, je ne m'attendois point abso-
lument à une réponse aussi gracieuse.
A M.
... (745.
Monsieur,
Il faut convenir que vous avez bien du ta-
lent pour obliger d'une manière à doubler le
prix des services que vous rendez : je m'étois
véritablement attendu à une réponse polie et
spirituelle autant qu'il se peut, mais j'ju trou-
vé dans la vôtre des choses qui sont pour moi
d'un tout autre mérite : des sentimens d'affec-
tion, de bonté, d'épanchement, si j'ose ainsi
parler, que la sincérité et la voix du cœur ca-
ractérisent. Le mien n'est pas muet pour tout
cela ; mais il voudroit trouver des ternies éner-
giques à son gré, qui, sans blesser le respect,
pussent exprimer assez bien l'amitié. Nulle des
expressions qui se présentent ne me satisfont
sur cet article. Je n'ai pas comme vous l'heu-
reux talent d'allier dignement le langage de la
plume avec celui du cœur; mais, monsieur,
continuez de me parler quelquefois sur ce ton-
lù, et vous verrez que je profiterai de vos le-
çons.
J'ai choisi les livres dont la liste est ci-jointe.
Quant au Dictionnaire de Bayle, je le trouve
cher excessivement. Je ne vous cacherai point
que j'ai une extrême passion de l'avoir ; mais je
ne comptois point qu'il revint à plus de soixante
livres. Si celui dont vous me parlez, qui a des
ratures en marge, n'excède pas de beaucoup
ce prix, je m'en accommoderai. En ce cas,
monsieur, j'aurois peine à obtenir la permission
de l'introduire. Vous pourriez, si vous le jugez
à propos, vous servir de M***, qui le peut, et le
voudroit sans doute, quand vous l'en prieriez.
Je crois qu'il me conviendroit moins d'en faire
la proposition. Je n'ai pas l'honneur d'être as-
sez connu de lui pour cela. Je laisse tout à voire
judicieuse conduite.
C'est l'édition in-'î" de Cicéron que je cher-
che; vous devez l'avoir : si vous ne l'avez pas,
j'attendrai. Je croyois aussi que la géométrie
de Manesson Mallet étoit in-4''. Si vous l'avez
en cette forme, je la prendrai ; sinon je m'en
passerai encore quelque temps, n'ayant d'ail-
leurs pas encore les instruniens nécessaires, et
vous m'enverrez à la place les Uécréaiions ma-
thématiques d'Ozanam.
Vous savez qu'il nous manque le neuvième
tome de l'Histoire ancienne, et le dernier de
Cleveland, c'est-à-dire celui qui a été ajouté
d'une autre main. Nous n'avons aussi que les
vingt premières parties de Marianne {*). Vous
joindrez, s'il vous plaît, tout cela à votre en-
voi, afin que nos livres ne restent pas impar-
faits.
Hoffmonni Lexicon.
Newton Arithmetica.
Ciceronis opéra omnia.
Usserii Annales.
Géométrie pratique de Manesson Mallet.
Elémens de mathématiques du P. Lanii.
Dictionnaire de Bayle.
Si vous jugez que les œuvres de Despréaux,
de l'édition in-4'', puissent passer sur tout cela,
vous aurez la bonté de les y joindre.
Vous m'ejïverrez, s'il vous plaît, le tout lo
plus tôt qu'il sera possible, et je ferai mon billet
à M. Conti de la somme, suivant l'avis que
vous lui en donnerez ou à moi.
A MADAME LA BARONNE DE \NARENS.
Venise, 5 octobre 17*3.
Quoi! ma bonne maman, il y a mille ans
{') Il y a ici évidemment une faute d'imprcss^ion, |<nis{|ue.
Marianne ii'u que douze |iarltcs. U. t*.
188
CORRESPONDANCE.
que je soupire sans recevoir de vos nouvelles,
et vous souffrez que je reçoive des lettres de
(^hambéri qui ne soient pas de vous ! J'avois eu
l'honneur de vous écrire à mon arrivée à Ve-
nise ; mais dès que notre ambassadeur et notre
directeur des postes seront partis pour Turin,
je ne saurai plus par où vous écrire, car il fau-
dra faire trois ou quatre entrepôts assez diffi-
ciles ; cependant, les lettres dussent-elles voler
par l'air, il faut que les miennes vous parvien-
nent, et surtout que je reçoive des vôtres, sans
quoi je suis tout-à-fait mort. Je vous ferai par-
venir cette lettre, par la voie de M. l'ambassa-
deur d'Espagne, qui, j'espère, ne me refusera
pas la grâce de la mettre dans son paquet. Je
vous supplie, maman, de faire dire à M. Du-
pont que j'ai récusa lettre, et que je ferai avec
plaisir tout ce qu'il me demande aussitôt que
j'aurai l'adresse du marchand qu'il m'indi-
que. Adieu, ma très-bonne et très-chère ma-
man. J'écris aujourd'hui à M. de Lautrec exprès
pour lui parler de vous. Je lâcherai de faire
qu'on vousenvoie, avec cette lettre, une adresse
pour me faire parvenir les vôtres : vous ne la
donnerez à personne ; mais vous prendrez seu-
lement les lettres de ceux qui voudront m'é-
crire, pourvu qu'elles ne soient pas volumineu-
ses, afin que M. l'ambassadeur d'Espagne n'ait
pas à se plaindre de mon indiscrétion à en char-
ger ses courriers. Adieu derechef, très-chère
maman ; je me porte bien, et vous aime plus
que jamais. Permeitezque je fasse mille amitiés
à tous vos amis, sans oublier Zizi et Taleralata-
lera, et tous mes oncles.
Si vous m'écrivez par Genève, en recom-
mandant votre lettre à quelqu'un, l'adresse
sera simplement à M. Rousseau, secrétaire
d'ambassade de France à Venise.
Comme il y auroit toujours de l'embarras à
m'envoyer vos lettres par les courriers de M. de
La Mina, je crois, toute réflexion faite, que
vous forez mieux de les adresser à quelque
correspondant à Genève qui me les fera parve-
nir aisément. Je vous prie de prendre la peine
de fermer l'incluse, et de la faire remettre à
son adresse. Oh ! mille fois chère maman, il
me semble qu'il y a déjà un siècle que je ne
vous ai vue! en vérité, je ne puis vivre loin de
vous.
A MADAME DE MONTAIGU.
Venise, 23 novembre 1745.
Madame,
Je craindrois que votre excellence n'eût lieu
de m'accuser d'avoir oublié ses ordres si jedif-
férois plus long-temps d'avoir l'honneur de lui
écrire, quoique l'exactitude de M. l'ambassa-
deur ne me donne pas lieu de rien suppléer
pour lui; sa santé est telle qu'il n'y en a que la
continuation à désirer. S. E. prend le sel de
Glauber, dont elle se trouve fort bien : elle vit
toujours fort liée avec M. l'ambassadeur d'Es-
pagne : et moi, pour imiter son goût autant
que mon état le permet, je me suis pris d'ami-
tié si intimement avec le secrétaire, que nous
sommes inséparables : de façon qu'on ne
voit rien à Venise de si uni que les deux
maisons de France et d'Espagne. J'ai un peu
dérangé ma philosophie pour me mettre comme
les autres; de sorte que je cours la place et
les spectacles en masque et en bahutte, tout
aussi fièrement que si j'avois passé toute ma
vie dans cet équipage; je m'aperçois que je
fais à V. E. des détails qui l'intéressent fort
peu ; je voudrois, madame, pouvoir vous en
faire d'assez séduisans de ce pays pour vous
engager à hâter votre voyage, et à satisfaire
en cela les vœux de toute votre maison de Ve-
nise, à la tète de laquelle j'ose me compter en-
core plus par l'empressement et le zèle que
par le rang.
J'envoie à un ami un mémoire assez consi-
dérable de plusieurs emplettes à faire à Paris,
pour moi et pour mes amis de Venise. S. E.
m'a permis, madame, de vous prier de vouloir
bien recevoir le tout, et l'envoyer sur le
même vaisseau et sous les mêmes passeports
que votreéquipage ; voire excellence aura aus-
si la bonté, je l'en supplie, de satisfaire au
montant du mémoire qui lui sera remis avec la
marchandise, conformément à ce que lui en
marquera M. l'ambassadeur.
S. E. vous prie, madame, de vouloir bien
lui envoyer, par le premier courrier, une de-
mi-douzaine de colombats proprement reliés
pour faire des présens; j'ai calculé qu'en les
expédiant tout de suite, ils arriveront juste-
ment ici le pénultième jour de l'année. Pour
l'Almanach royal, je ne serois pas d'avis quo
ANNÉE 1744.
189
votre excollencc l'cnvoyôt par la poste, à cause
«le sa grosseur, mais qu'elle prit la peine de
l'envoyer à Lyon par la diligence, à quelqu'un
qui Pexpédieroil à Marseille, et de là à Gènes,
à M. Dupont, chargé des affaires de France,
qui nous le feroit parvenir facilement. J'ai l'hon-
neur d'être avec le plus profond respect, de
votre excellence, le très-humble, etc.
r
A M. DU TBEIL.
Venise, le 8 août 1744.
Monsieur,
Je sens combien la liberté que je prends se-
roit déplacée pour un homme à qui il resteroit
quelque autre ressource, mais la situation où
je suis rend ma témérité pardonnable.
J'ose porter jusqu'à vous mes justes et Irès-
respectueuses plaintes contre un ambassadeur
du roi, et contre un maître dont j ai mangé le
pain. Un homme raisonnable ne fait pas de pa-
reilles démarches sans nécessité, et un homme
aussi exercé que moi à la résignation et à la pa-
tience ne s'y résoudroit pas si son devoir même
ne l'y coniraignoit pas. Je rougis, monsieur,
de distraire votre attention, destinée aux plus
grandes affaires, sur des objets qui, je l'avoue,
ne sont pas dignes par eux-mêmes de vous occu-
pei" un instant, mais qui, cependant, font le mal-
heur de la vie et le désespoir d'un honnête
homme, et qui par là deviennent iniéressans
pour un cœur aussi généreux que le vôtre.
Il y a quatorze mois que je suis entré au ser-
vice de M. le comte de Montaigu en qualité de
secrétaire. Ce n'est pas à moi d'examiner si j é-
tois capable ou non de cet emploi ; il est cer-
tain que j'ai toujours plus compté sur mon zèle
que sur mes talens pour le bien remplir, et il
est certain, de plus, que des dépêches telles
que celles qui depuis près d'un an paroissent
à la cour écrites de ma main ne sont pas pro-
pres à donner fort bonne opinion de ma capa-
cité, puisqu'il est naturel de mettre du moins
sur mon compte les fautes et les incorrections
dont elles sontremplies ; mais c'est sur quoi il me
seroit plus aisé que bienséant de me justifier.
Je ne relèverai pas non plus les duretés conti-
nuelles et les désagrémens infinis que j'ai souf-
ferts, tant parce qu'un excès de délicatesse peut
m'y avoir rendu trop sensible, que parce qu'il
m'en coûteroit en les exténuant assez pour les
rendre croyables, et qu'enfin je ne dois point
abuser de votre bonté par des détails qui ne
vont point au fait.
Les mécontentemens étoient réciproques, et
il est aisé de juger que chacun n'a reconnu que
les siens pour légitimes : M. l'ambassadeur a
enfin pris le parti de me congédier : je comptois
que la chose se passeroitavec l'honnêteté accou-
tumée entre un maître qui a de la dignité et un
domestique honorable à qui quelques défauts
particuliers ne doivent point ôter les égardsdus
à son état, à son zèle et à sa probité. Je me
suis trompé : M. l'ambassadeur, qui s'est fait
des maximes de confondre tous ceux qui sont
à son service sous le vil titre de valets, et de
traiter tous les gens qui sortent de sa maison
comme autant de coquins dignes de la potence,
a jugé à propos d'exercer avec moi cette étrange
politique. Après des procédés inouïs, après
avoir manqué à la plupart de ses engagemens,
M. l'ambassadeur voulut avant-hier me faire ce
qu'il appeloit mon compte. Ce fut d'un ton à
faire trembler que ce compte fut commencé ;
les termes dont il se servit, les épilhètes odieu-
ses dont il m'accabla, furent autant de prépa-
ratifs pourm'intimider et me rendre docile aux
injustes réductions qu'il me faisoit. Après plu-
sieurs représentations inutiles, me voyant lésé
d'une manière si criante, je demandai respec-
tueusement à S. E. si elle souhaitoit de régler
avec moi ce compte suivant l'équité, ou si elle
étoit déterminée à ne consulter que sa volonté
seule, parce que en ce dernier cas ma présence
lui étoit inutile. Alors S. E. s'emporta horri-
blement, supposant que j'avois dit que sa vo-
lonté et l'équité n'étoient pas toujours la même
chose, et véritablement je ne récusai pas l'ex-
plication, d'autant plus que les injures dont
j'étois accablé ne me laissoicnt pas le loisir de
placer un seul mot. Enfin S. E., ne pouvant
m'obliger à consentir à passer ce compte comme
elle le vouloit, me proposa en termes très-nets
d'y souscrire ou de sauter par la fenêtre, ju-
rant de m'y faire jeter sur-le-champ; et je vis
le moment qu'elle se mettoit en devoir d'exé-
cuter sa menace elle-même : mais voulant éviter
une aussi cruelle alternative, et ne pouvant,
d'ailleurs, supporter plus long-temps les hor-
190
CORRESPONDANCE.
rcurs dont ma mémoire est encore souillée, je
sortis en me félicitant de ce que l'émotion que
m'avoient causée de tels traitemens ne m'avoit
pas assez transporté pour imiter M. l'ambassa-
deur en perdant le profond respect dû à l'au-
guste caractère dont il est revêtu (*). 11 m'or-
donna, en me voyant sortir, de quitter son pa-
lais sur-le-champ et de n'y remettre jamais les
pieds ; ce que je fis, bien résolu de ne m'exposer
de ma vie à reparoître en sa présence, non que
je craignisse beaucoup la mort dont il me me-
nace, mais par une juste défiance de moi-même,
et pour ne plus m'exposer à avoir tort avec
l'ambassadeur du plus grand roi du monde.
Me voici cependant sur le pavé, languissant,
infirme, sans secours, sans bien, sans patrie,
à quatre cents lieues de toutes mes connois-
sanccs, surchargé de dettes que j'ai été con-
traint de faire, faute, de la part de M. l'am-
bassadeur, d'avoir rempli ses conditions avec
moi, et n'ayant d'autre ressource que quelques
médiocrestalensquinememettentpasàcouvert
do l'injustice de ceux qui les emploient; dans
une telle situation, pardonnez, monsieur, la
liberté que je prends d'employer votre protec-
tion contre les cruels traitemens que M. l'am-
bassadeur exerce sur le plus zélé et le plus fi-
dèle domestique qu'il aura jamais. Je ne puis
porter mes justes plaintes à aucun tribunal :
ce n'est qu'au pied du trône de sa majesté qu'il
m'est permis d'implorer justice. Je la demande
très-respectueusement et dans l'amertume de
mon âme; etje ne me serois jamais déterminé à
(*) n est très-singulier qu en rendant un compte aussi dé-
taillé à M. du Tlieil de sa conduite envers l'ambassadeur dans
ce moment critique, Rousseau passe entièrement sous silence
le trait de fermeté et de présence d'esprit par lequel, en ce
iiiênie moment, il calma sa colère et même l'intimida à son
tour, trait qu'il rapporte avec toutes ses particularités dans
le livre vu de ses Confessions (tome I, page 160), et sur
lequel nous le verrons plus tard revenir encore avec com-
plaisance et même avec de nouveaux détails, à l'occasion
d'une lettre de Voltaire. ( Voyez dans la suite de celte Corres-
pondance les Réponses aux questions de M. de Chauvel,
année 1766.) Ce trait, où d'ailleurs aucune convenance n'avoit
été blessée, lui faisoit cependant assez d'honneur pour qu'il
le fit valoir dans une occasion aussi importante, et qu'il com-
plétât ainsi sa justification envers M. du Theil. Or ce qu'il dit
dans la présente lettre ne rappelle pas ce trait, n'en donne pas
la moindre idée. Il sembleroit même, par les expressions dont
il se sert ici, donner de la conduite qu'il a tenue une idée
toute contraire. Peut-être la chose sétaut passée entre l'ambas-
sadeur et lui, a-t-il cru plus pru^lent d'eu agir ainsi, pour ne
pas s'exposer, de la part de M. de Montaigu, h un démenU
dont celui-ci auroit pu tirer avantage, et achever ainsi de l'ac-
cabler. '•■ ''•
faire cette démarche si j'avois cru pouvoir
trouver quelque ressource pour acquitter mes
dettes et retourner en France, autre que le paie-
ment de mesappointemens et de mon voyage,
et celui des frais que je suis contraint de faire
ici en attendant qu'il vous plaise de me faire
parvenir vos ordres.
Je sais, monsieur, combien de préjugés sont
contre moi ; je sais que dans les démêlés entre
le maître et le domestique c'est toujours le der-
nier qui a tort ; je sais, d'ailleurs, qu'étant en-
tièrement inconnu, je n'ai personne qui s'inté-
resse pour moi : votre générosité et mon bon
droit sont mes seuls protecteurs; mais je me
confie également en l'un et en l'autre. Peut-
être même les préjugés ne me sont-ils pas tous
contraires : celui, par exemple, de la voix pu-
blique. Il n'est pas, monsieur, que vous ne
soyez instruit de ce qui se passe en ce pays-ci
et de la manière dont on y pense : c'est tout ce
que je puis dire en ma faveur, aimant mieux
négliger quelques moyens de défense que
d'exercer contre un maître que j'ai servi l'o-
dieuse fonction de délateur. Il me sera permis
du moins de réclamer le témoignage de toutes
les personnes avec qui j'ai vécu jusqu'ici, sur
le caractère et les sentimens dont je fais pro-
fession.
Au reste, s'il se trouve que j'aie ajouté un
seul mot à la vérité dans l'exposé que j'ai l'hon-
neur de vous faire, et cela ne sera pas difficile
à vérifier, je consens de payer de ma tête ma
calomnie et mon insolence.
P. S. Si vous daignez, monsieur, m'hono-
rer de vos ordres, M. Le Blond est à portée de
me les communiquer.
KV MEHE.
A Venise, le 15 août 1741.
Monsieur,
Depuis la lettre que j'eus l'honneur de vous
écrire le 8 de ce mois, M. l'ambassadeur a
continué de m'accabler de traitemens dont
il n'y a d'exemples que contre les derniers
des scélérats : il m'a fait poursuivre de maison
en maison, compromettant son autorité jus-
qu'à défendre aux propriétaires de me loger.
1! a chargé successivement plusieurs de ses
ANNÉE 1744.
191
gens de prendre des hommes avec eux, et de
me faire périr sous le bâton ; et comme il n'a
trouvé personne d'assez lâche pour accepter
un semblable emploi, il m'a envoyé sept ou
huit fois son gentilhomme avec le solde d'un
compte le plus injuste qu'un maître ait jamais
fait avec son domestique, et que je produirai
écrit de sa propre main, lequel compte il m'a
voulu faire accepter par force, m'intimant l'or-
dre de partir sur-le-champ de Venise, sous
peine d'être assommé de coups, matin et soir,
aussi long-temps que j'y séjournerois. J'obéi-
rai donc pour éviter des traitemens infâmes
auxquels un homme d'honneur ne survit pas,
et pour témoigner jusqu'au bout ma déférence
et mon respect pour les ordres de M. l'ambas-
sadeur. Ainsi, quoique S. E. me retienne ce
qu'elle me doit légitimement ; que, de plus, on
me retienne encore mes hardes dans sa maison
sous des prétextes non moins odieux ni moins
injustes, je ne laisserai pas de me mettre en
route dans deux ou trois jours, que je vais em-
ployer à lâcher de rassembler quelque argent
pour mon voyage. Je me rendrai à Paris, ac-
cablé, il est vrai, d'opprobres et d'ignominie
par M. le comte de Montaigu, mais soutenu
par les témoignages d'un bonne conscience et
par l'estime des honnêtes gens. C'est là, mon-
sieur, que j'oserai prendre la liberté d'implo-
rer de nouveau votre protection et la justice
du roi, ne demandant que d'être puni si je suis
coupable : mais si je suis innocent, si je me suis
toujours comporté conformément au devoir
d'un bon et fidèle serviteur , je ne cesserai de
recourir à l'équité et à la clémence de sa ma-
jesté pour obtenir la satisfaction qui m'est due
sur les injustices criantes et les outrages san-
glans par lesquels M. l'ambassadeur a prétendu
signaler contre moi son autorité, en diffamant
un homme d'honneur qui n'a de faute à se re-
procher à son sujet que celle d'être entré dans
sa maison.
Al) MÊME.
Septembre < 744.
Monsieur,
J'apprends que M. le comte de Montaigu,
pour couvrir ses torts envers moi, m'ose imi>u-
ter des crimes; et qu'après avoir donné un
mémoire au sénat de Venise pour me faire ar-
rêter, il porle jusqu'à vous ses plaintes pour
prévenir celles auxquelles il a donné lieu. Le
sénat me rend justice; M. le consul de Franco
a été chargé de m'en assurer. Vous me la ren-
drez, monsieur, j'en suis Irès-sûr, sitôt que
vous m'aurez entendu. Pour cet effet, au lieu
de m'arrêter à Genève comme je l'avais résolu,
je vais en diligence continuer mon voyage;
j'aspire avec ardeur au moment d'être admis à
votre audience. Je porte ma tête à la justice du
roi, si je suis coupable; mais, si c'est M. de
Montaigu qui l'est, je porte ma plainte au pied
du trône ; je demande la justice qui m'est due;
et, si elle m'étoit refusée, je la réclamerois jus-
qu'à mon dernier soupir. En attendant, per-
mettez-moi, monsieur, de vous représenter
combien la plainte de M. l'ambassadeur est fri-
vole, et combien ses accusations sont absurdes.
11 m'accuse, dit-on , d'avoir vendu ses chiffres
à M. le prince Pio. Vous savez mieux que per-
sonne de quelle importance sont les affaires
dont est charge M. le comte de Montaigu. M. le
prince Pio n'est sûrement pas assez dupe pour
donner un écu de tous ses chiffres; et moi,
quand j'aurois été assez fripon pour vouloir
les lui vendre, je n'aurois pas été du moins assez
bête pour l'espérer. L'impudence, j'ose le dire,
et l'ineptie d'une pareille accusation vous sau-
teront aux yeux , si vous daignez lui donner
un moment d'examen. Vous verrez qu'elle est
faite sans raison, sans fondement, contre toute
vraisemblance, et avec aussi peu d'esprit que
de vérité, par quelqu'un qui, sentant ses in-
justices, croit les effacer en décriant celui qui
en est victime, et prétend, à l'abri de son litre,
déshonorer impunément son inférieur. Cepen-
dant, monsieur, cet inférieur, tel qu'il est, em-
porte, au milieu des outrages de M. l'ambassa-
deur, l'estime publique. J'ai vu toute la nation
françoise m'accueillir, me consoler dans mon
malheur. J'ai logé chez le chancelier du consu-
lat; j'ai été invité dans toutes les maisons; tou-
tes les bourses m'ont été ouvertes ; et en atten-
dant qu'il plaise à M. l'ambassadeur de me
payer mes appointemens, j'ai trouvé dans celle
de M. le consul l'argent qui m'est nécessaire,
puisqu'il ne plaît pas à M. l'ambassadeur de me
paver mes appointemens. Vous conviendrez,
\9'2
CORRESPONDANCE.
monsieur, qu'un pareil traitement seroit fort
extraordinaire, de la part des sujets du roi les
plus fidèles, envers un pauvre étranger qu'ils
soupçonneroient d'être un traître et un fripon.
Je ne vous offre ces préjugés légitimes qu'en
attendant de plus solides raisons. Vous connoi-
trez dans peu s'ils sont fondés. Le soin de mon
honneur, et la réparation qui m'est due, sont,
au reste , l'unique objet de mon voyage. Aux
preuves de la fidélité et de l'utilité de mes ser-
vices je ne joindrai point de sollicitations pour
avoir de l'emploi ; je m'en tiens à l'épreuve que
je viens défaire, et ne la réitérerai plus. J'aime
mieux vivre libre et pauvre jusqu'à la fin, que
de faire mon chemin dans une roule aussi dan-
gereuse.
AU MÊME.
Paris, H octobre 1744.
Monsieur,
Voici la dernière fois que je prendrai la li-
berté de vous écrire, jusqu'à ce qu'il vous ait
plu de me faire parvenir vos ordres. Je sens
combien mes lettres doivent vous importuner,
et ce n'est qu'avec beaucoup de regret que je
me vois réduit à un métier si contraire à mon
caractère ; mais , monsieur, je ne pouvois , en
conséquence de ce que j'ai eu l'honneur de vous
écrire précédemment, me dispenser de vous
informer de mon arrivée à Paris, et, de plus,
je reconnois que le ton de mes lettres deman-
deroit bien des explications, que la discrétion
m'oblige cependant d'abandonner en partie, et
que je réduirai à une simple exposition du mo-
tif qui me les a fait écrire.
Si vous daignez, monsieur, faire prendre
quelques informations sur ma conduite et sur
mon caractère, soit à Venise, soit à Gênes , où
j'ai l'honneur d'être connu de M. de Jonville, soit
à Lyon, soit à Genève ma patrie, j'espère que
vous n'apprendrez rien qui n'aggrave l'injustice
des violences dont M. le comte de Montaigu a
jugé à propos de m'accabler. Les traitemens
qu'il m'a faits sont de ceux contre lesquels un
honnête homme ne se précautionne point. Avec
les devoirs que je me suis imposés et les senti-
mens dont je me suis nourri, je m'étois cru assez
supérieur à de semblables accidens pour n'avoir
point à chercher dans mes principes des règles
de conduite en de pareils cas. Le zèle et l'exac-
titude avec lesquels je me suis acquitté de l'em-
ploi que S. E. m'avait confié n'ont pas dû
m'inspirer plus de défiance : peut-être serai-je
assez heureux pour que vous en puissiez enten-
dre parler par quelqu'un qui soit en état d'en
juger, et qui n'ait point d'intérêt à me calom-
nier. S'il m'est donc arrivé, monsieur, de vous
écrire quelque chose d'irrégulier, je vous sup-
plie de le pardonner au trouble affreux et au
désespoir où m'ont jeté de si étranges traite-
mens. Connoît-on rien de plus triste pour un
honnête homme que de se voir indignement
diffamer aux yeux du public, et en péril de sa
propre vie, sans ombre de prétexte, et seule-
ment pour de misérables discussions d'intérêt,
sans qu'il lui soit permis de se défendre , ni
possible de se justifier? Inutilement ai-je senti
que je m'allois donner du ridicule, et que l'in-
férieur auroit toujours tort vis-à-vis de son supé-
rieur, puisque je n'ai point vu d'autre voie que
de justes et respectueuses représentations pour
soutenir mon honneur outragé. Ce ne sont point
les traitemens de M. le comte de Montaigu qui
me touchent en eux-mêmes ; j'ai lieu de ne le
pascroire assez connoisseur en mérite pour faire
un cas infini de son estime : mais, monsieur,
que pensera le public, qui, content de juger sur
les apparences, se donne rarement la peine
d'examiner si celui qu'on maltraite l'a mérité?
C'est aux personnes qui aiment l'équité, et qui
sont en droit d'approfondir les choses, de ré-
parer en cela l'injustice du public, et d'y réta-
blir l'honneur d'un honnête homme qui compte
sa vie pour rien quand il a perdu sa réputation.
Rien n'est si simple que cette discussion à mon
égard : s'agit-il de l'intérêt? le compteque j'aurai
l'honneur de vous remettre, écrit de la propre
main de M. le comte de Montaigu, est un témoi-
gnage sans réplique qui ne fera pas honneur à
sa bonne foi; s'agit-il de l'honneur ? tout Venise
a vu avec indignation les traitemens honteux
dont il m'a accablé. Je suis déjà instruit de
quelles couleurs S. E. sait peindre les person-
nes qu'elle a prises en haine : si donc on l'en
croit sur parole, je ne doute point, à la vé-
rité, que je ne sois perdu et déshonoré ; mais
qu'on daigne prendre quelques informations
et vérifier les choses , et j'ose croire que M. le
ANNÉK 1743.
i93
comte de Monlaigu m'aura, sans y penser,
rendu service en me faisant connoîlre.
Je ne prétends point, monsieur, exiger de
satisfaction de M. l'ambassadeur ; je n'ignore
pas, quelque juste qu'elle fût, les raisons qui
doivent s'y opposer : je ne demande que d'être
puni rigoureusement si je suis coupable ; mais
si je ne le suis point, et que vous trouviez mon
caractère digne de quelque estime et mon sort
de quelque pitié, j'ose implorer, monsieur,
votre protection et quelque marque de bonté
de votre pari qui puisse me réhabiliter aux yeux
du public. Peut-être y regagnerai-jeplusque je
n'aurai perdu ; mais je sens que le zèle qui me
porteroità m'en rendre digne laisseroit un jour
en doute si vous avez exercé envers moi plus
de générosité que de justice.
A MADAME LA BARONNE DE WARENS.
A Paris, le 2î février 1745.
J'ai reçu , ma très-bonne maman, avec les
deux lettres que vous m'avez écrites, les pré-
sens que vous y avez joints, tant en savon qu'en
chocolat; je n'ai point jugé à propos de me
frotter les moustaches du premier, parce que
je le réserve pour m'en servir plus utilement
dans l'occasion. Mais commençons par le plus
pressant, qui est votre santé, et l'état présent
de vos affaires, c'est-à-dire des nôtres. Je suis
plus affligé qu'étonné de vos souffrances conti-
nuelles. La sagesse de Dieu n'aime point à faire
des présens inutiles ; vous êtes, en faveur des
vertus que vous en avez reçues, condamnée à
en faire un exercice continuel. Quand vous êtes
malade, cest la patience; quand vous servez
ceux qui le sont, c'est l'humanité. Puisque vos
peines tournent toutes à votre gloire, ou au sou-
lagement d'autrui, elles entrent dans le bien
général , et nous n'en devons pas murmurer.
J'aiété Irès-touchéde la maladie de mon pauvre
frère , j'espère d'en apprendre incessamment
de meilleures nouvelles. M. d'Arras m'en a
parlé avec une affection qui m'a charmé : c'étoit
me faire la cour mieux qu'il ne le pensoit lui-
même. Dites-lui, je vous supplie, qu'il prenne
courage, car je le compte échappé de cette af-
faire, et je lui préparc des magistères qui le
rendront immortel.
T. IV.
Quant à moi, je me suis toujours aâsez bien
porté depuis mon arrivée à Paris, et bien m'en
a pris, car j'aurois été, aussi bien que vous,
un malade de mauvais rapport pour les chirur-
giens et les apothicaires. Au reste, jen'ai pas été
exempt des mêmes embarras que vous, puisque
l'ami chez lequel je suis logé a été attaqué, cet
hiver, d'unemaladiedepoitrinedontil s'est en-
fin tiré contre toute espérance de ma part. Ce
bon et généreux ami est un gentilhomme espa-
gnol, assez à son aise, qui me presse d'accep-
ter un asile dans sa maison, pour y philosopher
ensemble le reste de nos jours. Quelque con-
formité de goûts et de sentiments qui me lie à
lui, je ne le prends point au mot, et je vous
laisse à deviner pourquoi.
Je ne puis rien vous dire de particulier sur le
voyage que vous méditez, parce que lappro-
bationqu'on peutlui donner dépend des secours
que vous trouverez pour en supporter les frais,
et des moyens sur lesquels vous appuyez l'espoir
du succès de ce que vous y allez entreprendre.
Quant à vos autres projets, je n'y vois rien
que lui, et je n'attends pas là-dessus d'autres
lumières que celles de vos yeux et des miens.
Ainsi vous êtes mieux en état que moi déjuger
de la solidité des projets que nous pourrions
faire de ce côté. Je trouve mademoiselle sa fille
assez aimable, je pense pourtant que vous me
faites plus d'honneur que de justice en me com-
parant à elle, car il faudra, tout au moins,
qu'il m'en coûte mon cher nom de petit né. Je
n'ajouterai rien sur ce que vous m'en dites de
plus, car je ne saurois répondre à ce que je ne
comprends pas. Je ne saurois finir cet article sans
vous demander comment vous vous trouvez de
cet archi-âne de Keister. Je pardonne à un sot
d'être la dupe d'un autre, il est fait pour cela ;
maisquandonavoslumières,on n'a bonnegrâce
à se laisser tromper par un tel animal qu'après
s'être crevé les yeux. Plus j'acquiers de lumiè-
res en chimie, plus tous ces maîtres chercheurs
de secrets et de magistères me paroissent cru-
ches et butors. Je voyois, il y a deux jours, un
de ces idiots qui, soupesant de l'huile de vitriol
dans un laboratoire où j'étois, n'étoit pas
étonné de sa grande pesanteur, parce, di-
soit-il, qu'elle contient beaucoup de mercure,
et le même homme se vantoit de savoir parfai-
tement l'analyse et la composition des corps. Si
45
494
CORRESPONDANCE.
de pareikhavards savoient que je daigne écrire
leurs impertinences , ils en seroient trop fiers.
Me dcmauderez-vous ce que je fais? Hélas 1
maman, je vous aime, je pense à vous, je me
plains de mon cheval d'ambassadeur : on me
plaint, on m'estime, et l'on ne me rend point
d'autre justice. Ce n'est pas que je n'espère
m'en venger un jour en lui faisant voir non-
seulement que je vaux mieux, mais que je suis
plus estimé que lui. Du reste, beaucoup de pro-
jets, peu d'espérances, mais toujours n'établis-
sant pour mon point de vue que le bonheur de
finir mes jours avec vous.
J'ai eu le malheur de n'être bon à rien à
M. Deville, car il a fini ses affaires fort heu-
reusement, et il né lui manque que de l'argent,
sorte de marchandise dont mes mains ne se
souillent plus. Je ne sais commentréussira celte
lettre, car on m'a dit que M. Deville devoit par-
tir demain; et comme je ne le vois point venir
aujourd'hui, je crains bien d'être regardé de
lui comme un homme inutile, qui ne vaut pas
la peine qu'on s'en souvienne. Adieu, maman ;
souvençz-vous de m'écrire souvent et de me
donner une adresse sûre.
A M. DANIEL ROGUIN.
Paris, le 9 juillet 1743.
Je ne sais, monsieur, quel jugement vous
portez de moi et de ma conduite ; mais les ap-
parences me sont si contraires, que je n'aurois
pas à me plaindre quand vous en penseriez peu
favorablement. Vous n'en jugeriez pas de même
si vous lisiez au fond de mon âme : l'amertume
et l'affliction que vous y verriez n'y sont pas
les sentimens d'un homme capable d'oublier
son devoir.
Vous connoissezà peu près ma situation. La
première fois que j'aurai l'honneur de vous
voir en particulier, je vous expliquerai la na-
ture de mes ressources : vous jugerez des se-
cours qu'elles peuvent me produire, et de la
confiance que j'y dois donner. Je nai plus re-
çu de réponse de mon coquin, et je commence
à désespérer tout-à-fait d'en tirer raison. Ce-
pendant une impuissance, que je n'ai pu pré-
voir, me met dans la triste nécessité de payer
de délais, vous le premier, vous mon bon et gé-
néreux ami et bienfaiteur, et les autres hon-
nêtes gens qui , comme vous , ont bien voulu
s'incommoder pour soulager mes besoins et
fonder sur ma probité des sûretés qu'ils ne
pouvoicnt attendre de ma fortune. Le juge des
cœurs lit dans le mien : si leur espérance a été
trompée, mon impuissance actuelle doit d'au-
tant moins m'être imputée à crime, que, selon
toutes les règles de la prudence humaine, je n'ai
pas dû la prévoir dans le tem ps que j 'ai si malheu-
reusement abusé de votre confiance et de votre
amitié, à moins qu'on ne veuille que mes mal-
heurs passés n'eussent dû me servir de leçon,
pour me préparer à d'autres encore moins vrai-
semblables. Ainsi, privé de toutes ressources et
réduit à des espérances vagues et éloignées, je
lutte contre la pauvreté depuis mon arrivée à
Paris ; et mes démarches sont si droites qu'à la
moindre lueur de quelque avantage je vous
avois prié, même avant de le pouvoir, de trou-
ver bon que je fisse par partie ce que je ne
pouvois faire tout à la fois : mais mon infor-
tune ordinaire m'a encore ôté jusqij'ici les
moyens de satisfaire mon empressement à cet
égard. Vous savez que j'ai entrepris un ou-
vrage (*) sur lequel je fondois des ressources
suffisantes pour m'acquitter : il trainoit si fort
en longueur, que je me suis déterminé à venir
m'emprisonner à l'hôtel Saint-Quentin, sans
me permettre d'en sortir que je ne l'eusse ache-
vé; c'est ce que je viens de faire. Je ne vous
dirai point s'il est bon ou mauvais ; vous en ju-
gerez. Il n'est guère possible que les disposi-
tions d'un esprit affligé et mélancolique n'in-
fluent sur ses productions ; mais je prévois déjà
tant d'obstacles à le faire valoir, qu'il pourroit
être bon à pure perte, et que je suis bien trom-
pé s'il n'a le succès ordinaire à tout ce que j'en-
treprends. Quoi qu'il en soit, je n'épargnerai ni
peines ni soins pour vaincre les difficultés, soit
de ce côté, soit de tout autre, qui pourroient
produire le même effet pour ce qui vous re-
garde. Je vous dirai même plus : je suis si dé-
goûté de la société et du commerce des hommes,
que ce n'est que la seule loi de l'honneur qui
me retient ici, et que si jamais je parviens au
comble de mes vœux, c'est-à-dire à ne devoir
plus rien, on ne me reverra pas à Paris vingt-
quatre heures après.
(*) I/opérades Muses galantes.
ANNEE i7Ali.
195
Telles sont, mon clier monsieur, les disposi-
tions do mon âme. Je suis fort à plaindre, sans
doute ; mais je me sens toujours digne de votre
estime, et je vous supplie de ne me l'ôter que
quand vous me verrez oublier mon devoir et
mon immortelle reconnoissance : c'est vous la
demander pour toujours. Je vous avoue ingé-
nument que, sur le point de vous aller voir, je
n'ai pas osé reparoître devant vous sans m'as-
surer, en quelque manière, de vos dispositions
à mon égard, par une justification que mes
malheurs seuls, et non mes sentimens, rendent
nécessaire.
Je vous supplie de savoir si l'on ne pourroit
pas engager le marchand à reprendre la veste,
en y perdant ce qu'il voudra. J'ai aussi, encore
neufs, plusieurs des autres effets ; mais, comme
je me flatte que le payement en est moins éloi-
gné que la restitution ne vous en seroit oné-
reuse, je ne vous en parle point.
Mes respects , je vous supplie , à madame
Duplessis et à mademoiselle. J'ai l'honneur
d'être avec le plus tendre et le plus immortel
attachement, monsieur, etc.
d'en substituer de plus dignes de la place qu'ils
doivent occuper.
Quant au récitatif, j'espère aussi, monsieur,
que vous voudrez bien le juger avant l'exécu-
tion, et m'indiquer les endroits où je me serois
écarté du beau et du vrai, c'est-à-dire de votre
pensée. Quel que soit pour moi le succès de
ces foibles essais, ils me seront toujours glo-
rieux, s'ils me procurent l'honneur d'être
connu de vous, et de vous montrer l'admira-
tion et le profond respect avec lesquels j'ai
l'honneur d'être, monsieur, votre très-hum-
ble, etc. (*)
A H. DE VOLTAmE.
Paris, i\ décembre 1743.
Monsieur,
Il y a quinze ans que je travaille pour me
rendre digne de vos regards, et des soins dont
vous favorisez les jeunes muses en qui vous dé-
couvrez quelque talent. Mais, pour avoir fait la
musique d'un opéra, je me trouve, je ne sais
comment, métamorphosé en musicien. C'est,
monsieur, en cette qualité que M. le duc de
Richelieu m'a chargé des scènes dont vous avez
lié les divertissemens de la Princesse de Na-
varre; il a même exigé que je fisse, dans les
canevas, les changemens nécessaires pour les
rendre convenables à votre nouveau sujet. J'ai
fait mes respectueuses représentations ; M. le
duc a insisté, j'ai obéi. C'est le seul parti qui
convienne à l'état de ma fortune. M. Ballot
s'est chargé de vous communiquer ces chan-
gemens, je me suis attaché à les rendre en
moins de mots qu'il étoit possible : c'est le
seul mérite que je puis leur donner. Je vous
supplie, monsieur, de les examiner, ou plutôt
A MADAME LA BARONNE DE WARENS.
... 1745.
Je dois, ma très-chère maman, vous donner
avis que, contre toute espérance, j'ai trouvé
le moyen de faire recommander votre affaire h
M. le comte de Castellane de la manière la plus
avantageuse : c'est par le ministre môme qu'il
en sera chargé, de manière que, ceci devenant
une affaire de dépêches, vous pouvez vous as-
surer d'y avoir tous les avantages que la fa-
veur peut prêter à l'équité. J'ai été contraint
de dresser, sur les pièces que vous m'avez en-
voyées, un mémoire dont je joins ici la copie,
afin que vous voyiez si j'ai pris le sens qu'il
falloit : j'aurai le temps, si vous vous hâtez de
me répondre, d'y faire les corrections conve-
nables avant que de le faire donner; car la
cour ne reviendra de Fontainebleau que dans
quelques jours. Il faut d'ailleurs que vous vous
hâtiez de prendre sur cette affaire les instruc-
tions qui vous manquent ; et il est, par exem-
ple, fort étrange do ne savoir pas même le
nom de baptême des personnes dont on répète
la succession. Vous savez aussi que rien ne
peut être décidé dans des cas de cette nature
sans de bons extraits baptistaires et du testa-
teur et de l'héritier, légalisés par les magistrats
du lieu, et par les ministres du roi qui y rési-
dent. Je vous avertis de tout cela afin que vous
vous munissiez de toutes ces pièces, dont l'en-
voi de temps à autre servira de mémoratif, qui
ne sera pas inutile. Adieu, ma chère maman ;
(*} Rousseau a transcrit dans ses Confessions la réponse do
A'oitaire à cette lettre. Voyez tomt I, page 173. G. P.
\m
CORRESPONDANCE.
je me propose de vous écrire bien au long sur
mes propres affaires, mais j'ai des choses si
peu réjouissantes à vous apprendre, que ce
n'est pas la peine de se hâter.
MÉMOIRE.
N. N. Do La Tour, gentilhomme du pays cle
Vaud, étant mort à Constantinople, et ayant
établi le sieur Honoré Pelico, marchand fran-
çois, pour son exécuteur (') testamentaire, à
la charge de faire parvenir ses biens à ses plus
proches parens ; Françoise de La Tour, ba-
ronne de Warens, qui se trouve dans le cas {^),
souhaiteroit qu'on pût agir auprès dudit sieur
Pelico, pour l'engager à se dessaisir desdits
biens en sa faveur, en lui démontrant son droit.
Sans vouloir révoquer en doute la bonne vo-
lonté dudit sieur Pelico, il semble, par le si-
lence qu'il a observé jusqu'à présent envers la
famille du défunt, qu'il n'est pas pressé d'exé-
cuter ses volontés. C'est pourquoi il seroit à
désirer que M. l'ambassadeur voulût interpo-
ser son autorité pour l'examen et la décision
de cette affaire. Ladite baronne de Warens
ayant eu ses biens confisqués pour cause de
la religion catholique qu'elle a embrassée, et
n'étant pas payée des pensions que le roi de
Sardaigne, et ensuite sa majesté catholique lui
ont assignées sur la Savoie, ne doute point que
la dure nécessité où elle se trouve ne soit un
motif de plus pour intéresser en sa faveur la
religion de Son Excellence.
A. LA MÊME.
Février 1747.
Le départ de M. Deville se trouvant prolongé
de quelques jours, cela me donne, chère ma-
man , le loisir de m'entretenir encore avec
vous.
Comme je n'ai nulle relation à la cour de
l'infant, je ne saurois que vous exhorter à vous
(') M. Miol avoit mis procureur, sans faire réflexion que le
pouvoir du procureur cesse à la mort du commettant,
(') Il ne reste de toute la maison de La Tour que madame de
Warens, et une sienne nièce qui se trouve par conséquent
dun degré au moins plus éloignée, et qui, d'ailleurs, n'ayant
pas quitté sa religion ni ses biens, n'est pas assujettie aux
mêmes besoins.
servir des connoissanccs que vos amis peuvent
vous procurer de ce côté-là : je puis avoir
quelque facilité de plus du côté de la cour
d'Espagne, ayant plusieurs amis qui pourroient
nous servir de ce côté. J ai, entreautres, ici M. le
marquis de Turrieta, qui est assez ami de mon
ami, peut-être un peu le mien : je me propose
à son départ pour Madrid, où il doit retourner
ce printemps, de lui remettre un mémoire re-
latif à votre pension, qui auroit pour objet de
vous la faire établir pour toujours à la pouvoir
manger où il vous plairoit; car mon opinion
est que c'est une affaire désespérée du côté de
la cour de Turin, où les Savoyards auront tou-
jours assez de crédit pour vous faire tout le
mal qu'ils voudront, c'est-à-dire tout celui qu'ils
pourront. 11 n'en sera pas de môme en Espagne,
où nous trouverons toujours autant, et, comme
je crois, plus d'amis qu'eux. Au reste, je suis
bien éloigné de vouloir vous flatter du succès
de ma démarche ; mais que risquons-nous de
tenter? Quant à M. le marquis Scotti, je savois
déjà tout ce que vous m'en dites, et je ne
manquerai pas d'insinuer cette voie à celui à
qui je remettrai le mémoire ; mais comme cela
dépend de plusieurs circonstances, soit de l'ac-
cès qu'on peut trouver auprès de lui, soit de la
répugnance que pourroient avoir mes corres-
pondans à lui faire leur cour, soit enfin de la
vie du roi d'Espagne, il ne sera peut-être pas
si mauvais que vous le pensez, de suivre la
voie ordinaire des ministres : les affaires qui
ont passé par les bureaux se trouvent à la
longue toujours plus solides que celles qui ne
sont faites que par faveur.
Quelque peu d'intérêt que je prenne aux
fêtes publiques, je ne me pardonnerois pas de
ne vous rien dire du tout de celles qui se font
ici pour le mariage de M. le Dauphin : elles
sont telles qu'après les merveilles que saint
Paul a vues, l'esprit humain ne peut rien con-
cevoir de plus brillant. Je vous ferois un détail
de tout cela, si je ne pensois que M. Deville
sera à portée de vous en entretenir : je puis en
deux mots vous donner une idée de la cour,
soit par le nombre, soit par la magnificence,
en vous disant, premièrement, qu'il y avoit
quinze mille masques au bal masqué qui s'est
donné à Versailles, et que la richesse des ha-
bits au bal paré, au ballet et aux grands ap-
ANNEE 1747.
197
partcmcns, ètoit telle que mon Espagnol, saisi
d'un enlhousiasme poétique de son pays, s'é-
cria que madame fa dauphine étoit un soleil
dont la présence avoit liquéfié tout l'or du
jovaume, dont s'étoit fait un fleuve immense
tu milieu duquel nageoit toute la cour.
Je n'ai pas eu pour ma part le spectacle le
moins agréable ; car j'ai vu danser et sauter
toute la canaille de Paris dans ces salles su-
perbes et magnifiquement illuminées, qui ont
été construites dans toutes les places pour le
divertissement du peuple. Jamaisiisnes'étoient
trouvés à pareille fête : ils ont tant secoué leurs
guenilles, ils ont tellement bu, et se sont si
pleinement piffrés, que la plupart en ont été
malades. Adieu, maman.
A LA MEME.
Février <747.
Madame,
J'ai lu et copié le nouveau' mémoire que
vous avez pris la peine de m'envoyer : j'ap-
prouve fort le retranchement que vous avez
fait, puisque outre que c'étoit un assez mau-
vais verbiage, c'est que les circonstances n'en
étant pas conformes à la vérité, je me faisois
une violente peine de les avancer; mais aussi
il ne falloit pas me faire dire au commence-
ment que j'avois abandonné tous mes droits
et prétentions, puisque, rien n'étant plus ma-
nifestement faux, c'est toujours mensonge pour
mensonge, et, de plus, que celui-là est bien plus
aisé à vérifier.
Quant aux autres changemens, je vous dirai
là-dessus, madame, ce que Socrate répondit
autrefois à un certain Lysias. Ce Lysias étoit
le plus habile orateur de son temps, et, dans
l'accusation où Socrate fut condamné, il lui
apporta un discours qu'il avoit travaillé avec
grand soin, où il raeltoit ses raisons et les
moyens de Socrate dans tout leur jour : So-
crate le lut avec plaisir et le trouva fort bien
fait ; mais il lui dit franchement qu'il ne lui
étoit pas propre. Sur quoi Lysias lui ayant
demandé comment il étoit possible que ce dis-
cours fût bien fait s'il ne lui étoit pas propre;
(le môme, dit-il, en se servant, selon sa cou-
tume, de comparaisons vulgaires, qu'un ex-
cellent ouvrier pourroit m'apporler des habits
ou des souliers magnifiques, brodés d'or, et
auxquels il ne manqueroit rien , mais qui ne
me conviendroient pas. Pour moi, plus docile
que Socrate, j'ai laissé le tout comme vous
avez jugé à propos de le changer, excepté
deux ou trois expressions de style seulement;,
qui m'ont paru s'être glissées par mégarde.
J'ai été plus hardi à la fin : je ne sais quelles
pouvoient être vos vues en faisant passer la
pension par les mains de Son Excellence ; mais
l'inconvénient en saute aux yeux, car il est
clair que si j'avois le malheur, par quelque
accident imprévu , de lui survivre, ou qu'il
tombâtmalade, adieu la pension. En coAtcra-t-il
davantage pour l'établir le plus solidement
qu'on pourra? c'est chercher des détours qui
vous égarent, pendant qu'il n'y a aucun in-
convénient à suivre le droit chemin. Si ma
fidélité étoit équivoque, et qu'on pût me soup-
çonner d'être homme à détourner cet argent
ou à en faire un mauvais usage, je me serois
bien gardé de changer l'endroit aussi librement
que je l'ai fait; et ce qui m'a engagé à parler
de moi, c'est que j'ai cru pénétrer que votre
délicatesse se faisoit quelque peine qu'on pût
penser que cet argent tournât à votre profit ;
idée qui ne peut tomber que dans l'esprit d'uu
enragé. Quoi qu'il en soit, j'espère bien n en
jamais souiller mes mains.
Vous avez, sans doute par mégarde, joint
au mémoire une feuille séparée que je ne sup-
pose pas qui fût à copier : en effet, ne pour-
roit-on pas me demander de quoi je me môle
là ? et moi, qui assure être séquestré de toute
affaire civile, me siéroit-il de paroître si bien
instruit de choses qui ne sont pas de ma com-
pétence?
Quant à ce qu'on me fait dire que je souhai-
terois n'être pas nommé, c'est une fausse déli-
catesse que je n'ai point : la honte ne consiste
pas à dire qu'on reçoit, mais à être obligé de
recevoir; je méprise les détours d'une vanité
mal entendue autant que je fais cas des senti-
mens élevés. Je sens pourtant le prix d'un pa-
reil ménagement de votre part et de celle de
mon oncle ; mais je vous en dispense l'un et
l'autre. D'ailleurs, sous quel nom, diics-moi,
feriez-vous enregistrer la pension ?
Je fais mille remercîmens au très-cher oncle ;
198
CORRESPONDANCE.
je connois tous les jours mieux quelle est sa
bouté pour moi ; s'il a obligé tant d'ingrats en
sa vie, il peut s'assurer d'avoir au moins trouvé
un cœur reconnoissant ; car, comme dit Sé-
iièque,
t Hulta perdenda sunt, ut semel ponas benè. •
Ce latin-là, c'est pour l'oncle : en voici pour
vous la traduction françoise :
Perdez force bienfaits pour en bien placer un.
Il y a long-temps que vous pratiquez cette
sentence, sans, je gage, l'avoir jamais lue dans
Sénèque.
Je suis, dans la plus grande vivacité de tous
mes sentimens, etc.
A LA MEME.
Paris, le 17 décembre 4747.
Il n'y a que six jours, ma très-chère ma-
man, que je suis de retour de Chenonceaux (*).
En arrivant, j'ai reçu votre lettre du 2 de ce
mois, dans laquelle vous me reprochez mon si-
lence, et avec raison, puisque j'y vois que vous
n'avez point reçu celle que je vous avois écrite
de là, sous l'enveloppe de l'abbé Giloz. J'en
viens de recevoir une de lui-même, dans la-
quelle il me fait les mêmes reproches. Ainsi je
suis certain qu'il n'a point reçu son paquet, ni
vous votre lettre ; mais ce dont il semble m'ac-
cuser est justement ce qui me justifie. Car, dans
l'éloignement où j'étois de tout bureau pour
affranchir, je hasardai ma double lettre sans
affranchissement, vous marquant à tous les
deux combien je craignois qu'elle n'arrivât pas,
et que j'altendois votre réponse pour me ras-
surer : je ne l'ai point reçue cette réponse, et j'ai
bien compris par là que vous n'aviez rien reçu,
et qu'il falloit nécessairement attendre mon re-
tour à Paris pour écrire de nouveau. Ce qui
m'avoit encore enhardi à hasarder cette lettre,
c'est que l'année dernière il vous en étoit par-
venu une par je ne sais quel bonheur, que
j'avois hasardée de la même manière, dans
l'impossibilité de faire autrement. Pour la
preuve de ce que je dis, prenez la peine de
(*) Château bâti sur le Cher. H appartient aujourd hui à
M. Valet de Villeneuve, petit-til& de madame Dupin. M. P-
faire chercher au bureau du Pont un paquet
endossé démon écriture à l'adresse de M. l'abbé
Giloz, etc. Vous pourrez l'ouvrir, prendre vo-
tre lettre, et lui envoyer la sienne : aussi bien
contiennent-elles des détails qui me coûtent
trop pour me résoudre à les recommencer.
M. Descreux vint me voir le lendemain de
mon arrivée ; il me dit qu'il avoit de l'argent
à votre service et qu'il avoit un voyage à faire,
sans lequel il comptoit vous voir en passant et
vous offrir sa bourse. Il a beau dire, je ne la
crois guère en meilleur état que la mienne. J'ai
toujours regardé vos lettresde change qu'il a ac-
ceptées comme un véritable badinage. Il en ac-
ceptera bien pour autant de millions qu'il vous
plaira, au même prix ; je vous assure que cela
lui est fort égal. Il est fort sur le zéro, aussi
bien que M. Baqueret, et je ne doute pas qu'il
n'aille achever ses projets au même lieu. Du
reste, je le crois fort bon homme, et qui même
allie deux choses rares à trouver ensemble, la
folie et l'intérêt.
Par rapport'à moi, je ne vous dis rien ; c'est
tout dire. Malgré les injustices que vous me
faites intérieurement, il ne tiendroitqu'à moi
de changer en estime et en compassion vos
perpétuelles défiances envers moi. Quelques ex-
plications suffiroient pour cela : mais votre cœur
n'a que trop de ses propres maux, sans avoir
encore à porter ceux d'autrui ; j'espère toujours
qu'un jour vous me connoîtrez mieux, et vous
m'en aimerez davantage.
Je remercie tendrement le frère de sa bonne
amitié, et l'assure de toute la mienne. Adieu,
trop chère et trop bonne maman ; je suis de
nouveau à l'hôtel du Saint-Esprit, rue Plâtrière.
J'ai différé quelques jours à faire partir cette
lettre, sur l'espérance que m'avoit donnée
M. Descreux de me venir voir avant son départ;
mais je l'ai attendu inutilement, et je le tiens
parti ou perdu.
A M. ALTDNA (*).
Paris, le 30 juin 1748.
A quelle rude épreuve mettez-vous ma vertu
en me rappelant sans cesse un projet qui faisoit
(*) Cette lettre a été trouvée chez les pères de l'Oratoire de
Montmorency; elle étoit jointe au billet suivant, adressé par
ANNÉE 1748.
109
l'espoir (liî ma vie (') 1 J'aurois besoin, plus que
jamais, deson exécution pour la consolation de
mon pauvre cœur accablé d'amertume, «pour
le repos que demanderoient mes infirmités;
mais, quoi qu'il en puisse arriver, je n'achète-
rai pas une félicité par un lâche déguisement
envers mon ami : vous connoissez mes senti-
mens sur un certain point; ils sont invariables;
car ils sont fondés sur l'évidence et sur la dé-
monstration, qui sont, quelque doctrine que
l'on embrasse, les seules armes que l'on ait
pour l'établir. En effet, quoique ma foi m'ap-
prenne bien des choses qui sont au-dessus de
ma raison, c'est, premièrement, ma raison
qui m'a forcé de me soumettre à ma foi. Mais
n'entrons point dans ces discussions. Vous pou-
vez parler, et je ne le puis pas : cela met trop
d'avantage de votre côté. D'ailleurs vous cher-
chez, par zèle, à me tirer de mon état, et je
me fais un devoir de vous laisser dans le vôtre,
comme avantageux pour la paix de votre es-
prit, et également bon pour votre félicité fu-
ture, si vous y êtes de bonne foi, et si vous vous
conduisez selon les divins et sublimes préceptes
du christianisme. \ous voyez doncque, detoute
manière, la dispute sur ce point-là est inter-
dite entre nous. Du reste, ayez assez bonne
opinion du cœur et de l'esprit de votre ami
pour croire qu'il a réfléchi plus d'une fois sur
les lieux communs que vous lui alléguez, et que
sa morale de principes, si ce n'est celle de sa
conduite, n'est pas inférieure à la vôtre, ni
moins agréable à Dieu. Je suis donc invariable
sur ce point. Les plus affreuses douleurs, ni
les approches de la mort, n'ont rien qui ne
m'affermisse, rien qui ne me console, dans
l'espérance d'un bonheur éternel que j'espère
partageravecvousdanslesein de mon Créateur.
A MADAME LA BARONNE DE WARENS.
Paris, ie 26 août 1748.
Je n'espérois plus, ma très-bonne maman,
Rousseau, le 29 mai <762, aux supérieurs de cette maison, en
leur envoyant nn exemplaire de son Emile :
• J. .1. Uousscaii prie messieurs de l'Oratoire <le Monlmo-
« rcncy de voiiIot bien accorder à ses derniers écrits une
t place dans leur bibliothèque. Comme accepter le livre 0 un
t auteur n'est point adopter ses principes, il a cm pouvoir
V sans témérité, leur demander cette faveur. > O.P.
(*) Rousseau et M. Altuna avaient fornié le projet dépasser
euscnil)lc le reste de leurs jours. U. 1».
d'avoir le plaisir de vous écrire; l'intervalle de
ma dernière lettre a été rempli coup sur coup
de deux maladies affreuses. J'ai d'abord eu
une attaque de colique néphrétique, fièvre,
ardeur, et rétention d urine ; la douleur s'est
calmée à force de bains, de nitre, et d'autres
diurétiques ; mais la difficulté d'uriner subsiste
toujours, et la pierre qui du rein est descendue
dans la vessie, ne peut en sortir que par l'opé-
ration : mais, ma santé ni ma bourse ne me
laissant pas en état d'y songer, il ne me reste
plus de ce côté-là que la patience et la résigna-
tion, remèdes qu'on a toujours sous la main,
mais qui ne guérissent pas de grand'chose.
En dernier lieu, je viens d'être attaqué de
violentes coliques d'estomac, accompagnées de
vomissemens continuels et d'un flux de ventre
excessif. J'ai fait mille remèdes inutiles, j'ai
pris l'émétique, et en dernier lieu le simarou-
ba ; le vomissement est calmé, mais je ne di-
gère plus du tout. Les alimens sortent tels que
je les ai pris; il a fallu renoncer même au riz,
qui m'avoit été prescrit, et je suis réduit à me
priver presque de toute nourriture, et par-des-
sus tout cela d'une foiblesse inconcevable.
Cependant le besoin me chasse de la cham-
bre, et je me propose de faire demain ma pre-
mière sortie ; peut-être que le grand air et un
peu de promenade me rendront quelque chose
de mes forces perdues. On m'a conseillé l'u- ;
sage de l'extrait de genièvre, mais il est ici \
bien moins bonetbeaucoup plus cher que dans
nos montagnes.
Et vous, ma chère maman, comment êtes-
vous à présent? Vos peines ne sont-elles point
calmées ? n'étes-vous point apaisée au sujet
d'un malheureux fils, qui n'a prévu vos peines
que de trop loin, sans jamais les pouvoir sou-
lager? Vous n'avez connu ni mon cœur- ni ma
situation. Permettez-moi de vous répondre ce
que vous m'avez dit si souvent, vous ne me
connoitrez que quand il n'en sera plus temps.
M. Léonard a envoyé savoir de mes nou-
velles il y a quelque temps. Je promis de lui
écrire, et je l'aurois fait si je n'étois retombé
malade précisément dans ce temps-là. Si vous
jugiez à propos, nou» nous écririons à l'ordi-
naire par cette voie. Ce scroit quelques ports
de lettres, quelques afFranchissemcns épar-
gnés dans un temps où celte lésine est presque
200
CORRESPONDANCE.
de néoessité. J'espère toujours que ce temps
n'est pas pour durer éternellement. Je vou-
drois bien avoir quelque voie sûre pour m' ou-
vrir à vous sur ma véritable situation. J'aurois
le plus grand besoin de vos conseils. J'use mon
esprit et ma santé pour lâcher de me conduire
avec sagesse dans ces circonstances difficiles,
pour sortir, s'il est possible, de cet état d'op-
probre et de misère ; et je crois m'apercevoir
chaque jour que c'est le hasard seul qui règle
ma destinée, et que la prudence la plus con-
sommée n'y peut rien faire du tout. Adieu,
mon aimable maman ; écrivez-moi toujours à
rhôtel du Saint-Esprit, rue Plâirière.
A LA MÊME.
Paris, le 17 janvier 1749.
Un travail extraordinaire qui m'est survenu,
et une très-mauvaise santé, m'ont empêché,
ma très-bonne maman, de remplir mon devoir
envers vous depuis un mois. Je me suis chargé
de quelques articles pour le grand Dictionnaire
des arts et des sciences, qu'on va mettre sous
presse. La besogne croît sous ma main, et il
faut la rendre à jour nommé ; de façon que,
surchargé de ce travail, sans préjudice de mes
occupations ordinaires, je suis contraint de
prendre mon temps sur les heures de mon som-
meil. Je suis sur les dents; mais j'ai promis, il
faut tenir parole : d'ailleurs je tiens au cul et
aux chausses des gens qui m'ont fait du mal;
la bile me donne des forces, et même de l'es-
prit et de la science :
La colère suffit et vaut un Apollon.
Je bouquine, j'apprends le grec. Chacun a
ses armes : au lieu de faire des chansons à mes
ennemis, je leur fais des articles de diction-
naires : l'un vaudra bien l'autre, et durera plus
long-temps.
Voilà, ma chère maman, quelle seroit l'ex-
cuse de ma négligence, si j'en avois quelqu'une
de recevable auprès de vous : mais je sens bien
que ce seroit un nouveau tort de prétendre me
justifier. J'avoue le mien en vous demandant
pardon. Si l'ardeur de la haine l'a emporté
quelques instans dans mes occupations sur celle
de l'amitié, croyez qu'elle n'est pas faite pour
avoir long-temps la préférence dans un cœur
qui vous appartient. Je quitte tout pour vous
écrire : c'cstlà véritablement mon[état naturel.
En vous envoyant une réponse à la dernière
de vos lettres, celle que j'avois reçue de Ge-
nève, je n'y ajoutai rien de ma main ; mais je
pense que ce que je vous adressai éioit décisif
et pouvoit me dispenser d'autre réponse, d'au-
tant plus que j'aurois eu trop à dire.
Je vous supplie de vouloir bien vous char-
ger de mes tendres remorcîmens pour le frère;
de lui dire que j'entre parfaitement dans ses
vues et dans ses raisons, et qu'il ne me man-
que que les moyens d'y concourir plus réelle-
ment. 11 faut espérer qu'un temps plus favo-
rable nous rapprochera de séjour, comme la
même façon de penser nous rapproche de sen-
timent.
Adieu, ma bonne maman ; n'imitez pas mon
mauvais exemple; donnez-moi plus souvent des
nouvelles de votre santé, et plaignez un homme
qui succombe sous un travail ingrat.
A M.
... 1749.
Vous voilà donc, monsieur, déserteur du
monde et de ses plaisirs ; c'est, à votre âge et
dans votre situation, une métamorphose bien
étonnante. Quand un homme de vingt-deux
ans, galant, aimable, poli, spirituel comme
vous l'êtes, et d'ailleurs point rebuté de la for-
tune, se détermine à la retraite, par simple
goût, et sans y être excité par quelque mauvais
succès dans ses affaires ou dans ses plaisirs, on
peut s'assurer qu'un fruit si précieux du bon
sensetde la réflexion n'amènera point après lui
de dégoût ni de repentir. Fondé sur cette as-
surance, j'ose vous faire, sur votre retraite, un
compliment qui ne vous sera pas répété par
bien des gens ; je vous en félicite. Sans vouloir
trop relever ce qu'il y a de grand et peut-être
d'héroïque dans votre résolution, je vous dirai
franchement que j'ai souvent regretté qu'un
esprit aussi juste et une âme aussi belle que la
vôtre, ne fussent faits que pour la galanterie,
les cartes et le vin de Champagne ; vous étiez
né, mon très-cher monsieur, pour une meil-
leure occupation; le goût passionné, mais déli-
cat, qui vous entraîne vers les plaisirs vous a
bientôt fait démêler la fadeur des plus brillans ;
vous éprouverez avec étonnement que les plus
simples et les plus modestes n'en ont ni moins
d'attraits ni moins de vivacité. Vous connoissez
désormais les hommes ; vous n'avez plus besoin
de les tant voir pour apprendre à les mépriser:
il sera bon maintenant que vous vous consul-
tiez un peu pour savoir à votre tour quelle opi-
nion vous devez avoir de vous-même. Ainsi, en
même temps que vous essaierez d'un autre
genre de vie, vous ferez sur votre intérieur un
petit examen, dont le fruit ne sera pas inutile
à votre tranquillité.
Monsieur, que vous donnassiez dans l'excès,
c'est ce que je ne voudrois pas sans nïénage-
ment. Vous n'avez pas sans doute absolument
renoncé à la société, ni au commerce des hom-
mes ; comme vous vous êtes déterminé de pur
choix, et sans qu'aucun fâcheux revers vous y
ait contraint, vous n'aurez garde d'épouser les
fureurs atrabilaires des misanthropes, enne-
mis mortels du genre humain ; permis à vous
de le mépriser, à la bonne heure, vous ne se-
rez pas le seul; mais vous devez l'aimer toujours:
les hommes, quoi qu'on dise , sont nos frères,
en dépit de nous et d'eux ; frères fort durs à la
vérité, mais nous n'en sommes pas moins obli-
gés de remplir à leur égard tous les devoirs qui
nous sont imposés. A cela près, il faut avouer
qu'on ne peut se dispenser de porter la lanterne
dans la quantité pour s'établir un commerce et
des liaisons ; et, quand malheureusement la lan-
terne ne montre rien, c'est bien une nécessité
de traiter avec soi-même, et de se prendre,
faute d'autre, pour ami et pour confident. Mais
ce confident et cet ami. il faut aussi un peu le
connoître et savoir comment et jusqu'à quel
point on peut se fier à lui ; car souvent l'appa-
rence nous trompe, même jusque sur nous-
mêmes : or, le tumulte des villes, et le fracas du
grand monde, ne sont guère propres à cet exa-
men. Les distractions des objets extérieurs y
sont trop longues et trop fréquentes; on ne peut
y jouir d'un peu de solitude et de tranquillité.
Sauvons-nous à la campagne ; allons-y cher-
cher un repos et un contentement que nous
n'avons pu trouver au milieu des assemblées et
des divertissemens ; essayons de ce nouveau
genre de vie; goûtons un peu de ces plaisirs pal-
ANNÉE 1750. 201
sibles, douceurs dont Horace, fin connoisseur
s'il en fut, faisoit un si grand cas. Voilà, mon-
sieur, comment je soupçonne que vous avez
raisonné.
A M. DE VOLTAIRE*.
Paris, le SO janyier 1790.
Un Rousseau se déclara autrefois votre en-
nemi, de peur de se reconnoître votre infé-
rieur; un autre Rousseau, ne pouvant appro-
cher du premier par le génie, veut imiter ses
mauvais procédés. Je porte le même nom
qu'eux; mais n'ayant ni les talens de l'un ni la
sufBsance de l'autre, je suis encore moins capa-
ble d'avoir leurs torts envers vous. Je consens
bien de vivre inconnu , mais non déshonoré,
et je croirois l'être si j'avois manqué au respect
que vous doivent tous les gens de lettres , et
qu'ont pour vous tous ceux qui en méritent
eux-mêmes.
Je ne veux point m'étendre sur ce sujet , ni
enfreindre, môme avec vous, la loi que je me
suis imposée de ne jamais louer personne en
face ; mais, monsieur, je prendrai la liberté de
vous dire que vous avez mal jugé d'un homme
de bien en le croyant capable de payer d'ingra-
titude et d'arrogance la bonté et l'honnêteté
dont vous avez usé envers lui au sujet des Fêtes
de Ramire (*). Je n'ai point oublié la lettre dont
vous m'honorâtes dans cette occasion. Elle a
achevé de me convaincre que, malgré de vai-
nes calomnies, vous êtes véritablement le pro-
tecteur des talens naissans qui en ont besoin.
C'est en faveur de ceux dont je faisois l'essai
que vous daignâtes me promettre de l'amitié :
leur sort fut malheureux, et j'aurois dû m'y at-
tendre. Un solitaire qui ne sait point parler, un
homme timide, découragé, n'osa se présenter
à vous. Quel eût été mon titre? Ce ne fut point
le zèle qui me manqua, mais l'orgueil; et, n'osant
m'offrir à vos yeux, j'attendis du temps quel-
que occasion favorable pour vous témoigner
mon respect et ma reconnoissance.
Depuis ce jour, j'ai renoncé aux lettres et à
la fantaisie d'acquérir de la réputation; et,
désespérant d'y arriver comme vous à force do
(*) La PHncesse de Navarre. Voyez les C nfetiion»,
tome I, page 175.
202
CORRESPONDANCE.
génie, j'ai dédaigné de tenter, comme les hom-
mes vulgaires, d'y parvenir à force de manège;
mais je ne renoncerai jamais à mon admiration
pour vos ouvrages. Vous avez peint l'amitié et
toutes les vertus en homme qui les connoît et
les aime. J'ai entendu murmurer l'envie, j'ai
méprisé ses clameurs, et j'ai dit , sans crainte
de me tromper : ces écrits, qui m'élèvent l'âme
et m'enflamment le courage, ne sont point les
productions d'un homme indifférent pour la
vertu.
Vous n'avez pas non plus bien jugé d'un ré-
publicain , puisque j'étois connu de vous pour
tel. J'adore la liberté ; je déteste également la
domination et la servitude, et ne veux en impo-
ser à personne. De tels sentimens sympathisent
mal avec l'insolence ; elle est plus propre à des
esclaves, ou à des hommes plus vils encore, à
de petits auteurs jaloux des grands.
Je vous proteste donc, monsieur, que non-
seulement Rousseau de Genève n'a point tenu
les discours que vous lui avez attribués , mais
qu'il est incapable d'en tenir de pareils. Je ne
me flatte pas de l'honneur d'être connu de
vous ; mais , si jamais ce bonheur m'arrive , ce
ne sera, j'espère, que par des endroits dignes
de votre estime.
J'ai l'honneur d'être avec un profond res-
pect, monsieur, votre très-humble, etc.
A MM. DE l'académie DE DIJON.
Paris, le 18 juillet 1730.
Messieurs ,
Vous m'honorez d'un prix auquel j'ai con-
couru sans y prétendre , et qui m'est d'autant
plus cher que je l'attendois moins. Préférant
votre estime à vos récompenses, j'ai osé soute-
nir, devant vous, contre vos propres intérêts,
le parti que j'ai cru celui de la vérité, et vous
avez couronné mon courage. Messieurs , ce
que vous avez fait pour ma gloire ajoute à la
vôtre. Assez d'autres jugemens honoreront vos
lumières; c'est à celui-ci qu'il appartient d'ho-
norer votre intégrité.
Je suis, avec un profond respect, etc.
A M. l'abbé RAYNAL,
ALons ACTEUR DC lincFllt Vt FBMCCB.
Paris, le 28 juillet 1750.
Vous le voulez, monsieur, je ne résiste plus;
il faut vous ouvrir un porte-feuille qui n'étoit
pas destiné à voir le jour, et qui en est très-peu
digne. Les plaintes du public sur ce déluge de
mauvais écrits dont on l'inonde journellement
m'ont assez appris qu'il n'a que faire des miens;
et, de mon côté, la réputation d'auteur médio-
cre, à laquelle seule j'aurois pu aspirer, a peu
flatté mon ambition. N'ayant pu vaincre mon
penchant pour les lettres, j'ai presque toujours
écrit pour moi seul; et le public, ni mes amis
n'auront pas à se plaindre que j'aie été pour
eux recitator acerbus. Or, on est toujours in-
dulgent à soi-même, et des écrits ainsi destinés
à l'obscurité, l'auteur même eût-il du talent,
manqueront toujours de ce feu que donne l'é-
mulation, et de cette correction dont le seul
désir de plaire peut surmonter le dégoût.
Une chose singulière, c'est qu'ayant autre-
fois publié un seul ouvrage (*), où certaine-
ment il n'est point question de poésie, on me
fasse aujourd'hui poète malgré moi. On vient
tous les jours me faire compliment sur des co-
médies et d'autres pièces de vers que je n'ai
point faites , et que je ne suis pas capable de
faire. C'est l'identité du nom de l'auteur et du
mien qui m'attire cet honneur. J'en serois
flatté, sans doute, si l'on pouvoit l'être des
éloges que l'on dérobe à autrui ; mais louer un
homme de choses qui sont au-dessus de ses for-
ces, c'est le faire songer à sa foiblesse.
Je m'étois essayé, je l'avoue, dans le genre
lyrique par un ouvrage loué des amateurs, dé-
crié des artistes, et que la réunion de deux
arts difficiles a fait exclure, par ces derniers,
avec autant de chaleur que si en effet il eût
été excellent.
Je m'étois imaginé, en vrai Suisse, que pour
réussir il ne falloit que bien faire ; mais ayant
vu, parl'expériencc d'autrui, que bien faire n'est
pas le premier et le plus grand obstacle qu'on
trouve à surmonter dans cette carrière, et
ayant éprouvé moi-même qu'il y faut d'autres
talens que je ne puis ni ne veux^ avoir, je me
suis hâté de rentrer dans l'obscurité qui con-
I (') Dissertation sur la Musique moderne.
G. P.
ANNÉE 1751.
205
vient également à mes talens et à mon carac-
tère, et où vous devriez me laisser pour l'hon-
neur de votre journal. Je suis, etc.
A M. PETIT.
Paris, 19 janvier 1751.
Monsieur,
Une longue et cruelle maladie, dont je ne
suis pas encore délivré, ayant considérablement
retardé l'impression de mon discours, m'a en-
core empêché de vous en envoyer les premiers
exemplaires selon mon devoir et mon intention.
Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien en
faire mes très-humbles excuses à l'académie,
et en particulier à M. Lantin, à qui je dois des
remercîmens, et duquel je vous prie aussi de
vouloir bien me donner l'adresse. Ayez encore
la bonté de me marquer le nombre d'exem-
plaires que je dois envoyer, et de m'indiquer
une voie pour vous les faire parvenir. J'ai
l'honneur, etc.
A MADAME DE FRANCUEIL {*).
Paris, le20avriH751.
Oui, madame, j'ai mis mes enfans aux En-
fans-Trouvés, J'ai chargé de leur entretien l'é-
tablissement fait pour cela. Si ma misère et
mes maux m'ôtent le pouvoir de remplir un
soin si cher, c'est un malheur dont il faut me
plaindre, et non pas un crime à me reprocher.
Je leur dois la subsistance ; je la leur ai procu-
rée meilleure ou plus sûre au moins que je
n'aurois pu la leur donner moi-même. Cet
article est avant tout. Ensuite vient la considé-
ration de leur mère, qu'il ne faut pas désho-
norer.
Vous connoissez ma situation : je gagne au
jour la journée mon pain avec assez de peine.
Comment nourrirois-je encore une famille? Et
si j'élois contraint de recourir au métier d'au-
teur, comment les soucis domestiques et le
(*) Dans toutes les éditions, antérieures à <819, cette lettre
est ioiprimée comme adressée à Madame de Chenoneeaux ;
ce qui est évidemment une erreur. Le passage suivant ne laisse
auenu doute sur ce point :
( Madame de Francneil sut quej'avuis mis mes enfans aux
Enfans-Trouvés; elle m'en parla; cela m'engagea à lui écrire,
à ce sujet, une lettre dans laquelle j'expose celles de mes
raisons que je pouvois dire sans compromettre madame Le-
vasseur et sa famille, car les plus déterminantes venoieut de
là, et je les tus. » { Coufestions, livre viii. )
tracas des enfans me laisseroient-ils, dans mon
grenier, la tranquillité d'esprit nécessaire pour
faire un travail lucratif? Les écrits que dicte
la faim ne rapportent guère, et cette ressource
est bientôt épuisée. Il faudroit donc recourir
aux protections, à l'intrigue, au manège ; bri-
guer quelque vil emploi ; le faire valoir par
les moyens ordinaires, autrement il ne me
nourrira pas, et me sera bientôt ôté; enfin
me livrer moi-môme à tontes les infamies pour
lesquelles je suis pénétré d'une si juste hor-
reur. Nourrir moi, mes enfans et leur mère,
du sang des misérables ! Non, madame, il vaut
mieux qu'ils soient orphelins que d'avoir pour
père un fripon.
Accablé d'une maladie douloureuse et mor-
telle, je ne puis espérer encore une longue vie ;
quand je pourrois entretenir, de mon vivant,
ces infortunés destinés à souffrir un jour, ils
paieroient chèrement l'avantage d'avoir été te-
nus un peu plus délicatement qu'ils ne pour-
ront l'être où ils sont. Leur mère, victime de
mon zèle indiscret, chargée de sa propre honte
et de ses propres besoins, presque aussi valé-
tudinaire, et encore moins en état de les nour-
rir que moi, sera forcée de les abandonner à
eux-mêmes; et je ne vois pour eux que l'alter-
native de se faire décroteurs ou bandits, ce qui
revient bientôt au même. Si du moins leur état
éioit légitime, ils pourroient trouver plus aisé-
ment des ressources. Ayant à porter à la fois le
déshonneur de leur naissance, et celui de leur
misère, que deviendront-ils?
Que ne me suis-je marié, me direz-vous?
Demandez-le à vos injustes lois, madame. 11
ne me convenoit pas de contracter un engage-
ment éternel, et jamais on ne me prouvera
qu'aucun devoir m'y oblige. Ce qu'il y a de
certain, c'est que je n'en ai rien fait, et que je
n'en veux rien faire. Il ne faut pas faire des
enfans quand on ne peut pas les nourrir? Par-
donnez-moi, madame ; la nature veut qu'on en
fasse» puisque la terre produit de quoi nourrir
tout le monde : mais c'est l'état des riches,
c'est votre état, qui vole au mien le pain de mes
enfans. La nature veut aussi qu'on pourvoie à
leur subsistance : voilà ce que j'ai fait ; s'il
n'existoit pas pour eux un asile, je ferois mon
devoir, e! me résoudrois à mourir de faim moi-
même, plutôt que de ne les pas nourrir.
204
CORRESPONDANCE.
Ce mot d'Enfans-Trouvés vous eq impose-
roil-il, comme si l'on trouvoit ces cnfans dans
les mes, exposés à périr si le hasard ne les
sauve? Soyez sûre que vous n'auriez pas plus
d'horreur que moi pour l'indigne père qui pour-
roit se résoudre à cette barbarie : elle est trop
loin de mon coeur pour que je daigne m'en jus-
tifier. II y a des règles établies ; informez-vous
de ce qu'elles sont, et vous saurez que les en-
fans ne sortent des mains de la sage-femme que
pour passer dans celles d'une nourrice. Je sais
que ces enfans ne sont pas élevés délicatement :
tant mieux pour eux, ils en deviennent plus
robustes; on ne leur donne rien de superflu,
mais ils ont le nécessaire. On n'en fait pas des
messieurs, mais des paysans, ou des ouvriers.
Je ne vois rien dans cette manière de les élever
dont je ne fisse choix pour les miens. Quand
j'en serois le maître, je ne les préparerois point,
par la mollesse, aux maladies que donnent
la fatigue et les intempéries de l'air à ceux qui
n'y sont pas faits. Ils ne sauroient ni danser ni
monter à cheval ; mais ils auroient de bonnes
jambes infatigables. Je n'en ferois ni des au-
teurs, ni des gens de bureau ; je ne les exerce-
rois point à manier la plume, mais la charrue,
la lime ou le rabot, instrumens qui font mener
une vie saine, laborieuse, innocente, dont on
nabuse jamais pour mal faire, et qui n'attirent
point d'ennemis en faisant bien. C'est à cela
qu'ils sont destinés; par la rustique éducation
qu'on leur donne, ils seront plus heureux que
leur père.
Je suis privé du plaisir de les voir, et je n'ai
jamais savouré la douceur des embrassemens
paternels. Hélas 1 je vous l'ai déjà dit, je ne
vois là que de quoi me plaindre, et je les déli-
vre de la misère à mes dépens. Ainsi vouloit
Platon que tous les enfans fussent élevés dans
sa république ; que chacun restât inconnu à son
père, et que tous fussent les enfans de l'état.
Mais cette éducation est vile et basse 1 Voilà le
grand crime ; il vous en impose comme aux au-
tres ; et vous ne voyez pas que, suivant tou-
jours les préjugés du monde, vous prenez pour
le déshonneur du vice ce qui n'est que celui de
la pauvreté.
A MADAUE DE CRÉQUI.
Paris, 9 octobre I75».
Je me flattois, madame, d'avoir une âme à
l'épreuve des louanges ; la lettre dont vous m'a-
vez honoré m'apprend à compter moins sur
moi-même; et, s'il faut que je vous voie, voilà
d'autres raisons d'y compter beaucoup moms
encore. J'obéirai toutefois; car c'est à vous
qu'il appartient d'apprivoiser les monstres.
Je me rendrai donc à vos ordres, madanw,
le jour qu'il vous plaira de me prescrire. Je sais
que M. d'Alembert a l'honneur de vous faire sa
cour ; sa présence ne me chassera point; mais
ne trouvez pas mauvais, je vous supplie, que
tout autre tiers me fasse disparoître.
Je suis avec un profond respect, madame,
etc.
A LA MEME.
Ce mardi 16 octobre 1751.
Je vous remercie, madame, des injustices
que vous me faites; elles marquent au moins
un intérêt qui m'honore et auquel je suis sen-
sible. J'ai un ami dangereusement malade, et
tous mes soins lui sont dus : avec une telle ex-
cuse, je ne me croirois point coupable d'avoir
manqué à ma parole, quelque scrupuleux que
je sois sur ce point. Mais, madame, j'ai pro-
mis que vous verriez, avant le public, ma lettre
sur M. Gautier, et c'est ce que j'exécuterai ;
j'ai promis aussi de vous porter mon opéra, et
je le ferai encore : nous n'avons point parlé du
temps ; et pour avoir différé de quelques jours,
je ne crois pas être hors de règle à cet égard.
Si vous vous repentez de la confiance dont
vous m'avez honoré, ce ne peut être que pour
ne m'en avoir pas trouvé digne. A l'égard de
la défiance dont vous me taxez sur mes manu-
scrits, je vous supplie de croire que j'en suis
peu capable, et que je vous rends surtout beau-
coup plus de justice que vous ne paroissez m'en
rendre à moi-même. En un mot, je vous sup-
plie de croire que, de quelque manière que ce
puisse être, ce ne sera jamais volontairement
que j'aurai tort avec vous.
Je suis avec un profond respect, madame,
votre, etc.
ANNÉE 17S2.
205
A LA MÊME.
Ce lundi 2a décembre 1731 .
Non, madame, je ne dirai point, Qu'est-ce
que, cela me fait? je serai, comme je l'ai tou-
jours été, touché , pénétré de vos bontés pour
moi ; mes sentimens n'ont jamais eu de part à
mes mauvais procédés, et je veux travailler à
vous en convaincre.
Le discours de M. Bordes, tout bien pesé ,
restera sans réponse ; je le trouve, quant à moi,
fort au-dessous du premier ; car il vaut encore
mieux se montrer bon rhéteur de collège que
mauvais logicien. J'aurai peut-être occasion de
mieux développer mes idées sans répondre di-
rectement.
Voici, madame, le livre que vous demandez.
Je ne sais s'il sera facile d'en recouvrer quel-
que exemplaire ; mais vous m'obligerez sensi-
blement de ne me rendre celui-là que quand je
vous en aurai trouvé un autre.
Adieu , madame : je n'ose plus vous parler
de mes résolutions ; mais vous aggravez si fort
Iq poids de mes torts envers vous, que je sens
bien qu'il ne m'est plus possible de les sup-
porter.
A LA MÊME.
Ce mercredi matin, 1752,
Je ne vais point vous voir, madame, parce
que j'ai tort avec vous, et que je n'aime pas
à faire mauvaise contenance ; je sens pourtant
qu'après avoir eu l'honneur de vous connoître,
je ne pourrai me passer long-temps de celui
de vous voir ; et quand je vous aurai fait ou-
blier mes mauvais procédés, je compte bien de
ne me plus mettre dans le cas d'en avoir d'au-
tres à réparer.
Je commençai la traduction immédiatement
en sortant de chez vous ; je l'ai suspendue
parce que je souffre beaucoup, et ne suis point
en état de travailler : je l'achèverai durant le
premier calme, et m'en servirai de passe-port
pour me présenter à vous.
A LA MÊME.
Ce dimanche matin, 1783.
Je sens, madame, après de vains efforts,
que traduire m'est impossible ; tout ce que je
puis faire pour vous obéir, c'est de vous don-
ner une idée de l'épître désignée, en l'écrivant
à peu près comme j'imagine qu'Horace auroit
fait s'il avoit voulu lamettreen prose françoise,
à la différence près de linfériorité du talent et
de la servitude de l'imitation. Si vous montrez
ce barbouillage à M. l'ambassadeur f) , il s'en
moquera avec raison , et j'en ferois de bon
cœur autant ; mais je ne sais pas dire mieux
d'après un autre, ni beaucoup mieux de moi-
même.
A LA MÊME.
/
Ce samedi matin. 1752.
J'ai regret, madame, de ne pouvoir profiler
lundi de l'honneur que vous me faites : j ai
pour ce jour-là l'abbé Raynal et M. Grimm à
dîner chez moi. J'aurai sûrement l'honneur de
vous voir dans le cours de la semaine, et je tâ-
cherai de vous convaincre que vous ne sauriez
avoir tant de bonté pour moi que je n'aie en-
core plus de désir de la mériter.
Je suis avec un profond respect, madame,
votre, etc.
A LA MÊME.
Ce dimanche matin, 1752.
Non, madame, je n'ai point usé de défaite
avec vous; quant au mensonge, je tâche de
n'enuseravecpersonne.Ledînerdontjevousai
parlé est arrêté depuis plus de huit jours ; et, si
j'avois cherché à éluder pour lundi votre invi-
tation, il n'y a pas de raison pourquoi je l'eusse
acceptée le jeudi ou le vendredi. J'aurai l'hon-
neur de dîner avec vous le jour que vous me
prescrirez, et là nous discuterons nos griefs;
car j'ai les miens aussi, et je trouve dans vos
lettres un ton de louange beaucoup pire q^e
celui de cérémonie que vous me reprochez , et
dont je n'ai peut-être que trop de facilité à me
corriger.
Ce n'est pas sérieusement sans doute que
vous parlez de venir dans mon galetas; non
(*) Le bailli de Froulay. ambassadeur de France à Hal'e, et
frère du comte de Froulay, qui avoit précédé M. de Mont;<igu
dans l'ambassade de Venise. Le comte étoit père de nudame
de Ciégui. M. P.
206
CORRESPONDANCE.
que je ne vous croie assez de philosophie pour
me faire cet honneur, mais parce que n'en
ayant pas assez moi-même pour vous y rece-
voir sans quelque embarras, je ne vous sup-
pose pas la malice d'en vouloir jouir. Au sur-
plus, je dois vous avertir qu'à l'heure dont
vous parlez, vous pourriez trouver encore mes
convives ; qu'ils ne manqueroient pas de soup-
çonner quelque intelligence entre vous et moi ;
et que, s'ils me pressoient de leur dire la vérité
sur ce point, je n'aurois jamais la force de la leur
cacher. Il falloit vous prévenir là-dessus pour
être tranquille sur l'événement. A vendredi
donc, madame ; car j'envisage ce point de vue
avec plaisir.
A LA MÊME.
Ce samedi 6 1732.
Je viens, madame, de relire votre dernière
lettre, et je me sens pénétré de vos bontés; Je
vois que je joue un rôle très-ridicule, et cepen-
dant je puis vous protester qu'il n'y a point de
ma faute : mon malheur veut que j'aie l'air de
chercher des défaites dans le temps que je vou-
drois beaucoup faire pour cultiver l'amitié que
vous daignez m'ofFrir. Si vous n'êtes point re-
butée de mes torts apparens , donnez-moi vos
ordres pour jeudi ou vendredi prochain, ou
pour pareils jours de l'autre semaine, qui sont
les seuls où je sois sûr de pouvoir disposer de
moi. J'espère qu'une conférence entre nous
éclaircira bien des choses, et surtout qu'elle
vous désabusera sur la mauvaise volonté que
vous avez droit de me supposer. Je finis , ma-
dame, sans cérémonie, pour vous marquer d'a-
vance combien je suis disposé à vous obéir en
tout.
A LA MEME.
Ce mercredi matin, 23 1752.
Je compte les jours, madame, et je sens
mes torts. Je voudrois que vous le sentissiez
aussi ; je voudrois vous les faire oublier. On est
bien en peine quand on est coupable et qu'on
veut cesser de l'être. Ne me félicitez donc point
de ma fortune , car jamais je ne fus si miséra-
ble que depuis que je suis riche (*).
(*) lUmssrau étoit alors caissier cliez M. de Fr»ncueil.
A LA MÊME.
.. 1752.
Le, meilleur moyen, madame, de me faire
rougir de mes torts et de me contraindre à les
réparer, c'est de rester telle que vous êtes. Je
ne pourrai, madame, avoir l'honneur de dîner
dimanche avec vous ; mais ce ne sont point mes
richesses qui sont cause de ce refus, puisqu'on
prétend qu'elles ne sont bonnes qu'à nous pro-
curer ce que nous désirons. J'espère avoir
l'honneur de vous voir la semaine prochaine ;
et s'il ne faut, pour mériter le retour de votre
estime et de vos bontés , que jeter mon trésor
par les fenêtres, cela sera bientôt fait, et je
croirai pour le coup être devenu usurier.
A LA MÊME.
Ce vendredi.. .1752.
Il est vrai, madame, que je me présentai hier
à votre porte. L'inconvénient de vous trouver
en compagnie, ou, ce qui est encore pire, de
ne vous pas trouver chez vous, me fait hasar-
der de vous demander la permission de me
présenter dans la matinée au lieu de l'après-
midi, trop redoutable pour moi, à cause des
visites qui peuvent survenir.
Il est vrai aussi que je suis libre (*) : c'est un
bonheur dont j'ai voulu goûter avant que de
mourir. Quant à la fortune, ce n'eût pas été la
peine de philosopher pour ne pas apprendre à
m'en passer. Je gagnerai ma vie et je serai
homme : il n'y a point de fortune au-dessus de
cela.
Je ne puis , madame , profiter demain de
l'honneur que vous me faites ; et, pour vous
prouver que ce n'est point M. Saurin qui m'en
détourne, je suis prêt à accepter un dîner avec
lui tout autre jour qu'il vous plaira de me
prescrire.
J'ai l'honneur d'être avec un profond respect,
madame, votre , etc.
A LA MEME.
Ce samedi... 1752.
J'ai travaillé huit jours, madame, c'est-à-
(*) Il venoit de donner sa démission de caissier ; place qu il
n'occupa que six semaines.
ANNÉE i7S3.
207
dire, huit matinéos. Pour vivre, il faut que je
gagne quarante sous par jour : ce sont donc
seize francs qui me sont dus, et dont je prie
voire exactitude de différer le payement jus-
qu'à mon retour de la campagne. Je n'ai point
oublié votre ordre; mais M. l'ambassadeur
éloit pressé, et vous m'avez dit vous-même
que je pouvois également faire à loisir ma
traduction sur la copie. A mon retour de Pas-
sy (*), j'aurai I honneur de vous voir : le co-
piste recevra son payement; Jean-Jacques re-
cevra, puisqu'il le faut, les complimens que
vous lui destinez ; et nous ferons, sur l'hon-
neur que veut me faire M. l'ambassadeur, tout
ce qu'il plaira à lui et à vous.
A LA MÊME.
Ce mercreùi matin... 1752.
Vous me forcez, madame, de vous faire un
refus pour la première fois de ma vie. Je me
suis bien étudié, et j'ai toujours senti que la
reconnoissance et l'amitié ne sauroient compa-
tir dans mon cœur. Permettez donc que je le
conserve tout entier pour un sentiment qui
peut faire le bonheur de ma vie,- et dont tous
vos biens ni ceux de personne ne pourroient
jamais me dédommager.
J'étois allé hier à Passy, et ne revins que le
soir : ce qui m'empêcha de vous aller voir.
Demain, madame, je dînerai chez vous avec
d'autant plus de plaisir, que vous voulez bien
vous passer d'un troisième.
A LA MÊME.
Ce mardi matin... 1732.
Ma besogne n'est point encore faite, mada-
me; le temps qui me presse, et le travail qui
me gagne, m'empêcheront de pouvoir vous la
montrer avant la semaine prochaine. Puisque
vous sortez le matin, nous prendrons l'après-
midi qu'il vous plaira, pourvu que ce ne soit pas
plus tôt que fie demain en huit, ni jour d'opéra
italien. Comme la lecture sera un peu longue, si
{*) n alloit k Passy chez M . Hussard, sur lequel il donne des
renseignemeni intéressans dans ses Confessions (UsAty m)
C'est chez ce Genevoi«qu'il composa le I7er«n<iuvi//asrf. M. P.
nousia voulons faire sans interruption, il faudra
que vous ayez la bonté de faire fermer votre
porte. J'ai tant de torts avec voua, madame,
que je n'ose pas me justifier, même quand j'ai
raison; cependant je sais bien que, sans mon
travail, je n'aurois pas mis cette fois si long-
temps à vous aller voir.
A M. DE FRAMCUEIL.
(Fngmcnl.)
Janvier 1733.
Vous êtes en peine de M. de Jully (*) ; il est
constant que sa douleur est excessive ; on ne
peut être rassuré sur ses effets qu'en pensant
au peu d'apparence qu'il y avoit, il y a deux
mois, par la vie qu'il menoit, que la mort de
sa femme pût laisser dans son âme des traces
bien profondes de douleur. D'ailleurs il l'a
modelée sur ses goûts, et cela lui donne les
moyens de la conserver plus long-temps, sans
nous alarmer sur sa santé. 11 ne s'est pas con-
tenté de faire placer partout le portrait de sa
femme ; il vient de bâtir un cabinet qu'il fait
décorer d'un superbe mausolée de marbre avec
le buste de madame de Jully et une inscrip-
tion en vers latins qui sont, ma foi, très-pathé-
tiques ei très-beaux. Savez-vous, monsieur,
qu'un habile artiste en pareil cas seroit peut-
être désolé que sa femme revînt ? L'empire des
arts est peut-être le plus puissant de tous. Je ne
serois pas étonné qu'un homme, même très-
honnêie, mais très-éloquent, souhaitât quel-
quefois un beau malheur à peindre. Si cela
vous paroît fou, réfléchissez-y, et cela vous le
paroitra moins: en attendantje suis bien sûr qu'il
n'y a aucun poète tragique qui ne fût très-fâché
qu'il ne se fût jamais commis de grands crimes,
et qui ne dit au fond de son cœur, en lisant
l'histoire de Néron, de Sémiramis, d'OËdipe,
de Phèdre, de Mahomet, etc., la belle scène
que je n'aurois pas faile, si tous ces brigands
C) Madame de Jully, sœur de madame d'Épinay, avoit pour
amant déclaré te chanteur Jélyotte, et la conduite de son mari
n'annonçoit pas qu'il en fflt péniblement affecté, lorsque
tout à coup elle mourut de la peUte-vérole. La douleur qne
M. de Jully montra de cette perte fut poussée jusqu'au délire,
et cette douleur paroissoit d'autant plus étrange que la dissi-
pation à laquelle il s'étoit livré )usqnei au dernier moment y
avoit moins pr«'par»'. G. P.
208
CORRESPONDANCE.
n'eussent pas fait parler d'eux î Eh 1 messieurs
nos amis des beaux-arts, vous voulez me faire
aimer une chose qui conduit les hommes à sen-
tir ainsi ! Eh bien 1 oui, j'y suis tout résolu,
mais c'est à condition que vous me prouverez
qu'une belle statue vaut mieux qu'une belle ac-
tion; qu'une bellescène écrite vaut mieux qu'un
sentiment honnête; enfin qu'un morceau de
toile peinte par Vanloo vaut mieux que de la
vertu Tant y a que M. de JuUy est dévot,
et que, tout incompréhensible que nous est sa
douleur, elle excite notre compassion. 11 a
marqué un grand désir de votre retour
A MADAME LA BARONNE DE WARENS.
Paris, le iS février 4753.
Vous trouverez ci-joint, ma chère maman,
une lettre de 240 livres. Mon cœur s'afflige
également de la petitesse de la somme et
du besoin que vous en avez : tâchez de pour-
voir aux besoins les plus pressans; cela est
plus aisé où vous êtes qu'ici, où toutes cho-
ses, et surtout le pain, sont d'une cherté
horrible. Je ne veux pas, ma bonne maman,
entrer avec vous dans le détail des choses dont
vous me parlez, parce que ce n'est pas le temps
de vous rappeler quel a toujours été mon sen-
timent sur vos entreprises : je vous dirai seu-
lement qu'au milieu de toutes vos infortunes,
votre raison et votre vertu sont des biens qu'on
ne peut vous ôter, et dont le principal usage se
trouve dans les afflictions.
Votre fils s'avance à grands pas vers sa der-
nière demeure : le mal a fait un si grand pro-
grès cet hiver, que je ne dois plus m'attendre
à en voir un autre. J'irai donc à ma destination
avec le seul regret de vous laisser malheu-
reuse.
On donnera, le premier de mars, la première
représentation du Devin à l'Opéra de Paris : je
me ménage jusqu'à ce temps-là avec un soin
extrême, afin d'avoir le plaisir de le voir. Il
sera joué aussi, le lundi gras, au château de
Beilevue, en présence du roi ; et madame la
marquise de Pompadour y fera un rôle. Comme
tout cela sera exécuté par des seigneurs et da-
mes de la cour, je m'attends à être chanté faux
et estropié; ainsi je n'irai point. D'ailleurs,
n'ayant pas voulu être présenté au roi, je ne
veux rien faire de ce qui auroit l'air d'en cher-
cher de nouveau l'occasion : avec toute cette
gloire, je continue à vivre de mon métier de
copiste qui me rend indépendant, et qui me
rendroit heureux si mon bonheur pouvoil se
faire sans le vôtre et sans la santé.
J'ai quelques nouveaux ouvrages à vous en-
voyer, et je me servirai pour cela de la voie de
M. Léonard ou de celle de l'abbé Giloz, faute
d'en trouver de plus directes.
Adieu, ma très-bonne maman, aimez tou-
jours un fils qui voudroit vivre plus pour vous
que pour lui-même.
A MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR,
Qui m'avoit envoyé cinquante louis pour une représentation dn
Devin du village, qu'elle avoit donnée au château de Bei-
levue, et où elle avoit fait un rdie.
Paris, le 7 mars 1753.
Madame,
En acceptant le présent qui m'a été remis de
votre part, je crois avoir témoigné mon respect
pour la main dont il vient; et j'ose ajouter, sur
rhonneur que vous avez fait à mon ouvrage,
que des deux épreuves où vous mettez ma
modération, l'intérêt n'est pas la plus dange-
reuse.
Je suis avec respect, etc.
A M. FRÉRON {*).
Paris, le 21 juillet 1733.
Puisque vous jugez à propos, monsieur, de
faire cause commune avec l'auteur de la lettre
d'un hermite à J. J. Rousseau, vous trouverez
fort bon, sans doute, que celte réponse vous
soit aussi commune à tous deux. Quant à lui,
si une pareille association l'offense, il ne
doit s'en prendre qu'à lui-même, et son pro-
cédé peu honnête a bien mérité cette humilia-
tion.
Vous avez raison de dire que le faux hermite
a pris le masque : il l'a pris en^ffet de plus
d'une manière; mais j'ai peine à concevoir
comment cet artifice la mis en droit de me
parler avec plus de franchise : car je vous
C) Cette lettre n'a été ni imiHimée ni envoyée.
ANNÉE 1753.
i>09
avoue que cela lui donne à mes yeux beaucoup
moins l'air d'un homme franc que celui d'un
fourbe et d'un lâche, qui cherche à se mettre
à couvert pour faire du mal impunément. Mais
il s'est trompé : le mépris public a suffi pour
ma vengeance , et je n'ai perdu à tout cela
qu'un sentiment fort doux, qui est l'estime que
je croyois devoir à un honnête homme (').
Je n'ai pas dessein d'entreprendre contre lui
la défense du Devin du village. Il doit être per-
mis à un hermite plus qu'à tout autre de mal
parler d'opéra ; et je ne m'attends pas que ce
soit vous qui trouviez mauvais qu'on décide le
plus hautement des choses que l'on connoit le
moins.
La comparaison de J.-J. Rousseau avec une
jolie femme me paroit tout-à-fait plaisante ;
elle m'a mis de si bonne humeur, que je veux
prendre, pour cette fois, le parti dos dames,
et je vous demanderai d'abord de quel droit
vousconcluez contre celle-ci, que se laisser voir
à la promenade soit une preuve qu'elle a envie
de plaire, si elle ne donne d'ailleurs aucune
marque de ce désir. La jolie femme seroit en-
core bien mieux justifiée, si, dans le goût
supposé de se plaire à elle-même, il lui étoit
impossible de se voir sans se montrer, et que
l'unique miroir fût, par exemple, dans la place
publique : car alors il est évident que, pour
satisfaire sa propre curiosité, il faudroit bien
qu'elle livrât son visage à celle des autres, sans
qu'on pût l'accuser d'avoir cherché à leur
plaire, à moins qu'un air de coquetterie, et
toutes les minauderies des femmes à préten-
tions, n'en montrassent le dessein. Il vous reste
donc, à l'hermite et à vous, monsieur, de nous
dire les démarches qu'a faites J.-J. Rousseau
pour captiver la bienveillance des spectateurs,
les cabales qu'il a formées, ses flatteries envers
le public, la cour qu'il a faite aux grands et
aux femmes, les soins qu'il s'est donnés pour
gagner des preneurs et des partisans : ou bien
il faudra que vous expliquiez quel moyen pou-
voit employer un particulier pour voir son ou-
vrage au théâtre, sans le laisser voir en même
temps au public ; car je ne pouvois pas, comme
Lulli, faire jouer l'opéra pour moi seul, à por-
(*) L'hermite prétendu étoit un M. de Bonneval, assez bon
homme et qui ne manquoit pas d'érudition . J'avois eu avec lui
quelques liaisons, et jainai$ aucun démêlé.
T. IV.
tes fermées (').Je trouve cette différence dans
le parallèle, qu'on ne se pare point pour soi
tout seul, et que la plus belle femme, reléguée
pour toujours seule dans un désert, n'y songe-
roit pas même à sa toilette ; au lieu qu'un ama-
teur de musique pourroit être seul au monde,
et ne pas laisser de se plaire beaucoup à la re-
présentation d'un opéra. Voilà, monsieur, ce
que j'ai à vous répondre, à vous et à votre ca-
marade, au nom de la jolie femme et au mien.
Au reste, un hermite qui no parle que des
femmes, de toilette et dopera, ne donne
guère meilleure opinion de sa vertu que les
procédés du vôtre n'en donnent de son carac-
tère, et sa lettre de son esprit.
Vous me reprochez, monsieur, un crime
dqnt je fais gloire, et que je tâche d'aggra-
ver de jour en jour. Il ne vous est pas, sans
doute, aisé de concevoir comment on peut jouir
de sa propre estime : mais afin que vous ne
vous fassiez pas faute, ni l'hermite ni vous, de
donner à un tel sentiment ces qualifications si
menaçantes que vous n'osez même les nommer,
je vous déclare derechef très-publiquement que
je m'estime beaucoup, et que je ne désespère
pas de venir à bout de m'estimer beaucoup
davantage. Quant aux éloges qu'on voudroit
me donner, et dont vous me faites d'avance
un crime, pourquoi n'y consentirois-je pas?
Je consens bien à vos injures, et vous voyez
assez qu'il n'y a guère plus de modestie à
l'un de ces consentemens qu'à l'autre. En me
reprochant mon orgueil, vous me forcez d'en
avoir; car, fùt-on d'ailleurs le plus modeste
de tous les hommes, comment ne pas un peu
s'en faire accroire, en recevant les mêmes hon-
neurs que les Voltaire, les Montesquieu et tous
les hommes illustres du siècle, dont vos satires
font l'éloge presque autant que leurs propres
écrits? Aussi crois-je vous devoir des remer-
cimens, et non des reproches, pour avoir ac-
quiescé à ma prière, quand, persuadé avec
tout le public que vos louanges déshonorent
un homme de lettres, je vous fis demander,
par un de vos amis, de m'épargner sur ce
point, vous laissant toute liberté sur les in-
jures. Si vous vous y fussiez borné selon votre
(') C'est ainsi que Lulli fit joner une fols «on opéra A'Armlde:
voyant qu'il ne réussissoit pas, il s'applaudit lui-même i haute
voix en sortant i tout fut plein à la représentation suivante.
2î0
GORHESPONDANGK.
coutume, je ne vous aurois jamais répondu ;
mais en repoussant la petite et nouvelle at-
taque que vous portez aux vérités que j'ai
démontrées, on peut relever charitablement
vos invectives, comme on met du foin à la
corne d'un méchant bœuf.
Tout ce qui me fâche de nos petits démêlés
est le mal qu'ils vont faire à mes ennemis.
Jeunes barbouilleurs, qui n'espérez vous faire
un nom qu'aux dépens du mien, toutes les
offenses que vous me ferez sont oubliées
d'avance, et je les pardonne à l'étourderie de
votre âge ; mais l'exemple de i'hermite m'as-
sure de ma vengeance : elle sera cruelle sans
que j'y trompe, et je vous livre aux éloges de
M. Fréron.
Je reviens à vous, monsieur; et, puisque
vous le voulez, je vais lâcher d'éclaircir avec
vous quelques idées relatives à une question
pendante depuis long-temps devant le public.
Vous vous plaignez que cette question est de-
venue ennuyeuse et trop rebattue : vous devez
le croire ; car nul n'a plus travaillé que vous à
faire que cela fût vrai.
Quant à moi, sans revenir sur des vérités
démontrées, je me contenterai d'examiner l'in-
génieux et nouveau problème que vous avez
imaginé sur ce sujet; c'est d engager quelque
académie à proposer cette question intéres-
sante : Si le jour a contribué à épurer le&
mœurs? Après quoi, prenant la négative, vous
direz de fort belles choses en faveur des ténè-
bres et de l'aveuglement ; vous louerez la mé-
thode de courir, les yeux fermés, dans le pays
le plus inconnu; de renoncer à toute lumière
pour considérer les objets; en un mot, comme
le renard écourté, qui vouloit que chacun se
coupât la queue, vous exhorterez tout le monde
à s'ôter, au propre, l'organe qui vous manque
au figuré.
Sur le ton qu'on me dit qui règne dans vos
petites feuilles, je juge que vous avez dû vous
applaudir beaucoup d'avoir pu tourner en ri-
dicule une des plus graves questions qu'on
puisse agiter : mais vous avez déjà fait vos
preuves ; et après avoir si agréablement plai-
santé sur V Esprit des Lois, il n'est pas difficile
(l'en faire autant sur quelque sujet que ce soit.
Dans cette occasion, jai trouvé votre plaisan-
terie assez bonne, et je pense, en général.
que si c'est la seule arme que vous osiez ma-
nier, vous vous en servez quelquefois avec
assez d'adresse pour blesser Je mérite et la vé-
rité ; mais trouvez bon qu'en vous laissant les
rieurs, je réclame les amis de la raison; aussi
bien, que feriez-vous de ces gens-là dans votre
parti ?
Vous trouvez donc, monsieur, que la science
est à l'esprit ce que la lumière est au corps.
Cependant, en prenant ces mots dans votre
propre sens, j'y vois cette différence que,
sans l'usage des yeux, les hommes ne pour-
roient se conduire ni vivre; au lieu qu'avec le
secours de la seule raison, et les plus simples
observations des sens, ils peuvent aisément se
passer de toute étude. La terre s'est peuplée,
et le genre humain a subsisté, avant qu'il fût
question d'aucune de ces belles connoissances :
croyez-vous qu'il subsisteroit dans une éter-
nelle obscurité? C'est la raison, mais non la
science, qui est à l'esprit ce que la vue est au
corps.
Une autre différence non moins importante
est que, quoique la lumière soit une condition
nécessaire sans laquelle les choses dont vous
parlez ne se feroient pas, on ne peut dire, en
aucune manière, que le jour soit la cause de
ces choses-là; au lieu que j'ai fait voir com-
ment les sciences sont la cause des maux que
je leur attribue. Quoique le feu brûle un corps
combustible qu'il touche, il ne s'ensuit pas que
la lumière brûle un corps combustible qu'elle
éclaire : voilà pourtant la conclusion que vous
tirez.
Si vous aviez pris la peine de lire les écrits
que vous me faites l'honneur de mépriser, et
que vous devez du moins fort haïr, car ils sont
d'un ennemi des méchans, vous y auriez vu
une distinction perpétuelle entre les nom-
breuses sottises que nous honorons du nom de
science, celles, par exemple, dont vos recueils
sont pleins, et la connoissance réelle de la vé-
rité ; vous y auriez vu, par l'énumération des
maux causés par la première , combien la
culture en est dangereuse; et, par l'examen de
l'esprit de l'homme, combien il est incapable de
la seconde, si ce n'est dans les choses immé-
diatement nécessaires à sa conservation, et sur
lesquelles le plus grossier paysan en sait du
moins autant que le meilleur philosophe. Do
ANNÉE 1755.
2H
sorte que, pour mettre quelque apparence de
parité dans les deux questions, vous deviez
supposer non-seulement un jour illusoire et
trompeur, qui ne montre les choses que sous
une fausse apparence, mais encore un vice
dans l'organe visuel , qui altère la sensation de
la lumière, des figures et des couleurs; et alors
vous eussiez trouvé qu'en effet il vaudroit
encore mieux rester dans une éternelle obscu-
rité que de ne voir à se conduire que pour
s'aller casser le nez contre des rochers, ou se
vautrer dans la fange , ou mordre et déchirer
tous les honnêtes gens qu'on pourroit attein-
dre. La comparaison du jour convient à la
raison naturelle, dont la pure et bienfaisante
lumière éclaire el guide les hommes : la science
peut mieux se comparer à ces feux follets qui,
dit-on, ne semblent éclairer les passans que
pour les mener à des précipices.
Pénétré d'une sincère admiration pour ces
rares génies dont les écrits immortels et les
mœurs pures et honnêtes éclairent et instrui-
sent l'univers, j'aperçois chaque jour davan-
tage le danger qu'il y a de tolérer ce tas de
grimauds, qui ne déshonorent pas moins la lit-
térature par les louanges qu'ils lui donnent, que
par la manière dont ils la cultivent. Si tous les
hommes éloient des Montesquieu , des Buffon ,
des Duclos, etc., je désirerois ardemment qu'ils
cultivassent toutes les sciences, afin que le
genre humain ne fîlt qu'une société de sages ;
mais vous, monsieur, qui sans doute êtes si
modeste, puisque vous rae reprochez tant mon
orgueil, vous conviendrez volontiers, je m'as-
sure, qui si tous les hommes étoient des Frérons,
leurs livres n'offriroient pas des instructions
fort utiles, ni leur caractère une société fort
aimable.
Ne manquez pas, monsieur, je vous prie,
quand votre pièce aura remporté le prix , de
faire entrer ces petits éclaircissemens dans la
préface. En attendant, je vous souhaite bien
des lauriers ; mais si, dans la carrière que vous
allez courir, le succès ne répond pas à votre
attente, gardez-vous de prendre, comme vous
dites, le parti de vous envelopper dans votre
propre estime ; car vous auriez là un méchant
manteau.
A M. lVbbé raynal.
Sur l'usage dangereux des mteiuile» de cuivre.
Juil'et 175S.
Je crois, monsieur, que vous verrez avec
plaisir l'extrait ci-joint d'une lettre de Stoc-
kholm, que la personne à qui elle est adressée
me charge de vous prier d'insérer dans le
Mercure. L'objet en est de la dernière impor-
tance pour la vie des hommes; et plus la né-
gligence du public est excessive à cet égard,
plus les citoyens éclairés doivent redoubler do
zèle et d'activité pour la vaincre.
Tous les chimistes de lEurope nous aver-
tissent depuis long-temps des mortelles qua-
lités du cuivre, et des dangers auxquels on
s'expose en faisant usage de ce pernicieux mé-
tal dans les batteries de cuisine. M. Rouelle, do
l'Académie des Sciences, est celui qui en a dé-
montré plus sensiblement les funestes effets,
et qui s'en est plaint avec le plus de véhémence.
M. Thierri, docteur en médecine, a réuni
dans une savante thèse qu'il soutint en i749,
sous la présidence de M. Falconnet, une mul-
titude de preuves capables d'effrayer tout
homme raisonnable qui fait quelque cas de sa
vie et de celle de ses concitoyens. Ces physi-
ciens ont fait voir que le vert-de-gris, ou le
cuivre dissous, est un poison violent dont l'effet
est toujours accompagné de symptômes af-
freux ; que la vapeur même de ce métal est
dangereuse, puisque les ouvriers qui le tra-
vaillent sont sujets à diverses maladies mor-
telles ou habituelles; que toutes les menstrues,
les graisses, les sels, et l'eau même , dissolvent
le cuivre, et en font du vert-de gris ; que l'éta-
mage le plus exact ne fait que diminuer cette
dissolution ; que l'étain qu'on emploie dans cet
éiamage n'est pas lui-même exempt de danger,
malgré l'usage indiscret qu'on a fait jusqu'à
présent de ce métal, et que ce danger est plus
grand ou moindre, selon les différons étains
qu'on emploie, en raison de l'arsenic qui entre
dans leur composition, ou du plomb qui entre
dans leur alliage (*) ; que même en supposante
(') Oiie le plomb dissous soit un poison, les accidens funes-
tes que' causent tous les jours les vins falsiliés avec delà lilharge
ne le prouvent que tiop. Ainsi, pour employer ce métal avec
sûreté, il est important de bien conuoitre les dissoUans
(jiii l'attaquent. -^ •
212
CORUESPONDANCE.
l'éiamago une précaution suffisante, c'est une
imprudence impardonnable de faire dépendre
la vie et la santé des hommes d'une lame d'étain
très-déliée, qui s'use très-promptement (') , et de
l'exactitude des domestiques et des cuisiniers
qui rejettent ordinairement les vaisseaux ré-
cemment étamés, à cause du mauvais goîit que
donnent les matières employées à l'étamage :
ils ont fait voir combien d'accidens affreux,
produits par le cuivre, sont attribués tous les
jours à des causes toutes différentes ; ils ont
prouvé qu'une multitude de gens périssent, et
qu'un plus grand nombre encore sont attaqués
do mille différentes maladies, par l'usage de ce
métal dans nos cuisines et dans nos fontaines,
sans se douter eux-mêmes de la véritable cause
de leurs maux. Cependant , quoique la manu-
facture d'ustensiles de fer battu et étamé, qui
est établie au faubourg Saint-Antoine, offre
des moyens faciles de substituer dans les cuisi-
nes une batterie moins dispendieuse, aussi com-
mode que celle de cuivre, et parfaitement saine,
au moins quant au métal principal , l'indolence
ordinaire aux hommes sur les choses qui leur
sont véritablement utiles, et les petites maximes
que la paresse invente sur les usages établis,
surtout quand ils sont mauvais , n'ont encore
laissé que peu de progrès aux sages avis des
chimistes, et n'ont proscrit le cuivre que de
peu de cuisines. La répugnance des cuisiniers
à employer d'autres vaisseaux que ceux qu'ils
connoissent est un obstacle dont on ne sent
toute la force que quand on connoît la paresse
et la gourmandise des maîtres. Chacun sait que
la société abonde en gens qui préfèrent l'indo-
lence au repos, et le plaisir au bonheur ; mais
on a bien de la peine à concevoir qu'il y en ait
qui aiment mieux s'exposer à périr, eux ettoute
leur famille, dans des tourmens affreux , qu'à
manger un ragoût brûlé.
Il faut raisonner avec les sages, et jamais
avec le public. Il y a long-temps qu'on a com-
paré la multitude à un troupeau de moutons ; il
faut des exemples au lieu de raisons ; car cha-
(') U est aisé de démontrer que, de quelque manière qu'on
8'y prenne, on ne sauroit, dans les usages des vaisseaux de
cuisine, s'assurer pour un seul jour l'étamage le plus solide ;
car, comme l'étain entre en fusion à un degré de feu fort infé-
rieur à celui de la graisse bouillante, toutes les fois qu'un cui-
sinier fait roussir du beurre, il ne lui est pas possible de garan-
tir de la fusion quelque partie de l'étamage, ni par consé(iuent
le ragoût du contact du cuivre.
cun craint beaucoup plus d'être ridicule que
d'être fou et méchant. D'ailleurs dans toutes
les choses qui concernent l'intérêt commun,
presque tous, jugeant d'après leurs propres
maximes, s'attachent moins à examiner la force
des preuves qu'à pénétrer les motifs secrets de
celui qui les propose ; par exemple, beaucoup
d'honnêtes lecteurs soupçonneroient volontiers
qu'avec de l'argent le chef de la fabrique de
fer battu , ou l'auteur des fontaines domesti-
ques, excite mon zèle en cette occasion ; dé-
fiance assez naturelle dans un siècle de char-
latanerie, où les plus grands fripons ont tou-
jours l'intérêt public dans la bouche. L'exemple
est en ceci plus persuasif que le raisonnement,
parce que, la même défiance ayant vraisem-
blablement dû naître aussi dans l'esprit des
autres, on est porté à croire que ceux qu'elle
n'a point empêchés d'adopter ce que l'on pro-
pose, ont trouvé pour cela des raisons décisives.
Ainsi, au lieu de m'arrêter à montrer combien
il est absurde, même dans le doute, de laisser
dans la cuisine des ustensiles suspects de poi-
son, il vaut mieux dire que M. Duverney vient
d'ordonner une batterie de fer pour l'école mi-
lîtaire ; que M. le prince de Conti a banni tout
le cuivre delà sienne; que M. le duc de Duras,
ambassadeur en Espagne , en a fait autant ; et
que son cuisinier, qu'il consulta là-dessus, lui
dit nettement que tous ceux de son métier qui
ne s'accommodoient pas de la batterie de fer,
tout aussi bien que de celle de cuivre, étoicnt
des ignorans ou des gens de mauvaise volonté.
Plusieurs particuliers ont suivi cet exemple,
que les personnes éclairées, qui m'ont remis
l'extrait ci-joint, ont donné depuis long-temps,
sans que leur table se ressente le moins du
monde de ce changement, que par la con-
fiance avec laquelle on peut manger d'excellens
ragoûts, très-bien préparés dans des vaisseaux
de fer.
Mais que peut-on mettre sous les yeux du
public de plus frappant que cet extrait même?
S'il y avoit au monde une nation qui dût s'op-
poser à l'expulsion du cuivre, c'est certaine-
ment la Suède, dont les mines de ce métal font
la principale richesse, et dont les peuples, en
général, idolâtrent leurs anciens usages. C'est
pourtant ce royaume, si riche en cuivre, qui
donne l'exemple aux autres d'ôter à ce métal
ANNEE 1754.
215
tous les emplois qui le rendent dangereux , et
qui intéressent la vie des citoyens ; ce sont ces
peuples, si attachés à leurs vieilles pratiques,
qui renoncent sans peine à une multitude de
commodités qu'ils retiroient de leurs mines,
dès que la raison et l'autorité des sages leur
montrent le risque que l'usage indiscret de ce
métal leur fait courir. Je voudrois pouvoir es-
pérer qu'un si salutaire exemple sera suivi
dans le reste de l'Europe, où l'on ne doit pas
avoir la même répugnance à proscrire , au
moins dans les cuisines, un métal que l'on
tire de dehors. Je voudrois que les averlisse-
mens publics des philosophes et des gens de
lettres réveillassent les peuples sur les dangers
de toute espèce auxquels leur imprudence les
expose, et rappelassent plus souvent à tous les
souverains que le soin de la conservation des
hommes n'est pas seulement leur premier de-
voir, mais aussi leur plus grand intérêt.
Je suis, etc.
A H. LE COMTE d'aRGENSON,
Ministre et secrétaire d'état C).
Paris, le 6 mars 17S4.
Monsieur ,
Ayant donné, l'année dernière, à l'Opéra, un
intermède intitulé le Devin du village, sous
des conditions que les directeurs de ce théâtre
ont enfreintes, je vous supplie d'ordonner que
la partition de cet ouvrage me soit rendue , et
que les représentations leur en soient à jamais
interdites, comme d'un bien qui ne leur ap-
partient pas; restitution à laquelle ils doivent
avoir d'autant moins de répugnance, qu'après
quatre-vingts représentations en doubles il ne
leur reste aucun parti à tirer de la pièce, ni
aucun tort à faire à l'auteur. Le mémoire ci-
joint (*) contient les justes raisons sur lesquel-
les cette demande est fondée. On oppose à ces
raisons des règlemens qui n'existent pas, et qui,
quand ils existeroient, ne sauroient les détruire,
puisque le marché par lequel j'ai cédé mon ou-
vrage étant rompu, cet ouvrage me revient en
(') L'Académie royale de musique étoit de son déparlement.
(*)Ce mémoire étoit à peu près le même que celui que l'on
trouvera ci-aprés, à la suite de la lettre de M. de Saint-Flo-
reoUu, «I février 1759. G. P.
toute justice. Permettez, monsieur le comte,
que j'aie recours à la vôtre en cette occasion,
et que j'implore celle qui m'est due (').
Je suis avec un profond respect , etc.
A M. LE COMTE DE TORPIN,
Qui m'arolt adressé uneépitre I la tête des jémusemem phi-
losophiques et littéraires des deux amis
Paris, le 12 mai 1754.
En vous faisant mes remerctmens, monsieur,
du recueil que vous m'avez envoyé, j'en ajou-
terois pour l'épître qui est à la tête, et qu'on
prétend m'être adressée C^), si la leçon qu'elle
contient n'étoit gâtée par l'éloge qui l'accom-
pagne, et que je veux me hâter d'oublier, pour
n'avoir point de reproches à vous faire.
Quant à la leçon, j'en trouve les maximes
très-sensées ; il ne leur manque, ce me sem-
ble, qu'une plus juste application. Il faudroit
que je changeasse étrangement d'humeur et de
caractère, si jamais les devoirs de l'humanité
cessoient de m'être chers, sous prétexte que
les hommes sont méchans. Je ne punis ni moi,
ni personne, en me refusant à une société trop
nombreuse. Je délivre les autres du triste spec-
tacle d'un homme qui souffre, ou d'un obser-
vateur importun , et je me délivre moi-même
de la gêne où me mettroit le commerce de beau-
coup de gens dont heureusement je ne connoî-
trois que les noms. Je ne suis point sujet à l'en-
nui que vous me reprochez ; et si j'en sens
quelquefois, c'est seulement dans les belles as-
semblées, où j'ai l'honneur de me trouver fort
déplacé de toutes façons. La seule société qui
m'ait paru désirable est celle qu'on entretient
avec ses amis, et j'en jouis avec trop de bon-
heur pour regretter celle du grand monde. Au
reste, quand je haïrois les hommes autant que
je les aime et que je les plains, j'ai peur que les
voir de plus près ne fût un mauvais moyen de
me raccommoder avec eux; et, quelque heu-
reux que je puisse être dans mes liaisons, il me
(<) • Je joignis à ma lettre à M. d'Argenson un mémoire qui
étoit sans répliciue et qui demeura sans réponse et sans efret,
ainsi que ma lettre. Le silence de cet homme injuste me resta
sur le cœur, et ne contribua pas à augmenter l'estime très-mé-
diocre que j'eus toujours pour son caractère et pour ses talens.»
( Confessions, livre VIU.)
(^) Il n'y a que les lettres initiales de mon nom.
2f4
CORRESPONDANCE.
seroit difficile de me trouver jamais avec per-
sonne aussi bien que je suis avec moi-même.
J'ai pensé que me justifier devant vous étoit
la meilleure preuve que je pouvois vous donner
que vos avis ne m'ont pas déplu, et que je fais
cas de votre estime. Venons à vous, monsieur,
par qui j'aurois dû commencer ; j'ai déjà lu une
partie de voire ouvrage, et j'y vois avec plaisir
l'usage aimable et honnête que vous et votre
ami faites de vos loisirs et de vos talens. Votre
recueil n'est pas assez mauvais pour devoir
vous rebuter du travail, ni assez bon pour
vous ôter l'espoir d'en faire un meilleur dans
la suite. Travaillez donc sous vos divins maî-
tres à étendre leurs droits et votre gloire. Vain-
cre, comme vous avez commencé, les préjugés
de votre naissance et de votre état, c'est se
mettre fort au-dessus de l'une et de l'autre. Mais
joindre l'exemple aux leçons de la vertu, c'est
ce qu'on a droit d'attendre de quiconque la
prêche dans ses écrits. Tel est l'honorable en-
gagement que vous venez de prendre, et que
vous travaillez à remplir.
Je suis de tout mon cœur, etc.
A M. d'alembert.
Ce 26 juin 4734.
Je vous renvoie, monsieur, la lettre C, que
je n'ai pu relire plus tôt, ayant toujours été
malade. Je ne sais point comment on résiste à
la manière dont vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire, et je serois bien fâché de le savoir.
Ainsi j'entre dans toutes vos vues et j'ap-
prouve les changemens que vous avez jugé à
propos de faire : j'ai pourtant rétabli un ou
deux morceaux que vous aviez supprimés,
parce qu'en me réglant sur le principe que
vous avez établi vous-même il m'a semblé que
ces morceaux faisoient àlachose, ne marquoient
point d'humeur, et ne disoient point d'injures.
Cependant je veux que vous soyez absolument
le maître, et je soumets le tout à votre équité
et à vos lumières.
Je ne puis assez vous remercier de votre dis-
cours préliminaire. J'ai peine à croire que vous
ayez eu beaucoup plus de plaisir à le faire que
moi à le lire. La chaîne encyclopédique, sur-
tout, m'a instruit et éclairé, et je me propose !
de la relire plus dune fois. Pour ce qui con-
cerne ma partie, je trouve votre idée sur l'imi-
tation musicale très-juste et très-neuve. En ef-
fet, à un très-petit nombre de choses près, l'art
du musicien ne consiste point à peindre immé-
diatement les objets, mais à mettre l'âme dans
une disposition semblable à celle où la mettroit
leur présence. Tout le monde sentira cela en
vous lisant; et, sans vous, personne peut-être
ne se fût avisé de le penser. C'est là, comme
dit La Mothe :
De ce vrai dont tous les esprits
Ont en eux-mêmes la semence;
Que l'on sent, mais qu'on est surpris
De trouver vrai, quand on y pense.
II y a très-peu d'éloges auxquels je sois sen-
sible ; mais je le suis beaucoup à ceux qu'il
vous a plu de me donner. Je ne puis m'empô-
cher de penser avec plaisir que la postérité
verra, dans un tel monument, que vous avez
bien pensé de moi.
Je vous honore du fond de mon âme, et suis
de la même manière, monsieur, votre très-
humble, etc.
A MADAME GONCERU, «-
née Rousseau.
Genève, le II juillet 1754.
Il y a quinze jours, ma très-bonne et très-
chère tante, que je me propose, chaque ma-
tin, de partir pour aller vous voir, vous em-
brasser et mettre à vos pieds un neveu qui se
souvient, avec la plus tendre reconnoissance,
des soins que vous avez pris de lui pendant son
enfance, et de l'amitié que vous lui avez tou-
jours témoignée. Des soins indispensables m'ont
empêché jusqu'ici de suivre le penchant de mon
cœur, et me retiendront encore quelques jours;
mais rien ne m'empêchera de satisfaire mon
empressement à cet égard le plus tôt qu'il me
sera possible ; et j'aime encore mieux un retard,
qui me laissera le loisir de passer quelque
temps près de vous, que d'être obligé d'aller
et revenir le même jour. Je ne puis vous dire
quelle fête je me fais de vous revoir, et de re-
trouver en vous cette chère et bonne tante, que
je pouvois appeler ma mère, par les bontés
qu'elle avoit pour moi, et à laquelle je ne pense
jamais sans un véritable attendrissement. Je
ANiNÉK 1754.
21i
vous prie do témoigner à M. Gonceru le plaisir
que j'aurai aussi de le revoir et d'être reçu de
lui avec un peu do la môme bonté que vous
avez toujours eue pour moi. Je vous embrasse
de tout mon cœur l'un et l'autre, et suis avec le
plustcndrcetplusrespeclueuxattachement,etc.
A M. VERNES.
Paris, le 13 octobre 1734.
II faut vous tenir parole, monsieur, et satis-
faire en même temps mon cœur et ma con-
science ; car, estime, amitié, souvenir, recon-
noissance, tout vous est dû, et je m'acquitterai
de tout cela sans songer que je vous le dois.
Aimons-nous donc bien tous deux, et hâtons-
nous d'en venir au point de n'avoir plus besoin
de nous le dire.
J'ai fait mon voyage très-heureusement et
plus promptemcnt encore que je n'espérois. Je
remarque que mon retour a surpris bien des
gens, qui vouloient faire entendre que la ren-
trée dans le royaume m'étoit interdite, et que
j'étois relégué à Genève ; ce qui seroit pour
moi comme pour un évêque françois, être relé-
gué à la cour. Enfin m'y voici, malgré eux et
leurs dents, en attendant que le cœur me ra-
mène où vous êtes, ce qui se feroit dès à pré-
sent, si je neconsultois que lui. Je n'ai trouvé
ici aucun de mes amis. Diderot est à Langres,
Duclos en Bretagne, Grimm en Provence, d'A-
lembert même est en campagne; de sorte qu'il
ne me reste ici que des connoissances dont je
ne me soucie pas assez pour déranger ma soli-
tude en leur faveur. Le quatrième volume de
V Encyclopédie paroît depuis hier ; on le dit su-
périeur encore au troisième. Je n'ai pas encore
le mien ; ainsi je n'en puis juger parmoi-même.
Des nouvelles littéraires ou politiques, je n'en
sais pas, Dieu merci, et ne suis pas plus cu-
rieux des sottises qui se font dans ce monde
que de celles qu'on imprime dans les livres.
J'oubliai de vous laisser, en partant, les can-
xoni que vous m'aviez demandées : c'est une
étourderie que je réparerai ce printemps, avec
usure, en y joignant quelques chansons fran-
çoises, qui seront mieux du goût de vos dames,
et qu'elles chanteront moins mal.
Mille respects, je vous supplie, à monsieur
votre père et à madame votre mère , et ne
m'oubliez pas non plus auprès de madame vo-
tre sœur, quand vous lui écrirez; je vous prie
de me donner particulièrement de ses nou-
velles; je me recommande encore à vous pour
faire une ample mention de moi dans vos voya-
ges de Séchéron, au cas qu'on y soit encore.
Item, à monsieur, madame et mademoiselle
Mussard, à Châtelaine : votre éloquence aura
de quoi briller à faire l'apologie d'un homme
qui, après tant d'honnêtetés reçues, part et
emporte le chat.
J'ai voulu faire un article à part pour
M. Abauzit. Dédommagez-moi, en mon ab-
sence, de la gêne que m'a causée sa modestie,
toutes les fois que j'ai voulu lui témoigner ma
profonde et sincère vénération. Déclarez-lui
sans quartier tous les sentimens dont vous me
savez pénétré pour lui, et n'oubliez pas de vous
dire à vous-même quelque chose des miens pour
vous.
P. S, Mademoiselle Le Vasseur vous prie
d'agréer ses très-humbles respects. Je me pro-
posois d'écrire à M. de Rochemont ; mais cette
maudite paresse Que votre amitié fasse
pour la mienne auprès de lui, je vous en sup-
plie.
A H. PERDRIAU, A GENÈVE.
Paris, le 28 novembre 1734.
En répondant avec franchise à votre der-
nière lettre, en déposant mon cœur et mon
sort entre vos mains, je crois, monsieur, vous
donner une marque d'estime et de confiance
moins équivoque que des louanges et des com-
piimens, prodigués par la flatterie plus souvent
que par l'amitié.
Oui, monsieur, frappé des conformités que
je trouve entre la constitution de gouverne-
ment qui découle de mes principes et celle qui
existe réellement dans notre république, je me
suisproposéde lui dédier mon Discours sur l'o-
rigine et les fondemens de Vinégalité : et j'ai
saisi cette occasion, comme un heureux moyen
d'honorer ma patrie et ses chefs par de justes
éloges ; d'y porter, s'il se peut, dans le fond
des cœurs, l'olive que je ne vois encore que
2{6
CORRESPONDANCE.
sur des médailles, et d'exciter en môme temps
les hommes à se rendre heureux par l'exemple
d'un peuple qui l'est ou qui pourroit l'être
sans rien changer à son institution. Je cherche,
en cela , selon ma coutume, moins à plaire
qu'à me rendre utile ; je ne compte pas en par-
ticulier sur le suffrage de quiconque est de
quelque parti ; car, n'adoptant pour moi que
celui de la justice et de la raison, je ne dois
guère espérer que tout homme qui suit d'au-
tres règles puisse être l'approbateur des mien-
nes ; et si cette considération ne m'a point re-
tenu, c'est qu'en toute chose le blâme de
l'univers entier me touche beaucoup moins que
l'aveu de ma conscience. Mais, dites-vous, dé-
dier un livre à la république, cela ne s'est jamais
fait. Tant mieux, monsieur ; dans les choses
louables, il vaut mieux donner l'exemple que
le recevoir, et je crois n'avoir que de trop jus-
tesTaisons pour n'être l'imitateur de personne :
ainsi votre objection n'est, au fond, qu'un pré-
jugé de plus en ma faveur, car depuis long-
temps il ne reste plus de mauvaise action à ten-
ter; et, quoi qu'on en pût dire, il s'agiroit
moins de savoir si la chose s'est faite ou non,
que si elle est bien ou mal en soi, de quoi je
vous laisse le juge. Quant à ce que vous ajou-
tez,qu'après ce qui s'est passé, de telles nou-
veautés peuvent être dangereuses, c'est là une
grande vérité à d'autres égards; mais à celui-
ci, je trouve, au contraire, ma démarche
d'autant plus à sa place, après ce qui s'est
passé, que mes éloges étant pour les magis-
trats, et mes exhortations pour les citoyens, il
convient que le tout s'adresse à la république,
pour avoir occasion de parler à ses divers
membres, et pour ôter à ma dédicace toute
apparence de partialité. Je sais qu'il y a des
choses qu'il ne faut point rappeler ; et j'espère
que vous me croyez assez de jugement pour n'en
user, à cet égard, qu'avec une réserve dans la-
quelle j'ai plus consulté le goût des autres que
le mien ; car je ne pense pas qu'il soit d'une
adroite politique de pousser cette maxime jus-
qu'au scrupule. La mémoire d'Érostrate nous
apprend que c'est un mauvais moyen de faire
oublier les choses que d'ôter la liberté d'en par-
ler; mais si vous faites qu'on n'en parle qu'avec
douleur, vous ferez bientôt qu'on n'en parlera
plus. Il y a je ne sais quelle circonspection pu-
sillanime fort goûtée en ce siècle, et qui,
voyant partout des inconvéniens, se borne, par
sagesse, à ne faire ni bien ni mal : j'aime
mieux une hardiesse généreuse qui, pour bien
faire, secoue quelquefois le puéril joug de la
bienséance.
Qu'un zèle indiscret m'abuse peut-être ; que,
prenant mes erreurs pour des vérités utiles,
avec les meilleures intentions du monde, je
puisse faire plus de mal que de bien ; je n'ai
rien à répondre à cela, si ce n'est qu'une sem-
blable raison devroit retenir tout homme droit,
et laisser l'univers à la discrétion du méchant
et de l'étourdi, parce que les objections tirées
de la seule foiblesse de la nature ont force
contre quelque homme que ce soit, et qu'il
n'y a personne qui ne dût être suspect à soi-
même, s'il ne se reposoit de la justesse de ses
lumières sur la droiture de son cœur : c'est ce
que je dois pouvoir faire sans témérité, parce
que, isolé parmi les hommes, ne tenant à rien
dans la société, dépouillé de toute espèce de
prétention, et ne cherchant mon bonheur même
que dans celui des autres, je crois du moins
être exempt de ces préjugés d'état qui font
plier le jugement des plus sages aux maximes
qui leur sont avantageuses. Je pourrois, il est
vrai, consulter des gens plus habiles que moi,
et je le ferois volontiers, si je ne savois que
leur intérêt me conseillera toujours avant leur
raison. En un mot, pour parler ici sans détour,
je me fie encore plus à mon désintéressement
qu'aux lumières de qui que ce puisse être.
Quoique en général je fasse très-peu de cas
des étiquettes de procédés, et que j'en aie de-
puis long-temps secoué le joug plus pesant
qu'utile, je pense avec vous qu'il auroit conve-
nu d'obtenir l'agrément de la république ou du
Conseil, comme c'est assez l'usage en pareil
cas; et j'étois si bien de cet avis, que mon
voyage fut fait en partie dans l'intention de
solliciter cet agrément; mais il me fallut peu
de temps et d'observations pour reconnoître
l'impossibilité de l'obtenir ; je sentis que, de-
mander une telle permission, cétoit vouloir un
refus, et qu'alors ma démarche, qui pèche
tout au plus contre une certaine bienséance
dont plusieurs se sont dispensés, seroit par là
devenue une désobéissance condamnable si j'a^
vois persisté, ou l'étourderied'un sot, si j'eusse
ANNÉE i7U.
217
abandonné mon dessein ; car ayant appris que
dès le mois de mai dernier il s'étoit fait, à mon
insu, des copies de l'ouvrage et de la dédicace,
dont je n etois plus le maitrede prévenirl'abus,
je vis que je ne l'étois pas non plus de renoncer
à mon projet, sans m'exposer à le voir exécu-
ter par d'autres.
Votre lettre m'apprend elle-même que vous
ne sentez pas moins que moi toutes les difficul-
tés que j'avois prévues; or, vous savez qu'à
force de se rendre difficile sur les permissions
indifférentes, on invite les hommes à s'en pas-
ser. C'est ainsi que l'excessive circonspection
du feu chancelier, sur l'impression des meil-
leurs livres, fit enfin qu'on ne lui présentoit
plus de manuscrit, et que les livres ne s'im-
primoicnt pas moins, quoique cette impression,
faite contre les lois, fût réellement criminelle,
au lieu qu'une dédicace non communiquée n'est
tout au plus qu'une impolitesse; et loin qu'un
tel procédé soit blâmable par sa nature, il est,
au fond, plus conforme à l'honnêteté que l'u-
sage établi ; car il y a je ne sais quoi de lâche à
demander aux gens la permission de les louer,
et d'indécent à l'accorder. Ne croyez pas, non
plus, qu'une telle conduite soit sans exemple :
je puis vous faire voir des livres dédiés à la na-
tion françoise, d'autres au peuple anglois, sans
qu'on ait fait un crime aux auteurs de n'avoir
eu pour cela ni le consentement de la nation,
ni celui du prince, qui sûrement leur eût été
refusé, parce que, dans toute monarchie, le
roi veut être l'état, lui tout seul, et ne prétend
pas que le peuple soit quelque chose.
Au reste, si j'avois eu à m'ouvrir à quel-
qu'un sur cette affaire, ç'auroit été à M. le Pre-
mier moins qu'à qui que ce soit au monde. J'ho-
nore et j'aime trop ce dïgne et respectable ma-
gistrat pour avoir voulu le compromettre en la
moindre chose, et l'exposer au chagrin de dé-
plaire peut-être à beaucoup de gens, en favo-
risant mon projet, ou d'être forcé peut-être à
le blâmer contre son propre sentiment. Vous
pouvez croire qu'ayant réfléchi long-temps sur
les matières de gouvernement je n'ignore pas
la force de ces petites maximes d'état qu'un
sage magistrat est obligé de suivre, quoiqu'il
en sente lui-même toute la frivolité.
Vous conviendrez que je ne pouvois obtenir
l'aveu du Conseil sans que mon ouvrage fût
examiné ; or, pensez-vous que j'ignore ce que
c'est que ces examens, et combien l'amour-
propre des censeurs les mieux intentionnés, et
les préjugés des plus éclairés, leur font mettre
d'opiniâtreté et de hauteur à la place de la rai-
son, et leur font rayer d'excellentes choses,
uniquement parce qu'elles ne sont pas dans
leur manière de penser, et qu'ils ne les ont pas
méditées aussi profondément que l'auteur?
N'ai-je pas eu ici mille altercations avec les
miens? Quoique gens d'esprit et d'honneur, ils
m'ont toujours désolé par de misérables chi-
canes, qui n'avoient pas le sens commun, ni
d'autre cause qu'une vile pusillanimité, ou la
vanité de vouloir tout savoir mieux qu'un au-
tre. Je n'ai jamais cédé, parce que je ne cède
qu'à la raison ; le magistrat a été notre juge, et
il s'est toujours trouvé que les censeurs avoient
tort. Quand je répondis au roi de Pologne, je
devois, selon eux, lui envoyer mon manuscrit,
et ne le publier qu'avec son agrément ; c'étoit,
prétendoient-ils, manquer de respect au père
de la reine que de l'attaquer publiquement,
surtout avec la fierté qu'ils trouvoient dans ma
réponse, et ils ajoutoient même que ma sûreté
exigeoit des précautions ; je n'en ai pris aucune;
je n'ai point envoyé mon manuscrit au prince ;
je me suis fié à l'honnêteté publique, comme je
fais encore aujourd'hui; et l'événement a prouvé
que j'avois raison. Mais, à Genève, il n'en iroit
pas comme ici ; la décision de mes censeurs
seroit sans appel : je me verrois réduit à me
taire, ou à donner sous mon nom le sentiment
d'autrui; et je ne veux faire ni l'un ni l'autre.
Mon expérience m'a donc fait prendre la ferme
résolution d'être désormais mon unique cen-
seur; je n'en aurois jamais de plus sévère, et
mes principes n'en ont pas besoin d'autre, non
plus que mes mœurs ; puisque tous ces gens-là
regardent toujours à mille choses étrangères
dont je ne me soucie point, j'aime mieux m'en
rapporter à ce juge intérieur et incorruptible
qui ne passe rien de mauvais, et ne condamne
rien de bon, et qui ne trompe jamais quand on
le consulte de bonne foi. J'espère que vous
trouverez qu'il n'a pas mal fait son devoir dans
l'ouvrage en question, dont tout le monde sera
content, et qui n'auroit point obtenu l'appro-
bation de personne.
Vous devez sentir encore que l'irrégularité
218 CORRESPONDANCE,
qu'on peut trouver dans mon procédé est toute
à mon préjudice et à l'avantage du gouverne-
ment. S'il y a quelque chose de bon dans mon
ouvrage, on pourra s'en prévaloir; s'il y a
quelque chose de mauvais on pourra le désa-
vouer : on pourra m'approuver ou me blâmer
selon les intérêts particuliers, ou le jugement
du public; on pourroit même proscrire mon
livre, si l'auteur et l'état avoient ce malheur
que le Conseil n'en fût pas content : toutes
choses qu'on ne pourroit plus faire, après en
avoir approuvé la dédicace. En un mot, si j'ai
bien dit en l'honneur de ma patrie, la gloire
en sera pour elle ; si j'ai mal dit, le blâme en
retombera sur moi seul. Un bon citoyen peut-
il se faire un scrupule d'avoir à courir de tels
risques ?
Je supprime toutes les considérations per-
sonnelles qui peuvent me regarder, parce
qu'elles ne doivent jamais entrer dans les motifs
d'un homme de bien, qui travaille pour l'utilité
publique. Si le détachement d'un cœur qui ne
tient ni à la gloire, ni à la fortune, ni même à la
vie, peut le rendre digne d'annoncer la vérité,
j'ose me croire appelé à cette vocation su-
blime : c'est pour faire aux hommes du bien
selon mon pouvoir que je m'abstiens d'en rece-
voir d'eux, et que je chéris ma pauvreté et
mon indépendance. Je ne veux point supposer
que de tels sentimens puissent jamais me nuire
auprès de mes concitoyens ; et c'est sans le pré-
voir ni le craindre que je prépare mon âme à
cette dernière épreuve, la seule à laquelle je
puisse être sensible ; croyez que je veux être,
jusqu'au tombeau, honnête, vrai, et citoyen
zélé, et que s'il falloit me priver, à cette occa-
sion, du doux séjour de la patrie, je couron-
nerois ainsi les sacrifices que j'ai faits à l'amour
des hommes et de la vérité par celui de tous
qui coûte le plus à mon cœur, et qui par con-
séquent m'honore le plus.
Vous comprendrez aisément que cette lettre
est pour vous seul : j'aurois pu vous en écrire
une, pour être vue, dans un style fort diffé-
rent ; mais, outre que ces petites adresses ré-
pugnent à mon caractère, elles ne répugne-
roient pas moins à ce que je connois du vôtre,
et je me saurai gré, toute ma vie, d'avoir pro-
lité de cette occasion de m'ouvrir à vous sans
réserve, et de me confier à la discrétion d'un
homme de bien qui a de l'amitié pour moi.
Bonjour, monsieur ; je vous embrasse de tout
mon cœur avec attendrissement et respect (").
A MADAME LA MARQUISE DE HEMARS.
Paris, Je 20 décembre 175«.
Madame,
Si vous prenez la peine de lire l'incluse, vous
verrez pourquoi j'ai l'honneur de vous l'adres-
ser. Il s'agit d'un paquet que vous avez refusé
de recevoir, parce qu'il n'étoit pas pour vous,
raison qui n'a pas paru si bonne à monsieur
votre gendre. En confiant la lettre à votre pru-
dence, pour en faire l'usage que vous trouve-
rez à propos, je ne puis m'empêcher, madame,
de vous faire réfléchir au hasard qui fait que
cette affaire parvient à vos oreilles. Combien
d'injustices se font tous les jours à l'abri du
rang et de la puissance, et qui restent igno-
rées, parce que le cri des opprimés n'a pas la
force de se faire entendre I C'est surtout, ma-
dame, dans votre condition qu'on doit appren-
dre à écouter la plainte du pauvre, et la voix
de l'humanité, de la commisération, ou du
moins celle de la justice.
Vous n'avez pas besoin, sans doute, de ces,
réflexions, et ce n'est pas à moi qu'il convien-
droit de vous les proposer ; mais ce sont des
avis qui, de votre part, ne sont peut-être pas
inutiles à vos enfans.
Je suis avec respect, etc.
A M. LE COMTE DE LASTIC.
(Incluse dans la précédente.)
Paris, le 20 décembre 1734.
Sans avoir l'honneur, monsieur, d'être connu
de vous, j'espère qu'ayant à vous offrir des
excuses et de l'argent, ma lettre ne sauroitêtre
mal reçue.
J'apprends que mademoiselle de Cléry a en-
voyé de Blois un panier à une bonne vieille
femme, nommée madame Le Vasseur, et si
(') Voyez la lettre du 6 juillet 1735, adressée à M. Vernss.
M. P.
ANNÉE 1755.
219
pauvre qu'elle demeure chez moi ; que ce pa-
nier contenoit, entre autres choses , un pot de
vingt livres de bourre; que le tout est parvenu,
je ne sais comment, dans votre cuisine ; que la
bonne vieille, l'ayant appris, a eu la simplicité
do vous envoyer sa fille , avec la lettre d'avis,
vous redemander son beurre , ou le prix qu'il
a coulé; et qu'après vous être moqués d'elle,
selon l'usage, vous et madame votre épouse,
vous avez, pour toute réponse, ordonné à vos
gens de la chasser.
J'ai tâché de consoler la bonne femmeaffligée,
en lui expliquant les règles du grand monde
et de la grande éducation; je lui ai prouvé que
ce ne seroit pas la peine d'avoir des gens, s'ils
neservoientà chasser le pauvre, quand il vient
réclamer son bien ; et, en lui montrant combien
justice et humanité sont des mots roturiers, je
lui ai fait comprendre, à la fin, qu'elle est trop
honorée qu'un comte ait mangé son beurre.
Elle me charge donc, monsieur, de vous té-
moigner sa reconnoissance de l'honneur que
vous lui avez fait, son regret de l'importunité
qu'elle vous a causée, et le désir qu'elle auroit
que son beurre vous eût paru bon.
Que si par hasard il vous en a coûté quelque
chose pour le port du paquet à elle adressé, elle
offre de vous le rembourser, comme il est
juste. Je n'attends là-dessus que vos ordres
pour exécuter ses intentions, et vous supplie
d'agréer les sentimens avec lesquels j'ai l'hon-
neur d'être, etc. {*).
A MADAME d'ÉPINAY (**).
Ce jeudi matin (20 décembre 175i).
Il faut faire , madame , ce que vous voulez.
(*) Cette lettre et la précédente pourront expliquer une pe-
tite note de l'Héloïse, adressée à l'Homme au beurre. {Note
de Du Peyrou.) — Voyez la cinquième partie, lettre vu vers
la fin.
(") Les éditions de Rousseau les plus complètes ne con-
tiennent que deux de ses lettres à madame d lîpinay, indé-
pendamment de celles qui ont été insérées par lui-même dans
ses ConfeKsions. La publication des Mémoires de cette dame
en a fait coonottre beaucoup d'antres, qui toutes ont été in-
sérées dans cette Correspondance. Nous avions sdiis doute tout
lieu de craindre que ces dernières n'eussent été altérées soit
par madame d'Épinay elle-même, soit par Grimm, qui après
elle resta dépositaire de ses manuscrits. Mais nos doutes à cet
ëKardont bientôt été levés par l'éditeur des Mémoires (M. Bru-
nef), quia eu la complaisance de nous communiquer tous
Les lettres ne seront point envoyées, et M. le
comte de Lastic peut désormais voler le beurre
de toutes les bonnes femmes de Paris sans que
je m'en fâche, laissons donc là M. le comte, et
parlons de votre santé, qu'il ne faut pas met-
tre en jeu pour si peu de chose; je ne sais que
vous dire des ordonnances de M. Tronchiii :
votre expérience me les rend furieusement sus-
pectes ; il a tant de réputation , qu'il pourroit
bien n'être qu'un charlatan. Cependant je vous
avoue que jy tiens encore, et que j'attribue le
malentendu, s'il y en a, à l'inconvénient de
l'éloignemenl. Quoi qu'il en soit, j'approuve
beaucoup le parti que vous avez pris de vous
en tenir à son régime, et de laisser ses drogues :
c'est en général tout l'usage que vous devriez
faire de la médecine; mais il faut choisir un
régime et s'y tenir. Donnez-moi de vos nou-
velles et de celles de madame d'Esclavelles.
Bonjour, madame.
A M. VERNES.
Paris, le 2 avril 1755.
Pour le coup, monsieur, voici bien du re-
tard ; mais, outre que je ne vous ai point caché
mes défauts, vous devez songer qu'un ouvrier
et un malade ne disposent pas de leur temps
les originaux qui sont entre ses mains, en nous permettant
de les examiner à loisir. Nous nous sommes assurés qu'en tout
point l'imprimé y est conforme. A la vérité les lettres anté-
rieurement publiées, ainsi que la longue lettre à Grimm, du
29 octobre 1757, telles qu'on les trouve dans les Mémoires
de madame d'Épinay, si on les compare avec les mêmes let-
tres telles qu'on les a lues jusqu'à présent dans les Confessions
ou dans la Correspondance, offrent des différences même
assez nombreuses, et li Rousseau pourroit peut-être à son tour
être soupçonné d'altération ; mais ce soupçon seroit injuste,
au moins dans ses conséquence!), en ce que ces altérations ne
peuvent avoir été faites dans un dessein digne de blâme. Nouii
pouvons affirmer qu'en général les différences à observer
d'un texte à l'autre ne sont que dans l'expression ou dans l'ar- ,
rangement des mots et dans la disposition des phrases, le
fond des idées restant toujours à peu près le même. La seule
manière raisonnable d'expliquer ces différences est donc de
dire qu'ayant fait uu premier brouillon de ces mêmes lettres,
brouillon qui a servi aux premiers éditeurs, Rousseau dans sa
mise au net a fait, comme il arrive souvent, mais sans aucune
arrière-pensée, les changements et additions qu'il a cru con-
venables. Or c'est pour nous un motif de nous en tenir, jioiir
ces lettres particulièrement, au texte tel qu'il existe dans les
originaux que possède M. Brunet. Au surplus, quand les let-
tres imprimées antérieurement offriront des variantes qui pa-
rottront h quelque égard mériter d'être remarquées, nous au-
ro-.'.s soin de les faire connoltre G. P
2â0
COllRESPONDANCE.
comme ils aimeroicnt le mieux. D'ailleurs, l'a-
mitié se plaît à pardonner, et l'on n'y met guère
la sévérité qu'à la place du sentiment. Ainsi je
crois pouvoir compter sur votre indulgence.
Vous voilà donc, messieurs, devenus auteurs
périodiques. Je vous avoue que ce projet ne
me rit pas autant qu'à vous : j'ai du regret de
voir des hommes faits pour élever des monu-
mens se contenter de porter des matériaux, et,
d'architectes, se faire manœuvres. Qu'est-ce
qu'un livre périodique? un ouvrage éphémère,
sans mérite et sans utilité, dont la lecture, né-
gligée et méprisée par les gens de lettres, ne
sert qu'à donner aux femmes et aux sots de la
vanité sans instruction, et dont le sort, après
avoir brillé le matin sur la toilette, est de mou-
rir le soir dans la garde-robe. D'ailleurs , pou-
vez-vous vous résoudre à prendre des pièces
dans les journaux, et jusque dans le Mercure
et à compiler des compilations? S'il n'est pas
impossible qu'il s'y trouve quelque bon mor-
ceau, il est impossible que, pour le déterrer,
vous n'ayez le dégoût d'en lire toujours une
multitude de détestables. La philosophie du
cœur coûtera cher à l'esprit, s'il faut le rem-
plir de tous ces fatras. Enfin, quand vous au-
riez assez de zèle pour soutenir l'ennui de tou-
tes ces lectures , qui vous répondra que votre
choix sera fait comme il doit l'être, que l'attrait
de vos vues particulières ne l'emportera pas
souvent sur l'utilité publique, ou que, si vous
ne songez qu'à celte utilité, l'agrément n'en
souffrira point? Vous n'ignorez pas qu'un bon
choix littéraire est le fruit du goût le plus ex-
quis; et qu'avec tout l'esprit et toutes les con-
noissances imaginables , le goût ne peut assez
se perfectionner dans une petite ville , pour y
acquérir cette sûreté nécessaire à la formation
d'un recueil. Si le vôtre est excellent, qui le
sentira? S'il est médiocre, et par conséquent
détestable, aussi ridicule que le Mercure suisse,
il mourra de sa mort naturelle , après avoir
amusé pendant quelques mois les caillettes du
pays de Vaud. Croyez-moi, monsieur, ce n'est
point cette espèce d'ouvragequi nous convient.
Dos ouvrages graves et profonds peuvent nous
honorer ; tout le colifichet de cette petite philo-
sophie à la mode nous va fort mal. Les grands
objets, tels que la vertu et la liberté, étendent
et fortifient l'esprit; les petits^ tels que la poé-
sie et les beaux-arts, lui donnent plus de dé-
licatesse et de subtilité. Il faut un télescope
pour les uns et un microscope pour les autres;
et les hommes accoutumés à mesurer le ciel
ne sauroient disséquer des mouches : voilà
pourquoi Genève est le pays de la sagesse et
de la raison, et Paris le siège du goût. Lais-
sons-en donc lesraffinemensà ces myopes de la
littérature, qui passent leur vie à regarder des
cirons au bout de leur nez; sachons être plus
fiers du goût qui nous manque, qu'eux de celui
qu'ils ont ; et, tandis qu'ils feront des journaux
et des brochures pour les ruelles, tâchons de
faire des livres utiles et dignes de l'immorta-
lité.
Après vous avoir tenu le langage de l'ami-
tié, je n'en oublierai pas les procédés ; et, si
vous persistez dans votre projet, je ferai de
mon mieux un morceau tel que vous le sou-
haiterez pour y remplir un vide tant bien que
mal.
\ MADAME d'ÉPINAY.
1753.
Pour Dieu 1 madame , ne m'envoyez plus
M. Malouin. Je ne me porte pas assez bien pour
l'entendre bavarder avec plaisir. J'ai tremblé
hier toute la journée de le voir arriver ; déli-
vrez-moi de la crainte d'en être réduit, peut-
être, à brusquer un honnête homme que j'aime,
et qui me vient de votre part; et ne vous joignez
pas à ces importuns amis qui , pour me faire
vivre à leur mode, me feront mourir de cha-
grin. En vérité, je voudrois être au fond d'un
désert quand je suis malade.
Autre chose : accablé de visites importunes
et de gens incommodes, je respirois en voyant
arriver M. de Saint-Lambert, et je lui contois
mes peines par cette sorte de confiance que j'ai
d'abord pour tous les gens que j'estime et res-
pecte; n'a-t-il pas été prendre cela pour lui?
Du moins, je dois le croire par ce qu'il me dit
en me quittant, et par ce qu'il m'a fait dire par
son laquais. Ainsi , j'ai le bonheur de rassem-
bler autour de moi tout ce que je voudrois fuir,
et d'écarter tout ce que je voudrois voir : cela
n'est assurément ni fort heureux ni fort adroit.
Au reste, je n'ai pas même entendu parler do
ANNÉE 1750
221
Diderot. Que de vocation pour ma solitude et
pour ne plus voir que vous 1 Bonjour, madame.
J'envoie savoir des nouvelles de la santé de
Grimm et de la vôtre. J'ai peur que vous ne
deviniez trop l'état de la mienne par le ton do
ce billet. J'ai passé une mauvaise nuit, durant
laquelle la bile a fomenté, comme vous voyez.
Je suis mieux ce matin. Je vous écris, et tout
se calme insensiblement.
A LA MÊME.
.. .. 1753 (•).
J'ai lu avec grande attention, madame, vos
lettres à monsieur votre fils; elles sont bonnes,
excellentes, mais elles ne valent rien pour lui.
Permettez-moi de vous le dire avec la franchise
que je vous dois. Malgré la douceur et l'onction
dont vous croyez parer vos avis, le ton de ces
lettres, en général, est trop sérieux ;il annonce
votre projet, et, comme vous l'avez dit vous-
même, si vous voulez qu'il réussisse, il ne faut
pas que l'enfant puisse s'en douter; s'il avoit
vingt ans, elles ne seroicnt peut-être pas trop
fortes, mais peut-être seroient-elles encore
trop sèches. Je crois que l'idée de lui écrire
est très-heureusement trouvée, et peut lui for-
mer le cœur et l'esprit, mais il faut deux con-
ditions : c'est qu'il puisse vous entendre et qu'il
puisse vous répondre. Il faut que ces lettres ne
soient faites que pour lui, et les deux que vous
m'avez envoyées seroicnt bonnes pour tout le
monde, excepté pour lui. Croyez-moi, gardez-
les pour un âge plus avancé : failes-lui des con-
tes, faites-lui des fables dont il puisse lui-même
tirer la morale, et surtout qu'il puisse se les
appliquer. Gardez-vous des généralités; on ne
fait rien que de commun et d'inutile en mettant
des maximes à la place des faits; c'est de tout ce
qu'il aura remarqué, en bien ou en mal, qu'il
faut partir. A mesure que ses idées commen-
ceront à se développer, et que vous lui aurez
appris à réfléchir, à comparer, vous propor-
tionnerez le ton de vos lettres à ses progrès et
aux facultés de son esprit. Mais si vous dites à
monsieur votre fils que vous vous appliquez à
(*) Madame d'Épiuay avoit formé le projet d'écrire à son
fila, âgé de douze à treize ans, une suite de lettres propres à
le diriger dans ses seutimens et dans sa conduite sous tous les
rapports. Déjà elle avoit, dans celte idée, écrit deux lettres
quelle communiqua à Rouss-jau pour qu'il lui eu donnât son
avis. G. P.
former son cœur et son esprit; que c'est en
l'amusant que vous lui montrerez la vérité el
ses devoirs, il va être en garde contre tout ce
que vous lui direz; il croira toujours voir sortir
une leçon de votre bouche; tout, jusqu'à sa
toupie, lui deviendra suspect. Agissez ainsi,
mais gardez-en bien le secret.
A quoi sert-il, par exemple, de l'instruire des
devoirs de votre état de mère? Pourquoi lui faire
retentir toujours à l'oreille les mots : soumission,
devoirs, vigilance, raison? Tout cela a un son
effrayant à son âge. C'est avec les actions qui
résultent de ces termes qu'il faut l'apprivoiser;
laissez-lui ignorer leurs qualifications jusqu'à
ce que vous puissiez les lui apprendre par la
conduite qu'il aura tenue; et encore faites-lui
bien sentir, avant tout, l'avantage et l'agré-
ment qu'il en aura recueilli , afin de lui mon-
trer qu'un acte de soumission et de devoir
n'est pas une chose si effrayante qu'il pourroit
se l'imaginer.
Quant à la seconde lettre, si elle ne renferme
pas des choses si contraires à votre but, elle
est au moins remplie d'idées et d'images trop
fortes, non-seulement pour l'âge de monsieur
votre fils, mais même pour un âge beaucoup au-
dessus du sien. Votre définition de la politesse
est juste et délicate, mais il faut y penser à
deux fois pour en sentir toute la finesse f).
Sait-il ce que c'est que l'estime, que la bienveil-
lance? Est-il en état de distinguer l'expression
volontaire ou involontaire d'un cœur sensible?
Comment lui ferez- vous entendre que le corps
ne doit point courir après l'ombre, et que l'om-
bre ne peut exister sans le corps qui la produit?
Prenez garde, madame, qu'en présentant
de trop bonne heure aux enfans des idées for-
tes et compliquées, ils sont obligés de recourir
à la définition de chaque mot. Cette définition
est presque toujours plus compliquée, plus va-
gue que la pensée même ; ils en font une mau-
vaise application, et il ne leur reste que des
idées fausses dans la tête. Il en résulte un au-
tre inconvénient, c'est qu'ils répètent en perro-
(*> Voici quelle étoit cette définition : f La politesse est dans
> un cœur sensible une expression douce, vraie et volontaire
» du sentiment de l'estime et de la bienveillduce. • Plus loin
madame d'Epinay disoit à son iils : « La louange suit la vertu
> comme l'ombre suit le corps ; mais le corps ne doit point
> courir après l'ombre, et l'ombre ne peut exister sans le corps
I qui )a produit. » G. P.
^ââ
COURESPONDAîSGE.
quels de grands mots auxquels ils n'attachent
point de sens, et qu'à vingt ans ils ne sont que
de grands enfans ou de plats importans.
Vous m'avez demandé mon avis par écrit :
madame, le voilà. Je désire que vous vous en
accommodiez, mais il ne m'est pas possible de
vous en donner un autre. Si je ne me suis pas
trompé sur votre compte, vous me pardonne-
rez ma brutalité, et vous recommencerez votre
besogne avec plus de courage et de succès que
jamais.
A H. VERBES.
Paris, le 6 juillet 1733.
Voici, monsieur, une longue interruption;
mais comme je n'ignore pas mes torts , et que
vous n'ignorez pas notre traité, je n'ai rien de
nouveau à vous dire pour mon excuse, et j'aime
mieux reprendre notre correspondance tout
uniment, que de recommencer à chaque fois
mon apologie ou mes inutiles excuses.
Je suppose que vous avez vu actuellement l'é-
crit pour lequel vous aviez marqué de l'empres-
sement. Il y en a des exemplaires entre les
mains de M. Chappuis, J'ai reçu à Genève tant
d'honnêtetés de tout le monde, que je ne sau-
rois là-dessus donner des préférences, sans
donner en même temps des exclusions offen-
santes; mais il y auroit à voler M. Chappuis
une honnêteté dont l'amitié seule est capable,
et que j'ai quelque droit d'attendre de ceux qui
m'en ont témoigné autant que vous. Je ne puis
exprimer la joie avec laquelle j'ai appris que le
Conseil avoit agréé, au nom de la république,
la dédicace de cet ouvrage, et je sens parfaite-
ment tout ce qu'il y a d'mdulgence et de grâce
dans cet aveu (*). J'ai toujours espéré qu'on ne
pourroit méconnoître, dans cette épître, les
sentimens qui l'ont dictée, et qu'elle scroit ap-
prouvée de tous ceux qui les partagent; je
compte donc sur votre suffrage, sur celui de
votre respectable père, et de tous mes bons
concitoyens. Je me soucie très-peu de ce qu'en
pourra penser le reste de l'Europe. Au reste,
(*) Dans la lettre du 28 novembre 175*, adressée à M. Per-
driau, on a vu que Rousseau rendoit compte des motifs qu'il
avoit de dédier sou discours à la république de Genève, mais
iiu'il avcit peu d'espoir de voir sa dédicace agréée. G. P.
on avoit affecté de répandre des bruits terribles
sur la vioTence de cet ouvrage, et il n'avoit pas
tenu à mes ennemis de me faire des affaires
avec le gouvernement; heureusement, l'on ne
m'a point condamné sans me lire, et, après
l'examen, l'entrée a été permise sans difficulté.
Donnez-moi des nouvelles de votre journal.
Je n'ai point oublié ma promesse : ma copie
me presse si fort depuis quelque temps, qu'elle
ne me donne pas le loisir de travailler. D'ail-
leurs, je ne veux rien vous donner que j'aie pu
faire mieux : mais je vous tiendrai parole ,
comptez-y, et le pis aller sera de vous porter
moi-même, le printemps prochain, ce que je
n'aurai pu vous envoyer plus tôt : si je connois
bien votre coeur, je crois qu'à ce prix vous ne
serez pas fâché du retard.
Bonjour, monsieur ; préparez-vous à m'ai-
mer plus que jamais, car j'ai bien résolu de
vous y forcer à mon retour.
A MADAME LA MARQUISE DE CREQtl.
Epinay, 8 septembre 1738.
Je vois, madame, que la bienveillance dont
vous m'honorez vous cause de l'inquiétude sur
le sort dont quelques gens, tout au moins fort
indiscrets, aiment à me menacer. De grâce,
que ma tranquillité ne vous alarme point,
quand on vous annonceroit ma détention comme
prochaine. Si je ne fais rien pour la préve-
nir, c'est que, n'ayant rien fait pour la méri-
ter, je croirois offenser l'hospitalité de la nation
françoise, et l'équité du prince qui la gouverne,
en me précautionnant contre une injustice.
Si j'ai écrit, comme on le prétend, sur une
question de droit politique proposée par l'aca-
démie de Dijon, j'y étois autorisé par le pro-
gramme ; et puisqu'on n'a point fait un crime
à cette académie de proposer cette question, je
ne vois pas pourquoi l'on m'en feroit un de la
résoudre. 11 est yrai que j'ai du me contenir
dans les bornes d'une discussion générale et
purement philosophique, sans personnalités et
sans applicalion; mais pourriez- vous croire,
madame, vous, dont j'ai l'honneur d'être con-
nu, que j'aie été capable de m'oublier un mo-
mcnl là-dessus? Quand la prudence la plus
ANNÉE i755.
223
commune no m'auroit point interdit toute li-
cence à cet égard, j'aime trop la franchise et
la vérité pour ne pas abhorrer les libelles et la
satire ; et si je mets si peu de précaution dans
ma conduite, c'est que mon cœur me répond
toujours que je n'en ai pas besoin. Soyez donc
bien assurée, je vous supplie, qu'il n'est jamais
rien sorti et ne sortira jamais rien de ma plume
qui puisse m'exposer au moindre danger sous
un gouvernement juste.
Quand je serois dans l'erreur sur l'utilité de
mes maximes, n'a-t-on pas, en France, des
formes prescrites pour la publication des ou-
vrages qu'on y fait paroître? et quand je pour-
rois m'écarter impunément de ces formes,
mon seul respect pour les lois ne suffiroit-il
pas pour m'en empêcher? Vous savez, madame,
à quel point j'ai toujours porté le scrupule à
cet égard ; vous n'ignorez pas que mes écrits
les plus hardis, sans excepter cette effroyable
Lettre sur la musique, n'ont jamais vu le jour
qu'avec approbation et permission. C'est ainsi
que je continuerai d'en user toute ma vie ; et
jamais durant mon séjour en France, aucun de
mes ouvrages n'y paroîtra de mon aveu qu'a-
vec celui du magistrat.
Mais, si je sais quels sont mes devoirs, je
n'ignore pas non plus quels sont mes droits :
je n'ignore pas qu'en obéissant fidèlement aux
lois du pays où je vis, je ne dois compte à per-
sonne de ma religion ni de mes sentimens
qu'aux magistrats de l'état dont j'ai l'honneur
d'être membre. Ce seroit établir une loi bien
nouvelle, de vouloir qu'à chaque fois qu'on
met le pied dans un état, on fût obligé d'en
adopter toutes les maximes, et qu'en voyageant
d'un pays à l'autre, il fallût changer d'inclina-
tions et de principes, comme de langage et de
logement. Partout où l'on est, on doit respec-
ter le prince et se soumettre à la loi ; mais on
ne leur doit rien de plus, et le cœur doit tou-
jours être pour la patrie. Quand donc il seroit
vrai qu'ayant en vue le bonheur de la mienne
j'eusse avancé, hors du royaume, des princi-
pes plus convenables au gouvernement répu-
blicain qu'au monarchique , où seroit mon
crime?
Qui jamais ouït dire que le droit des gens,
qu'on se vante si fort de respecter en France,
permît de punir un étranger pour avoir osé
préférer, en pays étranger, le gouvernement
de son pays à tout autre?
On dit, il est vrai, que cette occasion ne se-
ra qu'un prétexte, à la faveur duquel on me
punira de mon mépris pour la musique Fran-
çoise. Comment, madame, punir un homme
de son mépris pour la musique ! Ouïtes-vous
jamais rien de pareil? Une injustice s'excuse-
t-elle par une injustice encore plus criante? et
dans le temps de cette horrible fermentation,
digne de la plume de Tacite, n'eùt-il pas été
moins odieux de m'opprimer sur ce grave su-
jet que d'y revenir, après coup, sur un sujet
encore moins raisonnable?
Quant à ce que vous me dites, madame, qu'il
n'est pas question du bien ou du mal qu'on
fait, mais seulement des amis ou des ennemis
qu'on a, malgré la mauvaise opinion que j'ai
de mon siècle je ne puis croire que les choses
en soient encore tout-à-fait à ce point. Mais,
quand cela seroit, quels ennemis puis-je avoir?
Content de ma situation, je ne cours ni les pen-
sions, ni les emplois, ni les honneurs littérai-
res. Loin de vouloir du mal à personne, je ne
cherche pas même à me venger de celui qu'on
me fait. Je ne refuse point mes services aux
autres, et ne leur en demande jamais. Je ne
suis point flatteur, il est vrai ; mais aussi je ne
suis pas trompeur, et ma franchise n'est point
satirique : toutes personnalités odieuses sont
bannies de ma bouche et de mes écrits, et si
je maltraite les vices, c'est en respectant les
hommes.
Ne craignez donc rien pour moi, madame,
puisque je ne crains rien et que je ne dois rien
craindre. Si l'on jugeoit mon ouvrage sur les
bruits répandus par la calomnie, je serois, je
l'avoue, en fort grand danger ; mais, dans un
gouvernement sage, on ne dispose pas si légè-
rement du sort des hommes ; et je sais bien
que je n'ai rien à craindre, si l'on ne me juge
qu'après m'a voir lu. Mes sentimens, ma con-
duite et la justice du roi sont la sauvegarde en
qui je me fie : je demeure au milieu de Paris,
dans la sécurité qui convient à l'innocence, et
sous la protection des lois que je n'offensai ja-
mais. Les cris des bateleurs ne seront pas plus
écoutés qu'ils ne l'ont été. Si j'ai tort, on me
réfutera peut-être; peut-être même, si j'ai rai-
son : mais un homme irréprochable ne sera
224 ' CORRESPONDANCE.
point traité comme un scélérat pour avoir ho- | qu'il y a de plus honteux, c'est qu'ils l'obliiïë-
noré sa patrie, et pour avoir dit que les Fran- | rent à se rétracter
çois ne chantoient pas bien. Enfin, quand
même il pourroit m'arriver un malheur que
l'honnêteté ne me permet pas de prévoir, j'au-
rois peine à me repentir d'avoir jugé plus fa-
vorablement du gouvernement sous lequel j'a-
voisà vivre, que les gens qui cherchent à m'ef-
frayer.
Je suis avec respect, etc.
LETTRE DE VOLTAmE*.
Aux Délices près de Genève, 47S3.
J'ai reçu, monsieur , votre nouveau livre
contre le genre humain ; je vous en remercie.
Vous plairez aux hommes à qui vous ditesleurs
vérités, et vous ne les corrigerez pas. On ne
peut peindre avec des couleurs plus fortes les
horreurs de la société humaine, dont notre
ignorance et notre foiblesse se promettent tant
de douceurs. On n'a jamais employé tant d'es-
prit à vouloir nous rendre bêtes : il prend en-
vie de marcher à quatre pattes quand on lit
voire ouvrage. Cependant comme il y a plus
de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude,
je sens malheureusement qu'il est impossible
de la reprendre, et je laisse cette allure natu-
relle à ceux qui en sont plus dignes que vous
et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour
aller trouver les sauvages du Canada ; premiè-
rement, parce que les maladies auxquelles je
suis condamné me rendent un médecin d'Eu-
rope nécessaire ; secondement, parce que la
guerre est portée dans ce pays-là, et que les
exemples de nos nations ont rendu Icssauvages
presque aussi méchans que nous. Je me borne
à être un sauvage paisible dans la solitude que
j'ai choisie auprès de votre patrie, oiivous de-
vriez être.
J'avoue avec vous que les belles-lettres et
les sciences ont causé quelquefois beaucoup de
mal.
Les ennemis du Tasse firent de sa vie un
tissu de malheurs; ceux de Galilée le firent gé-
mir dans les prisons à soixante-dix ans, pour
avoir connu le mouvement de la terre : et ce
(0 L'auteur de celte lettre la fit imprimer un peu changée
et augmentée: la voici telle qu'il me l'écrivit
Dès que vos amis eurent commencé le Dic-
tionnaire encyclopédique, ceux qui osoientêtre
leurs rivaux, les traitèrent de déistes, d'athées,
et même de jansénistes. Si j'osois me compter
parmi ceux dont les travaux n'ont eu que la
persécution pour récompense, je vous ferois
voir une troupe de misérables acharnés à me
perdre, du jour que je donnai la tragédie d'OE-
dipe; une bibliothèque de calomnies ridicules
imprimées contre moi ; un prêtre ex-jésuite que
j'avois sauvé du dernier supplice, me payant
par des libelles diffamatoires du service que je
lui avois rendu ; un homme plus coupable en-
core faisant imprimer mon propre ouvrage du
Siècle de Louis XIV, avec des notes où la plus
crasse ignorance débite les calomnies les plus
effrontées; un autre, qui vend à un libraire
une prétendue histoire universelle sous mon
nom, et le libraire assez avide ou assez sot
pour imprimer ce tissu informe de bévues, de
fausses dates, de faits et de noms estropiés;
et enfin des hommes assez lâches et assez mé-
chans pour m'imputer cette rapsodie. Je vous
ferois voir la société infectée de ce genre d' hom-
mes, inconnu à toute l'antiquité, qui, ne pou-
vant embrasser une profession honnête, soit
de laquais, soit de manœuvres, et sachant mal-
heureusement lire et écrire, se font courtiers
de la littérature, volent des manuscrits, les
défigurent et les vendent. Je pourrois me plain-
dre qu'une plaisanterie, faite il y a plus de
trente ans, sur le même sujet que Chapelain
eut la bêtise de traiter sérieusement, court au-
jourd'hui le monde, par l'infidélité et l'infâme
avarice de ces malheureux qui l'ont défigurée
avec autant de sottise que de malice, et qui,
au bout de trente ans, vendent partout cet ou-
vrage, lequel certainement n'est plus le mien,
et qui est devenu le leur. J'ajouterois qu'en
dernier lieu on a osé fouiller dans les archives
les plus respectables, et y voler une partie des
mémoires que jy avois mis en dépôt, lorsque
j'étois historiographe de France, et qu'on a
vendu à un libraire de Paris le fruit de mes tra-
vaux. Je vous peindrois l'ingratitude, l'impos-
ture et la rapine me poursuivant jusqu'au pied
des Alpes, et jusqu'au bord de mon tombeau.
Mais, monsieur, avouez aussi que ces épines
ANNÉE 1755.
225
ntiachécs à la littérature et à la réputation, ne
sont que des fleurs en comparaison des autres
maux qui ont de tout temps inondé la terre.
Avouez que ni Cicéron, ni Lucrèce, ni Virgile,
ni Horace, ne furent les auteurs des proscrip-
tions de Marins, de Sylla, de ce débauché
d'Antoine, de cet imbécile Lépide, de ce tyran
sans courage. Octave Cépias, surnommé si lâ-
chement Auguste.
Avouez que le badinage de Marot n'a pas
produit la Saint-Barthélemi, et que la tragédie
du Cid ne causa pas les guerres de la Fronde ;
les grands crimes n'ont été commis que par de
célèbres ignorans. Ce qui fait et fera toujours
de ce monde une vallée de larmes, c'est l'insa-
tiable cupidité et l'indomptable orgueil des
hommes depuis Thamas Koulikan,qui ne savoit
pas lire, jusqu'à un commis de la douane, qui
ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent
Pâme, la rectifient, la consolent, et elles font
même votre gloire dans le temps que vous écri-
vez contre elles. Vous êtes comme Achille qui
s'emporte contre la gloire ; et comme le père
Malebranche, dont l'imagination brillante écri-
voit contre l'imagination.
Monsieur Chappuis m'apprend que voire
santé est bien mauvaise : il faudroit la venir ré-
tablir dans l'air natal, jouir de la liberté, boire
avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos
herbes.
Je suis très-philosophiquement, et avec la
plus tendre estime, monsieur, voire, etc.
A M. DE VOLTAIRE.
En réponse à la précédente.
Paris, le 10 septembre 1755.
C'est à moi, monsieur, de vous remercier à
tous égards. En vous offrant 1 ébauche de mes
tristes rêveries, je n'ai point cru vous faire un
présent digne de vous, mais m'acquitter d'un
devoir et vous rendre un hommage que nous
vous devons tous comme à noire chef. Sensible,
d'ailleurs, à l'honneur que vous faites à ma pa-
trie, je partage la reconnoissance de mes con-
citoyens, etj'espère qu'elle ne fera qu'augmen-
ter encore, lorsqu'ils auront profilé des in-
structions que vous pouvez leur donner. Embel-
lissez l'asile que vous avez choisi : éclairez un
T. IV.
peuple digne de vos leçdns ; et, vous qui savez
si bien peindre les vertus et la liberté, appre-
nez-nous à les chérir dans nos murs comme
dans vos écrits. Tout ce qui vous approche doit
apprendre de vous le chemin de la gloire.
Vous voyez que je n'aspire pas à nous réta-
blir dans noire bêtise, quoiqueje regrette beau-
coup, pour ma part, le peu que j'en ai perdu.
A votre égard, monsieur, ce retour seroit un
miracle si grand à la fois et si nuisible, qu'il
n'apparliendroitqu'à Dieu de le faire, et qu'au
diable de le vouloir. Ne teniez donc pas de re-
tomber à quatre pattes ; personne au monde n'y
réussiroit moins que vous. Vous nous redressez
trop bien sur nos deux pieds, pour cesser de
vous tenir sur les vôtres.
Je convions de toutes les disgrâces qui pour-
suivent les hommes célèbres dans les lettres ;
je conviens même de tous les maux attachés à
l'humanité, et qui semblent indépendans de
nos vaines connoissances. Les hommes ont ou-
vert sur eux-mêmes tant de sources de misè-
res, que quand le hasard en détourne quel-
qu'une, ils n'en sont guère moins inondés.
D'ailleurs, il y a, dans le progrès des choses,
des liaisons cachées que le vulgaire n'aperçoit
pas, mais qui n'échapperont point à l'œil du
sage, quand il y voudra réfléchir. Ce n'est ni
Térence, ni Cicéron, ni Virgile, ni Sénèque,
ni Tacite; ce ne sont ni les savans, ni les poê-
les, qui ont produit les malheurs de Rome et
les crimes des Romains : mais sans le poison
lent et secret qui corrompit peu à peu le plus
vigoureux gouvernement dont l'histoire ait
fait mention, Cicéron, ni Lucrèce, ni Sal-
luste, n'eussent point existé, ou n'eussent point
écrit. Le siècle aimable de Lélius et de Té-
rence amenoit de loin le siècle brillant d'Au-
guste et d'Horace, et enfin les siècles horribles
de Sénèque et de Néron, de Domiiien et de
Martial. Le goût des lettres et des arts naît
chez un peuple d'un vice intérieur qu'il aug-
mente ; et s'il est vrai que tous les progrès hu-
mains sont pernicieux à l'espèce, ceux de l'es-
prit et des connoissances qui augmentent notre
orgueil et multiplient nos égaremens, accélè-
rent bientôt nos malheurs. Mais il vient un
temps où le mal est tel que les causes mêmes
qui l'ont fait naître sont nécessaires pour l'em-
pêcher d'augmenter; c'est le fer qu'il faut
^5
22G
CORRESPONDANCE.
laisser dans la plaie, de peur que le blessé n'ex-
pire en l'arrachant.
Quant à moi, si j'avois suivi ma première
vocation, et que je n'eusse lu ni écrit, j'en au-
rois sans doute été plus heureux. Cependant,
si les lettres étoient maintenant anéanties, je
sprois privé du seul plaisir qui me reste. C'est
dans leur sein que je me console de tous mes
maux : c'est parmi ceux qui les cultivent que je
{joûlelesdouceursde l'amitié, et quej'apprends
à jouir de la vie sans craindre la mort. Je leur
dois le peu que je suis ; je leur dois même l'hon-
neur d'être connu de vous. Mais consultons l'in-
térêt dans nos affaires et la vérité dans nos
écrits. Quoiqu'il faille des philosophes, des his-
toriens, des savans, pour éclairer le monde et
conduire ses aveugles habitans,si le sage Meni-
non m'a dit vrai, je ne connois rien de si fou
qu'un peuple de sages.
Convenez-en, monsieur, s'il est bon que les
grands génies instruisent leshomnies, il faut que
ievulgairereçoiveleurs instructions : si chacun
se mêle d'en donner, qui les voudra recevoir?
« Les boiteux, dit Montaigne, sont mal propres
» aux exercices du corps, et aux exercices de
» l'esprit, les âmes boiteuses.» Mais en ce siè-
cle savant, on ne voit que boiteux vouloir ap-
prendre à marcher aux autres.
Le peuple reçoit les écrits des sages pour
les juger, non pour s'instruire. Jamais on ne
vit tant de Dandins. Le théâtre en fourmille, les
cafés retentissent de leurs sentences, ils les af-
fichent dans les journaux, les quais sont cou-
verts de leurs écrits, et j'entends critiquer
X Orphelin, parce qu'on l'applaudit, à tel gri-
maud si peu capable d'en voir les défauts, qu'à
peine en sent-il les beautés.
Recherchons la première source des désor-
dres de la société, nous trouverons que tous
les maux des hommes leur viennent de l'er-
reur bien plus que de l'ignorance, et que ce
que nous ne savons point nous nuit beaucoup
moins que ce que nous croyons savoir. Or,
quel plus sûr moyen de courir d'erreurs en er-
reurs que la fureur de savoir tout? Si l'on
n'eût prétendu savoir que la terre ne tournoit
pas, on n'et\t point puni Galilée pour avoir dit
qu'elle tournoit. Si les seuls philosophes en
eussent réclamé le titre, Y Encyclopédie n'eût
point eu de persécuteurs Si cent mirmidons
n'aspiroient à la gloire, yous jouiriez en paix
de la vôtre, ou du moins vous n'auriez que des
rivaux dignes de vous.
Ne soyez donc pas surprisde sentir quelques
épines inséparables des fleurs qui couron-
nent les grands talens. Les injures de vos
ennemis sont les acclamations satiriques qui
suivent le cortège des triomphateurs : c'est
l'empressement du public pour tous vos écrits
qui produit les vols dont vous vous plaignez :
mais les falsifications n'y sont pas faciles, car
ni le fer ni le plomb ne s'allient pas avec l'or.
Permettez-moi de vous le dire, par l'intérêt
que je prends à votre repos et à notre instruc-
tion : méprisez de vaines clameurs par lesquel-
les on cherche moins à vous faire du ma! qu'à
vous détourner de bien faire. Plus on vous cri-
tiquera, plus vous devez vous faire admirer. Un
bon livre est une terrible réponse à des injures
imprimées; et qui vous oseroit attribuer des
écritsquevous n'aurez point faits, tantque vous
n'en ferez que d'inimitables?
Je suis sensible à votre invitation; et si cet
hiver me laisse en état d'aller, au printemps,
habiter ma patrie, j'y profiterai de vos bontés.
Mais j'aimerois mieux boire de l'eau de votre
fontaine que du lait de vos vaches, et quant
aux herbes de votre verger, je crains bien de
n'y en trouver d'autres que le lotos, qui n'est
pas la pâture des bêtes, et le moly, qui empê-
che les hommes de le devenir (*).
Je suis de tout mon cœur etavec respect, etc.
BILLET DE VOLTAIRE.
Monsieur Rousseau a dû recevoir de moi une
lettre de remercîment. Je lui ai parlé dans
cette lettre des dangers attachés à la littéra-
ture. Je suis dans le cas d'essuyer ces dangers.
On fait courir dans Paris des ouvrages sous
mon nom. Je dois saisir l'occasion la plus favo-
rable de les désavouer. On, m'a conseillé de
faire imprimer la lettre que j'ai écrite à M. Rous-
seau, et de m'étendre un peu sur l'injustice
qu'on me fait, et qui peut mètre très-pré-
(*) Le lotos ti le moly sont célébrés par Homère dan» l'O-
dyssée. Le premier offroil une nourriture digne des dieux et
qui parut si délicieuse aux compagnons d'Ulysse, qu'il fallut
u«er de violence pour les faire rentrer dan» leurs vaisseaux.
Mentor donna le second à Ulysse comme propre à le préserver
des enchantemens de la magicienne Circé. G. P.
ANNÉE 1753 .
227
jiidiciable. Je lui en demande la permission.
Je ne peux mieux m'adresscr, en parlant des
injustices des hommes, qu'à celui qui les con-
nott si bien.
A M. DE VOLTAIRE.
En réponse au billet précédent.
Paris, le 20 septembre 1755.
En arrivant, monsieur, de la campagne où
j'ai passé cinq ou six jours, je trouve votre bil-
let qui me tire d'une grande perplexité; car
ayant communiqué à M. de GaufFecourt, notre
ami commun, votre lettre et ma réponse, j'ap-
prends à l'instant qu'il les a lui-même commu-
niquées à d'autres, et qu'elles sont tombées
entre les mains de quoiqu'un qui travaille à me
réfuter, et qui se propose, dit-on, de les insé-
rer à la fin de sa critique. M. Bouchaud, agrégé
en droit, qui vient de m'apprendrc cela, n'a
pas voulu m'en dire davantage; de sorte que
je suis hors d'état de prévenir les suites d'une
indiscrétion que, vu le contenu de votre lettre,
je n'avois eue que pour une bonne fin. Heu-
reusement, monsieur, je vois par votre projet
que le mal est moins grand que je ne l'avois
craint. En approuvant une publication qui me
fait honneur et qui peut vous être utile, il me
reste une excuse à vous faire sur ce qu'il peut
y avoir eu de ma faute dans la promptitude
avec laquelle ces lettres ont couru sans votre
consentement ni le mien.
Je suis avec les senlimens du plus sincère
de vos admirateurs, monsieur, etc.
P. S. Je suppose que vous avez reçu ma ré-
]::onse du 10 de ce mois.
A MADAME O'éPINAY.
1735,
Il s'en faut bien que mon affaire avec M. Tron-
chin ne soit faite, et votre amitié pour moi y
met un obstacle qui me paroît plus que jamais
difficile à surmonter. Mais vous avez plus con-
sulté votre cœur que votre fortune et mon hu-
meur dans l'arrangement que vous me propo-
sez; cette proposition m'a glacé l'âme. Que
vous entendez mal vos intérêts de vouloir faire
un valet d'un ami, et que vous me pénétrez
mal si vous croyez que de pareilles raisons
puissent me déterminerl Je nesuis pointcn peine
de vivre ni de mourir : mais le doute qui m'agite
cruellement, c'est celui du parti qui durant ce
qui me reste à vivre peut m'assurer la plus
parfaite indépendance. Après avoir tout fait
pour elle, je n'ai pu la trouver à Paris. Je la
cherche avec plus d'ardeur que jamais; et ce
qui m'afflige cruellement depuis plus d'un an,
est de ne pouvoir démêler où je la trouverai le
plus assurée. Cependant les plus grandes pro-
babilités sont pour mon pays, mais je vous
avoue que je la trouverois plus douce auprès
de vous. La violente perplexité où je me trouve
ne peut encore durer long-temps; mon parti
sera pris dans sept ou huit jours; mais soyez
bien sûre que ce ne seront pas des raisons d'in-
térêt qui me détermineront, parce que je n'ai
jamais craint que le pain vînt à me manquer, et
qu'au pis aller, je sais comment on s'en passe.
Je ne refuse pas, au reste, d'écouter ce que
vous avez à me dire, pourvu que vous vous sou-
veniez que je ne suis pas à vendre, et que mes
sentimens, au-dessus maintenant de tout le
prix qu'on y peut mettre, se trouveroient bien-
tôt au-dessous de celui qu'on y auroit mis. Ou-
blions donc l'un et l'autre qu'il ait même été
question de cet article.
Quant à ce qui vous regarde personnelle-
ment, je ne doute pas que votre cœur ne sente
le prix de l'amitié; mais j'ai lieu de croire que
la vôtre m'est bien plus nécessaire qu'à vous
la mienne, car vous avez des dédommagemens
qui me manquent et auxquels j'ai renoncé pour
jamais.
Bonjour, madame ; voilà encore un livre à
vendre. Envoyez-moi mon opéra (*).
(*) Tronchin, alors à Paris, et d'accord avec qnelqnes mem-
bres du Conseil à Genève, avoil proposé à Itousseau la place
de bibliothécaire, avec un traitement de douze cents francs.
C'étoit un bienfait déguisé ; le trditement ordinaire afTccté à
cette place étoitbien inférieur à cette somme. Rousseau avoit
consulté sur cela madame d'Épinay ; et, soupçonnant un but
caché dans la proposition qui lui étoit faite, nioutroit une in-
certitude dont il étoit fort tourmenté.
Témoin de ses inquiétudes, madame d'Épinay lui avoit écrit
qu'elle se chargeroit de la mère Le Vasseur et de sa fille, dans
le cas où il se décideroit pour Genève, jusqu'à ce qu'il eût vu
s'il pouvoit s'y accoutumer et s'y fixer. Dans la même lettre ,
elle lui renouveloit la proposition dbabiter l'Hermitaget et se
rappelant lui avoir entendu dire que s'il avoit cent pistoles
de rente il nechoisiroit pas d'autre habitation, elle lui offroit
d'ajouter à lavente de son dernier ouvrage ce quilui manqdoit
de fonds pour compléter ce revenu. La lettre à madame d Épi-
nay est la réponse à celte proposition. G. P,
228
CORRESPONDANCE.
BILLET DE MADAME d'ÉPINAY.
En réponse à la lettre précédente.
Votre lettre m'avoit fait rire d'abord, tant je
la trouve extravagante, ensuite elle m'a affligée
pour vous. Car il faut avoir l'esprit bien gau-
che pour se fâcher de propositions dictées par
une amitié qui doit vous être connue, et pour
supposer que j'aie le sot orgueil de vouloir me
faire des créatures. Je ne sais ce que c'est non
plus que ces dédommagemens que vous trouvez
à mon sort, si vous en exceptez l'amitié.
Je ne vous conseille pas de prendre une dé-
termination présentement, car vous ne me pa-
roissez pas en état de juger sainement de ce
qui peut vous convenir. Bonjour, mon cher
Rousseau.
A MADAME D'ÉPINAY.
... 4753.
Je me hâte de vous écrire deux mots, parce
que je ne puis souffrir que vous me croyiez fâ-
ché, ni que vous preniez le change sur mes ex-
pressions.
Je n'ai pris le mot de valet que pour l'avilis-
sement où l'abandon de mes principes jetteroit
nécessairement mon âme; j'ai cru que nous
nous entendions mieux que nous ne faisons :
est-ce entre gens qui pensent et sentent comme
vous et moi qu'il faut expliquer ces choses-là ?
L'indépendance que j'entends n'est pas celle du
travail; je veux bien gagner mon pain, j'y
trouve du plaisir; mais je neveux être assujetti
à aucun autre devoir, si je puis.
J'entendrai volontiers vos propositions, mais
attendez-vous d'avance à mon refus; car ou
elles sont gratuites, ou elles ont des conditions,
et je ne veux ni de Tune, ni de l'autre. Je n'en-
gagerai jamais aucune portion de ma liberté,
ni pour ma subsistance, ni pour celle de per-
sonne. Je veux travailler, mais à ma fantaisie,
et môme ne rien faire, quand il me plaira, sans
que personne le trouve mauvais, hors mon es-
tomac.
Je n'ai plus rien à dire sur les dédommage-
mens; tout s'éteint une fois, mais la véritable
amitié reste, et c'est alors qu'elle a des dou-
ceurs sans amertume et sans fin. Apprenez
mieux mon dictionnaire, ma bonne amie, si
vous voulez que nous nous entendions. Croyez
que mes termes ont rarement le sens ordinaire ;
c'est toujours mon cœur qui s'entretient avec
vous, et peut-être connoîtrez-vous quelque
jour qu'il ne parle pas comme un autre. A
demain.
A M. DE BOISSI , DE L' ACADÉMIE FRANÇOISE ,
Aiuteur du Mebcdbr db FBincE.
Paris, le 4 novembre 4785.
Quand je vis, monsieur, paroître dans ie
Mercure, sous le nom de M. de Voltaire, la
lettre que j'avois reçue de lui, je supposai que
vous aviez obtenu pour cela son consente-
ment ; et comme il avoit bien voulu me de-
mander le mien pour la faire imprimer, je
n'avois qu'à me louer de son procédé, sans
avoir à me plaindre du vôtre. Mais que puisjje
penser du galimatias que vous avez inséré dans
le Mercure suivant, sous le titre de ma réponse?
Si vous me dites que votre copie étoit incor-
recte, je vous demanderai qui vous forçoit d'em-
ployer une lettre visiblement incorrecte, qui
n'est remarquable que par son absurdité. Vous
abstenir d'insérer dans votre ouvrage des écrits
ridicules est un égard que vous devez sinon aux
auteurs, du moins au public.
Si vous avez cru, monsieur, que je consen-
tirois à la publication de cette lettre, pourquoi
ne pas me communiquer votre copie pour la
revoir? Si vous ne l'avez pas cru, pourquoi
l'imprimer sous mon nom? S'il est peu conve-
nable d'imprimer les lettres d'autrui sans
l'aveu des auteurs, il l'est beaucoup moins de
les leurattribuersans être sûr qu'ils les avouent,
ou même qu'elles soient d'eux, et bien moins
encore lorsqu'il est à croire qu'ils ne les ont
pas écrites telles qu'on les a. Le libraire de
M. de Voltaire, qui avoit à cet égard plus de
droit que personne, a mieux aimé s'abstenir
d'imprimer la mienne, que de l'imprimer sans
mon consentement, qu'il avoit eu l'honnêteté
de me demander. Il me semble qu'un homme
ANNÉK 1755.
229
aussi justement estimé que Vous ne voudroit pas
recevoir d'un libraire des leçons de procédés.
J'ai d'autant plus, monsieur, à me plaindre du
vôtre en cette occasion, que, dans le même vo-
lume où vous avez mis, sous mon nom, un écrit
aussi mutilé, vous craignez, avec raison, d'im-
puter à M. de Voltaire des vers qui ne soient
pas de lui. Si un tel égard n'étoit dû qu'à la
considération, je me garderois d'y prétendre ;
mais il est un acte de justice , et vous la devez
à tout le monde.
Comme il est bien plus naturel de m'attri-
buer une sotte lettre qu'à vous un procédé peu
régulier, et que par conséquent je resterois
chargé du tort de cette affaire si je négligeois
de m'en justifier, je vous supplie de vouloir
bien insérer ce désaveu dans le prochain Mer-
cure, et d'agréer, monsieur, mon respect et
mes salutations.
A M. VERNES.
Paris, le 23 novembre t755.
Que je suis touché de vos tendres inquié-
tudes ! je ne vois rien de vous qui ne me
prouve de plus en plus votre amitié pour moi,
et qui ne vous rende de plus en plus digne de
la mienne. Vous avez quelque raison de me
croire mort en ne recevant de moi nul signe
de vie ; car je sens bien que ce ne sera qu'avec
elle que je perdrai les sentimens que je vous
dois. Mais, toujours aussi négligent que ci-
devant, je ne vaux pas mieux que je ne faisois,
si ce n'est que je vous aime encore davantage ;
et, si vous saviez combien il est difficile d'aimer
les gens avec qui on a tort, vous sentiriez
que mon attachement pour vous n'est pas tout-
à-fait sans prix.
Vous avez été malade et je n'en ai rien su :
mais je savois que vous étiez surchargé de
travail; je crains que la fatigue n'ait épuisé
votre santé , et que vous ne soyez encore prêt
à la reperdre de même : ménagez-la, je vous
prie, comme un bien qui n'est pas à vous seul,
et qui peut contribuer à là consolation d'un
ami qui a pour jamais perdu la sienne. J'ai eu
cet été une rechute assez vive ; l'automne a
été très-bien ; mais les approches de l'hiver me
sont cruelles : j'ignore ce que je pourrai vous
dire de celles du printemps.
Le cinquième volume de V Encyclopédie pa-
rott depuis quinze jours; comme la lettre E n'y
est pas même achevée, votre article n'y a pu
être employé, j'ai même prié M. Diderot de
n'en faire usage qu'autant qu'il en sera con-
tent lui-même. (]ar, dans un ouvrage fait avec
autant de soin que celui-là, il ne faut pas
mettre un article foible, quand on n'en met
qu'un. L'ariiclc Encyclopédie, qui est do Di-
derot, fait l'admiration de tout Paris; et ce
qui augmentera la vAirc , quand vous le lirez,
c'est qu'il l'a fait étant malade.
Je viens de recevoir d'un noble Vénitien une
épître italienne où j'ai lu avec plaisir ces trois
vers en l'honneur de ma patrie :
Delilciltadino di CiUà bon relia
E compagne e fratel d'oUime genli
Cli'ainordel giusto lia ragunate ingicme, etc.
Cet éloge me paroît simple et sublime, et ce
n'est pas d'Italie que je l'aurois attendu. Puis-
sions-nous le mériter!
Bonjour, monsieur; il faut nous quitter, car
la copie me presse. Mes amitiés, je vous prie,
à toute votre aimable famille; je vous embrasse
de tout mon cœur.
A UiN ANONYME.
Par la voie du Mebcure de Fiance.
Paris, le 29 novembre 175 s.
J'ai reçu, le 26 de ce mois, une lettre ano-
nyme, datée du 28 octobre dernier, qui,
mal adressée, après avoir été à Genève, m'est
revenue à Paris franche de port. A cette lettre
étoit joint un écrit pour ma défense , que je
ne puis donner au Mercure, comme l'auteur le
désire, par des raisons qu'il doit sentir, s'il a
réellement pour moi l'estime qu'il m'y témoi-
gne. Il peut donc le faire retirer de mes niains ,
au moyen d'un billet de la même écriture ; sans
quoi sa pièce restera supprimée.
L'auteur ne devoit pas croire si facilement
que celui qu'il réfute fût citoyen de Genève,
quoiqu'il se donne pour tel ; car il est aisé de
dater de ce pays-là : mais tel se vante d'en
être qui dit le contraire sans y penser. Je n'ai
ni la vanité ni la consolation de croire que tous
mes concitoyens pensent comme moi; mais je
230
CORRESPONDANCE.
connois la candeur de leurs procédés ; si quel-
qu'un d'eux m'attaque, ce sera hautement et
sans se cacher; ils m'estimeront assez en me
combattant, ou du moins s'estimeront assez
eux-mêmes pour me rendre la franchise dont
j'use envers tout le monde. D'ailleurs eux,
pour qui cet ouvrage est écrit , eux à qui il est
dédié, eux qui l'ont honoré de leur approba-
tion, ne me demanderont point à quoi il est
utile : ils ne m'objecteront point, avec beau-
coup d'autres, que, quand tout cela scroit
vrai, je n'aurois pas dû le dire; comme si le
bonheur de la société étoit fondé sur les er-
reurs des hommes. Us y verront, j'ose le
croire, de fortes raisons d'aimer leur gouver-
nement, des moyens de le conserver; et, s'ils
y trouvent les maximes qui conviennent au
bon citoyen , ils ne mépriseront point un
écrit qui respire partout l'humanité, la li-
berté, l'amour de la patrie, et l'obéissance
aux lois.
Quant aux habitans des autres pays, s'ils
ne trouvent dans cet ouvrage rien d'utile ni
d'amusant, il scroit mieux, ce me semble , de
leur demander pourquoi ils le lisent, que de
leur expliquer pourquoi il est écrit. Qu'un bel
esprit de Bordeaux m'exhorte gravement à lais-
ser les discussions politiques pour faire des
opéra, attendu que lui, bel esprit, s'amuse
beaucoup plus à la représentation du Devin du
village qu'à la lecture du Discours sur l'Inéga-
lité, il a raison sans doute , s'il est vrai qu'en
écrivant aux citoyens de Genève je sois obligé
d'amuser les bourgeois de Bordeaux (*).
Quoi qu'il en soit, en témoignant ma recon-
noissance à mon défenseur, je le prie de laisser
le champ libre à mes adversaires, et j'ai bien
du regret moi-même au temps que je pcrdois
autrefois à leur répondre. Quand la recherche
do la vérité dégénère en disputes et querelles
personnelles, elle ne tarde pas à prendre les
formes du mensonge ; craignons de l'avilir
encore ; et à quelque prix que soit la science, la
paix de l'âme vaut encore mieux. Je ne veux
point d'autre défense pour mes écrits que la
raison et la vérité, ni pour ma personne que
ma conduite et mes mœurs : si ces appuis me
(*) Voyez ci-après la leUre à M. de Boissi, dn 24 janvier
»766é ^- 1*'
manquent rien ne me soutiendra; s'ils me sou-
tiennent qu'ai-je à craindre ?
A M. LE COMTE DE TRESSAN.
Paris, le 26 décembre 1755.
Je vous honorois, monsieur, comme nous
faisons tous ; il m'est doux de joindre la recon-
noissance à l'estime, et je remercierois vo-
lontiers M. Palissot de m' avoir procuré, sans
y songer, des témoignages de vos bontés, qui
me permettent de vous en donner de mon res-
pect. Si cet auteur a manqué à celui qu'il dc-
voit, et que doit toute la terre au prince qu'il
vouloit amuser, qui plus que moi doit le trou-
ver inexcusable? Mais si tout son crime est
d'avoir exposé mes ridicules, c'est le droit du
théâtre ; je ne vois rien en cela de répréhen-
sible pour l'honnête homme, et j'y vois pour
l'auteur le mérite d'avoir su choisir un sujet
très-riche. Je vous prie donc, monsieur, de ne
pas écouter là-dessus le zèle que l'amitié et la
générosité inspirent à M. d'Alembert, et de
ne point chagriner, pour cette bagatelle, un
homme de mérite qui ne m'a fait aucune peine,
et qui porteroit avec douleur la disgrâce du roi
de Pologne et la vôtre.
Mon cœur est ému des éloges dont vous ho-
norez ceux de mes concitoyens qui sont sous
vos ordres. Effectivement le Genevois est natu-
rellement bon, il a l'âme honnête, il ne manque
pas de sens, et il ne lui faut que de bons exem-
ples pour se tourner tout-à-fait au bien. Per-
mettez-moi, monsieur, d'exhorter ces jeunes
officiers à profiter du vôtre, à se rendre dignes
de vos bontés, et à perfectionner sous vos yeux
les qualités qu'ils vous doivent peut-être, et
que vous attribuez à leur éducation. Je pren-
drai volontiers pour moi, quand vous viendrez
à Paris, le conseil que je leur donne. Ils étu-
dieront l'homme de guerre; moi, le philosophe;
notre étude commune sera l'homme de bien,
et vous serez toujours notre maître.
Je suis avec respect, etc.
A H. d'alembert.
Ce 27 décembre.
Je suis sensible, mon cher monsieur, à l'in-
térêt que vous prenez à moi ; mais je ne puis
ANNÉE 1756.
231
approuver le zèle qui vous fait poursuivre ce
pauvre M. Palissol, et j'aurois grand regret
aux moniens que tout cela vous a fait per-
dre, sans le témoignage d'amitié qui en résulte
en ma faveur. Laissez donc là cette affaire, je
vous en prie derechef; jo vous en suis aussi
obligé que si elle étoit terminée, et je vous as-
sure que l'expulsion de Palissot, pour l'amour
de moi, me feroit plus de peine que de plaisir.
A l'égard de Fréron, je n'ai rien à dire de
mon chef, parce que la cause est commune ;
mais ce qu'il y a de bien certain, c'est que
votre mépris l'eût plus mortifié que vos pour-
suites, et que, quel qu'en soit le succès,
elles lui feront toujours plus d'honneur que
de mal.
J'ai écrit à M. de Tressan pour le remercier
et le prier d'en rester là. Je vous montrerai ma
réponse avec sa lettre à notre première entre-
vue. Je ne puis douter que je ne vous doive tous
les témoignages d'estime dont elle est remplie.
Tout compté, tout rabattu, il se trouve que je
gagne à tous égards dans cette affaire. Pour-
quoi rendrons-nous du mal à ce pauvre homme
pour le bien réel qu'il m'a fait? Je vous re-
mercie et vous embrasse de tout mon cœur.
A M. LE COMTE DE TRESSAN.
Paris, le 7 janvier 1736.
Quelque danger, monsieur, qu'il y ait de me
rendre importun, je ne puis m'empêcher de
joindre aux remercimens que je vous dois, des
remarques sur l'enregistrement de l'affaire de
M. Palissot ; et je prendrai d'abord la liberté de
vous dire que mon admiration même pour les
vertus du roi de Pologne ne me permet d'ac-
cepter le témoignage de bonté dont sa majesté
m'honore en cette occasion, qu'à condition que
tout soit oublié. J'ose dire qu'il ne lui convient
pas d'accorder une grâce incomplète, et qu'il
n'y a qu'un pardon sans réserve qui soit digne
de sa grande àme. D'ailleurs, est-ce faire grâce
que d'éterniser la punition? et les registres
d'une académie ne doivent-ils pas plutôt pallier
que relever les petites fautes de ses membres?
Enfin, quelque peu d'estime que je fasse de
nos contemporains, à Dieu ne plaise que nous
les avilissions à ce point, d'inscrire, comme un
acte de vertu, ce qui n'est qu'un procédé des
plus simples que tout homme de lettres n'eût
pas manqué d'avoir à ma place.
Achevez donc, monsieur, la bonne œuvre
que vous avez si bien commencée, afin de la
rendre digne de vous. Qu'il ne soit plus ques-
tion d'une bagatelle qui a déjà fait plus de bruit
et donné plus de chagrin à M. Palissot, que
l'affairenele méritoit. Qu'aurons-nous fait pour
lui, si le pardon lui coûte aussi cher que la
peine?
Permettez-moi de ne point répondre aux ex-
trêmes louanges dont vous m'honorez; ce sont
des leçons sévères dont je ferai mon profil : car
je n'ignore pas, et cette lettre en fait foi, qu'on
loue avec sobriété ceux qu'on estime parfaite-
ment. Mais, monsieur, il faut renvoyer ces
éclaircissemens à nos entrevues; j'attends avec
empressement le plaisir que vous me promet-
tez, et vous verrez que, de manière ou d'autre,
vous ne me louerez plus lorsque nous nous
connoîtrons.
Je suis avec respect, etc.
AU MEME.
Paris, le 2S janvier 1756.
J'apprends, monsieur, avec une vive satis-
faction que vous avez entièrement terminé l'af-
faire de M. Palissot, et je vous en remercie de
tout mon cœur. Je ne vous dirai rien du petit dé-
plaisirqu'ellc a pu vous occasionner; car ceux de
cette espèce ne sont guère sensibles à l'homme
sage, et d'ailleurs vous savez mieux que moi
que, dans les chagrins qui peuvent suivre une
bonne action, le prixen efface toujours la peine.
Après avoirheureusementachcvécelle-ci, il ne
nous reste plus rien à désirer, à vous et à moi,
que de n'en plus entendre parler.
Je suis avec respect, etc.
A M. DE BOISSI,
En lui renvoyant la Lettre d'un Uourgcois <Ie Bordeaux, qn'il
n'avoit voulu imprimer dans le Meiicubk qu'avec mon con-
sentement, et après les retrancliemcns que je jugerois k
propos d'y faire.
Paris, le 24 janvier 17S6.
Je remercie très-humblement M. de Boissi
252
CORUESPONDANGE.
de la bonté qu'il a eue de me communiquer
celle pièce. Elle me paroît agréablement écrite,
assaisonnée de cette ironie fine et plaisante
qu'on appelle, je crois, de la politesse, et je ne
m'y trouve nullement offensé. Non seulement
je consens àsa publication, maisje désire même
qu'elle soit imprimée dans l'état où elle est,
pour l'instruction du public et pour la mienne.
Si la morale de l'auteur paroît plus saine que
sa logique, et si ses avis sont meilleurs que ses
raisonnemens, ne seroit-ce point que les dé-
fauts de ma personne se voient bien mieux que
les erreurs de mon livre? Au reste, toutes les
horribles choses qu'il y trouve lui montrent
plus que jamais qu'il ne devoit pas perdre son
temps à le lire.
A MADAME D EPINAY.
Mars <756.
Enfin, madame, j'ai pris mon parti, et vous
vous doutez bien que vous l'emportez; j'irai
donc passer les fêtes de Pâques à l'Hermitage,
et j'y resterai tant que je m'y trouverai bien et
que vous voudrez m'y souffrir (*) ; mes pro-
jets ne vont pas plus loin que cela. Je vous irai
voir demain, et nous en causerons; mais tou-
jours le secret, je vous en prie. Voilà mainte-
nant un déménagement et des embarras qui
me font trembler. Oh ! qu'on est malheureux
d'être si riche ! Il faudra que je laisse la moitié
de moi-même à Paris, même quand vous n'y
serez plus ; cette moitié sera des chaises, des
tables, des armoires, et tout ce qu'il ne faudra
pas ajouter à ce que vous aurez mis à mon châ-
teau. A demain.
A LA MEME.
... 1756.
Voilà mon maître et consolateur Plutarque ;
gardez-le sans scrupule aussi long-temps que
vous le lirez (**) ; mais ne le gardez pas pour
n'en rien faire, et surtout ne le prêtez à per-
sonne ; car je ne veux m'en passer que pour
(*)Ce fut jusqu'au mois de décembre 4737, que madame
d'Épinay lui écrivit une lettre qui le fit déguerpir par la neige
et le froid. M. P.
(**) Madame d'Épinay l'avoit prié de lui prêter le qnatrième
volume des Hommes illustres, G. P.
vous. Si VOUS pouvez faire donner à mademoi-
selle Le Vasseur l'argent de sa robe, vous lui
ferez plaisir; car elle a de petites empiètes à
fait e avant notre départ. Faites-moi dire si vous
êtes délivrée de votre colique et de vos tracas
domestiques, et comment vous avez passé la
nuit. Bonjour, madame et amie.
A H. VERNES.
Paris, le 28 mars 1756.
Kecevez,mon cher concitoyen ,une lettre très-
courte, mais écrite avec la tendre amitié que
j'ai pour vous; c'est à regret que je vois pro-
longer le temps qui doit nous rapprocher ; mais
je désespère de pouvoir m'arracher d'ici cette
année : quoi qu'il en soit, ou je ne serai plus en
vie, ou vous m'embrasserez au printemps 57.
Voilà une résolution inébranlable.
Vous êtes content de l'article Économie : je
le crois bien : mon cœur me l'a dicté et le vôtre
l'a lu. M. Labat m'a dit que vous aviez dessein
de l'employer dans votre Choix littéraire : n'ou-
bliez pas de consulter Y errata. J'avois fait quel-
que chose queje vousdestinois(*) ; mais, ce qui
vous surprendra fort, c'est que cela s'est trouvé
si gai et si fou, qu'il n'y a nul moyen de l'em-
ployer, et qu'il faut le réserver pour le lire le
long de l'Arve avec son ami. Ma copie m'occupe
tellement à Paris qu'il m'est impossible de mé-
diter; il faut voir si le séjour de la campagne ne
m'inspirera rien pendant les beaux jours.
Il est difficile de se brouiller avec quelqu'un
que l'on ne connoît pas; ainsi il n'y a nulle
brouillerie entre M. Palissot et moi. On préten-
doit cet hiver qu'il m'avoit joué à Nanci devant
le roi de Pologne, et je n'en fis que rire (**) ; on
ajoutoit qu'il avoit aussi joué feu madame la
marquise du Châtelet, femme considérable par
son mérite personnel et par sa grande naissance,
considérée principalement en Lorraine comme
étant de l'une des grandes maisons de ce pays-
là, et à la cour du roi de Pologne, où elle avoit
beaucoup d'amis, à commencer par le roi même.
(*) La Reine fantasque.
(") Voyez la lettre au comte de Tressan, en date du 7 jan-
vier «736. M. P.
I
ANNÉE 17S6.
233
Il me parut que tout le monde étoit choqué
de cette imprudence, que l'on appeloit impu-
dence. Voilà ce que j'en savois quand je reçus
une lettre du comte de Tressan, qui en occa-
sionna d'autres dont je n'ai jamais parlé à per-
sonne, mais dont je crois vous devoir envoyer
copie sous le secret, ainsi que de mes réponses;
car, quelque indifférence que j'aie pour les juge-
mens du public, je ne veux pas qu'ils abusent
mes vrais amis. Je n'ai jamais eu sur le cœur la
moindre chose contre M. Palissot ; maisje doute
qu'il me pardonne aisément le service que je
lui ai rendu.
Bonjour, mon bon et cher concitoyen ; soyons
toujours gens de bien, et laissons bavarder les
hommes. Si nous voulons vivre en paix, il faut
que cette paix vienne de nous-mêmes.
MADAME D'iPINAY.
Ce jeudi 175S.
J'avois oublié que j'allois dîner aujourd'hui
chez le baron (*) et que par conséquent je ne puis
m'aller promener avec vous cette après-midi.
Occupé des moyens de vivre tranquillement
dans ma solitude, je cherche à convertir en
argent tout ce qui m'est inutile, et ma musique
me l'est encore plus que mes livres, de sorte que
si vous n'êtes pas excédée des embarras que je
vous donne, j'ai envie de vous l'envoyer toute.
Vous y choisirez tout ce dont vous pourrez me
défaire,etje tâcherai de mon côté de me défaire
du reste. Je ne puis vous dire avec combien de
plaisir je m'occupe de l'idée de ne plus voir que
TOUS.
K LA MÊME.
Ce samedi 1786.
J'ai passé hier au soir chez vous ; vous étiez
déjà sortie : vous m'aviez promis de m'envoyer
dire de vos nouvelles, et jen'ai vu personne : cela
m'inquiète, et je vous prie de me tirer de peine.
Ayez la bonté de me renvoyer aussi ce qui vous
reste de livres et de musique à moi. Bonjour,
madame ; je ne puis vous en dire davantage pour
('; Le baron d'Holbach.
ce matin, car je suis horriblement occupé de
mon déménagement : ce qui n'arriveroit pas, s'il
étoit composé d'objets plus considérables, et
que soixante bras s'en occupassent pour moi.
Soit dit en réponse à votre étonnement.
A LA MÊME.
Mars 17S6.
J'ai vu M. Deleyre, et nous sommes convenus
qu'il achèveroit le mois commencé, etqu'il vous
prieroitde remercier M. de Saint-Lambert pour
la suite; au surplus, je pense qu'il n'y a que la
présence de Conti qui l'ait empêché de profiter
de votre offre, et qu'il en profitera si vous la
renouvelez.
Quoique mon parti soit bien pris, je suis
jusqu'à mon délogement dans un état de crise
qui me tourmente; je désire passionnément de
pouvoir aller m'établir de samedi en huit. Si
cette accélération demande des frais, trouvez
bon que je les supporte ; je n'en ai jamais
fait de meilleur cœur, ni de plus utiles à mon
repos.
Faites-moi donner des nouvelles de votre
santé. J'irai vous voir ce soir ou deifiain.
A LA MÊME.
Mars 1786.
Voici delà musique que j'ai retrouvée encore.
Ne vous fatiguez pas cependant pour chercher
à me défaire de tout cela, car je trouverai à
débiter de mon côté tout ce qui vous sera resté
en livres et en musique que j'enverrai cher-
cher pour cela dans une huitaine de jours.
Faites-moi dire comment vous vous trouvez de
vos fatigues d'hier. Je sais que l'amitié vous
les rendoit douces ; mais je crains bien que le
corps ne paie un peu les plaisirs du cœur, et
que l'un ne fasse quelquefois souffrir l'autre.
Pour moi, je suis déjà, par la pensée, établi
dans mon château, pour n'en plus sortir que
quand vous habiterez le vôtre. Bonjour, ma
bonne amie. Ne croyez pas pourtant que je
veuille employer ce mot en formule ; il ne faut
pas qu'il soit écrit, mais gravé, et vous y don-
nez tous les jours quelque coup de burin qui
254
CORRESPONDANCE^
rendra bientôt la plume inutile ou plutôt super-
flue.
A LA MÊME (*).
Quoique le temps me contrarie depuis mon
arrivée ici, je viens de passer les trois jours
les plus tranquilles et les plus doux de ma vie;
ils le seront encore plus quand les ouvriers
qu'occupe mon luxe ou votre sollicitude seront
partis. Ainsi je ne serai proprement dans ma
solitude que d'ici à deux ou trois jours; en at-
tendant, je m'arrange, non selon la morale
turque, qui veut qu'on ne s'établisse ici-bas
aucun domicile durable, mais selon la mienne,
qui me porte à ne jamais quitter celui que
j'occupe. Vous me trouverez rangé délicieuse-
ment, à la magnificence près que vous y avez
mise, et qui, toutes les fois que j'entre dans
ma chambre, me fait chercher respectueuse-
ment l'habitant d'un lieu si bien meublé. Au
surplus, je ne vous conseille pas beaucoup de
compter sur des complimens à notre première
entrevue; je vous réserve, au contraire, une
censure griève d'être venue malade et souf-
frante m'installer ici sans égard pour vous ni
pour moi. Hâtez-vous de me rassurer sur les
suites de cette indiscrétion, et souvenez-vous,
une fois pour toutes, que je ne vous pardon-
nerai jamais d'oublier ainsi mes intérêts en son-
geant aux vôtres.
J'ai trouvé deux erreurs dans le compte joint
à l'argent que vous m'avez remis : toutes deux
sont à voire préjudice et me font soupçonner
que vous pourriez bien en avoir fait d'autres
de même nature, ce qui ne vous réussiroit pas
long-temps; l'une est de quatorze livres, en ce
que vous payez sept mains de papier de Hol-
lande à cinq livres cinq sous, au lieu de trois
livres cinq sous qu'il m'a coûté, et que je vous
ai marquées ; l'autre est de six livres, pour
un Racine que je n'ai jamais eu, et que par
conséquent vous ne pouvez avoir vendu à mon
profit ; ce sont donc vingt francs dont vous êtes
créditée sur ma caisse. Soit dit sur l'argent, et
revenons à nous.
(') Cette lettre n'est point datée : mais comme elle fut écrite
bois jours après son arrivée à l'Hermltage, elle doit être du
«2 avril <756. M. P.
Je n'ai songé qu'à moi ces jours-ci ; je sa-
vourois les beautés de mon habitation et les
charmes d'une entière liberté; mais en me
promenant ce matin dans un lieu délicieux, j'y
ai mis mon ancien ami Diderot à côté de moi,
et en lui faisant remarquer les agrémens de
la promenade, je me suis aperçu qu'ils s'aug-
mentoient pour moi-môme. Je ne sais si je
pourrai jamais jouir réellement de cette aug-
mentation; si cela peut se faire un jour, ce ne
sera guère que par le crédit de mon ancien
ami Grimm : peut-être pourra-t-il et voudra-
t-il bien me procurer une visite de l'ami que
je lui ai procuré, et partager avec moi le plai-
sir que j'aurai de le recevoir. Ce n'est pas en-
core le temps de parler de tout cela; mais vous,
quand vous verra-t-on, vous en santé, et votre
sauveur (*) sans affaire? Il m'a promis de venir,
et le fera sans doute. Quant à vous, ma bonne
amie, quelque envie que j'aie de vous voir, si
vous venez sans lui, ne venez pas du moins
sans sa permission. Bonjour; malgré la barbe
de l'hermite et la fourrure de l'ours, trouvez
bon que je vous embrasse; et portez aux pieds
du seigneur de la case les hommages de son
très-dévoué sujet et fontainier honoraire (**).
Les gouverneuses veulent que je vous sup-
plie d'agréer leurs très-humbles respects ; elles
s'accoutument ici presque aussi bien que moi,
et beaucoup mieux que mon chat.
A LA MÊME.
L'Hermitagc, mai 4736.
Je commence à être bien inquiet de vous,
madame ; voici la quatrième fois de suite que
je vous écris sans réponse, et moi qui n'ai
jamais manqué de vous répondre depuis votre
retour à Paris, je ne mérite ni cette négligence
de votre part, ni le reproche que vous m'avez
fait de la mienne. Tranquillisez-moi, je vous en
prie, et faites-moi dire, au moins, que vous
vous portez bien, afin que je ne sois pas alar-
mé, et que je me contente d'être en colère.
Je rouvre ma lettre écrite et cachetée, en re-
(*) Il désigne par cette expression Tronctiin, alors à Paris,
et que madame d'Épinay consultoit sur l'état de sa santé, G. P.
(") Le réservoir des eaux du parc de la Chevrette éloit à
l'IIermitage. G. P.
ANNEE 175G.
233
cevant la vôtre et le moulin . Vous m'apaisez aux
dépens de ma tranquillité. J'aurois bien des
choses à vous dire, mais vos exprès m'obligent
do renvoyer tout cela à un autre temps.
Je vous jure que je vous ferois volontiers
mettre à la Bastille, si j etois sur d'y pouvoir
passer six mois avec vous télé à têle; je suis
persuadé que nous en sortirions tous deux plus
vertueux et plus heureux.
Ne comptez pas sur moi pour le dîner de
mardi ; si Diderot me tient parole, je ne pour-
rois vous la tenir. Je ne suis pas non plus dé-
cidé sur le voyage de Genève. Si vous couchez
à la Chevrette, j'irai sûrement vous y voir le
lendemain pour peu que le temps soit suppor-
table ; là nous causerons ; sinon je vous écrirai
plus amplement.
Voilà une lettre de Tronchin au commence-
ment de laquelle je ne comprends rien, parce
que je ne suis point au fait. Lisez-la, et faites-
la remettre ensuite à Deleyre, ou copie de ce
qui regarde son ami. Ne vous tracassez point
l'esprit de chimères. Livrez-vous aux senli-
mens honnêtes de votre bon cœur, et en dépit
de vos systèmes vous serez heureuse. Les
maladies mômes ne vous en empêcheront pas.
Adieu.
Voilà encore une lettre de Romilly (*). Je ne
connois point M. de Silhouette ; peut-être que
si Grimm vouioit se mêler de cette affaire, ou
vous dire ce qu'il faut faire, vous pourriez ser-
vir cet honnête homme et oblifier voire ami.
A LA MEME.
L'ilennitage, mai 1756.
Je voulois vous aller voir jeudi, mais le temps
qu'il fait gâta tellement les chemins qu'ils ne
sont pas encore essuyés; je compte pourtant,
s'il fait beau, tenter demain le voyage. En at-
tendant, faites-moi donner de vos nouvelles,
car je suis inquiet de votre situation de corps
et d'esprit. Bonjour, madame et amie, j'aspire
à ces momens de tranquillité où vous aurez le
temps de m'aimer un peu.
Voilà vos deux livres dont je vous remcrcre.
(') célèbre horloger de Genève qui s'établit i Paris. Il est
aiitrur des articles de l'Encyclopédie relatifs à sou art. M. de
Coraiicez devint sou gendre. M. P-
A LA MÊME.
L'Hermitage, mai 4738.
Vous serez bien aise, madame, d'apprendre
que mon séjour me charme de plus en plus ;
vous et moi nous changerons beaucoup, ou je
n'en sortirai jamais. Vous goûterez, conjointe-
ment avec M. d'Épinay, le plaisir d'avoir fait
un homme heureux. C'est de quoi n'avoir pas
regret à l'échange de manteau dont vous m'of-
frez la moitié (*).
Il me reste une petite épine à tirer, c'est le reste
de mon délogement. Il faudra, madame, que
vous acheviez, s'il vous plaît, de me tirer de
cet embarras. Pour cela je voudrois mais
allons un peu par ordre, car je voudrois tant
de choses qu'il me fàutdesprimo el des seaindo
1° Payer à madame Sabi 39 liv. H 6 s. pour
loyer et capilation, selon la note que j'en ai
faite sur le petit livre ci-joint.
2°Recevoir quittance del'un et de l'autre sur
ledit livre.
5° Donner congé pour la fin de ce terme.
4° Faire aujourd'hui démonter le lit et la ta-
pisserie de l'alcôve, si cela se peut.
5» Charger l'un et l'autre sur la voilure du
jardinier, avec les matelas et ce qu'on y pour-
ra joindre de poterie et menus ustensiles.
6° 11 faudroit, pour cela, envoyer quelqu'un
d'entendu avec le garçon jardinier, qui pût dé-
monter et emballer le tout sans rien gâter.
7° 11 restera pour un autre voyage, un lit
de camp qui est dans le grenier ; une quaran-
taine de bouteilles qui sont encore à la cave ;
et l'armoire, avec les brochures et paperasses
qu'elle contient, et pour le transport desquelles
j'enverrai d'ici une malle, avec une lettre pour
prier M. Deleyre de présider à ce dépaperasse-
ment.
Il faut ajouter à cela la petite précaution de
commencer par payer madame Sabi, afin qu'elle
ne s'effarouche pas de voir achever de vider
mon appartement sans faire mention du terme
commencé, et par conséquent dû.
Tout ceci suppose que le déménagement de
(*) Allusion à ce que lui avoit dit madame d'Épinay dans une
conversation précédente, t Faites comme moi, mon ami. Si
» ceux que j'ai crus mes amis sont faux, mécbans et injustes,
» je les laisse, je les plains, et je m'enveloppe de mon manteau.
1 En voulez-vous la moitié? » G. P.
236
CORRESPONDANCE.
madame d'EsclavelIes est achevé, et afin que
la voilure du jardinier ne revienne pas à vide
tant qu'il y a des choses à rapporter. Au sur-
plus, ma grande prudence, qui a fait tous ces
arrangemens avec beaucoup d'effort, ne laisse
pas de s'en remettre à la vôtre sur les change-
mens qu'il pourroit être à propos de faire à ce
projet.
Recevez les très-humbles remercîmens de
mademoiselle Le Vasseur. Vous aviez donc de-
viné que la bouteille à l'encre avoit été très-
exactement répandue de la Chevrette ici sur
tout le linge des bonnes gens, dont à peine une
seule pièce est restée intacte? Il semble que
vous ayez, ainsi que les dieux, une providence
prévoyante et bienfaisante ; c'est à peu près ce
qui a été dit en recevant votre présent. Le
temps ne se raccommode point encore, et votre
maison ne s'achève point. Ce n'est pas de quoi
se rapprocher sitôt. Ce que vous avez à faire
pour mettre cet intervalle à profit, c'est de
continuer à raffermir tellement votre santé,
que quand vous serez à la Chevrette, vous
puissiez venir fréquemment à l'Hermitage cher-
cher un ami et la solitude. Je vous montrerai
des promenades délicieuses que j'en aimerai
davantage .encore quand une fois vous les ai-
merez.
Votre conseil est bon, et j'en userai désor-
mais. J'aimerai mes amis sans inquiétude, mais
sans froideur ; je les verrai avec transport,
. mais je saurai me passer d'eux. Je sens qu'ils
ne cesseront jamais de m'être également chers,
et je n'ai perdu pour eux que cette délicatesse
excessive qui me rendoit quelquefois incom-
mode et presque toujours mécontent. Au sur-
plus, je n'ai jamais douté des bonnes résolu-
tions de Diderot ; mais il y a loin de sa porte à
la mienne, et bien des gens à gratter en che-
min. Je suis perdu s'il s'arrange pour me venir
voir ; cent fois il en fera le projet, et je ne le
verrai pas une. C'est un homme qu'il faudroit
enlever de chez lui, et le prendre par force
pour lui faire faire ce qu'il veut.
Bonjour, ma bonne amie, et non pas ma-
dame, quoique je l'aie mis deux fois par inad-
vertance au commencement de ce griffonnage.
Mais pourquoi ce correctif, et que fait la dif-
férence des mots quand le cœur leur donne à
tous le môme sens?
K LA MÊME.
Ce jeudi (♦).
Vous verrez, madame, par le billet ci-joint,
que madame de Chenonceaux voudroit avoir
pour une heure ou deux le poëme de la Reli-
gion naturelle ; et comme, dans l'affliction de
cette pauvre femme, les moindres services sont
des actes d'humanité, j'espère que vous m'ai-
derez avec plaisir dans celui-ci, en me prêtant
le poëme en question, que je me charge de re-
mettre ce soir ou demain matin à votre laquais
si vous voulez bien me l'envoyer. J'ai déjà
marqué à madame de Chenonceaux que quant
aux vers sur le tremblement de terre, je ne sa-
vois où les trouver.
Voici votre air ; je vous prie de vouloir bien
rembourser à M. Linant ce que je lui dois, jus-
qu'à ce que je puisse vous rembourser moi-
même, ce que je crains bien de ne pouvoir
faire samedi, car je ne me sens pas en état de
sortir.
Faites-moi dire de vos nouvelles , je vous
supplie, et recevez avec la révérence de l'ours
les respects de l'amitié.
A LA MEME.
,1756.
Je suis inquiet, madame, de l'état où je vous
ai laissée hier; faites-moi donner des nouvelles
de votre santé. Efforcez-vous de la rétablir
pour l'amour de vous et de moi, et croyez,
malgré toute la maussaderie de votre sauvage,
que vous trouverez difficilement un plus véri-
table ami que lui.
A H. DE SCHEYB,
Secrétaire des états de la Basse-Autriche.
A l'HermiUge, le 15 juillet 1736.
Vous me demandez, monsieur, des louanges
pour vos augustes souverains et pour les let-
tres qu'ils font fleurir dans leurs états. Trou-
fez bon que je commence par louer en vous
(*) Le poëme de la Religion naturelle, de Voltaire, dont
il est question, sert à donner une date à cette lettre : il parut
en 1756.
ANNÉE 1756.
237
un zélé sujet de l'impératrice et un bon citoyen
de la république des lettres. Sans avoir l'hon-
neur de vous connoître, je dois juger, à la fer-
veur qui vous anime, que vous vous acquit-
tez parfaitement vous-même des devoirs que
vous imposez aux autres , et que vous exercez
à la fois les fonctions d'homme d'état au gré
de leurs majestés, et celles d'auteur au gré du
public.
A l'égard des soins donc vous me chargez, je
sais bien, monsieur, que je ne serois pas le pre-
mier républicain qui auroit encensé le trône,
ni le premier ignorant qui chanteroit les arts;
mais je suis si peu propre à remplir dignement
vos intentions, que mon insuffisance est mon
excuse, et je ne sais comment les grands noms
que vous citez vous ont laissé songer au mien.
Je vois d'ailleurs, au ton dont la flatterie usa de
tout temps avec les princes vulgaires, que c'est
honorer ceux qu'on estime que de les louer so-
brement ; car on sait que les princes loués avec
le plus d'excès sont rarement ceux qui méritent
le mieux de l'être. Or, il ne convient à personne
de se mettre sur les rangs avec le projet de faire
moins que les autres, surtout quand on doit
craindre de faire moins bien. Permettez-moi
donc de croire qu'il n'y a pas plus de vrai res-
pect pour l'empereur et l' impératrice-reine dans
les écrits des auteurs célèbres dont vous me
parlez, que dans mon silence, et que ce seroii
une témérité de le rompre à leur exemple, à
moins que d'avoir leurs talens.
Vous me pressez aussi de vous dire si leurs
majestés impériales ont bien fait de consacrer
de magnifiques établissemens et des sommes
immenses à des leçons publiques dans leur ca-
pitale ; et, après la réponse affirmative de tant
d'illustres auteurs , vous exigez encore la
mienne. Quant à moi, monsieur, je n'ai pas
les lumières nécessaires pour me déterminer
aussi promptement; et je ne connois pas assez
les mœurs et les talcns de vos compatriotes,
pour en faire une application sûre à votre ques-
tion. Mais voici là-dessus le précis de mon sen-
timent, sur lequel vous pourrez, mieux que
moi, tirer la conclusion.
Par rapport aux mœurs. Quand les hommes
sont corrompus, il vaut mieux qu'ils soient
savansqu'ignorans; quand ils sont bons, il est
à craindre que les sciences ne les corrompent.
Par rapport aux talens. Quand on en a, le
savoir les perfectionne et les fortifie ; quand on
en manque, l'étude ôte encore la raison, et fait
un pédant et un sot d'un homme de bon sens et
de peu d'esprit.
Je pourrois ajouter à ceci quelques réflexions.
Qu'on cultive ou non les sciences , dans quel-
que siècle que naisse un grand homme, il est
toujours un grand homme ; car la source de
son mérite n'est pas dans les livres, mais-dans
sa tête, et souvent les obstacles qu'il trouve et
qu'il surmonte ne font que l'élever et l'agran-
dir encore. On peut acheter la science et même
les savans ; mais le génie, qui rend le savoir
utile, ne s'achète point; il ne connoit ni l'ar-
gent, ni l'ordre des princes ; il ne leur appar-
tient point de le faire naître, mais seulement de
l'honorer; il vit et s'immortalise avec la liberté
qui lui est naturelle, et votre illustre Métastase
lui-même étoit déjà la gloire de l'Italie avant
d'êire accueilli par Charles VI. Tâchons donc de
ne pas confondre le vrai progrès des talens avec
la protection que les souverains peuvent leur
accorder. Les sciences régnent pour ainsi dire
à la Chine depuis deux mille ans, et n'y peuvent
sortirde l'enfance, tandis qu'ellessont dans leur
vigueur en Angleterre, où le gouvernement ne
fait rien pour elles. L'Europe est vainement
inondée de gens de lettres, les gens de mérite
y sont toujours rares; les écrits durables le
sont encore plus, et la postérité croira qu'on
fit bien peu de livres dans ce même siècle où
l'on en fait tant.
Quant à votre patrie en particulier, il se pré-
sente, monsieur, une observation bien simple.
L'impératrice et ses augustes ancêtres n'ont pas
eu besoin de gager des historiens et des poètes
pour célébrer les grandes choses qu'ils vouloient
faire; mais ils ont fait de grandes choses, et
elles ont été consacrées à l'immortalité comme
celles de cet ancien peuple qui savoit agir et
n'écrivoit point. Peut-être manquoit-il à leurs
travaux le plus digne de les couronner, parce
qu'il est le plus difficile : c'est de soutenir, à
laide des lettres, tant de gloire acquise sans
elles.
Quoi qu'il en soit, monsieur, assez d'autres
donneront aux protecteurs des sciences et des
arts des éloges que leurs majestés impériales
piiriagcront avec la plupart des rois; pour moi,
238
CORRESPONDANCE.
ce que j'admire en elles, et qui leur est plus
véritablement propre, c'est leur amour con-
stant pour la vertu et pour tout ce qui est hon-
temps de faire chercher un jardinier. La seule
précaution dont j'aurois besoin pour le repos
des gouverneuses, ce seroit un fusil ou des pis-
néte. Je ne nie pas que votre pays n'ait été long- lolcts pour cet hiver ; mais je ne trouve personne
temps barbare ; mais je dis qu'il étoit plus aisé qui m'en veuille prêter, et il ne seroit pas rai-
d'établir les beaux-arts chez les Huns, que de
faire de la plus grande cour de l'Europe une
école de bonnes mœurs.
Au reste, je dois vous dire que, votre lettre
ayant été adressée à Genève avant de venir à
Paris, elle a resté près de six semaines en route;
ce qui m'a privé du plaisir d'y répondre aussi-
tôt que je l'aurois voulu.
Je suis, autant qu'un honnête homme peut
l'être d'un autre, monsieur, etc. [*).
A MADAME D EPINAY,
L'Hermitage, août 4756.
Je suis arrivé saucé, et à une heure de nuit ;
m<ais du reste sans accident, et je vous remercie
de votre inquiétude.
Voire jardinier a encore emporté ce matin
des pêches au marché de Montmorency; on ne
peut rien ajouter à l'effronterie qu'il met dans
ses vols ; et bien loin que ma présence ici le re-
tienne, je vois très-évidemment qu'elle lui sert
de raison pour porter chez vous encore moins
de fruits qu'à l'ordinaire. Il n'y aura de long-
temps rien à faire à votre jardin ; vous épar-
gneriez les restes de votre fruit si vous lui don-
niez congé plus tôt que plus tard : bien entendu
que vous m'aurez fait avertir d'avance, et que
vous vous ferez rendre en même temps la clef
de la maison. A l'égard du lit et de ce qui est
dans sa chambre, comme j'ignore ce qui est
à vous ou à lui, je ne lui laisserai rien emporter
sans un ordre de votre part. Il est inutile que
personne couche ici, et si cela est nécessaire, je
pourrai y faire coucher quelqu'un du voisinage
sur qui je compte, et à qui d'ailleurs je ne con-
fierai pas la clef : en attendant vous aurez le
(•) Dans cette Lettre , qu'un mélange de persiflage et de phi-
losophie rend très remarquable, Rousseau résume son opinion
sur la querelle littéraire élevée à l'occasion de son premier
discours. Quand il dit qu'il \ay\t mieux que les hommes cor-
rompus soient savons gM '« (/no ran 5, 11 fait voir combien on
avoit dénaturé cette opiniou. En demandant si naïvement des
lonanges pour ses souverains. M. Scheyb s'adressoi t à quelqu'un
qui n'en étoit pas prodigue. M. P
sonnabled'en acheter. Au fond,je vois que nous
sommes ici en parfaite sûreté et sous la protec-
tion des voisins. Je suis obligé de vous écrirt.
tout ceci, car il est difficile d'avoir de conver-
sation tranquille dans les courts intervalles que
j'ai à passer près de vous. Bonjour, madame ;
on va d'abord se mettre à votre ouvrage, et il
se fera sans interruption. Mes respects à ma-
dame d'Esclavelles, et mes amitiés au tyran {*)
et à vos enfans. Mon pied va mieux, malgré la
fatigue.
A M. DE VOLTAIRE.
Le<8aoûn756.
Vos deux derniers poèmes, monsieur (^), me
sont parvenus dans ma solitude; et, quoique
tous mes amis connoissent l'amour que j'ai
pour vos écrits, je ne sais de quelle part ceux-
ci me pourroient venir, à moins que ce ne soit
de la vôtre. Ainsi je crois devoir vous remercier
à la fois de l'exemplaire et de l'ouvrage. J'y ai
trouvé le plaisir avec l'instruction, et reconnu
la main du maître. Je ne vous dirai pas que tout
m'en paroisse également bon ; mais les choses
qui m'y déplaisent ne font que m'inspirer plus
de confiance pour celles qui me transportent :
ce n'est pas sans peine que je défends quelque-
fois ma raison contre les charmes de votre
poésie ; mais c'est pour rendre mon admiration
plus digne de vos ouvrages que je m'efforce de
n'y pas tout admirer (**).
Je ferai plus, monsieur, je vous dirai sans
détour non les beautés que j'ai cru sentir dans
ces deux poèmes , la lâche effraicroit ma pa-
resse, ni même les défauts qu'y remarqueront
peut-être de plus habiles gens que moi, mais
les déplaisirs qui troublent en cet instant le
goût que je prenois à vos leçons ; et je vous les
dirai, encore attendri d'une première lecture
où mon cœur écoutoit avidement le vôtre, vouj*
(*) Grimm.
(') Celui sur le Désastre de Lisbonne, et celui sur la Loi na-
turelle.
(") M. de La Harpe trouva ce langage peu respectueux. &I. P.
ANNÉE 1756.
239
aîmantcommc mon frère, vous honorantconime
mon maître, me flatlaiit enfin que vous rccon-
nottrez dans mes intentions la franchise d'une
âme droite , et dans mes discours le ton d'un
ami de la vérité qui parle à un philosophe.
D'ailleurs, plus votre second poème m'enchante,
plus je prends librement parti contre le pre-
mier ; car, si vous n'avez pas craint de vous op-
poser à vous-même , pourquoi craindrois-je
d'être de votre avis ? Je dois croire que vous ne
tenez pas beaucoup à des sentimcns que vous
réfutez si bien.
Tous mes griefs sont donc contre votre Poème
sur le Désastre de Lisbonne, parce que j'en at-
tendois des effets plus dignes de l'humanité qui
paroîl vous l'avoir inspiré. Vous reprochez à
Pope et à Leibnitz d'insulter à nos maux en
soutenant que tout est bien, et vous chargez
tellement le tableau de nos misères, que vous
en aggravez le sentiment : au lieu des consola-
tions que j'espérois, vous ne faites que m'af-
fliger; on diroit que vous craignez que je ne
voie pas assez combien je suis malheureux, et
vous croiriez, ce semble, me tranquilliser beau-
coup en me prouvant que tout est mal.
Ne vous y trompez pas, monsieur, il arrive
tout le contraire de ce que vous vous proposez.
Cet optimisme , que vous trouvez si cruel , me
console pourtant dans les mêmes douleurs que
vous me peignez comme insupportables. Le
poème de Pope adoucit mes maux et me porte
à la patience ; le vôtre aigrit mes peines, m'ex-
cite aux murmures, et m'ôtant tout, hors une
espérance ébranlée , il me réduit au désespoir.
Dans cette étrange opposition qui règne entre
ce que vous prouvez et ce que j'éprouve, calmez
la perplexité qui m'agite, et dites-moi qui s'a-
buse du sentiment ou de la raison.
« Homme, prends patience, me disent Pope
» et Leibnitz, les maux sont un effet nécessaire
» de la nature et de la constitution de cet uni-
» vers. L'être éternel et bienfaisant qui le gou-
» verne eût voulu t'en garantir : de toutes les
I) économies possibles, il a choisi celle qui réu-
t) nissoit le moins de mal et le plus de bien, ou,
» pour dire la même chose encore plus crû-
» ment, s'il le faut, s'il n'a pas mieux fait, c'est
» qu'il ne pouvoit mieux faire. »
Que me dit maintenant votre poème ? « Souf-
» frc à jamais, malheureux. S'il est un Dieu
» qui t'ait créé, sans doute il est tout-puissant.
» il pouvoit prévenir tous tes maux ; n'espère
i> donc jamais qu'ils finissent; car on nesauroit
» voir pourquoi tu existes, si ce n'est poursouf-
» frir et mourir. » Je ne sais ce qu'une pareille
doctrine peut avoir de plus consolant que l'op-
timisme et que la fatalité même; pour moi,
j'avoue qu'elle me paroît plus cruelle encore
que le manichéisme. Si l'embarras de l'origine
du mal vous forçoit d'allérer quelqu'une des
perfections de Dieu, pourquoi vouloir justifier
sa puissance aux dépens de sa bonté? S'd faut
choisir entre deux erreurs, j'aime encore mieux
la première.
Vous ne voulez pas, monsieur, quoi? re-
garde votre ouvrage comme un poème contre
la Providence ; et je me garderai bien de lui
donner ce noin, quoique vous ayez qualifié de
livre contre le genre humain un écrit (') où je
plaidois la cause du genre humain contre lui-
même. Je sais la distinction qu'il faut faire
entre les intentions d'un auteur et les consé-
quences qui peuvent se tirer de sa doctrine.
La juste défense de moi-même m'oblige seu-
lement à vous faire observer qu'en peignant
les misères humaines, mon but étoit excusable
et même louable, à ce que je crois : car je
monirois aux hommes comment ils faisoient
leurs malheurs eux-mêmes, et par conséquent
comment ils les pouvoient éviter.
Je ne vois pas qu'on puisse chercher la
source du mal moral ailleurs que dans l'homme
libre, perfectionné, partant corrompu; et
quant aux maux physiques, si la matière sen-
sible et impassible est une contradiction, comme
il me le semble, ils sont inévitables dans tout
système dont l'homme fait partie ; et alors la
question n'est point pourquoi l'homme n'est
pas parfaitement heureux, mais pourquoi il
existe. De plus, je crois avoir montré qu'ex-
cepté la mort, qui n'est presque un mal que
par les préparatifs dont on la fait précéder, la
plupart de nos maux physiques sont encore
notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lis-
bonne, convenez, par exemple, que la nature
n'avoit point rassemblé là vingt mille maisons
de six à sept étages; et que, si les habitans de
cette grande ville eussent été dispersés plus
(*) Le discours sur l'origine de l'inégalité.
240
CORRESPONDANCE.
également et plus légèrement logés, le dégât
eût été beaucoup moindre, et peut-être nul.
Tout eûl fui au premier ébranlement, et on les
eût vus le lendemain à vingt lieues de là , tout
aussi gais que s'il n'étoit rien arrivé. Mais il
faut rester, s'opiniâtrer autour des masures,
s'exposer à de nouvelles secousses, parce que
ce qu'on laisse vaut mieux que ce qu'on peut
emporter. Combien de malheureux ont péri
dans'ce désastre pour vouloir prendre, l'un ses
habits, l'autre ses papiers, l'autre son argent 1
Ne sait-on pas que la personne de chaque homme
est devenuéla moindre partie de lui-même, et
que ce n'est presque pas la peine de la sauver
quand on a perdu tout le reste ?
Vous auriez voulu que le tremblement se fût
fait au fond d'un désert plutôt qu'à Lisbonne.
Peut-on douter qu'il ne s'en forme aussi dans les
déserts? Mais nous n'en parlons point, parce
qu'ils ne font aucun mal aux messieurs des villes,
les seuls hommes dont nous tenions compte.
Ils en font peu même aux animaux et aux sau-
vages qui habitent épars ces lieux retirés, et
qui ne craignent ni la chule des toits ni l'em-
brasement des maisons. Mais que signifieroit un
pareil privilège? Seroit-ce donc a dire que
l'ordre du monde doit changer scion nos ca-
prices, que la nature doit être soumise à nos
lois, et que pour lui interdire un tremblement
de terre en quelque lieu, nous n'avons qu'à y
bâtir une ville?
Il y a des événcmens qui nous frappent sou-
vent plus ou moins, selon les faces par lesquelles
on les considère , et qui perdent beaucoup de
l'horreur qu'ils inspirent au premier aspect,
quand on veut les examiner de près. J'ai appris
dans Zadig, et la nature me confirme de jour
en jour, qu'une mortaccèlérée n'est pas toujours
un mal réel , et qu'elle peut quelquefois passer
pour un bien relatif. De tant d'hommes écrasés
sous les ruines de Lisbonne, plusieurs, sans
doute, ont évité de plus grands malheurs; et
malgré ce qu'une pareille description a de tou-
chant et fournit à la poésie, il n'est pas sûr
qu'un seul de ces infortunés ait plus souffert
que si , selon le cours ordinaire des choses, il
eût attendu dans de longues angoisses la mort
qui l'est venu surprendre. Est-il une fin plus
triste que celle d'un mourant qu'on accable de
soins inutiles, qu'un notaire et des héritiers ne
laissent pas respirer, que les médecins assas-
sinent dans son lit à leur aise, et à qui des prê-
tres barbares font avec art savourer la mort?
Pour moi, je vois partout que les maux aux-
quels nous assujettit la nature sont moins cruels
que ceux que nous y ajoutons.
Mais, quelque ingénieux que nous puissions
être à fomenter nos misères à fotce de belles
institutions, nous n'avons pu jusqu'à présent
nous perfectionner au point de nous rendre gé-
néralement la vie à charge, et de préférer le
néant à notre existence, sans quoi le découra-
gement et le désespoir se seroient bientôt em-
parés du plus grand nombre, et le genre hu-
main n'eût pu subsister long-temps. Or, s'il
est mieux pour nous d'être que de n'être pas,
c'en seroit assez pour justifier notre existence,
quand même nous n'aurions aucun dédomma-
gement à attendre des maux que nous avons à
souffrir, et que ces maux seroient aussi grands
que vous les dépeignez. Mais il est difficile de
trouver sur ce point de la bonne foi chez les
hommes, etde bons calcuischez les philosophes,
parce que ceux-ci, dans la comparaison des
biens et des maux, oublient toujours le doux
sentiment de l'existence indépendant de toute
autre sensation, et que la vanité de mépriser la
mort engage les autres à calomnier la vie, à peu
près comme ces femmes qui, avec une robe ta-
chée et des ciseaux, prétendent aimer mieux des
trous que des taches.
Vous pensez, avec Érasme, que peu de gens
voudroienlrenaîtreaux mêmes conditions qu'ils
ont vécu ; mais tel tient sa marchandise fort
haut, qui en rabattroit beaucoiip s'il avoit quel-
que espoir de conclure le marché. D'ailleurs,
qui dois-je croire que vous avez consulté sur
cela ? Des riches, peut-être, rassasiés de faux
plaisirs, mais ignorant les véritables, toujours
ennuyés de la vie, et toujours tremblant de la
perdre. Peut-être des gens de lettres, de tous
les ordres d'hommes le plus sédentaire, le plus
malsain, le plus réfléchissant, et par conséquent
le plus malheureux. Voulez-vous trouver des
hommes de meilleurecomposition, ou du moins,
communément plus sincères, et qui, formant
le plus grand nombre, doivent au moins pour
cela être écoutés par préférence ; consultez un
honnête bourgeois qui aura passé une vie obs-
cure et tranquille, sans projets et sans ambi-
ANNÉR 1756.
S41
tion ; un bon artisan qui vit commodcnioni de
son Diéiier; un paysan môme, non de Fiance,
où 1 on prétend qu'il faut les faire mourir de
misère afin qu'ils nous fassent vivre, mais du
pays, par exemple, où vous êtes, et générale-
ment de tout pays libre. J'ose poser en fait
qu'il n'y a pcut-ôirc pas dans le Haut- Valais un
seul monlagnard mécontent de sa vie presque
automate, et qui n'acceptilt volontiers, au lieu
même du paradis qu'il attend et qui lui est dû,
le marché de renaître sans cesse pour végéter
ainsi perpétuellement. Ces différences me font
croire que c'est souvent l'abus que nous faisons
de la vie qui nous la rend à charge ; et j'ai
bien moins bonne opinion de ceux qui sont fâ-
chésd'avoirvécu,quedeceluiqui peutdircavec
Caton :Necme vixisse pœnitet,qîioniàtnilàvixi ,
ut frustra me natum non exhtimem. Cela n'em-
pêche pas que le sage ne puisse quelquefois
déloger volontairement, sans murmure et sans
désespoir, quand la nature ou la fortune lui
porte bien distinctement l'ordre de mourir.
Mais, selon le cours ordinaire des choses, de
quelques maux que soit semée la vie humaine,
elle n'est pas, à tout prendre, un mauvais pré-
sent ; et si ce n'est pas toujours un mal de mou-
rir, c'en est fort rarement un de vivre.
Nos différentes manières de penser sur tous
ces points m'apprennent pourquoi plusieurs de
vos preuves sont peu concluantes pour moi :
c^rje n'ignore pas combien la raison humaine
prend plus facilement le moule de nos opinions
que celui de la vérité, et qu'entre deuxhommes
d'avis contraires, ce que l'un croit démontré
n'est souvent qu'un sophisme pour l'autre.
Quand vous attaquez, par exemple, la chaîne
des êtres si bien décrite par Pope, vous dites
qu'il n'est pas vrai quesi l'on ôtuitunatomedu
monde, le monde ne pourroit subsister. Vous
citez là-dessus M. de Crousaz (') ; puis vous ajou-
tez que la nature n'est asservie à aucune me-
sure précise ni à aucune forme précise; que
nulle planète ne se meut dans une courbe abso-
lument régulière ; que nul être connu n'est
d'une figure précisément mathématique; que
nulle quantité précise n'est requise pour nulle
opération; que la nature n'agit jamais rigou-
reusement; qu'ainsi on n'a aucune raison d'as-
(') Examen de l'Euai lur l'Homme, par Cronsaz. Lan-
unne, 1737,in-ia. G. P.
T. IV.
surer qu'un atome de moins sur la terre se-
roit la cause de la destruction de la terre. Je
vous avoue que sur tout cela, monsieur, je
suis plus frappé de la force de l'assertion que
de celle du laisonnement, et qu'on cette occa-
sion je cédcrois avec plus de confiance à votre
autorité qu'à vos preuves.
A l'égard de M. de Crousaz, je n'ai point lu
son écrit contre Pope, et ne suis peut-être pas
en état de l'entondro; mais ce qii'd y a de
très-certain, c'est que je ne lui céderai pas ce
que je vous aurai disputé, et que j'ai tout
aussi peu de foi à ses preuves qu'à son auto-
rité. Loin de penser que la nature ne soit point
asservie à la précision des quantités et des figu-
res, je croirois, tout au contraire, qu'elle seule
suit à la rigueur cette précision, parce qu'elle
seule sait comparer exactement les fins et les
moyens, et mesurer la force à la résistance.
Quant à ses irrégularités prétendues, peut-on
douter qu'elles n'aient toute leur cause physi-
que; et suffi i-il de ne la pas apercevoir pour
nier qu'elle existe? Ces apparentes irrégulari-
tés viennent sans doute de quelques lois que
nous ignorons, et que la nature suit tout aussi
fidèlement que celles qui nous sont connues;
de quelque agent que nous n'apercevons pas,
et dont l'obstacle ou le concours a des mesures
fixes dans toutes ses opérations ; autrement il
faudroit dire nettement qu il y a des actions
sans principe et des effets sans cause, ce qui
répugne à toute philosophie.
Supposons deux poids en équilibre et pour-
tant inégaux; qu'on ajoute au plus petit la
quantité dont ils diffèrent : ou les deux poids
resteront encore en équilibre, et l'on aura une
cause sans effet, ou l'équilibre sera rompu , et
l'on aura un effet sans cause : mais si les poids
étoient de fer, et qu'il y eût un grain d'aimant
caché sous l'un des deux, la précision de la na-
ture lui ôteroit alors l'apparence de la préci-
sion, et à force d'exactitude elle paroîtroit en
manquer. Il n'y a pas une figure, pas une opé-
ration, pas une loi dans le monde physique à
laquelle on ne puisse appliquer quelque exem-
ple semblable à celui que je viens de proposer
sur la pesanteur (').
(•) M. de Voltaire ayant avancé que la nature n'agit jamais
rigoureusement, que nulle quantité précise n"est requise pour
nulle opération, il s'agissoit de combattre cette doctrine, et
d'éclaircir mon raisonnement par un exemple, nans celui de
4C
242
CORRESPONDANCE.
Vous dites que nul être connu n'est d'une fi-
|[ure précisément mathématique ; je vous de-
mande, monsieur, s'il y a quelque figure qui
ne le soit pas, et si la courbe la plus bizarre
n'est pas aussi régulière aux yeux de la nature
qu'un cercle parfait aux nôtres. J'imagine, au
reste, que, si quelque corps pouvoit avoir cette
apparente régularité, ce ne seroit que l'univers
même en le supposant plein et borné; car les
figures mathématiques, n'éiiint que des abstrac-
tions, n'ont de rapport qu'à elles-mêmes, au
lieu que toutes celles des corps naturels sont
relatives à d'autres corps et à des mouvemens
qui les modifient; ainsi, cola ne prouveroit
encore rien contre la précision de la nature,
quand même nous serions d'accord sur ce que
vous entendez par ce mot de précision.
Vous distinguez les événemens qui ont des
effets de ceux qui n'en ont point : je doute que
cette distinction soit solide. Tout événement
me semble avoir nécessairement quelque effet,
ou moral, ou physique, ou composé des deux,
mais qu'on n'aperçoit pas toujours, parce que
la filiation des événemens est encore plus diffi-
cile à suivre que celle des hommes. Comme en
général on ne doit pas chercher des effets plus
considérables que les événemens qui les pro-
duisent, la petitesse des causes rend souvent
l'examen ridicule, quoique les effets soient cer-
tains, et souvent aussi plusieurs effets presque
imperceptibles se réunissent pour produire un
événement considérable. Ajoutez que tel effet
ne laisse pas d'avoir lieu, quoiqu'il agisse hors
du corps qui l'a produit. Ainsi, la poussière
qu'élève un carrosse peut ne rien faire à la mar-
che de la voiture, et influer sur celle du monde :
mais comme il n'y arien d'étranger àl'univers,
tout ce qui s'y fait agit nécessairement sur l'u-
nivers même.
Ainsi, monsieur, vos exemples meparoissent
plus ingénieux que convaincans. Je vois mille
raisons plausibles pourquoi il nétoit peut-être
l'équilibre entre deux poids, il n'est pas nécessaire, selon
M. de Voltaire, que ces deux poids soient rigoureusement
égaux pour que cet équilibre ait lieu. Or, je lui fais voir que,
dans cette supposition, il y a nécessairement effet sans cause,
ou cause sans effet. Puis ajoutant la seconde supposition des
deux poids de f < r et du grain d'aimant, je lui fais voir que ,
quand on feroit dans la nature quelque observaUon semblable
à l'exemple supposé, cela ne prouveroit enc ire reii en sa,
f,iveur, parce qu'il ne sauroil s'assurer que quel(|ne cuise na-
turelle on secrète ne produit pas en cette occasion l'apparente
iri'csrtiiariié doot il accuse la nature.
pas indifférent à l'Europe qu'un certain jour
l'héritière de Bourgogne fût bien ou mal coif-
fée, ni au destin de Rome que César tournât Ie8
yeux à droite ou à gauche, et crachât de l'un
ou de l'autre côté, en allant au sénat le jour
qu'il y fut puni. En un mot, en me rappelant
le grain de sable ciié par Pascal, je suis, à
quelques égards, de l'avis de votre bramine :
et, de quelque manière qu'on envisage les cho-
ses, si tous les événemens n'ont pas des effets
sensibles, il me paroît incontestable que tous
en ont de réels, dont l'esprit humain perd aisé-
ment le fil, mais qui ne sont jamais confondus
par la nature.
Vous dites qu'il est démontré que les corps
célestes font leur révolution dans l'espace non
résistant : c'étoit assurément une belle chose à
démontrer ; mais, selon la coutume des igno-
rans, j'ai très-peu de foi aux démonstrations
qui passent ma portée. J'imaginerois que, pour
bâtir celle-ci, l'on auroit à peu près raisonné de
cette manière. Telle force agissant selon telle
loi, doit donner aux astres tel mouvement dans
un milieu non résistant; or, les astres ont
exactement le mouvement calculé, donc il n'y
a point de résistance. Mais qui peut savoir s'il
n'y a pas, peut-être, un million d'autres lois
possibles, sans compter la véritable, selon les-
quelles les mêmes mouvemens s'expliqueroient
mieux encore dans un fluide que dans le vide
par celle-ci? L'horreur du vide n'a-l-elle pas
long-temps expliqué la plupart des effets qu'on
a depuis attribués à l'action de l'air? D'autres
expériences ayant ensuite détruit l'horreur du
vide, tout ne s'est-il pas trouvé plein ? N'a-t-on
pas rétabli le vide sur de nouveaux calculs?
Qui nous répondra qu'un système encore plus
exact ne le détruira pas derechef? Laissons les
difficultés sans nombre qu'un physicien feroit
peut-être sur la nature de la lumière et des es-
paces éclairés ; mais croyez-vous de bonne foi
que Bayle, dont j'admire avec vous la sagesse
et la retenue en matière d'opinions, eût trouvé
la vôtre si démontrée? En général, il semble
que les sceptiques s'oublient un peu sitôt qu'ils
prennent le ton dogmatique, et qu'ils devroient
user plus sobrement que personne du terme de
démontrer. Le moyen d'être cru quand on se
vante de ne rien savoir, en affirmant tant de
choses ! Au reste, vous avez fait un correctif
ANNÉE 1756.
U&
très-jusie au système de Pope, en observani
qu'il n'y a aucune gradation proportionnelle
entre les créatures et le Créateur, et que si Iti
chatncdes êtres créés aboutità Dieu, c'est parce
qu'il la tient, et non parce qu'il la termine.
Sur le bien du tout préférable à celui de sa
partie, vous faites dire à l'homme : Je dois être
aussi cher à mon maître, moi être pensant et
sentant, que les planètes, qui probablement ne
sentent point. Sans doute cet univers matériel
ne doit pas être plus cher à son auteur qu'un
seul être pensant et sentant ; mais le système de
cet univers, qui produit, conserve et perpétue
tous les êtres pensans et sentans, lui doit être
plus cher qu'un seul de ces êtres ; il peut donc,
malgré sa bonté, ou plutôt ()ar sa bonté même,
sacrifier quelque chose du bonheur des indivi-
dus à la conservation du tout. Je crois, j'espère
valoir mieux aux yeux de Dieu que la terre
d'une planète ; mais si les planètes sont habitées,
comme il est probable, pourquoi vaudrois-je
mieux à ses yeux que tous les habitans de Sa-
turne? On a beau tourner ces idées en ridicule,
il est certain que toutes les analogies sont pour
cette population, et qu'il n'y a que l'orgueil
humain qui soit contre. Or, celte population
supposée, la conservation de l'univers semble
avoir pour Dieu même une moralité qui se mul-
tiplie par le nombre des mondes habités.
Que le cadavre d'un homme nourrisse des
vers, des loups, ou des plantes, ce n'est pas,
je l'avoue, un dédommagement de la mort de
cet homme; mais si, dans le système de cet
univers, il est nécessaire à la conservation du
genre humain qu'il y ait une circulation de
substance entre les hommes, les animaux et
les végétaux, alors le mal particulier d'un
individu contribue au bien général. Je meurs,
je suis mangé des vers ; mais mes enfans, mes
frères, vivront comme j'ai vécu ; mon cadavre
engraisse la terre dont ils mangeront les pro-
ductions ; et je fais, par l'ordre de la nature et
pour tous les hommes, ce que firent volontai-
rement Codrus, Curtius, les Décies, les Phi-
lènes, et mille autres, pour une petite partie
(ies hommes.
Pour revenir, monsieur, au système que
vous attaquez, je crois qu'on ne peut l'exami-
i>or convenablement sans distinguer avec soin
le mal particulier, dont aucun philosophe n'a
jamais nié l'existence, du mal général que nie
l'optimisme. Il n'est pas question de savoir si
chacun de nous souffre ou non, mais s'il étoit
bon que l'univers fût, et si nos maux étoicnt
inévitables dans sa constitution. Ainsi, l'ad-
dilion d'un article rendroit, ce semble, la
proposition plus exacte; et, au lieu de tout est
bien, il vaudroit peut-être mieux dire, le tout
est bien^ ou tout est bien pour le tout. Alors il
est très-évident qu'aucun homme ne sauroil
donner de preuves directes ni pour ni contre ;
car ces preuves dépendent d'une connoissance
parfaite de la constitution du monde et du but
de son auteur, et celte connoissance est incon-
testablement au-dessus de l'intelligence hu-
maine. Les vrais principes de l'optimisme ne
peuvent se tirer ni des propriétés de la matière,
ni de la mécanique de l'univers, mais seule-
ment par induction des perfections de Dieu
qui préside à tout : de sorte qu'on ne prouve
pas l'existence de Dieu par le système de Pope,
mais le système de Pope par l'existence de
Dieu, et c'est, sans contredit, de la question
de la Providence qu'est dérivée celle de l'ori-
gine du mal ; que si ces deux questions n'ont
pas été mieux ti ailées l'une que l'autre, c'est
qu'on a toujours si mal raisonné sur la Provi-
dence, que ce qu'on en a dit d'absurde a fort
embrouillé tous les corollaires qu'on pouvoit
tirer de ce grand et consolant dogme.
Les premiers qui ont gâté la cause de Dieu
sont les prêtres et les dévots, qui ne souffrent
pas que rien se fasse selon l'ordre établi, mais
font toujours intervenir la justice divine à des
événemens purement naturels ; et, pour être
sûrs de leur fait, punissent et ch&lient les mé-
chans, éprouvent ou récompensent les bons
indifféremment avec des biens ou des maux,
selon l'événement. Je ne sais, pour moi, si
c'est une bontie théologie, mais je trouve que
c'est une mauvaise maïuère de raisonner de
fonder indifféremment sur le pour et le contre
les preuves de la Providence, et de lui attri-
buer, sans choix, tout ce qui se feroit égale-
ment sans elle.
Les philosophes, à leur tour, ne me parois-
sent guère plus raisonnables, quand je les vois '
s'en prendre au ciel de ce qu'ils ne sont pas
impassibles, crier que tout est perdu quand
ils ont mal aux dénis, ou qu'ils sont pauvres,
244
CORRESPONDANCE.
ou qu'on les vole, et charger Dieu, comme dit
Sénèque, de la garde de leur valise. Si quel-
que accident tragique eût fait périr Cartouche
ou César dans leur enfance, on auroit dit :
Quels crimes avoient-ils commis? Ces deux
brigands ont vécu, et nous disons : Pourquoi
les avoir laissé vivre? Au contraire, un dévot
dira, dans le premier cas, Dieu vouloit punir
le père en lui ôtant son enfant; et dans le se-
cond. Dieu conservoit l'enfant pour le châti-
ment du peuple. Ainsi, quelque parti qu'ait
pris la nature, la Providence a toujours raison
chez les dévots, et toujours tort chez les phi-
losophes. Peut-être dans l'ordre des choses hu-
maines n'a-t-elle ni tort ni raison, parce que
tout tient à la loi commune, et qu'il n'y a d'ex-
ception pour personne. Il est à croire que les
événemens particuliers ne sont rien aux yeux
du maître de l'univers; que sa providence est
seulement universelle; qu'il se contente de con-
server les genres et les espèces, et de présider
au tout, sans s'inquiéter de la manière dont
chaque individu passe cette courte vie. Un roi
sage, qui veut que chacun vive heureux dans
ses étals, a-t-il besoin de s'informer si les caba-
rets y sont bons ? Le passant murmure une nuit
quand ils sont mauvais, et vit tout le reste de
ses jours d'une impatience aussi déplacée. Com-
morandi enim natura diversorium nobis^ non
habitandï dédit.
Pour penser juste à cet égard, il semble que
les choses d,evroient être considérées relative-
ment dans l'ordre physique et absolument
dans l'ordre moral : la plus grande idée que je
puis me faire de la Providence est que chaque
être matériel soit disposé le mieux qu'il est pos-
sible par rapport au tout , et chaque être in-
telligent et sensible le mieux qu'il est possible
par rapport à lui-même; en sorte que, pour
qui sent son existence, il vaille mieux exister
que ne pas exister. Mais il faut appliquer cette
règle à la durée totale de chaque être sensible,
et non à quelque instant particulier de sa du-
rée tel que la vie humaine ; ce qui montre com-
bien la question de la Providence tient à celle
de l'immortalité de l'âme, que j'ai le bonheur
de croire, sans ignorer que la raison peut en
douter, et à celle de l'éternité des peines, que
ni vous, ni moi, ni jamais homme pensant bien
de Dieu, ne croirons jamais.
Si je ramène ces questions diverses à leur prin-
cipe commun, il me semble qu'elles se rappor-
tent toutes à celle de l'existence de Dieu. Si Dieu
existe, il est parfait ; s'il est parfait, il est sage,
puissant, et juste ; s'il est sage et puissant, tout
est bien ;s'il est juste et puissant, mon âme est
immortelle; si mon âme est immortelle, trente
ans de vie ne sont rien pour moi, et sont peut-
être nécessaires au maintien de l'univers. Si l'on
m'accorde la première proposition, jamais on
n'ébranlera les suivantes; si on la nie, il ne faut
point discuter sur ses conséquences.
Nous ne sommes ni l'un ni l'autre dans ce
dernier cas. Bien loin, du moins, que je puisse
rien présumer de semblable de votre part en
lisant le recueil de vos œuvres, la plupart m'of-
frent les idées les plus grandes, les plus douces,
les plus consolantes de la divinité ; etj'aime bien
mieux un chrétien de votre façon que de celle
de la Sorbonne.
Quant à moi, je vous avouerai naïvement
que ni le pour nilecontre ne me paroissent dé-
montrés sur ce point par les seules lumières
de la raison, et que si le théiste ne fonde son
sentiment que sur des probabilités, l'athée,
moins précis encore, ne me paroît fonder le
sien que sur des possibilités contraires. Déplus,
les objections de part et d'autre sont toujours
insolubles, parce qu'elles roulent sur des cho-
ses dont les hommes n'ont point de véritable
idée. Je conviens de tout cela, et pourtant je
crois en Dieu tout aussi fortement que je crois
une autre vérité, parce que croire et ne pas
croire sont les choses du monde qui dépendent
le moins de moi ; que l'état de doute est un état
trop violent pour mon âme; que, quand ma
raison flotte, ma foi ne peut rester long-temps
en suspens, et se détermine sans elle; qu'enfin
mille sujets de préférence m'attirent du côté le
plus consolant, et joignent le poids de l'espé-
rance à l'équilibre de la raison.
Voilà donc une vérité dont nous partons tous
deux, à l'appui de laquelle vous sentez com-
bien l'optimisme est facile à défendre et la
Providence à justifier, et ce n'est pas à vous
qu'il faut répéter les raisonnemens rebattus,
mais solides, qui ont été faits si souvent à ce
sujet. A l'égard des philosophes qui ne con-
viennent pas du principe, il ne faut point dis-
puter avec eux sur ces matières, parce que ce
ANNÉE 1756.
245
qui n'est qu'une preuve de sentiment pour
nous ne peut devenir pour eux une démonsira-
lion, et que ce n'est pas un discours raisonna-
ble de dire à un homme : Vous devez croire ceci
parce que je le crois. Eux, de leurcôlé, ne
doivent point non plus disputer avec nous sur
ces mômes matières, parce qu'elles ne sont que
descorollairesde la proposition principalequ'un
adversaire honnête ose à peine leur opposer,
et qu'à leur tour ils auroient tort d'exiger qu'on
leur prouvât le corollaire indépendamment de
la proposition qui lui sert de base. Je pense
qu'ils ne le doivent pas encore par une autre
raison : c'est qu'il y a de l'inhumanité à trou-
bler des âmes paisibles et à désoler les hommes
à pure perte , quand ce qu'on veut leur ap-
prendre n'est ni certain ni utile. Je pense, en un
mot, qu'à votre exemple on ne sauroit attaquer
trop fortement la superstition qui (rouble la so-
ciété, ni trop respecter la religion qui la soutient.
Mais je suis indigné, comme vous, que la foi
de chacun ne soit pas dans la plus parfaite li-
berté, et que l'homme ose contrôler l'intérieur
des consciences où il ne sauroit pénétrer, comme
s'il dépendoit de nous de croire ou de ne pas
croire dans des matières où la démonstration
n'a point lieu, et qu'on pût jamais asservir la
raison à l'autorité. Les rois de ce monde ont-ils
donc quelque inspection dans l'autre, et sont-ils
en droit de tourmenter leurs sujets ici-bas pour
les forcer d'aller en paradis ? Non, tout gou-
vernement humain se borne, par sa nature,
aux devoirs civils; et, quoi qu'en ait pu dire le
sophiste Hobbes, quand un homme sert bien
l'état, il ne doit compte à personne de la ma-
nière dont il sert Dieu.
J'ignore si cet être juste ne punira point un
jour toute tyrannie exjMcée en son nom ; je suis
bien sûr au moins qu'il ne la partagera pas, et
ne refusera le bonheur éternel à nul incrédule
vertueux et de bonne foi. Puis-je, sans offen-
ser sa bonté, et môme sa justice, douter qu'un
cœur droit ne rachète une erreur involontaire,
et que des mœurs irréprochables ne vaillentbien
mille cultes bizarres prescrits par les hommes
et rejetés par la raison? Je dirai plus : si je
pouvois, à mon choix, acheter les œuvres aux
dépens de ma foi, et compenser, à force de ver-
tu, mon incrédulité supposée, je ne balance-
rois pas un instant, et j'aimerois mieux pouvoir
dire à Dieu : J'ai fait, sans songer à toi, le
bien qui Vesl agréabie, et mon cœur suivoit la
volonté sans la connoître, que de lui dire,
comme il faudra que je le fasse un jour, Je
t'aimois, et je n'ai cessé de V offenser ; je Vai
connu^ et n'ai rien fait pour te plaire.
Il y a, je l'avoue, une sorte de profession do
foi que les lois peuvent imposer; mais hors les
principes de la morale et du droit naturel , elle
doit ôlrc purement négative, parce qu'il peut
exister dos religions qui attaquent les fonde-
mens de la société, et qu'il faut commencer par
exterminer ces religions pour assurer la paix
de l'état. De ces dogmes à proscrire, l'intolé-
rance est sans difficulté le plus odieux; mais il
faut la prendre à sa source; car les fanatiques
les plus sanguinaires changent de langage selon
la fortune, et ne prêchent que patience et dou-
ceur quand ils ne sont pas les plus forts. Ainsi
j'appelle intolérant par principe tout homme
qui s'imagine qu'on ne peut être homme de
bien sans croire tout ce qu'il croit, et damne
impitoyablement ceux qui ne pensent point
comme lui. En effet, les fidèles sont rarement
d'humeur à laisser les réprouvés en paix dans
ce monde, et un saint qui croit vivre avec des
damnés anticipe volontiers sur le métier du dia-
ble. Quant aux incrédules intolérans qui vou-
droient forcer le peuple à ne rien croire, je ne
les bannirois pas moins sévèrement que ceux
qui le veulent forcer à croire tout ce qu'il leur
plaît; car on voit, au zèle de leurs décisions, à
l'amertume de leurs satires, qu'il ne leur man-
que que d'être les maîtres pour persécuter tout
aussi cruellement les croyans qu'ils sont eux-
mêmes persécutés par les fanatiques. Où est
l'homme paisible et doux qui trouve bon qu'on
ne pense pas comme lui? Cet homme ne se
trouvera sûrement jamais parmi les dévots, et
il est encore à trouver chez les philosophes.
Je voudrois donc qu'on eût dans chaque état
un code moral, ou une espèce de profession do
foi civile qui contînt positivement les maximes
sociales que chacun seroit tenu d'admettre, et
négativement les maximes intolérantes qu'on
seroit tenu de rejeter, non comme impies, mais
comme séditieuses. Ainsi, toute religion qui
pourroit s'accorder avec le code seroit admise;
toute religion qui ne s'y accorderoit pas seroit
proscrite, et chacun seroit libre de n'en avoir
^46
CORRESPONDANCE.
point d'autre que le code même. Cet ouvrage,
fait avec soin , seroit, ce me semble, le livre le
plus utile qui jamais ait été composé, et peut-
être le seul nécessaire aux hommes. Voilà,
monsieur, un sujet pour vous; je souhaiterois
passionnément que vous voulussiez entrepren-
dre cet ouvrage, et l'embellir de votre poésie,
afin que chacun pouvant l'apprendre aisément,
il portât dès l'iMifance, dans touâ les cœurs, ces
seiitimensde douccuretd'humanité qui brillent
dans vos écrits, et qui manquent à tout le
monde dans la pratique. Je vous exhorte à mé-
diter ce projet, qui doit plaire à l'auteur à^Al-
zire.Nous nous avez donné, dans votre poëme
sur la religion naturelle , le catéchisme de
l'homme; donnez-nous maintenant, dans celui
que je vous propose, le catéchisme du citoyen.
C'est une matière à méditer long-temps, et
peut-être à réserver pour le dernier de vos ou-
vrages, afin d'achever, par un bienfait au genre
humain, la plus brillante carrière que jamais
homme de lettres ait parcourue.
Je ne puis m'empêcher, monsieur, de remar-
quer à ce propos une opposition bien singulière
entre vous et moi dans le sujet de cette lettre.
Rassasié de gloire, et désabusé des vaines gran-
deurs, vous vivez libre au sein de l'abondance ;
bien sur de votre immortalité, vous philoso-
phez paisiblement sur la nature de l'âme; et, si
le corps ou le cœur souffre, vous avezTronchin
pour médecin et pour ami : vous ne trouvez
pourtant que mal sur la terre. Et moi, homme
obscur, pauvre, et tourmenté d'un mal sans
remède, je médite avec plaisir dans ma retraite,
et trouve que tout est bien. D où viennent ces
contradictions apparentes? Vous l'avez vous-
même expliqué : vous jouissez, mais j'espère;
et l'espérance embellit tout.
J'ai autant de peine à quitter cette ennuyeuse
lettre que vous en aurez à l'achever. Pardonnez-
moi, grand homme, un zèle peut-être indis-
cret, mais qui ne s'épancheroit pas avec vous
si je vous estimois moins. A Dieu ne plaise que
je veuille offenser celui de mes contemporains
dont j'honore le plus les talens , et dont les
écrits parlentle mieux à mon cœur; mais il s'agit
de la cause de la Providence, dont j'attends
tout. Après avoir si long-temps puisé dans vos
leçons des consolations et du courage, il m'est
dur que vous m'ôticz maintenant tout cela pour
ne m'offrir qu'une espérance incertaine et va-
gue, plutôtcomme un palliatif actuel que comme
un dédommagement à venir. Non, j'ai trop
souffert en cette vie pour n'en pas attendre une
autre. Toutes les subtilités de la métaphysique
ne me feront pas douter un moment de l'immor-
talité de l'âme, et d'une Providence bienfai-
sante. Je la sens, je la crois, je la veux, je
l'espère, je la défendrai jusqu'à mon dernier
soupir; et ce sera, de toutes les disputes que
j'aurai soutenues, la seule où mon intérêt ne sera
pas oublié. Je suis avec respect, monsieur, etc.
LETTRE DE VOLTAIRE.
( En réponse à la précédente. )
Aux Délices , 12 septembre 1786.
Mon cher philosophe, nous pouvons vous et
moi , dans les intervalles de nos maux, raison-
ner en vers et en prose. Mais dans le moment
présent, vous me pardonnerez de laisser là
toutes ces discussions philosophiques qui ne
sont que des amusemons. Votre lettre est très-
belle, mais j'ai chez moi une de mes nièces,
qui, depuis trois semaines, est dans un assez
grand danger : je suis garde-malade et très-
malade moi-même. J'attendrai que je me porte
mieux, et que ma nièce soit guérie, pour pen-
ser avec vous. M. Tronchin m'a dit que vous
viendriez enfin dans votre pairie : M. d'Alem-
bert vous dira quelle vie philosophique on
mènedansma petite retraite. Elle méritcroitle
nom qu'elle porte , si elle pouvoil vous possé-
der quelquefois. On dit que vous haïssez le sé-
jour des villes ; j'ai cela de commun avec vous;
je voudrois vous ressembler en tant de choses,
que cette conformité pût vous déterminer à ve-
nir nous voir. L'état où je suis ne me permet
pas de vous en dire davantage. Comptez que de
tous ceux qui vous ont lu, personne ne vous
estime mieux que moi, malgré mes mauvaises
plaisanteries, et que de tous ceux qui vous ver-
ront , personne n'est plus disposé à vous aimer
tendrement. Je commence par supprimer toute
cérémonie (*).
"^ Cette lettre, avec celle du 47 juin 1760 rapportée dans
ANMÊE 1756.
247
A M. MONIER, PbINTKE d'aVIGKON ,
gui m'avuit envoyé trois fois la même pièce de vers, deiiiandanl
instamment une réponse.
A IHermitage, le 44 septembre 1756.
Ainsi, monsieur, votre épttre et vos louanges
sont un expédient que la curiosité vous inspire,
pour voir une lettre de ma façon ; d'où j'infère
à quoi j'aurois dû m'atlendre si des moyens
contraires vous eussent conduit à la même fin.
Pour moi je trouve qu'on no doit jamais ré-
pondre aux injures, et moins encore aux louan-
ges; car, si la vérité les dicte, elle en fait l'ex-
cuse ou la récompense; et, si c'est le mensonge,
il les faut également mépriser.
D'ailleurs , monsieur, que dire à quelqu'un
qu'on ne connoît point? Il y a de l'esprit dans
vos vers; vous m'y donnez beaucoup d'éloges,
et peut-être en méritez-vous à plus juste tilre ;
mnis ce sont deux foibies recommandations
pi es de moi que de l'esprit et de l'encens.
Je vois que vous aimez à écrire, en cela je ne
vous blâme pas : mais, moi, je n'aime point à
lépondre, surtout à des coniplimens, et il n'est
pas juste que je sois tyrannisé pour votre plai-
sir : non que mon temps soit précieux, comme
vous dites; il se passe à souffrir, ou se perd
dans l'oisiveté, et j'avoue qu'on ne peut guère
on faire un moindre usage ; mais quand je ne
puis l'employer utilement pour personne, je ne
les Confessions (tome I, page 285), et saur un billet en termes
fort durs, que Rousseau, cinq ans après, crut devoir adresser
à Voltaire, termine la correspondance de ces deux hommes
Illustres. Que n'a-t-elle continué en couservant son premier
caractère! En lisant sur ce sujet les observations de Ginguené
(notes II, III et IV de son ouvrage), tout homme impartial
décidera facilement auquel des deux la faute doit en être im-
putée.— Au reste, on saitque jusqu'à la fin de sa vie Rousseau
n'a cessé de rendre justice à Voltaire. Il en parla toujours en
liotnnie pénétré de ses grands talens, même de ses qualités
morales, et de tons ses titres à l'admiration et à la reconnois-
s ince publiques. Nous en avons rapporté un trait dans i'^p-
]endice avx Confessions {tome}, page 558). L'éditeur du
ret^neil des romances de Rousseau, gravé en 1781, nous en
fournit un autre dont il n'importe pas moins de conserver la
mémoire, et qui peut trouver ici sa place,
a M. Rousseau nignoroit pas que M. de Voltaire avolt fait
• ses efforts pour l'avilir aux yeux de ses contemporains et de la
• postérité. Malgré cela toutes les fois qu'il étoit question, en
» sa présence, de l'auteur de la Heniiade, il se plaisoit à lui
«donner des éloges... Quelques jours avant la première re-
» présentation d'/rcnp (mars (778 ), il s'intéressoit si vérita-
> hiement au succès de celte pièce, qu'il disoit que, datif /a
> st'pposit:on qu'elle se ressevtU de la vieillesse de son
• niileur, il y uuroll autant d'inhumanité que d'ingrali-
n tuile au public à en témoigner son mécontentement. »
Aver'issenicul, pages. ti. P.
veux pas qu'on m'empêche de le perdre comme
il me plaii. Une seule minute usurpée est un
bien que tous les rois de l'univers ne me sau-
roient rendre, et c'est pour disposer de moi que
je fuis les oisifs des villes, gens aussi ennuyés
qu'ennuyeux, qui, ne sachant que faire de leur
temps, abusent de celui des autres. Je suis très-
parfaitement, etc.
A MADAME D'ÉPINAY.
.. 1736.
Je commence par vous dire que je suis réso-
lu, déterminé, quoi qu'il arrive, à passer l'hi-
ver à l'Hermitage; que rien ne me fera changer
de résolution, et que vous n'en avez pas le
droit vous-même, parce que telles ont été nos
conventions quand je suis venu; ainsi n'en par-
lons plus, que pour vous dire en deux mots mes
raisons.
Il m'est essentiel d'avoir du loisir, de la tran-
quillité, et toutes mes commodités pour tra-
vailler cet hiver; il s'agit en cela de tout pour
moi. Il ya cinq mois que je travaille à pourvoir
à tout, afin que nul soin ne vienne me détour-
ner. Je me suis pourvu de bois; j'ai fait mes pro-
visions; j'ai rassemblé, rangé des papiers et des
livres pour être commodément sous ma main.
J'ai pourvu de loin à toutes mes aises en cas de
maladie : je ne puis avoir de loisir qu'en suivant
ce projet; et il faudra nécessairement que je
donne à m'arrangcr le temps que je ne puis me
dispenser de donner à mon travail. Un démé-
nagement , je le sais par expérience , ne pwt se
faire, malgré vous-même, sans perte, dégâts
et frais de ma part, que je ne puis supporter
une seconde fois. Si j'emporte tout, voilà des
embarras terribles; si je laisse quelque chose,
il me fera faute, ou l'on viendra le voler ici cet
hiver; enfin, dans la position où je suis, mon
temps et mes commodités me sont plus pré-
cieux q»e ma vie. Mais ne vous iinaj^inez pas
que je coure ici aucun risque; je me défendrai
toujours aisément de l'ennemi du dehors; c'est
au-dedans qu'il étoit dangereux. Je vous pro-
mets de ne jamais m'éloigner sans précaution.
Je ne compte pas même me promener de tout
l'hiver ailleurs que dans le jardin : il faudroit
faire un siège pour m'atiaquer ici. Pour sur-
248
CORRESPONDANCE.
croît de précaution, je ferai toujours coucher
un voisin dans la maison. Enfin, sitôt que vous
m'aure^tenvoyé désarmes, je ne sortirai jamais
sans un pistolet en vue, même autour de la mai-
son ; d'ailleurs je compte faire parler à notre
homme par M. Matta. Ne m'en parlez donc
plus, ma bonne amie; vous ne feriez que me
désoler, et n'obtiendriez rien ; car la contradic-
tion m'est mortelle, etje suis entêtéavec raison.
Je vois, par votre billet, que c'est lundi et
non pas dimanche, que vous congédiez notre
homme ('); ce que je remarque, parce qu'il
n'est pas indifférent que je sois instruit exacte-
ment du jour. N'oubliez pas de lui donner la
note de ce que vous consentez qu'il emporte de
la chambre ; sans quoi , ne sachant pas ce qui
est à lui, je ne laisserai rien sortir. Je suis touché
de vos alarmes et des inquiétudes que je vous
donne ; mais comme elles ne sont pas raisonna-
bles, je vous prie de les calmer. Aimez-moi
toujours et tout ira bien. Bonjour (*).
A L\ MÊME.
Le lundi, septembre I7S6.
Il y a un mot dans votre lettre qui me fait
beaucoup de peine, et je vois bien que vos cha-
grins ne sont pas finis (**) ; j'irai le plus tôt qu'il
me sera possible savoir de quoi il s'agit.
J'ai mieux aimé donner congé à votre jardi-
nier que de vous en laisser le tracas. Cependant
cela ne vous l'évite pas ; il prétend avoir un
autre compte avec vous. Je n'ignore pas ce que
vous faites pour moi sans m'en rien dire, et je
vous laisse faire, parce que je vous aime et qu'il
ïfe m'en coûte pas de vous devoir ce que je ne
peux tenir de moi-même, au moins quant à
présent. 11 prétend aussi que tous les outils du
(') Le jardinier.
(•) Voici le commencement des persécutions dont Rousseau
parle dans ses Confessions. On vouloit qu'il rentrât à Paris. La
inëre de Thérèse s'ennuyoit à l'Hermitage, où sa seule société
consistoit dans Thérèse, et dans Jean-Jacques, qu'elle ne com-
prenoit pas. Comme elle se faisoit faire des cadeaux à l'insu de
Rousseau par les amis de celui-ci, l'on sent combien elle étoit
contrariée d'être dans une solitude où, pendant l'hiver, on ne
voyoit personne. M. P.
(**) D'après les Mémoires de madame d'Épinay, l'on sait
qu'elle avoit des chagrias de deux sortes. Les uns lui venoient
de son mari, qui mangeoit sa fortune avec des actrices; et les
autres d'elle-même. Elle aima tour à tour Francueil et Grimm,
et vit deux fois sa passion survivre à celle qu'elle avoil in-
apirée. M. P.
jardin, de vieux échalas,et les graines, sont à
lui ; j'ai du penchant à le croire, mais dans
l'incertitude, je ne laisserai rien sortir sans
votre ordre.
Je ne sais si le jour de Diderot est changé : ils
ne m'ont rien fait dire , etje les attends. Bon-
jour, ma bonne amie. J'ai reçu hier une lettre
obligeante de Voltaire (*).
Comme je connois le jardinier pour un inso-
lent, je dois vous prévenir que si j'ai, quant à
moi, lieu d'être contentde ses services, il ne la
pas moins de l'être de ma reconnoissance.
A LA MEME.
Dimanche matin, l'Hermitage, octobre 1730.
J'apprends avec plaisir, ma bonne amie, que
vous êtes mieux, et madame votre mère aussi;
je ne saurois vous en dire autant de moi. Je
commence à craindre d'avoir porté mes projets
plus loin que mes forces, et si l'état où je suis
continue , je doute que je revoie le printemps ni
mon pays; au surplus, l'âme est assez Iran-
quille, surtoutdepuisquej'ai revu mon ami (**).
Je voulois vous aller voir aujourd'hui, mais
il faut remettre à demain ; encore ne puis-je
m'assurer de rien. Ce sera sûrement le premier
moment où je me sentirai du courage. Je n'ai
point vu mon menaçant compatriote; je vous
remercie de votre avis, mais je ne puis m'em-
pêcher de rire de vos alarmes. A demain.
A LA MÊME.
L'Hermitage, octobre <756.
Quelque impatience que j'aie de sortir pour
aller vous quereller, il faut, madame, que je
garde encore la chambre malgré moi pour une
maudite fluxion sur les dents, qui me désole.
Faites-moi donc dire de vos nouvelles, puisque
je n'en saurois encore aller savoir moi-même;
mais croyez que je ne laisserai paséchapper pour
cela le premier jour de relâche. J'espère vous
voir tout-à-fait rétablie et vous retrouver cet
air et ces yeux qui mettent M. de Saint-J. et
bien d'autres si mal à leur aise.
(*) C'est la lettre du U septembre, pag. 216.
(") Uiderot, qui ht dans ce mois une visite à l'Hermitage. M. P
ANNÉE 1736.
249
A LA MÊME.
L'Iiermilage, novembre 17M.
Je suis beaucoup mieux aujourd'hui ; mais je
ne pourrai cependant vous voir que la semaine
prochaine, et j'irai fièrement à pied; car cet
appareil de carrosse me faitmal àTimafiinaiion,
comme si je pouvois manquer de jambes pour
vous aller voir. Vous ne m'avez rien dit de
vous ; j'espère que mademoiselle Le Vasseur
m'en rapportera de bonnes nouvelles. Bon-
jour, madame.
A LA MEME.
L'Hermitage, ce mardi au soir 1756.
J'envoie, ma bonne amie, savoir de vos nou-
velles par Damour, qui va à Paris se présenter
pour une bonne condition, qui, j'espère, ne lui
fera pas quitter la vôtre; et quand elle la lui
feroit quitter, vos principes et les miens sont
qu'il ne faut nuire à personne pour notre inté-
rêt; ainsi je lui ai donné un certificat en votre
nom, tel que le peut comporter le peu de temps
qu'il y a qu'il est à votre service.
Je vous prie de lui donner l'adresse de M. de
Gauffecourt, afinqu'il aille de ma part en savoir
des nouvelles, car j'en suis fort en peine : fai-
tes-moi dire des vôtres et de tout ce qui vous
intéresse. Je ne puis vous écrire plus au long;
madamedeChenonceaux a passé ici la jourriée ;
elle vient de partir au flambeau. Il est tard à
l'Hermitage, je vais me coucher. Adieu.
Je ne sais toujours point ce que signifient
les douze francs de M. Grimm.
A LA MÊME.
L'Hermitage, décembre 1756.
Les chemins sont si mauvais, que je prends
îe parti de vous écrire par la poste, et vous
pourrez en faire de même ; car on m'apporte
mes lettres de Montmorency jusqu'ici, et je suis
à cet égard comme au milieu de Paris.
Il fait ici un froid rigoureux qui vient altérer
un peu de bonne heure ma provision de bois,
mais qui me montre, par l'image prématurée
de l'hiver, que, quoi qu'on en dise, cette saison
n'est plus terrible ici qu'ailleurs que par l'ab-
sence des amis ; mais on se console par l'espoir
de les retrouver au printemps, ou du moins de
les revoir; car il y a long-temps que vous me
faites connoîire qu'on les retrouve au besoin
dans toutes les saisons.
Pour Dieu, gardez bien cette chère imbécil-
lité, trésor inattendu dont le ciel vous favorise
et dont vous avez grand besoin ; car si c'est un
rhumatisme pour l'esprit, c'est au corps un
très-bon emplâtre pour la santé; il vous fau-
droit bien de pareils rhumatismes pour vous
rendre impotente; et j'aimerois mieux que vous
ne pussiez remuer ni pied ni patte, c'est-à-dire
n'écrire ni vers ni comédie, que de vous savoir
la migraine.
Je dois une réponse à M. de Gauffecourt;
mais je compte toujours qu'il viendra la rece-
voir. En attendant les bouts-rimes, il peut prier
M. (;ha[)puis d'envoyer un double du mémoire
que je lui ai laissé. Si tout ceci vous paroît clair,
le rhumatisme vous tient bien fort.
A propos de M. de Gauffecourt, et son manu-
scrit, quand voulez-vous me le renvoyer? Sa-
vez-vous qu'il y a quatre ans que je travaille à
pouvoir le lire, sans avoir pu en venir à bout?
IBonjour, madame ; touchez pour moi la patte
à toute la société (*).
A LA MEME.
Le 13 décembre 1756.
Ma chère amie, il faudra que j'étouffe, si je
ne verse pas mes peines dans le sein de l'amitié.
Diderot m'a écrit une lettre qui me perce l'âme.
Il me fait entendre que c'est par grâce qu'il ne
me regarde pas comme un scélérat, et qu'il y
aurait bien à dire là-dessus^ ce sont ses termes;
etcela,savez-vous pourquoi? parceque madame
Le Vasseur est avec moi. Eh ! bon Dieu ! que
diroit-il de plus si elle n'y étoit pas? je les ai
recueillis dans la rue, elle et son mari, dans un
âge où ils n'étoient plus en état de gagner leur
vie. Elle ne m'a jamais rendu que trois mois de
service. Depuis dix ans je m'ôie pour elle le
pain de la bouche; je la mène dans un bon air,
(*; Madame d'Kpinay appeloit ses ours plusieurs personnes
de sa société : il y avoit déjà long-temps quelle dounoit ce
ni»m à Ilousscau. t». 1*.
I
250
COURESPOiNDAiNCK.
où rien ne lui manque ; je renonce pour elle au
séjour de ma pairie ; elle est sa maîtresse abso-
lue; va, vient sans compte rendre ; j'en ai au-
tant de soin que de ma propre mère ; tout cela
n'est rien, et je ne suis qu'un scélérat si je nelui
sacrifie encore mon bonheur et ma vie, et si je
ne vais mourir de désespoir à Paris pour son
amusement. Hélas! la pauvre femme ne le
désire point; elle ne se plaint point; elle est très-
contente. Mais je vois ce que c'est; M. Grimm
ne sera pas content lui-même qu'il ne m'ait ôté
tous les amis que je lui ai donnés. Philosophes
des villes, si ce sont là vos vertus, vous me
consolez bien de n'être qu'un méchant ! J'étois
heureux dans ma retraite, la solitude ne m'est
pointa charge; je crains peu la misère; l'oubli
du monde m'est indifférent ; je porte mes maux
avec patience : mais aimer, et ne trouver que
des cœurs ingrats, ah 1 voilà le seul qui me soit
insupportable 1 Pardon, ma chère amie ; j'ai le
cœur surchargé d'ennuis, et les yeux gonflés
de larmes qui ne peuvent sortir. Si je pouvois
vous voir un moment et pleurer, que je sorois
soulagé 1 Mais je ne remettrai de ma vie les
pieds à Paris; pour le coup, je l'ai juié.
J'oubliois de vous dire qu'il y a même de la
plaisanterie dans la lettre du philosophe ; il
devient barbare avec légèreté : on voit qu'il
se civilise.
A LA MÊME.
Janvier 1757.
Tenez, madame, voilà les lettres de Diderot
et ma dernière réponse; lisez et jugez-nous,
car pour moi je suis trop aigri, trop violem-
ment indigné, pour avoir de la raison.
Je viens de déclarer à madame Le Vasseur
que, quelque plaisir que nous eussions tous
deux à vivre ensemble, mes amis jugeoient
qu'elle étoit trop mal ici pour une femme de
son âge; qu'il falloit qu'elle allât à Paris vivre
avec ses cnfans, et que je leur donnerois tout
ce que j'avois au monde, à elle et à sa fille.
Là-dessus la fille s'est mise à pleurer, et mal-
gré la douleur de se séparer de sa mère, elle a
protesté qu'elle ne me quilleroit point, et en
vérité les philosophes auront beau dire, je ne
l'y contraindrai pos. 11 faut donc que je me ré-
serve quelque chose pour la nourrir, aussi bien
que moi. J'ai donc dit à madame Le Vasseur
que je lui ferois une pension qui lui seroiî
payée aussi long-temps que je vivrois, et c'est
ce qui sera exécuté. Je lui ai dit encore que je
vous prierois d'en régler la somme, et je vous
en prie, ne craignez point de la faire trop forte,
j'y gagnerai toujours beaucoup, ne fût-ce que
ma liberté personnelle.
Ce qu'il y a de plus affreux pour moi, c'est
que la bonne femme s'est mis en tête que tout
cela est un jeu joué entre Diderot, moiet sa fille,
et que c'est un moyen que j'ai imaginé pour me
défaire d'elle. Elle m'a représenté là-dessus une
chose très-juste, savoir, qu'ayant passé une
partie de l'hiver ici, il lui est bien dur d'en
partir à l'approche du printemps ; je lui ai dit
qu'elle avoit raison, mais que s'il venoit à lui
arriver le moindre malheur durant l'été, on ne
manqueroitpasdem'en rendre responsable. Ce
ne sera pas le public, ai-je ajouté, qui dira cela;
ce seront mes amis, et je n'ai pas le courage de
m'exposer à passer chez eux pour un assassin.
Il y a quinze jours que nous vivions paisible-
ment ici, et dans une concorde parfaite. Main-
tenant nous voilà tous alarmés, agités, pleurant,
forcés de nous séparer. Je vous assure que cet
exemple m'apprendra à ne me mêler jamais
qu'avec connoissance de cause et beaucoup dit
circonspection des affaires domestiques de mes
amis, et je suis très-incertain même si je dois
écrire à M. d'Épinay en faveur de ce pau-
vre Cahouet (*).
Comme Diderot me marque qu'il viendra
samedi, il est important de lui envoyer sur-le-
champ sa lettre. S'il vient, il sera reçu avec hon-
nêteté, mais mon cœur se fermera devant lui,
et je sens que nous ne nous reverrons jamais.
Peu lui importe, ce ne sera pour lui qu'un ami
de moins. Mais moi, je perdrai tout, je serai
tourmenté le reste de ma vie. Un autre exemple
m'a trop appris que je n'ai point un cœur qui
sache oublier ce qui lui fut cher. Évitons, s'il
se peut, une rupture irréconciliable. Je suis si
cruellement tourmenté, quejaijugéàproposde
vous envoyer cet exprès, afin d'avoir réponse
à point nommé. Servez-vous-en pour l'envoyer
porter la lettre à Diderot, cl me répondez
(*) Secrétaire de M. d'Epinay.
M. P.
ANNÉE 1757.
251
sur-le-champ , si vous avez quelque pitié de
moi.
P. S. Il faut que jo vous ajoute que madame
Le Vasseur me fait à présent de violons repro-
ches; elle me les fait durement, avec hauteur,
et du ton de quelqu'un qui se sent bien appuyé.
Je ne réponds rien non plus que sa fille ; nous
nous contentons de gémir en silence : je vois
que les vieillards sont durs, sans pitié, sans en-
trailles , et n'aiment plus rien qu'eux-mêmes.
Vous voyez que je ne peux plus éviter d'être un
monstre. J'en suis un aux yeux de M. Diderot,
si madame Le Vasseur reste ici ; j'en suis un à
ses yeux, si elle n'y reste pas. Quelque parti
que je prenne, me voilà méchant malgré moi.
A LA MÊMK.
1757.
Je reçois votre lettre, ma bonne amie, une
heure après que je vous ai envoyé un exprès
avec celle que vous me demandez. Je ne suis pas
homme à précautions, et surtout avec mes amis,
et je n'ai gardé aucune copie de mes lettres.
Vous avez bien prévu que la vôtre m'attendri-
roit. Je vous jure, ma bonne amie, que votre
amitié m'est plus chère que la vie, et qu'elle
me console de tout.
Je n'ai rien à répondre à ce que vous me mar-
quez des bonnes intentions de Diderot, qu'une
seule chose; mais pesez-la bien. Il connoît mon
caractère emporté et la sensibilité de mon ân>e.
Posons que j'aie eu tort, certainement il étoit
l'agresseur ; c'étoit donc à lui à me ramener
par les voies qu'il y savoit propres; un mot,
un seul mot de douceur me faisoit tomber la
plume de la main, les larmes des yeux, et
jétois aux pieds de mon ami. Au lieu de cela,
voyez le ton de sa seconde lettre, voyez com-
ment il raccommode la dureté de la première ;
s'il avoit formé le projet de rompre avec moi,
comment s'y seroil-il pris autrement? Croyez-
moi, ma bonne amie, Diderot est maintenant
un homme du monde. Il fut un temps où nous
étions tous deux pauvres et ignorés, et nous
étions amis. J'en puis dire autant de Grimm ;
mais ils sont devenus tous deux des gens im-
portans J'ai continué d'être ce que j'étois,
et nous ne nous convenons plus.
Au reste, je suis porté à croire que j'ai fait
injustice à ce dernier, et même que ce n'est
pas la seule ; mais si vous voulez connottre
quelles ont été toujours pour lui mes disposi-,
tions intérieures, je vous renvoie à un mot du
billet que vous avez dû recevoir aujourd'hui
et qui ne vous aura pas échappé. Mais tous
ce gens-là sont si hauts, si maniérés, si secs;
le moyen d'oser les aimer encore? Non, ma
bonne amie, mon temps est passé. Hélas ! je
suis réduit à désirer pour eux que nous ne re-
devenions jamais amis. Il n'y a plus que l'ad-
versité qui puisse leur rendre la tendresse
qu'ils ont eue pour moi ! Jugez si votre amitié
m'est chère, à vous qui n'avez pas eu besoin
de ce moyen cruel d'en connoître le prix.
Surtout que Diderot ne vienne pas Mais
je devrois me rassurer, il a promis de venir.
A LA MEME.
.. 4737.
Madame Le Vasseur doit vous écrire , ma
bonne amie; je l'ai priée de vous dire sincère-
ment ce qu'elle pense. Pour la mettre bien à
son aise, je lui ai déclaré que je ne voulois pas
voir sa lettre , et je vous prie de ne me rien
dire de ce qu'elle contient.
Je n'enverrai pas la mienne à Diderot, puis-
que vous vous y opposez. Mais me sentant
très-grièvement offensé, il y auroit à convenir
d'un tort que je n'ai pas une bassesse et une
fausseté que je ne saurois me permettre, et
que vous blâmeriez vous-même sur ce qni se
passe au fond de mon cœur. L'Kvangile or-
donne bien à celui qui reçoit un soufflet d'offrir
l'autre joue, mais non pas de demander par-
don. Vous rappelez-vous cet homme de comé-
die qui crie au meurtre en donnant des coups
de bâton? Voilà le rôle du philosophe.
N'espérez pas l'empêcher de venir par lo
temps qu'il fait : il seroit très-fâché qu'il fût
plus beau. La colère lui donnera le loisir et
les forces que l'amitié lui refuse : il s'excédera
pour venir à pied me répéter les injures qu'il
me dit dans ses lettres. Je ne les endurerai
rien moins que patiemment ; il s'en retournera
être malade à Paris, et moi, je paroîtrai à tout
le monde un homme fort odieux. Patience !
252
CORRESPOlNDANCi:.
il fciut souffrir. N'admirez-VOUs pas la raison
de cet homme qui me vouloit venir prendre
à Saint-Denis, en fiacre, y dîner, et me rem-
mener en fiacre, et à qui, huit jours après,
sa fortune ne permet plus d'aller à l'Hormitage
autrement qu'à pied ? Pour parler son lan-
gage, il n'est pas absolument impossible que
ce soit là le ton de la bonne foi; mais, dans
ce cas, il faut qu'en huit jours il soit arrivé
d'étranges révolutions dans sa fortune. 0 la
philosophie !
Je prends part au chagrin que vous donne
la maladie de madame votre mère; mais croyez
que votre peine ne sauroit approcher de la
mienne ; on souffre moins encore de voir ma-
lades les personnes qu'on aime, qu'injustes et
cruelles.
Adieu, ma bonne amie; voici la dernière fois
que je vous parlerai de celte malheureuseaffaire.
Vous me parlez d'aller à Paris avec un sang-
froid qui me réjouiroit dans tout autre temps.
Je me liens pour bien dites toutes les belles
choses qu'il y auroit à dire là-dessus; mais
avec tout cela , je n'irai de ma vie à Paris,
et je bénis le ciel dem'avoir faitours, hermite,
et têtu, plutôt que philosophe (*).
A Là MEME.
De l'Hermitage, à dix heures du maliu, 1737.
Quand j'avois un almanach et point de pen-
dule, je datoisdu quantième ; maintenant que
j'ai une pendule et point d'almanach, je date
de l'heure. Je suis obligé de vous dire, à cause
du rhumatisme, que c'est une manière de vous
demander un almanach pour mes étrennes.
Le lieutenant criminel (**) vous supplie
d'agréer ses respects. La maman n'en peut
faire autant, attendu qu'elle est à Paris et
malade d'un gros rhume ; elle compte pourtant
revenir lundi, et j'espère qu'elle me rapportera
de vos nouvelles.
Je reçois à l'instant votre lettre et vos pa-
quets. Je n'ai pas bien entendu les géans du
Nord, et la glacière , et les lutins, et les tasses
(*) Cette lettre se lit déjà dans les Confessions, tome I",
page 240 ; nous la reproduisons ici , parce que le texte diffère
de 11 coiiie quavoit conservée Rousseau.
(*') Mademoiselle Le Vasscur. G. P.
à la crème, etc., ce qui me fait comprendre
que VOUS m'avez avec tout cela inoculé de
votre rhumatisme; ainsi vous faites bien de
m'envoyeren même temps votre cotillon pour
m'en guérir (*); j'ai pourtant quelque peur
qu'il ne me tienne un peu trop chaud, car je
n'ai pas accoutumé d'être si bien fourré.
A LA MÊME.
Passe pour le cotillon, mais le sel! jamais
femme donna-l-elle à la fois de la chaleur et
de la prudence ? A la fin vous me ferez mettre
mon bonnet de travers, et je ne le redresse-
rai plus. N'avez-vous pas assez fait pour vous?
Faites maintenant quelque chose pour moi, et
laissez-vous aimer à ma guise.
Oh 1 que vous êtes bonne avec vos explica-
tions! Ah! ce cher rhumatisme! Maintenant
que vous m'avez expliqué votre billet, expli-
quez-moi le commentaire ; car cette glacière
où je ne comprends rien y revient encore, et,
pour moi, je ne vous connois pas d'autre gla-
cière qu'un recueil de musique françoise.
Enfin vous avez vu l'homme (**). C'est tou-
jours autant de pris, car je suis de votre avis,
et je crois que c'est tout ce que vous en aurez.
Je me doute pourtant bien de ce qu'un ours
musqué (***) devroit vous dire sur l'effet de ce
premier entretien; mais quant à moi, je pense
que le Diderot du matin voudra toujours vous
(') Voyez les Confessions, livre IX, page 228 du tome 1.
(") G'étoit Diderot, dont Grimm navolt pu vaincre les pré
ventions contre madame d'Épinay, et qui se refusoit absolu-
ment à la voir, — Pour la parfaite intelligence de cette lettre,
il faut rapporter ici un passage de la lettre de madame d'Épinay
à laquelle celle-ci sert de réponse.
« J'ai vu M. Diderot, et si je n'étois pas une imbécille, il
auroit certainement dîné chez moi ; mais je crois que le pauvre
Gauffecourt mavoit inoculé sa goutte ou son rhumatisme sur
l'esprit; et puis, je ne sais point tirailler ni violenter les gens;
au moyen de quoi je suis très-persuadée que je ne le reverrai
pas malgré toutes les assurances qu'il m'a données de venir
me voir. Mais encore faut-il vous dire comment cette entrevue
s'est passée. J'étois en peine de notre ami que j'avois laissé ea
mauvais état hier au soir ; je me levai ce matin de bonne heure
et je me rendis chez lui avant neuf heures. Le baron d'Holbach
et M. Diderot y étoient. Celui-ci voulut sortir dès qu'il me vit:
je l'arrêtai par le bras : Ah ! lui dis-je, le hasard ne me ser-
vira pas si bien sans que j'en profite. Il rentra, et je puis as-
surer que je n'ai de ma vie eu deux heures plus agréables.
» Il y a sans doute dans ce billet bien des fautes d'ortho-
graphe, mais vous en trouverez davantage encore dans les
plans que je vous fais passer. » G. P.
C*") Grimm, qui se parfumoit, est Voiirs musqué. M. P.
ANNÉK 1757.
2S3
aller voir, et que le Diderot du soir ne vous
aura jamais vue. Vous savez bien que le rhu-
matisme le tient aussi quelquefois, et quand il
ne plane pas sur ses deux {grandes ailes auprès
du soleil, on le trouve sur un tas d herbes,
perclus de ses quatre pattes. Croyez-moi, si
vous avez encore un cotillon de reste, vous ferez
bion de le lui envoyer. Je ne savois pas que le
papa Gauffecourt fût malade, et l'on m'a même
flatté de le voir aujourd'hui ; ce que vous m'a-
vez marqué fera que s'il ne vient pas, j'en serai
fort en peine.
Encore de nouveaux plans? Diable soit fait
des plans, et plan plan relantanpian ! C'est
sans doute une fort belle chose qu'un plan,
mais faites des détails et des scènes théâtrales;
il ne faut que cela pour le succès d'une pièce à
la lecture, et même quelquefois à la repré-
sentation. Que Dieu vous préserve d'en faire
une assez bonne pour cela!
J'ai relu votre lettre pour y chercher les
fautes d'orthographe, et n'y en ai pas su trou-
ver une, quoique je ne doute pas qu'elles n'y
soient. Je ne vous sais pas mauvais (![ré de les
avoir faites, mais bien de lès avoir remarquées.
Moi, j'en voulois faire exprès pour vous faire
honte, et n'y ai plus sonf[é en vous écrivant.
Bonjour, mon amie du temps présent, et
bien plus encore du temps à venir. Vous ne
me dites rien de votre sanié, ce qui me fait
augurer qu'elle est bonne.
A propos de santé, je ne sais s'il y a de l'or-
thographe dans ce chiffon, mais je trouve qu'il
n'y a pas grand sens; ce qui me fait croire
que je n'aurois pas mal fait de me faire de
votre cotillon une bonne calotte bien épaisse,
au lieu d'un gilet, car je sens que le rhu-
matisme ne me tient pas au cœur, mais à
la cervelle.
Je vous prie de vouloir bien demander au
tyran (*) ce que signifie un paquet qu'il m'a
fait adresser, contenant deux écus de six
francs : cela me paroît un à-compte un peu
fort sur les parties d'échecs qu'il doit perdre
avec moi.
Diderot sort d'ici; je lui ai montré votre
lettre et la mienne. Je vous l'ai dit, il a conçu
une grande estime pour vous, et ne vous verra
point. Vous en avez assez fait, même pour lui.
. (*) Sobriquet donné à Grimtn. G. P. |
Croyez-moi , laissez-le aller. I.a maman
Vasseur se porte un peu mieux.
A LA MÊMK.
Voilà, madame, un emploi vacant à Gre-
noble, comme vous verrez ci-derrière; mais
j'ignore et dans quel département, et si l'em-
ploi n'est point trop important; ce que je sais,
c'est que le gendre de madame Sabi, mon hô-
tesse, qui est dans le pays, donneroit une pen-
sion à madame Le Vasseur, si elle pouvoit le
lui faire obtenir; que le père du prétendant
est très-sol vable , et que les cautions ne lui
manqueroient pas. Consultez donc là-dessus
M. d'Épinay, si vous le jugez à propos; puis-
que vous avez donné à madame Le Vasseur la
commission de vous informer des emplois va-
cans, nous vous parlons de celui-ci à tout
hasard, sauf à retirer bien vite notre prof)osi-
tion, si elle est indiscrète, comme j'en ai peur.
Faites-moi dire comment vous êles aujour-
d'hui. Je vous recommande toujours le ména-
gement; car je trouve qu'en général on prend
trop de précautions dans les autres temps, et
jamais assez dans les convalescences. Pour moi,
je ne vaux pas la peine qu'on en parle; quand
j'aurai de meilleures nouvelles , soyez sûre
que j'irai vous le dire moi-même. Bonjour,
madame et bonne amie.
A LA Mi'ME (*).
A rilermitage, janvier 17S7.
Noussommes ici trois malades, dont je ne suis
pas celui qui auroit le moins besoin d'être gardé.
Je laisse en plein hiver, au milieu des bois, les
personnes que j'y ai amenées sous promesse de
ne les y point abandonner. Les chemins sont
affreux, et l'on enfonce de toutes parts jusqu'au
jarret. De plus de deux cents amis qu'avoit
M. de Gauffecourt à Paris, il est étrange qu'un
pauvre infirme, accablé de ses propres maux,
(*) Dans une lettre précédente, elleavoit fait part à Rousseau
du désir que témoignoit Gauffecourt malade qu'il vint passer
quelques jours avec lui, soupçonnant, ajouloit-elle, que Gauf-
fecourt avoit quelques affaires à arranger, tt qu'il ne vouloU
les confier qu'à lui. G- V.
2S4
CORRESPONDANCE.
soit le seul dont il ait besoin. Je vous laisse ré-
fléchir sur tout cela ; je vais donner encore ces
deux jours à ma santé et aux chemins pour se
raffermir. Je compte partir vendredi s'il ne
pleut ni ne neige; mais je suis tout-à-fait hors
d'état d'aller à pied jusqu'à Paris, ni même jus-
qu'à Saint-Denis, et le pis est que le carrosse
ne peut manquer de me faire beaucoup de mal
dans l'état où je suis. Cependant si le vôtre se
trouve, en cas de temps passable, vendredi à
onze heures précises devant la grille de M. de
Luxembourg (*), j'en profiterai, sinon je con-
tinuerai ma route comme je pourrai, et j'arri-
verai quand il plaira à Dieu. Au reste, je veux
que mon voyage me soit payé; je demande une
épingle (**) pour ma récompense; si vous ne
me la faites pas avoir, vous qui pouvez tout, je
ne vous le pardonnerai jamais.
Je choisis d'aller dîner avec vous, et coucher
chez Diderot. Je sens aussi , parmi tous mes
chagrins, une certaine consolation à passer
encore quelques soirées paisibles avec notre
pauvre ami. Quant aux affaires, je n'y entends
du tout rien ; je n'en veux entendre parler
d'aucune espèce, à quelque prix que ce soit ;
arrangez-vous là-dessus. Voilà un paquet et
une lettre que je vous prie de faire porter chez
Diderot. Bonjour, ma bonne amie ; tout en vous
querellant, je vous plains, vous estime, et ne
songe point sans attendrissement au zèle et à
la constance dont vous avez besoin, toujours
environnée d'amis malades ou chagrins qui ne
tirent leur courage et leur consolation que
de vous.
A M. DIDEROT.
Ce mercredi soir, 1737.
Quand vous prenez des engagemens, vous
n'ignorez pas que vous avez femme, enfant,
domestique, etc. ; cependant vous ne laissez pas
de les prendre comme si rien ne vous forçoit
d'y manquer : j'ai donc raison d'admirer votre
courage. Il est vrai que, quand vous avez pro-
mis de venir, je murmure de vous attendre
(') Au château de Montmorency.
(*■) Cette épingle étoit un emploi dans les fermes, demandé
par un jeune homme qui devoit faire à madame Le Vasseur
une pension dans le cas où cette bonne femme le lui feroit
obtenir. Voir la lettre pr(*cédcnte.
toujours vainement; et quand vous me donnez
des rendez-vous, de vous voir manquer à tous
sans exception : voilà, je pense, le plus grand
des maux que je vous ai faits en ma vie.
Vous n'avez pas changé. Ne vous flattez pas
de cela. Si vous eussiez toujours été ce que vous
êtes, j'ai bien de la peine à croire que je fusse
devenu votre ami; je suis bien sûr au moins
que vous ne seriez pas devenu le mien.
Vous voulez venir à l'Hermitage samedi? Je
vous prie de n'en rien faire; je vous en prie in-
stamment. Dans la disposition où nous sommes
tous deux, il ne convient pas de se voir si tôt;
carily a bien de l'apparence que ce seroit notre
dernière entrevue, et je ne veux pas exposer
une amitié qui m'est chère à cette crise. Il n'est
pas question de mon ouvrage, et je ne suis plus
en état d'en parler, ni d'y penser. Mais peut-
être serez-vous bien aise de gagner une mala-
die, pour avoir le plaisir de me la reprocher,
et de me chagriner <ioublement. Dans nos al-
tercations, vous avez toujours été l'agresseur.
Je suis très-sûr de ne vous avoir jamais fait
d'aulremalquede ne pas endurer assez patiem-
ment celui quevous aimez à me faire, et en cela
je conviens que j'avois tort. J'élois heureux
dans ma solitude; vous avez pris à tâche d'y
troubler mon bonheur, et vous la remplis-
sez fort bien. D'ailleurs, vous aAez dit qu'il n'y
a que le méchant qui soit seul; et, pour justi-
fier votre sentence, il faut bien, à quelque
prix que ce soit, faire en sorte que je le de-
vienne. Philosophes! philosophes!
Non, je ne reprocherai point au ciel de ni'a-
voir donné des amis ; mais sans madame d'É-
pinay, j'ai bien peur que je n'eusse à lui re-
procher de ne m'en avoir point donné. Au
reste, je ne conviens pas de leur inutilité ; ils
servoient ci-devant à me rendre la vie agréa-
ble, et servent maintenant à m'en détacher.
Quant au sophisme inhumain que vous me
reprochez, vous avez raison d'en parler bien
bas; vous ne sauriez en parler assez bas pour
votre honneur. Que Dieu vous préserve d'avoir
un cœur qui voie ainsi ceux de vos amis ! Je
commence à être de votre avis sur madame Le
Vasseur ; elle sera mieux à Paris : malheureu-
sement je ne puis l'y tenir dans l'uisance; mais
je lui donnerai tout ce que j'ai, je vendrai tout;
si je puis gagner quelque chose, le produit sera
ANNÉE 1757.
255
,)Our elle. Elle a des enfans à Paris qui peuvent
la soigner : s'ils ne suffisent pas, sa Bile la sui-
vra. En tout cela je ne ferai pas trop pour mon
cœur, ni assez pour mes amis. Mais, quoi qu'il
en puisse arriver, je ne veux pas aliéner la li-
berté de ma personne, ni devenir son esclave,
la philosopio dût-elle me démontrer que je le
dois. Je resterai seul ici; je mangerai du p:iin,je
boirai de l'eau ; je serai heureux cl tranquille :
vous aurez madame l.e Vasseur, et je serai
bientôt oublié.
Je crois avoir répondu au Lettré (*), c'esl-à-
dirc au fils d'un fermier général, que je ne
plaignois pas les pauvres qu'il avoit aperçus sur
le rempart, attendant mon liard ; qu'apparem-
ment il les en avoit amplement dédommagés;
que je l'établissois mon substitut; que les pau-
vres de Paris n'auroient pas à se plaindre de
cet échange; mais que je ne trouverois pas aisé-
ment un si bon substitut pour ceux de Montmo-
rency, qui en avoienl beaucoup plus de besoin.
Il y a ici un bon vieillard respectable qui a passé
sa vie à travailler, et qui, ne le pouvant plus,
meurt de faim sur ses vieux jours. Ma con-
science est plus contente des deux sous que je
lui donne tous les lundis, que de cent liards que
jaurois distribués à tous les gueux du rempart.
Vous êtes plaisans, vous autres philosophes,
quand vous regardez les habitans des villes
comme les seuls hommes auxquels vos devoirs
vous lient. C'est à la campagne qu'on apprend
à aimer et servir l'humanité; on n'apprend
qu'à la mépriser dans les villes. J'ai des devoirs
dont je suisl'esclave ; et c'est pour cela queje ne
veux pas m'en imposer d'autres qui m'ôtent le
pouvoir de remplir ceux-là.
Je remarque une chose qu'il est important
que je vous dise. Je ne vous ai jamais écrit sans
attendrissement, et je mouillai de mes larmes
ma précédente lettre; mais enfin la sécheresse
des vôtres s'étend jusqu'à moi. Mes yeux sont
secs, et mon cœur se resserre en vous écrivant.
Je ne suis pas en état de vous voir : ne venez
pas, je vous en conjure. Je n'ai jamais con-
sulté le temps, ni compté mes pas, quand mes
amis ont eu besoin de ma présence. Je puis
attendre d'eux le même zèle ; mais ce n'est pas
ici le cas de l'employer. Si vous avez quelque
{') Nom de plaisanterie donné par Grimm an (ils de madame
'l'Épinay. M. P.
respect pour une ancienne amitié, ne venez pas
l'exposer à une rupture infaillible et sans re-
tour. Je vous envoie celte lettre par un exprès
auquel vous pourrez remettre mes papiers ca-
chetés.
AU m/^.me.
Janvier I7S7.
J'ai envie de reprendre en peu de mots l'his-
toire de nos démôK s. Vous m'envoyâtes votre
livre. Je vous écrivis là-dessus un billet le plus
tendre et le plus honnête que j'aie écrit de ma
vie, et dans lequel je me plaignois, avec toute
la douceur de l'amilié, d'une maxime très-
louche, et dont on pourroit me faire une appli-
cation bien injurieuse. Je reçus en réponse une
lettre très-sèche, dans laquelle vous prétendez
me faire grâce en neme regardant pas comme un
malhonnête homme ; et cela, uniquement parce
que j'ai chez moi une femme de quatre-vingts
ans : comme si la campagne étoit mortelle à cet
âge, et qu'il n'y eût de femme de quatre-vingts
ans qu'à Paris. Ma réplique avoit toute la viva-
cité d'un honnête homme insulté par son ami :
vous repartîtes par une lettre abominable. Je
me défendis encore, et très- fortement; mais,
me défiant de la fureur où vous m'aviez mis,
et, dans cet état même, redoutant d'avoir tort
avec un ami, j'envoyai ma lettre à madame
d'Épinay, que je fis juge de notre différend.
Elle me renvoya cette même lettre, en me con-
jurant de la supprimer, et je la supprimai.
Vous m'en écrivez maintenant une autre dans
laquelle vous m'appelez méchant, injuste,cruel,
féroce. Voilà le précis de ce qui s'est passé dans
cette occasion.
Je voudrois vous faire deux ou troisqueslions
très-simples. Quel est l'agresseur dans cette
affaire? Si vous voulez vous en rapporter à un
tiers, montrez mon premier billet; je montre-
rai le vôtre.
En supposant que j'eusse mal reçu vos re-
proches, et que j'eusse tort, dans le fond, qui
de nous deux étoit le plus obligé de prendre le
ton de la raison pour y ramener l'autre ? Je n'ai
jamais résisté à un mot de douceur. Vous pou-
vez l'ignorer, mais vous pouvez savoir que jo
ne cèdfr pas volontiers aux outrages Si votre
«J6
CORRESPONDANCE.
dessein, dans toute cette affiiire, eût été de
m'irriter, qu'eussiez-vous fait de plus?
Vous vous plaignez beaucoup des maux que
je vous ai faits. Quels sont-ils donc enfin ces
maux? Seroii-ce de ne pas endurer assez pa-
tiemment ceux que vous ainu'z à me faire ; de
ne pas nie laisser tyranniser à votre gré; de
murmurer quand vous affectez de me manquer
de parole, et de ne jamais venir lorsque vous
l'avez promis? Si jamais je vous ai fait d'autres
maux, articulez-les. Moi, faire du mal à mon
ami ! Tout cruel, tout méchant, tout féroce que
Je suis, je mourrois de douleur si je croyois
jamais en avoir fait à mon plus cruel ennemi
autant que vousm'on faites depuis six semaines.
Vous me parlez de vos services; je ne les
avois point oubliés; mais ne vous y trompez
pas : beaucoup de gens m'en ont rendu, qui
n'étoient point mes amis. Un honnête homme,
qui ne sent rien, rend service, et croit être
ami ; il se trompe ; il n'est qu'honnêie homme.
Tout votre empressement, tout votre zèle pour
me procurer des choses dont je n'ai que faire,
me touchent peu. Je ne veux que de l'aniiiié;
et c'est la seule chose qu'on nie refuse, ingrat,
je ne t'ai point rendu de services, mais je t'ai
aimé; et tu ne me paieras de ta vie ce que j'ai
senti pour toi durant trois mois. Montre cet
article à ta femme, plus équitable que toi, et
demande-lui si, quand ma présence étoit douce
à ton cœur affligé, je coniptois mes pas et re-
gardois au temps qu'il faisoit , pour aller à
Vincennes consoler mon ami. Homme insensi-
ble et dur ! deux larmes versées dans mon sein
m'eussent mieux valu que le trône du monde ;
mais lu me les refuses, et le contentes de m'en
arracher. Hé bien ! garde tout le rcsle, je ne
veux plus rien de toi.
Il est vrai que j'ai engagé madame d'Épinay
à vous empêcher de venir samedi dernier. Nous
étions tous deux irrités : je ne sais pomt mesu-
rer mes paroles; et vous, vous êtes défiant,
ombrageux, pesant à la rigueur les mots lâchés
inconsidérément, cl sujet à donner à mille cho-
ses simples un sens sublil auquel on n'a pas
songé. 11 étoit dangereux en cet état de nous
voir. De plus, vous vouliez venir à pied, vous
risquiez de vous faire malade, et n'en auriez
pas, peut-être, été trop fâché. Je ne me sen-
tois pas le courage de courir tons les dangers
de cette entrevue. Celte frayeur ne méritoit
assurément pas vos reproches; car, quoi que
vous puissiez faire, ce sera toujours un lien
sacré pour mon cœur, que celui de notre an-
cienne amitié ; et dussiez-vous m'insulter en-
core, je vous verrai toujours avec plaisir, quand
la colère ne m'aveuglera pas.
A l'égard de madame d'Epinay, je lui ai en-
voyé vos lettres et les miennes, je serois étouf-
fé de douleur sans cette communication ; et,
n'ayant plus de raison, j'avois besoin de con-
seils. Vous paroissez toujours si fier de vos
procédés danscetteaffaire, que vous devez être
fort content d'avoir un témoin qui les puisse
admirer, if est vrai qu'elle vous sert bien; et
si je ne connoissois son motif, je la croirois
aussi injuste que vous.
Pour moi, plus j'y pense, moins je puis voqs
comfirendre. Comment! parce qu'à propos je
ne sais pas trop de quoi, vous avez dit que le
méchant est seul, faut-il absolument me rendre
méchant, etsacrifier votre ami à votre sentence?
Pour d'autres auteurs, l'alternative seroit dan-
gereuse : mais vous ! D'ailleurs, cette alterna-
tive n'est point nécessaire; votre sentence, quoi-
que obscure et louche, est très-vraie en un sens,
et dans ce sens elle ne me fait qu'honneur : car,
quoi que vous en disiez, je suis beaucoup moins
seul ici, que vousaumilieude Paris. Diderot! Di-
derot ! je le vois avec une douleur amère : sans
cesse au milieu des méchans, vous apprenez à
leur ressembler; votre bon cœur se corrompt
parmi eux, et vous forcez le mien de se déta-
cher insensiblement de vous.
A MADAME D EPINAY.
A l'Hermitage, ce jeudi 1757.
PRKMli'RE RÉDACTION (*).
Diderot m'a écrit une troisième lettre, en me
renvoyant mes papiers. Ma réponse étoit fiiite
quand j'ai reçu la vôtre; il y a trop long-temps
queceite tracasseriedure;il faut qu'elle finisse :
ainsi n'en parlons plus. Mais oîi avez-vous pris
que je me plaindrai de vous aussi, parce que
vous me querellez? Eh! vraiment, vous faites
fort bien : j'en ai souvent grand besoin quand
(*) Voyez la note de la ]>nge 2!9.
ANNÈK 17o7.
257
j'ai lort; et môme à présent que vous me que-
n>llez quand j'ai raison, je ne laisse pas de vous
en savoir gré ; car je vois vos motifs; et tout ce
que vous me dites, pour être franc et sincère ,
n'en a que mieux le ton de l'estime et de l'ami-
tié. Mais vous ne me ferez jamais entendre que
vous croyez me faire grâce en parlant bien de
moi : vous ne direz jamais : Encore y auroii-il
bien à dire là-dessus. Vous m'offenseriez vive-
ment; et vous vous outrageriez vous-même;
car, il ne convient point à d'honnêtes gens d'a-
voir des amis dont ils pensent mal. Comment,
madame, appelez-vous cela une forme, un
extérieur?
En qualité de solitaire, je suis plus sensible
qu'un autre; en qualité de malade,j'ai droit aux
niénagemens que l'humanité doit à la foiblesse
et à l'humeur d'un homme qui souffre. Je suis
pauvre, et il me semble que cet état mérite en-
core dos égards. Que je vous fasse donc ma dé-
claration sur ce que j'exige de l'amitié, et sur
ce que j'y veux mettre. Reprenez librement ce
que vous trouverez à blâmer dans mes règles;
mais attendez-vous à ne m'en pas voir départir
aisément; car elles sont tirées de mon carac-
tère, que je ne puis changer.
Premièrement, je veux que mes amis soient
mes amis, et non pas mes maîtres; qu'ils me
conseillent, et non pas qu'ils me gouvernent :
je veux bien leur aliéner mon cœur, mais non
pas ma liberté.
Qu'ils me parlent toujours librement et fran-
chement. Ils peuvent me tout dire : hors le mé-
f)ris , je leur permets tout. Le mépris des in-
différens m'est indifférent; mais si je le souf-
frois de mes amis j'en serois digne. S'ils ont le
malheur de me mépriser, qu'ils ne me le disent
pas ; car à quoi cela sert-il ? Qu'ils me quittent,
c'est leur devoir envers eux-mêmes. A cela
près, quand ils me font leurs représentations,
de quelque ton qu'ils les fassent, ils usent de
leur droit; quand, après les avoir écoutés, je
fais ma volonté, j'use du mien : et je ne veux
plus que, quand j'ai pris une fois mon parti, ils
y trouvent sans cesse à redire, en m'accablant
de criaillcries éternelles et tout-à-fait inutiles.
Leurs grands empressemens à me rendre
mille services dont je ne me soucie point, me
sont à charge ; j'y trouve un certain air de su-
périorité qui me déplaît. D'ailleurs tout le
T. IV.
monde en peut faire autant. J'aime mieux qu*i(s
m'aiment et se laissent aimer; voilà ce que les
amis seuls savent faire. Je m'indigne, surtout,
quand le premier venu les dédommage de moi,
tandis que je ne peux souffrir qu'eux seuls au
monde. Il n'y a que leurs caresses qui puissent
me faire endurer leurs bienfaits; et, quand je
fais tant que d'en recevoir deux, je veux qu'ils
consultent mon goût, et non pas le leur : car
nous pensons si différemment sur tant de cho-
ses, que souvent ce qu'ils jugent bon me pa-
roît mauvais.
S'il survient une querelle, je dirois bien que
c'est à celui qui a tort de revenir le premier ;
mais c'est ne rien dire, car chacun croit tou-
jours avoir raison. Tort ou raison, c'est à celui
qui a commencé la querelle à la finir. Si je re-
çois mal sa censure, si je m'aigris «ans sujet,
si je me mets en colère mal à propos, je ne
veux point qu'il s'y mette à son tour. Je veux
qu'il me caresse bien, qu'il me baise bien, en-
tendez-vous, madame? en un mot, qu'il com-
mence par m'apaiser, ce qui ne sera pas long ;
car il n'y a point d'incendie au fond de mon
cœur qu'une larme ne puisse éteindre. Alors,
quandje serai attendri, calmé, honteux, confus,
qu'il me gourmande bien, qu'il me dise bien
mon fait; et sûrement il sera content de moi.
Voilà ce que je veux que mon ami fasse en-
vers moi quand j'ai tort, et ce que je suis tou-
jours prêt à faire envers lui dans le même cas.
S'il est question d'une minutie, qu'on la laisse
tomber et qu'on ne se fasse point un sot point
d'honneur d'avoir toujours l'avantage.
Je puis vous citer là-dessus une espèce de
petit exemple dont vous ne vous doutez pas,
quoiqu'il vous regarde. C'est à l'occasion de ce
billet où je vous parloisde la Bastille (*) dans un
sens bien différent de celui où vous le prîtes, ci
que vous n'entendîtes assurément pas comme
je vous l'avois écrit. Vous m'écrivîtes une lettre
bien éloignée d'être injurieuse et désobligeante
( vous n'en savez point écrire de telles à vos
amis ), mais où je voyois que vous étiez mécon-
tente de la mienne. J'étois persuadé, comme je
le suis encore, qu'en cela vous aviez tort; je vous
répliquai : vous aviez établi certaines maximes
qu'il faut aimer les hommes indifféremment ;
qu'il faut être content des autres, pour l'être
f) Voyez ci tlovanl page 234.
^7
258
CORRESPONDANCE.
do soi ; que nous sommes faits pour la société,
pour supporter mutuellement nos défauts, pour
Dvoir entre nous une intimité de frères, etc.
Vous m'aviez mis précisément sur mon terrain.
Ma lettre étoit bonne, du moins je la crus telle,
et sûrement vous auriez pris du temps pour y
répondre. Prêt à la fermer, je la relus avec
plaisir; elle avoit, n'en doutez pas, le ton de
l'amitié , mais une certaine chaleur dont je ne
puis me défendre. Je sentis que vous n'en se-
riez pas plus contente que de la première, et
qu'il s'élèveroit entre nous un nuage d'alterca-
tions dont je serois la cause. A l'instant je jetai
ma lettre au feu , résolu d'en demeurer là. Je
ne saurois vous dire avec quel contentement de
cœur je vis brûler mon éloquence ; et vous sa-
vez que je ne vous en ai plus parlé. Ma chère
et bonne amie, Pythagore disoit qu'il ne faut
jamais attiser le feu avec une épée; cette sen-
tence me paroît être la plus importante et la
plus sacrée des lois de l'amitié.
J'ai bien d'autres prétentions encore avec
mes amis, et elles augmentent à mesure qu'ils
me sont chers. Aussi serai-je de jour en jour
plus difficile avec vous; mais, pour le coup, il
faut finir cette lettre.
Je vois, en relisant la vôtre, que vous m'an-
noncez le paquet de Diderot. L'un et l'autre ne
me sont pouriant pas parvenus ensemble, et
j'ai reçu le paquet long-temps avant la lettre.
Ne vous étonnez pas si je prends Paris toujours
plus en haine ; il ne m'en vient rien que de cha-
grinant, hormis vos lettres. Je n'irai jamais. Si
vous voulez me faire vos représentations là-
dessus, et mêmeaussi vivement qu'il vous plai-
ra, vous en avez le droit. Elles seront bien re-
çues et inutiles. Après cela vous ne m'en ferez
plus.
Faites ce que vous jugerez à propos au sujet
du livre de M. d'Holbach ; mais je n'approuve
point qu'on se charge d'une édition, et surtout
une femme. C'est une manière de faire acheter
un livre par force, et de mettre à contribution
ses amis ; et je ne veux point de cela. Bonjour,
ma bonne amie.
SECONDE RÉDACTION.
Diderot m'a écrit une troisième lettre en me
renvoyant mes papiers. Quoique vous me mar-
quiez par la vôtre que vous m'envoyez ce pa-
quet, elle m'est parvenue plus tard et par une
autre voie ; de sorie que quand je l'ai reçue,
ma réponse à Diderot étoit déjà faite. Vous de-
vez être aussi ennuyée de cette longue tracas-
serie que j'en suis excédé. Ainsi n'en parlons
plus, je vous en su[)plie.
Mais où avez-vous pris que je me plaindrai
de vous aussi? Si j'avois à m'en plaindre, ce
seroit parce que vous usez de trop de ménage-
ment avec moi et me traitez trop doucement.
J'ai souvent besoin d'être plus gourmande que
cela ; un ton de gronderie me plaît fort quand
je le mérite ; je crois que je serois homme à le
regarder quelquefois comme une sorte de ca-
jolerie de l'amitié. Mais on querelle son ami sans
le mépriser ; on lui dira fort bien qu'il est une
bête; on ne lui dira pas qu'il est un coquin.
Vous ne me ferez jamais entendre que vous me
croyez faire grâce en pensant bien de moi. Vous
ne m'insinuerez jamais qu'en y regardant de
près, il y aurait beaucoup d'estime à rabattre.
Vous ne me direz pas : Encore y auroit-il bien
à dire là-dessus. Ce ne seroit pas seulement
m'offenser, ce seroit vous offenser vous-même;
car il ne convient pas à d'honnêtes gens d'avoir
des amis dont ils pensent mal; que s'il m'étoit
arrivé de mal interpréter sur ce point un dis-
cours de votre part, vous vous hâteriez assuré-
ment de m'expliqucr votre idée, et vous garde-
riez de soutenir durementct sèchement ce même
propos dans le mauvais sens où je l'aurois en-
tendu. Comment, madame, appelez-vous cela
une forme, un extérieur?
J'ai envie, puisque nous traitons ce sujet, de
vous faire ma déclaration sur ce que j'exige de
l'amitié, et sur ce que j'y veux mettre à mon
tour. Reprenez librement ce que vous trouve-
rez à blâmer dans mes règles, mais attendez-
vous à ne m'en pas voir départir aisément; car
elles sont tirées de mon caractère, que je ne
puis changer.
Premièrement, je veux que mes amis soient
mes amis, et non pas mes maîtres, qu'ils me con-
seillent sans prétendre me gouverner, qu'ils
aient toutes sortes de droits sur mon cœur, au-
cun sur ma liberté. Je trouve très-singuliers les
gens qui, sous ce nom, prétendent toujours se
mêler de mes affiiires sans me rien dire des leurs.
Qu'ils me parlent toujours librement et fran-
ANNÉE 1757.
2.10
chôment : ils peuvent me tout dire : hors le mé-
pris, je leur permets tout. Le mépris d'un in-
différent m'est indifférent; maissi jelcsouffrois
d'un ami, j'en serois digne. S'il a le malheur de
me mépriser, qu'il ne me le dise pas, qu'il me
quitte ; c'est son devoir envers lui-même. A
cela près, quand il me fait ses représentations,
de quelque ton qu'il les fasse, il use de son
droit; quand, après l'avoir écoulé, je fais ma
volonté, j'use du mien : et je trouve mauvais
qu'on me rabàchc éternellement sur une chose
faite.
Leurs grands cmpressemens à me rendre
mille services dont je ne me soucie point me
sont à char{i[e; j'y trouve un certain air de su-
périorité qui me déplaît; d'ailleurs tout le
monde en peut faire autant : j'aime mieux qu'ils
m'aiment et se laissent aimer ; voilà ce que les
amis seuls peuvent faire. Je m'indigne surtout
quand le premier venu les dédommage de moi,
tandis que je ne puis souffrir qu'eux seuls au
monde. Il n'y a que leurs caresses qui puissent
me faire supporter leurs bienfaits ; mais quand
je fais tant que d'en recevoir deux, je veux
qu'ils consultent mon goût et non pas le leur;
car nous pensons si différemment sur laul do
choses, que souvent ce qu'ils estiment bon me
paroit mauvais.
S il survient une querelle, je dirois bien que
c'est à celui qui a tort de revenir le premier ;
mais c'est ne rien dire, car chacun croit toujours
avoir raison : tort ou raison, c'est à celui qui a
commencé la querelle à la finir. Si je reçois mal
sa censure, si je m'aigris sans sujet, si je me
mets en colère mal à propos, il ne doit pas s'y
mettreàmon exemple, ou bien il ne maime pas.
Au contraire, je veux qu'il me caresse bien,
qu'il me baise bien, entendez-vous, madame?
en un mot, qu'il commence par m'apaiser, ce
qui sûrement ne sera pas long; car il n'y eut
amais d'incendie au fond de mon cœur qu'une
larme ne pût éteindre. Alors, quand je serai
attendri, calmé, honteux, confus, qu'il me
gourmande bien, qu'il me dise bien mon fait,
et sûrement il seraconlentde moi. S'ilestques-
tion d'une minutie qui ne vaille pas l'éclaircis-
sement, qu'on la laisse tomber : que l'agresseur
so taise le premier, et ne se fasse point un sot
point d'honneur d'avoir toujours l'avantage.
Voilà ce que je veux que mon ami fasse envers
moi, et que je suis toujours prêt à faire envers
lui dans le même cas.
Je pourrois vous citer là-dessus une espèce de
petit exemple dont vous ne vous douiez pas,
quoiqu'il vous regarde ; c'est au sujet d'un bil-
let que je reçus de vous il y a quelque temps en
réponse à un autre dont je vis que vous n'étiez
pas contente, et où vous n'aviez pas, ce me
semble, bien entendu ma pensée. Je fis une ré-
plique assez bonne, ou du moins elle me parut
telle; elle avoit sûrement le ton de la véritable
amitié ; mais en même temps une certaine viva-
cité dont je ne puis me défendre, et je craignis,
en la relisant, que vous n'en fussiez pas plus
contente que de la première; à l'instant je jetai
ma lettre au feu ; je ne puis vous dire avec quel
contentement de cœur je vis brûler mon élo-
quence ; je ne vous en ai plus parlé, et je crois
avoir acquis l'honneur d'être battu : il ne faut
quelquefois qu'une étincelle pour allumer un
incendie. Ma chère et bonne amie, Pyihagorc
disoit qu'on ne devoit jamais attiser le feu avec
une épée ; cette sentence me paroît la plus im-
portante et la plus sacrée des lois de l'amitié.
J'exige d'un ami bien plus encore que tout ce
que je viens de vous dire; plus même qu'il ne
doit exiger de moi, et que je n'exigerois de lui
s'il éloit à ma place, el que je fusse à la sienne.
En qualité de solitaire, je suis plus sensible
qu'un autre ; si j'ai quelque tort avec un ami qui
vive dans le monde, il y songe un moment, et
mille distractions le lui font oublier le restede la
journée; mais rien ne me distrait sur les siens;
privé du sommeil, je m'en occupe durant la
nuit entière; seul à la promenade, je m'en oc-
cupe depuis que le soleil se lève jusqu'à ce qu'il
se couche ; mon cœur n'a pas un instant de re-
lâche, et les duretés d'un ami me donnent dans
un seul jour des années de douleur. En qualité
de malade, j'ai droit aux ménagemens que
l'humanité doit à la foiblcsse et à l'humeur d'un
homme qui souffre. Quel est l'ami, quel est
l'honnête homme qui ne doit pas craindre d'af-
fliger un malheureux tourmenté d'une mala-
die incurable et douloureuse? Je suis pauvre,
et il me semble que cet état mérite encore des
égards. Tous ces ménagemens que j'exige,
vous les avez eus sans que je vous en par'iassti,
et sûrement jamais un véritable ami n'aura be-
soin que je les lui demande. Mais, ma cnerc
260
CORRESPONDANCE.
amie, parlons sincèrement ; me connoissez-vous
des amis? Ma foi, bien m'en a pris d'apprendre
à m^en passer ; je connois force gens qui ne
seroient pas fâchés que je leur eusse obliga-
tion, et beaucoup à qui j'en ai en effet; mais
des cœurs dignes de répondre au mien, alil
c'est bien assez d'en connoître un 1
Ne vous étonnez donc pas si je prends Paris
toujours plus en haine; il ne m'en vient rien
que de chagrinant, hormis vos lettres. On ne
m'y reverra jamais. Si vous voulez me faire
vos représentations là-dessus, et même aussi
vivement qu'il vous plaira , vous en avez le
droit: elles seront bien reçues et inutiles;
après cela, vous n'en ferez plus.
Faites tout ce que vous jugerez à propos au
sujet du livre de M. d'Holbach , excepté de î
vous charger de l'édition ; c'est une manière
de faire acheter un livre par force, et de met-
tre à contribution ses amis ; je ne veux point
de cela.
Je vous remercie du Voyage d'Anson; je vous
le renverrai la semaine prochaine.
Pardonnez les ratures ;.je vous écris au coin
de mon feu, où nous sommes tous rassemblés.
Les gouverneuses épuisent avec le jardinier les
histoires de tous les pendus du pays, et la ga-
zette d'aujourd'hui est si abondante que je ne
sais plus du tout ce que je dis. Bonjour, ma
bonne amie.
A L\ MEME.
Ce mardi au soir, l'Hermitage, janvier i7S7.
Sans madame d'Houdetot, j'aurois été fort
en peine de M. de Gauffecourt, parce que vous
m'en aviez promis des nouvelles tous les jours,
et que je n'en ai point reçu jusqu'à ce moment.
Me voilà rassuré et consolé, puisqu'elles sont
bonnes et les vôtres aussi. En attendant que les
remèdes de M. Tronchin vous soient utiles, vous
ne perdez pas votre temps à les prendre, puis-
qu'ils sont agréables à prendre : c'est un tour
d'ami dont les médecins ne s'avisent guère.
Madame Le Vasseur est mieux, et vous re-
mercie très -humblement, ainsi que sa fille.
Moi, je n'ai que mes indispositions coutumières,
un peu rengrégées par l'hiver comme tous les
ans; par-dessus tout cela un mal de dents me
désole depuis deux jours. Je vous tiendrai au
besoin ce que je vous ai promis ; je vous le
tiendrois quand je ne vous aurois rien promis;
l'amitié que vous me témoignez est digue de
celte confiance : mais je ne suis point dans le
cas, et j'espère de n'y jamais être. Bonjour,
ma bonne amie.
Toilà deux paires de bas en attendant.
Je vous prie de vouloir bien remercier ma-
dame d'Houdetot de son billet ;j'en avois besoin
pour me rassurer sur les suites des fatigues
excessives qu'elle avoit essuyées en venant.
A LA MÊME.
L'Hermitage, février 1757,
Il y a si long-temps que je n'ai reçu de vos
nouvelles par vous-même, que je serois fort
inquiet de votre santé si je ne savois d'ailleurs
qu'à votre fluxion près elle a été passable; je
n'ai jamais aimé entre amis la règle de s'écrire
exactement, car l'amitié elle-même est ennemie
des petites formules; mais la circonstance de
ma dernière lettre me donne quelque inquié-
tude sur l'effet qu'elle aura produit sur vous
et si je n'étois rassuré par mes intentions, je
craindrois qu'elle ne vous eiit déplu en quelque
chose. Soyez bien sûre qu'en pareil cas j'aurois
mal expliqué, ou vous auriez mal interprété mes
sentimens ; voulant être estimé de vous, je n'ai
prétendu y faire que mon apologie vis-à-vis
mon ami Diderot et des autres personnes qui
ont autrefois porté ce nom ; et qu'hors les
témoignages de mon attachement pour vous,
il n'y avoit rien dans cette lettre dont j'aie
prétendu vous faire la moindre application. Ce
qui me rassure aussi bien que mon cœur, c'est
le vôtre qui n'est rien moins que défiant; et
je ne puis m'empêcher de croire que si vous
eussiez été mécontente de moi, vous me l'au-
riez dit; mais, je vous en prie, pour me tran-
quilliser tout-à-fait, dites-moi que vous ne
l'êtes pas. Bonjour, ma bonne amie.
Vous aviez bien raison de vouloir que je visse
Diderot, il a passé hier la journée ici. Il y a
long-temps que je n'en ai passé d'aussi déli-
i
ANNEK 1757.
261
c-ieusc.Iln'yapuint do dépit qui tienne contre l
la présence d'un ami (').
A LA HÊMK.
Février 1737.
Vous ne m'avez pas marqué si l'on avoit con-
gédié les médecins. Qui pourroit tenir au sup-
plice de voir assassiner chaque jour son ami (**)
sans y pouvoir porter remède? Kh 1 pour l'a-
mour de Dieu, balayez-moi tout cela, et les
comtes et les abbés, et les belles dames, et le
diable qui les emporle tous. Alors écrivez-moi,
et s'il est nécessaire, je m'offre de no le plus
quitter ; mais ne me faites pas venir inutilement.
Je veux bien donner ma vie et ma santé, mais
je voudrois au moins que ce sacrifice fût bon à
quelque chose; car, quant à moi, je suis très-
persuadé que je ne retournerai jamais à Paris
que pour y mourir. Bonjour, ma bonne amie.
A LA HêHE.
De l'Hermitage, ccjenesaiâ pas quantième, printemps 1757.
Je voudrois bien, ma bonne amie, que vous
eussiez été quitte de votre fluxion aussi facile-
ment que moi de mon rhume : il prenoit un
train assez vif, mais il s'en est allé tout d'un
coup, sans que je sache ce qu'il est devenu. Que
Dieu donne une bonne fois le même caprice à
vos migraines !
Je vous remercie, je ne me souviens pas de
quoi. Ah ! du dinde, dont je ne vous remercie
pourtant pas, puisqu'il n'étoit pas pour moi,
mais dont j'ai mangé ou mangerai comme si
c'étoit à moi d'en remercier.
Ce que vous me recommandez étoit tout-à-
fâit superflu. Les échos de mes bois sont dis-
crets ; j'ai pour l'ordinaire peu de choses à leur
dire, et de ce peu je ne leur en dis rien du tout.
Le nom de Julie et le vôtre sont les seules cho-
ses qu'il sache répéter.
Je vous recommande votre santé, votre
gaîté, et vos comédies. Je vous prie de faire
(*) Madame d'Épinay a répondu par une même lettre à celle-
ci et à celle du jeudi 1737, p. 236, et sa réponse, qui mérite
d être lue, est dans ses Mémoires (tome 2, page 5S9). G. P.
(*') II. de Gauffecourt.
ma cour à la parfaite (*), d'embrasser pour moi
toute votre famille, et même les ours embras-
sables : je m'imagine qu'ils le sont tous, hors
moi.
J'assure en particulier sa tyrannie (**) de mes
respects.
A LA MEME.
Ce jeudi, printemps de 17S7.
Je comptois, madame, vous aller voir au
commencement de cette semaine ; mais le mau-
vais temps et le doute si vous ne seriez pas re-
tournée à Paris m'ont retenu, outre que l'ours
ne quitte pas volontiers les bois. J'irai demain
dîner avec vous s'il ne pleut pas dans l'inter-
valle, et que vous me fassiez dire que vous y
serez et que vous n'aurez point d'étrangers.
Bonjour, ma bonne amie; je vous aime dans
ma solitude où je n'ai que cela à faire, et où
tout m'avertit que c'est bien fait; mais vous,
au milieu de tant de distractions, songez-vous
un peu à moi?
A LA MÊME
Ce dimanche matin, avril 1757.
Voilà, madame, les prémices de votre Her-
mitage» à ce que dit le jardinier. Faites-moi
dire, je vous supplie, des nouvelles de votre
santé et de vos affaires, eu attendant que les
fêtes se passent, que les chemins s'essuient et
me permettent de vous aller voir. Je fus, mardi,
dîner à Eaubonne, et pris, en revenant, de la
pluie et d'un dérangement qui l'un et l'autre
n'ont pas cessé jusqu'ici. Bonjour, madame;
aimez-moi hermite, comme vous m'aimiez
ours ; autrement je quitte mon froc et reprends
ma peau.
A H. VERNES.
A l'Herraitatie, le 4 avril 1787.
Votre lettre, mon cher concitoyen, est venue
me consoler dans un moment où je croyois
(') Madame d'Houdetot. — (**) Grimm.
G. P.
262
CORUESPONDANCE.
avoir à mo plaindre de l'amitié, et je n'ai jamais
mieux senti combien la vôtre m'étoit chère. Je
me suis dit : Je gagne un jeune ami ; je mo
survivrai dans lui, il aimera ma mémoire après
moi ; et j'ai senti de la douceur à m'attendrir
dans cette idée.
J'ai lu avec plaisir les vers de M. Roustan;
il y en a de très-beaux parmi d'autres fort
mauvais; mais ces disparates sont ordinaires
au génie qui commence. J'y trouve beaucoup
de bonnes pensées et de la vigueur dans l'ex-
pression ;j'aigrand'peur que ce jeune homme
devienne assez bon poëte pour être un mau-
vais prédicateur ; cl le métier qu'un honnête
hommedoit le mieuxfaire, c'esttoujourslesien.
Sa pièce peut devenir fort bonne, mais elle a
besoin d'être retouchée ; et à moins que M. de
Voltaire nen voulût bien prendre la peine, cela
ne peut pas se faire ailleurs qu'à Paris ; car il y
a une certaine pureté de goût, et une correction
de style qu'on n'atteint jamais dans la province,
quelque effort qu'on fasse pour cela. Je cher-
cherai volontiers quelque ami qui corrige la
pièce et ne la gâte pas ; c'est la manière la plus
honnête et la plus convenable dont je puisse re-
mercier l'auteur : mais son consentement est
préalablement nécessaire.
Il est vrai, mon ami, que j'espérois vous em-
brasser ce printemps, et que je compte avec im-
patience les minutes qui s'écoulent jusques à ma
retraite dans ma patrie, ou du moins à son
voisinage. Mais j'ai ici une espèce de petit mé-
nage, une vieille gouvernante de quatre-vingts
ans, qu'il m'est impossible d'emmener, et que
je ne puis abandonner jusqu'à ce qu'elle ait un
asile, ou que Dieu veuille disposer d'elle ; je ne
vois aucun moyen de satisfaire mon empres-
sement et le vôtre tant que cet obstacle subsis-
tera.
Vous ne me parlez ni de voire santé ni de
votre famille, voilà ce que je ne vous pardonne
point; je vous prie de croire que vous m'êtes
cher et que j'aime tout ce qui vous appartient.
Pour moi, je traîne et souffre plus patiemment
dans ma solitude, que quand j'étois obligé de
grimacer devant les importuns; cependant je
vais toujours, je me promène, je ne manque
pas de vigueur, et voici le temps que je vais me
dédommager du rude hiver que j'ai passé dans
les bois.
Je vous prioinstammcntde ne point m'adre»-
scr de lettre chez madame d'Épinay ; cela lui
donne des embarras, et multiplie les frais; il
faut écrire, envoyer des exprès, et J'on évite
tout cela en m'écrivant tout bonnement à l'Her-
mitage, sous Montmorency, par Paris; les let-
tres me sont plus promptement, aussi fidèlement
rendues, et à moindres frais pour madame
d'Épinay et pour moi. A la vérité quand il est
question de paquets unpeu gros, comme le pré-
cédent, on peut mettre une enveloppe avec celte
adresse : à M. deLalive d'Épinay, fermier-géné-
ral du roi, àl'liôtel des Fermes, à Paris. Car, ce
que je vois qu'on ne sait pas à Genève, c'estque
les fermiers-généraux ont bien leur port franc
à l'hôtel des Fermes, mais non pas chez eux.
Encore faut-il bien prendre garde qu'il ne pa-
roisse pas que leurs paquets contiennent des let-
tres à d'autres adresses ; il y a dans cette éco-
nomie une petilemanœuvrequejen'aimepoint.
Adieu, mon cher concitoyen ; quand viendra
le temps où nous irons ensemble profiler des
utiles délassemens de ce médecin du corps et
de l'âme, de ce Chrysippe moderne, que j'es-
time plus que l'ancien, que j'aime comme mon
ami, et que je respecte comme mon maître?
P. S. Je vous envoie, ouverte, ma réponse à
M. Rousian, pour que vous en jugiez, et que
vous la supprimiez si vous la croyez capable de
lui déplaire; car assurément ce n'est pas mon
intention.
A MADAME d'Épinay.
Ce4maH737,
Ronjour, ma bonne amie. On dit que vous
vous portez bien ; et comme je pense que si
cela n'éioit pas, vous m'en auriez fait dire quel-
que chose, je me fie à cette bonne nouvelle; on
dit aussi que j'aurai bientôt le plaisir de vous
revoir, et c'est alors que les beaux jours seront
tout-à-fait revenus, surtout s'il est vrai, comme
j'ai lieu de l'espérer, que vous viendrez ici goû-
ter quelques-uns de ceux de l'Hermitage. Ron-
jour derechef. M. Cahouet, pressé de repartir,
me presse, et je finis.
Apportez de l'eau-de-vie, et une bouteille
qui ait le goulot assez large pour y passer des
noix.
ANNEE 1757.
263
A LA utUE.
Juin 1737.
Voire fièvre m'inquiète, car, foible comme
vous êtes, vous n'êies {{uère en état do la sup-
porter long-temps. J'imagine que, si elle con-
tinue, M. Tronchin vous ordonnera le quin-
quina, car, à quelque prix que ce soit, il faut
vous débarrasser de ce mauvais hôte. Moi, j'ai
fait heureusement mon voyage, mais j'ai ac-
tuellement une iorte migraine.
Vous ne me dites point si notre ami est enfin
décidé sur son départ (*). J'ai la consolation de
l'avoir laissé très en état de faire le voyage; il
n'y a que des gens mal intentionnés qui puis-
sent l'en détourner. Donnez-moi, je vous prie,
exactement de ses nouvelles et des vôtres. Voici
le billet pour M. Tronchin; je vous prie de le
joindre à la consultation, et de la lui envoyer.
Je vous demande excuse de vous l'avoir remise
ouverte, mais je ne savois pas ce qu'elle conte-
noit. Bonjour, madame.
À LA MÊICK
Ce vendredi au soir, l'Hertnitage, été de t757.
J'envoie, madame, savoir de vos nouvelles et
de celles de madame d'Esclavelles, par Damour
le fils, qui va à Paris. Pour moi, j'ai été incom-
modé ces deux jours-ci ; j'y ai beaucoup gagné ;
car j'ai toujours remarqué que les maux du
corps calment les agitations de l'âme. J'aurois
besoin du Voyage de l'amiral Anson (**); si vous
saviez où trouver ce livre, vous me feriez plaisir
de l'emprunter pour une quinzaine de jours, et
de me l'envoyer. Je crois que M. d'tlolbach Ta,
et il se fera sûrement un plaisir de le prêter. Si
vous pouviez me l'envoyer par le retour de Da-
mour, j'en serois fort aise ; cependant cela ne
presse pasabsoIument.Bonjour, ma bonneamie;
je suis louché de vos soins pour me rendre le
O Comme, d'après les Mémoires de madame d'Épioay,
Grimmfuten 1797 nommé secrétaire du général d'Eslrées,
qui se rendit à l'armée d'Allemagne, il est probable que c'est
de lui qu'il est question. M. P.
(*') C'étoit pour la Nouvelle Uéloise, dans laquelle il fait
embarquer Saint-Preux avec cet amiral, dont la relation avoit
été traduite en françois par l'abbé Gua de Malver, et publiée
en 1750, in-4*. «I. P.
repos ; le malheur est que personne n'en dira à
Diderotautant que vous m'en avez dit, et qu'en
vérité il est bien dur de porter en toute occa-
sion les torts de nos amis et les nôtres.
Si vous ne trouvez pas aisément le livre, ne
vous en tourmentez pas; je le ferai demander
à la Bibliothèque du roi.
A SOPHIK
(Madame d'Iioudctot ).
LUermitage, juin 4757.
Viens, Sophie, que j'afflige ton cœur injuste;
que je sois, à mon tour, sans pitié comme toi.
Pourquoi t'épargnerois-jc, tandis que tu m'ôtes
la raison, l'honneur et la vie ? Pourquoi te lais-
serois-je couler de paisibles jours, à toi qui me
rends les miens insupportables? Ah ! combien lu
m'aurois été moins cruelle si tu m'avois plongé
dans le cœur un poignard au lieu du trait fatal
qui me tue ! Vois ce que j'étois et ce que je suis
devenu : vois à quel point tu m'avois élevé et
jusqu'où lu m'as avili. Quand tu daignois m'é-
couier, j'étois plus qu'un homme; depuis que
tu me rebutes, je suis le dernier des mortels :
j'ai perdu le sens, l'esprit et le courage ; d'un
mot tu m'as tout ôlé. Comment peux-tu te ré-
soudre à détruire ainsi ton propre ouvrage?
Comment oses-tu rendre indigne de ton estime
celui qui fut honoré de tes bontés ? Ah ! Sophie,
je t'en conjure, ne te fais point rougir de l'ami
que tu as cherché. C'est pour ta propre gloire
que je te demande compte de moi. Ne suis-je
pas ton bien? N'en as-lu pas pris possession'?
lu ne peux plus t'en dédire, et, puisque je
t'appartiens, malgré moi-même el malgré toi,
laisse-moi du moins mériter de l'appartenir
Rappelle-toi ces temps de félicité qui, pour mon
tourment, ne sortiront jamais de ma mémoire.
Cette flamme invisible, dont je reçus une se-
conde vie plus précieuse que la première, rcn
doit à mon âme, ainsi qu'à mes sens, toute la
vigueur de la jeunesse. L'ardeur de mes senti-
mens m'élevoit jusqu'à toi. Combien de fois ton
cœur plein d'un autre amour fut-il ému des
transports du mien? Combien de fois m'as-tu
dit dans le bosquet de la cascade : Vous êtes
l'amant le plus tendre dont j'eusse Vidée . non.
264
CORRESPONDANCE.
jamais homme n'aima comme vous (*)» Quel
triomphe pour moi que cet aveu dans ta bou-
che ! assurément il n'éloit pas suspect ; il étoit
digne des feux dont je brùlois, de t'y rendre
sensible en dépit des tiens, et de t arracher une
pitié que tu te reprochois si vivement. Eh!
pourquoi te la reprocher? En quoi donc étois-
tu coupable? En quoi la fidélité étoit- elle
offensée par des bontés qui laissoient ton cœur
et tes sens tranquilles? Si j'eusse été plus aima-
ble et plus jeune, l'épreuve eût été plus dange-
reuse : mais puisque lu l'as soutenue, pour-
quoi t'en repentir? Pourquoi changer de
conduite avec tant de raisons d'être contente de
toi? Ah ! que ton amant même seroit fier de ta
constance s'il savoit ce qu'elle a surmonté ! Si
ton cœur et moi sommes seuls témoins de ta
force, c'est à moi seul à m'en humilier. Étois-
je digne de t'inspirer des désirs? Mais quelque-
fois ils s'éveillent malgré qu'on en ait, et tu sus
toujours triompher des tiens. Où est le crime
d'écouler un autre amour, si ce n'est le danger
de le partager? Loin d'éteindre tes premiers
feux, les miens sembloient les irriter encore.
Ahl si jamais tu fus tendre et fidèle, n'est-ce
pas dans ces momens délicieux où mes pleurs
t'en arrachoicnt quelquefois; où les épanche-
mens de nos cœurs s'excitoient mutuellement ;
où, sans se répondre, ils savoient s'entendre ;
où ton amoui" s'animoit aux expressions du
mien, et où l'amant qui t'est cher recueilloit au
fond de ton âme tous les transports exprimés
par celui qui t'adore? L'amour a tout perdu
par ce changement bizarre que tu couvres de
si vains prétextes. Il a perdu ce divin enthou-
siasme qui t'élevoit à mes yeux au-dessus de toi-
même ; qui te montroit à la fois charmante par
tes faveurs, sublime par ta résistance, et re-
doubloit par tes bontés mon respect et mes ado-
rations. Il a perdu, chez toi, cette confiance
aimable qui te faisoit verser dans ce cœur qui
t'aime tous les sentimens du tien. Nos conver-
sations étoient touchantes : un attendrissement
continuel les remplissoit de son charme. Mes
{*) Rousseau, dans ses Confessions, rapporte ces paroles;
mais il leur a donné plus d'élégance et plus d'énergie. Son
imagination embellissoit alors ses souvenirs. On en peut juger
en confrontant les deux versions. Voici celle des Confessims:
» Non, jamais homme ne fut si aimable et jamais atnant n'aima
> comme vous! mais votre ami Saint-Lambert nous écoute, et
» mon cœur ne sauroit aimer df ux fois. > M. P.
transports, que tu ne pouvois partager, ne lais-
soient pasde teplairc,elj'aimoisàt'entendreex-
primer les tiens pour un autreobjetqui leur étoit
cher, tant l'épanchementetla sensibilité ont de
prix , même sans celui du retour ! Non , quand
j'aurois été aimé, à peine aurois-je pu vivre
dans un état plus doux, et je te défie de jamais
dire à ton amant même rien de plus touchant
que ce que tu me disois de lui, mille fois le jour.
Qu'est devenu ce temps, cet heureux temps ?
la sécheresse et la gêne, la tristesse ou le silence
remplissent désormais nos entretiens. Deux en-
nemis, deux indifférens, vivroient entre eux
avec moins de réserve que ne font deux cœurs
faits pour s'aimer. Le mien, resserré par la
crainte, n'ose plus donner l'essor aux feux dont
il est dévoré. Mon âme intimidée se concentre
et s'affaisse sur elle-même ; tous mes seniimens
sont comprimés par la douleur. Cette lettre,
que j'arrose de froides larmes, n'a plus rien de
ce feu sacré qui couloit de ma plume en de plus
doux instans. Si nous sommes un moment sans
témoins, à peine ma bouche ose-t-elle exprimer
un sentiment qui m'oppresse, qu'un air triste et
mécontent le resserre au fond de mon cœur.
Le vôtre, à son tour, n'a plus rien à me dire.
Hélas! n'est-ce pas me dire assez combien vous
vous déplaisez avec moi, que ne me plus par-
ler de ce que vous aimez? Ah! parlez- moi do
lui sans cesse, afin que ma présence ne soit pas
pour vous sans plaisir.
Il vous est plus aisé de changer, 6 Sophie !
que de cacher ce changement à mes yeux. N'al-
léguez plus de fausses excuses qui ne peuvent
m'en imposer. Les événemensont pu vous forcer
à une circonspection dont je ne me suis jamais
plaint : mais tant que le cœur ne change pas,
les circonstances ont beau changer, son langage
est toujours le même ; et si la prudence vous
force à me voir plus rarement, qui vous force
de perdre avec moi le langagedusentimentpour
prendre celui de l'indifférence? Ah ! Sophie,
Sophie! ose me dire que ton amant t'est plus
cher aujourd'hui que quand tu daignois m'é-
couter et me plaindre, et que tu m'attendrissois
à mon tour aux expressions de ta passion pour
lui ! Tu l'adorois et te laissois adorer; tu sou-
pirois pour un autre, mais ma bouche et mon
cœur recueilloient tes soupirs. Tu ne te fai-
sois point un vain scrupule de lui cacher des
m
I
ANNÉE 1757.
2C5
entreliens qui tournoient au profil de ion amour.
Le charme de cet amour croissoit sous celui de
l'amitié ; ta fidélité s'honoroit du sacrifice des
plaisirs non partagés. Tes refus, tes scrupules
cloient moins pour lui que pour moi. Quand les
transports de la plus violente passion qui fui
jamais t'excitoient à la pitié, tes yeux inquiets
cherchoient dans les miens si cette pitié ne t'ô-
teroit point mon estime, et la seule condition
que tu mcttois aux preuves de ton amitié étoit
que je ne cesserois point d'être ton ami.
Cesser d'être ton ami! chère et charmante
Sophie, vivre et ne plus t'aimer est-il pour mon
âme un état possible? Eh ! comment mon cœur
se fût-il détaché de toi, quand aux chaînes de
l'amour tu joignois les doux nœuds de la re-
connoissance? J'en appelle à ta sincérité. Toi
qui vis, qui causas ce délire, ces pleurs, ces
ravissemens, ces extases, ces transports qui
n'étoient pas faits pour un mortel, dis, ai-je
goûté tes faveurs de manière à mériter de les
perdre? Ah ! non, tu t'es barbarement préva-
lue, pour me les ôter, des tendres craintes
qu'elles m'ont inspirées. J'en suis devenu plus
épris mille fois, il est vrai ; mais plus respec-
tueux, plus soumis, plus attentif à ne jamais
l'offenser. Comment ton bon cœur a-t-il pu so
résoudre, en me voyant tremblant devant toi,
à s'armer de ma passion contre moi-même , et
à me rendre misérable pour avoir mérité d'être
heureux?
Le premier prix de tes bontés fut de m'ap-
prendre à vaincre mon amour par lui-même,
de sacrifier mes plus ardens désirs à celle qui
les faisoit naîlre, et mon bonheur à ton repos.
Je ne rappellerai point ce qui s'est passé ni
dans ton parc ni dans la chambre ; mais pour
sentir jusqu'où l'impression de les charmes
inspire à mes sens l'ardeur de le posséder,
ressouviens-toi du Mont-Olympe, ressouviens-
loi de ces mois écrits au crayon sur un chêne.
J'aurois pu les tracer du plus pur de mon sang,
et je ne saurois te voir ni penser à loi qu'il ne
s'épuise et ne renaisse sans cesse. Depuis ces
momens délicieux où tu m'as fait éprouver
tout ce qu'un amour plaint, et non partagé,
peut donner de plaisir au monde , lu m'es de-
venue si chère que je n'ai plus osé désirer d'ê-
tre heureux à tes dépens , et qu'un seul refus
de ta part eût fait taire un délire insensé. Je
m'en serois livré plus innocemment aux dou-
ceurs de l'état où tu m'avois mis ; l'épreuve de
ta force m'eût rendu plus circonspect à t'ex-
poser à des combats que j'avois trop peu su te
rendre pénibles. J'avois tant de titres pour mé-
riter que les faveurs et ta pitié (nêmc ne me
fussent point ôtées; hélas 1 que faut-il que je
me dise pour me consoler de les avoir perdues,
si ce n'est que j'aimai trop pour les savoir con-
server! J'ai tout fait pour remplir les dures
conditions que tu m'avois imposées; je leur ai
conformé toutes mes actions, et, si je n'ai pu
contenir de même mes discours, mes regards,
mes ardens désirs, de quoi peux-tu m'accuscr,
si ce n'est de m'être engagé, pour le plaire, à
plus que la force humaine ne peut tenir ! So-
phie! j'aimai trente ans la vertu, ah! crois-iu
que j'aie déjà le cœur endurci au crime? Non;
mes remords égalent mes transports; c'est tout
dire : mais pourquoi ce cœur se livroit-il aux
légères faveurs que tu daignois m'accorder,
tandis que son murmure effrayant me détour-
noit si fortement d'un attentat plus téméraire ?
Tu le sais, toi qui vis mes égaremcns, si, même
alors, la personne me fut sacrée ! Jamais mes
ardens désirs, jamais mes tendres supplications
n'osèrent un instant solliciter le bonheur su-
prême que je ne me sentisse arrêté par les cris
intérieurs d'une âme épouvantée. Cette voix
terrible qui ne trompe point, me faisoit frémir
à la seule idée de souiller de parjure et d'infi-
délilé celle que j'aime, celle que je voudrois
voir aussi parfaite que l'image que j'en porte
au fond de mon cœur ; celle qui doit m'être in-
violable à tant de titres. J'aurois donné l'mii-
vers pour un moment de félicité ; mais l'avilir,
Sophie 1 ah ! non, il n'est pas possible, et, quand
j'en serois le maître, je l'aime trop pour le pos-
séder jamais.
Rends donc à celui qui n'est pas moins jaloux
que loi de la propre gloire des bontés qui ne
sauroient la blesser. Je ne prétends m'excuser
ni envers toi, ni envers moi-même : je me re-
proche tout ce que lu me fais désirer. S'd n'eût
fallu triompher que de moi, peut-être l'honneur
de vaincre m'en eût-il donné le pouvoir; mais
devoir au dégoût de ce qu'on aime, des priva-
lions qu'on eût dû s'imposer, ah ! c'est ce
qu'un cœur sensible ne peut supporter sans
désespoir. Tout le prix de la victoire est perdu
266
CORRESPONDANCE.
àhs qu'elle n'est pas volontaire. Si ton cœur ne
môloit rien, qu'il seroit digne du mien de tout
refuser I Si jamais je puis me guérir, ce sera
quand je n'aurai que ma passion seule à com-
battre. Je suis coupable, je le sens trop, mais
je m'en console en songeant que tu ne l'es pas.
Une complaisance insipide à ton cœur, qu'est-
elle pour toi, qu'un acte de pitié dangereux à la
première épreuve , indifférent pour qui l'a pu
supporter une fois? 0 Sophie 1 après des mo-
mens si doux, l'idée d'une éternelle privation
est trop affreuse à celui qui gémit de ne pou-
voir s'identifier avec toi. Quoi ! tes yeux atten-
dris ne se baisseroient plus avec cette douce pu-
deur qui m'enivre de volupté ? Quoi ! mes lèvres
brûlantes ne déposeroient plus sur ton cœur
mon âme avec mes baisers? Quoil je n'éprou-
verois plus ce frémissement céleste, ce feu ra-
pide et dévorant qui, plus prompt que l'éclair...
moment! moment inexprimable 1 quel cœur,
quel homme, quel dieu peut t'avoir ressenti et
renoncer à toi !
Souvenirs amers et délicieux ! laisserez-vous
jamais mes sens et mon cœur en paix? et tou-
tefois les plaisirs que vous me rappelez ne sont
point ceux qu'il regrette le plus. Ah ! non, So-
phie, il en fut pour moi de plus doux encore,
et dont ceux-là tirent leur plus ^rand prix,
parce qu'ils en étoient le gage. Il fut, il fut un
temps où mon amitié t'étoit chère et où tu sa-
vois me le témoigner. Ne m'eusscs-tu rien dit,
ne m'eusses-tu fait aacune caresse, un senti-
ment plus touchant et plus sûr m'avertissoit
que j'étois bien avec toi. Mou cœur te cher-
choit, et le tien ne me repoussoit pas. L'ex-
pression du plus tendre amour qui fut jamais
n'avoit rien de rebutant pour toi. On eût dit à
ton empressement à me voir que je te manquois
quand tu ne m'avois pas vu : tes yeux ne
fuyoient pas les miens, et leurs regards n'é-
toient pas ceux de la froideur : tu cherchois
mon bras à la promenade ; tu n'étois pas si soi-
gneuse à me dérober l'aspect de tes charmes,
et quand ma bouche osoit presser la tienne,
quelquefois, au moins, je la sentois résister. Tu
ne m^aimois pas, Sophie, mais tu te laissois ai-
mer, et j'étois heureux. Tout est fini : je ne
suis plus rien, et me sentant étranger, à charge,
importun près de toi, je ne suis pas moins mi-
sérable de mon bonheur passé que de mes pei-
nes présentes. Ah ! si je ne t'avois jamais vue at-
tendrie, je me consolerois de ton indifférence et
me conienterois de t'adorer en secret ; mais me
voir déchirer le cœur par la main qui me ren-
dit heureux, et être oublié de celle qui m'ap-
peloit son doux ami! 0 toi qui peux tout sur
mon être, apprends-moi à supporter cet état
affreux , ou le change, ou me fais mourir. Je
voyois les douleurs que m'apprêtoit la fortune,
et je m'enconsoloiscny voyant tes plaisirs; j'ai
appris à braver les outrages du sort, mais les
tiens ! qui me les fera supporter? La vallée que
tu fuis pour me fuir, le prochain retour de ton
amant, les intrigues de ton indigne sœur, l'hi-
ver qui nous sépare, mes maux qui s'accrois-
sent, ma jeunesse qui fuit de plus en plus,
tandis que la tienne est dans sa fleur, tout se
réunit pour m'ôter tout espoir ; mais rien n'est
au-dessus de mon courage que tes mépris. Avec
la consolation du cœur, je dédaignerois les plai-
sirs des sens, je m'en passcrois au moins : si tu
me plaignois, je ne serois plus à plaindre. Aide-
nvoi, de grâce, à m'abuser moi-même : mon
cœur affligé ne demande pas mieux ; je cherche
moi-même sans cesse à te supposer pour moi
le tendre intérêt que tu n'as plus. Je force
tout ce que tu me dis pour l'interpréter en ma
faveur : je m'applaudis de mes propres dou-
leurs quand elles semblent t'avoir touchée : dans
l'impossibilité de tirer de toi de vrais signes
d'attachement, un rien suffit pour m'en créer
de chimériques. A notre dernière entrevue, où
tu déployois de nouveaux charmes pour m'en-
flammer de nouveaux feux, deux fois tu me
regardas en dansant. Tous tes mouvemens s'im-
primoient au fond de mon âme : mes avides re-
gards traçoient tous tes pas : pas un de tes ges-
tes n'échappoit à mon cœur, et dans l'éclat de
ton triomphe, ce foible cœur avoit la simplicité
de croire que tu daignois t'occuper de moi.
Cruelle, rends-moi l'amitié qui m'est si chère,
tu me l'as offerte ; je l'ai reçue ; tu n'as plus
droit de me l'ôler. Ah! si jamais je (e voyois
un vrai signe de pitié, que ma douleur ne te
fût point importune, qu'un regard attendri se
tournât sur moi , que ton bras se jetât autour
de mon cou, qu'il me pressât contre ton sein,
que ta douce voix me dît avec un soupir : In-
fortuné, que je te plains I oui, tu m'aurois con-
solé de tout : mou âme reprendroit sa vigueur.
ANNÉE 1757.
267
el je redevicndrois cligne encore d'avoir été
bien voulu do toi...
A MADAME D'ÉPINAY.
Ce dimanche, l'IIermitage, juin 1757.
Je reçus voire lettre, madame, qui me fit un
sensible plaisir; je n'y répondis pas, parce
qu'elle étoit elle-même une réj)onse, que je ne
voulois pas vous donner occasion de vous fali-
f»uer par trop écrire, et que j'étois paresseux
moi-même. Comme j'espère vous aller voir
dans la semaine, j'aurai bientôt la consola-
tion d'achever avec vous cet entretien. Au
reste, vous savez que le philosophe m'est venu
voir; autant en a fait hier soir M. d'Épinay.
Voici deux copies du Salve (*) dont une est
pour lui et l'autre pour vous. Je vous les envoie
avant qu'elles soient davantage enfumées; ne
men envoyez pas l'argent, attendu que vous
avez oublié de faire la déduction du café sur
les manchettes, et que ceci fera, je pense, à
peu près l'équivalent. Vous prenez continuel-
lement les eaux ; il me semble qu'il seroit bien-
tôt temps de changer de régime pour repren-
dre un peu de forces, mais
Je ne suis qu'un soldat, et je n'ai que du zèle ;
et je sens bien que mes ordonnances de mé-
decine ne doivent pas avoir plus d'autorité
que mes livres de morale. Adieu, madame;
aimez un peu votre pauvre ours, qui sait mieux
ce qu'il sent que ce qu'il dit.
A LA MÊME.
A rHermitage, ce vendredi, août ITST.
Je suis, ma chère amie, toujours malade et
chagrin : on dit que la philosophie guérit ce
dernier; pour moi je sens que c'est elle qui le
donne, et je n'avois pas besoin de cette décou-
verte pour la mépriser. Quant aux maux, on
les supporte avec de la patience, mais je n'en
ai qu'en me promenant, et malheureusement
voilà le temps tout-à-fait à la pluie. Sans le
(*) Au nombre désœuvré* de musique composées par Jeao-
Jacques est uo Salve regina, qu'il «voit bit en 1752. M. P.
souvenir des amis, je ne connottrois plus de
remède à rien : c'est rolre billet qui m'a rap-
pelé celui-ci; de sorte que les biens qui me
viennent de vous sont à peu près les seuls qui
me restent.
Je voudrois bien que madame d'Holbach fût
promptementet heureusement accouchée, afin
qu'elle, son mari, vous et tous ses amis fus-
sions tirés d'inquiétude, et qu'on vous revit
bientôt à la Chevrette.
Je serai bien aise de voir le théologien I>a
Tour, mais il n'y a que vous qui m'avez tant
fait accepter de choses, qui puissiez me faire
accepter mon portrait, pour l'échanger avec
le vôtre, comme étant de la main d'un meilleur
peintre, par forme de compensation.
Prenez bien vite le livre de M. de Buchelai,
pourvu cependant que, vu ma lenteur, il me
laisse un temps raisonnable pour le copier;
mais il faut le prier d'envoyer aussi du papier,
car je n'en ai pas ici. Je serai trop heureux
d'avoir à copier dans un temps où je ne saurois
faire autre chose.
Bonjour, madame; revenez vite à la Che-
vrette, sitôt que vous aurez fait ce petit garçon ;
c'est une chose terrible que, depuis que les
femmes se mêlent de faire des enfans, elles ne
savent pas encore accoucher toutes seules.
A LA MEME.
Ce mardi 16 août 1737. A l'Hermitage.
Yuiià, madame, de la musique de malade,
c'est tout dire. Je vous prie de donner, le plus
tôt qu'il se pourra, cette partition à M. d'Épi-
nay, afin que je me sois acquitté au moins de
ce qui a dépendu de moi.
Vous m'aviez dit que vous reviendriez le len-
demain de la Notre-Dame, c'est-à-dire aujour-
d'hui. Mais je me suis bien douté que vous se-
riez forcée à différer votre retour. Donnez-moi
des nouvelles de madame d'Holbach et des vô-
tres, et dites-moi quand vous comptez être à la
Chevrette. Au pis aller, vous ne sauriez tarder
plus long-temps que de demain en huit, dus-
sica-vous ensuite retournera Paris. Je voudrois
vous parler de moi ; mais je suis aussi ennuyé
de vous en dire toujours la même chose, que
2C8
CORUESPONDANCE.
vous devez l'êlre de l'entendre. Je ne suis pas
aussi heureux que la pauvre Waldstocrchel, et
même en faisant de la musique, je brûle encore
de l'huile de navette. J'étois pourtant mieux
depuis quelques jours, mais je me suis échauffé
hier pour éviter l'orage, et mes douleurs m'ont
repris aujourd'hui. Bonjour, la mère aux ours ;
vous avez grand tort de n'être pas ici, car j'ai
le museau tout frais tondu.
A LA MKME.
Ce jeudi matin, l'Hermitage, août 1757.
Je suis en si mauvais état, que je ne me sen-
tois pas le courage de vous aller voir aujour-
d'hui, et la pluie de cette nuit m'en avoit tout-
à-fait ôté l'idée. Cependant, puisque votre ami
est avec vous, et que je ne sais combien de
temps il y demeurera, si le temps se ressuie
dans la journée, et laisse un peu sécher les che-
mins, je vous irai voir ce soir ; car je suis trop
foible ce matin, et les chemins sont trop mau-
vais pour tenter l'aventure, après une aussi
mauvaise nuit. A ce soir donc, ma chère amie;
vous connoissez trop mon cœur pour me soup-
çonner d'être en reste envers ceux qui m'ai-
ment, et qu'il m'est si naturel d'aimer.
A LA MEME.
Ce jeudi, l'Hermitage, août 1737
Que signifient ces chagrins pour un enfant
de six ans, dont il est impossible de connoître
le caractère? Tout ce que font les enfans, tant
qu'ils sont au pouvoir d'autrui, ne prouve rien ;
car on ne peut jamais savoir à qui en est la
faute : c'est quand ils n'ont plus ni nourrices,
ni gouvernantes, ni précepteurs, qu'on voit ce
que les a faits la nature, et c'est alors que leur
véritable éducation commence. Au reste, je ne
sais si vous faites bien d'éloigner de vos yeux
votre fille (*) ; mais je sais qu'il importe, en pa-
reil cas, qu'elle ne soit pas aussi agréablement
qu'auprès de vous, et je ne vois pas comment
vous pourrez jamais vous assurer de cela. Son-
gez-y ; cette précaution est importante pour
l'avenir, encore plus que pour le présent.
Je vous plains d'être à Paris, et j'envisage
avec plaisir le moment qui doit vous ramener
à mon voisinage ; non que je ne vive fort bien
ici tout seul, mais si après Diderot j'ai envie
de voir quelqu'un au monde, c'est vous. J'ai
eu ces jours-ci de grands maux d'estomac,
pour avoir eu la présomption de vivre en pay-
san, et manger des choux au lard plus qu'à
moi n'appartenoit.
Mademoiselle Le Vasseur est au désespoir de
vous servir si lentement, mais le soin de sa
pauvre nièce lui prend presque tout son temps ;
et je vous assure que le peu qui lui en reste
n'est employé que pour vous.
Bonjour, ma chère et aimable amie ; je vou-
drois bien que vous fussiez ici au coin de mon
feu ; nous causerions doucement ensemble, et
il me semble que le cœur seroit de la partie.
En me donnant de vos nouvelles, n'oubliez pas
de m'en donner du papa Gauffecourt.
A LA MÊME.
L'Hermitage, été de 1737.
Quoique je ne craigne pas la chaleur, elle
est si terrible aujourd'hui, que je n'ai pas eu
le courage d'entreprendre le voyage au fort du
soleil. Je n'ai fait que me promener à l'ombre
autour de la maison, et je suis tout en nage.
Ainsi, je vous prie de témoigner mon regret à
mes prétendus confrères , et comme depuis
qu'ils sont ours je me suis fait galant, trouvez
bon que je vous baise très-respectueusement
la main.
Puisqu'on ne peut vous voir demain, ce sera
pour vendredi, s'il fait beau, et je partirai de
bonne heure (*).
C) Depuis madame de Belsunce.
M. P.
A LA MEME.
L'Hermitage, été de 1737.
Je vous remercie de votre souvenir. Je ne
(*) Après cette lettre viennent les trois billets que Jean-Jac-
ques écrivit le même jour à madame d'Épinay, et qu'il a tex-
tuellement insérés dans ses Confessions, livre IX, p. 236.
ANNÉE 1757.
2G9
souffris jamais tant de mes maux que je fais
depuis quelques jours : tout le monde, à com-
mencer par moi-même , m'est insupportable.
Je porte dans le corps toutes les douleurs qu'on
peut sentir, et dans l'àme les angoisses de la
mort. J'allai hier à Kaubonne, espérant quel-
que soulagement de la marche et quelque plai-
sir de la gaîtc de madame d'Houdetot. Je l'ai
trouvée malade, et j'en suis revenu encore
plus malade moi-même que je n'éiois allé. Il
faut absolument que je me séquestre de la
société et vive seul jusqu'à ce que ceci finisse
de manière ou d'autre. Soyez sûre qu'au pre-
mier jour de trêve je ne manquerai pas de vous
aller voir. Mille respects, s'il vous plaît, à ma-
dame d'Esclavelles, et amitiés à ces messieurs.
Je vous conjure tous de me pardonner mes
maussaderies; croyez qu'à ma place chacun
de vous seroit dans son lit et penseroit n'en
point relever.
A LA MbME.
L'Hermitage, automne de 1737.
Soyez sûre que, sans le temps qu'il a fait,
vous m'auriez vu dès hier. Je suis sur votre
état dans des inquiétudes mortelles. Au reste,
je juge que vous prenez le bon parti (*). Adieu,
ma chère amie; quoique je me porte fort mal
moi-môme, vous me verrez demain matin au
plus tard.
A LA MEME.
Ce vendredi, septembre 1757.
J'apprends que vous continuez de souffrir,
et j'ai à ressentir vos maux et les miens. Si je
sors aujourd'hui, je crains de ne le pouvoir pas
demain; faites-moi donc dire si cela est néces-
saire, car Barré ne s'est pas bien expliqué. Je
comptois toujours aller dîner avec vous de-
main, comme vous me l'avez ordonné, et mon
projet est d'y aller avant tout le monde. Que
si vous avez quelque chose de pressé à me dire,
j-irai vous voir aujourd'hui sur les quatre heu-
res; ou bien si cela peut se communiquer,
(*) Celui d'aller à Genève consul trr Troncliin.
G. P.
vous pouvez me le faire dire par mademoiselle
Le Vasseur.
Faites-moi donner en même temps des non-
velles de mademoiselle d'Kpinay. Bonjour,
madame. Nous souffrons tous deux, et je suis
triste ; avec tout cela, je sens, en pensant à
vous, combien c'est une douce consolation
d'avoir un véritable ami; il n'y a plus que
cela qui m'attache à la vie.
A M. DB SAINT-LAMBERT.
A l'Hermitage, le 4 septembre 1757.
En commençant de vous connoître, je dési-
rai de vous aimer. Je n'ai rien vu de vous qui
n'augmentât ce désir. Au moment où j'étois
abandonné de tout ce qui me fut cher, je vous
dus une amie qui me consoloit de tout, et
à laquelle je m'attachois à mesure qu'elle me
parloit de vous. Voyez, mon cher Saint-Lam-
bert, si j'ai de quoi vous aimer tous deux, et
croyez que mon cœur n'est pas de ceux qui
demeurent en reste. Pourquoi faut-il donc que
vous m'ayez affligé l'un et l'autre? I^aissez-
moi promptement délivrer mon âme du poids
de vos torts. Comme je me suis plaint de vous
à elle, je viens me plaindre d'elle à vous. Elle
m'a bien entendu : j'espère que vous m'enten-
drez de même ; et peut-être une explication
dictée par l'estime et la confiance produira-
t-elle entre de nouveaux amis l'effet de l'habi-
tude et des ans.
Je songeois à vous, sans songer guère à elle,
quand elle est venue me voir et qu'elle a com-
mencé de me rechercher. Connoissant mon
penchant à m'attacher, et les chagrins qu'il me
donne, j'ai toujours fui les liaisons nouvelles;
et il y avoit quatre ans qu'elle m'offroit l'en-
trée de sa maison, sans que jamais j'y eusse
mis le pied. Je n'ai pu la fuir; je l'ai vue ; j'ai
pris la douce habitude de la voir. J'étois so-
litaire et triste ; mon cœur affligé ne cherchoit
que des consolations ; je les trouvois auprès
d'elle; elle en avoit besoin à son tour; elle
trouvoit un ami sensible à ses peines. Nous
parlions de vous, du bon et trop facile Dide-
rot, de l'ingrat Grimm, et d'autres encore.
Les jours se passoient dans cet épanchement
270
CORRESPONDANCE.
mutuel. Je m'attachois en solitaire, en homme
affligé : elle conçut aussi de l'amitié pour moi ;
elle m'en promit du moins. Nous faisions des
projets pour le temps où nous pourrions lier
entre nous trois une société charmante, dans
laquelle j'osois attendre de vous, il est vrai,
du respect pour elle et des égards pour
moi.
Tout est changé, hormis mon cœur. Depuis
votre départ elle me reçoit froidement; elle
me parle à peine, même de vous : elle trouve
cent prétextes pour m'éviter; un homme dont
on veut se défaire n'est pas autrement traité
que je le suis d'elle; du moins autant que j'en
puis juger, car je n'ai encore été congédié
de pereonne. Je ne sais ce que signifie ce chan-
gement. Si je l'ai mérité, qu'on me le dise,
et je me tiens pour chassé ; si c'est légèreté,
qu'on me le dise encore; je me relire au-
jourd'hui, et serai consolé demain. Mais après
avoir répondu aux avances qui m'ont été fai-
tes, après avoir goûté le charme d'une so-
ciété qui m'est devenue nécessaire, je crois,
par l'amitié qu'on m'a demandée, avoir ac-
quis quelque droit à celle qui m'étoit offerte ;
je crois, par l'état de langueur où je suis ré-
duit dans ma retraite, mériter au moins
quelques égards ; et, quand je vous demande
compte de l'amie que vous m'avez donnée ,
je crois vous inviter à remplir un devoir de
l'humanité.
Oui, c'est à vous que je demande compte
d'elle. N'est-ce pas de vous que lui viennent
tous ses seniimens ? Qui le sait mieux que moi ?
Je le sais mieux que vous, peui-éire, et je puis
bien lui reprocher ce que je reprochois avec
moins de justice à feu madame d'Holbach ('),
qu'elle ne m'aime que par l'impulsion de celui
qu'elle aime. Dites-moi donc d'où vient son
refroidissement. Auriez» vous pu craindre que
je ne cherchasse à vous nuire auprès d'elle, et
qu'une vertu mal entendue ne me rendît per-
fide et trompeur? L'article d'une de vos let-
tres qui me regarde m'a fait entrevoir ce
soupçon. Non, non, Saint-Lambert, la poitrine
de J.-J. Rousseau n'enferma jamais le cœur
d'un traiire, et je me mépriserois bien plus
(') Quand j'écrivois cette lettre, M. d'Holbach avoit déjà sa
seconde femme, sœur de la première.
que vous ne pensez, si jamais j'avois essayé de
vous ôter le sien.
Ne croyez pas m'avoir séduit par vos rai-
sons; j'y vois l'honnêteté de votre âme, et
non votre justification. Je blâme vos liens :
vous ne sauriez les approuver vous-même ; et
tant que vous me serez chers l'un et l'autre,
je ne vous laisserai jamais la sécurité de l'in-
nocence dans votre état. Mais un amour tel
que le vôtre mérite aussi des égards, et le bien
qu'il produit le rend moins coupable. Après
avoir connu tout ce qu'elle sent pour vous,
pourrois-je vouloir vous rendre malheureux
l'un par l'autre? Non, je me sens du respect
pour une union si tendre, et ne la puis mener
à la vertu par le chemin du désespoir. Un mot
surtout qu'elle me dit il y a deux mois, et que
je vous rapporterai quelque jour, m'a touché
au point que, de confident de sa passion, j'en
suis presque devenu le complice ; et il est cer-
tain que , si vous pouviez jamais abandonner
une pareille amante, je ne saurois m'empêcher
de vous mépriser. Je me suis abstenu d'at-
taquer vos raisons, que je pouvois mettre en
poudre ; j'ai laissé goûter à son tendre cœur
le charme de s'y complaire; et sans lui cacher
mon sentiment, j'ai laissé le voile sur cette
égide redoutable, dont ses yeux et les vôtres
se seroient détournés. Je le répète, je ne veux
point vous ôter l'un à l'autre. Bien loin de là :
si jamais, entre vous deux, j'ai le bonheur de
faire parler la vérité, sans vous déplaire, et
d'adoucir sa voix dans la bouche d'un ami, je
ne veux que prévenir l'infaillible terme de
l'amour, en vous unissant d'un lien plus du-
rable, à répreuve du ravage des ans, dont
vous puissiez tous deux vous honorer à la face
des hommes, et qui vous soit doux encore au
dernier moment de la vie. Mais soyez sûrs que
je ne tiendrai jamais ces discours à aucun des
deux séparément.
Un excès de délicatesse vous auroit-il fait
croire aussi que l'amitié fait tort à lamour, et
que les sentimens que j'obliendrois nuiroientà
ceux qui vous sont dus? Mais, dites-moi, qui
est-ce qui sait aimer, si ce n'est un cœur sen-
sible? Les cœurs sensibles ne le sont-ils pas à
toutes les sortes d'affections? et peut-il y naître
un seul sentiment qui ne tourne au profit de ce-
lui qui les domine ? Où est l'amant qui n'en de-
ANNÉE 1737.
271
vient pas plus tendre en parlant de celle qu'il
aime à son ami? Où est le cœur, plein d'un
soniiment qui déborde, qui n'a pas besoin, dans
labsence, d'un autre cœur pour s'épancher?
Je fus jeune une fois, et je connus l'âme la plus
aimante qui ait existé. Tous les aiiachemens
imaginables étoient réunis dans cette âme ten-
dre; chacun n'en étoit que plus délicieux par
le concours de tous les autres : et celui qui l'em-
portoit tiroit de tous un nouveau prix. Quoi 1
ne vous est-il point doux, dans l'éloignement,
qu'il se trouve un être sensible, à qui votre
amie aime à parler de vous, et qui se plaise à
l'entendre? Je suis persuadé que vous goûte-
riez ce plaisir aujourd'hui, si vous m'eussiez
donné la journée que vous m'aviez promise, et
que vous fussiez venu recevoir à IHermitage
l'effusion d'un cœur dont sûrement le vôtre eût
été content.
Il est fait, j'en suis sûr, pour m'entendre et
répondre au mien. Consultez-le; il vous rede-
mandera pour moi l'amie que je tiens de vous,
qui m'est devenue nécessaire, et que je n'ai
point mérité de perdre. Si son changement
vient d'elle, dites-lui ce qu'il convient : s'il vient
de vous, dites-le à vous-même. Sachez au moins
que, de quelque manière que vous en usiez,
vous serez, elle et vous, mes derniers attache-
niens. Mes maux me gagnent, et m'éloignent
chaque jour davantage de la société. La vôtre
étoit la seule de mon goût qui restât à ma por-
tée. Si vous cherchez tous deux à vous éloigner
de moi, je retirerai mon âme au-dedans d'elle-
même ; je mourrai seul et abandonné dans ma
solitude, et vous ne penserez jamais à moi sans
regret. Si vous vous rapprochez, vous trouve-
rez un cœur qui ne laisse jamais faire la moitié
du chemin à ceux qui lui conviennent.
A M. GRIMM (').
Le lundi 19 octobre 1757.
Dites-moi, Grimm, pourquoi tous mes amis
prétendent que je dois suivre madame d'Epi-
(') Notez, sur la lelire suivante, que le secret de ce royase
de madame d'Épinay, qu'elle me croyolt bien caché, lu'étoit
bien connu, de même qu'à toute sa maison; mais, comme
Il ne me convenoit pas d'en paroltre instruit, j'étois forcé de
motiver mon refus sur d'autres causes ; et ce fut pat'lk que je
nay? Ai-je tort, ou seroient-ils tous séduits?
auroient-ils tous cette basse partialité toujours
prête à prononcer en faveur du riche, et à sur-
charger la misère de cent devoirs inutiles qui la
rendent plus inévitable et plus dure? Je ne veux
m'en rapporter là-dessus qu'à vous seul. Quoi-
que sans doute prévenu comme les autres, je
vous crois assez équitable pour vous mettre à
ma place, et pour juger de mes vrais devoirs.
Écoutez donc mes raisons, mon ami, et décidez
du parti que je dois prendre ; car, quel quesoit
votre avis, je vous déclare qu'il sera suivi sur-
le-champ.
Qu'est-ce qui peut m'obliger à suivre ma-
dame d'Épinay ? L'amitié, la reconnoissance,
l'utilité qu'elle peut retirer de moi. Examinons
tous ces points.
Si madame d'Épinay m'a témoigné de l'ami-
tié, je lui en ai témoigné davantage. Les soins
ont été mutuels, et du moins aussi grands de
ma part que de la sienne. Tous deux malades,
je ne lui dois plus qu'elle ne me doit, qu'au cas
que le plus souffrant soit obligé de garder l'au-
tre. [Parce que mes maux sont sans remède,
est-ce une raison de les compter pour rien (')?]
Je n'ajouterai qu'un mot : elle a des amis moins
malades, moins pauvres, moins jaloux de leur
liberté [ moins pressés de leur temps], et qui
lui sont du moins aussi chers que moi. Je ne
vois pas qu'aucun d'eux se fasse un devoir do
la suivre. Par quelle bizarrerie en sera-ce un
pour moi seul, qui suis le moins en état de le
remplir? Si madame d'Épinay m'étoit chère au
point de renoncer à moi pour l'amuseï', com-
ment lui serois-je assez peu cher moi-même
pour qu'elle achetât aux dépens de ma santé,
de ma vie, de ma peine, de mon repos et de
toutes mes ressources, les soins d'un complai-
donnai si beau jeu à leur vengeance, d'autant plus cruelle
qu'elle étoit plus Injuste. Je savois les srcrets de madame
d'Épinay, sans qu'elle me les eût dits, et sans avoir pris le
moindre soin pour les apprendre. Jamais je n'en ai révélé
aucun , même après ma rupture avec elle. Elle et d'autres sa-
voient les miens par ma pleine et libre confiance, parce que
la réserve avec les amis me parotl un crime ; et qu'on ne doit
pas vouloir passer«à leurs yeux pour meilleur qu'on n'est. C'est
de ces aveux, faits d'une manière qui devoit les leur rendre si
sacrés, qu'ils ont tiré contre moi le parti que chacun sait. Quel
honnête homme n'airaeruit pas cent fois mieux être coupable
de mes fautes que de leur trahison?
(•) Ce qui est imprimé ici entre deux crochets, et ce qui le
sera de même dans le cours de cette lettre, ne se trouve pa«
dans l'édition de Du Peyron. Voyez ci-devant la seconde note
delà pa5e3l9. O. P,
272
CORRESPONDANCE.
sant au&oi uiuiaoïou; je ne sjus si je devois of-
frir de la suivre ; mais je sais bien qu'à moins
d'avoir cette dureté d'âme que donne l'opu-
lence, et dont elle m'a toujours paru loin, elle
ne devoit jamais l'accepter.
Quant aux bienfaits, premièrement, je ne
les aime point, je n'en veux point, et je ne sais
aucun gré de ceux qu'on me fait supporter par
force. J'ai dit cela nettement à madame d'Épi-
nay avant d'en recevoir aucun d'elle; ce n'est
pas que je n'aime à me laisser entraîner comme
un autre à des li(Mis si chers, quand l'amitié les
forme ; mais dès qu'on veut trop tirer la chaîne,
elle rompt et je suis libre. Qu'a fait pour moi
madame d'Épinay? Vous le savez tous mieux
que personne, et j'en puis parler librement avec
vous: elle a fait bâtir à mon occasion une petite
maison à IHermitage, m'a engagé d'y loger,
et j'ajoute avec plaisir qu'elle a pris soin den
rendre l'habitation agréable et sûre.
Qu'ai-jc fait de mon côté pour madame d'É-
pinay? Dans le temps quoj'étois prêt à me re-
tirer dans ma patrie, que je le désirois vive-
nient, et que je l'aurois dû, elle remua ciel et
terre pour me retenir. Â force de sollicitations,
et même d'intrigues, elle vainquit ma trop juste
et longue résistance : mes vœux, mon goût,
mon penchant, l'improbation de mes amis,
tout céda dans mon cœur à la voix de l'amiiic;
je me laissai entraîner à l'Herniiiage (a). Dès ce
nmment jai toujours senti que j'étois chez au-
trui, et cet instant de complaisance m'a déjà
donné de cuisans repentirs. Mes tendres amis,
attentifs à m'y désoler sans relâche, ne m'ont
pas laissé un moment de paix, et m'(mt fait
souvent pleurer de douleur de n'être pas à cinq
cents lieues d'eux. [ Cependant, loin de me li-
vrer aux charmes de la solitude, seule conso-
lation d'un infortuné accablé de maux, et que
tout le monde cherche à tourmenter, je vis que
je n'étois plus à moi.] Madame d'Épinay, sou^
vent seule à la campagne, souhaitoit que je lui
tinsse compagnie : [ c'éioit pour cela qu'elle
nï'avoit relenu.] Après avoir fait un sacrifice à
l'amitié, il en fallut faire un autre à la recon-
noissance. Il faut être pauvre, sans valet, haïr
la gêne, et avoir mon âme, pour savoir ce que
(a) Var. D'après l'édition de Du Peyrou : « Elle vainquit ma
» longue résistance : mes vœux, mon soût, l'improbation
» etc. ; je me laissai conduire à l'Herniltsge. »
c'est pour moi que de vivre dans la maison
d'autrui. J'ai pourtant vécu deux ans dans la
sienne, assujetti sans relâche avec les plusbeaux
discours de liberté, servi par vingt domesti-
ques, et nettoyant tous les matins mes souliers,
surchargé de tristes indigestions, et soupirant
sans cesse après ma gamelle. Vous savez aussi
qu'il m'est impossible de travailler à de cer-
taines heures, qu'il me faut la solitude, les bois
et le recueillement ; mais je ne parle point du
temps perdu, j'en serai quitte pour mourir de
faim quelques mois plus tôt. Cependant cher-
chez combien d'argent vaut une heure de la vie
et du temps d'un homme ; comparez les bien-
faits de madame d'Épinay avec mon pays sa-
crifié et deux ans d'esclavage, et dites-moi
qui d'elle ou de moi a le plus d'obligation à
l'autre.
Venons à l'arlicle de l'utilité. Madame d'E-
pinay part dans une bonne chaise de poste,
accompagnée de son mari, du gouverneur do
son fils, et de cinq ou six domestiques. Elle va
dans une ville peuplée et pleine de société, où
elle n'aura que l'embarras du choix ; elle va
chez M. Tronchin, son médecin, homme d'es-
prit, homme considéré, recherché ; elle va
dans une famille de mérite, où elle trouvera
des ressources de toute espèce pour sa santé,
pour l'amitié, pour l'amusement. Considérez
mon état, mes maux, mon humeur, mes
moyens, [mon goût, ma manière de vivre, plus
forte désormais que les hommes et la r.aison
même ; ] voyez, je vous prie, en quoi je puis
servir madame d'Épinay dans ce voyage [et
quellpi; pp.inos il fautque je souffre sans lui être
jamais bon à rien]. Souiiendrai-je une chaise
de poste? Puis-je espérer d'achever si rapide-
ment une si longue route sans accident? Ferai-
je à chaque instant arrêter pour descendre, ou
accélérerai-je mes tourmens et ma dernière
heure pour mètre contraint? Que Diderot
fasse bon marché tant qu'il voudra de ma vie
et de ma santé, mon état est connu, les célè-
bres chirurgiens de Paris peuvent l'attester :
et soyez sûr qu'avec tout ce que je souffre je ne
suis guère moins ennuyé que les autres de me
voir vivre si long-temps. Madame d'Épinay
doit donc s'attendre à de continuels désagré-
mens, à un spectacle assez triste, et peut-être
à quelques malheurs dans la route. Elle n'i-
ANNÉE 1757.
273
pnore pas qu'en pareil cas j'irois plutôt expirer
socrètement au coin d'un buisson que de causer
les moindres frais et retenir un seul domesti-
que ; et moi je connois trop son bon cœur pour
iflinorer combien il lui seroil pénible de me
laisser dans cet état. Je pourrois suivre la voi-
ture à pied comme le veut Diderot; mais la
boue, la phiie, la neige, me retarderont beau-
coup dans cette saison. Quelque fort que je
coure, comment faire vingt-cinq lieues par
jour; et si je laisse aller la chaise, de quelle
utilité serai-je à la personne qui va dedans?
Arrivé à Genève, je passerai les jours enfermé
avec madame d'Épinay ; mais, quelque zèle que
j'aie pour tâcher de l'amuser, il est impossible
qu'une vie si casanière et si contraire à mon
tempérament n'achève de môter la santé, et
ne me plonge au moins daiis une mélanco-
lie dont je ne serai pas le maître.
[Quoi qu'on fasse, un malade n'est guère
propre à en garder un autre, et celui qui n'ac-
cepte aucun soin quand il souffre, est dispensé
d'en rendre aux dépens de sa santé.] Quand
nous sommes seuls et contens, madame d'Épi-
nay ne parle point, ni moi non plus ; que sera-
ce quand je serai triste et gêné? [je ne vois
point encore là beaucoup d'amusement pour
elle.] Si elle tombe des nues à Genève, j'y en
tomberai beaucoup plus, car avec de l'argent
on est bien partout; mais le pauvre n'est chez
lui nulle part. Les connoissances que j'y ai ne
peuvent lui convenir, celles qu'elle y fera me
conviendront encore moins. J'aurai des devoirs
à remplir qui m'éloigneront d'elle, ou bien l'on
me demandera quels soins si pressans me les
font négliger et me retiennent sans cesse dans
sa maison; mieux mis, j'y pourrois passer
pour son valet de chambre. Quoi donc! uri
malheureux accablé de maux, qui se voit à
peine des souliers à ses pieds, sans habits, sans
argent, sans ressources, qui ne demande à ses
chers amis que de le laisser misérable et libre,
seroit nécessaire à madame dÉpinay, environ-
née de toutes les commodités de la vie, et qui
traîne dix personnes après elle ! Fortune ! [vile
et méprisable fortune!] si dans ton sein Ion
ne peut se passer du pauvre, je suis plus heu-
reux que ceux qui te possèdent, car je puis me
passer d'eux.
G'est qu'elle m'aime, dira-t-on; c'est son
IV.
ami dont elle a besoin (a). Oh! que je connois
bien tous les sens de ce mot d'amitié! C'est un
beau nom qui sert souvent de salaire à la servi-
tude; [mais où commence l'esclavage, l'amitié
finit à l'instant.] J'aimerai toujours à servir
mon ami, pourvu qu'il soit aussi pauvre que
moi; s'il est plus riche, soyons libres tous
deux, ou qu'il me serve lui-même, car son pain
est tout gagné, et il a plus de temps à donner
à ses plaisirs.
Il me reste à vous dire deux mots de moi.
S'il est des devoirs qui m'appellent à la suite de
madame d Epinay, n'en est-il pas de plus in-
dispensables qui me retiennent, et ne dois-je
rien qu'à la seule madame d'Épinay sur la terre?
Assurez-vous qu'à peine serois-je en route, que
Diderot, qui trouve si mauvais que je reste,
trouvera bien plus mauvais que je sois parti,
et y sera beaucoup mieux fondé. Il suit, dira-
t-il, une femme riche, bien accompagnée, qui
n'a pas le moindre besoin de lui, et à laquelle,
après tout, il doit peu de chose, pour laisser
ici dans la misère et l'abandon des personnes
qui ont passé leur vie à son service, et que
pon départ met au désespoir. Si je me laisse
défrayer par madame d'Épinay, Diderot m'en
fera aussitôt une nouvelle obligation [qui m'en-
chaînera pour le reste de mes jours.] Si jamais
j'ose un moment disposer de moi : Voyez cet
ingrat, dira-t-on ; elle a eu la bonté de le con-
duire dans son pays , et puis il l'a quittée.
[Tout ce que je ferai pour m'acquilter avec elle
augmentera la reconnoissance que je lui devrai,
tant c'est une belle chose d'être riche pour do-
miner et changer en bienfaits les fers qu'on
nous donne.] Si, comme je le dois, je paie une
part des frais, d'où rassembler si promptement
tant d'argent ? à qui vendre le peu d'effets et le
peu de livres qui me restent? [Il ne s'agit plus
de m'envelopper tout l'hiver dans une vieilli»
robe de chambre. Toutes mes hardes sont
usées; il faut le temps de les raccommoder ou
d'en racheter d'autres; mais quand on a dix
habits de rechange, on ne songe guère à cela.]
Pendant ce voyage, dont je ne sais pas la du-
rée, je laisserai ici un ménage qu'il faut entre-
tenir. [Si je laisse ces femmes à l'Hermitago, il
(a) Vak. f Ali ! me direz-voiis, c'est qu'elle vous aime ; elle
» ne peut se passer de son ami. Mais, mon cher Grinmi , elle
» se passera bien de vous, à qui je ne serai sûrement pas pré-
» féié. oh 1 que je couniis bien .... etc. •
48
274
CORRESPONDANCE.
faut, outre les gages du jardinier, payer un
homme qui les garde, car il n'y a pas d huma-
nité à les laisser seules au milieu des bois. Si je
les emmène à Paris, il leur faut un logement ;
ot que deviendront les meubles et papiers que
je laisse ici?] Il me faut, à moi, de l'argent
dans ma poche; car qu'est-ce que c'est que
d'être défrayé dans la maison d'autrui, où tout
va toujours bien pourvu que les maîtres soient
ervis ? C'est dépenser beaucoup plus que chez
: oi pour être contrarié toute la journée, pour
manquer de tout ce qu'on désire, pour ne rien
faire de ce qu'on veut, et se trouver ensuite fort
obligé à ceux chez qui l'on a mangé son ar-
gent. Ajoutez à cela l'indolence d'un malade
paresseux, accoutumé à tout laisser traîner (a)
et à ne rien perdre, à trouver autour de lui
ses besoins, ses commodités sans les deman-
der, et dont l'équipage, la fortune et le silence
invitent ègalenienl à le négliger. [Si le voyage
est long et que mon argent s'épuise, nies sou-
liers s'usent, mes bas se percent ; s'il faut blan-
chir son linge, se faire la barbe, accommoder
sa perruque, etc., etc., il est triste d'être sans
un sou ; et s'il faut que j'en demande à madame
d'Épinay à mesure que j'en aurai besoin, mon
parti est pris; qu'elle garde bien ses meubles,
car, pour moi, je vous déclare que j'aime mieux
être voleur que mendiant.]
Je crois voir d'où viennent tous les bizarres
devoirs qu'on m'impose ; c'est que tous les
gens [b) avec qui je vis me jugent toujours sur
leur sort, jamais sur le mien, et veulent qu'un
homme qui n'a rien vive comme s'il avoit six
mille livres de rente et du loisir de reste.
Personne ne sait se mettre à ma place, et ne
veut voir que je suis un être à part, qui n'a
point le caractère, les maximes, les ressources
des autres, et qu'il ne fautpoint juger sur leurs
règles. [Si l'on fait attention à ma pauvreté, ce
n'est pas pour respecter son dédommagement,
qui est la liberté, mais pour m'en rendre le
poids plus insupportable.] C'est ainsi que le
philosophe Diderot, dans son cabinet, au coin
(a) Vm. < Dans l'usage de tout laisser.... etc. » l\ paroit que
Rousseau évitoit autant que possible les hiatus que produit
souvent la préposition à à la suite de certains verbes, ce qui le
portoit à substituer, même contre lusage, la préposition de.
Je l'exhorlai de partir; ils m'engagent d'y faire, et beau-
coup d'autres cxein|iles semblables. G. P.
(6) Vab. « C'est parce quej'al des sociétés hors de mon état;
" c'est parce que tous les gens... »
d'un bon feu, dans une bonne robe de chambre
bien fourrée, veut que je fasse vingt-cinq lieues
par jour, en hiver, à pied , dans les boues,
pour courir après une chaise de poste, parce
qu'après tout, courir et se croiter est le métier
d'un pauvre. [Mais, en vérité, madame dÉpi-
nay, quoique riche, mérite bien que J.-J.
Rousseau ne lui fasse pas un pareil affront.]
Ne pensez pas que le philosophe Diderot, quoi
qu'il en dise, s'il ne pouvoit supporter la chaise,
courût de sa vie après celle de personne; ce-
pendant il y auroit du moins cette différence
qu'il auroit de bons bas drapés, de bons sou-
liers, une bonne camisole ; qu'il auroit bien sou-
pe la veille, et se seroit bien chauffé en partant,
au moyen de quoi l'on est plus fort pour courir
que celui qui n'a pas de quoi payer ni le sou-
per, ni la fourrure, ni les fagots. Ma foi, si la
philosophie ne sert pas à faire ces distinctions,
je ne vois pas trop à quoi elle est bonne.
Pesez mes raisons, mon cher ami, et dites-
moi ce que je dois faire. Je veux remplir mon
devoir; mais, dans l'état où je suis, qu'ose-
t-on exiger de plus? Si vous jugez que je doive
partir, prévenez-en madame d'Épinay (a), puis
envoyez-moi un exprès, et soyez sûr que, sans
balancer, je pars à l'instant pour Paris en re-
cevant votre réponse.
Quant au séjour de l'Hermitage, je sens fort
bien que je n'y dois plus demeurer, même en
continuant de payer le jardinier, car ce n'est
pas un loyer suffisant; mais je crois devoir à
madame d'Épinay de ne pas quitter l'Hermitage
d'un air de mécontentement, qui supposeroit
de la brouillerie entre nous. J'avoue qu'il me
seroit dur de déloger aussi dans cette saison,
qui me fait déjà sentir aussi cruellement ses
approches ; il vaut mieux aitendi e au prin-
temps, où mon départ sera plus naturel, et où
je suis résolu daller chercher une retraite
inconnue à tous ces barbares tyrans qu'on
appelle amis.
A MADAME D EPINAY.
L'Hermitage, octobre 4737.
J'apprends, madame, que votre départ e»t
(a) Vab. < Prévenez-en madame d Épinay, prenez quel»îa»
» mesures pour ne pas laisser ces pauvres femmes seules cet
» hiver au milieu des bois, puis envoyez-moi... »
ANNEE 1757.
271
dilféré et voire fils malade (*). Je vous prie de
me donner de ses nouvelles et des vôtres. Je
voudrois bien que votre voyage fût rompu,
mais par le rétablissement de votre santé, et
non par le dérangement de la sienne.
Madame d'Iloudetot me parla mardi beau-
coup de ce voyage, et m'exhorta à vous accom-
pagner, presque aussi vivement qu'avoit fait
Diderot. Cet empressement à me faire partir,
sans considération pour mon état (a), me fit
soupçonner une espèce de ligue dont vous étiez
le mobile. Je n'ai ni l'art, ni la patience de vé-
rifier les choses, et ne suis pas sur les lieux ;
mais j'ai le tact assez sûr, et je suis très-certain
que le billet de Diderot ne vient pas de lui. Je ne
disconviens pas que ce désir de m'avoir avec
vous ne soit obligeant et ne m'honore; mais
outre que vous m'aviez témoigné ce désir avec
si peu de chaleur, que vos arrangemens de
voiture étoient déjà pris, je ne puis souffrir
qu'une amie emploie l'autorité d'autrui pour
obtenir ce que personne n'eût mieux obtenu
qu'elle. Je trouve à tout cela un air de tyrannie
et d intrigue qui m'a donné de l'humeur (6), et
je ne l'ai peut-être que trop exhalée, mais seu-
lement avec votre ami et le mien. Je n'ai pas
oublié ma promesse, mais on n'est pas le maître
de ses pensées, et tout ce que je puis faire est
de vous dire la mienne en cette occasion, pour
être désabusé si j'ai tort. Soyez sûre qu'au lieu
de tous ces détours [c) , si vous eussiez insisté
avec amitié, que vous m'eussiez dit que vous le
désiriez fort etque je vousserois utile, j'aurois
passé par-dessus toute autre considération, et
je scrois parti.
J'ignore comment tout ceci finira ; mais,
quoi qu'il arrive, soyez sûre que je n'oublierai
jamais vos bontés pour moi, et que, quand
vous ne voudrez plus m'avoir pour esclave (rf),
vous m'aurez toujours pour ami.
[ Toutes mes inégalités viennent de ce que
j'étois fait pour vous aimer du fond de mon
C) Voyez la première réponse de Grimm à la longue lettre de
Rumseau ( Confessions, livre IX, page 233). G. P.
(rt) Vah. D'après lédition de Du Peyrou : « .... A me faire
> partir, qui devroit être si peu naturel à ceux qui ont de l'iiu-
* uianité et qui connoissent mon état, me fit., etc. »
I i) ViH. • Qui m'a donné une indignation contre vous que
»ie n'ai peut-être que trop.... etc. >
(c) Vau. < Au lieu de tous ces mensonges détournés. »
[d) Vab. « (Jtie quand vous ne voudrez pas m'avoir pour va-
» let, vous.., etc.. t
cœur ; qu'ensuite ayant eu pour suspect votre
caractère, et jugeant qu'insensiblement vous
cherchiez à me réduire en servitude, ou à m'em-
ployer selon vos secrètes vues, je flotte depuis
long-temps entre mon penchant pour vous et
les soupçons qui le contrarient. Les indiscré-
tions de Diderot, son ton impérieux et pédago-
gue avec un homme plus Agé que lui, tout cela
a changé le trouble de mon âme en une indigna-
tion qu'heureusement jen'ai laissé exhalerqu'a-
vec votre meilleur ami. Avant de savoir quels
en seront les effets et les suites, je me hâlc de
vous déclarer que le plus ardent de mes vœux
est de pouvoir vous honorer toute ma vie, et
continuer à nourrir pour vous autant d'amitié
que je vous dois de reconnoissance (*). ]
A MADAME D'HOUDETOT.
Octobre 4737.
Madame d'Épinay ne part que demain dans
la matinée : cela m'empochera, chère comtesse,
de pouvoir me rendre de bonne heure à Eau-
bonne, à moins que vous n'ayez la bonté d'en-
voyer votre carrosse entre onze heures et midi,
m'atlendre à la croix de Deuil. Quoi qu'il en
soit, j'irai dîner avec vous; je vous porterai un
cœur tout nouveau, dont vous serez contente ;
j'ai dans ma poche une égide invincible qui me
garantira de vous (**). Il n'en falloitpas moins
pour me rendre à moi-même; mais j'y suis
rendu, cela est sûr, ou plutôt je suis tout à
l'amitié que vous me devez, que vous m'avez
jurée, et dont je suis digne dès ce moment-ci.
A M. DE SAINT-LAMBERT.
A l'Hermilage, le 28 octobre 1737.
Que de joie et de tristesse me viennent de
C) Tout cet alinéa si important aujourd'hui par les lumières
qu'il nous donne pour expliquer la conduite de Rousseau, tant
envers madame d'Épinay qu'envers Diderot, n'est point rap-
porté dans les Mémoires de cette dame, et nous nous fiornines
assurés qu'en effet il n'existe pas dans l'original que M. Urunet
a entre les mains. Rousseau layaut écrit du premier je dans
son brouillon, l'aura supprimé sans doute comme trop offen-
sant pour madame d'Épinay, avec laquelle il ne se croyoit pas
encore obligé de rompre tout-à-fait, et surtout dans l'inten-
tion où il étoit de lui écrire, comme il le dit dans ses Confes-
sions ( livre IX, page 251 ), une leltre aussi honnéle qu'elle
pouvait l'être. *»• **•
(") « J'avois la lettrede Saint-Lambert dans ma pocbe; je la
relus plusieurs fois en marchant. Cette leUre me servit d'égide
contre ma foiblesse- » [Confeniom, livie XI.) \i. V.
276
CORRESPONDANCE.
vous, mon cher ami 1 A peine l'amitié est-elle
commencée entre nous que vous m'en faites
sentir en même temps tous les tourmens et tous
les plaisirs. Je ne vous parlerai point de l'im-
pression que m'a faite la nouvelle de votre ac-
cident. Madame d'Épinay en a été témoin. Je
ne vous peindrai point non plus les agitations
de notre amie ; votre cœur est fait pour les ima-
giner : et moi, la voyant hors d'elle-même,
j'avois à la fois le sentiment de votre état et le
spectacle du sien : jugez de celui de votre ami.
On voit bien à vos lettres que vous êtes de nous
tous le moins sensible à vos maux. Mais, pour
exciter le zèle et les soins que vous devez à vo-
tre guérison, songez, je vous en conjure, que
vous avez en dépôt l'espoir de tout ce qui vous
est cher. Au reste, quel que soit l'effet des
eaux, dont j'attends tout, le bonheur ne réside
point dans le sentiment d'une jambe et d'un
bras. Tant que votre cœur sera sensible, soyez
sûr, mon cher et digne ami, qu'il pourra faii e
des heureux et l'être.
Notre amie vint mardi faire ses adieux à la
vallée, j'y passai une demi-journée triste et dé-
licieuse. Nos cœurs vous plaçoient entre eux,
et nos yeux n'étoient point secs en parlant de
vous. Je lui dis que son attachement pour vous
étoit désormais une vertu; elle en fut si touchée,
qu'elle voulut que je vous l'écrivisse, et je lui
obéis volontiers. Oui, mes enfans, soyez à ja-
mais unis, il n'est plus d âmes comme les vô-
tres, et vous méritez de vous aimer jusqu'au
tombeau. Il m'est doux d'être en tiers dans une
amitié si tendre. Je vous remercie du cœur que
vous m'avez rendu, et dont le mien n'est pas
indigne. L'estime que vous lui devez, et celle
dont elle m'honore, vous feront sentir toute
votre vie l'injustice de vos soupçons.
Vous savez mon raccommodement avec
Grimm(*):j'aicetteobligaliondeplusàmadame
d'Épinay, et l'honneur d'avoir fait toutes les
avances. J'en fis autant avec Diderot, et j'eus
cette obligation à notre amie. Qu'on ait tort ou
qu'on ait raison, je trouve qu'il est toujours
doux de revenir à son ami ; et le plaisir d'aimer
me semble plus cher à un cœur sensible que
les petites vanités de l'amour-propre.
Vous savez aussi le prochain départ de ma-
dame d'Épinay pour Genève. Elle m'a proposé
(•) Confessions, livre IX, page 248.
de l'accompagner, sans me montrer là-dessus
beaucoup d'empressement. Moi, la voyant es-
cortée de son mari, du gouverneur de son fils,
de cinq ou six domestiques, aller chez son mé-
decin et son ami, et par conséquent mon cor-
tège lui étant fort inutile , sentant d'ailleurs
qu'il me seroit impossible de supporter, avec
mon mal, et dans la saison où nous entrons,
une chaise de poste jusqu'à Genève, et, joignant
aux obstacles tirés de ma situation présente la
gêne insurmontable que j'éprouve toujours à
vivre chez autrui, je n'ai pas accepté le voyage,
et elle s'est contentée de mes raisons. La-dessus
Diderot m'écrit un billet extravagant dans le-
quel, me disant surchargé du poids des obliga-
tions que f ai à madame d'Épinay, il me repré-
sente ce voyage comme indispensable, en quel-
que état que soit ma santé, jusqu'à vouloir que
je suive plutôt à pied la chaise de poste. Mais
ce qui m'a surtout percé le cœur, c'est de voir
que votre amie est du même avis, et m'ose don-
ner les conseils de la servitude. On diroit qu'il
y a une ligue entre tous mes amis, pour abuser
de mon état précaire et me livrer à la merci
de madame d'Épinay. Laissant ici des gens qu'il
faut entretenir, partant sans argent, sans ha-
bits, sans linge, je serai forcé de tout recevoir
d'elle, et peut-être de lui tout demander. L'a-
mitié peut confondre les biens ainsi que les
cœurs ; mais dès qu'il sera question de devoirs
et d'obligations, étant encore à ses gages, je ne
serai plus chez elle comme son ami, mais comme
son valet; et, quoi qu'il arrive, je ne veux pas
l'être, ni m'aller élaler, dans mon pays, à la
suite d'une fermière générale. Cependant j'ai
écrit à Grimm une longue lettre, dans laquelle
je lui dis mes raisons, et le laisse le maître de
décider si je dois partir ou non, résolu de sui-
vre à l'instant son avis; mais j'espère qu'il ne
m'avilira pas. Jusqu'ici je n'ai point de réponse
positive, et j'apprends que madame d'Épinay
part demain. Jemescns, en écrivant cetariicle,
dans une agitation qui me le fcroit indiscrète-
ment prolonger; il faut finir. Mon ami, que
n'êtes-vous ici ! Je verscrois mes peines dans
votre âme, elle entendroit la mienne, et ne
donneroit point à ma juste fierté le vil nom d'in-
gratitude. Quoi qu'il en soit, on ne m'enchaî-
nera jamais par certains bienfaits, je m'en suis
toujours défendu ; je méprise l'argent ; je no
ANNEE 17.i8.
!77
sais point mettre à prix ma liberté ; et si le sort
me réduit à choisir entre les deux vices que
j'abhorre le plus, mon parti est pris, et j'aime
encore mieux être un inférât qu'un lâche.
Je ne dois point finir cette lettre sans vous
donner un avis qui nous importe à tous. La
santé de notre amie se délabre sensiblement.
Elle est maigrie; son estomac va mal; elle ne
digère point, elle n'a plus d'appéiit ; et, ce qu'il
y a de pis, est que le peu qu'elle mange ne sont
que des choses malsaines. Elle étoit déjà chan-
gée avant votre accident : jugez de ce qu'elle
est, et de ce qu'elle va devenir. Elle confie à
des quidams la direction de sa santé : on lui a
conseillé les eaux de Passy ; mais ce qui importe
beaucoup plus à lui conseiller est le choix d'un
médecin qui sache l'examiner et la conduire,
et d'un régime qui n'augmente pas le désordre
de son estomac. J'ai dit là-dessus tout ce que
j'ai pu, mais inutilement. C'est à vous d'obtenir
d'elle ce qu'elle refuse a mon amitié. C'est sur-
tout par le soin que vous prendrez de vous, que
vous l'engagerez à eu prendre d'elle. Adieu,
mon ami.
A MADAME d'HOUDëTCT.
L'Hertnitage, 8 novembre n57.
Je viens de recevoir de Grimm une lettre qui
m'a fait frémir, et que je lui ai renvoyée à
l'instant, de peur de la lire une seconde fois.
Madame, tous ceux que j'aimois me ha'issent,
etvousconnoissez mon cœur; c'est vous en dire
assez. Tout ce que j'avois appris de madame
d'Épinay n'est que trop vrai, et j'en sais da-
vantage encore. Je ne trouve de toute part
que sujet de désespoir. Il me reste une seule
espérance : elle peut me consoler de tout et
me rendre le courage. Hâtez-vous de la confir-
mer ou de la détruire. Ai-je encore une amie
et jn ami? Un mot, un seul mot, et je puis
vivre.
Je vais déloger de l'Hermitage. Mon dessein
ost de chercher un asile éloigné et inconnu;
raaisilfautpasser l'hiver, et vos défensesm'em-
pôchent de l'aller passer à Paris. Je vais donc
m'établir à Montmorency comme je pourrai,
enattendant le printemps. Ma respectableamie,
je ne vous reverrai jamais; je le sens à la tris-
tesse qui me serre le cœur, mais je m'occupe-
rai de vous dans ma retraite. Je songerai qae
j'ai deux anus au monde, et j'oublierai que j'y
suis seul.
A LA MbME.
L'ileriiiilage, novembre t737.
Voici la quairième lettre que je vous écris
sans réponse : ah! si vous continuez do vous
taire, je vous aurai trop entendue. Songez à
l'élat où je suis, et consultez votre bon cœur.
Je puis supporter d'être abandonné de tout le
monde. Mais vous!... Vousqui meconnoissezsi
bien! Grand Dieu! Suis- je un scélérat? un
scélérat, moi! je l'apprends bien tard. C'est
M. Grimm, c'est mon ancien ami, c'est celui qui
me doit tous les amis qu'il m'ôte, qui a fait cette
belle découverte et qui la publie. Hélas! il est
l'honnôte homme, et moi l'ingrat. Il jouit des
honneurs de la vertu, pour avoir perdu son
ami, et moi je suis dans l'opprobre, pour n'a-
voir pu flatter une femme perfide, ni m'asser-
vir à celle que j'étois forcé de haïr. Ah ! si je
suis un méchant, que toute la race humaine
est vile ! Cruelle, falloit-il céder aux séduc-
tions de la fausseté, et faire mourir de douleur
celui qui ne vivoit que pour aimer!
Adieu. Je ne vous parlerai plus de moi : mais
si je ne puis vous oublier, je vous défie d'oublier
à votre tour ce cœur que vous méprisez, ni
d'en trouver jamais un semblable.
A LA MÊME.
Mont-Louis, janvier <7S8.
Votre barbarie est inconcevable ; elle n'est
pas de vous. Ce silence est un raffinement de
cruauté qui n'a rien d'égal. On vous dira l'état
où je suis depuis huit jours. Et vous aussi ! et
vous aussi, Sophie, vous me croyez un mé-
chant (')l Ah Dieu! si vous le croyez, à qui
(*) Notez que toutes les horribles noirceurs dont on m'accii-
soitxe réduisoient à n'avoir pas voulu suivre à Genève madame
d'Épinay. C'étoit uniquement pour cela que j'ëtois un monstre
d'ingratitude, un homme abominable. Il est vrai qu'on m'ac-
cusoit de plus du crime horrible d'être amoureux de madame
d'Houdetot, et de ne pouvoir me résoudre à m'éloigner d'elle.
Que cela fut ou nou, il est certain que j'avois uue autre puis-
278
CORRESPONDANCK.
donc en appellerai-je?... Mais pourtant com-
ment se fait-il que la vertu me soit si chère?...
que je sente en moi le cœur d'un homme de
bien? Non : quand je tourne les yeux sur le
passé, et que je vois quarante ans d'honneur
à côté d'une mauvaise lettre , je ne puis
désespérer de moi.
Je n'affecterai point une fermeté dont je suis
bien loin ; je me sens accablé de mes maux.
Mon âme est épuisée de douleurs et d'ennuis.
Je porte dans un cœur innocent toutes les hor-
reurs du crime; je ne fuis point des humilia-
tions qui conviennent à mon infortune ; et, si
j'espérois vous fléchir, j'irois, ne pouvant ar-
river jusqu'à vous , vous attendre à votre
sortie, me prosterner au-devant de vous, trop
heureux d'être foulé aux pieds des chevaux,
écrasé sous votre carrosse, et de vous arracher
au moins un regret à ma mort. N'en parlons
plus : la pitié n'efface point le mépris ; et si
vous me croyez digne du vôtre, il faut ne me
regarder jamais.
Ahl méprisez-moi si vous lo pouvez; il me
sera plus cruel de vous savoir injuste que moi
déshonoré, et j'implore de la vertu la force de
supporter le plus douloureux des opprobres.
Mais pour m'avoir ôté votre estime, faut-il
renoncer à l'humanité? Méchant ou bon, quel
bien altendez-vous de mettre un homme au
désespoir? Voyez ce que je vous demande; et, si
vous n'êtes pire que moi, osez me refuser. Je ne
vous verrai plus ; les regards de Sophie ne doi-
vent tomber que sur un homme estimé d'elle,
et l'œil du mépris n'a jamais souillé ma per-
sonne. Mais vous fûtes, après Saint-Lambert,
le dernier attachement de mon cœur: ni lui, ni
vous, n'en sortirez jamais; il faut que je m'oc-
cupe de vous sans cesse, et je ne puis me déta-
cher de vous qu'en renonçant à la vie. Je ne
vous demande aucun témoignage de souvenir;
ne parlez plus de moi; ne m'écrivez plus ; ou-
bliez que vous m'avez honoré du nom de votre
xante raison pour ne pas suivre madame d'Épinay, qui m'en
eût empêché quand je n'aurois eu que celle-là (*). Je ne pou-
vois, sans lui manquer, dire cette raison, qui n'a voit de rapport
qu'à elle. Ainsi réduit k.taire les deux véritables raisons que
i'avois pour rester, j'étois forcé, pour m'excuser, de battre la
campagne, et de me laisser accuser, par madame d'Épinay
et par ses amis, de l'ingratitude la plus noire, précisément
parce que je ne voulois pas être ingrat ni la compromettre.
C*) C'étoit 1» grossesse de madame d'É^in'y 9u'il falloit cacher A ton
mari. G. P.
ami, et que j'en fus digne. Mais ayant à vous
parler de vous, ayant à vous tenir le sacré lan-
gage de la vérité, que vous n'entendrez peut-
être que de moi seul, que je sois sûr au moins
que vous daignerez recevoir mes lettres, qu'elles
ne seront point jetées au feu sans les lire, et
que je ne perdrai pas ainsi les chers et der-
niers travaux auxquels je consacre le reste in-
fortuné de ma vie. Si vous craignez d"y trouver
le venin d'une âme noire, je consens qu'avant de
les lire vous les fassiez examiner, pourvu que
ce ne soit pas cet honnête homme {^) qui se
complaît si fort à faire un scélérat de son ami.
Que la première où l'on trouvera la moindre
chose à blâmer fasse à jamais révoquer la per-
mission que je vous demande. Ne soyez pas
surprise de cette étrange prière ; il y a si long-
temps que j'apprends à aimer sans retour, que
mon cœur y est tout accoutumé.
A M. VERNES.
Montmorency, le 18 février 1758.
Oui, mon cher concitoyen, je vous aime tou-
jours, et, ce me semble, plus que jamais; mais
je suis accablé de mes maux, j'ai bien de
la peine à vivre, dans ma retraite, d'un travail
peu lucratif; je n'ai que le temps qu'il me faut
pour gagner mon pain, et le peu qui m'en reste
est employé pour souffrir et me reposer. Ma
maladie a fait un tel progrès cet hiver, j'ai senti
tant de douleurs de toute espèce , et je me
trouve tellement affoibli, que je commence à
craindre que la force et les moyens ne me man-
quent pour exécuter mon projet : je me console
de celte impuissance par la considération de
létat où je suis. Que me serviroit d'aller mou-
rir parmi vous ? Hélas I il falloit y vivre. Qu'im-
porte où l'on laisse son cadavre? Je n'aurois
pas besoin qu'on reportât mon cœur dans ma
patrie : il n'en est jamais sorti.
Je n'ai point eu occasion d'exécuter votre
commission auprès de M. d'Âlembert. Comme
nous ne nous sommes jamais beaucoup vus,
nous ne nous écrivons point; et, confiné dans
ma solitude, je n'ai conservé nulle espèce de
relation avec Paris ; j'en suis comme à i'aa-
(*) Griaim-
AMSÉE 1758.
279
trc bout de la terre, et ne sais pas plus ce qui
s'y passe qu'à Pékin. Au reste, si l'article dont
vous me parlez est indiscret et répréhensible,
il n'est assurément pas offensant (*). Cepen-
dant, s'il peut nuire à voire corps, peut-être
fora-t-on bien d'y répondre, quoiqu'à vous
dire le vrai j'aie un peu d'aversion pour les dé-
tails où cela peut entraîner, et qu'en général
je n'aime guère qu'en matière de foi Ion assu-
jettisse la conscience à des formules. J'ai de la
religion, mon ami, et bien m'en prend ; je ne
crois pas qu'homme au monde en ait autant
besoin que moi. J'ai passé ma vie parmi les
incrédules, sans me laisser ébranler; les ai-
mant, les estimant beaucoup, sans pouvoir
souffrir leur doctrine. Je leur ai toujours dit
que je ne les savois pas combattre, mais que
je ne voulois pas les croire; la philosophie
n'ayant sur ces matières ni fond ni rive, man-
quantdidées primitives et de principes élémen-
taires, n'est qu'une mer d'incertitudes et de
doutes, dont le métaphysicien ne se tire jamais.
J'ai donc laissé là la raison, et j'ai consulté la
nature, c'est-à-dire le sentiment intérieur qui
dirige ma croyance, indépendamment de ma
fiiison. Je leur ai laissé arranger leurs chances,
leurs sorts, leur mouvement nécessaire ; et,
tandis qu'ils bâtissoient le monde à coups de
dés, j'y voyois, moi, cette unité d'intentions
qui me faisoit voir, en dépit d'eux, un principe
unique; tout comme s'ils m'avoient dit que
l'Iliade avoit été formée par un jet fortuit de
caractères, je leur aurois dit très-résolument :
cela peut être, mais cela n'est pas vrai; et je
n'ai point d'autre raison pour n'en rien croire,
si ce n'est que je n'en crois rien. Préjugé que
cela 1 disent-ils. Soit; mais que peut faire cette
raison si vague contre un préjugé plus persua-
sif qu'elle? Autre argumentation sans fin contre
la distinction des deux substances ; autre per-
suasion de ma part qu'il n'y a rien de commun
entre un arbre et ma pensée ; et ce qui m'a
paru plaisant en ceci, c'est de les voir s'acculer
eux-mêmes par leurs propres sophismcs, au
point d'aimer mieux donner le sentiment aux
pierres que d'accorder une âme à l'homme.
Mon ami, je crois en Dieu, et Dieu ne seroit
(') U «"agit ici de l'article Genève, dans l'Encyclopédie ; ce
fut probablement la leUre de M. Vernes qui donna à Rousseau
l'Idée de répondre à cet article.
pas juste si mon âme n'étoit immortelle. Voilà,
ce me semble, ce que la religion a d'essentiel
et d'utile; laissons le reste aux disputeurs. A
l'égard de l'éternilé des peines, elles ne s'accor-
dent ni avec la foiblessc de l'homme ni avec la
justice de Dieu. Il est vrai qu'il y a des àmcssi
noires, que je ne puis concevoir qu'elles puis-
sent jamaisgoûter celte éternelle béatitude dont
il me semble que le plus doux sentiment doit
être le contentement de soi-même. Cola me
fait soupçonner qu'il se pourroit bien que les
âmes des méchans fussent anéanliesà leur mort,
et qu'être et sentir fût le premier prix d'une
bonne vie. Quoi qu'il en soit, que m'importe
ce que seront les méchans? Il me suffit qu'en
approchant du terme de ma vie je n'y voie point
celui de mes espérances, et que j'en attende une
plus heureuse après avoir tant souffert dans
celle-ci. Quand je me tromperois dans cet
espoir, il est lui-même un bien qui m'aura fait
supporter tous mes maux. J'attends paisible-
ment l'éclaircissement de ces grandes vérités
qui me sont cachées, bien convaincu cependant
qu'en tout élat de cause si la veriu ne rend pas
toujours l'homme heureux, il ne sauroit au
moins être heureux sans elle ; que les afflictions
du juste ne sont point sans quelque dédomma-
gement; et que les larmes mêmes de l'innocence
sont plus douces au cœur que la prospérité du
méchant.
Il est naturel, mon cher Vernes, qu'un soli-
taire souffrant et privé de toute société épanche
son âme dans le sein de l'amitié, et je ne crains
pas que mes confidences vous déplaisent ; j'au-
roisdùcommencerparvotreprojetsur l'histoire
de Genève ; mais il est des temps de peines et
de maux où l'on est forcé de s'occuper de soi,
et vous savez bien que je n'ai pas un cœur qui
veuille se déguiser. Tout ce que je puis vous dire
sur votre entreprise, avec tous les ménage-
mens que vous y voulez mettre, c'est qu'elle est
d'un sage intrépide ou d'un jeune homme. Em-
brassez bien pour moi l'ami Roustan. Adieu,
mon cher concitoyen ; je vous écris avec une
aussi grande effusion de cœur que si je me sé-
parois de vous pour jamais, parce que je me
trouve dans un état qui peut me mener très-
loin encore, mais qui me laisse douter pourtant
si chaque lettre que j'écris ne sera point la
dernière.
280
CORRESPONDANCE.
A UN JEUNE HOMME
gui deniandoit à s'établir i Montmorency (où Rousseau de-
nieuroit alors), pour profiter de ses leçons.
Vous ignorez, monsieur, que vous écrivez à
un pauvre homme accablé de maux, et de plus
fort occupé, qui n'est guère en état de vous ré-
pondre et qui le seroit encore moins d'établir
avec vous la société que vous lui proposez.
Vousm'honorezenpcnsantquejepourroisvous
être utile, et vous êtes louable du motif qui
vous la fait désirer; mais, sur le motif même,
je ne vois rien de moins nécessaire que de venir
vous établir à Montmorency. Vous n'avez pas
besoin d'aller chercher si loin les principes de
la morale : rentrez dans votre cœur, et vous les
y trouverez ; et je ne pourrai vous rien dire à ce
sujet que ne vous dise encore mieux votre con-
science quand vous voudrez la consulter. La
vertu, monsieur, n'est pas une science qui s'ap-
prenne avec tant d'appareil. Pour être vertueux,
il suffît de vouloir l'être ; et, si vous avez bien
cette volonté, tout est fait, votre bonheur est
décidé. S'il m'appartenoit de vous donner des
conseils, le premier que je voudroisvousdonner
seroit de ne point vous livrer à ce goût que
vous dites avoir pour la vie contemplative, et
qui n'est qu'une paresse de l'âme condamnable
à tout âge, et surtout au vôtre. L'homme n'est
point fait pour méditer, mais pour agir : la vie
laborieuse que Dieu nous impose n'a rien que
de doux au cœur de l'homme de bien qui s'y
livre en vue de remplir son devoir, et la vigueur
de la jeunesse ne vous a pas été donnée pour la
perdre à d'oisives contemplations. Travaillez
donc, monsieur, dans l'état où vous ont placé
vos parens et la Providence : voilà le premier
précepte de la vertu que vous voulez suivre ; et
si le séjour de Paris, joint à l'emploi que vous
remplissez, vous paroît d'un trop diffîcilcalliage
avec elle, faites mieux, monsieur, retournez
dans votre province; allez vivre dans le sein de
votre famille; servez, soignez vos vertueux pa-
rens : c'est là que vous remplirez véritablement
les soins que la vertu vous impose. Une vie dure
est plus facile à supporter en province que la
fortune à poursuivre à Paris, surtout quand on
sait, commevous ne l'ignorez pas, que les plus
indignes manèges y font plus de fripons gueux
que de parvenus. Vous ne devez point vous es-
timer malheureux de vivre comme fait M. votre
père, et il n'y a point de sort que le travail, la
vigilance, l'innocence et le contentement de soi,
ne rendent supportable, quand on s'y soumet
en vue de remplir son devoir. Voilà, monsieur,
des conseils qui valent tous ceux que vous
pourriez venir prendre à Montmorency : peut-
être ne seront-ils pas de votre goût, et je crains
que vous ne preniez pas le parti de les suivre;
mais je suis sûr que vous vous en repentirez un
jour. Je vous souhaite un sort qui ne vous force
jamais à vous en souvenir. Je vous prie, mon-
sieur, d'agréer mes salutations très-humbles.
A MADAME d'ÉPINAY.
Mont- Louis, 27 février «758.
Je vois, madame, que mes lettres ont tou-
jours le malheur de vous arriver fort tard. Ce
qu'il y a de sûr, c'est que la vôtre du ^ 7 janvier
ne m'a été remise que le ^7 de ce mois par
M. Cahouet; apparemment que votre corres-
pondant l'a retenue durant tout cet intervalle.
Je n'entreprendrai pas d'expliquer ce que vous
avez résolu de ne pas entendre, et j'admire
comment avec tant d'esprit on réunit si peu
d'intelligence ; mais je n'en devrois plus être
surpris, il y a long-temps que vous vous vantez
à moi du même défaut (*).
Mon dessein n'ayant jamais été de recevoir le
remboursement des gages de votre jardinier, il
n'y a guère d'apparence que je change à pré-
sent de sentiment là-dessus. Le consentement
que vous objectez étoit de ces consentemens
vagues qu'on donne pour éviter des disputes,
ou les remettre à d'autres temps, et valent au
fond des refus. Il est vrai que vous envoyâtes
au mois de septembre ^756 payer par votre
cocher le précédent jardinier, et que ce fut
moi qui réglai son compte.
Il est vrai aussi que j'ai toujours payé son
successeur de mon argent. Quant aux premiers
quartiers de ses gages que vous dites m'avoir
été remis, il me semble, madame, que vous de-
vriez savoir le contraire : ce qu'il y a de très-
sûr, c'est qu'ils ne m'ont pas même été of-
ferts. A l'égard des quinze jours qui festoient
jusqu'à la fin de l'année quand je sortis de
(*) Madame d'Épinay, qui rapporte celte lettre dans ses Mé-
moires, la trouva très-impertinente. M. P.
ANNÉE 1758.
281
rHermiiaye, vous conviendrez que ce n'étoit
pas la peine de les déduire. À Dieu ne plaise
que je prétende être quitte pour cela de mon
séjour à l'Hermitage! Mon cœur ne sait pas
mettre à si bas prix les soins de l'amitié ; mais
quand vous avez taxé ce prix vous-même, ja-
mais loyer ne fut vendu si cher.
J'apprends les étranges discours que tiennent
à Paris vos correspondans sur mon compte,
et je juge par là de ceux que vous tenez un peu
plus honnêtement à Genève. Il y a donc bien
du plaisir à nuire? à nuire aux gens qu'on eut
pour amis? soit. Pour moi je ne pourrai jamais
goûter ce plaisir-là, même pour ma propre dé-
fense. Faites, dites tout à votre aise; je n'ai
d'autre réponse à vous opposer que le silence,
la patience et une vie intègre. Au reste, si vous
me destinez quelque nouveau tourment, dépê-
chez-vous ; car je sens que vous pourriez bien
n'en avoir pas long-temps le plaisir.
A M. DIDEROT.
Mont-Louis, 3 mars I7S8'.
Il faut, mon cher Diderot, que je vous écrive
encore une fois en ma vie : vous ne m'en avez
que trop dispensé ; mais le plus grand crime de
cet homme que vous noircissez d'une si étrange
manière est de ne pouvoir se détacher de vous.
Mon dessein n'est point d'entrer en explica-
tion, pour ce moment-ci, sur les horreurs que
vous m'imputez. Je vois que cette explication
seroit à présent inutile ; car, quoique né bon et
avec une âme franche, vous avez pourtant un
malheureux penchant à mésinterpréter les dis-
cours et les actions de vos amis. Prévenu con-
tre moi comme vous l'êtes, vous tourneriez en
mal tout ce que je pourrois dire pour me justi-
fier, et mes plus ingénues explications ne fe-
roient que fournir, à votre esprit subtil, de
nouvelles interprétations à ma charge. Non,
Diderot , je sens que ce n'est pas par là qu'il
faut commencer. Je veux d'abord proposer à
votre bon sens des préjugés plus simples, plus
vrais, mieux fondés que les vôtres, et dans
lesquels je ne pense pas, au moins, que vous
puissiez trouver de nouveaux crimes.
Je suis un méchant homme, n'est-ce pas?
vous en avez les témoignages les plus sûrs; cela
vous est bien attesté. Quand vous arcz com-
mencé de l'apprendre, il y avoit seize ans que
j'étois pour vous un homme de bien, et qua-
rante ans que je l'étois pour tout le monde. En
pouvez-vous dire autant de ceux qui vous ont
communiqué cette belle découverte? Si l'on
peut porter à faux si long-temps le masque
d'un honnête homme, quelle preuve avez- vous
que ce masque ne couvre pas leur visage aussi
bien que le mien? Est-ce un moyen bien pro-
pre à donner du poids à leur autorité, que de
charger en secret un homme absent, hors d'é-
tat de se défendre ? Mais ce n'est pas de cela
qu'il s'agit.
Je suis un méchant : mais pourquoi le suis-
je ? Prenez bien garde, mon cher Diderot ; ceci
mérite votre attention. On n'est pas malfaisant
pour rien. S'il y avoit quelque monstre ainsi
fait, il n'attendroit pas quarante ans à satisfaire
ses inclinations dépravées. Considérez donc ma
vie, mes passions, mes goûts, mes penchnns;
cherchez, si je suis méchant, quel intérêt m'a
pu portera l'être. Moi qui, pour mon malheur,
portai toujours un cœur trop sensible, que ga-
gnerois-je à rompre avec ceux qui m'étoieni
chers ? A quelle place ai-je aspiré ? à quelles pen-
sions, à quels honneurs m'a-t-on vu prétendre ?
quels concurrens ai-je à écarter? Que m'en
peut-il revenir de malfaire? Moi qui ne cher-
che que la solitude et la paix, moi dont le sou-
verain bien consiste dans la paresse et l'oisiveté,
moi dont l'indolence et les maux me laissent à
peine le temps de pourvoir à ma subsistance,
à quel propos , à quoi bon m'irois-je plonger
dans les agitations du crime, et m'embarqucr
dans l'éternel manège des scélérats? Quoi que
vous en disiez, on ne fuit point les hommes
quand on cherche à leur nuire; le méchant
peut méditer ses coups dans la solitude , mais
c'est dans la société qu'il les porte. Un fourbe
a de l'adresse et du sang-froid; un perfide se
possède et ne s'emporte point : reconnoissez-
vous en moi quelque chose de tout cela? Je suis
emporté dans la colère , et souvent étourdi de
sang-froid. Ces défauts font-ils le méchant?
Non , sans doute ; mais le méchant en profite
pour perdre celui qui les a.
Je voudrois que vous pussiez aussi réfléchir
un peu sur vous-même. Vous vous fiez à votre
bonté naturelle; mais savez-vous à quel point
£82
CORRESPONDANCE.
l'exemple et l'erreur peuvent la corrompre?
N'avez-vous jamais craint d'être entouré d'adu-
lateurs adroits qui n'évitent de louer {grossière-
ment en face que pour s'emparer plus adroite-
ment de vous sous l'appât d'une feinte sincérité?
Quel sort pour le meilleur des hommes d'être
égaré par sa candeur même, et d'être inno-
cemment, dans la main des méchans, l'instru-
ment de leur perfidie! Je sais que l'amour-
propre se révolte à cette idée, mais elle mérite
Texamen de la raison.
Voilà des considérations que je vous prie de
bien peser : pensez-y long-temps avant que de
me répondre. Si elles ne vous touchent pas,
nous n'avons plus rien à nous dire; mais, si elles
font quelque impression sur vous, alors nous
entrerons en éclaircissement; vous retrouverez
un ami digne de vous, et qui peut-être ne vous
aura pas été inutile. J'ai, pour vous exhorter
à cet examen, un motif de grand poids, et ce
motif le voici.
Vous pouvez avoir été séduit et trompé. Ce-
pendant votre ami gémit dans la solitude, ou-
blié de tout ce qui lui étoit cher. Il peut y
tomber dans le désespoir, y mourir enfin, mau-
dissantl'ingratdont l'adversité lui fit tantverser
de larmes, et qui l'accable indignement dans la
sienne; il se peut que les preuves de son inno-
cence vous parviennent enfin , que vous soyez
forcé d'honorer sa mémoire ('), et que l'image
de votre ami mourant ne vous laisse pas des
nuits tranquilles. Diderot, pensez-y. Je ne vous
en parlerai plus.
A M. COINDET,
à Paris.
Montmorency, mars 1759.
J'avois cent choses à vous écrire ; un tracas
est survenu, j'ai tout oublie; ma pauvre tête
affoiblie ne peut suffire à deux objets. Voilà,
très à la hâte, le commencement de la note que
(') Voyez, lecteurs, les notes insérées dans la f^ie de Se-
néque (")• (Note de l'édition de Genève. }
(^*3 La rupture de ces deux homincs célèbres fut pendant quelque temps
Tunique sujet de tous les entretiens dans la haute société de Paris. Cham'
fort nous apprend que M. de Castries en témoignoit un jour son étonne-
mcnt en ces termes i « Mon Dieu ! partout où je vais , je n'entends
» parler que de ce Rousseau et de ce Diderot. Conçoit-on cela? des gens
N de rien, qui n'ont pas de maison, qui sont logés à un troisième étage ! En
» Térité, oo ne peut pas u faire à cet cho>ei-li. » G. P.
vous m'avez demandée : nous ferons le reste à
loisir; le prudent M. Rey n'est pas un homme
avec lequel on ait besoin de précipitation. Cher
Coindet, je suis sensible à votre zèle ; il me
semble que vous m'aimez, et cela me touche.
Je donnerois tout au monde pour que vous
me convinssiez tout-à-fait, car je n'imagine
d'autre vrai bonheur dans la vie qu'une inti-
mité sans réserve ; mais il faut vous donner la
sienne et n'en point espérer de vous, cela
n'est pas possible. Je sens que je vous aime
l'hiver, parce que vous venez seul, et que je
vous hais l'été parce que vous allez ramassant
des cortèges d'importuns qui me désolent.
Vous savez nos conventions dès le premier de
l'année prochaine; songez-y, et songez-y sé-
rieusement, car, malgré mon attachement
pour vous, la première explication sera la der-
nière. Il me semble que si nous pouvions former
entre le cher Carrion, vous et moi, une petite
société exclusive où nul autre mortel au monde
ne fût admis, cela seroit trop délicieux. Mais
je ne puis me corriger de mes châteaux en Es-
pagne. J'ai beau vieillir, je n'en suis que plus
enfant. Oh ! quand serai-je ignoré de la tourbe
et aimé de deux amis....! Mais je serois trop
heureux, et je ne suis pas fait pour l'être.
Cher Coindet, je cherche à vous aimer.
Pour Dieu, ne gâtez pas cette faïUaisie. Je me
dis cent fois le jour que c'est une folie de cher-
cher des convenances parfaites, et je suis bien
loin de les trouver entre nous. Mais tâchons de
nous accommoder l'un de l'autre tels que nous
somrhes; car en changeant, nous risquons
d'être plus mal. C'est à vous, comme le plus
jeune, à me supporter, et ne pas choquer
mes fantaisies : je vous dirai peut-être, quel-
quefois, des vérités dures, et il y a de quoi ;
vous pouvez m'en rendre de plus dures aussi
justement, et je ne m'en fâcherai jamais. Du
reste, gardez votre liberté, et laissez-moi la
mienne. Honorez nos liaisons par une probité
inviolable, et si vous aimez tant à cacher vos
affaires, faites au moins que vous n'ayez ja-
mais raison de me rien cacher. Adieu, je vous
embrasse (*).
(*) A la suite de la lettre se trouve cette note.
Code de la police^ page 46.
u Si un spectacle n'a pour attrait qu'un mauvais prinçipc,,il
ANNÉE 1758.
285
A MADAME d'hOUDETOT.
Cesamedi, 2S mars «758.
En attendant voire courrier, je commence
par répondre à votre lettre de vendredi, venue
par la poste.
Je crois avoir à m'en plaindre, et j'ai peine
à comprendre que vous l'ayez écrite avec l'in-
tention que j'en fusse content. Expliquons-
nous, et si j'ai tort, dites-le-moi sans détour.
Vous me dites que j'ai été le plus grand ob-
stacle aux progrès de votre amitié. D'abord,
j'ai à vous dire que je n'exigeois point que
votre amitié fit du progrès, mais seulement
qu'elle ne diminuât pas, et certainement je n'ai
point été la cause de cette diminution. En nous
séparant, à notre dernière entrevue d'Eau-
bonne, j'aurois juré que nous étions les deux
personnes de l'univers qui avoient le plus d'os-
lime et d'amitié l'une pour l'autre, et qui s'ho-
noroient le plus réciproquement. C'est, ce me
sembla avec les assurances de ce mutuel sen-
timent que nous nous séparâmes, et c'est en-
core sur ce môme ton que vous m'écrivîtes
quatre jours après. Insensiblement vos lettres
ont changé de style ; vos témoignages d'amitié
sont devenus plus réservés, plus circonspects,
plus conditionnels; au bout d'un mois, il s'est
trouvé, je ne sais comment, que votre ami
n'étoit plus votre ami. Je vous ai demandé plu-
sieurs fois la raison de ce changement, et vous
m'obligez de vous la demander encore : je ne
vous demande pas pourquoi votre amitié n'a
point augmenté , mais pourquoi elle s'est
éteinte. Ne m'alléguez pas ma rupture avec
votre belle-sœur et son digne ami. Vous savez
ce qui s'est passé, et, de tout temps, vous
avez dû savoir qu'il ne sauroit y avoir de paix
entre J.-J. Rousseau et les méchans.
Vous me parlez de fautes, de foiblesses, d'un
* est pernicieux pour les spectateurs, de même que pour les
> acteurs , il aUire et entretient dans un genre de vie frivole et
» condamnable les jeunes gens dont les talents pourroient être
» très-utiles à la société; et en général on peut dire que si ,
> dans les grandes villes, les spectacles sont un amusement
» peut-être nécessaire pour éviter un plus grand mal, à l'é-
( gard des petites villes, on ne voit pas qu'il y ait une appa-
> rence d'utilité ou de mérite suffisante pour compenser le mal
> qui en résulte. *
Nous ignorons l'usage et le moUf de la note jointe à cette
lettre, qui paroit avoir quelque rapport avec la Lettrf à d'A-
Icmbert sur les spectacles. M. P.
ton de reproche. Je suis foible, il est vrai ; ma
vie est pleme de fautes, car je suis homme.
Mais voici ce qui me distingue des homme»
que je connois; c'est qu'au milieu de mes
fautes je me les suis toujours reprochées ; c'est
qu'elles ne m'ont jamais fait mépriser mon
devoir, ni fouler aux pieds la vertu; c'est
qu'enfin j'ai combattu et vaincu pour elle,
dans les momens où tous les autres l'oublient.
Puissiez- vous ne trouver jamais que des
hommes aussi criminels 1
Vous me dites que votre amitié, telle qu'elle
est, subsistera toujours pour moi, tel que je
sois, excepté le crime et l'indignité, dont vous
ne me croirez jamais capable. A cela, je vous
réponds que j'ignore quel prix je dois donner
à votre amitié, telle qu'elle est ; que, quant
à moi, je serai toujours ce que je suis depuis
quarante ans ; qu'on ne commence pas si tard
à changer ; et quant au crime et à l'indignité,
dont vous ne me croirez jamais capable, je
vous apprends que ce compliment est dur
pour un honnête homme, et insultant pour un
ami.
Vous me dites que vous m'avez toujours vu
beaucoup meilleur que je ne me suis mon-
tré. D'autres, trompés par les apparences, m'es-
timent moins que je ne vaux, et sont excusa-
bles ; mais pour vous, vous devez me connoître:
je ne vous demande que de me juger sur ce
que vous avez vu de moi.
Mettez-vous un moment à ma place. Que
voulez-vous que je pense de vous et de vos
lettres? On diroit que vous avez peur que
je ne sois paisible dans ma retraite, et que vous
êtes bien aise de m'y donner, de temps en
temps, des témoignages de peu d'estime, que,
quoi que vous en puissiez dire, votre cœur dé-
mentira toujours. Rentrez en vous-même, je
vous en conjure. Vous m'avez demandé quel-
quefois les sentimens d'un père : je les sens en
vous parlant, même aujourd'hui que vous ne
me les demandez plus. Je n'ai point changé
d'opinion sur votre bon cœur, mais je vois que
vous ne savez plus ni penser, ni parler, ni agir
par vous-même. Voyez au moins quel rôle on
vous fait jouer. Imaginez ma situation. Pour-
quoi venez-vous contrister encore, par vos
lettres, une âme que vous devez croire assez
affligée de ses propres ennuis? Est-il si néces-
284
CORRESPONDANCE.
saire à votre repos de troubler le mien? Ne
sauriez-vous concevoir que j'ai plus besoin de
consolations que de reproches? Épargnez-moi
donc ceux que vous savez que je ne mérite
pas, et portez quelque respect à mes malheurs.
Je vous demande de trois choses l'une : ou
changez de style, ou justifiez le vôtre, ou
cessez de m'écrire ; j'aime mieux renoncer à
vos lettres que d'en recevoir d'injurieuses. Je
puis me passer que vous m'estimiez; mais
j'ai besoin de vous estimer vous-même, et
c'est ce que je ne saurois faire si vous manquez
à votre ami.
Quant àla Julie, ne vous gênez point pour elle.
Soit que vous m'écriviez ou non, vos copies ne
se feront pas moins; et si je les ai suspendues
après un silence de trois semaines, c'est que
j'ai cru que, m'ayant tout-à-fait oublié, vous ne
vous souciiez plus de rien qui vînt de moi.
Adieu : je ne suis ni changeant ni subjugué
comme vous; l'amitié que vous m'avez de-
mandée et que je vous ai promise, je vous la
garderai jusqu'au tombeau. Mais si vous con-
tinuez à m'écrire de ce ton équivoque et soup-
çonneux que vous affectez avec moi, trouvez
bon que je cesse de vous répondre ; rien n'est
moins regrettable qu'un commerce d'outrages :
mon cœur et ma plume s'y refuseront toujours
avec vous.
A M. VERNES.
Montmorency, le 23 mars 1738.
Oui, mon cher Yernes, j'aime à croire que
nous sommes tous deux bien aimés l'un de
l'autre, et dignes de l'être. Voilà ce qui fait
plus au soulagement de mes peines que tous
les trésors du mondes Ah ! mon ami ! mon
concitoyen ! sache m'aimer, et laisse là tes
inutiles offres ; en me donnant ton cœur, ne
m'as-tu pas enrichi? Que fait tout le reste aux
maux du corps et aux soucis de l'âme? Ce
dont j'ai faim, c'est d'un ami : je ne connois
point d'autre besoin auquel je ne suffise moi-
même. La pauvreté ne m'a jamais fait de mal ,
soit dit pour vous tranquilliser là-dessus une
fois pour toutes.
Nous sommes d'accord sur tant de choses,
que ce n'est pas la peine de nous disputer sur
le reste. Je vous l'ai dit bien des fois, nul
homme au monde ne respecte plus que moi
l'Évangile; c'est, à mon gré, le plus sublime de
tous les livres; quand tous les autres m'en-
nuient, je reprends toujours celui-là avec un
nouveau plaisir, et, quand toutes les consola-
tions humaines m'ont manqué, jamaisje n'ai re-
couru vainement aux siennes. Mais enfin c'est un
livre, un livre ignoré des trois quarts du monde ;
croirois-je qu'un Scythe ou un Africain soient
moins chers au Père commun que vous et moi ?
et pourquoi croirois-je qu'il leur ait ôlé, plutôt
qu'à nous, les ressources pour le connoître?
Non, mon digne ami, ce n'est point sur quel-
ques feuilles éparses qu'il faut aller chercher
la loi de Dieu, mais dans le cœur de l'homme,
où sa main daigna l'écrire. 0 homme, qui que
tu sois, rentre en toi-même, apprends à con-
sulter ta conscience et les facultés naturelles ;
tu seras juste, bon, vertueux, tu t'inclineras
devant ton maître, et tu participeras dans son
ciel à un bonheur éternel. Je ne me lie là-des-
sus ni à ma raison ni à celle d'autrui ; mais je
sens, à la paix de mon âme, et au plaisir que
je sens à vivre et penser sous les yeux du
grand Être, que je ne m'abuse point dans les
jugemens que je fais de lui, ni dans l'espoir
que je fonde sur sa justice. Au reste, mon cher
concitoyen, j'ai voulu verser mon cœur dans
votre sein, et non pas entrer en lice avec vous ;
ainsi restons-en là, s'il vous plaît, d'autant plus
que ces sujets ne se peuvent traiter guère com-
modément par lettres.
J'étois un peu mieux ; je retombe. Je compte
pourtant un peu sur le retour du printemps,
mais je n'espère plus recouvrer des forces suffi-
santes pour retourner dans la patrie. Sans avoir
lu votre Déclaration^ je la respecte d'avance,
et me félicite d'avoir le premier donné à votre
respectable corps des éloges qu'il justifie si bien
aux yeux de toute l'Europe.
Adieu, mon ami.
AU MÊME.
Montmorency, le 23 mai 1758
Je ne vous écris pas exactement, mon cher
Vcrnes, mais je pense à vous tous les jours.
ANNÉE 1758.
285
Les maux, les langueurs, les peines augmen-
tent sans cesse ma paresse ; je n'ai plus rien
d'actif que le cœur; encore, hors Dieu, ma
patrie, et le genre humain, n'y resie-t-il d'at-
tachement que pour vous; et j'ai connu les
hommes par de si tristes expériences, que si
vous me trompiez comme les autres j'en serois
affligé, sans doute, mais je n'en serois plus
surpris. Heureusement je ne présume rien de
semblable de votre part; et je suis persuadé
que, si vous faites le voyage que vous me pro-
mettez, l'habitude de nous voir et de nous
mieux connoître affermira pour jamais cette
amitié véritable que j'ai tant de penchant à con-
tracter avec vous. S'il est donc vrai que votre
fortune et vos affaires vous permettent ce
voyage, et que votre cœur le désire, annoncez-
le-moi d'avance, afin que je me prépare au
plaisir de presser, du moins une fois en ma vie,
un honnête homme et un ami contre ma poi-
trine.
Par rapport à ma croyance, j'ai examiné vos
objections, et je vous dirai naturellement quel-
les ne me persuadent pas. Je trouve que, pour
un homme convaincu de l'immortalité del'âme,
vous donnez trop de prix aux biens et aux maux
de cette vie. J'ai connu les derniers mieux que
vous, et mieux peut-être qu'homme qui existe ;
je n'en adore pas moins l'équité de la Provi-
dence, et me croirois aussi ridicule de murmu-
rer de mes maux durant cette courte vie, que
de crier à l'infortune pour avoir passé une nuit
dans un mauvais cabaret. Tout ce que vous
dites sur l'impuissance de la conscience se peut
rétorquer plus vivement encore contre la révé-
lation; car que voulez-vous qu'on pense de l'au-
teur d'un remède qui ne guérit rien? Ne
diroit-on pas que tous ceux qui connoissent lÉ-
vangile sont de fort saints personnages, et
qu'un Sicilien sanguinaire et perfide vaut beau-
coup mieux qu'un Hottentot stupide et grossier?
Voulez-vous que je croie que Dieu n'a donné
sa loi aux hommes que pour avoir une double
raison de les punir? Prenez garde, mon ami ;
vous voulez le justifier d'un tort chimérique,
et vous aggravez l'accusation. Souvenez-vous,
surtout, que, dans cette dispute, c'est vous
qui attaquez mon sentiment, et que je ne fais
que le défendre; car, d'ailleurs, je suis très-éloi-
gué de désapprouver le vôtre, tantqnevous ne
voudrez contraindre personne à Tcmbrasser.
Quoi I cette aimable et chère parente est tou-
jours dans son lit! que ne suis-je auprès d'elle?
nous nous consolerions mutuellement de nos
maux , et j'apprendrois d'elle à souffrir les
miens avec constance ; mais je n'espère plus
faire un voyage si désiré ; je me sens de jour en
jour moins en état de le soutenir. Ce n'est pas
que la belle saison ne m'ait rendu de la vigueur
et du courage, mais le mal local n'en fait pas
moins de progrès; il commence même à se
rendre intérieurement très-sensible ; une en-
flure, qui croît quand je marche, m'ôte presque
le plaisir de la promenade, le seul qui m'étoit
resté, et je ne reprends des forces que pour
souffrir. La volonté de Dieu soit faite ! Cela ne
m'empêchera pas, j'espère, de vous faire voir
les environs de ma solitude, auxquels il ne
manque que d'être autour de Genève pour me
paroître délicieux. J'embrasse le cher Roustan,
mon prétendu disciple ; j'ai lu avec plaisir son
Examen des quatre beaux siècles (*) , et je m'en
tiens, avec plus de confiance, à mon sentiment,
en voyant que c'est aussi le sien. La seule chose
que je voudrois lui demander seroit de ne pas
s'exercer à la vertu à mes dépens, et de ne pas
se montrer modeste en flattant ma vanité.
Adieu, mon cher Vernes ; je trouve de jour en
jour plus de plaisir à nous aimer.
A M. ROMILLY {").
... 1758.
On ne sauroit aimer les pères sans aimer des
enfans qui leur sont chers : ainsi, monsieur, je
vous aimois sans vous connoître, et vous croyez
bien que ce que je reçois de vous n'est pas pro-
pre à relâcher cet attachement. J'ai lu votre
ode ; j'y ai trouvé de l'énergie, des images no-
bles, et quelquefois des vers heureux : mais
votre poésie paroît gênée; elle sent la lampe,
et n'a pas acquis la correction. Vos rimes,
quelquefois riches, sont rarement élégantes,
et le mot propre ne vous vient pas toujours.
Mon cher Romilly, quand je paie les compli-
(*) Examen historique des quatre beaux siècles de H. de
Voltaire, par Jacques-Antoine Roustan, t vol. in-8. Genève,
t76ï.
(••) Jean-Ednie, fils de l'horloger. U fut ministre de la reli-
gion réformée, et mourut long-temps avant son i>ère. m. 1\
286
CORRESPONDANCE.
mens par des vérités, je rends mieax que ce
qu'on me donne.
Je vous crois du talent, et je ne doute pas
que vous ne vous fassiez honneur dans la car-
rièreoù vous entrez. J'aimerois pourtant mieux,
pour votre bonheur, que vous eussiez suivi la
profession de votre digne père, surtout si vous
aviez pu vous y distinguer comme lui. Un tra-
vail modéré, une vie égale et simple, la paix
de l'âme et la santé du corps, qui sont le fruit
de tout cela, valent mieux pour vivre heureux
que le savoir et la gloire : du moins en culti-
vant les talens des gens de lettres, n'en prenez
pas les préjugés ; n'estimez votre état que ce
qu'il vaut, et vous en vaudrez davantage. Je
vous dirai que je n'aime pas la fin de votre
lettre: vousmeparoissezjuger trop sévèrement
les riches ; vous ne songez pas qu'ayant con-
tracté dès leur enfance mille besoins que nous
n'avons point, les réduire à l'état des pauvres,
ce seroit les rendre plus misérables qu'eux. Il
faut être juste envers tout le monde, même en-
vers ceux qui ne le sont pas pour nous. Eh 1
monsieur, si nous avions les vertus contraires
aux vices que nous leur reprochons, nous ne
songerions pas même qu'ils sont au monde, et
bientôt ils auroient plus besoin de nous que
nous d'eux. Encore un mot, et je finis. Pour
avoir droit de mépriser les riches, il faut être
économe et prudent soi-même, afin de n'avoir
jamais besoin de richesses.
Adieu, mon cher Romilly ; je vous embrasse
de tout mon cœur.-
M. D ALEMBERT.
Montmorency, le 23 juin 17S8.
J'ai dû, monsieur, répondre à votre article
Genève : je l'ai fait, et je vous ai même adressé
cet écrit. Je suis sensible aux témoignages de
votre souvenir, et à l'honneur que j'ai reçu de
vous en plus d'une occasion; mais vous nous
donnez un conseil pernicieux, et si mon père en
avoil fait autant, je n'aurois pu ni du me taire.
J'ai tâché d'accorder ce que je vous dois avec
ce que je dois à ma patrie; quand il a fallu
choisir, j'aurois fait un crime de balancer. Si
ma témérité vous offense, vous n'en serez que
trop vengé par la foiblesse de l'ouvrage. Vous
y chercherez en vain les restes d'un talent qui
n'est plus, et qui ne se nourrisson peut-être
que de mon mépris pour mes adversaires. Si je
n'avois consulté que ma réputation, j'aurois
certainement supprimé cet écrit; mais il n'est
pas ici question de ce qui peut vous plaire ou
m'honorer; en faisant mon devoir, je serai
toujours assez content de moi et assez justifié
près de vous.
A M. VERNES.
Montmorency, le 14 juillet I73S.
Je me hâte, mon cher Vcrnes, de vous ras-
surer sur le sens que vous avez donné à ma
dernière lettre, et qui sûrement n'étoit pas le
mien. Soyez sûr que j'ai pour vous toute l'es-
time et toute la confiance qu'un ami doit à son
ami; il est vrai que j'ai eu les mêmes sentimens
pour d'autres qui m'ont trompé, et que, plein
d'une amertume en secret dévorée, il s'en est
répandu quelque chose sur mon papier ; mais,
mon ami, cela vous regardoit si peu, que, dans
la même lettre, je vous ai, ce me semble, assez
témoigné l'ardent désir que j'ai de vous voir et
de vous embrasser. Vous me connoissez mal :
si je vous croyois capable de me tromper, je
n'aurois plus rien à vous dire.
J'ai reçu l'exemplaire de M. Duvillard f*), je
vous prie de l'en remercier. S'il veut bien m'en
adresser deux autres, non pas par la même voie
dont il s'est servi, mais à l'adresse de M. Coin-
det, chez MM. Thélusson, Necker et compagnie,
rue Michel-le- Comte, je lui en serai obligé. Il a
eu tort d'imprimer cet article sans m'en rien
dire ; il a laissé des fautes que j'aurois ôtées, et
il n'a pas fait des corrections et additions que
je lui aurois données.
J'ai sous presse un petit écrit (**) sur l'article
Genève de M. d'Alembert. Le conseil qu'il nous
donne d'établir une comédie m'a paru perni-
cieux ; il a réveillé mon zèle, et m'a d'autant
plus indigné que j'ai vu clairement qu'il ne se
(*) M. Duvillard, libraire à Genève, avoir, sans Tavcu de
l'auteur, fait imprimer rarlicle£cotJomiepo/i«gMe de TEncy-
clopédie, qu'il publia sous le titre de Discours sur l'Écono-
mie'politique . M. P.
(**) Cet écrit ne parut que le 2 octobre suivant. La date en
est constatée dans la lettre du '22 octobre, à M. Verncs. M. I*.
ANNÉE 1758.
287
faisoit pas un scrupule de faire sa cour à M. de
Voltaire à nos dépens. Voilà les auteurs et les
philosophes I Toujours pour motif quelque
intérêt particulier, et toujours le bien public
pour prétexte. Cher Vernes, soyons hommes
et citoyens jusqu'au dernier soupir. Osons
toujours parler pour le bien de tous, fùt-il
préjudiciable à nos amis et à nous-mêmes.
Quoi qu'il en soit, j'ai dit mes raisons; ce sera
à nos compatriotes à les peser. Ce qui me fâ-
che, c'est que cet écrit est de la dernière foi-
blesse ; il se sent de l'état de langueur où je
suis, et où j'étois bien plus encore quand je l'ai
composé. Vous n'y reconnoîtrez plus rien que
mon cœur; mais je me flatte que c'en est assez
pour me conserver le vôtre. Voulez-vous bien
passer de ma part chez M. Marc Chappuis, lui
faire mes tendres amitiés, et lui demander s'il
veut bien que je lui fasse adresser les exem-
plaires de cet écrit que je me suis réservés, afin
de les distribuer à ceux à qui je les destine,
suivant la note que je lui enverrai?
Vous m'avez parlé ci-devant de madame
d'Épinay ; l'ami Roustan , que j'embrasse et
remercie, m'en parie, et d'autres m'en par-
lent encore. Cela me fait juger qu'elle vous
laisse dans une erreur dont il faut que je vous
tire. Si madame d'Épinay vous dit que je suis
de ses amis, elle vous trompe; si elle vous dit
qu'elle est des miens, elle vous trompe encore
plus : voilà tout ce que j'ai à vous dire d'elle.
Loin que l'ouvrage dont vous me parlez soit
un roman philosophique, c'est au contraire un
commerce de bonnes gens (*). Si vous venez, je
vous montrerai cet ouvrage ; et si vous jugez
qu'il vous convienne de vous en mêler, je l'a-
bandonne avec plaisir à votre discrétion. Adieu,
mon ami ; songez, non pas, grâces au ciel, aux
ides de mars, mais aux calendes de septembre ;
c'est ce jour-là que je vous attends.
A SOPHIE {*'),
Le 43 juillet 17!».
Je commence une coiTespondance qui n'a
(*) La Nouvelle fléloîse.
('*) Sophie étoil uu des prénoms de madame d'Houdetot ;
cette circonslanre. et plusieurs autres relaiives à la liaison qui
avoit existé entre Jean-Jacques et celte dame, foiit présumer
que cette lettre lui est adressée.
point d'exemple et ne sera guère imitée : mais,
votre cœur n'ayant plus rien à dire au mien,
j'aime mieux faire seul les fi ais d'un commerce
qui ne scroit qu'onéreux pour vous, et où vous
n'auriez à mettre que des paroles. C'est une
fausseté méprisable de substituer des procédés
à la place des senlimens, et de n'être honnête
qu'à l'extérieur. Quiconque a le courage de pa-
roître toujours ce qu'il est deviendra tôt ou
tard ce qu'il doit être ; mais il n'y a plus rien à
espérer de ceux qui se font un caractère de pa-
rade. Si je vous pardonne de n'avoir plus d'a-
mitié pour moi, c'est parce que vous ne m'en
montrez plus. Je vous aime cent fois mieux
ainsi qu'avec ces lettres froides qui vouloient
être obligeantes, et montroient, malgré vous,
que vous songiez à autre chose en les écrivant.
De la franchise, ô Sophie 1 il n'y a qu'elle qui
élève l'âme et soutienne, par l'estime de soi-
même, le droit à celle dautrui.
Mon dessein n'est pas de vous ennuyer de
frécjuentes et longues lettres. Je n'espère p;is
même, avec toute ma discrétion, que vous li-
siez toutes celles que je vous écrirai ; mais du
moins aurai-je eu le plaisir de les écrire, et
peut-être est-il bon, pour vous cl pour moi,
que vous ayez la complaisance de les recevoir.
Je vous crois un bon naturel ; c'est celle opi-
nion qui m'attache encore à vous : mais une
grande fortune sans adversités a dû vous en-
durcir l'âme; vous avez trop peu connu de
maux pour être fort sensible à ceux dos autres.
Ainsi les douceurs de la commisération vous
sont encore inconnues. N'ayant su partager
les peines d'autrui, vous serez moins en état
d'en supporter vous-même, si jamais il on vient;
et il est toujours à craindre qu'il n'en vienne,
car vous n'ignorez pas que la fortune même
n'en garantit pas toujours; et, quand elle nous
attaque au milieu de ser, faveurs, quelles res-
sources lui reste-l-il pour les guérir?
Non fidarli délia sorte ,
Ancor a me già fù grata,
E tu ancor abandonata
Sospirar potrcsti un di.
Veuille le ciel tromper ma prévoyance I en
ce cas, mes soins n'auront été qu'inutiles, et
il n'y aura point de mal au moins à les avoir
pris : mais si jamais votre cœur affligé se sent
besoin de ressources qu'il ne trouvera pas en
288
CORRESPONDANCE
lui-même, si peut-être un jour d'autres ma-
nières de penser vous dégoûtent de celles qui
n'ont pu vous rendre heureuse, revenez à moi,
si je vis encore, et vous saurez quel ami vous
avez méprisé. Si je ne vis plus, relisez mes let-
tres ; peut-être le souvenir de mon attachement
adoucira-t-il vos peines; peut-être trouverez-
vous dans mes maximes des consolations que
vous n'imaginez pas aujourd'hui.
A M. JACOB VERNET.
Montmorency, le 18 septembre 4758.
J'ai lu, monsieur, avec d'autant plus de joie
la dernière lettre dont vous m'avez honoré,
que j'étois toujours dans quelque inquiétude
sur l'effet de la mienne à M. d'Alembcrt, par
rapport à ses imputations indiscrètes ; car, pour
bien traiter des matières aussi délicates, rien
n'est moins suffisant que la bonne intention, et
rien n'est plus commun que de tout gâter en
pensant bien faire. L'assurance que vous me
donnez que je ne suis pas dans le cas, m'ôte
un grand poids de dessus le cœur, et ce n'est
pas peu d'ajouter au plaisir que m'auroit fait
voire lettre dans tous les temps. Vous avez rai-
son, monsieur, de croire que j'ai été content
de votre déclaration (*), mais content n'est pas
assez dire. La modération, la sagesse, la fer-
meté, tout s'y trouve : je regarde celte pièce
comme un modèle qui, malheureusement, ne
sera pas imité par beaucoup de théologiens.
Tout ce qu'il falloit étant fait de part et d'au-
tre, j'espère que cette dangereuse tracasserie
n'aura point de suites; et, quand elle en auroit,
je pense que le silence est le meilleur moyen de
la faire finir : du moins par rapport à moi, c'est
le parti que je crois devoir prendre dans les
critiques qui me pleuvent sur ce point et sur
tous les autres. Il m'est d'autant moins difficile
de n'y pas répondre que je me suis imposé de
n'en lire aucune. Il a pourtant fallu faire ex-
ception pour celle de l'abbé de La Porte, parce
qu'il me l'a envoyée avec une lettre, et qu'il a
bien fallu faire réponse à cette lettre ; mais ce
qui ne fait que s'écrire est bien différent de ce
(*) La Déclaration des ministres de Genève, à l'occasion de
rarticle Genève ât rKucyclo^''êdic. G. V.
qui s'imprime. Voici tout ce que je lui ai dit à
ce sujet : Quant aux mots de conscbstantiel,
de TRINITÉ, d 'incarnation, que vous me dites
être clairsemés dans nos livres, ils y sont tout
aussi fréquens que dans l'Écriture, et nous nous
consolons d'être hérétiques avec les apôtres de
Jésus-Christ.
Il est incontestable, monsieur, par le resle
de votre lettre, que vous avez vu le fond de la
question plus nettement et plus clairement que
moi (*) ; d'ailleurs connoissant mieux le local,
vous faites des distinctions plus justes ; et je ne
doute pas que si j'avois eu quelque conversa-
tion avec vous sur cette matière avant que d'é-
crire mon livre, il n'en fût devenu meilleur. Si
j'avois le bonheur de me retirer dans ma pa-
trie, et que je me sentisse encore en état de
travailler, je vous demanderois la permission
de vous voir et de vous consulter quelquefois.
Je n'aurois pas seulement besoin du secours de
vos lumières, mais aussi de celui de votre sa-
gesse ; car je me sens emporté par un carac-
tère ardent qui auroit souvent besoin d'être
retenu. Je m'aperçois du bien que me font vos
lettres, et je ne doute pas que votre conversa-
tion ne m'en fit encore davantage. Ce seroit
satisfaire un besoin en me procurant un plai-
sir. Recevez, monsieur, les assurances de mon
véritable et profond respect.
A M. DELEYRE.
Montmorency, le 3 octobre 1758.
Enfin, mon cher Deleyre, j'ai de vos nou-
velles. Vous attendiez plus tôt des miennes, et
vous n'aviez pas tort; mais, pour vous en
donner, il falloit savoir où vous prendre, et je
ne voyois personne qui pût me dire ce que vous
étiez devenu; n'ayant et ne voulant avoir dés-
ormais pas plus de relation avec Paris qu'avec
Pékin, il étoit difficile que je pusse être mieux
(') Rousseau, dans sa lettre à d'Alembert.s'étoit plus particu-
lièrement occupé des spectacles, de leur danger, et du conseil
que l'auteur de l'article Gewcre donnoit, d'établir dans cette
ville une salle despectacle.il avoit négligé le socinianismedont
Genève étoit accusé. J. Vernet, professeur de théologie, au-
roit désiré que Rousseau eût réfuté cette accusation. Dans ia
suite on le verra (lettre à M. Stoul ton , du 8 octobre 1762) exiger
de Jean-Jacques une rétractation de la Profession de foi du
Ficaire suBoyard, ce qui fut cause de leur rupture. M. P.
ANNLK 1758.
289
instruit. Cependant, jeudi dernier, un pen-
sionn.Tire des Vertus, qui vint me voir avec le
père Curé, m'apprit que vous étiez à Liéjïc;
mais ce que j'aurois dû faire il y a deux mois
étoit à présent hors de propos, et ce n'étoit plus
le cas de vous prévenir ; car je vous avoue que
je suis et serai toujours de tous les hommes le
moins propre à retenir les gens qui se déta-
chent de moi.
J'ai d'autant plus senti le coup que vous avez
reçu, que j'étois bien plus content de votre
nouvelle carrière que de celle où vous êtes en
train de rentrer. Je vous crois assez de probité
pour vous conduire toujours en homme de bien
dans les affaires, mais non pas assez de vertu
pour préférer toujours le bien public à votre
gloire, et ne dire jamais aux hommes que ce
qu'il leur est bon de savoir. Je me complaisois
à vous imaginer d'avance dans le cas de relan-
cer quelquefois les fripons, au lieu que je trem-
ble de vous voir contrister les âmes simples
dans vos écrits. Cher Deleyre, défiez-vous de
votre esprit satirique; surtout apprenez à res-
pecter la religion : l'humanité seule exige ce
respect. Les grands, les riches, les heureux du
siècle seroient charmés qu'il n'y eût point de
Dieu; mais l'attente d'une autre vie console de
celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté
de leur ôter encore cet espoir !
Je suis attendri, touché de tout ce que vous
me dites de M. G...; quoique je susse déjà
tout cela, je l'apprends de vous avec un nou-
veau plaisir; c'est bien plus votre éloge que le
sien que vous faites : la mort n'est pas un mal-
heur pour un homme de bien, et je me réjouis
presque de la sienne, puisqu'elle m'est une oc-
casion de vous estimer davantage. Ah 1 Deleyre,
puissé-je m'êire trompé, et goûter le plaisir de
me reprocher cent fois le jour de vous avoir
été juge trop sévère 1
II est vrai que je ne vous parlai point de mon
écrit sur les spectacles ; car comme je vous l'ai
dit plus d'une fois, je ne me fiois pas à vous.
Cet écrit est bien loin de la prétendue méchan-
ceté dont vous parlez; il est lâche et foible ; les
nicchans n'y sont plus gourmandes ; vous ne
m'y reconnoîtrez plus ; cependant je l'aime plus
que tous les autres, parce qu'il m'a sauvé la
vie, et qu'il me servit de distraction d;ins des
niomeiis de douleur, où, sans lui, je serois
T. IV.
mort do désespoir. Il n'a pas dépendu de moi
de mieux faire; j'ai fait mon devoir, c'est assez
pour moi. Au surplus, je livre I ouvrage à vo-
tre juste critique. Honorez la vérité; je vous
abandonne tout le reste. Il est vrai, M. Helvé-
tius a fait un livre dangereux et des rétracta-
tions humiliantes. Mais il a quitté la place do
fermier-général ; il a fait la fortune d'une hon-
nête fille; il s'attache à la rendre heureuse; il
a dans plus dune occasion soulagé les malheu»
reux; ses actions valent mieux que ses écrits.
Mon cher Deleyre, tâchons d'en faire dire au-
tant de nous. Adieu, je vous embrasse de tout
mon cœur.
A MADAME DE CRÉQUI.
Montmorency, 13 octobre 1739.
Quoi ! madame, vous pouviez me soupçon-
ner d'avoir perdu le souvenir de vos bontés!
C ctoit ne rendre justice ni à vous ni à moi : les
témoignages de votre estime ne s'oublient pas,
et je n'ai pas un cœur fait pour les oublier.
J'en puis dire autant de l'honneur que me fait
M. l'ambassadeur; c'est un grand encourage-
ment pour m'en rendre digne : l'approbation des
gens de bien est la seconde récompense de la
vertu sur la terre.
Je comprends, par le commencement de vo-
tre lettre, que vous voilà tout-à-fait dans la
dévotion. Je ne sais s'il faut vous en féliciter ou
vous en plaindre : la dévotion est un état très-
doux, mais il faut des dispositions pour le goû-
ter. Je ne vous crois pas l'âme assez tendre
pour être dévote avec extase, et vous devez
vous ennuyer durant l'oraison. Pour moi,
j'aimerois encore mieux être dévot que philo-
sophe ; mais je m'en tiens à croire en Dieu, et à
trouver dans l'espoir d'une autre vie ma seule
consolation dans celle-ci.
Il est vrai, madame, que l'amitié me fait
payer chèrement ses charmes, et je vois que
vous n'en avez pas eu meilleur marché. Ne nous
plaignons en cela que de nous-mêmes. Nous
sommes justement punis des altachemens ex-
clusifs qui nous rendent aveugles, injustes, et
bornent l'univers pour nous aux personnes que
nous aimons. Toutes les préférences de l'ami-
tié sont des vols faits au genre humain, à la
19
290
patrie. Les hommes sont tous nos frères; ils
doivent tous être nos amis.
Je conçois les inquiétudes que vous donne
le dangereux métier de M. votre fils, et tout ce
que votre tendresse vous porte à faire pour lui
donner un état digne de son nom : mais j'es-
père que vous ne vous serez point ruinée pour
le faire tuer; au contraire, vous le verrez vi-
vre, prospérer, honorer vos soins, et vous
payer au centuple de tous les soucis qu'il vous a
coûtés. Voilà ce que son âge, le vôtre, et l'édu-
cation qu'il a reçue de vous, doivent vous faire
attendre le plus naturellement. Au reste, par-
donnez si je ne puis voir les périls qui vous
effraient du même œil que les voit une mère.
Eh! madame, est-ce unsigrandmalde mourir?
Hélas! c'en est souvent un bien plus grand de
vivre.
rius je reste enfermé dans ma solitude, moins
je suis tenté de l'interrompre par un voyage
de Paris : cependant je n'ai point pris là-dessus
de résolution. Quand le désir m'en viendra, je
serai prompt à le satisfaire ; mais il n'est point
encore venu. Tout ce que je puis vous dire sur
l'avenir, c'est que si jamais je fais ce voyage,
ce ne sera point sans me présenter chez vous ;
et que dans mon système acluel, j'aurai peut-
être quelque reproche à me faire du motif qui
m'y conduira.
Recevez, madame, les assurances de mon
respect.
A M. VERNES.
Montmorency, le 22 octobre 4758
Je reçois à l'instant, mon ami, votre der-
nière lettre sans date, dans laquelle vous m'en
annoncez une autre sous le pli de M. de Chcnon-
ceaux, que je n'ai point reçue : c'est une négli-
gence de ses commis, j'en suis sûr; car il vint
me voir il y a peu de jours, et ne m'en parla
point. Quoiqu'il en soit, ne nous exposons plus
au même inconvénient; écrivez-moi directe-
ment et n'affranchissez plus vos lettres, car je
ne suis pas à portée ici d'en faire de même.
Quoique ce paquet soit assez gros pour en va-
loir la peine, je ne crois pas que mon ami re-
grette l'argent qu'il lui coûtera, et je ne lui ai
pas donné le droit, que je sache, de penser
CORRESPONDANCE.
moins favorablement de moi. Soyez aussi plus
exact aux dates, que vous êtes sujet à oublier.
L'écrit à M. d'Alembert paroît en effet à Paris
depuis le 2 de ce mois ; je ne l'ai appris que le 7.
Le lundi 8, je reçus le petit nombre d'exem-
plaires que mon libraire avoit joints pour moi
à cet envoi ; je les ai fait distribuer le même
jour et les suivans ; en sorte que le débit de cet
ouvrage ayant été assez rapide, tous ceux à
qui j'en ai envoyé l'avoient déjà : et voilà un
des désagrémens auxquels m'assujettit l'incon-
cevable négligence de ce libraire. Pour que
vous jugiez s'il y a de ma faute dans les retards
de l'envoi pour Genève, je vous envoie une de
ses lettres à demi déchirée, et que j'ai heureu-
sement retrouvée. Si vous avez des relations
en Hollande, vous m'obligerez de vous en faire
informera lui-même. Selon mon compte, j'es-
père enfin que vous aurez reçu et distribué
ceux qui vous sont adressés. Je vous dirai sur
celui de M. Labat, que nous ne nous sommes
jamais écrit, et que nous ne sommes par consé-
quent en aucune espèce de relation ; cependant
je serai bien aise de lui donner ce léger témoi-
gnage que je n'ai point oublié ses honnêtetés.
Mais, mon cher Vernes, Roustan est moins en
état d'en acheter un ; je voudrois bien aussi lui
donner cette petite marque de souvenir ; et
dans la balance entre le riche et le pauvre, je
penche toujours pour le dernier. Je vous laisse
le maître du choix. A l'égard de l'autre exem-
plaire, il faut, s'il vous plaît, le faire agréer à
M. Soubeyran, avec lequel j'ai de grands torts
de négligence, et non pas d'oubli ; tâchez, je
vous prie, de l'engager à les oublier.
Je n'ignorois pas que l'article Genève étoit
en partie de M. de Voltaire ; quoique j'aie eu
la discrétion de n'en rien dire, il vous sera aisé
de voir, par la lecture de l'ouvrage, que je sa-
vois, en l'écrivant, à quoi m'en tenir. Mais je
trouverois bizarre que M. de Voltaire crût,
pour cela, que je manquerois de lui rendre un
hommage que je lui offre de très-bon cœur.
Au fond, si quelqu'un devoit se tenir offensé,
ceseroit M. d'Alembert; car, après tout, il est
au moins le père putatif de l'article. Vous ver-
rez, dans sa lettre ci-jointe, comment il a reçu
la déclaration que je lui fis, dans le temps, de
ma résolution. Que maudit soit tout respect
humain qui offense la droiture et la vérité 1
ANNÉE 1758.
^i
JVspëre avoir secoué pour jamais cet indigne
joug.
Je n'ai rien à vous dire sur la réimpression
de l'Économie politique, parce que je n'ai pas
reçu la lettre où vous m'en parlez; mais je vous
avoue que, sur l'offre de M. Duvillard, j'ai cru
que l'auteur pouvoit lui en demander deux
exemplaires, et s'attendre à les recevoir. S'il
ne tient qu'à les payer, je vous prie d'en pren-
dre le soin, et je vous ferai rembourser celte
avance avec celles que vous aurez pu faire au
sujet de mon dernier écrit, et dont je vous prie
de m'envoyer la note.
Je n'ai point Iule livre de l'Esprit; mais j'en
aime et estime l'auteur. Cependant j'entends
de si terribles choses de l'ouvrage, que je vous
prie de l'examiner avec bien du soin avant
d'en hasarder un jugement ou un extrait dans
votre recueil.
Adieu, mon cher Vernes, je vous aime trop
pour répondre à vos amitiés ; ce langage doit
être proscrit entre amis.
A H. LEROY.
Montmorency, le 4 novembre 4758.
Je vous remercie, monsieur, de la bonté
que vous avez de m'avertir de ma bévue au
sujet du théâtre de Sparte, et de l'honnêteté
«nvec laquelle vous voulez bien me donner cet
avis (*). Je suis si sensible à ce procédé, que je
vous demande la permission de faire usage de
votre lettre diins une autre édition de la mienne.
Il s'en faut peu que je ne me félicite d'une er-
reur qui m'attire de votre part celte marque
(•) Voyez la Leitre à d'Àlembert, tome III de cette édition,
pase 149. — La lettre de Leroy à laquelle celle de Konsseaii
sert de réponse se trouve dans l'édition de (îenève. « Non-
» seulement, dit-il à Rousseau, il y avoit un théâtre à Sparte,
» absolument semblable à celui de Bacchus à Athènes, mais il
» étoit le plus bel ornement de cette ville... Il subsiste même
» encore en grande partie, et Pausauias et Plcitarque en par-
» lent: c'est d'après ce que ces deux auteurs en disent que
» j'en ai fait lliistoire que Je vous envoie dans l'ouvrage que je
» viens de mettre au jour. »
Cet ouvrage a pour titre: Ruines des pivs beaux monu-
vimts de la Grèce, publié en effet en 1738, un volume grand
in-folio, fig., et réimprimé en 1770. — Leroy ( Jean-David ) ,
membre de l'Académie des inscriptions, ^e livra à l'architec-
ture qu'il a professée à Paris pendant quarante ans, après en
avoir été étudier en Grèce les plus beaux modèles, lia surtout
étudié et approfondi tout ce (pii regarde rarchiteclure navale
et la marine des anciens. Il est mort en 18(5. G. P.
d'estime, et je me sens moins honteux de ma
faute que fier de votre correction.
Voilà, monsieur, ce que c'est que de se fier
aux auteurs célèbres. Ce n'est guère impuné-
ment que je les consulte; et, de manière ou
d'autre, ils manquent rarement de me punir
de ma confiance. Le savant Cragius, si versé
dans l'antiquité, avoit dit la chose avant moi,
et Plutarque lui-même affirme que les Lacédé-
moniens n'alloieni point à la comédie, de peur
d'entendre des choses contre les lois, soit sé-
rieusement, soit par jeu. Il est vrai que le même
Plutarque dit ailleurs le contraire; et il lui
arrive si souvent de se contredire, qu'on ne
devroit jamais rien avancer d'après lui sans l'a-
voir lu tout entier. Quoi qu'il en soit, je ne
puis ni ne veux récuser votre témoignage ; et
quand ces auteurs ne seroient pas démentis par
les restes du théâtre de Sparte encore existans,
ils le seroient par Pausauias, Eustaihe, Suidas,
Athénée, et d'autres anciens. Il paroît seule-
ment que ce théâtre étoit consacré plutôt à des
jeux, des daiises, des prix de musique, qu'à
des représentations régulières, et que les pièces
qu'on y jouoit quelquefois étoieni moins de vé-
ritables drames que des farces grossières,
convenables à la simplicité des spectateurs ;
ce qui n'empêchoit pas que Sosybius Lacon
n'eût fait un traité de ces sortes de parades.
C'est La Guilletière qui m'apprend tout cela ;
car je n'ai point de livres pour le vérifier.
Ainsi rien ne manque à ma faute, en cette oc-
casion, que la vanité de la méconnoître.
Au reste, loin de souhaiter que celte faute
reste cachée à mes lecieurs, je serai fort aise
qu'on la public, et qu'ils en soient instruits;
ce sera toujours une erreur de moins. D'ail-
leurs, comme elle ne fait tort qu'à moi seul,
et que mon sentiment n'en est pas moins bien
établi, j'espère qu'elle pourra servir d'amusé-
ment aux critiques : j'aime mieux qu'ils triom-
phent de mon ignorance que de mes maximes ;
et je serai toujours tiès-contenl que les vérités
utiles que j'ai soutenues soient épargnées à mes
dépens.
Recevez, monsieur, les assurances de ma
reconnoissance, de mon esiime et de mon
respect.
292
CORRKSPONDANCE.
A M. VERNES.
Montmorency, le 21 novembre 1738.
Cher Vcrnes, plaignez-moi. I.os approches
de l'hiver se font sentir. Je souffre, cl ce n'est
pas le pire pour ma paresse. Je suis accablé de
travail, et jamais mon dernier écrit ne m'a
coûté la moitié de la peine et du temps à faire
que me coûteront à répondre les lettres qu'il
m'attire. Je voudrois donner la préférence à
mes concitoyens ; mais cela ne se peut sans
m'exposer; car, parmi les autres lettres, il y
en a de très-dangereuses, dans lesquelles on
me tend visiblement des pièges, auxquelles il
faut pourtant répondre, et répondre prompte-
mcnt, de peur que mon silence môme ne soit
imputé à crime. Faites donc en sorte , mon
ami, qu'un retard de nécessité ne soit pas at-
tribué à négligence, et que mes compatriotes
aient pour moi plus d'indulgence que je n'ai
lieu d'en attendre des étrangers. J'aurai soin
de répondre à tout le monde ; je désire seule-
ment qu'un délai forcé ne déplaise à personne.
Vous me parlez des critiques. Je n'en lirai
jamais aucune : c'est le parti que j'ai pris dès
mon précédent ouvrage, et je m'en suis très-
bien trouvé. Après avoir dit mon avis, mon
devoir est rempli. Errer est d'un mortel, et
surtout d'un ignorant comme moi ; mais je n'ai
pas l'entêtement de l'ignorance. Si j'ai fait des
fautes, qu'on les censure : c'est fort bien fait.
Pour moi, je veux rester tranquille ; et si la
vérité m'importe, la paix m'importe encore
plus.
Cher Vernes, qu'avons- nous fait? Nous
avons oublié M. Abauzit. Ah! diles, méchant
ami, cet homme respectable, qui passe sa vie à
s'oublier soi-même, doit-il ôtre oublié des au-
tres? Il falloit oublier tout le monde avant lui.
Que ne m'avez-vous dit un mol I Je ne m'en
consolerai jamais. Adieu.
Je n'oublie pas ce que vous m'avez demandé
pour votre recueil ; mais... du temps ! du temps !
Hélas ! je n'en fais cas que pour le perdre. Ne
trouvez-vous pas qu'avec cela mes comptes se-
ront bien rendus !
A M. LE DOCTELR TRONCHIN.
A Montmorency, ie 27 novembre 1738,
Votre lettre, monsieur, m'auroit fait grand
plaisir en tout temps et m'en fait surtout au-
jourd'hui; car j'y vois qu'ayant jugé l'absent
sans I entendre, vous ne l'avez pas jugé lout-à-
faii aussi sévèrement qu'on me l'avoildit. Plus
je suis indifférent sur les jugemcns du public,
moins je le suis sur ceux des hommes de votre
ordre; mais, quoique j'aspire à mériter l'estime
des honnêtes gens, je ne sais mendier celle do
personne, et j'avoue que c'est la chose du monde
la moins importante que d'être juste ou injuste
envers moi.
Je ne doutois pas que vous ne fussiez de mon
avis, ou plutôt que je ne fusse du vôtre, sur la
proposition de M. d'Alembert, et je suis charmé
que vous ayez bien voulu confirmer vous-même
celte opinion. Il y aura du malheur si votre
sagesse et voire crédit n'empêchent pas la
comédie de s'établir à Genève, et de se mainte-
nir à nos portes.
A l'égard des cercles, je convions de leurs
abus, et je n'en doutois pas; c'est le sort des
choses humaines; mais je crois qu'aux cercles
détruits succéderont de plus grands abus en-
core. Vous faites une distinction très-judicieuse
sur la différence des républiques grecques à
la nôtre, par rapport à l'éducation publique :
mais cela n'empêche pas que cette éducation
ne puisse avoir lieu parmi nous, et qu'elle ne
l'ait même par la seule force des choses, soit
qu'on le veuille, soit qu'on ne le veuille pas.
Considérez qu'il y a une grande différence en-
tre nos artisans et ceux des autres pays. Un
horloger de Genève est un homme à présenter
partout ; un horloger de Paris n'est bon qu'à
parler de montres. L'éducation d'un ouvrier
tend à former ses doigts, rien de plus. Cepen-
dant le citoyen reste. Bien ou mal, la tête et le
cœur se forment; on trouve toujours du temps
pour cela , et voilà à quoi l'institution doit
pourvoir. Ici, monsieur, j'ai sur vous, dans le
particulier, l'avantage que vous avez sur moi
dans les observations générales : cet état des
artisans est le mien, celui dans lequel je suis
né, dans lequel j'aurois dû vivre, et que je n'ai
quitté que pour mon malheur. J'y ai reçu cette
éducation publique, non par une institution
formelle, mais par des traditions et des maxi-
mes qui, se transmettant d'âge en âge, don-
noient de bonne heure à la jeunesse les lumiè-
res qui lui conviennent et les sentimeus qu'elle
AKNÉE 1759.
295
doit avoir. A douze ans, j etois un Romain ; à
vingt, j'avois couru le monde, cl n'étois plus
qu'un polisson. Les temps sont changés, je ne
l'ignore pas; mais c'est une injustice de rejeter
sur les artisans la corruption publique; on sait
trop que ce n'est pas par eux qu'elle a com-
mencé. Partout le riche est toujours le premier
corrompu, le pauvre suit, l'éiat médiocre est
atteint le dernier. Or, chez nous, l'état médio-
cre est l'horlogerie.
Tant pis si les enfans restent abandonnés à
eux-mêmes. Mais pourquoi le sonl-ils? Ce n'est
pas la faute des cercles; au contraire, c'est là
qu'ils doivent être élevés, les filles par les mè-
res, les garçons par les pères. Voilà précisé-
ment l'éducation moyenne qui nous convient,
entre l'éducation publique des républiques
grecques, et l'éducation domestique des mo-
narchies, où tous les sujets doivent rester iso-
lés, et n'avoir rien de commun que l'obéis-
sance.
li ne faut pas non plus confondre les exerci-
ces que je conseille avec ceux de l'ancienne
gymnastique. Ceux-ci formoieat une véritable
occupation, presque un métier ; les autres ne
doivent être qu'un délasseipent, des fêtes, et
je ne les ai proposés qu'en ce sens. Puisqu'il
faut des amusemens, voilà ceux qu'on nous
doit offrir. C'est une observation qu'on faisoit
de mon temps, que les plus habiles ouvriers do
Genève étoient précisément ceux qui brillolent
le plus dans ces sortes d'exercices, alors en
honneur parmi nous : preuve que ces diver-
sions ne nuisent point l'une à l'autre, mais au
contraire s'e'ntr'aident mutuellement; le temps
qu'on leur donne en laisse moins à la c:«Lipule,
et empêche les citoyens de s'abrutir.
Adieu, monsieur; je vous embrasse de tout
mon cœur. Puissiez-vous long-leraps honorer
votre patrie, et faire du bien au genre hu-
main !
AH. MOULTOU.
Montmorency, le 15 décembre 4758.
Quoique je sois incommodé et accablé d'oc-
cu{)niions désagréables, je ne puis, monsieur,
différer yius long-temps à vous remercier de
\otrc excellente Icitre. Je ne puis vous dire à
quel point elle m'a touché et charmé. Je l'ai
relue et la relirai plus d'une fois : j'y trouve des
traits dignes du sens de Tacite et du zèle de
Caion. Il ne faut pas deux lettres comme celle-
là pour faire connoîire un homme; et c'est
d'après cette connoissance que je m'honore de
votre suffrage. 0 cher Moultou 1 nouveau Ge-
nevois, vous montrez pour la patrie toute la
fcrveurquelesnouvcaux chrétiens avoient pour
la foi. Puissiez-vous l'étendre, la communiquer
à tout ce qui vous environne ! Puissioz-vous
réchauffer la tiédeur de nos vieux citoyens, vt
puissions-nous en acquérir beaucoup qui vous
ressemblent ! car malheureusement il nous en
reste peu.
Ne sachant si M. Vernes vous avoit remis un
exemplai.'-e do mon dernier écrit, j'ai prié
M. Coindet de vous en envoyer un par la poste,
et il m'a promis de le faire contre-signer. Si
par hasard vous aviez reçu les deux, et que
vous n'en eussiez pas disposé, vous m'obligeriez
d'en rendre un à M. Vernes; car j'apprends
qu'il a distribué pour moi tous ceux que je lui
avois fait adresser, et qu'il ne lui en reste pas
un seul. Si vous n'en avez qu'un, vous m'offen-
seriez de songer à le rendre : si vous n'en avez
point, vous m'affligeriez de ne m'en pas avertir.
Quoi! monsieur, le respectable Âbauzit dai-
gne me lire, il daigne m'approuver! Je puis
donc me consoler de l'improbation de ceux qui
me blâment; car il est bien à craindre que, si
j'obteiiois leur approbation , je ne méritasse
guère la sienne. Adieu, mon cher monsieur.
Quand vous aurez un moment à perdre, je
vous prie de me le donner, il me semble qu'il
ne sera pas perdu pour moi.
M. VERNES.
Montmorency, le 6 janvier 1759.
Le mariage est un état de discorde et de
trouble pour les gens corrompus, mais pour les
gens de bien il est le paradis sur la terre. Cher
Vernes , vous allez être heureux , peul-ôire
l'êtes-vous déjà. Votre mariage n'est point se-
cret; il ne doit point l'être; il a l'approbation
de tout le monde, et ne pouvoit manquer de
l'avoir. Je me fais honneur de penser que votre
épouse, quoique étrangère, ne le sera point
294
COnUESPONDANCE.
parmi nous. Le mérite et la vertu ne sont étran-
gers que parmi les méchans; ajoutez une figure
qui n'est commune nulle part, mais qui sait
bien se naturaliser partout, et vous verrez que
mademoiselle C... étoit Genevoise avant de le
devenir. Je m'attendris, en songeant au bon-
heur de deux époux si bien unis, à penser que
c'est le sort qui vous attend. Cher ami, quand
pourrai-je en être témoin ? quand verserai-je
des larmes de joie en embrassant vos chers en-
fans? quand me dirai-je, en abordant votre
chère épouse : « Voilà la mère de faiViille que
» j'ai dépeinte ; voilà la femme qu'il faut ho-
» norer? »
Je ne suis point étonné de ce que vous avez
fait pour M. Abauzit, je ne vous en remercie
pas même ; c'est insulter ses amis que de les
remercier de quelque chose. Mais cependant
vous avez donné votre exemplaire ; et il ne suffit
pas que vous en ayez un, il faut que vous l'ayez
de ma main. Si donc il ne vous en reste aucun
des miens, marquez-le-moi; je vous enverrai
celui que je m'étois réservé, et que je n ospé-
ïois pas employer si bien. Vous serez le maître
de me le payer par un exemplaire de VEcono-
mie ■politique, car je n'en ai point reçu.
M. de Voltaire ne m'a point écrit. Il me met
tout-à-f;iit à mon aise, et je n'en suis pas fâché.
La lettre de M. Tronchin rouloit uniquement
sur mon ouvrage et contenoit plusieurs objec-
tions très-judicieuses, sur lesquelles pourtant
je ne suis pas de son avis.
Je n'ai point oublié ce que vous voulez bien
désirer sur le Choix littéraire. Mais, mon ami,
mettez-vous à ma place, je n'ai pas le loisir or-
dinaire aux gens de lettres. Je suis si près de
mes pièces, que si je veux dîner il faut que je
le gagne ; si je me repose, il faut que je jeûne,
et je n'ai, pour le métier d'auteur, que mes
courtes récréations. Les foibles honoraires que
m'ont rapportés mes écrits m'ont laissé le loisir
d'être malade, et de mettre un peu plus de
graisse dans ma soupe; mais tout cela est épuisé,
et je suis plus près de mes pièces que je ne l'ai
jamais été. Avec cela, il faut encore répondre
à cinquante mille lettres, recevoir mille impor-
tuns, et leur offrir l'hospitalité. Le temps s'en
va et les besoins restent. Cher ami, laissons
passer ces temps durs de maux, de besoins,
d'importuniiés, et croyez que je ne ferai rien
si proniptement et avec tant de plaisir que
d'achever le petit morceau que je vous destine,
et qui malheureusement ne sera guère au goût
de vos lecteurs ni de vos philosophes, car il
est tiré de Platon (*).
Adieu, mon bon ami. Nous sommes tous deux
occupés ; vous, de votre bonheur, moi de mes
peines : mais l'amitié partage tout. Mes maux
s'allègentquand je songe que vous les plaignez ;
ils s'effacent presque par le plaisir de vous
croire heureux. Ne montrez cette lettrée per-
sonne, au moins le dernier article. Adieu
derechef.
A MADAME DE Cr£qUI.
Montmorency, le 13 janvier 1739.
En vérité, madame, s'il ne falloit pas vous
remercier de votre souvenir, je crois que je ne
vous remercierois point de vos poulardes. Que
pouvois-je faire de quatre poulardes? J'ai com-
mencé par en envoyer deux à gens dont je ne
me souciois guère. Cela m'a fait penser combien
il y a de différence entre un présent et un
témoignage d'amitié. Le premier ne trouvera
jamais en moi qu'un cœur ingrat; le second...
0 madame ! si vous m'aviez fait donner de vos
nouvelles sans rien m'envoyer de plus, que
vous m'auriez fait riche et reconnoissant ! au
lieu qu'à présent que les poulardes sont man-
gées, tout ce que je puis faire de mieux c'est
de les oublier : n'en parlons donc plus. Voilà ce
qu'on gagne à me faire des présens.
J'aime et j'approuve la tendresse maternelle
qui vous fait parler avec tant d'émotion de l'ar-
mée où est monsieur votre fils ; mais je ne vois
pas, madame, pourquoi il faut absolument que
vous vous ruiniez pour lui : est-ce qu'avec le
nom qu'il porte, et l'éducation qu'il a reçue, il
a besoin, pour se distinguer, de ces ridicules
équipages, qui font battre vos armées et mépri-
ser vos officiers? Quand le luxe est universel,
c'est par la simplicité qu'on se distingue ; et
cette distinction, qui laisseroit un homme obs-
cur dans la boue , ne peut qu'honorer un
C) Ce morceau ttll'Essai sur l'imilation théâtrale (tome
III, page 183), tiré des Dialogues de Platon. Rousseau le lit à
l'occasion de sa lettre à M. dAlenibert, daiislaiinellcil ne put
l'insérer. M. P.
AMNÉE 1759.
295
honttiic (le qualité. Il ne faut pas que monsieur
votre fils souffre, mais il faut qu'il n'ait rien de
trop : quand il ne brillera pas par son équipage,
il voudra briller par son mérite, et c'est ainsi
qu'il peut honorer et payer vos soins.
A proposd'éducation, j'auroisquelques idées
sur co sujet que je serois bien lenié de jcler
sur le papier si j'avois un peu d'aide; mais il
faudroit avoir là-dessus les observations qui
nie manquent. Vous êtes mère , madame , et
philosophe, quoique dévote; vous avez élevé
un fils ; il n'en falloit pas tant pour vous faire
penser. Si vous vouliez jeter sur le papier, à
vos momcns perdus, quelques réflexions sur
cette matière , et me les communiquer, vous
seriez bien payée de votre peine si elles m'ai-
doicnt à faire un ouvrage utile : et c'est de
tels dons que je serois vraiment sensible : bien
entendu pourtant que je ne m'approprierois
que ce que vous me feriez penser, et non pas
ce que vous auriez pensé vous-même.
Votre lettre m'a laissé sur votre santé des
inquiétudes que vous m'obligeriez de vouloir
lever : il ne faut pour cela qu'un mot par la
poste. Votre Ame se porte trop bien, elle vous
use ; vous n'aurez jamais un corps sain. Je hais
ces santés robustes, ces gens qui ont tant de
force et si peu de vie ; il me semble que je n'ai
vécu moi-même que depuis que je me sens
demi-mort. Bonjour, madame. Il faut finir par
régime ; car sûrement, si ma règle est bonne,
je ne guérirai pas en vous écrivant.
pour lui demander cette restitution. Il ne fit
aucune attention à ma lettre ni à mon mémoire.
J'espère, monseigneur, être plus heureux au-
jourd'hui ; car je ne demande rien que dejusie,
et vous ne refusez la justice à personne.
Jo suis avec uu profond respect, etc.
MÉMOIRL.
A M. LE COMTE DB SAINT-FLORENTIN (').
Montmorency, le H février 4759.
Monseigneur,
J'apprends qu'on s'apprête à admettre à
rOpéra de Paris une pièce de ma composition,
intitulée le Devi7i du village. Si vous daignez
jeter les yeux sur le mémoire ci-joint, vous
verrez, monseigneur, que cet ouvrage n'ap-
partient point à l'Académie royale de Musi-
que. Je vous supplie donc de vouloir bien
lui défendre de le représenter, et ordonner
que la partition m'en soit restituée. Il y a trois
ans que j'avois écrit à M. le comte d'Argenson
( ) <:ettc lettre et le mémoire qui suit rureiit remis par
M. Sellon. rcsidenc «le Genève, à M. de Saiiil-Florenti.i, <|ui
promit une réponse et qui nVii fit point.
Au commencement de l'année ^75>, je pré-
sentai à l'Opéra un petit ouvrage intitulé le
Devin du villagCy qui avait été représenté de-
vant le roi à Fontainebleau l'automne précé-
dent. Je déclarai aux sieurs Ilebel et Fran-
cœur, alors inspecteurs de l'Académie royale
de Musique, en présence de M. Duclos de l'A-
cadémie Françoise, historiographe de France,
que je ne demandois aucun argent de ce petit
opéra ; que je me conleniois pour son prix de
mes entrées franches à perpétuité, mais que
je lesslipulois expressément ; à quoi il me fut
répondu par ledit sieur Kebel, en présence du
même M. Duclos, que cela étoit de droit, con-
forme à l'usage, et que de plus il m'étoit dû
des honoraires qu'on auroit soin de me faire
payer.
Le Devin du village fut joué; et quoique
j'eusse aussi exigé que les quatre premières re-
présentations seroientfaitesj)ar les bons acteurs,
ce qui fut accordé, il fut mis en double dès la
troisième ; et la pièce eut trente et une repré-
sentations de suite avant Pâques, sans compter
les trois capilations où elle fut aussi donnée.
Pour les honoraires qui m'étoicnt dus et que
je n'avois point demandés, on m'apporta chez
moi douze cents francs, dont je signai la quit-
tance, telle qu'elle me fut présentée.
Le Devin du village fut repris après Pâques,
et continué, toute l'année, et même le carnaval
suLvant, presque sans interruption , mais dans
un état qui, ne me laissant pas le courage d'en
soutenir le spectacle, m'a toujours forcé de m'en
absenter ; et c'est une année de non jouissance
de mon droit, dont je ne serois que trop fondé
à demander compte.
Enfin, dans le temps que, délivré de ce cha-
grin, je croyois pouvoir profiter sans dégoût
du privilège de mes entrées, le sieur Neuville
me déclara, à la porte de 1 Opéra , qu'il avoit
ordre du Bureau delà Ville (') de me les refuser,
{'] La ville de Paris tcnoit alors l'Opéra.
296
COUIIESPONDANCE.
convenant en niômc temps qu'un tel procédé
éioit sans exemple. I*:t en effet, si telle est la dis-
tinction que réserve le Bureau de la Ville à ceux
qui font à la fois les paroles et la musique d'un
opéra, et aux auteurs des ouvrages qu'on joue
cent fois de suite, il n'est pas étonnant qu'elle
soit rare.
Sur cet exposé simple et fidèle, je me crois
en droit de demander la restitution de mon ma-
nuscrit, etqu'il soitdéfendu à l'Académie royale
de Musique de jamais représenter le Devin du
village, sur lequel elle a perdu son droit en
violant letraitéparlequelje le lui avoiscédé; car
m'en ôtant le prix convenu c'est m'en rendre la
propriété; cela est incontestable en toute justice.
^ ° Ce ne seroit pas répondre que de m'oppo-
ser un règlement prétendu qui, dit-on, borne
à une année le droit d'entrée pour les auteurs
d'ofiéra en un acte : règlement qu'on allègue
sans le montrer, qui n'est connu de personne,
et n'a jamaiseu d'exécution contre aucun auteur
avant moi; règlement enfin qui, après une soi-
gneuse vérification, se Jrouve n'avoir point
existé quand mon accord fut fait, etqui,qDand
on l'auroit établi depuis, ne peut avoir un effet
rétroactif.
2° Quand ce règlement exisleroit, quand il
seroit en vigueur, il ne peut avoir aucune force
vis-à-vis de moi étranger, qui ne le connoissois
point, et à qui on ne l'a point opposé dans le
temps que, maître de mon ouvrage, je ne le cé-
dois qu'en stipulant une condition contraire.
N'a-t-on pas dérogé à ce règlement en traitant
avec moi? C'étoit alors qu'il falloit m'en parler.
Qui ajamais ouï dire qu'on annuUe une conven-
tion expresse par l'intention secrète de ne la
pas tenir?
5° Pourquoi l'Académie royale de Musique se
prévandroit-elle contre moi d'un règlement
qu'elle-même viole à mon préjudice ? Si lautour
des paroles et celui de la musique d'un opéra
d'un acte ont chacun leurs entrées pour un an,
celui qui est à la fois l'un et l'autre doit les avoir
pour deux, à moins que la réunion dos talens
qui concourt à leur perfection ne soit un titre
contre celui qui les rassemble.
4" Si l'intention du Bureau de la Ville étoit
d'en user à toute rigueur avec moi, il falloit
donc commencer par me payer à la rigueur ce
«jui m'étoit dû. Le produit d'un grand opéra.
pour chacun des deux auteurs, est de deux mille
livres lorsqu'il soutient trente représentations
consécutives, savoir, cent francs pour chacune
des dix premières représentations, et cinquante
francs pour chacune des vingt autres. Or, le
tiers de quatre mille francs est de plus de douze
cents francs. Si je n'ai pas réclamé le surplus,
ce n'étoit point par ignorance de mon droit,
mais c'est qu'ayant stipulé un autre prix pour
mon ouvrage, je ne voulois pas marchander sur
celui-là.
Si l'on ajoute à ces raisons que, contre ce
qu'on m'avoit promis, mon ouvrage a été mis
en double dès la troisième représentation, l'on
trouvera que la direction de l'Opéra, n'ayant
observé avec moi ni les conditions que j'avois
stipulées ni ses propres règlemens, s'est dé-
pouillée comme à plaisir de toute espèce de
droit sur ma pièce. Il est vrai que j'ai reçu douze
cents francs que je suis prêt à rendre en rece-
vant ma partition , espérant qu'à son tour
l'Académie royale de Musique voudra bien me
rendrecompte de cent représentations (' ) qu'elle
a faites d'un ouvrage qu'elle savoit n'être pas
à elle, puisqu'elle n'en vouloit pas payer le
prix convenu.
Que si cette Académie a des plaintes à faire
contre moi, elle peut les faire par-devant les
tribunaux, et non pas s'établir juge dans sa
propre cause ni se croire en droit pour cela de
s'emparer de mon bien. Sitôt qu'on est mécon-
tent d'un homme, il ne s'ensuit pas qu'il soit
permis de le voler.
A M. LE rSIEPS.
Montmorency, le 3 avril 4739.
Eh ! vive Dieu ! mon bon ami ; que votre lettre
est réjouissante! des cinquante louis ! des cent
louis ! des deux cents louis, des quatre mille
huit cents livres ! ou prendrai-je des coffres
pour mettre tout cela? Vraiment je sui^tout
émerveillé de la générosité de ces messieurs de
l'Opéra. Qu'ils ont changé! Oh! les honnêtes
gens! 11 me semble que je vois déjà les mon-
(') n faut ajouter tontes celles de cette dernière reprise et
des suivantes, où, pour le coup, les directeurs, qui eux-mêmes
avoient contracté avec moi, ne pouvoicut ignorer iiuilsdispo-
soicnt d'un bien qui ue leur apparteuoit pas.
ANNEE 175Î).
297
ceaux d'or étalés sur ma table. Malheureuse-
ment un pied cloche ; mars je le ferai reclouer,
•le peur que tant d'or ne vienne à rouler par les
trous du plancher dans la cave, au lieu d'y en-
trer par la porte en bons tonneaux bien reliés,
digne et vrai coffre-fort, non pas lout-à-faii
d'un Genevois, mais d'un Suisse. Jusqu'ici
M. Duclos m'a gardé le secret sur ces brillantes
offres ; mais, puisqu'il est chargé de me les
faire, il me les fera; je le connois bien, il ne
gardera sûrement pas l'argent pour lui. Oh 1
quand je serai riche, venez, venez avec vos
monstres de l'Escalade; je vous ferai manger
un brochet long comme ma chambre.
Oh çà, notre ami, c'est assez rire, mais que
l'argent vienne. Revenons aux faits. Vous ver-
rez par le mémoire ci-joint, et par les deux let-
tres qui l'accompagnent, l'état de la question.
Ces lettres ont resté toutes deux sans réponse.
Vous me dites qu'on me blâme dans cette af-
faire ; je serois bien curieux de savoir comment
et de quoi. Seroit-ce d'être assez insolent pour
demanderjustice, et assez fou pour espérer que
l'on me la rendra? Dans cette dernière affaire
j'ai envoyé un double de mon mémoire à M. Du-
clos, qui, dans le temps , ayant pris un grand
intérêt à l'ouvrage, fut le médiateur et le témoin
du traité. Encore échauffé d'un entretien qui
ressembloit à ceux dont vous me parlez, je
marquois un peu de colère et d'indignation dans
ma lettre contre les procédés des directeurs de
l'Opéra. Un peu calmé, je lui récrivis pour le
prier de supprimer ma première lettre. H ré-
pondit à cette première qu'il m'approuvoit fort
de réclamer tous mes droits; qu'il m'étoit assu-
rément bien permis d'être jaloux du peu que je
m'étois réservé, et que je ne devois pas douter
qu'il ne fît tout ce qui dépendroit de lui pour
me procurer la justice qui m'étoit due. 11 ré-
pondit à la seconde qu'il n'avoit rien aperçu
dans l'autre que je pusse regretter d'avoir écrit;
qu'au surplus MM. Rebel et Francœur ne fai-
soient aucune difficulté de me rendre mes en-
trées, et que, comme ils n'étoient pas les maî-
tres de l'Opéra lorsque l'on me les refusa , ce
refus n'étoit pas de leur fait. Pendant ces pe-
tites négociations, j'appris qu'ils alloient tou-
jours leur train, sans s'embarrasser non plus de
moi que si je n'avois pas existé; qu'ils avoient
remis le Deinn du village... vous savez com-
ment! sans m'écrira, sans me rien faire dire,
sans m'envoyer même les billets qui m'avoient
été promis en pareil cas quand on m'6ta mes en-
trées; de sorte que tout ce qu'avoient fait à cet
égard les nouveaux directeurs avoit été de
renchérir sur la malhonnêteté des autres. Outré
de tant d'insultes, je rejetai, dans ma troisième
lettre à M. Duclos , l'offre tardive et forcée de
me redonner les entrées, et je persistai à rede-
mander la restitution de ma pièce. M. Duclos
ne m'a pas répondu : voilà exactement à quoi
l'affaire en est restée.
Or, mon ami, voyons donc, selon la ri-
gueur du droit, en quoi je suis à blâmer. Je
dis selon la rigueur du droit, à moins que les
directeurs de l'Opéra ne se fassent des insul-
tes et des affronts qu'ils m'ont faits, un titre
pour exiger de ma part des honnêtetés et des
grâces.
Du moment que le traité est rompu, mon
ouvrage m'appartient de nouveau. Les faits
sont prouvés dans le mémoire. Ai-je tort do
redemander mon bien?
Mais, disent les nouveaux directeurs, l'in-
fraction n'est pas de notre fait. Je le suppose
un moment; qu'importe? le traité en est-il
moins rompu? je n'ai point traité avec les di-
recteurs, mais avec la direction. Ne tiendroit-
il donc qu'à des changemens simulés de direc-
teurs pour faire impunément banqueroute tous
les huit jours? Je ne connois ni ne veux con-
noître les sieurs Rebel et Francœur. Que Gau-
tier ou Garguille dirigent l'Opéra, que me fait
cela? J'ai cédé mon ouvrage à l'Opéra sous des
conditions qui ont étévioiées, je l'ai vendu pour
un prix qui n'a point été payé ; mon ouvrage
n'est donc pas à l'Opéra, mais à moi : je le re-
demande; en le retenant, on le vole. Tout cela
me paroît clair.
Il y a plus; en ne réparant pas le tort que
m'avoient fait les anciens directeurs, les nou-
veaux l'ont confirmé ; en cela d'autant plus
inexcusables qu'ils ne pouvoient pas ignorer
les articles d'un traité fait avec eux-mêmes en
personne. Étois-je donc obligé de savoir que
l'Opéra, où je n'allois plus, changeoit de di-
recteurs? pouvois-je deviner si les derniers
étoient moins iniques? pour l'apprendre, îa\-
loit-il m'exposer à de nouveaux affronts, aller
leur faire ma cour à leur porte, et leur de-
298
CORRESPONDANCE.
mander humblement en grâce de vouloir bien
ne me plus voler? S'ils vouloient garder mon
ouvrage, c'éloit à eux de faire ce qu'il falloit
pour qu'il leur appartînt ; mais en ne désa-
vouant pas l'iniquité de leurs prédécesseurs,
ils l'ont partagée ; en ne me rendant pas les
entrées qu'ils savoient m'être dues, ils me les
ont ôtées une seconde fois. S'ils disent qu'ils ne
savoient pas où me prendre , ils mentent ; car
ils étoient environnés de gens de ma connois-
sancc, dont ils n'ignoroient pas qu'ils pouvoient
apprendre où j'étois. S'ils disent qu'ils n'y ont
pas songé, ils mentent encore ; car au moins,
en préparant une reprise du Devin du village,
ils ne pouvoient pas ne pas penser à ce qu'ils
dévoient à l'auteur. Mais ils n'ont parlé de ne
plus me refuser les entrées que quand ils y ont
été forcés par le cri public : il est donc faux
que la violation du traité ne soit pas de leur
fait. Ils ont fait davantage, ils ont renchéri sur
la malhonnêteté de leurs prédécesseurs; car, en
me refusant l'entrée, le sieur de Neuville me
déclara, de la part de ceux-ci , que, quand on
joucroit le Devin du village, on auroit soin de
m'envoyer des billets. Or, non-seulement les
nouveaux ne m'ont parlé, ni écrit, ni fait
écrire ; mais quand ils ont remis le Devin du
village, ils n'ont pas même envoyé les billets
que les autres avoient promis. On voit que ces
gens-là , tout fiers de pouvoir être iniques im-
punément, se croiroieni déshonorés s'ils fai-
soient un acte de justice.
En recommençant à ne me plus refuser les
entrées, ils appellent cela me les rendre. Voilà
qui est plaisant ! Qu'ils me rendent donc les
cinq années écoulées depuis qu'ils me les ont
ôtées ; la jouissance de ces cinq années ne m'é-
loit-cUc pas due? n'entroit-elle pas dans le
traité ? Ces messieurs penseroient-ils donc être
quittes avec moi en me donnant les entrées le
dernier jour de ma vie? Mon ouvrage ne sau-
roit être à eux qu'ils ne m'en payent le prix en
entier. Ils ne peuvent, me dira-t-on, n)e ren-
dre le temps passé : pourquoi me l'ont-ils ôté ?
c'est leur faute ; me le doivent-ils moins pour
cela ? C'éloit à eux, par la représentation de
cette impossibilité, et par de bonnes manières,
d'obtenir que je voulusse bien me relâcher en
cila de mon droit ou en accepter une com-
pensation. Ua\s, bon! je vaux bien la pei4)c
qu'on daigne être juste avec moi ! soit. Voyons
donc enfin de mon côté à quel titre je suis
obligé de leur faire grâce. Ma foi, puisqu'ils
sont si rogues, si vains, si dédaigneux do
toute justice, je dem;iude, moi, la justice en
toute rigueur; je veux tout le prix stipulé, ou
que le marché soit nul. Que si l'on me refuse
la justice qui m'est due, comment ce refus
fait-il mon tort? et qui est-ce qui m'ôtcra le
droit de me plaindre? Qu'y a-t-il d'équitable,
déraisonnable à répondre à cela? Ne devrois-
je point peut-être un remercîmcnt à ces mes-
sieurs, lorsqu'à regret, et en rechignant, ils
veulent bien ne me voler qu'une partie de ce
qui m'est dû?
De nos plaideurs manceaux les maximes m'élonnent ;
Ce qu'ils ne prennent pas, ils disent qu'ils l( donnent.
Passons aux raisons de convenance. Après
m'avoir ôté les entrées tandis que j'étois à Pa-
ris, me les rendre quand je n'y suis plus, n'est-
ce pas joindre la raillerie à l'insulte? ne savent-
ils pas bien que je n'ai ni le moyen ni l'inten-
tion de profiter de leur offre ! Eh ! pourquoi
diable irois-je si loin chercher leur Opéra? n'ai-
je pas tout à ma porte les chouettes de la forêt
de Montmorency?
Ils ne refusent pas, dit M. Duclos. de me
rendre mes entrées. J'entends bien : ils me les
rendront volontiers aujourd'hui pour avoir le
plaisir de me les ôter demain, et de me faire
ainsi un second affront. Puisque ces gens-là
n'ont ni foi ni parole, qui est-ce qui me ré-
pondra d'eux et de leurs intentions? Ne me
sera-t-il pas bien agréable de ne me jamais
présenter à \& porte que dans l'attente de me
la voir fermer une seconde fois? Ils n'en au-
ront plus, direz-vous, le prétexte. Eh ! par-
donnez-moi, monsieur, ils l'auront toujours;
car sitôtqu'il faudra trouver leur Opéra beau
qu'on me remène aux Carrières I Que n'ont-ils
f)roposé cette admirable condition dans leur
marché ! jamais ils n'auroient massacré mon
pauvre Devin. Quand ils voudront me chica-
ner, monqueront-ils de prétextes? Avec des
mensonges, on n'en manque jamais. IN'ont-
ils pas dit que je faisois du bruit au spec-
tacle, et que mon exclusion étoit une affaire de
police?
Prcniicrcmcnl, ils mentent : j'en prends à
ANNEb: 1759.
2î)9
icnioin tout le parterre ctl'amphiihcâtrcdo ce
temps-là. De ma vie je n'ai crié ni battu des
mains aux bouffons ; et je ne pouvois ni rire
ni bâiller à l'Opéra François, puisque je n'y
restois jamais, et qu'aussiiAt que jentendois
commencer la lugubre psalmodie, je me sau-
vois dans les corridors. S'ils avoient pu me
prendre en faute au spectacle, ils se se-
roient bien gardés de m'en éloigner. Tout le
monde a su avec quel soin j'étois consigné,
recommandé aux sentinelles; partout on n'at-
tendoit qu'un mot, qu'un geste pour m'arrê-
ter ; et sitôt que j'allois au parterre, j'étois
environné de mouches qui cherchoient à m'cx-
citer. Imaginez-vous s'il fallut user de pru-
dence pour ne donner aucune prise sur moi.
Tous leurs efforts furent vains ; car il y a long-
temps que je me suis dit : Jean-Jacques, puis-
que tu prends le dangereux emploi de défenseur
de la vérité, sois sans cesse attentif sur toi-
même, soumis en tout aux lois et aux règles,
afin que, quand on voudra te maltraiter, on ait
toujours tort. Plaise à Dieu que j'observe aussi
bien ce précepte jusqu'à la fin de ma vie que je
crois lavoir observé jusqu'ici ! Aussi, mon bon
ami.jc parle ferme, et n'ai peur de rien. Je sens
qu'il n'y a homme sur la terre qui puisse me
faire du mal justement; et quant à l'injustice,
personne au monde n'en est à l'abri. Je suis
le plus foible des êtres ; tout le monde peut me
faire du mal impunément. J'éprouve qu'on le
sait bien, et les insultes des directeurs de
l'Opéra sont pour moi le coup de pied de l'âne.
Rien de tout cela ne dépend de moi ; qu'y fe-
rois-je? Mais c'est mon affaire que quiconque
me fera du mal, fasse mal, et voilà de quoi je
réponds.
Premièrement donc, ils mentent ; et en se-
cond lieu, quand ils ne mentiroient pas, ils
ont tort : car, quelque mal que j'eusse pu dire,
écrire ou faire, il ne falloit point m'ôicr les
entrées, attendu que l'Opéra n'en étant pas
moins possesseur de mon ouvrage, n'en devoit
pas moins payer le prix convenu. Que falloit-
il donc faire? m'arrèter, me traduire devant
les tribunaux, me faire mon procès, me
faire pendre, écarteler, brûler, jeter ma
cendre au vent, si je l'avois mérité; mais
il ne falloit pas m'ôtcr les entrées. Aussi •
bien, comment, étant prisonnier ou pendu,
serois-je allé faire du bruit à l'Opéra? Ils
disent encore : Puisqu'il se déplait à notre
théâtre, quel mal lui a-t-on fait de lui en ôter
l'entrée? Je réponds qu'on m'a fait tort, vio-
lence, injustice, affront; et c'est du mal que
cela. De ce que mon voisin ne veut pas em
ployer son argent, est-ce à dire que je sois en
droit d'aller lui couper la bourse?
De quelque manière que je tourne la chose,
quelque règle de justice que j'y puisse appli-
quer, je vois toujours qu'en jugement contra-
dictoire, par-devant tous les tribunaux de la
terre, les directeurs de l'Opéra seroient à l'in-
stant condamnés à la restitution de ma pièce,
à réparation, à dommages et intérêts. Mais il
est clair que j'ai tort, parce que je ne puis ob-
tenir justice; et qu'ils ont raison, parce qu'ils
sont les plus forts. Je défie qui que ce soit au
monde de pouvoir alléguer en leur faveur autre
chose que cela.
Il faut à présent vous parler de mes librai-
res, et je commencerai par M. Pissot. J'ignore
s'il a gagné ou perdu avec moi. Toutes les fois
que je lui demandois si la vente alloit bien, il
me répondoit, passablement , sans que jamais
j'en aie pu tirer autre chose. Il ne m'a pas
donné un sou de mon premier discours ni au-
cune espèce de présent, sinon quelques exem-
plaires pour mes amis. J'ai traité avec lui pour
la gravure du Devin du village, sur le pied
de cinq cents francs, moitié en livres et moitié
en argent, qu'il s'obligea de me payer en plu-
sieurs fois et à certains termes; il ne tint
parole à aucun, et j'ai été obligé de courir
long-temps après mes deux cent cinquante
livres.
Par rapport à mon libraire de Hollande, je
l'ai trouvé, en toutes choses exact, attentif,
honnête; je lui demandai vingt-cinq louis de
mon Discours sur l'Inégalité, il me les donna
sur-le-champ, et il envoya de plus une robe à
ma gouvernante. Je lui ai demaiidé trente louis
de ma Lettre à M. d'Alembert, il me les donna
sur-le-champ : il n'a fait, à celte occasion,
aucun présent, ni à moi ni à ma gouver-
nante ('), et il ne le devoit pas; mais il m'a fait
un plaisir que je n'ai jamais reçu de M. Pissot,
(') Depuis Ion il lui a fuit nnc pension viagère de trois cent»
livrcii, et je me fais un sensible plaisir «le rendre public un
acte aussi raie de recoiiuoiboancc et de géueruiiti'.
50Ô
COURESPONDANGK..
en me déclarant de bon cœur qu'il faisoit bien
ses affaires avec moi. Voilà, mon ami, les faits
dans leur exactitude. Si quelqu'un vous dit
quelque chose de contraire à cela, il ne dit pas
vrai.
Si ceux qui m'accusent de manquer de désin-
téressement entendent par là que je ne me
verrois pas ôtcr avec plaisir le peu que je gagne
pour vivre, ils ont raison, et il est clair qu'il
n'y a pour moi d'autre moyen de leur paroître
désintéressé que de me laisser mourir de faim.
S'ils entendent que toutes ressources me sont
également bonnes, et que pourvu que l'ar-
gent vienne, je m'embarrasse peu comment il
vient, je crois qu'ils ont tort. Si j'étois plus
facile sur les moyens d'acquérir, il me seroit
moins douloureux de perdre, et l'on sait bien
qu'il n'y a personne de si prodigue que les
voleurs. Mais quand on me dépouille injuste-
ment de ce qui m'appartient, quand on m'ôte
le modique produit démon travail, on me fait
un lort qu'il ne m'est pas aisé de réparer; il
m'est bien dur de n'avoir pas même la liberté
de m'en plaindre. Il y a long-temps que le pu-
blic de Paris se fait un Jean-Jacques à sa mode,
et lui prodigue d'une main libérale des dons
dont le Jean- Jacques de Montmorency ne voit
jamais rien. Infirme et malade les trois quarts
de l'année, il faut que je trouve sur le travail
de l'autre quart, de quoi pourvoir à tout. Ceux
qui ne gagnent leur pain que par des voie*
honnêtes corinoissent le prix de ce pain, et ne
seront pas surpris que je ne puisse faire du
mien de grandes largesses.
Ne vous chargez point, croyez-moi, de me
défendre des discours publics, vous auriez trop
à fairç : il suffit qu'ils ne vous abusent pas, et
que votre estime et votre amitié me restent.
J'ai à Paris et ailleurs des ennemis cachés qui
n'oublieront point les maux qu'ils m'ont faits;
car quelquefois l'offensé pardonne, mais l'of-
fenseur ne pardonne jamais. Vous devez sentir
combien la partie est inégale entre eux et moi.
Répandus dans le monde, ils y font passer tout
ce qu'il leur plaît, sans que je puisse ni le sa-
voir ni m'en défendre : ne sait-on pas que l'ab-
sent a toujours tort? D'ailleurs, avec mon
étourdie franchise, je commence par rompre
ouvertement avec les gens qui m'ont trompé.
En déclarant haut et clair que celui qui se dit
mon ami ne l'est point, et que je no suis plus
le sien, j'avertis le public de se tenir en garde
contre le mal que j'en pourrois dire. Pour eux,
ils ne sont pas si maladroits que cela. C'est une
si belle chose que le vernis des procédés et le
ménagement de la bienséance ! La haine en
tire un si commode parti 1 On satisfait sa ven-
geance à son aise en faisant admirer sa géné-
rosité : on cache doucement le poignard sous
le manteau de l'amitié, et l'on sait égorger en
feignant de plaindre. Ce pauvre citoyen ! dans
le fond il n'est pas méchant ; mais il a une mau-
vaise tête qui le conduit aussi mal que le feroit
un mauvais cœur. On lâche mystérieusement
quelque mot obscur, qui est bientôt relevé,
commenté, répandu par les apprentis philoso-
phes ; on prépare dans d'obscurs conciliabules
le poison qu'ils se chargent de répandre dans
le public. Tel a la grandeur d'âme de dire
mille biens de moi, après avoir pris ses mesu-
res pour que personne n'en puisse rien croire.
Tel me défend du mal dont on m'accuse, après
avoir fait en sorte qu'on n'en puisse douter.
Voilà ce qui s'appelle de Ihabileté! Que vou-
lez-vous que je fasse à cela? Entends-je de ma
retraite les discours que l'on tient dans les cer-
cles? Quand je les entendrois, irois-je, pour les
démentir, révéler les secrets de l'amitié, même
après qu'elle est éteinte? Non, cher Le Nieps :
on peut repousser les coups portés par des
mains ennemies ; mais quand on voit parmi les
assassins son ami le poignard à la main, il ne
reste qu'à s'envelopper la tête.
Voilà les éclaircissemens que vous m'avez
demandés: je suis épouvanté de leur longueur;
mais je n'ai pu les faire en moins de paroles,
et je m'y suis étendu pour n'y plus revenir.
Adieu, mon bon et digne ami : que de cho-
ses j'avois à vous dire! Mais voire cœur vous
parlera pour le mien. Je me sens l'âme émue,
il faut quitter la plume
A M. L£ MAKLCilAL VV. LUXliMBOURG.
Moutnioreiicy , le 30 avril <7oi).
Monsieur,
Je n'ai oublié ni les grâces dont vous m'avez
comblé, ni l'engagement auquel le respect
ANNÉE 1750.
301
et la rcconnoissance ne m'ont pas permis de
mo refuser. Je n'ai perdu ni la volonté do te-
nir ma parole , ni le sentiment avec lequel
il me convient d'accopler l'honneur que vous
m'avez fait. Mais, monsieur le maréchal, cet
engafjement no pouvoit ôlrc que conditionnel ;
et, dans Icxtrôme distance qu'il y a de vous à
moi, ce scroit de ma part une témérité inexcu-
sable doser habiter votre maison, sans savoir
si j'y serois vu de vous et de madame la maré-
chale avec la même bienveillance qui vous
a porté à me l'offrir.
Vos bontés m'ont nus dans une perplexité
qu'augmente le désir de n'en pas être indigne.
Je conçois comment on rejette avec un respect
froid et repoussant les avances des grands
qu'on n'estime pas : mais comment, sans m'ou-
blier, en userois-je avec vous, monsieur, que
mon cœur honore, avec vous que je recher-
cherois si vous étiez mon égal? N'ayant jamais
voulu vivre qu'avec mes amis, je n'ai qu'un
langage, celui de l'amitié, de la familiarité. Je
n'ignore pas combien de mon état au vôtre il
faut modifier ce langage ; je sais que mon res-
pect pour votre personne ne me dispense pas
de celui que je dois à votre rang ; mais je sais
mieux encore que la pauvreté qui s'avilit de-
vient bientôt méprisable ; je sais qu'elle a aussi
sa dignité, que l'amour même de la vertu l'o-
blige de conserver. Je suis ainsi toujours dans
le doute de manquer à vous ou à moi, d'être
familier ou rampant ; et ce danger même qui
me préoccupe m'empêche de rien faire ou de
rien dire à propos. Déjà, sans le vouloir, je
puis avoir commis quelque faute , et cette
crainte est bien raisonnable à un homme qui
ne sait point comment on doit se conduire avec
les grands, qui ne s'est point soucié de l'ap-
prendre, et qui n'aura qu'une fois en sa
vie regretté de ne le pas savoir.
Pardonnez donc, monsieur le maréchal, la
timidité qui me fait hésiter à me prévaloir d'une
grûce à laquelle je devois si peu m'attendre, et
dont je voudrois ne pas abuser. Je n'ai point,
quant à moi, changé de résolution ; mais je
crains de vous avoir donné lieu de changer de
sentiment sur mon compte. Si M. Chassot m'ap-
prend, de votre part et de celle de madame la
maréchale, que je suis toujours le bienvenu,
vous verrez, par mon empressement à profiler
de vos grâces, que ce n'est pas la crainte d'être
ingrat qui m'a fait balancer.
Soit que j'habite votre maison et que je sois
admis quelquefois auprès de votis, soit que je
reste dans la distance qui me convient, les bon-
tés dont vous m'avez honoré et la manière
dont j'ai tâché dy répondre, ont mis désor-
mais un intérêt commun entre nous. L'estime
réciproque rapproche tous les états ; quelque
élevé que vous soyez, quelque obscur que je
puisse être, la gloire de chacun des deux ne
doit plus être indifférente à l'autre. Je me dirai
tous les jours do ma vie : Souviens-toi que si
M. le maréchal duc de Luxembourg t'honora
de sa visite, et vint s'asseoir sur la chaise de
paille, au milieu de tes pots cassés, ce ne fut
ni pour ton nom ni pour ta fortune, mais pour
quelque réputation de probité que tu t'es ac-
quise; ne le fais jamais rougir de l'honneur
qu'il t'a fait. Daignez, monsieur le maréchal,
vous dire aussi quelquefois : Il est dans le pa-
trimoine de mes pères un solitaire qui s'inté-
resse à moi, qui s'attendrit au bruit de ma
bénéficence, qui joint les bénédictions de son
cœur à celles des malheureux que je soulage,
et qui m'honore, non parce que je suis grand,
mais parce que je suis bon.
Recevez, monsieur le maréchal, les humbles
témoignages de ma rcconnoissance et de mon
profond respect.
K MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Au petit cliâteau de Montmorency, le iS mai 1790.
Madame,
Toute ma lettre est déjà dans sa date. Que
cette date m'honore! que je l'écris de bon
cœur! je ne vous loue point, madame, je ne,
vous remercie point; mais j'habite votre mai-
son. Chacun a son langage, j'ai tout dit dans le
mien.
Daignez, madame la maréchale, agréer mon
profond respect.
A M. LE CHEVALIER DE LORENZI.
Au pelit cbiteau, le 21 mai 1759.
Jai fort prudemment fait , monsieur, de
502
CORRESPONDANCE.
supprimer avec vous les remercîmens ; vous
m'auriez donné irop d'affaires. Tant de livres
me sont venus de voire part, que je ne sais par
lequel commencer. D'ailleurs , le séjour en-
chanté que j'habite ne me laisse guère le cou-
rage de lire, pas même décrire, au moins
pour le besoin. Dans les charmantes promena-
des dont je me vois environné, mes pieds me
font perdre l'usage de mes mains, et le métier
n'en va pas mieux. Si la campagne a besoin de
pluie, j'(Mi ai grand besoin aussi. Madame la
maréchale m'a marqué qu'elle craignoitque je
ne fusse pas bien. Elle a raison, l'on n'est ja-
mais bien quand on n'est pas à sa place ; et,
dès qu'on en sort, on ne sait plus comment y
rentrer. Toutefois je nesaurois me repentir de
la faute que je puis avoir commise ; et, dussé-je
m'accoutunier à un bien-être pour lequel je
n'étois pas fait, je ne voudrois pas, pour le
repos de ma vie, avoir reçu d'une autre ma-
nière l'honneur et les grâces dont m'ont com-
blé njonsieur et madame de Luxembourg. Je
suis fâché qu'il y ait si loin d'eux à moi. Je ne
fais ni ne veux faire ma cour à personne ; pas
même à eux. J'ai mes règles, mon ton, mes
manières, dont je ne saurois changer; mais
toute la sensibilité que les témoignages d'es-
time et de bienveillance peuvent exciter dans
une âme honnête, ils la trouveront dans la
mienne. Je vois qu'ils s'efforcent de me faire
oublier leur rang : s'ils réussissent, je réponds
qu'ils seront contens de moi.
Pour vous, monsieur, je ne vous dis rien;
j'ai trop à vous dire. Il faut se voir. Ou venez,
ou je vais vous chercher. Bonjour.
M. d'Alembert m'a envoyé son recueil, où
j'ai vu sa réponse. Je m'étois tenu à l'examen
de la question , j'avois oublié l'adversaire. 11 n'a
pas fait de même; il a plus parlé de moi que
je navois parlé de lui; il a donc tort.
A M. LK MARlîCHAL DE LUXEMBOURG.
Au petit château, le 27 mai <739.
Monsieur,
Voire maison est charmante ; le séjour en est
délicieux. Il le seroil plus encore si la magni-
ficence que j'y trouve et les attentions qui m'y
que je ne suis pas chez moi. A cela près, il ne
manque au plaisir avec lequel je l'habite que
celui de vous en voir le témoin.
Vous savez, monsieur le maréchal, que les
solitaires ont tous l'esprit romanesque. Je suis
plein de cet esprit ; je le sens et ne m'en afflige
point. Pourquoi chercherois-je à guérir dune
si douce folie, puisqu'elle contribue à me ren-
dre heureux? Gens du monde et de la cour,
n'allez pas vous croire plus sages que moi;
nous ne différons que par nos chimères.
Voici donc la mienne en cette occasion. Je
pense que, si nous sommes tous deux tels que
j'aime à le croire, nous pouvons former un
spectacle rare, et peut-être unique, dans un
commerce d'estime et d'amitié (vous m'avez
dicté ce mot) entre deux hommes d'états si di-
vers, qu'ils ne sembloicnt pas faits pour avoir
la moindre relation entre eux. Mais pour cela,
monsieur, il faut rester tel que vous êtes, et
me laisser tel que je suis. Ne veuillez point être
mon patron ; je vous promets, moi, de ne point
être votre panégyriste; je vous promets de plus
que nous aurons fait tous deux une très-belle
chose, et que notre société, si j'ose employer
ce mot, sera, pour l'un et pour l'autre, un su-
jet d'éloge préférable à tous ceux que l'adula-
tion prodigue. Au contraire, si vous voulez me
protéger, me faire des dons, obtenir pour moi
des grâces, me tirer de mon état, et que j'ac-
quiesce à vos bienfaits, vous n'aurez recherché
qu'un faiseur de phrases, et vous ne serez plus
qu'un grand à mes yeux. J'espère que ce n'est
pas à cette opinion réciproque qu'aboutiront les
bontés dont vous m'honorez.
Mais, monsieur, il faut vous avouer tout
mon embarras. Je n'imagine point la possibi-
lité de ne voir que vous et madame la maré-
chale, au milieu de la foule inséparable de votre
rang, et dont vous êtes sans cesse environnés.
C'est pourtant une condition dont j'aurois peine
à me départir. Je ne veux ni complaire aux cu-
rieux, ni voir, pas même un moment, d'autres
hommes que ceux qui me conviennent ; et si
j'avois cru faire pour vous une exception, je ne
l'aurois jamais faite. Mon humeur qui ne souf-
fre aucune gêne, mes incommodités qui ne la
sauroient supporter, mes maximes sur lesquel-
les je ne veux point me contraindre, et qui sù-
suivent me laissoient un peu moins apercevoir rement offonseroient tout autre que vous, la
ANNÉE i7r>0.
303
paix slirunii et le repos de ma vie, loui m'im-
pose ladouce loi de finir comme j'aicommencé.
Rlonsieur le maréchal , je souhaite do vous
voir, de cultiver votre estime, d'apprendre de
vous à la mériter; mais je ne puis vous sacri-
fier ma retraite. Faites que je puisse vous voir
seul, et trouvez bon que je ne vous voie que
de cette manière.
Je ne me pardonnerois jamais d'avoir ainsi
capitulé avec vous avant d'accepter l'honneur
de vos offres, et c'est encore un hommage que
je crois devoir à votre générosité, de ne vous
dire mes fantaisies qu'après m'être mis en vo-
tre pouvoir : car, en sentant quels devoirs j'ai-
lois contracter, j'en ai pris l'engagement sans
crainte. Je n'ignore pas que mon séjour ici,
qui n'est rien pour vous, est pour moi d'une ex-
trême conséquence. Je sais que, quand je n'y
nurois couché qu'une nuit, le public, la posté-
rité peut-être, me demanderoient compte de
cette seule nuit. Sans doute ils me le demande-
ront du reste de ma vie ; je ne suis pas en peine
de la réponse. Monsieur, ce n'est pas à moi de
la faire. En vous nommant, il faut que je sois
justifié, ou jamais je ne saurois l'être.
Je ne crois pas avoir besoin d'excuse pour
le ton que je prends avec vous. Il me semble
que vous devez m'entendre. Monsieur le maré-
chal, je pourrois, il est vrai, vous parler en
termes plus respectueux, mais non pas plus
honorables.
A MADAMR LA HARKCHALE DE LUXEMBOURG.
Au petit château, le 3 juin 4799.
. Madame,
J'apf)rends que votre santé est parfaitement
rétablie, et je compte au nombre de vos bien-
faits de m'en réjouir et de vous le dire. Si cha-
cun doit veiller sur la sienne à proportion de
ceux qu'elle intéresse, songez quelquefois,
je vous supplie, aux nouvelles raisons que vous
avez de vous conserver. L'air de voire parc est
si bon pour les malades, qu'il ne doit pas l'être
moins pour les convalescens ; et quant à moi,
je m'en trouve trop bien pour ne pas vous le
conseiller. .\gréez, madame la maréchale, les
assurances de mon profond respect.
A H. VEniSES.
Montmorency, le Mjuin 1759.
Je suis négligent, cher Vernes, vous le sa-
vez bien ; mais vous savez aussi que je n'oublie
pas mes amis. Jamais je ne m'avise de compter
leurs lettres ni les miennes, et quelque exacts
qu'ils puissent être, je pense à eux plus sou-
vent qu'ils ne m'écrivent. En rien de ce monde
je ne m'inquiète de mes torts apparens, pourvu
que je n'en aie pas de véritables, et j'espère
bien n'en avoir jamais à me reprocher avec
vous. Quand M. Tronchin vous a dit que j'a-
vois pris le parti de ne plus aller à Genève, il
a, lui, pris la chose au pis. Il y a bien de la
différence entre n'avoir pas pris, quant à pré-
se«it, la résolution d'aller à Genève, ou avoir
pris celle de n'y aller plus. J'ai si peu pris cette
dernière, que, si je savois y pouvoir être de la
moindre utilité à quelqu'un, ou seulement y
être vu avec plaisir de tout le monde, je parti-
rois dès demain ; mais, mon bon ami, ne vous
y trompez pas, tous les Genevois n'ont pas
pour moi le cœur de mon ami Vernes; tout
ami de la vérité trouvera des ennemis partout;
et il m'est moins dur d'en trouver partout ail-
leurs que dans ma patrie. D'ailleurs, mes chers
Genevois, on travaille à vous metire tous sur
un si bon ton, et l'on y réussit si bien, que je
vous trouve trop avancés pour moi. Vous voilà
tous si élégans, si brillans, si agréables; que
feriez-vous de ma bizarre figure et de mes
maximes gothiques? Que deviendrois-je au mi-
lieu de vous, à présent que vous avez un maî-
tre (*) en plaisanteries qui vous instruit si bien ?
Vous me trouveriez fort ridicule , et moi je
vous trouverois fort jolis; nous aurions graiid'-
peine à nous accorder ensemble. Je ne veux
point vous répéter mes vieilles rabàcheries, ni
aller chercher de l'humeur parmi vous. Il vaut
mieux rester en des lieux où, si je vois des cho-
ses qui me déplaisent, l'intérêt que j'y prends
n'est pas assez grand pour me tourmenter.
Voilà, quant à présent, la disposition où je me
trouve, et mes raisons pour n'en pas changer,
tant que, ne convenant pas au pays où vous
êtes, je ne serai pas dans ce pays-ci un hôte
très-insupportable, et jusqu'ici je n'y suis pas
traité comme tel. Que s'il m'arrivoit jamais
(*) Voltaire.
Ô04
CORRKSPONDANCR.
d'ôtre oblige d'en sortir, j'espère que je ne
rendrois pas si peu d'honneur à ma patrie que
de ia prendre pour un pis-aller.
Adieu, cher Vernes. Je n'ai pas oublié le
temps où vous m'offrîtes de me venir voir, et
où, quand je vous eus pris au mot, vous ne
m'en parlâtes plus. Je n'ai rien dit quand vous
êtes resté garçon; et si, maintenant que vous
voilà marié et que la chose est impossible, je
vous en parle, cest pour vous dire que je ne
désespère point d'avoir le plaisir de vous em-
brasser, non pas à Montmorency, mais à
Genève. Adieu de tout mon cœur.
\ M. CARTIER.
Montmorency, le 1» juillet «739.
Je te remercie de tout mon cœur, mon bon
patriote, et de l'intérêt que tu veux bien pren-
dre à ma santé, et des offres humaines et géné-
reuses que cet intérêt t'engage à me faire pour
la rétablir. Crois que, si la chose étoit faisable,
j'accepterois ces offres avec autant et plus de
plaisir de toi que de personne au monde; mais
mon cher, on t'a mal exposé l'état de la mala-
die; le mal est plus grave et moins mérité, et
un vice de conformation, apporté dès ma nais-
sance, achève de le rendre absolument incura-
ble. Tout ce qu'il y aura donc de réel dans
l'effet de tes offres, c'est la reconnoissance
qu'elles m'inspirent, et le plaisir de connoîire
et d'estimer un de mes concitoyens de plus.
Quant à ton style, il est bon et honorable :
pourquoi veux-tu l'excuser, puisqu'il est celui
de l'anutié? Je ne peux mieux le montrer que
je l'approuve qu'en m'efforçant de l'imiter, et
il ne tient qu'à toi de voir quec'est de bon cœur.
Ne serois-lu point par hasard un de nos frères
les quakers? si cela est, je m'en réjouis, car je
les aimé beaucoup ; et à cela près que je ne tu-
toie pas tout le monde, je me crois plus quaker
que toi. Cependant peut-être n'est-ce pas là ce
que nous faisons de mieux l'un et l'autre ; car
c'est encore une autre folie que d'être sage par-
mi les fous. Quoi qu'il en soit, je suis très-con-
tent de toi et de ta lettre, excepté la fin, où tu
te dis encore plus à moi qu'à toi ; car tu mens,
et ce n'est pas la peine de se mettre à tutoyer
ks jjens pour lour dire aussi des mensonges.
Adieu, cher patriote, je le salue et t'embrasse
de tout mon cœur. Tu peux compter que je ne
mens pas en cela.
A M.
LE MARECHAL DE LUXEMBOURG.
Aoûl 4759.
Assez d'autres vous feront des complimens.
Je sais combien le roi vous est cher, et vous ve-
nez d'en recevoir un nouveau témoignage d'es-
time (*). Je sais combien vous êtes bon père, el
ce témoignage est une grâce pour votre fils.
Vous voyez que mon cœur entend le vôtre, et
qu'il sait quelle sorte de plaisir vous touche le
plus; il le sait, il le sent, il s'en félicite. Ah 1
monsieur le maréchal, vous ne savez pas com-
bien il m'est doux de voir que l'inégalité n'est
pas incompatible avec l'amitié, et qu'on peut
avoir plus grand que soi pour ami.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG
Montmorency, le 31 août 1739.
Non , madame la maréchale , vous ne me
faites point de présens, vous n'en faites qu'à
ma gouvernante. Quel détour ! Est-il digne de
vous, et me méprisez-vous assez pour croire
me donner ainsi le change? En vérité, ma-
dame, vous me faites bien souvenir de moi.
J'allois tout oublier hormis mon devoir ; et,
comme si j'étois votre égal, mon cœur eût osé
s'élever jusqu'à l'amitié; mais vous ne voulez
que de la reconnoissance, il faut bien tâcher de
vous obéir.
A LA MÊME.
Montmorency, le 29 octobre 1739.
OÙ êtes-vous à présent, madame la maré-
chale? à Paris? à l'Ile-Adam? à Versailles?
car je sais que vous avez fait ce mois-ci tous
ces voyages. Vous me trouverez curieux ; mais
puisque cette curiosité m'inléresse, elle est
dans l'ordre. A Versailles, vous parlez de moi
(') La survivance de sa charge de capitaine des gardes ac-
cordée au duc ue Jktnliiioreacy. G. P.
ANNÉE 17.",9.
305
avec M. le maréchal, à riIc-Adam, vous en
parlez avec le chevalier de Lorcnzi; mais à Pa-
ris , avec qui en parlez-vous? Je mima{ïine
quec'esià Paris qu'on va oublier les gens qu'on
aime; et, comme je le hais, je l'accuse de tous
les maux que je crains. De grâce, madame la
maréchale, songez quelquefois qu'il existe à
Montmorency un pauvre hermite à qui vous
avez rendu votre souvenir nécessaire, et qui
ne va pointa Paris. Mais, en vérité, je ne sai&
de quoi je m'inquiète; après les bontés dont
vous m'avez honoré , dois-je craindre d'être
oublié dans vos courses? et dans quelque lieu
que vous puissiez être, n'en sais-je pas un du-
quel vous ne sortez point?
Vos copies ne sont pas encore commencées,
mais elles vont l'être. En toutes choses, il faut
suivre l'ordre et la justice. Quelqu'un, vous le
savez, est en date avant vous ; ce quelqu'un me
presse, et il faut bien tenir ma parole, puisque
vous ne voulez pas que je dise les raisons que
j'aurois de la retirer. Je vais finir la cinquième
partie ; et , avant de commencer la sixième, je
ferai en sorte de vous envoyer la première :
mais, madame la maréchale, quoique vous
soyez sûrement une bonne pratique, je me lais
quelque peine de prendre de votre argent : ré-
gulièrement ce seroit à moi de payer le plaisir
que j'aurai de travailler pour vous.
Grondez un peu M. le maréchal, je vous sup-
plie, de ce que dans l'embarras où il est, il
prend la peine de m'écrire lui-même. J'ai désiré
d'avoir souvent de ses nouvelles et des vôtres,
mais non pas que ce fijt lui qui m'en donnât ;
ne sait-il pas que je n'ai plus besoin qu'il m'é-
crive? S'il m'écrit encore une fois de tout le
quartier, je croirai lui avoir déplu. Pour vous,
madame, il n'en est pas toui-à-fait de même. Je
crois que j'ai encore besoin de quelques mots
d'amitié ; et puis, quand je serai sûr également
de tous deux, vous pourrez ne jamais m'écrire
ni l'un ni l'autre que je n'en serai pas moins
content, pourvu que mademoiselle Gerirude ou
M. Dubcrtier m'apprennent de temps en temps
que vous vous portez bien.
d'ici vos ennuis, et que je les partage ! 0 mon-
sieur le maréchal ! quand viendrez-vous repren-
dre ici, dans la simplicité de nos promenades
champêtres, le contentement, la gaîié, la sé-
rénité d'esprit? Je me sais presque mauvais
gré de la tranquillité dont je jouis ici sans vous :
elle n'est plus parfaite quand vous ne la parta-
gez pas.
Depuis ma dernière lettre, je n'ai point ea
de rechute, et je suis aussi bien que je puisse
être pour la saison. Mais vous, monsieur, faites-
moi dire un mot de vous, je vous supplie. Je
voudrois bien aussi savoir oii est M. le duc de
Montmorency, et si vous ne l'attendez pas cet
hiver.
A M. LE MARKCHAL DE LUXEMBOURG.
Novembre (739.
Quelle vie triste et pénible! que je pressens
T. IV.
A M. DELEYRE.
Montmorency, le 10 novembre 1759.
Vous voilà donc, mon cher Deleyre, bien
décidément fou ; car il n'y a plus de doute sur
votre dernière lettre : heureusement ce sont de
ces folies qui ont leur terme, qui ne laissent
après leur guérison qu'un peu de honte pour
cicatrice, et que bien peu d'hommes ont droit
de ne pas pardonner. Pour moi, vous jugez
bien que je vous la pardonne de tout mon cœur;
je souhaite seulement qu'elle ne vous fasse pas
faire de sottises.
Puisque vous aimez, vous n'aimez qu'un ob-
jet parfait ; cela est clair, et ce n'est assurément
pas de quoi je dispute : mais il faut m'excuser
d'avoir profané je ne dis pas l'idole, mais la di-
vinité de votre cœur. Il faut d'abord vous dire
que je crus qu'à votre départ tout étoit fini, et
que vous ne vous souveniez plus de vos ancien-
nes adorations que pour vous moquer de vous-
même et de votre simplicité. Naturellement vous
conviendrez que cette opinion n'étoit pas sans
vraisemblance, et que dos amours de Paris ne
doivent guère durer plus long-temps que cela.
J'avoisdonc prisletonque j'imaginoisque vous
prendriez vous-même, ou que du moins vous
écouteriez Volontiers : mais non ; l'absence, le
sort cruel, vous voilà toujours dans les senti-
mens héro'iques. A présent que je le sais , je
changerai le ton : assurément je n'ai pas dessein
de vous offenser, et je conviens que celui qui
20
306
CORRESPONDANCK.
laisse mal parler de ce qu'il aime , ou n'aime
point, ou n'est qu'un lâche.
Mais quelle insulte affreuse lui ai -je donc
faite, |)Our vous plonger dans le désespoir où
vous semblez être? Ai-je outragé ses mœurs, |
sa vertu, son honnêteté? car c'est sur tout cela
que vous vous épuisez en apologie ; et, sans
mentir, j'aimerois autant que vous ne vous fus-
siez pas tant gendarmé là-dessus, puisqu'il
n'en étoit pas question : c'est, mon cher Dc-
leyre, une maxime de guerre, qu'il faut tou-
jours attaquer les places du côté le mieux for-
tifié. Je l'ai traitée de commère, il est vrai ; j'ai
eu tort sans doute, et je l'aurois bien plus au-
jourd'hui, que je vous sais toujours sous le
charme, si je confirmois une épithète aussi peu
respectueuse. Mais mettez-vous un moment à
ma place ; je me disois: Les commères sont im-
portunes, babillardes, curieuses ; pour conten-
ter leur curiosité, peu leur importe de troubler
le repos d'autrui. Je me disois qu'une personne
discrète et modeste telle que vous m'aviez peint
votre maîtresse, loin de vous exciter à me l'a-
mener, vous en auroit détourné ; elle vous au-
roit dit (me figurois-je) : Pourquoi voulez-vous
inquiéter ce pauvre solitaire ? Laissons-le dans
sa retraite, puisqu'il veut y rester; je n'aime
point à contenter mes fantaisies aux dépens
d'autrui. Au lieu de cela, on vient, on se met
au guet, on me poursuit, on s'embarrasse fort
peu de me chasser de chez moi ; on questionne
ma gouvernante: pourquoi ceci? pourquoi cela?
on s'amuse à me faire faire un fort sot person-
nage, et à vous-même un autre , ne vous dé-
plaise, qui ne valoit guère mieux. Excusez, mon
pauvre Deleyrc, si, dans la grossièreté de ma
nomenclature, j'ai osé appeler cela du commé-
rage : pareille expression ne m'échappera plus.
Mais permettez-moi de vous dire, pour la der-
nière fois, que, bien que foible autant qu'un
autre , jamais femme ni fille à pareils procédés
n'aura l'honneur de me rendre amoureux
d'elle.
Quant à la femme dont vous me parlez, et
qui s'est, dites-vous, vantée de dîner avec moi,
j'espère qu'elle n'a pas tenu parole ; et quant à
moi, je n'en ai entendu parler que par vous, non
plus que de votre maîtresse, dont je ne sais pas
même le nom. Oh ! pour celle-là, puisque vous
ne la protégez pas, je vais me venger sur elle,
et en faire une véritable commère ; car, voyez-
vous, il m'en faut une absolument, et je vois
bien que vous m'abandonnez celle-ci, comme le
chasseur jette à l'épervier un morceau de chair
pour lui faire lâcher sa proie.
Enfin donc vous vous êtes choisi une maî-
tresse tendre et vertueuse 1 Cela n'est pas éton-
nant; toutes les maîtresses le sont. Vous vous
l'êtes choisie à Paris ! Trouver à Paris une
maîtresse tendre et vertueuse, c'est n'être pas
malheureux. Vous lui avez fait une promesse
de mariage ! Cher Deleyre, vous avez fait une
sottise; car si vous continuez d'aimer, la pro-
messe est superflue; si vous cessez, elle est inu-
tile, et vous peut doimer de grands embarras.
Mais peut-être cette promesse a-t-elle été payée
comptant : en ce cas je n'ai plus rien à dire.
Vous l'avez signée de votre sang? cela est
presque tragique ; mais je ne sais si le choix de
l'encre dont on écrit fait quelque chose à la foi
de celui qui signe. Je vois bien que l'amour
rend enfans les philosophes, tout aussi bien
que nous autres. Cher Deleyre, sans être votre
ami, j'ai de l'amitié pour vous, et je suis alarmé
de l'état où vous êtes. Ah! de grâce, songez
que l'amour n'est qu'illusion, qu'on ne voit
rien tel qu'il est tant qu'on aime ; et, s'il vous
reste une étincelle déraison, ne faites rien sans
l'avis de vos parens.
A MADAME LA MABECHALE DE LUXEMBOURG.
Moutmorency, le 13 novembre 1759.
Vous ne me répondez point, madame la ma-
réchale, votre silence m'effraie. Il faut que j'aie
avec vous quelque tort que j'ignore, ou que
j'aie eu trop raison, peut-être, de craindre
d'être oublié. Daignez vous mettre à ma place,
et soyez équitable. Comblé de tant de caresses,
n'ai-je pas dû prévoir la fin de l'illusion qui
m'en faisoit trouver digne? Mais où est ma
faute? Qu'ai-je fait pour causer cette illusion?
qu'ai-je fait pour la détruire? Elle devoit ne
point commencer, ou ne point finir... Quoi ! si
tôt... C'eût été toujours trop tôt. Si mes alar-
mes vous ont offensée, étoit-ce en lesjustifiant
qu'il falloit m'en punii?
En vérité, dame la maréchale, j'ai le re-
gret de ne savoir do quoi m'accnscr ; car, dans
ANNÉE 1759
la distance qui nous sépare, il vaudroit mieux
que le tort fût à moi qu'à vous. Craignant d'a-
voir commis quelque faute par ignorance, si
vous étiez une moins grande dame, j'irois me
jeter à vos pieds, et je n'épargnerois ni sou-
missions ni prière pour effacer vos méconten-
temens, bien ou mal fondés; mais dans le
rang où vous êtes, ne vous attendez pas que je
fasse tout ce que mon cœur me demande; je
dois bien plutôt me punir de l'avoir trop écouté.
Si cette lettre reste encore sans réponse, je me
dirai qu'il n'en faut plus espérer.
>07
A LA MÊME {*).
Ce mercredi soir, 1739.
J'ai beau relire le passage que vous avez
transcrit, il faut, madame, que je vous avoue
ma bêtise; je n'y vois point ce qui peut vous
offenser : je n'y vois qu'une plaisanterie, mau-
vaise à la vérité, mais non pas criminelle, puis-
que la seule volonté fait le crime : je n'y trouve
à blâmer que de vous avoir déplu ; et sans ce
malheur je la pourrois faire encore, et ne me
la reprocherois pas plus qu'auparavant. Dai-
gnez donc vous expliquer davantage; dites-moi
précisément de quoi il faut que je me repente,
et tenez-le déjà rétracté.
Vous voulez savoir des nouvelles de ma
santé : je me proposois de répondre aujourd'hui
là-dessus au petit billet que M. le maréchal me
fit écrire mercredi dernier pour s'en informer.
Trouvez donc bon que cette réponse vous soit
commune, ainsi que tous les sentimens de mon
cœur. Je me porte moins bien depuis quelque
temps ; les approches de l'hiver ne sont point
pour mqi sans conséquences : les premières ge-
lées se sont fait sentir si vivement que je me
suis cru lout-à-fait arrêté. Cependant je suis
mieux depuis deux ou trois jours : le relâche-
metïl de l'air ma beaucoup soulagé; et si cet
état continue, je n'aurai pas plus à me plaindre
rie ma santé depuis l'été dernier qu'elle éioii si
bonne, que de mon sort depuis que je suis ai-
uiô de vous.
(*) Eo rapprochant cette lettre d'an passage des Confessions
(îivre X, toinc < , pi?e 276), on voit qu'elle a dû être écrite
vers la liii de 4759. cVsl ionc k tort que M. Mussut-PaUiay l'a
classiV p irnii les lettre» de 1761.
A M. VERNfcS.
UoDlmoreacy, le 10 novembre 1759
Je sa vois, mon cher Vernes, la bonne récep-
tion que vous aviez faite à l'abbé de Saint-Non,
que vous laviez fêté, que vous l'aviez présenté
à M. de Voltaire, en un mot que vous l'aviez
reçu comme recommandé par un ami : il est
parti le cœur plein de vous, et sa reconnois-
sance a débordé dans le mien. Mais pourquoi
vous dire cela? n'avez-vous pas eu le plaisir de
m'obliger? ne me devez-vous pas aussi de la
reconnoissance? n'est-ce pas à vous désormais
de vous acquitter envers moi ?
Il n'y a rien de moi sous la presse ; ceux qui
vous l'ont dit vous ont trompé. Quand j'aurai
quelque écrit prêt à paroîire, vous n'en serez
pas instruit le dernier. J'ai traduit, tant bien
que mal, un livre de Tacite, et j'en reste là.
Je ne sais pas assez le latin pour l'entendre,
et n'ai pas assez de talent pour le rendre. Je
m'en tiens à cet essai : je ne sais même si j'ati-
rai jamais l'effronterie de le faire paroître ;
j'aurois grand besoin de vous pour l'en rendre
digne. Mais parlons de l'histoire de Genève.
Vous savez mon sentiment sur celte entreprise;
je n'en ai pas changé : tout ce qui me reste à
vous dire, c'est que je souhaite que vous fas-
siez un ouvrage assez vrai, assez beau et assez
utile pour qu'il soit impossible de l'imprimer ;
alors, quoi qu'il arrive, votre manuscrit de-
viendra un monument précieux qui fera bénira
jamais votre mémoire par tous les vrais citoyens,
si tant est qu'il en reste après vous. Je crois que
vous ne doutez pas de mon empressement à
lire cet ouvrage; mais si vous trouvez quelque
occasion pour me le faire parvenir, à la bonne
heure; car, pour moi, dans ma retraite, je ne
suis point à portée d'en trouver les occasions.
Je sais qu'il va et vient beaucoup de gens de
Genève à Paris, et de Paris à Genève ; mais je
connois peu tous ces voyageurs, et n'ai nul
dessein d'en beaucoup connoître. J'aime en-
core mieux ne pas vous lire.
Vous me demandez de la musique : eh Dieu,
cher Vernes! de quoi me parloz-vous? Je
ne connois plus d'autre musique que celle des
rossignols; et les chouettes de la forêt m'ont
dédommagé de l'Opéra de Paris. Revenu au
seul goût des plaisirs de la naturo, je méprise
"508
l'apprêt dos amusemens des villes. Redevenu
presque enfant, je m'attendris en rappelant les
vieilles chansons de Genève ; je les chante d'une
voix éteinte, et je finis par pleurer sur ma pa-
trie en songeant que je lui ai survécu. Adieu.
CORRESPONDANCE.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le 2G décembre 1759.
A M. DE BASTIDE.
Moatniorency, 5 décembre 1739.
J'aurois voulu, monsieur, pouvoir répondre
à l'honnêteté de vos sollicitations, en concourant
plus utilement à votre entreprise; mais vous
savez ma résolution, et, faute de mieux, je
suis réduit, pour vous complaire, à tirer de
mes anciens barbouillages le morceau ci-joint,
comme le moins indigne des regards du public.
11 y a six ans que M. le comte de Saint-Pierre
m'ayant confié les manuscrits de feu M. l'abbé
son oncle, j'avois commencé d'abréger ses
écrits, afin de les rendre plus commodes à
lire, et que ce qu'ils ont d'utile fut plus connu.
Mon dessein étoit de publier cetabrégé en deux
volumes, l'un desquels eût contenu les extraits
des ouvrages, et l'autre un jugement raisonné
sur chaque projet : mais après quelque essai
de ce travail, je vis qu'il ne m'étoit pas pro-
pre, et que je n'y réussirois point. J'aban-
donnai donc ce dessein, aprèsl'avoir seulement
exécuté sur la Paix perpétuelle etsur la Poly-
synodie. Je vous envoie, monsieur, le premier
de ces extraits, comme un sujet inaugural pour
vous qui aimez la paix, et dont les écrits la
respirent. Puissions-nous la voir bientôt réta-
blije entre les puissances 1 car entre les auteurs
on ne l'a jamais vue, et ce n'est pas aujourd'hui
qu'on doit l'espérer. Je vous salue, monsieur,
de tout mon cœur (*).
(*) Rousseau avoit cédé pour J2 louis à Bastide son extrait de
la Pnix perpétuelle, mais il paroit que celui-ci eut défense
de faire imprimer cet écrit dans son journal ; il se décida à le
fai re imprimer à part avec quelques retranchemens que le cen-
seur exigea. Bastide avoit trouvé le titre trop simple; il auroit
voulu le remplacer par un autre ; mais Rousseau s'y refusa par
une lettre dont Bastide a publié l'extrait que voici : • A l'égard
du titre, je ue puis consentir qu'il soit changé contre un autre
qui m'approprieroit davantage un projet qui ne m'appartient
V>oint. Il est vrai que j'ai vu l'objet sous un autre point de vue
que l'abbé de Saint-Pierre, et que j'ai quelquefois donné d'au-
tres raisons que les siennes. Rien n'empêclic que vous ne puis-
siez, si vous voulez, en dire un mot dans V divertissement ,
pourvu que le principal honneur demeure toujours à cet hom-
me respectable.... Si vous mettez mon non), n'allez pas, je
J'apprends, monsieur le maréchal, la perte
que vous venez de faire (*), et ce moment est
un de ceux où j'ai le plus de regret de n'être
pas auprès de vous ; car la joie se suffit à elle-
même, mais la tristesse a besoin de s'épancher,
et l'amitié est bien plus précieuse dans la peine
quedans le plaisir. Que les mortels sont à plain-
dre de se faire entre eux desattachemens dura-
bles ! Ah 1 puisqu'il faut passer sa vie à pleurer
ceux qui nous sont chers, à pleurer les uns
morts, les autres peu dignes de vivre, que je
la trouve peu regrettable à tous égards! Ceux
qui s'en vont sont plus heureux que ceux qui
restent; ils n'ont plus rien à pleurer. Ces ré-
flexions sont communes : qu'importe? en sont-
elles moins naturelles? Elles sont d'un homme
plus propre à s'affliger avec ses amis qu'à les
consoler, et qui sent aigrir ses propres peines
en s'attendrissant sur les leurs.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
45 janvier 1760.
Je vous oublie donc, madame la maréchale?
Si vous le pensiez, vous ne daigneriez pas me
le faire dire ; et, si cela étoit, je ne vaudrois
pas la peine que vous vous en aperçussiez,
ïaxez-moi de lenteur, mais non p.is de négli-
gence. L'exactitude dépend de moi, la dili-
gence n'en dépend pas. Jugez-moi sur les faits.
Vous savez que je fais pour madame d'Hou-
detot une copie pareille à la vôtre. Elle avoit
grande envie d'avoir cette copie, et moi grande
envie de lui faire plaisir. Cependant il y a trois
ans que cette copie est commencée, et elle n'est
pas finie : il n'y a pas encore deux mois que la
vôtre estcommencée, et vous aurez la première
partie dans huit jours. En continuant de la
même manière, vous aurez le tout en moins
d'un an. Comparez, et concluez. Quand j'aurai
eu le temps devons expliquer comment je tra-
vaille et comment je puis travailler, vous juge-
rez-vous même s'il dépend de moi d'aller plus
vous supplie , mettre poliment M. Rousseau; mais J. J. Rous'
seau, citoyen de Genève, ni plus ni moins. » G. P.
(') De la duchesse de Villeroi, sa sœur. G. P.
ANNEE 1760.
309
vile. Eu attendant , j'ai un peu sur le cœur le
reproche que vous m'avez fait faire. Je necroyois
pas que vous me jugeassiez sans m'enteiidre,
et que vous me jugeassiez si sévèrement. Je
n'oublierai de long-iemps que vous m'accusez
de vous oublier. Consultez un peu là-dessus
M. le maréchal , je vous en supplie. 11 y a un
temps infini qucjc ne lui ai écrit. Demandez-lui
s'il croit pour cela que je l'oublie. Madame, il
faut éirc lent à donner son estime, afin de n'ê-
tre pas si prompt à la retirer.
k H. MOULTOU.
Montmorency, 29 janvier 1760.
Si j'ai des torts avec vous, monsieur, je n'ai
pas celui de ne les pas sentir et de ne me les
pas reprocher. Mon silence est bien plus contre
moi que contre vous, car comment répondre à
une lettre qui m'honore si fort et où je me rc-
connois si peu? Je laisserai de votre lettre ce
qui ne me convient pas ; je ne vous rendrai
point les éloges que vous me donnez; je sup-
pose que vous n'aimeriez pas à les entendre,
et je tâcherai de mériter dans la suite que vous
en pensiez autant de moi.
Il y a un peu de la faute de M. Favre (*) si
je vous réponds si tard. Il m'avoit promis de
me revenir voir, et je m'élois promis, après
avoir causé un peu de temps avec lui, de lui
remettre une lettre pour vous; je l'ai attendu,
et il n'est point revenu. Je l'ai reçu avec sim-
plicité, mais avec joie. Je n'imagine pas qu'une
pareille réception puisse rebuter un Genevois
et un ami de M. Moultou. Si cela pouvoit être,
mon intention seroit bien mal remplie, et j'en
serois véril.iblement affligé.
M. Favre avoit un exiniil de votre sermon
sur le luxe : il me l'a lu, et je l'ai prié de me
le prêter pour le copier. M'entendez -vous,
monsieur ?
Au reste vous êtes le premier, que je sache,
qui ait montré que la feinte charité du riche
n'est en lui qu'un luxe de plus; il nourrit les
pauvres comme des chiens et des chevaux. Le
mal est que les chiens et les chevaux servent
à SOS plaisirs , et qu'à la fin les pauvres l'en-
(•) Premier syndic de la république de Genève. M. P. I
nuient ; à la fin, c'est un air de les laisser pé-
rir, comme c'en fut d'abord un de les assister.
J'ai peur qu'en montrant l'incompatibilité du
luxe et de l'égalité, vous n'ayez fait le contraire
de ce que vous vouliez : vous ne pouvez igno-
rer que les partisans du luxe sont tous ennemis
de l'égalité. En leur montrant comment il la
détruit, vous ne ferez que le leur faire aimer
davantage. H falloit faire voir, au contraire,
que l'opinion tournée en faveur de la richesse
et du luxe anéantit l'inégalité des rangs, et que
tout crédit gagné par les riches est perdu pour
les magistrats. Il me semble qu'il y auroit là-
dessus un autre sermon bien plus utile à faire,
plus profond, plus politique encore, et dans
lequel, en faisant votre cour, vous diriez des
vérités très-importantes et dont tout le monde
seroit frappé.
Vous me parlez de ce Voltaire 1 Pourquoi le
nom de ce baladin souille-t-il vos lettres? Le
malheureux a perdu ma patrie ; je le haïrois
davantage si je le méprisois moins. Je ne vois
dans ses grands talens qu'un opprobre de plus
qui le déshonore par l'indigne usage qu'il en
fait.- Ses talens ne lui servent, ainsi que ses
richesses, qu'à nourrir la dépravation de son
cœur. 0 Genevois! il vous paye bien de l'asile
que vous lui avez donné. 11 ne savoit plus où
aller faire du mal ; vous serez ses dernières
victimes. Je ne crois pas que beaucoup d'au-
tres hommes sages soient tentés d'avoir un tel
hôte après vous.
Ne nous faisons plus illusion, monsieur : je
me suis trompé dans ma lettre à M. d'Alen>-
bert : je ne croyois pas nos progrès si grands,
ni nos mœurs si avancées. Nos maux sont dé-
sormais sans remède ; il ne vous faut plus que
des palliatifs, et la comédie en est un. Homme
de bien, ne perdez pas votre ardente éloquence
à nous prêcher l'égalité, vous ne seriez plus
entendu. Nous ne sommes encore que des es-
claves ; apprenez-nous, s'il se peut, à n'être
pas des méchans, non ad vetera instiiula, quœ
jain pridem, corruplis moribus, ludibrio sunf,
revocansj mais en retardant le progrès du mal,
par des raisons d'intérêt, qui seules peuvent
toucher des hommes corrompus. Adieu, mon-
sieur : je vous embrasse.
P. S. J'allois faire partir ma lettre quand
M. Favre est entré. J'ai été charmé de voir
310
CORRESPONDANCE.
qu'il n'cloit pas mécontent de moi. J'ai passé
avec lui une demi -journée agréable; nous
avons parlé de vous. Il m'a dit que vous médi-
tiez un second sermon sur la même matière ;
j'en suis fort aise. Bonjour.
A H. LE MARÉCHiL DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le 2 février 1760.
Comptez-vous les mois, monsieur le maré-
chal? Pour moi, je compte les jours, et il me
semble que je trouve cet hiver plus long que
les autres. J'attends avec impatience le voyage
de Pâques pour célébrer un anniversaire qui
me sera toujours cher. J'ai donc oublié d'user
du présent, puisque je désire l'avenir, et voilà
de quoi vous êtes cause. La vie n'est plus égale
quand le cœur a des besoins; alors le temps
passe trop lentement ou trop vite ; il n'a sa
mesure fixe que pour le sage. Mais où est le
sage? Que je le plains! il est égal , parce qu'il
est insensible ; ses heures ont toutes la même
longueur, parce qu'il ne jouit d'aucune. Je ne
voudrois pas , pour tout au monde, un ami
dont la montre iroit toujours bien. M. le ma-
réchal, vous avez fort dérangé la mienne ; elle
retarde tous les jours davantage, elle est prête
à s'arrêter. Je voudrois aller la remonter près
de vous, mais cela m'est impossible; mon état
et la saison me condamnent à vous attendre.
A M. VERNES.
Montmorency, le 9 février t760.
Il y a une quinzaine de jours, mon cher
Vernes, que jai appris par M. Favre votre in-
fortune; il n'y en a guère moins que je suis
tombé malade, et je ne suis pas rétabli. Je ne
compare point mon état au vôtre ; mes maux
actuels ne sont que physiques; et moi, dont la
vie n'est qu'une alternative des uns et des
autres, je ne sais que trop que ce n'est pas les
premiers qui transpercent le cœur le plus vive-
ment. Le mien est fait pour partager vos dou-
leurs , et non pour vous en consoler. Je sais
trop bien, par expérience, que rien ne console
que le temps, et que souvent ce n'est encore
qu'une affliction de plus de songer que le temps
nous consolera. Cher Vernes, on n'a pas tout
perdu quand on pleure encore ; le regret du
bonheur passé en est un reste. Heureux qui
porte encore au fond de son cœur ce qui lui
fut cher! Oh ! croyez-moi, vous ne connoissez
pas la manière la plus cruelle de le perdre;
c'est d'avoir à le pleurer vivant. Mon bon
ami, vos peines me font songer aux mien-
nes; c'est un retour naturel aux malheureux.
D'autres pourront montrer à vos douleurs une
sensibilité plus désintéressée, mais personne,
j'en suis bien sûr, ne les partagera plus sincè-
rement.
A MADAME LA COMTESSE d'HOUDETOT.
Montmorency, 1760.
Je suis sensible à l'intérêt que vous prenez à
mou état. S'il pouvoit être soulagé, il le seroit
par les témoignages de votre amitié. Je me dis
tout ce qu'il me faut dire sur mes injustices :
ce seront les dernières, et vous ne recevrez
plus de moi des plaintes que vous n'avez jamais
méritées. Je ne suis pas mieux, c'est tout ce
que je puis vous dire. Je n'ai de consolation et
de témoignage d'amitié que de vous seule, et
c'est bien assez pour moi : mais il n'est pas
étonnant que j'en désire de fréquens retours
dans un temps où j'ignore si chaque lettre que
je reçois de vous, et chaque lettre que je vous
écris , ne sera pas la dernière. Adieu. Voilà la
Julie : je travaille à la première partie, mais
lentement, selon mes forces. Quoi qu'il arrive,
souvenez-vous, je vous en conjure, que vous
n'avez jamais eu et n'aurez jamais dami qui
vous soit aussi sincèrement et aussi purement
attaché que moi. Croyez encore qu'il n'y a pas
un bon sentiment dans une âme humaine qui
ne soit au fond de la mienne et que je n'y
nourrisse avec plaisir. Il mo seroit doux, si
j'avois à ne plus vous revoir, de vous laisser
au moins une impression de moi qui vous fit
quelquefois rappelermon souvenir avec plaisir.
Ne donnez point la Julie à relier, je vous
prie, jusqu'à nouvel avis, car je voudrois bien,
de quelque manière que ce soit, qu'elle ne sor-
tît point de vos mains.
ANNÉR 1760
Il faut qiiô vous soyez non seulement mon
amie, mais mon commissionnaire; car je n'ai
p!us de relation qu'avec vous. Je vous prie donc
de vouloir bien vous faire informer à la poste
s'il faut affranchir les Icllres poui- le canton de
Berne. J'ai oublié de vous recommander le se-
cret sur l'ouvrage commencé dont je vous ai
parlé. Si vous en avez parlé à quelqu'un, ihi'y
a point de votre faute. Je vous prie de me le
dire naturellement, mais de n'en plus reparler.
Adieu, encore un coup. J'attends de vos nou-
velles, c'est mon seul plaisir en ce monde.
Mi
A LA Mf:ME.
Ce JeuJi malin
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEUBODRG.
Montmorency, 8 mars I7G0.
Je vous sers lentement et mal, madame la
maréchale : il ne faut pas me le reprocher, il
faut m'en plaindre. Je n'aurai jamais de tort
envers vous qui ne soit un tourment pour moi :
c'est vous dire assez que mon lorl est involon-
taire. Si je ne suis pas plus diligent à l'avenir,
croyez que je n'aurai pas pu l'être. En vérité
je suis la dupe de l'état que j ai choisi. J'ai tout
sacriSé à l'indépendance, et j'ai tous les tracas
de la fortune : je supporterois patiemment tout
le reste, mais je murmure contre les occupa-
tions désagréables qui m'arrachent au plaisir
de travailler pour vous.
Je viens de recevoir, par un exprès que vous
avez eu la bonté de m'envoyer, une lettre de
mon libraire de Hollande, sans que je sache
comment elle vous est parvenue. Je suppose
que c'est par M. de Malesherbcs; mais j'aurois
besoin d'en être sûr.
Vous savez que je ne vous remercie plus de
rien, ni vous, madame, ni M. le maréchal.
Vous méritez l'un et l'autre que je ne vous dise
rien de plus, et que je vous laisse interpréter
ce silence.
Les beaux jours approchent, mais ils vien-
nent bien lentement. J'ai beau compter, ils
n'en viennent pas plus vite ; ils ne seront venus
que quand vous serez ici. Je suis forcé de finir;
j'ai vingt lettres indispensables à écrire, dont
pas une ne m'intéresse; et, ce qui vous fera
juger de mon sort mieux que tout ce que je
pourrois dire, je n'en puis faire de plus courte
«juc celle-ci.
J'apprends les plus tristes nouvelles, ou plu-
tAt elles se confirment, car madame de Ver-
delin m'avoit fait donner avis de la maladie de
M. le duc de Montmorency ; mais n'en sachant
rien de personne de votre maison, je croyois
la nouvelle fausse, et j'avois déjà envoyé chez
votre jardinier une lettre où je parlois à M. le
maréchal de ces bruits et de mon inquiétude,
lettre que celle de M. Dubertier me fait retirer.
Il me marque qu'on attend aujourd'hui des
nouvelles décisives, et me prometde m'en faire
part. Je vous supplie, madame la maréchale,
de lui rappeler sa promesse, et de me faire
instruire exactement de l'état des choses tant
qu'il y aura le moindre danger. Je suis dans
un trouble qui me permet à peine d'écrire : je
ne vous dis rien de mon état; vous en pouvez
juger puisque vous ne me voyez pas.
A M. DE MALESHERBES.
Montmorency, ie 6 mars I7G0.
Comblé depuis long-temps, monsieur, de
vos bontés, j'en profitois en silence, bien sûr
que vous n'auriez pu m'en croire digne si vous
m'y eussiez cru peu sensible, et bien plus sûr
encore que vous aimiez mieux mériter des re-
mercîmens que d'en recevoir. Je n'ai donc
point été surpris de la permission que vous
avez donnée à M. Bey, mon libraire, de vous
adresser les épreuves du fade recueil qu'enfin
je fais imprimer ; je suis même tout disposé à
croire, et à m'en glorifier, que cette grâce est
plus accordée à moi qu'à lui. Mais, monsieur,
il n'a pu vous la demander, et je ne puis m'en
prévaloir qu'en supposant qu'elle ne vous est
pas onéreuse ; et c'est sur quoi il ne m'a point
éclairci. J'atlendois cet éclaircissement d'une
de ses lettres, dont il fait mention dans une
autre, et qui ne m'est pas parvenue; ce qui
ma fait prendre la liberté de vous le demander
à vous-même.
Je suis trop jaloux de votre estime pour ne
pas souffrir à penser que ce long recueil pas-
sera tout entier sous vos yeux. Mon ridicule
attachement pour ces lettres ne m'aveugle
CORRESPONDANCE.
312
point sur le jugement que vous en porterez
sans doute, el qui doit être confirmé par le pu-
blic; je souhaiterois seulement que ce juge-
ment se bornât au livre, et ne s'étendît pas
jusqu'à l'éditeur. Je tâcherai, monsieur, de
justifier cette indulgence par quelque produc-
tion plus digne de l'approbation dont vous avez
honoré les précédentes.
Les épreuves lues, refermées à mon adresse,
« t mises à la poste, me parviendront exacte-
ment. Si les paquets étoient fort gros, nous
avons un messager qui va quatre fois la se-
maine à Paris, et dont l'entrepôt est à VUôtel
de Grammont, rue Saint-Germain-l'Auxerrois.
Tous les paquets qu'on y porte à mon adresse
me parviennent fidèlement aussi, et même
quelquefois plus tôt que par la poste, parce que
le messager retourne le même jour. Recevez,
monsieur, avec mes très-humbles excuses, les
assurances de ma reconnoissance et de mon
profond respect.
AU MÊME.
Montmorency, le ii mai 1760.
M. Rey me marque, monsieur, qu'il a mis
à la poste, le 8 de ce mois, un paquet conte-
nant l'épreuve H et la bonne feuille D de la
première partie du recueil qu'il imprime. Je
n'ai point reçu ce paquet, et il ne m'est rien
parvenu l'ordinaire précédent. Permettez-moi
donc, monsieur, de vous demander si vous
avez reçu ce même paquet ; car, comme son
retard suspend tout, il m'imporieroit de sa-
voir où il faut le réclamer. Le contre-seing,
votre cachet, votre nom, sont trop respectés
pour que je puisse imaginer qu'un tel paquet
se perde à la poste ; et je connois trop vos at-
tentions, voire exactitude, pour supposer qu'il
vous soit resté. Mais, monsieur, est-il bien
sûr que les envois ne passent point par quel-
que autre main, en sortant des vôtres, et que
peut-être ces misérables feuilles n'ont pas
quelque lecteur à votre insu? Il y a quinze
jours que je reçus deux paquets consécutive-
ment, l'un le lundi, l'autre le lendemain ; et je
conjecturai que vous n'aviez pas arrangé ainsi
cet envoi. Si cela étoit, il seroit à croire qu'un
paquet pût se perdre où les autres se retar-
dent.
C'est à regret, monsieur, que je fais casser
sous vos yeux ces minuties ; mais j'y suis force
par la 'chose même, et il est très-sûr que l'im-
porlunité que je vous cause me fait beaucoup
plus de peine que mon propre embarras.
Agréez, monsieur, les assurances de mon
profond respect.
A M. DE BASTIDE.
Le16juini;6a.
M. Duclos vous aura dit, monsieur, qu'il
m'envoya la semaine dernière l'argent que vous
lui aviez remis pour moi; et j'ai aussi reçu,
avant-hier, le premier cahier de votre nouvel
ouvrage périodique, dont je vous fais mes re-
mercîmens(*). Je l'ai lu avec plaisir; cependant
je crains que le style n'en soit un peu trop soi-
gné. S'il étoit un peu plus simple, ne pensez-
vous pas qu'il seroit un peu plus clair? Une
longue lecture me paroît difficile à soutenir sur
le ton que vous avez pris. Je crains aussi que
les petites lettres dont vous coupez les matières
ne disent pas grand'chose. Deux ou trois su-
jets variés, mais suivis, feroient peut-être un
tout plus agréable. Si je ne sais ce que je dis,
comme il est probable, acte de mon zèle, et
puis jetez mon papier au feu.
Quand vous ferez imprimer la Paix perpé-
tuelle, vous voudrez bien, monsieur, ne pas
oublier de m'envoyer les épreuves. J'approuve
fort le changement de M. Duclos. Il est très-
apparent que le public ne prendroit pas le mot
de secte dans le sens que je l'avois écrit ; au
reste ce sens peut être contre la bonne ac-
ception du mot, mais il n'est pas contre mes
principes.
il y a une note où je dis que, dans vingt ans,
les Ânglois auront perdu leur liberté : je crois
qu'il faut mettre le reste de leur liberté ; car
il y en a d'assez sots pour croire qu'ils l'ont en-
core.
Quand vous me demandez de vous ouvrir
mon portefeuille, voulez-vous, monsieur, in-
(*) j. F. de Bastide, mort en «798, est anteur et éditeur de
près de trente ouvrages, recueils, journaux, romans, comé-
dies, etc., tous maintenant oubliés. L'ouvrage périodique dont
il sagit ici avoit pour titre : Le Monde comme H est ; il na
duré que deux ans, et forme 4 volumes iu-42. ti P.
ANNÉE 1760.
313
suUer à ma misère? Non; mais vous oubliez
que vous avez vu le fond du sac. Je vous salue
de tout mon cœur.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Le 20 Juin 1760.
Voici, madame, la troisième partie des
Lettres. Je lâcherai que vous les ayez toutes
au mois de juillet, et, puisque vous ne dédai-
gnez pas de les faire relier, je me propose de
donner à cette copie le seul mérite que puisse
avoir un manuscrit de cette espèce, en y insé-
rant une petite addition qui ne sera pas dans
l'imprimé (*). Vous voyez, madame la maré-
chale, que je ne vous rends pas le mal pour le
mal ; car je cherche à trouver quelque chose
qui vous amuse, vous et M. le maréchal ; au
lieu que vous ne cessez de vous occuper ici,
l'un et l'autre, à me rendre ma solitude en-
nuyeuse quand vous n'y êtes plus.
A LA MÊME.
Ce lundi 20 juillet 1760.
Vous savez mes regrets, et vous me les par-
donnez : je ne me les reproche donc plus, et
l'intérêt que vous y prenez me console de ma
folie. Mon pauvre Turc n'étoit qu'un chien,
mais il m'aimoit; il étoit sensible, désintéressé,
d'un bon naturel. Hélas I comme vous le dites,
combien d'amis prétendus ne le valoient pas !
Heureux même si je retrouvois ces avantages
dans la recherche dont vous voulez bien vous
occuper; mais, quel qu'en soit le succès, j'y
verrai toujours les soins de i'amiiié la plus
précieuse qui jamais ait flatté mon cœur; et
cela seul dédommage de tout. J'ai été plus ma-
lade ces temps derniers, j'ai eu des vomisse-
mens; mais je suis mieux, et il me reste plus
de découragement et d'ennui que de mal. Je
ne puis m'occuper à rien : les romans même
finissent par m'ennuyer. J'ai voulu prendre
Childeric; il y faut renoncer. C'en est fait,
je ne redonnerai de ma vie un seul coup de
plume ; mes vains efforts ne feroient qu'exciter
(*) C'étoieul le» Avenlures de mylord Edouard Bomstom
dont II rcniit le manuscrit à madame de Luxembourg. M. V.
votre pitié. Il ne me reste qu'une occupation,
qu'une consolation dans la vie, mais elle est
douce, c'est de m'attendrir en pensant à
vous.
A LA MÊME.
Le lundi as juillet 1760.
Votre lettre, madame la maréchale, m'a
tiré de la peine où me tenoient mille bruits po-
pulair^es, qui tous tendoicnt à m'alarmer. H
me paroitra toujours bizarre que je me sois
donné des attachemens qui m'intéressent aux
nouvelles publiques ; mais, quoi qu'il arrive, ces
nouvelles ne m'intéresseront jamais guère par
elles-mêmes, et je me soucierai toujours fort
peu du sort de la Normandie, quand M. le ma-
réchal n'y sera pas. Tant qu'il y est, rien de
ce qui s'y passe ne peut m'étre indifférent (*).
Sa santé, sa sûreté, son repos, sa gloire, me
rendent attentif à tout ce qui s'y rapporte. C'est
un des inconvéniensinévitablesdansles attache-
mens inégaux, qu'on n'évite l'ingratitude que
par l'indiscrétion ; et je n'ai pas peur d'être ja-
mais tenté de délibérer sur cette alternative,
lorsqu'il sera question de vous. Je n'ai offert
ni de suivre M. le maréchal, ni de vous aller
voir. Vous avez, là-dessus, très-bien dit à ma-
dame du Deffand que je ne me déplaçois pas
ainsi. Vous avez bien raison ; ce seroit beau-
coup me déplacer que de me croire quelque
chose en pareilles circonstances. En vous rap-
pelant la lettre que je vous écrivis à l'occasion
de Saint-Martin, je vous ai parlé pour toute
ma vie, et je vous la rappelle pour la dernière
fois. Si jamais l'attachement d'un homme qui
n'a que du zèle pouvoit vous être de la moindre
utilité, c'est à vous de vous en souvenir.
J'espère, madame, par ce que vous me mar-
quez, que le voyage de M. le maréchal ne sera
pas de longue durée, et que vous n'irez pas à
Rouen. Puisque, dans le fort de vos inquiétu-
(*) En 1756, le maréclial de Luxembourg, gouverneur de
Normandie, s étoit rendu, par ordre de Louis XV, i Rouen ,
pour faire rayer quelques arrêts du parlement de cetie ville ,
qui contrarioient les volontés royales, et pour présider à l'en-
registrement des lettres patentes portant cassation de ces ar-
rêta. Ces missions étoient totijours dé»agréable<. U paroft que
Rousseau craignoit que le maréchal n'en eût encore une de
celte nature. M. P.
51* CORRKSPOiNDAINCE.
des, vous avez bien voulu penser à l'abbé Mo-
rellet, j'espère aussi que, quand elles seront
calmées, vous voudrez bien ne pas l'oublier, et
que vous achèverez la bonne œuvre que vous
avez si bien commencée. Si vous receviez quel-
que nouvelle favorable, je vous supplieroisd'en
faire immédiatement part à M. d'Alembert,
afin que le pauvre abbé en fût instruit plus
promptement. Deux heures de peine de plus
ou de moins ne sont pas une pclite affiiire pour
un prisonnier, et, à juger de son cœur par
le mien, le sentiment de vos bienfaits lui doit
être trop cher pour ne pas le lui donner le plus
tôt qu'il est possible.
A M.
Moolmorency, le 6 septembre 1760,
A LA MÊME.
Ce mercredi 6 août.
Je suis chargé, madame, par l'abbé Morel-
let de vous témoigner sa reconnoissance, et
pour les soins que vous avez bien voulu pren-
dre en sa faveur, et pour la bonté avec laquelle
vous l'avez reçu. Il m'a écrit de la campagne
où il est, et il m'a marqué qu'après avoir eu
l'honneur de vous voir, il n'étoit plus surpris
que vous fussiez exceptée de mon renoncement
au monde et à ses pompes : ce sont ses termes ;
de sorte que, si l'on accuse encore ma conduite
d'être en contradiction avec mes principes,
j'aurai toujours une réponse assurée quand il
vous plaira d'en faire les frais, très-sùr d'avoir
autant réfuté de gens que vous aurez bien vou-
lu recevoir de visites. M. d'Alembert me prie
aussi d'être son interprète envers vous (*). Mais
moi, qui ai tant de choses à dire, qui sera le
mien? mon silence.
Je n'entends point parler du retour de M. le
maréchal; je vois bien qu'il faut renoncer à
l'espoir de vous voir cet été. Voilà donc déjà
l'hiver venu, et malheureusement le printemps
n'en est pas plus rapproché de nous. Vos voya-
ges en ce pays m'ont fait perdre la montre
d'Emile; le temps ne coule plus également
pour moi.
O I/abbé UoreUet fait un tout autre récit dans ses mémoi-
res, c'est d'Alembert qui le fit sortir, et c'est d'Alembert qui
remercia, etc. On ne répond à cela que par un fail; c'est qu'on
Uentla lettre à la luarécbale, d'elle-même. M. V,
Il y a long-temps, monsieur, que je vous
dois une réponse et un remercîment. Ce n'est
ni par oubli, ni par négligence, que je ne me suis
pas plus tôt acquitté de ce devoir. Mais vous
souhaitiez que j'entrasse avec vous dans des dis-
cussions qui demandent plus de temps que mes
occupations et la saison où nous sommes ne
m'en ont laissé jusqu'ici. II faut donc que vous
me permettiez de renvoyer à un moment de
loisir la réponse raisonnée que vous exigez de
moi, et que vous vous conlenticz, quant à pré-
sont, de mon remercîment très-humble à l'at-
tention dont vous m'avez honoré.
Quoique je sois fort éloigné de faire cause
commune avec les philosophes dont vous par-
lez, je ne suis pas en tout de votre avis; mais
bien loin de trouver mauvais que vous ne soyez
pas du mien, je ne puis qu'être sensible à la
manière obligôanteethonnôtedont vous le com-
battez. Vous pensez trop bien ou trop mal do
moi, monsieur; vous me croyez philosophe,
et je ne le suis pas ; vous me croyez entêté de
mes sentimens, et je le suis encore moins. Je
ne puis pas faire que je croie ce que je ne crois
pas, et que je ne croie pas ce que je crois;
mais ce que je puis, c'est de n'être point fâché
contre quiconque n'étant pas de mon senti-
ment, dit le sien sans détour et avec franchise.
Au surplus, je doute que personne au monde
aime et respecte plus sincèrement la religion
que moi, ce qui n'empêche pas que je ne dé-
teste et méprise ce que les hommes y ont ajouté
de barbare, d'injuste et de pernicieux à la so-
ciété. Je ne renonce pas au plaisir de discuter
plus au long ce sujet avec votis. En attendant,
trouvez bon, monsieur, qu'avec la simplicité
dont j'use avec tout le monde, je vous assure
de ma reconnoissance et de mon respect.
A MADAME LA MARKCBALE DE LUXEHBOUKG.
Montmorency, le 6 octobre 1760.
Vous savez, madame, que je ne vous remer-
cie plus de rien. Je mecontenterois donc de vous
parler de ma santé si elle n'étoit assez bonne
pour n'en rien duc. Vous me faites tort de
ANiNÉE 17G0.
315
croire que je ne me soucie pas assez de me con-
server. Vous et M. le mai échul m'avez rendu
l'amour de la vie ; elle me sera chère tant que
vous y prendrez intérêt. M. le prince de Couti
est venu ici avec madame de Boufflers, et je
n'ignore pas à qui s'adrcssoit cette visite. Je ne
suis point surpris que l'honneur de votre bien-
veillance m'en attire d'autre ; mais en voyant
la considération qu'on me témoigne, je suis ef-
frayé dos dettes que je vous fais contracter.
Les perdreaux que j'ai reçus me confirment
que M. le maréchal se porte bien, et que vous
ne m'oubliez ni l'un ni l'autre. Pour moi, je ne
sais si je dois être bien aise ou fâché d'avoir si
peu de mérite à penser continuellement à vous ;
mais je sais bien qu'il ne se passe pas une
heure dans la journée où votre nom ne soit
prononcé dans ma retraite avec attendrisse-
ment et respect.
Votre copie n'est pas encore achevée ; vous
ne sauriez croire combien je suis détourné dans
cette saison. Mais cependant, madame, vous
aurez la sixième partie avant le -15, ou j'aurai
manqué de parole à madame d'Houdetot, et je
tâche de n'en manquer à personne.
à M. LE MARECHAL DE LUXEMBOURG.
Le 7 octo))re 1760.
Si j'avois à me fâcher contre vous, monsieur
le maréchal, ce seroit de la trop grande exacti-
tude à répondre à laquelle vous m'avez accoutu-
mé, et qui fait que je m'alarme aussitôt que vous
en manquez. J'étois inquiet, et je n'avois que
trop raison de l'être. Madame la maréchale
étoit malade, et je n'en savois rien I La maladie
de madame la princesse de Robeck vous tenoit
en peine, et je n'en savois rien ! Après cela,
pensez-vous que je puisse être tranquille tou-
tes les fois que vous tarderez à me répondre?
Comment puis-je alors éviter de me dire que,
si tout alloit bien, vous auriez déjà répondu?
Madame la maréchale est quitte de sa fièvre :
mais ce n'est pas assez; je voudrois bien ap-
prendre aussi qu'elle est quitte de son rhume
et n'a plus besoin de garder le lit. Sans écrire
vous-même, faites-moi marquer, je vous prie,
par quelqu'un de vos gens, comment elle se
trouve. Il faut bien que mon attachement vous
coûte un peu de peine, quand il no me laisse
pas non plus sans souci.
I.a nouvelle perte dont vous êtes menacé, ou
plutôt que vous avez déjà faite, vous affligera
sans vous surprendre; vous n'avez que trop
eu le temps de la pressentir et de vous y prépa-
rer. Après l'avoir pleurée vivante, vous devez
voir avec quelque sorte de consolation le mo-
ment qui terminera ses langueurs. Vivre pour
souffrir n'est pas un sort désirable; mais ce
qui est désirable et rare est de porter jusqu'à
la fin de ses peines la sécurité qui les adoucit;
elle cessera de souffrir sans avoir eu l'effroi de
cesser de vivre. Tandis qu'elle est dans cet état
paisible , mais sans ressource , le meilleur
souhait qui me reste à faire pour vous et pour
elle est de vous savoir bientôt délivré du senti-
ment de ses maux.
A H. DELALIVE.
Le 7 octobre 1760.
J'étois occupé, monsieur, au moment que je
reçus votre présent (*), à un travail qui ne
pouvoit se remettre, et qui m'empêcha de vous
en remercier sur-le-champ. Je l'ai reçu avec le
plaisir et la reconnoissance que me donnent
tous les témoignages de votre souvenir.
Venez, monsieur, quand il vous plaira, voir
ma retraite ornée de vos bienfaits ; ce sera les
augmenter, et les momens que vous aurez à
perdre ne seront point perdus pour moi. Quant
au scrupule de me distraire, n'en ayez point.
Grâces au ciel, j'ai quitté la plume pour ne la
plus reprendre ; du moins l'unique emploi que
j'en fais désormais craint peu les distractions.
Que n'ai-je été toujours aussi sage ! je serois
aimé des bonnes gens, et ne serois point connu
des autres. Rentré dans l'obscurité qui me con-
vient , je la trouverai toujours honorable et
douce, si je n'y suis point oublié de vous.
A MADAME DE BOUFFLERS.
Montmorency, le 7 octobre 1760.
Recevez mes justes plaintes, madame: j'ai
reçu de la part de monsieur le prince de ConCi
(') Une collection de gravures.
516
CORRESPONDANCE.
un second présont de gibier, dont sûrement
vous êtes complice, quoique vous sussiez qu'a-
près avoir reçu le premierj'avois résolu de n'en
plus accepter d'autre. Mais S. A. S. a fait ajou-
ter dans la lettre que ce gibier avoit été tué de
sa main ; et j'ai cru ne pouvoir refuser ce se-
cond acte de respect à une attention si flatteuse.
Deux fois je n'ai songé qu'à ce que je devois
au prince; il sera juste, à la troisième, que je
songe à ce que je me dois.
Je suis vivement touché des témoignages
d'estime et de bonté dont m'a honoré S. A.,
et auxquels j'aurois le moins dû m'attendre. Je
sais respecter le mérite jusque dans les princes,
d'autant plus que, quand ils en ont, il faut
qu'ils en aient plus que les autres hommes. Je
n'ai rien vu de lui qui ne soit selon mon cœur,
excepté son titre ; encore sa personne m'attire-
l-elle plus que son rang ne me repousse. Mais,
madame, avec tout cela, je n'enfreindrai plus
mes maximes, même pour lui. Je leur dois
peut-être en partie l'honneur qu'il m'a fait;
c'est encore une raison pour qu'elles me soient
toujours chères. Si je pensois comme un autre,
eût-il daigné me venir voir? Hé bien ! J'aime
mieux sa conversation que ses dons.
Ces dons ne sont que du gibier, j'en conviens ;
mais qu'importe? ils n'en sont que d'un plus
grand prix, et je n'y vois que mieux la con-
trainte dont on use pour me les faire accepter.
Selon moi, rien de ce que Ton reçoit n'est sans
conséquence. Quand on commence par accepter
quelque chose, bientôt on ne refuse plus rien.
Sitôt qu'on reçoit tout, bientôt on demande, et
quiconque en vient à demander fait bientôt
tout ce qu'il faut pour obtenir. La gradation
me paroît inévitable. Or, madame, quoi qu'il
arrive, je n'en veux pas venir là.
Il est vrai que M. le maréchal de Luxem-
bourg m'envoie du gibier de sa chasse, et que
je l'accepte. Je suis bien heureux qu'il ne m'en-
voie rien de plus, carj'auroishontederien refu-
ser de sa main. Mais je suis très-sûr qu'il m'aime
trop pour abuser de ses droits sur mon cœur,et
pour avilir toute la pureté de mon attachement
pour lui. M. le maréchal de Luxembourg est
avec moi dans un cas unique. Madame, je suis
à lui ; il peut disposer comme il lui plaît de
son bien.
Voilà une bien grande lettre employée à ne
vous parler que de moi : mais je crois que voua
ne vous tromperez pas à ce langage; et si jo
vous fais mon apologie avec tant d'inquiétude,
vous en verrez aisément la raison (*).
A M. LE CHEVALIER DE LORENZI.
Montmorency, le 31 octobre <760.
Je prévis bien, cher chevalier, que le mau-
vais temps VOUS empêcheroit de venir lundi
dernier, comme vous me l'aviez marqué, et
je fus plus fâché qu'alarmé de ne vous pas voir
arriver. Je n'aurois même goûté qu'à demi le
plaisir de passer une heure ou deux avec vous ;
car j'étois malade et insociable. Je suis rétabli,
ou à peu près; mais je ne sais si l'hiver, qui
s'avance en manteau fourré de neige, me
laissera recouvrer le plaisir perdu aussitôt que
la santé. Quoi qu'il en soit, que je vous re-
voie ou non, je pourrai passer des moniens
moins agréables; mais je n'en penserai pas
moins à vous, et ne vous en aimerai pas moins.
Je sens que je me suis attaché à vous sûrement
plus que vous ne pensez et plus que je n'ai d a-
bord pensé moi-même. J'en juge par le plaisir
sensible et vrai que j'éprouve quand je vous
vois. Je ne suis pas recherchant, il est vrai ; et
mon cœur est usé pour l'amitié : je laisse venir
ceux qui viennent, et s'en aller ceux qui s'en
vont; mais j'aime encore à être aimé. Quand
on me convient autant que vous, je ne demeure
guère en reste ; et si je ne suis pas le premier
à mettre ma mise, je ne le suis pas non plus à
la retirer.
Je vous remercierois davantage d'avoir fait
ma commission avec tant d'exactitude, si vous
(*) N'oublions pas que dans ses Confessions (livre x, p. 287)
Rousseau se reproche vivement d'avoir écrit cette lettre ,
comme annonçant moins la délicatesse d'un homme fier gui
veut conserver sonindépendance, que la rusticité d'un mal
appris qui se méconnoU. — A l'occasion de la visite que le
prince de Conti lui lit à Mont-Louis , et dont le récit est ter-
miné par ce passage des Confessions, nous eussions pu rap-
peler un trait de notre auteur rapporté par Chamfort, et assez
caractéristique pour mériter d'être conservé. Ne l'ayant pax
fait, nous pouvons au moins lui donner place ici.
u Ondisoit à J,-J. Rousseau qui avoitgagné plusieurs parties
d'échecs au prince de Couti, qu'il ne lui avoit pas fait sa cour,
et qu'il falloit lui en laisser gagner quelques-unes. Comment !
dit-il, je lui donne la tour. >■ (Chamfout (Caractères et anec-
dotes. ) G« P.
ANNÉE 1760.
317
ne l'aviez fuite aussi avec une magnificence qui
m'effraie. Je soupçonne, par cet essai, que vous
n'êtes pas fort propre à être un commissionnaire
de copiste. Dépêchez-vous bien vite de m'en-
voyer mon mémoire, afin que je sache à quoi
men tenir, et que je m'arrange pourécorchor
les pratiques de manière à me payer bientôt de
toute cette profusion.
La Julie s'avance, et je commence à espérer
que, si les glaces ne ferment pas les canaux de
bonne heure, elle pourra paroître ici cet hiver.
Vous avez pris tant d'intérêt aux sujets d'estam-
pes, que vous apprendrez avec plaisir qu'ils
seront exécutés; j'ai vu les premiers dessins :
j'en suis très-content, et l'on en grave actuelle-
ment les planches. Ce n'est pas mon libraire
qui a fait cette entreprise ; c'est un M. Coindet,
mon compatriote, homme de goût, qui aime
les arts, et qui s'y connoît. 11 a choisi d'excel-
lens artistes, et l'ouvrage sera fait avec le plus
grand soin : cela fera, ce me semble, un des
plus agréables recueils d'estampes qu'on ait vus
depuis long-temps ; et je ne doute pas que, s'il
y avoit quelque succès à espérer pour le livre,
elles n'y pussent contribuer beaucoup : le mal-
heur est qu'elles se débiteront séparément.
Adieu, cher chevalier. Je vous parle de mes
affaires parce que je pense à moi première-
ment : mais c'est à vous que j'en parle; voyez
quelle conclusion vous devez tirer de là.
A M. «"
Montmorency. . . . 1760.
Le mol propre me vient rarement, et je ne
le regrette guère en écrivante des lecteurs aussi
clairvoyans que vous. La préface (*) est impri-
mée, ainsi je n'y puis plus rien changer. Je lai
déjà cousue à la première partie; je l'en déta-
cherai pour vous l'envoyer, si vous voulez;
mais elle ne contient rien dont je ne vous aie
déjà dit ou écrit la substance; et j'espère que
vous ne tarderez pas à l'avoir avec le livre
même; car il est en route. Malheureusement
mes exemplaires ne viennent qu'avec ceux du
libraire. J'espère pourtant faire en sorte que
vous ayez le vôtre avant que le livre soit
public.
Comme cette préface n'est que l'abrégé de
celle dont je vous ai parlé, je persiste dans la
pensée de donner celle-ci à part ; mais j'y dis
trop de bien et trop de mal du livre pour la
donner d'avance; il faut lui laisser faire son
effet, bon ou mauvais, de lui-même, et puis la
donner après.
Quant aux aventures d'Edouard, il seroit
trop tard, puisque le livre est imprimé : d'ail-
leurs, craignant de succomber à la tentation,
j'en ai jeté les cahiers au feu, et il n'en reste
qu'un court extrait que j'en ai fait pour ma-
dame la maréchale de Luxembourg, et qui est
entre ses mains.
A l'égard de ce que vous me dites de Wol-
mar, et du danger qu'il peut faire courir à l'é-
diteur, cela ne m'effraie point; je suis sûr qu'on
ne m'inquiétera jamais justement, et c'est une
folie de vouloir se précautionner contre l'injus-
tice. Il reste là-dessus d'importantes vérités à
dire, et qui doivent être dites par un croyant.
Je serai ce croyant-là ; et si je n'ai pas le talent
nécessaire, j'aurai du moins l'intrépidité. A
Dieu ne plaise que je veuille ébranler cet arbre
sacré que je respecte, et que je voudrois cimen-
ter de mon sang ! Mais j'en voudrois bien ôter
les branches qu'on y a greffées, et qui portent
de si mauvais fruits.
Quoique je n'aie plus reçu de nouvelles de
mon libraire depuis la dernière feuille, je crois
son envoi en route, et j'estime qu'il arrivera à
Paris vers Noël. Au reste, si vous n'êtes pas hon-
teux d'aimer cet ouvrage,je ne vois pas pourquoi
vous vous abstiendriez de dire que vous l'avez
lu, puisque cela ne peut que favoriser le débit.
Pour moi, j'ai gardé le secret que nous nous
sommes promis mutuellement; mais si vous
me permettez de le rompre, j'aurai grand soin
de me vanter de votre approbation (*).
Un jeune Genevois {") , qui a du goût pour les
beaux-arts, a entrepris de faire graver, pour
ce livre, un recueil d'estampes dont je lui ai
donné les sujets : comme elles ne peuvent êire
prêtes à temps pour paroître avec le livre, elles
se débiteront à part.
(*) On croit que cette lettre ét«>it adressée k Ducio*.
(") H. Coindet, qui étoit commis chez MM. Thélinton «t
Necker.
(') Celle de la Nouvelle Béloite.
G. P.
5i8 CORRKSPONDANCE
A U. LE CHEVALIER DE LOREISZI.
Montmorency, le S novembre 1760.
Vous allez à Versailles, mon cher chevalier;
j'en suis charmé, et je ne me croirai pas tout-
à-fait absent des personnes que vous allez
voir, tant que vous serez auprès d'elles. Je vous
envierois de semblables voyages en pareille oc-
casion, s'il ne falloit vous envier en même
temps votre élat, qui vous les rend convena-
bles; et chacun doit être content du sien. Allez
donc, cher chevalier; faites un bon voyage :
parlez de moi, parlez pour moi. Vousconnois-
sez mes sentimens, vous direz mieux que je ne
dirois; un ami vaut mieux qtie soi-même en
mille occasions, et surtout en celle-là. Ne man-
quez pas, à votre retour, de me donner am-
plement des nouvelles ; il y a très-long-temps
que je n'en ai aucune d'aucun côté ; la voiture
aux provisions est venue (') que j'étois malade,
et je n'en ai rien su. J'ai envoyé, le ^ 6 du mois
dernier, un paquet à madame la maréchale;
je n'ai aucun avis de la réception.
Vous ne me soupçonnez pas, je pense,
d'être insensible au souvenir de madame de
Boufflers; ou je me trompe fort, ou vous êtes
bien sûr que je ne pécherai jamais envers elle
par ce côté-là : mais quand vous voulez que je
lui écrive, nous sommes loin de compte : j'ai
bien de la peine à répondre à ceux qui m'écri-
vent, ce n'est pas pour écrire à ceux qui ne me
répondent point. D'ailleurs je trouve bien
mieux mon compte à penser à elle qu'à lui
écrire ; car en moi-même je lui dis tout ce qu'il
me plaît ; et, en lui écrivant, il ne faut lui dire
que ce qui convient. Considérez encore que les
devoirs et les soins changent selon les états.
Vous autres gens du monde, qui ne savez que
faire de votre temps, êtes trop heureux d'avoir
des lettres à écrire pour vous amuser; mais
quand un pauvre copiste a passé la journée à
son travail, il ne s'en délasse point à écrire des
lettres ; il faut qu'il quitte la plume et le papier.
Kn générai, je suis convaincu qu'un homme
OLemot PENDANT est vraisemblablement omis. — C'est
l'observation qu ont faite sur ce passage tous les précédents
éditeurs, comme pour relever sans cloule une erreur de Rous-
sean dans celte omission. Mais cette omission ne Ta-t-il pas
plnlôt faite a dessein, faisant ainsi passer dans le style épisto-
laire cette locution d'usage dans la conversation : vous vien-
drez que je n'y serai pa$? G, P.
sage ne doit jamais former de liaisons dans des
conditions fort au-dessus de la sienne; car,
quelque convenance d'humeur et de caractère,
quelque sincérité d'attachement qu'il y trouve,
il en résulte toujours dans sa manière de vivre
une multitude d'inconvéniens secrets qu'il sent
tous les jours, qu'il ne peut dire à personne,
et que personne ne peut deviner. Pour moi, à
Dieu ne plaise que je veuille jamais rompre des
allachemens qui font le bonheur de ma vie, et
qui me deviennent plus chers de jour en jour.
Mais j'ai bien résolu d'en retrancher tout ce qui
me rapproche d'une société générale pour la-
quelle je ne suis point fait. Je vivrai pour ceux
qui m'aiment, et ne vivrai que pour eux.
Je ne veux plus que les indifférons me volent
un seul moment de ma vie ; je sais bien à quoi
l'employer sans eux.
L'explication que vous m'avez donnée au
sujet du papier ne vous justifie pas tout-à-fait
de la profusion dont je vous accuse : mais
comme j'aurai peu d'argent à débourser, grâce
à l'attention de M. le prince de Conti, je ne me
plains pas beaucoup d'une dépense que je ne
dois payer qu'on chansons. Afin donc de n'être
pas chargé d'un dépôt, je prendrai le papier
pour mon compte ; au moyen de quoi je taxerai
ma copie comme si j'avois fourni le papier, et
nous déduirons sur le paiememt trente-trois
livres avancées par son altesse. Quant à vous,
je consens à ne vous rembourser les neuf francs
qu'à notre première entrevue ; mais je voudrois
bien ne pas les garder trop long-temps. Je dois
vous dire encore que le grand papier destiné à
la copie du manuscrit a été un peu limé par
le dos dans la voiture; ce qui peut rendre la
reliure plus difficile et moins solide : d'ailleurs
la forme m'en paroît bien grande pour être
employée dans toute sa grandeur. Ne convien-
droit-il pasde le plier en deux pour lui donner
un format in-4'', à peu près comme celui du
manuscrit? De cette manière la limure ne seroit
plus au dos, mais sur la tranche, et cela s'en
iroit en le reliant. Vous pourrez là-dessus sa-
voir à loisir les intentions du prince ; car j'ai
commencé par la musique, et je ne prendrai le
manuscrit que quand elle sera faite. Adieu,
cher chevalier. Je ne vous dirai plus que je
vous aime de tout mon cœur; mais si jamais
je cesse, quod absit, alors je vous le dirai.
ANNÉK 17G0.
319
P. S. Je connois un traité do l'éducation mé-
dicinale des enfans, et j'ai trouvé ce litre si
béte, que je n'ai pas daigné lire l'ouvrage: mais
que celui dont vous parlez soit celui-là ou un
autre, s'il vous lomboit aisément sous la main,
je ne serois pas fâché de le parcourir, sinon,
nous pouvons le laisser là. Adieu : le reste pour
une autre fois.
« Scriptus et in tergo. necdùci iinitus, Orestes. «
A M. DE MALESHI.RBES.
Montmorency, le 17 novembre f760.
Je vois, monsieur, par la réponse dont vous
m'avez honoré, que j'ai commis, sans le savoir,
une indiscrétion pour laquelle je vous dois ,
avec mes humbles excuses, ma justification,
autant qu'il est possible. Prenant donc la dis-
cussion dans laquelle vous voulez bien entrer
avec moi comme une permission d"y entrer à
mon tour, j'userai de cette liberté pour vous
exposer les raisons de mon sentiment, que
j'estimcrois être aussi le vôtre, sur l'affaire en
question.
Je remarquerai d'abord qu'il y a sur le droit
dos gens beaucoup de maximes incontestées,
lesquelles sont pourtant et seront toujours vai-
nes et sans effet dans la pratique, parce qu'elles
portent sur une égalité supposée entre les
états comme entre les hommes ; principe qui
n'est vrai, pour les premiers, ni de leur gran-
deur, ni de leur forme, ni par conséquent du
droit relatif des sujets, qui dérive de l'une et
do l'autre. Le droit naturel est le môme pour
tous les hommes, qui tous ont reçu de la na-
ture une mesure commune , et des bornes
qu'ils ne peuvent passer; mais le droit dos
gens, tenant à des mesures d'institutions hu-
maines et qui n'ont point de terme absolu ,
varie et doit varier de nation à nation. Les
grands états en imposent aux petits et s'en font
i-especter; cependant ils ont besoin d'eux et plus
besoin peut-être que les petits n'ont des grands.
Il faut donc qu'ils leur cèdent quelque chose en
équivalent de ce qu'ils en exigent. Les avati-
tiiçres pris en détail ne sont pas égaux, mais
ils se compensent ; et de là naît le vrai droit des
{'ons, établi non dans les livres, mais entre les
hommes. Les uns ont pour eux les honneur?.
le rang, la puissance; les autres, le profit
ignoble, et la petite utilité. Quand les grands
états voudront avoir à eux seuls leurs avanta-
ges, et partager ceux des petits, ils voudront
une chose impossible ; et, quoi qu'ils fassent,
ils ne parviendront jamais à établir dans les
petites choses cette parité qu'ils ne souffrent
pas dans les grandes.
Les différences qui naissent de la nature du
gouvernement ne modifient pas moins nécessai-
rement iesdroits respectifs des sujets. La liberté
de la presse, établie en Hollande , exige dans
la police de la librairie des réglemens différens
de ceux qu'on lui donne en France, où cette
liberté n'a ni nepeut avoir lieu. Et si l'on vouloit,
par des traités de puissance à puissance, établir
une police uniforme et les mêmes réglemens
sur cette matière entre les deux états, ces
traités seroient bientôt sans effet , ou l'un des
deux gouvernemens changeroit de forme, at-
tendu que dans tout pays il n'y a jamais de lois
observées que celles qui tiennent à la nature du
gouvernement.
Le débit de la librairie est prodigieux en
France , presque aussi grand que dans le reste
de l'Europe entière. En Hollande, il est presque
nul. Au contraire, il s'imprime proportionnelle-
ment plus de livres en Hollande qu'en France.
Ainsi l'on pourroit dire, à quelque égard, que
la consommation est en France, et la fiibrica-
tion en Hollande, quand même la France en-
verroitcn Hollande plus de livres qu'elle n'en
reçoit du même pays; parce que, oîi le Fran-
çois est consommateur, le Hollandois n'est que
facteur; la France reçoit pour elle seule; la
Hollande reçoit pour autrui. Tel est, entre les
deux puissances, l'état relatif de cette partie
du commerce ; et cet état, forcé par les deux
constitutions, reviendra toujours, malgré qu'on
en ait. J'entends bien que le gouvernement do
France voudroit que la fabrique Çùl où est la
consommation : mais cela ne se peut, et c'est
lui-même qui l'empêche par la rigueur de la
censure. H ne sauroit, quand il le voudroit,
adoucir cette rigueur; car un gouvernement
qui peut tout ne peut pas s'ôter à lui-même les
chaînes qu'il est forcé de se donner pour con-
tinuer de tout pouvoir. Si les avantages de la
puissance arbitraire sont grands, un pouvoir
modéré a aussi les siens, qui ne sont pas moin-
520
CORRESPONDANCE
drcs : c'est de faire, sans inconvénient, tout ce
qui est utile à la nation.
Suivant une des maximes du gouvernement
de France, il y a beaucoup de choses qu'on ne
doit pas permettre, et qu'il convient de tolé-
rer : d'où il suit qu'on peut et qu'on doit souf-
frir l'entrée d'un tel livre dont on ne doit pas
souffrir l'impression. Et, en effet, sans cela, la
France, réduite presque à sa seule littérature,
fcroit scission avec le corps de la république
des lettres, retomberoit bientôt dans la bar-
barie , et perdroit même d'autres branches de
commerce auxquelles celle-là sert de contre-
poids. Mais quand un livre imprimé en Hol-
lande parce qu'il n'a pu ni dû être imprimé en
France, y est pourtant réimprimé, le gouver-
nement pèche alors contre ses propres maxi-
mes, et se met en contradiction avec lui-même.
J'ajoute que la parité dont il s'autorise est illu-
soire ; et la conséquence qu'il en tire, quoique
juste, n'est pas équitable; car, comme on im-
prime en France pour la France , et en Hol-
lande encore pour la France, et comme on ne
laisse pas entrer dans le royaume les éditions
contrefaites sur celles du pays, la réimpres-
sion , faite en Hollande, d'un livre imprime
eu France fait peu de tort au libraire françois ;
et la réimpression, faite en France, d'un livre
imprimé en Hollande, ruine le libraire hollan-
dois. Si cette considération ne touche pas le
gouvernement de France, elle touche le gou-
vernement de Hollande, et il saura bien la faire
valoir, si jamais le premier lui propose de
mettre la chose au pair.
Je sais trop bien , monsieur, à qui je parle
pour entrer avec vous dans un détail de con-
séquences et d'applications. Le magistrat et
l'homme d'état versé dans ces matières n'a pas
besoin des éclaircissemens qui seroient néces-
saires à un homme privé. Mais voici une ob-
servation plus directe, et qui me rapproche du
cas particulier. Lorsqu'un libraire hollandois
commerce avec un libraire françois, comme ils
liisent, en change, c'est-à-dire lorsqu'il re-
çoit le paiement de ses livres en livres, alors le
profit est double et commun entre eux; et,
aux frais du transport près, l'effet est absolu-
ment le même que si les livres qu'ils s'envoient
réciproquement étoient imprimés dans les lieux
où ilr. se débitent. C'est ainsi que Rey a traité
ci-devant avec Pissot et avec Durand de ce qu'il
a imprimé pour moi jusqu'ici. De plus, le li-
braire hollandois , qui craint la contrefaction,
se met à couvert, et traite avec le libraire fran-
çois de manière que celui-ci se charge , à
ses périls et risques, du débit des exemplaires
qu'il reçoit , et dont le nombre est convenu
entre eux. C'est encore ainsi que Rey a négocié
pour la Julie. Il met son correspondant fran-
çois en son lieu et place ; et suivant, sans le
savoir, le conseil que vous avez bien voulu me
donner pour lui, il lui envoie à la fois la moitié
de son édition. Par ce moyen, la contrefaction,
si elle a lieu, ne nuira point au libraire d'Am-
sterdam, mais au libraire de Paris, qui lui est
substitué. Ce sera un libraire françois qui en
ruinera un autre; ou ce seront deux libraires
françois qui s'entre-ruineront mutuellement.
De tout ceci se déduisent seulement les rai-
sons qui me portoienl à croire que vous ne per-
mettiez point qu'on réimprimât en France,
contre le gré du premier éditeur, un livre im-
primé d'abord en Hollande. Il me reste à vous
exposer celles qui m'empêchent et de consentir
à cette réimpression et d'en accepter aucun bé-
néfice, si elle se fait malgré moi. Vous dites,
monsieur, que je ne dois point me croire lié
par l'engagement que j'ai pris avec le libraire
hollandois, parce que je n'ai pu lui céder que
ce que j'avois, et que je n'avois pas le droit
d'empêcher les libraires de Paris de copier ou
contrefaire son édition. Mais équitablement je
ne puis tirer de là qu'une conséquence à ma
charge ; car j'ai traité avec le libraire sur le
pied de la valeur que je donnois à ce que je lui
ai cédé. Or, il se trouve qu'au lieu de lui vendre
un droit que j'avois réellement, je lui ai vendu
seulement un droit que je croyois avoir. Si
donc ce droit se trouve moindre que je n'avois
cru, il est clair que, loin de tirer du profit de
mon erreur, je lui dois le dédommagement du
préjudice qu'il en peut souffrir.
Si je recevois derechef d'un libraire de Paris
le bénéfice que j'ai déjà reçu de celui d'Amster-
dam, j'aurois vendu mon manuscrit deux fois ;
et comment aurois-je ce droit de l'aveu de celui
avec qui j'ai traité, puisqu'il m'a disputé même
le droit de faire une édition générale et uniqu(>
de mes écrits, revus et augmentés de nouvelles
pièces? Il est vrai que, n'ayant jamais pensé
ANNfiE 1760.
S2!
m'dter ce droit en lui cédant mes manuscrits,
je crois pouvoir en ceci passer par-dessus son
opposition, dont il m'a fait le juge, et cela par
le même principe qui m'empêche, monsieur,
d'acquiescer en celte occasion à votre avis.
Comme je me sens tenu à tout ce que j'ai ou
énoncé ou entendu mettre dans mes marchés,
je ne me crois tenu à rien au-delà.
Soit donc que vous jufjiez à propos de per-
mettre ou d'empêcher la contrefaciion ou réim-
pression du livre dont il s'agit, je ne puis, en
ma qualité d'éditeur, ni choisir un libraire
François pour cette réimpression, ni beaucoup
moins en recevoir aucune sorte de bénéfice en
repos de conscience. Mais un avantage qui
m'est plus précieux, et dont je profite aveo. le
contentement de moi-même, est de recevoir en
cette occasion de nouveaux témoignages de vos
bontés pour moi, et de pouvoir vous réitérer,
monsieur, ceux de ma reconnoissance et de
mon profond respect, etc.
P.-S. Je vous demande pardon, monsieur,
d'avoir troublé vos délassemens par ma précé-
dente lettre. J'attendrai pour faire partir celle-
ci votre retour de la campagne. Je n'ai point
non plus remis encore à M. Guérin mon petit
manuscrit. Je trouve une lâcheté qui me répu-
gne à vouloir excuser d'avance en public un
livre frivole. Il vaut mieux laisser d'abord pa-
roitre et juger le livre; et puis je dirai mes
raisons.
Rey me parolt fort en peine de n'avoir point
reçu, monsieur, la permission qu'il vous a
demandée. Je lui ai marqué qu'il ne devoil point
être inquiet de ce retard; que le livre, par
son espèce, ne pouvoit souffrir de difficulté, et
que, sur toute matière suspecte, il étoit le plus
circonspect de tous les écrits que j'avois pu-
bliés jusqu'ici. J'espère qu'il ne s'est rien
trouvé dans les feuilles qui vous en ait fait
penser autrement.
AU MÊME.
Novembre 47C0.
Lorsque je reçus, monsieur, la première
feuille que vous eûtes la bonté de m'envoyer,
je n'imaginai point que vous vous fussiez fait
T. IV,
le moindre scrupule d'ouvrir le paquet ; et ni
la lettre que je vous avois écrite, ni la réponsn
dont vous m'aviez honoré, ne me donnoient
lieu de concevoir cette idée. Je jugeai simple-
ment que, n'ayant pas eu le loisir ou la curio-
sité d'ouvrir cette feuille, vous n'avirz point
pris la peine inutile d'ouvrir le paquet. Cepen-
dant, voyant que vous n'aviez pas moins eu
l'intention d'y faire ajouter une enveloppe
contresignée , je jugeai que celles de Rey
étoient inutiles, et je lui écrivis d'envoyer dés-
ormais les feuilles sous une seule enveloppe à
votre adresse, jugeant que vous connottriez
suffisamment , au contenu , qu'il m'étoit des-
tiné. En voyant le billet que vous avez fait
joindre à la seconde feuille, je me suis félicité
de ma précaution par une autre raison à la-
quelle je n'avois pas songé, et dont je prends
la liberté de me plaindre. Si malgré nos con-
ventions vous vous faites un scrupule d'ouvrir
les paquets, comment puis-je, monsieur, no
m'en pas faire un de permettre qu'ils vous
soient adressés? Quand Rey vous a demandé
cette permission, nous avons songé lui et moi,
que, puisqu'il falloit toujours que le livre pas-
sât sous vos yeux comme magistrat, vous vous
feriez un plaisir, comme ami et protecteur des
lettres, d'en rendre l'envoi utile au libraire, et
commode à l'éditeur. Si vous avez résolu de ne
point lire l'ouvrage, peut-être en dois-je être
charmé ; mais, si vous croyez devoir le parcou-
rir avant d'en permettre l'entrée, je vous prie,
monsieur, de donner la préférence aux envois
qui me sont destinés, afin que je me reproche
moins l'embarras que je vous cause, et que je
vous en sois obligé de meilleur cœur. J'ai
trouvé la première épreuve si fautive, que j'ai
chargé Uey de renvoyer la bonne feuille, afin
devoir s'il n'y reste rien qui puisse exiger des
cartons. En continuant ainsi, vous pourriez
lire l'ouvrage moins désagréablement sur la
feuille que sur l'épreuve ; mais comme cela
doubloroit la grosseur des paquets , et que
la feuille ne presse pas comme l'épreuve,
si vous ne vous souciez pas de la lire, je la ferai
venir à loisir par d'autres occasions. C'est de
quoi je jugerai par moi-même, s'il m'arrive en-
core des paquets fermés, ou que la feuille ne
soit pas coupée. C'est un embarras très-impor-
tun que celui de tous ces envois et renvois de
2\
322
CORRESPONDANCE.
feuilles et d'épreuves. Je ne le sentis jamais
mieux que depuis que vous daignâtes vous en
charger ; et il me seroit très-agréable de l'épar-
guer dans la suite à vous et à moi. Je sais aussi,
par ma propre expérience et par des témoi-
gnages plus récens, que je pourrois en pareil
cas espérer de vous toute la faveur qu'un ami
do la vérité peut attendre d'un magistrat éclairé
et judicieux: mais, monsieur, je voudrois bien
n'être pas gêné dans la liberté de dire ce que
je pense, ni m'exposcr à me repentir d'a-
voir dit ce que je pensois.
Soyez bien persuadé , monsieur, qu'on ne
peut être plus reconnoissant de vos bontés,
plus touché de votre estime que je le suis, ni
vous honorer plus respectueusement que je le
fais.
AL' MKME.
Moatmoreiicy, ic HT noveinui.?. 1760.
ParfsitcmciH sur, monsieur, que ie volume
que vous avez eu la bonté de m'envoyer n'est
pas pour moi; je prends la liberté de vous le
renvoyer, jugveani qu'il fait partie de l'exem-
plaire que vous voule?: bien agréer. M. Rey
l'aura trouvé trop gros pour être envoyé tout à
la fois; et, avec son étourderie ordinaire, il aura
manqué de s'expliquer en vous l'adressant.
Comme il m'a envoyé les feuilles en détail, et
que mes exemplaires viennent avec les siens,
il n'est pas croyable qu'il eût l'indiscrétion d'en
envoyer un par la poste sans que je le lui eusse
commandé.
Je n'ai jamais pensé ni désiré même que
vous eussiez la patience de lire ce recueil tout
entier ; mais je souhaite extrêmement que vous
ayez, monsieur, celle de le parcourir assez
pour juger de ce qu'il contient. Je n'ai point
la témérité de porter mon jugement devant
vous sur un livre que je publie; j'en appelois
au vôtre, supposant que vous l'aviez lu. En
tout autre cas, je me rétracte, et vous supplie
d'ordonner du livre comme si je n'en avois
rien dit. Mes jeunes correspondans sont des
protestans et des républicains. Il est très-sim-
ple qu'ils parlent selon les maximes qu'ils
doivent avoir, et très-sûr qu'ils n'en parlent
qu'en honnêtes gens; mais cola ne suffi! pas
toujours. Au reste, je pense que tout ce qui
peut être sujet à examen dans ce livre ne sera
guère que dans les deux ou trois derniers
volumes; et j'avoue que je ne les crois pas
indignes d être lus. Ce sera toujours quelque
chose que do vous avoir sauvé l'ennui des
premiers.
Je n'ai rien à répliquer aux éclaircissemens
qu'il vous a plu de me donner sur la question
ci-devant agitée, au moins quant à la considé-
ration économique et politique. Il seroit éga-
lement contre le respect et contre la bonne
foi de disputer avec vous sur ce point. J'attends
seulement et je désire de tout mon cœur l'oc-
casion de recevoir de vous les lumières dont
j'ai besoin pour débrouiller de vieilles idées
qui me plaisent, mais dont au surplus je ne
ferai jamais usage. Quant à ce qui me regarde,
je pourrai être convaincu sans être persuadé ;
et je sens que ma conscience argumente là-
dessus mieux que ma raison. Je vous salue,
monsieur, avec un profond respect.
A M. DUCI.OS.
Ce mercredi 19 novembre 1760.
En vous envoyant la cinquième partie je
commence par vous dire ce qui me presse le
plus ; c'est que je m'aperçois que nous avons
plus de goiits communs que je n'avois cru ,
et que nous aurions dû nous aimer tout autre-
ment que nous n'avons fait. Mais votre phi-
losophie m'a fait peur; ma misanthropie vous
a donné le change. Nous avons eu des amis
intermédiaires qui ne nous ont connus ni l'un
ni l'autre, et nous ont empêchés de nous bien
connoîire. Je suis fort content de sentir enfin
cette erreur, et je le serois bien plus si j'étois
plus près de vous.
Je lis avec délices le bien que vous me dites
de la Julie; mais vous ne m'avez point fait
de critique dans le dernier billet ; et, puisque
l'ouvrage est bon, plus de gens m'en diront
le bien que le mal.
Je persiste, malgré vos sentimens, à croire
cette lecture très-dangereuse aux filles. Je
pense même que Richardson s'est lourdement
trompé en voulant les instruire par des ro-
ANNÉE
mans; c'est mcllre le feu à la maison pour faire
jouer les pompes.
A la quatrième partie vous trouverez que le
style n'est pas feuillet (*) : tiint mieux. Je
trouve la même chose; mais celui qui l'a jugé
tel n'avoit lu que la première partie; et j'ai
peur qu'il n'eût raison aussi. Je crois la qua-
irième partie la meilleure de tout le recueil,
et j'ai été tenté de supprimer les deux suivan-
tes : mais peut-être compensent-elles l'agré-
ment par l'utilité; et c'est dans celte opinion
que je les ai laissées. Si Wolmar pouvoit ne
pas déplaire aux dévots, et que sa femme plût
aux philosophes, j'aurois peut-être publié le
livres le plus salutaire qu'on pût lire dans ce
temps-ci.
A M. JACOB VERNET.
Montmorency, le 29 novembre 1760.
Si j'avois reçu, monsieur, quinze jours plus
tôt la lettre dont vous m'avez honoré le 4 de
ce mois, j'aurois pu faire mention assez heu-
reusement de l'affaire dont vous avez la bonté
de m'inslruire ; et cela d'autant plus à propos
que le livre dans lequel j'en aurois parlé n'étant
point fait pour être vu de vous, j'aurois pu
vous y rendre honneur plus à mon aise que
dans les écrits qui doivent passer sous vos
yeux. C'est une espèce de fade et plat roman
dont je suis léditeur, et dont quiconque en
aura le courage pourra me croire l'auteur s'il
veut. J'ai semé par-ci par-là dans ce recueil
de lettres, quelques noies sur différens sujets,
et celle sur le préservatif -^ seroit venue U mer-
veille; mais il est trop tard, et je u'aurois pu
faire arriver cette addition en Hollande avant
que le livre y fût achevé d'imprimer. La vie
solitaire que je mène ici, surtout en hiver, ne
me donne aucune ressource pour suppléer à
cela dans la conversation; et ce qu'il vient de
monde à mon voisinage en été prend si peu de
part aux affaires littéraires, que je n'espère
pas être à portée de transmettre sur celle-ci
la juste indignation dont j'ai été saisi à la lec-
ture de votre lettre. Je n'en négligerai point
(') Expression familière à Diderot. Voyez les Confessions,
livre IX. — On lit dans quelques éditions, feuillus au lieu de
(eullel, M. p.
i7G0. 323
l'occasion si je la trouve. Kn attendant, je me
réjouis de tout mon cœur que l'évidence de
votre justification ait confondu la calomnie, et
fait retomber sur ses auteurs l'opprobre dont
ils voudroient couvrir tous les défenseurs de la
foi, des mœurs et de la vertu.
Ainsi donc la satire, le noir mensonge et les
libelles sont devenus les armes des philoso-
phes et de leurs partisans! Ainsi paie M. de
Voltaire l'hospitalité dont, par une funeste in-
dulgence, Genève use envers lui ! Ce fanfaron
d'impiété, ce beau génie et cette âme basse,
cet homme si grand par ses talens, et si vil
par leur usage , nous laissera de longs et
cruels souvenirs de son séjour parmi nous. La
ruine des mœurs, la perle de la liberté, qui
en est la suite inévitable, seront chez nos ne-
veux les monumens de sa gloire et de sa recon-
noissance. S'il reste dans leur cœur quelque
amour pour la patrie, ils détesteront sa mé-
moire, et il en sera plus souvent maudit qu'ad-
miré.
Ce n'est pas, monsieur, que jaie aussi
mauvaise opinion de l'état actuel de notre ville
que vous paroissez le croire. Je sais qu'il y
reste beaucoup de vrais citoyens qui ont du
sens et de la vertu, qui respectent les lois,
les magistrats, qui aiment les mœurs et la li-
berté. Mais ceux-là diminuent tous les jours ;
les autres augmentent, mox daturos progeniem
vitiosiorem. La pente donnée , rien ne peut
désormais arrêter les progrès du mal : la géné-
ration présente l'a commencé; celle qui vient
l'achèvera ; la jeunesse qui s'élève tarira bien-
tôt les restes du sang patriotique qui circule
encore parmi nous ; chaque citoyen qui meurt
est remplacé par quclqueagréable. Le ridicule,
ce poison du bon sens et de l'honnêteté, la
satire, ennemie de la paix publique, la mol-
lesse, le faste arrogant, le luxe, ne nous
forment dans l'avenir qu'un peuple de petits
plaisans, de bouffons, de baladins, de philo-
sophes de ruelle et de beaux -esprits de
comptoir, qui, de la considération qu'avoient
ci-devant nos gens de lettres, les élèveront à
la gloire des académies de Marseille ou d'An-
gers ; qui trouveront bien plus beau d'être
courtisans que libres, comédiens que citoyens,
et qui n'auroient jamais voulu sortir de leur
lit à l'escalade, moins par lâcheté que par
CORRESPONDANCE.
524
crainte de s'enrhumer. Je vous avoue, mon-
sieur, que tout cela n'est guère attrayant pour
un homme qui a encore la simplicité, peut-
être la folie, de se passionner pour sa patrie,
et auquel il ne reste d'autre ressource que de
détourner les yeux des maux qu'il ne peut
guérir.
J'aime le repos, la paix ; la haine du tracas
et des soins fait toute ma modération, et un
tempérament paresseux m'a jusqu'ici tenu
lieu de vertu. Moins enivré que suffoqué de je
ne sais quelle petite fumée, j'en ai senti cruel-
lement l'amertume sans en pouvoir contracter
le goût ; et j'aspire au retour de cette heureuse
obscurité qui permet de jouir de soi. Voyant
les gens de lettres s'entre-déchirer comme des
loups, et sentant toul-à-fait éteints les restes
de chaleur qui, à près de quarante ans, m'a-
voient mis la plume à la main, je l'ai posée
avant cinquante pour ne la plus reprendre (').
11 me reste à publier une espèce de traité d'é-
ducation, plein de mes rêveries accoutumées,
et dernier fruit de mes promenades champê-
tres; après quoi, loin du public et livré tout
entier à mes amis et moi, j'attendrai paisi-
blement la fin d'une carrière déjà trop longue
pour mes ennuis, et dont il est indifférent pour
tout le monde ei pour moi en quels lieux les
restes s'achèvent.
Je suis charmé du voyage chez les monta-
gnons; cela montre quelque souvenir de leur
panégyriste chez des personnes qu'il aime et
qu'il respecte : il se réjouit de n'avoir pas été
trouvé menteur f). Le luxe a fait du progrès
parmi ces bonnes gens. C'est la pente géné-
rale, c'est le gouffre où tout périt tôt ou tard.
Mais ce progrès s'accélère quelquefois par des
causes particulières , et voilà ce qui avance
notre perte de deux cents ans. Je ne puis vous
quitter , monsieur , comme vous voyez , à
moins que le papier ne m'y force. Tirez de
(<) Les deux écrits que j'ai publiés depuis Emile ont tous
deux été faits par force : l'un pour la défense de mon honneur,
laulre pour l'acquit de mon dtvoir. (Note de Housseau. qui
se trouve dans l'ddition donnée Tpar Du Peyrou en «790, et
qui a élé omise dans presque toutes les éditions postérieu-
res.)
(*) Dans l'édition de Du Peyroii, cette phrase es.t autrement
conçue. « Je suis charmé... Cela montre que mon témoignage
• a quelque autorité près des personnes pour qui j'ai tant de
1 respect, et je me réjouis pour elles, pour moi, et surtout
» pour les niontagnons. de n'avoir pas été menteur. .le ne suis
, point étonné que le luxe ail fait f'- P-
cela, je vous prie, la conclusion naturelle, et
recevez les assurances de mon profond res
pect.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG-
Montmorency, le 42 décembre 1760.
Il y a mille ans, madame, que je n'ai écrit à
vous ni à M. le maréchal. Mille riens m'occu-
pent journellement, et jusqu'à prendre sur ma
santé, sans qu'il me soit possible, comme que je
fasse, de me délivrer de cet importun tracas.
^^ais une autre raison bien plus agréable de
mon silence est la confiance de pouvoir le gar-
der sans risque. Si j'avois peur d'être oublié,
les tracas auroient beau venir, je trouverois
bien le moment d'écrire.
Il se présente plusieurs occasions de dispo-
ser de mon Traité de l'Éducation, et même avec
avantage. Je respecte trop l'engagement que
vous m'avez fait prendre pour traiter de rien
sans votre consentement. Je vous le demande,
madaine,parceque la diligence m'importe beau-
coup dans cette affaire, et que j'y mettrai un
nouveau zèle pour mon intérêt que celui que
vous voulez bien y prendre. D'ailleurs vous
serez instruite des conditions, et rien ne sera
conclu que sous votre bon plaisir. Mon libraire
doit arriver dans peu dejours à Paris: si, comme
je le désire, il a la préférence, permettez-vous
qu'il aille vous porter notre accord et vous en
demander la ratification?
J'ai appris la perte qu'a faite madame la du-
chesse de Montmorency trop tard pour lui en
écrire; car, quoique le chevalier do Lorenzi
m'ait marqué qu'elle étoit fort affligée, j'ai
jugé qu'en pareil cas une grande affliction
étoit trop peu fondée pour être durable, sur-
tout quand on en est si bien consolé par ce
qui nous reste, et même par ce qu'on a droit
d'espérer.
Je vois s'avancer avec bien de l'impatience le
moment qui vous rapprochera d'un pas de
Montmorency, en attendant celui qui doit vous
y ramener. J'aspire tous les matins à 1 heure
que je passe à causer avec M. le maréchal près
de votre lit; et, tant que mon cœur sera sur
ma langue, je n'ai pas peur que mon babil ta-
ANiNI^:!': 1760.
523
risse auprès de vous ; mais pour vos soupers, je
n'aspire point à l'honneur d'en êire, à moins
que vous n'ayez la charité de m'y recevoir
gratis; car je me sens moins en étal que jamais
d'y payer mon écot, et, qui pis est, fort peu
affligé de cette misère.
Je dois vous dire que j'ai fait lire la Julie à
l'auteur des Confessions ; et ce qui m'a con-
fondu est qu'il en a été enchanté : il a plus fait,
il a eu l'intrépidité de le dire en pleine Acadé-
mie et dans des lieux tout aussi secrets que
cela. Ce n'est pas son courage qui m'étonne :
mais concevez-vous M. Duclos, aimant cette
longue traînerie de paroles emmiellées et de
fade galimatias ? Pour moi, je ne scrois pas trop
fûché que le livre se trouvât détestable, après
que vous l'auriez jugé bon ; car, comme on ne
vous accuse pas d'avoir un goût qui se trompe,
je saurois bien tirer parti de cette erreur.
Avant de parler de payer les copies, il faut,
madame, que vous ayez la bonté de me ren-
voyer la cinquième partie pour la corriger ;
après cela vous me donnerez beaucoup d'em-
pressement pour être payé, si vous me pro-
mettez mon salaire la première fois que j'aurai
l'honneur de vous voir.
A H. GUERIN, LIBRAIRE.
Montmorency, le 2i décembre 1760.
Si j'avois pu sortir, monsieur, tous ces
Icmps-ci, je vous aurois sûrement prévenu
dans la visite que vousvouliez n\e faire ; j'aurois
été vous remercier, vous embrasser, vous faire
mes adieux jusqu'à l'année prochaine. Mais il y
a six semaines que je suis réduit à garder la
chambre, et cela même augmente mes incom-
modités par la privation de tout exercice ;
mais c'est une folie d'enfant de regimber contre
la nécessité.
Je me rapporte à ce que je vous ai déjà mar-
qué sur les projets que les bontés de M. le pré-
sident de Malesherbes et votre amitié pour moi
vous font faire en ma faveur. Il m'est impossi-
ble d'empêcher la réimpression du roman,
lorsque M. de Malesherbes y donne son consen-
tement. Mais je n'y saurois accédera moins que
Rey n'y consente aussi. Son consentement sup-
posé, alors c'est autre chose, et je donnerai
volontiers pour cette seconde édition les cor-
rections dont la première a grand besoin. A
l'égard des planches et dessins, je vous enver-
rai M. Coindet, mon compatriote, jeune hom-
me de mérite, à qui je voudrois bien que son
entreprise ne fût pas onéreuse, et elle le seroit
sûrement, s'il ne pouvoit vendre sa collection
que trois livres^ sans compter que les soins
infinis qu'il se donne pour la perfection de
l'exécution, méritent bien qu'il n'ait pas perdu
son temps. Je lui marquerai de vous aller voir.
Quant à la préface en dialogue, aussitôt que
l'ouvrage aura paru, je vous la ferai tenir avec
le morceau que nous avons conclu d'y joindre,
pour en disposer comme il vous plaira.
Comme je ne veux faire qu'une seule édititm
de la collection de mes écrits, je souhaite qu'elle
soit complète, et pour cela il faut qu'elle con-
tienne ce qui me reste en manuscrit. Entre au-
tres mon Traité de l'Éducation doit, ce me
semble, être donné à part. Or, je n'imagine pas
qu'il puisse être imprimé dans le royaume, au
moins pour la première fois, sansune mutilation
à laquelle je ne consentirai jamais, attendu que
ce qu'il faudroit ôter est précisément ce que le
livre a de plus utile. Je ne vois d'autre remède
à cet inconvénient que de faire imprimer d'a-
bord le livre en pays étranger; après quoi,
quand il aura fait son premier effet, je ne crois
pas que la réimpression en France souffre les
mêmes difficultés. Quant au choix du libraire
et aux conditions du traité, je ne demande pas
mieux que de m'en remettre ;iux personnes qui
veulent bien s'intéresser à moi. Cette difficulté
levée, je n'en vois nulle autre de ma part qui
puisse empêcher l'exécution de votre obligeant
projet. Je doute même que le sieur Pissot
poussât l'impudence jusqu'à réclamer quelques
droits sur les écrits que j'ai eu la bêtise de lui
laisser imprimer. Au reste, je no m'oppose pas
à ce qu'il entre dans la société projetée, pourvu
que, quant à moi, je n'aie rien à démêler avec
lui, ni en bien ni en mal, ni de prés ni de loin.
Lorsqu'il sera q-aestion de faire cette collec-
tion, je vous enverrai ou je vous porterai, si
vous êtes à Saint-Brice, la note des pièces qui
doivent y entrer, afin que vous puissiez vous
décider sur le format et le nombre des volumes,
après quoi, nous tâcherons de distribuer les
5i>6
CORUESPONDANGE.
pièces dans Tordre le plus avantageux. Le pa- libraire, qui melaissantdansunc ignorance pro-
pier me manque pour vous parler demes belles
plantations qui ne sont pas encore faites, et
auxquelles j'espère que vous et mademoiselle
Guérin voudrez bien venir l'année prochaine
donner votre bénédiction.
A M. MOULTOU.
Montmorency, le 18 janvier 1761 .
J'ai voulu, monsieur, attendre, pour répon-
dre à votre lettre du 26 décembre, de pouvoir
vous donner des nouvelles précises de mon état
et de mon livre (*).
Quant à mon état, il est de jour en jour plus
déplorable, sans pourtant que les accidens
aient assez changé dénature pour que je puisse
les attribuer aux suites de celui dont je vous ai
parlé. Mes douleurs ne sont pas fort vives ,
mais elles sont sans relâche, et je ne suis ni jour
ni nuit, un seul instant sans souffrir, ce qui
m'aliène tout-à-fait la tête, et, de toutes les
situations imaginables, me met dans celle où la
patience est le plus difficile : cependant elle ne
ma pas manqué jusqu'ici, et j'espère qu'elle
ne me manquera pas jusqu'à la fin. Le progrès
est continuel, mais lent, et je crains que ceci
ne soit encore long.
Mon livre s'imprime, quoique lentement. Il
s'imprime enfin ; et je suis persuadé que j'ai fait
tort au libraire en lui prêtant de mauvaises in-
tentions, contraires à ses propres iiitérêls. Je le
crois honnête homme, mais peu entendu. Je
vois qu'il ne sait pas son métier, et c'est ce qui
m'a trompé sur ses intentions. Quant à M. Gué-
rin, mes soupçons sur son compte sont encore
plus impardonnables, puisqu'ilsempoisonnoient
des soins pleins de bienfaisance et d'amitié, et
tout-à-faitdésintéressés. M. Guérin est un hom-
me irréprochable, qui jouit de l'estime univer-
selle, et qui la mérite ; et quand on a vécu cin-
quante ans homme de bien, on ne commence
pas si tard à cesser de l'être. Je sens amère-
ment mes torts et la bassesse de mes soupçons;
mais, si quelque chose peut m'excuser, c'est
mon triste état, c'est ma solitude, c'est le si-
lence de mes amis, c'est la négligence de mon
(■] L'Emile.
fonde de tout ce qui se faisoit, me livroit sans
défense à l'inquiétude de mon imagination effa-
rouchée par milleindices trompeurs, qui me [)a-
roissoieut autant de preuves. Que mon injustice
et mes torts soient donc, mon cher Moultou,
ensevelis, par voire discrétion, dans un éternel
silence : mon honneur y est plus intéressé que
celui des offensés.
Durant mes longues inquiétudes je suis enfin
venu à bout de transcrire le morceau principal ;
et quoique je n'aie plus les mêmes raisons de le
mettre en sûreté, je suis pourtant déterminé à
vous l'envoyer, non-seulement pour réjouir
mon cœur, en vous donnant celte marque d'es-
time et de confiance, mais aussi pour profiter
de vos lumières, et vous consulter sur ce mor-
ceau-là tandis qu'il en est temps. Quant au fond
des sentimens, je n'y veux rien changer, parce
que ce sont les miens ; mais les raisonnemens et
les preuves ont grand besoin d'un Âristarque
tel que vous. Lisez-le avec attention, je vous
prie ; et ce que vous trouverez à y corriger,
changer, ajouter ou retrancher, marquez-le-
moi le plus vite qu'il vous sera possible, car
l'imprimeur en sera là dans peu de jours ; et
pour peu quevos corrections tardent,jene serai
plus à temps d'en profiter, ce qui pourroit être
un très-grand mal pour la chose; et la chose
est importante dansce temps-ci. Ne m'indiquez
pas des corrections, faites-les vous-même : je
me réserve seulement le droit de les admettre
ou de ne pas les admettre; car, pour moi, je
n'en ai jamais su faire; et maintenant, épuisé,
fatigué, accablé de travail et de maux, je me
senshors d'étatde changer une seule ligne. J'ai
eu soin de coter sur mon brouillon les pages de
votre copie; ainsi, vous n'aurez qu'à marquer
la page et transcrire en deux colonnes, sur
l'une le texte, et sur l'autre vos corrections :
cela me suffira pour trouver l'endroit indiqué.
Mercredi 20, le paquet sera mis ici à la
poste : ainsi vous devez le recevoir trois ou
quatre jours après cette lettre. N'en parlez, je
vous supplie, à personne au monde : je n'en
excepte que le seul Roustan, avec lequel vous
pouvez le lire et le consulter, si vous jugez à
propos, et qui, j'espère, sera fidèle au secret
ainsi que vous.
Je suis sensiblementtouché de l'honneur que
ANNKI
vous voulez rendre à ma mémoire. L'estime et
les regrets des hommes tels que vous me suffi-
sent; il ne faut point d'autre éloge. Cependant
les témoignages publics de votre bon cœur flal-
teroient le mien, si les événemens de ma vie
qui sont propres à me faireconnoître pouvoient
être exposés au public dans tout leur jour.
Mais comme ce que j'ai eu de plus estimable
a été un cœur très-aimant, tout ce qui peut
m'honorerdans les actions de ma vie est ense-
veli dans des liaisons très-intimes, et n'en
peut être tiré sans révéler les secrets de l'ami-
tié, qu'on doit respecter même après qu'elle
est éteinte, et sans divulguer des faits que le
public ne doit jamais savoir. J'espère pouvoir
un peu causer avec vous de tout cela dans nos
bois, si vous avez le courage de venir ce prin-
temps,- comme vous m'en avez donné l'espé-
rance. Parlez-moi franchement sur cela , afin
que je sache à quoi je dois m'attendre. Je dif-
fère jusqu'à voire réponse à vous envoyer le
morceau dont je' vous ai parlé, parce qu'il est
écrit fort au large , et ne vaut pas , en vérité,
les frais de la poste.
Quant à ma lettre imprimée à M. de Vol-
taire, les démarches dont vous parlez ont été
déjà faites auprès de lui par daulres et par
moi-même, toujours inutilement; ainsi je ne
pense point du tout qu'il convienne d'y revenir.
Je dois vous dire que je fais imprimer en
Hollande un petit ouvrage qui a pour titre du
Contrat social, ou Principes du Droit politique,
lequel est extrait d'un plus grand ouvrage,
intitulé: Institutions politiques, entrepris il y a
dix ans, et abandonné en quittant la plume,
entreprise qui, d'ailleurs, étoit certainement
au-dessus de mes forces. Ce petit ouvrage n'est
point encore connu du public, ni même de mes
amis; vous êtes le premier à qui j en parle.
Comme je revois aussi les épreuves, jugez si
je suis occupé, et si j'en ai assez dans l'état
où je suis. Adieu, n'affranchissez plus vos
lettres.
17(11
327
A M. DE MALESHERBfcS.
MontmoreDcy, le 28 janvier «761.
Permettez-moi, monsieur, de vous représen-
ter que la seconde édition s'élant faite à mon
insu, je ne dois point ménager à mes dépens
les libraires qui l'ont faite, lorsqu'ils ont ou
eux-mêmes assez peu d égards pour moi; qu'aux
fautes de la première édition ils ont ajouté des
multitudes de contre-sens, qu'ils auroient évi-
tés si j'avois été instruit à temps de leur entre-
prise et revu leurs épreuves : ce qui étoit sans
difficulté de ma part, cette seconde édition se
faisant par votre ordre, et du consentement de
Uey. J'aurois pu en même temps coudre quel-
ques liaisons, et laisser des lacunes moins cho-
quantes dans les endroits retranchés. Cepen-
dant je n'ai pas dit un mot jusqu'ici, si ce n'ci^i
au seul M. Coindet, qui est au fait de toute cetiu
affaire; je me tairai encore par respect pour
vous. Mais je vous avoue, monsieur, qu'il est
cruel de sacrifier en silence sa propre réputa-
tion à des gens à qui l'on ne doit rien.
Le sieur Robin a grand tort d'oser vous dire
que je lui ai promis de garder chez moi les
exemplaires qu'il devoii m'envoyer. Celte pro-
messe eût été absurde ; car de quoi m'eût servi
de les avoir pour n'en faire aucun usage? Je
lui ai promis d'en distribuer le moins qu'il élo;t
possible, et de manière que cela ne lui nuisît
pas. Il n'y a eu que six exemplaires distri-
bués, des douze qu'a reçus pour moi M. Coin-
det. Je lui marque aujourd'hui de faire tous ses
efforts pour les retirer. Quant aux six autres,
ils sont chez moi, et n'en sortiront point sans
votre permission. Voilà tout ce que je puis faire.
Recevez, monsieur, les assurances de mon pro-
fond respect, etc.
A MADAME DE CREQUI.
A Montmorency, le 50 janvier 176!.
Madame, votre lettre me plaît, me touche,
et m'alarme. On fait des complimens aux gens
indifférens; mais aux personnes qu'on aime on
leur parle de soi. Je vous parlerai de moi aussi
dans un autre temps; mais pour le présent
parlez-moi de M. l'ambassadeur (*), je vous
supplie : vous savez qu'il a depuis long-temps
tous les respects de mon cœur, et votre atta-
chement pour lui me rend sa vie et sa santé
encore plus chères. Vous pleurez la mort d'un
ami ; je vous plains : mais je connois des gens
(') H. de Froulay, oncle de madame de Créqni. M. P.
328
plus malheureux que vous. Eh ! madame, c'est
une perte bien plus cruelle d'avoir à pleurer
son ami vivant.
A LA MÊME.
A Montmorency, le 5 février I76i.
Je suis, madame, pénétré de reconnoissance
et de respect pour vous; mais je ne puis ac-
cepter un présent de l'espèce de celui que vous
m'avez envoyé. Je ne vends pas mes livres ; et
si je les vendois, je ne les vendrois pas si cher.
Si vous avez retiré vos anciennes bontés pour
moi au point de dédaigner un exemplaire des
écrits que je publie, vous pouvez me renvoyer
celui-là ; je le recevrai avec douleur, mais en
silence.
Vous me marquez qu'on trouve ce livre dan-
gereux : je le crois en effet dangereux aux fri-
pons, car il fait aimer les choses honnêtes.
Vous devez concevoir là-dessus combien il doit
être décrié, et vous ne devez point être fâchée
pour moi de ce décri; il me seroit bien plus
humiliant d'être approuvé de ceux qui me blâ-
ment. Au reste, si vous voulez en juger par
vous-même, je crois que vous pouvez hasarder
de lire ou parcourir les trois derniers volumes :
le pis aller sera de suspendre votre lecture aus-
sitôt qu'elle vous scandalisera.
Vous n'ignorez pas, madame, que je n'ai
jamais fait grand cas de la philosophie, et que
je me suis absolument détaché du parti des
philosophes. Je n'aime point qu'on prêche l'im-
piété : voilà déjà de ce côté-là un crime qu'on
ne me pardonnera pas. D'un autre côté, je
blâme l'intolérance, et je veux qu'on laisse en
paix les incrédules ; or, le parti dévot n'est pas
plus endurant que l'autre. Jugez en quelles
mains me voilà tombé.
Par-dessus cela il faut vous dire qu'une équi-
voque plaisante de M. de Marmontel m'en a
fait un ennemi personnel, furieux et implaca-
ble, attendu que la vanité blessée ne pardonne
point. Quand ma Lettre contre les spectacles
parut, je lui en adressai un exemplaire avec
ces mots : Non pas à l'auteur du Mer cure, mais
à M. de Marmontel. y enienàois par-là que j'en-
voyois le livre à sa personne, et non pas pour
qu'il en parlât dans son journal; de plus, je
voulois dire que M. de Marmontel étoit capa-
ble de mieux que défaire le Mercure de France.
C étoit un compliment que je lui faisois; il y a
trouvé une injure ; et d'après cela vous pouvez
bien croire que tous mes livres sont dangereux
tout au moins.
Tels sont les dignes défenseurs des mœurs
et de la vérité. Je me suis rendu justice en
m'éloignant de leur vertueuse troupe; il ne
falloit pas qu'un aussi méchant homme désho-
norât tant d'honnêtes gens. Je les laisse dire,
et je vis en paix ; je doute qu'aucun d'eux en fît
autant à ma place.
Je me flatte que le bon Saint-Louis m'a trouvé
le même que j'étois quand vous m'honoriez de
votre estime. Il me seroit cruel de la perdre,
madame ; mais il me seroit encore plus cruel
de l'avoir mérité. Quelque malheureux qu'on
puisse être, il est toujours quelques maux
qu'on peut éviter. Bonjour, madame. Vous avez
raison de me renvoyer à ma devise ; je continue
à me servir de mon cachet sans honte , parce
qu'il est empreint dans mon cœur.
J'apprends avec grand plaisir l'entier réta-
blissement de M. l'ambassadeur ; mais vous me
parlez de votre santé d'un Ion qui m'inquiète;
cependant Saint-Louis me dit que vous êtes
assez bien. Pour moi, la solitude m'ôte sinon
mes maux, du moins mes soucis, et cela fait
que j'engraisse : voilà tout le changement qui
s'est fait en moi.
A MADAME D'aZ*** ,
Qui m'avoit envoyé l'estampe encadrée de son portrait, avec
des vers de son mari au-dessoui.
Le 10 février 1761.
Vous m'avez fait, madame, un présent bien
précieux ; mais j'ose dire que le sentiment avec
lequel je le reçois ne m'en rend pas indigne.
Votre portrait annonce les charmes de votre
caractère : les vers qui l'accompagnent achè-
vent de le rendre inestimable. 11 semble dire :
Je fais le bonheur d'un tendre époux ; je suis la
muse qui l'inspire, et je suis la bergère qu'il
chante. En vérité, madame, ce n'est qu'avec
un peu de scrupule que je l'admets dans ma
retraite, et je crains qu'il ne m'y laisse plus
aussi solitaire qu'auparavant. J'apprends aussi
que vous avez payé le port et même à très-
haut' prix : quant à cette dernière générosité,
trouvez bon qu'elle ne soit point acceptée, et
ANNÉE 1761.
329
qu'à la première occasion je prenne la liberté
de vous rembourser vos avances {').
Agréez, madame, toute ma reconnoissance,
et tout mon respect.
A M. DE MALESHERBES.
Montmorency, le 10 février 1761.
J'ai fait, monsieur, tout ce que vous avez
voulu ; et le consentement du sieur Bey ayant
levé mes scrupules, je me trouve riche de vos
bienfaits. L'intérêt que vous daignez prendre
à moi est au-dessus de mes remercîmens; ainsi
je ne vous en ferai plus : mais M. le maréchal
de Luxembourg sait ce que je pense et ce que
je sens; il pourra vous en parler. N'aurai-je
point, monsieur, la satisfaction de vous voir
chez lui à Montmorency au prochain voyage de
Pâques, ou au mois de juillet, qu'il y fait une
plus longue station et que le pays est plus agréa-
ble? Si je n'ai nul autre moyen de satisfaire
mon empressement et que vous vouliez bien,
dans la belle saison, me donner chez vous une
heure d'audience particulière, j'en profiterai
pour aller vous rendre mes devoirs.
A MADAME C .
Montmorency, le ^2 Tévrier 1761.
Vous avez beaucoup d'esprit, madame, et
vous l'aviez avant la lecture de la Julie ; cepen-
dant je n'ai trouvé que cela dans votre lettre :
d'où je conclus que cette lecture ne vous est
pas propre puisqu'elle ne vous a rien inspiré.
Je ne vous en estime pas moins, madame ; les
âmes tendres sont souvent foibles, et c'est tou-
jours un crime à une femme de l'être. Ce n'est
point de mon aveu que ce livre a pénétré jus-
qu'à Genève, je n'y en ai pas envoyé un seul
exemplaire ; et, quoique je ne pense pas trop
bien de nos mœurs actuelles, je ne les crois
pas encore assez mauvaises pour qu'elles ga-
gnassent de remonter à l'amour.
Recevez, madame, mes très-humbles remcr-
eimens et les assurances de mon respect.
A M. '"
Montmorency, le 13 février 1761.
Je n'ai reçu qu'hier, monsieur, la lettre que
('] Llle avoit donné un baii>er au porteur.
VOUS m'avez écrite le 5 de ce mois. Vous avez
raison de croire que l'harmonie de l'âme a aussi
ses dissonances, qui ne gâtent point TefiFet du
tout : chacun ne sait que trop comment elles se
préparent ; mais elles sont difficiles à sauver.
C'est dans les ravissans concerts des sphères
célestes qu'on apprend ces savantes successions
d'accords. Heureux, dans ce siècle de cacopho-
nie et de discordance, qui peut se conserver
une oreille assez pure pour entendre ces divins
concerts I
Au reste, je persiste à croire, quoi qu'on en
puisse dire, que quiconque, après avoir lu la
Nouvelle Héloïse, la peut regarder comme un
livre de mauvaises mœurs, n'est pas fait pour
aimer les bonnes. Je me réjouis, monsieur,
que vous ne soyez pas au nombre de ces infor-
tunés, et je vous salue de tout mon cœur.
A M. d'alembert.
Montmorency, le 13 février 1761.
Je suis charmé, monsieur, de la lettre que
vous venez de m'écrire ; et, bien loin de me
plaindre de votre louange, je vous en remercie,
parce qu'elle est jointe à une critique franche
et judicieuse qui me fait aimer l'une et l'autre
comme le langage de l'amitié. Quant à ceux
qui trouvent ou feignent de trouver de l'oppo-
sition entre ma Lettre sur les spectacles et la
Nouvelle Héloïse, je suis bien sûr qu'ils ne vous
en imposent pas. Vous savez que la vérité,
quoiqu'elle soit une, change de forme selon les
temps et les lieux, et qu'on peut dire à Paris
ce qu'en des jours plus heureux on n'eût pas
dû dire à Genève. Mais à présent les scrupules
ne sont plus de saison; et partout où séjournera
long-temps M. de Voltaire , on pourra jouer
après lui la comédie et lire des romans sans
danger. Bonjour, monsieur ; je vous embrasse,
et vous remercie derechef de votre lettre : elle
me plaît beaucoup.
A H. PANCKOUCKE.
Montmorency, le <5 février 1761.
J'ai reçu le ^2 de ce mois, parla poste, une
lettre anonyme, sans date, timbrée de Lille,
et franche de port. Faute d'y pouvoir répondre
330
CORRESPONDANCE.
par une autre voie, je déclare publiquement à
l'auteur de cette lettre que je l'ai lue et relue
avec émotion, avec attendrissement ; qu'elle
m'inspire pour lui la plus tendre estime, le plus
grand désir de le connoître et de l'aimer ;
qu'en me parlant de ses larmes, il m'en a fait
répandre ; qu'enfin , jusqu'aux éloges outrés
dont il me comble, tout me plaît dans cette
lettre, excepté la modeste raison qui le porte
à se cacher.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le <6 février 1761.
Je VOUS dois un remercîment, madame la
maréchale, pour le beurre que vous m'avez en-
voyé ; mais vous savez bien que je suis de ces
ingrats qui ne remercient guère. D'ailleurs ce
petit panier m'inquiète : je m'attendois à un
petit pot. J'ai peur que vous ne m'ayez puni
d'avoir dit étourdiment mon goût, en le con-
tentant (jux dépens du vôtre. En ce cas, on ne
sauroit donner plus poliment une leçon plus
cruelle. J'ai reçu de bon cœur votre présent,
madame : mais je ne puis me résoudre à y tou-
cher ; je croirois faire une communion indigne,
je croirois manger ma condamnation.
La publication de la Julie m'a jeté dans un
trouble que ne me donna jamais aucun de mes
écrits. J'y prends un intérêt d'enfant qui me
désole ; et je reçois là-dessus des lettres si dif-
férentes, que je ne saurois encore à quoi m'en
tenir sur son succès, si M. le maréchal n'avoit
eu la bonté de me rassurer. La préface est una-
nimement décriée ; et cependant telle est ma
prévention, que plus je la relis, plus elle me
plaît. Si elle ne vaut rien, il faut que j'aie toul-
à-fait la têle à l'envers. Il faudra voir ce qu'on
dira de la grande. Il s'en faut bien, à mon gré,
qu'elle vaille l'autre. Je la suppose actuelle-
ment entre vos mains : pour moi, je ne l'ai pas
encore. Elle devoit paroître aujourd'hui, et je
n'en ai point de nouvelles.
Vous savez sans doute que madame de Bouf-
flers est venue me voir. Elle ne m'a point dit
que vous lui aviez parlé; mais je ne me suis pas
trompé sur celte visite, et elle m'a fait d'autant
plus de plaisir. Le chevalier de Lorenzi m'a
écrit deux fois, et je n'ai pas encore trouvé le
moment de pouvoir lui répondre ; mais il doit
savoir que j'aime plus que je n'écris : pour lui,
je crois qu'il fait le contraire.
Il .souffle un grand vent qui me fait beaucoup
de plaisir, parce que les vents de cette espèce
sont les pi écurseurs du printemps. Cette saison
commence, madame, le jour de votre arrivée;
il me semble que le vent me porte à pleines
voiles au ^ 2 de mars.
A M. DE ***.
Montmorency, le «9 février iTfil.
Voilà, monsieur, ma réponse aux observa-
tions que vous avez eu la bonté de m'envoyer
sur la Nouvelle Héloïse. Vous l'avez élevée à
l'honneur auquel elle ne s'attendoit guère ,
d'occuper des théologiens : c'est peut-être un
sort attaché à ce nom et à celles qui le portent
d'avoir toujours à passer par les mains de ces
messieurs-là. Je vois qu'ils ont travaillé à la
conversion de celle-ci avec un grand zèle, et
je ne doute point que leurs soins pieux n'en
aient fait une personne très-orthodoxe ; mais
je trouve qu'ils l'ont traitée avec un peu do
rudesse : ils ont flétri ses charmes; et j'avoue
qu'elle me plaisoit plus, aimable quoique hé-
rétique, que bigote et maussade comme la
voilà. Je demande qu'on me la rende comme
je l'ai donnée, ou je l'abandonnerai à ses
directeurs.
A MADAME LA DUCHESSE DE MONTMORENCY.
Montmorency, le 21 février 1761.
J'étois bien sûr, madame, que vous aimeriez
la Julie malgré ses défauts, le bon naturel les
efface dans les cœurs faits pour les sentir. J'ai
pensé que vous accepteriez des mains de ma-
dame la maréchale de Luxembourg ce léger
hommage que je n'osois vous offrir moi-même.
Mais en m'en faisant dos remercîmens, madame,
vous prévenez les miens, et vous augmentez
l'obligation. J'attends avec empressement le
moment de vous faire ma cour à Montmorency,
et de vous renouveler, madame la duchesse,
les assurances de mon profond respect.
ANNÉE 176i.
551
A MADAME DE CREQUI.
Montmorency, le 3S février 1761.
Madame,
Je vous dois bien des réponses ; j'aimQ à re~
cevoir de vos lettres; j'ai du plaisir à vous écrire;
je voudrois vous écrire louR-iemps ; il me sem-
ble que j'ai mille choses à vous dire, mais il
m'estimpossibledevousécrireàmonaisequant
à présent ; les tracas m'absorbent, me tuent ;
je suis excédé. Permettez que je renvoie à un
temps plus tranquille le plaisir de m'entretenir
avec vous. Je prends part à tous vos soucis :
les miens ne sont pas si graves, mais ils me
touchent d'aussi près. Si vous effectuez jamais
le projet d'aller vivre à la campagne, ne me
laissez pas ignorer votre retraite; car, fussiez-
vous au bout du royaume, si vous ne rebutez
pas ma visite, j'irai^ de mon pied, faire un
pèlerinage auprès de vous.
A MADAME BOURETTE,
Qui ni'avoit écrit deux lettres consécutives avec des vers, et
qui m'invitoit à prendre du café chez elle dans une tasse in-
crustée d'or, que M. de Voltaire lui avoit donnée.
Montmorency, le 12 mars 1761.
Je n'avois pas oublié, madame, que je vous
devois une réponse et un remercîment ; jeserois
plus exact si Ton me laissoit plus libre; mais il
faut malgré moi disposer de mon temps, bien
plus comme il plaît à autrui que comme je le
devroiset le voudrois. Puisque l'anonyme vous
avoit prévenue, il étoit naturel que sa réponse
précédât aussi la vôtre ; et d'ailleurs, je ne vous
dissimulerai pas qu'il avoit parlé de plus près à
mon cœur que ne font des complimens et des
vers.
Je voudrois, madame, pouvoir répondre à
l'honneur que vous me faites de me demander
un exemplaire de la Julie; mais tant de gens
vous ont encore ici prévenue, que les exemplai-
res qui m'avoient été envoyés de Hollande par
mon libraire sont donnés ou destinés, et je n'ai
nulle espèce de relation avec ceux qui les débi-
tent à Paris. Il faudroitdonceu acheter un pour
vous l'offrir : et cost, vu l'étal de ma fortune,
ce que vous n'approuveriez pas vous-même :
de plus, je ne sais point payer les louanges ; et
si je faisois tant que do payer les vôtres, j'y
voudrois mettre un plus haut prix.
Si jamais l'occasion se présente de profiter
de votre invitation, j'irai, madame, avec grand
plaisir vous rendre visite et prendre du café
chez vous : mais ce ne sera pas, s'il vous platf,
dans la tasse dorée de M. de Voltaire, car je no
bois point dans la coupe de cet homme-là.
Agréez, madame, que je vous réitère mes
très-humbles remerctmens et les assurances
de mon respect.
A M. MOULTOU.
Montmorency, mars 1761.
Il fiiudroit être le dernier des hommes pour
ne pas s'intéresser à l'infortunée Louison. La
pitié, la bienveillance que son honnête histo-
rien m'inspire pour elle, ne me laissent pas
douter que son zèle à lui-même ne puisse être
aussi pur que le mien ; et cela supposé, il doit
compter sur toute l'estime d'un homme qui ne
la prodigue pas. Grâces au ciel, il se trouve,
dans un rang plus élevé, des cœurs aussi sensi-
bles, et qui ont à la fois le pouvoir et la volonté
de protéger la malheureuse mais estimable vic-
time de l'infamie d'un brutal. M. le maréchal
de Luxembourg, et madame la maréchale, à
qui j'ai communiqué votre lettre, ont été émus,
ainsi que moi, à sa lecture; ils sont disposés,
monsieur, à vous entendre et à consulter avec
vous ce qu'on peut et ce qu'il convient de faire
pour tirer la jeune personne de la détresse où
elle est. Ils retournent à Paris après Pâques.
Allez, monsieur, voir ces dignes et respectables
seigneurs ; parlez-leur avec cette simplicité
touchante qu'ils aiment dans voire lettre ; soyez
avec eux sincère en tout, et croyez que leurs
cœurs bienfaisans s'ouvriront à la candeur du
vôtre. Louison sera protégée si elle mérite de
l'être; et vous, monsieur, vous serez esiinié
comme le mérite votre bonne action. Que si
dans celte attente, quoique assez courie, la
situation de la jeune personne étoit trop dure,
vous devez savoir que, quant à présent , je puis
payer, modiquement à la vérité, le tribut dîi,
par quiconque a son nécessaire, aux indigcns
honnêtes qui ne l'ont pas.
552
CORRESPONDANCE.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Ce jeudi 26.
Vous comptez par les jours, madame, et moi
par les heures ; cela fait que l'intervalle me
paroît vingt-quatre fois plus long qu'à vous,
et les quinze jours qui restent jusqu'à votre
voyage font, selon mon calcul, encore un an
tout entier.
Je ne vous croyois pas si vindicative : pour
avoir osé disputer un moment sur un panier de
beurre, je m'en vois continuellement jeter des
pots par la tête. Si la vengeance n'est pas dure,
elle est obstinée, et je l'endure avec tant de pa-
tience, qu'elle doit me valoir enfin mon pardon.
Je crois que M. Coindet m'aime beaucoup,
il met tous ses soins à me le prouver : et moi je
l'aime encore plus de ce que vous approuvez
mon attachement pour lui, et de ce qu'il m'ap-
porte souvent de vos nouvelles. Mais il m'a fait,
de votre part, un reproche qui me confond,
sur le premier exemplaire de la Julie. En vous
le promettant, ne l'ai-je pas promis à M. le ma-
réchal? En le lui donnant, ne vous l'ai-je pas
donné? Vous auriez beau vouloir être deux, je
n'admettrai jamais ce partage ; mon attache-
ment, mon respect, ne vous distinguent plus
l'un de l'autre ; vous n'êtes qu'un dans le fond
de mon cœur. Comme une copie étoit déjà
dans vos mains, je mis l'exemplaire dans les
siennes ; j'en aurois pu faire autant dans tout
autre cas; et toutes les fois que je tiendrai à
l'un ce que j'aurai promis à l'autre, je croirai
toujours avoir bien rempli ma foi.
Les Ximénès et les Voltaire peuvent critiquer
la Julie à leur aise (*) : ce n'est pas à eux qu'elle
est curieuse de plaire; et tout ce qui fâche à
l'éditeur, de leurs critiques, c'est qu'ils les
fassent de si loin. Bonjour, madame la maré-
chale : il faut absolument que vous embrassiez
M. le maréchal de ma part. Pour vous, il faut
se mettre à genoux en lisant la fin de vos
■ lettres, les baiser, soupirer, et dire : Que n'est-
elle ici?
A M. MOULTOU.
Montmorency, le 29 mai 1761.
(•) Allusion à la brochure qui fut attribuée au marquis de
Mménè», et intitulée Lettres sur la Nouvelle Hélolse de J. J.
Rousseau, 1761, in-8» de 27 pages. M. Barbier, bibliotliécaire
an conseil d'état, nous a dit en avoir vu le manuscrit autogra-
phe chargé de corrections et d'additions de la main même de
Voltaire. ^' •*•
Vous pardonneriez aisément mon silence,
cher Moultou, si vous connoissicz mon état;
mais, sans vous écrire, je ne laisse pîis de pen-
ser à vous, et j'ai une proposition à vous faire.
Ayant quitté la plume et ce tumultueux métier
d'auteur, pour lequel je n'étois point né, je
m'étois proposé, après la publication de mes
rêveries sur l'éducation, de finir par une édi-
tion générale de mes écrits, dans laquelle il en
seroit entré quelques-uns qui sont encore en
manuscrit. Si peut-être le mal qui me consume
ne me laissoit pas le temps de faire celte édi-
tion moi-même, seriez-vous homme à faire le
voyage de Paris, à venir examiner mes papiers
dans les mains où ils seront laissés, et à mettre
en état de paroître ceux que vous jugerez bons
à cela? 11 faulvousprévenirque vous trouverez
des seniimens sur la religion qui ne sont pas
les vôtres, et que peut-être vous n'approuverez
pas, quoique les dogmes essentiels à l'ordre
moral s'y trouvent tous. Or je ne veux pas qu'il
soit touché à cet article : il s'agit donc de savoir
s'il vous convient de vous prêter à cette édition
avec cette réserve qui, ce me semble, ne peut
vous compromettre en rien, quand on saura
qu'elle vous est formellement imposée, sauf à
vous de réfuter en votre nom, et dans l'ouvrage
même, si vous le jugez à propos, ce qui vous
paroîtra mériter réfutation, pourvu que vous
ne changiez ni supprimiez rien sur ce point ;
sur tout autre vous serez le maître.
J'ai besoin, monsieur, d'une réponse sur
cette proposition, avant de prendre les derniers
arrangomens que mon état rend nécessaires. Si
votre situation , vos affaires, ou d'autres rai-
sons vous empêchent d'acquiescer, je ne vois
que M. Roustan, qui m'appelle son maître, lui
qui pourroit être le mien, auquel je pusse don-
ner la même confiance, et qui, je crois, ren-
droit volontiers cet honneur à ma mémoire. En
pareil cas, comme sa situation est moins aisée
que la vôtre, on prendroit des mesures pour
que ces soins ne lui fussent pas onéreux. Si
cela ne vous convient ni à l'un ni à l'autre, tout
restera comme il est ; car je suis bien déterminé
à ne confier les mêmes soins à nul homme de
lettres de ce pays. Réponse précise et directe.
ANNEE 1701.
533
je vous supplie; 1c plus l6t qu'il se pourra,
sans vous servir de la voie de M. Coindet. Sur
pareille matière le secret convient, et je vous le
demande. Adieu, vertueux Moultou : je ne vous
fais pas des complimens, mais il ne tient qu'à
vous de voir si je vous eslime.
Vous comprenez bien que la Nouvelle Hé-
loise ne doit pas entrer dans le recueil de mes
écrits.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG (*).
Montmorency, le 42 juin 4761 .
Que de choses j'aurois à vous dire avant que
de vous quitter! Mais le temps me presse, il
faut abréger ma confession, et verser dans vo-
ire cœur bienfaisant mon dernier secret. Vous
saurez donc que depuis seize ans j'ai vécu dans
la plus grande intimité avec cette pauvre fille
qui demeure avec moi , excepté depuis ma re-
traite à Montmorency, que mon état m'a forcé
de vivre avec elle comme avec ma sœur ; mais
ma tendresse pour elle n'a point diminué, et,
sans vous, l'idée de la laisser sans ressource
empoisonneroit mes derniers instans.
De ces liaisons sont provenus cinq enfans ,
qui tous ont été mis aux Enfans -Trouvés,
avec si peu de précaution pour les reconnoître
un jour, que je n'ai pas même gardé la date de
leur naissance. Depuis plusieurs années le re-
mords de celte négligence trouble mon repos,
et je meurs sans pouvoir la réparer, au grand
regret de la mère et au mien. Je fis mettre seu-
lement dans les langes de l'aîné une marque
dont j'ai gardé le double ; il doit être né, ce me
semble, dans l'hiver de 1746 à 47, ou à peu
près. Voilà tout ce que je me rappelle. S'il y
avoit le moyen de retrouver cet enfant, ce se-
roit faire le bonheur de sa tendre mère ; mais
j'en désespère, et je n'emporte point avec moi
celle consolation. Les idées dont ma faute a
rempli mon esprit ont contribué en grande par-
tie à me faire méditer le Traité de l'Educa-
tion; et vous y trouverez, dans le livre P', un
passage qui peut vous indiquer cette disposi-
(*) Cette lettre a été imprimée pour là première fois dans le
•leuxiëme volume du Conservateur, publié par M. François
de NeufchâteaH en l'an viii. G. P.
tion (*). Je n'ai point épousé la mère ; etje n'y
étois point obligé, puisque avant de me lier
avec elle je lui ai déclaré que je ne l'épouserois
jamais; et même un mariage public nous eût
été impossible à cause de la différence de reli-
gion : mais du reste je l'ai toujours aimée et
honorée comme ma femme, à cause de son bon
cœur, de sa sincère affection, de son désinté-
ressement sans exemple, et de sa fidélité sans
tache, sur laquelle elle ne m'a pas même oc-
casionné le moindre soupçon.
Voilà, madame la maréchale, la trop juste
raison de ma sollicitude sur le sort de cetto
pauvre fille après qu'elle m'aura perdu, telle-
ment que , si j'avois moins de confiance en
votre amitié pour moi et en celle de M. le ma-
réchal, je partirois pénétré de douleur de l'a-
bandon où je la laisse ; mais je vous la confie, et
je meurs en paix à cet égard. Il me reste à vous
dire ce que je pense qui conviendroit le mieux
à sa situation et à son caractère, et qui donne-
roit le moins de prise à ses défauts.
Ma première idée étoit de vous prier de lui
donner asile dans votre maison , ou auprès de
l'enfant qui en est l'espoir, jusqu'à ce qu'il sor-
tit des mains des femmes : mais infailliblement
cela ne réussiroit point ; il y auroit Irop d'inter-
médiaire entre vous et elle, et elle a, dans
votre maison, des malveillans qu'elle ne s'est
assurément point attirés par sa faute, et qui
trouveroient infailliblement l'art de la disgra-
cier tôt ou tard auprès de vous ou de M. le
maréchal. Elle n'a pas assez de souplesse et de
prudence pour se maintenir avec tant d'esprits
différons, et se prêter aux petits manèges avec
lesquels on gagne la confiance des maîtres,
quelque éclairés qu'ils soient. Encore une fois
cela ne réussiroit point; ainsi je vous prie de
n'y pas songer.
Je ne voudrois pas non plus qu'elle demeu-
rât à Paris de quelque manière que ce fût; bien
sûr que, craintive et facile à subjuguer, elle y
deviendroit la proie et la victime de sa nom-
breuse famille, gens d'une avidité et d'une
méchanceté sans bornes, auxquels j'ai eu moi-
même bien de la peine à l'arracher, et qui sont
cause en grande partie de ma retraite en cam-
pagne. Si jamais elle demeure à Paris, elle est
(*) Voyez Emile, liv. i. Voyez aussi les Confessiom,
livre XII, tome T', page 29*, dans cette édition. G, P,
534
CORRESPONDANCE.
perdue; car, leur fùt-elle cachée, comme elle
est d'un bon naturel , el le ne pourra jamais s'abs-
tenir de les voir, et en peu de temps ils lui su-
ceront le sang jusqu'à la dernière goutte, et
puis la feront mourir de mauvais traitemens.
Je n'ai pas de moins fortes raisons pour sou-
haiter qu'elle n'aille point demeurer avec sa
mère, livrée à mes plus cruels ennemis, nour-
rie par eux à mauvaise intention, et qui ne
cherchent que l'occasion de punir cette pauvre
fille de n'avoir point voulu se prêter à leurs
complots contre moi. Elle est la seule qui n'ait
rien eu de sa mère, et la seule qui l'ait nourrie
et soignée dans sa misère ; et si j'ai donné, du-
rant douze ans, asile à cette femme, vous
comprenez bien que c'est pour la fille que je
l'ai fait. J'ai mille raisons, trop longues à dé-
tailler, pour désirer qu'elle ne retourne point
avec elle. Ainsi , je vous prie d'interposer
même, s'il le faut, votre autorité pour l'en em-
pêcher.
Je ne vois que deux partis qui lui convien-
nent : l'un, de continuer d'occuper mon loge-
ment ('), et de vivre en paix à Montmorency; ce
qu'elle peut faire à peu de frais avec votre as-
sistance et protection, tant du produit de mes
écrits que de celui de son travail, car elle coud
très-bien, et il ne lui manque que de l'occupa-
tion, que vous voudrez bien lui donner ou lui
procurer, souhaitant seulement qu'elle ne soit
point à la discrétion des femmes de chambre,
car leur tyrannie et leur monopole me sont
connus.
L'autre parti est d'être placée dans quelque
communauté de province où l'on vit à bon mar-
ché, et où elle pourroit très-bien gagner sa vie
par son travail. J'aimerois moins ce parti que
l'autre, parce qu'elle seroit ainsi trop loin de
vous, et pour d'autres raisons encore. Vous
choisirez pour le mieux, madame la maréchale ;
mais, quelque choix que vous fassiez , je vous
supplie de faire en sorte qu'elle ait toujours sa
liberté, et qu'elle soit la maîtresse de changer
de demeure sitôt qu'elle ne se trouvera pas
bien. Je vous supplie enfin de ne pas dédaigner
de prendre soin de ses petites affaires, en sorte
(') Je ne vous propose point de lui en donner un vous-même
à Montmorency, à cause de Chassot et de sa famille, qui le lui
feroit cruellement payer. Mon loyer n'étant que de cinquante
livres, ne lui sera pas plus onéreux qu'une chambre à l'aris.
que, quoi qu'il arrive, elle ait du pain jusqu'à
la fin de ses jours.
J'ai prié M. le maréchal dé vous consulter
sur le choix de la personne qu'il chargeroit de
veiller aux intérêts de la pauvre fille, après
mon décès. Vous n'ignorez pas l'injuste partia-
lité que marque contre elle celui qui naturelle-
ment seroit choisi pour cela. Quelque estime
que j'aie conçue pour sa probité, je ne voudrois
pa§ qu'elle restât à la merci d'un homme que
je dois croire honnête, mais que je vois livré,
par un aveuglement inconcevable, aux intérêts
et aux passions d'un fripon.
Vous voyez , madame la maréchale , avec
quelle simplicité, avec quelle confiance j'épan-
che mon cœur devant vous. Tout le reste de
l'univers n'est déjà plus rien à mes yeux. Ce
cœur qui vous aima sincèrement ne vit déjà
plus que pour vous, pour M. le maréchal, et
pour la pauvre fille. Adieu, amis tendres et
chéris ; aimez un peu ma mémoire ; pour moi,
j'espère vous aimer encore dans l'autre vie ;
mais, quoi qu'il en soit de cet obscur et redou-
table mystère, en quelque heure que la mort
me surprenne, je suis sur qu'elle me trouvera
pensant à vous.
A M. VERNES.
Montmorency, le 24 juin 1761 .
J'étois presque à l'extrémité, cher concitoyen,
quand j'ai reçu votre lettre, et, maintenant que
j'y réponds , je suis dans un état de souffrances
continuelles qui, selon toute apparence, ne
me quitteront qu'avec la vie. Ma plus grande
consolation, dans l'état où je suis, est de rece-
voir des témoignages d'intérêt de mes compa
triotes, et surtout de vous, cher Vernes, que
j'ai toujours aimé et que j'aimerai toujours. Le
cœur me rit, et il me semble que je me ranime
au projet d'aller partager avec vous cette re-
traite charmante qui me tente encore plus par
son habitant que par elle-même. Oh 1 si Dieu
raffermissoit assez ma santé pour me mettre en
état d'entreprendre ce voyage, je ne mourrois
point sans vous embrasser encore une fois.
Je n'ai jamais prétendu justifier les innom-
brables défauts de/a iVoM^e/Ze/Te/owe; je trouve
que l'on l'a reçue trop favorablement; et dans
ANNÉE i7GI.
OOJ
les jugemens du public, j'ai bien moins à me
plaindre de sa rigueur qu'à me louer de son
indulgence ; mais vos griefs contre Wolmar me
prouvent que j'ai mal rempli l'objet du livre,
ou que vous ne l'avez pas bien saisi. Cet objet
émit de rapprocher les partis opposés, par une
estime réciproque ; d'apprendre aux philoso-
phes qu'on peut croire en Dieu sans être hypo-
crite, et aux croyans qu'on peut être incrédule
sans être un coquin. Julie, dévote, est une leçon
pour les philosophes, et Wolmar, athée, en est
une pour les intolérans. Voilà le vrai but du
livre. C'est à vous de voir si je m'en suis écar-
té (*). Vous me reprochez de n'avoir pas fait
changer de système à Wolmar sur la fin du
roman ■ mais, mon cher Vernes, vous n'avez
pas lu cette fin ; car sa conversion y est indi-
quée avec une clarté qui ne pouvoit souffrir un
plus grand développement sans vouloir faire
une capucinade.
Adieu, cher Vernes : je saisis un intervalle
de mieux pour vous écrire. Je vous prie d'in-
former de ce mieux ceux de vos amis qui pen-
sent à moi, et entre autres, messieurs Moultou
et Roustan, que j'embrasse de tout mon cœur
ainsi que vous.
A H. MOLLET,
En réponse à une lettre qui couteuoit la description dune fête
niililaire célébrée à Genève le 3 juin 4761 .
A Montmorency, le26 juin 1761.
Je vous remercie, monsieur, de tout mon
cœur, de la charmante relation que vous m'a-
vez envoyée de la fête du 5 de ce mois. Je l'ai
lue et relue avec intérêt, avec attendrissement,
avec un sincère regret de n'en avoir pas été té-
moin. De tels ainusemens ne sont point frivo-
les, ils réveillent dans les cœurs des sentimens
que tout tend à éteindre dans notre siècle, et
môme dans notre patrie; puissiez-vous, mon-
sieur, vous et tous les bons citoyens qui vous
ressemblent, ramener parmi nous ces goûts,
ces jeux, ces fêtes patriotiques qui s'allient
avec les mœurs, avec la vertu, qu'on goûte avec
transport, qu'on se rappelle avec délices, et
que le cœur assaisonne d'un charme que n'au-
(*) n est re^'euu depnis sur cette idée en écrivant ses Con-
fessions. Voyez au livre ix, tome I, page 228. G. P.
ront jamais tous ces criminels amusemens si
vantes des gens à la mode !
J'étois très-mal, monsieur, quand je reçus vo-
tre lettre ; c'est ce qui m'a empêché de vous en
remercier plus tôt. Quoique je continue à souf-
frir beaucoup, je ne puis me refuser long- temps
à la douce et salutaire distraction de m'occupcr
de la patrie et de vous. J'ai lu déjà bien des fois
votre lettre ; je la lirai bien des fois encore ; si
ce n'est pas un remède à mes maux, c'est du
moins une consolation. Heureux si j'y pouvois
ajouter l'espoir de vous embrasser quelque
jour à Genève, et d'y voir encore une fois en
ma vie une fête pareille à celle que vous décri-
vez si bien ! Je vous salue de tout mon cœur (*) .
A JACQUELINE DANET ,
sa nourrice.
Montmorency, le 22 juillet 1761.
Votre lettre, ma chère Jacqueline, est venue
réjouir mon cœur dans un moment où je n'étois
guère en état d'y répondre. Je saisis un temps
de relâche pour vous remercier de votre souve-
nir et de votre amitié, qui me sera toujours
chère. Pour moi je n'ai point cessé de penser à
vous et de vous aimer. Souvent je me suis dit
dans mes souffrances que si ma bonne Jacque-
line n'eût pas tant pris de peine à me conserver
étant petit, je n'aurois pas souffert tant de
maux étant grand. Soyez persuadée que je ne
cesserai jamais de prendre le plus tendre inté-
rêt à votre santé et à votre bonheur, et que ce
sera toujours un vrai plaisir pour moi de rece-
voir de vos nouvelles. Adieu, ma chère et bonne
Jacqueline. Je ne vous parle pas de ma sanlé,
(*} Cette lettre, que celui à qui elle étoit adressée s'empressa
de faire imprimer à Genève à la suite de la sienne, et qui, au
rapport de l'historien Picot ( HUtoire de Genève, tome HI,
page 509), y\)roduisil la plus vive nensation, a jusqu à pré-
sent échappé à tous les éditeurs des Œuvres coinplëies. Leur
attention i cet égard auroit dCi cependant être excisée par
un passage d'une lettre à Moultou qu'on verra ci-après, où
Rousseau se plaint fortement de celle publication paur laquelle
il n'avoit pas été consulté Nous devons la découverte de la
lettre de M. Mollet et de la réponse de Rousseau ( Brochure
iM-12de douze pages d'impression sans indication de libraire
ni de lieu) à M. P. Prévost, professeur à Genève. Quant à la
fête de milice bourgeoise dont il s'agit ici, elle eut lieu i l'oc-
casion d'un perfectionnement dans les manœuvres militaires
dû au roi de Prusse, et que les Genevois avoient adopté.
G. P.
53G
CORRESPONDANCE.
pour ne pas vous affliger; que le bon Dieu con-
serve la vôtre, et vous comble de tous les biens
que vous désirez.
Votre pauvre Jean-Jacques, qui vous em-
brasse de tout son cœur.
A H. MOULTOU.
Montmorency, le 24 juillet 1761.
Je ne doutois pas, monsieur, que vous n'ac-
ceptassiez avec plaisir les soins que je prenois
la liberté de confier à votre amitié, et votre
consentement m'a plus touché que surpiis. Je
puis donc, en quelque temps que je cesse de
souffrir, compter que si mon recueil n'est pas
encore en état de voir le jour, vous ne dédai-
gnerez pas de l'y mettre; et cette confiance
m'ôte absolument l'inquiétude qu'il est difficile
de n'avoir pas en pareil cas pour le sort de ses
ouvrages. Quant aux soins qui regardent l'im-
pression, comme il ne faut que de l'amitié pour
les prendre, ils seront remplis en ce pays-ci par
les amis auxquels je suis attaché, et que je
laisserai dépositairesdemes papiers pourendis-
poser selon leur prudence et vos conseils. S'il
s'y trouve en manuscrit quelque chose qui mé-
rite d'entrer dans votre cabinet, de quoi je
doute, je m'estimerai plus honoré qu'il soit
dans vos mains que dans celles du public ; et
mes amis penseront comme moi ! Vous voyez
qu'en pareils cas un voyage à Paris seroit indis-
pensable ; mais vous seriez toujours le maître
de choisir le temps de votre commodité; et, dans
votre façon de penser, vous ne tiendriez pas ce
voyage pour perdu, non-seulement par le ser-
vice que vous rendriez à ma mémoire, mais en-
core par le plaisir de connoître des personnes
estimables et respectables, les seuls vrais amis
que j'aie jamais eus, et qui sûrement devien-
droient aussi les vôtres. En attendant, je n'é-
pargne rien pour vous abréger du travail. Le
peu de momens où mon état me permet de
m'occuper sont uniquement employés à mettre
au net mes chiffons ; et, depuis ma lettre (*),je
n'ai pas laissé d'avancer assez la besogne pour
espérer de l'achever, à moins de nouveaux ac-
cidens.
(*) Celle du 29 mai. Voyez ci-devant, page 552. G. P.
Connoissez-vous un M. Mollet, dont je n'ai
jamais entendu parler? Il m'écrivit, il y a quel-
que temps, une espèce de relation de fête mili-
taire, laquelle me fit grand plaisir, et je l'en
remerciai. Il est parti de là pour faire impri-
mer, sans m'en parler, non-seulement sa let-
tre, mais ma réponse, qui n'étoit sûrement pas
faite pour paroître en public (*). J'ai quelque-
fois essuyé de pareilles malhonnêtetés ; mais ce
qui me fâche est que celle-ci vienne de Genève.
Cela m'apprendra une fois pour toutes à ne
plus écrire à des gens que je ne connois point.
Voici, monsieur, deux lettres dont je gros-
sis à regret celle-ci : l'une est pour M. Rouslan,
dont vous avez bien voulu m'en faire parvenir
une, et l'autre pour une bonne femme qui m'a
élevé, et pour laquelle je crois que vous ne re-
gretterez pas l'augmentation d'un port de let-
tre, que je ne veux pas lui faire coûter, et que
je ne puis affranchir avec sûreté à Montmo-
rency. Lisez dans mon cœur, cher Moultou, le
principe de la familiarité dont j'use avec vous,
et qui seroit indiscrétion pour un autre; le vô-
tre ne lui donnera pas ce nom-là. Mille choses
pour moi à l'ami Vernes. Adieu : je vous em-
brasse tendrement.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Lundi, 10 août.
Je vois avec peine, madame la maréchale,
combien vous vousen donnez pour réparer mes
fautes ; mais je sens qu'il est trop tard, et que
mes mesures ont été mal prises. Il est juste que
je porte la peine de ma négligence, et le succès
même de vos recherches ne pourroit plus me
donner une satisfaction pure et sans inquiétude;
il est trop tard, il est trop tard : ne vous oppo-
sez point à l'effet de vos premiers soins, mais
je vous supplie de ne pas y en donner davan-
tage. J'ai reçu dans cette occasion la prouve la
plus chère et la plus touchante de votre amitié:
ce précieux souvenir me tiendra lieu de tout ;
et mon cœur est trop plein de vous pour sen-
tir le vide de ce qui me manque. Dans l'état où
je suis, cette recherche m'intéressoil encore
plus pour autrui que pour moi ; et, vu le carac-
(*) Voyez cette réponse ci -devant, page 335, et la note qui
s'y rapporte. G. V.
ANNÉR 1701.
.'37
iftre trop facile à subjuguer de la personne en
question, il n'est pas sûr que ce qu'elle eût
trouvé déjà tout formé, soit en bien, soit en
mal, ne fût pas devenu pour elle un présent
funeste. Il eût été bien cruel pour moi de la
laisser victime d'un bourreau.
Vous voulez que je vous parle de mon état;
n'est-il pas convenu que je ne vous en donne-
rai des nouvelles que quand il y en aura, et il
n'y en a pas jusqu'ici ? Si je puis parvenir à re-
buler enfin les importuns consolateurs, et à
jouir tout-à-fait de la solitude que mon état
exige, j'aurai du moins le repos, et cesi^,avcc
le petit nombre d'attachemens qui me sont
chers, le seul bien qui me reste à goûter dans
la vie.
A LA MÊME.
ce lundi 18, été de 1761.
J'avois espéré, madame la maréchale, de
vous porter hier moi-même de mes nouvelles à
votre passage à Saint-Brice; mais vos relais
n'étant point venus, l'heure étant incertaine, et
le temps menaçant de pluie, je n'osai, n'étant
point encore bien remis, hasarder cette course
sans être sûr de vous rencontrer. Vous êtes
trop en peine de mon état; il n'est pas si mau-
vais qu'on vous l'a fait : j'ai plus d'inquiétude
que de douleurs, et les alternatives qui se suc-
cèdent me font croire que, pour cette fois, il
n'empirera pas considérablement. Si vous étiez
actuellement au château, je vous irois voir à
l'ordinaire, et je ne serai pas assez malheureux
pour ne le pouvoir pas quand vous y serez. Ce
voyage, dont j'espère profiter, fait mon espoir
le plus doux, et je puis vous répondre que mon
cœur n'est point malade. Quant à mon corps,
s'il n'est pas bien, c'est une espèce de soulage-
ment |)0ur moi de savoir qu'il ne peut être
mieux, ou du moins que cela ne dépend pas
des hommes ; par là j'évite la peine et la gêne
attachées à la crédulité des malades et à la
charlatanerie des médecins. Je ne veux plus
ajouter la dépendance de ces messieurs-là à
celle de la nécessité, dont ils ne dispensent
pas, quoi qu'ils fassent : comme j'ai pris mon
parti là-dessus depuis long-temps, j'attends de
t amitié dont vous m'honorez que vous voudrez
bien ne m'en plus parler. Bonjour, madame
T. IV.
la maréchale; conservez votre santé, et venez
ni'aider à rétablir la mienne. Si votre présence
et celle de monsieur le maréchal ne guérit pas
mes souffrances, elle me les fera oublier.
A LA MÊME.
Ce vendredi 38, été de 176t.
Voiià, madame la maréchale, la Julie an-
glaise. Si madame la comtesse de Boufflers
prend la peine de la parcourir et d'y faire des
observations, je lui serai fort.obligéde vouloir
bien me les communiquer : le libraire anglois
m'en demande pour une nouvelle édition, et je
n'entends pas assez la langue pour me fier aux
miennes.
Je ne vous dirai point que j'ai le cœur plein
de votre voyage, de tous vos soins, de toutes
vos bontés : en ceci plus on sont, moins on peut
dire. Je ne sais si vous n'appelez tout cela qu'une
omelette, mais je sais qu'il faut m\ estomac
bien chaud pour la digérer. En vérité, madame,
il faut toute la plénitude des seniimens que
vous m'avez inspirés pour suffire à la recon-
noissance sans rien ôter à l'amitié.
A LA MKME.
A Montmorency, le 1*' septembre 1761.
Il est vrai, madame la maréchale, que j'avois
grand besoin de votre dernière lettre pour me
tranquilliser, d'autant plus que, par une fata-
lité qui me poursuit en toutes choses, celle de
M. le maréchal, qui auroit fait le même effeJ,
s'est égarée en route, et ne m'est parvenue
que depuis quelques jours. Depuis que vous
avez daigné me rassurer, je n'ai plus besoin de
réponse ; je saurai des nouvelles de votre santé ;
et d'ailleurs, puisque vos bontés pour moi sont
toujours les mêmes, il ne me faut plus de nou-
velles sur ce point-là. J'ai pourtant un peu votre
dernier mot sur le cœur ; vous me reprochez
de l'avoir moins tendre que vous. Madame la
maréchale, à cela je n'ai qu'un mot à dire : à
Dieu ne plaise que je vous cause jamais le quart
des inquiétudes et des peines que vous m'avez
fait souffrir dequis deux mois!
22
338 CORRESPONDANCE.
A MADAME LATOUR.
Montmorency, leZOseptembré 1761.
.respère, madame, maljîré le début de votre
lettre, que vous n'ôtcs point auteur, que vous
n'eûtos jamais intention de l'ôtro, et que ce
n'est point un combat d'esprit auquel vous me
provoquez, genre d'escrime pour lequel j'ai
autant d'aversion que d'incapacité. Cependant
vous vous êtes promis, dites-vous, de n'écrire
de vos jours ; je me suis promis la même chose,
madame, et sûrement je le tiendrai. Mais cet
engagement n'est relatif qu'au public; il ne
s'étend point jusqu'aux commerces de lettres,
et bien m'en prend sans doute ; car il seroit fort
à craindre que la vôtre ne me coûtât une infi-
délité. A l'éditeur dune Julie vous en annoncez
une autre, une réellement existante, dont vous
êtes la Claire, .l'en suis charmé pour votre sexe,
et même pour le mien ; car, quoi qu'en dise
votre amie, sitôt qu'il y aura des Julies et des
Claires, les Saint-Preux ne manqueront pas;
avertissez-la de cela, je vous supplie, afin
qu'elle se tienne sur ses gardes ; et vous-même,
fussiez- vous (ce que je ne présume pas) aussi
folle que votre modèle, n'allez pas croire, à son
exemple, que cela suffit pour être à l'abri des
folies. Peut-être ce que je vous dis ici vous
paroîtra-t-il fort inconsidéré ; mais c'est votre
faute. Que dire à des personnes qu'on aime à
croire très-aimables et très-vertueuses, mais
qu'on ne connoît point du tout? Charmantes
amies I si vous êtes telles que mon cœur lo sup-
pose, puissiez-vous, pour Ihonneur de votre
sexe, et pour le bonheur de votre vie, ne trou-
ver jamais de Saint-Preux ! Mais si vous êtes
comme les autres, puissiez-vous ne trouver que
des Saint-Preux.
Vous parlez de faire connoissance avec moi ;
vous ignorez sans doute que l'homme à qui vous
écrivez, affligé d'une maladie incurable et
cruelle, lutte tous les jours de sa vie entre la
douleur et la mort, et qiie la lettre même qu'il
vous écrit est souvent interrompue par des dis-
tractions d'un genre bien différent. Toutefois
je ne puis vous cacher que votre lettre me donne
un désir secret de vous connoître toutes deux ;
et que si notre commerce finit là, il ne me lais-
sera pas sans quelque inquiétude. Si ma curio-
sité étoit satisfaite, ce seroit peut-être bien pis
encore. Malgré les ans, les maux, la raison,,
l'expérience, un solitaire ne doit point s'expo-
ser à voir des Julies et des Claires quand il veut
garder sa tranquillité.
Je vous écris, madame, comme vous me l'a-
vez prescrit, sans m'informer de ce que vous
ne voulez pas qtie je sache. Si j'éiois indiscret,
il ne me seroit peut-être pas impossible de voi|s
connoître ; mais fussiez-vous madame de Solar
elle-même, je ne saurai jamais de votre secret
que ce que j'en apprendrai de vous. Si votre
intenlionestqueje ledevine, vous me trouverez
fort bête ; mais vous n'avez pas dû vous atten-
dre à me trouver plus d'esprit.
A M. DOFFREVILLE, A DOUAI.
Sur celte question : SiL y a une mobale DÉMonraéB, ou s'it
n'y en a point.
Montmorenty, le 4 octobre 1761.
La question que vous me proposez, monsieur,
dans votre lettre du ^5 septembre, est impor-
tante et grave; c^estde sa solution qu'il dépend
de savoir s'il y a une morale démontrée ou s'il
n'y en a point. ^~
Votre adversaire soutient que tout homme
n'agit, quoi qu'il fasse, que relativement à lui-
même, et que, jusqu'aux actes de vertu les
plus sublimes, jusqu'aux œuvres de charité les
plus pures, chacun rapporte tout à soi.
Vous, monsieur, vous pensez qu'on doit faire
le bien pour le bien, même sans aucun retour
d'intérêt personnel ; que les bonnes œuvres
qu'on rapporte à soi ne sont plus des actes de
vertu, mais d'amour -propre : vous ajoutez
que nos aumônes sont sans mérite si nous ne
les faisons que par vanité ou dans la vue d'é-
carter de noire esprit l'idée des misères de la
vie humaine; et en cela vous avez raison.
Mais, sur le fond de la question, je dois vous
avouer que je suis de l'avis de votre adversaire:
car, quand nous agissons, il faut que nous
ayons un motif pour agir, et ce motif ne peut
être étranger à nous, puisque c'est nous qu'il
met en œuvre; il est absurde d'imaginer qu'é-
tant moi, j'agirai comme si j'étois un autre.
N'est-il pas vrai que si l'on vous disoit qu'un
corps est poussé sans que rien le touche, vous
ANNEE 1761
339
diriez que cela n'est pas concevable? C'est la
môme chose en morale, quand on croit agir
sans nul intérêt.
Mais il faut expliquer ce mot d'intérêt, car
vous pourriez lui dormer tel sens, vous et votre
adversaire, que vous seriez d'accord sans vous
entendre, et lui-même pourroit lui en donner
un si grossier, qu'alors ce seroit vous qui au-
riez raison.
Il y a un intérêt sensuel et palpable qui se
rapporte uniquement à notre bien-être maté-
riel, à la fortune, à la considération, aux biens
physiques qui peuvent résulter pour nous de la
bonne opinion d'autrui. Tout ce qu'on fait
pour un tel intérêt ne produit qu'un bien du
même ordre , comme un marchand fait son
bien en vendant sa marchandise le mieux qu'il
peut. Si j'oblige un autre homme en vue de
m'acquérir dos droits sur sa reconnoissance,
je ne suis en cela qu'un marchand qui fait le
commerce, et même qui ruse avec l'acheteur.
Si je fais l'aumône pour me faire estimer cha-
ritable et jouir des avantages attachés à cette
estime, je ne suis encore qu'un marchand qui
achète de la réputation. Il en est à peu près de
même si je ne fais cette aumône que pour me
délivrer de l'importunité d'un gueux ou du
spectacle de sa misère. Tous les actes de cette
espèce qui ont en vue un avantage extérieur
ne peuvent porter le nom de bonnes actions ;
I et l'on ne dit pas d'un marchand qui a bien fait
ses affaires qu*il s'y est comporté vertueuse-
ment.
Il y a un autre intérêt qui ne tient point aux
avantages de la société, qui n'est relatif qu'à
nous-mêmes, au bien de notre âme, à notre
bien-être absolu, et que pour cela j'appelle in-
térêt spirituel ou moral, par opposition au pre-
mier; intérêt qui, p#ur n'avoir pas des objets
sensibles, matériels, n'en est pas moins vrai,
pas moins grand, pas moins solide, et, pour
tout dire en un mol, le seul qui, tenant inti-
mement à notre nature, tende à notre vérita-
ble bonheur. Voilà, monsieur, l'intérêt que
la vertu se propose, et qu'elle doit se pro-
poser, sans rien ôter au mérite, à la pureté, à
la bonté morale des actions qu'elle inspire.
Premièrement, dans le système de la reli-
gion, c'est-à-dire des peines et dos récom-
penses de l'autre vie, vous voyez que l'intérêt
de plaire à l'auteur de notre être et au juge su-
prême de nos actions est d'une importance qui
l'emporte sur les plus grands maux, qui fait
voler au martyre les vrais croyans, et en mémo
temps d'une pureté qui peut ennoblir les plus
sublimes devoirs. La loi de bien faire est tirée
de la raison même ; et le chrétien n'a besoin
que de logique pour avoir de la vertu.
Mais outre cet intérêt, qu'on peut regarder
en quelque façon comme étranger à la chose,
comme n'y tenaiit que par une expresse vo-
lonté de Dieu, vous me demanderez peut-être
s'il y a quelque autre intérêt lié plus immédia-
tement, plus nécessairement à la vortu par sa
nature, et qui doive nous la faire aimer uni-
quement pour elle-même. Ceci tient à d'autres
questions dont la discussion passe les bornes
d'une lettre, et dont, par cette raison, je ne
tenterai pas ici l'examen ; comme , si nous
avons un amour naturel pour l'ordre, pour le
beau moral; si cet amour peut être assez vif
par lui-même pour primer sjir toutes nos pas-
sions; si la conscience est innée dans le cœur
de l'homme, ou si elle n'est que l'ouvrage da
préjugés et de l'éducation : car en ce dernier
cas il est clair que nul n'ayant en soi-même
aucun intérêt à bien faire ne peut faire aucun
bien que par le profit qu'il en attend dautrui ;
qu'il n'y a par conséquent que des sots qui
croient à la vertu, et des dupes qui la prati-
quent. Telle est la nçuvelle philosophie.
Sans m'embarquer ici dans cette métaphy-
sique, qui nous mèncroit trop loin, je me
contenterai de vous proposer un fait que vous
pourrez mettre en question avec votre adver-
saire, et qui, bien discuté, vous instruira peut-
être mieux de ses vrais sentimens que vous ne
pourriez vous en instruire en restant dans la
généralité de votre thèse.
En Angleterre, quand un homme est accusé
criminellement , douze jurés enfermés dans
une chambre pour opiner, sur l'examen de la
procédure, s'il est coupable ou s'il ne l'est
pas, ne sortent plus de cette chambre, et n'y
reçoivent point à manger qu'ils ne soient tous
d'accord ; en sorte que leur jugement est tou-
jours unanime et décisif sur le sort de l'accusé.
Dans une de ces délibérations, les preuves
paroiesant convaincantes, onze des jurés le
condamnèrent sans balancer; mais le douzième
340
CORRESPONDANCE.
s'obsiina tellement à l'absoudre, sans vouloir
alléguer d'autre raison, sinon qu'il le croyoil
innocent, que, voyant ce juré déterminé à
mourir de faim plutôt que d'être de leur avis,
tous les autres, pour ne pas s'exposer au même
sort, revinrent au sien, et raccusc fut nMivoyé
absous.
L'affaire finie, quelques-uns des jurés pres-
sèrent en secret leur collègue dé leur dire la
raison de son obstination ; et ils surent enfin
que c'étoit lui-même qui avoit fait le coup dont
l'autre étoit accusé, et qu'il avoit eu moins
d'horreur de la mort que de faire périr l'in-
nocent chargé de son propre crime.
Proposez le cas à votre homme, et ne man-
quez pas d'examiner avec lui l'état de ce juré
dans toutes ses circonstances. Ce n'étoit point
un homme juste, puisqu'il avoit commis un
crime; et, dans cette affaire, l'enthousiasme de
la vertu ne pouvoit point lui élever le cœur et
lui faire mépriser la vie. Il avoit l'intérêt le plus
réel à condamner l'accusé pour ensevelir avec
lui l'imputation du forfait; il devoit craindre
que son invincible obstination n'en fîtsoupçon-
ner la véritable cause, et ne fût un commen-
cement d'indice contre lui : la prudence et le
soin de sa sùreié demandoient, ce semble,
qu'il fît ce qu'il ne fit pas ; et l'on ne voit aucun
intérêt sensible qui dût le porter à faire ce
qu'il fit. Il n'y avoit cependant qu'un intérêt
très-puissant qui pût le déterminer ainsi dans
le secret de son cœur à toute sorte de risque :
quel étoit donc cet intérêt auquel il sacrifioit
sa vie même?
S'inscrire en faux contre le fait seroit pren-
dre une mauvaise défaite; car on peut toujours
l'établir par supposition, et chercher, tout in-
térêt étranger mis à part, ce que feroit en
pareil cas, pour l'intérêt de lui-même, tout
homme dé bon sens qui no seroit ni vertueux
ni scélérat.
Posant successivement les deux cas : l'un,
que le juré ait prononcé la condamnation de
l'accusé et l'ait fait périr pour se mettre en
sûreté; l'autre, qu'il l'ait absous, comme il fit,
à ses propres risques ; puis, suivant dans les
deux cas le reste de la vie du juré et la proba-
bilité du sort qu'il se seroit préparé, pressez
voire homme de prononcer décisivement sur
cotte conduite , et d'exposer nettement , de
part et d'autre, l'intérêt et les motifs du parti
qu'il auroit choisi; alors, si voire dispute n'est
pas finie, vous connoîtrez du moins si vous
vous entendez l'un l'autre, ou si vous ne vous
entendez pas.
Que s'il distingue entre l'intérêt d'un crime
à commettre ou à ne pas commettre, et celui
d'une bonne action à faire ou à ne pas faire,
vous lui ferez voir aisément que, dans l'hypo-
thèse, la raison de s'abstenir d'un crime avan-
tageux qu'on peut commettre impunément est
du même genre que celle de faire, entre le ciel
et soi, une bonne action onéreuse ; car outre
que, quelque bien que nous puissions faire,
en cela nous ne sommes que justes, on ne peut
avoir nul intérêt en soi-même à ne pas faire le
mal qu'on n'ait un intérêt semblable à faire le
bien ; l'un et l'autre dérivent de la même source
et ne peuvent êlre séparés. __
Surtout, monsieur, songez qu'il ne faut
point outrer les choses au-delà de la vérité, ni
confondre, comme faïsoient les stoïciens ,Ue
bonheur avec la vertu.^l est certain que faire
le bien pour le bien c'est le faire pour soi,
pour notre propre intérêt, puisqu'il donne à
l'âme une satisfaction intérieure, un contente-
ment d'elle-même sans lequel il n'y a point de
vrai bonheur. Il est sûr encore que les méchans
sont tous misérables,^ quel que soit leur sort
apparent, parce que le bonheur s'empoisonne
dans une âme corrompue comme le plaisir des
sens dans un corps malsain. Mais il est faux
que les bons soient tons heureux dès ce monde;
et comme il ne suffit pas au corps d'être en
santé pour avoir de quoi se nourrir, il ne suf-
fit pas non plus à l'âme d'être saine pour obte-
nir tous les biens dont elle a besoin. Quoiqu'il
n'y ait que les gens de bien qui puissent vivre
contens, ce n'est pas à dire que tout homme do
bien vive content. La vertu ne donne pas le
bonheur, mais elle seule apprend à en jouir
quand on l'a : la vertu ne garantit pas des maux
de cette vie et n'en procure pas les biens; c'est
ce que ne fait pas non plus le vice avec toutes
ses ruses; mais la vertu fait porter plus patiem-
ment les uns et goûter plus délicieusement les
autres. Nous avons donc, en tout état de cause,
un véritable intérêt à la cultiver, et nous fai-
sons bien de travailler pour cet intérêt, quoi-
qu'il y ait des cas où il seroit insuffisant par
ANNKI
lui-même sansTattenlc d'une vie à venir. Voilà
mon sentiment sur la question que vous m'a-
vez proposée.
En vous remerciant du bien que- vous pensez
de moi, je vous conseille pourtant, monsieur,
de ne plus perdre votre temps à me défendre
ou à me louer. Tout le bien ou le mal qu'on
dit d'un homme qu'on ne connotl point ne si-
gnifie pas grand'chose. Si ceux qui m'accusent
ont tort, c'est à ma conduite à me justifier;
toute autre apologie est inutile ou superflue.
J'aurois dû vous répondre plus tôt; mais le
triste état où je vis doit excuser ce retard.
Dans le peu d'intervalle que mes maux me
laissent, mes occupations ne sont pas de mon
choix; et je vous avoue que quand elles en se-
roient, ce choix no seroit pas d'écrire dos let-
tres. Je no réponds point à celles de compliniens,
et je ne répondrois pas non plus à la vôtre, si
la question que vous m'y proposez ne me fai-
soit un devoir de vous en dire mon avis. Je
vous salue, monsieur, de tout mon cœur,,
17GI.
34f
A ATADAME LA MARUCUALL; Dli LUXEMBOURG
Ce mercreiU 18.
Voici, madame, une quatrième partie que
VOUS devriez avoir depuis long-temps; mais
mon libraire et dauires tracas dont je vous
rendrai compte ne ntc laissent pas le temps
d'aller plus vite, quelque effort que je fasse
pour cela. Tous les tracas du monde ne justi-
lieroient pourtant pas mon silence, et ne m'au-
roient pas empêché d'écrire à M. le maréchal
et à vous. Mon excuse est d'une autre espèce,
ti plus propre à me faire trouver grâce auprès
de vous. Dans le commencement de mes alta-
chemens, j'écris fréquemment pour les serrer,
pour établir la confiance ; quand elle est ac-
quise, je n'écris plus que pour le besoin ; il me
semble qu'alors on s'cnicnd assez sans se rien
dire. Si vous trouvez cette raison valable,
voici, madame la maréchale, comment vous
me le ferez connoîire ; c'est en vous faisant,
pour répondre, la même règle que je me fais
pour écrire. Quand un honnête homme indif-
férent a l'honneur d'écrire à madame la maré-
chale de Luxembourg, sa politesse peut lui
faire un devoir de répondre ; mais quand elle |
no répondra pas exactement à celui qu'elle hfv
norc d'une estime particulière, ce silence ne
sera pas équivoque et vaudra bien une lettre.
Je n'aime pas tout ce qui se fait par règle, m
ce n'est n'en point avoir d'autre que son cœur;
et je suis bien sûr que, sans me dicter de fré-
quentes lettres, le mien ne se taira jamais pour
vous. J'apprends à l'instant la désertion de ce
malheureux Saint-Martin : la plume m'en tombe
des mains. Oh ! si vous avez des fripons à votre
service, qui jamais aura d'honnêtes gens? Que
je vous plains ! que je gémis de ce qui fait l'ad-
miration des autres! Que la Providence, en
vous rendant si bons, si aimables, si estima-
bles, vous a tous deux déplacés ! Ah ! vous mé-
ritiez d'être nés obscurs et libres, de n'avoir ni
maîtres ni valets, de vivre pour vous et pour
vos amis : vous les auriez rendus heureux, et
vous l'auriez été vous-mêmes.
- \ MADAME DE LATOUR.
Montmorency, le t9 octobre 1761.
Le plaisir que j'ai, madame, de recevoir do
vous une seconde lettre, seroit tempéré ou peut-
être augmenté par vos reproches, si je pouvois
les concevoir; mais c'est à quoi je fais de vains
efforts. Vous me parlez d'une lettre de votre
amie ; je n'en ai point reçu d'autre que celle
qui accompagnoit la vôtre du ^6, et qui est do
même dale; et cette lettre, ne vous déplaise,
n'est point d'une femme, mais seulement d'un
homme ou d'un ange, ce qui est tout un pour
mon dépit. Vous sembloz vous plaindre de ma
négligence à répondre, et plus je mérite ce re-
proche de toute autre part, plus votre ingrati-
tude en augmente, puisque j'ai répondu à votre
première lettre le surlendemain de sa récepi ion,
et que, par un progrès de dili;îence dont je
me passerois bien, voilà que dès le lendemain
je réponds à la seconde.
Le grand mal est qu'en vous donnant un
homme pour ami, vous êtes restée femme; et la
tromperie est d'autant plus cruelle que vous ne
m'avez trompé qu'à demi. Deux hommes me
feroient mille pareils tours que je n'en ferois
que rire; mais je ne sais pourquoi je ne puis
vous imaginer tête à tête avec monsieur Julie,
concertant vos Icilrea cl tout le persifflage
342
CORRESPONDANCE.
adressé à la pauvre dupe, sans des mouvemens j art. Ma vie, quoique trisle et douloureuse, ne
de colère, et, je crois, de quelque chose de
pis : si, pour me venger, je voulois vous ima-
giner horrible, vous vous doutez bien que cela
me réussiroit mal ; je me venge donc au con-
traire en vous imaginant si charmante que,
comme que vous puissiez être, j'ai de quoi vous
rendre jalouse de vous. Tout ce qui me déplaît
dans celte vengeance est la peur de la prendre
à mes dépens.
Nouvelle folie qu'il vous faut avouer. En
lisant cette lettre désolante, en l'examinant par
tous les recoins, pour y chercher cette chimé-
rique Julie, que je ne puis m'empêchcr de re-
getter presque jusqu'aux larmes, j'ai été dé-
couvrir que le timbre de la petite poste a voit fait
impression au papier, à travers l'enveloppe,
d'où j'ai conclu que l'auteur de cette lettre ne
l'avoit point écrite dans votre chambre. Cette
découverte a sur-le-champ désarmé ma furie;
et j'ai compris par là que je vous pardonnois
plutôt le complot de me tromper, que le tête-à-
tête de l'exécution. Pour Dieu, madame, vous
qui devez faire des miracles^ tolérez l'indiscré-
tion de ma prière; je vous demande à genoux
de rechanger ce monsieur en femme. Abusez-
moi, mentez-moi, mais, de grâce, refaites-en,
comme vous pourrez, une autre Julie, et je vous
donnerai àtoutesdeux les cœurs de mille Saint-
Preux dans un seul.
Quant aux lettres que vous dites m'avoir été
précédemment écrites, et qu'il est, ajoutez-vous,
impossible de supposer ne m'êtrc pas parve-
nues, il ne faut pas, madame, le supposer, il
faut en être persuadée. Je n'ai point reçu ces
lettres : si je les avois reçues, j'aurois pu n'y
()as répondre, du moins si tôt, car je suis pa-
resseux, souffrant, triste, occupé, et de ma
vie je n'ai pu avoir d'exactitude dans les corres-
pondances qui m'intéressoient le plus; mais je
n'en aurois point nié la réception, et je n'aurois
point désavoué mon tort. Je juge parle tour de
vos reproches qu' il étoit question du soin de ma
santé, et je suis touché de l'intérêt que vous
voulez bien y prendre. Loin que mon dessein
soit de mourir, c'est pour vivre jusqu'à ma
dernière heure que j'ai renoncé aux impostures
des médecins. Vingt ans de tourmens et d'ex-
périence m'ont suffisamment instruit sur la na-
ture de mon mal et sur l'insuffisance de leur
m'est pointa charge ; elle n'est point sans dou-
ceurs, tant que des personnes telles que vous
me paroissez être daignent y prendre intérêt ;
mais lutter en vain pour la prolonger, c'est
l'user et raccourcir ; le peu qu'il m'en reste m'est
encore assez cher pour en vouloir jouiren paix.
Mon parti est pris, je n'aime pas la dispute, et
je n'en veux point soutenir contre vous; mais je
ncchangeraipasderésolution. Adieu, madame,
ici finira probablement notre courte corres-
pondance ; jouissez du triomphe aisé de me
laisser du regret à la finir. Je suis sensible, fa-
cile, et naturellement fort aimant; je ne sais
point résister aux caresses. D'une seule lettre
vous m'avez déjà subjugué, j'avoue aussi que
votre feinte Julie ajoutpit beaucoup à votre em-
pire ; et maintenant encore que je sais qu'elle
n'existe pas, son idée augmente le serrement
de cœur qui me reste, en songeant au tour que
vous m'avez joué.
AUX INSIÉPARABLES , HOMMES OU FEMMES.
Ce lundi soir.
Il faut l'avouer, messieurs ou mesdames, me
voilà tout aussi fou que vous l'avez voulu. Votre
commerce me devient plus intéressant qu'il
ne convient à mon Age, à mon état, à mes prin-
cipes. Malgré cela , mes soupçons mal guéris
ne me permettent plus de continuer sans dé-
fiance. Voilà pourquoi je n'écris point nommé-
ment à Julie, parce qu'on effet si elle est ce que
vous dites , ce que je désire , ou plutôt ce que
je dois craindre, l'offense est moindre de ne lui
point écrire, que de lui écrire autrement qu'il
ne faudroit. Si elle est femme, elle est plus
qu'un ange, il lui faut des adorations; si elle est
homme, cet homme a beaucoup d'esprit; mais
l'esprit est comme la puissance, on en abuse
toujours quand on en a trop. Encore un coup,
ceci devient trop vif pour continuer l'anonyme.
Faites-vous connoître, ou je me tais ; c'est mon
dernier mot.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, 22 octobre 1761.
J'a' reçu, madame la maréchale, une très-
ANNÉK 1761
54^
énergique réponse de M. le marcctial (*), et
jaime à me flailer que celle réponse vous est
commune avec lui, d'autnnt plus que vous m'en
faites quelques-unes de ce ton-là, au papier
vous que vous ny mettez pas. Il est vrai qu'une
réponse que vous écrivez parle pour dix que
vous n'écrivez point, et, si j'éiois moii\s insatia-
ble, une seule do vos lettres suffiroil pour ali-
menter mon cœur pour toute ma vie : mais
cest précisément leur prix qui me rend avide, et
je trouve que vous n'avezjamais assez dit ce que
je me plais tant à entendre et à lire. Au moyen
de la correspondance nouvellement établie,
j'espère que vous me dispenserez plus libérale-
ment (les grâces qui me sont chères ; îl ne vous
en coûtera qu'une feuille de papier et mie
adresse de votre main ; car il me faut, s'il vous
plaît, quelques mots que vous ayez tracés, et
qui me donneront la confiance de supposer
dans la lettre tous ceux qui n'y seront point,
mais que vos bontés pour moi et mon ailache-
ment pour vous m'y feront supposer. INous ga-
gnerons tous deux à cet arrangement, ma-
dame la maréchale : vous aurez la peine d'écrire
de moins, et moi j'aurai le plaisir de lire des
lettres, moins agréables peut-être que vous ne
les auriez écrites, mais, en revanche, aussi ten-
dres qu'il me plaira.
A H. R...
Montmorency, le 24 octobre 1761.
Voire lettre, monsieur, du 50 septembre,
ayant passé par Genève, c'est-à-dire ayant
traversédeux fois la France, ne m'est parvenue
qu'avant-hier. J y ai vu, avec une douleur
mêlée d'indignation, les iraitemens affreux que
souffrent nos malheureux frères dans le pays
où vous êtes, et qui m'éionncnt d'autant plus
que l'iniérêt du gouvernement seroit, ce me
semble, de les laisser en repos, du moins quant
à présent. Je comprends bien que les furieux
qui les oppriment consultent bien plus leur hu-
meur sanguinaire que l'intérêt du gouverne-
(*) Le marcclial de Luxembourg n'avoit envoyé à Rousseau
qu'une feuille de papier blanc. Il parolt qu'il éloit convenu
eilre eux ()uc cet envoi tiendroit lieu de ri'ponsede la pari du
UKiréclial, lorsqu'il o'auroit pas le temps d'écrire et n'auroit
rieu de nouveau à cummunupicr. U. i'.
ment ; mais j'ai pourtant quelque peine à croire
qu'ils se portassent à ce point de cruauté si la
conduite de nos frères n'y donnoit pas quelque
prétexte. Je sens combien il est dur de se voir
sans cesse à la merci d'un peuple cruel, sans
appui, sans ressource, ei sans avoir môme la
consolation d'entendre en paix la parole de
Dieu. Mais cependant, monsieur, celte même
parole de Dieu est formelle sur le devoir d'obéir
aux lois des princes. F.a défense de s'assembler
est incontestablement dans leurs droits; et,
après tout, ces assemblées n'étant pas de l'es-
sence du christianisme, on peut s'en abstenir
sans renoncer à sa foi. L'entreprise d'enlever
un homme des mains de la justice ou de ses
ministres, fût-il même injuslenient détenu, est
encore une rébellion qu'on ne peut justifier, et
que les puissances sont toujours en droit de
punir. Je comprends qu'il y a des vexations si
dures qu'elles lassent même la patience des
justes. Cependant qui veut être chrétien doit
apprendre à souffrir, et tout homme doit avoir
une conduite conséquente à sa doctrine. Ces ob-
jections peuvent être mauvaises, mais toutefois
si on me les faisoit, je ne vois pas trop ce que
j'aurois à répliquer. '
Malheureusement je ne suis pas dans le cas
d'en courir le risque. Je suis très-peu connu do
M...., et je ne le suis même que par quelque
tort qu'il a eu jadis avec moi, ce qui ne le dis-
poseroit pas favorablement pour ce que j'aurois
à luidire; car, comme vous devez savoir, quel-
quefois l'offensé pardonne, mais l'offenseur ne
pardonne jamais. Je ne suis pas en meilleur
prédicamenlauprès des ministres ; et quand j'ai
eu à demandera quelqu'un d eux non des grâ-
ces, je n'en demande point, mais la justice la
pliis claire et la plus due, je n'ai pas même ob-
tenu de réponse. Je ne ferois, par un -/.èle in-
discret, que gâter la cause pour laquelle je
voudrois m'intéresser. Les amis de la vérité ne
sont pas bien venus dans les cours, et ne doi-
vent pas s'attendre à l'être. Chacun a sa voca-
tion sur la terre, la mienne est de dire au public
des vérités dures, mais \ililes ; je tâche de la
remplir sans membarrasser du mal que nï'en
veulent les méchans, et qu'ils me font quand
ils peuvent. J'ai prêché l'humanité, la douceur,
la tolérance, autant qu'il a dépendu de moi; ce
n'est pas ma faute si l'on ne m'a pas écouté : du
344
CORRESPONDANCE.
reste, je me suis fait une loi do m'en tenir tou-
jours aux vérités générales : je ne fais ni libel-
les ni satires ; je n'attaque point un homme,
mais les hommes; ni une action, mais un vice.
Je ne saurois, monsieur, aller au-delà.
Vous avez pris un meilleur expédient en écri-
vant à M... Il est fort ami de..., et se feroit
certainement écouter s'il lui parloit pour nos
frères ; mais je doute qu'il mette un grand zèle
à sa recommandation : mon cher monsieur, la
volonté lui manque, à moi le pouvoir; et cepen-
dant le juste pâtit. Je vois par votre lettre que
vous avez, ainsi que moi, appris à souffrir à
l'école de la pauvreté. Hélas! elle nous fait
compatir aux malheurs des autres; mais elle
nous met hors d'état de les soulager. Bonjour,
monsieur, je vous salue de tout mon cœur.
V A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Ce dimanche 26 octobre.
Permettez, madame la maréchale, que je
VOUS envoie le bulletin de ma journée d'hier.
J'appris le matin que vous deviez passer à Saint-
Brice, entre midi et une heure. Je dînai à onze
heures et demie , et de peur d'arriver trop
tard, voulant gagner le temps du relai, j'al-
lai couper le grand chemin au barrage de
Pierre-rite; de là je remontai au petit pas
jusqu'à la vue de Saint-Brice. Là, les premiè-
res gouttes de pluie m'ayant surpris, je fus me
réfugier chez le curé de Groslay, d'où, voyant
que la pluie ne faisoit qu'augmenter, je pris
enfin le parti de me remettre en route, et j'ar-
rivai chez moi mouillé jusqu'aux os, crotté
jusqu'au dos, et qui pis est, ne vous ayant
point vue. Je voudrois bien, madame la maré-
chale, que tous ces maux excitassent votre pi-
tié, et me valussent un petit emplâtre de pa-
pier blanc.
A LA MÊME.
Ce mardi matin-
Bon Dieu ! madame, quelle lettre ! quel style !
Lst-ce bien à moi que vous écrivez? est-ce une
plaisanterie, et vous moquez-vous de mes
frayeurs? J'aurois ce soupçon, peut-être, s'il
ne faisoit que m'humilier ; mais il vous outrage,
et je l'étoufFe. Non, non, plus d'alarmes, plus
d'inquiétudes; cet état est trop cruel, et sans
doute il est trop injuste; j'y renonce pour la
vie : je me livré dans la simplicité de mon cœur
à toute la bonté du vôtre ; et je suis bien sûr,
quelque ton que vous puissiez prendre, que
je ne mériterai jamais que vous quittiez celui
de l'amitié.
Mais quoi, toujours des torts? Vous m'en
reprochez d'autres au sujet du livre. Qu'ai-je
donc fait? Que vous m'affligez! Oui, madame
la maréchale, si je vous ai promis quelque
chose que j'aie oublié, il faut que je sois un
monstre : je ne sens pas en moi que je sois fait
pour l'être; en vérité je croyois être en règle.
Je vais tout quitter à l'instant pour me mettre
à vos copies, et je vous promets, et je rp'en
souviendrai, que je ne les suspendrai point
sans votre congé.
J'écris ces mots à la hâte pour vous renvoyer
plus tôt votre exprès ; je voudrois qu'il eût des
ailes pour vous porter ce témoignage de ma
reconnoissance et de mon repentir. Mais pour-
tant je ne puis avoir regret au souci que m'a
donné ma mauvaise tôte, puisqu'il m'attire un
soin si obligeant de votre part.
A JULIE.
Je joindrois une épiltictc si j'en savois quelqu'une qui pût
ajouter à ce mot.
30 octobre 1761.
Oui, madame, vous êtes femme, j'en suis
persuadé; si, sur les indices contraires que je
vous dirai quand il vous plaira, je m'obstinois
après vos protestations à en douter encore, je
ne ferois plus de tort qu'à moi. Cela posé, je
sens que j'ai à réparer près de vous toutes Irs
offenses qu'on peiitfaire à quelqu'un qu'on ne
connoît que par son esprit; mais ce devoir ne
m'effraie point, et il ftiudra que vous soyez
bien inexorable, si la disposition où je suis de
m'humilier devant vous ne vous apaise pas.
D'ailleurs, vous vous trompez fort quand vous
regardez votre amour-propre comme offensé
par mes doutes; la frayeur que j'avois qu'ils ne
fussent fondés vous en venge assez; et pensez-
vous que ce no fût rien, quand vous avez osé
ANNEE 1761.
Ô4ii
prendre ce nom de Julie, de n*avoir pu vous le
disputer?
La condition sur laquelle vous daignez sa-
tisfaire l'empressement que j'ai de savoir qui
vous êtes me confirme qu'il vous est bien dû.
Je vous rends donc justice ; mais vous ne me la
rendez pas, quand vous me supposez plus cu-
rieux que sensible. Non, madame, ce que je
n'aurois pas fait pour vous complaire, je ne le
ferois pas pour vous connoitre, et je ne vous
vendrois pas un bien que vous voulez me faire,
pour en arracher un plus grand malgré vous.
Je suppose que l'homme que vous voulez que
je voie est le frère Côme, dont vous m'avez
parlé précédemment; si la chose étoit à faire,
je vous obéirois, et vous resteriez inconnue :
mais l'amitié a prévenu l'humanité. M. le ma-
réchal de Luxembourg exigea l'été dernier que
je le visse; j'obéis, et il l'a fait venir deux fois.
Le frère Côme a fait ce que n'avoit pu faire
avant lui nul homme de l'art; je n'ai rien vu de
lui qui ne soit très-conforme à sa réputation et
au jugement que vous en portez; enfin, il m'a
délivré d'une erreur fâcheuse, en vérifiant que
mon mal n'étoit point celui que je croyois avoir.
Mais celui que j'ai n'en est ni moins inconnu,
ni moins incurable qu'auparavant, et je n'en
souffre pas moins depuis ses visites ; ainsi,
tous les soins humains ne servent plus qu'à me
tourmenter. Ce n'est sûrement pas vôtre in-
tention qu'ils aient cet usage.
Vous me reprochez l'abus de l'esprit qu'en
vous supposant homme j'avois cru voir dans
vos lettres. J'ignore si cette imputation est fon-
dée, mais je n'ai jamais cru avoir assez d'esprit
pour en pouvoir abuser, et je n'en fais pas as-
sez de cas pour le vouloir. Mais il est vrai que
dans l'espèce de correspondance qu'il vous a
plu d'établir avec moi, l'embarras de savoir
que dire a pu me faire recourir à de mauvai-
ses plaisanteries qui ne me vont point, et dont
je me tire toujours gauchement. 11 ne tiendra
qu'à vous, madame, et à votre aimable amie,
de connoîlre que mon cœur et ma plume ont
un autre langage, et que celui de l'estime et
de la confiance ne m'est pas absolument étran-
ger. Mais vous qui parlez, il s'en faut beau-
coup que vous soyez disculpée auprès de moi
sur ce chapitre; cl je vous avertis que ce grief
nVst pas si léger à mon opinion qu'il ne vaille
la peine d'être d'abord discuté, et puis tout-à-
fait ôté d'une correspondance continuée.
Après ma lettre pliée, je m'aperçois qu'on
peut lire l'écriture à travers le papier, ainsi je
mels une enveloppe.
A M. LE HARjÊCHAL DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le 3 novembre 176t.
Monsieur le maréchal, je ne suis point un
sinistre interprète; j'ai donné à votre lettre
blanche le sens qu'elle devoit avoir : mais je
vous avoue que l'invincible silence de madame
la maréchale m'épouvante, et me fait craindre
d'avoir été trop confiant. Je ne comprends rien
à cet effrayant mystère, et n'en suis que plus
alarmé. De grâce, faites cesser un silence aussi
cruel. Quelle douleur seroit la mienne s'il du-
roitau point de me forcer de l'entendre 1 C'est
ce que je n'ose même imaginer.
A JULIE.
Montmorency, le 1 0 novembre 1 761 .
Je crois , madame , que vous avez deviné
juste, et que je me serois moins avancé, à l'é-
gard de I homme en question, si, malgré ce
que m'avoit écrit votre amie, j'avois cru que
ce ne fût pas le frère Côme. Non, ce me sem-
ble, par le désir de me faire honneur d'une dé-
férence que je ne vouiois pas avoir, mais parce
que avant d'avoir vu le frère Côme, il me res-
toit à faire un dernier sacrifice, que vous eus-
siez sans doute obtenu, quoique j'en susse le
désagrément et l'inutilité. Maintenant qu'il est
fait, ce sacrifice a mis le terme à ma complai-
sance, et je ne veux plus rien faire, à cet égard,
que ce que j'ai promis. Je ne me souviens pas
de ma lettre, mais soyez vous-même juge de
cet engagement : si je ne suis tenu à rien, je ne
veux rien accorder; si vous me croyez lié par
ma parole, envoyez M. Sarbourg, il sera con-
tent de ma docilité. Mais, au reste, de quelque
manière que se passe cetteentrevue, elle ne peut
aboutir de sa part qu'à un examen de pure cu-
riosité ; car, s'il osoit entreprendre ma guérison,
je ne serois pas assez fou pour me livrer à cette
846
COimESPONDANCE.
entreprise, et je suis très-sûr de n'avoir rien
promis de pareil. J'ai senti dès l'enfance les
premières atteintes du mal qui me consume; il
a sa source dans quelque vice de conformation
né avec moi ; les plus crédules dupes de la mé-
decine ne le furent jamais au point de penser
qu'elle pût guérir de ceux-là. Elle a son utilité,
j'en conviens ; elle sert à leurrer l'esprit d'une
vaine espérance; mais les emplâtres de cette
espèce ne mordent plus sur le mien.
A l'égard de la promesse conditionnelle de
vous faire connoître, je vous en remercie ; mais
je vous en relève, quelque parti que vous pre-
niez au sujet de M. Sarbourg. En y mieux pen-
sant, j'ai changé de sentiment sur ce point ; si,
selon votre manière d'interpréter, vous trouvez
encore là une indifférence désobligeante, ce ne
sera pas en cette occasion que je vous repro-
cherai trop d'esprit. Mon empressement de sa-
voir qui vous êtes venoit de ma défiance sur
votre sexe, elle n'existe plus ; je vous crois
femme, je n'en doute point, et c'est pour cela
que je ne veux plus vous connoître ; vous ne
sauriez plus y gagner, et moi j'y pourrois trop
perdre.
Ne croyez pas, au reste, que jamais j'aie
pu vous prendre pour un homme ; il n'y a rien
de moins alliable que les deux idées qui me
tourmentoienl : j'ai seulement cru vos lettres
de la main d'un homme : je l'ai cru, fondé sur
l'écriture, aussi liée, aussi formée que celle
d'un homme; sur la grande régularité de l'or-
thographe; sur la ponctuation plus exacte que
celle d'un prote d'imprimerie; sur un ordre
que lés femmes ne mettent pas communément
dans leurs lettres, et qui m'empêchoit de me fier
à la délicatesse qu'elles y mettent, mais que
quelques hommes y mettent aussi ; enfin sur les
citations italiennes, qui me déroutoicnt le plus.
Le temps est passé des Bouillon, dos La Suze,
des La Fayette, des dames françoises qui
lisoient et aimoient la poésie italienne. Aujour-
d'hui leurs oreilles racornies à voire Opéra ont
perdu toute finesse, toute sensibilité; ce goût
est éteint pour jamais parmi elles.
Ne più il vestigio appar ; ne dir si puô
Egli qui fue.
Ajoutez à tout cela certain petit trait accolé
de deux points, qui finit toutes vos lettres, et
qui me fournissoit un indice décisif au gré do
ma pointilleuse défiance. Où diantre avez-vous
aussi péché ce maudit trait qu'on ne fit jamais
que dans des bureaux, et qui m'a tant désolé?
Charmante Claire, examinez bien la jolie main
de votre amie ; je parie que ses petits doigts ne
sauroient faire un pareil trait sans contracter
un durillon. Mais, ce n'est pas tout; vous vou-
lez savoir sur quoi portoit aussi ma frayeur
que celte lettre ne fût de la main d'un homme :
c'est que votre Claire vous avait donné la vie^
et que cet homme-là vous tuoit.
Il est vrai, madame, que je n'ai pas répondu
à vos six pages, et que je n'y répondrois pas en
cent. Mais, soit que vous comptiez les pages,
les choses, les lettres, je serai toujours en
reste ; et, si vous exigez autant que vous don-
nez, je n'accepte point un marché qui passe
mes forces. Je ne sais par quel prodige j'ai été
jusqu'ici plus exact avec vous, que je ne con-
nois point, que je ne le fus de ma vie avec mes
amis les plus intimes. Je veux conserver ma
liberté jusque dans mes attachemens; je veux
qu'une correspondance me soit un plaisir et
non pas un devoir ; je porte cette indépendance
dans l'amitié même : je veux aimer librement
mes amis pour le plaisir que j'y prends; niais,
sitôt qu'ils mettent les services à la place dos
sentimens, et que la reconnoissance m'est im-
posée, l'attachement en souffre, et je ne fais
plus avec plaisir ce que je suis forcé de faire.
Tenez-vous cela pour dit, quand vous m'aurez
envoyé votre M. Sarbourg. Je comprends que
vous n'exigerez rien, c'est pour cela même que
je vous devrai davantage, et que je m'acquit-
terai d'autant plus mal. Ces dispositions me
font peu d'honneur, sans doute ; mais les ayant
malgré moi, tout ce que je puis faire, est de les
déclarer : je ne vaux pas mieux que cela. Re-
venant donc à nos lettres, soyez persuadée que
je recevrai toujours les vôtres et celles de votre
amie avec quelque chose déplus que du plaisir ^
qu'elles peuvent charmer mes maux et parer
ma solitude ; mais, quand j'en recevrois dix de
suite sans faire une réponse, et que vous écri-
vant enfin, au lieu de répondre article par ar-
ticle, je suivrois seulement le sentiment qui
me fait prendre la plume, je ne ferois rien que
j'aie promis de ne pas faire, et à quoi vous ne
deviez vous altendre.
C'est «ncore à pou près la même chose à l'é-
f];nrd du ton de mes lettres. Je ne suis pas poli,
madame; je sens dans mon cœur de quoi me
passer de l'être, ot il y surviendra bien du chan-
gement,si jamais je suis tenté de l'être avec vous.
Voyez encore quelle interprétation votre béni-
gnité veut donner à cela, car pour moi je ne
puis m'expliquer mieux. D'ailleurs, j'écris
très-difficilement quand je veux châtier mon
style : j'ai par-dessus la tête du métier d'au-
teur; la Rêne qu'il impose est une des raisons
qui m'y font renoncer. A force de peine et de
soin, je puis trouver enfin le tour convenable
et le mot propre; mais je ne veux mettre ni
peine ni soin dans mes lettres; j'y cherche le
délassement d être incessamment vis-à-vis du
public; et quand j'écris avec plaisir, je veux
écrire à mon aise. Si je ne dis ni ce qu'il faut,
ni comme il faut, qu'importe? Ne sais-je pas
que mes amis m'entendront toujours; qu'ils
expliqueront mes discours par mon carac-
tère, non mon caractère par mes discours, et
que si j'avois le malheur de leur écrire des cho-
ses malhonnêtes, ils seroient sûrs de ne m'a-
voir entendu qu'en y trouvant un sens qui ne
le fût pas? Vous me direz que tous ceux à qui
j'écris ne sont ni mes amis, ni obligés de me
connoître. Pardonnez- moi, madame; je n'ai ni
neveux avoir de simples connoissances; je ne
sais, ni ne veux savoir comment on leur écrit.
Il se peut que je mette mon commerce à trop
haut prix, mais je n'en veux rien rabattre, sur-
tout avec vous, quoique je ne vous connoissepas,
car je présume qu'il m'est plus aisé de vous
aimer sans vous connoître, que de vous connoî-
tre sans vous aimer. Quoi qu'il en soit, c'est
ici une affaire de convention : n'attendez de
moi nulle exactitude, et n'allez plus épiloguant
sur mes mots. Si je ne vous écris ni régulière-
ment ni convenablement, je vous écris pour-
tant : cela dit tout, et corrige tout le reste.
Voilà mes explications, mes conditions; accep-
tez ou refusez, mais ne marchandez pas ; cela
seroit inutile.
Je vois par ce que vous me marquez, et paf
la couleur de votre cachet, que vous avez fait
quelque perte, et je sais par votre amie que
vous n'êtes pas heureuse : c'est peut-être à cela
que je dois votre commisération et l'intérêt que
vous daignez prendre à moi. L'infortune atten-
ANNÉK 1761. 347
drit l'âme; les gens heureux sont toujours
durs. Madame, plus le cas que je fais de votre
bienveillance augmente ; plus je la trouve trop
chère à ce prix.
Je vous dirai une autre fois ee que je pense
de l'afFraiichissement do votre lettre, et de la
mauvaise raison que vous m'en donnez. En at-
tendant, je vous prie, par cette raison môme,
de ne plus continuer d'affranchir, c'est le vrai
moyen de faire perdre les lettres. Je suis à pré-
sent fort riche, et le serai, j'espère, long-temps
pour cela; tout ce que j'ôie à la vanité dans ma
dépense, c'est pour le donner au vrai plaisir.
A MADAME LATOUR.
Lundi 16.
Ah I ces maudits médecins, ils me la tueront
avec leurs saignées (*). Madame, j'ai été très-
sujet aux esquinancies, et toujours par les sai-
gnées elles sont devenues pour moi des mala-
dies terribles. Quand^ au lieu de me faire
saigner, je rne suis contenté de me gargariser,
et de tenir les pieds dans leau chaude, le mal
de gorge s'est en allé (**) dès le lendemain :
mais malheureusement il étoit trop tard;
quand on a commencé de saigner, alors il faut
continuer, de peur d'élouffer. Des nouvelles,
et très-promptement, je vous en supplie; je
ne puis, quant à présent, répondre à votre
lettre ; et moi-même aussi je suis encore moins
bien qu'à mon ordinaire. J'ajouterai seulement,
sur votre anonyme, qu'il n'est guère étonnant
que vous ne puissiez deviner ce que je veux ;
car, en vérité, je ne le sais pas trop moi-même.
J'avoue pourtant que toutes ces enveloppes et
adresses me semblent assez incommodes, et
que je ne vois pas l'inconvénient qu'il y auroit
à s'en délivrer.
Je n'ai montré vos lettres à personne au
monde. Si vous prenez le parti de vous nom-
mer, j'approuve très-fort que nous conti-
nuions à garder Vincognito dans notre corres-
pondance.
(*) Jean-Jacques avoil horreur de la saignée, il la retusa
obstinément dans sa chute de 1776. M. P.
(*') On doit dire s'en est allé, et non s'est en allé. U. P;
548 CORRESPONDANCE.
A L'ABBK PE J0D£LB.
Montmorency, le 46 novembre 47CI.
Est-il bien naturel, monsieur, que, pour
avoir des éclaircissemens sur un écrit des pas-
teurs de Genève, vous vous adressiez à un
liomme qui n'a pas l'honneur d'être de leur
nombre? et ne seroit-ce pas matière à scandale
de voir un ecclésiastique dans un séminaire
demander à un hérétique des instructions sur
la foi, si l'on ne présumoit que c'est une ruse
polie de votre zèle pour me faire accepter les
vôtres? Mais, monsieur, quelque disposé que
je puisse être à les recevoir dans tout autre
temps, les maux dont je suis accablé me for-
cent de vaquer à d'autres soins que cette petite
escrime de controverse, bonne seulement pour
amuser les gens oisifs qui se portent bien. Re-
cevez donc, monsieur, mes remercîmens de
votre soin pastoral, et les assurances de mon
respect.
A JULIE.
Montmorency, 24 novembre 176«.
Vous serez peu surprise, madame, et peut-
être encore moins flattée, quand je vous dirai
que la relation de votre amie m'a louché jus-
qu'aux larmes. Vous êtes faite pour en faire
verser, et pour les rendre délicieuses ; il n'y a
rien là de nouveau ni de bien piquant pour vous.
Mais ce qui sans doute est un peu plus rare, est
que votre esprit et votre âme ont tout fait,
sans que votre figure s'en soit mêlée; et, en
vérité, je suis bien aise de vous connoître sans
vous avoir vue, afin de lui dérober un cœur
qui vous appartienne, et de vous aimer autre-
ment que tous ceux qui vous approchent. Pro-
vidence immortelle! il y a donc encore de la
vertu sur la terre ! il y en a chez des femmes;
il y en a en France, à Paris, dans le quartier
du Palais-Royal! Assurément, ce n'est pas
là que j'aurois été la chercher. Madame, il n'y
a rien de plus intéressant que vous : mais, mal-
gré tous vos malheurs, je ne vous trouve
point à plaindre. Une âme honnête et noble
peut avoir des afflictions; mais elle a des dé-
(lommagemens ignorés de tous les autres, et je
suis tous les jours plus persuadé qu'il n'y a
point de jouissance plus délicieuse que celle de
soi-même, quand on porte un cœur content de
lui.
Pardonnez-moi ce moment d'enthousiasme.
Vous êtes au-dessus des louanges ; elles pro-
fanent le vrai mérite, et je vous promets que
vous n'en recevrez plus de moi. Mais, en re-
vanche, attendez-vous à de fréquens repro-
ches; vous ne savez peut-être pas que plus
vous m'inspirez d'estime, plus vous me rendez
exigeant et difficile. Oh ! je vous avertis que
vous faites tout ce qu'il faut, vous et votre
amie, pour que je ne sois jamais content de
vous. Par exemple, qu'est-ce que c'est que
ce caprice, après que vous avez été rétablie^
de ne pas m'écrire, parce que je ne vous
avois pas écrit? Eh ! mon Dieu, c'est précisé-
ment pour cela qu'il falloit écrire, de peur
que le commerce ne languît des deux côtés.
Avez-vous donc oublié notre traité, ou est-c«î
ainsi que vous en remplissez les conditions?
Quoi! madame, vous allez donc compter mes
lettres par numéros, un, deux, trois, pour
savoir quand vous devez m'écrire, et quand
vous ne le devez pas. Faites encore une fois
ou deux un pareil calcul, et je pourrai vous
adorer toujours, mais je ne vous écrirai de
ma vie.
Et l'autrequi vient m'écrire bêtement qu'elle
n'a point d'esprit 1 Je suis donc un sot, moi,
qui luien trouve presque autant qu'à vous?
Cela n'est-il pas bien obligeant? Aimable
Claire, pardonnez-moi ma franchise; je ne puis
m'empêcher de vous dire que les gens d'esprit
se mettent toujours à lexir place, et que chez
eux la modestie est toujours fausseté.
Mais si elle m'a donné quelque prise en par-
lant d'elle, que d'hommages ne m'arrache-
l-el le point pour son compte en parlant de
vous! avec quel plaisir son cœur s'épanche
sur ce charmant texte ! avec quel zèle, avec
quelle énergie elle décrit les malheurs et les
vertus de son amie! Vingt fois, en lisant sa
dernière lettre, j'ai baisé sa main tout au
moins, et nous étions au clavecin. Encore
si c'étoit là mon plus grand malheur! mais
non : le pis est qu'il faut vous dire cela
comme un crime que je suis obligé de vous
confesser.
Adieu, belle Julie ; je no vous écrirai de six
ANNÉE 1761.
349
semaines, cela est résolu : voyez ce que vous
voulez faire durant ce temps-là. Je vous parle-
rois de moi si j'avois quelque chose de conso-
lant à vous diro: mais quoi I plussouffrant qu a
l'ordinaire, accablé de tracas et de chagrins de
toute espèce, mon mal est le moindre de mes
maux. Ce n'est pas ici le moment de M. Sar-
bourg. Je n'ai pas oublié son article, auquel
votre amie revient avec tant d'obslinaiion, il
sera traité dans ma première lettre.
A M. LE MARECHAL DE LUXEMBOURG.
BlontmorcDcy, le 26 novembre 1761.
Savez - VOUS bien, monsieur, le maréchal,
que celle de toutes vos lettres dont j'avois le
plus grand besoin, savoir la dernière sans
date, mais timbrée de Fontainebleau, ne m'est
arrivée que depuis trois ou quatre jours,
quoique je la croie écrite depuis assez long-
temps? Je soupçonne, par les chiffres et les
renseignemens dont elle est couverte, qu'elle
est allée à Enghicn en Flandre avant de me
parvenir. Ce sont des fatalités faites pour moi.
Heureusement, il m'est venu dans l'intervalle
une lettre de madame la maréchale, qui m'a
rassuré ; la vôtre achève de me rendre le re-
pos, et enBn me voilà tranquille sur la chose
qui m'intéresse le plus au monde. Assurément
je n'avois pas besoin qu'une pareille alarme
vînt me faire sentir tout le prix de vos bontés.
Monsieur le maréchal, il me reste un seul
plaisir dans la vie, c'est celui de vous aimer
et d être aimé de vous. Je sens que si jamais
je perdois celui-là, je n'aurois plus rien à
perdre.
A JULIE.
A Montmorency, le 39 novembre 1761.
Encore une lettre perdue , madame ! Cela
devient fréquent, et il est bizarre que ce
malheur ne m'arrive qu'avec vous. Dans le
premier transport que me donna la relation
de votre amie, je vous écrivis , le cœur plein
d'attendrissement, d'admiration et les yeux
en larmes. Ma lettre fut mise à la poste, sous
son adresse, rue..... comme elle me l'avoit
marqué. Le lendemain je reçus la vôtre, où
vous me tancez démon impolitesse, et je crai-
gnis de là que la dernière ne vous eût encore
déplu; car je n'ai qu'un ton, madame; et je
n'en saurois changer, même avec vous. Si
mon style vous déplaît, il faut me taire ; mais
il me semble que mes sentimens devroient me
faire pardonner. Adieu, madame; je ne puis
maintenant vous parler de mon état, ni vous
écrire de quelque temps ; mais soyez sûre
que, quoi qu'il arrive, votre souvenir me sera
cher.
Mille choses de ma part à l'aimable Claire;
j'ai du regret de ne pouvoir écrire à toutes
deux.
A M. HOULTOU.
Montmorency, le 12 décembre 1761.
Vous voulez, cher Moultou, que je vous
parle de mon étal. 11 est triste et cruel à tous
égards; mon corps souffre, mon cœur gémit,
et je vis encore. Je ne sais si je dois m'attris-
ter ou me réjouir d'un accident qui m'est
arrivé il y a trois semaines, et qui doit natu-
rellement augmenter mais abréger mes souf-
frances. Un bout de sonde molle, sans laquelle
je ne saurois plus pisser, est resté dans le
canal de l'urètre, et augmente considérable-
ment la difficulté du passage ; et vous savez
que dans cette partie-là les corps étrangers
ne restent pas dans le même état, mais crois-
sent incessamment, en devenant les noyaux
d'autant de pierres. Dans peu de temps nous
saurons à quoi nous en tenir sur ce nouvel
accident.
Depuis long-temps j'ai quitté la plume et
tout travail appliquant; mon état me forceroit
à ce sacrifice, quand je n'en aurois pas pris
la résolution. Que ne l'ai -je prise trois ans
plus tôti Je me serois épargné les cruelles
peines qu'on me donne et qu'on me prépare
au sujet de mon dernier ouvrage. Vous savez
que j'ai jeté sur le papier quelques idées sur
l'éducation. Cette importante matière s'est
étendue sous ma plume au point de faire un
assez et trop gros livre, mais qui m'étoit cher,
j comme le plus utile, le meilleur, et le dernier
! de mes écrits. Je me suis laissé guider dans
350
CORRESPONDANCE.
la disposition de cet ouvrage ; et, contre mon
avis, mais non pas sans l'aveu du magistrat,
le manuscrit a été remis à un libraire de Paris,
pour l'imprimer ; et il en a donné six mille fr.,
moitié comptant, et moitié en billets payables
à divers termes. Ce libraire a ensuite traité
avec un autre libraire de Hollande , pour faire
en même temps, et sur ses feuilles, une autre
édition parallèle à la sienne, pour la Hollande,
l'Allemagne et l'Angleterre. Vous croiriez là-
dessus que l'intérêt du libraire françois étant
de retirer et faire valoir son argent, il n'auroit
eu plus grande hâte que d'imprimer et pu-
blier lé livre ; point du tout, monsieur; Mon
livre se trouve perdu, puisque je n'en ai aucun
double, et mon manuscrit supprimé , sans
qu'il me soit possible de savoir ce qu'il est de-
venu. Pendant deux ou trois mois, le libraire,
feignant de vouloir imprimer, m'a envoyé
quelques épreuves, et même quelques dessins
de planches ; mais ces épreuves allant et re-
venant incessamment les mêmes y sans qu'il
m'ait jamais été possible de voir une seule
bonne feuille, et ces dessins ne se gravant
point, j'ai enfin découvert que tout cela ne len-
doit qu'à m'abuser par une feinte ; qu'après les
épreuves tirées on défaisoit les formes, au lieu
d'imprimer, et qu'on ne songeoit à rien moins
qu'à l'impression de mon livre.
Vous me demanderez quel peut être de la
part du libraire le but d'une conduite si con-
traire à son intérêt apparent. Je l'ignore; il
ne peut certainement être arrêté que par un in-
térêt plus grand, ou par une force supérieure.
Ce que je sais, c'est que ce libraire dépend
d'un autre Ubraire nommé Guérin, beaucoup
plus riche, plus accrédité, qui imprime pour
la police , qui voit les ministres, qui a l'in-
spection de la bibliothèque de la Bastille, qui
est au fait des affaires secrètes, qui a la con-
fiance du gouvernement, et qui est absolument
dévoué aux jésuites. Or, vous saurez que de-
puis long-temps les jésuites ont paru fort in-
quiets de mon traité de l'éducation : les alarmes
qu'ils en ont prises m'ont fait plus d'honneur
que je n'en mérite, puisque dans ce livre il
n'est pas question d'eux ni de leurs collèges,
et que je me suis fait une loi de ne jamais par-
ler d'eux dans mes écrits ni en bien ni en mal.
Mais il est vrai que celui-ci contient une pro-
fession de foi qui n'est pas plus favorable aux
intolérans qu'aux incrédules, et qu'il faut bien
à ces gens-là des fanatiques, mais non pas
des gens qui croient en Dieu. Vous saurez de
plus que ledit Guérin, par mille avances d'a-
mitié, m'a circonvenu depuis plusieurs années
en se récriant contre les marchés que je faisois
avec Rey, en le décriant dans mon esprit, et
prenant mes intérêts avec une générosité sans
exemple. Enfin , sans vouloir être mon impri-
meur lui-même, il m'a donné celui-ci, auquel
sans doute il a fait les avances nécessaires pour
avoir le manuscrit ; car, malheureusement pour
eux, il n'étoit plus dans mes mains, mais dans
celles de madame de Luxembourg, qui n'a pas
voulu le lâcher sans argent.
Voilà les faits; voici maintenant mes con-
jectures. On ne jette pas six mille francs dans
la rivière simplement pour supprimer un ma-
nuscrit. Je présume que l'état de dépérisse-
ment où je suis aura fait prendre à ceux qui
s'en sont emparés le parti de gagner du temps,
et différer l'impression du mien jusqu'après
ma mort. Alors, maîtres de l'ouvrage, sur le-
quel personne n'aura plus d'inspection, ils le
changeront et falsifieront à leur fantaisie; et le
public sera tout surpris devoirparoîtreune doc-
trine jésuitique sous le nom de J. J. Rousseau.
- Jugez de l'effet que doit faire une pareille
prévoyance sur un pauvre solitaire qui n'est au
fait de rien, sur un pauvre malade qui se sent
finir, sur un auteur enfin qui peut-être a trop
cherché sa gloire, mais qui ne l'a cherchée au
moins que dans des écrits utiles à ses sembla-
bles. Cher Moultou , il faut tout mon espoir
dans celui qui protège l'innocence pour me faire
endurer l'idée qu'on n'attend que de me voir les
yeux fermés pour déshonorer ma mémoire par
un livre pernicieux. Cette crainte m'agite au
point que, malgré mon état, j'ose entrepren-
dre de me remettre sur mon brouillon pour re-
faire une seconde fois mon livre : mais, en pareil
cas même, commenten tirer parti, je ne dis pas
quant à l'argent; car, vu la matière et les cir-
constances, un tel livre doit donner au moins
vingt mille francs de profit au libraire, et je ne
demande qu'à pouvoir rendre les mille écus que
j'ai reçus; mais je dis quant au crédit des oppo-
sans, qui trouveront partout, avec leurs intri-
gues, le moyen d'arrêter une édition dont ils
ANNÉE \7(n.
351
soroni inslruils? Il faudroit un libraire en état
de faire une pareille entreprise; et Rey pour
cola peut être bon ; mais il faudroit aussi de la
diligence et du secret, et l'on ne peut attendre
de lui ni l'un ni l'autre. D'ailleurs il faut du
temps, et je ne sais si la nature m'en donnera;
sans compter que ceux qui ont intercepté le
livre ne seront pas, quels qu'ils soient, gens à
laisser l'autenren repos, s'il vit trop long-temps
à leur gré. Souvent l'offensé pardonne, mais
l'offenseur ne pardonne jamais. Voilà mes em-
barras : je crois qu'un plus sage en auroit à
moins. Prendre le parti de me plaindre seroit
agir en enfant : Nescit Or eus reddere prœdam.
Je n'ai pour moi que le droit et la justice contre
des adversaires qui ont la ruse, le crédit, la
puissance : c'est le moyen de se faire haïr.
Cher Moultou, cher Roustan, soyez tous
deux, dans cet état, ma consolation, mon es-
pérance. Instruits de mon malheur et de sa
cause, promettez-moi, si mes craintes se véri-
fient, que vous ne laisserez pas sans désaveu
passer sous mon nom un livre falsifié. Vous
reconnoîtrez aisément mon style, et vous
n'ignorez pas quels sont mes sentimens : ils
n'ont point changé. J'ai peine à croire que ja-
mais des jésuites y substituent assez adroite-
ment les leurs pour vous en imposer; mais au
moins ils tronqueront et mutileront mon
livre, et par cela seul ils le défigureront : en
ôtant mes éclaircissemens et mes preuves, ils
rendront extravagant ce qui est démontré. Pro-
lestez hautement contre une édition infidèle,
désavouez-la publiquement en mon nom : cette
lettre vous y autorise ; une telle démarche est
sans danger dans le pays où vous êtes; et
prendre la juste défense d'un ami qui n'est plus,
c'est travailler à sa propre gloire. Que Roustaii
ne laisse pas avilir la mémoire d'un homme
qu'il honora du nom de son maître. Quelque
peu mérité que soit de ma part un pareil titre,
cela ne le dispense pas des devoirs qu'il s'est
imposés en me le donnant. Rien ne l'obligeoit
à contracter la dette, mais maintenant il doit
la payer. Vous avez en commun celle de l'ami-
tié, d'autant plus sacrée qu'elle eut pour pre-
mier fondement l'estime et l'amour de la vertu.
Marquez-moi si vous acceptez l'engagement.
J'ai grand besoin de tranquillité, et je n'en
aurai point jusqu'à votre réponse.
Parlons maintenant de votre voyage. L'espé-
rance est la dernière chose qui nous quitte, et
je ne puis renoncer à celle que vous m'avez
donnée. Ohl venez, cher Moultou. Qui sait si
le plaisir de vous voir, de vous presser contre
mon cœur, ne me rendra pas assez de force
pour vous suivre dans votre retour, et pour
aller au moins mourir dans cette terre chérie
où je n'ai pu vivre. C'est un projet d'enfant,
je le sens ; mais quand toutes les autres con-
solations nous manquent, il faut bien s'en faire
de chimériques. Venez, cher Moultou, voilà
l'essentiel; si nous y sommes à temps, alors
nous délibérerons du reste.Quantau passe-port,
ayez-le par vos amis, si cela se peut ; sinon, je
crois, de manière ou d'autre, pouvoir vous le
procurer : mais je vous avoue que je sens une
répugnance mortelle à demander des grâces
dans un pays où l'on me fait des injustices.
Je vous remercie de ce que vous avez fait
pour moi sur la lettre à M. de Voltaire, et je
vous prie d'en faire aussi mes très-humbles re-
mercîmens à M. le syndic Mussard. Je n'ai pour
raison de m'opposer à sa publication que les
égards dus à M. de Voltaire, et que je ne per-
drai jamais, de quelque manière qu'il se con-
duise avec moi ; car je ne me sens porté à l'imi-
ter en rien. Cependant puisque cette lettre est
déjà publique, il y auroit peu de mal qu'elle le
devînt davantage en devenant plus correcte; et
je ne crains sur ce point la critique de personne,
honoré du suffrage de M. Abauzil. Faites là-
dessus tout ce qui vous paroitra convenable;
je m'en rapporte entièrement à vous.
J'ai trouvé, parmi mes chiffons, un petit mor-
ceau que je vous destine, puisque vous l'avez
souhaité. Le morceau est très-foible ; mais il a
été fait pour une occasion où il n'étoit pas per-
mis de mieux faire, ni de dire ce que j'aurois
voulu. D'ailleurs il|est lisible et complet; c'est
déjà quelque chose : de plus, il ne peut jamais
être imprimé, parce qu'il a été fait de com-
mande et qu'il m'a été payé (*). Ainsi c'est un
dépôt d'estime et d'amitié qui ne doit jamais
passer en d'autres mains que les vôtres; et
c'est uniquement par là qu'il peut valoir quel-
que chose auprès de vous. Je voudrois bien
espérer de vous le remettre ; mais si vous m'in-
(*) L'oraison funèbre «lu duc d'Orléans.
55â
CORRESPONDANCE.
diquez quelque occasion pour vous l'envoyer,
je vous l'enverrai.
Que Dieu bénisse votre famille croissante,
el donne à ma patrie, dans vos enfans, des
citoyens qui vous ressemblent! Adieu, cher
Moultou.
P. S. ^ 8 déc. J'ai suspendu l'envoi de ma
lettre jusqu'à plus ample éclaircissement sur
la matière principale qui la remplit; et tout
concourt à guérir des soupçons conçus mal à
propos, bien plus sur la paresse du libraire
que sur son infidélité. Or ces soupçons, ébrui-
tés, deviendroient d'horribles calomnies ; ainsi,
jusqu'à nouvel avis, le secret en doit demeurer
entre vous et moi sans que personne en ait le
moindre vent, non pas même le cher Roustan.
Je récrirois même ma lettre, ou j'en ferois
une autre, si j'avois la force ; inais je suis ac-
cablé de mal et de travail; et ce qui seroit
indiscrétion avec un autre n'est que confiance
avec un homme vertueux. Dans cet intervalle
j'ai travaillé à remettre au net le morceau le
plus important de mon livre, et je voudrois
trouver quelque moyen de vous l'envoyer
secrètement. Quoique écrit fort serré, il coù-
teroit beaucoup par la poste. Je ne suis pas à
portée d'affranchir sûrement; et si je fais
contre-signer le paquet, mon secret tout au
moins est aventuré. Marquez-moi votre avis
là-dessus, et du secret. Adieu.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le 15 décembre 1761.
Je ne voulois point, madame la maréchale,
vous inquiéter de l'histoire de mon malheur ;
mais puisque le chevalier vous en a parlé et
que vous voulez y chercher remède, je ne puis
vous dissimuler que mon livre est perdu. Je ne
doute nullement que les jésuites ne s'en soient
emparés avec le projet de ne point le laisser
paroî(re de mon vivant; et, sûrs de ne pas
long-temps attendre , d'en substituer, après
ma mort, un autre toujours sous mon nom,
mais de leur fabrique, lequel réponde mieux
à leurs vues. 11 faudroil un mémoire pour vous
exposer les raisons que j'ai de penser ainsi.
Ce qu'il y a de très-sûr, au moins, c'est que le
libraire n'imprime ni ne veut imprimer, qu'il
a trompé M. de Malesherbes, qu'il vous trom-
pera, et qu'il se moque de moi avec l'impu-
dence d'un coquin qui n'a pas peur et qui se
sent bien soutenu. Cette perte, la plus sensible
que j'aie jamais faite, a mis le comble à mes
maux, et me coûtera la vie : mais je la crois
irréparable; ce qui tombe dans ce goûffre-là
n'en sort plus : ainsi je vous conjure de tout
laisser là et de ne pas vous compromettre inu-
tilement. Toutefois, si vous voulez absolument
parler au libraire, M. de Malesherbes est au
fait et lui a parlé; il seroit peut-être à propos
qu'il vous vît auparavant. Si, contre toute at-
tente de ma part, il est possible d'avoir mon
manuscrit en rendant tout , faites , madame
la maréchale, et je vous devrai plus que la vie.
Les quinze cents francs que j'ai reçus ne doi-
vent point faire d'obstacle; je puis les retrouver
et vous les envoyer au premier signe.
A JULIE.
A Montmorency, le 19 décembre 1761.
Je voudrois continuer à vous écrire, madame,
à vous et à votre digne amie; mais je ne puis,
et je ne supporterois pas l'idée que vous attri-
buassiez à négligence ou à indifférence un si-
lence que je compte parmi les malheurs de mon
état. Vous exigez de l'exactitude dans le com-
merce,et c'est bien le moins queje doive àcelui
que vous daignez lieravec moi; mais cette exac-
titude m'est impossible : ma situation empirée
partage mon temps entre l'occupation etlasouf-
france ; il ne m'en reste plus à donner à mon
plaisir. 11 n'est pas naturel que vous vous met-
tiez à ma place, vous qui avez du loisir et de
la santé; mais faites donc comme les dieux.
Donnez en commandant le pouvoir d'obéir.
Il faut, malgré moi, finir une correspondance
dans laquelle il m'est impossible de mettre
assez du mien, et qu'avec raison vous n'êtes
point d'humeur d'entretenir seules. Si peut-
être dans la suite.... mais.... c'est une folie de
vouloir s'aveugler, et une bêtise de regimber
contre la nécessité. Adieu donc, mesdames;
forcé par mon état, je cesse de vous écrire,
mais je ne cesse point de penser à vous.
Je découvre à l'instant que toutes vos lettres
ont été à Beaumont avant que de me parvenir.
ANNI^IR 1701.
353
Il ne falloit que Montmorency sur l'adresse,
sans parler de la route de Beaumont.
A M. MOULTOU (*).
Miiiitinorency, le 23 décembre 1761.
C'en est fait, cher Mnuliou, nous ne nous
reverrous plus que dans le séjour des justes.
Mon sort est décidé par les suites de l'accident
dont je vous ai parlé ci-devant; et quand il en
sera temps, je pourrai, sans scrupule, prendre
chez mylord Edouard les conseils de la vertu
mémen.
Ce qui m'humilie et m'afflige est une rin si
peu digne, j'ose dire, de ma vie, et du moins de
mes seniimeus. Il y a six semaines queje ne fais
quedes iniquités, et n'imaginequedes calomnies
contre deux honnêtes libraires, dont l'un n'a de
tort que quelques retards involontaires, et l'au-
tre un zèle plein de générosité et de désinté-
ressement, quej'ai payé, pour toute reconnois-
sance, d'une accusation de fourberie. Je ne
sais quel aveuglement, quelle sombre humeur,
inspirée dans la solitude par un mal affreux,
m'a fait inventer, pour en noircir ma vie et
l'honneur d'autrui, ce tissu d'horreurs, dont
le soupçon, changé dans mon esprit prévenu
presque en certitude, n'a pas mieux été déguisé
à d'autres qu'à vous. Je sons pourtant que la
source de cette folie ne fut jamais dans mon
cœur. I.e délire de la douleur m'a fait perdre
la raison avant la vie ; en faisant des actions de
méchant, je n'éiois qu'un insensé.
Toutefois, dans l'état de dérangement où est
ma tête, ne me fiant plus à rien de ce que je vois
et de ce queje crois, j'ai pris le parti d'achever
la copie du morceau dont je vous ai parlé ci-de-
vant {***), et môme de vous l'envoyer, très-
persuadé qu'il ne sera jamais nécessaire d'en
faire usage, mais plus sûr encore queje ne ris-
que rien de le confier à votre probité. C'est
avec la plus grande répugnance que je vous ex-
torque les frais immenses que ce paquet vous
coûtera par la poste. Mais le temps presse ; et,
(*) Cette lettre, aiusi que la suivante, trouvi^e dans les pa-
piers de lanteur, n'ont pas été envoyées i leur adresse; mais
puisque Kou>seau les a conservées, ou u a pas cru devoir les
supprimer. ( Note df Du Piyrou. )
(") Voyez Nouvelle Héloise, troisième partie, lettre xxii.
Uonsseau revient sur celte idée, et en termes encore plus
clairs, dans une lettre à Duclos du I" août 4763. G. P,
('•'; L'oraison funèbre ilu duc d'Orléans.
T. IV.
tout bien pesé, j'ai pensé que de tous les risques ,
celui que je pouvois regarder comme le moin-
dre étoit celui d'un peu d'argent. Certainement
j'aurois fait mieux si je l'avois pu sans danger.
Mais au reste en supposant, comme je l'espère,
qu'il ne sera jamais nécessaire d'ébruiter cette
affaire, je vous en demande le secret, et je mets
mes dernières fautes à couvert sous l'aile de
votre charité. Le paquet sera mis, demain 24
décembre, à la poste, sans lettre; et même il y
a quelque apparence que c'est ici la dernière
que je vous écrirai.
Adieu, cher Moultou. Vous concevrez aisé-
ment que la Profession defoi du vicaire savoyard
est la mienne. Je désire trop qu'il y ait un Dieu
pour ne pas le croire ; et je meurs avec la ferme
confiance que je trouverai dans son sein le bon-
heur et la paix dont je n'ai pu jouir ici-bas.
J'ai toujours aimé tendrement ma patrie et
mes concitoyens ; j'ose attendre de leur part
quelque témoignage de bienveillance pour ma
mémoire. Je laisse une gouvernante presque
sans récompense, après dix-sept ans de services
et de soins très-pénibles, auprès d'un homme
presque toujours souffrant. Il me seroit affreux
de penser qu'après m'avoir consacré ses plus
belles années, ellepasseroit ses vieux jours dans
la misère et l'abandon. J'espère que cela n'arri-
vera pas : je lui laisse pour protecteurs et pour
appuis tous ceux qui m" ont aimé do mon vivant .
Toutefois, si cette assistance venoit à lui man-
quer, je crois pouvoir espérer que mes compa-
triotes ne lui laisseroient pas mendier son pain.
Engagez, je vous supplie, ceux d'entre eux en
qui vous connoissez l'âme genevoise à ne jamais
la perdre de vue, et à se réunir, s'il le falloit,
pour lui aider à couler ses jours en paix à l'abri
de la pauvreté.
Voici une lettre pour mon très-honoré disci-
ple. Je crois que j'aurois été son maître en ami-
tié ; en tout le reste je me serois glorifié de
prendre leçon de lui. Je souhaite fort qu'il ac-
cepte la proposition de faire la préface du re-
cueil de mes œuvres; et en ce cas vous voudrez
bien faire avec M. le maréchal de Luxembourg
des arrangemens pour lui faire agréer un pré-
sent sur l'édition. Au reste, si les choses ne
tournoient pas comme je l'espère pour une édi-
tion en France, je n'ai point à me plaindre de la
probité de Rey, etje crois qu'il n'a pas non plus
23
rv,4 C0R1\ESP0N1)ANCE.
h se plaiiulredc nies écrits. On pourroit s'adres
Adieu derechef. Aimez vos devoirs, cher
Mouliou ; ne cherchez point les vertus éclatan-
tes. Élevez avec grand soin vos enfans; édifiez
vos nouveaux compatriotes sans ostentation et
sans dureté, et pensez quelquefois que la mort
perd beaucoup de ses horreurs quand on en ap-
proche avec un cœur content de sa vie.
Gardez-moi tous deux le secret sur ces lettres,
du moins jusqu'après l'événement, dont j'ignore
encore le temps quoique sîirement peu éloigné.
Je commence par les amis et les affaires, pour
voir ensuite en repos avec Jean-Jacques si par
hasard il n'a rien oublié.
vSi vous venez, vous trouverez le morceau
que je vous'destinois parmi ce qui me reste en-
core de petits manuscrits. Si vous ne venez
pas, et qu'on négligeât de vous l'envoyer, vous
pouvez le demander, car votre nom y est en
écrit. C'est, comme je crois vous l'avoir déjà
marqué, une oraison funèbre de feu M. le duc
d'Orléans.
\ M. ROUSTAN.
Moiifinoreiicy, le 2^ Uccotiibre ITGI .
Mon disciple bien aimé, quand je reçus votre
dernière lettre, j'espérois encore vous voir et
vous embrasser un jour; mais le ciel en or-
donne autrement : il faut nous quitter avant que
de nous connoître. Je crois que nous y perdons
tous deux. Vous avez du talent, cher Roustan;
quand je finissois ma courte carrière, vous
commenciez la vôtre, etj'augurois que vous
iriez loin. La gêne de votre situation vous a
forcé d'accepter un emploi qui vous éloigne de
la culture des lettres. Je ne regarde point cet
éloignement comme un malheur pour vous.
Mon cherRousian, pesez bien ce que je vais
vous dire. J'ai fait quelque essai de la gloire :
tous mes écrits ont réussi; pas un homme de
lettres vivant, sans en excepter Voltaire, n'a
eu des momens plus brillans que les miens; et
cependant je vous proteste que, depuis le mo-
ment que j'ai commencé de faire imprimer, ma
vie n'a été que peine, angoisse et douleur de
toute espèce. Je n'ai vécu tranquille, heureux,
et n'ai eu de vrais amis que durant mon oo3cu-
rité. Depuis lors il a fallu vivre de funiée, et
tout ce qui pouvoit plaire à mon cœur a fui sans
retour. Mon enfant, fais-toi petit, disoit à son
fils cet ancien politique; et moi, je dis à mon
disciple Roustan : Mon enfant, reste obscur;
profite du triste exemple de ton maître. Gardez
cette lettre, Roustan : je vous en conjure. Si
TOUS en dédaignez les conseils, vous pourrez
réussir sans doute ; car, encore une fois, vous
avez du talent, quoique encore mal réglé par
la fougue de la jeunesse : mais si jamais vous
avez un nom, relisez ma lettre, et je vous pro-
mets que vous ne l'achèverez pas sans pleu-
rer. Votre fanjille, votre fortune étroite, un
émule, tout vous tentera; résistez, et sachez
que, quoi qu'il arrive, l'indulgence est moins
dure, moins cruelle à supporter que la répu-
tation littéraire.
Toutefois voulez-vous faire un essai? l'occa-
sion est belle; le titre dont vous m'honorez
vous la fournit, et tout le monde approuvera
qu'un tel disciple fasse une préface à la tète
du recueil des écrits de son maître. Faites
donc cette préface ; faites-la même avec soin,
concertez-vous là-dessus avec Moultou : mais
gardez-vous d'aller faire le fade louangeur;
vous feriez plus de tort à votre réputation
que de bien à la mienne. Louez-moi d'une seule
chose, mais louez-m'en de votre mieux, parce
qu'elle est louable et belle, c'est d'avoir eu
quelque talent et de ne m'être point pressé de
le montrer, d'avoir passé sans écrire tout le
feu de la jeunesse ; d'avoir pris la plume à
quarante ans, et de l'avoir quittée avant cin-
quante ; car vous savez que telle étoit ma réso-
lution, et le Traité de l'Éducation devoit être
mon dernier ouvrage, quand j'aurois encore
vécu cinquante ans. Ge n'est pas qu'il n'y
ait chez Rey un Traité du Contrat social, du-
quel je n'ai encore parlé à personne, et qui ne
paroîtra peut-être qu'après l'Éducation; mais
il luiestantérieur d'un grand nombre d'années.
Faites donc cette préface, et puis des sermons,
et jamais rien de plus. Au surplus, soyez bon
père, bon mari, bon régent, bon ministre, bon
citoyen, homme simple en toute chose, et rien
de plus, et je vous promets une vie heureuse.
Adieu, Roustan ; tel est le conseil do votre maî-
tre et ami prêt à quitter la vie, en ce moment
ANNÉE i7Gl
555
où ceux mômes qui n'ont pas aimp la vérité la
disent. Adieu.
A M. COIISDET.
Uontinorencyi ce vendredi.
Quelque aimable que puisse être M. l'abbé
de Grave, comme je ne le connois point, et
qu'en France tout le monde est aimable, il me
semble que rien nest moins pressé que d'abu-
ser de sa complaisance pour l'amener à Mont-
morency, sans savoir si vous ne lui ferez point
passer une mauvaise journée et à moi aussi.
Vous êtes toujours là-dessus si peu difficile ,
qu'il faut bien que je le sois pour tous deux.
A l'égard de l'édilion projetée, si tant est
qu'elle doive se faire, il ne convient pas qu'elle
se fasse si vite, au moins si j'y dois consentir.
M. de Malesherbes a exigé des réponses à ses
observations, il faut me laisser le temps de les
faire et de les lui envoyer. Il faut laisser à Ro-
bin le temps de débiter les éditions précéden-
tes, afin qu'il ne tire pas de là un prétexte pour
ne pas payer Rey. Enfin il faut me laisser, à
moi, le temps de voir pourquoi je dois mutiler
mon livre, pour une édition dont je ne me sou-
cie point de devenir peut-être un jour respon-
sable au gouvernement de Francede ce qui peut
y déplaire à quelque ministre de mauvaise hu-
meur. Puisque la permission du magistrat ne
met à couvert de rion, quaurai-je à répondre
à ceux qui viendront me dire : Pourquoi impri-
mez-vous chez nous des maximes hérétiques et
républicaines? Je dirai que ce sont les miennes
et celles de mon pays. Hé I bien, me dira-t-on,
que ne les imprimez-vous hors de chez nous?
Qu'aurai-je à dire? Vous me direz que je n'ai
qu'à lesôter. Autant vaudroit me dire de n'être
plus moi. Je ne puis ni ne veux les ôter qu'en
ôtant tout le livre. Je voudrois bien savoir ce
qu'on peut répondre à cela. Tant y a que, si je^
veux bien m'exposer, je veux m'exposer avec
toute ma vigueur première, et non pas déjà
tout châtré, déjà tout tremblant, et comme un
homme qui a déjà peur. Adieu, mon cher
(loindet, je vous embrasse (*},
(') CeHe leUre ne porte d'antre date qne l'indication dujnur
lie la semaine; Pabbi* de Grave ayant été char«(é par M. de Ma-
lesherbes de surveiller et de diriger limpressiou de ÏÉmUe,
elle doit avoif été écrite vers la fin de t"6t ou dans le com-
mencement de 1762.
l
A H. DE MALESIItRBI-S.
Moi.tniorriicy, le 23 déceiiil)rn I78l.
Il fut un temps, monsieur, où vous m'hono-
râtes de votre estime, et où je ne m'en sentois
pas indigne : ce temps est passé, je le recon-
nois enfin ; et quoique votre patience et vos
bontés envers moi soient inépuisables, je ne
puis plus les attribuera la même cause sans le
plus ridicule aveuglement. Depuis plus de six
semviines ma conduite et mes lettres ne sont
qu'un tissu d iniquités, de folies, d'impertinen-
ces. Je vous ai compromis, monsieur, j'ai com-
promis madame la maréchale de la manière la
plus punissable. Vous avez tout enduré, tout
fait pour calmer mon délire ; et cet excès d'in-
dulgence, qui pouvoit le prolonger, est en efi'et
ce qui l'a détruit. J'ouvre en frémissant les yeux
sur moi, et je me vois tout aussi méprisable que
je le suis devenu. Devenu 1 non; l'homme qui
porta cinquante ans le cœur que je sens renaître
en moi n'est point celui qui peut s'oublier au
pointqueje viens de faire : on ne demande point
pardon à mon âge, parce qu'on n'en mérite
plus: mais, monsieur, je ne prends aucun in-
térêt à celui qui vient d'usurper et déshonorer
mon nom. Je l'abandonne à votre juste indigna-
tion, mais il est mort pour ne plus renaître :
daignez rendre votre estime à celui qui vous
écrit maintenant; il ne sauroit s'en passer, et
ne méritera jamais de la perdre. Il en a pour
garant non sa raison, mais son état qui le met
désormais à l.'abri des grandes passions.
• Quoique je m; doive ni ne veuille plus, mon-
sieur, vous importuner de l'affaire de Duchesne,
et que je prétende encore moins m'excuser en-
vers lui, je ne puis cependant me dispenser de
vous dire que s'il étoit vrai qu'il m'eût proposé
de ne m'envoyerles bonnes feuilles que volume
à volume, alors mes alarmes et le bruit que
j'en ni fait ne seroient plus seulement les actes
d'un fou, mais d'un vrai coquin.
Il faut vous avouer aussi, monsieur, que je
n'ose écrire à madame la maréchale, et que je
ne sais comment m'y prendre auprès d'elle,
ignorant à quel point elle peut être irriiée.
A M. HUBER.
Montmorency, le 24 décembre 47W.
J'étois, monsieur, dans un accès du plus
3S6
CORRESPONDANGK.
cruel des maux du corps quand je reçus voire
lettre et vos idylles. Après avoir lu la lettre,
j'ouvris machinalement le livre, comptant le
refermer aussitôt; mais je ne le refermai qu'a-
près avoir tout lu, et je le mis à côté de moi
pour le relire encore. Voilà l'exacte vérité. Je
sens que votre ami Gessner est un homme selon
mon cœur, d'où vous pouvez juger de son tra-
ducteur et de son ami, par lequel seul il m'est
connu. Je vous sais, en particulier, un gré in-
fini d'avoir osé dépouiller notre langue de ce
sot et précieux jargon qui ôte toute vérité aux
images et toute vie aux sentimens. Ceux qui
veulent embellir et parer la nature sont des
gens sans âme et sans goût qui n'ont jamais
connu ses beautés. Il y a six ans que je coule
dans ma retraite une vie assez semblable à celle
de Ménalque et d'Amyntas, au bien près, que
j'aime comme eux, mais que je ne sais pas
faire, et je puis vous protester, monsieur, que
jai plus vécu depuis ces six ans que je n'avois
fait dans tout le cours de ma vie. Maintenant
vous me faites désirer de revoir encore un prin-
temps, pour faire avec vos charmans pasteurs
de nouvelles promenades, pour partager avec
eux ma solitude, et pour revoir avec eux des
asiles champêtres, qui ne sont pas inférieurs à
ceux que M. Gessner et vous avez si bien dé-
crits. Saluez-le de ma part, je vous supplie,
et recevez aussi mes remercîmens et mes salu-
tations.
Voulez-vous bien , monsieur, quand vous
écrirez à Zurich, faire dire mille choses pour
moi à M. Usteri ? J'ai reçu de sa part une lettre
que je ne me lasse pas de relire, et qui con-
tient des relations d'un paysan plus sage, plus
vertueux, plus sensé que tous les philosophes
de l'univers. Je suis fâché qu'il ne me marque
pas le nom de cet homme respectable C^). Je
lui voulois repondre un peu au long, mais mon
déplorable état m'en a empêché jusqu'ici.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le 21 décembre 1761 .
Je sens vivement tous mes torts et je les
(*) Il désigne ici Jacques Gujer, surnommé Klyiogg, culti-
vateur dans la paroisse dUster, canton de Zurich, et «jui a
donné au médecin Hirzcl l'idée de fon Socrale rustique.
Vojez la lettre du tt novembre t76}. G. P.
expie : oubliez-les, madame la maréchale, je
vous en conjure. Il est certain que je nesaurois
vivre dans votre disgrâce ; mais si je ne mérite
pas que cette considération vous touche, ayez,
pour m'en délivrer, moins d'égard à moi qu'à
vous. Songez que tout ce qui est grand et beau
doit plaire à votre bon cœur, et qu'il n'y a rien
de si grand ni de si beau que de faire grâce. Je
voulois d'abord supplier M. le maréchal d'em-
ployer son crédit pour obtenir la mienne; mais
j'ai pensé que la voie la plus courte et la plus
simple étoit de recourir directement à vous, et
qu'il ne falloit point arracher de votre complai-
sance ce que j'aime mieux devoir à votre seule
générosité. Si l'histoire de mes fautes en faisoit
l'excuse, je reprendrois ici le détail des indices
qui m'ont alarmé, et que mon imagination
troublée a changés en preuves certaines : mais,
madame la maréchale , quand je vous aurai
montré comme quoi je fus un extravagant, je
n'en serois pas plus pardonnable de l'être ; et je
ne vous demande pas ma grâce parce qu'elle
m'est due, mais parce qu'il est digne de vous
de me l'accorder.
A MADAME LATOUR.
A Montmorency, le tl janvier 1763.
Sainl-Preux avoit trente ans, se portoit bien,
et n'étoit occupé que de ses plaisirs; rien ne
ressemble moins à Saint-Preux que J.-J. Rous-
seau. Sur une lettre pareille à la dernière, Julie
se fût moins offensée de mon silence qu'alar-
mée de mon état ; elle ne se fût point, en pa-
reil cas, amusée à compter des lettres et à sou-
ligner des mots : rien ne ressemble moins à
Jiilie que madame de Vous avez beaucoup
d'esprit, madame, vous êtes bien aise de le
montrer, et tout ce que vous voulez de moi ce
sont des lettres : vous êtes plus de votre quar-
tier que je ne pensois.
A LA MEME.
Montmorency, le 21 janvier 1762.
Je vous ai écrit, madame, espérant à peine
de revoir le soleil ; je vous ai écrit dans un état
ANNKK 1702.
357
où, si vous aviez soufFert la centième partie de
mes maux, vous n'auriez sûrement guère 8on{»c
à m'écrire; je vous ai écrit dans des monicns
où une seule ligne est sans prix. Là-dessus,
tout ce que vous avez fait de votre côié a été de
compter les lettres, et voyant que j'élois en
reste avec vous de ce côté, de m'envoyer pour
toute consolation, des plaintes, des reproches,
et même des invectives. Après cela, vous ap-
prenez dans le public que j'ai été très-mal, et
que je le suis encore; cela fait nouvelle pour
vous. Vous n'en avez rien vu dans mes lettres;
c'est, madame, que votre cœur n'a pas autant
d'esprit que votre esprit. Vous voulez alors
être instruite de mon état, vous demandez que
ma gouvernante vous écrive ; mais ma gouver-
nante n'a pas d'autre secrétaire que moi, et
quand dans ma situation l'on est obligé de faire
ses bulletins soi-même, en vérité l'on est bien
dispensé d'être exact. D'ailleurs je vous avoue
qu'un commerce de querelles n'a pas pour moi
d'assez grands charmes pour me fatiguer à
l'entretenir. Vous pouvez vous dispenser de
mettre à prix la restitution de votre estime ; car
je vous jure, madame, que c'est une restitution
dont je ne me soucie point.
A M. DE MALESHERBES.
Montmorency, le 8 février 1762.
Sitôt que j'appris, monsieur, que mon ou-
vrage seroit imprimé en France, je prévis ce
qui m'arrive ; et j'en suis moins fâché que si
j'en étois surpris. Mais n'y auroit-il pas moyen
de remédier pourl'avenir aux inconvéniens que
je prévois encore, si, publiant d'abord les deux
premiers volumes, Duchesne et INéaulme son
correspondant restent propriétaires des deux
autres? Il résultera certainement de toutes ces
cascades des difficultés et des embarras qui
pourroient tellement prolonger la publication
de mon livre, qu'il seroit à la fin supprimé ou
mutilé, ou que je scrois forcé de recourir tôt
ou tard à quelque expédient dont ces libraires
croiroient avoir à se plaindre. Le remède à tout
cela me paroît simple ; la moitié du livre est
faite ou à peu près, la moitié de la somme est
payée ; que le marché soit résilié pour le reste,
et que Duchesne me rende mon manuscrit : ce
sera mon affaire ensuite d'en disposer comme
je l'entendrai. Bien entendu que cet arrange-
ment n'aura liou qu'avec l'agrément de ma-
dame la maréchale, qui sûrement ne le refu-
sera pas lorsqu'elle saura mes raisons. Si vous
vouliez bien, monsieur, négocier celte affaire,
vous soulageriez mon cœur d'un grand poids
qui m'oppressera sans relAche jusqu'à ce
qu'elle soit eniicrement terminée.
Quant aux changemens à faire dans les deux
premiers volumes avant leur publication , je
voudrois bien qu'ils fussent une fois tellement
spécifiés, que je fusse assuré qu'on n'en exigera
pas d'ultérieurs, ou, pour parler plus juste,
qu'ils ne seront pas nécessaires ; car, monsieur,
je scrois bien fAché que, par égard pour moi,
vousiaissassiezrienqui pût tirrrà conséquence:
il vaudroit alors cent fois mieux suivre l'idée
d'envoyer toute l'édition hors du pays. C'est de
quoi l'on ne peut juger qu'après avoir vu bien
précisément à quoi se réduit tout ce qu'il s'agit
d'ôter ou de changer; car je crains sur toute
chose qu'on n'y revienne à deux fois. Pour
prévenir cela, je vous supplie, monsieur, de lire
ou faire lire les deux volumes en entier, aïm
qu'il ne s'y trouve plus rien qui n'ait été vu.
Je ne vous parlerai point de votre visite, ju-
geant que ce silence doit être entendu de vous.
Agréez, monsieur, mon profond respect.
Je ne vois point qu'il soit nécessaire que vous
vous donniez la peine d'envoyer ici personne
pour cette affaire ; il suffira peut-êire de m'en-
voyer une note de ce qui doit être ôté, et j'é-
crirai là-dessus à Duchesne de faire les carions
nécessaires; car, encore une fois, monsieur,
je ne veux en cette occasion disputer sur rien,
et je scrois bien fâché de laisser un seul mot qui
pût faire trouver étrange qu'on eût laissé faire
cette édition à Paris. Indiquez seulement ce
qu'il convient qu'on ôte, et tout cela sera ôté.
Une seule chose me fait de la peine, c'est qu'on
ne sauroit exiger de INéaulme de faire en Hol-
lande les mêmes cartons, et que, ne les faisant
pas, son édition pourroit nuire à celle de
Duchesne.
A M. MOULTOU.
Montmorency, le 16 février «76i.
Plus^ do monsieur, cher Moultou , je vous
358
CORRESPONDANCE.
en supplie ; je ne puis souffrir ce mot-là entre
gens qui s'estiment et qui s'aimenl: je tâcherai
de mériter que vous ne vous en serviez plus avec
moi.
Je suis touché de vos inquiétudes sur n»a
sûreté ; mais vous devez comprendre que, dans
l'état où je suis, il y a plus de franchise que de
courage à dire des vérités utiles, et je puis dé-
sormais mettre les hommes au pis, sans avoir
(jrand'chose à perdre. D'ailleurs, en tout pays,
je respecte la police et les lois ; et, si je parois ici
les éluder, ce n'est qu'une apparence qui n'est
point fondée; on ne peut être plus en règle que
je le suis. Il est vrai que si l'on m'attaquoit,
je ne pourrois sans bassesse employer tous mes
avantages pour me défendre ; mais il n'en est
pas moins vrai qu'on ne pourroit m'attaquer
justement, et cela suffit pour ma tranquillité :
toute ma prudence dans ma conduite est qu'on
ne puisse jamais me faire mal sans me faire
tort; mais aussi je ne me dépars pas de là.
Vouloir se mettre à l'abri de l'injustice, c'est
tenter l'impossible, et prendre des précautions
qui n'ont point de fin. J'ajouterai qu'honoré
dans ce pays de l'estime publique, j'ai une
grande défense dans la droiture de mes inten-
tions, qui se fait sentir dans mes écrits. I.e
François est naturellement humain et hospita-
lier : que gagneroit-on de persécuter un pau-
vre malade qui n'est sur le chemin de personne,
et ne prêche que la paix et la vertu? Tandis
que l'auteur du livre de l'Esprit vit en paix
dans sa pairie, J. J. Rousseau peut espérer de
n'y être pas tourmenté.
Tranquillisez-vous donc sur mon compte, et
soyez persuadé que je ne risque rien. Mais pour
mon livre, je vous avoue qu'il est maintenant
dans un état de crise qui me fait craindre pour
son sort. Il faudra peut-être n'en laisser paroî-
tre qu'une partie, ou le mutiler misérablement;
et, là-dessus, je vous dirai que mon parti est
pris. Je laisserai ôter ce qu'on voudra des deux
premiers volumes; mais je ne souffrirai pas
qu'on touche à la Profession de foi : il faut
qu'elle reste telle qu'elle est, ou qu'elle soit
supprimée : la copie qui est entre vos mains
me donne le courage de prendre ma résolution
là-dessus. Nous en reparlerons quand j'aurai
quelque chose de plus à vous dire ; quanta pré-
sent tout est suspendu. Le grand éloignement
de Paris et d'Amsterdam fait que toute cette
affaire se traite fort lentement, et tire extré*-
mement en longueur.
L'objection que vous me faites sur l'état de
la religion en Suisse et à Genève, et sur le tort
qu'y peut faire l'écrit en question, seroit plus
grave si elle étoit fondée; mais je suis bien
éloigné de penser comme vous sur ce point.
Vous dites que vous avez lu vingt fois cet écrit ;
eh bienl cher Mouliou , lisez-le encore une
vingt-unième; et si vous persistez alors dans
votre opinion, nous la discuterons.
J'ai du chagrin de l'inquiétude de monsieur
votre père, et surtout par l'influence qu'elle
peut avoir sur votre voyage; car, d'ailleurs, je
pense trop bien de vous pour croire que, quand
votre fortune seroit moindre, vous en fussiez
plus malheureux. Quand votre résolution sera
tout-à-fait prise là-dessus, marquez-le-moi,
afin que je vous garde ou vous envoie le miséra-
ble chiffonauquel votre amitié veutbien mettre
un prix. J'aurois d'autant plus de plaisir à vous
voir que je me sens un peu soulagé et plus en
état de profiter de votre commerce ; j'ai quel-
ques instans de relâche que je n'a vois pas au-
paravant, et ces instans me seroient plus chers
si je vous avois ici. Toutefois vous ne me devez
rien, et vous devez tout à votre père, à votre
famille, à votre état; et l'amitié qui se cultive
aux dépens du devoir n'a plus de charmes.
Adieu, cher Moultou; je vous embrasse de tout
mon cœur. J'ai brûlé votre précédente lettre :
mais pourquoi signer, avez-vous peur que je
ne vous reconnoisse pas?
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le 18 février <762.
Vous êtes, madame la maréchale, comme la
Divinité, qui ne parle aux mortels que par les
soins de sa providence et les dons de sa libéra-
lité. Quoique ces marques de votre souvenir me
soient très-précieuses, d'autres me le seroient
encore plus : mais quand on est si riche, on
ne doit pas être insatiable; et il faut bien,
quant à présent, me contenter du bien que vous
me faites en signe de celui que vous me voulez.
Avec quel empressement je vois approcher le
ANNÉK 1762.
359
temps do recevoir des témoignages d'nmitié de
votre bouche, et combien cet empressement
n'augmenteroit-il pas encore, si mes maux, me
donnant un peu de relâche, me laissoient plus
en état d'en profiter 1 Oh! venez, madame la
maréchale : quand, aux approches de Pâques,
j'aurai vu M. le maréchal et vous, en quelque
siluation que je reste, je chanterai d'un cœur
content le cantique de Siméou.
'•''• M. de Malesherbes vous aura dit, madame la
maréchale, qu'il se présente, sur la publication
(le mon ouvrage, quelques difficultés que jai
prévues depuis long-temps, et qu'il faudra lever
par des changemcns pour la partie qui est
imprimée ; mais quant à la partie qui ne l'est
pas, je souhaite fort, tant pour la sûreté du li-
braire que pour ma propre tranquillité, qu'elle
ne soit pas imprimée en France. Ce même
libraire ne devant plus l'imprimer lui-même, il
est inutile qu'il en reste chargé pour la faire
imprimer en pays étranger par un autre ; et
toutes ces cascades diminuant mon inspec-
tion sur mou propre ouvrage, le laissent trop
à la discrétion de ces messieurs-là. Voilà ce qui
me fait désirer, si vous l'agréez, que le traité
soit annulé pour cette partie; que les billets
soient rendus à Duchesne, et que le reste de
mon manuscrit me soit aussi rendu. J'aime
beaucoup mieux supprimer mon ouvrage que
le mutiler ; et, s'il lui demeure, il faudra néces-
sairement qu'il soit mutilé, gâté, estropié pour
le faire paroître; ou, ce qui est encore pis,
qu'il reste après moi à la discrétion d'autrui,
pour être ensuite publié sous mon nom dans
l'état où ton voudra le mettre. Je vous sup-
plie, madame la maréchale, de peser ces con-
sidérations, ei de décider là-dessus ce que
vous jugez à propos qui se fasse ; car mon plus
grand désir dans celte affaire est qu'il vous
plaise d'en être l'arbitre, et que rien ne soit
fait que sur votre décision.
A LA MÊME.
Montmorency, le 19 février 1762.
Je vois, madame la maréchale, que vous ne
vous lassez point de prendre soin de mon mal-
i»eureiix livre : et véritablement il a grand
besoin de votre protection et de celle de M. de
Malesherbes, qui a poussé la bonté jusqu'à ve-
nir même à Montmorency pour cela. Je crains
que le parti de faire imprimer les deux derniers
volumes en Hollande ne devienne chaque jour
sujet à plu8d'inconvéniens,par<îeque Duchesne,
paresseux ou diligent toujours mal à propos, a
commencé ces deux volumes, quoique je lui
eusse écrit de suspendre : mais comme, de peur
d'en trop dire, je ne lui ai écrit qtie par forme
de conseil, il n'en a tenu compte ; et ce sera du
travail perdu dont il faudra le dédommager, à
moins qu'il n'envoie les feuilles en Hollande;
auquel cas autant vaudroit peut-être qu'il ache-
vât et prît le même parti pour le tout. Je souffre
véritablement, madame la maréchale, du tracas
que tout ceci vous donne depuis si long-temps;
et moi, de mon côté, j'en suis aussi depuis
cinq mois dans des angoisses continuelles, sans
qu'il me soit possible encore de prévoir quand
et comment tout ceci finira. Voici une petite note
en réponse à celle que M. de Malesberbes m'a
envoyée, et que je suppose que vous aurez vue.
Je vous supplie de la lui communiquer quand
il sera de retour.
Vous me marquez et M. le maréchal me
marque aussi que vous me cherchez un chien.
En combien de manières ne vous occupez-vous
point de moi ! Mais, madame, ce n'est pas un
autre chien qu'il me faut, c'est un autre Turc^
et le mien étoit unique : les pertes de cette
espèce ne se remplacent point. J'ai juré que mes
attachemens de toutes les sortes seroient désor-
mais les derniers. Celui-là, dans son espèce,
étoit du nombre ; et pour avoir un chien auquel
je ne m'attache point, je l'aime mieux de toute
antre main que de la vôtre. Ainsi ne songez plus,
de grâce, à m'en chercher un. Bonjour, madame
la maréchale; bonjour, monsieur le maréchal : je
ne vous écris jamais à l'un ou à l'autre sans m'at-
lendrir sur cette réflexion, qu'il y a long-temps
que je n'ai plus de momens heureux de la pai t
des hommes que ceux qui me viennent de vous.
A LA MËMK.
Montmorency, le 35 mars 1762.
Il faut, madame la maréchale, que je vous
confie mes inquiétudes, car elles troublent mon
cœur à proportion qu'il tient à ses attachemens.
360
CORRESPONDANCE.
M. le maréchal ayant élé incommodé, et M. Du-
bettier ayant bien voulu m'informer de son état,
je l'avois prié de continuer jusqu'à son entier
rétablissement; et précisément depuis ce mo-
ment il ne m'a pas écrit un mot : le même
M. Diibottier est venu hier à Montmorency, et
ne m'a rien fait dire. J'ai écrit en dernier lieu à
M. le maréchal, et il ne m'a pas répondu. Le
temps du voyage approche ; il avoit accoutumé
de me réjouir le cœur en me rannonçant,et celte
fois il a gardé le silence : enfin tout le monde se
tail, et moi je m'alarme. C'est un défaut très-
importun, je le sens bien, aux personnes qui
me sont chères, mais qui, tenant à mon carac-
tère, est impossible à guérir, et que la solitude
et les maux ne font qu'augmenter. Ayez-en
pitié, madame la maréchale, vous qui m'en
pardonnez tant d'autres, et sur qui tant de
marques d'intérêt et de bontés que j'ai reçues
de vous en dernier lieu m'empêchent d'étendre
mes craintes; engagez, de grâce, M. le maré-
chal à les dissiper par une simple feuille de
papier blanc. Ce témoignage si chéri, si dé-
siré, me dira tout; et, en vérité, j'en ai besoin
pour goûter sans alarme l'attente du moment
qui s'approche, et pour me livrer sans crainte
à l'épanouissement de cœur que j'éprouve tou-
jours en vous abordant.
A MADAME LATOBR.
Ce 4 avril 1762.
Ma situation, madame, est toujours la même,
et j'avoue que sa durée me la rend quelquefois
pénible à supporter; elle me met hors d'étal
d'entretenir aucune correspondance suivie, et
le ton de vos précédentes lettres achevoit de me
déterminera n'y plus répondre; mais vous en
avez pris un dans les dernières auquel j'aurai
toujours peine à résister. N'abusez pas de ma
foiblesse, madame ; de grâce, devenez moins
exigeante, et ne faites pas le tourment de ma
vie d'un commerce qui, dans tout autre état,
en feroit l'agrément.
votre exprès, que je fus contraint d'user de la
permission de ne lui donner qu'une réponse
verbale. Je n'ai pas un cœur insensible à l'inté-
rêt qu'on paroît prendre à moi, et je ne puis
qu'être louché de la persévérance dune per-
sonne faite pour éprouver celle d'autrui; mais,
quand je songe que mon âge et mon état ne me
laissent plus sentir que la gêne du commerce
avec les dames, quand je vois ma vie pleine
d'assujettisscmens, auxquels vous en ajoutez un
nouveau, je voudrois bien pouvoir accorder le
retour que je vous dois avec la liberté de ne
vous écrire que lorsqu'il m'en prend envie.
Quant au silencede votreamie, j'en avoisdeviné
la cause, et ne lui en savois point mauvais gré,
quoiqu'elle rendît en cela plus de justice à ma
négligence qu'à messentimens. Du reste, cette
fierté ne me déplaît pas, et je la trouve de fort
bon exemple. Bonjour, madame ; on n'a pas
besoin dêtre bienfaisant pour vous rendre ce
qui vous est diî; il suffit d'être juste, et c'est
ce que je serai toujours avec vous, tout au
moins.
A LA MEME.
24 avril 1762.
, J'étois si occupé, madame, à l'arrivée de
A M. MOULTOU.
Montmorency, le 23 avril 1762.
Je voulois, mon cher concitoyen, attendre
pour vous écrire, et pour vous envoyer le chif-
fon ci-joint, puisque vous le désirez , de pou-
voir vous annoncer définitivement le sort de
mon livre ; mais cette affaire se prolonge trop
pour m'en laisser attendre la fin. Je crois que
le libraire a pris le parti de revenir au pre-
mier arrangement, et de faire imprimer en
Hollande, comme il s'y étoit d'abord engagé.
J'en suis charmé ; car c'étoit toujours malgré
moi que, pour augmenter son gain, il prenoit
le parti de faire imprimer en France, quoique
de ma part je fusse autant en règle qu'il me
convient, et que je a'eusse rien fait sans l'aveu
du magistrat. Mais maintenant que le libraire
a reçu et payé le manuscrit, il en est le maître.
Il ne me le rendroit pas quand je lui rendrois
son argent, ce que j'ai voulu faire inutilement
plusieurs fois, et ce que je ne suis plus en état
de faire. Ainsi j'ai résolu de ne plus m'in-
quiéter de celte affaire, et de laisser courir
sa fortune au livre, puisqu'il est trop tard
pour l'empêcher.
ANNÉE 4762.'
:^i
Quoique par là toute discussion sur le dan-
ger de la profession de foi devienne inutile,
puisque assurément, quand je la voudrois re-
tirer, le libraire ne me la rendroit pas, j'es-
père pourtant que vous avez mis ses effets au
pis, en supposant qu'elle jetteroit le peuple
parmi nous dans une incrédulité absolue : car,
premièrement, je n'ôte pas à pure perte, et
même je n'ôte rien , et j'établis plus que je
ne détruis. D'ailleurs le peuple aura toujours
une religion positive, fondée sur l'autorité des
hommes, et il est impossible que, sur mon ou-
vrage , le peuple de Genève en préfère une
autre à celle qu'il a. Quant aux miracles, ils
ne sont pas tellement liés à cette autorité
qu'on ne puisse les en détacher à certain point;
et cette séparation est très-importante à faire,
afin qu'un peuple religieux ne soit pas à la dis-
crétion des fourbes et des novateurs ; car,
quand vous ne tenez le peuple que par les mi-
racles, vous ne tenez rien. Ou je me trompe
fort, ou ceux sur qui mon livre feroit quelque
impression parmi le peuple, en seroient beau-
coup plus gens de bien, et n'en seroient guère
moins chrétiens, ou plutôt ils le seroient plus
essentiellement. Je suis donc persuadé que le
seul mauvais effet que pourra faire mon livre
parmi les nôtres sera contre moi, et même je
ne doute point que les plus incrédules ne souf-
flent encore plus le feu que les dévots : mais
cette considération ne m'a jamais retenu de
faire ce que j'ai cru bon et utile. Il y a long-
temps que j'ai mis les hommes au pis; et puis
je vois très-bien que cela ne fera que démas-
quer les haines qui couvent; autant vaut les
mettre à leur aise. Pouvez-vous croire que je
ne m'aperçoive pas que ma réputation blesse
les yeux de mes concitoyens, et que, si Jean-
Jacques n'étoit pas de Genève , Voltaire y eût
été moins fêté ? Il n'y a pas une ville de l'Eu-
rope dont il ne me vienne des visites à Mont-
morency, mais on ny aperçoit jamais la trace
d'un Genevois; et, quand il y en est venu quel-
qu'un, ce n'a jamais été que des disciples de
Voltaire, qui ne sont venus que comme espions.
Voilà, très-cher concitoyen, la véritable raison
qui m'empêchera de jamais me retirer à Ge-
nève ; un seul haineux cmpoisonneroit tout le
plaisir d'y trouver quelques amis. J'arme trop
ma patrie pour supporter de m'y voir haï :
il vaut mieux vivre et mourir en exil. Dites-moi
donc ce que je risque. Les bons sont à l'é-
preuve, et les autres me haïssent déjà. Ils
prendront ce prétexte pour se montrer, et je
saurai du moins à qui j'ai affaire. Du reste,
nous n'en serons pas sitôt à la peine. Je vois
moins clair que jamais dans le sort de mon li-
vre; c'est un abtmede mystère où je ne sau-
rois pénétrer. Cependant il est payé, du moins
en partie, et il me semble que dans les ac-
tions des hommes, il faut toujours, en der-
nier ressort, remonter à la loi de l'intérêt. At-
tendons.
Le Contrat social est imprimé, et vous en re-
cevrez, par l'envoi de Rey, douze exemplaires,
franc de port, comme j'espère; sinon vous
aurez la bonté de m'envoyer la note de vos dé-
boursés. Voici la distribution que je vous prie
de vouloir bien faire des onze qui vous reste-
ront, le vôtre prélevé.
Un à la Bibliothèque, etc.
A propos de la Bibliothèque, ne sachant
point les noms dos messieurs qui en sont char-
gés à présent, et par conséquent ne pouvant
leur écrire, je vous prie de vouloir bien letir
dire de ma part que je suis chargé, par M. le
maréchal de Luxembourg, d'un présent pour
la Bibliothèque. C'est un exemplaire de la ma-
gnifique édition des Fables de La Fontaine ,
avec des figures d'Oudry, en quatre volumes
in-folio. Ce beau livre est actuellement entre
mes mains, et ces messieurs le feront retirer
quand il leur plaira. S'ils jugent à propos d'en
écrire une lettre de remcrcîment à M. le maré-
chal, je crois qu'ils feroient une chose conve-
nable. Adieu, cher concitoyen ; ma feuille est
finie, et je ne sais finir avec vous que comme
cela. Je vous embrasse.
P. S. Vous verrez que cette lettre est écrite
à deux reprises , parce que je me suis fait une
blessure à la main droite, qui m'a long-temps
empêché de tenir la plume. C'est avec regret
que je vous fais coûter un si gros port, ma»
vous l'avez voulu.
A HM. DE LA SOCIETE ECONOMIQUE BE BERNE.
Montmorency, le avril 1762-
Vous êtes moinsinconnus, messieurs, que vou»
562
CORRESPONDANCE.
ne pensez, il faut que votre société ne manque ! poser sur l'effet de mes soins. Plusieurs m'ont
pas de célébrité dans le monde, puisque le \ lu, quelques-uns m'ont approuvé même; et,
bruit en est parvenu dans cetasile à un homme I comme je l'avois prévu, tous sont restés ce
qui n'a plus aucun commerce avec les gens de ! qu'ils étoient auparavant. Messieurs, vous di-
lettres. Vous vous montrez par un côté si inté- rez mieux et davantage, mais vous n'aurez pas
ressaut que votre projet ne peut manquer
d'exciter le public, et surtout les honnêtes
gens, à vouloir vous connoître; et pourquoi
voulez-vous dérober aux hommes le spectacle
si touchant et si rare dans notre siècle de vrais
citoyens aimant leurs frères et leurs sembla-
bles, et s'occupant sincèrement du bonheur de
la patrie et du genre humain ?
Quelque beau cependant que soit votre plan,
et quelques talens que vous ayez pour l'exé-
cuter, ne vous flattez pas d'un succès qui ré-
ponde entièrement à vos vues. Los préjugés
qui ne tiennent qu'à l'erreur se peuvent dé-
truire, mais C8UX qui sont fondés sur nos vices
ne tomberont qu'avec eux. Vous voulez com-
mencer par apprendre aux hommes la vérité
pour les rendre sages, et, tout au contraire,
il faudroit d'abord les rendre sages pour leur
faire aimer la vérité. La vérité n'a presque
jamais rien fait dans le monde, parce que les
hommes se conduisent toujours plus par leurs
passions que par leurs lumières, et qu'ils font
le mal, approuvant le bien. Le siècle où nous
vivons est des plus éclairés, même en morale :
est-il des meilleurs? Les livres ne sont bons
à rien ; j'en dis autant des académies et des
sociétés littéraires; on ne donne jamais à ce
qui en sort d'utile qu'une approbation stérile :
sans cela, la nation qui a produit les Fénélon,
les Montesquieu, les Mirabeau, ne seroit-elle
pas la mieux conduite et la plus heureuse de
la terre? En vaut-elle mieux depuis les écrits
de ces grands hommes? et un seul abus a-t-il
été redressé sur leurs maximes? Ne vous flat-
tez pas de faire plus qu'ils n'ont fait. Non,
messieurs, vous pourrez instruire les peuples,
mais vous ne les rendrez ni meilleurs ni plus
heureux. C'est une des choses qui m'ont le plus
découragé durant ma courte carrière littéraire,
de sentir que, même en me supposant tous les
talens dont j'avois besoin , j'atlaquerois sans
fruit des erreurs funestes, et que, quand je
les pourrois vaincre , les choses n'en iroient
pas mieux. J'ai quelquefois charmé mes maux
en satisfaisant mon cœur, mais sans m'en im-
un meilleur succès; et, au lieu du bien public
que vous cherchez, vous ne trouverez que la
gloire que vous semblez craindre*
Quoi qu'il en soit, je ne puis qu'être sen-
sible à l'htmneur que vous me faites de m'asso-
cier en quelque sorte, par votre correspon-
dance, à de si nobles travaux. Mais, en me
la proposant, vous ignoriez sans doute que
vous vous adressiez à un pauvre malade qui,
après avoir essayé dix ans du triste métier
d'auteur pour lequel il n'étoit point fait, y re-
nonce dans la joie de son cœur, et après avoir
eu l'honneur d'entrer en lice avec respect,
mais en homme libre , contre une tête cou-
ronnée, ose dire, en quittant la plume pour
ne la jamais reprendre :
Victor cœsttis artemque repono.
Mais sans aspirer aux prix donnés par votre
munificence, j'en trouverai toujours un très-
grand dans l'honneur de votre estime ; et si
vous me jugez digne de votre correspondance,
je ne refuse point de l'entretenir autant que
mon état, ma retraite et mes lumières pour-
ront le permettre; et, pour commencer par
ce que vous exigez de moi, je vous dirai que
votre plan, quoique très-bien fait, me pa-
roît généraliser un peu trop les idées, et tour-
ner irop vers la métaphysique des recherches
qui deviendroient plus utiles, selon vos vues,
si elles avoient des applications pratiques,
locales et particulières. Quant à vos ques-
tions, elles sont très-belles ; la troisième (')
surtout me plaît beaucoup ; c'est celle qui me
tenleroit si j'avois à écrire. Vos vues, en la
proposant, sont assez claires, et il faudra que
celui qui la traitera soit bien maladroit s'il ne
les remplit pas. Dans la première, où vous de-
mandez quels sont les moyens de tirer un peu-
ple de la corruption^ outre que ce mot de cor-
ruption me paroît un peu vague, et rendre la
question presque indéterminée, il faudroit com-
mencer peut-être par deniiinder s'il est de tels
moyens, car c'est de quoi l'on peut tout au
(1 ) X Quel peuple a jamais été le plus henreux ? »
ANNEE 1762.
zm
moins douter. En compensation vous pourriez
dter ce que vous ajoutez à la fin, et qui n'est
qu'une répétition de la question même, ou en
fail une autre tout-à-fait à part (^).
Si j'avoisà traiter votre seconde question (2),
je ne puis vous dissimuler que je me déciarerois
avec Platon pour l'affirmative, ce qui stirement
n'étoit pas votre intention en la proposant.
Faites comme l'Académie Françoise, qui pres-
crit le parti que l'on doit prendre et qui se
garde bien de mettre en problème les ques-
tions sur lesquelles elle a peur qu'on ne dise
la vérité.
La quatrième (3) est la plus utile , à cause de
cette application locale dont j'ai parléci-devanl;
elle offre de grandes vues à remplir. Mais il
n'y a qu'un Suisse, ou quelqu'un qui con-
noissc à fond laconstitulion physique, politique
et morale du corps helvétique, qui puisse la
traiter avec succès. Il faudroit voir soi-même
pour oser dire : O utinain! Hélas! c'est aug-
menter ses regrets de renouveler des vœux
formés tant de fois et devenus inutiles. Bon-
jour, monsieur : je vous salue, vous et vos col-
lègues, de tout mon cœur et avec le plus vrai
respect.
M. DE MALESBERBES.
MontmoreDcy, le 7 mai 4762.
C'est à moi, monsieur, de vous remercier
de ne pas dédaigner de si (bibles hommages,
que je voudrois bien rendre plus dignes de vous
être offerts. Je crois, à propos de ce dernier
écrit, devoir vous informer d'une action du
sieur Rey, laquelle a peu d'exemples chez les
libraires, et ne sauroit manquer de lui valoir
quelque partie des bontés dont vous m'honorez.
C'est, monsieur, qu'en reconnoissance des pro-
fits qu'il prétend avoir faits sur mes ouvrages,
il vient de passer, en faveur de ma gouver-
nante, l'acte d'une pension viagère de trois
cents livres, et cela de son propre mouvement
(♦) Voici la suite de ceUe quesUon, « et qael est le plan le
> pliu parfdit i|u'un législateur puisse suivre à cet égard? •
{*) « Est-il des préjugés respectables quuii bon citoyen doive
» «e taire un scrupule de conibaltre publi(pienient?«
(») « Par niicl moyen pourroit-on resserrer les liaisons et
» l'ami lié tutre le» citoyens des diverses républiques (lui coui-
» posent la Confédération helvétique? »
et de la manière du monde la plus obligeante.
Je vous a voue qu'il s'est altaché pour le reste de
ma vie un ami par ce procédé; et j'en suis d'au-
tant plus touché que ma plus grande peine,
dans l'état où je suis, étoit l'incertitude de ce-
lui où je laisserois cette pauvre fille après dix-
sept ans de services, de soins et d'attachement.
Je sais que le sieur Rey n'a pas une bonne ré-
putation dans ce pays-ci, et j'ai eu moi-mômo
plus d'une occasion de m'en plaindre, quoique
jamais sur des discussions d'intérêts, ni sur sa
fidélité à faire honneur à ses eiigagemens. Mais
il est constant aussi qu'il est généralement esti-
mé en Hollande; et voilà, ce nio semble, un fait
authentique quidoiteffacer bien des imputations
vagues. En voilà beaucoup, monsieur, sur une
affaire dont j'ai le cœur plein ; mais le vôtre est
fait pour sentir et pardonner ces choses-là.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Montmorency, le t9 mai 1762.
Je ue croyois pas, madame la maréchale,
que votre livre pût paroître avant les fêtes ;
mais Duchesne me marque qu'ii compte pou-
voir le mettre en débit la semaine prochaine ;
et vous pensez bien que je vois ce qui l'a rendu
diligent. J'avois destiné , pour vos distributions
et celles de M. le maréchal, les quarante exem-
plaires qui ont été stipulés de plus qne les
soixante que je me réserve ordinairement; mais
mes distributions iudiepensubles ont tellement
augmenté, que je me vois forcé de vous en
voler dix pour y suffire; sauf restitution ce-
pendant, si vous tien avez pas assez : encore
ai-je espéré que vous voudiiez bien en faire
agréer un à M. le prince de Conti, et un autre
à M. le duc de Villeroi, désirant qu'ils reçoi-
vent quelque prix auprès d'eux de la main
qui les offriia. Je voudrois bien en présenter
un exemplaire à M. le marquis d'Armcntières,
qui m'a paru prendre intérêt à cet ouvrage ;
mais ne sachant comment le lui envoyer, je
vous supplie, madartie la maréchale, de vou-
loir bien, si vous le jugez à propos, vous char-
ger de cet envoi, et j'en remplirai le vide.
J'ai écrit à Duchesne d'envoyer h-s tiente
exemplaires à l'hôtel de Luxembourg, dans le
courant de la semaine, et de commencer, di-
364
CORRESPONDANCE.
manche prochain 25, mes distributions, dont
je lui ai envoyé la note. Si vous voulez bien,
madame la maréchale, n'ordonner les vôtres
que le même jour, cela fera que moins de gens
auront à se plaindre que d'autres aient eu le
livre avant eux. Au reste, quel que soit son
succès dans le monde , mon dernier ouvrage
ayant été publiquement honoré de vos soins et
de votre protection, je crois ma carrière très-
heureusement couronnée : il étoit impossible
de mieux finir.
Pour éviter tout double emploi, je crois de-
voir vous prévenir, madame la maréchale, que
j'enverrai un exemplaire à madame la comtesse
deBoufflers, ainsi qu'au chevalier de Lorenzi.
A MADAME LATOUR.
A Montmorency, le 23 mai 1762.
Vous avez fait, madame, un petit quiproquo:
voilà la lettre de votre heureux papa ; rede-
mandez-lui la mienne, je vous prie : étant pour
moi, elle est à moi, je ne veux pas la perdre;
car depuis que vous avez changé de ton, votre
douceur me gagne, et je m'affectionne de plus
en plus à tout ce qui me vient de vous. Ce petit
accident même ne vous rend pas, dans mon es-
prit, un mauvais office; et dût-il entrer du
bonheur dans cette affaire, on ne peut que bien
penser des mœurs d'une jeune femme dont les
méprises ne sont pas plus dangereuses.
Mais, à juger de vos sociétés par les gens
dont vous m'avez parlé, j'avoue que ce préjugé
vous seroit bien moins favorable. Je n'avois de
ma vie ouï parler de Sire-Jean, non plus que
de M. Maillard, dont vous m'avez fait men-
tion ci-devant. Mon prétendu jugement contre
vous a été conirouvé par le premier, ainsi que
mon prétendu voyage à Paris par l'autre. Je
n'aime point à prononcer ; je ne blâme qu'avec
connoissance , et ne vais jamais à Paris. Que
faut-il donc penser de ces messieurs-là , ma-
dame, et quelle liaison doit exister entre vous
et de tels gens ?
doit paroître ces fétos. Il est certain que si cette
édition se débite, Duchesne est ruiné, et que
si les auteurs ne sont pas découverts, je suis
déshonoré. Quelque nouvel embarras que ceci
vous donne, il ne faut pas qu'il puisse être dit
qu'une affaire entreprise par madame la maré-
chale de Luxembourg ait eu une si triste fin.
J'ai écrit hier à M. de Malesherbes : mais j'ai
quelque frayeur, je l'avoue, qu'on n'ait abusé
de sa confiance, et que l'auteur de la fraude
ne soit plus près de lui qu'il ne pense. Car en-
fin cet auteur est l'imprimeur, ou le correc-
teur, ou l'homme chargé de cette affaire, ou
moi. Or, il est bien difficile que ce soit l'impri-
meur, puisqu'ils étoient deux, lesquels n'a-
voient aucune communication ensemble : le
correcteur est l'ami du libraire , et même tou-
tes les feuilles n'ont pas passé par ses mains.
Resleroit donc à chercher le fripon entre deux
hommes dont je suis l'un. J'écris aujourd'hui à
M. le lieutenant de police, et je vous envoie
copie de ma lettre. J'aurois voulu me trouver
à votre passage au retour de l'Ile-Adam ; mais
je n'ai pu venir à bout de savoir si c'éioit au-
jourd'hui ou demain que vous deviez venir, et
je suis si foible, si troublé, si occupé , que, ne
sachant pas non plus l'heure, je ne tenterai
pas même de m'y trouver, espérant me dédom-
mager mardi prochain; je vous excède, ma-
dame la maréchale, j'en suis navré; mais si
cette affaire n'est éclaircie, il faut que j'en
meure de désespoir.
Vous comprenez qu'il ne faudroit pas mon-
trer ma lettre à M. de Malesherbes, mais seu-
lement le prier de vouloir bien regarder lui-
siiême à cette affaire. Le premier colporteur
saisi d'un exemplaire de la fausse édition donne
le bout de la pelotte ; il n'y a plus qu'à dévider.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Vendredi 28 mai.
Vous savez, madame la maréchale, qu'il y
a une édition contrefaite de mon livre, laquelle
A K. P.n SARTINE.
UD a mai 1762.
Monsieur,
Permettez que l'auteur d'un livre sur l'édu-
cation, au sujet duquel requête vous a été pré-
sentée, prenne la liberté d'y joindre la sienne.
Si l'édition contrefaite est mise en vente, mon
libraire en souffrira des pertes que je dois par-
tager ; si les auteurs de la fraude ne sont pas
connus , je serai suspect d'en être complice.
ANNÉE 1702.
305
N'en voilà que trop, monsieur, pour autoriser
l'extrême inquiétude où je suis, et l'importu-
nité que je vous cause. A la manière dont s'y
prennent ces éditeurs frauduleux, j'ai lieu de
croire qu'ils se sentent appuyés, et même, mal-
gré vos ordres, le colporteur Desauges (*) en
promet à ses camarades pour la veille des têtes.
Mais je suis fortement persuadé, sur quelque
protection qu'ils comptent, qu'un magistrat de
votre intégrité et de voire fermeté ne permettra
jamais que cette protection soit portée jusqu'à
favoriser les fripons aux dépens de la fortune
du libraire et de la réputation de l'auteur.
Daignez, monsieur, agréer mon profond
respect, et vous rappeler que je m'honorois de
ce sentiment pour vous avant que je pusse pré-
voir que j'implorerois un jour votre justice.
A MADAME LATOUR.
Ce samedi 29.
La preuve, madame, que je n'ai point voulu
mettre en égalité votre amie et vous, est que
son exemplaire vous a été remis , quoique
j'eusse son adresse ainsi que la vôtre. J'ai pensé
qu'ayant une fille à élever, elle seroit peut-être
bien aise de voir ce livre, et comme le libraire
le vend fort cher, et qu'elle n'est pas riche,
j'ai pensé encore que vous seriez bien aise de
le lui offrir. Offrez-le-lui donc, madame, non
de ma part, mais de la vôtre, et ne lui faites
aucune mention de moi. Du reste, quoi que
vous puissiez dire, je n'appellerai ni Julie ni
Claire deux femmes dont l'une aura des secrets
pour l'autre : car, si j'imagine bien les cœurs
de Julie et de Claire, ils étoient transparens
l'un pour l'autre; il leur étoit impossible de se
cacher. Contentez- vous, croyez-moi, d'être
Marianne; et si cette Marianne est telle que je
me la figure, elle n'a pas trop à se plaindre de
son lot.
A M. MOULTOU.
Montmorency, le 30 mai 1762.
L'état critique où étoient vos enfans quand
C) On lit dans toutes les éditions antérieures à celle-ci : de
Stugen ; c'est évidemment une faute d'impression : à cette
époque le colporteur Désauges étoit bien connu pour répandre
louicb les éditions contrefaites.
vous m'avez écrit me fait sentir pour vous la
sollicitude et les alarmes paternelles. Tirez-moi
d'inquiétude aussitôt que vous le pourrez; car,
cher Moultou, je vous aime tendrement.
Je suis très-sensible au témoignage d'estime
que je reçoisdelapart de M. de Reventlow,dans
la lettre dont vous m'avez envoyé l'extrait : mais
outre que je n'ai jamais aimé la poésie françoise,
et que n'ayant pas fait de vers depuis très-
long-temps, j'ai absolument oublié cette petite
mécanique, je vous dirai, de plus, que je doute
qu'une pareille entreprise eût aucun succès;
et, quant à moi du moins, je ne sais mettre en
chanson rien de ce qu'il faut dire aux princes:
ainsi je ne puis me charger du soin dont veut
bien m'honorer M. de Reventlow. Cependant,
pour lui prouver que ce refus ne vient point de
mauvaise volonté, je ne refuserai pas d'écrire
un mémoire pour l'instruction du jeune prince,
si M. de Reventlow veut m'en prier. Quant à la
récompense, je sais d'où la tirer sans qu'il s'en
donne le soin. Aussi-bien, quelque médiocre
que puisse être mon travail en lui-même, si je
faisois tant que d'y mettre un prix, il seroit
tel que ni M. de Reventlow, ni le roi de Dane-
marck, ne pourroiont le payer.
Enfin mon livre paroitdepuis quelques jours,
et il est parfaitement prouvé par l'événement
que j'ai payé les soins officieux d'un honnête
homme des soupçons les plus odieux. Je ne me
consolerai jamais d'une ingratitude aussi noire,
et je porte au fond de mon cœur le poiJeçPun
remords qui ne noe quittera plus.
Je cherche quelque occasion de vous envoyer
des exemplaires, et, si je ne puis faire mieux,
du moins le vôtre avant tout. Il y a une édition
de Lyon qui m'est très-suspecte, puisqu'il ne
m'a pas été possible d'en voir les feuilles; d'ail-
leurs le libraire Bruyset qui l'a faite s'est si-
gnalé dans cette affaire par tant de manœuvres
artificieuses , nuisibles à Néaulme et à Du-
chesne, que la justice, aussi-bien que l'hon-
neur de l'auteur, demandent que cette édition
soit décriée autant qu'elle mérite de l'être. J'ai
grand'peur que ce ne soit la seule qui sera con-
nue où vous êtes, et que Genève n'en soit in-
fecté. Quand vous aurez votre exemplaire,
vous serez en état de faire la comparaison et
d'en dire votre avis.
Vous avez bien «revu que je serois embar-
sm
CORRESPONDANCE.
rassé du transport des Fables de La Fontaine.
Moi, que le moindre tracas effarouche, et qui
laisse dépérir mes propres livres dans les trans-
ports, faute d'en pouvoir prendre le moindre
soin, jugez du souci où me met la crainte que
celui-là ne soit pas assez bien emballé pour no
point souffrir en route, et la difficulté de le
faire entrer à Paris sans qu'il aille traînant des
mois entiers à la chambre syndicale. Je vous
jure que j'aurois mieux aimé en procurer dix
autres à la bibliothèque que de faire faire une
lieue à celui-là. C'est une leçon pour une autre
fois.
Vous qui dites que je suis si bien voulu dans
Genève , répondez au fait que je vais vous
exposer. Il n'y a pas une ville en Europe dont
les libraires ne recherchent mes écrits avec le
plus fjrand empressement. Genève est la seule
où Rey n'a pu négocier des exemplaires du
Contrat social. Pas un seul libraire n'a voulu
s'en charger. Il est vrai que l'entrée de ce livre
vient d'être défendue en France; mais c'est
précisément pour cela qu'il devroil être bien
reçu dans Genève; car même j'y préfère hau-
tement l'aristocratie h tout autre gouverne-
ment. Répondez. Adieu , cher Moultou. Des
nouvelles de vos enfans.
A MADAME LA MARQUISE DE CREQUI.
Montmorency, fin de mai 1762.
C'est vous, mada«no, qui m'oubliez; je le
sens fort bien ; mais je ne vous laisserai pas
faire; car si j'ai peine à former des liaisons, j'en
ai plus encore à les rompre, et surtout (*)
J'aurai donc soin, malgré vous, de vous
faire quelquefois souvenir de moi, mais non
pas de la môme manière. Ayant posé la plume
pour ne la jamais reprendre, je n'aurai plus,
grâces au ciel, de pareils hommages à vous of-
frir (**) ; mais pour ceux d'un cœur plein de
respect, de reconnoissance et d'attachement,
ils ne finiront pour vous, madame, de ma part,
qu'avec ma vie.
(*) cette lettre ne fait pas partie des lettres à la même dame
que M Pousens a publiées en 1798, mais elle se trouve dans
le recueil donné par Du Peyrou en t790, et elle s'y trouve
avec l'interruption qui se voit ici. G. p.
(") L'envoi de son Emile. ( IVole de Du Peyrou.)
Quoil vous voulez faire un pèlerinage à
Montmorency? Vous y viendrez visiter ces
pauvres reliques genevoises, qui bientôt ne
seront bonnes qu'à enchâsser? Que j'attends
avec empressement ce pèlerinage d'une espèce
nouvelle, où l'on ne vient pas chercher le mi-
racle, mais le faire; car vous me trouverez
mourant, et je ne doute pas que votre pré-
sence ne me ressuscite, au moins pour quinze
jours. Au reste, madame, préparez- vous à
voir un joli garçon, qui s'est bien formé depuis
cinq ou six ans; j'étois un peu sauvage à la
ville, mais je suis venu me civiliser dans les
bois.
M. et madame de Luxembourg viennent ici
mardi pour un mois. J'ai cru vous devoir cet
avertissement, madame, sur la répugnance
que vous avez à vous y trouver avec eux. Mais
j'avoue que les raisons que vous en alléguez
me semblent très-mal fondées; et de plus, j'ai
pour eux tant dattachement et d'estime, que
quand on ne m'en parle pas avec éloge, j'ai-
merois mieux qu'on ne m'en parlât point du
tout.
Puisque vous aimez les solitaires, vous ai-
mez aussi les promenades qui le sont : et,
quoique vous connoissicz le pays, je vous en
promets de charmantes que vous ne connoissez
sûrement pas. J'ai aussi mon intérêt à cela;
car, outre l'avantage du moment présent, j*au-
rai encore {)our l'avenir celui de parcourir
avec plus de plaisir les lieux où j'aurai eu lo
bonheur de vous suivre.
A MADAME LATOUR.
Le 1" juin «762.
Je suis mortifié, madame, que mon exem-
plaire n'ait pu être employé, et peut-être ne
vous sera-t-il pas si aisé de le remplacer que
vous avez pu le croire ; car on dit que mon
livre est anêié, et ne se vend plus : à tout
événement, il reste ici à vos ordres. Je no
renonce qu'à regret à l'espoir de vous en voir
disposer, et je vous avoue que la délicatesse qui
vous en empêche n'est pas de mon goût. Mais
il faut se soumettre, nous parlerons du reste
plus à loisir. Voire voyage est une affaire à
méditer; car je vous avoue que, malgré mon
état, j'ai grand'peur de vous.
ANNEE 17G2.
3(>7
L\ MÊME.
A M. M. 4 Juin «763.
J'ai, madame, une rcquôte à vous présenter;
le cœur plein de vous, j'oii ai parlé à madame
la maréchale de Luxembourg; et, sans prévoir
l'effet de mon zèle, je lui ai inspiré le désir de
savoir qui vous êtes, et peut-être d'aller plus
loin. Elle m'a donc chargé de vous demander la
permission de vous nommer à elle, et je dois
ajouter que vous m'obligerez de me l'accorder.
Mais, du reste, vous pouvez me signifier vos
volontés en toute confiance, vous serez fidèle-
ment obéie. La seule chose que je vous demande
pour l'acquit de ma commission, est, en cas de
refus, de vouloir bien tourner votre lettre de
manière que je puisse la lui montrer.
Dois-je désirer ou craindre la visite que vous
semblez me promettre? Je crois, en vérité,
qu'elle môte le repos d'avance ; que sera-ce
après I événement, mon Dieu 1 Que voulez-
vous venir fa ire ici de cesbeaux yeux vainqueurs
des Suisses? ISe sauroient-ils du moins laisser
en paix les Genevois? Ah! respectez mes maux
et ma barbe grise, ne venez pas grêler sur le
persil. Il faut pourtant achever de m'humilier,
en vous disant combien les préjugés que vous
craignez sont chimériques. Hélas! ce n'est pas
d'aujourd'hui que de jolies femmes viennent
impudemment insultera ma misère, et me faire
à la fois de leurs visites un honneur et un af-
front! Je ne sais pourquoi le cœur me dit que
je me tirerai mal de la vôtre. Non, je nai ja-
mais redouté femme autant que vous. Cepen-
dant je dois vous prévenir que si vous voulez
tout de bon faire ce pèlerinage, il faut nous
concerter d'avance, et convenir du jour entre
nous, surtout dans une saison où, sans cesse
accablé d'importuns de toutes les sortes, je
suis réduit à me ménager d'avance, et même
avec peine, un jour de pleine liberté. Vous
pouvez renvoyer la réponse à cet article à quel-
que autre lettre, et n'en point parler dans la
réponse à celle-ci.
Je n'ai encore montré aucune de vos lettres
à madame de Luxembourg; et si je lui en mon-
tre, et que vous ne vouliez pas être connue,
soyez sûre que j'y mettrai le choix nécessaire,
et qu'elle ne saura jamais qui vous êtes, à
moins que vous n'y consentiez. Excusez mon
barbouillage ; j'écris à la hAte, fort distrait, et
du monde dans ma chambre.
A M. NEADLME.
Moatmorency. le 5 Jnin 1762.
Je reçois, monsieur, à l'instant et dans le
même paquet, avec six feuilles imprimées, et
cinq cartons, vos quatre lettres des 20, 22, 24 et
2G mai. J'y vois avec déplaisir la continuati(m
de vos plaintes vis-à-vis de vos deux confrères;
mais n'étant entré ni dans les traités ni dans les
négociations réciproques, je me borne à dési-
rer que la justice soit observée, et que vous
soyez tous contens, sans avoir droit de mingé-
rer dans une affaire qui ne me regarde pas.
J'ajouterai seulement que j'aurois souhaité, et
de grand cœur, que le tout eût passé par vos
mains seules , et qu'on n'eût traité qu'avec
vous; mais, n'ayant pas été consulté dans cette
affaire, je ne puis répondre de ce qui s'est fait
à mon insu.
Je vous ai dit, monsieur, et je le répèle,
qu'Emile est le dernier écrit qui soit sorti et
sortira jamais de ma plume pour l'impression.
Je ne comprends pas sur quoi vous pouvez in-
férer le contraire ; il me suffit de vous avoir
dit la vérité : vous en croirez ce qu'il vous
plaira.
Je suis très-fâché des embarras où vous dites
être au sujet de la Profession de foi ; mai*
comme vous ne m'avez point consulté sur le
contenu de mon manuscrit, en traitant pour
l'impression, vous n'avez point à vous prendre
à moi des obstacles qui vous arrêtent, et d'au-
tant moins que les vérités hardies semées dans
tous mes livres dévoient vous faire présumer
que celui-là n'en seroit pas exempt. Je ne vous
ai ni surpris ni abusé, monsieur ; j'en suis in-
capable; je voudrois même vous complaire,
mais ce ne sauroit être en ce que vous exigez
de moi sur ce point; et je m'étonne que vous
puissiez croire qu'un homme qui prend tant
de mesures pour que son ouvrage ne soit point
altéré après sa mort le laisse mutiler durant
sa vie (*).
(*) Pour l'explication de ceci, voyez au commencement de
l'Emile la première des notes où il est question de Formey.
C. P.
3GS
CORRESPONDANCE.
A l'égard des raisons que vous m'exposez,
vous pouviez vous dispenser de cet étalage» et
supposer que j'avois pensé à ce qu'il me conve-
noit de faire. Vous dites que les gens mêmes
qui pensent comme moi me blâment. Je vous
réponds que cela ne peut pas être; car moi,
qui sûrement pense comme moi, je m'approuve,
et ne fis rien de ma vie dont mon cœur fût aussi
content. En rendant gloire à Dieu , et pariant
pour le vrai bien des hommes, j'ai fait mon
devoir : qu'ils en profitent ou non, qu'ils me
blâment ou m'approuvent, c'est leur affaire;
je ne donnerois pas un fétu pour changer leur
blâme en louange. Du reste, je les mets au pis ;
que me feront-ils que la nature et mes maux ne
fassent bientôt sans eux? Ils ne me donneront
ni ne m'ôterontma récompense; elle ne dépend
d'aucun pouvoir humain. Vous voyez bien,
monsieur, que mon parti est pris. Ainsi je vous
conseille de ne plus en parler, car cela seroit
parfaitement inutile.
A M. MOULTOU.
Montmorency, le 7 juin t762.
Je me garderois de vous inquiéter, cher
Moultou, si je croyois que vous fussiez tranquille
sur mon compte; mais la fermentation est trop
forte pour que le bruit n'en soit pas arrivé jus-
qu'à vous : et je juge par les lettres que je re-
çois des provinces que les gens qui m'aiment y
sont encore plus alarmés pour moi qu'à Paris.
Mon livre a paru dans des circonstance mal-
heureuses. Le parlement de Paris, pour justi-
fier son zèle contre les jésuites, veut, dit-on,
persécuter aussi ceux qui ne pensent pascomme
eux ; et le seul homme en France qui croie en
Dieu doit être la victime des défenseurs du
christianisme. Depuis plusieurs jours tous mes
amis s'efforcent à l'cnvi de m'eft'rayer : on m'of-
fre partout des retraites; mais comme on ne me
donne pas, pour les accepter, des raisons
bonnes pour moi, je demeure; car votre ami
.1 ean-Jacques n'a point appris à se cacher. Je
pense aussi qu'on grossit le mal à mes yeux
pour tâcher de mébranler; car je ne saurois
concevoir à quel titre, moi citoyen de Genève,
je puis devoir compte au parlement de Paris
d'un livre que j'ai fait imprimer en Hollande
avec privilège des États -généraux. Le seul
moyen de défense que j'entends employer, si
l'on m'interroge, est la récusation de mes juges :
mais ce moyenne les contentera pas; car je
vois que, tout plein de son pouvoir suprême, le
parlement a peu d'idée du droit des gens, et ne
le respectera guère dans un petit particulier
comme moi. Il y a dans tous les corps des inté-
rêts auxquels la justice est toujours subordon-
née ; et il n'y a pas plus d'inconvénient à brûler
un innocent au parlement de Paris, qu'à en
rouer un autre au parlement de Toulouse. 11
est vrai qu'en général les magistrats du premier
de ces corps aiment la justice, et sont toujours
équitables cl modérés quand un ascendant trop
fort ne s'y oppose pas; mais si cet ascendant
agit dans cette affaire, comme il est probable,
ils n'y résisteront point. Tels sont les hommes,
cher Moultou ; telle est cette société si vantée :
la justice parle, et les passions agissent. D'ail-
leurs, quoique je n'eusse qu'à déclarer ouver-
tement la vérité des faits, ou, au contraire, à
user de quelque mensonge pour me tirer d'af-
faire, même malgré eux, bien résolu de ne rien
dire que de vrai, et de ne compromettre per-
sonne, toujours gêné dans mes réponses, je leur
donnerai le plus beau jeu du monde pour me
perdre à leur plaisir.
Mais, cher Moultou, si la devise que j'ai
prise n'est pas un pur bavardage, c'est ici l'oc-
casion de m'en montrer digne ; et à quoi puis-je
employer mieux le peu de vie qui me reste? De
quelque manière que me traitent les hommes,
que me feront-ils que la nature et mes maux
ne m'eussent bientôt fait sans eux? ils pourront
m'ôter une vie que mon état me rend à charge,
mais ils ne m'ôteront pas ma liberté ; je la con-
serverai, quoi qu'ils fassent, dans leurs liens et
dans leurs murs. Ma carrière est finie, il ne me
reste plus qu'à la couronner. J'ai rendu gloire
à Dieu, j'ai parlé pour le bien des hommes.
0 ami ! pour une si grande cause, ni toi ni moi
ne refuserons jamais de souffrir. C'est aujour-
d'hui que le parlement rentre; j'attends en
paix ce qu'il lui plaira d'ordonner de moi.
Adieu, cher Moultou; je vous embrasse ten-
drement : sitôt que mon sort sera décide, je
vous en instruirai, si je reste libre ; sinon vous
l'apprendrez par la voix publique.
ANNEE 1762.
569
A MADAHb DH CRKQUI.
^^^^ Monliiiorency, le 7 jujn 1762.
Je vous remercie, madame, de l'avis que
vous voulez bien me donner ; on me le donne
de toutes parts, mais il n'est pas de mon usa{»o ;
J. J. Rousseau ne sait point se cacher. D'ail-
leurs, je vous avoue qu'il m'est impossible de
concevoir à quel titre un citoyen de Genève,
imprimant un livre en Hollande, avec privilège
des États-généraux, en peut devoir compte au
parlement de Paris. Au reste, j'ai rendu gloire
à Dieu, et parlé pour le bien des hommes. Pour
une si digne cause, je ne refuserai jamais de
souffrir. Je vous réitère mes remercîmenls,
madame, et n'oublierai point ce soin de votre
amitié.
k MADAME LATOUR.
A Montmorency, le 7 juin 1762.
Rassurez- VOUS, madame, je vous supplie;
vous ne serez ni nommée ni connue : je n'ai fait
que ce que je pouvois faire sans indiscrétion.
Je visiterai dès aujourd'hui toutes vos lettres;
et n'ayant pas le courage de les brûler, à
moins que vous ne 1 ordonniez, j'en ôterai du
moins avec le plus grand soin tout ce qui pour-
roit servir de renseignement ou dindice pour
vous reconnoîire. Au reste, attendez quelques
jours à m'écrire. On dit que le parlement de
Paris veut disposer de moi ; il faut le laisser
faire, et ne pas compromettre vos lettres dans
cette occasion.
Je rouvre ma lettre pour vous dire que j'au-
rai grand soin d'ôter aussi votre cachet, et do
mettre toutes vos lettres en sûreté; ainsi, soyez
tranquille.
A M. DE LA POPLIISieRC.
Montmorency, le i juin 1762.
Non, monsieur, les livres ne corrigent pas
les hommes, je le sais bien ; dans l'état où ils
sont, les mauvais les rendroient pires, s'ils
pouvoient l'être, sans que les bons les rendis-
sent meilleurs. Aussi ne m'en imposai-je point,
en prenant la plume, sur l'inutilité de mes
T IV.
écrils; mais j ai satisfait mon cœur en rendant
hommage à la vérité. Kn parlant aux hommes
pour leur vrai bien, en rendant gloire à Dieu,
en arrachant aux préjugés du vice l'autorité
de la raison., je me suis mis en état, en quittant
la vie, de rendre à l'auleur de mon être compte
des talents qu'il m'avoii confiés. Voilà, mon-
sieur, tout ce que je pouvois faire ; rien de plus
n'a dépendu de moi. Du reste, j'ai fini mu
courte lâche; je n'ai plus rien à dire,et je me
tais. Heureux, monsieur, si, bientôt oublié des
hommes, et rentré dans l'obscurité qui me
convient, je conserve encore quelque place
dans voire estime et dans votre souvenir.
A M. MOULTOL'.
Yverciun, le 15 juin1762.
Vous aviez mieux jugé que moi, cher Moul-
tou ; l'événement a justifié votre prévoyance,
et votre amitié voyoit plus clair que moisur mes
dangers. Après la résolution où vous m'avez vu
dans ma précédente lettre, vous serez surpris
de me savoir maintenant à Yverdun ; mais je
puis vous dire que ce n'est pas sans peine, et
sans des considérations très-graves, que j'ai pu
me déterminer à un parti si peu de mon goût.
J'ai attendu jusqu'au dernier moment sans me
laisser effrayer ; et ce ne fut qu'un courrier,
venu dans la nuit du 8 au 9, de M. le prince de
Conti à madame de Luxembourg, qui apporta
les détails sur lesquels je pris sur-le-champ
mon parti. Il ne s'agissoit plus de moi seul, qui
sûrement n'ai jamais approuvé le tour qu'on a
pris dans celle affaire, mais des personnes qui,
pour l'amour de moi, s'y trouvoient intéres-
sées, et qu'une fois arrêté, mon silence même,
ne voulant pas mentir, eût compromises. Il a
donc fallu fuir, cher Moultou, et m'exposer,
dans une retraite assez difficile, à toutes les
transes des scélérats, laissant le parlement dans
la joie de mon évasion, et très-résolu de suivre
la contumace aussi loin qu'elle peut aller. Ce
n'est pas, croyez-moi, que ce corps me haïsse
et ne sente fort bien son iniquité ; mais voulant
fermer la bouche aux dévots en poursuivant les
jésuites, il m'eût, sans égard pour mon triste
état, fait souffrir lès plus cruelles tortures : il
m'eût fait brûler vif avec aussi peu de plaisir
24
'MO
COUKESPONDÂNCE.
que de justice, et simplement parce que cela
l'arrangeoit. Quoi qu'il en soit, je vous jure,
cher Moultou, devant ce Dieu qui lit dans mon
cœur, que je n'ai rien fait en tout ceci contre
les lois ; que non-seulement j'étois parfaitement
en rfîgle, mais que j'en avois les preuves les
plus authentiques, et qu'avant de partir je me
suis défait volontairement de ces preuves pour
la tranquillité d'autrui.
Je suis arrivé ici hier matin, et je vais errer
dans ces montaj^nes jusqu'à ce que j'y trouve
un asile assez ~snuvaî;e pour y passer en paix le
reste de mes misérables jours. Un autre me de-
niaiideroit peut-être pourquoi je ne me relire
pas à Genève; mais, ou je connois mal mon
ami Moultou, ou il ne me fera siirement pas
cette question ; il sentira que ce n'est point dans
la patrie qu'un malheureux proscrit doit se re-
fit {i[ier; qu'il n'y doit point porter son ignominie,
ni lui faire partager ses affronts. Que ne puis-
jp, dès cet instant, y faire oublier ma mé-
moire! N'y donnez mon adresse à personne;
n'y parlez plus de moi; ne m'y nommez plus.
Que mon nom soit effacé de dessus la terre !
Ah! Moultou, la Providence s'est trompée;
pourquoi m'a-t-elle fait naître parmi les hom-
mes, en me faisant d'une autre espèce qu'eux?
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Yverdun, le 16 juin i762
Enfin j'ai mis le pied sur cette terre de jus-
tice et de liberté qu'il ne falloit jamais quitter.
Je ne puis écrire aujourd'hui... 11 étoit temps
d'arriver.
Mon adresse, sous le couvert de M. Daniel
Roguin, à Yverdun en Suisse. Les lettres ne
parviennent ici qu'affranchies jusqu'à la fron-
tière. De grâce, monsieur le maréchal, un mot
de mademoiselle Le Vasseur. J'attends sa ré-
solution pour prendre la mienne.
A M. LE PRINCE DE CONTI.
Vverduii. le 17 juin 1762.
Monseigneur,
Je dois à V.A.S. ma vie, ma liborié, mon
honneur même, plus augmenté par l'intérêt
que vous daignez prendre à moi qu'altéré par
l'iniquité du parlement de Paris. Ces biens, les
pliis eslimés des hommes, ont un nouveau prix
pour celui qui les tient de vous. Que ne puis-je,
monseigneur, les employer au gré de ma re-
connoissance ! C'est alors qu« je me glorifierois
tous les jours de ma vie d'être avec le plus
profond respect, etc.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Yverdun, le 17 juin 1762.
Vous l'avez voulu, madame la maréchale. Me
voilà donc exilé loin de tout ce qui m'attachoit
à la vie! Est-ce un bien de la conserver à ce
prix? Du moins en perdant le bonheur auquel
vous m'aviez accoutumé, ce sera quelque con-
solation dans ma misère de songer aux motifs
qui m'ont déterminé.
Etant allé à Villeroy, comme nous en étions
convenus, je remis à M. le duc la lettre que
vous m'aviez donnée pour lui. Il me reçut en
homme bien voulu de vous, et me donna une
lettre pour le secrétaire de M. le commandivnt
de Lyon; mais réfléchissant eu chemin que ce-
lui à qui elle étoit adressée pouvoit être absent
ou malade, et qu'alors je serois plus embar-
rassé peut-être que si M. le duc n'avoit point
écrit, je pris le parti d'éviter également Lyon
et Besançon, afin de n'avoir à comparoîtro
par-devant aucun commandant ; et„ prenant
entre les deux une route moins suivie, je suis
venu ici, sans accident, par Salins et Pontar-
lier. Je dois pourtant vous dire qu'en passant à
Dijon il fallut donner mon nom, et qu'ayant
pris la piumedans l'intention de substituer celui
de ma mère à celui de mon père, il me l'ut im-
possible d'en venir à bout : la main me trem-
bloit tellement que je fus contraint deux fois
de f)Oser la plume; enfiu le nom de Rousseau
fut le seul que je pus écrire, et toute ma falsi-
fication consista à supprimer le J d'un de mes
deux prénoms. Sitôt que je fus parti, jecroyois
toujours entendre la maréchaussée à mes trous-
ses; et un courrier ayant passé la même nuit
sous mes fenêtres, je crus aussitôt qu'il venoit
m'arrêter. Quels sont donc les tourments du
crime, si l'iniioccnce opprimée en a de tels?
ANNKK 1762.
."71
Je suis arrivé ici dans un accablement incon-
cevable ; mais , depuis deux jours que j'y suis,
je me sens déjà beaucoup mieux : l'air natal,
l'accueil de l'amitié, la beauté des lieux, la
saison, tout concourt à réparer les fatif^ues du
plus triste voyage. Quand j'aurai reçu de vos
nouvelles, que vous m'aurez dit que vous m'ai-
mez toujours, que M. le maréchal m'aura dit la
même chose, je serai tranquille sur tout le reste.
Quelque malheur qui m'attende, une consola-
lion qui m'est sûre est de ne l'avoir pas mérité.
Voilà, madame la maréchale, une lettre pour
M. le prince de Conii ; je vous supplie de la lui
faire agréer, et d'y joindre tout ce qui vous
paroîtra propre à lui montrer la reconnois-
sance dont je suis pénétré pour ses bontés.
Quand l'innocence a besoin de faveurs et de
grâces, elle est heureuse au moins de les rece-
voir d'une main dont elle peut s'honorer. Je
voudrois écrire à madame la comtesse de Bouf-
flers; mais l'heure presse, et le courrier ne re-
partira de huit jours.
N'ayant point encore commencé mes recher-
ches, j'ignore en quel lieu je fixerai ma re-
traite : de nouvelles courses m'effraient trop
pour la chercher bien loin d'ici. Tout séjour
m'est bon pourvu qu'il soit ignoré, et que l'in-
justice et la violence ne viennent pas m'y pour^-
suivre, et c'est un malheur qu'on n'a p;is à
craindre en ce pays. Je n'ose vous demander
jdes nouvelles, je les attends horribles; mais les
'jiigemens du piarlemeni de Paris ne sont pas si
respectables qu'on n'en puisse appeler à l'Ku-
rope et à la postérité. Je prends la liberté de
vous recommander ma pauvre gouvernante.
Dans quel emijarras je l'ai laisséo, et quel bon-
heur pour elle et pour moi que vous ayez été
à Montmorency dans ces tenips de nos cala-
mités !
À H. LE MARECHAL DE LUXEMBOURG.
Yverdun, le 17 juin t762.
Je vous écrivis de Dôle, monsieur le maré-
chal, samedi dernier. Hier je vous écrivis d'ici
par la route de Genève ; et je vous écris au-
jourd'hui ()ar la route de Pontarlier. En voilà
maintenant pour huit jours avant qu'aucun
courrierne reparte. A l'égard de ceux de Paris
pour ce pays, on peut écrire presque tous les
jours ; il y en a cependant trois de préférence,
mais le mercredi est le meilleur.
Si quelque chose au monde pouvoif me con-
soler de m'être éloigné de vous, ce seroit de
retrouver ici , dans un digne Suisse, tout l'ac-
cueil de l'amitié, et dans tous les habitans du
pays l'hospitalité la plus douce et la moins gê-
nante. Je n'ai pourtant dit mon nom qu'à
M. r»oguin, et je ne suis connu de personne que
comme un de ses amis ; mais je ne pourrai évi-
ter d'être présenté, aujourd'hui ou demain, a
M. le bailli, qui est ici le gouverneur de la
province. J'espère qu'en m'ouvrant à lui il me
gardera le secret.
Tous mes arrangemens ultérieurs dépendent
tellement de la décision de mademoiselle Le
Vasseur, qu'il faut que j'en sois instruit avant
que de rien faire. Je veriai en attendant tous les
lieux des environs où je puis chercher un asile;
mais je ne le choisirai qu'après quej'aurai su si
elle veut le partager ; et, là-dessus. Je vous sup-
plie qu'il ne lui soit rien insinué pour l'engager
à venir si elle y a la moindre répugnance; car
l'empressement de l'avoir avec moi n'est que le
second de mes désirs; le premier sera toujours
qu'elle soit heureuse et contente, et je crains
qu'elle ne trouve ma retraite trop solitaire,
qu'elle ne s'y ennuie. Si elle ne vient pas, je la
regretterai toute ma vie ; mais sr elle vient, son
séjour ici ne sera pas pour moi s.ins embarras;
cependant qu'à cela ne tienne, et fût-elle ici dès
demain !
Une autre chose qui me tient en suspens,
c'est le sort des petits effets que j'ai laissés: s'ils
me restent, ce que mademoiselle Le Vasseur
ne voudra pas, <'t qui sera d'un plus facile trans-
port, pourroit être emballé ou encaissé, et en-
voyé ici par les soins de M. de Rougemoni,
banquier, rue Beaubourg, lequel est prévenu.
Mais si le parlement juge à propos de tout con-
fisquer et de s'enrichir de mes guenilles, il faut
que je pourvoie ici peu à peu aux choses dont
j'ai un absolu besoin. Voulez-vous bien, mon-
sieur le maréchal, rue faire donner un mot
d'avis sur tout cela, et vous charger des lettres
que mademoiselle Le Vasseur peut avoir à m'é-
crire? car elle n'a pas mon adresse, et je sou-
haite qu'elle ne soit communiquée à personne,
ne voulant plus être connu que de vous. Voici
3T2
CORRESPONDANCE.
une letlre pour elle. Je me crois autorisé, par
vos bontés, à prendre ces sortes de libertés.
Je ne vous ai point fait l'histoire de mon
voyage ; il n'a rien de fort intéressant. Je ne
vous renouvelle plus l'exposition de mes senii-
mens, ils seront toujours les mêmes. Mon ten-
dre aitacheinent pour vous est à l'épreuve du
temps, de l'éloignement, des malheurs, de ces
malheurs mêmes auxquels le cœur d'un honnête
homme ne sait point se préparer, parce qu'il
n'est pas fait pour l'ignominie, et qui l'absor-
bent tout entier quand ils lui sont arrivés. En
cachant ma honte à toute la terre, je penserai
toujours à vous avec attendrissement, et ce pré-
cieux souvenir fera ma consolation dans mes
misères. Mais vous, monsieur le maréchal,
daignerez-vous quelquefois vous souvenir d'un
malheureux proscrit?
•H MADEMOrSELLE X.F. VASSEUR.
Yveidun, le47 juin 17tj2.
Ma chère enfant, VOUS apprendrezavec grand
plaisir que je suis en sûreté. Puissé-je appren-
dre bientôt que vous vous portez bien et que
VOUS m'aimez toujours! Je me suis occupé de
voMS en partant et durant tout mon voyage ; je
m'occupe à présent du soin de nous réunir.
Voyez ce que vous voulez faire, et ne suivez
on cela que votre inclination; car quelque répu-
gnance que j'aie à me séparer de vous après
avoir si long-temps vécu ensemble, je le puis
cependant sans inconvénient, quoique avec re-
gret ; et même votre séjour en ce pays trouve
des difficultés qui ne m'arréteroat pourtant pas
s'H vous convient d'y venir. Consultez-A'ous
donc, ma chère enfant, et voyez si vous pour-
rez supporter ma retraite. Si vous venez, je
tâcherai de vous la rendre doUce, et je pour-
voirai même, autant qu'il sera possible, à ce
que vous puissiez remplir les devoirs de votre
religion aussi souvent qu'il vous plaira. Mais si
vous aimez mieux rester, faites-le sans scrupule,
et je concourrai toujours de tout mon pouvoir
à vous rendre la vie commode et agréable.
Je ne sais rien de ce qui se passe; mais les
iniquités du parlement ne peuvent plus me sur-
prendre, et il n'y a point d'horreurs auxquelles
je ne sois déjà préparé. Mon enfant, ne me mé-
prisez pas à cause de ma misère. Les hommes
peuvent me rendre malheureux, mais ils n'e
sauroient me rendre méchant ni injuste; et vous
savez mieux que personne que je n'ai rien fait
contre les lois.
J'ignore comment on a\ira disposé des effets
qui sont restés dans ma maison ; j'ai toute con-
fiance en la complaisance qu'a eue M. Dumoulin
de vouloir bien en être le gardien. Je crois que
cela pourraleverbiendesdifficultésque d'autres
auroient pu faire. Je ne présume pas que le
parlement, tout injuste qu'il est, ait la bassesse
de confisquer mes guenilles. Cependant, si cela
arrivoit, venez avec rien, mon enfant, eije serai
consolé de toutquand je vousaurai près de moi.
Si, comme je le crois, on ferme les yeux et
qu'on vous laisse disposer du tout, consultez
MM. Mathas, Dumoulin, de La Roche, sur la
manière de vous défaire de tout cela ou de la
plus grande partie, surtout des livres et des
gros meubles, dont le transport coûteroit plus
qu'ils ne valent ; et vous ferez emballer le reste
avec soin, afin qu'il me soit envoyé par une voie
qui est connue de >L le maréchal : niais, avant
tout, vous lâcherez de me faire parvenir une
malle pleine de linge et de bardes, dont j'ai
un très-grand besoin, donnant avec la malle un
mémoire exact de tout ce qu'elle contient. Si
vous venez, vous garderez ce qu'il y a de meil-
leur et qui occupe le moins de volume, pour
l'apporter avec vous, ainsi que l'argent que le
reste aura produit, dont vous vous servirez
pour votre voyage. Si cela, joint à l'appoint du
compte de M. de La Roche, excède ce qui vous
est nécessaire, vous le convertirez en lettre de
change par lo banquier qui dirigera votre
voyage; car, contre mon attente, j'ai trouvé
qu'il faisoit ici très -cher vivre, que tout y
coûtoit beaucoup, et que s'il faut nous remon-
ter absolument en meubles et bardes, ce no
sera pas une petite affaire. Vous savez qu'il y a
l'épinetie etquclques livresàrestituer, et M. Ma-
thas, et le boucher, et mon barbier à payer : je
vous enverrai un mémoire sur tout cela. Vous
avez dû trouver, dans le couvercle de la boîte
aux bonbons, trois ou quatre écusqui doivent
suffire pour le payement du boucher.
Je ne suis point encore déterminé sur l'asile
que je choisirai dans ce pays. J'attends votre
réponse pour me fixer; car si vous ne veniez p.is
ANNÉK 1762.
S7S
je m'arrangerois dilTéi eninieut. Je vous prie do
lémoiRiier à MM. Malhas et Dumuiilin, à ma-
dame de Vcrdelin, à MM. Alamanni elMandar,
à M. ei madame de La Uochc, ci généralement
à toutes les personnes qui vous paroUrorït s'in-
téresser à mon sort, combien il m'en a coûte
pour quitter si brusquement tous mes amis, et
un pays où j'étois bien voulu. Vous savez le
vrai motif démon départ ; si personne n'eût été
compromis dans cette malheureuse affaire, je
ne serois sûrement jamais parti, n'ayant rien à
me reprocher. Ne m.'^nquezpas aussi de voirde
ma part M. le curé, et de lui marquer avoc
quelle édFficîKion j'ai t»)ujours admiré son zcio
et toute sa conduite, et combien j'ai regretté de
m'éloigner d'un pasteur si respectable dont
l'exemple me rend(jit meilleur. M. Alanjanni
avoii promis de me faire faire un bandage
semblable à un modèle qu il m'a montré,
oxcepié que ce qui éloit à droite devoil être à
gauche : je pense que ce bandage peut très-
bien se faire sans mesure exacte, en n'ouvrant
pas les boutonnières, en sorte que je les pour-
rois faire ouvrir ici à ma mesure. S'il vouloit
bien prendre la peine de m'en faire faire deux
semblables, je lui en serois sensiblement obligé;
vous auriez le soin de lui en rembourser le prix
et de me les envoyerdansla première malle que
vous me ferez parvenir. N'oubliez pas aussi les
étuis à bougies, et soyez attentive à envelopper
le tout avec le plus grand soin.
Adieu, ma chère enfant. Je me console un
peu des embarras où je vous laisse, par les bon-
tés et la protection de M. le maréchal et de
madame la maréchale, quyie vous abandonne-
ront pas au besoin. M. et madame Dubettier
m'ont paru bien disposés pour vous; je souhai-
teroisquevous fissiez les avances d'un raccom-
modement, auquel ils se prêteront sûrement :
que ne puis-je les raccommoder de même avec
monsieur et madame de La Roche ! Si j'étois res-
té j'aurois tente cette bonne œuvre, et j'ai dans
l'esprit que j'aurois réussi. Adieu derechef. Je
vous recommande toutes choses, niais surtout
de vous conserver et de prendresoin devons.
A M. MOULTOU.
Yverdiin, Is 22 Juin 1762.
Ce que vous me maniucz, cher Mouliou, est
à peine croyable. Quoi ! décrété sans être ouïl
Et où est le délit? où sont les preuves? Gene-
vois, si telle est votre liberté, je la trouve
peu regrettable. Cité à comparoître, j'étois
obligéd'obéir,aulieu qu'un décret de prise-de-
corps ne m'ordonnant rien, je puis demeurer
tranquille. Ce n'est pas que je ne veuille purger
le décret, et me rendre dans les prisons en
temps et lieu, curieux d'entendre ce qu'on peut
avoir à me djre;carj'avoucquejene l'imagine
pas. Quant à présent, je pense qu'il est à propos
de laisser au Conseil le temps de revenir sur
lui-même, et de mieux voir ce qu'il a fait.
D'ailleurs, il seroit à craindre que dans ce mo-
ment de chaleur quelques citoyens ne vissent
pas sans murmure le traitement qui m'est des-
tiné, et cela pourroit ranimer des aigreurs qui
doivent rester à jamais éteintes. Mon intention
n'est pas déjouer un rôle, mais de remplir mon
devoir.
Je ne puis yous dissimuler, cher Moultou,
que, quelque pénétré que je sois de votre con-
duite dans cette affaire, je ne saurois l'approu-
ver. Le zèle que vous marquez ouvertement
pour mes intérêts ne me fait aucun bien pré-
sent, et me nuit bea^jcoup pour l'avenir en
yous nuisant à vous-même. Vous vous ôtez nu
crédit que vous auriez employé très-utilement
pour moi dans un temps plus heureux. Appre-
nez à louvoyer, mon jeune ami, et ne heurtez
jamais de front les passions des hommes, quand
vous voulez les ramener à la raison^ L'envie et
la haine sont maintenant contre moi à leur
comble. Elles diminueront quand, ayant depuis
long-temps cessé d écrire, je commencerai
d'être oublié du public, et qu'on ne craindra
plus de moi la vérité. Alors, si je suis encore,
vous me servirez, et l'on vous écoutera. Main-
tenant taisez-vous; respectez la décision des
magistrats et l'opinion publique; ne m'aban-
donnez pas ouvertement, ce seroit une lâcheté;
mais parlez peu de moi, n'affectez point de me
défendre, écrivez-moi rarement, et surtotjt
gardez-vous de me venir voir, je vous le défends
avec toute l'autorité de l'amitié; enfin, si vous
voulez me servir, servez-moi à ma mode, je sais
mieux que vous ce qui me convient.
J'ai fait assez bien mon voyage, mieux que je
n'eusse osé l'espérer : mais ce dernier coup
m'est trop sensible pour ne pas prendre un peu
374 GOKRESPONDANCK.
sur ma sanié. Depuis quelques jours je sens
(les douleurs qui m'annoncent peut-être une
rechute, (lest grand dommage de ne pas jouir
en paix d'une retraite si agréable. Je suis ici
chez un ancien et digne patron et bienfiuteur,
doiu l'honorable et nombreuse famille m'acca-
ble, à son exemple, d'amitiés ot de caresses.
Mon bon ami, que j aime à être bien voulu et
caressé ! Il me semble que je ne suis plus mal-
heureux quand on maime : la bienveillance est
douce à mon cœur, elle me dédommage de tout.
Cher iMoultou, un temps viendra peut-être que
je pourrai vous presser contre mon sein, et cet
espoir me fait encore aimer la vie:
trouve grâce devant elles, alors, supposé que
mon devoir ne m'appelle point à Genève, je
passerai le reste de mes jours dans la con-
fiance d'un cœur droit et sans reproche,
soumis aux justes lois du plus sage des souve-
rains.
A M. MOSLTOU.
A M. DE GINGINS DE MOIKY,
Membre du conseil souverain de la république de Berne, et
Seigneur bailli à Yverdun;
Yverdun, le 22 juin 1762.
Monsieur,
Vous verrez, par la lettre ci-jointe, que je
viens d'être décrété à Genève de prise-de-corps.
Celie que j'ai Ihpnneur de vous écrire n'a
point pour objet ma sûreté personnelle; au
contraire, je sais que mon devoir est de me
rendre dans les prisons de Genève, puisqu'on
m'y a jugé coupable, et c'est certainement ce
que je ferai sitôt que je serai assuré que ma
piésence ne causera aucun trouble dans ma
patrie. Je sais, d'ailleurs, que j'ai le bonheur de
vivre sous les lois d'un souverain équitable et
éclairé, qui ne se gouverne point par les idées
d autrui, qui peut et qui veut protéger l'inno-
cence opprimée. Mais, monsieur, il ne me suffit
pas dans mes malheurs de la protection même
du souverain, si je ne suis encore honoré (ie son
estime, et s'il ne me voit de bon œil chercher
un asile dans ses états. Cest sur ce point,
monsieur, que j'ose implorer vos bontés, et
vous supplier de vouloir bien faire au souve-
rain Sénat un rapport de mes respectueux sen-
timens. Si ma démarche a le malheur de ne pas
agréer à LL. EE., je ne veux poiiil abuser
d'une protection qu'elles n'accorderoient qu'au
malheureux, et dont l'homme ne leur paroî-
iroii pas digne, et je suis prêt à sortir de leurs
états, même sans ordre; mais si le défenseur
de la cause de Dieu, des lois, de la vertu.
Yverdnn, le24 juin-1762.
Encore un mot, cher Moultou, et nous ne
nous écrirons plus qu'au besoin.
INe cherchez point à parler de moi; mais,
dans l'occasion, dites à nos magistrats que je
les respecterai toujours, même injustes; et à
tous nos concitoyens, que je les aimerai tou-
jours, même ingrats. Je sens dans mes mal-,
heurs que je n'ai point l'âme haineuse, et c'est
une consolation pour moi de me sentir bon
aussi dans l'adversité. Adieu, vertueux Moul-
tou; Simon cœur est ainsi pour les autres,
vous devez comprendre ce qu'il est pour
vous.
A M. LE MARECHAL DE LUXEMBOURG.
Yverdun, le 29 juin 1762.
N'ayant plus à Paris d'autre correspondance
que la vôtre, monsieur le maréchal, je me
trouve forcé de vous importuner de mes com-
missions, puisque je ne puis m'-adresser pour
cela qu'à vous seul. Je crois qu'on a sauvé
quelques exemplaires de mon dernier livre.
M. le bailli d'Yverdun, qui m'a fait l'accueil
le plus obligeant, a le plus grand empresse-
ment de voir cet ouvrage; et moi j'ai le plus
grand désir et le plus grand intérêt de lui com
plaire. J'en ai promis aussi un à mon hôte et ;
ami M. Roguin. Il s'agiroit donc d'en faire em- Û,
paqueter deux exemplaires, de les faire porter
chez M. Rougemont, rue Beaubourg, en lui
faisant remarqner sur une carte qu'il est prié
par M. D. Roguin de les lui faire parvenir par
la voie la plus courte et la plus sûre, qui est,
je pense, le carrosse de Besançon. Pardon,
monsieur le maréchal ; je suis dans un de ces
momens qui doivent tout excuser. Mes deux
livres viennent d'exciter la plus grande fer-
\mʥ. 4762.
375
inentation dans Genfevp. Ôh dix que la voix
publique est pour moi ; cependant ils y sont
défendus tous les deux. Ainsi nies malheurs
sont sni comble ; il no peut plus guère ni'arri-
ver pis.
J'attends avec grande impatience un mot sur
la décision de mademoiselle l.e Vasseur, dont
le séjour ici ne sera pas sans inconvénient ;
mais qu'à cela ne tienne, et qu'elle fasse ce
qu'elle aimera le mieux.
A MADAME CRAttiiR DB LOli.
2jiiillft 1762.
Il y a longtemps, madame, que rien ne m'é-
tonne plus do la f)ai t des hommes, pas même le
bien quand ils en font. Heureusement je mets
toutes les vingt-quatre heures un jour de plus à
couvert de leurs caprices; il faudra bientôt
qu'ils se dépêchent s'ils veulent me rendre la
victime de leurs jeux d'enfans.
A MADAME LA COMTESSE DK BOUFFLKRS.
Yverdua, 4 juillet <762.
Touché de l'intérêt que vous prenez à mon
sort, je voulois vous écrire, niadame, et je le
voudrois plus que jamais: mais ma situation,
toujours empirée, me laisse à peine un moment
à dérober aux soins les plus indispensables.
Peut-être dans deux joprs serai-je forcé dépar-
tir d'ici; et tandisque j'y reste, je vous réponds
qu'on ne m'y laisse pas sans occupation.il faut
attendre que je puisse respirer pour vous ren-
dre compte de moi. Mademoiselle Le Vasseur
mavoit déjà parlé de vos bontés pour elle, et
de celles de M. le prince de Conti. J'emporte en
mon cœur tous les seniimens qu'elles m'ont
inspirés: puissent des jours moins orageux
m'en laisser jouir plus à mon aiscl
Vous m'étonnez, niadame, en me reprochant
mon indignation contre le parlement de Paris.
Je le regarde comme une troupe d'étourdis qui,
dans leurs jeux, font, sans le savoir, beaucoup
de mal aux hommes; mais cela n'empêciic pas
qu'en ne l'accusant envers moi que d'iniquité,
je ne me sois servi du mot le plus doux qu'il
ctoit possible. Puisque vous avez lu le livre.
vous savez bien, madame, que le réquisitoire
de l'avocat-général n'est qu'un tissu de calom-
nies qui ne pourroient sauver que *par leur
bêtise le chAtiment dû à l'auteur, quand il no
seroit qu'un particulier. Que doit-ce être d'un
homme qui ose employer le sacré caractère de
la magistrature à faire le métier qu'il devroil
punir?
C'est cependant sur ce libelle qu'on se hâte
de me juger dans toule l'Europe, avant que le
livre y soit connu; c'est sur ce libelle que, sans
m'assigner ni m'entendre, on a commencé par
me décréter, à Genève, de prise de corps; et
quand enfin mon livre y est arrivé, sa lecture
y a causé l'émotion, la fermentation qui y rè-
gne encore à tel point, que le magistral dés-
avoue son décret, nie même qu'd l'ait porté,
et refuse, à la requête même de ma famille,
la communication du jugenient rendu en con-
seil à celte occasion : procédé qui n'eut peut-
être jamais d'exemple depuis (^ti'ij existe, des
tribunaux. ' ' , .
Il est vrai que le crédit cle M. de Voltaire â
Onève a beaucoup contribué à cette violence
et à cette précipitation. C'est à l'instigation de
M. de Voltaire qu'on y a vengé, contie moi, la
cause de Dieu. Mais à Berne, où le même ré-
quisitoire a éié imprimé dans la gazette, il y a
produit un tel elîet, que je sais, de M. le bailli
même, qu'il attend, peut-être demain, l'ordre
de me faire sortir des terres de la république;
et je puis dire qu'il le craint. Je sais bieii que,
quand mon livre sera parvenu à Berne, il y
excitera la même indignation qu'à Genève
contre l'auteur du réquisitoiie ; mais en atten-
dant, je serai chassé; l'on ne voudra pas s'en
dédire, et, quand on le voudroit, il ne me
conviendroil pas de revenir. Ainsi successive-
ment on me refusera partout l'air et l'eau. Voilà
l'effet de ces procédures si régulières, doni
Vous voulez que j'admire l'équité.
Vous pouvez bien juger, madame, que toutes
ces circonstances ne peuvent que me rendre
encore plus précieuses les offres de madame!'*,
et, si j'ai l'honneur d'être connu de vous, vous
pourrez aisément lui faire comprendre à qiiet
point j'en suis touché. Mais, madame, où est
ce château? Faut-il encore faire des voyages,
moi qui ne puis plus me tenir? Non ; dans l'état
où je SUIS, il ne me reste qu'à me laisser chas-
^
37G
CORRESPONDANCE.
ser de frontière en frontière, jusqu'à ce que je
ne puisse plus aller. Alors le dernier fera de
moi ce qu'il lui piaira. A l'égard de PAngie-
torre, vous jugoz bien qu'elle est désormais
pour moi comme l'autre monde : je ne la rever-
rai de mes jours.
Je devrais maintenant vous parler de vos
propres offres, madame, de ma rcconnoissance,
du chevalier de Lorenzi, de miss Becquet, et
de mille autres choses qui, dans vos bontés pour
moi, m'importent à vous dire. Mais voilà du
monde ; le papier me manque, et la poste par-
tira bientôt, il faut finir pour aujourd'hui.
., . A M. MOLLTOU.
Yverdun, 6juilleH762.
Je vois bien, cher concitoyen, que tant que
je serai malheureux vous ne pourrez vous taire,
et cela vraisemblablement m'assure vos soins
et voire correspondance pour le reste de mes
jours. Plaise à Dieu que toute votre conduite
dans cette affaire ne vous fasse pas autant de
tort qu'elle vous fera d'honneur ! Il ne falloit
pas moins,avec votre estime, que celle de quel-
ques vrais pères de la patrie pour tempérer le
sentiment de ma misère dans un concours de
calamités que je n'ai jamais dû prévoir: la no-
ble fermeté de M. Jalabert ne me surprend
point. J'ose croire que son sentiment étoit le
plus honorable au Conseil, ainsi que le plus
équitable ; et pour cela même je lui suis encore
plus obligé du courage avec lequel il l'a soute-
nu. C'est bien des philosophes qui lui ressem-
blent qu'on peut dire que s'ils gouvernoient les
états, les peuples seroient heureux.
Je suis aussi fâché que touché de la démar-
che des citoyens dont vous me parlez. Ils ont
cru,dansceiteaffaire,avoir leurs propresdroits
à défendre sans voir qu'ils me faisoient beau-
coup de mal. Toutefois, si cette démarche s'est
faite avec la décence et le respect convenables,
je la trouve plus nuisible querépréhensible.Ce
qu'il y a de très-sûr, c'est que je ne l'ai ni sue
ni approuvée, non plus que la requête de
ma famille, quoiqu'à dire le vrai, le refus
qu'elle a produit soit surprenant et peut-être
moui.
Plus je pèse toutes les considérations, plus i je l'ai jugé plus espion qu'am
je me confirme dans la résolution de garder le
plus parfait silence. Car enfin que pourrois-je
dire sans renouveler le crime de Cham? Je me
tairai, cher Moultou, majs mon livre parlera
pour moi ; chacun y doit voir avec évidence
que l'on m'a jugé sans m'avoir lu.
Donzel est venu chargé du livre de Deluc;
mais il ne m'a point dit être envoyé par lui. Ils
prennent bien leur temps pour me faire des vi-
sites I Les sermons par écrit n'importunent
qu'autant qu'on veut; mais que M. Deluc ne
m'en vienne pas faire en personne» Il s*en re-
tourneroit peu content.
Non-seulement j'attendrai le mois de septem-
bre avant d'aller à Genève, mais je ne trouve
pas même ce voyage fort nécessaire depuis que
le Conseil lui-même désavoue le décret, et je
ne suis guère en état d'aller faire pareille cor-
vée. Il faut être fou, dans ma situation, pour
courir à de nouveaux désagrémens quand le
devoir ne l'exige pas. J'aimerai toujours ma
patrie, mais je n'en peux plus revoir le séjour
avec plaisir;
.On a écrit ici à M. le bailli que le sénat de
Berne, prévenu par le réquisitoire imprimé
dans la gazette, doit dans peu m'envoyer un
ordre de sortir dos terres de la république. J'ai
peine à croire qu'une pareille délibération soit
mise à exécution dans un si sage Conseil, Sitôt
que je saurai mon sort, j'aurai soin de vous en
instruire; jusque-là, gardez-moi le secret sur
ce point.
Ce réquisitoire, ou plutôt ce libelle, me pour-
suit d'étal en état pour me faire interdire par-
tout le feu et l'eau. On vient encore de l'im-
primer dans le Mercure de Neuchâtel. Est-il
possible qu'il ne se trouve pas dans tout le pu-
blic un seul ami de la justice et de la vérité qui
daigne prendre la plume et montrer les calom-
nies de ce sot libelle, lesquelles ne pourroient
que par leur bêtise sauver l'auteur du châti-
ment qu'il rccevroit d'un tribunal équitable,
(quand il ne seroit qu'un particulier? Que doit-
ce être d'un homme qui ose employer le sacré
caractère de la magistrature à faire le métier
qu'il devroit punir? Je vous embrasse de tout
mon cœur.
Je dois vous dire que Donzel m'a questionné
si curieusement sur mes correspondances, que
i.
ANMiE 1762.
57T
AU MEME.
Ilotiers-Travers, le H juillet 1762.
Avant-hier, cher Moultou, je fus averti que
le lendemain devoit m'arriver de Berne Tordre
de sortir des terres de la république dans l'es-
pace de quinze jours ; et l'on m'apprit aussi que
cet ordre avoit été donné à regret, aux pres-
santes sollicitations du Conseil de Genève. Je
jugeai qu'il me convenoit de le prévenir; et
avant que cet ordre arrivât à Yverdun j'étois
hors du territoire de Berne. Je suis ici depuis
hier, et j'y prends haleinejusqu'à ce qu'il plaise
à M.M. de Voltaire et Tronchin de m'y poursui-
vre et de m'en faire chasser ; cequeje ne doute
pas qui n'arrive bientôt. J'ai reçu votre lettre
du 7 : n'avez- vous pas reçu la mienne du 6 ? Ma
situation me force à consentir que vous écri-
viez, si vous le jugez à propos, pourvu que ce
soit d'une manière convenable à vous et à moi,
sans emportemens, sans satires, surtout sans
éloges, avec douceur et dignité, avec force et
sagesse; enfin, comme il convient à un ami de
lîj justice encore plus que de l'opprimé. Du
reste, je ne veux point voir cet ouvrage ; mais je
dois vous avertir que, si vous l'exécutez comme
j'imagine, il immortalisera votre nom (car il
faut vous nommer ou ne pas écrire). Mais vous
serez un homme perdu. Pensez-y. Adieu, cher
Jtfoultou.
Vous pouvez continuer de m'écrire sous le
pli de M. Roguin, ou ici directement; mais
écrivez rarement.
A MYLORD MARECHAL.
Vitam impendtre vero.
Juillet 1762.
Mylord,
Un pauvre auteur proscrit de France, de sa
patrie, du canton de Berne, pour avoir dit ce
qu'il pensoit être utile et bon, vient chercher
un asile dans les états du roi. Mylord, ne me l'ac-
cordez pas si je suis coupable, car je ne demande
pointde grâce et ne crois point en avoir besoin ;
mais si je ne suis qu'opprimé, il est digne de
vous et de sa majesté de ne pas me refuser le
feu et l'eau qu'on veut m'ôier par toute la terre.
J'ai cru devoir déclarer ma retraite et mon
nom trop connu par mes malheurs ; ordonnez
de mon sort, je suis soumis à vos ordres ; mais
si vous m'ordonnez aussi de partir dans l'état
où je suis, obéir m'est impossible, et je ne
saurois plus où fuir.
Daignez, mylord, agréer les assurances de
mon profond respect.
AU ROI DE PRUSSE.
A Motien-Traven, Juillet 1762.
J'ai dit beaucoup de mal de vous; j'en dirai
peut-être encore : cependant, chassé de France»
de Genève, du canton de Berne, je viens cher-
cher un as\\e dans vos états. Ma faute est peut-
être de n'avoir pas commencé par là : cet éloge
est de ceux dont vous êtes digne. Sire, je n'ai
mérité de vous aucune grâce, et je n'en de-
mande pas; mais j'ai cru devoir déclarer à
votre majesté que j'étois en son pouvoir, et
que j'y voulois être; elle peut disposer de moi
comme il lui plaira.
A M. MOULTOU.
Motiers-Travers, le 15 juillet 1762.
Votre dernière lettre m'afflige fort, cher
Moultou. J'ai tort dans les termes, je le sens
bien ; mais ceux d'un ami doivent-ils être si
durement interprétés, et ne deviez-vous pas
vous dire à vous-même : S'il dit mal, il ne
pense pas ainsi?
Quand j'ai demandé s'il ne se trouveroit pas
un ami de la justice et de la vérilé pour pren-
dre ma défense contre le réquisitoire, j'imagi-
nois si peu que ce discours eiit quelque trait à
vous, que quand vous m'avez proposé de vous
charger de ce soin, j'en ai été effrayé pour
vous, comme vous l'aurez pu voir dans ma pré-
cédente. Il ne m'est pas même venu dans l'es-
prit qu'une pareille entreprise vous fût prati-
cable en cette occasion, et d'autant moins que
mes défenseurs, si jamais j'en ai, ne doivent
point être anonymes. Mais sachant que vous
voyez et connoissez des gens de lettres, j'ai
pensé que vous pourriez exciter ou encourager
en quelqu'un d'eux l'idée de faire ce que, sans
imprudence, vous ne pouvez faire vous-même;
378
COIlliESPOKDANGE.
et que, si le projet était bien exécuté, il vous
remercicroit quelque jour peut-être de lo lui
avoir suggéré.
CependantjComme personne ne connoîtmieux
qiHi vous votre situation et vos risques, que
d'ailleurs cette entreprise est belle et honnête,
et que je ne connois personne au monde qui
puisse mieux que vous s'en tirer et s'en faire
honneur, si vous avez le courage de la tenter
après l'avoir bien examinée, je ne m'y oppose
pas, persuadé que, selon l'état des choses que
je ne connois point et que vous pouvez connoî-
ire, elle peut vous être plus glorieuse que
périlleuse. C'est à vous de bien peser tout
avant que de vous résoudre. Mais comme c'est
votre avis que vous devez dire, et non pas le
mien, je persiste dans la résolution de ne pas
me mêler de votre ouvrage, et de ne le voir
qu'avec le public.
Ce que M. de Voltaire a dit à madame d' An-
ville sur In délibération du sénat de Berne
à mon sujet n'est rien moins que vrai, et il le
savoit mieux que personne. Le 9 de ce mois,
M. le bailli d Yverdun , homme d'un mérite
rare, et que j'ai vu s'attendrir sur mon sort
jusqu'aux larmes, m'avoua qu'il devoit rece-
voir le lendemain et me signifier le même jour
l'ordre de sortir dans quinze jours des terres
de la république. Mais il est vrai que cet avis
n'a pas passé sans contradiction ni sans mur-
mure, et qu'il y a eu peu d'approbateurs dans
le Deux-Cents, et aucun dans le pays. Je partis
le même jour 9, et lo lendemain j'arrivai ici,
où, malgré l'accueil qu'on m'y fait, j'aurois
lort de me croire plus en sûreté qu'ailleurs.
Mylord maréchal attend à mon sujet des ordres
du roi, et, en attendant, m'a écrit la réponse
la plus obligeante.
Comment pouvez-vous penser que ce soit par
rapport à moi que je veux suspendre notre cor-
respondance ? Jugez-vous que j'aie trop de con-
solations pourvouloirencorem'ôter les vôtres?
Si vous ne craignez rien pour vous, écrivez,
je ne demande pas mieux; et surtout n'allez
pas sans cesse interprétant si mal les sentimens
de votre ami. Donnez mon adresse à M. Usteri.
Je ne me cache point ; on m'écrit même et l'on
peut m'écrire ici directement sans enveloppe ;
je souhaite seulement que tous les désœuvrés
ne se mettent pas à écrire comme ci-devant ;
aussi bien ne répondrai-je qu'à mes amis, et je
ne puis être exact même avec eux. Adieu ; ai-
mez-moi comme je vous aime, et de grâce ne
m'affligez plus.
Remercieat pour moi M. Usteri, je vous prie.
Je ne rejette point ses offres ; nous en pourrons
reparler.
A M. DE GINGINS DE MOIRY.
Motiers, 21 juiLlet 4763.
J'use, monsieur, de la permission que vous
m'ayez donnée de rappeler à votre souvenir un
homme dont le cœur plein de vous et de vos
bontés conserva toujours chèrement les sen-
timens que vous lui avez inspirés. Tous mes
malheurs me viennent d'avoir trop bien pensé
des hommes. Ils me font sentir combien je
m'étois trompé. J'avois besoin, monsieur, d<î
vous connoître, vous et le petit nombre de ceux
qui vous ressemblent, pour ne pas me repro-
cher une erreur qui m'a coûté si cher. Je savois
qu'on ne pouvoit dire impunément la vérité
dansée siècle, ni peut-être dans aucun autre: je
rn'attendois à souffrir pour la cause de Dieu ;
mais je ne m'attendois pas, je l'avoue, aux trai-
temens inouïs que je viens d'éprouver. De tous
les maux de la vie humaine, l'opprobre et les
affronts sont les seuls auxquelsl'honnêto homme
n'est point préparé. Tant de barbarie etd'achaf-
nement m'ont surpris au dépourvu. Calomnié
publiquement par des hommes établis pour
venger l'innocence, traité comme un malfaiteur
dans mon propre pays que j'ai tâché d'honorer,
poursuivi, chassé d'asile en asile, sentant à la
fois mes propres maux et la honte de ma patrie,
j'avois l'âme émue et troublée, j'étois décou-
ragé sans vous. Homme illustre et respectable,
vos consolations m'ont fait oublier ma misère,
vos discours ont élevé mon cœur, votre estime
m'a mis en état d'en demeurer toujours digne :
j'ai plus gagné par votre bienveillance que je
n'ai perdu par mes malheurs. Vous me la con-
serverez, monsieur, je lespère, malgré les
hurlemens du fanatisme et les adroites noir-
ceurs de l'impiété. Vous êtes trop vertueux
pour me haïr d oser croire en Dieu, et trop
sage pour me punir d'user de la raison qu'il
m'a donnée.
ANNEE 4762.
579
Motien, Juillet 1762.
J'ai rempli ma mission, monsieur, j'ai dit
tout ce que j'avois à dire; je regarde ma car-
rière comme finie ; H ne nie reste plus qu'à souf-
frir et mourir ; le lieu où cela doit se faire est
assez indifférent. I| importoit peut-êlre que,
parmi tant d'auteurs menteurs et lâches, il en
existât un d'une autre espèce qui osât dire aux
hommesdcs vérités utiles qui feroicnt leur bon-
heur s'ils savoient les écouler. Mais il n'impor-
toit pas que cet homme ne fût point persécuté;
au contraire, on m'accuseroit peut-être d'avoir
calomnié mon siècle si mon histoire même n'en
disoit plus que mes écrits; et je suis presque
obligé à mes contemporains de la peine qu ils
prennent à justifier mon mépris pour eux. On
en lira mes écrits avec plus de confiance. On
verra même, et j'en suis fâché, que j'ai souvent
trop bien pensé des hommes. Quand je sortis
de France je voulus honorer de ma retraite
l'état de l'Europe pour lequel j'avois le plus
d'estime, et j'eus la simplicité de croire être
remercié de ce choix. Je me suis trompé ; n'en
parlons plus. Vous vous imaginez bien que je ne
suis pas, après cette épreuve, tenté de me
croire ici plus solidement établi. Je veux rendre
encore cet honneur à votre pays de penser que
la sûreté que je n'y ai pas trouvée ne se trou-
vera pour moi nulle part. Ainsi, si vous voulez
que nous nous voyions ici, venez tandis qu'on
m'y laisse ; je serai charmé de vous embrasser.
Quant à vous, monsieur, et à votre estima-
ble société, je suis toujours à votre égard dans
les mômes dispositions où je vous écrivis de
Montmorency (**) . Je prendrai toujours un véri-
table intérêt au succès de votre entreprise, et
si je n'avois formé l'inébranlable résolution de
ne plus écrire, à moins que la furie de mes
persécuteurs ne me force à reprendre enfin la
plume pour ma défense, je me ferois un hon-
neur et un plaisir d'y contribuer; mais, mon-
sieur, les maux et l'adversité ont achevé de
m'ôter le peu de vigueur d'esprit qui m'éloit
resté; je ne suis plus qu'un être végétatif, une
(') L'alinéa qui termine cette lettre fait juger que celui à qui
elle est adressée étoit un des membres de la Société économi-
que de Berne. G. P.
(*■) Voyez ci-devant, page 56t, la lettre du 29 avril 1763.
machine ambulante; il ne me reste qu'un peu
de chaleur dans le cœur pour aimer mes amis
et ceux qui méritent de l'être : j'eusse été bien
réjoui d'avoir à ce titre le plaisir de vous em-
brasser.
A MADAME LA MARÉCBALB DE LUXEMBOURG.
Motiers-Travers, 21 jnillet 1762.
Je me hâte de vous apprendre, madame la
maréchale, que mademoiselle Le Vasseur est
arrivée ici hier en assez bonne santé, et le cœur
plein de nouveaux sentimens quelle m'auroit
communiqués si les miens pour vous étoient
susceptibles d'augmentation, et si vos bontés
et celles de M. le maréchal n'avoient pas dès
long-temps atteint la mesure où les augmenta-
tions n'ajoutent plus rien. Elle m'a apporté un
reçu de M. Rougcmont d'une somme trop
considérable pour ôtre.fort bien en règle, puis-
qu'entre autres articles M. de La Roche rem-
bourse en entier les six cents francs que je lui
remis au voyage de Pâques, sans faire aucune
déduction des déboursés qu'il a faits pour mes
habits d'Arménien ; erreur sur laquelle j'at-
tends éclaircissement et redressement.
Vous avez su, madame la maréchale, que
pour prévenir l'ordre qui venoit de m'être si-
gnifié de sortir du canton de Berne sous quin-
zaine, je suis venu, avant, l'intimation de cet
ordre, me réfugier dans les états du roi de
Prusse, où mylord maréchal d'Ecosse, gouver-
neur du pays, m'a accordé, avec toutes sortes
d'honnêtetés, la permission de demeurer jus-
qu'à la réception des ordres du roi, auquel il
a donné avis de mon arrivée. En attendant,
voici le second ménage dont je commence l'é-
tablissement : si l'on me chasse de celui-ci, je
ne sais plus où aller, et je dois m attendre qu'on
me refusera le feu et l'eau par toute la terre.
L'équitable et judicieux réquisitoire de M, Joly
de Fleuri a produit tous ces effets : il a
donné une telle horreur pour mon livre, qu'on
ne peut se résoudre à le lire, et qu'on n'a rien
de plus pressé à faire que de proscrire l'auteur
comme le dernier des scélérats. Quand enfin
quelque téméraire ose faire cette abominable
lecture et en parler, tout surpris de ce qu'on
trouve et de ce qu'on a fait, on s'en repent,
comme il est arrivé à Genève , et comme il arrive
580
COKHESl'OiNDAiNCK.
acluellement à Berne; on maudit le réquisi-
toire et son fat auteur : mais l'infortuné n'en
demeure pas moins proscrit : et vous savez que
la maxime la plus fondamentale de tout gouver-
nement est de ne jamais revenir dos sottises
qu'il a faites. Du reste, c'est le polichinelle Vol-
taire et le compère Tronehin, qui, tout douce-
ment et derrière la toile, ont mis en jeu toutes
les autres marionnettes de Genève et de Berne :
celles de Paris sont menées aussi, mais plus
adroiteiçent encore, par un autre arlequin que
vous connoissez bien. Reste à savoir s'il y a
aussi des marionnettes à Berlin. Je vous de-
mande pardon de mes folies ; mais, dans l'état
où je suis, il faut s'égayer ou s'égorger.
J'ai envoyé ci-devant à M. le maréchal copie
d'une lettre d'un membre de notre conseil des
Deux-Cents au sujet de mon Contrat social.
Cette lettre ayant fait beaucoup d(' bruit, l'au-
teur a pris noblement le parti de la reconnoîire
par-devant nos quatre syndics ; aussitôt l'af-
faire est devenue criminelle, et l'on est main-
tenant occupé et embarrassé peut-être à for-
mer un tribunal pour la juger. Trop intéressé
dans tout cela, je suis suspect en jugeant mes
juges ; mais j'avoue que les Genevois me pa-
roissent devenus fous. Quoi qu'il en soit, qu'on
fasse tout ce qu'on voudra, je ne dirai rien, je
n'écrirai point, je resterai tranquille : tout ceci
me paroît trop violent pour pouvoir durer.
Excusez, madame la maréchale, mes lon-
gues jérémiades. Avec qui épancherois-je mon
cœur, si ce n'étoit avec vous? Je n'ai pas peur
qu'elles vous ennuient, mais qu'elles ne vous
chagrinent : encore un coup, ceci ne sauroit
durer. Après les peines vient le repos ; cette
alternative n'a jamais manqué dans ma vie :
et il me reste un espoir très-solide, c'est que
mon sort ne peut plus changer qu'en mieux,
à moins que vous ne vinssiez à m'oublier ; mal-
,\ heur que j'ai d'autant moins à craindre que je
j^ ne l'endurerois pas long-temps. Après vos
% bontés et celles de M. le maréchal, rien n'a
tant pénétré mon âme que celles que M. le
prince de Conti a daigné étendre jusqu'à ma-
demoiselle Le Vasseur. Pour madame la comr-
tesso de Boufflers, il faut l'adorer. Eh ! pour-
quoi me plaindre de mes malheurs? ils m'é-
toient nécessaires pour sentir tout le prix des
biens qui m'étoicnt laissés.
On peut m'écrire en droiture à Motiers-Tra-
vers, sous mon nom, ou, si l'on aime mieux,
sous le couvert de M. le major Girardier: mais
il faut que les lettres soient affranchies jusqu'à
Pontarlier, 11 ne m'est encore arrivé aucune
malle.
(*) Quand M. de La Tour a voulu faire gra-
ver mon portrait je m'y suis opposé ; j'y con-
sens maintenant si vous le jugez à propos,
pourvu qu'au lieu d'y mettre mon nom l'on
n'y mette que ma devise : ce sera désormais
assez me nommer.
Le nom de ma demeure doit^tre écrit ainsi ;
A Motiers-Tr avers, par Pontarlier»
A M. MOULTOU.
■Motiers, le 24 juillet 1762.
La lettre ci-jointe, mon bon ami, a été occa-
sionnée par une de M. Marcet, dans laqtielle il
me rapporte colle qu'il a écrite à Genève au
sujet du tribunal légal qu'on dit devoir être
formé contre M. Pictet. Comme depuis fort
long-temps je n'ai eu nulle correspondance
avec M. Marcet, et que j'ignore quelle est
aujourd'hui sa manière de penser, j'ai cru de-
voir vous adresser la lettre que je lui écris,
pour être envoyée ou supprimée, comme vous
le jugerez à propos. Au reste, ne soyez pas
surpris de me voir changer de ton ; mon ex-
pulsion du canton de Berne, laquelle vient cer-
tainement de Genève, a comblé la mesure. Un
état dans lequel le poète et le jongleur régnent
ne m'est plus rien ; il vaut mieux que j'y sois
étranger qu'ennemi. Que la crainte de nuire à
mes intérêts dans ce pays-là ne vous empêche
donc pas d'envoyer la lettre, si vous n'avez
nulle autre raison pour la supprimer. Je jugerai
désormais de sang-froid toutes les folies qu'ils
vont faire, et je les jugerai comme s'il n'étoit
pas question de moi.
Si vous persistez dans le projet que vous
aviez formé, je vous recommande sur toute
chose le réquisitoire de Paris, fabriqué à Mont-
morency par deux prêtres déguisés, qui font
la Gazette ecclésiastique, et qui m'ont pris on
haine parce que je n'ai pas voulu me faire jan-
(*) Sur le dos de la lettre.
G P.
ANNÉK 17G2.
381
séniste. Il ne faut pourtant pas dire tout cela,
du moins ouvertemeiil; mais en montrant com-
bien ce libelle est calomnieux et méchant, il
n'est pas défendu de montrer combien il est
bote. Du resie, parlez peu de Genève et de ce
qui s'y est fait, de même qu'à Berne et même
à Neuchùtel, où l'on vient aussi de défendre
mon livre. Il fautavouer que le"s prêtres papis-
tes ont chez les réformés des recors bien zélés.
Je n'aimcrois pas trop que votre ouvrage fût
imprimé à Zurich, ou du moins qu'il ne le fût
que là; car ce seroit le moyen qu'il ne fût
connu qu'en Suisse et à Genève. J'aimerois bien
mieux qu'il se répandît en France et en Angle-
terre, où je suis un peu plus en honneur. Ne
pourriez-vous pas vous adresser à Rey, sur-
tout si vous vous nommez? Car, si vous gardez
l'anonyme, il ne faudroit peut-être pas vous
servir de lui de peur qu'on ne crût que l'ou-
vrage vient de moi. Du reste, travaillez avec
confiance, et n'allez pas vous figurer que vous
manquez de talent; vous en avez plus que vous
ne pensez. D'ailleurs l'amour du bien, la vertu,
la générosité, vous élèveront l'âme. Vous son-
gerez que vous défendez l'opprimé, que vous
écrivez pour la vérité et pour votre ami ; vous
traiterez un sujet dont vous êtes digne; et je
suis bien trompé dans mon espérance si vous
n'effacez votre client. Surtout ne vous bat-
tez pas les flancs pour faire. Soyez simple,
et aimez-moi. Adieu.
Convenons que nous ne parlerons plus de cet
écrit dans nos lettres, de peur qu'elles ne soient
vues ; car je crois qu'il faut du secret.
Après un long silence, je viens de recevoir
de M. Vernes une lettre de bavardage et de ca-
fardise, qui m'achève de dévoiler le pauvre
homme. Je m'étois bien trompé sur son compte.
Ses directeurs l'ont chargé de me tirer, comme
on dit, les vers du nez. Vous vous doutez bien
qu'il n'aura pas de réponse.
A M. MARCET.
Vitam impendere vero.
Votre lettre, monsieur, sur l'affaire de
M. Pictetestjudicieuse;elle va très-bien au fait.
Permettez -moi d'y ajouter quelques idées pour
achever de déterminer l'état de la question.
i . I.a doctrine de la Profession de foi du vi-
caire savoyard est-elle si évidemment contraire
à la religion établie à Genève, que cela n'ait pas
môme pu faire une question, et que le Conseil,
quand il s'agissoit de l'honneur et du sort d'un
citoyen, ait dû sur cet article ne pas même
consulter les théologiens?
2. Supposé que celte doctrineysoitcontraire,
est-il bien sûr que J. J. Rousseau en soit l'au-
teur? L'est-il même qu'il soit l'auteur du livre
qui porte son nom? Ne peut-on pas faussement
imprimer le nom d'un homme à la tête d'un
livre qui n'est pas de lui? Ne convenoit-il pas
de commencer par avoir ou des preuves ou la
déclaration de l'accusé, avant de procéder
contre sa personne? Oh diroit qu'on s'est hâté
de le décréter sans l'entendre, de peur de le
trouver innocent.
3. Le cas du parlement de Paris est lout-à-
fait difiFérent, et n'autorise point la procédure
du Conseil de Genève. Le parlement ayant pré-
tendu, je ne sais sur quel fondement, que le
livre étoit imprimé dans le royaume sans ap-
probation ni permission, avoit ou croyoil avoir
à ce titre inspection sur le livre et sur l'auteur.
Cependant tout le monde convient qu'il a com-
mis une irrégularité choquante en décrétant
d'abord de prise-de-corps celui qu'il devoit pre-
mièrement assigner pour être ouï. Si cette pro-
cédure étoit légitime, la liberté de tout hon-
nête homme seroit toujours à la merci du pre-
mier imprimeur. On dira que la voix publique
est unanime, et que celui à qui l'on attribue le
livre ne le désavoue pas. Mais, encore une fois,
ayant que de flétrir l'honneur d'un homme irré-
prochable, avant que d'attenter à la liberté
d'un citoyen, il faudroit quelque preuve posi-
tive : or, la voix publique n'en est pas une; et
nul n'est tenu de répondre lorsqu'il n'est pas
interrogé. Si donc la procédure du parlement
de Paris est irrégulière en ce point, comme il
est incontestable, que dirons-nous de celle du
Conseil de Genève, qui n'a pas le moindre pré-
texte pour la fonder ? Quelquefois on se hâte de
décréter légèrement un accusé qu'on peut sai-
sir, de peur qu'il ne s'échappe; mais pourquoi
le décréter absent, à moins que le délit ne soit
de la dernière évidence ? Ce procédé violent est
sans prétexte ainsi que sans raison. Quand le
public juge avec éiourderie, il est d'autant
382
CORRESPONDANCE.
moins permis aux tribunaux de rimiler que le I effet beaucoup de gens ont regardé jusqu'ici
public se rétracte comme il juge ; au lieu que la
première maxime de tous les gouvernemens du
monde est d'enlasser plutôt sottise sur sottise
que de convenir jamais qu'ils en ont fait une,
encore moins de la réparer.
4. Maintenant supposons le livre bien recon-
nu pour être de l'auteur dont il porte le nom :
il s'agit ensuite de savoir si la Profession de foi
en est aussi. Autre preuve positive et juridique
indispensable en cette occasion : car enfin, l'au-
teur du livre ne s'y donne point pour celui de
la Profession de foi ; il déclare que c'est un
écrit qu'il transcrit dans son livre ; et cet écrit,
dans le préambule, paroît lui être adressé par
un de ses concitoyens. Voilà tout ce qu'on peut
inférer de l'ouvrage même; aller plus loin
c'est deviner : et si l'on se mêle une fois de de-
viner dans les tribunaux, que deviendront les
particuliers qui n'auront pas le bonheur de
plaire aux magistrats? Si donc celui qui est
nommé à la téie du livre où se trouve la Profes-
sion de foi doit être puni pour l'avoir publiée,
c'est comme éditeur et non comme auteur; on
n'a nul droit de regarder la doctrine qu'elle
contient comme étant la sienne, surtout après
la déclaration qu'il fait lui-même qu'il ne donne
point cette profession de foi pour règle des sen-
limens qu'on doit suivre en matière de religion,
et il dit pourquoi il la donne. Mais on imprime
tous les jours dans Genève des livres catholi-
ques, même de controverse, sans que le Con-
seil cherche querelle aux éditeurs. Par quelle
injuste partialité punit -on l'éditeur genevois
d'un ouvrage prétendu hétérodoxe, imprimé
en pays étranger, sans rien dire aux éditeurs
genevois d'ouvrages incontestablement hétéro-
doxes, imprimés dans Genève même?
5. A regard du Contrat social, l'auteur de
cet écrit prétend qu'une religion est toujours
nécessaire à la bonne constitution d'un état. Ce
sentiment peut bien déplaire au poète Voltaire,
au jongleur Tronchin , et à leurs satellites;
mais ce n'est pas par là qu'ils oseront attaquer le
livre en public. L'auteur examine ensuite quelle
est la religion civile sans laquelle nul état ne
peut être bien constitué. Il semble, il est vrai,
ne pas croire que le christianisme, du moins
celui d'aujourd'hui, soit cette religion civile in-r
dispensable à toute bonne lé[]is!ation : et en
les républiques de Sparte et de Rome comme
bien constituées, quoiqu'elles ne crussent pas
en Jésus-Christ. Supposons toutefois qu'en
cela l'auteur se soit trompé : il aura fait une
erreur en politique ; car il n'est pas ici question
d'autre chose. Je ne vois point où sera l'héré-
sie, encore moins le crime à punir.
6. Quant aux principes degouvernement éta-
blis dans cet ouvrage, ils se réduisent à ces deux
principaux : le premier, que légitimement la
souveraineté appartient toujours au peuple; le
second, que le gouvernement aristocratique est
le meilleur de tous. Peut-être importeroit-ii
beaucoup au peuple de Genève, et même à ses
magistrats, de savoir précisément en quoi quel-
qu'un d'eux trouve ce livre blâmable et son au-
teur criminel. Si j'étois procureur-général de la
république de Genève, et qu'un bourgeois, quel
qu'il fût, osât condamner les principes établis
dans cet ouvrage, je l'obligerois à s'expliquer
avec clarté, ou je le poursuivrois criminel-
lement comme traître à la patrie et criminel
de lèse-majesté.
On s'obstine cependant à dire qu'il y a un dé-
cret secret du Conseil coiitre J. J. Rousseau, et
même que sa famille ayant par requête de-
mandé communication de ce décret, elle lui a
été refusée. Cette manière ténébreuse de pro-
céder est effrayante; elle est inouïe dans tous
les tribunaux du monde, excepté celui des in-
quisiteurs d'état à Venise. Si jamais elle s'é-
tablissoit à Genève, il vaudroit mieux être né
Turc que Genevois.
Au reste, je ne puis croire qu'on érige contre
M. Pictet le tribunal dont vous parlez. En tout
cas, ce sera fournir à un homme ferme, qui a
du sens, de la santé, des lumières, l'occasion de
jouer un très-beau rôle, et de donner à ses con-
citoyens de grandes leçons.
Celui qui vous écrit ces remarques vous aime
et vous salue de tout son cœur.
A MADAME LA COMTESSK DE BOUFFLERS.
A MoUers-Traver», le 27 julUet 1762.
J'ai enfin le plaisir, madame, d'avoir ici ma-
demoiselle Le Vasseur, et j'apprends d'elle à
ANNÉK 17G2.
385
combien de nouveaux titres je dois être pénétré
de reconnoissunce pour les bienfaits que M. le
prince de Conli a versés sur celte pauvre fille,
pour les soins bien plus précieux dont il a dai«
f;né l'honorer, et surtout, madame, pour tout
ce que vous avez fait pour elle et pour moi dans
ces momens si tristes et si peu prévus. Pourquoi
faut-il que la détresse et l'oppression qui resser-
rent mon cœur le ferment encore à l'effusion
des sentimens dont il est pénétré? Tout est en-
core en dedans, madame, mais tout y est, et
vous m'avez fait encore plus de bien que vous
ne pensez.
La réponse du roi n'est point encore venue
sur l'asile que j'ai cherché dans ses états, et
j'ignore quels seront ses ordres à mon éf[ard.
Après ce qui vient de m'arriver à Berne, je ne
dois me croire en sûreté nulle part ; et j'avoue
que, sans la nécessité qui m'y force, ce n'est
pas ici que je leserois venu chercher, quelque
plaisir que me fasse mademoiselle Le Vasseur.
Surcroît d'embarras s'il faut fuir encore ; et moi
qui ne sait plus ni où ni comment, il ne me
reste qu'à m'abandonner à la Providence et à
me jeter tête baissée dans mon destin. L'argent
ne me manque pas par les soins que l'on a pris
de ma bourse et parce qu'on a mis dans la
sienne. Mais l'indigence pourroit augmenter
mes infortunes, sans que l'argent les puisse
adoucir, et je n'ai jamais été si misérable que
quand j'ai été le plus riche. J'ai toujours ouï
dire que l'or éloil bon à tout sans l'avoir jamais
trouvé bon à rien.
Vous ne sauriez concevoir à quel point le ré-
quisitoire de ce Fleuri a effarouché tous nos
minisires; et ceux-ci sont les plus remuans de
tous. Ils ne me voient qu'avec horreur : ils
prennent beaucoup sur eux pour me souffrir
dans les temples. Spinosa, Diderot, Voltaire,
Helvétius, sont des saints auprès de moi. II y a
presque un raccommodement avec le parti phi-
losophique pour me poursuivre de concert : les
dévots ouvertement; les philosophes en secret,
par leurs intrigues, toujours en gémissant tout
haut sur mon sort. Le poète Voltaire et le jon-
gleur Tronchin ont admirablement joué leur
rôle à Genève et à Berne. Nous verrons si je
prévois juste, mais j'ai peine à croire qu'on me
laisse tranquille où je suis. Cependant jusqu'ici
mj lord maréchal paroîtm'y voir de bon œil. J'ai
reçu hier, sous la date et le timbre de Metz, d'un
prétendu baron de Corval, une lettre à mourir
de rire, laquelle sent son Voltaire à pleine
gorge. Je ne puis résister, madame, à l'envie
de vous transcrire quelques articles de la lettre
de M. le baron, j'espère qu'elle vous amusera.
« Je voudrois pouvoir vous adresser, sans
M frais, deux de mes ouvrages. Le premier est
M un plan d'éducation tel que je l'ai conçu. Il
)t n'approche pasdel'excellence du vôtre, mais
» jusqu'à vous j'étois le seul qui pût se flatter
» d'approcher le but de plus près. Le second
» est votre Héloïse, dont j'ai fait une comédie
» en trois actes, en prose, le mois de décembre
» dernier. Je l'ai communiquée à gens d'esprit,
M surtout aux premiers acteurs de notre théâtre
» messin. Tout l'ont trouvée digne de celui de
M Paris : elle est de sentiment, dans le goût de
» celles de feu M. de La Chaussée. Je l'ai
» adressée à M. Dubois, premier commis en
» chefdesbureaux de l'artillerie et du génie, il y
» a trois mois, sans que j'en reçoive de réponse,
H je ne sais pourquoi. Si j'eusse connu l'excel-
» lence de votre cœur comme à présent et que
» j'eusse su votre adresse à Paris, je vous l'au-
» roisadressée pour la corriger et la faire re-
» cevoir aux François, à mon profit.
M J'ai une proposition à vous faire, je vous
» demande le même service que vous avez reçu
» du vicaire savoyard; c'est-à-dire de qie reccr
» voir chez vous, sans pension, pour deux ans ;
» me loger, nourrir, éclairer et chauffer. Vous
» êtes le seul qui puissiez me conduire de toute
« façon à la félicité et m'apprendre à mourir,
« Mon excès d'humanité, inséparable de la pi-
» tié, m'a engagé à cauiioimer un militaire
» pour 5,200 livres. En établissant mesenfans,
M je ne me suis réservé qu'une pension de
M ^ ,500 livres : la voilà plus qu'absorbée pour
» deux ans; c'est ce qui me force à partager*
» votre pain pendant cet intervalle. Vous n'au-
» rez pas sujet de vous plaindre de moi : je suis
» très-sobre ; je n'aime que les légumes, et
» fort peu la viande ; je renchéris sur la soupe,
» à laquelle je suis habitué deux fois par jour,
» je mange de tout, mais jamais de ces ragoûts
» faits dans le cuivre, ni de ces ragoûts raffî-
» nés qui empoisonnent.
» Je vous préviens que la suite d'une chute
» nj'a rendu sourd ; cependant j'entends très-
584
CORRESPONDANCE.
» bien de l'oreille gauche, sans qu'on hausse la
» voix, pourvu qu'on me parle doucemeni et
» de près à cette oreille. De loin j'entends avec
» la plus grande facilité par des signes irès-fa-
» ciles que je vous apprendrai , ainsi qu'à vos
» amis. Je ne suis point curieux; je ne ques-
M lionne jamais ; j'attends qu'on ait la bonté de
» me faire part de la conversation. »
Toute la lettre est sur le mêuje ton. Vous me
direz qu'il n'y a là qu'une folle plaisanterie.
J'en conviens; mais je vois qu'en plaisantant
cet honnête homme s'occupe de moi continuel-
lement, et, madame, cela ne vaut rien. Je suis
convaincu qu'on ne me laissera vivre en paix
sur la terre que quand il m'aura oublié.
Depuis quinze jours je me mets souvent en
devoir d'écrire au chevalier (deLorenzi ), et
toujours quelque soin pressant m'en empêche;
et même à présent que je voulois vous parler de
vous, madame, de madame la maréchale,
voilà qu'on vient m'arracher à moi-même et
aux bienfaisantes divinités que mon cœur
adore, pour aller, en vrai manichéen, servir
celles qui peuvent me nuire, sans pouvoir me
faire aucun bien.
A M. MOULTOU.
Motiers, 3 août 4762.
Je soupçonne, ami, que nos lettres sont inter-
ceptées, ou du moins ouvertes; car la dernière
que vous m'avez envoyée de notre ami, avec
un mot de vous au dos d'une autre lettre tim-
brée de Metz, ne m'est parvenue que six jours
après sa date. Marquez-moi, je vous prie, si
vous avez reçu celle xjue je vous écrivis il y a
huit ou dix jours, avec une réponse à un ci-
toyen de Genève qui m'avoit écrit au sujet de
l'affaire de M. Pictet. Je vous laissois le maître
d'envoyer cette réponse à son adresse, ou de
la supprimer si vous le jugiez à propos.
Vous aviez raison de croire que quelqu'un
qui m'écriroit àGenève ne seroit pas fort au fait
do ma situation. Mais la lettre que vous m'avez
envoyée, quoique datée et timbrée de Metz,
sont son Voltaire à pleine gorge, et je ne doute
point qu'elle ne soit de ce glorieux souverain de
Genève, qui, tout occupé de ses noirceurs, ne
néglige pas pour cela les plaisanteries ; son
génie universel suffit à tout. J^aissez donc au
rebut les lettres qu'on m'écrit à Genève; mes
amis savent bien que ce n'est pas là qu'il faut
me chercher désormais.
Je viens de recevoir l'arrêt du parlement qui
me concerne, apostille par un anonyme que j'ai
lieu de soupçonner être un évêque. Quoi qu'il
en soit , les notes sont bien faites et de bonne
main ; et je n'attends, pour vous faire passer ce
papier, que de savoir si mes paquets et lettres
vous parviennent sûrement et dans leur temps.
C'est par la même défiance que je n'écris point
à notre ami, que je ne veux pas compromettre;
car, pour vous, il est désormais trop tard ; vous
êtes noté d'amitié pour moi, et c'est à Genève
un crime irrémissible. Adieu.
Réponse aussitôt, je vous prie, si cette lettre
vous parvient. Cachetez les vôtres avec un peu
plus de soin , afin que je puisse juger si elles
ont été ouvertes.
AU MÊME. '
tlotiers, ce 10 août 1762.
J'ai reçu hier au soir votre lettre du 7 : ainsi,
à quelques petits retards près, notre corres-
pondance est en règle ; et si l'on n'ouvre pas
nos lettres à Genève on ne les ouvre sûrement
pas en Suisse. De sorte qu'à moins d'affaires
plus importantes à traiter, et malgré les voies
intermédiaires qu'on pourra vous proposer, je
suis d'avis que nous continuions à nous écrire
directement l'un à l'autre. *
Si notre ami lisoit dans mon cœur, il ne se-
roit pas en peine de mon silence. Dites-lui que,
s'il peut me tenir parole sans se compromettre
et sans qu'on sache où il va, j'aimerois bien
mieux l'embrasser que lui écrire. Son projet de
me réfuter est excellent, et peut même m'étre
très-utile et très-honorable. Il est bon qu'on
voie qu'il me combat et qu'il m'aime ; il est bon
qu'on sache que mes amis ne me sont point at-
tachés par esprit de parti , mais par un sincère
amour pour la vérité, lequel nous unit tous.
L'arrêt est si volumineux que j'ai mieux aimé
vous transcrire les notes. Attachez-vous surtout
à la huitième. Quelle doctrine abominable que
celle de ce réquisitoire, qui détruit tout prin-
cipe commun de société entre les fidèles et les
ANNÉE 17G2.
385
autres hommes 1 Conséquemmeni à celle doc-
trine il faut nécessairement poursuivre et mas-
sacrer comme des loups tous ceux qui ne sont
pas jansénistes : car si la loi naturelle est cri-
minelle, il faut brûler ceux qui la suivent et
rouer ceux qui ne la suivent pas. Ce que vous
a mandé M. C ne doit point vous retenir;
car, outre que je n'ai pas grand'foi à sesalma-
nachs, vous devez toujours parler du parlement
avec le plus grand respect, et même avec con-
sidération de l'avocàt-général. Le tort de ce
magistrat est très-grand, sans doute, d'avoir
adopté ce réquisitoire sans avoir lu le livre ;
mais il seroit bien plus grand encore s'il en éioit
lui-même l'auteur. Ainsi séparez toujours le
tribunal et Ihomme du libelle, et tombez sur
cet horrible écrit comme il le mérite. C'est un
vrai service à rendre au genre humain d'attirer
sur cet écrit toute l'exécration qui lui est due;
nul ménagement pour votre ami ne doit l'em-
porter sur cette considération.
Je sôuhaiterois que l'écrit da nôtt-e ami fût
imprimé en France, et même le vôtre; car il
est bon qu'ils y paroissent, et s'ils sont imprj-
més dehors on ne les y laissera pas entrer.
Je pense encore qu'il ne trouvera nulle part
ailleurs un certain profil de son ouvrage, et il
faut un peu faire ce qu'il ne fera pas, c'est-à-
dire songer à ses intérêls. Si vous jugez à pro-
pos de me confier ce soin, je tâcherai de le
remplir. Cependant je crois que l'homme dont
je vous ai parlé ci-devant pourroit également
se charger de cette affaire. Mais, comme je n'ai
point de ses nouvelles, je ne me soucie pas de
lui écrire le premier. A l'égard de la Suisse et
de Genève, j'ai cessé de prendre intérêt à ce
qu'on y pensoit de moi. Ces gens-là sont si ca-
fards, ou si faux, ou si bêtes, qu'il faut renon-
cer à les éclairer.
iMus je médite sur votre entreprise, plus je
la trouve grande et belle. Jamais plus noble
sujet ne put être plus dignement traite. Voire
état môme vous permet et vous prescrit de
mettre dans vos discours une certaine élévation
qui ne siéroit pas à tout autre. Quelle louchanie
voix que celle du chrétien relevant les fautes
de son ami! et quel spectncle aussi de le voir
couvrir l'opprimé de l'égide de IP^vangile î
Ministre du Très-Haut, faites tomber à vos
pieds tous ces misérables, sinon jetez la plume
T. IV.
et courez vous cacher ; vous ne ferez jamais
rien.
Il est certain qu'il y a des gens de mauvaise
humeur à Neuchàtel, qiu meurent d'envie d'i-
miter les autres et de me chercher chicane à ,
leur tour ; mais outre qu'ils seront retenus par
d'autres gens plus sensés, que peuvent-ils me
faire? Ce n'est pas sous leur protection que jo
me suis mis, c'est sous celle du roi de Prusse ;
il faut attendre ses ordres pour disposer de
moi : en attendant, il ne paroît pas que mylord
maréchal soit d'avis de retirer la protection
qu'il m'a accordée, et que probablement ils
n'oseront pas violer. Au reste, comme l'expé-
rience m^apprend à tout mettre au pis, il ne
peut plus rien m'arriver de désagréable à quoi
je ne sois préparé. Il est vrai cependant que
dans cette affaire-ci j'ai trouvé la stupidité pu-
blique plus grande que je ne l'aurois attendu ;
car quoi de plus plaisant que de voir les dé-
vots se faire les satellites de Voltaire et du
parti philosophique, bien plus vivement ulcéré
qu'eux, et les ministres protestans se faire, à
ma poursuite, les archers des prêtres? La mé-
chanceté ne me surprend plus; mais je voUs
avoue que la bêtise, poussée à ce point,
m'étonne encore. Adieu, ami; je vous em-
brasse.
A MADAME LA MARECHALE DE LUXEMBOURG.
Motiers-Ti-aven, le 14 aoAt 1762.
Voici, madame la maréchale, une troisième
lettre depuis mon arrivée à Motiers. Je voua
supplie dé ne pas vous rebuter de mon impor-
tuÉRI; il est difficile de n'être pas un peu plus
inquiet d'un long silence à un si grand éloi-
gnement que si l'on étoit plus à portée. Quand
je vous écris, madame, vous m'êtes présente ;
c'est en quelque sorte comme si vous m'écri-
viez. Il faut se dédommager comme on peut
d\.ce qu'on désire et qu'on ne sauroit avoir.
D'ailleuré M. le maréchal m'a marqué qu'il
croyoit que vous m'aviez écrit ; et, pour savoir
si les lettres se perdent , il faut accuser ce
qu'on reçoit, et aviser de ce qu'on ne reçoit
pas.
25
li^G
CORRESPONDANCE.
A MADAME LA COMTESSE DE BOLFFLERS.
Motiers-Travers, août 1762.
,Tai reçu dans leur temps, madame, vos
' deux lettres des 21 et 51 juillet, avec l'exlrait
\)i\v duplicata d'un P. S. de M. Hume, que
vous y avez joint. L'estime de cet homme uni-
que efface tous les outrages dont on m'accable.
M. Hume étoit l'homme selon mon cœur,
même avant que j'eusse le bonheur de vous
connoître, et vos sentimens sur son compte
ont encore augmenté les miens; il est le plus
vrai philosophe que je connoisse, et 1« seul
historien qui jamais ait écrit avec impartialité.
Il n'a pas plus aimé la vérité que moi, j'ose le
croire; mais j'ai mis de la passion dans sa re-
cherche, et lui n'y a mis que ses lumières et
son beau génie. L'amour-propre m'a souvent
égaré par mon aversion même pour le men-
songe; j'ai haï le despotisme en républicain,
ot l'intolérance en théiste. M. Hume a dit.
Voilà ce que fait l'intolérance, et ce que fait le
(lospoiisme. Il a vu par toutes ses faces l'objet
que la passion ne m'a laissé voir que par un
côté. H a mesuré, calculé les erreurs des
hommes en être au-dessus de Ihumanité. J'ai
cent fois désiré etje désire encore voir l'Angle-
terre, soit pour elle-même, soit pour y con-
verser avec lui, et cultiver son amitié, dont je
ne me crois pas indigne. Mais ce projet devient
de jour en jour moins praticable; et le grand
éloignement des lieux suftiroit seul pour le
rendre tel, surtout à cause du tour qu'il iau-
droit faire, ne poqvant plus passer par la
France.
Quoi 1 madame, moi qui ne puis plus, sans
horreur, souffrir l'aspect d'une rue, moi qui
mourrai de tristesse lorsque je cesserai de voir
des prés, des buissons, des arbres devant ma
fenêtre, irai-je maintenant habiter la ville de
Londres? irai-je, à mon âge,^ et dans mon
état, chercher fortune à la cour, et me fourrer
parmi la valetaille qui entoure les ministres?
Non, madame; je puis être embarrassé des
restes d une vie plus longue que je n'ai compté;
mais ces restes, quoi qu'il arrive, ne seront
point si mal employés. Je ne me suis que trop
montré pour mon repos; je ne commencerai
vraiment àjouir de moi que qtiand on ne saura
plus qUe j'e.xiste : or je ne vois pas, dans celle
miinière de penser, comment le séjour de l'An-
gleterre me seroit possible; car si je n'en tire
pas mes ressources, il m'en faudra bien plus
là qu'ailleurs. Il est de plus très-douteux que
j'y vécusse dans mon indépendance aussi agréa-
blement que vous le supposez. J'ai pris sur la
nation angloise une liberté qu'elle ne pardonne
à personne, et surtout aux étrangers, c'est
d'en dire le mal ainsi que le bien ; et vous savez
qu'il faut être buse pour aller vivre en Angle-
terre mal voulu du peuple anglois. Je ne doute
pas que mon dernier livre ne m'y fasse détes-
ter, ne fût-ce qu'à cause de ma note sur le
Gobd natured people. Vous m'obligerez, ma-
dame, si vous pouvez vous informer de ce qu'il
en est, et m'en instruire.
Quant à l'édition générale de mes écrits à
faire à Londres, c'est une très-bonne idée, sur-
tout si ce projet peut s'exécuter en mon ab-
sence. Cependant, comme l'impression coûte
beaucoup en Angleterre, à moins que l'édition
ne fût magnifique et ne se fît par souscription,
elle seroit difficile à faire, et j'en tirerois peu
de profit.
Le château dé Schleyden, étant moins éloi-'
gné, seroit plus à ma portée, et l'avantage de
vivre à bon marché, que je n'ai pas ici, seroit
dans mon étal une grande raison de préférence;
mais je neconnois pas assez M. et madame de
La Mare pour savoir s'il me convient de leur
avoir cette obligation ; c'est à vous, madame,
et à madame la maréchale à me décider là-^
dessus. A l'égard de la situation, je ne connois
aucun séjour triste et vilain avec de la verdure;
mais s'il n'y a que des sables ou des rochers
tout nus, n'en parlons pas. J'entends peu ce
que c'est qu'aller par corvées; mais, sur le
seul mot, s'il n'y a pas d'autre moyen d'arriver
au château, je n'irai jamais. Quant au troi-
sième asile dont vous me parlez, madame, je
suis très-roconnoissant de celte offre, mais
très-déterminé à n'en pas profiler. Au reste,
il y a du temps pour délibérer sur les autres;
car je ne suis point maintenant en état de
voyager; ot, quoique les hivers soient ici longs
et rudes, je suis forcé d'y passer celui-ci à
tout risque, ne présumant pas que le roi de
Prusse, doflt la réponse n'est point venue, me
refuse, en l'étal où je suis, l'asile qu'il a sou-
ANNÉE 1762.
587
vent accordé à des gens qui ne le mériioient
guère.
Voilà, madame, quant à présent, ce que je
puis vous dire, sur les soins relatifs à moi, dont
vous voulez bien vous occuper. Soyez persua-
dée que mon sort tient bien moins à l'effet de
ces mêmes soins qu'à l'intérêt qui vous les
inspire. La bonté que vous avez de vous souve-
nir de mademoiselle Le Vasseur l'autorise à
vous assurer de son profond respect. Il n'y a
pas de jour qu'elle ne m'attendrisse en me
parlant de vous et de vos bontés, madame. Je
bénirois un malheur qui m'a si bien appris
à vous connoître, s'il ne m'eût en même temps
éloigné de vous.
A MYLORD MARÉCHAL.
Motiers-Travers, août 1762.
Mylord,
II est bien juste que je vous doive la permis-
sion que le roi me donne d'habiter dans ses
états, car c'est vous qui me la rendez précieuse ;
et si elle m'eût été refusée, vous auriez pu
vous reprocher d'avoir changé mon départ en
exil. Quant à l'engagement que j'ai pris avec
moi de ne plus écrire, ce n'est pas, j'ospére,
une condition que sa majesté entend mettre à
l'asile qu'elle veut bien m'accorder. Je m'en-
gage seulement, et de trés-bon cœur, envers
elle et votre excellence, à respecter, comme
j'ai toujours fait, dans mes écrits et dans ma
conduite, les lois, le prince, les honnêtes gens,
et tous les devoirs de l'hospitalité. En général,
j'estime peu de rois, et je n'aime pas le gou-
vernement monarchique ; mais j'ai suivi la rè-
gle des Bohémiens, qui, dans leurs excur-
sions, épargnent toujours la maison qu'ils
habitent. Tandis que j'ai vécu en France,
Louis XV' n'a pas eu de meilleur sujet que moi,
et sûrement on ne me verra pas moins de fidé-
lité pour un prince d'une autre étoffe. Mais,
quant à ma manière de penser en général sur
quelque matière que ce puisse être, elle est à
moi, né républicain et libre ; et, tant que je ne
la divulgue pas dans l'étal où j'habite, je n'en
dois aucun compte au souverain ; car il n'est
pas Juge compétent de ce qui se fait hors de
chez lui par un homme qui n'est pas né son
sujet. Voilà mes sentimens , mylord , cl mes
règles. Je ne m'en suis jamais départi, et je ne
m'en départirai jamais. J'ai dit tout ce que
j'avois à dire, et je n'aime pas à rabâcher. Ainsi
je me suis promis et je me promets de ne plus
écrire; mais encore une fois je ne l'ai promis
qu'à moi.
Non, mylord, je n'ai pas besoin que leê
agréables de Motiers m'en chassent pour dési-
rer d'habiter la tour carrée; et si je l'habitois,
ce ne seroit sûrement pas pour m'y rendre in-
visible ; car il vaut mieux être homme et votre
semblable, que le Tien du vulgaire et Dalay-
Lama. Mais j'ai commencé à m'arranger dans
mon habitation, et je ne saurois en changer
avant l'hiver, sans une incommodité qui effa-
rouche , même pour vous. Si mes pèlerinages
ne vous sont pas importuns, je ferai de mon
temps un partage très-agréable, à peu près
comme vous le marquez au roi. Ici, je ferai des
lacets avec les femmes ; à Colombier, j'irai pen-
ser avec vous.
A MADiUtfE LATOUR.
Motiers-Travers, le 20 août 1782.
J'ai reçu, madame, vos trois lettres en leur
temps; j'ai tort de ne vous avoir pas à l'instant
accusé la réception de celle que vous avez en-
voyée à madame de Luxembourg, et sur laquelle
vous jugez si mal d'une personne dont le cœur
m'a fait oublier le rang. J'avois cru que ma si-
tuation vous feroit excuser des retards auxquels
vous deviez être accoutumée, etquevousm'ao-
cuseriez pluiôt de négligence que madame de
Luxembourg d'infidélité. Je m'efforcerai d'ou-
blier que je me suis trompé. Du reste, puis-
que, même dans la circonstance présente, vous
ne savez que gronder avec moi, nim'écrire que
des reproches, contentez-vous, madame, si cela
vous amuse : je m'en complairai peut-être un
peu moins à vous répondre; mais cela n'empê-
chera pas que je ne reçoive vos lettres avec
plaisir, et que votre amitié ne me soit toujours
chère. Vous pouvez m'écrire en droiture ici, en
ajoutant, par Pontarlier; mais il faut faire af-
franchir jusqu'à Pontarlier, sans quoi les lettres
ne passent pas la frontière.
5KB
COUUKSPOiNDANCE.
a M. Mi MONTMOLLIN.
. Motiei's, le 21 août (762.
monsieur,
Le respect que je vous porte, et mon devoir,
comme voire paroissien, m'obligent, avant
d'approcher de la sainte table, devons faire de
messentiuiens en matière de foi une déclaration,
devenue nécessaire par l'étrange préjugé pris
contre un de mes écrits, sur un réquisitoire ca-
lomnieux dont on n'aperçoit pas les principes
détestables.
Il est fâcheux que les ministres de l'Évangile
se fassent en cette occasion les vengeurs de
rilglise romaine, dont les dogmes intolérans et
sanguinaires sont seuls altaqués et détruits dans
mon livre; suivant ainsi sans examen une auto-
rité suspecte, faute d'avoir voulu m'entendre,
ou faute même da m'avoir lu. Comme vous
n'êtes pas, monsieur, dans ce cas-lâ, j'attends
de vous un jugement plus équitable. Quoi qu'il
en soit, l'ouvrage porte en soi tous ses éclair-
cissemous; et comme je nepourrois l'expliquer
que par lui-même, je l'abandonne tel qu'il est
au blâme ou à l'approbation des sages, sans
vouloir le défendre lii le désavouer.
Me bornant donc à ce qui regarde ma per-
sonne, je vous déclare, monsieur, avec respect,
que depuis ma réunion à l'Église dans laquelle
je suis né, j'ai toujours fait de la religion chré-
tienne réformée une profession d'autant moins
suspecte, qu'on n'exigeoit de moi dans le pays
où j'ai v^cu que de garder le silence, et laisser
quelques doutes à cet égard, pour jouir des
avantages civilsdont j'étois exclu par ma reli-
gion. Je suis attaché de bonne foi à cette reli-
gion véritable et sainte, et je le serai jusqu'à
mon dernier soupir. Je désire être toujours uni
extérieurement à l'Église comme je le suis dans
le fond de mon cœur; et, quelque consolant
qu'il soit pour moi de participer à la commu-
nion des fidèles, je le désire, je vous proteste,
autant pour leur édification et pour l'honneur
(iu culte que pour mon propre avantage; car il
n'est pas bon qu'on pense qu'un homme de
bonne fcii qui raisonne ne peut être un membre
de Jésus-Christ.
J'irai, monsieur, recevoir de vous une réponse
verbale, et vous consulter sur la manière dont
je dois me conduire en cette occasion pour ne
donner ni surprise au pasteur que j'honore, ni
scandale au troupeau que je voudrois édifier.
Agréez, monsieur, je vous supplie, les assu-
rances de tout mon respect.
A M. JACOB VERNëT.
Motiers-Travers, le 31 août 1762.
Je crois, monsieur, devoir vous envoyer la
lettre ci-jointe que je viens de recevoir dans
l'enveloppe que je vous envoie aussi. Épuisé en
ports de lettres anonymes, j'ai d'abord déchiré
celle-ci par dépit sur le bavardage par lequel
elle commence; mais ayant repris les pièces par
un mouvement machinal, j'ai pensé qu'il pou-
voit vous importer de cpnnoître quels sont les
misérables qui passent leur temps à écrire ou
dicter de pareilles bêtises. Nous avons, mon-
sieur, des ennemis commuiïs qui cherchent à
brouiller deux hommes d'honueur qui s'esti-
meiTt : je vous réponds, de mon côté, qu'ils
auront beau faire, ils rie parviendront pas à
m'ôter la confiancequeje vous ai vouée et qui
ne se démentira jamais, et j'espère bien aussi
conserver les mêmes bontés dont vous m'avez
honoré et que je ne mériterai point de perdre.
J'apprends avec grand plaisir que non-seule-
ment vous ne dédaignez pas de prendre la plume-
pour me combattre, mais que même vous me
faites l'honneur de m'adresser la parole. Je suis
(rès-persuadé que, sans me ménager lorsque
vous jugez que je me trompe, vous pouvez
faire beaucoup plus de bien à vous, à moi, et
à lacausecommune,quesi vous écriviez pour
ma défense, tant je crois avoir bien saisi d'a-
vance l'esprit de votre réfutation. Sur cette
idée, je ne feindrai point, monsieur, de vous
demander quelques exemplaires de votre ou-
vrage pour en distribuer dans ce pays-ci. Je
me propose aussi d'en prévenir mes amis en
France aussitôt que le titre m'en sera connu,
persuadé qu'il suffira de l'y faire connoître
pour l'y faire bientôt rechercher.
Je crois devoir vous prévenir que sur une
lettre que j'ai écrite à M. de Montmoliin, pas-
teur de Motiers, et dont je vous enverrai copie
si vous le souhaitez, au cas qu'elle ne vous par-
vienne pas d'ailleurs, il a non-seulement con-
senti, mais désiré que je m'approchasse de la
AinNKE i762.
389
sainte table, comme j'ai fait avec la plus grande
consolation dimanche dernier. Je me flatte,
monsieur, que vous voudrez bien ne pas dés-
approuver ce qu'a fait en celle occasion l'un de
messieursvoscollègues, ni me traiter dans voire
écrit comme séparé de l'Église réformée, à la-
quelle m'étani réuni sincèrement et de tout
mon cœur, j'ai , depuis ce temps, demeuré
constamment attaché, et le si'rai jusqu'à la fin
de ma vie. Recevez, monsieur, les assurances
inviolables de tout mon attachement et de tout
mon respect.
A M. MOLLTOU.
Motieis-Travers, I" septembre t7U2.
J'ai reçu dans son temps, mon ami, votre
lettre du 2\ août. J'étois alarmé de n'avoir
rien reçu l'ordinaire précédent, parce que l'ami
avec qui vous aviez conféré me marquoit que
vous m'écriviez par ce môme ordinaire; ce qiii
me faisoit craindre que voire lettre n'eût été
interceplée. Il me paroît maintenant qu'il n'en
éioii rien. Cependant je persiste à croire que
si nous avions à nous marquer des choses im-
portantes, il faudroit prendre quelques pré-
cautions.
J'ai eu le plaisir de passer, vendredi dernier,
la journée avep M. le professeur Hess, lequel
ma appris bien des choses plus nouvelles pour
moi que surprenantes, entre autres l'histoire
de deux lettres que vous a écrites le jongleur à
mon sujet, et votre réponse. Je suis pénétré
de reconnoissance de vous voir rendre de jour
en jour plus estimable et plus respectable un ami
qui m^'est si cher. Pour moi, je suis persuadé
que le poète et le jongleur méditent quelque pro-
fonde noirceur, pour l'exécution de laquelle
votre vertu leur est incommode. Je comprends
qu'ils travailleroient plusà leur aise si je n'avois
plus d'amis là-bas. Il mevientjournellementde
(ienève des affluences d'espions qui font ici de
nt.oi les perquisitions les plus exactes. Ils
viennent ensuite se renommer à moi de vous et
de l'autre ami avec une affectation qui m'aver-
tit assez de me tenir sur la réserve. J'ai résolu
(le ne m'ouvrir qu'à ceux qui m'apporteront des
lettres. Ainsi n'écoutez point ce que tous les
autres vous dirx)nt de moi.
Il me pleut aussi journellement des lettre»
anonymes, dans lesquelles je reconnois presque
partout les fades plaisanteries et le goût cor-
rompu du poète. On a soin de les faire beau-
coup voyager, afin de me mieux dépayser et
de m'en rendre les poris plus onéreux. Il m'en
est venu cette semaine une dans laquelle on
cherche, fort grossièrement à la vérité, à me
rendre suspect l'homme de poids que vous me
marquez avoir entrepris de me réfuter, et dont
vous m'avez envoyé un passage qui commence
parce mol iestimonium. J'ai déchiré cette lettre,
dans un premier mouvement de mépris pour
l'auteur; mais ensuite j'ai pris le parti d'envoyer
les pièces à M. Vernet. Il est clair qu'on cher-
che à me brouiller avec notre clergé; très- cer-
tainement on ne réussira pas de mon côté; mais
il est bon qu'on soit averti de l'auire.
Je dois vous dire qu'ensuite dune lettre qiie
j'avois écrite à M. de Montmollin, pasteur de
Motiers, j'ai été admis sans difficulté et même
avec empressement, à la sainte table dimanche
dernier, sans qu'il ait même été question d'ex-
plication ni de rétractation. Si ma lettre ne vous
parvient pas, et que vous en désiriez copie,
vous n'avez qu'à parler.
Je crois qu'il n'est pas prudent que ni vous
ni Roustan veniez me voir celte aimée ; car
très-certainement il esliinpossible que ce voyage
demeure caché. Mais si je puis supporter ici la
rigueur de l'hiver, et marcher encore l'année
prochaine, mon projet est d'aller faire une
tournée dans la Suisse et surtout à Zurich. Cher
ami, si vous pouviez vous arranger pour faire
cette promenade avec moi, cela seroit char-
mant. Je verserois à loisir mon âme tout entière
dans la vôtre, et puis je mourrois sans regret.
Vous m'écriviez ces mots dans votre denuère
lettre : Avec les notes que vous avez transcrit. Il
faut transcrites. C'est une faute que tout le
monde fait à Genève. Cherchez ou rappelez-
vous les règles de la langue sur les participes
déclinables et indéclinables. Il est bond y pen-
ser quand on imprime, surtout pour la pre-
mière fois, car on y regarde en France : c'est,
pour ainsi dire, la pierre de touche du gram-
mairien. Pardon, cher ami ; l'intérêt que vous
prenez à ma gloire doit me rendre excusable,
si ma tendre sollicitude pour la vôtre va quel-
quefois jusqu'à la puérilité.
590
CORRESPONDANCE.
Je ne vous parle poiut de la réponse du roi
de Prusse; je suppose que vous avez appris
que sa majesté consent qu'on ne me refuse pas
le feu et l'eau.
A M. THÉODORE ROUSSEAU.
A Mptiers, le i\ septenibre I7C2.
Quelque plaisir, nion très-cher cousin, que
me fassent vos lettres, il m'est impossible de
m'engager à vous répondre exactement, car il
me faudroit plus de vingt-quatre heures dans
la journée pour répondre à toutes les lettres
qui me pleuvent, et mon état ne me permet pas
d'écrire sans cesse. Ne me reprochez donc pas.
'e vous prie , que je vous dédaigne, et que je
vous refuse des réponses ; ce langage est hors
de propos entre des parens qui s'estiment et
qui s'aiment, et vous devez bien plutôt me plain-
<ire d'être condamné à passer ma vie entière à
faire toute autre chose que ma volonté. J'ai
reçu voire première lettre, recommandée à
M. le colonel Roguin, et la seconde auroit fait
le même tour, par Yverdun, si les commis de
ia poste n'eussent eux - mêmes rectifié votre
adresse. Il faut m'écrire directement à Môtiers-
Travers; de cette manière, vos lettres me par-
viendront aussi sûrement, beaucoup plus tôt,
et coiîteront moins.
Je ne suis point étonné qu'on commence à
changer de manière de penser sur mon compte
à Genève ; le travers qu'on y avoil pris étoit
trop violent pour pouvoir durer. Il ne faut,
pour en revenir, qu'ouvrir les yeux, lire soi-
même, et ne pas me juger sur l'intérêt de cer-
taines gens. Pour moi, j'ai déjà vu changer cinq
ou six fois le public à mon égard ; mais je suis
toujours resté le même, et le serai, j'espère,
jusqu'à la fin de mes jours. Dequelque manière
que tout ceci se termine, il me restera toujours
un souvenir plein de reconnoissance de la dé-
marche que vous et mon cousin, votre père,
avez faite en cette occasion ; démarche sage,
vertueuse, faite très-à-propos, et qui, quoique
en apparenceinfructueuse, ne peut, dans la suite
des temps, qu'être honorable à moi et à ma
famille : soyez persuadé que je ne l'oublierai
jamais.
J'ai ici mademoiselle l.e Vasseur, à laquelle
vous avez la bonté de vous intéresser. Elle
parle souvent de vous, et de tous les bons tral-
temens qu'elle et moi avons reçus de vos obli-
geans père et mère, durant mon séjour à Ge-
nève. Présentez-leur, je vous prie, mes plus
tendres amitiés, et soyez persuadé, mon très-
cher cousin, que je vous suis attaché pour la
vie.
A M. PICTET.
Motiers, le 23 septembre 1762.
Je suis touché, monsieur, de votre lettre ;
les sentimens que vous m'y montrez sont de
ceux qui vont à mon cœur. Je sais d'ailleurs
que l'intérêt que vous avez pris à mon scit
vous en a fait sentir lihfluence; et, persuadé
de ia sincérité de cet intérêt, je ne balance-
rois pas' à vous confier mes résolutions si j'en
avois f)ris quelqu'une. Mais, monsieur, i!
s'en faut bien que je ne mérite la bonne opi-
nion que yous avez prise de ma philosophie.
J'ai été irès-ému du traitement si peu mérité
qu'on m'a fait dans ma patrie ; je le suis en-
eore; et quoique jusqu'à présent cette émo-
tion ne m'ait pas empêché de faire ce que j'ai
cru être de mon devoir, elle ne me permettroit
pas, tant qu'elle dure, de prendre pour l'ave-
nir un parti que je fusse assuré m'êtreunique-
ment dicté par la raison. D'ailleurs, monsieur,
cette persécution, bien que plus couverte, n'a
pas Cessé. On s'est aperçu que les voies publi-
ques étoient trop odieuses ; on en emploie main-
tenant d'autres qui pourront avoir un effet plus
sûr sans attirer aux persécuteurs le blâme pu-
blic ; et i! faut attendre cet effet avant de pren-
dre une résolution que la rigueur de mon sort
peut rendre superflue. Tout ce que je puis
faire de plus sage dans ma situation présente
est de ne point écouter la passion , et de plier
les voiles jusqu'à ce qu'exempt du trouble
qui m'agite, je puisse mieux discerner et com-
parer les objets. Durant la tempête, je cède,
sans mot dire, aux coups de la nécess.ié. Si
quelque jour elle se calme, je lâcherai de re-
prendre le gouvernail. Au reste, je ne vous dis-
simulerai pas que le parti daller vivre dans la
patrie me paroît très-périlleux pour moi sans
être utile à personne. On a beau se dédire en
public, on ne sauroit se dissimuler les outrages
qu'on ma faits; et je connois trop les hommes
pour ignorer que souvent l'offensé pardonne,
ANNEE 1762.
591
nmisquel'oiTeiisour ne pardonne jamais. Ainsi,
aller vivre à Genève n'est autre chose que m'al-
ler livrer à des malveillans puissans et habiles,
qui ne manqueronl ni de moyens ni de volonté
de me nuire. Le mal qu'on m'a fait est un trop
grand motif pour m'en vouloir toujours faire :
le seul bien après lequel je soupire est le repos.
Peut-être ne le trouverai-je plus nulle part;
mais sûrement je ne le trouverai jamais à Ge-
nève, surtout tant que le poète y rèfjnera, et
que le jongleur y sera son f)reniiorininislre.
Quant à ce que vous me dites du bien que
pourroit opérer mon séjour dans la patrie, c'est
un motif désormais trop élevé pour moi, et
que même je ne crois pas fort solide ; car, où le
ressort public est usé, les abus sont sans re-
mède. L'état et les mœurs ont péri chez nous;
rien ne les peut faire renaître. Je crois quil
nous reste quelques bons éitoyenâ, mais leur
génération s'éteint, et celle qui suit n'en four-
nira plus. Et puis, monsieur, vous nie faites
encore trop d'honneur en ceci. J'ai dit tout ce
que j'avois à dire, je me tais pour jamais; ou,
si je suis enfin forcé de reprendre la plume, ce
ne sera que pour ma propre défense, et à la
dernière extrémité. Au surplus, ma carrière
est finie ; j'ai vécu: il ne me reste qu'à mourir
en paix. Si je meretiroisàGenève,j'y voudrois
être nul, n'embrasser aucun parti, ne me mê-
ler de rien, rester ignoré du public s'il étoit
possible, et passer le peu de jours que peut
durer encore ma pauvre machine délabiée
entre quelques amis, dont il ne tiendroit qu'à
vous d'augmeuter le nombre. Voilà, monsieur,
mes sentimens les plus secrets et mon cœur à
découvert devant vous. Je souhaite qii'en cet
état il ne vous paroisse pas indigne de quelque
affection. Vous avez tant de droits à mon es-
time que je me tiendrois heureux d'en avoir à
votre amitié.
A MADAME LATOUR.
Uotien, le 26 septembre 1762.
Je suis encore prêt à me fâcher, madame,
do la crainte que vous marquez de me tour-
menter par vos lettres. Croyez, je vous sup-
plie, que quand vous ne m'y gronderez pas,
elles ne me lourmonteroni que par le désir d'en
voir l'auteur, de lui rendre mes hommages; et
je vous avoue que, de cetle manière, \ous n>c
tourmentez plus de jour en jour. Vous m'avez
plus d'obligation que vous ne pensez de la
douceur (pie je V(»us force d'avoir avec moi,
car elle vous donne à mon imagination toutes
les grâces que vous pourriez avoir à mes yeux :
et moins vous me reprochez ma négligence,
plus vous me forcez à me la reprocher.
La feutme qui me dit le tais-toi, Jean-Jac-
ques (*),u'étoit point madame de Luxembourg,
que je ne connoissois pas même dans ce temps-
là ; c'est une personne que je n'ai jamais revue,
mais qui dit avoir pour moi une estime dont je
me liens très-hoiioré. Vous dites que je ne suis,
indifférent à personne; tant mieux: je ne puis
souffrir les tièdos, et j'aime mieux être ha'i de
mille à outrance, et aimé de même d'un seul.
Quiconque ne se passionne pas pour moi n'est
pas digne de moi. Comme je ne sais point haïr,
je paie en mépris, la haine des autres, et cela
ne me tourmente point : ils sont pour moi
comme n'existant pas. A l'égard de mon livre,
vous le jugerez comme il vous plaira ; vous sa-
vezquej'ai toujours séparé l'auteur de l'homme:
on peut ne pas aimer mes livres, et je ne trouve
point cela mauvais; mais quiconque ne maime
pas à cause de mes livres est un fripon, jamais
on ne m'ôtera cela de l'esprit.
C'est en effet M. de Gisors dont j'ai voulu
parler (**), je n'ai pas cru qu'on pût s'y trom
per. Nous n'avons pas le bonheur de \'kvie dans
un siècle où le même éloge se puisse appliquer
à plusieurs jeunes gens.
Je crois que vous connoissez M. du Terreaux;
il faut que je vous dise unechose que je souhaite
qu'il sache. J'avois demandé, par une lettre qui
a passé dans ses mains, un exemplaire du
mandement que M. l'archevêque de Paris a
donné contre moi. M. du Terreaux, voulant
m'obliger, a préveim celui à qui je m'adressois,
et m'a envoyé un exemplaire de ce mandement
par M. son frère, qui, avant de me le donner,
a pris le soin de le faire promener par tout
Motiers; ce qui ne peut faire qu'un fort mau-
vais effet dans un pays où les jugemens de
Paris servent de règle, et où il m importe d'être
(*) Emile, llv. ii. (") Emile, Ur. v (des Voyages).
392
CORUi:SPOM)Ai\CE.
bien voulu. Entre nous, il y a bien de la diffé-
rence entre les deux frères pour le mérite. En-
gagez M. dû Terreaux, si jamais il m'honore
de quelque envoi, de ne le point faire passer
par les mains de son frère, et prenez, s'il vous
plaît, la même requête pour vous.
Bonjour, madame : si vous ressemblez à vos
lettres, vous êtes mon ange ; si j'étois des vô-
tres, je vous ferois ma prière tous les malins.
nultième letlre, j'<;n avois reçu une de madame
la M, de L. (la maréchale de Luxembourg],
dans laquelle, après m'avoir parlé de vos pro-
positions pour l'Angleterre, elle ajoute que
vous m'en avez fait d'autres, qu'elle aimeroit
bien mieux que j'acceptasse. Or, n'ayant point
encore reçu la lettre où vous me parlez de
l'offre de M. le P. de C. (le prince de Conii),
pouvois-je croire autre chose, sinon que l'offre
de madame de La M. (La Mare) étoit connue
et approuvée de madame de Luxembourg ?
J'étois dans cette idée quand je lui répondis.
Cependant je suis persuadé que je ne lui eu
parlai point; mais je ne me souviens pas assez
de ma lettre pour en être sûr.
Voici la lettre que vous m'ordonnez de vous
renvoyer. Mylord maréchal, qui m'honore de
ses bontés, pense comme vous sur le voyage
d'Angleterre, que vous me proposez. Je ne sais
même s il n'a pas aussi écrit à M. Hume sur
mon conipte. Je me rends donc ; et si, après le
voyage que vous vous proposez de faire dans
cette île le printemps prochain, vous persistez
à croire qu'il me convienne d'y aller, j'irai,
sous vos auspices, y chercher la paix, que je
ne puis trouver nulle part. Il n'y a que mon
état qui puisse nuire à ce projet. Les hivers ici
sont si rudes, et les approches de celui-ci me
sont déjà si contraires, que c'est une espèce de
folie d'étendre mes vues au-delà. Nous parle-
rons de tout cela dans le temps ; mais en atten-
dant, je ne puis vous cacher que je suis très-
déterminé à ne point passer par la France.. Il
faut qu'un étranger soit fou pourmeltrelepied
dans un pays où l'on ne connoît d'autre jus-
tice que la force, et où l'on ne sait pas même
ce que c'est que le droit des gens.
Vousaurez su, madame, que le roi de Prusse
a fait sur mon compte une réponse très-obli-
geante à mylord maréchal. On a fait courir
J'espère, madame, avoir gardé, sur lesobli-J dans le public un extrait de cette lettre qui
A LA MÊME.
Motiers, le S octobre 1762-
J'ai reçu dans leur temps, madame, la lettre
qae vous m'avez envoyée par M. du Terreaux,
et l'épître qui y étoit jointe. J'ai oublié de vous
en remercier; j'ai eu grand tort; mais enfin je
ne saurois faire que je ne l'aie pas oublié. Au
reste, je ne sais point louer les louanges qu'on
me donne, ni critiquer les vers que l'on fait
pour moi ; et, comme je n'aime pas qu'on me
fasse plus de bien que je n'en demande, je
n'aime pas non plus à remercier. Je suis excédé
de lettres, de mémoires, de vers, de louanges,
de critiques, de dissertations ; tout veut des ré-
ponses ; il me faudroit dix mains et dix secré-
taires: je n'y puis plus tenir. Ainsi, madame,
puisque, comme que je m'y prenne, vous avez
l'obstination d'exiger toujours une prompte ré-
ponse, et l'art de la rendre toujours nécessaire,
je vous demande en grâce de finir notre com-
merce, comme je vous demanderois de le cul-
tiver dans un autre temps.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLGRS-
Motiers-Traveri, le? octobre 1762.
géantes offres de madame de La M. (La Marc),
le secret que vous me recommandez dans votre
letlre du ^ 0 septembre. Cependant, comme je
n'ai pas un souvenir exact de ce que j'ai pu
écrire, je pourrois y avoir manqué par inad-
vertance, ayant d'abord cru que ce secret exigé
n'étoit que la délicatesse d'un cœur noble qui
ne veut point publier ses bienfaits. Il faut de
m'est honorable aussi, mais qui n'est pas vrai;
car mylord ne l'a montrée à personne, pas
même à moi. Il m'a dit seulement que le roi se
feroit un plaisir de me faire bâtir un hermitage
à ma fantaisie, et que j'en pourrois choisir moi-
même l'emplacement. Je vous avoue qu'une
offre si bien assortie à mon goût ma changé le
cœur. Je ne sais point résister aux caresses.
plus vous dire qu'avant l'arrivée de votre pé- et je suis bien heureux que jamais ministre ne
AiNNÉE 1762.
393
m'ait voulu tenter par là. J'ai répondu à iny-
lord que j'étuis touché des bontés du roi, mais
qu'il me seroit impossible de dormir dans une
maison bâtie, pour moi, d'une main royale;
et il n'en a plus été question. Madanie, j'ai trop
mal pensé et parlé du roi de Prusse pour rece-
voir jamais ses bienfaits; mais je l'aimerai
toute ma vie.
il faut que je vous supplie, madame, de
vouloir bien vous faire informer de M. Dudos.
Je crains qu'il ne soit malade. Il ma écrit avec
intérêt. Je lui ai répondu. Il m'a récrit, en mo
demandant qui éioient mes ennemis et quels, et
d'autres détails sur ma situation. Je l'ai satis-
fait pleinement dans une seconde réponse, dans
laquelle je lui ai développé toutes les menées
du poète, du jongleur, et de leurs amis. l>dns
la même lettre, je lui demande, à mon tour,
des nouvelles de ce qui se passe à Paris par
rapport à moi, selon l'offre qu'il m'en a voit faite
lui-même. Il y a de cela plus de six semaines,
et je n'entends plus parler de lui. M. Duclos
n'est certainement ni un faux ami ni un néjjli-
gent : il faut absolument qu'il soit malade. Je
vous supplie de vouloir bien me tirer de peine
sur son compte. Je n'ai point encore écrit au
chevalier de Lorenzi, et j'ai grand tort, car je
n'ai pas cessé un moment de compter sur toute
son amitié, quoiqueje le sache très-liéavccd(?s
gens qui ne m'aiment pas, mais qui feignent de
m'aimer avec ceux qui m'aimenl, et qui ne
manqueront pas d'avoir cette feinte avec lui.
Puisque vous daignez vous ressouvenir de
mademoiselle Le Vasscur, permettez, madame,
qu'elle vous témoigne sa reconnoissance, et
qu'elle vous assure do son profond respect. Le
froid augmente ici de jour en jour, et le pays
est tout couvert de neige.
Si vous aviez la bonté, madame, de m'écrire
directement, vos lettres me parviendroient
beaucoup plus tôt; car il faut qu'elles passent
ici pour aller à Neuchâtcl.
A M. MOULTOU.
Moliers-Travers, le 8 octobre 1762.
J'ai eu le plaisir, cher Moultou, d'avoir ici,
durant huit jours, l'ami Roustan et ses doux
amis ; et tout ce qu'ils m'ont dit de votre amitié
pour moi m'a plus touché que surpris. Ils ne
m'ont pas beaucoup parlé des jongleurs, et
tant mieux : c'est grand dommage de perdre,
à parler de malveillans, un temps consacré à
l'amitié. Roustan'tD'a dit que vous n'aviez pas
encore pu travailler à votre ouvrage, mais que
vous profiteriez du loisir de la campagne pour
vous y mettre tout de bon. Ne vous pressez
point, cher ami, travaillez à loisir, mais réflé-
chissez beaucoup; car vous avez fait une enire-
prise aussi difficile que grande et honorable.
Je persiste à croire qu'en l'exécutant comme je
pense, et comme vous le pouvez faire, vous
êtes un homme immortalisé et perdu. Pensez-y
bien, vous y êtes à temps encore. Mais si vous
persévérez dans votre projet, gardez mieux
votre secret que vous n'avez fait. Il n'est plus
temps de cacher absolument ce qui a transpiré,
mais parlez-en avec négligence comme d'une
enlropriso de longue haleine et qui n'est pas
prête à mettre à fin, ni près de là, et copcn-
dant allez votre train. Tout cela se peut faire
sans altérer la vérité; et il n'est pas toujours
défendu de la taire quand c'est pour la mieux
honorer.
M. V ernet m'a enfin répondu, etjesuis tombé
des nuosà la lecture de sa lettre. Il ne medenumde
qu'une rétractation authentique,aussi publique,
prétcDd-il, que l'a été la doctrine qu'il veut
que je rétracte. Nous sommes loin de compte
assurément. Mon Dieu, que les ministres se
conduisent étourdiment dans cette affaire 1 Le
décret du parlement de Paris leur a fait à tous
tourner la tête. Ils avoient si beau jeu pour
pousser toujours les prêtres on avant ot se tirer
de côté ! mais ils veulent absolument faire cause
commune avec eux. Qu'ils fassent donc^ ils
me mettront fort à mon aise : Tros Ruiulvsve
fuat, j'aurai moins à discerner où portent mes
coups; etJB vous réponds que tout roguos qu'ils
sont, je suis fort trompé s'ils ne les sentent.
Quand on veut s'érigor en juge du christia-
nisme, il faut le connoître mieux que ne font
cesmossieurs; et je suis étonné qu'on ne se soit
pas encore avisé de leur apprendre que leur tri-
bunal n'est pas si suprême qu'un chrétien n'en
puisse appeler. Il me sonible que je vois J. J.
Rousseau élevant une statue à son pasteur Mor.t-
moliin sur la lêto des autres ministres, et le
vcriuonx Moultou couronnant cette statue do
594
COIUIESPONDANGE.
ses propres lauriers. Toutefois je n'ai point en-
core pris la plume ; je veux même voir un peu
mieux la suite de tout ceci avant de I;» prendre.
Peut-être l'effet de cet écrit m'en dis^ensera-
t-il. Si la chaleur que l'indignation commence
à me rendre s'exhale sur le papier, je ne lais-
serai du moins rien paroître avant que d'en
conférer avec vous.
J'avois encore je ne sais combien de choses à
vous dire ; mais voilà mes chers hôtes prêts à
partir : ils ont une longue traite à faire, ils
vont à pied, et il ne faut pas les retenir. Adieu,
je vous embrasse tendrement.
AU MÊME.
Motiers-Travers, le SU octobre 1762.
J'ai eu l'ami Deluc, comme vous me l'aviez
annoncé. Il m'est ai rivé malade; je l'ai soigné
de mon mieux, et il est reparti bien rétabli.'
G est un excellent ami, un homme plein dé
sens, de droiture et de vertu ; c'esl le plus hon-
nête et le plus ennuyeux des hommes. J'ai de
l'amitié, de l'estime, et même du respect pour
lui, mais je redouterai toujours do le voir. Ce-
pendant je ne l'ai pas trouvé tout-à-fait si assom-
mant qu'à Genève : en revanche, il m'a laissé
ses deux livres (*) ; j'ai même eu la foiblesse de
promettre de les lire, et do plus, j'ai com-
mencé. Bon Dieu, quelle lâche ! moi qui rie
dors point I J'ai de l'opium au moins pour deux
ans. Il voudroit bien me rapprocher de vos
messieurs, et moi aussi je le voudrois de tout
mon cœur; mais je vois clairement que ces
gens-là, mal intentionnés comme ils sont, vou-
dront me remettre sous la férule ; et s'ils n'ont
pas tout-à-fait le front de demander des rétrac-
tations de peur que je ne les envoie promener,
ils voudront des éclaircissemens qui cassent les
vitres, et qu'assurément je ne donnerai qu'au-
tant que je le pourrai dans mes principes ; car
Irès-certîiinemeni ils ne me feront point dire ce
que je ne pense pas. D'ailleurs n'est-il pas plai-
sant que ce soit à moi de faire les frais de la
(*) François Deluc, mort enJTSO, est père des deux célèbres
gf'otosucs de ce nom. I,cs deux seuls ouvrages qu'on connoisse
«1« lui sont : Lettre centre la Fable des Abeilles, \n-\2, et
Observations sur les écrits de quelques Savans incrédules.
Genève, «762, in-8". G. P. !
réparation des affronts que j'ai reçus? On com-
mence par brûler le livre, et l'on demande des
éclaircissemens après. En un mol, ces mes-
sieurs, que je croyois raisonnables, sont ca-
fards comme les autres, et, comme eux, sou-
tiennent par la force une doctrine qu'ils ne
croient pas. Je prévois que tôt ou tard il fau-
dra rompre : ce n'est pas la peine de renouer.
Quand je vous verrai, nous causerons à fond
de tout cela.
Vous avez très-bien vu l'état de la question
sur le dernier chapitre du Contrat social, et la
critique de Iloustan porte à faux à cet égard :
mais comme cela n'empêche pas, d'ailleurs, que
son ouvrage ne soit bon, je n'ai pas dû l'enga-
ger à jeter au feu un écrit dans lequel il me ré-
fute; et c'est pourtant ce qu'il auroit dû faire si
je lui avois fait voir combien il s'est trompé. Je
trouve dans cet écrit un zèle pour la liberté qui
me le fait aimer. Si les coups portés aux tyrans
doivent passer par ma poitrine, qu'on la perce
sans scrupule, je la livrerai volontiers.
Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de l'aima-
ble dame qui daigne s'intéresser pour ntoi. Pour
les lacets, l'usage en estcoiisacré,eije n'en suis
plus le maître. Il faut, potrr en obtenir un,
qu'elle ah la bonté de redevenir fille, de se re-
marier de nouveau, et de s'engager à nourrir
de son lait son premier enfant. Pour vous, vous
avez des filles : je déposerai dans vos mains
ceux qui leur sont destinés. Adieu, cher ami.
A M. DE MALESUERBES.
ïlotiers-'fravers, le 26 octobre 1762.
Permettez, monsieur, qu'un homme tant de
fois honoré de vos grâces, mais qui ne vous
en demanda jamais que de justes et d honnêtes,
vous en demande encore une aujourd'hui. L'hi-
ver dernier, je vous écrivis quatre lettres con-
sécutives sur mon caractère et l'histoire de mon
âme dont j'espérois que le calme ne finiroit
plus (*), je souhaiterois extrêmement d'avoir
une copie de ces quatre lettres, et je crois que
le sentiment qui les a dictées mérite cette com-
plaisance de votre part. Je prends donc la li-
berté de vous demander cette copie ; ou si vous
(*) Voyez tome I", page 391 et suivantes.
ANiNEE 17G2.
395
aimez mieux m'envoyer les originaux, je ne
prendrai que le temps de les transcrire , et vous
les enverrai, si vous le désirez, dans peu de
jours. Je serai , monsieur, d autant plus sensi-
ble à cette grâce, qu'elle m'apprendra que mes
malheurs n'ont point altéré votre estime et vos
bontés pour moi, et que vous ne jugez point
les hommes sur leur destinée.
Recevez, monsieur, les assurances de mon
profond respect.
Mon adresse est à Motiers-Travers, comté
de Neufchûtel, parPontarlier; et leslettresqui
ne sont point contre-signées doivent être af-
iranchics jusqu'à Pontarlicr.
A H. HOUCHON,
Ministre du Saint Évangile, à Genève.
Motiers, le 29 octobre «762.
Bien obligé, très-cher cousin, de votre bonne
visite, de votre bon envoi, de votre bonne let-
tre, et surtout de votre bonne amitié, qui donne
du prix à tout le reste. Je vous assure que si
vous avez emporté ici quelque souvenir agréa-
ble, vous y avez laissé bien des consolations.
Vous me faites bénir les malheurs qui m'ont at-
tiré de tels amis. Et quel cas nedois-je pas faire
d'un attachement formé par l'épreuve qui en
brise tant d'autres? Vous me devez maintenant
tous lessentimens que vous m'avez inspirés, et
vous ne pourrez, sans ingratitude, oublier de
votre vie que les deux larmes que vous avez
versées à notre premier abord, sont tombées
dans mon cœur.
C'est un petit mal que la qualité de citoyen
ne soit pas énoncée dans le baptistaire, j'ai tou-
jours été plus jaloux des devoirs que des droits
de ce titre honorable. Je me suis toujours fait
un devoir de peu exiger des hommes : en
échange du bien que j'ai tâché de leur faire, je
ne leur ai demandé que de ne me point faire de
mal. Vous voyez comment je l'ai obtenu. Mais
n'importe, ils auront beau faire, je serai libre
partout, malgré eux.
Si je vous ai tenu quelques mauvais propos,
au sujet de Tailas, ce dont je ne me souviens
point, j'ai eu tort, et je vous prie de l'oublier.
Il est bon qu'une amitié aussi généreuse que
la vôtre commence par avoir quelque chose a
pardonner. Je n'approuve pas , de mon côté ,
que vous en ayez payé le port. Je vous prie
d'en ajouter le déboursé à celui du baptistaire
et au prix de l'atlas, qu'un ami sera chargé de
vous rembourser.
Mille choses, je vous supplie, à l'honnête
anonyme (*) dont je vous ai montré la lettre;
vous savez combien elle m'a touché; vous n'a-
vez là-dessus à lui dire que ce que vous avez
vu vous-même. Adieu , cher cousin , je vous
embrasse et vous aime de tout mon cœur.
Je dois une lettre au bon et aimable Beau-
château, mais je ne sais comment lui écrire,
n'ayant pas son adresse (**).
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Le 50 octobre 4762.
Eh m'annonçant, madame, dans votre lettre
du 22 septembre (c'est, je crois, le 22 octobre),
un changement avantageux dans mon sort (***) ,
vous m'avez d'abord fait croire queles hommes
qui me persécutent s'étoicnt lassés de leurs mé-
chancetés, que le parlement de Paris avoit levé
son inique décret, que le magistrat de Genève
avoit reconnu son tort, et que le public me
Fondoit enfin justice. Mais loin de là, je vois ,
par votre lettre même, qu'on m'intente encore
de nouvelles accusations : le changement de
sortque vous m'annoncez se réduit à des offres
de subsistances dont je n'ai pas besoin quanta
présent; et comme j ai toujours compté pour
rien, même en santé, un avenir aussi incertain
que la vie humaine, c'est pour moi, je vous
jure, la chose la plus indifférente que d'avoir
à dmer dans trois ans d'ici.
Il s'en faut beaucoup cependant, que je sois
(') Cet anonyme étoit M. Philippe Robin, citoyen distingué
par son wérite'et sestalens. {Noie de M. lUouchon.)
(") Cette lettre de J. J. Rousseau fut écrite à la suite d'un
voyage que tirent en octobre 4762, à Moliers-Travers, trois
jeunes Genevois, pour y visiter leur célèbre compatriote, après
sétre askui'és de sa disposition à les recevoir. Ces Genevois
étoiriit MM. les ministres Moucboa et Roustan, et M. Beau-
chàtcau, horloger. M. P.
('"; Daus sa leUre, madame de Boufflers, prévenue par my-
iord maréchal, engageoit Rousseau à accepter les offres du roi
de Prusse. G. P.
:ii)6
COUKESPOKDANCK.
insensible aux bontés du roi de Prusse; au con-
traire.elles augmentent un sentiment très-doux,
savoir, l'attachement que j'ai conçu pour ce
grand prince. Quant à l'usage que j'en dois
faire, rien ne presse pour me résoudre, et j'ai
du temps pour y penser*
A l'égard des offi es de M. Stanlay , comme elles
sont toutes pour votre compte, madame, c'est
àvousde lui enavoirl'obligation.Je n'ai point ouï
parler de la lettre qu'il vous a du m'avoir écrite.
Je viens maintenant au dernier article de
votre lettre, auquel j'ai peine à comprendre
quelque chose, et qui me surprend à tel point,
surtout après les entretiens que nous avonseus
sur cette matière, quej'airegardé plus d'une fois
à l'écriture pour voir si elle éioit bien de votre
main. Je nesaiscequevouspouvez désapprou-
ver dans la lettre que j'ai écrite à mon pasteur
dans une occasion nécessaire. A vous entendre
avec votre ange, on diroit qu'il s'agissoil d'em-
brasser une religion nouvelle, tandis qu'il ne
s'agissoit que de rester comme auparavant
dans la communion de mes pères et de mon
pays, dont on cherchoit à m'exclurc : il ne fal-
loit point pour cela d'autre ange que le vicaire
savoyard. S'il consacroiten simplicité de con-
science dans un culte plein de mystères incon-
cevables, je ne vois pas pourquoi J. J. Rous-
seau ne communieroit pas de même dans un
culte où rien ne choque la raison ; el je vois
encore moins pourquoi , après avoir jusqu'ici
professé ma religion chez les catholiques sans
que personne m'en fît un crime, on s'avise tout
d'un coup de men faire un fort étrange de ce
que je ne la quitte pas en pays protestant.
Mais pourquoi cet appareil d'écrire une let-
tre? Ah ! pourquoi? Le voici. M. de Voltaire
me voyant opprimé par le parlement de Paris,
avec la générosité naturelle à lui et à son parti
saisit ce moment de me faire opprimer de même
à Genève, et d'opposer une barrière insurmon-
table à mon retour dans ma patrie. Un des plus
sûrs moyens qu'il employa pour cela fut de me
faire regarder comme un déserteur de ma reli-
gion : car là-dessus nos lois sont formelles, et
tout citoyen ou bourgeois qui ne professe pas
la religion qu'elles autorisent perd par là même
son droit de cité. \\ travailla donc (ie toutes ses
forces à soulever les ministres : il ne réussit pas
avec ceux de Genève, qui le conuoissent ; mais
il ameuta tellement ceux du pays dcVaud,
que, malgré la protection et l'amitié de M. le
bailli d'Yvcrdun et de plusieurs magistrats , il
fallut sortir du canton de Borne. On tenta do
faire la même chose en ce pays; le magistral
municipal de Neuchâtel défendit mon livre; la
classe des ministres le déféra ; le conseil d'état
alloit le défendre dans tout l'état, et peut-être
procéder contre ma personne ; mais les ordres
de mylord maréchal et la protection déclarée
du roi l'arrêtèrent tout court; il fallut me laisser
tranquille. Cependant le temps de la commu-
nion approchoit, et cette époque alloit décider
si j'élois sé[)aré de l'Église protestante ou si je
nel'étoispas. Dans celte circonstance, ne vou-
lant pas m'cxposer à un affront public, ni non
plus constater tacitement, en ne me présentant
pas, la désertion qu'on me reprochoit, je pris
le parti d'écrire à M. de JVlontmpllin , pasteur
de la paroisse, une lettre qu'il a fait courir,
mais dont les vollairiensontprissoin de falsifier
beaucoupde copies. J'étois bienéloigné d'atten-
dre de celte lettre l'effet qu'elle produisit : je la
regardois comme une protestation nécessaire,
et qui auroit son usage en temps et lieu. Quelle
fut ma surprise et ma joie de voir dès le lende-
main chez moi M. de Montmollin me déclarer
que non-seulement il approuvoit que j'appro-
chasse de la sainte table, mais qu'il m'en prioit
el qu'il m'en prioit de l'aveu unanime de tout
le consistoire, pour l'édification de sa paroisse,
dont j'avois l'approbation etlcstime ! Nous eû-
mes ensuite quelques conférences, dans les-
quelles je lui développai franchement mes
sentimens tels à peu près qu'ils sont exposés
dans la Profession de foi du vicaire, appuyant
avec vérité sur mon attachement constant à
l'Évangile et au christianisme, et ne lui dégui-
sant pas non plus mes difficultés et mes doutes.
Lui, de son côté, connoissant assez mes sen-
timens par mes livres, évita prudemment les
points de doctrine qui auroient pu m'arrêter ou
le compromettre; il ne prononça pas même le
mot de rétractation, n'insista sur aucune expli-
cation ; et nous nous séparâmes contens l'un de
l'autre. Depuis lors j'ai la consolation d'être re-
connu membre de son Église. 1! faut être op-
primé, malade, et croire en Dieu, pour sentir
combien il est doux de vivre parmi ses frères.
M. de Montmollin, ayant à justifier sa con-
ANNÉE 1762.
597
dune devant ses confrères, fit courir ma lettre.
Elle a fait à Genève un effet qui a mis les vol-
tairiens au désespoir, et qui a redoublé leur
rage. Des foules de Genevois sont accourus à
Motiers, m'embrassantavec dés larmes de joie,
el appelant hautement M. de Montmollin leur
bienfaileur et leur père. Il est môme sur que
cette affaire auroit des suites pour peu que je
fusse d'humeur à m'y prêter. Cependant il est
vrai que bien des ministres sont mécontens.
Voilà, pour ainsi dire, la Profession de foi du
vicaire approuvée en tous ses points par un de
leurs confrères : ils ne peuvent digérer Cola. .
Les lins murmurent, les autres menacent dé-
crire; d'autres écrivent en effet; tous veulent
absolument des rétractations et clés explications
qu'ils n'auront jamais. Que dois-je faire a pré-
sent, madame, à votre avis ? Irai-je laisser mon
digne pasteur dans les lacs où il s'est mis pour
l'amour de moi? L'abandonnerai-je à la censure
de ses confrèi-es? au toriserai-je cette censure
par ma conduite et par mes écrits? et démen-
tant la démarche que j'ai faite, lui laisserai-je
toute la honte et tout le' repentir de s'y être
prêté? Non, non, madame; on me traitera
d'hypocrite tant qu'on voudra, noaisje ne serai
ni un pei;lide ni un lâche. Je tie renoncerai
point à la religion de mes pères, à cette religion
si raisonnable, si pure, si conforme à la simpli-
cité de l'Evangile, où je suis rentré de bonne
fois depuis nombre d'années, et que j'ai depuis
toujours hautement professée. Je n'y renoncerai
point au moment où elle fait toute la consola-
lion de ma vie, et où il importe à 1 honnête
homme qui m'y a maintenu que j'y demeure
sincèrement attaché. Je n'en conserverai pas
non plus les liens extérieurs, tout chers qu'ils
me sont, aux dépens de la vérité ou dé ce que
je prends pour elle ; et l'on pourroit m'excom-
nmnier et me décréter bien des fois avant de me
faire dire ce que je ne pense pas. Du reste, je me
consolerai d'une imputation d'hypocrisie sans
traisemblance et sans preuves. Un auteur qu'on
bannit, qu'on décrète, qu'on brûle, pour avoir
dit hardiment ses sentimens, pour s'être nommé,
pour ne vouloir pas se dédire ; un citoyen ché-
lissant sa patrie, qui aime mieux renoncer à
son pays qu'à sa franchise, et s'expatrier que
so démentir, est un hypocrite d'une espèce
assea nouvelle. Je ne connois dans cet état.
qu'un moyen de prouver qu'on n'est pas un
hypocrite; mais cet expédient auquel mes en-
nemis veulent me réduire ne me conviendra ja-
mais,quoiqu'il arrive; c'est d'êtreun impie ou-
vertement. De grâce, expliquez-moi donc, ma-
dame, ce que vous voulez dire avec votre ange,
et ce que vous trouvez à reprendre à tout cela.
Vous ajoutez, madanre, qu'il falloit que j'at-
tendisse d'autres circonstances pour professer
ma religion; vous avez voulu dire pour conti-
nuer de la professer. Je n'ai peut-être que trop
attendu par une fierté dont je nesaurois me dé-
faire. Je n'ai fait aucune démarche tant que les
ministres m'ont persécuté; mais quand une fois
j'ai été-sous la protection du roi, et qu'ils n'ont
plus pu me rien faire, alors j'ai fait mon devoir,
ou ce que j'ai cru l'être. J'attends que vous
m'appreniez en quoi je me suis trompé.
' Je Vous envoie l'extrait d'un dialogue de
M. de Voltaire avec un ouvrier de ce pays-ci
qui est à son service. J'ai écrit ce dialogue de
niémoire, d'après le récit de M. de Montmollin,
qui ne me l'a rapporté lui-même que sur le ré-
cit de l'ouvrier, il ya plus de deux mois. Ainsi,
le tout peut n'être pas absolument exact, mais
les traits principaux sont fidèles, car ils ont
frappé M. de Montmollin; il les a retenus, et
vous croyez bien que je ne les ai pas oubliés.
Vous y verrez que M. de Voltaire n'avoit pas
attendu la démarche dont vous vous plaignez
pour me taxer d'hypocrisie.
Conversation de M. de Voltaire avec un de ses
ouvriers du comté de Neuchâtel.
M. DE VOLTAIRE.
Est-il vrai que vous êtes du comté de Neu-
chAtel?
l'ouvrier.
Oui, monsieur.
M. DE VOLTAIRE.
Etes-vous de Neuchâtel niême?
LODVRIKR.
Non, monsieur; je suis du village de Bulle,
dans la vallée de Travers.
M. DE VOLTAIRE.
Butte! cela est-il loin de Motiers't
l'ouvrier.
K une petite lieue.
398
CORRESPONDANCE.
M. DE VOLTAIRE.
Vous avez dans votre pnys un certain per-
sonnage de celui-ci qui a bien fait des siennes.
l'ouvrier.
Qui donc, monsieur?
M. DE VOLTAIRE.
Un certain Jean-Jacques Rousseau. Le con-
iioissez-vous?
l'ouvrier.
Oui, monsieur; je l'ai vu un jour à Butte,
dans le carrosse de M. de Montmoliin, qui se
promenoit avec lui.
M. DE VOLTAIRE.
Comment! ce pied-plat va en carrosse! le
voilà donc bien fier !
l'ouvrier.
Oh 1 monsieur, il se promène aussi à pied. Il
court comme un chat maigre, et grimpe sur
toutes nos montagnes.
M. DE VOLTAIRE.
Il pourroit bien grimper quelque jour sur
une échelle. H eût été pendu à Paris s'il ne se
fût sauvé ; et il le sera ici s'il y vient.
l'ouvrier-.
Pendu , monsieur ! 11 a l'air d'un si bon
homme ! eh mon Dieu! qu'a-t-il donc fait?
M. DE voltaire.
Il a fait des livres abominables. C'est un
impie, un athée.
l'ouvrier.
Vous me surprenez. Il va tous les dimanclies
à l'église.
M. DE voltaire.
Ah! l'hypocrite! Et que dit-on de lui dans
le pays ? V a-i-il quelqu'un qui veuille le
voir?
l'ouvrier.
Tout le monde, monsieur; tout le monde
l'aime. Il est recherché partout; et on dit que
mylord lui fait aussi bien des caresses.
M. DE VOLTAIRE.
C'est que mylord ne le connoit pas, ni vous
non plus. Attendez seulement deux ou trois
mois, et vous connoîtroz l'homme. Les gens de
Montmorency, où il demeuroit, ont fait des
feux de joie quand il s'est sauvé pour n'être pas
pendu. C'est un homme sans foi, sans hon-
neur, sans religion.
L OUVRIER.
Sans religion, monsieur! mais on dit que
vous n'en avez pas beaucoup vous-même.
M. DE VOLTAIRE.
Qui? moi, grand Dieu ! et qui est-ce qui dit
cela ?
l'ouvrier.
Tout le monde, monsieur.
M. DE VOLTAIRE.
Ah ! quelle horrible calomnie I Moi qui ai
étudié chez les jésuites, moi qui ai parlé de
Dieu mieux que tous les théologiens !
l'ouvrier.
Mais, monsieur, on dit que vous avez fait
bien des mauvais livres.
M. de voltaire.
On ment. Qu'on m'en montre un seul qui
porte mon nom, comme ceux de ce croquant
portent le sien, etc.
AU roi DE PRUSSE.
Du 30 octobre 1763.
Sire,
Vous êtes mon protecteur et mon bienfai-
teur, et je porte un cœur fait pour la recon-
noissance : je viens m'acquiiter avec vous, si je
puis.
Vous vouiez me donner du pain ; tfy a-t-il
aucun de vos sujets qui en manque? Otez de
devant mes yeux cette épée qui m'éblouit et
me blesse; elle n'a que trop fait son devoir,
et le sceptre est abandonné. La carrière esî
grande pour les rois de votre étoffe, et vous
êtes encore loin du terme: cependant le temps
presse, et il ne vous reste pas un moment à
perdre pour aller au bout.
Puissé-je voir Frédéric le juste et le redouté
couvrir ses états d'un peuple nombreux dont
il soit le père! et J. J. Rousseau, l'ennemi des
rois, ira mourir au pied de son trône {*).
(*) Voilà le texte de cette lettre, tel qu'il existe dans l'édition
de Genève (1762, troisième volume du supplément). Après ces
mots : fias un moment à perdre jiour aller au bout, oalrome
cette note des éditeurs :
• Daus le brouillard de cette lettre, il y avoit, au lien de
• cette phrase : Sondfz bien votre cœur, 6 Frédéric! vou*
» convient-il de mourir sans avoir été le ■plus grand des
» hommes ? Età la fin de la lettre, cette autre pîirase : f^oilà
> sire, ce qvej'avois à vous dit c ; il ett dovnr à peu dervis
ANNÉE 1762.
309
k MYLORD MARECHAL.
, Ko lui envoyant la lettre précédente.
A Molicn, le t" novembre «762.
Je sens bien, mylord, le prix de votre lettre
à madame de Boufders; mais elle ne m'ap-
prend rien de nouveau, et vos soins généreux
ne peuvent désormais pas plus me surprendre
qu'ajouter à mes sentimens. Je crois n'avoir
pas besoin de vous dire combien jesuis touché
des bontés du roi : mais, pour vous faire mieux
sentir l'effet de vos bontés et des siennes, je
dois vous avouer que je ne l'aimois point au-
paravant, ou plutôt on m'avoit trompé; j'en
haïssois un autre sous son nom. Vous m'avez
fait un cœur tout nouveau, mais un cœur à
l'épreuve, qui ne changera pas plus pour lui
que pour vous.
J'ai de quoi vivre deux ou trois ans, et
jamais je n'ai poussé si loin la prévoyance :
mais fussé-je prêt à mourir de faim, j'aimerois
mieux, dans l'état actuel de ce bon prince,
en ne lui étant bon à rien, aller brouter l'herbe
et ronger des racines que d'accepter de hii un
morceau de pain. Que ne puis-je bien plutôt,
à l'insu de lui-même et de tout le monde, aller
jeter la pite dans un trésor qui lui est néces-
1 d^ l'entendre, etiln'est donné à aucun de l'entendredeux
» fois. »
Dn Peyrou, dans son recueil publié en t790, présente un
texte qui diffère en plusieurs points de celui de l'édition de
Geoève. En voici les variantes :
Texte de l'édition de t790. Textede l'édition de Genève.
.... Je veux m'acquitter... ... Je viens m'acquitter...
.... cette épée...elie n'a que ... cette épée... elle u'a que
trop bien fait son service, et... trop fait son devoir, «t...
La carrière des rois de votre La carrière est grande pour
étoife est grande, et... les rois de votre étoffe, et...
... pas un moment i perdre ... pas un inoment à perdre
pour y arriver. Sondez bien vo- pour aller au bout.
Ire cœur, ô Frédéric! Pourrez-
vous vous résoudre à mourir
sans avoir été le plus grand des
hommes ?
Pnissé-je voir... couvrir en- Puissé-je voir... couvrir ses
lin ses états, etc. états, etc.
Que votre majesté, sire, dai-
gne agréer mon profond res-
pect,
Tolède du Peyrou. « Je donne ici cette lettre telle qu'elle
> se tronve dans un brouillon de rauteur, par lui corrigé et
• resté entre mes maios- Mais il faut aussi la donner telle
» (|u'elle a paru dans l'édition de Genève, d'après un autre
B brouillon, lequel, passé de mes mains en celles de M. Moul-
■ tou, n'y est plus rentré- La voici donc. > Puis il présente le
texte tel que nous l'avons imprimé cv-dessus. u, P.
saire, et dont il sait si tien user! je n'aurois
rien fait de ma vie avec plus de plaisir. Lais-
sons-lui faire une paix glorieuse, rétablir ses
finances, et revivifier ses états épuisés; alors,
si je vis encore et qu'il conserve pour moi
les mêmes bontés, vous verrez si je crains ses
bienfaits.
Voici, mylord, une lettre que je vous prie
de lui envoyer. Je sais quelle est sa confiance
en vous, et j'espère que vous ne doutez pas de
la mienne; mais ce qui est convenable mar-
che avant tout. La lettre ne doit être vue que
du roi seul, à moins qu'il ne le permette.
J'envoie à votre excellence un paquet dont je
la supplie d'agréer le contenu ; ce sont des
fruits de mon jardin. Ils ne sont pas si doux
que les vôtres : aussi n'ont-ils été arrosés que
de lairmes. '
Mylord, il n'y a pas de jour qtie mon cœur
ne s'épanouisse en songeant à notre château
en Espagne. \\\ ! que ne peut-il faire le qua-
trième avec nous, ce digne homme que le ciel
a condamné à pftyer si cher la gloire, et à ne
connoître jamais le bonheur de la vie I Rece-
vez tout mon respect.
A M. MOULTOU.
13 novembre .1763.
Vous ne saurez jamais ce que votre silence
m'a fjit souffrir; mais votre lettrem'a rendu la
vie, et l'assuranceque vous me donnez mé tran-
quillise pour le reste de mes jours. Ainsi écri-
vez désormais à votre aise ; votre silence ne
m'alarmera plus. Mais, cher ami, pardonnez
les inquiétudes d'un pauvre solitaire qui ne sait
rien de ce qui se passe, dont tant de cruels sou-
venirs attristent l'imagination, qui ne connolt
dansla vie d'autre bonheur que l'amitié, et qui
n'aima jamais personne autant que vous. Félix
se nescit amari, dit le poète ; mais moi je dis :
Félix nescit amare. Des deux côtés, les circon-
stances qui ont serré notre attachement l'ont
mis à l'épreuve, et lui ont donné la solidité
d'une amitié de vingt ans.
Je ne dirai pas un mot à M. de Montmoliin
pour la communication de la lettre dont vous
me parlez ; il fera ce qu'il jugera convenable
pour son avantage*; pour moi, je ne veux pas
400
CORRESPONDANCE.
faire un pas ni dire un mot de plus dans toute
celle affaire , et je laisserai vos gens se déme-
ner comme ils voudront, sans m'en mêler, ni
répondre à leurs chicanes. Ils prétendent me
traiter comme un enfant, à qui l'on commence
par donner le fouet, et puis oh lui fait deman-
der pardon. Ce n'est pas tout-à-fait mon avis.
Ce n'est pas moi qui veux donner des éclair-
cissemens; c'est le bonhomme Deluc qui veut
que j'en donne, et je suis très-fàché de ne pou-
voir en cela lui complaire; car il m'a tout-à-l'ait
gagné le cœur ce voyage, et j'ai été bien plus
content de lui que je n'espérois. Puisqu'on n'a
pas été content de ma lettre, on ne le seroil pas
non plus de mes éclaircissemens. Quoi qu'on
fasse, je n'en veux pas dire plus qu'il n'y en a;
et quand on me presseroit sur le reste, je crain-
dois que M. de Monimollin ne fût compromis ;
ainsi je ne dirai plus rien ; c'est un parti pris.
Je trouve, en revenant sur tout ceci, que
nous avons donné trop d'importance à cette
affaire : c'est un jeu do sots enfans dont on se
* fâche pour un mometlt, mais dont on ne fait
que rire sitô-t qu'on est de sïing-froid. Je veux,
pour m'égayer, battre ces gens-là par leurs
propres armes; puisqu'ils aiment tant à chica-
ner, nous chicanerons, et je ferai en sorte que,
voulant toujours attaquer, ils seront forcés de
86 tenir sur la défensive. Il est impossible, dé
celte manière, que je me compromette, parctf
que je ne défendrai point mon ouvrage, je ne
ferai qu'éplucher les leurs ; et il est impossible
qu'ils ne me donnent point toutes les prises
imaginables pour me moquer d'eux : car mes
objections étant insolubles ils ne le résoudront
jamais sans dire force bêtises, dont je me ré-
jouis d'avance de tirer parti. Gardez-vous bien
d'empêcher l'ouvrage de M. Verncs de paroî-
tre. Si je le prends en gaîté, comme je l'espère,
il me fera faire un peu de bon sang dont j'ai
grand besoin.
Vous voyez que ce projet ne rend point votre
travail inutile ; tant s'en faut. La besogne en-
tre nous sera très-bien partagée; vous aurez
défendu l'honneur de votre ami, et moi j'aurai
désarmé mes censeurs. Vous ferez mon apolo-
gie, et moi la critique de ceux qui m'auront at-
taqué. Vous aurez paré les coups qu'on me
porte, et moi j'en aurai porté quelques-uns.
[I faut que je sois devenu tout d'un coud fort
malin, car je vous jure que les mains me dé-
mangent ; le genre polémique n'est que trop do
mon goût; j'y avois renoncé pourtant. Que
n'ai-je seulement un peu de santé 1 Ceux qui
me forcent à le reprendre ne s'en trouveroient
pas long-temps aussi bien qu'ils l'ont espéré,
Je ne me remets point l'écriture des deux li-
gnes qui terminent votre lettre; mais si l'on
croit que la lettre de M. de Monimollin à M. Sa-
razin nous soit bonne à quelque chose , il faut
la lui demander à lui-même ; car je ne veux pas
faire cette démarche-là. Adieu, cher Moultou.
Je vous prie de rembourser à M. Mouchon
le prix d'un atlas qu'il m'a envoyé, le port du-
dit atlas qu'il a affranchi, et les frais de mou
extrait baptistaire, quil a pris la peine de m'en-
voyer aussi. Je vous dois déjà quelques ports
de lettres ; ayez la bonté de tenir une note de
tout cela jusqu'au printemps.
J'oubliois de vous manquer que le roi de
Prusse m'a fait faire, par mylord maréchal ,
des offres très-obligeantes, et d'une manière
dont je suis pénétré.
> . AU MKME.
Môtiers-Travers, le 15 novembre 17te.
Je reçois à l'instant, cher ami, une lettre
de M. Deluc , que je viens d'envoyer à M. de
Montniollin, sans le solliciter de rien, mais le
priant seulement de me faire dire ce qu'il a ré-
solu de faire quant à la copie qu'on lui de-
mande, afin que je m'arrange aussi de mon
côté en conséquence de ce qu'il aura fait. S'il
prend le parti d'envoyer cette copie, moi, de
mon côté, je lui écrirai en peu de ligires la let-
tre d'éclaircissement que M. Deluc souhaite,
laquelle pourtant ne dira rien de plus que la
précédente , parce qu'il n'est pas possible de
dire plus. S'il ne veut pas envoyer cette copie,
moi, de mon côté , je ne dirai plus rien ; j'en
resterai là, et continuerai de vivre en bon chré-
tien réformé, comme j'ai fait jusqu'ici de tout
mon pouvoir.
Le moment critique approche où je saurais!
Genève m'est encore quelque chose. Si les Gé-
nçvois se conduisent comme ils le doivent , je
me reconnoîtrai toujours leur concitoyen, et
les aimerai comme ci-devant. S'ils me nian-
ANNKE i762.
401
qucnt dans cette occasion, s ils oublient quels
affronts et quelles insultes ils ont à réparer en-
veremoijeneccsserai point do les aimer; mais,
du reste, mon parti est pris.
Je ne puis répondre à M. Deluc cet ordi-
naire, parce que ma réponse dépend de celle
de M. de Monimollin, qui m'a fait dire simple-
ment qu'il viendroit me voir ; car, depuis plu-
sieurs semaines, l'état où je suis ne me permet
pas de sortir. Or, comme la poste part dans
peu d'heures, il n'est pas vraisemblable que
j'aie le temps (récrire : ainsi je n'écrirai à
M. Deluc que jeudi au soir. Je vous prie de le
lui dire, afin qu'il ne soit pas inquiet de mon
silence.
Il est certain que, quoi qu'il arrive, je ne
demeurerai jamais à Genève, cela est bien dé-
cidé. Cependant je vous avoue que les appro-
ches du moment qui décidera si je suis encore
Genevois, ou si je ne le suis plus, me donnent
une vive agitation de cœur. Je donnerois tout
au monde pour être à la fin du mois prochain.
Âdicu, cher ami.
A MADAME LATOUR
Motiers. 21 noven!brel762.
Tu m'aduli, ma tu mi piaci. Il faut se ren-
dre, madame ; je sens tous lesjouis mieux qu'il
est impossible à mon cœur de vous résister.
Plus je gronde, plus je m'enlace; et, à la ma-
nière dont vous me permettez de ne vous plus
écrire, vous êtes bien sûre de n'être pas prise
au mot. Oui, vous êtes lomme; je le sens à vo-
tre ascendant sur moi; je le sens à votre adresse,
et il y a longtemps que je ne m'avise plus d'en
douter. Je ne tenterai donc plus de briser ces
chaînes si pesantes que vous me doimez si lé-
gèrement ; mais, de grâce, allégez-en le poids
vous-même ; soyez aussi bonne que charmante;
acceptez mes hommages en compensation de
ma négligence, et ne comptez pas si rigoureu-
sement avec votre serviteur.
Il est certain, madame, que j'ai eu tort de
parler encore à M. de Ilougemont de ce que je
vous avois dit au sujet de M. du Terreaux ;
mais la manière dont vous m'aviez répondu me
faisoit douter que vous en parlassiez à M. son
frère, et il convenoit cependant qu'il le sût.
T. IV.
Voilà, non l'excuse, mais la raison de moa
tort.
Je vous prie, madame, d'être bien persuadée
de deux choses; l'une, que si vous eussiez
gardé avec moi le silence que j'avois mérité,
je n'aurois eu garde de vous laisser faire, du
moins jusqu'à moublier : pour peu que vous
eussiez encore différé à m'écrire, je vous au-
rois sûrement prévenue; et, quelque touché
que je sois de votre lettre, je suis presque fâ-
ché que vous ne m'ayez pas donné cette occa-
sion de vous marquer mon empressement et
mon repentir. L'autre vérité que je vous sup-
plie de croire est que, bien que l'on ne se cor-
rige point à mon âge, et que je ne puisse,
sans vous tromper, vous promettre plus d'exac-
titude que par le passé, j'ai pourtant le cœur
pénétré de vos bontés, et très-zélé pour m'en
rendre digne. Voilà, madame, que j'écrive ou
non, sur quoi vous devez toujours compter.
A M. MOULTOU.
MoUen, 2S novembre 1762.
Je m'étois attendu, cher ami, à ce qui vient
de se passer ; ainsi j'en suis peu ému. Peut-être
n'a-t-il tenu qu'à moi que cela ne se passât au-
trement. Mais une maxime dont je ne me dé-
partirai jamais, est de ne faire de mal à per-
sonne. Je suis charmé de ne m'en être pas dé-
parti en cette occasion ; car je vous avoue que la
tentation étoit vive. Savez-vous à quel jeu j'ai
perdu M. Marcet? Il me paroît certain que je
l'ai perdu. J'auroiscru pouvoir compter sur un
ancien ami de n»on père. Je soupçonne que l'a-
mitié de M. Deluc m'a ôié la sienne.
Je suis charmé que vous voyez enfin que je
n'en ai déjà que trop fait. Ces messieurs les
Genevois le prennent, en vérité, sur un singu-
lier ton. On diroit qu'il faut que j'aille encore
demander pardon des affronts qu'on m'a faits.
Et puis, quelle extravagante inquisition ! L'on
n'en feroit pas tant chez les catholiques. En vé-
rité ces gens-là sont bien bêtement rognes.
Comment ne voient-ils pas qu'il s'agit bien plus
de leur intérêt que du mien.
Le bonhomme dispose de moi comme de ses
vieux souliers; il veut que j'aille courir à Ge-
nève dans une saison et dans un état où je ne
2G
402
CORRESPONDANCE.
puis sortir, je ne dis pas de Moitiers, mais de
ma chambre. Il n'y a pas de sens à cela. Je
souhaite de tout uwn cœur de revoir Genève,
et je me sens un cœur fait pour oublier leurs
outrages ; maison ne m'y verra sùrementjamais
en homme qui demande grâce ou qui la reçoit.
Vous voulez m'envoyer votre ouvrage, sup-
posant que je suis en état de le rendre meilleur.
Il n'en est rien, cher ami; je n'ai jamais pu
corriger une seule phrase ni pour moi ni pour
les autres. J'ai l'esprit prinie-sauticr, comme
disoit Montaigne ; passé cela je ne suis rien.
Dans un ouvrage fait, je ne vois que ce qu'il
y a ; je ne vois rien de ce qu'on y peut mettre.
Si je veux toucher à votre ouvrage, je me tour-
menterai beaucoup, et je le gâterai infaillible-
ment, ne fût-ce que parce qu'il s'agit de moi :
on ne sait jamais parler de soi comme il faut.
Je vois que vous vous défiez de vous ; mais
vous devriez vous fier un peu à moi, qui peux
mieux que vous vous mettre à votre taux. En
ceci seulement je jugerai mieux que vous.
Faites de vous-même; vous serez moins cor-
rect, mais plus un. Au reste, revenez plusieurs
fois sur votre ouvrage avant que de le donner.
Je crains seulement les fautes de langue; mais,
si vous êtes bien attentif, elles ne vous échap-
peront pas. Je crains aussi un peu les boutades
du feu de la jeunesse. Attachez- vous à ôter tout
ce qui peut être exclamation ou déclamation.
Simplifiez votre style, surtout dans les endroits
où les choses ont de la chaleur. J'ai une lec-
ture à vous conseiller avant que de revoir
pour la dernière fois votre écrit, c'est celle des
Lellres persanes. Celle lecture est excellente à
tout jeune homme qui écrit pour la première
fois. Vous y trouverez pourtant quelques fau-
tes de langue. En voici une dans la quarante-
deuxième lettre : Tel que l'on devrait mépriser
parce qu'il est un sot, ne rest souvent queparce
qu'il est un homme de robe. La faute est de
prendre pour le participe passif méprisé, qui
n'est pas dans la phrase, ï \nfiniù( mépriser qui
y est. Les Genevois sont encore fort sujets à
faire cette faute-là. Toutefois, si vous voulez
absolument menvoyer votre écrit, faites. Je
ne sais lequel de vous ou de moi me donnera
le plus d'mtérèt à sa lecture, mais je vous
répète que je ne vous y puis être d'aucune
utilité.
Je vous ai parlé des offres du roi de Prusse
et de ma reconnoissance. Mais voudriez-vous
que je les eusse acceptées? est -il nécessaire de
vous dire ce que j'ai fait? ces choses-là de-
vroientse deviner entre nous.
Je dois vous prévenir d'une chose. Vous avez
dû voir beaucoup d'inégalités dans mes lettres;
c'est qu'il y en a beaucoup dans mon humeur;
el je ne le cache point à mes amis. Mais ma
conduite ne se règle point sur nior) humeur;
elle a une règle plus constante ; à mon âge, on
ne change plus. Je serai ce que j'ai été. Je ne
suis différent qu'on une chose, c'est que jus-
qu'ici j'ai eu des amis, mais à présent je sens
que j'ai un ami.
Vous apprendrez avec plaisir qu Emile a le
plus grand succès en Angleteir?, On en esta la
seconde édition angloise. Il n'y a pas d'exem-
ple à Londres d'un succès si rapide pour aucun
livre étranger, et, nota, malgré le mal que j'y
dis des Anglois.
A M. DE MOINTMOLLIN.
Novembre Ï762-
Quand je me suis réuni, monsieur, il y a
neuf ans, à lÉglise, je n'ai pas manqué de
censeurs qui ont blâmé ma démarche, et je
n'en manque pas aujourd'hui que j'y reste uni
sous vos auspices, contre l'espoir de tant de
gens qui voudroient m'en voir séparé. Il n'y a
rien là de bien étonnant; tout ce qui m'honore
et me console dé[)laîl à mes ennemis; et ceux
qui voudroient rendre la religion méprisable
sont fâchés qu'un ami de la vérité la professe
ouvertement. Nous connoissons trop, vous et
moi, les hommes, pour ignorer à combien de
passions humaines le feint zèle de la foi sert de
manteau; et l'on ne doit pas s'attendre à voir
l'athéisme et l'impiété pluscharitablesque n'est
l'hypocrisie ou la superstition. J'espère, mon-
sieur, ayant maintenant le bonheur d'être plus
connu de vous, que vous ne voyez rien en moi
qui, dénientant la déclaration que je vous ai
faite, puisse vous rendre suspecte ma démar-
che, ni vous donner du regret à la vôtre. S'il
y a des gens qui m'accusent d'être un hypo-
crite, c'est parce que je ne suis pas un impie :
ils se sont arrangés poui m'accuser de l'un ou
ANNÉE 17G2.
/i03
de l'autre, sans doute parce qu'ils n'imaginent j
pas qu'on puisse sincèrement croire en Dieu, i
Vous voyez que, de quelque manière que je
me conduise, il m'est impossible d'échapper à
l'une des deux imputations. Mais vous voyez
aussi que, si toutes deux sont également desti-
tuées de preuves, celle d'hypocrisie est pour-
tant la plus inepte; car un peu d hypocrisie
m'eût sauvé bien des disgrâces; et ma bonne
foi me coûte assez cher, ce me semble, pour
devoir élre au-dessus de tout soupçon.
Quand nous avons eu, monsieur, des entre-
liens sur mon ouvrage, je vous ai dit dans
quelles vues il avoit été publié, et je vous réi-
tère la même chose en sincérité de cœur. Ces
vues n'ont rien que de louable, vous en êtes
convenu vous-même; et quand vous m'appre-
nez qu'on me prête celle d'avoir voulu jeter du
ridicule sur le christianisme, vous sentez en
même temps combien cette imputation est ri-
dicule elle-même, puisqu'elle porte unique-
ment sur un dialogue dans un langage im-
prouvé des deux côtés dans l'ouvrage même,
et où l'on ne trouve assurément rien d'appli-
cable au vrai chrétien. Pourquoi les réformés
prennent-ils ainsi fait et cause pour l'Eglise
romaine? pourquoi s' échauffent-ils si fort
quand on relève les vices de son argumenta-
tion, qui n'a point été la leur jusqu'ici ? Veu-
lent-ils donc se rapprocher peu à peu de ses
manières de penser comme ils se rappro-
chent déjà de son intolérance, contre les
principes fondamentaux de leur propre com-
munion ?
Je suis bien persuadé , monsieur, que si
j'eusse toujours vécu en pays protestant, alors
ou la Profession du vicaire savoyard n'eût
point été faite, ce qui certainement eût été un
mal à bien des égards, ou, selon toute appa-
rence, elle eût eu dans sa seconde partie un
tour fort différent de celui qu'elle a.
Je ne pense pas cependant qu'il faille sup-
primer les objections qu'on ne peut résoudre ;
car cette adresse subreptice a un air de mau-
vaise foi qui me révolte, et me fait craindre
qu'il n'y ail au fond peu de vrais croyans.
Toutes les connoissances humaines ont leurs
obscurités, leurs difficultés, leurs objections
que l'esprit humain trop borné ne peut ré-
soudre, I^a géométrie elle-même en a de telles
que les géomètres ne s'avisent point de sup-
primer, et qui ne rendent pas pour cela leur
science incertaine. Les objections n'empêchent
pas qu'une vérité démontiéc ne soit démontrée;
et il faut savoir se tenir à ce qu'on sait, et ne
pas vouloir tout savoir môme en matière do
religion. Nous n'en servirons pas Dieu de
moins bon cœur ; nous n'en serons pas moins
vrais croyans, et nous en serons plus humains,
plus doux, plus tolérans pour ceux qui ne
pensent pas comme nous en toute chose. A
considérer en ce sens la Profession de foi du
vicaire, elle peut avoir son utilité même dans
ce qu'on y a le plus improuvé. En tout cas il
n'y avoit qu'à résoudre des objections aussi
convenablement , aussi honnêtement qu'elles
étoienl proposées, sans se fâcher comme si
l'on avoit tort, et sans croire qu'une objection
est suffisamment résolue lorsqu'on a brûlé le
papier qui la contient.
Je n'épiloguerai point sur les chicanes sans
nombre et sans fondement qu'on m'a faites
et qu'on me fait tous les jours. Je sais suppor-
ter dans les autres des manières de penser qui
ne sont pas les miennes ; pourvu que nous
soyons tous unis en Jésus-Christ, c'est là l'es-
sentiel. Je veux seulement vous renouveler ,
monsieur, la déclaration de la résolution ferme
et sincère où je suis de vivre et mourir dans la
communion de l'Église chrétienne réformée.
Rien ne m'a plus consolé dans mes disgrâces
que d'en faire la sincère profession auprès de
vous, de trouver en vous mon pasteur, et mes
frères dans vos paroissiens. Je vous demande
à vous et à eux la continuation des mêmes bon-
tés; et comme je ne crains pas que ma conduite
vous fasse changer de sentiment sur mon
compte, j'espère que les méchancetés de mes
ennemis ne le feront pas non plus.
1762.
En parlant, monsieur, dans votre gazetlo
du 25 juin, d'un papier appelé réquisttoire,
publié en France contre le meilleur et le plus
utile de mes écrits, vous avez rempli votre of-
fice, et je ne vous en sais pas mauvais gré; je
ne me plains pas même que vous ayez trans-
404
CORUESPONDANCE.
dit les impulations dont ce papier est rempli, | père vindicatif et dénaturé, lis ont la voix pu<c
et auxquelles je m'abstiens de donner celle qui
leur est due.
Mais lorsque vous ajoutez de votre chef que
je suis condamnable au-delà de ce qu'on peut
dire pour avoir composé le livre dont il s'agit,
et surtout pour y avoir mis mon nom, comme
s'il étoit permis et honnête de se cacher en par-
lant -au public; alors, monsieur, j'ai droit de
me plaindre de ce que vous jugez sans connoî-
ire ; car il n'est p;is possible qu'un homme
éclairé et un homme de bien porte avec con-
noissance un jugement si peu équitable sur
un livre où l'auteur soutient la cause do Dieu,
des mœurs, de la vertu, contre la nouvelle
philosophie, avec toute la force dont il est ca-
pable. A'^ousavez donné trop d'autorité à des
procédures irrégulières, et dictées par des
motifs particuliers que tout le monde con-
noît.
Mon livre, monsieur, est entre les mains du
public, il sera lu tôt ou tard par des hommes
raisonnables, peut-être enfin par des chré-
tiens, qui verront avec surprise, et sans doute
avec indignation, qu'un disciple de leur di-
vin maitre soit traité parmi eux comme un
scélérat.
Je vous prie donc, monsieur, et c'est une
réparation que vous me devez, de lire vous-
même le livre dont vous avez si légèrement et
si mal parié; et quand vous l'aurez lu, de
vouloir alors rendre compte au public, sans
faveur et sans grâce, du jugement que vous en
aurez porté. Jfi vous salue, monsieur, de tout
mon cçeur.
blique ; et ils l'auront partout où vous parlerez
pour eux. Il me semble que ce nouveau sujet
vous offre d'aussi grands principes à dévelop-
per, d'aussi grandes vues à approfondir que
les précédens; et vous aurez de plus à faire
valoir des sentimens naturels à tous les cœurs
sensibles, et qui ne sont pas étrangers au vôtre.
J'espère encore que vous compterez pour quel-
que chose la recommandation d'un homme que
vous avez honoré de votre amitié. Macte vir-
iute, cher Mauléon. C'est dans une route que
vous vous êtes frayée (*) qu'on trouve le noble
prix que je vous ai depuis si longtemps an-
noncé, et qui est seul digne de vous.
A MADEMOISELLE D IVERNOtS,
Fiile de M. le procureur-général de Neiifchâtel, en lui envoyant
le premier lacet de ma façon qu'elle m'avoit demandé pour
présent de noces.
Le voilà, mademoiselle, ce beau présent de
noces que vous avez désiré : s'il s'y trouve du
superflu, faites, en bonne ménagère, qu'il ait
bientôt son emploi. Portez sous d'heureux
auspices cet emblème des liens de douceur et
d'amour dont vous tiendrez enlacé votre heu-
reux époux, et songez qu'en portant un lacet
tissu par la main qui traça les devoirs des mè-
res, c'est s'engager à les remplir.
A M. LOYSEAU' DE MAULÉON
Pour lui recommander l'affaire de M. Le Uœiif de Valdahon.
Voici, mon cher Mauléon, du travail pour
vous, qui savez braver le puissant injuste, et
défendre l'iimoccnt opprimé. 11 s'agit de pro-
téger par vos talens un jeune homme de mé-
rite qu'on ose poursuivre criminellement pour
une fauie que tout homme voudroit commet-
tre, et qui ne blesse d'autres lois que celles de
l'avarice et de l'opinion. Armez votre éloquence
de traits plus doux et non moins pénéirans,
en faveur de deux amans persécutés par un
A MADAME LA COMTESSE DE BOVFFLERS.
Motlers, le 26 novembre 1762.
Je reçois à l'instant, madame, la lettre dont
vous m'avez honoré le |0 de ce mois sous le
couvert de mylord maréchal, et je vous avoue
qu'elle me surprend plus encore que la pré-
(') Ce membre de phrase n'est pas complet; il y avoit sans
doute dans le manuscrit : C'est dans une rouie comme celle
que vous vous êtes frayée, ou plutôt dans la route. Mais nmi»
ne devions rien changerau texte de l'édition originale ( celle de
Genève, 1782, tome xxiv, et in 8», et tome xii, in-*») où cette
lettre, ne portant aucune énonciation de date, a été imprimée
pour la première fois. Elle ne se trouve point dans le recueil pu-
blié par Du Peyrou.— Indépendamment de la collection des Mé-
moires et Plaidoyers de Loyseau de Mauléon, mentionnée pré-
cédemment (Confessions, liv. x), il en existe une édition en
trois volumes in-S», Londres, 1780. La défense du comte de
Portes, dont Rousseau parle au même endroit, a eu parUcu-
lièrement trois éditions; la troisième est de 1769, in-S». G. F.
ANiNÉK 1762.
405
cédente. J ai tant d'osliinc et de respeci pour
vous, que, dussiez-vouscoutinuerà m'en écrire
de semblables, elles me surprendroiont tou-
jours.
Je suis pénétré de reconnoissance et de res-
pect pour le roi de Prusse ; mais ses bienfaits,
souvent répandus avec plus de générosité que
de choix, no sont pas une preuve bien sûre
qu'on les mérite. Si j<; les accepiois, je croi-
rois lui rendre autant d'honneur que j'en rece-
vrois de lui; et je ne suis point persuadé que,
par cette démarche , je fisse un si grand dé-
plaisir à mes ennemis.
Je crois, madame, que si jétois dans le be-
soin, et que j'eusse recours à vous, vous con-
sulteriez plus votre cœur que votre fortune;
mais ce que vous ne feriez pas à cet égard,
peut-ôtre devrois-je le faire, (lommeje ne suis
pas dans ce cas-là , et que jusqu'ici mes amis
ne se simt point aperçus que j'y aie été, cette
délibération nie paroît, quant à présent, fort
inutile. 11 me semble que je n'ai jamais donné
à personne occasion de prendre un si grand
souci de mes besoins.
Vous persistez, dites-vous, à croire que ma
lettre à M. de Montmollin étoit peu nécessaire.
Je ne vois pas bien comment vous pouvez juger
de cela. Je vous ai dit les raisons qui m'ont fait
croire qu'elle l'éioit; vous auriez dû me dire
celles qui vous font penser autrement.
Vous dites qu'elle a fait un mauvais effet;
mais sur qui? Si c'est sur MM. d Alembert et
Voltaire, je m'en félicite. J espère n'être ja-
mais assez malheureux pour obtenir leur ap-
probation.
Il étoit inutile que cette lettre courût; et je
ne l'ai jjimais montrée à personne. Vous dites
l'avoir vue à Paris. Je sais qu'elle a été falsifiée,
et je vous l'ai dit ; cela n'emportoit pas la né-
cessité de vous la transcrire, puisque cette
pièce ayant fait ici son effet, n'importe, au
surplus, ni à vous, ni à moi, ni à personne.
Cependant , puisqu'elie vous fait plaisir, la
voilà telle que je lai écrite et que je l'écrirois
tout à-l'heure si c'étoit à recommencer.
J'ai toujours approuvé que mes amis me
donnassent des avis, mais non pas des lois. Je
veux bien qu'ils me conseillent, mais non pas
qu'ils me gouvernent. Vous avez daigné, ma-
dame , remplir avec moi le soin de l'aniiiié ; je
vous en remercie. Vous vous en tenez là; je
vous en remercie encore: car je n'ainierois pas
être obligé démarquer moi-même la borne de
votre pouvoir sur moi.
Ne parlerons-nous jamais de vous, madame ?
Il me semble pourtant que les droits et les
devoirs de l'anntié devroient être réciproques.
Verrez-vous toujours mes malheurs, et ne
verrai-je jamais vos plaisirs ou ceux des per-
sonnes qui vous approchent? Vous n'avez pas
besoin de mes conseils, je le sais ; mais j'aurois
le plaisir de nie réjouir de tout ce que vous
faites de bien ; j'approuverois, je m'attendn-
rois, je m'égaieroisde votre joie, et tous mes
maux seroient oubliés.
Je n'ai jamais songé à vous demander, ma-
dame, si l'on avoit rendu à M. le prince de
Conti la musique que j'avois copiée pour lui.
Daignez agréer les humbles remercîmens et
respects de mademoiselle Le Vasscur.
A 31 Y LORD MARECHAL.
36 novembre 4SV1
Non, mylord, je ne suis ni en santé, ni con-
tent; mais quand je reçois de vous quelque
marque de bonté et de souvenir, je m'attendris,
j'oublie mes peines : au surplus , j'ai le cœur
abattu, et je tire bien moins de courage de ma
philosophie que de votre vin d'Espagne.
Madame la comtesse de Boufflers demeure
rue Notrc-I)ame-de-Nazareih, proche le Tem-
ple; mais je ne comprends pas comment vous
n'avez pas son adresse, puisqu'elle me marque
que vous lui avez encore écrit pour l'engager à
me faire accepter les offres du roi. De grâce,
mylord, ne vous servez plus de médiateur avec
moi, et daignez être bien persuadé, je vous
supplie, que ce que vous n'obtiendrez pas di-
rectement ne sera obtenu par nul autre. Ma-
dame de Boufflers semble oublier, dans cette
occasion, le respect qu'on doit aux malheuriMJx.
Je lui réponds plus durement que je ne devrois,
peut-être, et je crains que cette affaire ne me
brouille avec elle, si même cela n'est déjà fait.
Je ne sais, mylord, si vous songez encore à
notre château en Espagne ; mais je sens que
cette idée, si elle ne s'exécute pas, fera le mal-
heur de ma vie. Tout me déplaît, toutmcgéoe.
40G
CORRESPONDANCE.
tout m'importune : je n'ai plus de confiance et
de liberté qu'avec vous, et, séparé par d'insur-
montables obstacles, du peu d'amis qui me res-
tent, je ne puis vivre en paix que loin de toute i
autre société. C'est, j'espère, un avantage que
j'aurai dans votre terre, n'étant connu là-bas
de personne, et ne sachant pas la langue du
pays. Mais je crains que le désir d'y venir vous-
même n'ait été plutôt une fantaisie qu'un vrai
projet ; et je suis mortifié aussi que vous n'ayez
aucune réponse de M. Hume, Quoi qu'il en
soit, si Je ne puis vivreavec vous, je veux vivre
seul. Mais il y a bien loin d'ici en Ecosse , et je
suis bien peu en état d'entreprendre un si long
trajet. Pour Colombier, il n'y faut pas penser;
j'aimerois autant habiter une ville : c'est assez
d'y faire de temps en temps des voyages lors-
que je saurai ne vous pas importuner.
J'attends pourtant avec impatience le retour
de la belle saison pour vous y aller voir, et dé-
cider avec vous quel parti je dois prendre, si
j'ai encore long-temps à traîner mes chagrins
et mes maux : car cela commence à devenir
long, et n'ayant rien prévu de ce qui m'arrive,
j'ai peine à savoir comment je dois m'en tirer.
J'ai demandé à M^ de Malesherbes la copie de
quatre lettres que je lui écrivis l'hiver dernier,
croyant avoir peu de temps à vivre, et n'ima-
ginant pas que j'aurois tant à souffrir. Ces let-
tres contiennent la peinture exacte de mon ca-
ractère, et la clef de toute ma conduite, autant
que j'ai pu lire dans mon propre cœur. L'in-
térêt que vous daignez prendre à moi me fait
croire que vous ne serez pas fâché de les lire,
et je les prendrai en allant à Colombier.
On m'écrit de Pétersbourg que l'impératrice
fait proposer à M. d'Alembert d'aller élever
son fils. J'ai répondu là-dessus que M. d'Alem-
bert avoit de la philosophie, du savoir et beau-
coup d'esprit, mais que s'il élevoit ce petit gar-
çon, il n'en feroit ni un conquérant, ni un sage,
qu'il en feroit un arlequin.
Je vous demande pardon, mylord, de mon
ton familier, je n'en saurois prendre un autre
quand mon cœur s'épanche; et quand un homme
a de l'étoffe en lui-même, je ne regarde plus à
ses habits. Je n'adopte nulle formule, n'y
voyant aucun terme fixe pour s'arrêter sans
èa 0 (aux : j'en pourrois cependant adopter une
auprès de vous, mylord, sans courir ce risque ,
ce seroit celle du bon Ibrahim (*).
A M.
..., cimé d'ahbérier, en bugey(**),
Moliers-Travers, le 50 novembre 1762.
Je n'aurois pas tardé si long-temps, mon-
sieur, à vous témoigner ma reconnoissance des
soins et dos bontés que vous n'avez cessé d'à
voir pour ma gouvernante, durant son voyage
de Paris à Besançon, si je n'a vois égaré votre
adresse qu'elle me remit en arrivant, et en me
rendant compte de toutes les obligations que
nous avions, elle et moi, à votre humanité et
à votre charité. J'ai retrouvé cette adresse hier
au soir, et je me hâte de remplir un devoir qui
m'est cher, en me faisant d'un cœur vraiment
touché les remercîmens de cette pauvre fille et
les miens. Je voudrois être en état de rendre
ces remercîmens moins stériles, en vous mar-
quant, par quelque retour, que vous n'avez
pas obligé un ingrat. Si jamais l'occasion s'en
présente, je vous demande en grâce de ne pas
oublier le citoyen de Genève, et d'être persuadé
qu'il vous est acquis. Recevez, monsieur, les
respects de mademoiselle Le Vasseur et ceux
d'un homme qui vous honore.
A MADAME LATOCR.
Motiers, le 48 décembre 1762.
Pour le coup, madame, vous auriez été con-
tente de mon exactitude, si j'avois pu suivre,
en recevant votre dernière lettre, la résolution
que je pris d'y répondre dès le lendemain ; mais
il est dit que je voudrai toujours vous plaire, et
(*) Ibrahim, esclave turc de mylord maréchal, finissoit le»
lettres qu'il lui adressoit par celte formule : « Je suis plus vo-
« tre ami que jamais. Ibhahim. »
(*') Thérèse Le Vasseur, partie en juillet 1762, par lecarrosse
de Paris à Dijon, pour se rendre auprès de Rousseau, fut in-
sultée par deux jeunesétourdis, que le curé d'Ambérier ne par-
vint à contenir qu'en portant ses plaintes à l'un des commis
du bureau. Sensible à ce service, l'obligée se lit connoitre à
son protecteur, et lui demanda avec instance et son nom et son
adresse. C'est à cette occasion qu'ont été écrites les trois let-
tres adressées à M curé d'Ambérier. —Voyez les deux au-
tres lettres ci-aprèsdes 23 août et 15 décembre 1763. Ceslettre»
eurent pour Rousseau des suitesdésagréables ; il le fait connoi-
tre dans sa lettre à madame de Verdelin du 28 janvier suivant
G 1>.
ANlNÉr: I7G2.
407
que je n'y parviendrai jamais. Une maudite
fièvre est venue traverser mes bonnes résolu-
tions; elle m'a abattu au point d'en garder le
lit, ce qui ne m'étoit jamais arrivé dans mes
plus grands maux : sans doute, le bon usage
que je voulois faire de mes forces m'a aidé à les
recouvrer, et je me suis dépêché de guérir pour
vous offrir les prémices de ma convalescence,
si tant est pourtant qu'on puisse appeler con-
valescence l'état où je suis resté.
Je voudrois, madame, pouvoir vous donner
l'éclaircissement que vous désirez sur l'homme
au gros poireau, elje voudrois, pourmoi-même,
connoître un homme qui m'ose louer publique-
ment à Paris ; car, quoique je doive peut-être
bien plus à vous qu'à lui la chaleur de son zèle,
ce qu'il a dit pour vous complaire me le fait au-
tant aimer que s'il lavoit dit pour moi. Mais
ma mémoire ne me fournit rien d'applicable
en tout au signalement que vous m'avez donné.
J'ai fréquenté dix ans Epinay et la Chevrette ;
pendant ce temps-là, on a représenté beau-
coup de pièces, et exécuté beaucoup de diver-
tissemens oùj'ai quelquefois fait de la musique,
el où divers auteurs ont fait des paroles; mais
depuis lors tant de choses me sont arrivées, que
je ne me rappelle tout cela que fort confusé-
ment. Le poireau surtout me désoriente ; je ne
me rappelle pas d'avoir vécu dans une certaine
intimité avec quelqu'un qui en eût un, si ce
n'est, ce me semble, M. le marquis de Croix-
Mare, qui, à la vérité, a beaucoup d'esprit,
mais qui n'est plus ni jeune, ni d'une assez jolie
figure, et auquel je ne me suis sûrement jamais-
mêlé de donner des conseils.
Il est vrai, madame, que je ne doute plus
que vous ne soyez femme ; vous me l'avez trop
bien fait sentir par l'empire que vous avez pris
sur moi, et par le plaisir que je prends à m'y
soumettre ; mais vous n'avez pas à vous plain-
dre d'un échange qui vous donne tant de nou-
veaux droits, en vous laissant tous ceux que je
voulois revendiquer pour mon sexe. Toutefois,
puisque vous deviez êlre femme, vous deviez
bien aussi vous montrer. Je crois que votre fi-
gure me tourmente encore plus que si je l'avois
vue. Si vous ne voulez pas me dire comment
vous êtes faite, dites-moi donc du moins com-
ment vous vous habillez, afin que mon imagi-
nation se fixe sur quelque chose que je sois sûr
vous appartenir, et que je puisse rendre hom-
mage à la personne qui porte votre robe, sans
crainte de vous faire une infidélité.
A M. MOULTOU.
Moliers-Travers, 19 décembre 1762.
Mon cher ami, j'ai été assez mal, et je ne
suis pas bien. Les effets d'une fièvre causée par
un grand rhume se sont fait sentir sur la partie
foible, et il me semble que ma vessie veuille se
boucher tout-à-fait. Je me lève pourtant, et
je sors quand le temps le permet; mais je n'ai
ni la tète libre ni la machine en bon état. La
rigueur de l'hiver peut causer tout cela : je
suis persuadé qu'aux approches du temps doux
je serai mieux.
Je me détache tous les jours plus de Genève ;
il faut êlre fou pour s'affecter des torts de gens
qui se conduisent si mal. Je pourrai y aller
parce que vous y êtes ; mais j'irai voir mon ami
chez des étrangers. Du reste, ces messieurs
me recevront comme il leur plaira. L'Europe
a déjà prononcé entre eux et moi : que m'im-
porte le reste? Nous verrons au surplus ce
qu'ils ont à me dire : pour moi, je n'ai rien à
leur dire du tout.
Je vous envoie ce billet par le messager plu-
tôt que par la poste, afin que, si vous avez quel-
que chose à m'envoyer, vous en ayez la com-
modité. Du reste, il importe de vous commu-
niquer une réflexion que j'ai faite. Vous m'avez
marqué ci-devant que vous n'aimiez pas votre
coi^s, et que voire intention étoit de le quitter
un jour : nous causerons de cela quand nous
nous verrons. Mais si cette résolution pouvoit
transpirer chez quelqu'un de ces messieurs,
peut-être ne chercheroient-ils qu'une occasion
de vous prévenir; et il est bien difficile qu'ils
ne trouvassent pas cette occasion dans l'écrit
en question, s'ils l'y vouloienl chercher. Tout
est raison pour qui ne cherche que des prétex-
tes. Pensez à cela. H faut quitter, el non pas se
faire renvoyer.
Je crois que myiord maréchal pourroit aller
dans quelque temps à Genève voir myiord Stan-
hope. S'il y va, allez le voir et nommez-vous.
C'est un homme froid, qui ne peut souffrir les
complimens, et qui n'en fait à personne : mais
40S
CORRESPONDANCE.
c'psi un homme, ei je crois que vous serez con-
tent de l'avoir vu. Du rest,e, ne parlez à per-
sonne de ce voyage. 11 ne m'en a pas demandé
le secret, mais il n'en a parlé qu'à moi; ce qui
me fait croire ou qu'il a changé de sentiment,
ou qu'il veut aller incognito.
Adieu, cher Moultou : je compte les heures
comme des siècles jusqu'à la belle saison.
A M. D. L. C.
Décembre 1762.
Il faut, monsieur, que vous ayez une grande
opinion de votre éloquence, et une bien petite
du discernement de l'homme dont vous vous
dites enthousiaste, pour croire l'intéresser en
votre faveur par le petit roman scandaleux qui
remplit la moitié de la lettre que vous m'avez
écrite, et par l'historiette qui le suit. Ce que
j apprends de plus sûr dans cette lettre, c'est
que vous êtes bien jeune, et que vous me croyez
bien jeune aussi.
Vous voilà, monsieur, avec votre Zélie comme
ces saints de votre église, qui, dit-on, couchoient
dévotement avec des filles et aitisoient tous les
feux des tentations pour se mortifier en com-
baiiant le désir de les éteindre. J'ignore ce que
vous prétendez par les détails indécens que
vous «n'osez faire; mais il est difficile de les lire
sans vous croire un menteur ou un impuissant.
L'amour peut épurer les sens, je le sais; il
est cent fois plus facile à un véritable amant
«i'éire sage qu'à un autre homme : l'amour qui
respecte son objet en chérit la pureté : c'est-une
perfection de plus qu'il y trouve, et qu'il craint
de lui ôter. L'amour-propre dédommage un
amant des privations qu'il s'impose en lui mon-
trant l'objet qu'il convoite plus digne des sen-
timens qu'il a pour lui; mais si sa maîtresse,
une fois livrée à ses caresses, a déjà perdu toute
modestie ; si son corps est en proie à ses attou-
chemens lascifs ; si son cœur brûle de tous les
feux qu'ils y portent ; si sa volonté même, déjà
corrompue, la livre à sa discrétion, je voudrois
bien savoir ce qui lui reste à respecter en elle.
Supposons qu'après avoir ainsi souillé la per-
sonne de votre maîtresse, vous ayez obtenu sur
vous-même l'étrange victoire dont vous vous
vantez, et que vous en ayez le mérite, l'avcz-
vous obtenue sur elle, sur ses désirs, sur ses
sens même? Vous vous vantez de l'avoir fait
pâmer entre vos bras : vous vous êtes donc mé-
nagé le sot plaisir de la voir pâmer seule? Et
c'étoit là l'épargner selon vous? Non, c'éloit
l'avilir. Klle est plus méprisable que si vous en
eussiez joui. Voudriez-vous d'une femme qui
seroit sortie ainsi des mains d'un autre? Vous
appelez pourtant tout cela des sacrifices à la
vertu. Il faut que vous ayez d'étranges idées de
cette vertu dont vous parlez, et qui ne vous
laisse pas même le moindre scrupule d'avoir
déshonoré la fille d'un homme dont vous man-
giez le pain. Vous n'adoptez pas les maximes
de VHéloïse, vous vous piquez de les braver ;
il est faux, selon vous, qu'on ne doit rien ac-
corder aux sens quand on veut leur refuser
quelque chose. En accordant aux vôtres tout
ce qui peut vous rendre coupable, vous ne
leur refusiez que ce qui pouvoit vous excuser.
Votre exemple, supposé vrai, ne fait point
contre la maxime, il la confirme.
Ce joli conte est suivi d'un autre plus vrai-
semblable, mais que le premier me rend bien
suspect. Vous voulez, avec Kart de votre âge,
émouvoir mon amour-propre, et me forcer, au
moins par bienséance, à l'intéresser pour vous.
Voilà, monsieur, de tous les pièges qu'on
peut me tendre celui dans lequel on me prend
le moins, surtout quand on le tend aussi peu
finement. Il y auroit de l'humeur à vous blâmer
de la manière dont vous dites avoir soutenu ma
cause, et même une sorte d'ingratitude à no
vous en pas savoir gré. Cependant, monsieur,
mon livre ayant été condamné par votre parle-
ment, vous ne pouviez mettre trop de modestie
et de circonspection à le défendre, et vous ne
devez pas me faire une obligation personnelle
envers vous d'unejustice que vous avez dû ren-
dre à la vérité, ou à ce qui vous a paru l'être.
Si j'étois sûr que les choses se fussent passées
comme vous le marquez, je croirois devoir vous
dédommager, si je pouvois, d'un préjudice dont
je scrois en quelque manière la cause ; mais
cela ne m'engageroit pas à vous recommander
sans vous connoître , préférablement à beau-
coup de gens de mérite que je connois sans
pouvoir les servir, et je me garderois de vous
procurer des élèves, surtout s'ils avoient des
sœurs, sans autre garant de leur bonne édu-
ANNEE 1763.
409
cation que ce que vous nVavez appri? de vous
et la pièce do vers que vous m'avez envoyée.
Le libraire à qui vous l'avez présentée a eu ton
de vousrépomire aussi brutalement qu'il la fait,
ei l'ouvrage, d u côté de la composition , niost pas
aussi mauvais qu'il l'a paru croire: les vers sont
faits avec facilité ; il y en a de très-bons parmi
beaucoup d'autres foibles et peu corrects : du
reste, il y règne plutôt un ton de déclamation
qu'une certaine chaleur d'âme. Zamon se tue
en acteur de tragédie: cette mort ne persuade
ni ne touche : tous les seiilimens sont tirés de
la nouvelle Héloise ; on en trouve à peine un
qui vous appartienne; cequi n'est pasun grand
signe de chaleur de votre cœur ni de la vérité
de l'histoire. D'ailleurs, si le libraire avoit tort
dans un sens, il avoit bien raison dans un autre,
auquel vraisemblablement il ne songeoit pas.
Comment un homme qui se pique de vertu
peut-il vouloir publier une pièce d'où résulte la
plus pernicieuse morale, une piècepleined'ima-
ges licencieuses que rien n'épure, une pièce
qui tend à persuader aux jeunes personnes que
les privautés des amans sont sans conséquence,
et qu'on peut toujours s'arrêter où l'on veut;
imixime aussi fausse que dangereuse, et propre
à détruire toute pudeur, toute honnêteté, toule
retenue entre les deux sexes? Monsieur, si
TOUS n'êtes pas un homme sans mœurs, sans
principes, vous ne ferez jamais imprimer vos
vers, quoique passables, sans un correctif suf-
fisant pour empêcher le mauvais effet.
Vous avez des talens, sans doute, mais vous
n'en faites pas un usage qui porte à les encou-
rager. Puissicz-vous, monsieur, en faire un
meilleur dans la suite, et qui ne vous attire ni
regrets à vous-même, ni le blâme des honnêtes
gens! Je vous salue de tout mon cœur.
P. S. Si vous aviez un besoin pressant des
deux louis que vous demandiez au libraire, je
pourrois en disposer sans m'incommoder beau-
coup. Parlez-moi naturellement : ce ne seroit
pas vous en faire un don, ce seroit seulement
payer vos vers au prix que vous y avez mis
vous-même.
A MADAME LATOUR.
A Motiers, le 4 janvier 1763.
ie reçus, madame, le 28 du mois dernier.
votre lettre du 23, par laquelle vous me mena-
ciez de ne me pardonner jamais, si vous n'aviez
pas de mes nouvelles le jeudi 50. J'ai bien senti
tout ce qu'il y avoit d'obligeant dans celte me-
nace, mais cela ne m'en rend pas moins sensi-
ble à la peine que vous m'avez fait encourir ;
car, vous pouvez bien donner le désir de faire
l'impossible, mais non pas le moyen d'y réus-
sir; et il étoit de toute impossibilité que vous
reçussiez le 30 la réponse à une lettre quoj'a-
vois reçue le 28.
Je suis à peu prés comme j'étois quand je
vous écrivis. L'hiver est si rude ici, qu'il nj'est
très-difficile de le soutenir dans mon état; ce
n'est pas du moins sans souffrir beaucoup, et
sans sentir que, ne me permettre le silence que
quand je me porterai bien, c'est ne nie le per-
meltre que quand je serai mort. J espère, ma-
dame, que cette lettre vous trouvera bien réta-
blie de votre mal de gorge ; c'est un mal auquel
il me paroît que vous êtes sujette ; c est pour-
quoi je prendrai la liberté de vous donner un des
récipés de ma médecine, car j'ai été fort sujet
aux esquinancies étant jeune; mais j'ai appris
à m'en délivrer lorsqu'^ellcs commencent, en
mettant mes pieds dans l'eau chaude, et les y
tenant plusieurs heures ; ordinairement cela
dégage la gorge, soit en attirant Ihumeur en
bas, soit de quelque autre manière que j'i-
gnore; je sais seulement que la recette a sou-
vent du succès.
J'aimerois, madame, à converser avec vous
à mon aise; voire esprit est net et lumineux,
et tout ce qui vient de vous m'attache et m'at-
tire, à quelque petite chose près. Pourquoi
faut-il que la nécessité de vous écrire si sou-
vent m'ôte le plaisir de vous écrire à mon aise?
Je voudrois vous écrire moins frcquenmient,
elj'écrirois de plus grandes lettres; mais vous
exigez toujours de promptes réponses; cela fait
que je ne puis vous écrire que dès billets fort
mal digérés et fort raturés.
A M. DUMOULIN,
Procureur-fiscal des. A. S. monseigneur le prince de Condé»
à Uontniorency prés Pans.
A Uotiers-Traver», le 16 janvier I76S.
J'apprends, monsieur, avec d'autant plus
410
CORRESPONDANCK.
do douleur la perte que vous venez de faire de
votre digne oncle, qu'ayant négligé trop long-
temps de l'assurer de mon souvenir et de ma
reconnoissance, je l'ai mis en droit de se croire
oublié d'un homme qui lui étoit obligé et qui
lui étoit encore plus attaché, et à vous aussi.
M. Mathas sera regretté et pleuré de tous ses
amis et de tout le peuple dont il étoit le père.
]l ne suffit pas de lui succéder, monsieur, il
faut le remplacer. Songez que vous le suivrez
un jour, et qu'alors il ne vous sera pas indif-
fèrent d'avoir fait des heureux ou des miséra-
bles. Puissiez-Yous mériter long-temps et ob-
tenir bien tard l'honneur d'être aussi regretté
que lui!
Si le souvenir des momens que nous avons
passés ensemble vous est aussi cher qu'à moi,
je ne vous recommanderai point un soin qui
vous soit à charge, en vous priant d'en conser-
ver les monumens dans votre petite maison
de Saint-Louis: entretenez au moins mon petit
bosquet, je vous en supplie, surtout les deux
arbres plantés de ma main; ne souffrez pas
qu'Augustin ni d'autres se mêlent de les tailler
ou de les façonner; laissez-les venir librement
sous la direction de la nature, et buvez quel-
que jour sous leur ombre à la santé de celui qui
jadis eut le plaisir d'y boire avec vous. Par-
donnez ces petites sollicitudes puériles à l'at-
tendrissement d'un souvenir qui he s'effacera
jamais de mon cœur. Mes jours de paix se sont
passés à Montmorency, et vous avez contribué
à me les rendre agréables. Rappelez-vous-en
quelquefois la mémoire; pour moi je la con-
serverai toujours.
P. S. Mademoiselle Le Vasseur vous prie
d'agréer ses respects et de les faire agréer à
madame Dumoulin. Je me suis placé ici à por-
tée d'un village catholique pour pouvoir l'y en-
voyer, le plus souvent qu'il se peut, remplir
son devoir, et notre pasteur lui prête pour cela
sa voiture avec grand plaisir. Je vous prie de
le dire à M. le curé,^ui paroissoit alarmé de
ce que deviendroit sa religion parmi nous au-
tres. Nous aimons la nôtre, et nous respectons
celle d'autrui.
Permettez que je vous prie de remettre l'in-
cluse à son adresse.
A MADEMOISELLE DUCHKSNE,
Sœur de rHûlel-Dieu de Montmorency, à Moiitniorency.
Motier», le 16 janvier «763.
Non, mademoiselle, on n'oublie ici ni votre
amitié ni vos services; et si mademoiselle Le
Vasseur ne vous a pas remboursé plus tôt les
deux louis que vous avez eu la bonté de lui
prêter, c'est que sa mère, qui les a reçus, lui
avoit promis et lui a encore fait écrire qu'elle
vous les rendroit. Elle n'en a rien fait, cela n'est
pas étonnant; ils sont passés avec le reste. As-
surément si cette femme a mangé tout l'argent
qu'elle a tiré de sa fille et de moi, depuis vingt
ans, il faut qu'elle ait une terrible avaloire. Si
vous pouvez, mademoiselle, attendre sans vous
gêner, jusqu'à Pâques, cet argent vous sera
remboursé à Montmorency ; sinon, prenez la
peine, quand vous irez à Paris, de passer à
l'hôtel de Luxembourg, et en montrant cette
lettre à M. de la Roche, que d'ailleurs j'aurai
soin de prévenir, il vous remettra ces deux
louis pour lesquels mademoiselle Le Vasseur
vous fait ses tendres remercîmens, ainsi que
pour toutes les bontés dont vous l'avez honorée.
A l'égard de la dame Maingot, il est très-sùr
qu'il ne lui est rien dû. J'en ai pour preuves,
premièrement la probité de mademoiselle Le
Vasseur, bien incapable assurément de nier
une dette; la somme qu'elle demande, qui
passe ce que j'ai pu acheter de volaille du-
rant tout mon séjour à Montmorency ; mon
usage constant de tout payer comptant à me-
sure que j'achetois; le fait particulier de qua-
tre poulettes qu'acheta mademoiselle Le Vas-
seur, pour avoir des œufs durant le carême,
et qu'elle paya comptant au garçon de ladite
Maingot, en présence de la mère Nanon, passé
laquelle emplette il n'est pas entré une pièce
de volaille dans ma maison; enfin l'exactitude
même de la dame Maingot à se faire payer,
puisque ma retraite fit trop de bruit pour être
ignorée d'elle, et qu'il n'est pas apparent que,
venant tous les mercredis au marché, elle ne
se fût pas avisée de venir chez moi demander
son dû. C'est pour payer les bagatelles que je
pouvois devoir que mademoiselle Le Vasseur
est restée après moi. Pourquoi ne s'est-elle pas
adressée à elle? Donner à la dame Maingot ce
ANNÉE 1763.
-iit
qu'elle demande seroii récompenser la fripon-
nerie : ce n'est assurément pas mon avis.
Je regrette beaucoup le bon M. iMathas, et
crois qu'il sera regretté dans tout le pays. Il
faut espérer que M. Dumoulin le remplacera
à tous égards, et n'héritera pas moins de sa
bonté que de son bien. Je savois que madame
de Verdelin avoit fait inoculer ses demoiselles;
mais je suis en peine d'elle-même, n'ayant pas
de ses nouvelles depuis long-temps, quoique je
lui aie écrit le dernier. Comme il faut nécessai-
rement affranchir les lettres, les domestiques
ne sont pas toujours exacts là-dessus, et il s'en
perd beaucoup de cette manière. Si elle vient
ce printemps à Soisi, je vous prie de lui parler
de moi ; c'est une bonne et aimable dame, dont
l'amitié m'étoit bien chère, et dont je regrette-
rai toute ma vie le voisinage. Je suis très-sen-
sible, mademoiselle, au souvenir de toute vo-
tre famille ; je vous prie de lui en marquer ma
reconnoissanceet d'y faire à tout le monde mes
salutations, de même qu'à tous les honnêtes
gens de Montmorency, qui vous paroitroni
avoir conservé quelque amitié pour moi. Mes
respects en particulier à M. le curé, si vous en
trouvez l'occasion. Recevez ceux de mademoi-
selle Le Vasseur et les assurances de son éter-
nel attachement. Croyez aussi, je vous supplie,
que je conserverai toute ma vie les sentimens
de respect, d'estime et d'amitié que je vous ai
voués.
A M. LE MARECHAL DE LUXEMBOURG.
MoUers, le 20 février 1763.
Vous voulez, monsieur le maréchal, que je
vous décrive le pays que j'habite. Mais com-
ment faire? je ne sais voir qu'autant que je suis
ému ; les objets indifférens sont nuls à mes
yeux ; je n'ai de l'attention qu'à proportion de
l'intérêt qui l'excite : et quel intérêt puis-je
prendre à ce que je retrouve si loin de vous?
Des arbres, des rochers, des maisons, des
hommes même, sont autant d'objets isolés dont
chacun en particulier donne peu d'émotion à
celui qui le regarde : mais l'impression com-
mune de tout cela, qui le réunit en un seul ta-
bleau, dépend de l'état où nous sommes en le
contemplant. Ce tableau, quoique toujours le
même, se peint d'autant de manières qu'il y a
de dispositions différentes dans les cœurs des
spectateurs; et ces différences, qui font celles
de nos jugemens, n'ont pas lieu seulement d'un
spectateur à l'autre, mais dans le même en dif-
férens temps. C'est ce que j'éprouve bien sen-
siblement en revoyant ce pays que j'ai tant
aimé. J'y cn)yois retrouver ce qui m'avoit
charmé dans ma jeunesse : tout est changé;
c'est un autre paysage, un autre air, un autre
ciel, d'autres hommes; et, ne voyant plus mes
montagnons avec des yeux de vingt ans, je les
trouve beaucoup vieillis. On regrette le bon
temps d'autrefois ; je le crois bien : nous attri-
buons aux choses tout le changement qui s'est
fait en nous ; et lorsque le plaisir nous quitte,
nous croyons qu'il n'est plus nulle part. D'au-
tres voient les choses comme nous les avons
vues, et les verront comme nous les voyons
aujourd'hui. Mais ce sont des descriptions que
vous me demandez, non des réflexions; et les
miennes m'entrainent comme un vieux enfant
qui regrette encore ses anciens jeux. Les diver-
ses impressions que ce pays a faites sur moi à
différens âges me font conclure que nos rela-
tions se rapportent toujours plus à nous qu'aux
choses, et que, comme nous décrivons bien
plus que nous ne sentons que ce qui est, il fau-
droit savoir comment étoit affecté l'auteur d'un
voyage en l'écrivant, pourjuger de combien ses
peintures sont hu-deçà ou au-delà du vrai. Sur
ce principe ne vous étonnez pas de voir devenir
aride et froid, sous ma plume, un pays jadis si
verdoyant, si vivant, si riant, à mon gré : vous
sentirez trop aisément dans ma lettre en quel
temps de ma vie et en quelle saison de l'année
elle a été écrite.
Je sais, monsieur le maréchal, que, pour
vous parler d'un village, il ne faut pas commen-
cer par vous décrire toute la Suisse, comme si
le petit coin quej'habite avoit besoin d'être cir-
conscrit d'un si grand espace. Il y a pourtant
des choses générales qui ne se devinent point,
et qu'il faut savoir pour j.uger des objets parti-
culiers. Pour connoître Motiers, il faut avoir
quelque idée du comté de ^euchâtel ; et pour
connoiirc le comté de INeuchàtel, il faut en
avoir de la Suisse entière.
Elle offre à peu près partout les mêmes as-
pects, des lacs, des prés, des bois, des monta-
412
CORRESPONDANCE.
Hiics ; et les Suisses ont aussi tous à peu près les
mêmes mœurs, mêlées de l'imitation dos autres
peuples et de leur antique simplicité. Ils ont
dos manières de vivre qui ne changent point,
parce qu'elles tiennent pour ainsi dire au sol,
au climat, aux besoins divers, et qu'en cela les
habitnns sont toujours forcés de se conformer
à ce que la nature des lieux leur prescrit. Telle
est, par exemple, la distribution de leurs ha-
bitations, beaucoup moins réunies en villes et
en bourgs qu'en France, mais éparses et dis-
persées çà et là surle terrain avec beaucoup plus
d'égalité. Ainsi, quoique la Suisse soit en géné-
ral plus peuplée à proportion que la France,
elle a de moins grandes villes et de moins gros
villages : en revanche, on y trouve partout
des maisons ; le village couvre toute la paroisse,
et la ville s'étend sur tout le pays. La Suisse en-
tière est comme une grande ville divisée en
treize quartiers, dont les uns sont sur les val-
lées, d'autres sur les coteaux, d'autres sur les
montagnes. Genève, Saint-Gai 1 , Neuchâtel ,
sont comme les faubourgs : il y a des quartiers
plus ou moins peuplés, mais tous le sont assez
pour marquer qu'on est toujours dans la ville :
seulement les maisons, au lieu d'être alignées,
sont dispersées sans symétrie et sans ordre,
comme on dit qu'étoient celles de l'ancienne
Rome. On ne croit plus parcourir des déserts
quand on trouve des clochers parmi les sapins,
des troupeaux sur des rochers, des manufac-
tures dans des précipices, des ateliers sur des
torrens. Ce mélange bizarre a je ne sais quoi
d'animé, de vivant, qui respire la liberté, le
bien-être, et qui fera toujours du pays où il
se trouve un spectacle unique en son genre,
mais fait seulement pour des yeux qui sachent
voir.
Cette égale distribution vient du grand nom-
bre de petits états qui divise les capitales, de la
rudesse du pays, qui rend les transports dif-
ficiles, et de la nature des productions, qui,
consistant pour la plupart en pâturages, exige
que la consommation s'en fasse sur les lieux
mêmes, et tient les hommes aussi dispersés que
les bestiaux. Voilà le plus grand avantage de la
Suisse, avantage que ses habitans regardent
peut-être comme un malheur, mais qu'elle tient
d'elle seule, que rien ne peut lui ôter, qui,
malgré eux, contient ou retarde le progrès du
luxe et des mauvaises mœurs, et qui répa-
rera toujours à la longue rétonnante déperdi-
tion d'hommes qu'elle fait dans les pays étran-
gers.
Voilà le bien : voici le mal amené parce bien
même. Quand les Suisses; qui jndis vivant ren-
fermés dans leurs montagnes se suffisoient à
eux-mêmes, ont commencé à communiquer
avec d'autres nations, ils ont pris goût à leur
manière de vivre, et ont voulu l'imiter; ils se
sont aperçus que l'argent étoit une bonne
chose, et ils ont voulu en avoir : sans produc-
tions et sans industrie pour l'attirer, ils se sont
mis en commerce eux-mêmes, ils se sont ven-
dus en détail aux puissances; ils ont acquis
par-là précisément assez d'argent pour sentir
qu'ils étoient pauvres; les moyens de le faire
circuler étant presque impossibles dans uii pays
qui ne produit rien et qui n'est pas maritime,
cet argent leur a porté de nouveaux besoins
sans augmenter leurs ressources. Ainsi leurs
premières aliénations de troupes les ont forcés
d'en faire de plus grandes et de continuer tou-
jours. La vie étant devenue plus dévorante, le
même pays n'a plus pu nourrir la même quan-
tité d'habitans.C'^îst la raison de la dépopula-
tion qui comn>once à sentir dans toute la Suisse.
Elle nourrissoit ses nombreux habitans quand
ils ne sortoient pas de chez eux ; à présent
qu'il en sort la moitié, à peine peut-elle nourrir
l'autre.
Le pis est que de cette moitié qui sort il en
rentre assez pour corrompre tout ce qui reste
par l'imitation des usages des autres pays, et
surtout de la France, qui a plus de troupes suis-
ses qu'aucune autre nation. Je dis corrompre,
sans entrer dans la question si les mœurs fran-
çoises sont bonnes ou mauvaises en France,
parce que cette question est hors de doute quant
à la Suisse, et qu'il n'est pas possible que les
mêmes usages conviennent à des peuples qui,
n'ayant pas les mêmes ressources et n'habitant
ni le même climat ni le même sol, seront tou-
jours forcés de vivre différemment.
Le concours de ces deux causes, l'une bonne
et l'autre mauvaise, se fait sentir en toutes cho-
ses : il rend raison de tout ce qu'on remarque
de particulier dans les mœurs des Suisses, et
surtout de ce contrasle.bizarre de recherche et
de simplicité qu'on sent dans toutes leurs ma-
ANNÉK 1765.
413
nières. Ils tournent à contre-sens tous les usa-
ges qu'ils prennent, non pas faute d'esprit,
mais par la force des choses. En lrans[)ortant
dans leurs bois les usages des grandes villes,
ils les appliquent de la façon la plus comique ;
ils ne savent ce que c'est qu'habits de campa-
gne ; ils sont parés dans leurs rochers comme
ils l'étoient à l*arls; ils portent sous leurs sa-
pins toutes les pompes du Palais-Royal, et j'en
ai vu revenir de faire leurs foins en petite veste
et falbala de mousseline. Leur délicatesse a tou-
jours quelque chose de grossier, leur luxe a
toujours quelque chose de rude. Ils ont des en-
tremets, mais ils mangent du pain noir; ils
servent des vins étrangers, et boivent de la pi-
quette ; des ragoûts Hns accompagnent leur
lard rance et leurs choux ; ils vous offriront à
déjeuner du café, du fromage ; à goiiter, du
ihé avec du jambon ; les femmes ont de la den-
telle et (le fort gios linge, des robes de goiit
avec des bas de couleur : leurs valets, alterna-
tivement laquais et bouviers, ont l'habit de li-
vrée en servant à table, et mêlent l'odeur du
fumier à celle des mets.
Commeon nejouitdu luxe qu'en le montrant,
il a rendu leur société plus familière sans leur
ôter pourtant le goût de leurs demeures iso-
lées. Personne ici nesl surpris de me voir pas-
ser l'hiver en campagne; mille gens du monde
en font autant. On demeure donc toujours sé-
parés; mais on se rapproche par de longues et
fréquentes visites. Pour étaler sa parure et ses
meubles il faut attirer ses voisins et les aller
voir ; et comme ces voisins sont souvent assez
éloignés, ce sont des voyages continuels. Aussi
jamais nai-je vu de peuple si allant que les
Suisses ; les François n'en approchent pas.
Vous ne rencontrez de toute part que voitu-
res ; il n'y a pas une maison qui n'ait la sienne,
et les chevaux, dont la Suisse abonde, ne sont
rien moins qu'inutiles dans le pays. iMais comme
ces courses ont souvent pour objets des visites
de femmes, quand on monte à cheval, ce qui
commence à devenir rare, on y monte en jolis
bas blancs bien tirés, et l'on fait à peu près,
pour courir la poste, la même toilette que pour
aller au bal. Aussi rien n'est si brillant que
les chemins de la Suisse; on y rencontre à tout
moment des petits messieurs et des belles da-
mes; on n'y voit* que bleu, vert, couleur de
rose, on se croiroit au jardin du Luxembourg.
Un effet de ce commerce est d'avoir presque
ôié aux hommes le goût du vin; et un effet
contraire de cette vie ambulante est d'avoir ce-
pendant rendu le» cabarets fréquens et bons
dans toute la Suisse. Je ne sais pas pourquoi
l'on vante tant ceux do France; ils n'appro-
chent sûrement pas de ceux-ci. Il est vrai qu'il
y fait très-cher vivre; mais cela est vrai aussi
de la vie domestique, et cela ne sauroit être au-
trement dans un pays qui produit peu de den-
rées, et où l'argent ne laisse pas de circuler.
Les trois seules marchandises qui leur en
aient fourni jusqu'ici sont les fromages, les
chevaux et les hommes ; mais depuis l'intro-
dtiction du luxe, ce commerce ne leur suffit
plus, et ils y ont ajouté celui des manufactures
dont ils sont redevables aux réfugiés françois :
ressource qui cependant a plus d'apparence
que de réali(é; car, comme la cherté des den-
rées augmente avec les espèces, et que la cul-
ture de la terre se néglige quand on gagne
davantage à d'autres travaux, avec plus d'ar-
gent ils n'en sont pas plus riches; ce qui se
voit par la comparaison avec les Suisses catho-
liques, qui, n'ayant pas la même ressource,
sont plus pauvres d'argent et ne vivent pas
moins bien.
Jl est fort singulier qu'un pays si rude, et
dont les habitans sont si enclins à sortir, leur
inspire pourtant un amour si tendre, que le
regret de l'avoir quitté les y ramène presque
tous à la fin, et que ce regret donne à ceux qui
n'y peuvent revenir une maladie quelquefois
mortelle, qu'ils appellent, je crois, le hemvé.
Il y a dans la Suisse un air célèbre appelé le
raiiz des vaches, que les bergers sonnent sur
leurs cornets, et dont ils font retentir tous les
coteaux du pays. Cet air, qui est peu de chose
en lui-même, mais qui rappelle aux Suisses
mille idées relatives au pays natal, leur fait ver-
ser des torrens de larmes quand ils l'entendent
en terre étrangère. Il en a même fait mourir
de douleur un si grand nombre, qu'il a été dé-
fendu, par ordonnance du roi, de jouer le ranz
des vaches dans les troupes suisses. Mais, mon-
sieur le maréchal, vous savez peut-être tout
cela mieux que moi, et les réflexions que ce
fait présente ne vous auront pas échappé. Je ne
puis m'empècher de remarquer seulement que
414
CORRESPONDANCE.
la France est assurément le meilleur pays du
monde, où toutes les commodités et tous les
agrémens de la vie concourent au bien-être
des habitons. Cependant il n'y a jamais eu, que
je sache, de hemvé ni de ranz des vaches qui
fît pleurer ou mourir de regret un François en
pays étranger ; et cette maladie diminue beau-
coup chez les Suisses depuis qu'on vit plus
agréablement dans leur pays.
Les Suisses en général sont justes, officieux,
charitables, amis solides, braves soldats, et
bons citoyens, mais intrigans, défians, jaloux,
curieux, avares, et leur avarice contient plus
leur luxe que ne fait leur simplicité. Ils sont
ordinairement graves el flegmatiques, mais ils
sont furieux dans la colère, et leur joie est une
ivresse. Je n'ai rien vu de si gai que leurs jeux.
Il est étonnant que le peuple françois danse
tristement, languissaniinent, de mauvaise
grâce, et que les danses suisses soient sau-
tillantes et vives. Les hommes y montrent leur
vigueur naturelle, et les filles ont une légèreté
charmante; on diroit que la terre leur brûle
les pieds.
Les Suisses sont adroits et rusés dans les af-
faires : les François qui les jugent grossiers
sont bien moins déliés qu'eux ; ils jugent de
leur esprit par leur accent. La cour de France
a toujours voulu leur envoyer des gens fins, et
s'est toujours trompée. A ce genre d'escrime,
ils battent communément les François : mais
envoyez-leur des gens droits et fermes, vous
forez d'eux ce que vous voudrez, car naturel-
lement ils vous aiment. Le marquis de Bonac,
qui avoit tant d'esprit, mais qui passoit pour
adroit, n'a rien fait en Suisse; et jadis le ma-
réchal de Bassompierre y faisoit tout ce qu'il
vouloit, parce qu'il étoit franc, ou qu'il passoit
chez eux pour l'être. Les Suisses négocieront
loujoursavec avantage, à moins qu'ils ne soient
vendus par leurs magistrats, attendu qu'ils
peuvent mieux se passer d'argent que les puis-
sances ne peuvent se passer d'hommes: car,
pour votre blé,quand ils voudront ils n'en auront
pas besoin. Il faut avouer aussi que s'ils font
bien leurs traités, ils lesexécutent encore mieux:
fidélité qu'on ne se pique pas de leur rendre.
Je ne vous dirai rien, monsieur le maréchal,
lie leur gouvernement el de leur politique,
parce que cela me mèueroit trop loin, et que
je ne veux vous parler que de ce que j'ai vu.
Quant au comté de Neuc'iâtel où j'habite, vous
savez qu'il appartient au roi de Prusse. Cette
petite principauté, après avoir été démembrée
du royaume de Bourgogne et passé successi-
vement dans les maisons de Châlons,d'Ochberg
et de Longueville, tomba enfin, en ^70", dans
celle de Brandebourg par la décision des Etats
du pays, juges naturels des droits des préten-
dans. Je n'entrerai point dans l'examen des
raisons sur lesquelles le roi de Prusse fut pré-
féré au prince de Conti, ni des influences que
purent avoir d'autres puissances dans cette af-
faire ; je me contenterai de remarquer que,
dans la concurrence entre ces deux princes,
c'étoit un honneur qui ne pouvoit manquer aux
Neuchâtelois d'appartenir un jour à un grand
capitaine. Au reste, ils ont conservé sous leurs
souverains à peu près la même liberté qu'ont
les autres Suisses: mais peut-être en sont-ils
plus redevables à leur position qu'à leur habi-
leté ; car je les retrouve bien remuans pour des
gens sages.
Tout ce que je viens de remarquer des Suis-
ses, en général, caractérise encore plus forte-
ment ce peuple-ci ; et le contraste du naturel et
de l'imitation s'y fait encore mieux sentir, avec
cette différence pourtant que le naturel a moins
d'étofl'e, et qu'à quelque petit coin près la
dorure couvre tout le fond. Le pays, si l'on ex-
cepte la ville et les bords du lac, est aussi rude
que le reste de la Suisse ; la vie y est aussi rus-
tique; et les habitans, accoutumés à vivre sous
des princes, s'y sont encore plus aflectionnés
aux grandes manières ; de sorte qu'on trouve
ici du jargon, des airs, dans tous les états; de
beaux parleurs labourant les champs, et des
courtisans en souquenille. Aussi appelle-t-on les
Neuchâtelois, les Gascons de la Suisse. Ils ont de
l'esprit, et ils se piquent de vivacité: ils lisent ;
et la lecture leur profite: les paysans mêmes sont
instruits; ils ont presque tous un petit recueil de
livres choisis qu'ils appellent leur bibliothèque ;
ils sont même assez au courant pour les nou-
veautés ; ils font valoir tout cela dans la conver-
sation d'une manière qui n'est point gauche, et
ils ont presque le ton du jour comme s'ils vi-
voient à Paris. Il y a quelque temps qu'en me
promenant je m'arrêtai devant une maison où
des filles faisoient de la dentelle ; la mère ber-
ANNÉE 17G3.
41.1
çoit un petit enfant, et je la regardois faire,
quand je vis sortir de la cabane un gros paysan ,
qui, m'abordant d'un air aisé, me dit : « Vous
N voyez quon ne suit pas trop bien vos précep-
« tes; mais nos femmes tiennent autant aux
« vieux préjugés qu'elles aimeni les nouvelles
« modes. » Je tombois des nues. J'ai entendu
parmi ces gens-là cent propos du même ton.
Beaucoup d'esprit et encore plus de préten-
tion, mais sans aucun goût, voilà ce qui m'a
d'abord frappé chez les Neuchâtelois. Ils par-
lent très-bien, très-aisément ; mais ils écrivent
platement et mal , surtout quand ils veulent
écrire légèrement, et ils le veulent toujours.
Comme ils ne savent pas même en quoi consiste
la grâce et le sel du style léger, lorsqu ils ont
enfilé des phrases lourdement sémillantes ils se
croient autant de Voltaire et de Crébillon. Ils
ont une manière de journal dans lequel ils s'ef-
forcent d'être gentils et badins. Ils y fourrent
même de petits vers de leur façon. Madame la
maréchale trouveroit sinon de l'amusement, au
moins de l'occupation dans ce Mercure, car
c'est d'un bout à l'autre un logogriphe qui de-
mande un meilleur Œdipe que moi.
C'est à peu près le même habillement que
dans le canton de Berne, mais un peu plus con-
tourné. Les hommes se mettent assez à la fran-
çoise ; et c'est ce que les femmes voudroient
bien faire aussi : mais comme elles ne voyagent
guère, ne prenant pas comme eux les modes
de la première main, elles les outrent, les dé-
figurent ; et chargées de pretintailles et de
falbalas, elles semblent parées de guenilles.
Quant à leur caractère, il est difficile d'en
juger, tant il est offusqué de manières : ils se
croient polis parce qu'ils sont façonniers, et
gais parce qu'ils sont turbulens. Je crois qu'il
n'y a que les Chinois au monde qui puissent
l'emporter sur eux à faire des complimens.
Arrivez-vous fatigué , pressé , n'importe , il
faut d'abord prêter le flanc à la longue bor-
dée; tant que la machine est montée elle joue,
et elle se remonte toujours à chaque arrivant.
La politesse françoise est de mettre les gens à
leur aise, et même de s'y mettre aussi : la po-
litesse neuchâteloise est de gêner et soi-même
et les autres. Ils ne consultent jamais ce quivous
convient, mais ce qui peut étaler leur prétendu
savoir-vivre. Leurs offres exagérées ne tentent
point ; elles ont toujours je ne sais quel air de
formule, je ne sais quoi de sec et d'apprêté,
qui vous invile au refus. Ils sont pourtant obli-
geans, officieux, hospitaliers très-réellement,
surtout pour les gens de qualité : on est toujours
sûr d'être accueilli d'eux en se donnant pour
marquis ou comte : et comme une ressource
aussi facile tie manque pas aux aventuriers, ils
en ont souvent dans leur ville, qui pour l'ordi-
naire y sont très-fêtés : un simple honnête
homme avec des malheurs et des vertus ne le
seroit pas de même ; on peut y porter un grand
nom sans mérite, mais non pas un grand mé-
rite sans nom. Du reste, ceux qu'ils servent
une fois ils les servent bien. Ils sont fidèles à
leurs promesses, et n'abandonnent pas aisé-
ment leurs protégés. Il se peut même qu'ils
soient aimans et sensibles; mais rien n'est plus
éloigné du ton du sentiment que celui qu'ils
prennent; tout ce qu'ils font par humanité sem-
ble être fait par ostentation, et leur vanité ca-
che leur bon cœur.
Cette vanité est leur vice dominant; elle
perce partout, et d'autant plus aisément qu'elle
est maladroite. Ils se croient tous gentilshom-
mes, quoique leurs souverains ne fussent que
des gentilshommes eux-mêmes. Ils aiment la
chasse, moins par goût que parce que c'est un
amusement noble. Enfin jamais on ne vil des
bourgeois si pleins de leur naissance : ils ne la
vantent pourtant pas, mais on voit qu'ils s'en
occupent ; ils n'en sont pas fiers, ils n'en sont
qu'entêtés.
Au défaut de dignités et de titres de nO'
blesse ils ont des titres militaires ou munici-
paux en telle abondance, qu'il y a plus de gens
litres que de gens qui ne le sont pas. C'est
M. le colonel, M. le major, M. le capitaine,
M. le lieutenant, M. le conseiller, M. le châ-
telain, M. le maire, M. le justicier, M. le pro-
fesseur, M. le docteur, M. l'ancien : si j'avois
pu reprendre ici mon ancien métier, je ne
doute pas que je n'y fusse M. le copiste. Les
femmes portent aussi les titres de leurs maris;
madame la conseillère, madame la ministre :
j'ai pour voisine madame la major; et comme
on n'y nomme les gens que par leurs titres,
on est embarrassé comment dire aux gens qui
n'ont que leur nom ; c'est comme s'ils n'en
t avoient p(>inl.
416
CORRESPONDANCE.
Le sexe n'y est pas beau ; on dit qu'il a dé-
généré. Les filles ont beaucoup de liberté, et
en font usage. Elles se rassemblent souvent
en société, où l'on joue, où l'on goûte, où l'on
babille, et où l'on attire tant qu'on peut les
jeunes gens; mais par malheur ils sont rares,
et il faut se les arracher. Les femmes vivent
assez sagement : il y a dans le pays d'assez
bons ménages, et il y en auroit bien davan-
tage si cétoit un air de bien vivre avec son
niari. Du reste, vivant beaucoup en campa-
gne, lisant moins et avec moins de fruit que
les hommes, elles n'ont pas l'esprit fort orné ;
et, dans le désœuvrement de leur vie, elles
n'ont d'autre ressource que de faire de la den-
telle, d'épier curieusement les affaires des au-
tres, de médire et de jouer. Il y en a pour-
tant de fort aimables; mais en général on ne
trouve pas dans leur entretien ce ton que la dé-
cence et l'honnêteié même rendent séducteur,
ce ton que les Françoises savent si bien pren-
dre quand elles veulent, qui montre du senti-
ment, de l'âme, et qui promet des héroïnes
de roman. La conversation des Neuchâteloises
est aride ou badine; elle tarit sitôt qu'on ne
plaisante pas. Les deux sexes ne manquent pas
de bon naturel ; et je crois que ce n'est pas un
peuple sans mœurs; mais c'est un peuple sans
principes, et le mot de vertu y est aussi étran-
ger ou aussi ridicule qu'en Italie. La religion
dont ils se piquent sert plutôt à les rendre har-
gneux que bons. Guidés par leur clergé, ils
épilogueront sur le dogme; mais pour la mo-
rale, ils ne savent ce que c'est ; car quoiqu'ils
parlent beaucoup de charité, celle qu'ils ont
n'est assurément pas l'amour du prochain,
c'est seulement l'affectation de donner l'au-
mône. Un chrétien pour eux est un homme qui
va au prêche tous les dimanches ; quoi qu'il
fasse dans l'intervalle, il n'importe pas. Leurs
ministres, qui se sont acquis un grand crédit
sur le peuple tandis que leurs princes étoient
catholiques, voudroient conserver ce crédit en
se mêlant de tout, en chicanant siir tout, en
étendant à tout la juridiction de l'Église : ils
ne voient pas que leur temps est passé. Cepen-
dant ils viennent encore d'exciter dans l'état
«ne fermentation qui achèvera de les perdre.
L'importante affaire dont il s'agissoit étoit de
«a voir si les peines des damnés étoient éternel-
les. Vous auriez peine à croire avec quelle cha-
leur cette dispute a été agitée ; celle du jansé-
nisme en France n'en a pas approché. Tous les
corps assemblés, les peuples prêts à prendre
les armes, ministres destitués, magistrats in-
terdits, tout marquoit les approches d'une
guerre civile ; et cette affaire n'est pas telle-
ment finie qu'elle ne puisse laisser de longs
souvenirs. Quand ils se seroient tous arrangés
pour aller en enfer, ils n'auroient pas plus de
souci de ce qui s'y passe.
Voilà les principales remarques que j'ai fai-
tes jusqu'ici sur les gens du pays où je suis.
Elles vous paroîtroient peut-être un peu dures
pour un homme qui parle de ses hôtes, si je vous
laissois ignorer que je ne leur suis redevable
d'aucune hospitalité. Ce n'est pointa messieurs
de Neuchâtel que je suis venu demander un
asile qu'ils ne m'auroient sûrement pas ac-
cordé, c'est à mylord maréchal, et je ne suis
ici que chez le roi de Prusse. Au contraire, à
mon arrivée sur les terres de la principauté,
le magistrat de la ville de Neuchâtel s'est, pour
tout accueil, dépêché de défendre mon livre
sans le connoîîre; la classe des ministres l'a
déféré de même au conseil d'état : on n'a ja-
mais vu deç gens plus pressés d'imiter les sot-
tises de leurs voisins. Sans la protection dé-
clarée de mylord maréchal, on ne m'eût sûre-
ment point laissé en paix dans ce village. Tant
de bandits se réfugient dans le pays, que ceux
qui le gouvernent ne savent pas distinguer des
malfaiteurs poursuivis les innocens opprimés,
ou se mettent peu en peine d'en faire la diffé-
rence. La maison que j'habite appartient à une
nièce de mon vieux ami M. Roguin. Ainsi, loin
d'avoir nulle obligation à messieurs de Neu-
châtel, je n'ai qu'à m'en plaindre. D'ailleurs
je n'ai pas mis le pied dans leur ville, ils me
sont étrangers à tous égards ; je ne leur dois
que justice en parlant d'eux, et je la leur rends.
Je la rends de meilleur cœur encore à ceux
d'entre eux qui m'ont comblé de caresses, d'of-
fres, de politesses de toute espèce. Flatté de
leur estime et touché de leurs bontés , je me
ferai toujours un devoir et un plaisir de leur
marquer mon attachement et ma reconnois-
sance; mais l'accueil qu'ils m'ont fait n'a rien
de commun avec le gouvernement neuchâte-
lois, qui m'en eût fait un bien différent s'il en
ANNÉE 1765.
417
eOtété le maître. Je dois dire encore que, si
la mauvaise volonté du corps des ministres
n'est pas douteuse, j'ai beaucoup à me louer
en particulier de celui dont j'habite la paroisse.
Il me vint voir à mon arrivée, il me fit mille
oflFres de services qui n'étoient point vaines,
comme il me l'a prouvé dans une occasion es-
sentielle où il s'est exposé à la mauvaise hu-
meur de plus d'un de ses confrères, pour s'être
montré vrai pasteur envers moi. Je m'atlen-
dois d'autant moins de sa part à cette justice
qu'il avoit joué dans les précédentes brouille-
ries un rôle qui n'annonçoit pas un ministre
tolérant. C'est au surplus un homme assez gai
dans la société, qui ne manque pas d'esprit,
qui fait quelquefois d'assez bons sermons, et
souvent de fort bons contes.
Je m'aperçois que cette lettre est un livre,
et je n'en suis encore qu'à la moitié de ma re-
lation. Je vais , monsieur le maréchal , vous
laisser reprendre haleine, et remettre le se-
cond tome à une autre fois (*).
k MADAME LATOUR.
A Motiers, le 27 janvier 4763.
Je reçois presqu'en même temps, madame,
vos étrennes et votre portrait, deux présens
qui sont précieux ; l'un parce qu'il vous re-
présente, et lautre parce qu il vient de vous.
Il me semble que vous avez prévu le besoin
que j'auroisde ralmanach,pour contenir l'ef-
fet que feroit sur moi la description de votre
personne, et pour m'avertir honnêtement
qu'un homme né le 4 juillet 4712 ne doit pas,
le 27 janvier 4 763, prendre un intérêt si cu-
rieux à certains articles, sous peine d'être un
vieux fou. Malheureusement le poison me pa-
roît plus fort que le remède, et votre lettre est
plus propre à nie faire oublier mon âge, que
votre almanach à m'en faire souvenir. 1! n'eût
pas fallu d'autre magie à Médée pour rajeunir
le vieux Éson : et si 1 Aurore étoit faite comme
vous, Titon décrépit pouvoit être encore ma-
lade, que ses ans et ses maux dévoient dispa-
(•) Pour apprécier les divers jugnnrns portés d.ins ceUe
liMtre , le lecttur voudra bien faire attention à l'époque de sa
date et au lieu qu'babiloit notre auteur. ( ^'ole des édiUvrs
de Genève.)
T. IVî
roître en la voyant. Pour moi, si loin de vous
je ne gagne à tout cela que des regrets et du
ridicule ; un cœur rajeuni n'est qu'un nouveau
mal avec tant d'autres, et rien n'est plus sot
qu'un barbon de vingt ans. Aussi je ne vou-
drois pas, pour tout au monde, être exposé dé-
sormais à voir ce joli visage d'un ovale parfait,
et qui n'est pas la partie la moins blanche de
votre personne ; j'aurois toujours peur que ces
petites mouches couleur de rose ne devinssent
pour moi transparentes, et que, pour mieux
apprécier le teint du visage, quelque frileuse
que vous puissiez être, mon esprit indiscret
n'allât, à travers mille voiles, chercher des
pièces de comparaison.
Comc per acqua o per cristallo inlero
Trapassd il raggio, e no'l divide o parte ;
Per entro il chiuso raanto osa il pensiero
Si penetrar nella vietata parte.
Tasso, Geb. g. IV, 32.
Mais, madame, laissons un peu votre teint
et votre figure, qu'il n'apparlient pas à une
imagination de cinquante ans de profaner, et
parlons plutôt de celte aimable physionomie
faite pour vous donner des amis de tout âge,
et qui promet un cœur propre à les conserver.
Il ne tiendra pas à moi qu'elle n'achève ce que
vos lettres ont si bien commencé, et que je
n'aie pas pour vous, le reste de ma vie, un at-
tachement digne d'un caractère aussicharmanf .
Combien il va m'être agréable de me faire dire
par une aussi jolie bouche tout ce que vous m'é-
crirez d'obligeant, et de lire dans des yeux d'un
bleu foncé, armés d'une paupière noire, l'a-
mitié que vous me témoignez ! Mais cette mémo
amitié m'impose des devoirs que je veux rem-
plir ; et si mon âge rend les fadeurs ridicules,
il fait excuser la sincérité. Je vous pardonne
bien d'idolâtrer un peu votre chevelure, et je
partage même d'ici celte idolâtrie ; mais l'ap-
probation que je puis donner à votre manière
de vous coiffer dépend d'une question qu'il ne
faut jamais faire aux femmes, et que je vous
ferai pourtant. Madame, quel âge avez-vous ?
Puisque vous avez lu le chiflFon qui accom-
pagnoit le lacet dont vous me parlez, vous
savez, madame, à quelle occasion il a été en-
voyé, et sous quelles conditions on en peut ob-
tenir un semblable. Ayez la bonté de redevenir
fille, de vous marier tout de nouveau, de vous
27
418
CORRESPONDANCE.
engager à nourrir vous-même votre premier
enfant, et vous aurez le plus beau lacet que je
puisse faire. Je me suis engagé à n'en jamais
donner qu'à ce prix : je ne puis violer ma
promesse.
Je suis fort sensible à l'inlérêt que M. du
Terreaux veut bien prendre à ma santé , et
plus encore au soin de la main qui m'a fait
passer sa recette; mais ayant depuis long-
temps abandonné ma vie et mon corps à la
seule nature, je ne veux point empiéter sur
elle, ni me mêler de ce que je ne sais pas. J'ai
appris à souffrir, madame; cet art dispense
d'apprendre à guérir, et n'en a pas les incon-
vénieiis. Toutefois, s'il ne tient qu'à quelques
verres d'eau pour vous complaire, je veux bien
les boire dans la saison , non pour ma santé,
mais à la vôtre; je voudrois faire pour vous
(les choses plus difficiles, pourvu qu'elles eus-
sent un autre objet. >
K M. LE MARECHAL DE LUXEMBOURG.
Motiers, le 28 janvier 1763.
Il faut, monsieur le maréchal, avoir du cou-
rage pour décrire en cette saison le lieu que
.j'habite. Des cascades, des glaces, des rochers
nus, des sapins noirs couverts de neige, sont
les objets dont je suis entouré ; et à l'image de
l'hiver le pays ajoutant l'aspect de l'aridité
ne promet, à le voir, qu'une description fort
triste. Aussi a-t-il l'air assez nu en toute saison;
mais il est presque effrayant dans celle-ci. Il
faut donc vous le représenter comme je l'ai
trouvé en y arrivant, et non comme je le vois
aujourd'hui , sans quoi l'intérêt que vous pre-
nez à moi m'empêcheroit de vous en rien dire.
Figurez-vous donc un vallon d'une bonne
demi-lieue de large, et d'environ deux lieues
de long, au milieu duquel passe une petite ri-
vière appelée la Reuss, dans la direction du
nord-ouest au sud-est. Ce vallon, formé par
deux chaînes de montagnes qui sont des bran-
ches du Mont-Jura et qui se resserrent par les
deux bouts, reste pourtant assez ouvert pour
laisser voir au loin ses prolongemens, lesquels,
divisés en rameaux par les bras des monta-
gnes, offrent plusieurs belles perspectives. Ce
vallon, appelé le Val-de-Travers, du nom d'un
village qui est à son extrémité orientale, est
garni de quatre ou cinq autres villages à peu
de distance les uns des autres : celui de Motiers,
qui forme le milieu, est dominé par un vieux
château désert, dont le voisinage et la situa-
tion solitaire etsauvage m'attirent souvent dans
mes promenades du matin, d'autant plus que
je puis sortir de ce côté par une porte de der-
rière sans passer par la rue ni devant aucune
maison. On dit que les bois et les rochers qui
environnent ce château sont fort remplis de vi-
pères; cependant, ayant beaucoup parcouru
tous les environs, etm'étant assis à toutes sor-
tes de places, je n'en ai point vu jusqu'ici.
Outre ces villages on voit vers le bas des
montagnes plusieurs maisons éparses, qu'on
appelle des prises, dans lesquelles on tient des
bestiaux et dont plusieurs sont habitées par
les propriétaires, la plupart paysans. Il y en a
une entre autres à mi-côte nord, par consé-
quent exposée au midi, sur une terrasse natu-
relle, dans la plus admirable position que j'aie
jamais vue , et dont le difficile accès m'eût
rendu l'habitation très-commode. J'en fus si
tenté, que dès la première fois je m'étois pres-
que arrangé avec le propriétaire pour y loger;
mais on m'a depuis tant dit de mal de cet
homme, qu'aimant encore mieux la paix et la
sûreté qu'une demeure agréable, j'ai pris le
parii de rester où je suis. La maison que j'oc-
cupe est dans une moins belle position, mais
elle est grande, assez commode; elle a une
g'Qlerie extérieure où je me promène dans les
mauvais temps; et, ce qui vaut mieux que tout
le reste, c'est un asile offert par l'amitié.
La Reuss a sa source au-dessus d'un village '
appelé Saint-Sulpice, à l'extrémité occidentale
du vallon ; elle en sort au village de Travers,
à l'autre extrémité , où elle commence à se
creuser un lit, qui devient bientôt précipice,
et la conduit enfin dans le lac de Neuchâtel.
Celte Reuss est une très-jolie rivière, claire et
brillante comme de l'argent, où les truites ont
bien de la peine à se cacher dans des touffes
d'herbes. On la voit sortir tout d'un coup de
terre à sa source, non point en petite fontaine
ou ruisseau, mais toute grande et déjà rivière,
comme la fontaine de Vaucluse, en bouillon-
nant à travers les rochers. Comme cette source
est fort enfoncée dans les roches escarpées
ANNI^.E 1703.
411)
d'une montagne, on y est toujours à l'ombre;
et la fraîcheur continuelle, le bruit, les chutes,
le cours de l'eau, m'attirant l'été à travers ces
roches brûlantes, me font souvent mettre en
luigc pour aller chercher le frais près de ce mur-
mure, ou plutôt près de ce fracas, plus flatteur
à mon oreille que celui de la rue Sainl-Mariin.
L'élévation des montagnes qui forment le
vallon n'est pas excessive, mais le vallon même
est montagne, étant fort élevé au-dessus du lac ;
et le lac, ainsi que le sol de toute la Suisse, est
encore extrêmement élevé sur les pays de plai-
nes, élevés à leur tour au-dessus du niveau de
hi mer. On peut juger sensiblement de la pente
totale par le long et rapide cours dos rivières,
qui, des montagnes de Suisse, vont se rendre
les unes dans la Méditerranée et les autres dans
l'Océan. Ainsi, quoique la Reuss traversant le
vallon soit sujette à de fréquens débordemens,
qui font des bords de son lit une espèce de ma-
rais, on n'y sent point le marécage, l'air n'y
est point humide et malsain, la vivacité qu'il
tire de son élévation l'empêchant de rester long-
temps chargé de vapeurs grossières ; les brouil-
lards, assez fréquens le matin, cèdent pour l'or-
dinaireà l'action du soleil à mesure qu'il s'élève.
Comme entre les montagnes et les vallées la
vue est toujours réciproque, celle dont je jouis
ici dans un fond n'est pas moins vaste que celle
que j'avois sur les hauteurs de Montmorency,
mais elle est d'un autre genre; elle ne flatte
pas, elle frappe; elle est plus sauvage que
riante; l'art n'y étale pas ses beautés, mais la
majesté de la nature en impose ; et, quoique le
parc de Versailles soit plus grand que ce vallon,
il ne paroîtroit qu'un colifichet en sortant d'ici.
Au premier coup d'oeil, le spectacle, tout grand
qu'il est, semble un peu nu ; on voit très-peu
d'arbres dans la vallée; ils y viennent mal, et
ne donnent presque aucun fruit; l'escarpement
des montagnes, étant très-rapide, montre en
divers endroits le gris des rochers; le noir des
sapins coupe ce gris d'une nuance qui n'est pas
riante, et ces sapins si grands, si beaux quand
on est dessous, ne paroissent au loin que des
arbrisseaux, ne promettent ni l'asile ni l'onibre
qu'ils donnent : le fond du vallon, presque au
niveau de la rivière, semble n'offrir à ses deux
bords qu'un large marais où l'on ne sauroit
marcher ; la réverbération des rochers n'an-
nonce pas, dans un lieu sans arbres, une pro-
menade bien fraîche quand le soleil luit; sitôt
qu'il se couche, il laisse à peine un crépuscule,
et la hautejir des monts, interceptant toute la
lumière, fait passer presque à l'instant du jour
à la nuit.
Mais, si la première impression de tout cela
n'est pas agréable, elle change insensiblement
par un examen plus détaillé; et, dans un pays
011 l'on croyoit avoir tout vu du premier coup
d'oeil, on se trouve avec surprise environné
d'objets chaque jour plus intéressans. Si la
promenade de la vallée est un peu uniforme,
elle est en revanche extrêmement commode ;
tout y est du niveau le plus parfait, les chemins
y sont unis comme des allées de jardin, les
bords de la rivière offrent par places de larges
pelouses d'un plus beau vert que les gazons du
Palais-Royal, et l'on s'y promène avec délices
le long de celte belle eau, qui dans le vallon
prend un cours paisible en quittant ses cailloux
et ses rochers qu'elle retrouve au sortir du
Val-de-Travers. On a proposé de planter ses
bords de saules et de peupliers, pour donner,
durant la chaleur du jour, de l'ombre au bétail
désolé par les mouches. Si jamais ce projet
s'exécute, les bords de la Reuss deviendront
aussi charmans que ceux de Lignon, et il ne
leur manquera plus que des Âstrées, des Sil-
vandres, et un d'Urfé.
Comme la direction du vallon coupe oblique-
ment le cours du soleil, la hauteur des monts
jette toujours de l'ombre par quelque côté sur
la plaine; de sorte qu'en dirigeant ses pro-
menades, et choisissant ses heures, on peut
aisément faire à l'abri du soleil tout le tour du
vallon. D'ailleurs, ces mômes montagnes, in-
terceptant ses rayons, font qu'il se lève tard et
se couche de bonne heure, en sorte qu'on n'en
est pas long-temps brûlé. Nous avons presque
ici la clef de l'énigme du ciel de trois aunes (*),
et il est certain que les maisons qui sont près de
la source de la Reuss n'ont pas trois heures de
soleil, même en été.
Lorsqu'on quitte le bas du vallon pour se
promener à mi-côte, comme nous fîmes une
(*) Allusion i ces vrrs des Bucolii|aes :
« Die quibut in terrin, et eris milii itiftgnui Apollo,
» Trrs p>te«t rirli spalium non anipliù< ulnas. »
E(;l. III. V. li>5. G. P.
4i0
CORRESPONDANCE.
fois, monsieur le maréchal, le long des Cham-
peaux, du côié d'Antlilly, on n'a pas une pro-
menade aussi commode; mais cet agrément est
bien compensé par la variété des sites et des
points de vue, par les découvertes que Ton fait
sans cesse autour de soi, par les jolis réduits
qu'on trouve dans les gorges des montagnes,
où le cours des torrens qui descendent dans la
vallée, les hêtres qui les ombragent, les coteaux
qui les entourent offrent des asiles verdoyans
et frais quand on suffoque à découvert. Ces ré-
duits, ces petits vallons, ne s'aperçoivent pas
tant qu'on regarde au loin les montagnes, et
cela joint à l'agrément du lieu celui de la sur-
prise, lorsqu'on vient tout d'un coup à les dé-
couvrir. Combion de fois je me suis figuré,
vous suivant à la promenade et tournant autour
d'un rocher aride, vous voir surpris et charmé
de retrouver des bosquets pour les dryades,
où vous n'auriez cru trouver que des antres et
des ours !
Tout le pays est plein de curiosités naturelles
qu'on ne découvre que peu à peu, et qui, par
ces découvertes successives, lui donnent cha-
que jour l'attrait de la nouveauté. La botanique
offre ici ses trésors à qui sauroit les connoîlre ;
et souvent, en voyant autour de moi cette pro-
fusion de plantes rares, je les foule à regret
sous le pied d'un ignorant. 1! est pourtant né-
cessaire d'en connoîtrc une pour se garantir de
ses terribles effets ; c'est le napel. Vous voyez
une très-belle plante haute de trois pieds, gar-
nie de jolies fleurs bleues, qui vous donnent
envie de la cueillir; mais, à peine l'a-t-on gar-
dée quelques minutes, qu'on se sent saisi de
maux de tête, de vertiges, d'évanouissemens,
et l'on périroit si l'on ne jetoil promptement ce
funeste bouquet. Cetle plante a souvent causé
des accidens à des enfans et à d'autres gens qui
ignoroientsa pernicieuse vertu. Pour les bes-
tiaux, ils n'en approchent jamais, et ne brou-
tent pas même 1 herbe qui l'entoure. Les fau-
cheurs l'extirpent autant qu'ils peuvent ; quoi
qu'on fasse, l'espèce en reste, et je ne laisse
pas d'en voir beaucoup en me promenant sur
les montagnes ; mais on l'a détruite à peu près
dans le vallon.
A une petite lieue de Motiers, dans la sei-
gneurie de Travers, est une mine d'asphallo,
qu'on dit qui s'étend sous tout le pays : les ha-
bitans lui attribuent modestement la gaîté donl
ils se vantent, et qu'ils prétendent se trans-
meilre même à leurs bestiaux. Voilà sans doute
une belle vertu de ce minéral ; mais, pour en
pouvoir sentir l'efficace , il ne faut pas avoir
quitté le château de Montmorency. Quoi qu'il
en soit des merveilles qu'ils disent de leur
asphalte, j'ai donné au seigneur de Travers un
moyen sûr d'en tirer la médecine universelle ;
c'est de faire une bonne pension à Lorry ou à
Bordeu.
Au-dessus de ce même village de Travers, il
se fit il y a deux ans une avalanche considéra-
ble, et de la façon du monde la plus singulière.
Un homme qui habite au pied de la montagne
avoit son champ devant sa fenêtre, entre la
montagne et sa maison. Un matin, qui suivit
une nuit d'orage, il fut bien surpris, en ouvrant
sa fenêtre, de trouver un bois à la place de son
champ ; le terrain, s'éboulant tout d'une pièce,
avoit recouvert son champ des arbres d'un bois
qui étoit au-dessus; et cela, dit-on, fait entre
les deux propriétaires le sujet d'un procès qui
pourroit trouver place dans le recueil de Pita-
val (*). L'espace que l'avalanche a mis à nu est
fort grand et paroît de loin ; mais il faut en
approcher pour juger de la force de l'éboule-
ment, de l'étendue du creux, et de la grandeur
des rochers qui ont été transportés. Ce fait
récent et certain rend croyable ce que dit Pline
d'une vigne qui avoit été ainsi transportée d'un
côté du chemin à l'autre. Mais rapprochons-nous
de mon habitation.
J'ai vis-à-vis de mes fenêtres une superbe
cascade, qui, du haut de la montagne, tombe
par l'escarpement d'un rocher dans le vallon,
avec un bruit qui se fait entendre au loin sur-
tout quand les eaux sont grandes. Cette cas-
cade est très en vue ; mais ce qui ne l'est pas
de même est une grotte à côté de son bassin,
de laquelle l'entrée est difficile , mais qu'on
trouve au dedans assez espacée, éclairée par
une fenêtre naturelle, cintrée en tiers-point,
et décorée d'un ordre d'architecture qui n'est
ni toscan ni dorique, mais l'ordre de la nature
qui sait mettre des proportions et de Iharmonie
dans ses ouvrages les moins réguliers. Instruit
(') Gayot de Pitaval, mort en 1743, auteur de plusieurs col-
lections et recueils, notamment de celui des Causes célèbres,
en 20 vohimes in t2. ('•• r.
ANNICK 1763.
421
de la situation de celte grotte, je m'y rendis
seul l'été dernier pour la contempler à mon
aise, l/extrôme sécheresse me donna la facilité
d'y entrer par une ouverture enfoncée et très-
surbaissée, en me traînant sur le ventre, car
la fenêtre est trop haute pour qu'on puisse y
passer sans échelle. Quand jo fus au-dedans,
je m'assis sur une pierre, et je me mis à con-
templer avec ravissement cette superbe salle
dont les ornemens sont des quartiers de roches
diversement situés, et formant la décoration la
plus riche que j'aie jamais vue, si du moins on
peut appeler ainsi celle qui montre la plus
grande puissance, celle qui attache et intéresse,
celle qui fait penser, qui élève I lime, celle qui
force l'homme à oublier sa petitesse pour ne
penser qu'aux œuvres de la nature. Des divers
rochers qui meublent cette caverne, les uns dé-
tachés et tombés de la voûte, les autres encore
pendans et diversement situés, marquent tous
dans cette mine naturelle l'effet de quelque
explosion terrible dont la cause paroît difficile
à imaginer, car même un tremblement de terre
ou un volcan n'expliqueroit pas cela d'une ma-
nière satisfaisante. Dans le fond de la grotte,
qui va en s'élevant de même que sa voûte, on
monte sur une espèce d'estrade , et de là, par
une pente assez roide, sur un rocher qui mène
de biaisa un enfoncement très-obscur par où
l'on pénètre sous la montagne. Je n'ai point été
jusque-là, ayant trouvé devant moi un trou large
et profond qu'on ne sauroit franchir qu'avec
une planche. D'ailleurs, vers le haut de cet en-
foncement, et presque à l'entrée de la galerie
souterraine, est un quartier de rocher très-
imposant; car, surpendu presque en l'air, il
porte à faux par un de ses angles, et penche
tellement en avant qu'il semble se détacher et
partir pour écraser le spectateur. Je ne doute
pas cependant qu'il ne soit dans cette situation
depuis bien des siècles, et qu'il n'y reste encore
plus long-temps : mais ces sortes d'équilibres,
îiuxquels les yeux ne sont pas faits, ne laissent
pas de causer quelque inquiétude, et quoiqu'il
fallût peut-être des forces immenses pour ébran-
ler ce rocher qui paroît si prêt à tomber, je
craindrois d'y toucher du bout du doigt, et ne
voudrois pas plus rester dans la direction de
SI chute que sous lépée de Damoclès.
I,a galerie souterraine à laquelle cette grotte
sert de vestibule ne continue pas d'aller en
montant; mais elle prend sa pente un peu vers
le bas, et suit la même inclinaison dans tout
l'espace qu'ona jusqu'ici parcouru. Des curieux
s'y sont engagés à diverses fois avec dos domes-
tiques, des flambeaux et tous les secours né-
cessaires ; mais il faut du courage pour pénétrer
loin dans cet effroyable lieu, et de la vigueur
pour ne pas s'y trouver mal. On est allé jusqu'à
près de demi-liene, en ouvrant le passage où
il est trop étroit, et sondant avec précaution
les gouffres et fondrières qui sont à droite et à
gauche : mais on prétend, dans le pays, qu'on
peut aller par le même souterrain à plus do
deux lieues jusqu'à l'autre côté de la montagne,
où l'on dit qu'il aboutit du côté du lac, non
loin de l'embouchure de la Keuss.
Au-dessous du bassin de la même cascade est
une autre grotte plus petite, dont l'abord est'
embarrassé de plusieurs grands cailloux et
quartiers de roche qui paroissent avoir été en-
traînés là parles eaux. Cette grotte-ci, n'étant
pas si praticable que l'autre, n'a pas de même
tenté les curieux. Le jour que j'en examinai l'ou-
verture il faisoit une chaleur insupportable; ce-
pendant il en sortoit un vent si vif et si froid,
que je n'osai rester long-temps à l'entrée, et
toutes les fois que j'y suis retourné j'ai toujours
senti le même vent; ce qui me fart juger qu'elle
a une communication plus immédiate et moins
embirrassée que l'autre.
A l'ouest de la vallée, une montagne la sé-
pare en deux branches, l'une fort étroite, où
sont le village de Saiut-Sulpice, la source de la
Reuss, et le chemin de Pontarlier. Sur ce che-
min, l'on voit encore une grosse chaîne, scellée
dans le rocher, et mise là jadis par les Suisses
pour fermer de ce côté-là le passage aux Bour-
guignons.
L'autre branche, plus large, et à gauche de
la première, mène par le village de Bute à un
pays perdu appelé la Côte aux Fées, qu'on
aperçoit de loin parce qu'il va en montant. Ce
pays, n'étant sur aucun chemin, passe pour
très-sauvage, et en quelque sorte pour le bout
du monde. Aussi prétend-on que c'étoit autre-
fois le séjour des fées, et le nom lui en est resté :
on y voit encore leur salle d'assemblée dans une
troisième caverne qui porte aussi leur nom, et
qui n'est pas moins curieuse que les précédentes.
422
CORRESPONDANCE.
Je n'ai pas vu cette groUe aux Fées, parce
qu'elle est assez loin d'ici; mais on dit qu'elle
éloitsuperbeinentornée,etronyvoyoitencore,
il n'y a pas long-temps, un trône et des sièges
très-bien taillés dans le roc. Tout cela a été gâté
et ne paroit presque plus aujourd'hui. D'ail-
leurs, l'entrée de la grotte est presque entière-
mentbouchée par les décombres, par les brous-
sailles; et la crainte des serpens et des bêtes veni-
meuses rebute les curieux d'y vouloir pénétrer.
Mais si elle eût été praticable encore et dans sa
première beauté, et que madame la maréchale
eût passé dans ce pays, je suis sûr qu'elle eût
voulu voir cette grotte singulière, n'eût-ce été
qu'en faveur de Fleur d'Épine et des Facar-
dins (*).
Plus j'examine en détail l'état et la position
de ce vallon, plus je me persuade qu'il a jadis
été sous l'eau ; que ce qu'on appelle aujourd'hui
le Val-de-Travers fut autrefois un lac formé par
la Reuss, la cascade, et d'autres ruisseaux, et
contenu par les montagnes qui l'environnent,
«le sorte que je ne doute point que je n'habite
l'ancienne demeure des poissons; en effet, le
sol du vallon est si parfaitement uni, qu'il n'y
a qu'un dépôt formé par les eaux qui puisse l'a-
voir ainsi nivelé. Le prolongement du vallon,
loin de descendre, monte le long du cours de la
Reuss ; de sorte qu'il a fallu des temps infinis à
ceiierivièrepoursecaver,danslesabîmesqu'elle
forme, un cours en sens contraire à l'inclinai-
son du terrain. Avant ces temps, contenue de
ce côté, de même que de tous les autres, el
forcée de refluer sur elle-même, elle dutenSn
remplir le vallon jusqu'à la hauteur de la pre-
mière grotte que j'ai décrite, par laquelle elle
trouva ou s'ouvrit un écoulement dans la ga-
lerie souterraine qui lui servoit d'aqueduc.
Le petit lac demeura donc constamment à
cette hauteur jusqu'à ce que, par quelques ra-
vages, fréquens au pied des montagnes dans
les grandes eaux, des pierres ou graviers em-
barrassèrent tellement le canal, que les eaux
n'eurent plus un cours suffisant pour leur écou-
iemenl. Alors s'étant extrêmement élevées, et
agissant avec une grande force contre les ob-
stacles qui les relenoient, elles s'ouvrirent enfin
quelque issue par le côté le plus faible et le plus
(') Pcrsouiiages des contes d'Uamilton.
bas. Les premiers filets échappés ne cessant de
creuser et de s'agrandir, et le niveau du lac
baissant à proportion, à force de temps le val-
lon dut enfin se trouver à sec. Cette conjecture,
qui m'est venue en examinant la grotte où l'on
voit des traces sensibles du cours de l'eau, s'est
confirmée premièrement par le rapport de ceux
qui ont été dans la galerie souterraine, et qui
m'ont dit avoir trouvé des eaux croupissantes
dans les creux des fondrières dont j'ai parlé;
elle s'est confirmée encore dans les pèlerinages
que j'ai faits à quatre lieues d'ici pour aller voir
mylord maréchal à sa campagne au bord du
lac, et où je suivois, en montant la montagne,
la rivière qui descendoit à côté de moi par des
profondeurs effrayantes, que, selon toute ap-
parence, elle n'a pas trouvées toutes faites, et
qu'elle n'a pas non plus creusées en un jour.
Enfin, j'ai pensé que l'asphalte, qui n'est qu'un
bitume durci, étoit encore un indice d'un pays
long-temps imbibé par les eaux. Si j'osoiscroire
que ces folies pussent vous amuser, je trace-
rois sur le papier une espèce de plan qui pût
vous éclaircir tout cela : mais il faut attendre
qu'une saison plus favorable et un peu de relâ-
che à mes maux me laissent en état de parcou-
rir le pays.
On peut vivre ici puisqu'il y a des habitans.
On y trouve même les principales commodités
de la vie, quoique unpeu moins facilement qu'en
France. Les denrées y sont chères, parce que
le pays en produit peu et qu'il est fort peuplé,
surtouldepuis qu'on y a établi des manufactures
de toile peinte, et que les travaux d'horlogerie
et de dentelle s'y multiplient. Pour y avoir du
pain mangeable, il faut le faire chez soi; etc'est
le parti que j'ai pris à l'aide de mademoiselle
Le Vasseur; la viande y est mauvaise, non que
le pays n'en produise de bonne, mais tout le
bœuf va à Genève ou à Neuchâtel,et l'on ne lue
ici que de la vache. La rivière fournit d'excel-
lente truite, mais si délicate, qu'il faut la man-
ger sortant de l'eau. Le vin vient de Neuchâtel,
et il est très-bon, surtout le rouge : pour moi,
je m'en tiens au blanc, bien moins violent, à
meilleur marché, et selon moi beaucoup plus
sain. Point de volaille, peu de gibier, point de
fruit, pas même des pommes; seulement des
fraises bien parfumées, en abondance, et qui
durent long-temps. Le laitage y est excellent,
ANNÉE 17G.-).
423
moins pourtant que le fromage de Viry, pré-
paré par mademoiselle Hose ; les eaux y sont
claires et légères : ce n'est pas pour moi une
chose indifférente que de bonne eau, et je me
Feniirai longtemps du mal que m'a fait celle de
Montmorency. J'ai sous ma fenêtre une très-
belle fontaine dont le bruit fait une de mes dé-
lices. Ces fontaines, qui sont élevées cl taillées
en colonnes ou en obélisques, et coulent par
des tuyaux de fer dans de grands bassins, sont
un des ornemens de la Suisse. Il n'y u si chétif
village qui n'en ait au moins deux ou trois, les
maisons écartées ont presque chacune la sienne,
et l'on en trouve même sur les chemins pour la
commodité des passans, hommes et bestiaux. Je
ne saurois exprimer combien l'aspect de toutes
ces belles eaux coulantes est agréable au milieu
des rochers et des bois durant les chaleurs'; l'on
est déjà rafraîchi par la vue, et l'on est tenté
d'en boire sans avoir soif.
Voilà, monsieur le maréchal, de quoi vous
former quelque idée du séjour que j'habilo, et
auquel vous voulez bien prendre intérêt. Je
dois l'aimer comme le seul lieu de la terre où
la vérité ne soit pas un crime, ni l'amour du
genre humain une impiété. J'y trouve la sûreté
sous la protection de mylord maréchal, et l'a-
grément dans son commerce. Des habitans du
lieu m'y montrent de la bienveillance et ne me
traitent point en proscrit. Comment pourrois-je
n'être pas louché des bontés qu'on m'y témoi-
gne, moi qui dois tenir à bienfait de la part des
hommes tout le mal qu'ils ne me font pas? Ac-
coutumé à porter depuis si long-temps les pe-
santes chaînes de la nécessité, je passerois ici
sans regret le reste de ma vie, si j'y pouvois
voir quelquefois ceux qui me la font encore
aimer.
A M. MOULTOU.
Hotiers, le 30 janvier 1763.
Je suis en souci, cher ami, de ce que vous
m'avez marqué que ma lettre par le messager
vous est arrivée mal cachetée. Je cachette ce-
pendant avec soin toutes les lettres que je vous
écris. Cela m'apprendra à ne plus me servir du
messager. Mais ce n'est pas assez, il faut véri-
fier le fait ; coupez le cachet de ma lettre, et me
l'envoyez; je verrai bien si l'on y a touché. Si
on l'a fait, je crois que c'est ici, le messager
ayant différé son départ de plusieurs jours, du-
rant lesquels il avoit ma lettre, dont il aura pu
parler, et que les curieux auront été tentés de
lire. Quoi qu'il en soit, j'estime que, dans lo
doute, si la lettre a été ouverte, vous ne devez
point donner votre écrit, du moins quant à pré-
sent.
Comment avez-vous pu imaginer que si j'a-
vois écrit des mémoires de ma viej'auroischoisi
M. de Montmollin pour l'en faire dépositaire?
Soyez sûr que la reconnoissance que j'ai pour
sa conduite envers moi ne m'aveugle pas à ce
point ; et quand je me choisirai un confesseur,
ce ne sera sûrement pas un homme d'église;
car je ne regarde pas mon cher Moultou comme
tel. Il est certain que la vie de votre malheureux
ami, que je regarde comme finie, est tout ce
qui me reste à faire, et que l'histoire d'un
homme qui aura le courage de se montrer intus
et in ciite peut être de quelque instruction à ses
semblables; mais celle entreprisea des difficul-
tés presque insurmontables; car, malheureuse-
ment, n'ayant pas toujours vécu seul, je ne sau-
rois me peindre sans peindre beaucoup d'autres
gens; et je n'ai pas le droit d'être aussi sincère
pour eux que pour moi, du moins avec le pu-
blic et de leur vivant. Il y auroit peut-être des
arrangemens à prendre pour cela qui deman-
deroient le concours d'un homme sûr et d'un
véritable ami : ce n'est pas d'aujourd'hui que
je médite sur cette entreprise, qui n'est pas si
légère qu'elle peut vous paroîire; et je ne vois
qu'un moyen de l'exécuter, duquel je voudrois
raisonner avec vous. J'ai une chose à vous pro-
poser. Dites-moi, cher Moultou, si je rcprenois
assez de force pour être sur pied cet été, pour-
riez-vous vous ménager deux ou trois mois à
medonner pour les passera peu prèslêieàtête?
Je ne voudrois pour cela choisir ni Motiers, ni
Zurich, ni Genève, mais un lieu auquel je pense,
et où les importuns ne viendroient pas nous
chercher, du moins de sitôt. Nous y trouverions
un hôte et un ami, et même des sociétés très-
agréables, quand nous voudrions un peu quit-
ter notre solitude. Pensez à cela, et dites-m'en
votre avis. Il ne s'agit pas d'un long voyage.
Plus je pense à ce projet, et plus je le trouve
424
COUKESPONDANCE.
charmant. C'est mon dernier château en Espa-
gne, dont lexécution ne tient qu'à ma santé et
à vos affaires. Pensez-y, et me répondez. Cher
ami, que je vive encore deux mois, et je meurs
content.
Vous me proposez d'aller près de Genève
chercher des secours à mes maux? Et quels
secours doue? Je n'en connois point d'autres,
quand je souffre, que la patience et la tran-
quillilé: mes amis même alors me sont insup-
portables, parce qu'il faut que je me gène pour
ne pas les affliger. Me croyez-vous donc de
ceux qui méprisent la médecine quand ils se
portent bien, et l'adorent quand ils sont ma-
lades? Pour moi, quand je le suis, je me tiens
coi, en attendant la mort ou la guérison.Si j'é-
tois malade à Genève, c'est ici que je viendrois
chercher les secours qu'il me faut.
J'écris à Roustan pour lui conseiller d'ajouter
quelque autre écrit au sien, pour en faire une
espèce de volume dont il sera plus aisé de tirer
quelque parti que d'une petite brochure. Don-
nez-lui le même conseil. Si son ouvrage étoit de
nature à pouvoir être imprimé à Paris (on paye
mieux les manuscrits là qu'en Hollande, où
rien ne met à l'abri des contrefaçons), je pour-
rois le lui négocier bien plus aisément; mais
cela n'est pas possible. Tandis qu'il travaillera,
le temps du voyage de Rey viendra, et je lui
parlerai. Je lui ai pourtant écrit ; mais il ne m'a
point encore répondu. Si Roustan veut s'en
tenir à ce qu'il a fait, il y a un Grasset à l.au-
sanne qui peul-être pourroit s'en charger : cela
seroit bien plus commode, et épargneroit dos
embarras et des frais. Il n'y a pas longtemps
que Rey m'a refusé un excellent manuscrit au
profit d'une pauvre veuve, et duquel mylord
maréchal est dépositaire. Cela me fait craindre
qu'il n'en fasse autant de celui-ci.
Adieu ; je vous embrasse. Mon état est tou-
jours le même : mais cependant l'hiver tend à
sa fin : nous verrons ce que pourra faire une
saison moins rude.
Savez-vous qu'on entreprend à Paris une
édition générale de mes écrits avec la permis-
sion du gouvernement? Que dites-vous de cela?
Savez-vous que l'imbécille Néaulme et l'infa-
tigableFormeytravaillentà mutiler monJÉ?/î//e,
auquel ils auront l'audace de laisser mon nom,
après l'avoir rendu aussi plat qu'eux?
A M. PETIT- PIERRE,
PBOGUBEUB k NEVCHITEL.
Motiers 176?.
Je n'ai point, monsieur, de satisfaction à
faire au christianisme, parce que je ne l'ai point
offensé; ainsi je n'ai que faire pour cela du
livre de M. Denise (*).
Toutes les preuves de la vérité de la religion
chrétienne sont contenues dans la Bible. Ceux
qui se mêlent d'écrire ces preuves ne font que
les tirer de là et les retourner à leur mode. Il
vaut mieux méditer l'original et les en tirer
soi-même que de les chercher dans le fatras de
ces auteurs. Ainsi, monsieur, je n'ai que faire
encore pour cela du livre de M. Denise.
Cependant, puisque vous m'assurez qu'il est
bon, je veux bien le garder sur votre parole
pour le lire quand j'en aurai le loisir, à condi-
tion que vous aurez la bonté de me faire dire
ce que vous a coiité l'exemplaire que vous
m'avez envoyé, et de trouver bon que j'en re-
mette le prix à votre commissionnaire ; faute
de quoi le livre lui sera rendu sous quinze
jours pour vous être renvoyé.
Je passe, monsieur, à la réponse à vos deux
questions.
Le vrai christianisme n'est que la religion
naturelle mieux expliquée, comme vous le
dites vous-même dans la lettre dont vous m'a-
vez honoré. Par conséquent, professer la re-
ligion naturelle n'est point se déclarer contre
le christianisme.
Toutes les connoissances humaines ont leurs
objections et leurs difficultés souvent insolu-
bles. Le christianisme a les siennes, que l'ami
de la vérité, l'homme de bonne foi, le vrai chré-
tien, ne doivent point dissimuler. Rien ne me
scandalise davantage que de voir qu'au lieu de
résoudre ces difficultés, on me reproche de les
avoir dites.
Où prenez-vous, monsieur, que j'aie dit que
mon motif à professer la religion chrélicnne
est le pouvoir qu'ont les esprits de ma sorte
d'édifier et de scandaliser? Cela n'est assuré-
ment pas dans ma lettre à M. de Montmollin,ni
rien d'approchant, et je n'ai jamais dit ni écrit
pareille sottise.
(*) Denise, professeur de philosophie au collège de. Montaigo
à Paris, a publié la P'érilé delà religion chrélienne, dé-
montrée par ordre géomélrique. Paris, 1717, iu-12. G. P.
ArSNÊIi 1763.
42o
Je iraimc ni iroslime les lettres anonymes,
et je n'y réponds jamais; mais j'ai cru, mon-
sieur, vous devoir une exception par respect
pour voire âge et pour votre zèle. Quant à la
formule que vous avez voulu m'éviter en ne
vous signant pas, c'étoit un soin superflu ; car
je n'écris rien que je ne veuille avouer haute-
ment, et je n'emploie jamais de formule.
A M. MOULTOU.
A Uotiers, le 17 février t763.
Je me suis hâté de brûler votre lettre du 4,
comme vous le désiriez; je ferai plus, je tâ-
cherai de l'oublier. Je ne sais ce qui vous est
arrivé; mais vous avez bien changé de langage.
Il y a six mois que vous étiez indigné contre
M. de Voltaire, de ce qu'il mesupposoit capa-
ble du quart des bassesses que vous me con-
seillez maintenant. Vos conseils peuvent élre
bons, mais ils ne me conviennent pas. Je sais
bien qu'après avoir donné le fouet aux enfans,
très-souvent à tort, on leur fait encore deman-
der pardon ; mais outre que cet usage m'a tou-
jours paru extravagant, il ne va pas à ma
barbe grise. Ce n'est point à l'oflfensé à de-
mander pardon des outrages qu'il a reçus; je
m'en tiens là. Ce que j'ai à faire est de par-
donner, et c'est ce que je fais de bon cœur,
même sans qu'on nie le demande ; mais que
j'aille, à mon âgo, solliciter, comme un éco-
lier, des certificats de consistoire, il me paroît
singulier que vous l'ayez imaginé possible. Vos
ministres et moi sommes loin de compte : ils
ont cru, sur ma lettre à M. de Montmollin,
avoir trouvé une occasion favorable de me faire
ramper sous eux. Ils auront tout le temps de
se désabuser. Puisqu'ils se sont ôté mon es-
lime, ils s'accommoderont, s'il leur plaît, de
mon mépris. Je leur ai donné des témoignages
publics de cette estime, j'ai eu tort, et voilà le
seul tort qu'il me reste à réparer.
Mon cher, je suis dans ma religion tolérant
par principes, car je suis chrétien : je tolère
tout, hors l'intolérance ; mais toute inquisition
m'est odieuse. Je regarde tous les inquisiteurs
comme autant de satellites du diable. Par cette
raison, je ne voudrois pas plus vivre à Genève
qu'à Goa. Il n'y a que les athées qui puissent
vivre en paix dans ces pays-là, parce que
toutes les professions de foi ne coûtent rien à
qui n'en a dans le cœur aucune; et, quelque
peu que je sois attaché à la vie, je ne suis point
curieux d'aller chercher le sort des Servet.
Adieu donc, messieurs les brûleurs. Rousseau
n'est point votre homme ; puisque vous ne vou-
lez point de lui, parce qu'il est tolérant, il ne
veut point de vous par la raison contraire.
Je crois, mon cher Moultou, que si nous
nous étions vus et expliqués, nous nous serions
épargné bien des malentendus dans nos let-
tres. Vous ne pouvez pas vous mettre à ma
place, ni voir les choses dans mon point de
vue. Genève reste toujours sous vos yeux, et
s'éloigne des miens tous les jours davantage;
j'ai pris mon parti.
J'ai peur que mon état, qui empire sans
cesse, ne m'empêche d'exécuter notre projet :
en ce cas il faudra que vous me veniez voir; et
à tout événement, ce seroit toujours un préli-
minaire qui me feroit grand plaisir. Adieu.
J'approuve très-fort que vous ne songiez
pointa publier ce que vous avez fait. Tout cela
ne serviroit plus à rien, et vous ne feriez que
vous compromettre.
A M. DAVID HUMIi:-
Motiers-Travera, le 19 février 1765.
Je n'ai reçu qu'ici, monsieur, et depuis peu,
la lettre dont vous m'honoriez à Londres le
2 juillet dernier, supposant que j'étois dans
cette capitale. C'étoit sans doute dans votre
nation et le plus près de vous qu'il m'eût été
possible que j'aurois cherché ma retraite, si
j'avois prévu l'accueil qui m'attendoit dans ma
patrie. Il n'y avoit qu'elle que je pusse préfé-
rer à l'Angleterre ; et cette prévention, dont
j'ai été trop puni, m'étoit alors bien pardonna-
ble; mais, à mon grand étonnement, et même
à celui du public, je n'ai trouvé que des af-
fronts et des outrages où j'espérois sinon de la
reconnoissance, au moins des consolations.
Que de choses m'ont fait regretter l'asile et
l'hospitalité philosophique qui m'aitendoient
près de vous ! Toutefois mes malheurs m'en
ont toujours rapproché en quelque manière.
La proteçtion^çlles boutés de mylord maréchal,
426
CORRESPONDANCE.
votre illustre et digne compatriote, m'ont fait
trouver, pour ainsi dire, l'Ecosse au milieu de
h Suisse : il vous a rendu présent à nos en-
tretiens, il m'a fait faire avec vos vertus la
cnnnoissance que je n'avois faite encore qu'avec
vos talens; il m'a inspiré la plus tendre amitié
pour vous, et le plus ardent désir d'obtenir la
vôtre avant que je susse que vous étiez disposé
à me l'accorder. Jugez, quand je trouve ce
penchant réciproque, combien j'aui ois de plai-
sir à m'y livrer 1 Non, monsieur, je ne vous
rendois que la moitié de ce qui vous étoit dti
quand jen'avois pour vous que de l'admiration.
Vos grandes vues, votre étonnante impartia-
lité, votre génie, vous élèveroient trop au-
dessus dos hommes si voire bon cœur ne vous
en rapprochoit. Mylord maréchal, en m'appre-
iiant à vous voir encore plus aimable que
sublime, me rend tous les jours votre com-
merce plus désirable, et nourrit en moi l'em-
pressement qu'il m'a fait naître de finir mes
jours près de vous. Monsieur, qu'une meilleure
santé, qu'une situation plus commode, ne me
mettent-elles à portée de faire ce voyage comme
je le désirerois 1 Que ne puis-je espérer de nous
voir un jour rassemblés avec mylord dans votre
commune patrie qui deviendroit la mienne î Je
bénirois dans une société si douce les malheurs
par lesquels j'y fus conduit, et je croirois n'a-
voir commencé de vivre que du jour qu'elle
auroit commencé. Puissé-je voir cet heureux
jour plus désiré qu'espéré ! Avec quel trans-
port je m'écrierois en touchant l'heureuse terre
où sont nés David Hume et le maréchal d'E-
cosse :
i Salve, fatismilii débita tellus!
» Hic duraiis, iiaec patria est. »
A MADAME LATOUR.
Motiers, le 20 février 1763.
Vous trouverez-ci joint, madame, une preuve
que je suis plus négligent à répondre à vos
lettres qu'à m'acquiticr de vos commissions,
surtout de celles qui sont d'espèce à pouvoir
me rapprocher de vous. Il s'agit, dans le mé-
moire ci-joint, d'une terre qui est à quelques
lieues de moi, et où je pourrois quelquefois
vous aller voir. Ne soyez pas surprise de ma
diligence. Le seigneur de ladite terre, qui sans
doute ne se soucie pas qu'on sache ici sitôt
qu'elle est à vendre, souhaite, en cas qu'elle ne
vous convienne pas, que le secret lui en soit
gardé. Si elle peut vous convenir, c'est autre
chose ; il faut bien alors que vous puissiez con-
sulter et faire examiner. Je vous prie, quand
vous me ferez réponse sur le mémoire, de la
faire de manière que je la puisse montrer pour
preuve que je n'ai pas pris la recherche d'une
terre sous mon bonnet.
Quoique j'aie été six mois voisin de M. Bail-
lod, je ne le connois que de vue, et je ne con-
nois point du tout la personne qui est avec lui.
Voilà, madame, tout ce que je puis dire de
l'un et de l'autre.
Je n'ai jamais entendu, sur la description de
votre personne, que le visage en fût la partie
la plus blanche : si j'ai dit cela dans ma lettre,
il faut que j'aie pris un* mot pour l'autre, er-
reur que le sens de la phrase eut dû vous faire
sentir. Je me suis représenté un joli visage,
délicat et blanc, à la vérité, mais non pas aux
dépens du reste ; et, quelque blancheur que
puisse avoir votre teint en général, soyez per-
suadée que mon imagination ne le noircit pas.
Je sais qu'un peu d'incrédulité peut avoir ses
avantages, mais je ne saurois mentir, même à
ce prix.
A l'effort que vous a coûté l'aveu de votre
âge, je croyois que vous m'alliez dire au moins
quarante ans. Je me souviens que ma dernière
passion, et c'a été certainement la plus vio-
lente, fut pour une femme qui passoit trente
ans (*). Elle avoitpour sa coiffure le même goût
que vous, et il est impossible que le vôtre soit
mieux fondé : elle étoit charmante toujours;
coiffée en cheveux elle étoit adorable. Mais mes
yeux se fermèrent devant ma raison ; j'osai lui
dire qu'il y avoit plus de grâce que de décence
dans sa coiffure, et qu'il la falloit laisser aux
jeunes personnes à marier. Elle en aimoit un
autre et n'eut jamais pour moi que de la bien-
veillance ; mais cette franchise ne me l'ôta pas,
et dès-lors elle m'en devint plus précieuse en-
core : je vous dis vrai.
Je suis très-pressé, le courrier va partir; nous
traiterons du monsieur dans une autre lettre :
(*] Madame d'Houdetot.
M. P.
ANNÉE 1763.
AiL7
aussi bien jo crains que la lecture de celic-ci no
vous Ole I envie de m'honorer d'un meilleur
titre, en me le faisant mériter.
A M. MOULTOU.
Holiert, a6fën-!er1763.
Je n'ai puint trouvé, cher Moultou, dans la
jetire de M. Deluc celle que vous me marquez
lui avoir remise; je comprends que vous vous
êtes ravisé. Je puis avoir mis de l'humeur dans
lu mienne, et j'ai eu tort : je trouve, au con-
traire, beaucoup de raison dans la vôtre ; mais
j'y vois en même temps un certain ton redressé,
cent fois pire que l'humeur et les injures. J'ai-
merois mieux que vous eussiez déraisonné.
Quand j'aurai tort, dites-moi mes vérités fran-
chement et durement, mais ne vous redressez
pas, je vous en conjure: car cela finiroit mal.
Je vous aime tendrement, cher ami, et vous
m'êtes d'autant plus précieux que vous serez le
dernier et qu'après vous je n'en aurai plus
d'autres; mais, à mon âge, on a pris son pli;
c'est au vôtre qu'on en prend un. Il faut vous
accommoder de moi tel que je suis, ou me lais-
ser là.
J'admire avec reconnoissance et respect les
infatigables soins du bon M. Deluc; mais, en
vérité, je suis si excédé de toutes leurs tracasse-
ries genevoises que je ne puis plus les souffrir.
Je ne leur dis rien, je ne leur demande rien, je
ne veux rien avoir à faire avec eux.Je les ai lais-
sés brûler, décréter, censurer tout à leur aise :
que me veulent-ils de plus? Kt ces imbécilles
bourgeois, qui regardent tout cela du haut de
leur gloire, comme si cela ne les intéressoii
point, et, au lieu de réclamer hautement contre
la violation des lois, s'amusent à vouloir me
faire dire mon catéchisme, et à se demander
ce que je ferai tandis qu'ils demeurent les bras
croisés, que me veulent-ils? Je ne saurois le
comprendre. Je croyois que les Genevois étoient
des hommes, et ce ne sont que des caillettes. Je
sens que mon cœur s'intéresse encore un peu à
eux, par le souvenir de mon bon père, qui cer-
tainement valoit mieux qu'eux tous. Mais l'in-
térêt devient bien foible quand l'esiime ne le
soutient plus. Dans l'état où je suis, ennuyé de
tout, et surtout de la vie, le repos et la paix
sont les seuls biens que je puisse goûter encore.
Voulez-vous que j'y renonce pour aller cher-
cher des corrections, des leçons, des répri-
mandes et de nouveaux affronts parmi des gens
que je méprise? Ohl par ma foi, non.
J'avois barbouillé une espèce de réponse à
l'archevêque de Paris , et malheureusement,
dans un moment d'impatience, je l'envoyai à
Rey. En y mieux pensant, je l'ai voulu retirer :
il n'étoit plus temps; il m'a marqué, en ré-
ponse, qu'il avoit déjà commencé. J'en suis
très-fàché.Il n'est pas permis de s'échauffer en
parlant de soi ; et, sur des chicanes de doctrine
on ne peut que vétiller. L'écrit est froid et plat.
J'en prévois l'effet d'avance; mais la sottise est
faite: il est inutile de se tourmenter d'un mal
sans remède. Bonjour.
A M. DbLUC.
Motiers, le 36 février 1765.
Je n'ai point, mon cher ami, de déclaration
à faire à M. le premier syndic, parce qu'on a
commencé par méjuger sans me lire ni m'en-
tendre , et qu'une déclaration après coup ne
sauroit faire que ce qui a été fait n'ait pas été
fait. C'est pourtant par là qu'il faudroit com-
mencer pour remettre les choses dans le cas do
la déclaration que vous demandez.
Je ne puis dire que je suis fâché d'avoir
écrit ce qu'il n'est pas vrai que je sois fâché
d'avoir écrit, puisque, au contraire, si ce que
j'ai écrit et publié étoit à écrire ou à publier je
l'écrirois aujourd'hui et le publierois demain.
Je pourrois dire, tout au plus, que je suis
fâché qu'on ait pu tirer de mes écrits des pré-
textes pour me persécuter; mais jamais ce mot
d' animadversion du Conseil ne me conviendra.
Il faut iniquité, et violation des lois. Je ne sais
nommer les choses que par leur nom.
Je ne puis ni ne veux rien dire, ni rien faire,
en quelque manière que ce soit, qui ait l'air de
réparation ni d'excuses, parce qu'il est infâme
et ridicule que ce soit à l'offensé de faire satis-
faction à l'offenseur.
Les éclaircissemcns que vous me proposez
I sont bons el bien tournés. Je les aurois pu don-
{ nçr.si i'on.n'çùt pas voulu m'y contr<>ind:e;.
438
CORRESPONDANCE.
mais je suis las de faire l'enfant, et indigné de
voir des Genevois faire si sottement les inquisi-
teurs. Les éclaircissemens nécessaires sont tous
dans mes écrits et dans ma conduite: je n'en ai
plus d'autres à donner.
Vos Genevois, dites-vous, se demandent.
Que fera Rousseau? Je trouve que ceux qui di-
sent, // ne fera rien, parlent très-sensément,
puisqu'on effet il n'a rien à faire. Quant à ceux
qui disent, // se fera connoUre, j'ignore ce
qu'ils attendent; mais je sais bien que si cela
n'est pas fait, cela ne se fera jamais. Moi aussi
je me demandois, Que feront les Genevois? Je
répondois, Ils se feront connaître. C'est aussi ce
qu'ils ont fait.
Je suis surpris que mon ami Deluc puisse me
conseiller de faire à Berne des bassesses que je
ne veux pas faire à Genève. Je vous jure que
les procédés des Bernois ne me touchent guère :
ce sont ceux des Genevois qui m'ont navré. S'ils
veulent être les derniers à réparer leurs torts,
je les en dispense.
Je ne suis nullementen état d'aller à Genève;
je n'en ai point la moindre envie; et si jamais
j'y vais (ce qui, vu le sort qui m'attend, n'est à
désirer ni pour mon repos, ni pour ma sûreté,
ni pour l'honneur des Genevois), ce ne sera
siirement pas en suppliant.
J'ai été citoyen tant que j'ai cru avoir une
patrie. Je me trompois; je suis désabusé. L'in-
sulte qui m'a été faite m'est commune, comme
vous le dites fort bien, avec les lois et la reli-
gion : les affronts qu'on partage avec elles sont
des triomphes. Cependant les membres de l'état
restent tranquilles spectateurs dans cette affaire
comme si elle ne les regardoit pas. A la bonne
heure. Pour moi, je déclare que désormais elle
me regarde encore moins. Si je m'obstinois à
faire seul le don Quichotte, ce qui fut jusqu'ici
le zèle d'un patriote deviendroit l'entêtement
d'un fou. Personne ne sait mieux que les Gene-
vois si je leur suis bon à quelque chose: pour
moi, je sais par expérience qu'ils ne me sont
bons à rien.
Voilà vos livres, cher ami: je me suis efforcé
de les lire ; mais je vous avoue que votre Ditton
accable ma pauvre tête. Il me noie dans une
mer de paroles dont je ne puis me tirer. Tout
ce qu'il me semble d'apercevoir, c'est qu'il tient
en l'air une grosse massue qu'il remue sans
cesse, d'un air fort terrible et menaçant', et
quand il vient à frapper, ce qu'il fait rarement
et pour cause, on sent que la massue n'est que
du coton.
Bonjour, homme de bien ; je vous embrasse ;
et, Genevois ou non, je serai toujours votre
ami.
A M.
BEAU-CHATEAU.
A Moliers, 26 février 1763.
Je ne sais, mon cher Beau-Château, comment
vous faites ; vous me louez, et vous me plaisez.
C'est sans doute que vos louanges parlent au
cœur ; et j'en porte un qui ne sait point résister
à cela. Je me souviens qu'avant de prendre la
plume je disois à mes amis : Je ne voudrois
savoir écrire que pour me faire aimer des bons
et ha'ir des méchans. Maintenant je la pose,
avec la gloire d'avoir bien rempli mon objet.
Combien de fois, entrant dans une assemblée,
je me suis applaudi de voir éiinceler la fureur
dans les yeux des fripons, et l'œil de la bien-
veillance ra'accueillir dans les gens de bien!
Non qu'il n'y ait beaucoup de ces derniers qui
trouvent mes livres mal faits et qui ne sont pas
de mon avis, mais il n'y en a pas un qui ne
m'aime à cause de mes livres. Voilà ma cou-
ronne, cher Beau-Château ; qu'elle me paroît
belle ! elle est parée sur ma tête par les mains
de la vertu. Puissé-je être digne de la porter!
Je n'ai fait ni ne ferai l'apologie de la Profes-
sion de foi du vicaire : j'espère, comme vous le
dites, qu'elle n'en a pas besoin. Je laisse bour-
donner à leur aise les Comparet et autres in-
sectes venimeux (*) qui me vont picotant aux
jambes. Leurs blessures sont si peu dangereu-
ses, que je ne daigne pas même les écraser des-
sus. iMais quant aux gens en place qui ont la
bassesse de m'insuUer, je puis avoir quelque
chose à leur dire: ils ont si grand besoin de le-
çons, et si peu d'hommes leur en osent donner,
que je me crois spécialement appelé à cet ho-
norable et périlleux emploi. Malheureusement
je n'ai plus de talens, mais je me sens du cou-
rage encore.
(') Allusion à une brochure contre la Profession de foi du
vicaire savoyard, intitulée : Lettre à M. J. J. Rousseau, par
J. A. Comparet. Gencoe, 1762, G. P.
ANNÉK i7C3.
429
Vous faites bien , cher Beau-Château , de
m'aimer, vous et vos compagnons de voyage ;
ce n'est qu'une dette que vous payez. Quand
vous pourrez me revenir voir, soit ensemble,
soit séparément, vous me ferez du bien ; et
j'espère que plus nous nous verrons, plus nous
nous aimerons. Je vous embrasse de tout mon
cœur.
A M"^
Molier.o, 1765.
Il est , diics-vous , très-cher ami , quatre
cents citoyens et bourgeois qui ont paru n>é-
contens de ce qui s'est passé. Il s'en est donc
trouvé cinq ou six cents qui en ont été con-
tons. Que voulez-vous que j'aille faire parmi
ces gens-là?
Vt)us me proposez un voyage dans une saison
où je ne puis pas même sortir de ma chambre :
c'est un arrangement que mon état rend impos-
sible. Il y a vingt ans que je n'ai fait une licuc
en hiver. Si jamais j'entreprends un voyage
en pareille saison, ce ne sera sûrement pas pour
aller à Genève.
Vous me demandez le compliment que je fe-
rois à M. le premier syndic. Je serois fort em-
barrassé de vous le dire. Je n'aurois assurément
qii'iii) fort mauvais compliment à lui faire. Ce
n'est la peine d'aller si loin pour cela.
Depuis quand est-ce à l'offensé de demander
excuse? Que l'on commence par me faire la sa-
tisfaction qui m'est due; je lâcherai d'y répon-
dre convenablement.
Tous vos messieurs se tourmentent beaucoup
de savoir pourquoi M. de Montmollin ne m'a
p;is excommunié. Je les trouve plaisans. Et de
quoi se mêlent-ils? Je pense avoir autant de
droits sur eux qu'ils en ont sur moi, cependant
je ne vais point m'informer curieusement s'ils
disent bien leur catéchisme et s'ils ont bien fait
leurs pâqiies.
Que je sois, du moins quant à présent, or-
thodoxe, juif, païen, athée, que leur importe?
ce n'est pas de cela qu'il s'agit; la question est
de savoir si les lois ont été violées, et si, quel
que je sois, on m'a traité injustement : voilà ce
qui leur importe, et sûrement beaucoup plus
qu'à moi; car, par rapport à moi, la chose est
faite, ou ne me fera pas pis ; mais les consé-
quences les regardent. Tandis qu'ils traitent
cette affaire du haut de leur grandeur, faut-il
donc que j'en fasse pour eux tous les frais, et
que je vienne en suppliant demander qu'on me
pardonne les affronts que j'ai reçus? Ce n'est
pas mon avis. Que les choses en restent là,
puisque cela leur convient. On verra qui dans
la suite s'en trouvera le plus mal, d'eux ou de
moi.
Cher ami , je vous l'ai dit, et je vous le ré-
pète de bon cœur : j'aime encore mes compa-
triotes; je sens vivement, dans mes malheurs,
l'atteinte qui a été portée à leurs droits et à leur
liberté. Quoi qu'il arrive, je ne veux jamais
demeurer à Genève, cela est bien décidé. Mais,
s'ils avoient vu le tort que leur fait celui que
j'ai reçu, et combien ils ont d'intérêt qu'il soit
réparé, j'aurois agi de concert avec eux dans
celte affaire, autant que mon honneur outragé
l'eût permis. Alors, après avoir commencé par
remettre les choses dans l'état où elles doivent
être, s'ils ont tant d'envie de me régenter, ils
m'auroient régenté tout leur soûl. Mais com-
ment ne voient-ils pas qu'avant cela l'inquisi-
tion qu'ils veulent établir sur moi est imperti-
nente et ridicule? S'ils sont assez fous pour
exiger que je m'y prête, je ne suis pas assez sot
pour m'y prêter. Ainsi je n'ai rien à dire à
M. de Montmollin, attendu que ni M. de Mont-
mollin ni moi n'avons pas plus de compte à leur
rendre que nous n'en avons à leur demander.
Les affronts qui m'ont été faits ne peuvent
être suffisamment réparés que par une invita-
tion honnête et formelle de retourner à Ge-
nève. Si l'on peut se résoudre à une démarche
si décente et si convenable, si due, il faudra
qu'on soit bien difficile si l'on n'est pas content
de la manière dont j'y répondrai. Alors on
pourra s'enquêter de ma foi, el je serai tou-
jours prêt à en rendre compte. Sans cela, ne
parlons plus de celle affaire, car nul autre ex-
pédient ne peut me convenir.
A M. MARCEL,
Solu-directeur des plai:>irs et maître de dause de la cour Uu.
duc de Saxe-Gotlia.
Uutiers, le I" mars 1763.
J'ai lu, monsieur, avec un vrai plaisir, la
430
CORRESPONDANCE.
lettre que vous m'avez fait Ihonneur de m'é-
crira (*), et j'y ai trouvé, je vous jure, une
des meilleures critiques qu'on ait faites de mes
écrits. Vous êtes élève et parent de M. Mar-
cel ; vous défendez votre maître, il n'y a rien
là que de louable ; vous professez un art sur
lequel vous me trouvez injuste et mal instruit,
et vous le justifiez : cela est assurément très-
permis : je vous parois un personnage fort
singulier tout au moins, et vous avez la bonté
de me le dire plutôt qu'au public. On ne peut
rien de plus honnête, et vous me mettez, par
vos censures, dans le cas de vous devoir des
remercîmens.
Je ne sais si je m'excuserai fort bien près de
vous , en vous avouant que les singeries dont
j'ai taxé M. Marcel tomboient bien moins sur
son art que sur sa manière de le faire valoir.
Si j'ai tort, même en cela, je l'ai d'autant plus,
que ce n'est point d'après autrui que je l'ai
jugé, mais d'après moi-même. Car, quoi que
vous en puissiez dire, j'étois quelquefois ad-
mis à l'honneur de lui voir donner ses leçons;
et je me souviens que, tout autant de profanes
que nous étions là, sans excepter son écolière,
nous ne pouvions nous tenir de rire à la gravité
magistrale avec laquelle il prononçoit ses sa-
vants apophlhegmes.Encoreune fois, monsieur,
je ne prétends point m'excuser en ceci ; tout au
contraire, j'aurois mauvaise grâce à vous sou-
tenir que M. Marcel faisoit des singeries , à
vous qui peut-être vous trouvez bien de l'imi-
ter ; car mon dessein n'est assurément ni de
vous offenser ni de vous déplaire. Quant à l'i-
neptie avec laquelle j'ai parlé de voire art, ce
tort est plus naturel qu'excusable ; il est celui
de quiconque se mêle de parler de ce qu'il ne
sait pas. Mais un honnête homme qu'on avertit
de sa faute doit la réparer ; et c'est ce que je
crois ne pouvoir mieux faire en cette occasion
qu'en publiant franchement votre lettre et vos
corrections, devoir que je m'engage à remplir
en temps et lieu. Je ferai, monsieur, avec grand
plaisir cette réparation publique à la danse et
à M. Marcel, pour le malheur que j'ai eu de
leur manquer de respect. J'ai pourtant quel-
(jjie lieu de penser que votre indignation se fût
(* I L'auteur de cette lettre l'a fait imprimer sous le titre de
Lettrée M. J J.Ronssenu, par M. M'", soits-diiecleur, tic,
<76:^, in-8'.
un peu calmée, si mes vieilles rêveries eussent
obtenu grâce devant vous. Vous auriez vu que
je ne suis pas si ennemi de votre art que vous
m'accusez de l'être, et que ce n'est pas une
grande objection à me faire que son établis-
sement dans mon pays , puisque j'y ai pro-
posé moi-même des bals publics, desquels j'ai
donné le plan. Monsieur, faites grâce à mes
torts en faveur de mes services ; et quand j'ai
scandalisé pour vous les gens austères, par-
donnez-moi quelques déraisonnemens sur un
art duquel j'ai si bien mérité.
Quelque autorité cependant qu'aient sur moi
vos décisions, je tiens encore un peu, je l'a-
voue, à la diversité des caractères dont je pro-
posois l'introduction dans la danse. Je ne vois
pas bien encore ce que vous y trouvez d'impra-
ticable, et il me paroît moins évident qu'à vous
qu'on s'cnnuieroit davantage, quand les danses
seroient plus variées. Je n'ai jamais trouvé que
ce fût un amusement bien piquant pour une
assemblée, que cette enfilade d'éternels me-
nuets par lesquels on commence et poursuit
un bal , et qui ne disent tous que la même
chose, parce qu'ils n'ont tous qu'un seul ca-
ractère; au lieu qu'en leur en donnant seule-
ment deux, tels, par exemple, que ceux de la
blonde et de la brune, on les eût pu varier de
quatre manières qui les eussent rendus tou-
jours pittoresques et plus souvent intéressans,
la blonde avec le brun, la brune avec le blond,
la brune avec le brun, et la blonde avec le
blond. Voilà l'idée ébauchée : il est aisé de la
perfectionner et de l'étendre ; car vous com-
prenez bien, monsieur, qu'il ne faut pas pres-
ser ces différences de blonde et de brune ; le
teint ne décide pas toujours du tempérament;
telle brune est blonde par l'indolence, telle
blonde est brune par la vivacité, et l'habile
artiste ne juge pas du caractère par les che-
veux.
Ce que je dis du menuet, pourquoi ne le di-
rois-je pas des contredanses et de la plate sy-
métrie sur laquelle elles sont toutes dessinées?
Pourquoi n'y introduiroit-on pas de savantes
irrégularités, comme dans une bonne décora-
tion, des oppositions et des contrastes, comme
dans les parties de la musique? On fait chanter
ensemble Heraclite et Démocrite ; pourquoi ne
les feroit-on pas danser?
AISiNEE 1703.
451
Quels tableaux charnians, quelles scènes va-
riées ne pourroil point introduire dans la danse
un génie inventeur, qui sauroit la tirer de sa
froide uniformité, et lui donner un langage et
des sentimens comme en a la musique! Mais
votre M. Marcel n'a rien inventé que des phra-
ses qui sont mortes avec lui ; il a laissé son art
dans le même état où il l'a trouvé : il l'eût servi
plus utilement, en pérorant un peu moins, et
dessinant davantage ; et, au lieu d'admirer tant
de choses dans un menuet, il eût mieux fait de
les y mettre. Si vous vouliez faire un pas de
plus, vous, monsieur, que je suppose homme
de génie, peut-être, au lieu de vous amuser à
censurer mes idées, chercheriez-vous à éten-
dre et rectifier les vues qu'elles vous offrent ;
vous deviendriez créateur de votre art ; vous
rendriez service aux hommes qui ont tant de
besoin qu'on leur apprenne à avoir du plaisir ;
vous immortaliseriez votre nom, et vous auriez
cette obligation à un pauvre solitaire qui ne
vous a point offensé, et que vous voulez haïr
sans sujet.
Croyez-moi, monsieur, laissez là des criti-
ques qui ne conviennent qu'aux gens sans ta-
lens, ir.capables de rien produire d'eux-mê-
mes, et qui ne savent chercher de la réputation
qu'aux dépens de celle d'autrui. Échauffez
votre tête, et travaillez ; vous aurez bientôt
oublié ou pardonné mes bavardises, et vous
trouverez que les prétendus inconvéniens que
vous objectez aux recherches que je propose à
faire seront des avantages quand elles auront
réussi. Alors, grâce à la variété des genres ,
l'art aura de quoi contenter tout le monde, et
prévenir la jalousie en augmentant l'émulation.
Toutes vos écolières pourront briller sans se
nuire, et chacune se consolera d'en voir d'au-
tres exceller dans leurs genres, en se disant :
J'excelle aussi dans le mien ; au lieu qu'en leur
faisant faire à toutes la même chose, vous lais-
sez sans aucun subterfuge l'amour-propre hu-
milié ; et comme il n'y a qu'un modèle de per-
fection, si l'une excelle dans le genre unique,
il faut que toutes les autres lui cèdent ouverte-
ment la primauté.
Vous avez bien raison, mon cher monsieur,
de dire que je ne suis pas philosophe. Mais
vous qui parlez, vous ne feriez pas mal de tâ-
cher de l'être un peu. Cela seroil plus avanta-
geux à votre art que vous ne semblez le croire.
Quoi qu'il en soit, ne fâchez pas lee philoso-
phes, je vous le conseille; car tel d'entre eux
pourroil vous donner plus d'instruction sur la
danse que vous ne pourriez lui en rendre sur la
philosophie ; et cela ne laisseroit pas d'être
humiliant pour un élève du grand Marcel.
Vous me taxez d'être singulier, et j'espère
que vous avez raison. Toutefois vous auriez pu,
sur ce point, me faire grâce en faveur de vo-
tre maître, car vous m'avouerez que M. Marcel
lui-même étoit un homme fort singulier. Sa
singularité, je l'avoue, étoit plus lucrative que
la mienne ; et, si c'est là ce que vous me re-
prochez , il faut bien passer condamnation ;
mais quand vous m'accusez aussi de n'être pas
philosophe, c'est comme si vous m'accusiez de
n'être pas maître à danser. Si c'est un tort à
tout homme de ne pas savoir son métier, ce
n'en est point un de ne pas savoir le métier
d'un autre. Je n'ai jamais aspiré à devenir phi-
losophe, je ne me suis jamais donné pour tel ;
je ne le fus, ni ne le suis, ni ne veux l'être.
Peut-on forcer un homme à mériter malgré lui
un titre qu'il ne veut pas porter? Je sais qu'il
n'est permis qu'aux philosophes de parler phi-
losophie ; mais il est permis à tout homme de
parler de la philosophie; et je n'ai rien fait de
plus. J'ai bien aussi parlé quelquefois de la
danse, quoique je ne sois pas danseur; et, si
j'en ai parlé même avec trop de zèle, à votre
avis, mon excuse est que j'aime la danse, au
lieu que je n'aime point du tout la philosophie.
J'ai pourtant eu rarement la précaution que
vous me prescrivez, de danser avec les filles,
pour éviter la tentation; mais j'ai eu souvent
l'audace^de courir le risque tout entier, en
osant les v^ir danser sans danser luoi-même.
Ma seule prefeauiion a été de me Llrer moins
aux impressions\les objets qu'agJréflexions
qu'ils me faisoient naître, et de i^jJTr quelque-
fois, pour n'être par séduit. Je '^ts fâché, mon
cher monsieur, que mes rêveries aient eu le
malheur de vous déplaire. Je vous assure que
ce ne fut jamais mon intention ; et je vous salue
de tout mon cœur.
432
A M. DE
MoUers,Ie6mar8l765.
J'ai eu, monsieur, l'imprudence de lire le
mandement que M. l'archevêque de Pans a
donné contre mon livre, la foiblesse d'y répon-
dre, et l'étourderie d'envoyer aussitôt cette
réponse à Rey. Revenu à moi, j'ai voulu la
retirer; il n'étoit plus temps, l'impression en
étoit commencée, et il n'y a plus de remède à
une sottise faite. J'espère au moins que ce sera
la dernière en ce genre. Je prends la liberté de
vous faire adresser par la poste deux exem-
plaires de ce misérable écrit ; l'un que je vous
supplie d'agréer, et l'autre pour M..., à qui je
vous prie de vouloir bien le faire passer, non
comme une lecture à faire ni pour vous ni pour
lui, mais comme un devoir dont je m'acquitte
envers l'un et l'autre. Au reste, je suis per-
suadé, vu ma position particulière, vu la gêne
à laquelle j'étois asservi à tant d'égards, vu le
bavardage ecclésiastique auquel j'étois forcé de
me conformer, vu l'indécence qu'ily auroit à
s'échauffer en parlant de soi, qu'il eût été fa-
cile à d'autres de mieux faire, mais impossible
de faire bien. Ainsi tout le mal vient d'avoir
pris la plume quand il ne falloit pas.
A H. KIRCHBËRGER,
Motiers, le ^7 mars )762.
Si jeune, et déjà marié 1 Monsieur, vous avez
entrepris de bonne heure une grande tâche. Je
sais que la maturité de l'esprit peut suppléer à
l'âge, et vous m'avez paru promettre ce sup-
plément. \o«s "'""^^'^'^^ceVuv Mitrailleurs en
mérite, et' je ^^*?^ ^-^e. W u eft|"répouse que
vous vous'i êtes c ren^^f* ««ut pas moins,
cherKircrhToe^S^y'^ >TQ^ve heureux un éta-
blissemenî^ siV^® . ^oç^e âge seul malarme
^Ui tftui ve ' .
pour vous; , *^" , .2 me rassure. Je suis
toujours persuade que le vrai bonheur de la
vie est dans un mariage bien assorti; et je ne
le suis pas moins que tout le succès de cette car-
rière dépend de la façon de la commencer. Le
tour que vont prendre vos occupations, vos
soins, vos manières, vos affections domesti-
ques, durant la première année, décidera de
toutes les autres. C'est maintenant que te sort
CORRESPONDANCE.
de vos jours est entre vos mains ; plus tard, il
dépendra de vos habitudes. Jeunes époux,
vous êtes perdus si vous n'êtes qu'amans ;
mais soyez amis de bonne heure pour l'être
toujours. La confiance, qui vaut mieux que
l'amour, lui survit et le remplace. Si vous sa-
vez l'établir entre vous, votre maison vous
plaira plus qu'aucune autre ; et dès qu'une fois
vous serez mieux chez vous que partout ail-
leurs, je vous promets du bonheur pour le
reste de votre vie. Mais ne vous mettez pas
dans l'esprit d'en chercher au loin , ni dans la
célébrité, ni dans les plaisirs, ni dans la for-
tune. La véritable félicité ne se trouve point
au dehors ; il faut que votre maison vous suf-
fise, ou jamais rien ne vous suffira.
Conséquemment à ce principe, je crois qu'il
n'est pas temps, quant à présent, de songer à
l'exécution du projet dont vous m'avez parlé.
La société conjugale doit vous occuper plus que
la société helvétique : avant que de publier les
annales de celle-ci, mettez-vous en état d'en
fournir le plus bel article. Il faut qu'en rap-
portant les actions d'autrui vous puissiez dire
comme le Corrége : Et moi aussi je suis homme.
Mon cher Kirchberger, je crois voir germer
beaucoup de mérite parmi la jeunesse suisse;
mais la maladie universelle vous gagne tous. Ce
mérite cherche à se faire imprimer; et je crains
bien que de cette manie dans les gens de votre
état, il ne résulte un jour à la tête de vos ré-
publiques plus de petits auteurs que de grands
hommes. Il n'appartient pas à tous d'être des
Haï 1er.
Vous m'avez envoyé un livre très-précieux
et de fort belles cartes; comme d'ailleurs vous
avez acheté l'un et l'autre, il n'y a aucune pa-
rité cà faire en aucun sens entre ces envois et le
barbouillage dont vous faites mention. De plus,
vous vous rappellerez, s'il vous plaît, que ce
sont des commissions dont vous avez bien voulu
vous charger, et qu'il n'est pas honnête de
transformer des commissions en présens. Ayez
donc la bonté de me marquer ce que vous coù- ,
tent ces emplettes, afin qu'en acceptant la
peine qu'elles vous ont donnée d'aussi bon coeur
que vous l'avez prise, je puisse au moms vous
rendre vos déboursés, sans quoi je prendrai lo
parti de vous renvoyer le livre et les cartes.
Adieu, très-bon et aimable Kirchbergt^r ;
ANNÉE 1763.
43?
faites, je vous prie, agréer mes hommages à
madame votre épouse ; dites-lui combien elle a
droit à ma reconnoissanccen faisant le bonheur
d'un homme que j'en crois si digne et auquel
je prends un si tendre intérêt.
M. DANIEL ROGUIN.
HoUen, man i763.
Je ne trouve pas, très-bon papa, que vous
ayez interprété ni bénignement ni raisonnable-
ment h raison de décence et de modestie qui
m'empêcha de vous offrir mon portrait, et qui
m'empêchera toujours de l'offrir à personne.
O'tle raison n'est point, comme vous le préten-
dez, un cérémonial, mais une convenance tirée
de la nature des choses, et qui ne permet à nul
homme discret de porter ni sa figure ni sa per-
sonne où elles ne sont pas invitées, comme s'il
étoit sûr de faire en cela un cadeau ; au lieu
que c'en doit être un pour lui, quand on lui té-
moigne là-dessus quelque empressement. Voilà
le sentiment que je vous ai manifesté, et au
lieu duquel vous me prêtez l'intention de ne
vouloir accorder un tel présent qu'aux prières.
C'est me supposer un motif de fatuité où j'en
mcitois un de modestie. Cela ne me paroit pas
dans l'ordre ordinaire de votre bon esprit.
Vous m'alléguez que les rois et les princes
donnent leurs portraits. Sans doute ils lesdon-
nent à leurs inférieurs comme un honneur ou
une récompense ; et c'est précisément pour cela
qu'il est impertinent à de petits particuliers de
croire honorer leurs égaux, comme les rois
honorent leurs inférieurs. Plusieurs rois don-
nent aussi leur main à baiser en signe de faveur
et de distinction. Dois-je vouloir faire à mes
amis la môme grâce? Cher papa, quand je serai
roi, je ne manquerai pas, en superbe monar-
que, de vous offrir mon portrait enrichi de dia-
nians. En attendant, je n'irai pas sottement
m'imaginer que ni vous ni personne soit em-
pressé de ma mince figure; et il n'y a qu'un
témoignage bion positif de la part de ceux qui
s'en soucient, qui puisse me permettre de le
supposer, surtout n'ayant pas le passe-port des
diamans pour accompagner le portrait.
T. IV.
Vous me citez Samuel Bernard.C'est, je vous
l'avoue, un singulier modèle que vous me pro-
posez à imiter. J'aurois cru que vous me dé-
siriez ses millions, mais non pas ses ridicules.
Pour moi, je serois bien fâché de les avoir avec
sa fortune; elle seroit beaucoup trop chère à
ce prix. Je sais qu'il avoit l'impertinence d'of-
frir son portrait, même à gens fort au-dessus
de lui. Aussi, entrant un jour en maison étran-
gère dans la garde-robe, y trouva-t-il ledit
portrait qu'il avait ainsi donné , fièrement
étalé au-dessus de la chaise percée. Je sais
cette anecdote, et bien d'autres plus plaisantes,
de quelqu'un qu'on en pouvoit croire; car
c'étoit le président de Boulainvillers.
Monsieur *** donnoit son portrait? Je lui en
fais mon compliment. Tout ce que je sais, c'est
que si ce portrait est l'estampe que j'ai vue avec
des vers pompeux au-dessous, il falloit que,
pour oser faire un tel présent lui-même, ledit
monsieur fût le plus grand fat que la terre ait
porté.Quoi qu'il en soit, j'ai vécu aussi quelque
peu avec des gens à portraits, et à portraits re-
cherchables ; je les ai vus tous avoir d'autres
maximes : et, quand je ferai tant que de vou-
loir imiter des modèles, je vous avoue que ce
ne sera ni le juif Bernard ni monsieur*** que je
choisirai pour cela. On n'imite que les gens à
qui l'on voudroit ressembler.
Je vous dis, il est vrai, que le portrait que je
vous montrai étoit le seul que j'avois; mais
j'ajoutai que j'en aitendois d'autres, et qu'on
le gravoit encore en Arménien. Quand. je me
rappelle qu'à peine y daignâtes-vous jeter les
yeux, que vous ne m'en dites pas un seul mot,
que vous marquâtes là-dessus la plus pro-
fonde indifférence, je ne puis mempôcher de
vous dire qu'il auroit fallu que je fusse le plus
extravagant des hommes pour croire vous faire
le moindre plaisir en vous le présentant; et je
dis, dès le même soir, à mademoiselle Le Vas-
seur la mortification que vous m'aviez faite ; car
j'avoue que j'avois attendu, et même mendié
quelque mot obligeant qui me mît en droit de
faire le reste. Je suis bien persuadé maintenant
que ce fut discrétion et non dédain de voire
part; mais vous me permettrez de vous dire
que cette discrétion étoit pour moi un peu hu-
miliante, et que c'étoit donner un grand prix
aux deux sous qu'un tel portrait peut valou-.
28
454
CORRKSPONDANGt:.
A MYLORD M\RÉCH\L.
Le 21 mars 1763.
Il y a dans votre lettre du 19 un article qui
m'a donné des palpitations ; c'est celui de
l'Ecosse. Je ne vous dirai là-dessus qu'un mot,
c'est que je donnerois la moitié des jours qui
me restent pour y passer l'autre avec vous.
Mais, pour Colombier, ne comptez pas sur moi .
Je vous aime, mylord ; mais il ftiut que mon
séjour me plaise, et je ne puis souffrir ce pavs-
là.
Il n'y a rien d'égal à la position de Frédéric.
Il paroît qu'il en sent tous les avantages, et
qu'il saura bien les faire valoir. Tout le péni-
ble et le difffcile est fait: tout ce quidemandoit
le concours de la fortune est lait. Il ne lui reste
à présent à remplir que des soins agréables,
et dont l'effet dépend de lui. Cest de ce mo-
ment qu'il va s'élever, s'il veut, dans la posté-
lité un monument unique ; il na travaillé
jusqu'ici que pour son siècle. Le seul piège
dangereux qui désormais lui reste à éviter est
celui de la flatterie; s'il se laisse louer, il est
perdu. Qu'il sache qu'il n'y a plus déloges di-
gnes de lui que ceux qui sortiront dos cabanes
de ses paysaus.
Savez-vous, mylord, que Voltaire cherche à
se raccommoder avec moi? Il a eu sur mon
compte un long entretien avec Moultou, dans
lequel il a supérieurement joué son rôle : il n'y
en a point d'étranger au talent de ce grand
comédien, doits instructîis et artepelasgâ. Pour
moi, je ne puis lui promettre une estime qui ne
dépend pas de moi; mais, à cela près,jeserai,
quand il le voudra, toujours prêt à tout oublier ;
car je vous jure, mylord, que de toutes les ver-
tus chrétiennes il n'y en a point qui me coûte
moins que le pardon des injures. Il est certain
que, si la protection des Calas lui a fait. grand
honneur, les persécutions qu'il m'a fait essuyer
à Geiïève lui en ont peu fait à Paris; elles y
ont excité un cri universel d'indignation. J'y
jouis, malg?é mes malheurs, d'un honneur qu'ïl
n'aura jamais nulle pari ; c'est d'avoir laissé ma
mémoire en estime dans le pays où j'ai vécu.
Bonjour, mylord.
A M, MOULTOU. T'^î^
Motiers, le 21 mars 1763
Voilà, xher Moultou, puisque vous le voulez,
un exemplaire de ma lettre à M. de Beaumonf.
J'en ai remis deux autres an messager depuis
plusieursjours; mais il diffère son départ d'un
jour à l'autre, et ne partira, je crois, que mer-
credi. J'aurai soin de vous en faire parvenir da-
vantage. En attendant, ne mettez ces deux- là
qu'en des mains sûres, jusqu'à ce que l'ouvrage
paroisse, de peur de contrefaction.
J'ai attendu pour juger les Genevois, que je
fusse de sang-froid. Ils sont jugés. J'aurois déjà
fait la dén)<nrchc dont vous me parlez si mylord
maréchal ne m'avoit engagé à différer, et je
vois que vous pensez comme lui. J'attendrai
donc, pour la faire, de voir l'effet de la lettre
que je vous envoie : mais quand cet effet les
ramèneroit à leur devoir, j'en serois, je vous
jure, très-médiocrement flatté. Ils sont si sots
et si rognes que le bien même ne m'intéresse-
roit désormais de leur part guère plus que le
mal. On ne lient plus guère aux gens qu'on
méprise.
M de Voltaire vous a paru m'aimer parce
qu'il sait que vous m'aimez: soyez persuadé
qu'avec les gens de son parti il tient un autre
langage. €et habile comédien, dolis instructus
et arte pelasgâ, sait changer de ton selon les
gens à qui il a affaire. Quoi qu'il en soit, si ja-
mais il arrive qu'il revienne sincèrement, j'ai
déjà les bras ouverts; car, de toutes les vertus
chrétiennes, l'oubli des injures est, je vous
jure, celle qui me coûte le moins. Point d'a-
vances, ce seroit une lâcheté; mais comptez
que je serai toujours prêt à répondre aux sien-
nes d'une manière dont il sera content. Partez
de là, si jamais il vous en reparle. Je sais que
vous ne voulez pas me compromettre, et vous
savez, je crois, que- vous pouvez répondre de
votre ami en toute chose honnête. Les man-
œuvres de M. de Voltaire, qui ont tant d'ap-
probateurs à Genève, ne sont pas vues du même
œil à Paris : elles y ont soulevé tout le monde,
et balancé le bon effet de la protection des Ca-
las. Il est certain que ce qu'il peut faire de
mieux pour sa gloire est de se raccommoder
avec moi.
Quand vous voudrez venir, il faudra nous
ANNÉE i7C5.
435
concerter. Je dois aller voir mylord maréchal
avant son départ pour Berlin : vous pourriez
ne pas me trouver; d'ailleuis la saison n'est
pas assez avancée pour le voyafïe de Zurich, ni
même pour la promenade. Quand je vous au-
rai, je voudrois vous tenir un peu long-temps.
J'aime mieux différer mon plaisir et en jouira
mon aise. Doutez-vous que tout ce qui vous ac-
compagnera ne soit bien reçu?
A M. J. BURNAND ( ).
Motiors, le 21 mars < 763.
La réponse à voire objection, monsieur, est
dans le livre même d où vous la tirez. Lisez
plus attentivement le texte et les notes, vous
trouverez celte objection résolue.
Vous voulez qne j'ôte de mon livre ce qui est
contre la religion : mais il n'y a dans mon livre
rien qui soit contre la religion.
Je voudrois pouvoir vous complaire en fai-
sant le travail que vous me prescrivez. Mon-
sieur, je suis infinne, épuisé; je vieillis : j'ai
fait ma tAche, mal sans doute, mais de mon
mieux. J'ai proposé mes idées à ceux qui con-
duisent les jeunes gens; mais je ne sais pas
écrire pour les jeunes gens.
Vous m'apprenez qu'il faut vous dire tout,
ou que vous n'entendez rien. Cela me fait dés-
espérer,, monsieur, que vous m'entendiez ja-
mais; car je n'ai point, moi, le talent de parler
auv gens à qui il faut tout dire.
Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.
A MADAME DE ***.
Le 27 mars 4763.
Que votre lettre, madame, m'a donné d'é-
motions "diverses! Ah! cette pauvre madame
de ***...! pardoimez si je commence par elle.
Cj m. Burnard, à qui cette lettre est ailressée, avoit repro-
ché à Rousseau la publication de la Profeiixioii de foi du vi-
caire savoyard coulre celle maxime expresse du vicaire ini-
niéme :
I Tant qu'il reste quelque bonne croyance parmi les hommes,
> il ne faut point troubler les Smrs paisibles, ni alanner la fui
» des simples par des dlfticullés qu'ils ne peuvent résoudre, et
» qui les inquiètent sans les éclairer. •
( Note de Du Peyrou. )
Tant de malheurs..., une amitié de treizeans...
Femme aimable et infortunée...! Vous la plai-
gnez, madame, vous avez bien raison : son mé-
rite doit vous intéresser pour elle; mais vous
la plaindriez bien davantage si vous aviez vit
comme moi toute sa résistance à ce falal ma-
riage. Il semble qu'elle prévoyoit son sort.
Pour celle-là, lesécus ne l'ont pas éblouie; on
la bien rendue malheureuse malgré elle. Hé-
las 1 elle n'est pas la seule. De combien de maux
j'ai à gémir! je ne suis point étonné des bons
procédés de madame ***; rien de bien ne me
surprendra de sa part : je l'ai toujours estimée
et honorée; mais avec tout cela elle n'a pas l'âme
de madante de ***. Diles-moi ce qu'est devenu
ce misérable; je n'ai plus entendu parler de lui.
Je pense comme vous, madame; je n'aime
point que vous soyez à Paris. Paris, le siège
du goût et de la politesse, convient à votre es-
prit, à votre ton, à vos manières ; mais le sé-
jour du vice ne convient point à vos mœurs, et
une ville où l'amitié ne résiste ni à l'adversité
ni à l'absence ne sauroit plaire à votre cœur.
Cette contagion ne le gagnera pas, n'est-ce pas,
madame? Que ne lisez-vOus dans le mien l'at-
tendrissement avec lequel il m'a dicté ce mot-
là ! L'heureux ne sait s'il est aimé, dit un poète
latin ; et moi j'.ojouie. L'heureux ne sait pas
iiimer. Pour moi, grâces au ciel, j'ai bien fait
toutes mes épreuves; je sais à quoi m'en tenir
sur le cœur des autres et sur le mien. 11 est bien
constaté qu'il ne me reste que vous seule en
France, et quelqu'un qui n'est pas encore jugé,
mais qui ne lardera pas à lêire.
S'il faut moins regretter les amis que l'adver-
sité nousôteque priser ceu?: qu'elle nous donne,
j'ai plus gagné que perdu ; car elle m'en a donné
un qu'assurément elle ne m'ôiera pas. Vous
comprenez que je veux parler de mylord maré-
chal. Il m'a accueilli, il m'a honoré dans mes
disgrâces, plus peut-être qu'il n'eût fait du-
lant ma prospérité. Les grandes âmes ne por-
tent pas seulement du respect au mérite, elles
en portent encore au malheur. Sans lui j'éiois
tout aussi mal reçu dans ce pays que dans lesau-
tres, el je ne voyois plus d'asile autour de moi.
Mais un bienfait plus précieux que sa protection
est l'amitié dont il m'honore, etqu'assurémentje
ne perdrai point. Il me restera celui-là, j'en ré-
ponds. Je suis bien aise que vous m'ayez mar-
456
COURESPONDANGF.
que ce qu'en pensoit M. d' A*** : cela me prouve
qu'ilsecoiinoîten hommes; et qui s'y connoît
est de leur classe. Je compte aller voir ce digne
protecteur avant son départ pour Berlin : je lui
parlerai de M. d'A*** et de vous, madame; il
n'y a rien de si doux pour moi que de voir
ceux qui m'aiment s'aimer entre eux.
Quand des quidams sous le nom de S*** ont
voulu se porter pour juges de mon livre, et se
sont aussi bêtement qu'insolemment arrogé le
droit de me censurer, après avoir rapidement
parcouru leur sot écrit, je l'ai jeté par terre et
j'ai craché dessus pour toute réponse. Mais je
n'ai pu lire avec le même dédain le mandement
qu'a donné contre moi M. l'archevêque de Pa-
ris; premièrement parce que l'ouvrage en lui-
même est beaucoup moins inepte, et parce que,
malgré les travers de l'auteur, je l'ai toujours
estimé et respecté. Ne jugeant donc pas cet écrit
indigne d'une réponse, j'en ai fait une qui a été
imprimée en Hollande, et qui, si elle n'est pas
encore publique, le sera dans peu. Si elle pé-
nètre jusqu'à Paris et que vous en entendiez
parler, madame, je vous prie de me marquer
naturellement ce qu'on en dit ; il m'importe de
le savoir. Il n'y a que vous de qui je puisse ap-
prendre ce qui se passe à mon égard dans un
pays où j'ai passé une partie de ma vie, où j'ai
eu des amis, et qui ne peut me devenir indiffé-
rent. Si vous n'étiez pas à portée de voir cette
lettre imprimée, et que vous pussiez m'indiquer
quelqu'un de vos amis qui eût ses ports francs,
je vous l'enverrois d'ici; car quoique la bro-
chure soit petite, en vous l'envoyant directe-
ment elle vous coûleroit vingt fois plus de port
que ne valent l'ouvrage et l'auteur.
Je suis bien touché des bontés de mademoi-
selle L*** et des soins qu'elle veut bien prendre
pour moi ; mais je serois bien fâché qu'un ausii
joli travail que le sien, et si digne d'être mis en
vue, restâtcachésous mes grandes vilaines man-
ches d'Arménien; en vérité je ne saurois me
résoudre à le profaner ainsi, ni par conséquent
à l'accepter, à moins qu'elle ne m'ordonne de le
porter en écharpe ou en collier, comme un or-
dre de chevalerie institué en son honneur.
Bonjour, madame ; recevez les hommages de
votre pauvre voisin. Vous venez de me faire
passer une demi-heure délicieuse, et en vérité
j'en avois besoin ; car depuis quelques mois je
souffre presque sans relâche de mon mal et de
mes chagrins. Mille choses, je vous supplie, à
M. le marquis.
A M. J. BURNAND.
Motiers, le 28 mars 1763.
Solution de l'objection de M. Burnand :
Mais, quand vue fois tout est ébranlé, on doit
conserver le tronc aux dépens des branches, etc.
Voilà, je crois, ce que le bon vicaire pourroit
dire à présent au public (*).
M. Burnand m'assure que tout le monde
trouve qu'il y a dans mon livre beaucoup de
choses contre la religion chrétienne. Je ne suis
pas, sur ce point comme sur bien d'autres, de
l'avis de tout le monde, etd'autant moins que,
parmi tout ce monde-là, je ne vois pas un chré-
tien.
Un homme qui cherche des explications pour
compromettre celui qui les donne est peu géné-
reux; mais l'opprimé qui n'ose les donner
est un lâche, je n'ai pas peur de passer pour
tel. Jene crainspointles explications: je crains
les discours inutiles; je crains surtout les dés-
œuvrés, qui, ne sachant à quoi passer leur
temps, veulent disposer du mien.
Je prie M. Burnand d'agréer mes salutations.
A M. DE MONTMOLLIN,
En lui envoyant ma Leitiik a M. dkBeaijmont.
Hotiers, le 28 mars 1763.
Voici, monsieur, un écrit devenu nécessaire.
Quoique mes agresseurs y soient un peu malme-
nés, ils le seroient davantage si je ne vous trou-
vois pas en quelque sorte entre eux et moi.
Comptez, monsieur, que, si vous cessiez de leur
servir de sauvegarde, ils ne s'en tireroieiit pas
à si bon marché. Quoiqu'il en soit, j'espère que
vous serez content de la classe à part où j'ai
tâché de vous mettre; et il ne tiendra qu'à vous
deconnoître, et dans cet écrit et dans toute ma
vie, qu'en usant avec moi des procédés hon-
nêtes, vous n'avez pas obligé un ingrat.
A M. MOULTOU.
Motiers-Travers, ce 28 avril 176:5.
Ce n'éloit pas, cher ami, que je désapprou-
(*) C" qui est ici en italique est tiré de la Profession de foi.
ANNEE 1765.
437
vasse l'envoi d'un exemplaire en Franco, que
je ne vous ai pas répondu sur-Ic-champ ; mais
l'ennui, les tracas, les souffrances, les impor-
tuns, me rendent paresseux : l'cxaciiiude est
un travail qui passe ma force actuelle. Faites
ce que vous voudrez; votre envoi ne sera qu'i-
nutile ; voilà tout. Vous n'avez que trois exem-
plaires, j'attends d'en avoir davantage pour
vous en envoyer ; encore ne sais-je pas trop
comment.
Vernet est un fourbe. Je n'approuve point
qu'on lui fasse lire l'ouvrage, encore moins
qu'on le lui prête. Il ne veut le voir que pour
le faire décrier par les petits vipereaux qu'il
élève à la brochette, et par lesquels il répand
contre moi son fade poison dans les Mercures
de Neuchàtel.
Vous devez comprendre qu'un carton est
impossible dès qu'une fois un ouvrage est sorti
de la boutique du libraire. Si vous voulez en
faire un pour Genève en particulier, soit, j'y
consens ; mais je ne veux pas m'en mêler, et
soyez persuadé que cela ne servira de rien.
Quand on cherche des prétextes, on en trouve.
Les Genevois m'ont trop fait de mal pour ne
pas me haïr ; et moi, je les connois trop pour
ne les pas mépriser. Je prévois mieux que vous
l'effet de la Lettre. J'ai honte de porter encore
ce même titre dont je ra'honorois ci-devant :
dans six mois d'ici je compte en être délivré.
Votre aventure avec la compagnie ne m'é-
tonne point ; elle me confirme dans le jugement
que j'ai porté de toute cette prêtraillo. Je ne
doute point qu'en effet voire amitié pour moi
n'ait produit votre exclusion : mais loin d'en
être fâché je vous en félicite. L'état d'homme
d'église ne peut plus convenir à un homme de
bien ni à un croyant. Quittez-moi ce collet qui
vous avilit; cultivez en paix les lettres, vos
amis, la vertu ; soyez libre, puisque vous pou-
vez l'être. Les marchands de religion n'en
sauroient avoir. Mes malheurs m'ont instruit
trop tard; qu'ils vous instruisent à temps.
Je souffre beaucoup, cher ami : je me suis
remis à l'usage des sondes pour tâcher de me
procurer un peu de relâche quand vous serez
avec moi. Je me ménage ce temps comme le
plus [>récieiix de ma vie, ou du moins le plus
doux qui me reste à passer. Ménagez-vous la
libci lé de venir quand jo vous écrirai ; car mal-
heureusement je suis encore moins niailre de
mon temps que vous du vôtre.
J'ai toujours oublié de vous dire que j'ai à
Yverdun un cabriolet que je neserois pas fâché
de trouver à vendre. Pourroit-il vous servir,
en attendant, dans nos petits pèlerinages?
l*our moi, vous savez que je n'aime aller qu'à
pied. Si vous avez des jambes, nous nous en
servirons, mais à petits pas, car je ne saurois
aller vile tii faire de longues traites; mais je
vais toujours. Nous causerons à notre aise; cela
sera délicieux. Je vous embrasse.
Si vous amenez quelqu'un, tâchez au moins
que nous puissions un peu nous voir seuls.
A M. l'abbé de la porte.
MoUers. le 4 avril I76S.
Vous pouvez savoir, monsieur, que je n'ai
jamais concouru ni consenti à aucun des re-
cueils de mes écrits qu'on a publiés jusqu'ici ;
et, par la manière dont ils sont faits, on voit
aisément que l'auteur ne s'en est pas mêlé.
Ayant résolu d'en faire moi-même une édition
générale, en prenant congé du public, je le
vois avec peine inondé d'éditions détestables
et réitérées, qui peut-être le rebuteront aussi
de la mienne avant qu'il soit en état d'en juger.
Kn apprenant qu'on en préparoit encore une
nouvelle où vous êtes, je ne pus m'empêcher
d'en faire des plaintes; ces plaintes, trop du-
rement interprétées, donnèrent lieu à un avis
de la gazette de Hollande, que je n'ai dicté ni
approuvé, et dans lequel on suppose que le
sieur Rey a seul le droit de faire cette édition
générale : ce qui n'est pas. Quand il en a fait
lui-même un recueil avec privilège, il l'a fait
sans mon aveu ; et au contraire, en lui cédant
mes manuscrits, je me suis expressément ré-
servé le droit de recueillir le tout, et de le pu-
blier où et quand il me plairoit. Voilà, mon-
sieur, la vérité.
Mais, puisque ces éditions furtives sont in-
évitables, et que vous voulez bien présider à
celle-ci, je ne doute point, monsieur, que vos
soins ne la mettent fort au-dessus des autres :
dans cette opinion, je prends le parti de diffé-
rer la mienne , et je me félicite que vous ayez
fait assez do cas de m«s rêveries pour daigner
438
CORRESPONDANCE.
vous eu occuper. Malheureusement le public,
toujours de mauvaise humeur contre moi , se
plaindra que vous m'honorez à ses dépens. Il
dira qu'un éditeur tel que vous lui rend moins
qu'il ne lui dérobe ; et quand vous pourrez lui
plaire et l'éclairer par vos écrits, il regrettera
le temps que vous prodiguez aux miens (*).
Je vous remercie, monsieur, d'avoir bien
voulu m'envoyerlanotedespiècesqui dévoient
entrer dans votre recueil : vous êtes le premier
éditeur do mes écrits qui ait eu cette attention
pour moi. Entre celles de ces pièces dont je
ne suis pas l'auteur, j'y en trouve une qui ne
doit être là d'aucune manière; c'est Je Peiil
Prophète (**). Je vous prie de le retrancher, si
vous êtes à temps ; sinon, de vouloir bien dé-
clarer que cet ouvrage n'est point de moi, et
que je n'y ai pas la moindre part.
Recevez, monsieur, je vous supplie, mon
respect et mes salutations.
A M. J. Bl)RNAIND.
Motiers, le4 avril 1763.
Je suis très-contont, monsieur, de votre der-
nière lettre, et je me fais un très-grand plaisir
de vous le dire. Je vois avec regret que je vous
avois mal jugé. Mais, de grâce, meitez-vous à
ma place. Je reçois des milliers de lettres où,
sous prétexte de me demander des explica-
tions, on ne cherche qu'à me tendre des piè-
ges. Il me faudroit de la santé, du loisir et des
siècles pour entrer dans tous les détails c[u'on
me demande ; et, pénétrant le motif secret de
tout cela, je réponds avec franchise, avec du-
reté même, à l'intention plutôt qu'à l'écrit.
Pour vous , monsieur, que mon âpreté n'a
point révolté, vous pouvez compter^ie ma part
sur toute l'estime que mérite votre procédé
honnête, et sur une disposition à vous aimer,
qui probablement aura son effet si jamais nous
nous connoissuns davantage. En attendant, re-
cevez, monsieur, je vous supplie, mes excuses
et mes sincères salutations. '
(*) L'édition des œuvres de Rousseau donnée par Tabbé de
T>a Porte s'esl faite à Paris chez Dnchesne, sous la rubrique de
ïyeucliàtel ; elle forme dix-huit volumes iu-8° et in-12.
(") Brochure de Giimm sur la musique françoise. Voyez
f'ow/wro>i«, livre viH. G. P. -
A MADAME LATOUR.
Le 7 avril I76S
Je suis d'autant plus en peine de vous, ma-
dame, que n'ayant pas de vos nouvelles de-
puis long-temps, je sais que M. Brcguet n'en a
pas non plus. Je me souviens bien cependant
que vous m'avez écrit la dernière ; mais si vous
comptiez à la rigueur avec moi, à combien
d'égards ne resterois-je pas insolvable I Vous
m'avez accoutumé à plus d'indulgence, et cela
me fait craindre que votre silence actuel n'ait
quelque cause dont la crainte m'alarme beau-
coup. De grâce , madame , Iranquil lisez-moi
par un mot de lettre. Dans l'incertitude de ce
qui peut être arrivé, je n'ose faire celle-ci plus
longue, jusqu'à ce que je sois assuré que ce
que j'écris continue à vous parvenir.
A H. WATELET.
Motiers, 1765.
Vous me traitez en auteur, monsieur ; vous
me faites des complimens sur mon livre. Je n'ai
rien à dire à cela, c'est l'usage. Ce même usage
veut aussi qu'en avalant modestement votre
encens, je vous en renvoie une bonne partie.
Voilà pourtant ce que je ne ferai pas ; car,
quoique vous ayez des talens très-vrais, très-
aimables, les qualités que j'honore en vous les
effacent à mes yeux ; c'est par elles que je vous
suis attaché ; c'est par elles que j'ai toujours
désiré votre bienveillance; et l'on ne m'a jamais
vu rechercher les gens à talens qui n'avoient
que des talens. Je m'applaudis pourtant de
ceux auxquels vous m'assurez que je dois votre
estime, puisqu'ils me procurent un bien dont
je fais tant de cas. Les miens tels quels ont
cependant si peu dépendu de ma volonté, ils
m'ont attiré tant de maux, ils m'ont abandonné
si vite, que j'aurois bien voulu tenir cette ami-
tié, dont vous permettez que je me flatte, de
quelque chose qui m'eût été moins funeste,
que je pusse dire être plus à moi.
Ce sera, monsieur, pour votre gloire, au
moins je le désire et je l'espère, que j'aurai
blâmé le merveilleux de l'Opéra. Si j'ai eu tort,
comme cela peut très-bien être, vous m'aurez
réfuté par le fait, et si j'ai raison, le succès
A^NKK 1763.
4^9
dans un mauvais genre n'eu rendra voire triom-
phe que plus éciaiant. Vous voyez, monsieur,
par l'expérience constante du théâtre, que ce
n'est jainiùs le choix du {jenre bon ou mauvais
qui décide du sort d'une pièce. Si la vôtre est
nuéressanto mal{»ré les machines, soutenue
i d'une bonne musique elle doit réussir; et vous
l aurez PU, comme Quinault, le mérite de la dif-
\ ficulté vaincue. Si, par supposition, elle ne
' l'est pas, votre goût, votre aimable poésie,
l'auront ornée au moins de détails charmaiis
qui la rendront agréable ; et c'en est assez pour
plaire à l'Opéra françois. Monsieur, je tiens
beaucoup plus, je vous jure, à votre succès
qu'à mon opinion, et non-seulement pour vous,
mais aussi pour votre jeune musicien ; car le
grand voyage que l'amour de l'art lui a fait en-
treprendre, et que vous avez encouragé, m'est
garant que son talent n'est pas médiocre. Il
faut en ce genre, ainsi qu'on bien d'autres,
avoir déjà beaucoup en soi-même pour sentir
combien on a besoin d'acquérir. Messieurs,
donnez bientôt votre pièce, et, dussé-je être
pendu, je Tirai voir si je puis.
A M. MOULTOU.
*f:' Moticrs, ce samedi 16 avril 1763.
Voici, cher MquUou, puisque vous le vou-
lez, encore deux exemplaires delà lettre ; c'est
tout ce qui me reste avec le mien. Je n'entends
pas dire qu'il s'en soit répandu dans le public
aucun autre que ceux que j'ai donnés; et je
n'ai plus aucune nouvelle de Uey : ainsi il se
pourroit très-bien que quelqu'un fiit venu à
bout de supprimer l'édition. En ce cas, il im-
porteroit de placer très-bien ces exen)plaires,
puisqu ils seroient difficiles et peut-être impos-
sibles à remplacer. Si vous trouviez à propos
d'en donner un à M. le colonel Piclet, lequel m'a
écrit des lettres très-honnêtes, vous me feriez
grand plaisir.
Je comprends quel est l'endroit où M. Deluc
croit se reconnoître. Il se trompe fort. Mon ca-
ractère n'est assurément pas de tympaniser mes
amis ; mais le bon homme, avec toute sa sa-
gesse, n'a pu éviter un piège dans lequel nous
tomboas tous : c est de croire tout leuionçJc!
sans cesse occupé de noas en bien ou en mat,
tandis que souvent on n'y pense guère.
Quand vous viendrez, je vous montrerai dans
des centaines de lettres une rame de lourds
sermons dont je me suis plaint; et quels ser-
mons, grand Dieul II m'en coûte, depuis que
je suis ici, dix louis en ports de lettres pour
des réprimandes, des injures et des bêtises; et
ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'il n'y a pas un
de ces sots-là qui ne pense être le seul et ne pré-
tende m'occuper tout entier.
Il est certain que j'ai mieux prévu que vous
l'effet do la Lettre à M. de Beaumont, Tout ce
que je puis fairede bien ne fera janiais qu'aigrir
la rage des Genevois. Elle est à un point incon-
cevable. Je suis persuadé qu'ils viendront à
bout de m en rendre enfin la victime. Mon seul
crime est de les avoir trop aimés : mais ils ne
me le pardonneront jamais. Soyez persuadé
que je les vois mieux d ici que vous d'où vous
êtes. Je ne vois qu'un seul moyen d'attiédir
leur fureur ; cela presse. Envoyez-moi, je vous
prie, le nom et l'adresse de M. le premier
syndic.
Venez quand vous voudrez, je vous attends.
Mes malheurs, à tous égards, sont à leur der-
nier terme; mais seulement que je vous em-
brasse, et tout est oublié.
A M. LE MARECHAL DE LUXEMBOURG.
Moliers-Travers, te 25 avril 1763.
Pardonnez-moi, monsieur le maréchal, une
nouvelle iniportunité : il s'agit d'un doute qui
me rend malheureux, et dont personne ne peut
me tirer plus aisément ni plus sûrement que
vous. Tout le monde ici me trouble de mille
vaines alarmes sur de prétendus projets contre
ma liberté. J'ai pour voisin depuis quelque
temps un gentilhomme hongrois, homme de
mérite, dans l'entretien duquel je trouve des
consolations. On vient de recevoir et de me
montrer un avis que cet étranger est au service
de France, et envoyé tout exprès pour m'atti-
rer dans quelque piège. Cet avis a tout l'air
d'une basse jalousie. Outre que je ne suis assu-
rément pas un personnage assez important pour
mériter, tant de soins, je ne puis reconnoître
440
CORRESP'ONDANGE.
l'esprit françois à tant de barbarie, ni soup-
çonner un honnête homme sur des imputations
on l'air. Cependant on se fait ici un plaisir ma-
lin de m'effraycr. A les en croire, je ne suis
pas même en sûreté à la promenade , et je n'en-
tends parler que de projets de m'enlevcr. Ces
projets sont-ils réels? Est-il vrai qu'on en veuille
à ma personne? Si cela est, l'exécution n'en
sera pas difficile, et je suis près d'aller me ren-
dre moi-même où l'on voudra, aimant mille
fois mieux passer le reste de mes jours dans les
fers que dans les agitations continuelles où je
vis, et en défiance de tout le monde. Je ne de-
mande ni faveur ni grâce, je ne demande pas
même justice; je ne veux qu'être éclairci sur
les intentions du gouvernement. Ce n'est nulle-
ment pour me mettre à couvert que je désire
en être instruit, comme on le connoîlra par ma
conduite ; et si l'on ne pense pas à moi, ce me
sera un grand soulagement d'en être instruit.
Un mot d'éclaircissement de vous me rendra la
vie. Je ne puis croire que ma prière soit indis-
crète. Je n'entends pas pour cela que vous me
répondiez de rien : marquez-moi simplement ce
que vous pensez, et je suis content; le doute
m'est cent fois pireque le mal. Si vous connois-
siez de quelle angoisse votre réponse telle
qu'elle soit peut me tirer, je connois votre
cœur, monsieur le maréchal, et je suis bien sûr
que vous ne tarderiez pas à la faire.
A M. MOULTOU.
MoUers, le 7 mai 1765.
Pour Dieu, cher ami, ne laissez point cou-
rir cet impertinent bruit d'une résidence au-
près des Cantons. Je parierois que c'est une
invention de mes ennemis, pour me faire re-
garder comme un homme abandonné, quand
on saura combien ce bruit est faux. Vous savez
que je viens de perdre mylord maréchal, mon
protecteur, mon ami, et le plus digne des hom-
mes ; mais vous ne pouvez savoir quelle perte
je fais en lui. Pour me mettre en sûreté, autant
qu'il est possible, contre la mauvaise volonté
des gens de ce pays, il m'envoya, avant son dé-
part, des lettres de naturalité : c'est peut-être
ce fait augmenté et défiguré qui a donné lieu
au sot bruit dont vous me parlez. Quoi qu'il
en soit, jugez si dans mon accablement j'ai be-
soin de vous. Venez, ne laissez pas plus long-
temps en presse un cœur accoutumé à s'épan-
cher, et qui n'a plus que vous. Marquez-moi
à peu près le jour de votre arrivée , et venez
tomber chez moi : vous y trouverez votre cham-
bre prête.
Comme M. Pictet m'a toujours écrit sous le
couvert d'autrui, je vous adresse pour lui cette
lettre, dans le doute s'il n'y a point dans une
correspondance directe quelque inconvénient
que je ne sais pas.
Ne vous tourmentez pas beaucoup do ce qui
se fait à Gevève à mon égard ; cela ne m'inté-
resse plus guère. Je consens à vous y accom-
pagner, si vous voulez, mais comme je ferois
dans une autre ville. Mon parti est pris; mes
arrangemens sont faits. Nous en parlerons.
AU. FAVRE , .
Premier syndic de la république de Genève.
Motiers-Travers, lel2maH763-
Monsieur,
Revenu du long étonnement où m'a jeté de
la part du magnifique Conseil le procédé que
j'en devois le moins attendre, je prends enfin
le parti que l'honneur et la raison me prescri-
vent, quelque cher qu'il en coûte à mon cœur.
Je vous déclare donc, monsieur, et je vous
prie de déclarer au magnifique Conseil que
j'abdique à perpétuité mon droit de bourgeoi-
sie et de cité dans la ville et république de Ge-
nève. Ayant rempli de mon mieux les devoirs
attachés à ce titre sans jouir d'aucun de ses
avantages, je ne crois point être en reste avec
l'état en le quittant. J'ai tâché d'honorer le
nom de genevois; j'ai tendrement aimé mes
compatriotes; je n'ai rien oublié pour me faire
aimer d'eux; on ne sauroit plus mal réussir;
je veux leur complaire jusque dans leur haine.
Le dernier sacrifice qui me reste à faire est
celui d'un nom qui me fut si cher. Mais, mon-
sieur, ma patrie, en me devenant étrangère,
ne peut me devenir indifférente; je lui reste
attaché par un tendre souvenir; et je n'oublie
d'elle que ses outrages. Puisse-t-elle prospé-
rer toujours, et voir ^augmenter sa gloire I
ANiNEE 1763.
441
Puisse-t-olle abonder en citoyens meilleurs, et
surtout plus heureux que moi !
Recevez, je vous prie, monsieur, les assu-
rances de mon profond respect.
A M. MARC CHAPPUIS.
Motlen. le 12 mai 1763.
>Ui
Vous verrez, monsieur, je le présume, la
lettre que j'écris à M. le premier syndic. Piai-
gnoz-moi,vousqui connoissez mon cœur,d être
forcé de faire une démarche qui le déchire. Mais
après les affronts que j'ai reçus dans ma patrie,
qui ne sont ni ne peuvent être réparés , m'en
roconnoître encore membre seroit consentir à
mon déshonneur. Je ne vous ai point écrit,
monsieur, durant mes disgrâces : les malheu-
reux doivent être discrets. Maintenant que tout
ce qui peut m'arriver de bien et de mal est à
peu près arrivé, je me livre tout entier aux sen-
timents qui me plaisent et me consolent, et
soyez persuadé, monsieur, je vous supplie, que
ceux qui m'attachent à vous ne s'affoibliront
jamais.
A MADAME LATOUR.
A Motiers, le 14 mal 1763
Vous avez des peines, madame, qui ajou-
tent aux miennes, et moi l'on me fait vivre
dans un tumulte continuel , qui ne rend peut-
être que trop excusable l'inexactitude que vous
avez la bonté de me reprocher. Je vous rcmer-
cierois des choses vives que vous me dites là-
dessus, si je n'y voyois qu'en rendant justice à
ma négligence vous ne la rendez pas à mes sen-
timens. Mon cœur vous venge assez de mes
torts avec vous pour vous épargner le soin de
m'en punir, et ces torls ont pour principe un
défaut, mais non pas un vice. Comment pou-
vez-vous me soupçonner de tiédeur au milieu
des adversités que j'éprouve? L'heureux ne sait
s'il est aimé, disoit un ancien poète ; et moi j'a-
joute, L'heureux ne sait pas aimer. Jamais je
n'eus le cœur si tendre pour mes amis que de-
puis que mes malheurs m'en ont si peu laissé.
Croyez-m'en, madame, je vous supplie; je vous
compte avec attendrissement dans ce petit nom
bre, et dans les convenances qui nous lient, j'en ^
vois avec douleur une de trop.
Je vous avoue que je ne relis pas vos lettres
depuis assez long-temps : vous concluez de là
qu'elles me sont indifférentes, et c'est tout le
contraire. Il faudroit, pour me juger équitable-
ment, vous faire une idée de ma situation, et
cela vous est impossible; il faut la connoître
pour la comprendre, je ne dois pas même ten
ter de vous l'expliquer. Je vous dirai seulement
que, parmi des ballots de lettres que je reçois
continuellement, j'en mets à part des liasses
qui me sont chères, et dans lesquelles les vô-
tres n'occupent sûrement pas le dernier rang;
mais le tout reste mêlé et confondu jusqu'à ce
que j'aie le loisir d'en faire le triage. Parmi les
qualités que vous avez , et qui me manquent,
l'esprit d'arrangement est une de celles dont
la privation me cause, sinon le plus grand pré-
judice, au moins le plus continuel. Tous mes
papiers sont pêle-mêle ; pour en trouver un,
il faut les feuilleter tous, et je passe ma vie et
à chercher et à brouiller davantage, sans qu'a-
près mille résolutions il m'ait jamais été possi-
ble de me corriger là-dessus. Il s'agit donc de
trier vos lettres, et pour cela il faut tout ren-
verser, tout fureter ; pour mettre tout en ordre
il faut commencer par tout mettre sens dessus
dessous : cela demande un temps qu'on ne me
laisse pas à présent, et un domicile assuré que
je suis bien loin d'avoir en ce pays. Je ne pré-
vois pas de pouvoir faire celte revue avant l'hi-
ver, temps où la mauvaise saison forcera les
importuns à me laisser quelque trêve, et où ma
situation sera probablement plus stable qu'elle
ne l'est à présent. C'est un temps de plaisir que
je me ménage, que celui que je passerai à vous
relire, et à m'arranger pour pouvoir vous relire
souvent. Jusqu'à ce moment, qu'il ne dépend
pas de moi d'accélérer, usez, de grâce, avec
moi d'indulgence , et croyez que mon cœur
n'est indifférent sur rien de ce que vous m'é-
crivez, quoique je ne réponde pas à tout, et
même que j'en oublie quelque chose.
Quoique je fusse bien fâché de recevoir le
monsieur dans vos lettres, je vondrois bien,
madame, y trouver un titre, et il me semble
que vous me l'aviez promis : je vous avertis que
ce n'est pas de CCS choses qu'il soit permis d'ou-
blier. Il faut pourtant avouer que j'en ai oublié
t,¥2 GOiiilKSPOiNDANCL:
une, et que, si vous me jiigoz à la rigneur.cet
oubli me rend indigne de la savoir; c'est votre
nom de baptême, que vous m'avez dit dans
une de vos lettres, et que je rougis devant vous
de ne pouvoir me rappeler. Je n'ai que cet aveu
pour ma justification ; mais vous qui lisez si
bien dans les cœurs, vous excuserez le mien :
quand un crime de cette espèce nous rend vrai-
ment coupable, on ne l'avoue jamais. De grâce,
le joli nom de baptême ; car notez que je me
souviens très-bien qu'il l'est. En vérité, vous
êtes trop ma dame pour que je vous appelle
madame plus long-temps.
Si je veux voir votre portrait 1 Ah 1 non-seu-
lement le voir, mais l'avoir s'il étoit possible. A
la vérité, je suis bien éloigné d'avoir du super-
flu ; mais si une copie de ce précieux portrait,
faite pourtant de bonne main, pouvoit ne coûter
que huit à dix pistoles, ce ne seroit pas les
prendre sur mon nécessaire, ce seroit y pour-
voir. Voyez ce qui se peut faire, et ce que vous
pouvez permettre que je fasse. Un présent d'un
prix inestimable sera voire consentement;
vous sentez que ma proposition en exclut toute
autre.
Je ne vous ai point envoyé, madame, d'ex-
plication ultérieure sur la terre en question;
d'abord parce que je remis votre lettre à M. no-
tre châtelain, qui l'envoya à M. de Bioley,son
beau-frère, et celui-ci l'a gardée un temps in-
fini. Ensuite, je trouvai que les éclaircissemens
qui me furent donnés verbalement n'ajoutoient
rien à ce que je vous avois déjà écrit. On con-
sent, et l'on avoit déjà consenti à toutes les con-
sultations qui peuvent vous être utiles ; on vous
prie seulement de n'en parler qu'autant qu'il
convient à vos intérêts. Quant aux petites par-
lies dont la recette est composée, elles ne cau-
sent aucun embarras, puisqu'elles s'apportent
toutes au château le jour marqué, et qu'on peut
affermer le tout, ou charger un receveur de ce
détail. Une autre raison encore a un peu ra-
lenti le zèle que j'avois de vous voir acquérir
des possessions en ce pays ; mais cette raison
ne regardant absolument que moi, ne doit rien
changer à vos projets: ainsi nous en parlerons
plus à loisir.
Me voilà bien en train de babiller, et tant pis
pour vous, madame, car, quand je bavarde
tant, je ne sais plus ce que je dis : tant pis aussi
pour moi, peut-être; jai peur, quand ma fer-
veur se réchauffe, que la vôtre ne vienne à s'at-
tiédir. N'auroit-elle point déjà commencé?
M. MARC CHAPPUIS.
Motier», le 26 mai 1765.
Je vois, monsieur, par la lettre dont vous
m'avez honoré le ^ 8 de ce mois, que vous me
jugez bien légèrement dans mes disgrâces. Il en
coûte si peu d'accabler les malheureux, qu'on
est presque toujours disposé à leur faire un
crime de leur malheur.
Vous dites que vous ne comprenez rien à ma
démarche : elle est pourtant aussi claire que la
triste nécessité qui m'y a réduit. Flétri publi-
quement dans ma patrie sans que personne ail
réclamé contre cette flétrissure, après dix mois
d'attente , j'ai dû prendre le seul parti propre
à conserver mon honneur si cruellement offen-
sé. C'est avec la plus vive douleur que je m'y
suis déterminé : mais que pouvois-je faire?
Demeurer volontairement membre de l'état
après ce qui s'étoit passé, n'étoit-ce pas consen-
tir à mon déshonneur?
Je ne comprends point comment vous m'o-
sez demander ce que m'a fait la patrie. Un
homme aussi éclairé que vous ignore-t-il que
toute démarche publique faite parle magistrat
est censée faite par tout l'état lorsque aucun de
ceux qui ont droit de la désavouer ne la dés-
avoue? Quand le gouvernement parle et que
tous les citoyens se taisent, appienez que la
patrie a parlé.
Je ne dois pas seulement compte de moi aux
Genevois, je le dois encore à moi-même, au
public, dont j'ai le malheur d'être connu, et à
la postérité, de qui je le serai peut-être. Si j'é-
tois assez sot pour vouloir persuader au reste
de l'Europe que les Genevois ont désapprouvé
la procédure de leurs magistrats, ne s'y mo-
queroit-on pas de moi? INe savons-nous pas,
medifoit'Onjque la bourgeoisie a droit de faire
des représentations dans toutes les occasions où
elle croit les lois lésées et où elle improuve la
conduite des magistrats? Qu'a-t-elle fait ici de-
puis près d'un an que vous avez attendu? Si cinq
ou six bourgeois seulement eussent protesté,
l'on pourroit vous croire sur les scntimens que
ANNÉE i763. •'»
44:
TOUS leur prêtez. Celle démarche éloit facile,
légitime; elle ne troubloit point l'ordre public :
pourquoi donc ne l'a-l-on pas faite? Le silence
de tous ne dément-il pas vos assertions? Mon-
trez-nous les signes du désaveu que vous leur
prêtez. Voilà, monsieur, ce qu'on me diroit et
qu'on auroit raison de me dire. On ne juge
point les hommes par leurs pensées, on les juge
sur leurs actions.
Il y avoit peut-être divers moyens de me
venger de l'outrage, mais il n'y en avoit qu'un
de le repousser sans vengeance ; et c'est celui
que j'ai pris. Ce moyen, qui ne fait de mal
qu'à moi, doit-il m'attirer des reproches au lieu
des consolations que je devois espérer?
Vous dites que je n'avois pas droit de deman-
der l'abdication de ma bourgeoisie : mais le dire
n'est pas le prouver. Nous sommes bien loin de
compte; car je n'ai point prétendu demander
cette abdication, mais la donner. J'ai assez
étudié mes droits pour les connoître, quoique
je ne les aie exercés qu'une fois, et seulement
pour les abdiquer. Ayant pour moi l'usage de
tous les peuples, l'autorité de la raison, du droit
naturel, de Grotius, de tous les jurisconsultes,
et même l'aveu du Conseil, je ne suis pas obligé
de me régler sur votre erreur. Chacun sait que
tout pacte dont une des parties enfreint les con-
ditionsdevient nul pourTautre. Quand je devois
tout à la patrie, ne me devoit-elle rien? J'ai
payé ma dette, a-t-ellç payé la sienne? On
n'a jamais droit de la déserter, je l'avoue ; mais
quand elle nous rejette, on a toujours droit de
la quitter ; on le peut dans les cas que j'ai spé-
ci^és, et même on le doit dans le mien. Le
serment que j'ai fait envers elle, elle l'a fait
envers moi. En violant ses engagemens, elle
m'affranchit des miens; et, en me les rendant
ignominieux, elle me fait un devoir d'y renon-
cer.
Vous dites que si des citoyens se présentoient
au Conseil pour demander pareille chose, vous
ne seriez pas surpris qu'on les incarcérât. Ni
moi non plus, je n'en serois pas surpris, parce
que rien d'injuste ne doit surprendre de la part
de quiconque a la force en main. Mais bien
qu'une loi, qu'on n'observa jamais, défende
au citoyen qui veut demeurer tel de sortir sans
congé du territoire ; comme on n'a pas besoin de
demander l'usage d'un droit qu'on a, quand un
Genevois veut quitter sa patrie tout-à-fait pour
aller s'établir en pays étranger, personne ne
songe à lui en faire un crime, et on ne l'incar-
cère point pour cela. Il est vrai qu'ordinaire-
ment cette renonciation n'est pas solennelle,
mais c'est qu'ordinairement ceux qui la font,
n'ayant pas reçu des affronts publics, n'ont pas
besoin de renoncer publiquement à la société
qui les leur a faits.
Monsieur, j'ai attendu, j'ai médité, j'ai cher-
ché long-temps s'il y avoit quelque moyen d'é-
viter une démarche qui m'a déchiré. Je vous
avois confié mon honneur, ô Genevois, et j'étois
tranquille ; mais vous avez si mal gardé ce dépôt
que vous me forcez de vous l'ôter.
Mes bonsanciens compatriotes, que j'aimerai
toujours malgré votre ingratitude, de grâce,
ne me forcez pas par vos propos durs et mal-
honnêtes, de faire publiquement mon apologie.
Épargnez-moi, dans ma misère, la douleur de
me défendre à vos dépens.
Souvenez-vous, monsieur, que c'est malgré
moi que je suis réduit à vous répondre sur ce
ton. La vérité, dans cette occasion, n'en a pas
deux. Si vous m'attaquiez moins durement, je
ne chercherois qu'à verser mes peines dans
votre sein. Votre amitié me sera toujours chère,
je me ferai toujours un devoir de la cultiver ;
mais je vous conjure, en m'ecrivant, de ne
pas me la rendre si cruelle, et de mieux con-
sulter votre bon cœur. Je vous embrasse de
tout le mien.
A M. MOULTOU.
Motiers, le 4 juin 1763.
J'ai si peu de bons momens en ma vie, qu'à
peine espérois-je d'en retrouver d'aussi doux
que ceux que vous m'avez donnes. Grand merci ,
cher ami : si vous avez été content de moi, je
l'ai été encore plus de vous; cette simple vé-
rité vaut bien vos éloges. Âimons-nous assez
l'un l'autre pour n'avoir plus à nous louer.
Vous me donnez pour mademoiselle C... une
commission dont je m'acquitterai mal précisé-
ment à cause de mon estime pour elle. Le re-
froidissement de M. G... (*) me fait mal penser
C) C'est du célèbre Gibbon qu'il est question, et de madame
Necker, dout le nom de deiuuisclle étoit Curchold.
444
CORIŒSPONDANGE.
de lui ; j'ai revu son livre ; il y court après l'es-
pril; ii s'y guindé : M. G.... n'est point mon
homme; je ne puis croire qu'il soit celui de
mademoiselle C... : qui ne sent pas son prix
n'est pas digne d'elle ; mais qui l'a pu sentir, et
s'en détache, est un homme à mépriser. Elle
ne sait ce qu'elle veut ; cet homme la sert mieux
que son propre cœur. J'aime cent (ois mieux
qu'il la laisse pauvre et libre au milieu de vous,
que de l'emmener être malheureuse et riche en
Angleterre. En vérité, je souhaite que M. G....
ne vienne pas. Je voudrois me déguiser, mais
je ne snurois; je voudrois bien faire, et je sens
que je gâterai tout.
Je tombe des nues au jugement de M. de
Monclar. Tous les hommes vulgaires, tous les
petits littérateurs sont faits pour crier toujours
au paradoxe, pour me reprocher d'être outré;
mais lui que je croyois philosophe, et du moins
logicien, quoi! c'est ainsi qu'il m'a lu! c'est
ainsi qu'il me juge ! Il ne m'a donc pas entendu.
Si mes principes sont vrais, tout est vrai ; s'ils
sont faux, tout est faux ; car je n'ai tiré que des
conséquences rigoureuses et nécessaires. Que
veut-il donc dire ? Je n'y comprends rien. Je
suis assurément comblé et honoré de ses éloges,
mais autant seulement que je peux l'être de
ceux d'un homme de mérite qui ne m'entend
pas. Du reste, usez de sa lettre comme il vous
plaira ; elle ne peut que mètre honorable dans
le public. Mais, quoi qu'il dise, il sera toujours
clair entre vous et moi qu'il ne m'entend
point.
Je suis accablé de lettres de Genève. Vous ne
sauriez imaginer à la fois la bêtise et la hauteur
de ces lettres. H n'y en a pas une où l'auteur ne
se porte pour mon juge, et ne me cite à son tri-
bunal pour lui rendre compte de ma conduite.
Un M. B....t, qui m'a envoyé toute sa procé-
dure, prétend que je n'ai point reçu d'affront,
et que le Conseil avoit droitde flétrir mon livre,
sans commencer par citer l'auteur. lime dit, au
sujet de mon livre brûlé par le bourreau, que
l'honneur ne souffre point du fait d'un tiers. Ce
qui signifie (au moins si ce mot de tiers veut
dire ici quelque chose) qu'un homme qui reçoit
un soufflet d'un autre ne doit point se tenir
pour insulté. J'ai pourtant, parmi tout ce
fatras, reçu une lettre qui m'a attendri jus-
qu'aux larmes : elle est anonyme, et, par une
simplicité qui m'a louché encore en me faisant
rire, l'auteur a ou soin d'y renfermer le port.
Je souhaite de tout mon cœur que les choses
soient laissées comme elles sont, et que je puisse
jouir tranquillementdu plaisir de voir mes amis
à Genève, sans affaires et sans tracas ; je parti-
rai sitôt que j'aurai reçu de vos nouvelles. Je
vous manderai le jour de notre arrivée, et je
vous prierai de nous louer une chaise pour
partir le lendemain matin. Adieu, cher ami ;
mille respects à M. votre père et à madame vo-
tre épouse; elle n'a point à se plaindre, j'espère,
de votre séjour à Motiers; si vous y avez ac-
quis le corps d'Emile, vous n'y avez point
perdu le cœur de Saint-Preux, et je suis bien
sûr que vous aurez toujours l'un et l'autre pour
elle.
Voici des lettres que j'ai reçues pour vous.
Mille amitiés à M. Le Sage. Je vous embrasse
de tout mon cœur.
A H. A. A.
Motiers, le 5 juia 4763.
Voici, monsieur, la petite réponse que vous
demandez aux petites difficultés qui vous
tourmentent dans ma lettre à M. de Beau-
mont (*).
^ o Le christianisme n'est que le judaïsme ex-
pliqué et accompli. Donc les apôtres ne irans-
gressoient point les lois des Juifs quand ils leur
enseignoient l'Évangile : mais les Juifs les persé-
cutèrent, parce qu'ils ne les entendoient pas,
ou qu'ils feignoient de ne les pas entendre : ce
n'est pas la seule fois que le cas est arrivé.
2» J'ai distingué les cultes où la religion
essentielle se trouve, etceux où elle ne se trouve
pas. Les premiers sont bons, les autres mauvais;
j'ai dit cela. On n'est obligé de se conformer à
la religion particulière de l'état, et il n'est même
permis de la suivre, que lorsque la religion es-
sentielle s'y trouve, comme elle se trouve, par
exemple, dans diverses communions chrétien-
(•) Voici le passage objecté :
« Je crois qu'un homme de bien, dans qnel(iue religion qu'il
» vive de bonne foi, peut être sauvé. Mais je ne crois pas pour
1 cela qu'on puisse légitimement introduire dans un pays des
» religions étrangères sans la permission du souverain ; car si
» ce n'est pas directement désobéir à Dieu, c'est désobéir aux
» lois, et qui désobéit aux lois désobéit à Dieu, • ( Lellt e A
M. de Beau mont.) ^'^'-
ANNÉK 1763.
445
nés, dans le mahométisme, dans le judaïsme :
mais dans le paganisme, c'étoit autre chose ;
comme très-évidemment la religion essentielle
ne s'y trouvoit pas, il étoit permis aux apôires
de prêcher contre le paganisme, même parmi
les païens, et même malgré eux.
5° Quand tout cela ne seroit pas vrai, que
s'ensuivroit-il ? Bien qu'il ne soit pas permis
aux membres de l'état d'attaquer de leur chef
la foi du pays, il ne s'ensuit point que cela ne
soit pas permis à ceux à qui Dieu l'ordonne ex-
pressément. Le catéchisme vous apprend que
c'est le cas de la prédication de l'Evangile.
Parlant humainement, j'ai dit le devoir commun
des hommes; mais je n'ai point dit qu'ils ne
dussent point obéir quand Dieu a parlé. Sa loi
peut dispenser d'obéir aux lois humaines ; c'est
un principe de votre foi que je n'ai point com-
battu. Donc en introduisant une religion étran-
gère, sans la permission du souverain, les
apôtres n'étoient point coupables. Cette petite
réponse est, je pense, à votre portée, et je pense
qu'elle suffit.
Tranquillisez-vous donc, monsieur, je vous
prie, et souvenez-vous qu'un bon chrétien,
simple et ignor.int, tel que vous m'assurez
être, devroit se borner à servir Dieu dans la
simplicité de son cœur, sans s'inquiéter si fort
des seniimens d'autrui.
A M. THEODORE ROUSSEAU.
Motiers, le 5 juin 1763.
Je vous aurois envoyé sur-le-champ, mon
très-cher cousin, la copie que vous me deman-
dez de ma lettre à M. le premier syndic, si je
n'eusse pas été informé que cettre lettre étoit
publique à Genève peu de jours après sa ré-
ception, de sorte que je ne puis douter que vous
n'en ayez eu communication peu de temps
après l'envoi de la vôtre. Si cependant cela né-
toit pas,demandez-en communication à M. Chap-
puis ou à M. Deluc ; ils ne vous la refuseront
sûrement pas. Tout le monde me demande des
copies de mes lettres, sans songer que je n'ai
point de secrétaire, et que quand je passerois
ma vie à faire des copies, je ne suffirois pas à
la curiosité du public. Votre cas, mon cher cou-
sin, est très-différent, et i'en fais bien la dis-
tinction : aussi, si je pouvois présumer que vous
n'eussiez pas déjà celle que vous me demandez,
vous la ferois-je à l'instant. Mais je suis assuré
que ce seroit un soin superflu.
Il me semble que vous vous exprimez avec
moi en termes peu convenables sur la triste dé-
marche que j'ai été obligé de faire pour la dé-
fense de mon honneur, chargé par le Ck)n8eil
d'une flétrissure ptiblique, contre laquelle per-
sonne n'a réclamé et à laquelle ce seroit con-
sentir que de rester volontairement membre do
l'état où je l'ai reçue. Vous devez sentir et plain-
dre mon affliction dans une démarche néces-
saire qui me déchire : mais quel droit avez-
vous de me supposer irrité lorsque je ne fais du
mal qu'à moi ? Vous dites que c'est un coup san-
glant pour mes parens; et tout au contraire,
c'est un soin cruel, mais indispensable, que je
devois à ma personne, à mon nom, à ceux qui
le portent ainsi que moi. Si j'étois capable de
boire dos affronts sans m'en défendre, c'est
alors que ma famille auroit droit de se plaindre
de l'avilissement qu'elle partageroit avec moi.
J'attendois de vous des remercîmens pour
n'avoir pas laissé déshonorer votre nom. J'es-
pérois du moins que vous me plaindriez dans
mes malheurs. Dispensez-vous, je vous prie, à
l'avenir de me faire des reproches injustes et
déraisonnables que je n'ai sûrement pas méri-
tés. Du reste, soyez persuadé, mon cher cou-
sin, qu'en renonçant à ma patrie je n'ai point
renoncé à ma famille : elle me sera toujours
chère. Et mon cher cousin Théodore doit être
assuré de trouver toujours en nioi un bon pa-
rent et ami qui ne l'oubliera jamais. Je vous
embrasse de tout mon cœur.
A MADAME LATOUR-
A Motiers, le <7jiiin 4765.
Quel silence ! quel temps j'ai choisi pour le
garder 1 0 cette charmante Marianne ! que pen-
sera-t-elle, que dira-l-elle maintenant de celui
qu'elle a honoré du précieux nom d'ami, et qui,
pour prix de ce bienfait, se tait avec elle depuis
six semaines? Quand je pense combien je suis
coupable, la plume me tombe des mains, et je
n'ai plus le front de continuer d'écrire. Il le faut
cependant, pour ne pas aggraver le crime par
446
CORUESPONDANCE.
le repeniir. Soyez donc aussi clémente qu'ai-
mable; acceptez ma contrition. Je ne mérite
grâce qu'en un seul point, mais tel qu'il suffira
pour l'obtenir de vous, je l'espère : c'est que je
sens tout mon crime, et ne cherche point à
l'excuser.
En vérité, je suis bien heureux que vous
soyez si bonne: car, si vous vouliez ne pas l'ê-
tre, vous auriez de terribles manières de tirer
sur les gens. // n'y a pas jusqu'à l'exactitude
de l'adresse qui ne m'ait été jusqu'à l'âme. C'est
une bombe que cela, douce Marianne, et je
m'en sens d'autant plus écrasé, que je ne l'ai
que trop attirée. Ce qu'il y a de plus humiliant
pour moi est qu'à présent elle m'échappe en-
core, cette adresse, qui m'est pourtant si chère,
et qu'il faudra qu'avant d'envoyer cette lettre
j'aille passer trois heures à la rechercher dans
un plein coffre de papiers qui me sont tous
aussi importans, mais non pas aussi chers que
vos lettres. Malgré cela, si vous lisiez dans
mon cœur, vous le verriez plein de sentimens
pour vous, dont l'effet peut aller plus loin que
de mettre exactement une adresse.
Vous ne voulez pas me laisser échapper sur
la petite chose que je disois me déplaire en vous.
: 11 faut pcmrtant que vous me fassiez grâce en-
core sur ce point; car il m'est impossible de
vous satisfaire, et vous seriez bien étonnée si je
vous en disois la raison. Qu'il vous suffise, je
vous supplie, d'être sûre comme vous devez
l'être, puisque c'est la vérité, que cette petite
chose, si jamais elle a existé, n'existe plus ; que
de toutes les choses que je connois de vous, il
y en a mille qui m'enchantent, et pas une qui
me déplaise, surtout depuis que vous n'exigez
plus, dans notre commerce, l'exactitude qu'il
m'est impossible d'y mettre ; mais j'avoue que
si la vôtre se relâche, je me voudrai bien du
mal de n'oser vous rien reprocher.
Je ne l'aurai donc point, le portrait de cette
charmante Marianne 1 Elle l'a ainsi décidé. Je
vous avoue pourtant que la raison sur laquelle
' vous me refusez la permission de le faire copier
m'auroit fait rire, si le refus m'eiit moins fâché.
lin pauvre barbon malade et sec comme moi
ooit être Dien her de n'être pas pour vous un
homme sans conséquence : mais puisque j'en
porte les charges, j'en devrois bien avoir aussi
lesdroils.
Il est vrai, madame, que selon la loi, les
catholiques ne doivent pas acquérir des terres
dans le canton de Berne ; mais on m'assure que
les permissions ne sont pas difficiles à obtenir;
et, en effet, il yen a divers exemples, du moins
à ce qu'on me dit; car, pourmoi, je n'en con-
nois pas. J'ai écrit dans le canton même pour
avoir des éclaircissemens plus sûrs; mais je
n'ai pas encore de réponse. Pour moi, si cette
acquisition ne peut se faire, j'en serai bien con-
solé, puisque, si ma santé me le permet, je suis
déterminé à quitter ce pays, et que si elle ne
me le permet pas, je ne serois pas en état d'y
profiter de votre voisinage. Mylord maréchal a
prir tout de bon son parti, et va en Ecosse, où
je lirai joindre sitôt que je serai en état de sup-
porter le voyage; ce que malheureusement je
ne saurois a présent, sans quoi je serois déjà
parti pour la Hollande, où il m'a marqué qu'il
m'attendoit quelques jours. Malgré mon dépé-
rissement je ne puis renoncer à la douce espé-
rance d'aller enfin passer le reste de ma vie en
paix entre George Keith et David Hume.
Bonjour, belle Marianne, je voudrois bien
qu'au lieu d'habiter le quartier du Palais-
Royal, vous habitassiez la ville d'Aberdeen (*) ;
j'aurois du moins quelque espoir de vous y voir
un jour.
A M. MOULTOU.
Moticrs-Travers, ce lundi 27 juin 1763.
Je suis (Ml peine de vous, mon cher Moul-
lou ; seriez-vous malade? Je le demande à tout
le monde, ot ne puis avoir de réponse. Vous
qui étiez si exact à m'écrire dans les autres
temps, comment vous taisez-vous dans la cir-
constance présente? Ce silence a quelque chose
d'alarmant.
Je viens de recevoir une lettre de M. Marc
Chappuis , dans laquelle il me parle ainsi :
« Vous avez envoyé dans cette ville copie de la
» lettre que vous m'avez fait l'honneur de mé-
» crire le 26 mai dernier... Cette copie, que
)) je n'ai point vue, est tronquée, ce que m'a
)) assuré M. Moultou, qui m'est venu deman-
» der lecture de l'original. »
(*) Mylord maréchal pressoit Rousseau de venir en Ecosse
avec lui. Ses ferres étoient près d'Aberdeen, ville inaritiir.e
de ce pays. .,„,,,/ , , ..,., M. P.
ANiNÉR 1763.
Ail
Cet étrange pnssnge demande explication. Je
lattends de vous, mon cIut Moultou; et ce
n'est qu'après avoir reçu voire réporjse que je
ferai la mienne à M. Cliappuis. M. de Snutern
vous fait mille amitiés; recevez les respects de
mademoiselle Le Vasseur et les embrassemens
de voire ami.
AU MÊME.
Motien-Travers, ce 7 juillet 1763.
Voire avis est honiiôtc et sage. Je reconnois
la voix d'un ami : je vous roniercio, et j'en pro-
fite. Mats avec aussi peu de crédit à Genève,
que puis-je faire pour m'y faire écouler, sur-
tout dans une affaire qui n'est pas tellement la
niienne qu'elle ne soit aussi celle de tous? Re-
noncer, au moins pour ma part, à l'intérêt que
j'y puis avoir, en déclarant nettement, comme
je le fais aujourd hui, qu'à quelque prix que ce
soit je n'accepterai jamais la restitution de ma
bourgeoisie, et que je ne rentrerai jamais dans
(Iciiève. J'ai fait serment de l'un et de l'autre :
ainsi me voilà lié sans retour; et tout ce qu'on
peut faire pour me rappeler est par conséquent
inutile et vain. J'écris de plus à Deluc une lettre
iiès-forte, pour l'engager à se retirer; j'en
écris autant à mon cousin Rousseau. Voilà tout
ce que je puis faire ; et je le fais de très-bon
cœur : rien de plus ne dépend de moi. L'inter-
f)rét<uion qu'on donne à ma lettre à Chappuis
est aussi raisonnable que si , lorsque j'ai dit
non, l'on en concluoit que j'ai voulu dire oui.
Voulez-vous que je me défende devant des four-
bes ou des stupides? Je n'ai jamais rien su dire
à ces gens-là, et je ne veux pas commencer. Ma
conduite est, ce me semble, uniforme et claire ;
pour l'inlerpréter il ne faut que du bon sens et
un cœur droit. Adieu, cher Moultou. J'aurois
bien quelque chose à vous représenter sur ce
que vous avez dit à Chappuis, que j'a vois tron-
qué la copie de sa lettre ; car, quoique cela ait
été dit à bonne intention, il ne faut pas désho-
norer ses amis pour les servir (*). Vous m'a-
vouez, à la vérité, que cette copie n'est point
tronquée; mais il croit lui qu'elle l'est : il le
doit croire, puisque vous le lui avez dit, et il
(*) n ne m'avolt pas compris, et vit bien que je savois aussi
bien que lui cette maxime. {Note de M. Moultou. )
part de là pour me croire et me dire un homme
capable de falsification. 11 ne me parofi pas
avoir si grand lort, quoiqu'il se tronijie.
Au reste, quoi que vous en puissiez du e, je
ne lui écrirai point comme à mon ami, puisque
je sais qu'il ne l'est pas. J'écris à M. de Gauffe-
courl. O ce respectable Abauzii ! je suis donc
condamné à ne le revoir jamais! Ah! je mo
trompe, j'espère lé voir dans le séjour des jus-
tes ! Vax attendant que cette commune patrie
nous rassemble, adieu, mon ami.
Le pauvre baron est parti en me chargeant
de mille choses pour vous. Je suis resté seul, et
dans quel moment !
A H. DELUC.
MotitTS, le 7juillel 1763.
Je crains, mon cher ami, que votre zèle pa-
triotique n'aille un peu trop loin dans cette oc-
casion, et que votre amour pour les lois n'expose
à quelque atteinte la plus importante de toutes,
qui est le salut de l'état. J'apprends que vous
et vos dignes concitoyens méditez de nouvelles
représentations; et la certitude de leur inutilité
me fait craindre qu'elles ne compromettent
enfin vis-à-vis les uns des autres ou la bour-
geoisie, ou les magistrats. Je ne prétends pas
me donner dans cette affaire une imporUinco
qu'au surplus je ne tiendrois; que do mes mal-
heurs : je sais que vous avez à redresser des
griefs qui, bien que relatifs à de simples parti-
culiers, blessent la liberté publique. Mais, soit
que je considère cette démarche relativement à
moi, ou relativement au corps de la bourgeoi-
sie, je la trouve également inutile et dange-
reuse ; et j'ajoute même que la solidité de vos
raisons tournera toute à votre commun préju-
dice, en ce qu'ayant mis en poudre les sophis-
mes de sa réponse, vous forcerez le Conseil à ne
pouvoir plus répliquer que par un sec // n'y a
lieu, Gl par conséquent de rentrer, par le fait,
en possession de son prétendu droit négatif (*),
qui réduiroità rien celui que vous avez défaire
des représentations. Que si, après cela, vous
(*) Voyei ce qui est dit sur ce droit qu'avoit ou que s'arro-
geoit le Sénat ou petit Conseil, dans le tableau qui se trouve
en tête des Lettres de. la Montagne, de la coiistiiution de Ge-
nève à IVpoque où Rousseau écrivoit. M. P.
448
CORRESPONDANCE.
vous obstinez à poursuivre le redressement de
griefs (que très-certainement vous n'obtiendrez
point), il ne vous reste plus qu'une voie légi-
time, dont l'effet n'est rien moins qu'assuré, et
qui , donnant atteinte à votre souveraineté ,
établiroit une planche très-dangereuse, et se-
roit un mal beaucoup pire que celui que vous
voulez réparer.
Je sais qu'une famille intrigante et rusée (*),
s'étayant d'un grand crédit au-dehors, sape à
grands coups les fondemens de la république,
et que ses membres, jongleurs adroits et gens
à deux envers, mènent le peuple par l'hypo-
crisie et les grands par l'irréligion. Mais vous
et vos concitoyens devez considérer que c'est
vous-mêmes qui l'avez établie ; qu'il est trop
tard pour tenter de l'abattre, et qu'en suppo-
sant même un succès qui n'est pas à présumer,
vous pourriez vous nuire encore plus qu'à elle,
et vousdétruire en l'abaissant. Croyez-moi, mes
amis, laissez-la faire; elle touche à son terme,
et je prédis que sa propre ambition la perdra
sans que la bourgeoisie s'en mêle. Ainsi, par
rapport à la république, ce que vous voulez
faire n'est pas utile en ce moment ; le succès est
impossible, ou seroit funeste, et tout repren-
dra son cours naturel avec le temps.
Par rapport à moi, vous connoisscz ma ma-
nière de penser, et M. d'Ivernois, à qui j'ai ou-
vert mon cœur à son passage ici, vous dira,
comme je vous l'ai écrit, et à tous mes amis,
que, loin de désirer en celte circonstance des
représentations, j'aurois voulu qu'elles n'eus-
sent point été faites, et que je désire encore
plus qu'elles n'aient aucune suite. Il estcertain,
comme je l'ai écrit à M. Chappuis, qu'avant
ma lettre à M. Favre, des représentations de
quelques membres de la bourgoisie, suffisant
pour marquer qu'elle improuvoit la procédure,
et mettant par conséquent mon honneur à
couvert, eussent empêché une démarche que
je n'ai faite que par force, avec douleur, et
quand je ne pouvois plus m'en dispenser sans
consentir à mon déshonneur. Mais une fois
faite, et mon parti pris, cette démarche ne
me laissant plus qu'un tendre souvenir de mes
anciens compatriotes, et un désir sincère de
les voir vivre en paix , toute démarche subsé-
(*) La famille Troncliin.
M. r.
quente, et relative à celle-là, m'a paru dépla*
cée, inutile ; et je ne l'ai ni désirée ni approu-
vée. J'avoue toutefois que vos représentations
m'ont été honorables, en montrant que la pro-
cédure faite contre moi étoit contraire aux lois,
et improuvée par la plus saine partie de l'état.
Sous ce point de vue, quoique je n'aie point
acquiescé à ces représentations, je ne puis
en être fâché. Mais tout ce que vous ferez de
plus maintenant n'est propre qu'à en détruire
le bon effet, et à faire triompher mes ennemis
et les vôtres, en criant que vous donnez à la
vengeance ce que vous ne devez qu'au main-
tien des lois.
Je vous conjure donc, mon vertueux ami,
par votre amour pour la patrie et pour la paix,
de laisser tomber cette affaire, ou même d'en
abandonner ouvertement la poursuite , au
moins pour ce qui me regarde, afin que voire
exemple entraîne ceux qui vous honorent de
leur confiance, et que les griefs d'un particu-
lier qui n'est plus rien à l'état n'en troublent
point le repos. Ne soyez en peine ni du juge-
ment qu'on portera de cette retraite, ni du
préjudice qu'en pourroit souffrir la liberté. La
réponse du Conseil, quoique tournée avec toute
l'adresse imaginable, prête le flanc de tant de
côtés, et vous donne de si grandes prises, qu'il
n'y a point d'homme un peu au fait qui ne
sente le motif de votre silence, et qui ne juge
que vous vous taisez pour avoir trop à dire. Et,
quant à la lésion des lois, comme elle en de-
viendra d'autant plus grande qu'on en aura plus
vivement poursuivi la réparationsans l'obtenir,
il vaut mieux fermer les yeux dans une occa-
sion où le manteau de l'hypocrisie couvre les
attentats contre la liberté, que de fournir aux
usurpateurs le moyen de consommer, au nom
de Dieu, l'ouvrage de leur tyrannie.
Pour moi, mon cher ami, quelque disposé
que je fusse à me prêter à tout ce qui pouvoit
complaire à mes anciens concitoyens, et à re-
prendre avec joie un titre qui me fut si cher,
s'il m'eût été restitué de leur gré , d'un com-
mun accord, et d'une manière qui me l'eût pu
rendre acceptable, vos démarches en cette oc-
casion, et les maux qui peuvent en résulter,
me forcent à changer de résolution sur ce point,
et à en prendre une dont , quoi qu'il arrive,
rien ne me fera départir. Je vous déclare donc,
ANNÉE 1765.
449
el j'en ai fait le serment, que de mes jours je ne
remettrai le pied dans vos murs, et que, con-
tent de nourrir dans mon cœur les seniimens
d'un vrai citoyen de Genève, je n'en repren-
drai jamais le titre : ainsi toute démarche qui
pourroit tendre à me le rendre est inutile et
mrr vaine. Après avoir sacrifié mes droits les plus
chers à I honneur, je sacrifie aujourd'hui mes
espérances à la paix. Il ne me reste plus rien à
faire. Adieu.
A M. DE GAUFECOURT.
Motiers, le 7 juillet 176S.
J'apprends, cher papa, que vous êtes à Ge-
nève; et cela redouble mon regret de ne pou-
voir passer dans cette ville, comme je comptois
faire, après toutes ces tracasseries, pour aller
à Chnmbéri voir mes anciens amis. Forcé de
renoncer à ma bourgeoisie , pour ne pas con-
sentir à mon déshonneur, j'aurois passé comme
un étranger; et avec quel plaisir j'eusse oublié,
dans les bras du cher Gauffecourt , tous les
maux qu'on rassemble sur ma tête I mais les
démarches tardives et déplacées de la bour-
geoisie, et l'étrange réponse du Conseil, me
forcent, de peur d'attiser le feu par ma pré-
sence, à m'abstenir d'un voyage que je voulois
faire en paix. Après s'être tù quand il falloit
iparler, on parle quand il faut se taire et que
tout ce qu'on peut dire n'est plus bon à rien.
L'affection que j'aurai toujours pour ma pa-
trie me fait désirer sincèrement que tout ceci,
qui s'est fait contre mon gré, n'ait aucune suiie,
et je l'ai écrit à mes amis. Mais ne m'ayant ni
défendu dans mon malheur, ni consulté dans
leur démarche, auront-ils plus d'égard à mes
représentations, qu'ils n'en eurent à mes inté-
rêts lorsqu'ils n'êtoient que ceux des lois et les
leurs ? Dans le doute de mon crédit sur leur es-
prit, j'ai pris le dernier parti que je devois
prendre, en leur déclarant que, quoi qu'il ar-
rivât, et quoi qu'ils fissent, je ne reprendrois
jamais le titre de leur citoyen (*) , et ne rentre-
rois jamais dans ieurs murs. C'est à quoi je suis
(") ... de leur citoyen. Conrorme an texte de l'édition donnée
par Du Feyrou en 1790, où cette lettre a été imprimée pour
la preinièie fols, et où par erreur sans doute on a mis citoyen
l\o\>r concitoyen. M. P.
l.IV,
aussi très-déterminé, et c'est le seul moyen qui
me restoit d'assoupir toute cette affaire, au-
tant du moins que mon intérêt y peut influer.
Ce seroit, j'en conviens, me donner une impor-
tance bien ridicule, si on ne l'eiit rendue né-
cessaire , et dont je ne saurois d'ailleurs être
fort vain, puisque je ne la dois qu'à mes mal-
heurs. Ainsi, rien ne manque à mes sacrifices.
Puissent-ils être aussi utiles que je les fais de
bon cœur, quoique déchiré 1
Ce qui m'afflige le plus dans cette résolution
est l'impossibilité où elle me met d'embrasser
jamais mes amis à Genève, ni vous par consé-
quent qui êtes le plus ancien de tous. Faut-il
donc renoncer pour toujours à cet espoir? Cher
papa, j'espère que votre santé raffermie ne
vous rend plus les bains d'Aix nécessaires;
mais jadis c'étoit pour vous un voyage de plai-
sir plus que de besoin. S'il pouvoit l'être en-
core , quelle consolation ce seroit pour moi
d'aller vous y voir I Je crois que je mourrois
de joie en vous serrant dans mes bras. Je tra-
verserois le lac, le Chablais, le Faucigny, pour
vous aller joindre. L'amitié me donneroit des
forces ; la peine ne me coûteroit rien.
On dit que les jongleurs ont acheté Marc
Chappuis avec votre emploi. Je les trouve bien
prodigues dans leurs emplettes. Il est vrai que
celle-là se fait à vos dépens, et c'est tout ce qui
m'en fâche. Assurément , si je n'ai pas une
belle statue, ce ne sera pas la faute des jon-
gleurs; ils se tourmentent furieusement pour
en élever le piédestal. Donnez-moi de vos nou-
velles. Je vous embrasse de tout mon cœur.
A M. USTERI, PROFESSEUR A ZURICH.
Sur le chapitre viu du dernier livre du ConmÂT social.
Motiers, le 15juJlleH7<53.
Quelque excédé que je sois de disputes et
d'objections, et quelque répugnance que j'aie
d'employer à ces petites guerres le précieux
commerce de l'amitié, je continue à répondre
à vos difficultés, puisque vous l'exigez ainsi. Je
vous dirai donc, avec ma franchise ordinaire,
que vous ne me paroissez pas avoir bien saisi
l'état de la question. La grande société, la so-
ciété humaine en général, est fondée sur l'hu-
•20
4S0
CORTŒSPOiNDÀNCE.
manité, sur la bienfaisance universelle. Je dis,
et j'ai toujours dit que le christianisme est fa-
vorable à celle-là.
Mais les sociétés particulières, les sociétés
politiques et civiles ont un tout autre principe ;
ce sont des établissemens purement humains,
dont par conséquent le vrai christianisme nous
détache comme de tout ce qui n'est que terres-
tre. Il n'y a que les vices des hommes qui ren-
dent ces établissemens nécessaires , et il n'y a
que les passions humaines, qui les conservent.
Otez tous les vices à vos chrétiens, ils n'auront
plus besoin de magistrats ni de lois; ôtoz-leur
toutes les passions humaines, le lien civil perd
à l'instant tout son ressort, plus d'émulation,
plus de gloire, plus d'ardeur pour les pré-
férences. L'intérêt particulier est détruit ; et
faute d'un soutien convenable, l'état politique
tombe en langueur.
Votre supposition d'une société politique et
rigoureuse de chrétiens, tous parfaits à la ri-
gueur, est donc contradictoire ; elle est en-
core outrée quand vous n'y voulez pns admet-
tre un seul homme injuste , pas un seul usu»;-
pateur. Sera-t-elle plus parfaite que celle des
apôtres? et cependant il s'y trouva un Judas...
Sera-t-elle plus parfaite que celle des anges?
el le diable, dit-on, en est sorti. Mon cher ami,
vous oubliez que vos chrétiens seront des hom-
mes, et que la perfection que je leur suppose
est celle que peut comporter l'humanité. Mon
livre n'est pas fait pour les dieux.
Ce n'est pas tout. Vous donnez à vos citoyens
un tact moral, une finesse exquise : et pour-
quoi? parce qu'ils sont bons chrétiens. Com-
ment 1 nul ne peut être bon chrétien à votre
compte sans être un La Rochefoucauld, un La
Bruyère? A quoi pensoit donc notre maître,
quand il bénissoit les pauvres en esprit? Celte
assertion-là, premièrement, n'est pas raison-
nable , puisque la finesse du tact moral ne s'ac-
quiert qu'à force de comparaisons, et s'exerce
même infiniment mieux sur les vices que l'on
cache que sur les vertus qu'on ne cache point.
Secondement, cette même assertion est con-
traire à toute expérience, et l'on voit constam-
ment que c'est dans les plus grandes villes,
cnez les peuples les plus corrompus , qu'on
apprend à mieux pénétrer dans les cœurs, à
mieux observer les hommes, à mieux interpré-
ter leurs discours par leurs sentimens, à mieux
distinguer la réalité de l'apparence. TSierez-
vous qu'il n'y ait d'infiniment meilleurs obser-
vateurs moraux à Paris qu'en Suisse? ou con-
clurez-vous de là qu'on vit plus vertueusement
à Paris que chez vous?
Vous dites que vos citoyens seroient infini-
ment choqués de la première injustice. Je \e
crois ; mais quand ils la verroient, il ne seroit
plus temps d'y pourvoir, et d'autant mieux
qu'ils ne se permettroient pas aisément de mal
penser de leur prochain, ni de donner une mau-
vaise interprétation à ce qui pourroit en avoir
une bonne. Cela seroit trop contraire à la cha-
rité. Vous n'ignorez pas que les ambitieux
adroits se gardent bien de commencer par des
injustices; au contraire, ils n'épargnent rien
pour gagner d'abord la confiance et l'estime pu-
blique par la pratique extérieure de la vertu ;
ils ne jettent le masque et ne frappent les grands
coups que quand leur partie est bien liée, et
qu'on n'en peut plus revenir. Cromwell ne fut
connu pour un tyran qu'après avoir passé
quinze ans pour le vengeur des lois et le défen-
seur de la religion.
Pour conserver votre république chrétienne,
vous rendrez ses voisins aussi justes qu'elfe: à
la bonne heure. Je conviens qu'elle se défendra
toujours assez bien pourvu qu'elle ne soit point
attaquée. A l'égard du courage que vous don-
nez à ses soldats, par le simple amour de la
conservation, c'est celui qui ne manque à per-
sonne. Je lui ai donné un motif encore plus
puissant sur dos chrétiens; savoir, l'amour du
de>'^oir. Là-dessus, je crois pouvoir, pour toute
réponse, vous renvoyer à mon livre, où ce
point est bien discuté. Comment ne voyez-
vous pas qu'il n'y a que de grandes passions
qui fassent de grandes choses ? Qui n'a d'autre
passion que celle de son salut ne fera jamais
rien de grand dans le temporel. Si Mutius Scœ-
vola n'eût été qu'un saint, croyez-vous qu'il
eût fait lever le siège de P>ome ? Vous me citerez
peut-être la magnanime Judith. Mais nos chré-
tiennes hypothétiques, moins barbarement co-
quettes, n'iront pas, je crois, séduire leurs
ennemis, et puis coucher avec eux pour les
massacrer durant leur sommeil.
Mon cher ami, je n'aspire pas à vous con-
vaincre. Je sais qu'il n'y a pas deux têtes orga-
ANNÉE 1765.
451
uiséesde même, et qu'après bien des disputes,
bien des objeclions, bien des éclaircissemens,
chacun fînit toujours par rester dans son sen-
timent comme auparavant. D'ailleurs, quelque
philosophe que vous puissiez être, je sens qu'il
faut toujours un peu tenir à l'état. Encore une
fois, je vous réponds parce que vous le voulez ;
mais je ne vous en estimerai pas moins pour
ne pas penser comme moi. J'ai dit mon avis au
public, et j'ai cru le devoir dire, en choses
importantes et qui intéressent l'humanité. Au
reste, je puis m'être trompé toujours, et je me
suis trompé souvent sans doute. J'ai dit mes
raisons; c'est au public, c'est à vous à les pe-
ser, à les juger, à choisir. Pour moi, je n'en sais
pas davantage, et je trouve très-bon que ceux
qui ont d'autres sentimens les gardent, pourvu
qu'ils me laissent en paix dans le mien.
A M. F. II. ROUSSEAU.
Juillet «763.
Une absence de quelques jours m'a empêché,
mon très-cher cousin, de répondre plus tôt à
votre lettre, et de vous marquer mon regret
sur la perte de mon cousin votre père. Il a vécu
en homme d'honneur, il a supporté la vieillesse
avec courage, et il est mort en chrétien. Une
carrière ainsi passée est digne d'envie : puis-
sions-nous, mon cher cousin, vivre et mourir
comme lui 1
Quant à ce que vous me marquez des repré-
sentations qui ont été faites à mon sujet, et
auxquelles vous avez concouru, je reconnois,
mon cher cousin, dans cette démarche le zèle
d'un bon parent et d'un digne citoyen ; mais
j'ajouterai qu'ayant été faites à mon insu, et
dans un temps où elles ne pouvoient plus pro-
duire aucun effet utile, il eût peut-être été mieux
qu'elles n'eussent point été faites, ou que mes
amis et parents n'y eussent point acquiescé.
J'avoue que l'affront reçu par le Conseil est
pleinement réparé par le désaveu authentique
de la plus saine partie de l'état : mais comme il
peut naître de cetle démarche des semences de
mésintelligence, auxquelles, même après ma
retraite, je serois au désespoir d'avoir donné
lieu, je vous piie, mon cher cousin, vous et
tous ceux qui daignent s'inlércsser à moi, de
vouloir bien, du moins pour ce qui me regarde,
renoncer à la poursuite de cette affaire, et vous
retirer du nombre des représentans. Pour moi,
content d'avoir fait en toute occasion mon de-
voir envers ma patrie, autant qu'il a dépendu de
moi, J'y renonce pour toujours, avec douleur,
mais sans balancer; et afin que le désir de mon
rétablissement n'y trouble jamais la paix pu-
blique, je déclare que, quoi qu'il arrive, je ne
reprendrai de mes jours le titre de citoyen de
Genève, ni ne rentrerai dans ses murs. Croyez
que mon attachement pour mon pays ne tient
ni aux droits, ni au séjour, ni au titre, mais
à des nœuds que rien ne sauroit briser; croyez
aussi, mon très-cher cousin, qu'en cessant
d'être votre concitoyen, je n'en reste pas moins
pour la vie votre bon parent et véritable ami.
A M. DUCLOS.
Motien, le 50 juillet 176J.
Bien arrivé, mon cher philosophe. Je pré-
voyois votre jugement sur l'Angleterre. Pour
des yeux comme les vôtres, les hommes sont
les mêmes par tous pays ; les nuances qui les
distinguent sont trop superficielles, le fond de
l'étoffe domine toujours. Tout comparé, vous
vous décidez pour votre pays : ce choix est na-
turel. Après y avoir passé les plus belles années
de ma vie j'en ferois de bon cœur autant. Je
crois pourtant qu'en général j'aimerois mieux
que mon ami fût Anglois que François. J'avois
beaucoup d'amis en France; mes disgrâces sont
venues, etj'en ai conservé deux. En Angleterre,
j'en aurois eu moins peut-être, mais je n'en au-
rois perdu aucun.
J'ai fait pour mon pays ce que j'ai fait pour
mes amis. J'ai tendrement aimé ma patrie, tant
que j'ai cru en avoir une. A l'épreuve, j'ai
trouvé que je me trompois. En me détachant
d'une chimère, j'ai cessé d'être un homme à
visions ; voilà tout. Vous voudriez que je fisse
un manifeste; c'est supposer que j'en ai besoin.
Cela me paroît bizarre qu'il faille toujours me
justifier de l'iniquité d'autrui, et que je sois
toujours coupable, uniquement parce que je
suis persécuté. Je ne vis point dans le monde,
je n'y ai nulle correspondance, je ne sais rien
de ce qui s'y dit. Mes ennemis y sont à leur
4:)2
CORRESPONDANCE.
aise; ils savent bien que leurs discours ne me
parviennent pas. Me voilà donc, comme à l'in-
quisition, forcé de me défendre sans savoir de
quoi jo suis accusé.
Kn parlant de la renonciation à ma bour-
f]eoisie,vous dites que beaucoup de citoyens
ont réclamé en ma faveur : que j'avois donc des
(ixceptions à faire. Entendons-nous, ujon cher
philosophe : les réclamations dont vous parlez,
n'ayant été faites qu'après ma démarche, ne
pouvoient pas me fournir un motif pour m'en
abstenir. Cette démarche n'a point été préci-
pitée, elle n'a été faite qu'après dix mois d'at-
tente, durant lesquels personne n'a dit un mot
en public, si ce n'est contre moi. Alors le con-
sentement do tous étant présume de leur si-
lence, rester volontairement membre d'un état
oii j'avois été flétri n'étoit-ce pas consentir moi-
même à mon déshonneur ? et me restoit-il une
voie plus honnéle, plus juste, plus modérée de
protester contre cette injure, que de me reti-
rer paisiblement de la société où elle m'avoit
été l^iite? Nos lois les plus précises ayant été,
de toutes manières, foulées aux pieds à mon
éfjard, à quoi pouvois-je rester engagé de mon
c6té, lorsque les liens de la patrie n'étoient
plus rien envers moi que ceux de l'ignominie,
do l'injustice et de la violence?
Celte retraite fit ouvrir les yeux à la bour-
geoisie : elle sentit son tort, elle en eut honle ;
et, selon le retour ordinaire de l'amour-propre,
pour s'en disculper, elle tâcha de me l'imputer.
On m'écrivit des lettres de reproches. En ré-
ponse, j'exposai mes raisons : elles éloient sans
réplique. On voulut trop tard réparer la faute
et revenir sur une chose faite. On n'avoit rien
dit quand il falloit parler, on parla quand il ne
restoitqu'à se taire, et tout ce qu'on pouvoit
dire n'aboutissoit plus à rien. La bourgeoisie
fit des représentations, le Conseil les éluda par
des réponses dont l'adresse ne put sauver le
ridicule : mais i y a long-temps qu'on s'est
mis au-dessus des sifflets. La bourgeoisie vou-
lut insister; les esprits s'échaufl'oient, la més-
inteUigence allôit devenir brouillerie, et peut-
être pis. Je vis alors qu'il me restoit quelque
chose à faire. Mes amis savoient que, toujours
attaché par le cœur à mon pays, je reprendrois
avec joie le titre auquel j'avois été forcé de re-
noncer, lorsque d'un commun accord il me sc-
roit convenablement rendu. Le désir de mon
rétablissement paroissoit être le seul motif de
leur démarche : il falloit leur ôter cette source
de discorde. Pour leur faire abandonner la
poursuite d'une affaire qui pouvoit les mener
trop loin, je leur ai donc déclaré que jamais,
quoi qu'il arrivât, je ne rentrerois dans leurs
murs; que jamais je ne reprendrois la qualité
de leur concitoyen, et qu'ayant confirmé par
serment cette résolution, je n'étois plus le
maître d'en changer. Comme je n'ai voulu con-
server aucune correspondance suivie à Genève,
jigiiore absolument ce qui s'y est passé depuis
ce temps-là: mais voilà ce que j'ai fait. Après
avoir sacrifié mes droits les plus chers à mon
honneur outragé, j'ai sacrifié à la paix mes
dernières espérances. Tels sont mes torts dans
cette affaire ; je ne m'en connois point d'autres.
Vous voudriez, dites-vous, que je fisse voir
à tout le monde comment, étant mal avec
beaucoup de gens, je devrois être bien avec
tous : mais je serois fort embarrassé moi-même
de dire pourquoi je suis mal avec quelqu'un;
car je défie qui que ce soit au monde d'oser
dire que je lui aie jamais fait ou voulu le
moindre mal. Ceux qui me persécutent ne me
persécutent que pour le seul plaisir de nuire:
ceux qui me haïssent ne peuvent me haïr qu'à
cause du mal qu'ils m'ont fait. Ils se complai-
sent dans leur ouvrage; ils ne me pardonne-
ront jamais leur propre méchanceté. Or, qu'ils
fassent donc tout à leur aise; bientôt je pourrai
les mettre au pis. Cependant ils auront beau
m'accabler de maux, il leur en reste un pour
ma vengeance que je leur défie de me faire
éprouver ; c'est le tourment de la haine, avec
lequel je les tiens plus malheureux que moi.
Voilà tout ce que je puis dire sur ce chapitre.
Au reste, j'ai passé cinquante ans de ma vie
sans apprendre à faire mon apologie ; il est
trop tard pour commencer.
M. Cramer n'est point du Conseil ; il est le li-
braire, même l'ami de M. deVoltaire; et l'on sait
ce que sont les amis de Voltaire par rapport à
nioi ; du reste, je ne le connois point du tout.
Je sais seulement qu'en général tous les Gene-
vois du grand air me haïssent,mais qu'ils savent
se plier aux goûts de ceux qui leur parlent. Ils
ont soin de ne pas perdre leurs coups en l'air,
ils ne les lâchent que quand ils portent.
ANNÉE nos.
455
Me voici au bout de mon papier et de mon
bavardage sans avoir pu vous parler de vous.
ÎJne réflexion bien simple, mon cher philo-
sophe, et je finis. Je vous ai tendrement aimé
dans les jours brillans de ma vie, et vous savez
que l'adversité n'endurcit pas le cœur. Je vous
embrasse.
AU MÊME.
Mutien, le i" août.
Depuis ma lettre écrite, ma situation physi-
que a tellement empiré et s'est tellement déter-
minée que mes douleurs, sans relâche et sans
ressource, me mettent absolument dans le cas
de l'exception marquée par niylord Edouard en
répondant à Saint-Preux (*) : Usqneadeone mori
miserum est? J'ignore encore quel parti je pren-
drai : si j'en prends un, ce sera le plus tard
qu'il me sera possible, et cesera sans impatience
et sans désespoir, comme sans scrupule et sans
crainte. Si mes fautes m'effniient, mon cœur
me rassure. Je partiroisavepdéfiance, si jecon-
iioissois UM hommemeilleur que moi ; maisje les
ai bien vus, je lesaibien éprouvés, etsouventà
mes dépens. Si le bonheur inaltérable est fait
pour quelqu'un de mon espèce, je ne suis pas
en peine de moi : je ne vois qu'une alternative,
et elle me tranquillise ; n'être rien, ou être bien .
Adieu , mon cher philosophe : quoi qu'il ar-
rive, voici probablement la dernière fois que je
vous écrirai; car mes souffrances, ne pouvant
qu'augmenter , incessamment me délivreront
d'ellesoum'absorberont tout entier. Souvenez-
vous quelquefois d'un homme qui vous aima
tendrement et sincèrement, et n'oubliez pas que
dans les derniers momens où sa tête et son
cœur furent libres, il les occupa de vous.
P. S. Lorsque vous apprendrez que mon
sort sera décidé, ce que je ne puis prévoir moi-
même , priez de ma part M. Duchesne de vou-
loir bien tenir à mademoiselle Le Vasseur ce
qu'il m'a promis pour moi. Elle, de son côlé,
lui enverra le papier qu'il m'a demandé.
Quelle âme que celle de cette bonne fille 1
Quelle fidélité, quelle affection, quelle pa-
tience I Elle a fait toute ma consolation dans
mes malheurs ; elle, me les a fait bénir. El
(•) Nouvelle Hétolse, troisième partie, lettre Kii. G. P.
maintenant, pour le prix de vingt ans d'atta-
chement et de soins , je la laisse seule et sans
protection, dans un pays où elle en auroitsi
grand besoin ! j'espère que tous ceux qui m'ont
aimé lui transporteront les sentimens qu'ils ont
eus pour moi ; elle en est digne, c'est un cœur
tout semblable au mien {*].
A M. MARTINET,
chez lui.
V^ous ne m'aimez point, monsieur, je le sais;
mais moi je vous estime ; je sais que vous êtes
un homme juste et raisonnable : cela me suffit
pour laisser en toute confiance mademoiselle Le
Vasseur sous votre protection. Elle en est di-
gne ; elle est connue et bien voulue de ce qu'il
y a de plus grand en France : tout le monde
approuvera tout ce que vous aurez fait pour
elle, et mylord maréchal, en particulier, vous
en saura gré. Voilà bien dos raisons, monsieur,
qui me rassurent contre l'effet d'un peu de froi-
deur entre nous. Je vous fais remettre un tes-
tament qui peut n'avoir pas toutes les formali-
tés requises ; mais s'il ne contient rien que do
raisonnable et de juste , pourquoi le casseroit-
on?Jemefie bien encore à votre intégrité dans
ce point. Adieu, monsieur; je pars pour la pa-
trie des âmes justes. J'espère y trouver peu
d'évêques et de gens d'église, mais beaucoup
d'hommes comme vous et moi. Quand vous y
viendrez à votre tour, vous arriverez en pays
de connoissance. Adieu donc derechef, mon-
sieur; au revoir.
A M. MOULTOU.
MoUers, lundi 1 " août 1765. ■ ,
Je vous remercie, mon cher Moultou, du li-
vre de M. Vernes que vous m'avez envoyé : l'é-
tat où je suis ne mepermetpasdele lire, encore
moins d'y répondre; et, quand je le pourrois,
je ne le ferois assurément pas. Je ne réponds
jamais qu'à des gens que j'estime.
(') Cette lettre, sans indication de l'année, parott avoir été
écrite le lendemain de celle du 50 juillet, qu'on vient de lire,
mais n'avoir pas été envoyée à son adresse. Celle qui !>uit doit
avoir été écrite dans le même temps. ( Note de Du Peyrou.)
454
CORKESPONDANCE.
Je suis persuadé que ce que M. Vernes me
pardonne le moins, est d'avoir attaqué le livre
d'Helvétius, quoique je laie fait avec toute la
décence imaginable, en passant, sans le nom-
mer, ni même le désigner, si ce n'est en ren-
dant honneur à son bon caractère. Dans les
pages 7^ et 72 de M. Vernes, qui me sont tom-
bées sous les yeux , il me fait un grand crime
d'avoir employé ce qu'il appelle le jargon de la
métaphysique ; et il suppose que j'ai eu besoin
de ce jargon pour établir la religion naturelle,
au lieu que je n'en ai eu besoin que pour attaquer
îe matérialisme. Le principe fondamental du
livre de l'Esprit estque/w^'er est sentir ^ d'où il
suit clairement que tout n'est que corps. Ce
principe étant établi par des raisonnemens mé-
taphysiques , ne pouvoit être attaqué que par
de semblables raisonnemens. C'est ce que
M. Vernes ne me pardonne pas. La métaphysi-
que ne l'édifie que dans le livre d'Helvétius ;
elle le scandalise dans le mien.
Je n'approuve pourtant pas que le public voie
l'article de ma lettre qui le regarde; j'exige
môme que vous ne le montriez à personne, qu'à
lui seul si vous voulez. Je n'eus jamais de pen-
chant à la haine ; et je crois qu'à ma place
l'homme du monde le plus haineux s'attiédiroit
fort sur la vengeance. Mon ami , laissons tous
ces gens-làtriompher à leur aise ; ils ne me fer-
meront pas la patrie des âmes justes , dans la-
quelle j'espère parvenir dans peu.
J'avoue que dans de certains momensj'aurois
grand besoin de quelque consolation. En proie
à des douleurs, sans relâche et sans ressource,
je suis dans le casde l'exception faite par mylord
Edouard en répondant à Saint-Preux, ou jamais
homme au monde n'y fut. Toutefois je prends
patience ; mais il est bien cruel de n'avoir pas la
main d'un ami pour me fermer les yeux, moi à
quicedevoiratant coûté, et qui l'ai rendu de si
bon cœur. H est bien cruel de laisser ici , loin
de son pays, cette pauvre fille sans amis, sans
protection, et de ne pou voir pas mêmelui assu-
rer la possession de mes guenilles pour prix de
vingt ans de soins et d'attachement. Elle a des
défauts, cher Moultou ; mais c'est une belle
âme. J'ai tort de me plaindre de manquer de
consolations; je les trouve en elle; quand nous
avons déploré mes malheurs ensemble , ils sont
presque tous oubliés : cependant leur sentiment
revient ets'aggrave par la continuité des maux
du corps.
Je voulois écrire au cherGaufFecourt; je n'en
ai pour aujourd'hui ni le temps ni la force;
dites-lui, je vous prie, que j'ai un extrême re-
gret de r.e pouvoir l'accompagner; je le désirois
trop pour devoir l'espérer. Qu'il ne manque pas
d'embrasser pour moi M. de Conzié, comte des
Charmettes, et de lui témoigner combien j'étoia
disposé à me rendre à son invitation; mais
< Me anteit sxva nécessitas ,
» Clavos traitâtes et cuneos manu
> Gestans ahenâ. »
Mademoiselle Le Vasseur persiste à vous prier
de lui renvoyer sa robe, si vous ne l'avez pas
vendue. Bonjour,
A MADAME LATOUR.
2\ août 4763.
J'ai reconnu, très-bonne Marianne, la sollici-
tude de votre amitié dans la lettre que madame
Prieur a écrite ici à madame Boy-de-Ia-Tour ;
vous et madame Prieur ignorez sans doute que
madame Boy-de-la-Tour ne demeure pas ici,
mais à Lyon. Comme la lettre a été reçue par
gens peu propres à garder les secrets d'autrui,
en me chargeant d'y répondre , je me suis
pressé de la retirer. Si j'étois en meilleur état ,
que j'aurois de choses à vous dire sur la der-
nière que vous m'avez écrite , et sur les pré-
cieuses taches dont elle est enrichie! Mais je
souffre, chère Marianne, et mon corps fait taire
mon cœur. Si je croyoisque cette paralysie dût
durer toujours, je me regarderois comme déjà
mort ; mais si mon état me laisse quelque relâ-
che, je le consacrerai à penser à vous , et je vous
redevrai la vie. Envoyez-moi votre portrait ce-
pendant; peut-être sa vue ranimera-t-elle un
sentiment qui s'attiédit par mes souffrances,
mais qui ne s'éteindra jamais pour vous.
Au reste , ne vous effrayez pas trop de ma si-
tuation actuelle; elle étoit pire ces temps der-
niers; mais j'avois des momens de relâche , et
maintenant je n'en ai plus. J'aimerois mieux de
plus vives douleurs et des intervalles; mais,
souffrant continuellement , je ne suis tout entier
ANNÉE 1765.
455
à rien, pas même à vous. Ainsi, ne faites plus j
honneur à ma sagesse d'un détachement qui
n'est que l'effet de mes maux. Qu'ils me lais-
sent un moment à moi-même, et vous retrou-
verez bfentôt votre ami.
A M. DIVERNOIS.
Motiers, te 2-2 août <765.
Recevez, monsieur, mes remercimens des
attentions dont vous continuez de m'honoror,
et des peines que vous voulez bien prendre en
ma faveur. Sans M. Deluc et sans vous, j'ignore-
rois absolument l'état des choses, ne conservant
plus aucune relation dans Genève par laquelle
j'en puisse être informé. Je vois, par ce que
vous avez la bonté de me marquer, qu'après
toutes ces démarches les choses resteront,
comme je l'avois prévu, dans le même état où
elles étoient auparavant. Il peut arriver cepen-
dant que tout cela rendra, du moins pour
quelque temps, le Conseil un peu moins violent
dans ses entreprises ; mais je suis trompé si ja-
mais il renonce à son système, et s il ne vient
à bout de l'exécuter à la fin. Voilà, monsieur,
puisque vous le voulez, ce que je pense de l'issue
de cette affaire, à laquelle je ne prends plus,
quant à moi, d'autre intérêt que celui que mon
tendre attachement pour la bourgeoisie de Ge-
nève m'mspire, et qui ne s'éteindra jamais dans
mon cœur. Permettez, monsieur, que je vous
adresse la lettre ci-jointe pour M. DeJuc. Made-
moiselle LeVasseur vous remercie de l'honneur
que vous lui faites, et vous assure de son res-
pect. Toute votre famille se porte bien, au res-
pectable docteur près, qui décline de jour en
jour. Il faut toute la force de son âme pour lui
faire supporter avec courage le poids de la vie.
Quelle leçon pour moi, qui souffre moins et qui
suis moins patient! Je vous embrasse, mon-
sieur, et vous salue de tout mon cœur.
A W , CURÉ D'aMBÉRIER EN fiUGKY (*) ,
Motiers-Travers, le 25 août 4765.
Vos bontés, monsieur, pour ma gouvernante
(■) Voyei la Icllre du 50 novembre 1762, pa«e 4oe.
et pour moi sont sans cesse présentes à mon
cœur et au sien. A force d"y penser, nous voilà
tentés d'en user encore, et peut-être d'en abu-
ser. Il faut vous communiquer notre idée, afin
que vous voyiez si elle ne vous sera point im-
portune, et si vous voudrez bien porter l'hu-
manité jusqu'à y acquiescer.
L'élat de dépérissement où je suis ne peut
durer; et à moins d'un changement bien im-
prévu, je dois naturellement, avant la fin de
l'hiver, trouver un repos que les hommes ne
pourront plus troubler. Mon unique regret
sera de laisser cette bonne et honnête fille sans
appui et sans amis, et de ne pouvoir pas
même lui assurer la possession des guenilles
que je puis laisser. Elle s'en tirera comme elle
pourra : il ne faut pas lutter inutilement contre
la nécessité. Mais, comme elle est bonne ca<^
tholique, elle ne veut pas rester dans un pays
d'une autre religion que la sienne, quand son
attachement pour moi ne l'y retiendra plus.
Elle ne voudroit pas non plus retourner à Pa-
ris ; il y fait trop cher vivre, et la vie bruyante
de ce pays-là n'est pas de son goût. Elle vou-
droit trouver, dans quelque province reculée,
où l'on vécût à bon compte, un petit asile, soit
dans une communauté de filles, soit en prenant
son petit ménage dans un village ou ailleurs,
pourvu qu'elle y soit tranquille.
J'ai pensé, monsieur, au pays que vous ha-
bitez, lequel a, ce me semble, les avantages
qu'elle cherche, et n'est pas bien éloigné d'ici.
Voudriez-vous bien avoir la charité de lui ac-
corder votre protection et vos conseils, devenir
son patron, et lui tenir lieu de père? Il me
semble que je ne serois plus en peine d'elle
en la laissant sous votre garde; et il me sem-
ble aussi qu'un pareil soin n'est pas moins di-
gne de votre bon cœur que de votre minis-
tère. C'est, je vous assure, une bonne et hon-
nête fille, qui me sert depuis vingt ans avec
l'attachement d'une fille à son père, plutôt que
d'un domestique à son maître. Elle a des dé-
fauts, sans doute ; c'est le sort de l'huma-
nité : mais elle a dos vertus rares, un cœur
excellent, une honnêteté de mœurs, une fidé-
lité et un désintéressement à toute épreuve.
Voilà de quoi je réponds après vingt ans d'ex-
périence. D'ailleurs elle n'est plus jeune et ne
veut d'établissement d'aucune espèce. Je sou-
456
COimESPONDANCE.
haite qu'elle passe ses jours dans une honnête
indépendance, et qu'elle ne serve personne
après moi. Elle n'a pas pour cela de grandes
ressources, mais elle saura se contenier de
peu. Tout son revenu se borne à une pension
viagère de trois cents francs, que lui a faite
mon libraire. Le peu d'argent que je pourrai
lui laisser servira pour son voyage et pour son
petit emménagement. Voilà tout, monsieur,
voyez si cela pourra suffire à cette pauvre fille
pour subsister dans le pays où vous êtes, et
si, par la connoissance que vous avez du local,
vous voudrez bien lui en faciliter les moyens.
Si vous consentez, je ferai ce qu'il faut; et je
n'aurai plus de souci pour elle, si je puis me
fluUer qu'elle vivra sous vos yeux. Un mot de
réponse, monsieur, je vous en supplie, afin
que je prenne mes arrangemens. Je vous de-
mande pardon du désordre de ma lettre ; mais
je souffre beaucoup; et, dans cet état, ma
main ni ma léte ne sont pas aussi libres que
je voudrois bien.
Je me flatte, monsieur, que celte lettre vous
atteste mes sentimens pour vous ; ainsi je n'y
ajouterai rien davantage que les assurances de
mon respect.
P. S. Je suis obligé de vous prévenir, mon-
sieur, que par la Suisse il faut affranchir jus-
qu'à Pontarlier. Quoique votre précédente let-
tre me soit parvenue, il seroit fort douteux si
j'aurois ce bonheur une seconde fois. Je sens
toute mon indiscrétion ; mais, ou je me trompe
fort, ou vous ne regretterez pas de payer le
plaisir de faire du bien.
•A M.
Motiers-Travers, le H septembre 1763.
Je ne sais, monsieur, si vous vous rappelle-
rez un homme autrefois connu de vous; pour
moi, qui n'oublie point vos honnêtetés, je me
suis rappelé avec plaisir vos traits dans ceux
de M. votre fils, qui m'est venu voir il y a
quelques jours. Le récit de ses malheurs m'a
vivement touché ; la tendresse et le respect avec
lesquels il m'a parlé de vous ont achevé de
m'intércsser pour lui. Ce qui lui rend ses maux
plus aggravans est qu'ils lui viennent d'une
main si chère. J'ignore, monsieur, quelles sont
ses fautes, mais je vois son affliction; je sais
que vous êtes père, et qu'un père n'est pas
fait pour être inexorable. Je crois vous donner
un vrai témoignage d'attachement en vous
conjurant de n'user plus envers lui d'une ri-
gueur désespérante, et qui, le faisant errer
de lieu en lieu sans ressource et sans asile,
n'honore ni le nom qu'il porte, ni le père dont
il le tient. Réfléchissez, monsieur, quel seroit
son sort si, dans cet état, il avoit le malheur
de vous perdre. Attendra-t-il des parens, des
collatéraux, une commisération que son père
lui aura refusée? et si vous y comptez, com-
ment pouvez-vous laisser à d'autres le soin d'ê-
tre plus humains que vous envers votre fils?
Je ne sais point comment cette seule idée ne
désarme pas votre bon cœur. D'ailleurs de quoi
s'agit-il ici? de faire révoquer une malheureuse
lettre de cachet qui n'auroit jamais dû être sol-
licitée. Votre fils ne vous demande que sa li-
berté, et il n'en veut user, que pour réparer
ses torts s'il en a. Cette demande même est un
devoir, qu'il vous rend : pouvez-vous ne pas
seiiiir le vôtre? Encore une fois, pensez-y,
monsieur, je ne veux que cela ; la raison vous
dira le reste.
Quoique M. de M. ne soit plus ici, je sais,
si vous m'honorez d'une réponse, où lui faire
passer vos ordres; ainsi vous pouvez les lui
donner par mon canal. Recevez, monsieur,
mes salutations et les assurances de mon res-
pect.
A M. G., LIEUTENANT-COLONtL
Septembre <763.
Je crois, monsieur, que je serois fort aise
de vous connoîire ; mais on me fait faire tant
de connoissances par force, que j'ai résolu de
n'en plus faire volontairement : votre franchise
avec moi mérite bien que je vous la rende, et
vous consentez de si bonne grâce que je ne
vous réponde pas, que je ne puis trop tôt vous
répondre ; car si jamais j'étois tenté d'abuser de
la liberté, ce seroit moins de celle qn'on me
laisse que de celle qu'on voudroit m'ôier.. Vous
êtes lieutenant-colonel, monsieur, j'en suis fort
aise; mais fussiez-vous prince, et, qui plus
ANNÉK 1763.
457
est, laboureur, comme je n'ai qu'un ton avec
tout le monde , je n'en prendrai pas un autre
avec vous. Je vous salue, monsieur, de tout
mon cœur.
A M. LE PRINCE LOUIS-EUGÈNE DE WIRTEMBERG.
Motiers , le 29 octobre 1763.
Vous me faites, monsieur le duc, bien plus
d'honneur que je n'en mérite Votre altesse sé-
rénissime aura pu voir dans le livre qu'elle dai-
gne citer que je n'ai jamais su comment il faut
élever les princes, et la clameur publique me
persuade que je ne sais comment il faut élever
personne. D'ailleurs les disgrâces et les maux
m'ont affecté le cœur et affoibli la tête. Il ne me
reste de vie que pour souffrir, je n'en ai plus
pour penser. A Dieu ne plaise toutefois que
je me refuse aux vues que vous m'exposez dans
votre lettre. Elle me pénètre de respect et d'ad-
miration pour vous. Vous paroissez plus qu'un
homme, puisque vous savez l'être encore dans
votre rang. Disposez de moi, monsieur le
duc; marquez-moi vos doutes, je vous dirai
mes idées ; vous pourrez me convaincre aisé-
ment d'insuffisance, mais jamais de mauvaise
volonté.
Je supplie votre altesse sérénissime d'agréer
les assurances de mon profond respect.
k MADAME LATOUR.
A Motiers, le 2 octobre 1763.
Vous n'avez pu , chère Marianne , recevoir
le 22 réponse à votre lettre du ^5 que je n'ai
reçue que le 26, et cela par plusieurs raisons.
Premièrement, vous mettez dans vos calculs
plus de précision que les postes dans leur ser-
vice. Mes lettres me parviennent fidèlement,
mais jamais régulièrement, et je trouve pres-
que toujours quelque retard sur les dates. En
second lieu , je fais des absences le plus sou-
v(Mit que je puis, attendu que la marche est
très-nécessaire à mon état, et que les espions
et les importuns me rendent mon habitation in-
supportable. J'étois donc absent quand votre
lettre est venue, et elle m'a attendu quelques
jours chez moi. Enfin, par des précautions,
que les curieux d'ici rendent nécessaires, ma
correspondance en France est assujettie à quel-
que retard. J'ai pris avec le directeur des postes
de Poiitarlierun arrangement, par lequel il me
fait tous les samedis un paquet des lettres ve-
nues pendant la semaine , et moi je lui en fais
un tous les dimanches des réponses que j'ai
écrites dans la semaine. Or, comme je les date
ordinairement du jour qu'elles doivent partir
d'ici, le retard des miennes n'est pas constaté
par les dates, au lieu que celles que je reçois,
selon les jours où elles sont écrites, en restent
quelquefois six ou sept à Ponlarlier avant que
de me parvenir. Cet arrangement est sujet à
inconvénient, j'en conviens, mais il est néces-
saire. L'exactitude que vous mettez, et que
vous exigez dans le commerce, me force à tous
ces détails.
Me dire que vous comptez sur la promesse
que je vous ai faite de vous renvoyer votre
portrait, c'est m'en faire souvenir ; je crois que
cela n'étoit pas nécessaire. Il est vrai que si je
pouvois manquer à ma parole, et vous trom-
per, c'en seroit l'occasion la plus tentante et la
plus excusable; mais ma faute seroit plus par-
donnable que votre crainle ; vous eussiez mieux
fait d'en courir le risque de bonne grâce.
Je ne doute pas que votre envoi ne me par-
vienne aussi sûrement que toutes mes lettres ;
cependant, pour surcroît de précaution, vous
pouvez me l'adresser sous enveloppe q l'adresse
de M. Junet, directeur des postes à Pontarlier.
S'il arrive ici durant mon absence, n'en soyez
point en peine ; j'ai une gouvernante aussi sûre
et plus soigneuse que moi. Quant à l'effet, je
n'en puis parler d'avance. Ce sera beaucoup
s'il vous est avantageux. Je crois que la pein-
tresse ne vous a pas flattée; mais je vous vois
déjà de la main d'un autre peintre, duquel je
n'en oserois dire autant.
Vous me donnez des leçons très-tendres et
très-sensées, dont je tâcherai de profiter. Si
mes ennemis ne faisoientque me persécuter, cela
seroit supportable ; mais ils m'obsèdent et
m'ennuient; voilà comme ils me feront mourir.
Aimez-moi, chère Marianne, écrivez-moi,
consolez-moi : voilà mon meilleur remède.
Je reçois votre lettre du 27 septembre : elle
me ravit et me navre. Il est bien cruel que de
458
CORRESPONDANCE.
toutes les suppositions que mon silence vous
fait faire, il n'y en ait pas une qui l'excuse.
A LA MÊME.
Le < 6 octobre 1765.
Le voilà donc enfin, ce précieux portrait, si
justement désiré I II m'arrive au moment où je
suis entouré d'importuns et d'étrangers, et ce
n'est pas la seule conformité qu'il me donne en
cet instant avec Saint-Preux (*). Vous permet-
trez bien, belle Marianne, que je prenne un
peu de temps pour le considérer et lui rendre
mes hommages. Pour moins abuser, cepen-
dant, de votre complaisance, et ne pas prolon-
ger vos inquiétudes, je compte vous le renvoyer
l'ordinaire prochain , c'est-à-dire dans huit
jours. En attendant, j'ai cru devoir vous don-
ner avis de sa réception, afin de vous tranquil-
liser là-dessus.
A M. LE PRIPfCE l.-E. DE WIRTEMBERG,
Motiers, le «7 octobre <763.
J'attendois, monsieur le duc, pour répondre
à la lettre dont m'a honoré votre altesse séré-
nissime le 4 octobre, d'avoir reçu celle où elle
m'annonçoit des questions que j'aurois tâché
de résoudre. L'objet du commerce que vous
daigncK me proposer m'a paru trop intéressant
pour devoir y mêler rien de superflu ; et je suis
bien éloigné de croire que, hors cet objet si di-
gne de tous vos soins, mes lettres par elles-
mêmes puissent mériter votre attention.
Sur ce principe , j'ai cru , monsieur le duc,
que le respect le mieux entendu que je pouvois
vous témoigner étoit de m'en tenir exactement
à l'exécution de vos ordres, de répondre à vos
questions le plus précisément et le plus claire-
ment qu'il me seroit possible, et d'en rester là,
sans m'ingérer à mêler du verbiage ou des
louanges aux devoirs que vous m'imposez. Je
n'ai donc point répondu d'abord à votre pré-
cédente lettre, parce que vous ne me deman-
diez rien. Lorsque vous m'honorerez de vos
ordres, vousserez content, sinon de mes efforts,
(')AbMt)e//c//^/oJ!<f, partie II, letlreiiu. Ji. j». |
au moins de mon zèle. J'ai toujours cru qu'o-
béir et se taire étoit la manière la plus conve-
nable de faire sa cour aux grands.
Je dois vous prévenir encore qu'une certaine
exactitude est désormais au-dessus de mes for-
ces. Les maux qui m'accablent, les importuns
qui m'excèdent, m'ôtent la plus grande partie
de mon temps ; la nécessité de ma situation en
absorbe une autre; enfin, le découragement
me rejette insensiblement dans toute l'indo:-
lence pour laquelle j'éiois né. Je ne vous pro-
mets donc point des réponses ponctuelles, c'est
un engagement qui passe mes forces et que je
serois hors d'état de tenir. Mais je vous pro-
mets bien , et mon cœur m'atteste que cette
promesse ne sera point vaine, de m'occuper
beaucoup du respectable objet de vos lettres,
d'y réfléchir, d'y méditer, et de ne vous ré-
pondre qu'après avoir fait tous mes efl'orts
pour ne pas me tromper dans mes vues. Ainsi,
lorsque je passerai trois mois sans vous écrire,
ne présumez pas, je vous supplie, que ces trois
mois soient perdus pour les soins que vous
m'imposez. Ce que je ne dirai pas ne sauroit
nuire, mais je ne puis trop penser à ce que je
dirai.
Si cet arrangement vous convient, j'attends
vos ordres , et je m'en acquitterai de mon
mieux ; s'il ne vous convient pas, je déplore-
rai mon impuissance, et resterai pénétré toute
ma vie de n'avoir pu mieux répondre à la con-
fiance dont vous aviez daigné m'honorer.
Au reste, la lecture du papier que vous m'a-
vez envoyé m'a mis dans une sécurité bien par-
faite sur le sort de cet heureux enfant. Sous les
yeux de M. Tissot, sous les vôtres, le plus dif-
ficile est déjà fait ; et pour achever votre ou-
vrage il suffit de n'y rien gâter.
Agréez, monsieur le duc, je vous supplie,
les assurances de mon profond respect.
A M. REGNAULT, A LYON.
Au sujet d'une offre d'argent dont il éloit chargé de la part
d'un inconnu qui, ayant appris que Rousseau relevoit d'une
maladie dangereuse, avoit supposé que ce secours pouvoit
lui être utile.
Motiers, le 21 octobre 1763.
J'ignore, monsieur, sur quoi fondé l'in-
connu dont vous me parlez se croit en droit de
me faire des présens; ce que je sais, c'est que.
ANNÉE 1763.
At^
si jamais j'en accepte, il faudra que je com-
mence par bien connotlre celui qui croira mé-
riter la préférence, et que je pense comme lui
sur ce point.
Je suis fort sensible aux offres obligeantes
que vous me faites. N'étant pas, quant à pré-
sent, dans le cas de m'en prévaloir, je vous en
fais mes remerctmens, et vous salue, monsieur,
de tout mon cœur.
A MADAME LATOUR.
Hotien, le 2S octobre 1765.
Voilà votre portrait , chère Marianne ; je
paie tout le plaisir qu'il m'a fait par la peine
que j'éprouve à m'en détacher. Mais j'ai pro-
mis, et, comme Saint-Preux, dussé-je en mou-
rir, il faut mériter votre estime (*). J'avoue que
celui de vos deux portraits qui ne peut me quit-
ter ne ressembloit pas exactement à l'autre, et
tant mieux; désormais pour moi vous êtes dou-
ble; j'ai le plaisir de vous aimer sous deux fi-
gures ; c'est comme avoir deux maîtresses à la
fois, c'est passer délicieusement de l'une à l'au-
tre, c'est goûter les plaisirs de l'inconstance,
sans manquer de fidélité.
II est affreux d'être obligé de finirau moment
qu'on a tant à dire ; mais tel est mon sort. Je
sens avec douleur qu'il est impossible que vous
soyez jamais contente de moi. Vous jouissez de
tout votre loisir, et je vous devrois tout le mien;
mais on ne m'en laisse aucun. Cependant vous
sae jugez sur ce que je dois, et non sur ce que
je puis; en cela vous n'êtes pas injuste, mais
vous êtes désolante. Adieu, chère Marianne,
on ne me laisse pas écrire un mot de plus.
k MADAME DE LUZE WARNAY.
Motiers, le 2 novembre <76S.
i,<. Pour me venger, madame, de vos présens,
j'ai résolu de ne vous en remercier que quand
ils seroient mangés, et, grâces aux hôtes qui
Die sont venus, la vengeance a été plus courte
' n Aokm"** ff^'*>'s<!, P^i'ic I. lettre xi.ti. M. P.
qu'elle n'eiit dii l'être. Vous avez cru qu'ayant
tant de droits sur moi vous deviez avoir aussi
celui de me faire des présens, n(iême sans m'en
prévenir; à la bonne heure : mais ces présens,
que le messager qui les apporta disoit tenir
d'une autre main, m'ont coûté bien des tour-
mens avant de remonter à leur sourco, et je les
ai un peu achetés à force de recherches et de
lettres. Je vous en remercie enfin, madame, et
j'ai trouvé les raisins et les biscuits excellens ;
mais, comme je crains encore plus la peine que
je n'aime les bonnes choses, je vous supplie ce-
pendant de ne pas m'envoyer souvent des ca-
deaux au même prix.
Agréez, madame, que je fasse mes saluta-
tions à M. de Luze , et que je vous assure de
tout mon respect.
AU PRINCE L.-E. DE WJRTEHBERG.
Motiers, le <0 noveiiil>re <765.
Si j'avois le malheur d'être né prince, d'être
enchaîné par les convenances de mon état,
que je fusse contraint d'avoir un train, une
suite, des domestiques, c'est-à-dire des maîtres,
et que pourtant j'eusse une âme assez élevée
pour- vouloir être homme malgré mon rang,
pour vouloir remplir les grands devoirs de père,
de mari, de citoyen de la république humaine,
je sentirois bientôt les difficultés de concilier
tout cela , celle surtout d'élever mes enfans pour
l'état où les pioça la nature, en dépit de celui
qu'ils ont parmi leurs égaux.
Je commencerois donc par me dire, 11 ne faut
pas vouloir des choses contradictoires; il ne faut
pas vouloir être et n'être pas. La difficulté que
je veux vaincre est inhérente à la chose; si l'état
de la chose ne peut changer, il faut que la diffi-
culté reste. Je dois sentir que je n'obtiendrai pas
tout ce que je veux : mais n'importe, ne nous dé-
courageons point. De loutce qui estbien,je ferai
toutcequi est possible; monzèleetma vertu m'en
répondent : une partie de la sagesse est de porter
lejougde la nécessité: quand le sage fait le reste,
il a tout fait. Voilà ce que je me diroissij'étois
prince. Après cela j'irois en avant sans me rebu-
ter, sans rien craindre; et, quel que fût mon
succès, ayant fait ainsi, je serois content do
moi. Je ne crois pas que. j'eusse tort de l'être»
460
COKRESPONDAINCE.
11 faut, monsieur le duc, commencer par
vous bien mettre dans l'esprit qu'il n'y a point
d'oeil paternel que celui d'un père, ni d'oeil ma-
ternel que celui d'une mère. Je voudrois em-
ployer vingt rames de papier à vous répéter ces
deux lignes, tant je suis convaincu que tout en
dépend.
Vous êtes prince, rarement pourrez- vous
être père : vous aurez trop d'autres soins à rem-
plir ; il faudra donc que d'autres remplissent les
vôtres. Madame la duchesse sera dans le même
cas à peu près.
De là suit cette première règle. Faites en sorte
que votre enfant soit cher à quelqu'un.
Il convient que ce quelqu'un soit de son sexe.
L'âge est très-difficile à déterminer. Par d'im-
portantes raisons il la faudroit jeune. Mais une
jeune personne a bien d'autres soins en tête
que de veiller jour et nuit sur un enfant. Ceci
est un inconvénient inévitable et déterminant.
Ne la prenez donc pas jeune, ni belle par con-
séquent, car ce seroit encore pis. Jeune, c'est
elle que vous aurez à craindre; belle, c'est tout
ce qui l'approchera.
II vaut mieux qu'elle soit veuve que fille.
Mais si elle a des enfans, qu'aucun d'eux
ne soit autour d'elle, et que tous dépendent de
vous.
Point de femme à grands sentimens, encore
moins de bel esprit. Qu'elle ait assez d'esprit
pour vous bien entendre, non pour raffiner sur
vos instructions.
Il importe qu'elle ne soit pas trop facile à vi-
vre, et il n'importe pas qu'elle soit libérale. Au
contraire, il la faut rangée, attentive à ses inté-
rêts. 11 est impossible de soumettre un prodigue
à la règle ; on tient les avares par leur propre
défaut.
Point d'étourdie ni d'évaporée ; outre le mal
de la chose, il y a encore celui de l'humeur,
car toutes les folles en ont^ et rien n'est plus
à craindre que l'humeur : par la même rai-
son les gens vifs, quoique plus aimables,
me sont suspects à cause de l'emportement.
Comme nous ne trouverons pas une femme
parfaite, il ne faut pas tout exiger : ici la dou-
ceur est de précepte ; mais, pourvu que la rai-
son la donne, elle peut n'être pas dans le tem-
pérament. Je l'aime aussi mieux égale et froide
qu'accueillante et capricieuse. En toutes choses
préférez un caractère sûr à un caractère bril-
lant. Celte dernière qualité est même un incon-
vénient pour notre objet; une personne faite
pour être au-dessus des autres peut être gâtée
par le mérite de ceux qui l'élèvent. Elle en
exige ensuite autartt de tout le monde, et cela
la rend injuste avec ses inférieurs.
Du reste, ne cherchez dans son esprit aucune
culture ; il se farde en étudiant, et c'est tout.
Elle se déguisera si elle sait ; vous la connoîtrez
bien mieux si elle est ignorante : dût-elle ne pas
savoir lire, tant mieux; elle apprendra avec
son élève. La seule qualité d'esprit qu'il faut
exiger, c'est un sens droit.
Je ne parle point ici des qualités du cœur ni
des mœurs, qui se supposent, parce qu'on se
contrefait là-dessus. On n'est pas si en garde
sur le reste du caractère, et c'est par là que de
bons yeux jugent du tout. Tout cecidemande-
roit peut-être de plus grands détails; mais ce
n'est pas maintenant de quoi il s'agit.
Je dis, et c'est ma première règle, qu'il faut
que l'enfant soit cher à cette personne-là. Mais
comment faire?
Vous ne lui ferez point aimer l'enfant en lui
disant de l'aimer, et avant que l'habitude ait
fait naître l'attachement : on s'amuse quelque-
fois avec les autres enfans, mais on n'aime que
les siens.
Elle pourroit l'aimer si elle aimoit le père ou
la mère ; mais dans votre rang on n'a point
d'amis, et jamais, dans quelque rang que ce
puisse être, on n'a pour amis les gens qui dé-
pendent de nous.
Or l'affection qui ne naît pas du sentiment,
d'où peut-elle naître si ce n'est de l'intérêt?
Ici vientuneréflexionqueleconcoursde mille
autres confirme ; c'est que les difficultés que
vous ne pouvez ôter de votre condition, vous
ne les éluderez qu'à force de dépense.
Mais n'allez pas croire , comme les autres,
que l'argent fait tout par lui-même, et que
pourvu qu'on paie on est servi. Ce n'est pas
cela.
Je ne connois rien de si difficile quand on
est riche que de faire usage de sa richesse
pour aller à ses fins. L'argent est un ressort
dans la mécanique morale, mais il repousse
toujours la main qui le fait agir. Faisons quel-
ques observations nécessaires pour notre objet.
ANNÉE 1763.
401
Nous voulons que l'enfant soit cher à sa {gou-
vernante, il faut pour cela que le sort de la
gouvernante soit lié à celui do l'enfant. Il ne
faut pas qu'elle dépende seulement des soins
qu elle lui rendra, tant parce qu'on n'aime
fîuèrc les gens qu'on sert, que parce que les
soins payés ne sont qu'apparens : les soins
réels se négligent, et nous cherchons ici des
soins réels.
H faut qu'elle dépende non de ses soins, mais
de leur succès, et que sa fortune soit attachée
à l'effet de l'éducation qu'elle aura donnée.
Alors seulement elle se verra dans son élève et
s'affectionnera nécessairement à elle; elle ne
lui rendra pas un service de parade et de mon-
tre, mais un service réel; ou plutôt, en la ser-
vant, elle ne servira qu'elle-même, elle ne tra-
vaillera que pour soi.
Mais qui sera juge de ce succès? La foi d'un
père équitable, et dont la probité est bien éta-
blie, doit suffire: la probité est un instrument
sûr dans les aflraires, pourvu qu'il soit joint au
discernement.
Le père peut mourir. Le jugement des fem-
mes n'est pas reconnu assez sûr, et l'amour
maternel est aveugle. Si la mère étoit établie
juge au défaut du père, ou la gouvernante ne
s'y fieroit pas, ou elle s'occuperoit plus à plaire
à la mère qu'à bien élever l'enfant.
Je ne m'étendrai pas sur le choix des juges
de l'éducation ; il faudroil pour cela des con-
noissances particulières relatives aux person-
nes. Ce qui importe essentiellement, c'ost que
la gouvernante ait la plus entière confiance dans
l'intégrité du jugement, qu'elle soit persuadée
qu'on ne la privera point du prix de ses- soins
si elle a réussi, et que, quoi qu'elle puisse dire,
elle ne l'obtiendra pas dans le cas contraire. 11
ne faut jamais qu'elle oublie que ce n'est pas à
sa peine que ce prix sera dû, mais au succès.
Je sais bien que, soit qu'elle ait fait son de-
voir ou non, ce prix ne sauroit lui manquer.
Je ne suis pas assez fou, moi qui connois les
hommes, pour ni'imaginer que ces juges, quels
qu'ils soient , iront déclarci' solennellement
qu'une jeune princesse de quinze à vingt ans
a été mal élevée. Mais cette réflexion que je
fais là, la bonne ne la fera pas ; quand elle la
feroit, elle ne s'y fieroit pas tellement qu'elle
en néiilige.^t des devoirs dont dépend son sort.
sa fortune, son existence. Et ce qu'il importe
ici n'est pas que la récompense soit bien admi-
nistrée, mais l'éducation qui doit l'obtenir.
Comme la raison nue a peu de force, l'inté-
rêt seul n'en a pas tant qu'on croit. L'imagina-
tion seule est active. C'est une passion que nous
voulons donnera la gouvernante; et l'on n'ex-
cite les passions que par l'imagination. Une ré-
compense promise en argent est très-puissante,
mais la moitié de sa force se perd dans le loin-
tain de l'avenir. On compare de sang-froid l'in-
tervalle et l'argent, on compense le risque avec
la fortune, et le cœur reste tiède. Etendez pour
ainsi dire l'avenir sous les sens, afin de lui
donner plus de prise ; présentez-le sous des fa-
ces qui le rapprochent, qui flattent l'espoir et
séduisent l'esprit. On se perdroit dans la mul-
titude de suppositions qu'il faudroit parcourir,
selon les temps, les lieux, les caractères. Un
exemple est un cas dont on peut tirer l'induc-
tion pour cent mille autres.
Ai-je afi^aire à un caractère paisible, aimant
l'indépendance et le repos; je mène promener
cette personne dans une campagne : elle voit
dans une jolie situation une petite maison bien
ornée, une basse-cour, un jardin, des terres
pour l'entretien du maître, les agrémens qui
peuvent lui en faire aimer le séjour. Je vois ma
gouvernante enchantée : on s'approprie tou-
jours par la convoitise ce qui convient à notre
bonheur. Au fort de son enthousiasme, je la
prends à part ; je lui dis, élevez ma fille à ma
fantaisie; tout ce que vous voyez est à vous.
Et afin qu'elle ne prenne pas ceci pour un mot
en l'air, j'en passe l'acte conditionnel : elle
n'aura pas un dégoût dans ses fonctions sur le-
quel son imagination n'applique cette maison
pour emplâtre.
Encore un coup, ceci n'est qu'un exemple.
Si la longueur du temps épuise et fatigue
l'imagination, l'on peut partager l'espace et
la récompense en plusieurs termes, et même à
plusieurs personnes : je ne vois ni difficultés ni
inconvénient à cela. Si dans six ans mon enfant
est ainsi, vous aurez telle chose. Le terme venu
si la condition est remplie, on tient parole, et
l'on est libre des deux côtés.
Bien d'autres avantages découleront de l'ex-
pédient que je propose; mais je ne peux ni ne
dois tout dire. L'enfant aimera sa gouvernante,
4G^
CORRESPONDANCE.
surtout si elle est d'abord sévère et que l'en-
fant ne soit pas encore gâté. L'effet de l'habi-
luae est naturel et sûr; jamais il n'a manqué
que par la faute des guides. D'ailleurs la jus-
tice a sa mesure et sa règle exacte ; au lieu que
la complaisance qui n'en a point rend les en-
ftins toujours exigeans et toujours mécontens.
L'enfant donc qui aime sa bonne sait que le
sort de cette bonne est dans le succès de ses
soins; jugez de ce que fera l'enfant à mesure
que son intelligence et son cœur se formeront.
Parvenue à certain âge, la petite fille est ca-
pricieuse ou mutine. Supposons un moment
critique important, où elle ne veut rien en-
tendre; ce moment viendra bien rarement, on
sent pourquoi. Dans ce moment fâcheux la
bonne manque de ressource ; alors elle s'atten-
drit en regardant son élève, et lui dit : C'en
est donc fait, tu in'ôles le pain de ma vieillesse!
Je suppose que la fille d'un tel père ne sera
pas un monstre : cela étant, l'effet de ce mot
est sûr; mais il ne faut pas qu'il soit dit deux
fois.
On peut faire en sorte que la petite se le dise
à toute heure ; et voilà d'où naissent mille biens
à la fois. Quoi qu'il en soit, croyez-vous qu'une
femme qui pourra parler ainsi à son élève ne
s'affectionnera pas à elle? On s'affectionne aux
gens sur la tête desquels on a mis des fonds;
c est le mouvement de la nature, et un mouve-
ment non moins naturel est de s'affectionner à
son propre ouvrage, surtout quand on en at-
tend son bonheur. Voilà donc notre première
recette accomplie.
Seconde règle.
Il faut que la bonne ait sa conduite toute tra-
cée et une pleine confiance dans le succès.
Le mémoire instructif qu'il faut lui donner
est une pièce très-importante. 11 faut qu'elle
l'étudié sans cesse; iLfaut qu'elle le sache par
cœur, mieux qu'un ambassadeur ne doit savoir
ses instructions. Mais ce qui est plus important
encore, c'est qu'elle soit parfaitement convain-
cue qu'il n'y a point d'autre route pour aller
au but qu'on lui marque, et par conséquent au
sien.
îl ne faut pas pour cela lui donner d'abord
le mémoire. H faut lui dire premièrement ce
que vous voulez faire, lui montrer l'état de
votre enfant. Là-dessus toute dispute ou ob-
jection de sa part est inutile : vous n'avez point
de raisons à lui rendre de votre volonté. Mais
il faut lui prouver que la chose est faisable, et
qu'elle ne l'est que par les moyens que vous
proposez : c'est sur cela qu'il faut beaucoup
raisonner avec elle : il faut lui dire vos raisons
clairement, simplement, au long, en termes
à sa portée. Il faut écouter ses réponses, ses
sentimens, ses objections, les discuter à loisir
ensemble, non pas tant pour ses objections
mêmes, qui probablement seront superficielles,
que pour saisir l'occasion de bien lire dansson
esprit, de la bien convaincre que les moyens
que vous indiquez sont les seuls propres à réus-
sir. Il faut s'assurer que de tout point elle est
convaincue, non en paroles, mais intérieure-
ment. Alors seulement il faut lui donner le mé-
moire, le lire avec elle, l'examiner, l'éclaircir,
le corriger peut-être, et s'assurer qu'elle l'en-
tend parfaitement.
Il surviendra souvent, durant l'éducation,
des circonstances imprévues; souvent les choses
prescrites ne tourneront pas comme on avoit
cru : les élcmens nécessaires pour résoudre les
problèmes moraux sont en très-grand nombre,
et un seul omis rend la solution fausse. Cela
demandera des conférences fréquentes, des
discussions, deséclaircissemens auxquels il ne
faut jamais se refuser, et qu'il faut même ren-
dre agréables à la gouvernante par le plaisir
avec lequel on s'y prêtera. C'est encore un fort
bon moyen de l'étudier elle-même.
Ces détails me semblent plus particulière-
ment la tâche de la mère. Il faut qu'elle sache lo
mémoire aussi bien que la gouvernante ; mais
il faut qu'elle le sache autrement. La gouver-
nante le saura par les règles, la mère le saura
par les principes ; car premièrementayantreçu
une éducation plus soignée, et ayant eu l'esprit
plus exercé, elle doit être plus en état de géné-
raliser ses idées, et d'en voir tous les rapports;
et de plus, prenant au succès un intérêt plus
vif encore, elle doit plus s'occuper des moyens
d'y parvenir.
Troisième règle. La bonne doit avoir un pou-
voir absolu sur l'enfant.
Cette règle bien entendue se réduit à celle-
ci, que le mémoire seul doit tout gouverner:
corps et d'âme où vous exigez qu'elle mette car, quand chacun se réglera scrupuleusement
ANNÉE 1765.
465
sur le mémoire , il s'ensuit que tout le monde
agira toujours de concert, sauf ce qui pourroit
être ignoré des uns ou des autres; mais il est
aisé de pourvoir à cela.
Je n'ai pas perdu mon objet de vue , mais
j'ai été forcé de faire un bien grand détour.
Voilà déjà la difficulté levée en grande partie;
car notre élève aura peu à craindre des do-
mestiques quand la seconde mère aura tant
d'intérêt à la surveiller. Parlons à présent de
ceux-ci.
Il y a dans une maison nombreuse des
moyens généraux pour tout faire, et sans les-
quels on ne parvient jamais à rien.
D'abord les mœurs, l'imposante image de la
vertu, devant laquelle toutfléchit, jusqu'au vice
même; ensuite l'ordre, la vigilance, enfin l'in-
térêt, le dernier de tous : j'ajoutorois la vanité ;
mais l'état servile est trop près de la misère ; la
vanité n'a sa grande force que sur les gens qui
ont du pain.
Pour ne pas me répéter ici, permettez, mon-
sieur le duc, que je vous renvoie à la quatrième
partie de VHétoïse, lettre dixième. Vous y trou-
verez un recueil de maximes qui me paroissent
fondamentales pour donner dans une maison,
grande ou petite, du ressort à l'autorité; du
reste, je conviens de la difficultéde l'exécution,
parce que, de tous les ordres d'hommes ima-
ginables , celui des valets laisse le moins de
prise pour le mener où l'on veut. Mais tous les
raisonnemens du monde ne feront pas qu'une
chose ne soit pas ce qu'elle est, que ce qui n'y
est pas s'y trouve, que des valets ne soient pas
des valets.
Le train d'un grand seigneur est susceptible
de plus et de moins, sans cesser d'être conve-
nable. Je pars de là pour établir ma première
maxime.
^'' Réduisez votre suite au moindre nombre
de gens qu'il soit possible ; vous aurez moins
d'ennemis, et vous en serez mieux servi S'il
y a dans votre maison un seul homme qui n'y
soit pas nécessaire, il y est nuisible, soyez-en
sûr.
2° Mettez du choix dans ceux que vous gar-
derez, et préférez de beaucoup un service exact
à un service agréable. Ces gens qui aplanissent
tout devant leur maître sont tous des fripons.
Surtout point de dissipateur.
3° Soumettez-les à la règle en toute chose,
même au travail, ce qu'ils feront dùi-il n'éiio
bon à rien.
4* Faites qu'ils aient un grand intérêt à res-
ter long-tenn>s à votre service, qu'ils s'y atta-
chent à mesure qu'ils y restent, qu'ils crai-
gnent par conséquent d'autant plus d'en sortir
qu'ils y sont restés plus long-temps. La raison
et les moyens de cela se trouvent dans le livre
indiqué.
Ceci sont les données que je peux supposer,
parce que , bien qu'elles demandent beaucoup
de peine, enfin elles dépendent de vous. Cela
posé :
Quelque temps avant que de leur parler,
vous avez quelquefois des entretiens à table sur
l'éducation de votre enfant, et sur ce que vous
vous proposez de faire , sur les difficultés que
vous aurez à vaincre, et sur la ferme résolution
où vous êtes de n'épargner aucun soin pour
réussir. Probablement vos gens n'auront pas
manqué de critiquer entre eux la manière ex-
traordinaire d'élever l'enfant; ils y auront
trouvé de la bizarrerie : il la faut justifier, mais
simplement et en peu de mots. Du reste, il faut
montrer votre objet beaucoup plus du côté
moral et pieux que du côté philosophique. Ma-
dame la princesse, en ne consultant que son
cœur, peut y mêler des mots charmans; M. Tis-
sot peut ajouter quelques réflexions dignes
de lui.
On est si peu ancnutumé «le voir les grands
avoir des entrailles, aimer la vertu, s'occuper
de leurs enfans, que ces conversations courtes
et bien ménagées ne peuvent manquer de pro-
duire un grand effet. Mais surtout nulle ombre
d'affectation ; point de longueur. Les domesti-
ques ont l'œil très-perçant : tout seroit perdu
s'ils soupçonnoient seulement qu'il y eût en cela
rien de concerté ; et en effet rien ne doit l'être.
Bon père, bonne mère, laissez parler vos cœurs
avec simplicité : ils trouveront des choses tou-
chantes d'eux-mêmes ; je vois d'ici vos domes-
tiques derrière vos chaises se prosternerdevant
leur maître au fond de leurs cœurs. Voilà les
dispositions qu'il faut faire naître, et dont il
faut profiter pour les règles que nous avons à
leur prescrire.
Ces règles sont de deux espèces, selon le ju-
gement que vous porterez vous-même de l'état
46^
CORRESPONDANCE.
do votre maison et des mœurs de vos gens.
Si vous croyez pouvoir prendre en eux une
confiance raisonnable et fondée sur leur intérêt,
il ne s'agira que d'un énoncé clair et bref de la
manière dont on doit se conduire toutes les fois
qu'on approchera de votre enfant, pour ne point
contrarier son éducation.
Que si, malgré toutes vos précautions, vous
croyez devoir vous défier de ce qu'ils pourront
dire ou faire en sa présence, la règle alors sera
plus simple, et se réduira à n'en approcher ja-
mais sous quelque prétexte que ce soit.
Quel de ces deux partis que vous choisissiez,
il faut qu'il soit sans exception, et le même pour
vos gens de tout étage , excepté ce que vous
destinez spécialement au service de l'enfant, et
qui ne peut être en trop petit nombre ni trop
scrupuleusement choisi.
Un jour donc vous assemblez vos gens , et,
dans un discours graveet simple, vous leurdirez
que vous croyez devoir en bon père apporter
tous vos soins à bien élever l'enfant que Dieu
vous a donné : « Sa mère et moi sentons tout ce
» qui nuisit à la nôtre. Nous l'en voulons pré-
» ser\^r; et, si Dieu bénit nos efforts, nous
» n'aurons point de compte à lui rendre des
» défauts ou des vices que notre enfant pour-
» roit contracter. Nous avons pour cela de
» grandes précautions à prendre : voici celles
» qui vous regardent , et auxquelles j'espère
» que vous vous prêterez en honnêtes gens,
» dont les premiers devoirs sont d'aider à rem-
» plir ceux de leurs maîtres. »
Après l'énoncé de la règle dont vous prescri-
vez l'observation, vous ajoutez que ceux qui se-
ront exacts à la suivre peuvent compter sur
votre bienveillance et même sur vos bienfaits.
« Mais je vous déclare en même temps, pour-
» suivez-vous d'une voix plus haute , que qui-
» conque y aura manqué une seule fois, et en
» quoi que ce puisse être, sera chassé sur-le-
11 champ et perdra ses gages. Comme c'est là
» la condition sous laquelle je vous garde , et
)) que je vous en préviens tous , ceux qui n y
» veulent pas acquiescer peuvent sortir. »
Des règles si peu gênantes ne feront sortir
que ceux qui seroient sortis sans cela : ainsi vous
ne perdez rien à leur mettre le marché à la main ,
et vous leur en imposez beaucoup. Peut-être au
commencement quelque étourdi en sera-t-il la
victime, et il faut qu'il le soit. Fût-ce le mailre
d'hôtel, s'il n'est chassé comme un coquin , tout
est manqué. Mais s'ils voient une fois que c'est
tout de bon, et qu'on les surveille, on aura
désormais peu besoin de les surveiller.
Mille petits moyens relatifs naissent de ceux-
là : mais il ne faut pas tout dire, et ce mémoire
est déjà trop long. J'ajouterai seulement un
avis très-important et propre à couper court
au mal qu'on n'aura pu prévenir; c'est d'exami-
ner toujours l'enfant avec le plus grand soin,
et de suivre attentivement les progrès de son
corps et de son cœur. S'il se fait quelque chose
autour de lui contre la règle, l'impression s'en
marquera dans l'enfant même. Dès que vous y
verrez un signe nouveau, cherchez-en la cause
avec soin ; vous la trouverez infailliblement. A
certain âge il y a toujours remède au mal qu'on
n'a pu prévenir, pourvu qu'on sache le con-
noître et qu'on s'y prenne à temps pour le
guérir.
Tous ces expédiens ne sont pas faciles, et je ne
réponds pas absolument de leur succès ;cepe^n-
dan t je crois qu'on y peut prendre une confiance
raisonnable, et je ne vois rien d'équivalent dont
j'en puisse dire autant.
Dans une route toute nouvelle, il ne faut pas
chercher des chemins battus, et jamais entre-
prise extraordinaire et difficile ne s'exécute par
des moyens aises et communs.
Du reste, ce ne sont peut-être ici que les dé-
lires d'un fiévreux. La comparaison de ce qui
est à ce qui doit être m'a donné l'esprit roma-
nesque et m'a toujours jeté loin de tout ce qui
se fait. Mais vous ordonnez, monsieur le duc,
j'obéis. Ce sont mesiidées que vous demandez,
les voilà. Je vous tromperois si je vous donnois
la raison des autres pour les folies qui sont à
moi. En les faisant passer sous les yeux d'un si
bon juge, je ne crains pas le mal qu'elles peu-
vent causer.
A M. L ABB£ DE
Motiers-Travers, Je 27 novembre 1763.
J'ai reçu, monsieur, la lettre obligeante dans
laquelle votre honnêtecœurs'épanche avec moi.
Je suis touché de vos sentimens et reconnois-
sant de votre zèle • mais je ne vois pas bien sur
ANNÉE 1763.
46»
quoi vous me consultez. Vous me dites, J'ai de
la naissance dont je dois suivre la vocation,
parce que mes parens le veulent ; apprenez-moi
ce que je dois faire : je suis genlilhommo, et
veux vivre comme tel; apprenez-moi toutefois
à vivre en homme : j'ai des préjugés que je veux
respecter ; apprenez-moi toutefois à les vaincre.
Je vous avoue, monsieur, que je ne sais pas ré-
pondre à cela.
Vousmeparlezavec dédain des deux seuls mé-
tiers que la noblesse connoisse et qu'elle veuille
suivre ; cependant vous avez pris un de ces mé-
tiers. Mon consrîil est, puisque vous y êtes, que
vous tâchiez de le faire bien. Avant de prendre
un étal, on ne peut trop raisonner sur son
objet; quand il est pris, il en faut remplir les
devoirs, c'est alors tout ce qui reste à faire.
Vous vous dites sans fortune, sans biens; vous
ne savez comment, avec de la naissance (car la
naissance revient toujours ) , vivre libre et mou-
rir vertueux. Cependant vous offrez un asile à
une personne qui m'est attachée; vous m'assu-
rez que madame votre mère la mettra à son
aise ; le fils d'une dame qui peut mettre une
étrangère à son aise doit naturellement y être
aussi ; il peut donc vivre libre et mourir ver-
tueux. Les vieux gentilshommes, qui valoient
bien ceux d'aujourd'hui, cultivoient leurs ter-
res et faisoient du bien à leurs paysans. Quoi
que vous en puissiez dire, je ne croispas que ce
fût déroger que d'en faire autant.
Vous voyez, monsieur, que je trouve dans
votre lettre même la solution des difficutés qui
vous embarrassent. Du reste, excusez ma fran-
chise ; je dois répondre à votre estime par la
mienne, et je ne puis vous en donner une preuve
plus siire qu'en osant, tout gentilhomme que
vous êtes, vous dire la vérité.
Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.
A MADAME DE B. {*)
Décembre 1765.
Je n'ai rien, madame, à vous dire sur le ju-
(*) Voici quel étoit le début de la lettre de madame de B"*,
iaquelle celle-ci sert de réponse.
Paris, 10 novembre 1763.
Monsieur,
' ï\ y a environ un iiiuis (|iie jVus l'honneur de vous écrire :
T. IV.
gement que vous avez porté de la probité de
M. de Voltaire ; je vous dirai seulement que je
n'ai point reçu la lettre que vous lui avez
adressée pour moi, et que je n'ai envoyé ni
à vous ni à personne l'imprimé intitulé : Sermon
des cinquante, que je n'ai même jamais vu. Du
reste, ii me paroît bizarre que, pour me faire
parvenir une lettre, vous vous soyez adressée
au chef de mes persécuteurs.
A l'égard des doutes que vous pouvez avoir,
madame, sur certains points de la religion,
pourquoi vous adressez-vous, pour les lever,
à un homme qui n'en est pas exempt lui-même ?
Si malheureusement les vôtres tombent sur les
principes de vos devoirs, je vous plains; mais
s'ils n'y tombent pas, de quoi vous mettez-vous
en peine? Vous avez une religion qui dispense
deloutexamen;suivez-laensimpliciiédecœiir.
('/est le meilleur conseil que je puis vous don-
ner, et je le prends autant que je peux pour
moi-même.
Ileccvez, madame, mes salutations et mon
respect.
A H
Molicr», 7 décembre 1763.
La vérité que j'aime , monsieur n'est pas
tant métaphysique que morale : j'aime la vé-
rité, parce que je hais le mensonge ; je ne puis
être inconséquent là-dessus que quand je serai
de mauvaise foi. J'aimerois bien aussi la vérité
métaphysique si je croyois qu'elle fût à notre
portée, mais je n'ai jamais vu qu'elle fût dans
les livres ; et, désespérant de l'y trouver, je dé-
daigne leur instruction, persuadé que la vérilé
qui nous est utile est plus prés de nous, et
qu'il ne faut pas, pour l'acquérir, un si grand
appareil de science. Votre ouvrage, monsieur,
peut donner cette démonstration promise et
manquée par tousies philosophes; mais je ne puis
changer de principe sur des raisons que je ne
• ignorant votre adresse, j'envoyai ma lettre bien cachetée à
» M. de Vollaire; avec l'assurance île cotte probité conmiune à
> toiis les iionnétes gens, je le priai de vous renvoyer. Mais
» (|uelle a été ma surprise lorsque, le i de ce mois, j'ai reçu en
» réponse un imprimé (pii a pour titre: Sermon den cinquante.
» Seroit-ce vous, monsieur, on M. de A'oltaire, qui me l'avez.
» envoyé? je n'ose penser que c'est vous, etc. » ( Note extraits
de l'édition de Genève, tome xxiv, in-8, page 124.)
Voyez ci-aprcs la lettre au prince te Wirtemberg, du II
mars 1764. G. p.
50
4GG'
CORRESPONDANCE.
connoispas.Cependantvotreconfiance m'enini- j en garde contre la partialité : c'est par celui do
pose; vous promettez tant et si hautement, je j ces deux effets qui doit l'emporter sur l'autre.
trouve d'ailleurs tant de justesse et de raison
Jans votre manière d'écrire, que je serois sur-
pris qu'il n'y en eût pas dans votre philosophie;
et je devrois peu l'être, avec ma vue courte,
que vous vissiez où je n'avois pas cru qu'on pût
voir. Or ce doute me donne de l'inquiétude,
parce que la vérité que je connois, ou ce que je
prends pour elle, est très-aimable, qu'il en ré-
sulte pour moi un état très-doux, et que je ne
conçois pas comment j en pourrois changer sans
y perdre. Si messentimensétoient démontrés,
je m'inquiéterois peu des vôtres; mais, à par-
ler sincèrement, je suis allé jusqu'à la persua-
sion sans aller jusqu'à la conviction. Je crois,
mais je ne sais pas ; je ne sais pas même si la
science qui me manque me sera bonne quand je*
l'aurai, et si peut-être alors il ne faudra point
qtie je dise : Alto qvœsivit cœlo lucem, inge-
muitqiie repertâ.
Voilà, monsieur, la solution ou du moins l'é-
claircissement des inconséquences que vous
m'avez reprochées. Cependant il me paroît bi-
zarre que, pour vous avoir dit mon sentiment
quand vous me l'avez demandé, je sois réduit
à faire mon apologie. Je n'ai pris la liberté de
vous juger que pour vous complaire ; je puis
m'êire trompé, sans doute, mais se tromper
n'est pas avoir tort.
Vous me demandez pourtant encore un con-
seil sur un sujet très-grave, et je vais peut-être
vous répondre encore tout de travers ; mais heu-
reusement ce conseil est de ceux que jamais
auteur ne demande que quand il a déjà pris son
parti.
Je remarquerai d'abord que la supposition
que votre ouvrage renferme la découverte de la
vérité, ne vous est pas particulière; et si cette
raison vous engage à publier votre livre, elle
doit de même engager tout philosophe à pu-
blier le sien. J'ajouterai qu'il ne suffit pas de con-
sidérer le bien qu'un livre contient en lui-même,
mais le mal auquel il peut donner lieu; il faut
songer qu'il trouvera peu de lecteurs judi-
cieux bien disposés, et beaucoup de mouvais
coeurs, encore plus de mauvaises têtes. Il faut,
avant de le publier, comparer le bien et le mal
qu'il peut faire, et les usages avec les abus. Pe-
qu'il est bon ou mauvais à publier.
Je ne vous connois point, monsieur ; j'ignore
quel est votre sort, votre état, votre âge; et
cela pourtant doit régler mon conseil par rap-
port à vous. Tout ce que fait un jeune homme a
moins de conséquence, ettout se répare ou s'ef-
face avec le temps. Mais si vous avez passé la
maturité, ah 1 pensez-y cent fois avant de trou-
bler la paix de votre vie ; vous ne savez pas
quelles angoisses vous vous préparez. Pendant
quinze ans, j'ai ouï dire à M. de Fontenelle que
jamais livre n'avoit donné tant de plaisir que de
chagrin à son auteur (*) : c'étoit l'heureux Fon-
tenelle qui disoit cela. Monsieur, dans la ques-
tion sur laquelle vous me consultez, je ne puis
vous parler que par mon exemple : jusqu'à qua-
rante ans je fus sage ; à quarante ans je pris la
plume, et je la pose avant cinquante, malgré
quelques vains succès , maudissant tous lesjours
de la vie celui où mon sot orgueil me lafit pren-
dre , où je vis mon bonheur, mon repos, ma
santé s'en aller en fumée, sans espoir de les re-
couvrer jamais. Voilà l'homme à qui vous de-
mandez conseil.
Je vous salue de tout mon cœur.
*ez bien votre livre sur celte règle, et tenez-vous ' Peyrou donnée en nso,
A M. DE CONZIÉ, COMTE DES CHARMETTES.
A Motiers-Travers, 7 décembre 1765.
Je voudrois, mon cher comte, voir multiplier
encore le nombre de mes agresseurs, si chacun
de leurs ouvrages me valoit un témoignage de
votre souvenir. Je reçois avec plaisir et recon-
noissance celui que vous me donnez en m'em-
voyant l'écrit du père Gerdil : quoique en effet
cet écrit me paroisse un peu froid, je le trouve
assez gentil pour un moine
J'avois chargé M. de Gauffecourt de vous
témoigner mon regret de ne pouvoir vous aller
voir cet été comme je l'avois résolu. Le com-
mencement de l'hiver m'a jeté dans un état si
triste qu'il ne me permet guère de faire des
projets pour l'avenir. Toutefois, si la belle sai-
son me rend les forces que le froid m'ôte, je
me propose toujours de vous aller voir. S'il arri-
(') .... TaiK de plaisir. Conforme au texte de l'édition de
(;enéve, deuxième svpplement, 1789, et de l'édition de Du
ANNÉE 17G3.
4G7
Toit que vous vous rapprochassiez du Chablais,
cela me seroit bien commode; el, en ce cas, je
vous prierois de m'en prévenir aussi ; car, ne
pouvant déterminer d'avance le temps de mon
voyage, il me siéroit mal de l'avoir fait en pure
perte, et d'aller jusque-là sans vous y trouver.
Soyez persuadé que rien ne peut ralentir l'ar-
dent désir que j'ai de vous voir et de vous em-
brasser. Il me semble qu'un moment si doux
me rendra tout le temps heureux que je re-
grette, et me fera oublier tous ceux qui n^'en
ont si tristement séparé. Moi qui suis si dés-
abusé de la vie, et qui ne forme plus de projets,
je ne puis renoncer à celui-là. Après avoir tout
comparé, je ne trouve point de meilleur peuple
que le vôtre; je voudrois de tout mon cœur
passer dans son sein le reste de mes jours, et
me mettre de cette manière à portée de conten-
ter, au moins de temps à autre, le besoin que
mon cœur a de vous.
A M
Il faut vous faire réponse, monsieur, puis-
que vous la voulez absolument, et que vous la
demandez en termes si honnêtes. 11 me semble
pourtant qu'à votre place je me serois moins
obstiné à l'exiger. Je me serois dit. J'écris
parce que j'ai du loisir, et que cela m'amuse :
l'homme à qui je m'adresse peut n'être pas dans
le môme cas, et nul n'est tenu à une corres-
pondance qu'il n'a point acceptée : j'offre mon
amitié à un homme que je ne connois point, et
qui me connoît encore moins ; je la lui offre sans
autre titre auprès de lui que les louanges que
je lui donne et q^ue je me donne, sans savoir
s'il n'a pas déjà plus d'amis qu'il n'en peut cul-
tiver, sans savoir si mille autres ne lui font pas
la même offre avec le même droit ; comme
si l'on pouvoit se lier ainsi de loin sans se
connoître, et devenir insensiblement l'ami de
toute la terre. L'idée d'écrire à un homme
dont on lit les ouvrages, et dont on veut avoir
une lettre à montrer, est-elle donc si singu-
lière qu'elle ne puisse être venue qu'à moi
seul ? Et si elle étoit venue à beaucoup de
gens, faudroit-il que cet homme passât sa vie
à faire réponse à des foules d'amis inconnus, et
qu'il négligeât pour eux ceux qu'il s'est choi-
sis? On dit qu'il s'est retiré dans une solitude;
cela n'annonce pas un grand penchant à faire
de nouvelles connoissances. On assure aussi
qu'il n'a pour tout bien que le fruit de son tra-
vail; cela ne laisse pas un grand loisir pour en-
tretenir un commerce oiseux. Si, par-dessus
tout cela peut-être, il eût perdu la santé, s'il
étoit tourmenté d'une maladie cruelle et dou-
loureuse qui le laissât à peine en élat de vaquer
aux soins indispensables, ce seroit une tyran-
nie bien injuste et bien cruelle de vouloir qu'il
passât sa vie à répondre à des foules de désœu -
vrés qui, ne sachant que faire de leur temps,
useroient très-prodiguement du sien. Laissons
donc ce pauvre homme en repos dans sa re-
traite ; n'augmentons pas le nombre des impor-
tuns qui la troublent chaque jour sans discré-
tion, sans retenue, et même sans humanité. Si
ses écrits m'inspirent pour lui de la bienveil-
lance, et que je veuille céder au penchant de la
lui témoigner, je ne lui vendrai point cet hon-
neur en exigeant de lui des réponses, et je lui
donnerai sans trouble et sans peine le plaisir
d'apprendre qu'il y a dans le monde d'honnêtes
gens qui pensent bien de lui, et qui n'en exi-
gent rien.
Voilà, monsieur, ce que je me serois dit si
j'avois été à votre place; chacun a sa manière
de penser : je ne blâme point la vôtre, mais je
crois la mienne plus équitable. Peut-être si je
vous connoissois me féliciterois-je beaucoup de
votre amitié; mais, content des amis que j'ai,
je vous déclare que je n'en veux point faire de
nouveaux ; et quand je le voudrois, il ne seroit
pas raisonnable que j'allasse choisir pour cela
des inconnus si loin de moi. Au reste, je no
doute ni de votre esprit ni de votre mérite. Ce-
pendant le ton militaire et galant dont vous
parlez de conquérir mon cœur, seroit, je crois,
plus de mise auprès des femmes qu'il ne le se-
roit avec moi.
A M LE PRINCK L. E. DE WIRTEMBERG
Motiers, le 15 décembre «763.
Vous m'avez tiré, monsieur le duc, d'une
grande inquiétude, en m'appronant la résolu-
tion où vous êtes d'élever vous-même votre
enfant. Je vous suggérois des moyens dont je
408
CORRESPONDANCK.
scntoi» moi-môme l'insuffisance ; grAccs au ciel,
votre vertu les rend supt^rdus. Si vous persé-
vérez, je ne suis plus en peine du succès. Tout
ira bien, par cela seul que vous y veillerez vous-
môme. Mais j'avoue que vous confondez fort
toutes mes idées : j'étois bien éloigné de croire
qu'il existât dans ce siècle un homme sembla-
ble à vous; et, quand j'auroîs soupçonné son
existence, j'aurois été bien éloigné de le cher-
cher dans votre rang. Je n'ai pu lire sans émo-
tio» votre dernière lettre. Est- il donc vrai que
j'ai pu contribuer aux vertueuses résolutions
que vous avez prises? J'ai besoin de le croire
pour mettre un contre-poids à mes afflictions.
Avoir fait quelque bien sur la terre est une con-
solation qui manqijoit à mon cœur ; je vous fé-
licite de me l'avoir donnée, et je me glorifie de
la recevoir de vous.
Vous voyez votre enfant précoce : je n'en
suis pas étonné, vous êtes père. Il est vrai
qu'un père que la philosophie a conservé tel, a
bien d'autres yeux que le vulgaire. D'ailleurs
le témoignage de M. Tissot légalise le vôtre : et
puis vous citez des faits. De ces faits, il y en a
que je conçois, d'autres non. Les enfans dis-
tinguent de bonne heure les odeurs comme
différentes, comme foibles ou fortes, mais non
pas comme bonnes ou mauvaises: la sensation
vient de la nature; la préférence ou l'aversion
n'en vient pas. Cette observation, que j'ai faite
en particulier sur l'odorat n'est pas applicable
aux autres sens: ainsi le jugement que la petite
porte sur cet article est déjà une chose acquise.
Elle a changé de voix pour témoigner ses
désirs: cela doit être. D'abord ses plaintes, ne
marquant que l'inquiétude du malaise, res-
sembloient à des pleurs. Maintenant l'expé-
rience lui apprend qu'on lécoute et qu'on la
soulage. Sa plainte est donc devenue un lan-
gage; au lieu de pleurer, elle parle à sa ma-
nière.
De ce qu'elle voit avec le même plaisir les
nouveaux venus et les vieilles connoissances,
vous en concluez qu'elle aura le caractère ai-
mant. Ne vous fiez pas trop à cette observa-
tion; d'aulres en tircroient peut-être un signe
de coquetterie plutôt que de sensibilité. Pour
noi, j'en tire un indice différent de tous les
deux, et qui n'est pas de mauvais augure; c'est
qu'elle aura du caractère : car le signe le plus
assuré d'un cœur foiblo est l'empire que l'ha-
bitude a sur lui.
Si réellement votre enfant est précoce, il
vous donnera beaucoup plus de peine ; mais il
vous en dédommagera bien plus tôt : ainsi gar-
dez cependant de vous prévenir au point de lui
appliquer avant le temps une méthode qui ne
lui seroit pas convenable. Observez, examiiiez,
vérifiez, et ne gâtez rien; dans le doute, il
vaut toujours mieux attendre.
Au reste, quoi que vous fassiez, j'ai la plus
grande confiance dans votre ouvrage, et je suis
persuadé que tout ira bien. Quand vous vous
tromperiez, ce que je ne présume pas, ce ne
seroit jamais en chose grave ; et les erreurs des
pères nuisent toujours moins que la négligence
des instituteurs. Il ne me reste qu'une seule in-
quiétude, c'est que vous n'ayez entrepris cette
grande tâche sans en prévoir toutes les diffi-
cultés, et qu'en s'offrant de jour en jour, elles
ne vous rebutent. Dans une première ferveur,
rien ne coiite, mais un soin continuel accable
à la fin; et les meilleures résolutions, qui dé-
pendent de la persévérance, sont rarement à
l'épreuve du temps. Je vous supplie, monsieur
le duc, de me pardonner ma franchise ; elle
vient de l'admiration que vous m'inspirez.
Votre entreprise est trop belle pour ne pas
éprouver des obstacles, et il vaut mieux vous
y préparer d'avance que d'en rencontrer d'im-
prévus.
Ce que vous me dites de la manière dont
vous voulez acquérir des amis m'apprend com-
bien vous méritez d'en faire; mais où seront
les hommes dignes que vous soyez le leur?
Je supplie V. A. S. d'agréer mon profond
respect.
A M. M*'*, CURÉ d'aMBÉRIER EIS BUGEY (*).
Motiers-Travers, le <3 décembre 1763.
Si je ne me faisois une peine de vous impor-
tuner trop souvent, monsieur, d'une corres-
pondance dont vous seul faites tous les frais, je
n'aurois pas tardé si long-temps à vous remer-
cier de la réponse favorable que votre charité
vous a fait faire à ma proposition au sujet de
(*) Voyez la lettre du 30 novembre 1762, page 406.
AiNlNLl!; 1765.
4bi>
madeinoiselle l.e Vasseui. Je iic prévois pas ,
encore quand elle se trouvera dans le cas de i
profiter de vos bontés. J'ai été fort mal l'été j
dernier; mais l'automne m'a doimédu relâche j
au point de pouvoir faire, dans le pays, quel- j
ques voyages pédestres, très-utiles à ma santé.
Mais le retour de l'hiver a produit son effet or-
dinaire en me remettant aussi bas que j'étois
au printemps. Si je puis atteindre la belle sai-
son , j'en espère le même soulagement qu'elle
m'a souvent procuré. Mais si dans la vie ordi-
naire on doit compter sur si peu de chose, la
mienne est telle qu'on n'y peut compter sur
rien. Dans cette position, j'ai instruit mademoi-
selle Le Vasseur de toutes vos bonlés, dont elle
est pénétrée : je lui ai donné votre adresse afin
qu'elle vous écrive en cas d'accident. Tandis
qu'elle seroit occupée à recueillir ici jnes gue-
nilles, vous pourriez concerter avec elle le
moyen de faire son voyage avec le plus d'éco-
nomie et le plus commodément. Je pensequ'elle
pourroit prendre une voiture à Neuchâtel pour
Genève, et que là vous pourriez lui en envoyer
une qui la conduiroit mieux que celle qu'elle
pourroit prendre à Genève même. Quoi qu'il
en soit , je suis tranquillisé par vous sur le sort
de cette pauvre fille. Je n'ai plus rien qui m'in-
quiète sur le mien , et je vous dois en grande
partie la paix dont je jouis dans mon triste
état.
Bonjour, monsieur ; je suis plein de vous et
de vos bontés, et je voudrois être un jour à
portée de voir et d'embrasser un aussi digne
officier de morale. Vous savez que c'est ainsi
que l'abbé de Saint-Pierre appeloit ses col-
lègues les gens d'église.
Agréez, monsieur, mes salutations et mon
respect.
A M. d'iVERNOIS.
. Motiers, le t7 décembre 17G3.
Je reçois à l'instant, monsieur, une lettre
de votre compagnon de voyage, par laquelle
j'apprends qu'il l'a aussi bien fini quecommencé,
et qu'il s'est mieux trouvé de vos auspices que
des miens. Je m'en réjouis de tout mon cœur,
et je voudrois bien être à portée de me senlir
de la même influence; car j'en ai encore plus
besoin que lui, et le remède ne me plairoit pas
moins. Quant à votre querelle avec madame
votre femme, vous m'avez bien l'air de nio
prendre pour arbitre honoraire, et de m'avoir
déjà soufflé le raccommodement. Quoi qu'il en
soit, je vais remplir mon office en vous con-
damnant tous les deux; elle pour réclamer,
après quatorze enfans, les droits de Sophie :
car en ce point il vaut mieux jamais que tard;
et vous pour lui reprocher sa paresse en vrai
paresseux vous-même, qui voudroit faire à la
fois beaucoup d'ouvrage, pour n'y pas revenir
si souvent.
Je vous salue , monsieur, et vous honore de
tout mon cœur.
Mille amitiés et complimcns devotreaimable
cousine. M. son frère a enfin reçu son brevet,
et je m'en réjouis de tout mon cœur.
A MADAME LATOUR.
 Motiers, le 25 décembre 1763. .
Je ne répondrai , madame , aux imputations
dont vous me chargez par votre dernière lettre
que par des faits. Lorsque je reçus votre por-
trait , j'avois chez moi un Genevois venu exprès
pour me voir, et je n'avois pas cessé d'avoir
des étrangers depuis plus de six semaines; deux
jours après j'eus un gentilhomme westphalien
et un Génois ; six jours après , j'eus deux Zuri-
quois qui me restèrent huit jours ; quelques
jours aprèsj'eus un Genevois convalescent, qui,
étant venu chez moi changer d'air, y retomba
malade , et , n'est enfin reparti que depuis huit
jours. Il n'est pas toujours aisé de fermer sa
porte aux visites qui vous viennent decinquante,
soixante, et cent lieues ; et , dans mon étroite
situation, je me passerois fort de l'honneur
que me font tant de gens de venir s'établir
chez moi. Outre cela, j'ai continuellement un
grand nombre de lettres à répondre ; je ne ré-
ponds point à celles de complimens ou d'in-
jures, et je prends mon temps pour répondre
aux lettres d'amitié : mais il y en a un très-
grand nombre d'autres où l'on daigne me con-
sulter sur des objets imporians et pressés pour
ceux qui m'écrivent, et dont je ne puis différer
les réponses sans manquer à mon devoir; ces
temps derniers , en particulier, j'étois occupé à
470
CORRESPONDANCE.
un mémoire pour M. le prince de Wirtemberg,
qui m'avoit consultésur l'éducation de sa fille;
et je suis maintenant occupé à un travail en-
core plusgravepourquelqu'unquiena besoin,
et qui par conséquent est en droit de l'exiger.
Mon triste état, qui empire toujours en cette
saison, me réduit journellement à porter une
sonde plusieurs heures , durant lesquelles toute
occupation m'est impossible; il faut ensuite
que je fasse un exercice d'une heure ou deux
pour me faire suer; et, quand je passe un seul
jour sans employer ce remède, je paye cruelle-
ment cette négligence durant la nuit; au mi-
lieu de tout cela , un homme qui n'a pas un sou
de renie ne vit pas de l'air, et il faut quelques
soins aussi pour pourvoir au pain. Mais je ris,
de ma simplicité de prétendre faire entendre
raison sur une situation si différente à une
femme de Paris, oisive par état, et qui n'ayant
})0ur toute occupation que d'écrire et recevoir
des lettres, entend que tous ses amis ne soient
occupés non plus que du même objet.
Pour échapper à linfluence des importuns,
et pour me livrer à l'exercice qui m'est néces-
saire , je fais l'été, dans mes bons intervalles,
des courses dans le pays; dans une de ces
absences M. Breguet vint me voir à Motiers,
tandis que j'étois à Yverdun : me voilà coupable
encore pour n'avoir pas deviné son voyage de
n'avoir pas en conséquence rompu le mien.
Vous êtes , madame , une femme très-aima-
ble; je ne connois personne qui écrive des
lettres mieux que vous. Je vous crois le cœur
aussi bon que vous avez l'esprit agréable , et
votre amitié m'est très-précieuse ; mais , dans
l'état où je suis, ma tranquillité me l'est encore
plus; et, puisque je ne puis entretenir avec
vous qu'une correspondance orageuse , j'aime
encore mieux n'en avoir plus du tout. Au reste,
je vous déclare que c'est ici ma dernière apolo-
gie, et je vous préviens qu'il suffira désormais
que vous exigiez une prompte réponse pour
être sûre de n'en point recevoir du tout.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Motiers, le 28 décembre <763.
Votre lettre, madame, m'a fait un plaisir
d'autant plus sensible que je m'y attendois
moins. Je craignois , il est vrai, d'avoir perdu
votre amitié; et, sans avoir à me reprocher
celte perte, je la mettois au nombre des mal-
heurs qui m'accablent et que je ne me suis pas
attirés. Je suis charmé pour moi, madame , et
je suis bien aise aussi pour vous qu'il n'en soit
rien ; il ne tiendra sûrement pas à moi que je
ne me conserve toute ma vie un bien qui m'est
si précieux. L'intérêt que je vous ai vu prendre
à mes disgrâces ne peut pas plus sortir de mon
cœur que n'en sortiront les sentimens qu'il avoit
conçus pour vous-même auparavant. Je me
réjouis de n'apprendre votre rougeole et votre
mélancolie qu'après voire guérison. Tâchez
d'êtreaussi bien quitte de l'une que de l'autre.
Eh ! comment la mélancolie osoit-elle se loger
dans une âme si belle, parée d'un habit qui lui
va si bien, faite à tant d'égards pour faire ado-
rer la vertu et pour la rendre heureuse par
elle ? Ne dussiez-vous jouir que du bien que
vous faites, je n'imagine pas ce qui devroit man-
quer à votre bonheur.
Après vous avoir parlé de vous, comment
oser parler de moi ? Mon âme , surchargée ,
travaille à soutenir ses disgrâces sans s'en lais-
ser accabler; et depuis l'entrée de l'hiver, il
ne manque aux maux que mon corps souffre
que le degré nécessaire pour s'en délivrer tout-
à-fait. Dans cet état , vous me demandez quels
sont mes projets : grâce au ciel je n'en fais
plus , madame ; ce n'est plus la peine d'en
faire ; c'est une inquiétude dont mes maux
m'ont enfin délivré. Le dernier, le plus chéri,
celui qui ne peut, même à présent, sortir de
mon cœur, étoit de rejoindre mylord maréchal;
de donner mes derniers jours à mon ami, mon
protecteur, mon père, au seul homme qui m'ait
tendu la main dans ma misère , gt qui m'en
ait consolé. Mais cet espoir m'étoit trop doux;
il m'échappe encore : mon triste état me l'ôte;
il ne m'en reste presque plus que le désir, à
moins que le reste de l'hiver ne m'épargne , et
que le retour de la belle saison ne fasse un mi-
racle; je n'attends plus d'autre changement à
mon sort ici-bas que son terme; il ne me reste
plus qu'à souffrir et mourir. Cela se peut faire
ici tout comme ailleurs; et si je ne puis rejoindre
mylord maréchal, je ne songe plus à changer
de place : ce dont j'ai besoin désormais se trouve
partout.
ANNÉE 1764.
47i
II y a long-temps que je n'ai eu de nouvelles
de mylord maréchal ; je soupçonne que dans lo
long trajet nos lettres s'égarent , car je suis
parfaitement sûr qu'il ne m'oublie pas, et j'en
ai la preuve par ce qu'il vient de faire en ma
faveur auprès de vous. Ah ! ce digne homme !
au bout de la terre il seroit mon bienfaiteur en-
core, et mon cœur iroit l'y chercher. Ayez la
bonté, madame, de lui faire parvenir l'incluse:
je le connois; je sais qu'il m'aime, et vous lui
ferez plaisir presque autant qu'à moi.
Vous voulez que J3 vous donne des nouvelles
de mademoiselle Le Vasseur : c'est une bonne
et honnête personne , digne de l'honneur que
vous lui faites. Chaque jour ajoute à mon es-
time pour elle, et la seule chose qui me rend
désormais l'habitation de ce pays déplaisante,
est de4'y laisser sans amis après moi qui la pro-
tègent contre l'avarice des gens de loi qui dissi-
peront mes guenilles et visiteront mes chiffons.
Du reste, l'air de ce pays lui est plus favorable
qu'à moi, et elle s'y porte mieux qu'à Montmo-
rency, quoiqu'elle s'y plaise moins. Permettez-
lui, madame, de vous faire ici ses remercîmens
très-humbles, et de joindre ses respects aux
miens.
A M. l'abbé de ***.
Motiers, le 6 janvier 1764.
Quoi ! monsieur, vous avez renvoyé vos por-
traits de famille et vos titres! vous vous êtes
défait de votre cachet! Voilà bien plus de
prouesses que je n'en aurois fait à votre place.
J'aurois laissé les portraits où ils étoient; j'au-
rois gardé mon cachet parce que je ravois;j'au-
rois laissé moisir mes titres dans leur coin,
sans m'imagmer même que tout cela valût la
peine d'en faire un sacrifice : mais vous êtes
pour les grandes actions : je vous eu félicite de
tout mon cœur.
A force de me parler de vos doutes , vous
m'en donnez d inquiétans sur votre compte;
vous me faites douter s'il y a des choses dont
vous ne doutiez pas : ces doutes mêmes, à me-
sure qu'ils croissent, vous rendent tranquille ;
vous vous y reposez comme sur un oreiller de
paresse. Tout cela m'effraieroit beaucoup pour
vous, si vos grands scrupules ne me rassu-
roient. Ces scrupules sont assurément respec-
tables comme fondes sur la venu; mais l'obli-
gation d'avoir de la vertu, sur quoi la fondez-
vous? 11 seroit bon de savoir si vous êtes bien
décidé sur ce point : si vous l'êtes, je me ras-
sure. Je ne vous trouve plus si sceptique que
vous affectez de l'être, et quand on est bien
décidé sur les principes de ses devoirs, le reste
n'est pas une si grande affaire. Mais, si vous
ne l'êtes pas, vos inquiétudes me semblent peu
raisonnées. Quand on est si tranquille dans lo
doute de ses devoirs , pourquoi tant s'affecter
du parti qu'ils nous imposent ?
Votre délicatesse sur l'état ecclésiastique est
sublime ou puérile , selon le degré do vertu
que vous avez atteint. Cette délicatesse est sans
doute un devoir pour quiconque remplit tous
les autres; et qui n'est faux ni menteur en rien
dans ce monde ne doit pas l'être même en cela.
Mais je ne connois que Socrate et vous à qui la
raison pût passer un tel scrupule ; car à nous
autres hommes vulgaires il seroit impertinent
et vain d'en oser avoir un pareil. Il n'y a pas
un de nous qui ne s'écarte de la vérité cent
fois le jour dans le commerce des hommes en
choses claires, importantes, et souvent préju-
diciables ; et dans un point de pure spéculation
dans lequel nul ne voit ce qui est vrai ou faux,
et qui n'importe ni à Dieu ni aux hommes, nous
nous ferions un crime de condescendre aux pré-
jugés de nos frères , et de dire oui où nul nest
en droit de dire non ! Je vous avoue qu'un
homme qui, d'ailleurs n'étant pas un saint,
s'aviseroii tout de bon d'un scrupule que l'abbé
de Saint-Pierre et Fcnelon n'ont pas eu, me
deviendroit par cela seul très-suspect. Quoi!
dirois-je en moi-même , cet homme refuse
dembrasser le noble état d'officier de morale,
un état dans lequel il peut être le guide et le
bienfaiteur des hommes , dans lequel il peut
les instruire, les soulager, les consoler, les pro-
téger, leur servir d'exemple, et cela pour
quelques énigmes auxquelles ni lui ni nous
n'entendons rien, et qu'il n'avoit qu'à pren-
dre et donner pour ce qu'elles valent, en ra-
menant sans bruit le christianisme à son véri-
table objet! Non, conclurois-je, cet homme
ment, il nous trompe; sa fausse vertu n'est
point active, elle n'est que de pure ostentation;
il faut être un hypocrite soi-même pour oser
472
CORRESPONDANCE.
taxer d'hypocrisie détestable ce qui n'est au
fond qu'un formulaire indifférent en lui-même,
mais consacré par les lois. Sondez bien votre
cœur, monsieur, je vous en conjure : si vous y
trouvez cetle raison telle que vous me la don-
nez , elle doit vous déterminer, et je vous ad-
mire. Mais souvenez-vous bien qu'alors si
vous n'êtes le plus digne des hommes, vous
aurez été le plus fou.
A la manière dont vous me demandez des
préceptes de vertu, l'on diroit que vous la re-
gardez comme un métier. Non , monsieur, la
vertu n'est que la force de faire son devoir
dans les occasions difficiles; et la sagesse, au
contraire, est d'écarter la difficulté de nos de-
voirs. Heureux celui qui , se contentant d'être
homme de bien, s'est mis dans une position à
n'avoir jamais besoin d'être vertueux! Si vous
n'allez à la campagne que pour y porter le
faste de la vertu, restez à la ville. Si vous vou-
lez à toute force exercer les grandes vertus,
l'état de prêtre vous les rendra souvent néces-
saires ; mais si vous vous sentez les passions as-
sez modérées , l'esprit assez doux , le cœur
assez sain pour vous accommoder d'une vie
égale , simple et laborieuse , allez dans vos
terres, faites-les valoir, travaillez vous-même,
soyez le père de vos domestiques, l'ami de vos
voisins, juste et bon envers tout le monde :
laissez là vos rêveries métaphysiques, et ser-
vez Dieu dans la simplicité de votre cœur;
vous serez assez vertueux.
Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.
Au reste, je vous dispense, monsieur, du
secret qu'il vous plaît de m'offrir, je ne sais
pourquoi. Je n'ai pas, ce me semble, dans ma
conduite, l'air d'un homme fort mystérieux.
A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Motiers, le 21 janvier 1764.
Je m'attendois bien, monsieur le duc, que
la manière dont vous élevez votre enfant ne
passeroit pas sans critique et sans opposition,
et je vous avoue que je sais quelque gré au
révérend docteur de celle qu'il vous a faite ;
car ses objections étoient plus propres à vous
réjouir qu'à vous ébranler; et moi j'ai profité
de la gaîté qu'elles vous ont donnée. On ne
peut rien de plus plaisant que l'exposé de ses
raisons, et je crois qu'il seroit difficile qu'il en
fût plus content que moi : je crains pourtant
qu'il ne les trouve pas tout-à-fait péremptoires;
car s'il a pour lui les chardonnerets, les che-
nilles, les escargots, en revanche il a contre
lui les vers, les limaçons, les grenouilles, et
cela doit l'intriguer furieusement.
Je ne suis pas fort surpris non plus des pe-
tits désagrémens qui peuvent rejaillir, à cette
occasion, sur M. Tissot; je crains même que
l'accord de nos principes sur ce point n'ajoute
au chagrin qu'on lui témoigne ; l'influence
d'un certain voisinage nourrit dans le canton
de Berne une furieuse animosité contre moi,
que les traitemens qu'on m'y a faits aigrissent
encore. On oublie quelquefois les offenses qu'on
a reçues , mais jamais celles qu'on a faites ;
et ces messieurs ne me pardonnent point le
tort qu'ils ont avec moi : tels sont les hommes.
Ce qui me rassure pour M. Tissot , c'est qu'il
leur est trop nécessaire pour qu'ils ne lui pas-
sent pas de mieux penser qu'eux : c'est aux
rêveurs purement spéculatifs qu'il n'est pas
permis de dire des vérités que rien ne rachète.
Le bienfaiteur des hommes peut être vrai im-
punément, mais il n'en faut pas moins, je l'a-
voue ; et s'il étoit moins directement utile* il
seroit bientôt persécuté.
Permettez que je supplie votre altesse séré-
nissime de vouloir bien lui remettre le bar-
bouillage ci-joint, roulant sur une métaphysi-
que assez ennuyeuse, et dont, par cette raison,
je ne vous propose pas la lecture, ni même à
M. Tissot ; mais la bonté qu'il a eue de m'en-
voyer ses ouvrages m'impose l'obligation de
lui faire hommage des miens. J'ai même été
deux fois l'été dernier sur le point d'employer
à lui aller rendre sa visite un des pèlerinages
que mes bons intervalles m'ont permis ; mais
quelque plaisir que ce devoir m'eût fait à rem-
plir, je m'en suis abstenu pour ne pas le com-
promettre, et j'ai sacrifié mon désir à son repos.
Vous m'inspirez pour M. et madame de Gol-
lowkin toute l'estime dont vous êtes pénétré
pour eux ; mais, flatté de l'approbation qu'ils
donnent à mes maximes, je ne suis pas sans
crainte que leur enfant ne soit peut-être un
jour la victime de mes erreurs. Par bonheur je
ANNÉE 1764.
47S
dois, sur le portrait que vous m'avez tracé,
les supposer assez éclairés pour discerner le
vrai et ne pratiquer que ce qui est bien. Ce-
pendant il me reste toujours une frayeur fon-
dée sur l'extrôme difficulté d'une telle éduca-
tion ; c'est qu'elle nesl bonne que dans son
tout, qu'autant qu'on y persévère, et que s'ils
viennent à se relâcher ou à changer de sys-
tème, tout ce qu'ils auront fait jusqu'alors
gfttera tout ce qu'ils voudront faire à lavenir.
Si l'on ne va jusqu'au bout, c'est un grand mal
d'avoir commencé.
J'ai relu plusieurs fois votre lettre, et je ne
l'ai point lue sans émotion. Les chagrins, les
maux , les ans, ont beau vieillir ma pauvre
machine, mon cœur sera jeune jusqu'à la fin,
et je sens que vous lui rendez sa première cha-
leur. Oserois-jevous demander si nous ne nous
sommes jamais vus? N'est-ce point avec vous
que j'ai eu l'honneur de causer un quart
d'heure, il y a huit ou dix ans, à Passy, chez
M. de La Poplinière? Je n'ai pas, comme vous
voyez, oublié cet entretien ; mais j'avoue qu'il
m'eût fait une autre impression sij'avois prévu
la correspondance que nous avons maintenant,
et le sujet qui l'a fait naître.
Qu'ai-je fait pour mériter les bontés de ma-
dame la princesse? Rien n'est si commun que
des barbouilleurs de papier : ce qui est si rare,
c'est une femme do son rang qui aime et rem-
plit ses devoirs de mère, et voilà ce qu'il faut
admirer.
A MADAME LA MARQUISE DE VERDELIN.
Motiers, le 28 janvier 1764.
Vos regrets sont bien légitimes, madame, ce
que VOUS me marquez des derniers momeiis de
M. de Verdelin prouve qu'il vous étoit sincère-
ment attaché. El combien ne devoit-il pas l'être !
Cependant, comme dans l'état où il étoit il a
plus gagné que vous n'avez perdu, les senli-
mens qu'il vous laisse doivent être plus relatifs
à lui qu'à vous. D'ailleurs moi qui sais combien
vous êtes bonne mère, et qu'en le perdant vous
avez pour ainsi dire acquis vos enfans, tout ce
que je puis faire en cette circonstance, par res-
pect pour votre bon cœur et pour sa mémoire,
est de ne vous pas féliciter.
Il est vrai , madame, que, m'étant trouvé
plus mal cet été, j'ai écrit à un curé qui avoit
fait la route avec mademoiselle Le Vasseur,
pour la lui recommander, sachant qu'elle ne se
soucioit pas de retourner à Paris, où elle ne
manqueroit pas d'être tyrannisée et dévalisée
de nouveau par toute son avide famille. Sur les
attentions qu'il avoit eues pour elle, sur les dis-
cours qu'il lui avoit tenus, j'avois pris la plus
grande opinion de cet honnête homme, et je la
lui recommandois , non pas pour lui être à
charge, comme il paroît par ma lettre même,
puisqu'elle a, par la pension de mon libraire,
de quoi vivre en province avec économie, mais
seulement pour diriger sa conduite et ses petites
affaires dans un pays qui lui est inconnu. Mais
le bon homme est parti delà pour supposer que
j'implorois ses charités pour elle, et pour faire
courir ma lettre par tout Paris, au point de
proposer à un libraire de l'imprimer. J'ai gagné
par-là d'être instruit à temps et de pouvoir
prendre d'autres mesures. J'ai la plus grande
confiance en vous, madame, et l'intérêt que vous
daignez prendre à elle et à moi fait la conso-
lation de ma vie. Mais connoissant ses façons
de penser, son étal, ses inclinations, ce qui con-
vientà son bonheur, je ne lui conseillerai ja-
mais d'aller vivre à Paris ni dans la maison
d'autrui, bien convaincu, par ma propre expé-
rience, qu'on n'est jamais libre que chez soi.
Du reste, je compte si parfaitement sur votre
souvenir, qu'en quelque lieu qu'elle vive, je
ne doute point que vous n ayez la bonté de la
recommander, de la protéger, de vous inté-
resser à elle ; et j'avois si peu de doute là-dessus,
que, sans ce que vous m'en dites dans votre
dernière lettre, je ne me serois pas même avisé
de vous en parler.
Garderez-vous Soisi, madame, ou vivrez-
Yous toujours à Paris? Lesquelles de vos filles
prendrez-vous auprès de vous' Restercz-vous
à l'hôtel d'Aubeterre , ou prendrez-vous une
maison à vous? Le voyage de Saintonge, que
vous méditez, sera, selon moi, bien inutile;
quelque tendresse qu'ait pour vous M. votre
père, à son âge on n'aime guère à se déplacer.
J'éprouve bien cette répugnance, moi que les
infirmités ont déjà rendu si vieux. Je suis ici
l'hiver au milieu des glaces, l'été en proie à
mille importuns, Irès-chèrcmcnt pour la vie;
474
CORRESPONDANCE.
en toute saison ma demeare a ses incommo-
dités. Cependant je ne puis me résoudre à me
déplacer; le moindre embarras m'effraie, et
je crois que j'aurai moins de peine à déména-
ger de mon corps que de ma maison. Bonjour,
madame.
A MADEMOISELLE JULIE BONDELI.
Motiers, le 28 janvier 1764.
Vous savez bien, mademoiselle, que les cor-
respondans de votre ordre font toujours plaisir
et n'incommodent jamais; mais je ne suis pas
assez injuste pour exiger de vous une exacti-
tude dont je ne me sens pas capable, et la mise
est si peu égale entre nous, que, quand vous
répondriez à dix de mes lettres par une des vô-
tres, vous seriez quitte avec moi tout au moins.
Je trouve M. Schulthess bien payé de son
goût pour la vertu par l'intérêt qu'il vous in-
spire ; et , si ce goût dégénère en passion près
de vous, cepourroit bien être un peu la faute
du maître. Quoi qu'il en soit, je lui veux trop
de bien pour le tirer de votre direction en le
prenant sous la mienne ; et jamais, ni pour le
bonheur, ni pour la vertu, il n'aura regret à
sa jeunesse, s'il la consacre à recevoir vos in-
structions. Au reste, si, comme vous le pensez,
les passions sont la petite-vérole de l'âme, heu-
reux qui, pouvant la prendre encore, iroit s'i-
noculer à Kœnitz ! Le mal d'une opération si
douce seroit le danger de n'en pas guérir. N'al-
lez pas vous fâcher de mes douceurs, je vous
prie, je ne les prodigue pas à toutes les fem-
mes, et puis on peut être un peu vaine.
Je ne puis , mademoiselle, répondre à votre
question sur les Lettres d'un citoyen de Ge-
nève (*), car cet ouvrage m'est parfaitement in-
connu, et je ne sais que par vous qu'il existe.
Il est vrai qu'en général je suis peu curieux de
ces sortes d'écrits ; et, quand ils seroient aussi
obligeans qu'ils sont insultans pour l'ordinaire,
je n'irois pas plus à la chasse des éloges que des
injures. Du reste, sitôt qu'il est question de moi,
tous les préjugés sont qu'en effet l'ouvrage est
une satire ; mais les préjugés sont-ils faits pour
(*) C'est une mihérable parodie de la Nouvelle Hélolse, qui
parut sans nom d' auteur en 1765. G. P.
l'emporter sur vos jugemens? D'ailleurs, je ne
vois pas que ce livre soit annoncé dans la ga-
zette de Berne ; grande preuve qu'il ne m'est
pas injcirieux.
Je n'ose vous parler de mon état, il contris-
teroit votre bon cœur. Je vous dirai seulement
que je ne puis me procurer des nuits suppor-
tables qu'en fendant du bois tout le jour, mal-
gré ma foiblesse, pour me maintenir dans une
transpiration continuelle, dont la moindre sus-
pension me fait cruellement souffrir. Vous avez
raison toutefois de prendre quelque intérêt à
mon existence : malgré tous mes maux, elle
m'est chère encore par les sentimens d'estime
et d'affection qui m'attachent au vrai mérite ;
et voilà, mademoiselle, ce qui ne doit pas vous
être indifférent.
Acceptez un barbouillage qui ne vaut pas la
peine d'en parler, et dont je n'ose vous pro-
poser la lecture que sous les auspices de i'ami
Platon.
A H. d'escherisy.
Motier», le 2 février 1764.
Je ne suis pas si pressé, monsieur, de juger,
etsurtoutenmal,despersonnesquejencconnois
point; et j'aurois tort, plus que tout homme au
monde, de donner un si grand poids aux impu-
tations du tiers et du quart. L'estime des gens
de mérite est toujours honorable, et, comme
on vous a peint à moi comme tel, je ne puis que
m'applaudirde la vôtre. Au reste, si notre goût
commun pour la retraite ne nous rapproche pas
l'un de l'autre, ayez-y peu de regret ; j'y perds
plus que vous, peut-être : on dit votre com-
merce fort agréable , et moi je suis un pauvre
malade fort ennuyeux ; ainsi, pour l'amour de
vous, demeurons comme noussommes, et soyez
persuadé, je vous supplie, que je n'ai pas le
moindre soupçon que vous pensiez du mal do
moi, ni par conséquent que vousen vouliezdire.
Recevez , monsieur, je vous supplie, mes
remercîmens de votre lettre obligeante, et mes
salutations.
ANNEE 1764.
475
A MADAME LATOUR.
8 février 4764.
Je suis fort en peine de vous , madame. Quoi-
que je n'aime pas à me savoir dans voire dis-
grâce, j'aime encore mieux regarder votre si-
lence comme une punition que vous m'imposez,
que comme un signe que vous êtes malade. Un
mol, je vous supplie, sur la cause de ce si-
lence, afin que, si c'est le malheur de vous dé-
plaire, je m'en afflige; mais que je ne porte
pas à la fois deux maux pour un.
Je reçois à l'instant votre lettre du 50 jan-
vier, jy vois que mes pressentimens n'étoient
que trop justes. J'ospère que vous êtes bien ré-
tablie ; toutefois votre lettre ne me rassure pas
assez. Un mot sur votre état présent , je vous
supplie. Je n'en puis dire aujourd'hui davan-
tage ; le paquet de France ne m'arrive qu'au
moment où je dois fermer le mien.
A M. PANCKOUCKE.
ftlotiers, le 12 février 1764.
Je vois avec plaisir, monsieur, par votre
lettre du 25 janvier, que vous ne m'avez point
oublié, et je vous prie de croire que, quant à
moi, je me souviendrai de vous toute ma vie
avec amitié.
Je regarde votreétablissementà Paris comme
un moyen presque assuré de parvenir promp-
tement à votre bien-être du côté de la fortune,
vu le goût effréné de littérature qui règne
en celte grande ville, et qu'étant vous-même
homme de lettres, vous saurez bien choisir vos
entreprises.
le ne refuse point , monsieur, le cadeau que
vous voulez me faire de ce que vous avez im-
primé; il me sera précieux comme un témoi-
gnage de votre amitié : mais si vous exigez de
moi de tout lire , ne m'envoyez rien ; car, dans
l'état où je suis, je ne puis plus supporter au-
cune lecture sérieuse, et tout ouvrage de rai-
sonnement m'ennuie à la mort. Des romans et
des voyages, voilà désormais tout ce que je puis
souffrir, et je m'imagine qu'un homme grave
comme vous n'imprime rien de tout cela.
A H. PICTET.
MoUersJel" mars 1764.
Je suis flatté , monsieur, que , sans un fré-
quent commerce de lettres, vous rendiez jus-
tice à mes sentimens pour vous : ils seront aussi
durables que l'estime sur laquelle ils sont fon-
dés ; et j'espère que le retour dont vous m'ho-
norez ne sera pas moins à l'épreuve du temps
etdu silence. La seule chose changée entre nous
est l'espoir d'une connoissance personnelle.
Cette attente , monsieur, m'étoit douce ; mais
il y faut renoncer, si je ne puis la remplir que
sur lés terres de Genève ou dans les environs.
Là-dessus mon parti est pris pour la vie ; et je
puis vous assurer que vous êtes entré pour
beaucoup dans ce qu'il m'en a coûté de le pren-
dre. Du reste je sens avec surprise qu'il m'en
coûtera moins de le tenir que je ne m'étois fi-
guré. Je ne pense plus à mon ancienne patrie
qu'avec indifférence ; c'est même un aveu que
je vous fais sans honte , sachant bien que nos
sentimens ne dépendent pas de nous ; et cette
indifférence étoit peut-être le seul qui pouvoit
rester pour elle dans un cœur qui ne sut jamais
haïr. Ce n'est pas que je me croie quitte en-
vers elle; on ne l'est jamais qu'à la mort. J'ai
le zèle du devoir encore, mais j'ai perdu celui
de rattachement.
Mais où est-elle, cette patrie? Existe-t-elle
encore ? Votre lettre décide cette question. Ce
ne sont ni les murs ni les hommes qui font la
patrie ; ce sont les lois , les mœurs, les coutu-
mes, le gouvernement, la constitution , la ma-
nière d'être qui résulte de tout cela. La patrie
est dans les relations d'état à ses membres :
quand ces relations changent ou s'anéantissent,
la patrie s'évanouit. Ainsi, monsieur, pleurons
la nôtre ; elle a péri , et son simulacre qui reste
encore ne sert plus qu'à la déshonorer.
Je me mets, monsieur, à votre place, et je
comprends combien le spectacle que vous avez
sous les yeux doit vous déchirer le cœur. Sans
contredit on souffre moins loin de son pays que
de le voir dans un état si déplorable ; mais les
affections, quand la patrie n'est plus, se res-
serrent autour de la famille, et un bon père se
console avec ses enfans de ne plus vivre avec
ses frères. Cela nie fait comprendre que dea
476
CORRESPONDANCE.
intérêts si chers , malgré les objets qui nous
affligent, ne vous permettront pas de vous dé-
payser. Cependant , s'il arrivoit que par voyage
ou par déplacement vous vous éloignassiez de
Genève, il me seroit très-doux de vous embras-
ser; car, bien que nous n'ayons plus de com-
mune patrie, j'augure des sentimens qui nous
animent que nous ne cesserons point d'être
concitoyens; et les liens de l'estime et de l'a-
mitié demeurent toujours quand même on a
rompu tous les autres. Je vous salue, monsieur,
de tout mon cœur.
A M. l'abbé de ***.
Motiers, le 4 mars 1 764 .
J'ai parcouru, monsieur , la longue lettre où
vous m'exposez vos sentimens sur la nature de
l'âme et sur l'existence de Dieu. Quoique j'eusse
résolu de ne plus rien dire sur ces matières, j 'ai
cru vous devoir une exception pour la peine
que vous avez prise, et dont il ne m'est pas aisé
de démêler le but. Si c'est d'établir entre nous
un commerce de dispute, je ne saurois en cela
vous complaire ; car je ne dispute jamais , per-
suadé que chaque homme a sa manière de rai-
sonner qui lui est propre en quelque chose, et
qui n'est bonne en tout à nul autre que lui. Si
c'est de me guérir des erreurs où vous méju-
gez être , je vous remercie de vos bonnes in-
tentions, mais je n'en puis faire aucun usage,
ayant pris depuis longtemps mon parti sur ces
choses-là. Ainsi , monsieur, votre zèle philoso-
phique est à pure perte avec moi, et je ne serai
pas plus votre prosélyteque votre missionnaire.
Je ne condamne pointvos façons de penser, mais
daignez me laisser les miennes, car je vous dé-
clare que je n'en veux pas changer.
Je vous dois encore des remercîmens du soin
que vous prenez dans la même lettre de m'ôter
l'inquiétude que m'avoient donnée les premiè-
res sur les principes de la haute vertu dont
vous faites profession. Sitôt que ces principes
vous paraissent solides, le devoir qui en dérive
doit avoir pour vous la même force que s'ils
l'étoient en effet : ainsi mes doutes sur leur
solidité n'ont rien d'offensant pour vous; mais
je vous avoue que , quant à moi , de tels prin-
cipes me paroîiroient frivoles ; et sitôt que je
n'en admeitrois pas d'autres , je sens que dans
le secret de mon cœur ceux-là me mettroient
fort à l'aise sur les vertus pénibles qu ils pa-
roîtroient m'imposer : tant il est vrai que les
mêmes raisons ont rarement la même prise en
diverses têtes , et qu'il ne faut jamais disputer
de rien !
D'abord l'amour de l'ordre, en tant que cet
ordre est étranger à moi, n'est point un senti-
ment qui puisse balancer en moi celui de mon
intérêt propre ; une vue purement spéculative
ne sauroitdans le cœur humain l'emporter sur
les passions; ce seroit à ce qui est moi préférer
ce qui m'est étranger : ce sentiment n'est pas
dans la nature. Quant à l'amour de l'ordre dont
je fais partie, il ordonne tout par rapport à moi,
et comme alors je suis seul le centre de cet or-
dre , il seroit absurde et contradictoire qu'il ne
me fît pas rapporter toutes choses à mon bien
particulier. Or la vertu suppose un combat
contre nous-mêmes, et c'est la difficulté de la
victoire qui en fait le mérite ; mais, dans la sup-
position , pourquoi ce combat? Toute raison ,
tout molif y manque. Ainsi point de vertu pos-
sible par le seul amour de l'ordre.
Le sentiment intérieur est un motif très-puis-
sant sans doute ; mais les passions et l'orgueil
l'altèrent et l'étouffent de bonne heure dans
presque tous les cœurs. De tous les sentimens
que nous donne une conscience droite, les deux
plus forts et les seuls fondemens de tous les
autres sont celui de la dispensation d'une pro-
vidence et celui de l'immortalité de l'âme :
quand ces deux-là sont détruits , je ne vois plus
ce qui peut rester. Tant que le sentiment inté-
rieur me diroit quelque chose, il me défendroit,
si j'avois le malheur d'être sceptique, d'alar-
mer ma propre mère des doutes que je pour-
rois avoir.
L'amour de soi-même est le plus puissant,
et, selon moi, le seul motif qui fait agir les
hommes. Mais comment la vertu , prise abso-
lument et comme un être métaphysique, se
fonde-t-elle sur cet amour-là? c'est ce qui me
passe. Le crime, dites-vous, est contraire à
celui qui le commet ; cela est toujours vrai dans
mes principes, et sauvent très-faux dans les
vôtres. Il faut distinguer alors les tentations,
les positions, l'espérance plus ou moins grande
ANNÉE \WA.
An
qu'on a qu'il reste inconnu ou impuni. Com-
munénicni le crime a pour motif d'éviter un
{;rand mal ou d'acquérir un grand bien ; sou-
vent il parvient à son but. Si ce sentiment n'est
pas naturel, quel sentiment pourra l'être? l.e
crime adroit jouit dans cette vie de tous les
avantages de la fortune et même de la gloire.
La justice et les scrupules ne font ici-bas que
des dupes. Olez la justice éternelle et la pro-
longation de mon être après celte vie, je ne
vois plus dans la vertu qu'une folie à qui l'on
donne un beau nom. Pour un matérialiste l'a-
mour de soi-même n'est que l'amo/ur de son
corps. Or, quand Régulus alloit, pour tenir sa
foi, mourir dans les tourmens à Carthage, je
ne vois point ce que l'amour de son corps fai-
soit à cela.
Une considération plus forte encore confirme
les précédentes; c'est que dans votre système,
le mot même de vertu ne peut avoir aucun
sens; c'est un son qui bat l'oreille, et rien de
plus. Car enfin, selon vous, tout est néces-
saire : où tout est nécessaire, il n'y a point de
liberté ; sans liberté, point de moralité dans les
actions; sans la moralité des actions, où est la
vertu? Pour moi, je ne le vois pas. En parlant
du sentiment intérieur je devois mettre au pre-
mier rang celui du libre arbitre; mais il suffît
de l'y renvoyer d'ici.
Ces raisons vous paroîtront très-foibles, je
n'en doute pas ; mais elles me paroissent fortes
à moi; et cela suffit pour vous prouver que,
si par hasard je devenois votre disciple, vos
leçons n'auroient fait de moi qu'un fripon. Or
un homme vertueux comme vous ne voudroit
pas consacrer ses peines à mettre un fripon de
plus dans le monde, car je crois qu'il y a bien
autant de ces gens-là que d'hypocrites, et
qu'il n'est pas plus à propos de les y multi-
plier.
Au reste je dois avouer que ma morale est
bien moins sublime que la vôtre, et je sens que
ce sera beaucoup même si elle me sauve de
votre mépris. Je ne puis disconvenir que vos
imputations d'hypocrisie ne portent un peu sur
moi. Il est très-vrai que sans être en tout du
sentiment de mes frères, et sans déguiser le
mien dans l'occasion, je m'accommode très-bien
du leur : d'accord avec eux sur les principes
de nos devoirs, je ne dispute point sur le reste.
qui me paroît (rès-peu important. Rn attendant
que nous sachions certainement qui de nous a
raison, tant qu'ils me souffriront dans leur
communion, je continuerai d'y vivre avec un
véritable attachement. La vérité pour nous est
couverte d'un voile, mais la paix et l'union sont
des biens certains.
Il résulte de toutes ces réflexions que nos fa-
çons de penser sont trop différentes pour que
nous puissions nous entendre, et que par con-
séquent un plus long commerce entre nous ne
peut qu'être sans fruit. Le temps est si court,
et nous en avons besoin pour tant de choses,
qu'il ne faut pas l'employer inutilement. Je
vous souhaite, monsieur, un bonheur solide,
la paix de l'âme, qu'il me semble que vous
n'avez pas, et je vous salue de tout mon cœur.
A MADAME LATOUR.
A Uotiers, le 10 mars 1764.
Quelque mécontente que vous soyez de moi,
chère Marianne, vous ne sauriez l'être plus
que je le suis moi-même. Mais des regrets sté-
riles ne me rendront pas meilleur; mes plis sont
pris, et je sens avec douleur qu'à mon âge et
dans mon état on ne se corrige plus de rien.
J'aurois désiré, tel que je suis, que vous ne
m'eussiez pas lout-à-fait abandonné. Cepen-
dant, si vous ne me jugez plus digne de vos
lettres ni de votre souvenir, j'en aurai de la
douleur, mais je n'en murmurerai pas. Quanta
moi, je ne vous oublierai de ma vie; et, dussiez-
vous ne plus me répondre, je vous écrirai tou-
jours quelquefois, mais sans gêne et sans règle,
car je n'en puis mettre à rien.
A H. LK PRINCE L. H. DE WIRTEHBERG.
Il mars 1764.
Qui, moi, des contes? à mon âge et dans
mon état? Non, prince, je ne suis plus dans
l'enfance, ou plutôt je n'y suis pas encore; et,
malheureusement je ne suis pas si gai dans mes
maux que Scarron l'étoit dans les siens. Je dé-
péris tous les jours; j'ai des comptes à rendre,
et point de contes à faire. Ceci m'a bien l'air
478
CORRESPONDANCE.
d'un bruit préliminaire répandu par quelqu'un
qui veut m'hoiiorer d'une gentillesse de sa fa-
çon. Divers auteurs, non contens d'attaquer
mes sottises, se sont mis à m'imputer les leurs.
Paris est inondé d'ouvrages qui portent mon
nom, et dont on a soin de faire des chefs-d'œu-
vre de bôtise, sans doute afin de mieux trom-
per les lecteurs. Vous n'imagineriez jamais
quels coups détournés on porte à ma réputa-
tion, à mes mœurs, à mes principes. En voici
un qui vous fera juger des autres.
Tous les amis de M. de Voltaire répandent à
Paris qu'il s'intéresse tendrement à mon sort
(et il est vrai qu'il s'y intéresse). Ils font en-
tendre qu'il est avec moi dans la plus intime
liaison. Sur ce bruit, une femme qui ne me
connoît point me demande par écrit quelques
éclaircissemens sur la religion, et envoie sa
lettre à M. de Voltaire, le priant de me la faire
passer. M. de Voltaire garde la lettre qui m'est
adressée, et renvoie à cetle dame, comme en
réponse, le Sermon des cinquante. Surprise d'un
pareil envoi de ma part, cette femme m'écrit
par une autre voie ; et voilà comment j'apprends
ce qui s'est passé (*).
Vous êtes surpris que ma Lettre sur la Pro-
vidence n'ait pas empêché Candide de naître?
C'est elle, au contraire, qui lui a donné nais-
sance ; Candide en est la réponse. L'auteur
m'en fit une de deux pages dans laquelle il bat-
toit la campagne, et Candide parut dix mois
après. Jevoulois philosopher avec lui ; en ré-
ponse il m'a persifflé. Je lui ai écrit une fois
que je 1^ haïssois, et je lui en ai dit les raisons.
Il ne m'a pas écrit la même chose, mais il me
l'a vivement fait sentir. Je me venge en profi-
lant des excellentes leçons qui sont dans ses
ouvrages, et je le force à continuer de me faire
du bien malgré lui.
Pardon, prince: voilà trop de jérémiades;
mais c'est un peu votre faute si je prends tant
de plaisir à m'épancher avec vous. Que fait ma-
dame la princesse? Daignez me parler quel-
quefois de son état. Quand aurons-nous ce
précieux enfant de l'amour qui sera l'élève de
la vertu? Que ne deviendra-t-il point sous de
tels auspicesf de quelles fleurs charmantes, de
quels fruits délicieux ne couronnera-t-il point
devant la lettre à madame de B*«*. page
les liens de ses dignes parens? Mais cepondant
quels nouveaux soins vous sont imposés! Vos
travaux vont redoubler; y pourrcz-vous suf-
fire? aurez-vous la force de persévérer jusqu'à
la fin ? Pardon, monsieur le duc; vos sentimens
connus me sont garans de vos succès. Aussi
mon inquiétude ne vient-elle pas de défiance,
mais du vif intérêt que j'y prends.
(*) Voyez ci
463.
A MADAME DE LliZE.
Motiers, le 17 mars 1764.
Il est dit, madame, que j'aurai toujours be-
soin de votre indulgence, moi qui voudrois mé-
riter toutes vos bontés. Si je pouvois changer
une réponse en visite, vous n'auriez pas à vous
plaindre de mon exactitude, et vous me trou-
veriez peut-être aussi importun qu'à présent
vous me trouvez négligent. Quand viendra ce
temps précieux où je pourrai aller au Biez ré-
parer mes fautes, ou du moins en implorer le
pardon? Ce ne sera point, madame, pour voir
ma mince figure que je ferai ce voyage ; j'au-
rai un motif d'empressement plus satisfaisant
et plus raisonnable. Mais permettez-moi de me
plaindre de ce qu'ayant bien voulu loger ma
ressemblance, vous n'avez pas voulu me faire
la faveur tout entière en permettant qu'elle
vous vînt de moi. Vous savez que c'est une va-
nité qui n'est pas permise d'oser offrir son por-
trait ; mais vous avez craint peut-être que ce
ne fût une trop grande faveur de le demander;
votre but étoit d'avoir une image, et non d'en-
orgueillir l'original. Aussi pour me croire chez
vous il faut que j'y sois en personne, et il faut
tout l'accueil obligeant que vous daignez m'y
faire pour ne pas me rendre jaloux de moi.
Permettez, madame, que je remercie ici ma-
dame de Faugnes de l'honneur de son souvenir,
et que je l'assure de mon respect. Daignez
agréer pour vous la même assurance, et pré-
senter mes salutations à M. de Luze.
madame de B***
G. P,
A MYLORD MARÉCHAL.
25 mars 1764.
Enfin, mylord, j'ai reçu dans son temps,
ANNÉR 17G4.
479
par M. Rougeinont , votre lettre du 2 février ,
e» c'est de toutes les réponses dont vous me
parlez la seule qui me soit parvenue. J'y vois,
par votre dégoût de l'Ecosse, par l'incertitude
du choix de votre demeure , qu'une partie de
nos châteaux en Espagne est déjà détruite, et
je crains bi<Mi que le progrès de mon dépéris-
sement, qui rend chaque jour mon dépla-
cement plus difficile, n'achève de renverser
l'autre. Que le cœur de l'homme est inquiet!
Quand j'éiois près de vous, je soupirois, pour y
être plus à mon aise, après le séjour de l'E-
cosse; et maintenant je donneroistoutau monde
pour vous voir encore ici gouverneur de Neu-
châtel. Mes vœux sont divers , mais leur objet
est toujours le même. Revenez à Colombier,
myloi d , cultiver votre jardin , et faire du bien à
des ingrats, même malgré eux; peut-on termi-
ner plus dignement sa carrière?Celte exhorta-
lion de ma part est intéressée, j'en conviens ;
mais si elle offensoit votre gloire, le cœur de
votre enfant ne se la pcrmettroit jamais.
J'ai beau vouloir me flatter, je vois, mylord,
qu'il faut renoncer à vivre auprès de vous; et
malheureusement je n'en perdrai pas si facile-
ment le besoin que l'espoir. La circonstance où
vous m'avez accueilli m'a fait une impression
que les jours passés avec vous ont rendue inef-
façable : il me semble que je ne puis plus être
libre que sous vos yeux , ni valoir mon prix que
dans votre estime. L'imagination du moins me
rapprocheroit , si je pouvois vous donner les
bons momens qui me restent : mais vous m'a-
vez refusé des mémoires sur voire illustre frère.
Vous avez eu peur que je ne fisse le bel esprit,
et que je ne gâtasse la sublime simplicité du
probusvixit, fortis obiit. Ah 1 mylord, fiez-vous
à mon cœur; il saura trouver un ton qui doit
plaire au vôtre pour parler de ce qui vous ap-
partient. Oui , je donnerois tout au monde
pour que vous voulussiez me fournir des maté-
riaux pour m'occuper do vous, de votre fa-
mille, pour pouvoir transmettre à la postérité
quelque témoignage de mon attachement pour
vous et de vos bontés pour moi. Si vous avez
la complaisance de m'envoyer quelques mé-
moires, soyez persuadé que votre confiance ne
sera point trompée : d'ailleurs vous serez le
juge de mon travail ; et comme je n'ai d'autre
objet que de satisfaire un besoin qui me tour-
mente, si j'y parviens, j'aurai fait ce que j'ai
voulu. Vous déciderez du reste , et rien ne sera
publié que de votre aveu. Pensez à cela , my-
lord, je vous conjure, et croyez que vous n'au-
rez pas peu fait pour le bonheur de ma vie, si
vous me mettez à portée d'en consacrer le reste
à m'occuper de vous (*).
Je suis touché de ce que vous avez écrit à
M. le conseiller Rougemont au sujet de mon
testament. Je compte, si je me remets un peu,
l'aller voir cet été à Saint-Aubin pour en con-
férer avec lui. Je me détournerai pour passer
à Colombier : j'y reverrai du moins ce jardin,
ces allées, ces bords du lac où se sont faites de
si douces promenades et où vous devriez venir
les recommencer, pour réparer du moins, dans
un climat qui vous étoit salutaire , l'altération
que celui d'Edimbourg a faite à votre santé.
Vous me promettez , mylord , de me donner
de vos nouvelles et de m'instruire de vos di-
rections itinéraires : ne l'oubliez pas, je vous
en supplie. J'ai été cruellement tourmenté de
ce long silence. Je ne craignois pas que vous
m'eussiez oublié, mais je craignois pour vous
la rigueur de Phiver. L'été je craindrai la mer,
les fatigues, les déplacemens, et de ne savoir
plus où vous écrire.
A MADAME ROGUIN, NÉE BOCGUET.
A Hotiers, le 51 mars 1764
Assurément, madame, vous serez une bonne
mère, et avec le zèle que vous me marquez
pour les devoirs attachés à ce lien , c'eût été
grand dommage que M. Roguin ne vous eût pas
mise dans l'état de les remplir. Vous vous in-
quiétez déjà de votre enfant, du temps où vous
pourrez commencer à le baigner dans l'eau
{•) Celui dont Rousseau désiroit écrire la vie étoit le frère ca-
det de mylord maréchal, Jacques Keilh. géuéral célèbre qui,
après avoir glorieusement combattu pour la Russie dans «es
guerres contre les Turcs et les Suédois, et y avoir obtenu le
bâton de maréchal, passa au service du grand Frédéric, qui fai-
soit le plus grand ca» de ses talents militairej et de ses hautes
quahtés sous tous les rapports. Il se distingua surioiil dans la
guerre de sept ans, et périt an champ dhonueur en 1758. Le
prohus vixit, forlis obiit. est la réponse que lit mylord maré-
chal lui-même à Formey, qui lui témoignoit le désir de faire lé-
logede son frère.— Il est à regretter qu'il nait pas donné «uile
à l'offre que lui fait Rousseau dans celte leltre, et sur laquelle
nous vern»ns celui ci revenir encore plusieurs fois. G. P.
480
CORRESPONDANCE.
froide, do la manière de parvenir graduelle- fait supporter les soins d'une éducation si pé-
nientà lui couvrir la tête, et il n'est pas encore i nible, et du courage qui leur fait braver les
né. C'est là , madame, une sollicitude mater-
nelle très-bien placée à certains égards; à d'au-
Ures, un peu précoce; mais très-louable eh
tous sens et qui mérite que j'y réponde de mon
mieux.
En premier lieu , il importe fort peu que l'en-
fant soit dans un panier d'osier ou dans autre
chose. Qu'il soit couché un peu mollement, un
peu de biais , et souvent au grand air. S'il est
en liberté , il ne tardera pas d'acquérir la force
nécessaire pour se donner latliiude qui lui
convient. Et d'ailleurs , il ne sera pas toujours
couché , puisqu'une aussi bonne nourrice que
vous voulez l'être, daignera bien le tenir quel-
quefois sur ses bras.
Vous désirez le baigner de très-bonne heure
dans l'eau froide. C'est très-bien fait , madame.
Mon avis est que , pour ne rien risquer, on
commence dès le jour de sa naissance. Le quart
du monde chrétien , c'est-à-dire tous les Russes
et la plupart des Grecs, baptisent les enfans
nouveau-nés, en les plongeant trois fois de suite
dans l'eau toute froide et même glacée. Faites
la même chose, madame, baptisez votre enfant
par immersion deux fois le jour, et n'ayez pas
peur des rhumes.
Vous songez de trop loin au temps de lui
couvrir la tête ; mais je n'en vois pas bien la
nécessité. Cette nécessité ne viendra sûrement
jamais, si c'est un garçon. Si c'est une fille,
vous pourrez y songer lors de sa première
communion, et cela moins pour obéir à la rai-
son qu'à saint Paul , qui veut que les femmes
aient la tête couverte dans l'église. A la bonne
heure donc, puisque saint Paul le veut comme
cela. Mais le reste du temps, qu'elle soit tou-
jours coiffée en cheveux jusqu'à l'âge de trente
ans, qu'une pareille coiffure devient indécente
et ridicule dans une femme. Comme un exem-
ple dit plus sur tout ceci que cent pages d'expli-
cation , je joins ici, madame, l'extrait d'un
mémoire où vous pourrez voir en faits les solu-
tions de vos difficultés. Quoique les Sophies et
les hmiles soient rares, comme vous dites fort
bien , il s'en élève pourtant quelques-uns en
Europe , même en Suisse, et même à votre voi-
sinage, et le succès promet déjà à leurs dignes
pères et mères le prix de la tendresse qui leur
clabauderies des sots, des gens d'église, et les
ricaneries encore plus sottes des beaux-esprits.
Si vous voulez , madame , faire par vous-
même les observations nécessaires, prenez la
peine d'aller près de Lauzanne voirM. le prince
de Wirtemberg. C'est sa fille unique qu'il élève
de la manière marquée dans le mémoire ; et s'il
vous faut là-dessus des explications plus dé-
taillées, vous pourrez consulter l'illustre M. Tis-
sot. Prenez ses avis, madame : c'est le meilleur
que je puisse vous donner. Agréez, je vous
supplie , mes salutations et mon respect.
A MYLORD MARECHAL.
. 51 mars 1764.
Sur l'acquisition , mylord , que vous avez
faite, et sur l'avis que vous m'en avez donné,
la meilleure réponse quej'aie à vous faire est de
vous transcrire ici ce que j'écris sur ce sujet à
la personne que je prie de donner cours à cette
lettre , en lui parlant des acclamations de vos
bons compatriotes.
« Tous les plaisirs ont beau être pour les mé-
» chans , en voilA pourtant un que je leur défie
» de goûter. î! n'a rien eu de plus pressé que
» de me doniter avis du changement de sa for-
» tune: vous devinez aisément pourquoi. Féli-
» citez-moi de tous mes malheurs, madame;
» ils m'ont donné pour ami mylord maréchal. »
Sur vos offres , qui regardent mademoiselle
Le Vasseur et moi , je commencerai , mylord ,
par vous dire que , loin de mettre de l'amour-
propre à me refuser à vos dons , j'en mettrai
un très-noble à les recevoir. Ainsi là-dessus
point de dispute; les preuves que vous vous
intéressez à moi , de quelque genre qu'elles
puissent être , sont plus propres à m'enorgueil-
lir qu'à m'humilier, et je ne m'y refuserai ja-
mais ; soit dit une fois pour toutes.
Mais j'ai du pain quant à présent; et, au
moyen des arrangemens que je médite , j'en
aurai pour le reste de mes jours. Que me ser-
viroit le surplus? Rien ne me manque de ce que
je désire et qu'on peut avoir avec de l'argent.
Mylord, il faut préférer ceux qui ont besoin à
ceux qui n'ont pas besoin, et je suis dans ce
ANNÉE 1764.
481
dernier cas. D'ailleurs, je n'aime point qu'on mo
parle de testamens. Je ne voudrois pas ôire, moi
le sachant, dans celui d'un indifférent : jugez si
je voudrois me savoir dans le vôtre.
Vous savez, mylord, que mademoiselle Le
Vasseur a une petite pension de mon libraire
avec laquelle elle peut vivre quand elle ne
m'aura plus. Cepcndantj'avoue que le bien que
vous voulez lui faire m'est plus précieux que s'il
mo regardoit directement, et je suis extrême-
ment (ouchéde ce moyen trouvé par votre cœur
de contenter la bienveillance dont vous m'ho-
norez. Mais s'il se pouvoit que vous lui assignas-
siez plutôt la rente de la somme que la somme
même, cela m'éviteroit l'embarras de chercher
à la placer, sorte d'affaire où je n'entends
rien.
J'espère, mylord , que vous aurez reçu ma
précédente leiire. M'accorderez-vous des mé-
moires? Pourrai-je écrire l'histoire de votre
maison ? Pourrois-je donner quelques éloges à
ces bons Écossois à qui vous êtes si cher, et qui
par là me sont chers aussi ?^
AU MÊME.
Avril 1764.
J'ai répondu très-exactement, mylord, à
chacune de vos deux lettres du 2 février et du
6 n\ars , et j'espère que vous serez content de
ma façon de penser sur les bontés dont vous
m'honorez dans la dernière. Je reçois à l'instant
celle du 26 mars, et j'y vois que vous prenez
le parti que j'ai toujours prévu que vous pren-
driez à la fin. En vous menaçant d'une descente,
le roi l'a effectuée; et, quelque redoutable
qu'il soit, il vous a encore plus sûrement con-
quis par sa lettre (*) qu'il n!auroit fait par ses
(•) Voici cette lettre, d'après la ifersion qu'en a publiée d'A-
lenibert, dans son éloge de mylord inaréclial.
< Je disputerois bien avec les habitans d'Édimbouri; l'avan-
» tage de vous posséder : si j'avois des vaisseaux, je méditerois
» une descente en Ecosse pour enlever mon cber mylord et
> pour l'emmener ici ; mais nos barques de l'Elbe sont peu
• propres à une pareille expédition. H n'y a que vous sur qui je
> pui!<se compter. J'étois ami de votre frère, je lui avois des
> obligatious; je suis le vdtre de cœur et d'àme : voilà nus
• titres; voilà les droits que j'ai sur vous. Vous vivrez ici dans
» le sein de l'amitié, de la liberté et de la philosophie : il n'y
• a que cela dans le monde, mon cher mylord; quand on a
f passé par toutes les métamorphoses des états, quand on a
» eoftté de tout, on co revient là. • G. P.
T. IV.
armos. L'asile qu'il vous presse d'acce[)ler est
le seul digne de vous. Allez, mylord, à votre
destination ; il vous convient de vivre auprès
(le Frédéric comme il m'eût convenu de vivre,
auprès de George Keith. Il n'est ni dans l'ordre
de la justice ni dans celui de la fortune que
mon bonheur soit préféré au >ôlrc. D'ailleurs
mes maux empirent et deviennent presque
insupportables : il ne me reste qu'à souffrir cl
mourir sur la terre ; et en vérité c'eût été
dommage de n'aller vous joindre que pour
cela.
Voila donc ma dernière espérance éva-
nouie...... Mylord, puisque vous voilà devenu
si riche et si ardent à verser sur moi vos dons,
il en est un que j'ai souvent désiré, et qui mal-
heureusement me devient plus désirable encore
lorsque je perds l'espoir de vous revoir. Je vous
laisse expliquer cette énigme; le cœur d'un
père est fait pour la deviner.
Il est vrai que le trajet que vous préférez vous
épargnera de la fatigue; mais si vous n'étiez
pas bien fait à la mer elle pourroit vous éprou-
ver beaucoup à votre âge, surtout s'il revenoit
du gros temps. En ce cas, le plus long trajet par
terre me paroîtroit préférable, môme au risque
d'un peu de fatigue de plus. Comme j'espère
aussi que vous attendrez pour vous embarquer
que la saison soit moins rude, vous voulez bien,
mylord , que je compte encore sur une do vos
lettres avant votre départ.
A M. A.
Uotiers-Travets. le 7 avril 4764.
L'état où j'étois , monsieur, au moment où
votre lettre me parvint, m'a empêché de vous
en accuser plus tôt la réception, et de vous re-
mercier comme je fais aujourd'hui du plaisir
que m'a fait ce témoignage de votre souvenir. .
J'en suis plus touché que surpris; et j'ai too^^
jours bien cru que l'amitié dont vous m'hono-
riez dans mes jours prospères ne se refroidiroit
ni par mes disgrâces ni par mon exil. De mon
côté, sans avoir avec vous des relations suivies,
je n'ai point cessé, monsieur, de prendre inté-
rêt aux changemens agréables que vous avez
éprouvés depuis nos anciennes liaisons. Je no
doute point que vous ne soyez aussi bon mari
i82
CORRESPONDAKCE.
et aussi digne père de famille que vous étiez
homme aimable élaiu gnrçoii, que vous no vous
appliquiez à donnera vos enfans une éducation
raisonnabie et vertueuse, et que vous ne fas-
siez le bonheur d'une femme dé mérite qui doit
faire le vôtre. Toutes ces fdées, 'fruits de l'es-
lime qui vous est due, mé rendent la vôtre plus
précieuse.
Je voudrois vous rendre compte de moi pour
répondre à l'intérêt que vous daignez y pren-
dre : mais que vous dirois-je? Je ne fus jamais
bien grand'chose ; maintenant je ne suis plus
rien ; je me regarde comme ne vivant déjà plus.
Ma pauvre machine délabrée me laissera jus-
qu'au bout, j'espère, une âme saine quant aux
seniimens et à la volonté; mais, du côté de
l'entendement et des idées, je suis aussi malade
de l'esprit que du corps. Peut-être est-ce un
avantage pour ma situation. Mes maux me
rendent mes malheurs peu sensibles. Le cœur
se tourmente moins quand le corps^ souffre, el
la nature me donne tant d'affaires que l'injus-
tice des hommes ne me touche plus. Le remède
est cruel , je l'avoue; mais enfin c'en est un
pour moi . car les plus vives douleurs me lais-
sent toujours quelque relâche, au lieu que les
grandes afflictions ne m'en laissent point. 11 est
donc bon que je souffre et'que je dépérisse pour
être moins attristé ; et j'aimerois mieux être
Scarron malade que Timon en santé. Mais si je
suis désormais peu sensible aux peines , je le
suis encore aux consolations ; et c'en sera tou-
jours une pour moi d'apprendre que vous vous
portez bien , que vous êtes heureux , et que
vous continuez de m'aimer. Je vous salue, mon-
sieur, et vous embrasse de tout mon cœur.
A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG-
t Motiers, le i 5 avril « 764 .
Ne vous plaignez pas de vos disgrâces, prince.
Comme elles sont l'ouvrage de votre courage
et de vos vertus , elles sont aussi l'instrument
de votre gloire et de votre bonheur. Vaincre
Frédéric eût été beaucoup, sans doute; mais
vaincre dans son propre cœur les préjugés et
dites la vérité, combien de batailles gagnées
vous eussent donné dans l'opinion des hommes
ce que vous donne au fond de votre cœur une
heure de jouissance des plaisirs de l'amour con-
jugal et paternel? Quand vos succès eussent
fait aux hommes quelque vrai bien, ce qui me
paroît fort douteux ; car qu'importe au peuple
qui perde ou qui gagne? vous auriez méconnu
les vrais biens pour vous-même ; et, séduit par
les acclamations publiques, vous n'eussiez plus
mis votre bonheur que dans les jugemens d'au-
irui. Vous avez appris à le trouver en vous, à
en être le maître, et à en jouir malgré la reine
et malgré les jaloux. Vous l'avez conquis,
pour ainsi dire; c'étoit la meilleure conquête à
faire.
La fumée de la gloire est enivrante dans mon
métier comme dans le vôtre. J'ignore si cette
fumée m'a porté à la tête, mais elle m'a souvent
fait mal au cœur; et il est bien difficile qu'au
milieu des triomphes un guerrier ne sente pas
quelquefois la même atteinte ; car si les lauriers
des héros sont plus brillans, la culture en est
aussi plus pénible, plus dépendante, et souvent
on la leur fait payer bien cher.
La manière de vivre isolé et sans prétention
que j'ai choisie, et qui me rend à peu près nul
sur la terre, m'a mis à portée d'observer et
comparer toutes les conditions depuis les pay-
sans jusqu'aux grands. J'ai pu facilement écar-
ter l'apparence; car j'ai été partout admis dans
le commerce et même dans la familiarité. Je me
suis, pour ainsi dire, incorporé dans tous les
états pour les bien étudier. J'ai vu leurs senti-
mens, leurs plaisirs, leurs désirs, leur manière
interne d'être ; j'ai toujours vu que ceux qui
savoient rendre leur situation non la plus écla-
tante, mais la plus indépendante, étoient les
plus près de toute la félicité permise à l'homme;
que les sentimens libres qu'ils cultivoient, tels
que l'amour, l'amitié, étoient tout autrement
délicieux que ceux qui naissent des relations
forcées que donnent l'état et le rang; que les
affections enfin qui tenoient aux personnes et
qui étoient du choix du cœur étoient infiniment
plus douces que celles qui tenoient aux choses
et que déterminoit la fortune.
Sur ce principe il m'a semblé, dès les pre-
mières lettres dont vous m'avez honoré, et
!es passions qui subjuguent les conquérans
comme 1rs autres hommes, est plus encore. El, î toutes les suivantes confirment ce jugement.
rsLh
que vous aviez fait le plus grand pas pour ar-
river au bonheur ; que, de prince et de général
se faire père, mari, véritable homme, n'étoit
point aller aux privations, mais aux jouissan-
ces; que vos présentes occupations marquoient
l'état de votre âme de la façon la moins équi-
voque; que votre respect pour le sublime
Klyiogg (*) moniroit combien vous en méritiez
vous-même; qu'enfin vous pouviez avoir des
chagrins, parce que tout homme en a; mais
que, si quelqu'un dans le monde approchoii par
sa situation et par ses sentimens du vrai bon-
heur, ce dcvoit être vous; et que, sur la disgrâce
qui vous avoit conduit à cet état simple et dési-
rable, vous pouviez dire, comme Thémistocle,
Nous périssions, si nous n'eussions péri. Voilà,
prince, ma façon de penser sur votre situation
présente et passée. Si je me trompe, ne me dé-
trompez pas.
Une femme du pays de Vaud, qui se prétend
grosse, m'a écrit pour me demander des con-
seils sur l'éducation de son enfant. Sa lettre me
paroit un persifflage perpétuel sur mes chimé-
riques idées. J'ai pris la liberté de lui citer pour
réponse votre petite Sophie et la manière dont
voua avez le courage de l'élever. J'espère n'a-
voir point commis en cela d'indiscrétion (**); si
je l'avois fait, je vous prierois de me le dire afin
que je fusse plus retenu une autre fois.
Si vous approuviez que nos lettres finissent
désormais sans formule et sanssàgnalure, il me
semble que cela seroit plus commode. Quand
les sentimens sont connus, quand l'écriture est
connue, il ne reste à prendre sur cet article que
des soins qui me semblent superflus : en at-
tendant que votre exemple m'autorise avec
vous à cet usage, agréez, monsieur le duc, je
vous supplie, les assurances de mon profond
respect.
17G4.
483
A M. LE HARécHAL DE LUXEMBOURG.
MoUers, Ie2l avril <76l.
Je suis alarmé, monsieur le maréchal, d'ap-
prendre à l'instant que vous n'êtes pas allé ce
(*) Voyez ci-après la lettre de H. Uirzel, du 41 novembre
17G*.
C')\\ parle sans doute de la lettre de madame Rogiiin. du 'l
mars. Voyez ci-devant page 480. a. e»
printemps à Montmorency. Je crains que la
suite d'une indisposition qu'on m'avoit dccrito
comme léijèrc, ci dont je vous croyois rétabli,
n'ait mis oblaclc à ce voyage. Permettez que
je vous supplie de me faire écrire un mot sur
votre état présent. Je sais qu'il faudroil tou-
jours savoir se retirer avant que d'être impor-
tun, et qu'on y est obligé , du moins quand on
sent qu'on l'est devenu. Mais, monsieur le ma
réchal, comme les sentimens que vous daignâ-
tes cultiver ne peuvent sortir de mon cœur, je
ne puis perdre non plus les inquiétudes qui en
sont inséparables. Je serai discret désormais
sur tout autre article ; mais, je ne puis me ré-
soudre à l'être, quand j»suis en peine de votre
santé.
M. DIVERNOIS
Moliers, le 2i avril <764.
Je me réjouis, monsieur, de vous savoir heu-
reusement de retour de votre voyage; et je me
réjouirois bien aussi de celui que vous avez la
bonté de me proposer, si j'étois en état de l'ac-
cepter ; mais c'est à quoi ma situation présente
ne me permet pas de penser. D'ailleurs je vous
avouerai franchement qu'il entre dans mes at-
rangemens de ne dépendre que de ma volonté
dans mes courses, de n'en faire par conséquent
qu'avec gens qui n'ont point d'affaire, et qui
n'ont une voiture ni devant ni derrière eux.
Mais si je ne puis, monsieur, avoir le plaisir do
vous suivre, j'attends du moins avec empresse-
ment celui de vous embrasser; ce seroit un bien
de plus dans ma vie d'en pouvoir jouir plus sou-
vent.
Oserois-je vous charger d'une petite com -
mission? M. Deluc l'aîné a ou la bonté de m'cn-
voyer un baril de miel de Chamouni, comme
je l'en avois prié. Je lui ai écrit là-dessus sans
recevoir de réponse. Vous m'obligeriez beau-
coup, monsieur, si vous vouliez bien solderavec
lui cette petite affaire, en y ajoutant quelques
affranchissemens de lettres que je lui dois
aussi, et je vous rembourserois ici le tout à vo-
tre passage. Je vous connois trop obligeant
pour croire avoir là-dessus d'excuse à vous
faire, llecevez les remercîmens et respects de
mademoiselle Le Vasseur, et faites, je voiis
484
CORRESPONDANCE.
supplie, agréer les miens à madame d'Ivernois.
îe vous salue, monsieur, de tout mon cœur.
A MAD\ME LATOUR.
A Motiers, le 28 avril 1764.
Tant que ma situation ne changera pas, l'au-
rai, chère Marianne, avec le chagrin de ne
pouvoir vous écrire que des lettres rares et
courtes, celui de sentir que vous imputez tou-
jours en vous-même mon malheur à ma mau-
vaise volonté ; car je sais qu'il n'est pas dans le
oœur humain de se mettre à la place des autres
dans les choses qu'onexige d'eux. Au reste,
un article de vos lettres, auquel je ne répon-
drois pas quand j'aurois le temps et la santé
qui me manquent, est celui des louanges. Le si-
lence est la seule bonne réponse que je sache
faire à cet ariicle-là.
Les pièces de mes écrits que vous avez in-^ 2,
et que vous me demandez in-S", ont, pour la
plupart été imprimées, dans ce dernier for-
mat, chez Pissot, quai de Conti, à la descente
du Pont- Neuf ; \e Discours sur l'économie poli-
tique a aussi été imprimé in-S" à Genève, chez
Duvillard. Je n'ai aucune de ces pièces déta-
chées de l'unique exemplaire que je me suis
réservé de mes écrits, et je n'ai plus aucune re-
lation avec les libraires qui les ont imprimées.
Cependant, ne vous mettez pas en quête de ces
pièces de six semaines d'ici; car j'espère, avant
ce terme, pouvoir vous les procurer toutes
d'une bonne édition, et cela sans embarras.
Voilà, chère Marianne, ce que j'ai quant à pré-
sent à vous répondre sur les éclaircissemens que
vous m'avez demandés. J'attends maintenant la
question que vous avez à me faire ; j'espère
qu'elle n'a nul Irait à mon sincère attachement
pour vous; car, quelque mécontente que vous
soyez de ma correspondance, je ne vous par-
donnerois pas de rien mettre en doute qui pût
se rapporter à cet objet-là.
quelques exemplaires du Recueil que vous ve-
nez de faire imprimer, je vous prie de vouloir
bien en faire porter un in-8° broché, chez ma-
dame de L. T., rue de Richelieu, entre la rue
Neuve-Saint-Augustin, et lesécuries de madame
la duchesse d'Orléans; et, si elle veut le payer,
de défendre à celui qui le portera de recevoir
l'argent.
A M. GUY.
A MotierSj le 6 mai 4764.
Puisque vous voulez bien que je dispose de
A mâdemoisfxle d. m.
Le 7 mai 1764.
Je ne prends pas le change , Henriette, sur
l'objet de votre lettre, non plus que sur votre
date de Paris (*). Vous recherchez moins mon
avis sur le p.nrli que vous avez à prendre que
mon approbation pour celui que vous avez pris.
Sur chacune de vos lignes je lis ces mots écrits
en gros caractères : Voyons si vous aurez le
front de condamner à ne plus penser ni lire
quelqu'un qui pense et écrit ainsi. Cette inter-
prétation n'est assurément pas un reproche, et
je ne puis que vous savoir gré de me mettre au
nombre de ceux dont les jugemens vous impor-
tent. Mais en me flattant, vous n'exigez pas, io
crois, que je vous flatte ; et vous déguiser mon
sentiment, quand il y va du bonheur de votre
vie, seroit mal répondre à l'hoQueur que vous
m'avez fait.
Commençons par écarter les délibérations
inutiles. Il ne s'agit plus de vous réduire à cou-
dre et broder. Henriette, on ne quitte pas sa
tête comme son bonnet, et l'on ne revient pas
plus à la simplicité qu'à l'enfance ; l'esprit une
fois en effervescence y reste toujours, et qui-
conque a pensé pensera toute sa vie. C'est là le
plus grand malheur de l'état de réflexion: plus
< < on sent les maux, plus on les augmente ; et
tous nos efforts pour en sortir ne font que
nous y embourber plus profondément.
Ne parlons donc pas de changer d'état, mais
du parti que vous pouvez tirer du vôtre. Cet
(') Il pensnitqnela lettre à laquelle il répondoit, quoique da-
tée de Taris, éloit réellement écrite de Neufchâtel, et il l'attri-
buuit à une dame qui alors habitoit cette ville, et qu'il savoit
être une savante et un bel esprit en titre ; et c'est dans cette
idée que sa réponse est conçue. Il reconnoit sa nipprise dans
la lettre qu'on verra ci-après à la date du 4 novembre même
aunée, adressée à la même demoiselle D. M., véritable auteur
de celle à laquelle celle-ci sert de réponse. G . P.
ANNÉE 1VG4.
48:
état est malheureux, il doit toujours l'être. Vos
maux sont grands et sans remède; vous les
sentez, vous en gémissez ; et, pyur les rendre
supportables, vous cherchez du moins un pal-
liatif. N'est-ce pas là l'objet que vous vous pro-
posez dans vos plans d'études et d'occupations?
Vos moyens peuvent être bons dans une autre
vue, mais c'est votre fin qui vous trompe, parce
que ne voyant pas la véritable source de vos
maux, vous en cherchez l'adoucissement dans la
cause qui les fit naître. Vous les cherchez dans
votre situation, tandis qu'ils sont votre ouvrage.
Combien de personnes de mérite nées dans le
bien-être, et tombées dans l'indigence, l'ont
supportée avec moins de succès et de bonheur
que vous, et toutefois n'ont pas ces réveils
tristes et cruels dont vous décrivez l'hort-eur
avec tant d'énergie? Pourquoi cela? Sans doute
elles n'auront pas, direz-vous, une âme aussi
sensible. Je n'ai vu personne en ma vie qui n'en
dît autant. Mais qu'est-ce enfin que cette sensi-
bilité si vantée? Voulez-vous le savoir, Hen-
riette? c'est en dernière analyse un amour-
propre qui se compare. J'ai mis le doigt sur le
siège du mal.
Toutes vos misères viennent et viendront de
vous être affichée. Par cette manière de cher-
cher le bonheur il est impossiblequ'on le trouve.
On n'obtient jamais dans l'opinion des autres
la place qu'on y prétend. S'ils nous l'accordent
à quelques égards, ils nous la refusent à mille
autres, et une seule exclusion tourmente plus
que ne flattent cent préférences. C'est bien pis
encore dans une femme qui, voulant se faire
homme, met d'abord tout son sexe contre elle,
et n'est jamais prise au mot par le nôtre ; en
sorte que son orgueil est souvent aussi mortifié
par les honneurs qu'on lui rend que par ceux
qu'on lui refuse. Elle n'a jamais précisément ce
qu'elle veut, parce qu'elle veut des choses con-
tradictoires, et qu'usurpant les droits d'un sexe
sans vouloir renoncer à ceux de l'autre, elle
n'en possède aucun pleinement.
Mais le grand malheur d'une femme qui s'af-
fiche est de n'attirer, ne voir que des gens qui
font comme elle, et d'écarter le mérite solide et
modeste qui ne s'affiche pofnt, et qui ne' court
point où s'assemble la foule. Personne ne juge
si mal et si faussement des hommes que les gens
à prétentions ; car ils ne les jugent que d'.-iprès
eux-mêmes et ce qui leur ressemble ; et ce n'est
certainement pas voir le genre humain par son
beau côté. Vous êtes mécontente de toutes vos
sociétés : je le crois bien ; celles où vous avez
vécu étoient les moins propres à vous rendre
heureuse; vous n'y trouviez personne en qui
vous pussiez prendre cette confiance qui sou-
lage. Comment l'auriez-vous trouvée parmi
des genâ tout occupés d'eux seuls, à qui vous
demandiez dans leur cœur la première [)lace,
et qui n'en ont pas même une seconde à don-
ner? Vous vouliez briller, vous vouliez primer,
et vous vouliez être aimée : ce sont des choses
incompatibles. Il faut opter. Il n'y a point d'a-
mitié sans égalité, et il n'y a jamais d'égalité
reconnue entre gens à prétentions. Il ne suffit
pas d'avoir besoin d'un ami pour en trouver,
il faut encore avoir de quoi fournir aux besoins
d'un autre. Parmi les provisions que vous avez
faites^ vous avez oublié celle-là.
La marche par laquelle vous avez acquis des
connoissances n'en justifie ni l'objet ni l'usage.
Vous avez voulu paroîtro philosophe; c'étoit
renoncer à l'être; et il valoit beaucoup mieux
avoir l'air d'une fille qui attend un mari, que
d'un sage qui attend de l'encens. Loin de trou-
ver le bonheur dans l'elïet des soins que vous
n'avez donnés qu'à la seule apparence, vous
n'y avez trouvé que des biens apparens et des
maux véritables. L'état de réflexion où vous
vous êtes jetée vous a fait faire incessamment
des retours douloureux sur vous-même; et
vous voulez pourtant bannir ces idées par le
même genre d'occupation qui vous les donna.
Vous voyez l'erreur de la route que vous avez
prise, et, croyai^t en changer par votre projet,
vous allez encore au même but par un détour.
Ce n'est point pour vous que vous voulez re-
venir à l'étude, c'est encore pour les autres.
Vous voulez faire des provisions de connois-
sances pour suppléer dans un autre âge à la
figure : vous voulez substituer l'empire du sa-
voir à celui des charmes.
Vous ne voulez pas devenir la complaisante
d'une autre femme, mais vous voulez avoir des
complaisans. Vous voulez avoir des anus, c'est-
à-dire une cour. Car les amis d'une femme jeune
ou vieille sont toujours ses courtisans; ils la
servent ou la quittent, et vous prenez de loin
des mesures pour les retenir, afin d'être tou-
486
CORRESPONDANCE.
jours fe centre d'une sphère, petite ou grande.
Je crois sans cela que les provisions que vous
voulez faire seroieni la chose la plus inutile
pour l'objet que vous croyez bonnement vous
proposer. Vous voudriez, dites-vous, vous
mettre en état d'entendre les autres. Avez vous
besoin d'un nouvel acquis pour cela ? Je ne sais
pas au vrai quelle opinion vous avez de votre
intelligence actuelle; mais dussiez-vous avoir
pour amis des Œdipes, j'ai peine à croire que
vous soyez fort curieuse de j;imais entendre les
gens que vous ne pouvez entendre aujourd'hui.
Pourquoi donc tant de soins pour obtenir ce
que vous avez déjà? Non, Henriette, ce n'est
pas cela ; mais, quand vous seriez une sibylle,
vous voulez prononcer des oracles : votre vrai
projet n'est pas tant d'écouter les autres que
d'avoir vous-même des audileurs. Sous pré-
texte de travailler pour l'indépendance, vous
ravaillez encore pour la domination. C'est
ainsi que, loin d'alléger le poids de l'opinion
qui vous rend malheureuse, vous voulez en
aggraver le joug. Ce n'est pas le moyen de vous
procurer des réveils plus sereins.
Vous croyez que le seul soulagement du sen-
timent pénible qui vous tourmente est de vous
éloigner de vous. Moi, tout au contraire, je
crois que c'est de vous en rapprocher.
Toute votre lettre est pleine de preuves que
jusqu'ici l'unique but de toute votre conduite a
été de vous mettre avantageusement sous les
yeux d'autrui. Comment, ayant réussi dans le
public autant que personne, et en rapportant
si peu de satisfaction intérieure, n'avez-vous pas
senti que ce n'étoit pas là le bonheur qu'il vous
falloit, et qu'il étoit temps de changer de plan ?
Le vôtre peut être bon pour la gloire, mais il
est mauvais pour la félicité. 11 ne faut point
chercher à s'éloigner de soi^ parce que cela
n'est pas possible, et que tout nous y ramène
malgré que nous en ayons. Vous convenez d'a-
voir passé des heures très-douces en m'écri-
vant et me parlant de vous. Il est étonnant que
cette expérience ne vous mette pas sur la voie,
et ne vous apprenne pas où vous devez cher-
cher sinon le bonheur, au moins la paix.
Cependant, quoique mes idées en ceci dif-
fèrent beaucoup des vôtres, nous sommes à
peu près d'accord sur ce que vous devez faire.
L'étude est désormais pour vous la lance d'A-
chille, qui doit guérir la blessure qu'elle a faite.
Mais vous ne voulez qu'anéantir la douleur, et
je voudrois ôter la cause du mal. Vous voulez
vous distraire fle vous par la philosophie: moi ,
je voudrois quelle vous détachât de tout et
vous rendît à vous-même. Soyez sûre que vous
ne serez contente des autres que quand vous
n'aurez plus besoin d'eux, et que la société ne
peut vous devenir agréable qu'en cessant de
vous être nécessaire. N'ayant jamais à vous
plaindre de ceux dont vous n'exigerez rien,
c'est vous alors qui leur serez nécessaire; et
sentant que vous vous suffisez à vous-même,
ils vous sauront gré du mérite que vous voulez
bien mettre en commun. Ils ne croiront plus
vous faire grâce ; ils la recevront toujours. Les
agrémens de la vie vous rechercheront par cela
seul que vous ne les rechercherez pas ; et c'est
alors que, contente de vous sans pouvoir être
mécontente des autres, vous aurez un sommeil
paisible et un réveil délicieux.
Il est vrai que des études faites dans des vues
si contraires ne doivent pas beaucoup se res-
sembler, et il y a bien de la différence entre la
culture qui orne Tesprit et celle qui nourrit
l'âme. Si vous aviez le courage de goûter un
projet dont l'exécution vous sera d'abord très-
pcnible, il faudroit beaucoup changervos direfc-
tions. Cela demanderoit d'y bien penser avant
de se mettre à l'ouvrage. Je suis malade, oc-
cupé, abattu, j'ai l'esprit lent; il me faut des
efforts pénibles pour sortir du petit cercle d'i-
dées qui me sont familières, et rien n'en est
plus éloigné que votre situation. 11 n'est pas juste
que je me fatigue à pure perte; car j'ai peme à
croire que vous vouliez entreprendre de refon-
dre, pour ainsi dire, toute votre constitution
morale. Vous avez trop de philosophie pour ne
()as voir avec effroi cette entreprise. Je déses-
pérerois de vous si vous vous y mettiez aisé-
ment. N'allons donc pas plus loin quant à pré--
seni ; il suffit que votre principale question est
résolue : suivez la carrière des lettres ; il ne vous
en reste plus d autre à choisir.
Ces lignes que je vous écris à la hâte, distrait
et souffrant, ne disent peut-être lien de ce qu'il
faut dire : mais les erreurs que ma précipita-
tion peut m'avoir fait faire ne sont pas irrépa-
rables. Ce qu'il falloit, avant toute chose, étoit
de vous faire sentir combien vous m'iritére?sez;
ANNEE I7G4.
481
et je crois que vous n'en douterez pas en li-
sant celte lettre. Je ne vous regardois jusqu'ici
que comme une belle penseuse qui, si elle avoit
reçu un caractère de la nature, avoit pris soin
de l'étouffer, de l'anéantir sous lextérieur,
comme un deceschefs-d'œuvrejetésenbronze,
qu'on admire par les dehors et dont le dedans
est vide. Mais si vous savez pleurer encore sur
votre étal, il n'est pas sans ressource ; tant
qu'il reste au cœur un peu d'étoffe, il ne faut
désespérer de rien.
A MADAME DE V...-N.
Hotiers, Ie13mai1764.
Quoique tout ce que vous m'écrivez, mada-
me, me soit intéressant, l'article le plus im-
portant de votre dernière lettre en mérite une
lout entière, et fera l'unique sujet de celle-ci.
Je parledes propositions qui vous ont fait hâier
votre retraite à la campagne. La réponse néga-
tive que vous y avez faite et le motif qui vous
l'a inspirée sont, comme tout ce que vous fai-
tes, marqués au coin de la sagesse et de la vertu;
mais je vous avoue, mon aimable voisine, que
les jugemens que vous portez sur la conduite
de la personne me paroissent bien sévères; et
je ne puis vous dissimuler que, sachant com-
bien sincèrement il vous étoit attaché, loin de
voir dans son éloignement un signe de tiédeur,
jyai bien plutôt vu les scrupules d'un cœur qui
croit avoir à se défier de lui-même ; et le genre
de vie qu'il choisit à sa retraite montre assez
ce qui l'y a déterminé. Si un amant quitté pour
la dévotion ne doit pas se croire oublié, l'indice;
est bien plus fort dans les hommes; et, comme
cette ressource leur est moins naturelle, il faut
qu'un besoin plus puissant les force d'y recou-
rir. Ce qui m'a confirmé dans mon seiitimeni,
c'est son empressement à revenir du moment
qu'il a cru pouvoir écouter son penchant sans
crime ; et, cette démarche, dont votre délica-
tesse me paroît offensée, est à mes yeux une
preuve de la sienne, qui doit lui mériter toute
votre estime, de quelque manière que vous en-
visagiez d'ailleurs son retour.
Ceci, madame, ne diminue absolument rien
de la solidité de vos raisons quant à vos devoirs
envers vos enfans. Le parti que vous prenez est
sans contredit le seul dont ils n'aient pas à se
plaindre et le plus digne de vous ; mais ne g&tez
pas un acte de vertu si grand et si pénible par
un dépit déguisé, et par un sentiment injuste
envers un homme aussi digne de votre estime
par sa conduite que vous-même est par la vôtre
digne de l'estime de tous les honnêtes gens.
J'oserai dire plus : votre motif, fondé sur vos
devoirs de mère, est grand et pressant, mais il
peut n'être que secondaire. Vous êtes trof) jeune
encore, vous avez un cœur trop tendre et plein
d'une inclination trop ancienne pour n'être pas
obligée à compter avec vous-même dans ce que
vous devez sur ce point à vos enfans. Pour bien
remplir ses devoirs, il ne faut point s'en impo-
ser d'insupportables: rien de ce qui est juste
et honnête n'est illégitime ; quelque chers que
vous soient vos enfans, ce que vous leur devez
sur cet article n'est point ce que vous deviez à
votre mari. Pesez donc les choses en bonne
mère, mais en personne libre. Consultez si
bien votre cœur que vous fassiez leur avantage,
mais sans vous rendre malheureuse, car vous
ne leur devez pas jusque-là. Après cela, si vous
persistez dans vos refus, je vous en respecterai
davantage; mais si vous cédez, je ne vous en
estimerai pas moins.
Je n'ai pu me refuser à mon zèle de vous ex-
poser mes sentimens sur une matière si im-
portante et dans le moment où vous êtes à
temps de délibérer. M. de*** ne nti'a écrit ni fait
écrire ; je n'ai de ses nouvelles ni directement
ni indirectement ; et quoique nos anciennes
liaisons m'aient laissé de l'attachement pour
lui, je n'ai eu nul é^ard à son intérêt dans ce
que je viens de vous dire (*). Mais moi que vous
laissâtes lire dans votre cœur, et qui en vis si
bien la tendresse et I honnêteté; moi qui quel-
quefois vis couler vos larmes^ je n'ai point ou-
(*) Pans le recueil public par Du Peyron, l'adresse de cette
lettre est ainsi indiquée: àmad. Dli f^- ....N., ce qui nous dis-
pose à croire qu'elle est adressée à madame de Verdelin, qui
étoit en effet la voisine de Kous^eau à Montmorenry, Or h s
Mémoiros lie madame de Verdclin nous ap, rennent qu'avant
son veuvage madame de Verdelm ivoit pour amant M. de Ma:-
gency, et que ce dernier, très- frivole d'ailleurs etsans caractèro
décidé, HYoit, quoique vivant dans une société de philosophes
et d'iu.Tédules^des retours fréquensvers une opinion et des
sentimens tout contraires. Si noln; cimjicture t st fondée, ce
serait donc de M. de Alargency qu'il seri)it question ddoscetie
lettre. Voyez ci-aprèsla lettre écrite de Wootton, aoùt'176 :.
"ni donne un nouvel appui a celte conjecture. G. r.
488
CORUESPONDANCE.
blié l'impression qu'elles m'ont faite, et je ne
suis pas sans crainte sur celle qu'elles ont pu
vous laisser. Mériterois-je l'amitié dont vous
m'honorez si je néf^ligeois en ce moment les
devoirs qu'elle m'impose ?
A MADEMOISELLE GALLEY ,
En loi envoyant un lacfit.
14 m<>M764.
Ce présent, ma bonne amie, vous fut destiné
du moment que j'eus le bien de vous connoîire,
et, quoi qu'en pût dire votre modestie, j'étois
sûr qu'il auroit dans peu son emploi. La ré-
compense suit de près la bonne œuvre. Vous
étiez cet hiver garde-malade, et ce printemps
Dieu vous donne un mari : vous lui serez cha-
ritable, et Dieu vous donnera des enfans; vous
les élèverez en sage mère, et ils vous rendront
heureuse un jour. D'avance vous devez l'être
par les soins d'un époux aimable et aimé, qui
saura vous rendre le bonheur qu'il attend de
vous. Tout ce qui promet un bon choix m'est
garant du vôtre ; des liens d'amitié formés dès
l'enfance, éprouvés par le temps, fondés sur
la connoissance des caractères ; l'union dis
cœurs que le mariage affermit, mais ne pro-
duit pas; l'accord des esprits où des deux parts
la bonté domine, et où la gaîié de l'un, la so-
lidité de l'autre, se tempérant mutuellement,
rendront douce et chère à tous deux 1 austère
loi qui fait succéder aux jeux de l'adolescence
des soins plus graves, mais plus touchans.
Sans parler d'autres convenances, voilà de
bonnes raisons de compter pour toute la vie
sur un bonheur commun dans l'état où vous
entrez, et que vous honorerez par votre con-
duite. Voir vérifier un augure si bien fondé
sera , chère Isabelle , une consolation très-
douce pour votre ami. Du reste, la connois-
sance que j'ai de vos principes et l'exemple de
madame votre sœur me dispensent de faire
avec vous des conditions. Si vous n'aimez pas
les enfans, vous aimerez vos devoirs. Cet amour
me répond de l'autre ; et votre mari, dont vous
fixerez les goûts sur divers articles, saura bien
changer le vôtre sur celui-là.
En prenant la plume j'étois plein de ces
idées. Les voilà pour tout compliment. Vous
attendiez peut-être une lettre faite pour être
montrée; mais auriez-vous dû me la pardon-
ner, et reconnoîtriez-vous l'amitié que vous
m'avez inspirée, dans une épître où je songe-
rois au public en parlant à vous?
A H. DE SAUTTERSHEIH.
Moticrs, le 20 mai 1764.
Mettez-vous à ma place, monsieur, et jugez-
vous. Quand, trop facile à céder à vos avances,
j'épanchois mon cœur avec vous, vous me
trompiez. Qui me répondra qu'aujourd'hui
vous ne me trompez pas encore? Inquiet de
votre long silence, je me suis fait informer de
vous à la cour de Vienne: votre nom n'y est
connu de personne. Ici votre honneur est com-
promis, et, depuis voire départ, une salope,
appuyée de certaines gens, vous a chargé d'un
enfant. Qu'êtes-vous allé faire à Paris? Qu'y
faites-vous maintenant, logé précisément dans
la rue qui a le plus mauvais renom ? Que vou-
lez-vous que je pense? J'eus toujours du pen-
chant à vous aimer: mais je dois subordonner
mes goûts à la raison, et je ne veux pas être
dupe. Je vous plains ; mais je ne puis vous ren-
dre ma confiance que je n'aie des preuves que
vous ne me trompez plus.
Vous avez ici des effets dans deux malles
dont une est à moi. Disposez de ces effets, je
vous prie, puisqu'ils vous doivent être utiles,
et qu'ils m'embarrasseroient dans le transport
des miens si je quittois Motiers. Vous me pa-
roissez être dans le besoin ; je ne suis pas non
plus trop à mon aise. Cependant, si vos besoins
sont pressans, et que les dix louis que vous
n'acceptâtes pas l'année dernière puissent y
porter quelque remède, parlez-moi clairenreni.
Si je connoissois mieux votre état, je vous pré-
viendrois; mais je voudrois vous soulager, non
vous offenser.
Vous êtes dans un âge où l'âme a déjà pris
son pli, et où les retours à la vertu sont diffi-
ciles. Cependant les malheurs sont de grandes
leçons : puissiez-vous en profiter pour rentrer
en vous-même! Il est certain que vous étiez fait
pour être un homme de mérite. Ce seroit grand
dommage que vous trompassiez votre vocation.
Quant à moi, je n'oublierai jamais l'attache-
ANNÉE 1764.
480
ment que j'eus pour vous; et ai j'achcvois de
vous en croire indigne, je m'en consolerois dif-
ficilement.
A M. DE p.
2S mai 4764.
Je sais, monsieur, que, depuis deux ans,
Paris fourmille décrits qui portent mon nom,
mais dont heureusement peu de gens sont les
dupes. Je nai ni écrit :ii vu ma prétendue let-
tre à M. J'archevôque d'Auch, et la date de
Neufchâtel prouve que Pauleur n'est pas même
instruit de ma demeure.
Je n'avois pas attendu les exhortations des
protesiaiis de F'rance pour réclamer contre les
mauvais traitemens qu'ils essuient. Ma lettre à
M. l'archevêque de Paris porte un témoignage
assez éclatant du vif intérêt que je prends à
leurs peines : il seroit difficile d ajouter à la
force des raisons que j'apporte pour engager
le gouvernement à les tolérer, et j'ai même lieu
de présumer qu'il y a fait quelque attention.
Quel gré m'en ont-ils su? On diroit que cette
lettre, qui a ramené tant de catholiques, n'a
fait qu'achever d'aliéner les protcstans ; et
combien d'entre eux ont osé m'en fnire un nou-
veau crime! comment voudriez-vous, mon-
sieur, que je prisse avec succès leur défense,
lorsque j'ai moi-même à me défendre de leurs
outrages? Opprimé, persécuté, poursuivi chez
eux de toutes parts comme un scélérat, je les
ai vus tous réunis pour achever de m'accabler;
et lorsque enfin la protection du roi a mis ma
personne à couvert, ne pouvant plus autre-
ment me nuire, ils n'ont cessé de m'injurier.
Ouvrez jusqu'à vos Mercures, et vous verrez
de quelle façon ces charitables chrétiens m'y
traitent : si je continuois à prendre leur cause,
ne me demanderoit-on pas de quoi je me mêle?
Ne jugeroit-on pas qu'apparemment je suis de
ces braves qu'on mène au combat à coups de
bâton? « Vous avez bonne grâce de venir nous
» prêcher la tolérance , me diroit-on , tandis
tt que vos gens se montrent plus intolérans que
» nous. Votre propre histoire dément vos prin-
)> cipes, et prouve que les réformés, doux peul-
» être quand ils sont foibles, sont très-violens
>> sitôt qu'ils sont les plus forts. Los uns vous
» décrètent , les autres vous bannissent , les
» autres vous reçoivent en rechignant. Cepen-
» dant vous voulez que nous les traitions sur
» des maximes de douceur qu'ils n'ont pas
» eux-mêmes I Non, puisqu'ils persécutent, ils
» doivent être persécutés; c'est la loi de l'é-
» quité qui veut qu'on fasse à chacun comme il
» fait aux autres. Croyez-nous, ne vous n^êlez
» plus de leurs affaires, car ce ne sont point
» les vôtres. Ils ont grand soin de le déclarer
» tous les jours en vous reniant pour leur frère,
» en protestant que votre religion n'est pas la
» leur. »
Si vous voyez, monsieur, ce que j'aurois do
solide à répondre à ce discours , ayez la bonté
de me le dire; quant à moi je ne le vois pas.
Et puis que sais-je encore? peut-être, en
voulant les défendre, avancerois-je par mé-
garde quelque hérésie, pour laquelle on me
feroit saintement briiler. Enfin, je suis abattu,
découragé, souffrant, et l'on me donne tant
d'affaires à moi-même , que je n'ai plus le
temps de me mêler de celles d'autrui.
Recevez mes salutations, monsieur, je vous
supplie, et les assurances de mon respect.
A M. PANCKOUCEE.
Motiers-Travers, le 23 mai 4764.
Je lirai avec grand plaisir lesécritsdeM. Beau-
rieu, et sur votre exhortation, j'ai déjà com-
mencé par Y Elève de la nature. On ne peut p;!S
en effet penser avec plus d'esprit, ni dire plus
agréablement. Je lui conseille toutefois de s'at-
tacher toujours plus aux sujets qu'on peut trai-
ter en descriptions et en images qu'à ceux de
discussion et d'analyse, et qu'en général aux
matières de raisonnement. Un traité d'Agricul-
ture sera tout-à-fait de son genre; et s'il choi-
sit bien ses matériaux, il peut à un livre très-
utile donner tout l'agrément des Géorgiques (*) .
(*) Malgré celte opinion de Rousseau sur le penre pn>pre i
Beaurieu, cet auteur, à qui des manières originales et un exté-
rieur singulier, plus que son talent réel, ont donné quelque
réputation pendant sa vie, a écrit sur beaucoup de sujets, mais
ne s'est point occupé d'agriculture. De tous se» ouvrages, /'£-
lève de la nature, qui pendant cpielque temps fut aUrilmé à
Rousseau, et qui dut peut-être à celte opinion tout son succès,
est le seul dont on a conservé le souvenir. Beaurieu est mort
à 1 liA^iital en 1793, Agé de C7 an». G. P.
^90
CORRESPONDANCE.
Je me fais bien du scrupule de toucher aux
ouvrages de Richardson, surtout pour les abré-
ger; car je n'aimerois guère être abrégé moi-
même , bien que je seule le besoin qu'en au-
roient plusieurs de mes écrits; ceux de Ri-
chardson en ont besoin incontestablement. Ses
entretiens de cercle sont surtout insupporta-
bles ; car, comme il n'avoit pas vu le grand
monde, il en ignoroit entièrement le ton; j'ose-
rois tenter de faire ce que vous me proposez ;
mais n'exigez pas que je fasse vite ; car, malade
et paresseux , occupé d'ailleurs à préparer
l'édition générale par laquelle je me propose
d'achever ma carrière littéraire, je n'aurai de
long-temps, si je vis, que très-peu de temps à
donner à une compilation : d'ailleurs, n'en-
tendant pas l'anglois, il me faudroit toutes les
traductions qui ont été faites, pour les compa-
rer et choisir; et tout cela est embarrassant
pour vous, pour moi, ou plutôt pour tous les
deux. Si j'achève jamais ma grande édition,
et que je lui survive, alors seulement je pour-
rai m'occuper uniquement de ces choses-là, et
je me ferai un plaisir d'entrer dans vos vues
autant que ma situation, ma sanlé et mon es-
prit indolent me le permettront.
J'oubliois de vous dire que le recueil que
vous avez vu ne s'est point fait sous mes yeux.
C'est M. l'abbé de La Porte qui l'a fait (*) ; je
n'ai su les pièces qu'il contenoit qu'à la récep-
tion des exemplaires qui m'ont été envoyés.
J'en ai pourtant fourni quelques-unes, mais
non pas votre Prédiction (**), que je n'ai même
jamais communiquée à personne, non que je
ne nj'en fasse honneur, mais parce que je n'en
aurois pas disposé sans votre permission.
Je vous suis obligé de faire assez de cas de
jnes écrits pour leur donner dans votre cabinet
une place de prédilection. Je serai fort aise
qu'ils vous fassent quelquefois souvenir de leur
auteur, qui vous aime depuis long-temps, et
qui désire être toujours aimé de vous.
(*) Voyez ci-devant la lettre à l'abbé de La Porte du 4 avril
• 763. G. P.
('*) C'est le titre d'un petit écrit apologétique publié par
Panckouke, et que l'abbé de La Porte a fait réimprimer à la
suite de l'édition qu'il a donnée de la Kouvtlle He'loïse, en
«764. G. P.
A H. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Motiers, le 28 mai 1764.
Je reçois avec reconnoissance le livre que
vous avez eu la bonté de m'envoyer ; et lorsque
je relirai cet ouvrage, ce qui, j'espère, m'arri-
vera quelquefois encore, ce sera toujours dans
l'exemplaire que je tiens de vous. Ces entretiens
ne sont point de Phocion, ils sont de l'abbé de
Mably, frère de l'abbé de Condiliac, célèbre
par d'excellens livres de métaphysique , et
connu lui-même par divers ouvrages de poli-
tique, très-bons aussi dans leur genre. Cepen-
dant on retrouve quelquefois dans ceux-ci de
ces principes de la politique moderne, qu'il se-
roit à désirer que tous les hommes de votre rang
blâmassent ainsi que vous. Aussi , quoique
l'abbé de Mably soit un honnête homme rempli
de vues très-saines, j'ai pourtant été surpris de
le voir s'élever, dans ce dernier ouvrage, à
une morale si pure et si sublime. C'est pour
cela sans doute que ces entretiens, d'ailleurs
très-bien faits, n'ont eu qu'un succès médiocre
en France ; mais ils en ont eu un très-grand en
Suisse , où je vois avec plaisir qu'ils ont été
réimprimés.
J'ai le cœur plein de vos deux dernières let-
tres ; je n'en reçois pas une qui n'augmente mon
respect et, si j'ose le dire, mon attachement
pourvous. L'homme vertueux, le grand homme
élevé par les disgrâces, me fait tout-à-fait ou-
blier le prince et le frère d'un souverain ; et, vu
l'antipathie pour cet état qui m'est naturelle,
ce n'est pas peu de m'avoir amené la. Nous
pourrions bien cependant n'être pas toujours
de même avis en toute chose ; et, par exemple,
je ne suis pas trop convaincu qu'il suffise pour
être heureux de bien remplir les devoirs de son
emploi. Sûrement Turenne, en brûlant le Pa-
latinat par l'ordre de son prince, ne jouissoit pas
du vrai bonheur; et je ne crois pus que les
fermiers-fj'énéraux les plus appliqués autour de
leurs tapis verts en jouissent davantage : mais
si ce sentiment est une erreur, elle est plus
belle en vous que la vérité même ; elle est digne
de qui sut se choisir un état dont tous les devoirs
sont des vertus.
Le cœur me bat à chaque ordinaire dans l'at-
tente du moment désiré qui doit tripler votre
être. Tendres époux, que vous êtes heureux!
AMNÉE 1764.
491
Que vous alle^ le devenir encore, en voyant
multiplier des devoirs si charmans à remplir 1
Dans Indisposition dame où je vous vois tous les
deux, non, je n'imafline aucun bonheur pareil
au vôtre. Hélas! quoi qu'on en puisse dire, la
vertu seule ne le donne pas, mais elle seule
nous le fait connoître, et nous apprend à le
goûter.
A M. ***(').
Motiers, le 28 mai n64.
C'est rendre un vrai service à un solitaire
éloigné de tout, que de l'avertir de ce qui se
passe par rapport à lui. Voilà, monsieur, ce
que vous avez très-obligeamnicnt fait en m'en-
voyant un exemplaire de ma prétendue lettre à
M. l'archevêque d'Auch.
Cette lettre, comme vous l'avez deviné, n'est
pas plus de moi que tous ces écrits pseudony-
mes qui courent Paris sous mon nom. Je n'ai
point vu le mandement auquel elle répond, je
n'en ai même jamais ouï parler, et il y a huit
jours que j'ignorois qu'il y eût un iM. duTillel
au monde. J'ai peine à croire que l'auteur de
cette lettre ait voulu persuader sérieusement
qu'elle étoit de moi. N'ai-je pas assez des
affaires qu'on me suscite sans m'aller mêler de
celles d'autrui? Depuis quand m'a-l-on vu de-
venir honime de parti? Quel nouvel intérêt
m'auroit fait changer si brusquement de maxi-
mes? Les jésuites sont-ils en meilleur état que
quand je refusois d'écrire contre eux dans
leurs disgrâces? Quelqu'un me connoît-il assez
lâche, assez vil pour insulter aux malheureux?
Eh! si j'oubliois les égards qui leur sont dus,
de qui pourroient-ils en attendre? Que m'im-
porte enfin le sort des jésuites, quel qu'il puisse
être? Leurs ennemis se sont-ils montrés pour
moi plus tolérans qu'eux? La triste vérité
délaissée est-elle plus chère aux uns qu'aux au-
tres? et, soit qu'ils triomphent ou qu'ils suc-
combent, en serai-je moins persécuté? D'ail-
leurs, pour peu qu'on lise attentivement cette
lettre, qui ne sentira pas comme vous que je
n'en suis point l'auteur? Les maladresses y sont
entassées : elle est datée de Neuchûtel, où je
(') Voltaire écrivant à Damilaville au sujet de cette lettre lui
<li mande s'il est vrai que c'est h Duclos qu'elle étuil adressée.
n'ai pas mis le pied ; on y emploie la formule
du très-humble serviteur, dont je n'use avec per-
sonne ; on m'y fait prendre le titre de citoyen
de Genève auquel j'ai renoncé : tout en com-
mençant on s'échauffe pour M. de Voltaire, le
plus ardent, le plus adroit de mes persécuteurs,
et qui se passe bien, je crois, d'un défenseur
tel que moi : on affecte quelques imitations de
mes phrases, et ces imitations se démentent
l'instant après : le style de la lettre peut être
meilleur que le mien, mais enfin ce n'est pas le
mien ; on m'y prête des expressions basses; on
m'y fait dire des grossièretés qu'on ne trouvera
certainement dans aucun de mes écrits ; on m'y
fait dire vous à Dieu ; usage que je ne blâme
pas, mais qui n'est pas le nôtre. Pour me sup-
poser l'auteur de cette lettre, il faut supposer
aussi que j'ai voulu me déguiser. Il n'y falloit
donc pas mettre mon nom ; et alors on auroit
pu persuader aux sots qu'elle étoit de moi.
Telles sont, monsieur, les armes dignes de
mesadversairesdontilsachèventdem'accabler.
Non contens de m'outrager dans mes ouvrages,
ils prennent le parti plus cruel encore de m'at-
tribuer les leurs. A la vérité le public jusqu'ici
n'a pas pris le change, et il faudroit qu'il fiît
bien aveuglé pour le prendre aujourd'hui. La
justice que j'en attends sur ce point est une
consolation bien foible pourtant de maux. Vous
savez la nouvelle affliction qui m'accable : la
perte de M. de Luxembourg met le comble à
toutes les autres; je la sentirai jusqu'au tom-
beau. Il fut mon consolateur durant sa vie, il
sera mon protecteur après sa mort : sa chère
et honorable mémoire défendra la mienne des
insultes de mes ennemis; et quand ils voudront
la souiller par leurs calomnies, on leur dira:
Comment cela pourroit-il être? le plus honnête
homme de France fut son ami.
Je vous remercie et vous salue, monsieur, do
tout mon cœur.
A M. DELEYRIi.
Moliers, 3 juin 1704.
J'avois reçu toutes vos lettres, cher Deleyre,
et j'ai aussi reçu celle que m'a fait passer en
dernier lieu M. Sabaitier. Je ne crois pas vous
avoir proposé d'établir entre nous une cor-
492
CORRESPONDANCE.
respondance suivie ; non qu'elle ne me soit
agréable, mais parce que ma paresse natu-
relle, mon état languissant, les lettres dont je
suis accablé, les survenans dont ma maison
ne désemplit point, m'empêcheroient de la
suivre régulièrement. Mais, comme je vous
ainje et que je désire que vous m'aimiez, je re-
cevrai toujours avec plaisir les détails que vous
voudrez me faire de la situation de votre âme
et de vos affaires, dos marques de votre con-
fiance et de votre amitié. Je me ménagerai aussi
par intervalles le plaisir de vous écrire, et
quand j'aurai le temps d'épancher mon cœur
avec vous, ce sera un soulagement pour moi.
Voilà ce que je puis vous promettre ; mais je ne
vous promets point dans mes réponses une
exactitude que je n'y sus jamais mettre. On n'a
que trop de devoirs à remplir dans la vie sans
s'en imposer encore de nouveaux.
Vos deux dernières lettres me fourniroient
ample matière à disserter, tant sur vos disposi-
tions actuelles que sur votre manière d'envisa-
ger l'histoire grecque et romaine : comme si,
commençant cette étude, vous y eussiez cher-
ché d'autres êtres que des hommes, et que ce ne
fût pas bien assez d'y en trouver de meilleurs
dans leurs étoffes que ne sont nos contempo-
rains. Mais, mon cher, l'accablement où me
jettent les maux du corps et de l'âme, et tout
récemment la perte de M. de Luxembourg, qui
m'a porté le dernier coup, m'ôtent la force de
penser et d'écrire. Vous le savez, j'avois pour
amis tout ce qu'il y avoit d'illustre parmi les
gens de lettres; je les ai tous perdus pleins de
vie; aucun, pas même Duclos, ne m'est resté
dans mes disgrâces (*). J'en fais un parmi les
grands : c'est celui qui se trouve à l'épreuve ;
et la mort vient me l'ôter. Quel renversement
d'idées ! sur quels nouveaux principes faut-il
donc remonter ma raison? Je suis trop vieux
pour supporter un tel bouleversement; je suis
trop sensible pour philosopher uniquement sur
(*) Ces mots pas même Dvclos, ont d'autant plus lieu d'é-
tonner en cette occasion, qu'on voit ci-après, sous la date du
2 décembre <764, et du <5 janvier 1763, deux lettres i ce même
Duclos, où les sentiments de confiance et d'amitié que Roasseau
lui a si constamment et si vivement témoignés, ne paroissent
pas avoir subi la moindre altération. Ces deux lettres, les der-
nières que Duclos paroisse avoir reçues, semblent même, com-
parées aux précédentes, respirer une affection encore plus
tendre. O. P.
mes perles. Ma tête n'y est plus ; je ne sens plus
que mes douleurs, je ne vois plus qu'un chaos.
Cher Deleyre, j'ai trop vécu.
Avant de finir, reparlons de la manière do
lier notre correspondance, au moins telle que
je puis l'entretenir. Puisque vous avez reçu 1 1
lettre que je vous ai écrite directement, et que
j'ai reçu la vôtre, nous ne sommes point fondés
par notre expérience à nous défier des postos
d'Italie (*). La médiation de M. Sabattier, plus
embarrassante, ne fait qu'augmenter la peine
et la dépense, puisqu'il faut multiplier les en-
veloppes, lui écrire à lui-même, affranchir
pour Turin comme pour Parme, payer des
ports plus forts encore. En tout ma peine me
coûte plus que mon argent. Ainsi je suis d'avis
que nous revenions au plus simple, en nous
écrivant directement. Si l'on ouvre nos lettres,
que nous importe? Nous ne tramons pas de
conspirations. Si nous trouvons qu'elles se per-
dent, il sera temps alors de prendre d'autres
mesures. Quant à présent, contentons-nous de
les numéroter, comme je fais celle-ci; ce sera
le moyen de reconnoître si on en a intercepté
quelqu'une. Je ne croyois vous écrire qu'un
mot, et me voilà à la troisième page. La consé-
quence est facile à tirer. Mon respect, je vous
prie, à madame Deleyre, et mes salutations à
M. l'abbé de Condillac. Je vous embrasse de
tout mon cœur.
A MADAME LA MARÉCIIALE DE LUXEMBOURG.
Motiers, le 3 juin 1764.
C'est en vain que je lutte contre moi-même
pour vous épargner les importuniiés d'un mal-
heureux ; la douleur qui me déchire ne connoît
plus de discrétion. Ce n'est pas à vous que je
m'adresserois, madame la maréchale, si je con-
noissois quelqu'un qui eût été plus cher au digne
ami que j'ai perdu. Mais avec qui puis-je mieux
déplorer cette perte qu'avec la personne du
monde qui la sent le plus? et comment ceux
qu'il aima peuvent-ils rester divisés? Leurs
cœurs ne devroient-ils pas se réunir pour le
pleurer? Si le vôtre ne vous dit plus rien pour
(*) Deleyre étolt i celte époque bibliothécaire de linfaut duc
de l'arme, dont l'abbé de Condillac étoit précepteur, G. I'.
ANNÉE 1764.
493
moi, prenez du moins quelque intérêt à mes
misères par celui que vous savez qu'il y pre-
noit.
Biais c'est trop me flatter, sans doute : il avoit
cessé d'y en prendre, à voire exemple il m'avoit
oublié. Uéias 1 qu'ai-je fait? Quel est mon
crime, si ce n'est de vousavoir tropaimésl un et
l'autre, cl de m'être apprêté ainsi les regrets
dont je suis consumé ? Jusqu'au dernier instant
vous avez joui de sa plus tendre affection ; la
mort seule a pu vous l'ôter : mais moi, je vous
ai perdus tous deux pleins de vie; je suis plus
à plaindre que vous.
A LA MÊME.
Hotiera, le 17 juin 1764.
Que mon état est affreux 1 et que votre lettre
m'a soulagé! Oui, madame la maréchale, la
certitude d'avoir été aimé de M. le maréchal,
sans me consoler de sa perte, en adoucit l'a-
mertume, et fait succéder à mon désespoir dos
larmes précieuses et douces dont je ne cesserai
d honorer sa mémoire tous les jours de ma vio.
J'ose dire qu'il me la devoit cette amitié sincère
que vous m'assurez qu'il eut toujours pour moi;
car mon cœur n'eut jamais d'attachement plus
vrai, plus vif, plus tendre, que celui qu'il m'a-
voit inspiré. C'est encore un de mes regrets que
les tristes bienséances m'aient souvent empêché
de lui faire connoître jusqu'à quel point il m'é-
toit cher. J'en puis dire autant à votre égard,
madame la maréchale, et j'en ai pour preuve
bien cruelle les déchiremens que j'ai sentis dans
la persuasion d'être oublié de vous. Mon des-
sein n'est point d'entrer en explication sur
le passé. Vous dites m'avoir écrit la dernière :
nous sommes là-dessus bien loin de compte;
mais vos bontés me sont si précieuses, que,
pourvu qu'elles me soient rendues, je mecharge-
rai volontiers d'un tort que mon cœur n'eut ja-
mais, et qu'il saura bien vous faire oublier. Je
consens que vous ne m'accordiez rien qu'à titre
de grâce. Mais, si je n'ai point mérité votre ami-
tié, songez,je vous supplie, que, de votre propre
aveu, M. le maréchal m'accordoit la sienne.
C'est en son nom, c'est au nom de sa mémoire
qui nous est si chère à tousdeux,quc je réclame
de votre part les sentimens qu'il eut pour moi.
et que, de mon côté, je voue à la personne qu'il
aima le plus tous ceux que j'avois pour lui. Il est
impossible de dire davantage. Je ne demande
ni do fréquentes lettres, ni des réponses exac-
tes; mais quand vous sentirez que je dois être
inquiet ( et, quand on aime les gens, cela se de-
vine), faites-moi dire un mot par M. de la Ro-
che, et je suis content.
A M. DE SAUTTERSBEIM.
HoUen. le 21 juin 1764.
Je suis honteux d'avoir tardé si long-temps,
monsieur, à vous répondre. Je sais mieux que
personne quels privilèges d'attention méritent
les infortunés; mais, à ce même titre, je mé-
rite aussi quelque indulgence, et je ne difTérois
que pour pouvoir vous dire quelque chose de
positif sur les dix louis dont vous craignez de
vous prévaloir, de peur de n'être pas en état
de me les rendre. Mais soyez bien tranquille
sur cet article, puisque ma plus constante maxi-
me, quand je prête (ce qui, vu ma situation,
m'arrive rarement), est de ne compter jamais
s«r la restitution, et même de ne la pas exiger.
Ce qui retarde à cet égard l'exécution de ma
promesse est un événement malheureux qui ne
mejaisse pas disposer dans le moment d'un ar-
gent qui m'appartient. Sitôt que je le pourrai,
je n'oublierai pas qu'une chose offerte est une
chose due, quand il n'y a que l'impuissance de
rendre qui empêche d'accepter.
J'ai du penchant à croire que pour le présent
vous me parlez sincèrement; mais à moins d'en
être sur, je ne puis continuer avec vous une
correspondance qui, aux termes où nous avons
été, ne pourroit qu'être désagréable à tout
deux sans nue confinnce réciproqiie. Malheu-
reusement ma sanlé est si mauvaise, mon état
est si triste, et fai tant d'embarras plus pres-
sans, que je ne puis vaquor maintenant aux re-
cherches nécessaires pour vérifier votre his-
toire et votre conduite, ni demeurer avec vous
en liaisonsque cette vérification ne soit faite; ce
qui emporte de votre côté la nécessité de dispo-
ser de ce que vous avez laissé chez moi, et que
je souhaite de ne pas garder plus long-temps.
Je voudrois donc, monsieur, vous faire acheter
une autre malle à la place de la mienne, dont
494
CORRESPONDANCK.
j'ai besoin, et que vous trouvassiez un autre dé-
positaire qui se chargeât de vos effets, ou que
vous me marquassiez par quelle voie je dois
vous les envoyer.
Mon dessein n'est pas d'entrer en discussion
sur les explications de votre dernière lettre.
Vous demandez, par exemple, si la servante de
la maison de ville a des preuves que i'enfant
qu'elle vous donne estde vous : ordinairement
on ne prend pas des témoins dans ces sortes
d'affaires. Mais elle a fait ses déclarations juri-
diques, et prêté serment au moment de l'accou-
chement, selon la forme prescrite en ce pays
par la loi; et cela fait foi, en justice et dans le
public, par défaut d'opposition de votre part.
Quelles qu'aient été vos mœurs jusqu'ici,
vous êtes à portée encore de rentrer en vous-
même; et l'adversité, qui achève de perdre
ceux qui ont un penchant décidé au mal, peut,
si vous en faites un bon usage, vous ramener
au bien, pour lequel il m'a toujours paru que
vous étiez né. L'épreuve est rude et pénible ;
mais quand le mal est grand le remède y doit
être proportionné. Adieu, monsieur Je com-
prends que votre situation demanderoit dénia
part autre chose que des discours, mais la
mienne me tient enchaîné pour le présent. Pre-
nez, s'il est possible, un peu de patience, et
soyez persuadé qu'au moment que je pourrai
disposer de la bagatelle en question, vous aurez
de mes nouvelles. Je vous salue, monsieur, de
tout mon cœur.
A M. DK CHAHFORT.
Le 28 juin <764.
J'ai toujours désiré, monsieur, d'être oublié
de la tourbe insolente et vile qui ne songe aux
infortunés que pour insulter à leur misère; mais
l'estime des hommes de mérite est un précieux
dédommagement de ses outrages, et je ne puis
qu'être flatté de l'honneur que vous m'avez fait
en m'envoyant votre pièce (*). Quoique accueil-
lie du public, elle doit l'être des connoisseurs
et des gens sensibles aux vrais charmes de la
nature. L'effet le plus sur de mes maximes, qui
(•) La jeune Indienne, comédie en un acte, en vers, repré-
sonlée en 17C4. G. P.
est de m'attirer la haine des méchans et l'af-
fection des gens de bien, et qui se marque
autant par mes malheurs que par mes succès,
m'apprend, par l'approbation dont vous hono-
rez mes écrits, ce qu'on doit attendre des vô-
tres, et me fait désirer, pour l'utilité publique,
qu'ils tiennent tout ce que promet votre début.
Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.
A M. DIVERNOIS.
Muliers, le 6 juillet 1764.
J'apprends, monsieur, avec grand plaisir
votre heureuse arrivée à Genève, et je vous re-
mercie de l'inquiétude que vous donne ma scia-
tique naissante. Des personnes à qui je suis at-
taché, et qui me marquent qu'elles me viennent
voir, m'ôtent la liberté de partir pour Aix. Je
vous prie de ne pas envoyer la flanelle, doi)t
je vous remercie, et dont il me seroit impos-
sible de faire un usage assez suivi pour m'en
ressentir. Les soins qui gênent et qui durent
m'importunent plus que les maux, et en toute
chose j'aime mieux souffrir qu'agir.
La réponse du Conseil aux dernières repré-
sentations ne m'étonne point; mais ce qui m'é-
tonne, c'est la persévérance des citoyens et
bourgeois à faire des représentations.
La brochure que vous m'avez envoyée me
paroît d'un homme qui a trop d'étoffe dans la
têle pour n'en avoir pas un peu dans le cœur.
Si jamais il prend part à quelque affaire, il fera
poids dans le parti qu'il embrassera.
Celui à qui je me suis adressé pour les airs
de mandoline m'a marqué qu'il les feroit gra-
ver. Ainsi , il ne me reste qu'à vous remercier
pour cela de la peine que vous avez bien voulu
prendre.
Mademoiselle Le Vasseur vous remercie de
l'honneur de voire souvenir, et vous assure de
son respect. Je vous prie d'assurer du mien
madame d'Ivernois. J'embrasse M. Deluc, et
vous salue, monsieur de tout mon cœur.
Je reçois à l'instant la flanelle, et vous en re-
mercie, en attendant le plaisir de vous voir.
ANNÉE 1764.
49S
A M. H. D. P. n
Mollets, le 15 juiUet 1764.
Si mes raisons, monsieur, contre la propo-
sition qui m'a été faite par le canal de M. P***
vousparoissentmauvaises.cellesqucvousm'ob-
jectez ne me semblent pas meilleures; et dans
ce qui regarde ma conduite , je crois pouvoir
rester juge des motifs qui doivent me déter-
miner.
Il ne s'agit pas, je le sais , de ce que tel ou
tel peut mériter par la loi du talion , mais il
s'agit de l'objection par laquelle les catholiques
me' fermeroient la bouche en m'accusant de
combattre ma propre religion . Vous écrivez con-
tre les persécuteurs , me diroient-ils , et vous
vous dites protestant 1 Vous avez donc tort ; car
les protestans sont tout aussi persécuteurs que
nous , et c'est pour cela que nous ne devons
point les tolérer, bien sûrs que, s'ils devenoicnt
les plus forts, ils ne nous toléreroient pas nous-
mêmes. Vous nous trompez , ajouteroient-ils,
ou vous vous trompez en vous mettant en con-
tradiction avec les vôtres, et nous prêchant
d'autres maximes que les leurs. Ainsi, l'ordre
veut qu'avant d'attaquer les catholique je com-
mence par attaquer les protestans , et par leur
montrer qu'ils ne savent par leur propre reli-
gion. Est-ce là , monsieur, ce que vous m'or-
donnez de faire? Cette entreprise préliminaire
rejetieroit l'autre encore loin ; et il me paroît
que la grandeur de la tâche ne vous effraie
guère, quand il n'est question que de l'imposer.
Que si les argumens ad hominem qu'on m'ob-
jecteroit vous paroissent peu embarrassans, ils
me le paroissent beaucoup à moi ; et, dans ce
cas, c'est à celui qui sait les résoudre d'en pren-
dre le soin.
Il y a encore , ce me semble, quelque chose
de dur et d'injuste de compter pour rien tout
ce que j'ai fait, et de regarder ce qu'on me pres-
crit comme un nouveau travail à faire. Quand
on a bien établi une vérité par cent preuves in-
vincibles, ce n'est pas un si grand crime, à mon
avis, de ne pas courir après la cent et unième,
surtout si elle n'existe pas. J'aime à dire des
choses utiles, mais je n'aime pas à les répéter;
et ceux qui veulent absolument des redites
(*) cette lettre parolt faire suite à celle du 23 mal précédent.
Voyei page 489.
n'ont qu'à prendre plusieurs exemplaire» du
môme écrit. Les protestans de France jouissent
maintenant d'un repos auquel je puis avoir con-
tribué, non par de vaines déclamations comme
tant d'autres, mais par de fortes raisons poli-
tiques bien exposées. Cependant voilà qu'ils me
pressent d'écrire en leur faveur : c'est faire
trop de cas de ce que je puis faire, ou trop peu
de ce que j'ai fait. Ils avouent qu'ils sont tran-
quilles; mais ils veulent être mieux que bien,
et c'est après que je les ai servis de toutes mes
forces qu'ils me reprochent de ne les pas servir
au-delà de mes forces.
Ce reproche, monsieur, me paroît peu re-
connoissant de leur part, et peu raisonné de
la vôtre. Quand un homme revient d'un long
combat, hors d'haleine et couvert de blessures,
est-il temps de l'exhorter gravement à prendre
les armes, tandis qu'on se tient soi-même en
repos? Eh ! messieurs, chacun son tour, je vous
prie. Si vous êtes si curieux dos coups, allez en
chercher votre part : quant à moi, j'en ai bien
la mienne ; il est temps de songer à la retraite t
mes cheveux gris m'avertissent que je ne suis
plus qu'un vétéran, mes maux et mes malheurs
me prescrivent le repos, et je ne sors point de
la lice sans y avoir payé de ma personne. Sat
patriœ Priamoque dalum. Prenez mon rang,
jeunes gens, je vous le cède ; gardez-le seule-
ment comme j'ai fait, et après cela ne vous tour-
mentez pas plus des exhortations indiscrètes et
des reproches déplacés , que je ne m'en tour-
menterai désormais.
Ainsi, monsieur, je confirme à loisir ce que
vous m'accusez d'avoir écrit à la hâte, et que
vous jugez n'être pas digne de moi ; jugement
auquel j'éviterai de répondre, faute de l'enten-
dre suffisamment.
Recevez, monsieur, je vous supplie, les assu-
rances de tout mon respect.
A MADAME DE CRÉQU'.
Motiers-Travers, le 21 juillet 4764.
Vous ne m'auriez pas prévenu , madame, si
ma situation m'eût permis de vous faire souve-
nir de moi ; mais si dans la prospérité l'on doit
aller au-devant de ses amis , dans l'adversité ii
400
CORRESPONDANCE.
n'est permis que d'attendre. Mes malheurs,
l'absence et la mort , qui ne cessent de m'en
ôtcr, me rendent plus précieux ceux qui me
restent. Je n'avois pas besoin d'un si triste mo-
tif pour faire valoir votre lettre; mais j'avoue,
madame, que la circonstance où elle m'est ve-
nue ajoute encore au plaisir qu'en tout autre
temps j'aurois eu de la recevoir. Je reconnois
avec joie toutes vos anciennes bontés pour moi
dans les vœux que vous daignez faire pour ma
conversion. Mais, quoique je sois trop bon
chrétien pour êtrejamaiscalholique,je ne m'en
crois pas moins de la même religion que vous :
car la bonne religion consiste beaucoup moins
dans ce qu'on croit que dans ce qu'on fait.
Ainsi, madame, restons comme nous sommes;
et, quoi que vous en puissiez dire, nous nous re-
verrons bien plus purement dans l'autre monde
que dans celui-ci. C'eût été un très-grand hon-
neur pour votre gouvernement que J. J. Rous-
seau y vécût et mourût tranquille ; mais l'esprit
étroit de vos petits parlementaires ne leur a pas
permis de voir jusque-là, et, quand ils l'auroient
vu, riniérêt particulier ne leur eût pas permis
de chercher la gloire nationale au préjudice de
leur vengeance jésuitique et des petits moyens
qui tenoient à ce projet. Je connois trop leur
portée pour les exposer à faire une seconde sot-
tise; la première a suffi pour me rendre sage.
L'air de ce lieu-ci me tuera , je le sais : mais
n'importe, j'aime mieux mourir sous l'autorité
des lois que de vivre éternel jouet des petites
passions des hommes. Madame , Paris ne me
reverra jamais; voilà sur quoi vous pouvez
compter. Je suis bien fâché que cette certitude
m'ôte l'espoir de vous revoir jamais qu'en es-
prit; car je crois qu'avec toute votre dévotion
vous ne pensez pas qu'on se revoie autrement
dans l'autre vie. Recevez, madame, mes salu-
tations et mon respect, et soyez bien persua-
dée, je vous supplie, que, mort ou vif, je ne
vous oublierai jamais.
A H. S^GUiER DE SAINT-BniSSON (*).
Motiers, le 22 juillet 1764.
Je crains, monsieur, que vous n'alliez un
peu vite en besogne dans vos projets; il fau-
(*) Voyez les Confessions, livre XII, tome 1". oa-es 324-52».
droit, quand rien no vous presse, proportion-
ner la maturité des délibérations à l'importance
des résolutions. Pourquoi quitter si brusque-
ment l'état que vous aviez embrassé, tandis que
vous pouviez à loisir vous arranger pour en
prendre un autre, si tant est qu'on puisse ap-
peler un état le genre de vie que vous vous êtes
choisi, et dont vous serez peut-être aussitôt re-
buté que du premier? Que risquiez-vous à met-
tre un peu moins d'impétuosité dans vos démar-
ches, et à tirer parti de ce retard, pour vous
confirmer dans vos principes, et pour assurer
vos résolutions par une plusmûreétudede vous-
même? Vous voilà seul sur la terre dans l'âge
où l'homme doit tenir à tout; je vous plains,
et c'est pour cela que je ne puis vous approu-
ver, puisque vous avez voulu vous isoler vous-
même au moment où cela vous convenoit le
moins. Si vous croyez avoir suivi mes princi-
pes, vous vous trompez ; vous avez suivi l'im-
pétuosité de votre âge ; une démarche d'un tel
éclat valoit assurément la peine d'être bien pe-
sée avant d'en venir à l'exécution. C'est une
chose faite, je le sais : je veux seulement vous
faire entendre que la manière de la soutenir et
d'en revenir demande un peu plus d'examen
que vous n'en avez mis à la faire.
Voici pis. L'effet naturel de cette conduite a
été de vous brouiileravec madame votre mère.
Je vois, sans que vous me le montriez, le fil de
tout cela ; et, quand il n'y auroit que ce que
vous me dites, à quoi bon aller effaroucher la
conscience tranquille d'une mère, en lui mon-
trant sans nécessité des sentimens différens des
siens? Il falloit, monsieur, garder ces senti-
mens au-dedans de vous pour la règle de votre
conduite, et leur premier effet devoit être de
vous faire endurer avec patience les tracasse-
ries de vos prêtres , et de ne pas changer ces
tracasseries en persécutions, en voulant secouer
hautement le joug de la religion où vous étiez
né. Je pense si peu comme vous sur cet article,
que quoique le clergé protestant me fasse une
guerre ouverte, et que je sois fort éloigné de
penser comme lui sur tous les points , je n'en
demeure pas moins sincèrement uni à la com-
munion de noire Église, bien résolu d'y vivre
et d'y mourir s'il dépend de moi : car il est très-
consolant pour un croyant affligé de rester en
eonimuiiauté de culte avec ses frères, et de
ANNÉE 1704.
497
servir Diou conjoiiilcmcntavcc eux. Je vous di-
rai plus, cl je vous déclare que, si j'étois né
catholique, je domcurerois catholique, sachant
bien que votre Église met un frein très-salu-
taire aux écarts de la raison humaine, qui no
trouve ni fond ni rive quand elle veut sonder
l'abtme des choses ; et je suis si convaincu de
iutiliié de ce frein, que je m'en suis moi-même
imposé un semblable, en me prescrivant, pour
le reste de ma vie, des règles de foi dont je ne
me permets plus de sortir. Aussi je vous jure
que je ne suis tranquille que depuis ce temps-
là, bien convaincu que, sans cette précaution,
je ne l'aurois été de ma vie. Je vous parle,
monsieur, avec effusion de cœur, et comme un
père parleroit à son enfant. Votre brouilierie
avec madame votre mère me navre. J'avois dans
mesmalheurs la consolation de croire que mes
écrits ne pouvoient faire que du bien ; voulez-
vous m'ôter encore celte consolation? Je sais
que s'ils font du mal, ce n'est que faute d'êlrc
entendus; mais j'aurîii toujours le regret de
n'avoir pu me faire entendre. Cher Saint-Bris-
son , un fils brouillé avec sa mère a toujours
tort : de tous les sciitimons naturels, le seul
demeuré parmi nous est l'afFeclion maternelle.
Le droit des mères est le plus sacré que je con-
noisse; en aucun cas on ne peut le violer sans
crime : raccommodez-vous donc avec la vôtre.
Allez vous jeter à ses pieds ; à quelque prix que
ce soit, apaisez-la : soyez sûr que son cœur
vous sera rouvert si le vôtre vous ramène à elle.
Ne pouvez-vous sans fausseté lui faire le sacri-
fice de quelques opinions inutiles, ou du moins
les dissimuler? Vous ne serez jamais appelé à
persécuter personne ; que vous importe le
reste? Il n'y a pas deux morales. Celle du
christianisme et celle de la philosophie sont la
même, l'une et l'autre vous impose ici le même
devoir ; vous pouvez le remplir, vous le devez;
la raison, l'honneur, votre intérêt, tout le veut ;
moi je l'exige pour répondre aux sentimens
dontvous m'honorez. Si vous le faites, comptez
sur mon amitié , sur toute mon estime , sur
mes soins, si jamais ils vous sont bons à quel-
que chose. Si vous ne le faites pas, vous n'avez
qu'une mauvaise tête; ou, qui pis est, votre
cœur vous conduit mal, et je ne veux conser-
ver des liaisons qu'avec des gens dont la tête
et le cœur soient sains.
T. IV.
A u. d'ivi-rnois.
Yvcrdun, le uivrcndi i" août 1704.
Le voyage, monsieur, qui doit me rappro-
cher de vous, est commencé ; mais je no sais
quand il s'achèvera, vu les pluies qui tombent
aciuellement, et qui rendent les chemins dés-
agréables pour un piéton. Toutefois supposant
que la pluie cesse et que le chemin se ressu'e
passablement d'ici à demain après dîner, je mo
propose d'aller coucher à Goumoins, après-
demain à Morges où j'attendrai peut-être un
jour ou deux. Comme j'en crois les cabarets
mauvais et le séjour ennuyeux, je tâcherai de
trouver un bateau pour traverser à Thonon,
où je séjournerai quelques jours attendant de
vos nouvelles. Je vous marque ma marche un
peu en détail, afin que, si vous vouliez me
joindre à Morges, vous puissiez savoir quand
m'y trouver : mais encore une fois, ma ma-
nière de voyager fait que tous mes arrangemens
dépendent du temps. Je serai charmé de vous
voir et nos amis , à condition que je ne serai
point gêné dans ma manière de vivre, et qu'on
n'amènera point de femme, quelque plaisir que
j'eusseen tout autre temps de faire connaissance
avec madame d'Ivernois. Je lui présente mon
respect, cl vous salue, monsieur, de tout mon
cœur.
AU MEME.
Motiers, le 20 août 1764.
El) arrivant ici avant-hier, monsieur, en mé-
diocre état, je reçus avec des centaines de
lettres la vôtre pour m'en consoler, mais à la-
quelle l'importunité des autres m'empêche de
répondre en détail aujourd hui.
Je suis très-sensible à la grâce que veut mo
faire M. Guyot : ce seroit en abuser que de
prendre toutes ses bougies au prix auquel il
veut bien me les passer. D'ailleurs, il ne me
paroit pas que celle que vous m'avez envoyée
soit exactement semblable aux miennes ; il fau-
droit, pour en faire l'essai convenablement, et
plus de loisir et un plus grand nombre. A tout
événement, si de ces cinq douzaines M. Guyot
vouloit bien en céder deux, je pourrois, sur ces
vingt-quatre bougies, faire cet hiver des es-
498
COURIiSPONDANCE.
sais qui me décidcroient sur ce qui pourroit
lui en rester au printemps ; et, si pour ce nom-
bre il permet le choix, je les aimerois mieux
grises ou noires que rouges , ot surtout des
plus longues qu'il ait, puisque je suis oblige
de mettre à toutes des allonges qui m'incom-
modent beaucoup, mais qui sont nécessaires
pour que la bougie pénètre jusqu'à l'obstacle.
Vous aurez la Nouvelle Uéloïse ; mais, comme
je suppose que vous notes pas pressé, j'atten-
drai que les tracas me laissent respirer. Du
reste, ne vous faites pas tant valoir pour m'a-
voir demandé cette bagatelle; votre intention
se pénètre aisément. Les autres donnent pour
recevoir ; vous faites tout le contraire, et même
vous abusez de ma facilité. Ne m'envoyez point
de l'eau d'Auguste, parce qu'en vérité je n'en
saurois que faire, ne la trouvant pas fort agréa-
ble, et n'ayant pas grand'foi à ses vertus.
Quant à la truite, l'assaisonnement et la main
qui l'a préparée doivent rendre excellente une
chose naturellement aussi bonne; mais mon
état présent m'interdit l'usage de ces sortes de
mets. Toutefois ce présent vient d'une part
qui nï'empéche de le refuser, et j'ai grand -
peur que ma gourmandise ne m'empêche de
m'en abstenir.
Je dois vous avertir, par rapport àl'eau d'Au-
guste, de ne plus vous servir d'une aiguille de
-uivre, ou de vous abstenir d'en boire ; car la
liqueur doit dissoudre assez de cuivre pour ren-
dre cette boisson pernicieuse et pour en faire
même un poison. Ne négligez pas cet avis.
J'aurois cent choses à vous dire; mais le
temps me presse, il faut finir; ce neseioit pas
sans vous faire tous les remercîmens que je
vous dois, si des paroles y pouvoient suffire.
Bien des respects à madame, je vous supplie;
mille choses à nos amis ; recevez les remercî-
mens el les salutations de mademoiselle Le Vas-
seur, et d'un homme dont le cœur est plein de
vous.
Je ne puis m'cmpêcher de vous réitérer que
l'idée d'adresser D à 5 est unechose excellente;
c'esiune mine d'orque cette idéeentredes mains
qui sauront l'exploiter.
A MYLORD HARécHAL.
4)"J
llotiers, le 21 août 1764.
I>e plaisir que m'a causé, mylord, la nou-
velle de votre heureuse arrivée à Berlin, par
votre lettre du mois dernier, a été retardé par
un voyage que j'avois entrepris, et que la las-
situde et le mauvais temps m'ont fait abandon-
ner à moitié chemin. Un premier ressentiment
de sciatique, mal héréditaire dans ma famille,
m'effrayoit avec raison. Car jugez de ce que
deviendroit, cloué dans sa chambre, un pau-
vre malheureux qui n'a d'autre soulagement ni
I d'autre plaisir dans la vie que la promenade,
et qui n'est plus qu'une machine ambulante? Je
m'étois donc mis en chemin pour Aix dans
l'intention d'y prendre la douche et aussi d y
voir mes bons amis les Savoyards, le meilleur
peuple, à mon avis , qui soit sur la terre. J'ai
fait la route jusqu'à Morges pédesirement, à
mon ordinaire, assez caressé partout. En tra-
versant le lac, et voyant de loin les clochers de
Genève, je me surpris à soupirer aussi lâche-
ment que j'aurois fait jadis pour une perfide
maîtresse. Arrivé àThonon, il a fallu rétrogra
der, malade et sous une pluie continuelle. Enfin
me voici de retour, non cocu à la vérité, mais
battu, mais content, puisque j'apprends votre
heureux retour auprès du roi , et que mon
protecteur et mon père aime toujours son en-
fant.
Ce que vous m'apprenez de l'atTranchisse-
ment des paysans de Poméranie, joint à tous
les autres traits pareils que vous m'avez ci-
devant rapportés , me montre partout deux
choses également belles, savoir, dans l'objet
le génie de Frédéric, et dans le choix le cœur
de George. On feroit une histoire digne d'im-
mortaliser le roi sans autres mémoires que vos
lettres.
A propos de mémoires, j'attends avec im-
patience ceux que vous m'avez promis. J'aban-
di)nnerois volontiers la vie particulière de votre
frère si vous les rendiez assez amples pour en
pouvoir tirer Ihistoire de votre maison. J'y
pourrois parler au long de l'Ecosse que vous
aimez tant , et de votre illustre frère et de son
illustre frère, par lequel tout cela m'est devenu
cher. Il est vrai que cette entreprise seroil im-
mense et fort au-dessus de mes forces, surtout
ANNÉE 1764
499
dans l'état où je suis; mais il s'agit moins do
faire un ouvrage que de m'occuper de vous,
cl do fixer mes indociles idées qui voudroient
aller leur train malgré moi. Si vous voulez que
j'écrive la vie de l'ami dont vous me parlez,
que votre volonté soit faite ; la mienne y trou-
vera toujours son compte, puisque on vous
obéissant je m'occuperai de vous. Bonjour,
mylord.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Hotiers, le 26 août 1764.
Après les preuves touchantes, madame, que
j'ai eues do votre amitié dans les plus cruels
momens de ma vie, il y auroit à moi de l'in-
gratitude de n'y pas compter toujours; mais il
faut pardonner beaucoup à mon état : la con-
fiance abandonne les malheureux , et je sens
au plaisir que m'a fait votre lettre, que j'ai be-
soin d éire ainsi rassuré quelquefois. Cette con-
solation ne pouvoit me venir plus à propos :
après tant de portos irréparables, et en dernier
lieu colle de M. de Luxembourg, il m'importe
de sentir qu'il me reste des biens assez précieux
pour valoir la peine de vivre. Le moment où
j'eus le bonheur de le connoîUe ressembloit
beaucoup à celui où je l'ai perdu ; dans l'un et
Hans l'autre, j'élois affligé, délaissé, nwilade :
.1 me consola de tout ; qui me consolera de lui ?
Les amis que j'avois avant de le perdre; car
mon cœur, usé par les maux, et déjà durci
par les ans, est fermé désormais à tout nouvel
attachement.
Je ne puis penser, madame, que dans los
critiques qui regardent l'éducation de M. votre
fi!s, vous compreniez ce que, sur le parti que
vous avez pris de l'envoyer à Leyde, j'ai écrit
au chevalier L*** f). Critiquer quelqu'un ,
c'est blâmer dans le public sa conduite; mais
dire son sentiment à un ami commun sur un
pareil sujet ne s'appellera jamais critiquer, à
moins que l'amitié n'impose la loi de ne dire
jamais ce qu'on pense, même en chosrs où les
gens du meilleur sens peuvent n'être pas du
même avis. Après la manière dont j'ai constam-
ment pensé et parlé de vous, madame, je me
(') Sans doute le chevalier de Lorenzi.
décrierois moi-même si je m'avisois de vous
critiquer. Je trouve à la vérité beaucoup d'in-
convénient à envoyer les jeunes gens dans les
universités; mais je trouve aussi que, selon les
circonstances, il peut y en avoir davantage à
ne pas le faire, et l'on n'a pas toujours en ceci
le choix du plus grand bien , mais du moindre
mal. D'ailleurs une fois la nécessité de ce parti
supposée, je crois comme vous qu'il y a moins
de danger en Hollande que partout ailleurs.
Je suis ému de ce que vous m'avez marqué
de MM. les comtes de B*** : jugez , madame , si
la bienveillance des hommes de ce mérite m'est
précieuse, à moi que celle même des gens que
je n'estime pas subjugue toujours. Je ne sais
ce qu'on eût fait de moi par les caresses : heu-
reusement on ne s'est pas avisé de me gàier là-
dessus. On a travaillé sans relâche à donner à
mon cœur, et peut-être à mon génie , le ressort
que naturellement ils n'avoient pas. J'étois né
foible; les mauvais traitemens m'ont fortifié :
à force de vouloir m'avilir, on m'a rendu fier.
Vous avez la bonté, madame, de vouloir de8
détails sur ce qui me regarde. Que vous dirai-je?
rien n'est plus uni que ma vie, rien n'est plus
borné que mesprojets; jevisau jourla journée
sans souci du lendemain, ou plutôt j'achève de
vivre avec plusde lenteurqiie je navois compté.
Je ne m'en irai pas plus tôt qu'il ne plaît à la
naiurc : mais ses longueurs ne laissent pas de
m'ombarrasser, car je n'ai plus rien à faire ici.
Le dégoût de toutes choses me livre toujours
plus à l'indolence et à l'oisivelé. Les maux phy-
siques me donnent seuls un peu d'activité. Le
séjour que j habite , quoique assez sain pour
les autres hommes , est pernicieux pour mon
état ; co qui fait que, pour me dérober aux in-
jures de lair et à l'importunité des désœuvrés,
je vais errant par le pays durant la belle saison ;
mois aux approches de l'hiver, qui est ici très-
rude et très-long, il faut revenir et souffrir. Il
y a long-temps que je cherche à déloger : mais
où aller? comment m'arranger? J'ai tout à la
fois l'embarras de l'indigence et celui des ri-
chesses : toute espèce de soin m'effraie ; le
transport de mes guenilles et de mes livres par
ces montagnes est pénible et coûteux : c'est bien
la peine de déloger de ma maison, dans l'at-
tente de déloger bientôt de mon corps ! Au lieu
que, restant où je suis, j'ai des journées déli.-
500
CORRESPONDANCE.
cieuscs , errant , sans souci , sans projet , sans
affaires, de bois en bois et de rochers en rochers,
rêvant toujours et ne pensant point. Je donne-
rois tout au monde pour savoir la botanique ;
c'est la véritable occupation d'un corps ambu-
lant et d'un esprit paresseux : je ne répondrois
pas que je n'eusse la folie d'essayer de l'ap-
prendre, si je savois par où commencer. Quant
à ma situation du côté des ressources, n'en
soyez point en peine ; le nécessaire, même abon-
dant, ne m'a point manqué jusqu'ici, et proba-
blement ne me manquera pas sitôt. Loin do
vous gronder de vos offres , madame , je vous
en remercie; mais vous conviendrez qu'elles
seroient mal placées si je m'en prévalois avant
le besoin.
Vous vouliez des détails ; vous devez être
contente. le suis très-content des vôtres, à cela
près que je n'ai jamais pu lire le nom du lieu
que vous habitez. Peut-être le connois-je; et il
me seroit bien doux de vous y suivre, du moins
par l'imagination. Au reste, je vous plains de
n'en être encore qu'à la philosophie. Je suis
bien plus avancé que vous, madame; sauf mon
devoir et mes amis, me voilà revenu à rien.
Je ne trouve pas le chevalier si déraison-
nable puisqu'il vous divertit ; s'il n'étoit que
déraisonnable , il n'y parviendroit sûrement
pas. Il est bien à plaindre dans les accès de sa
goutte, car on souffre cruellement ; mais il a du
moins l'avantage de souffrir sans risque. Des
scélérats ne l'assassineront pas, et personne n'a
intérêt à le tuer. Étes-vous à portée, madame,
de voir souvent madame la maréchale' Dans
les tristes circonstances où elle se trouve, elle
a bien besoin de tous ses amis, et surtout de
vous.
k M. LE PRmCE L. E. DE WIRTEMBERG.
notiers, le S septembre 17(>4.
J'apprends avec plus de chagrin que de sur-
prise l'accident qui vous a forcé d'ôter à votre
second enfant sa nourrice naturelle. Ces relus
de'Iait sont assez communs ; mais ils ne sont pas
tous sur le compte de la nature , les mères
pour l'ordinaire y ont bonne part. Cependant,
on cette occasion, mes soupçons tombent plus
sur le père que sur la mère. Vous me parlez de
! ce joli sein en époux jaloux de lui conserver
1 toute sa fraîcheur, et qui , au pis aller, aime
mieux que le dégât qui peut s'y faire soit de sa
I façon que de celle de l'enfant : mais les voluptés
! conjugales sont passagères, et les plaisirs de
j l'amant ne font le bonheur ni du père ni do
l'époux.
Rien de plus intéressant que les détails des
progrès de Sophie. Ces premiers actes d'auto-
rité ont été très-bien vus et très-bien réprimés.
Ce qu'il y a de plus difficile dans l'éducation est
de ne donner aux pleurs des enfans ni plus ni
moins d'attention qu'il est nécessaire. Il faut
que l'enfant demande, et non qu'il commande;
il faut que la mère accorde souvent, mais qu'elle
ne cède jamais. Je vois que Sophie sera très-
rusée; et tant mieux, pourvu qu'elle ne soit ni
capricieuse ni impérieuse; mais je vois qu'elle
aura grand besoin de la vigilance paternelle et
maternelle, et de l'esprit de discernement que
vous y joignez. Je sens, au plaisir et à l'inquié-
tude que me donnent toutes vos lettres, que
le succès de l'éducation de cette chère enfairt;
m'intéresse p resque autant que vous.
A MADAME LATOUR.
Au cbamp-du-Moulin, le 9 «eptembre 1764.
J'ai reçu toutes vos lettres, chère Marianne,
je sens tous mes torts; pourtant j'ai raison.
Dans les tracas où je suis , l'aversion d'écrire
des lettres s'étend jusqu'aux personnes à qui je
suis forcé de les adresser, et vous êtes, en pa-
reil cas, une de celles à qui je me sens le moins
disposé d'écrire. Si ce sont absolument des
lettres que vous voulez, rien ne m'excuse ; mais
si l'amitié vous suffit, restez en repos sur ce
point. Au surplus, daignez attendre, je vous
écrirai quand je pourrai.
Mille choses, je vous supplie, au papa, s'il
est encore auprès de vous.
A M. DU PEYROD.
12 septembre 1764.
Je prends le parti , monsieur, suivant votre
idée, d'attendre ici votre passage : s'il arrive
ANNKE 17Gi.
501
que vous alliez à Cressier, je pourrai prendre
celui de vous y suivre, et c'est de tous les ar-
rangcnieiis celui qui nie plaira le plus. En ce
cas-là jirai seul, c'esl-à-dirc sans mademoiselle
Le Vasscur, et je resterai seulement deux ou
trois jours pour essai, ne pouvant guère ni'é-
loigner en ce moment plus long-temps d'ici.
Je comprends, au temps que demande la dame
Guinchard pour ses préparatifs, quelle me
prend pour un Sybarite. Peut-être aussi veut-
elle soutenir la réputation du cabaret de Cres-
sier ; mais cela lui sera difficile, puisque les
plats, quoique bons, n'en font pas la bonne
chère, et qu'on n'y remplace pas l'hôto par un
cuisinier. Vous avez à Monlezi un autre hAte qui
n'est pas plus facile à remplacer, et des hôtes-
ses qui le sont encore moins. Monlezi doit être
une espèce de mont Olympe pour tout ce qui
l'habite en pareille compagnie. Bonjour, mon-
sieur : quand vous reviendrez parmi les mor-
tels, n'oubliez pas, je vous prie, celui de tous
qui vous honore le plus, et qui veut vous of-
frir, au lieu d'encens^ des sentiraens qui le
valent bien.
AU MÊME.
Ce dimanche matin, septembre 1764.
Mon état met encore plus d'obstacles que le
temps à mon départ. Ainsi j'abandonne, pour
le présent, mon premier projet de voyage, qui
ne me permeltroit pas dêtre ici de retour à la
fin du mois, ce qu'il faut absolument ; mais au
lieu de cela, je prendrai le parti de descendre
à Neuchàiel, et d'y passer quelques jours avec
vous; ainsi vous pouvez, si vous y descendez,
me prendre avec vous, ou nous descendrons
séparément, toujours en supposant que mon
état le permette.
Je fais mille salutations et respects à tous les
habitans et habitantes de Monlezi. Je ne dois
entrer pour rien dans l'arrangement de voyage
de M. Chaillet, parce que je ne prévois pas
pouvoir descendre aussitôt que lui. Madame
Boy de La Tour me charge do lui marquer, de
même qu'à madame, l'empressement qu'elle a
de les voir ici. Elle leur fait dire aussi pour
nouvelle que madame de Froment est arrivée
hier à Colombier. Nous verrons votre besogne
quand nous nous verrons, et c'est surtout pour
on conférer ensemble que je veux passer deux
ou trois jours avec vous. J'écris si à la hâte,
que je ne sais ce que je dis, sinon quand je
vous assure que je vous aime de tout mon
cœur.
Le portrait est fait, et on le trouve assez res-
semblant ; mais le peintre n'en est pas content.
H. DIVERNOIS.
MoUen, le 18 septembre 1761.
La difficulté, monsieur, de trouver un loge-
ment qui me convienne me force à demeurer
ici cet hiver; ainsi vous m'y trouverez à votre
passage. Je viens de recevoir, avec voire lettre
du ^ I , le mémoire que vous m'y annoncez : je
n'ai point celui de E à G, et je n'ai aucune nou-
velle de C; ce qui me confirme dans l'opinior
oùj'étois sur son sort.
Je suis charmé, mais non surpris, de ce que
vous me marquez de la part de M. Âbauzit. Cet
homme vénérable est trop éclairé pour ne pas
voir mes intentions, et trop vertueux pour ne
pas les approuver.
Je savois le voyage de M. le dnc de Randan :
deux carrossées d'officiers du régiment du roi,
qui l'ont accompagné, et qui me sont venus
voir, m'en ont dit des détails. On leur avoit as-
suré à Genève que j'étois un loup-garou ina-
bordable. Ils ne sont pas édifiés de ce qu'on leur
a dit de moi dans ce pays-là.
J'aurai soin de mettre une marque dislinc-
live aux papiers qui me viennent de vous; mais
je vous avertis que, si j'en dois faire usage, il
faudra qu'ils me restent très-long-temps, aussi
bien que tout ce qui est entre mes mains et
tout ce dont j'ai besoin encore. Nous en cause-
rons quand j'aurai le plaisir de vous voir, mo-
ment que j'attends avec un véritable empresse-
ment. Mes respects à madame d'Ivernois, et
mes salutations à nos amis. Je vous embrasse.
Je crois vous avoir marqué que j'avois ici la
harangue de M. Chouet.
9n
COllKESPONDANGE.
A U. DU PEYROU.
Le ^^ septembre 1764.
Le temps qu'il fait ni mon état présent ne
me permettent pas, monsieur, de fixer le jour
auquel il me sera possible d'aller à Cressicr.
Mais s'il faisoit beau et que je fusse mieux, je
tâcherois, d'aujourd hui ou de demain en huit,
d'aller coucher à Neuchâtel ; et de là, si voiro
carrosse étoit chez vous, je pourrois, puisque
vous le permettez, le prendre pour aller à Crcs-
sier. Mon désir d'aller passer quelques jours
près de vous est certain; mais je suis si accou-
tumé avoir contrarier mes projets, que je n'ose
presque plus en faire ; toutefois voilà le mien,
quant à présent; et, s'il arrive que j'y renonce,
j'aurai sûrement regret de n'avoir pu l'exécu-
ter. Mille remercîinens, monsieur, et saluta-
tions de tout mon cœur.
Je ne comprends pas bien, monsieur, pour-
quoi vous avez affranchi votre lettre. Comme je
n'aime pas poiniiller, je n'affranchis pas la
mienne. Quand on s'écarte de l'usage, il faut
avoir des raisons ; j'en aurois une, et vous n'en
aviez point que je sache.
M. DANIEL ROGUIN.
Motiers, le 22 septembre 1764.
Je suis vivement touché, très-cher papa, de
la perte que nous venons de faire ; car, outre
que nul événement dans votre famille ne m'est
étranger, j'ai pour ma part à regretter toutes
les bontés dont mhouoroit M. le banneret. La
tranquillité de ses derniers momens nous mon-
tre bien que l'horreur qu'on y trouve est moins
dans la chose que dans la manière de l'envisa-
ger. Une vie intègre est à tout événement un
grand moyen de paix dans ces momens-là, et
la sérénité avec laquelle vous philosophez sur
cette matière vient autant de votre cœur que
de votre raison. Cher papa, nous n'abrégerons
pas, comme le défunt, notre carrière à force de
vouloir la prolonger ; nous laisserons disposer
de nous à la nature et à son auteur, sans trou-
bler notre vie par l'effroi de la perdre. Quand
les maux ou les ans auront mûri ce fruit éphé-
mère, nous le laisserons tomber sans murmure ;
et tout ce qu'il peut arriver de pis en toute
supposition est que nous cesserons alors, mo
d'aimer le bien, vous d'en faire.
A M. DE CHAMFORT,
Motiers, le 6 octobre 1764.
Je vous remercie, monsieur, de votre der-
nière pièce (*) et du plaisir que m'a fait sa lec-
ture. Elle décide le talent qu'annonçoit la pre-
mière, et déjà l'auteur m'inspire assezd'estime
pour oser lui dire du mal de son ouvrage. Je
n'aime pas trop qu'à votre âge vous fassiez le
grand-père, que vous me donniez un intérêts!
tendre pour le petit-fils que vous n'avez point,
et que, dans une épître où vous dites de si belles
choses, je sente que ce n'est pas vous qui par-
lez. Evitez cette métaphysique à la mode, qui
depuis quelque temps obscurcit tellement les
vers françois qu'on ne peut les lire qu'avec
contention d'esprit. Les vôtres ne sont pas dans
ce cas encore ; mais ils y tomberoient si la dif-
férence qu'on sent enti*e votre première pièce
et la seconde alloit en augmentant.Votre épître
abonde, non-seulement en grands sentimens,
mais en pensées philosophiques, auxquelles je
rcprocherois quelquefois de l'être trop. Par
exemple, en louant dans les jeunes gens la foi
qu'ils ont et qu'on doit à la vertu, croyez-vous
que leurfaire entendre que cette foi n'est qu'une
erreur de leur âge, soit un bon moyen de la
leur conserver? Il ne faut pas, monsieur, pour
paroître au-dessus des préjugés, saper les fon-
demens de la morale. Quoiqu'il n'y ait aucune
parfaite vertu sur la terre, il n'y a peut-être
aucun homme qui ne surmonte ses penchans
en quelque chose, et qui par conséquent n'ait
quelque vertu; les uns en ont plus, les autres
moins : mais si la mesure est indéterminée,
est-ce à dire que la chose n'existe point? C'est
ce qu'assurément vous ne croyez point, et que
pourtant vous faites entendre. Je vous con-
damne, pour réparer cette faute, à faire une
pièce où vous prouverez que, malgré les vices
des hommes, il y a parmi eux des vertus, et
même de la vertu, et qu'il y en aura toujours.
Voilà, monsieur, de quoi s'élever à la plus
(*) Épûred'un Père à son fils surla naissance d'an pdil-
/ils.
ANNÉK 1764.
,105
haute philosophie. 11 y en a «lavaiUage à com-
baitre les préjugés philosophiques qui sont
nuisibles qu à combaltre les préjugés popu-
laires qui sont utiles. Entreprenez hardiment
cet ouvrage : et si vous le traitez comme vous
le pouvez faire, un prix ne sauroit vous man-
quer (*).
En vous parlant des gens qui m'accablent
dans mes malheurs et qui me portent leurs
coups en secret, j'étois bien éloigné, monsieur,
de songer à rien qui eût le moindre rapport
au parlement de Paris. J'ai pour cet illustre
corps les mômes sentimens qu'avant ma dis-
grâce, et je rends toujours la même justice à
ses membres, quoiqu'ils me l'aient si mal ren-
due. Je veux même penser qu'ils ont cru faire
envers moi leur devoir d'hommes publics; mais
c'en étoit un pour eux de mieux l'apprendre.
On trouveroit difficilement un fait où le droit
des gens fût violé de tant de manières : mais
quoique les suites de cette affaire m'aient
plongé dans un gouffre de malheurs d'où je ne
sortirai de ma vie, je n'ensais nul mauvais gréa
ces messieurs. Je sais que leur but n'étoit point
de me nuire, mais seulement d'aller à leurs fins.
Je suis qu'ils n'ont pour moi ni amitié ni haine,
que mon être et mon sort est la chose du
monde qui les intéresse le moins. Je me suis
trouvé sur leur passage comme un caillou qu'on
pousse avec le pied sans y regarder. Je connois
à peu près leur portée et leurs principes. Ils ne
doivent pas dire qu'ils ont fait leur devoir,
mais qu'ils ont fait leur métier.
Lorsque vous voudrez m'honorer de quelque
témoignage de souvenir et me faire quelque
part de vos travaux littéraires, je les recevrai
toujoursavec intérêt et reconnoissance. Je vous
salue, monsieur, de tout mon cœur.
A H. MARTEAU.
Uotiers, le M octobre I7C4.
J'ai reçu, monsieur, au retour d'une tournée
que j'ai faite dans nos montagnes, votre lettre
du 4 août et l'ouvrage que vous y avez joint.
J'y ai trouvé des sentimens, de l'honnêteté, du
goût ; et il m'a rappelé avec plaisir notre an-
(*) Cliamrort avoit envoyé son épftrc au concours pour le
prix de poésie proposé par l'Académie franroise. U P.
cienno coniioissance. Je ne voudrois pourtant
plus qu'avec le talent que vous paroissez avoir,
vous en bornassiez l'emploi à de pareilles ba-
gatelles.
Ne songez pas, monsieur, à venir ici avec
une femme et douze cents livres de rente via-
gère pour toute fortune. I.a liberté met ici tout
le monde à son aise. Le commerce qu'on ne
gêne point y fleurit; on y a beaucoup d'argent
et peu de denrées; ce n'est pas le moyen d'y
vivre à bon marché. Je vous conseille aussi de
bien songer, avant de vous marier, à ce que
vous allez faire. Une rente viagère n'est pas une
grande ressource pour une famille. Je re-
marque d'ailleurs que tous les jeunes gens à
nïarier trouvent des Sophies : mais je n'entends
plus parler de Sophies aussitôt qu'ils sont ma-
riés.
Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.
A M. LALIAUD
Uoliers, le M octobre 1764.
Voici, monsieur, celle des trois estampes que
vous m'avez envoyées qui, dans le nombre des
gens que j'ai consultés, a eu la pluralité des
voix. Plusieurs cependant préfèrent celle quj
est en habit françois, et l'on peut balancer avec
raison, puisque l'une et l'autre ont été gravées
sur le même portrait, peint par M. de La Tour.
Quant à l'estampe où le visage est de profil, elle
n'a pas la moindre ressemblance : il paroîtque
celui qui l'a faite ne m'avoit jamais vu ; et i>
s'est même trompé sur mon âge.
Je voudrois, monsieur, être digne de l'hon-
neur que vous me faites. Mon portrait figure
mal parmi ceux des grands philosophes dont
vous me parlez : mais j'ose croire qu'il n'est
pas déplacé parmi ceux des amis de la justice
et de la vérité. Je vous salue, monsieur, de tout
mon cœur.
A M. LK PRINCE L. E. DE WIRTEMBfiRG.
itiotiers, le H octobre 1764.
C'est à regret, prince, que je me prévaux
quelquefois des conditions que mon état et la
604
nécessité plus quo ma paresse, m'ont forcé de
faire avec vous. Je vous écris rarement; mais
j'ai toujours le cœur plein de vous et de tout ce
qui vous est cher. Votre constance à suivre le
genre dévie si sage et si simple que vous avez
choisi me fait voir que vous avez tout ce qu'il
faut pour l'aimer toujours ; et cela m'attache et
m'intéresse à vous comme si j'étois votre égal,
ou plutôt comme si vous étiez le mien ; car ce
n'est que dans les conditions privées que l'on
connoît l'amitié.
Le sujet des deux épitaphes que vous m'avez
envoyées est bien moral : la pensée en est fort
belle ; mais avouez que les vers de l'une et de
l'autre sont bien mauvais. Des vers plats sur
une plate pensée font du moins un tout assorti ;
au lieu qu'à mal dire une belle chose on a le
double tort de mal dire et de la gâter.
Il me vient une idée en écrivant ceci ; ne se-
riez-vous point l'auteur d'une de ces deux piè-
ces? Cela seroit plaisant, et je le voudrois un
peu. Que n'avez-vous fait quatre mauvais vers,
afin que je pusse vous le dire, et que vous m'en
aimassiez encore plus !
CORRESPONDANCE.
A M. DE LA TOUR
A Moticri, le 14 octobre 1764.
Oui, monsieur, j'accepte encore mon second
portrait (*). Vous savez que j'ai fait du premier
un usage aussi honorable à vous qu'à moi, et
bien précieux à mon cœur. M. le maréchal de
Luxembourg daigna l'accepter : madame la
maréchale a daigné le recueillir. Ce monument
de votre amitié, de votre générosité, de vos
rares talens, occupe une place digne de la main
dontil estsorii. J'en destine au second une plus
humble, mais dont le même sentiment a fait
choix. Il ne me quittera point, monsieur, cet
admirable portrait qui me rend en quelque fa-
çon l'original respectable : il sera sous mes yeux
chaque jour de ma vie : il parlera sans cesse
à mon cœur : il sera transmis après moi dans
ma famille : et ce qui me flatte le plus dans
cette idée est qu'on s'y souviendra toujours de
noire amitié.
(*) C'est d'après ces portraits que nonsâvons fait graver ce -
lui qui se trouve an i"' volume de notre édiliou. Voyez aussi
le fac simile de cette lettre.
Je vous prie instammentde vouloir bien don-
ner à M. Le Nieps vos directions pour l'embal-
lage. Je tremble que cet ouvrage, que je me
réjouis de faire admirer en Suisse, ne souffre
quelque atteinte dans le transport.
A H. LE NIEPS.
Motiers, 'e 14 octobre 1764.
Puisque, malgré ce que je vous avois mar-
qué ci-devant, mon bon ami, vous avez jugé à
propos de recevoir pour moi mon second por-
trait de M. de La Tour, je ne vous en dédirai
pas. L'honneur qu'il m'a fait, l'estime et l'a-
mitié réciproque, les consolations que je reçois
de son souvenir dans mes malheurs, ne me
laissent pas écouter dans cette occasion une dé-
licatesse qui, vis-à-vis de lui, seroit une espèce
d'ingratitude. J'accepte ce second présent, et il
ne m'est point pénible de joindre pour lui la
reconnaissance et l'attachement. Faites-moi le
plaisir, cher ami, de lui remeltrej'incluse, et
priez-le, comme je fais, de vous donner ses
avis sur la manière d'emballer et voiturer ce
bel ouvrage, afin qu'il ne s'endommage pas
dans le transport. Employez quelqu'un d'en-
tendu pour cet emballage, et prenez la peine
aussi de prier MM. Rougemoni de vous indi-
qijer des voituriers de confiance à qui l'on
puisse remettre la caisse pour qu'elle me par-
vienne siîrement et que ce qu'elle contiendra
ne soit point tourmenté. Comme il ne vient pas
de voituriers de Paris jusqu'ici, il faut l'adres-
ser, par lettre de voiture, à M. Junct, direc-
teur des postes à Poiitarlier, avec prière de me
la faire parvenir. Vous ferez, s'il vous plaît,
une note exacte de vos déboursés, et je vous
les ferai rembourser aussitôt. Je suis impatient
de m'honorer en ce pays du travail d'un aussi
illustre artiste, et des dons d'un homme aussi
vertueux.
Le mauvais temps ne me permit pas de
suivre cet été ma route jusqu'à Aix, pour une
misérable sciatique dont les premières attein-
tes, jointes à mes autres maux, m'ont ef-
frayé. Je vis à Thonon quelques Genevois, et
entre autres celui dont vous parlez, et en ce
point vous avez été très-bien informé, mais non
sur le reste, puisque nous nous séparâmes tous
ANNÉE 1764.
505
fort contens les uns des autres. M. D. a des
défauts qui sont assez désagréables ; mais c'est
un honnête homme, bon citoyen, qui, sans
cagoterie, a de la religion, et des mœurs sans
âprcté. Je vous dirai qu'à mon voyage de Ge-
nève, en n54, il me parut désirer de se rac-
commoder avec vous ; mais je n'osai vous en
parler, voyant l'éloignement que vous aviez
pour lui : cependant il me scroit fort doux de
voir tous ceux que j'aime s'aimer entre eux.
Après avoir cherché dans tout le pays une
habitation qui me convînt mieux que celle-ci,
j'ai partout trouvé des inconvéniensqui m'ont
retenu, et sur lesquels je me suis enfin déter-
miné à revenir passer l'hiver ici. Bien sûr que
je ne trouverai la santé nulle part, j'aime au-
tant trouver ici qu'ailleurs la fin de mes misè-
res. Les maux, les ennuis, les années qui s'ac-
cumulent me rendent moins ardent dans mes
désirs, et moins actif à les satisfaire ; puisque
le bonheur n'est pas dans cette vie, n'y multi-
plions pas du moins les tracas.
Nous avons perdu le banneret Roguin ,
homme de grand mérite , proche parent de
notre ami, et très-regreité de sa famille, de sa
ville et de tous les gens do bien. C'est encore,
en mon particulier, un ami de moins; hélas!
ils s'en vont tous, et moi je reste pour survivre
à tant de pertes et pour les sentir. Il ne m'en
demeure plus guère à faire , mais elles me
seroient bien cruelles. Cher ami , conservez-
vous.
A M. MO'JLTOU.
Uotiers, le 43 octobre 1764.
Voici la lettre que vous m'avez envoyée. Je
suis peu surpris de ce qu'elle contient , m«iis
vous paroissez avoir une si grande opinion de
celui à qui vous vous adressiez, qu'il peut vous
être bon d'avoir vu ce qu'il en étoit.
Vous songez à changer de pays ; c'est fort
bien fait, à mon avis ; mais il eût été mieux en-
core de commencer par changer de robe, puis-
que celle que vous portez ne peut plus que vous
déshonorer. Je vous aimerai toujours, et je n'ai
point cessé de vous estimer ; mais je veux que
mes amis sentent ce qu'ils se doivent, et qu'ils
f^ssent.lour devoir pour eux-mêmes aussi bie;n
qu'ils le font pour moi. Adieu , cher Moultou ;
je vous embrasse de tout mon cœur.
A M. DELEYRE.
Motiers, le 17 octobre 4764.
J'ai le cœur surchargé de mes torts, cher
Deleyre; je comprends par votre lettre qu'il
m'est échappé dans un moment d'humeur des
expressions désobligeantes, dont vous auriez
raison d'être offensé , s'il ne falloit pardonner
beaucoup à mon tempérament etàma situation.
Je sens que je me suis mis en colère sans sujet
et dans une occasion où vous méritiez d'être
désabusé et non querellé. Si j'ai plus fait et que
je vous aie outragé, comme il semble par vos
reproches, j'ai fait dans un emportement ridi-
cule ce que dans nul autre temps je n'aurois fait
avec personne, et bien moins encore avec vous.
Je suis inexcusable , je l'avoue , mais je vous ai
offensé sans le vouloir. Voyez moins l'action
que l'intention, je vous en supplie. Il est per-
mis aux autres hommes de n'être que justes,
mais les amis doivent être démens.
Je reviens de longues courses que j'ai faites
dans nos montagnes, et même jusqu'en Savoie,
où je comptois aller prendre à Aix les bains pour
une sciatique naissante qui, par son progrès,
m'ôtoit le seul plaisir qui me reste dans la vie,
savoir la promenade. Il a fallu revenir sans
avoir été jusque-là. Je trouve en rentrant chez
moi des tas de paquets et de lettres à faire tour-
ner la tête. Il faut absolument répondre au
tiers de tout cela pour le moins. Quelle lâche!
Pour surcroît, je commence à sentir cruelle-
ment les approches de l'hiver, souffrant, oc-
cupé, surtout ennuyé : jugez de ma situation 1
N'attendez donc de moi, jusqu'à ce qu'elle
change, ni de fréquentes ni de longues lettres;
mais soyez bien convaincu que je vous aime,
que je suis fâché de vous avoir offensé , et que
je no puis être bien avec moi-même jusqu'à ce
que j'aie fait ma paix avec vous.
A M. FOULQDIER,
Au sujet da mémoibk de M. de J.... sub les mabuges du
PBO'fESTANS.
Motiers, le 48 octobre 4764.
Voici, monsieur, le mémoire que vous avez
506
COHRESPONDAINCE.
eu la bonté de m'envoyer. H m'a paru fort bien
fait ; il dit assez et ne dit rien de trop, il y au-
roitseuionieni quelques petites fautes de langue
à corriger, si l'on vouloil le donner au public :
mais ce n'est rien : l'ouvrage est bon, et ne senl
point tro[) son théologien.
Il me paroît que depuis quelque temps le
gouvernement de France, éclairé par quelques
bons écrits, se rapproche assez d'une tolérance
tacite en faveur des protestans. Mais je pense
aussi que le moment de l'expulsion des jésuites
le force à plus de circonspection que dans un
autre temps, de peur que ces pères et leurs
amis ne se prévalent de cette indulgence pour
confondre leur cause avec celle de la religion.
Cela étant, ce moment ne seroit pas le plus fa-
vorable pour agir à la cour; mais, en attendant
qu'il vînt, on pourroit continuer d'instruire et
d'intéresser le public par des écrits sages et
modérés, forts de raisons d'état claires et pré-
cises, et dépouillées de toutes ces aigres et
puériles déclamations trop ordinaires aux gens
d'église. Je crois même qu'on doit éviter d'ir-
riter trop le clergé catholique : il faut dire les
faits sans les charger de réflexions offensantes.
Concevez, au contraire, un mémoire adressé
aux évéques de France en termes décens et
respectueux, et où, sur des principes qu'ils
n'oseroient désavouer, on interpelleroit leur
équité, leur charité, leur commisération, leur
patriotisme, et même leur christianisme. Ce
mémoire, je le sais bien, ne changeroit pas leur
volonté, mais il leur fcroit honte de la montrer,
et les empêcheroit peut-être de persécuter si
ouvertement et si durement nos malheureux
frères. Je puis me tromper ; voilà ce que je
pense. Pour moi je n'écrirai point, cela ne
m'est pas possible ; mais partout où mes soins
et mes conseils pourront être utiles aux oppri-
més, ils trouveront toujours en moi, dans leur
malheur, l'intérêt et le zèle que dans les miens
je n'ai trouvés chez personne.
A M. LE COMTE CHARLES DE ZINZENDORFF.
Motiers, le 20 octobre 1764.
J'avois résolu , monsieur, de vous écrire. Je
suis fâché que vous m'ayez prévenu } mais je
n'ai pu trouver jusqu'ici le temps de chercher
dans des tas de lettres la matière du mémoire
dont vous vouliez bien vous charger. Tout ce
que je me rappelle à ce sujet est que l'homme
en question s'appelle M. de Sauttersheim , fiU
d'un bourgmestre de Bude, et qu'il a été em-
ployé durant deux ans dans une des chambres
dont sont composés à Vienne les différens con-
seils de la reine. C'est un homme d'environ
trente ans , d'une bonne taille , ayant assez
d'embonpoint pour son âge, brun, portant ses
cheveux, d'un visage assez agréable, ne man-
quant pas d'esprit. Je ne sais de lui que des
choses honnêtes, et qui ne sont point d'un aven-
turier.
J'étois bien sûr, monsieur, que lorsque vous
auriez vu M. le prince de Wirtemberg, vous
changeriez de sentiment sur son compte, et je
suis bien sur maintenant que vous n'en chan-
gerez plus. Il y a long-temps qu'à force de
m'inspirer du respect il m'a fait oublier sa
naissance; ou, si je m'en souviens quelquefois
encore, c'est pour honorer tant plus sa vertu.
Les Corses, par leur valeur, ayant acquis
l'indépendance, osent aspirer encore à la li-
berté. Pour l'établir, ils s'adressent au seul ami
qu'ils lui connoissent. Puisse-t-il justifier l'hon-
neur de leur choix!
Je recevrai toujours, monsieur, avec em-
pressement, des témoignages de votre souve-
nir, et j'y répondrai de même. Ils ne peuvent
que me rappeler la journée agréable que j'ai
passée avec vous, et nourrir le désir d'en avoir
encore de pareilles. Agréez, monsieur, mes sa-
lutations et mon respect.
Je suis bien aise que vous connoissiez M. De-
luc; c'est un digne citoyen. Il a été l'utile dé-
fenseur de la liberté de sa patrie ; maintenant
il voudroit courir encore après cette liberté qui
n'est plus : il perd son temps.
A MADAME LATOUR.
▲ Hotiers, le 31 octobre 1764.
La fin de votre dernière lettre, chère Ma-
rianne , m'a fait penser que je pourrois peut-
être vous obliger, en vous mettant à portée de
me rendre un bon office. Voici de quoi il s'a-
ANNÉE 4764.
J07
gii : Mon portrait, peint en pastel par M. de
La Tour, qui m'on a fait présent, a été remis
par lui à M. Le Nieps, rue de Savoie, pour me
le faire parvenir. Comme je ne voudrois pas
exposer ce bel ouvra{»e à être gâté dans la route
par des rouliers, j'ai pensé que si voire bon
papa étoit encore à Paris, et qu'il pût, sans in-
commodité, mettre la caisse sur sa voiture, il
voudroit bien peut-être, en votre faveur, se
charger de cet embarras. Cependant, comme
il se présentera dans peu quelque autre occasion
non moins favorable, je vous prie de ne faire
usage de celle-ci qu'en toute discrétion.
Je rends justice à vos seniimens, chère Ma-
rianne; je vous prie de la rendre aux miens,
malgré mes torts : le premier effet des appro-
ches de l'hiver sur ma pauvre machine délabrée,
un surcroît d'occupations inopinément surve-
nues, de nouveaux inconnus qui m'écrivent, de
nouveaux survenans qui m'arrivent, tout cela
ne me permet pas d'espérer de mieux faire à
l'avenir, et cela même est mon excuse. Si le
tout venoit de mon cœur, il iiniroit ; mais ve-
nant de ma situation, il faut qu'il dure autant
qu'elle. Au reste, à quelque chose malheur est
bon : vous écrire plus souvent me seroit sans
doute une occupation bien douce, mais j'y per-
drois aussi le plaisir de voir avec quelle prodi-
gieuse variété de tours élégans vous savez me
reprocher la rareté de mes lettres, sans que ja-
mais les vôtres se ressemblent. Je n'en lis pas
une sans me voir coupable sous un nouveau
point de vue. En achevant de lire , je pense à
vous, et je me trouve innocent.
A MADAME P"*.
Motien, le 24 octobre 1764.
J'ai reçu vos deux lettres, madame; c'est
avouer tous mes torts : ils sont grands, mais
involontaires; ils tiennent aux désagrémens de
mon état. Tous les jours je voulois vous ré-
pondre, et tous les jours des réponses plus in-
dispensables venoienl renvoyer celle-là ; car
enfin, avec la meilleure volonté du monde, on
ne sauroit passer la vie à faire des réponses du
malin jusqu'au soir. D'ailleurs je n'en connois
pointde meilleure aux sentimensobligeans dont
vous m'honorez que de iftchor d'en être digne,
et de vous rendre ceux qui vous sont dus. Quant
aux opinions sur lesquelles vous me marquez
que nous ne sommes pas d'accord, qu'aurois-
je à dire, moi, qui ne dispute jamais avec per-
sonne, qui trouve très-bon que chacun ait ses
idées, et qui ne veux pas plus qu'on se sou-
mette aux miennes que me soumettre à celles
dautrui? Ce qui me sembloit utile et vrai, j'ai
cru de mon devoir de le dire; mais je n'eus ja-
mais la manie de vouloir le faire adopter, et jo
réclame pour moi la liberté que je laisse à t^ut
le monde. Nous sommes d'accord, madame,
sur les devoirs des gens de bien, je n'en doute
point. Gardons au reste, vous vos sentimens,
moi les miens, et vivons en paix. Voilà mon
avis. Je vous salue, madame, avec respect et
de tout mon cœur.
A MADAME DE LUZE.
Motiers, le 27 octobre 1764.
Vous me faites, madame, vous et mademoi-
selle Bondely, bien plus d'honneur queje n'en
mérite. H y a long-temps que mes maux et ma
barbe grise m'avertissent que je n'ai plus le
droit de braver la neige et les frimas pour aller
voir les dames. J'honore beaucoup mademoi-
selle Bondely, et je fais grand cas de son élo-
quence; mais elle me persuadera difficilement
que, parcequellea toujours le printemps avec
elle, l'hiver et ses glaces ne sont pas autour de
moi. Loin de pouvoir en ce moment faire des
visites, je ne suis pas même en état d'en rece-
voir. Me voilà comme une marmotte, terré pour
sept mois au moins. Si j'arrive au bout de ce
temps j'irai volontiers, madame, au niiiieu des
fleurs et de la verdure, me réveiller auprès de
vous; mais maintenant je m'engourdis avec la
nature : jusqu'à ce qu'elle renaisse je no vis
[>lus.
A MYLOnD MARECHAL.
Motiers-Travers, le 29 octobre i764.
Je voudrois, mylord, pouvoir supposer que
vous n'avez point reçu mes lettres, je serois
508
COHr. ES POND ANGE,
beaucoup uioms aiuisjie ; mais outre qu'il n'est
pas possible qu'il ne vous en soit parvenu quel-
qu'une, si le cas pouvoit être, les bontés dont
vous m'honoriez vous auroient à vous-même
inspiré quelque inquiétude; vous vous seriez in-
formé de moi ; vous m'auriez fait dire au moins
quelques mots par quelqu'un : mais point;
mille gens en ce pays ont de vos nouvelles, et je
suis le seul oublié. Cela m'apprend mon mal-
heur; mais, qui m'en apprendra la cause? je
cesse de la chercher, n'en trouvant aucune qui
soit digne de vous.
Mylord, les sentimens que je vous dois et que
je vous ai voués dureront toute ma vie; je ne
penserai jamais à vous sans attendrissement ; je
vous regarderai toujours comme mon protec-
teur et mon père. Mais comme je ne crains rien
tant que d'être importun, et que je ne sais pas
nourrir seul une correspondance, je cesserai de
vous écrire jusqu'à ce que vous m'ayez per-
nn'sde continuer.
Daignez, mylord, je vous supplie, agréer
mon profond respect.
A M. THEODORE ROOSSEAU.
Motiers,le 5i octobre ^^6i.
Si j'avois, mon cher cousin, dix mains, dix
secrétaires, une santé robuste et beaucoup de
loisirs, je serois inexcusable envers vous, envers
M. Chirol et beaucoup d'autres ; mais ne pou-
vant suffire à tout, je me borne aux choses in-
dispensables, et quant aux simples lettres de
souvenir, je m'en dispense, bien sûr que mes
parens et mes amis n'ont pas besoin de ce té-
moignage du mien. Si j'avois pu faire ce que
souhaitoit M. Chirol, je l'aurois fait tout de
suite; mais il m'a paru peu nécessaire de lui
marquer que je ne le pouvois pas; je voudrois
de tout mon cœur pouvoir contribuer à ses
avantages, mais je n'ai rien à lui fournir pour
imprimer. Quant à vous, mon cher cousin,
j'espère que vous voudrez bien pardonner quel-
que inexactitude dans nies réponses, qui mar-
quent bien plus la confiance que j'ai dans votre
amitié que l'attiédissement de la mienne. Je
salue avec respect ma cousine votre mère, et
vous embrasse, mon cher cousin, de tout mon
.coeur.
A MADEMOISELLE D. H.
Uotiers, le 4 novembre «70 S
Si votre situation, mademoiselle, VOUS laisseà
peine le temps de m'écrire, vous devez conce-
voir que la mienne m'en laisse encore moins
pour vous répondre. Vous n'êtes que dans la
dépendance des affaires et des gens à qui vous
tenez ; et moi je suis dans celle de toutes les af-
faires et de tout le monde, parce que chacun,
me jugeant libre, veut par droit de premier oc-
cupant disposer de moi. D'ailleurs, toujours
harcelé, toujours souffrant, accablé d'ennuis,
et dans un état pire que le vôtre, j'emploie à
respirer le peu de momens qu'on me laisse ; je
suis trop occupé pour n'être pas paresseux.
Depuis un mois je cherche un moment pour
vous écrire à mon aise : ce moment ne vient
point ; il faut donc vous écrire à la dérobée, car
vous m'intéressez trop pour vous laisser sans
réponse. Je connois peu de gens qui m'at-
tachent davantage, et personne qui m'étonne
autant que vous.
Si vous avez trouvé dans ma lettre beaucoup
de choses qui ne cadroient pas à la vôtre, c'est
qu'elle étoit écrite pour une autre que vous. Il y
a dans votre situation des rapports si frappans
avec celle d'une autre personne, qui précisé-
ment étoit à Neuchâtel quand je reçus votre
lettre, que je ne doutai point que cette lettre ne
vînt d'elle ; et je pris le change dans l'idée qu'on
cherchoit à me le donner (*). Je vous parlai
donc moins sur ce que vous me disiez de votre
caractère, que sur ce qui m'étoit connu du sien.
Je crus trouver dans sa manie de s'afficher, car
c'est une savante et un bel-esprit en titre, la
raison du malaise intérieur dont vous me faisiez
le détail : je commençai par attaquer cette ma-
nie, comme si c'eût été la vôtre, et je ne dou-
tai point qu'en vous ramenant à vous-même
je ne vous rapprochasse du repos, dont rien
n'est plus éloigné, selon moi, que l'état d'une
femme qui s'affiche.
Une lettre faite sur un pareil quiproquo doit
(*) Vo5'ez la leMre précédente à mademoiselle D. M., du 7
mai même année. Pour expliquer cette méprise de Rousseau,
il faut croire que la personne à laquelle il avoit adressé sa let-
tre du 7 mai, et colle à laquelle il répond ici, portoient toutes
deux le même nom. Rien d'ailleurs n*a pu nous faire connoitre
l'une ou 1 autre. g. P.
ANNÉE 17G4.
509
contenir bien des balourdises. Cependant il y
avoit cela de bon dans mon erreur, qu'elle me
donnoit la clef do l'éiat moral de celle à qui jo
pensois écrire; et, sur cet état supposé, je
croyois entrevoir un projet à suivre pour vous
tirer des an^^oisses que vous me décriviez, sans
recourir aux distractions qui, selon vous, en
sont le seul remède, et qui, selon moi, ne sont
pas même un palliatif. Vous m'apprenez que je
me suis trompé , et que je n'ai rien vu de ce
que je croyois voir. Comment trouverois-je un
remède à votre état, puisque cet état m'est
inconcevable ? Vous m'êtes une énigme affli-
geante et humiliante. Je croyois connoître le
cœur humain , et je ne connois rien au vôtre.
Vous souffrez, et je ne puis vous soulager.
Quoi 1 parce que rien d'étranger à vous ne
vous contente, vous voulez vous fuir ; et, parce
que vous avez à vous plaindre des autres, parce
que vous les méprisez, qu'ils vous en ont donné
le droit, que vous sentez en vous une âme digne
d'estime, vous ne voulez pas vous consoler avec
elle du mépris que vous inspirent celles qui ne lui
ressemblent pas? Non, je n'entends rien à cette
bizarrerie, elle me passe.
Cette sensibilité qui vous rend mécontente de
tout ne devoit-elle pas se replier sur elle-même?
ne dcvoit-elle pas nourrir votre cœur d'un sen-
timent sublime et délicieux d'amour-propre?
n'a-t-on pas toujours en lui la ressource contre
l'injustice et le dédommagement de l'insensibi-
lité? Il est si rare, dites-vous, de rencontrer
une âme. 11 est vrai ; mais comment peut-on en
avoir une et ne pas se complaire avec elle? Si
l'on sent, à la sonde, les autres étroites et res-
serrées, on s'en rebute, on s'en détache; mais
après s'être si mal trouvé chez les autres , quel
plaisirn'a-t-on pasde rentrerdans sa maison? Je
sais combien le besoin d'attachement rend affli-
geante aux cœurs sensibles l'impossibililé d'en
former ; je sais combien cet état est triste ; mais
je sais qu'il a pourtant des douceurs; il fait
verser des ruisseaux de larmes ; il donne une
mélancolie qui nous rend témoignage de nous-
mêmes el qu'on ne voudroit pas ne pas avoir;
il fait rechercher la solitude comme le seul asile
où l'on se retrouve avec tout ce qu'on a raison
d'aimer. Je ne puis trop vous le redire, je ne
connois ni bonheur ni repos dans l'éloignement
de soi-même : el, au contraire, je sens mieux,
de jour en jour, qu'on ne peut être heureux sur
la terre qu'à proportion qu'on s'éloigne des
choses et qu'on se rapproche de soi. S'il y a
quelque sentiment plus doux que l'estime de
soi-même, s'il y a quelque occupation plus ai-
mable que celle d'augmenter ce sentiment, jo
puis avoir tort; mais voilà comme je pense :
jugez sur cela s'il m'est possible d'entrer dans
vos vues, et même de concevoir votre état.
Jo ne puis m'empêcher d'espérer encore que
vous vous trompez sur le principe de votre mal-
aise, et qu'au lieu de venir du sentiment qui ré-
fléchit sur vous-même, il vient au contraire de
celui qui vous lie encore à voire insu aux ciioses
dont vous vous croyez détachée, et dont peut-
être vousdésespérez seulement de jouir. Je vou-
drois que cela fût, je verrois une prise pour agir;
mais si vous accusez juste , je n'en vois point.
Si j'avois actuellement sous les yeux votre pre-
mière lettre, et plus de loisir pour y réfléchir,
peut-être parviendrois je à vous comprendre,
et je n'y épargnerois pas ma peine, car vous
m'inquiétez véritablement ; mais cette lettre est
noyée dans des tas de papier : il me faudroit
pour la retrouver plus de temps qu'on ne m'en
laisse ; je suis forcé de renvoyer cette recherche
à d'autres momens. Si l'inutilité de notre cor-
respondance ne vous rebutoit pas de m'écrire,
ce seroit vraisemblablement un moyen de vous
entendre à la fin. Mais je ne puis vous promet-
tre plus d'exactitude dans mes réponses que je
ne suis en état d'y en mettre ; ce que je vous
promets et que je tiendrai bien, c'est de m'oc-
cuper beaucoup de vous et de ne vous oublier
de ma vie. Votre dernière lettre, pleine de traits
de lumière et de sentimens profonds, m'afFecle
encore plus que la précédente. Quoi que vous
en puissiez dire, je croirai toujours qu'il ne lient
qu'à celle qui l'a écrite de se plaire avec elle-
même, et de se dédommager par là dos rigueurs
de son sort.
A M. D***.
Motiers, le 4 uovenibre t764.
Bien des remercimens , monsieur, du Dic-
tionnaire philosophique. Il est agréable à lire;
il y règne une bonne morale ; il seroit à sou-
510
haiter qu'elle fût dans le cœur de l'auteur et de
tous les hommes. Mais ce même auteur est pres-
que toujours de mauvaise foi dans les extraits
de l'Écriture; il raisonne souvent fort mal : et
l'air de ridicule et de mépris qu'il jette sur des
seniimcns respectés des hommes , rejaillissant
sur les hommes mêmes, me paroît un outrage
fait à la société. Voilà mon seniiinent, et pcui-
êire mon erreur, que je me crois permis de
dire, mais que je n'entends faire adopter à qui
que ce soit.
Je suis fort touché de ce que vous me mar-
quez de la part de iM. et de madame de BufFon.
Je suis bien aise de vous avoir dit ceque jepen-
sois de cet homme illustre avant que son sou-
venir réchauffât mes sentimens pour lui , afin
d'avoir tout I honneur de la justice que j'aime à
lui rendre, sans que mon amour-propre s'en
soit mêlé. Ses écrits m'instruiront et me plai-
ront toute ma vie. Je lui crois des égaux parmi
ses contemporains en qualité de penseur et de
philosophe ; mais en qualité d'écrivain je ne lui
on connois point : c'est la plus belle plume de
son siècle ; je ne doute point que ce ne soit là le
jugement de la postérité. Un de mes regrets est
de n'avoir pas été à portée de le voir davantage
et de profiter de ses obligeantes invitations ; je
sens combien ma tête et mes écrits auroient ga-
gné dans son commerce. Je quittai Paris au
moment de son mariage : ainsi je n'ai point eu
le bonheur de connoître madame de Buffon ;
mais je sais qu'il a trouvé dans sa personne et
dans son mérite laimablc et digne récompense
du sien. Que Dieu les bénisse l'un et l'autre de
vouloir bien siiitéresser à ce pauvre proscrit !
Leurs bontés sont une des consolations de ma
vie : qu'ils sachent, je vous en supplie, que je
les honore et les aime de tout mon cœur.
Je suis bien éloigné, monsieur, de renoncer
aux pèlerinages projetés. Si la ferveur de la
botanique vous dure encore, et que vous ne re-
butiez pas un élève à barbe grise, je compte
plus que jamais aller herboriser cet été sur vos
pas. Mes pauvres Corses ont bien maintenant
d'autres affaires que d'aller établir l'Utopie au
milieu d'eux. Vous savez la marche des troupes
françoises : il faut savoir ce qu'il en résultera.
En attendant , il faut gémir tout bas et aller
herboriser.
Vous me rendez fier en me marquant que
CORUESPOKDA^Ci:.
mademoiselle B*** n'ose me venir voir à cause
des bienséances de son sexe , et qu'elle a peur
de moi comme d'un circoncis. Il y a quinze ans
que les jolies femmes me faisoient en France
l'affront de me traiter comme un bon homme
sans conséquence, jusqu'à venir dîner avec moi
tête à tête dans la plus insultante familiarité,
jusqu'à m'embrasser dédaigneusement devant
tout le monde, comme le grand-père de leur
nourrice. Grâces au Ciel , me voilà bien rétabli
dans ma dignité, puisque les demoiselles me
font l'honneur de ne m'oser venir voir {*).
A M. l'abbé de ***.
Motiers-Travers, le H novembre «764.
Vous voilà donc, monsieur, tout d'un coup
devenu croyant. Je vous félicite de ce miracle,
car c'en est sans doute un de la grâce, et la
raison pour l'ordinaire n'opère pas si subite-
ment. Mais , ne me faites pas hoimeur de votre
conversion, je vous prie ; je sens que cet hon-
neur ne m'appartient point. Un homme qui ne
croit guère aux miracles n'est pas fort propre
à en faire ; un homme qui ne dogmatise ni no
dispu te n'est pasun fort bon convertisseur. Je dis
quelquefois mon avis quand on me le demande,
et que je crois que c'est à bonne intention ; mais
je n'ai point la folie d'en vouloir faire une loi
pour d'autres, et quand ils m'en veulent faire
une du leur, je m'en défends du mieux que je
puis sans chercher à les convaincre. Je n'ai rien
fait de plus avec vous: ainsi, monsieur, vousavez
seul tout le mérite de votre résipiscence, et je
ne songeois sûrement point à vous catéchiser.
Mais voici maintenant les scrupules qui s'é-
lèvent. Les vôtres m'inspirent du respect pour
vos sentimens sublimes, et je vous avoue ingé-
nument que, quant à moi, qui marche un peu
plus terre à terre, j'en serois beaucoup moins
tourmenté. Je me dirois d'abord que de con-
fesser mes fautes est une chose utile pour m'en
corriger, parce que, me faisant une loi de dire
(•) Tout dispose à croire que cette lettre est adressée i Du
Peyrou, qui sans doute étoit en correspondance avec Biifton.
D'autres lettres au même Du Peyrou semblent bien confirmer
celte conjecture. Cependant la présente n'étant pas comprise
dans la correspondance avec Du Peyrou publiée en 1805, et
cette même lettre ne portant en tête que l'initiale D dans l'é-
dition originale ( Genève, tome XXIV ) , nous n'avons pas cru
devoir rien changer à cette indication. G. P.
ANNÉE 176^.
511
io»t et do dire vrai, je serois souvent retenu
d'en commettre par la honte de les révéler.
II est vrai qu'il pounoit y avoir quelque em-
barras sur la foi robuste qu'on exige dans votre
I^.glise, et que chacun n'est pas maître d'avoir
comme il lui plaît. Mais de quoi s'agit-il au fond
dans celle affaire? du sincère désir de croire,
d'une soumission ducœur plus que de la raison :
car enfin la raison ne dépend pas de nous, mais
la volonté en dépend ; et c'est par la seule vo-
l«mié qu'on peut être soumis ou rebelle à 1 É-
glise. Je commencerois donc par me choisir
pour confesseur un bon prêtre, un homme sage
et sensé, tel qu'on en trouve partout quand on
les cherche. Je lui dirois : Je vois l'océan de
difficultés où nage l'esprit humain dans ces ma-
tières ; le mien ne cherche point à s'y noyer ; je
cherche ce qui est vrai et bon ; je le cherche
sincèrement ; je sens que la docilité qu'exige
l'Église est un état désirable pour être en paix
avec soi : j'aime cet état, jy veux vivre; mon
esprit murmure, il est vrai, mais mon cœur lui
impose silence, et mes seniimens sont tous
contre mes raisons. Je ne crois pas, mais je
veux croire, et je le veux de tout mon cœur.
Soumis à la foi malgré mes lumières, quel ar-
gument puis-je avoir à craindre? Je suis plus
fidèle que si j'étois convaincu.
Si mon confesseur n'est pas un sot, que vou-
lez-vous qu'il me dise? Voulez- vous qu'il exige
bêtement de moi l'impossible? qu'il m'ordonne
de voir du rouge où je vois du bleu ? Il me dira :
Soumettez-vous. Je répondrai : C'est ce que je
fais. Il priera pour moi, et me donnera l'abso-
lution sans balancer; car il la doit à celui qui
croit de toute sa force, et qui suit la loi de tout
son cœur.
Mais supposons qu'un scrupule mal entendu
le retienne, il se contentera de m'exhorter en
secret et de me plaindre ; il m'aimera même : je
suis sûr que ma bonne foi lui gagnera le cœur.
Vous supposez qu'il mira dénoncer à l'official ;
et pourquoi? qu'a-t-il à me reprocher? de quoi
foulez-vous qu'il m'accuse ? d'avoir trop fidèle-
ment rempli mon devoir? Vous supposez un
extravagant,un frénétique:ce n'estpas l'homme
que j'ai choisi. Vous supposez de plus un scé-
lérat abominable que je peux poursuivre, dé-
mentir, faire pendre peut-être, pour avoir sapé
!o sacrement par sa base, pour avoir causé le
plus dangereux scandale, pour avoir violé
sans nécessité, sans utilité, le plus saint d^
tous les devoirs, quand j'élois si bien dans le
mien, que je n'ai mérité que des éloges. Cette
supposition, je l'avoue, une fois admise, pa-
roît avoir ses difficultés.
Je trouve en général que vous les pressez en
homme qui n'est pas fâché d'en faire naître. Si
tout se réunit contre vous, si les prêtres vous
poursuivent, si le peuple vous maudit, si la
douleur fait descendre vos parens au tombeau,
voilà, je l'avoue, des inconvéniens bien terri-
bles pour n'avoir pas voulu prendre en cé-
rémonie un morceau de pain. Mais que faire
enfin? me demandez- vous. Là-dessus voici,
monsieur, ce que j'ai à vous dire.
Tant qu'on peut être juste et vrai dans la so-
ciété des hommes, il est des devoirs difficiles
sur lesquels un ami désintéressé peut être uti-
lement consulté.
Mais quand une fois les institutions humai-
nes sont à tel point de dépravation qu'il n'est
plus possible d'y vivre et d'y prendre un
parti sans mal faire, alors on r.« doit plus con-
sulter personne; il faut n'écouter que son pro-
pre cœur, parce qu'il est injuste et malhonnête
de forcer un honnête homme à nous conseiller
le mal. Tel est mon avis.
Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.
A H. HmZEL ('
i\ novembre < 76*. •
Je reçois, monsieur, avec reconnoissance,
la seconde édition du Socrate rustique, et les
bontés dont m'honore son digne historien.
Quelque étonnant que soit le héros de votre
livre, l'auteur ne l'est pas moins à mes yeux.
1 1 y a plus de paysans respectables que de savans
qui les respectent et qui l'osent dire. Heureux
le pays où les Clyioggs cultivent la terre, et
oùdesHirzels cultivent les lettres I l'abondance
y règne et les vertus y sont en honneur.
Recevez, monsieur, je vous supplie, mes
remercîmens et mes salutations.
(•) Jean-Gaspard Hirzel. médecin de Zuricb, mort en 180.",
auteur de l'ouvrage qui a pour titre : Socrate ruslifut, ou
Dfscriplion de la conduite économique et morale d'yiipay-
san philosophe; livre qui a été traduit dana presque toutes les
langues de l'Europe. M. P.
512
COmiESPONDANCE.
A U. DE MALESUERBES.
Motlers-Travers, par Pontarlier, le H novembre 176».
J'use rarement, monsieur, de la permission
que vous m'avez donnée de vous écrire; mais
les malheureux doivent être discrets. Mon cœur
n'est pas plus changé que mon sort, et, plongé
dans un abîme de maux dont je ne sortirai de
ma vie, j'ai beau sentir mes misères, je sens
toujours vos bontés.
En apprenant votre retraite, monsieur, j'ai
plaint les gens de lettres; mais je vous ai féli-
cité (*). En cessant d'être à leur tête par votre
place, vous y serez toujours par vos talens; par
eux, vous embellissez votre âme et votre asile.
Occupé des charmes de la littérature , vous
n'êtes plus forcé d'en voir les calamités; vous
philosophez plus à votre aise, et votre cœur a
moins à souffrir. C'est un moyen d'émulation,
selon moi, bien plus sûr, bien plus digne d'ac-
cueillir et distinguer le mérite à Malesherbes
que de le protéger à Paris.
Où est-il, où est-il ce château de Malesher-
bes, que j'ai tant désiré de voir? Les bois, les
jardins, auroient maintenant un attrait de plus
pour moi dans le nouveau goût qui me gagne.
Je suis tenté d'essayer la botanique, non comme
vous, monsieur, en grand et comme une branche
de l'histoire naturelle, mais tout au plus en gar-
çon apothicaire, pour savoir faire ma tisane et
mes bouillons. C'est le véritable amusement
d'un solitaire qui se promène et qui ne veut
penser à rien. 11 ne me vient jamais une idée
vertueuse et utile que je ne voie à côté de moi
la potence ou l'échafaud ; avec un Linnaeusdans
la poche et du foin dans la tête, j'espère qu'on
ne me pendra pas. Je m'attends à faire les pro-
grès d'un écolier à barbe grise : mais qu'im-
(*) Malesherbes, premier président de la Cour des Aides, et
qui conserva cette présidence jusqu'en iT76, avoit de plus la
direction de la librairie, et c'est de cettedirection qu'il est ques-
tion ici. Mais dans l'intéressante Notice qu'a donnée M. Dubois
sur Malesherbes, on lit ( page 53 de la troisième édition ) que
ce fut an mois de décembre 4768 qu'il cessa d'avoir cette
direction. Or cette date, qui d'ailleurs est certaine, ne s'accorde
pas avec ia date de la lettre de Rousseau, date qui ne.-t pas
plus susceptible d'être contestée, puisqu'il y parle des Lettres
de la Montagne qnil vient de faire imprimer en Hollande,
impression qui réellement eut lieu en 1764. Il en résulte que
Rousseau félicitant Malesherbes sur sa retraite comme direc-
teur de la librairie, n'en parle en cet instant que sur un oiiï-
dire, qui ne fut confirmé par l'événement que quatre ans après.
G. P.
porte? Je ne veux pas savoir, mais étudier; et
celte étude, si conforme à ma vie ambulante,
m'amusera beaucoup et me sera salutaire : on
n'étudie pas toujours si utilement que cela.
Je viens, à la prière de mes anciens conci-
toyens, de faire imprimer en Hollande une es-
pèce de réfutation des Lettres de la campagne,
écrit que peut-être vous aurez vu. Le mien n'a
trait absolument qu'à la procédure faite à Ge-
nève contre moi et à ses suites : je n'y parle des
François qu'avec éloge, de la médiation de la
France qu'avec respect; il n'y a pas un mot
contre les catholiques ni leur clergé ; les rieurs
y sont toujours pour lui contre nos ministres.
Enfin cet ouvrage auroit pu s'imprimer à Paris
avec privilège du roi, et le gouvernement au-
roit dû en être bien aise. M. de Sartine en a dé-
fendu l'entrée. J'en suis fâché, parce que cette
défense me met hors d'état de faire passer sous
vos yeux cet écrit dans sa nouveauté, n'osant,
sans votre permission, vous le faire envoyer
par la poste.
Agréez, monsieur, je vous supplie, mon
profond respect.
On dit que la raison pour laquelle M. de Sar-
tine a défendu l'entrée de mon ouvrage est que
j'ose m'y justifier contre l'accusation d'avoir
rejeté les miracles. Ce M. de Sartine m'a bien
l'air d'un homme qui ne seroit pas fâché de me
faire pendre, uniquement pour avoir prouvii
que je ne méritois pas d'être pendu. France,
France, vous dédaignez trop dans votre gloire
les hommes qui vous aiment et qui savent
écrire I Quelque méprisables qu'ils vous pa-
roissent, ce seroit toujours plus sagement fait
de ne pas les pousser à bout.
A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Motiers, le IS novembre 1764.
Il est certain que vos vers ne sont pas bons,
et il est certain de plus, que, si vous vous pi-
quiez d'en faire de tels ou même de vous y troi)
bien connoître, il faudroit vous dire comme un
musicien disoit à Philippe de Macédoine qui
critiquoit ses airs de flûte : A Dieu ne plaise,
sire, que tu saches ces choses-là mieux que
moi ! Du reste, quand on ne croit pas faire de
ANNÉE 1764.
513
bons vers, il est toujours permis d'eu faire,
pourvu qu'on ne ics estime que ce qu'ils valent,
et qu'on no les montre qu'à ses amis.
Il y a bien du lemps que je n'ai des nouvelles
de nos petites élèves, de leur digne précepteur,
ut de leur aimable gouvcrnunie. De gr&ce, une
petite relation de l'état présent des choses.
J'aime à suivre les progrès de ces chers enfans
dans tout leur détail.
Il est vrai que les Corses m'ont fait proposer
de travailler à leur dresser un plan de gouver-
nement. Si ce travail est au-dessus de mes for-
ces il n'est pas au-dessus de mon zèle. Du reste,
c'est une entreprise à méditer long-temps, qui
demande bien des préliminaires; et avant d'y
songer il faut voir d'abord ce que la France
veut faire de ces pauvres gens. En attendant,
je crois que le général Paoli mérite l'estime et
le respect do toute la terre , puisque étant le
maiire , il n'a pas craint de s'adresser à quel-
qu'un qu'il sait bien, la guerre excepté, ne vou-
loir laisser personne au-dessus des lois. Je suis
prêt à consacrer ma vie à leur service ; mais,
pour ne pas m'exposer à perdre mon temps,
j'ai débuté par toucher l'endroit sensible. Nous
verrons ce que cela produira.
A H. D IVERNOIS.
Motiers, le 29 novembre 1764.
Je m'aperçois à l'instant , monsieur, d'un
quiproquo que je viens de faire , en prenant
dans votre lettre le 6 décembre pour le 6 jan-
vier. Cela me donne l'espoir de vous voir un
mois plus tôt que je ii'avois cru , et je prends
le parti de vous I écrire, de peur que vous n'i-
maginiez peut-être sur ma lettre d'aujourd'hui
que je voudrois renvoyer aux Rois voire visite,
de quoi je scrois bien fâché. M. de Payraube
sort d'ici , et m'a apporté votre lettre et vos
nouveaux cadeaux. INous avons pour le présent
beaucoup de comptes à faire, et d'autres ar-
rangcmcns à prendre pour l'avenir. D'aujour-
d'hui en huit donc, j'attends, monsieur, le
plaisir de vous embrasser; et en attendant je
vous souhaite un bon voyage et vous salue de
tout mon cœur.
y
A M. ou PEYROU.
Uotien, le 28 novembre t76<.
T. IV.
Le temps et mes tracas ne me permettent
pas, monsieur, de répondre à présent à votre
dernière lettre, dont plusieurs arliclos m'ont
ému et pénétré : je destine uniquement cellc-ci
à vous consulter sur un article qui m'intéresse,
et sur lequel je vous épargnerois cette impor-
tunité, si je connoissois quoiqu'un qui me parût
plus digne que vous de toute ma confiance.
Vous savez que je médite depuis long-temps
de prendre le dernier congé du public par une
édition généralede mes écrits, pour passer dans
la retraite et le repos le reste des jours qu'il
plaira à la Providence de me départir. Cette
entreprise doit m'assurer du pain, sans lequel
il n'y a ni repos, ni liberté parmi les hommes :
le recueil sera d'ailleurs le monument sur le-
quel je compte obtenir de la postérité le
redressement des jugemens iniques de mes
contemporains. Jugez par là si je dois regarder
comme importante pour moi une entreprise
sur laquelle mon indépendance et ma réputa-
tion sont fondées.
Le libraire Fauche, aidé d'un associé, ju-
geant que cette affaire lui peut êlr(> avantageuse,
désire de s'en charger ; et, pressentant l'obsta-
cle que la pédanterie de vos ministraux peut
mettre à son exécution dans Neuchâtel, il pro-
jette, en supposant l'agrément du Conseil d'é-
tat, dont pourtant je doute, d'étjiblir son im-
primerie à Moliers, ce qui me soroit très-
commode; et il est certain qu'à considérer la
chose en homme d'état, tous les membres du
gouvernement doivent favoriser cetie entre-
prise qui versera peut-être cent mille écus dans
le pays.
Cet agrément donc supposé (c'est son af-
faire), il reste à savoir si ce sera la mienne de
consentir à cette proposition, et de me lier par
un traité en forme. Voilà, monsieur, sur quoi
je vous consulte. Premièrement, croyez-vous
que ces gens-là puissent être en état de con-
sommer cette affaire avec honneur, soit du
côté de la dépense, soit du côté de l'exécution?
car l'édition que je propose de faire, étant lies-
tinée aux grandes bibliothèques, doit être un
chef-d'œuvre de typographie, et je n'épargne-
rai point ma peine pour ce que c'en soit un de
53
5H
GOllUESPOiNDAINCE.
correction. En second lieu, croyez- vous que
les engagemens qu'ils prendront avec moi
soient assez sûrs pour que je puisse y compter,
et navoir plus de souci là-dessus le reste de ma
vie? En supposant que oui, voudrez-vous bien
ni'aider de vos soins et de vos conseils pour
établir mes sûretés sur un fondement solide?
Vous sentez que mes infirmités croissant, et
la vieillesse avançant par-dessus le marché, il
ne faut pas que , hors d'état de gagner mon
pain , je m'expose au danger d'en manquer.
Voilà l'examen que je soumets à vos lumières,
et je vous prie de vous en occuper par amitié
pour moi. Votre réponse, monsieur, réglera la
mienne. J'ai promis de la donner dans quinze
>urs. Marquez-moi, je vous prie, avant ce
«mps-là, votre sentiment sur cette affaire,
afin que je puisse me déterminer.
A M. DUCLOS.
Motiers, le 2 décembre <764.
Je crois, mon cher ami, qu'au point où nous
en sommes, la rareté des lettres est plus une
marque de confiance que de négligence : votre
silence peut m'inquiéter sur votre santé, mais
non sur votre amitié, et j'ai lieu d'attendre de
vous la même sécurité sur la mienne. Je suis
errant tout l'été, malade tout l'hiver, et en tout
temps si surchargé de désœuvrés , qu'à peine
ai-je un moment de relâche pour écrire à mes
amis.
Le recueil fait par Duchesne est en effet in-
complet, et, qui pis est, très-fautif; mais il n'y
manque rien que vous ne connoissiez , excepté
ma réponse aux Lettres écrites de la campagne,
qui n'est pas encore publique. J'espérois vous
la faire remettre aussitôt qu'elle seroit à Paris ;
mais on m'apprend que M. de Sartine en a dé-
fendu l'entrée, quoique assurément il n'y ait
pas un mot dans cet ouvrage qui puisse déplaire
à la France ni aux François, et que le clergé ca-
tholique y ait à son tour les rieurs aux dépens
du nôtre. Malheur aux opprimés ! surtout quand
ils le sont injustement, car alors ils n'ont pas
même le droit de se plaindre ; et je ne serois pas
étonné qu'on me fit pendre uniquement pour
avoir dit et prouvé que je ne méritois pas d'ôi-
tre décrété. Je pressens le contrecoup de cette
défense en ce pays. Je vois d'avance le parti
qu'en vont tirer mes implacables ennemis, et
surtout ipse doit fabricator Epeus.
J'ai toujours le projet de faire enfin moi-même
un recueil de mes écrits, dans lequel je pour-
rai faire entrer quelques chiffons qui sont en-
core en manuscrits , et entre autres le petit
conte {*) dont vous parlez, puisque vous jugez
qu'il en vaut la peine. Mais outre que cette en-
treprise m'effraie, surtout dans l'état où je suis,
je ne sais pas trop où la faire. En France il n'y
faut pas songer. La Hollande est trop loin de
moi. Les libraires de ce pays n'ont pas d'assez
vastes débouchés pour cette entreprise, les pro-
fits en seroienl peu de chose, et je vous avoue
que je n'y songe que pour me procurer du pain
durant le reste de mes malheureux jours, ne
me sentant plus en état d'en gagner. Quant
aux mémoires de ma vie, dont vous parlez, ils
sont trop difficiles à faire sans compromettre
personne; pour y songer, il faut plus de tran-
quillité qu'on ne m'en laisse, et que je n'en au-
rai probablement jamais : si je vis toutefois, je
n'y renonce pas. Vous avez toute ma confiance,
mais vous sentez qu'il y a des choses qui ne se
disent pas de si loin.
Mes courses dans nos montagnes , si riches
en plantes, m'ont donné du goût pour la bota-
nique: cette occupation convient fort à une ma-
chine ambulante à laquelle il est interdit de
penser. Ne pouvant laisser ma tête vide, je la
yeux empailler; c'est de foin qu'il faut l'avoir
pleine pour être libre et vrai, sans crainte d'ê-
tre décrété. J'ai l'avantage de ne connoître en-
core que dix plantes, en comptant l'hysope ;
j'aurai long-temps du plaisir à prendre avant
d'en être aux arbres de nos forêts.
J'attendsavec impatience votre nouvelle édi-
tion des Considérations sur les mœurs. Puisque
vous avez des facilités pour tout le royaume,
adressez le paquet à Pontarlier, à moi directe-
ment, ce qui suffit; ou à M. Junet, directeur
des postes; il me le fera parvenir. Vous pouvez
aussi le remettre à Duchesne, qui me le fera
passer avec d'autres envois. Je vous demande-
rai même , sans façon , de faire relier l'exem-
(*) La Reine fan(asqne.
ANNÉE 1764.
oi5
pldirc, ce que je ne puis faire ici sans le gâter ;
je le prendrai secrètement dans ma poche en
allant herboriser ; et, quand je ne verrai point
d'archers autour de moi, j'y jetterai les yeux à
la dérobée. Mon cher ami, comment faites-vous
pour penser, être honnête homme, et ne vous
pas faire pendre? Cela me paroit difficile, en
vérité. Je vous embrasse de tout mon cœur.
A MYLORD MARÉCHAL.
8 décembre 1764.
Sur la dernière lettre, mylord, que vous avez
dû recevoir de moi, vous aurez pu juger du
plaisir que m'a causé celle dont vous m'avez ho-
noré le 24 octobre. Vous m'avez fait senlir un
peu cruellement à quoi point je vous suis atta-
ché, et trois mois de silence de votre part m'ont
plus affecté et navré que ne fit le décret du
Conseil de Genève. Tant de malheurs ont rendu
mon cœur inquiet, et je crains toujours de per-
dre ce que je désire si ardemment de conser-
ver. Vous êtes mon seul protecteur, le seul
honvme à qui j'aie de véritables obligations, le
seul ami sur lequel je compte, le dernier auquel
je me sois attaché, et auquel il n'en succédera
jamais d'autres. Jugez sur cela si vos bontés
me sont chères, et si votre oubli m'est facile à
supporter.
Je suis fâché que vous ne puissiez habiter
votre maison que dans un an. Tant qu'on en est
encore aux châteaux en Espagne, toute habita-
tion nous est bonne en attendant; mais quand
enfin l'expérience et la raison nous ont appris
qu'il n'y a de véritable jouissance que celle de
soi-même, un logement commode et un corps
sain deviennent les seuls biens de la vie, et dont
le prix se fait sentir de jour en jour, à mesure
qu'on est détaché du reste. Comme il n'a pas
fallu si long-temps pour faire votre jardin, j'es-
père que dès à présent il vous amuse, et que
vous en tirez déjà de quoi fournir ces oilles si
savoureuses, que, sans être fort gourmand, je
regrette tous les jours.
Que ne puis-je m'instruire auprès de vous
dans une culture plus utile, quoique plus in-
grate I Que mes bons et infortunés Corses ne
peuvent-ils, par mon entremise, profiter de
vos longues et profondes observations sur les
hommes et les gouverncmcns ! mais je suis loin
de vous. N'importe; sans songer à l'impossi-
bilité du succès, je m'occuperai de ces pauvres
gens comme si mes rêveries leur pouvoient être
utiles. Puisque je suis dévoué aux chimères, je
veux du moins m'en forger d'agréables. En son-
geant à ce que les hommes pourroienl être, jo
tâcherai d'oublier ce qu'ils sont. Les Corses
sont, comme vous le dites fort bien, plus près
de cet état désirable qu'aucun autre peuple.
Par exemple, je ne crois pas que la dissolubi-
lité des mariages, très-utile dans le Brande-
bourg, le fût de long-temps en Corse, où la
simplicité des mœurs et la pauvreté générale
rendent encore les grandes passions inactives
et les mariages paisibles et heureux. Les fem-
mes sont laborieuses et chastes; les hommes
n'ont de plaisirs que dans leur maison ; dans
cet état, il n'est pas bon de leur faire envisager
comme possible une séparation qu'ils n'ont
nulle occasion de désirer.
Je n'ai point encore reçu la lettre avec la tra-
duction de Fletcher que vous m'annoncez. Je
l'attendois pour vous écrire; mais, voyant que
le paquet ne vient point, je ne puis différer
plus long-temps. Mylord, j'ai le cœur plein do
vous sans cesse. Songez quelquefois à votre
fils le cadet.
A M. DU PEYROU.
8 décembte 1704.
Quoique les affaires et les visites dont je suis
accablé ne me laissent presque aucun moment à
moi, et que d'ailleurs celle qui m'occupe en ce
moment me rende nécessaired'en délibérer avec
vous, monsieur, puisque vous y consentez, no
pouvant me ménager du temps pour suffire à
tout , je donne la préférence au soin de vous
tranquilliser sur ce terrible B qui vous inquiète,
et qui vous aparu suffisant pour effacer ou ba-
lancer le témoignage de tous mes écrits et de
ma vie entière, sur les sentimens que j'ai con-
stamment professés et que je professerai jus-
qu'à mon dernier soupir. Puisqu'une seule let-
tre del'alphabet a tant de puissancej.il faut croire
désormais aux vertus des talismans. Ce B signi-
fie Bon, cela est certain; inaiscomme vous m'en
demandez l'explication , sans me transcrire les
5iG
CORRESPOND.VNCE.
passages auxquels il se rapporte, et dont je n'ai
pas le moindre souvenir, je ne puis vous satis-
faire que préalablement vous n'ayez eu la bonté
de m'envoyer ces passages , en y ajoutant le
sens que vous donnez au B qui vous inquiète;
car il est à présumer que ce sens n'est pas le
mien. Peut-être alors, en vous développant ma
pensée, viendrai-je à bout de vous édifier sur
ce point. Tout ce que je puis vous dire d'avance
est que non-seulement je ne suis pas maiéria-
iisic, mais que je ne me souviens pas même
d'avoir été un seul m ornent de ma vie tenté de
le devenir. Bien est-il vrai que sur un grand
nombre de propositions je suis d'accord avec
les matérialistes, et celles où vous avez vu des
B sont apparemment de ce nombre; mais il ne
s'ensuit nullement que ma méthode de déduc-
tion et la leur soient la même, et me conduise
aux mêmes conclusions. Je ne puis, quant à
présent, vous en dire davantage, et il faut sa-
voir sur quoi roulent vos difficultés avant de
songer à les résoudre. En attendant, j'ai des
excuses à vous faire du souci que vous a causé
mon indiscrétion, et je vous promets que si ja-
mais je suis tenté de barbouiller des marges de
livres, je me souviendrai de cette legon.
A M. LALIACD.
Motiers, le 9 décembre 1764.
Je voudrois, monsieur, pour contenter votre
obligeante fantaisie , pouvoir vous envoyer le
profil que vous me demandez; mais je ne suis
pas en lieu à trouver aisément quelqu'un qui le
sache tracer. J'espérois me prévaloir pour cela
de la visite qu'un graveur hollandois, qui va
s'établira Morat, avoit dessein de me faire;
mais il vient de n\e marquer que des affaires
indispensables ne lui en laissoient pas le temps.
Si M. iiiotard fait un tour jusqu'ici, comme il
paroîi le désirer, c'est une autre occasion dont
je profiterai pour vous complaire, pour peu que
l'étal cruel où je suis m'er) laisse le pouvoir. Si
cette seconde occasion me manque, je n'en vois
pas de prochaine qui puisse y suppléer. Au
reste, je prends peu d'intérêt à ma figure, j'en
prends peu même à mes livres; mais j'en prends
beaiicoup à l'estime des honnêtes gens, dont
les cœurs ont lu dans le mien. C'est dans le vif
amour du juste et du vrai, c'est dans des pen-
chans bons et honnêtes, qui sans doute m'alta-
cheroient à vous, que je voudrois vous faire
aimer ce qui est véritablement moi, et vous lais
ser de mon effigie intérieure un souvenir qui
vous fût intéressant. Je vous salue, monsieur,
de tout mon cœur.
A M. ABAUZIT, ,
Eu lui envoyant les Lkttbes de i* noNTiCNE. i
Motiers, le 9 décembre 4764.
Daignez, vénérable Âbauzit, écouter mes
justes plaintes. Combien j'ai gémi que le Con-
seil et les ministres de Genève m'aient mis en
droit de leur dire des vérités si dures 1 Mais
puisque enfin je leur dois ces vérités, je veux
payer ma dette. Ils ont rebuté mon respect, ils
auront désormais toute ma franchise. Pesez mes
raisons et prononcez. Ces dieux de chair ont pu
me punir si j'étois coupable; mais si Caton
m'absout, ils n'ont pu que m'opprimer.
A M. MONTPFROUX, RESIDENT DE FRANCE A
GENÈVE.
Uotierg, le 9 décembre <7C).
L'écrit, monsieur, qui vous est présenté de
ma part, contient mon apologie et celle de
nombre d'honnêtes gens offensés dans leurs
droits par l'infraction des miens. La place que
vous remplissez, monsieur, et vos anciennes
bontés pour moi, m'engagent également à met-
tre sous vos yeux cet écrit. Il peut devenir une
des pièces d'un procès au jugement duquel
vous présiderez peut-être. D'ailleurs, aussi zélé
sujet que bon patriote, vous aimerez me voir
célébrer dans ces lettres (*) le plus beau monu-
ment du règne de Louis XV, et rendre aux
François, malgré mes malheurs, toute la jus-
lice qui leur est due.
Je vous supplie, monsieur, d'agréer mon res-
pect.
(*) La pacification des tronliles de Genève par la médiation
de la France et des goiiverncinens de Zurich et de Berne, et
redit de 1738 qui en résulta, sous !a garantie des trois pu ssan-
ces. tVoyez les Lettres de la montagne, Letfre vii.^ G. P.
A M. DU PKYROU.
Motiera, le <3 décembre 1764.
Je VOUS parlerai maintenant, monsieur, de
mon affaire (*), puisque vous voulez bien vous
charger de mes intérêts. J'ai revu mes gens :
leur société est augmentée d'un libraire de
France, homme entendu, qui aura l'inspection
de la partie typographique. Ils sont en état de
faire les fonds nécessaires sans avoir besoin de
souscription, et c'est d'ailleurs une voie à la-
quelle je ne consentirai jamais par de très-
bonnes raisons, trop longues à détailler dans
une lettre.
En combinant toutes les parties de l'entre-
prise, et supposant un plein succès, j'estime
qu'elle doit donner un profit net de cent mille
francs. Pour aller d'abord au rabais, rédui-
sons-le à cinquante. Je crois que, sans être dé-
raisonnable, je puis porter mes prétentions au
quart de cette somme ; d'autant plus que cette
entreprise demande de ma part un travail as-
sidu de trois ou quatre ans, qui sans doute
achèvera de m'épuiser, et me coûtera plus de
peine à préparer et revoir mes feuilles que je
n'en eus à les composer.
Sur cette considération, et laissant à part
celle du profit, pour ne songer qu'à mes be-
soins, je vois que ma dépense ordinaire depuis
vingt ans a été, l'un dans l'autre, de soixante
louis par an. Cette dépense deviendra moindre
lorsque absolument séquestré du public je ne
serai plus accablé de ports de lettres et de visi-
tes, qui, par la loi de l'hospitalité, me forcent
d'avoir une table pour les survenans.
Je pars de ce petit calcul pour fixer co qui
m'est nécessaire pour vivre en paix le reste de
mes jours, sans manger le pain de personne;
résolution formée depuis long-temps, et dont,
quoi qu'il arrive, je ne me départirai jamais.
Je compte pour ma part sur un fonds de dix
à douze mille livres; et j'nime mieux ne pas
faire l'entreprise s'il faut me réduire à moins,
parce qu'il n'y a que le repos du reste de mes
jours que je veuille acheter par quatre ans
d'esclavage.
Si ces messieurs peuvent me faire cette
somme, mon dessein est de la placer en rentes
(*) L'étlitiou générale de ses ouvrage:).
.iNNÉE 1764. 517
viagères; et, puisque vous voulez bien vous
charger de cet emploi, elle vous sera comptée,
et tout est dit. Il convient seulement, pour la
sûreté de la chose, que tout soit payé avant que
l'on commence l'impression du dernier volume,
parce que je n'ai pas le temps d'attendre 1.;
débit de l'édition pour assurer mon éiat.
Maiscommc une telle somme en argent comp-
tant pourroit gêner les entrepreneurs, vu les
grandes avances qui leur sont nécessaires, ils
aimeront mieux me faire une rente viagère;
ce qui, vu mon âge, et l'état de ma santé,
leur doit probablement tourner plus à compte.
Ainsi, moyennant des sûretés dont vous soyez
content, j'accepterai la rente viaf^ère, sauf une
somme en argent comptant lorsqu'on commen-
cera l'édition ; et, pourvu que cotte somme ne
soit pas moindre que cinquante louis, je m'en
contente, en déduction du capital dont on me
fera la rente.
Voilà, monsieur, les divers arrangemens
dont je leur laisserois le choix si je Iraitois di-
rectement avec eux : mais, comme il se peut
que je me trompe, ou que j'exige trop, ou qu'il
y ait quelque meilleur parti à prendre pour eux
ou pour moi, je n'entends point vous donner
en cela des règles auxquelles vous deviez vous
tenir dans cette négociation. Agissez pour moi
comme un bon tuteur pour son pupille : mais
ne chargez pas ces messieurs d'un traité qui
leur soit onéreux. Cette entreprise n'a de leur
part qu'un objet de profit, il faut qu'ils ga-
gnent ; de ma part elle a un autre objet, il suf-
fît que je vive, et, toute réflexion faite, je puis
bien vivre à moins de ce que je vous ai marqué.
Ainsi n'abusons pas de la résolution où ils pa-
roissent être d'entreprendre cette affaire à quel-
que prix que ce soit : comme tout le risque de-
meure de leur côté, il doit être compensé par
les avantages. Faites l'accord dans cet esprit,
et soyez sûr que de ma part il sera ratifié.
Je vous voisavec plaisir prendre cette peine :
voilà, monsieur, le seul compliment que je
vous ferai jamais.
A MADAME LATOUR.
A Uotiers, le 16 décembre 1764.
Je n'ai pas eu, chère Marianne, en recevant
518
COPiRESPONDANGE.
mon portrait, que M. Breguct a eu la bonté
de m'envoyer^ le plaisir que vous m'annonciez
de le recevoir lui-même. La fatigue, le mauvais
temps qu'il a eu durant son voyage, l'ont re-
tenu malade dans sa maison; et moi, depuis
deux mois enfermé dans la mienne, je suis hors
d'état d'aller le remercier, et lui demander un
peu en détail de vos nouvelles, comme je me
l'étois proposé. Donnez-m'en doncvousmême,
chère Marianne, en attendant que je puisse voir
votre bon papa, si digne de l'éloge que vous
enfaitesetdel'altachementque vous avez pour
lui. Quant à moi, je ne suis qu'un ami peu dé-
monstratif, quoique vrai, réputé négligent,
parce que ma situation me force à le paroître,
et trop heureux de recevoir de vous, à titre
de grâce, des sentimens que vous me devrez
quand les miens vous seront mieux connus. En
attendant, il vaut mieux que vous m'aimiez et
que vous me grondiez, que si vous paroissiez
contente sans l'être. Tant que vous exercerez
sur moi l'autorité de l'amitié, je croirai qu'au
fond vous rendez justice à la mienne, et que
c'est pour me laisser moins voir ma misère
que vous vous en prenez à ma volonté. Voilà
du moins le seul sens que devroient avoir vos
reproches ; si je pouvois vous écrire et vous
complaire autant que je le désire, et que vous
fussiez équitable, le papa lui-même ne vous
seroit pas plus cher que moi.
J'apprends avec grand plaisir qu'il est beau-
coup mieux.
A M. DIVERNOIS.
Moliers, le <7 décembre t764.
Il est bon, monsieur, que vous sachiez que,
depuis votre départ d'ici, je n'ai reçu aucune
de vos lettres, ni nouvelles d'aucune espèce par
le canal de personne, quoique vous m'eussiez
promis de m'annoncer votre heureuse arrivée
à Genève, et de m'écrire même auparavant.
Vous pouvez concevoir mon inquiétude. Je sais
bien que c'est l'ordinaire qu'on m'accable de
lettres inutiles, et que tout se taise dans les
momens essentiels ; je m'étois flatté cependant
qu'il y auroit dans celui-ci quelque exception
en ma faveur. Je me suis trompé. Il faut pren-
dre patience, et se résoudre à attendre qu'il
vous plaise de me donner des nouvelles de
votre santé, que je souhaite être bonne de
tout mon cœur.
>Ies respects à madame, je vous supplie.
A M. rANCKOLCKE.
Motiers, le 21 décembre 176*.
Je suis sensible aux bontés de M. de Buffon,
à proportion du respect et de l'estime que j'ai
pour lui ; sentimens que j'ai toujours haute-
ment professés, et dont vous avez été témoin
vous-même.Ily a des amisdont la bienveillance
mutuelle n'a pas besoin dune correspondance
expresse pour se nourrir, et j'ai osé me placer
avec lui dans cette classe-là. Si c'est une illusion
de ma part, elle est bien pardonnable à la
cause quila produit. Jenele mets point dans une
distribution d'exemplaires, sachant bien qu'il
me mettroit dans celle des siens; et que, connue
il n'y a point de proportion dans ces choses-là,
je n'aime point donner un œuf pour avoir un
bœuf.
Le quidam qui s'irrite si fort que j'aie mis
une devise à mon livre, doit s'irriter bien plus
que je l'aie entourée d'une couronne civique;
et bien plus encore, que j'aie, dans ce même
livre, justifié la devise et mérité la couronne.
A M. DE MOKTMOIUN,
En lui e ivoyaut les Lettbes écrite.s de l\ «ontagme.
Le 25 décembre 1764.
Plaignez-moi, monsieur, d'aimer tant la
paix, et d'avoir toujours la guerre. Je n'ai pu
refuser à mes anciens compatriotes de prendre
leur défense comme ils avoient pris la mienne.
C'est ce que je ne pouvois faire sans repousser
les ouiragesdont,par la plus noire ingratitude,
les ministres de Genève ont eu la bassesse de
m'accabler dans mes malheurs, et qu'ils ont
osé porter jusque dans la chaire sacrée. Puis-
qu'ils aiment si fort la guerre, ils l'auront; et,
après mille agressions de leur part, voici mon
premier acte d'hostilité, dans lequel toutefois
je défends une de leurs plus grandes préroga-
tives qu'ils se laissent lâchement enlever; car,
pour insulter à leur aise au malheureux, ils
ANNÉE 176i.
519
rampent volontiers sous la tyrannie. La que-
relle, au reste, est tout-à-fait personnelle entre
eux et moi; ou, si j'y fais entrer la religion pro-
testante pour quelque chose, c'est comme son
défenseur conire ceux qui veulent la renverser.
Voyez mes raisons, monsieur, etsoyez persuadé
que, plus on me mettra dans la nécessité d'ex-
pliquer mes sentimens, plus il en résultera
d'honneur pour votre conduite envers moi, et
pour la justice que vous m'avez rendue.
Recevez, monsieur, je vous prie, mes salu-.
tations et mon respect.
A M. d'ivernois.
Métiers, le 29 décembre 1764.
J'ai reçu, monsieur, toutes les lettres que
vous m'avez fait l'amitié de m'écrire ; jusqu'à
celle du 25 inclusivement. J'ai aussi reçu les
estampes que vous avez eu la bonté de m'en-
voyer; mais le messager de Genève n'étant
point encore de retour, je n'ai pas reçu, par
conséquent, les deux paquets que vous lui avez
remis, et je n'ai pas non plus entendu parler
encore du paquet que vous m'avez envoyé par
le voiturier. Je prierai M. le trésorier de s'en
faire informer à Neufchâtel, puisqu'il y doit
être de retour depuis plusieurs jours.
Les vacherins que vous m'envoyezseront dis-
tribués en votre nom dans votre famille. La
caisse de vin de Lavaux, que vous m'annoncez,
ne sera reçue qu'en payant le prix, sans quoi
elle restera chez M. d'Ivernois. Je croyois que
vous feriez quelque attention à ce dont nous
étions convenus ici : puisque vous n'y voulez
pas avoir égard, ce sera désormais mon affaire;
et je vous avoue que je commence à craindre
que le train que vous avez pris ne produise en-
tre nous une rupture qui m'affligeroit beau-
coup. Ce qu'il y a de parfaitement sûr, c'est
que personne au monde ne sera bien reçu à
vouloir me faire des présens par force; les vô-
tres, monsieur, sont si fréquens, et, j'ose dire,
si obstinés, que de la part de tout autre homme,
en qui je reconnoîtrois moins de franchise, je
croirois qu'il cache quelque vue secrète qui ne
se docouvriroit qu'en temps et lieu.
Mou cher monsieur, vivons bons amis, je
vous en supplie. Les soins que vous vous donnez
pour mes petites commissions me sont très pré-
cieux. Si vous voulez que je croie qu'ils ne vous
sont pas importuns, faites-moi des comptes si
exacts, qu'il n'y soit pas même oublié le papier
pour les paquets, ou la ficelle des emballages;
à cette condition j'accepte vos soins obligoans,
et toute mon affection ne vous est pas moins
acquise que ma reconnoissance vous est due.
Mais, de grâce, ne rendez pas là-dessus une
troisième explication nécessaire, car elle seroit
la dernière bien sûrement.
Je suis et serai même plusieurs années hors
d'état de m'occupor des objets relatifs à l'im-
primé qu'une personne vous a remis pour me le
prêter ; ainsi, s'il faut s'en servir promptement,
je serai contraint de le renvoyer sans en faire
usage. Mon intention étoit de rassembler des
matériaux pour le temps éloigné de mes loisirs,
si jamais il vient, de quoi je doute : ainsi ne
m'envoyez rien là-dessus qui ne puisse rester
entre mes mains, sans autre condition que de
l'y retrouver quand on voudra.
Vous trouverez ci-jointe la copie de la lettre
de remercîment que M. C r m'a écrite.
Comment se peut-il qu'avec un cœur si aimant
et si tendre je ne trouve partout que haine et
que malveillans? je ne puis là-dessus me
vaincre : lidée d'un seul ennemi, quoique in-
juste, me fait sécher de douleur. Genevois,
Genevois, il faut que mon amitié pour vous me
coûte à la fin la vie.
Obligez-moi, mou cher monsieur, en m'en-
voyani la note do l'argent que vous avez dé-
boursé pour toutes mes commissions, ou d'eu
tirer sur moi le moutani par lettre de change,
ou de me marquer par qui je dois vous le faire
tenir. N'omettez pas ce qu'a fourni M. Deluc.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
K M. DU PËYROU.
...31 décembre 1764.
Votre lettre m'a touché jusqu'aux larmes. Je
vois que je ne me suis pas trompé, et que vous
av(>z une âme honnête. Vous serez un houuue
précieux à mon cœur. Lisez l'imprimé ci-
joint (*). Voilà, monsieur, à quels ennemis j'ai
(*} Le libelle intitulé, Sentiment des citoyens, G. P.
uso
CORRESPONDANCE.
affaire ; voilà les armes dont ils m'attaquent.
Renvoyez-moi celte pièce quand vous l'aurez
lue;elle entrera dans les monumensderiiistoire
de ma vie. Oh ! quand un jour le voile sera dé-
chiré, que la postérité m'aimera 1 qu'elle bénira
ma mémoire! Vous, aimez-moi maintenant, et
croyez que je n'en suis pas indigne. Je vous
embrasse.
A M. D IVERNOIS.
Mutiers, le 31 décembre 1764.
Je reçois, mon cher monsieur, votrelettredu
28 et les feuilles de la réponse; vous recevrez
aussi bientôt la musique que vous demandez.
J'ai reçu par co même courrier un imprimé in-
titulé. Sentiment des citoyens. J'ai d'abord re-
connu le style pastoral de M. Vernes, défenseur
de la foi, de la vérité, de la vertu et de la cha-
rité chrétienne. Les citoyens ne pouvoieni choi-
sir un plus digne organe pour déclarer au
public leurs sentimens. Il est très à souhaiter
que celte pièce se répande en Europe; elle
achèvera ce que le décret a commencé.
Tout ce que me marque M. le Premier
est d'un magistrat bien sage. Si les autres
l'étoient autant, tout seroit bientôt pacifié, et
les choses rcntrcroient dans l'état douteux
où peut-être il seroit à désirer qu'elles fussent
encore. Mais fiez-vous aux sottises que l'ani-
mosité leur fera faire : ils vont désormais tra-
vailler pour vous.
Les deux exemplaires que demandeM*** sont
sans doute pour travailler dessus : mais n'im-
porte ; je les lui enverrois avec grand plaisir si
j'en avois l'occasion, surtout s'il v^ouloit pren-
dre le ton de M. Vernes. Si par hasard c'étoit
en effet par goût pour l'ouvrage, M**"*^ seroit
un théologien bien étonnant : mais, laissez-les
faire. La colère les transporte : comme ils vont
prêter le flanc ! Oh 1 monsieur, si tous ces gens-
là, moins brutaux, moins rogues, s'étoient
avisés de me prendre par des caresses, j'étois
perdu ; je sens que jamais je n'aurois pu résis-
ter ; mais, pnr le côté qu'ils m'ont pris, je suis
à l'épreuve, lis feront tant qu'ils me rendront
illustre et grand, au lieu que j'étois fait pour
n'être jamais qu'un pelit garçon. Je vous em-
brasse de tout mon cœur.
A M. DUCHESISE, LIBRMRE A PARIS.
Motiers. le 6 janvier 1763.
Je vous envoie, monsieur, une pièce impri-
mée et publiée à Genève (*), et que je vous prie
d'imprimer et publier à Paris, pour mettre le
public en état d'entendre les deux parties, en
attendant les autres réponses plus foudroyantes
qu'on prépare à Genève contre moi. Celle-ci est
de M. Vernes, si toutefois je ne me trompe ; il
ne faut qu'attendre pour s'en éclaircir : car, s'il
en est l'auteur, il ne manquera pas de la re-
connoître hautement, selon le devoir d'un
homme d'honneur et d'un bon chrétien ; s'il
ne l'est pas, il la désavouera de même, et le
public saura bientôt à quoi s'en tenir.
Je vous connois trop, monsieur, pour croire
que vous voulussiez imprimer une pièce pa-
reille, si elle vous venoit d'une autre main;
mais, puisque c'est moi qui vous en prie, vous
ne devez vous en faire aucun scrupule.
N. B. En faisant lui-même réimprimer ce libelle à Pari»,
Koiisseau y a joint quelques notes que nous allons reproduire,
en les faisant précéder des passages du libelle auxquels cha-
cime d'elles se rapporte.
« Lorsqu'il mêla l'irréligion à ses romans,
» nosmagistratsfurentindispensablementobli-
» gés d'imiter ceux de Paris et de Berne ',
» dont les uns le décrétèrent et les autres le
» chassèrent. »
' Je ne fus cbassé du canton de Berne qu'on mois après le
décret de Genève.
« Figurons-nous, ajoute-t-il, une âme infer-
» nale analysant ainsi l'Evangile. Eh ! qui l'a
» jamais ainsi analysé? où est cette âme infer-
» nale ' ? »
* I( paroît que l'auteur de cette pièce pourroit mieux ré-
pondre que personne à sa question. Je prie le lecteur de ne
pas manquer de consulter dins l'endroit qu'il cite, ce qui pré-
cède et ce qui suit.
« Considérons qui les traite ainsi (nos pas-
» teurs) : est-ce un savant.... est-ce un homme
» de bien....? Nous avouons avec douleur et en
» rougissant que c'est un homme qui porte en-
» core les marques funestes de ses débauches ;
» et qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec
» lui , de village en village , la malheureuse
(*) Le libelle intitulé Sentiment des citoyens. Voyez les
Confi-silons, tome I, page 335. t;. P.
ANNÉE 1765.
521
» dont il fil mourir la mère, et dont il a exposé
n lo8 enfans à la porte d'un hôpital, en rejetant
» les soins qu'une personne charitable vouloit
» avoir d'eux, et en abjurant tous les sentimens
M do la nature, comme il dépouille ceux de
M l'honneur et de la religion '. »
* Je veux faire avec simplicité la déclaration que semble exi-
^•^r de moi cet article. Jamais aucune maladie, de celleti dont
parle Ici l'auteur, ni petite ni grande, n'a souillé mou corps.
Olle dont je suis affligé n'y a pas le moindre rapport; elle est
née avec moi, comme le savent des personnes encore vivantes
qui ont pris soin de mon enfance. Cette maladie est connue de
MM. Malouin, Morand, Tliierry, Uaran, et du frère Côme. S'il
s'y trouve la moindre marque de débauclie, je les prie de me
confondre et de me faire Iionte de ma devise. La personne sage
et généralement estimée qui me soigne dans mes maux et me
console dans mesafilictions n'est mallieureuse que parce qu'elle
partage le sort d'un homme fort malheureux ; sa mère est ac-
tuellement pleine dévie et en bonne santé malgré sa vieille^8e.
Je n'ai Jamais exposé ni fait exposer aucun enfant à la porte
d'aucun hôpital ni ailleurs. Une personne qui auroit eu la cha-
rité dont on parle auroit eu celle d'en garder le secret, et cliacun
sent que ce n'est pas de Genève, où je n'ai point vécu, et d'où
tant d'animosité se répand contre moi, qu'on doit attendre des
informations fidèles sur ma conduite. Je n'ajouterai rien à ce
passage, sinon qu'au meurtre près, j'aimerois mieux avoir fait
ce dont son auteur m'accuse, que J'en avoir écrit un pareil.
« C'est donc là celui qui parle des devoirs de
» la société 1 Certes il ne remplit pas ses de-
» voirs quand, dans le même libelle, trahissant
» la confiance d'un ami*, il fait imprimer une
n de ses lettres, pour brouiller ensemble trois
» pasteurs. C'est ici qu'on peut dire.... de ce
» même écrivain, auteur d'un roman d'éduca-
» lion , que, pour élever un jeune homme, il
» faut commencer par avoir été bien élevé 2. »
(') Je crois devoir avertir le public qus le théologien qui a
écrit la lettre dont j'ai donné un extrait n'est ni ne fut jamais
mon ami ; que je ne l'ai vu qu'une fois en ma vie, et qu'il n'a
pas la moindre chose à démêler, ni eu bien ni en mal. avec les
niinbtres de Genève. Cet avertissement m'a paru nécessaire
pour prévenir les téméraires applications.
* Tout le monde accordera, je pense, k l'auteur de cette
pièce, que lui et moi n'avons pas plus eu la même éducation,
que nous n'avons la même religion.
» Pourquoi réveille-t-il nos anciennes que-
)i relies? Veut-il que nous nous égorgions '
» parce qu'on a briilé un mauvais livre à Paris
» et à Genève? »
* On peut voir dans ma conduite les douloureux sacrifices
que j'ai faits pour ne pas troubirr la paix de ma patrie, et,
tians mon ouvrage, avec quelle force j'cxliorte les citoyens à
ne la troubler jamais, k quelque extrémité qu'on les réduise.
A M. '"
Au sujet d*nn hèmoibb en favcub dis PBOTBSTing, que l'on
devoit adresser aux évëques de France.
... 4765.
La lettre, monsieur, et le mémoire de M.***,
que vous m'avez envoyés, confirment bien l'es-
time et le respect que j'avois pour leur auteur.
Ily adansce mémoire dos choses qui sont tout-
à-fait bien ; cependant il me paroît que le plan
et l'exécution demanderoient une refonte con-
forme aux excellentes observations contenues
dans votre lettre. L'idée d'adresser un mémoire
aux évêques n'a pas tant pour but de les per-
suader eux-mêmes, que de persuader indirecte-
ment la cour et le clergé catholique, qui seront
plus portés à donner au corps épiscopal le tort
dont on ne les chargera pas eux-mêmes. D'où
il doit arriver que les évêques auront honio
d'élever des oppositions à la tolérance des pro-
testans, ou que, s'ils font ces oppositions, ils
attireront contre eux la clameur publique et
peut-être les rebuffades de la cour.
Sur cette idée, il paroît qu'il ne s'agit pas
tant, comme vous le dites très-bien, d'explica-
tions sur la doctrine, qui sont assez connues et
ont été données mille fois, que d'une ex()o^iln)ll
politique et adroite de l'utilité dont les protes-
tans sont à la France ; à quoi I on peut ajouter
la bonne remarque de M.***, sur l'impossibilité
reconnue de les réunir à l'Lglise, et par consé-
quent sur l'inutilité de les oppi imer ; oppres-
sion qui, ne pouvant les détruire, ne peut ser-
vir qu'à les aliéner.
En prenant les évêques qui, pour la plupart,
sont des plus grandes maisons du royaume,
du cêté des avantages de leur naissance et de
leurs places, on peut leur montrer avec force
combien ils doivent être attachés au bien de l'é-
tat à proportion du bien dont il les comble, et
des privilèges qu'il leur accorde ; combien il
seroit horrible à eux de préférer leur intérêt et
leurambition particulière au bien général d'une
société dont ils sont les principaux membres;
on peut leur prouver que leurs devoirs de
citoyens, loin d'être opposés à ceux de leur mi-
nistère, en reçoivent de nouvelles forces; que
l'humanité, la religion, la patrie, leur prescri-
vent la même conduite et la même obligation do
protéger leurs malheureux frères opprimés plu-
Sâ3
COliKESPOiNDANCE.
lot que de les poursuivre. 11 y a mille choses
vives et saillantes à dire là-dessus, en leur fai-
sant honte, d'un côié, de leurs maximes bar-
bares, sans pourtant les leur reprocher ; et de
l'autre, en excitant contre eux lindignaiion du
ministère et des autres ordres du royaume,
sans pourtant paroîire y lâcher.
Je suis, monsieur, si pressé, si accablé, si
surchargé de lettres, que je ne puis vous jeter
ici quelques idées qu'avec la plus grande rapi-
dité. Je voudrois pouvoir entreprendre ce mé-
moire, mais cela m'est absolument impossible,
et j'en ai bien du regret; car, outre la plaisir
do bien faire, j'y trouverois un des plus beaux
sujets qui puissent honorer la plume d'un au-
tour. Cet ouvrage peut être un chef-d'œuvre
do politique et d'éloquence, pourvu qu'on y
mette le temps ; mais je ne crois pas qu'il puisse
être bien traité par un théologien. Je vous sa-
lue, monsieur, de tout mon cœur.
A M. SÉGUIER DE SAINT-BRISSON.
Motiers, janvier 1765.
J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 27 dé-
cembre ; j'ai aussi lu Ariste et Philopenès.
Malgré le plaisir que m'ont fait l'un et l'autre,
jo !ie me ropens point du mal que je vous ai dit
(lu premier; et ne doutez pas que je ne vous en
ouEse dit du second, si vous m'eussiez consulté.
Mon cher Saint-Brisson, jo ne vous dirai jamais
assez avec quelle douleur je vous vois entrer
dans une carrière couverte de fleurs et semée
d'abîmes, où l'on ne peut éviter de se corrompre
ou de se perdre , où l'on devient malheureux
ou méchant à mesure qu'on avance , et très-
souvent l'un et l'autre avant d'arriver. Le mé-
tier d'auteur n'est bon que pour qui veut servir
les passions des gens qui mènent les autres ;
mais pour qui veut sincèrement le bien de l'hu-
manité, c'est un métier funeste. Aurez-vous
plus de zèle que moi pour la justice , pour la
vérité, pour tout ce qui est honnête et bon?
aurez-vous des sentimens plus désintéressés,
une religion plus douce, plus tolérante, plus
pure, plus sensée? Aspirerez-vous à moins de
choses? suivrez-voijs une route plus solitaire?
irez-vous sur le chemin de moins de gens? Cho-
querez-vous moins de rivaux et de concurrens?
évitorez-vous avec plus de soin de croiser les
intérêts de personne? et toutefois vous voyez ;jo
ne sais comment il existe dans le monde un seul
honnête homme à qui mon exemple ne fasse pas
tomber la plume des mains. Faitesdu bien, mou
cher Saint-Brisson, mais non pas des livres;
loin de corriger les méchans, ils ne font que
les aigrir. Le meilleur livre fait très-peu de bien
aux honimes et beaucoup de mal à son auteur.
Je vous ai déjà vu aux champs pour une bro-
chure qui n'étoit pas même fort malhonnête ; à
quoi devez-vous vous attendre si ces choses
vous blessent déjà I
Comment pouvez-vous croire que je veuille
passer en Corse, sachant que les troupes fran-
çoises y sont? Jugez-vous que je n'aie pas assez
de mes malheurs sans en aller chercher d'au-
tres? Non, monsieur, dans l'accablement où je
suis, j'ai besoin de reprendre haleine ; j'ai be-
soin d'aller plus loin de Genève chercher quel-
ques momens de repos; car on ne m'en laissera
nulle part un long sur la terre , je ne puis plus
l'espérer que dans sou sein. J'ignore encore de
quel côté j'irai; il ne m'en reste plus guère à
choisir. Je voudrois, chemin faisant, me cher-
cher quelque retraite fixe, pour m'y transplan-
ter tout-à-fait, où l'on eût l'humanité de me
recevoir, et de me laisser mourir en paix. Mais
où la trouver parmi les chrétiens? La Turquie
est trop loin d'ici.
Ne doutez pas, cher Saint-Brisson, qu'il ne
me fût fort doux de vous avoir pour compa-
gnon de voyage, pour consolateur, et pour
garde-malade ; mais j'ai contre ce même voyage
de grandes objections par rapport à vous. Pre-
miièrcment, ôtcz-vous de l'esprit de me con-
sulter sur rien, et de trouver dans mon en-
tretien la moindre ressource contre l'ennui.
L'étourdissement où me jettent des agitations
sans relâche m'a rendu stupide ; ma tête est en
léthargie, mon cœur même est mort; je ne sens
ni ne pense plus. II me reste un seul plaisir dans
la vie; j'aime encore à marcher, mais en mar-
chant je ne rêve pas même; j'ai les sensations
des objets qui me frappent, et rien de plus : je
voulois essayer d'un peu de botanique pour
m'amuser du moins à reconnoître en chemin
quelques plantes; mais ma mémoire est abso-
lument éteinte; elle ne peut pas même aller
jusque-là. Imaginez le plaisir de voyager avec
un pareil automate-
ANNÉE 17C5.
525
Ce n'est pas tout. Je sens le mauvais effet
que votre voyage ici fera pour vous-môme.
Vous n'êtes déjà pas trop bien auprès dos dé-
vots; voulez-vous achever de vous perdre? Vos
compatriotes mêmes, en général, ne nous par-
donnent pas de me connoltre ; comment vous
pardonneroient-ils de m'aimer?Je suis très-
faché que vous m'ayez nommé à la tête de votre
Ariste : ne faites plus pareille sotiise, ou je me
brouille avec vous tout de bon. Dites-moi sur-
tout de quel œil vous croyez que votre famille
verra ce voy.nge : madame votre mère en fré-
mira; je frémis moi-même à penser aux funes-
tes effets qu'il peut produire auprès de vos pro-
ches. Et vous voulez que je vous laisse faire!
G'estvouloir quejesois le dernier des hommes.
Non, monsieur, obtenez l'agrément de madame
votre mère, et venez. Je vous embrasse avec la
plus grande joie, mais sans cela n'en parlons
plus.
A M. MOULTOU.
HoUen, le 7 janvier 4765.
Il étoit bien cruel, monsieur, que chacun de
nous désirant si fort conserver l'amitié de l'au-
tre, crût également l'avoir perdue. Je me sou-
viens très-bien, moi qui suis si peu exact à
éci ire, de vous avoir écrit le dernier. Votre si-
lence obstiné me navra l'âme, et me fit croire
que ceux qui vouloient vous détacher de moi
avoient réussi ; cependant, même dans cette
supposition, je plaignois votre foiblesse sans
accuser votre cœur; et mes plaintes, peut-être
indiscrètes, prouvoient, mieux que n'eût fait
mon silence, l'amertume de ma douleur. Que
pouvoit faire de plus un homme qui ne s'est
jamais départi de ces deux maximes, et ne s'en
veut jamais départir; l'une de ne jamais re-
chercher personne, l'autre de ne point courir
après ceux qui s'en vont? Votre retraite m'a
déchiré : si vous revenez sincèrement, votre
retour me rendra la vie. Malheureusement je
trouve dans votre lettre plus d'éloges que de
sentimcns. Je n'ai que faire de vos louanges,
et je donncrois mon sang pour votre amitié.
Quant à mon dernier écrit, loin de l'avoir
fait par animosité, je ne l'ai fait qu'avec la plus
grande répugnance^ et vivement sollicité : c'est
un devoir que j'ai rempli sans m'y complaire :
niais je n'ai qu'un ton ; tant pis pour ceux qui
mo forcent de le prendre , car je n'en changerai
sûrement pas pour eux. Du reste, ne craignez
rien de l'effet de mon livre ; il ne fera du mal
qu'à moi. Je connois mieux que vous la bour-
geoisie de Genève : elle n'ira pas plus loin qu'il
ne faut, je vous en réponds.
• ni motus anitnoniin atque baec certair.ina lanta
1 Pulverig exigui jactu compressa quiesceut. »
Moultou, je n'aime à vous voir ni ministre
ni citoyen de Genève. Dans l'état où sont les
n)œurs, les goûts, les esprits dans celte ville,
vr>us n'êtes pas fait pour l'habiter. Si celte dé-
claration vous fâche encore, ne nous raccom-
modons pas, car je ne cesserai point de vous la
faire. Le plus mauvais parti qu'un homme de
votre portée puisse prendre est celui de se par-
tager. Il faut être tout-à-fait comme les autres,
ou tout-à-fait comme soi. Pensez-y. Je vous
embrasse.
Saluez de ma part votre vénérable père.
A M. DIVI-RINOIS.
Motiers, le 7 janvier 1765.
J'ai reçu, monsieur, avec vos dernières let-
tres, comprise celle du 5 , la réponse aux Let-
tres écrites de la campagne. Cet ouvrage est
excellent, et doit être en tout temps le manue'
des citoyens. Voilà, monsieur, le ton respec-
tueux, mais ferme et noble, qu'il faut toujours
prendre, au lieu du ton craintif et rampant
dont on n'osoit sortir autrefois, mais il ne faiit
jamais passer au-delà. Vos magistrats n'étant
plus mes supérieurs, je puis, vis-à-vis d'eux,
prendre un ton qu'il ne vous conviendroit pas
d'imiter.
Je vous remercie derechef des soins sans nom-
bre que vous avez bien voulu prendre pour mes
petites commissions, mais qui sont grandes par
la peine continuelle qu'elles vous donnent; car
il semble, à votre activité, que vous ne pouvez
être occupé que de moi. Vos soins obligeons,
monsieur, peuvent niêtre aussi utiles que votre
ami lié me sera précieuse ; et lorsque vous vou-
drez bien observer nos conditions, une fois à
524 CORRESPONDANCR.
mon aise de ce côté, bien sûr de vos bontés,
/ e n'épargnerai point vos peines.
Je n'ai point encore donné le louis de votre
part à ma pauvre voisine; premièrement, par-
ce que sa santé étant passable à présont, elle
n 'est pas absolument sous la condition que vous
y avez mise ; et en second lieu , parce que
vous exigez de n'être pas nommé, condition
que je ne puis admettre , parce que ce seroit
faire présumer à ces bonnes gens que celte li-
béralité vient de moi , et que je me cache par
modestie, idée à laquelle il ne me convient pas
de donner lieu.
Bien des remercîmens à M. Deluc fils, de sa
bonne volonté. Je ne vouscacherai pas que l'op-
tique me seroit fort agréable; mais, première-
ment, je ne consentirai point que M. Deluc,
déjà si chargé d'autres occupations, s'en donne
la peine lui-même, et je crains que cette fan-
taisie ne coûte plus d'argent que je n'y en puis
mettre pour le présent. Mais il m'a promis de
me pourvoir d'un microscope; peut-être même
en faudroit-il deux. Il en sait l'usage, il déci-
dera. Je serois bien aise aussi d'avoir, en cou-
leurs bien pures, un peu d'outremer et de
carmin, du vert de vessie, et de la gomme
arabique.
Il est très à désirer que la fermentation cau-
sée par les derniers écrits n'ai rien de tumul-
tueux. Si les Genevois sont sages, ils se réuni-
ront, mais paisiblement; il ne se livreront à
aucune impétuosité, et ne feront aucune dé-
marche brusque. II est vrai que la longueur du
temps est contre eux ; car on travaillera forte-
ment à les désunir, et tôt ou tard on réussira.
La combinaison des droits, des préjugés, des
circonstances, exige dans les démarches autant
de sagesse que de fermeté. Il est des momens
qui ne reviennent plus quand on les néglige;
mais il faut autant de pénétration pour les con-
noître que d'adresse à les saisir. N'y auroit-il
pas moyen de réveiller un peu le Deux-Cents?
S'il ne voit pas ici son intérêt, ses membres ne
sont que des cruches. Mais tenez-vous sûrs
qu'on vous tendra des pièges, et craignez les
faux frères. Profitez du zèle apparent de M. Ch.,
mais ne vous y fiez pas, je vous le répète. Ne
comptez point non plus sur l'homme dontvous
m'avez envoyé une réponse. S'il faut agir, que
ce soit plus loin. Du reste, je commence à pen-
ser que si l'on se conduit bien, cette ressource
hasardeuse ne sera pas nécessaire.
Vous voulez une inscription sur votre exem-
plaire. Mes bons Saint-Gervaisiens en ont mis
une qui se rapporte à l'ouvrage : en voici une
autre qui se rapporte à l'auieur : Alto quœsivil
cœlo lucem, ingemuitque repertâ.
Je suis fâché de vous donner du latin ; mais
le françoisne vaut rien pour ce genre; il est
mou, il est mort, il n'a pas plus de nerf que
de vie.
Mille remercîmens, je vous prie, à madame
d'Ivernois, pour la bonté qu'elle a eue de pré-
sider à l'achat pour mademoiselle Le Vasseur.
Son goût se montre dans ses emplettes comme
son esprit dans ses lettres. Je vous embrasse de
tout mon cœur.
Voici une lettre pour M. Moultou : la sienne
m'a fait le plus grand plaisir et mon cœur en
avoit besoin.
Je m'aperçois que l'inscription ci-dessus est
beaucoup trop longue pour l'usage que vous
en voulez faire. En voici une de l'invention de
M. Moultou, qui dit à peu près la même chose
en moins de mots : Luget et monet.
J'oubliois de vous dire que le premier de ce
mois MM. de Couvet me firent prier, par une
députation, de vouloir bien agréer la bour-
geoisie de leur communauté ; ce que je fis avec
reconnoissance; et, le lendemain, un des gou-
verneurs avec le secrétaire m'apportèrent des
lettresconçues en termes très-obligeans et très-
honorables, et dans le cartouche desquelles,
dessiné en miniature, ils avoient eu l'attention
de mettre ma devise. Je leur dis, car je ne veux
rien vous taire, que je me tenois plus libre,
sujet d'un roi juste, et plus honoré d'être mem-
bre d'une communauté oii régnoit l'égalité
et la concorde , que citoyen d'une république
où les lois n'étoient qu'un mot, et la liberté
qu'un leurre. Il est dit dans les lettres que la dé-
libération a été unanime aux suffrages de cent
vingt-cinq voix.
Hier l'abbaye de l'arquebuse de Couvet me
fit offrir le même honneur, et je l'acceptai de
même. Vous savez que je suis déjà de celle de
Motiers. Je vous avoue que je suis plus flatté
de ces marques de bienveillance, après un
assez long séjour dans le pays pour que ma
conduite et mes mœurs y fussent connues, que
ANNÉE 176
o.
525
si elles m'eussent été prodiguées d'abord en y
arrivant.
A M. DE GAUFFECOURT.
Motiers-Travers, le 12 Janvier <76S.
Je suis bien aise, mon cher pnpa, que vous
puissiez envisager, dans la sérénité de votre
paisible apathie, les agitations et les traverses
de ma vie, et que vous ne laissiez pas de pren-
dre aux soupirs qu'elles m'arrachent un inté-
rêt digne de notre ancienne amitié.
Je voudrois encore plus que vous que le mot
parût moins dans les Lettres écrites de la mon-
tagne; mais sans le moi ces lettres n'auroient
point existé. Quand on fit expirer le malheu-
reux Calas sur la roue^ il lui étoit difficile d'ou-
blier qu'il étoit là.
Vous douiez qu'on permette une réponse.
Vous vous trompez, ils répondront par des
libelles diffamatoires : c'est ce que j'attends
pour achever de les écraser. Que je suis heu-
reux qu'on ne se soit pas avisé de me prendre
par des caresses! j'étois perdu, je sens que je
n'aurois jamais résisté. Grâce au ciel, on ne
m'a pas gâté de ce côié-là, et je me sens iné-
branlable par celui qu'on a choisi. Ces gens-là
feront tant qu'ils me rendront grand et illustre,
au lieu que naturellement je ne devois être
qu'un petit garçon. Tout ceci n'est pas fini:
vous verrez la suite, et vous sentirez, je l'es-
père, que les outrages et les libelles n'auront
pas avili votre ami. Mes salutations, je vous
prie, à M. de Quinsonas : les deux lignes qu'il
a jointes à votre lettre me sont précieuses ; son
amitié me paroit désirable; et il scroit bien
doux de la former par un médiateur tel que
vous.
Je vous prie de faire dire à M. Bourgeois
que je n'oublie point sa lettre, mais que j'at-
tends pour y répondre d'avoir quelque chose
de positif à lui marquer. Je suis fâché de ne
pas savoir son adresse.
Bonjour, bon papa : parlez-moi de temps en
temps de votre santé et de votre amitié. Je vous
embrasse de tout mon cœur.
P. S. Il paroit à Genève une espèce de désir
de se rapprocher de part et d'autre. Plût à
Dieu que ce désir fût sincère d'un côté,
et que j'eusse la joie de voir finir des divi-
sions dont je suis la cause innocente! plût à
Dieu que je pusse contribuer moi-même à
cette bonne œuvre par toutes les déférences ot
satisfactionsque l'honneur peut me permettre !
Je n'aurois rien fait do ma vie d'aussi bon
cœur, et dès ce moment je me tairois pour
jamais.
A M. DUCLOS.
Uutiprt, le 13 Jaovirr 1765-
J'attendois, mon cher ami, pour vous remer-
cier de votre présent que j'eusse eu le plaisir
de lire cette nouvelle édition, et de la comparer
avec la précédente ; mais la situation violente
où me jette la fureur de mes ennemis ne me
laisse pas un moment de relâche ; et il faut ren-
voyer les plaisirs à des momens plus heureux,
s'il m'est encore permis d'en attendre. Votre
portrait n'avoit pas besoin de la circonstance
pour me causer de l'émotion ; mais il est vrai
qu'elle en a été plus vivo par la comparaison
de mes misères présentes avec le temps où
j'avois le bonheur de vous voir tous les jours.
Je voudrois bien que vous me fissiez l'amitié de
m'en donner une seconde épreuve pour mon
porte-feuille. Les vrais amis sont trop rares
pour qu'en effet la planche ne restât pas long-
temps neuve, si vous n'en donniez qu'une
épreuve à chacun des vôtres ; mais j'ose ici dire,
au nom de tous, qu'ils sont bien dignes que
vous l'usiez pour eux.
Quoique je sache que vous n'êtes point fait
pour en perdre, je suis peu surpris que vous
ayez à vous plaindre de ceux avec lesquels j'ai
été forcé de rompre. Je sens que quiconque est
un faux ami pour moi n'en peut être un vrai
pour personne.
Ils travaillent beaucoup à me faciliter l'entre-
prise d'écrire ma vie, que vous m'exhortez do
reprendre. 11 vient de paroître à Genève un
libelle effroyable, pour lequel la d;une d'Épi-
nay a fourni des mémoires à sa manière, les-
quels me mettent déjà fort à mon aise vis à- vis
(1 elle et de ce qui l'entoure. Dieu me préserve
toutefois de l'imiter même en me défendant I
Mais sans révéler les secrets qu'elle m'a con-
fiés, il m'en reste assez de ceux que je ne tiens
M6
CORRESPONDANCE.
pas d'elle pour la faire connoître autant qu'il
est nécessaire en ce qui se rapporte a moi. Elle
ne me croit pas si bien instruit; mais, puis-
qu'elle m'y force, elle apprendra quelque jour
combien j'ai été discret. Je vous avoue cepen-
dant que j'ai peine encore à vaincre ma répu-
fïnance, et je prendrai du moins mes mesures
pour que rien ne paroisse de mon vivant. Mais
j'ai beaucoup à dire, et je dirai tout; je no-
mettrai pas une de mes fautes, pas même une
de mes mauvaises pensées. Je me peindrai tel
que je suis : le mal offusquera presque tou-
jours le bien ; et, malgré cela, j'ai peine à
croire qu'aucun de mes lecteurs ose dire. Je
suis meilleur que ne fut cet homme-là.
Cher ami, j'ai le cœur oppressé, j'ai les yeux
gonflés de larmes ; jamais être humain n'é-
prouva tant de maux à la fois. Je me tais, je
souffre, et j'étouffe. Que ne suis-je auprès
de vous I du moins je respirerois. Je vous em-
brasse.
A M. d'ivernois.
Motiers, le 17 janvier 1763.
Votre lettre, monsieur, du 9 de ce mois ne
m'est parvenue qu'hier, et très-certainement
elle avoit été ouverte.
Il me semble que je ne serois pas de votre
avis sur la question de porter ou de ne pas
porter au Conseil général les griefs de la bour-
geoisie, puisqu'en supposant de la part du pe-
tit Conseil le refus de la satisfaire sur ces griefs,
il n'y a nul autre moyen de prouver qu'il y est
obligé : car enfin de ce que des particuliers se
plaignent, il ne s'ensuit pas qu'ils aient raison
(le se plaindre; et de ce qu'ils disent que la loi
a été violée, il ne s'ensuit pas que cela soit
vrai, surtout quand le Conseil n'en convient
pas. Je vois ici deux parties, savoir; les repré-
sentans et le petit Conseil. Qui sera juge entre
les deux?
D'ailleurs la grande affaire en cette occasion
est d'annuler le prétendu droit négatif dans sa
partie qui n'est pas légitime (*) ; et rien n'est
plus important pour constater cette nullité que
(*) Pour bien comprendre ceUe lettre et une partie de celles
qui suivent, il faut connoftre la constitution politique de Ge-
nève à l'époque où elles furent écrites. On en trouve un tableau
succinct en tète des Lettres de la montagne. G. e.
l'appel au Conseil général. Le fait seul de celle
assemblée donneroit aux représentans gain de
cause, quand même leurs griefs n'y seroicnl
pas adoptés.
Je conviens que par la diminution du nom-
bre cette souveraine assemblée perdra peu à
peu son autorité ; mais cet inconvénient, peut-
être inévitable, est encore éloigné, et il est
bien plus grand en renonçant dès à présent
aux Conseils généraux. II est certain que votre
gouvernement tend rapidement à l'aristocratie
héréditaire ; mais il ne s'ensuit pas qu'on doive
abandonner dès à présent un bon remède, et
surtout s'il est unique, seulement parce qu'on
prévoit qu'il perdra sa force un jour. Mille in-
cidens peuvent d'ailleurs retarder ce progrès
encore; mais si le petit Conseil demeure seul
j«ge de vos griefs, en tout état de cause vous
êtes perdus.
La question me parott bien établie dans ma
huitième lettre. On se plaint que la loi est trans-
gressée. Si le Conseil convient de cette trans-
gression et la répare, tout est dit, et vous
n'avez rien à demander de plus; mais s'il n'en
convient pas, ou refuse de la réparer ,que vous
rcste-t-il à demander pour l'y contraindre? un
Conseil général.
L'idée de faire une déclaration sommaire
des griefs est excellente ; mais il faut éviter de
la faire d'une manière trop dure, qui mette le
Conseil trop au pied du mur. Demander que le
jugement contre moi soit révoqué, c'est deman-
der une chose insupportable pour eux, et au^si
parfaitement inutile pour vous que pour moi.
Il n'est pas même sûr que l'affirmative passât
au Conseil général, et ce soroit m'exposer à
un nouvel affront encore plus solennel. Mais
demander si l'article 88 de l'ordonnance ecclé-
siastique ne s'applique pas aux auteurs des
livres ainsi qu'à ceux qui dogmatisent de vive
voiXjC est exiger une décision très-raisonnable,
qui dans le droit aura la même force, en sup-
posant l'affirmative, que si la procédure éloit
annulée, mais qui sauve le Conseil de l'affront
de l'annuler ouvertement. Sauvez à vos magis-
trats des rétractations humiliantes, et prévenez
les interprétations arbitraires pour l'avenir. Il
y a cependant des points sur lesquels on doit
exiger les déclarations les plus expresses ; tels
sont les tribunaux sans syndics, tels sont les
ANNÉE 1765.
527
emprisonncmcns faits d'office, etc. Laissez là,
messieurs, le petit point d'honneur, et allez au
solide. Voilà mon avis.
J'ai reçu les couleurs ot le microscope ; mille
remerciniens, et à M. Deluc. N'oubliez pas, je
vous supplie, de tenir une note exacte de tout.
Dans celle que vous m'avez envoyée vous avez
oublié la flanelle ; je vous prie de réparer cette
omission.
J'ai fait donner le louis à ma voisine. Digne
homme, que les bénédictions du ciel sur vous
et sur votre famille augmentent de jour en
jour une fortune dont vous faites un si noble
usage !
Le messager doit partir la semaine prochaine.
Je voudrois que vous attendissiez les occasions
de vous servir de lui plutôt que d'importuner
incessamment M. le trésorier pour tant de peins
articles qui ne pressent point du tout, et dont
l'expédition lui donne encore plus d'incommo-
dité qu'à moi d'avantage.
Ne faites rien mettre dans la gazette. Le
gazetier, vendu à mes ennemis, altéreroit in-
failliblement voire article, ou l'cmpoisonneroit
dans quelque autre. D'ailleurs à quoi bon?
Que ne suis-je oublié du genre humain I que ne
puis-je, aux dépens de cette petite gloriole,
qui ne me flatta de ma vie, jouir du repos que
j'idolâtre, de cette paix si chère à mon cœur, et
qu'on ne goûte que dans l'obscurité! Oh ! si je
puis faire une fois mes derniers adieux au pu-
blic !.... Mais peut-être avant cet heureux mo-
ment faut-il les faire à la vie. La volonté de Dieu
soit faite. Je vous embrasse tendrement.
Je vous prie de vouloir bien donner cours à
cette lettre pour Chambéri. Je ne puis faire la
procuration que vous demandez que dans la
belle saison, voulant qu'elle soit légalisée à
Yverdun ou à Neuchâtel, par des raisons que
je vous expliquerai et qui n'ont aucun rapport
à la chose.
A M. PICTET.
Motiers, le 19 Janvier 176S.
Vous auriez toujours, monsieur, des répon-
ses bien promptes si ma diligence à les faire
étoit proportionnée au plaisir que je reçois de
vos lettres : mais il me semble que, par égard
pour ma triste situation, vous m avez promis
sur cet article une indulgence dont assurément
mon cœur n'a pas besoin, mais que les trac.is
des faux empressés, et l'indolence de mon
état, me rendent chaque jour plus nécessaire.
Rappelez-vous donc quelquefois, je vous sup-
plie, les sentimens que je vous ai voués, et ne
concluez rien de mon silence contre mes dé-
clarations.
Vous aurez pu comprendre aisément, mon-
sieur, à la lecture des Lettres de la montagne,
combien elles ont été écrites à contre-coeur. Je
n'ai jamais rempli devoir avec plus de répu-
gnance que celui qui m'imposoit cette tâche;
mais (Bnfin c'en étoit un tant envers moi qu'en-
vers ceux qui s'étoient compromis en prenant
ma défense. J'auroispu,j'en conviens, le rem-
plir sur un autre ton ; mais je n'en ai qu'un;
ceux qui ne l'aiment pas ne dévoient pas
me forcer à le prendre. Puisqu'ils s'étudient à
m'obliger de leur dire leur vérité, il faut bien
user du droit qu'ils me donnent. Que je suis
heureux qu'ils ne se soient pas avisés de me
gâter par des caresses ! Je sens bien mon cœur ;
j'étois perdu s'ils m'avoientprisdece côté-là;
mais je me crois à l'épreuve par celui qu'i's
ont préféré.
Ce que j'ai dit est si simple, que vous ne pou-
vez m'en savoir aucun gré, mais vous pouvez
m'en savoir un peu de ce que je n'ai pas osé
dire, et vous n'ignorez pas la raison qui m"a
rendu discret.
Puisque vous avez cependant, monsieur, le
courage d'avouer dans ces circonstances l'ami-
tié dont vous m'honorez, je m'en honore trop
moi-même pour ne pas vous prendre au mot.
Jusqu'ici je n'ai point indiscrètement parlé de
notre correspondance, et je n'ai laissé voir au-
cune de vos lettres; mais par la permission
que vous m'en donnez, j'ai montré la dernière.
Par les talens qu'elle annonce, elle mérite à son
auteur la célébrité; mais elle la lui mérite en-
core à meilleur titre par les vertus qui s'y font
sentir.
A M. DU PliYKOU.
Motiers, le 24 janvier 1763.
Je vous avoue que je ne vois qu'avec effroi
r)i<s
CORRESPONDANCE.
l'engagement (*) que je vais prendre avec la
compagnieen questions! l'affaire se consomme;
ainsi quand elle manqueroit, j'en serois très-
peu puni. Cependant, comme j'y trouverois
des avantages solides, et une commodité très-
grande pour l'exécution d'une entreprise que
j'ai à cœur, que d'ailleurs je ne veux pas ré-
pondre malhonnêtement aux avances de ces
inessieurs,je désire, si l'entreprise serompt,que
ce ne soit pas par ma faute. Du reste, quoique
je trouve les demandes que vous avez faites en
mon nom un peu fortes, je suis fort d'avis, puis-
qu'elles sont faites, qu'il n'en soit rien rabattu.
Je vous reconnois bien, monsieur, dans l'ar-
rangement que vous me proposez au défaut de
celui-là ; mais quoique j'en sois pénétré de
reconnoissance, je me reconnoîtrois peu moi-
même si je pouvois l'accepter sur ce pied-là :
toutefois j'y vois une ouverture pour sortir,
avec votre aide, d'un furieux embarras où je
suis. Car, dans l'état précaire où sont ma santé
et ma vie, je mourrois dans une perplexit,é bien
cruelle en songeant que je laisse mes papiers,
mes effets, et ma gouvernante, à la merci d'un
inconnu. Il y aura bien du malheur si l'intérêt
que vous voulez bien prendre à moi, et la con-
fiance que j'ai en vous ne nous amènent pas à
quelque arrangement qui contente votre cœur
sans faire souffrir le mien. Quand vous serez
une fois mon dépositaire universel, je sepai
tranquille; et il me semble que le repos de
mes jours m'en sera plus doux quand je vous
en serai redevable. Je voudrois seulement qu'au
f)réalable nous puissions faire une connoissance
encore plus intime. J'ai des projets de voyage
pour cet été. Ne pourrions-nous en faire quel-
qu'un ensemble? Votre bâtiment vous occupera-
i-il si fort que vous ne puissiez le quitter quel-
ques semaines, même quelques mois, si le cas y
échoit? Mon cher monsieur, il faut commencer
par beaucoup se connoître pour savoir bien ce
qu'on fait quand on se lie. Je m'attendris à pen-
ser qu'après une vie si malheureuse, peut-être
irouverai-je encore des jours sereins près de
vous, et que peut-être une chaîne de traverses
m'a-t-elle conduit à l'homme que la Providence
appelle à me fermer les yeux. Au reste, je vous
parle de mes voyages parce qu'à force d'habi-
tude les déplacemens sont devenus pour moi
O Pour une édilion générale de ses ouvrages. G P.
des besoins. Durant toute la belle saison il
m'est impossible de rester plus de deux ou
trois jours en place sans me contraindre et sans
souffrir.
A M. LE COMTE DE B.
Motiers, le 26 janvier 1765.
Je suis pénétré, monsieur, des témoignages
d'estime et de confiance dont vous m'honorez :
mais, comme vous dites fort bien, laissons les
complimens, et, s'il est possible, allons à l'utile.
Je ne crois pas que ce que vous désirez de moi
se puisse exécuter avec succès d'emblée dans
une seule lettre, que madame la comtesse sen-
tira d'abord être votre ouvrage. Il vaut mieux,
ce me semble, puisque vous m'assurez qu'elle
est portée à bien penser de'moi, que je fasse
avec elle les avances d'une correspondance qui
fera naître aisément les sujets dont il s'agit, et
sur lesquels je pourrai lui présenter mes ré-
flexions de moi-même à mesure qu'elle m'en
fournira l'occasion. Car il arrivera de deux
choses l'une; ou, m'accordant quelque con-
fiance, elle épanchera quelquefois son honnête
et vertueux cœur en m'écrivant, et alors la li-
berté quejeprendrai de lui dire mon sentiment,
autorisée par elle-même, ne pourra lui déplaire;
ou elle restera dans une réserve quidoitme ser-
vir de règle, et alors, n'ayant point l'honneur
d'être connu d'elle, de quel droit m'ingérer à
lui donner des leçons? I.a lettre ci-jointe est
écrite dans cette vue et prépare les matières
dont nous aurons à traiter si ce texte lui agrée.
Disposez de cette lettre, je vous supplie, pour
la donner ou la supprimer selon qu'il vous pa-
roîtra plus convenable.
En vérité, monsieur, je suis enchanté de
vous et de votre digne épouse. Qu'aimable et
tendre doitêtre un mari qui peint sa femme sous
des traits si charmans! Elle peut vous -aimer
trop pour votre repos, mais jamais trop pour
votre mérite, ni vous l'aimer jamais assez pour
le sien. Je ne connois rien de plus intéressant
que le tableau de votre union , et tracé par vous-
même. Toutefois voyez que sans y songer
vous n'ayez donné peut-être à sa délicatesse
quelque raison particulière de craindre votre
éloignement. Monsieur, les cœurs sensibles
ANNÉE 1765.
529
sont faciles à blesser; tout les alarme, et ils
sont d'un si grand prix qu'ils valent bien les
peines qu'on prend à les contenter. Les soins
amoureux de nouveaux époux bientôt se relâ-
chent; les témoignages d'un attachement du-
rable fondé sur l'estime et sur la vertu sont
moins frivoles et font plus d'effet. Laissez à vo-
tre femme le plaisir de sacrifier quelquefois ses
goûts aux vôtres; mais qu'elle voie toujours que
vous cherchez votre bonheur dans le sien, et
que vous la distinguez des autres femmes par
dessentimcnsà l'épreuve du temps. Quand une
fois elle sera bien convaincue de la solidité de
votre attachement, elle n'aura pas peur que
vous lui soyez enlevé par des folles. Pardon,
monsieur : vous demandez des avis pour ma-
dame la comtesse, et c'est à vous que j'ose en
donner. Mais vous m'inspirez un intérêt si vif
pour votre union, qu'en vous parlant de tout
ce qui me semble propre à l'affermir je crois
déjà me môler de vos affaires.
A MADAME LA COMTESSE DE B.
Motiers, le 26 janvier î765.
J'apprends, madame, que vousêtesunefemme
aussi vertueuse qu'aimable, que vous avez pour
votre mari autant de tendresse qu'il en a pour
vous, et que c'est à tous égards dire autant qu'il
est possible. On ajoute que vous m'honorez de
votre estime, et que vous m'en préparez môme
un témoignage qui me donneroit l'honneur
d'appartenir à votre sang par des devoirs (*).
En voilà plus qu'il ne faut, madame, pour
m'attacher par le plus vif intérêt au bonheur
d'un si digne couple, et bien assez, j'espère,
pour m'autoriser à vous marquer ma reconnois-
sance pour la part qui me vient de vous des
bontés qu'a pour moi M. le comte de "*. J'ai
pensé que l'heureux événement qui s'approche
pouvoit, selon vos arnmgemens , me mettre
avec vous en correspondance ; et pour un objet
si respectable je sens du plaisir à le prévenir.
Une autre idée me fait livrera mon zèle avec
confiance. Le devoir de M. le comte de *** rap-
pelleront quelquefois loin de vous. Je rends trop
dejusticeàvosseniimens nobles pourdouterque
(') I.a coiiitciise de B. avoit paru souhaiter que Rousseau
voulût être le parrain de l'enfant dont eilc étoit sur le point
d'accoucher. '-P.
T. IV.
si le charme de votre présence lui faisoit oublier
ces devoirs, vous ne les lui rappelassiez vous-
même avec courage. Comme un amour fondé
sur la vertu peut sans danger braver l'absence,
il n'a rien de la mollesse du vice ; il se renfonce
par les sacrifices qui lui coûtent, et dont il s'ho-
nore à ses propres yeux. Que vous êtes heu-
reuse, madame, d'avoir un mérite qui vous
met au-dessus des craintes, et un époux qui
sait si bien en sentir le prixl Plus il aura do
comparaisons à faire, plus il s'applaudira de
son bonheur.
Dans ces intervalles vous passerez un temps
très-doux à vous occuper de lui, des chers ga-
ges de sa tendresse, à lui en parler dans vos
lettres, à en parler à ceux qui prennent part à
votre union. Dans ce nombre, oserois-je, ma-
dame, me compter auprès de vous pour quel-
que chose? J'en ai le droit par messentimens:
essayez si j'entends les vôtres, si je sens vos
inquiétudes, si quelquefois je puis les calmer.
Je ne me flatte pas d'adoucir vos peines; mais
c'est quelque chose que de les partager, et
voilà ce que je ferai de tout mon cœur. Rece-
vez, madame, je vous supplie, les assurances
de mon respect.
A MYLORD MARIÉCHAL.
26 janvier 4765.
J'espérois, mylord, finir ici mes jours en
paix ; je sens que cela n'est pas possible. Quoi-
que je vive en toute sûreté dans ce pays sous la
protection du roi, je suis trop près de Genève
et de Berne qui ne me laisseront point en re-
f)0s. Vous savez à quel usage ils jugent à propos
d'employer la religion : ils en font un gros tor-
chon de paille enduit de boue, qu'ils me four-
rent dans la bouche à toute force pour me met-
tre en pièces tout à leur aise, sans que je puisse
crier. Il faut donc fuir malgré mes maux, mal-
gré ma paresse ; il faut chercher quelque en-
droit paisible où je puisse respirer. Mais où
aller? Voilà, mylord, sur quoi je vous consulte.
Je ne vois que deux pays à choisir, l'Angle-
terre ou l'Italie. L'Angleterre seroit bien plus
selon mon humeur, mais elle est moins conve-
nable à ma santé, et je ne sais pas la langue :
grand inconvénient quand on s'y transplante
seul. D'ailleurs il y fait si cher vivre, qu'un
54
530
CORRESPONDANCE.
homme qui manque de grandes ressources n'y
doit point aller, à moins qu'il ne veuille s'intri-
guer pour s'en procurer, chose que je ne ferai
de ma vie ; cela est plus décidé que jamais.
Le climat de l'Italie me conviendroit fort, et
mon état, à tous égards, me le rend de beau-
coup préférable. Mais j'ai besoiu de protection
pour qu'on m'y laisse tranquille : il faudroit que
quelqu'un des princes de ce pays-là m'accordât
un asile dans quelqu'une de ses maisons , afin
que le clergé ne pût me chercher querelle si
par hasard la fantaisie lui en prenoit : et cela ne
me paroît ni bienséant à demander ni facile à
obtenir quand on ne connoit personne. J'aime-
rois assez le séjour de Venise , que je connois
déjà; mais quoique Jésus ait défendu la ven-
geance à ses apôtres, Saint- Marc ne se pique
pas d'obéir sur ce point. J'ai pensé que si le roi
ne dédaignoit pas de m'honorer de quelque ap-
parente commission , ou de quelque titre sans
fonctions comme sans appointemens, et qui ne
signifiât rien que l'honneur que j'aurois d'être
à lui, je pourrois sous cette sauvegarde, soil à
Venise, soit ailleurs, jouir en sûreté du respect
qu'on porte à tout ce qui lui appartient. Voyez,
mylorcl,sidanscetteoccurrenceyotresollicitude
paternelle imagineroit quelque chose pour me
préserver d'aller sous les plombs, ce qui seroit
finir assez tristement une vie bien malheu-
reuse (*). C'est une chose bien précieuse à mon
cœur que le repos, mais qui me seroit bien plus
précieuse encore si je la tenois de vous. Au
reste, ceci n'est qu'une idée qui me vient, et
qui peut-être est très-ridicule. Un mot de votre
part me décidera sur ce qu'il en faut penser.
A M. DU PEYROU.
Motiers, le 31 janvier 1763.
Voici , monsieur, deux exemplaires de la
pièce que vous avez déjà vue, et que j'ai fait
(*) Cette expression sous les plombs a fort embarrassé les
éditeurs de Genève. En voici l'explication : Le palais de Saint-
Marc, à Venise, est couvert de grandes lames de plomb, et l'on
croyoit alors communément que quand les inquisiteurs d'état
vouloient se débarrasser sans forme de procès d'un homme
suspect, ils le faisoient renfermer dans un des cabinets prati-
qués immédiatement sous ces lames, qui, devenant brûlantes
par l'ardeur du soleil, donnoient au malheureux prisonnier
une fièvre chaude dont il mouroit en très-pen de temps. On
aime à douter d'ime cruauté plus atroce encore que celle de
Busiris. Toujours est-il vrai qu'à Venise on ne parloit jamais
de ces plombs qu'avec le frisson de la terreur. G. F,
imprimera Paris (*). C'étoit la meilleure ré-
ponse qu'il me convenoit d'y faire.
Voici aussi la procuration sur votre dernier
modèle : jedoute qu'elle puisse avoir son usage.
Pourvu que ce ne soit ni votre faute ni la mienne,
il importe peu que l'affaire se rompe ; naturel-
lement je dois m'y attendre, et je m'y attends.
Voici enfin la lettre de M. de BufFon, de la-
quelle je suis extrêmement touché. Je'veuxlui
écrire (**) ; mais la crise horrible où je suis ne me
le permettra pas si tôt. Je vous avoue cependant
que je n'entends pas bien le conseil qu'il me
donne de ne pas me mettreà dosM. de Voltaire ;
c'est comme si l'on conseilloità un passant, at-
taqué dans un grand chemin, de ne pas se met-
tre à dos le brigand qui l'assassine. Qu'ai-je
fait pour m'attirer les persécutions de M. de
Voltaire ; et qu'ai-je à craindre de pire de sa
part? M. de Buffon veut-il que je fléchisse ce
tigré altéré de mon sang? Il sait bien que rien
n'apaise ni ne fléchit jamais la fureur des tigres.
Si je rampois devant Voltaire, il en triomphe-
roit sans doute, mais il ne m'en égorgeroit
pas moins. Des bassesses me déshonoreroient,
et ne me sauveroient pas. Monsieur, je sais
souffrir, j'espère apprendre à mourir; et qui
sait cela n'a jamais besoin d'être lâche.
Il a fait jouer les pantins de Berne à l'aide
de son âme damnée le jésuite Bertrand : il joue
à présent le même jeu en Hollande. Toutes les
puissances plient sous l'ami des ministres tant
politiques que presbytériens. A cela que puis-je
faire? Je ne doute presque pas du sort qui
m'attend sur le canton de Berne, si j'y mets les
pieds; cependant j'en aurai le cœur net, et je
vevx voir jusqu'où, dans ce siècle aussi doux
qu'éclairé, la philosophie et l'humanité seront
poussées. Quand l'inquisiteur Voltaire m'aura
fait brûler, cela ne sera pas plaisant pour moi,
je l'avoue; mais avouez aussi que, pour la
chose, cela ne sauroii l'être plus.
Je ne sais pas encore co que je deviendrai cet
été. Je me sens ici trop près de Genève et de
Berne pour y goûter un moment de tranquil-
lité. Mon corps y est en sûreté, mais mon âme
y est incessamment bouleversée. Je voudrois
trouver quelque asile où je pusse au moins acho-
(*) Le libelle intitulé Sentiment des citoyens. G. P.
("*) S'il a réellement écrit à Buffon, sa lettre n'a jamais été
pubii^^ *j' P-
ANNÉE 1765.
HT1
ver de vivre en paix. J'ai quoique envie d'aller
chercher en Italie une inquisition plus douce,
et un climat moins rude. J'y suis désiré, et je
suis sûr d'y être accueilli. Je ne me propose
pourtant pas de me transplanter brusquement,
mais d'aller seulement reconnoître les lieux, si
mon état me le permet, et qu'on me laisse les
passages libres, de quoi je doute. Le projet de
ce voyage trop éloigné ne me permet pas de
songer à le faire avec vous, et je crains que
l'objet qui mêle faisoit surtout désirer ne s'é-
loigne. Ce que j'avois besoin deconnoître mieux
n'étoit assurément pas la conformité de nos
sentimcns et de nos principes, mais celle de nos
humeurs, dans la supposition d'avoir à vivre
ensemble comme vous aviez eu Ihonnêteté de
me le proposer. Quelque parti que je prenne,
vous connoîtrez, monsieur, je m'en flalte, que
vous n'avez pas mon estime et ma confiance à
demi ; et, si vous pouvez me prouver que cer-
tains arrangemens ne vous porteront pas un
notable préjudice, je vous remettrai, puisque
vous le voulez bien, l'embarras de tout ce qui
regarde tant la collection de mes écrits que
l'honneur de ma mémoire; et, perdant toute
autre idée que de me préparer au dernier
passage, je vous devrai avec joie le repos du
reste de mes jours.
J'ai l'esprit trop agité maintenant pour pren-
dre un parti; mais, après y avoir mieux pensé,
quelque parti que je prenne, ce ne sera point
sans en causer avec vous, et sans vous faire
entrer pour beaucoup dans mes résolutions
dernières. Je vous embrasse de tout mon cœur.
A M. SMNT-BOURGEOIS.
MoUen, le 2 février 1765.
J*ai reçu, monsieur, avec la lettre que vous
m'avez fait l'honneur de m'écrire le 29 janvier,
l'écrit que vous avez pris la peine d'y joindre.
Je vous remercie de l'une et de l'autre.
Vous m'assurez qu'un grand nombre de lec-
teurs me traitent d'homme plein d'orgueil, de
présomption, d'arrogance; vous avez soin d'a-
jouter que ce sont là leurs propres expressions.
Voilà, monsieur, de fort vilains vices dont je
dois lâcher de me corriger. Mais sans doute
ces messieurs, qui usent si libéralement de ces
termes, sont eux-mêmes si remplis d'humilité.
de douceur et de modestie, qu'il n'est pas aisé
d'en avoir autant qu'eux. n
Je vois, monsieur, que vous avez de la santé,
du loisir et du goût pour la dispute : je vous
en fais mon compliment; et pour moi, qui n'ai
rien de tout cela, je vous salue, monsieur, de
tout mon cœur.
A M. PAUL CHAPPCIS.
Mutiers. le 2 février 476S.
J'ai lu, monsieur, avec grand plaisir la let-
tre dont vous m'avez honoré le <8 janvier. J'y
trouve tant de justesse, de sens, et une si hon-
nête franchise, que j'ai regret de ne pouvoir
vous suivre dans les détails où vous y êtes en-
tré. Mais, de grâce, mettez-vous à ma place ;
supposez-vous malade, accablé de chagrins,
d'affaires, de lettres, de visites, excédé d'im-
portuns de toute espèce qui, ne sachant que
faire de leur temps, absorberoicnt impitoya-
blement le vôtre, et dont chacun voudroit vous
occuper de lui seul et de ses idées. Dans cette
position, monsieur, car c'est la mienne, il me
faudroit dix têtes, vingt mains, quatre secré-
taires, et des jours de quarante-huit heures
pour répondre à tout; encore ne pourrois-je
contenter personne, parce que souvent deux
lignes d'objections demandent vingt pages de
solutions. H
Monsieur, j'ai dit ce que je savois, et peut-
être ce que je ne savois pas ; ce qu'il y a de sûr,
c'est que je n'en sais pas davantage ; ainsi je
ne ferois plus que bavarder; il vaut mieux me
taire. Je vois que la plupart de ceux qui m'é-
crivent pcnsentcomme moi sur quelques points,
et différemment sur d'autres : tous les hom-
mes en sont à peu près là ; il ne faut point se
tourmenter de ces différences inévitables, sur-
tout quand on est d'accord sur l'essentiel,
comme il me paroît que nous le sommes vous
et moi.
Je trouve les chefs auxquels vous réduisez
les éclaircissemens à demander au Conseil assez
raisonnables. Il n'y a que le premier qu'il faut
retrancher comme inutile, puisque, ne vou-
lant jamais rentrer dans Genève, il m'est par-
faitement égal que le jugement rendu contre
moi soit ou ne soit pas redressé. Ceux qui pen-
sent que l'intérêt ou la passion m'a fait agir
532
CORRESPONDANCE.
dans celte affaire, lisent bien mal le fond de
mon cœur. Ma conduite est une, et n'a jamais
varié sur ce point : si mes contemporains ne me
rendent pas justice en ceci, je m'en console en
me la rendant à moi-même, et je l'attends de
la postérité.
Bonjour, monsieur. Vous croyez que j'ai
fait avec vous en finissant ma lettre ; point du
tout : ayant oublié votre adresse, il faut main-
tenant la retourner chercher dans votre pre-
mière lettre, perdue dans cinq cents autres,
où il me faudra peut-être une demi-journée
pour la trouver. Ce qui achève de m'étourdir
est que je manque d'ordre : mais le décourage-
ment et la paresse m'absorbent, m'anéan-
tissent, et je suis trop vieux pour me corriger
de rien. Je vous salue de tout mon cœur.
A MADAME LA MARQUISF. DE VERDIXIN.
Motiers, le 3 février «765.
Au milieu des soins que vous donne, mada-
me, le zèle pour votre famille, et au premier
moment de votre convalescence, vous vous
occupez de moi ; vous pressentez les nouveaux
dangers où vont me replonger les fureurs de
mes ennemis, indignés que j'aie osé montrer
leur injustice. Vous ne vous trompez pas, ma-
dame ; on ne peut rien imaginer de pareil à la
rage qu'ont excitée les Lettres de la montagne.
Messieurs de Berne viennent de défendre cet
ouvrage en termes très-insultans : je ne serois
pas surpris qu'on me fît un mauvais parti si»r
leurs terres, lorsque j'y remettrai le pied. Il faut
en ce pays même toute la protection du roi
pour m'y laisser en siireté. Le Conseil de Ge-
nève, qui souffle le feu tant ici qu'on Hollande,
attend le moment d'agir ouvertement à son
tour, et d'achever de m'écraser, s'il lui est pos-
sible. De quelque côté que je me tourne, je ne
vois que griffes pour me déchirer et que gueu-
les ouvertes pour m'engloutir. J'espérois du
moins plus d'humanité du côté de la France ;
mais j'avois tort; coupable du crime irré-
missible d'être injustement opprimé, je n'en
dois attendre que mon coup de grâce. Mon
parti est pris, madame; je laisserai tout faire,
tout dire, et je me tairai : ce n'est pourtant
pas faute d'avoir à parler. ' !' ' 'p "
Je sens qu'il est impossible qu'on me laisse
respirer en paix ici. Je suis trop près de Ge-
nève et de Berne. La passion de cette heureuse
tranquillité m'agite et me travaille chaque jour
davantage. Si je n'espérois la trouvera la fin,
jesens que ma constance achèveroit de m'aban-
donner. J'ai quelque envie d'essayer de l'Italie,
dont le climat et l'inquisition me seront peut-
être plus doux qu'en France et qu'ici. Je tâ-
cherai cet été de me traîner de ce côté-là pour
y chercher un gîte paisible; et, si je le puis
trouver, je vous promets bien qu'on n'enten-
dra plus parler de moi. Repos, repos, chère
idole de mon cœur, où le trouverai-je? Est-il
possible que personne n'en veuille laisser jouir
un homme qui ne troubla jamais celui de per-
sonne? Je ne serois pas surpris d'être à la fin
forcé de me réfugier chez les Turcs, et je ne
doute point que je n'y fusse accueilli avec plus
d'humanité et déquité que chez les chrétiens.
On vous dit donc, madame, que M. de Vol-
taire m'a écrit sous le nom du général Paoli,
et que j'ai donné dans le piège. Ceux qui di-
sent cela ne font guère plus d'honneur, ce me
semble, à la probité de M. de Voltaire qu'à
mon discernement. Depuis la réception de vo-
tre lettre, voici ce qui m'est arrivé. Un cheva-
lier de Malte, qui a beaucoup bavardé dans
Genève, et qui dit venir d'Italie, est venu
me voir, il y a quinze jours, de la part du gé-
néra! Paoli, faisant beaucoup l'empressé des
commissions dont il se disoit chargé près de
moi, mais me disant au fond très-peu de chose,
etm'étalant, d'un air important, d'assez ché-
tives paperasses fort pochetées. A chaque pièce
qu'il me moniroit, il étoit tout étonné de me
voir tirer d'un tiroir la même pièce, et la lui
montrer à mon tour. J'ai vu que cela le morti-
fioit d'autant plus, qu'ayant fait tous ses ef-
forts pour savoir quelles relations je pouvois
avoir eues en Corse, il n'a pu là-dessus m'arra-
cher un seul mot. Comme il ne m'a point ap-
porté de lettres, et qu'il n'a voulu ni se nommer
ni me donner la moindre notion de lui, je l'ai
remercié des visites qu'il vouloit continuer de
me faire. Il n'a pas laissé de passer encore ici
dix ou douze jours sans me revenir voir. J'i-
gnore ce qu'il y a fait. On m'apprend qu'il est
reparti d'hier.
Vous vous imaginez bien, madame, qu'il
ANNEK 1763.
533
n'est plus question pour moi de la Corse, tant
û cause de l'état où je me trouve, que par mille
raisons qu'il vous est aisé d'imaginer. Ces mes-
sieurs dont vous me parlez (*) ont de la santé,
du pain, du repos; ils ont la tête libre et le
cœur épanoui par le bien-être ; ils peuvent mé-
diter et travailler à leur aise. Selon toute appa-
rence les Iroupes françoises, s'ils vont dans le
pays, ne maltraiteront point leurs personnes;
cl, s'ils n'y vont pas, n'empêcheront point leur
travail. Jo désire passionnément voir une lé-
gislation de leur façon; mais j'avoue que j'ai
peine à voir quel fondement ils pourroient lui
donner en Corse, car malheureusement les
femmes de ce pays-là sont très-laides, et très-
chastes, qui pis est.
Que mon voyage projeté n'aille pas , ma-
dame, vous faire renoncer au vôtre. J'en ai
plus besoin que jamais, et tout peut très-bien
s'arranger, pourvu que vous veniez au com-
mencement ou à la fin de la belle saison. Je
compte ne partir qu'à la fin do mai, et revenir
au mois de septembre.
A MADAME GUYEINET.
Motiers, le 6 février 1765.
Que j'apprenne à ma bonne amie mes bon-
nes nouvelles. Le 22 janvier, on a brûlé mon
livre à La Haye ; on doit aujourd'hui le brûler à
Genève; on le brûlera, j'espère, encore ailleurs.
Voilà, par le froid qu'il fait, des gens bien
brûlans. Que de feux de joie brillent à mon hon-
neur dans l'Europe ! Qu'ont donc fait mes au-
tres écrits pour n'être pas aussi brûlés? et que
n'en ai-je à faire brûler encore ! Mais j'ai fini
pour ma vie; il faut savoir mettre des bornes
à son orgueil. Je n'en mets point à mon aila-
chement pour vous, et vous voyez qu'au mi-
lieu de mes triomphes je n'oublie pas mes amis.
Augmentez-en bientôt le nombre, chère Isa-
belle ; j'en attends l'heureuse nouvelle avec la
plus vive impatience. II ne manque plus rien
à ma gloire ; mais il manque à mon bonheur
dèire grand-papa {**).
(*) Helvéïius et Diderot, auxquels les Corses, disoit-on, s'é-
toient adressés pour avoir un plan de législation. G. P.
(**) Madame Guyenet appeloit Rou'seau son papa. G. P.
A MADAME DE CHENONCEAUX.
Motiers, le 6 février 4765.
Je suis entraîné , madame , dans un torrent
de malheurs qui m'absorbe et m Ole le temps
de vous écrire. Je me soutiens cependant assez
bien. Je n'ai plus de tète , mais mon cœur me
reste encore.
Faites-moi l'amitié, madame, de faire tenir
cette lettre à M. l'abbé de Mably, et de me faire
passer sa réponse aussitôt qu'il se pourra. On
fait circuler sous son nom , dans Genève , une
lettre avec laquelle on achève de me traîner par
les boues , et toujours vers le bûcher. Je serois
sûr que cette lettre n'est pas de lui , par cela
seul qu'elle est lourdement écrite ; j'en suis en-
core plus sûr, parce qu'elle est basse et mal-
honnête. Mais à Genève, où l'on se connotl
aussi mal en style qu'en procédés , le public
s'y trompe. Je crois qu'il est bon qu'on le dés-
abuse, autant pour l'honneur de M. l'abbé
de lf«bly que pour le mien.
A M. l'aBBÉ de mably.
Motiers, le 6 février 1765.
Voici, monsieur, une lettre qu'on vous at-
tribue, et qui circule dans Genève à la faveur
de votre nom. Daignez me marquer non ce que
j'en dois croire, mais ce que j'en dois dire, car
je n'en puis parler comme j'en pense que quand
vous m'y aurez autorisé.
Si mes malheurs ne vous ont point fait ou-
blier nos anciennes liaisons, et l'amitié dont
vous m'honorâtes , conservez-la , monsieur, à
un homme qui n'a point mérité de la perdre,
et qui vous sera toujours attaché (*).
(') A la suite de cette lettre, Rousseau a transcrit celle qui
est attribuée à l'abbé de Mably. Elle est du H janvier 1763, et
l'extrait lui en fut envoyé à Genève, le 4 février suivant, par
un anonyme. Voici cet extrait :
« Une chose qui me fâche beaucoup, c'est la lecture que je
» viens de faire des Lettres de la montagne, et voilà toutes
» mes idées bouleversées sur le compte de Rousseau. Je le
> croyois honnête homme; je croyois que sa morale étoitsé-
» rieuse, qu'elle étoit dans son cœur, et non pas au bout de sa
t plume. Il me fait prendre malgré moi une autre façon de
1 penser, et j'en suis bien alfligé. S'il sétoit borné à prétendre
» que son déisme est un bon christianisme, et qu'on a eu tort
n de briMcr son livre et de d'créter sa personne, on pourroit
554
CORRESPONDANCE.
A H. D.
Motiers, le 7 février 176».
Je ne doute point, monsieur, qu'hier, jour
de Deux-Cents , on n'ait brûlé mon livre à Ge-
nève ; du moins toutes les mesures étoient prises
pour cela. Vous aurez su qu'il fut brûlé le 22 à
La Haye. Rey me marque que l'inquisiteur (*) a
écrit dans ce pays-là beaucoup de lettres, et
que le ministre Chais, de Genève, s'est donné
de grands mouvemens. Au surplus , on laisse
Rey fort tranquille. Tout cela n'est-il pas plai-
sant? Cette affaire s'est tramée avec beaucoup
de secret et de diligence ; car le comte de B***,
qui m'écrivit peu de jours auparavant, n'en sa-
voit rien. Vous me direz, Pourquoi ne l'a-t-il
pas empêché au moment de l'exécution ? Mon-
sieur, j'ai partout des amis puissans, illustres,
et qui, j'en suis très-sûr, m'aiment de tout leur
cœur; mais ce sont tous gens droits, bons, doux,
pacifiques, qui dédaignent toute voie oblique.
Au contraire, mes ennemis sont ardens, adroits,
intrigans, rusés, infatigables pour nuire, et qui
manœuvrent toujours sous terre , comme les
taupes. Vous sentez que la partie n'est pas égale.
L'inquisiteur est l'homme le plus actif que la
■ rire de ses sophismes, de ses paralogisraes et de ses paradoxes,
1 et on aurait dit qu'il est fâcheux que l'homme le plus éloquent
» de sou siècle nait pas le sens commun. Mais cet homme finit
> par être une espèce de conjuré. Est-ce Érostrate qui veut
» brûler le temple d'Éphèse? est-ce un Giacchus? Je sais bien
> que les trois dernières lettres, dans lesquelles Rousseau alta-
» que votre gouvernement, ne sont remplies que de déclama-
» tions et de mauvais raisonnemens , mais il est à craindre
. que tout cela ne paroisse très-juste, très sage et très-raison-
* nable à des têtes échaurfées, et qui ne savent pas juger et
» goûter leur bonheur. Je croirois que votre gouvernement est
» aussi bon qu'il peut l'être, eu égard à sa situation ; et, dans ce
. cas, c'est un crime que d'en troubler Iharmouie. J'espère
I que cette affaire n'aura aucune suite fâcheuse; et l'excellente
9 tête qui a fait les Lettres de la campagne a sans doute tout
1 ce qu'il faut pour entretenir l'ordre au milieu de la fermen-
> tation, ouvrir les yeux du peuple, et de lui faire connoître
> ses erreurs, ou plutôt celles de Rousseau. Que voulez vous!
1 II n'est point de bonheur parfaitpour les hommes, ni de gou-
> vernement sans inconvénient. La liberté veut être achetée;
» elle est exposée à des momens d'agitation et d'inquiétude.
» Malgré cela, elle vaut mieux que le despotisme. Je vous de-
» manderois pardon, madame, de vous parler si gravement, si
> vous étiez Parisienne ; mais vous êtes Genevoise, et des
» choses sérieuses vous plaisent plus que nos colifichets. •
L'anonyme avoit accompagné cet envoi du billet suivant :
« O toi, le plus vertueux et le plus modeste de tous les bom-
r mes, surtout pour les statues et les médailles, juge k présent
> lequel les mérite le mieux, de celui-ci ou de toi !» ( Note de
Du Peyrov. )
C*) Voltaire. ^- P-
terre ait produit; il gouverne en quelque façon
toute l'Europe.
Tu dois régner : ce monde est fait pour les méchants.
Je suis très-sûr qu'à moins que je ne lui sur-
vive, je serai persécuté jusqu'à la mort.
Je ne digère point que M. de Buffon suppose
que c'est moi qui m'attire sa haine. Eh ! qu'ai-je
donc fait pour cela ? Si l'on parle trop de moi,
ce n'est pas ma faute ; je me passerois d'une
célébrité acquise à ce prix. Marquez à M. de
Buffon tout ce que votre amitié pour moi vous
inspirera ; et, en attendant que je sois en état
de lui écrire , parlez-lui , je vous supplie , de
tous les sentimens dont vous me savez pénétré
pour lui.
M. Vernes désavoue hautement, et avec hor-
reur, le libelle où j'ai mis son nom. Il m'a écrit
là-dessus une lettre honnête, à laquelle j'ai
répondu sur le même ton , offrant de contri-
buer, autant qu'il me seroit possible, à ré-
pandre son désavœu. Malgré la certitude où je
croyois être que l'ouvrage étoit de lui, certains
faits récens me font soupçonner qu'il pourroit
bien être de quelqu'un qui se cache sous son
manteau.
Au reste, l'imprimé de Paris s'est très-promp-
teinenl et très-singulièrement répandu à Ge-
nève. Plusieurs particuliers en ont reçu par la
poste des exemplaires sous enveloppe, avec ces
seuls mots, écrits d'une main de femme : Lisez,
bonnes gens! Je donnerois tout au monde pour
savoir qui est cette aimable femme qui s'inté-
resse si vivement à un pauvre opprimé, et qui
sait marquer son indignation en termes si brefs
et si pleins d'énergie.
J'avois bien prévu, monsieur, que votre cal-
cul ne seroit pas admissible, et qu'auprès d'un
homme que vous aimez voire cœur feroit dé-
raisonner votre tête en matière d'intérêt. Nous
causerons de cela plus à notre aise, en herbori-
sant cet été; car loin de renoncer à nos cara-
vanes, même en supposant le voyage d'Italie,
je veux bien tâcher qu'il n'y nuise pas. Au reste,
je vous dirai que je sens en moi, depuis quel-
ques jours, une révolution qui m'étonne. Ces
derniers événemens qui dévoient achever de
m'accabler, m'ont, je ne sais comment, rendu
tranquille, et même assez gai. Il me semble
que je donnois trop d'importance à des jeux
ANiNÉE 1765.
555
d'enfans. Il y a dans toutes ces brûleries quel-
que chose de si niais et de si béic, qu'il faut
être plus enfant qu'eux pour s'en émouvoir.
Ma vie morale est finie. Est-ce la peine de tant
choisir la terre où je dois laisser mon corps? I.a
partie la plus précieuse de moi-même est déjà
morte : les hommes n'y peuvent plus rien, et je
ne regarde plus tous ces tas de magistrats si
barbares que comme autant de vers qui s'amu-
sent à ronger mon cadavre.
La machine ambulante se montera donc cet
été pour aller herboriser ; et, si l'amitié peut la
réchauffer encore , vous serez le Prométhée
qui me rapportera le feu du ciel. Bonjour,
monsieur.
A M. MOULTOU.
Motiers, le 7 février 1765.
Cher ami, comptons donc désormais l'un
sur l'autre, et que notre confiance soit à l'é-
preuve de l'éloignement, du silence, et de la
froideur d'une lettre; car quoiqu'on ait toujours
le même cœur, on n'est pas toujours de la
même humeur.Votre état me touche vivement :
qui doit mieux sentir vos peines que moi qui
vous aime? et qui doit mieux compatir aux
maux de votre père, que moi qui en sens si
souvent de pareils? J'ai dans ce moment une
attaque qui n'est pas légère. Jugez au milieu de
tout le reste.
Oui, je vous désire hors de Genève. Je doute
que la plus pure vertu pût s'y conserver tou-
jours telle, surtout parmi l'ordre de gens avec
qui vous vivez. Jugez de leur parti par leurs
manœuvres; ils ont toutes celles du crime; ils
ne travaillent que sous terre comme les taupes ;
leurs procédés sont aussi noirs que leurs cœurs.
J'ai reçu avant-hier une lettre anonyme, où l'on
mo faisoit , d'un air de triomphe , l'extrait
d'une prétendue lettre de l'abbé de Mably, que
l'abbé de Mably n'a très-sûrement jamais écrite.
Cette lettre est lourde et maladroite ; elle sent
le terroir, elle est malhonnête et basse à la ma-
nière de ces messieurs. On y dit d'un ton de
sixième : Est-ce Érostrate qui veut brûler le
temple d'Éphèse ? Est-ce un Gracchus? etc.
Cependant, au nom de l'abbé de Mably, voilà.
j'en suis sûr, tout voire Deux-Cents à genoux,
tous vos bourgeois pris pour dupes. Ils ne ré-
sistent jamais à la fausse autorité des noms ; on
a beau les tromper tous les jours, ils ne voient
jamais qu'on les trompe.
En faisant imprimer à Paris la lettre de
M. Vernes, j'ai bien eu soin de relever par une
note l'endroit qu'il prétendoit vous regarder.
Je n'ai pas besoin qu'on me dise ces choses là;
je les sens d'avance. Il m'a écrit une lettre hon-
nête, je lui ai répondu poliment. S'il désavoue
la pièce en termes convenables, et qu'il s'en
tienne là, je ne répliquerai rien, car jo suis las
de querelles : mais s'il s'avise de faire le mau-
vais, nous verrons. Il sera difficile de prouver
juridiquement qu'il est auteur de la pièce; ce-
pendant je me crois en état de pousser les in-
dices si près de la preuve, que le public n'en
doutera pas plus que moi. Vous êtes très à por-
tée de m'aider dans ces recherches, et cela bien
secrètement. Cependant, si les perquisitions
sur ce point sont difficiles, il n'en est pas de
même sur les propos qu'il tenoit publiquement
et sans mesure lorsque l'ouvrage parut : là-
dessus il vous est très-aisé d'avoir des faits, des
discours articulés, avec les circonstances des
lieux, des temps, des personnes. Faites ces re-
cherches avec soin, je vous en prie ; ou, si vous
partez, chargez de ce soin quelqu'un de vos
amis ou des miens; quelqu'un sur qui vous
puissiez compter, et qu'il n'est pas même né-
cessaire que je connoisse, puisqu'il peut m 'en-
voyer, sans signer, les faits qu'il aura ramas-
sés : mais il faudroit se servir d'une voie sûre,
ou garder un double de ce qu'on m'envoie,
pour me le renvoyer au besoin par duplicata.
Ces recherches peuvent m'être très- importan-
tes. J'espère cependant qu'elles seront super-
flues; car, encore un coup, je suis bien résolu do
n'en faire usage qu'à la dernière extrémité, et
s'il me pousse contre le mur. Autrement, je res-
terai en repos, cela est sûr.
Ecrivez-moi avant votre départ. J'espère que
vous m'écrirez aussi de Montpellier, et que
vous m'y donnerez votre adresse et des nou-
velles de voire digne père. Vous savez qu'on
vient de brûler mon livre à La Haye ; c'est le
ministre Chais et l'inquisiteur Voltaire qui ont
arrangé cela; Rey me le marque. Il ajoute que
dans le pays tout le monde est d'un étonne-
536
CORRESPONDANCE.
ment sans égal de cette belle expédition : pour '
moi, ces choses-là .ne m'éionnent plus, mais
elles me font toujours rire. Je parieroisma tête
qu'hier votre Deux-Cents en a fait autant.
Si vous pouvez m'envoyer un exemplaire du
libelle, de l'impression de Genève, vous me fe-
rez plaisir. Je n'ai plus le mien, l'ayant envoyé
à Paris.
En ce moment, ce qu'on m'écrit de Vernes
me fait douter si peut-être l'ouvrage ne seroil
point d'un autre, qui auroit pris toutes ses me-
sures pour le lui faire attribuer. Que ne don-
nerois-je point pour savoir la vérité!
Je sais des gens qui auroient grand besoin
d'une plume, et je sais un homme bien digne
de la leur fournir. 11 le pourroit sans se com-
promettre; et puisqu'il aime la vertu, jamais
il n'en auroit fait un plus bel acte.
A M. LE NIEPS.
Motiers, le 8 février 4763.
Je com>mençois à être inquiet de vous, cher
ami ; votre lettre vient bien à propos me tirer
de peine. La violente crise où je suis me force
à ne vous parler, dans celle-ci, que de moi. Vous
aurez vu qu'on a brûlé le 22 mon livre à La
Haye. Rey me marque que le ministre Chais
s'est donné beaucoup de mouvemens, et que
l'inquisiteur Voltaire a écrit beaucoup de lettres
pour cette affaire. Je pense qu'avant-hier le
Deux-Cents en a faitautaTità Genève; du moins
tout éloit préparé pour cela. Toutes ces brûle-
ries sont si bêtes qu'elles ne font plus que me
faire rire. Je vous envoie ci-joint copie d'une
lettre {*) que j'écrivis avant-hier là-dossus à une
jeune femme qui m'appelle son papa. Si la lettre
yous paroît bonne, vous pouvez la faire courir,
pourvu que les copies soient exactes.
Prévoyant les chagrins sans nombre que
m'attireroit mon dernier ouvrage, je ne le fis
qu'avec répugnance, malgré moi, et vivement
sollicité. Le voilà fait, publié, brûlé. Je m'en
tiens là. Non-seulement je ne veux plus me mê-
ler des affaires de Genève, ni même en en-
tendre parler; mais, pour le coup, je quitte
tout-à-fait la plume, et soyez assuré que rien
(*) C'est celle à madame Guyenet, du 6 février, ci-devant
page 333.
au monde ne me la fera reprendre. Si l'on m'eût
laissé faire, il y a long-temps que j'aurois pris
ce parti ; mais il est pris si bien que, quoi qu'il
arrive, rien ne m'y fera renoncer. Je ne de-
mande au ciel que quelque intervalle de paix
jusqu'à ma dernière heure, et tous mes mal-
heurs seront oubliés ; mais, dût-on me pour-
suivre jusqu'au tombeau, je cesse de me défen-
dre. Je ferai comme les enfans et les ivrognes,
qui se laissent tomber tout bonnement quand
on les pousse, et ne se font aucun mal; au lieu
qu'un homme qui veut se roidir, n'en tombe
pas moins, et se casse une jambe ou un bras
par-dessus le marché.
On répand donc que c'est l'inquisiteur qui
m'a écrit au nom des Corses, et que j'ai donné
dans un piège si subtil. Ce qui me paroit ici
tout-à-fait bon, est que l'inquisiteur trouve plai-
sant de se faire passer pour faussaire, pourvu
qu'il me fasse passer pour dupe. Supposons
que ma stupidité fût telle que, sans autre in-
formation, j'eusse pris cette prétendue lettre
pour argent comptant, est-il concevable qu'une
pareille négociation se fût bornée à cette unique
lettre, sans instructions, sans éclaircissemens,
sans mémoires, sans précis d'aucune espèce?
ou bien M. de Voltaire aura-t-il pris la peine de
fabriquer aussi tout cela? Je veux que sa pro-
fonde érudition ait pu tromper sur ce point
mon ignorance; tout cela n'a pu se faire au
moins sans avoir de ma part quelque réponse,
ne fût-ce que pour savoir si j'acceptois la pro-
position. Il ne pouvoit même avoir que cette
réponse en vue pour attester ma crédulité ;
ainsi son premier soin a dû être de se la faire
écrire : qu'il la montre, et tout sera dit.
Voyez comment ces pauvres gens accordent
leurs flûtes. Au premier bruit d'une lettre que
j'avois reçue, on y mit aussitôt pour emplâtre
que MM. Helvétius et Diderot en avoient reçu
de pareilles. Que sont maintenant devenues ces
lettres ; M. de Voltaire a-t-il aussi voulu se mo-
quer d'eux? Je ris toujours de vos Parisiens,
de ces esprits si subtils, de ces jolis faiseurs
d'épigrammes, que leur Voltaire mène inces-
samment avec des contes de vieilles qu'on ne
feroit pas croire aux enfans. J'ose dire que ce
Voltaire lui-même, avec tout son esprit, n'est
qu'une bête, un méchant très- maladroit. Il me
ooursuit, il m'écrase, il me persécute, et peut-
AN^E^: 1763.
537
être me fera-t-il périr à la fin : grande mer-
veille, avec cent mille livres de rente, tant d'a-
mis puissans à la cour, et tant do si basses cajo-
leries contre un pauvre homme dans mon étai !
J'ose dire que si Voltaire, dans une situation
pareille à la mienne, osoit m'attaquer, et que
je daignasse employer conlre lui ses propres
armes, il seroit bientôt terrassé. Vous allez ju-
ger de la finesse de ses pièges par un fait qui
peut-êtrea donné lieu au bruit qu'il a répandu,
comme s'il eût été sûr d'avance du succès d'une
ruse si bien conduite.
Un chevalier de Malte, qui a beaucoup ba-
vardé dans Genève, çt dit venir d'Italie, est
venu me voir, il y a quinze jours, de la part
du général Paoli, faisant beaucoup l'empressé
des commissions dont il se disoit chargé près
de moi, mais me disant au fond très-peu de
chose, et m'étalant d'un air important d'assez
chétives paperasses fort pochetées. A chaque
pièce qu'il me montroit, il étoil tout étonné de
me voir tirer d'un tiroir la même pièce, et la
lui montrera mon tour. J'ai vu que cela le mor-
tifioit d'autant plus, qu'ayant fait tous ses ef-
forts pour savoir quelles relations je pouvojs
avoir eues en Corse, il n'a pu là-dessus m'ar-
racher un seul m(>t. Comme il ne m'a point ap-
porté de lettres, et qu'il n'a vouluni se nommer,
ni me donner In moindre notion de lui, je l'ai
remercié des visites qu'il vouloit continuer de
me faire. Il n a pas laissé de passer encore ici
dix ou douze jours sans nie revenir voir.
Tout cela peut être une chose fort simple.
Peut-être, ayant quelque envie de me voir,
n*a-t-il cherché qu'un prétexte pour s'intro-
duire, et peut-être est-ce un galant homme,
très-bien intentionné, et qui n'a d'autre tort,
dans ce fait, que d'avoir fait un peu trop l'em-
pressé pour rien. Mais comme tant de malheurs
doivent m'avoir appris à me tenir sur mes
gardes, vous m'avouerez que si c'est un piège,
il n'est pas fin.
M. Vernes m'a écrit une lettre honnête pour
désavouer avec horreur le libelle. Je lui ai ré-
pondu très-honnêtement, et je me suis obli{;é
de contribuer^ autant qu'il m'est possible, à
répandre son désaveu, dans le doute que
quelqu'un plus méchant que lui ne se cache
sous son manteau.
A MADAME LATOUR.
A Motiers, le 10 février 4765.
L'orage nouveau qui m'entraîne et me sub-
merge ne me laisse pas un moment de paix pour
écrire à l'aimable Marianne; mais rien ne m'ô-
tera ceux que je consacre à penser à elle, et
à faire d'un si doux souvenir une des consola-
tions de ma vie.
Prêt à faire partir ce mot, je reçois votre
lettre; j'en avois besoin, j'étois en peine de
vous. Puisque vous voilà rétablie, j'aime mieux
qu'il y aiteu de l'altération dans votre corpsque
dans votre cœur ; le mien, quoi que vous en di-
siez, est pour vous toujours le même; et si tant
d'atteintes cruelles le forcent à se concentrer
plus en dedans, il y nourrit toutes les affections
qui lui sont chères. Vous avez un ami bien mal-
heureux : mais vous l'avez toujours
. . Je ne cache point ma foiblesse rn vous écri-
vant; vous sentez ce que cela veut dire.
A HYLORD MARÉCHAL.
lloUen, le 1 f février 1765.
Vous savez, mylord, une partie de ce qui
m'arrive, la brûlerie de La Haye, la défense de
Berne, ce qui se prépare à Genève; mais vous
ne pouvez savoir tout. Des malheurs si con-
stans, une animosité si universelle, commeii-
çoient à m'accabler tout-à-fait. Quoique les
mauvaises nouvelles se multiplient depuis la ré-
ception de votre lettre, je suis plus tranquille
et même assez gai. Quand ils m'auront fait tout
le mal qu'ils peuvent, je pourrai les mettre au
pis. Grâces à la protection du roi et à la vôtre,
ma personne est en sûreté contre leurs at-
teintes : mais elle ne l'est pas contre leurs tra-
casseries; et ils me le font bien sentir. Quoi
qu'il en soit, si ma tête s'afFoiblit et s'altère,
mon cœur me reste en bon état. Je l'éprouve
en lisant votre dernière lettre et le billet que
vous avez écrit pour la communauté de Couvei.
Je crois que M. Meuron s'acquittera avec plai-
sir de la commission que vous lui donnez : je
n'en dirois pas autant de l'adjoint que vous lui
associez pour cet effet, malgré l'empressement
538
CORRESPONDANCE.
qu'il affecte. Un des tourmens de ma vie est
d'avoir quelquefois à me plaindre des gens que
vous aimez, elàmelouerdeceuxque vous n'ai-
mez pas. Combien tout ce qui vous est attaché
me seroit cher s'il vouloit seulement ne pas re-
pousser mon zèle ! mais vos bontés pour moi
font ici bien des jaloux; et, dans l'occasion,
ces jaloux ne me cachent pas trop leur haine.
Puisse-t-elle augmenter sans cesse au même
prix 1 Ma bonne sœur Émetulla , conservez-
moi soigneusement notre père : si je le perdois
je serois le plus malheureux des êtres.
Avez-vous pu croire que j'aie fait la moindre
démarche pour obtenir la permission d'impri-
mer ici le recueil de mes écrits, ou pour empê-
cher que cette permission ne fût révoquée?
Non, mylord, j'étois si parfaitement là-dessus
dans vos sentimens, sans les connoître, que
dès le commencement je parlai sur ce ton aux
associés qui se présentèrent, et à Du Peyrou,
qui a bien voulu se charger de traiter avec eux.
La proposition est venue d'eux, et je ne me
suis point pressé d'y consentir. Du reste, je
n'ai rien demandé, je ne demande rien, je ne
demanderai rien ; et, quoi qu'il arrive, on ne
pourra pas se vanter de m'avoir fait un refus,
qui, après tout, me nuira moins qu'à eux-
mêmes puisqu'il ne fera qu'ôter au pays cinq
ou six cent mille francs que j'y aurois fait en-
trer de cette manière, et qu'on ne rebutera
peut-être pas si dédaigneusement ailleurs. Mais
s'il arrivoit, contre toute attente, que la permis-
sion fût accordée ou ratifiée, j'avoue que j'en
serois louché comme si personne n'y gagnoit
que moi seul, et que je m'attacherois au pays
pour le reste de ma vie.
Gomme probablement cela n'arrivera pas,
et que le voisinage de Genève me devient de
jour en jour plus insupportable, je cherche à
m'en éloigner à tout prix : il ne me reste à
choisir que deux asiles, l'Angleterre ou l'Italie.
Mais l'Angleterre est trop éloignée; il y fait
trop cher vivre, et mon corps ni ma bourse
n'en supponeroient pas le trajet. Reste l'Italie,
et surtout Venise, dont le climat et l'inqui-
sition sont plus doux qu'en Suisse; mais saint
Marc , quoique apôtre , ne pardonne guère ,
et j'ai bien dit du mal de ses enfans. Toutefois
je crois qu'à la fin j'en courrai les risques, car
j'aime encore mieux la prison et la paix, que
la liberté et la guerre. Le tumulte oii je suis ne
me permet encore de rien résoudre ; je vous
en dirai davantage quand mes sens seront plus
rassis. Un peu de vos conseils me seroit bien
nécessaire ; car je suis si malheureux quand
j'agis de moi-même, qu'après avoir bien rai-
sonné, détériora sequor.
A M. DELEYRE.
Motiers, le H février «765.
Je répondis , cher Deleyre , à votre lettre
(n° 4) par un gentilhomme écossois nommé
M. Roswell, qui, devant s'arrêter à Turin,
n'arrivera peut-être pas à Parme aussitôt que
cette lettre. Mais une bévue que j'ai faite est
d'avoir mis ma lettre ouverte dans celle que je
lui écrivis en la lui adressant à Genève. Il m'en
a remercié comme d'une marque de confiance:
il se trompe, ce n'est qu'une marque d'étour-
derie. J'espère, au reste, que le mal ne sera
pas grand ; car quoique je ne me souvienne
pas de ce que contenoit ma lettre, je suis sûr
de n'avoir aucun secret qui craigne les yeux
d'un tiers.
Vous ne sauriez avoir l'idée de l'orage
qu'excite contre moi la publication des Lettres
écrites de la montagne. C'est une défense que
je derois à mes anciens concitoyens, et que je
me devois à moi-même : mais comme j'aime
encore mieux mon repos que ma justification,
ce sera mon dernier écrit, quoi qu'il arrive. Si
je puis faire le recueil général que je projette,
jefinirai par là, et, grâces au ciel , le public n'en-
tendra plus parler de moi. Si M. Boswell étoi»
parti d'ici huit jours plus tard, je lui aurois re-
mis pour vous un exemplaire de ce dernier
écrit, qui, au reste, n'intéresse que Genève et
les Genevois; mais je ne le reçus qu'après son
départ.
Une amie de M. l'abbé de Condillac et de
moi me marqua de Paris sa maladie et sa gué-
rison dans la même lettre : ce qui me sauva
l'inquiétude d'apprendre la première nouvelle
avant l'autre. Je vois cependant, en reprenant
votre lettre, que vous m'aviez marqué cette
première nouvelle, mais dans le post-scriptum,
si séparé du reste, et en si petit caractère, qu'il
m'avoit échappé dans une fort grande lettre
ANNEE 1765.
559
que je ne pus lire que 1res à la hâte dans la cir-
constance où je la reçus. La même amie me
marque qu'il doit retourner en France l'année
prochaine, et que peut-être aurai-je le plaisir
de le voir. Ainsi soit-il.
Je savois déjà par les bruits publics ce que
je savois des triomphes du jongleur Tronchin
dans votre cour. La pierre renchérira s'il faut
un buste à chaque inoculateur de la petite-vé-
role ; et je trouve que l'abbé Condillac méritoii
mieux ce buste pour i'avoir gagnée, que lui
pour l'avoir guérie.
Donnez-moi de vos nouvelles, cher Deleyre,
et de celles de madame Deleyre. Vous m'ap-
prenez à connoltre cette digne femme, et à vous
aimer autant de votre attachement pour elle,
que je vous en blâmois avant votre mariage,
quand je ne la connoissois pas. C'est une répa-
ration dont elle doit être contente, que celle
que la vertu arrache à la vérité. Je vous em-
brasse.
A H. DU PEYROU.
Motien. le U février 1765.
Voici, monsieur, le projet que vous avez pris
la peine de me dresser : sur quoi je ne vous dis
rien, par la raison que vous savez. Je vous
prie, si cette affaire doit se conclure, de vou-
loir bien décider de tout à votre volonté; je
confirmerai tout, car pour moi j'ai maintenant
l'esprit à mille lieues de là; et, sans vous, je
n'irois pas plus loin, par le seul dégoût de par-
ler d'affaires. Si ce que les associés disent dans
leur réponse, article premier, de mon Ouvrage
sur la musique^ s'entend du Dictionnaire, je
m'en rapporte là-dessus à la réponse verbale
que je leur ai faite. J'ai sur cette compilation
des engageniens antérieurs qui ne me permet-
tent plus den disposer; et s'il arrivoit que,
changeant de pensée, je le comprisse dans mon
recueil, ce que je ne promets nullement, ce ne
seroit qu'après qu'il auroit élé imprimé à part
par le libraire auquel je suis engagé.
Vous ne devez point, s'il vous plaît, passer
outre, que les associés n'aient le consentement
formel du Conseil d'état, que je doute fort qu'ils
obtiennent. Quant à la permission qu'ils ont
demandée à lacour,jedoute encore plusqu'elie
leur soit accordée. Mylord maréchal connott
là-dessus mes intentions ; il sait que non-seule-
ment je ne demande rien, mais que je suis très-
déterminé à ne jamais me prévaloir de son cré-
dita la cour, pour y obtenir quoi que ce puisse
être, relativement au pays où je vis, qui n'ait
pas l'agrément du gouvernement particulier du
pays même. Je n'entends me mêler en aucune
façon de ces choses-là, ni traiter qu'elles ne
soient décidées.
Depuis hier que ma lettre est écrite, j'ai la
preuve de ce que je soupçonnois depuis quel-
ques jours, que l'écrit de Vernes irouvoit
ici parmi les femmes autant d'applaudissement
qu'il a causé d'indignation à Genève et à Paris,
et que trois ans d'une conduite irréprochable
sous leurs yeux mêmes ne pouvoient garantir
la pauvre mademoiselle Le Vasseur de l'effet
d'un libelle venu d'un pays où ni moi ni elle
n'avons vécu. Peu surpris que ces viles âmes
ne se connoissent pas mieux en vertu qu'en mé-
rite, et se plaisent à insulter aux malheureux,
je prends enfin la ferme résolution de quitter
ce pays, ou du moins ce village, et d'aller
chercher une habitation où l'on juge les gens
sur leur conduite, et non sur les libelles de
leurs ennemis. Si quelque autre honnête étran-
ger veut connoître Moliers, qu'il y passe, s'il
peut, trois ans, comme j'ai fait, et puis qu'il en
dise des nouvelles.
Si je trouvois à Neuchâtel ou aux environs
un logement convenable, je serois homme à
l'aller occuper en attendant (*].
A M. DASTIER.
MoUen, le 17 février f 768.j
Les nralheureux jours que je passe au milieu
des tempêtes m'empêchent, monsieur, d'en-
tretenir avec vous une correspondance aussi
(*) Les deux alinéa ci-dessus ne se trouvent point dans la
correspondance avec Du Peyrou publiée en 180.', mais seule-
ment dans l'édition de Genève ( 1789. tome III du second Sup-
plémenl). U paroitqueDu Peyrou avoit cru devoir les suppri-
mer, ne les regardant que comme l'effet d'un bavardage de la
gouvernante de Rousseau, qui dès lors clierchoil i noircir les
habitans de Motiers dans l'esprit de son maître et à le dégoft-
ter de ce séjour. Le témoignage du comte d'Escherny vient à
l'appui de cette conjecture. Voyez au livre XII des Confessions
le commencement de la note, tome I. page 536. (î. P.
540
CORRESPONDANCE.
fréquente qu'il seroii à désirer pour mon in-
struction et pour ma consolation. Les bruits
publics auront peut-être porté jusqu'à vous
l'idée des nouvelles persécutions que nn'atiire
l'ouvrage auquel vous avez daigné vous inté-
resser. J'ai cherché tous les moyens de vous en
faire parvenir un exemplaire; mais il m'en est
venu si peu de Hollande, si lentement, avec
tant d'embarras; j'en suis si peu le maître, et
les occasions pour aller jusqu'à vous sont si
rares, qu'apprenant qu'on a imprimé à Lyon
cet ouvrage, je ne doute point qu'il ne vous
parvienne beaucoup plus tôt par celte voie,
qu'il ne m'est possible de vous le faire parvenir
d'ici. Ainsi ma destinée est d'être en tout pré-
venu par vos bontés, sans pouvoir remplir en-
vers vous aucun des devoirs qu'elles m'impo-
sent. Acceptez le tribut des malheuret'x et des
foibles, la reconnoissance et l'intention.
Les éclaircissemens que vous avez bien voulu
me donner sur les affaires de Corse m'ont abso-
lument fait abandonner le projet d'aller dans
ce pays-là, d'autant plus que n'en recevant
plus de nouvelles, je dois juger, par les em-
presscmens suspects de quelques inconnus,
que je suis circonvenu par des pièges dont je
veux tâcher de me garantir. Cependant on m'a
fait parvenir quelques pièces dont je puis tirer
parti, du moins pour mon amusement, dans la
ferme résolution où je suis de me tenir en re-
pos pour le reste de ma vie, et de ne plus oc-
cuper le public de moi. Dans cette position,
monsieur, je souhaiterois fort que vous voulus-
siez bien, dans vos plus grands loisirs, conti-
nuer à me communiquer vos observations et
vos idées, et m'indiquer les sources où je pour-
rois puiser les instructions relatives à cet objet.
Ne pensez-vous pas que M. de Curzai doit avoir
là-dessus de fort bons mémoires, et que, s'il
vouloit les communiquer à un homme zélé,
mais discret, ils ne pourroient que lui faire
honneur, sans le compromettre, puisque rien
ne resteroit écrit de ma part là-dessus que de
son aveu, et qu'il ne seroit nommé qu'autant
qu'il consentiroit à l'être? Si vous approuvez
cette idée, ne pourriez-vous point m'aider à
découvrir où est M. de Curzai, me procurer
exactement son adresse, et me mettre même en
correspondance avec lui?
Me voici bientôt à la fin d'un hiver passé un
peu moins cruellement que le précédent quant
au corps, mais beaucoup plus quant à l'âme.
J'ignore encore ce que je deviendrai cet été. Je
suis ici trop voisin de Genève pour y pouvoir
jamais jouir d'un vrai repos. Je suis bien tenté
d'aller chercher du côté de l'Italie quelque asile
où le climat et l'inquisition soient plus doux
qu'ici. D'ailleurs, mille désœuvrés me mena-
cent de toutes parts de leurs importunes visites,
auxquelles je voudrois bien échapper. Que ne
suis-je plus à portée, monsieur, de recevoir la
vôtre, et que j'en aurois besoin ! mais, en vé-
rité, l'on ne fait point un si long trajet par par-
tie de plaisir : et nmi, dans ma vie orageuse, je
ne suis pas assez maître de l'avenir pour pou-
voir faire un plan fixe, sur l'exécution duquel
je puisse compter. Un de ceux qui me rient le
plus est d'aller passer quelques semaines avec
un gentilhomme savoyard, de mes très-anciens
amis, dans une de ses terres. Seroit-il impos-
sible d'exécuter de là l'ancien projet d'un ren-
dez-vous à la Grande-Chartreuse ? Si cette idée
vous plaisoit, je sens qu'elle auroit la préférence.
Je n'ai point écrit à madame de la Tour du Pin ;
le nombre et la force de mes tracas absorbent
tous mes bons desseins. Si vous lui écrivez,
qu'elle apprenne au moins mes remords, je
vous en supplie. Si ma faute m'attiroit sa dis-
grâce, je ne m'en consolerois pas.
Vous ne me parlez point, monsieur, du petit
compte de l'huile et du café. Il n'est pas permis
d'être aussi peu soigneux pour les comptes
quand on l'est si fort pour les commissions. Je
vous salue, monsieur, et vous embrasse avec
le plus véritable attachement.
A M. MOULTOU.
Motiers, le 28 février 176S.
Ce qui arrive ne me surprend point; je l'ai
toujours prévu, et j'ai toujours dit qu'en pareil
cas il falloit s'en tenir là. Au lieu de faire tout
ce qu'on peut.il suffit de faire tout ce qu'on doit,
et cela est fait. On ne sauroit aller plus loin
sans exposer la patrie et le repos public, ce que
le sage ne doit jamais. Quand il n'y a plus de
liberté commune, il reste une ressource, c'est
de cultiver la liberté particulière, c'est-à-dire la
ANNEE 4765.
541
vertu . L'homme vertueux est toujours libre,
car en faisant toujours son devoir, il ne fait
jamais que ce qu'il veut. Si la bourgeoisie de
(ienève savoit remonter ses principes , épurer
ses goûts, prendre des mœurs plus sévères, en
livrant ces messieurs à l'avilissement des leurs,
elle leur deviendroit encore si respectable, qu'a-
vec leur morgue apparente ils Irembleroient
devant elle ; et comme les jongleurs de toute
espèce et leurs amis ne vivront pas toujours,
tel changement de circonstances étrangères
pourroit les mettre à portée de faire examiner
enfin par la justice ce que la seule force décide
aujourd'hui.
Je vous prie de vouloir bien saluer MM. De-
luc de ma part, et leur dire que je ne puis ieur
écrire. Comme cela n'est plus nécessaire ni
utile, il n'est pas raisonnable de l'exiger. On ne
doit pas m'envier le repos que je demande, et
je crois l'avoir assez payé.
Tâchez de m'envoyer, avant votre départ, ce
dont vous m'avez parlé , non pour en faire à
présent aucun usage , mais pour prendre d'a-
vance tous les arrangemens nécessaires pour
en faire usage un jour. J'aurois même autre
chose, et d'un genre plus agréable, à vous
proposer; mais nous en parlerons à loisir. Je
vous embrasse.
K M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Hotiers, le «8 février 1768.
A l'arrivée de M. de Schlieben et de Maitzan,
je les reçus pour vous, prince; ensuite je les
gardai pour eux-mêmes, et j'achetai une jour-
née agréable à leurs dépens. J'en ai si rarement
de telles, qu'il est bien naturel que j'en profite;
et , sur les sentimens d'humanité que je leur
connois, ils doivent être bien aises de me l'avoir
donnée.
Ils sont attachés au vertueux prince Henri
par des senlimens qui les honorent : pleins de
tout ce qu'ils venoient de voir auprès de vous,
ils ont versé dans n^on cœur attristé un baume
de vie et de consolation. Leurs discours y por-
toient un peu de ce feu qui brille encore dans
de grandes âmes; et j'ai presque oublié mes
misères en songeant de qui j'avois l'honneur
d'être aimé.
En tout autre temps, je ne craindrois pas
une brouillerie avec la princesse pour me mé-
nager l'avantage d'un raccommodement; mais,
en vérité, je suis aujourd'hui si maussade, que
n'ayant point mérité la querelle, à peine osé-je
espérer le pardon. Dites-lui toutefois, je vous
supplie, que l'amour paternel n'est pas exclusif
comme l'amour conjugal ; qu'un cœur de père,
sans se partager, se multiplie, et qu'ordinaire-
ment les cadets n'ont pas la plus mauvaise part.
Mon Isabelle est l'aînée, et devoit être la seule ;
mais sa sœur est bien ingrate d'oser me traiter
de volage, elle qui d'abord m'a forcé de l'être,
et qui me force à présent de ne l'être plus.
Si j'ai fait quelques vers dans ma jeunesse,
comme ils ne valoient pas mieux que les vôtres,
j'ai pris pour moi le conseil que je vous ai donné.
Les Benjamites ou le Lévite d'Éphraïm, est une
espèce de petit poëme, en prose, de sept à huit
pages, qui n'a de mérite que d'avoir été fait
pour me distraire quand je partis de Paris, et
qui n'est digne en aucune manière de paroîiro
aux yeux du héros qui daigne en parler.
A M. D IVKRNOIS.
Motiers, le 22 février 1763.
Oii êtes-vous, monsieur? que f,iites-vous?
comment vous portez- vous? Votre absence et
votre long silence me tiennent en peine. C'est
votre tour d'être paresseux : à la bonne heure,
pourvu que je sache que vous vous portez bien,
et que madame d'Ivernois, que je supplie d'a-
gréer mon respect, veuille bien m'en faire in-
former par un bulletin de deux lignes.
Le tour qu'ont pris vos affaires , messieurs,
et les miennes, la persuasion que la vérité ni la
justice n'ont plus aucune autorité parmi les
hommes , l'ardent désir de me ménager quel-
ques momens de repos sur la fin de ma triste
carrière, m'ont fait prendre l'irrévocable réso-
lution de renoncer désormais à tout commerce
avec le public, à toute correspondance hors de
la plus absolue nécessité, surtout à Genève, et
de me ménager quelques douleurs de moins, en
ignorant tout ce qui se passe , et à quoi je ne
peux plus rien. Les bontés dont vous m'avez
comblé, et l'avantage que j'ai de vous vojr
542
CORRESPONDANCE.
deux fois l'année, me feront pourtant faire pour
vous , si vous l'agréez , une exception , au
moyen de laquelle j'aurai le plaisird'avoiraussi,
de temps en temps, des nouvelles de nos amis,
auxquels je ne cesserai absolument point de
m'intéresser.
Votre aimable parente, la jeune madame
Guyenet, après une couche assez heureuse, est
si mal depuis deux jours, qu'il est à craindre
que je ne la perde. Je dis moi, car sûrement,
de tout ce qui l'entoure, rien ne lui est plus vé-
ritablement attaché que moi ; et je le suis
moins à cause de son esprit, qui me paroit
pourtant d'autant plus agréable qu'elle est
moins pressée de le montrer, qu'à cause de son
bon cœur et de sa vertu; qualités rares dans
tous les pays du monde, et bien plus rares en-
core dans celui-ci.
Pour moi, mon cher monsieur, je ne vous dis
rien de ma situation particulière; vous pouvez
l'imaginer. Cependant, depuis ma résolution,
je me sens l'âme beaucoup plus calme. Comme
je m'attends à tout de la part des hommes , et
qu'ils m'ont déjà fait à peu près du pis qu'ils
pouvoient, je tâcherai de ne plus m'affligcr que
des maux réels , c'est-à-dire de ceux que ma
volonté peut faire, ou de ceux que mon corps
peut souffrir. Ces derniers me retiennent ac-
tuellement dans des entraves que je tiens de
votre charité , mais qui ne laissent pas d'être
fort pénibles. J'attends avec empressement de
vos nouvelles ; et vous embrasse, mon cher
monsieur, de tout mon cœur.
A MH. DELUC.
24 février 1765.
J'apprends, messieurs, que vous êtes en
peine des lettres que vous m'avez écrites. Je les
ai toutes reçues jusqu'à celle du ^5 février in-
clusivement. Je regarde votre situation comme
décidée. Vous êtes trop gens de bien pour
pousser les choses à l'extrême, et ne pas préfé-
rer la paix à la liberté. Un peuple cesse d'être
libre quand les lois ont perdu leur force ; mais
la vertu ne perd jamais la sienne, et l'homme
vertueux demeure libre toujours. Voilà désor-
mais, messieurs, votre ressource : elle est assez
grande, assez belle pour vous consoler de tout
ce que vous perdez comme citoyens.
Pour moi, je prends le seul parti qui me
reste, et je le prends irrévocablement. Puisque
avec des intentions aussi pures, puisque avec
tant d'amour pour la justice et pour la vérité,
je n'ai fait que du mal sur la terre, je n'en veux
plus faire, et je me retire au-dedans de moi. Je
ne veux plus entendre parler de Genève, ni de
ce qui s'y passe. Ici finit notre correspondance.
Je vous aimerai toute ma vie , mais je ne vous
écrirai plus. Embrassez pour moi votre père*
Je vous embrasse, messieurs, de tout mon
cœur.
 M. MEURON.
Procureur-général.
25 février 4765.
J'apprends, monsieur, avec quelle bonté de
cœur et avec quelle vigueur de courage vous
avez pris la défense d'un pauvre opprimé.
Poursuivi par la classe, et défendu par vous, je
puis bien dire comme Pompée, ficlrix causa
dits placuit, sed vita Catoni.
Toutefois je suis malheureux, mais non pas
vaincu ; mes persécuteurs, au contraire, ont tout
fait pour ma gloire, puisque c'est par eux que
j'ai pour protecteur le plus grand des rois, pour
père le plus vertueux des hommes, et pour pa-
tron l'un des plus éclairés des magistrats.
A M. DE P. (*).
25 février «765.
Votre lettre, monsieur, m'a pénétré jus-
qu'aux larmes. Que la bienveillance est une
douce chose ! et que ne donnerois-je pas pour
avoir celle de tous les honnêtes gens 1 Puissent
mes nouveaux patriotes (**) m 'accorder la leur
à votre exemple ! puisse le lieu de mon refuge
être aussi celui de mes attachemens 1 Mon cœur
est bon; il est ouvert à tout ce qui lui res-
(*) Ces lettres initiales indiquent le colonel Pury, ou dePory,
dont il est question dans les Confessions, et qui demeuroit à
Couvet. Il étoit bean-pére de Du Peyrou. G. P.
(•*) Mes nouveaux patriotes. .. texte de l'édition de Genève;
c'est sans doute compatriotes qu'il faudroit lire. G. P.
ANNÉE 1765.
543
semble; il n'a besoin, j'en suis très-sùr, que
d'être connu pour être aimé. Il reste , après la
santé, trois biens qui rendent sa perte plus
supportable, la paix, la liberté, l'amitié. Tout
cela, monsieur, si je le trouve, me deviendra
plus doux encore lorsque j'en pourrai jouir
près de vous.
A M. DK G. p. A. A.
Février (765.
J'atlendois des réparations, monsieur, et
vous en exigez : nous sommes fort loin de
compte. Je veux croire que vous n'avez point
concouru, dans les lieux où vous êtes, aux ini-
quités qui sont l'ouvrage de vos confrères; mais
il falloit, monsieur, vous élever contre une
manœuvre si opposée à l'esprit du christia-
nisme, et si déshonorante pour votre état. La
lâcheté n'est pas moins répréhensible que la
violence dans les minisires du Seigneur. Dans
tous les pays du monde il est permis à l'inno-
cent de défendre son innocence : dans le vô-
tre on l'en punit ; on fait plus, on ose employer
la religion à cet usage. Si vous avez protesté
contre cette profanation, vous êtes excepté
dans mon livre, et je ne vous dois point de ré-
paration : si vous n'avez pas protesté, vous
êtes coupable de connivence, et je vous en
dois encore moins.
Agréez, monsieur, je vous supplie, mes
salutations et mon respect.
A MADAME LA GÉNÉRALE SANDOZ.
Motiers, 25 février lY65.
L'admiration me tue, et surtout de votre
part. Ah 1 madame, un peu d'amitié, et, parmi
tant d'affronts, je serai le plus glorieux des
êtres. Votre patrie (*) est injuste, sans doute ;
mais avec le mal elle a produit le remède.
Peut-elle me faire quelque injustice que votre
estime ne puisse réparer? La lettre que vous
m'avez envoyée est d'un homme d'église ; c'est
tout dire, et peut-être trop, car il paroît assez
modéré. Mais, vu le traitement que je viens
d'essuyer à l'instigation de ses confrères, j'at-
tendois des réparations, et il en exige : vous
voyez que nous sommes loin de compte. Con-
servez-moi vos bontés, madame ; elles me sc;-
ronl toujours précieuses, et j'aspire au bon-
heur d'être à portée de les cultiver.
A M. CLAIRAUT.
Motiers-Traverc, le 3 ni.irs 1703.
Le souvenir, monsieur, de vos anciennes
bontés pour moi vous cause une nouvelle im-
portunité de ma part. Il s'agiroit de vouloir
bien être, pour la seconde fois, censeur d'un de
mes ouvrages. C'est une très-mauvaise rapsodie
que j'ai compilée, il y a plusieurs années, sous
le nom de Dictionnaire de musique, et que je
suis forcé de donner aujourd'hui pour avoir du
pain. Dans letorrentdemalheurs qui m'entraîne
je suis hors d'état de revoir ce recueil. Je sais
qu'il est plein d'erreurs et de bévues. Si quel-
que intérêt pour le sort du plus malheureux des
hommes vous portoit à voir son ouvrage avec
un peu plus d'attention que celui d'un autre,
je vous serois sensiblement obligé de toutes les
fautes que vous voudriez bien corriger chemin
faisant. Les indiquer sans les corrigerne seroit
rien faire, car je suis absolument hors d'état
d'y donner la moindre attention ; et si vous dai-
gnez en user comme de votre bien pour chan-
ger, ajouter, ou retrancher, vous exercerez
une charité très-utile, et dont je serai très-re-
connoissant. Recevez, monsieur, mes t«ès-
humbles excuses et mes salutations (*).
(*) La Hollande.
G. P.
A M. DU PEYROU. ^
Le 4 mars 176S.
Je vous dois une réponse, monsieur, je le
sais. L'horrible situation de corps et d'âme où
je me trouve m'ôte la force et le courage d'é-
crire. J'attendois de vous quelques mots de
consolation , mais je vois que vous comptez à
la rigueur avec les malheureux. Ce procédé
(*) clairaiit est mort dans le mois de mai de la même anné •,
et n'a pu répondre au désir que Rousseau lui témoigne dans
cette leUre. G. P.
544
COUIÎESPONDANCE.
n'est pas iDJuste, mais il est un peu dur dans
l'amitié.
AU MHME.
Moliers, le 7 mars 1763.
Pour Dieu, ne vous fâchez pas, et sachez
pardonner quelques loris à vos amis dans leur
misère. Je n'ai qu'un ton , monsieur, il est
quelquefois un peu dur : il ne faut pas me ju-
ger sur mes expressions, mais sur ma conduite.
Elle vous honore quand mes termes vous offen-
sent. Dans le besoin que j'ai des consolations
de l'amitié, je sens que les vôtres me man-
quent, et je m'en plains : cela est-il donc si dés-
obligeant?
Si j'ai écrit à d'autres, comment n'avez-vous
pas senti l'absolue nécessité de répondre, et
surtout dans la circonstance, à des personnes
avec qui je n'ai point de correspondance habi-
tuelle, et qui viennent au fort de mes malheurs
y prendre le plus généreux intérêt ? Je croyois
que, sur ces lettres mêmes, vous vous diriez,
il n'a pas le temps de m'écrire, et que vous vous
souviendriez de nos conventions. Falloit-il
donc, dans une occasion si critique, abandon-
ner tous mes intérêts, toutes mes affaires, mes
devoirs même de peur de manquer avec vous
à l'exactitude d'une réponse dont vous m'aviez
dispensé? Vous vous seriez offensé de ma
crainte, et vous auriez eu raison. L'idée même,
irès-fausse assurément, que v^us aviez de m'a-
voir chagriné par votre lettre, n'étoit-elle pas
poiir votre bon cœur un motif de réparer le
mal que vous supposiez m'a voir fait? Dieu vous
préserve d'affliction! mais, en pareil cas, soyez
sûr que je ne compterai pas vos réponses. En
tout autre cas, ne comptez jamais mes lettres,
ou rompons tout de suite, car aussi bien ne
tarderions-nous pas à rompre. Mon caractère
vous est connu, je ne saurois le changer.
Toutes vos autres raisons ne sont que trop
bonnes. Je vous plains dans vos tracas, et les
approches de votre goutte me chagrinent sur-
tout vivement, d'autant plus que, dans l'ex-
trême besoin de me distraire, je me promettois
des promenades délicieuses avec vous. Je sens
encore que ce que je vais vous dire peut être
bien déplacé parmi vos affaires ; mais il faut
vous montrer si je vous crois le cœur dur, et
si je manque de confiance en votre amitié. Je
ne fais pas des complimens, mais je prouve.
Il faut quitter ce pays, je le sens; il est trop
près de Genève, on ne m'y laisseroit jamais en
repos. Il n'y[a guère qu'un pays catholique qui
me convienne ; et c'est de là, puisque vos mi-
nistres veulent tant la guerre, qu'on peut leur
en donner le plaisir tout leur soûl. Vous sen-
tez, monsieur, que ce déménagement a ses em-
barras. Voulez-vous être dépositaire de mes
effets en attendant que je me fixe? voulez-vous
acheter mes livres, ou m'aider à les vendre?
voulez-vous prendre quelque arrangement,
quant à mes ouvrages, qui me délivre de l'hor-
reur d'y penser, et de m'en occuper le reste
de ma vie? Toute cette rumeur est trop vive
et trop folle pour pouvoir durer. Au bout de
deux ou trois ans, toutes les difficultés pour
l'impression seront levées, surtout quand je
n'y serai plus. En tous cas, les autres lieux,
même au voisinage, ne manqueront pas. 11 y
a sur tout cela des détails, qu'il seroit trop
long d'écrire, et sur lesquels, sans que vous
soyez marchand et sans que vous me fassiez
l'aumône, cet arrangement peut mètre utile,
et ne vous pas être onéreux. Cela demande
d'en conférer. Il faut voir seulement si vos af-
faires présentes vous permettent de penser à
celle-là.
Vous savez donc le triste état de la pauvre
madame Guyenet, femme aimable, d'un vrai
mérite, d'un esprit aussi fin que juste, et pour
qui la vertu n'étoit pas un vain mot : sa famille
est dans la plus grande désolation, son mari
est au désespoir, et moi je suis déchiré. Voilà,
monsieur, l'objet que j'ai sous les yeux pour
me consoler d'un tissu de malheurs sans exem-
ple.
J'ai des accès d'abattement, cela est assez
naturel dans l'état de maladie, et ces accès sont
très-sensibles, parce qu'ils sont lesmomens où
je cherche le plus à mépancher; mais ils sont
courts , et n'influent point sur ma conduite.
Mon état habituel est le courage, cl vous le
verrez peut-être dans celte affaire, si l'on me
pousse à bout; car je me fais une loi d'être pa-
tient jusqu'au moment où l'on ne peut plus
l'être sans lâcheté. Je ne sais quelle diable de
mouche a piqué vos messieurs ; mais il y a bien
#
ANNÉE 1765.
545
de l'extravagance à tout ce vacarme; ils en
rougiront sitôt qu'ils seront calmés.
Mais, que dites-vous, monsieur, de létour-
derie de vos ministres, qui, vu leurs mœurs,
leur crasse ignorance, devroient iremblcrqu'on
n'aperçût quils existent, et qui vont soltcment
payer pour les autres dans une affaire qui ne
les regarde pas? Je suis persuadé qu'ils s'ima-
ginent qiio je vais rester sur la défensive, et
faire le pénitent et le suppliant : le Conseil de
Genève le croyoit aussi, je l'ai désabusé; je me
charge de les désabuser de même. Soyez-moi
témoin, monsieur, de mon amour pour la
paix, et du plaisir avec lequel j'avois posé les
armes : s'ils me forcent à les reprendre, je les
reprendrai, car je ne veux pas me laisser bat-
tre à terre; c'est un point tout résolu. Quelle
prise ne me donnent-ils pas? A trois ou quatre
près, que j'honore et que j'excepte, que sont
les autres? quels mémoires n'aurai-je pas sur
leur compte? Je suis tenté de faire ma paix
avec tous les autres clergés, aux dépens du
vôtre, d'en faire le bouc d'expiation pour les
péchés d'Israël. L'invention est bonne, et son
succès est certain. Ne seroit-ce pas bien servir
l'état, d'abattre si bien leur morgue, de les
avilir à tel point, qu'ils ne pussent jamais plus
ameuter les peuples? J'espère ne pas me livrer
à la vengeance; mais si je les touche, comptez
qu'ils sont morts. Au reste, il faut première-
ment attendre l'excommunicalion ; car, jusqu'à
ce moment, ils me tiennent ; ils sont mes pas-
teurs, et je leur dois du respect. J'ai là-dessus
des maximes dont je ne me départirai jamais,
et c'est pour cela même que je les trouve bien
peu sages de m'aimer mieux loup que brebis.
A M. MOULTOU.
9 mars <7$3.
Vous ignorez, je le vois, ce qui se passe ici
par rapport à moi. Par des manœuvres souter-
raines que j ignore, les minisires, iMonimollin
ti leur tête, se sont tout à coup déchaînés con-
tre moi, mais avec une telle violence ques
malgré mylord maréchal et le rof même, je sui,
chassé d'ici sans savoir plus où trouver d'asile
sur la terre; il ne m'en reste que dans son sein.
T. IV.
Cher MouUou, voyez mon sort. Les plus grands
scélérats trouvent un refuge ; il n'y a que votre
ami qui n'en trouve point. J'aurois encore
l'Angleterre; mais quel trajet, quelle fatigue,
quelle dépense! Encore si j'étois seul!... Que
la nature est lente à me tirer d'affaire I Je
ne sais ce que je deviendrai ; mais en quelque
lieu que j'aille terminer ma misère, souvenez-
vous de votre ami.
Il n'est plus question de mon édition gêné-
raie. Selon toute apparence, je ne trouverai
plus à la faire; et, quand je le pourrois, je ne
sais si je pourrois vaincre 1 horrible aversion
que j'ai conçue pour ce travail. Je ne regarde
aucun de mes livres sans frémir, et tout ce que
je désire au monde est un coin de terre où je
puisse mourir en paix, sans toucher ni papier
ni plume.
Je seuff le prix de ce que vous avez fait pen-
dant que nous ne nous écrivions plus. Je me
plaignois de vous, et vous vous occupiez de ma
défense. On ne remercie pas de ces choses-là,
on les sent. On ne fait point d'excuse, on
corrige.
Voici la lettre de M. Garcio : il vient bien
noblement à moi au moment de mes plus cruels
malheurs. Du reste, ne m'instruisez plus de
ce qu'on pense ou de ce qu'on dit: succès, re-
vers, discours publics, tout m'est devenu de la
plus grande indifférence. Je n'aspire qu'à mou-
rir en repos. Ma répugnance à me cacher est
enfin vaincue. Je suis à peu près déterminé à
changer de nom, et à disparoîire de dessus la
terre. Je sais déjà quel nom je prendrai; je
pourrai le prendre sans scrupule ; je ne men-
tirai sûrement pas. Je vous embrasse.
En finissant cette lettre, qui est écrite de-
puis hier, j'étois dans le plus grand abatte-
ment où j'aie été de ma vie. M. de Montmollin
entra, et, dans cette entrevue, je retrouvai
toute la vigueur que je croyois m'avoir tout-à-
fait abandonné. Vous jugerez comment je m'en
suis tiré par la relation que j'en envoie à l'homme
du roi,eidont je joins ici copie, que vous pou-
vez montrer. L'assemblée est indiquée pour la
semaine prochaine. Peut-être ma contenanc*^
en imposera-t-elle. Ce qu'il y a de sûr, c'est que
je ne fléchirai pas. En attendant qu'on sache
quel parti i's auront pris, ne montrez cette
lettre à personne. Bon voyage.
55
546 CORRESPONDANCE.
A M. MEURON,
Conseiller détat et procureur-général à NeucJiàlel.
Motiers, le 9 mars «765.
Hier, monsieur, M. de Montmollin m honora
d'une visite, dans laquelle nous eûmes une con-
férence assez vive. Après m'avoir annoncé l'ex-
communication formelle comme inévitable, il
me proposa, pour prévenir le scandale, un
tempérament que je refusai net. Je lui dis que
je ne voulois point d'un état intermédiaire; que
je voulois être dedans ou dehors, en paix ou
en guerre, brebis ou loup. Il me fit sur cette
affaire plusieurs objections que je mis en pou-
dre ; car, comme il n'y a ni raison ni justice à
tout ce qu'on fait contre moi, sitôt qu'on entre
en discussion je suis fort. Pour lui montrer que
ma fermeté n'étoit point obstination, encore
moins insolence, j'offris, si la classe vouloit
rester en repos, de m'engager avec lui de ne
plus écrire de ma vie sur aucun point de reli-
gion. Il répondit qu'on se plaignoit que j'avois
déjà pris cet engagement, et que j'y avois man-
qué. Je répliquai qu'on avoit tort; que je pou-
vois bien l'avoir résolu pour moi, mais que je
ne l'avois promis à personne. Il protesta qu'il
n'étoit pas le maître, qu'il craignoit que la
classe n'cûl déjà pris sa résolution. Je répondis
que j'en étois fâché, mais que j'avois aussi pris
la mienne. En sortant, il me dit qu'il feroit ce
qu'il pourroit ; je lui dis qu'il feroit ce qu'il vou-
droit, et nous nous quittâmes. Ainsi, monsieur,
jeudi prochain, ou vendredi au plus tard, jo
jetterai l'épée ou le fourreau dans la rivière.
Comme vous êtes mon bon défenseur et pa-
tron, j'ai cru vous devoir rendre compte de
cette entrevue. Recevez, je vous supplie, mes
salutations et mon respect.
K M. LE PROFESSEUR DE MONTMOLLIN.
PardéférencepourM.le professeur de Mont-
mollin, mon pasteur, et par respect pour la
vénérable classe, j'offre, si on l'agrée, de
m'engager, par un écrit signé de ma main, à
ne jamais publier aucun nouvel ouvrage sur
aucune matière de religion, même de n'en ja-
mais traiter incidemment dans aucun nouvel
ouvrage que je pourrois publier sur tout autre
sujet; et de plus, je continuerai à témoigner,
par mes sentimens et par ma conduite, tout le
prix que je mets au bonheur d'être uni à l'É-
glise.
Je prie M. le professeur de communiquer
cette déclaration à la vénérable classe.
Fait à Motiers, le 10 mars 4 765.
MADAME LATOUR.
Motiers, le 10 mars 1763.
J'ai lu votre lettre avec la plus grande atten-
tion, j'ai rapproché tous les rapports qui pou-
voient m'en faire juger sainement: c'étoit pour
mon cœur une affaire importante.
Vous étiez flatteuse durant ma prospérité,
vous devenez franche dans mes misères: à quel-
que chose malheur est bon.
J'aime la vérité, sans doute; mais si jamais
j'ai le malheur d'avoir un ami dans l'état où je
suis, et que je ne trouve aucune vérité conso-
lante à lui dire, je mentirai.
On peut donner en tout temps à son ami le
blâme qu'on croit qu'il mérite; mais, quand
on choisit le moment de ses malheurs, il faut
s'assurer qu'on a raison.
Lorsque je disois, il faut se taire, et ne pas
imiter le crime de Cham, j'étois citoyen de Ge-
nève ; je ne dois que la vérité à ceux par qui je
ne le suis plus.
Lorsque je disois, il faut se taire, je n 'avois
que ma cause à défendre, et je me taisois ; mais
quand c'est un devoir de parler, il ne faut pas-
se taire : voyez l'avertissement. Adieu, Ma-
rianne.
A M. LE p. DE FÉLICE.
Motiers, le 14 mars 1765.
Je n'ai point fait, monsieur, l'ouvrage inti-
tulé des Princes; je ne l'ai point vu ; je doute
même qu'il existe. Je comprends aisément de
quelle fabrique vient cette invention, comme
beaucoup d'autres, et je trouve que mes enne-
mis se rendent bien justice en m'attaquant avec
des armes si dignes d'eux. Comme je n'ai jama s
désavoué aucun ouvrage qui fût de moi, j'ai le
ANNÉE 1765.
647
droit d'en être cru sur ceux que je déclare n'en
pas être. Je vous prie, monsieur, de recevoir et
de publier celte déclaration eu fiiveur de la
vérité, et d'un homme qui n'a qu'elle pour sa
défense. Recevez mes très-humbles saluta-
tions.
A M. DU PEYROU.
UoHers, le M mars 1765.
Voici, monsieur, votre lettre. En la lisant j'é-
toisdans votre cœur : elle est désolante. Je vous
désolerai peut-être moi-même en vous avouant
que celle qui l'écrit me paroît avoir de bons
yeux, beaucoup d'esprit, et point d'âme. Vous
devriez en faire non votre an»ie , mais votre
folle, comme les princes avoient jadis des fous,
c'est-à-dire d'heureux étourdis, qui osoient leur
dire la vérité. Nous parlerons de cette lettre
dans un tête-à-tête. Cher Du Peyrou, croyer-
moi, continuez d'être bon et d'aimer les hom-
mes; mais ne comptez jamais avec eux.
Premier acte d'ami véritable, non dans vos
offres, mais dans vos conseils ; je les atlendois
de vous : vous n'avez pas trompé mon attente.
Le désir de me venger de votre prêtraille éloit
né dans le premier mouvement ; c'étoit un effet
de la colère ; mais je n'agis jamais dans le pre-
mier mouvement, et ma colère est courte. Nous
sommes de même avis : ils sont en sûreté, et je
ne leur ferai sûrement pas l'honneur d'écrire
contre eux.
Non-seulement je n'ai pas dessein de quitter
ce pays durant l'orage, je ne veux pas même
quitter Motiers , à moins qu'on n'use de vio-
lence pour m'en chasser, ou qu'on ne me mon-
tre un ordre du roi sous l'immédiate protection
duquel j'ai l'hoimeur d'être. Je tiendrai dans
cette affaire la contenance que je dois à mon
protecteur et à moi. Mais, de manière ou d'au-
tre , il faudra que cette affaire finisse. Si l'on
me fait traîner dehors par des archers, il faut
bien que je m'en aille ; si l'on finit par me lais-
ser en repos, je veux alors m'en aller, c'est im
point résolu. Que voulez-vous que je fasse dans
un pays où l'on me' traite plus mal qu'un mal-
faiteur? Pourrai-je jamais jeter sur ces gens-là
un autre œil que celui du mépris et de l'indi-
gnation? Je m'avilirois aux yeux de toute la
terre si je restois au milieu d'eux.
Je suis bien aise que vous ayez d'abord senti
et dit la vérité sur le prétendu livre des princes:
mais savez-vous qu'on a écrit de Berne à l'im-
primeur d'YverduH de me demander ce livre et
de l'imprimer, que ce seroit une bonne affaire ?
J'ai d'abord senti les soins officieux de l'ami
Bertrand ; j'ai tout de suite envoyé à M. Félice
la lettre dont copie ci-jointe, le faisant prier de
l'imprimer et de la répandre. Comme il est li-
vré à gens qui ne m'aiment pas, j'ai prié M. Ro-
guin, en cas d'obstacle, de vous en donner avis
par la poste ; et alors je vous serois bien obligé
si vous vouliez la donner tout de suite à Fau-
che, et la lui faire imprimer bien correcte-
ment. Il faut qu'il la verse, le plus prompte-
ment qu'il sera possible, à Berne, à Genève,
et dans le pays de Vaud ; mais avant qu'elle
paroisse ayez la bonté de la relire sur l'impri-
mé, de peur qu'il ne s'y glisse quelque faute.
Vous sentez qu'il ne s'agit pas ici d'un petit
scrupule d'auteur, mais de ma sûreté et de ma
liberté peut-être pour le reste de ma vie. En
attendant l'impression vous pouvez donner et
envoyer des copies.
Je ne serai peut-être en état de vous écrire
de long-temps. De grâce, mettez-vous à ma
place, et ne soyez pas trop exigeant. Vous de-
vriez sentir qu'on ne me laisse pas du temps de
reste; mais vous en avez pour me donner de
vos nouvelles, et même des miennes : car vous
savez ce qui se pas_se par rapport à moi ; pour
moi je l'ignore parfaitement.
Je vous embrasse.
A M. MkURON ,
Procureur-général à Neuchâtel.
Motiers, le 25 itan 1765.
Je ne sais, monsieur, si je ne dois pas bénir
mes misères, tant elles sont accompagnées de
consolations. Votre lettre m'en a donné de bien
douces, et j'en ai trouvé de plus douces encore
dans le paquet qu'elle contenoit. J'avois exposé
à mylord maréchal les raisons qui me faisoient
désirer de quitter ce pays pour chercher la
tranquillité cl pour l'y laisser. 11 approuve ces
o48
CORRESPONDANCE.
raisons, et il est, comme moi, d'avis que j'en
sorte : ainsi, monsieur, c'est un parti pris, avec
regret, je vous jure, mais irrévocablement. As-
surément tous ceux qui ont des bontés pour
moi ne peuvent désapprouver que, dans le triste
otat où je suis, j'aille chercher une terre de
pjux pour y déposer mes os. Avec plus de vi-
gueur et de santé je consentirois à faire face à
mes persécuteurs pour le bien public ; mais ac-
cablé d'infirmités et de malheurs sans exemple,
je suis peu propre à jouer un rôle, et il y auroii
de la cruauté à me l'imposer. Las de combats
et de querelles , je n'en peux plus supporter.
Qu'on me laisse aller mourir en paix ailleurs,
car ici cela n'est pas possible, moins par la
mauvaise humeur des habitants, que par le trop
grand voisinage de Genève, inconvénient qu'a-
vec la meilleure volonté du monde il ne dépend
pas d'eux de lever.
Ce parti, monsieur, étant celui auquel on
vouloit me réduire, doit naturellement faire
tomber toute démarche ultérieure pour m'y
forcer. Je ne suis point encore en état de me
transporter, et il me faut quelque temps pour
mettre ordre à mes affaires, durant lequel je
puis raisonnablement espérer qu'on ne me trai-
tera pas plus mal qu'un Turc, un juif, un pa'ien,
un athée, et qu'on voudra bien me laisser jouir,
pour quelques semaines, de Thospitalilé qu'on
ne refuse à aucun étranger. Ce n'est pas, mon-
sieur, que je veuille désormais me regarder
comme tel ; au contraire, l'honneur d'être in-
scrit parmi les citoyens du pays me sera tou-
jours précieux par lui-même , encore plus par
la main dont il me vient, et je mettrai toujours
au rang de mes premiers devoirs le zèle et la
fidélité que je dois au roi, comme notre prince
et comme mon protecteur. J'avoue que j'y laisse
un bien très-regrettable, mais dont je n'en-
tends point du tout me dessaisir. Ce sont les
amis que j'y ai trouvés dans mes disgrâces, et
que j'espère y conserver malgré mon éloigne-
cnent.
Quant à MM. les ministres, s'ils trouvent à
propos d'aller toujours en avant avec leur con-
sistoire, je me traînerai de mon mieux pour y
comparoître, en quelque état que je sois, puis-
qu'ils le veulent ainsi ; et je crois qu'ils trouve-
ront, pour ce que j'ai à leur dire, qu'ils au-
roient pu se passer de tant d'appareil. Du reste
ils sont fort les maîtres de m'excommutner, si
cela les amuse : être excommunié de la façon de
M. de Voltaire m'amusera fort aussi.
Permettez, monsieur, que cette lettre soit
commune aux deux messieurs qui ont eu la
bonté de m'écrire avec un intérêt si généreux.
Vous sentez que , dans les embarras où je me
trouve, je n'ai pas plus le temps que les termes
pour exprimer combien je suis touché de vos
soins et des leurs. Mille salutations et respects.
A MADAME d'iVERNOIS.
Motiers, le 25 mars 1765.
Je suis comblé de vos bontés , madame , et
confus de mes torts : ils sont tous dans ma si-
tuation , je vous assure ; aucun n'est dans mes
seniiinens. Vous avez trop bien deviné, ma-
dame, le sort de notre aimable et infortunée
amie (*). M. Tissot m'a fait l'amitié de venir la
Voir; sous sa direction est-elle déjà beaucoup
nueux. Je ne doute point qu'il n'achève de réta-
blir son corps et sa tête, mais je crains que son
cœur ne soit plus k)ng-temps malade, et que
l'amitié même ne puisse pas grand'chose sur un
mal auquel la médecine ne peut rien.
Pourquoi, madame, n'avez-vous pas ouvert
ma lettre pour M. votre mari? J'y avois compté;
une médiatrice telle que vous ne peut que ren-
dre notre commerce encore plus agréable.
Dites-lui , je vous supplie, mille choses pour
moi que je n'ai pas le temps de lui dire ; j'ai le
temps seulement de l'aimer de tout mon cœur,
et j'emploie bien ce temps-là : pour l'employer
mieux encore, je voudrois que vous daignas-
siez en usurper une partie, il faut finir, ma-
dame. Mille salutations et respects.
AU CONSISTOIRE DE MOTIERS.
Mot ers, le 2a mars 1763.
Messieurs,
Sur votre citation j'avois hier résolu, malgré
mon état, de comparoître aujourd'hui par-
devant vous ; mais sentant qu'il me seroit im-
(♦) Madame Guyenet qne les suites d'une couctie laborieuse
avoieut récluile à lexfrémité.
ANNÉR 1765.
!U0
possible, malgré toute ma bonne volonté, de
soutenir uue lonf;ue sé.ince, et sur la inatièrc
de foi qui fait l'unique objet de cette citation,
réfléchissant que je pouvois également m'ox-*
pliquiT par écrit, je n'ai point douté, mes-
sieurs, que la douctMir de la charité ne s'alliiU
l'n vous au zèle de la foi, et que vous n'agréas-
siez dans cotte lettre la même réponse que j'au-
rois pu faire de bouche aux questions de M. de
Montmollin, quelles qu'elles soient.
Il me parok donc qu'à moins que la rigueur
dont la vénérable classe juge à propos d'user
contre moi ne soit fondée sur une loi positive,
qu'on m'assure ne pas exister dans cet état,
rien n'est plus nouveau , plus irrégulier, plus
attentatoire à la liberté civile, ot surtout plus
contraire à l'esprit de la religion, qu'une pa-
reille procédure en pure matière de foi.
Car, ntessieurs, je vous supplie déconsidé-
rer que, vivant depuis long-temps dans le sein
lie l'Église, et n'étant ni pasteur, ni professeur,
ni chargé d'aucune partie de l'instruction pu-
blique, je ne dois être soumis, moi particulier,
moi simple Bdèle, à aucune interrogation ni
inquisition sur la foi ; de (elles inquisitions,
inouïes dans ce pays, sapant tous les fonde-
mons de la réformation, et blessant à la fois la
liberté évangélique, la charité chrétienne, l'au-
torité du prince, et les droits des sujets, soit
comme membres de l'Église, soit comme ci-
toyens de l'état. Je dois toujours compte de mes
actions et de ma conduite aux lois et aux hom-
mes ; mais puisqu'on n'admet point parmi nous
(i Église infaillible qui ait droit de prescrire à
ses membres ce qu'ils doivent croire, donc,
une fois reçu dans l'Église, je ne dois plus qu'à
Dieu seul compte de ma foi.
J'ajoute à cela que lorsque après la publica-
tion de VEmile je fus admis à la communion
tians cette paroisse , il y a près de trois ans, par
M. de Montmollin, je lui fis par écrit une dé-
claration dont il fut si pleinement satisfait, que
non-seulement il n'exigea nulle autre explica-
tion sur le dogme, mais qu'il me promit même
de n'en point exiger. Je me liens exactement à
sa promesse, et surtout à ma déclaration. Et
quelle conséquence, quelle absurdité, quel
scandale ne seroit-ce point de s'en être con-
tenté, après la publication d'un livre où le
christiaiiisnio sembluii si violemment attaqué.
et de ne s'en pas contenter maintenant, après
la publication d'un autre livre où l'auteur peut
errer, sans doute, puisqu'il est homme, mais où
du moins il erre en chrétien, puisqu'il ne cesse
de s'appuyer [Ms à pas sur l'autorité de l'Évan-
gile V (yétoit alors qu'on pouvoit m'ôler la com-
munion ; mais c'est à présent qu'on devroitme
la rendre. Si vous faites le contraire, messieurs,
pensez à vos consciences ; pour moi, quoi qu'il
arrive, la mienne est en paix.
Je vous dois, messieurs, et je veux vous ren-
dre toutes sortes de déférences, et je souhaite
de tout mon cœur qu'on n'oublie pas assez la
protection dont le roi m'honore pour me forcer
d'implorer celle du gouvenement.
Uecevez, messieurs, je vous supplie, les as-
surances de tout mon respect.
Je joins ici la copie de la déclaration sur la-
quelle je fus admis à la communion en \ 762, e t
que je confirme aujourd hui.
A M. DU PEYROU.
Le 6 avilt 1765.
Je souffre beaucoup depuis quelques jours,
et les tracas que je croyois finis, et que je vois
se multiplier, ne contribuent pas à me tranquil-
liser le corps ni l'âme. Voilà donc de nouvelles
lettres d'éclat à écrire , de nouveaux engage-
mens à prendre, et qu'il faut jeter à la tête de
tout le monde, jusqu'à ce que je trouve quel-
qu'un qui les daigne agréer. Voilà, toute chose
cessante, un déménagement à faire. Il faut me
réfugier à Couvet, parce que j'ai le malheur
d'être dans la disgrâce du ministre de Moiiers :
il faut vite aller chercher un autre ministre et
un autre consistoire ; car sans ministre et sans
consistoire, il ne m'est plus permis de respirer;
et il faut errer de paroisse en paroisse, jusqu'à
ce que je trouve un ministre assez bénin pour
daigner me tolérer dans la sienne.
Cependant M. de Pury appelle cela le pays
le plus libre de la terre, à la bonne heure;
mais cette liberté-là n'est pas de mon goût.
M. de Pury sait que je ne veux plus rien avoir
à faire avec les ministres; il me l'a conseillé lui-
même ; il sait que naturellement je suis désor-
mais dans ce cas avec celui-ci : il sait que le
Conseil d'état m'a exempté de la juridiction de
i.'ÎO
CORRESPONDANCE.
son consistoire : par quelle étrange maxime
vout-il que je m'aille refourrer tout exprés sous
la juridiction d'un autre consistoire dont le
Conseil dclat ne m'a point exempté, et sous
celle d'un autre ministre qui me tracassera plus
poliment, sans doute, mais qui me tracassera
toujours ; voudra poliment savoir comme je
pense, et que poliment j'enverrai promener?
Si j'avois une habitation à choisir dans ce pays,
ce seroit celle-ci, précisément par la raison
qu'on veut que j'en sorte. J en sortirai donc
puisqu'il le faut ; mais ce ne sera sûrement pas
pour aller à Couvet.
Quant à la lettre que vous jugez à propos
que j'écrive pour promettre le silence pendant
mon séjour en Suisse, j'y consens ; je désire-
rois seulement que vous me fissiez l'amitié de
m'envoyer le modèle de cette lettre, que je
transcrirai exactement, et de me marquer à
qui je dois l'adresser. Garrot(ez-moi si bien que
je ne puisse plus remuer ni pied ni patte; voilà
mon cœur et mes mains dans les liens de l'ami-
tié. Je suis très-déterminé à vivre er) repos, si
je puis, et à ne plus rien écrire, quoi qu'il ar-
rive, si ce n'est ce que vous savez, et pour la
Corse, s'il le faut absolument, et que je vive
assez pour cela. (]e qui me fâche, encore un
coup, c'est d'aller offrant cette promesse de
porte en porto, jusqu'à ce qu'il se trouve quel-
qu'un qui la daigne agréer : je ne sache rien au
monde de plus humiliant ; c'est donner à mon
silence une importance que personne n'y voit
que moi seul.
Pardonnez, monsieur, l'humeur qui me
ronge ; j'ai onze lettres sur la table , la plupart
très-désagréables, et qui veulent toutes la plus
prompte réponse. Mon sang est calciné, la fiè-
vre me consume, je ne pisse plus du tout, et
jamais rien ne m'a tant coûté de ma vie que
cette promesse authentique qu'il faut que je
fasse d'une chose que je suis bien déterminé à
tenir, que je la promette ou non. Mais, tout en
grognant fort maussadement, j'ai le cœur plein
des seniimens les plus tendres pour ceux qui
s'intéressent si généreusement à mon repos, et
qui me donnent les meilleurs conseils pour l'as-
surer. Je sais qu'ils ne me conseillent que pour
mon bien, qu'ils ne prennent à tout cela d'autre
intérêt que le mien propre. Moi, de mon côté,
tout en murmurant, je veux leur complaire,
sans songer à ce qui m'est bon. S'ils me deman-
doient pour eux ce qu'ils me demandent pour
moi-même, il ne me coûteroit plus rien ; mais
comme il est permis de faire en rechignant soi»
propre avantage, je veux leur obéir, les aimer,
et les gronder. Je vous embrasse.
P. S. Tout bien pensé, je crois pourtant qu'a-|
vaut le départ de M. Meuron je ferai ce qu'on
désire. Ma paresse commcfice toujours par se
dépiter, mais à la fin mou cœur cède.
Si je restois, j'en revicndrois, en attendant
que votre maison fût faite, au projet de cher-
cher quelque jolie habitation près de Neuchâ-
lel, et de m'abandonner à quelque société où
j'eusse à la fois la liberté et le commerce des
hommes. Je n'ai pas besoin de société pour
me garantir de l'ennui, au contraire; mais j'en
ai besoin pour me détourner de rêver et d'é-
crire. Tant que je vivrai seul, ma tête ira mal-
gré moi.
A MYLORD MARECHAL.
Le6avriU763.
Il me paroit, mylord, que, grâces aux soins
des honnêtes gens qui vous sont attachés, les
projets des prédicans contre moi s'en iront en
fumée, ou aboutiront tout au plus à me garan-
tir de l'ennui de leurs lourds sermons. Je n'en-
trerai point dans le détail de ce qui s'est passé,
sachant qu'on vous en a rendu unfidélecompte;
mais il y auroit de l'ingratitude à moi de ne
vous rien dire de la chaleur que M. Chaillet a
mise à toute cette affaire, et de l'activité pleine
à la fois de prudence et de vigueur avec la-
quelle M. Meuron l'a conduite. A portée, dans
la place où vous l'avez mis, d'agir et parler au
nom du roi et au vôtre, il s'est prévalu de cet
avantage avec tant de dextérité, que, sans in-
disposer personne, il a ramené tout le Conseil
d'état à son avis; ce qui n'étoit pas peu de
chose, vu l'extrême fermentation qu'on avoit
trouvé le moyen d'exciter dans les esprits. La
manière dont il s'est tiré de cette affaire prouve
qu'il est très en état d'en manier de plus gran-
des.
Lorsque je reçus voire lettre du ^0 mars
avec les petits billets numérotés qui l'accom-
gnoient, je me sentis le cœur si pénétré de
ANNEK 1765.
551
ces tendres soins de votre part, que je m'op.nn-
chai là-dessus avec M. le prince I^ouisde Wir-
lemberg, homme d'un mérite rare, épuré par
les disgrâces, et qui m'honore de sa correspon-
dance el de son amitié. Voici là-dessus sa ré-
ponse; je vous la transmets mot à mot : « Je
N n'ai pas douté un moment que le roi de
>» Prusse ne vous soutint ; mais vous me faites
M chérir mylord maréchal : veuillez lui témoi-
M gner toute la vivacité des seniimens que
» cet homme respectable m'inspire. Jamais
» personne avant lui ne s'est avisé de faire un
» journal si honorable pour I humanité. »
Quoiqu'il me paroisse à peu près décidé
que je puis jouir en ce pays de toute la siîrelé
possible, sous la protection du roi, sous la vô-
tre, et grâces à vos précautions, comme sujet
de l^'éiat (*), cependant il me paroît toujours
impossible qu'on m'y laisse tranquille. Ge-
nève n'en est pas plus loin qu'auparavant, et
les brouillons de minisires me ha'issent encore
plus à cause du mal qu'ils n'ont pu me faire.
On ne peut compter sur rien de solide dans un
pays où les têtes s'échauffent tout d'un coup
sans savoir pourquoi. Je persiste donc à vou-
loir suivre votre conseil et m'éloigner d'ici. Mais
comme il n'y a plus de danger, rien ne presse ;
et je prendrai tout le temps de délibérer et de
bien peser mon choix, pour ne pas faire une
sottise, et m'aller mettre dans de nouveaux lacs.
Toutes mes raisons contre l'Angleterre subsis-
tent ; et il sufHi qu'il y ait des ministres dans ce
pays-là pour me faire craindre d'en approcher.
Monétat etmon goût m'attirent également vers
l'Italie; et si la lettre dont vous m'avez en-
voyé copie obtient une réponse favorable, je
penche extrêmement pour en profiter. Cette
lettre, mylord, est un chef-d'oeuvre; pas un
mot de trop, si ce n'est des louanges : pas une
idée omise pour aller au but. Je compte si bien
sur son effet, que, sans autre sûreté qu'une pa-
reille lettre, j'irois volontiers me livrer aux Vé-
nitiens. Cependant, comme je puis attendre,
et que la saison n'est pas bonne encore pour
passer les monts, je ne prendrai nul parti dé-
rinitif sans en bien consulter avec vous.
Il est certain, mylord, que je n'ai pour le
moment nul besoin d'argent. Cependantje vous
(*) Lord mai-éclial lui avoit obtenu des lettres denatiirall-
sjtion. U. P.
l'ai dit, je vous le répète, loin de me défendre
de vos dons, je m'en tiens honoré. Je vous dois
les biens les plus précieux de la vie ; marchan-
der sur les autres seroii de ma part une ingra-
titude. Si je quitte ce pays, je n'oublierai pas
qu'il y a dans les mains de M. Meuron cin-
quante louis dont je puis disposer au besoin.
Je n'oublierai pas non plus de remercier le
roi de ses grâces. Ça toujours été mon dessein
si jamais je quittois ses étals. Je vois, mylord,
avec une grande joie, qu'en tout ce qui esi con-
venable et honnête nous nous entendons sans
nous être communiqués.
K M DESCHERINY.
Hotiers, le 6 avril 4765.
Je n'entends pas bien, monsieur, ce qu'après
sept ans de silence M. Diderot vient tout à coup
exiger de moi. Je ne lui demande rien. Je n'ai
nul désaveu à faire. Je suis bien éloigné de lui
vouloir du mal, encore plus de lui en faire ou
d'en dire de lui ; je sais respecter jusqu'à la fin
les droits de l'amitié, même éteinte, mais je
ne la rallume jamais; c'est ma plus inviolable
maxime.
J'ignore encore où m'entraînera ma desti-
née. Ce que je sais, c'est que je ne quitterai
qu'à regret un pays où, parmi beaucoup de
personnes que j'estime, il y en a quelques-
unes que j'aime et dont je suis aimé. Mais,
monsieur, ce que j'aime le plus au monde, et
dont j'ai le plus de besoin, c'est la paix : je la
chercherai jusqu'à ce que je la trouve, ou que
je meure à la peine, V^oilà la seule chose sur
laquelle je suis bien décidé.
J'espérois toujours vous rapporter votre mu-
sique; mais, malade et distrait, je n'ai pas le
temps d'y jeter les yeux. M. de Montmollin a
jugé à propos de m'occuper ici d'autres chan-
sons bien moins amusantes. Il a voulu me faire
chanter ma gamme, et s'est fait un peu chan-
ter la sienne ; que Dieu nous préserve de pa-
reille musique! Ainsi soit-il. Je vous salu»,
monsieur, de tout mon cœur.
âSi
CORUESPOINDAINGE.
A M. LALIAUD.
Motiers, le 7 avril I7ti3.
Puisque vous le vouiez absolument, mon-
sieur, voici deux mauvaises esquisses que j'ai
fait faire, faute de mieux, par une manière de
peintre qui a p.issé par Neuchàtel. La grande
est un profil à silhouette, où j'ai fait ajouter
quelques traits en crayon pour mieux détermi-
ner la position des traits ; l'autre est un profil
tiré à la vue. On ne trouve pas beaucoup de
ressemblance à l'un ni à l'autre : j'en suis fâché,
mais je n'ai pu faire mieux ; je crois même que
vous me sauriez quelque gré de cette petite
attention, si vous connoissiez la situation où
j'étois quand je me suis ménagé le moment de
vous complaire.
Il y a un portrait de moi très ressemblant
dans lapparlement de madame la maréchale
de Luxembourg. Si M. Lemoine prenoit la
peine de s'y transporter et de demander de
ma part M. de La Roche, je ne doute pas qu'il
n'eût la complaisance de le lui montrer.
Je ne vous connois, monsieur, que par vos
lettres ; mais elles respirent la droiture et l'hon-
nêteté; elles me donnent la plus gratide opi-
nion de votre ftme; l'estime que vous m'y
témoignez me flatte, et je suis bien aise que
vous sachiez qu'elle fait une des consolations
de ma vie.
A M. d'ivernois.
Motiers, le 8 avril 1763.
Bien arrivé, mon cher monsieur; ma joie
est grande, mais elle n'est pas complète, puis-
que vous n'avez pas passé par ici. Il est vrai
que vous y auriez trouvé une fermentation dés-
agréable à votre amitié pour moi. J'espère,
quand vous viendrez, que vous trouverez tout
pacifié. La chance commence à tourner extrê-
mement. Le roi s'est si hautement déclaré,
mylord maréchal a si vivement écrit, les gens
en crédit ont pris mon parti si chaudement,
que le Conseil d état s'est unanimement déclaré
pour moi, et m'a, par un arrêt, exempté de
la juridiction du consistoire, et assuré la pro-
généraloment hués : l'homme à qui vous avez ,
écrit est consterné et furieux; il ne lui reste,
plus d'autres ressources que d'ameuter la ca-
naille, ce qu'il a fait jusqu'ici avec assez dej
succès. Un dos plus plaisants bruits qu'il fait!
courir est que j'ai dit dans mon dernier livre
que les femmes n'avoient point d'âme; ce qui
les met dans une telle fureur par tout le Val-de-
Travers, que, pour être honoré du sort d'Or-
phée, je n'ai qu'à sortir de chez moi. C'est tout
le contraire à Neuchàtel, où toutes les dames
sont déclarées en ma faveur. Le sexe dévot y
traîne les ministres dans les boues. Une des plus
aimables disoit, il y a quelques jours, en pleine
assemblée, qu'il n'y avoit qu'une seule chose
qui la scandalisât dans tous mes écrits; c'étoit
l'éloge de M. de Monimollin. Les suites de cette
affaire m'occupent extrêmement. M. Andrié
m'est arrivé de Berlin de la part de mylord
maréchal. H me survient de toutes parts des
multitudes de visites. Je songe à déménager de
cette maudite paroisse pour aller m'établir près
de iNeuchâtel, où tout le monde a la bonté deme
désirer. Par-dessus tous ces tracas, mon triste
état ne me laisse point de relâche, et voici le
septième mois que je ne suis sorti qu'une seule
fois, dont je me suis trouvé fort mal. Jugez
d'après tout cela si je suis en état de recevoir
M. de Servan, quelque désir que j'en eusse;
dans tout le cours de ma vie il n'auroit pas pu
choisir plus mal son temps pour me venir voir.
Dissuadez-l'en, je vous supplie, ou qu'il ne
s'en prenne pas à moi s'il perd ses pas.
Je ne crois pas avoir écrit à personne que
peut-être je serois dans le cas d'aller à Berlin.
11 m'a tant passé de choses par la tête que celle-
là pourroit y avoir passé aussi ; mais jesuispres-
que assuré de n'en avoir rien dit à qui que ce
soit. La mémoire que je perds absolument
m'empêche de rien affirmer. Des motifs très-
doux, très-pressans, très-honorables, m'y atti-
reroient sans doute, mais le climat me fait peur.
Que je cherche au moins la bénignité du soleil,
puisque je n'en dois point attendre des hom-
mes. J'espère que celle de l'amitié me suivra
partout. Je connois la vôtre, et je m'en prévau-
drois au besoin; mais ce n'est pas l'argent qui
me manque, et, si j'en avois besoin, cinquante
louis sont à Neuchàtel à mes ordres, grâce à la
leciion du gouvernement. Les ministres sont I prévoyance de mylord maréchal
i^
4 M. DU PEYROU.
8avrin7C3.
Je n'ai le temps, monsieur, que de vous
écrire un mol. Votre inquiétude m'en donne
une irès-Rrande. Sil est cruel d'avoir des pei-
nes, il l'est bien plus encore de ne connoître
pas un ami tendre, pas un honnête homme
dans le sein duquel on les puisse épancher.
A HADEMOISKLLE D'iVERNOIS.
Motiers, leyavriM76d.
Au moins, mademoiselle, n'allez pas m'ac^
cuser aussi de croire que les femmes n'ont
point d'âme ; car, au contraire, je suis per-
suadé que toutes celles qui vous ressemblent
en ont au moins deux à leur disposition. Quel
dommage que la vôtre vous suffise! J'en con-
nois une qui se plairoit fort à loger en même
heu. Mille respects à la chère maman et à toute
la famille. Je vous prie, mademoiselle, d'agréer
les miens.
ANNÉE 1765. 553
I devoir, l'honneur môme, mont forcé de pren-
dre la plume pour ma défense et pour celle
d'autrui, je n'ai rempli qu'à regret un devoir
si triste, et j'ai regardé cette cruelle nécessité
comme un nouveau malheur pour moi. Mainte-
nant, monsieur, que, giAce a» ciel, j'en suis
quitte, je m'impose la loi de me taire, et, pour
mon repos et pour celui del'éiatoùj'ai le bon-
heur de vivre, je m'engage librement, tant que
j'aurai le même avantage, à ne plus traiter au-
cune matière qui puisse y déplaire, ni dans
aucun des étals voisins. Je ferai plus; je rentre
avec plaisir dans l'obscurité où j'aurois dû tou-
jours vivre, et j'espère sur aucun sujet ne plus
occuper le public de moi. Je voudrois de tout
mon cœur offrira ma nouvelle patrie un tribut
plus digne d'elle : je lui sacrifie un bien très-
peu regrettable, et je préfère infiniment au
vain bruit du monde l'amitié de ses membres
et la faveur de ses chefs.
Recevez, monsieur, je vous supplie, mes
très-humi)les salutations.
A M. HkURON ,
Procureur-général à Neuchâtel.
lUotiers. le 9 avril 176).
Permettez, monsieur, qu'avant votre départ
je vous supplie de joindre à tant de soins obli-
geans pour moi celui de faire agréer à mes-
sieurs du Conseil d'état mon profond respect et
ma vive rcconnoissance. II m'est extrêmement
consolant de jouir, sons l'agrément du gouver-
nement de cet état, de la proteciion dont le roi
m'honore, et des bontés de mylord maréchal ;
de si précieux actes de bienveillance m'impo-
sent de nouveaux devoirs que mon cœur rem-
plira toujours avec zèle, non-seulement en
fidèle sujet de l'état, mais en homme particu-
lièrement obligé à l'illustre corps qui le gou-
verne. Je me flatte qu'on a vu jusqu'ici dans
ma conduite une simplicité sincère, et autant
d'aversion pour la dispute que d'amour pour la
paix. J'ose dire que jamais homme ne chercha
moins à répandre ses opinions, et ne fut moins
auteur dans la vie privée et sociale ; si, dans la
chaîne de mes disgrâces, les sollicitations, le
A M. DU PEYROU.
Vemiredi, 12 avril 1765
Plus j'étois touché de vos peines, plusj'é-
tois fâché contre vous; et en cela j'avois tort;
le commencement de votre lettre me le prouve.
Je ne suis pas toujours raisonnable, mais
j'aime toujours qu'on me parle raison. Jç vou-
drois connoître vos peines pour les soulager,
pour les partager du moins. Les vrais épanche-
mens du cœur veulent non-seulement l'amitié,
mais la familiarité, et la familiarité ne vient
que par l'habitude de vivre ensemble. Puisse
un jour cette habitude si douce donner, entre
nous, à l'amitié tous ses charmes! Je les sen-
tirai trop bien pour ne pas vous les faire sentir
aussi.
La sentence de Cicéron que vous demandez
est, amicus Plato, amicus Aristoteles, sed niagis
arnica verilas (*). Mais vous pourrez la resser-
(') C'étoit l'épigraphe projetée pour une lettre apologétique
des principes et de la conduite de Rousseau dans son aftaire
avecMontraoltin et sou consistoire, lettre que Du Pejrouavuit
l'intention de publier, et qu'il publia en eiïrt pru de temps
après. Pour l'intelligence complète des lettres au même Du
Peyrou qui vont suivre jusqu'à celle du 8 auAt 1765 inclusive-
nient, voyez la note applicable i celte demie, e. U. P.
554
CORRESPONDANCE.
rcr, en n'employant q(ie les deux premiers
mots et los trois derni(?rs, et souvenez-vous
qu'elle emporte l'obligaiion de me dire mes
vérités. Au lieu de vous dire précisément si
vous devez employer le terme de conclave inqui-
aitorial/yàwnQ mieux vous exposer le principe
sur lequel je me détermine en pareil doute.
Qu'une expression soit ou ne soit pas ce qu'on
appelle Françoise ou du bel usage, ce n'est pas
de cela qu'il s'agit : on ne parle et l'on n'écrit
que pour se faire entendre; pouvu qu'on soit
intelligible, on va à son but; quand on est clair,
on y va encore mieux : pariez donc clairement
pour quiconque entend le françois. Voilà la
règle, et soyez sûr que, fissiez-^ous au surplus
cinq cents barbarismes, vous n'en aurez pas
moins bien écrit. Je vais plus loin, et je sou-
tiens qu'il faut quelquefois faire des fautes de
grammaire pour être plus lumineux. C'est en
cela, et non dans toutes les pédanteries du pu-
risme, que consiste le véritable art d'écrire.
Ceci posé, j'examine, sur celte règle, le con-
clave inquisitorial, ot je me demande si ces
deux mots réunis présentent à l'esprit une
idée bien une et bien nette, et il me paroîtque
non. Le mot conclave en latin ne signifie qu'une
chambre retirée, mais en françois il signifie
l'assemblée des cardinaux pour l'élection du
pape. Cette idée n'a nul rapport à la vôtre, et
elle exclut même celle de l'inquisition. Voyez
si, peut-être en changeant le premier mot, et
mettant, par exemple, celui desijnode inquisi-
torial, vous n'iriez pas mieux à votre but. Il
semble même que le mot synode pris pour une
assemblée de ministres, contrastant avec celui
dHnquisitorial, feroit mieux sentir l'inconsé-
quence de ces messieurs. L'union seule de ces
deux mots feroit à mon sens un argument sans
réplique ; et voilà en qtioi consiste la finesse de
l'emploi de mots. Pardon, monsieur, de mes
longueries ; mais comme vous pouvez avoir
quelquefois, dans l'honnêteté de votre âme,
l'occasion de parler au public pour le bien de
la vérité, j'ai cru que vous seriez peut-être
bien aise de connoître la règle générale qui me
paroît toujours bonne à suivre dans le choix
des mots.
Comme je suis très-persuadé que votre ou-
vrage n'aura nul besoin de ma révision, je vous
prie de m'en dispenser à cause de la matière.
Il convient que je puisse dire que je n'y ai au-
cune part et que je ne l'ai pas vu. Il est même
inutile de m'envoyer aucune des pièces que
vous vous proposez d'y mettre, puisqu'il me
suffira de les trouver toutes dans l'imprimé.
Au train dont la neige tombe, nous e» au-
rons ce soir plus d'un pied : cela, et mon état
encore empiré, m'ôtera le plaisir de vous aller
voir aussitôt que je l'espérois. Sitôt que je le
pourrai, comptez que vous verrez celui qui
vous aime.
AU MÊME.
«5 avril 1763.
Je prends acte du reproche que vous me
faites de trop de précipitation vis-à-vis de
M. Vernes, et je vous prédis que dans trois mois
d'ici vous me reprocherez trop de lenteur et de
modération.
Je n'aime pas que les choses qui se sont pas-
sées dans le tête-à-tête, se publient; c'est pour-
quoi la note sur laquelle vous me consultez est
peu de mon goût. Je n'aime pas même trop,
dans le texte, l'épithète si doux, donnée aux
éloges du professeur. Il y a de l'erreur dans
mes éloges, mais je ne crois pas qu'il y ait de
la fadeur, et quand il y en auroit, je ne vou-
drois pas que ce fût vous qui la relevassiez. Au
reste, je n'exige rien, je dis mon goût, suivez
le vôtre.
Charité veut dire amour, ainsi l'on n'aime
jamais que par charité; c'est par charité que je
vous aime et que je veux être aimé de vous.
Mais ce mot part d'une âme triste, et n'échappe
pas à la mienne. J'ai besoin d'être auprès de
vous; mais pas un moment de relâche, ni dans
le mauvais temps, ni dans mon état : cela est
bien cruel. Fi du Monsieur, je ne puis le souf-
frir. Je vous embrasse.
KV MÊME.
2a avril f703.
L'amitié est une chose si sainte, que le nom
n'en doit pas même être employé dans l'usage
ordinaire; ainsi nous serons amis, et nous ne
ANNÉE 1765.
55.")
nous dirons pas mon ami. J'eus un surnom ja-
dis que je crois mériter mieux que jamais ; à
Paris, on ne m'appeloii que le cifoycn. A votre
égard, prenez un nom de société qui vous plaise
et que je puisse vous donner. Je nie plais à
songer que vous devez être un jour mou cher
hôte, et jaimerois à vous en donner le titre
d'avance ; mais celui-là ou un autre, prenez-en
un qui soit de votre {ïoùt, et qui supprime en-
tre nous le maussade mol de monsieur, que
l'amitié et sa familiarité doivent proscrire.
Votre petite note est très-bien. Sur ce que
j'apprends, il me paroît important que vous
preniez vos mesures si justes et si sûres, que
l'écrit paroisse avant la générale de mai. J'ai
eu le plaisir de voir M. de Pury : c'est un di-
gne homme dont je n'oublierai jamais les ser-
vices. Je souffre toujours beaucoup.
Je vous embrasse.
Examinez toujours le cachet de mes lettres,
pour voir si elles n'ont point été ouvertes, et
pour cause; je me servirai toujours de la lyre.
A M. d'ivernois.
Mutiers, le22avr>l <763.
J'ai reçu, monsieur, tous vos envois, et ma
sensibilité à votre amitié augmente de jour en
jour : mais j'ai une grâce à vous demander;
c'est de ne me plus parler des affaires de Ge-
nève, et ne plus m'envoyer aucune pièce qui s'y
rapporte. Pourquoi veut-on absolument, par
de si tristes images, me faire finir dans l'afflic-
tion le reste des malheureux jours que la na-
ture m'a comptés, ut m'ôter un repos dont j'ai
si grand besoin, et que j'ai si chèrement acheté?
Quelque plaisir que me fasse votre correspon-
dance, si vous continuez d'y faire entrer des
objets dont je ne puis ni ne veux plus m'occu-
per, vous me forcerez d'y renoncer.
Parmi cequem'a apporté le neveu deM.Vieus-
seux, il y avoit une lettre de Venise, où celui
qui l'écrit a eu l'étourderie de ne pas marquer
son adresse. Si vous savez par quelle voie est
venue cette lettre, informez-vous, de grâce, si
je ne pourrois pas me servir de la même voie
pour faire parvenir ma réponse.
Je vous remercie du vin de I^unel ; mais, mon
cher monsieur, nous sommes convenus, ce me
semble, que vous ne m'enverriez plus rien de
ce qui ne vous coûte rien. Vous me paroissez
n'avoir pas pour cette convention la même mé-
moire qui vous sert si bien dans mes commis-
sions.
Je ne peux rien vous dire du chevalier de
Malte; il est encore à Neuchfttel. Il m'a ap-
porté une lettre de M. de Paoli qui n'est cei-
tainement pas supposée : cependant la con-
duite de cet homme-là est en tout si extraor-
dinaire que je ne puis prendre sur moi de m'y
fier; et je lui ai remis pourM. Paoli une réponse
qui ne signifie rien , et qui le renvoie à notre
correspondance ordinaire, laquelle n'est pas
connue du chevalier. Tout ceci , je vous prie,
entre nous.
Mon étal empire au lieu de s'adoucir. Il me
vient du monde des quatre coins de l'Europe.
Je prends le parti de laisser à la poste les lettres
que je ne connois pas, ne pouvant plus y suf-
fire. Selon toute apparence je ne pourrai guère
jouir à ce voyage du plaisir de vous voir tran-
quillement. Il faut espérer qu'une autre fois je
serai plus heureux.
La lieutenante est à Neuchâtel. Je ne veux
lui faire votre commission que de bouche. Je
crains qu'elle ne pût vous aller voir seule, et
que la compagnie qu'elle seroit forcée de se
donner ne fût pas trop du goût de madame
d'ivernois, à quije présente mon respect. J'em-
brasse tendreuïent son cher mari.
Bien des salutations aux amis et bonnes con-
noissances.
A H. COINDET.
Motiers, le 27 avril 4766.
Je devrois, mon cher Coindet, vous écrire
souvent, ne fût-ce que pour vous remercier.
Mais acceptez, je vous prie, la bonne volonté
pour l'effet; car, en ce moment, eussé-je dix
mains et dix secrétaires, je ne suffirois pas à
tout ce qu'on me force décrire. Je dois aussi
des remercîmens à M. Watelet et à M. Loiseau.
Quand je ne leur en devrois pas, je voudrois
leur écrire. En attendant que je puisse là-des-
sus me satisfaire, faites-leur les plus tendres
salutations de ma part.
Je comprends qu'on a pu vous marquer de
.^5G
CORRESPONDANCE.
Genève que je quiuois Motiers. On y a si bien
travaillé pour cela, qu'on n'a pas douié du suc-
cès. Je ne sais pas encore si je prendrai le
parti de complaire à ces messieurs, mais jus-
qu'ici cela dépend uniquement de ma volonté,
et il est apparent que cela n'en dépendra pas
moins dans la suite.
Vous aurez su que je portois autrefois l'ho-
norable surnom de citoyen par excellence,
lorsquejel'avois beaucoup moins méritéqu'au-
jourd'hui. Vous pouvez voir, par la couronne
civique dontj'ai entouré ma devise, à la tête de
mon dernier ouvrage, quelle justice je sens
m'être due à cet égard. Je souhaite qu'au moins
mes amis me l'accordent , en me rendant ce
nom de citoyen , qui m'est si cher, et que j'ai
payé si cher. Ce n'est point pour moi un litre
vain, puisqu'outre que, par une élection una-
nime, j'ai ici une patrie qui m'a choisi, s'il est
sur la terre un état où règne la justice et la
liberté, je suis citoyen né de cet état-là.
Conclusion : je fus et je suis le citoyen. Qui-
conque m'aime ne doit plus me donner d'autre
nom.
A mesure que vous m'envoyez quelquechose,
vous ne m'en marquez point le prix. Cela fait
que je ne puis vous rendre vos déboursés. Vous
prétendez que je ne vous devois qu'un écu
pour le cadre de l'amitié : c'est une moquerie,
mais soit; depuis lors le compte doit être aug-
menté. Donnez-m'en la note , et je chargerai
Duchesne de vous rembourser. Car, pour vos
soins, je ne puis les payer qu'en reconnois-
sance , puisque c'est le seul prix que vous en
voulez agréer. Le Corneille est admirable , c'est
dommage qu'il ait été un peu chiffonné dans
le transport. J'ai reçu la charmante oiseleuse
avec un nouveau plaisir, augmenté par les bon-
lés de l'aimable graveur. 11 mérite un nouveau
remercîment pour celui dont il me dispense;
sans m'acquittcr, une lettre me coûte; c'est
me faire un second présent que de m'en
exempter.
Je vois, par le présent que vous m'avez en-
voyé de la part de M. Watelet , que madame
Le Comte, ni lui, n'ont pas voulu profaner,
dans mes mains, leurs propres ouvrages. Ils
m'auroient pourtant été beaucoup plus pré-
cieux que toute autre estampe ; mais, du reste,
on ne sauroit refuser plus magnifiquement.
Voici le huitième mois que je ne suis sorti de
la chambre. Plaignez-moi, mon cherCoindet,
vous qui savez que je n'ai plus d'autre plaisir
que la promenade, et que je ne suis qu'une
machine ambulante. Encore ma prison me se-
roit-elle moins rude, si du moins j'y vivois tran-
quille, et qu'on m'y laissât le temps d'écrire à
mon aise à mes amis. Je vous embrasse de tout
mon cœur.
Pour trouver, s'il se peut, le repos après le-
quel je soupire, je preinis le parti de vider ma
tête de toute idée, et de l'empailler avec du
foin. Je gagnerai à cela de mettre un nouvel m-
térêt à mes promenades, par le plaisir d'herbo-
riser. Je voudrois trouver un recueil do plantes
gravées, bien ressemblantes, quand même il
faudroit y mettre un certain prix. INe pourriez-
vous point m'aider dans cette recherche? Cela
me procureroit encore le plaisir de m'occuper
l'hiver à les enluminer.
A M. DU PEYROU.
Le 29 avril 1765.
Votre avis, mon cher hôte, de ne faire pas-
ser aucun exemplaire par mes mains est très-
sage : c'est une réflexion que j'avois faite moi-
même, et que je comptois vous communiquer.
J'ai reçu volt c présent (*) ; je vous en remer-
cie ; il me fait grand plaisir, et je brûle d'èire
à portée d'en faire usage. J'ai plus que jamais
la passion pour la botanique, mais je vois avec
confusion que je ne connois pas encore assez
de plantes empiriquement pour les étudier par
système. Cependant je ne me rebuterai pas, et
je me propose d'aller, dans la belle saison ,
passer une quinzaine de jours près de M. Ga-
gnebin pour me mettre en état du moins do
suivre Linnœus.
J'ai dans la tête que, si vous pouvez vous sou-
tenir jusqu'au temps de notre caravane, elle
vous garantira d'être arrêté durant le reste de
l'année, vu que la goutte n'a point de pins
grand ennemi que l'exercice pédestre. Vous
devriez prendre la botanique pour remède,
quand vous ne la prendriez pas par goût. Au
reste, je vous avertis que le charme de celte
science consiste surtout dans l'élude anatomi-
(*) Les ouvrages de Linnseus. G. V.
ANNÉE 1705.
557
que des plantes. Je no puis faire celte élude à
mon gré faute des insirumcns nécessaires,
comme microscopes de diverses mesures de
foyer, peiiios pinces bien menues, semblables
aux brusselles des joailliers; ciseaux très-fins à
découper. Vous devriez lâcher de vous pourvoir
de tout cela pour notre course; et vous verrez
que l'usage en est très-agréable el très-instruc-
tif. Vous me parlez du temps remis : il ne i'esl
assurément pas ici : j*ai fait quelques essais de
sortie qui m'ont réussi médiocrement, et ja-
mais sans pluie. Il me tarde d'aller vous em-
brasser, mais il faut faire des visites, et cela
m'épouvante un peu, surtout vu mon étal.
Notre archiprêlre (*) continue ses ardentes
philippiques; il en a fait hier une, dans laquelle
il s'est tellement attendri sur les miracles, qu'il
fondoit en larmes, et y faisoit foncire ses pieux
auditeurs. Il paroît avoir pris le parli le plus
sûr ; c'est de ne point s'embarrasser du Conseil
d'état ni de la classe, mais d'aller ici son train
en ameutant la canaille. Cependant tout s'est
borné jusqu'à présent à quelques insultes; et,
comme je ne réponds rien du tout, ils auront
difficilement occasion d'aller plus loin.
Quand verrez-vous la fin de ce vilain pro-
cès? Je voudrois aussi voir déjà votre bâti-
ment fini pour y occuper ma cellule, et vous
appeler tout de bon mon cher hôte. Bonjour.
L'homme d'ici paroit absolument forcené,
et déterminé à pousser lui seul les choses aussi
loin qu'elles peuvent aller. Il me paroît tou-
jouri plaisant qu'un hommeaussi généralement
méprisé n'en soit pas moins redoutable. S'il
espère m'effrayer au point de me faire fuir,
il se trompe.
AU MÊME.
2 mai 1763.
Mon cher hôte, votre lettre à mylord maré-
chal est très-belle; il n'y a pas une syllabe à
ajouter ni à retrancher, et je vous garantis
qu'elle lui fera le plus grand plaisir.
Je vois par le tour que prennent les choses
que l'archiprétre sera bientôt forcé de me lais-
ser en repos : c'est alors que je veux sortir de
Motierf, lorsqu'il sera bien établi qu'étant
(*) MonlmoUiD.
maître dy rester tranquille ma retraite n'aura
point l'air de fuite. Je crois qu'en pareil cas
je me délermitierai tout-à-fail a être à Cressier
l'hôte de mon hôte, au moins si cela lui con-
vient. Mais, quoique la maison soit trop grande
pour moi, il me la faudroit tout entière, accom-
modée, meublée, bien fermée, et avec le petit
jardin. Voilà bien dos choses, voyez si ce n'est
pas trop. Il y a plus : quoique au point où nous
en sommes ce soit peut-être à moi une sorte
d'ingratitude de ne pas accepter ce logement
gratuitement, il faut, pour m'y mettre toui-à-
fait à mon aise, que vous me lou'iez comme
vous pourriez faire à tout autre, et que vous
y compreniez les frais pour le mettre en état.
Cela posé, je pourrois bien m'y établir pour
le reste de ma vie, sauf à occuper près de
vous un autre appartement en ville, quand
votre bâtiment sera fait. Voila, mon cher hôte,
mes châteaux en Espagne; voyez s'il vous con-
vient de les réaliser.
On me mande de Berne que le sieur Ber-
trand a demandé le 29 au sénat sa démission,
et l'a obtenue sans difficulté; on ajoute qu'il
quittera Berne. Le voyage de M. Chaillet n'au-
roit-il point contribué à cela?
Si le temps s'obstine à être mauvais, je suis
bien tenté d'accepter votre offre ; en ce cas,
vous pourriez expédier vos tracas les plus pres-
sés le reste de cette semaine, et m'envoyer
voire carrosse lundi ou mardi prochain. Je
vous irois joindre à Neuchâtel, et de là nous
irions ensemble à Bienne, à pied, s'il faisoit
beau, CM carrosse s'il faisoit mauvais. Ce qui
m'embarrasse est que je voudrois aller aupa-
ravant à Gorgier voir M. Aiidrié, et je ne sais
comment arranger ces diverses courses, d'au-
tant moins qu'il faut absolument que je sois
de retour ici les huit ou dix derniers jours du
mois. Vous pourriez, dimanche au soir, mé-
crire volresentiment; lundi au soir je vous ferois
me réponse; et si le mauvais temps conlinuoit,
vous m'enverriezvotre carrosse pour me rendre
mercredi prés de vous : mais, s'il fait beau,
j'irai premièrement et pédestrement à Gorgier.
Voilà mes arrangemens, sauf les vôtres et sauf
les obstacles tirés de mon état, qui ne s'amé-
liore point. Peut-être la vie sédentaire et mé-
ditative, la désagréable occupation d'écrire des
lettres, l'attitude d'être assis qui me nuit et quo
ft5S
CORRESPONDANCE.
je déteste, contribuent-elles à m'entretenir dans
ce mauvais état.
Je reviens aux tracasseries d'ici, qui ne me
fâchent pas tant par rapport «à moi, que par rap-
port à ces braves anciens qui méritent tant d'en-
couragement, et que la canaille accable d'op-
probres. Tout ce qui s'est fait en leur faveur
n'a pas été assez solennel; des arrêts secrets
n'arrêtent point la populace qui les ignore. Un
arrêt affiché, ou quelque témoignage public
d'approbation, voilà ce qu'on leurdevroit pour
l'utilité publique, et ce qui mortifieroit plus
cruellement l'archiprêtre que toutes les cen-
sures du Conseil d'état ou de la classe, faites à
huis clos. Je prédis qu'il ny a qu'un expédient
de cette espèce qui puisse finir tout, el sur-le-
champ. Je vous embrasse.
A vue de pays, je ne crois pas que la se-
maine prochaine je sois encore en éiat de
voyager, à moins d'une révolution bien subite
que le temps ni mon état ne me promettent
paS:
AU H£ME.
Jeudi, 23 mai 1763.
J'espère, mon cher hôte, que cette vilaine
goutte n'aura fait que vous mienacer. Dansez
et marchez beaucoup ; tourmentez-la si bien
qu'elle nous laisse en repos projeter et faire
notre course. On dit que les pèlerins n'ont ja-
mais la goutte; rien n'est donc tel pour l'évi-
ter que de se faire pèlerin.
Sultan m'a tenu quelques jours en peine :
sur son état présent je suis parfaitement ras-
suré ; ce qui m'alarmoit le plus étoit la promp-
titude avec laquelle sa plaie s'étoit refermée;
il avoit à la jambe un Irou fort profond ; elle
étoit enflée, il soufFroit beaucoup et ne pouvoit
se soutenir. En cinq ou six heures, avec une
simple application de thériaque, plus d'enflure,
plus de douleur, plus de trou, à peine en ai-je
pu retrouver la place : il est gaillardement re-
venu de son pied à Motiers, et se porte à mer-
veille depuis ce temps-là. Comme vous avez
des chiens, j'ai cru qu'il étoit bon de vous ap-
prendre l'histoire de mon spécifique; elle est
aussi étonnante que certaine. Il faut ajouter
que je l'ai mis au lait durant quelques jours;
c'est une précaution qu'il faut toujours prendre
sitôt qu'un animal est blessé.
Il est singulier que depuis trois jours je res-
sens les mêmes attaques que j'ai eues cet hiver :
il est constaté que ce séjour ne me vaut rien à
aucun égard. Ainsi, mon parti est pris ; tirez-
moi d'ici au plus vite. Je vous embrasse.
AU MEME.
23 mai 1763.
Dans la crainte que vous n'ayez besoin de
voire Mémoire, je vous le renvoie après l'avoir
lu. Je l'ai trouvé fort bien raisonné; il me pa-
roît seulement que vous assujettissez les socié-
tés en général à des lois plus rigoureuses qu'el-
les ne sont établies par le droit public; car,
par exemple, selon vos principes. A, étant
allié de B, ne pourroit postérieurement s'en-
gager à fournir à C des troupes en certains cas
contre B, engagement qui toutefois se con-
tracte et s'exécute fréquemment, sans qu'on
prétende avoir enfreint l'alliance antérieure.
Vous aurez su les nouvelles tentatives et leur
mauvais succès, ce qui n'empêche pas que ce
séjour ne soit devenu pour moi absolument in-
habitable : ainsi j'accepte tous vos bons soins,
soit pour Suchié, soit pour Ci essier, soit pour
la Coudre; je m'en rapporte entièrenient à
votre choix: et, pour moi, je ne vois qu'une
raison de préférence, après celle de loger chez
vous, c'est pour le logement qui sera le plus
tôt prêt.
Il me paroît que vous pouvez prendre votre
parti sur la brochure ; je pense même que cette
afi'aire, une fois éventée, en deviendra partout
plus difficile à exécuter, et je vous conseille
d'abandonner celte entreprise : que si vous per-
sistez, vous avez de nouvelles pièces à joindre
à votre recueil ; et, tandis que vous le complé-
terez, il faut travailler d'avance à prendre si
bien vos mesures que le manuscrit n'aille à sa
destination qu'au moment qu'on pourra l'exé-
cuter, et après que toutes les difficultés seront
prévues et levées. La Hollande me paroît dés-
ormais le seul endroit sûr; mais il faut compter
sur six mois d'attente.
Je suis bien éloigné d'avoir maintenant le
ANNÉE 1765.
o59
loisir de travailler a noire écrit. Comme ce
n'est pas un acte où le notaire doive mettre la
main, et que notre convention générale est
faite, rien ne presse sur le reste ; c'est ce que
nous pourrons rédiger ensemble à loisir. Il
s'agit seulement de savoir quand vous me per-
mettrez d'en parler à mes amis ; car rien de
ce qui s'intéresse à moi ne doit ignorer que je
vous devrai le repos de ma vie.
A M. PANCKOUCKE.
Motiers-Travers, 29 mai 17fi5.
Votre dernière lettre, monsieur, m'a non-
seulement désabusé, mais attendri. Oublions
réciproquement nos torts, sûrs que le cœur
n'y a point de part, et soyons amis comme au-
paravant, même plus, s'il est possible ; c'est
l'effet que doit produire un vrai retour entre
honnêtes gens.
Il est vrai que les fanatiques de ce pays, ex-
cités, vous comprenez bien par qui, ont suscité
contre moi un violen^orage, dont tout l'effet
est retombé sur eux ; parce qu'ils m'avoient
trouvé doux, ils ont cru me trouver foible : ils
se sont trompés. Tous leurs efforts pour me
nuire ou m'épouvanter ont tourné à leur con-
fusion, et leur ont attiré les mortifications les
plus cruelles. J'ai fait plus que des souverains
n'osent faire, en triomphant d'eux. Battus dans
toutes les formes légitimes , ils prennent le
parti d'ameuter la canaille, et de se faire chefs
de bandits. Cette voie est assez bonne avec les
peuples de ce vallon. Quoi qu'il en soit, je les
mets au pis. Dans le zèle qui les dévore, ils
pourront me faire assassiner ; mais très-sûre-
ment ils ne me feront pas fuir. 11 y a cependant
long-tempsque j'ai résolu d'aller m'établir dans
le bas parmi les hommes; mais j'attendrai que
les loups enragés d'ici aient achevé de hurler
et de mordre. Après cela, s'ils. me laissent vi-
vre, je les quitterai. Qu'un autre étranger y
tienne, s'il peut, trois ans, comme j'ai fait, et
puis qu'il en dise des nouvelles.
vaut ce que vous m'aviez marqué, j'ai suspendu
mes courses et mes affaires pour revenir vous
attendre ici dès le 20 : cependant ni moi ni per-
sonne n'avons entendu parler de vous. Je crains
que vous ne soyez malade; faites-moi du moins
écrire deux mots par charité.
Il m'est impossible de vous attendre plus
long-temps que deux ou troisjoursencore ; mais
je ne serai jamais assez éloigné d'ici pour que,
lorsque vous y viendrez, nous ne puissions pas
nous joindre. On vous dira chez moi où je
serai ; et, selon vos arrangemens de route, vous
viendrez, ou l'on m'enverra chercher.
Voici, monsieur, deux lettres pour Gônes,
auxquelles je vous prie de donner cours en fai-
sant affranchir, s'il est nécessaire. J'attends
de vOs nouvelles avec la plus grande impa-
tience, et vous embrasse de tout mon cœur.
A M. d'ivernois.
Motiers, le 30 mai 176Jt.
Je suis très-inquiet de vous, monsieur. Sui-
k M. KLUPFFEL.
ftlotiers, mai 1765.
C'est pas, mon cher ami, faute d'empresse-
ment à vous répondre que j'ai différé si long-
temps ; mais les tracas dans lesquels je me suis
trouvé, et un voyage que j'ai fait à l'autre ex-
trémité du pays, m'ont fait renvoyer ce plaisir
à un moment plus tranquille. Si javois fait le
voyage de Berlin, j'aurois pensé que je passois
près d'un ancien ami, et je me serois détourné
pour aller vous embrasser. Un autre motif en-
core m'eût attiré dans votre ville, c'eût été le
désir d'être présenté par vous à madame la
duchesse de Saxe-Gotha, et de voir de près
cette grande princesse, qui, fût-elle personne
privée, feroit admirer son esprit et son mérite.
La reconnoissance m'auroit fait même un de-
voird'accomplir ce projet après la manière obli-
geante dont il a plu à S. X. S. d'écrire sur
mon compte à mylord maréchal; et, au risque
de lui faire dire : N'étoit-ce que cela? j'aurois
justifié par mon obéissance à ses ordres mon
empressement à lui faire ma cour. Mais, mon
cher ami, ma situation à tous égards ne ma
permetplusd'entreprendre de grands voyages,
et un homme qui huit mois de l'année ne peut
sortir de sa chambre n'est guère en état do
faire des voyages de deux cents lieues. Toutes
les bontés dont mylord maréchal m'honore.
im
CORRESPONDANCE.
tous les sentimcns qui m'attachent à cet homme
respectable, me font désirer bien vivement de
finir mes jours près de lui : mais il sait que
c'est un désir qu'il m'est impossible de satis-
faire ; et il ne me reste, pour nourrir cette es-
pérance, que celle de le revoir quelque jour
en ce pays. Je voudrois, mon cher ami, pou-
voir nourrir par rapport à vous la même es-
pérance : ce seroit une grande consolation
pour moi de vous embrasser encore une fois
en ma vie, et de retrouver en vous l'ami ten-
dre et vrai près duquel j'ai passé de si douces
heures, et que je n'ai jamais cessé de regretter.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
BILLET A M. DIS VOLTAIRE.
Hotiers, le 31 mai 1763.
Si M. de Voltaire a dit qu'au lieu d'avoir
été secrétaire de l'ambassadeur de France à
Venise j'ai été son valet, M. de Voltaire en a
menti comme un impudent.
Si dans les années <745 et ^744 je n'ai pas
été premier secrétaire de l'ambassadeur de
France, si je n'ai pas fait les fonctions de se-
crétaire d'ambassade, si je n'en ai pas eu les
honneurs au sénat de V^enise, j en aurai menti
moi-même.
A H. DESCHERNY.
Moliers, le V juin 1763.
Je suis bien sensible, monsieur, et à la bonté
que vous avez de penser à mon logement, et à
celle qu'ont les obligeans propriétaires de la
maison de Cornaux, de vouloir bien m'accor-
der la préférence sur ceux qui se sont présentés
pour l'habiter. Je vais à Yverdun voir mon ami
M. Roguin, et mon amie madame Boy de La
Tour, qui est malade, et qui croit que je lui
peux être de quelque consolation. J'espère que
dans quelques jours M. DuPeyrousera rétabli,
et que, vous trouvant tous en bonne santé, je
pourrai consulter avec vous sur le lieu où je
dois planter le piauet. Cette manière de cher-
cher est si agréable, qu'il est naturel que je ne
sois pas pressé de trouver. Bien des saluta-
tions, monsieur, de tout mou cœur.
A M. DU PEYROU.
Hardi, H juin 1765.
Si je reste un jour de plus je suis pris : je para
donc, mon cher hôte, pour la Ferrière, où je
vous attendrai avec le plus grand empresse-
ment, mais sans m'impatienter. Ce qui achève
de me déterminer est qu'on m'apprend que
vous avez commencé à sortir. Je vous recom-
mande de ne pas oublier parmi vos provisions,
café, sucre, cafetière, briquet, et tout l'attirail
pour faire, quand on veut, du café dans les
bois. Prenez Linnœus et Sauvages, quelque
livre amusant, et quelque jeu pour s'amuser
plusieurs, si l'on est arrêté dans une maison
par le mauvais temps. Il faut tout prévoir pour
prévenir le désœuvrement et l'ennui.
Bonjour : je compte partir demain matin,
s'il fait beau, pour aller coucher au Locle, et
dîner ou coucher à la Ferrière le lendemain
jeudi. Je vous embrasse.
AU MÊME.
A la Ferrière, le IC juin 1765.
Me voici, mon cher hôte, à la Ferrière, où
je ne suis arrivé que pour y garder la chambre,
avec un rhume affreux, une assez grosse fièvre,
et une esquinancie, mal auquelj'étois très-sujet
dans ma jeunesse, mais dont j'espérois que
l'âge m'auroit exempté. Je me trompois; cette
attaque a été violente, j'espère qu'elle sera
courte. La fièvre est diminuée, ma gorge se
dégage, j'avale plus aisément ; mais il m'est en -
core impossible de parler.
J'apprends, par deux lettres que je viens de
recevoir de M. de Pury, qu'il a pris la peine,
allant, comme je pense, à Monlezi, de passer
chez moi ; j'étois déjà parti : j'y ai regret pour
bien des raisons; entre autres, parce que nous
serions convenus du temps et de la manière de
nous réunir. Il m'apprend que vous ne pourrez
de long-temps vous mettre en campagne : cela
me faitprendre le parti de me rendre auprès de
vous ; car je ne puis me passer plus long-lemps
de vous voir. Ainsi vous pouvez attendre votre
hôte au plus tard sur la fin de la semaine, à
moins que d'ici à ce temps je n'aie de vos non -
velles. Si vous pouviez venir à cheval jusqu'ici,
A^^ÉE 1765.
rjGl
je ne doute pas que l'excellent air, la beauté
du paysage, et la tranquillité du pays, ne vous
fît touK^s sortes de biens, et que vous ne vous
y rétablissiez plus promptement qu'où vous
étos.
Je n'écris point à M. le colonel , parce que je
ne sais s'il est à Neuchâtel ou à sa montagne;
mais je vous prie de vouloir bien lui dire ou lui
marquer que je ne connoispas assez M. Fischer
pour le juger; que M. le comte de Dohna, qui
a vécu avec lui plus que moi, doit en mieux ju-
ger ; et qu'un homme ne se juge pas ainsi de la
première vue. Tout ce que je sais, c'est qu'il a
des connoissances et de l'esprit; il me paroît
d'une humeur complaisante et douce; sa con-
versation est pleine de sens et d'honnêteté ; j'ai
même vu de lui des choses qui paroissent m'an-
noncer des mœurs et de la vertu. Quand il n'est
question que de voyager avec un homme, ce
seroii être difficile de demander mieux que
cela.
Au peu que j'ai vu sur la botanique, je com-
prends que je repartirai d'ici plus ignorant que
je n'y suis arrivé, plus convaincu du moins de
mon ignorance, puisqu'en vérifiant mes con-
noissances sur les plantes, il se trouve que plu-
sieurs de celles que je croyois connoîire, je ne
les connoissois point. Dieu soit loué! c'est tou-
jours apprendre quelque chose que d'apprendre
qu'on ne sait rien. Le messager attend et me
presse; il faut finir. Bonjour, mon cher hôte ;
je vous embrasse de tout mon cœur.
AU MÊME.
Motiers, le 29 juin 1765.
Savez-vous, mon cher hôte, que vous me
gâtez si fort, qu'il me.-t désormais fort pénible
de vivre éloigné de vous? Depuis deux jours
que je suis de retour, il m'ennuie déjà de ne
point vous voir. Je songe, en conséquence, à
redescendre dès demain, et voici un arrange-
ment qui fait à présent mon château en Espa-
gne, et qui se réalisera ou se réformera selon
que le temps, votre santé et votre volonté me le
permettront.
Si le temps se remet a»ijourdhui, nous des-
cendrons demain, M. d'Ivernois, mademoiselle
I.e Vasseur, et moi; et, comme il n'est question
T. IV.
que d'une nuit, pour no pas nous séparer nous
coucherons à l'auberge. Kc lundi , j'irai avec
M. d'Ivornois faire une promenade, d'où nous
serons de retour le Icndem.iin. M. o Ivornois
continuera son voyage, et moi j'irai avec ma-
demoiselle Le Vasseur voir la maison de Cres-
sier. Nous pourrons y séjourner un jour ou
deux, si nous trouvons des lits, pour avoir le
temps d'aller voir l'île; puis nous reviendrons.
Mademoiselle Le Vasseur s'en retournera à
Motiers, et moi j'attendrai près de vous que
nous puissions faire la caravane du Creux du
vent, après quoi chacun s'en retournera à ses
affaires.
Comme la petite course que je dois faire avec
M. d'Ivernois me rapproche du pont de Thielle,
je pourrois de là me rendre directement à
Cressier, et mademoiselle Le Vasseur s'y ren-
dre aussi, de son côté, si elle trouvoit une voi-
ture, ou que vous pussiez lui en prêter une.
Tous ces arrangemens un peu précipités
sont inévitables, sans quoi, restant ici quelques
jours encore, je suis intercepté pour le reste de
la belle saison. Il faut même, en supposant leur
exécution possible, que le secret en demeure
entre nous, sans quoi nous serons poursuivis,
où que nous soyons, par les gens qui me vien-
dront voir, et qui, ne me trouvant pas ici, me
chercheront où que je sois. Au reste, mon état
est si sensiblement empiré depuis mon retour
ici, que je crains beaucoup d'y passer l'hiver,
et que, malgré tous les embarras, si Ciessier
peut être prêt au commencement d'octobre, je
suis déterminé à m'y transplanter.
Je vous écris à la hâte, mon très-cher hôte,
accablé de petits tracas qui m'excèdent. Comme
mon voyage dépend du temps, qui paroît se
brouiller, il n'est pas sûr que j'arrive demain
à Neuchâtel. A tout événement, vous pourriez
envoyer demain au soir à la Couronne, et, si
j'y suis arrivé, m'y faire passer vos observa-
tions sur les arrangemens proposés ; car,
comme j'arriverai le soir pour repartir le ma-
tin, je ne veux pas même qu'on me voie dans
les rues. Je vous embrasse de tout mon cœur.
AU MÊME.
A l'ile de la Moite, le 4 juillet 1763.
Je suis, mon cher hôte et mon ami, dans
56
5G2
CORRESPONDANCE.
l'île, et je compte y rester quelques jours, jus-
qu'à ce que j'y reçoive de vos nouvelles. J'ima-
gine qu'il ne vous sera pas difficile de m'en don-
ner par le canal de M. le major Chambrier. Au
premier signe, je vous rejoins : c'est à vous de
voir en quel temps vous aurez plus de loisir à
me d')nner. Ne soyez point inquiet de me savoir
ici seul. J'y attendrai de vos nouvellesavec em-
pressement , mais sans impatience. J'emploie-
rai ce loisir à repasser un peu les événemens
de ma vie et à préparer mes Confessions. Je
souhaite de consommer un ouvra^je où je pour-
rai parler de mon cher hôte d'une manière qui
contente mon cœur. Bonjour.
AU MÊME.
A Brot, le lundi 15 juillet 1765.
Vos gens , mon cher hôte , ont été bien
mouillés et le seront encore, de quoi je suis
bien fâché : ainsi trouvant ici un char à banc,
je ne les mènerai pas plus l>>in.
Je pars le cœur plein de vous, et aussi em-
pressé de vous revoir que si nous ne nous étions
vus depuis long temps. Puissé-je apprendre à
notre première entrevue que tous vos tracas
sont finis et que vous avez l'esprit aussi tran-
quille que votre honnête cœur doit être con-
tent de lui-même et serein dans tous les temps !
La cérémonie de ce matin met dans le mien la
satisfaction la plus douce. Voilà , mon cher
hôte, les traits qui me peignent au vrai l'âme
de mylord maréchal , et me montrent qu'il
connoit la mienne. Je ne connois personne plus
fait pour vous aimer et pour être aimé devons.
Comment ne verrois-je pas enfin réunis tous
ceux qui m'aiment? ils sont dignes de s'aimer
tous. Je vous embrasse.
Mademoiselle Le Vasseur est pénétrée do vos
bontés, et veut absolument que je vous le dise.
A M. D IVERNOIS.
Motiers, le 20 juillet «763.
J'arrive il y a trois jours; je reçois vos lettres,
vos envois, M. Chappuis, etc. Mille remercî-
mens. Je vous renvoie les deux lettres. J'ai bien
les bilboquets , mais je ne puis m'en servir,
parce que , outre que les cordons sont trop
courts, je n'en ai point pour changer et qu'ils
s'usent très-promptement.
Je vous remercie aussi du livre de M. Clapa-
rède (*). Comme mes plantes et mon bilboquet
me laissent peu de temps à perdre, je n'ai lu
ni ne lirai ce livre, que je crois fort beau. Mais
ne m'envoyez plus de tous ces beaux livres ; car
je vous avoue qu'ils m'ennuient à la mort et
que je n'aime pas à m'ennuyer.
Mille salutations à M. Deluc et à sa famille. Je
le remercie du soin qu'il veut bien donner à
l'optique. Je n'ai point d'estampes. Je le prie
d'en faire aussi l'empiète, et de les choisir
belles et bien enluminées; car je n'aurai pas le
temps de les enluminer. Une douzaine me suf-
fira quant à présent : je souhaite que l'illusion
so*it parfaite, ou rien.
Mademoiselle Le Vasseur a reçu votre en-
voi, dont elle vous fait ses remercîmens, et
moi mes reproches. Vous êtes un donneur in-
supportable ; il n'y a pas moyen de vivre avec
vous.
J'ai passé huit ou dix jours charmans dans
l'île de Saint-Pierre, mais toujours obsédé d'im-
portuns : j'excepte de ce nombre M. deCraf-
fenried, bailli de Nidau, qui est venu dîner
avec moi; c'est un homme plein d'esprit et de
connoissances, titré, très-opulent, et qui, mal-
gré cela, me paroît penser très-bien et dire
tout haut ce qu'il pense.
Je reçois à l'instant vos lettres et envois
des ^ 6 et ^ 7. Je suis surchargé, accablé, écrasé
de visites, de lettres et d'affaires, malade par-
dessus le marché; et vous voulez que j'aille à
Morges m'aboucher avec M. Vernes ! il n'y a
ni possibilité ni raison à cela. Laissez- lui faire
ses perquisitions; qu'il prouve, et il sera con-
tent de moi : mais en attendant je ne veux nul
commerce avec lui. Vous verrez à votre pre-
mier voyage ce que j'ai fîiit; vous jugerez de
mes preuves et de celles qui peuvent les dé-
truire. En attendant je n'ai rien publié; je ne
publierai rien sans nouveau sujei de parler. Je
pardonne de tout mon cœur à M. Vernes ,
(*) C'étoit un professeur de théologie à Genève. 11 est auteur
de plusieurs ouvrages relatifs à cette science- Celui dont il
s'agit ici avoit pour titre Considérait ns sur les Miracles,
176S. in-X». G. P.
ANNÉE «765.
565
même en le supposant coupable : je suis fAchè
de lui avoir nui; je ne veux plus lui nuire, à
moins que je n'y sois forcé. Je donnerois tout
au monde pour le croire innocent, afin qu'il
connût mon coeur et qu'il vît comment je ré-
pare mes torts. Mais avant de le déclarer inno-
cent il faut que je le croie ; et je crois si décidé-
ment !e contraire, que je n'imagine pas même
comment il pourra me dépersuader. Qu'il
prouve, et je suis à ses pieds. Mais, pour Dieu,
s'il est coupable, conseillez-lui de se taire ; c'est
pour lui le meilleur parti. Je vous embrasse.
Notre archiprêtrc {*) fait imprimer à Yverdun
une réponse que le magistrat de Neuchâtel a
refusé la permission d'imprimer à cause des
personnalités. Je suis bien aise que toute la
terre connoisse la frénésie du personnage. Vous
savez que le colonel Pury a été fait conseiller
d'état. Si notre homme ne sent pas celui-là, il
faut qu'il soit ladre comme un vieux porc.
Ma lettre a par oubli retardé d'un ordinaire.
Tout bien pensé j'abandonne l'optique pour la
botanique : et si votre ami étoit à portée de me
faire faire les petits outils nécessaires pour la
dissection des fleurs, je serois siir que son in-
telligence suppléeroit avantageusement à celle
des ouvriers. Ces outils consistent dans trois
ou quatre microscopes de différens foyers, de
petites pinces délicates et minces pour tenir les
fleurs, des ciseaux très-fins, canifs et lancettes,
pour les découper. Je serois bien aise d'avoir le
tout à double, excepté les microscopes, parce
qu'il y a ici quelqu'un qui a le même goût que
moi et qui a été mal servi.
AU MÊME
Motiers, le I" août <7<i5.
Si votis n'êtes point ennuyé, monsieur, de
mériter des remercîmens, moi je suis ennuyé
d'en faire ; ainsi n'en parlons plus. Je suis, en
vérité, fort embarnissé de l'emploi du présent
de mademoiselle votre fille. La bonté qu'elle a
eue de s'occuper de moi mérite que je m'en
fasse honneur, et je n'ose. Je suis à la fois vain
et sot ; c'est trop; il faudroit choisir. Je crois
que je prendrai le parti de tourner la chose
(*) MonhnolUn.
G. P.
en plaisanterie, et de dire qu'une jeune demoi-
selle m'enchaîne par les poignets (").
Je suis indigné de l'insultante lettre du mi-
nistre : il vous croit le cœur assez bas pour pen-
ser comme lui. Il est inutile que je vous envoie
ce que je I ui écrirois à votre place ; vous ne vous
en serviriez pas. Suivez vos propres mouve-
mens ; vous trouverez assez ce qu'il faut lui dire,
et vous le lui direz moins durement que moi.
M. Deluc est en vérité trop complaisant de
se prêter ainsi à toutes mes fantaisies; mais je
vous avoue qu'il ne sauroit me faire plus de
plaisir que de vouloir bien s'occuper de mes
petits instrumens. Je raffole de la botanique;
cela ne fait qu'empirer tous les jours; je n'ai
plus que du foin dans la tête : je vais devenir
plante moi-même un de ces matins, et je prends
déjà racine à Motiers, en déi)it de l'archiprêtre
qui continue d'ameuter la canaille pour m'en
chasser.
J'ai grande envie de voir M. de Conzié, mais
je ne compte pas pouvoir aller à sa terre pour
cette année : j'ai regret aux plaisirs dont cela
me prive; mais il faut céder à la nécessité.
Les lettres de l'archiprêtre sont, à ce qu'on
dit, imprimées; je sais pourquoi elles ne pa-
roissent pas. Il est étonnant que vous ayez cru
que je lui ferois l'honneur de lui répondre;
serez-vous toujours la dupe de ces bruiis-là?
Mes respects à madame d'Ivernois. Recevez
ceux de mademoiselle Le Vasseur et les saluta-
tions de celui quivous aime.
A MADEMOISELLE d'IVERNOIS.
Motifrs, le T' août 17(5.
Vous me remerciez, mademoiselle, du pré-
sent que vous me faites ; et moi je devrois vous
le reprocher : car si je vous fais aimer le tra-
vail, vous me faites aimer le luxe: c'est rendre
le mal pour le bien. Je puis, il est vrai, vous
remercier d'un autre miracle aussi grand et
plus utile ; c'est de me rendre exact à répondre
et de me donner du plaisir à l'être. J'en aurai
toujours, mademoiselle, à vous témoigner ma
reconnoissance et à mériter votre amitié.
(*) Elle a voit envoyé à Rousseau une paire de manchettes.
a. p.
nu
CORRESPONDANCE.
Mes respects, je vous prie, à la très-bonne
nuiman.
A M. DU PEYROU (*).
Motiers-Travers, le 8 août 1765.
Non, monsieur, jamais, quoi que l'on en
dise, je ne me repentirai d'avoir loué M. de
MontmollinJ'ai loué de lui ce que j'en connois-
sois, sa conduite vraiment pastorale envers
moi; je n'ai point loué son caractère, que je ne
connoissois pas; je n'ai point loué sa véracité,
sa droiture. J'avouerai même que son exté-
rieur, qui ne lui est pas favorable, son ton, son
air, son regard sinistre, me repoussoient mal-
{»ré moi: j'étois étonné de voir tant de douceur,
d'humanité, de vertus, se cacher sous une aussi
sombre physionomie; mais j'étouffois ce pen-
chant injuste. Falloit-il juger d'un homme sur
des signes trompeurs que sa conduite démentoit
si bien ? falloil-il épier malignement le principe
secret d'une tolérance peu attendue? Je hais
cet art cruel d'empoisonner les bonnes actions
d'autrui, et mon cœur ne sait point trouver de
mauvais motifs à ce qui est bien. Plus jesentois
en moi d'éloignement pour M. de Montmollin,
plus je cherchois à le combattre par la recon-
noissance que je lui devois. Supposons dere-
chef possible le même cas, et tout ce que j'ai
fait je le referoi* encore.
Aujourd'hui M. de Montmollin lève le mas-
que et se montre vraiment tel qu'il est. Sa con-
duite présente explique la précédente. Il est
(•) Dans cette lettre Rousseau n'appelle point Du Peyrou
vwn cher hôte, parce qu'elle est écrite exprès pour être rendue
j)nbli(|ue. Déjà, sans se nommer, et sous le titre de Lettres à
M*", Pu Peyron avoit, de concert avec Rousseau et guidé par
lui. comme on Ta vu par les lettres précédeutes des 12, 15 et
22 avril, publié dans le même mois l'apologie de son auii, apo-
logie à laquelle Monlmotlin avoit répliqué longuement et avec
violence, sous le titre de i{t7»«/«<iort dubbelleintUulé Lktthe
A M "*'. C'est de cet écrit de Montmollin (ju'il estquesiion dans
le cours de la présente lettre. Encouragé parcelle ci, et décidé,
d'après le conseil de Roussca s à ne plus garder l'anonyme, Du
reyrou publia, dans le mois d'août suivant, et sous le titre de
Lettre à nnjlord comte de Weniiss, une seconde lettre à l'ap-
pui (le sa première, et dans le? pièces justificatives qu'il y joi-
gnit il lit entrer la Lettre de Rousseau reproduite ici. Enfin en
septembre suivant, peu de jours après la lapidation de Mo-
tiers, et sous le même titre que celui de sa seconde lettre, Du
Peyrou en a publié une troisième, dans laquelle il fait le récit
de cet événement. Os trois lettres de Du Peyrou, et la réfuta-
tion de Montmollin, ont été réunie» et réimprimées à Lon-
dres, avec toutes leurs annexes, in-12, 1766. G, P.
clair que sa prétendue tolérance, qui le quitte
au moment qu'elle eût été le plus juste, vient
de la même source que ce cruel zèle qui l'a pris
subitement. Quel étoit son objet, quel est-il à
présent? je l'ignore; je sais seulement qu'il ne
sauroit être bon. Non-seulement il m'admet
avec empressement, avec honneur à la commu-
nion, mais il me recherche, me prône, me fête,
quand je parois avoir attaqué de gaîté de cœur
le christianisme : et quand je prouve qu'il est
faux que je l'aie attaqué, qu'il est faux du moins
que j'aie eu ce dessein, le voilà lui-même atta-
quant brusquement ma sûreté, ma foi, ma per-
sonne; il veut m'excommunier, me proscrire;
il ameute la paroisse après moi, il me poursuit
avec un acharnement qui tient de la rage. Ces
disparates sont-elles dans son devoir? Non; la
charité n'est point inconstante, la vertu ne se
contredit point elle-même, et la conscience n'a
pas deux voix. Après s'être montré si peu tolé-
rant, il s'étoit avisé trop tard de l'être ; cotte af-
fectation ne lui alloit point : et, comme elle n'a-
busoit personne, il a bien fait de rentrer dans
son état naturel. En détruisant son propre ou-
vrage,en me faisant plus de mal qu'il ne m'avoit
fait de bien, il m'acquitte envers lui de toute
rcconnoissance; je ne lui dois plus que la vé-
rité, je me la dois à moi-même; et, puisqu'il
me force à la dire, je la dirai.
Vous voulez savoir au vrai ce qui s'est passé
entre nous dans celle affaire. M. de Montmollin
a fait au public sa relation en homme d'église,
et trempant sa plume dans ce miel empoisonné
qui tue, il s'est ménagé tous les avantages de
son état. Pour moi, monsieur, je vous ferai la
mienne du ton simple dont les gens d'honneur
se parlent entre eux. Je ne m'étendrai point en
protestations d'être sincère; je laisse à voire
esprit sain, à voire cœur ami de la vérité, le
soin de la démêler entre lui et moi.
Je ne suis point, grâces au ciel, de ces gens
qu'on fête et que l'on méprise ; j'ai l'honneur
d'être de ceux que l'on estime et qu'on chasse.
Quand je me réfugiai dans ce pays, je n'y ap-
portai de recommandation pour personne, pas
même pour mylord maréchal. Je n'ai qu'une
recommandation que je porte partout, et près
de mylord maréchal il n'en faut point d'autre.
Deux heures après mon arrivée, écrivant à
S. E. pour l'en informer et me mettre sous sa
ANNÉE 1765.
5G5
protection, je vis entrer un homme inconnu
qui , s'étant nommé le pasteur du lieu, me fil
des avances de toute espèce, et qui, voyant que
j'écrivois à mylord maréchal, m'offrit d'ajou-
ter de sa main quelques lignes pour me recom-
mander. Je n'acceptai point cette offre : ma
lettre partit, et j'eus l'accueil que peut espérer
l'innocence opprimée, partout où régnera la
vertu.
Comme je ne m'attendois pas dans la circon-
stance à trouver un pasteur si liant, je contai
dès le même jour cette histoire à tout le monde,
et entre autres à M. le colonel Hoguin , qui,
plein pour moi dos bontés les plus tendres,
avoit bien voulu m'accompagnor jusqu'ici.
Les empressemens de M. de Montmollin con-
tinuèrent : je crus devoir en profiter ; et, voyant
approcher la communion de septembre, je pris
le parti do lui écrire pour savoir si, malgré la
rumeur publique , je pouvois m'y présenter.
Je préférai une lettre à une visite pour éviter
les explications verbales qu'il auroit pu vouloir
pousser trop loin. C'est même sur quoi je tâ-
chai de le prévenir ; car déclarer que je ne vou-
lois ni désavouer ni défendre mon livre, c'étoit
dire assez que je ne voulois entrer sur ce point
dans aucune discussion. Et en effet, forcé de
défendre mon honneur et ma persoime au sujet
de ce livre , j'ai toujours passé condanmaiion
sur les erreurs qui pouvoient y être, me bor-
nantàmonirerqu'ellesne prouvoicntpointque
l'auteur voulût attaquer le christianisme, et
qu'on avoit tort de le poursuivre criminelle-
ment pour cela.
M. de Moutmollin écrit que j'allai le lende-
main savoir sa réponse : c'est ce que j'aurois
fait s'il ne fi!(t venu me l'apporter. Ma mémoire
peut me tromper sur ces bagatelles; mais il me
préviut, ce me semble ; et je me souviens au
moins que par les démonstrations de la plus
vive joie il me marqna combien ma démarche
lui faisoit de plaisir. Il me dit en propres ter-
mes que lui et son troupeau s en tenoient hono-
rés, et que cette démarche inespérée alloit
édifier tous les fidèles. Ce moment, je vous l'a-
voue, fut un des plus doux de ma vie. Il faut
connoitre tous mes malheurs, il faut avoir
éprouvé les peines d'un cœur sensible qui perd
tout ce qui lui étoit cher, pour juger combien
il m'étoil consolant de tenir à une société de
frères qui me dédommageroit des pertes que
j'avois faites, et des amis que je ne pouvois plus
cultiver. Il me sembloit qu'uni de cœur avec ce
petit troupeau dans un culte affectueux et rai-
sonnable , j'oublierois plus aisément tous mes
ennemis. Dans les premiers temps je m'alten-
drissois au temple jusqu'aux larmes. N'ayant
jamais vécu chez les protestans, je m'étois fait
d'eux et de leur clergé des images angéliques ;
ce culte si simple et si pur étoit précisément ce
qu'il falloit à mon cœur ; il me sembloit fait ex-
près pour soutenir le courage et l'espoir des
malheureux ; tous ceux qui le partageoient me
sembloient autant de vrais chrétiens unis entre
eux parla plus tendre charité. Qu'ils m'ont bien
guéri d'une erreur si douce ! Mais enfin j'y étois
alors, et c'étoit d'après mes idées que je jugeois
du prix d'être admis au milieu deux.
Voyant que durant cette visite M. de Mont-
mollin ne me disoit rien sur mes sentimens en
matière de foi, je crus qu'il réservoit cet entre-
tien pour un autre temps, et sachant combien
ces messieurs sont enclins à s'arroger le droit
qu'ils n'ont pas déjuger de la foi des chrétiens,
je lui déclarai que je n'eritendois me soumettre
à aucune interrogation ni à aucun éclaircisse-
ment quel qu'il pût être. Il me répondit qu il
n'en exigeroit jamais, et il m'a là-dessus si bien
tenu parole, je l'ai toujours trouvé si soigneux
d'éviter toute discussion sur la doctrine, que
jusqu'à la dernière affaire, il ne m'en a jamais
dit un seul mot, quoiqu'il me soit arrivé de lui
en parler quelquefois moi-même.
Ia's choses se passèrent de cette sorte tant
avant qu'après la communion ; toujours même
empressement de la part de M. de Montmollin,
et toujours même silence sur les matières Ihéo-
logiques. Il portoit même si loin l'esprit de
tolérance, et le montroit si ouvertement dans
ses sermons, qu'il m'inquiétoit quelquefois pour
lui-même. Comme je lui étois sincèrement atta-
ché , je ne lui déguisois point mes alarmes, et
je me souviens qu'un jour qu'il prêchoit très-
vivement contre l'intolérance des protestans,
je fus très-effrayé de lui entendre soutenir avec
chaleur que l'Église réformée avoit grand be-
soin d'une réformation nouvelle, tant dans la
doctrine que dans les mœurs. Je n'imaginois
guère alors qu'il fourniroit dansf)eu lui-même
une si grande preuve de ce besoin.
ÎÎ66
COKUESPONDANCE.
j Sa tolérance et I honneur qu'elle lui faisoit
dans le monde excitèrent la jalousie de plu-
sieurs de ses confrères , surtout à lienève. Ils
ne cessèrent de le harceler par des reproches,
et de lui tendre des pièges où il est à la fin
tombé. J'en suis fâché, mais ce n'est assuré-
ment pas ma faute. Si M. de Montmollin eût
voulu soutenir une conduite si pastorale par
des moyens qui en fussent dignes , s'il se fût
contenté, pour sa défense, d'employer avec
courage, avec franchise, les seules armes du
christianisme et de la vérité , quel exemple ne
donnoit-il point à l'Église, à l'Europe entière i
quel triomphe ne s'assuroit-il point ! H a pré-
féré les armes de son métier, et les sentant
mollir contre la vérité, pour sa défense, il a
voulu les rendre offensives en m'aitaquant. Il
s'est trompé, ces vieilles armes, fortes contre qui
les craint, foibles contre qui les brave, se sont
brisées. Il s'étoit mal adressé pour réussir.
Quelques mois après mon admission , je vis
entrer un soir M. de Montmollin dans ma cham-
bre; il avoit l'air embarrassé; il s'assit et garda
long-temps le silence; il le rompit enfin par un
de ces longs exordes dont le fréquent besoin
lui a fait un talent. Venant ensuite à son sujet,
il me dit que le parti qu'il avoit pris de m'ad-
mettre à la communion lui avoit attiré bien des
chagrins et le blâme de ses confrères, qu'il étoit
réduit à se justifier là-dessus d'une manière qui
pût leur fermer la bouche, et que si la bonne
opinion qu'il avoit de mes sentimens lui avoit
fait supprimer les explications qu'à sa place un
autre auroit exigées, il ne pouvoit, sans se
compromettre, laisser croire qu'il n'en avoit eu
aucune.
Là-dessus, tirant doucement un papier de sa
poche, il se mit à lire, dans un projet de let-
tre à un ministre de Genève, des détails d'en-
tretiens qui n'avoient jamais existé, mais où il
plaçoit, à la vérité fort heureusement, quelques
mots par-ci par-là, dits à la volée et sur un tout
autre objet. Jugez, monsieur, de mon étonne-
ment; il fut tel quejeus besoin d<î toute la lon-
gueur de celle lecture pour me remettre en
l'écoutant. Dans les endroits où la fiction étoit
la plus forte , il s'interrompoit en me disant :
Vous sentez la nécessité... 7na sitvation... ma
place... il faut bien un peu se prêter. Celte let-
tre, au reste, étoit faite avec assez d'adresse,
et, à peu de chose près, il avoit grand soi»
de ne m'y faire dire que ce que j'aurois pu dire
en effet. En finissant il me demanda si j'ap-
prouvois cette lettre, et s'il pouvoit l'envoyer
telle qu'elle étoit.
Je répondis que je le plaignois d'être réduit
à de pareilles ressources ; que, quant à moi, je
ne pouvois rien dire de semblable ; mais que,
puisque c'éloit lui qui se chargeoit de le dire,
c'étoit son affaire et non pas la mienne ; que je
n'y voyois rien non plus que je fusse obligé de
démentir. Comme tout ceci, reprit-il, ne peut
nuire à personne , et peut vous être utile arnsi
qu'à moi, je passe aisément sur un petit scru-
pule qui ne feroit qu'empêcher le bien ; mais
dites-moi, au surplus, si vous êtes content de
celte lettre, et si vous n'y voyez rien à chan-
ger pour qu'elle soit mieux. Je lui dis que je la
trouvois bien pour la fin qu'il s'y proposoit. Il
me pressa tant, que, pour lui complaire, je
lui indiquai quelques légères corrections qui ne
signifioient pas grand'chose. Or il faut savoir
que, de la manière dont nous étions assis, l'é-
critoire étoit devant M. de Montmollin ; mais
durant tout ce petit colloque, il la poussa comme
par hasard devant moi ; et comme je tenois alors
sa lettre pour la relire, il me présenta la plume
pour faire les changemens indiqués; ce que je
fis avec la simplicité que je mets à toute chose.
Cela fait, il mit son papier dans sa poche, et
s'en alla.
Pardonnez-moi ce long détail ; il étoit né-
cessaire. Je vous épargnerai celui de mon der-
nier entrelien avec M. de Montmollin, qu'il est
plus aisé d'imaginer. Vous comprenez ce qu'or
peut répondre à quelqu'un qui vient froide-
ment vous dire : Monsieur, j'ai ordre de vous
casser la tôte ; mais si vous voulez bien vous
casser la jambe, peut-être se contentera-t-on de
cela. M. de Montmollin doit avoir eu quelque-
fois à traiter de mauvaises affaires; cependant
je ne vis de ma vie un homme aussi embarrassé
qu'il le fut vis-à-vis de moi dans celle-là : rien
n'est plus gênant en pareil cas que d'être aux
prises avec un homme ouvert et franc , qui .
sans combattre avec vous de subtilités et de
ruses, vous rompt en visière à tout moment»
M. de Montmollin assure que je lui dis en le quit-
tant que, s'il venoit avec de bonnes nouvel-
les, je l'embrasserois ; sinon que nous nous
ANNÉE 1765.
567
tournerions le dos. J'ai pu dire des choses équi- {
vnlenies, mais en ternies plus honnêtes; el j
quant à ces dernières expressions, je suis très-
sùr de ne m'en être point servi. M. de Mont-
mollin peut reconnotire qu'il ne me fait pas si
aisément tourner le dos qu'il l'avoit cru.
Quant au dévot paihos dont il use pour
prouver la nécessité de sévir, on sent pour
quelle sorte de gens il est fait, et ni vous ni
Hioi n'âvons rien à leur dire. Laissant à part ce
jargon d'inquisiteur, je vais examiner ses rai-
sons vis-à-vis de moi, sans entrer dans celles
qu'il pouvoit avoir avec d'autres.
Ennuyé du triste métier d'auteur, pour le-
quel j'étois si peu fait, j'avois depuis long-
temps résolu d'y renoncer. Quand l'Emile pa-
rut, j'avois déclaré à tous mes amis à Paris, à
Genève et ailleurs, que c'étoit mon dernier ou-
vrage, et qu'en l'achevant je posois la plume
pour ne la plus reprendre. Beaucoup de lettres
me restent où l'on chei choit à me dissuader de
ce dessein. En arrivant ici, j'avois dit la même
chose à tout le monde, à vous-même ainsi qu'à
M. de Montmollin. Il est le seul qui se soit avisé
de transformer ce propos en promesse, et de
prétendre que je m'étois engagé avec lui de ne
plus écrire, parce que je lui en avois montré
l'intention. Si je lui disois aujourd'hui que je
compte aller demain à Neuchâtel, prendroit-il
acte de cette parole, et si j'y manquois, m'en
feroit-il un procès? C'est la même chose ab-
solunient, et je n'ai pas plus songé à faire une
promesse à M. de Montmollin qu'à vous, d'une
résolution dont j'informois simplement l'un et
l'autre.
M. de Montmollin oseroit-il dire qu'il ait en-
tendu la chose autrement? oseroit-il affirmer,
comme il l'ose faire entendre, que c'est sur cet
engagement prétendu qu'il m'admit à la com-
munion? La preuve du contraire est qu'à la
publication de ma Lettre à M. Carchevéque de
Paris, M. de Montmollin, loin de m'accuser de
lui avoir manqué de parole, fut très-content de
cet ouvrage, qu'il en fit l'éloge à moi-même el
à tout le monde, sans dire alors un mot de cette
fabuleuse promesse qu'il m'accuse aujourd'hui
de lui avoir faite auparavant. Remarquez pour-
tant que cet écrit est bien plus fort sur les mys-
tères et même sur les miracles que celui dont
il fait maintenant tant de bruit ; remarquez
encore que j'y parle de même en mon nom,
et non plus au nom du vicaire. Peut-on cher-
cher des sujets d'excommunication dans co
dernier, qui n'ont pas même été des sujets de
plainte dans l'autre?
Quand j'aurois fait à M. de Montmollin cette
promesse, à laquelle je ne songeai de ma vie,
prétendroit-il qu'elle fût si absolue qu'elle na
supportât pas la moindre exception, pas même
d'imprimer un mémoire pour ma défense,
lorsque j'aurois un procès? Et quelle exception
m'étoit mieux permise que celle où, me justi-
fiant, je le justifiois lui-même, où je monirois
qu'il étoit faux qu'il eût admis dans son I^.gliso
un agresseur de la religion? Quelle promesse
pouvoit m'acquitter de ce que je devois à d'au-
tres et à moi-même? Comment pouvois-je
supprimerunécritdêfcnsif pour mon honneur,
pour celui de mos anciens compatriotes; un
écrit que tant de grands motifs rendoient né-
cessaire et où javois à remplir de si saints de-
voirs? A qui M. de Montmollin fera-t-il croire
que je lui ai promis d'endurer l'ignominie ou
silence? A présent même que j'ai pris avec un
corps respectable un engagement formel, qui
est-ce, dans ce corps, qui m'accuseroit d'y
manquer, si, forcé par les outrages de M. de
Moutmollin, je prenois le parti de les repousser
aussi publiquement qu'il ose les faire? Quelque
promesse que fasse un honnête homme,on n'exi-
gera jamais, on présumera bien moins encore,
qu'elle aille jusqu'à se laisser déshonorer.
En publiantles Leltresécritesde lamontagne,
je fis mon devoir et je ne manquai point à M. de
Montmollin. Il en jugea lui-même ainsi, puis-
que, après la publication de l'ouvrage, dont je
lui avois envoyé un exemplaire, il ne changea
point avec moi de manière d'agir. Il le lut avec
plaisir, m'en parla avec éloge; pas un mol
qui sentît l'objection. Depuis lors il me vit long-
temps encore, toujours de la meilleure amitié;
jamais la moindre plainte sur mon livre. Ou
parloit dans ce temps-là d'une édition générale
de mes écrits ; non-seulementil approu voit cette
entreprise, il désiroit même s'y intéresser : il
me marqua ce désir, que je n'encourageai pas,
sachant que la compagnie qui s'étoit formée s»>
trouvoit déjà trop nombreuse, et ne vouloit
plus d'autre associé. Sur mon peu d'empresse-
ment, qu'il remarqua trop, il réfléchit quel-
ItAfi
COKRESPOINDANGE.
que temps après que la bienséance de son état
ne lui perniettoit p«is d'entrer dans cette en-
treprise. C'est alors que la classe prit le parti
de s'y opposer, et fit des représentations à la
cour.
Du reste, la bonne intelligence étoit si pai-
faite encore entre nous, et mon dernier ou-
vrage y inettoit si peu d'obstacle, que, long-
temps après sa publication, M. de Montmolliii,
causant avec moi, me dit qu'il vouioit deman-
der à la cour une augmentation de prébende,
et me proposa de mettre quelques lignes dans
la lettre qu'il écriroit pour cet effet à mylord
maréchal. Cette forme (ie recommandation me
paroissant trop familière, je lui denmndai quinze
jours pour en écrire à mylord maréchal aupa-
ravant. Il se tut, et ne m'a plus parlé de cette
afl'aire. I3ès lors il commença de voir d'un au-
tre œil les Lettres de la montagne, sans cepen-
dant en improuver jamais un seul mot en ma
présence. Une fois seulement il me dit : Pour
moi, je crois aux miracles. J'aurpis pu lui ré-
pondre : J'y crois tout autant que vous.
Puisque je suis sur mes torts avec M. de
Montmollin, je dois vous avouer, monsieur,
que je m'en reconnois d'autres encore. Pénétré
pour lui de reconnoissance, j'ai cherché toutes
les occasions de la lui marquer, tant en public
qu'en particulier : mais je n'ai point fait d'un
sentiment si noble un trafic d'intérêt; l'exem-
ple ne m'a point gagné, je ne lui ai point fait
de présens, je ne sais pas acheter les choses
saintes. M. de Montmollin vouloit savoir toutes
mes affaires, connoHre tous mes correspon-
dans, diriger, recevoir mon testament, gou-
verner mon petit ménage : voilà ce que je n'ai
point souffert. M. de Montmollin aime à tenir
table long-temps; pour moi c'est un vrai sup-
plice. Rarement il a mangé chez moi, jamais
je n'ai mangé chez lui. Enfin j'ai toujours re-
poussé avec tous les égards et tout le respect
possible l'intimité qu'il vouloit établir entre
nous. Elle n'est jamais un devoir dés qu'elle ne
convient pas à tous deux.
Voilà mes torts, je les confesse sans pouvoir
m'en repentir : ils sont grands, si l'on veut,
mais ils sont les seuls, et j'atteste quiconque
connoît un peu ces contrées, si je ne m'y suis
pas souvent rendu désagréable aux honnêtes
gens par mon zèle à louer dans M. de Montmol-
lin ce que j'y trouvois de louable. Le rôle qu'il
avoit joué précédemment le rendoit odieux,
l'on n'aimoit pas à me voir effacer par ma pro-
pre histoire celle des maux dont il fut l'auteur.
Cependant , quelques mécontentemens se-
crets qu'il eût contre moi, jamais il n'eût pris
pour les faire éclater un moment si mal choisi,
si d'autres motifs ne l'eussent porté à ressaisir
l'occasion fugitive qu'il avoit d'abord laissé
échapper : il voyoit trop combien sa conduite
alloit être choquante et contradictoire. Que de
combats n'a-t-il pas dû sentir en lui-môme
avant d'oser afficher une si claire prévari-
cation! Car passons telle condamnation qu'on
voudra sur les Lettres de la montagne, en di-
ront-elles, enfin, plus que ï Emile, après le-
quel j'ai été non pas laissé, mais admis à la
table sacrée ? plus que la Lettre à M. de Beau^
mont, sur laquelle on ne m'a pas dit un seul
mot? Qu'elles ne soient, si l'on veut, qu'un
tissu d'erreurs, que s'ensuivra-t-il? qu'elles ne
m'ont point justifié, et que l'auteur d'Emile
demeure inexcusable ; mais jamais que celui des
Lettres écrites de la montagne doive en parti-
culier être condamné. Après avoir fait grâce à
un homme du crime dont on l'accnse, le punit-
on pour s'être mal défendu? Voilà pourtant ce
que fait ici M. de Montmollin, et je le défie, lui
et tous ses confrères, de citer dans ce dernier
ouvrage aucun des sentimens qu'ils censurent,
que je ne prouve être plus fortement établi
dans les précédens.
Mais, excité sous main par d'autres gens, il
saisit le prétexte qu'on lui présente, sûr qu'en
criant à tort et à travers à l'impie, on met tou-
jours le peuple en fureur ; il sonne après coup
le tocsin de Moliers sur un pauvre homme,
pour s'être osé défendre chez les Genevois; et
sentant bien que le succès seul pouvoit le sau-
ver du blâme, il n'épargne rien pour se l'as-
surer. Je vis à Motiers : je ne veux point parler
de ce qui s'y passe, vous le savez aussi bien que
moi; personne à Neuchâtel ne l'ignore; les
étrangers qui viennent le voient, gémissent,
et moi je me tais.
M. de Montmollin s'excuse sur les ordres de
la classe. Mais supposons-les exécutés par di's
voies légitimes; si ces ordres étoient justes,
comment a voit-il attendu si tard à le sentir?
comment ne les prévenoit-il point lui-même que
ANNÉE 1765.
^9
cefa regardoit spécialement? comment, après
avoir lu et relu les Lettres de la montagne, n'y
avoit-il jamais trouvé un mot à reprendre, ou
pourquoi ne m'en avoit-il rien dit, à moi son
paroissien, dans plusieurs visites quil m'avoit
faites? Qu etoit devenu son zèle pastoral? Vou-
droit-il qu'on le prît pour un imbécille qui ne
sait voir dans un livre de scm métier ce qui y
est que quand on le lui montre? Si ces ordres
étoient injustes, pourquoi s'y souniettoit-il? Un
ministre de l'Évangile, un pasteur, doit-il persé-
cuter par obéissance un homme qu'il sait être
innocent? Ignoroit-il que paroître même en con-
sistoire est une peine ignominieuse, un affront
cruel pour un homme de mon âge, surtout
dans un village où l'on ne connoît d'autres ma-
tières consistoriales que des admonitions sur
les mœurs? 11 y a dix ans que je fus dispensé
à Genève de paroître en consistoire dans une
occasion beaucoup plus légitime, et, ce que je
me reproche presque, contre le texte formel
de la loi. Mais il n'est pas étonnant que Ton
connoisse à Genève des bienséances que l'on
ignore à Motiers.
Je ne sais pour qui M. de Montmollin prend
ses lecteurs quand il leur dit qu'il n'y avoit
point d'inquisition dans cette affaire ; c'est
comme s'il disoit qu'il n'y avoit point de con-
sistoire; car c'est la même chose en cette occa-
sion. Il fait entendre, il assure même qu'elle
ne devoit point avoir de suite temporelle : le
contraire est connu de tous les gens au fait du
projet; et qui ne sait qu'en surprenant la reli-
gion du Conseil d'état, on l'avoit déjà engagé à
faire des démarches qui tendoient à m'ôter la
protection du roi ? Le pas nécessaire pour ache-
verétoiil'excommunication; après quoi de nou-
yelles remontrances au Conseil d'élat auroient
fait le reste : on s'y étoit engagé ; et voilà d'où
vient la douleur de n'avoir pu réussir. Car
d'ailleurs qu'importe à M. de Montmollin?
Craint-il que je ne me présente pour communier
de sa main? Qu'il se rassure : je ne suis pas
aguerri aux communions, comme je vois tant
de gens l'être : j'admire ces estomacs dévots
toujours si prêts à digérer le pain sacré; le
mien n'est pas si robuste.
Il dit qu'il n'avoit qu'une question très-sim-
ple à me faire de la part de la classe. Pourquoi
donc, en me citant, ne me fii-il pas signifier
cette question? Quelle est cette ruse d'user de
surprise, et de forcer les gens de répondre à
l'instant même, sans leur donner un moment
pour rénéchir? C'est qu'avec cette question de
la classe dont M. de Montmollin parle, il m'en
réservoit de son chef d'autres dont il ne parle
point, et sur lesquelles il ne vouloit p:is que
j'eusse le temps de me préparer. On sait que
%on projet éioit absolument de me prendre en
faute, et do m'embarrasser partant d'interro-
gations captieuses qu'il en vînt à bout; il savoit
combien j'étois languissant et foible. Je ne veux "^
pas l'accuser d'avoir eu le dessein d épuisrr mes
forces; mais quand je fus cité, j'étois mahide,
hors d'état de sortir, et gardant la chambre
depuis six mois: c'étoit l'hiver ; il faisoit froid,
et c'est, pour un pauvre infirme, un étrange
spécifique qu'une séance de plusieurs heures,
debout, interrogé sans relâche, sur des matiè-
res de théologie, devant des anciens dont les
plus instruits déclarent n'y rien entendre. N'im-
porte ; on ne s'informa pas même si je pouvois
sortir de mon lit, si j'avois la force d'aller, s'il
faudroitme faire porter; on ne s'embarrassoii
pas de cela : la charité pastorale, occupée des
choses de la foi, ne s'abaisse pas aux terrestres
soins de cette vie.
Vous savez, monsieur, ce qui se passa dans
le consistoire en mon absence, comment s'y fit
la lecture de ma lettre, et les propos qu'on y
tint pour en empêcher l'effet ; vos mémoires là-
dessus vous viennent de la bonne source. Con-
cevez-vous qu'après cela M. de Montmollin
change tout à coup d'état et de titre, et que
s'étant fait commissaire de la classe pour solli-
citer l'affaire, il redevienne aussitôt pasteur
pour la ju^ert J'agissois, dit-W, comme pas-
teur, comme chef du consistoire, et non comme
représentant de la vénérable classe. C'éioa bien
tard changer de rôle, après en avoir fait jus-
qu'alors un si différent. Craignons, monsieur,
les gens qui font si volontiers deux personnages
dans la même affaire; il est rare que ces deux
en fassent un bon.
11 appuie la nécessité de sévir sur le scandale
causé par mon livre. Voilà des scrupules tout
nouveaux, qu'il n'eut point du iem[)s de Y Emile.
Le scandale fut tout aussi grand pour le moins;
les gens d'église et les gazetiers ne firent pas
moins de bruit; on brûloil,ou brayoit,on m'in-
5:o
CUKHESPOINDAINCE.
sulioit par loule l'Europe. Al. de Moritmollin
irouve aujourd'hui des raisons de ni'excomniu-
nier dans celles qui ne l'empêchèrent pas alors
de m'admcitre. Son zèle, suivant le précepte,
prend toutes les formes pour agir selon les
temps et les lieux. Mais qui est-ce, je vous prie,
qui excita dans sa paroisse le scandale dont il
se plaint au sujet de mon dernier livre? Qui
est-ce qui affectoit d'en faire un bruit affreux,
et par soi-même et par des gens apostés? Qui
est-ce, parmi tout ce peuple si saintement for-
cené, qui auroitsu que j'avois commis le crime
énorme de prouver que le Conseil de Genève
ni'avoit condamné à tort, si l'on n'eût pris soin
de le leur dire, en leur peignant ce singulier
crime avec les couleurs que chacun sait? Qui
d'entre eux est même en étal de lire mon livre
etd'entendrecedont il s'agit? Exceptonsjsil'on
veut, l'ardent satellite de M. de iMontmollin, ce
grand maréchal qu'il cite si fièrement, ce grand
clerc, le Boirude de son église, qui se connoît
si bien en fers de chevaux et en livres de (héo-
logie. Je veux le croire en état de lire à jeun et
sans épeler une ligne entière; quel autre des
ameutés en peut faire autant? En entrevoyant
sur mes pages les mots d'évangile et de miracles,
ils eiuroient cru lire un livre de dévotion ; et me
sachant bon homme, ils auroient dit : Que Dieu
le bénisse il nous édifie. Mais on leur a tant as-
suré quej'étois un homme abominable, un im-
pie, qui disoit qu'il n'y avoit point de Dieu, et
que les femmes n'avoient point dame, que,
sans songer au langage si contraire qu'on leur
tenoit ci-devant, ils ont à leur tour répété :
C^est un impie, un scélérat, c'est l'Antéchrist;
il faut l'excommunier, le brûler! On leur a cha-
ritablement I époiidu : Sans doute ; mais criez,
et laissez-nous {aire, tout ira bien.
La marche ordinaire de messieurs les gens
d'église me paroît admirable pour aller à leur
but : après avoir établi en principe leur compé-
tence sur tout scandale, ils excitent le scandale
sur tel objet qu'il leur plaît, et puis, en vertu
de ce scandale qui est leur ouvrage, ils s'em-
parent de l'affaire pour la juger. Voilà de quoi
se rendre maîtres de tous les peuples, de toutes
les lois, de tous les rois, et de toute la terre,
sans qu'on ait le moindre mot à leur dire. Vous
rappelez-vous le conte de ce chirurgien dont la
boutique donjioil sur deux rues, et qui. sortant
par une porte estroptok les passans, puis re»-
troit subtilement, et pour les panser ressortoit
par l'autre? Voilà l'histoire de tous les clergés
du monde, excepté que le chirurgien guéris-
soit du moins ses blessés, et que ces messieurs,
en traitant les leurs, les achèvent.
N'entrons point, monsieur, dans les intri-
gues secrètes qu'il ne faut pas mettre au grand
jour. Mais si M. de Montmollm n'eût voulu
qu'exécuter l'ordre de la classe, ou faire l'ac-
quit de sa conscience, pourquoi l'acharnemeni
qu'il a mis à cette affaire? pourquoi ce tumulte
excité dans le pays ? pourquoi ces prédica-
tions violentes ? pourquoi ces conciliabules ?
pourquoi tant de sots bruits répandus pour
tâcher de m'effrayer par les cris de la popu-
lace? Tout cela n'est-il pas notoire au public?
M. de Montmollin le nie ; et pourquoi non,
puisqu'il a bien nié d'avoir prétendu deux voix
dans le consistoire? Moi, j'en vois trois, si je
ne me trompe : d'abord celle de son diacre, qui
n'étoit là que comme son représentant; la sienne
ensuite, qui formoit l'égalité; et celle enfin
qu'il vouloit avoir pour départager les suffra-
ges. Trois voix à lui seul, c'eût été beaucoup,
même pour absoudre; il les vouloit pour con-
damner, et ne put les obtenir : où étoit le mal ?
M. de Montmollin étoit trop heureux que son
consistoire, plus sage que lui, l'eût tiré d'af-
faire avec la classe, avec ses confrères, avec ses
correspondans, avec lui-même. Jai fait mon
devoir, auroii-il dit, j'ai vivement poursuivi la
chose: mon consistoire n'a pas jugé comme
moi, il a absous Rousseau contre mon avis, (le
n'est pas ma faute; je me retire; je n'en puis
faire davantage sans blesser les lois, sans dés-
obéir au prince, sans troubler le repos public;
je suis trop bon chrétien, trop bon citoyen,
trop bon pasteur pour rien tenter de sembla-
ble. Après avoir échoué il pouvoit encore ,
avec un peu d'adresse, conserver sa dignité et
recouvrer sa réputation ; mais l'amour-propre
irrité n'est pas si sage; on pardonne encore
moins aux autres le mal qu'on leur a voulu
faire que celui qu'on leur a fait en effet. Fu-
rieux de voir manquer à la face de I Eu-
rope ce grand crédit dont il aime à se vanter,
il ne peut quitter la partie; il dit en classe
qu'il n'est pas sans espoir de la renouer; il le
tente dans un autre consistoire : mais pour
AMSÉE 1765.
671
se montrer moins à découvert, il ne la propose
pas lui-même, il la fait proposer par son maré-
chal, par cet instrument de ses menées, qu'il
appelle à témoin qu'il n'en a pas fait. Cela n'é-
toii-il pas Hnemeiit trouvé? Ce n'est pas que
M. de Montmollin ne soit fin : mais un homme
que la colère aveugle ne fait plus que des sot-
tises, quand il se livre à sa passion.
Celte ressource lui manque encore. Vous croi-
riezqu'au moins alors ses efforts s'arrêtent là:
point du tout; dans l'assemblée suivante de la
classe, il propose un autre expédient, fondé
sur l'impossibilitéd'éluder l'activité de l'officier
du prince dans sa paroisse; c'est d'attendre que
j'aie passé dans une autre, «t là de recommen-
cer les poursuites sur nouveaux frais. En con-
séquence de ce bel expédient, les sermons em-
portés recommencent ; on met derechef le peu-
ple en rumeur, comptant, à force de désagré-
nient, me forcer enfin de quitter la paroisse.
En voilà trop, en vérité, pour un homme aussi
tolérant que M. de Montmollin prétend l'être,
et qui n'agit que par l'ordre de son corps.
Ma lettre s'allonge beaucoup, monsieur; mais
il le faut, et pourquoi la couperois-je?seroit-ce
l'abréger que d'en multiplier les formules?
Laiss(ms à M. de Montmollin le plaisir de dire
dix fois de suite ; Dinazarde, ma sœur, dormez-
vous?
Je n'ai point entamé la question de droit ; je
me suis interdit cette matière. Je me suis borné
dans la seconde partie de cette lettre à vous
prouver que M. de Montmollin, malgré le Ion
béat qu'il afFocto, n'a point été conduit dans
cette affaire par le zèle de la foi, ni par son de-
voir; mais qu'il a, selon l'usage, fait servir
Dieu d'instrument à ses passions. Or jugez si
pour de telles fins on emploie des moyens qui
soient honnêtes, et dispensez-moi d'entrer dans
des détails qui feroient gémir la vertu.
Dans la première partie de ma lettre je rap-
porte des faits opposés à ceux qu'avance M. de
Montmollin.il avoiteu l'art de se ménager des
indices auxquels je n'ai pu répondre que par le
récit fidèle de ce qui s'est passé. De ces asser-
tions contraires de sa part et de la mienne vous
conclurez que l'un des deux est un menteur,
et j'avoue que cette conclusion me paroît juste.
En voulant finir ma lettre et poser sa bro-
se présentent sans nombre, et il ne faut pas
toujours recommencer. Cependant, comment
passer ce que j'ai dans cet instantsousies yeux ?
Que feront nos ministres, se disoit-on publique-
ment? défendront-ils l'Evangile attaqué si ou-
vertement par ses ennemis ? C'est donc moi qui
suis l'ennemi de l'Évangile, parce que je m'in-
digne qu'on le défigure et qu'on l'avilisse? Eh !
que ses prétendus défenseurs n'imitent-ils l'u-
sage que j'en voudrois faire ! que n'en prennent-
ils ce qui les rendroit bons et justes, que n'en
laissent-ils ce qui ne sert de rien à personne, et
qu'ils n'entendent pas plus que moi!
Si un citoijen de ce pays avait osé dire ou
écrire quelque chose d'approchant à ce qu'avance
M. Rousseau, ne séviroit-onpas contre lui ?iNon
assurément; j'ose le croire pour 1 honneur de
cet état. Peuples de Neuchàtel, quelles seroient
donc vos franchises, si, pour quelque point qui
fourniroit matière de chicane aux ministres,
ils pouvoient poursuivre au milieu de vous l'au-
teur d'un factum imprimé à l'autre bout de l'Eu-
rope, pour sa défense en pays étranger? M. de
Montmollin m'a choisi pour vous imposer en
moi ce nouveau joug : mais serois-je digne d'a-
voir été reçu parmi vous, si j'y laissois, par
mon exemple, une servitude que je n'y ai point
trouvée?
M. Rousseau, nouveau citoijen, a-t-il donc
plus de privilèges que tous les anciens citoyens?
Je ne réclame pas même ici les leurs; je ne ré-
clame que ceux que j'avois étant homme, et
comme simple étranger. Le correspondant que
M. de Montmollin fait parler, ce merveilleux
correspondant qu il ne nomme point, et qui lui
donne tant de louange, est un singulier raison-
neur, ce me semble. Je veux avoir, selon lui,
plus de privilèges que tous les citoyens, parce
que je résiste à des vexations que n'endura ja-
mais aucun citoyen. Pour m'ôter- le droit de dé-
fendre ma bourse contre un voleur qui voudroit
me la prendre, il n'auroit donc qu'à me dire :
Vous êtes plaisant de ne vouloir pas que je vous
vole ! Je volerois bien un homme du pays, s'il
passoit au lieu de vous.
Remarquez qu'ici M. le professeur de Mont-
mollin est le seul souverain, le despote qui me
condamne ; et que la loi, le consistoire, le ma-
gistrat, le gouvernement, le gouverneur, le roi
chure, je la feuillette encore. Les observations I môme qui meproiégent, sont autant de re-
572
COURliSPONDAlNCE.
belles à l'auloriié suprême de M. le professeur
deMontmullin.
L'anonyme demande si Je ne me suis pas sou-
mis comme citoyen aux lois de l'état et aux
usages, et de l'affirmative, qu'assurément on
ne lui contestera pas, il conclut que je me suis
soumis à une loi qui n'existe point, et à un
usage qui n'eut jamais lieu.
M. de Montmollin dit à cela que cette loi
existe à Genève, et que je me suis plaint moi-
même qu'on l'a violée à mon préjudice. Ainsi
donc la loi qui existe à Genève, el qui n'existe
pas à Motiet s, on la viole à Genève pour me dé-
créter, et on la suit à Motiers pour m'excom-
munier Convenez que me voilà dans une
agréable position 1 Cétoit sans doute dans un
(lèses momens de gaîté que M. de Montmollin
fit ce raisonnenient-Ià.
II plaisante à peu près sur le môme ton dans
une noiesurl'olTreOqueje voulus bien faire à
la classe, à condition qu'on me laissât en repos;
i! dit que c'est se moquer, et qu'on ne fait pas
ainsi la loi à ses supérieurs.
Premièrement, il se moque lui-même quand
il piétcnd qu'offrir une satisfaction très-obsé-
quieuse et très-raisonnable à gens qui se plai-
gnent; quoique à tort, c'est leur faire la loi.
iMais la plaisanterie est d'avoir appelé mes-
sieurs de la classe mes supérieurs, comme si
j'étois homme d'église. Car qui ne sait que la
classe, ayant juridiction sur le clergé seulement,
et n'ayant au surplus rien à commander à qui
que ce soit, ses membres ne sont comme tels
les supérieurs de personne (*) ? Or de me trai-
ter en homme d'église est une plaisanterie fort
déplacée à mon avis. M. de Montmollin sait
très-bien que je ne suis point homme d'église,
el que j'ai même, grâces au ciel, très-peu de
vocation pour le devenir.
Encore quelques motssurlalcttreque j'écri-
vis au consistoire, et j'ai fini. M. deMonlmoilin
promet peu de commentaires sur cette lettre. Je
(') offre dont le secret fut si bien gardé, que personne n'en
sut rien que quand je le publiai,' et qui fut si malhonnélement
reçue, qu'on ne daigna pas y faire la moindre réponse : il fal-
lut même que je fisse redemander à M. de Montmollin ma dé-
claration, qiVil s'était doucement appropriée.
(') Il faudroit croire que la tête tourne à M. de Montmollin ,
si Ion lui supposoit assez d'arrogance pour vouloir sérieuse-
ment donner à messieurs de la classe quelque supériorité sur
les autres sujets d i roi. \\ n'y a pas cent ans (jue ces supérieurs
prétendus ne signoi nt qu après tous les autres corps.
crois qu'il fait très-bien, et qu'il eût mieux fait
encore de n'en poinldonnerdu tout. Permettez
que je passe en revue ceux qui me regardent :
l'examen ne sera pas long.
Comment répondre, dit-il, à des questions
qu'on i^wore? Comme j'ai fait, en prouvant d'a-
vance qu'on n'a point le droit de questionner.
Une foi dont on ne doit compte qu'à Dieu ne
se publie pas dans toute Œurope.
Et pourquoi une foi dont on ne doit compte
qu'à Dieu ne se publieroit-ellc pas dans toute
l'Europe?
Remarquez l'étrange prétention d'empêcher
un homme de dire son sentiment, quand on lui
en prête d'autres; de lui fermer la bouche et
de le faire parler.
Celui qui erre en chrétien redresse volontiers
ses erreurs. Plaisant sophisme!
Celui qui erre en chrétien ne sait pas qu'il
erre. S'il redressoit ses erreurs sans les con-
noître, il n'erreroit pas moins, et de plus il
mentiroit. Ce ne seroit plus errer en chrétien.
Est-ce s'appuyer sur l'autorité de l'Evangile
que de rendre douteux les miracles? Ouï^ quand
c'est par l'autorité même de l'Évangile qu'on
rend douteux les miracles.
Et d'y jeter du ridicule ? Pourquoi non ,
quand, s'appuyant sur l'Évangile, on prouve
que ce ridicule n'est que dans les interpréta-
tions des théologiens?
Je suis sûr que M. de Montmollin se félicitoit
ici beaucoup de son laconisme. Il est toujours
aisé de répondre à de bons raisonnemens par
des sentences ineptes.
Quant à la note de Théodore de BezCy il n'a
pas voulu dire autre chose, sinon que la foi du
chrétien n'est pas appuyée uniquement sur les
miracles.
Prenez garde, monsieur le professeur; ou
vous n entendez pas le latin, ou vous êtes un
homme de mauvaise foi.
Ce passage , non satis tuta fides eorum qui
miraculis nituntur, ne signifie point du tout,
comme vous le prétendez , que la foi du chré-
tien n'est pas appuyée uniquement sur les mi-
racles.
Au contraire, il signifie très-exactement que
la foi de quiconque s'appuie sur les miracles est
peu solide. Ce sens se rapporte fort bien au pas-
sage de saint Jean qu'il commente , et qui dit
ANNI'E 17G5.
573
de Jésus que plusieurs crurent en lui, voyant
SCS miracles ; mais qu'il ne leur confioit poinl
pour cela sa personne, parce qu'il les contiois-
soit bien. Pensez-vous qu'il auroil aujourd'hui
plus de confiance en ceux qui font tant de bruit
de la môme foi ?
Ne croiroil-on pas entendre M. Rousseau
dire, dans sa Lettre à l'archevêque de Paris,
qu'on devroit lui dresser des statues pour son
Emile? Notez que cela se dit au moment où,
pressé par la comparaison d'Emile et des Let-
tres de la montagne , M. de Montmollin ne sait
comment s'échapper ; il se lire d'affaire par une
gambade.
S'il falloit suivre pied à pied ses écarts, s'il
falloit examiner le poids de ses affirmations,
et analyser les singuliers raisonnemcns dont il
nous paie, on ne finiroit pas, et il faut finir.
Au bout de tout cela, fier de s'être nommé, il
s'en vante. Je ne vois pas trop là de quoi se
vanter. Quand une fois on a pris son parti sur
certaine chose, on a peu de mérite à se nom-
mer.
Pour vous, monsieur, qui gardiez par mé-
nagement pour lui l'anonyme qu'il vous repro-
che, nommez-vous, puisqu'il le veut ; accep-
tez des honnêtes gens l'éloge qui vous est dû ;
montrez-leur le digne avocat de la cause juste,
l'historien de la vérité, l'apologiste des droits
de l'opprimé, de ceux du prince, de l'état et
des peuples, tous attaqués par lui dans ma
personne. Mes défenseurs , mes protecteurs,
çont connus ; qu'il montre à son tour son
anonyme et ses partisans dans cette affaire :
il en a déjà nommé deux; qu'il achève. Il m'a
fait bien du mal : il vouloit m'en faire bien
davantage; que iout le monde connoisse ses
amis et les miens ; je ne veux point d'autre
vengeance.
Recevez, monsieur, mes tendres saluta-
tions.
A MADAMB LATOUR.
A Motiers. le M aoAt 1765.
i Chère Marianne, vous êtes affligée, et je suis
désarmé ; je m'attendris en me représentant
vos beaux yeux en larmes. Vos larmes séche-
ront, mais mes malheurs ne finiront qu'avec
ma vie. Que cela vous engage désormais à les
resf)ecter, et à ne plus compter avec mes dé-
fauts, car vous auriez trop à faire , et à mon
âge on ne se corrige plus de rien : les violens
reproches m'indignent et ne me subjuguent
pas. J'avois rompu trop légèrement avec vous,
j'avois tort; mais en me peignant comme un
monstre, vous ne m'auriez pas ramoné; je vous
aurois laissé dire et je me serois tu, car je sa-
vois bien que je n'éiois pas un monsire. Quand
nos amis nous manquent, il faut les gronder,
mais il ne faut jamais leur mettre le marché à
la main sur l'estime qu'on leur doit, cl qu'ils
savent bien qu'on ne peut leur ôter, quoi qu'il
arrive. Pardon , chère Marianne , j'avois le
cœur encore un peu gros de vos reproches , il
falloit le dégonfler. A présont tâchons d'oublier
nos enfantillages; laissez-moi me dire mon fait
sur les miens, je m'en acquitterai mieux que
vous. Après cela, pardonnez-moi, n'en parlons
plus , et aimons-nous bien tous trois. Ce der-
nier mot servira de réponse à votre amie ; j'es-
père qu'elle ne la trouvera pas trop courte ; je
ne voudrois pas avoir dit ce mot-là même, si
je la soupçonnois de croire qu'on peut dire
plus.
Je dois des ménagemens à votre tristesse, et
ne veux point vous parler de mon état présont ;
mais , si de long-temps je ne peux pas vous
écrire, n'interprétez pas ce silence en mauvaise
part.
«'
A M. D'IVKRNOIS. ^
Moliers, le 1S août 1765.
J'ai reçu tous vos envois, monsieur, et je
vous remercie des commissions ; elles sont fort
bien , et je vous prie aussi d'en faire mes re-
mercimensà M. Deluc. A l'égard des abricots,
par respect pour madame divernois , je veux
bien ne pas les renvoyer ; mais j'ai là-dessus
deux choses à vous dire, et je vous les dis pour
la dernière fois : l'une, qu'à faire aux gens des
cadeaux malgré eux , et à les servir à notre
mode et non pas à la leur, je vois plus de vanité
que d'amitié ; l'autre, que je suis très-déterminé
à secouer toute espèce de joug qu'on peut vou-
loir m'imposer malgré moi , quel qu'il puisse
être ; que quand cela ne peut se faire qu'en
«74
CORRESPONDANCE.
rompant , je romps , et que , quand une fois i
j'ai rompu, je ne renoue jamais; c'est pour la
vie. Votre amitié , monsieur, m'est trop pré-
cieuse pour que je vous pardonnasse jamais de
m'y avoir fait renoncer.
Les cadeaux sont un petit commerce d'amitié
fort a^^réable quand ils sont réciproques : mais
ce commerce demande de part et dautre de la
peine et des soins , et la peine et les soins sont
le fléau dé ma vie ; j'aime mieux un quart
d'heure d'oisiveté que toutes les confitures de
la terre. Voulez-vous me faire des présens qui
soient pour mon cœur d'un prix inestimable?
procurez-moi des loisirs, sauvez-moi des visi-
tes , foHrnissez-moi des moyens do n'écrire à
personne; alors je vous devrai le bonheur de
ma vie, et je reconnoîtrai les soins du véritable
ami; autrement non.
M. Marcuard est venu lui cinq ou sixième :
j'étois malade, je n'ai pu le voir ni lui ni sa
compagnie. Je suis bien aise de savoir que les
visites que vous me forcez de faire m'en attirent.
Maintenant que je suis averti, si j'y suis repris
ce sera ma faute.
Votre M. de Fournière, qui part de Bor-
deaux pour me venir voir, ne s'embarrasse pas
si cela me convient ou non. Comme il faut tous
ses petits arrangemens sans moi, il ne trouvera
pas mauvais, je pense, que je prenne les miens
sans lui.
Quant à M. Liotard , son voyage ayant un
but déterminé qui se rapporte plus à moi qu'à
lui , il mérite une exception et il l'aura. Les
grands talens exigent des égards. Je ne ré-
ponds pas qu'il me trouve on état de me laisser
peindre, mais je réponds qu'il aura lieu d'être
content de la réception que je lui ferai. Au
reste, avertissez-le que, pour être sûr de me
trouver, et de me trouver libre, il ne doit pas
venir avant le 4 ou le 5 de septembre.
Je suis étonné du front qu'a eu le sieur Du-
rey de se présenter chez vous, sachant que
vous m'honorez de votre amitié. Je ne sais s'il
a fait ce qu'il vous a dit : mais je suis bien sûr
qu'il ne vous a pas dit tout ce qu'il a fait. C'est
le dernier des misérables.
J'ai vu depuis quelque temps beaucoup d' An-
glois , mais M. Wilkes n'a pas paru, que je
sache. Je vous embrasse de tout mon cœur.
h M. MOULTOU.
Uotier», le tS août 4765.
J'ai tort, cher Moultou, de ne vous avoir pas
accusé sur-le-champ la réception de l'argent et
de l'étoffe. Je n'ai que mon état pour excuse;
mais celte excuse n'est que trop bonne malheu-
reusement. Cet état est toujours le même, et
ma seule consolation est qu'il ne peutplus guère
changer en pis. Il n'y a plus aucune apparence
au voyage d'Ecosse. C'étoit là que j'aurois voulu
vivre; mais tout pays est bon pour mourir,
excepté toutefois celui-ci , quand on laisse
quelque chose après soi.
Je crois que vous avez bien fait de vous dé-
tacher de Vernes. Les gens faux sont plus dan-
gereux amis qu'ennemis : d'ailleurs c'est une
petite perte ; je lui ai toujours trouvé peu d'es-
prit avec beaucoup de prétention : mais je l'ai-
mois, le croyant bon homme. Jugez comment
j'en dois penser aujourd'hui que je sais qu'il
n'est qu'un méchant sot. Cher ami, ne me
parlez plus de lui, je vous prie ; ne joignons pas
aux sentimens douloureux dos idées déplaisan-
tes : la paix de l'âme est le seul bien qui reste
à ma portée, et le plus précieux dont je puisse
jouir; je m'y tiens. J'espère qu'à ma dernière
heure le scrutateur des cœurs ne trouvera dans
le mien que la justice et l'amitié.
Puisque vous n'avez pas voulu déduire ni me
marquer le prix de la laine , comme je vous en
avois prié , j'exige au moins que vous ne vous
mêliez plus des autres commissions de made-
moiselle Le Vasseur, qui me charge de vous
présenter ses remercîmens et ses respects. Pour
moi, dans l'état où je suis, à moins qu'il ne
change, il ne me faut plus d'autres provisions
que celles qu'on peut emporter avec soi. Bon-
jour, mon ami; je vous embrasse.
k H. D'IVERNOIS.
Uotiers, le 23 août 1763.
Engagez , monsieur, je vous prie , M. Lio-
tard non-seulement à venir seul, à moins qu'il
ne lui soit extrêmement agréable de venir avec
M. Wilkes, mais à diflrérer son départ jusqu'au
mois d'octobre : car en vérité, l'on ne me laisse
plus respirer. Il m'est absolument nécessaire
K^é-
ANNÉR !76r>.
575
<le reprendre haleine ; cl lorsqu'une conipaf;nio
que j'iUlends à la fin de ce mois sera repartie,
je serai forcé de partir moi-niêtne pour quel-
que temps , pour éviter quelques-unes des
bandes qui me tombent, non plus par deux ou
trois, comme autrefois, mais par sept ou huit
à la fois.
Vousavez eu bien tort dimaginer que je vou-
lusse cesser de vous écrire, puisque l'excefition
est faite pour vous depuis loug-iemps. Il est
vrai que je voudrois que cela ne devînt une tâ-
che onéreuse ni pour vous ni pour moi. Ecri-
vons à noire aise et quand nous en aurons la
commodité. Mais si vous voulez m'asservir ré-
gulièrement à vous écrire tous leshuitou quinze
jours, je vous déclare une fois pour toutes que
cela ne m'est pas possible ; et, quand vous vous
plaindrez de m'avoir écrit tant de lettres sans
réponse, vous voudrez bien vous tenir pour dit
une fois pour toutes : Pourquoi m en écrivez-
vous tant?
Tout en vous querellant j'abuse de votre
complaisance. Voici une réponse pour Venise:
vous m'avez dit que vous pourriez la faire te-
nir ; ainsi je vous l'envoie sans savoir l'adresse.
Ceux qui ont remis la lettre à laquelle celle-ci
répond y suppléeront. Je vous embrasse de
tout mon cœur.
A M. DU PEYROU.
Motiers, le 29 août j763.
J'espère que vous serez arrivé à Neuch;Uel
heureusement. Donnez-moi de vos nouvelles,
mais ne vous servez plus de la poste. J'ai résolu
de ne plus écrire ni de recevoir aucune lettre
par celte voie; el je suis même forcé de prendre
ce parti, puisque personne, de ma part, ne
peut approcher du bureau sans y être insidié.
Il faut, au lieu de cela, se servir de la messa-
gerie, qui part d'ici tous les mardis au soir, et
de Neuchâtel tous les jeudis au soir. Si vos gens
sont embarrassés de trouver cette femme, ils
pourront déposer leurs titres à la Couronnerai
mesdemoiselles Peiitpierre voudront bien se
charger de l'en charger. Je vous embrasse de
tout mon cœur.
K M. D'iVERNOlâ.
Npiicliâlcl, ce lundi 10 septembre 1765.
Les bruits publics vous apprendront, mon-
sieur, ce qui s'est passé, et comment le' pas-
teur de Motiers s'est fait ouvertement capitaine
de coupe-jarrets. Votre amitié pour moi m'<'n-
gage à me presser de vous tranquilliser sur mon
compte. Grâcesau ciel je suis en sûreté, el hors
de Motiers, où je com[)te ne retourner de ma
vie : mais malheureusement ma gouvernaijtc
et mon bagage y sont erjcorc; mais j'espère
que le gouvernement donnera des ordres qui
contiendront ces enragés et leur digne chef.
En attendant que vous soyez mieux instruit de
tout, je vous conseille de ne pas vous fier à ce
que vous écriront vos parens, et je suis forcé
de vous déclarer qu'ils ont pris, dans celte oc-
casion, un parti qui les déshonore. Aimez-moi
toujours; je vous aime de tout mon cœur, et
je vous embrasse.
Adressez tout simplement vos lettres à M. Du
Peyrou à Neuchâtel ; el pour éviter les enve-
loppes, mettez simplement une croix au-dessus
de l'adresse; il saura ce que cela veut dire.
A M. DU PEYROU.
Ce dimanche à midi 13 septembre.
M. le ntajorChambrier vient, mon cher hôte,
de m'eiivoyer, par un bateau exprès, lesdetix
lettres que M. Jcannin avoit eu la bonté de me
faire passer, et qui auroient été assez tôt dans
tin Riois d'ici. Si vous n'avez pas la bonté de
faire entendre à M. le major qu'à moins de cas
très-pressans il ne faut pas envoyer des ba-
teaux exprès, je ferai des frais effroyables en
lettres inutiles, et d'autant plus onéreux, que
je ne pourrai pas refuser mes lettres, comme
je le fai^ois par la poste. J'espérois avoir, dans
celte île, l'avantage que les lettres me parvien-
droient difficilement, et au contraire j'en suis
accablé de toutes parts, avec celte différence
qu'il faut payer les bateliers qui les portent dix
fois plus que par la poste. Faites-moi l'amitié,
je vous supplie, ou de refuser net toutes celles
qui vous viendront, ou de les garder toutes
jusqu'à quelque occasion moins coûteuse. Si je
ne prends pas quelque résolution désespérée,
je serai entièrement écrasé ici par les lettres el
par les visites.
576
CORRESPONDAINCE.
Je ne sais ce que vous ferez de la Vision; elle
ne sauroit paroître avec les trois fautes ef-
froyables que j'y trouve. L'une page 5, ligne 5,
en remontant, dessous, lisez, des sons; la se-
conde, page 9, ligne 4, en remontant, amu-
seront, lisez, ameuteront ; et la troisième, page
A 5, ligne i ^ , cris, lisez, coup.
J'aurois mille choses à vous dire; le bateau
est arrivé au moment qu'on alloit se mettre à
table, et je fais attendre tout le monde pour le
dîner; qui me désole.
Lorsque mademoiselle Le Vasseur sera venue
avec tout mon bagage, il faut qu'elle attende à
Neuchâtel de mes nouvelles, et je ne puis m'ar-
ranger définitivement qu'après la réponse de
nulle part, surtout dans cette île : ils pardon^'
neront. Je vous enverrai la semaine prochaine
la lettre pour MM. de Couvet.
Ne comptiez-vous pas paroître cette semaine?
Donnez-moi des nouvelles de cela. M. de Vau-
Iravers m'a amené hier des ministres dont je
me serois bien passé.
Je m'arrange sur ce que vous m'avez marqué
de la messagerie. Je puis envoyer à La Neu-
ville tous les samedis et même tous les mercre-
dis, s'il éloit nécessaire. On ira retirer mes
lettres à la poste, et l'on y portera les mien-
nes; cola sera plus simple et évitera les casca-
des. Si vos tracas vous permettent de me don-
ner un peu au long de vos nouvelles, tant
Berne, que j'aurai mardi au soir tout au plus mieux; sinon, un bonjour, je me porte bien,
tôt. Mille choses à tous ceux qui m'aiment, mais me suffit. Mille choses au commandant de la
point de lettres sur toutes choses, si ce n'est placesous les ordres duquel j'ai fait service une
pour matières intéressantes. Je vous embrasse, nuit. Je vous embrasse.
AU mVME.
A rile de Saint-Pierre, le 18 septembre 1763.
Enfin, mon cher hôte, me voici sûr à peu
près (le rester ici, mais avec de si grandes in-
commodités, qu'il faut en vérité toute ma répu-
gnance à m'éloigner de vous pour me les faire
endurer. Il s'agit maintenant d'avoir ici made-
moiselle Le Vasseur avec mon bagage. Le rece-
veur compte envoyer lundi, ou le premier beau
jour de la semaine prochaine, un bateau char{;é
de fruits à Neuchâtel ; et pour l'amour de moi,
il s'est offert d'y aller lui-même : en consé-
quence, j'écris à mademoiselle Le Vasseur de
se tenir prête pour profiter d'une si bonne oc-
casidn, du moins pour le bagage; car, quant
à elle, j'aimerois autant qu'elle cherchât quel-
que autre voiture, pour peu qu'il ne fît pas
très-beau, ou qu'elle eût quelque répugnance
à venir sur un bateau chargé. Ayez la bonté
qui vous est ordinaire, de donner à tout cela le
coup d'oeil de l'amitié.
Je suis si occupé de mon petit établissement,
que je ne puis songer à autre chose, ni écrire
à personne. Je dois cependant des multitudes
de lettres, surtout à MM. Meuron, Chaillet,
Sturler, Martinet. Comment donc faire? écrire
du matin au soir? c'est ce que je ne puis faire
*%
AU MEME.
Le 29 septembre.
En vous envoyant, mon cher hôte, un petit
bonjour avec les lettres ci-jointes, je n'ai que le
temps de vous marquer que mademoiselle Le
Vasseur, vos envois et mon bagage, me sont
heureusement arrivés. Jusqu'ici, aux arrivans
près qui ne cessent pas, tout va bien de ce
côté. Puisse-l-il en être de même du vôtre 1 Je
vous embrasse de tout mon cœur.
AU M£ME.
Ce dimanche 6 octobre, à raid:.
J'envoie, mon cher hôte, à madame la com-
mandante dix mesures de pommes reinettes,
que je la supplie d'agréer, non comme un pré-
sent que je prends la liberté de lui faire,
mais en échange du café que vous m'avez des-
tiné.
Depuis ma lettre écrite et partie cematin, j'ai
reçu votre paquet du 3. Je vois avec douleur le
procès qu'on vous prépare. Vous avez affaire
au plus déterminé des scélérats, et vous êtes
un homme de bien ; jugez des avantages qu'il
aura sur vous. Mensonges, cabales, fourberies.
"*.
ANNÉE 1765.
577
noirceurs, faux sermens, faux témoins, su-
bornation de juges; quelles armes terribles
dont vous êtes privé, et qu'il emploiera contre
vous 1 J'avoue que si sa famille le soutient, il
faut qu'elle soit composée de membres qui se
donnent tout ouvertement pour gens de sac et
de corde; mais il faut s'attendre à tout de la
part des hommes, et je suis fâché de vous dire
que vous vivez dans un pays plein de gens d'es-
prit, mais qui n'imaginent pas même qu'il existe
quelque chose qui se puisse appeler justice et
vertu. J'ai l'âme navrée, et tout ceci met le
comble à mes malheurs.
Vous pouvez , si vous voulez , m'envoyer la
petite caisse par le retour du bateau qui portera
les pommes et qui la conduira à Cerlier, où je
la ferai prendre. Mon généreux ami , je vous
embrasse le cœur ému et les yeux en larmes.
KV MÊME.
Le 7 octobre.
Voici, mon cher hôte, un troisième paquet
depuis l'arrivée de mademoiselle Le Vasseur.
Comme je vous sais fort occupé, qu'il a fait
fort mauvais, et que votre ouvrage n'a peut-
être point encore paru, je ne suis point en peine
de votre silence, et j'espère que vous vous por-
tez bien. Pour moi, je n'en puis pas dire au-
tant, et c'est dommage. Il ne me manque que de
la santé pour être parfaitement content dans
celte île, dont je ne compte plus sortir de l'an-
née. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Mille remercîmens et très-humbles respects
de mademoiselle Le Vasseur.
AU MÊME.
tenu de vous. A l'éloge que vous faisiez de ces
gens-là, je croyois qu'ils alloient étouffer ce
monstre entre deux matelas. Tant qu'il ne
s'est montré que demi-coquin, ils ont paru le
désapprouver; mais, depuis qu'il s'est faù ou-
vertement chef de brigands, les voilà tous ses
satellites. Que Dieu vous délivre d'eux et moi
aussi 1 Tirez-vous de leurs mains comme vous
pourrez, et tenons-nous désormais bien loin do
pareilles gens.
Ce vendredi ii uctobre.
Je suppose, mon cher hôte, que vous aurez
reçu un mot de lettre où je vous accusois In ré-
ception du dernier paquet, contenant, entre
autres, un exemplaire de votre réponse au si-
caire de Motiers. Deux heures après je reçus
votre billet du samedi ; je n'ai montré la réponse»
è personne, et ne la montrerai point. Je suis
curieux d'apprendre ce que sa famille aura ob>
T. IV,
KV MÊME.
Mardi soir, 15 octobre.
Voici, mon cher hôte, deux lettres auxquelles
je vous prie de vouloir bien donner cours. J'ai
reçu , avec la vôtre du 9 , la petite caisse et le
café sur lequel vous m'avez bien triché, puis-
que la quantité en est bien plus forte que celio-
en échange de laquelle j'envoyois les pommes.
J'apprends avec bien de la peine et toiiç vos
tracas et les maladies successives de tous vos
gens, surtout de M. Jeannin , qui vous est tou-
jours fort utile et qui mérite qu'on s'intéresse
pour lui. Je vous avoue, au reste, que je no
suis pas fâché que la négociation en question
se soit rompue, surtout par la fnute de ce Sa-
cripant; car j'étois presque sûr d'avance de co
qu'il auroit écrit et dità tout le monde au sujet
du juste désaveu que vous exigiez, et qu'il n'au-
roit pas manqué de donner pour un acte de s»
complaisance envers sa famille, que vous avi( z
intéressée ponr vous tirer d'embarras. Je so-
rois assez^ curieux de savoir ce qui s'est fait
dans le conseil de samedi, fort inutilement au
reste, puisque ces messieurs n'ont aucune force
pour faire valoir leur autorité, et que tout abou-
tit à des arrêts presque clandestins, qu'on
ignore ou dont on se moque.
J'ai vu ici M. l'intendant de l'hôpital à qii:
M. Sturler avoit eu la bonté d'écrire , et qui
lui a manifesté de, meilleures intentions que
celles que je lui crois en effet. J'ai poussé jus-
qu'à la bassesse des avances pour captiver sa
bienveillancl^ qui me paroissent avoir fort mal
réussi. Ce qui me console est que mon séjour
ici ne dépend pas de lui, et qu'il n'osera pcut-
A(rn pog témoigner la mauvaise volonté qu'il
57
sr»
CORRESPONDANCE.
peut avoir, voyant qu'en général on ne voit pas
à Berne de mauvais œil mon séjour ici, et que
M. le bailli de Nidau paroît aussi m'y voir avec
plaisir. Je ne sais s'il convientde faire cette con-
fidence à M. Chaillet dont le zèle est quelque-
fois trop impétueux. Mais, si vous aviez occa-
sion d'en toucher quelque chose à M. Sluricr,
j avoue que je n'en serois pas fâché, quand ce
ne seroit que pour savoir au juste les vrais sen-
timens de leursExcelIencesà ce sujet ; car enfin
il seroit désagréable d'avoir fait beaucoup de
dépense pour ni'accommoder ici, et d'être
obligé d'en partir au printemps.
i Je voudroisde tout mon cœur complaire à
M. d'Escherny : mais convenez qu'il n'auroit
guère pu prendre plus mal son temps pour
mettre en avant cette affaire. D'ailleurs ce n'est
point ici le moment d'en parler, pour des mi-
sons qui ne reganient ni mylord, ni M. d'Es-
cherny, ni moi, et dont je vous ferai confi-
dence, quand nous nous verrons, sous le sceau
du secret. Ainsi je suis prêt à renvoyer à
M. d'Escherny ses papiers, s'il est pressé : s'il
ne l'est pas, le temps peut venir d'en faire
usage, et alors il doit être sûr de ma bonne vo-
lonté; mais je ne puis rien promettre au delà.
En parcourant votre ouvrage , j'avois trouvé
quelques corrections à faire ; mais le relisant à
la hâie, je n'en ai su retrouver que trois mar-
quées dans le papier ci-joint.
Voici quelques notes de commissions qui ne
pressent point, et dont vous ferez celles que
vous pourrez, lorsque vous viendrez ici, puis-
que vous me flattez de venir bientôt.
À" Les deux rasoirs que vous m'avez donnés
sont déjà gâtés, soit par la maladresse de mes
essais, soit à cause de l'extrême rudesse de
ma barbe; il m'en faudroit au moins encore
quatre, afin que je n'eusse pas sans cesse re-
cours à des expédiens très-incommodes dans
ma position, pour les faire repasser. Mais peut-
être les faudroil-il un peu moins fins pour une
si forte barbe.
2° J'aurois besoin d'un cahier de papier doré
pour mes herbiers ; je préférerois du papier
doré en plein à celui qui a des ramages.
J'ai peine à me désaccoutumer tout d'un
coup de lire la gazette, et à ne plus rien sa-
voir des affaires de l'Europe. Comme vous pre-
nez et gardez, je crois, quelque gazette, si
M. Jeannin vouloit bien me les envoyer suiin
après suite dans les occasions, je serois très-
attenlif à n'en point égarer, et à les lui ren-
voyer de même. Je ne me soucie point de ga-
zettes récentes, ni d'avoir souvent des paquets ;
il me suffira seulement qu'il n'y ait point d'in-
terruption dans la suite; du reste, le temps n'y
fait rien. J'ai cessé de les lire depuis le ^*' sep-
tembre.
Dans l'accord pour ma pension, il entre en-
tre autre choses une étrenne annuelle pour ma-
dame la receveuse. Ne pourriez-vous pas m'ai-
dera trouverquelque cadeau honnêteà lui faire,
et qui cependant ne passât pas trente à trente-
six francs de France? Je sais qu'elle a envie
d'avoir une tabatière de femme. Nous avons
jusqu'à la fin de l'année, mais la rencontre peut
venir plus tôt. Voilà tout ce qui me vient à pré-
sent; mais je sens que j'oublie bien des choses.
Mille pardons et embrassemens.
AU MEME.
Ue de Saint-Pierre, le (7 octobre 1765.
On me chasse d'ici, mon cher hôto. Le climat
de Berlin est trop rude pour moi ; je me déter-
mine à passer en Angleterre, où j'aurois dû
d'abord aller. J'aurois grand besoin de tenir
conseil avec vous; mais je ne puis aller à Neu-
châtel : voyez si vous pourriez par charité vous
dérober à vos affaires pour faire un tour jus-
qu'ici. Je vous embrasse.
A M. DE GRAFFENRIED
Bailli à Mdau.
r •
lie de Saint-Pierre, le 17 octobre I7S3.
1
Monsieur,
J'obéirai à l'ordre de leurs Excellences avec
le regret de sortir de votre gouvernement et de
votre voisinage, mais avec la consolation d'em-
porter votre estime et celle des honnêtes gens.
Nous entrons dans une saison dure, surtout
pour un pauvre infirme : je ne suis point pré-
paré pour un long voyage, et mes affaires de-
manderoient quelques préparations. J'aurois
souhaité, monsieur, qu'il vous eût plu de me
ANNÉE 1765.
S79
marquer si l'on m'ordoniioit de partir sur-le-
chnmp, ou si l'on vouloil bien m'accorder
quelques semaines pour prendre les arrange-
mens nécessaires à ma situation. Kn attendant
qu'il vous plaise de me prescrire un terme, que
je m'efforcerai môme d'abréger, je supposerai
qu'il m'est permis de séjourner ici jusqu'à ce que
j'aie mis l'ordre le plus pressant à mes affaires.
Ce qui me rend ce retard presque indispensable,
est que, sur les indices que je croyois sûrs, je
me suis arrangé pour passer ici le reste de ma
vie avec l'agrément tacite du souverain. Je vou-
drois être sûr que ma visite ne vous déplairoit
pas; quelque précieux que me soient les mo-
mens en cette occasion, j'en déroberai de bien
agréables pour aller vous renouveler, monsieur,
les assurances de mon respect.
AU HÊMH.
Ile de Saint-Pierre, le 20 octobre 1765.
Monsieur,
Le triste état où je me trouve et la confiance
que j'ai dans vos bontés me déterminent à vous
supplier de vouloir bien faire agréer à leurs
Excellences une proposition qui tend à me déli-
vrer une fois pour toutes des tourmens d'une
vie orageuse, et qui va mieux, ce me semble,
au but de ceux qui me poursuivent que ne fera
mon éloignement. J'ai consulté ma situation,
mon âge, mon humeur, mes forces; rien de
tout cela ne me permet d'entreprendre en ce
moment, et sans préparation, de longs et pé-
nibles voyages, d'aller errant dans des pays
froids, et de me fatiguer à chercher au loin un
asile, dans une saison où mes infirmités ne me
permettent pas même de sortir de la chambre.
Après ce qui s'est passé, je ne puis me résoudre
à rentrer dans le territoire de Neuchâtel, où la
protection du prince et du gouvernement ne
sauroit me garantir des fureurs d'une popu-
lace excitée qui ne connoît aucun frein ; et vous
comprenez, monsieur, qu'aucun des états voi-
sins ne. voudra ou n'osera donner retraite à un
malheureux si durement chassé de celui-ci.
Dans cette extrémité, je ne vois pour moi
qu'une seule ressource, et, quelque effrayante
qu'elle paroisse, je la prendrai non-seulement
sans répugnance, mais avec empressement, si
leurs Kxcollences veulent bien y consentir; c'est
qu'il leur plaise que je passe en prison le reste
de mes jours dans quelqu'un de leurs châteaux
ou tel autre lieu de leurs étals qu'il leur sem-
blera bon de choisir. J'y vivrai à mes dépens,
et je donnerai siireié de n'être jamais à leur
charge; je me soumets à n'avoir ni papier, ni
plume, ni aucune communication au-dchors,
si ce n'est pour l'absolue nécessité et par le
canal de ceux qui seront chargés de moi ; seu-
lement qu'on me laisse, avec l'usage de quel-
ques livres, la liberté de me promener quel-
quefois dans un jardin, et je suis content.
Ne croyez point, monsieur, qu'un expédient
si violent en apparence soit le fruit du déses-
poir; j'ai l'esprit très-calme en ce moment: je
me suis donné le temps d'y bien penser, et
c'est d'après la profonde considération de mon
état que je m'y détermine. Considérez, je vous
supplie, que si ce parti est extraordinaire, ma
situation l'est encore plus : mes malheurs sont
sans exemple ; la vie orageuse que je mène sans
relâche depuis plusieurs années seroit terri-
ble pour un homme en santé : jugez ce qu'elle
doit être pour un pauvre infirme épuisée de
maux et d'ennuis, et qui n'aspire qu'à mourir
en paix. Toutes les passions sont éteintes dans
mon cœur, il n'y reste que l'ardent désir du
repos et de la retraite; je les trouverois dans
l'habitation que je demande. Délivré des im-
portuns, à couvert de nouvelles catastrophes,
j'attendrois tranquillement la dernière, et n'é-
tant plus instruit de ce qui se passe dans le
monde, je ne serois plus attristé de rien. J'aime
la liberté, sans doute, mais la mienne n'est
point au pouvoir des hommes, et ce ne seront
ni des murs ni des clefs qui me l'ôteront.Cette
captivité, monsieur, me parott si peu terrible,
je sens si bien que je jouirois de tout le bon-
heur que je puis encore espérer dans cette vie,
que c'est par la même que, quoiqu'elle doive
délivrer mes ennemis de toute inquiétude à
mon égard, je n'ose espérer de l'obtenir : mais
je ne veux rien avoir à me reprocher vis-à-vis
de moi, non plus que vis-à-vis d'autrui : je
veux pouvoir me rendre témoignage que j'ai
tenté tous les moyens praticables et honnêtes
qui pouvoienl m'assurer le repos, et préve-
nir les nouveaux orages qu'on me force d'aller
chercher.
580
CORRESPONDANCE.
Je connois, monsieur, les senlimens d'hu-
maniié dont votre âme généreuse est remplie :
je sens tout ce qu'une grâce de cette espèce
peut vous coûter à demander ; mais quand vous
aurez -compris que, vu ma situation, cette
grâce en seroit en effet une très-grande pour
moi, ces mêmes sentimens, qui font votre ré-
pugnance, me sont garans que vous saurez la
surmonter. J'attends, pour prendre définitive-
m ent mon parti, qu'il vous plaise de m'honorer
(le quelque réponse.
Daignez, monsieur, je vous supplie, agréer
mes excuses et mon respect.
AU MÊME.
Le 22 octobre 1765.
Je puis, monsieur, quitter samedi prochain
l'île de Saint-Pierre, et je me conformerai en
cela à l'ordre de leurs Excellences : mais, vu
l'étendue de leurs états et ma triste situation,
il m'est absolument impossible de sortir le
même jour de l'enceinte de leur territoire. J'o-
béirai en tout ce qui me sera possible. Si leurs
Excellences me veulent punir de ne l'avoir pas
fait, elles peuvent disposer à leur gré de ma
personne et de ma vie : j'ai appris à m'atten-
dre à tout de la part des hommes; ils ne pren-
dront pas mon âme au dépourvu.
Recevez, homme juste et généreux, les as-
surances de ma respectueuse reconnoissance,
et d'un souvenir qni ne sortira jamais de mon
cœur.
A M. DO PEYROU.
Vendredi matin 23 octobre.
Je vous prie de tâcher d'obtenir de quelqu'un
qui connoisse cette route un itinéraire exact,
avec les noms des villes, bourgs, lieux, et
bonnes auberges. Vous pourrez me l'envoyer
à Basie ou à Francfort, par une adresse que je
demanderai à M. de Luze. Je pars à l'instant.
Je vous embrasse mille fois.
A H. DE GRAFFEISRIËD.
Bienne, Je 23 octobre «765.
Je reçois, monsieur, avec reconnoissance
les nouvelles marques de vos attentions et de
vos bontés pour moi : mais je n'en profiterai
pas pour le présent; les piévenances et solli-
citations de ]MM. de Bienne me déterminent à
passer quelque temps avec eux, et, ce qui me
flatte, à votre voisinage. Agréez, monsieur, je
vous supplie, mes remercimens, mes saluta-
tions et mon respect.
A M. DU PEYROU.
Bienne, le 27 octobre 1763.
Jai cédé, mon cher hôte, aux caresses et
aux sollicitations ; je reste à Bienne, résolu d'y
passer l'hiver, ctj'ai lieu decroireque je l'y pas-
serai tranquillement. Cela fera quelque chan-
gement dans nos arrangemens , et mes effets
pouvant me venir joindre avec mademoiselle
Le Vasseur, je pourrai, pendant l'hiver, faire
moi-même le catalogue de mes livres. Ce qni
me flatte dans tout ceci est que je reste votre
voisin, avec l'espoir de vous voir quelquefois
dans vos momens de loisir. Donnez-moi de vos
nouvelles et de celles de nos amis. Je vous em-
brasse de tout mon cœur.
' AU MÊME.
Bienne, lundi 28 octobre {765.
On m'a trompé, mon cher hôte, je pars de-
main matin avant qu'on me chasse. Donnez-
moi de vos nouvelles à BasIe. Je vous recom-
mande ma pauvre gouvernante. Je ne puis
écrire à personne, quelque désir que j'en aie;
je n'ai pas même le temps de respirer, ni la
force. Je vous embrasse.
AU MÊME.
A Basle, 30 octobre.
J'arrive malade, mais sans grand accident.
M. de Luze a eu soin de me pourvoir d'une
chambre,sans quoi jen'en aurois point trouvé,
vu la foire. Je partirai pour Strasbourg le plus
tôt qu'il me sera possible, peut-être dès de-
main; mais je suis parfaitement sûr mainte-
ANNÉE 1765.
nant qu'il m'est lolalemeiit impossible de sou-
lonir à présont le voyafje do Berlin. J'ignore
absolument ce que je ferai ; je renvoie à déli-
bérer à Strasbourg. Je souhaite fort d'y rece-
voir de vos nouvelles. Je compte loger à ï Es-
prit, chez M. Weisse; cependant, n'étant en-
core bien sûr de rion , ne m'écrivez à cette
adresse que ce qui peut se perdre sans incon-
vénient. Mon cher hôte , aimez-moi toujours.
Je vous aime et vous embrasse do tout mon
cœur.
581
A H. DE LUZE.
Strasbourg, le 4 novembre 1765.
J'arrive , monsieur , du plus détesiablo
voyage, à tous égards, que j'aie fait de ma vie.
J'arrive excédé, rendu; mais enfin j'arrive, et,
grâces à vous , dans une maison où je puis me
remettre et reprendre haleine à mon aise, car
je no puis songer à reprendre de long-temps
ma route; et si j'en ai encore une pareille à
celle que je viens de faire , il me sera totale-
ment impossible de la soutenir. Je ne me pré-
vaux point sitôt de votre lettre pour M. Zolli-
coffer; car j'aime fort le plaisir de prince do
garder l'incognito le plus long-temps qu'on
peut. Que no puis-je le garder le reste de ma
vie ! je serois encore un heureux mortel. Je ne
sais au reste comment m'accueilleront les Fran-
çois; mais s'ils font tant que de me chasser,
ils ne choisiront pas le temps que je suis ma-
lade, et s'y prendront moins brutalement que
les Bernois. Je suis d'une lassitude à ne pou-
voir tenir la plume. Le cocher veut repartir
dès aujourd'hui. Je n'écris donc point à M. Du
Peyrou : veuillez suppléer à ce que je ne puis
faire; je lui écrirai dans la semaine infaillible-
ment. Il faut que je lui parle de vos attentions
et de vos bontés mieux que je ne peux faire à
vous-même. Ma manière d'en remercier est
d'en profiter; et, sur ce pied, l'on ne peut être
mieux remercié que vous l'êtes : mais il est
juste que je lui parle de l'effet qu'a produit sa
recommandation. Bonjour, monsieur; bonne
foire et bon voyage. J'espère avoir le plaisir de
vous embrasser encore ici.
A M. DU PEYROU.
Straibourg, le S novembre <76S.
Je suis arrive, mon cher hôte, à Strasbourg
samedi, tout-à-fait hors d'étal de continuer ma'
route, tant par l'effet de mon mal et do la fa-
ligue, que par la fièvre et une chaleur d'en-
trailles qui s'y sont jointes. Il m'est aussi im-
possible d'aller maintenant à Potzdam qu'à la
Chine, et je ne sais plus trop ce que je vais
devenir; car probablement on ne me laissera
pas long-temps ici. Quand on est une fois au
point où je suis, on n'a plus de projets à faire ;
il ne reste qu'à se résoudre à toutes choses,
et plier la tôle sous le pesant joug de la néces-
sité.
J'ai écrità mylord maréchal; je voudrois at-
tendre ici sa réponse. Si Ion me ch,isse,'j'irai
chercher de l'autre côté du Rhin quelque hu-
manité, quelque hospitalité; si je n'en trouve
plus nulle part, il faudra bien chercher quel-
que moyen de s'en passer. Bonjour, non plus
mon hôte, mais toujours mon ami. George
Keith et vous m'attachez encore à la vie; do
tels liens ne se rompent pas aisément.
Je vous embrasse.
AU MÊME.
Strasbourg, le 10 novembre 1765.
Rassurez- vous, mon cher hôte, et rassurez
nos amis sur les dangers auxquels vous me
croyez exposé. Je ne reçois ici que des mar-
ques de bienveillance , et tout ce qui com-
mando dans la ville et dans la province paroît
s'accorder à me favoriser. Sur ce que m'a dit
M. le maréchal, que je vis hier, je dois me re-
garder comme aussi en sûreté à Strasbourg
qu'à Berlin. M. Fischer m'a servi avec toute
la chaleur et tout le zèle d'un ami, et il a eu
le plaisir de trouver tout le monde aussi bien
disposé qu'il pouvoit le désirer. On me fait
apercevoir bien agréablement que je ne suis
plus en Suisse.
Je n'ai que le temps de vous marquer ce mot
pour vous rassurer sur mon compte.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
582
CORRESPONDANCE.
AU MÊHK.
Strasbourg, le 17 uoveiiibre <7C3.
Je reçois , mon cher hôte , votre lettre n° 6.
Vous aurez vu par les miennes que je renonce
absolument au voyage de Berlin , du moins
pour cet hiver, à moins que mylord maréchal,
à qui j'ai écrit, ne fût d'un avis contraire. Mais
je le connois ; il veut mon repos sur toute chose,
ou plutôt il ne veut que cela. Selon toute ap-
parence, je passerai l'hiver ici. On ne peut rien
ajouter aux marques de bienveillance, d'es-
time, et même de respect, qu'on m'y donne,
depuis M. le maréchal et les chefs du pays,
jusqu'aux derniers du peuple. Ce qui vous sur-
prendra est que les gens d'église semblent vou-
loir renchérir encore sur les aulrés. Ils ont l'air
de me dire dans leurs manières : Distinguez-
nous de vos ministres ; vous voyez que nous ne
pensons pas comme eux.
Je ne sais pas encore de quels livres j'aurai
besoin ; cela dépendra du choix de ma de-
meure; mais, en quelque lieu que ce soit, je
suis absolument déterminé à reprendre la bo-
tanique. En conséquence, je vous prie de vou-
loir bien faire trier d'avance tous les livres qui
en traitent , figures et autres , et les bien en-
caisser. Je voudrois aussi que mes herbiers et
plantes sèches y fussent joints; car, ne con-
noissant pas à beaucoup près toutes les plantes
qui y sont, j'en peux tirer encore beaucoup
d'instruction sur les plantes de la Suisse, que
je ne trouverai pas ailleurs. Sitôt que je serai
arrêté , je consacrerai le goût que j'ai pour les
herbiers à vous en faire un aussi complet qu'il
me sera possible, et dt)nt je tâcherai que vous
soyez content.
Mon cher hôte, je ne donne pas ma con-
fiance à demi ; visitez, arrangez tous mes pa-
piers, lisez et feuilletez tout sans scrupule. Je
vous plains de l'ennui que vous donnera tout ce
fatras sans choix, et je vous remercie de l'ordre
que vous y voudrez mettre. Tâchez de ne pas
changer les numéros des paquets , afin qu'ils
nous servent toujours d'indications pour les pa-
piers dont je puis avoir besoin. Par exemple,
je suis dans le cas de désirer beaucou p de faire
usage ici de deux pièces qui sont dans le nu-
méro ^2, l'une est Pygmalion et l'autre Y En-
gagement téméraire. Le directeur du spectacle
a pour moi mille attentions; il m'a donné pour
mon usage une petite loge grillée ; il m'a fait
faire une clef d'une petite porte pour en-
trer incognito; il fait jouer les pièces qu'il
juge pouvoir me plaire. Je voudrois tâcher de
reconnoître ses honnêtetés, et je crois que quel-
que barbouillage de ma façon, bon ou mauvais,
lui seroit utile par la bienveillance que le pu-
blic a pour moi, et qui s'est bien marquée au
Devin du village. Si j'osois espérer que vous
vous laissassiez tenter à la proposition de M. de
Luze, vous apporteriez ces pièces vous-même,
et nous nous amuserions à les faire répéter.
Mais comme il n'y a nulle copie de Pygmalion
il en faudroit faire faire une par précaution,
surtout si, ne venant pas vous-même, vous
preniez le parti d'envoyer le paquet par la
poste à l'adresse de M. Zollicoffer, ou par oc---
casion . Si vous venez, mandez-le-moi à l'avance,
et donnez-moi le temps de la réponse. Selon
les réponses que j'attends , je pourrois , si la
chose ne vous étoit pas trop importune, vous
prier de permettre que mademoiselle Le Vas-f
seur vînt avec vous. Je vous embrasse.
Je reçois en ce moment le numéro 7. Écrivez
toujours par M. Zollicoffer.
à M. d'ivernois.
A Strasbourg, le It novembre i76S.
Ne soyez point en peine de moi, monsieur ;
grâces au ciel , je ne suis plus en Suisse , je le
sens tous les jours à l'accueil dont on m'honore
ici ; mais ma santé est dans un délabrement fa-
cile à imaginer. Mes papiers et mes livres sont
restés dans un désordre épouvantable : la malle
que vous savez a été remise à M. Martinet, châ-
telain du Val-de-Travers ; vos papiers sont res-
tés parmi les miens ; n'en soyez point en peine ;
ils se retrouveront, mais il faut du temps. Vous
pouvez m'écrire ici ou à l'adresse de M. Du
Peyrou à Neuchâtel. Vous pouvez aussi, et
même je vous en prie, tirer sur moi à vue pour
l'argent que je vous dois et dont j'ignore la
somme. Je ne vous dis rien de vos parens;
mais malgré ce que vous m'avez fait dire par
M. Desarts , je compte et compterai toujours
sur votre amitié, comme vous pouvez toujours
ANNÉE 1765.
585
conipier sur la mienne. Je vous embrasse de
loul niun cœur.
A M. DU PKYROU.
Strasbourg, le 25 novembre <7(i5.
J'ai, mon cher hôie, voire numéro 8 et tous
les précédens. Ne soyez point en peine du pas-
se-port; ce n'est pas une choses! absolument
nécessarie que vous le supposez, ni si difficile
à renouveler au besoin ; mais il me sera toujours
précieux par la main dont il me vient et par les
soins dont il est la preuve.
Quelque plaisir que j'eusse à vous voir, le
changement que j'ai été forcé de mettre dans
ma manière de vivre ralentit mon empresse-
ment à cet égard. Les fréquens dîners en ville,
et la fréquentation des femmes et des gens du
monde, à quoi je m'étois livré d'abord, en re-
tour de leur bienveillance, m'imposoient une
gêne qui a tellement pris sur ma santé, qu'il a
fallu tout rompre et devenir ours par néces-
sité. Vivant seul ou avec Fischer, qui est un
très-bon garçon, je ne serois à portée de par-
tager aucun amusement avec vous, et vous
iriez sans moi dans le monde, ou bien, ne vi-
vant qu'avec moi, vous seriez dans cette ville
sans la connoître. Je ne désespère pas des
moyens de nous voir plus agréablement et plus
à notre aise, mais cela est encore dans les fu-
turs contingens : d'ailleurs, n'étant pas encore
décidé sur moi-même, je ne le suis pas sur le
voyage de mademoiselle Le Vasseur. Cepen-
dant, si vous venez, vous êtes sûr de me trou-
ver encore ici ; et, dans ce cas, je serois bien
aise d'en être instruit d'avance, afin de vous
faire préparer un logement dans cette maison ;
car je ne suppose pas que vous vouliez que nous
soyons séparés.
L'heure presse, le monde vient ; je vous
quitte brusquement ; mais mon cœur ne vous
quitte pas.
A M. DE LUZE.
Strasbourg, le 27 novembre 1763.
Je me réjouis, monsieur, de votre heureuse
arrivée à l'aris, et je suis sensible aux bons
soins dont vous vous êtes occupé pour moi dès
l'instant même : c'est une suite de vos bontés
pour moi, qui ne m'étonne plus, mais qui me
touche toujours. J'ai différé d'un jour à vous
répondre, pour vous envoyer la copie que vous
demandez, et que vous trouverez ci-jointe :
vous pouvez la lire à qui il vous plaira ; mais je
vous prie de ne la pas laisser transcrire. Il est
superflu de prendre de nouvelles informations
sur la sûreté de mon passage à Paris : j'ai là-
dessus les meilleures assurances; mais j'ignore
encore si je serai dans le cas de m'en prévaloir,
vu la saison, vu mon état qui ne me permet
pas à présent de me mettre en roule. Sitôt que
je serai déterminé de manière ou d'autre, je
vous le manderai. Je vous prie de me mainte-
nir dans les bons souvenirs de madame de Fau-
gnes, et de lui dire que l'empressement de la
revoir, ainsi que M. de Faugnes, et d'entrete-
nir chez eux une connoissance qui s'est faite
chez vous, entre pour beaucoup dans le désir
que j'ai de passer par Paris. J'ajoute de grand
cœur, et j'espère que vous n'en doutez pas,
que ma tentation d'aller en Angleterre s'aug-
mente extrêmement par l'agrément de vous y
suivre, et de voyager avec vous. Voilà quant à
présent tout ce que je puis dire sur cet article :
je ne tarderai pas à vous parler plus positive-
ment; mais jusqu'à présent cet arrangement
est très-douteux. Recevez mes plus tendres sa-
lutations; je vous embrasse, monsieur, de tout
mon cœur.
Prêt à fermer ma lettre, je reçois la vôtre sans
date, qui contient les éclaircissemens que vous
avez eu la bonté de prendre avec Guy; ce qui
me détermine absolument à vous aller joindre
aussitôt que je serai en état de soutenir le
voyage. Faites-moi entrer dans vos arrange-
mens pour celui de Londres : je me réjouis
beaucoup de le faire avec vous. Je ne joins pas
ici ma lettre à M. de GrafFenried, sur ce que
vous me marquez qu'elle court Paris. Je mar-
querai à M. Guy le temps précis de mon dé-
part; ainsi vous en pourrez être informé par
lui. Qu'il ne m'envoie personne, je trouverai
ici ce qu'il me faut. Hey m'a envoyé son com-
mis, pour m'emmeneren Hollande; il s'en re-
tournera comme il est venu.
bS4t
A M. DU FKYROU.
Strasbourg, le 30 novembre 1765.
Tout bien pesé, je me détermine à passer en
Angleterre. Si j etois en état, je partirois dès
demain ; mais ma rétention me tourmente si
cruellement, qu'il faut laisser calmer celle at-
taque, employant ma ressource ordinaire. Je
compte être en état de partir dans huit ou dix
jours; ainsi ne m'écrivez plus ici, votre lettre
ne m'y trouveroit pas; avertissez, je vous prie,
mademoiselle Le Vasseur de la même chose : je
compte m'arrêter à Paris quinze jours ou trois
semaines; je vous enverrai mon adresse avant
do partir. Au reste, vous pouvez toujours mé-
crire par M. de Luze, que je compte joindre à
Paris pour faire avec lui le voyage. Je suis très-
fâché de n'avoir pas encore écrit à madame de
l.uze. Elle me rend bien peu de justice si elle
est inquiète de mes sentimens; ils sont tels
qu'elle les mérite, et c'est tout dire. Je m'atta-
che aussi très-véritablement à son mari. Il a
l'air froid et le cœur chaud; il ressemble en cela
à mon cher hôte : voilà les gens qu'd me faut.
J'approuve très-fort d'user sobrement de la
poste, qui en Suisse est devenue un brigan-
dage public : elle est plus respectée en France ;
mais les ports y sont cxorbitans, et j'ai, de-
puis mon arrivée ici, plus de cent francs de
porls de lettres. Retenez et lisez les leltres qui
¥0us viennent pour moi; ne m'envoyez que
celles qui l'exigent absolument; il suffit d'un
petit extrait des autres.
Je reçois en ce moment votre paquet n" \0.
Vous devez avoir reçu une de mes lettres où je
vous priois d'ouvrir toutes celles qui vous ve-
noient à mon adresse : ainsi vos scrupules sont
fort mal placés. Je ne sais si je vous écrirai en-
core avant mon départ ; mais ne m'écrivez plus
ici. Je vous embrasse de la plus tendre amitié.
A M. D IVERNOIS.
Strasbourg, le 2 décembre 4765.
Vous ne doutez pas, monsieur, du plaisir
avec lequel j'ai reçu vos deux leltres cl celle de
M. Deluc. On s'attache à ce qu'on aime à pro-
portion des maux qu'il nous coiite. Jugez par
là si mon cœur est toujours au mjjieu de vous.
CORRESPOINDAINGE.
Je suis arrivé dans cette ville malade et rendu
de fatigue. Je m'y repose avecleplaisirqu ona
de se retrouver parmi les humains, en sortant
du milieu des bêtes féroces. J'ose dire que de-
puis le commandant de la province jusqu'au
dernier bourgeois de Strasbourg, tout le monde
désiroit de me voir passer ici mes jours : mais'
telle n'est pas ma vocation. Hors d'état de sou -
tenir la route de Berlin, je prends le parti de
passer en Angleterre. Je m'arrêterai quinze
jours ou trois semaines à Paris, et vous pou-
vez m'y donner de vos nouvelles chez la veuve
Duchesne, libraire, rue Saint-Jacques.
Je vous remercie de la bonté que vous avez
eue de songer à mes commissions. J'ai d'autres
prunes à digérer; ainsi disposez des vôtres.
Quant aux bilboquets et aux mouchoirs, je
voudrois bien que vous pussiez me les envoyer
à Paris, car ils me fcroient grand plaisir; mais
à cause que les mouchoirs sont neufs, j'ai
peur que cela ne soit difficile. Je suis mainte-
nant très en état d'acquitter votre petit mé-
moire sans m'incommuder. Il n'en sera pas de
même lorsque, après les frais d'un voyage long
et coûteux, j'en serai à ceux de mon premier
établissement en Angleterre : ainsi, je voudrois
bien que vous voulussiez lirer sur moi à Paris
à vue, le montant du mémoire en question. Si
vous voulez absolument remettre cette affaire
au temps où je serai plus tranquille, je vous
prie au moins de me marquer à combien tous
vos déboursés se montent, et permettre que je
vous en fasse mon billet. Considérez, mon bon
ami, que vous avez une nombreuse famille à
qui vous devez compte de l'emploi de votre
temps, et que le partage de votre fortune,
quelque grande qu'elle puisse être, voiis oblige
à n'en rien laisser dissiper, pour laisser tous
vos enfans dans une aisance honnête. Moi, de
mon côté, je serai inquiet sur cette petite dette
tant qu'elle ne sera pas ou payée ou réglée. Au
reste, quoique celle violente expulsion n>e dé-
range, après un peu d'embarras je me trouve-
rai du pain et le nécessaire pour le reste de mes
jours, par des arrangemens dont je dois vous
avoir parlé; et quant à présent rien ne me
manque. J'ai tout l'argent qu'il me faut pour
mon voyage et au-delà, et avec un peu d'é-
conomie, je compte me retrouver bientôt au
courant comme auparavant. J'ai cru vous de-
ANNEK 1765.
585
voir ces détails pour tranquilliser votre hon-
nête cœur sur le compte d'un homme que vous
aimez. Vous sentez que dans le désordre et
la précipitation d'un départ brusque,* je n'ai
pu emmener mademoiselle Le Vasseur errer
avec moi dans cette saison , jusqu'à ce que
j'eusse un gîte ; je l'ai laissée à l'île Saint-Pier-
re, où elle est très-bien et avec de très-honnê-
tes gens. Je pense à la faire venir ce printemps,
on Angleterre, par le bateau qui part d'Yver-
dun tous les ans. Bonjour, monsieur; mille
tendres salutations à votre chère famille et à
tous nos amis; je vous embrasse de tout mon
cœur.
A H. DAVm HUME.
Straabourg, le 4 décembre I76S.
Vos bontés, monsieur, me pénètrent au-
tant qu'elles m'honorent. La plus digne ré-
ponse que je puisse faire à vos offres est de
les accepter, et je les accepte. Je partirai dans
cinq ou six jours pour aller me jeter entre vos
bras; c'est le conseil de mylord maréchal, mon
protecteur, mon ami, mon père ; c'est celui de
madame de Boufflers dont la bienveillance
éclairée me guide autant qu'elle me console;
enfin j'ose dire c'est celui de mon cœur, qui
se plaît à devoir beaucoup au plus illustre de
mes contemporains, dont la bonté surpasse la
gloire. Je soupire après une retraite solitaire
et libre où je puisse finir mes jours en paix. Si
vos soins bienfaisans me la procurent, je joui-
rai tout ensemble et du seul bien que mon cœur
désire, et du plaisir de le tenir de vous. Je vous
salue, monsieur, de tout mon cœur.
A M. DE LUZE.
Parb. le 16 décembre 1763.
l'arrivé chez madame Duchesne plein du
désir de vous voir, de vous embrasser, (^ de
coficerter avec vous le prompt voyage de Lon-
dres, s'il y a moyen. Je suis ici dans la plus
parfaite sûreté; j'en ai on poche l'assurance
la plus précise (*). Cependant, pour éviter
d'être accablé, je veux y rester le moins qu'il
(*) n avoit an passe-port du ministère bon pour trois mois.
G. P.
me sera possible, et garder le plus parfait in-
cognito, s'il se peut : ainsi ne me décelez, je
vous prie, à qui que ce soit. Je voudrois vous
aller voir; mais, pour ne pas promener mon
bonnet dans les rues, je désire que vous puis-
siez venir vous-même le plus tôt qu'il se pourra.
Je vous embrasse, monsieur, de tout mon
cœur (*).
A M. DU PEYROU.
Paris, le 17 décembre 4765.
J'arrive d'hier au soir, mon aimable hôte et
ami. Je suis venu en poste, mais avec une bonne
chaise, et à petites journées. Cependant j'ai
failli mourir en route ; j'ai été forcé de m'arrê-
ler à Épernay, et j'y ai passé une telle nuit, que
je n'espérois plus revoir le jour : toutefois me
voici à Paris dans un état assez passable. Je
n'ai vu personne encore, pas même M. de Luze,
mais je lui ai écrit en arrivant. J'ai le plus
grand besoin de repos; je sortirai le moins que
je pourrai. Je ne veux pas m'exposer derechef
aux dîners et aux fatigues de Strasbourg. Je
ne sais si M. de Luze est toujours d'humeur
de passera Londres; pour moi, je suis déter-
miné à partir le plus tôt qu'il me sera possible,
et tandis qu'il n\e reste encore des forces, pour
arriver enfin en lieu de repos.
Je viens en ce moment d'avoir la visite de
M. de Luze, qui nj'a remis votre billet du 7, daté
de Berne. J'ai écrit en effet la lettre à M. le
bailli de Nidau ; mais je ne voulus point vous
en parler pour ne point vous affliger : ce sont,
je crois, les seules réticences que l'amitié per-
mette.
(♦) Ceite intention si formelle de garder le fins parfait in-
cognito, et i'empressetneiit que nous lui verrons bientôt mon-
trer à quitter ce théâtre public ( lettre ci-après du 26 décem-
bre), sufliroicnt pour démentir ce qui est raconté à ce sujet
dans la correspondance de Gi imm ( édition du Furne, tome V,
page 5 ) .
« Rousseau est revenu à Paris le 17 décembre. Le lende-
>' main il s'est proint^ué au Luxembourg eu habit arniéuirn...
» il s'est aussi promené tous les jours à une certaine heure sur
» le boulevard dans la partie la plus proche de sou logement.
» Cette affectation de se montrer en public s.ms nécessité, fn
» dépit de la prise de corps, a choqué le ministre, qui avoit
» cédé aux instances de ses protecteurs, en lui accordant la
» permission de traverser le royaume pour se rendic en An-
» gletirrc. On lui a fait dire parla police de partir sans aucun
» délai, s'il ne vouloit être arrêté. En conséquence il quittera
i> Paris samedi 4jauvier, accompagné de D. Hume. » G. P.
586
CORRESPONDANCE.
Voici une lettre pour cette pauvre fille qui
est à l'île : je vous prie de la lui faire passer le
plus promptement qu'il se pourra; elle sera
utile à sa tranquillité. Dites, je vous supplie, à
madame la commandante (*) combien je suis
louché de son souvenir, et de l'intérêt qu'elle
veut bien prendre à mon sort. J'aurois assuré-
ment passé des jours bien doux près de vous et
d'elle ; mais je n'étois pasappelé à tant de bien.
Faute du bonheur que je ne dois plus attendre,
cherchons du moins la tranquillité. Je vous em-
brasse de tout mon cœur.
logement, vos lettres sous la même adresse rp*
parviendront également.
A M. d'ivkrnois.
Paris, le 18 décembre 1765.
Avant-hier au soir, monsieur, j'arrivai ici
très-fiitigué, très-malade, ayant le plus grand
besoin de repos. Je n'y suis point incognito, et
je n'ai pas besoin d'y être : je ne me suis jamais
caché, et je ne veux pas commencer. Comme
j'ai pris mon parti sur les injustices des hommes,
je les mets au pis sur toutes choses, et je m'at-
tends à tout de leur part, même quelquefois à
ce qui est bien. Jai écrit en effet la lettre à M. le
bailli de Nidau; mais la copie que vous m'avez
envoyée est pleine de contre-sens ridicules et
de fautes épouvantables. On voit de quelle
boutique elle vient. Ce n'est pas la première
fabrication de cette espèce, et vous pouvez
croire que des gens si fiers de leurs iniquités
ne sont guère honteux de leurs falsifications.
Il court ici des copies plus fidèles de cette lettre,
qui viennent de Berne , et qui font assez d'ef-
fet. M. le Dauphin lui-même, à qui ou l'a lue
dans son lit de mort , en a paru touché, et a
dit là-dessus des choses qui feroient bien rou-
gir mes persécuteurs, s'ils les savoient, et qu'ils
fussent gens à rougir de quelque chose.
Vous pouvez m'écrire ouvertement chez nia-
dame Duchesne,où jesuis toujours. Cependant
j apprends à l'instant que M. le prince de Conti
a eu la bonté de me faire préparer un lo-
gement au Temple, et qu'il désire que je l'aille
occuper. Je ne pourrai guère me dispenser
d'accepter cet honneur ; mais, malgré mon dé-
(*) C'étoil la mère de Da Peyrou, reuve d'un cotninaodant
de Surinam. tl- P«
AU MÊMK.
Paris, le 29 décembre 1765.
Votre lettre, mon bon ami, m'alarme plus
qu'elle ne m'instruit. Vous me parlez de niy-
lord maréchal pour avoir la protection du roi;
mais de quel roi entendez-vous parler ? Je puis
me faire fort de celle du roi de Prusse, mais
de quoi vous serviroit-elle auprès de la média-
tion? Et s'il est question du roi de France, quel
crédit mylord maréchal a-t-il à sa cour? Em-
ployer cette voie seroit vouloir tout gâter.
Mon bon ami, laissez faire vos amis, et soyez
tranquille. Je vous donne ma parole que si la
médiation a lieu, les misérables qui vous me-
nacent ne vous fcrontaucun mal par cette voie-
là. Voilà sur quoi vous pouvez compter. Cepen-
dant ne négligez pas l'occasion de voir M. le
résident, pour parer aux préventions qu'on
peut lui donner contre vous: du reste, je vous
le répète, soyez tranquille; la médiation ne
vous fera aucun mal.
Je déloge dans deux heures pour aller occu-
per au Temple l'appartement qui m'y est des-
tiné. Vous pourrez m'écrire à l'hôtel de Sainte
Simon, au Temple^ à Paris. Je vous embrasse
de la plus tendre amitié.
A H. DU. LUZË.
22 décembre 1763.
I/affliction, monsieur, où la perte d'un
père tendrement aimé plonge en ce moment
madame de Verdelin, ne me permet pas de me
livrera des amusemens, tandis qu'elle est dans
les larmes. Ainsi nous n'aurons point de mu-
sique aujourd'hui. Je serai cependant chez moi
ce soir commeà l'ordinaire ; et, s'il entre dans
vos arrangemens d'y passer, ce changement
ne m'ôtera pas le plaisir de vous y voir. Mille
salutations.
A MADAME LATOUR
A Paris, le 24 décembre 1763.
J'ai reçu vos deux lettres, madame; toujours
ANNÉli; 1765.
587
des reproches! Comme, dans quelque situation
que je puisse être, je n'ai jamais autre chose
de vous, je me le liens pour dit, et m'arrange
un peu là-dessus.
Mon arrivée et mon séjour ici ne sont point
un secret. Je ne vous ai point été voir parceque
je ne vais voir personne, et qu'il ne me seroit
pas possible, avec la meilleure santé et le plus
grand loisir, de suffire, dans un si court es-
pace, à tous les devoirs que j aurois à remplir.
Cen seroit remplir un bien doux daller vous
rendre mes hommages; mais, outre que j'i-
gnore si vous pardonneriez cette indiscrétion à
un homme avec lequel vous ne voulez qu'une
correspondance mystérieuse , ce seroit me
brouiller avec tous mes anciens amis de don-
ner sur eux aux nouveaux la préférence ; et,
comme je n'en ai pas trop, que tous me sont
chers, je n'en veux perdre aucun, si je puis,
par ma faute.
A M. DU PEYROU.
A Paris, le 24 décembre 17C5.
Je vous envoie, mon cher hôte, linclase ou-
verte, afin que vous voyiez de quoi il s'agit.
Tout le monde me conseille de faire venir tout
de suite mademoiselle Le Vasseur, et je compte
sur votre amitié et sur vos soins pour lui pro-
curer les moyens de venir le plus promptenient
et le plus commodément qu'il sera possible. Je
voudrois qu'elle vînt tout de suite, ou qu'elle
attendît le mois d'avril, parce que je crains
pour elle Ics.approches de l'équinoxe où la mer
est très orageuse. Disposez de tout selon votre
prudence, en faisant, pour l'amour de moi,
grande attention à sa commodité et à sa sûreté.
Notre voyage est arrangé pour le commen-
cement de janvier ; M. de Luze aura pu vous
en rendre compte. J'ai l'honneur d'être, en at-
tendant, Ihôie de M. le prince deConti. Il a
voulu que je fusse logé et servi avec une magni-
ficence qu'Usait bien n'être pas selon mon goût;
mais je comprends que, dans la circonstance,
il a voulu donner en cela un iénu)ignage public
de l'estime dont il nVhonore. Il désiroit beau-
coup me retenir tout-à-fait, et métablir dans
un de ses châteaux à douze lieues d ici; mais
il y avoità cela une condition nécessaire que je
n'ai pu me résoudre d'accepter, quoiqu'il ait
employé durant deux jours consécutifs toute
son éloquence, et il en a beaucoup, pour me
persuader. L'inquiétude où il étoit sur mes res-
sources m'a déterminé à lui exposer no« ar-
rangemens; j'ai fait, par la même raison, la
môme confidence à tous mes amis devenus les
vôtres, et qui, j'ose le dire, ont conçu pour
vous la vénération qui vous est due. Cepen-
dant, une inquiétude déplacée sur tous les ha-
sards leur a fait exiger de moi une promesse
dont il faut que je m'acquitte, irès-persuadé
que c'est un soin bien superflu; c'est de vous
prier deprendre les mesures convenables pour
que, si j'avois le malheur de vous perdre, je no
fusse pas exposé à mourir de faim. Au reste,
c'est un arrangement entre vous et vos héri-
tiers, sur lequel il me suffit de la parole que
vous m'avez donnée.
On se fait une fête en Angleterre d'ouvrir
une souscription pour l'impression de mesou->
vrages. Si vous voulez en tirer parti, j'ose vous
assurer que le produit en peut être inmiense,
et plus grand de mon vivant qu'après ma mort.
Si cette idée pouvoit vous déterminer à y Caire
un voyage, je désirerois autant de la voir exé-
cutée, que je le craignois en toute autre occa-
sion.
Je ne voudrois pas, mon cher hôte, séparer
mes livres ; il faut vendre tout ou m'envoyer
tout. Je pense que les livres, 1 herbier, et les
estampes, le tout bien emballé, peut mètre
envoyé par la Hollande, sans que les frais soient
immenses, et je ne doute pas que MiM. Por(a«-
lès, et surtout M. Paul, qui m'a fait des offres
si obligeantes, ne veuille bien se charger de ce
soin. Toutefois, si vous trouvez l'occasion de
vous défaire du tout, sauf les livres de botani-
que dont j'ai absolument besoin, j'y consens. Je
pense que vous ferez bien aussi de m'envoyer
toutes les lettres et autres papiers relatifs à mes
mémoires, parce que mon projet est de rassem-
bler et transcrire d'abord toutes mes pièces
justificatives; après quoi je vous renverrai les
originaux à mesure que je les transcrirai. Vous
devez en avoir déjà la première liasse ; j'attends,
pour faire la seconde, une trentaine de lettres
de ^58, qui doivent être entre vos mains.
Pijginalion ne m'est plus nécessaire, n'étant
plus à Strasbourg; mais je ne serois pas fâché
588
COURESPOJNDANGE.
de pouvoir lire à mes amis le Lévite d'Ephraim
dont beaucoup de gens me parlent avec cu-
riosité.
Je vous écris avec beaucoup de distraction,
parce qu'il me vient du monde sans cesse, et
que je n'ai pas un moment à moi. Extérieure-
ment, je suis forcé d'être à tous les survenans;
intérieurement, mon cœur est à vous, soyez-
en sûr. Je vous embrasse.
Si vous me répondez sur-le-champ, je pour-
rai recevoir encore voire lettre, soit sous le pli
de M. de Luze, soit directement à l'hôtel de
Saint-Simon, au Temple.
A M. DE LUZE. ^ .1
26 déceiubtc <765.
Je ne saurois, monsieur, durer plus lonjj
temps sur ce théâtre public. l*ourriez-vous, par
charité, accélérer un peu noiredépari?M.Hunie
consent à partir le jeudi 2 à midi pour aller
coucher à Senlis. Si vous pouvez vous prêter
à cet arrangement, vous me ferez le plus grand
plaisir. Nous n'aurons pas la berline à quatre;
ainsi vous prendrez votre chaise de poste,
M. Hume la sienne, et nous changerons de
temps en temps. Voyez, de grâce, si tout cela
vous convient, et si vous voulez m'envoyer
quelque chose à mettre dans ma malle. Mille
tendres salutations.
A M. DIVERNOIS.
Paris, le 30 décembre «765.
Je reçois, mon bon ami, votre lettre du 23.
Je suis très-fâché que vous n'ayez pas été voir
M. de Voltaire. Avez-vous pu penser que cette
démarche me feroit de la peine? que vous con-
noissez mal mon cœur ! Eh, plût à Dieu qu'une
heureuse réconciliation entre vous, opérée par
les soins de cet homme illustre, me faisant ou-
blier tous ses torts, me livrât sans mélange à
mon admiration pour lui! Dans les temps où
il m'a le plus cruellement traité, j'ai toujours
eu beaucoup moins d'aversion pour lui que d'a-
mour pour mon pays. Quel que soit l'hogime
qui vous rendra la paix et la liberté, il me sera
toujours cher el respectable. Si c'est Voltaire,
il pourra du reste me faire tout le mal qu'il
voudra ; mes vœux constans, jusqu'à mon der-
nier soupir, seront pour son bonheur el pour
sa gloire.
Laissez menacer les jongleurs; telfiertqui
ne tue pas (*). Votre sort est presque entre les
mains do M. de Voltaire ; s'il est pour vous, les
jongleurs vous feront fort peu de mal. Je vous
conseille et vous exhorte, après que vous l'au-
rez suffisamment sondé, de lui donner votre
confiance. 11 n'est pas croyable que, pouvant
être l'admiration de l'univers, il veuille en de-
venir l'horreur : il sent trop bien l'avantage de
sa position pour ne pas la mettre à profit pour
sa gloire. Je ne puis penser qu'il veuille, en
vous trahissant, se couvrir d'infamie. En un
mot, il est votre unique ressource : ne vousl'ô-
tez pas. S'il vous trahit, vous êtes perdu, je
l'avoue; mais vous l'êtes également s'il ne se
mêle pas de vous. Livrez-vous donc à lui ron-
dement et franchement ; gagnez son cœur par
cette confiance ; prêtez-vous à lout accommo-
dement raisonnable. Assurez les lois et la li-
berté ; mais sacrifiez l'amour-propre à la paix.
Surtout aucune mention de moi, pour ne pas
aigrir ceux qui me haïssent; et si M. de Vol-
taire vous sert comme il le doit, s'il entend sa
gloire, combloz-le d'honneurs, et consacrez à
Apollon pacificateur, Phœbo pacatori, la mé-
daille que vous m'aviez destinée.
A M DU PtYROU.
A Paris, le «*' janvier 1766
Je reçois, mon cher hôte, votre lettre du 24,
n° ^5; je pars demain pour le public, et sa-
medi réellement. Toujours embarrassé de mes
préparatifs et de mes continuelles audiences,
je ne puis vous écrire que quelques mots rapi-
dement.
N'ayant pas le temps suffisant pour relire
vos lettres avec attention, je ne les ferai pas im-
primer, d'autant que c'est la chose la moins
nécessaire. On ne pont rien ajouter au mépris
et à l'horreur qu'on a ici pour vos ministres ;
C) G'étoit la devise de la maison de Solar qu'il expliqua dans
un repas. Voyfz Confessions, tome I, page 48. M. P.
ANNÉE 1766.
S89
et celle afFairo commence à être si vieille, que,
selon l'esprit léger du pays, on ne pourroii se
résoudre à y revenir sans ennui. J'apprends
que la cour vous donne un gouverneur ; j'ima-
gine que celte nouvelle ne fait pas un grand
plaisir au sicaire et à ses satellites.
Je ne sais quel parti aura pris mademoiselle
Le Vasseur. On l'attend ici ; mais le froid est si
terrible que je souffre à imaginer cette pauvre
fille en route , seule , et par le temps qu'il fait.
Dirigez tout pour le mieux, soit pour accélérer
son départ, soit pour le retarder jusqu'après
l'équinoxe. Il faut nécessairement l'un ou l'au-
tre ; le pis seroit de temporiser.
Tâchez , je vous en prie , de m'cnvoyer par
mademoiselle Le Vasseur toutes les lettres, mé-
moires, brouillons, etc., depuis ^758 jusqu'à
H 762, mois de juin inclusivement, c'est-à-dire
jusqu'à mon départ de Paris , attendu que la
première chose que je vais faire sera de mettre
au net toute cette suilc de pièces, de peur d'en
perdre la trace. Mon voyage ici ne m'a pas été
tout-à-fail inutile pour mon objet. J'y ai acquis
sur la source de mes malheurs des lumières
nouvelles, dont il sera bon que le public à venir
soit instruit. Je vous recommande mes plantes
sèches. Ce recueil fait en Suisse me sera bien
précieux en Angleterre, oii j'espère m'en occu-
per. Si vous pouvez remettre à mademoiselle Le
Vasseur une copie du Lévite, ou un brouillon
qui doit être parmi mes papiers, je vous en
serai fort obligé. Vous savez qu'il y a parmi mes
cstamçes une épreuve d'une petite fillequi baise
un oiseau, et que cette épreuve vous étoii des-
tinée. Je vous en parle, parce que celte estampe
est charmante, et qu'elle ne se vend point. Il
doit y en avoir deux en noir et une en rouge ;
choisissez. M. Watelct a ranimé ici mon goût
pour les estampes , par celles dont il m'a fait
cadeau. Je veux vous faire faire connoissancc
avec lui. Lorsque vous ferez imprimer mes écrits,
il se chargera volontiers de la direction des
planches, et c'est un grand point que cet article
soit bien exécuté.
J'ai cherché le moment pour écrire à M. de
Vautravers, à qui je dois des remercîmens ; je
n'ai pu le trouver dans ce tourbillon de Paris,
où je suis entraîné ; je suis ici dans mon hôiel
de Saint-Simon , comme Sancho dans son île
(le Hiuauiria, en repjpsentalion toute la jour-
née. J'ai du monde de tous états, depuis l'in-
stant où je me lève jusqu'à celui où je me cou-
che, et je suis forcé de m'habiller en public.
Je n'ai jamais tant souffert ; mais heureusement
cela va finir.
On écrit de Genève que vous êtes en relation
avec iM. de Voltaire; je suis persuadé qu'il n'en
est rien; non que cela me fît aucune peine,
mais parce que vous ne m'en avez rien dit. Je
suis obligé de partir sans pouvoir vous donner
aucune adresse pour Londres; mais, par le
moyen de M. de Luze, j'espère que notre com-
munication sera bientôt ouverte. J'ai le cœur
attendri des bontés de madame la comman-
dante, et de l'intérêt qu'elle prend à mon sort.
Je connois son excellent cœur, elle est votre
mère ; je suis malheureux, comment ne s'inié-
resseroit-elle pas à moi? Quand je pense à vous,
j'ai cent mille choses à vous dire; quand je vous
écris, rien ne me vient, j'achève de perdre en-
tièrement la mémoire. Grâces au ciel, ce n'est
pas d'elle que dépendent les souvenirs qui
m'attachent à vous. Je vous embrasse tendrc-
«lent.
A MADAME DE CnéQUI.
Au Temple, le I" janvier 4706.
Le désir de vous revoir, madame , formoit
un de ceux qui m'attiroient à Paris. La néces-
sité, la dure nécessité, qui gouverne toujours
ma vie, m'empêche de le satisfaire. Je pars avec
la cruelle certitude de ne vous revoir jamais :
mais mon sort n"a point changé mon âme ; rat-
tachement, le respect, la reconnoissance, tous
les seniimens que j'eus pour vous dans les mo-
mens les plus heureux, m'accompagneront
dans mes richesses jusqu'à mon dernier sou-
pirn.
A MADAME LATOUR.
Le 2 janvier J7G6.
Je pars, chère Marianne, avec le regret d '.
n'avoir pu vous revoir. Je n'ai pas plus oublié
que vous ma promesse; mais ma situation la
(*) M'aceompagneront dans mes richesses... C'esl !.■ texte
de lâliiion originale donnée par Pougens en i798 ( polit in-Vi.
page 33). Mais le mot richesses n'offre ici aucun sens; cest
sans doute de/rfwcouirrttcriritiuilfaudroitsubslituer. G P.
590
CORRESPONDANCE.
rendoit conditionnelle : plaignez-moi sans me i sur mon compte , sans me les faire partager
condamner. Depuis que je vous ai vue, j'ai un dans ma retraite. Puissé-je ne plus rien savoir
nouvel intérêt de n'être pas oublié de vous. Je | de ce qui se passe en terre-ferme, hors ce qui
vous écrirai, je vous donnerai mon adresse? Je
désire extrêmement que vous m'aimiez, que
vous ne me fassiez plus de reproches, et encore
plus de n'en point mériter. Mais il est trop tard
pour me corriger de rien ; je resterai tel que je
ftuis, et il ne dépend pas plus de moi d'être plus
«limable, que de cesser de vous aimer.
A MADAME LA COHTESSR DE BOUFFLERS.
Londres, 18 janvier 1766.
Nous sommes arrivés ici, madame, lundi
dernier, après un voyage sans accident; je
n'ai pu , comme je l'espérois, me transporter
d'abord à la campagne. M. Hume a eu la bonté
d'y venir hier faire une tournée avec moi, pour
chercher un logemfint. Nous avons passé à
Fulham , chez le jardinier auquel on avoit
songé; nous avons trouvé une maison très-
malpropre, où il n'a qu'une seule chambre à
donner, laquelle a deux lits, dont l'un est main-
tenant occupé par un malade , et qu'il n'a pas
même voulu nous montrer. Nous avons vu
quelques endroits sur lesquels nous ne sommes
pas encore décidés ; mon désir ardent étant de
m'éloigner de Londres, et M. Hume pensant
que cela ne se peut sans savoir l'anglais, je ne
puis mieux faire que de m'en rapporter entiè-
rement à la direction d'un conducteur si zélé.
Cependant je vous avoue, madame, que je ne
renoncerois pas facilement à la solitude dont je
m'étois flatté et où je comptois nourrir à mon
aise les précieux souvenirs des bontés de M. le
prince de Conti et des vôtres.
M. Hume m'a dit qu'il couroit à Paris une pré-
tendue lettre que le roi de Prusse m'a écrite (*).
Le roi de Prusse m'a honoré de sa protection
la plus décidée et des offres les plus obli-
geantes; mais il ne m'a jamais écrit. Comme
toutes ces fabrications ne tarissent point, et ne
tariront vraisemblablement pas si tôt, je dési-
rerois ardemment qu'on voulût bien me les
laisser ignorer, et que mes ennemis en fussent
pour les tourmens qu'il leur plaît de se donner
(*) /appendice aux Confessions, tome 1", page 555.
intéresse les personnes qui me sont chères! J'ap-
prends , par une lettre de Neuchâtel , que ma-
demoiselle Le Vasseur est actuellement en route
pour Paris ; peut-être au moment où vous re-
cevrez cette lettre, madame, sera-t-elle déjà
chez madame la maréchale : je prends la liberté
de la recommander de nouveau à votre protec-
tion , et aux bons conseils de miss Beckett, Je
souhaite qu'elle vienne me joindre le plus tôt
qu'il lui sera possible : elle s'adressera à Calais,
à M. Morel Disque, négociant; et à Douvres, à
M. Minet, maître des Paquebots, qui l'adres-
sera à M. Steward, à Londres.
Je ne puis rien vous dire de ce pays, madame,
que vous ne sachiez mieux que moi ; il me pa-
roît qu'on m'y voit avec plaisir, et cela m'y at-
tache. Cependant j'aimerois mieux la Suisse
que l'Angleterre, mais j'aime nueux les Anglois
que les Suisses. Votre séjour chez celte nation,
quoique court, lui a laissé des impressions
qui m'en donnent de bien favorables sur son
compte. Tout le monde m'y parle de vous,
même en songeant moins à moi qu'à soi. Ou s'y
souvient de vos voyages comme d'un bonheur
pour l'Angleterre, et je suis sûr dy trouver
partout la bienveillance, en me vantant de la
vôtre. Cependant, comme tout ce qu'on dit ne
vaut pas, à mon gré, ce que je sens, je voudrois
de l'hôtel de Saint-Simon avoir été transporté
dans la plus profonde solitude rj'aurois été bien
sûr de n'y jamais rester seul. Mon amour pour
la retraite ne m'a pourtant pas fait encore ac-
cepter aucun des logemens qu'on m'a'ofFertsen
campagne. Me voilà devenu difficile en hôle.
Lorsque vous voudrez bien, madame, me
faire dire un mot de vos nouvelles, soit directe-
ment, soit par M. Hume, permettez que je vous
prie de m'en faire donner aussi sur la santé de
madame la maréchale.
Après avoir écrit cette lettre, j'apprends que
M. Hume a trouvé un seigneur du pays de
Galles, qui, dans un vieux monasfère où loge
un de ses fermiers, lui fait offre pour moi d'un
logement précisément tel que je le désire. Cette
nouvelle, madame, me comble de joie. Si dans
cette contrée, si éloignée et si sauvage, je puis
passer en paix les derniers jours de ma vie, ou-
ANNÉE 1706.
501
blié des hommes, cet intervalle de repos me
fera bienlAt oublier louies mes misères, et je
serois redevable à M. Hume de tout le bonheur
auquel je puisse encore aspirer.
A M. DU PCYROU.
A L<»iMlre». le 27 J»nvler 1706.
Je reçois, mon cher hôte, votre n'' ^6. Je
vous écrivis, il y a quelques jours ; mais comme
il y eut quelque quiproquo sur l'afFranchisse-
ment de ma lettre, et qu'elle pourroit être per-
due, je vous on répéterai les articles les plus
importaiis, avec les changemens que de nou-
velles instructions m'engagent d'y faire.
Rey me marque qu'il désireroit bien d'avoir
un exemplaire de vos lettres et des pièces pour
et contre ; faites en aorte de les lui envoyer. On
ne connoissoit ici que votre première lettre :
Becketl et de Hondl la faisoient traduire et im-
primer, je leur ai fourni le reste. Mais M. Hume
seroit d'avis qu'on fît encore une lettre sur ma
retraite à I île de Saint-Pierre, puis à Bienne,
et enfin en France et ici. Vous devriez, mon
cher hôte, faire cette lettre adressée à M. Hu-
me qui en sera charmé, et auquel vous aurez
(les choses si honnêtes à dire sur les iendr«'s
soins qu'il a pris de moi, et sur l'accueil distin-
gué qu'il m'a procuré en Angleterre. L'éloge de
la nation vient là comme de cire; en vérité elle
le nïériie bien, et c'est une bonne leçon pour
les autres. 11 me semble que vous pouvez traiter
l'affaire de Berne sans vous compromeiire, et,
même, en louant la majeure et plus saine par tie
du gouvernement, qui a désapprouvé assez
hautement ce coup fourré; mais pour ces
manans de Bienne, ils méritent en vérité d'être
iraînésparlesboues. Vouspourrezjoindre pour
nouvelles pièces justificatives les nouveaux res-
critsde la cour, les arrêts du Conseil d'état, et
même les certificats donnés au sicaire, com-
mentés en peu de mots, ou sans commentaire,
et vous pourrez parlerd'une prétendue lettre du
roi de Prusse, à moi adressée, et sûrement de
fabrication genevoise, qui a couru Paris, et qui
est en opposition parfaite avec les sentimens,
les discours, les rescriis, et la conduite du roi
dans toute cette affaire. Si vous voulez entre-
prendre ce petit travail, il faut vous prçs^vr.
car nous avons fait suspendre l'impression du
reste pour attendre ce complément que vous
pourriez envoyer aussi à Bey, au moyen de
quoi Félice et les autres fripons seroient assez
petiauts, voyafit vos lettres, qu'ils prennent
tant de peine à supprimer, publiques en Hol-
lande et traduites à Londres. Le sujet est assez
be.iu, ce me semble, et le correspondant que
je vous donne ne fournit pas moins. Je vous re-
commande aussi les deux baillis qui mont pro-
tégé , chacun dans son gouvernement , M. do
Moiry et M. de Graffenried. M. Hume croit que
ma lettre à ce dernier doit entrer dans les
pièces justificatives. Vous pourrez faire adres-
ser votre paquet bien au net à M. Hume, dans
York- Buildings, Buckingham-sireet, London.
S'il arrivoit que vous ne voulussiez pas vous
charger de cette nouvelle besogne, il faudroit
l'en avertir. Au reste, priez-le de revoir et de
retoucher; il écrit et parle le françois comme
l'anglois, c'est tout dire.
Je suis absolument déterminé pour l'habita-
tion du pays de Galles, et je compte m'y rendre
au commencement du printemps. En attendant
l'arrivée de mademoiselle Le Vasseur, je vais
habiter un village auprès de Londres, appelé
Chiswick, où je l'attendrai et où nous pren-
drons quelques semaines de repos, car on n'en
peut avoir ici par l'affluence du monde dont on
estaccablé. Cependant je ne rendsaucune visite,
et l'on ne s'en fâche pas. Les manières angloises
sont fort de mon goût ; ils savent marquer de
l'estime sans flagorneries ; ce sont les antipodes
du babillage de Neuchâtel. Mon séjour ici fait
plus de sensation que je n'îiurois pu croire.
M. le prince héréditaire, beau-frére du roi,
m'est venu voir, mais incognito, ainsi n'en par-
lez pas. Louez, en {général, le bon accueil,
mais sans aucun détail. Je vous écris sans règle
et sans ordre, sûr que vous ne montrez n)es
lettres à personne.
Je vous avoue que je n'aime pas trop votre
correspondance avec M. Misoprist, et surtout
l'impression dont vous vous chargez. Je ne re-
connoispas là votre sagesse ordinaire. Ignorez-
vous que jamais homme n'eut avec Voltaire des
affaires de cette espèce qu'il ne s'en soU
repenti ! Dieu veuille qu'ainsi ne soit pas
de vous'
Je vous remercie de vos bons soins au sujet
592
GOURESPOWMNCE.
' de MM. Guinaud it Hankey. Je ne serai pas à
portée, vivani à soixante lieues de Londres, de
leur demander de l'argent quand j en aurai be-
soin. Il vaudra mieux que vous preniez; la peine
de m'envoyer périodiquement des billets, ou
lettres sur eux, que je pourrai négocier dans la
province. Puisque mademoiselle Le Vasseur
n'a pas pris les trente louisquejevousavoislais-
sés, vousm'obligerezdem'envoyersurcesmes-
sieurs un papier de cette somme, déduction
faite des divers déboursés que vous avez faits
pour moi. M. Hume me fera parvenir votre
lettre. Je ne vois plus M. de Luze, et malheu-
reusement nous avons perdu son adresse. Je
vous embrasse tendrement. Mille respects à la
bonne maman, et amitiés à tous vos amis.
Comme M. Hume ne résidera pas toujours à
Londres, vous pourrez faire adresser ou re-
mettre vos lettres à M. Steward , York-Buil-
dings, Buckinyham-sireet.
V , Je rouvre ma lettre pour vous dire qu'après
^ avoir mieux pensé, je ne suis point d'avis que
vous écriviez cette nouvelle lettre pour éviter
toute nouvelle tracasserie, surtout avec vos voi-
sins. Restons en paix, mon cher hôte, cultivez
la philosophie, amusez-vous à la botanique,
laissez nos ministres pour ce qu'ils sont, et
surtout ne vous mêlez point de faire imprimer
les écrits de Voltaire, car infailliblement vous
en auriez du chagrin; mais ramassez toujours
les pièces qui regardent mon affaire pour l'ob-
jet que vous savez.
;^ .. A M. d'ivernois.
* ^■:. Chiswick, le 29 janvier «766.
Je suis arrivé heureusement dans ce pays :
j'y ai été accueilli, et j'en suis très-content :
mais ma santé, mon humeur, mon état, de-
mandent que je m'éloigne de Londres ; et, pour
ne plus entendre parler, s'il est possible, de
mes malheurs, je vais dans peu me confiner
dans le pays de Galles. Puissé-je y mourir en
paix ! C'est le seul vœu qui me reste à faire.
Je vous embrasse tendrement.
A mad)(mb la comtesse de boufflers.
A Chiswick, le 6 f<'vrier 476P.
f*M'ai^chaiigé. d'habitatjon madame, depuis
I que j'ai eu I honneur de vous écrire. M> de
Luze, qui aura celui de vous remetire celte let-
, tre, et qui m'est venu voir dans ma nouvelle
habitation, pourra vous en rendre compte:
quelque agréable quelle soit, j'espère n'y de-
meurer que jusqu'après l'arrivée de mademoi-
selle Le Vasseur, dont je n'ai aucune nouvelle
et dont je suis fort en peine, ayant calculé, sur
le jour de son départ et sur l'empressement que
je lui connois, qu'elle devroit naturellement
être arrivée. Lorsqu'elle le sera, et qu'elle aura
pris le repos dont sûrement elle aura grand
besoin, nous partirons pour aller, dans le pays
de Galles, occuper le logement dont je vous ai
parlé, madame, dans ma précédente lettre. Je
soupire incessamment après cet asile paisible,
où l'on me promet le repos, et dont, si je
le trouve, je ne sortirai jartSais. Cependant
M. Hume, plus difficile que moi sur mon bien,
craint que je ne le trouve pas si loin de Lon-
dres. Depuis l'engagement du pays de Galles,
on lui a. proposé d'autres habitations qui lui pa-
roissent préférables, entre autres une dans l'île
de Wight, offerte par M. Stanley. L'île de
Wight est plus à portée, dans un climat plus
doux et moins pluvieux que le pays de Galles,
et le logement y sera probablement plus com-
mode. Mais le pays est découvert; de grands
vents; des montagnes pelées; peu d'arbres;
beaucoup de monde ; l^s vivres aussi chers
qu'à Londres. Tout cela ne m'accommode pas
du tout. Le pays de Galles ressemble entière-
ment à la Suisse, excepté les habitans. Voilà
précisément ce qu'il me faut. Si je me logeois
pour mes amis et que M. Hume restât à I^ondres,
je serois tenté d'y rester aussi. Maiscomme lui-
même, en suivant ce principe a choisi, Paris, et
que je ne puis pas l'y suivre, je suis réduit à me lo-
ger pour moi . En ce cas , c'est en Galles qu'il faut
que j'aille; car enfin, quoi qu'on puisse dire, per -
sonne ne connoît mieux que moi ce qui me con-
vient. C'est beaucoup, sans doute, de trouver
sur la terre un endroit où l'on me laisse : mais
si j'en trouve en même temps un où je me plaise,
n'est-ce pas encore plus ? Si je vais dans l'île de
Wight, j'en voudrai sortir ; mais si je vais au
pays de Galles j'y voudrai mourir. Pensez-y
bien, madame, je vous en supplie. M. Hume
m'a menacé de vous mettre dans son parti. Je
vous avoue aue «e meurs d'envie de gagner de
■■Tn'
ANNÉE 1766.
595
vitesse; ei Je sens que je ne scrois jamais assez
bien pour moi-même, si vous ne me trouvez
bien aussi. J'en dirois presque autant à M. Hu-
me pour tous les soins qu'il a pris et qu'il
prend de moi. Je n'imagine pas comment, sans
lui, j'aurois pu faire pour me tirer d'affaire.
A M. DU PEYROU.
A chiswick, le 1S février 4766.
J'ai reçu presque à la fois deux bien grands
plaisirs, mademoiselleLe Vasseur et votre n° H ;
j'apprends par l'une et par l'autre combien
vous êtes occupé de vos affaires, et encore plus
des miennes. La nouvelle arrivée n'a rien eu
de plus pressé que d'entrer avec moi dans les
détails de vos bontés pour elle, qui m'ont tou-
ché, sans doute, mais qui ne m'ont pas surpris.
Je n'ajoute rien là-dessus; vous savez pourquoi.
Je n'attends plus, pour me mettre en roule avec
elle pour le pays de Galles, qu'un peu de repos
pour elle, et un temps plus doux pour tous les
deux, l-a Tamise a été prise, la gelée a été
terrible ; nous avons eu l'un des plus rudes
hivers dont j'aie connaissance; il semble que la
charité chrétienne de messieurs de Berne l'ait
choisi tout exprès pour me faire voyager.
Mademoiselle Le Vasseur ne m'a point ap-
porté la petite caisse, qui n'a dû arriver à Paris
que le jour qu'elle en est partie. J'espère que
madame de Faugnes aura la bonté d'en pren-
dre soin; je l'ai recommandée aussi à M. de
Luze,qui partitsamedidernieren bonne santé,
mais fort peu contentde Londres. Au moyen de
toutes vos précautions, j'ai lieu d'espérer que
ces papiers me parviendront sains et saufs. Ce-
r pendant je ne puis me défendre d'en être un
peut inquiet, vu l'importance dont ils sont pour
les recueils dont je vais m'occuper,
Dans mes deux précédentes lettres, j'entrois
dans de longs détails sur l'envoi de mes livres
et papiers. J'ai quelque lieu de craindre que la
^"î première n'ait éié perdue; mais la deuxième
suffit pour vous guider dans l'envoi que vous
voulez m'en faire, et qui réellement me fera
grand plaisir dans ma retraite; ce qui m'eUr
feroit bien plus encore, seroit l'espoir de vous y
voir un jour. Si jamais M. de Cerjeat vous y at-
tire, j'aurai bien des raisons de l'aimer. Je n'ai
T, IV.
pas ou'i parler de lui» et je ne cherche pas de
nouvelles connoissances; mais, s'il cherche à
me voir, je le recevrai comme votre ami, et
j'oublierai qu'il croit aux miracles.
Je ne vois pas sans inquiétude votre com-
merce avec M. Misoprist; j'ai peur qu'il n'en
résulte enfin quelque chagrin pour vous. Je ne
vous conseille point de faire imprimer son ma-
nuscrit; quant à la lettre véritable, ce peut
être une plaisanterie sans conséquence. Cepen-
dant, je trouve qu'il est au-dessous de vous de
vous occuper de ce cuistre de Montmollin, et
de sa vile séquelle. Oubliez que toute cette
canaille existe; ces gens-là n'ont du seniiment
qu'aux épaules, et l'on ne peut leur répondre
qu'à coups de bâton. Je ne sais ce qu'a dit le
mo4neBergeron,et nom'ensoucieguère.Quand
vous aurez prouvé que tous ces gens-là sont
des fripons, vous n'aurez dit que ce que tout
le monde sait. Cependant, n'oubliez pas de ras-
sembler toutes les pièces qui me regardent, et
de me les envoyer quand vous en aurez l'occa-
sion. Je n'ai vu qu'une seule des lettres de Vol-
taire dont vous me parlez; c'est, je crois, la
dix-septième ou dix-huitième lettre. Je n'ai
point vu non plus la prétendue lettre du roi de
Prusse, à moi adressée; et pourquoi vous l'at-
tribuez à M. Horace Walpole, c'est ce que je
ne sais point du tout.
On travaille ici à traduire vos lettres, et ja»
donné pour cela mon exemplaire corrigé commo
j'ai pu ; mais l'ouvrage va si lentement, et la
traduction est si mauvaise, que j'aimerois, je
crois, presque autant que tout cela ne parût
peint du tout. Rey auroit désiré les avoir pour
les imprimer, et je vous avoue que je suis sur-
pris que vous ne vous serviez pas de lui pour
toutes ces petites pièces, dont vous pourriez
vous faire envoyer des exemplaires par la poste,
plutôt que des imprimeurs autour de vous, qui,
environnés des pièges de nos ennemis, y sont
infailliblement pris, soit comme fripons, soit
comme dupes. Il me paroît certain que Félice
a supprimé vos lettres avec autant de soin qu'il
a répandu celles de ce misérable. On troive
partout les siennes; on n'entend parler des
vôtres nulle part, et assurément ce n'est pas
la préférence du mérite qui fait ici celle du
cours. Ou n'imprimez rien , ou n'imprimez
qu'au loin , comme j'ai fait.
58
594
CORRESPONDANCE.
J'attends aujourd'hui M. Guinaud, avec qui
je prendrai des arrangemens pour notre cor-
respondance. J'espère vous écrire encore avant
mon départ ; cependant je ne puis causer tran-
quillement avec vous que de ma retraite.
Je ne sais pas trop ce que signifie Misoprist ;
il me paroîi qu'il signifie ennemi de je ne sais
quoi, quoique je m'en doute et vous aussi.
A M. d'ivernois.
Chiswick, le 23 février 1766.
Je reçois, monsieur, votre lettre du ^" de
ce mois. Je sens la douleur qu'a dû vous causer
la perte de madame votre mère, et l'amitié me
la fait partager. C'est le cours de la nature,
que les parens meurent avant leurs enfans, et
que les enfans de ceux-ci restent pour les con-
soler. Vous avez dans votre famille et dans vos
amis de quoi ne vous laisser sentir d'un telle
perte que ce que votre bon naturel ne lui peut
refuser.
Vous n'avez pas dû penser que je voulusse
être redevable à M. de Voltaire de mon réta-
blissement. Qu'il vous serve utilement, et qu'il
continue au surplus ses plaisanteries sur mon
compte ; elles ne me feront pas plus de chagrin
que de mal. Jaurois pu mhonorer de son ami-
tié s'il en eût été capable; je n'aurois jamais
voulu de sa protection : jugez si j'en veux, après
ce qui s'est passé. Son apologie est pitoyable;
il ne me croit pas si bien instruit. Parlez-lui
toujours de ma part en termes honnêtes ; n'ac-
ceptez ni ne refusez rien. Le moins d'explica-
tion que vous aurez avec lui sur mon compte
sera le mieux, à moins que vous n'aperceviez
clairement qu'il revient de bonne foi : mais il
a tous les torts, il faut qu'il fasse toutes les
avances ; et voilà ce qu'il ne fera jamais. Il veut
pardonner et protéger : nous sommes fort loin
de compte.
Je ne connois point M. de Guerchi, ambas-
sadeur de France en cette cour ; et, quand je le
connoîtrois, je doute que sa recommandation
ni celle dun autre fût de quelque poids dans
vos affiiires. Votre sort est décidé à Versailles.
M. de Beauieville ne fera qu'exécuter l'arrêt
prononcé. Toutefois je tente de lui écrire, quoi-
que je sois très-peu connu de lui. Je voudrois
qu'il vous connût et qu'il voua aîmât, ce qui esl
à peu près la même chose. Une lettre sert au
moins à faire connoissance : vous pourrez donc
lui rendre la mienne après l'avoir cachetée, si
vous le jugez à propos. Je vous l'envoie à Bor-
deaux pour plus de sûreté; mais surtout n'en
parlez ni ne la montrez à personne. Je vous en
ferai peut-être passer à Genève un double par
duplicata pour plus de sûreté.
Je vous suis obligé de votre lettre de crédit :
je serai peut-être dans le cas d'en faire usage.
Selon mes arrangemens avec M. Du Peyrou, il
a écrit à son banquier de me donner l'argent
que je lui demanderois. Je lui ai demandé vingt-
cinq louis; il ne m'a fait aucune réponse. Je ne
suis pas d'humeur de demander deux fois: ainsi,
quand j'aurai découvert l'adresse de MM. Lu-
cadou et Drake, que vous ne m'avez pas don-
née, je les prierai peut-être de m'avancer cette
somme , et j'en ferai le reçu de manière qu'd
vous serve d'assignation pour être remboursé
par M. Du Peyrou.
Jaurois à vous consulter sur autre chose.
J'ai chez madame Boy de La Tour trois mille
livres de France, et mademoiselle Le Vasseur
quatre cents. L'augmentation de dépense que
le séjour d'Angleterre va m'occasioimer méfait
désirer de placer ces sommes en rentes viagères
sur la lête de mademoiselle Le Vasseur. Le pe-
tit revenu de cetargeni doubleroit de cette ma-
nière, et ne seroit pas perdu pour cette pauvre
fille à ma mort. Il se fait, à ce qu'on dit, un em-
prunt en France; croyez-vous que je pourrois
placer là mon argent sans risque? y serois-jo à
temps? pourriez-vous vous charger de cette
affaire ? à qui faudroit-il que je remisse le billet
pourretirercetargent,etcelapourroit-il se faire
convenablemontsans en avoirprévenu madame
Boy de La Tour? Voyez. Dans 1 éloignement
où je vais être de Londres, les correspondances
seront longues et difficiles; c'est pour cela que
je voudrois, en partant, emporter assez d'ar-
gent pour avoir le temps de m'arranger. D'ail-
leurs, j'écrirai peu ; j'attendrai des occasions
pour éviter d'immenses ports de lettres, et je
ne recevrai point de lettre par la poste. Jaurai
soin de donner une adresse à M. C;isenovc avant
de partir ; ce que je compte faire dans quinze
jours au plus tard. Bon voyage, heureux re-
tour. Jo vous embrasse.
ANNÉE 1766.
595
Je suppose que vous avez reçu la lettre que
le vous ai écrite de Londres, il y a environ trois
semaines ou un mois.
Il me vient une pensée. Une histoire de la
médiation pourroii devenir un ouvrafje inléros-
sanl. Recueillez, s'il se peut , des pièces, des
anecdotes, des faits sans faire semblant de rien.
Je regrette plusieurs pièces qui éloient dans la
malle, et qui seroient nécessaires. Ceci n'est
qu'un projet qui , j'espère, ne s'exécutera ja-
mais, au moins de ma part. Toutefois, de ma
part ou d'une autre, un bon recueil de maté-
riaux auroit tôt ou tard son emploi. En faisant
un peu causer Voltaire, on en pourroit tirer
d'excellentes choses. Je vous conseille de le
voir quelquefois; mais surtout ne me compro-
mettez pas.
Je ne comprends pas ce que j'ai pu vous en-
voyer à la place de cette lettre que je vous écri-
vois, en vous envoyant celle pour M. de Beau-
teville. Je me hâte de réparer cette étourderie.
Voici voire lettre. Vous pourrez juger si ce que
j'ai pu vous envoyer à la place demande de
m'étre renvoyé. Pour moi, je n'en sais rien.
vertus, et par leur bon sens. Ce ne sont point
des hommes brillans, intrigans, versés dans
l'artde séduire; mais ce sontdedignes citoyens,
distingués autant par une conduite sage et me-
surée, que par leur attachement à la constitu-
tion et aux lois. Daignez, monsieur, leur ac-
corder un accueil favorable, et les écouter avec
bonté. Ils vous exposeront leurs raisons et leurs
droits avec toute la candeur et la simplicité de
leur caractère, et je m'assure que vous trou-
verez en eux mon excuse pour la liberté que
je prends de vous les présenter.
Je supplie votre excellence d'agréer mon
profond respect.
A H. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
A Chiswick, le 23 février 1766.
Monsieur,
C'est au nom, cher à votre cœur, de feu M. le
maréchal de Luxembourg , que j'ose rappeler
à votre souvenir un homme à qui l'honneur de
son amitié valut celui d'être connu de vous.
Dans la noble fonction que va remplir votre
excellence vous entendrez quelquefois parler
de cet infortuné. Vous connoîtrez ses malheurs
dans leur source, et vous jugerez s'ils étoient
mérités. Toutefois, quelque confiance qu'il ait
en voss entimens intègres et généreux , il n'a
rien à demander pour lui-même ; il sait endu-
rer des torts qui ne sont point roparés; mais
il ose, monsieur, présenter à votre excellence
un homme de bien, son ami, et digne de l'être
de tous les honnêtes gens. Vous voudrez con-
noître la vérité, et prêter à ses défenseurs une
oreille impartiale. M. d'Ivernois est en état de
vous la dire et par lui-même et par ses amis,
tous estimables par leurs mœurs , par leurs
A M. LE COMTE ORLOFF
Sur l'ofTre à lui faite par ce seigneur d'une retraite dans une
de ses terres en Russie.
Ilalton, le 23 février 1766.
Vous vous donnez, monsieur le comte, pour
avoir des singularités : en effet, c'en est pres-
que une d'être bienfaisant sans intérêt ; et c'en
est une bien plus grande de l'êire de si loin
pour quelqu'un qu'on ne connoît pas. Vos of-
fres obligeantes, le ton dont vous me les avez
faites, et la description de l'habitation que vous
me destinez, seroient assurément très-capables
de m'y attirer, si j'étois moins infirme, plus
allant, plus jeune, et que vous fussiez plus prés
du soleil : je craindrois d'ailleurs qu'en voyant
celui que vous honorez dune invitation, vous
n'y eussiez quelque regret : vous vous atten-
driez à une manière dhomme de lettres, un
beau diseur, qui devroit payer en frais d'es-
prit et de paroles votre généreuse hospitalité;
et vous n'auriez qu'un bonhomme bien simple,
que son goût et ses malheurs ont rendu fort
solilaire, et qui, pour tout amusement, herbo-
risant toute la journée, trouve dans ce com-
merce avec les |)lantes cette paix si douce à
son cœur, que lui ont refusée les humains.
Je n'irai donc pas, monsieur, habiter votre
maison ; mais je me souviendrai toujours avec
reconnoissance que vous me l'avez offerte, et
je regretterai quelquefois de n y être pas pour
cultiver les bontés et l'amitié du maître.
Agréez, monsieur le comte, je vous supplie,
^
596
CORRESPONDANCE.
mes rcmercîmens très-sincères et mes très-
iiumbles salutations.
A M. DU peyIrou.
A Chisvick, le 2 mars 1766.
Depuis votre n° il, mon cher hôte, jo n'ai
rien reçu de vous, et, comme vous m'avez ac-
coutumé à des letlres plus fréquentes, ce re-
tard m'alarme un peu sur votre sanlé. Je vous
ai écrit deux fois par M. Guinard : si vous eus-
siez reçu mes lettres , vous ne les auriez pas
laissées sans réponse. Comme la conduite de
M. Guinard me le rend un peu suspect, je
prends le parti de vous écrire par d'autres voies,
jusqu'à nouvel avis de votre part. En général,
je serai plus tranquille sur notre correspon-
dance, quand personne de Neuchâtel, ni qui
tienne aux Neuchâtelois, n'y aura part.
Mademoiselle Le Vasseur m'a remis le pa-
quet que vous lui avez confié ; j'y ai trouvé les
papiers cotés, dans la lettre, et entre autres ce-
lui que vous me priez de ne pas décacheter;
vous serez obéi fidèlement, mon cher hôte ; et,
comme le cas que vous exceptez n'est pas dans
l'ordre naturel, j'espère que ni elle, ni moi, ne
serons pas assez malheureux pour que le pa-
quet soit jamais décacheté.
Je n'entends plus parler ni de Hondt ni de
vos lettres, dont je lui ai donné le seul exem-
plaire qui me restoit, pour le faire traduire et
imprimer. 11 seroit singulier que vos taupes,
qui travaillent toujours sous terre , eussent
poussé jusque-là leurs chemins obscurs. Rey est
le seul libraire à qui je me fie; il y a du mal-
heur que jamais vous ne vous soyez adressé à
lui : il est sûr et ardent ; l'ouvrage auroit couru
partout, malgré le sicaire et les brigands de sa
bande ; c'est maintenant une vieille affaire qu'il
est inutile de renouveler. Mais ne manquez pas,
je vous prie, de m'envoyer avec mes livres un
autre exemplaire de vos lettres, et deux ou
trois de la Vision.
Certaines iqstructions m'ont un peu dégoâté,
non du pays de Galles, mais de la maison que
j'y devois habiter. Je ne sais pas encore où je me
fixerai ; chacun me tiraille de son côté, et quand
je prends une résolution, tousconspirentàm'en
faire changer. Je compte pourtant être absolu-
ment déterminé dans moins de quinze jours, et
j'aurai soin de vous informer de la résolution
que j'aurai prise. En attendant, vous pouvez
m'écrire sous le couvert de MM. Lucadou and
Drak, marchants, in Union-Court, Broad
Street, London. Donnez-moi de vos nouvelles.
Je vous embrasse.
Recevez mille remercîmens el salutations de
mademoiselle Le Vasseur, qui vous prie aussi
de joindre ses respects aux miens près de ma-
dame la Commandante.
AU MÊME.
A Chiswick, le H mars 1766.
Enfin, mon cher hôte, après un silence de
six semaines, votre n" ^8 vient me tirer de
peine. Je vois que mes lettres ne vous parvien-
nent pas fidèlement. Tâchons donc d'établir une
règle plus lente, puisqu'il le faut, mais plus
sûre. Je vous écrirai sous l'adresse de Paris que
vous me marquez, et vous pourrez, par la même
voie, m'écrire sous celle-ci :
Ta MM. Lucadou and Drak, Union-Court,
London.
En quelque lieu de l'Angleterre que je sois,
ces messieurs auront soin de m'y faire passer
vos lettres ; mais ne vous chargez d'aucunes
lettres, et ne donnez mon adresse à personne.
J'ai reçu les trente livres sterling dont vous
m'avez envoyé l'assignation, et vous voyez que
cette voie est la plus prompte pour cet effet.
Je ne voulois pas m'éloigner de Londres que
je ne fusse bien pourvu d'argent, à cause du
temps qu'il me faudra pour m'ouvrir des cor-
respondances sûres et commodes pour en rece-
voir. En attendant, j'ai été faire unepromenade
dans la province de Surrey, où j'ai été extrême-
ment tenté de me fixer ; mais le trop grand voisi-
nage de Londres, ma passion croissante pour la
retraite, et je ne sais quelle fatalité qui me déter-
mineindépendammentdelaraison,m'entraînent
dans les montagnes de Derbyshire, et je compte
partir mercredi prochain pour aller finir mes
jours dans ce pays là. Je brûle d'y être pour res-
pireraprèstantde fatigues et de courses, et pour
m'pntretp.nir avec VOUS plus à mon aise que jo
ANNEE 1766.
597
n'ai pu faire jusqu'à présont. Je dôcrirai mou
habitation, mou cher hôte, dans l'espoir de
vous y voir quelque jour user de votre droit,
puis user davantage du mien dans la vôtre. Si
cette douce idée ne meconsoloildansma tris-
tesse, je craindrois que Tair épais de celte ile ne
prit à la Bn trop sur mou humeur.
M. Hume m'a donné l'adresse ci-jointe pour
son ami, M. Walpoie, qui part de Paris dans
un mois dici; mais par des raisons trop lon-
gues à déduire par lettres , je voudrois qu'on
n'employât cette voie que faute de toute autre.
On m'a parlé de la prétendue lettre du roi de
Prusse, mais on ne m'avoit point dit qu'elle eût
été répandue par M. Walpoie ; et quand j'en ai
parlé à M. Hume, il i\c m'a dit ni oui ni non.
Je n'entends point parler des traductions de
vos lettres : M. Hume m'a pourtant dit qu'elles
alloient leur train ; mais on ne m'a rien montré.
Ces relations ne peuvent faire aucune sensation
dans ce pays, où l'on ne sait pas même que j'ai
eu des affaires à Neuchâtel, dont les prêtres ne
sont connus que par le sort du pauvre Petit-
Pierre. Ces misérables sont partoutsi méprisés,
que s'occuper d'eux, c'est grêler sur le persil.
Croyez-moi, oubliez-les totalement; à quel-
que prix que ce soit, ils sont trop honorés de
notre souvenir. On sait ici que j'ai été per-
sécuté à Genève, et l'on en est indigné. Le
clergé anglois me regar<ie à peu près comme
un confesseur de la foi. Du reste, il se lient
ici comme dans toute grande ville, beaucoup
de propos ineptes, bons et mauvais. Le public
en générai ne vaut pas la peine qu'on s'occupe
de lui.
Gomment va votre bâtiment? Est-il confirmé
que vous aurez de l'eau? Quoique absent , je
m'intéresserai toujours à votre demeure , et
mon cœur y habitera toujours.
A M. HUME.
Wootton, le 22 mars 1766.
Vous voyez déjà, mon cher patron, par la
date de ma lettre, que je suis arrivé au lieu de
ma destination ; mais vous ne pouvez voir tous
les charmes que j'y trouve; il faudroitconnoî-
tre le lieu et lire d?ins mon cœur. Vous y de-
vez lire au moins les scntimcns qui vous re-
gardent, et que vous avez si bien méiités. Si
je vis dans cet agréable asile aussi heureux
que je l'espère, une des douceurs de ma vie
sera de penser que je vous les dois. Faire un
homme heureux, c'est mériter de l'être. Puis-
siez-vous trouver en vous-même le prix de tout
ce que vous avez fait pour moi ! Seul, j'aurois
pu trouver de Ihospitalité peut-être ; mais je ne
l'aurois jamais aussi bien goûtée qu'en la te-
nant de votre amitié. Conservez-la-nioi tou-
jours, mon cher patron ; aimez-moi pour moi
qui vous dois tant, pour vous-même; aimez-
moi pour le bien que vous m'avez fait. Je sens
tout le prix de votre sincère amitié ; je la dé-
sire ardemment; j'y veux répondre par toute
la mienne, et je sens dans mon cœur de quoi
vous convaincre un jour qu'elle n'est pas non
plus sans quelque prix. Comme, pour des rai-
sous dont nous avons parlé , je ne veux rien
recevoir par la poste, je vous prie, lorsque
vous ferez la bonne œuvre de m'écrire, de re-
mettre votre lettre à M. Davenport. L'affaire
de ma voiture n'est pas arrangée parce que
je sais qu'on m'en a imposé : c'est une petite
faute qui peut n'être que l'ouvrage d'une va-
nité obligeante, quand elle ne revient pas deux
fois. Si vous y avez trempé, je vous conseille
de quitter, une fois pour toutes, ces petites ru-
ses qui ne peuvent avoir un bon principe quand
ellessetournenten pièges contre lasinjpliciié. Je
vous embrasse, mon cher patron, avec le n>éme
cœur que j'espère et désire trouver en vous.
AU MEME.
VVooUon, le 29 iiiars I7CC.
Vous avez vu, mon cher patron, par la lettre
que M. Davenport a dû vous remettre, combien
je me trouve ici placé selon mon goût. J'y sorois
peut-être plusà monaisesil'onyavoit pour moi
moins d'attentions; mais les soins d'un si ga-
lant homme sont trop obligeans pour s'en fâ -
cher : et, comme tout est mêlé d'inconvéniens
dans la vie, celui d'être trop bien est un d<5
ceux qui se tolèrent le plus aisément. J'en trouve
un plus grand à ne pouvoir me faire bien en- •
tendre des domestiques , ni surtout à entendre
un mot do ce qu'ils me disent. Heureusement
mademoiselle Le Vasseur me sert d'interprète.
598
CORRESPONDAiNCE.
et ses doigts parlent mieux que ma langue. Je
trouve même à mon ignorance un avantage qui
pourra faire compensation, c'est d'écarter les
oisifs en les etmuyant. J'ai eu hier la visite de
M. le ministre, qui, voyant que je ne lui parlois
que françois, n'a pas voulu me parler anglois;
de sorte que l'entrevue s'est passée à peu près
sans mot dire. J'ai pris goût à l'expédient; je
m'en servirai avec tous mes voisins, si j'en ai ;
et dussé-je apprendre l'anglois, je ne leur par-
lerai que françois, surtout si j'ai le bonheur
qu'ils n'en sachent pas un mot. C'est à peu près
la ruse des singes qui, disent les Nègres, ne
veulent pas parler, quoiqu'ils le puissent, de
peur qu'on ne les fasse travailler.
Il n'est point vrai du tout que je sois con-
venu avec M. Gosset de recevoir un modèle en
présent. Au contraire, je lui en demandai le
prix, qu'il me dit être d'une guinée et demie,
ajoutant qu'il m'en vouloit faire la galanterie,
ce que je n'ai point accepté. Je vous prie donc
de vouloir bien lui payer le modèle en question,
dont M. Davenport aura la bonté de vous rem-
bourser. S'il n'y consent pas, il faut le lui ren-
dre et le faire acheter par une autre main. H
est destiné pour M. Du Peyrou, qui depuis
long-temps désire avoir mon portrait, et en a
fait faire un en miniature qui n'est point du
tout ressemblant. Vous êtes pourvu mieux que
lui ; mais je suis fâché que vous m'ayez ôté par
une diligence aussi flatteuse le plaisir de rem-
plir le même devoir envers vous. Ayez la bonté,
mon cher patron, de faire remettre ce modèle
à MM. Guinand et Hankey, Liltle-Saint-Hel-
len's, Bishopsgale, street, pour l'envoyer à
M. Du Peyrou par la première occasion sûre.
Il gèle ici depuis que j'y suis: il a n^igé tous
les jours; le vent coupe le visage ; malgré cela,
j'aimerois mieux habiter le trou d'un des lapins
de cette garenneque le plus bel appartementde
Londres. Bonjour, mon cher patron ; je vous
embrasse de tout mon cœur.
A M. DU PEYROU.
A WooUoii en Derbyshire, le 29 mars J766.
Après tant de fatigues et de courses, j'ar-
rive enfin dans un asile agréable et solitaire,
où j'espère pouvoir respirer en paix. Je vous
dois la description de mon séjour et le détail de
mes voyages ; jusqu'ici je n'ai pu vous écrire
qu'à la hâte, et toujours interrompu. Sitôt que
j'aurai repris haleine, mes premiers soins se-r
rout de m'occuper de vous et avecvous. Quant
à présent, un voyage de cinquante lieues avec
tout mon équipage, les soins d'un nouvel éta-
blissement, les communications qu'il faut m'as-
surer, et surtout le besoin d'un peu de repos,
me font continuer de ne vous écrire, mon cher
hôte, que pour les choses pressantes et néces-
saires, et tel étoit, par votre amitié pour moi
l'avis de mon arrivée au refuge que j'ai choisi.
Par le prix excessif des ports, et par l'in-
discrétion des écrivains, je suis forcé de renon-
cer absolument à rien recevoir par la poste.
Cela, et l'éloignement des grandes routes, re-
tardera beaucoup nos lettres; mais elles n'en
arriveront pas moins sûrement, si l'on suit bien
mes directions. Dans un mois ou cinq semaines
d'ici, le maître de cette maison vient de Lon-
dres y faire un voyage. Il m'apportera tout ce
qu'on lui remettra jusqu'à ce temps-là. C'est
un homme de distinction et de probité, auquel
on peut prendre toute confiance.
Je vous destine un petit cadeau qui, j'espère,
vous fera plaisir ; c'est mon portrait en relief
très-bien fait et très-ressemblant. J'écris aujour-
d'hui à vos banquiers, pour qu'ils aient la bonté
de s'en charger et de vous le faire parvenir.
Si j'étois à portée de prendre ce soin moi-même,
je ne les en chargerois pas ; mais l'impossibilité
de mieux faire est mon excuse auprès de vous.
Un bon peintre d'ici m'a aussi peint à l'huile
pour M. Hume; le roi a voulu voir son ouvrage,
et il a si bien réussi qu'on croit qu'il sera gravé.
Si l'estampe est bonne, j'aurai soin qu'elle vous
parvienne aussi. Ne croyez pas que ce soient
des cadeaux. Si jamais il passe à Neuchâtel un
bon peintre, je meurs d'envie de vous vendre
bien cher mon portrait.
Le besoin de vous voir augmente de jour en
jour ; je ne me flatte pas de le satisfaire, cette
année; mais marquez-moi si, pour l'année pro-
chaine, je ne puis rien espérer. Si vous ne vou-
lez pas venir jusqu'ici j'irai au-devant de vous
à Londres, et il ne faut pas moins que cet objet
pour m'y faire retourner; mais je pense que
vous ne serez pas fâché devoir un peu l'Angle-
terre et la retraite que je me suis choisie ; je
ANNÉE 1766.
599
trois que* vous en serez content. Je sens tous
les jours mieux que je n'ai que deux amis sûrs:
mon cœur a besoin de se consoler avec lun
de l'absence de l'autre. En attendant, ne don-
nez, à mon sujet, votre confiance à personne
au monde qu'au seul mylord maréchal. Quoi
qu'on vous dise, quoi qu'on vous écrive pour
mes intérêts, tenez-vous en garde , et, sans
montrer de défiance, ne vous livrez point. Cet
avis peut devenir important à votre ami. J'ai
dit à tout le monde mes arrangemens; ce se-
cret m'eût trop pesé sur le cœur; mais que
personne que vous seul ne s'en mêle, ni ne
sache môme où et quand vous avez l'intention
d'exécuter l'entreprise qui regarde mes écrits.
J'attends avec ardeur mes livres de botani-
que ; pour les autres, quand vous en différeriez
l'envoi jusqu'à l'autre année, il n'y auroit peut-
être pas un grand mal. Je n'entends plus par-
ler de l'impression de vos lettres ; cela, et d'au-
tres choses, me rend de Hondt un peu suspect.
Je crois cependant qu'on peut se servir de lui
pour l'envoi de mes livres. Le comte de Bin-
tinck s'attend qu'ils lui seront adressés, et en-
suite à son fils qui est ici : mais je n'aime pas
avoir obligation à ces grands seigneurs. Je me
remets de tout à votre prudence.
Mylord maréchal me marque qu'il écrit à ses
gens d'affaires de vous remettre les trois cents
guinées, s'ils ne l'ont pas encore fait. A cause
du grand éloignement, je prends le parti de
numéroter mes lettres, à votre exemple, à
commencer par celle-ci. La dernière de vous
que j'ai reçue étoit le n. 49. Mes tendres res-
pects à la bonne maman. Je vous embrasse de
tout mon cœur.
Ne m'envoyez avec mes livres aucun de mes
papiers, qu'à mesure que je vous les deman-
derai, et que je vous renverrai les autres. Je
vous prie de ne pas oublier mon livre de mu-
sique vert, car j'ai ici une épinette. Du reste,
tout est déjà rassemblé ici, moi, ma gouver-
nante, mon bagage, et jusqu'à Sultan, qui
m'a donné des peines incroyables. Il a été
perdu deux fois, et mis dans les papiers pu-
blics. Est-il confirmé que vous avez de l'eau?
Votre maison s'avance-t-elle? Le temps d'her-
boriser approche, en profiterez-vous ? Je vous
le conseille extrêmement. Si les attaques de
goutte ne vous font pas grâce, du moins elles
viendront plus lard, et ce seroit toujours un
grand avantage do gagner une année en dix.
Mais il faut oublier que vous êtes encore jeune,
jusqu'à ce que vous preniez le parti de vous
marier.
A M. J. p. COINDhT
chez UU. Thélusson et Necker, à Paris.
A Wootton en Derbysbire. le 29 mars 1766.
J'ai reçu vos lettres, cher Coindet, et celle
de madame de Chenonceaux. J'ai différé dé
vous répondre jusqu'au moment où j'arriverois
en lieu de repos où je puisse respirer. J'en
avois grand besoin, je vous jure, et le voisinage
de Londres m'étoit aussi importun que Londros
même par l'extrême affluence des curieux. J'ai
répondu sur-le-champ à la dernière lettre de
madame de Chenonceaux ; le sujet le demandoit
absolument. 11 m'importe extrêmement de sa-
voir si ma lettre lui est parvenue et si elle n'a
pas essuyé de retard, pour juger de la fidélité
des gens à qui je l'ai confiée. J'ai aussi reçu in-
directement des nouvelles de M. Watelet et de
nouvelles preuves de ses soins bienfaisans par
ses recommandations en ma faveur. Un des
plus doux emplois de mes loisirs sera de lui
écrire quelquefois. Je voudrois qu'il fût tenté
de venir voir ma solitude; elle ne seroit pas
indigne, à quelques égards, d'occuper ses re-
gards et ses talens. Je suis fâché de ne pouvoir
faire aucun usage de l'adresse que vous m'avez
donnée; mais je suis à cinquante lieues do
Londres, et bien résolu de n'y retourner que
quand je ne pourrai faire autrement. Me voilà
comme régénéré par un nouveau baptême,
ayant été bien mouillé en passant la mer. J'ai
dépouillé le vieil homme, et, hors quelques
amis parmi lesquels je vous compte, j'oublie
tout ce qui se rapporte à cette terre étrangère
qui s'appelle le continent. Les auteurs, les
décrets, les livres, cette acre fumée de gloire
qui fait pleurer, tout cela sont des folies de
l'autre monde auxquelles je ne prends plus do
part et que je me vais hâter d'oublier. Je ne
puis jouir encore ici des charmes de la cam-
pagne, ce pays étant enseveli sous la neige;
mais, en attendant, je me repose de mes Ion-
600
CORRESPONDANCE.
gués courses, je prends haleine, je jouis de inscrit parmi vos peuples, je garde l'amour de»
moi, et me rends le témoignage que, pendant devoirs que j'y ai contractés. Permettez, sire
_„iu^..„ j' i„ qyg y^g bontés me suivent avec ma reconnois-
quinze ans que j'ai eu le malheur d'exercer le
triste métier d'homme de lettres, je n'ai con-
tracté aucun des vices de cet état; l'envie, la
jalousie, l'esprit d'intrigue otdecharlatanerie,
n'ont pas un instant approché de mon cœur.
Je ne me sens pas même aigri par les persécu-
tions, par les infortunes, et je quitte la car-
rière aussi sain de cœur que j'y suis entré.
Voilà, cher Coindet, la source du bonheur que
je vais goûter dans ma retraite, si l'on veut
bien m'y laisser en paix. Les gens du monde
ne conçoivent pas qu'on puisse vivre heureux
et content vis à vis de soi ; et moi, je ne con-«
Çois pas qu'on puisse être heureux d'une autre
manière. De quoi sera-t-on content dans la vie
si l'on ne l'est pas du seul homme qu'on ne
quitte point? Voilà bien de la morale pour un
homme du monde, mais pas trop pour un er-
mite. Au lieu de vous parler de vous, je vous
parle de moi ; cela n'est pas fort poli , sans
doute, mais cela est tout naturel. Usez-en de
même avec moi, parlez-moi de vous à voire
tour, et soyez sûr de me faire grand plaisir.
La difficulté est de me faire parvenir vos let-
tres, car, pour plusieurs bonnes raisons, je
n'en reçois aucune par la poste, qui ne vient
pas jusqu'au village voisin de cette maison. En
attendant d'autres arrangemens plus commo-
des, faites remettre votre lettre à Londres,
chez M. Davenport, nextdoor lord Egremonti*] ,
IHccadilkj. Parce moyen elle mo parviendra.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Rappelez-moi quelquefois, je vous prie, au
souvenir de M. et madame d'Azincourt.
Jo serois bien aise de savoir exactement
votre adresse, afin de pouvoir vous écrire par
occasions quand elles se présenteront.
sance, et que j'aie toujours l'honneur d'être
votre protégé, comme je serai toujours votre
plus fidèle sujet.
AU ROI DE FRUSS2.
Wootton, le 50 mars (766.
Sire,
Je dois au malheur qui me poursuit deux
biens qui m'en consolent : la bienveillance de
mylord maréchal, et la protection de votre ma-
jesté. Forcé de vivre loin de l'état où je suis
(M Près de l'hôtel du lord Égremont.
M. P.
A M. LE CHEVALU'.R d'ÉON.
Wootton, le Si mars 4766
J'étois, monsieur, à la veille de mon départ
pour cette province, lorsque je reçus le paquet
que vous m'avez adressé; et, ne l'ayant ouvert
qu'ici, je n'ai pu lire plus tôt la lettre que vous
m'avez fait l'honneur de m'écrire. Je n'ai même
encore pu que parcourir rapidement vos Mé-
moires. C'en est assez pour confirmer l'opinion
que j'avois des rares talens de l'auteur, mais
non pas pour juger du fond de la querelle entre
vous et M. de Guerchi. J'avoue pourtant, mon-
sieur, que, dans le principe, je crois voir le
tort de votre côté ; et il ne me paroit pas juste
que, comme ministre, vous vouliez, en votre
nom et à ses frais, faire la même dépense qu'il
eût faite lui-même; mais, sur la lecture de vos
Mémoires, je trouve dans la suite de cette af-
faire des torts beaucoup plus graves du côté de
M. de Guerchi ; et la violence de ses poursuites
n'aura, je pense, aucun de ses propres amis
pour approbateur. Tout ce que prouve l'avan-
tage qu'il a sur vous à cet égard, c'est qu'il
est le plus fort, et que vous êtes le plus foible.
CiCla met contre lui tout le préjugé de l'injus-
tice; car le pouvoir et l'impunité rendent les
forts audacieux; le bon droit seul est l'arme
des foibles ; et cette arme leur crève ordinaire-
ment dans les mains. J'ai éprouvé tout cela
comme vous, monsieur; et ma vie est un tissu
de preuves en faits que la justice a toujours tort
contre la puissance. Mon sort est tel que j'ai
dû l'attendre de ce principe. J'en suis accablé
sans en être surpris; je sais que tel est l'ordre,
plus moral, mais naturel des choses. Qu'un prê-
tre huguenot me fasse lapider par la canaille,
qu'un Conseil ou qu'un parlement me décrète,
qu'un Sénat m'outrage degaîtéde cœur, qu'il
me chasse barbarement, au cœur de l'hiver,
moi malade, sans ombre de plainte, de justice
ni de raison, j'en sou fFrc^saiis^ doute; mais je
ANNÉE 1766.
601
ne m'en fâche pas plus que de voir détacher
un rocher sur ma tête, au moment que je passe
au-dessous de lui. Monsieur, les vices des hom-
mes sont en grande partie l'ouvrage de leur
situation; l'injustice marche avec le pouvoir.
^Jous, qui sommes victimes et persécutés, si
nous étions à la place de ceux qui nous pour-
suivent, nous serions peut-être tyrans et per-
sécuteurs comme eux. Cette réflexion, si hu-
miliante pour l'humanilé, n'ôte pas le poids
des disgrâces, maiselle en ôte l'indignation qui
les rend accablantes. On supporte son sort avec
plus de patience , quand on le sent attaché
à notre constitution.
Je ne puis qu'applaudir, monsieur, à l'article
qui termine votre lettre. Il est convenable que
vous soyez aussi content de votre religion que
je le suis de la mienne, et que nous restions
chacun dans la nôtre en sincéri'ié de cœur. La
vôtre est fondée sur la soumission, et vous vous
soumettez. La mienne est fondée sur la dis-
cussion, et je raisonne. Tout cela est fort bien
pour gens qui ne veulent être ni prosélytes ni
missionnaires, comme je pense que nous ne
voulons l'être, ni vous ni moi. Si mon prin-
cipe me paroît le plus vrai, le vôtre me paroît
le plus commode; et un grand avantage que
vousavez, est que votre clergé s'y tient bien, au
lieu que le nôtre, composé de petits barbouil-
lons, à qui l'arrogance a tourné la tête, ne sait
ni ce qu'il veut ni ce qu'il dit, et n'ôte l'in-
faillibilité à l'Eglise qu'afin de l'usurper chacun
pour soi. Monsieur, j'ai éprouvé, comme vous,
des tracasseries d'ambassadeurs : que Dieu
vous préserve de celles des prêtres ! Je finis par
ce vœu salutaire, en vous saluant très-hum-
blement, monsieur, et de tout mon cœur.
K M. D'IVKRNOIS.
WooUon. le 51 iiiars 1766.
Je vous écrivis avant-hier, mon ami, et je
reçus le même soir voire lettre du 4 5. Klle avoit
été ouverte et recachetée. Elle me vint par
M. Hume, très-lié avec le fils de ïronchin le
jongleur, et demeurant dans la même maison ;
très-lié encoreàParis avec mes plus dangereux
ennemis, et auquel, s'il n'est pas un fourbe,
['aurai intérieurement bien des réparations à
faire. Je lui dois de la reconnoissance pour tous
les soins qu'il a pris de moi dans un pays dont
j'ignore la langue. Il s'occupe beaucoup de mes
petits intérêts, mais ma réputation n'y gagne
pas ; et je ne sais comment il arrive que les pa-
piers publics, qui parloient beaucoup de moi,
et toujours avec honneur avant notre arrivée,
depuis qu'il est à Londres n'en parlent plus,
ou n'en parlent quedésavantageusement. Tou-
tes mes affaires, toutes mes lettres passent par
ses mains ; celles que j'écris n'arrivent point ;
celles que je reçois ont été ouvertes. Plusieurs
autres faits me rendent tout suspect de sa part,
jusqu'à son zèle. Je ne puis voir encore quelles
sont ses intentions, mais je ne puis m'cmpêcher
de les croire sinistres, et je suis fort trompé si
toutes nos lettres ne sont éventées par les jon-
gleurs qui tâcheront infailliblement d'en tirer
parti contre nous. En attendant que je sache
mieux sur quoi compter, voyez décacheter plus
soigneusement vos lettres, et je verrai de mon
côté de m'ouvrir avec vos correspondans une
communication directe, sans passer par ce
dangereux entrepôt.
Puisqu'un associé vous étoit nécessaire, je
crois que vous avez bien fait de choisir M. De-
luc. Il joint la probité avec les lumières et l'ac-
tivité dans le travail : trouvant tout cela dans
votre association, et l'y portant vous-même, il
y aura bien du malheur si vous n'avez pas lieu
tous deux d'en être contens. J'y gagnerai beau-
coup moi-même si elle vous procure du loisir
pour me venir voir. J'imagine que si vous pré-
veniez de ce dessein M. Du Peyrou, il ne seroit
pas impossible que vousfissiez le voyageensem-
ble, en l'avançant ou retardant selon qu'il con-
viendroità tous deux. J'ai grand besoin d'épan-
cher mon cœur, etde consulter de vrais amis sur
ma situation. Je croyois être à la fin de mes mal-
heurs, et ils ne font que de commencer. Livré
sans ressource à de faux amis, j'ai grand besoin
d'en trouver de vrais qui meconsolent et qui me
conseillent. Lorsque vous voudrez partir, aver-
tissez-m'en d'avance, et mandez-moi si vous
passerez par Paris ; j'ai des commissions pour
ce pays-là que des amis seuls peuvent faire. Je
ne saurois, quant à présent, vous envoyer de
procuration, n'ayant point ici aux environs de
notaire, surtout qui parle françois, et étant
bien éloigné de savoir assez d'anglois pour dire
G02
CORRESPONDANCE.
des choses aussi compliquées. Comme l'affaire
ne presse pas, elle s'arrangera entre nous lors
de votre voyage. En attendant, veillez à vos
affaires particulières et publiques. Songez bien
plus aux intérêts de l'état qu'aux miens. Que
votre constitution se rétablisse, s'ilest possible;
oubliez tout autre objet pour ne songer qu'à
celui-là; et du reste pourvoyez-vous de tout
ce qui peut rendre votre voyage utile autant
qu'il peut l'être à tous égards.
Vous m'obligerez de communiquer à M. Du
Peyrou cette lettre, du moins le commence-
ment. Je suis très en peine pour établir de lui
à moi une correspondance prompte et sûre. Je
ne connois que vous en qui je me fie, et qui
soyez posté pour cela ; mais un expédient aussi
indiscret ne se propose guère, et ne peut avoir
que la nécessité pour excuse. Au reste, nous
sommes sûrs les uns des autres; renonçons à
de fréquentes lettres que l'éloignemcnt expose
à trop de frais et de risques ; n'écrivons que
quand la nécessité le requiert ; examinons bien
le cachet avant de l'ouvrir, l'état des lettres,
leurs dates, les mains par où elles passent. Si
on les intercepte encore, il est impossible qu'a-
vec ces précautions ces abus durent long-temps.
Je ne serois pas étonné que celle-ci fût encore
ouverte et même supprimée, parce que, la
poste étant loin d'ici, il faut nécessairement un
intermédiaire entre elle et moi ; mais avec le
temps je parviendrai à désorienter les curieux ;
et, quant à présent, ils n'en apprendront pas
plus qu'ils n'en savent. Je vous embrasse de
tout mon cœur.
A MYLORD STR\FF0RD.
Woolton, 5 avril 1766.
Les témoignages de votre souvenir, mylord,
et de vos bontés pour moi, me feront toujoui^
autant de plaisir que d'honneur. J'ai regret de
n'avoir pu proBter à Chiswick de la dernière
promenade que vous y avez faite. J'espère ré-
parer bientôtcette perte en ce pays. Je voudrois
être plus jeune et mieux portant, j'irois vous
rendre quelquefois mes devoirs en Yorkshire ;
mais quinze lieues sont beaucoup pour un pié-
ton presque sexagénaire; car dès que je suis
une fois en place, je ne voyage plus pour mon
plaisir autrement qu'à pied. Toutefois je ne re-
nonce pas à cette entreprise, et vous pouvez
vous attendre à voir quelque jour un pauvre
garçon herboriste aller vous demander l'hos-
pitalité. Pour vous, mylord, qui avez des che-
vaux et des équipages, si vous faites quelque
pèlerinage équestre dans ce canton, et quelque
station dansia maison que j'habite, outre l'hon-
neur qu'en recevra le maître du logis, vous fe-
rez une œuvre pie en faveur d'un exilé de la
terre ferme, prisonnier, mais bien volontaire,
dans le pays de la liberté. Agréez, mylord,
je vous supplie, mes salutations et mon res-
pect.
A MADAMK LA COMTESSE DE 6013FFLERS.
A WootloD, le 5 avril 1766.
Vous avez assurément, madame, et vous
aurez toute ma vie, le droit de me demander
compte de moi. J'attèndois, pour remplir un
devoir qui m'est si cher, qu'arrivé dans un lieu
de repos j'eusse un moment à donner à mes
plaisirs. Grâce aux soins de M. Hume, ce mo-
ment est enfin venu, et je me hâte d'en profi-
ter. J'ai cependant peu de choses à vous dire
sur les détails que vous me demandez. Vivant
dans un pays dont j'ignore la langue, et tou-
jours sous Ja conduite d'autrui, je n'ai guère
qu'à suivre les directions qu'on me donne.
D'ailleurs, loin du monde et de la capitale,
ignorant tout ce qu'on y dit, et ne désirant pas
l'apprendre, je sais ce qu'on veut me dire et
rien de plus. Peu de gens sont moins instruits
que moi de ce qui me regarde.
Les petits événemens de mon voyage ne mé-
ritent pas, madame, de vous en occuper. Du-
rant la traversée de Calais à Douvres, qui se
fit de nuit et dura douze heures, je fus moins
malade que M. Hume; mais je fus mouillé et
gelé, et j'ai plutôt senti la mer que je ne l'ai
vue. J'ai été accueilli à Londres, j'ai eu beau-
coup de visites, beaucoup d'offres de service,
des habitations à choisir. J'en ai enfin choisi
une dans cette province : je suis dans la mai-
son d'un galant homme dont M. Hume m'a dit
beaucoup de bien qui n'a été démenti par per-
sonne. II a paru vouloir me mettre à mon aise :
j'ignore encore ce qu'il en sera, mais ses atten-
ANNÉE 1766.
603
fions seules m'empêchent d'oublier que je suis
dans la maison d'autrui.
Vous voulez, madame, que je vous parle de
In nation angloise; il faudroit commencer par
la connoîire, et ce n'est pas l'affaire d'un jour.
Trop biiMi instruit par l'expérience, je ne ju-
gerai jamais légèrement, ni des nations, ni des
hommes , même de ceux dont j'aurai à me
plaindre ou à me louer. D'ailleurs je ne suis
point à portée de connoître les Anglois par eux-
mêmes : je les connois par Ihospitalité qu'ils
ont exercée envers moi, et qui dément la répu-
tation qu'on leur donne. 11 ne m'appartient pas
de juger mes hôtes. On ma trop bien appris
cela en France pour que je puisse l'oublier ici.
Je voudrois vous obéir en tout, madame;
mais, de grâce, ne me parlez plus de faire des
livres, ni même des gens qui en font. Nous
avons des livres de morale cent fois plus qu'il
n'en faut, et nous n'en valons pas mieux. Vous
craignez pour moi le désœuvrement et l'ennui
de la retraite : vous vous trompez, madame ,
je ne suis jamais moins ennuyé ni moins oisif
que quand je suis seul. Il me reste, avec les
amusemens de la botanique, une occupation
bien chère et à laquelle j'aime chaque jour da-
vantage à me livrer. J'ai ici un homme qui est
de ma connoissance , et que j'ai grande envie
de connoître mieux, l.a société que je vais lier
avec lui nj'empêchera d'en désirer aucuneautre.
Je l'estime assez pour ne pas craindre une in-
timité à laquelle il m'invite; et, comme il est
aussi maltraité que moi par les hommes, nous
nous consolerons mutuellement de leurs ou-
trages, en lisant dans le cœur de noire ami
qu'il ne les a pas mérités.
Vous dites qu'on me reproche des para-
doxes. Eh! madame, tant mieux. Soyez sûre
qu'on me reprocheroit moins de paradoxes, si
l'on pouvoit me reprocher des erreurs. Quand
on a prouvé que je pense autrement que le
peuple, ne me voilà-t-il pas bien réfuté! Un
saint homme de moine, appelé Cachot (*) vient
(*) Ce saint liomme s'appeloit Cajot. Son livre e>t intitulé les
Plagiais de M. J.-J. Rousseau de Genève sur l éducation,
par D. J. C. B. ( Dom Joseph Cajot, bénédictin ) , 1765, \ vol.
in-12. Les autres critiques prélendoient que VÉmile neconte-
noit que des nouveautés hardies; celui-ci dit qu'il ne renferme
rien de nouveau. II appelle Jean-Jacques vn lapetasseur
d'écrits, un ho "me engvenillé des ouvrages d'autrui, né-
goce auquel il doit sn frêle renommée. M- P.
en revanche de faire un gros livre pour prou-
ver qu'il n'y a rien à moi dans les miens, et
que je n'ai rien dit que d'après les autres. Je
suis d'avis de laisser, pour toute réponse, aux
prises avec sa révérence ceux qui me re-
prochent, à si grands cris, de vouloir penser
seul autrement que tout le monde.
J'ai eu de vous, madame, une seule lettre :
aucune nouvelle de madame la maréchale, de-
puis l'arrivée de mademoiselle Le Vasseur, pas
même par M. de La Roche ; j'en suis très en
peine, à cause de l'état de sa santé. Les com-
munications avec le continent deviennent plus
difficiles de jour en jour. Les lettres que j'écris
n'arrivent pas ; celles que je reçois ont été ou-
vertes. Dans un pays où, par l'ignorance de la
langue, on est à la discrétion d'autrui, il faut
être heureux dans le choix de ceux à qui l'on
donne sa confiance, et, à juger par l'expé-
rience , j'aurois tort de compter sur le bon-
heur. Il en est un cependant dont je suis jaloux
et que je ne mériterai jamais de perdre; c'est
la continuation des bontés de M. le prince de
Conli , qui a daigné m'en donner de si écla-
tantes marques, de la bienveillance de madame
la maréchale, et de la vôtre , dont mon cœur
sent si bien le prix. Madame, quelque sort qui
m'attende encore, et dans quelque lieu que je
vive et que je meure, mes consolalions seront
bien douces, tant que je ne serai point oublié
de vous.
A MYLORD
Le 7 avril 1766.
Ce n'est plus de mon chien qu'il s'agit, my-
lord, c'est de moi-même. Vous verrez par la
lettre ci-jointe pourquoi je souhaile qu'elle pa-
roisse dans les papiers publics, surtout dans le
Saint-James Chronicle, s'il est possible. Cela
ne sera pas aisé, selon mon opinion, ceux qui
m'entourent de leurs embiiches ayant ôté à
mes vrais amis et à moi-même tout moyen de
faire entendre la voix de la vérité. Cependant
il convient que le public apprenne qu'il y a des
traîtres secrets qui , sous le masque d'une
amitié perfide, travaillent sans relâche à me
I déshonorer. Une fois averti , si le public veut
»* encore être irompé, qu il le soit; je n'aurai plus
G04
CORRESPONDANGEv
rien à lui dire. J'ai cru, niylord, qu'il ne scroit
pas au-dessous de vous de m'accorder votre
assistance en celte occasion. A notre première
entrevue, vous jugerez si je la mérite, et si j'en
ai besoin. En attendant, ne dédaignez pas ma
confiance ; on ne m'a pas appris à la prodiguer;
les trahisons que j'éprouve doivent lui donner
quelque prix.
K l'auteur du SAINT-JAMES CHRONICLE.
Wootton, le 7 avril 1766.
Vous avez manqué , monsieur, au respect
que tout particulier doit aux têtes couronnées
en attribuant publiquement au roi de Prusse
une lettre pleine d'extravagance et de méchan-
ceté, dont par cela seul vous deviez savoir qu'il
ne pouvoit être l'auteur. Vous avez même osé
transcrire sa signature comme si vous l'aviez
vue écrite de sa main. Je vous apprends, mon-
sieur, que cette lettre a été fabriquée à Paris,
et, ce qui navre et déchire mon cœur, que
l'imposteur a des complices en Angleterre.
Vous devez au roi de Prusse , à la vérité, à
moi , d'imprimer la lettre que je vous écris et
que je signe, en réparation d'une faute que
vous vous reprocheriez sans doute si vous
saviez de quelles noirceurs vous vous rendez
l'instrument. Je vous fais, monsieur, mes sin-
cères salutations.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Wootton, le 9 avril 1766.
C'est à regret, madame, que je vais affliger
votre bon cœur; mais il faut absolument que
vous connoissiez ce David Hume, à qui vous
m'avez livré, comptant me procurer un sort
tranquille. Depuis notre arrivée en Angleterre,
où je ne connois personne que lui, quelqu'un
qui est très au fait, et fait toutes mes affaires,
travaille en secret , mais sans relâche , à m'y
déshonorer, et réussit avec un succès qui m'é-
tonne. Tout ce qui vient de m'arriver en Suisse
a été déguisé; mon dernier voyage de Paris
et l'accueil que j'y ai reçu ont été falsifiés. On
a fait entendre que j'étois généralement mé-
prisé et décrié en France pour ma mauvaise
conduite, et que c'est pour cela principalement
que je n'osois m'y montrer. On a mis dans les
papiers publics que , sans la protection de
M. Hume, je n'aurois osé dernièrement tra-
verser la France pour m'embarquer à Calais;
mais qu'il m'avoit obtenu le passe-port dont je
m'étois servi. On a traduit et imprimé comme
authentique la fausse lettre du roi de Prusse,
fabriquée par d'Alembert, et répandue à Paris
par leur ami commun Walpole. On a pris à
tâche de me présenter à Londres avec made-
moiselle Le Vasseur, dans tous les jours qui
pouvoient jeter sur moi du ridicule. On a fait
supprimer, chez un libraire, une édition et tra-
duction qui s'alloit faire des lettres de M. Du
Peyrou. Dans moins de six semaines, tous les
papiers publics, qui d'abord ne parloient de
moi qu'avec honneur, ont changé de langage,
et n'en ont plus parlé qu'avec mépris.
La cour et le public ont de même rapide-
ment changé sur mon compte ; et les gens sur-
tout avec qui M. Hume a le plus de liaisons, sont
ceux qui se distinguent par le mépris le plus
marqué, affectant, pour l'amour de lui, de
vouloir me faire la charité plutôt qu'honnê-
teté , sans le moindre témoignage d'affection
ni d'estime, et comme persuadés qu'il n'y a
que des services d'argent qui soient à l'usage
d'un homme comme moi. Durant le voyage il
m'avoit parlé du jongleur Tronchin comme d'un
homme qui avoit fait près de lui des avances
traîtresses, et dont il étoit fondé à se défier : il
se trouve cependant qu'il loge à Londres avec
le fils dudit jongleur, vit avec lui dans la plus
grande intimité , et vient de le placer auprès
de M. Michel , ministre à Berlin , où ce jeune
homme va , sans doute , chargé d'instructions
qui me regardent. J'ai eu le malheur de loger
deux jours chez M. Hume, dans cette même
maison, venant de la campagne à Londres. Je ne
puis vous exprimer à quel point la haine et le dé-
dain se sont manifestés contre moi dans les hô-
tesses et les servantes, et de quel accueil infâme
on y a régalé mademoiselle Le Vasseur. Enfin je
suis presque assuré de reconnokre, au ton hai-
neux et méprisant, tous les gens avec qui
M. Hume vient d'avoir des conférences ; et je l'ai
vu cent fois, même en ma présence, tenir indi-
rectement lesproposqui pouvoient le plus indis-
ANNÉE I7G6.
GOo
poser contre moi ceux à qui il parloit. Deviner
quel est son but, c'est ce qui m'est difficile,
d'autant plus qu'étant à sa discrétion et dans
un pays dont j'ignore la langue, toutes mes
lettres ont passé jusqu'ici par ses mains ; qu'il
a toujours été très-avide de les voir et de les
avoir; que de celles que j'ai écrites, peu sont
parvenues; que presque toutes celles que j'ai
reçues avoient été ouvertes ; etceiles d'où j'au-
rois pu tirer quelque éclaircissement, proba-
blement supprimées. Je ne dois pas oublier
deux petites remarques; l'une, que le pre-
mier soir depuis notre départ de Paris, étant
couchés tous trois dans la même chambre,
j'entendis au milieu de la nuit David Hume s'é-
crier plusieurs fois à pleine voix : Je tiens
J.-J. Rousseau! ce que je ne pus alors inter-
préter que favorablement ; cependant il y avoit
dans le ton je ne sais quoi d'effrayant et de si-
nistre que je n'oublierai jamais. La seconde
remarque vient d'une espèce d'épanchement
que j'eus avec lui après une autre occasion de
lettre que je vais vous dire. J'avois écrit le soir
sur sa table à madame de Chenonceaux. Il étoit
très-inquiet de savoir ce que j'écrivois, et ne
pouvoit presque s'abstenir d'y lire. Je ferme
ma lettre sans la lui montrer : il la demande
avidement, disant qu'il l'enverra le lendemain
par la poste ; il faut bien la donner; elle reste
sur sa table. Lord Newnham arrive ; David sort
un moment, je ne sais pourquoi. Je reprends
ma lettre en disant que j'aurai le temps de l'en-
voyer le lendemain : mylord Newnham s'offre
de l'envoyer par le paquet de l'ambassadeui-
de France ; j'accepte. David rentre ; tandis que
lord Newnham fait son enveloppe, il tire son
cachet ; David offre le sien avec tant d'empres-
sement qu'il faut s'en servir par préférence. On
sonne, lord Newnham donne la lettre au do-
mestique pour l'envoyer sur-le-champ chez
l'ambassadeur. Je me dis en moi-même : Je
suis sûr que David va suivre le domestique. Il
n'y manqua pas, et je parierois tout au monde
que ma lettre n'a pas été rendue, ou qu'elle
avoit été décachetée.
A souper, il fixoit aUernativemcnt sur ma-
demoiselle Le Vasseur et sur moi des regards
qui m'effrayèrent et qu'un honnête homme
n'est guère assez malheureux pour avoir re-
çus de la nature. Quand elle fut montée pour
s'aller coucher dans le chenil qu'on lui avoit
destiné, nous restâmes quelque temps sans
rien dire : il me fixa de nouveau du môme air :
je voulus essayer de le fixer à mon tour, il me
fut impossible de soutenir son affreux regard.
Je sentis mon âme se troubler, j'étois dans une
émotion horrible; enfin le remords de mal ju-
ger d'un si grand homme sur des apparences,
prévalut; je me précipitai dans ses bras tout
en larmes, en m'écriant : Non, David Hume
n'est pas un traître, cela n'est pas possible; et
s'il n'étoit pas le meilleur des hommes, il fau-
droit qu'il en fût le plus noir. A cela mon
homm«,au lieu de s'attendrir avec moi, ou de
se mettre en colère, au lieu de me demander des
explications, reste tranquille, répond à mes
transports par quelques caresses froides, en me
frappant de petits coups sur le dos, et s'écriant
plusieurs fois : Mon cher monsieur! Quoi donc,
mon cher monsieur ? J'avoue que cette ma-
nière de recevoir mon épanchement me frappa
plus que tout le reste. Je partis le lendemain
pour cette province, où j'ai rassemblé de nou-
veaux faits, réfléchi, combiné, et conclu, en
attendant que je meure.
J'ai toutes mes facultés dans un bouleverse-
ment qui ne me permet pas de vous parler
d'autre chose. Madame, ne vous rebutez pas
par mes misères, et daignez m'aimer encore,
quoique le plus malheureux des hommes.
J'ai vu le docteur Galti en grande liaison
avec notre homme : et deux seules entrevues
m'ont appris certainement que, quoi que vous
on puissiez dire, le docteur Gatti ne m'amie
pas. Je dois vous avertir aussi que la boîte que
vous m'avez envoyée par lui avoit été ouverte,
et qu'oTi y avoit mis un autre cachet que le
vôtre. Il y a presque de quoi rire à penser
combien mes curieux ont été punis.
HH.
BECKET ET DE HONDT ,
libraires > Londres
Wootton, le 9 avril 1766.
J'étois surpris, messieurs, de ne point voir
paroîire la traduction et l'impression des lettres
de M. Du Peyrou, que je vous ai remises et
dont vous me paroissiez si empressés : mais
606
CORRESPONDANCE.
en lisant dans les papiers publics une préten-
due lettre du roi de Prusse à moi adressée, j'ai
d'abord compris pourquoi celles de M. Du
Peyrou ne paroissoicnt point. A la bonne heure,
messieurs, puisque le public veut être trompé,
qu'on le trompe; j'y prends quant à moi fort
peu dintérêt,et j'espère que les noires vapeurs
qu'on y excite à Londres ne troubleront pas la
sérénité de l'air que je respire ici. Mais il me
paroît que, ne faisant aucun usage de cet exem-
plaire, vous auriez dû songer à me le rendre
avant que je vous en fisse souvenir. Ayez la
bonté,messieurs, je vous prie,de faire remettre
cet exemplaire à mon adresse, chez M. Daveii-
port, demeurant près du lord Égremont, en
Piccadilly. Je vous fais, messieurs, mes très-
humbles salutations (*).
A M. F. H. ROUSSEAU.
Wootton, le 10 avril 17C6.
Je me reprocherois, mon cher cousin, de tar-
der plus long-temps à vous remercier des visites
et amitiés que vous m'avez faites pendant mon
séjour à Londres et au voisinage. Je n'ai point
oublié vos offres obligeantes, et je m'en pré-
vaudrai dans l'occasion avec confiance, sûr de
trouver toujours en vous un bon parent comme
vous le trouverez toujours en moi. Je n'ai pas
oublié non plus que j'avois compté parler
de vos vues à un certain homme au sujet du
voyage d'Italie. Sur la conduite extraordinaire
et peu netle de cet homme, il m'est d'abord
venu des soupçons et ensuite des lumières
qui m'ont empêché de lui parler, et qui, je
crois, vous en empêcheront de même, quand
vous saurez que cet homme, à l'abri d'une
amitié traîtresse, a formé avec deux ou trois
complices l'honnête projet de déshonorer votre
parent; qu'il est en tniin d'exécuter ce projet,
si on le laisse faire. Ce qui me frappe le plus en
cette occasion, c'est la légèreté, et, j'ose dire,
l'étourderie avec laquelle les Ânglois,sur la foi
de deuxou trois fourbesdont la conduite double
et traîtresse devroit les saisir d'horreur, jugent
(♦) Les lettres dont il s'agit ont été imprimées en françois, et
publiées à Londres chez les mêmes libraire», in-t 2, 1766. — Des
f irconslances tout-à-fait indépendantes de la volonté de ces li-
braire* en avoieot retardé l'impression.
G. l»
du caractère et des mœurs d'un étranger qu'ils
neconnoissentpoint,etqu'ilssaventêtreeslimé,
honoré et respecté dans les lieux où il a passé
sa vie.Voilà ce singulier abrégé de mon histoire,
où l'on me donne entre autres pour fils d'un
musicien, courant Londres comme une pièce
authentique. Voilà qu'on imprime effrontément
dans leurs feuilles que M. Hume a été mon pro-
tecteur en France, et que c'est lui qui m'a ob-
tenu le passe-port avec lequel j'ai passé derniè-
rement à Paris. Voilà cette prétendue lettre du
roi de Prusse, imprimée dans leurs feuilles, et
les voilà, eux, ne doutant pas que cette lettre,
chef-d'œuvre de galimatias et d'impertinence,
n'ait réellement été écrite par ce prince, sans
que pas un seul s'avise de penser qu'il seroit
pourtant bon de m'entendre et de savoir ce que
j'ai à dire à tout cela. En vérité, de si mauvais
juges de la réputation ne méritent pas qu'un
homme sensé se mette fort en peine de celle
qu'il peut avoir parmi eux : ainsi je les laisse
dire, en attendant que le moment vienne de
les faire rougir. Quoi qu'il en soit, s'il y a des
lâches et des traîtres dans ce pays, il y a aussi
des gens d'honneur et d'une probité sûre aux-
quels un honnête homme peut sans honte avoir
obligation. C'est à eux que je veux parler de
vous si l'occasion s'en présente, et vous pouvez
compter que je ne la laisserai pas échapper.
Adieu, mon cher cousin; portez-vous bien et
soyez toujours gai. Pour moi, je n'ai pas trop
de quoi l'être ; mais j'espère que les noires va-
peurs de Londres ne troubleront pas la séré-
nité de l'air que je respire ici. Je vous embrasse
de tout mon cœur.
A LORD "".
Wootton, le 19 avril 1766.
Je ne saurois, mylord, attendre votre retour
à Londres pour vous faire les remercîmcns que
je vous dois. Vos bontés m'ont convaincu que
j'avois eu raison de compter sur votre généro-
sité. Pour excuser l'indiscrétion qui m'y a fait
recourir, il suffit de jeter un coup d œil sur
ma situation. Trompé par des traîtres qui, ne
pouvant me déshonorer dans les Houx où j'avois
vécu, m'ont entraîné dans un pays où je suis
inconnu et dont j'ignore la langue, afin d'y
ANNÉE 17G6.
607
exécuter plus aisément leur abominable projet,
je me trouve jeté dans cotte île après des mal-
heurs sans exemple. Seul, sans appui, sans
amis, sans défense, abandonné à la témérité des
jii{^emens publics, et aux elTets qui en sont la
suite ordinaire, surtout chez un peuple qui na-
turellement n'aime pas les étrangers, j'avois le
plus grand besoin d'un protecteur qui ne dé-
daignât pas ma confiance; et où pouvois-je
mieux le chercher que parmi cette illustre no-
blesse à laquelle je me piaisois à rendre hon-
neur, avant de penser qu'un jour j'aurois be-
soin d'elle pour m'aider à défondre le mien?
Vous me dites, mylord, qu'après s'être un
peu amusé votre public rend ordinairement
justice; mais c'est un amusement bien cruel,
ce me semble, que celui qu'on prend aux dé-
pens des infortunés, et ce n'est pas assez de
finir par rendre justice quand on commence
par en manquer. Japportois au sein de votre
nation deux grands droits qu'elle eût dû res-
pecter davantage ; le droit sacré de l'hospita-
lité, et celui dos égards que l'on doit aux mal-
heureux : j'y apportois l'estime universelle et
le respect même de mes ennemis. Pourquoi
m'a-l-on dépouillé chez vous de tout cela ?
Qu'ai-je fait pourmériter un traitement sicruel?
En quoi me suis-je mal conduit à Londres,
où l'on me traiioit si favorablement avant que
j'y fusse arrivé? Quoi! mylord, des diffamations
secrètes, qui ne devroient produire qu'une
juste horreur pour les fourbes qui les répan-
dent, suffiroient pour détruire l'effet de cin-
quante ans d'honneur et de mœurs honnêiosl
Non, les pays où je suis connu ne me juge-
ront point d'après votre public mal instruit;
l'Europe entière continuera de me rendre la
justice qu'on me refuse en Angleterre ; et l'é-
clatant accueil que, malgré le décret, je viens
de recevoir à Paris à mon passage, prouve
que, partout où ma conduite est connue, elle
m'attire Ihoimeur qui m'est dû. Cependant si le
public françois eût été aussi prompt à mal juger
que le vôtre, il en eût eu le même sujet. L'année
dernière onfitcourirà Genève un libelleaffreux
sur ma conduite à Paris. Pour toute réponse, je
fis imprimer ce libelle à Paris même. Il y fut
reçu comme il méritoit de l'être, et il semble que
tout ce que les deux sexes ont d'illustre et de
vertueux dans celte capitale, ait voulu me ven-
ger f)ar les plus grandes marques d'estime des
outrages de mes vils'ennomis.
Vous direz, mylord, qu'on me connott à Pa-
ris et qu'on ne me connoît point à I^ondres : voilà
précisément de quoi je me plains. On n'ôte
point à un homme d'honneur, sans le connoî-
tre et sans l'entendre, l'estime publique dont
il jouit. Si jamais je vis en Angleterre aussi
long-temps que j'ai vécu en France, il faudra
bien qu'enfin votre public me rende son es-
time ; mais quel gré lui en saurai-je lorsque
je l'y aurai forcé?
Pardonnez, mylord, cette longue lettre : me
pardonneiicz-vous mieux d'être indifférent à
ma réputation dans votre pays? Les Anglois va-
lent bien qu'on soit fAché de les voir injustes,
et qu'afin qu'ils cessent de l'être, on leur fasse
sentir combien ils le sont. Mylord, les malheu-
reux sont malheureux partout. En Franco, on
les décrète; en Suisse, on les lapide; on Angle-
terre, on les déshonore : c'est leur vendre
cher l'hospitalité.
A H.
Avril 17C6.
J'apprends, monsieur, avec quelque sur-
prise, de quelle manière on me traite à Londres
dans un public plus léger que je n'aurois cru.
Il me semble qu'il vaudroit beaucoup mieux
refuser aux infortunés tout asile que de les ac-
cueillir pour les insulter, et je vous avoue que
l'hospitalité vendue au prix du déshonneur me
paroîttrop chère. Je trouve aussi que pour juger
un homme qu'on ne connoît point, il faudroit
s'en rapporter à ceux qui le connoissent; et il
me paroît bizarre qu'emportant de tous les pays
où j'ai vécu l'estime ot'la considération des
honnêtes gens et du public, l'Angleterre, où
j'arrive, soit le seul où on me la rofuso. C'est
en même temps ce qui me console : l'accueil
que je viens de recevoir à Paris, où j'ai passé
ma vie, me dédommage de tout ce qu'on dit à
Londres. Comme les Anglois, un pou léj^ers à
juger, ne sont pourtant pas injustes, si jamais
je vis en Angleterre aussi long-temps qu'en
France, j'espère à la fin n'y être pas moins
estimé. Je sais que tout ce qui se passe à mon
égard n'est point naturel, qu'une nation toTit
entière ne change pas immédiatement du
008
CORRESPONDANCE.
blanc au noir sans cause, et que cette cause
secrète est d'autant plus dangereuse qu'on s'en
défie moins : c'est cela même qui devroit ouvrir
les yeux du public sur ceux qui le mènent;
mais ils se cachent avec trop d'adresse pour
qu'il s'avise de. les chercher où ils sont. Un jour
il en saura davantage, et il rougira de sa
légèreté. Pour vous, monsieur, vous avez trop
de sens et vous êtes trop équitable pour être
compté parmi ces juges plus sévères que judi-
cieux. Vous m'avez honoré de votre estime, je
ne mériterai jamais de la perdre; et comme
vous avez toute la mienne, j'y joins la con-
fiance que vous méritez.
LETTRE DE HUME k M. *** {*).
Lisie Street Leicester Fields, ce tO de mai 1766.
J'ai besoin de bien d'apologies, monsieur,
auprès de vous, d'avoir tarde si long-temps de
reconnoître l'honneur que vous m'avez fait;
mais j'ai différé de vous répondre jusqu'au
temps que notre ami seroit établi, et auroit eu
quelque expérience de sa situation. Il paroît
être à présent dans la situation la plus heu-
reuse, ayant égard à son caractère singulier,
et il m'écrit qu'il en est parfaitement content.
Il est à cinquante lieues éloigné de Londres,
dans la province de Derby, un pays célèbre
pour ses beautés naturelles et sauvages. M. Da-
venport, un très-hoiméie homme et très-riche,
lui donne une maison qu'il habile fort rare-
ment lui-même; et comme il y entretient une
table pour ses domestiques, qui ont soin de la
maison et dos jardins, il ne lui est pas difficile
d'accommoder notre ami et sa gouvernante de
tout ce que des personnes si sobres et si mo-
dérées peuvent souhaiter. 11 a la bonté de pren-
dre trente livres sterling par an de pension ; car
(•) Nous avons pensé que le Incteur verroit ici avec intérêt ce
quci dans le temps même où Rousseau formoit des plaintes
si amères, Hume écrivoit sur son compte, n'ayant pas encore
la moindre idée de ce dont celui-ci l'acciisoit, et du change-
ment total qui s'étoit opéré dans ses sentiinens. Cette lettre,
qui fait partie du petit r< cueil de lettres posthumes publié par
M. Pougeus en 1798, est adressée par Hume à l'un de ses amis
k Paris. Le même recueil contient une autre lettie de Hume,
non moins intéressante, écrite à l'époque où Rousseau quitta
l'Angleterre, et que nous reproduirons également, du moins
par extrait, à la suite de la dernièie lettre de notre auteur, se
rapportant au même temp'. G. P»
sans cela notre ami n'auroit mis le pied à la
maison. S'il est possible qu'un homme peut vi-
vre sans occupation, sans livres, sans société
et sans sommeil, il ne quittera pas ce lieu sau-
vage et solitaire, où toutes les circonstances
qu'il a jamais demandées semblent concourir
pour le rendre heureux. Mais je crains la foi-
blesse et l'inquiétude naturelle à tout homme,
surtout à un homme de son caractère. Je ne
serois pas surpris qu'il quittât bientôt cette
retraite; mais en ce cas-là, il sera obligé
d'avouer qu'il n'a pas connu ses propres
forces, et que l'homme n'est pas fait pour être
seul. Au reste, il a été reçu parfaitement bien
dans ce pays-ci. Tout le monde s'est empressé
de lui montrer des politesses, et la curiosité
publique lui étoit même à charge.
Madame de BDufflers vous a sans doute ap-
pris les bontés que le roi d'Angleterre a eues
pour lui. Le secret qu'on veut garder sur cette
affaire est une circonstance bien agréable à no-
Ire ami. Il a un peu la foiblesse de vouloir se
rendre intéressant en se plaignant de sa pau-
vreté et de sa mauvaise santé ; mais j'ai décou-
vert par hasard qu'il a quelques ressources
d'argent, petites à la vérité, mais qu'il nous a
cachées quand il nous a rendu compte de ses
biens. Pour ce qui regarde sa santé, elle me
paroît plutôt robuste qu'infirme ; à moins que
vous ne vouliez compter les accès de mélan-
colie et de spleen auxquels il est sujet. C'est
grand donnnage : il est fort aimable par ses
manières; il est d'un cœur honnête et sensible;
mais ces accès l'éloignont de la société, le rem-
plissent d'humeur, et donnent quelquefois à sa
conduite un air de bizarrerie et de violence,
qualités qui ne lui sont pas naturelles.
Je vous prie, mon cher monsieur, de me
garder une place dans votre souvenir. Je me
flatte de profiter, l'été prochain, de l'amitié
que vous avez la bonté de me marquer. Des
accidens imprévus ont retardé jusqu'ici mor^
retour en France. J'ai l'honneur d'être, etc.
David HUMK.
A MADAME DE LUZE.
Wootton, le 10 mai 1706.
Suis-je assez heureux madame, poui au»
ANNÉE 1766.
Ow'
vous pensiez quelquefois à mes tons et pour
que vous me sachiez mauvais gré d'un si long
silence? J'en serois trop puni si vous n'y étiez
pas sensible. Dans le tumulte d'une vie ora-
geuse, combien jai regretté les douces heures
que je passois près de vous I combien de fois
les premiers momens du repos après lequel
je soupirois ont été consacrés d'avance au plai-
sir de vous écrire I J'ai maintenant celui de
remplir cet engagement, et les agrémens du
lieu que j'habite m'invitent à m'y occuper de
vous, madame, et de M. de Luze, qui m'en a
fait trouver beaucoup à y venir. Quoique je
n'aie point directement de ses nouvelles, j'ai
su qu'il étoit arrivé à Paris en bonne santé;
et j'espère qu'au moment où j'écris cette let-
tre, il est heureusement de retour près de vous.
Quelque intérêt que je prenne à ses avantages,
je ne puis m'empôcher de lui envier celui-là,
et je vous jure, madame, que cette paisible
retraite perd pour moi beaucoup de son prix,
quand je songe qu'elle est à trois cents lieues de
vous. Je voudrois vous la décrire avec tous ses
charmes, afin de vous tenter, je n'ose dire de
m'y venir voir, mais de la venir voir; et moi
j'en profiterois.
Figurez-vous, madame, une maison seule,
non fort grande, mais fort propre, bâtie à
mi-côte sur le penchant d'un vallon, dont la
pente est assez interrompue pour laisser des
promenades de plain-pied sur la plus belle
pelouse de l'univers. Au devant de la maison
règne une grande terrasse, d'où l'œil suit dans
une demi-circonférence quelques lieues d'un
paysage formé de prairies, d'arbres, de fer-
mes éparses, de maisons plus ornées, et bordé
en forme de bassin par des coteaux élevés qui
bornent agréablement la vue quand elle ne
pourroit aller au-delà. Au fond du vallon, qui
sert à la fois de garenne et de pâturage, on
entend murmurer un ruisseau qui, d'une mon-
lagne voisine, vient couler parallèlement à la
maison, et dont les petits détours, les casca-
des, sont dans une telle direction, que des fe-
nêtres et de la terrasse l'œil peut assez long-
temps suivre son cours. Le vallon est garni,
par places , de rochers et d'arbres où Ion
trouve des réduits délicieux, et qui ne laissent
pas de s'éloigner assez de temps en temps du
ruisseau pour offrir sur ses bords des pro-
1. IV.
menades commodes à l'abri des vents et même
de la pluie; en sorte que par le plus vilain
temps du monde je vais tranquillement herbo-
riser sous les roches avec les moutons et les
lapins; mais hélas, madame, je n'y trouvp
point de scordivm !
Au bout de la terrasse à gauche sont des bA-
timens rustiques et le potager ; à droite sont des
bosquets et un jet-d'eau. Derrière la maison est
un pré entouré d'une lisière de bois, laquelle,
tournant au-delà du vallon, couronne le parc,
si l'on peut donner ce nom à une enceinte à la-
quelle on a laissé toutes les beautés de la nature.
Ce pré mène, à travers un petit village qui dé-
pend de la maison , à une montagne qui en est à
une demie-lieue, et dans laquelle sont diverses
minesde plombque l'on exploite. Âjoutezqu'aux
environs on a le choix des promenades, soit
dans des prairies charmantes, soit dans les bois,
soitdansdes jardins à l'angloise.moinspeignés,
mais de meilleur goût que ceux des François.
La maison, quoique petite, est très-logeable
et bien distribuée. Il y a dans le milieu de la fa-
çade un avant-corps à l'angloise, par lequel la
chambre du maître de la maison, et la mienne,
qui est au-dessus , ont une vue de trois côtés.
Son appartement est composé de plusieurs piè-
ces sur le devant, et d'un grand salon sur le
derrière : le mien est distribué de même, ex-
cepté que je n'occupe que deux chambres, en-
tre lesquelles et le salon est une espèce de ves-
tibule ou d'antichûnnbre fort singulière, éclai-
rée par une large lanterne de vitrage au mi-
lieu du toit.
Avec cela, madame, je dois vous dire qu'on
fait ici bonne chère à la mode du pays, c'est-
à-dire simple et saine , précisément comme il
me la faut. Le pays est humide et froid; ainsi
les légumes ont peu de goût, le gibier aucun ;
mais la viande y est excellente, le laitage abon-
dant et bon. Le maître de cette maison la trouve
trop sauvage et s'y tient peu. Il en a de plus
riantes qu'il lui préfère, et auxquellesje la pré-
fère, moi, par la même raison. J'y suis non-
seulement le maître mais mon maître, ce qui est
bien plus. Pointdegrand village auxenvirons : la
ville la plus voisine en esta deux lieues; par con-
séquent peu de voisinsdésœuvrés. Sans le mini»^
tre, qui m'a pris dans une affection singulière,
je serois icidixmoisderannéeabsolumcntseul.
39
6f0
COURFSPONDANCE.
Que pensez-vous de mon habitation, ma-
dame ? la trouvez-vous assez bien choisie, et ne
croyez-vous pas que pour on préférer une autre
il faille être ou bien sage ou bien fou? Hé bien,
madame, il s'en prépare une peu loin de Biez,
plus près du Tertre, que je regretterai sans cesse
et où, malgré l'envie, mon cœur habitera tou-
jours. Je ne la regreiterois pas moins quand
celle-ci m'offriroil tous les autres biens possi-
bles, excepté celui de vivre avec ses amis. Mais
au reste, après vous avoir peint le beau côté,
je ne veux pas vous dissimuler qu'il y en a d'au-
tres, et que, comme dans toutes les choses de
la vie, les avantages y sont mêlés d'inconvé-
niens. Ceux du climat sont gi ands ; il est tardif
et froid ; le pays est beau, mais trisie, la na-
ture y est engourdie et paresseuse; à peine avons-
nous déjà dos violettes, les arbres n'ont encore
aucunes feuilles; jamais on n'y entend de rossi-
gnols; tous les signes du [)rintemps disparois-
sent devant moi. Mais ne gâtons pas le tableau
vraique je viensde faire; il est pris dans le point
de vue où je veux vous montrer ma demeure,
afin que vos idées s'y promènent avec plaisir.
Ce n'est qu'auprès de vous, madame, que je
pouvois trouver une société préférable à la so-
litude. Pour la former dans cette province, il y
faudroit transporter votre famille entière, une
partie de Neuchâiel, et presque toutYverdun.
Encore après cela, comme l'homme est insatia-
ble, me faudroit -il vos bois, vos monts, vos
vignes, enfin tout jusqu'au lac et ses poissons.
Bonjour, madame, mille iendres salutations
à M. de Luze, Parlez quelquefois avec ma-
dame de Froment et madame de Sandoz de
ce pauvre exilé. Pourvu qu'il ne le soit jamais
de vos cœurs, tout autre exil lui sera suppor-
table.
A M. DE LUZR.
WooUon, le 10 iii^i 1766.
Quoique ma longue lettre à madame de Luze
soit, monsieur, à votre intention comme à la
sienne, je ne puis m'empêcher d'y joindre un
mot pour vous remercier et des soins que vous
oyez bien voulu prendre pour réparer la ban-
queroute que j'avois faite à Strasbourg sans en
rien savoir, et de votre obligeante lelire du
^0 avril. J'ai senti, à l'extrême plaisir que m'a
fait sa lecture, combien je vous suis attaché et
combien tous vos bons procédés pour moi ont
jeté de ressentimens dans mon âme. Comptez,
monsieur, que je vous aimerai toute ma vie, et
qu'un des regrets qui me suivent en Angleterre
est d'y vivre éloigné de vous. J'ai formé dans
votre pays des attachemens qui me le rendront
toujours cher, et le désir de m'y revoir un jour,
que vous voulez bien me témoigner, n'est pas
moins dans mon cœur que dans le vôtre : mais
comment espérer qu'il s'accomplisse ? Si j'avois
fait quelque faute qui m'eût attiré la haine de vos
compatriotes, si je m'étois mal conduit en quel-
que chose, si j'avois quelque tort à me repro-
cher, j^espérerois, en le réparant, parvenir à le
leur faireoublier et à obtenir leur bienveillance;
mais qu'ai-jc fait pour la perdre? en quoi me
suis-je mal conduit? à qui ai-je manqué dans
la moindre chose? à qui ai-je pu rendre service
que je ne l'aie pas fait? Et vous voyez comme
ils m'ont traité. Mettez-vous à ma place, et di-
tes-moi s'il est possible de vivre parmi des gens
qui veulent assommer un homme sans grief,
sans motif, sans plainte contre sa personne, et
uniquement parce qu'il est malheureux. Je sens
qu'il seroit à désirer, pour l'honneur de ces
messieurs, que je retournasse finir mes jours au
milieu d'eux : je sens que je le désirerois moi-
même; mais je sens aussi que ce seroit une haute
folie à laquelle la prudence ne me permet pas
de songer. Ce qui me reste à espérer en tout
ceci est de conserver les amis que j'ai eu le bon-
heur d'y faire ; et d'être toujours aimé d'eux
quoique absent. Si quelque chose pouvoit me
dédommager de leur commerce, ce seroit celui
du galanthomme dont j habite la maison, et qui
n'épargne rien pour m'en rendre le séjour agréa-
ble; tous les gentilshommes des environs, tous
les ministres des paroisses voisines ont la bonté
de me marquer des empressemens qui me tou-
chent, en ce qu'ils me montrent la disposition
générale du pays : le peuple même, malgré mon
équipage, oublie en ma faveur sa dureté ordi-
naire envers les étrangers. Madame de Luze
vous dira comment est le pays ; enfin j'y trou-
verois de quoi n'en regretter aucun autre, si
j'étois plus près du soleil et de mes amis. Bon-
jour, monsieur, je vous embrasse de tout mon
cœur.
ANNÉE 1766.
611
A M. DU l'EYROU.
A Woollon. le 10 mai 1766.
Hier, mon cher hôte, j'ai reçu, par M. l)a-
venport, vos n"» 20, 2^ , 22 et 25, par lesquels
je vois avec inquiétude que vous n'aviez point
encore reçu mon n° ^ , que je vous ai écrit d'ici,
et où je vous priois de ne m'envoyer que mes
livres de botanique, avec mon calepin, et d'at-
tendre pour le reste à l'année prochaine ; prière
que je vous confirme avec instance, s'il en est
encore temps. Je suis surtout très-fâché que
vous m'envoyiez aussi des papiers que je ne vous
ai point demandés, et sur lesquels j'étois tran-
quille, les sachant entre vos mains, au lieu
qu'ils vont courir des hasards que vous ne pou-
vez prévoir, ne sachant pas comme moi tout ce
qui se passe à Londres. Retirez-les, je vous en
conjure , s'il est encore temps , et pour Dieu,
ne m'en envoyez plus désormais que je ne vous
lesdemande. Ce n'étoit pas pour rien que j'avois
numéroté les liasses que je vous laissois.
Ceux que vous avez envoyés à madame de
Faugnes sont en route, et je compte les rece-
voir au premier jour. C'est un grand bonheur
qu'ils n'aient pas été confiés à M. Walpole, que
je regarde comme l'agent secret de trois ou qua-
tre honnêtes gens de par le monde quiont formé
entre eux un complot auquel je ne comprends
rien, mais dont je vois et sens l'exécution suc-
cessive de jour en jour. La prétendue lettre du
roi de Prusse est certainement de d'Alem-
bert (*) ; en y jetant les yeux, j'ai reconnu son
slyle, comme si je la lui avois vu écrire : elle a
été publiée, traduite dans les papiers, de môme
qu'une autre pièce du môme auteur sur le môme
sujet. On a aussi imprimé et traduit une lettre
de M. de Voltaire à moi adressée, auprès de la-
quelle le libelle de Vernes n'est que du miel.
Mais cessons de parler de ces matières attris-
tantes, et qui ne m'affligeroient pourtant guère,
si mon cœur n'eût été navré par de plus sensi-
bles coups. Mon cher hôte, je sens bien le prix
d'un ami fidèle , et que ma confiance en vous
redouble de charmes, par la difficulté de la
placer aussi bien nulle part.
Je suis très en peine pour établir notre cor-
respondance d'une manière stable et sûre ; car
(*) Elle étoit (le M. Walpole, mais corrigée par plusieurs
honmies du lettres, Voytz 1rs Cohfcsàioiis, tome V, page 353.
la résolution où je suis de rompre tout autre
commerce de lettres ne me rend le vôtre que
plus nécessaire. Ah ! cher ami , que ne vous
ai-je cru, et que n'ai-je resté à portée de passer
mes jours auprès de vous! Je sens vivement la
perte que j'ai faite, et je ne m'en consolerai ja-
mais. Je suis en peine de plusieurs lettres que
j'ai fait passer par MM. Lucadou et Drake, et
dont je ne reçois aucune réponse. J'espère ce-
pendant qu'ils n'ont pas des commis négligens;
il faut prendre patience, et continuer. M. Lu-
cadou est un honnôte homme, et ami de mes
amis: je ne crains pas qu'il abuse de ma con-
fiance, mais je crains de lui être importun.
Mon intention est bien de parler à mylord
maréchal de M. d'Escherny, et de faire usage
de sa petite note ; mais ce n'est pas en ce mo-
ment de commotion que cela peut se faire. S'il
est pressé, il faut , malgré moi, que je laisse à
d'autres le plaisir de le servir. J'ai pour mylord
maréchal le môme embarras que pour vous de
m'ouvrir une correspondance sûre ; je me suis
adressé à M. Rougemont , je n'en ai aucune
réponse; j ignore s'il a fait passer ma lettre, et
s'il veut bien continuer.
Quant à ce qui regarde ma subsistance, nous
prendrons là-dessus les moyens que vous juge-
rez à propos; et puisque vous pensez que je
puis fournir de six mois en six mois des assigna-
tions sur vos banquiers de Paris , je le ferai ;
mais, de grâce, envoyez-moi le modèle de ces
assignations : car je ne vois pas bien , je vous
l'avoue, en quels termes elles doivent être con-
çues sur des banquiers que je ne connois pas,
et qui ne me doivent rien.
Je finis à la hâte , en vous saluant de tout
mon cœur. Mille respects à la chère et bonne
maman.
A MADAME DE CREQUI.
M i 1766.
Bien loin de vous oublier, madame , je fais
un de mes plaisirs dans cette retraite de me rap-
peler les heureux temps de ma vie. Ils ont été
rares et courts ; mais leur souvenir U-s multi-
plie : c'est le passé qui me rend le présent sup-
portable, et j'ai trop besoin de vous pour vous
oublier. Je ne vous écrirai pas pouriaiiit, ma-
612
CORUKSPONDANCE.
dame, et je renonceà tout commerce de lettres,
hors les cas d'absolue nécessité. Il est temps de
chercher le repos, etje sens que je n'en puisavoir
quen renonçant à toute correspondance hors
du lieu que j'habite. Je prends donc mon parti
trop tard, sans doute, mais assez tôt pour jouir
des jours tranquilles qu'on voudra bien me lais-
ser. Adieu, madame. L'amilié dont vous m'a-
vez honoré me sera toujours présente et chère ;
daignez aussi vous en souvenir aueiquefois.
A M. P£ MALESHERBES.
Woottop, le 40 mai 4766.
Ce n'est pas d'aujourd'hui , monsieur, que
j'aime à vous ouvrir mon coeur et que vous me
le permettez. La confÎMnce que vous m'avez
inspirée m'a déjà fait sentir près de vous que
l'affliction même a quelquefois ses douceurs ;
mais ce prix de lépanchement me devient bien
plus sensible depuis que mes maux , portés à
leur comble, ne me laissent plus dans la vie
d'autre espoir que des consolal.ions, et depuis
qu'à mon dernier voyage à Paris j'ai si bien
achevé de vous connoître. Oui , monsieur,
avouer un tort , le déclarer, est un effort de
justice assez rare ; mais s'accuser au malheu-
reux qu'on a perdu, quoique innocemment, et
ne l'en aimer que davantage, est un acte de
force qui n'apparienoit qu'à vous. Voire Ame
honore l'humanité, et la rétablit dans mon es-
lime. Je savois qu'il y avoit encore de l'amitié
parmi les hommes ; mais sans vous j'ignorerois
qu'il y eût de la vertu.
Laissez-moi donc vous écrire mon état une
seconde fois en ma vie. Que mon sort a changé
depuis mon séjour de Montmorency ! Vous
m'avez cru malheureux alors , et vous vous
trompiez; si vous me croyez heureux mainte-
nant, vous vous trompez davantage. Vous allez
connoître un genre de malheurs digne de cou-
ronner tous les autres, et qu'on vérité je n'au-
rois pas cru fait pour moi.
Je vivois en Suisse en homme doux et paisi-
ble, fuyant le monde , ne me mêlant de rien,
ne disputant jamais, ne parlant pas mêmç de
mes opinioi'.s. On m'en chasse par des persécu-
tions, sans sujet, sans motif, sans prét.exiç,
les plus violentes, les moins méritées qu'il soit
possible d'imaginer, et qu'on a la barbarie de
me reprocher encore, comme si je me les élois
attirées par vanité. Languissant, malade, af-
fligé, je m'acheminois, à l'entrée de l'hiver,
vers Berlin. A Strasbourg, je reçois de M. Hume
les invitations les plus tendres de me livrer à sa
conduite, et de le suivre en Angleterre, où il se
charge de me procurer une retraite agréable tt
tranquille. J'avois eu déjà le projet de m'y reti-
rer; mylord maréchal me Tavoit toujours con-
seillé ; ]VL le duc d'Aumont avoit, à la prière de
madame de Verdelin, demandé et obtenu pour
moi un passe-port. J'en fais usage; je pars le
coeur plein du bon David , je cours à Paris me
jeter entre ses bras. M. le prince de Conii m'ho-
nore de l'accueil plus convenable à sa généro-
sité qu'à ma situation , et auquel je me prête
par devoir, mais avec répugnance , prévoyant
combien oies ennemis m'en feroient payer cher
l'éclat.
Ce fut un spectacle bien doux pour moi que
l'augmentation sensible de bienveillance pour
M. Hume, que cette bonne œuvre produisit
dans tout Paris : il devoit en être touché comme
moi ; je doute qu'il le fût de la même manière.
Quoi qu'il on soit, voilà de ces complimens à la
française, que j'aime, et que les autres nations
ne savent guère imiter.
Mais ce qui me fit une peine extrême fui de
voir que M. le prinoç de Conti m'accabloit en
sa présence de si grandes bontés, qu'elles au-
roient pu passer pour railleuses si j'eusse été
moins à plaindre, ou que le prince eût été
moins généreux ' toutes les attentions étoient
pour moi; M, Hume étoit oublié en quelque
sof te. ou iiiviié à y concourir, il étoit clair que
cette préférence d'humanité dont j'étois l'objet
e\\ njpntroit pour lui une beaucoup plus flat-
teuse ; ç'étoit lui dire : Mq» ami Hume, aidez-
moi a warqver de la conimisération à cet infor-
tuné. Mais son coeur jaloux fut trop bête pour
septir cette distinction-là.
}j()\ts partons. 11 étoit si occupé diQ moi qu'il
en parloit même durant son çommeil, voua
saurez ci-apiès ce qu'il di^ à la. f)r«ûière cou-
chée. Eu débarquant à Douvres ,. transporté de
toucher enfin cette terre de liberté, et d'y être
amené par cet homme illustre, j;© lui $autai au
cou, je l'embrassai étroitement sans rien dire,
mais en couvrant son visage de baisers et de
pl.eurs. Ce n'e^t pas la seule fois ni la plusreniar-
ANNÉE 1766.
615
quablo où il ait pu voir en moi les saisissemens
dun cœur pénéiré. Je oc sais pas trop ce qu'il
fait de ces souvenirs, s'ils lui viennent, mais
j ai dans l'esprit qu'il en doit quelquefois ôlre
importuné.
Nous sommes fôtés arrivant à Londres; dans
les deux chambres, à la cour même, on s'em-
presse à me marquer de la bienveillance et de
l'estime. M. Hume me présente de très-bonne
grâce à tout le monde; et il éioit naturel de lui
attribuer, comme je faisois, la meilleure partie
de ce bon accueil. L'affluence méfait trouver le
séjour de la ville incommode : aussitôt les mai-
sons de campagne se présentent en foule ; on
m'en offre à choisir dans toutes les provinces.
M. Hume se charge des propositions; il me les
fait, il me conduit même à deux ou trois cam-
pagnes voisines; j'hésite long-temps sur le
choix; je me détermine enfin pour cette pro-
vince. Aussitôt M. Hume arrange tout, les
embarras s'aplanissent; je pars; j'arrive dans
une habitation commode, agréable et solitaire :
le maître prévoit tout, rien ne me manque; je
suis tranquille, indépendant. Voilà le moment
si désiré où tous mes maux doivent finir : non,
c'est là qu'ils commencent plus cruels que je
ne les avois encore éprouvés.
Peut-être n'ignorez- vouspas,monsieur,qu'a-
vant mon arrivée en Angleterre elle étoit un
des pays de l'Europe où j'avois le plus de répu-
tation,j'oserois presque dire, de considération ;
les papiers pubHcs étoient pleins de mes éloges,
et il n'y avoitqu'uft cri d'indignation contre
mes persécuteurs. Ce ton se soutient à mon ar-
rivée ; les papiers l'annoncèrent en triomphe ;
l'Angleterre s'honoroit d'être mon refuge, et
elle en glorifioit avec justice ses lois et son gou-
vernement, tout à coup, et sans aucune cause
assignable, ce ton change, mais si fort et si
vite que dans tous les caprices du public on
n'en vit jamais un plus étonnant. Le signal fut
donné dans un certain magasin, aussi plein
d'inepties que de mensonges, et où l'auteur,
bien instruit, me donnoit pour fils de musi-
cien. Dès ce moment, tout part avec un accord
d'insultes et d'outrages qui tient du prodige ;
des foules de livres et d'écrits m'attaquent per-
sonnellement, sans ménagement, sans discré-
tion, et nulle feuille n'oscroit paroiire si elle ne
contenoil quelque malhonnêteté contre moi.
Trop accoutumé aux injures du public pour
m'en affecter encore, je ne laissois pas d'être
surpris de ce changement si brusque, de ce
concert si parfaitement unanime, qucpas un de
ceux qui m'avoient tant loué ne dti un seul mot
pour ma défense. Je trouvois bizarre que pré-
cisément après le retour de M. Hume, qui a
tant d'influence ici sur les gens de lettres et de
si grandes liaisons avec eux, sa présence eût
produit un effet si contraire à celui que j'en
pouvois attendre; que pas un de ses amis ne se
fût montré le mien ; et l'oi» voyoil bien que les
gens qui me traitoient èi mal n'étoicnt pas ses
ennemis, piiisqu'en faisant sonner haut sa qua-
lité de ministre, ils disoient que je n'avois tra-
versé la France qUé sôus sai protection ; qu'il
m'avoit obtenu un passe-port de la cour de
France ; et peu s'en falloit qu'ils n'ajoutassent
que j'avois fait le voyage à ses frais. Une autre
chose m'étonnoit davantage. Tous m'avoient
également caressé à mon arrivée ; mais à me-
sure que notre séjour se prolongeoit, je voyois
de la façon la plus sensible changer avec moi
les manières de ses amis. Toujours, je l'avotie,
ils ont pris les mêmes soins en ma faveur ; mais,
loin de me marquer la même estime, ils accom-
^agnoient leurs services de l'air dédaigneux le
plus choquant : on eût dit qu'ils ne cherchoient
à m'obliger que pour avoir droit de me mar-
quer du mépris. Malheureusement ils s'étoient
emparés de moi. Que faire, livré à leur merci
dans un pays dont je ne sa vois pas la langue?
Baisser la tête et ne pas voir les affronts. Si
quelques Anglois ont continué à me marquer
de t'eàtimé, ce sont uniquement ceux avec qui
M. Hume n'a aucune liaison.
Les flagorneiies m'ont toujours été suspec-
tes. 11 m'en a fait des plus basses et de toutes
les façons ; mais je n'ai jamais trouvé dans son
langage rien qui sentit la vraie amitié. On eût
dit même qu'en voulant me faire des patrons il
cherchoit à m'ôter leur bienveillance : il vou-
loit plutôt que j'en fusse assisté qu'aimé; et
cent fois j'ai été surpris du tour révoltant qu'il
donnoit à ma conduite près des gens qui pou-
voient s'en offenser. Un exemple éclaircira ceci.
M. Penneck, du muséum, ami de mylord ma-
réchal, et pasteur d'une paroisse où l'on vou-
loit m'établir, vient me voir ; M. Hume, moi
présent, lui fait mes excuses de ne l'avoir pas
G14
GORUESPONDANCE.
prévenu. Le docteur M aty, lui dit-il, nousavoit
invités pour jeudi au Muséum, où M. Rousseau
devait vous voir; mais il préféra d'aller avec
madame Garrick à la comédie : on ne peut pas
faire tant de choses en un jour.
On répand à Paris une fausse lettre du roi
de Prusse, qui depuis a été traduite et impri-
mée ici. J'apprends avec éionnement que c'est
un M. Walpole, ami de M. Hume, qui fait
courir celte lettre : je lui demande si cela est
vrai ; au lieu de me répondre, il me demande
froidement de qui je le tiens ; et quelques jours
après, il veut que je confie à ce même M. Wal-
pole des papiers qui m'intéressent et que je
cherche à faire venir en sûreté. Je vois cette
prétendue lettre du roi de Prusse, et j'y recon-
nois à l'instant le style de M. d'Alembert,
autre ami de M. Hume, et mon ennemi d'au-
tant plus dangereux qu'il a soin de cacher sa
haine. J'apprends que le fils du jongleur Tron-
chin, mon plus mortel ennemi, est non-seule-
ment un ami de M. Hume, mais qu'il loge avec
lui; et quand M. Hume voit que je sais cela,
il m'en fait la confidence, m'assurant que le fils
ne ressemble pas au père. J'ai logé deux ou
trois nuils avec ma gouvernante dans celte
même maison, chez M. Hume ; et à l'accueil
que nous ont fait ses hôtesses, qui sont ses
amies, j'ai jugé de la façon dont lui, ou cet
homme qu'il dit ne pas ressembler à son père,
leur avoit parlé d'elle et de moi.
Tous ces faits combinés, et d'autres sembla-
bles que j'observe, me donnent insensiblement
une inquiétude que je repousse avec horreur.
Cependant les lettres que j'écris n'arrivent pas ;
plusieursdc cellesque jereçoisont été ouvertes,
et toutes ont passé par les mains de M. Hume : si
quelqu'une lui échappe, il ne peut cacher l'ar-
denie avidité de la voir. Un soir je vois encore
chez lui une manœuvre de lettre dont je suis
frappé. Voici ce que c'est que cette manœuvre,
car il peut importer de la détailler. Je vous l'ai
dit, monsieur; dans un fait je veux tout dire.
Après souper, gardant tous deux le silence au
coin de son feu, je m'aperçois qu'il me regarde
fixement, ce qui lui arrive sauvent et d'une
manière assez remarquable. Pour cette fois son
regard ardent et prolongé devient presque in-
quiétant. J'essaie de le fixer à mon tour ; mais
en arrêtant mes yeux sur les siens je sens un
frémissement inexplicable, et je suis bientôt
forcé de les baisser. La physionomie et le ton
du bon David sontd'un bon homme ; mais il faut
que, pour me fixer dans nos tête-à-tête, ce bon
homme ait trouvé d'autres yeux que les siens.
L'impression de ce regard me reste : mon
trouble augmente jusqu'au saisissement. Bien-
tôt un violent remords me gagne ; je m'indigne
de moi-même. Enfin dans un transport que je
me rappelle encore avec délices, je me jette à
son cou, je le serre étroitement, je l'inonde de
mes larmes; je m'écrie : Non, non, David
Hume n'est pas un traître; s'il n'étoit le meil-
leur des hommes, il faudrait qu'il en fut le plus
noir. David Hume me rend mes embrasse-
mens, et tout en me frappant de petits coups
sur le dos, me répète plusieurs fois d'un ton
tranquille : Quoi! mon cher monsieur! Eh!
mon cher monsieur! quoi donc! mon cher mon-
sieur ! Il ne me dit rien de plus; je sens que
mon cœur se resserre; notre explication finit
là ; nous allons nous coucher, et le lendemain
je pars pour la province.
Je reviens maintenant à ce que j'entendis à
Roye la première nuit qui suivit notre départ.
Nous étions couchés dans la même chambre, et
plusieurs fois au milieu de la nuit je l'entendis
s'écrier avec une véhémence extrême : Je tiens
J.-J. Rousseau! Je pris ce mots dans un sens
favorable qu'assurément le ton n'indiquoit pas;
c'est un ton dont il m'est impossible de donner
l'idée, et qui n'a nul rapport à celui qu'il a
pendant le jour, et qui correspond très-bien
aux regards dont j'ai parlé. Chaque fois qu'il
dit ces mots, je sentis un tressaillement d'effroi
dont je n'étois pas le maître : mais il ne me fal-
lut qu'un moment pour me remettre et rire de
ma terreur; dès le lendemain, tout fut si par-
faitement oublié, que je n'y ai pas même pensé
durant tout mon séjour à Londres et au voisi-
nage. Je ne m'en suis souvenu que depuis mon
arrivée ici, en repassant toutes les observations
que j'ai faites, et dont le nombre augmente de
jour en jour ; mais à présent je suis trop sûr de
ne plus l'oublier. Cet homme, que mon mau-
vais destin semble avoir forgé tout exprès pour
moi, n'est pas dans la sphère ordinaire de
I humanité, et vous avez assurément plus que
personne le droit de trouver son caractère in-
croyable. Mon dessein n'est pas aussi que vous
ANNÉE 1766.
015
le jugiez sur mon rapport, mais seulement que
vous ju(>iez de mu situation.
Seul dans un pays qui m'est inconnu, parmi
des peu|)les peu doux, dont je ne sais pas la
langue, et qu'on excite à me haïr, sans appui,
sans ami, sans moyen de parer les atteintes
qu'on me porte, je pourrois pour cela seul sem-
bler fort à plaindre. Je vous proteste cependant
que ce n'est ni aux désagrémens que j'essuie,
ni aux dangers que je peux courir queje suis
sensible : j'ai même si bien pris mon parti sur
ma réputation, que je ne songe plus à la défen-
dre ; je l'abandonne sans peine, au moins du-
rant ma vie, à mes infatigables ennemis. Mais
de penser qu'un homme avec qui je n'eus ja-
mais aucun démêlé, un homme de mérite, es-
timable par ses talens, estimé par son caractère,
me tend les bras dans ma détresse, et m'étouffe
quand je m'y suis jeté; voilà, monsieur, une
idée qui m'atterre. Voltaire, d'Alembert, Tron-
chin, n'ont jamais un instant affecté mon âme ;
mais quand je vivrois mille ans, je sens que
jusqu'à ma dernière heure jamais David Hume
ne cessera de m'être présent.
Cependant j'endure mes maux avec assez de
patience, et je me félicite surtout de ce que
mon naturel n'en est point aigri : cela me les
rend moins insupportables. J'ai repris mes pro-
menades solitaires, mais au lieu d'y rêver, j 'her-
borise, c'est une distraction dont je sens le be-
soin : malheureusement elle ne m'est pas ici
d'une grande ressource; nous avons peu de
beaux jours ; j'ai de mauvais yeux, un mauvais
microscope ; je suis trop ignorant pour herbo-
riser sans livres, et je n'en ai point encore ici :
d'ailleurs mes nuits sont cruelles, mon corps
souffre encore plus que mon cœur; la perte
totale du sommeil me livre aux plus tristes
idées; l'air du pays joint à tout cela sa sombre
influence, etje commence à sentir fréquemment
que j'ai trop vécu. Le pis est que je crains la
mort encore, nou-seulement pour elle-même,
non-seulement pour n'avoir pas un de mes amis
qui puisse adoucir mes dernières heures; mais
surtout pour l'abandon total où je laisserois ici
la compagne de mes misères, livrée à la bar-
barie, ou, qui pis est, à l'insultante pitié de
ceux dont les soins ne sont qu'un raffinement
de cruauté pour faire endurer l'opprobre en
silence. Je ne sais pas, en vérité, quelles res-
sources la philosophie offre à un homme dans
mon éiat. Pour moi, je n'en vois que deux qui
soient à mon usage, l'espérance et la résijjna-
tion.
Le plaisir, monsieur, que j'ai de vous écr ire
est si parfaitement indépendant de l'attente
d'une réponse, que je ne vous envoie pour cela
aucune adresse, bien sûr que vous ne vous ser-
virez pas de celle de M. Hume, avec qui j'ai
rompu toute communication. Vossentimensme
sont connus, il ne m'en faut pas davantage ;
j'aurai l'équivalent de cent lettres dans l'assu-
rance où je suis que vous pensez à moi quel-
quefois avec intérêt. Je prends le parti de sup-
primer désormais tout commerce de lettres,
hors les cas d'absolue nécessité, de ne plus lire
ni journaux ni nouvelles publiques, et de pas-
ser dans l'ignorance de ce qui se dit et se fait
dans le monde les jours paisibles qu'on voudra
me laisser.
Je fais, monsieur, les vœux les plus vrais et
les plus tendres pour votre félicité.
K M.
LE GÉNÉRAL CONWAY ,
secrétaire d'état.'
Le 22 mal 1766.
Monsieur,
Vivement touché des grâces dont il plaît à
sa majesté de m'honorer, et de vos bontés qui
me les ont attirées, j'y trouve dés à présentée
bien précieux à mon cœur d'intéresser à mon
sort le meilleur des rois et l'homme le plus di-
gne d'être aimé de lui. Voilà, monsieur, un
avantage que je ne mériterai point de perdre.
Mais il faut vous parler avec la franchise que
vous aimez : après tant de malheurs je me
croyois préparé à tous les événemens possibles ;
il m'en arrive pourtant que je n'avois pas pré-
vus, et qu'il n'est pas même permis à un hon-
nête homme de prévoir. Ils m'en affectent
d'autant plus cruellement, et le trouble où ils
me jettent m'ôtarit la liberté d'esprit nécessaire
pour me bien conduire, tout ce que me dit ta
raison, dans un état aussi triste^ est de sus-
pendre ma résolution sur toute affaire impor-
tante, telle qu'est pour moi celle dont il s'agit.
Loin de me refuser aux bienfaits du roi par
616
CORRESPONDANCE.
l'orfïucil qu'on m'impute, je lemetlroisà m'en
glorifier; et tout ce que j'y vois de pénible est
de ne pouvoir m'en honorer aux yeux du pu-
blic comme aux miens propres. Mais lorsque
je les recevrai, je veux pouvoir me livrer tout
entier aux sentimens qu'ils m'inspirent, et n'a-
voir le cœur plein que des bontés de sa majesté
et des vôtres : je ne crains pas que cette façon
de penser les puisse altérer. Daignez donc,
monsieur, me les conserver pour des temps
plus heureux : vous connoîtrez alors que je n'ai
différé de m'en prévaloir que pour tâcher de
m'en rendre plus digne.
Agréez, monsieur, je vous supplie, mes très-
humbles salutations et mon respect.
K M. DU PEYROL',
A Wootlon, le M mai 176G.
J'ai reçu, mon cher hôte, votre n° 24 par
M. d'Ivernois, et je reçois en ce moment votre
n° 25. Je vous remercie de l'inquiétude que
vous y marquez sur mon état, excepté pour-
tant ce mot : M'auriez-vous oublié? qu'un plus
long silence ni rien au monde n'autoriseroit ja-
mais. J'aurois cru qu'entre vous et moi nous
n'en étions plus, depuis long-temps, à de pa-
reilles craintes. Je vous écris rarement, je vous
en ai prévenu ; mais je vous écris régulièrement ;
et, lorsque vous vous livriez à ce cruel doute,
vous avez dû recevoir mon n» 2. De grâce, en-
tendons-nous bien. Je ne puis souvent écrire,
surtout à présent que mon hôte et sa famille
sont ici. Il y a, ce dont je gémis, trois cents
lieues de distance entre nous; il faut plusieurs
entrepôts à nos lettres, qui les retardent, et
qui peuvent les retarder davantage. Enfin,
vous pouvez au pis vous dire : Il est mort ou
malade; mais jamais : M'a-t-il oublié?
Autre grief. M. Hume vous apprend, dites-
vous, que la province de Derby m'a nommé un
des commissaires des barrières, et vous me re-
prochez de ne vous en avoir rien dit. Vous au-
riez raison, si cela étoit vrai; mais je n'ai ja-
mais ouï parler de pareille folie ; je vous ai pré-
venu d'être en garde contre tout ce qui pouvoit
venir de M. Hume, et de n'ajouter aucune foi
à tout ce qu'on vous diroit de moi. De grâce,
une fois pour toutes, n'en croyez que ce que
je vous dirai moi-même ; vous vous épargnerez
bien des jugemcns injustes sur mon compte.
Par une suite de cette même facilité à tout
croire, vous voilà persuadé, sur le rapport de
M. de Luze, que je désire voir mes écrits im-
primés de mon vivant; j'ignore sur le rapport
de qui M. de Luze lui-même a pu le croire; ce
n'est sûrement pas sur le mien, et je vous dé-
clare et vous répète, pour la dernière fois, dans
la sincérité de mon âme, que mon plus ardent
désir est que le public n'entende plus parler
de moi de mon vivant. Une fois pour toutes,
croyez-moi sincère; ne vous gênez jamais sur
cette affaire; mais soyez persuadé que, toute
chose égale, j'aime mieux qu'elle ne se fasse
qu'après ma mort. Il est vrai que j'ai cru que
les planches auroient pu se graver d'avance, et
qu'elles auroient pu s'exécuter mieux de mon
vivant.
Je me flatte que vous aurez reçu ma précé-
dente assez à temps pour ne faire partir que
mes livres de botanique et herbiers, et retenir
le reste, quant à présent. Je suis très-content
de mon habitation, de mon hôte, de mes voi-
sins, à quelques inconvéniens près ; mais, puis-
qu'il y en a pourtant, le sage ne les fuit pas, il
les supporte, et il m'en coûte peu d'être sage
en cela. Mais je vous avoue (et que ceci soit à
jamais entre nous deux sans aucune exception)
que je sens cruellement votre absence, et que
j'ai peine à me détacher de l'espoir de retour-
ner un jour mourir auprès de vous. Mon cœur
ne peut renoncer aux douces idées qu'il s'étoit
faites ; plus j'aime le recueillement et la retraite,
plus l'intimité de l'amitié m'est nécessaire, sur-
tout vers la fin de ma carrière et de mes jours,
où je n'ai plus d'autre projet à former que l'u-
sage du présent. Je pense aussi, et votre der-
nière lettre me le confirme, que je ne vous se-
rois pas tout-à-fait inutile pour la douceur de
la vie, surtout si vous ne vous mariez pas en-
core, comme j'y vois peu d'acheminement. Cest
pourtant une chose à laquelle il est temps de
songer ou jamais. Il y auroit là-dessus trop de
choses à dire pour une lettre; c'est un beau texte
que j 'aurai lorsque vous viendrez me voir. Quoi
qu'il en soit, nous avons en tout état de cause
assez de goûts communs pour les cultiver en-
semble avec agrément, et je ne doute pas qu'un
jour ou l'autre l'entrepri&o du Dictionnaire de
ANNÉE 1766.
617
botanique ne se réveille, et ne nous fournisse
pour plusieurs années les plus agréables occu-
pations. Jo vous conseille de ne pas abandon-
ner ce goût; il lient à des connoissances char-
mantes, et il peut les étendre à l'intini. Voilà,
mon cher hôte , un château en Espagne , le
seul qui me reste à faire , et auquel je n'ai pas
la force de renoncer. Et pourquoi ne s'exécu-
teroit-il pas un jour? Laissons au public le
temps de m'oublier, à vos gens de Neuchàtel
de s'apaiser, peut-être de se repentir : prépa-
rons à loisir toutes choses dans le plus profond
silence, et sans que personne au monde pé-
nètre nos vues : rien ne nous presse, nous
sommes les maîtres du temps. Dans quatre ou
cinq ans, quand votre maison sera faite, et que
vous l'habiterez, je ne vois point d'impossibilité
que vous redeveniez dans le fait mon cher hôte.
En attendant, je suis tranquille dans ma re-
traite; le pis sera d'y rester; j'espère au moins
vous y voir quelquefois. Pensez à tout cela, et
dites-m'en votre avis, mais surtout entre vous
et moi sans aucun confident quelconque. Tout
est manqué, si âme vivante vient à pénétrer ce
projet.
Je ne sais ce qu'est devenu le portrait que je
vous avois destiné; j'ai rompu toute correspon-
dance avec M. Hume, et je suis déterminé,
quoi qu'il arrive, à ne lui récrire jamais. Je re-
garde le triumvirat de Voltaire, de d'Âlembert
et de lui comme une chose certaine. Je ne pé-
nètre point leur projet, mais ils en ont un. Je
ne m'en tourmenterai plus; je n'y songerai pas
môme, vous pouvez y compter. Mais, en at-
tendant que la vérité se découvre, je ne veux
avoir aucun commerce avec aucun des trois;
puissent-ils m'oublier comme je les oublie 1
Quant au portrait, vous l'aurez, vous pouvez
y compter; mais je vous demande du temps
pour me mettre au fait de toute chose. Je veux,
s'il se peut, me faire oublier à Londres comme
ailleurs. Cela est très-nécessaire au repos de
ma vie, et surtout à l'exécution de mon projet.
Je vous embrasse.
Je voudrois bien que la Vision ne fût pas
perdue; n'en pourroii-on pas du moins avoir
une copie de quelque façon? Il suffiroit de me
l'envoyer cet automne par M. d Ivernois.
Je dois vous avertir que je n'ai rien écrit à
personne de semblable à ce que vous me mar-
quez, et que depuis près de deux ans je n'ai
plus de correspondance avec M. Mouliou , ne
sachant pas même où il est.
A H. DlVERnOIS.
Wootton le 31 mai 1766.
M. Lucadou aura pu vous marquer, mon-
sieur, combien j'étoisen peine de vous; et votre
lettre du 28 avril m'a tiré d'une grande inquié-
tude. Je suis dans la plus grande joie du projet
que vous avez formé de-me venir voir cette an-
née; je suis fâché seulement que ce soit trop
tard pour jouir des charmes du lieu que j'ha-
bite; il est délicieux dans cette saison, mais en
novembre il sera triste ; il aura grand besoin
que vous veniez en égayer l'habitant. Il faudra
prévenir M. Du Peyrou de votre voyage, au
cas qu'il ait quelque chose à m'envoyer. J'au-
rois souhaité que vous pussiez venir ensemble
pour que le voyage fût plus agréable à tous les
deux; mais je trouverai mon compte à vous
voir l'un après l'autre; je serai tout entier à
chacun des deux, et j'aurai deux fois du plaisir.
Si mes vœux pouvoient contribuer à rétablir
parmi vous les lois et la liberté, je crois que
vous ne doutez pas que Genève ne redevînt une
république; mais, messieurs, puisque les tour-
mens que votre sort futur donne à mon cœur
sont à pure perte, permettez que je cherche à
les adoucir en pensant à vos affaires le inoins
qu'il est possible. Vous avez publié que je vou-
lois écrire l'histoire de la médiation : je serois
bien aise seulement d'en savoir l'histoire; mais
mon intention n'est assurément pas de l'écrire;
et, quand je l'écrirois, je me garderois de la
publier. Cependant, si vous voulez me rassem-
bler les pièces et mémoires qui regardent cette
affaire, vous sentez qu'il n'est pas possible
qu'ils me soient jamais indifFérens; mais gardez-
les pour les apporter avec vous, et ne m'en en-
voyez plus par la poste, car les ports en ce pays
sont si exorbitans, que votre paquet précédent
m'a coûté de Londres ici quatre livres dix sous
de France. Au reste, je vous préviens, pour la
dernière fois, que je ne veux plus faire souve-
nir le public que j'existe, et que de ma part il
n'entendra plus parler de moi durant ma vie.
618
CORRESPONDANCE.
Je suis en repos, je veux tâcher d'y rester. Par
une suite du désir de me faire oublier, j'écris
le moins de lettres qu'il m'est possible; hors
trois amis, en vous comptant , j'ai rompu toute
autre correspondance, et, pour quoi que ce
puisse être, je n'en renouerai plus. Si vous
voulez que je continue à vous écrire, ne
montrez plus mes lettres et ne parlez plus de
moi à personne, si ce n'est pour les commis-
sions dont votre amitié me permet de vous
charger.
Je voudrois bien que votre associé, que je
salue, eût le temps d'en faire une avant votre
départ. J'ai perdu presque tous mes microsco-
pes ; et ceux qui me restent sont ternis et incom-
modes, en ce qu'il me faudroit trois mains pour
m'en servir : une pour tenir le microscope, une
autre pour tenir la plante en état à son foyer, et
la troisième pour ouvrir la fleur avec une pointe,
cten tenirles parties soumisesà l'inspection. N'y
auroit-il point moyen d'avoir un microscope
auquel on pût attacher l'objet dans la situation
qu'on voudroit, sans avoir besoin de le tenir,
afin d'avoir au moins une main libre et que
l'objet ne vacillât pas tant? Los ouvriers de
Londres sont si exorbilamment chers, et je
suis si peu à portée de me faire entendre, que
je crois qu'il y auroit à gagner de toutes ma-
nières à faire faire mes petits instrumens à
Genève, surtout sous des yeux comme ceux
de M. Deluc : il faudroit plusieurs verres au
microscope, et tous extrêmement polis. Il me
manque aussi quelques livres de botanique;
mais nous serons à temps d'en parler quand
vous serez sur votre départ , de même que de
quelques commissions pour Paris, où je sup-
pose que vous passerez, à moins que vous
n'aimiez mieux vous embarquer à Bordeaux.
Voltaire a fait imprimer et traduire ici par
ses amis une lettre à moi adressée, où l'arro-
gance et la brutalité sont portées à leur com-
ble, otoù il s'applique, avec une noirceur in^
fernale, à m'aitirer la hainede la nation. Heureu-
sement la sienne est si maladroite, il a trouvé
le secret d'ôter si bien tout crédit à ce qu'il
peut dire, que cet écrit ne sert qu'à augmen-
ter le mépris que l'on a ici pour lui. La sotte
cheteur. Il est si bête qu'il ne fait qu'appren-
dre à tout le monde combien il se tourmente
de moi.
L'homme dont je vous ai parlé dans ma pré-
cédente lettre a placé 0 fils chez l'homme de B,
qui va près de C. Vous comprenez de quelles
commissions ce petit barbouillon peut être
chargé; j'en ai prévenu D»
Vos offres au sujet de l'argent qui est chez
madame Boy de la Tour sont assurément très-
obligeantes ; le mal que j'y vois est qu'elles ne
sont pas acceptables : on ne place point au dix
pour cent sur deux têtes. Sur celle de made-
moiselle Le Vasseur passe, cela se peut ac-
cepter. A cotte condition , je vous enverrai le
billet pour retirer cet argent, ou bien nous
arrangerons ici cette affaire à votre voyage. Je
vous embrasse de tout mon cœur.
A M. DU PEYROO.
Le Ujuin 1766.
C'est bien mon tour d'être inquiet de votre
silence, et je le suis beaucoup, tant à cause de
votre exactitude ordinaire, que des approches
de la goutte que vous avez parucraindre.Veuille
le ciel que vous n'ayez pas une si bonne excuse
à me donner! Mais, si vous êtes pris en effet,
ce dont je tremble, je vous prie en grâce de
me faire écrire un mot par M. Jeannin; car
j'aime encore mieux être sûr d'un mal que d'en
redouter mille autres. Votre n» 25 est du -12
mai ; depuis lors je n'ai rien reçu ; et je ne sais
pas encore si vous avez fait partir quelque
chose par Mandrot, dont vous m'annonciez le
départ pour le 24. Mon hôte (non pas l'hôte de
mon cœur par excellence ) , M. Davenport, est
venu passer ici trois semaines avec sa famille.
C'est un très-galant homme, plein d'attentions
et de soins. Je suis convenu avec lui de l'adresse
suivante, sous laquelle vous pouvez m'écrire
sans enveloppe, et sansque mon nom paroisse.
Pourvu que vous mettiez très-exactement l'a-
dresse comme elle est marquée, ni plus ni
moins, et que vous fassiez mettre vos lettres
à la poste à Londres ou à Paris, en les affran-
chissant jusqu'à Londres, elles me parvien-
hauteur que ce pauvre homme affecte est un j dront sûrement, promplenieut , et personne
ridicule qui va toujours en augmentant. Il croit | ne les ouvrira que moi. M. Davenport, à W ooi-
faire le prince , et ne fait en effet que le cro- i ton Arsbornbag. Derbyshire.
ANNÉE i766.
G19
Adieu, mon cher et très-cher hôte, je vous
embrasse mille fois de tout mon cœur.
AU MÊME.
Wootton, le 24 Juin 4766.
J'ai reçu , mon cher hôte , votre n° 26 qui
m'a fait firand bien. Je me corrigerai d'autant
plus difficilement de l'inquiétude que vous me
reprochez, que vous ne vous en corrigez pas
trop bien vous-même quand mes lettres tardent
à vous arriver; ainsi, médecin, guéris-toi toi-
même; mais non , mon cher ami , cette tendre
inquiétude et la cause qui la produit est une
trop douce maladie pour que ni vous ni moi
nous en voulions guérir. Je prendrai toutefois
les mesures que vous m'indiquez pour ne pas me
tourmenter mal à propos ; et, pour commencer,
j'inscris aujourd'hui la date de cette lettre en
recommençant par n° ^, afin de voir successi-
vement une suite de numéros bien en ordre.
Ma première ferveur d'arrangement est tou-
jours une chose admirable ; malheureusement
elle ne dure pas.
Je vous suis bien obligé des ordres que vous
avez donnés à vos banquiers à mon sujet. Ma
situation me force à me prévaloir des seize cents
livres par an, même avant que vous ayez reçu
les trois cents louis de mylord maréchal, qui,
j'espère, ne tarderont pas beaucoup encore.
Je n'ai point de scrupule sur cet arrangement,
par rapport à vous dont je conuois le cœur,
et dont je suppose la fortune en état d'y répon-
dre : je n'en ai pas non plus par rapport à moi,
dont le cœur répond au vôtre, et qui crois pou-
voir vous fournir de quoi ne rien perdre avec
moi, pourvu que vous puissiez attendre. S'il
arrivoil que les tracas d'aflFaires d'intérêt dont
vous m'avez parlé influassent sur votre situa-
tion présente,j'exige qu'en pareil cas vous me le
disiez franchement, parce que je puis trouver
d'autres ressources, auxquelles je préfère le
plaisir de tenir de vous ma subsistance , mais
qui peuvent au besoin me servir de supplément.
J'ai bien des choses à vous dire que je ne puis
confier à une lettre qui peut s'égarer. Quand
vous viendrez, je vous dirai ce qui s'est passé,
et je crois que vous conviendrez que j'ai fait ce
que j'ai dû faire ; mais ce que je dois sur toute
chose est de ne vous pas laisser mettre à l'é-
troit pour l'amourde moi. Ainsi, promettez-moi
de me parler sans détour dans l'occasion, et
commencez dès à présent si vous êtes dans le
cas.
J'aurois fort souhaité que vous n'eussiez pas
fait partir mes livres; mais cVstune affaire faite:
je sens que l'objet de toute la peine que vous
avez prise pour cela, n'étoit que de me fournir
des amusemens dans ma retraite ; cependant
vous vous êtes trompé. J'ai perdu tout goût
pour la lecture, et hors des livres de botani-
que, il m'est impossible de lire plus rien. Ainsi
je prendrai le parti de faire rester tous ces li-
vres à Londres , et de m'en défaire comme je
pourrai, attendu que leur transportjusqu'ici me
coûteroit beaucoup au-delà de leur valeur, que
cettedépensemeseroit fort onéreuse, que quand
ils seroient ici je ne saurois pas trop où les
mettre ni qu'en faire. Je suis charmé qu'au
moins vous n'ayez pas envoyé les papiers.
Soyez moins en peine de mon humeur, mon
cher hôte, et ne le soyez point de ma situation.
Le séjour que j'habite est fort de mon goût ; le
maître de la maison est un très-galant homme,
pour qui trois semaines de séjour qu'il a fait ici
avec sa famille ont cimenté l'attachement que
ses bons procédés m'avoient donné pour lui.
Tout ce qui dépend de lui est employé pour me
rendre le séjour de sa maison agréable. II y
a des inconvéniens, mais où n'y en a-t-il pas?
Si j'avois à choisir de nouveau dans toute l'An-
gleterre, je ne choisirois pas d'autre habita-
tion que celle-ci : ainsi j'y passerai très-patiem-
ment tout le temps que j'y dois vivre ; et si j'y
dois mourir, le plus grand mal que j'y trouve
est de mourir loin do vous, et que l'hôte de mon
cœur ne soit pas aussi celui de mes cendres;
car je me souviendrai toujours avec attendris-
sement de notre premier objet, et les idées
tristes, mais douces, qu'il me rappelle valent
sûrement mieux que celle du bal de votre folle
amie. Mais je ne veux pas m'engager dans ces
sujets mélancoliques qui vous feroient mal au-
gurer de mon état présent, quoique à tort : et
je vous dirai qu'il m'est venu cotte semaine de
la compagnie de Londres, hommes et femmes,
qui tous, à mon accueil, à mon air, à ma ma-
nière de vivre, ont jugé, contre ce qu'ils avoient
pensé avant de me voir, que j'étois heureux
dans ma retraite ; et il est vrai que je n'ai ja-
6â0
CORRESPONDANCE.
mais vécu plus à mon âisc, ni mieux suivi mon
humeur du matin au soif. Il est certain que la
fausse lettre du roi de Prusse et les premières
clabauderies de Londres m'ont alarmé dans la
crainte que cela n'influât sur mon repos dans
cette province, et qu'on n'y voulût renouveler
les scènes de Moticrs. Mais sitôt que j'ai été
tranquillisé sur ce chapitre, et qu'étant une fois
connu dans mon voisinage j'ai vu qu'il étoit im-
possible que les choses y prissent ce tour-là,
je me suis moqué de tout le reste , et si bien,
que je suis le premier à rire de toutes leur fo-
lies. Il n'y a que la noirceur de celui qui sous
main fait aller tout cela, qui me trouble encre :
cet homme a passé mes idées ; je n'en imaginois
pas de faits comme lui. Mais parlons de nous.
Il me manque de vous revoir pour chasser tout
souvenir cruel de mon âme. Vous savez ce qu'il
me faudroit de plus pour mourir heureux, et
je suppose que vous avez reçu la lettre que je
vous ai écrite par M. d'Ivernois : mais comme je
regarde ce projet comme une belle chimère, je
ne me flatte pas de le voir réaliser. Laissons la
direction de l'avenir à la Providence. En atten-
dant, j'herborise, je me promène, je médite
le grand projet dont je suis occupé {*) ; je compte
mème,quand vous viendrez, pouvoir déjà vous
remettre quelque chose; mais la douce paresse
me gagne chaque jour davantage, et j'ai bien
de la peine à me mettre à l'ouvrage ; j'ai
pourtant de l'étoffe assurément, et bien du
désir de la mettre en œuvre. Mademoiselle Le
Vasseur est très-sensible à votre souvenir : elle
n'a pas appris un seul mot d'anglois ; j'en avois
appris une trentaine à Londres , que j'ai tous
oubliés ici, tant leur terrible baragouin est in-
déchiffrable à mon oreille. Ce qu'il y a de plai-
sant est que pas une âme dans fa maison ne sait
un mot de françois : cependant sans s'entendre
on va et Ton vit. Bonjour,
J'écrirai à Berlin la semaine prochaine, et je
parlerai de M. d'Escherny. Mille salutations de
ma part à tous ceux qui m'aiment, et mille ten-
dres respects à la bonne maman.
votre conscience, en disoit assez; mais puis-
qu'il entre dans vos Vues de ne pas l'entendre,
je parlerai.
Je vous connois, monsieur, et vous ne l'igno-
rez pas. Sans liaisons antérieures, sans que-
relles, sans démêlés, sans nous connoitre au-
trement que par la réputation littéraire, vous
vous empressez à m'offrir dans mes malheurs
Vos amis et vos soins ; touché de votre géné-
rosité , je me jette entre vos bras : vous m'a-
menez en Angleterre, en apparence pour m'y
procurer un asile, et en effet pour m'y désho-
norer : vous vous appliquezà cette noble œuvre
avec un zèle digne de voire cœur, et avec un
art digne de vos talens. Il n'en falioit pas tant
pour réussir ; vous vivez dans le grand monde,
et moi dans la retraite : le public aime à être
trompé, et vous êtes fait pour le tromper. Je
Connois pourtant un homme que vous né trom-
perez pas, c'est vous-même. Vous savez aVec
quelle horreur mon cœur repoussa le premier
soupçon de vos desseins. Je vous dis, en vous
embrassant les yeux en larmes, que si vous
n'étiez pas le meilleur des hommes, il faudroit
que vous en fussiez le plus noir. En pensant à
votre conduite secrète, vous vous direz quel-
quefois que vous n'êtes pas le meilleur des hom-
mes; et je doute qu'avec cette idée vous en
soyez jamais le plus heureux.
Je laisse un libre cours aux manœuvres de
vos amis et aux vôtres, et je vous abandonne
avec peu de regret ma réputation durant ma
vie, bien sûr qu'un jour on nous rendra justice
à tous deux. Quant aux bons offices en matièi'ô
d'intérêt, avec lesquels vous vous masquez, je
vous en remercie et vous en dispense. Je me
dois de n'avoir plus de commerce avec vous,
et de n'accepter, pas même à mon avantage,
aucune affaire dont vous soyez le médiateur.
Adieu, monsieur : je vous souhaite le plus vrai
bonheur ; mais comme nous ne devons plus
rien avoir à nous dire, voici la dernière lettre
que vous recevrez de moi.
A M. HUME.
Le 23 juin 1766.
Je croyois que mon silence , interprété par
(*) Celui d'écrire se» Confections. G. P.
A M. d'iVERNOIS.
Wootton, le 28 juin «766.
Je vois, monsieur, par votre lettre du 9, qu'à
celte date vous n'aviez pas reçu ma précé-
ANNÉE 1766.
621
dénie, quoiqu'elle dût vous ètro arrivée, et
que je vous l'eusse adressée par vos correspon-
daiis ordinaires, comme je fais celle-ci. L'état
critique do vos affaires me navre l'âmo; mais
ma situation me force à me borner pour vous
à des soupirs et des vœux inutiles. Je n'aurai
pns m(Jme la témérité de risquer des conseils
sur votre conduite, dont le mauvais succès me
feroit gémir toute ma vie si les choses venoieni
à mal tourner, et je ne vois pas assez clair
dans les secrètes intrigues qui décideront de
YOtre sort, pour juger des moyens les plus pro-
pres à vous servir. Le vif intérêt même que jo
prends à vous vous nuiroit si je le laissois pa-
roltre; et je suis si infortuné que mon mal-
heur s'étend à tout ce qui m'intéresse. J'ai fait
ce que j'ai pu, monsieur; j'ai mal réussi ; je
réussirois plus mal encore : et, puisque je vous
suis inutile, n'ayez pas la cruauté de m'affliger
sans cesse dans cette retraite, et, par huma-
nité, respectez le repos dont j'ai si grand
besoin.
Je sens que je n'en puis avoir tant que je
conserverai des relations avec le continent. Je
n'en reçois pas une lettre qui ne contienne des
choses affligeantes; et d'autres raisons, trop
longues à déduire, me forcent à rompre toute
correspondance, même avec mes amis, hors les
cas de la plus grande nécessité. Je vous aime
tendrement, et j'attends avec la plus vive im-
patience la visite que vous me promettez; mais
comptez peu sur mes lettres. Quand je vous
aurai dit toutes les raisons du parti que je :
prends , vous les approuverez vous-même ;
eilles ne sont pas de nature, à pouvoir être mises
par écrit. S'il arrivoit que je ne vous écrivisse
plus jusqu'à votre déport» je vous prie d'en
prévenir dans le temps M. Du Peyrou, afin que,
s'il a quelque chose à m'envoyer, il vous le
remette; et en passant à Paris, vous m'obli-
gerez aussi d'y voir M; Guy, chez la veuve
Duchesne, afin qu'il vous remette ce qu'il a
d'imprimé de mon Dictionnaire de Musique,
et que j'en aie par vous des nouvelles, car je
n'en ai plus depuis long-temps. Mon cher mon-
sieur, je ne serai tranquille que quand je serai
Qii])lié : je voudrois être mort dans la mémoire
des hommes. Parlez de moi le moins que vous
pourrcZi même à nos amis; n'en parlez plus
du tout à ***, vous avez vu comment il me rend
justice; je n'en attends plus que de la posté-
rité parmi les hommes, et de Dieu qui voit
mon cœur dans tous les temps. Je vous em-
brasse de tout mon cœur.
A U. CRANVIUE.
1766.
Quoique je sois fort incommodé, monsieur,
depuis deux jours, je n'aurois assurément pas
marchandé avec ma santé, pour la faveur que
vous vouliez me faire, et je me préparois à en
profiter ce soir : mais voilà M. Davenport qui
m'arrive; il a l'honnêteté de venir exprès pour
me voir : vous, monsieur, qui êtes si plein
d'honnêteté vous-même, vous n'approuveriez
pas qu'au moment de son arrivée je commen-
çasse par m'éloigner de lui. Je regrette beau-
coup l'avantage dont je suis privé : mais du
reste je gagnerai peut-être à ne pas me mon-
trer. Si vous daignez parler de»moi à madame
la duchesse de Portiand avec la même bonté
dont vous m'avez donné tant de marques, il
vaudra mieux pour moi qu'elle me voie par
vos yeux que par les siens, et je me consolerai
par le bien qu'elle pensera de moi de celui que
j'aurai perdu moi-même.
Je dois une réponse à un charmant billet;
mais l'espoir de la porter me fait différer à la
faire. Recevez, monsieur, je vous supplie,
mes très-humbles salutations
AU MÊME.
Puisque M. Granville m'interdit de lui rendre
des visites au milieu des neiges, il permettra
du moins que j'envoie savoir de ses nouvelles
et comment il s'est tiré de ces terribles che-
mins. J'espère que la neige qui recommence
pourra retarder assez son départ pour que je
puisse trouver le moment d'aller lui souhaiter
un bon voyage. Mais, que j'aie ou non le plaisir
de le revoir avant qu'il parte, mes plus tendres
vœux l'accompagneront toujours.
AU MÊME.
Voici, monsieur, un petit morceau de potsr-
G22
CORRESPONDANCE.
son de montagne qui ne vaut pas celui que vous
m'avez envoyé ; aussi je vous l'offre en hom-
mage et non pas en échange, sachant bien que
toutes vos bontés pour moi ne peuvent s'ac-
quitter qu'avec les sentimens que vous m'avez
inspirés. Je me faisois une fête d'aller vous
prier de me présenter à madame votre sœur,
mais le temps me contrarie. Je suis malheureux
en beaucoup de choses, car je ne puis pas dire
en tout, ayant un voisin tel que vous.
AU MÊME.
Je suis fâché, monsieur, que le temps ni ma
santé ne me permettent pas d'aller vous rendre
mes devoirs et vous faire mes remercîmens
aussitôt que je le désirerois; mais en ce moment,
extrêmement incommodé, je ne serai de quel-
ques jours en état de faire ni même de recevoir
des visites. Soyez persuadé, monsieur, je vous
prie, que sitôt que mes pieds pourront me
porter jusqu'à vous, ma volonté m'y conduira.
Je vous fais, monsieur, mes très-humbles sa-
lutations.
AU MÊME.
Je suis très-sensible à vos honnêtetés, mon-
sieur, et à vos cadeaux ; je le serois encore plus
s'ils revenoient moins souvent. J'irai le plus tôt
que le temps nie le permettra vous réitérer mes
remercîmens et mes reproches. Si je pouvois
m'entretenir avec votre domestique, je lui de-
manderois des nouvelles de votre santé; mais
j'ai lieu de présumer qu'elle continue d'être
meilleure. Ainsi soit-il.
AU MEME.
J'ai été, monsieur, assez incommodé ces
trois jours, el je ne suis pas fort bien aujour-
d'hui. J'apprends avec grand plaisir que vous
vous portez bien ; et si le plaisir donnoit la
santé, celui de votre bon souvenir me pro-
cureroit cet avantage. Mille très-humbles sa-
lutations
A MADSMOISKLLE DEWBS,
aujourd'hui madame Port.
«766.
Ne soyez pas en peine de ma santé, ma belle
voisine ; elle sera toujours assez et trop bonne
tant que je vous aurai pour médecin. J'aurois
pourtant grande envie d'être malade pour en-
gager, par charité, madame la comtesse et
vous à ne pas partir sitôt. Je compte aller lundi,
s'il fait beau, voir s'il n'y a point de délai à
espérer, et jouir au moins du plaisir de voir
encore une fbis rassemblée la bonne et aimable
compagnie de Calwick, à laquelle j'offre en
attendant mille très-humbles salutations et res-
pects.
A M. DAVENPORT.
WoottOD, le a juillet 1766.
Je vous dois, monsieur, toutes sortes de dé-
férences ; et puisque M. Hume demande abso-
lument une explication, peut-être la lui dois-je
aussi : il l'aura donc, c'est sur quoi vous pou-
vez compter. Mais j'ai besoin de quelques jours
pour me remettre, car en vérité les forces me
manquent lout-à-fait. Mille très-humbles salu-
tations.
A M. DAVID HUME {*).
Wootton, le fO juillet 1766.
Je suis malade, monsieur, et peu en état
d'écrire ; mais vous voulez une explication, il
faut vous la donner. Il n'a tenu qu'à vous de
l'avoir depuis long-temps; vous n'en voulûtes
point alors, je me tus; vous la voulez aujour-
d'hui, je vous l'envoie. Elle sera longue, j'en
suis fâché ; mais j'ai beaucoup à dire, et je n'y
veux pas revenir à deux fois.
(*) Cette lettre et toutes les précédentes de Rousseau à Hume,
ont été insérées par ce dernier dans le Mémoire justificatif pu-
blié en son nom sous le titre d'Exposé surcincl, et dont nous
avons suffisamment parlé dans notre ^ppenriice (t. I. p 553\
Hume a joint à cetie lettre des notes explicatives que pourront
lire dans ÏEjcpoié ceux de nos lecteurs qui, après ce que nous
avons dit de cette affligeante querelle, y prendront encore
quelque intérêt, et voudront juger par eui-mémes des alléga-
1101» et des torts respectifs. G- V.
A]N^E1': 17G6.
623
Je ne vis point dans le monde; j'ignore ce
qui s'y passe ; je n'ai point de parti, point d'as-
socié, point d'intrigue; on ne me dit rien, je
ne sais que ce que je sens ; mais comme on me
le fait bien sentir, je le sais bien. Le premier
soin de ceux qui trament des noirceurs est de
se mettre à couvert des preuves juridiques; il
ne feroit pas bon leur intenter procès. La con-
viction intérieure admet un autre genre de
preuves qui règlent les sentimens d'an hon-
nête homme. Vous saurez sur quoi sont fondés
les miens.
Vous demandez, avec beaucoup de con-
fiance, qu'on vous nomme votre accusateur.
Cet accusateur, monsieur, est le seul homme
au monde qui, déposant contre vous, pouvoit
se faire écouter de moi ; c'est vous-même. Je
vais me livrer sans réserve et sans crainte à
mon caractère ouvert : ennemi de tout ar-
tifice, je vous parlerai avec la même franchise
que si vous étiez un autre en qui j'eusse toute
la confiance que je n'ai plus en vous. Je vous
ferai l'histoire des mouvemens de mon âme, et
de ce qui les a produits, et nommant M. Hume
en tierce personne, je vous ferai juge vous-
même de ce que je dois penser de lui : malgré
la longueur de ma lettre, je n'y suivrai pas
d'autre ordre que celui de mes idées, commen-
çant par les indices et finissant par la démon-
stration.
Je quittois la Suisse, fatigué de traitemens
barbares, mais qui du moins ne mettoiciit en
péril que ma personne, et laissoient mon hon-
neur en sûreté. Je suivois les mouvemens de
mon cœur, pour aller joindre mylord maré-
chal, quand je reçus à Strasbourg, de M. Hume,
l'invitation la plus tendre de passer avec lui en
Angleterre, où il me promettoit l'accueil le
plus agréable, et plus de tranquillité que je
n'y en ai trouvé. Je balançai entre l'ancien ami
et le nouveau, j'eus tort ; je préférai ce dernier,
j'eus plus grand tort; mais le désir de con-
noître par moi-même une nation célèbre dont
on mcdisoit tant de mal et tant de bien, l'em-
porta. Sûr de ne pas perdre George Keith, j'é-
tois flatté d'acquérir David Hume. Son mérite,
ses rares talens, l'honnêteté bien établie de son
caractère me faisoient désirer de joindre son
amitié à celle dont m'honoroit son illusire com-
patriote; et je me faisoisune sorte do gloire de
montrer un bel exemple aux gens de lettres
dans l'union sincère de deux hommes dont les
principes étoient si difFérens.
Avant l'invitation du roi de Prusse et de my-
lord maréchal, incertain sur le lieu de ma re~
traite, j'avois demandé et obtenu, par mes
amis, un passe-port de la cour de France, dont
je me servis pour aller à Paris joindre M. Hume.
Il vil, et vit trop peut-être, l'accueil que je
reçus d'un grand prince, et, j'ose dire, du pu-
blic. Je me prêtai par devoir, mais avec répu-
gnance, à cet éclat, jugeant combien l'envie de
mes ennemis en seroit irritée. Ce fut un spec-
tacle bien doux pour moi que l'augmentation
sensible de bienveillance pour M. Hume, que
la bonne œuvre qu'il alloit faire produisit dans
tout Paris. Il devoit en être touché comme moi ;
je ne sais s'il le fut de la même manière.
Nous partons avec un de mes amis qui, pres-
que uniquement pour moi, faisoit le voyage
d'Angleterre. En débarquant à Douvres, trans-
porté de toucher enfin cette terre de liberté,
et d'y être amené par cet homme illustre, je lui
saute au cou, je l'embrasse étroitement sans
rien dire, mais en couvrant son visage de bai-
sers et de larmes qui parloient assez. Ce n'est
^pas la seule fois ni la plus remarquable où il
,^ait pu voir en moi les saisissemens d'un cœur
pénétré. Je ne sais ce qu'il fait de ces souvenirs,
)'ils lui viennent ; j'ai dans l'esprit qu'il en doit
(quelquefois être importuné.
Nous sommes fêtés arrivant à Londres, on
s' 3mpresse dans tous les états à me marquer
dv la bienveillance et de l'estime. M. Hume me
présente de bonne grâce à tout le monde : il
étoit naturel de lui attribuer, comme je faisois,
la meilleure partie de ce bon accueil : mon cœur
étoit plein de lui, j'en parlois à tout le monde,
j'en écrivois à tous mes amis ; mon attachement
pour lui prenoit chaque jour de nouvelles
forces : le sien paroissoit pour moi des plus
tendres, et il m'en a quelquefois donné des
marques dont je me suis senti très-touché.
Celle de faire faire mon portrait en grand ne
fut pourtant pas de ce nombre ; cette fantaisie
me parut trop affichée, et j'y trouvai je ne sais
quel air d'ostentation qui ne me plut pas. C'est
tout ce que j'aurois pu passer à M. Hume, s'd
eiJt été homme à jeter son argent par les fe-
nêtres, et qu'il eût eu dans une galerie tous les
624
CORRESPONDANCE.
portraits de ses amis. Au reste, j'avouerai sans
peinrt qu'en cela je puis avoir tort.
Mais ce qui me parut un acte d'amitié et de
générosité des plus vrais et des plus estima-
bles, des plus dignes en un mot de M. Hume,
ce fut le soin qu'il prit de solliciter pour moi
de lui-même une pension du roi, à laquelle jo
n'avois assurément aucun droit d'aspirer. Té-
moin du zèle qu'il mit à cette affaire, j'en fus
vivement pénétré : rien ne pouvoit plus me
flatter qu'un service de cette espèce, non pour
l'intérêt assurément : car, trop attaché peut-
être à ce que je possède, je ne sais point dési-
rer ce que je n'ai pas; et ayant par mes amis
et par mon travail du pain suffisamment pour
vivre, jen'ambitionne rien de plus: mais l'hon-
neur de recevoir des témoignages de bonté,
je ne dirai pas d'un si grand monarque , mais
d'un si bon père, d'un si bon mari, d'un si bon
maitre, d'un si bon ami, et surtout d'un si
honnête homme, m'afifecloit sensiblement ; et
quand je considérois encore dans cette grâce
que le ministre qui l'avoit obtenue étoit la pro-
bité vivante, celle probité si utile aux peuples,
et si rare dans son état, je ne pouvois que me
glorifier d'avoir pour bienfaiteurs trois des
hommes du monde que j'aurois le plus désirés
pour amis. Aussi, loin ae me refuser à la pen-
sion offerte, je ne mis, pour l'accepter, qu'une
condition nécessaire ; savoir, un consentement
dont, sans manquer à mon devoir, je ne pou-
vois me passer.
Honoré des empressemens de tout le monde,
je tâchai d'y répondre convenablement. Cepen-
dant ma mauvaise santé et l'habitudede vivreà
la campagne me firent trouver le séjour de la
ville incommode : aussitôt les maisons de cam-
pagne se présentent en foule ; on m'en offre à
choisir dans toutes les provinces. M. Hume se
charge des propositions, il me les fait, il me
conduit même à deux ou trois campagnes voi-
sines : j'hésite long-temps sur le choix ; il aug-
mentoit celte incertitude. Je me détermine en-
fin pour cette province; et d'abord M. Hume
arrange tout; les embarras s'aplanissent; je
pars; j'arrive dans cette habitation solitaire,
commode, agréable : le maître de la maison
piévoU tont» pourvoit à tout; rien ne manque;
je suis tranquille, indépendant. Voilà le mo-
iwnl si désiré où tous mes maux doivent finir ;
non, c'est là qu'ils commencent, plus cruels que
je ne les avois encore éprouvés. >o
J'ai parlé jusqu'ici d'abondance de cœur, et
rendant avec le plus grand plaisir justice aux
bons offices de M. Hume. Que ce qui me reste
à dire n'est-il de la même nature ! Rien ne me
coûtera jamais de ce qui pourra l'honorer. li
n'est permis de marchander sur leprix des bien-
faits que quand on nous accuse d'ingratitude;
et M. Hume m'en accuse aujourd hui. J'oserai
donc faire une observation qu'il rend néces-
saire. En appréciant ses soins par la peine et le
temps qu'ils lui coûtoient, ils étoient d'un prix
inestimable, encore plus par sa bonne volonté :
pour le bien réel qu'ils mont fait, ils ont plus
d'apparence que de poids. Je ne venois point
comme un mendiant quêter du pain en Angle-
terre, j'y apportois le mien ; j'y venois absolu-
ment chercher un asile, et il est ouvert à tout
étranger. D'ailleurs je n'y étois point telle-
ment inconnu, qu'arrivant seul j'eusse manqué
d'assistances et de services. Si quelques per-
sonnes m'ont recherché pour M. Hume, d'au-
tres aussi m'ont recherché pour moi ; et, par
exemple, quand M. Davenport voulut bien
m'offrir l'asile que j'habite, ce ne fut pas pour
lui, qu'il ne connoissoit point, et qu'il vitseuie-
ment pour le prier de faire et d'appuyer son
obligeante proposition. Ainsi, quand M. Hume
tâche aujourd'hui d'aliéner de moi cet honnête
homme, il cherche à m'ôter ce qu'il ne m'a pas
donné. Tout ce qui s'est fait de bien se seroit
fait sans lui à peu près de môme, et peut-être
mieux; mais le mal ne se fût point fait. Car
pourquoi ai-je des ennemis en Angleterre?
pourquoi ces ennemis sont-ils précisément les
amis de M. Hume? qui est-ce qui a pu m'atti-
rer leur inimitié? Ce n'est pas moi, qui ne les
vis de ma vie, et qui ne les connois pas; je
n'en aurois aucun si j'étois venu seul.
J'ai parlé jusqu'ici de faits |)ublics et notoi-
res, qui, par leur nature et par ma reconnois-
sance, ont eu le plus grand éclat. Ceux qui me
restent à dire sont non-seulement particuliers,
mais secrets, du moins dans leur cause, et l'on
a pris toutes les mesures possibles pour qu'ils
restassent cachés au public ; mais, bien connus
de la personne intéressée, ils n'en opèrent pas
moins sa propre conviction.
Peu de temps après notre arrivée à Londres,
ANNÉE 176G.
025
j'y remarquai dans les esprits, à mon égard,
un changement sourd qui bientôt devint très-
sensible. Âvantqueje vinsse en Angleterre, elle
étoit un des pays de l'Europe où j'avois le plus
de réputation ,j 'oserois presque dire de considé-
ration; les papiers publics étoient pleins de mes
éloges, et il n'y avoit qu'un cri contre mes per-
sécuteurs. Ce ton se soutint à mon arrivée; les
papiersl'annoncèrenten triomphe; l'Angleterre
s'honoroit d'être mon refuge; elle en glorifioit
avec justice ses lois et son gouvernement. Tout
à coup, et sans aucune cause assignable, ce
ton change, mais si fort el si vite que dans tous
les caprices du public on n'en voit guère de
plus étonnant. Le signal fut donné dans un cer-
tain magasin, aussi plein d'inepties que de men-
songes, où l'auteur, bien instruit, ou feignant
de l'être, me donnoit pour fils de musicien. Dès
ce moment les imprimés ne parlèrent plus de
moi que d'une manière équivoque ou malhon-
nête : tout ce qui avoit trait à mes malheurs
étoit déguisé, altéré, présenté sous un faux
jour, et toujours le moins à mon avantage qu'il
étoit possible : loin de parler de l'accueil que
j'avois reçu à Paris, et qui n'avoit fait que trop
de bruit, on ne supposoit pas même que j'eusse
osé paroitre dans cette ville, et un des amis
de M. Hume fut très-surpris quand je lui dis
que j'y avois passé.
Trop accoutumé à l'inconstance du public
pour m'en aifecter encore, je ne laissois pas
d'être étonné de ce changement si brusque, de
ce concert si singulièrement unanime, que pas
un de ceux qui m'avoient tant loué absent, ne
parût, moi présent, se souvenir de mon exis-
tence. Je trouvois bizarreque précisément après
le retour de M. Hume, qui a tant de crédit à
Londres, tant d'influence sur les gens de lettres
et les libraires, et de si grandes liaisons avec
eux, sa présence eût produit un effet si con-
traire à celui qu'on en pouvoit attendre; que,
parmi tant d'écrivains de toute espèce, pas un
de ses amis ne se montrât le mien ; et l'on voyoit
bien que ceux qui parloient de moi n'étoient
pas ses ennemis, puisqu'cn faisant sonner son
caractère public, ils disoient que j'avois tra-
versé la France sous sa protection, à la faveur
d'un passe-port qu'il m'avoit obtenu de la cour;
et peu s'en falloit qu'ils ne fissent entendre que
j'avois fait le voyage à sa suite et à ses frais. |
T. IV.
Ceci ne signifioit rien encore et n'étoit que
singulier; mais ce qui l'étoit davantage, fut que
le ton de ses amis ne changea pas moins avec
moi que celui du public : toujours, je me fais
un plaisir de le dire, leurs soins, leurs bons
offices ont été les mêmes, et très-grands en ma
faveur ; mais loin de me marquer la même es-
time, celui surtout dont je veux parler, et
chez qui nous étions descendus à notre arri-
vée (*), accompagnoit tout cela de propos si
durs, et quelquefois si choquans, qu'on eût dit
qu'il ne cherchoit à m'obliger que pour avoir
droit de me marquer du mépris. Son frère,
d'abord très-accueillant, très-honnête, changea
bientôt avec si peu de mesure, qu'il ne daignoit
pas même, dans leur propre maison, me dire
un seul mot, ni me rendre le salut, ni aucun
des devoirs qu'on rend chez soi aux étrangers.
Rien cependant n'étoit survenu de nouveau que
l'arrivée de J. J. Rousseau et de David Hume;
et certainement la cause de ces changomens ne
vint pas de moi, à moins que trop de simplicité,
de discrétion, de modestie, ne soit un moyen
de mécontenter les Anglois.
Pour M. Hume, loin de prendre avec moi un
ton révoltant, il donnoit dans l'autre extrême.
Les flagorneries m'ont toujours été suspectes,
il m'en a fiiit de toutes les façons ('], au point
de me forcer n'y pouvant tenir davantage, à
lui en dire mon sentiment. Sa conduite le dis-
pensoit fortde s'étendre en paroles; cependant,
puisqu'il en vouloit dire, j'aurois voulu. qu'à
toutes ces louanges fades il eût substitué quel-
quefois la voix d'un ami : mais je n'ai jamais
trouvé dans son langage rien qui sentit la vraie
amitié; pas même dans la façon dont il parloitde
moi à d'autres en ma présence. On eût dit qu'en
voulant me faire des patrons il cherchoit à m'ô-
ter leur bienveillance, qu'il vouloit plutôt que
j'en fusse assisté qu'aimé; etj'ai été quelquefois
surpris du tour révoltant qu'il donnoit à ma
conduite près des gens qui pouvoients'en offen-
ser. Un exemple éclaircira ceci. M. Pennech, du
Muséum, ami de mylord maréchal, et pasteur
d'une paroisse où l'on vouloit m'établir, vint
(*) U, Jean Steward.
(*) J'en dirai seulement une qui m'a fait rire; c'étoitde faire
en sorte, quand je venois le voir, que je trouvasse toujours sur
sa table un tome de l'HéloUe : comiue si je ne counoissois pas
assez le goût de M. Hume pour être assuré |ue de tous les li-
vres qui existent, l'tf^/<n«e doit être pour lui le pins ennnyeux.
^0
CORRESPONDANCE.
nous voir. M. Hume, moi présent, lui fait mes
excuses de ne l'avoir pas prévenu. Le docteur
Maty, lui dit-il, nous avoit invités pour jeudi
au Muséum où M. Rousseau devoit vous voir;
mais il préféra d'aller avec madame Garrick à la
comédie : on ne peut pas faire tant de choses en
un jour. Vous m'avouerez, monsieur, que c'é-
toit là une étrange façon de me capter la bien-
veillance de M. Pcnnech.
Je ne sais ce qu'avoit pu dire en secret M. Hu-
me à ses connoissances : mais rien n'étoit plus
bizarre que leur façon d'en user avec moi, de
son aveu, souvent même par son assistance.
Quoique ma bourse ne fût pas vide, que je
n'eusse bf^soin de celle de personne, et qu'il le
sût très-bien, l'on eiît dit que je n'étois là que
pour vivre aux dépens du public, et qu'il n'étoit
question que de me faire l'aumône, de manière
à m'en sauver un peu l'embarras. Je puis dire
que cette affectation continuelle et choquante
est une des choses qui m'ont fait prendre le
plus en aversion le séjour de Londres. Ce n'est
sûrement pas sur ce pied qu'il faut présenter en
Angleterre un homme à qui l'on veut attirer
un peu de considération : mais cette charité
peut être bénignement interprétée, et je con-
sens qu'elle le soit. Avançons.
On répand à Paris une fausse lettre du joi
de Prusse à moi adressée, et pleine de la plus
cruelle malignité. J'apprends avec surprise que
c'est un M.Walpole, ami de M. Hume, qui ré-
pand cette lettre ; je lui demande si cela est
vrai; mais, pour toute réponse, il me demande
de qui je le tiens. Un moment auparavant, il
m'avoit donné une carte pour ce môme M. Wal-
pole, afin qu'il se chargeât de papiers qui m'im-
portent; et que je veux faire venir de Paris en
sûreté.
J'apprends que le fîls du jongleur Tronchin,
mon plus mortel ennemi, est non-seulement
l'ami, le protégé de M. Hume, mais qu'ils lo-
gent ensemble ; et quand M. Hume voit que je
sais cela, il m'en fait la confidence, m'assurant
que le fils ne ressemble pas au père. J'ai logé
quelques nuits dans cette maison chez M. Hume
avec ma gouvernante ; et à l'air, à l'accueil dont
nous ont honorés ses hôtesses, qui sont ses
amies, j'ai jugé de la façon dont lui, ou cel
homme qu'il dit ne pas ressembler à son père,
ont pu leur parler d'elle et de moi.
Ces faits combinés entre eux et avec une cer-
taine apparence générale me donnent insensi-
blement une inquiétude que je repousse avec
horreur. Cependant les lettres que j'écris n'ar-
rivent pas : j'en reçois qui ont été ouvertes, et
toutes ont passés par les mains de M. Hume. Si
quelqu'une lui échappe, il ne peut cacher l'ar-
dente avidité de la voir. Un soir, je vois encoro
chez lui une manœuvre de lettre dont je suis
frappé ('). Après le souper, gardant tous deux
le silence au coin de son feu, je m'aperçois qu'il
me fixe, comme il lui arrivoit souvent, et d'une
manière dont l'idée est difficile à rendre. Pour
cette fois, son regard sec, ardent, moqueur et
prolongé, devient plus qu'inquiétant.Pour m'en
débarrasser, j'essayai de le fixer à mon tour;
mais en arrêtant mes yeux sur les siens, je
sens un frémissement inexprimable, et bientôt
je suis forcé de les baisser. La physionomie et
le ton du bon David sont d'un bon homme,
mais où, grand Dieu 1 ce bon homme emprunte-
t-il les yeux dont il fixe ses amis?
L'impression de ce regard me reste et m'agite;
mon trouble augmente jusqu'au saisissement;
si l'épanchement n'eût succédé, j'étouffois.Bien-
tôt un violent remords me gagne; je m'indi-
gne de moi-même; enfin, dans un transport
que je me rappelle encore avec délices, je m'é-
lance à son cou, je le serre étroitement; suffo-
qué de sanglots, inondé de larmes, je m'écrie
d'une voix entrecoupée: Non, non, David
Hume n'est pas un traître; s'il n'étoit le meilleur
{') n faut dire ce que c'est que cette manœuvre. J'écrivois
sur la table de M. Hume, en son absence, une réponse i une
lettre que je venois de recevoir. 11 arrive, très-curieux de savoir
ce que jécrivols, et ne pouvant presque s'abstenir d'y lire. Je
ferme ma lettre sans la lui montrer ; et comme je la mettois
dans ma poche, il la demande avidement, dUant qu'il l'enverra
le lendemain, jour de poste. La lettre reste sur la table. Lord
Newnham arrive, M. Hume sort un moment; je reprends ma
lettre, disant que j'aurai le temps de l'envoyer le lendemain.
Lord Newnham m'offre de l'envoyer par le paquet de M. l'am-
bassadeur de France; j'accepte. M. Hume rentre tandis que
lord Newnham fait son enveloppe; il tire son cachet : M. Hume
offre le sien avec tant d'empressement, qu'il faut s'en servir
par préférence. On sonne; lord Newnham donne la lettre au
laquais de M. Hume pour la remettre au sien, qui attend en bas
avec son carosse, afin qu'il la porte chez M. Tambassadeur. A
peine le laquais de M. Hume étoit hors de la porte, que je me
dis : je parie que le maître va le suivre : il n'y manqua pas. Ne
sachant comment laisser seul mylord Newnham, j'hésitai quel-
que temps avant que de suivre à mon tour M. Hume; je n'a-
perçus rien ; mais il vit très-bien que j'élois inquiet. Ainsi,
quoique je n'aie reçu aucune réponse à ma leUre. je ne doute
pas qu'elle ne soit parvenue ; mais je doute un peu, je l'avoue,
qu'elle n'ait été lue auparavant.
ANNÉE 1766.
G27
des hommeSfil faudrait qu*ilen fût le plus noir.
David Hume me rend poliment mes embrasse-
mens, et, tout en me frappant de petits coups
sur le dos, me répète plusieurs fois d'un ton
tranquille : Quoi l mon cher monsieur ! Eh ! mon
cher monsieur ! Qui donc! mon cher monsieur!
Il ne me dit rien de plus ; je sens que mon cœur
se resserre; nous allons nous coucher, et je
pars le lendemain pour la province.
Arrivé dans cet agréable asile où j'étois venu
chercher le repos de si loin, je devois le trou-
ver dans une maison solitaire, commode et
riante, dont le maître, homme d'esprit et de
mérite, n'épargnoit rien de ce qui pouvoit m'en
faire aimer le séjour. Mais quel repos peut-on
goûter dans la vie quand le cœur est agité?
Troublé de la plus cruelle incertitude, et ne sa-
chant que penser d'un homme que je devois
aimer, je cherchai à me délivrer de ce doute fu-
neste en rendant ma confiance à mon bienfai-
teur; car, pourquoi, par quel caprice inconce-
vable, eût-il eu tant de zèle à l'extérieur pour
mon bien être, avec des projets secrets contre
mon honneur? Dans les observations qui m'a-
voient inquiété, chaque fait en lui-même étoit
peu de chose , il n'y avoit que leur concours
d'étonnant; et peut-être, instruit d'autres
faits que j'ignorois,M. Hume pouvoit-il, dans
un éclaircissement, me donner une solution sa-
tisfaisante. La seule chose inexplicable étOit
qu'il se fût refusé à un éclaircissement, que son
honneur et son amitié pour moi rendoient éga-
lement nécessaire. Je voyois qu'il y avoit là
quelque chose que je ne comprenois pas, et que
je mourois d'envie d'entendre. Avant donc de
me décider absolument sur son compte, je vou-
lus faire un dernier effort, et lui écrire pour le
ramener, s'il se laissoit séduire à mes ennemis,
ou pour le faire expliquer de manière ou d'au-
tre. Je lui écrivis une lettre ('), qu'il dut trouver
fort naturelle s'il étoit coupable, mais fort ex-
traordinaire s'il ne l'étoit pas; car quoi de plus
extraordinaire qu'une lettre pleine à la fois de
gratitude sur ses services et d'inquiétudes sur
ses sentimens, et où, mettant pour ainsi dire
se^ actions cT un côté et ses intentions de l'au-
(*) n paroit, par ce qu'il m'écrit en dernier lien, qn'i) est
très-coiitent de cette lettre et qo'll la trouve fort bien (*).
(') La l«Ur« d« Roatietu est telle du t2 inart. Cl-d<rait, page W7.
tre, au lieu de parler des preuves d'antiiio qu'il
m'avoit données, je le prie de m'aimera cause
dn bien qu'il m'avoit fait? Je n'ai pas pris mes
précautions d'assez loin pour garder une copie
de cette lettre ; mais, puisqu'il les a prises lui,
qu'il la montre ; et quiconque la lira, y voyant
un homme tourmenté d'une peine secrète qu'il
veut faire entendre et qij'il n'ose dire, sera cu-
rieux, je m'assure, de savoir quel éclaircisse-
ment cette lettre aura produit, surtout à la
suite de la scène précédente. Aucun, rien du
tout: M. Hume se contente, en réponse, de me
parler des soins obligeans que M. Dnvenport se
propose de prendre en ma faveur; du reste,
pas un seul mot sur le principal sujet de ma
lettre, ni sur l'état de mon cœur dont il devoit
si bien voir le tourment. Je fus frappé de ce
silence, encore plus que je ne l'avois été de son
flegme à notre dernier entretien. J'avois tort,
ce silence étoit fort naturel après l'autre, et
j'aurois dû m'y attendre; car quand on a osé
dire en face d'un homme : Je suis lente de vous
croire un traître, et qu'il n'a pas eu la curiosité
de demander sur quoi y l'on peut compter qu'il
n'aura pareille curiosité de sa vie ; et pour peu
quelesindices le chargent, cet homme est jugé.
Après la réception de sa lettre, qui tarda
beaucoup, je pris enfin mon parti, et résolus
de ne lui plus écrire. Tout me confirma bientôt
dans la résolution de rompre avec lui tout
commerce. Curieux au dernier point du détail
de mes moindres affaires, il ne s'étoit pas borné
à s'en informer de moi dans nos entretiens;
mais j'appris qu'après avoir commencé par
faire avouer à ma gouvernante qu'elle en étoit
instruite , il n'avoit pas laissé échapper avec
elle un seul tête-à-tête sans l'interroger jusqu'à
l'mportunité, sur mes occupations, sur mes res-
sources, sur mes amis, sur mes connoissances,
sur leur nom, leur état, leur demeure; et,
avec une adresse jésuitique, il avoit demandé
séparément les mêmes choses à elle et à moi.
On doit prendre intérêt aux affaires d'un ami;
mais on doit se contenter de ce qu'il veut nous
en dire, surtout quand il est aussi ouvert, aussi
confiant que moi, et tout ce petit cailletage de
commère convient, on ne peut pas plus mal, à
un philosophe.
Dans le même temps, je reçois encore deux
lettres qui ont été ouvertes : l'un de M. Bos-
G28
CORRESPONDANCE.
wel, dont le cachet étoit en si mauvais état,
que M. Davenport, en la recevant, le fit re-
marquer au laquais de M. Hume; et l'autre de
M. d'Ivernois, dans un paquet de M. Hume,
laquelle avoit été recacheléeau moyen d'un fer
chaud qui, maladroitement appliqué, avoit
brûlé le papier autour de l'empreinte. J'écrivis
à M. Davenport pour le prier de garder par
devers lui toutes les lettres qui lui seroient re-
mises pour moi, et de n'en remettre aucune à
personne, sous quelque prétexte que ce fût.
J'ignore si M. Davenport, bien éloigné de pen-
ser que celte précaution pût regarder M. Hume,
lui montra ma lettre ; mais je sais que tout di-
soit à celui-ci qu'il avoit perdu ma confiance,
et qu'il n'en alloit pas moins son train sans
s'embarrasser de la recouvrer.
Mais que devins-je lorsque je vis dans les
papiers publics la prétendue lettre du roi de
Prusse, que je n'avois pas encore vue ; cette
fausse lettre imprimée en françois et en an-
glois, donnée pour vraie, même avec la signa-
ture du roi, et que j'y reconnus la plume de
M. d'Âlemberl, aussi sûrement que si je la
lui avois vu écrire !
A l'instant un trait de lumière vint m'éclairer
sur la cause secrète du changement étonnant
et prompt du public anglois à mon égard, et
je vis à Paris le foyer du complot qui s'exécu-
toit à Londres.
M. d'Alembert, autre ami très-intime de
M. Hume, étoit depuis long-temps mon ennemi
caché, et n'épioit que les occasions de me nuire
sans se commettre ; il étoit le seul des gens de
lettres d'un certain nom et de mes anciennes
connaissances qui ne me fût point venu voir, ou
qui ne m'eût rien fait direà mon dernier passage
à Paris. Je connoissois ses dispositions secrètes,
mais je m'en inquiétois peu, me contentant
d'en avertir mes amis dans l'occasion. Je me
souviens qu'un jour, questionné sur son compte
par M. Hume, qui questionna de même ensuite
ma gouvernante, je lui dis que M. d'Alembert
étoit un homme adroit et rusé, il me contredit
avec une chaleur dont je m'étonnai, ne sachant
pas alors qu'ils étoientsi bien ensemble, et que
c'étoit sa propre cause qu'il défendoit.
La lecture de cette lettre m'alarma beau-^
coup; et sentant quej'avois été attiré en An-
gleterre en vertu d'un projet qui çommençoit
à s'exécuter,mais dontj'ignorois le but,jesen-
tois le péril sans savoir où il pouvoit être, ni de
quoi j'avois à me garantir : je me rappelai alors
quatre mots effrayans de M. Hume, que je rap-
porterai ci-après. Que penser d'un écrit où l'on
me faisoit un crime de mes misères, qui tendoit
à m'ôter la commisération de tout le monde
dans mes malheurs, et qu'on donnoit sous le
nom du prince même qui m'avoit protégé, pour
en rendre l'effet plus cruel encore I Que devois-
je augurer de la suite d'un tel début? Le peu-
ple anglois lit les papiers publics, et n'est déjà
pas trop favorable aux étrangers. Un vêtement
qui n'est pas le sien suffit pour le mettre de
mauvaise humeur; qu'en doit attendre un pau-
vre étranger dans ses promenades champêtres,
le seul plaisir de la vie auquel il s'est borné?
quand on aura persuadé à ces bonnes gens que
cet homme aime qu'on le lapide, ils seront fort
tentés de lui en donner l'amusement. Mais ma
douleur, ma douleur profonde et cruelle,la plus
amère que j'aie jamais ressentie, ne venoit pas
du péril auquel j'étois exposé ; j'en avois trop
bravé d'autres pour être fort ému de celui-là ;
la trahison d'un faux ami, dont j'étois la proie,
étoit ce qui portoit dans mon cœur trop sensi-
ble l'accablement, la tristesse et la mort. Dans
l'impétuosité d'un premier mouvement, dont
jamais je ne fus le maitre, et que mes adroits
ennemis savent faire naître pour s'en prévaloir,
j'écris des lettres pleines de désordre, où je ne
déguise ni mon trouble ni mon indignation.
Monsieur, j'ai tant de choses à dire qu'en
chemin faisant j'en oublie la moitié. Par exem-
ple, une relation en forme de lettre sur mon sé-
jour àMontmorency fut portée par des libraires
à M. Hume, qui me la montra. Je consentis
qu'elle fût imprimée ; il se cherge d'y veiller :
elle n'a jamais paru. J'avois apporté un exem-
plaire des Lettres de M. Du Peyrouy contenant
la relation des affaires de Neuchâtel, qui me
regardent ; je les remis aux mêmes libraires à
leur prière, pour les faire traduire et réimpri-
mer; M. Hume se chargea d'y veiller ; elles
n'ont jamais paru ('). Dès que la fausse lettre
du roi de Prusse et sa traduction parurent, je
compris pourquoi les autres écrits resîoient
(') Les libraires viennent de me marquer que cette édition
est faite et prête à parottre. Cela peut être, mais il est trop
tard, et, qui pis est, trop à propos.
ANNÉE iTGC).
Oî20
supprimés, et je l'écrivis aux libraires. J'écri-
vis d'autres lettres qui probablement ont couru
dans Londres; enfin j'employai le crédit d'un
homme de mérite et de qualité pour faire met-
tre dans les papiers une déclaration de l'impos-
ture : dans cette déclaration, je laissois parot-
tre toute ma douleur, et je n'en déguisois pas
la cause.
Jusqu'ici M. Hume a semblé marcher dans
les ténèbres, vous l'allez voir désormais dans la
lumière et marcher à découvert. Il n'y a qu'à
toujours aller droit avec les gens rusés ; tôt ou
tard ils se décèlent par leurs ruses mêmes.
Lorsque cette prétendue lettre du roi de
Prusse fut publiée à Londres, M. Hume, qui
certainement savoit qu'elle étoit supposée,
puisque je le lui avois dit, n'en dit rien, ne
m'écrit rien , se tait, et ne songe pas même à
faire en faveur de son ami absent aucune dé-
claration de la vérité. 11 ne falloit , pour aller
au but, que laisser dire et se tenir coi; c'est ce
qu'il fit.
M. Hume ayant été mon conducteur en An-
gleterre, y étoit en quelque façon mon protec-
teur, mon patron. S'il étoit naturel qu'il prît ma
défense, il ne l'étoit pas moinsqu'ayant une pro-
testation publique à faire, je m'adressasse à lui
pour cela. Ayant déjà cessé de lui écrire, je
n'avois garde de recommencer. Je m'adresse à
un autre. Premier soufflet sur la joue de mon
patron : il n'en sent rien.
En disant que la lettre étoit fabriquée à Pa-
ris, il m'importoit fort peu lequel on entendît
de M. d'Alembcrt ou de son prêle-nom, M. Wal-
pole ; mais, en ajoutant que ce qui navroit et
déchiroit mon cœur étoit que l'imposteur avoit
des complices en Angleterre , je m'expliquois
avec la plus grande clarté pour leur ami qui
étoit à Londres, et qui vouloit passer pour le
mien ; il n'y avoit certainement que lui seul en
Angleterre dont la haine pût déchirer et navrer
mon cœur. Second soufflet sur la joue de mon
patron : il n'en sent rien.
Au contraire, il feint malignement que mon
affliction venoit seulement de la publication de
celte lettre, afin de me faire passer pour un
homme vain , qu'une satire affecte beaucoup.
Vain ou non, j'élois mortellement affligé; il le
savoit et ne m'écrivoit pas un mot. Ce tendre
ami,qui a tant à cœur que ma bourse soit pleine,
se soucie assez peu que mon cœur soit déchiré.
Un autre écrit parott bientôt dans les mêmes
feuilles de la même main que le premier, plus
cruel encore, s'il étoit possible, et où l'auteur
ne peut déguiser sa rage sur l'accueil que j'a-
vois reçu à Paris. Cet écrit ne m'affecta plus;
il ne m'apprenoit rien de nouveau ; les libelles
pouvoient aller leur train sans m'émouvoir, et
le volage public lui-même se lassoit d'être long-
temps occupé du même sujet. Ce n'est pas le
compte des comploteurs qui, ayant ma répu-
tation d'honnête homme à détruire, veulent de
manière ou d'autre en venir à bout. Il fallut
changer de batterie.
L'affaire de la pension n'étoit pas terminée :
il ne fut pas difficile à M. Hume d'obtenir de
l'humanité du ministre et de «la générosité du
prince qu'elle le fût : il fut chargé de me le mar-
quer, il le fit. Ce moment fut, je l'avoue, un
des plus critiques de ma vie. Combien il m'en
coûta pour faire mon devoir 1 Mes engagemens
précédens , l'obligation de correspondre avec
respect aux bontés du roi, l'honneur d'être
l'objet de ses attentions, de celles de son minis-
tre, le désir de marquer combien j'y élois sen-
sible, même l'avantage d'êlre un peu plus au
large en approchant de la vieillesse accablé
d'ennuis et de maux, enfin l'embarras de trou-
ver une excuse honnête pour éluder un bien-
fait déjà presque accepté; tout me rendoit dif-
ficile et cruelle la nécessité d'y renoncer, car
il le falloit assurément , ou me rendre le plus
vil de tous les hommes en devenant volontaire-
ment l'obligé de celui dont j'étois trahi.
Je fis mon devoir, non sans peine ; j'écrivis
directement à M. le général Conway , et avec
autant de respect et d'honnêteté qu'il me fut
possible, sans refus absolu ; je me défendis pour
le présent d'accepter. M. Hume avoit été le né-
gociateur de l'affaire, le seul même qui en eût
parlé; non-seulement je ne lui répondis point,
quoique ce fût lui qui m'eût écrit, mais je ne
dis pas un mot de lui dans ma lettre. Troisième
soufflet sur la joue de mon patron ; et pour ce>
lui-là , s'il ne le sent pas , c'est assurément sa
faute : il n'en sent rien.
Ma lettre n'étoit pas claire , et ne pouvoit
l'être pour M. le général Conway , qui ne sa-
voit pas à quoi tenoit ce refus ; mais elle l'étoit
fort pour M. Hume qui le savoit très-bien :
630
CORRESPONDANCE.
cependant il feint de prendre le change , tant
sur le sujet de ma douleur que sur celui de mon
refus, et, dans un billet qu'il m'écrit, il me fait
entendre qu'on me ménagera la continuation
des bontés du roi, si je me ravise sur la pen-
sion. En un mot il prétend à toute force, et quoi
qu'il arrive, demeurer mon patron malgré moi.
Vous jugez bien, monsieur, qu'il n'attendoit
pas de réponse, et il n'en eut point.
Dans ce même temps à peu près , car je ne
sais pas les dates , et cette exactitude ici n'est
pas nécessaire, parut une lettre de M. de Vol-
taire à moi adressée, avec une traduction an-
gloise qui renchérit encore sur l'original (*). Le
noble objet de ce spirituel ouvrage est de m'at-
tirer le mépris et la haine de ceux chez qui je
me suis réfugié. Je ne doutai point que mon
cher patron n'eût été un des instrumens de
cette publication , surtout quand je vis qu'en
tâchant d'aliéner de moi ceux qui pouvoient en
ce pays me rendre la vie agréable , on avoit
omis de nommer celui qui m'y avoit conduit.
On savoit sans doute que c'étoit un soin super-
flu, et qu'à cet égard rien ne restoit à faire. Ce
nom , si maladroitement oublié dans cette lettre,
me rappela ce que dit Tacite du portrait de
Bruius omis dans une pompe funèbre, que
chacun l'y distinguoit précisément parce qu'il
n'y étoit pas.
On ne nommoit donc pas M. Hume , mais il
vit avec les gens qu'on nommoit ; il a pour amis
tous mes ennemis, on le sait : ailleurs les Tron-
chin, les d'Alembert, les Voltaire; mais il y a
bien pis à Londres, c'est que je n'y ai pour en-
nemis que ses amis. Eh pourquoi y en aurois-je
d'autres? pourquoi même y ai-je ceux-là?
Qu'ai-je fait à lord Littleton que je ne connois
même pas? Qu'ai-je fait à M. Walpole que je
ne connois pas davantage? Que savent-ils de
moi, sinon que je suis malheureux et l'ami de
leur ami Hume? Que leur a-t-il donc dit, puis-
que ce n'est que par lui qu'ils me connoissent?
Je crois bien qu'avec le rôle qu'il fait, il ne se
démasque pas devant tout le monde ; ce ne se-
roit plus être masqué. Je crois bien qu'il ne
parle pas de moi à M. le général Conway ni à
M. le duc de Richmond comme il en parle
n C'est la lettre au docteur Jean-Jacques Pansophe
qu'oo a su depuis être de M. Bordes. g. P.
dans ses entretiens secrets avec M. Walpole , et
dans sa correspondance secrète avec M. d'A-
lembert ; mais qu'on découvre la trame qui
s'ourdit à Londres depuis mon arrivée, et l'on
verra si M. Hume n'en tient pas les principaux
fîls.
Enfin le moment venu qu'on croit propre à
frapper le grand coup, on en prépare l'effet
par un nouvel écrit satirique qu'on fait mettre
dans les papiers. S'il m'étoit resté jusqu'alors
le moindre doute, comment auroit-il pu tenir
devant cet écrit, puisqu'il contenoit des faits
qui n'étoient connus que de M. Hume, chargés,
il est vrai, pour les rendre odieux au public?
On dit dans cet écrit que j'ouvre ma porte
aux grands , et que je la ferme aux petits.
Qui est-ce qui sait à qui j'ai ouvert ou fermé ma
porte , que M. Hume , avec qui j'ai demeuré et
par qui sont venus tous ceux que j'ai vus? li
faut en excepter un grand que j'ai reçu de bon
cœur sans le connoître , et que j'aurois reçu
de bien meilleurcœurencoresi je l'avois connu.
Ce fut M. Hume qui me dit son nom quand il
fut parti. En l'apprenant, j'eus un vrai chagrin
que, daignant monter au second étage, il ne fût
pas entré au premier.
Quant aux petits , je n'ai rien à dire. J'au-
rois désiré voir moins de monde; mais, ne
voulant déplaire à personne, je me laissois di-
riger par M. Hume , et j'ai reçu de mon mieux
tous ceux qu'il m'a présentés, sans distinction
de petits ni de grands.
On dit dans ce même écrit que je reçois mes
parens froidement, pour ne rien dire de plus.
Cette généralité consiste à avoir une fois reçu
assez froidement le seul parent que j'aie hors
de Genève , et cela en présence de M. Hume.
C'est nécessairement ou M. Hume ou ce parent
qui a fourni cet article. Or, mon cousin , que
j'ai toujours connu pour bon parent et pour
honnête homme, n'est point capable de fournir
à des satires publiques contre moi ; d'ailleurs,
borné par son état à la société des gens de
commerce, il ne vit pas avec des gens de lettres,
ni avec ceux qui fournissent des articles dans
les papiers, encore moins avec ceux qui s'oc-
cupent à des satires : ainsi l'article ne vient pas
de lui. Tout au plus puis-je penser que M. Hume
aura tâché de le faire jaser, ce qui n'est pas
absolument difficile, et qu'il aura tourné ce
ANINÉK 1766.
631
qu'il lui a dil de la manière la plus favorable à
ses vues. Il est bon d'ajouter qu'après ma rup-
ture avec M. Hume j'eu avois écrit à ce cou-
sin-là.
Enfin on dit dans ce même écrit que je suis
sujet à changer d'amis. Il ne faut pas être bien
fin pour comprendre à quoi cela prépare.
Distinguons. J'ai depuis vingt-cinq et trente
ans des amis très-solides. J'en ai de plus nou-
veaux, mais non moins sûrs, que je garderai
plus longtemps si je vis. Je n'ai pas en général
trouvé la même sûreté chez ceux que j'ai faits
parmi les gens de lettres : aussi j'en ai changé
quelquefois, et j'en changerai tant qu'ils me
seront suspects; car je suis bien déterminé à ne
garder jamais d'amis par bienséance : je n'en
veux avoir que pour les aimer.
Si jamais j'eus une conviction intime et cer-
taine, je l'ai que M. Hume a fourni les maté-
riaux de cet écrit. Bien plus, non-seulement
j'ai cette certitude, mais il m'est clair qu'il a
voulu que je l'eusse : car comment supposer un
homme aussi fin, assez maladroit pour se dé-
couvrir à ce point, voulant se cacher?
, Quel étoit son but ? Rien n'est plus clair en-
core; c'étoit de porter mon indignation à son
dernier terme, pour amener avec plus d'éclat
le coup qu'il me préparoit. Il sait que, pour me
faire faire bien des sottises, il suffit de me met-
tre en colère. Nous sommes au moment criti-
que qui montrera s'il a bien ou mal raisonné.
Il faut se posséder autant que fait M. Hume,
il faut avoir son flegme et toute sa force d'esprit
pour prendre le parti qu'il prit, après tout ce qui
s'étoit passé. Dans l'embarras où j'étois, écri-
vant à M. le général Conway, je ne pus rem-
plir ma lettre que de phrases obscures dont
M. Hume fit, comme mon ami, l'interprétation
qui lui plut. Supposant donc, quoiqu'il sût
très-bien le contraire, que c'étoit la clause du
secret qui me faisoit de la peine, il obtient de
M. le général qu'il voudroit bien s'employer
pour la faire lever. Alors cet homme stoïque
et vraiment insensible m'écrit la lettre la plus
amicale, où il me marque qu'il s'est employé
pour faire lever la clause; mais qu'avant toute
chose il faut savoir si je veux accepter sans cette
condition, pour ne pas exposer sa majesté à un
second refus.
C'étoit ici le moment décisif, la fin, l'objet
de tous ses travaux ; il lui falloit une réponse,
il la vouloit. Pour que je ne pusse me dispen-
ser de la faire, il envoie à M. Davenport un du-
plicata de sa lettre, et, non content de cette
précaution, il m'écrit dans un autre billet
qu'il ne sauroit rester plus long-temps à Lon-
dres pour mon service. La tête me tourna
presque en lisant ce billet. De mes jours je n'ai
rien trouvé de plus inconcevable.
Il l'a donc enfin cette réponse tant désirée,
et se presse déjà d'en triompher. Déjà, écrivant
à M. Davenport, il me traite d'homme féroce
et de monstre d'ingratitude : mais il lui faut
plus; ses mesures sont bien prises, à ce qu'il
pense : nulle preuve contre lui ne peut échap-
per. Il veut une explication ; il l'aura, et la
voici.
Rien ne la conclut mieux que le dernier trait
qui l'amène. Seul, il prouve tout, et sans répli-
que.
Je veux supposer, par impossible, qu'il n'est
rien revenu à M. Hume de mes plaintes contre
lui : il n'en sait rien, il les ignore aussi parfai-
tement que s'il n'eût été faufilé avec personne
qui en fût instruit, aussi parfaitement que si
durant ce temps il eût vécu à la Chine; mais ma
conduite immédiate entre lui et moi, les derniers
mots si frappans que je lui dis à Londres, la
lettrequisuivitpleined'inquiétudeeldecrainte,
mon silence obstiné plus énergique que des
paroles, ma plainte amère et publique au sujet
de la lettre de M. d'Âlembert, ma lettre au mi-
nistre, qui ne m'a point écrit, en réponse à
celle qu'il m'écrit lui-même, et dans laquelle je
ne dis pas un mot de lui ; enfin mon refus^
sans daigner m'adresser à lui, d'acquiescer à
une affaire qu'il a traitée en ma faveur, moi le
sachant, et sans opposition de ma part ; tout
cela parle seul du ton le plus fort, je ne dis pas
à tout homme qui auroit quelque sentiment
dans l'âme, mais à tout homme qui n'est pas
hébété.
Quoi 1 après que j'ai rompu tout commerce
avec lui depuis près de trois mois, après que je
n'ai répondu à pas une de ses lettres, quelque
important qu'en fût le sujet, environné des
marques publiques et particulières de l'afflic-
tion que son infidélité me cause, cet homme
éclairé, ce beau génie, naturellement si clair-
voyant, et volontairement si stupide, ne voit
632
CORRESPONDANCE.
rien, n'entend rien, ne sent rien, n'est ému
de rien, et sans un seul mot de plainte, de jus-
tification, d'explication, il continue à se don-
ner, malgré moi, pour moi, les soins les plus
grands, les plus empressés ; il m'écrit affec-
tueusement qu'il ne peut rester à Londres plus
long-temps pour mon service; comme si nous
étions d'accord qu'il y restera pour cela ! Cet
aveuglement, cette impassibilité, cette obsti-
nation, ne sont pas dans la nature ; il faut ex-
pliquer cela par d'autres motifs. Mettons cette
conduite dans un plus grand jour, car c'est un
point décisif.
Dans cette affaire, il faut nécessairement
que M. Hume soit le plus grand ou le dernier
des hommes ; il n'y a pas de milieu. Reste à sa-
voir lequel c'est des deux.
Malgré tant de marques de dédain de ma part,
M. Hume avoit-il l'étonnante générosité de
vouloir me servir sincèrement? il savoit qu'il
m'étoit impossible d'accepter ses bons offices,
tant que j'aurois de lui les sentimens que j'a-
vois conçus; il avoit éludé l'explication lui-
même. Ainsi, me servant sans se justifier, il
rendoit ses soins inutiles : il n'étoit donc pas
généreux.
S'il supposoit qu'en cet état j'accepterois ses
soins, il supposoit donc que j'étois un infâme.
C'étoit donc pour un homme qu'il jugeoit être
un infâme qu'il sollicitoit avec tant d'ardeur
une pension du roi. Peut-on rien penser de
plus extravagant ?
Mais que M. Hume, suivant toujours son
plan, se soit dit à lui-même : Voici le moment
de l'exécution : car, pressant Rousseau d'ac-
cepter la pension, il faudra qu'il l'accepte ou
qu'il la refuse. S'il l'accepte, avec les preuves
que j'ai en main, je le déshonore complètement;
s'il la refuse après l'avoir acceptée, on a levé
tout prétexte, il faudra qu'il dise pourquoi;
c'est là que je l'attends : s'il m'accuse, il est
perdu.
Si, dis-je, M. Hume a raisonné ainsi, il a fait
une chose fort conséquente à son plan, et par
là même ici fort naturelle ; et iKn'y a que cette
unique façon d'expliquer sa conduite dans cette
affaire ; car elle est inexplicable dans tonte au-
tre supposition : si ceci n'est pas démontré, ja-
mais rien ne le sera.
L'état critique où il m'a réduit me rappelle
bien fortement les quatre mots dont j'ai parlé
ci-devant, et que je lui entendis dire et répéter
dans un temps où je n'en pénétrois guère la
force. C'étoit la première nuit qui suivit notre
départ de Paris. Nous étions couchés dans la
même chambre, et plusieurs fois dans la nuit je
l'entendis s'écrier en françois, avec une véhé-
mence extrême : Je tiens J. J. Rousseau!
J'ignore s'il veilloit ou s'il dormoit; l'expres-
sion est remarquable dans la bouche d'un
homme qui sait trop bien le françois pour se
tromper sur la force et le choix des termes. Ce-
pendant je pris, et je ne pouvois manquer alors
de prendre ces mots dans un sens favorable,
quoique le ton l'indiquât encore moins que l'ex-
pression : c'est un ton dont il m'est impossible
de donner l'idée, et qui correspond très-bien
aux regards dont j'ai parlé. Chaque fois qu'il
dit ces mots je sentis un tressaillement d'effroi,
dont je n'étois pas le maître : mais il ne me
fallut qu'un moment pour me remettre et rire
de ma terreur : dès le lendemain tout fut si
parfaitement oublié que je n'y ai pas même
pensé durant tout mon séjour à Londres et au
voisinage. Je ne m'en suis souvenu qu'ici , où
tant de choses m'ont rappelé ces paroles, et me
les rappellent, pour ainsi dire, à chaque ins-
tant.
Ces mots dont le ton retentit sur mon cœur
comme s'ils venoient d'être prononcés; les longs
et funestes regards tant de fois lancés sur moi ;
les petits coups sur le dos avec des mots de
mon cher monsieur y en réponse au soupçon d'ê-
tre un traître; tout cela m'affecte à un tel point
après le reste , que ces souvenirs , fussent-ils
lesseuIs,fermeroienttoutretouràla confiance :
et il n'y a pas une nuit où ces mois : Je tiens
J. J. Rousseau ! ne sonnent encore à mon oreille
comme si je les entendois de nouveau.
Oui , monsieur Hume , vous me tenez , je le
sais, mais seulement par des choses qui me sont
extérieures ; vous me tenez par l'opinion, par
les jugemens des hommes ; vous me tenez par
ma réputation, par ma sûreté peut-être ; tous
les préjugés sont pour vous : il vous est aisé de
me faire passer pour un monstre comme vous
avez commencé, et je vois déjà l'exultation bar-
bare de mes implacables ennemis. Le public,
en général, ne me fera pas plus de grâce : sans
autre examen , il est toujours pour les services
■m
ANNÉE 1766.
633
rendus, parce que chacun est bien aise d'invi-
ter à lui en rendre en montrant qu'il sait les
sentir. Je prévois aisément la suite de tout cela,
surtout dans le pays où vous m'avez conduit,
et où, sans amis , étranger à tout le monde , je
suis presque à votre merci. Les gens sensés
comprendront cependant que, loin que j'aie pu
chercher cette affaire, elle étoit ce qui pouvoit
m'arriver de plus terrible dans la position où je
suis; ils sentiront qu'il n'y a que ma haine in-
vincible pour toute fausseté , et l'impossibilité
de marquer de l'estime à celui pour qui je l'ai
perdue, qui aient pu m'empôcher de dissimuler
quand tant d'intérêts m'en faisoient une loi :
mais les gens sensés sont en petit nombre , et
ce ne sont pas eux qui font le bruit.
Oui, monsieur Hume, vous me tenez par tous
les liens de cette vie; mais vous ne me tenez ni
par ma vertu ni par mon courage, indépendant
de vous et des hommes, et qui me restera tout
entier malgré vous. Ne pensez pas m'effrayer
par la crainte du sort qui m'attend. Je connois
les jugemens des hommes, je suis accoutumée
leur injustice, et j'ai appris à les peu redouter.
Si votre parti est pris, comme j'ai tout lieu de
le croire, soyez sûr que le mien ne l'est pas
moins. Mon corps est affoibli, mais jamais mon
Ame ne fut plus ferme. Les hommes feront et
diront ce qu'ils voudront, peu m'importe; ce
qui m'importe est d'achever, comme j'ai com-
mencé, d'être droit et vrai jusqu'à la fin, quoi
qu'il arrive, et de n'avoir pas plus à me repro-
cher une lâcheté dans mes misères, qu'une in-
solence dans ma prospérité. Quelque opprobre
qui m'attende et quelque malheur qui me me-
nace, je suis prêt. Quoiqu'à plaindre, je le se-
rai moins que vous, et je vous laisse pour toute
vengeance le tourment de respecter, malgré
vous, l'infortuné que vous accablez.
En achevant cette lettre, je suis surpris de la
force que j'ai eue de l'écrire. Si l'on mouroit de
douleur, j'en serois mort à chaque ligne. Tout
est également incompréhensible dans ce qui se
passe. Une conduite pareille à la vôtre n'est pas
dans la nature ; elle est contradictoire , et ce-
pendant elle m'est démontrée. Abîme des deux
côtés 1 Je péris dans l'un ou dans l'autre. Je
suis le plus malheureux des humains si vous
êtes coupable ; j'en suis le plus vil si vous êtes
innocent. Vous me faites désirer d'être cet ob-
jet méprisable. Oui , l'état où je me verrois,
prosterné, foulé sous vos pieds, criant miséri-
corde, et faisant tout pour l'obtenir, publiant
à haute voix mon indignité , et rendant à vos
vertus le plus éclatant hommage , seroit pour
mon cœur un état d'épanouissement et de joie
après l'état d'élouffement et de mort où vous
l'avez mis. Il ne me reste qu'un mol à vous dire.
Si vous êtes coupable, ne m'écrivez plus; cela
seroit inutile, et sûrement vous ne me trompe-
rez pas. Si vous êtes innocent , daignez vous
justifier. Je connois mon devoir, je l'aime et
l'aimerai toujours, quelque rude qu'il puisse
être. Il n'y a pas d'abjection dont un cœur qui
n'est pas né pour elle ne puisse revenir. Encore
un coup, si vous êtes innocent, daignez vous
justifier : si vous ne l'éles pas, adieu pour jamais.
A M. DU PËYROU.
Le 19 juillet.
J'avois le pressentiment de votre goutte, et
j'en sentais l'inquiétude tandis que vous en sen-
tiez le mal. Vous en voilà, j'espère, délivré,
du moins pour cette année. La prévoyance de
ces retours annuels est terrible ; cependant si
de vives douleurs laissoient raisonner, ce seroit
quelque consolation, tandis qu'elles durent, de
sentir qu'on achète à ce prix onze mois de re-
pos. Quant à moi , si je pouvois rassembler en
un point ce que je souffre en détail, j'en feruis
le marché de grand cœur; car les intervalles
de repos donnent seuls un prix à la vie. Mais,
comme je ne doute point que cette somme de
douleurs ne fut beaucoup moindre que la vô-
tre , je sens que ce triste marché ne doit pas
vous agréer. Cependant, à toute mesure, souf-
frir beaucoup me paroft encore préférable à
souffrir toujours. 0 mon hôte ! ne renouvelons
pas nos douleurs , dans leur relâche , en nous
en rappelantlecruel souvenir. Contentuns-nous
de tâcher, comme vous faites, d'adoucir la ri-
gueur de leurs attaques par toutes les précau-
tions que la raison peut suggérer. Celle du
grand exercice me paroît excellente ; la goutte
doit son origine à la vie sédentaire ; il faut du
moinsempêcher sa causedela nourrir. Vous sem-
blez mettre e n pa rite l'exercice pédestre , l 'éq ues-
tre et le mouvement du carrosse; c'est en quoi
^IF"
651
CORUESPOINDANOE.
je ne suis pas de votre avis. Le carrosse est à
peine un mouvement, et posant, à cheval, sur
son derrière et sur ses pieds , on a plus d'à
moitié le corps en repos. Dans la marche à
pied toutes les articulations agissent, et le
mouvement du sang accéléré excite une trans-
piration salutaire. H n'est pas possible que ,
tandis qu'on marche , une sécrétion d'humeur
se fasse hors de son lieu. Marchez donc, voya-
gez, herborisez ; allez à Cressier à pied, reve-
nez de même , dût quelque taureau vous faire
en passant les honneurs du bois.
Quant à l'abstinence que vous voulez vous
prescrire, je l'approuve aussi, pourvu qu'elle
n'aille pas trop loin. Continuez de ne pas sou-
per, vous en dormirez plus paisiblement et
mieux. Ne joignez pas le souper au dîner en
doublant la dose , c'est encore fort bien ; mais
n'allez pas sortir de là pour vivre en anacho-
rète , et peser vos alimens comme Sanctorius.
Beaucoup d'exercice et beaucoup d'abstinence
vont mal ensemble ; c'est un régime que n'ap-
prouve pas la nature , puisqu'à proportion de
l'exercice qu'on fait, elle augmente l'appétit. Il
faut être sobre jusque dans la sobriété. Choi-
sissez vos mets sans les mesurer. Ayez une ta-
ble frugale, mais suffisante : que tout y soit sim-
ple , mais bon dans son espèce. Point de pri-
meurs , rien de recherché , rien de rare , mais
tout bien choisi dans son meilleur temps. C'est
ainsi que j'ai vécu dans mon petit ménage , et
que j'y vivrois toujours , quand j'aurois cent
mille écus de rente. Je me souviens d'avoir
mangé chez vous du pain de farine échauffée
et du poisson qui n'étoit pas frais ; voilà qui est
pernicieux. Je sais que madame la Comman-
dante y fait tout son possible : malheureuse-
ment, on n'est pas riche impunément. Mais
voilà surtout où doit porter sa vigilance et la
vôtre; que rien ne soit fin, que tout soit sain.
Il y a , mon cher hôte , une sorte d'absti-
nence que je crois beaucoup plus importante
à votre état, et qui seule, je n'en doute point,
pourroit opérer votre guérison. Le vieux Du-
moulin répétoit souvent que jamais homme
continent n'avoit eu la goutte ; et il disoit aux
goutteux qui se mettoient au lait : Buvez du vin
de Champagne , et quittez les filles. Mon cher
hôte , je ne suis point content de ce que vous
m'avez écrit à ce sujet : ce que vous regardez
comme la consolation de votre existence est pré-
cisément ce qui vous la rend à charge. Un sang
appauvri ne porte au cerveau que des esprits
languissans et morts, et n'engendre que des
idées tristes. Laissez reprendre à votre sang
tout son baume , bientôt vous verrez aussi la
nature et les êtres reprendre à vos yeux une face
riante, et vous sentirez avec délices le plaisir
d'exister. La santé du corps, la vigueur de
l'âme, la vivacité de l'esprit, la galté de l'hu-
meur, tout vient à ce grand point , et le seul
régime utile aux vaporeux est précisément le
seul dont ils ne s'avisent jamais. Je vous prêche
un jeûne que l'habitude contraire a rendu fort
difficile, je le sais bien; mais là-dessus, la
goutte doit être un meilleur prédicateur que
moi. Cependant il s'agit moins ici de grands
efforts que d'une certaine adresse, il faut moins
songer à vaincre qu'à éviter le combat. II faut
savoir se distraire et s'occuper beaucoup, mais
surtout agréablement; car les occupations dé-
plaisantes ont besoin de délassement , et voilà
précisément où nous attend l'ennemi. Mon cher
hôte, j'ai le plus grand besoin de vous ; je don-
nerois la moitié de ma vie pour "ous voir heu-
reux et sain , et je suis persuadé que cela dé-
pend de vous encore. J'ai une grande entre-
prise à vous proposer. Essayez un an de mon
pénible mais utile régime. Si dans un an la
machine n'est pas remontée, si l'âme ne se ra-
nime pas, si la goutte revient comme aupara-
vant, je me tais; reprenez votre train. Mais,
de grâce, pensez à ce que votre ami vous pro-
pose ; si vous pouvez encore aspirer au bonheur
et à la santé , de si grands objets ne méritent-ils
pas des sacrifices? Pour les rendre moins oné-
reux, donnez-vous quelque goût qui devienne
enfin passion, s'il est possible, et qui remplisse
tous vos loisirs. Je vous ai conseillé la bota-
nique ; je vous la conseille encore , à cause du
double profit de l'amusement et de l'exercice,
et que quand on a bien herborisé dans les ro-
chers pendant la journée, on n'est pas fâché le
soir d'aller coucher seul . J'y vois des avantages
que d'autres occupations réuniroient difficile-
ment aussi bien. Toutefois suivez vos goûts
quels qu'ils soient, mais occupez-vous tout de
bon ; vous sentirez quels charmes prennent
par degrés les connoissances, à mesure qu'on
les cultive. Tel curieux analyse avec plus
ANNÉE 1766.
635
do plaisir une jolie fleur qu'une julie fille. Dieu
veuille, mon très-cher hôie, que bientôt ainsi
soit de vous.
J'écrirai cette semaine à mylord maréchal
pour l'affaire de M. d'Escherny, à qui je vous
prie de faire mes salutations et mes excuses de
ce que je ne lui réponds pas ; c'est une suite de
la résolution que j'ai prise de n'écrire plus à
personne qu'au seul mylord maréchal et à vous.
Je sens combien il importe au repos du reste de
ma vie que je sois totalement oublié du public.
Je serois pourtant bien fâché que mes amis
m'oubliassent ; mais c'est ce que je n'ai pas à
craindre de ceux qui sout près de vous : et
quelque jour, eux ou leurs enfans auront des
preuves que je ne les oublie pas non plus. Mais
quand on écrit, les lettres se montrent; on
parle d'un homme , et il m'importe qu'on cesse
de parler de moi, au pointd'être censé mort de
mon vivant. Je ne me suis pas réservé une seule
correspondance à Paris, à Genève, à Lyon, pas
même à Yverdun ; mais mon cœur est toujours
le même, et je me flatte, mon cher hôte, que
dans tout ce qui est à votre portée, vous vou-
drezbicnsuppléeràmonsilencedansl'occasion.
Je suis très-fâché que M. de Pury, que j'aime
de tout mon cœur, ait à se plaindre de quelques
propos de mademoiselle Le Yasseur, qui pro-
bablement lui ont été mal rendus ; mais je suis
surpris en même temps qu'un homme d'autant
d'esprit daigne faire attention à ces petits ba-
vardages femelles. Les femmes sont faites pour
cailleter, et les hommes pour en rire. J'ai si bien
pris mon parti sur tous ces dits et redits de com-
mères, qu'ils sont pour moi comme n'existant
pas; etiln'y aquecemoyende vivreen repos.
Je vous suis obligé de la copie de la lettre
de M. Hume que vous m'avez envoyée. C'est à
peu près ce que j'imaginois. L'article des trente
livres sterling de pension m'a fai4 rire. Vous
pourrez, du moins je m'en flatte, juger par
vous-même de ce qu'il en est. Je renvoie à ce
même temps les explications qui le regardent
sur ce qui s'est passé entre lui et moi. Je vois,
par vos lettres et par celles de M. d'Escherny,
que vous me jugez l'un et l'autre fort affecté
des satires publiques et du- radotage de ce pau-
vre Voltaire. Je laisse croire aux autres ce qu'il
leur plaît; mais comment se peut-il que vous me
connoissiez si mal encore, vous qui savez que je
fais imprimer moi-même les libelles qui se font
contre moi ? Soyez bien persuadé que depuis
long-temps rien, de la part de mes ennemis ni
du public, ne peut m'affecter un seul moment.
Les coups qui me navrent me sont portés de
plus près, et j'en serois digne si je n'y étois pas
sensible. Si le prédicant de Montmollin publioit
des satires contre vous, je crois qu'elles ne vous
blesseroient guère, mais si vous appreniez que
J. J. Rousseau s'entend avec lui pour cela, res-
teriez-vous de sang froid ? J'espère que non.
Voilà le cas où je me trouve. De grâce, mon
bon hôte, ne soyez pas si prompt à méjuger
sans m'entendre. Quelque jour vous convien-
drez, je m'assure, que je suis en Angleterre le
même que je fus auprès de vous.
J'étois bien sûr que les trois cents louis ne
tarderoient pas d'arriver. Celui qui les envoie
est un bon papa qui n'oublie pas ses enfans ;
mois, au compte que vous faites à ce sujet, il me
paroit que mon cher tuteur, si on le laissoit
faire, auroit besoin soi-mêmed'un autre tuteur.
Nous parlerons de cela une autre fois. J'ai tiré
sur vos banquiers une lettre de sept cent trente
li vres de France, lesquelles,jointes aux soixante-
dix livres marquées sur votre compte, font
huit cents livres pour le premier semestre. Je
n'ai point encore reçu de nouvelles de mes
livres. Mille tendres salutations à tous nos
amis , et respects à la très-bonne maman. Je
vous embrasse.
A MYLORD MARECHAL.
Le20iaUlet4766.
La dernière lettre, mylord, que j'ai reçue de
vous étoit du 25 mai. Depuis ce temps j'ai été
forcé de déclarer mes sentimens à M. Hume : il
a voulu une explication, ill'a eue; j'ignore l'u-
sage qu'il en fera. Quoi qu'il en soit, tout est
dit désormais entre lui et moi. Je voudrois
vous envoyer copie des lettres , mais c'est un
livre pour la grosseur. Mylord , le sentiment
cruel que nous ne nous verrons plus charge mon
cœur d'un poids insupportable ; je donnerois
la moitié de mon sang pour vous voir un seul
quart d'heure encore une fois dans ma vie : vous
savez combien ce quart d'heure me seroit doux,
mais vous ignorez combien il me seroit impor-
tant.
636
CORRESPONDANCE.
Après avoir bien réfléchi sur ma situation
présente, je n'ai trouvé qu'un seul moyen pos-
sible de m'assurer quelque repos sur mes der-
niers jours ; c'est de me faire oublier des hom-
mes aussi parfaitement que si je n'existois plus,
si tant est qu'on puisse appeler existence un
reste de végétation inutile à soi-même et aux
autres, loin de tout ce qui nous est cher. En
conséquence de celte résolution j'ai pris celle
de rompre toute correspondance hors le cas
d'absolue nécessité. Je cesse désormais d'écrire
et de répondre à qui que ce soit. Je ne fais que
deux seules exceptions, dont l'une est pour
M. Du Peyrou ; je crois superflu de vous dire
quelle est l'autre : désormais tout à l'amitié,
n'existant plus que par elle, vous sentez que
j'ai plus besoin que jamais d'avoir quelquefois
de vos lettres.
Je suis très-heureux d'avoir pris du goût
pour la botanique : ce goût se change insensi-
blementcn une passion d'enfant, ou plutôt en un
radotage inutile et vain, car je n'apprends au-
jourd'hui qu'en oubliant ce que j'appris hier;
mais n'importe : si je n'ai jamais le plaisir de sa-
voir, j'aurai toujours celui d'apprendre, et c'est
tout ce qu'il me faut. Vous ne sauriez croire
combien l'étude des plantes jette d'agrément
sur mes promenades solitaires. J'ai eu le bon-
heur de me conserver un cœur assez sain pour
que les plus simples amusemens lui suffisent,
et j'empêche, en m'empaillant la tête qu'il n'y
reste place pour d'autres fatras.
L'occupation pour lesjoursde pluie, fréquens
en ce pays, est d'écrire ma vie, non ma vie ex-
térieure comme les autres, mais ma vie réelle,
celle de mon âme, l'histoire de mes sentimens
les plus secrets. Je ferai ce que nul homme n'a
fait avant moi, ce que vraisemblablement nul
autre ne fera dans la suite. Je dirai tout, le bion,
le mal, tout enfin ; je me sens une âme qui se
peut montrer. Je suis loin de cette époque
chérie de ^762, mais j'y viendrai, je l'espère.
Je recommencerai, du moins en idée, ces pèle-
rinages de Colombier, qui furent les jours les
plus purs de ma vie. Que ne peuvent-ils re-
commencer encore, et recommencer sans cesse !
je ne demanderois point d'autre éternité.
M. Du Peyrou me marque qu'il a reçu les
trois cents louis. Ils viennent d'un bon père
qui, non plus que celui dont il est l'image,
n attend pas que ses eufans lui demandent
leur pain quotidien.
Je n'entends point ce que vous me dites
d'une prétendue charge que les habitans
de Derbyshire m'ont donnée. Il n'y a rien de
pareil, je vous assure, et cela m'a tout l'air
d'une plaisanterie que quelqu'un vous aura
faite sur mon compte; du reste, je suis
très-content du pays et des habitans, autant
qu'on peut l'être à mon âge d'un climat et
d'une manière de vivre auxquels on n'est pas
accoutumé. J'espérois que vous me parleriez
un peu de votre maison et de votre jardin, ne
fût-cequ'en faveur de la botanique. Ah 1 que ne
suis-je à portée de ce bienheureux jardin, dût
mon pauvre Sultan le fourrager un peu comme
il fit celui de Colombier I
A M. DAVENPORT.
1766.
Je suis bien sensible, monsieur, à l'attention
que vous avez de m'envoyer tout ce que vous
croyez devoir m' intéresser. Ayant pris mon
parti sur l'affaire en question, je continuerai ,
quoi qu'il arrive, de laisser M. Hume faire du
bruit tout seul, et je garderai, le reste de mes
jours, le silence que je me suis imposé sur cet
article. Au reste, sans affecter une tranquillité
stoïque, j'ose vous assurer que, dans ce déchaî-
nement universel, je suis ému aussi peu qu'il est
possible, et beaucoup moins que je n'aurois cru
l'être, si d'avance on me l'eût annoncé ; mais ce
que je vous proleste et ce que je vous jure, mon
respectable hôte, en vérité et à la face du ciel ,
c'est que le bruyant et triomphant David Hume,
dans tout l'éclat de sa gloire, me paroît beau-
coup plus à plaindre que l'infortuné J. J. Rous-
seau, livré i»la diffamation publique. Je ne vou-
drois pour rien au monde être à sa place, et j'y
préfère de beaucoup la mienne, même avec
l'opprobre qu'il lui a plu d'y attacher.
J'ai craint pour vous ces mauvais temps pas-
sés. J'espère que ceux qu'il fait à présent en
répareront le mauvais effet. Je n'ai pas été
mieux traité que vous, et je ne connois plus
guère de bon temps ni pourmoncœur ni pour
mon corps : j'excepte celui que je passe auprès
de vous: c'est vous dire assez avec quel empres-
.VNNÉE 1766.
637
sèment je vous attends cl votre chère famille,
que je remercie et salue de toute mon âme.
A M. GUY.
WoottOD, le 2 août 1766.
Je me serois bien passé, monsieur, d'appren-
dre les bruits obligeans qu'on répand à Paris
sur mon compte, et vous auriez bien pu vous
passer de vous joindre à ces cruels amis qui se
plaisent à'm'enfoncer vingt poignards dans le
cœur. Le parti que j'ai pris de m'ensevelirdans
cette solitude, sans entretenir plus aucune cor-
respondance dans le monde, est l'effet de ma
situation bien examinée. La ligue qui s'est for-
mée contre moi est trop puissante, trop adroite,
trop ardente, trop accréditée, pour que, dans
ma position, sans autre appui que la vérité, je
sois en état de lui faire face dans le public.
Couper les têtes de cette hydre ne serviroit qu'à
les multiplier ; et je n'aurois pas détruit une de
leurs calomnies, que vingt autres plus cruelles
lui succéderoient à l'instant. Ce que j'ai à faire
est de bien prendre mon parti sur lesjuge-
mens du public, de me taire, et de tâcher au
moins de vivre et mourir en repos.
Je n'en suis pas moins reconnoissant pour
ceux que Tintérèt qu'ils prennent à moi en-
gage à m' instruire de ce qui se passe : en
m'affligeant, ils m'obligent; s'ils me font du
mal, c'est en voulant me faire du bien. Ils
croient que ma réputation dépend d'une lettre
injurieuse, cela peut être; mais, s'ils croient
que mon honneur en dépend, ils se trompent.
Si l'honneur d'un homme dépendoit des injures
qu'on lui d't» et des outrages qu'on lui fait, il
y a long-temps qu'il ne me resteroit plus d'hon-
neur à perdre ; mais, au contraire, il est même
au-dessous d'un honnête homme de repousser
de certains outrages. On dit que M. Hume me
iraite de vile canaille et de scélérat. Si je savois
répondre à de pareils noms, je m'en croirois
digne.
Montrez cette lettre à mes amis, et priez-les
de se tranquilliser. Ceux qui ne jugent que sur
des preuves ne me condamneront certainement
pas, et ceux qui jugent sans preuves ne valent
pas la peine qu'on les désabuse. M. Hume écrit,
dit-on, qu'il veut publier toutes les pièces re-
latives à cette affaire; c'est, j'en réponds, ce
qu'il se gardera de faire, ou ce qu'il se gardera
bien au moins de faire fidèlement. Que ceux qui
seront au fait nous jugent, je le désire; que
ceux qui no sauront que ce que M. Hume vou-
dra leur dire ne laissent pas de nous juger ;
cela m'est, je vous jure, très-indifférent. J'ai
un défenseur dont les opérations sont lentes,
mais sûres : je les attends.
Je me bornerai à vous présenter une seule
réflexion. Il s'agit, monsieur, de deux hommes
dont l'un a été amené par l'autre en Angleterre
presque malgré lui : l'étranger, ignorant la
langue du pays, ne pouvant parler ni entendre,
seul, sans amis, sans appui, sans connois-
sance, sans savoir même à qui confier une lettre
en sûreté, livré sans réserve à l'autre et aux
siens, malade, retiré et ne voyant personne,
écrivant peu, est allé s'enfermer dans le fond
d'une retraite où il herborise pour toute occu-
pation : le Breton, homme actif, liant, intri-
gant, au milieu de son pays, de ses amis, de
ses parens, de ses patrons, de ses patriotes, en
grand crédit à la cour, à la ville, répandu
dans le plus grand monde, à la tête des gens
de lettres, disposant des papiers publics, en
grande relation chez l'étranger, surtout avec les
plus mortels ennemis du premier. Dans cette
position, il se trouve que l'un des deux a tendu
des pièges à l'autre. Le Breton crie que c'est
cette vile canaille, ce scélérat d'étranger qiii lui
en tend : l'étranger, seul, malade, abandonné,
gémit, et ne répond rien. Là-dessus le voilà
jugé, et il demeure clair qu'il s'est laissé mener
dans le pays de l'autre, qu'il s'est mis à sa merci
tout exprès pour lui faire pièce et pour conspi-
rer contre lui. Que pensez-vousdece jugement?
Si j'avois été capable de former un projet aussi
monstrueusement extravagant, oii est l'homme
ayant quelque sens, quelque humanité, qui ne
devroit pas dire : Vous faites tort à ce pauvre
misérable ; il est trop fou pour pouvoir être un
scélérat : plaignez-le, saignez-le; mais ne l'in-
juriez pas. J'ajouterai que le ton seul que prend
M. Hume devroit décréditer ce qu'il dit ; ce ton
si brutal, si bas, si indigne d'un homme qui se
respecte, marque assez que l'âme qui l'a dicté
n'est pas saine ; il n'annonce pas un langage
digne de foi. Je suis étonné, je l'avoue, com-
658
CORRESPONDANCE.
ment ce ton seul n'a pas excité Pindignation pu-
blique. C'est qu'à Paris c'est toujours celui qui
crie le plus fort qui a raison. Â. ce combat- là
je n'emporterai jamais la victoire, et je ne la
disputerai pas.
Voici, monsieur, le fait en peu de mots. II
m'est prouvé que M. Hume, lié avec mes plus
cruels ennemis, d'accord à Londres avec des
gens qui se montrent, et à Paris avec tel qui ne
se montre pas, m'a attiré dans son pays, en
apparence pour m'y servir avec la plus grande
ostentation, et en effet pour m'y diffamer avec
la plus grande adresse; à quoi il a très-bien
réussi. Je m'en suis plaint : il a voulu savoir
mes raisons; je les lui ai écrites dans le plus
grand détail ; si on les demande, il peut les dire;
quant à moi, je n'ai rien à dire du tout.
Plus je pense à la publication promise par
M. Hume, moins je puis concevoir qu'il l'exé-
cute. S'il l'ose faire, à moins d'énormes falsi-
fications, je prédis hardiment que, malgré son
extrême adresse et celle de ses amis, sans même
que je m'en mêle, M. Hume est un homme dé-
masqué.
A HYLORD MARECHAL.
Le 9 août 1766.
Les choses incroyables que M. Hume écrit à
Paris sur mon compte me font présumer que,
s'il l'ose, il ne manquera pas de vous en écrire
autant; je ne suis pas en peine de ce que vous
en penserez. Je me flatte, mylord, d'être assez
connu de vous, et cela me tranquillise; mais
il m'accuse avec tant d'audace d'avoir refusé
malhonnêtement la pension, après l'avoir ac-
ceptée, que je crois devoir vous envoyer une
copie fidèle de la lettre que j'écrivis à ce sujet à
M. le général Conway. J'étois bien embarrassé
dans cette lettre, ne voulant pas dire la véritable
cause de mon refus, et ne pouvant en alléguer
aucune autre. Vous conviendrez, je m'assure,
que si l'on peut s'en tirer mieux que je ne fis,
on ne peut du moins s'en tirer plus honnête-
ment. J'ajouterai qu'il est faux que j'aie jamais
accepté la pension; j'y mis seulement votre
agrément pour condition nécessaire, et, quand
cet agrément fut venu, M. Hume alla en avant
sans me consulter davantage. Comme vous ne
pouvez savoir ce qui s'est passé en Angleterre
à mon égard depuis mon arrivée, il est impos-
sible que vous prononciez dans cette affaire,
avec connoissance, entre M. Hume et moi : ses
procédés secrets sont trop incroyables, et il n'y
a personne au monde moins fait que vous pour
y ajouter foi. Pour moi, qui les ai sentis si cruel-
lement, et qui n'y peux penser qu'avec la dou-
leur la plus amère, tout ce qu'il me reste à dé-
sirer est de n'en reparler jamais; mais comme
M. Hume ne garde pas le même silence, et qu'il
avance les choses les plus fausses du ton le plus
affirmatif, je vous demande aussi, mylord, une
justice que vous ne pouvez me refuser ; c'est
lorsqu'on pourra vous dire ou vous écrire que
j'ai fait volontairement une chose injuste ou
malhonnête, d'être bien persuadé que cela n'est
pas vrai.
A MADAME LA MARQUISE DE VZRDELIN.
wootton, août 1766.
y 11
J'ai attendu, madame, votre retour à Paris
pour vous répondre, parce qu'il y a, pour
écrire des provinces d'Angleterre dans les
provinces de France, des embarras que j'au-
rois peine à lever d'ici.
Vous me demandez quels sont mes griefs
contre M. Hume. Des griefs ? non, madame,
ce n'est pas le mot : ce mot propre n'existe
pas dans la langue françoise, et j'espère, pour
l'honneur de l'humanité, qu'il n'existe dans
aucune langue.
M. Hume a promis de publier toutes les pièces
relatives à cette affaire : s'il tient parole, vous
verrez, dans la lettre que je lui ai écrite le
^ 0 juillet, les détails que vous demandez, du
moins assez pour que le reste soit superflu.
D'ailleurs, vous voyez sa conduite publique
depuis ma dernière lettre (*) ; elle parle assez
clair, ce me semble, pour que je n'aie plus be-
soin de rien dire.
Je vous dois cependant, madame, d'exami-
ner ce que vous m'alléguez à ce sujet.
Que la fausse lettre du roi de Prusse soit de
M. d'Alembert, ami de M. Hume, ou de M. Wal-
pole, ami de M. Hume, ce n'est pas, au fond,
(*) Voyez ci-devant la lettre du 13 roai 1764, page 487.
ANNEE 17G6.
G59
de cela qu'il 8*a|>it; c'est de savoir, quel que
8011 l'auteur de la lettre, si M. Hume en est com-
plice. Vous voulez que madame du Doffand ait
travaillé à cette lettre ; à la bonne heure : mais
deux autres écrits, mis successivement dans les
mêmes papiers, et de la môme main, ne sont
sillrenient pas de celle d'une femme; et, quant à
M. Walpole, tout ce que je puis dire est qu'il
faut assurément que je me connoisse mal en
style pour avoir pu prendre le françois d'un
Ânglois pour le françois de M. d'Âlembert.
Votre objection, tirée du caractère connu de
M. Hume, est très-forte, et m'étonnera toujours:
il n'a pas fallu moins que ce que j'ai vu et senti
d'opposé pour le croire. Tout ce que je peux
conclure de cette contradiction, est qu'appa-
remment M. Hume n'a jamais haï que moi seul ;
mais aussi quelle haine, quel art profond à la
cacher et à l'assouvir I le môme cœur pourroit-il
suffire à deux passions pareilles?
On vous marque que j'ai voué à M. Hume
une haine implacable, parce qu'il veut me dés-
honorer en me forçant d'accepter des bienfaits.
Savez-vous bien, madame, ce que mylord ma-
réchal, à qui vous me renvoyez, eût fait si on
lui eût dit pareille chose? 11 eût répondu que
cela n'étoit pas vrai, et n'eût pas même daigné
m'en parler.
Tout ce que vous ajoutez sur l'honneur que
m'eût fait une pension du roi d'Angleterre est
très-juste ; il est seulement étonnant que vous
ayez cru avoir besoin de me dire ces choses-là.
Pour vous prouver, madame, que je pense
exactement comme vous sur cet article, je vous
envoie ci-jointe la copie d'une lettre que j'écri-
Yis, il y a trois mois, à M. le général Conway,
et dans laquelle j'étois même fort embarrassé,
sentant déjà les trahisons de M. Hume, et ne
voulant cependant pas le nommer. Il ne s'agit
pas de savoir si cette pension m'eût été hono-
rable, mais si elle l'étoit assez pour que je
dusse l'accepter à tout prix, môme à celui de
l'infamie.
Quand vous me demandez quel est le sujet
qui ose solliciter son maître pour un homme
qu'il veut avilir, vous ne voyez pas qu'il faisoit
de cette sollicitation son grand moyen pour
^n'accuser bientôt de la plus noire ingratitude.
Si M. Hume eût travaillé publiquement à m'a-
vilir lui-même, vous auriez raison ; mais il ne
faut pas supposer qu'il exécutoit avec bétisc un
projet si profondément médité : cette objection
seroit bonne encore, si, connu depuis long-
temps de M. Hume, j'avois été inconnu du roi
d'Angleterre et de sa cour; mais votre lettre
même dit le contraire : cette affaire ne pouvoit
tourner, comme elle a fait, qu'à l'avantage de
M. Hume. Toute la cour d'Angleterre dit main-
tenant : Ce pauvre homme! il croit que tout le
monde lui ressemble; nous y avons été trompés
comme lui.
Dans le plan qu'il s'étoit fait, et qu'il a si
pleinement exécuté, de paroitre me servir en
public avec la plus grande ostentation, et de me
diffamer ensuite avec la plus grande adresse, il
devoit écrire et parler honorablement de moi.
Vouliez-vous qu'il allât dire du mal d'un homme
pour lequel il affectoit tant d'amitié? c'eût été
se contredire, et jouer très-mal son jeu : il vou-
loit parottre avoir été pleinement ma dupe ; il
préparoit l'objection que vous me faites au-
jourd'hui.
Vous me renvoyez, sur ce que vous appelez
mes griefs, à mylord maréchal,pour en juger:
mylord maréchal est trop sage pour vouloir,
d'où il est, voir mieux que moi ce qui se passe
où je suis; et quand un homme, entre quatre
yeux, m'enfonce à coups redoublés un poi-
gnard dans le sein, je n'ai pas besoin, pour
savoir s'il m'a touché, de l'aller demander à
d'autres.
Finissons pour jamais sur ce sujet, je vous
supplie. Je vous avoue, madame, touîe ma foi-
blesse. Si je savoisque M. Hume ne fût pas dé-
masqué avant sa mort, j'aurois peine à croire
encore à la Providence.
Je me fais quelque scrupule de mêler dans
une même lettre des sujets si disparates; mais
cette atteinte de goutte que vous avez sentie,
mais les incommodités de vos enfans, ne me
permettent pas de vous rien dire ici d'eux et de
vous. Quant à la goutte, il n'est pas naturel
qu'elle vous maltraite beaucoup à votre âge,
et j'espère que vous en serez quitte pour un
ressentiment passager; mais je n'envisage pas
de même cette humeur scrofuleuse, qui paroit
avoir été transmise à vos enfans par leur père ;
l'âge pubère les guérira, comme je l'espère, ou
rien ne les guérira ; et, dans ce dernier cas, je
vois une raison de plus de combler les vœux
640
CORRESPONDANCE.
'^■
d'un honnête homme qui a toute votre estime,
etqui mérite tout votre attachement. Vos filles,
malgré leur mérite, leur naissance et leur bien,
se marieront peut-être avec peine, et peut-être
aurez-vous vous-même quelque scrupule de les
marier. Ah 1 madame, les races de gens de bien
sont si rares sur la terre 1 voulez-vous en lais-
ser éteindre une? A la place des simples et
vrais sentimens de la nature, qu'on étouffe,
on a fourré dans la société je ne sais quels raf-
finemens de délicatesse que je ne saurois souf-
frir. Croyez-moi, croyez-en votre ami, et l'ami
de toutes choses honnêtes; mariez-vous, puis-
que votre âge et votre cœur le demandent;
l'intérêt même de vos filles ne s'y oppose pas.
Vos enfans des deux parts auront les biens de
leur père, et ils auront de plus les uns dans les
autres un appui, que vous rendrez très-solide
par l'attachement mutuel que vous leur saurez
inspirer. Mon intérêt aussi se mêle à ce conseil,
je vous l'avoue; je sens et j'ai grand besoin de
sentir qu'on n'est pas tout-à-fait misérable
quand on a des amis heureux (*). Soyez-le l'un
et l'autre, et l'un par l'autre; qu'au milieu des
afflictions qui m'accablent, j'aie la consolation
de savoir que j'ai deux amis unis et fidèles qui
parlent quelquefois avec attendrissement de
mes misères ; elles m'en seront moins rudes à
supporter. J'aime à envisager comme faite une
chose qui doit se faire. Permettez-moi de vous
conseiller, lorsque vous serez dans votre nou-
veau ménage, de bien choisir ceux à qui vous
accorderez l'entrée de votre maison : qu'elle
ne soit pas ouverte à tout le monde, comme la
plupart des maisons de Paris. Ayez un petit
nombre d'amis sûrs, et tenez-vous-en à leur
commerce : ayez-en, si vous voulez, qui aient
de la littérature, cela jelte de l'agrément dans
la société; mais point de gens de lettres de
profession, sur toute chose; jamais aucun au-
teur quel qu'il soit. Souvenez-vous de cet avis,
madame; et soyez sûre que, si vous le négli-
gez, vous vous en trouverez mal tôt ou tard.
Je n'ai pas la force d'étendre jusqu'à vous
ma résolution de ne plus écrire; c'est une ré-
solution que j'avois pourtant prise, mais qu'il
est impossible à mon cœur d'exécuter : je vous
{'\ Cr^s conseils prouvent que Jean- Jacques avoit de l'amitié
pour l'amaut de madame de Verdelln etdout elle voulait faire
•on mari. H ne le devint pas. C'étoit M. de Margency. M. F.
écrirai quelquefois, madame, mais rarement
peut-être ; je voudrois qu'en cela vous ne m'i-
mitassiez pas^Je ne dois pas vous affliger, et
vous pouvez me consoler. Je vous prie de ne
remettre vos lettres ni à M. Coindet ni à per-
sonne, mais de les envoyer vous-même sous
l'adresse ci-j ointe, exactement suivie, sans que
mon nom y paroisse en aucune façon : en pre-
nant soin de faire affranchir les lettres jusqu'à
Londres, elles parviendront sûrement, et per-
sonne ne les ouvrira que moi; mais il faut. tâ-
cher, par économie, d'éviter les paquets, et
d'écrire plutôt des lettres simples sur d'aussi
grand papier qu'on veut ; car, quelque grosse
que soit une lettre simple, elle ne paie que pour
simple; mais la moindre enveloppe renchérit
le port exorbitamment. Le dernier paquet de
M. Coindet m'a coûté six francs de port : je ne
les ai pas regrettés assurément ; ce paquet con-
tenoit une lettre de vous ; mais en tout ce qui
peut se faire avec économie, sans que la chose
aille moins bien, je suis dans une position qui
m'en rend le soin très-utile. Au reste, je ne sais
pas qui peut vous avoir dit que j'étois à vingt-
cinq lieues de Londres ; j'en suis à cinquante
bonnes; et j'ai mis quatre jours à les faire, avec
les mêmes chevaux à la vérité. Recevez, ma-
dame, les salutations de la plus tendre amitié.
A M. MARC-MICBEL REV. '
Woolton. août 1766.
Je reçois, mon cher compère, avec grand
plaisir de vos nouvelles : l'impossibilité de trou-
ver nulle part ce repos après lequel mon cœur
soupire inutilement m'eût fait un scrupule de
vous donner des miennes, pour ne pas vous
affliger. D'ailleurs, voulant me recueillir en
moi-même, autant qu'il est possible, et ne plus
rien savoir de ce qui se passe dans le monde
par rapport à moi, j'ai rompu tout commerce
de lettres, hors les cas d'absolue nécessité .-cela
fera que je vous écrirai plus rarement désor-
mais; mais soyez sûr que mon attachement
pour vous, et pour toutce qui vous appartient,
est toujours le même, et que ce seroit une
grande consolation pour moi dans la vieillesse
qui s'approche, au milieu d'un cortège de dou-
ANNÉE 1766.
Gii
leurs de toute espèce , d'embrasser ma chère
filleule avant ma mort.
J'ai su que vous aviez eu aussi quelques af-
faires désagréables : j'en étois en peine; et je
vous aurois écrit à ce sujet , si vous ne m'aviez
prévenu. J'augure , sur ce que vous ne m'en
dites rien, que tout cela n'a pas eu des suites, et
je m'en réjouis de tout mon cœur; mais mon
amitié pour vous ne me permet pas de vous
taire mon sentimert sur ces sortes d'affaires.
Tandis que vous commenciez et que vous aviez
besoin de mettre, pour ainsi dire, à la loterie,
il vous convenoit de courir quelques risques
pour vous avancer ; mais maintenant, que votre
maison est bien établie, que vos affaires, comme
ie le suppose, sont en bon état, ne les déran-
gez pas par votre faute : jouissez en paix de la
fortune dont la Providence a béni votre tra-
vail; et, au lieu d'exposer le bien de vos en-
fans et le vôtre, contentez-vous de l'entretenir
en sûreté, sans plus vous permettre d'entre-
prises hasardeuses. Voilà , mon cher compère,
un conseil de l'amitié, et, je crois, de la raison :
si vous trouvez qu'il soit à votre usage , pro-
fitez-en.
Vos gazettes disent donc que M. Hume est
mon bienfaiteur, et que je suis son pn)tégé.
Que Dieu me préserve d'être souvent protégé
de la sorte, et de trouver en ma vie encore un
pareil bienfaiteur! Je présume que cet article
n'est que préparatoire, et qu'il en suivra bien-
tôt un second aussi véridique , aussi humain,
aussi juste. Qu'importe , mon cher compère?
laissons dire, et M. Hume, et les plénipoten-
tiaires, et les puissances , et les gazetiers, et le
public, et tout le monde; qu'ils crient, qu'ils
m'outragent, qu'ils m'insultent, qu'ils disent
et fassent tout ce qu'ils voudront : mon âme,
en dépit doux , restera toujours la même ; il
n'est pas au pouvoir des hommes de la changer.
Le public désormais est mort pour moi ; je vous
prie, quand vous m'écrirez, de ne me reparler
jamais de ce qu'on y dit.
MM. Becket et de Hondt ne m'ont point parlé
de la pension de mademoiselle Le Vasseur; et
comme l'année n'est pas écoulée, cela ne presse
pas : mais je vous prie de ne vous servir jamais
de ces messieurs , pour me rien envoyer, ni
pour rien qui me regarde ; j'ai senti, dans plus
dune affaire, l'influence que M. Hume a sur
T. IV.
eux. Il vient de m'en arriver une qui mérite
d'être contée. M. Du Peyrou ayant jugé à pro-
pos de m'cnvoyer mes livres , je l'avois prié de
les adresser à ces messieurs , qui s'êtoicnt of-
ferts. Ayant une collection considérable d'es-
tampes, dont les droits, exigés à la rigueur,
auroient passé mes ressources, je les priai de
tâcher de faire mitiger le droit, d'autant plus
que la moitié de mes estampes ne valant pas ce
droit, j'aimerois mieux les abandonner que de
le payer sans rabais : ces messieurs promet-
tent de faire de leur mieux : ils reçoivent mes
livres, et, outre quinze louis de port, en pren -
nenl quinze autres chez mon banquier pour
les frais de douane ; gardent et fouillent les li-
vres , tant qu'il leur plaît, sans me rien mar-
quer de leur arrivée, m'envoient enfin sans
avis un ballot que je les avois priés de m'en-
voyer sitôt que les miens arriveroienl. J'ouvre
ce ballot où mes estampes étoient ; je trouve les
porte-feuilles vides, et pas une seule estampe
ni petite ni grande, sans qu'ils aient même dai-
gné me marquer ce qu'ils en avoient fait. Ainsi
j'ai quinze louis de port, autant de douane,
sans savoir sur quoi , et pour cent louis d'es-
tampes perdues, sans qu'il m'en reste une
seule (*). Je ne sais si les livres que vous avez
vus doivent payer à Londres mille écus de
douane ; mais je sais bien que si je les revends,
comme il le faut bien, je n'en retirerai f)as la
moitié de cette somme. Il y a un seul article
d'une livre sterling (c'est près d'un louis) pour
une vieille guitare sourde, brisée et pourrie,
qui m'a coûté six francs de France, et dont je
ne les retrouverai jamais ; cela ne se feroit pas
à Alger, mais cela se fait à Londres, grâces
aux bons soins de ces messieurs. Si je laisse
long-temps mes livres dans leur magasin , et
s'ils me font payer à proportion pour l'entre-
pôt, ne le pouvant pas, je serai forcé de leur
laisser mes livres : ainsi j'aurai perdu, par
leurs bons soins, tous mes livres, toutes mes
estampes, et trente louis d'argent comptant.
Que dites-vous de cela? Je crois que ces mes-
sieurs sont par eux-mêmes de fort honnêtes
gens; mais je crois aussi qu'à mon égard ils
cèdent trop à l'instigation d'autrui : c'est pour-
quoi je veux n'avoir avec eux, si je puis, au-
(*) Ces estampes, déplacées des porte-fenilles qui les coote-
noient, se sont retrouvées dans un autre ballot. G. p.
642
CORRESPONDANCE.
cune sorte d'affaires, de peur de m'en trouver i flattois que mon silence ne produiroit pas ie
toujours plus mal. Je chercherai, si vous y con-
sentez , à me prévaloir sur vous des trois cents
francs de mademoiselle Le Vasseur, soit par
lettre de change, soit en vous envoyant d'An-
gleterre son reçu, en échange duquel vous
en donnerez l'argent à celui qui vous le remet-
tra.
Je dois avoir parmi mes livres un exemplaire
de la musique du Devin du village : si vous per-
sistez à vouloir le faire graver, je pourrois
corriger cet exemplaire, et vous l'ehvoyer;
mais il faut du temps, non-seulement pour at-
tendre l'occasion, mais pour le faire venir de
Londres, parce qu'il faut que je donne commis-
sion à quelqu'un de confiance d'ouvrir la balle
où il est, pour l'en tirer et me l'envoyer ; ce qui
ne peut se faire avant cet hiver. Je suis très-
fâché que vous publiiez la Reine fantasque,
parce que cela peut faire encore des tracasse-
ries désagréables pour vous et pour moi.
Guy m'a écrit au sujet du Dictionnaire de
Musique : il se plaint de vous et de vos propo-
sitions , qu'il trouve déraisonnables : je lui ai
répondu qu'il fît comme il l'entendroit; que je
vous aimois fort tous les deux , mais que des
affaires de libraire à libraire , je ne m'en mê-
lerois de mes jours. Mille tendres salutations à
madame Rey. J'embrasse la chère petite et son
cher papa.
Voici une adresse dont il faut vous servir
désormais, quand vous m'écrirez : ne faites
point d'enveloppe; et, quoique mon nom ne
paroisse point sur la lettre, soyez sûr que per-
sonne ne l'ouvrira que moi, et qu'elle me par-
viendra sûrement , pourvu que vous suiviez
exactement l'adresse, et que vous affranchis-
siez jusqu'à Londres, sans quoi les lettres
pour les provinces d'Angleterre restent au
rebut.
A M. D IVERNOIS.
Wootton, le 16 août 1766.
Je suis extrêmement en peine de vous, mon-
sieur, n'ayant point de vos nouvelles depuis le
21 juin : je vous ai marqué , il est vrai , que je
ne vous écrirois pas ; mais, comme vous n'étiez
pas dans le même embarras que moi , je me
vôtre; et j'espère au moins, puisque vous ne
m'avez rien écrit de contraire à la promesse
que vous m'avez faite de me venir voir cet au-
tomne , que cetle promesse sera exécutée :
ainsi je vous attends au mois de novembre,
fâché seulement que vous ne preniez pas une
meilleure saison.
Je vous prie de voir, en passant à Lyon, ma-
dame Boy de la Tour, ma bonne amie, et sa
chère fille, et de m'apporter amplement de leurs
nouvelles : apprenez-moi le rétablissement
de la première , et le bonheur de la seconde
dans son mariage ; rien ne manquera à mon
plaisir en vous embrassant : assurez-les de ma
tendre et constante amitié pour elles, el dites-
leur que vous leur expliquerez à votre retour
pourquoi je ne leur ai point écrit, moi qui
pense continuellement à elles, et pourquoi je
n'écris plus à personne, hors le cas de néces-
sité.
Vous ne manquerez pas, je vous prie , en
passant à Paris, de voir madame la veuve Du-
chesne, libraire, et M. Guy, à qui je compte en-
voyer une lettre pour vous , où je rassemble-
rai ce que je peux avoir à vous dire d'ici à ce
temps-là, concernant votre voyage : en atten-
dant, je vous préviens de ne donner votre con-
fiance à personne à Londres sur ce qui me
regarde; mais de remettre, s'il se peut, les
affaires que vous pourriez avoir dans cette ca-
pitale à votre retour, où vous pourrez aussi m'y
rendre des services. Je vous prie aussi de ne
m'amener personne de Londres, qui que ce
puisse être, et quelque prétexte qu'ils puissent
prendre pour vous accompagner : il suffira que
vous preniez, pour la route, un domestique qui
sache la langue; je ne vois pas que vous puissiez
vous en passer; car dans la route, ni dans
cette contrée , personne ne sait un seul mot de
françois.
Je ne vous envoie point cette lettre par M. Lu-
cadou ; vous en saurez la raison quand nous
nous serons vus : ne me répondez pas non plus
par son canal ; mais envoyez votre lettre à
M. Du Peyrou , qui aura la bonté de me la faire
parvenir; je vous avoue même que je dé-
sirerois que M. Lucadou ne fût pas pré-
venu de votre voyage, de crainte qu'il ne sur-
vînt des obstacles qui vous empêcheroient de
ANNÉE 1766.
643
l'achever. Je ne puis vous en dire ici davan-
laRB ; mais lout ce que je désire pour ce moment
le plus au monde, est de vous voir arriver en
bonne santé. Je vous embrasse.
A M. ou PEYROU.
WooUon, le 16 août «766.
Je ne doute point, mon cher hôte, que les
choses incroyables que M. Hume écrit partout
ne vous soient parvenues, et je ne suis pas en
peine de l'effet qu'elles feront sur vous. Il pro-
met au public une relation de ce qui s'est passé
entre lui et moi, avec le recueil des lettres. Si
ce recueil est fait fidèlement, vous y verrez,
dans celle que je lui ai écrite le ^0 juillet, un
ample détail de sa conduite et de la mienne, sur
lequel vous pourrez juger entre nous; mais
comme infailliblement il ne fera pas cette pu-
blication, du moins sans les falsifications les
plus énormes, je me réserve à vous mettre au
fait, par le retour de M. d'Ivernois; car vous
copier maintenant cet immense recueil, c'est
ce qui ne m'est pas possible, et ce seroit rou-
vrir toutes mes plaies : j'ai besoin d'un peu de
trêve pour reprendre mes forces prêtes à me
manquer; du reste je le laisse déclamer dans
le public et s'emporter aux injures les plus
brutales; je ne sais point quereller en char-
retier : j'ai un défenseur dont les opérations
sont lentes, mais sûres; je les attends et je
me tais.
Je vous dirai seulement un mot sur une pen-
sion du roi d'Angleterre dont il a été question,
et dont vous m'aviez parlé vous-même : je ne
vous répondis pas sur cet article, non-seule-
ment à cause du secret que M. Hume exigeoit,
au nom du roi, et que je lui ai fidèlement gardé
jusqu'à ce qu'il l'ait publié lui-même, mais
parce que, n'ayant jamais bien comptésur cette
pension, je ne voulois vous flatter pour moi
de cette espérance que quand je serois assuré
de la voir remplir. Vous sentez que rompant
avec M. Hume, après avoir découvert ses tra-
hisons, je ne pouvois, sans infamie, accepter
des bienfaits qui me venoient par lui : il est
vrai que ces bienfaits et ces trahisons semblent
s'accorder fort mal ensemble; tout cela s'ac-
corde pourtant fort bien. Son plan éioit de mu
servir publiquement avec la plus grande osten-
tation, et de me diffamer en secret avec la
plus grande adresse : ce dernier objet a été
parfaitement rempli ; vous aurez la clef de tout
cela. En attendant, comme il publie partout
qu'après avoir accepté la pension, je l'ai mal-
honnêtement refusée, je vous envoie une copie
de la lettre que j'écrivis à ce sujet au ministre,
par laquelle vous verrez ce qu'il en est. Je
reviens maintenant à ce que vous m'en avez
écrit.
Lorsqu'on vous marqua que la pension m'a-
voit été offerte, cela étoit vrai ; mais lorsqu'on
ajouta que je l'avois refusée, cela étoit parfai-
tement faux; car, au contraire, sans aucun
doute alors sur la sincérité de M. Hume, je ne
mis, pour accepter cette pension, qu'une con-
dition unique, savoir l'agrément de mylord
maréchal, que, vu ce qui s'étoit passé à Neu-
châtel, je ne pouvois me dispenser d'obtenir.
Or, nous avions eu cet agrément avant mon
départ de Londres; il ne restoil de la part de
la cour qu'à terminer l'affaire; ce que je n'es-
pérois pourtant pas beaucoup ; mais ni dans ce
temps-là, ni avant, ni après, je n'en ai parlé
à qui que ce fût au monde, hors le seul my-
lord maréchal, qui sûrement m'a gardé le se-
cret : il faut donc que ce secret ait été ébruité
de la part de M. Hume. Or, comment M. Hume
a-t-il pu dire que javois refusé, puisque cela
étoit faux, et qu'alors mon intention n'étoit pas
même de refuser? Cette anticipation ne mou-
tre-t-elle pas qu'il savoit que je serois bientôt
forcé à ce refus, et qu'il entroit même dans
son projet de m'y forcer, pour amener les
choses au point où il les a mises? La chaîne de
tout cela me paroîl importante à suivre pour
le travail d<mt je suis occupé; et si vous pou-
viez parvenir à remonter, par votre ami, à la
source de ce qu'il vous écrit, vous rendriez un
grand service à la chose et à moi-même.
Les choses qui se passent en Angleterre à
mon égard sont, je vous assure, hors de toute
imagination : j'y suis dans la f)Ius complète
diffamation où il soit possible d'être, sans que
j'aie donné à cela la moindre occasion, et sans
que pas une âme puisse dire avoir eu person-
nellement le moindre méconlentement de moi.
Il paroît maintenant que le projet de M. Hume
644
CORRESPONDANCE.
et de ses associés est de me couper toute res-
source, t^ute communication avec le continent,
et de me faire périr ici de douleur et de misère.
J'espère qu'ils ne réussiront pas : mais deux
choses me font trembler : l'une est qu'ils tra-
vaillent avec force à détacher de moi M. Da-
venport, et que, s'ils réussissent, je suis abso-
lument sans asile, et sans savoir que devenir;
l'autre, encore plus effrayante, est qu'il faut
absolument que, pour ma correspondance avec
vous, j'aie un commissionnaire à Londres, à
cause de l'affranchissement jusqu'à cette capi-
tale, qu'il ne m'est pas possible de faire ici; je
me sers pour cela d'un libraire que je ne con-
nois point, mais qu'on m'assure être fort
honnête homme; si par quelque accident cet
homme venoit à me manquer, il ne me reste
personne à qui adresser mes lettres en sûreté,
et je ne saurois plus comment vous écrire : il
faut espérer que cela n'arrivera pas ; mais, mon
cher hôte, je suis si malheureux ! 11 ne me fau-
droit que ce dernier coup.
Jo tâche de fermer dv to-.js côtés la porte aux
nouvelles affligeantes ; je i^e lis plus aucun pa-
pier public ; je ne répondis plus à aucune lettre,
ce qui doit rebuter à la fin de m'en écrire ; je
ne parle que de choses indifférentes au seul
voisin avec lequel je converse, parce qu'il est
le seul qui parle françois. 11 ne m'a pas été pos-
sible, vu la cause, de n'être pas affecté de celte
épouvantable révolution, qui, je n'en doute
pas, a gagné toute l'Europe; mais cette émo-
tion a peu duré ; la sérénité est revenue, et
j'espère qu'elle tiendra : car il me paroît diffi-
cile qu'il m'arrive désormais aucun malheur
imprévu. Pour vous, mon cher hôte, que tout
cela ne vous ébranle pas : j'ose vous prédire
qu'un jour l'Europe portera le plus grand res-
pect à ceux qui en auront conservé pour moi
dans mes disgrâces.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Wootton, le 30 août «766.
Une chose me fait grand plaisir, madame,
dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur
de m'écrire le 27 du mois dernier, et qui ne
m'est parvenue que depuis peu de jours ; c'est
de connoître à son ton que vous êtes en bonne
santé.
Vous dites, madame, n'avoir jamais vu do
lettrescmblable à celiequej'aiécriteàM.llume;
cela peut être, car je n'ai, moi, jamais rien
vu de semblable à ce qui y a donné lieu -.cette
lettre ne ressemble pas du moins à celles qu'é-
crit M. Hume, et j'espère n'en écrire jamais
qui leur ressemblent.
Vous me demandez quelles sont les injures
dont je me plains. M. Hume m'a forcé de lui
dire que je voyois ses manœuvres secrètes, et
je l'ai fait; il m'a forcé d'entrer là-dessus en
explication ; je l'ai fait encore, et dans le plus
grand détail. Il peut vous rendre compte de
tout cela, madame ; pour moi, je ne me plains
de rien.
Vous me reprochez de me livrer à d'odieux
soupçons : à cela je réponds qjie je ne me livre
point à des soupçons : peut-être auriez-vous
pu, madame, prendre pour vous un peu des
leçons que vous me donnez, n'être pas si fa-
cile à croire que je croyois si facilement aux
trahisons, et vous dire pour moi une partie des
choses que vous vouliez que je me disse pour
M. Hume.
Tout ce que vous m'alléguez en sa faveur
forme un préjugé très-fort, très-raisonnable,
d'un très-grand poids, surtout pour moi, et
que je ne cherche point à combattre; mais les
préjugés ne font rien contre les faits. Je m'abs-
tiens de juger du caractère de M. Hume, que je
ne connois pas ; je ne juge que sa conduite avec
moi, que je connois. Peut-être suis-je le seul
homme qu'il ait jamais ha'ï, mais aussi quelle
haine! Un même cœur suffîroii-il à deux
comme celle-là?
Vous vouliez quejemerefusasse àTévidenco,
c'est ce que j'ai fait autant que j'ai pu; que
je démentisse le témoignage de mes sens, c'«st
un conseil plus facile à donner qu'à suivre ; que
je ne crusse rien de ce que je sentois; que je
consultasse les amis que j'ai en France : mais
si je ne dois rien croire de ce que je vois et de
ce que je sens, ils croiront bien moins encore,
eux qui ne le voient pas, et qui le sentent en-
core moins. Quoi, madame! quand un homme
vient entre quatre yeux m'enfoncer, à coups
redoublés, un poignard dans le sein, il faut,
avant d'oser lui dire qu'il me frappe, que
ANiNEK 17GG.
G45
j'aille deinaiider à d'aulres s'il m'a frappé?
L'extrême emportement que vous trouvez
dans ma lettre me fait présumer, madame,
que vous n'êtes pas do sang-froid vous-même,
ou que la copie que vous avez vue est falsifiée.
Dans la circonstance funeste où j'ai écrit celte
U'tire, et où M. Hume m'a forcé de l'écrire, sa-
chant bien ce qu'il en vouloit faire , j'ose dire
qu'il falloit avoir une âme forte pour se modérer
à ce point. 11 n'y a que les infortunés qui sentent
combien, dans l'excès d'une affliction de cette
espèce, il est difficile d'allier la douceur avec
la douleur.
M. Hume s'y est pris autrement, je l'avoue;
tandis qu'en réponse à cette même lettre il m'é-
crivoit en termes décens et même honnêtes, il
écrivoil à M. d Holbach et à tout le monde en
termes un peu différons; il a rempli Paris, la
France, les gazettes, l'Europe entière, de cho-
ses que ma plume ne sait pas écrire, et qu'elle
ne répétera jamais : étoit-ce comme cela, ma-
dame, que j'aurois dû faire?
Vous dites que j'aurois dû modérer mon em-
portement contre un homme qui m'a réelle-
ment servi. Dans la longue lettre que j'ai écrite
le ^0 juillet, à M. Hume, j'ai pesé avec la plus
grande équité les services qu'il m'a rendus :
il étoit digne de moi d'y faire partout pencher
ta balance en sa faveur, et c'est ce que j'ai fait:
mais quand tous ces grands services auroient
eu autant de réalité que d'ostentation, s'ils
n'ont été que des pièges qui couvroient les plus
noirs desseins, je ne vois pas qu'ils exigent une
grande reconnoissance.
Les liens de l'amiliê sont respectables même
après qu*ils sont rompus : cela est vrai, mais cela
suppose que ces liens ont existé ; malheureuse-
ment ils ont existé de ma part ; aussi le parti
que J'ai pris de gémir tout bas et de me taire
est-il l'effet du respect que je me dois.
El les seules apparences de ce sentiment le
sont aussi. Voilà, madame, la plus étonnante
maxime dont j'aie jamais entendu parler. Com-
moni ! sitôt qu'un homme prend en public le
masque de l'amitié, pour me nuire plus à son
aise, sans même daigner se cacher de moi, si-
tôt qu'il me baise en m'assassinant, je dois n'o-
ser plus me défendre, ni parer ses coups, ni
m'en plaindre, pas même à lui 1... Je ne puis
croire que c'est là ce que vous avez voulu dire;
cependant, en relisant ce passage dans votre
lettre, je n'y puis trouver aucun autre sens.
Je vous suis obligé, madame, des soins que
vous voulez prendre pour ma défense, mais
je ne les accepte pas : M. Hume a si bien jeté
le masque, qu'à présent sa conduite parle et
dit toul à qui ne veut point s'aveugler ; mais
quand cela ne seroit pas, je ne veux point qu'on
me justifie, parce que je n'ai pas besoin de
justification, et je ne veux pas qu'on m'ex-
cuse, parce que cela est au dessous de moi ; je
souhaiterois seulement que , dans l'abime de
malheurs où je suis plongé, les personnes que
j'honore m'écrivissent des lettres moins acca-
blantes, afin que j'eusse au moins la consola-
tion de conserver pour elles tous les senlimens
qu'elles m'ont inspirés.
k M. D^IVERISOIS.
Wootton, le 30 août t76G.
J'ai lu, monsieur, dans votre lettre du 51
juillet, l'article de la gazette que vous y avez
transcrit, et sur lequel vous me demandez des
instructions pour ma défense. Eh ! de quoi, je
vous prie, voulez-vous me défendre ; de l'ac-
cusation d'être un infâme? Mon bon ami, vous
n'y pensez pas : lorsqu'on vous parlera de cet
article, etdes étonnantes lettres qu'écrit M. Hu-
me, répondez simplement : Je connois mon
ami Rousseau ;de pareilles accusations ne sau-
roient le regarder : du reste, faites comme
moi, gardez le silence, et demeurez en repos:
surtout ne me parlez plus de ce qu'on dit dans
le public et dans les gazettes ; il y a long-temps
que tout cela est mort pour moi.
Il y a cependant un point sur lequel je désire
que me&amis soient instruits, parce qu'ils pour-
roient croire, comme ils ont fait quelquefois,
et toujours à tort, que des principes outrés
me conduisent à des choses déraisonnables.
M. Hume a répandu à Paris et ailleurs que j'a-
vois refusé brutalement une pension de deux
mille francs du roi d'Angleterre, après lavoir
acceptée : je n'ai jamais parlé à personne de
cette pension que le roi vouloit qui fût se-
crète, et je n'en aurois parlé de ma vie, si
M. Hume n'eût commencé. L'histoire en se-
roit longue à déduire dans une lettre; il suffit
que vous sachiez contmcnt ie m'en défendisi
646
CORRESPONDANCE.
quand ayant découvert les manœuvres secrè-
tes de M. Hume, je dus ne rien accepter par
la médiation d'un homme qui me trahissoit.
Voici, monsieur, une copie delà lettre que j'é-
crivis à ce sujet à M. le général Conway, secré-
taire d'état. J'étois d'autant plus embarrassé
dans cette lettre que par un excès de ménage-
ment, je ne voulois ni nommer M. Hume, ni
dire mon vrai motif : je l'envoie pour que vous
jugiez, quant à présent, d'une seule chose, si
j'ai refusé malhonnêtement. Quand nous nous
verrons, vous saurez le reste : plaise à Dieu que
ce soit bientôt 1 Toutefois, ne prenez rien sur
vos affaires d'aucune espèce : je puis attendre :
et dans quelque temps que vous veniez , je
vous verrai toujours avec le même plaisir. Je
me rapporte en toute chose à la lettre que je
vous ai écrite, il y a une quinzaine de jours,
par voie d'ami ; je vojis embrasse de tout mon
cœur.
P. S. Il faut que vous ayez une mince opi-
nion de mon discernement en fait de style,
pour vous imaginer que je me trompe sur celui
de M. de Voltaire, et que je prends pour être
de lui ce qui n'est pas; et il faut en revanche
que vous ayez une haute opinion de sa bonne
foi, pour croire que dès qu'il renie un ouvrage
c'est une preuve qu'il n'est pas de lui.
A MADAME LA DUCHESSE DE PORTLAND.
VVootton, le 3 septembre 1766.
Madame ,
Quand je n'aurois eu aucun goût pour la bo-
tanique, les plantes que M. Granville m'a re-
mises de votre part m'en auroient donné ; et,
pour mériter les trésors que je tiens de vous,
je voudrois apprendre à les connoître ; mais,
madame la duchesse, il me manque le plus es-
sentiel pour cela, et cen'est pas assez pour moi
do vos herbes, il me faudroit de plus vos ins-
tructions; que ne suis-je à portée d'en profiter
quelquefois! Si, commençant trop tard celte
étude, je n'avois jamais l'honneur de savoir,
j'aurois du moins le plaisir d'apprendre et celui
d'apprendre auprès de vous : j'y trouverois
cette précieuse sérénité d'âme que donne la
contemplation des merveilles qui nous eittou-
rent; et, que j'en devinsse ou non meilleur bo-
taniste, j'en deviendrois sûrement et plus sage
et plus heureux. Voilà, madame la duchesse,
un bien que j'aime à chercher à votre exemple,
et qu'on ne recherche jamais en vain; plus l'es-
prit s'éclaireets'instruit, plus le cœur demeure
paisible; l'étude de la nature nous détache de
nous-mêmes et nous élève à son auteur. C'est
en ce sens qu'on devient vraiment philosophe ;
c'est ainsi que l'histoire naturelle et la botani-
que ont un usage pour la sagesse et pour la
vertu. Donner le change à nos passions par le
goût des belles connoissances, c'est enchaîner
les amours avec des liens de fleurs.
Daignez, madame la duchesse, recevoir avec
bonté mon profond respect.
A M. ROUSTAN.
Wootton, le 7 septembre 1766.
Vous méritez bien , monsieur, l'exception
que je fais pour vous de très-bon cœur au parti
quej'aipris de rompre toute correspondance de
lettres, et de n'écrire plus à personne, hors les
cas de nécessité. Je ne veux pas vous laisser un
moment la fausse opinion que je ne vois en vous
qu'un homme d'église, et j'ajouterai que je suis
bien éloigné de voir les ecclésiastiques en gé-
néral de l'œil que vous supposez : ils sont bien
moins mes ennemis que des instrumens aveu-
gles et ostensibles dans les mains de mes en-
nemis adroits et cachés. Le clergé catholique,
qui seul avoit à se plaindre de moi, ne m'a ja-
mais fait ni voulu aucun mal ; et le clergé pro-
testant, qui n'avoit qu'à s'en louer, ne m'en a
fait et voulu que parce qu'il est aussi stupide
que courtisan, et qu'il n'a pas vu que ses en-
nemis et les miens le faisoient agir pour me
nuire contre tous ces vrais intérêts. Je reviens
à vous, monsieur, pour qui mes sentimens n'ont
point changé, parce que je crois les vôtres tou-
jours 1rs mêmes, et que les hommes de votre
étoffe prennentmoins l'esprit de leurétat qu'ils
n'y portent le leur. Je n'ai pas craint que les
clameurs de M. Hume fissent impression sur
vous, ni sur M. Abauzit, ni sur aucun de ceux
qui me connoissent;et, quant au public, il est
mort pour moi ; ses jugemens insensés l'ont tué
ANNRE 1760.
017
dans mon cœur : je ne connois plus d'autre bien
que celui de la paix de l'âme et des jours ache-
vés en repos, loin du tumulte et des hommes ; et
si les méchans ne veulent pas m'oublier, peu
m'importe; pour moi, je les ai parfaitement
oubliés. M. Hume , en m'accablant publique-
ment des outrages que vous savez , a promis
de publier les faits et les pièces qui les autori-
sent. Peut-être voudroit-il aujourd'hui n'avoir
pas pris cet engagement , mais il est pris en-
fin : s'il le remplit, vous trouverez dans sa re-
lation l'éclaircissement que vous demandez;
s'il ne le remplit pas , vous en pourrez juger
par là même : un tel silence, après le bruit
qu'il a fait, seroit décisif. Il faut , monsieur,
que chacun ait son tour; c'est à présent celui
de M. Hume : le mien viendra tard ; il viendra
toutefois, je m'en fie à la Providence. J'ai un
défenseur dont les opérations sont lentes, mais
sûres ; je les attends, et je me tais. Je suis tou-
ché du souvenir de M. Abauzit et de ses obli-
geantes inquiétudes : saluez-le tendrement et
respectueusement de ma part ; marquez-lui
qu'il ne se peut pas qu'un homme qui sait ho-
norer dignement la vertu, en soit dépourvu lui-
même : assurez-le que, quoi que puissent faire
et dire, et M. Hume, et les gazeiiers, et les plé-
nipotentiaires, et toutes les puissances de la
terre, mon âme restera toujours la même : elle
a passé par toutes les épreuves, et les a soute-
nues; il n'est pas au pouvoir des hommes de la
changer. Je vous remercie de l'offre que vous
me faites de m'instruire de ce qui se passe;
mais je ne I accepte pas : je ne prévois que
trop ce qui arrivera, comme j'ai prévu tout ce
qui arrive. I.a bourgeoisie n'a démenti en rien
la haute opinion que j'avois d'elle ; sa conduite,
toujours sage, modérée , et ferme dans d'aussi
cruelles circonstances, offre un exemple peut-
être unique, et bien digne d'être célébré. Ja-
mais ils n'ont mieux mérité de jouir de la li-
berté qu'au moment qu'ils la perdent ; et j'ose
dire qu'ils effacent la gloire de ceux qui la leur
ont acquise. Vous devriez bien, monsieur, for-
mer la noble entreprise de célébrer ces hom-
mes magnanimes, en faisant l'oraison funèbre
de leur liberté : votre cœur seul , même sans
vos lalens, suffiroit pour vous faire exécuter
supérieurement cette entreprise ; et jamais Iso-
crate et Démosthène n'ont traité de plus grand
sujet. Faites-le, monsieur, avec majesté et
simplicité; ne vous y permettez ni satire ni in-
vective, pas un mot choquant contre les des-
tructeurs de la république; les faits, sans y
ajouter de réflexion , quand ils seront à leur
charge. Détournez vos regards de l'iniquité
triomphante, et ne voyez que la vertu dans
les fers. Imitez cette ancienne prêtresse d'Athè-
nes, qui ne voulut jamais prononcer d'impré-
cations contre Âlcibiade, disant qu'elle étoit
ministre des dieux, non pour excommunier et
maudire, mais pour louer et bénir.
A MYLORD MARÉCHAL.
7 seplembre 4766.
Je ne puis vous exprimer, mylord, à quel
point, dans les circonstances où je me trouve,
je suis alarmé de votre silence. La dernière
lettre que j'ai reçue de vous étoit du... Seroit-il
possible que les terribles clameurs de M. Hume
eussent fait impression sur vous, et m'eussent,
au milieu de tant de malheurs, ôté la seule con-
solation qui me resloit sur la terre? Non, my-
lord , cela ne peut pas être ;- votre âme ferme
ne peut être entraînée par l'exemple de la foule :
votre esprit judicieux ne peut être abusé à ce
point. Vous n'avez point connu cet homme,
personne ne l'a connu, ou plutôt il n'est plus
le même. Il n'a jamais ha'i que moi seul ; mais
aussi quelle haine 1 un même cœur pourroil-il
suffire à deux comme celle-là? Il a marché jus-
qu'ici dans les ténèbres, il s'est caché; mais
maintenant il se montre à découvert. Il a rem-
pli l'Angleterre, la France, les gazettes, I Eu-
rope entière , de cris auxquels je ne sais que
répondre, et d'injures dont je me croirois digne
si je daignois les repousser. Tout cela ne dé-
cèle-t-il pas avec évidence le but qu'il a caché
jusqu'à présentavec tant de soin? Mais laissons
M. Hume, je veux l'oublier malgré les maux
qu'il ma faits : seulement qu'il ne m'ôto pas
mon père; cette perte est la seule que je ne
pourrois supporter. Avez-vous reçu n)es deux
dernières lettres, l'une du 20 juillet et l'autre du
9 août? Ont-elles eu le bonheur d'échapper aux
filets qui sont tendus tout autour de moi, et au
travers desquels peu de chose passe? Il parott
648
CORRESPONDANCE.
que l'intention de mon persécuteur et de ses
amis est de m'ôter toute communication avec
le continent, et de me faire périr ici de douleur
et de misère ; leurs mesures sont trop bien pri-
ses pour que je puisse aisément leur échapper.
Je suis préparé à tout et je puis tout supporter
hors votre silence. Je m'adresse à M. Rouge-
mont; je ne connois que lui seul à Londres à
qui j'ose me confier : s'il me refuse ses services,
je suis sans ressource et sans moyen pour écrire
à mes amis. Ah, mylordi qu'il me vienne une
lettre de vous, et je me console de tout le reste I
A M. RICHARD D AVENPORT.
Wootton, le M septembre J766.
Après le départ, monsieur, de ma précédente
loitre, j'en reçus enfin une de M. Becket : il me
marque que les estampes sont dans une des au-
tres caisses; ainsi je n'ai plus rien à dire : mais
vous m'avouerez que, ne les trouvant pas dans
la caisse oij elles dévoient être, et trouvant les
porte-feuilles vides, il étoit assez naturel que je
les crusse perdues. Il me reste à vous faire mes
excuses de vous avoir donné pour cette affaire
bien de l'embarras mal à propos.
Vous recevez si bien vos hôtes, et votre habi-
tation me paroît si agréable, que j'ai grande en-
vie de retourner vous y voir l'année prochaine.
Si vous n'étiez pas pressé pour la plantation de
votre jardin et que vous voulussiez attendre
jusqu'à Tannée prochaine, il me viendroit peut-
être quelques idées, car, quant à présent, j'ai
l'esprit encore trop rempli de choses tristes,
pour qu'aucune idée agréable vienne s'y pré-
senter; mais l'asile où je suis, et la vie douce
que j'y mène m'en rendront bientôt, quand
rien du dehors ne viendra les troubler. Puissé-
je être oublié du public, comme je l'oublie!
Quoi que vous en disiez, je préférerois, et je
croirois faire une chose cent fois plus utile de
découvrir une seule nouvelle plante, que de
prêcher pendant cinquante ans tout le genre
humain.
Nous avons depuis quelques jours un bien
mauvais temps, dont je serois moins affligé si
j'espérois qu'il ne s'étendît pas jusqu'à Daven-
port. J'en salue de tout mon cœur les habitans,
et surtout le bon et aimable maître.
A HfLORO MARECHAL.
Wootton, le 27 septembre I7«t5.
Je n'ai pas besoin , mylord , de vous dire
combien vos deux dernières lettres m'ont fait
de plaisir et m'étoient nécessaires. Ce plaisir a
pourtant été tempéré par plus d'un article,
par un , surtout, auquel je réserve une lettre
exprès, et aussi par ceux qui regardent M. Hu-
me, dont je ne saurois lire le nom, ni rien qui
s'y rapporte, sans un serrement de cœur et un
mouvement convulsif , qui fait pis que de me
tuer, puisqu'il me laisse vivre. Je ne cherche
point, mylord, à détruire l'opinion que vous
avez de cet homme, ainsi que toute l'Europe;
mais je vous conjure, par votre cœur paternel,
de ne me reparler jamais de lui sans la plus
grande nécessité.
Je ne puis me dispenser de répondre à ce
que vous m'en dites dans votre lettre du 5 de
ce mois. Je vois avec douleur, me marquez-
vous, que vos ennemis mettront sur le compte de
M. Hume tout ce qu'il leur plaira d'ajouter au
démêlé d'entre vous et lui. Mais que pourroient-
ils faire de plus que ce qu'il a fait lui-même?
Diront-ils de moi pis qu'il n'en a dit dans les
lettres qu'il a écrites à Paris, par toute l'Eu-
rope, et qu'il a fait mettie dans toutes les ga-
zettes? Mes autres ennemis me font du pis qu'ils
peuvent et ne s'en cachent guère; lui fait pis
qu'eux et se cache , et c'est lui qui ne man-
quera pas de mettre sur leur compte le mal
que jusqu'à ma mort il ne cessera de me faire
en secret.
Vous me dites encore, mylord, que je trouve
mauvais que M. Hume ait sollicité la pension
du roi d'Angleterre à mon insu. Comment avez-
vous pu vous laisser surprendre au point d'af-
firmer ainsi ce qui n'est pas? Si cela étoit vrai,
je serois un extravagant tout au moins ; mais
rfen n'est plus faux. Ce qui m'a fâché, c'étoit
qu'avec sa profonde adresse il se soit servi de
cette pension , sur laquelle il revenoit à mon
insu, quoique refusée, pour me forcer de lui
motiver mon relus et de lui faire la déclaration
qu'il vouloit absolument avoir et que je voulois
éviter, sachant bien l'usage qu'il en vouloit
faire. Voilà, mylord, l'exacte vérité, dont j'ai
les preuves, et que vous pouvez affirmer.
ANNÉE 1766.
019
Grâces au ciel, j'ai fini quant à présent sur ce
jjui regarde M. Hume. Le sujet dont j'ai main-
tenant à vous parler est tel que je ne puis me
résoudre à le mêler avec celui-là dans la même
lettre; je le réserve pour la première que je
vous écrirai. Méuagcz pour moi vos précieux
jours, je vous en conjure. Ah! vous ne savez
pas, dans l'abîme de malheurs où je suis plongé,
quel seroit pour moi celui de vous survivre 1
A MADAME .
Wootton, le 27 septembre 1766.
Le cas que vous m'exposez, madame, est
dans le fond très-commun, mais mêlé de choses
si extraordinaires, que votre lettre a l'air d'un
roman. Votre jeune homme n'est pas de son
siècle; c'est un prodige ou un monstre. Il y a
des monstres dans ce siècle, je le sais trop, mais
plus vils que courageux, et plus fourbes que
féroces. Quant aux prodiges, on en voit si peu
que ce n'est pas la peine d'y croire, et si Cas-
sius en est un de force d âme, il n'en est assu-
rément pas un de bon sens et de raison.
Il se vaille de sacrifices qui, quoiqu'ils fas-
sent horreur, seroient grands s'ils étoient pé-
nibles, et seroient héroïques s'ils étoient néces-
saires; mais où, faute de lune ou de l'autre de
ces conditions, je ne vois qu'une extravagance
qui me fait très-mal augurer de celui qui lésa
faits. Convenez, madame, qu'un amant qui ou-
blie sa belle dans un voyage, qui en redevient
amoureux quand il la revoit, qui l'épouse et
puis qui s'éloigne, et l'oublie encore, qui pro-
met sèchement de revenir à ses couches et n'en
fait rien, qui revient enfin pour lui dire qu'il
l'abandonne, qui part et ne lui écrit que pour
confirmer cette belle résolution; convenez,
dis-je, que si cet homme eut de l'amour, il n'en
eut guère, et que la victoire dont il se vante
avec tant de pompe, lui coûte probablement
beaucoup moins qu'il ne vous dit.
Mais, supposant cet amour assez violent pour
se faire honneur du sacrifice, où en esl la né-
cessité? Cest ee qui me passe. Qu'il s'occupe
du sublime emploi de délivrer sa patrie, cela
est fort beau, et je veux croire que cola est
utile;, mais no se permettre aucun scntimeni
étranger à ce devoir, pourquoi cela? Tous les
sentimens vertueux nes'étayent-ils pas les uns
les autres, et peut-on en détruire un sans les
afFoibir lousIJ' ai cru lunff-tem ps,(i\t-i\,coTn bi-
ner mesaffcctions avec mes devoirs. \\ n'ya ()oint
là de combinaisons à faire.quand ces affections
elles-mêmes sont des devoirs. L'illusion cesse,
el je vois qu'un vrai citoyen doit les abolir.
Quelle est donc cette illusion, et où a-t-il pria
cette affreuse maxime? S'il est de tristes situa-
tions dans la vie, s'il est de cruels devoirs qui
nous forcent quelquefois à leur en sacrifier
d'autres, à déchirer notre cœur pour obéira la
nécessité pressante ou à l'inflexible vertu, en
est-il, en peut-il jamais être qui nous forcent
d'étouffer des sentimens aussi légitimes que
ceux de l'amour filial, conjugal, paicrnel? et
tout homme qui se fait une expresse loi de
n'être plus ni fils, ni mari, ni père, ose-t-il usur-
per le nom de citoyen, ose-t-il usurper le nom
d'homme ?
On diroit, madame, en lisant votre lettre,
qu'il s'agit d'une conspiration. I,es conspira-
tions peuvent être des actes héroïques de pa-
triotisme, et il y en a eu de telles ; mais presque
toujours elles ne sont que des crimes punissa-
bles, dont les auteurs songent bien moins à ser-
vir la patrie qu'à l'asservir, et à la délivrer de
ses tyrans nu'à l'être. Pour moi, je vous dé-
clare que je ne voudrois pour rien au monde
avoir trempé dans la conspiration la plus légi-
time ; parce que enfin ces sortes d'entreprises
ne peuvent s'exécuter sans troubles, sans dés-
ordres, sans violences, quelquefois sans effu-
sion de sang, et qu'à mon avis le sang d'un
seul homme est d un plus grand prix que la
liberté de tout le genre humain. Ceux qui ai-
ment sincèrement la liberté n'ont pas besoin,
pour la trouver, de tant de machines, et, sans
causer ni révolutions ni troubles, quiconque
veut être libre l'est en effet.
Posons toutefois cette grande entreprise
comme un devoir sacré qui doit régner sur tous
les autres ; doit-il pour cela les anéantir, et ces
différens devoirs sont-ils donc à tel point in-
compatibles qu'on ne puisse servir la patrie
sans renoncer à l'humanité? Votre Cassius est-
il donc le premier qui ait formé le projet de dé-
livrer la sienne, et ceux qui l'ont exécuté l'ont-
650
CORRESPONDANCE.
ils fait au prix des sacrifices dont il se vantp?
Kes Pélopidas, les Brutus, les vrais Cassius, et
tant d'autres, ont-ils eu besoin d'abjurer tous
les droits du sang et de la nature pour accom-
plir leurs nobles dessoins? Y eut-il jamais de
meilleurs fils, de meilleurs maris, de meilleurs
pères que ces grands hommes ? La plupart, au
contraire, concertèrent leurs entreprises au sein
de leurs familles; et Brutus osa révéler, sans
néccssiié, son secret à sa femme, uniquement
parce qu'il la trouva digne d'en être déposi-
taire. Sans aller si loin chercher des exemples,
je puis, madame, vous en citer un plus moderne
d'un héros à qui rien ne manque pour être à
côté de ceux de l'antiquité, que d'être aussi
connu qu'eux ; c'est le comte Louis de Ficsque,
lorsqu'il voulut briser les fers de Gênes, sa pa-
trie, et la délivrer du joug des Doria. Ce jeune
homme si aimable, si vertueux, si parfait, for-
ma ce grand dessein presque dès son enfance,
et s'éleva, pour ainsi dire, lui-même pour l'exé-
cuter. Quoique très-prudent, il le confia à son
frère, à sa famille, à sa femme aussi jeune que
lui ; et, après des préparatifs très-grands, très-
lents, très-difficiles, le secret fut si bien gardé,
I entreprise fut si bien concertée et eut un si
plein succès, que le jeune Fiesque étoit maître
deCênes au moment qu'il périt par un accident.
Je ne dis pas qu'il soit sage de révéler ces
sortes de secrets, même à ses proches, sans la
plus grande nécessité : mais autre chose est,
garder son secret, et autre chose, rompre avec
ceux à qui on le cache : j'accorde même qu'en
méditant un grand dessein l'on est obligé de s'y
livrer quelquefois au point d'oublier, pour un
temps, des devoirs moins pressans peut-être,
mais non moins sacrés sitôt qu'on peut les rem-
plir; mais que, de propos délibéré, de gaîté de
cœur, le sachant, le voulant, on ait avec la
barbarie de renoncer pour jamais à tout ce qui
nous doit être cher, celle de l'accabler de celte
déclaration cruelle, c'est, madame, ce qu'au-
cune situation imaginable ne peut ni autoriser
ni suggérer même à un homme dans son bon
sons qui n'est pas un monstre. Ainsi je conclus,
quoique à regret, que votre Cassius est fou,
tout au moins; et je vous avoue qu'il m'a tout-
à-fait l'air d'un ambitieux embarrassé de sa
femme, qui veut couvrir du masque de l'hé-
ro'i'sme son inconstance et ses projets d'agran-
dissement : or, ceux qui savent employer à son
âge de pareilles ruses sont des gens qu'on ne
ramène jamais, et qui rarement en valent la
peine.
Il se peut, madame, que je me trompe ; c'est
à vous d'en juger. Je voudrois avoir des choses
plus agréables à vous dire; mais vous me de-
mandez mon sentiment, il faut vous le dire, ou
me taire, ou vous tromper. Des trois partis j'ai
choisi le plus honnête et celui qui pouvoit le
mieux vous marquer, madame, ma déférence
et mon respect.
A M. DU PEYROU.
A Woollon, le 4 oclobre 1766.
Tu qfioqve. ..!
J'ai reçu, mon cher hôte, votre lettre n° 52;
je n'ai pas besoin de vous dire quel effet elle a
fait sur moi ; j'ai besoin plutôt de vous dire
qu'elle ne m'a pas achevé. Celle n" 50 ne me
préparoitpasà colle-ltà; ce que vous aviez écrit
à Panckoucke m'y préparoit encore moins; et
j'aurois juré, surtout après la promesse que
vous m'aviez faite, que vous étiez à l'épreuve
du voyage de Genève. J'avois tort; je devrois
savoir mieux que [)ersonne qu'il ne faut jurer
de rien. Le soin que vous prenez de me ramas-
ser les jugemens du public sur mon compte
m'apprend assez quels sont les vôtres, et je vois
que si vous exigez que je me justifie, c'est sur-
tout auprès devons ; car, quant au public, vous
savez que vos soins là-dessus sont inutiles, que
mon parti est pris sur ce point, et que de mon
vivant je n'ai plus rien à lui dire.
Mais, avant de parler de ma justification,
parlons de la vôtre ; car enfin je n'ai aucun tort
avec vous, que je sache, et vous en avez avec
moi de peu pardonnables ; puisqu'avant de se
résoudre d'accabler un ami dans mon état, \V
faut s'assurer d'avoir dix fois raison, après quoi
l'on a tort encore. J'entre en matière.
Je vous disois dans ma précédente lettre que,
lorsqu'on vous marqua que la pension m'avoit
été offerle, cela étoit vrai; mais que lorsqu'on
ajouta que je l'avois refusée, cela étoit faux;
qu'il étoit faux même que j'eusse alors l'inten-
tion de la refuser; que, comme c'étoit alors
un secret, je n'en avois parlé à q4ji que ce fùi ;
ANNÉE 1766.
651
qu'il falloit donc que ce bruit anticipé fût venu
de M. Hume, qui lui-même avoit exigé le
secret, etc., etc.
Là-dessus, voici votre réponse : de peur de
la mai extraire, je la transcrirai mot à mot.
« Votre lettre au {ïénéral Conway est du \2
» mai, et I affaiye de votre démêlé n'a éclaté
» dans ce pays et à Genève que sur la fin de
» juillet; à Paris, dans le courant du même
» mois, ou dans celui de juin. Il est donc pos-
» sible que M. Hume n'oit parlé, dans sa lettre
» à d'Alembert, de votre pension, que sur le
» refus de l'accepter fait à M. Conway. Je dis
» possible, parce que, n'ayant pas la date de la
B lettre à d'Alembert, je ne peux pas l'assurer;
» mais l'époque en est du mois de juin au plus
» tôt. Ainsi, la conséquence que vous tirez con-
B tre Hume de cette circonstance n'est pas
B nécessaire, et le secret ébruité de la pension
B n'a eu lieu qu'après votre refus. Je vous fais
» cette réflexion pour vous enf[ager à bien
» combiner les dates, à bien vous en assurer,
B avant d'établir sur elles aucunes inductions.
B II me sera difficile d'avoir la date de cette
B lettre à d'Alembert, puisqu'elle ne se com-
B munique plus, mais je tâcherai d'en savoir
B ce que je pourrai. Ce que j'en sa vois venoit
» d'une lettre de M. Fischer au capitaine
B Steinerde Couvet; la lettre était de fraîche
B date, et je vous écrivis sur-le-champ son
B contenu, et cela le 51 juillet, b
Il paroît, par tout ce récit, que je vous en
ai imposé dans le mien, en antidatant le bruit
répandu de mon refus, pour en accuser
M. Hume. Je crois que vous n'avez pas tiré po-
sitivement cette conséquence; mais comme
elle suit nécessairement de votre exposé, sur-
tout de la fin, il a bien fallu, malgré vous,
qu'elle se présentât au moins dans l'éloigne-
nient, puisqu'il étoit totalement impossible, de
la manière que vous présentez la chose, que je
fusse dans l'erreur sur ce point ; et, quand j'y
auroisété, cette erreur sur pareil sujet eût été
une étourderie impardonnable à mon âge, et
ne pouvoit que rendre mon caractère très-sus-
pect. Or, sans vous parler dos devoirs de l'a-
mitié, ceux de l'équité, de l'humanité, du res-
pect qu'on doit aux malheureux, vouloient que
vous commençassiez par bien vous assurer des
faits qui entraînoient cette conséquence, et !
que vous ne vous fiassiez pas légèrement à
votre mémoire pour m'imputer une pareille
méchanceté. Avant d'aller plus loin, je vous
supplie de rentrer ici en vous-même, et de vous
demander si j'ai tort ou raison.
Suivez maintenant ce que j'ai à vous dire.
Premièrement je viens de relire, en entier,
votre lettre du 51 juillet, n° 50, et je n'y ai
pas trouvé un seul mot de M. d'Alembert, ni
de M. Fischer, ni de M. Steiner, ni de rien de
ce que vous dites y avoir mis à ce sujet, et il
n'en est question, que je sache, dans aucune
autre de vos lettres.
Mais voici ce que vous m'écriviez le 1 6 mars,
dans votre n" 21 :
« Si vous avez besoin d'un homme sûr,
» adressez-vous hardiment à mon ami Cerjeat ;
B je vous fournis son adresse à tout événement.
» Il me dit que l'on prétend que le roi vous a
» offert une pension que vous avez refusée,
» par la raison que vous n'aviez pas voulu ac-
» cepter celle que le roi de Prusse vouloit vous
» faire, que vous ne voulez pas recevoir des
» Suisses, et que vous vous plaignez de l'ac-
B cueil que vous avez trouvé en Angleterre. »
V'ici là-dessus comment je raisonnois en
vous écrivant le ^6 août.
M. de Cerjeat n'a pu vous écrire de Londres
plus tard que le commencement de mars, ce
que vous me marquez de Neuchâtel du \ 6.
Or, au commencement de mars, j'étois en-
core à Londres, d'où je ne suis parti que lé 49
pour ce pays.
Au commencement de mars, M. Hume avoit
encore toute ma confiance, et javois eu la
bêtise de ne pas le pénétrer, quoiqu'il entrât
dans son profond projet que je le pénétrasse
et que personne au monde ne le pénétrât que
moi seul.
Au commencement de mars, j'étois très-dé-
terminé, sauf l'aveu de mylord maréchal, d'ac-
cepter la pension si réellement elle m'étoit
donnée; chose dont, à la vérité, j'ai toujours
douté.
Et au commencement de mars, je n'avois
parlé de cette pension à qui que ce fût qu'au
seul mylord maréchal , du consentement de
M. Hume, et l'on ne pouvoit encore avoir la
réponse.
Je concluois de là qu'il falloit que le bruit
6o2
COKKKSPOiNDANCE.
parvenu à M. de Cerjeai eûi été répandu par
M. Hume, qui in'avoit recommandé le secret,
ei je pcnsois, comme je le pense encore, qu'il
eût peut-être été très-important pour moi qu'on
put remonter à la source de ee premier bruit:
mais j'avoue que dans l'état déplorable où j'a-
chève ma malheureuse vie, il est plus aisé de
m'accablcr que de me servir.
Combinez et concluez vous-même : pour
moi, je n'ajouterai rien. Voilà, monsieur, mon
premiergrief.Commençons, si vous voulez bien,
par le mettre en règle, avant que d'aller plus
loin. Aussi bien, je S(mis que mes forces achè-
vent de m'abandonner, et j'ai besoin d'un peu
de relâche dans le travail cruel auquel, au lieu
de consolations que j'attendois de vous, il vous
plaît de me condamner. Je reprendrai votre let-
tre articlepar article; et.avecl'âmequeje vous
coimois, vous gémirez de l'avoir écrite; mais,
en attendant elle aura fait son effet. Je a'^ous
embrasse, mon cher hôte, de tout mon cœur.
J'ai reçu réponse de mylord maréchal sur
l'affaire de M. d Escherny. Dans ma première
lettre, je vous ferai l'extrait de la sienne.
Je reçois en ce moment votre n" 55, et j'y
vois que M. de l.uze nie que nous ayons jamais
couché nous trois dans la même chambre du-
rant la route. M. de Luze nie celai Mon Dieu!
suis-je parmi des hommes? Mon Dieu! mais je
crois que c'est un défaut de mémoirelMon Dieu!
demandez, de grâce, à M. de Luze, comment
donc nous couchâmes à Roye, je crois que c'est
à Roye, la première nuit de notre départ de
Paris? Rappèlez-lui que nous occupâmes une
chambre à trois lits, dont je donne ici le plan
pour éviter une longue description...
La main me tremble, je ne saurois tracer la
figure. Il y avoit deux lits des deux côtés de la
porte, et un dans le fond à main droite, que
j'occupai ; la cheminée étoit entre mon lit et ce-
lui de M. de Luze, qui étoit à main droite en
entrant. M. Hume occupoit celui de la gauche,
et faisoit diagonale avec moi. La table où nous
avions soupe étoit devant la cheminée, entre le
lit de M. de Luze et le mien. Je me couchai le
premier, M. de Luze ensuite, M. Hume le der-
nier. Je le vois encore prendre sa chemise à
manches étroites plissées... Mon Dieu !... Par-
lez, de grâce, à M. de Luze; et son domestique
tiie-t-il aussi? Non, ce domestique est un valet,
mais c'est un homme. Malheureusement je ne
l'ai pas revu depuis notre arrivée à Londres;
iln'apointeud'étrennes... mais c'est un homme
enfin. Si nous n'avions pas couché dans la
même chambre, imaginez-vous à quel degré
iroit ma stupidité d'aller choisir un pareil men-
songe, et concevez-vous que Hume l'eût laissé
passer sans le relever? J'ose dire plus : Hume,
tout Hume qu'il est, ne le niera pas, s'il ne sait
pas que M. de Luze le nie. Ah Dieu! parmi
quels êtres suis-je! Toute chose cessante,
parlez à M. de Luze, et me répondez un mot,
un seul mot, et je ne vous demande plus rien.
Il me paroît, messieurs, que vous avez l'un e
l'autre peu de mémoire au service de la vérii
et des malheureux.
Il n'y avoit sur votre n" 55 qu'un petit bri*
de cire, très-légèrement mis, et le peu d'em-
preinte qui paroît n'est pas de votre cachet. Si
cette lettre a été ouverte, jugez de ce qu'il peut
en arriver!
AU MEME.
A Wooton, le 45 octobre 4766.
J'apprends, mon cher hôte, par votre u° 54,
le sujet qui vous conduit à Belfort. Tous mes
vœux vous y accompagnent; puissiez-vous y
recouvrer votre bonne ouïe ! Je vois mainte-
nant, avec une peine extrême, qu'elle ne s'af-
fecte plus qu'à force de bruit.
J'ai vu aussi l'extrait de la lettre de mylord
maréchal, où il vous dit que je blâme M. Hume
d'avoir demandé et obtenu la pension sans mon
aveu . J'avoue rondement que si cela est, je suis
un extravagant tout au moins. Je n'ai rien à
dire de plus sur cet article ; et, dès que mylord
maréchal m'accuse, je ne sais pas me justifier,
ou du moins je ne le sais que par-devant lui.
Revenons à vous.
J'ai fait sur vos trois dernières lettres de»
réflexions qu'il faut que je vous communique.
Supposons que je fusse mort avant de les avoir
reçues, et par conséquent avant d'avoir pu
m'expliquer avec vous, ni avec M. de Luze,
ni avec mylord maréchal.
Parce qu'une lettre de M. d'Alembert parloit
d'un bruit répandu à Paris du refus de la pen-
sion du roi d'Angleterre, vous auriez continué
ANNÉE 1766.
655
de conclure que ce bruil n'avoil pu courir
à Londres auparavant, et, ayant parfaitement
oublié ce que vous avoil écrit M. de Cerjeat,
vous seriez persuadé que j'avois antidaté ce
même bruit, tout exprès pour en accuser
M. Hume.
Mylord maréchal, qui prend pour un grief,
cedontjeme plains, un fait que je lui rapporte
en preuve d'un autre fait, auroit toujours vu
que je blâmois M. Hume quand j'aurois i\ù le
remercier; et il eût conclu de là que non-seu-
lement je m'abusois sur le compte du bon Da-
vid, mais que j'avois cherché les chicanes les
plus ridicules pour avoir le plaisir de rompre
avec lui.
M. de Luze, fondé sur cet admirable argu-
ment, qu'il vous a donné pour bon, et que vous
avez pris pour tel, que lorsqu'en route deux
passagers couchent dans la même chambre il
est impossible qu'il y en couche un troisième;
M. de Luze, dis-je, eût tenu bon dans celte
persuasion, que, puisqu'il avoit toujours cou-
ché dans la même chambre que M. Hume, je
n'y avois jamais couché. Il eût donc cru d'a-
bord, comme il a fait, que la lettre à M. Hume,
où jedisois y avoir couché, étoit falsifiée. Mais,
quand enfin l'on eût vérifié que la lettre éioit
authentique sur cet article, il eût nécessaire-
ment conclu qu'avec une impudence incroyable
j'avois inventé celte fausseté pour appuyer une
calomnie.
Je pourrois ajouter ici l'article de M. Vernes,
sur lequel vous êtes revenu deux fois de suite ;
mais je le réserve pour un autre lieu. Les trois
précédens me suffisent, quant à présent.
De ces trois jugemens communiqués entre
vous et bien combinés, il eût résulté qu'avec
tous mes beaux raisonnemens, et avec toute la
feinte probité dont je m'étois paré durant ma
vie, je n'étois au fond qu'un insensé, un men-
teur, un calomniateur, un scélérat; et, comme
l'autorité de mes plus vrais amis n'étoit pas
suspecte, si ma mémoire eût passé à la posté-
rité, elle n'y eût passé que comme celle d'un
malfaiteur, dont on se souvient uniquement
pour le détester.
Et tout cela, parce que M. de Luze n'a point
de mémoire et raisonne mal ; parce que M. Du
Peyrou n a point d« mémoire et raisonne mal;
et parce que mylord maréchal, prévenu que je
blâme à tort le bon David, voit partout ce
blAme, et même où je n'en ai point mis.
Cela m'a bien appris, mon cher hôte, ce que
vaut l'opinion des hommes quels qu'ils soient,
età quoi tient cequel'on appelle dans le monde
honneur et réputation, puisque l'événement le
plus cruel, le plus terrible de ma vie entière,
celui dont j'ai porté le coup accablant avec le
plus de constance, où je n'ai pas fait une dé-
marche qui ne soit un acle de vertu, est préci-
sément celui qui, si je n'y avois pas survécu,
m'attiroit une ignominie éternelle, non pas
seulement de la part du slupide public, mais
de la part des hommes du meilleur sens, et de
mes plus solides amis.
En devenant insensible aux jugemens du pu-
blic, je n'ai fait que la moitié de ma tâche ; j'ai
gardé toute ma sensibilité à l'estime de ceux
qui ont toute la mienne, et par là je me suis
assujetti à tous les jugemens inconsidérés qu'ils
peuvent faire, à toutes les erreurs où ils peu-
vent tomber, puisqu'enfin ils sont hommes.
Prévoyant de loin tous les moyens détournés
qu'on alloit mettre en usage pour vous déta-
cher de moi , tous les pr éjugés dont on alloit
tâcher de vous éblouir, quelles sages mesures
n'ai-je pas prises pour vous en garantir? Comp-
tant, comme j'avois le droit de le faire, sur vo-
tre confiance en ma probité, j'avois commencé
par vous conjurer de ne rien croire de moi que
ce que je vous en éciirois moi-niême : vous
me l'aviez promis très-positivement; et là pre-
mière chose que vous avez faite a été de man-
quer à cette promesse. Vous ne vous êtes pas
contenté do vous livrer à tous les bruits du
coin des rues, sur ce que je ne vous avois point
écrit, mais même sur ce que je vous avois écrit ;
sitôtquequelqu'un s'est trouvé en contradiction
avec moi, c'est lui que vous avez cru, et c'est
moi que vous avez refusé de croire. Lxemple :
dans ce que je vous avois marqué des mauvais
offices que le bon David me rendoit auprès de
M. Davenport, un M. de Bruhl écrit le con-
traire, et aussitôt vous me demandez si je suis
bien sûr de ce que je vous ai écrit. Vous me
permettrez de ne pas trouver, en cette occasion,
la question fort obligeante. Je n'ai pas, il est
vrai, l'honneur d'êtreenvoyéd'un prince; mais,
en revanche, je suis votre ami, et connu de
vous ou devant l'être.
654
CORRESPONDANCE.
Le résultat de toutes ces réflexions, que je j idées souvent ne le sont guère; et voilà ce qui,
vous communique, est de me détacher pour dans le fort de mes afflictions, a souvent achevé
jamais de l'opinion des hommes, quels qu'ils de m'abatire. Kn me supposant tous les torts
soient, et même de ceux qui me sont les plus dont vous m'avez chargé, il falloit peut-être
chers. Vous avez et vous aurez toujours toute j attendre un autre moment pour me les dire, ou
mon estime; mais je n)e passerai de la vôtre,
puisque vous la relirez si légèrement, et je me
consolerai de la perdre en méritant de la con-
server toujours. Je suis las de passer ma vie
en continuelles apologies, de me justifier sans
cesse auprès de mes amis, et d'essuyer leurs
réprimandes lorsque j'ai mérité tous leurs ap-
plaudissemens. Ne vous gênez pas plus désor-
mais que vous n'avez fait jusqu'ici sur ce cha-
pitre ; continuez , si cela vous amuse, à me
rapporter les folies et les mensonges que vous
entendez débiter sur mon compte. Rien de tout
cela ne me fâchera plus, je vous le jure ; mais
je n'y répondrai de ma vie un seul mot.
Ceci, du reste, regarde uniquement l'ave-
nir; car je vous ai promis d'examiner avec vous
votre n" 52, et je veux tenir ma parole, mais
il faut finir pour aujourd'hui. Dans l'état où je
suis, la lâche que vous m'imposez ne peut se
remplir sans reprendre haleine. Je finis donc
en vous réitérant mes plus tendres vœux pour
votre rétablissement, et en vous embrassant,
mon cher hôte, de tout mon cœur.
AU MEME.
Wootton, le iS novembre 47()6.
Je vois avec douleur, cher ami, par votre
n^SS, que je vous ai écrit des choses déraison-
nables dont vous vous tenez offensé. Il faut que
vous ayez raison d'en juger ainsi, puisque vous
êtes de sang-froid en lisant mes lettres, et que
je ne le suis guère en les écrivant ; ainsi vous
êtes plus en état que moi de voir les choses
telles qu'elles sont. Mais cette considération
doit être aussi de votre part une plus grande
raison d'indulgence : ce qu'on écrit dans le
trouble ne doit pas être envisagé comme ce
qu'on écrit de sang-froid. Un dépit outré a pu
me laisser échapper des expressions démenties
par mon cœur, qui n'eut jamais pour vous que
des sentimens honorables. Au contraire, quoi-
que vos expressions le soient toujours, vos
du moins vous résoudre à endurer ce qui en
pouvoit résulter. Je ne prétends pas, à Dieu ne
plaise, m'excuser ici, ni vous charger, mais
seulement vous donner des raisons, qui me
semblent justes, d'oublier les torts d'un ami
dans mon état. Je vous en demande pardon de
tout mon cœur ; j'ai grand besoin que vous me
l'accordiez, et je vous proteste, avec vérité,
que je n'ai jamais cessé un seul moment d'avoir
pour vous tous les sentimens que j'aurois dé-
siré vous trouver pour moi.
La punition a suivi de près l'offense. Vous ne
pouvez douter du tendre intérêt que je prends
à tout ce qui tient à votre santé, et vous refu-
sez de me parler des suites de votre voyage de
Belfort. Heureusement vous n'avez pu être mé-
chant qu'à demi, et vous me laissez entrevoir
un succès dont je brûle d'apprendre la confir-
mation. Écrivez-moi là-dessus en détail, mon
aimable hôte, donnez-moi tout à la fois le plai-
sir de savoir que vos remèdes opèrent, et celui
d'apprendre que je suis pardonné. J'ai le cœur
trop plein de ce besoin pour pouvoiraujourd'hui
vous parler d'autre chose, et je finis en vous
répétant du fond de mon âme que mon tendre
attachement et mon vrai respect pour vous ne
peuvent pas plus sortir de mon cœur que l'a-
mour de la vertu.
A M. LALUUD.
Wootton, le 15 novembre 7t6.
A peine nous connoissons-nous, monsieur,
et vous me rendez les plus vrais services de l'a-
mitié : ce zèle est donc moins pour moi que pour
la chose, et m'en est d'un plus grand prix. Je
vois que ce même aniourdc la justice, qui brûla
toujours dans mon cœur, brûle aussi dans le
vôtre: rien ne lie tant lésâmes que cette confor-
mité. La nature nous fit amis ; nous ne sommes,
ni vous ni moi, disposés à l'en dédire. J'ai reçu
le paquet que vous m'avez envoyé par la voie
de M. Dutens ; c'est à mon avis la plus sûre.
Le duplicata m'a pourtant déjà été annoncé, et
ANNEE 1766.
65ÎÎ
je ne doule pas qu'il ne me parvienne. J'admire
l'inlrépidilé des auteurs de cet ouvrage, cl sur-
tout s'ils le laissent répandre à Londres, ce qui
me parott difficile à empêcher. Du reste, ils
peuvent faire et dire tout à leur aise : pour
moi, je n'ai rien à dire de M. Hume, sinon
que je le trouve bien insuftaiit pour un bon
homme, ci bien bruyant pour un philosophe.
Bonjour, monsieur; je vous aimerai toujours,
mais je ne vous écrirai pas, à moins de néces-
sité ; cependant je serois bien aise, par précau-
tion, d'avoir votre adresse. Je vous embrasse
de tout mon cœur, et vous prie de dire à
M. Sauttersheim que je suis sensible à son sou-
venir, et n'ai point oublié notre ancienne ami-
tié. Je suis aussi surpris que fâché qu'avec de
l'esprit, des talens, de la douceur, et une assez
jolie figure, il ne trouve rien à faire à Paris.
Cela viendra , mais les commencemens y sont
difficiles.
TRADUCTION D'LNK LKTTRE DE DWI» HUME
A SUARD (*).
Edimbourg, 19 novembre 17()6.
le ne saurois, monsieur, trop vous remer-
cier de la complaisance que vous avez mise à
traduire un ouvrage qui ne méritoit guère votre
attention ni celle du public (**). Je suis on ne
peut plus satisfait de ce travail; l'introduction
m'a semblé particulièrement écrite avec une
grande prudence et une rare discrétion, si j'en
excepte la partialité que vous montrez en ma
faveur. Je reie plais du moins à la regarder
comme un gage de votre amitié. Vous et M. d'A-
lembert avez agi sagement en adoucissant
quelques expressions , surtout dans les notes,
et je ferai usage de ces corrections dans l'édi-
tion angloise. Cet écrit ne fut pas d'abord des-
tiné à être lu du public ; et sans un concours de
(*) Cette lettre, écrite en anglois, vient d'être publiée comme
inéditt àam un nouveau journal anglois, intitulé IVew-Mon-
t/i/j/->/flgrasine, et fait partie du numéro de janvier 1820. Le
journaliste annonce qu'elle lui a été communiquée par M. Cam-
peuon, membre de l'Institut, et possesseur des papiers de celui
à qui elle est adressée. — Le lecteur jugera par lui même si
elle ne méritoit pas d'être traduite et de trouver place dans
cette édition. G. P.
(") C'est celui qui a pour titre : Exposé succinct de la con-
testation qui s'est élevée entre M. Hume et M. Rousseau.
Voyez V/iffendice aux Confessions G. P.
circonstances imprévues, je ne l'eusse pas fait
imprimer. Je ne suis pas surpris que les per-
sonnesqui ne connoissent pas les circonstances,
et qui ne sont pas à même de les apprécier,
blâment cet appel au public ; mais il est certain
que si j'eusse persévéré dans mon silence, on
auroit fini par me regarder comme le coupable;
et ceux qui me blâment à présent m'auroient,
avec une apparence de raison , encore blâmé
davantage. Je regarde toute cette affaire comme
un malheur dans ma vie : et cependant à cette
heure que tout est terminé, et qu'il est facile
de rectifier les erreurs, je ne crois pas pouvoir
m'accuser moi-même de la plus légère impru-
dence, si ce n'est toutefois d'avoir accueilli cet
homme quand il s'est jeté dans mes bras; et,
sans doute on m'eût trouvé cruel si je l'avois
repoussé. Pouvois-je m 'attendre à rencontrer
un tel prodige d'orgueil et de férocité ? Rien de
semblable n'avoit existé jusque alors. Mais, une
fois qu'il m'eût déclaré la guerre d'une ma-
nière si violente, il n'eût pas été prudent de
garder le silence avec mes amis, et de lui lais-
ser le temps de trouver une occasion favorable
pour frapper ma réputation. De mes amis, l'af-
faire a passé dans le public, qui s'y est inté-
ressé plus qu'à une aventure privée. Cet inté-
rêt extraordinaire m'a forcé à mettre sous ses
yeux l'histoire tout entière. Si cependant quel-
qu'un s'obstine à penser qu'avec plus de pru-
dence j'aurois pu éviter tous ces désagrémens,
je suis très-disposé à convenir que ce n'est pas
la première imprudence de ce genre dont je me
sois rendu coupable.
Comme vous je pense que Rousseau répon-
dra; cependant il est difficile d'imaginer ce
qu'il pourra dire encoie , après les détails
longs, minutieux et fatigans dans lesquels il
est déjà entré. 11 seroit ridicule qu'il vint révé-
ler quelque fait d'importance qu'il prélendroit
avoir omis, après avoir cité comme des méfaits
mes regards et ceux des femmes qui étoient lo-
gées sous le même toit que moi. Mais quoi qu'il
puisse dire, je suis bien résolu à me taire là-
dessus le reste de mes jours; je laisserai chacun
penser de ces événemens tout ce qu'il voudra.
Je crois que, dans le monde, on disputera seu-
j lement pour savoir si Rousseau est plus fou
I que méchant , ou s'il n'est pas l'un et l'autre
I dans une égale proportion. Vous dites qu'il a
65è
CORRESPONDANCE.
d««s admirateurs qui prétendent encore à l'ex-
cuser. Prétendent-ils que d'Alenibert, Horace
Walpole, et moi, nous avons formé une con-
spiration pour l'entraîner en Angleterre, et le
ruiner en le plaçant dans une habitation plus
commode, et en doublant son revenu ? Si celte
accusation n'est pas mise en avant, comment
entreprendre d'excuser son odieuse conduite
à mon égard ?
Si je pouvois regarder Rousseau comme un
des écrivains classiques de la France, pont-
être imagitierois-je que cette histoire, tout ab-
surde qu'elle est, passera à la postérité et l'in-
téressera autant que nos propres contempo-
rains : mais en vérité , ses ouvrages sont
remplis de tant d'extra va fiances, que je ne puis
pas cioire que la diction seale parvienne à les
soutenir. Il a lui-même quelque crainte que
cela n'arrive. Je vous confierai l'anecdote sui-
vante, parce qu'elle ne sauroit lui porter pré-
judice; autrement je ne voudrois rien répéter
de ce qui s'est passé dnns le temps de notre an-
cienne intimité. Quand nous étions en route,
il me dit qu'il éioit résolu à se perfectionner
dans la langue angloise ; ot comme il avoit ap-
prisqu'il existoit deux traductions de son Emile,
il vouloit se les procurer pour les lire et en faire
la comparaison ; étant d'avance familiarisé avec
le sujet, il comprendroit plus facilement la
version. Aussitôt arrivés, je lui procurai les
livres en question. Après les avoir gardés deux
ou trois jours, il me les renvoya, disant qu'ils
ne lui avoient été d'aucune utilité ; qu'il n'avoit
pas eu la patience de les lire ; qu'au reste, il en
étoit de même de l'original , et de tous les au-
tres écrits qu'il avoit publiés; il ne pouvoit plus
les revoir sans dégoût. — Il est surprenant,
lui répliquai -je, que des ouvrages si vantés
pour leur éloquence ne causent aucune salis-
faction à leur auteur. — Quant au style , je ne
suis pas , me répondit-il , trop mécontent ;
mais je crains toujours qu'Us ne pèchent par le
fond (*), et que leur éclat n'ait que la durée
d'un jour.
(La Lettre est terminée par un alinéa de com-
plimens à Suard.)
C) Ces niot» sont en francois dans l'origina
A MADI-,M0I8ELLE TEWIS.
Wootton, le 9 (lécenibie 4766.
Ma belle voisine, vous me rendez injuste et
jaloux pour la première fois de ma vie ; je n'ai
pu voir sans envie les chaînes dont vous hono-
riez mon Sultan ; et je lui ai ravi l'avantage de
les porter le premicT : j'en aurois dû parer
votre brebis chérie , mais je n'ai osé empiéter
sur les droits d'uti jeune et ainuib'c berg<'r ;
c'est déjà trop passer les miens de faiie U' ga-
lant à mon âge; mais puisque vous me lavez
fait oublier, tâchez de l'oublier vous même,
et pensez moins au barbon qui vous rend hom-
mage, qu'au soin que vous avez pris de lui ra-
jeunir le cœur.
Je ne veux pas, ma belle voisine, vous en-
nuyer plus long-temps de mes vieilles sornettes:
si je vous contois toutes les bontés et amitiés
dont votre cher oncle m'honore, je scrois en-
core ennuyeux par mes longueurs; ainsi je me
tais. Mais revenez lété prochain en être le
témoin vous-même , et ramenez madame la
comtesse (') à condition que nous serons cette
fois-ci les plus forts, et qu'au lieu de vous lais-
ser enlever comme cette année, vous nous ai-
derez à la retenir.
A MYLORD MARECHXL.
H décembre 1766.
Abréger la correspondance (*)... Mylord ,
(<) Madame la comtesse Cowper, veuve du feu comte Cow-
per, lille du comte de Graiidville.
(•) La lettre de mylord maréchal à laquelle celle-ci sert de
réponse se terminoit ainsi : • Je suis vieux, infirme ; j'ai trop
» peu de mémoire. Je ne sais plus ce que jai écrit à M. Du Pef -
» rou, mais je sais positivement que je désirois vous servir en
» assoupissant une querelle sur des soupçons qui me parois-
» sent mal fondé», et non pas vous ôter un ami. Peut-être ai-je
» fait quelque sottise : pour les éviter à l'avenir, ne trouvez pas
» mauvais que j'abrège la correspondance, comme j'ai déjà fait
» avec tout le momie, même avec mes plus proches parens
» et amis, pour finir mes jours dans la tranqu llité. Bonsoir. »
» Je dis abrégn. car je désirerai toujours savoirde temps en
» temps des nouvelles de votre santé, et qu'elle soit bonne. »
D'amples éclaircissemens à ce sujet, et la preuve de l'amitié
que mylord maréchal conserva pour Rousse.u jusqu'à ses der-
niers momens. se trouvent dans la Rcpovse d'une. an,myme
(madame La Tour de FranqueviUe ) à un anonyme, insérée
dans l'édition de Genève, tome 6 du supplément, et dans l HU-
toire d" la vie et des ouvrages de J. J. Rousseau, r I^et II ,
I article Ktith.
ANNÉE 1766.
657
que m'annoncez-vous, cl quel temps prenez-
▼ous pour cela ! Serois-je dans votre disgrâce?
Ah I dans tous les malheurs qui m'accablent,
voilà le seul que je ne saurois supporter. Si
j'ai des torts, daignez les pardonner ; en est-il,
on peut-il être que mes senlimens pour vous ne
doivent pas racheter? Vos bontés pour moi
font toute la consolation de ma vie t voulez-
vous m'ôter cette unique et douce consolation?
Vous avez cessé d'écrire à vos parens! Eh!
qu'importe, tous vos parens, tous vos amis en-
semble ! ont-ils pour vous un attaciiemcntcom-
parable au mien? Eh ! mylord, c'est votre âge,
ce sont mes maux qui nous rendent plus utiles
l'un à l'autre : à quoi peuvent mieux s'em-
ployer les restes de la vie qu'à s'entretenir avec
ceux qui nous sont chers? Vous m'avez promis
une éternelle amitié ; je la veux toujours, j'en
suis toujours digne. Les terres et les mers nous
séparent, les hommes peuvent semer bien des
erreurs entre nous ; mais rien ne peut séparer
mon cœur du vôtre, et celui que vous aimâtes
une fois n'a point changé. Si réellement vous
craignez la peine d'écrire, c'est mon devoir de
vous l'épargner autant qu'il se peut : je ne de-
mande, à chaque fois, que deux lignes, tou-
jours les mêmes, et rien de plus : J'ai reçu
votre lettre de telle date y je me porte bien, et
ie vous aime toujours. Voilà tout; répétez-moi
ces dix mots douze fois l'année, et je suis con-
tent. De mon côté j'aurai le plus grand soin de
ne vous écrire jamais rien qui puisse vous im-
portuner ou vous déplaire ; mais cesser de vous
écrire avant que la mort nous sépare : non,
mylord, cela qc peut pas être ; cela ne se peut
pas plus que cesser de vous aimer.
Si vous tenez votre cruelle résolution, j'en
mourrai ; ce n'est pas le pire; mais j'en mour-
rai dans la douleur, et je vous prédis que vous
y aurez du regret. J'attends une réponse, je
l'attends dans les plus mortelles inquiétudes;
mais je connois votre âme, et cela me rassure :
si vous pouvez sentir combien celle réponse
m'est nécessaire, je suis très-siir que je l'aurai
promptement.
A M. d'ivernois.
Wootton, le 1t décembre 17M.
J'étois extrêmement en peine de vous, mon-
T. IV.
sieur, quand j'ai reçu votre lettre du ^9 no-
vembre, qui m'a tranquillisé sur votre santé et
sur votre amitié, mais qui m'a donné des dou-
leurs, dont la perte de votre enfant, quelque
touché que je sois de tout ce qui vous afflige,
n'est pourtant pas la plus vive. Cette vie, mon-
sieur, n'est le temps ni de la vérité ni de la jus-
tice : il faut s'en consoler par l'attente d'une
meilleure.
Tout bien pesé, je ne suis pas fâché que vous
n'ayez pas fait cette année la bonne œuvre que
vous vous étiez proposée, mais je le suis beau-
coup que vous m'ayez laissé dans la plus par-
faite incertitude sur l'avenir. Il m'importeroit
de savoir à quoi m'en tenir sur ce point. Il ne
s'agit que d'un oui ou d'un non de votre part,
que j'entendrai sans qu'il soit besoin de plus
grande explication.
C'est à regret que je vous écris si rarement
et si peu : ce n'est pas faute d'avoir de quoi vous
entretenir; mais il faut attendre de plus sûres
occasions. Mes respects à madame d'ivernois;
j'embrasse tendrement tout ce qui vous est
cher, tous ceux qui m'aiment, et surtout votre
associé.
A H. DAVtNPORT.
22 décembre 4766.
Quoique jusqu'ici , monsieur, malgré mes
sollicitations et mes prières, je n'aie pu obtenir
de vous un seul mot d'explication, ni de réponse
sur les choses qu'il m'importe le plus de savoir,
mon extrême confiance en vous m'a fait endurer
patiemment ce silence, bien que très-extraor-
dinaire. Mais, monsieur, il est temps qu'il cesse:
et vous pouvez juger des inquiétudes dont
je suis dévoré, vous voyant prêt à partir pour
Londres, sans m'accorder, malgré vos pro-
messes, aucun des éclaircissemensque je vous
ai demandés avec tant d'instances. Chacun a
son caractère; je suis ouvert et confiant plus
qu'il ne faudroit peut-être : je ne demande pas
que vous le soyez comme moi ; mais c'est aussi
pousser trop loin le mystère, que de refuser
constamment de me dire sur quei pied je suis
dans votre maison, et si j'y suis de trop ou non.
Considérez, je vous supplie, ma situation, et
jugez de mes embarras; quel parti puis-je
prendre, si vous refusez de me parler? Dois-je
A2
CS8
CORRESPONDANCE.
rester dans votre maison malgré vous ? en pu is-
je sortir sans votre assistance? Sans amis, sai«^
connoissaiices, enfoncé dans un pays dont j'i-
gnore la langue, je suis entièrement à la merci
de vos gens : c'est à.votre invitation que j'y suis
venu, et vous m'avez aidé à y venir; il con-
fient, ce me semble, que vous m'aidiez de
même à en partir, si j'y suis de trop. Quand
j'y resterois , il faudroit toujours, malgré
toutes vos répugnafices, que vous eussiez la
bonté de prendre des arrangeniens qui rendis^
sent mon séjour chez vous moins onéreux
pour l'un et pour l'autre. Les. honnêtes gens
gagnent toujours à s'expliquer et s'entendre
entre eux : si vous entriez avec moi dans les
détails dont vous vous fiez à vos gens, vous
seriez moins trompé et je serois mieux traité,
nous y trouverions tous deux notre avantage;
vous avez trop d'esprit pour ne pas voir qu'il
y a des gens à qui mon séjour dans voire
maison déplaît beaucoup, et qui feront de
leur mieux pour me le rendre désagréable.
Que si, malgré toutes ces raisons, vous con-
tinuez à garder avec moi le silence, cette ré-
ponse jiK)rs deviendra très-claire, et vous ne
trouverez [)as mauvais que, sans m'obstincr
davantage inutilement, je pourvoie à ma re-
traite comme je pourrai, sans vous en parler
davantage, emportant un souvenir très-recon-
noissant de l'hospitalité que vous m'avez of-
ferte, mais ne pouvant me dissimuler les cruels
embarras où je .me suis mis en l'acceptant.
A LORD VICOMTE DE ISUNCTIAM ,
aujourd'hui comte de Harcourt.
Wootton, 24 décembre 4766.
Je croirois, mylord, exécuter peu honnête-
ment la résolution que j'ai prise de me défaire
de mes estampes et de mes livres, si je ne vous
priois de vouloir bien commencer par en retirer
les estampes dont vous avez eu la bonté de me
faire présent. J'en fais assurément tout le cas
possible, et la nécessité de ne rien laisser sous
mes yeux qui me rappelle un goût auquel je
veux renoncer pouvoit seule en obtenir le sacri-
fice. S'il y a dans mon petit recueil, soit d'es-
tampes, soit de livres, quelque chose qui puisse
vous convenir, je vous prie de me faire l'hon^
neur de l'agréer, et surtout par préférence ce
qui me vient de votre digne ami M. Watelet, et
qui ne doit passer qu'en main d'ami Etjfin.
mylord, si vous êtes à portée d'aider au débit
du reste, je reconnoîtrai, dans cette bonté, les
soins officieux dont vous m'avez permis de me
prévaloir. C'est chez M. Oavenport que vous
pourrez visiter le tout, si vous voulez bien en
prendre la peine. Il demeure en Piccadilly, à
côté de lord Égremont. Recevez, mylord, je
vous prie, les assurances de ma reconnoissance
et de mon respect.
A M.
Janvier 1767.
Ce que vous me marquez, monsieur, que
M. Dey Verdun a un poste chcj. le général Con-
way, m'explique une énigme à laquelle je ne
pouvois rien comprendre, et que vous verrez
dans la lettre dont je joins ici une copie faite
sur celle que M. Hume a envoyée à M. Daven-
port. Je ne vous la communique pas pour que
vous vérifiiez si ledit M. Deyverdun a écrit cette
lettre, chose dont je ne doute nullement, ni
s'il est en effet l'auteur des écrits en question,
mis dans le Saint-James Chronicle, ce que je
sais parfaitement être faux; d'ailleurs ledit
M. Deyverdun, bien instruit, et bien préparé
à son rôle de prête-nom, et qui peut-être l'a
commencé lorsque lesdits écrits furent portés
au Saint-James Chronicle, est trop sur ses gar-
des pour que vous puissiez maintenant rien
savoir de lui; mais il n'est pas impossible que
dans la suite desteinps, ne paroissant instruit
de rien et gardant soigneusement le secret que
je vous confie, vous parveniez à pénétrer le
secret de toutes ses manœuvres, lorsque ceux
qui s'y sont prêtés seront moins sur leurs gar-
des; et tout ce que je souhaite, dans cette af-
faire, est que vous découvriez la vérité par
vous-même. Je pense aussi qu'il importe tou-
jours de connoître ceux avec qui l'on peut avoir
à vivre, et de savoir si ce sont d honnêtes gens :
or, que ledit Deyverdun ait fait ou non les
écrits dont il se vante, vous savez maintenant,
ce me semble, à quoi vous en tenir avec lui.
Vous êtes jeune, vous me survivrez, j'espère,
ANNÉE 1767.
G39
de beaucoup dannées, et ce m'est une consola-
lion très-douce de penser qu'un jour, quand le
fond de cette triste affaire sera dévoilé, vous
serez à portée d'en vérifier par vous-même
beaucoup de faits, que vous saurez de mon vi-
vant sans qu'ils vous frappent, parce qu'il vous
est impossible d'en voir les rapports avec mes
malheurs. Je vous embrasse do tout mon cœur.
A M..
2 janvier 1767.
Quand je vous pris au mot, monsieur, sur
la liberté que vous m'accordiez de ne vous pas
répondre, j'étois bien éloigné de croire que ce
silence pût vous inquiéter sur l'effet de voire
précédente lettre : je n'y ai rien vu qui ne con-
firmât les senlimens d'estime et d'attachement
que vous m'avez inspirés; et ces senlimens sont
si vrais, que si jamais j'étois dans lecas de quitior
cotte province, je souhaiierois que ce fût pour
me rapprocher de vous. Je vous avoue pour-
tant que je suis si touché des soins de M. Uaven-
port, et si content de sa société, que je ne me
priverois pas sans regret d'une hospitalité si
douce; mais comme il souffre à peine que je lui
rembourse une partie des dépenses que je lui
coûte, il y auroit trop d'indiscrétion à rester
toujours chez lui sur le même pied, et je ne
croirois pouvoir me dédommager des agréniens
que j'y trouve, que par ceux qui m'attendroient
auprès de vous. Je pense souvent avec plaisir à
la ferme solitaire que nous avons vue ensemble
et à l'avanlagedy êiro votre voisin ; mais ceci
sont plutôt des souhaits vagues que des projets
d'une prochaine exécution. Ce qu'il y a de bien
réel est le vrai plaisir que j'ai de correspondre
en toute occasion à la bienveillance dont vous
m'honorez, et de la cultiver autant qu'il dépen-
dra de moi.
11 y a long-iemps, monsieur, que je me suis
donné le conseil de la dame dont vous parlez :
j'aurois dû le prendre plus tôt; mai^ il vaut
mieux tard que jamais. M. liume étoit pour
moi une connoissance de trois mois, qu'il ne
m'a pas convenu d'entretenir : après un pre-
mier mouvement d'indignation dont je nétois
pas le maître, je me suis retiré paisiblement :
ii a voulu une rupture formelle; il a fallu lui
complaire : il a voulu ensuite une explication ;
j'y ai consenti. Tout cela s'est passé entre lui et
moi : il a jugé à propos d'en faire le vacarme
que vous savez; il l'a fait tout seul, je me suis
tu ; je continuerai de me taire, et je n'ai rien
du tout à dire de M. Hume, sinon que je le
trouve un peu insultant pour un bon homme,
et un peu bruyant pour un philosophe. ,
Comment va la botanique? vous en occupez-
vous un peu ? voyez-vous des gens qui s'en oc-
cupent? pour moi, j'en raffole, je m'y acharne,
et je n'avance point : j'ai totalement perdu
la mémoire, et de plus, je n'ai pas de quoi
l'exercer; car avant de retenir il faut appren-
dre, et ne pouvant trouver par moi-même les
noms dos plantes, je n'ai nul moyen de les
savoir : il me semble que tous les livres qu'on^
écrit sur la botanique ne sont bons que pour^
ceux qui la saventdéjà. J'ai acquis voire Slilling
flet, et je n'en suis pas plus avancé. J'ai pris le
parti de renoncer à toute lecture, et de vendre
mes livres et mes estampes, pour acheter des
plantes gravées : sans avoir le plaisir d'appren-
dre, j'aurai celui d'étudier ; ot pour mon objet
cela revient à peu près au môme.
Au reste, je suis très-heureux de m'être pro-
curé une occupation qui demande de l'exercice;
car rien ne me fait tant de mal que de rester
assis, ou d'écrire ou lire : et c'est une des rai-
sons qui me font renoncer à tout commerce de
lettres, hors les cas de nécessité. Je vous écrirai
dans peu; mais de grâce, monsieur, une fois
pour toutes, ne prenez jamais mon silence pour
un signe de refroidissement ou d'oubli, et soyez
persuadé que c'est pour mon cœur une conso-
lation très-douce, d'être aimé de ceux qui sont
aussi dignes que vous d'être aimés eux-mêmes:
mes respects empressés à M. Malihus, je vous
en supplie; recevez ceux de mademoiselle Le
Vasseur, et mes plus cordiales salutations.
REPONSES
aux questions faites par M. de chativel (*).
A Woolton, le 5 janvier 1767.
Jamais, ni en Mo'J, ni en aucun autre temps,
I (*) Voyez dans ia Correspondance de Voltaire sa lettre à
I Hume, daiée de Ferney, 2J octobre 1766. Ces Révonses de
6G0
CORUESPONDANCE.
M. Marc Chappuis ne m'a proposé, de la pari
de M. de Voltaire, d'habiter une petite maison
appelée l'Hermitage. En 4755, M. de Voltaire,
me pressant de revenir dans ma patrie, m'invi-
toit d'aller boire du lait de ses vaches. Je lui
répondis. Sa lettre et la mienne furent publi-
ques. Je ne me ressouviens pas d'avoir eu de sa
part aucune autre invitation.
Ce que j'écrivis à M. de Voltaire, en 1760,
n'étoit point une réponse. Ayant retrouvé par
hasard le brouillon de cette lettre, je la trans-
cris ici, permettant à M. deChauvel d'en faire
l'usage qu'il lui plaira (')
Je ne me souviens point cxactrment de ce
que j'écrivis, il y a vingt-trois ans, à M. du Theil :
mais il est vrai que j'ai été domestique de M. de
Montaigu, ambassadeur de France à Venise,
et que j'ai mangé son pain, comme ses gentils-
hommes étoient ses domestiques et mangeoient
son pain : avec cette différence, que j'avois par-
tout le pas sur les gontilshommes, que j'allois
au sénat, que j'assistois aux conférences, et
que j'allois en visite chez les ambassadeurs et
ministres étrangers ; ce qu'assurément les gen-
tilshommes de l'ambassadeur n'eussent osé
faire. Mais bien qu'eux et moi fussions ses do-
mestiques, il ne s'ensuit point que nous fus-
sions ses valets.
Il est vrai qu'ayant répondu sans insolence,
mais avec fermeté, aux brutalités de l'ambas-
sadeur, dont le ton rcssembloil assez à celui de
M. de Voltaire, il me menaça d'appeler ses gens,
et de me faire jeter par les fenêtres. Mais ce que
M. de Voltaire ne dit pas, et dont tout Venise
rit beaucoup dans ce temps-là, c'est que sur
celte menace, je m'approchai de la porte de son
cabinet, où nous étions; puis l'ayant fermée,
et mis la clef dans ma poche, je revins à M. de
Montaigu, et lui dis : Non pas s'il vous plaît,
monsieur l'ambassadeur. Les tiers sont incom-
modes dans les explications. Trouvez bon que
celle-ci se passe entre nous. A l'instant son ex-
cellence devint très-poli : nous nous séparâmes
Rousseau ont pour objet de détruire une partie des assertions
calomnieuses qu'elle contient Rousseau sans doute dédaigne
de répondre aux autres, relatives aux relations qui avoieuteu
lieu entre Vo'taire et lui. Mais M. Gingiiené ( note H de son
ouvrage sur les Confessions ) s'est chargé de ceUe noble lâche,
et n'a rien la'ssé à désirer sur ce point. G. P.
0) On trouvera cette lettre dans le livre X de» Confessiont,
tome 1. p 'Re 285 de cette édition.)
fort honnêtement; et je sortis de sa maison,
non pas honteusement, comme il plaît à M. de
Voltaire de me faire due, mais en triomphe.
J'allai loger chez l'abbé Patizel, chancelier du
consulat. Le lendemain, M. Le Blond, consul
de France, me donna un dîner, où M. de Sainl-
Cyr et une partie de la légation fraiiçoise se
trouva ; toutes les bourses me furent ouvertes,
et j'y pris l'argent dont j'avois besoin, n'ayant
pu être payé de mes appointemens. Enfin, je
partis accompagné et fêté de tout le monde :
tandis que l'ambassadeur, seul et abandonné
dans son palais, y rongeoit son frein. M. Le
Blond doit être maintenant à Paris, et peut at-
tester tout cela ; le chevalier de Carrion, alors
mon confrère et mon ami, secrétaire de l'am-
bassadeur d'Espagne , et depuis secrétaire
d'ambassade à Paris, y est peut-être encore, et
peut attester la même chose. Des foules de let-
tres et de témoins la peuvent attester; mais
qu'importe à M. de Voltaire?
Je n'ai jamais rien écrit ni signé de pareil à
la déclaration que M. de Voltaire dit que M. de
Montmollin a entre les mains, signée de moi.
On peut consulter là-dessus ma lettre du 8
août 4765, adressée à M. Du Peyrou, impri-
mée avec les siennes à lord Wemyss.
Messieurs de Berne m'ayant chassé de leurs
états en 4 775, à l'entrée de l'hiver, le peu d'es-
poir de trouver nulle part la tranquilli:é dont
j'avois si grand besoin, joint à ma foiblesse et
au mauvais état de ma santé, qui m'ôtoit le
courage d'entreprendre un long voyage dans
une saison si rude, m'engagea d'écrire à M. le
bailli de Nidau une lettre qui a couru Paris,
qui a arraché des larmes à tous les honnêtes
gens, et des plaisanteries au seul M. de Voltaire.
M. de Voltaire ayant dit publiquement à
huit citoyens de Genève, qu'il étoit faux que
j'eusse jamais été secrétaire d'un ambassadeur,
et que je n'avois été que son valet, un d'entre
eux m'instruisit de ce discours; et dans le pre-
mier mouvement de mon indignation, j'en-
voyai à M. de Voltaire un démenti condition-
nel, dont j'ai oublié les termes, mais qu'il avoit
assurément bien mérité.
Je me souviens très-bien d'avoir une fois dit
à quelqu'un que je me sentois le cœur ingrat,
et que je n'aimois point les bienfaits. Mais co
n'étoit pas après les avoir reçus que je tenois
AMNÉE 1707.
661
ce discours ; c'cloit au contraire pour m'en dé-
fendre; et cela, monsieur, est très-différent.
Celui qui veut me servir à sa modo, et non p:is
à la mienne, cherche l'ostentation du titre de
bienfaiteur ; et je vous avoue que rien au monde
ne me touche moins que pareils soins. A voir
la multitude prodigieuse de mes bienfaiteurs,
on doit me croire dans une situation bien bril-
lante. J'ai pourtant beau regarder autour de
moi, je n'y vois point les grands monumens de
tant de bienfaits. Le seul vrai bien dont je jouis
est la liberté; et ma liberté, grâces au ciel, est
mon ouvrage. Quelqu'un s'ose-t-il vanter d'y
avoir contribué? Vous seul, ô George Keithl
pouvez le faire ; et ce n'est pas vous qui m'ac-
cuserez d'ingratitude. J'ajoute à mylord ma-
réchal , mon ami Du Peyrou. Voilà mes vrais
bienfaileurs.Je n'en connoispointd'autres. Vou-
lez-vous donc me lier par des bienfaits? Faites
qu'ils soient de mon choix et non pas du vôtre ;
et soyez sûr que vous ne trouverez de la vie un
cœur plus vraiment reconnoissant que le mien.
Telle est ma façon de penser, que je n'ai point
déguisée ; vous êtes jeune ; vous pouvez la dire
à vos amis ; et si vous trouvez quelqu'un qui la
blâme, ne vous fiez jamais à cet homme-là.
A M. DU PEYROU.
A WooltOD, le 8 janvier 1767.
Que Dieu comble de ses bénédictions mon
cher hôte, qui, par une réconciliation parfaite,
accordeà mon cœur la paixdont il avoit besoin 1
Je prends à bon augure, dans ces circonstan-
ces, celle que vous m'annoncez pour le reste
de mes jours à la fin de votre n° 58. Si je puis
obtenir que le public m'oublie, comptez que je
ne réveillerai plus ses souvenirs. La posté-
rité me rendra justice, j'en suis très-sùr, cela
me console des outrages de mes contempo-
rains.
C'est sans contredit une chose bien douce
qu'une réconciliation, mais elle est précédée de
momens si tristes , qu'il n'en faut plus acheter
à ce prix. La première source de notre petite
mésintelligence est venue du défaut de votre
mémoire et de la confiance que vous n'avez pas
laissé d'y avoir. Dans vos deux pénultièmes let-
tres, par exemple, parlant de ce que vous avoit
dit iM. de Luze , vous supposez m'avoir écrit
qu'il disoit que je n'avois point couché à Calais
dans la même chambre que M. Hume, fait qui
est très-vrai. Si c'étoit là, en effet, ce que voua
m'aviez écrit auparavant, j'aurois eu grand
tort de m'en formaliser, et mes réponses se-
roient très-ridicules. Mais, mon cher hôte, vo-
tre n° 55 ne parloit point du tout de Calais , et
décidoit nettement que je n'avois jamais couché
dans la même chambre avec M. Hume; voici
vos propres termes :
De Luze doute que vous ayez en effet écrit
que vous couchiez dans lamêtne chambre où étoit
Hume, parce que, dit-il, c'est lui de Luze qui a
toujours pendant la route occupé la même cham-
bre avec M. Hume, et que vous étiez seul dans la
vôtre. Ce mot toujours est décisif, ce me sem-
ble, non-seulement pour Calais, mais pour
toute la route ; et ma réponse , très-blâmable
quanta l'emportement, est juste quant au rai-
sonnement.
Dans votre n° 56, vous me marquez que j'jii
rompu publiquement avec M. Hume. Mon cher
hôte, où avez-vous pris cela? Mettez-vous donc
sur mon compte le vacarme qu'a fait le bon
David, pendant que je n'ai pas dit un seul mot,
si ce n'est à lui seul, dans le plus grand secret,
et seulement quand il m'y a forcé? Comme j'é-
tois instruit de son projet, je craignois plus que
la mort l'éclat de cette rupture ; je m'en défen-
dis de tout mon pouvoir, et je ne la fis enfin que
par des lettres bien cachetées, tandis qu'il fai-
soit faire un grand détour aux siennes pour me
les envoyer ouvertes par M. Davenport. Ces
lettres, s'il ne les eût montrées, n'eussent été
vues que de lui, et je n'en aurois parlé même
à personne au monde, qu'à mylord maréchal
et à vous. Appelez-vous cela rompre publique-
ment?
Dans votre n" 58, vous m'accusez d'avoir
mis de la méchanceté dans ma lettre du ^ 0 juil-
let. Ce que je viens de dire répond d'avance à
cette accusation. La méchanceté consiste dans
le dessein de nuire. Quand ma lettre eût con-
tenu des choses effroyables, quel mal pouvoit-
elle faire à iM.Aume, n'étant vue que de lui seul?
Il pouvoit y avoir do la brutalité dans cette
lettre, jamais de la mcclianceté, puisqu'il n'en
pouvoit résulter aucun préjudice poureclui à
602
CORRESPONDANCE.
qui elle étoit écrite , qu'autant qu'il le vouloit j m'écrivez, pour y avoir recours au besoii "«ur
bien. Mais, de grâce, relisez avec moins de \ mes réponses. Un troisième moyen seroit que.
prévention cette lettre : dans la position oii je
l'ai écrite, elle est, j'ose le dire, un prodige de
force d'âme et de modération. Forcé de m'ex-
pliquer avec un fourbe insigne, qui, sous
l'appareil des services, travaille à ma diffama-
tion, je pousse le ménagement jusqu'à ne lui
parler qu'en tierce personne, pour éviter, dans
ce que j'avois à lui dire , la dureté des apos-
trophes. Cette lettre est pleine de ses éloges
(vous voyez comment il me les a rendus) ; par-
tout la raison qui discute, pas un seul trait
d'insulte ou d'humeur, pas un mouvement d'in-
dignation , pas un mot dur, si ce n'est quand
la force du raisonnement le rend si nécessaire,
qu'on ne sauroit ôter le mot sans énerver l'ar-
gument; encore, alors même, ce mot n'est-il
jamais direct et affirmatif , mais hypothétique
etconditionnel. Si vous blâmez celte lettre, j'en
suis d'autant plus fâché que je veux qu'on j uge
par elle l'âme qui l'a dictée.
Cette sévérité de jtigemens, qui va jusqu'à
l'injustice, est aussi loin de votre cœur que de
votre raison, et ne vient que du défaut de vo-
tre mémoire. Vous recevez deséclaircissemens
qui vous font changer d'idée , et vous oubliez
que je ne suis pas instruit de ce changement;
vous voyez que ma rupture avec M. Hume est
publique, et vous oubliez que je n'ai aucune
part à cette publicité ; vous voyez que je lui
dis des choses dures qui sont imprimées, et
vous oubliez également que c'est lui qui m'a
forcé de les lui dire , et que c'est lui qui les a
fait imprimer. Ce que vous avez écrit vous
échappe ou se modifie, et il résulte de tout cela
que je vous parois déraisonner toujours, parce
qu'au lieu de répondre à votre idée présente,
que je ne saurois deviner, je réponds à celle
que vous m'avez communiquée , et dont vous
ne vous souvenez plus.
Il y auroit à cela deux remèdes en votre pou-
voir : le premier seroit que vous voulussiez bien
présumer un peu moins de votre mémoire et
un peu plus de ma raison , en sorte que, quand
ma réponse cadreroit mal avec ce que vous
croyez m'avoirécritjvoussupposassiezqu'il faut
que vous m'ayez écrit autre chose, plutôt que de
conclure que je ne sais ce que je dis ; l'autre se-
roit de garder des copies des lettres que vous
toutes les fois que je réponds à quelque article
de vos lettres , je commençasse par transcrire
dans la mienne l'article auquel je réponds ; mais
cette manière de s'armer jusqu'aux dents avec
ses amis me paroît si cruelle , que j'aime cent
fois mieux me présenter nu et être navré.
Outre les emportemens Irès-condamnables
que je me reproche de mon côté, je tâcherai de
me guérir aussi d'une mauvaise fierté qui me
fait négliger des avis utiles, pour vous mettre
en garde sur ce qu'on vous dit contre moi. Par
exemple, quand vous commençâtes à me par-
ler de M. Brulh avec de grands éloges, je ne vou-
lus rien vous répondre là-dessus, et, en effet, je
n'ai rien à dire contre ces éloges, parce que je ne
connois point du tout lo caractère de M. Brulh.
Mais ce que j'aurois pourtant dû vous dire est
qu'il vint me voiràChiswick,etquesonabord,
son air, son ton , ses manières , me repoussè-
rent à tel point, qu'il ne fut pas en moi de le
bien recevoir.
Je finis sur ce sujet désagréable , pour ne
vous en reparler jamais. J'aurois, sur certaines
questions que vous me faites dans votre lettre,
beaucoup de choses à vous dire que je n'ose
confier au papier. J'ignore encore si l'ami qui
devoit venir cet autonme pourra venir ce prin-
temps. Je crains qu'il ne soit enveloppé dans
les malheurs de sa patrie ; s'il ne vient pas , je
ne vois qu'une ressource pour vous parler en
sûreté, c'est un chiffre auquel je travaille, et
qu'il faudra bien risquer de vous envoyer par
la poste, faute de plus sûre voie. Examinez
avec grand soin l'état du cachet de la lettre qui
le contiendra , pour savoir si elle n'a point été
ouverte ; je vous préviens qu'elle sera cachetée
avec le talisman arabesque que vous connoissez,
et dont on ne sauroit lever et rappliquer l'em-
preinte sans qu'il y paroisse. Je viens de recevoir
de M. de Cerjeat une invitation trop obligeante
pour que j'en méconnoisse la source. Quand
vous aurez mon chiffre, nous en dirons davan-
tage. Adieu, mon cher hôte; je sens toute vo-
tre amitié, et vous devez connoître assez mon
cœur pour juger de la mienne. Mille tendres
respects à la bonne maman. Mylord maréchal
me disoit que les hivers étoicnt doux en An-
gleterre : nous avons ici un pied de glace et
ANiNÈE 1767.
C65
trois pieds de neige; je ne sentis de ma vie un
froid si piquant.
On vient de m'appremlre que les papiers pu-
blics disent la santé de niylord maréchal en
mauvais état. Kli quoi I mon Dieu ! toujours des
malheurs, et toujours des plus terribles 1 Ce
qui me rassure un peu est qu'en conférant la
date de sa dernière lettre avec celle de ces nou-
velles, je les crois fausses, mais je ne puis me
défendre d'une extrême inquiétude; il no m'é-
crira peut-être de très-long-temps ; si vous avez
de ses nouvelles récentes, je vous conjure de
m'en donner. Je vous embrasse.
Recevez les remercîmens et respects de ma-
demoiselle Le Vasseur.
Je compte tirer dans quelques jours sur
vos banquiers une lettre de change de huit
cents francs.
— i
A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU..
Woolton, le 51 janvier 1767.
11 est digne de l'ami dés hommes de consoler
les affligés. La lettre, monsieur, que vous m'avez
fait l'honneur de m'écrire, la circonstance où
elle a été écrite, le noble sentimentqui l'adictée,
la main respectable dont elle vient, l'infortuné
à qui elle s'adresse, tout concourt à lui donner
dans mon cœur le prix qu'elle reçoit du vôtre :
en vous lisant, en vous aimant par conséquent,
j'ai souvcntdésiré d'être connu ot aimé de vous.
Je ne m'attendois pas que ce seroit vous qui
feriez les avances, et cela précisément au mo-
ment où j'étois universellement abandonné;
mais la générosité ne sait rien faire à demi, et
votre lettre en a bien la plénitude. Qu'il seroit
beau que l'ami des hommes donnât retraite à
l'ami de l'égalité! Votre offre m'a si vivement
pénétré, j'en trouve l'objet si honorable à
l'un et à l'autre, que, par un autre effet, bien
contraire, vous me rendrez malheureux peut-
être, par le regret de n'en pas profiter; car,
quelque doux qu'il me fût d'êire votre hôte, je
vois peu d'espoir à le devenir; mon âge plus
avancé que le vôtre, le grand éloignement,
mes maux qui me rendent les voyages très-
pénibles, l'amour du repos, de la solitude, le
désir d'être oublié pour mourir en paix, me
font redouter de me rapprocher dos grandes
villes où mon voisinage pourroit réveiller une
sorte d'attention qui fait mon tourment. D'ail-
leurs, pour ne parler que de ce qui me lien-
droit plus près de vous, sans douter de ma sû-
reté du côté du Parlement de Paris, je lui dois
ce respect de ne pas aller le braver dans son
ressort, comme pour lui faire avouer tacite-
ment son injustice, je le dois à votre ministère,
à qui trop de marques affligeantes me font sen-
tir que j'ai eu le malheur de déplaire, et cela
sans que j'en puisse imaginer d'autre cause
qu'un malentendu d'autant plus cruel que, sans
lui, ce qui m'attira mes disgrâces m'eût dû
mériter des faveurs. Dix mots d'explication
prouveroient cela; mais c'est un des malheurs
atlachésà la puissance humaine, et à ceux qui
lui sont soumis, que quand les grands sont une
fois dans l'erreur, il est impossible qu'ils en
reviennent. Ainsi, monsieur, pour ne point
m'exposer à de nouveaux orages, je me tiens
au seul parti qui peut assurer le repos de mes
derniers jours. J'aime la France, je la regret-
terai toute ma vie; si mon sort dépendoit do
moi, j'iroisy finir mes jours, et vous seriez mon
hôte, puisque vous n'aimez pas que j'aie un pa-
tron; mais, selon toute apparence, mes vœux
et mon cœur feront seuls le voyage, et mes os
resteront ici.
Je n'ai pas eu, monsieur, sur vos écrits,
l'indiff^érence de M. Hume, et je pourrois si
bien vous en parler, qu'ils sont, avec deux
traités de botanique, les seuls livres que j'aie
apportés avec moi dans ma malle, mais outre
que je crois votre sublime amour-propre trop
au-dessus de la petite vanité d'auteur, pour ne
pas dédaigner ces formulaires d'éloges, je suis
déjà trop loin de ces sortes de matières pour
pouvoir en parler avec justesse et même avec
plaisir : tout ce qui tient par quelque côté à la
littérature et à un métier pour lequel certai-
nement je n'étois pas né, m'est devenu si parfai-
tement insupportable, et son souvenir me rap-
pelle tant de tristes idées, que, pour n'y plus
penser, j'ai pris le parti de me défaire de tous
mes livres, qu'on m'a très mal à propos envoyés
de Suisse : les vôtres et les miens sont partis
avec tout le reste. J'ai pris toute lecture dans
un tel dégoût, qu'il a fallu renoncer à mon
Pluiarque : la fatigue même de penser me de-
vient chaque jour plus pénible. J aime à rêver^
6G4
CORRESPONDANCE.
mais librement, en laissant errer ma tète et sans
m'asservir à aucun sujet; et, maintenant que
je vous écris, je quitte à tout moment la plume
pour vous dire en me promenant mille choses
charmantes, qui disparoisscnt sitôt que je re-
viens à mon papier. Celte vie oisive et contem-
plative que vous n'approuvez pas, et que je
n'excuse pas, me devient chaque jour plus dé-
licieuse; errer seul, sans fin et sans cesse,
parmi les arbres et les rochers qui entourent
ma demeure, rêver, ou plutôt cxtravagucr à
mon aise, et, comme vous dites, bayer aux
corneilles; quand ma cervelle s'échauffe trop,
la calmer en analysant quelque mousse ou
quelque fougère ; enfin me livrer sans gêne à
mes fantaisies, qui, grâces au ciel, sont toutes
en mon pouvoir : voilà, monsieur, pour moi la
suprême jouissance , à laquelle je n'imagine
rien de supérieur dans ce monde pour un
homme à mon âge el dan's mon état. Si j'allois
dans une de vos terres, vous pouvez compter
que je ne prendrois pas le plus petit soin en fa-
veur du propriétaire ; je vous verrois voler,
piller, dévaliser, sans jamais en dire un seul
mot, ni à vous ni à personne : tous mes mal-
heurs me viennent de cette ardente haine de
l'injustice, que je n'ai jamais pu dompter. Je
me le tiens pour dit : il est temps d'être sage,
ou du moins tranquille ; je suis las de guer-
res et de querelles; je suis bien sûr de n'en
avoir jamais avec les honnêtes gens, et je n'en
veux plus avec les fripons, car celles-là sont
trop dangereuses. Voyez donc, monsieur, quel
homme utile vous mettriez dans votre maison.
A Dieu ne plaise que je veuille avilir votre of-
fre par cette objection I mais c'en est une dans
vos^maximes, et il faut être conséquent.
r'En censurant cette nonchalance, vous me
[répéterez que c'est n'être bon à rien que n'être
I bon que pour soi (*) : mais peut-on être vrai-
I ment bon pour soi , sans être, par quelque
i côté, bon pour lesautres? D'ailleurs, considérez
qu'il n'appartient pas à fout ami des hommes
d'être, comme vous, leur bienfaiteur en réa-
lité. Considérez que je n'ai ni état ni fortune,
que je vieillis, que je suis infirme, abandonné,
persécuté, détesté, et qu'en voulant faire du
bien je ferois du mal, surtout à moi-même.
(*) C'est la même pensée que dans VÉmile, livre V, mais elle
rrçoiMci une modillcaîion et une exception. G. P.
J'ai reçu mon congé bien signifié, par la nature
et par les hommes : je l'ai pris et j'en veux
profiter. Je ne délibère plus si c'est bien ou mal
fait, parce que c'est une résolution prise, et
rien ne m'en fera départir. Puisse le public
m'oublier comme je l'oublie ! S'il ne veut pas
m'oublier, peu m'importe qu'il m'admire ou
qu'il me déchire; tout cela m'est indifférent;
je tâche de n'en rien savoir, et quand je l'ap-
prends je né m'en soucie guère. Si l'exemple
d'une vie innocente et simple est utile aux hom-
mes, je puis leur faire encore ce bien-là ; mais
c'est le seul, et je suis bien déterminé à ne vi-
vre plus que pour moi et pour mes amis, en
très-petit nombre, mais éprouvés, et qui me
suffisent : encore aurois-je pu m'en passer,
quoique ayant un cœur aimant et tendre, pour
qui des attachemens sont de vrais besoins ; mais
ces besoins m'ont souvent coûté si cher, que
j'ai appris à me suffire à moi-même, et je me
suis conservé I âme assez saine pour le pouvoir.
Jamais sentiment haineux, envieux, vindicatif,
n'approcha de mon cœur. Le souvenir de mes
amis donne à ma rêverie un charme que le sou-
venir de mes ennemis ne trouble point. Je suis
tout entier où je suis, et point où sont ceux qui
me persécutent. Leur haine, quand elle n'agit
pas, ne trouble qu'eux, et je la leur laisse pour
toute vengeance. Je ne suis pas parfaitement
heureux, parce qu'il n'y a rien de parfait ici-
bas, surtj}ut le bonheur ; mais j'en suis aussi
près que je puisse l'être dans cet exil. Peu de
chose de plus combleroit mes vœux, moins de
maux corporels, un climat plus doux, un ciel
plus pur, un air plus serein, surtout des cœurs
plus ouverts, où, quand le mien s'épanche, il
sentît que c'est dans un autre. J'ai ce bonheur
en ce moment ; et vous voyez que j'en profite ;
mais je ne l'ai pas tout-à-fait impunément ; vo-
tre lettre me laissera des souvenirs qui ne s'ef-
faceront pas, et qui me rendront parfois moins
tranquille. Je n'aime pas les pays arides, et la
Provence m'attire peu ; mais cette terre en An-
goumois, qui n'est pas encore en rapport, et
où l'on peut retrouver quelquefois la nature, me
donnera souvent des regrets qui ne seront pas
tous pour elle. Bonjour, monsieur le marquis.
Je hais les formules, et je vous prie de m'en
dispenser. Je vous salue très-humblement et
de tout mon cœur.
-wr
ANNEK 1767.
GC«
k M. d'ivernois.
Wootlon, le 5t janvier 4767.
Jamais, monsieur, je n'ai écrit, ni dit, ni
pensé rien de pareil aux exlravagances qu'on
vous dit avoir été trouvées écrites de ma main
dans les papiers de M. Le Nieps, non plus que
rien de ce que M. de Voltaire publie, avec son
impudence ordinaire, être écrit et signé de moi
dans les mains du ministre Montmollin. Votre
inépuisable crédulité ne me fâche plus, mais
elle m'étonne toujours, et d'autant plus en cette
occasion, que vous avez pu voir dans nos liai-
sons que je ne suis pas visionnaire, et dans le
Contrat social, que je n'ai jamais approuvé le
gouvernement démocratique. Avez-vous donc
assez grande opinion de la probité de mes en-
nemis pour les croire incapables d'inventer des
mensonges, et peuvent-ils obtenir votre estime
aux dépens de celle que vous me devez?
Tandis que votre facilité à tout croire en
montre si peu pour moi, la mienne pour vous
et vos magnanimes compatriotes augmente de
jour en jour. Le courage et la fermeté n'est
pas en eux ce qui frappe, je m'y attendois :
mais je ne m'attendois pas, je l'avoue, à voir
tant de sagesse en même temps au milieu des
plus grands dangers. Voici la première fois
qu'un peuple a montré ce grand et beau spec-
tacle; il mérite d'être inscrit dans les fastes de
l'histoire. Vos magistrats, messieurs, se con-
duisent dans toute cette affaire comme un peu-
pie forcené ; et vous vous conduisez, dans les
périls terribles qui vous menacent, avec toute la
dignitédes plus respectables magistrats. Jecrois
voir le sénat de Rome assis gravement dans la
place publique, attendant la mort de la main
des Gaulois. Voici la première et dernière fois
que, depuis notre entrevue de Thonon, je me
serois permis de vous parler de vos affaires ;
mais je n'ai pu refuser ce mol d'admiration à
celle que vous m'inspirez. Vous savez quel fut
constamment mon avis dans cette entrevue; et,
comme je vous rends de bon cœur la justi^ce
qui vous est due, j'espère que vous ne me re-
fuserez pas non plus, dans l'occasion celle que
vous me devez. Je n'ai rien de plus à vous dire.
De tels hommes n'ont assurément plus besoin
de consens, et ce n'est p.ns à moi de leur en
donner. Mon service est fait pour le reste de
ma vie ; il ne me reste qu'à monrir en repos si
je puis.
Vous ne doutez pas, mon ami, du tendre em-
pressement que j'aurois de vous voir. Cepen-
dant il convient, pour mon repos et pour votre
avantage, que nous ne nous livrions à ce plaisir
que quand tout sera fini de manière ou d'autre
dans votre ville. Le public, qui me connoît si
peu, et qui me juge si mal , ne doute pas que
je n'aille toujours semant parmi vous la dis-
corde; et l'on prétend m'avoir vu moi-même
le mois dernier, caché en Suisse pour cet effet.
Tout ce que vous feriez de bien seroit mal, si-
tôt qu'on présumeroit que c'est moi qui l'ai
conseillé. Ne venez donc que couronné d'un ra-
meau d'olives, afin que nous goûtions le plai-
sir de nous voir dans toute sa pureté. Puisse
arriver bientôt cet heureux moment! personne
au monde n'y sera plus sensible que le cœur
de votre ami.
A M. DUTENS.
Wootton, le 5 février 4767.
J'étois, monsieur, vraiment peiné de ne pou-
voir, faute de savoir votre adresse, vous faire
les remercimens que je vous devois. Je vous en
dois de nouveaux pour m'avoir tiré de celte
peine, et surtout pour le livre de votre compo-
sition que vous m'avez fait l'honneur de m'en-
voyer (*). Je suis fâché de ne pouvoir vous en
parler avec connoissance , mais ayant renoncé
pour ma vie à tous les livres, je n'ose faire ex-
ception pour le vôtre : car, outre que je n'ai
jamais été assez savant pour juger de pareille
matière, je craindrois que le plaisir de vous
lire ne me rendit le goût de la littérature, qu'il
m'importe de ne jamais laisser ranimer. Seule-
ment je n'ai pu m'empêcher de parcourir l'ar-
ticle de la botanique, à laquelle je me suis con-
sacré pour tout amusement ; et si votre sen-
timent est aussi bien établi sur le reste, vous
aurez forcé les modernes à rendre l'hommage
(*) C'est l'ouvrage intitulé Recherches sur l'origine des dé-
couvertes attribuées aux modernes, publié en 4766, et ilonl
la quatrième édition est de 4812, 2 vol. in-S". Butens, auteur
et éditeur de beaucoup d'ouvrages, étoit an François établi i
Londres, où 11 est mort en 4842, étaut membre de la Société
royale, et ayant le titre d'historiographe du roi de la Grande-
Bretagne. G. Pi
600
UUKliLtJPUiNUAlNCE.
qu'ils doivent aiSt nnciens. Vous nvez très-sa-
{jcnient fait de ur pas appuyer sur les vers de
(llaudhén; l'autorité eût été d'autant plus foi-
ble, que des trois arbres qu'il nomme après
le palmier, il n'y en a qu'un qui porte les deux
sexes sur difFérens individus (*). Au reste, je
ne conviendrai pas tout-à-fait avec vous que
Tournefort soit le plus {jrand botaniste du siè-
cle; il a la fl[l»)ire d'avoir fait le premier de la
botanique une étude vraiment méthodique;
mais cette élude encore après lui n'étoit qii'une
étude d'af)othicaire. 11 éioit réservé à l'illustre
Linnaeus d'en faire une science philosophique.
Je sais avec quel mépris on affecte on France
de traiter ce grand naturaliste, mais le reste
de l'Europe l'en dédommage, et la postérité
l'en vengera. Ce que je dis est assurément sans
partialité, et par le seul amour de la vérité
et (Je la justice; car je ne connois ni M. Lin-
nœus, ni aucun de ses disciples, ni aiicun de
ses amis.
Je n'écris point à M. Laliaud , parce que je
me suis interdit toute correspondance, hors les
cas de nécessité ; mais je suis vivement touché
et de son zèle, et de celui de l'estimable ano-
nyme dont il m'a envoyé l'écrit (**), et qui pre-
nant si généreusement ma défense, sans me
connoître, me rend ce zèle pur avec lequel j'ai
souvent combattu pour la justice et la vérité,
ou pour ce qui m'a paru l'être, sans partialité,
sans crainte et contre mon propre intérêt. Ce-
pendant jedésire sincèrement qu'on laisse hur-
ler tout leur soiil ce troupeau de loups enra-
gés, sans leur répondre. Tout cela ne fait
qu'entretenir les souvenirs du public, et mon
repos dépend désormais d'en être entièrement
oublié. Votre estime, monsieur, et celle des
hommes de mérite qui vous ressemblent, est
assez pour moi. Pour plaire aux méchans, il
(■) Voici ces vers qui, en effet, rapprocliés de ceux qui les
précè-ieiit et de ceux qui les suivent, n'offrent autre chose
(ju un trait d iinagiuatioa, ne prouvant rien par lui même :
« Virunt in Venerem frondes, omnisque vicissim
■ Félix arber «mat, nutant ad mutua palms
» Focdera, populeo susptrat.populus ictu ,
» El platanl platanis, «Inoque assimilât alnus. n
Clacdian. , de Muptiis llonorii et Mari». G. P.
faudroit leur ressembler; je n'achèterai pas à
ce prix leur bienveillance.
Agréez, monsieur, je vous supplie, mes sa-
lutations et mon respect.
Vous pouvez, monsieur, remettre à M. Da-
venport ou m'expédier par la poste à son
adresse ce que vous pourrez prendre la peine
do m'envoyer : lune et l'autre voie est à votre
choix et me paroît sûre. Quand M.Davenport
n'est pas à Londres, il n'y a plus alors que la
poste pour les lettres, et le ivaggon d'Ashbown
pour les gros paquets. On m'écrit qu'il se fait
à I>ondres une collecte pour l'infortuné peuple
de Genève; si vous savez qïitcst chargé des de-
niers de cette collecte, vous m'obligerez d'en
informer M. Davenport.
A M. LE DUC DE GRfcFFTON.
Wootlon, le 7 février 4767.
Monsieur le duc ,
Je vous dois des remercîmens que je vous ,
prie d'agréer. Quoique les droits qu'on avoit
exigés pour mes livres à la douane me parus-
sent forts pour la chose et pour ma bourse ,
j'élois bien éloigné d'en demander, et d'en dé-
sirer le remboursement. Vos bontés, très-gra-
tuites sur ce point, en sont d'autant plus obli-
geantes ; et puisque vous voulez que j'y
reconnoissemêmecellesduroi, jemetiensaussi
flatté qu'honoré d'une grâce d'un prix inesli-
Koable , par la source dont elle vient, et je la
reçois avec la reconnoissance et la vénération
que je dois aux faveurs de sa majesté, passant
par des mains aussi -dignes de les répandre.
Daignez , M. le duc, recevoir avec bonté les
assiarancesdemon profond respect.
A MADAME LATODR. *
AVootton, le 7 février 1767.
Je viens de recevoir, dans la même brochure,
deux pièces dont on ne m'a point voulu nom-
mer les auteurs, La lecture de la première m'a
fait chérir le sien, sans me le faire connoître.
Pour la seconde, en la lisant le cœur m'a battu,
et j'ai reconnu ma chère Marianne. J'espère
qu'elle me connoît aussi.
ANNÉE 1767.
cr,7
-« A M. GUY.
^^^ WooltoD, le 7 février 1767.
J'ai lu, monsiour.avec aitondrissement l'ou-
vrage de mes défenseurs(') donl vous ne m'aviez
point parlé. Il me semble que ce n'éioit pas pour
moi que leurs honorables noms dévoient êire
un secret, comme si l'on vouloit les dérober à
n>a reconnoissance. Je ne vous pardonnerois
jamais surtout de m'avoir tu celui de la dame,
si je ne l'eusse à l'instant deviné. C'est de ma
part un bien petit mérite : je n'ai pas assez d'a-
mis capables de ce zèle et de ce talent pour
avoir pu m'y tromper. Voici une lettre pour
elle, à laquelle je n'ose mettre son nom, à cause
des risques que peuvent -courir mes letlres,
mais où elle verra que je la reconnois bien. Je
vous charge, M. Guy, ou plutôt j'ose vous per-
mettre en la lui remettant, de vous mettre en
mon nom à genoux devant elle, et de lui bai-
ser la main droite, cette charmante main plus
auguste que celle des impératrices et des rei-
nes, qui sait défendre et honorer si pleinement
et si noblement l'innocence avilie. Je me flatte
que j'aurois reconnu de même son digne collè-
gue, si nous nous étions connus auparavant,
mais je n'ai pas eu ce bonheur; et je ne sais si
je dois m'en féliciter ou m'en plaindre, tant je
trouve noble et beau que la voix de l'équité sé-
léve en ma faveur, du sein même des inconnus.
Les éditeurs du factum de M. Hume disent
qu'il abandonne sa cause au jugement des es-
prits droits et des cœurs honnêtes : c'est là ce
qu'eux et lui se garderont bien de faire, mais
ce que je fais moi avec confiance, et qu'avec
de pareils défenseurs j'aurois fait avec succès.
Cependant on a omis dans ces deux pièces des
choses très-essentielles ; et on y a fait des
méprises qu'on eiit évitées si, m'avertissant à
temps de ce qu'on vouloit faire, on m'eût de-
mandé des éclaircissemens. Il est étonnant que
personne n'ait encore mis la question sous son
vrai point de vue ; il ne falloit que cela seul, et
tout étoit dit.
Au reste, il est certain que la lettre que je
vous écrivis a été traduite par extraits faits,
O C'e»t le Préci$ ou Observations sur l'Exposé succinct,
dont il a été parlé dans \a note TprécéAente ; ces Observations
étaient suivies (l'une lettre de madame '"(Latoiir deFranque-
ville) i l'auteur de la Justification de M- Rousseau. G. P.
comme vous pouvez penser, dans les f)apier8
de I.ondres, et il n'est pas difficile de com-
prendre d'où venoienl ces extraits, ni pour
quelle fin. ^
Miiis vojpi un fait assez bizarre qu'il est fù-
cheux que mes dignes défenseurs n'nient pas
su. Croiriez-vous que les deux feuilles que j'ai
citées du Saint-James Chronicle ont disparu en
Angleterre? M. Davenport les a fait chercher
inutilement chez l'imprimeur et dans les cafés
de Londres, sur une indication suffisante, par
son libraire, qu'il m'a assuré être un honnéio
homme, et il n'a rien trouvé; les feuilles sont
éclipsées. Je ne ferai point de commentaires
sur ce fait, mais convenez qu'il donne à pen-
ser. Oh! mon cher monsieur Guy, faut-il donc
mourir dans ces contrées éloignées, sans re-
voir jamais la face d'un ami sûr, dans le sein
duquel je puisse épancher mon cœur 1
A MYLORD COMTE DE H/IRCOURT.
Woolton, le i février 1767.
Il est vrai, mylord, que je vous croyois ami
de M. Hume ; mais la preuve que je vous croyois
encore plus ami de la justice et de la vérité est
que, sans vous écrire, sans vous prévenir en
aucune façon, je vous ai cité et nommé, avec
confiance, sur un fait qui étoit à sa charge,
sans crainte d'être démenti par vous. Je ne suis
pas assez injuste pour juger mal par M. Hume
de tous ses amis : il en a qui le connoissent et
sont très-dignes de lui ; mais il en a aussi qui
ne le connoissent pas; etceux-!à méritent qu'on
les plaigne, sans les en estimer moins. Je suis
irès-touché, mylord, de vos lettres, et très-
sensible au courage que vous avez de vous
montrer de mes amis parmi vos compatriotes
et vos pareils, mais je suis fâché pour eux qu'il
faille à cela du courage : je connois des gens
mieux instruits chez lesquels on y metiroit de
la vanité.
Je vous prouverai, mylord, mon entière et
pleine confiance en me prévalant de vos offres ;
et dès à présent j'ai une grâce à vous deman-
der, c'est de me donner des nouvelles de
M.Watelet. H est ancien ami de M. d'Alembert,
m:iis il est aussi mon ancienne connoissance ;
ms
COHIlESPONDAiNCE.
et les seuls jugemens que je crains sont ceux
des gens qui ne me connoissent pas. Je puis
bien dire de M. Watelet, au sujet de M. d Â-
lembert, ce que j'ai dit de vous au sujet de
M. Hume ; mais je connois l'incroyable ruse
de mes ennemis capable d'enlacer dans ses
pièges adroits la raison et la vertu mêmes.
Si M. Watelet m'aime toujours, de grâce,
pressez-vous de me le dire, car j'ai grand
besoin de le savoir. Agréez, mylord, je vous
supplie, mes très-humbles salutations et mon
respect.
A M. DAVENPORT.
Le 7 février 1767.
J'ai reçu hier, monsieur, votre lettre du 3,
par laquelle j'apprends avec grand plaisir votre
entier rétablissement. Je ne puis pas vous an-
noncer le mien tout-à-fait de même; je suis
mieux cependant que ces jours derniers.
Je suis fort sensible aux soins bienfaisans de
M. Fitzherbert, surtout si, comme j'aime à le
croire, il en prend autant pour mon honneur
que pour mes intérêts. Il semble avoir hérité
des empressemens de son ami M. Hume. Comme
j'espère qu'il n'a pas hérité de ses sentimens,
je vous prie de lui témoigner combien je suis
touché de ses bontés.
Voici une lettre pour M. le duc de Graffton,
que je vous prie de fermer avant de la lui faire
passer. Je dois des remcrcîmens à tout le monde;
et vous , monsieur, à qui j'en dois le plus, êtes
celui à qui j'en fais le moins : mais, comme
vous ne vous étendez pas en paroles, vous ai-
mez sans doute à être imité. Mes salutations, je
vous supplie, et celles de mademoiselle Le Vas-
seur à vos chers enfans et aux dames de voire
maison. Agréez son respect et mes irès-hum-
bles salutations.
kV MÊME.
Février 1767.
Bien loin, monsieur, qu'il puisse jamais m'ê-
tre entré dans l'esprit d'être assez vain, assez
sot, et assez mal appris pour refuser les grâces
du roi, je les ai toujours regardées et les regar-
-derai toujours comme le plus grand honneur
qui me puisse arriver. Quand je consultai my-
lord maréchal si je les accepterois, ce n'étoit
certainement pas que je fusse là-dessus en
doute, mais c'est qu'un devoir particulier et
indispensable ne me permettoit pas de le faire
que je n'eusse son agrément. J'étois bien sûr
qu'il ne le refuseroit pas. Mais, monsieur,
quand le roi d'Angleterre et tous les souverains
de l'univers mettroient à mes pieds tous leurs
trésors et toutes leurs couronnes, par les mains
de David Hume, ou de quelque autre homme
de son espèce, s'il en existe, je les rejetterois
toujours avec autant d'indignation que, dans
tout autre cas, je les recevrois avec respect et
reconnoissance. Voilà mes sentimens, dont rien
ne me fera départir. J'ignore à quel sort, à
quels malheurs la Providence me réserve en-
core; mais ce que je sais, c'est que les senti-
mens de droiture et d'honneur qui sont gravés
dans mon cœur n'en sortiront jamais qu'avec
mon dernier soupir. J'espère, pour cette fois,
que je me serai exprimé clairement.
Il ne faut pas, mon cher monsieur, je vous
en prie, mettre tant de formalités à l'affaire de
mes livres : ayez la bonté de montrer le cata-
logue à un libraire, qu'il note les prix de ceux
des livres qui en valent la peine ; sur cette esti-
mation, voyezs'il y en a quelques-uns dont vous
ou vos amis puissiez vous accommoder; brûlez
le reste, et ne cédez rien à aucun libraire, afin
qu'il n'aille pas sonner la trompette par la ville
I qu'il a des livres à moi. Il y en a quelques-uns,
entre autres le livre de l'Esprit, in-4°, de la
première édition, qui est rare, et où j'ai fait
quelques notes aux marges; je voudrois bien
que ce livre-là ne tombât qu'entre des mains
amies. J'espère, mon bon et cher hôte, que
vous ne me ferez pas le sensible affront de
refuser le petit cadeau de mes ouvrages.
Les estampes avoient été mises par mon ami
dans le ballot des livres de botanique qui m'a
été envoyé; elles ne s'y sont pas trouvées, et
les porte-feuilles me sontarrivés vides: j'ignore
absolument où Becket a jugé à propos de four-
rer ce qui étoit dedans.
Je voulois remettre à des momens plus tran-
quilles de vous parler en détail de vos envois :
ce qui m'en plaît le plus est que si vous entendez
que je reste dans votre maison jusqu'à ce que
la muscade et la cannelle soient consommées,
.àÈL.
AN.NÈE 1767.
669
je n'en démarrer;»! pas d un bon siècle. Le tabac
est très-bon, et même trop bon, puisqu'il s'en
consomme plus vite : je vous fais mon remer-
cimcnt de l'empletie , et non pas de la chose,
puisque c'est une commission , et vous savez
les règles. L'eau de la reine de Hongrie m'a fait
le plus grand plaisir, et j'ai reconnu là un sou-
venir et une attention de M. de Luzonne, à quoi
j 'ai été fort sensible. Mais qu'est-ce que c'est que
dos petits carrés de savon parfumé? à quoi
diable sert ce savon? je veux mourir si j'en
sais rien, à moins que ce ne soit à faire la barbe
aux puces. Le café n'a pas encore été essayé,
parce que vous en aviez laissé, et qu'ayant été
malade il en a fallu suspendre l'usage. Je me
perds au milieu de tout cet inventaire. J'espère
que, pour le coup, vous ne ferez pas de même,
et que vous recueillerez les mémoires des mar-
chands, afin que quand vous serez ici, et qu'il
s'agira de savoir ce que tout cela coule, vous
ne me disiez pas, comme à l'ordinaire, je n'en
sais rien. Tant de richesses me mettroient de
bonne humeur si les désastres de nos pauvres
Genevois, et mes inquiétudes sur mylord maré-
chal, n'empoisonnoient toute ma joie. J'ai craint
pour vous l'impression de ces temps humides,
et je la sens aussi pour ma part. Voici le plus
mauvais mois de l'année ; il faut espérer que
celui qui le suivra nous traitera mieux. Ainsi
soit-il. Mademoiselle Le Vasseur et moi faisons
nos salutations à tout ce qui vous appartient, et
vous prions d'agréer les nôtres.
A M. DIVEBNOIS.
Wootton, le 7 février 1767.
J'ai fait, cher ami, une étourderie épouvan-
table, qui sûrement me coûtera plus cher qu'à
vous. Dans une distraction causée par la diver-
sité des affaires pressées, je vous ai adressé en
droiture une lettre dans laquelle je parlois ou-
vertement de votre futur voyage , et d'autres
choses où le secret n'cioit pas moins requis.
Comme je ne doute pas un instant que cette let-
tre ne soit interceptée, je vous en transcris ce
quej'ai pu tirer d'un premierchiffon barbouillé,
qu'il a fallu recommencer (*).
C) C'est la lettre du 81 janvier 1767, ci -devant, pjge 66S.
Voilà ce que je vous écrivois il y a huit jours
et que je vous confirme : mais ayant appris de-
puis lorsà quelle extrémité votre pauvre peuple
est réduit , je sens déchirer mes entrailles pa-
triotiques, et je crois devoir vous dire qu'il est,
selon moi , temps de céder. Vous le pouvez
sans honte , puisque la résistance est inutile,
et vous le devez pour conserver ce qui vous
reste, après vos lois et votre liberté. Quand je
dis ce qui vous reste, je n'entends pas bassement
vos biens, mais votre pays, vos familles, et ces
multitudes de pauvres compatriotes, à qui le
pain est encore plus nécessaire que la liberté.
J'apprends que vous vous cotisez généreuse-
ment pour ces pauvres gens ; je voudrois bien
pouvoir suivre ce bon exemple. J'enverrai quel-
que bagatelle aux collecteurs de I .ondres, selon
mes moyens; mais je vous prie d'avoir recours
pour moi à madame Boy de La Tour, afin
qu'étant une des causes innocentes des misères
de ce pauvre peuple , je contribue aussi en
quelque chose à son soulagement.
Adieu, mon ami ; je vous embrasse tendre-
ment. J'ai le plus grand besoin de vous voir;
mais, encore un coup, ne venez que quand vos
affaires seront finies. Ce délai importe, et vous
pourriez trouver quelque obstacle à passer.
Malgré mon étourderie, venez à petit bruit au-
tant qu'il sera possible. Mais j'ai changé d'avis
sur votre séjour à Londres, et je serois bien aise
que vous vous y arrêtassiez quelques jours pour
connoître un peu par vous-même l'air du bu-
reau ; car enfin , si de là vous voulez absolu-
ment venir, personne n'aura le pouvoir de vous
en empêcher. J'embrasse nos amis : ne m'ou-
bliez pas, je vous en supplie, auprès de madame
d'Ivernois.
Bien des remercîmens et respects de made-
moiselle Le Vasseur. Si je ne vous ai pas tou-
jours répété la même chose à chaque lettre,
c'est qu'il me sembloii queccla n'avoit plus be-
soin d'être dit , car il n'y a pas de fois qu'elle
ne m'en ait chargé.
A UYLORD UARECBAL.
Le 8 février 1767.
Quoi, mylord, pas un seul mot de vousl
Quel silence, et qu'il est cruel ! Ce n'est pas le
070
CORKESPOiNDANCE.
pis encore : madame la duchesse de Poriland
m'a donné les plus {grandes alarmes on me mar-
quant que les papiers publics vous avoient dit
fort mal, et me priant do lui dire de vos nou-
velles. Vousconnoissez mon cœur, vous pouvez
jujjer de monéiat ; craindre à,la fois pour votre
amitié et pour votre vie, ah ! c'en est trop. J'ai
écrit aussitôt à M. Uougcmont pour avoir de
vos nouvelles : il m'a marqué qu'en effet vous
aviez été fort malade , mais que vous étiez
mieux. Il n'y a pas là de quoi me rassurer assez,
tant que je ne recevrai rien de vous. Mon pro-
tecteur, mon bienfaiteur, mon ami, mon père,
aucun de ces titres ne pourra-t-il vous émou-
voir? Je me prosterne à vos pieds pour vous
demander un seul mot. Que voulez-vous que je
marque à madame de Portiand? lui dirai-je :
Madame, mylord maréchal m'aimoit, mais il
me trouve trop malheureux pour m' aimer en-
core; il ne m'écrit plus La plume me tombe
des mains.
I A M. GRANVILLE
Wootton, février 1767.
Je crois, monsieur, la tisane du médecin es-
pagnol meilleure et plus saine que le bouillon
rouge du médecin françois ; la provision de
miel n'est pas moins bonne , et si les apothi-
caires fournissoient daussi bonnes droguesque
vous , ils auroient bientôt ma pratique; mais,
badinage à part, que j'aie avec vous un mo-
ment d'explication sérieuse.
Jadis j'aimois avec passion la -liberté, l'éga-
lité; et, voulant vivre exempt des obligations
dont je ne pouvois macquitier en pareille mon-
noie, je me refusois aux cadeaux même de mes
amis, ce qui m'a souvent attiré bien des que-
relles. Maintenant j'ai changé de goût, et c'est
moins la liberté que la paix que j'aime ; je sou-
pire incessamment après elle; je la préfère dés-
ormais à tout: je la veux à tout prix avec mes
amis; je la veux même avec mes ennemis , s'il
est possible. J'ai donc résolu d'endurer désor-
mais des uns tout le bien , et des autres tout
le mal qu'ils voudront me faire, sans disputer,
sans m'en défendre , et sans leur résister en
quelque façon que ce soit. Je me livre à tous
pour faire de moi, soit pour, soit contre, en-
tièrement à leur volonté : ils peuvent tout,
hors de m'engager dans uiie dispute, ce qui
très-certainement n'arrivera plus de mes jours.
Vous voyez, monsieur, d après cela, combien
vous avez beau jeu avec moi dans les cadeaux
continuels qu'il vous plaît de me faire : mais il
faut tout vous dire : sans les refuser, je n'en
serai pas plus reconnoissant que si vous ne m'en
faisiez aucun. Je vous suis attaché, monsieur,
et je bénis le ciel, dans mes misères, de la
consolation qu'il m'a ménagée en me donnant
un voisin tel que vous: mon cœur est plein de
l'intérêt que vous voulez bien prendre à moi,
de vos attentions, de vos soins, de vos bontés,
mais non pas de vos dons : c'est peine perdue,
je vous assure; ils n'ajoutent rien à mes senti-
mens pour vous , je ne vous en aimerai pas
moins, et je serai beaucoup plus à mon aise si
vous voulez bien les supprimer désormais.
Vous voilà bien averti, monsieur ; vous savez
comment je pense, et je vous ai parlé très-sé-
rieusement. Du reste , votre volonté soit faite
et non pas la mienne; vous serez toujours le
maître d'en user comme il vous plaira.
Le temps est bien froid pour se mettre en
route. Cependant, si vous êtes absolument ré-
solu de partir, recevez tous mes souhaits pour
votre bon voyage et pour votre prompt et heu-
reux retour. Quand vous verrez madame la
duchesse de Portiand , faites-lui ma cour, je
vous supplie; rassurcz-la sur l'étal de mylord
maréchal. Cependant, comme je ne serai par-
faitement rassuré moi-même que qiiand j'aurai
de ses nouvelles, sitôt que j'en aurai reçu j'au-
rai l'honneur d en faire part à madame la du-
chesse. Adieu , monsieur, derechef; bon voyage,
et souvenez-vous quelquefois du pauvre her-
mite votre voisin.
Vous verrez sans doute votre aimable nièce :
je vous prie de lui parler quelquefois du captif
qu'elle a mis dans ses chaînes et qui s'honore
de les porter.
A MYLORD COMTE DE HARCODRT.
Wootton, le 44 février 1767.
Vous m'avez donné, mylord, le premier vrai
plaisir que j'aie goûté depuis long-temps, en
m'apprenant que j'étois toujours aimé de
ANNÉE 1767.
G7I
M. Watclet. Je lo mérite , en vérité , par mes
sentimens pour lui ; et moi qui m'inquiète très-
médiocrement do lestime du public, je sens
que je n'aurois jamais pu me passer de la sienne.
Il ne faut absolument point que ses estampes
soient en vente avec les autres; et puisque, de
peur de reprendre un goût auquel je veux re-
noncer, jo n'ose les avoir avec moi, je vous
prie de les prendre au moins en dépôt, jusqu'à
ce que vous trouviez à les lui renvoyer, qu à en
faire un usafje convenable. Si vous trouviez par
hasard à les changer entre les mains do quelque
amateur contre un livre de botanique, à la
bonne heure, j'aurois le plaisir de mettre à ce
livre le nom de M. Watelet ; mais pour les ven-
dre, jamais. Pour le reste, puisque vous voulez
bien chercher à m'en défaire, je laisse à votre
entière disposition le soin de me rendre ce bon
office, pourvu. que cela se fasse, de la part des
acheteurs, sans faveur et sans préférence, et
qu'il ne soil pas question de moi. Puisque vous
ne dédaignez pas de vous donner pour moi ce
petit tracas, j'attends de la candeur de vos sen-
limens, que vous consulterez plus mon goût
que mon avantage; ce sera m'obliger double-
ment. Ce n'est point un produit nécessaire à ma
subsistance; je le destine en entier à des livres
de botanique, seul et dernier amusement au-
quel je me,suis consacré.
L'honneur que vous faites à mademoiselle Le
Vasseur de vous souvenir d'elle, l'autorise à
vous assurer de sa reconnoissance et de son
respect. Agréez, mylord, je vous supplie, les
mêmes sentimens de ma part.
P. S. Il doit y avoir parmi mes estampes un
petiiporte-feuillecontenantdebonnes épreuves
de celles de tous mes écrits. Oserai-je me flatter
que vous ne dédaignerez pas ce foible cadeau,
et de placer ce porte-feuille parmi les vôtres? Je
prends la liberté devons prier, mylord, de vou-
loir bien donner cours à la lettre ci-jointe.
A M. DU PEYROU.
Wootton, le !4 février 1767.
Je confesse, mon cher hôte, le tort que j'ai
ru de ne pas répondre sur-!e champ à voire
u" 39; car, malgré la honte d'avouer votre cré-
dulité, je vois quo l'autorité du vuiiurier Le
Comte avoit fait une grande impression sur
votre esprit. Je me fâchois d'abord de cette
petite foiblesseqni me paroissoit peu d'accord
avec le grand seO» que je vous connois; mais
chacun a les siennes, et il n'y a qu'un homme
bien estimable à qui l'on n'en puisse pas repro-
cher de plus grandes que celles-là. J'ai été ma-
lade, et je ne suis pas bien ; jai eu des tracas
qui ne sont pas finis, et qui m'ont empêché
d'exécuter la résolution que j'avois prise do
vous écrire au plus vite que je n'étois pas à
Morges ; mais j'ai pensé que mon n° 7 vous le
diroit assez, et d'ailleurs qu'une nouvelle dts
celte espèce disparoîtroit bientôt pour faire
place à quelque autre aussi raisonnable.
Vous savez que j'ai peu de foi aux grands
guérisseurs. J'ai toujours eu une médiocre
opinion du succès de votre voyage de Belforl,
et vos dernières lettres ne l'ont que trop con-
firmée. Consolez-vous, mon cher hôte; vos
oreilles resteront à peu près ce qu'elles sof^l;
mais, quoi que j'aie pu vous en dire dans ma
colère, |es oreilles de votre esprit sont assez
ouvertes pour vous consolepd'avoir le tympan
matériel un peu obstrué : ce n'est pas le défaut
de votre judiciaire qui vous rend crédule, c'est
l'excès de voire bonté ; vous estimez trop mes
eiHiemis pour les croire capables d inventerdcs
mensonges et de payer des pieds-plats pour les
divulguer : il est vrai que, si vous n'êtes pas
détrompé, ce n'est pas leur faute.
Je tremble que mylord maréchal ne soit dans
le même cas, mais d'une manière bien plus
cruelle, puisqu'il ne s'agit pas de moins que de
perdre l'amitié de celui de tous les hommes à
qui je dois le p!us et à qui je suis le ^(us atta-
ché. Je ne sais ce qu'ont pu manœuvrer auprès
de lui le bon David et le fils du jongleur qui
est à Berlin; mais mylord maréchal ne m'écrit
plus, et m'a même annoncé qu'd cesseroii de
m'écrire, sans m'en dire aucune autre raison,
sinon qu'il étoit vieux, qu'il écrivoit avec peine,
qu'il avoit cessé d'écrire à ses parons , etc.
Vous jugez si mon cœur est la dupe de pareils
prétextes. Madame la duchesse de Poruand,
avec qui j'ai faitconnoissancel etéderniei chez
un voisin, m'a porté en mémo temps \e plus
sensible coup, en me marquant que les nou-
velles publiques l'avoient dit à rextrémité, et
672
CORRESPONDANCE.
**.
mo demandant de ses nouvelles. Dans ma
frayeur, je me suis hâté décrire à M. Rouge-
mont pour savoir ce qu'il en étoit. Il m'a ras-
suré sur sa vie, en me marquant qu'en effet il
avoit éié fort mal, mais qu'il étoit beaucoup
mieux. Qni me rassurera maintenant sur son
cœur? Depuis le 22 novembre, date de sa der-
nière lettre, je lui ai écrit plusieurs fois, et sur
quel ton! Point de réponse. Pour comble, je
ne sais quelle contenance tenir vis-à-vis de ma-
dame de Portland, à qui je ne puis différer plus
long-tcpips de répondre, et à qui je ne veux
pas dire ma peine. Rendez-moi, je vous en con-
jure, le service essentiel d'écrire à mylord ma-
réchal, epgagez-le à ne pas me juger sans
m'eniendre, à me dire au moins de quoi je suis
accusé. Voilà le plus cruel des malheurs de ma
vie et qui terminera tous les autres.
J'oubliois de vous dire que M. le duc de
Graffton, premier commissaire de la trésore-
rie, ayant appris la vexation exercée à la
douane, au sujet de mes livres, a fait ordonner
au douanier de rembourser cet argept à Becket,
qui l'avoit payé pour moi, et que, dans le billet
par lequel il m'en a fait donner avis, il a ajouté
un compliment Irès-honnête de la part du roi.
Tout cela est fort honorable, mais ne console
pas mon cœur de la peine secrète que vous sa-
vez. Je vous embrasse, mon cher hôte, de tout
mon cœur.
A H. DUTENS.
Wootlon, le «6 février 1767.
Je suis bien reconnoissant, monsieur, des
soins obligeans que vous voulez bien prendre
pour la vente de mes bouquins ; mais, sur votre
lettre et celles de M. Davenport, je vois à cela
des embarras qui me dégoùteroient tout-à-fait
de les vendre, si jesavoisoù les mettre; car ils
ne peuvent rester chez M. Davenport, qui ne
f^arde pas son appartement toute l'année. Je
n'aime point une vente publique, môme en
permettant qu'elle se fasse sous votre nom;
car, outre que le mien est à la tête de la plupart
de mes livres, on se doutera bien qu'un filtras
si mal choisi et si mal conditionné ne vient pas
de vous. Il n'y a dans ces quatre ou cinq caisses
qu'une centaine au plus de volumes qui soient
bons et bien conditionnés : tout le reste n'est
que du fumier, qui n'est pas même bon à brû-
ler, parce que le papier en est pourri : hors
quelques livres que je prenois en paiement des
libraires, je me pourvoyois magnifiquement
sur les quais, et cela nie fait rire de la duperie
des aclu'leurs qui s'attendroient à trouver des
livres choisis et de bonnes éditions. J'avois
pensé que ce qui étoit de débit se réduisant à si
peu de chose, M. Davenport et deux ou trois
de ses amisauroient pu s'en accommoder entre
eux sur lesiimaiion d'un libraire ; le reste eût
servi à plier du poivre, et tout cela se seroil
fait sans bruit. Mais assurément tout ce fatras,
qui m'a été envoyé bien malgré moi de Suisse,
et qui n'en valoit ni le port ni la peine, vaut
encore moins celle que vous voulez bien pren-
dre pour son débit. Encore un coup, mon em-
barras est de savoir où les fourrer. S'il y avoit
dans votre maison quelque garde-meuble ou
grenier vide où l'on put les mettre sans vous
incommoder, je vous serois obligé de vouloir
bien le permettre, et vous pourriez y voir à
loisir s'il s'y trouveroit par hasard quelque
chose qui pût vous convenir ou à vos amis.
Autrement je ne sais en vérité que faire de
toute cette friperie qui me peine cruellement,
quand je songe à tous les embarras qu'elle
donne à M. Davenport. Plus il s'y prête volon-
tiers, plus il est indiscret à moi d'abuser de sa
complaisance. S'il faut encore abuser de la vô-
tre, j'ai, comme avec lui, W nécessité pour ex-
cuse, et la persuasion consolante du plaisir que
vous prenez l'un et l'autre à m'obliger. Je vous
en fais, monsieur, mes remercimens de tout
mon cœur, et je vous prie d'agréer mes très-
humbles salutations.
Si la vente publique pouvoit se faire sans
qu'on vît mon nom sur les livres et qu'on se
doutât d'où ils viennent, à la bonne heure. Il
m'importe fort peu que les acheteurs voient
ensuite qu'ils éloient à moi; mais je ne veux
pas risquerqu'ilslesachenld'avance,etje m'en
rapport^ là-dessus à votre candeur.
*
'•?'
^'
ANNÉE il&i.
G75
A MAUEMOlSELLb TBÉUDORE ,
de l'AcadéDiie royale <le musique (*).
Sans date.
On ne peut plus être surpris que je le suis,
mademoiselle, de recevoir une lettre datée de
l'Académie royale de musique, par laquelle on
réclame des conseils de ma part pour y bien
vivre. Vos expressions peignent l'honnêteté
avec tant de franchise et de candeur, que je ne
vous renverrai pas, pour en recevoir, à ceux
qui ont coutume d'en donner à celles qui s'y
présentent. Je ne puis cependant pas vous four-
nir les préceptes que vous me demandez : ne
doutez nullement de ma bonne volonté à vous
satisfaire; mais je suis moi-même fort embar-
rassé pour mon propre compte, quoique je ne
sois DIS dans une carrière aussi glissante : je
suis donc hors d'étal de vous diriger dans celle
où vous êtes entrée.
Je n'ai à vous conseiller que de vous arrêter
à deux principes généraux, qui me parroissent
être la base de toutes nos actions, dans tel état
que le destin nous ait placés. Le premier c'est
de ne jamais vous écarter du respect que vous
paroissez avoir pour les bonnes mœurs; et,
pour y réussir, évitez l'impulsion du cœur et
des sens, et qu'une extrême prudence en soit
le correctif.
Le second, dont vous devez sentir toute la
nécessité, c'est de fuir, autant que vous le pour-
rez, la société de vos compagnes et de leurs
adulateurs; rien ne perd aussi facilement que
le poison de la louange et l'air contagieux de
cet endroit... Jetez les yeux autour de vous, et
vous remarquerez que ceux ou celles qui le res-
pirent, sans être en garde contre son effet, ont
le teint flétri et l'extérieur de machines détra-
quées. Voilà, mademoiselle, les seules réflexions
que je vous engage à faire. Quant au reste, vous
me paroissez être douée de toute la pénétration
nécessaire pour parer aux inconvéniens qui re-
naissent à chaque moment dans ce séjour. Ac-
ceptez, je vous prie, la considération qu'a pour
vous votre, etc.
(*) On trouve dans le tome III, page 569, une pièce de vers
adressée k une demoiselle Théodore, qu'on |)eut supposer la
même que celle dont il s'agit ici. O. p.
A M. GRANVILLE.
Février I7«7.
T. IV.
J'étois, monsieur, extrêmement inquiet de
votre départ mercredi au soir ; mais je me ras-
surai le jeudi matin, lejugeant absolument im-
praticable; j'étois bien éloigné de penser même
que vous le voulussiez essayer. De grâce, ne
faites plus de pareils essais jusqu'à ce que le
temps soit bien remis et le chemin bien battu.
Que la neige qui vous retient à Caiwich ne
laisse-t-elle une galerie jusqu'à Wootton, j'en
ferois souvent la mienne; mais dans l'état où
est maintenant cette route, je vous conjure de
ne la pas tenter, ou je vous proteste que, le len-
demain du jour où vous viendrez ici, vous me
verrez chez vous quelque temps qu'il fasse.
Quelque plaisir que j'aie à vous voir, je ne veux
pas le prendre au risque de votre santé.
Je suis très-sensible à votre bon souvenir. Je
ne vous dis rien de vos envois ; seulement,
comme les liqueurs ne sont point à mon usage
et que je n'en bois jamais, vous permettrez que
je vous renvoie les deux bouteilles, afin qu'elles
ne soient pas perdues. J'enverrois chercher du
mouton s'il n'y avoit tant de viande à mon
garde-manger que je ne sais plus où la mettre.
Bon>Dur, monsieur. Vous parlez toujours d'un
pardon dont vous avez plus besoin que denvie,
puisque vous ne vous corrigez point. Comptez
moins sur mon indulgence, mais comptez tou-
jours sur mon plus sincère attachement.
AU MÊME.
28 février 1767.
Que fait mon bon et aimable voisin? com-
ment se portc-t-il? J'ai apprisavecgrand plai-
sir son heureuse arrivée à Bath , malgré les
temps affreux qui ont dû traverser son voyage :
mais maintenant comment s'y irouve-t-il? la
santé, les eaux, les amusemens, comment va
tout cela? Vous savez, monsieur, que rien de
ce qui vous touche ne peut m'être indifférent:
l'atiachementque je vous ai voué s'est formé de
liens qui sont voire ouvrage ; vous vous êtes ac-
quis trop de droits sur n\oi pour ne m'en avoir
pas un peu donné sur vous : et il n'est pas juste
43
-^
674.
CORRESPONDANCE.
que j'ignore ce qui m'intéresse si véritable-
ment. Je devrois aussi vous parler de moi, parce
qu'il faut vous rendre compte de votre bien ;
mais je ne vous dirois toujours que les mêmes
choses : paisible, oisif, souffrant, prenant pa-
tience, pestant quelquefois contre le mauvais
temps qui m'empêche d'aller autour des rochers
furetant des mousses, et contre l'hiver qui re-
tient Calwich désert si long-temps. Amusez-
vous, monsieur; je le désire , mais pas assez
pour reculer le temps de votre retour, car ce
seroit vous amuser à mes dépens. Mademoi-
selle Le Vasseur vous demande la permission
de vous rendre ici ses devoirs, et nous vous
supplions l'un et l'autre d'agréer nos très-hum-
bles salutations.
A M. DUTENS.
Wootton, le 2 mars 1767.
Tous mes livres, monsieur, et tout mon avoir
ne valent assurément pas les soins que vous
voulez bien prendre et les détails dans les-
quels vous voulez bien entrer avec moi. J'ap-
prends que M. Davenport a trouvé les caisses
dans une confusion horrible ; et sachant ce que
c'est que la peine d'arranger des livres dépa-
reillés, je voudrois pour tout au monde ne
l'avoir pas exposé à cette peine, quoique je sa-
che qu'il la prend de très-bon cœur. S'il se
trouve dans tout cela quelque chose qui vous
convienne et dont vous vouliez vous accommo-
der de quelque manière que ce soit, vous me
ferez plaisir sans doute, pourvu que ce ne soit
pas uniquement l'intention de me faire plaisir
qui vous détermine. Si vous voulez en transfor-
mer le prix en une petite rente viagère, de
tout mon cœur; quoiqu'il ne me semble pas
que, l'Encyclopédie et quelques autres livresde
choix ôtés, le reste en vaille la peine, et d'au-
tant moins que le produit de ces livres n'étant
point nécessaire à ma subsistance , vous serez
absolument le maître de prendre voire temps
pour les payer tout à loisir en une ou plusieurs
fois, à moi ou à mes héritiers, tout comme il
vous conviendra le mieux. En un mot, je vous
laisse absolument décider de toute chose, et
m'en rapporte à vous sur tous les points, hors
un seul, qui est celui des sûretés dont vous me
parlez ; j'en ai une qui me suffit , et je ne veux
entendre parler d'aucune autre, c est la probité
de M. Dutens.
Je me suis fait envoyer ici le ballot qui con-
tenoit mes livres de botanique dont je ne veux
pas me défaire, et quelques autres dont j'ai ren-
voyé à M. Davenport ce qui s'est trouvé sous
ma main ; c'est ce que contenoit le ballot qui
est rayé sur le catalogue. Les livres dépareillés
l'ont été dans les fréquens déménagemens que
j'ai été forcé de faire ; ainsi je n'ai pas de quoi
les compléter. Ces livres sont de nulle valeur,
et je n'en vois aucun autre usage à faire que de
les jeter dans la rivière, ne pouvant les anéan-
tir d'un acte de ma volonté.
Vos lettres, monsieur, et tout ce que je vois
de vous m'inspirent non-seulement la plus
grande estime, mais une confiance qui m'attire
et me donne un vrai regret de ne pas vous con-
noître personnellement. Je sens que cette con-
noissance m'eût été très-agréable dans tous les
temps, et très-consolante dans mes malheurs.
Je vous salue, monsieur, très-humblement, et
de tout mon cœur.
A MYLORD COMTE DE HARCOURT.
Wootton, le 5 mars 1767. ,
Je ne suis pas surpris, mylord, de l'état où
vous avez trouvé mes estampes : je m'attendos
à pis; mais il me paroît cependant singulier
qu'il ne s'en soit pas trouvé une seule de M. Wa-
telet; quoique parmi beaucoup de gravures
qu'il m'avoit donnée, il y en eût peu des sien-
nes, il y en avoit pourtant : la préférence qu'on
leur a donnée fait honneur à son burin. J'en
avois un beaucoup plus grand nombre de
M. l'abbé de Saint-Nom. Si elles s'y trou-
vent, je ne voudrois pas non plus qu'elles fus-
sent vendues ; car quoique je n'aie pas l'hon-
neur de le connoître personnellement, elles
étoient un cadeau de sa part. Si vous ne les
aviez pas, mylord, et qu'elles pussent vous
plaire, vous m'obligeriez beaucoup de vouloir
les agréer. Le papier que vous avez eu la bonté
de m'envoyer est de la main de mylord maré-
chal, et me rappelle qu'il y a dans mon recueil
un portrait de lui, sans nom, mais tête nue et
très-ressemblant, que pour rien au monde je
ANNÉE 1767.
67o
ne voudrois perdre, et dont j avois oublié de
vous parler; c'est la seule estampe que je
veuille me réserver»; et quand elle me laisseroil
la fantaisie d'avoir les portraits des hommes qui
lui ressemblent, ce f;oût ne seroit par ruineux.
Je sens avec combien d'indiscrétion j'abuse de
votre temps et de vos bontés; mais quelque
peine que vous donne la recherche de ce por-
trait, j'en aurois une infiniment plus grande à
m'en voir privé. Si vous parvenez à le retrou-
ver, je vous supplie, mylord, de vouloir bien
l'envoyer à M. Davenport, afin qu'il le joigne
au premier envoi quil aura la bonté de me
faire.
Comme, après tout, mon recueil étoit assez
peu de chose, que probablement il ne s'est pas
accru dans les mains des douaniers et des li-
braires, et que les retranchemens que j'y fais
font du reste un objet de très-peu de valeur, j'ai
à me reprocher de vous avoir embarrassé de
ces bagatelles ; mais, pour vous dire la vérité,
mylord , je ne cherchois qu'un prétexte pour
me prévaloir de vos offres et vous montrer ma
confiance en vos bontés.
J'oubliois de vous parler de la découpure de
M. Huber; c'est effectivement M. de Voltaire
en habit de théâtre (*). Comme je ne suis pas
tout-à-fait aussi curieux d'avoir sa figure que
celle de mylord maréchal, vous pouvez, my-
lord, à votre choix, garder, ou jeter, ou don-
ner, ou brûler ce chiffon ; pourvu qu'il ne me
revienne pas, c'est tout ce que je désire. Agréez,
mylord, je vous supplie, les assurances de
mon respect.
jamais vos bonnes grâces et votre amitié , sans
qu'il me soit même possible de savoir et d'ima-
giner d'où me vient cette perte, n'ayant pas un
sentiment dans mon cœur, pas une action dans
ma conduite qui n'ait dû, j'ose le dire, confir-
mer cette précieuse bionvoillance que, selon
vos promesses tant de fois réitérées, jamais rien
ne pouvoit m'ôler. Je connois aisément tout ce
qu'on a pu faire auprès de vous pour me nuire:
je l'ai prévu, je vous en ai prévenu ; vous m'a-
vez assuré qu'on ne réussiroit jamais, j'ai dû
le croire. A-t-on réussi malgré tout cela? voilà
ce qui me passe; et comment a-t-on réussi au
point que vous n'ayez pas mémo daigné me
dire de quoi je suis coupable, ou du moins de
quoi je suis accusé? Si je suis coupable, pour-
quoi me taire mon crime? si je ne le suis pas,
pourquoi me traiter en criminel? En m'annon-
çant que vous cesserez de m'écrire, vous me
faites entendre que vous n'écrirez plus à per-
sonne ; cependant j'apprends que vous écrivez
à tout le monde, et que je suis le seul excepté,
quoique vous sachiez dans quel tourment m'a
jeté votre silence. Mylord, dans quelque erreur
que vous puissiez être, si vous connoissiez, je
ne dis pas mes sentimens, vous devez les con-
noître, mais ma situation, dont vous n'avez pas
l'idée, votre humanité du moins vous parleroit
pour moi.
Vous êtes dans l'erreur, mylord, et c'est ce
qui me console : je vous connois trop bien pour
vous croire capable d'une aussi itïcompréhen-
sible légèreté, surtout dans un temps où, venu
par vos conseils dans le pays que j'habite, j'y
vis accablé de tous les malheurs les plus sensi-
bles à un homme d'honneur. Vous êtes dans
l'erreur, je le répète; l'homme que vous n'ai-
mez plus mérite sans doute votre disgrâce;
mais cet homme, que vous prenez pour moi,
n'est pas moi : je n'ai point perdu votre bien-
veillance, parce que je n'ai point mérité de la
perdre, et que vous n'êtes ni injuste ni incon-
stant. On vous aura figuré sous mon nom un
fantôme; je vous l'abandonne, et j'attends que
les piiK compliqués. Uexceiioit surtout à figurer ainsi le proni I votre illusion cesse, bien sûr qu'aussitôt que
vous me verrez tel que je suis, vous m'aimerei
comme auparavant.
Mais en attendant, ne pourrai-je du moins
savoir si vous recevez mes lettres? Ne me reste-
t-il nul moyen d'apprendre des nouvelles de
A MYLORD MARECHAL.
Le 19 mars 1767.
C'en est donc fait, mylord , j'ai perdu pour
(') Hnber éfolt un Genevois qui s'étoit attaché à Voltaire, et
qui, pendant vingtans, Técuf avec lui dans une Intime familia-
rité. Habile dans les arts du dessin, il s'étoit acquis une réputa-
tion par i\n talent vraiment extraordinaire, oeini de découper
le papier de manière » représenter les objets les plus délicats et
de Voltaire, et y avoit acquis une telle facilité qu'il découpoit
ce profil sans y voir, ou les mains derrière le dos. Il le faisoit
exécuter par son chat, en lui présentant à mordre une tranche
de fromage, et il avoit une manière plus originale encore de le
représenter lui-méme surla neige. — La plupart des découpures
de Huber, exécutées snr vélin, sont en Angleterre dans les ca-
binets des curieux. On lea a lithograpfaiées i Paris. G. P.
G76
CORRESPONDANCE.
votre saille qu'en m'infoi niant au liors et au
quart, et n'eu recevant que de vieilles, qui ne
me tranquillisent pas?Ne voudriez-vous pas du
moins peruieitie qu'un de vos laquais m'écrivît
de temps en temps comment vous vous poi tez?
Je nie résifjne à tout, mais je ne conçois rien de
pluscruel que l'incertitude continuelle où je vis
sur ce qui m'intéresse le plus
A H. DU PEYROU.
Wootton, le 22.mar8 ir67.
Apostille d'une lettre de M. L. Dutens du ^9
confirmée par une lettre de M. Davcnport de
même date, en conséquence d'un message reçu
la veille de M. le général Conway.
w Je viens d'apprendre de M. Davenport la
)) nouvelle agréable que le roi vous avoii ac-
» cordé une pension de cent livres sterling. La
» manière dont le roi vous donne cette marque
» de son estime m'a fait autant de plaisir que la
» chose même ; et je vous félicite de tout mon
)) cœur de ce que ce bienfait vous est conféré
» du plein gré de sa majesté et du secrétaire
» d'état, sans que la moindre sollicitation y ait
» eu part. »
l>e plus vrai plaisir que me fasse cette nou-
velle est celui que je sais qu'elle fera à mes
amis; c'est pourquoi, mon cher hôte , je me
presse de vous la communiquer; faites-la, par
la même raison , passer à mon ancien et res-
pectable ami M. Roguin , et aussi , je vous en
prie, à Dïon ami M. d Ivernois ; je vous em-
brasse de tout mon cœur.
Comme dans peu j'irai , si je puis, à Lon-
dres, ne m'écrivez plus que sous mon propre
nom; et si vous écrivez à M. d Ivernois, don-
nez-lui le même avis.
A H. DUTENS.
WoottoD, le 26 mars 1767
J'espère , monsieur, que cette lettre , desti-
née à vous offrir mes souhaits de bon voya-
ge, vous trouvera encore à Londres. Ils sont
bien vifs et bien vrais pour votre heureuse
route, agréable séjour, et retour en bonne
santé. Témoignez, y. vous prie dans le pays
où vous allez, à tous ceux qui m'aiment, que
mon cœur n'est pas en reste avec eux, puisque
avoir de vrais amis et les aimer est le seul plai-
sir auquel il soit encore sensible. Je n'ai aucune
nouvelle de l'élargissement du pauvre Guv,
je vous serai très-obligé si vous voulez bien
m'en donner, avec celle de votre heureuse ar-
rivée. Voici une correction omise à la fin de
l'errata que je lui ai envoyé ; ayez la bonté de
la lui remettre.
Je reçois, monsieur, comme je le dois, la
grâce dont il plaît au roi de mhonorer, et à la-
quellej'avoissi peu lieu de m'aitendre. J'aime à
y voir, de la part de M. le général Conway,
des marquesd'une bienveillance que je désirois
bien plus que je n'osois l'espérer. L'effet des
faveurs du prince n'est guère, en Angleterre,
de capter à ceux qui les reçoivent celles du pu-
blic. Si celle-ci faisoit pourtant cet effet, j'en
serois d'autant plus comblé, que c'est encore
un bonheur auquel je dois peu m'aitendre ; car
on pardonne quelquefois les offenses qu'on a
reçues, maisjamaiscelles qu'on a faites; et il n'y
a point de haine plus irréconciliable que celle
des gens qui ont tort avec nous.
Si vous payez trop cher mes livres , mon-
sieur, je mets le trop sur votre conscience, car
pour moi je n'en peux mais. Il y en a encore ici
quelques-uns qui reviennent à la masse, entre
autres l'excellente Historia Jîorentina, de Ma-
chiavel, ses Discours sur Tite-Livc, et le traité
de Legibus romanis, de Sigonius. Je prierai
M. Davenport de vous les faire passer. La
rente (*) que vous me proposez, trop forte pour
le capital, ne me paroît pas acceptable, même
à mon âge ; cependant la condition d'être éteinte
à la mort du premier mourant des deux la rend
moins disproportionnée ; et, si vous le préférez
ainsi , j'y consens , car tout est absolument
égal pour moi.
Je songe, monsieur, à me rapprocher de
Londres, puisque la nécessité l'ordonne; car
j'y ai une répugnance extrême que la nouvelle
de la pension augmente encore. Mais, quoique
comblé des atten I ions généreuses de M. Daven -
port, je ne puis rester plus long-temps dans sa
maison , où même mon séjour lui est très à
charge, et je ne vois pas qu'ignorant la langue,
(*) Celle de dix livres sterling.
ANNÉE 4767.
il me soit permis d'établir mon ménage à la
07 7
campa{];ne, et d'y vivre sur un autre pied que
celui où je suis ici. Or, j'aimerois autant me met-
tre à la merci de tous les diables de l'enfer qu'à
celle des domestiques anglois. Ainsi mon parti
est pris ; si, après quelques recherches que je
veux faire encore dans ces provinces, je ne
trouve pas ce qu'il me faut, j'irai à Londres ou
aux environs me mettre en pension comme j'é-
tois, ou bien prendre mon petit ménage à l'aide
d'un petit domestique françois ou suisse, iille
ou garçon, qui parle anglois et qui puisse faire
mes emplettes. L'augmentation de mes moyens
me permet de former ce projet, le seul qui
puisse m'assurer le repos et l'indépendance,
sans lesquels il n'est point de bonheur pour
moi.
Vous me parlez, monsieur, de M. Frédéric
Putcns, votre ami , et probablement votre pa-
rent. Avec mon étourderie ordinaire sans son-
ger à la diversité des noms de baptême, je vous
ai pris tous deux pour la même personne; et,
puisque vous êtes amis, je ne me suis pas beau-
coup trompé. Si j'ai son adresse, et qu'il ait
pour moi la même bonté que vous, j'aurai
pour lui la même confiance, et j'en userai dans
l'occasion.
Derechef, monsieur, recevez mes vœux pour
votre heureut voyage, et mes très-humbles
salutations.
A M. LE GÉNÉRAL CONV*rAY.
Wootton, le 2r) mars i767.
Monsieur,
Aussi louché que surpris de la faveur dont il
plaît au roi de m'honorer, je vous supplie d'ê-
tre auprès de sa majesté l'organe de ma vive
reconnaissance. Je n'avois droit à ses attentions
que par mes malheurs; j'en ai maintenant aux
égards du public par ses grâces, et je dois es-
pérer que l'exemple de sa bienveillance m'ob-
tiendra celle de tous ses sujets. Je reçois, mon-
sieur, le bienfait du roi comme l'arrhe d'une
époque heureuse autant qu'honorable , qui
m'assure, sous la protection de sa majesté, des
jours désormais paisibles. Puissé-je n'avoir à
les remplir que des vœux les plus purs et les
plus vifs pour la gloire de son régne et pour la
prospérité de son auguste maison !
Les actions nobles et généreuses portent tou-
jours leur récompense avec elles. Il vous est
aussi na.urel, monsieur, de vous féliciter d'en
faire, qu'il est flatteur pour moi d'en être l'ob-
jet. Mais ne parlons point de mes (alens, je
vous supplie, je sais me mettre à ma place, et
je sens, à l'impression que font sur mon cœur
vos bontés, qu'il est en moi quelque chose plus
digne de votre estime que de médiocres talens,
qui scroient moins connus s'ils m'avoient attiré
moins de maux, et dont je ne fais cas que par
la cause qui les fit naître, et par l'usage auquel
ils étoient destinés.
Je vous supplie, monsieur, d'agréer les sen-
timens de ma gratitude et mon profond res-
pect.
A H Y LORD COMTE DE HARCOURT.
Woutloii, le 2 avril I7G7.
J'apprends, mylord, par M. Davenport ,
que vous avez eu la bonté de me défaire de
toutes mes estampes, hors une. Serois-je as-
sez heureux pour que cette estampe exceptée
fût celle du roi? je le désire assez pour l'espé-
rer ; en ce cas, vous auriez bien lu dans mon
cœur, et je vous prierois de vouloir conserver
soigneusement cette estampe jusqu'à ce que
j'aie l'honneur de vous voir et de vous remer-
cier de vive voix : je la joindrois à celle de my-
lord maréchal, pour avoir le plaisir de con-
templer quelquefois les traits de mes bienf;ii-
teurs, et de me dire en les voyant qu'il est en-
core des hommes bienfaisans sur la terre.
Celle idée m'en rappelle une autre, que ma
mémoire absolumentéieinle avoit laissé échap-
per : ce portrait du roi avec une vingtaine d'au-
tres me viennent de M. Hamsay, qui ne voulut
jamais m'en dire le prix : ainsi ce prix lui ap-
partient et non pas à moi : mais comme proba-
blement il ne voudroit pas plus l'accepter au-
jourd'hui que ci-devant, et que jen'en veux pas
non plus faire mon profit, je ne vois à cela d au-
tre expédient que de distribuer aux pauvres le
produit de ces estampes; et je crois, mylord,
qu'une fonction de charité ne peut rien avoir
que l'humanité de votre cœur dédaigne. La dif-
ficulté seroit de savoir quel est ce produit, ne
pouvant moi-même me rappeler le nombre et
678
CORRESPONDANCE.
Il qualTié de ces estampes; ce que je sais, c'est
que ce sont toutes gravures angloises, dont je
n'avois que quelques autres avant celles-là.
Pour ne pas abuser de vos bontés, mylord, au
point de vous engager dans de nouvelles re-
cherches, je ferai une évaluation grossière de
ces gravures, et j'estime que le prix n'en pour-
roit guère passer quatre ou cinq guinées : ainsi,
pour aller au plus sûr, ce sont cinq guinées
sur le produit du tout que je prends la liberté
de vous prier de vouloir bien distribuer aux
pauvres. Vous voyez, mylord, comment j'en
use avec vous. Quoique je sois persuadé que
mon importunité ne passe pas votre complai-
sance, si j'avois prévu jusqu'où je serois forcé
de la porter, je me serois gardé de m'oublier à
ce point. Agréez, mylord, je vous supplie,
mes très-humbles excuses et mou respect.
A M. DU PUYROIJ.
A Wootton, le 2 avril 1767.
0 mon cher et aimable hôte ! qu'avez-vous
fait? Vous êtes tombé dans le pot au noir bien
cruellement pour moi. Votre n° 42, que vous
avez envoyé pour plus de sûreté par une autre
voie, est précisément tombé à Londres entre
les mains de mon cousin Jean Rousseau, qui
demeure chez M. Colombies, à qui on l'a mal-
heureusement adressé. Or vous saurez que
mon très-cher cousin est en secret l'âme dam-
née du bon David, alerte pour saisir et ouvrir
toutes les lettres et paquets qui m'arrivent à
Londres; et la vôtre a été ouverte très-certai-
nement, ce qui est d'autant plus aisé, que vous
cachetez toujours très-mal, avec de mauvaise
cire, et que vous en mettez trop peu; la cire
noire ne cacheté jamais bien. Voire lettre a
très-certainement été ouverte.
Mon cher hôte, je suis de tous côtés sous le
piège ; il est impossible que je m'en lire si votre
ami ne m'en tire pas, mais j'espère qu'il le fera;
il n'y a certainement que lui qui le puisse, et il
semble que la Providence l'a envoyé dans mon
voisinage pour cette bonne œuvre. Il s'agit pre-
mièrement de sauver mes papiers, car on les
guette avec une grande vigilance, etl'on espère
bien qu'ils n'échapperont pas. Toutefois, s'il
m'envoie l'exprès que je lui ai demandé avant
que M. Davenport arrive, ils sont tout prêts;
je les lui remettrai, et ils passeront entre les
mains de votre ami, qui ne sauroit y veiller
avec trop de soin, ni trop attendre une occa-
sion sûre pour vous les faire passer ; car rien
ne presse, et l'essentiel est qu'ils soient en sû-^
reié.
Reste à savoir si ma lettre à M. de C. est al-
lée sûrementeten droiture. Lesgens qui portent
et rapportent mes lettres, ceux de la poste, tout
m'est également suspect ; je suis dans les mains
de tout le monde, sans qu'il me soit possible
de faire un seul mouvement pour me dégager.
Vous me faites rire par le sang-froid avec le-
quel vous me marquez , Adressez-vous à celui-
ci ou à celui-là; c'est comme si vous me disiez.
Adressez-vous à un habitant de la lune. S'a-
dresser est un mot bientôt dit , mais il faut sa-
voir comment; il n'y a que la face d'un ami qui
puisse me tirer d'affaire, toutes les lettres ne
font que me trahir etm'embourber. Celles que
je reçois et que j'écris sont toutes vues par mes
ennemis; ce n'est pas le moyen de me tirer de
leurs mains.
Si le ciel veut que ma précédente lettre à
M. de C. ait échappé à mes gardes, qu'il l'ait
reçue, et qu'il envoie l'exprès, nous sommes
forts ; car j'ai mon second chiffre tout prêt; je
le ferai partir avec cette lettre-ci, et j'espère
qu'il ne tombera plus dans les mains de M. Co-
lombies ni de mon cher cousin. S'il m'arrive de
me servir du premier, ce sera pour donner le
change; n'ajoutez aucune foi à ce que je vous
marqueraide cette manière, à moins que vousne
lisiez en tête ce mot, écrit de ma main. Vrai.
Je vous enverrai une note exacte des paquets
que j'envoie à votre ami, et que j'aurai bien
droit d'appeler le mien, s'il accomplit en ma
faveur la bonne œuvre qu'il veut bien faire; et
cette note sera assez détaillée pour que, si j'ai
le bonheur de passer en terre ferme, vous puis-
siez indiquer les paquets dont nous aurons be-
soin.
Je ne puis vous écrire plus long-temps. Je
donnerois la moitié de ma vie pour être en terre
ferme, et l'autre pour pouvoir vous embrasser
encore une fois et puis mourir.
Il faut que je vous marque encore que ce
n'est ni pour le Contrat social, ni pour les Lei"
ANWEK 1767.
679
très de la montagne, que lu pauvre Guy a été
mis i la Bnstilie; c'est pour les Mémoires de
Al. de la (Ihalotuh. I^anckoucke est, je crois,
(le bonne foi ; mais n'écoutez aucune de ses
nouvelles ; elles viennent toutes de mauvaise
main.
Je tiens cette lettre et le chiffre tout prêts,
niais viendra-l-on les chercher? Viendra-t-on
me chercher moi-même? 0 destinée! ô mon
ami ! priez pour moi ; il me semble que je n'ai
pas mérité les malheurs qui m'accablent.
Le courrier n'arrivant point, j'ai le temps
d'ajouter encore quelques mots. Que vous en-
voyiez vos lettres par la France ou par la Hol-
lande, cela est bien indifférent à la chose;
c'est entre Londres et Wootton que le filet
est tendu, et il est impossible que rien en
échappe.
Pour être prêt au moment que l'homme ar-
rivera, s'il arrive, je vais cacheter celle lettre
avec le second chiffre. Le 6 avril, je fais par-
tir par la poste une espèce de duplicata de
cette lettre. Il sera intercepté, cela est sûr;
mais peut-être la laissera-t-on passer après
l'avoir lu.
AU MÊME.
A Wootton, le 4 avril 1767.
Votre n" 42, mon cher hôte, m'est parvenu,
après avoir été ouvert, et ne pouvoit manquer
de l'être par la voie que vous avez choisie, puis-
qu'il a été adressé par M. votre parent à M. Co-
lombies de Londres, lequel a pour commis un
mien cousin. Pâme damnée du bon David, et
alerte pour intercepter et ouvrir tout ce qui
m'est adressé du continent, presque sans ex-
ception.
Votre inutile précaution porte sur cette sup-
position bien fausse que nos lettres sont ouver-
tes entre Londres et Neuchâtel; et point du
tout, c'est entre Londres et Wootton ; et, comme
de quelque adresse que vous vous serviez, il
faut toujours qu'elles passent ici par d'autres
mains avant d'arriver dans les miennes, il s'en-
suit que, par quelque route qu'elles viennent,
cela est très-indifférenl pour la stirelé. Les pré-
cautions sont telles, qu'il est impossible qu'il
eu échappe aucune sans être ouverte, à moins
qu'on ne le veuille bien. Ainsi, la poste me tra-
hit et ne sauroit me servir. Il n*y a dans ma
position que la vue d'un homme sûr qui puisse
m'être utile. Présence, ou rien.
Je fais des tentatives pour aller à Londres;
je doute qu'elles me réussissent : d'ailleurs ce
voyage est très-hasardeux, à cause du dépôt
qui est ici dans mes mains, qui vous appartient,
et dont l'ardent désir de vous le faire passer
en sûreté fait tout le tourment de ma vie. Le
désir de s'emparer de ce dépôt à ma mort, et
peut-être de mon vivant, est une des principales
raisons pourquoi je suis si soigneusement sur-
veillé. Or, tant que je suis ici, il est en sûreté
dans ma chambre; je suis presque assuré qu'il
lui arrivera malheur en route, sitôt que j'en
serai éloigné. Voilà, mon cher hôte, ce qui fait
que, quand même je serois libre de me dépla-
cer, je ne m'y exposerois qu'avec crainte, pres-
que assuré de perdre mon dépôt dans le trans-
port. Que de tentatives j'ai faites pour le met-
tre en sûreté ! Mais que puis-je faire tant que
personne ne vient à mon secours? Quand vous
m'écrivez tranquillement : Adressez-vous à ce-
lui-ci ou à celui-là, c'est comme si vous m'é-
criviez : adressez-vous à un habitant de la lune.
Mon cher hôte, libre et maître dans sa maison
à Neuchâtel, parlant la langue, et entouré de
gens de bonne volonté, juge de ma situation
par la sienne. Il se trompe un peu.
J'ai travaillé un peu à ma besogne au milieu
du tumulte et des orages dont j'étois entouré;
c'est mon travail, ce sont mes matériaux pour
la suite, qui me tiennent en souci ; je souffre à
penser qu'il faudra que tout cela périsse. Mais,
si je ne suis secouru, je n'ai qu'un par ti à pren-
dre, el je le prendrai quand je me sentirai
pressé, soit par la mort, soit par le danger;
c'est de brûler le tout, plutôt que de le laisser
tomber entre les mains de mes ennemis. Vous
voilà averti, mon cher hôte; si vous trouvez
que j'ai mieux à faire, apprenez-le-moi, mais
n'oubliez pas que vos lettres seront vues.
Je vous ai doimé avis de la pension. Je vo s
d'ici, sur cet avis, toutes les fausses idées que
vous vous faites sur ma situation: votre erreui
est excusable ; mais elle est grande. Si vous sa-
viez comment, par qui et pourquoi cette pen-
sion m'est venue, vous m'en féliciteriez moins.
Vous me demanderez peut-être un jour pour-
680
CORRESPONDANGK.
auoi je ne l'ai pas refusée; je crois que j'aurai
«Je quoi bien répondre à cela.
H importoit de vous donner, une fois pour
toutes, les explications contenues dans cette
lettre, que je suis pressé de finir. Je l'adresse
à M. RouRCinont de Londres, en qui seul je
puis prendre confiance; si on la lui laisse arriver,
elle vous arrivera. Mille remercîmens empres-
sés et respect à la plus digne des mamans. Re-
cevez ceux de mademoiselle Le Vasseur. Je vous
embrasse, mon cher hôte, de tout mon cœur.
Vous devez comprendre pourquoi je ne vous
parle pas ici de votre ami; faites de même.
A M. D IVERNOIS.
Wootton, le 6 avril 1767.
J ai reçu, mon bon ami, votre dernière let-
tre et lu le mémoire que vous y avez joint. Ce
mémoire est fait de main de maître et fondé sur
d'excellens principes; il m'inspire une grande
estime pour son auteur quel qu'il soit: mais n'é-
tant plus capable d'attention sérieuse et de rai-
sonnemens suivis, je n'ose prononcer sur la ba-
lance des avantages respectifs et sur la solidité
de l'ouvrage qui en résultera; ce que je crois
voirbien clairement, c'estqu'il vousoffre, dans
votre position, l'accommodement le meilleur et
le plus honorable que vous puissiez espérer. Je
voudrois, tant ma passion de vous savoir paci-
fiés est vive, donner la moitié de mon sang pour
apprendre que cet accord a reçu sa sanction.
Peut-être neseroit-il pasà désirer que j'en fusse
l'arbitre ; je craindrois que l'amour de la paix
ne fût plus fort dans mon cœur que celui de la
liberté. Mes bons amis, sentez-vous bien quelle
gloire ce seroil pour vous de part et d'autre que
ce saint et sincère accord fût votre propre ou-
vrage, sans aucun concours étranger? Au reste,
n'attendez rien nide l'Arigleterre nide personne
t]ue de vous seuls; vos ressources sont toutes
dans votre prudence et dans votre courage;
elles sont grandes, grâces au ciel,
. J'ai prié M. Du Peyrou de vous donner avis
que le roi m'avoit gratifié d'une pension. Si ja-
mais nous nous revoyons, je vous en dirai da-
trop malheureux en toute chose pour espérer
plus aucun vrai plaisir en cette vie. Adieu, mon
amî ; adieu, mes amis. Si votre liberté est ex-
posée, vous a vezdn moins l'avantage et la gloire
de pouvoir la défendre et la réclamer ouverte-
ment. Je connois des gens plus à plaindre que
vous. Je vous embrasse.
A M. LE MARQUIS DE MIKABEAll.
Wootton, le 8 avril 1767.
Je difFérois, monsieur, de vous répondre,
dans l'espoir de m'entretenir avec vous plus à
mon aise quand je serois délivré de certaines
distractions assez graves ; mais les découvertes
que je fais journellement sur ma véritable si-
tuation les augmentejat, et ne me laissent plus
guère espérer de les voir finir : ainsi, quelque
douce que me fût votre correspondance, il y
faut renoncer au moins pour un temps, à moins
d'une mise aussi inégale dans la quantité que
dans la valeur. Pour éclaircir un problème sin-
gulier qui m'occupe dans ce prétendu pays de
liberté, je vais tenter, et bien à contre-cœur,
un voyage de Londres. Si, contre mon attente,
je l'exécute sans obstacle et sans accident, je
vous écrirai de là plus au long.
Vous admirez Richardson : monsieur le mar-
quis, combien vous l'admireriez davantage, si,
comme moi, vous étiez à portée de comparer
les tableaux de ce grand peintre à la nature;
de voir combien ses situations, qui paroissent
romanesques, sont naturelles; combien ses
portraits, qui paroissent chargés, sont vrais I
Si je m'en rapportois uniquement à mes obser-
vations, je croirois même qu'il n'y a de vrais
que ceux-là; car les capitaines Tomlinson me
pleuvent, et je n'ai pas aperçu jusqu'ici ves-
tige d'aucun Belfort. Mais j'ai vu si peu de
monde, et l'île est si grande, que cela prouve
seulement que je suis malheureux.
Adieu, monsieur. Je ne verrai jamais le châ-
teau de Trye ; et, ce qui m'afflige encore davan-
tage, selon toute apparence, je ne serai jamais
à portée d'en voir le seigneur; mais je 1 hono-
rerai et chérirai toutema vie: je me souviendrai
toujours que c'est au plus fort de mes misères
vantage : mais mon cœur, qui désire ardem-
ment ce bonheur, ne me le promet plus. Je suis I que son noble cœur m'a fait des avances d'à-
mitié; et la mienne, qui n'a rien de méprisa-
ble, lui est acquise jusqu'à mon dernier soupir,
A MYLORD COMTE DE HARCOURT.
WooUon, le « avril 4767.
Je ne puis, mylord, que vous réitérer mes
très-humblos excuses et remercîmens de toutes
les peines que vous avez bien voulu prendre en
ma faveur. Je vous suis très-obligé de m'avoir
conservé le portrait du roi. Je le reverrai sou-
vent avec grand plaisir, et je me livre envers
sa majesté à toute la plénitude de ma reconnois-
sance, très-assuré qu'en faisant le bien elle n'a
point d'autre vue que de bien faire. Puisque
vous savez au justeà quoi monte le prodiiitdes
estampes dont M. Ramsay avoit eu l'honnêteté
de me faire cadeau, vous pouvez y borner la
distribution que vous voulez bien avoir la bonté
de faire aux pauvres, et remettre le surplus à
M. Davenport, qui veut bien se charger de me
l'apporter. J'aspire, mylord, au moment d'al-
ler vous rendre mes actions de grâces et mes
devoirs en personne, et il ne tiendra pas à moi
que ce ne soit avant votre départ de Londres,
R,ecevez en attendant, je vous supplie, mylord,
mes très-humbles salutations et mon respect.
P. S^ Je ne vous parle point de ma santé,
parce qu'elle n'est pas meilleur, et que ce n'est
pas la peine d'en parler pour n'avoir que les
mêmes choses à dire. Celle de mademoiselle Le
Vasseur, à laquelle vous avez la bonté de vous
intéresser, est très-mauvaise, et il n'est pas
bien étonnant qu'elle empire de jour en jour.
ANNÉE 1767.
G8i
A M. DAVENPORT.
Wootton, le 30 avril 1767.
Un maître de maison, monsieur, est obligé
de savoir ce qui se passe dans la sienne, sur-
tout à l'égard des étrangers qu'il y reçoit. Si
vous ignorez ce qui se passe dans la vôtre à
mon égard depuis Noël, vous avez tort ; si vous
le savez et que vous le souffriez, vous avez plus
grand tort : mais le tort le moins excusable est
d'avoir oublié votre promesse, et d être allé
tranquillement vous établir à Davenport, sans
vous embarrasser si l'homme qui vous atton-
doit ici sur votre parole y étoit à son aise ou
non. En voilà plus qu'il ne faut pour me fnire
prendre mon parti. Demain, monsieur, je quitte
votre maison. J'y laisse mon petit équipage, et
celui de mademoiselle Le Vasseur, et j'y laisse
le produit de mes estampes et livres pour sû-
reté des frais faits pour ma dépense depuis Noël.
Je n'ignore ni les embûches qui m'attendent,
ni l'impuissance où je suis de m'en garantir;
mais, monsieur, j'ai vécu ; il ne me reste qu'à
finir avec courage une carrière passée avec
honneur. Il est aisé de m'opprimer, mais diffi-
cile de m'avilir. Voilà ce qui me rassure contre
les dangers que je vaisconrir.Recevezderechef
mes vifs et sincères remercîmens de la noble
hospitalité que vous m'avez accordée. Si elle
avoit fini comme elle a commencé, j'emporte-
rois de vous un souvenir bien tendre, qui ne
s'efFaceroit jjimais de mon cœur. Adieu, mon-
sieur : le regretterai souvent la demeure que
je quitte ; mais je regretterai beaucoup davan-
tage d'avoir ou un hôte si aimable, et de n'en
avoir pu faire mon ami.
A M. LE GÉNÉRAL CONWAY (*).
Douvres, *767.
Monsieur,
J'ose VOUS supplier de vouloir bien prendre
sur vos affaires le temps de lire cette lettre, seul
et avec attention. C'est à votre jugement éclairé,
c'est à votre âme saine que j'ai à parler. Je suis
sûr de trouver en vous tout ce qu'il faut pour
peser avec sagesse et avec équité ce que j'ai à
vous dire. J'en serai moins sûr si vous consul-
tez tout autre que vous.
J'ignore avec quel projet j'ai été amené en
Angleterre : il y en a eu un, cela est certain ;
j'en juge par son effet, aussi grand, aussi plein
(*) C'est dans le recueil publié par Du Peyrou ( Neiichâlel,
1790) que cette lettre a été imprimée pour la première fois.
Elle s y trouve sans date et sans adresse, et l'éditeur y dit en
note : « On peut supposer que l'auteur l'a écrite en avril on rn
» mai I7fi7, peu de temps avant son départ d'Angleterre, et l'a
» adrt-ssée à cpielque personne en place, pent-éire à M. le gé-
» néral Conway. » Cette supposition n'en est plus une maJnte-
nant qu'une lettre de Hume, qu'on verra ci-aprè», a ôié tout
doute sur ce point, etnonsa appris que Rousseau l'avoil écrite
étant à Douvres, troublé sans cesse par la crainte d'être retenu
de force en Angleterre. G. P.
G82
CORRESPONDANCE.
qu'il auroit pu lêuc quand ce projet eût été
une affaire d'état. Mais comment le sort, la ré-
putation dun pauvre infortuné, pourroient-i!s
jamais faire une affaire d état? C'est ce qui est
trop peu concevable pour que je puisse m'ar-
rêtera pareille supposition. Cependant, que les
hommes les plus élevés, les plus distingués,
les plus estimables, qu'une nation tout entière,
se prêtent aux passions d'un particulier qui
veut en avilir un autre, c'est ce qui se conçoit
encore moins. Je vois l'effet; la cause uj'est ca-
chée, et je me suis tourmenté vainement pour
la pénétrer : mais quelle que soit cette cause,
les suites en seront les mêmes ; et c'est de ces
suites qu'il s'ajjit ici. Je laisse le passé dans son
obscurité; c'est maintenant l'avenir que j'exa-
mine.
J'ai été traité dans mon honneur aussi cruel-
lement qu'il soit possible de l'être. Ma diffama-
lion est telle en Angleterre que rien ne peut
l'y relever de mon vivant. Je prévois cependant
ce qui doit arriver après ma mort, par la seule
force de la vérité, et sans qu'aucun écrit pos-
thume de ma part s'en mêle ; mais cela viendra
lentement, et seulement quand les révolutions
du gouvernement auront mis tous les faits pas-
sés en évidence. Alors ma mémoire sera réha-
bilitée; mais de mon vivant je ne gagnerai rien
à cela.
Vous concevez, monsieur, que cette ignomi-
nie intolérable au cœur d'un homme d'hon-
neur rend au mien le séjour de l'Angleterre
insupportable. Mais on ne veut pas que j'en
sorte; je le sens, j'en ai mille preuves, et cet
arrangement est très-naturel ; on ne doit pas
me laisser aller publier au-dehors les outrages
que j'ai reçus dans l'île, ni la captivité dans la-
quelle j'ai vécu j on ne veut pas non plus que
uïcs mémoires {».aîsent dans le continent et ail-
leurs, instruire une autre génération des maux
que m'a fait souffrir celle-ci. Quand je dis on,
j'entends les premiers auteurs de mes disgrâ-
ces : à Dieu ne plaise que l'idée que j'ai, mon-
sieur, de votre respectable caractère me per-
n)etle jamais de penser que vous ayez trempé
dans le fond du projet ! Vous ne me connoissiez
point; on vous a fait croire de moi beaucoup
de choses ; lillusion de l'amitié vous a prévenu
pour mes ennemis ; ils ont abusé de votre bien-
veillance, et, par une suite de mon malheur
ordinaire, les nobles sentimens de voire coeur,
qui vous auroit parlé pour moi si j'eusse été
mieux connu de vous, m'ont nui par l'opinion
qu'on vous en a donnée. Maintenant le mal est
sans remède; il est presque impossible que
vous soyez désabusé; c'est ce que je ne suis
pas à portée de tenter; et, dans l'erreur où
vous êtes, la prudence veut que vous vous pi ô-
tiez aux mesures de mes ennemis.
J'oserai pourtant vous faire une proposition
qui, je crois, doit parler également à votre
cœur et à votre sagesse : la terrible extrémité
où je suis réduit en fait, je l'avoue, ma seule
ressource; mais cette ressource en est peut-
être également une pour mes ennemis contre
les suites désagréables que peut avoir poureux
mon dernier désespoir.
Je veux sortir, monsieur, de l'Angleterre
ou de la vie ; et je sens bien que je n'ai pas le
choix. Les manœuvres sinistres que je vois
m'annoncent le sort qui m'attend, si je feins
seulement de vouloir m'embarquer. J'y suis
déterminé pourtant, parce que toutes les hor-
reurs de la mort n'ont rien de comparable à
celles qui m'environnent. Objet de la risée et
de l'exécration publique, je ne me vois envi-
ronné que des signes affreux qui m'annoncent
ma destinée. C'est trop souffrir, monsieur, et
toute interdiction de correspondance m'an-
nonce assez que, sitôt que l'argent qui me reste
sera dépensé, je n'ai plus qu'à mourir. Dans
ma situation, ce sera un soulagement pour moi»
etc'est le seul désormais qui me reste ; mais j'ai
bien de la peine à penser que mon malheur ne
laisse après lui nulle trace désagréable. Quel-
que habilement que la chose ait été concertée,
quelque adroite qu'en soit l'exécution, il res-
tera des indices peu favorables à l'hospitalité
nationale. Je suis malheureusement trop connu
pour que ma fin tragique ou ma disparition
demeurent sans commentaires; et quand tant
de complices garderoient le secret , tous mes
malheurs précédens mettront trop de gens sur
la trace de celui-ci, pour que les ennemis de mes
ennemis (car tout le monde en a) n'en fassent
pas quelque jour un usage qui pourra leur dé-
plaire. On ne sait jusqu'où ces choses-là peuvent
aller, et l'on n'est plus maître de les arrêter
quand une fois elles marchent. Convenez, mon-
sieur, qu'il y auroit quelque avantage à pou-
ANNÉE 1767.
683
voir se dispenser d'en venir à celte extrémité.
Or on le peut, et prudemment on le doit.
Dalf][nez m'écouter. Jusqu'à présent j'ai tou-
jours pensé à laisser après moi des mémoires
qui missent au fait la postérité des vrais évé-
nemens de ma vie : je les ai commencés , dé-
posés en d'autres niains, et désormais abandon-
nés. Ce dernier coup m'a fait sentir l'impossi-
bilité d'exécuter ce dessein , et m'en a totale-
ment ôté l'envie.
Je suis sans espoir, sans projet, sans désir
même de rétablir ma réputation détruite, parce
que je sais qu'après moi cela viendra de soi-
même, et qu'il me faudroit des efforts immenses
pour y parvenir de mon vivant. Le décourage-
ment m'a gagné; la douce amitié, l'amour du
repos, sont les seules passions qui me restent,
et je n'aspire qu'à finir paisiblement mes jours
dans le sein d'un ami. Je ne vois plus d'autre
bonheur pour moi sur la terre ; et , quand
j'aurois désormais à choisir, je sacrifierois tout
à cet unique désir qui m'est resté.
Voilà, monsieur, l'homme qui vous propose
de le laisser aller en paix , et qui vous engage
sa foi, sa parole, tous les sentimens d'honneur
dont il fait profession, et toutes ces espérances
sacrées qui font ici-bas la consolation des mal-
heureux, que non-seulement il abandonne pour
toujours le projet d'écrire sa vie et ses mé-
moires, mais qu'il ne lui échappera jamais, ni
de bouche, ni par écrit, un seul mot de plainte
sur les malheurs qui lui sont arrivés en Angle-
terre ; qu'il ne parlera jamais de M. Hume, ou
qu'il n'en parlera qu'avec honneur; et que,
lorsqu'il sera pressé de s'expliquer sur les plain-
tes indiscrètes qui , dans le fort de ses peines,
lui sont quelquefois échappées, il les rejettera
sans mystères sur son humeur aigrie et portée
à la défiance et aux ombrages par des malheurs
continuels. Je pourrai parler de la sorte avec
vérité, n'ayant que trop d'injustes soupçons à
me reprocher par ce malheureux penchant,
ouvrage de mes désastres, et qui maintenant y
met le comble. Je m'engage solennellement à
lie jamais écrire quoi que ce puisse être , et
sous quelque prétexte que ce soit, pour être im-
primé ou publié, ni sous mon nom, ni en ano-
nyme, ni de mon vivant, ni après ma mort.
Vous trouverez, monsieur^ ces promesses
bien fortes, elles ne le sont pas trop pour la dé-
tresse oîi je suis. Vous me demanderez des ga-
rans pour leur exécution; cela est très-juste :
les voici ; je vous prie de les peser.
Premièrement tous mes papiers relatifs à
l'Angleterre y sont encore dans un dépôt. Je
les ferai tous remettre entre vos mains, et j'y
en ajouterai quelques autres assez importans
qui sont restés dans les miennes. Je partirai à
vide et sans autres papiers qu'un petit porte-
feuille absolument nécessaire à mes affaires, et
que j'offre à visiter {*).
Secondement, vous aurez cette lettre signée
pour garant de ma parole; et de plus, une autre
déclaration que je remettrai en partant à qui
vous me prescrirez, et telle que, si j'étois ca-
pable de jamais l'enfreindre de mon vivant, ou
après ma mort, cette seule pièce anéantiroit
tout ce que je pourrois dire, en montrant dans
son auteur un infâme qui, se jouant de ses pro-
messes les plus solennelles, ne mérite d'être
écouté sur rien. Ainsi mon travail , détruisant
son propre objet, en rendroit la peine aussi ri-
dicule que vaine.
En troisième lieu , je suis prêt à recevoir
toujours avec le même respect et la même re-
connoissance la pension dont il plaît au roi de
m'honorer. Or, je vous demande, monsieur,
si, lorsque honoré d'une pension du prince,
j'étois assez vil, assez infâme pour mal parler
de son gouvernement, de sa nation et de ses
sujets, il seroit possible en aucun temps qu'on
m'écoutât sans indignation, sans mépris et sans
horreur. Monsieur, je me lie par les liens les
plus forts et les plus indissolubles. Vous ne
pouvez pas supposer que je veuille rétablir
mon honneur par des moyens qui me ren-
droient le plus vil des mortels.
Il y a, monsieur, un quatrième garant,
plus sûr, plus sacré que tous les autres, et qui
vous répond de moi, c'est mon caractère connu
pendant cinquante et six ans. Esclave de ma
foi , fidèle à ma parole , si j'étois capable de
gloire encore , je m'en ferois une illustre et
Hère de tenir plus que je n'aurois promis ; mais,
plus concentré dans moi-même , il me suffit
d'avoir en cela la conscience de mon devoir.
Eh ! monsieur, pouvez-vous penser que, do
l'humeur dont je suis, je puisse aimer la vie
(•) J'offre à visiter. Conforme au texte de l'édition origi-
681
CORRESPONDANCE.
en portant la bassesse et le remords dans ma 1 la plus extravagante, datée de Spalding, dans
solitude? Quand la droiture cessera de m'être | le comté de Lincoln. Il dit à ce magistrat qu'il
chère, c'est alors que je serai vraiment mort au
bonheur.
Non, monsieur, je renonce pour jamais à
tous souvenirs pénibles. Mes malheurs n'ont
rien d'assez amusant pour les rappeler avec
plaisir; je suis assez heureux si je suis libre, et
que je puisse rendre mon dernier soupir dans
le sein d'un ami. Je ne vous promets en ceci
que ce que je me promets à moi-même, si je
puis goîiter encore quelques jours de paix avant
ma mort.
Je n'ai parlé jusqu'ici, monsieur, qu'à votre
raison : }e n'ai qu'un mot maintenant à dire à
votre cœur. Vous voyez un malheureux réduit
au désespoir, n'attendant plus que la manière
de sa dernière heure. Vous pouvez rappeler cet
infortuné <à la vie, vous pouvez vous en rendre
le sauveur, et du plus misérable des hommes,
en faire encore le plus heureux. Je ne vous en
dirai pas davantage, si ce n'est ce dernier mot
qui vaut la peine d être répété. Je vois mon
heure extrême qui se prépare ; ie suis résolu,
s'il le faut, de l'aller chercher, et de périr ou
d'être libre ; il n'y a plus de milieu.
EXTRAIT d'une LETTRE DE HUME (*).
Je ne sais si vous avez entendu parler des
derniers événemens arrivés à ce pauvre mal-
heureux Rousseau, qui est devenu tout-à-fait
extravagant, et qui mérite la plus grande com-
passion, tl y a environ trois semaines qu'il par-
tit, sans en donner le moindre avis, de chez
M. Davenport , n'emmenant avec lui que sa
gouvernante, laissant la plus grande partie de
ses effets et environ trente guinées d'argent.
On trouva aussi une lettre sur sa table, pleine
de reproches contre son hôte, auquel il impu-
toit d'avoir été complice de mon projet pour le
ruiner et le déshonorer. 11 prit le chemin de
Londres; et M. Davenport me pria de le faire
chercher et de découvrir comment on pourroit
lui envoyer son bagage et son argent. On fut
quinze jours sans en entendre parler, jusqu'à
ce qu'enfin le chancelier reçût de lui la lettre
{*) Voyez la note jointe à uiVB lettre précédente du même, ci-
devant, page 655.
est en chemin pour Douvres , dans le dessein
de quitter le royaume (observez que Spalding
s'éloigne tout-à-fait du chemin); mais qu'il
n'ose pas faire un pas de plus ni sortir de la
maison, dans la crainte de ses ennemis. Il con-
jure donc le chancelier de lui envoyerim guide
autorisé pour le conduire , et il le lui demande
comme le dernier acte d'hospitalité de cette na-
tion envers lui. Quelques jours après, j'appris
de M. Davenport qu'il avoil reçu une nouvelle
lettre de Rousseau, datée encore de Spalding,
dans laquelle il lui témoigne le plus vif repen-
tir. Il parle de sa triste et malheureuse situa-
tion, et annonce le dessein de retourner dans
sa première retraite de Wootlon. J'espérai
qu'il auroit recouvré ses sens ; point du tout.
Au bout de quelques heures le général Conway
reçut une lettre de lui, datée de Douvres, dis-
tant de deux cents milles de Spalding. Il n'avoit
guère mis que deux jours à faire cette longue
route. Il n'y a rien de plus fou que cette lettre :
il suppose qu'il est prisonnier d'état entre les
mains du général Conway, et cela, en consé-
quence de mes suggestions; il le conjure. . .
• «f
(Hume donne ici la substance de celte lettre qui vient
d'être mue sous les yeux du lecteur. )
Je vous informe de tous ces détails, afin que
vous voyiez que ce pauvre homme est absolu-
ment fou, et que par conséquent il ne peut
être dans le cas d'être poursuivi par les lois
ni l'objet d'une peine civile. Il a certainement
passé à Calais; et se trouvant dans le ressort
du parlement de Paris, il sera probablement
arrêté, et peut-être traité sans aucun égard à
sa malheureuse situation. Quand j'étoisà Paris,
j'ai vu des traits d'une animosité peu commune
contre lui de la part de plusieurs menibres de
cet illustre corps, et je crains que sa présence
ne fasse revivre contre lui ce même zèle ardent
et amer. Il me paroît donc intéressant que
quelques personnes de poids et de mérite sa-
chent de la première main le véritable étal des
choses, afin que les ennemis de ce malheureux
homme, voyant leur vengeance pleinementras-
sasiée par ses infortunes passées, n'appesantis-
sent pas plus long temps cur lui des peines trop
fortes pour qu'un homme puisse les soutenir,
ANNEE 1707.
685
J'ai parlé à M. de Guerchy, afin qu'il représenic
la chose sous co point de vue, s'il en écrit à sa
cour, ei je vous adresse cette lettre à cachet
volant, sous l'enveloppe de M. de Monti^ny,
pour le cas où vous auriez quille l*aris. Il faut
que vous, ou lui, instruisiez M. de Malesher-
bes. M. Trudaine joindra aussi ses bons offices ;
et je ne doute pas que par vos efforts réunis,
ets'agissantd'une chose aussi raisonnable, vous
ne lui procuriez une entière sûreté. S'il pou-
voii être établi dans uns retraite sûre et tran-
quille, sous la protection de quelque personne
prudente, il a de quoi subvenir à tous ses be-
soins : il a, si je ne me trompe, environ cent
louis de rente de lui-même. Le roi d'Angleterre
vient de lui en accorder encore autant; et l'on
pourroit trouver quelque part en France quel-
que personne qui, par égard pour son génie,
le traiteroit avec amitié, et l'empéchoroit de
faire du mal à lui et aux autres. 11 seroit à pro-
pos que sa gouvernante entrât dans le projet :
je sais copeMidant que M. Davenport n'avoii pas
uiie idée bien avantageuse de son caractère ni
de sa conduite lorsqu'ils vivoient chez lui;
■nais Rousseau est accoutumé à cette femme,
et elle sait mieuxquequi qtre cesoitentrer dans
ses humeurs. On soupçonne qu'elle a entretenu
toutes ses chmières afin de le chasser d'un pays
où, n'ayant personne avec qui elle pût parler,
elle s'ennuvoit à la mort.
A M. E. J , CHIRURGIEN.
Le «3 mai (*) 4767.
Vous me parlez, monsieur, dans une langue
littéraire de sujets de littérature, comme à un
homme de lettres; vous m'accablez d'éloges si
pompeux, qu'ils sont ironiques; el vous croyez
m'enivrer d'un pareil encens? vous vous trom-
[)ez, monsieur, sur tous ces points : je ne suis
point homme de lettres : je le fus pour mon
malheur; depuis long-temps j'ai cessé de l'être;
I ien de ce qui se rapporte à ce métier ne me
convient plus. Les grands éloges ne m'ont ja-
(■>) U y a certainement une erreur dans l'indication du mois;
ce doit être avril au lieu de mai. Le t3 mai il étoil en roule pour
revenir en France. Conséqnemment ceUe lettre devroit être
placée après celle adressée i mylord comte de Harcourt.
M. P.
mais flatté ; aujourd'hui surtout que j'ai plus
besoin de consolation que d'encens, je les
trouve bien déplacés : c'est comme si, quand
vous allez voir un pauvre malade, au lieu de
le panser, vous lui faisiez des complimens.
J'ai livré mes écrits à la censure publique ;
elle les traite aussi sévèrement que ma per-
sonne : à la bonne heure; je ne prétends pas
avoir eu raison : je sais seulement que mes in-
tentions étoient assez droites, assez pures, assez
salutaires, pour devoir m'obtenir quelque in-
dulgence. Mes erreurs peuvent être grandes :
messentimensauroient dû les racheter. Je crois
qu'il y a beaucoup de choses sur lesquelles on
n'a pas voulu m'entendre : telle esî, par exem-
ple, l'origine du droit naturel, sur laquelle
vous me prêtez des sentimcns qui n'ont jamais
été les miens. C'est ainsi qu'on aggrave mes
fautes réelles de toutes celles qu'on juge à pro-
pos de in'attribuer. Je me tais devant les hom-
mes, et je remets ma cause entre les mains de
Dieu, qui voit mon cœur.
Je ne répondrai donc point, monsieur, ni
aux reproches que vous me faites au nom dau-
trui, ni aux louanges que vous mo donnez de
vous-même ; les uns ne sont pas plus mérités
que les autres. Je ne vous rendrai rien de pa-
reil, tant parce que je ne vous connois pas que
parce que j'aime à être simple et vrai en toutes
choses. Vous vous dites chirurgien : si vous
m'eussiez parlé botanique, et des plantes que
produit votre contrée, vous m'auriez fait plai-
sir, et j'en aurois pu causer avec vous : mais
pour de mes livres, et de toute autre espèce de
livres, vous m'en parleriez inutilement, parce
que je ne prends plus d'iniérêi à tout cela. Je
ne vous réponds point en latin, par la raison
ci-devant énoncée; il ne me reste de -.etle lan-
gue qu'autant qu'il en faut pour enicndre les
phrases de Linnaeus. Hecevez, monsieur, mes
irès-hunibles salutations.
K M. LR MARQLIS DE MIRABEAU.
Calais, le 22 mai 1767
J'arrive ici, monsieur, après bien des aven-
tures bizarres, qui feroient un détail plus long
qu'amusant. Je voudrois de tout mon cœur al-
ler finir mes jours au château de Trye ; mais.
G86
CORRESPONDANCE.
pour entreprendre un pareil établissement, il
faudroit plus de certitude de sa durée que vous
ne pouvez la donner. Je ne vois pour moi qu'un
repos stable, cest dans l'état de Venise, et,
malgré l'immensité du trajet, je suis déterminé
à le tenter. Ma situation, à tous égards, me
forcera à des stations que je rendrai aussi cour-
tes qu'il me sera possible. Je désire ardemment
d'en faire une petite à Paris pour vous y voir,
si j y puis ganier l'incognitaconvenable, et que
je sois assuré que ce court séjour ne déplaise
pas. Permettez que je vous consulte là-dessus,
résolu de passer tout droit et le plus prompte-
ment qu'il me sera possible, si vous jugez que
ce soit le meilleur parti. Je ne vous en dirai pas
davantage ici, monsieur; mais j'attends avec
empressement de vos nouvelles, et je compte
m'arrêter à Amiens pour cela. Ayez la bonté
de m'y répondre un mot sous le couvert de
M. Barthélemi Midy, négociant. Cette réponse
réglera ma marche. Puisse-t-elle, monsieur,
me livrer à l'ardent désir que j'ai de voir et
d'embrasser le respectable ami des hommes I
A M. DD PEYROB.
Calais, le 22 mai 1767.
J'arrive ici transporté de joie d'avoir la com-
municationrouverteetsùreavecmoncherhôte,
et de n'avoir plus l'espace des mers entre nous.
Je pars demain pour Amiens, où j'attendrai de
vos nouvelles, sous le couvert de M. Barthéle-
mi Midy, négociant. Je ne vous en dirai pas
davantage aujourd'hui; mais je n'ai pas voulu
tarder à rompre, aussitôt qu'il m'éioit possi-
ble, le silence forcé que je garde avec vous
depuis si longtemps.
A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Amiens, le 2 juin 1767.
J'ai différé, monsieur, de vous écrire jusqu'à
ce que je pusse vous marquer le jour de mon
départ et le lieu de mon arrivée. Je compte
partir demain, et arriver après-demain au soir
à Saint-Denis où je séjournerai le lendemain,
vendredi pour y attendre de vos nouvelles. Je
logerai aux Trois JH/aî/Ze^s. Comme on trouve
des fiacres à Saint-Denis, sans prendre la peine
d'y venir vous-même, il suffit que vous ayez
la bonté d'envoyer un domestique qui nous
conduise dans l'asile hospitalier que vous vou-
lez bien me destiner. Il m'a été impossible de
rester inconnu comme je l'avois désiré, et je
crains bien que mon nom ne me suive à la piste.
A tout événement, quelque nom que me don-
nent les autres,je prendrai celui deM. Jacques;
et c'est sous ce nom que vous pourrez me faire
demander aux Trois Maillets. Rien n'égale le
plaisir avec lequel je vais habiter votre maison,
si ce n'est le tendre empressement que j'ai
d'en embrasser le vertueux maître.
A M. DU PEYROU. ?
Le 5 juin 4767.
Je n'ai pu, mon cher hôte, attendre, comme
je l'avois compté, de vos nouvelles à Amiens.
Les honneurs publics qu'on a voulu m'y ren-
dre (*), et mon séjour en cette ville, devenu
trop bruyant par les empressemens descitoyens
et des militaires, m'ont forcé de m'en éloigner
au bout de huit jours. Je suis maintenant chez
le digne ami des hommes, où, après une si lon-
gue interruption, j'attends enfin quelques mots
de vous. Mon intention est de ne rien épargner
pour avoir avec vous une entrevue dont mon
cœur a le plus grand besoin ; et si vous pouvez
venir jusqu'à Dijon, je partirai pour m'y rendre
à la réception de votre réponse, pleurant d'at-
tendrissement el de joie au seul espoir de vous
embrasser. Je ne vous en dirai pas ici da-
vantage. Ecrivez-moi sous le couvert de M. le
marquis de Mirabeau, à Paris : votre lettre me
parviendra. Je vous embrasse de tout mon
cœur.
A M. LE MARQUIS DE dlRABEAU.
Fleuiy ('*). ce vendredi, à midi, 5 juin 1767.
II faut, monsieur, jouir de vos bontés et de
vos soins, et ne vous remercier plus de rien.
(*) Voyez notre Appendice, aux Confessions, tome l", page
355. ^- P'
(") Maison de campagne du marquis de Mirabeau, dans le
lerritoiic de MeuUon, a deux lieues de Paris. G. P,
ANNKË 1767.
(387
L'air, la maison, le jardin, ic parc, tout est ad-
mirable; et je me suis dépêché de m'emparcr
de tout par la possession, c'est-à-dire par la jouis-
sance. J ai parcouru tous les environs, et au
retour j'ai trouvé M. Garçon qui m'a tiré de
peine sur votre retour d'hier, et m'a donné l'es-
poir de vous voir demain. Je ne veux point me
laisser donner d'inquiétudes. Mais, quelque
agréable et douce que me soit l'habitation de
votre maison, mon intention est toujours de les
prévenir. Mille très-humbles salutations et res-
pects de mademoiselle I.e Vasseur.
MÊME.
Ce mardi 9 Juin 1767.
Votre présence, monsieur, votre noble hos-
pitalité , vos bontés de toute espèce, ont mis le
comble aux sentimens que m'avoient insf)irés
vos écrits et vos lettres. Je vous suis attaché par
tous les liens qui peuvent rendre un homme
respectable et cher à un autre; mais je suis venu
d'Angleterre avec une résolution qu'il ne m'est
pas permis de changer, puisque je ne saurois
devenir votre hôte à demeure, sans contrac-
ter des obligations qu'il n'est pas en mon pou-
voir ni même en ma volonté de reniplir; et,
pour répondre une fois pour toutes à un mot
que vous m'avez dit en passant, je vous répète
et vous déclare que jamais je ne reprendrai la
plume pour le public, sur quelque sujet que ce
puisse être ; que je ne ferai ni ne laisserai rien
imprimer de moi avant ma mort, même de ce
qui reste encore en manuscrit; que je ne puis
ni ne veux rien lire désormais de ce qui pouK-
roit réveiller mes idées éteintes, pas même vos
propres écrits; que dés à présent je suis mort
à toute littérature, sur quelque sujet que ce
puisse être, et que jamais rien ne me fera
changer de résolution sur ce point. Je suis as-
surément pénétré pour vous de reconnoissance,
mais non pas jusqu'à vouloir ni pouvoir me ti-
rer de mon anéantissement mental. N'attendez
rien de moi, à moins que, pour mes péchés, je
ne devienne empereur ou roi ; encore ce que je
ferai dansce cas sera-t-il moins pour vous que
pour mes peuples, puisque en pareil cas,
quand je ne vous dcvrois rien , je ne le ferois
pas moins.
En outre, quoi que vous puissiez faire, au
Bignon,jeseroischez vous, et je ne puis être à
mon aise que chez moi; je serois dans le res-
sort du parlement de Paris, qui, par raison de
convenance, peut, au moment qu'on y pensera
le moins, faire une excursion nouvelle, in ani-
ma vili : je no veux pas le laisser exposé à la
tentation.
J'irois pourtant voir votre terre avec grand
plaisir si cela ne faisoit pas un détour inutile,
elsi je ne craignois un peu, quand j'y serois,
d'avoir la tentation d'y rester : là-dessus, toute-
fois, votre volonté soit faite; je ne résisterai
jamaisau bien que vous voudrez me laire quand
je le sentirai conforme à mon bien réel ou de
fantaisie ; car pour moi c'est tout un.Ce<^ue je
crains n'est pas de vous être obligé, mais de
vous être inutile.
Je suis très-surpris et très en peine de ne re-
cevoir aucune nouvelle d'Angleterre,et surtout
de Suisse, dont j'en attends avec inquiétude.
Ce relard me met dans le cas de faire à vous et
à moi le plaisir de rester ici jusqu'à ce que j'en
aie reçu, et par conséquent celui de vous y
embrasser quelquefois encore, sachant que les
œuvres de miséricorde plaisent à votre cœur.
Je remets donc à ces doux momensce qu'il me
reste à vous dire, et surtout à vous remercier
du bien que vous m'avez procuré dimanche
au soir, et que par la manière dont je l'ai senti
je mérite d'avoir encore. Vale, et me ama.
A M. DU PEYROU.
L«IOJuin1767
Je reçois, mon cher hôte, votre n» 46 ; je n'ai
point reçu les trois précédens. Je veux suppo-
ser, pour ma consolation, que la goutte nest
point venue, et que, selon vos arrangemens,
vous arriverez aujourd'hui ou demain à Paris.
Cela étant, allez, je vous supplie, au Luxem-
bourg, voir M. le marquis de Mirabeau; vous
saurez par lui de mes nouvelles. Il n'est pré-
venu de rien, parce que je ne l'ai pas vu depuis
la réception de votre lettre ; mais il suffira de
vous nommer. Ne sachant si celte lettre vous
parviendra, je n'en dirai pas ici davantage. Je
vous embrasse de tout mon cœur.
688
CORRESPONDANCE.
Si par hasard M. le marquis de Mirabeau
n'étoit pas chez lui, demandez M. Garçon, son
secrétaire.
A H. LE MARQUIS DK MIRABEAU.
Ce vendredi 19 juin <767.
Je lirai votre livre, puisque vous le voulez;
ensuite j'aurai à vous remercier de l'avoir lu :
mais il ne résultera rien de plus de celte lecture
que la confirmation des sentimens que vous
m'avez inspirés, etde mon admiration pour vo-
tre grand et profond génie, ce que je me permets
de vous dire en passant et seulement une fois. Je
ne vous réponds pas môme de vous suivre tou-
jours parce qu'il m'a toujours été pénible de
penser, fatigant de suivre les pensées des au-
tres, et qu'à présent je ne le puis plus du tout.
Je ne vous remercie point, mais je sors de vo-
ire maison fier d'y avoir été admis, et plus dé-
sireux que jamais de conserver les bontés et
l'amitié du maître. Du roste, quelque mal que
vous pensiez de la sensibilité prise pour toute
nourriture, c'est l'unique qui m'est restée; je
ne visplus que par le cœur. Je veux vousaimer
autant que je vous respecte. C'est beaucoup;
mais voilà tout; n'attendez jamais de moi rien
de plus. J'emporterai si je puis votre livre de
plantes; s'il m'embarrasse trop, je le laisserai,
dans l'espoir de revenir quelque jour le lire
plus à mon aise. Adieu, mon cher et respecta-
ble hôte; je pars plein de vous, et content de
moi, puisque j'emporte voire estime et voire
amitié.
A M. DU PEYROU.
Au Château de Trye, le 21 juin 17(i7.
J'arrive heureusement, mon cher hôte, avec
M. Coindet, qui vous rendra compte de l'état
des choses. J'espère, les premiers embarras le-
vés, pouvoir couler ici des jours assez tran-
quilles, sous la protection du grand prince qui
me donne cet asile. Donnez-m'y souvent de vos
nouvelles, cher ami; vous savez combien elles
sont nécessaires à mon bonheur. Vous pouvez
remettre vos lettres à M. Coindet, ou les faire
mettre à la poste sous cette adresse : A M. Ma-
noury, lieutenant des chasses de M. le prince
de Conti, pour remettre à M. Renou , au châ-
teau de Trye , par Gisors. Quand vous aurez
quelque paquet à me faire tenir, il y a un car-
rosse de Gisors qui va à Paris tous les mercre-
dis, et revient tous les samedis, mais je ne sais
pas où en est le bureau à Paris ; cela n'est pas
difficile à trouver; il faut se servir par le car-
rosse de la même adresse. M. Coindet va partir,
je suis très-pressé ; je finis en vous embrassant
de tout mon cœur.
A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Trye-le-Château, le 24 juin 1767
J'espérois, monsieur, vous rendre compte
un peu en détail de ce qui regarde mon arrivée
et mon habitation ; mais une douleur fort vive
qui me tient depuis hier à la jointure du poi-
gnet me donne à tenir la plume une difficulté
qui me force d'abréger. Le château est vieux,
le pays est agréable, et j'y suis dans un hos-
pice qui ne me laisseroit rien à regretter, si je ne
sortois pas de Fleury. J'ai apporté votre livre
de plantes, dont j'aurai grand soin; j'ai apporté
voire Philosophie rurale, que j'ai essayé de lire
et de suivre sans pouvoir en venir à bout : j'y
reviendrai toutefois. Je réponds de la bonne
volonté, mais non pas du succès. J'ai aussi ap-
porté la clef du parc; j'étois en train d'empor-
ter toute la maison ; je vous renverrai cette clef
par la première occasion. Je vous prie de me
garder le secret sur mon asile ; M. le prince de
Conti le désire ainsi, et je m'y suis engagé. Le
nom de Jacques ne lui ayant pas plu, j'y ai
substitué celui que je signe ici, et sous lequel
j'espère , monsieur, recevoir de vos nouvelles
à l'adresse suivante. Agréez, monsieur, mes
salutations très-humbles. Je vous révère et vous
embrasse de tout mon cœur.
Renou.
A MYLORD HARCOURT.
Le 10 juillet 1767.
Je reçois seulement en ce moment, inylord,
la lettre que vous m"a\ ez fait l'honneur de m'é-
crire le 7 mai, et le billet que vous m'avez eu-
ANNÉE 1767.
G80
voyé sous la même date. Kn vous remerciant
de l'une et de l'autre, et en vous réitérant mes
très-humbU's excuses de la peine que vous avez
bien voulu prendre en ma faveur, permettez
qu'étant éloigné de vous je prenne la liberté de
me recommander à l'honneur de votre souve-
nir, de vous assurer que vos bontés ne sorti-
ront point de ma mémoire, et de vous renou-
veler les protestations de ma reconnoissance et
de mon respect.
Je vous demande la permission, mylord, de
ne point dater, quant à présent, du lieu de ma
retraite, et de ne plus signer un nom sous le-
quel j'ai vécu si malheureux. Vous ne tarderez
pas d'être instruit de celui que j'ai pris, et sous
lequel je vous rendrai désormais mes homma-
ges, si vous me permettez de vous les renou-
veler quelquefois. Si vous m'honorez d'une ré-
ponse, M. Watelet est à portée de me la faire
passer.
m'en, je vous conjure, le plus tôt que vous
pourrez. Adieu, mon cher hôte : puisse la
Providence vous conduire et vous ramener heu -
rcusement.
A H. DU PEYROU.
Le 22 juillet 1767.
Je suis, mon cher hôte, dans les plus gran-
des alarmes de n'avoir aucune nouvelle de vous
depuis votre départ. Si vous m'avez écrit, il
faut que vos lettres se soient dévoyées , et je
n'imagine que la goutte qui ait pu vous empê-
cher d'écrire. Cette idée me fait frémir, en
pensant à ce que c'est que d'être pris de la
goutte hors de chez soi, et peut-être même en
route dans un cabaret. Âh ! cher ami, si je le
croyois bien, si je savois où, rien ne m'empê-
cheroit d'aller vous y joindre ; votre silence me
tient dans une angoisse d'autant plus cruelle
que, dans le doute, je mets toujours les choses
au pis. De grâce, si ma lettre vous parvient,
en quelque état que vous soyez, faites-moi
écrire un mot; faites-le écrire à double, l'un
où je suis directement à mon adresse que vous
savez, et l'autre à l'adresse de M. Coindet, que
vous savez aussi. Il est étonnant que je ne sa-
che ou que je ne me rappelle pas votre nom de
baptême : cela me tient en quelque embarras
pour vous distinguer, en écrivant à M. Du Pey-
rou d'Amsterdam, à qui j'adresse cette; lettre.
Je n'ai pas le courage de vous parler de moi
jusqu'à ce que j'aie de vos nouvelles. Donnez-
T. IV.
M. LE MARQUIS DE MIRABEAC
Trye, le 26 Juillet 1767.
J'aurois dû, monsieur, vous écrire en rece-
vant votre dernier billet; mais j'ai mieux aimé
tarder quelques jours encore à réparer ma né-
gligence, et pouvoir vous parler en même
temps du livre (*) que vous m'avez envoyé.
Dans l'impossibdité de le lire tout entier, j'ai
choisi les chapitres où l'auteur casse les vitres,
et qui m'ont paru les plus importans. Cette lec-
ture m'a moins satisfait que je ne m'y attendois;
et je sens que les traces de mes vieilles idées, ra-
cornies dans mon cerveau, ne permettent plus
à des idées si nouvelles d'y faire de fortes im-
pressions. Je n'ai jamais pu bien entendre ce
que c'étoit que cette évidence qui sert de base
au despotisme légal, et rien ne m'a paru moins
évident que le chapitre qui traite de toutes ces
évidences. Ceci ressemble assez au système de
l'abbé de Saint-Pierre , qui prétendoit que la
raison humaine alloit toujours en se perfection-
nant, attendu que chaque siècle ajoute ses lu-
mières à celles des siècles précédens. Il ne voyoit
pas que l'entendement humain n'a toujoitrs
qu'une même mesure et très-étroite, qu'il perd
d'un côté tout autant qu'il gagne de l'autre,
et que des préjugés toujours renaissans nous
ôtent autant de lumières acquises que la raison
cultivée en peut remplacer. Il me semble que
l'évidence ne peut jamais être dans les lois na-
turelles et politiques qu'en les considérant par
abstraction. Dans un gouvernement particu
lier, que tant d'élémens divers composent,
cette évidence disparoît nécessairement. Car la
science du gouvernement n'est qu'une science
decombinaisons,d'applicationsetd'exceptions,
selon les temps, les lieux, les circonstances.
Jamais le public ne peut voir avec évidence les
rapports et le jeu de tout cela. Et, de grâce,
{•) l.'Oidre naturel et essentiel des Sociétés folititjves
( 1767. in -4", on 2 vol. in-12) par Mercier de La Rivière, an-
cien inlendiintde la Martinique: c'étoit un des partisans les plus
outras du système des écrivains dits écoiiomùirs. G. P.
44
690
CORRESPONDANCE.
qu'arrivera-i-il, que deviendront vos droits sa-
crés de propriété dans de grands dangers, dans
des calamités extraordinaires, quand vos va-
leurs disponibles ne suffiront plus, et que le
salus populi suprema lex esto sera prononcé
par le despote?
Mais supposons toute cette théorie des lois na-
turelles toujours parfaitement évidente, même
dans ses applications , et d'une clarté qui se
proportionne à tous les yeux; comment des
philosophes qui connoissent le cœur humain
peuvent-ils donner à cette évidence tant d'au-
torité sur les actions des hommes? comme s'ils
ignoroientque chacun se conduit très-rarement
par ses lumières et très-fréquemment par ses
passions. On prouve que le plus véritable in-
térêt du despote est de gouverner légalement,
cela est reconnu de tous les temps; mais qui
est-ce qui se conduit sur ses plus vrais intérêts?
le sage seul, s'il existe. Vous faites donc, mes-
sieurs, de vos despotes autant de sages. Pres-
que tous les hommes connoissent leurs vrais in-
térêts, et ne les suivent pas mieux pour cela.
I.e prodigue qui mange ses capitaux sait parfai-
tement qu'il se ruine, et n'en va pas moins son
train : de quoi sert que la raison nous éclaire
quand la passion nous conduit?
« Video meliora proboque,
» Détériora sequor. »
Voilà ce que fera votre despote, ambitieux,
prodigue, avare, amoureux, vindicatif, jaloux,
foible; car c'est ainsi qu'ils font tous, et que
nous faisons tous. Messieurs, permettez-moi de
vous le dire , vous donnez trop de force à vos
calculs, et pas assez aux penchans du cœur
humain et au jeu des passions. Votre système
est très-bon pour les gens de 1 utopie; il ne
vaut rien pour les ^nfans d'Adam.
Voici, dans mes vieilles idées, le grand pro-
blème en politique, que je compare à celui de
la quadrature du cercle en géométrie, et à celui
des longitudes en astronomie : Trouver une
forme de gouvernement qui mette la loi au-des-
sus de l'homme.
Si cette forme est trouvable, cherchons-la et
tâchons de l'établir. Vousprétendez, messieurs,
trouver cette loi dominante dans l'évidence des
autres. Vous prouvez trop; car celte évidence
a dîi être dans tous les gouvernemens , ou ne
sera jamais dans aucun.
Si malheureusement cette forme n'est pas
trouvable, et j'avoue ingénument que je crois
qu'elle ne l'est pas, mon avis est qu'il faut pas-
ser à l'autre extrémité , et mettre tout d'un
coup l'homme autant au-dessus de la loi qu'il
peut l'être, par conséquent établir le despo-
tisme arbitraire, et le plus arbitraire qu'il est
possible : je voudrois que le despote pût être
dieu. En un mot, je ne vois point de milieu
supportableentre la plus austère démocratie et
le hobbisme le plus parfait : car le conflit des
hommes et des lois , qui met dans l'état une
guerre intestine continuelle, est le pire de tous
les états politiques.
Mais les Caligula , les Néron , les Tibère I...
Mon Dieu !.. > je me roule par terre, et je gémis
d'être homme.
Je n'ai pas entendu tout ce que vous avez dit
des lois dans votre livre, et ce qu'en dit l'auteur
nouveau dans le sien. Je trouve qu'il traite un
peu légèrement des diverses formes de gou-
vernement, bien légèrement surtout des suffra-
ges. Ce qu'il a dit des vices du despotisme élec-
tif est très-vrai, ces vices sont terribles. Ceux
du despotisme héréditaire, qu'il n'a pas dits, le
sont encore plus.
Voici un second problème qui depuis long-
temps m'a roulé dans l'esprit.
Trouver dans le despotisme arbitraire une
forme de succession qui ne soit ni élective ni hé-
réditaire, ou plutôt qui soit à la fois l'une et
Vautre, et par laquelle on s'assure, autant qu il
est possible, de n'avoir ni des Tibère, ni des
Néron.
Si jamais j'ai le malheur de m'occuper dere-
chef de cette folle idée , je vous reprocherai
toute ma vie de m'avoir ôté de mon râtelier.
J'espère que cela n'arrivera pas; mais, mon-
sieur, quoi qu'il arrive, ne me parlez plus (ie
votre despotisme légat. Je ne saurois le goûter
ni même l'entendre ; et je ne vois là que deux
mots contradictoires , qui réunis ne signifient
rien pour moi.
Je connois d'autant moins votre principe de
population, qu'il me paroît inexplicable en lui-
même, contradictoire avec les faits, impossible
à concilier avec l'origine des nations. Selon
vous, monsieur, la population multiplicame
n'auroit dû commencer que quand elle a cessé
réellemeni. Dans mes vieilles idées, sitôt qu'il
ANNÉE 1767.
691
V a eu pour un sou de ce que vous appelez ri-
chesse ou valeur disponible, sitôt qu'on s'est
fait le premier échange, la population mul-
tiplicative a dû cesser; c'est aussi ce qui est
nrrivé.
Votre système économique est admirable.
Rien n'est plus profond, plus vrai, mieux vu,
plus utile. Il est plein de grandes et sublimes
vérités qui transportent. Il s'étend à tout : le
champest vaste; mais j'ai peur qu'il n'aboutisse
à des pays bien différens de ceux où vous pré-
tendez aller.
J'ai voulu vous marquer mon obéissance en
vous montrant que je vous avois du moins par-
couru. Maintenant, illustre ami dos hommeset le
mien, je me prosterne à vos pieds pour vous con-
jurer d'avoir pitié de mon état et de mes mal-
heurs, de laisser en paix ma mourante tête, de
n'y plus réveiller des idées presque éteintes, et
qui ne peuvent renaître que pour m'abîmer dans
de nouveaux gouffres de maux. Aimez-moi
toujours, mais ne m'envoyez plus de livres,
n'exigez plus que j'en lise ; ne tentez pas même
de m'éclairer si je m'égare : il n'est plus temps.
On ne se convertit point sincèrement à mon
âge. Je puis me tromper, et vous pouvez me
convaincre, mais non pas me persuader. D'ail-
leurs, je ne dispute jamais; j'aime mieux
céder et me taire : trouvez bon que je m'en
tienne à cette résolution. Je vous embrasse
de la plus tendre amitié et avec le plus vrai
respect.
A M. DU PEYROH .
Lel" aoùH767.
Si, comme je l'espère, mon très-cher hôte,
vous avez reçu ma lettre précédente, vous y
aurez vu combien j'avois besoin de la vôtre du
20 pour me tranquilliser sur votre voyage,
(irâces à Dieu, vous voilà arrivé exempt de
goutte ; et, quand même elle vous prendroit où
vous êtes, ce qui, je me flatte, n'arrivera pas,
j'en serois moins effrayé que de vous savoir ar-
rêté en route dans une auberge, malheur que
j'ai craint dans ces circonstances par-dessus
tout. Si voire vie ambulante de cette année pou-
voit, pour cette fois, vous exempter de goutte, je
ne désespérerois pas qu'avec vos précautions et
la botanique, vous n'en fussiez peut-être délivré
tout-à-fait. Ainsi soit- il.
Je ne vous dirai pas ce qui s'est pa«sé ici de-
puis votre départ; peut-être cela changera-t-il
avant votre retour. Son altesse, qui malheu-
reusement a fait un voyage, doit revenir dans ,
peu de jours.
J'écris, comme vous le désirez, à Douvres;
maisje tire un mauvais augure, pour le sort des
lettres de change, de ce que votre lettre ne vous
a pas été renvoyée. Si vous m'eussiez con-
sulté quand vous la fîtes partir, je vous au-
rois conseillé d'attendre une autre occasion.
J'espère que vous aurez été plus heureux à re-
tirer l'opéra.
Je suis encore incertain sur la meilleure voie
pour avoir recoursà vos banquiers, c'est-à-dire
sur le meilleur nom à prendre. Comme cela ne
presse point du tout, nous aurons le temps d'en
délibérer. S'il ne vous étoit pas incommode de
vous charger vous-même du semestre échu
quand vous viendrez me voir, cela feroit que,
n'ayant rien à recevoir d'eux jusqu'à l'année
prochaine, j'aurois tout le temps de penser aux
meilleurs arrangemens pourcela. En attendant,
il est à croire que l'afFaire de la pension sera
déterminée de manière ou d'autre ; elle ne l'est
pas jusqu'ici.
Je comprends que celle de vos affaires que
vous avez terminée la première où vous êtes est
celle d'autrui, et je vous reconnois bien là.
Tâchez, cher ami, d'arranger si solidement les
vôtres, que vous n'ayez pas souvent de pareils
voyages à faire. Il vaut encore mieux s'aller
promener au creux du vent par la pluie, qu'en
Hollande par le beau temps.
Je n'ai ici ni carte, ni livres, ni instructions,
pour votre roule; maisje suis très-sûr que vous
pouvez venir ici en droiture sans avoir besoin
de passer par Paris. Je crois que Boauvais n'est
pas fort éloigné de votre route; il y en a une
de Beauvais à Gisors, et la distance de ces deux
villes n'est que de six lieues; les mêmes che-
vaux de poste les font, à ce qu'on m'a dit. Ce
château est sur la même route , ou du moins
très-près et seulement à demi-lieue de Gisors.
Vous pouvez aisément vous arranger pour y
venir mettre pied à terre , et vous enverrez
votre voiture et vos gens à Gisors.
Je vous prie de dire pour moi mille choses à
692
COUKESPOJNDANCE.
M. et à madame Rey. Voyez aussi, de grâce,
ma petite filleule; embrassez-la de ma part. Je
serois bien aise d'avoir à votre retour quel-
ques détails sur la figure et le caractère de cette
chère enfant; elle a cinq ans passés; on doit
commencer d'y voir quelque chose.
J'attendsde vos nouvellesavec la plus vive im-
patience; instruisez-moi, le plus tôt que vous
pourrez, du temps de votre départ, et, s'il se
peut, de celui de votre arrivée. Celte idée me
fait d'avance tressaillir de joie. Ma sœur vous
baise les mains et partage mon empressement.
Adieu, mon cher hôte, je vous embrasse de tout
mon cœur.
Ne pourrioz-vous point trouver où vous êtes
Y Agrostog raphia , ou Traité des Gramen de
Scheuzer? il est impossible de l'avoir à Paris.
Si vous pouviez aussi trouver la Méthode de
Ludwig, ou quelque autre bon livre de botani-
que, vous me feriez grand plaisir. Les miens
sont en Angleterre avec mes guenilles, et l'on
ne se presse pas de me les renvoyer.
A M. GRANVILLE.
De France, le i'' août 1767.
Si j'avois eu , monsieur, l'honneur de vous
écrire autant de fois que je l'ai résolu , vous
auriez été accablé de mes lettres ; mais les tra-
cas d'une vie ambulante, et ceux d'une multi-
tude de survenans ont absorbé tout mon temps,
jusqu'à ce que je sois parvenu à oblenirun asile
un peu plus tranquille. Quelque agréable qu'il
soit, j'y sens souvent, monsieur, la privation
de votre voisinage et de votre société, et j'en
remplis souvent la solitude du souvenir de vos
bontés pour moi. Peu s'en est fallu que je ne
sois retourné jouir de tout cela chez mon ancien
et aimable hôte : mais la manière dont vos pa-
piers publics ont parlé de ma retraite m'a dé-
terminé à la faire entière, et à exécuter un pro-
jet dont vous avez été le premier confident. Je
vous disois alors qu'en quelque lieu que jefusse
je ne vous oublierois jamais; j'ajoute mainte-
nant qu'à ce souvenir si bien dû se joindra toute
ma vie le regret de lenlretenir de si loin.
Permettez du moins que ce regret soit tem-
péré par le plaisir de vous demander et d'ap-
prendre quelquefois de vos nouvelles, et à réité-
rer de temps en temps les assurances de ma
reconnoissance et de mon respect.
M. GUY
Ecrite de Normandie, le 6 août 4767.
Remerciez mon excellente amie, madame La
Tour, de son petit billet, et dites-lui que les
premiers épanouissemens de mon cœur seront
pour elle ; je ne peux rien de plus quant à pré-
sent. Elle m'avoit envoyé son adresse, mais sa
lettre est restée avec mes papiers, et il m'est
impossible de m'en souvenir
A M. LE MARQUIS DE MmABEAU
Trye, le 42 août 1767.
Je suis affligé, monsieur, que vous me mettiez
dans le cas d'avoir un refus à vous faire; mais
ce que vous me demandez est contraire à ma
plus inébranlable résolution, même à mes en-
gagemens, et vous pouvez être assuré que de
ma vie une ligne de moi ne sera imprimée de
mon aveu. Pour ôter même une fois pour tou-
tes les sujets de tentation, je vous déclare que
dès ce moment je renonce pour jamais à toute
autre lecture que des livres de plantes, et même
à celle des articles de vos lettres qui pourroieni
réveiller en moi des idées que je veux et dois
étouffer. Après cette déclaration, monsieur, si
vous revenez à la charge, ne vous offensez pas
que ce soit inutilement.
Vous voulez que je vous rende compte de la
manière dont je suis ici. Non, mon respectable
ami ; je ne déchirerai pas votre noble cœur par
un semblable récit. Les traitemensquej'éprouvo
en ce pays de la part de tous les habitans sas'.s
exception, et dès l'instant de mon arrivée, sont
trop contraires à l'esprit de la nation et aux in -
tentions du grand prince qui m'a donné cet
hospice, pour que je les puisse imputer qu'à un
esprit de vertige dont je ne veux pas même re-
chercher la cause. Puissent-ils rester ignorés de
toute la terre 1 et puissé-je parvenir moi-mémo
à les regarder comme non avenus !
ANNÉE
Je fais dt^s vœux pour l'heureux voyafie de
m.1 bonne et belle compatriote quo je crois déjà
partie. Je suis bien fier que madame la com-
tesse ait daifjné se rappeler un homme qui n'a
eu qu'un moment I honneur de paroîire à ses
yeux, et dont les abords ne sont pas brillans;
elle auroit trop à faire s'il falloit qu'elle {jardât
un peu des souvenirs qu'elle laisse à quiconque
n eu le bonheur de la voir. Recevez mes plus
K'ndres embrassemens.
A HADAHK LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Trye, le t6 aoùl 17«i7.
Je compte si parfaitement, madame la ma-
réchale, sur la continuation de toutes vos bon-
tés pour moi, que je viens y recourir avec la
plus parfaite confiance, en vous suppliant d'ob-
tenir de M. le prince de Conti la permission de
quitlerce séjour sans encourir sa disgrâce. J'ose
désirer encore desavoir si le gouvernement ap-
prouve, ou non, que je m'établisse dans quel-
quecoindu royaume, oùje puisse vivre et mou-
rir en paix, sous la protection de son altesse,
ou si je dois continuer ma route pour chercher
un asile ailleurs. Je vous conjure, madame la
maréchale, par une mémoire respectable et si
chère à votre cœur, de vouloir prendre les in-
formations nécessaires pour me tirer de l'in-
ceriilude où je suis sur ce qu'il m'est permis de
faire; car ma résolution est de n'accepter plus
de logement gratuit chez personne. Le grand
prince qui a bien voulu m'en accorder un sera
mon dernier hôte, et je crois devoir à l'honneur
qu'il m'a fait de n'en accepter plus de personne
un semblable. Mais, pour oser me donner un
asile indépendant, il faut, quelque obscur et
reculé qu'il soit, et quelque incognito que je
garde, que j'aie quelque sûreté d'y être laissé
en paix. Ah! madame, qae je vous doive le
repos des derniers jours de ma vie; il m'en
parottra cent fois plus doux.
A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Ce 22 août 1767.
Je vous dois bien des remercîmens, mon-
sieur, pour votre dernière lettre, er le vous les
1767. 695
fais de tout mon cœur. Elle m'a tiré d'une
grande peine ; car, vous étant aussi sincèrement
attaché que je le suis, je ne pourrois rester un
moment tranquille dansia crainte de vous avoir
déplu. Grâces à vos bontés, me voilà tranquil-
lisé sur ce point. Vous me trouvez grognon :
passe pour cela : je réponds du moins que vous
ne me trouverez jamais ingrat; mais n'exigez
rien de ma déférence et de mon amitié contre
la clause que j'ai le plus expressément stipulée ;
car je vous confirme, pour la dernière fois, que
ce seroit inutilement.
J'ai tort de n'avoir rien mis pour M. l'abbé,
mais ce tort n'est qu'extérieur et apparent, je
vous jure. Il me semble que les hommes de son
ordre doivent deviner l'impression qu'ils font
sans qu'on la leur témoigne. La raison même
qui mempêchoil de répondre à sa politesse est
obligeante pour lui, puisque c'éioit la crainte
d'être entraîné dans des discussions que je me
suis interdites, et où j'avoispeur de n'être pas
le plus fort. Je vous dirai tout franchement que
j'ai parcouru chez vous quelques pages de son
ouvrage, que vous aviez négligemment laissé
sur le bureau de M. Garçon, et que sentant
que je mordois un peu à I hameçon, je me suis
dépêché de fe: mer le livre avant que j y fusse
toul-à-faitpris. Or, prêchez et patrocinez tout
à votre aise, je vous promets que je ne rouvri-
rai de mes jours ni celui-là, ni les vôtres, ni au-
cun autre de pareil acabit : hors l'Astrée, je ne
veux plus que des livres qui m'ennuient, ou
qui ne parlent que de mon foin.
Je crains bien que vous n'ayez deviné trop
juste sur la source de ce qui se passe ici, et dont
vous ne sauriez même avoir l'idée; mais tout
cela n'étant point dans l'ordre naturel des cho-
ses ne fournit point de conséquence contre le
séjour de la campagne, et ne m'en rebute assu-
rément pas. Ce qu'il faut fuir n'est pas la cam-
pagne, mais les maisons des grands et des prin-
ces qui ne sont point les maîtres chez eux, et
ne savent rien de ce qui s'y fait. Mon malheur
est, premièrement, d habiter dans un château,
et nonpassousun toit de chaume; chez autrui,
et non pas chez moi, et surtout d'avoir un hôte
si élevé, qu'entre lui et moi il faut nécessaire-
ment des intermédiaires. Je sens bien qu'il faut
me détacher de l'espoir d'un sort tranquille et
d'une vie rustique; mais je ne puis m'empêchcr
694
CORRESPONDANCE.
de soupirer en y songeant. Aimez-moi et plai-
gnez-moi. Ahl pourquoi faut-il que j'aie fait
des livres? j'étois si peu fait pour ce triste mé-
tier 1 J'ai le cœur serré, je finis et vous em-
brasse.
■-^-
A M. d'IVERNOIS.
Au cbâteaii de Trye, ce 24 août 1767.
Je n'ai reçu que depuis peu de jours, mon
bon ami, votre lettre du 20 mai, adressée à
Wootton; elle étoit dans le plus triste état du
monde, à demi brûlée, et paroissant avoir été
ouverte plusieurs fois : les pièces que vous y
avez jointes, ayant grossi le paquet ont aug-
menté la curiosité. Je nesais pourquoi vous vous
obstinez à m'envoyer de pareilles pièces ; peine
qui ne peut servir de rien, ni à vous, ni à moi,
ni à personne, et qui empêchera toujours que
vos lettres nemeparviennent fidèlement. Quand
vos affaires seront accommodées, apprenez-le-
moi pour consoler mon cœur : jusque-là ne
me parlez que de vous.
Lorsque je doutois que vous vinssiez me voir
à Wootton, ce n'étoit pas de votre volonté que
j'étois en peine, mais bien des obstacles que
vous trouveriez à l'exécuter : soyez persuadé
que, si vous m'étiez venu voir en Angleterre,
de quelque manière que vous vous y fussiez
pris, vous n'auriez point passé Londres. Si ja-
mais la concorde renaît parmi vous, j'ai lieu
d'espérer que n'ayant plus à courir si loin,
vous aurez moins de difficultés à me rejoindre :
M. Du Peyrou vous en indiquera les moyens
quand il sera temps, et soyez sûr que l'espoir
de vous embrasser est un de ceux qui me font
encore aimer la vie.
Je ne sais comment j'avoisoublié de vous ren-
dre compte de l'affaire dont vous m'aviez chargé
à Berlin; j'aurois juré de vous en avoir rendu
compte il y a long-temps; car, dans mon pre-
mier moment de relâche, j'écrivis à cet effet à
mylord maréchal ; c'étoit précisément quand
M. Michel venoit d'être nommé. Mylord me ré-
pondit qu'il étoit allé exprès à Berlin pour par-
ler aux ministres de votre affaire ; qu'il falloit
nécessairement que vous vous adressassiez di-
rectement à eux ou au vice-gouverneur ; que,
depuis la nomination du dernier, il ne lui con-
venoit plus de se mêler d'aucune affaire qui re-
gardât Neuchâtel en aucune sorte ; qu'il avoit
refusé au colonel Chaillet de se mêler d'une af-
faire pareille à celle qu'il venoit de proposer à
ma sollicitation, et qu'il me prioit de ne plus me
charger à l'avenir de recommandations auprès
de lui de quelque espèce qu'elles pussent être.
Je ne doute pas qu'en vous adressant directe-
ment au ministère, votre affaire ne passât sans
difficulté, d'autant plus qu'elle a déjà été pro-
posée, etqu'on est toujours bien venu dans celte
cour-là quand on se présente avec de l'argent.
En partant de l'île de Saint-Pierre, je laissai vos
papiers avec tous les miens à M. Du Peyrou,
des mains de qui vous les retirerez sans diffi-
culté, quand il vous plaira.
Je n'ai laissé nuls papiers à l'île de Saint-
Pierre qu'il m'importe de ravoir, mais comme
j'aime toujours mieux qu'ils soient en mains
amies qu'en d'autres, si vous voulez les retirer
en mon nom, vous n'avez qu'à m'envoyer la
formule du billet qu'il faut que je fasse pour
cela, et je vous l'enverrai sans délai.
Comme, lorsque vos affaires publiques se-
ront terminées, vous pourriez avoir quelque
voyage à faire dans le pays où je suis, sans pas-
ser par Neuchâtel, je vous préviens que, si de
Paris vous pouvez vous rendre au château de
Trye, près de Gisors, et demander M. Renou,
il vous donnera de mes nouvelles sûres. Gisors
est à quinze petites lieues de Paris, et il y a un
carrosse public qui part de Gisors tous les mer-
credis, et de Paris tous les samedis, et fait la
route en été dans un jour. Je vous embrasse,
mon bon ami, de tout mon cœur, ainsi que
tout ce qui vous est cher, et tous nos amis.
M. Du Peyrou étant tombé malade à Paris,
cette lettre a été prodigieusement retardée.
Ce 8 novembre.
Autre relard bien plus long : M. Du Peyrou
étant retombé malade ici, et y ayant été retenu
plus de deux mois, vous pouvez juger si ces
longs relards me tiennent en inquiétude, et me
rendent vos promptes nouvelles nécessaires,
sur les tristes choses que j'apprends.
ANNÉE 1767.
r>9r>
A M. DU PEYROU.
Le 8 septembre 4767.
J'ai reçu avant-hier au soir votre lettre du 3;
malgré l'oubli , elle avoii été décachetée , mais
l'enveloppe à mylord maréchal, qu'il a eu l'im-
prudence de me laisser, ne l'avoit point été.
Que cela vous serve de règle quand vous m'é-
crirez. Je prendrai le parti de porter moi-même
cette lettre à la poste; mais, comme cela sera
remarqué et qu'on y pourvoira par la suite, je
n'y reviendrai pas, et je vous dirai tout dans
celle-ci.
Que j'ai craint cette cruelle goutte, cruelle
pour l'un et pour l'autre, pour moi surtout à di-
vers égards I J'espère encore que cette atteinte
n'aura pas de suite, et ne vous empêchera pas
de me venir voir. Mon excellent et cher hôte,
ce sera la dernière fois que nous nous verrons;
j'en ai le pressentiment trop bien fondé. Puisse
ce dernier des heureux momens de ma vie
achever de vous dévoiler le cœur de votre ami !
Coindet fera tous ses efforts pour venir avec
vous; évitez ce cortège; après ce que je sais,
il empoisonneroit mes plaisirs. J'étois sûr que,
puisque vous jugiez à propos de le consulter
sur votre route , il feroit en sorte de vous dé-
goûter de venir ici directement. Il vous aura
embarrassé de traverses inutiles, et de fausses
difficultés des maîtres de poste. Gardez sa let-
tre, et montrez cet article à gens instruits, vous
verrez ce qu'ils vous diront.
Mon cher hôte, vous m'avez perdu sans. le
vouloir, sans le savoir, et bieii innocemment,
mais sans ressource. Le concours fortuit de
mon voyage ici et du vôtre en Hollande a passé
chez mes persécuteurs pour une affaire arran-
gée entre nous. On vous a cru chargé d'une
négociation avec Rey. Le papier que vous
avez adressé pour moi à Coindet par son ca-
nal les a encore effarouchés ; leur conscience
agitée alarme leurs télés , et leur persuade
toujours que j'écris. Connoissant si peu le
charme d'une vie oisive, solitaire et simple, ils
ne peuvent croire que c'est tout de bon que
j'herborise, que ces papiers et ces petits livres
étoient destinés à coller et dessiner des plantes
sur le transparent; et j'ai vu clairement que
Coindet, à qui j'ai parlé de cet emploi que j'en
voulois faire, n'en a rien cru. Tous ses propos,
toutes ses manœuvres m'ont dit tout ce qui se
passoitdans son âme et qu'il croyoit bien ca-
ché; et ce Coindet, qui se croit si fin, n'est qu'un
fat. Fiez-vous encore moins qu'à lui à la dame
à qui il vous a présenté, et dont il est envers
moi l'âme damnée. Elle m'a trompé six ans;
il y en a deux qu'elle ne me trompe plus, et
j'avois tout-à-fait rompu avec elle. M. le prince
de Conti, qui ne sait rien de tout cela, et poussé
par quelqu'un qui, pour mieux cacher son jeu,
montre avoir peu de liaison avec elle, m'a re-
mis, pour ainsi dire, entre ses mains, comme
en celles d'une amie, et elle fait usage de ce
moyen pour m'achover. De mon côté, profitant
enfin de vos avis, je feins de ne rien voir; en
m'étouffant le cœur, je leurs rends caresses
pour caresses. Ils dissimulent pour me per-
dre, et je dissimule pour me sauver; mais,
comme je n'y gagne rien, je sens que je ne sau-
rois dissimuler encore long-temps; il faut tôt
ou tard que l'orage crève. Tout ceci vous sur-
prend trop pour pouvoir le croire. Vous vous
rappelez le voyage auprès de moi, l'argent
offert, le passe-port; et ne devinant pas à quoi
tout cela étoit destii-.é, votre honnête cœur de-
meure incrédule ; soit : je ne demande pas à
vous persuader quant à présent; mais je de-
mande que vous suspendiez les actes de votre
confiance en elle pour ce qui me regarde, en
attendant que vous sachiez si j'ai tort ou raison.
Je crois qw^ M. le prince de Conti et madame
de Luxembourg , me voyant menacé de bien
des dangers, ont voulu sincèrement m'en met-
tre à couvert, en s'assurant, à la vérité, de moi
par des entours qui n'ont pas paru suffisans
aux deux dames pour rassurer leur ami. On a
donc suscité contre moi toute la maison du
prince, les prêtres, les paysans, tout le pays.
On n'a pas douté, connoissant la fierté de mon
caractère, que je ne me dérobasse à l'opprobre
avec promptitude et indignation. C'est ce que
j'ai cent fois voulu faire, et quej'auroisfaità la
fin peut-être, si ma pauvre sœur, la raison, et
une rechute de ma maladie, n'étoient venues à
mon secours. Madame de V. , qui ne m'a vu ve-
nir qu'à regret, n'a pu déguiser assez, ni Coin-
det non plus, leur extrême désir de m'en voir
sortir. Cet empressement, si peu naturel à des
amis dans ma position, m'a fait ouvrir les yeux,
et m'a rendu patient et sage. Ma sœur, le seul
CQo
CORRESPONDANCE.
véritable ami qu'avec vous j'aie dans le monde,
et qu'à cause de cela mes ennemis ont en haine,
me disoit sans cesse, quoiqu'elle portât la plus
{grande et plus sensible part des outrages : At-
tendez, souffrez, et prenez patience, le prince
ne vous abandonnera pas. Voulez-vous donner
à vos ennemis l'avantage qu'ils demandent, de
crier que vous ne pouvez durer nulle part? Les
sages discours de cette pauvre fille étoienl ren-
forcés par la raison, Où aller? Ou me réfugier?
Où trouver un plus sûr abri contre mes enne-
mis? Où ne ni'atteindront-ils pas, s'ils m'attei-
gnent ici même? Où aller aux approches de
l'hiver, et sentant déjà les atteintes de mon mal !
Une dernière réflexion m'a décidé à tout souf-
frir et à rester, quoi qu'on fasse. Si l'on ne
vouloit que s'assurer de moi, c'est ici qu'il me
faudroit laisser; car je suis à leur merci, pieds
et poinjïs liés : mais on veut absolument m'at-
tirer à Paris; pourquoi? je vous le laisse à de-
viner. La partie sans doute est liée : on veut
ma perte, on veut ma vie, pour se délivrer de
ma garde une fois pour toutes. 11 est impossi-
ble de donner à ce qui se passe une autre ex-
plication. Ainsi , rien ne pourra me tirer d'ici
que la force ouverte. Outrages, ignominie,
mauvais traiiemens , j'endurerai tout , et je
me suis déterminé d'y périr. Mon Dieu ! si le
public étoit instruit de ce qui se passe , quelle
indignation pour les François, qu'on les fît les
salellites des Anglois pour assouvir la rage
d'un Ecossois, et qu'on les forçât de me punir
eux-mêmes d'avoir cherché chez eux un asile
contre la barbarie de leurs ennemis naturels !
Voilà des explications qu'il falloit absolu-
ment vous donner, pour régler votre conduite
à mon égard au milieu de mes ennemis qui
vous trompent, et pour vous éclairer sur les
vrais services que votre amitié peut me rendre
dans l'occasion. J'espère que vous pourrez ve-
nir. Vous devez sentir combien mon cœur a
besoin de celte consolation ; si je la perds, que
j'aie au moins celle de voir votre ami M. de
Luze. S'il vous porte mes derniers embrasse-
mens, je me console et me résigne. Mais lequel
des deux qui vienne, qu'il tâche surtout de venir
seul. J'ai demandé permission à M. le prince de
Conti de vous recevoir dans son château. Je
n'ai point de réponse encore ; si vous arrivez
avant elle, il convient de loger à Gisors ; il n'y a
que demi-lieue d'ici, et nous pourrons égale-
ment passer les journées ensemble. Si je puis
vous recevoir au château , votre laquais sera
logé près de vous, et nous ferons en sorte qu'il
ne meure pas de faim. Je vous embrasse dans
les plus tendres élans d'un cœur brisé d'a|«^
fliction, mais tout plein de vous.
Marquez-moi la réception de cette lettre
bien exactement et promptement; mais n'en-
trez dans aucun des articles qu'elle contient.
Présence ou rien : souvenez-vous de cela. Ah I
cette funeste goutte! Cher ami, quelque dou-
loureuse qu'elle puisse être , elle vous fera
moins de mal qu'à moi. Quand vous viendrez,
vous ou M. de Luze, ne me prévenez point du
jour dans vos lettres; venez sans avertir, c'est
le plus sûr.
A H. DE SARTINE,
lieutenant-général de police.
A Trye-le-Château, le 9 septembre 1767.
Monsieur,
Permettez que j'aie l'honneur d'exécuter
près de vous l'ordre exprès que m'a donné
l'auteur d'un livre intitulé Dictionnaire de mu-
sique par J. J. Rousseau , qui s'imprime chez
la veuve Duchesne. Cet ordre est , monsieur,
de m'opposer de sa part, comme je fais, à la
publication de cet ouvrage qui porte son nom,
jusqu'à ce qu'il ait été de nouveau soumis à la
censure, attendu que des passages raturés et
rétablis dans le manuscrit peuvent faire naître
des difficultés que le premier censeur, étant
mort, ne pourroit lever, et que l'auteur veut
prévenir. Vous êtes très-humblement supplié,
monsieur, d'arrêter ladite publication jusqu'à
ce temps-là.
J'ai l'honneurd'être avec un profond respect.
Renou (*).
A M. DU PEYROU.
Le 9 septembre 1767.
Aujourd'hui, mon cher hôle, j'écris à M. de
Sartine et à Guy , pour arrêter la publica-
(*) Rousseau ne pouvoit écrire en son nom au magistrat
chargé de la police, à cause de l'arrêt du parlement. M. P.
ANNÉE 1767.
C87
tion du Dictionnajre jusqu'à ce qu'il ait été sou-
mis derechef à la censure. Vous pouvez com-
prendre que j'ai des raisons graves pour pren-
dre cette précaution. Si cette cruelle goutte
vous laisse en état d'aller, voyez Guy sur-le-
champ, je vous en supplie; sachez s'il a reçu
ma lettre, et s'il se met en devoir d'en exécuter
le contenu. Faites- moi passer sa réponse, et
répondez-moi vous-même aussitôt que vous
pourrez. Vous devez comprendre que je ne serai
pas à mon aise jusqu'au moment où je recevrai
des nouvelles de cette affaire. Si mon malheur
veut que la goutte vous retienne, priez M. de
Luze de vouloir bien se charger de ma com-
mission, car elle ne souffre aucun retard.
Donnez-moi de vos nouvelles; aimez et plai-
gnez votre ami; c'est tout ce que j ai la force
de vous dire. Adieu.
A MADAME LA MARQUISE DE MESMtS.
Du 12 septembre 1767.
Jereconnois, madame, vos bontés ordinaires
dans les soins que vous prenez pour me procu-
rer unasileoùl'on veuille bien nepasm'interdire
le feu et l'eau; mais je connois trop bien ma
situation pour attendre de ces soins bienfaisans
un succès qui me procure le repos après lequel
j'ai vainement soupiré, et que je ne cherche
plus parce que je ne l'espère plus.
Vivement touché de l'intérêt que M. le comte
de*** veut bien prendre à mes malheurs, je vous
su [)plie, madame, de vouloir bien lui faire passer
les témoignages de ma très-humble reconnois-
sance; c'est une de mes peines de ne pouvoir
aller moi-même la lui témoigner : mais quant
au voyage ici que son excellence daigne propo-
ser, je ne suis pas assez vain pour en accepter
l'offre, et ces honneurs bruyans ne conviennent
plus à l'état d humiliation dans lequel je suis
appelé à finir mes jours : je ne crois pas non
plus qu'il convienne de risquer auprès de M. le
comte de***, ni auprès de personne, aucune
demande en ma faveur, puisque ce ne seroit
qu'aller chercher d'infaillibles refus qui ne fe-
roientqu'empirermasituation.s'ilétoiipossiblo.
f.e parti que j'ai pris d'attendre ici ma des-
tinée est le seul qui me convienne, et je ne puis
faire aucune espèce de démarche sans aggraver
sur ma tête le poids de mes malheurs; je sais
que ceux qui ont entrepris de me chasser d'ici
n'épargneront aucune sorte d'efforts pour y
parvenir ; mais je les attends; je m'y prépare,
et il no reste plus qu'à savoir lesquels auront le
plus de constance, eux pour persécuter, ou
moi pour souffrir. Que si la patience m'échappe
à la fin, et que mon courage succombe, mon
parti en pareil cas est encore pris : c'est de m'é-
loigner, si je peux, de l'orage qui m'accable;
mais sans empressement, sans précaution, sans
crainte, sans me cacher, sans me montrer, et
avec la simplicité qui convient à l'innocence. Je
considère, madame, qu'ayant près de soixante
ans, accablé de malheurs et d'infirmités, les
restes de mes tristes jours ne valent pas la fa-
ligue de les mettre à couvert : je ne vois plus
rien dans cette vie qui puisse me flatter ni me
tenter; loin d'espérer quelque chose, je ne sais
pas même que désirer : l'amour seul du repos
me restoit encore; l'espoir m'en est ôté : je n'en
ai plus d'autre : je n'attends plus, je n'espère
plus que la fin de mes mrsères : queje l'obtienne
de la nature ou des hommes, cela m'est assez
indifférent; et, de quelque manière qu'on
veuille disposer de moi, l'on me fera toujours
moins de mal que de bien. Je pars de celte idée,
madame ; je les mets tous au pis, et je me tran-
quillise dans ma résignation.
Il suit de là que tous ceux qui veulent bien
s'intéresser encore à moi doivent cesser de se
donner en ma faveur des mouvemens inutiles:
remettre, à mon exemple, mon sort dans les
mains de la Providence, et ne plus vouloir ré-
sister à la nécessité, voilà ma dernière résolu-
tion; que ce soit la vôtre aussi, madame, à
mon égard , et même à l'égard de cette chère
enfant que le ciel vous enlève sans qu'aucun
secours humain puisse vous la rendre; que tous
les soins que vous lui rendrez désormais soient
pourcontenlervotre tendresse et la lui montrer,
mais qu'ils ne réveillent plus en vous une espé-
rance cruelle qui donne la mort à chaque fois
qu'on la perd.
A H.
DU PEYROU.
Le 12 septembre «767.
Vous me consolez beaucoup, mon cher hôte,
par votre lettre du 9 : car j'en avois reçu une
698
CORRESPONDANCE.
auparavant de M. Coindet, qui m'avoit appris j ce que vous soyez bien délivré, mais ménager
vos vives souffrances ; et même j'en ai reçu de votre attention et vos forces pour vous mettre
lui une autre du ^0, qui ne me permet de me
livrer qu'avec crainte à l'espoir que vous me
donniez la veille, puisqu'il me marque que vous
êtes toujours le même. Ne me trompez pas,
mon très-aimable hôie, sur votre état, quel
qu'il soit ; car linceriiiude et le doute me tuent,
et me font toujours les maux pires qu'ils ne
sont. Quand vous serez en convalescence, don-
nez-vous tout le temps de vous bien rétablir où
vous êtes; et quand vos forces seront suffisam-
ment revenues pour aller à la campagne, venez
ici passer une quinzaine de jours. Vous y trou-
verez un bon air, un beau pays, un logement
au château, une terre bien garnie de gibier, et
la permission de chasser autant que cela vous
amusera. Jespèreque ce voyage, après lequel
jesoupire avec passion, sera salutaire à l'un et à
l'autre, et effacera jusqu'aux dernières traces
des maux de votre corps et de mon cœur. Du
reste, ne vous pressez point; rien ne périclite, et
retardez plutôt de quelques jours pour pouvoir
m'en donner davantage, que de vous exposer
avant le parfait rétablissement. Vous pouvez
m'avertir quelques jours d'avance, afin qu'on
prépare votre chambre; ou si vous venez sans
être attendu, que ce soit d'aussi bonne heure
qu'il se pourra. Je vous embrasse de tout mon
cœur.
Je ne vois point d'inconvénient de me préve-
nir du jour où vous arriverez.
AU MEME.
Le 18 septembre 1767.
Je vous écrivis hier, mon cher hôte, en même
temps qu'à M. de Luze ; et j'ai tellement égaré
ma lettre, qu'il m'est impossible de la retrou-
ver. Je ne sais pas même quand celle-ci pourra
partir, n'étant pas en état aujourd'hui de la
porter moi-même à Gisors, et trouvant très-
difficilement des exprès pour y envoyer. En
vous marquant la joie que m'avoit causée la vue
de votre écriture, je vous grondois de vous être
fatigué à écrire trois pages. Trois lignes dans
votre étal suffisent pour me tranquilliser ; et
non-seulemenl vous devez garder le lit jusqu'à
en état de venir ici plus tôt achever de vous
rétablir. Par le cours que prend votre goutte,
il me semble qu'elle veuille se transformer
en sciatique. Ordinairement les douleurs de
celle-ci sont moindres; et je sais par l'exem-
ple de mon défunt ami GaufFecourt, qui s'en
étoit guéri , qu'on s'en débarrasse plus aisé-
ment.
Vous me donnez d'excellentes nouvelles qui
me font grand plaisir. Je suis bien aise que
vous ayez en main toutes les pièces sur lesquel-
les vous pourrez juger à loisir si je suis timbré
ou non; mais il est très-vrai que je n'avois pas
compté que le tout nous revînt si facilement.
Je ne me sens pas bien depuis quelque temps,
et je crains de payer le long relâche dont j'ai
joui. M. Hume a dit partout que M. de Luze
lui avoitassuré que je n'avois point de maladie.
Le frère Côme, ni Morand, ni Malouin, etc.,
ne sont sûrement pas là-dessus de l'avis de
M. de Luze ; et malheureusement, en ce moment
surtout, j'en suis encore moins. Si les peines
de l'âme remédioient aux maux du corps, je
devrois me porter à merveille. Mais du courage
et un ami sont un grand remède aux premiè-
res, au lieu qu'il n'y a de remède aux dernières
que la patience et la mort. J'apprends que Ro-
bert, peu content de George , n'est pas non
plus fort à son aise. Il faut espérer qu'enfin
tout changera ou finira.
Bonjour, mon cher hôte; donnez-moi de vos
nouvelles; mais si vous écrivez vous-même,
quatre lignes suffisent. Entre nous, les mots
d'amitié n'ont plus besoin de se dire. Deux
mots sur les affaires et quatre sur la santé.
Voilà tout.
J'envoie cette lettre aujourd'hui, ainsi elle
doit arriver demain.
AU MEME.
Le 21 sepleoibre t767.
Pas un mot de vous, mon très-cher hôte, de-
puis plus de huit jours! que ce silence m'in-
quiète! Seroit-ce une rechute? M. de Luze
n'auroit-il pas eu du moins la charité de m'ccrire
ANNb.E 1767.
699
un mol? Quelque leitre seroit-ello égarée?
J'ai écrit à M. de Luze dans la semaine ; je vous
avois écrit le même jour. Je perdis ma lellre ;
je vous écrivis le lendemain. Mon Dieu! être si
proche, vous savoir malade, et ne point ap-
prendre de vos nouvelles ! Que sera-ce donc
quand nous serons éloignés? Si de quelques
jours je n'apprends rien de vous, je prendrai
le parti d'envoyer uu exprès à Paris, si j'en
trouve, car c'est encore une autre difficulté.
Que je suis à plaindre !
M. le prince de Conti, qui devoit venir ici la
semaine dernière, n'est point venu. Il a pris la
peine de mécrire pour me marquer la cause de
son retard, et m'annoncer son voyage pour la
semaine prochaine. J'aurois passionnément dé-
siré que vos forces vous eussent permis de venir
ici pour le même temps, afin d'avoir le plaisir
de vous présenter à lui. Cependant, comme il
est très-dangereux de se déplacer, après une
pareille attaque, avant le plus parfait rétablis-
sement, gardez-vous d'anticiper sur votre con-
valescence ; mais, mon ami, donnez-moi de vos
nouvelles, ou je ne sais ce que je ferai.
AU HÊME.
27 septembre 1767.
Vous pouvez, mon cher hôte, juger du plai-
sir que m'a fait votre dernière lettre, par l'in-
quiétude que vous avez trouvée dans ma précé-
dente, et que vous blâmez avec raison : mais
considérez qu'après tant de longues agitations
i propres à troubler ma tête, au lieu du repos
dont javois besoin pour la raffermir, je me
trouve ici submergé dans des mers d indignités
et d'iniquités, au moment même où tout parois-
soit concourir à rendre n>a retraite honorable
et paisible. Cher ami, si avec un cœur malheu-
reusement trop sensible, et si cruellement et si
continuellement navré, il reste dans ma tête
encore quelques fibres saines, il faut que natu-
rellement le tout ne fût pas trop mal conformé :
le seul remède efficace encore, et dont j'ose
espérer tout, est le cœur d'un ami pressé sur
le mien: venez donc;je n'ai que vous seul, vous
iesàvez;c'estbienassez;jen'enregrctteaucun;
je n'en veux plus d'autre ; vous serez désormais
tout le genre humain pour moi. Venez verser
sur mes blessures enfiamniées le baume de
l'amitié et de la raison : l'attente de cet élixir
salutaire en anticipe déjà l'effet.
Ce que vous me marquez de Neuchâtel n'est
pas un spécifique bon pour mon état; je crois
que vous le sentez suffisamment; et malheureu-
sement mes devoirs sont toujours si cruels, ma
position est toujours si dure, que j'ose à |)eine
livrer mon cœur à ses vœux secrets, entre le
prince qui m'a donné asile, et les peuples qui
m'ont persécuté.
M. le prince de Conti n'est point encore
venu, j'ignore quand il viendra ; on lattendoit
hier : je ne sais ce qu'il fera ; mais je lis dans
la contenance des comploteurs qu'ils craignent
peu son arrivée, que leur partie est bien liée,
et qu'ils sont siirs, malgré leur maître, de par-
venir à me chasser d'ici. Nous verrons ce qu'il
en sera ; je crois que c'est le cas de faire pouf :
ils ne s'y attendent pas.
Le parti que vous prenez de ne sortir du lit
que parfaitement rétabli est très-sage; mais il
ne faut pas sauter trop brusquement de vos ri-
deaux dans la rue, cela seroit dangereux : faites
mettre des nattes dans votre chambre, au dé-
faut de tapis de pied ; donnez-vous le temps de
vous bien rétablir, avant de songer à venir, et
en attendant arrangez tellement vos affaires,
que vous n'ayez à partir d'ici que quand vous
vous y ennuierez: faites en sorte de vous laisser
maître de tout votre temps ; je ne puis tropvous
recommander cette précaution : j'aime mieux
vous avoir plus tard, et vous garder plus long-
temps. Enfin je vous conjure derechef, avec
instance, de pourvoir si bien d'avance à toute
chose, que rien ne puisse vous faire partir d'ici
que votre volonté.
Nous avons ici des échecs, ainsi n'en appor>
tez pas ; mais si vous voulez apporter quelques
volans, vous ferez bien, car les miens sont gâ-
tés ou ne valent rien : je suis bien aise que vous
vous renforciez assez aux échocs pour me don-
ner du plaisir à vous battre ; voilà tout ce que
vous pouvez espérer ; car, à moitis que vous ne
receviezavantage, mon pauvre ami, vous serez
battu et toujours battu. Je me souviens qu'ayant
1 honneur de jouer, il y a six ou sept ans, avec
M. le prince de Conti, je lui gagnai trois par-
700
CORUESPONDANCE.
tics de suite, tandis que tout son cortège nie
faisoit des grimaces de possédés : en quittant
le jeu, je lui dis gravement : Monseigneur, je
respecte trop votre altesse pour ne pas tou-
rne paroît pressé, ni pour lui, ni pour moi :
donnez-vous tout le temps de reprendre vos
forces et de vous accoutumer à l'air. Je ne puis
vous dire à quel point la brièveté du temps que
jours gagner. Mon ami, vous serez battu, et vous pouvez me donner m'afflige; je vous con-
bien battu; je ne serois pas même fâché que
cela vousdégoùtâtdes échecs, car je n'aime pas
que vous preniez du goût pour des amusemens
si fatigans et si sédentaires.
A propos de cela, parlons de votre régime ;
il est bon pour un convalescent, mais très-mau-
vais à prendre à votre âge, pour quelqu'un qui
doit agir et marcher beaucoup : ce régime vous
affoiblira et vous ôtera le goût de l'exercice.
iSe vous jetez point comme cela, je vous en
conjure, dans les exirêmes systématiques; ce
ncst pas ainsi que la nature se mène : croyez-
moi, prenez-moi pour lemédecin de votre corps,
comnieje vous prends pour le médecin de mon
âino; nous nous en trouverons bien tous deux.
Je vous préviens même qu'il me seroit impos-
sible de vous tenir ici aux légumes, attendu
qu'il y a ici un grand potager d'où je nesaurois
avoir un poil d'herbe, parce que son altesse a
ordonné à son jardinier de me fournir de tout:
voilà, mon ami, comment les princes, si puis-
sans et si craints où ils ne sont pas, sont obéis
et craints dans leur maison. Vous aurez ici d'ex-
cellent bœuf, d'excellent potage, d'excellent
gibier. Vous niangerez peu ; je me charge de
voire régime, et je vous promets qu'en parlant
d ici vous serez gras comme un moine, et sain
comme une bêle ; car ce n'est pas voire esto-
mac, mais votre cervelle que je veux mettre au
régime frugivore. Je vous Ferai brouter avec
moi de mon foin. Ainsi soii-il. Bonjour.
Mille choses de ma part à M. de Luze. Hélas !
avec qui nous nous sommes vus ! dans quel
moment nous nous sommes quittés! Ne nous
reverrons-nous point?
AU MEME.
Ce lundi, 5 octobre <767-
Je VOUS écris, mon cher hôte, un mot très à
la hâte, pour vous proposer si, avant de venir
ici, vous ne pourriez point aller voir Robert,
sans le prévenir de votre visite, afin que nous
en ayons des nouvelles sûres. Du reste, rien ne
jure au moins de prendre toutes les mesures
possibles pour pouvoir le prolonger autant qu'il
dépendra de vous. Mon cher hôte, je suis peut-
être appelé au malheur de vieillir, mais tout
me dit que le jour où vous me quitterez sera
le dernier où j'aurai souhaité de vivre.
Je vous envoie une liste que j'avois faite de
livres de botanique que je voulois acquérir
à loisir ; comme elle est considérable, et que les
livres sont chers, je souhaiterois seulement
dacquérir, s'il éioit possible, un ou deux des
quatre ou cinq premiers. Si, dans quelqu'une
de vos courses, vous pouviez, à l'aide de Panc-
koucke, recouvrer surtout le premier, vous me
feriez un très-grand plaisir. Il n'y a presque
point de livres de botanique chez les libraires
de Paris, et l'on y est très-barbare sur cet ar-
ticle; cependant je crois que Didot le jeune
ou Chevalier en ont quelques-uns. Sans vouloir
compter avec vous à la rigueur, ce qui me
seroit bien impossible, je vous prie pourtant
de tenir toujours note exacte de vos déboursés
pour moi, afin de me laisser la liberté de vous
donner les commissions. Je vous embrasse.
AU Même.
9 octul>re 4767.
Je vous écris un mot à la hâte pour vous dire
que le patron de la case est venu ici mardi, seul,
et n'a point chassé ; de sorte que j'ai profité de
tous les momens que ce grand prince, et, pour
plus dire, que ce digne homme a passés ici : il
me les a donnés tous. Vous connoissez mon
cœur; jugez comment j'ai senti celte grâce :
hélas! que ne peut-il voir le mal et en couper la
source! mais il ne me reste qu'à me résigner;
et c'est ce que je fais aussi pleinement qu'il se
peut.
Cher hôte, venez : nous aurons des légumes,
non pas de son jardin, car il n'en est pas le
maître; mais un bon homme qu'on trompoit
s'est détaché de la ligue, et je compte nj'arran-
ger avec lui pour mes fournitures, que je n'ai
ANNÉE 1767.
701
pu faire jusqu'ici, ni sans payer, ni en payant.
Samedi, soupant avec son altesse, je mangeai
du fruit pour la seule ft)is depuis deux mois : je
le lui dis tout bonnement; le lendemain il m'en-
voya le bassin qu'on lui avoil servi la veille, et
qui me fit {jrand plaisir; car il faut vous dire
que je suis ici environné de jardins et d'arbres,
comme Tantale au milieu des eaux. Mon étala
tous égards ne peut so représenter; mais ve-
nez ; il changera du moins tandis que vous serez
avec moi.
Votre précaution d'aller par degrés est ex-
cellente; continuez de même, et ne vous pres-
sez point : mais je vous conjure de si'bien faire,
que vous vous pressiez encore moins de partir
d'ici quand vous y serez. Vous faites très-bien
de porter à vos pieds vos nattes et vos tapis de
pied ; la façon dont vous me proposez cette ter-
rible énigme m'a fait mourir de rire ; je suis
l'Œdipe qui fera l'effort de la deviner, c'est
que vous avez des pantoufles de laine garnies
de paille. Si vos attaques déchecs sont de la
force de vos énigmes, je n'ai qu'à me bien tenir.
Bonjour.
Les oreilles ont dû vous tinter pendant que
son altesse étoit ici. Bonjour derechef; je ne
croyois écrire qu'un mot , et je ne saurois
finir.
A M. DLTENS.
46 uctubre 1707.
Puisque M. Dutens juge plus commode que
la petite rente qu'il a proposée pour prix des
livres de J. J. Rousseau soit payée à Londres,
même pour cette année, où cependant l'un et
l'autre sont en ce pays, soit. 11 y aura toutefois
sur la formule de la lettre de change qu'il lui a
envoyée, un petit retriinchemenl à f.iire, sur le-
quel il seroit à propos que M. Frédéric Dutens
fût prévenu ; c'est celui du lieu de la date : car
quoique Rousseau sache très- bien que sa de-
meure est connue de tout le monde, il lui con-
vient cependant de ne point autoriser de son
fait cette coniioissanco. Si celte suppression
|)ouvoil faire difficulté, M. Dutens seroit prié
de chercher le moyen de la lever, ou de reve-
nir au paiement du capital, faute de pouvoir
établir commodément celui de la rente.
J. J. Rousseau a laissé entre les mains do
.M. Da\enporl un supplément de livres à la dis-
position de M. Dutens, pour être réunis à lu
niasse.
A M. DU PEYROU.
Le 17 octobre 1767.
J'ai, mon cher hôte, votre lettre du ^3, et
j'y vois, avec la plus grande joie, que vos for-
ces revenues graduellement, et par là plus soli-
dement, vous mettent en état de faire à Paris
le grand garçon; mais je voudrois bien que
vous n'y fissiez pas trop l'homme, et que vous
vinssiez ici affermirvotre virilité, de peurd'éire
tenté de l'exercer où vousêtes.Vousmeparoissez
?n train d'abuser un peu de la permission que
je vous ai donnée d'y prolonger votre séjour.
Écoutez; j'ai bien mesuré cette permission sur
les besoins de votre santé, mais non pas sur
ceux de vos plaisirs, et je ne me sens pas assez
désintéressé sur ce point pour consentir que
vous vous amusiez à mes dépens. Ne venez pas,
après vous être solacié à Paris tout à votre aise,
me dire ici que vous êtes pressé de partir, que
vos affaires vous talonnent, etc.; je vousavertis
qu'un tel langage ne prendroit pas du tout, que
sur ce point je n'entendrois pas raillerie, et que
j'ai tout au moins le droit d'exiger que vous ne
soyez pas plus pressé de partir d'ici, que vous
ne l'avez été d'y venir : pensez à cela très-sérieu-
sement,je vous prie; et faitessurtout les choses
d'assez bonne grâce pour mériter que je vous
pardonne les huit jours dont vous avez eu le
front de me parler. Au premier moment où vous
vous déplairez ici, partez-en, rien n'est plus
juste, mais arrangez- vous de telle sorte qu'il
n'y ait que l'ennui qui vous en puisse chasser :
j ai dit.
Je ne suis pas absolument fâché des petits
tracas qu'a pu vous donner la recherche des
livres de botanique ; promenades, diversions,
distractions, sont choses bonnes pour la conva-
lescence : mais il ne faut pas vous inquiéter
du peu de succès de vos recherches; j'en étois
déjà presque sûr d'avance; et c'éioii en pré-
voyant qu'on irouveroit peu de livres de bota-
nique à Paris, que j'en notois un grand nom-
bre pour mettre au hasard la rencontre de quel-
702
CORRESPONDANCE.
qu'un. Il est étonnant à quel point de crasse
ignorance et de barbarie on reste en France sur
cette belle et ravissante étude, que l'illustre
Linnseus a mise à la mode dans tout le reste de
l'Europe. Tandis qu'en Allemagne et en An-
gleterre les princes et les grands font leurs dé-
lices de l'étude dos plantes, on la regarde en-
core ici comme une étude d'apothicaire; etvous
ne sauriez croire quel profond mépris on a
conçu pour moi, dans co pays, en me voyant
herboriser. Ce superbe tapis dont la lerre est
couverte ne montre à leurs yeux que lavemens
et qu'emplâlres, et ils croient que je passe ma
vie à faire des purgations. Quelle surprise pour
eux, s'ils avoient vu madame la duchesse de
Portiand, dont j'ai l'honneur d'être l'herbo-
riste, grimper sur des rochers où j'avois peine
à la suivre, pour aller chercher la chamœdrys
frutescens et la saxifraga alpina! Or, pour re-
venir, il n'y a donc rien de surprenant que vous
ne trouviez pas à Paris des livres de plantes, et
je prendrai le parti de faire venir d'ailleurs ceux
dont j'aurai besoin.
Si M. de Luze n'est pas encore parti, comme
je l'espère, je vous prie de lui dire mille bonnes
choses pour moi, et de l'en charger d'autant
pour madame de Luze. J'ose à peine vous par-
ler de la bonne maman, sentant bien qu'en cette
occasion ses vœux sont très-opposés aux miens ;
mais, en vérité, c'est presque la seule où je ne
lui fisse pas, et même avec plaisir, le sacrifice
de ma propre satisfaction.
Voilà l'heure de la poste qui presse; le do-
mestique attend et m'importune : il faut finir en
vous embrassant.
A M\DAME LATOUR.
Ce 29 octobre 4767.
Chère et respectable Marianne, ce n'est pas
sans souffrir que je me suis abstenu si long-
temps de vous écrire. Dans peu vous aurez de
mes nouvelles par une voie sûre ; daignez atten-
dre et ne pas mal penser de votre ami.
A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Ce 12 décembre 1767.
Je consens de tout mon cœur, mon illustre
ami, que vous fassiez imprimer, avec les pré-
cautions dont vous parlez, la lettre que vous
m'avez fiiit l'honneur de m'écrire, etje vous re-
mercie de l'honnêteté avec laquelle vous voulez
bien medemander mon consentementpourcela.
Vous voilà donc embarqué tout de bon dans
les guerres littéraires : que j'en suis affligé, et
que je vous plains! Sans prendre la liberté de
vous dire là-dessus rien de mon chef, j'oserai
vous transcrire ici deux vers du Tasse que je
me rappelle et auxquels je n'ajouterai rien :
« Giunta è tua gloria al «ommo, e per innanzi
» Fuggir le dubbie beurre a te conviene. »
Je vous honore et vous embrasse, monsieur,
de tout mon cœur.
A M. DU PEYROU.
Ce 6 janvier 1768.
J'étois, mon cher hôte, dans un tel souci
sur votre voyage, que, (ant pour retirer le
paquet ci-joint, que je savois être au bureau,
que dans l'attente de votre lettre, la poste étant
arrivée plus tard qu'à l'ordinaire, j'envoyai
trois fois de suite à Gisors : enfin je la reçois
cette lettre si impatiemment attendue; et après
l'avoir déchirée pour l'ouvrir plus vite, au lieu
du détail que j'y cherchois j'y vois pour début
celui du départ de mes lettres. Mon Dieu, qu'en
le lisant vous me paroissiez haïssable! Ma foi,
si c'est là de la politesse, je la donne au diable
de bien bon cœur.
Enfin vous voilà heureusement arrivé, mal-
gré ce premier accident dont l'histoire m'eût
fait trembler, si votre lettre n'eût éié datée de
Paris. Convenez qu'en ce moment-là vous dû-
tes sentir qu'il n'est pas inutile à un convales-
cent d'avoir avec soi un ami en route, et qu'au
fond du cœur vous m'avez su gré de ma triche-
rie. Voilà les seules que je sais faire, mais je ne
m'en corrigerai pas.
Je suis très-charmé que vous soyez content
de vos petits repas tête à tête, et je désire ex-
trêmement que vous preniez l'habilude de dî-
ner en ville le moins qu'il se pourra, d'autant
plus que le froid terrible qu'il fait, et dont l'in-
fluence m'est bien cruelle, la neige abondante
par laquelle il se terminera probablement, doi-
vent vous empêcher de songer à votre départ
ANNÉE 17G8.
703
jusqu'à ce que le temps s'adoucisse, et que les
chemins deviennent praticables; quoique je
vous avoue bien que votre lonf; séjour à Paris
ne me laisseroit pas sans inquiétude , si vous
n'aviez avec vous un bon surveillant qui, j'es-
père, ne s'embarrassera pas plus que moi de
vous déplaire pour vous conserver. Je me tran-
quillise donc, et je tranquillise de mon mieux
ma pauvre sœur, non moins inquiète que moi,
espérant que, dans ce temps rigoureux, vous
veillerez attentivementl'unsurrautre, en sorte
que vous vous rendiez tous deux à vos pénates,
sains et saufs. Ainsi soit-il. Cette bonne fille est
transportée de joie de votre heureuse arrivée,
et je vois avec grand plaisir qu'elle cède à cette
pente si naturelle et si honorable au cœur hu-
main, de s'attacher aux gens, avec plus de ten-
dresse, par les soins qu'on leur a rendus. Quant
à ce que vous ajoutez qu'elle s'est fait gronder
plus d'une fois par son frère, à cause des soins,
desatlentions et (les complaisances qu'elle avoit
pour vous, cela me paroîtsi plaisant, que, n'é-
tant pas aussi gaillard que vous, je n'y trouve
rien à répondre.
Vous avez raison de croire que les détails de
vos déjeuner et dîner me font grand plaisir :
ajoutez même, et grand bien; car ils me ren-
dent l'appétit que le froid excessif m'ôte.
Voici, mon cher hôte, une réponse de ma-
dame l'abbesse de Gomer-Fontaine. Cette ré-
ponse étoit accompagnée d'un petit bi'lei Irès-
obligeant pour moi, et pour ma sœur, de jolies
breloques de religieuses. Celte dame est jeune,
bonne, très-aimable; et je crois que vous au-
riez aimé à lui rendre des douceurs qui fussent
autant de son goilt que les siennes l'éioient du
vôtre. Je ne manquerai pas de lui faire quel-
quefois votre cour, sitôt que la saison le per-
mettra.
K MYLORD COMTE DE BARCOURT.
13 janvier 1768.
Je me reprocherois, mylord, d'avoir tardé i
si long-temps à vous écrire et à vous remer-
cier, si je ne me rendois le témoignage que la
volonté y étoil toute entière, et que ce que je
veux faire est toujours ce que je fais le moins.
J'ai, entre autres, été depuis trois mois parde-
malade, et jen'ai pas quitté le chevet d'un ami,
qui grâce au ciel, est enfin parfaitement réta-
bli. Je vous offre , mylord , les prémices de
mes loisirs; et c'est avec autant d'empressement
que de reconnoissance que , touché de toutes
les bontés dont vous m'avez honoré, je vous en
demande la continuation. Il ne tiendra pasà moi
qu'en les cultivant avec le plus grand soin je
ne vous témoigne en toute occasion combien
elles me sont précieuses.
J'ai reçu depuis long-temps l'argent du billet
que vous prîtes la peine de m'envoyer pour le
produit des estampes; et c'est encore un de
mes torts les moins excusables de ne vous en
avoir pas tout de suiteaccusé la réception ; mais
je me reposois un peu en cela sur votre ban-
quier, qui n'aura pas manqué de vous en don-
ner avis. Vous me demandez, mylord, ce qu'il
falloit faire des estampes de M. Watelet : nous
étions convenus que, puisque vous ne les aviez
pas et qu'elles vous étoient agréables, vous les
ajouteriez à vos porte-feuilles, d'autant plus
qu'elles ne pouvoient passer décemment et con-
venablement que dans les mains d'un ami de
l'auteur : ainsi j'espère qu'à ce titre vous ne
dédaignerez pas de les accepter. A I égard de
l'estampe du roi, je désire extrêmement qu'elle
me parvienne; et, si vous permettez que j'a-
buse encore de vos bontés, j'ose vous supplier
de la faire envelopper avec soin dans un rou-
leau. Je désire extrêmement recevoir bientôt
cette belle estampe que j'aurai soin de faire en-
cadrer convenablement pour avoir les traits de
mon auguste bienfaiteur incessamment gravés
sous mes yeux, comme ses bontés le sont dans
mon cœur.
Daignez, mylord, continuer à m'honorer des
vôtres, et quelquefois des marques de votre
souvenir: je tâcherai, de mon côté, de ne me
pas laisser oublier de vous, en vous renouve-
lant, autant que cela ne vous importunera pas,
les assurances de mon plus entier dévouement
et de mon plus vrai respect.
LE MARQUIS DE MIRABEAU.
13 janvier 1768.
J'ai, mon illustre ami, pour vous écrire,
laissé passer le temps des sots complimensdic-
704
CORRESPOND ANGE.
tés non par le cœur, mais par le jour et par
l'heure, et qui partent à leur moment comme la
détente dune horloge. Messeniimens pour vous
sont trop vrais pour avoir besoin d'être dits, et
vous les méritez trop bien pour manquer do les
coniioître. Je vous plains du fond de mon cœur
des tracas où vous êtes; quoi que vous on di-
siez, je vous vois enibarqué, sinon dans dos
querellos littéraires, au moins dans des querel-
les économiques ot politiques; ce qui seroit peut-
être encore pis, s'il étoit possible. Je suis prêt
à tomber en défaillance au seul souvenir de tout
cela; permettez que je n'en parle plus, que je
n'y pense plus que par le tendre intérêt que je
prends à votre repos, à votre gloire. Je puis
bien tenir les mains élevées pendant le combat,
mais non pas me résoudre à le regarder.
Parlons de chansons, cola vaudra nueux :
seroit-il possible que vous songeassiez tout de
bon à faire un opéra? Oh ! que vous seriez ai-
mable, et que j'aimerois mieux vous voir chan-
ter à l'Opéra que crier dans le désert! non
qu'on ne vous écoute et qu'on ne vous lise ,
mais on ne vous suit ni ne veut vous entendre.
Ma foi, monsieur, faisons comme les nourrices,
qui, quand lesenfans grondent, leur chantent
et les font danser. Votre seule proposition m'a
déjà mis, moi vieux radoteur, parmi ces en-
fans-là ; et il s'en faut peu que ma muse chenue
ne soit prête à se ranimer aux accens de la
vôtre; ou même à la seule annonce de ces ac-
cens. Je ne vous en dirai pas aujourd'hui da-
vantage, car votre proposition m'a tout l'air de
n'être qu'une vaine amorce, pour voir si le vieux
fou mordroit encore à l'hameçon. A présent
que vous en avez à peu près le plaisir, dites-
moi tout rondement ce qui en est, et je vous
dirai franchement, moi, ce que j'en pense, et
ce que je crois y pouvoir faire : après cela, si le
cœur vous en dit, nous en pourrons causer
avec mon aimable payse, qui nous donnera sur
tout cela de très-bons conseils. Adieu, mon il-
lustre ami ; je vous embrasse avec respect, mais
de tout mon cœur.
A MADAME LATOUR.
A Trye, le 20 janvier 1768.
Lorsque je vous écrivis un mot, il y a trois
mois, chère Marianne, j'avois le cœur plein
despérancos flatteuses qui se sont bien cruel-
lement évanouies, l/intercoption d'une corres-
pondance directe étant plus que probable , je
comptois, entre autres, épancher ce cœur dans
le vôtre par une voie qui me paroissoit aussi
sûre que douce. Il n'en est plus question : le
ciel , qui veut qu'il ne manque rien à ma misèro,
m'ôte la plus précieuse consolation des infor-
tunés.
Sentirsi. ho Dei ! morir.
Et non potcr mai dir,
Morir mi sento!
MÉTiSTiSE.
Il ne me reste plus qu'à prendre mon parti
de bonne grâce, et je le prends du moins irré-
vocablement : je me condamne à un silence
éternel sur mes malheurs, et je ferai tout pour
en effacer le souvenir et le sentiment dans mon
cœur même. Ma dernière consolation est d'ap-
procher de leur terme; et comme ceux qui les
veulent prolonger au-delà de ma vie sont mor-
tels aussi, ce terme ne sera qu'un peu reculé
peut-être ; mais enfin le temps et la vérité re-
prendront leur empire ; et, quoi que mes con-
temporains puissent faire, ma mémoire ne res-
tera pas toujours sans honneur. La destinée du
grand R (*), avec lequel j'ai tant de choses
communes, sera la mienne jusqu'au bout. Il
n'a point eu le bonheur de se voir justifié de
son vivant ; mais il l'a été par l'un de ses plus
cruels ennemis, après la mort de l'un et do
l'autre. Je compte trop, non sur mon bonheur,
mais sur la Providence, pour ne pas espérer au
moins celui-là ; et il m'est doux de penser qu'un
jour le nom de ma chère Marianne recevra les
honneurs qui lui seront dus , à la tête du petit
nombre de ceux qui ont eu le courage de me
défendre de mon vivant.
Je finis sur cette matière pour n'y revenir
de mes jours, et je vous supplie que ce soit au-
jourd'hui la dernière fois qu'il en sera question
entre nous. Mais donnoz-moi quelquefois de vos
nouvelles; recevez des miennes avec bonté;
que ma digne avocate soit toujours mon amie,
et qu'elle soit sûre que, pour les services vrais,
dont je fais cas, et rendus en silence, tels que
celui que j'ai reçu d'elle, la reconnoissance de
ce cœur qu'on traite d'ingrat est des plus rares
(*) Jean-Baptiste Rousseau.
Si
ANNÉE 1768.
7o;;
parmi les hommes, puisqu'elle se tourne toute
en attachement.
Je crois que le mieux seroit de nous écrire
directement; et, comme que ce soit, ne rappe-
lons, dans aucune do nos lettres, du sujet de
celle-ci. Je suppose que vous savez sous quel
nom Je suis connu ici.
A M. GRANVILLE.
Trye, le M janvier 1768.
Je n'auroispastanlésiionfî-temps, monsieur,
à vous remercier du plaisir que m'a fait la let-
tre dont vous m'avez honoré le 6 novembre,
sans beaucoup de tracas qui , venus à la tra-
verse, m'ont empêché de disposerde mon temps
comme jaurois voulu, i.es témoignages de vo-
tre souvenir et de votre amitié me seront tou-
jours aussi chers que vos honnêtetés et vos
bontés m'ont été sensibles pendant tout le temps
que j'ai eu le bonheur d'être voire voisin. Ce
qui ajoute à mon déplaisir de vous écrire si tard
est la crainte quecette lettre, vous trouvant déjà
parti de Caiwich, ne fasse un bien long circuit
pour vous aller chercher à Baih. Je désire fort,
monsieur, que vous ayez cette fois entrepris
ce voyage annuel plus par habitude que par
nécessité, et que toutefois les eaux vous fassent
tant de bien que vous puissiez jouir en paix de
la belle saison qui s'approche, dans votre char-
mante demeure, sans aucun ressentiment de
vos précédentes incommodités. Vous y trouve-
rez, je pense, à votre retour, un barbouillage
nouvellement imprimé, où je me suis mêlé de
bavarder sur la musique, et dont j'ai fait adres-
ser un exemplaire à M. Rougemont, avec prière
de vous le faire passer. Aimant la musique, et
vous y connoissant aussi bien que vous faites,
vous ne dédaignerez peut-être pas de donner
quelques momens de solitude et d'oîsiveté à
parcourir une espèce de livre qui en traite tant
bien que mal : j'aurois voulu pouvoir mieux
faire ; mais enfin le voilà tel qu'il est.
Le défaut d'occasion, monsieur, pour faire
partir cette lettre, rend sa date bien surannée,
et me l'a fait écrire à deux fois : l'occasion même
d'un ami prêt à partir, et qui veut bien s'en
charger, ne me laisse pas le temps de trans-
crire ma réponse à l'aimable bergère de Cal-
IV.
wich, et me force à la laisser partir un pou
barbouillée : veuillez lui faire excuser celle pe-
tite irrégularité , ainsi que celle du défaut do
signature, dont vous pouvez savoir la raison.
Recevez, monsieur, mes salutations empressées
et mes vœux pour l'afFermissement de votre
santé.
l'herboriste
DR Li DUCBISSB DE PonTLtRD.
P. S. Comme l'exemplaire du Dictionnaire
de musique qui vous étoit destiné avoii été
adressé à M. Vaillant, qui n'a jamais paru fort
soigneux des commissions qui me regardent,
j'en ai fait envoyer depuis un second à M. Rou-
gemont pour vous le faire passer au défaut du
premier.
A MADEMOISFXLE DEWES.
Le 23 janvier <7C8.
Si je VOUS ai laissé, ma belle voisine, une em-
preinte que vous avez bien gardée, vous m'en
avez laissé une autre que j'ai gardée encore
mieux. Vous n'avez n>on cachet que sur un pa-
pier qui peut se perdre , mais j'ai le vôtre
empreint dans mon cœur, d'où rien ne peut
l'effacer : puisqu'il étoit certain que j'empor-
tois votre gage , et douteux que vous eussiez
conservé le mien , c'éloit moi seul qui devois
désirer de vérifier la chose; c'est moi seul qui
perds à ne l'avoir pas fait. Ai-je donc besoin,
pour mieux sentir mon malheur, que vous m'en
fassiez encore un crime? cela n'est pas trop
humain. Mais votre souvenir me console de vos
reproches; j'aime mieux vous savoir injuste
qu'indifférente, et je voudrois être grondé do
vous tous les jours au même prix. Daignez
donc, ma belle voisine, ne pas oublier toul-à-
fait votre esclave, et continuer à lui dire quel-
quefois ses vérités. Pour moi, si j'osois à mon
tour vous dire les vôtres , vous me trouveriez
trop galant pour un barbon. Bonjour, ma belle
voisine. Puissiez-vous bientôt, sous les auspices
du cher et respectacle oncle, donner un pasteur
à vos brebis de Caiwich !
45
70G CORRESPONDANCE
M. tV. MARQUIS DR MIRABEAU.
^- Trye, le 28 janvier 1768.
Je me souviens, mon illustre ami, que le jour
où je renonçai aux petites vanités du monde, et
en même temps à ses avantages, je me dis en-
tre autres, en me défaisant de ma montre :
Grâce au ciel, je n'aurai plus besoin de savoir
l'heure qu'il est. J'aurois pu me dire la même
•liose sur le quantième, en me défaisant de mon
Imanach ; mais, quoique je n'y tienne plus par
(os affaires, j'y tiens encore par l'amitié ; cela
rend mes correspondances plus douces et moins
fréquentes : c'est pourquoi je suis sujet à me
tromper dans mes dates de semaine, et même
quelquefois de mois. Car, quoique avec l'al-
manach je sache bien trouverlequantièmedans
la semaine, sachant le jour, quand il s'agit de
trouver aussi la semaine, je suis totalement en
défaut. J'y devrois pourtant être moins avec
vous qu'avec tout autre, puisque je n'écris à
personne plus souvent et plus volontiers qu'à
vous.
Conclusion : nous ne ferons d'opéra ni l'un
ni l'autre ; c'est de quoi j'étois d'avance à peu
près sûr. J'avoue pourtant que, dans ma situa-
tion présente, quelque distraction attachante
et agréable me seroit nécessaire. J'aurois be-
soin sinon de faire de la musique , au moins
d'en entendre, et cela me feroit même beau-
coup plus de bien. Je suis attaché plus que ja-
mais à la solitude; mais il y a tant d'entours
déplaisans à la mienne, et tant de tristes sou-
venirs m'y poursuivent malgré moi, qu'il m'en
faudroit une autre encore plus entière, mais où
des objets agréables pussent effacer l'impres-
sion de ceux qui m'occupent, et faire diversion
au sentiment de mes malheurs. Des spectacles
où je pusse être seul dans un coin et pleurer à
mon aise, de la musique qui pût ranimer un
peu mon cœur affaissé; voilà ce qu'il me fau-
droit pour effacer toutes les idées antérieures,
et me ramener uniquement à mes plantes, qui
m'ont quitté pour trop long-temps cet hiver. Je
n'aurai rien de tout cela, car en toutes choses
es consolations les plus simples me sont refu-
ses; ïïiais il me faut un peu de travail surmoi-
nên»^ T&our y suppléer de mon propre fonds.
> tS à Paris que je retourne en Angleterre.
i V 1 i^'î feiïi suipris, car le public me con-
noît si bien, qu'il méfait toujours faire exacte-
ment le contraire des choses que je fais en effet.
M. Davenport m'a écrit des lettres très-hon-
nêtes et très-empressées pour me rappeler
chez lui. Je nai pas cru devoir répondre bru-
talement à ses avances, mais je n'ai jamais
marqué l'inleniicm d'y retourner. Honoré des
bienfaits du souverain, et des bontés de beau-
coup de gens de mérite dans ce pays-là, j'y
suis attaché par reconnoissance, et je ne doute
pas qu'avec un peu de choix dans mes liaisons
je n'y pusse vivre agréablement ; mais l'air du
pays qui m'en a chassé n'a pas changé depuis
ma retraite, et ne me permet pas de songer au
retour. Celui de France est de tous les airs du
monde celui qui convient le mieux à mon corps
et à mon cœur; et, tant qu'on me permettra d'y
vivre en liberté , je ne choisirai point d'autre
asile pour y finir mes jours.
On me presse pour la poste ; et je suis forcé
de finir brusquement, en vous saluant avre
respect et vous embrassant de tout mon cœur.
A MADAME LATOUR.
Ce 28 janvier 1768
Je crains bien, chère Marianne qu'une lettre
que je vous écrivis il y a dix ou douze jours
ne se soit égarée par ma faute, en ce que, m'é-
tant très-mal à propos fié à ma mémoire, qui
est entièrement éteinte , au lieu de mettre sur
l'adresse la rue du Croissant, je mis seulement
la rue du Gros-Chenet. Ce qui augmenteroit
mon chagrin de cette perte est que j'entrois,
dans cette lettre, dans bien des détails que j'au-
rois désiré n'être vus que de vous. Peut-être
aussi que votre silence ne vient que de ce que
vous ignorez mon adresse. Elle est tout sim-
plement, à M. Renou, à Trye, par Gisors. J'at-
tends de vous un mot tf'éclaircissement, et
j'attends en même temps des nouvelles de votre
santé, et l'assurance que vous m'aimez tou-
jours.
A M. d'ivernois.
Trye, le 29 janvier 1768,
J'ai reçu, mon digne ami , votre paquet du
22, et il me seroit également parvenu sous l'a-
ANNÉK 1768.
707
(Iresse que je vous ai donnée, quand vous n'au-
riez pas pris rinulile précaution de la dou-
ble enveloppe, sous laquelle il n'est pns même
à propos que le nom de voire ami paroisse en
aucune façDU. C'est avec le plus scMisible plaisir
que j'ai enfin appris de vos nouvelles; mais j'ai
été vivement ému de l'envoi de votre famille à
Lausanne : cela ni'apprend assez à quelle ex-
trémité votre pauvre ville et tant de braves
gens dont elle est pleine sont à la veille d être
réduits. Tout persuadé que je sois que rien
ici-bas ne mérite d'être acheté au prix du sang
humain, et qu'il n'y a plus de liberté sur la
terre que dans le cœur de l'homme juste, je
sens bien toutefois qu'il est naturel à des gens
de courage, qui ont vécu libre, de préférer
une- mort honorable à la plus dure servitude ;
cependant, même dans le cas le plus clair de la
juste défense de vous-mêmes, la certitude où je
suis, qu'eussiez-vous pour un moment l'avan-
tage, vos malheurs n'en seroient ensuite que
plus grands et plus sûrs, me prouve qu'en tout
état de cause les voies de fait ne peuvent ja-
mais vous tirer de la situation critique où
vous êtes, qu'en aggravant vos malheurs. Puis
donc que, perdus de toutes façons, supposé
qu'on ose pousser la chose à l'extrême, vous
êtes prêts à vous ensevelir sous les ruines de
la patrie, faites plus : osez vivre pour sa gloire
au moment qu'elle n'existera plus. Oui, mes-
sieurs, il vous reste, dans le cas que je suppose,
un dernier parti à prendre, et c'est, j'ose le
dire, le seul qui soit digne de vous; c'est, au
lieu de souiller vos mains dans le sang de vos
compatriotes, de leur abandonner ces murs
qui dévoient être l'asile delà liberté, etqui vont
n'être plus qu'un repaire de tyrans; c'est den
sortir tous, tous ensemble, en plein jour, vos
femmes et vos enfans au milieu de vous, et,
puisqu'il faut porter des fers, d'aller porter du
moins ceux de quelque grand prince, et non
pas l'insupportable etodieux joug de vos égaux.
Et ne vous imaginez pas qu'en pareil cas vous
resteriez sans asile ; vous ne savez pas quelle
estime et quel respect votre courage, votre mo-
dération, votre sagesse, ont inspiré pour vous
dans toute l'Kurope. Je n'imagine pas qu'il s'y
trouveaucun souverain, je n'en excepteaucun,
qui ne reçût avec honneur, j'ose dire avec res-
pect, celte colonie émigranie d'hommes trop
vertueux, pour ne savoir pas être sujets aussi
fidèles qii'ilsfurentzélés citoyens. Je comprends
bien qu'en pareil cas plusieurs d'entre vous
seroient ruinés : mais je pense que les gens qui
savent sacrifier leur vie au devoir sauroient sa-
crifier leurs biens à l'honneur, et s'applaudir
de ce sacrifice ; et, îjprès tout, ceci n'est qu'un
dernier expédient pour conserver sa vertu et
son innocence quand tout le reste est perdu. Le
cœur plein de celle idée, je ne me pardonne-
rois pas de n'avoir osé vous la communiquer.
Du reste, vous êtes éclairés et sages; je suis
très-sûr que vous prendrez toujours en tout le
meilleur parti, et je ne puis croire qu'on laisse
jamais aller les choses au point qu'il est bon
d'avoir prévu d'avance pour être prêts à tout
événement.
Si vosafFaires vous hissent quelques momens
à donner à d'autres choses qui ne sont rien
moins que pressées, en voici une qui me tient
au cœur, et sur laquelle je voudrois vous prier
de prendre quelque éclaircissement, dans quel-
qu'un des voyages que je suppose que vous fe-
rez à Lausanne, tandis que votre famille y sera.
Vous savez que j'a» à Nion une tante qui m'a
élevé, et que j'ai toujours tendrement aimée,
quoiquej'aieune fois, comme vous pouvez vous
en souvenir sacrifié le plaisir de la voir à l'em-
pressement d'aller avec vous joindre nos amis.
Elle est fort vieille, elle soigne un mari fort
vieux; j'ai peur qu'elle n'ait plus de peine que
son âge ne comporte, et je voudrois lui aider à
payer une servante pour la soulager. Malheu-
reusement, quoique je n'aie augmenté ni mon
train, ni ma cuisine, que je n'aie aucun domes-
tique à mes gages, et que je sois ici logé et
chauffé gratuitement, ma position me rend la
vie si dispendieuse, que ma pension me suffit
à peine pour les dépenses inévitables dont je
suis chargé. Voyez, cher ami, si cent fraoics
de France par an pourroient jeter quelque dou-
ceur tlans la vie de ma pauvre vi(Mile tante, et
si vous pourriez les lui faire accepter. En ce cas,
la première année courroit depuis le commen-
cement de celle-ci, et vous pourriez (a tirer sur
moi d'avance, aussitôt que vous aurez arrangé
cette petite affaire-là. Mais je vous conjure de
voir que cet argent soit employé selon sa des-
tination, et non pas au profit de parens ou voi-
sins âpres, qui souvent obsèdent les vieilles
708
CORRESPONDANCE.
gens. Pardon, cher ami : je choisis bien mal
mon temps; mais il se peut qu'il n'y en ait pas
à pi'rdre.
AU MÊME.
Du châteaa de Trye, ce 9 février 1768.
Daiiii) l'incertitude, mon excellent ami, de la
meilleure voie pour vous faire passer celte let-
tre sûrement et promptement, je prends le
parti de risquer directement ce duplicata, et
il'en adresser un autre à M. Coindet, pour vous
le faire passer. C'est une lettre qu'il a reçue rt
qu'il m'a envoyée qui a occasionné la mienne.
I.e temps me presse ; je suis rendu de fatigue,
navré de douleur, dans la crainte d'une cata-
strophe. Au nom de Dieu, faites-moi passer des
nouvelles sitôt que le sort de votre pauvre état
sera décidé. 0 la paix, la paix, mon bon ami !
Hélas 1 il n'y a que cela de bon dans cette courte
vie. J'embrasse nos amis; je vous embrasse
de toute la tendresse de mon cœur. J'implore
la bénédiction du ciel sur vos soins patrioti-
ques, et j'en attends le succès avec la plus vive
impatience.
J'espère que vous avez reçu ma précédente,
que je vous ai adressée en droiture. C'est tou-
jours la voie qu'il faut préférer, surtout pour
tout ce qui peut demander du secret.
AU MEME.
Le 9 février 176«.
On m'a communiqué, mon bon ami, quel-
ques ariicies des deux projets d'accommodc-
nieutquivous sont proposés, et j'apprends que
le Conseil général, qui doit en décider, est fixé
au 28. Quoique tant de précipitation ne me
'laisse pas le temps de poser suffisamment ces
articles, quoique je ne sois pas sur les lieux,
que j'ignore l'état des choses, que je n'aie ni
papiers, ni livres, et que ma mémoire, abso-
lument éteinte, ne me rappelle pas même votre
constitution, je suis trop affecté de votre situa-
lion, pour ne pas vous dire, bien qu'à la hâie,
mon opinion sur les moyens qu'on vous offre
d'en sortir. Quelque mal digérée que soit celte
opinion, je nr hiisse pas, messieurs, de vous
l'exposer avec confiance non oas en moi, mais
en vous, très- sûr que, si je me trompe, von'»
démêlerez aisément mon erreur.
Dans l'extrait qui m'a été envoyé, il n'y ?,
du projet appelé le second, qu'un seul article,
qui est aussi le second; savoir, l'élection de
la moitié du petit Conseil par le Conseil gé-
néral : ce second article n'étant bon à pas
grand'chose, je ne dirai rien du projet dont il
est tiré.
Je parlerai de l'autre, après avoir posé deux
principes que vous ne contesterez pas ; l'un,
qu'un accommodement ne suppose pas qu'on
cède tout d'un côté et rien de l'autre, mais
qu'on se rapproche des deux côtés; l'autre,
qu'il n'est pas question de victoire dans cette
affaire, ni de donner gain de cause aux néga-
tifs ou aux représentans, mais de faire le plus
grand bien de la chose commune, sans songer
si l'on est Rulule ou Troyen.
Cela posé, j'oserai vous dire que ce projet
me paroîtnon-seulement acceptable, mais, avec
quelques changemens, et l'addition d'un ou
deux articles, !e meilleur peut-êiie que vous
puissiez adopter.
Le petit Conseil tend fortement à la plus dure
aristocratie : les maximes des représentans
vont par leurs conséquences, non-seulement
à l'excès, mais à l'abus de la démocratie, cela
est certain. Or, il ne faut ni l'un ni l'autre dans
votre république ; vous le sentez tous : entre le
petit Conseil, violent aristocrate, et le Conseil
général, démocrate effréné, où trouver une
force intermédiaire qui contienne l'un et l'au-
tre, et soit la clef du gouvernement ? Elle existe
cette force, c'est le conseil du Deux-Cents;
mais pourquoi cette force ne va-t-elle pas à
son but? pourquoi le Deux-Cents, au lieu de
contenir le Vingt-Cinq, en est-il l'esclave? M'y
a-t-il pas moyen de corriger cela? Voilà pré-
cisément de quoi il s'agit.
Avant d'entrer dans l'examen des moyens,
permettez-moi, messieurs, d'insister sur une
réflexion dont j'ai le cœur plein. Les meilleures
institutions humaines ont leurs défauts : la vô-
tre, excellente à tant d'égards, a celui d'être
une source éternelle de divisions intestines. Dos
familles dominantes s'enorgueillissent, abusent
de leur pouvoir, excitent la jalousie; le peuple,
sentant son droit, s'indigne d'être ainsi traîné
dans la fange par ses égaux ; des tribunaux
L
AINNEK 1708.
709
concurrens se chicaneni, se contre-poinlent;
des brigues disposent des éleclions; l'autorité
et la liberté, dans un conflit perpétuel, portent
leurs querelles jusqu'à la guerre civile: j'ai vu
vos concitoyens armés senir'égorger dans vos
murs; en ce moment même, cette horrible ca-
tastrophe est prête à renaître; et quand, dans
vos plans de réforme, vous devriez, par des
moyens de concorde et de paix, par des éta-
biissemens doux et sages, tâcher de couper la
racine à ces mnux, vous allez, comme à plaisir
les attiser, en excitant parmi vous de nouvelles
animosités, de nouvelles hainos, par la plus
dure de toutes les censures, par l'inquisition
du grabeau. Cela, messieurs, permettez-moi
de le dire, n'est assurément pas bien pensé.
Premièrement, le Conseil ne souffrira jamais
un établissement trop humiliant pour de fiers
magistrats; ei quanti ils le soufFriroient, je dis,
pour le bien de la paix et de la patrie, il ne
seroit point à désirer qu'il eût lieu. Loin d'éta-
blir de nouveaux grabeaux, vous feriez mieux
d'abolir ceux qui existent, mais qui, très-heu-
reusement, ne signifiant rien du tout, peuvent
rester sans danger.
Cela dit, je passe à mon sujet : il s'agit d'un
gouvernement mixte, mais difficile à combiner,
où le peuple soit libre sans être maître, et où
le magistrat commande sans tyranniser. Le
vice de votre constitution n'est pas de trop gê-
ner la liberté du peuple; au contraire, cette li-
berté légitime ne va que trop loin, et^ quoi
qu'on en puisse dire, il n'est pas bon que le
Conseil général soit nécessaire à tout.
Mais le vice inhérent et fondamental est dans
le défaut de balance et d'équilibre dans les trois
autres Conseils qui composentle gouvernement;
ces trois Conseils, dont deux sont à peu près
inutiles, sont si mal combinés, que leur force
est en raison inverse de leur autorité légale,
et que l'mférieur domine tout : il est impossi-
ble que ce vice reste, et que la machine puisse
aller bien.
Ce qu'il y a d'heureux pourtant dans celle
machine, qui ne laisse pas d'être admirable,
est que cet important équilibre peut s'établir
sans rien changer aux principales pièces; tous
les ressorts sont bons, il ne s'agit que de les
faire jouer un peu différemment.
Mais ce qu'il y a de fùchcux est que cette ré-
forme demande des sacrifices, et précisément
de la part des deux corps qui jusqu'ici ont paru
le moins disposés à en faire; savoir, le Conseil
général et celui des Vingt-Cinq.
Or, voilà que, par plusieurs articles que
j'ai sous les yeux, les Vingt-Cinq offrent d'eux-
mêmes presque tout ce qu'on pourroit avoir à
leur demander; môme en un sens, davantage.
Ajoutez un seul article, mais indispensable,
et le petit Conseil a fait, de son côté, tous les
pas nécessaires vers un accord raisonnable
et solide : cet article regarde l'élection des
syndics, dans la supposition, presque impos-
sible, que le cas qui se présente ici pour la
première fois depuis la fondation de la répu-
blique, y pût renaître une seconde fois ; auquel
cas, au lieu de présenter derechef le Conseil
en corps, comme on va faire, il faudroit, se-
lon moi, se résoudre à présenter de nouveaux
candidats, tirés des Soixante : je dirai mes rai-
sons ci-après.
Que le Conseil général veuille céder à son
tour, ou plutôt échanger, contre l'élection des
Soixante qu'il gagne, un droit, un seul droit
qu'il prétend, mais qu'on lui conteste, et dont
il n'est point en possession ; au moyen de cela,
tout est fait : je parle du droit de prononcer
souverainement et en dernier ressort sur l'ob-
jet des représentations; en un mot, c'est le
droit négatif qu'il s'agit d'accorder au Deux-
Cents, déjà juge suprême de tous les autres
appels. Peut-être est-il parlé, dans le projet,
de cet article, et cela doit être, mais l'extrait
que j'ai non dit rien.
Avec ces additions et quelques légères mo-
difications au reste, le projet dont les articles
sont sous mes yeux me paroît offrir un moyen
de pacification convenable à tout le monde,
raisonnable du moins, solide et durable aultant
qu'on peut l'espérer de l'état présent des cho-
ses et de la disposition des esprits; et je crois
qu'il en résulteroitun gouvernement qui, sans
être plus composé que l'ancien, seroit mieux lié
dans ses parties, et par conséquent plus fort
dans son tout.
C'est surtout dans le second article que con-
siste essentiellement la bonté du projet : par
cet article, le Conseil des Soixante est en entier
élu par le Conseil général, et tous les membres
du petit Conseil doivent être tirés du Soixante
710.
CORRESPONDANCE.
^car il faut ôler d'ici les auditeurs). L'idée de
donner une existence à ce Conseil des Soixante,
qui n'étoii rien auparavant, est très-bonne ; elle
est due aux médiateurs : il faut en profiter, et
leur en savoir gré. Ceci suppose qu'on revê-
tira ce corps de nouvelles attributions qui lui
donneront du poids dans l'état ; mais bien qu'il
soit rempli par le peuple, ce n'est pourtant pas
en lui-même que s'opérera son plus grand ef-
fet, mais dans le Deux-Cents, dont les mem-
bres rentreront ainsi dans la dépendance du
Conseil général, maître de leur ouvrir ou fer-
mer à son gré la porte des grandes magistra-
tures. Voilà précisément la solution très-simple
et très-sùre du problème que je proposois au
commencement de cette leltre.
Par le premier article, on accorde au Conseil
général l'élection de la moitié des Deux-Cenls;
je ne serois pas trop d'avis qu'on acceptât cette
concession : ces moitiés d'élection sont moins
efficaces qu'embarrassantes. 11 ne faut pas con-
sidérer les élections faites par le peuple, par
leur effet subséquent, qui n'est rien, mais par
leur effet antérieur, qui est tout. Les syndics
sont élus par le Conseil général : voyez toute-
fois comment ils le traitent! Le peuple ne doit
pas espérer de ses créatures plus de reconnois-
sance qu'il n'en a pour ses bienfaiteurs. Ce
n'est pas à ce qu'on fait après être élu, mais à
ce qu'on a fait pour être élu, qu'il faut regar-
der en bonne politique. Quand le peuple tire
Res magistrats de son propre sein, il n'aug-
mente de rien sa force; mais quand il les tire
d'un autre corps, il se donne de la force sur ce
corps-là. Voilà pourquoi l'élection du Soixante
vous donnera de l'ascendant en Deux-Cents,
et pourquoi l'élection du petit Conseil donnera
de l'ascendant au Deux-Cents en Soixante. Vous
en auriez par les syndics sur le Vingt-Cinq
même, s'il étoit plus nombreux, ou que le
choix ne fût pas forcé. C'est ainsi que les plus
simples moyens, les meilleurs en toute chose,
vont tout remettre dans l'ordre légitime et na-
turel.
11 suit de là que le privilège d'élire la moitié
du Deux-Cents vous est beaucoup moins avan-
tageux qu'il ne semble, et cela est trop remuant
pour votre ville, trop bruyant pour votre Con-
seil général. Le jeu de la machine doit être
aussi facile que simple, et toujours sans bruit,
autant qu'il se peut. L'élection du Deux-Cenls,
laissée au petit Conseil, a pourtant de grands
inconvéniens, je l'avoue; mais n'y auroit-il
pas, pour y pourvoir, quelque expédient plus
court et mieux entendu? Par exemple, où se-
roit le mal que cette élection fût une des nou-
velles attributions dont on revêtiroit le Conseil
dés Soixante? Le petit Conseil lui-même y de-
vroit d'autant moins répugner que, par sa pré-
sidence et par son nombre, qui fait presque la
moitié du nombre total, il n'auroit guère moins
d'influence dans ses élections que s'il continuoit
seul à les faire : je n'imagine pas que ceci fasse
une grande difficulté.
Mais je crains que l'article de l'élection des
syndics n'en fasse davantage, et ne coûte beau-
coup au Conseil ; car il y a, chez les hommes
les plus éclairés, des entêtemens dont ils ne se
doutent pas eux-mêmes, et souvent ils agissent
par obstinarion, pensant agir par raison. Ils
s'effraieront de la possibilité d'un cas qui ne
sauroit même arriver désormais, surtout si la
loi qui doit y pourvoir passe. Le Conseil des
Vingt-Cinq sent trop sa puissance absolue; il
sent trop que tout dépend de lui, que lui seul
ne dépend de rien, de rien du tout; cela doit
le rendre dur, exigeant, impérieux, quelque-
fois injuste. Pour son propre intérêt, pour se
faire supporter, il faut qu'il dépende de quel-
que chose; car le ton qu'il a pris ne peut être
souffert par des hommes. Eh ! quelle plus lé-
gère dépendance peut-il s'imposer que celle,
non pas de souffrir, mais de prévoir, seule-
ment dans un cas extrême, la perte passagère
d'un syndicat en idée, et qui réellement ne sor-
tira jamais de son corps? Cependant ce sacri-
fice idéal et purement chimérique peut et doit
produire un grand effet, pour leur rendre cet
esprit humain et patriotique qui pareil s'être
éteint parmi eux. Eh 1 s'il en reste un seul à
qui quelque goutte de sang genevois coule en-
core dans les veines, comment ne frémit-il pas
en songeant au péril auquel ils viennent d'ex-
poser l'état pour vous asservir, et dont ils n'ont
été garantis eux-mêmes que par votre fermeté,
par votre sagesse, par la modération des mé-
diateurs, quoique si cruellement prévenus?
Comment les chefs de la république pouvoient-
ils ne pas prévoir, en exposant ainsi sa liberté,
que le peuple en auroit avant eux déploré la
ANNEK 17G8.
711
perte, mais qu'ils lauroienl sentie avant lui !
Kij voyant un moyen si doux, mais si sûr, de
^<irantir leurs successeurs de pareille incar-
tade, ils devroient, s'ils aimoient leur pays, le
proposer eux-mêmes, quand personne avant
eux ne l'auroit proposé. Pour moi, je vous
déclare que cet article me paroît d'une si
grande importance, que rien, selon moi, ne
devroit vous y faire renoncer, pas, quand
on vous céderoit tout le reste, pas, quand les
Conseils voudroient en échange renoncer au
droit négatif.
Mais je ne vous dissimulerai pas non plus que
ce droit négatif attribué, non pas au petit Con-
seil, ni même au Soixante, mais au Deux-Cents,
me paroît si nécessaire au bon ordre, au main-
tien de toute police, à la tranquillité publique,
à la force du gouvernement, que, quand on
y voudroit renoncer, vous ne devriez jamais le
permettre.S'il n'y a pointd'arbitresdes plaintes,
comment finiront-elles? Si le Conseil général,
auteur des lois, veut être aussi juge des faits,
vous n'êtes plus citoyens, vous êtes magistrats;
c'est l'anarchie d'Athènes, tout est perdu. Que
chacun rentre dans sa sphère, et s'y tienne,
tout est sauvé. Encore une fois, ne soyez ni né-
gatifs, ni représentans ; soyez patriotes, et ne
reconnoissezpour vos droits que ceux qui sont
utiles à cette petite mais illustre république,
que de si dignes citoyens couvrent de gloire.
Ce n'est point, messieurs, à des gens comme
vous qu'il faut tout dire. Je ne m'arrêterai point
à vousdéiailler lesavantages du projet proposé,
dans l'état où vous pouvez raisonnablement de-
mander qu'on le mette, et où les changemens à
faire sont autant contre vous que pour vous.
Je n'ai rien dit, par exemple, de l'abolition du
plus grand fléau de voire patrie, de cette auto-
rité devenue héréditaire et lyrannique, usurpée
et réunie par des familles qui en abusoient si
cruellement. C'est à cette première entrée
qu'il faut attendre et repousser au passage tout
ce qui est de même sang, ou de même nom;
car une fois dans le Conseil; soyez sûrs qu'ils
parviendront au syndicat malgré vous; mais ils
n entreront pas dans le Conseil malgré vous :
c'est à vous d'y veiller, cl cela devient très-
facile. Encore une fois, cette observation ni
d'autres pareilles ne sont pas de celles qu'on a
besoin de vous rappeler; c'est assez d'avoir
établi les principes, les conséquences ne vous
échapperont pas.
Je me suis hâté, mon bon ami, de vous faire
ab hoc et ab hâc mes petites observations, dans
la crainte de les rendre trop tardives. Si je me
suis trompé dans cet examen trop précipité,
hommes sages et respectables, pardonnez mon
erreur à mon zèle ; je crois sincèrement que le
projet dont il s'agit seroit, dans son exécution,
favorable à la liberté, à la tranquillité, à la
paix ; je crois, de plus, que cette paix vous est
très-nécessaire, que les circonstances sont pro-
pres à la faire avantageusement , et ne le
redeviendront peut-être jamais. Puissé-je en
apprendre bientôt l'heureuse nouvelle et mou-
rir de joie au même instant! je mourrois plus
heureusement que je n'ai vécu. Je vous em-
brasse de tout mon cœur.
A M. DU FEVKOU .
40 février I76«.
Votre no 5, mon cher hôte, me donne le
plaisir impatiemment attendu d'apprendre vo-
tre heureuse arrivée, dont je félicite bien sin-
cèrement l'excellente maman et tous vos amis.
Vous aviez tort, ce me semble, d'être inquiet de
mon silence. Pour un homme qui n'aime pas à
écrire, j'étois assurément bien en règle avec
vous qui l'aimez. Votre dernière lettre étoit une
réponse; je la reçus le dimanche au soir : elle
m'annonçoit votre départ pour le mardi matin,
auquel cas il étoit de toute impossibilité qu'une
lettre que je vous aurois écrite à Paris vous y
f)ût trouver encore, et il étoit naturel que j'at-
tendisse, pour vous écrire à Neuchâtel, de vous
y savoir arrivé, la neige ou d'autres accidens,
dans cette saison , pouvant vous arrêter en
route. Ma santé, du reste, est à peu près
comme quand vous m'avez quitté ; je garde mes
tisons; l'indolence et l'abattement me gagnent :
je ne suis sorti que trois foisdepuis votre départ,
et je suis rentré presque aussitôt. Je n'ai pins
de cœur à rien, pas même aux plantes. Ma-
noury, plus noir de cœur que de barbe, abu-
sant de l'éloignement et des distractions de son
maître, ne cesse de me tourmenter, et veut ab-
solument m'expulser d'ici ; tout Cf la ne rend pas
ma rie agréable ; et quand elle (ïsseroit d'êiro
712
CORRESPONDANCE.
orageuse, n'y voyant plus même un seul objet
de désir pour mou cœur, j'en trouverois tou-
jours le reste insipide.
Mademoiselle Renou , qui n'aitendoit pas
moins impatiemment que moi des isouvellcsde
votre arrivée, l'a apprise avec la plus grande
joie, que votre bon souvenir augmente encore.
Pas un de nos déjeuners ne se passe sans parler
de vous ; et j'en ai un renseignement mémorial
toujours présent dans le pot-de-chambre qui
vousservoit de tasse, ei dont j'ai pris la liberté
d'hériter.
J'ai reçu votre vin, dont je vous remercie,
mais que vous avez eu tort d'envoyer : il est
agréable à boire; mais pour naturel, je n'en
crois rien. Quoi qu'il en soit, il arrivera de
celte affaire comme de beaucoup d'autres, que
l'un fait la faute et que l'autre la boit.
Rendez, je vous prie, mes salutations et
amitiés à tous vos bons amis et les miens, sur-
tout à votre aimable camarade de voyage à qui
je serai toujours obligé. Mes respects, en parti-
culier, à la reine des mères, qui est la vôtre,
et aussi à la reine des femmes, qui est madame
de Luze. Je suis bien fâché de n'avoir pas un
lacet à envoyer à sa charmante fille, bien sûr
qu'elle méritera de le porter.
il faut finir, car la bonne maman Chevalier
est pressée et attend ma lettre. Je prends
l'unique expédient que j'ai de vous écrire
d ici en droiture, en vous adressant ma lettre
chez M. Junet. Adieu, mon cher hôte; je vous
embrasse et vousrecommande, sur toute chose,
l'amusement et la gaîté : vous me direz : Mé-
decin, guéris-toi toi-même; mais les drogues
pour cela me manquent, au lieu que vous les
avez.
J'ai tant lanterné que la bonne dame est par-
tie, et ma lettre n'ira que demain peut-être,
ou du moins ne marchera pas aussi sûrement.
A M. D IVERNOIS.
Du château de Trye, ce 25 février 1768.
Je reçois, mon bon ami, avec votre lettre du
\7, le mémoire que vous y avez joint; et quand
je sorois en état d'y faire les observations que
vous me demandez, il est clair que le temps i lettre par M. Coindet : il n'en a pas été content,
me manqueroit pour cela, puisque celle lettre, et n^-e l'a rendue. Je m'en étois douté d'avance.
écrite sur le moment même, aura peine, sup-
posé même que rien n'en suspende la marche,
à vous arriver avant le 28. Mais, mon excellent
ami, je sens que ma mémoire est éteinte, que
ma tête est en confusion, que de nouvelles idées
n'y peuvent plus entrer, qu'il me faut même un
temps et des efforts infinis pour reprendre la
trace de celles qui m'ont été familières. Je no
suis plus en état de comparer, de combiner ; je
ne vois qu'un nuage en parcourant votre mé-
moire; je n'y vois qu'une chose claire, que je
savois, mais qui m'est bien confirmée, c'est
que les rédacteurs de ce mémoire sont assez in-
struits, assez éclairés, assez sages pour faire par
eux-mêmesunebesogne toutaussi bonne qu'elle
peut l'être, et que, dans l'objet qui les occupe,
ils n'ont besoin que de temps, et non pas de
conseils, pour la rendre parfaite. J'y vois bien
clairement encore que, comme je l'avois prévu ,
la précipitation de ma lettre précédente , et
l'ignorance d'une foule de choses qu'il faltoit
savoir m'y ont fait tomber dans de grandes
bévues, dont vous en relevez dans votre lettre
une qui maintenant me saute aux yeux.
Cependant je suis dans la plus intime per-
suasion que votre état a le plus grand besoin
d'une prompte pacification, et quede plus longs
délais vous peuvent précipiter dans les plus
grands malheurs. Dans cette position, il me
vient une idée qui doit sûrement être venue à
quelqu'un d'entre vous, et dont je ne vois pas
pourquoi vous ne feriez pas usage, parce
qu'elle peut avoir de grands avantages sans au-
cun inconvénient. Ce seroit, pour vous donner
le temps de peser un ouvrage qui demande ce-
pendant la plus prompte exécution, défaire un
règlement provisionnel qui n'eût force de loi
que pour vingt ans, durant lesquels on auroit le
temps d'en observer la force et la marche, et
au bout desquels il seroit abrogé, modifié ou
confirmé, selon que l'expérience en auroit fait
sentir les inconvéniens ou les avantages. Pour
moi, je n'aperçois que ce seul expédient pour
concilier la diligence avec la prudence; et
j'avoue que je n'en aperçois pas le danger. La
paix, mes amis, la paix, et promptement, ou je
meurs de peur que tout n'aille mal.
Vous ne recevrez point le duplicata de ma
ANWÈE 1768.
715
L'article IX, page 40, commence par ces
mois, S'il se publioU.... Il faul, ce nie semble,
ajouter ces deux-ci, dans Vélat; car, enfin , il
me paroîi absurde et ridicule que le gouverne-
ment de Genève prétende avoir juridiction sur
les livres qui s'impriment hors de son territoire
dans tout le reste du monde; et parce que le
petit Conseil a fait une fois celte faute, il ne faul
pas pour cela la consacrer dans vos lois, d'au-
tant plus que je ne demande, ni ne désire, ni
n'approuve que l'on revienne jamais sur cette
affaire, puisque ayant fait un serment solennel
de ne" rentrer jamais dans Genève, si ce petit
grief étoit redressé, il nedépendroit pas de moi
de tirer aucun parti de ce redressement; ce dont
je suis bien aise de vous prévenir, de peur que
votre zèle amical ne vous inspirât dans la suile
quelque démarche inutile sur un point qui doit
à jamais rester dans l'oubli. Au reste, je mots si
peu defierlé à cette résolution, que, si par quel-
que démarche respectueuse je pouvoisôterune
partie du levain d'aigreur qui fermente encore,
je la ferois de tout mon cœur.
Je finis à la hâte ce griffonnage, que je n'aj
pas même le temps de relire, tantjesuis pressé
de le faire partir.
Eh mon Dieu ! cher ami,j'oubliede vous par-
ler dece que vous avez fait pour ma bonne tante,
el de l'argent que vous avez avancé pour moi.
Hélas! je suis si occupé de vous que je ne songe
pas même à ce que vous faites pour moi. Mais,
mon digne ami, vousconnoissez mon cœur, je
m'en flatte, et vous êtes bien sur que cet oubli
ne durera pas long-temps. Ahl plaise au ciel
que votre première lettre m'annonce une bonne
nouvelle ! Si je tarde encore un instant, ma let-
tre n'est plus à temps. Je vous embrasse.
k MJIDAME LA COMTESSE DK BOUFFLERS.
Le 25 février 1768.
Je vieillis dans les ennuis, mon âme est af-
foiblie, ma tête est perdue; mais mon cœur
est toujours le même : il n'est pas étonnant
qu'il me ramène à vos pieds. Madame, vous
n'êtes pas exempte de lorts envers moi : je sens
vivement les miens; mais tant de maux souf-
ferts n'ont-ils rien expié? Je ne sais pas reve-
nir à demi; vous me connoissez assez pour en
être assurée. Ne dois-jedonc plus rien espérer
de vous? Ah I madame, rentrez en vous-même,
et consultez votre âme noble. Voyez qui vous
sacrifiez, et à qui? Je vous demande une heure
entre le ciel et vous pour cette comparaison.
Souvenez-vous du temps où vous avez tout fait
pour moi. Combien vos soins bienfaisans seront
honorés un jour ! Kh ! pourquoi détruire ainsi
votre propre ouvrage? pourquoi vous en ôter
tout le prix? Pensez que, dans l'ordre naturel,
vous devez beaucoup me survivre, et qu'enfin
la vérité reprendra ses droits. Les hommes fins
et accrédités peuvent tout pendant leur vie :
ils fascinent aisément les yeux de la multitude,
toujours admiratrice de la prospérité : mais
leur crédit ne leur survit pas, et sa chute met
à découvert leurs intrigues. Ils peuvent pro-
duire une erreur publique, mais ils ne la peu-
vent éterniser; et j'ose prédire que vous
verrez tôt ou lard ma mémoire en honneur.
Faudra-t-il qu'alors mon souvenir, fait pour
vous flatter, vous trouble ? faudra-t-il que vous
vous disiez en vous-même : J'ai vu sans pitié
traîner, étouffer dans la fange, un homme
digne d'estime, dont les sentimensavoient bien
mérité de moi? Non, madame, jamais la géné-
rosité que je vous connois no vous permettra
d'avoir un pareil reproche à vous faire. Pour
l'amour de vous, tirez-moi de l'abime d'iniqui-
tés où je suis plongé. Faites-moi finir mes jours
en paix : cela dépend de vous, et fera la gloire
et la douceur des vôtres. Les motifs que je
vous présente vous montrent de quelle espèce
sont ceux que jecroisfails pour vous émouvoir.
De toutes les réparations que je pouvois vous
faire, voilà, madame, celle qui m'a paru la plus
digne de vous et de moi.
A M. DU PEYROU.
s mars 4768.
Voire n°6, mon cher hôte, m'afflige en m'ap-
prenant que vous avez un nouveau ressenti-
ment de goutte assez fort pour vous empê-
cher de sortir. Je crois bien que ces petits
accès plus frcquens vous garantiront des gran-
des attaques. Mais comme l'un de ces deux étals
est aussi incommode que l'autre est donlou-
vu
COURESPONDANCE.
reux, je ne sais si vous vous accommoderiez
d'avoir ainsi changé vos grandes douleurs en
peliie monnoie; mais il est à présumer que ce
n'est qu'une queue decette goutte effarouchée,
et que tout reprendra dans peu son cours na-
turel. Apprenez donc, une fois pour toutes, à
ne vouloir pas guérir malgré la nature ; car
c'est le moyen presque assuré d'augmenter vos
maux.
A mon égard, les conseils que vous me don-
nez sont plus aisés à doimer qu'à suivre. Les
herborisations et les promenades seroient en
effetde douces diversions à mes ennuis, si elles
m'étoient laissées; mais les gens qui disposent
de moi n'ont garde de me laisser cette res-
source. Le projet dont iMM. Manoury et Des-
champs sont les exécuteurs demande qu'il ne
m'en reste aucune. Comme on m'attend au
passage, on n'épargne rien pour me chasser
d'ici ; et il paroît que Ion veut réussirdans peu,
de manière ou d'autre. Un des meilleurs moyens
que l'on prend pour cela est de lâcher sur moi
la populace des villages voisins. On n'ose plus
mettre personne au cachot, et dire que c'est
moi qui le veux ainsi; maison a fermé, barré,
barricadé le château de tous les côtés : il n'y a
plus ni passage ni communication par les cours
ni par la terrasse; et, quoique cette clôture
me soit très-incommode à moi-même, on a
soin de répandre, par les gardes et par d'au-
tres émissaires, que c'est le Monsieur du châ-
teau qui exige tout cela pour faire pièce aux
paysans. J'ai senti l'elïetde ce bruit dans deux
sorties que jai faites, et cela ne m'excitera pas
à les multiplier. J ai prié le fermier de me faire
faire une clef deson jardin, qui est assez grand,
et ma résolution est de borner mes promena-
des à ce jardin et au petit jardin du prince, qui,
comme vous savez, est grand comme la main
et enfoncé comme un puits. Voilà, mon cher
hôte , comment au cœur du royaume de
France les mains étrangères s'appesantissent
encore sur moi. A 1 égard du patron de la case,
on l'empêche de rien savoir de ce qui se passe
et de s'en mêler. Je suis livré seul et sans res-
source à ma constance et à mes persécuteurs.
J'espère encore leur faire voir que la besogne
qu'ils ont entreprise nest pas si facile à exécu-
ter qu'ils l'ont cru. Voilà bien du verbiage pour
deux mois de réponse qu'il vous falloitsur cet
article. Mais j'eus toujours le cœur expansif ;
je ne serai jamais bien corrigé de cela, et votre
devise ne sera jamais la mienne.
J'ai découvertavecunepeineinfinie les noms
de botanique de plusieurs plantes de Garsault.
Jai aussi réduit, avec non moins de peine, les
phrases de Sauvages à la nomenclature triviale
deLinnaeus, qui est très-commode. Si le plaisir
d'avoir un jardm vous rend un peu de goût
pour la botanique, je pourrai vous épargner
beaucoup de travail pour la synonymie, en
vous envoyant pour vos exemplaires ce que j'ai
noté dans les miens, et il est absolument néces-
saire de débrouiller cette partie critique de la
botanique pour reconnoître la même plante, à
qui souvent chaque auteur donne un nom dif-
férent.
Je ne vous parle point de vos affaires publi-
ques ; non que je cesse jamais d'y prendre in-
térêt, mais parce que cet intérêt, borné par ses
effets à des vœux aussi vrais qu'impuissans de
voir bientôt rétablir la paix dans toutes vos con-
trées, ne peut contribuer en rien à l'accélérer.
Adieu, mon cher hôte : mes hommages à
la meilleure des mères; mille choses au bon
M. Jeannin, et à tous ceux qui m'aiment, et à
tous ceux que vous aimez.
M. MOULTOU.
A Trye, par Gisors, le 7 mars 17fi8.
Comme j'ignore, monsieur, ce que M. Coin-
del a pu vous écrire, je veux vous rendre compte
moi-même de ce que j'ai fait. Sitôt qu'il meut
envoyé votre première lettre, j'en écrivis une à
M. d'Ivernois, le seul correspondant que je me
sois laissé à Genève, et auquel même, depuis
mon funeste départ pour l'Angleterre, je n'a-
vois pas écrit plus de cinq ou six fois. Cette
lettre, raisonnée de mon mieux, mais pressante
et impartiale autant qu'il étoit possible, pé-
choit en plusieurs points faute de connoissance
de la situation de vos affaires, dont jenesavois
absolument rien que ce qui en étoit dit dans la
vôtre ; j'y blâmois fortement le grabeau pro-
posé; j'y proposois le projet du Conseil, dont
j'avois l'extrait dans votre lettre, comme excel-
lent en lui-même, sauf quelques changemens
et additions, les unes favorables, les autres con-
ANNÉE i768.
715
traires aux ropiésentans , selon qu'il m'avoit
paru nécessaire pour faire un tout plus solide
01 bien pondéré. J'avois écrit celte lettre à la
hAte, elle éioit très-louflue : je l'envoyai ou-
verte à M. Coindet, le priant de la faire passer à
son adresse , et do vous en envoyer en nȐme
temps une copie. Quelques jours après il me
marqua n'avoir rien fait de tout cela, parce
qu'il ne trouvoit pas qtie cette lettre allât à son
but. Il est venu me voir, et je me la suis fait
rendre : joffre de vous l'envoyer quand il vous
piaira, afin que vous en puissiez juger vous-
même. Comme le moment pressoit, et que je
prévovtti? un peu ce qu'a fait M. Coindel, j'a-
vois envoyé en même temps le brouijlon de la
même lettre en duplicata, directementàM. d'I-
vernois, dont les amis ne l'ont pas non plus ap-
prouvée, et il m est arrivé ce qu'il arrive ordi-
nairement à tout homme impartial entre deux
partis échauffes, qui cherche sincèrement l'in-
térêt Commun et ne va qu'au bien de la chose;
j'ai déplu également des deux côiés. Voyant les
esprits si peu disposés encore à se rapprocher,
et sentant toutefois combien la plus prompte
pacification vous est à tous importante et né-
cessaire, j'ai eu depuis une autre idée que j'ai
communiquée encore à M. d'ivernois; mais je
ne sais s'il aura reçu ma letlre : ce seroit de tâ-
cherdu moins de faire un règlement provision-
nel pour vingt ans, au bout desquels on pour-
roit l'annuler ou le confirmer, selon qu'on
I auroit reconnu bon ou mauvais à l'usage : on
doit tout faire pour apaiser ce moment de cha-
leur qui peut avoir les suites les plus funestes.
Quand on ne se fera plus un devoir cruel de
m'affliger, quand je ne serai plus, et que les
circonstances seront changées, les esprits se
rap[)rocheront naturellement, et chacun sen-
tira tôt ou tard que son plus vrai bien n'est que
dans le bien de la patrie.
Vous devez le savoir, monsieur; si j'en a vois
été cru, non-seulement on n'eût point soutenu
les représentations, mais on n'en eût point fait;
car naturellement je sentois qu'elles ne pou-
voient avoir ni succès ni suite , que tout étoit
contre les représentans, et qu'ils seroient in-
failliblement les victimes de leur zèle patrio-
tique. J'èlois bien éloigné de prévoir le grand
ct«boau spectacle qu'ils vieynenl de donner à
l'univers, «tl qui, quoi qu'en puissent dire nos
contemporains, fera l'admiration de la posté-
rité. Cela devroil bien guérir vos magistrats,
d'ailleurs si éclairés, si sages sur tout autre
point, de l'erreur de regarder le peuple de
Genève comme une populace ordinaire. Tant
qu'ils ont agi sur ce faux préjugé ils ont fait
de grandes fautes qu'ils ont bien payées ; et je
prédis qu'il en sera de même tant qu'ils s'obsti-
neront dans ce mépris très-mal entendu : quand
on veut asservir un peuple libre, il faut savoir
employer des moyens assortis à son génie , et
rien n'est plus aisé; mais ils sont loin de ces
moyens-là. Je reviens à itioi : le malheur que
j'ai eu d'être impliqué dans lescommencemens
de vos troubles m'a fait un devoir, dont je ne
me suis jamais départi, de n'être ni la cause ni
le prétexte de leur continuation. C'est ce qui
m'a empêché d'aller purger le décret , c'est ce
qui m'a fait renoncer à ma bourgeoisie , c'est
ce qui m'a fait faire le serment solennel de ne
rentrer jamais dans Genève, c'est ce qui m'a
fait écrire et parler à tous mes amis comme j'ai
toujours fait; et j'ai encore renouvelé en dernier
lieu , à M. d'ivernois, les mêmes déclarations
que j'ai souvent faites sur cet article, ajoutant
même que, s'il ne tenoit qu'à une démarche
aussi respectueuse qu'il soit possible pour apai-
ser l'animosité du Conseil, j'étois prêt à la faire
hautement et de tout mon cœur : pourvu que
vous ayez la paix , rien ne me coûtera , mon-
sieur, je vous proteste, et cela sans espoir d'au-
cun retour de justice et d honnêteté de la part
de personne. Lee réparations qui me sont dues
ne me seront faites qu'après ma mort, je le
sais, mais elles seront grandes et sincères ; j'y
compte , et cela me suffit. Malheureusement
je ne peux rien ; je n'ai nulle espèce de crédit
dans Genève, pas même parmi les représen-
tans. Si j'en avoiseu, je vous le répète, tout ce
qui s'est fait ne se seroit point fait. D'ailleurs
je ne puis qu'exhorter» mais je ne veux pas
tromper : je dirai , comme je le crois, que la
paix vaut mieux que la liberté, qu'il ne reste
plus d'asile à la liberté sur la terre que dans le
cœur de l'homme juste, et que ce n'est pas la
peine de se batailler pour le reste ; mais quand
il s'agira de peser un projet et d'en dire mon
sentiment, je le dirai sans déguisenient. En-
core une fois, je veux exhorter, mais non pas
tromper.
7i6
CORRESPONDANCE.
Je suis bien aise, monsieur, que vous pen-
siez savoir que je suis tranquille et que cela
vous fasse plaisir. Cependant, si vous connois-
sioz ma véritable situation, vous ne me croiriez
pas si liors des mains de M. Hume , et vous ne
vous adresseriez pas à M. Coindet pour dire le
ma! que vous pouvez penser de cet homme-là.
Adieu, monsieur : je ferai toujours cas de votre
amitié, et je serai toujours flatté d'en recevoir
des témoif;iiages ; mais comme vous n'ignorez
ni mon habitation ni le nom que jy porte, vous
me ferez plaisir de m'écrire directement par
préférence , ou de faire passer vos lettres par
d'autres mains; et surtout ne soyez jamais la
dupe de ceux qui font le plus de bruit de leur
{jrandeamitiépour moi.J'oublioisde vous dire
que M. Coindet ne m'envoya que le 29, c'esl-
à-dire le lendemain du Conseil général , votre
lettre du j 0 ; que je ne la reçus que le 5 mars,
et que par conséquent il n'étoit plus temps d'en
faire usage. Du reste , ordonnez ; je suis prêt.
A M. D IVERNOIS.
Au château de Trye, le 8 mars 4768.
Voire lettre , mon ami , du 29 , me fait fré-
mir! Ah! cruels amis, quelles angoisses vous
me donnez ! n'ai-je donc pas assez des miennes?
3e vous exhorte de toutes les puissances de
mon âme de renoncer à ce malheureux grabeau
qui sera la cause de votre perte, et qui va sus-
citer contre vous la clameur universelle qui jus-
qu'à présent étoit en votre faveur. Cherchez
d'autres équivalens, consultez vos lumières,
pesez, imaginez, proposez ; mais, je vous en con-
jure, hâtez-vous de finir, et de finir en hommes
de bien etde paix, etavecautantde modération,
de sagesse et de gloire que vous avez commencé.
N'attendez pas que votre étonnante union se
relâche, et ne comptez pas qu'un pareil miracle
dure encore long-temps. L'expédient d'un rè-
glement provisionnel peut vous faire passer sur
bien des choses qui pourront avoir leur correc-
tif dans un meilleur temps : ce moment court
et passager vous est favorable ; mais si vous ne
le saisissez rapidement, il va vous échapper;
tout est contre vous, et vous êtes perdus. Je
pense bien différemment de vous sur la chance
générale de l'avenir j car je suis très-persuadé
que dans dix ans, et surtout dans vingt, elie
sera beaucoup plus avantageuse à la cause des
représentans,eicela me paroît infaillible: mais
on ne peut pas tout dire par lettres, cola de-
viendroit trop long : enfin, je vous en ..onjure
derechef par vos familles, par votre patrie,
par tous vos devoirs, finissez et promptement,
dussiez-vous beaucoup céder : ne changez pas
la constance en opiniâtreté ; c'est le seul moyen
de conserver l'estime publique que vous avez
acquise, et dont vous sentirez le prix un jour.
Mon cœur est si plein de cette nécessité d'un
prompt accord, qu'il voudroit s'élancer au mi-
lieu de vous, se verser dans tous les vôtres pour
vous la faire sentir.
Je diffère de vous rembourser les cent francs
que vous avez avancés pour moi , dans l'espoir
d'une occasion plus commode. Lorsque vous
songerez à réaliser votre ancien projet, point
de confidens, point de bruit, point de noms, et
surtout défiez-vous par préférence de ceux qui
font ostentation de leur grande amitié pour
moi. Adieu , mon ami : Dieu veuille bénir vos
travaux et les couronner ! Je vous embrasse.
A M. LK MARQUIS DE MIRABEAU.
9 mars 4768.
Je ne vous répéterai pas, mon illustre ami,
les monotones excuses de mes longs silences,
d'autant moins que ce seroit toujours à recom-
mencer ; car à mesure que mon abattement et
mon découragement augmentent, ma paresse
augmente en même raison. Je n'ai pins d'acti-
vité pour rien ; plus même pour la promenade,
à laquelle d'ailleurs je suis forcé de renoncer
depuis quelque temps. Réduit au travail très-
fatigant de me lever ou de me coucher, je
trouve cela de trop encore; du reste, je suis
nul. Ce n'est pas seulement là le mieux pour
ma paresse, c'est le mieux aussi pour ma rai-
son ; et comme rien n'use plus vainement la vie
que de regimber contre la nécessité, le meilleur
parti qui me reste à prendre, et que je prends,
est de laisser faire sans résistance ceux qui
disposent ici de moi.
La proposition d'aller vous voir à Fleury est
aussi charmante qu'honnête, et je sens que l'ai-
mable société que j'y Irourerois seroit en effet
ANNÉE 17G8.
717
un spécifique excellent contre ma tristesse. Vos
expédieiis, mon illustre ami, vont mieux à mon
cœur que voire morale ; je la trouve trop haute
pour moi, plus sioïque que consolante ; et rien
ne me paroit moins calmant pour les gens qui
souffrent que de leur prouver qu'ils n'ont point
de m;il. Ce pèlerinage me tente beaucoup, et
c'est précisément pour cela que je crains de ne
le pouvoir faire ; il ne m'est pas donné d'avoir
tant de plaisir. Au reste, je ne prévois d'obsta-
cle vraiment dirimant que la durée de mon état
présent qui ne me permettroit pas d'entrepren-
dre un voyage quoique assez court. Quant à la
voloniéje vous jure qu'elle y est tout entière,
de même que la sécurité. J'ai la certitude que
vous ne voudriez pas m'exposer, et lexpérience
que votre hospitalité est aussi sûre que douce.
De plus, le refuge que je suis venu chercher au
sein de votre nation sans précaution d'aucune
espèce, sans autre sûreté que mon estime pour
elle, doit montrer ce que j'en pense, et que je
ne prends pas pourargeni comptant les terreurs
que l'on cherche à me donner. Enfin, quand
un homme de mon humeur, et qui n'a rien à se
reprocher, veut bien, en se livrant sans réserve
à ceux qu'il pourroit craindre, se soumettre
aux précautions suffisantes pour ne les pas for-
cer à le voir, assurément une telle conduite
marque non pas de l'arrogance, mais de la con-
fiance; elle est un témoignage d'estime auquel
on doit être sensible, et non pas une témérité
dont on se puisse offenser. Je suis certain
qu'aucun esprit bien fait ne peut penser autre-
ment.
Comptez donc, mon illustre ami, qu'aucune
crainte ne m'empêchera de vous aller voir. Je
n'ai rien altéré du droit de ma liberté, et dif-
ficilement ferai-je jamais de ce droit un usage
plus agréable que celui que vous m'avez pro-
posé. Mais mon état présent ne me permet cet
espoir qu'autant qu'il changera en mieux avec
la saison; cest de quoi je ne puis juger que
quand elle sera venue. En attendant recevez
mot» respect, mes remercîmens, et mes em-
brassemens les plus tendres.
U. DU PEYROU.
Le 24 mars 1768.
J'ai répondu, mon cher hôte, à votre n» 6,
et il me semble que cette réponse auroil dû vous
être parvenue avant le départ de votre n» 7;
mais, n'ayant ni mémoire pour me rappeler
les dates, ni soin pour suppléer à ce défaut,
je ne puis rien affirmer, et je laisse un peu
notre correspondance au hasard, comme toutes
les choses de la vie, qui, tout bien compté,
ne valent pas la sollicitude qu'on prend pour
elles. J'approuve cependant très-fort que vous
n'ayez pas la même indifférence, et que vous
vous pressiez de vouloir mettre en règle nos
affaires pécuniaires; je vous avoue même que
sur ce point je n'avois consenti à laisser les
choses comme elles sont restées, que parce qu'il
me sembloit qu'à tout prendre, ce qui demeu-
roit dans vos mains valoit bien ce qui a passé
dans les miennes.
Je n'ai point prétendu, non plus que vous,
annuleren partie l'arrangementque nousavions
fait ensemble, mais en entier, et vous avez dû
voir par ma précédente lettre que la chose ne
peut être autrement. H s'ensuit de cette ré-
siliation, comme vous avez vu dans mon mé-
moire, que je vous reste débiteur des cent
louis que j'ai reçus de vous, et qu'il faut que je
vous restitue, puisque, outre le recueil de tous
mes écrits et papiers, qui est entre vos mains,
et dont il ne s'agit plus, vous ne croyez pas de-
voir vous permettre de prendre cette somme
sur les trois cents louis que vous avez reçus de
mylord maréchal ;j'avois cru, moi, l'y pouvoir
assigner, parce qu'enfin, si ces trois cents Ibuis
appartenoientàquelqu'un,c'étoit à moi, depuis
que mylord maréchal m'en avoit fait présent,
quemême il me lesavoitvoulu remettre, etque
c'étoit à mon instante prière qu'il avoit cherché
à m'en constituer la rente par préférence. Vous
avez la preuve de cela dans les lettres qu'il m'a
écrites à ce sujet, et qui sont entre vos mains
avec les autres. D'ailleurs, il me sembloit que
sans rien changer à la destination de cette rente,
quatre ou cinq ans, dont une partie est déjà
écoulée, suffisoient pour acquitter ces cent
louis. Ainsi, vous laissant nanti de toutes ma-
nières, je nesongeois guère à ce remboursement
actuel en quoi j'avois tort ; car il est clair que
718
CORRESPONDANCE.
tous ces raisonnemens, bons pour moi, ne
pouvoient avoir pour vous la même force.
Bref, j'ai reçu de vous cent louis qu'il faut
vous restituer; rien n'est plus clair ni plus
juste. Il reste à voir, mon cher hôte, par quelle
voie vous voulez que je vous rembourse cette
somme. Je n'ai pas de banquiers à mes ordres,
et je ne puis vous la faire tenir à Neuchâtel;
mais je puis, en nous arrangeant, vous la faire
payer à Paris, à Lyon, ou ici; choisissez, et
marquez-moi votre décision. J'attends là-dessus
vos ordres, et je pense que plus tôt cette affaire
sera terminée, et mieux ce sera.
Pour vous punir de ne rien dire de précis sur
votre santé, je ne vous dirai rien de la mieime.
Dans votre précédente lettre vous étiez content
de votre estomac et de votre état, à la goutte
près, à laquelle vous devez être accoutumé.
Dans celle-ci vous trouvez chez vous la nature
en décadence. Pourquoi cela? Parce que vous
êtes sourd et goutteux; mais il y a vingt ans
que vous l'êies, et votre état n'est empiré que
pour avoir à toute force voulu guérir. On ne
meurt pointde la surdité, et l'on ne meurt guère
de la goutte que par sa faute. Mais vous aimez à
vous affubler la tête d'un drap mortuaire; et
d'ici à l'âge de quatre-vingts ans que vous êtes
fait pour atteindre, vous passerez votre vie à
faire des arrangemens pour la mort. Croyez-
moi, mon cher hôte, tenez votre âme en état
de ne la pas craindre; du reste, laissez-la venir
quand elle voudra, sans lui faire l'honneur de
tant songera elle, et soyez sûr que vos héritiers
sauront bien arranger vos papiers, sans vous
tanttourmenter pour leur en épargner la peine.
Je suis bien obligé à M. Panckoucke de vou-
loir bien songer à moi dans la distribution de
sa traduction de Lucrèce. Je la lirois avec plaisir
si je iisois quelque chose; mais vous auriez pu
lui dire que je ne lis plus rien. D'ailleurs, je ne
vois pas pourquoi vous voulez lui indiquer
M. Coindet. Son confrère Guy étoit plus à sa
portée. Vous devez savoir que je n'aime pas
extrêmement que M. Coindet se donne tant de
peine pour mes affaires; et, si j'en étois le
maître, il ne s'endonneroit plus du tout.
Mademoiselle Renou vous remercie de vos
bonnes amitiés, et vous fait les siennes; mettez-
nous l'un et l'autre aux pieds de la bonne ma-
man, le compte répondre à madame de Luze
dans ma première lettre : je salue M. Jeanniii,
et vous embrasse, mon cher hôte, de tout mon
cœur.
Je vais aujourd'hui dîner à Gisors, où je suis
attendu ; et je compte y porter moi-même cette
lettre à la poste. Comme il faut tout prévoir, a
votre exemple, et que je puis mourir d'apo-
plexie, au cas que vous n'ayez plus de mes
nouvelles par moi-même, adressez-vous à ceux
qui seront en possession de ce que je laisse ici;
ils vous paieront vos cent louis. Adieu.
A M.
d'ivernois
24 mars 1768.
Enfin, je respire ; vous aurez la paix, et vous
l'aurez avec un garant sûr qu'elle sera solide^
savoir, l'estime publique et celle de vos magis-
trats, qui, vous traitant jusqu'ici comme un
peuple ordinaire, n'ont jamais pris, sur ce faux
préjugé, que de fausses mesures. Ils doivent
être enfin guéris de ceite erreur, et je ne
doute pas que le discours tenu par le pro-
cureur-général en Deux-Cents ne soit sincère.
Cela posé, vous devez espérer que l'on ne ten-
tera de long-temps de vous surprendre, ni de
tromper les puissances étrangères sur votre
compte ; et ces deux moyens manquant, je
n'en vois plus d'autres pour vous asservir. Mes
dignes amis, vous avez pris les seuls menons
contre lesquels la force même perd son^jEet,
l'union, la sagesse, et le courage. Quoi que
puissent faire les hommes, on est toujours
libre quand on sait mourir.
Je voudrois à présent que de votre côté vous
ne fissiez pas à demi les choses, et que la con-
corde une fois rétablie ramenât la confiance et
la subordination aussi pleine et entière que s'il
n'y eût jamais eu de dissension. Le respect pour
les magistrats fait dans les républiques la gloire
des citoyens, et rien n'est si beau que de savoir
se soumettre après avoir prouvé qu'on savoit
résister. Le peuple de Genève s'est toujours
distingué par ce respect pour ses chefs qui le
rend lui-même si respectable. C'est à présent
qu'il doit ramener dans .son sein toutes les ver-
tus sociales que l'amour de l'ordre établit sur
l'amour de la liberté. Il est impossible qu'une
patrie qui a de tels enfans ne retrouve pas enfin
ANNÉE 1768.
7\d
ses pères; et c'est alors que la grande famille i consentement, il ne sera sollicité. Je suis sûr(l(
sera tout à la fois illustre, florissante, heureuse,
et donnera vraiment au monde un exemple di-
gne d'imitation. Pardon, cher ami; eniporié
par mes désirs, je fais ici sottement le prédica-
teur; mais après avoir vu cequ(> vous étiez, je
suis plein de ce que vous pouvez être. Des hom-
mes si sages nont assurément pas besoin d ex-
hortation f)()ur continuera l'être; mais moi,
j'ai besoin de donner quelque essor aux plus
ardens vœux de mon cœur.
Au reste, je vous félicite en particulier d'un
bonheur qui n'est pas toujours atlachéà la bonne
cause, c'est d'avoir trouvé pour le soutien de
la vôtre des talens capables de la faire valoir.
Vos mémoires sont des chefs-d'œuvre de logi-
que et de diction. Je sais quelles lumières ré-
gnent dans vos cercles, qu'on y raisonne bien,
qu'on y connoit à fond vos édiis ; mais on n'y
trouve pas communément des gensqui tiennent
aussi la plume : celui qui a tenu la vôtre, quel
qu'il soit, est un homme rare ; n'oubliez jamais
la reconnoissance que vous lui devez.
A l'égard de la réponse amicale que vous me
demandez sur ce qui me regarde, je la ferai
avec la plus pleineconfiance. Rien dansie monde
n'a plus affligé et navré mon cœur que le décret
de Genève. Il n'en fut jamais de plus inique,
de plus absurde et de plus ridicule. Cependant
il n'a pu détacher mes affections de ma pa-
trie, et rien au monde ne les en peut détacher.
Il m'est indifférent, quant à mon sort, que ce
décretsoitannuléou subsiste, puisqu'il ne m'est
possible en aucun cas de profiter de mon ré-
tablissement ; mais il ne me seroit pourtant
pas indifférent, je l'avoue, que ceux qui ont
commis la faute sentissent leur tort, et eus-
sent le courage de le réparer. Je crois qu'en
pareil cas j'en mourrois de joie, parce que j'y
verrois la fin d un haine implacable, et que je
,pounois de bonne grâce me livrer aux senti-
niens respectueux que mon cœur m'inspire,
sans crainte do m'avilir. Tout ce qiie je puis
vous dire à ce sujet est que si cela arrivoit, ce
qu'assurément je n'espère pas, le Conseil se-
roit content de mes seiitimens et de ma con-
duite, et il connoîiroit bientôt quel immortel
honneur il s'est fait. Mare je vous avoue aussi
que ce rétablissement ne sauroit me flatter
s'il ne vient d'eux-mêmes, et jamais, de mon
vos sentimens; les preuves m'en sont inutiles:
mais celles des leurs me toucheroient d'autant
plus que je m'y attends moins. Bref, s'ils font
cette démarche d'eux-mêmes, je ferai mon de-
voir; s'ils ne la font f)as, ce ne sera pas la seule
injustice dont j'aurai à me consoler; et je ne
veux pas, en tout éiat de cause, risquer de
servir de pierre d'achoppement au plus par-
fait rétablissement de la concorde.
Voici un mandat sur la veuve Duchesne, pour
les cent francs que vous avez bien voulu avan-
cer à ma bonne vieille tante. Je vous redois
autre chose, mais malheureusement je n'en
sais pas le montant.
A MADAME LA COMTESSK DE BOLFFLERS.
Try«>, 24 mars «768. .
Votre lettre me touche, madame, parce que
jy crois reconnoître le langage du cœur; ce
langage qui, de votre part, m'eiîl rendu le plus
heureux des hommes et à bien peu de frais.
Mais, n'espérant plus rien, et ne sachant plus
même que désirer, je ne vous imponunerai
plus de mes plaintes. Si mon sort, quel qu'il
soit, vous en arrachoit quelqu'une, je m'en
croirois moins malheureux,
La lettre de M. le prince de Çonti me met en
grande peine sur son état actuel. Oserois-je
espérer, madame, que vous voudrez bien
m'en l'aire écrire un mot par quelqu'un de vos
gens, ou ceux de son altesse?
Je finis brusquement, étant attendu pour
aller à Gisors.
A M/ LE DUC DE CHOISEUL.
A Trye, le 27 mars 1768.
Monseigneur,
Vous daignez m'écouter. De quel poids je
me sens soulagé! Si vous eussiez bien voulu
me voir, il me semble que je n'aurois eu be-
soin de vous rien dire, et qu'à l'instant vous
auriez lu dans mon' cœur.
Un mot que me dit M. de Luxembourg (*) à
mon départ pour la Suisse autorise le détail
(') c'est lorsque ce maréchal lui demanda s 11 avoit parlé mal
du duc de Choiaeul. ( Confettiont, tome 1", page SO^. }
720
CORRESPONDANCK.
dans lequel je vnis entrer, et qui seroil super- éclata ce célèbre pacte de famille (*) : quel au-
flu s'il vous eût rendu ma réponse : mais le
meilleur et le plus aimable des hommes n'en
fut pas toujours le plus courageux (*).
On vous a donné de quelques passages de
mes écrits, des interprétations non-seulement
si fausses et si peu naturelles que le public ne
s'en est jamais douté, mais si contraires à mes
vues, que leseuldeces passages (**) qu'on m'ait
cité contient l'éloge le plus vrai, le plus grand,
j'ose dire le plus digne que vous recevrez peut-
être jamais, et dont trop de modestie a pu seul
vous empêcher de sentir l'application. Mon-
sieur le duc, je n'ai pointde protestation à vous
faire. Je dirai les faits, et vous jugerez.
Tous les ministres qui vous ont précédé de-
puis long-temps m'ont paru fort au-dessous de
leurs places : toutes les personnes, n'importe
le soxe, qui se sont mêlées de l'administration,
n'ont eu, selon moi, que de petites vues, des
demi-talens, des passions basses, et de l'ava-
rice plutôt que de l'ambition. Enfin, j'eus pour
eux tous un mépris peut-être injuste, mais qui
alloit jusqu'à la haine, et que je n'ai jamais
beaucoup déguisé. Tous mes penchaiis, au
contraire, vous favorisèrent dès le premier
instant. Je préjugeai que vous alliez rendre au
ministère l'éclat obscurci par ces gens-là, et
quand le bruit courut que de vous el d'une des
personnes dont je viens de parler, lun des doux
déplaceroit l'autre, je fis en votre faveur des
vœux qui ne furent pas aussi secrets qu'il l'au-
roil fallu. Peu après, M. de Luxembourg, par
hasard, vous parla de moi, et, sur l'essai que
j'avois fait à Venise, vous offrîtes de m'occu-
per (***). Je fus d'autant plus sensible à cette of-
fre, que jamais les gens en place ne m'ont gâté
par leurs bontés. Environ dans le même tem[)S
(*) Témoin !e genre de protection que donna M. de Luxem-
bourg à Kousseaii lors de l'arrêt du parlement, et qui se borna
à favoriser sa fuite avec des circonstances qui prouvent com-
bien le maréchal craignoit d'éire compromis ; le soin qu'il prit
de se faire rendre les lettres dans lesquelles il approuvoit et
l'impression à'Énii'e, el la doctrine de cet ouvrage. Si le ma-
réchal, si le prince de Coiili, si M. de Malesherbes eussent dit
hautement : « M. Rousseau ne voutoit point imprimer Emile
« en France; c'<st nous qui l'y avons engagé, autorisé même
« en quelque sorte par l'influrnce que dévoient avoir sur son
« espritetlerangque nous occupons et les fonctions ( dedirec-
« teur de la librairie) dont l'nn de nous est revêtu;» croira-
ton que celte déclaration, qui n'eût contenu que la plus
exode vérité, n'efit produit aucun effet? M. P.
(•') Contrat social, liv. lit, chap. vi, tome 1", page 668.
(***) Confessions, tome l", page 292.
gure n'en tirai-je point pour une administra-
tion qui commençoit ainsi ! Je mettois alors la
dernière main au Contrat social (**). Le cœur
plein de vous, j'y portai mon jugement et mon
pronostic avec une confiance que le temps
a confirmée, et que l'avenir ne démentira pas.
Vous qu'honore la vérité, reconnoissez son
langage. Le passage dont je viens de vous don-
ner l'explication est le seul où j'aie voulu parler
de vous. Si l'on a cherché de sinistres applica-
tions à quelque autre, j'en appelle au bon sens
pour les réfuter, et je suis prêt à montrer par-
tout ce que j'ai voulu dire. Me serois-je aussi
sottement contredit moi-même en faisant l'é-
loge et la satire du même en même temps? Cela
est- il donc dans mon caractère, et m'a-t-on vu
quelquefois souffler ainsi de la même bouche le
froid et le chaud? Qu'on se figure un étranger
à ma place, au sein de la France, où il se plaît,
aimant à publier des vérités hardies, mais gé-
nérales, dont jamais ni satire ni nulle applica-
tion personnelle (***) et maligne n'a souillé les
écrits, qui jamais ne repoussa qu'avec décence
el dignité les traits envenimés de ses adver-
saires, et qui fonda toujours sa fière sécurité sur
des princi[)es et des maximes irréprochables :
concevra- t-on jamais qu'un tel homme, animé
jusqu'alors de sentimens grands et nobles, passe
lout-à-coup, sans sujet, sans motif, aux der-
niers termes de la plus brutale, de la plus ex-
travagante férocité; aille provoquer à plaisir
l'indignation dun ministre, l'espoir de la nation
qui vient de marquer pour lui de la bienveil-
lance, et chercher si tard à s'ôter dans ses mal-
heurs l'estime et la commisération du public,
qsi, touten aimant la satire, ditavec raison des
satiriques punis, il n'a que ce qu'il mérite? Je
connois les hommes et leurs inconséquences;
je sais trop que je n'en suis pas exempt ; mais
(*)Signélel5aoAH761.
(**) Publié dans les premiers mois de 1762, quelque temps
avant l Emile. M. P.
(•") C'est une justice rigoureuse qu'il se rend; et il est en
effet remarqnablequelorsqu'il aréponduàsescritiquesjl laisse
de côté la personne pour ne s'occuper que de l'ouvrage, ou,
s'il parle de l'auteur, c'est toujours en termes honorables. S'il
s'évertue aui dépens d» l'abbé Gautier, il ne s'attache qu'à la
singularité de sa logique, à la marche que suit ce pauvre criti-
que en copiant celle de Rousseau, et jusqu'à sa prosopopée de
Fabricius. Dans sa réplique à l'archevêque, il rend un hommage
éclatant aux vertus du prélat. M. P.
ANNEE 1768.
721
je prononce hautement que celle-là n'est pas
dans la nature. D'ailleurs, si j'eusse été capable
de penser et d'écrire de telles folios, me serois-
je abstenu de les dire, moi, si confiant, si ouvert,
si facile à montrer ma pensée en toute chose?
La terre est couverte de mes implacables enne-
mis, qui tous ont été mes amis ou feint de l'être,
et cette remarque ajoute au poids de ce que je
vais affirmer. Monseigneur, je défie toute âme
vivante de m'avoir jamais ouï parler de vous et
de votre administration qu'avec le plus grand
honneur. Enfin, daignez voir comment je suis
revenu dans ce pays. Pour aller à Londres, je
traversai la France avec un passe-port qu'on
disoit m'êlre nécessaire. Sous ma propre di-
rection , j'y suis revenu seul , me livrer plei-
nement à vous, me jeter dans vos bras, si j'ose
ainsi parler, avec empressement, sans précau-
tion, sans crainte, sans autre sûreté que votre
humanité et mon innocence , et sachant très-
bien que les prétextes ne vous auroient pas
manqué pourm'opprimcr, si vous l'aviez voulu.
Quoique je me sentisse dans votre disgrâce,
j'ai compté sur votre générosité, et j'ai bien
fait. Mais cette conduite prouve la vérité de
mon estime, et ce que j'ai pensé de vous dans
tous les temps. Un homme qui dans le secret
de son cœur se seroit senti coupable , eût pu
trouver la même sûreté dans le même asile,
mais jamais il n'eût osé l'y chercher.
Voilà, monsieur le duc, ce que j'avois à vous
dire, et que j'aurois ardemment désiré vous
dire de bouche, quoique je ne sache point du
tout parler : mais mon cœur eût parlé pour
moi, et vous auriez entendu son langage. Sans
être exempt d'inquiétude sur la route de ma
lettre, je ne crains assurément pas qu'une fois
parvenue entre vos mains elle puisse jamais
me nuire ; mais un penchant naturel me faisoit
espérer , je l'avoue , qu'en me présentant à
vous, ce penchant n'agiroit pas sur moi seul.
Sûr que je n'étois dans votre disgrâce que par
l'effet d'une erreur, j'ai toujours espéré que
cette erreur seroit détruite, et que j'aurois en-
fin quelque part à vos bontés. J'y compte
maintenant, j'y ai des droits, j'ose le dire , et
je les réclamerai sans rougir ; puisque, de tou-
tes les grâces que vous pouvez répandre , je
n'aspire qu'à celle de jouir sous votre pro-
tection du repos et de la liberté que je n'ai
T. IV.
point mérité de perdre , et dont je n'abuserai
jamais.
Agréez, monseigneur, je vous supplie, mou
sincère et profond respect.
J. J. HOUSSEAU.
Si vous m'honorez d'une réponse sous le nom
de Renou, trois mots suffisent, Je vous crois;
et je suis content (*).
A M. d'ivernois.
S8 mars 17M.
Je ne me pardonnerois pas , mon ami , de
vous laisser l'inquiétude qu'a pu vous donner
ma précédente lettre sur les idées dont j'étois
frappé en l'écrivant. Je fis ma promenade
agréablement ; je revins heureusement ; jereçus
des nouvelles qui me firent plaisir; et, voyant
que rien de tout ce que j'avois imaginé n'est
arrivé, je commence à craindre, après tant de
malheurs réels, d'en voir quelquefois d'imagi-
naires qui peuvent agir sur mon cerveau. Ce
que je sais bien certainement, c'est que, quel-
que altération qui survienne à ma tête, mon
cœur restera toujours le même , et qu'il vous
aimera toujours. J'espère que vous commen-
cez à goûter les doux fruits de la paix. Que
vous êtes heureux ! ne cessez jamais de l'être.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
AU MÊME.
26 avril 1768.
Quoique je fusse accoutumé, mon bon ami^
à recevoir de vous des paquets fréquens ei
coûteux, j'ai été vivement alarmé à la vue du
dernier, taxé et payé six livres quatre sous de
port. J'ai cru d'abord qu'il sagissoit de quel-
que nouveau trouble dans votre ville, dont vous
m'envoyiez à la hâte l'important et cruel dé-
tail ; mais à peine en ai-je parcouru cinq ou six
lignes , que je me suis tranquillisé , voyant de
quoi il s'agissoit; et, de peur d'être tenté d'en
lire davantage , je me suis pressé de jeter mes
(*) Au haut de ceUe lettre autographe sont écrits an crayon
par le duc de Choiseul, ces mots, refondu le 29. M. P.
46
722
CORRESPONDANCE.
six livres quatre sous au feu , surpris , je l'a-
voue, que mon ami, M. d'Ivernois, m'envoyât
(le pareils paquets de si loin par la poste , et
bien plus surpris encore qu'il m'osât conseiller
d'y répondre. Mes conseils, mon bon ami, me
paroisscnt meilleurs que les vôtres , et ne mé-
ritoient assurément pas un pareil retour do vo-
tre part.
A mon départ pour Gisors, regardant cette
course comme périlleuse, je vous envoyai un
billet de cent francs sur madame Duchesne,
afin que s'il mésarrivoit de moi vous n'en fus-
siez pas pour ces cent francs, dont vous m'a-
viez fait l'avance. Il vous a plu de supposer
que cet envoi vouloit dire : Ne venez pas. Une
interprétation si bizarre est peu naturelle ; si
je ne vous connoissois, je croirois, moi, qu'elle
étoit de votre part un mauvais prétexte pour
ne pas venir, après m'en avoir témoigné tant
d'envie : mais je ne suis pas si prompt que vous
à mésinterpréter les motifs de mes amis : et je
me contenterai de vous assurer, avec vérité ,
que rien jamais ne fut plus éloigné de ma pen-
sée, eu écrivant ce billet, que le motif que vous
m'avez supposé.
Si j'élois en état de faire d'une manière sa-
tisfaisante la lettre dont vous m'avez dit le su-
jet,je vous en enverrois ci-joint le modèle ; mais
mon cœur serré , ma tête en désordre , toutes
mes facultés troublées, ne me permettent plus
de rien écrire avec soin, même avec clarté ; et
il ne me reste précisément qu'assez de sagesse
pour ne plus entreprendre ce que je ne suis
plus en état d'exécuter. 11 n'y a point à ce re-
fus de mauvaise volonté, je vous le jure ; et je
suis désormais hors d'état d'écrire pour moi-
même les choses même les plus simples, et dont
j'aurois le plus grand besoin.
Je crois, mon bon ami, pour de bonnes rai-
sons, devoir renoncer à la pension du roi d'An-
gleterre ; et, pour desraisons non moinsbonnes,
j'ai rompu irrévocablement l'accord que j'avois
fait avec M. Du Peyrou. Je ne vous consulte
pas sur ces résolutions , je vous en rends
compte ; ainsi vous pouvez vous épargner d'in-
utiles efforts pour m'en dissuader. Il est vrai
que foible , infirme , découragé , je reste à
peu près sans pain sur mes vieux jours, et
hors d'état d'en gagner : mais qu'à cela ne
ou d'autre. Tant que j'ai vécu pauvre, j'ai vécu
heureux ; et ce n'est que quand rien ne m'a
manqué pour le nécessaire que je me suis senti
le plus malheureux des mortels : peut-être le
bonheur, ou du moins le repos que je cherche,
reviendra-t-il avec mon ancienne pauvreté.
Une attention que vous devriez peut-être à l'é-
tat où je rentre, seroit d'être un peu moins pro-
digue en envois coûteux par la poste, et de ne
pas vous imaginer qu'en me proposant le rem-
boursement des ports , vous serez pris au mot.
Il est beaucoup plus honnête avec des amis,
dans le cas où je me trouve, de leur écono-
miser la dépense, que d'offrir de la leur rem-
bourser.
Bonjour, mon cher d'Ivernois ; je vous aime
et vous embrasse de tout mon cœur.
J'espère que vous n'irez pas inquiéter ma
bonne vieille tante sur la suite de sa petite
pension. Tant qu'elle et moi vivrons, elle lui
sera continuée, quoi qu'il arrive, à moins que
je ne sois tout-à-fait sur le point de mourir
de faim, et j'ai confiance que cela n'arrivera
pas.
P. S. Quand M. Du Peyrou me marqua que
la salle de comédie avoit été brûlée, je craignis
le contre-coup de cet accident pour la cause
des représentans ; mais que ce soit à moi que
Voltaire l'impute, je vois là de quoi rire : je
n'y vois point du tout de quoi répondre , ni se
fâcher. Les amis de ce pauvre homme feroient
bien de le faire baigner et saigner de temps en
temps.
A M. DU PEYROU.
A Tryp, le 29 avril 1768.
Notre correspondance, mon cher hôte, prend
un tour si peu consolant pour des cœurs at-
tristés, qu'il faut du courage pour Tontretenir
dans l'état où nous sommes; et le courage qui
donne de l'activité n'a jamais été mon fort.
Maintenant, prendre une plume est presque
au-dessus de mes forces. J 'aimerois autant a voir
la massue d'Hercule à manier. Ajoutez que
l'état où m'arrivent vos lettres me fait voir
qu'elles ont bien des inspecteurs avant de me
U«nne, la Providence y pourvoira de manière i parvenir ; il en doit être à peu près de même
ANNÉE 1768.
725
des miennes; et tout cela n'est pas bien encou-
rageant pour écrire.
L'état dans lequel vous vous sentez est vrai-
ment cruel, d'autant plus que la cause n'en
est pas claire, et qu'il n'est pas clair non plus,
selon moi, lequel des deux a le plus besoin de
traitement de la tête ou du corps. Depuis ce
qui s'est passé ici durant votre maladie et du-
rant votre convalescence ; depuis que je vous ai
vu faire à la hâte votre testament, et vous
presser de mettre ordre à vos affaires, tandis
que vous vous rétablissiez à vue d'oeil; depuis
la singulière façon dont je vous ai vu traiter en
toute chose avec celui qui n'avoit que vous
d'ami sur la terre, qui n'avoit de .confiance
qu'en vous seul, qui n'aimoit encore la vie que
pour la passer avec vous, avec celui enfin dont
vous étiez la dernière et la seule espérance; je
vous avoue qu'en résumant tout cela, je me
trouve forcé de conclure de deux choses l'une,
ou que dans tous les temps j'ai mal connu votre
cœur, ou qu'il s'est fait de terribles change-
mons dans votre tête : comme la dernière opi-
nion est plus honnête et plus vraisemblable, je
m'y tiens, et cela posé, je ne puis m'empêcher
de croire que cette tête un peu tracassée a une
très-grande part dans le dérangement de votre
machine ; et, si cela est, je tiens votre mal in-
curable, parce qu'une âme aussi peu expan-
sive que la vôtre ne peut trouver au-dehors
aucun remède au mal qu'elle se fait à soi-même.
Il se peut très-bien, par exemple, que l'affoi-
blissement de votre vue ne soit que trop réel,
et qu'à force d'avoir voulu rétablir vos oreilles,
vous ayez nui à vos yeux. Cependant, si j'étois
près de vous, je voudrois, par une inspection
scrupuleuse de vos yeux, et surtout du gau-
che, voir si quelque altération extérieure an-
nonce celle que vous sentez; et je vous avoue
que si je u'apercevois rien au-dehors, j'aurois
un fier soupçon que le mal est plus à l'autre
extrémité du nerf optique qu'à celle qui tapisse
le fond de l'œil. Je vous dirois, Consultez sur
vos yeux quelqu'un qui s'y connoisse, si ce
n'étoit vous exposer à donner votre confiance
à gens qui ont intérêt à vous tromper. Tâchez
de voir, mon bon ami, c'est tout ce que je puis
vous dire. Vous voilà, ou je me trompe fort,
dans le cas où la foi guérit, dans le cas où il faut
direau boiteux : Charge tonpetii lit, et marche.
Toutes les explications dans lesquelles vous
entrez sur nos affaires sotit admirables assu-
rément; mais elles n'empêchent pas, ce me
semble, qu'ayant nettement refusé de voua
rembourser de vos cent louis sur l'argent qui
vous a été remis par mylord maréchal, il ne
s'ensuive avec la dernière évidence, qu'il faut,
ou que je tire de ma poche ces cent louis pour
vous les rendre, ou que je vous en reste débi-
teur. Or je ne veux point vous rester débiteur,
et il ne seroit pas honnête à vous de vouloir
m'y contraindre. Si donc vous persistez à ne
pas vouloir vous rembourser des cent louis
sur l'argent qui vous a été remis pour moi, il
faut bien de nécessité que vous les receviez de
moi.
Vous me dites à cela que vous ne pouvez
rien changer à la destination de la somme qui
vous a été remise, sans le gré du constituant.
Fort bien ; mais si, comme il pourroit très-bien
arriver, le constituant ne vous répond rien,
que ferez-vous? Refuserez-vous de vous rem-
bourser de ces cent louis, parce que je ne veux
pas recevoir les deux cents autres? Vous m'a-
vouerez qu'un pareil refus seroit un peu bi-
zarre, et qu'il est difficile de voir pourquoi
vous serez plus embarrassé de deux cents louis
que de trois cents. Vous me pressez de vous
répondre catégoriquement si je veux recevoir
la rente viagère, oui ou non. Je vous réponds
à cela que si vous refusez de vous rembourser
sur le capital, je la recevrai jusqu'à la concur-
rence du payement des cent louis que je vous
dois; que si vous exigez pour cela que je m'en-
gage à la recevoir encore dans la suite , c'est,
ce me semble, usurper un droit que vous n'a-
vez point. Je la recevrai, mon cher hôie, jus-
qu'à ce que vous soyez payé ; après cela , je
verrai ce que j'aurai à faire; enfin, si vous per-
sistez à vouloir des conditions pour l'avenir, je
persiste à n'en vouloir point faire, et vous
n'avez qu'à tout garder. Bien entendu qu'aus-
sitôt que la somme qui vous a été remise pour
moi, par mylord maréchal, lui sera restituée,
il faudra bien qu'à votre tour vous receviez la
restitution des cent louis.
Tout ce que vous me dites sur la solennité
nécessaire dans la rupture de notre accord, et
sur les raisons que nous aurons à donner de
cette rupture me paroît assez bizarre. Je u«
724
CORRESPONDANCE.
vois pas a qui nous serons obligés de rendre
compte d'un traité fait entre nous seuls, qui ne
legardoit que nous seuls, et de sa rupture. Je
ne crois pas vos héritiers assez méchans, si je
vous survis, pour vouloir me forcer, le poi-
gnard sur la gorge, à recevoir une rente dont
je ne veux point. Et, supposant que je fusse
obligé de dire pourquoi j'ai dû rompre cet ac-
cord, je vous trouve là-dessus des scrupules
d'urie tournure à laquelle je n'entends rien. On
(iiroit, on vérité, que vous voulez-vous faire en-
vers moi un mérite desménagemensque j'avois
la délicatesse d'avoir pour vous. Ah! par ma
foi, c'en est trop aussi, et il n'est pas permis à
une cervelle humaine d'extravaguer à ce point.
Prenez votre parti là-dessus, mon cher hôte,
et dites hautement tout ce que vous aurez à
dire. Pour moi, je vous déclare que désormais
je ne m'en ferai pas faute, et que j'ai déjà com-
mencé. Ma conduite là-dessus sera simple,
comme en toutes choses ; je dirai fidèlement ce
qui s'est passé, rien de plus : chacun conclura
ensuite comme il jugera à propos.
On dit que les affaires de votre pays vont
très-mal, j'en suis vraiment affligé, à cause de
beaucoup d'honnêtes gens à qui je m'iniéresse.
Ou prétend aussi que M. de Voltaire m'accuse
d'avoir brûlé la salle de la comédie à Genève.
Voilà, sur mon Dieu, encore une autre accu-
sation, dont très-assurément je ne me défen-
drai pas. il faut avouer que depuis mon voyage
d'Angleterre, me voilà travesti en assez joli
garçon 1 Ma foi, c'est trop faire le rôle d'Hera-
clite ; je crois qu'à bien peser la manière dont
on mène les hommes, je finirai par rire de tout.
Adieu, mon cher hôte, je vous embrasse.
AU MÊME.
ATrye, le «Ojuin 1768.
Je vois, mon cher hôte, que nos discussions,
au lieu de s'éclaircir^ s'embrouillent. Comme
je n'aime pas les chicanes, je reviens à cette
affaire aujourd'hui pour la dernière fois. Je
trouve le désir que vous avez de la mettre en
règle fort raisonnable ; mais je ne vois pas que
vous preniez les moyens d'en venir à bout.
En exécution d'un accord entre nous , qui
n'existe plus, j'ai reçu de vous cent louis, qu'il
faut, par conséquent, que je vous restitue.
Vous avez, de votre côté, le dépôt de mes écrits,
tant imprimés que manuscrits, de toutes mes
lettres et papiers, tous les matériaux nécessaires
pour écrire ma triste vie, dont le commence-
ment vous est aussi parvenu. Vous avez de plus
reçu trois cents louis de mylord maréchal pour
le capital d'une rente viagère dont il m'a fait le
présent.
Dans cet état, j'ai cru et j'ose croire encore
pouvoir acquitter ces cent louis avec ce qui
reste entre vos mains, quoique je renonçasse à
la rente viagère; et cette renonciation, loin
d'être un obstacle à cet arrangement, devoit le
favoriser, parce que, prenant cette sommesur
le capital ou sur la rente, à votre choix, j'ac-
ceptois avec respect et reconnoissance cette
partie du don de mylord maréchal, et que ce
ne pouvoit pas être à vous de me dire : Accep-
tez le tout ou rien.
Je vous proposai donc premièrementde pren-
dre ces cent louis sur le capital. A cela vous
m'objectâtes que vous ne pouviez rien changer
à la destination de ce fonds, sans le consente-
ment de celui qui vous l'avoit remis. Le con-
sentement de mylord maréchal vousayantdonc
paru nécessaire n'a cependant point été obtenu,
par la raison qu'il n'a point été demandé. Ainsi,
voilà un obstacle.
Je vous proposai ensuite de laisser subsister
la rente viagère , jusqu'à ce que ces cent louis
fussent acquittés, sauf à voir après comment on
feroit; et cet arrangement étoit d'autant plus
naturel, qu'étant usé de chagrins, de maux,
et déjà sur l'âge, ma mort, dans l'intervalle,
pouvoit dénouer la difficulté. Vous n'avez fait
aucune réponse à cet article, qui n'avoit besoin
du consentement de personne, puisqu'il n'étoit
que l'exécution fidèle des intentions du consti-
tuant.
Mais, au lieu de ce second article, sur lequel
vous n'avez rien dit, voici une difficulté nou-
velle que vous avez élevée sur le premier. Je la
transcris ici mot pour mot de votre lettre.
« Observez que vous n'êtes pas le seul inté-
» ressé dans cette affaire, et que la rente est
» réversible à une autre personne après vous,
» et cela pour les deux tiers. Cette considéra-
» tion seule doit, ce me semble, décider la
» question entre nous. »
ANNÉE 1768.
72o
C'étoit là, mon cher hôte, une observation
qu'il m'était difHcile de Faire, puisque cet arti-
cle de votre lettre est la première nouvelle que
j'aie jamais eue de cette prétendue réversion.
Celle clause, il est vrai, faisoit partie du traité
qui étoil entre vous et moi, mais elle n'avoit
rien de commun, que je sache, avec la constitu-
tion de mylord maréchal; et, si elle eût existé,
il n'est pas concevable que ni lui ni vous ne
m'en eussiez jamais dit un seul mot. Elle n'est
pas même compatible avec la quotité de la
somme constituée, attendu qu'une telle clause,
vous rendant la rente plus onéreuse, eût exigé
un fonds plus considérable, et mylord maré-
chal est trop galant homme pour vouloir être
généreux à vos dépens. Ainsi, à moins que je
n'aie la preuve péremptoire de cette réversion,
vous me permettrez de croire qu'elle n'existe
pas, et que, par défaut de mémoire, vous au-
rez confondu une clause du traité annulé avec
une constitution de rente où il n'en a jamais été
question.
Je dirai plus: quand même cette clause cxis-
teroit réellement, loin d'empêcher l'exécution
de l'arrangement proposé, elle en leveroit les
difficultés, et le favoriscroit pleinement; car
ôtez (lu capital les cent louis que j'assigne pour
votre remboursement, reste précisément le ca-
pital des quatre cents livres de rente que vous
pouvez payer dés à présont à celle à qui elles
sont destinées.conimesij'éiois déjà mort. Celle
solution répond à tout.
Mais je crains que, puisque vous voilà en
train de scrupules, vous n'en ayez tant, que
noire arrangement définitif ne soit pas prêt à
se faire. Pour moi. Je vous déclare que non-
seulement rien ne m'e presse, maisquejeconsens
de tout mon cœur à laisser toujours les choses
sur le pied où elles sont, croyant, dans cet
état, pouvoir en sûreté de conscience ne pas me
regarder comme votre débiteur.
Quant à mes écrits et papiers qui sont en-
tre vos mains, ils y sont bien ; permettez que
je les y laisse, résolu de ne les plus revoir et de \
ne m'en remêler de ma vie. Ce recueil, s'il se
conserve, deviendra précieux un jour; s'il se
démembre, il s'y trouve suffisamment d'ou-
vrages manuscrits pour en tirer d'un libraire
le remboursement des avances que vous m'a-
vez faites. Si vous prenez ce parti, j'exige ou
que rien ne paroisse de mon vivant, ou que
rien ne porte mon nom, ni présent, ni passé.
Au reste, il n'y a pas un de ces écrits qui soit
suspect en aucune manière, et qui ne puisse
être imprimé à Paris, même avec privilège et
permission. Le parti qui me conviendroit le
mieux, je vous l'avoue, srroit que tout fût li-
vré aux flammes, et c'est même ce que je vous
prie instamment et positivement de faire. Si
vous voyez enfin quelque moyen de vous rem-
bourser de vos avances sur le fonds qui est en-
tre vos mains, que je n'entende plus parler de
ces malheureux papiers, je vous en supplie;
que je n'aie plus d'aulre soin que de m'armor
contre les maux que l'on me destine encore,
et que de chercher à mourir en paix, si je puis.
Amen.
Le tour qu'ont pris vos affaires publiques
m'afflige, mais ne me surprend point. J'ai vu
depuis long-temps, et je vous le dis ici dès vo-
tre arrivée, que le pays où vous êtes ne servoit
que de prétexte à de plus grands projets, et
c'est ce qui doit, en quelque façon, consoler
ceux qui Ihabitent; car, de quelque manière
qu'ils se fussent conduits, l'événement eût été
le même, et il n'en seroit arrivé ni plus ni moins.
Vous avez eu le projet d'en sortir; je crois que
ce projet seroit bon à exécuter, à tout risque,
si vous aimez h\ tranqurlliié. Je sais que la bonne
maman n'en sortiroit pas sans peine; mais il y
a eu déjà des spectacles qui devroient aider à
la déterminer. Je regretterois pour elle et pour
vous votre maison, ce beau lac, votre jardin;
mais la paix vaut mieux que tout; etje sais cela
mieux que personne, moi qui fais tout pour
elle, et qui ne me rebute pas même par l'im-
possibilité certaine de l'obtenir.
A propos de jardin, avez-vous fait semer
dans le vôtre ma graine d'apocyn? J'en ai fait
semer et soigner ici sur couche et sous cloche,
et j'ai eu toutes les poines du monde d'en sauver
quelques pieds qui languissent; je crains qu'il
n'en vienne aucun à bien. Je n'aurois jamais
cru cette plante si difficile a cultiver. \Ln re-
vanche, j'ai semé dans le petit jardin du car-
thamus laniitus qui vient à merveille, des medi-
cago scutellala et inlertextu, qui sont déjà en
fleurs, et dont je compte chaque jour les brins,
les poils, les feuilles, avec des ravissemens
toujours nouveaux. Je suis occupé maintenant
726
CORRESPONDANCE.
à mettre en ordre un très-be! herbier, dont un
jeune homme est venu ici me faire présent, et
qui contient un très-grand nombre de plantes
étrangères et rares, parfaitement belles et bien
conservées. Je travaille à y fondre mon petit
herbier que vous avez vu, et dont la misère
fait mieux ressortir la magnificence de l'autre.
Le tout forme dix grands cartons ou volumes
in-folio, qui contiennent environ quinze cents
plantes, près de deux mille en comptant les va-
riétés. J'y ai fait faire une belle caisse pour
pou voir l'emporter partout commodément avec
moi. Ce sera désormais mon unique bibliothè-
que, et, pourvu qu'on ne m'en ôte pas la jouis-
sance, je défie les hommes de me rendre mal-
heureux désormais. Je suis obligé à M. d'Ks-
cherny de son souvenir, et je suis fort aise
d'apprendre de ses nouvelles. Comme je ne me
suis jamais tenu pour brouillé avec lui, nous
n'avons pas besoin de raccommodement. Du
reste, je serai toujours fort aise de recevoir de
lui quelque signe de vie, surtout quand vous
serez son médiateur pour cela.
A M. LE PRINCE DE CONTI.
Trye-Ie-Château, juin 1788.
Monseigneur,
Ceux qui composent votre maison (je n'en
excepte personne) sont peu faits pour me con-
noître ; soit qu'ils me prennent pour un espion,
soit qu'ils me croient honnête homme, tous doi-
vent également craindre mes regards. Aussi,
monseigneur, ils n'ont rien épargné, et ils n'é-
pargnerontrien, chacun par les manœuvres qui
leur conviennent, pour me rendre haïssable et
méprisable à tous les yeux, et pour me forcer
de sortir enfin de votre château. Monseigneur,
en cela je dois et je veux leur complaire. Les
grâces dont m'a comblé votre altesse sérénis-
sime suffisent pour me consoler de tous les mal-
heurs qui m'attendent en sortant de cet asile,
où la gloire et l'opprobre ont partagé mon sé-
jour. Ma vie et mon cœur sont à vous, mais
mon honneur est à moi ; permettez que j'obéisse
à sa voix qui crie, et que je sorte dès demain
de chez vous : j'ose dire que vous le devez. Ne
laissez pas un coquin de mon espèce parmi ces
honnêtes gens.
A M. DU PEYROO.
Lyon, le 20 juin I76«.
Je ne me pardonnerois pas, mon cher hôte,
de vous laisser ignorer mes marches, ou les
apprendre par d'autres avant moi. Je suis à
Lyon depuis deux jours, rendu des fatigues de
la diligence, ayant grand besoin d'un peu de
repos, et très-empressé d'y recevoir de vos nou-
velles, d'autant plus que le trouble qui règne
dans le pays où vous vivez me tient en peine,
et pour vous, et pour nombre d'honnêtes
gens auxquels je prends intérêt. J'attends de
vos nouvelles avec l'impatience de l'amitié.
Donnez-m'en, je vous prie, le plus tôt que vous
pourrez.
Le désir de faire diversion à tant d'attristans
souvenirs, qui à force d'afFoctor mon cœur
altéroient ma tête, m'a fait prendre le parti de
chercher, dans un peu de voyages et d'herbo-
risations, les amusemens et distractions dont
j'avois besoin ; et le patron de la case ayant ap-
prouvé cette idée, je l'ai suivie : j'apporte avec
moi mon herbier et quelques livres avec les-
quels je me propose de faire quelques pèleri-
nages de botanique. Je souhaiterois, mon cher
hôte, que la relation de mes trouvailles pût
contribuer à vous amuser; j'en aurois encore
plus de plaisir à les faire. Je vous dirai, par
exemple, qu'étant allé hier voir madame Boy
de La Tour à sa campagne, j'ai trouvé dans sa
vigne beaucoup d'aristoloche, que je n'avois
jamais vue, et qu'au premier coup d'œil j'ai
reconnue avec transport.
Adieu, mon cher hôte : je vous embrasse, et
j'attends dans votre première lettre de bonnes
nouvelles de vos veux.
AD MEME.
Lyon, le 6 juillet I76S.
Je comptois, mon cher hôte, vous accuser
la réception de votre réponse, par ma bonne
amie madame Boy de La Tour; mais je n'ai pu
trouver un moment pour vous écrire avant son
départ: et même à présent, prêt à partir pour
aller herboriser à la grande Chartreuse, avec
belle et bonne compagnie botaniste, que j'ai
trouvée et recrutée en ce pays, je n'ai que le
ANNÉE 1768.
727
temps de rous envoyer un petit bonjour à
la hâte.
Mademoiselle Ronou a reçu à Trye beaucoup
de lettres pour moi, parmi lesquelles je ne
doute point que celle que vous m'écriviez oc
se trouve; mais comme lu paquet est un peu
gros, et que j'attends l'occasion de le faire ve-
nir, s'il y a dans ce que vous me marquiez quel-
que chose qui presse, vous ferez bien de tne
lerépéterici. Si,commejcledésirois, etcomme
je le désire encore, vous avez pris le parti de
brûler tous mes livres et papiers, j en suis, je
vous jure, dans la joie de mon cœur : mais, si
vous les avez conservés, il y en a quelques-uns,
je l'avoue, que je neserois pas fâché de revoir,
pour remplir, par un peu de distraction, les
mauvais jours d'hiver, où mon étal et la sai-
son m'empêchent d'herboriser ; celui surtout
qui m'intéresseroit le plus seroit le commen-
cement du roman intitulé : Emile et Sophie, ou
les Solitaires. Je conserve pour cette entreprise
uafoible que je ne combats pas, parce que j'y
trouverois au contraire un spécifique utile pour
occuper mes momens perdus, sans rien mêler
à cette occupation qui me rappelât les souve-
nirs de mes malheurs, ni de rien qui s'y rap-
porte. Si ce fragment vous tomboit sous la
main, et que vous pussiez me l'envoyer, soit
le brouillon, soit la copie, par le retour de
madame Boy de La Tour, cet envoi, je l'a-
voue, me feroil un vrai plaisir.
Comment va la goutte , comment va l'œil
gauche? S'il n'empire pas, il guérira; et je vois
avec grand plaisir, par vos lettres, qu'il va sen-
siblement mieux. Mon cher hôte, que n'avcz-
vous en goût modéré le quart de ma passion
pour les plantes I Votre plus grand mal est ce
goût solitaire et casanier, qui vous fait croire
être hors d'état de faire de l'exercice. Je vous
promets que, si vous vous mettiez tout de bon
à vouloir faire un herbier, la fantaisie de faire
un testament ne vous occuperoit plus guère.
Que n'êtes-vous des nôtres! vous trouveriez
dans noire guide et chef, M. de la Tourette,
un botaniste aussi savant qu'aimable, qui vous
feroit aimer les sciences qu'il cultive. J'en dis
autant de M. l'abbé Rosier; et vous trouveriez
dans M. l'abbé de Grange-Blanche, et dans
votre hôte, deux condisciples plus zélés qu'in-
struits, dont l'ignorance auprès de leurs maî-
tres mettroit souvent à l'aise votre amour-
propre.
Adieu, mon cher hôte : nous parlons demain
dans le même carrosse tous les quatre, et nous
n'avons pas plus de temps qu'il ne nous en faut
le reste de la journée, pour rassembler assez de
porte-feuilles et de papiers pour l'immense col-
lection que nous allons faire. Nous ne laisserons
rien à moissonner après nous. Je vous rendrai
compte de nos travaux. Je vous embrasse. Vous
pouvez continuer à m'écrire chez M. Boy
de l.a Tour.
A HADEMOISELLB LB VASSEUR ,
sous le nom de mademoiselle Renou.
Grenoble, ce 25 juillet, i trois heures du matin, 176S.
Dans une heure d'ici, chère amie, je parti-
rai pour Chambéry, muni de bons passe-ports
et de la protection des puissances, mais non pas
du sauf-conduitdesphilosophes que vous savez.
Si mon voyage se fait heureusement, je compte
être ici de retour avant la fin de la semaine, et
je vous écrirai sur-le-champ. Si vous ne rece-
vez pas dans huit jours de mes nouvelles, n'en
attendez plus, et disposez de vous à l'aide des
protections en qui vous savez que j'ai tout»
confiance, et qui ne vous abandonneront pas.
Vous savez où sont les effets en quoi consis-
toient nos dernières ressources: tout est à vous.
Je suis certain que les gens d'honneur qui en
sont dépositaires ne tromperont point mes in-
tentions ni mes espérances. Pesez bien toute
chose avant de prendre un parti. Consultez
madame l'abbesse (*) ; elle est bienfaisante ,
éclairée ; elle nous aime, elle vous conseillera
bien; mais je doute qu'elle vous conseille de
rester auprès d'elle. Ce n'est pas dans unç
communauté qu'on trouve la liberté ni la paix ;
vous êtes accoutumée à l'une, vous avez besoin
de l'autre. Pour être libre et tranquille, soyez
chez vous, et ne vous laissez subjuguer par
personne. Si j'avois un conseil à vous donner,
ce seroit de venir à Lyon. Voyez l'aimable M;i-
delon ; demeurez, non chez elle, mais auprès
d'elle. Ciette excellente fille a rempli de tout
(') Madame de Nardaillac, al)be>8e de (iomer-Fontdine, ab-
baye située à peu de distance du clilleau de Trye. o. P.
728
GORRESPOINDANCE.
point mon pronostic : elle n'avoit pas quinze
ans que j'ai hautement annoncé quelle femme
et quelle mère elle seroit un jour. Elle l'est
maintenant, et, grâces au ciel, si solidement et
avec si peu d'éclat, que sa mère, son mari, ses
frères, ses sœurs, tous ses proches, ne se dou-
tent pas eux-mêmes du profond respect qu'ils
lui portent, et croient ne faire que l'aimer de
tout leur cœur. Aimez-la comme ils font, chère
amie ; elle en est digne, et vous le rendra bien.
Tout ce qu'il restoitde vertu sur la terre semble
s'être réfugié dans vos deux cœurs. Souvenez-
vous de votre ami l'une et l'autre ; parlez-en
quelquefois entre vous. Puisse ma mémoire
vous être toujours chère , et mourir parmi
les hommes avec la dernière des deux!
Depuis mon départ de Trye j'ai des preuves
de jour en jour plus certaines que l'œil vigi-
lant de la malveillance ne me quitte pas d'un
pas, et m'attend principalement sur la fron-
tière : selon le parti qu'ils pourront prendre,
ils me feront peut-être du bien sans le vouloir.
Mon principal objet est bien , dans ce petit
voyage, d'aller sur la tombe de cette tendre
mère que vous avez connue, pleurer le mal-
heur que j'ai eu de lui survivre ; mais il y entre
aussi, je l'avoue, du désir de donner si beau
jeu à mes ennemis, qu'ils jouent enfin de leur
reste ; car vivre sans cesse entouré de leurs sa-
tellites flagorneurs et fourbes est un état pour
moi pire que la mort. Si toutefois mon attente
et mes conjectures me trompent, et que je re-
vienne comme je suis allé, vous savez, chère
sœur, chère amie, qu'ennuyé, dégoûté de la
vie, je n'y cherchois et n'y trouvois plus d'autre
plaisir que de chercher à vous la rendre agréa-
ble et douce : dans ce qui peut m'en rester en-
core, je ne changerai ni d'occupation ni de
goût. Adieu, chère sœur; je vous embrasse
en frère et en ami.
A If. LE COMTE DE TOINNERRE.
Bourgoia, le 16 aoi'it 1768.
Monsieur,
î'espère que la lettre que j'eus l'honneur ce
vous écrire à mon départ de Grenoble vous
aura été remise, et je vous demande la permis-
sion de vous renouveler d'ici les assurances de
ma reconnoissance ctde mon respect.Un voyage
presque aussitôt suspendu que commencé ne
me laisse pas espérer de le pousser bien loin, et
la certitude que les manœuvres que je voudrois
fuir me préviendront partout m'en ôteroit le
courage, quand mes forces me le donneroient.
De toutes les habitations qu'on m'a fait voir, la
maison de M. Faure, qui a l'honneur d'être
connu de vous, m'a paru celle où l'on m'au-
roit voulu par préférence, et c'est aussi celle
de toutes les retraites ( pour me servir d'un
mot doux) où je pouvois être confiné, celle où
j'aurois préféré vivre. Quelques inconvéniens
m'ont alarmé ; s'ils pouvoientseleverous'adou'
cir, que le maître de la maison, qui me paroît
galant homme, conservât la même bonne vo-
lonté, et que vous ne dédaignassiez pas, mon-
sieur, d'être notre médiateur, je penserois que
puisqu'il faut bien céder à la destinée, le meil-
leur parti qui me resteroit à prendre seroit de
vivre dans sa maison.
J'ose vous supplier, monsieur, si vous rele-
vez pour moi quelques lettres, de vouloir bien
me les faire parvenir ici, où je suis logé à la
Fontaine d'or.
J'ai l'honneur d'être avec respect, etc. >{
AU MÊME. "
Bourgoin, le 21 août 4768.
Monsieur,
Je prends la liberté de vous adresser mes
observations sur la note de M. Faure que vous
avez eu la bonté de m'envoyer. J'attends sa ré-
ponse pour prendre ma résolution, ne pou-
vant m'aller confiner dans cette solitude sans
savoir à quoi je m'engage en y entrant.
Permettez, monsieur le comte, que je vous
réitère ici mes remercîmens très-humbles, en
vous suppliant d'agréer mon respect.
AU MÊME.
Bourgoin, le 23 aoftt 1768.
Monsieur,
Permettez que je prenne la liberté de vous
ANNÉE 1768.
729
envoyer une lettre que je viens de recevoir de
M. Bovier, et copie de ma réponse. Si vous dai-
fynez mander le malheureux dont il s'afjit, et
tirer au clair cette affaire, vous feriez, mon-
sieur le comte, une œuvre digne de votre gé-
nérosité. J'ai l'honneur, elc.
AU MÊME.
BourgoJo, le 26 août f768.
Monsieur,
J'ai l'honneur de vous adresser une lettre
en réponse à celle de M. Faure que vous avez
bien voulu me Faire passer. Ses propositions sont
si honnêtes, qu'il ne l'est presque pas de les ac-
cepter. Cependant, forcé par ma situation d'ê-
tre indiscret, je réduis ces propositions sous
une forme qui, je pense, lèvera toute difficulté
entre lui et moi.
Mais il en existe une, monsieur le comte,
qu'il dépend de vous seul de lever, dans l'im-
posture qui a donné lieu aux deux lettres que
j'ai pris lalibertédevousenvoyer dernièrement.
Car si, vivant sous votre protection, je ne puis
obtenir aucune satisfaction d'une fourberie
aussi impudente et aussi clairement démontrée,
à quoi dois-je m'attendre au milieu de ceux qui
l'ont fabriquée, si ce n'est à me voir harceler
sans cesse par de nouveaux imposteurs soufflés
par les mêmes gens , et enhardis par l'impunité
du premier? Il faudroit assurément que je fusse
le plus insensé des hommes pour aller me four-
rer volontairement dans un tel enfer. Je com-
prends bien qu'on m'attend partout avec les
mêmes armes, mais encore n'irai-je pas choisir
par préférence les lieux où l'on a commencé
d'en user.
J'attends vos ordres, monsieur le comte ; je
compte sur votre équité, et j'ai l'honneur
d'être , avec autant de confiance que de res-
pect, etc.
A M. LAUAUD.
Bourgoin, le 31 août 1768.
Nous vous devons et nous vous faisons,
monsieur, mademoiselle Kenou et moi, les
plus vifs remcrctmens de toutes vos bontés
pour tous les deux ; mais nous ne vous en fe-
rons ni l'un ni l'autre pour la campagne de
voyage que vous lui avez donnée. J'ai le plaisir
d'avoir ici, depuis quelques jours, celle de mes
infortunes; voyant qu'à tout prix elle vouloit
suivre ma destinée, j'ai fait en sorte au moins
qu'elle pijt la suivre avec honneur. J'ai cru ne
rien risquer de rendre indissoluble un attache-
ment de vingl-cinq ans, que l'estime mutuelle,
sans laquelle il n'est point d'amitié durable,
n'a fait qu'augmenter incessamment. La tendre
et pure fraternité dans laquelle nous vivons
depuis treize ans n'a point changé de nature
par le nœud conjugal; elle est, et sera jusqu'à
la mort, ma femme par la force de nos liens, et
ma sœur par leur pureté. Cet honnête et saint
engagement a été contracté dans toute la sim-
plicité, mais aussi dans toute la vérité de la
nature, en présence de deux hommes de mé-
rite et d'honneur, officiers d'artillerie, et l'un
fils d'un de mes anciens amis du bon temps,
c'est-à-dire, avant que j'eusse aucun nom dans le
monde ; et l'autre, maire de cette ville, et proche
parent du premier (*). Durant cet acte si court
et si simple, j'ai vu fondre en larmes ces deux
dignes hommes, et je ne puis vous dire com-
bien cette marque de la bonté de leurs cœurs
m'a attaché à l'un et à I autre.
Je ne suis pas plus avancé sur le choix de ma
demeure que quand j'eus l'honneur de vous
voir à Lyon, et tant de cabarets et de courses
ne facilitent pas un bon établissement. Les
nouveaux voyages à faire me font peur, sur-
tout à l'entrée de la saison où nous touchons,
et je prendrai le parti de m'arrêter volontaire-
ment ici , si je puis , avant que je me trouve,
par ma situation, dans l'impossibilité d'y res-
ter et dans celle d'aller plus loin. Ainsi, mon-
sieur, je me vois forcé de renoncer, pour cette
année , à l'espoir de me rapprocher de vous,
sauf à voir dans la suite ce que je pourrai faire
pour contenter mon désir à cet égard.
Recevez les salutations de ma femn)e,elcelles,
(*) Ils sont nommés l'un et l'autre dans la lettre au comte de
Tonnerre ci-après, en date du 18 «eptrmlire. Le premier s'ap-
peloit de Roaicrei le second, cousin du premier, et maire de
Bourgoiu. étoit M, de Champagneux. On ne voit pas, dans le«
Confessions, le père de ce M. de llorière, lijjurer parmi sei
anciens amis du bon tentps. G. V.
730 CORRESPONDANCE.
monsieur, d'un homme qui vous aime de tout
son cœur.
A M. LE COMTE UE TONNERRE.
Bourgoin, !e l*' septembre <7f«.
Monsieur,
Je suis très-sensible à la bonté que vous avez
eue de mander et interroger le sieur ïhevenin
sur le prêt qu'il dit avoir fait, il y a environ dix
ans, à moi, ou à un homme de même nom que
moi, et dont il m'a fait demander la restitution
par M. Bovicr. Mais je prendrai la liberté, mon-
sieur le comte, de n'être pas de votre avis sur
la bonne foi dudit Thevenin, puisqu'il est im-
possible de concilier cette bonne foi avec les
circonstances qu'il rapporte de son prétendu
prêt, et avec les lettres de recommandation
qu'il dit que l'emprunteur lui donna pour MM. de
Faugues et Aldman. Cet homme vous paroît
borné, cela peut être ; un imposteur peut très-
bien n'êtrequ'un sot,etceIa meconfi.rmejseule-
nient dans la persuasion qu'il a été dirigé aussi
bien qu'encouragé dans l'invention de sa petite
histoire, dont les contradictions sont un incon-
vénieni difficile à éviter dans les fictions les
mieux concertées. Il y a même une autre con-
tradiction bien positive entre lui , qui vous a
dit, monsiour, n'avoir parlé de cette affaire à
qui que ce soit qu'à M. Bovier, son voisin , et
le même M. Bovier, qui m'écrit que ledit The-
venin lui en a fait parler par le vicaire de sa
paroisse. Je persiste donc dans la résolution de
ne point retourner dans les lieux où celte his-
toire a été fabriquée, jusqu'à ce qu'elle soit
assez bien éclaircie pour ôier aux fabricateurs,
quels qu'ils soient, la fantaisie d'en forger de-
rechef de semblables. Je trouve ici un loge-
ment trop cher pour pouvoir le garder long-
temps, mais où j'aurai le temps d'en chercher
un plus à ma portée, où je puisse me croire a l'a-
bri des imposteurs. Je n'y suis pas moins sous
votre protection qu'à Grenoble ; et, si le men-
songe et la calomnie m'y poursuivent, j'évite-
rai du moins le désavantage d'être précisément
à leur foyer.
Daignez, monsieur, agréer derechef mes
excuses des importunités que je vous cause , et
mes actions de grâces de la bonté avec Inquelle
vous voulez bien les endurer. Si l'on ne me har-
celoit jainais, je demeurerois tranquille et ne
serois point indiscret ; mais ce n'est pas l'inten-
tion de ceux qui disposent de moi.
Recevez avec bonté, je vous supplie, mon-
sieur le comte, les assurances de mon respect.
Renou.
Permettez, monsieur, que je joigne ici une
lettre pour M. Faure.
A UNE DAME DE LYON (*).
Rourgoiii, le 5 septembre 4768.
Vous trouverez ci-joint un papier dont voici
l'occasion : ayant été malade ici et détenu dans
une chambre pendant quelques jours, dans le
fort de mes chagrins, je m'amusai à tracer,
derrière une porte, quelques lignes au rapide
trait du crayon , qu'ensuite j'oubliai d'effacer
en quittant ma chambre, pour en occuper une
plus gi-ande à deux lits avec ma femme. Des
passans malintentionnés , à ce qu'il m'a paru,
ont trouvé ce barbouillage dans la chambre que
j'avois quittée , y ont effacé des mots , en on»
ajouté d'autres , et l'ont transcrit pour en faire
je ne sais quel usage. Je vous envoie une copip
exacte de ces lignes , afin que MM. vos frères
puissent et veuillent bien constater les falsifi-
cations qu'on y peut faire, en cas qu'elles se
répandent. J'ai transcrit même les fautes et les
redites, afin de ne rien changer.
Sentiment du public sur mon compte, dans les
divers états qui le composent.
Les rois et les grands ne disent pas ce qu'ils
pensent ; mais ils me traiteront toujours hono-
rablement.
La vraie noblesse, qui aime la gloire et qui
sait que je m'y connois, m'honore ei se tait.
(*) Cette lettre a été imprimée pour la première fois dans la
Correspondance littéraire de Grimm (tome tO, pnge252).
Nous aurions» nous défier d'une source aussi suspecte, si l'écrit
qui fait suite à cette lettre ne se trouvoit également dans l'édi-
tion de Poinçot, tome xxviii, page 282. Les éditeurs annoncent
le tenirde M. de Champagneux.niairede Bourgoin, qui, disent-
ils, Tn transcrit lui-même a vet la ■plus exacte fidélité; el
comme ceméme écrit, dans l'édition de Poinçot, offre avec ce-
lui qui est rapporté par Grimm des différences assez notables,
c'cf l d'après cette édition qnc nous le donnerons Ici. G. P.
ANNÉE 1768.
731
Les magistrats me haïssent à cause du mal
qu'ils m'ont fait.
Les philosophes, que j'ai démasqués, veu-
lent à tout prix me perdre ; ils y réussiront.
Les évoques, fiers de leur naissance et de
leur état, m'estiment sans me craindre, et s'ho-
norent en me marquant des égards.
Les prêtres, vendus aux philosophes, aboient
après moi pour faire leur cour.
Les beaux esprits se vengent, en m'insul-
tant, de ma supériorité qu'ils sentent.
Le peuple, qui fut mon idole, ne voit en moi
qu'une perruque mal peignée et un homme
décrépit.
Les femmes, dupes de deux p.... froid qui
les méprisent, trahissent l'homme qui mérita
le mieux d'elles {*).
Les magistrats (**) ne me pardonneront ja-
mais le mal qu'ils m'ont fait.
Le magistrat de Genève sent ses torts, sait
que je les lui pardonne, et les répâreroit s'il
l'osoit.
Les chefs du peuple, élevés sur mes épaules,
voudroient me cacher si bien que l'on ne
vît qu'eux.
Les auteurs me pillent et me blâment; les
fripons me maudissent, et la canaille me hue.
Les gens de bien, s'il en existe encore, gé-
missent tout bas sur mon sort; et moi je le
bénis s'il peut instruire un jour les mortels.
Voltaire, que j'empêche de dormir, paro-
diera ces lignes. Ses grossières injures sont un
hommage qu'il est forcé de me rendre malgré
lui (***)
A M. LE COMTE DE TONNERRE.
Boiirgoin, le 6 septembre 1768.
II y a peu de résolutions et il n'y a point de
répugnance par-dessus lesquelles le désir d'ap-
(') Rousseau veut désigner ici d'Alembert el Grimm
(") Dans la Correspondance de Grimm, au lieu de, les ma-
giitrats; on lit, les Suitses. G. P.
(**■) Il ne faut pas oublier qne cet écrit fut tracé, comme le
ditRoussean, derriàrr vue j>oite,au rn/'idet'ai' du crayon,
^^iie les copies qu'on ( n fit furent iiietactes. En supposant la
l(^tre aiitheniiipie, on y vdif que l'auteur n'avoit certainement
pas le projet île conserver ces [dirases détachées, et qu'elles
n'ont été transmises que parce qu'on les avolt altérées en les
IruiiM/'rtvifil II n '
profondir l'affaire du sieur Thevenin ne me
fasse passer; et si ma confrontation, sous vos
yeux, avec cet homme, peut vous engager,
monsieur, à la suivre jusqu'au bout, je suis
prêt à partir. Permettez seulement que j'ose
vous demander auparavant l'assurance que ce
voyage ne sera point inutile; que vous ne dé-
daignerez aucune des précautions convenables
pour constater la vérité, tant à vos yeux qu'à
ceux du public, et que le motif d'éviier l'éclat,
que je ne crains point, n'arrêtera aucune des
démarches nécessaires à cet effet. Il ne seroit
assurément pas digne de votre générosité, ni
de la protection dont vous m'honorez, que des
imposteurs pussent à leur gré me promener de
ville en ville, m'attirer au milieu d'eux, et m'y
rendre impunément le jouet de leurs suppôts.
J'attends vos ordres, monsieur le comte, et
quelque parti qu'il vous plaise de prendre sur
cette affaire, dont je vous cause à regret la
longue importunité, je vous supplie de vouloir
bien me renvoyer la lettre de M. Bovier, et la
copie de ma réponse, que j'eus l'honneur de
vous envoyer.
Je vous supplie, monsieur le comte, d'a-
gréer avec bonté ma reconnoissance et mon
respect.
A M. DU PEYROU.
Bourgoin, le 9 septembre 1768.
Uauscrivaiil.
M. P,
Après diverses courses , mon cher hôte, qui
ont achevé de me convaincre qu'on étoit bien
déterminé à ne me laisser nulle part la tran-
quillité que j'étois venu chercher dans ces pro-
vinces, j'ai pris le parti, rendu de fatigue et
voyant la saison s'avancer, de m'arrêler dans
cette petite ville pour y passer l'hiver. A peine
y ai-je été, qu'on s'est pressé de m'y harceler
avec la petite histoire que vous allez lire dans
l'extrait d'une lettre qu'un certain avocat
Bovier m'écrivit de Grenoble le 22 du mois
dernier.
« Le sieur Thevenin, chamoiseurdeson mé-
» lier, se trouva logé il y a environ dix ans
» chez le sieur Janin, hôte du bourg des Ver-
» dièrcs-de-Jouc, près de Neuchâtel, avec
» M. Rousseau, qui se trouva lui-même dans
)t le cas d'avoir besoin de quelque argent, et
732
CORRESPONDANCE.
» qui s'adressa au sieur Janin, son hôte, pour
» obtenir cet argent du sieur Thevenin : ce der-
» nier, n'osant pas présenter à M. Rousseau la
» modique somme qu'il demandoit, attendit son
» départ, et l'accompagna effectivement des
» Verdières-de-Jouc jusqu'à Saint-Sulpiceavec
» ledit Janin ; et après avoir dîné ensemble
» dans une auberge qui a un soleil pour en-
» seigne, il lui fit remettre neuf livres de France
» par ledit Janin. M. Rousseau, pénétré de re-
» connoissance, donna audit Thevenin quel-
)» ques lettres de recommandation , entreautres
» une pour M. deFaugnes, directeur des sels à
» Yverdun, et une pour M. Aldiman, de la
» même ville, dans laquelle M. Rousseau signa
» son nom, et signa le Voyageur perpétuel dans
» une autrepour quelqu'une Paris, dontlesieur
» Thevenin ne se rappelle pas le nom. »
Voici maintenant, mon cher hôte, copie de
ma réponse, en date du 23.
« Je n'ai pas pu, monsieur, loger il y a en-
» viron dix ans où que ce fût, près de Neuchâ-
» tel, parce qu'il y en a dix, et neuf, et huit,
» et sept, que j'en étois fort loin, sans en avoir
» approché durant tout ce temps plus près de
» cent lieues.
» Je n'ai jamais logé au bourg des Verdières,
» et n'en ai même jamais entendu parler : c'est
» peut-être le village des Verrières qu'on a
» voulu dire; j'ai passé dans ce village une
» seule fois, il n'y a pas cinq ans, allant à
» Pontarlier; j'y repassai en revenant; je n'y
» logeai point; j'étois avec un ami (qui n'étoit
» pas le sieur Thevenin); personne autre ne
» revint avec nous; et, depuis lors, je ne suis
» pas retourné aux Verrières.
» Je n'ai jamais vu, que je sache, le sieur
» Thevenin, chamoiseur; jamais je n'ai ouï
» parler de lui, non plus que du sieur Janin,
w mon prétendu hôte. Je ne connois qu'un seul
» M. Jeannin, mais il ne demeure point aux
» Verrières, il demeure à Neuchâtel, et il n'est
» point cabaretier; il est secrétaire d'un de
» mes amis.
» Je n'ai jamais écrit, autant qu'il m'en sou-
» vient, à M. de Faugnes, et je suis sûr au
)i moins de ne lui avoir jamais écrit de lettre
» de recommandation, n'étant pas assez lié
» avec lui pour cela : encore moins ai-je pu
» écrire à M. Aldiman, d'Yverdun, que je n'ai
» vu de ma vie, et avec lequel je n'eus jamais
» nulle espèce de liaison.
» Je n'ai jamais signé avec mon nom le Voija-
» g ew perpétuel, premièrement parce que cela
» n'est pas vrai, et surtout ne l'étoit pas alors,
» quoiqu'il le soit devenu depuis quelques an-
» nées ; en second lieu, parce que je ne tourne
» pas mes malheurs en plaisanteries, et qu'en-
» fin, si cela m'arrivoit, je tâcherois qu'elles
» fussent moins plates.
» J'ai quelquefois prêté de l'argent à Neu-
» châtel, mais je n'y en empruntai jamais, par
» la raison très-simple qu'il ne m'a jamais man-
» que dans ce pays-là ; et vous m'avouerez
» monsieur, qu'ayant pour amis tous ceux qui
» y tcnoient le premier rang, il eût été du
» moins fort bizarre que j'allasse emprunter
» neuf francs d'un chamoiseur que je ne con-
» noissois pas, et cela à un quart de lieue de
» chez moi; car c'est à peu près la distance
K de Saint- Sulpice, où l'on dit que cet ar-
» gent m'a été prêté, à Motiers, où je demeu-
» rois. »
Vous croiriez, mon cher hôte, sur cette let-
tre et sur ma réponse que j'ai envoyée au com-
mandant de la province, que tout a été fini,
et que, l'imposture étant si clairement prou-
vée, l'imposteur a été châtié ou bien censuré :
point du tout; l'affaire est encore là, et ledit
Thevenin, conseillé par ceux qui l'ont aposié,
se retranche à dire qu'il a peut-être pris un au-
tre M. Rousseau pour J. J. Rousseau, et per-
siste à soutenir avoir prêté la somme à un
homme de ce nom, se tirant d'affaire, je ne
sais comment, au sujet des lettres de recom-
mandation : de sorte qu'il ne me reste d'autre
moyen pour le confondre que d'aller moi-même
à Grenoble me confronter avec lui ; encore ma
mémoire trompeuse et vacillante peut-elle sou-
vent m'abuser sur les faits. Les seuls ici qui
me sont certains est de n'avoir jamais connu
ni Thevenin ni Janin ;de n'avoir jamais voyagé
ni mangé avec eux; de n'avoir jamais écrit à
M. Aldiman ; de n'avoir jamais emprunté de
l'argent, ni peu ni beaucoup, de personne du-
rant mon séjour à Neuchâtel ; je ne crois pas
non plus avoir jamais écrit à M. de Faugnes,
surtout pour lui recommander quelqu'un; ni
jamais avoir signé le Voyageur perpétuel; ni
jamais avoir couché aux Verrières, quoiqu'il
ANNÉE i7G8.
733
ne me soit pas possible de me rappeler où nous
couchàmesen revenant de Pontarlieravec Saui-
tersheim, dit le Baron; car en allant je me
souviens parfaitement que nous n'y couchAmes
pas. Je vous fais tous ces détails, mon cher
h6te, afin que si, par vos amis, vous pouvez
nvoirquelqueéclaircissemcntsur tous ces faits,
vouft^me rendiez le bon office de m'en faire
part le plus tôt qu'il sera possible. J'écris par
ce même courrier à M. du Terreau, maire des
Verrières, à M. Breguet, à M. Guyenet, lieu-
tenant du Val-de-Travers, mais sans leur faire
jiucun détail ; vous aurez la bonté d'y suppléer,
s'il est nécessaire, par ceux de cette lettre.
Vous pouvez m'écrire ici en droiture; mais si
vous avez des éclaircissemens iniéressans à me
donner, vous ferez bien de me les envoyer par
duplicata, sous enveloppe, à l'adresse de M. le
comte de Tonnerre, lieutenant-général des ar-
mées du roi, commandant pour sa majesté en
Dauphiné, à Grenoble. \ous pourrez même m'é-
crire à l'ordinaire sous son couvert : mes lettres
me parviendront plus lentement, mais plus sû-
rement qu'en droiture.
J'espère qu'on est tranquille à présent dans
votre pays. Puisse le ciel accorder à tous les
hommes la paix qu'ils ne veulent pas me
laisser 1 Adieu, mon cher hôte; je vous em-
brasse.
A M. LE COMTE DE TONNERRE.
Bourgoin, le 13 septembre 1768.
Monsieur,
Comme je ne puis douter que vous ne sach ioz
parfaitement à quoi vous en tenir sur le compte
du sieur Thevenin, je crois voir par la dernière
lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'é-
crire, qu'on vous trompe comme on (rompe
M. le prince de Conti, et que mon futur voyage
de Grenoble est une affaire concertée dont la
fable de ce malheureux n'est que le prétexte.
Vous aviez la bonté de désirer que ce motif
m'attirât aux environs de cette capitale. J'i-
gnore, monsieur le comte, d'où naît ce désir
et si je dois vous en rendre grâces; tout ce que
je sais est que les moyens employés à cet effet
ne sont pas extrêmement attirans. Malgré les
embarras où je suis je pars demain pour me
rendre à vos ordres; jeudi j'aurai l'honneur de
me présentera votre aadience,ei j'espère qu'il
vous plaira d'y mander ledit Thevenin. Je re-
partirai vendredi matin, quoi qu'il arrive, si
l'on m'en laisse la liberté.
J'ai l'honneur d'être avec respect,
Monsieur,
Votre trèft-humbie et très-obéissant serviteur,
Renou.
AU UKME.
Bourgoin, le 18 septembre 1768.
Monsieur,
Le contre-temps de votre absence à mon ar-
rivée à Grenoble m'affligea d'autant plus que,
sentant combien il m'importoit que, selon votre
désir, mon entrevue avec le sieur Thevenin se
passât sous vos yeux, et ne pouvant le trouver
qu'à l'aide de M. Bovier, que j'aurois voulu ne
pas voir, je me voyois forcé d'attendre à Gre-
noble votre retour, à quoi je ne pouvois me
résoudre, ou de revenir l'attendre ici, ce qui
m'exposoit à un second voyage. J'aurois pris,
monsieur, ce dernier parti, sans la lettre que
vous me fîtes l'honneur de m'écrire le ^5, et
qui me fut envoyée à la nuit par M. Bovier.
Je compris par cette lettre, qu'afin que mon
voyage ne fût pas inutile, vous pensiez que je
pouvois voir ledit Thevenin, quoique en votre
absence; et c'est ce que je fis par l'entremise
de M. Bovier, auquel il fallut bien recourir
pour cela.
Je le vis tard, à la hâte, en deux reprises:
j'étois en proie à mille idées cruelles, indigné,
navré de me voir, après soixante ans d'hon-
neur, compromis, seul, loin de vous, sans ap-
pui, sans amis, vis-à-vis d'un pareil misérable,
et surtout de lire dans les cœurs des assistans,
et de ceux même à qui je m'étois confié, leur
mauvaise volonté secrète.
Mais quelque courte qu'ait été cette confé-
rence, elle a suffi pour l'objet que je m'y pro-
posois. Avant d'y venir, permettez-moi, mon-
sieur le comte, une petite observation qui s'y
rapporte : M. Bovier m'avoit induit en erreur,
en me marquant que c'étoit personnellement à
moi que ledit Thevenin avoit prêté neuf francs;
734
CORRESPONDANCE.
au lieu que Thevenin lui-môme dit seulement
les avoir fait passer par la main d'aulrui, en
prêt ou en don (car il ne s'explique pas claire-
ment là-dessus), à un homme appelé Rousseau,
duquel ;iu reste il ne donne pas le moindre
renseignement, ni de son nom, ni do son âge,
ni de son état, ni do sa demeure, ni de sa
figure, ni de son habit, excepté la couleur, et
qu'il s'étoit signé dans une lettre : le Voyageur
perpétuel M. ^o\\Qr,%\xv le plus simple rapport
d'un quidam, qu'il dit ne pas connoître, part
de ces seuls indices, et do celui du lieu où se
sont vus ces deux hommes, pour m'écrire en
ces termes : « Je crois vous faire plaisir de vous
« rappeler un homme qui vous a rendu un ser-
» vice, il y a près de dix années, et qui se
» trouve aujourd'hui dans le cas que vous vous
» en souveniez. » Ce même M. Bovier, dans
sa lettre précédente, me parloit ainsi : « Je vous
» ai vu ; j'ai été émerveillé de trouver une àmc
» aussi belle que la vôtre, jointe à un génie
» aussi sublime. » Voilà, ce me semble, cetle
belle âme transformée un peu légèrement en
celle d'un vil emprunteur, et d'un plus vil ban-
queroutier : il faut que les belles âmes sôieiîf
bien communes à Grenoble; car assurément on
ne les y met pas à haut prix.
Voici la substance de la déclaration dudit
Thevenin, tant en présence de M. Bovier et de
sa famille, que de M. de Champagneux, maire et
châtelain de Bourgoin, de son cousin, M. de
Rozière, officier d'artillerie, et d'un autre of-
ficier du mémo corps, leur ami, dont j'ignore
le nom, laquelle déclaration a été faite en plu-
sieurs fois, avec des variations, en hésitant, en
se reprenant, quoique assurément il dût avoir
la mémoire bien fraîche de ce qu'il avoit dit
tant de fois, et à vous, monsieur le comte, et
avant vous à M. Bovier.
Que de la Charité-sur-Loire , qui est son
pays, venant en Suisse, et passant aux Ver-
rières-de-Jouc, dans un cabaret dont l'hôte
s'appelle Janin, un homme nommé Rousseau,
le voyant mettre à genoux, lui demanda s'il
étoit catholique; que là-dessus s'étant pris de
conversation, cet homme lui donna une lettre
de recommandation pour Yverdun ; qu'ayant
continué de demeurer ensemble dans ledit ca-
baret, ledit Rousseau le pria de lui prêter quel-
que argent, et lui donna , deux jours après, deux
autres lettres de recommandation ; savoir : une
seconde pour Yverdun, et l'autre pour Paris,
oii ledit Rousseau lui dit qu'il avoit mis pour
signature, /e Voyageur perpétuel ; qu'en recon-
noissance de ce service, lui, Thevenin, lui fit re-
mettre neuf francs par Janin, leur hôte, après
un voyage qu'ils firent tous trois des Verrières
àSaint-Siilpice, où ils dînèrent encore ensem-
ble; qu'ensuite ils se séparèrent; que lut, The-
venin, se rendit de là à Yverdun, et porta les
deux lettres de recommandation à leurs adres-
ses, l'une pour M. de Faugnes, l'autre pour
M. Aldiman; que, ne les ayant trouvés ni l'un
ni l'autre, il remit ses lettres à leurs gens,
sans que, pendant deux ans qu'il resta sur les
lieux, la fantaisie lui ait pris de retourner chez
ces messieurs, voir, du moins par curiosité,
l'effet de ces mêmes lettres qu'il avoit si bien
payées. A l'égard de la lettre de recommanda-
tion pour Paris, signée le Voyageur perpétuel,
il l'envoya à la Charité sur-Loire, à sa femme,
qui la fit passer par le curé à son altesse, dont
il ne se souvient point.
Quant à la personne dudit Rousseau, j'ai
déjà dit qu'il ne s'en rappeloit rien, ni rien de
ce qui s'y rapporte : interrogé si ledit Rous-
seau portoit son chapeau sur la tête ou sous le
bras, il a dit ne s'en pas souvenir; s'il poi toit
perruque ou s'il avoit ses cheveux, a dit qu'il
ne s'en souvenoit pas non plus, et que cela ne
faisoit pas une différence bien sensible : inter-
rogé sur l'habillement, il a dit que tout ce qu'il
s'en rappeloit, étoit qu'il portoit un habit gris,
doublé de bleu ou de yert : interrogé s'il savoit
la demeure dudit Rousseau, a dit qu'il n'en
savoit rien; s'il n'avoit plus eu de ses nou-
velles, a dit que, durant tout son séjour à
Yverdun et à Kstavayé, où il alla travailler en
sortant do là , il n'a jamais plus ouï parler
dudit Rousseau, et n'a su ce qu'il étoit de-
venu, jusqu'à ce qu'apprenant qu'il y avoit un
M. Rousseau à Grenoble, il s'est adressé, par
le vicaire de la paroisse, à son voisin, M. Bo-
vier, pour savoir si ledit sieur Rousseau ne
seroit point son homme des V( rrières ; chose
qu'il n'a pourtant jamais affirmée, ni dite, ni
crue, mais dont il vouloitsimplement s'informer.
Comme sa déclaration laissoit assez indéter-
miné le temps de l'époque, j ai parcouru, pour
le fixer, ceux de ses papiers qu'il a bien voulu
ANNÉE 1768.
733
me montrer, et j'y ai trouvé un certificat daté
du 50 juillet -1763 , par lequel le sieur Cuche,
chamoiseur d'Yverdun , atteste que ledit The-
veuin a demeuré chez lui pendant environ deux
ans, etc.
Supposant donc que Thevenin soit entré
chez le sieur Cuche, inuncdiatement à son ar-
rivée à Yverdun, et qu'il se soit rendu immé-
diatement à Yverduu en quittant ledit Rous-
seau à Saint-Sulpice, cela détermine le temps
de leur entievut' à la fin de l'été ^61 au plus
tard. Il est possible que celte époque remonte
plus haut; mais il ne l'est pas qu'elle soit plus
récente, puisqu'il faudroit alors que celte ren-
contre se fût faite du temps que ledit Theve-
nin étoit déjà à Yverdun , au lieu qu'elle se fit
avant qu'il y fût arrivé.
J'ai demandé à cet homme le nom du maître
chez lequel il travailloit, à Grenoble : il me l'a
dit; je l'ai oublié. Je lui ai demandé pour qui
ce maître travailloit, quelles éioieiit ses prati-
ques; il m'a dit qu'il n en savoit rien, et qu'il
n'en connoissoit aucun. Je lui ai demandé s'il
ne travailloit point pour son voisin, M. Bovier
le père, qui est ganiier, il m'a dit qu'il n'en
savoit rien, et M. Bovier fils, prenant la parole,
a dit que non; et il falloit bien ne effet qu'ils ne
se connussent point, puisque, pour parvenir
à lui parler, ledit Thevenin a eu recours au vi-
caire de la paroisse.
Voilà, dans ce qu'a dit cet homme, tout ce
qui me paroît avoir trait à la question.
Cette question en peut offrir deux distinc-
tes, premièrement, si ledit Thevenin dit vrai
ou s'il ment.
Supposant qu'il dit vrai, seconde question :
quel est l'homme nommé Rousseau, auquel il
a prêté son argent, sans connoitre de lui que
le nom ? car enfin l'idenliié des noms ne fait
pas celle des personnes ; et il ne suffit pas, n'en
déplaise à M. Bovier, de porter le nom de
Rousseau, pour être, par cela seul, le débiteur
ou l'obligé du sieur Thevenin.
Il n'y a, selon le récit du dernier, que trois
personnes en état d'en attester la vérité ; savoir,
le Rousseau dont il ne connoît que le nom,
Thevenin lui-même, et l'hôic Janin, qui est
absent . d'ailleurs, le témoignage des deux
premiers, comme parties, est nul, à moins
qu'ili ne soient d'accord ; et celai du dernier
seroit suspect s'il favorisoit Thevenin ; car il
peut-être son complice ; il peut même être le
seul fripon, comme vous l'avez, monsieur,
soupçonné vous-même; il peut encore être
gagné par ceux qui ont apposté l'autre. Il n'est
décisif qu'au cas qu'il condamne Thevenin. En
tout état de cause, je ne vois pas à tout cela de
quoi faire preuve sans d'autres informations.
Il estvraiquelescirconstancesdu récit de The-
venin neseroient pasun préjugé qui lui fût bien
favorable, quand même il auroit affaire au
dernier dos malheureux, qui auroit tous les
autres préjugés contre lui; mais enfin tout cola
ne sont pas des preuves. Qu'un garçon cha-
moiseur, qui court le pays pour chercher de
l'ouvrage, s'aille mettre à genoux en parade
dans un cabaretprotesiant ; qu'un autre homme
qui le voit conclue de là qu'il est catholique, lui
en fasse compliment, lui offre des lettres de rcr-
commandaiion, et lui demande de l'argent sans
le coniioître et sans on être connu d'aucune fa-
çon, qu'au lieu de présumer de là que l'em-
prunteur est un escroc, et que ses recomman-
dations sont des torche culs, l'autre, transporté
du bonheur de les obtenir, tire aussitôt neuf
francs de sa bourse cossue; qu'il ait même la
complaisante délicatesse de noser les donner
lui-même à celui qui ose bien les lui demander ;
qu'il attende pour cola d'être en un autre lieu,
et de les lui faire modestement présenter par
un autre homme : tout cela, tout inopte et risi-
ble qu'il est, n'est pas absolument impossible.
Que le prêteur ou le donneur passe trois
jours avec l'emprunlour; qu'il mange avec lui ;
qu'il voyage avec lui sans savoir comment il est
fait, s'il porte perruque ou non, s'il est grand ou
petit, noir ou blond, sans retenir la moindre
chose de sa figure : cela paroit si singulier,
que je lui en fis l'objection. A cela il me répon-
dit qu'en marchant, lui,The venin, étoit derrière
l'autre et ne le voyoit que par le dos, et qu'à
table il ne le voyoii pas bien non plu», parce
que ledit Rousseau ne se tenoit pas assis, mais
sepromenoit par la chambre en mangeant. H
faut convenir, en riant de plus fort, que cela
n'est pas encore impossible.
Il ne l'est pas enfin que, desdites lettres de
recommandation si f)récieuses, aucune ne soit
parveimc, attendu (\ue lediJ^TIievenin, modeste
pour les lettres comme pour l'argent, ne voulut
756
CORRESPONDANCE.
'^''4^^
pas les rendre lui-même, ni s'informer au
moins de leur effet, quoiqu'il demeurât dans le
même lieu qu'habitoient ceux à quielies étoient
adressées, qu'il les vît peut-être dix fois par
jour, et que ce fût au moins une curiosité fort
naturelle, de savoir si un coureur de cabarets,
à l'affût des écus des passans, pouvoit être
réellement en liaison avec ces messieurs-là. Si,
comme il est à craindre, aucune desdites lettres
n'est parvenue, ce sont ces coquins de valets,
à qui l'honnête Thevenin les a remises, qui lui
auront joué le tour de les {»arder. Je ne dis rien
de là lettre pour Paris; il est si clair qu'une
recommandation pour Paris est extrêmement
utile à un garçon chamoiseur qui va travailler
à Yverdun !
Pardon, monsieur; je ris de ma simplicité, et
j'admire votre patience; mais enfin, si The-
venin n'est pas un imposteur, il faut, de néces-
sité absolue, que toutes ces folies soient autant
de vérités.
Supposons-les telles, et passons outre ; voilà
le généreux Thevenin, créancier et bienfaiteur
d'un nommé Rousseau, lequel, comme le dit
très-bien M. Bovier, doit être pénétré de re-
connoissance. Quel est ce Rousseau? lui, The-
venin, n'en sait rien, mais M. Bovier le sait
pour lui, et présume, avec beaucoup de vrai-
semblance, que ce Rousseau est l'infortuné
Jean - Jacques Rousseau , si connu par ses
malheurs passés, et qui le sera bien plus encore
par ceux qu'on lui prépare. Je ne sache pas
cependant que, parmi ces multitudes d'atroces
et ridicules charges que ses ennemis inventent
journellement contre lui, ils l'aient jamais ac-
cusé d'être uncoureur de cabaret, une croche-
teurde bourse, qui va pochetant quelques écus
çà et là, chez le premier va-nu-pieds qu'il ren-
contre. Si le Jean-Jacques Rousseau qu'on
connoît pouvoits'abaisser à pareille infamie, il
faudroit qu'on l'eût vu, pour le pouvoircroire;
et encore, après l'avoir vu, n'en croiroit-on
rien. M. Bovier est moins incrédule: le simple
doute d'un misérable qu'il ne connoît point se
transforme,àses yeux, en certitude,et lui prouve
qu'une belle âme qu'il connoît est celle du plus
vil des mendians ou du plus lâche des fripons.
Si le Jean-Jacques Rousseau dont il s'agit
n'est qu'un infâme; ce n'est pas tout; il faut
encore qu'il soit un sot, car s'il accepte les neuf
francs que ledit Thevenin ne lui donne pas de
la main à la main, mais qu'il lui fait donner par
un autre homme, habitant du pays, il doit s'at-
tendre qu'ils lui seront reprochés mille fois le
jour : il doit compter qu'à chaque fois qu'on
citera, dans le pays, quelque trait de sa facilité
à répandre, et de sa répugnance à recevoir, le
sieur Janin ne manquera pas de dire : « Eh 1 par
» Dieu , cet homme n'est pas toujours si fier ;
» il a demandé et reçu neuf francs d'un faquin
» d'ouvrier qui logeoit dans mon auberge; vt
» j'en suis bien sûr, car c'est moi qui les ai
» livrés. » Quand on commença d'ameuter le
peuple contre ce pauvre Jean-Jacques, et qu'on
le faisoit lapider jusque dans son lit, Janin au-
roit fait sa fortune avec cette histoiij^ ; son ca-
baret n'auroit pas désempli. Thevenin fait bien
de la conter à Grenoble; mais s'il l'osoit conter
à Saint-Sulpiceou auxVerrières, etdanstoutle
pays où ce même Jean-Jacques a pourtant reçu
tant d'outrages, et qu'il dit qu'elle le regarde,
je suis sûr que les habitans lui cracheroient au
nez.
Préjugés vrais ou faux à part, passons aux
preuves, et permettez, monsieur le comte, que
nous examinions un peu le rapport de notre
homme, et que nous voyions s'il se peut rap-
porter à moi.
Le sieur Thevenin fit connoissance avec ledit
Rousseau aux Verrières, et ils y demeurèrent
ensemble deux ou trois jours, logés chez Janin.
J'ai demeuré long-temps à Motiers sans aller
aux Verrières, et je n'y ai jamais été qu'une
seule fois, allant à Pontarlier avec M. de Saut-
tersheim, dit, dans le pays, le baron de Saut-
tern. Je n'y couchai point en allant, j'en suis
très-sûr ; je suis très-persuadéque je n'y couchai
point en revenant, quoique je n'en sois pas sûr
de même; mais si j'y couchai, ce fut sans y sé-
journer, et sans quitter le baron. Thevenin dit
cependant que son homme étoit seul. Ma mé-
moire affoiblie me sert mal sur les faits récens;
mais il en est sur lesquels elles ne peut me trom-
per ; et je suis aussi sûr de n'avoir jamais sé-
journé, ni peu, ni beaucoup, aux Verrières, que
je suis sûr de n'avoir jamais été à Pékin.
Je ne suis donc pas l'homme qui resta deux
ou trois jours aux Verrières, à contempler les
génuflexions du dévot Thevenin.
Je ne peux guère être, non plus, celui qui lui
ANNÉK i7G8.
737
demanda de l'argonl à emprunter aux mêmes
Verrières, parce que, outre M. du Terreau,
maire du lieu , j'y connoissois beaucoup un
M. Breguet, très-galant homme, qui m'auroit
fourni tout l'argent dont j'aurois eu besoin, et
avec lequel j'ai eu bien des querelles pour n'a-
voir pu tenir la promesse que je lui avois
faite de l'y aller voir. Si j avois logé là seul,
c'eût été chez lui, selon toute apparence, et non
pas chez le sieur Janin , surtout quand j'aurois
été sans argent.
Je ne suis point l'homme à l'habit gris doublé
de bleu ou de vert, parce que je n'en ai ja-
mais porté de pareil durant tout mon séjour en
Suisse ; je n'y ai jamais voyagé qu'en habit
d'Arménien, qui sûrement n'étoit doublé ni de
vert ni de bleu. Thevenin ne se souvient pas si
son homme avoit ses cheveux ou la perruque,
s'il portoit son chapeau sur la tête ou sous le
bras; un Arménien ne porle point de chapeau
du tout, et son équipage est trop remarquable
pour qu'on en perde totalement le souvenir,
après avoir demeuré trois jours avec lui, et
après l'avoir vu dans la chambre et en voyage,
par devant, par derrière, et de toutes les fa-
çons.
Je ne suis point l'homme qui a donné au sieur
Thevenin une lettre de recommandation pour
M. de Faugnes, que je ne connoissois pas mênje
encorequandleditTheveninallaàYverdun;etje
ne suis point l'homme qui lui a donné une lettre
de recommandation pour M. Aldiman, que je
n'ai connu de ma vie , et que je ne crois pas
même avoir été de retour d'Italie à Yverdun,
sous la même date (').
Je ne suis point 1 homme qui a donné au
sieur Thevenin une lettre de recomnmndation
pour Paris, signée le Voyageur perpétuel. Je ne
crois pas avoir jamais employé celte plate
signature ; et je suis parfaitement sûr de n'avoir
pu l'employer à l'époque de ma prétendue ren-
contre avec Thevenin ; car cette lettre devant
étreantérieureàrarrivéeduditTheveninàYver-
dun, dut l'être, à plus forle raison, à son départ
de la môme ville. Or, même en ce temps-là je
ne pouvois signer le Voyageur perpétuel, avec
une apparence de vérité d'aucune espèce ; car
durant l'espace de dix-huit ans, depuis mon re-
(M J'ai appris seulcnient depuis quelques jours que le secré
taire baillival d'Yverdun s'appeloit aussi M. Aldiman.
T. IV,
tour d'Italie à Paris, jusqu'à mon départ pour
la Suisse, je n'avois fait qu'un seul voyage ; ec
il est absurde de donner le nom de Voyageur
perpétuel à un homme qui ne fait qu'un voyage
en dix-huit ans. Depuis la date de mon arrivée
à Motiers jusqu'à celle du départ de Thevenin
d'Yverdun, je n'avois fait encore aucune pro-
menade dans le pays, qui pût porter le nom de
voyage. Ainsi cette signature, au moment que
Thevemn la suppose, eût été non-seulement
plate et sotte , mais fausse en tous sens , et de
toute fausseté.
Il n'est pas non plus fort aisé de croire que je
sois le même Rousseau dont Thevenin n'a plus
ouï parler, durant tout son séjour en Suisse,
puisqu'on n'y parloitquedeccihomme infernal,
qui osoit croire en Dieu sans croire aux mira-
cles, contre lequel les prédicans prêchoient
avec le plus saint zèle, et qu'ils nommoient
haulement V Antéchrist. Je suis sûr qu'il n'y
avoit pas, dans toute la Suisse, un honnête
1 chamoiseur qui n'édifiât son quartier en m'y
1 maudissant saintement mille fois le jour ; et je
crois que le bénin Thevenin n'étoit pas des der-
niers à s'acquitter de cette bonne œuvre. Mais,
sans rien conclure de tout cela, je finis par ma
preuve péremploire.
Je ne suis point l'homme qui a pu se
trouver aux Verrières et à Saint-Sulpice avec
le sieur Thevenin , quand , venant de la Cha-
rité-sur-Loire , il alloit à Yverdun ; car il n'a
pu passer aux Verrières plus tard que l'été
de ^76^, puisque le 30 juillet 1765, il y avoit
environ deux ans qu'il demeuroit chez le sieur
Cuche , et probablement davantage qu'il de-
meuroit à Yverdun. Or, au vu et au su de toute
la France, j'ai passé l'année entière de 1761,
et la moitié de la suivante, tranquille à Mont-
morency ; je ne pouvois donc pas, dès l'année
précédente, avoir couru les cabarets aux Ver-
rières et à Saint-Sulpice. Ajoutez, je vous sup-
plie, qu'arrivant en Suisse je n'allai pas tout
de suite à Motiers; ajoutez encore qu'arrivé à
Motiers, et tout occupé jusqu'à l'hiver de mon
établissement, je ne fis aucun voyage du reste
de l'année, ni bien avant dans la suivante.
Selon Thevenin, notre rencontre a dû se faire
avant qu'il allât à Yverdun ; et, selon la vérité,
il étoit déjà parti de cette ville quand je fis mon
premier et unique voyage aux Verrières : je
47
738
CORRESPONDANCE.
n'éiois donc pas l'homme portant le nom de
Rousseau qu'il y rencontra ; c'est ce que j'avois
à prouver.
Quel étoit cet homme? je l'ignore : ce que
je sais, c'est que, pour que ledit Thevenin
ne soit pas un imposteur, il faut que cet autre
hommese trouve, c'est-à-direque son existence
soit connue sur les lieux ; il faut qu'il s'y soit
trouvé dans l'année ^ 761 , qu'il s'appelât Rous-
seau, qu'il eût un habit gris doublé de vert ou
de bleu, qu'il ait écrit des lettres à MM. de
Faugnes et Aldiman , qui par conséquent
étoient de sa connoissance ; qu'il ait écrit une
autre lettre à Paris, signée le Voyageur perpé-
tuel; qu'après avoir passé deux jours arec The-
venin aux Verrières , ils aient encore été de
compagnie à Saint-Sulpice avec Janin leur hôle,
et qu'après y avoir dîné tous trois ensemble,
ledit Thevenin ait fait donner audit Rousseau
neuf francs par ledit Janin, La vérification de
tous ces faits gît en informations, que je ne suis
point en état de faire , et qui ne m'intéressent
en aucune sorte , si ce n'est pour prouver ce
que je sais bien sans cela , savoir, que ledit
Thevenin est un imposteur aposlé. J'ai pourtant
écrit dans le pays pour avoir là-dessus des
éclaircissemens, dont j'aurai l'honneur, mon-
sieur, de vous faire part, s'ils me parviennent ;
mais comment pourrois-je espérer que des let-
tres de celte espèce échapperont à l'intercep-
tion, puisque celles même que j'adresse à M. le
prince de Conli n'y échappent pas, et que la
dernièrequej'eusrhonneurdeluiécrire,etque
je mis moi-même à la poste, en partant de Gre-
noble, ne lui est pas parvenue ? Mais ils auront
beau faire, je me ris des machines qu'ils entas-
sent sans cesse autour de moi ; elles s'écroule-
ront par leur propre masse, et le cri de la vé-
rité percera le ciel tôt ou tard.
Agréez , monsieur le comte , les assurances
de mon respect.
jipostUle de l'auteur.
N. B. Cette lettre est restée sans réponse, de même qu'une
au^re écrite encore l'oi dinaire suivant à M. le comte de Ton-
nerre en lui en envoyant une dans laquelle M- Roguin me don-
noit desinfurinations surle sieur Thevenin, et qui ne m'a point
«té renvoyée- Depuis lors, je n'ai reçu ni de M. de Tonnerre,
ni d'aucuneâme vivante, aucun avis de rien de ce qui s'est pas-
sé à Grenoble au sujet de cette affaire, ni de ce qu'est devenu
ledit Tlievenin.
AU MÊME.
Bourgoin, le 20 septembre 4768.
Monsieur,
A compte des éclaircissemens que j'ai de-
mandés sur l'histoire du sieur Thevenin, voici
toujours une lettre de M. Roguin d'Yverdun,
respectable vieillard, mon ami de trente ans,
et celui de feu M. de Rozière , père de M. de
Rozière, officier d'artillerie, par qui cette lettre
m'est parvenue. Vous y verrez, monsieur, que
le bénin Thevenin n'en est pas à son coup d'es-
sai d'impostures, et qu'il a été ci-devant con-
damné , par arrêt du parlement de Paris , à
être fouetté, marqué, et envoyé aux galères
pour fabrication de faux actes. Vous y verrez
un mensonge bien manifeste dans sa dernière
déclaration , puisqu'il m'a dit, à moi, n'avoir
pu joindre M. de Faugnes pour lui remettre la
lettre de recommandation de R., ni pour en
apprendre l'efïet; et vous voyez , par la lettre
de M. Roguin , qu'il sait bien le joindre pour
lui remettre la lettre du curé de Tovency-les-
Filles, et pour le circonvenir de ses mensonges
au sujet de M. Thevenin de Tanley, conseiller
au parlement de Paris. Si mes lettres et leurs
réponses parviennent fidèlement, j'aurai dans
peu réponse directe de M. de Faugnes, et la dé-
claration de Janin, que je lui ai fait demander
par le premier magistrat du lieu.
Veuillez , monsieur le comte , agréer avec
bonté mon respect. Renou.
Rieh ne presse pour le renvoi de la lettre
ci-jointe. Je vous supplie seulement, monsieur,
d'ordonner qu'elle ne soit pas égarée, et qu'on
me la renvoie quand elle ne servira plus à rien.
A M. LALIAUD.
A Bourgoin, le 21 septembre 1768.
Je ne puis résister, monsieur, au désir de
vous donner, par la copie ci-jointe, une idée
de la manière dont je suis traité dans ce pays.
Sitôt que je fus parti de Grenoble pour venir
ici, l'on y déterra un garçon chamoiseur nommé
Thevenin, qui me redemandoit neuf francs,
qu'il prétendoit m'avoir prêtés en Suisse, et
qu'il prétend à présent m'avoir donnés, parce
AKNÉE 1768.
739
que ceux qui l'instruisent ont senti le ridicule
de faire prêter de l'arpient par un passant à
quelqu'un qui demeure dans le pays. Celle
extravagante histoire, qui partout ailleurs eût
attiré audit Thevenin le traitement qu'il mérite,
lui attire ici la faveur publique ; et il n'y a per-
sonne à Grenoble, et parmi les gens qui m'em-
tourent, qui ne donnât tout au monde pour que
Thevenin se trouvât l'honnête homme et moi le
fripon : malheureusement poureux, j'apprends
à l'instant, par une lettre de Suisse, qui m'est
arrivée sous couvert étranger, que ledit The-
venin a eu ci-devant l'honneur d'être condam-
né , par un arrêt du parlement de Paris, à être
marqué et envoyé aux galères, pour fabrica-
tion de faux actes, dans un procès qu'il eut
l'impudence d'intenter à M. Thevenin de Tan-
ley, conseiller honoraire actuel au parlement,
rue des Enfans- Rouges, au Marais ('). J'ai
écrit en Suisse pour avoir des informations
sur le compte de ce misérable : je n'ai eu en-
core que cette seule réponse qui heureusement
n'est pas venue directement à mon adresse.
J'ai écrit à M. de Faugnes, receveur général
des finances à Paris, lequel a connu, à ce qu'on
me marque, ledit Thevenin ; je n'en ai aucune
réponse : je crains bien que mes lettres ne
soient interceptées à ia poste. M. de Faugnes
demeure rue F«'ydeau. Si, sans vous incom-
moder, vous pouviez, monsieur, passer chez
lui et chez M. Thevenin de Tanley, vous tire-
riez peut-être de ces messieurs, des informa-
lions qui me seroient utiles pour confondre mon
coquin, malgré ia faveur de ses honnêtes pro-
tecteurs.
Je vois que ma difTamaiion est jurée et qu'on
veut l'opérer à tout prix : mon intention n'est
pas de daigner me défendre, quoiqu'cn celte
occasion je n'aie pu résisterau désir de démas-
quer I imposteur, mais j'avoue qu'enfin dé-
goûté de la France je n'aspire plus qu'à m'en,
éloigner, et du foyer des complots dont je suis
la victime. Je n'espère pas échapper à mes en-
nemis, en quelque lieu que je me réfugie ; mais,
(') L'arrêt est du tO mars 1761. Il fut permis à Jean Theve-
nin de Tanley et consorts de le faire imprimer, publier et afli-
cher. On y voit même que ledit Nicolas-Éloi Thevenin, de la
Charilé-sur-Loire, est condamné au carcan, en place de Grève,
pour y demeurer depuis midi jus(ju'j deux heures, ayant écri-
leau devant et derrière, portant ces mots : Calomniateur et
imposteur insigne.
en les forçant de multiplier leurs complices, je
rends leur secret plus difficile à garder et je le
crois déjà au point de ne pouvoir me survivre :
c'est tout ce qui me reste à désirer désormais.
Bonjour, monsieur. Votre dernière lettre m'est
bien parvenue; cela me fait espérer le même
bonheur pour celle-ci, et peut-être pour votre
réponse : faiu's-la un peu promptemenl, je
vous supplie, si vous voulez que je ia reçoive;
car dans une quinzaine de jours je pourrois
bien n'être plus ici. Ma femme vous prie d'a-
gréer ses obéissances : recevez mes très-hum-
bles salutations.
A M. DU PEYROl).
Bourgoin, le 26 septembre I76f .
Je reçois en ce moment, mon cher hAte,
votre lettre du 20, et j'y apprends les progrès
de votre rétablissement avec une satisfaction à
laquelle il ne manque, pour être entière, que
d'aussi bonnes nouvellesde la santé de la bonne
maman. Il n'y a rien à faire à sa sciatique que
d'attendre les trêves, et prendre patience : vous
êies dans le même cas pour votre goutte ; et,
après la Leçon terrible pour vous et pour d'au-
tres que vous avez reçue, j'espère que vous
renoncerez une bon ne fois à la fantaisie de gué-
rir de la goutte, de tourmenter votre estomac
et vos oreilles, et de vouloir changer votre
constitution avec du petit lait, des purgatifs et
des drogues; et que vous prendrez une bonne
fois le parti de suivre et d'aider, s'il se peut,
la nature, mais non de la contrarier.
Je ne sais pourquoi vous vous imaginez qu'il
a fallu, pour me marier, quitter le nom que je
porte (*) ; ce ne sont pas les noms qui se ma-
rient, ce sont les personnes; et quand, dans
cette simple et sainte cérémonie, les noms en-
tieroient comme partie constituante, celui que
je porte auroit suffi, puisque je n'en reconnois
plus d'autres. S'il s'agissoit de fortune et de
biens qu'il fallût assurer, ce seroit autre chose,
-mais vous savez très-bien que nous ne sommes
ni elle ni moi dans ce cas-là ; chacun des deux
est à l'autre avec tout son être et son avoir,
voilà tout.
(*) Celui de Rcnou, qu'il avoit pris en allant habiter le châ-
teau de Trye G. P.
740
CORRESPOND AKCE.
Pour vous mettre au fait de l'histoire de
l'honnête Thevenin, jo prends le parti de vous
faire passer, par AI. Boy do l.a Tour, partie
d'une lettre que j'écrivis , il y a huit jours, au
commandant de notre province, et qui contient
la relation d'une entrevue que j'ai eue avec ce
malheureux qui ne m'a point connu, mais qui
s'étoit précautionné là-dessus d'avance, en di-
sant qu'il ne reconnoîtroit point ledit Rousseau,
s'il le voyoit. A l'égard du temps, Thevenin
disoit d'abord dix ans, mais ensuite il a rap-
proché l'époque, et il l'a laissée assez vague
pour qu'elle puisse cadrera tout. Les anachro-
nismes et les contradictions ne lui font rien du
tout, attendu qu'à toutes les objections qu'on
lui peut faire, il a cette réponse péremptoirc
qu'il est trop honnête homme et trop bon chré-
tien pour vouloir tromper; ce qui n'a pourtant
pas empêché cet honnête homme et ce bon
chrétien d'être ci-devant condamné aux galè-
res, comme je l'ai appris de M. Roguin. Au
reste, je n'ai aucune réponse ni de M. Guyenet,
ni d'aucun de ceux à qui j'ai écrit au Val-de-
Travers; ce qui peut venir de l'adresse que je
leur ai donnée, savoir celle de M. le comle de
Tonnerre, commandant du Dauphiné, qui per-
mettoit que pour plus de sûreté je lui fisse
adressermes lettres, et jusqu'ici il me les a voit
fait passer très-fidèlement ; mais depuis une
quinzaine de jours il est en campagne, et je
n'ai plus de lui ni lettres ni réponses.
Pouviez-vous espérer, mon cher hôte, que
la liberté se maintiendroit chez vous, vous qui
devez savoir qu'il ne reste plus nulle part de
liberté sur la terre, si ce n'est dans le cœur de
l'homme juste, d'où rien ne la peut chasser?
Il me semble aussi, je l'avoue, que vos peuples,
n'usoient pas de la leur en hommes libres, mais
en gens effrénés. Il ignoroient trop, ce me
semble, que la liberté, de quelque manière
qu'on en jouisse, ne se maintient qu'avec de
grandes vertus. Ce qui me fâche d'eux est qu'ils
avoient d'abord les vices de la licence, ctqu'iis
vont tomber maintenant dans ceux de la ser-
vitude. Partout excès : la vertu seule, dont on
ne s'avise jamais, feroit le milieu.
Recevez mes remercîmens des papiers que
vous avez remis à uolre amie, et qui pourront
medonnerquelquesdistractionsdoiit j'ai grand
l)esoin. Je vous remercie aussi des plantes que
vous aviez charge Gagnebin de recueillir, quoi-
qu'il n'ait pas rempli votre intention. C'est de
cette bonne intention que je vous remercie; elle
me fl;Ute plus que toutes les plantes du monde.
Les tracas éternels qu'on me fait souffrir me
dégoûtent un peu de la botanique, qui ne me
paroîtun amusement délicieux qu'autant qu'on
peut s'y livrer tout entier. Je sens que pour peu
que l'on me tourmente encore je m'en déta-
cherai tout-à-fait. Je n'ai pas laissé pourtant de
trouver en ce pays quelques plantes, sinon
jolies, au moins nouvelles pour moi ; entre
autres, près de Grenoble, VOsijrts et le Téré-
binthe; ici le Cenchrusracemosusy(\\x\ m'a beau-
coup surpris, parce que c'est un gramen mari-
time; VHypopiiis, plante parasite qui tient de
l'orobanche ; le Crépis fcetida qui sent l'amande
amère à pleine gorge, et quelques autres que
je ne me rappelle pas en ce moment. Voilà,
mon cher hôte, plus de botanique qu'il n'en
faut à votre stoïque indifférence. Vous pouvez
m'écrire en droiture ici sous le nom de Renou.
J'ai grand'peur, s'il ne survient quelque amé-
lioration dans mon état et dans mes affaires,
d'être réduit à passer avec ma femme tout
l'hiver dans ce cabaret, puisque je ne trouve
pas sur la terre une pierre pour y poser ma
tête.
AU MbME.
Bonrgoin, le 2 octobre 1768.
Quelle affreuse nouvelle vous m'apprenez,
mon cher hôte, et que mon cœur en est affecté I
Je ressens le cruel accident de votre pauvre ma-
man comme elle, ou plutôt comme vous, et
c'est tout dire. Une jambe cassée est un mal-
heur que mon père eut étant déjà vieux, et qui
lui arriva de même en se promenant, tandis
que dans ses terribles fatigues de chasse, qu'il
ainioit à la passion, jamais il n'avoit eu le moin-
dre accident. Sa jambe guérit très-facilement
et très-bien, malgré son âge; etj'espérerois la
même chose de madame la Commandante, si la
fracture n'étoit dans une place où le traitement
est incomparablement plus difficile et plus
douloureux. Toutefois avec beaucoup de ré-
signation, de patience, de temps, et les soins
d'un homme habile, la cure estégaicmentpos-
AN^EK 1768.
741
Bible, et il n'est pas déraisonnable de l'espérer.
C'est tout ce qu'il m'est permis de dire dans celte
fatale circonstance, pour notre commune con-
solation. Ce malheur fait aux miens, dans mon
cœur, une diversion bien funeste, mais réelle
pourtant, en ce qu'au sentiment des maux de
ceux qui nous sont chers, se joint l'expression
tendre de notre attachement f)our eux, qui
n'est jamais sans quelque douceur ; au lieu que
le sentiment de nos propres maux, quand ils
sont grands et sans remède, n'est que sec et
sombre : il ne porte aucun adoucissement avec
soi. Vous n'attendez pas de moi, mon cher
hôte, les froides et vaines sentences des gens
qui ne sentent rien ; on ne trouve guère pour
ses amis les consolations qu'on ne peut trouver
pour soi-même. Mais cependant je ne puis
m'empécher de remarquer que voire affliction
ne raisonne pas juste, quand elle s'irrite par
l'idée que ce triste événement n'est pas dans
l'ordre des choses attachées à la condition hu-
maine. Rien, mon cher h6te, n'est plus dans
cet ordre que les accidens imprévus qui trou-
blent, altèrent et abrègent la vie. C'est avec
cette dépendance que nous sommes nés; elle
est attachée à notre nature et à notre constitu-
tion. S'il y a des coups qu'on doive endurer
avec patience, ce sont ceux qui nous vieiment
de l'inflexible nécessité, et auxquels aucune
volonté humaine n'a concouru. Ceux qui nous
sont portes par les mains des méchans sont
à mon gré beaucoup plus insupportables,
parce que la nature ne nous fit pas pour les
soufi'rir. Mais c'est déjà trop moraliser. Don-
nez-moi fréquemment, mon cher hôte, des nou-
velles de la malade; dites-lui souvent aussi
combien mon cœur est navré de ses souffran-
ces, et combien de vœux je joins aux vôtres
pour sa guérison.
J'ai reçu par M. le comte de Tonnerre une
lettre du lieutenant Guyenet, laquelle m'en
promet une autre que j'attends pour lui faire
des remercîmens. A présent ledit Thevenin
est bien convaincu d'être un imposteur. M. de
Tonnerre, qui m'avoit pt)sitivement promis
toute protection dans cette affaire, me marque
qu'il lui imposera silence. Que dites-vous de
celte manière de rendre justice? C'est comme
si, après qu'un homme auroit pris ma bourse,
au lieu de me la rendre, onluiordounoit de ne
me plus voler. Eu toute chose voilà comme je
suis traité.
Je vous ai déjà marqué que vous pouvez
m'écrire ici en droiture sous le nom de Henou;
vous pouvez continuer aussi d'employer la
même adresse dont vous vous servez ; cela me
paroit absolument égal.
A H. LALIAUD.
Bourgoin, le 5 octobre 1768.
Votre lettre , monsieur, du 29 septembre
m'est parvenue en son temps, mais sans le du-
plicata; et jesuisd'avisque vous ne vous donniez
plus la peine d'en faire par cette voie, espérant
que vos lettres continueront à me parvenir en
droiture, ayant peut-être été ouvertes; mais
n'importe pas, pourvu qu'elles parviennent. Si
j'aperçois une interruption, je chercherai une
adresse intermédiaire ici, si je puis, ou à Lyon.
Je suis bien touché de vos soins et de la peine
qu'ils vous donnent, à laquelle je suis très-sûr
que vous n'avez pas regret ; mais il est superflu
quevous continuiez d'en prendre au sujet de ce
coquin de Thevenin, dont l'imposture est main-
tenant dans un degré d'évidence auquel M. de
Tonnerre lui-même ne peut se refuser. Savez-
vous là-dessus quelle justice il se propose de me
rendre, après m'avoir promis la protection la
plusauthentique pour tirer cetteaffaireau clair?
(yestd'imposersilenceàcethomme;etmoitoute
la peine que je me suis donnée étoit dans l'es-
poir qu'il le forceroit de parler. Ne parlons
plus de ce misérable ni de ceux qui l'ont mis
en jeu. Je sais que l'impunité de celui-ci va les
mettre à leur aise pour en susciter mille autres;
et c'étoit pour cela qu'il m'imporloit de dé-
masquer le premier. Je l'ai fait, cela me suffit :
il en viendroit maintenant cent par jour que je
ne daignerois pas leur répondre.
Quoique ma situation devienne plus cruelle
de jour en jour, que je me voie réduit à passer
dans un cabaret l'hiver dont je sens déjà les
atteintes, et qu'il ne me reste pas une pierre
pour y poser ma tête, il n'y a point d'extré-
mité que je n'endure plutôt que de retourner
à Trye; et vous ne me proposeriez sûrement
pas ce retour, si vous saviez ce qu'on m'y a fait
souffrir, et entre les mains de quelles gens j'é-
742 CORRESPONDANCE
tois tombé là. Je frémis seulement à y songer ; i
n'en reparlons jamais, je vous prie.
Plus je réfléchis aux iraitemens que j'é-
prouve, moins je puis comprendre ce qu'on
me veut. Également tourmenté, quelque parti
que je prenne, je n'ai la liberté ni de rester où
iesuis ni d'aller où. je veux; je ne puis pas
même obtenir de savoir où l'on veut que je
sois, ni ce qu'on veut faire de moi. J'ai vainement
désiré qu'on disposât ouvertement de ma per-
sonne ; ce seroit me mettre en repos, et voilà ce
qu'on ne veut pas. Tout ce que je sens est qu'on
est importuné de mon existence, et qu'on veut
faire en sorte que je le sois moi-même; il est im-
possible de s'y prendre mieux pour cela. Il m'est
cent fois venu dans l'esprit de proposer mon
transport en Amérique, espérant qu'on vou-
droit bien m'y laisser tranquille, en quoi je
crois bien que je me flattois trop ; mais enfin
j'en aurois fait de bon coeur la tentative si nous
étions plus en état, ma femme et moi, d'en sup-
porter le voyage et l'air. 11 me vient une autre
idée dont je veux vous parler, et que ma pas-
sion pour la botanique m'a fait naître ; car,
voyant qu'on ne vouloit pas me laisser her-
boriser en repos, j'ai voulu quitter les plantes ;
mais j'ai vu que je ne pouvois plus m'en passer :
c'est une distraction qui m'est nécessaire ab-
solument; c'est un engouement d'enfant, mais
qui me durera toute ma vie.
Je voudrois, monsieur, trouver quelque
moyen d'aller la finir dans les îles de l'Archi-
pel, dans celle de Chypre; ou dans quelque
autre coin de la Grèce; il ne m'importe où,
pourvu que je trouve un beau climat fertile en
végétaux, et que la charité chrétienne ne dis-
pose plus de moi. J'ai dans l'esprit que la bar-
barie turque me sera moins cruelle. Malheu-
reusement pour y aller, pour y vivre avec ma
femme, j'ai besoin d'aide et de protection. Je
ne saurois subsister là-bas sans ressource; et
sans quelque faveur de la Porte, ou quelque
recommandation du moins pour quelqu'un des
consuls qui résident dans le pays, mon établis-
sement y seroit totalement impossible. Comme
je ne serois pas sans espoir d'y rendre mon sé-
jour (le quelque utilité au progrès de l'histoire
naturelle et de la botanique, je croirois pouvoir
à ce titre obtenir quelque assistance des sou-
verains qui se font honneur de le favoriser. Je
ne suis pas un Tournefort, ni un Jussieu ; mais
aussi je ne ferois pas ce travail en passant,
plein d'autres vues et par tâche : je m'y livre-
rois tout entier, uniquement par plaisir et jus-
qu'à la mort. Le goût, l'assiduité, la constance,
peuvent suppléer à beaucoup de connoissances,
et même les donner à la fin. Si j'avois encore
ma pension du roi d'Angleterre, elle me suffi-
roit et je ne demanderois rien, sinon qu'on fa-
vorisât mon passage, et qu'on m'accordât quel-
que recommandation. Mais, sansy avoir renoncé
formellement, je me suis mis dans le cas de ne
pouvoir demander, ni désirer même honnête-
ment qu'elle me soit continuée; et d'ailleurs,
avant d'aller m'exiler là pour le reste de mes
jours, il me faudroit quelque assurance raison-
nable de n'y pas être oublié et laissé mourir de
faim. J'avoue qu'en faisant usage de mes pro-
pres ressources, j'en trouveroisdans le fruit de
mes travaux passés de suffisantes pour subsis-
ter où que ce fût ; mais cela demanderoit d'au-
tres arrangemens que ceux qui subsistent, et
des soins que je ne suis plus en état d'y donner.
Pardon, monsieur : je vous expose bien confu-
sément l'idée qui m'est venue, et les obstacles
que je vois à son exécution. Cependant, comme
ces obstacles ne sont pas insurmontables, et
que cette idée m'offre le seul espoir de repos
qui me reste, j'ai cru devoir vous en parler,
afin que, sondant le terrain, si l'occasion s'en
présente, soit auprès de quelqu'un qui ait du
crédit à la cour, et des protecteurs que vous
me connoissez, soit pour tâcher de savoir en
quelle disposition l'on seroit à celle de Londres
pour protéger mes herborisations dans l'Ar-
chipel, vous puissiez me marquer si l'exil dans
ce pays- là que je désire peut être favorisé
d'un des deux souverains. Au reste, il n'y a
que ce moyen de le rendre praticable, et je ne
me résoudrai jamais, avec quelque ardeur que
je le désire, à recourir pour cela à aucun par-
ticulier quel qu'il soit. La voie la plus courte et
la plus sûre de savoir là-dessus ce qui se peut
faire seroit, à mon avis, de consulter madame
la maréchale de Luxembourg. J'ai même une
si pleine confiance, et dans sa bonté pour moi,
et dans ses lumières, que je voudrois que vous
ne parlassiez d'abord de ce projet qu'à elle
seule, que vousnefissiez là-dessusque ce qu'elle
approuvera, et que vous n'y pensiez plus si
ANNÉE Ï7G8.
743
elle le Juge impraticable. Vous m'avez écrit,
monsieur, de compter sur vous. Voilà ma ré-
ponse. Je mets mon sort dans vos mains, au-
tant qu'il peut dépendre de moi. Adieu, mon-
sieur; je vous embrasse de tout mon cœur.
A M. HOULTOU.
Bourgoin, le 10 octobre <76«.
Vos lettres, monsieur, me sont parvenues.
Je ne répondis point à la première, parce que
vous m'annonciez votre prochain départ de
Genève ; mais j'y crus voir de votre part la con-
tinuation d'une amitié à laquelle je serai tou-
jours sensible, et j'y trouvai la clef de bien
des mystères auxquels depuis long-temps je
ne comprenois rien. Cela m'a fait rompre, un
peu imprudemment peut-être, avec des ingrats
dont j'ai plus à craindre qu'à espérer, après
m'ôtre perdu pour leur service; mais mon
horreur pour toute espèce de déguisement aug-
mente avec lelîet de ceux dont je suis la vic-
time. Aussi bien, dans l'état où l'on m'a réduit,
je puis désormais être franc impunément ; je
n'en deviendrai pas plus misérable.
J'ignore absolument ce que c'est que le châ-
teau de Lavagnac, à qui il appartient, sur quel
pied j'y pourrois loger, s'il est habitable pour
moi, c'est-à-dire, à ma manière, et meublé;
en un mot tout ce qui s'y rapporte , hors le
peu que vous m'en dites dans votre dernière
lettre, et qui me paroît très-atirayant. Goin-
det ne m'en a jamais parié, et cela ne m'étonne
guère. Votre courte description du local est
charmante. Vous m'offrez de m'en dire da-
vantage, et même d'aller prendre des éclair-
cissemens sur les lieux. Je suis bien tenté de
vous prendre au mot : car aller habiter un si
beau lieu, moi quin'aid'asilequ'au cabaret; vous
voir en passant; être voisin de M. Venel, pour
lequel j'ai la plus véritable estime : tout cela
m'attire assez fortement pour me déterminer
probablement tout-à-fait, pour peu que les
convenances dont j'ai besoin s'y rencontrent.
A l'égard du profond secret que vous me pro-
mettez, vous n'en êies plus le maître ; ne laissez
pourtant pas de le garder autant qu'il vous
sera possible ; je vous en prie instamment, puis-
que votre lettre a été ouverte, quoique celle
qui lui servoit d'enveloppe ne l'ait pas été. Avis
au lecteur.
J'apprends avec le plus vrai plaisir que votre
voyage a été salutaire à la santé de madame
Moultou : mon empressement de vous voir est
encore augmenté par le désir d'être connu d'elle,
et de lui agréer. Si je n'obtiens pas qu'elle ap-
prouve votre amitié pour moi, et qu'elle en
suive l'exemple, je réponds au moinsque ce ne
sera pas ma faute ; mais comme je désire m'ar-
rêter un peu à Montpellier pour voir M. Gouan
et le Jardin des Plantes, je ne logerai pas chez
vous. Je vous prierai seulement de me cher-
cher deux chiimbres dans votre voisinage, et
qui n'empêcheront pas, si je ne vous impor-
tune point, que vous ne me voyiez chez vous
presque aulant que si j'y logeois , à condition
que vous ne fermerez pour cela votre porte à
personne : les sociétés bonnes pour vous se-
ront siirement très-bonnes pour moi; et si je
ne suis pas bon pour elles, ce ne sera pas la
faute de ma volonté.
Vous savez sûrement que ma gouvernante, et
mon amie et ma sœur, et mon tout, est enfin
devenue ma femme. Puisqu'elle a voulu suivre
mon sort et partager toutes les misères de ma
vie, j'ai dû faire au moins que ce fût avec hon^
neur. Vingt-cinq ans d'union des cœurs ont
produit enfin celle des personnes. L'esiime et
la confiance ont formé ce lien. S'il s'en formoil
plus souvent sous les mêmes auspices, il y en
auroit moins de malheureux. Madame Renou
ne sera point l'ornement d'un cercle, et les belles
dames riront d'elle sans que cela la fâche ; mais
elle sera , jusqu'à la fin de mes jours, la plus
douce consolation , peut-être l'unique d'un
homme qui en a le plus grand besoin.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Vous pouvez m'écrire en droiture à M. Re-
nou, à Rourgoin en Dauphiné.
A M. LALIAUD.
Bourgoin, le 23 octobte 1768.
J'ai, monsieur, votre leiire du ^ 5 et les au-
tres. Je ne vous ferai point d'autres remercî-
mens des peines que je vous donne que d'en
profiter ; il en est pourtant que je voudrois vous
éviter, comme celle des duplicata de vos lettres
744
CORRESPONDANCE.
que vous prenez inutilement , puisqu'il est de
la dernière évidence que si l'on prenoit le parti
de supprimer vos lettres, on supprimeroit en-
core plus certainement les duplicata.
Je sens l'impossibilité d'exécuter mon pro-
jet : vos raisons sont sans réplique : mais je ne
conviens pas qu'en supposant cette exécution
possible, ce scroit donner plus beau jeu à mes
ennemis ; je suis certain de ne pouvoir pas plus
éviter en France qu'en Angleterre de tomber
dans les mains de leurs satellites ; au lieu que
les pachas ne se piquant pas de philosophie, et
n'étant que médiocrement galans, les Machia-
vels et leurs amies ne disposeroient pas tout-à-
fait aussi aisément d'eux que de ceux d'ici. Le
projet que vous substituez au mien, savoir,
celui de ma retraite dans les Cévennes, a été le
premier des miens en songeant à quitter Trye ;
je le proposai à M. le prince de Conti , qui s'y
opposa et me força de l'abandonner. Ce projet
eût été fort de mon goût, et le seroit encore ;
mais je vous avoue qu'une habitation tout à
fait isolée m'effraie un peu depuis que je vois
dans ceux qui disposent de moi tant d'ardeur à
m'y confiner. Je ne sais ce qu'ils veulent faire
de moi dans un désert; mais ils m'y veulent
entraîner à toute force, et je ne doute pas que
ce ne soit l'une des raisons qui les a portés à me
chasser de Trye , dont l'habitation ne leur pa-
roissoit pas encore assez solitaire pour leur ob-
jet, quoique le vœu commun de son altesse,
de madame la maréchale , et le mien , fût que
j'y finisse mes jours. S'ils n'avoient voulu que
s'assurer de moi, me diffamer à leur aise, sans
que jamais je pusse dévoiler leur trame aux
yeux du public, ni même les pénétrer, cétoit
là qu'ils dévoient me tenir, puisque, maîtres
absolus dans la maison du prince où il n'a lui-
même aucun pouvoir, ils y disposoienl de moi
tout à leur gré. Cependant , après avoir tâché
de me dissuader d'y rentrer et de me persuader
d'en sortir, trouvant ma volonté inébranlable,
ils ont fini par m'en chasser de vive force par
1<'S mains d u sacripant que le maître avoit chargé
de me protéger, mais qui se sentoit trop bien
protégé ici, même par d'autres, pour avoir
peur de désobéir. Que me veulent-ils mainte-
nant qu'ils me tiennent tout-à-fait? Je l'ignore:
je sais seulement qu'ils ne me veulent ni à Trye,
ui dans une ville, ni au voisinage d'aucun ami.
ni même au voisinage de personne, et qu'ils no
veulent autre chose encore que simplement de
s'assurer de moi. Convenez que voilà de quoi
donner à penser. Comment le prince me pro-
tégera-t-il ailleurs s'il n'a pu me protéger dans
sa maison même? Que deviendrai-je dans ces
montagnes si je vais m'y fourrer sans prélimi-
naire, sans connoissance, et sûr d'être, comme
partout, la dupe et la victime du premier fourbe
qui viendra me circonvenir? Si nous prenons
des arrangemens d'avance , il arrivera ce qui
est toujours arrivé , c'est que M. le prince do
Conti et madame la maréchale ne pouvant les
cacher aux machiavélistes qui les entourent,
et qui se gardent bien de laisser voir leurs des-
seins secrets, leur donneront le plus beau jeu
du monde pour dresser d'avance leurs batte-
ries dans le lieu que je dois habiter. Je serai
attendu là comme je l'étois à Grenoble, et
comme je le suis partout où l'on sait que je veux
aller. Si c'est une maison isolée, la chose leur
sera cent fois plus commode : ils n'auront à
corrompre que les gens dont je dépendrai pour
tout et en tout. Si ce n'étoit que pour m'espion-
ner, à la bonne heure, et très-peu m'importe.
Mais c'est pour autre chose , comme je vous
l'ai prouvé; et pourquoi? Je l'ignore, et je
m'y perds; mais convenez que le doute n'est
pas attirant.
Voilà, monsieur, des considérations que je
vous prie de bien peser, à quoi j'ajoute les in-
commodités infinies d'une habitation isolée pour
un étranger, à mon âge et dans mon état, la
dépense au moins triple , les idées terribles
auxquelles je dois être en proie, ainsi séquestré
du genre humain, non volontairement et par
goût, mais par force et pour assouvir la rage
de mes oppresseurs : car d'ailleurs je vous jure
que mon même goût pour la solitude est plutôt
augmenté que diminué par mes infortunes; et
que,sij'étois pleinement libre et maître de mon
sort, je choisirois la plus profonde retraite pour
y finir mes jours. Bien plus, une captivité dé-
clarée n'auroit rien de pénible et de triste pour
moi. Qu'on me traite comme on voudra, pourvu
que ce soit ouvertement je puis tout souffrir
sans murmure; mais mon cœur ne peut tenir
aux flagorneries d'un sot fourbe qui se croit fin
parce qu'il est faux. J'étois tranquille aux cail-
loux dos assassins de Moticrs, et ne puis l'être
ANNÉE 1768.
74^
aux phrases des admirateurs de Grenoble.
Il faut vous dire encore que ma situation pré-
sente est trop désagréable et violente pour que
je ne saisisse pas la première occasion d'en sor-
tir ; ainsi des arrangemens d'une exécution éloi-
gnée ne peuvent jamais être pour moi des en-
gagemens absolus qui m'obligent à renoncer
aux ressources qui peuvent se présenter dans
l'intervalle. J'ai dû, monsieur, entrer avec vous
dans ces détails, auxquels je dois ajouter que
l'espèue de liberté de disposer de moi, que mes
ressources me laissent, n'est pas illimitée, que
ma situation la restreint tous les jours, que je
ne puis former des projets que pour deux ou
trois années, passé lesquelles d'autres lois or-
donneront de mon sort et de celui de ma com-
pagne; mais l'avenir éloigné ne m'a jamais ef-
frayé. Je sens qu'en général, vivant ou mort,
le temps est pour moi ; mes ennemis le sentent
aussi, et c'est ce qui les désole : ils se pressent
de jouir de leur reste ; dès maintenant ils en
ont trop fait pour que leurs manœuvres puis-
sent rester long-temps cachées; et le moment
qui doit les mettre en évidence sera précisément
celui où ils voudront les étendre sur l'avenir.
Vous êtes jeune, monsieur; souvenez- vous de
la prédiction que je vous fais, et soyez siir que
vous la verrez accomplie. Il me reste mainte-
nant à vous dire que, prévenu de tout cela,
vous pouvez agir comme votre cœur vous ins-
pirera, et comme votre raison vous éclairera;
plein de confiance en vos seniimens et en vos
lumières, certain que vous n'êtes pas homme
à servir mes intérêts aux dépens de mon hon-
neur, je vous donne toute ma confiance. Voyez
niadame la maréchale; la mienne en elle est
toujours la même. Je compte également et sur
SCS bontés et sur celles de M. le prince de Conli;
mais l'un est subjugué, l'autre ne lest pas; et
je ratifie d'avance tout ce que vous résoudrez
avec elle, comme fait pour mon plus grand
bien. A l'égard du titre dont vous me parlez,
je tiendrai toujours à très-grand honneur d'ap-
partenir à S. A. S., et il ne tiendra pas à moi
de le mériter ; mais ce sont de ces choses qui
s'acceptent, et qui ne se demandent pas. Je ne
suis pas encore à la fin de mon bavardage, mais
je suis à la fin démon papier; j'ai pourtant en-
core à vous dire que l'aventure de Thevenin a
produit sur moi TcfTct que vous désiriez. Je me
trouve moi-même fort ridicule d'avoir pris à
cœur une pareille affaire, ce que je n'aurois
pourtant pas fait, je vous jure, si je n'eusse
été sûr que c'étoit un drôleaposté.Jedésirois,
non par vengeance assurément, mais pour ma
sûreté, qu'on dévoilât ses instigateurs : on ne
l'a pas voulu, soit; il en viendroit mille autres
que je nedaignerois pas même répondre à ceux
qui m'en parleroient. Bonjour, monsieur; je
vous ombrasse de tout mon cœur.
P. S. J'oubliois de vous dire que mon cha-
moiseur est bien le cordonnier de M. de Tan-
ley ; il apprit le métier de chamoiseur à Yver-
dun après sa retraite. J'ai fait faire en Suisse
des informations, avec la déposition juridique
et légalisée du cabaretier Janin.
A M. DU PEYROU.
Bourgoin, le 30 octobre t768
Voici, j'espère, la dernière fois que j'aurai
à vous parler du sieur Thevenin, dont je n'en-
tends plus parler moi-même. Après les preuves
péremptoires que j'ai données à M. de Ton-
nerre de la fourberie de cet imposteur, il en a
bien fallu convenir à la fin, et il m'a offert de
le punir par quelques jours de prison, comme
si le but de tous les soins que j'ai pris et que
j'ai donnés à ce sujet, étoit le châtiment de ce
misérable. Vous croyez bien que je n'ai pas
accepté. L'imposteurétant convaincu, rien n'é-
toit plus aisé que de le faire parler et de remon-
ter peut-être à la source de ce complot profon-
dément ténébreux dont je suis la victime depuis
plusieurs années, et dont je dois l'être jusqu'à
ma mort. Je me le tiens pour dit; et prenant
enfin mon parti sur les manœuvres des hommes,
je les laisserai désormais ourdir et tramer leurs
iniquités, certain, quoi qu'ils puissent faire
que le temps et la vérité seront plus fortsqu'eus
Ce qu'il me reste de toute celte affaire est un
tendre souvenir des soins que mes amis ont
bien voulu se donner on cette occasion, pour
confondre l'imposture, et je suis en particu-
lier très-sensible à l'activité de M. Guyenet ,
dont je n'avois pas le même droit d'en attendre,
et avec qui je n'étois plus en relation. J'ap_
prends qu'il conimence à se ranger, et je nï'cn
réjouis de tout mon cœur, pour le bonheur de
746
COURESPOiNDANCE.
son excellente petite femme et le.sien.Je finis,
mon cher hôte, un peu à la hâte, en vous em-
brassant au nom de ma femnic et au mien.
J'embrasse M. Jeannin.
A N. I.ALIAIJD.
Botirgoin, le 2 novembre 1768.
Depuis la dernière lettre, monsieur, que je
vous ai écrite, et dont je n'ai pas encore la ré-
ponse, j'ai reçu de M. le duc de Choiseul un
passe-port que je lui avois demandé pour sortir
du royaume, il y a près de six semaines, et
auquel je ne songeois plus. Me sentant de plus
en plus dans l'absolue nécessité de me servir de
ce passe-port, j'ai délibéré, dans la cruelle ex-
trémité où je me trouve, et dans la saison où
nous sommes, sur l'usage que j'en forois, ne
voulant ni ne pouvant le laisser écouler comme
l'autre. Vous serez étonné du résultat de ma
délibération, faite pourtant avec tout le poids,
tout le sang-froid, toute la réflexion dont je
suis capable; c'est de retourner en Angleterre,
et d'y aller finir mes jours dans ma solitude de
Wootton. Je crois cette résolution la plus sage
quej'aie prise en ma vie,etjai,pourundesga-
rans de sa solidité, l'horreur qu'il m'a fallu sur-
monter pour la prendre, et telle qu'en cet in-
stant même je n'y puis penser sans frémir. Je
ne puis, monsieur, vous en dire davantage dans
une lettre, mais mon parti est pris, et je m'y
sens inébranlable, à proportion de ce qu'il
m'en a coûté pour le prendre. Voici une lettre
qui s'y rapporte, et à laquelle je vous prie de
vouloir bien donner cours. J'écris à M. l'am-
bassadeur d'Angleterre, mais je ne sais s'il est
à Paris. Vous m'obligeriez de vouloir bien vous
en informer; et, si vous pouviez même parve-
nir à savoir s'il a reçu ma lettre, vous feriez une
bonne œuvre de m'en donner avis; car, tandis
que j'attends ici sa réponse, mon passe-port s'é-
coule et le temps est précieux. Vous êtes trop
clairvoyant pour ne pas sentir combien il m'im-
porte que la résolution que je vous commu-
nique, demeure secrète sans exception : toute-
fois je n'exige rien de vous que ce que la pru-
dence et votre amitié en exigeront. Si M. l'am-
bassadeur d'Angleterre ébruite ce dessein, c'est
tout autre chose, et d'ailleurs je ne l'en puis em-
pêcher. En prenant mon parti surce point, vous
sentez que je l'ai pris sur tout le reste. Je quitte-
rai ce continent, comme je quitterois le séjour
de la lune. L'autre fois, ce n'étoitpas la même
chose; j'y laissois des attachemens, j'y croyois
laisser des amis. Pardon, monsieur ; mais je
parle des anciens. Vous sentez que les nou-
veaux, quelque vrais qu'ils soient, ne laissent
pas ces déchiremens de cœur qui le font saigner
durant toute la vie, par la rupture de la plus
douce habitude qu'il puisse contracter. Toutes
mes blessures saigneront, j'en conviens, le reste
de nies jours; mais mes erreurs, du moins,
sont bien guéries; la cicatrice est faite de ce
côté-là. Je vous embrasse.
A M. MOLLTOU.
Bourgoin, le 5 novembre 176S.
Vous avez fait, cher Moultou, une perte que
tous vos amis et tous les honnêtes gens doivent
pleurer avec vous, et j'en ai faituneparticulière
dans votre digne père par les sentimens dont il
m'honoroit, et dont tant de faux amis, dont je
suis la victime, m'ont bien fait connoître le prix.
C'est ainsi, cher Moultou, que je meurs en dé-
tail dans tous ceux qui m'aiment, tandis que ceux
qui me haïssent et me trahissent semblent trou-
ver dans l'âge et dans les années une nouvelle
vigueur pour me tourmenter. Je vous entretiens
de ma perte au lieu de parler de la vôtre ; mais
la véritable douleur qui n'a pointde consolation
ne sait guère en trouver pour autrui; on con-
sole les indifFérens, mais on s'afflige avec ses
amis. Il me semble que si j'étois près de vous,
que nous nous embrassassions, que nous pleu-
rassions tous deux, sans nous rien dire, nos
cœurs se seroient beaucoup dit.
Cruel ami, que de regrets vous me préparez
dans votre description de Lavagnac ! Hélas! ce
beau séjour étoit l'asile qu'il me falloit; j'y au-
rois oublié, dans un doux repos, les ennuis de
ma vie ; je pouvois espérer d'y trouver enfin de
paisibles jours, et d'y attendre sans impatience
la mort qu'ailleurs je désirerai sans cesse, li
est trop tard. La fatale destinée qui m'entraîne
ordonne autrement de mon sort. Si j'en avois
été le maître, si le priiice lui-même eût été le
maître chez lui, je ne serois jamais sorti de
ANNÉE 1768.
747
Trye dont il n'avoil rion cpar^îné pour me
rendre le séjour agréable. Jamais prince n'en a
tant fait pour aucun particulier qu'il en a dai-
gné faire pour moi 1 « Je le mets ici à ma place,
j» disoii-il à son officier; je veux qu'il ait la
» même autorité que moi, et je n'entends pas
» qu'on lui offre rien, parce que je le faismaî-
» tre de tout. » Il a même daigné me venir voir
plusieurs fois, souper avec moi tête à tête, me
dire, en présence de toute sa suite, qu'il ve-
noit exprès pour cela : et, ce qui m'a plus tou-
ché que tout le reste, s'abstenir même de chas-
ser, de peur que le motif de son voyage ne fût
équivoque. Eh bien 1 cher Moullou, malgré
SCS soins, ses ordres les plus absolus, malgré le
désir, la passion, j'ose dire, qu'il avoit de me
rendre heureux dans la retraite qu'il m'avoit
donnée, on est parvenu à m'en chasser, et cela
par des moyens tels que Ihorrible récit n'en
sortira jamais de ma bouche ni de ma plume.
Son altesse a tout su, et n'a pu désapprouver
ma retraite; les bontés, la protection, l'ami-
tié de ce grand homme, m'ont suivi dans cetle
province, et n'ont pu me garantir des indignités
que j'y ai souffertes. Voyant qu'on ne me lais-
seroit jamais en repos dans le royaume, j'ai
résolu d'en sortir ; j'ai demandé un passe-port
à M. de Choiseul qui , après m'avoir laissé
long-temps sans réponse, vient enfin de m'en-
voyer ce passe-port. Sa lettre est très-polie,
mais n'est que cela ; il m'en avoit écrit aupa-
ravant d'obligeantes. Ne point m'inviter à ne
pas faire usage de ce passe-port, c'est m'in-
viter en quelque sorte à en faire usage. Il ne
convient pas d'importuner les ministres pour
rien. Cependant depuis le moment où j'ai de-
mandé ce passe-portjusqu'à celui où je l'ai ob-
tenu, la saison s'est avancée, les Alpes se sont
couvertes de glace et de neige ; il n'y a plus
moyen de songer à les passer dans mon état.
Mille considérations impossibles à détailler
dans une lettre m'ont forcé à prendre le parti
le plus violent, le plus terribleauquel mon cœur
pût jamais se résoudre ; mais le seul qui m'ait
paru me rester ; c'est de repasser en Angle-
terre, et d'aller finir mes malheureux jours
dans ma triste solitude de Wootton , où , de-
puis mon départ, le propriétaire m'a souvent
rappelé par force cajoleries. Je viens de lui
écrire en conséquence de cette résolution ; j'ai
mêmeécrit aussi à rambassadeurd'Angletcrre.
Si ma proposition est acceptée, comme elle le
sera infailliblement, je ne puis plus m'en dé-
dire , et il faut partir. Rien ne peut égaler
l'horreur que m'inspire ce voyage ; mais je ne
vois plus de moyen de m'en tirer sans mériter
des reproches; et à tout âge, surtout au mien,
il vaut mieux être malheureux que coupable.
J'auroisdoublemcnt tort d'acheter pour rien
dé répréhensible le repos du peu de jours qui
me restent à passer ; mais je vous avoue que
ce beau séjour de Lavagnac, le voisinage de
M. Venel, l'avantage d'être auprès de son ami,
par conséquent d'un honnête homme, au lieu
qu'à Tryej'étois entre les mains du dernier des
malheureux, tout cela me suivra en idée dans
ma sombre retraite, et y augmentera ma mi-
sère pour n'avoir pu faire mon bonheur. Ce
qui me tourmente encore plus en ce moment,
est une lueur de vaine espérance dont je vois
l'illusion, mais qui m'inquiète malgré que j'en
aie. Quand mon sort sera parfaitement décidé,
et qu'il ne me restera qu'à m'y soumettre,
j'aurai plus de tranquillité. C'est, en atten-
dant, un grand soulagement pour mon cœur
d'avoir épanché dans le vôtre tout ce détail de
ma situation. Au reste, je suis attendri d'ima-
giner vos dames, vous, et M. Venel, faisant
ensemble ce pèlerinage bienfai.sant, qui mérite
mieux que ceux de Lorelte d'être mis au nom-
bre des œuvres de miséricorde. Recevez tous
mes plus tendres remercîmens et ceux de ma
femme ; faites agréer ses respects et les miens
à vos dames. Nous vous saluons et vous em-
brassons l'un et l'autre de tout notre cœur.
P. S. J'ai proposé l'alternative de l'Angle-
terre, et de Minorque, que j'aimerois mieux
à cause du climat. Si ce dernier parti est pré-
féré , ne pourrions-nous pas vous voir avant
mon départ, soit à Montpellier, soit à Mar-
seille?
Aulre P. S. Si j'avois reçu voire lettre avant
le départ des miennes, je doute qu'elles fussent
parties.
A M. LALIiUD.
Bourgoin, le 7 noTcmbre 1768.
Depuis ma dernière lettre, monsieur, j'ai
748
CORRESPONDANCE.
reçu d'un ami l'incluse, qui a fort augmenté
mon regret d'avoir pris mon parti si brusque-
ment; la situation charmante de ce château
de Lavagnac, le maître auquel il appartient,
l'honnête homme qu'il a pour agent, la beauté,
la douceur du climat, si convenable à mon
pauvre corps délabré, le lieu assez solitaire
pour être tranquille, et pas assez pour être un
désert; tout cela . je vous l'avoue, si je passe
rn Angleterre ou même à Mahon, car j'ai pro-
posé l'alternative, tout cela, dis-je, me fera
souvent tourner les yeux et soupirer vers cet
agréable asile, si bien fait pour me rendre heu-
reux si l'on m'y laissoiten paix. Mais j'ai écrit:
si l'ambassadeur me répond honnêtement, me
voilà engagé; j'aurois l'air de me moquer de
lui si je chaiigeois de résolution ; et d'ailleurs ce
seroit, en quelque sorte, marquer peu d'égard
pour le passe-port que M. de Choiscul a eu la
bonté de m'envoyer à ma prière. Les ministres
sont trop occupés, et d'affaires trop impor-
tantes , pour qu'il soit permis de les importu-
ner inutilement: d'ailleurs, plus je regarde au-
tour de moi , plus je vois avec certitude qu'il
se brasse quelque chose, sans que je puisse
deviner quoi. Thevenin n'a pas été aposté pour
rien : il y avoit dans celte farce ridicule quel-
que vue qu'il m'est impossible de pénétrer; et,
dans la profonde obscurité qui m'environne,
j'ai peur au moindre mouvement de faire un
faux pas. Tout ce qui m'est arrivé depuis mon
retour en France, et depuis mon départ de
Trye, me montre évidemment qu'il n'y a que
M. le prince de Conti, parmi ceux qui m'ai-
ment, qui sache au vrai le secret de ma situa-
tion, et qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour la ren-
dre tranquille sans pouvoir y réussir. Celte
persuasion m'arrache des élans de reconnois-
sance et d'attendrissement vers ce grand prin-
ce , et je me reproche vivement mon impa-
tience au sujet du silence qu'il a gardé sur mes
deux dernières lettres; car il y a peu de temps
que j'en ai écrit à son altesse une seconde,
qu'elle na peut-être pas plus reçue que la pre-
mière : c'est de quoi je désirerois extrêmement
d'être instruit. Je n'ose en ajouter une pour
elle dans ce paquet, de peur de le grossir au
pi'int de donner dans la vue ; mais si, dans ce
moment critique, vous aviez pour moi la cha-
rité de vous présentera son audience, vous me
rendriez un office bien signalé de l'informer d©
ce qui se passe, et de me faire parvenir son
avis, c'est-à-dire ses ordres; car, dans tout ce
que j'ai fait de mon chef, je n'ai fait que des
sottises, qui me serviront au moins de leçon»
à lavenir, s'il daigne encore se mêler de moi.
Demandez-lui aussi de ma part, je vous sup-
plie, la permission de lui écrire désormais sous
votre couvert, puisque sous le sien mes lettres
ne passent pas.
La tracasserie du sieur Thevenin est enfin
terminée : après les preuves sans réplique que
j'ai données à M. de Tonnerre de l'imposiurc
de ce coquin, il m'a offert de le punirpar quel-
ques jours do prison. Vous sentez bien que c'est
ce que je n'ai pas accepté, et que ce n'est pas
de quoi il étoit question. Vous ne sauriez ima-
giner les angoisses que m'a données cette sotte
affaire, non pour ce misérable à qui je n'aurois
pas daigné répondre, mais pour ceux qui l'ont
aposté, et que rien n'éioit plus aisé que de dé-
masquer, si on l'eût voulu : rien ne m'a mieux
fait sentir combien je suis inepte et bête en pa-
reil cas, le seul, à la vérité, de cette espèce où
je me sois jamais trouvé. J'étois navré, con-
sterné, presque tremblant ; je ne savois ce que
je disois en questionnant l'imposteur; et lui,
tranquille et calme dans ses absurdes menson-
ges, portoit dans l'audace du crime toute l'ap-
parence de la sécurité des innocens. Au reste,
j'ai fait passer à M. de Tonnerre l'arrêt im-
primé concernant ce misérable, qu'un ami m'a
envoyé, et par lequel M. de Tonnerre a pu voir
que ceux qui avoient mis cot homme en jeu
avoient su choisir un sujet expérimenté dans
ces sortes d'affaires.
Je ne me trouvai jamais dans des embarras
pareils à ceux oùje suis, et jamais je ne me sen-
tis plus tranquille. Je ne vois d'aucun côté nul
espoir de repos; et, loin de me désespérer,
mon cœur me dit que mes maux touchent à
leur fin. Il en seroit bien temps,je vous assure.
Vous voyez, monsieur, comment je vous écris,
comment je vous charge de mille soins, com-
ment je remets mon sort en vos mains et à vous
seul. Si vous n'appelez pas cela de la co'ifiance
et de l'amitié, aussi bien que de l' importun ité
et de l'indiscrétion peut-être , vous avez tort.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
AMSÉE 17G8.
749
k M. DE SAINT-GERMMN (*).
9 novembre 1768
Jo n'ai pas, monsieur, Ihonueur d'ôtre
connu de vous, et je sais que vous n'aimez pjis
(•) Dan» i appendice aux Conressiom (tome I", page 358),
nom avons fait coimoitre le» principale» circonstance» de la
liaison qui s'établit k Bourgoin entre Rousseau et M. de Saint-
Germain, et ce qui en est résulté. Nous avons dit qu'un ma-
nascrit nous avoil élé communiqué, contenant treize lettres de
Rousseau à M. de Saint-c;erniain, outre une IntrodticHon et
une Notice faites par ce dernier à l'appui de cette correspon-
dance. L'Appendice offre la substance de l'Iulroduction, et
nous n'avons pas à y reveuir. Quant à la notice, elle n'est pas
longue, et les faits qu'elle contient, intéressants sous plus d'uu
rapport, nous décident à la rapporter ici presque tout entière.
« .... Les personnes clairvoyantes qui ont suivi et vu de près
M. Rousseau, en le blâmant dan» ses écarts envers ceux qu'il
rrgardoit comme ses persécuteurs, découvroient en lui un
amour pour ses semblables dontontrouveroit peu d'exemples...
Son âme bienfaisante lui enlevoit le nécessaire pour soulager
les malheureux, et le faisoit malade pour lesniaiix d'autrui. En
voici quehiues traits dont M. de Saint-Germain ( c'est lui qui
parle ainsi en tierce personne) a été témoin.
» M. Rousseau, présent à la chute d'un écbafaud sur lequel
étoit un niaron qui fut blessé grièvement, courut à lui, le fit
porter dans son auberge, et lui fit donner tous les secours pos-
sibles. S'apercevant quelque temps après que, malgré ses soins
et une grosse dépense, cet homme n'étoit ni pansé ni soigné
comme il auroit dû l'être, il écrivit à M. de Saint-Germain pour
le prier de s'employer auprès du directeur de l'hôpital de Bour-
goin, afin qu'il y fût reçu et recommandé, offrant de payer à
cette maison, fondée seulement pour les pauvres malades du
lieu, tout ce qu'il en pourroit coûter pour guérir cet étranger.
Le directeur de l'hôpital l'y lit entrer, et après que ce maçon fut
parfaitement guéri, il alla remercier son bienfaiteur. M. Rous-
seau sortit de suite pour payer le directeur, qui lui dit être
satisfait. Persuadé que M. de Saint-Germain avoit payé, il vint
le trouver et se plaindre de ce qu'il lui eût enlevé un bien
à lui qu'il réclamott. M. de Saint-Germain eut beau dire,
M. Rousseau voulut absolument payer la moitié de ce qu'avuit
reçu l'hôpital.
» Un incendie consuma la maison d'un paysan où l'on neput
rien sauver. M. Rousseau en fut malade ; il envoya chercher
l'incendié, lui donna un louis et lui lit prendre chez son bou-
langer lepaindontil auroithesoinpourluietsafauiillejusqu'à
la récolte prochaine. Le paysan lui répondit : Monsieur, il vous
en Ciiiitera moins de nous faire donner quelques mesures de
seigle ; M. Rousseau ht fournir pendant six mois tout le seigle
dont cette famille eut besoin.
» Sa bourse ne fut jamais fermée aux malheureux; on ne
peut comprendre qu'avec une aus.i médiocre fortune, cet
iiomiue, désintéressé jusqu'au blâme, pût donner autant. Per-
sonne à la vérité ne fut plus sobre que lui et n'eut moins de
besoin, ne fut plus propre et n'usa moins.
» M. de Saint-Germain, accompagné d'une autre personne,
fut visiter M. Rousseau qui s'étoit retiré à la campagne. Peu
après leur arrivée un honnne vint frapper à la porte. M. Rous-
seau se lève, lui ouvre, et lui dit de revenir. L'homme insistaen
disant qu'il venoit de loin, et qu'il avait besoin de son argent.
Alors il le fit entrer, et ces deux messieurs virent sept ou huit
vetemens de différente taille que cet homme apportoit. M.Rou>-
seau lui demanda ce qu'il lui fallnit, il répondit dix-huit francs;
ils lui furent payés. Voyant que ces met'Sieurs s'étoient aperçus
de ce qu'il voidoit leur cacher. M- Rousseau leur dit : C'est une
famille qui n'est pas vêtue ; il ne faut pas croire que de donner
vinet-<|uatre sous ou un petit écu à rimporlunité d'un pauvre
mes opinions; mais je sais que vous êtes un
brave militaire, un gentilhomme plein d'hon-
neur et de droiture, qui a dans son cœur la vé-
ritable religion, celle qui fait les gens de bien ;
voilà tout ce que je cherche. On ne séduit pas
M. de Saint-Germain , on l'intimide encore
moins ; passez-moi, monsieur, la familiarité du
terme : vous êtes précisément Ihommc qu'il me
faut.
J'aurois, monsieur, à mettre en dépôt dans
le cœur d'un honnête homme des confidences
qui n'en sont pas indignes, et qui soulageroient
le mien. Si vous voulez bien être ce généreux
dépositaire, ayez la bonté de m'assigner chez
vous l'heure et le jour d'une audience paisible,
et je m'y rendrai. Je vous préviens que ma
confianco ne sera mêlée d'aucune indiscrétion ;
que je n'ai à vous demander ni soins, ni con-
seils, ni rien qui puisse vous donner la moindre
peine ou vous comprometire en aucune façon :
vous n'aurez d autre usage à faire de ma confi-
dence que d'eu honorer un jour ma mémoire,
quand il n'y aura plus de risque à parler. Je
ne vous dis rien de mes sentimens pour vous,
mais je vous en donne la preuve.
ce soit remplir les obligations de la charité. Il faut cherchrr le
besoin où il est etc.
» Piiurroit-on croire que M. Rousseau, avec des sentiments
pareils, soutenus par une pratique habituelle, ait pu être un
empoisonneur, un fripon? Il est cependant vrai qu'au sujet de
son goAt pour la recherche des plantes, il a été taxé d'y cher-
cher du poison, et qu'on acité un homme sur lequel on préten-
dolt qu'il en avoit fait l'essai, parce qu'il mourut dans les dou-
leurs d'une colique néphrétique, malgré tO'is les secours que
lui procura M. Rousseju. Obligé de subir une confrontation
avec un ouvrier, il confondit cet imposteur qui disoit lui avoir
prêté, à Neuchâtel, neuf francs, que M. Rousseau n'avoit ja-
mais voulu lui rendre...
» Un fermier qui avoit fourni pendant quinze mo'sà M. Rous-
seau des Œufs, du beurre, du fromage, qui toujours en avoit été
payé beaucoup au delà de ce que la i-hose valoii, et <|Ui en outre
avoit reçu >e lui ainsi que sa famille, mille bienfaits eut Tm-
gratitude et la mauvaise foi de lui envoyer un mémoire que ce
fermier affiimoit lui être dO, et ne lui avoir pas été payé par
M. Rousseau avant son départ. Cette demande, vérifiée par
H. de Saint Germain, fut prouvée fausse.
» Une femme de chambre, prétendant i l'esprit, fatigiioit
M. Rousseau par des visites continuelles ; furieuse de ce qu'il
l'avoit chassée de chez lui. elle dit qu'il l'avoit voulu violer, et
ce bruit se répandit partout.
» Tous ces événements, quoique fâcheux, n'auroient pas dû
affecter M. Rousseau au point où il l'étoit, encore moins lui
persuader <|ue ces calonmies grossières étoient l'ouvrage de »e»
ennemis : autant à plaindre qu'à blâmer, il étoi', par sa
sensibilité et par sa méfiance, son plu» plus cruel ennemi k
lui-mcmi'.... etc. » O. P.
750
CORUESPONDANCE.
A H. LE COMTK DE TONPtLRRii,
en lui envoyant l'éci it suivant.
Bourgoin, le 9 novembre 17G8.
Monsieur,
J'ai ['honneur de vous envoyer ci-jointe la
déclaration juridique du sieur Jeannet (*), ca-
baretier des Verrières, relative à celle du sieur
Thevenin. De peur d'abuser de votre patience,
je m'abstiens de joindre à cette pièce celles que
j'ai reçues en même temps, puisqu'elle suf.it
seule à la suite des preuves que vous avez déjà
pour démontrer pleinement, non l'erreur, mais
l'imposture de ce dernier. Je n'aurois assuré-
ment pas eu l'indiscrétion de vous importuner
de cette ridicule affaire, si le ton décidé sur le-
quel M. Bovier se faisoit le porteur de parole
de ce misérable, n'eût excité ma juste indigna-
tion. Vous m'avez fait l'honneur de me mar-
quer, qu'jiprés ce qui s'est passé, mon prétendu
créancier se tiendra pour dit qu'il ne sauroit se
flatter do trouver en moi son débiteur. Voilà,
monsieur le comte, de quoi jamais il ne s'est
flatté, je vous assure ; mais il s'est flatté, pre-
mièrement, de mentiretmaviliràsonaise; puis,
après avoir dit tout ce qu'il vouloit dire, et
n'ayant plus qu'à se taire, de se taire ensuite
tranquillement ; et s'il étoit enfin convaincu d'ê-
tre un imposteur, de sortir néanmoins de cette
affaire, confondu, très-peu lui importe, mais im-
puni, mais triomphant. Pour un homme qui pa-
roit si bête,je trouve qu'il n'a pas trop mal cal-
culé.
Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien
ordonner, à votre commodité, que les deux
pièces ci-jointes me soient renvoyées avec la
lettre de M. Roguin. Je sens que j'ai fort abusé,
dans cette occasion, de la permission que vous
m'avez donnée de faire venir mes lettres sous
votre pli. Je serai plus discret à l'avenir; et si
l'impunité du premier fourbe en suscite d'au-
tres, elle me servira de leçon pour ne m'en plus
tourmenter.
J'ai l'honneur, monsieur le comte, de vous
assurer de tout mon respect.
Déclaration juridique du sieur Jeannet.
L'au 1768, et le dix-neuvième jour du mois
(•) Ce Jeannet est nommé Janin dans les lettres précëden-
fes : c est sans doute une erreur de iloussean, qui avoit été mal
luforiRé.*' j.^ p
de septembre, par-devant noble et prudent
Charles-Auguste du Terraux, bourgeois de
Neuchâiel et de Romain-Motiers, maire pour sa
majesté le roi de Prusse, notre souverain prince
et seigneur, en la juridiction des Verrières,
administrant justice par jour extraordinaire]
mais aux lieu et heure accoutumés, et en la pré-
sence des sieurs jurés en icelle après nommés:
Personnellement est comparu M. Guyenet,
receveur pour sa majesté, et lieutenant en l'ho-
norable cour de justice du Val-de-Travers,qui
a représenté qu'ayant reçu depuis peu une
lettre de M. J. J. Rousseau, datée de Bour-
goin, du 8 du courant, par laquelle il lui mar-
que que le nommé Thevenin, chamoiseur de sa
profession, lui ayant fait demander neuf livres
argent de France, qu'il prétend lui avoir fait
remettre en prêt, au logis du Soleil, à Saint-
Sulpice, il y a à peu près dix ans; et comme
cet article est trop intéressant à l'honneur de
mondit sieur Rousseau pour ne pas l'éclaircir,
vu et d'autant qu'il n'a jamais été dans le cas
d'emprunter cette somme dudit Thevenin, et
que cet article est controuvé, c'est pourquoi
mondit sieur le lieutenant Guyenet se préscnio
aujourd'hui par-devant cetle honorable justice,
pour requérir que, par reconnoissance, il
puisse justifier authentiquement ce qu'il vient
d'avancer, ayant pour cet effet fait citer en té-
moignage le sieur Jean-Henri Jeannet, caba-
retier de ce lieu, présent, lequel et par qui l'ar-
gent que répète ledit Thevenin à mondit sieur
Rousseau doit, suivant lui, avoir été remis;
requérant qu'avant de faire déposer ledit sieur
Jeannet, il y soit appointé, ce qui a été connu.
Et pour y satisfaire, ledit sieur Jeannet
étant comparu, a, après serment intime sur
les interrogats circonstanciés à lui adressés,
tendans à dire tout ce qu'il peut savoir de cette
affaire, déposé comme suit :
Qu'il n'a aucune connoissance que le nommé
Thevenin, chamoiseur, ait jamais prêté chez
lui, déposant, ni ailleurs, aucun argent à
M. Jean -Jacques Rousseau pendant tout le
laps de temps qu'il a demeuré dans ce pays,
n'ayant jamais eu l'honneur de voir dans son
logis mondit sieur Rousseau; bien est-il vrai
qu'il y a à peu près cinq ans qu'il le vit s'en
revenant du côté de Pontarlier, sans lui avoir
parlé ni l'avoir revu dès lors.
ANNÉE 4768.
751
Il se rappelle aussi très-bien qu'en -1762,
pondant le courani du mois de mai, arriva chez
lui un nommé Thevenin, qui se disoii être de
la Charité-sur-Loire, réfugié dans ce pays pour
éviter I effet d'une lettre de cachet obtenue
contre lui, lequel étoit accompagné du nommé
Guillobcl, marchand horloger du même lieu;
ledit Thevenin n'ayant séjourné chez lui que
huit à dix jours, pondant lequel temps arriva
encore dans son logis un nommé Decusiroau,
qu'il coiinoissoit depuis près de vingt ans,
pour avoir logé chez lui à différentes fois, et
duquel il peut produire dos lettres.
Ledit Decustreau partit au bout de quelques
jours pour Neuchâtel ; Thevenin avec lui Jean-
net l'accompagnèrent jusqu'à Saint -Sulpice,
au logis du Soleil, où ils dînèrent. Après le dé-
part dudit Decuslreau, ledit Thevenin demanda
au déposant s'il connoissoil ledit Decustreau ; il
lui répondit qu'il le connoissoit pour avoir logé
chez lui. Cette demande dudit Thevenin ayant
excité au déposant la curiosité d'apprendre de
lui pourquoi il lui formoit cette question, ledit
Thevenin lui répondit que c'étoit à cause d'un
écu de trois livres qu'il avoit prêté audit De-
custreau sur la demande qu'il lui en avoit f<iite.
Et enfin ledit sieur Jeannet ajoute que pendant
tout le temps que ledit Thevenin a resté chez
lui, il ne lui a point parlède M. Rousseau, ni dit
qu'il eût la moindre chose à faire avec lui ; que
ledit Thevenin, lorsqu'il arriva dans ce pays,
n'avoit point de profession, ayant dès lors
appris celle de chamoiseur à Estavayé-le-Lac.
C'est tout ce que ledit sieur Jeannet a déclaré
savoir sur celte affaire.
Enfin mondit sieur le lieutenant a continué
à dire qu'étant nécessaire à M. Rousseau d'a-
voir le tout par écrit, pour lui servir en cas de
besoin, il demandoit que par connoissance il
lui fût adjugé; ce qui lui a été.
Connu et jugé par les sieurs Jacques Lam-
belet, doyen, et Jacob Pcrroud, tous doux
justiciers dudit lieu; et par mondit sieur le
maire ordoiméau notaire soussigné, greffier des
Verrières, de lui en faire l'expédition en cette
forme. Le jour prédit, ^9 septembre ^768.
Par ordonnance. Signé Jeanjaquet.
A M. DE SAINT-GFRMAIN.
A Bwirgoia, le 45 nOTCaibre 176S.
Mardi, monsieur, vous n'êtes pas libre, ni
moi mercredi; le jeudi même est douteux :
reste donc demain, lundi, pour ne pas aller
trop loin. Il me seroit moins incommode, il
faut l'avouer, que vous me fissiez l'honneur de
venir manger mon potage; mais comme une
soupe de cabaret n'est pas trop présentable, et
quej'yperdroislhonneurdedîner avec madame
de Saint-Germain, je préfère, monsieur, de
profiter de votre invitation, en la priant de
permettre que j'aille demain lui demandera
dincr. S'il faisoit beau demain sur les dix'
heures, j'irois vous proposer une promenade
jusqu'à midi, à moins que vous ne la préfé-
rassiez de nos côtés, où il y a d'assez belles
prairies.
Ne craignez pas, monsieur, d'entendre de
ma part rien qui vous puisse déplaire : je res-
pecte trop pour cela et vous et vos sentimens;
et les miens, que je vois bien qui ne vous
sont pas connus, en sont moins éloignés que
vous ne pensez. Mais ce n'est pas de cela qu'il
s'agira.
Je suis bien sensible, monsieur, à votre
complaisance; vous ne tarderez pas d'en con-
noître le prix. Sij'avois trouvé plus tôt un cœur
auquel le mien osât s'ouvrir, j'aurois souffert
de moins vives angoisses, et ma raison s'en
trouveroit mieux. A demain donc, monsieur,
puisque vous le voulez bien. Permettez que je
présente mon respect très-humble à madame
de Saint-Germain. Renou.
A M. LE COMTE DE TONNERRE.
Bourgoin, le 16 novembre 1768.
Monsieur,
Pardon de mes importunités réitérées, mais
je ne puis me dispenser de vous envoyer encore
l'imprimé ci-joint qu'on n'a pu recouvrer plus
tôt (*). Vous y verrez, monsieur le comte, que
ceux qui ont aposté le sieur Thevenin ont su
(*) C'étoit un arrêt du parlement de Paris, dn 10 mars 1761.
qui condaranoit Tlicveoin au carcan, i être marqué, et aux
galères pour trois ans, pour tniKOtluics el calominra. G. F.
7IJ2
CORRESPONDANCE.
choisir un sujrl déjà expérimenté dans le mé-
tier qu'ils lui faisoieni faire.
Je ne puis penser, monsieur, que vous
m'ayez pu croire dans lame assez de bassesse
pour vouloir me venjier d'un tel malheureux.
Moi qui jamais n'ai fait, ni rendu, ni voulu le
moindre mal à personne, commencerois-je si
rard et sur un pareil personnage? Non, mon-
sieur^ je n'ai point désiré sa punition, mais sa
confession, et c'est ce que sa conviction devoit
naturellement produire, si l'on en eût profité
pour remonter à la source de ces menées. Mais
c'est cequi commence à devenir superflu; etsans
que l'autorité ni moi nous en mêlions en aucune
manière, je prévois que le public ne tardera pas
à savoir à quoi s'en tenir.
Permettez que je vous réitère ici mes actions
de grâce des bontés dont vous m'avez honoré,
et mes excuses de l'abus que j'en ai pu faire;
et daignez, monsieur, agréer, je vous supplie,
les assurances de mon respect.
P. S. Je prends la liberté d'exiger, mon-
sieur, que vous ne fassiez aucun usage de cet
imprimé. Il est pour vous seul, et pour être
brûlé après l'avoir lu, à moins que vous n'ai-
miez mieux le garder, mais de façon qu'il ne
puisse nuire à celui qu'il concerne.
A M. HOULTOU.
Bourgoia, le 21 novembre 1768.
J'ai, mon ami, votre lettre du ^4. Je ne
puis me détacher de l'idée d'aller vous embras-
ser et délibérer avec vous de ma destination
ultérieure. Je n'ai point encore de réponse de
l'ambassadeur d'Angleterre : il n'étoit pas à
Paris quand je lui ai écrit; et j'ai appris dans
l'intervalle qu'il avoit l'honnête Walpole pour
secréiaired*ambassade:cette nouvelle a achevé
de me déterminer. Je n'irai point en Angle-
terre : on me traitera comme on voudra en
France, mais je suis déterminé à y rester. Je
ne puis renoncer à l'espérance qu'au moins
pour l'honneur de l'hospitalité Françoise il s'y
trouvera quelque coin où l'on voudra bien me
laisser mourir en repos. Si ce coin, cher Moul-
tou, en pouvoit être un du château de Lava-
gnac, il me semble que sous les aupices de Ta-
mitié l'habitation m'en seroit délicieuse. Mal-
heureusement j'écris inutilement à M. le prince
de Conti ; mes lettres ne lui parviennent point.
Il me répondoit fort exactement au commence-
ment ; il ne me répond plus : il m'a fait dire qu'il
ne recevoit point de mes nouvelles. Les négo-
ciations intermédiaires ont leurs inconvéniens.
La générosité de ce grand prince m'a accou-
tumé à accepter, et non pas à demander ; je ne
puis me résoudre à changer de méthode. Si
l'ami de M. Venel, qui commande dans le châ-
teau, veut écrire, à la bonne heure, je lui en
serai obligé ; pour moi je n'écrirai pas. Mais,
dites-moi, n'y a-t-il dans le pays aucune habi-
tation qui pût me convenir que ce château ? Le
bon M. Venel ne pourroit-il pas me trouver un
terrier à Pézenas même, ou aux environs?
Pourvu que je sois son voisin, que m'importe
on quel lieu j'habite? Si nous étions dans une
meilleure saison, si le voyage étoit moins pé-
nible, si j'avois plus de facilité pour le faire, je
volerois près de vous; mais mon transport et ce-
lui de tout mon attirail de botanique est embar-
rassant. Je ne suis point à portée ici d'avoir
d(>s voitures. Il me faudroit un bon carrossiu
qui pût charger avec nous cinq ou six malles
ou caisses; il me faudroit un bon voiturier,
qui nous conduisît bien et qui fût honnête
homme : j'ai pensé que cela se pourroit trou-
ver où vous êtes, et que vous pourriez être a
portée de faire pour moi ce marché, et de m'en-
voyer la voiture au temps convenu. Voyez.
Ah ! si vous pouviez faire plus! Mais madame
Moullou, votre santé, vos affaires! et quand
tout vous le permettroit, je ne devrois pas le
souffrir. Quoi qu'il en soit, j'ai le plus grand
désir de me rendre auprès de vous, et cela
d'autant plus que j'ai quelque lieu de croire
qu'on m'y verroit avec plus de plaisir qu'ici.
J'ai reçu depuis peu, avec le reste de mes
plantes et bouquins, une lettre que M. de Gouan
m'écrivoit à Trye : elle est de si vieille date que
je ne sais plus comment y répondre. Il m'accu-
sera de malhonnêteté envers lui, moi qui vou-
drois tout faire pour obtenir ses instructions et
sa correspondance, et que ce désir anime encore
à me rendre à Montpellier. Si vous le connois-
sez, si vous le voyez, obtenez-moi, je vous prie,
ses bonnes grâces en attendant que je sois à
portée de les cultiver. Quel trésor vous m'an-
noncez dans l'herbier des plantes marines! Que
Hf^^
ANNÉE 1768.
753
je suis touché de la générosité de votre digne
parent I Elle me fera, avec celle du brave
Dombey, une collection complète, surtout si
M. Gouan veut bien y ajouter quelques frag-
mens de ses dernières dépouilles des Pyrénées.
Que je vais être riche 1 Je suis si avare et si en-
fant que le cœur m'en bat de joie. Gardez-moi
bien précieusement ce beau présent, je vous
prie, jusqu'à ce qu'il soit décidé qui de lui ou
de moi ira joindre l'autre.
J'ai été très-malade, très-agité de peine et
de fièvre ces temps derniers ; maintenant je
suis tranquille, mais très-foible. J'aime mieux
cet état que l'autre; et j'aurai peu de regret
aux forces qui me manquent s'il m'en reste as-
sez pour vous aller voir. Adieu, cher Moultou ;
faites agréer à madame les hommages et res-
pects de votre vieux ami et de sa femme. Nous
vous embrassons l'un et l'autre de tout notre
cœur.
A H. DU PBYROU.
Bourgoin, le 21 novembre 1788.
Je vous remercie, mon cher hôte, de l'arrêt
de Thevenin ; je l'ai envoyé à M. de Tonnerre,
avec condition expresse, qui du reste n'étoit
pas fort nécessaire à stipuler, de n'en faire au-
cun usage qui pût nuire à ce malheureux. Vo-
tre supposition qu'il a été la dupe d'un autre
'imposteur est absolument incompatible avec
ses propres déchirations, avec celle du cabare-
lierJeannet, et avec tout ce qui s'est passé;
cependant si vous voulez absolument vous y te-
nir, soit. Vous dites que mes ennemis ont trop
d'esprit pour choisir une calomnie aussi ab-
surde; prenez garde qu'en leur accordant tant
d'esprit vous ne leur en accordiez pas encore
assez; car leur objet n'étant que de voir quelle
contenancejetenois vis-à-vis d'un f;iux témoin,
il est clair que plus l'accusation étoit absurde et
ridicule, plus elle alloit à leur but : si ce but
eût été de persuader le public, vous auriez
raison, mais il étoit autre. On savoit très-bien
que je me tirerois de cette affaire; mais on
vouloit voir comment je m'en tirerois; voilà
tout. On sait que Thevenin ne m'a pas prêté
neuf francs, peu importe; mais on sait qu'un
T. IV.
imposteur peut m'embarrasser; c'est quelque
chose.
Vos maximes , mon très-cher hôte , sont
très-stoïques et très-belles, quoique un peu
outrées, comme sont celles de Senèque, et
généralement celles de tous ceux qui philoso-
phent tranquillement dans leur cabinet sur les
malheurs dont ils sont loin , et sur l'opinion
des hommes qui les honore. J'ai appris assu-
rément à n'estimer l'opinion d'autrui que ce
qu'elle vaut , et je crois savoir du moins aussi
bien que vous de combien de choses la paix de
l'âme dédommage; mais que seule elle tienne
lieu de tout et rende seule heureux les infortu-
nés , voilà ce que j'avoue ne pouvoir admettre,
ne pouvant, tant que je suis homme, compter
totalement pour rien la voix de la nature pâtis-
sante et le cri de l'innocence avilie. Toutefois,
comme il nous importe toujours , et surtout
dans l'adversité, de tendre à cette impassibilité
sublime à laquelle vous dites être parvenu , je
tâcherai de profiter de vos sentences , et d'y
faire la réponse que fit l'architecte athénien à
la harangue de l'autre. Ce qu'il a dit, je le
ferai.
Certaines découvertes, amplifiées peut-être
par mon imagination, m'ont jeté durant plu-
sieurs jours dans une agitation fiévreuse qui
m'a fait beaucoup de mal, et qui, tant qu'elle
a duré, m'a empêché de vous écrire. Tout est
calmé ; je suis content de moi , et j'espère ne
plus cesser de l'être , puisqu'il ne peut plus
rien m'arriver de la part des hommes à quoi je
n aie appris à m'attendre, et à quoi je ne sois
préparé. Bonjour, mon cher hôte; je vous em-
brasse de tout mon cœur.
A M. LAUAUD.
Bourgoin, le 28 novembre 1768.
Je ne puis pas mieux vous détromper, mon-
sieur, sur la réserve dont vous me soupçonnez
envers vous qu'en suivant en tout vos idées
et vous en confiant l'exécution, et c'est ce que
je fais , je vous jure , avec une confiance dont
mon cœur est content , et dont le vôtre doit
l'être. Voici une lettre pour M. le prince de
Conti où je parle comme vous le désirez et
comme je pense. Je n'ai jamais ni désiré ni cru
48
CORRESPONDANCE.
7»4
que ma lettre à M. l'ambassadeur d'Angleterre
dût ni pût être un secret pour son altesse , ni
pour les gens en place, mais seulement pour le
public ; et je vous préviens une fois pour toutes
que, quelque secret que je puisse vous deman-
der su r quoi que ce puisse être , il ne regardera
jamais M. le prince de Conti , en qui j'ai autant
et plus de confiance qu'en moi -môme. Vous
m'avez promis que ma lettre lui seroit remise
an main propre ; je suppose que ce sera par
\ous ; j'y compte, et je vous le demande.
Vous aurez pu voir que le projet de passer
en Angleterre, qui me vint en recevant le pas-
se-port , a été presque aussitôt révoqué que
formé : de nouvelles lumières sur ma situation
mont appris que je me devois de rester en
France, et jy resterai. M. Davenport m'a fait
une réponse très- engageante et très-honiiêle.
L'ambassadeur ne m'a point répondu : si j'avois
su que le sieur Walpole étoit auprès de lui,
vous jugez bien que je n'aurois pas écrit. Je
m'imaginois bonnement que toute l'Angleterre
avoit conçu pour ce misérable et pour son ca-
marade tout le mépris dont ils sont dignes. J'ai
ti)ujoursagid'aprèsla supposition des sentimens
de droiture et d'honneur innés dans les cœurs
d îs hommes. Ma foi pour le coup je me tiens
C(ii, et je ne suppose plus rien ; me voilà de
jour en jour plus déplacé parmi eux et plus em-
barrassé de ma figure : si c'est leur tort ou le
mien , c'est ce que je les laisse décider à leur
mode : ils peuvent continuer à ballotter ma
pauvre machine à leur gré, mais ils ne m'ôteront
pas ma place ; elle n'est pas au milieu d'eux.
J'ai été très- bien pendant une dizaine de
iours ; j'étois gai , j'avois bon appétit ; j'ai fait
à mon herbier de bonnes augmentations; de-
puis deux jours je suis moins bien, j'ai de la
fièvre , un grand mal de tête , que les échecs
où j'ai joué hier ont augmenté ; je les aime, et
il faut que je les quitte ; mes plantes ne m'amu-
sent plus : je ne fais que chsinter des strophes
du Tasse ; il est étonnant quel charme je trouve
dans ce chant avec ma pauvre voix cassée et
déjà tremblotante. Je me mis hier tout en lar-
mes, sans presque m'en apercevoir, en chan-
tant l'histoire d Olinde et de Sophronie : si j'a-
vois une pauvre petite épinetie pour soutenir un
piMi ma voix foiblissanie, je chanterois du ma-
vaise tête de renoncer aux châteaux en Espa-
gne. Le foin de la cour du château de Lava-
gnac, une épinette, et mon Tasse, voilà celui
qui m'occupeaujourd'hui malgré moi. Bonjour,
monsieur : ma femme vous salue de tout son
cœur; j'en fais de même; nous vous aimons
tous deux bien sincèrement.
A MADAME LA PRESmENTE DE VERNA.
Bourgoin, le 2 décembre 4768.
Laissons à part , madame , je vous supplie ,
les livres et leurs auteurs. Je suis si sensible à
votre obligeante invitation , que si ma santé
me permettoit de faire en cette saison des voya-
ges de plaisir, j'en ferois un bien volontiers
pour aller vous remercier. Ce que vous avez la
bonté de me dire, madame, des étangs et des
montagnes de votre contrée, ajouteroit à mon
empressement, mais n'en seroit pas la pre-
mière cause. On dit que la grotte de la Balme
est de vos côtés; c'est encore un objet de pro-
menade et même d'habitation, si je pouvois
m'en pratiquer une dont les fourbes et les
chauves-souris n'approchassent pas. A l'égard
de l'étude des plantes, permettez, madame, que
je la fasse en naturaliste , et non pas en apo-
thicaire : car, outre que je n'ai qu'une foi très-
médiocre à la médecine, je connois l'organisa-
lion des plantes sur la foi de la nature, qui ne
ment point, et je ne connois leurs venus médi-
cinales que sur la foi des hommes , qui sont
menteurs. Je ne suis pas d humeur à les croire
sur leur parole, ni à portée de la vérifier. Ainsi,
quant à moi, j'aime cent fois mieux voir dans
l'émail des prés des guirlandes pour les ber-
gères que des herbes pour les la vemens. Puissé-
je, madame, aussitôt que le printemps ramè-
nera la verdure , aller faire dans vos cantons
desherborisationsquinepourrontqu'êtreabon-
dantes et brillantes, si je juge, par les fleurs
que répand voire plume, de celles qui doivent
naître autour de vous {*). Agréez, madame, et
(*) Certes, on prendroit une étrange idée du style épistolaire
de notre auteur, si Ion n'en jugeoit que sur cette pensée, qu'on
croiroit extraite de Voiture ou de (|uel(|ue autre écrivain du
même genre. Nous pouvons affirmer qu'on ne trouveroit pas
dans toutes les lettres de U'>n-seau un second trait à comparer
à celui ci ; tant il est vrai qu'il ne faut pas plus ju^er du style
,^. .. ..... ,«.— ,j - I a ceiui'Ci; idiii II est >io< M" '■"''■""'' i"* • — .
tlll jusqu'au soir, il est impossible à ma mau- l et de la manière d'un auteur sur un passage de «es écrits, que
ANNÉE 1768.
7«5
faites agréer à M. le président, je vous supplie,
les assurances de tout mon respect.
Renou.
A H. LALIAUD.
Bonrgoin, ce 7 décemt)re I76S.
Voici, monsieur, une lettre à laquelle je vous
prie de vouloir bien donner cours: elle est pour
M. Davenport, qui m'a écrit trop honnêtement
pour que je puisse me dispenser de lui donner
avis que j'ai changé de résolution. J'espère que
ma précédente avec l'incluse vous sera bien
parvenue, et j'en attends la réponse au premier
jour. Je suis assez content de mon état présent ;
je passe entre mon Tasse et mon herbier des
heures assez rapides pour me faire sentir com-
bien il est ridicule de donner tant d'importance
à une existence aussi fugitive : j'attends sans
impatience que la mienne soit fixée; elle l'est
par tout ce qui dépendoit de moi : le reste : qui
devient tous les jours moindre, est à la merci
de la nature et des hommes; ce n'est plus
la peine de le leur disputer. J'aimerois assez à
passer ce reste dans la grotte de la Balme,
si les chauves-souris ne Tempuantissoient pas :
il faudra que nous l'allions voir ensemble quand
vous passerez par ici. Je vous embrasse de tout
mon cœur.
A M. HOULTOU.
Bourgoin, le 12 décembre 176&
Quoi ! monsieur, c'est à M. Q....t qu'on s'est
adressé; c'est à lui qu'ont été envoyés les ex-
traits des lettres que je vous avois écrites dans
la confidence de l'amitié ; et ce seroit sous les
auspices de Ihonime qui m'a chassé du châ-
teau de Trye, malgré son maître, que j'irois
habiter celui de Lavagnac ? Vraiment , mon
ami, vous avez opéré là de belles choses I Mais
n'en parlons plus; ce n'est pas votre faute :
vous ne saviez ni cequ'ctoitM.Q....t,niceque
faisoit M. M....x; mais vous ne deviez pas, me
semble, être si facile à donner les extraits des
de son caractère et de son mérite penonoel sor un propos qui
lui seroit (!chapp(<. G. P.
lettres de votre ami. Le plus grand mal de tout
ceci est que j'ai trouvé de mon côté le moyen
d'écrire au prince et de lui faire passer ma
lettre. Si son allesse agrée que j'aille à Lava-
gnac, comment ferai-je pour m'en dédire,
après le lui avoir demandé? ou à quelle destinée
dois-je in'ailondre si j'ose aller me livrer à des
gens sur qui Q....t a de l'influence? Ce qu'il y
a de sûr est qu'il n'y a rien à quoi je ne m'ex-
pose plutôt qu'à la disgrâce du prince, et sur-
tout à la mériter : ainsi s'il approuve que j'aille
à Lavagnac, je suis déterminé à m'y rendre à
tout risque, quoique assurément le destin qu'on
m'y prépare ne puisse être pire que celui au-
quel je m'attends. Mais que j'écrive à M. Q....t,
moil mon ami, le riche Dauphinois et le
célèbre Genevois ne sont point faits pour s'é-
crire l'un à l'autre, et ne s'écriront jamais, je
vous en réponds.
Je suis vivement touché du zèle et des bontés
de M. Venel : je ne lui écris pas, parce qu'il
m'est très-pénible d'écrire, mais j'ai le cœur
plein de lui : si j'allois à Lavagnac, l'avantage
détre auprès de lui me pourroit consoler et
dédommager de beaucoup de choses ; mais je
vous avoue que l'idée d'être au pouvoir du sieur
Q....tme fait frémir. Ce qu'il y a de bizarre est
que je ne connuis point du tout cet homme-là,
que je n'ai jamais eu nulle alTaireavec lui, nulle
sorte de liaison, que je ne l'ai même jamais vu
que je sache. Il me hait, comme tous mes autres
ennemis, sans avoir à se plaindre de moi en
aucune sorte, et uniquement parce qu'ils ont
tous des cœurs faits pour goûier un plaisir sen-
sible à haïr et tourmenter les infortunés. Au
reste, vous vous doutez bien qu'un courtisan
aussi délié que M. Q....t se garde bien d'avouer
sa haine : il suit encore en cela les mêmes erre-
mens des autres; et pour mieux servir sa
haine, il a grand soin de la cacher.
ie vous renvoie ci-jointe la lettre de votre
ami , j'en suis pénétré : si je dépendois de
mot, je ne tarderois guère à aller lui demander
ses directions et profiter de ses soins généreux ;
il ne dépendra pas même de moi que cela n'ar-
rive ; mais ceux qui disposent de moi règlent ma
marche comme Dieu celle de la mer, Procèdes
liùc, et non ibis ampliiis. Adieu, cher Moultou :
je ne sais ce qu'il arrivera de moi. Je voiique je
soupire en vain après le repos qu'où ue veut pas
756
CORRESPONDANCE.
m'accordcr; mais ce qu'on ne m'ôtera pas du
moins, quoi qu'il arrive, c'est le plaisir de vous
jiimer jusqu'à mon dernier soupir.
Je vois, par ce que M. votre ami vous dit de
son herbier, etde cequil se proposed'y joindre,
que ce n est pas tout-à-fait ce que j'avois ima-
giné sur votre expression. Vous m'aviez an-
noncé des plantes marines : les plantes marines
sont des fucus qui viennent dans la mer; et je
présume par sa lettre que ce sont seulement
des plantes maritimes qui viemieni sur les riva-
{jes; c'est autre chose : mais n'importe, l'un ou
l'autre présent me sera toujours très-précieux.
Je vois que madame Moultou a été malade :
vous ne m'en aviez rien dit; vous aviez tort :
i'amitié est un sentiment si doux, qu'elle donne
même une sorte de plaisir à partager les peines
de nos amis, et vous m'avez ravi ce plaisir-là.
li est vr;ii que je lui préfère celui de partager
inaintenan t votre joie. Mille respects de ma part
et de celle de ma femme à votre chère conva-
lescente, et prenez-en votre part.
A M. DU PEYROU.
Bourgoin, le i9 décembre 1768.
Ce que vous me marquez de la fin de vos
brouilleries avec la cour me fait grand plaisir;
et j'en augure que vous pourrez encore vivre
agréablement où vous êtes, et où vous êtes re-
tenu par des liens d'attachement qu'il n'est pas
dans votre cœur de rompre aisément. Il me
semble que le roi se conduit réellement en très-
?trand roi, lorsqu'il veut premièrement être le
maître et puis être juste. Vous penserez qu'il
seroit plus grand et plus beau de vouloir trans-
poser cet ordre: cela peut être; mais cela estau-
dessus de l'humanité, et c'est bien assez, pour
honorer le génie et l'âme du plus grand prince,
que le premier article ne lui fasse pas négliger
l'autre. Si Frédéric ratifie le rétablissement de
tous vos privilèges, comme je l'espère, il aura
mérité de vous le plus bel éloge que puisse mé-
riter un souverain, et qui l'approche de Dieu
même, celui qu'Armide faisoit de Godefroi de
Bouillon :
Tu, ciii concasse in cielo, e dieV eti il fato
^Oler il giuslo, 6 poler cô che vuoi.
Je m imagine que si les députés, qu'en pa-
reil cas vous lui enverrez probablement pour le
remercier, lui récitoient ces deux vers pour
toute harangue, ils ne seroient pas mal reçus.
Je suis bien touché de la commission que
vous avez donnée àCagnebin : voilà vraiment
un soin d'amitié, un soin de ceux auxquels je
serai toujours sensible, parce qu'ils sont choisis
selon mon cœur et selon mon goût. Je dois cer-
tainement ma vie aux plantes : ce n'est,pas ce
que je leur dois de bon, mais je leur dois d'en
couler encore avec agrément quelques interval-
les au milieu des amertumes dont elle est inon-
dée : tant que j'herborise je ne suis pas mal-
heureux ; €t je vous réponds que, si l'on me
laissoit faire, je ne cesserois tout le reste de
ina vie d'herboriser du matin au soir. Au reste,
j'aime mieux que le recueil de M, Gagnebin soit
très-petit, et qu'il ne soit pas composé de plan-
tes communes qu'on trouve partout: je ne vous
dissimulerai même pas que j'ai déjà beaucoup
de plantes alpines et des plus rares; cependant,
comme il y en a encore un très -grand nombre
qui me manquent, je ne doute pas qu'il ne s'en
trouve dans votre envoi qui me feront grand
plaisir par elles-mêmes, outre celui de les re-
cevoir de vous. Par exemple, quoique je sois
assez riche en gentianes, il y en a une que je
n'ai pu trouverencore, et que je convoite beau-
coup, c'est la grande gentiane pourprée, la se-
conde en rang du species de Linnœus. J'ai le
tozzia a/pma,Linn.; mais il y manque la racine,
qui est la partie la plus curieuse de cette plante,
d'ailleurs difficile à sécher et conserver. J'ai
Vuva ursi en fruits, mais je ne l'ai pas en fleurs.
J'ai Vazalca procumbens; mais il me manque
d'autres beaux cham œrhododendros dvs Alpes.
Je n'ai qu'un misérable petit androsace. Je n'ai
pas le coriusa Matlhioli, etc. La liste de ce que
j'ai seroit longue, celle de ce qui me man-
que plus longue encore; mais .si vous vouliez
m'envoyer celle de ce que vous enverra Gagne-
bin, j'y pourrois noter cç qui me manque, afin
que le reste étant superflu dans mon herbier,
pût demeurer dans le vôtre. Je me suis rumé en
livres de botanique, et j'avois bien résolu de ne
plus en acheter; cependant je sens que m'affec-
tionnant aux plantes des Alpes, je ne puis me
passer de celui deHaller. Vous m'obligerez de
vouloir bien me marquer exactement son titre,
son prix, et le lieu où vous l'avez trouvé; car la
ANNÉE 1768.
757
France est si barbare encore en botanique,
qu'on n'y trouve presque aucun livre de coite
science; et j'ai été obligé de faire venir à grands
frais de Hollande et d'Angleterre le peu que
j'en ai; encore ai-je cherché partout ceux de
Clusius sans pouvoir les trouver.
Voilà bien du bavardage sur la botanique,
dont je vois, avec grand regret, que vous avez
tout-à-fait perdu le goût. Cependant, puisque
vous avez un peu fêté mon opocj/n, j ai grande
envie de vous envoyer quelques grainesde l'ar-
bre de soie el de la pomme de cannelle, qu'on
m'a dernièrement apportées des îles. Quand
vous commencerez à moubler votre jardin, je
suis jaloux d'y contribuer. Bonjour, mon cher
hôte; nous vous embrassons et vous saluons
l'un et l'autre de tout notre cœur.
. A M. LALIAUO.
Bourgoio, le <9 décembre 1768.
Pauvre garçcml pauvre Sauttersheim ! Trop
occupé de nioi durant ma détresse, jel'avois un
pou perdu de vue ; mais il n'étoit point sorti de
mon cœur, et j'y avois nourri le désir secret de
me rapprocher de lui, si jamais je trou vois quel-
que intervalle de repos entre les malheurs et la
mort. C'étoit l'homme qu'il me faHoit pour me
fermer les yeux; son caractère éioit doux, sa
société étoit simple ; rien de la preiintaille Fran-
çoise; encore plus de sens que d'esprit ; un goût
sain , formé par la bonté de son cœur, des talens
assez pour parer une solitude, et un naturel
fait pour l'aimer avec un ami : c'étoit mon hom-
me; la Providence mel'aôté; leshommes m'ont
ôté lajouissancedetoutcequidépendoitd'eux;
ils me vendent jusqu'à la petite mesure d'air
qu'ils permettent que je respire ; il ne me res-
toit qu'une espérance illusoire, il ne m'en reste
plus du tout. Sans doute le ciel me trouve digne
de tirer do moi seul toutes mes ressources, puis-
qu'il ne m'en reste plus aucune autre. Je sens
que la perte de ce pauvre garçon m'affecte plus
à proportion qu'aucun de mes autres malheurs.
Il falloit qu'il y eût une sympathie bien forte
entre lui et moi, puisque ayant déjà appris à
me mettre en garde contre les empressés, je
ie reçus à bras ouverts siidt qu'il se présenta.
et dès les premiers jours de notre liaison, elle
fut intime. Je me souviens que, dans ce même
temps, on m'écrivit de Genève que c'était un
espion aposté pour tâcher de m'attirer en
Franco, où l'on vouloit, disoit la lettre, me faire
un mauvais parti. Là-dessus je proposai à Saut-
tersheim un voyage à Pontarlier, sans lui par-
ler de ma lettre : il y consent ; nous partons. Eu
arrivant à Pontarlier, je l'embrasse avec trans-
port, et puis je lui mcmtre la lettre : il la lit sans
s'émouvoir; nous nous embrassons derechef,
et nos larmes coulent. J'en verse derechef en
merappelant ce délicieux moment. J'ai fait avec
lui plusieurs petits voyages pédestres; je coni-
mençois d'herboriser, il prenoit ie même goût;
nous allions voir mylord maréchal, qui, sachant
que jel'aimois, le recovoit bien, et le prit bien-
tôt en amitié lui-même. Il avoit raison. Saut-
tersheim étoit aimable; mais son mérite ne
pouvoit être senti que par des gens bien nés ; il
glissoit sur tous les autres. La génération dans
laquelle il a vécu n'étoit pas faite pour le
connottre : aussi n'a-t-il rien pu faire à Paris ni
ailleurs. Le ciel l'a retiré du milieu des hommes
où il étoit étranger; mais pourquoi m'y a-t-il
laissé?
Pardon, monsieur; mais vous aimiez ce pau-
vre garçon, et je sais que l'effusion de mon at-
tachement et de mou regret ne peut vous dé-
plaire. Je suis sensible à la peine que vous avez
bien voulu prendre en ma faveur auprès de
M. le prince de Conii; mais vous en avez été
bien payé par le plaisir de converser avec le
plus aimable et le plus généreux des hommes,
qui sûrement eût aimé et favorisé notre pauvre
Sauttersheim s'il l'avoit connu. Je vois, f)ar ce
que vous me marquez de ses nouvelles bontés
pour moi, qu'elles sont inépuisables comme la
générosité de son cœur. Ah! pourquoi faut-il
que tant d'intermédiaires qui nous séparent
détournent et anéantissent tout l'effet de ses
soins? J'apprends que son trésorier qui m'a
fan chasser du château de Trye à force d'intri-
gues, est en liaison avec l'agent du prince à
celui de Lavagnac, et qu'il a déjà été question
de moi entre eux deux. Il ne m'en faut pus da-
vantage pour juger d'avance.du sort qu'on m'y
prépare; mais n'importe, me voilà prêt, et il
nya ricrVquc je n'endure plutôt que de mériter
la disgrâce du prince en me rétractant sur ce
758
CORRESPONDANCE.
que j'ai demandé moi-même, et en laissant inu-
tiles, par ma faute, les démarches qu'il veut
bien faire m ma faveur. De tous les malheurs
dont on a résolu de m'accabler jusqu'à ma der-
nière heure, il y en a un du moins dont je sau-
rai me garantir quoi qu'on fasse, c'est celui de
perdre sa bienveillance et sa protection par
ma faute.
Vous avez la bonté, monsieur, de me cher-
cher une épinette. Voilà un soin dont je vous
suis très-obligé, mais dont le succès m'embar-
rasseroit beaucoup; car avant d'avoir ladite
épinette, il faudroit premièrement me pourvoir
d'un lieu pour la placer, et... d'une pierre pour
y poser ma tête. Mon herbier et mes livres de
botanique me coûtent déjà beaucoup de peine
eî d'argent à transporter de gîte en gîte, et de
cabaret en cabaret. Sinousajoulions desiircroît
une épinette, il faudroit donc y attacher des
courroies, afin que je pusse la porter sur mon
dos, comme les Savoyardes portent leurs viel-
les: tout cet attirail me feroil un équipage assez
digne du /?oma»com/g'Me, mais aussi peu risible
qu'utile pour moi. Dans les douces rêveries
dont je suis encore assez fou pour me bercer
quelquefois, j'ai pu faire entrer le désir d'une
épinette; mais nous serons assez à temps de
songer à cet article quand tous les autres se-
ront réalisés ; et il me semble que de tous les
services que vous pourriez me rendre, celui de
me pourvoir d'une épinette doit être laissé pour
le dernier. Il est vrai que vous me voyez déjà
tranquille au château de Lavagnac. Âhl mon
cher monsieur Laliaud, cela me prouve que
vous avez la vue plus longue que moi. Bonjour,
monsieur; nous vous saluons tous deux de tout
notre cœur. Je vous donne l'exemple de finir
sans complimens ; vous ferez bien de le suivre.
A M. MOULTOU.
BourgoiD, le 30 décembre 1768.
J'attendois, cher Moultou, pour répondre à
votre dernière lettre, d'avoir reçu les ordres
que M. le prince de Conti m'avoit fait annoncer
ensuite de l'approbation qu'il a donnée au pro-
jet de ma retraite à Lavagnac; mais ces ordres
ne 80!it point encore venus, et je crains qu'ils
ne viennent pas si tôt, car son altesse m'a fait
prévenir qu'il failoit, avant de m'écrire, qu'elle
prît pour ce projet des arrangemens sembla-
bles à ceux qu'elle a cru à propos de prendre
pour mon voyage en Dauphiné : ces arrange-
mens dépendent de l'accord de personnes qui
ne se rencontrent pas souvent; et quelle que
soit la générosité de cœur de ce grand prince,
de quelque extrême bonté qu'il m'honore, vous
sentez qu'il n'est pas ni ne sauroit être occupé
de moi seul; et la chose du monde qui fait le
mieux son éloge est qu'il ne soit pas encore
ennuyé de tous les soins que je lui ai coûtés.
J'attends donc sans impatience; mais en at-
tendant, ma situation devient, à tous égards,
plus critique de jour en jour; et l'air maréca-
geux et l'eau de Bourgoin m'ont fait contracter
depuis quelque temps une maladie singulière
dont, de manière ou d'autre, il faut tâcher de
me délivrer : c'est un gonflement d'estomac
très-considérable et sensible même au-dehors,
qui m'oppresse, m'étouffe, et me gêne au point
de ne pouvoir plus me baisser, et il faut que
ma pauvre femme ait la peine de me mettre
mes souliers, etc. Je croyois d'abord d'engrais-
ser, mais la graisse n'étouffe pas; je n'en-
graisse que de l'estomac, et le reste est tout
aussi maigre qu'à l'ordinaire. Cette incommo-
dité, qui croît à vue d'œil, me détermine à tâ-
cher de sortir de ce mauvais pays le plus tôt
qu'il me sera possible, en attendant que le
prince ait jugé à propos de disposer de moi. Il
y a dans ce pays, à demi-lieue de la ville, une
maison à mi-côte., agréable, bien située, oii
l'eau et l'air sont très-bons, et où le proprié-
taire veut bien me céder un petit logement que
j'ai dessein d'occuper. La maison est seule, loin
de tout village, et inhabitée dans cette saison.
J'y serai seul avec ma femme et une servante
qu'on y tient : voilà une belle occasion, pour
ceux qui disposent de moi, de se délivrer du
soin de ma garde, et de me délivrer, moi, des
misères de cette vie. Cette idée ne me détourne
ni ne me détermine : je compte aller là dans
quelques jours, à la merci des hommes et à la
garde de la Providence. En attendant que je
sache s'il m'est permis d'aller vous joindre, ou
si je dois rester dans ce pays (car je suis déter-
miné à ne prendre aucun parti sans l'aveu du
prince, parce que ma confiance est égale à ma
ANNÉE 1769.
759
reconnaissance, et c'est tout dire ), cher Moul-
tou, adieu : je ne sais ni dans quel temps ni
à quelle occasion je cesserai de vous écrire,
mais, tant que je vivrai, je ne cesserai de vous
aimer.
MADAME LATOUR.
A Bourgoin, le S janvier 1769.
Ceux qui ont besoin qu'un homme dans mon
état leur rappelle son existence sont indignes
qu'il les en fjjsse souvenir. Je savois, chère
Marianne, que vous n'étiez pas de ce nombre;
j'attendois de vos nouvelles, et j'étois sûr d'en
recevoir, mais ma situation ne me permettoit
pas de vous en demander. Mon cœur ne peut
cesser d'être plein de vous; je vous chérissois
par toutes les qualités aimables que vous m'a-
vez montrées ; mais un seul service de véritable
amitié m'imprimera toujours un sentiment plus
fort que tout autre attachement, un sentiment
que l'absence ni le temps ne peuvent prescrire ;
et, soit qu'il me reste peu ou beaucoup de
temps à vivre, vous me serez aussi respectable
que chère jusqu'à mon dernier soupir.
Depuis quelques jours je ne puis plus écrire
sans beaucoup souffrir, et bientôt, si mon élat
empire, je ne le pourrai plus du tout. Un mal
d'estomac accompagné denflure et d'étouffe-
ment, ne me permet plus de me baisser : toute
autre attitude que celle de me tenir droit me
suffoque, et il y a déjà long-temps que je ne
puis mettre moi-même mes souliers. Je veux
attribuer ce mal extraordinaire à l'air et à l'eau
du pays marécageux que j'habite ; si je m'en
tire, je vous l'écrirai : si j'y succombe, Ma-
rianne, honorez la mémoire de votre ami, et
soyez sûre qu'il a vécu et qu'il mourra digne
des sentimensque vous lui avez témoignés.
A M. BEAUCBATEAU.
Bourgoin, le 9 janvier 1769.
Hier, monsieur, je reçus, par le canal du
siour Guy, libraire à Paris, avec dos Étren-
nes mignonnes, votre lettre du 7 septembre
n68.
Mes ennemis ont toujours parlé; mes amis,
si j'en ai, se sont toujours tus : les uns et les
autres peuvent continuer de môme. Je ne dé-
sire point qu'on me loue, encore moins qu'on
me justifie. J'approche d'un séjour où les in-
justices des hommes ne pénètrent pas. La seule
chose que je désire , en les quittant, est de
les laisser tous heureux et en paix. Adieu ,
monsieur.
A H. De PEYROU.
Bourgoin, le ia janvier 4760.
Permettez, mon cher hôte, que, dans l'im-
possibilité où me met un grand mal d'estomac,
accompagné d'enflure, d'étouffement et de
fièvre, d'écrire moi-même, j'emprunte le se-
cours d'une autre main pour vous marquer
combien je suis touché de la continuation de
vos alarmes sur le triste état de madame la com-
mandante. Je vous avoue que depuis que j'eus
l'honneur de la voir un peu de suite à Cressier,
je jugeai sur plusieurs signes que son sang,
très-sain d'ailleurs, tenoit d'une humeur scor-
butique, et vous savez que c'est un des effets
du scorbut de rendre les os très-fragiles ; mais
en même temps, celte humeur surabondante
rend les calus très-faciles à former. Ainsi le re-
mède, à quelque égard , suit le mal ; il n'y a
que des mouvemens biens lians, bien doux,
tels qu'elle sera forcée de les faire, qui puis-
sent prévenir pareils accidens à l'avenir. Son
éiai forcé sera presque celui où elle seroit obli-
gée de se tenir volontairement à l'avenir pour
prévenir d'autres fractures, quand même elle
n'en auroit point eu jusqu'icj. Le mien , mon
cher hôte, me dispense de tant de prévoyance,
et je crois que la nature ou les hommes me
laissent voir de plus près le repos auquel j'avois
inutilement aspiré jusqu'ici. Accoutumé à l'air
subtil des montagnes, je puis juger que l'air
marécageux du pays que j'habite, et les mau-
vaises eaux que l'on est forcé d'y boire , ont
contribué à me mettre dans cet élat. Si j'avois
eu plus de force et de moyens, que ma santé
fût moins désespérée , je tâcherois d'aller tra-
I vaillcr à la rétablir dans quelque habitation
i plus convenable à mon tempérament. Mais le
1 mal me paroît sans remède ; je suis très-foible
760
CORRESPONDANCE.
c'est une grande fatigue pour moi de me trans-
planter; ainsi j'ignore encore si j'en aurai l'oc-
casion , le courage, et si j'y serai à temps. S'il
arrivoit que je fusse privé du plaisir de vous
écrire davantage, vous pourrez toujours avoir
des nouvelles de ma femme, et lui donner des
vôtres, comme j'espère que vous voudrez bien
faire par la voie de Lyon.
Quant à ce qui est entre vos mains, et qui
peut être complété par ce qui est dans celles de
la dame à la marmelade de fleur d'orange, je
vous laisse absolument le maître d'en dispo-
poser après moi de la manière qui vous paroî-
tra la plus favorable aux intérêts de ma veuve,
à ceux de ma filleule , et à l'honneur de ma
mémoire.
Il n'y a pas d'apparence, mon cher hôte,
qu'il soit désormais beaucoup question de bo-
tanique; ainsi vos plantes des Alpes et le livre
que vous y vouliez joindre ne seront proba-
blement plus de saison quand même je resterois
comme je suis, ce qui me paroît impossible,
puisque je ne saurois actuellement me baisser,
ni mettre mes souliers moi-même ; ce qui n'est
pas une bonne disposition pour herboriser.
D'ailleurs la fièvre, et même assez forte, me
rend si foible. qu'il faut dans peu qu'elle s'en
aille ou que je m'en aille. Je ne puis pas vous
dire encore lequel sera des deux.
Depuis cette lettre écrite, mon cher hôte,
je me sens mieux, et assez bien pour pouvoir,
sans beaucoup d'incommodité, y joindre un
mot de ma main ; mais ma pauvre femme à son
tour est tombée malade, et ma chambre est un
hôpital. Comme je suis persuadé que réelle-
ment l'air de ce lieu nous est pernicieux à l'un
et à l'autre, je suis déterminé, sitôt qu'elle
sera en état de souffrir le transport, d'aller
nous établir à une lieue d'ici, sur la hauteur,
en très-bon air, dans une maison abandonnée,
mais où le gentilhomme à qui elle appartient
veut bien me faire accommoder un pelit loge-
ment. Adieu, mon cher hôte , nous vous em-
brassons l'un et l'autre de tout notre cœur :
offrez nos respects et nos vœux à la maman,
et nos amitiés à iM. Jeannin.
M LALIADO.
Bourgoin, le 42 janvier 1789
Je commence, monsieur, d'entrevoir le re-
pos que vous m'annoncez, et que j'ai pressenti
même avant vous; un grand mal d'estomac,
accompagné d'enflure, d'étouffement et de fiè-
vre, m'en montre la route autre que celle que
vous avez prévue, mais la seule par laquelle
j'y puis parvenir. Cette bizarre maladie a des
relâches, que je pale par des retours plus
cruels ; el hier même je me croyois guéri ; j'ai
changé cette nuit d'opinion ; je comprends que
j'en ai pour le reste de la route; mais j'ignore
si le trajet qui me reste à faire sera court ou
long. La seule chose que je sens, c'est qu'il
sera rude, d'autant plus que l'impossibilité de
me baisser, de me chausser, d'herboriser par
conséquent, et l'extrême difficulté d'écrire,
me condamnent à la plus insupportable inac-
tion, ne pouvant supporter aucune lecture, ni
feuilleter que des livres de plantes, qui vont ne
me servir plus de rien. Je crois que l'attitude
d'être continuellement occupé à collerdesplan-
tos , et courbé sur la caisse de mon herbier, a
beaucoup contribué à détruire mon estomac;
et lorsque je reprends dans des momens la
même attitude, la douleur et l'oppression qui
redoublent, me forcent bien vite à la quitter :
mais je crois que l'air et l'eau de ce pays maré-
cageux m'ont fait plus de mal encore; je ne
m'en suis pas senti tout seul; et ma femme,
qui vient d'être aussi malade, en a éprouvé sa
part. Cela m'a déterminé, me voyant totale-
ment oublié, ou du moins abandonné, à ac-
cepter un petit logement qui m'a été offert
sur la hauteur à une lieue d'ici, dans une
maison inhabitée, mais en très-bon air, et je
compte m'y transplanter aussitôt qu'il sera
prêt, et que nous en aurons la force ; trop
heureux si l'on m'y laisse au moins finir meo
jours dans la langueur d'une oisiveté totale, ou
mêlée uniquement de mes maux, plus suppor-
tables pour moi qu'elle.
Voici, monsieur, une lettre de change de
dix livres sterling sur l'Angleterre, que je vous
prie de tâcher de négocier, ou d'envoyer à
Londres ; elle sera payée sur-le-champ : c'est
une petite rente viagère que j'ai reçue en paie-
ment de mes livres, que je vendis à Londres
^
ANNÉE 1769.
761
pour n'avoir plus à les traîner après moi depuis
qu'ils m'étoient devenus inutiles.
Mon cher monsieur Laliaud , plaignez-moi
et pardonnez-moi. Je ne puis plus écrire sans
souffrir beaucoup et sans aggraver mon mal ;
et, pour surcroît, je n'ai affaire qu'à des gens
exigeans, qui s'embarrassent très-peu de mon
état, et me comptent leurs lignes sur les pages
qu'ils exigent de moi. Vous n'êtes pas de même;
aussi toute mon attente est en vous. Je ne vous
écrirai que pour choses nécessaires et très en
bref. Ne comptez pas rigoureusement avec vo-
ire serviteur, je vous en conjure , et donnez-
moi la consolation d'apprendre de temps en
temps que vous ne m'oubliez pas. Je vous em-
brasse de tout mon cœur, et ma femme vous
salue.
. ^ A M. DU PEYROU .
A Bourgoln, le «8 Janvier 476».
J'apprends, mon cher hôte, par le plus sin-
gulier hasard, qu'on a imprimé à Lausanne un
des chiffons qui sont entre vos mams, sur cette
question : Quelle est la première vertu du héros ?
Vous croyez bien que je comprends qu'il s'agit
d'un vol; mais comment ce vol a-t-il été fait,
et par qui?... Vous qui êtes si soigneux, et
surtout des dépôts d'autrui 1 J'ai des engage-
mens qui rendent de pareils larcins de très-
grande conséquence pour moi. Comment donc
ne m'avez-vous point du moins averti de cette
impression ? De grâce, mon cher hôte , tâchez
de remonter à la source, de savoir comment et
par qui ce torche-cul a été imprimé. Je vis dans
la sécurité la plus profonde sur les papiers qui
sont entre vos mains; si vous souffrez que je
perde cette sécurité, que deviendr«i-je? Met-
tez-vousà ma place, et pardonnez l'iinportunité.
J'ai cru mourir celle nuit; le jour je suis
moins mal. Ce qui me console, est que de sem-
blables nuits ne sauroient se multiplier beau-
coup. Ma femme, qui a élé fort mal aussi, se
trouve mieux. Je me prépare à déloger pour
aller, dans le séjour élevé qui m'est destiné,
chercher un air plus pur que celui qu'on res-
pire dans ces vallées. Je vous embrasse.
Je suis très-iiiquiet de l'état de madame la
Commandante, et {)ar conséquent du \ôtre.
Mon cher hôte, donnez-moi, je vous prie, des
nouvelles de tous deux le plus tôt que vous
pourrez. Je vous embrasse.
A M. LALIAUD.
Honquin, le 4 février 1769.
J'ai reçu, monsieur, vos deux dernières let-
tres , et, avec la première , la rescripiion que
vous avez eu la bonté de m'envoyer, et dont je
vous remercie.
Quoi! monsieur, le barbouillage académique
imprimé à Lausanne l'avoit aussi été à Paris ! . . .
et c'est M. Fréron qui en est l'éditeur (*) !....
Le temps de l'impression , le choix de la pièce,
la moindre et la plus plate de tout ce que j'ai
laissé en manuscrit, tout m'apprend par quelles
espèces de mains et à quelle intention cet écrit
a été publié. L'édition de Lausanne, si elle
existe , aura probablement été faite sur celle
de Paris; mais le silence de M. Du Peyrou me
fait douter de cette seconde édition , dont la
nouvelle m'a été donnée d'assez loin pour qu'on
ait pu confondre ; et de pareils chiffons ne sont
guère de ceux qu'on imprime deux fois. Vous
avez pris le vrai moyen d'aller, s'il est possible,
à la source du vol par l'examen du manuscrit :
cela vaut mieux qu'une lettre imprimée, qui ne
feroit que faire souvenir de moi le public et
mes ennemis, dont je cherche à être oublié, et
sur laquelle les coupables n'iront sûrement pas
se déclarer. Vous m'apprenez aussi qu'on a im-
primé un nouveau volume de mes écrits vrais
ou faux. C'est ainsi qu'on me dissèque de mon
vivant, ou plutôt qu'on dissèque un autre corps
sous mon non). Car quelle part ai-je au recueil
dont vous me parlez, si ce n'est deux ou trois
lettres de moi qui y sont insérées , et sur les-
quelles, pour faire croire que le recueil entier
en étoit, on a eu l'impudence de le faire impri-
mer à Londres sous mon nom , tandis que j'é-
lois en Angleterre, en suppriuiani la première
édition de Lausanne faite sous les yeux de l'au-
teur? Jentrevois que l'impression du chiffon
académique lient encore à quelque autre ma-
(*) En effet, Fréron âvolt publié le discours dont il s'agit dan»
«on/^M.-«re littéraire, tome vu. 1768. Il y est précédé dune
lettre d'envoi que lui adresse un anonyme, et le journaliste ny
a aj-'uté aucune réflexion. G. P.
762 CORRESPONDANCE.
nœuvre souterraine de môme acabit. Vous m'a-
vez écrit quelquefois que je faisois du noir ; i'cx-
pression n'est pas juste ; ce n'est pas moi, mon-
sieur, qui fais du noir, mais c'est moi qu'on en
barbouille. Patience ; ils ont beau vouloir écar-
ter le vivier d'eau claire, il se trouvera quand je
ne serai plus en leur pouvoir, et au moment
qu'ils y penseront le moins. Aussi qu'ils fassent
désormais à leur aise, je les mets au pis. J'at-
tends sans alarmes l'explosion qu'ils comptent
faire après ma mort sur ma mémoire, sembla-
bles aux vils corbeaux qui s'acharnent sur les
cadavres. C'est alors qu'ils croiront n'avoir plus
à craindre le trait de lumière qui , de mon vi-
vant , ne cesse de les faire trembler, et c'est
alors que l'on connoîtra peut-être le prix de ma
patience et de mon silence. Quoi qu'il en soit,
en quittant Bourgoin j'ai quitté tous les soucis
qui m'en ont rendu le séjour aussi déplaisant
que nuisible. L'état où je suis a plus fait pour
ma tranquillité que les leçons de la philosophie
et de la raison. J'ai vécu, monsieur ; je suis con-
tent de l'emploi de ma vie ; et du même œil que
j'en vois les restes, je vois aussi les événemens
qui les peuvent remplir. Je renonce donc à sa-
voir désormais rien de ce qui se dit, de ce qui
se fait, de ce qui se passe par rapport à moi :
vous avez eu la discrétion de ne m'en jamais
rien dire. Je vous conjure de continuer. Je ne
me refuse pas aux soins que votre amitié,
votre équité, peuvent vous inspirer pour la
vérité, pour moi dans l'occasion, parce que,
après les sentimens que vous professez en-
vers moi , ce seroit vous manquer à vous-
même. Mais dans l'état où sont les choses,
et dans le train que je leur vois prendre, je ne
veux plus m'occuper de rien qui me rappelle
hors de moi, de rien qui puisse ôter à mon es-
prit la même tranquillité dont jouit ma con-
science.
Je vous écris, sans y penser, de longues
lettres qui font grand bien à mon cœur, et
grand mal à mon estomac. Je remets à une au-
tre fois le détail de mon habitation. Madame
Renou vous rertiercie et vous salue ; et moi,
mon cher monsieur, je vous embrasse de tout
mon cœur.
A M. MOULTOC.
Hunquiii, le 14 février 1769.
Je suis délogé, cher Moultou : j'ai quitté l'air
marécageux de Bourgoin pour venir occuper
sur la hauteur une maison vide et solitaire que
la dame à qui elle appartient m'a offerte depuis
long-temps, et où j'ai été reçu avec une hos-
pitalité très-noble, mais trop bien pour me faire
oublier que je ne suis pas chez moi. Ayant pris
ce parti, l'état où je suis ne me laisse plus pen-
ser à une autre habitation ; l'honnêteté même ne
me permettroit pas de quitter si promptement
celle-ci après avoir consenti qu'on l'arrangeât
pour moi. Ma situation, la nécessité, mon goût,
tout me porte à borner mes désirs et mes soins
à finir dans cette solitude des jours dont, grâce
au ciel, et quoi que vous en puissiez dire, je ne
crois pas le terme bien éloigné. Accablé des
maux de la vie et de l'injustice des hommes,
j'approche avec joie d'un séjour où tout cela ne
pénètre point ; et en attendant je ne veux plus
m'occuper, si je puis, qu'à me rapprocher de
moi-même, et à goûter ici entre la compagne
de mes infortunes, et mon cœur et Dieu qui le
voit, quelques heures de douceur et de paix
en attendant la dernière- Ainsi , mon bon ami,
parlez-moi de votre amitié pour moi, elle me
sera toujours chère ; mais ne me parlez plus de
projets. Il n'en est plus pour moi d'autre en ce
monde que celui den sortir avec la même in-
nocence que j'y ai vécu.
J'ai vu, mon ami, dans quelques-unes de vos
lettres, notamment dans la dernière, que le
torrent de la mode vous gagne, et que vous
commencez à vaciller dans des sentimens où je
vous croyois inébranfable. Ah 1 cher ami, com-
ment avez-vous fait? Vous en qui j'ai toujours
cru voir un cœur si sain , une âme si forte,
cessez-vous donc d'être content de vous-même?
et le témoin secret de vos sentimens commen-
ceroit-il à vous devenir importun? Je sais que
la foi n'est pas indispensable, que l'incrédulité
sincère n'est point un crime, et qu'on sera jugé
sur ce qu'on aura fait et non sur ce qu'on
aura cru. Mais prenez garde, je vous conjure,
d'être bien de bonne foi avec vous-même, car
il est très-différent de n'avoir pas cru ou
de n'avoir pas voulu croire ; et je puis con-
cevoir comment celui qui n'a jamais cru ne
ANNÉE 1769.
763
croira jamais, mais non comment celui qui
a cru peut cesser de croire. Encore un coup,
ce que je vous demande n'est pas (ant la foi que
la bonne foi. Voulez-vous rejeter l'intelligence
universelle? les causes finales vous crèvent les
yeux. Voulez-vous étouffer l'instinct moral?
la voix interne s'élève dans votre cœur, y fou-
droie les petits argumensàlamode,et vous crie
qu'il n'est pas vrai que l'honnête homme et le
scélérat, le vice et la vertu ne soient rien ; car
vous êtes trop bon raisonneur pour ne pas voir
à l'instant qu'en rejetant la cause première et le
mouvement, on ôte toute moralité de la vie hu-
maine. Eh quoi, mon Dieu ! le juste infortuné
en proie à tous les maux de cette vie, sans en
excepter môme l'opprobre et le déshonneur,
n'auroit nul dédommagement à attendre après
elle, et mourroit en bête après avoir vécu en
Dieu? Non, non, Moultou; Jésus que ce siècle
a méconnu parce qu'il est indigne de le con-
nottre; Jésus, qui mourut pour avoir voulu
faire un peuple illustre et vertueux de ses vils
compatriotes, le sublime Jésus ne mourut point
tout entier sur la croix; et moi qui ne suis
qu'un chétif homme plein de foiblesses, mais
qui me sens un cœur dont un sentiment cou-
pable n'approcha jamais , c'en est assez pour
qu'en sentant approcher la dissolution de mon
corps, je sente en même temps la certitude de
vivre. La nature entière m'en est garante.
Elle n'est pas contradictoire avec elle-même ;
j'y vois régner un ordre physique admirable
et qui ne se dément jamais. L'ordre morni y
doit correspondre. H fut pourtant renversé
pour moi durant ma vie ; il va donc commencer
à ma mort. Pardon, mon ami, je sens que je
rabâche; mais mon cœur, pFein pour moi d'es-
poir et de confiance, et pour vous d'intérêt et
d'attachement , ne pouvoit se refuser à ce court
cpanchement.
P. S. Je ne songe plus à Lavagnac, et pro-
bablement mes voyages sont finis. J'ai pourtant
reçu dernièrement une lettre du patron de la
case, aussi pleine de bonté et d'amitié qu'il
m'en ait jamais écrit, et qui donne son appro-
bation à une autre proposition qui m'avoit été
faite; mais toujours projeter ne me convient
plus. Je veux jouir entre la nature et moi du
peu de jours qui me restent, sans plus me lais-
ser promener, si je puis, parmi les hommes qui
m'ont si mal traité et plus mal connu. Quoique
je ne puisse plus me baisser pour herboriser,
je ne puis renoncer aux plante?; je les observe
avec plus de plaisir que jamais. Je ne vous dis
point de m'envoyer les vôtres, parce que j'es-
père que vous les apporterez : ce moment, cher
Moultou, me sera bien doux. Adieu, je vous
embrasse; partagez tous les scniimens de mon
cœur avec votre digne moitié, et recevez l'un
et l'autre les respects de la mienne. Elle va
rester à plaindre. C'est bien malgré elle, c'est
bien malgré nous qu'elle et moi n'avons pu
remplir de grands devoirs ; mais elle en a rem-
pli de bien respectables. Que de choses qui de-
vroient être sues vont être ensevelies avec moi !
et combien mes cruels ennemis tireront d'a-
vantages de l'impossibilité où ils m'ont mis de
parler!
A M. LALUUD.
A Honqain, te 18 février 1769.
Je ne connois point M. de La Sale; je sais
seulement que c'est un fabricant de Lyon. Il
accompagna cet automne le fils de madame Boy
de La Tour, mon amie, qui vint me voir ici.
Me voyant logé si tristement et dans un si mau-
vais air, il me proposa une habitation en Dom-
bes; je ne dis ni oui ni non. Cet hiver, me
voyant dépérir, il est revenu à la charge ; j'ai
refusé; il m'a pressé. Faute d'autres bonnes
raisons à lui dire, je lui ai déclaré que je ne
pouvois sortir decette province sans l'agrément
de M. le prince de Conti. Il m'a pressé de lui
permettre (Je demander cet agrément ; je ne
m'y suis pas opposé : voilà tout.
J'apprends, par le plus grand hasard du
monde, qu'on vient d'imprimer à Lausanne un
ancien chiffon de ma façon. C'est un discours
sur une question proposée, en \'b\ , par M. de
Cursay, tandis qu'il étoit en Corse. Quand il
fui fait, je le trouvai si mauvais que je ne vou-
lus ni l'envoyer ni le faire imprimer. Je le re-
mis avec tout ce que j'avois en manuscrit à
M. Du Peyrou avant mon départ pour 1 Angle-
terre. Je ne l'ai pas revu depuis, et je n'y ai pas
I môme pensé. Je ne puis me rappeler avec cer-
titude si ce barbouillage est ou n'est point un
I des manuscrits inlisibles que M. Du Peyrou
m'envoya à Wootlon pour les transcrire ; et
764
CORRESPONDANCE.
que jelni renvoyai, copie et brouillon, par son
ami M. de Cerjat, chez lequel, ou durant le
transport, le vol aura pu se faire ; ce qu'il y a
de sûr, c'est que je n'ai aucune part à cette im-
pression, et quesi j'eusse été assez insensé pour
vouloir mettre encore quelque chose sous la
presse, ce n'est pas un pareil torche-cul que
jaurois choisi. J'ignore comment il est passé
sous la presse; niais je crois M. Du Peyrou
parfaitementincapabled'une pareille infidélité.
En ce qui me regarde, voilà la vérité, et il m'im-
porte que cette vérité soit connue. Je vous em-
brasse et vous salue, mon cher monsieur, de
tout mon cœur.
M. DU PEYROU.
Monquin, le 28 février 1769.
Je suis sur ma montagne, mon cher hôte, où
mon nouvel établissement et mon estomac me
rendent pénible d'écrire, sans quoi je n'aurois
pas attendu si long-temps à vous demander de
fréquentes nouvelles de madame la Comman-
dante, jusqu'à l'entière guérison dont, sur vo-
tre pénultième lettre, l'espoir se joint au désir.
Pour moi, mon état n'est pas empiré depuis que
je suis ici; mais je souffre toujours beaucoup.
J'ai eu tort de ne vous pas marquer le rétablis-
sement de madame Renou qui n'a tenu le lit
que peu de jours; mais imaginez ce que c'éloit
que d'être tous deux en même temps presque
à l'extrémité dans un mauvais cabaret.
il n'y a pas eu moyen de tirer de Fréron le
manuscrit sur lequel le discours en question a
été imprimé ; mais je vois, par ce que vous me
marquez, que la copie furtive en a été faite avant
les corrections, qui cependant sont assez an-
ciennes; elles n'empêchent pas que l'ouvrage,
ainsi corrigé, ne soit un misérable torche-cul;
jugezde ce qu'il doit être dans l'état où ils l'ont
imprimé. Ce qu'il y a de pis est que Rey et les
autres ne manqueront pas de l'insérer en cet
état dans le recueil de mes écrits. Qu'y puis-je
faire? Il n'y a point de ma faute. Dans l'état où
jesuis, tout ce qu'il reste à faire, quand tous les
maux sont sans remède, est de rester tranquille
et de ne plus se tourmenter de rien.
M. Séguier, célèbre par leP/anïœ Veronenses,
que vous avez peut-ôlre ou que vous devriez
avoir, vient de m'envoyer des plantes qui m'ont
remis sur mon herbier et sur mes bouquins. Je
suis maintenant trop riche pour ne pas sentir la
privation de ce qui me manque. Si parmi celles
que vous promet le Parolier, pouvoient se trou-
ver la grande gentiane pourprée, le thora val'
densium, Vepimedium et quelques autres, le
tout bien conservé et en fleurs, je vous avoue
que ce cadeau me foroit le plus grand plaisir,
car je sens que, malgré tout, la botanique me
domine. J'herboriserai, mon cher hôte, jusqu'à
la mort et au-delà ; car s'il y a des fleurs aux
champs élysées, j'en formerai des couronnes
pour les hommes vrais, francs, droits et tels
qu'assurément j'avois mérité d'en trouver sur
la terre. Bonjour, mon très-cher hôte ; mon es-
tomac m'avertit de finir avant que la morale me
gagne; car cela me mèneroil loin. Mon cœur
vous suit au pied du lit de la bonne maman.
J'embrasse le bon Jeannin.
A H. LALIAUD.
Monquin, le 17 mars 1769.
J'ai reçu, monsieur, avec votre dernière let-
tre, votre seconde rescripiion, dont je vous
remercie, et dont je n'ai pas encore fait usage, <
faute d'occasion.
Je me trouve beaucoup mieux depuis que je
suis ici; je respire et j'agis beaucoup plus
librement, quoique l'estomac ne soit pas dés-
enflé : outre l'effet de l'air et de l'eau maréca-
geuse, je crois devoir attribuer en grande par-
tie mon incommodité au vin du cabaret, dont
j'ai apporté avec moi une vingtaine de bou-
teilles, et dont j'ai senti le mauvais effet toutes
les fois que j'en ai bu. Tous les cabaretiers fal-
sifient et frelatent ici leurs vins avec de l'a-
lun ; et rien n'est plus pernicieux, surtout pour
moi.
J'ai appris par M. Du Peyrou que le dis-
cours en question avoit été absolument dé-
figuré et mutilé à l'impression, et que non-
seulement on n'avoit pas suivi les corrections
que j y ai faites, mais qu'on avoit même re-
tranché des morceaux de la première compo-
sition. Cela me console en quelque sorte de ce
larcin où personne de bon sens ne peut recon-
noître mon ouvrage.
ANNÉE 1769.
765
Permettez que je vous prie de donner cours
à la lettre ci-jointe.
J'oubliois de vous répondre au sujet des li-
vres dont vous offrez do nie défaire. S'ils sont
tolérés, j'y consens; s'ils sont défendus, je
m'y oppose. Mais une chose qui me tient beau-
coup plus au cœur, et dont vous ne me parlez
point, est le portrait du roi d'Angleterre. Il est
singulier que, de quelque façon que je m'y
prenne, il me soit impossible d'avoir ce por-
trait. Il est pourtant bien à moi, ce me semble,
et je ne suis d'humeur à le céder à qui que ce
soit, pas même à vous, à moins qu'il ne vous
fit autant de plaisir qu'à moi.
Donnez-nous, monsieur, de vos nouvelles à
vos niomens de loisir. Madame Renou vous
souhaite, ainsi que moi, bonheur et santé,
cl nous vous faisons l'un et l'autre bien des
salutations.
^.^
M. DE *** (*).
Monquin, le 25 mars 4769.
Le voilà, monsieur, ce misérable radotage
que mon amour-propre humilié vous a fait si
long-temps attendre, faute de sentir qu'un
amour-propre beaucoup piusnoble devoit m'ap-
prendre à surmonter celui-là. Qu'importe que
mon verbiage vous paroisse misérable, pourvu
que jesois content du sentiment qui me l'a dicté?
Sitôt que mon meilleur état m'a rendu quelques
forces, j'en ai profité pourlerelire et vous l'en-
voyer. Si vous avez le courage d'aller jusqu'au
bout, je vous prie après cela de vouloir bien me
le renvoyer, sans nie rien dire de ce que vous
en aurez pensé, et que je comprends de reste.
Je vous satiio, monsieur, et vous embrasse de
tout mon cœur.
A M. DE ***
Bourgoin, le 15 janvier 1709.
Je sens, monsieur, l'inutilité du devoir que
je remplis en répondant à votre dernière lettre ;
mais «(est un devoir enfin que vous m'imposez
et que je remplis de bon cœur quoique mal, vu
les distractions de l'état où je suis.
(*) Celte lettre sert d'euvoi i c<-Ue~qiii suit, écrite plus de
deux rooii auparaTant, comme ou le voit par sa date. G. P.
Mon dessein, en vous disant ici mon opinion
sur les principaux points de votre lettre, est de
vous la dire avec simplicité et sans chercher à
vous la faire adopter. C<'la seroit contre mes
|)rincipesetmême contre mon goût. Car je suis
juste ; et comme je n'aime point qu'on cherche
à me subjuguer, je no cherche non plus à sub-
juguer personne. Je sais que la raison commune
est très-bornée; qu'aussitôt qu'on sort de ses
étroites limites, chacun a la sienne qui n'est
propre qu'à lui ; que les opinions se propagent
par les opinions, non par la raison, et que qui-
conque cède au raisonnement d'un autre, chose
déjà très-rare, cède par préjugé, par autorité,
par affection, par paresse; rarement, jamais
peut-être par son propre jugement.
Vous me marquez, monsieur, que le résul-
tat de vos recherches sur l'auteur des choses
est unétatde doute. Je ne puis juger de cetétat,
parce qu'il n'a jamais été le mien. J'ai cru dans
mon enfance par autorité, dans ma jeunesse
par sentiment, dans mon âge mûr par raison,
maintenant je crois parce quej'ai toujours cru.
Tandis que ma mémoire éteinte ne me remet
plus sur la trace de mos raisonnemens, tandis
que ma judiciaire afîoiblie ne nie permet plus
de les recommencer, les opinions qui en ont ré-
sulté me restent dans toute leur force; et sans
que j'aie la volonté ni le courage de les mettre
dei-echef en délibération, je m'y liens en con-
fiance et en conscience, certain d'avoir apporté
dans la vigueur de mon jugement à leurs dis-
cussions toute l'attention et la bonne foi dont j'é-
lois capable. Si je me suis trompé, ce n'est pas
ma faute, c'est celle de la nature, qui n'a pas
donné à ma tète une plus grande mesure d'in-
telligence et de raison. Je n'ai rien de plus au-
jourd'hui ; j'ai beaucoup de moins. Sur quel
fondement recommencerois-je donc à délibérer?
Le moment presse, le départ approche. Je n'au-
rois jamais le temps ni la force d'achever le
grand travail d'une refonte. Permettez qu'à tout
événement j'emporte avec moi la consistance et
la fermeté d'un homme, non les (ioutos décou-
ragoans et timides d'un vieux radoteur.
A ce que je puis me rappeler de mes ancien-
nes idées, à ce que j'aperçois de la marche des
vôtres, je vois que, n'ayant pas suivi dans nos
recherches la même route, il est peu étonnant
que nous ne «oyons pas arrivés à la m^me cou-
766
ORRESPONDANCE.
clusion. Balançant les preuves de l'existence de
Dieu avec les difficultés, vous n'avez trouvé au-
cun des côtés assez prépondérant pour vous
décider, et vous êtes resté dans le doute. Ce
n'est pas comme cela que je fis : j'examinai tous
les systèmes sur la formation de l'univers que
j'avois pu connottre ; je méditai sur ceux que
je pouvois imaginer; je les comparai tous de
mon mieux; et je me décidai, non pour celui
qui nem'offroit point de difficultés, car ils m'en
ofFroient tous, mais pour celui qui me parois-
soit en avoir le moins : je me dis que ces diffi-
cultés éioient dans la nature de la chose, que
la contemplation de l'infini passeroit toujours
les bornes de mon entendement ; que, ne devant
jamais espérer de concevoir pleinement le sys-
tème de la nature, tout ce que je pouvois faire
éloit de le considérer par les côtés que je pou-
voissaisir;qu'ilfalloitsavoirignorer en paix tout
le reste; et j'avoue que, dans ces recherches,
je pensai comme les gens dont vous parlez, qui
ne rj'jettent pas une vérité claire ou suffisam-
ment prouvée pour les difficultés qui l'accom-
pagnent, etqu'on ne sauroitlever. J'avois alors,
je l'avoue, une confiance si téméraire, ou du
moins une si forte persuasion , que j'aurois
défié tout philosophe de proposer aucun autre
système intelligible sur la nature auquel je
n'eusse opposé des objections plus fortes, plus
invincibles que celles qu'il pouvoit m'opposer
sur le mien ; et alors il falloit me résoudre à
rester sans rien croire, comme vous faites, ce
qui ne dépcndoit pas de moi, ou mal raisonner,
ou croire comme j'ai fait.
Une idée qui me vint il y a trente ans a peut-
être plus contribué qu'aucune autre à me ren-
dre inébranlable : supposons, nie disois-je, le
genre humain vieilli jusqu'à ce jour dans le plus
complet matérialisme, sans que jamais idée de
divinité ni d'âme soit entrée dans aucun esprit
humain; supposons que l'athéisme philosophi-
que ait épuisé tous ses systèmes pour expliquer
la formation et la marche de l'univers par le
seul jeu de la matière et du mouvement néces-
saire, mot auquel, du reste, je n'ai jamais rien
conçu : dans cet état, monsieur, excusez ma
franchise, je supposois encore ce que j'ai tou-
jours vu, et ce que je sentois devoir être, qu'au
lieu de se reposer tranquillement dans ces sys-
tèmes, comme dans le sein de la vérité, leurs
inquiets partisans cherchoient sans cesse à par-
ler de leur doctrine, à l'éclaircir, à l'étendre,
à l'expliquer, la pallier, la corriger, et, comme
celui qui sent trembler sous ses pieds la maison
qu'il habite, à l'élayer de nouveaux argumens.
Terminons enfin ces suppositions parcelle d'un
Platon, d'un Clarke, qui, se levant tout d'un
coup au milieu d'eux, leur eût dit : Mes amis,
si vous eussiez commencé l'analyse de cet uni-
vers par celle de vous mêmes, vous eussiez
trouvé dans la nature de votre être la clef de
la constitution de ce même univers, que vous
cherchez en vain sanscela ; qu'ensuite, leur ex-
pliquant la distinction des deux substances, il
leur eût prouvé par les propriétés mêmes de la
matière que, quoi qu'en dise Locke, la sup-
position de la matière pensante est une vérita-
ble absurdité; qu'il leur eût fait voir quelle est
la nature de l'être vraiment actif et pensant,
et que, de l'établissement de cet être qui juge,
il fût enfin remonté aux notions confuses mais
sûres de l'être suprême : qui peut douter que,
frappés de l'éclat, de la simplicité, de la vé-
rité, de la beauté de cette ravissante idée, les
mortels, jusqu'alors aveugles, éclairés dos
premiers rayons de la divinité, ne lui eussent
offert par acclamation leurs premiers homma-
ges, et que les penseurs surtout et les philo-
sophes n'eussent rougi d'avoir contemplé si
long-temps les dehors de cette machine im-
mense, sans trouver, sans soupçonner même
la clef de sa constitution ; et, toujours grossiè-
rement bornés par leurs sens, de n'avoir ja-
mais su voir que matière où tout leur montroit
qu'une autre substance donnoit la vie à l'uni-
vers et 1 intelligence à l'homme? C'est alors,
monsieur, que la mode eût été pour cette nou-
velle philosophie ; que les jeunes gens et les sa-
ges se fussent trouvés d'accord ; qu'une doc-
trine si belle, si sublime, si douce et si conso-
lante pour tout homme juste, eût réellement
excité tous les hommes à la vertu, et que ce
beau mol d' humanité , rebattu maintenant jus-
qu'à la fadeur, jusqu'au ridicule, par les gens
du monde les moins humains, eût été plus em-
preint dans les cœurs que dans les livres. Il eût
donc suffi d'une simple transposition de temps
pour faire prendre tout le contre-pied à la mode
philosophique, avec cette différence que celle
d'aujourd'hui, malgré son clinquant de paroles,
ANNÉE 1769.
767
ne nous promet pas une géuéraiion bien esti-
mable, ni des philosophes bien vertueux.
Vous objectez, monsieur, que si Dieu eût
voulu obli{^er les hommes à leconnottre, il ei!kt
mis son existence en évidence à tous les yeux.
C'est à ceux qui font de la foi en Dieu un doRme
nécessaire au salut de répondre à cette objec-
tion,et ilsy répondent par la révélation. Quant
à moi , qui crois en Dieu sans croire celte foi
nécessaire, je ne vois pas pourquoi Dieu se se-
roit obligé de nous la donner. Je pense que
chacun sera jugé non sur ce qu'il a cru, mais
sur ce qu'il a fait, et je ne crois point qu'un
système de doctrine soit nécessaire aux œu-
vres, parce que la conscience en tient lieu.
Je crois bien, il est vrai, qu'il faut être de
bonne foi dans sa croyance, et ne pas s'en faire
un système favorable à nos passions. Comme
nous ne sommes pas tout intelligence, nous ne
saurions philosopher avec tant de désintéres-
sement que notre volonté n'influe un peu sur
nos opinions : l'on peut souvent juger des se-
crètes inclinations d'un homme par ses senti-
mens purement spéculatifs; et, cela posé, je
pense qu'il sepourroit bien que celuiqui n'a pas
voulu croire fijt puni pour n'avoir pas cru.
Cependant je crois que Dieu s'est suffisam-
ment révélé aux hommes et par ses œuvres et
dans leurs cœurs ; et s'il y en a qui ne le con'
noissent pas, c'est, selon moi, parce qu'ils ne
veulent pas le connoître, ou parce qu'ils n'en
ont pas besoin.
Dans ce dernier cas est l'homme sauvage et
sans culture qui n'a fait encore aucun usage de
sa raison; qui, gouverné seulement parses ap-
pétits, n'a pas besoin d'autre guide , et qui,
ne suivant que l'instinct de la nature, marche
par des mouveniens toujours droits. Cet hom-
me ne connoît pas Dieu, mais il ne l'offense
pas. Dans l'autre cas, au contraire, est le phi-
losophe qui, à force de vouloir exalter son in-
telligence, de raffiner, de subtiliser surce qu'on
pensa jusqu'à lui , ébranle enfin tous les axio-
mes de la raison simple et primitive, et, pour
vouloir toujours savoir plus et mieux que les au-
tres, parvient à ne rien savoir du tout. L'hom-
me à la fois raisonnable et modeste, dont l'en-
tendement exercé, mais borné, sent ses limites
et s'y renferme, trouve dans ces limites la no-
tion de son âme et celle de l'auteur de son être
sans pouvoir passer au-delà pour rendre ces
notions claires, et contempler d'aussi près l'une
et l'autre que s'il étoit lui-même un pur esprit.
Alors, saisi de respect, il s'arrête, et ne touche
point au voile, content desavoir que l'être im-
mense est dessous. Voilà jusqu'où la philoso-
phie est utile à la pratique ; le reste n'est plus
qu'une spéculation oiseuse pour laquelle l'hom-
me n'a point été fait, dont le raisonneur mo-
déré s'abstient, et dans laquelle n'entrent point
l'homme vulgaire. Cet homme, qui n'est ni
une brute ni un prodige, est Ihomnie propre-
ment dit, moyen entre les deux extrêmes, et
qui compose les dix-neuf vingtièmes du genre
humain; c'est àcette classe nombreuse déchan-
ter le psaume Cœ/t enarrant^ et c'est elle en
effet qui le chante. Tous les peuples de la terre
connoissent et adorent Dieu ; et, quoique cha-
cun l'habille à sa mode, sous tous ces vêtemens
divers on trouve pourtant toujours Dieu. Le
petit nombre d'élite qui a de plus hautes pré-
tentions de doctrine, et dont le génie ne se
borne pas au sens commun, en veut un plus
transcendant, ce n'est pas de quoi je le blâme;
mais qu'il parte de là pour se mettre à la place
du genre humain, et dire que Dieu s'est caché
aux hommes parce que lui, petit nombre, ne
le voit plus , je trouve en cela qu'il a tort. Il
peut arriver, j'en conviens , que le torrent de
la mode et le jeu de l'intrigue étendent la secte
philosophique, et persuadent un moment à la
multitude qu'elle ne croit plus en Dieu; mais
cette mode passagère ne peut durer ; et, comme
qu'on s'y prenne, il faudra toujours à la lon-
gue un Dieu à l'homme; enfin quand, forçant
la nature des choses, la Divinité augmcnteroit
pournous d'évidence, je ne doule pas que dans
le nouveau lycée on n'augmentât en même rai-
son de subtilité pour la nier. La raison prend
à la longue le pli que le cœur lui donne, et
quand on veut penser en tout autrement que le
peuple, on en vient à bout tel ou tard.
Tout ceci, monsieur, ne vous parotl guère
philosophique, ni à moi non plus, mais, tou-
jours de bonne foi avec moi-même, je sens se
joindre à mes raisonnemens, quoique simples,
le poids de l'assentiment intérieur. Vous voulez
qu'on s'en défie ; je ne saurois penser comme
vous sur ce point, et je trouve au contraire dans
ce lueeiiic^nt interne une sauvegarde naturelle
768
CORRESPONDANCE.
contre les sophismes de ma raison. Je crains
même qu'en cette occasion vous ne confondiez
les penchans secrets de notre cœur qui nous
égarent, avec ce dictamen plus secret, plus in-
terne encore, qui réclame et murmure contre
ces décisions intéressées, et nous ramène en
dépit de nous sur la route de la vérité. Ce sen-
timent intérieur est celui de la nature elle-
même, c'est un appel de sa part contre les so-
phismes de la raison ; et ce qui le prouve est
qu'il ne parle jamais plus fort que quand notre
volonté cède avec le plus de complaisance aux
jugemens qu'il s'obstine à rejeter. Loin de
croire que qui juge d'après lui soit sujet à se
tromper, je crois que jamais il ne nous trompe,
et qu'il est la lumière de notre foible entende-
ment lorsque nous voulons aller plus loin que
ce que nous pouvons concevoir.
Et après tout, combien de fois la philosophie
elle-même, avec toute sa fierté, n'est-elle pas
forcée de recoudra ce jugement interne qu'elle
affecte de mépriser ? Né toit-ce pas lui seul qui
faisoit marcher Diogène pour toute réponse de-
vant Zenon qui nioit le mouvement? N'étoit-co
pas pour lui que toute l'antiquité philosophique
répondoitauxpyrrhoniens?N'allonspassi loin;
tandis que toute la philosophie moderne rejette
les esprits, tout d'un coup l'évêque Berkley
s'élève et soutient qu'il n'y a point de corps.
Comment est-on venu à bout de répondre à ce
terrible logicien? Otez le sentiment intérieur,
et je défie tous les philosophes modernes en-
semble de prouver à Berkley qu'il y a des
corps. Bon jeune homme, qui me paroissez si
bien né, de la bonne foi, je vous en conjure, et
permettez que je vous cite ici un auteur qui ne
vous sera pas suspect, celui des Pensées philo-
sophiques (*). Qu'un homme vienne vous dire
que, projetant au hasard une multitude de ca-
ractères d'imprimerie, il a vu l'Enéide tout ar-
rangée résulter de ce jet : convenez qu'au lieu
d'aller vérifier cette merveille vous lui répon-
drez froidement : Monsieur, cela n'est pas im-
possible , mais vous mentez. En vertu de quoi
je vous prie, lui répondrez-vous ainsi?
Eh ! qui ne sait que, sans le sentiment interne
il ne resteroit bientôt pi usde traces de véritésur
la terre, que nous serions tous successivement
') Diderot.
G. P.
le jouet des opinions les plus monstrueuses, à
mesure que ceux qui lessoutiendroientauroient
plus de génie, d'adresse et d'esprit, et qu'enfin,
réduits à rougir de notre raison môme, nous ne
saurions bientôt plus que croire ni que penser ?
Mais les objections Sans doute il y en a
d'insolubles pour nous, et beaucoup, je le sais;
mais encore un coup, donnez-moi un système où
il n'y en ait pas; ou dites-moi comment je dois
me déterminer. Bien plus, par la nature de
mon système, pourvu que mes preuves directes
soient bien établies, les difficultés ne doivent
pas m'arrêter, vu l'impossibilité où je suis,
moi étremixte, de raisonner exactement sur les
esprits purs et d'en observer suffisamment la
nature. Mais vous, matérialiste, qui me parlez
d'une substance unique, palpable , et soumise
par sa nature à l'inspection des sens, vous êtes
obligé non-seulement de ne me rien dire que de
clair, de bien prouvé, mais de résoudre toutes
mes difficultés d'une façon pleinement satisfai-
sante, parce que nous possédons vous et moi
tous les inslrumens nécessaires à cette solution.
Et, par exemple, quand vous faites naître la
pensée descombinaisonsdelamatière, vous de-
vez me montrer sensiblement ses combinaisons
et leur résultat par les seules lois de la physi-
que et de la mécanique, puisque vous n'en ad-
mettez point d'autres. Vous, épicurien , vous
composez Pâme d'atomes subtils. Mais qu'ap-
pelez-vous subtils, je vous prie? Vous savez
que nous ne connoissons point de dimensions
absolues, et que rien n'est petit ou grand que
relativement à l'œil qui le regarde. Je prends
par supposition un microscope suffisant, et je
regarde un de vos atomes : je vois un grand
quartier de rocher crochu ; de la danse et de
Taccrochement de pareils quartiers j'attends de
voir résulter la pensée. Vous, moderniste, vous
me montrez une molécule organique : je prends
mon microscope , et je vois un dragon grand
comme la moitié de ma chambre ; j'attends de
voir se mouler et s'eniortillerde pareils dragons
jusqu'à ce que je voie résulter du tout un être
non-seulement organisé, mais intelligent, c'est-
à-dire un être non agrégatif et qui soit rigou-
reusement un, etc. Vous me marquiez, mon-
sieur, que le monde s etoit fortuitement arrangé
comme la république romaine : pour que la
parité fût juste, il faudroit que la république
ANNÉE 1769.
769
romaine n'eût pas été composée avec des hom-
mes, mais avec des morceaux de bois. Mon-
irez-moiclair.cmont et sensiblement la {généra-
tion purement matérielle du premier être intel-
ligent, je ne vous demande rien de plus.
Mais si tout est lœuvre d'un être intelligent,
puissant, bienfaisant, d'où vient le mal sur la
terre? Je vous avoue que cette difficulté si ter-
rible ne m'a jamais beaucoup frappé , soit que
je ne l'aie pas bien conçue, soit qu'en effet elle
n'ait pas toute la solidité qu'elle paroît avoir.
Nos philosophes se soni élevés contre les entités
métaphysiques, et je ne connois personne qui
en fasse tant. Qu'entondent-ils par le mal?
qu'est-ce que le wa/en lui-même? où est le mal
relativement à la nature et à son auteur? L'u-
nivers subsiste ; l'ordre y règne et s'y conserve;
tout y périt successivement, parce que telle est
la loi des êtres matériels et mus; mais tout s'y
renouvelle, et rien n'y dégénère, parce que
tel est l'ordre de son auteur, et cet ordre ne se
dément point. Je ne vois aucun mal à tout cela ;
mais quand je souffre, n'est-ce pas un mal?
quand je meurs, n'osi-ce pas un mal? Douce-
ment ; je suis sujet à la mort, parce que j'ai reçu
la vie; il n'y avoit pour moi qu'un moyen de
ne point mourir, c'étoit de ne jamais naître.
La vie est un bien positif, mais fini, dont le
terme s'appelle mort. Le terme du positif n'est
pas le négatif, il est zéro. La mort nous est ter-
rible, et nous appelons cette terreur un mal. La
douleur est encore un mal pour celui qui souf-
fre, j'en conviens ; mais la douleur et le plaisir
étoient les seuls moyens d'attacher un être sen-
sible et périssable à sa propre conservation, et
ces moyens sont ménagés avec une bonté digne
de l'I^tre suprême. Au moment même que j'é-
cris ceci, je viens encore d'éprouver combien
la cessation subite d'une douleur aiguë est un
plaisir vif et délicieux. M'oseroit-on dire que la
cessation du plaisir le plus vif soit une douleur
aiguë? La douce jouissance de la vie est perma-
nente; il suffit, pour la goûter, de ne pas
souffrir. La douleur n'est qu'un avertissement
importun, mais nécessaire, que ce bien qui
nous est si cher est en péril. Quand je regardois
de près à tout cela, je trouvai, je prouvai peut-
être que le sentiment de la mort et celui de la
douleur est presque nul dans l'ordre de la na-
ture. Ce sont les hommes qui l'ont aiguisé ; sans
T. IV.
leurs raffinemens insensés, sans leurs institu-
tions barbares, les maux physiques ne nous ai-
teindroient, ne nous affecteroient guère, et
nous ne sentirions point la mort.
Mais le mal moral ! autre ouvrage de l'hom-
me, auquel Dieu n'a d'autre part que de l'a-
voir fait libre, et en cela semblable à lui. Fau-
dra-l-il donc s'en prendre à Dieu dos crimes
des hommes et des maux qu'ils leur attirent?
faudra-t-il , en voyant un champ de bataille,
lui reprocher d'avoir crée tant de jambes et
de bras cassés?
Pourquoi, direz-vous, avoir fait l'homme li-
bre, puisqu'il devoit abuser de sa liberté? Ah!
M. de ***, s'il exista jamais un mortel qui n'en
ait pas abusé, ce mortel seul honore plus l'hu-
manité que tous les scélérats qui couvrent la
terre ne la dégradent. Mon Dieu ! donne moi
des vertus, et me place un jour auprès des Fé-
nelon , des Caton , des Socrate. Que m'impor-
tera le reste du genre humain? je ne rougirai
point d'avoir été homme.
Je vous l'ai dit , monsieur, il s'agit ici de
mon sentiment, non de mes preuves, et vous
ne le voyez que trop. Je me souviens d'avoir ja-
dis rencontré sur mon chemin cette question
de l'origine du mal, et de l'avoir effleurée;
mais vous n'avez point lu ces rabûcheries, et
moi je les ai oubliées : nous avons très-bien
fait tous deux. Tout ce que je sais est que la fa-
cilité que je trouvois à les résoudre venoil de
l'opinion que j'ai toujours eue de la coexistence
éternelle de deux principes; l'un actif, qui est
Dieu; l'autre passif, qui est la matière, que
l'être actif combine et modifie avec une pleine
puissance, mais pourtant sans l'avoir créée et
sans la pouvoir anéantir. Cette opinion m'a fait
huer des philosophes à qui je l'ai dite; ils l'ont
décidée absurde et contradictoire. Cela peut
être, mais elle ne m'a pas paru telle , et j'y ai
trouvé l'avantage d'expliquer sans peine et
clairement a mon gré tant de questions dans
lesquelles ils s'embrouillent, entre autres celle
que vous m'avez proposée ici comme inso-
luble.
Au reste, j'ose croire que mon sentiment,
peu pondérant sur toute autre matière, doit
l'être un peu sur celle-ci ; et, quand vous con-
noîtrez mieux ma destinée, quelque jour vous
direz peut-être en pensant à moi : Quel autre a
4 y
770
CORRESPONDANCE.
droit d'agrandir la mesure qu'il a trouvée aux
maux que l'homme souffre ici-bas?
Vous attribuez à la difficulté de cette même
question , dont le fanatisme et la superstition
ont abusé, les maux que les religions ont cau-
sés sur la terre.
Cela peut être, et je vous avoue même que
toutes les formules en matière de foi ne me pa-
roissent qu'autant de chaînes d'iniquité, de
fausseté, d'hypocrisie et de tyrannie. Mais ne
soyons jamais injustes ; et pour agç;raver le
mal , n'ôtons pas le bien. Arracher toute
croyance en Dieu du cœur des hommes , c'est
y détruire toute vertu. C'est mon opinion,
monsieur : peut-être elle est fausse; mais tant
que c'est la mienne, je ne serai point assez lâ-
che pour vous la dissimuler.
Faire le bien est l'occupation la plus douce
d'un homme bien né : sa probité, sa bienfai-
sance, ne sont point l'ouvrage de ses principes,
mais celui de son bon naturel ; il cède à ses
penchans en pratiquant la justice, comme le
méchant cède aux siens en pratiquant l'iniqui-
té. Contenter le goût qui nous porte à bien faire
est bonté, mais non pas vertu.
Ce mot de vertu signifie force. Il n'y a point
de vertu sans combat ; il n'y en a point sans
victoire. La vertu ne consiste pas seulement à
être juste, mais à l'être en triomphant de ses
passions, en régnant sur son propre cœur. Ti-
tus, rendant heureux le peuph romain, ver-
sant partout les grâces et les bienfaits , pouvoit
ne pas perdre un seul jour et n'être pas ver-
tueux : il le fut certainement en renvoyant Bé-
rénice. Brutus faisant mourir ses enfans pou-
voit n'être que juste. Mais Brutus étoit un ten-
dre père ; pour faire son devoir il déchira ses
entrailles, et Brutus fut vertueux.
Vous voyez ici d'avance la question remise à
son point. Ce divin simulacre dont vous me
parlez s'offre à moi sous une image qui n'est
pas ignoble, et je crois sentira l'impression
que cette image fait dans mon cœur la chaleur
qu'elle est capable de produire. Mais ce simu-
lacre enfin n'est encore qu'une de ces entités
métaphysiques dont vous ne voulez pas que les
hommes se fassent des dieux ; c'est un pur ob-
jet de contemplation. Jusqu'où portez- vous l'ef-
fet de cette contemplation sublime? Si vous ne
voulez qu'en tirer un nouvel encouragement
pour bien faire , je suis d'accord avec vous,
mais ce n'est pas de cela qu'il sagil. Suppo-
sons votre cœur honnête en proie aux passions
les plus terribles, dont vous n'êtes pas à l'abri,
puisque enfin vous êtes homme. Cette image,
qui dans le calme s'y peint si ravissante, n'y
perdra-t-elle rien de ses charmes, et ne s'y ter-
nira-t-elle point au milieu des flots? Écartons
la supposition décourageante et terrible des
périls qui peuvent tenter la vertu mise au dés-
espoir; supposons seulement qu'un cœur trop
sensible brûle dun amour involontaire pour la
fille ou la femme de son ami ; qu'il soit maître
de jouir d'elle entre le ciel qui n'en voit rien et
lui qui n'en veut rien dire à personne; que sa fi-
gurecharmante l'attire ornée de tous les attraits
de la beauté et de la volupté : au moment où
ses sens enivrés sont prêts à se livrer à leurs
délices , celte image abstraite de la vertu
viendra-t-clle disputer son cœur à l'objet
réel qui le frappe? lui paroîtra-t-elle en cet
instant la plus belle? l'arrachera-t-elle des
bras de celle qu'il aime pour se livrer à la
vaine contempialion d'un fantôme qu'il sait
être sans réalité? finira-t-il comme Joseph, et
laissera-t-il son manteau? Non , monsieur ; il
fermera les yeux et succombera. Le croyant,
direz-vous, succombera de même. Oui, l'hom-
me foible ; celui, par exemple, qui vous écrit ;
mais donnez-leur à tous deux le même degré
de force, et voyez la différence du point d'ap-
pui.
Le moyen, monsieur, de résister à des ten-
tations violentes quand on peut leur céder sans
crainte en se disant : A quoi bon résister? Pour
être vertueux, le philosophe a besoin de l'être
aux yeux des hommes, mais sous les yeux de
Dieu le juste est bien fort ; il compte cette vie,
et ses biens , et ses maux , et toute sa gloriole
pour si peu de chose ! il aperçoit tant au-delà I
Force invincible de la vertu, nul ne te connoît
que celui qui senl tout son être, et qui sait qu'il
n'est pas au pouvoir des hommes d'en dispo-
ser I Lisez-vous quelquefois la Bépublique de
Platon? voyez dans le second dialogue avec
quelle énergie l'ami de Socrate, dont j'ai ou-
blié le nom, bi peint le juste accablé des ou-
trages de la fortune et des injustices des hom-
mes, diffamé, persécuté, tourmenté, en proie
à tout l'opprobre du crime, et méritant tous
ANNÉE 1769.
77f
les prix de la vertu, voyant déjà la mon qui
s'approche, et sûr que la haine des méchans
n'cpjir{i;nera passa nicnioire, quand ils ne pour-
ront [)lus rien sur sa personne. Quel tableau
décour.ifjeant, si rien pouvoit décourager la
venu 1 Spcrate lui-même effrayé s'écrie, et
croit devoir invoquer les dieux avant de ré-
pondre : mais sans l'espoir d'une autre vie il
nuroit mal répondu pour celle-ci. Toutefois
dût-il finir pour nous à la mort, ce qui no peut
être si Dieu est juste, et par conséquent s'il
existe, l'idée seule de cette existence seroil en-
core pour l'homme un encouragement à la ver-
tu, et une consolation dans ses misères, dont
manque celui qui, se croyant isolé dans cet
univers, ne sent au fond de son cœur aucun
confident de ses pensées. C'est toujours une
douceur dans l'adversité d'avoir un témoin
qu'on ne l'a pas méritée; c'est un orgueil vrai-
ment digne de la vertu de pouvoir dire à Dieu :
Toi qui lis dans mon cœur, lu vois que j'use
en Ame forte et en homme juste de la liberté
que tu m'as donnée. Le vrai croyant, qui se
sent partout sous l'œil éternel, aime à s'ho-
norer à la face du ciel d'avoir rempli ses de-
voirs sur la terre.
Vous voyez que je ne vousai point disputé ce
simulacre que vous m'avez présenté pour uni-
que objet des vertus du sage. Mais, mon cher
monsieur, revenez maintenant à vous, et voyez
combien cet objet est inalliable, incompatible
avec vos principes. Comment ne sentoz-vous
pas que cette même loi de la nécessité qui
seule règle, selon vous, la marche du monde
et tous les événemens, règle aussi toutes les
actions des hommes, toutes les pensées de leurs
létes, tous les sentimens de leurs cœurs; que
rien n'est libre, que tout est forcé, nécessaire,
inévitable; que tous les mouvemens de l'hom-
me,dirigés parla matièreaveugle,ncdépendent
de sa volonté que parce que sa volonté même
dépendd€lanécessité;qu'iln'yaparconséquent
ni vertus, ni vices, ni mérite, ni démérite, ni
moralité dans les actions humaines ; et que ces
mots d'honnête homme ou de scélérat doivent
être pour vous totalement vides de sens? Ils
ne le sont pas toutefois ; j'en suis très-sûr ; vo-
tre honnête cœur en dépit de vos nrgumens ré-
clame contre votre triste philosophie ; le senti-
ment de la liberté, le charme de la vertu se
font sentir à vous malgré vous. Et voilà com-
ment de toutes parts cette forte et salutaire voix
du sentiment intérieur rappelle au sein de la
vérité et de la vertu tout homme que sa raison
mal conduite égare. Bénissez, monsieur, cette
sainte et bienfaisante voix qui vous ramène aux
devoirs de l'homme, que la philosophie à la
mode finiroit par vous faire oublier. Ne vous
livrez à vos argumens que quand vous les sen-
tez d'accord avec le dictamen de votre con-
science ; et, toutes les fois que vous y sentirez
de la contradiction, soyez sûr que ce sont eux
qui vous trompent.
Quoiquejene veuille pas ergoter avec vonsni
suivre pied à pied vos deux lettres, je ne puis ce-
pendant me refuser un mot à dire sur le paral-
lèle du sage hébreu et du sage grec. Comme
admirateur de l'un et de l'autre, je ne puis
guère être suspect 4^ préjugés en parlant
d'eux. Je \\e vous crois pas dans le même cas :
je suis peu surpris que vous donniez au second
tout l'avantage ; vous n'avez pas assez fait con-
noissance avec l'autre, et vous n'avez pas pris
assez de soin pour dégager ce qui est vraiment
à lui de ce qui lui est étranger et qui le défi-
gure à vos yeux, comme à ceux de bien d'au-
tres gens qui, selon moi, n'y ont pas regardé
de plus près que vous. Si Jésus fût né à Athè-
nes, et Socrate à Jérusalem, que Platon et Xé-
nophon eussent écrit la vie du premier, Luc et
Matthieu cellederaùtre,vouschangeriez beau-
coup de langage ;etcc qui lui fait tort dans votre
esprit est précisément ce qui rend son élévation
d'âme plus étonnante et plus admirable, sa-
voir, sa naissance en Judée, chez le plus vil
peuple qui peut-être existât alors; au lieu que
Socrate, né chez le plus instruit et le plus ai-
mable, trouva tous les secours dont il avoit
besoin pour s'élever aisément au ton qu'il prit.
Il s'éleva contre les Sophistes, comme Jésus
contre les prêtres; avec celte différence que
Socrate imita souvent ses antagonistes, et que,
si sa belle et douce mort n'eût honoré sa vie,
il eût passé pour un sophiste comme eux. Pour
Jésus, le vol sublime que prit sa grande âme
réleva toujours au-dessus de tous les mortels,
et depuis l'âge de douze ans jusqu'au moment
qu'il expira dans la plus cruelle ainsi que dans
la plus infâme de toutes les mort^, il ne se dé-
mentit pas un moment. Son noble projet étoit
772 CORRESPONDANCE.
de relever son peuple, d'en faire derechef un
peuple libre et digne de l'être : car c'étoit par
là qu'il falloit commencer. L'étude profonde
qu'il fit de la loi de Mo'ise, ses efforts pour en
réveiller l'enthousiasme et l'amour dans les
cœurs, montrèrent son but, autant qui! étoit
possible, pour ne pas effaroucher les Romains.
Mais ses vils et lâches compatriotes, au lieu de
l'écouter, le prirent en haine précisément à
cause de son génie et de sa vertu qui leur re-
prochoient leur indignité. Enfin ce ne fut qu'a-
prèsavoir vu l'impossibilité d'exécuter son pro-
jet qu'il retendit dans sa tête, et que, ne pou-
vant faire par lui-même une révolution chez
son peuple, il voulut en faire une par ses disci-
ples dans l'univers. Ce qui l'empêcha de réus-
sir dans son premier pian, outre la bassesse de
son peuple, incapable de toute vartu, fut la
trop grande douceur de son propre caractère ;
douceur qui tient plus de l'ange et du dieu que
de l'homme, qui ne l'abandonna pas un instant,
même sur la croix, et qui fait verser des tor-
rens de larmes à qui sait lire sa vie comme il
faut à travers les fatras dont ces pauvres gens
l'on tdéfigurée.Heureusemiint ils ont respecté et
transcrit fidèlement ses discours qu'ils nenten-
doicnt pas : ôtez quelques tours orientaux ou
mai rendus, on n'y voit pas un mot qui ne soit
digne de lui ; et c'est là qu'on reconnoît l'hom-
me divin, qui, de si piètres disciples, a fait
pourtant, dans leur grossier mais fier enthou-
siasme, des hommes éloquens et courageux.
Vous m'objectez qu'il a fait des miracles.
Cetleobjectionseroit terrible, si elle étoit juste;
mais vous savez, monsieur, ou du moins vous
pourriez savoir que, selon moi, loin que Jésus
ait fait des miracles, il a déclaré très-positivc-
mcntqu'iln'en feroitpoint, eta tnarquéun très-
grand mépris pour ceux qui en demandoient.
Que de choses me resteroient à dire! iMais
cette lettre est énorme; il faut finir : voici la
dernière fois que je reviendrai sur ces matiè-
res. J'ai voulu vous complaire, monsieur : je
ne m'en repens point : au contraire, je vous
remercie de m'avoir fait reprendre un fil d'i-
dées presque effacées , mais dont les restes
peuvent avoir pour moi leur usage dans l'état
où je suis.
Adieu, monsieur : souvenez-vous quelque-
fois d'un homme que vous auriez aimé, je m'en
flatte, quand vous l'auriez mieux connu, et
qui s'est occupé de vous dans des momens où
l'on ne s'occupe guère que de soi-même (*).
A MADAME LATODR.
A Monquio, le 23 mars 1769.
|Le changement d'air m'a fait du bien, chère
Marianne, et je me trouve beaucoup mieux,
quant à la santé, que quand j'ai quitté Bour-
goin.
Cependant mon estomac n'est pas assez ré-
tabli pour que je puisse écrire sans peine, ce
qui m'oblige à ne faire que de courtes lettres
autant que je puis, et seulement pour le be-
soin. C'en sera toujours un pour moi, mon
aimable amie, d'entretenir avec vous les liens
d'une amitié maintenant aussi chère à mon
cœur qu'elle parut jadis l'être au vôtre.
A M. DU PEYROU.
A Monquin, le 31 mars 1769.
Votre dernière lettre sans date, mon cher
hôte, a bien vivement irrité les inquiétudes où
j'étois déjà tant sur l'état de madame la Com-
mandante que sur le vôtre. Je vois que vous
en êtes au point de ne pas même craindre le
retour de la goutte, comme une diversion de
la douleur du corps pour celle de l'âme. Cela
m'apprend ou me confirme bien combien tous
les systèmes philosophiques sont foibles contre
la douleur tant de l'un que de l'autre, et com-
bien la nature est toujours la plus forte aussi-
(*) On ignore le nom de celui qui avoit communiqué à Rous-
seau ses (Joules sur l'existence de Oieii. Jean-Jacques lui répon-
dit par celte longue lettre que la force des raisonnements, le
style, la bonne foi d'un homme qui clierche sincèrement la
vérité, rendent également remarquable. « n a cru dans son
» enfance par autorité, dans sa jeunesse par sentiment, dans
» son âge niftr par raison, et maintenant il croit parce qu'il a
» toujours cm. » Cette Lettre fut écrite à Bourgoin. dans uu
cabaret où Jean-Jacques étoit logé d'une niaiiière incommode,
et à l'une des époques de sa vie où il fut le plus tourmenté,
c'étoit au sujet de l'affaire Thevenln, qt.i l'affecta beaucoup
trop, comme on l'a vu. Toutes les fois que dans ses maltienrs
on interrogeoit Rousseau sur de grandes questions, il sortoit
de son léthargique accablement et reprenoit toute son énergie.
On la vu dans sa réponse au marquis fie Mirabeau, qui lecon-
suWoitstir Tabsurde système du despotisme légal. Voyez la
leUie du 26 juillet 1767. .^ii^ÛA *•• **»
ANNÉE i7G9.
773
tôl qu'elle fait sentir son aiguillon. Il n'y a pas
six mois que, pour m'arnier contre ma foi-
blesse, vous me souteniez que, hors les re-
mords inconnus aux gens de votre espèce, les
pi'ines morales n'étoient rien, qu'il n'y avoit
do réel que le mal physique ;e: vous voilà,
foibic mortel ainsi que moi, appelant, pour
ainsi dire, ce même mal physique à votre aide
contre celui que vous souteniez ne pas exister.
Mon cher hôte, revenons-en donc pour tou-
jours, vous et moi, à cette maxime naturelle
et simple, de commencer par être toujours
bien avec soi, puis, au surplus de crier tout
bonnement et bien fort quand on souffre, et
de se taire quand on ne souffre plus ; car tel
est l'instinct de la nature et le lot de l'être sen-
sible. Faisons comme les enfans et les ivrognes
qui ne se cassent jamais ni jambes ni bras
quand ils tombent, parce qu'ils ne se roidissent
point pour ne pas tomber, ec revenons à ma
grande maxime de laisser aller le cours des
choses tant qu'il n'y a point de notre faute, et
de ne jamais regimber contre la nécessité.
A M. BEAUCHATEAU.
Bourgoin, le 4 avril 1769
Vous VOUS moquez de moi, monsieur, avec
votre médaille. Allez, je ne veux point d'autre
médaille que celle qui restera dans les cœur3
des honnêtes gens qui me survivront, et qui
connoitront mes sentimens et ma destinée. Je
vous salue, monsieur, très-humblement.
A H. DU PEYROe.
Uonquin, le 21 avril 1769.
Que votre situation, mon cher hôte, me
navre ! Que je vous trouve à plaindre, et que
je vous plains ainsi que votre digne et infor-
tunée mère ! Mais vous êtes sans contredit le
plus à plaindre des deux ; tant qu'elle voit son
lils tendre et bien portant auprès d'elle, elle
a dans ses terribles maux des consolations bien
douces; mais vous, vous n'en avez point. Elle
peut encore aimer sa vie, et vous, vous devez
soigner la vôtre parce qu'elle lui est nécessaire.
Ce n'est pas une consolation pour vous, mais
c'est un devoir qui doit vous rendre bien sacré
le soin de vous-même.
Vous me demandez conseil sur ce que vous
devez lui dire au sujet du choix que vous vous
êtes fait. Personne ne peut vous donner ce
conseil que vous-même, parce que personne
ne peut prévoir comme vous I effet que cette
déclaration peut faire sur son esprit; car, sans
contredit, vous ne devez rien lui dire dans son
triste état que vous ne sachiez devoir lui être
agréable et consolant. Vous êtes convaincu, me
dites-vous, que ce choix lui fera plaisir; cela
étant, je ne vois pas pourquoi vous balance-
riez. Mais vous n'avez pas le courage, ajoutez-
vous, de lui en parler de but en blanc dans
son état. Eh bien ! parlez-lui-en par forme de
consultation plutôt que de déclaration. Cette
déférence ne peut que lui plaire et la toucher;
et, dût-elle ne pas approuver votre choix, vous
n'en restez pas moins le maître de passer outre
sans la contrister, lorsque le ciel aura disposé
d'elle. Voilà tout ce que la raison et le tendre
intérêt que je prends à l'un et à l'autre me
prescrit de vous dire à ce sujet.
J'ai le cœur si plein de vous et de votre
cruelle situation, que je n'ai pas le courage de
vous parler de moi ; et tout ce que j'ai de bon
à vous en dire est que ma santé continue d'aller
assez bien. Faites parler mon cœur avec le vô-
tre auprès de votre bonne maman. Mille ami-
tiés au bon Jeannin. Nous vous embrassons,
madame Renou et moi, de tout notre cœur.
AU MEME
Ce 19 mai 4769.
J'apprends votre perte, mon cher hôte, et
je la sens bien ; mais ce n'est pas une perte ré-
cente à laquelle vous ne fussiez pas préparé.
Je ne voudrois, pour vous en consoler, que le
détail que vous me faites de l'état de la défunte.
Il y avoit long-temps qu'elle avoit cessé de vi-
vre, elle n'a fait que cesser de souffrir, et vous
de partager ses souffrances. Il n'y a pas là do
quoi s'affliger. Mais votre perte, pour être an-
cienne en quelque sorte, n'en est pas moins
réelle et pas moins irréparable; et voilà sur
quoi doivent tomber vos regrets : vous avez
774
CORRESPONDANCE.
A M. LE PRINCE DE CONTI.
BourgoiD, le 31 mai 1769.
Monseigneur,
Puisque votre altesse sérénissime n'approuve
pas que jo dispose de moi sans ses ordres, et
puisque je ne veux en rien lui déplaire, il faut
qu'elle daigne endurer les importunilés que ma
situation rend indispensables.
Je ne puis rester volontairement ici, ni choi-
sir mon habitation dans le lieu qu'il vous a plu,
monseigneur, de me désigner. Mes raisons ne
peuvent s'écrire. J'ai cent fois été tenté de par-
tir à tout risque pour porter à vos pieds les
éclaircissemens qu'il m'importe qui soient con-
nus de vous et de vous seul. Avant de céder à
cette tentation qui devient plus forte de jour
en jour, je crois devoir vous en instruire. Dai-
gnez l'approuver, et n'avoir pas plus d'égard
à mes périls que je n'en veux avoir moi-même,
parce qu'il n'est pas de la magnanimité de vo-
tre âme de vouloir ma sûreté aux dépens de
mon honneur.
Si je suis assez malheureux pour que votre
altesse sérénissime se refuse à cette audience,
je la supplie au moins d'approuver que je choi-
sisse moi-même, dans le royaume, le lieu de
mon habitation ; que je le choisisse en toute
liberté , sans être obligé d'indiquer ce lieu
d'avance , parce que je ne puis juger de celui
qui me conviendra qu'après en avoir fait
l'essai.
un véritable ami de moins, et un ami qui ne
se remplace pas. Puissiez- vous n'avoir jamais
plus à le pleurer dans la suite que vous ne le
pleurez aujourd'hui ! mais telle est la loi de la
nature, il faut baisser la tête et se résigner.
La nature qui se ranime me ranime aussi. Je
reprends des forces et j'herborise. Le pays où
je suis seroit très-agréable s'il avoit d'autres
habitans; j'avois semé quelques plantes dans
le jardin, on les a détruites. Cela m'a déter-
miné à n'avoir d'autre jardin que les prés et
les bois. Tant que j'aurai la force de m'y pro-
mener, je trouverai du plaisir à vivre; c'est un
plaisir que les hommes ne m'ôteront pas, parce
qu'il a sa source en-dedans de moi.
Si nul de ces deux partis n'obtient l'agrément
de votre altesse sérénissime, je le lui demande
au moins pour sortir du royaume à la faveur
d'un passe-port pareil au précédent que m'ac-
corda M. de Choiseiil, et dont je n'ai pu ni dû
faire usage.
Enfin, monseigneur, si vous n'approuvez
aucune de ces propositions, ou que vous ne
m'honoriez d'aucune réponse, je prends le ciel
à témoin de mon profond respect pour vos or-
dres et de l'ardent désir que j'ai de mériter
toujours vos bontés ; mais comme rien ne peut
me dispenser de ce que je me dois à moi-même,
dans l'extrémité où je suis, je disposerai de moi
comme mon cœur me l'inspirera.
Veuillez, monseigneur, agréer avec bonté
mon profond respect.
M. DU PEYROO.
imoq
Ce 12 juin 1769.
Recevez, mon cher hôte, mes félicitations et
celles de madame Renou, sur votre mariage;
nous faisons l'un et l'autre les vœux les plus
sincères pour que vous y trouviez et que vous
y rendiez à votre épouse ce rare et précieux
bonheur qui en fait un lien céleste et sans le-
quel il n'est qu'une chaîne de misère ; car il n'y
a point de milieu, elle nous a paru fort aimable
à l'un et à l'autre, et d'un fort bon caractère,
autant que nous en avons pu juger sur une
connoissance aussi superficielle. Nous appren-
drons avec joie que le jugement avantageux
que nous en avons porté est confirmé par votre
expérience. Vous avez, mon cher hôte, une
grande et belle tâche à remplir. La sienne est
plus grande et plus belle encore. Si elle la rem-
plit, comme le choix d'un homme sensé nous
le fait espérer, elle méritera l'estime et le res-
pect de toute la terre , et c'est un tribut que
nos cœurs lui paieront avec plaisir.
Le ressentiment de goutte dont vous parois-
sez menacé nous tient en peine sur l'état pré-
sent de votre santé. Donnez-m'en des nouvelles,
je vous prie. Ménagez-la, c'est un soin que
votre état rend très-nécessaire. Nous vous em-
brassons l'un et l'autre et vous prions de faire
agréer nos salutations à madame Du Peyrou.
ANNÉE 1769.
773
A MADAME LATOUR.
A Monqiiin, le 19Juin 1769.
('oimoUre mon cœur et lui lendro justice,
c'est en montrer un bien digne de son attache-
ment, il y a trois lignes dans votre dernière
lettre, chère Marianne, qui m'ont encore plus
touché que tout ce que vous m'avez écrit jus-
qu'ici. Vous comptez sur mes scntimens; vous
avez d'autant plus raison que vous m'avez ap-
pris à compter sur les vôtres, et que toute per-
soime dont je serai sûre d'être aimé, fût-elle
bien moins aimable que vous, aura toujours de
ma part plus que du retour. Je sens plus que
vous, croyez-moi, notre éloignement; mais
quand vous pourriez me venir voir ici , je n'y
consentirois pas; plus vous m'aimez, plus vous
seriez affligée. Nous étions amis sans nous être
jamais vus, nous le ierons, et, s'il le faut,
sans nous revoir. J'étois négligent à écrire ; à
présent que vous m'imitez un peu, je ne serai
pas plus exact ; mais dussé-je ne vous plus
voir et ne vous plus écrire, le besoin de vous
aimer et la douceur de le satisfaire feront
partie de mon être aussi long-temps qu'il sera
ce qu'il est.
A LA MÊME.
A Monquin, le 4 juillet \7Gi-
Rassurez-vous, chère Marianne, j'ai regret
aux inquiétudes que je vous ai données. J'ai
voulu mettre à l'épreuve votre sensibilité; le
succès a passé mon attente; je vous promets
de ne plus faire avec vous do pareils essais.
Adieu, belle Marianne; puissiez-vous ne voir
jamais autour de vous que bonheur et pro-
spérité! Quand on s'alïecte ainsi des peines
de ses amis, ou n'en doit avoir que d'heu-
reux.
A M. DU PEYROU.
A Nerers, le 21 juillet 1769.
Je n'aurois pas tardé si long-temps, mon
cher hôte, à vous remercier du livre de M. Hal-
ler, et à vous en accuser la réception, sans mon
départ un peu précipité, pour venir rendre mes
devoirs à mon ancien hôte de Trye, tandis qu'il
se trouvoii rapproché de moi. Après huit jours
de séjour en cette ville, je compte en repartir
demain pour Lyon, et do là pour Monquin, où
j'ai laissé madame Uenou, et où j'espère trou-
ver de vos nouvelles, n'en ayant pas eu depuis
votre mariage, au bonheur duquel vous ne
doutez pas, je m'en flatte , de l'iniérôt vif et
vrai que prend votre concitoyen. Je ne doute
pas que l'habitation de la campagne ne tire en
ce moment un nouveau charme de celle avec
qui vous la partagez, et que vous n'y repreniez
même le goût de l'herborisation, ne fût-ce que
pour lui offrir des guirlandes mieux assorties.
J'aurois bien voulu pouvoir y joindre de très-
jolies fleurs que j'ai trouvées sur ma route ; ce
beau pays, peu connu des botanistes, est abon-
dant en belles plantes, dont j'aurois enrichi
mon herbier si j'avois eu l'esprit de porter avec
moi un porte-feuille. Je ne puis vous parler en-
core du catalogue de M. Gagnebin , à qui j'en
fais, ainsi qu'à vous, bien des remercîmens,
non plus que du Ilaller, n'ayant fait que par-
courir bien rapidement l'un et l'astre. J ai déjà
dans mon herbier une grande partie des plan tes
que contient le premier; et quant à l'autre, je
le trouve imprimé avec une extrême négligence
et plein de fautes impardonnables, j'entends
fautes d'impression. Il ne laissera pas pour
cela de m 'être toujours précieux par lui-même
et par la main dont il me vient. Adieu , mon
cher hôte ; mes hommages , je vous supplie , à
votre chère épouse , et mes amitiés à M. Jean-
nin. Je vous embrasse de tout mon cœur.
AU MÊME.
Uooquin, le 12 août 1769.
De retour ici, mon cher hôte, de Nevers,
d'où je vous ai écrit une lettre qui , j'espère,
vous sera parvenue, j'y ai trouvé la vôtre du
9 juillet, où je vois et sens en la lisant les dou-
loureuses incisions que vous avez souffertes, et
qui ont abouti à vous tirer du tuf du bout des
doigts. Voilà, je l'avoue, une manière d'esca-
moter dont je n'avois pas l'idée. Comment peut-
on avoir du tuf dans le bout des doigts? Cela
me passe, et j'aimerois autant, pour la vrai-
semblance, l'histoire do cet homme qui vomis-
77G
CORRESPONDANCE.
soit des canifs et des écritoires. Mais enfin , là
où le vrai parle, la vraisemblance doit se taire,
^ et puisqu'il faut convenir qu'il peut y avoir du
tuf là où il s'en (rouve, je suis toujours fort
aise que vous soyez délivré de celui-là , et
que vos douleurs de goutte en soient sou-
lagées.
Vous voulez que je vous parle à mon tour de
ma santé : j'ai peu de chose à vous en dire.
Mon voyage m'a extrêmement fatigué par la
chaleur, la poussière, et la voiture ; m«is, che-
min faisant , j'ai vu des plantes nouvelles qui
m'ont amusé, et après quelques jours de repos
me voilà prêta repartir demain pour aller her-
boriser sur le mont Pila avec M. le gouverneur
de Bourgoin , et quelques autres messieurs à
qui je tâche de persuader qu'ils aiment la bo-
tanique, et qui en effet y ont fait quelques
progrès. Notre pèlerinage doit être de sept ou
huit jours, et toujours pédeslre, comme celui
que nous fîmes ensemble à Bionne. La pre-
mière journée d'ici à Vienne est trop forte pour
moi, qui d'ailleurs ne me sens pas extrême-
ment bien , et il faut que je compte beaucoup
sur le bien que me font ordinairement les voya-
ges pédestres, pour ne pas renoncer à celui-là.
Mais, après avoir mis la partie en train, la
rompre seroit à moi de mauvaise grâce, et
j'aime mieux courir quelques risques que pa-
roîire trop inconstant. Je compte à mon retour
trouver ici de vos nouvelles, et apprendre que
votre singulière opération vous a en effet déli-
vré d'une attaque de goutte, comme vous l'a-
vez espéré.
Votre Haller me fait toujours grand plaisir,
mais je le trouve toujours plus rempli de fautes
d'impression. La moitié des phrases de Linnœus
qu'il ci te sont estropiées, et un très-grand nom-
bre de chiffres des tables et citations sont faux,
de sorte qu'on ne sait presque où aller cher-
cher tout qu'il indique; j'ai vu peu de livres
aussi considérables imprimés si négligemment.
Le catalogue de M. Gagnebin est exact, net,
mais sans ordre , de sorte qu'on ne sait com-
ment y chercher la plante dont on a besoin.
Au reste, l'un et l'autre de ces deux ouvrages
peut donner des instructions utiles, dont je pro-
fite de mon mieux en pensant à vous. Quand
je serai revenu do Pila (si j'en reviens heureu-
sement) , je vous marquerai ce que j'y aurai
trouvé de plus ou de moins que dans le cata-
logue de M. Gagnebin.
A MADAME noUSSEAU f).
Monquio, ce samedi 12 août 1769.
Depuis vingt-six ans , ma chère amie , que
notre union dure, je n'ai cherché mon bon-
heur que dans le vôtre ; je ne me suis occupé
qu'à tâcher de vous rendre heureuse ; et vous
avez vu parce que j'ai fait en dernier lieu, sans
m'y être engagé jamais , que votre honneur et
votre bonheur ne m'étoient pas moins chers
l'un que l'autre. Je m'aperçois avec douleur
que le succès ne répond pas à mes soins, et
qu'ils ne vous sont pas aussi doux à recevoir
qu'il me l'est de vous les rendre. Je sais que les
sentimensde droiture etd'honneuravec lesquels
vous êtes née ne s'altéreront jamais en vous;
mais quant à ceux de tendresse et d'attache-
ment, qui jadis étoient réciproques, je sens
qu'ils n'existent plus que de mon côté. Ma chère
amie , non-seulement vous avez cessé de vous
plaire avec moi, mais il faut que vous preniez
beaucoup sur vous pour y rester quelques mo-
mens par complaisance. Vous êtes à votre aise
avec tout le monde hors avec moi ; tous ceux
qui vous entourent sont dans vos secrets ex-
cepté moi, et votre seul véritable ami est le seul
exclu de votre confidence. Je ne vous parle point
de beaucoup d'autres choses. Il faut prendre
nos amis avec leursdéfauts, et je dois vous pas-
ser les vôtres comme vous me passez les miens.
Si vous étiez heureuse avec moi, je serois con-
tent; mais je vois clairement que vous ne l'êtes
pas, et voilà ce qui me déchire. Si je pouvois
faire mieux pour y contribuer je le ferois et je
me tairois ; mais cela n'est pas possible. Je n'ai
rien omis de ce que j'ai cru pouvoir contribuer
à votre félicité; je ne saurois faire davantage,
quelque ardent désir que j'en aie. En nous unis-
sant, j'ai fait mes conditions ; vous y avez con-
senti , je les ai remplies. Il n'y avoit qu'un
tendre attachement de votre part qui pût m'en-
gager à les passer et à n'écouter que notre
(*) Voyez sur cette lettre, publiée pour la première fois dans
le recueil donné par Du Peyrou en 1790, et du vivant même
de celle à qui elle est adressée, l'AppeudiGe aux Confessions,
tome I'. page 357. G. r.
ANNÉE 1769.
777
amour au péril de ma vie cl de ma santé. Con-
venez, ma chère amie, que vous éloigner de
moi n'est pas le moyen de me rapprocher de
vous : c'étoit pourtant mon intention, je vous
le jure; mais votre refroidissement m'a re-
tenu, et des agaceries ne suffisent pas pour
m'atlirer lorsque le cœur me repousse. En ce
moment même où je vous écris, navré de dé-
tresse et d'affliction, je n'ai pas de désir plus
vif et plus vrai que celui de finir mes jours avec
vous dans l'union la plus parfaite, et de n'avoir
plus qu'un lit lorsque nous n'aurons plus qu'une
âme.
Rien ne plaît, rien n'agrée de la part de quel-
qu'un qu'on n'aime pas. Voilà pourquoi, de
quelque façon que je m'y prenne, tous mes
soins, tous mes efforts auprès de vous sont in-
suffisans. Le cœur, ma chère amie, ne se com-
mande pas, et ce mal est sans remède. Cepen-
dant, quelque passion que j'aie de vous voir
heureuse à quelque prix que ce soit, je n'aurois
jamais songé à m'éloigner de vous pour cela, si
vous n'eussiez été la première à m'en faire la
proposition. Je sais bien qu'il ne faut pas don-
ner trop de poids à ce qui se dit dans la chaleur
d'une querelle; mais vous êtes revenue Irop
souvent sur cette idée pour qu'elle n'ait pas fait
sur vous quelque impression. Vous connoissoz
mon sort, il est (el qu'on n'oseroit pas mémo le
décrire, parce qu'on n'y sauroit ajouter foi. Je
n'avois, chère amie, qu'une seule consolation,
mais bien douce, c'étoit d'épancher mon cœur
dans le tien ; quand j'avois parlé de mes peines
avec toi elles éioient soulagées; et, quand tu
m'avois plaint, je ne me trouvois plus à plain-
dre. Il est sûr que, ne trouvant plus que des
cœurs fermés ou faux, toute ma ressource,
toute ma confiance est en toi seule; le mien ne
peut vivre sans s'épancher, et ne peut s'épan-
cher qu'avec toi. Il est sûr que, si tu me man-
ques et que je sois réduit à vivre absolument
seul, cela m'est impossible, et je suis un homme
mort. Mais je mourrois cent fois plus cruelle-
ment encore, si nous continuions de vivre en-
semble en mésintelligence, cl que la confiance
et l'amitié s éteignissent entre nous. Ah, mon
enfant I à Dieu ne plaise que je sois réservé à
ce comble de misère! Il vaut mieux cent fois
cesser de se voir, s'aimer encore, et se regret-
lîr quelquefois. Quelque sacrifice qu'il faille
de ma part pour te rendre heureuse, sois-lo
à quelque prix que ce soit, et je suis content.
Je te conjure donc, ma chère femme, de bien
rentrer en toi-même, de bien sonder ton cœur,
et de bien examiner s'il ne seroit pas mieux
pour l'un et pour l'autre que tu suivisses ton
projet de te mettre en pension dans une com-
munauté pour t'é[)argner les désagrémens de
mon humeur, et à moi ceux de ta froideur ; car,
dans l'état présent des choses, il est impossible
que nous trouvions notre bonheur l'un avec
l'autre : je ne puis rien changer en moi, et
j'ai peur que tu ne puisses rien changer en toi
non plus. Je te laisse parfaitement libre de
choisir ton asile et d'en changer sitôt que cela
te conviendra. Tu n'y manqueras de rien, j'au-
rai soin de loi plus que de moi-même; et sitôt
que nos cœurs nous feront mieux sentir com-
bien nous étions nés l'un pour l'autre, et lo
vrai besoin de nous réunir, nous le ferons pour
vivre en paix el nous rendre heureux mutuel-
lement jusqu'au tombeau. Je n'endurerois pas
l'idé'i d'une séparation éternelle ; je n'en veux
qu'une qui nous serve à tous deux de leçon ;
je ne l'exige point même, je ne l'impose point;
je crains seulement qu'elle ne soit devenue né-
cessaire. Je t'en laisse le juge et je m'en rap-
portée ta décision. I>a seule chose que j'exige,
si nous en venons là, c'est que le parti que tu
jugeras à propos de prendre se prenne de con-
cert entre nous : je te promets de me prêter
là-dessus en tout à ta volonté, autant qu'elle
sera raisonnable et juste, sans humeur de ma
part et sans chicane. Mais quant au parti que tu
voulois prendre dans ta colère de me quitter et
de t'éclipser sans que je m'en mêlasse et sans
que je susse même où tu voudrois aller, je n'y
consentirai de ma vie, parce qu'il seroit hon-
teux el déshonorant pour l'un et pour l'autre,
et contraire à tous nos engagemens.
Je vous laisse le temps do bien peser toutes
choses. Réfléchissez pendant mon absence au
sujet de cette lettre. Pensez à ce que vous vous
devez, à ce que vous me devez, à ce que
nous sommes depuis long-temps l'un à l'autre,
et à ce que nous devons être jusqu'à la fin de
nos jours, dont la plus grande et la plus belle
partie est passée, et dont il ne nous reste que ce
qu'il faut pour couronner une vie infortunée,
mais innocente, honnête et vertueuse, par une
778
CORRESPONDANCE.
fin qui l'honore et nous assure un bonheur du-
rable. Nous avons des fautes à pleurer et à ex-
pier ; mais, grâces au ciel , nous n'avons à nous
reprocher ni noirceurs ni crimes : n'effaçons
pas par l'imprudence de nos derniers jours la
douceur et la pureté de ceux que nous avons
passés ensemble.
Je ne vais pas faire un voyage bien long ni
bien périlleux ; cependant la nature dispose de
nous au moment que nous y pensons le moins.
Vous connoissez trop mes vrais sentimens pour
craindre qu'à quelque degré que mes malheurs
puissent aller, je sois homme à disposer jamais
de ma vie avant le temps que la nature ou les
hommes auront marqué. Si quelque accident
doit terminer ma carrière, soyez bien sûre,
quoi qu'on puisse dire, que ma volonté n'y aura
pas eu la moindre part. J'espère me retrouver
en bonne sanié dans vos bras, d'ici à quinze
jours au plus tard ; mais s'il en étoit autrement,
et que notis n'eussions pas le bonheur de nous
revoir, souvenez-vous en pareil cas do l'homme
dont vous êtes la veuve, et d'honorer sa mé-
moire en vous honorant. Tirez-vous d'ici le
plus tôt que vous pourrez. Qu'aucun moine ne
se mêle de vous ni de vos affaires en quelque
façon que ce soit. Je ne vous dis point ceci par
jalousie, et je suis bien convaincu qu'ils n'en
veulenlpointàvotrepersonne; mais, n'importe,
profitez de cet avis, ou soyez sûre de n'attirer
que déshonneur et calamité sur le reste de
votre vié7 Adressez-vous à M. de Saint-Germain
pour sortir d'ici; tâchez d'endurer l'air mépri-
sant de sa femme par la certitude que vous ne
l'avez pas mérité. Cherchez à Paris, à Orléans
ou à Blois, une communauté qui vous con-
vienne, et tâchez d'y vivre, plutôt que seule
dans une chambre. Ne comptez sur aucun ami ;
vous n'en avez point ni moi non plus, soyez-en
sûre; mais comptez sur les honnêtes gens, et
soyez sûre que la bonté de cœur et l'équité
d'un honnête homme vaut cent fois mieux que
l'amitié d'un coquin. C'est à ce titre d'honnête
hommequevouspouvez donner votre confiance
au seul homme de lettres que vous savez que je
liens pour tel (*). Ce n'est pas un ami chaud,
mais c'est un homme droit qui ne vous trom-
pera pas, et qui n'insultera pas ma mémoire,
(•) Duclos, mort en 1772.
G. P.
parce qu'il m'a bien connu et qu il est juste;
mais il ne se compromettra pas, et je ne désire
pas qu'il se compromette. Laissez tranquille-
ment exécuter les complots faits contre votre
mari; ne vous tourmentez point à justifier sa
mémoire outragée; contentez-vous de rendre
honneur à la vérité dans l'occasion, et laissez
la Providence et le temps faire leur œuvre;
cette œuvre se fera tôt ou tard. Ne vous rap-
prochez plus des grands; n'acceptez aucune de
leurs offres, encore moins de celles des gens
de lettres. J'exclus nommément toutes les fem-
mes qui se sont dites mes amies. J'excepte ma-
dame Dupin et madame de Chenonceaux; l'une
et l'autre sont sûres à mon égard et incapables
de trahison. Parlez-leur quelquefois de mes
sentimens pour elles; ils vous sont connus.
Vous aurez assez de quoi vivre indépendante
avec les secours que M. Du Pcyrou a dessein de
vous donner, et qu'il vous doit puisqu'il en a
reçu l'argent. Si vous aimez mieux vivre seule
chez vous que chez des religieuses, vous le pou-
vez; mais ne vous laissez pas subjuguer, ne
vous livrez pas^à vos voisines, et ne vous fiez
pas aux gens avant de les connoître. Je finis ma
leitresi à la hâte que je ne sais plus ce que je dis.
Adieu, chère amie de mon cœur ; à vous revoir;
et, si nous ne nous revoyons pas, souvenez-
vous toujours du seul ami véritable que vous
ayez eu et que vous aurez jamais. Je ne me si-
gnerai pas Renou, puisque ce nom fut fatal à
votre tendresse; mais, pour ce moment, j'en
veux reprendre un que votre cœur ne sauroit
oublier.
J. J. Rousseau.
A M. LàLUUD.
Monquiii, 27 août «769.
Un voyage de botanique, monsieur, que j'ai
fait au mont Pila presque en arrivant ici, m'a
privé du plaisir de vous répondre aussitôt que
je l'aurois dû. Ce voyage a été désastreux, tou-
jours de la pluie ; j'ai trouvé peu de plantes, et
j'ai perdu mon chien, blessé par un autre et
fugitif . je le croyois mort dans les bois de sa
blessure, quand à mon retour je l'ai trouvé ici
bien portant, sans que je puisse imaginer com-
ment il a pu faire douze lieues et repasser le
ANNÉE 1769.
770
Rhône dans l'éial où il éloit. Vous avez, mon-
sieur, la douceur do revoir vos pénales el de
vivre au milieu do vos amis. Je prendrois pari
à ce bonheur en vous en voyant jouir, mais je
doute que le ciel me destine à ce partage. J'ai
trouvé madame Renou en assez bonne santé :
elle vous remercie de votre souvenir, et vous
salue de tout son cœur. J'en fais de même, étant
forcé d'être bref à cause du soin que deman-
dent quelques plantes que j'ai rapportées, et
quelques graines que je desiinois à madame de
Portiand, le tout étant arrivé ici à demi pourri
par la pluie. Je voudrois du moins en sauver
quelque chose pour n'avoir pas perdu tout-à-
fait mon voyage, et la peine que j'ai prise à les
recueillir. Adieu, mon cher AI. Laliaud ; con-
servez-vous, et vivez content.
A H. MOULTOU.
Monquin, le 8 septembre 1769.
Sans une foulure à la main , cher Moultou,
qui me fait souffrir depuis plusieurs jours, je
me livrerois à mon aise au plaisir de causer avec
vous; mais je ne désespère pas d'en trouver
une occasion plus commode : en attendant, re-
cevez mon remercîment de votre bon souvenir,
el de celui de madame Moultou, dont je me
consolerai difficilement d'avoir été si près sans
la voir. Je veux croire qu'elle a quelque part
au plaisir que vous m'avez fait de m'amener
votre fils, et cela m'a rendu plus touchante la
vue de cet aimable enfant. Je suis fort aise qu'il
soit un peu jaloux, dans ce qu'il fait , de mon
approbation : il lui est toujours aisé de s'en as-
surer par la vôtre ; car sur ce point, comme sur
beaucoup d'autres, nous ne saurions penser
différemment vous elmoi.
Je ne suis pointsurprisdeceque vousme mar-
quez des dispositionssecrètes des gens qui vous
entourent : il y a long-iempsqu'ils ont changé le
patriotisme en égoïsine,et l'amour prétendu du
bien public n'est plus dans leurs cœurs que la
haine des partis. Garantissez le vôlre, ô cher
Moultou, de ce sentiment pénible qui donne
toujours plus de tourment que de jouissance,
et qui, lors même qu'il l'assouvit, venge dans
le cœur de celui qui l'éprouve le mal qu'il fait
à son ennemi. Paradis aux bicnfaisans, disoit
sans cesse le bon abbé de Sainl-Pierrc, voilà
un paradis que les méchans ne peuvent ôter à
personne, et qu'ils se donneroient, s'ils en con-
noissoient le prix.
Adieu, cher Moultou, je vous embrasse.
A H. DU PEYROU.
UoDquin, le 16 septembre 1769.
Je n'aurois pas attendu, mon cher hôte,
votre lettre du 5 septembre pour répondre à
celle du 6 août, si à mon retour du mont Pila
je ne me fusse foulé la main droite par une
chute qui m'en a pendant quelque temps gêné
l'usage. Je suis bien charmé de n'apprendre
votreaccès de gouitequ'à votre convalescence;
c'est une grande consolation, quand on souffre,
d'attendre ensuite de longs intervalles, durant,
lesquels on ne souffrira plus ; et je ne suis pas
surpris que les tendres soins de votre aimable
Henriette fassent une assez grande diversion à
vos souffrances pour vous les laisser beaucoup
moins sentir. Vous devez vous trouver trop
heureux de gagner à son service des accès de
goutte dans lesquels vous êtes servi par ses
mains. Vous êtes assurément bien faits, l'un
pour donner, l'autre pour sentir tout le prix
des soins du plus pur zèle et de la plus tendre
amitié; mais cependant, aux charmes près
qu'elle seule y peut ajouter, des soins de celte
espèce ne doivent pas être absolument nou-
veaux pour vous. Je suis plus que flatté, je suis
touchéqu'ellesesouvienneavecplaisirde notre
ancienne connoissance. J'aurois été trop heu-
reux de pouvoir la cultiver : mais les attache-
mens fondés sur l'estime, tels que celui que
j'ai conçu pour elle, n'ont pas besoin de l'ha-
bitude de se voir pour s'entretenir et se ren-
forcer. Fùt-elle beaucoup moins aimable, les
respectables devoirs qu'elle remplit si bien près
de vous la rendent trop estimable à tout le
monde pour ne la pas rendre chère aux hon-
nêtes gens, ei surtout à vos amis. A l'égard des
échecs, malgré tout ce que vous me dites de
son habileté, vousme permettrezde douter que
ce soit le jeu au quel elle joue le mieux ; et, si
jamaisj'ai le plaisir de faire une partie avec elle,
je lui dirai, et de bien bon cœur, ce que je di-
780
CORRESPONDANCE.
sois jadis à un grand prince (*) : « Je vous ho-
» iiore trop pour ne pas gagner toujours. »
Vous aviez grande raison , mon cher hôte,
d'attendre la relation de mon herborisation de
Pila, car parmi les plaisirsde la faire,jecomptois
pour beaucoup celui de vous la décrire; mais
les premiers ayant manqué, me laissent peu de
quoi fournira l'autre. Je partis à pied avec trois
messieurs, dont un médecin, qui faisoieni sem-
blant d'aimer la botanique, et qui, désirant
me cajoler, je ne sais pourquoi, s'imaginèrent
qu'il n'y avoit rien de mieux pour cela que de
me faire bien des façons : jugez comment cela
s'assortit, non-seulement avec mon humeur,
mais avec l'aisance et la gaîté des voyages pé-
destres. Ils m'ont trouvé très-maussade; je le
crois bien : ils ne disent pas que c'est eux qui
m'ont rendu tel. 11 me semble que, malgré la
pluie, nous n'étions point maussades à Brot ni
les uns ni les autres ; premier article. Le se-
cond est que nous avons eu mauvais temps pres-
que durant toute la route, ce qui n'amuse pas
quand on ne veut qu'herboriser, et que, faute
d'une certaine intimité, l'on n'a que cela pour
point de ralliement et pour ressource. Le troi-
sième est que nous avons trouvé sur la mon-
tagne un très-mauvais gîte; pour lit, du foin
ressuant et tout mouillé, hors un seul matelas
rembourré de puces, dont, comme étant le
Sancho de la troupe, j'ai été pompeusement
gratifié. Le quatrième, des accidens de toute
espèce : un de nos messieurs a été mordu d'un
chien sur la montagne; Sultan a été demi-mas-
sacré par un autre chien : il a disparu; je l'ai cru
mort de ses blessures ou mangé du loup; et,
ce qui me confond , est qu'à mon retour ici je
l'ai trouvé tranquille et parfaitement guéri,
sans que je puisse imaginer comment, dans
l'état où il étoit, il a pu faire douze grandes
lieues et surtout repasser le Rhône, qui n'est
pas un petit ruisseau, comme disoit du Rhin
M.deChazeron.Lecinquièmearticle,et lepire,
est que nous n'avons presque rien trouvé, étant
allés trop tard pour les fleurs, trop tôt pour
les graines, et n'ayant eu nul guide pour trou-
ver les bons endroits; ajoutez que la montagne
est fort triste, inculte, déserte et n'a rien de l'ad-
mirable variété des montagnesde Suisse. Si vous
n'étiezpasredevenuunprofane,je vous fcrois ici
(*) Le prince de Çouti.
rénumération denotremaigrecollection;jevou8
parleroisdumewwî, de l'oreille d'ours, du do-
ronic, de la bi&torte,A\x napel, du thymelœa, etc.
iMais j'espère que quand M. d'Escherny, qui a
appris la botanique en trois jours, sera près de
vous, il vous expliquera tout cela. Parmi toutes
cesplantes alpines très-communes, j'en ai trouvé
trois plus curieuses qui m'ont fait grand plaisir :
luneest Vonagra [œnothera biennis, Linn.), que
j'ai trouvée au bord du Rhône, et que j'avois
déjà trouvée à mon voyage de Nevers au bord
de la Loire ; la seconde est le laiteron bleu des
Alpes {sonchus alpinus), qui m'a fait d'autant
plus de plaisir que j'ai eu peine à le déterminer,
m'obstinant à le prendre pour une laitue; la
troisième est le lichen islandicus, que j'ai d'a-
bord reconnu aux poils courts qui bordent ses
feuilles. Je vous ennuie avec mon pédant étala-
ge : mais si votre Henriette prenoit du goût pour
les plantes, comme mon foin se transforme-
roit bien vite en fleurs! 11 faudroit bien alors,
malgré vous et vos dents^ que vous devinssiez
botaniste.
> M. L. c. D. L.
MonquiD, le 10 octobre 1769.
Me voici , monsieur, en vous répondant,
dans une situation bien bizarre , sachant bien
à qui, mais non pas à quoi : non que tout ce
que vous écrivez ne mérite bien qu'on s'en sou-
vienne ; mais parce que je ne me souviens plus
de rien. J'avois mis à part votre lettre pour y
répondre, et, après avoir vingt fois renversé ma
chambre et tous les fatras qui la remplissent,
je n'ai pu parvenir à retrouver cette lettre :
toutefois je n'en veux pas avoir le démenti, ni
que mon étourderie me prive du plaisir de
vous écrire. Ce ne sera pas, si vous voulez, une
réponse; ce sera un bavardage de rencontre,
pour avoir, aux dépens de votre patience, l'a-
vantage de causer un moment avec vous.
Vous me parliez, monsieur, du nouveau-né,
dont je vous fais mes bien cordiales félicita-
tions ; voilà vos pertes réparées ; que vous êtes
heureux de voir les plaisirs paternels se mul-
tiplier autour de vous 1 Je vous le dis, et bien
du fond de mon cœur, quiconque a le bonheur
de pouvoir remplir des soins si chers trouve
chez lui des plaisirs plus vrais que tous ceux du
ANNÉE 1769.
781
monrie, cl les plus douces consolations dans
l'adversité. Heureux qui peul élever ses enfans
sous ses yeux I Je plains un père de famille
obli{ïé d'aller chercher au loin la fortune;
car pour le vrai bonheur de la vie, il en a la
source auprès de lui.
Vous me parliez du logement auquel vous
aviez eu la bonté de son{;er pour moi. Vous
avez bien , monsieur, tout ce qu il faut pour
ne pas me laisser renoncer sans regret à I es-
poir d'être votre voisin : et pourquoi y renon-
cer? qu'est-ce qui empôcheroit que, dans une
saison plus douce, je n'allasse vous voir, et
voir avec vous les habitations qui pourroient
me convenir? S il s'en trouvoit une assez voi-
sine de la vôtre pour me procurer l'agrément
de votre société, il y auroit là de quoi racheter
bien des inconvéniens, et, pourvu que je trou-
vasse à peu près le plus nécessaire, de quoi
me consoler de navoir pas ce qui le seroii
moins.
Vous me parliez de littérature, et précisé-
ment cet article, le plus plein de choses et le
plus digne d'être retenu, est celui que j'ai tota-
lement oublié. Ce sujet qui ne me rappelle que
des idées tristes, et que l'instinct éloigne de ma
mémoire, a fait tort à l'esprit avec lequel vous
l'avez traité : je me suis souvenu seulement
que vous étiez très-aimable, même en traitant
un sujet que je n'aimois plus.
Vous me parliez de botanique et d'herbori-
sations. C'est un objet sur lequel il me reste un
peu plus de mémoire ; encore ai-je grand'peur
que bientôt elle ne s'en aille de même avec le
goût de la chose, et qu'on ne parvienne à me
rendre désagréable jusqu'à cet innocent amu-
sement. Quelque ignorant que je sois en bota-
nique, je ne le suis pas au point d'aller, comme
on vous l'a dit, chercher en Europe une plante
qui empoisonne par son odeur; et je pense, au
contraire, qu'il y a beaucoup à rabattre des
qualités prodigieuses, tant en bien qu'en mal,
que l'ignorance, la charlatanerie, la crédulité,
et quelquefois la méchanceté prêtent aux plan-
tes, et qui, bien examinées, se réduisent pour
l'ordinaire à très-peu de chose, souvent tout à-
fait à rien. J'allois à Pila faire avec trois mes-
sieurs, qui faisoient semblant d'aimer la bota-
nique, une herborisation dont le principal objet
étoit un commencement d'herbier pour l'un
des trois, à qui j'avois lAché d'inspirer le goût
de cette douce et aimable étude. Tout en mar-
chant, M. le médecin M*** m'a[)pela pour me
montrer, disoit-il, une très-belle ancolie. Com-
ment , monsieur, une ancolie 1 lui dis-je en
voyant sa plante; c est le napel. Là-dessus je
leur racontai les fables que le peuple débite en
Suisse sur le napel ; et j'avoue qu'en avançant et
nous trouvant comme ensevelis dans une forêt
de napels, je crus un moment sentir un peu
de mal de tête, dont je reconnus la chimère
et ris avec ces messieurs presque au même
instant.
Mais au lieu d'une plante à laquelle je n'a-
vois pas songé, j'ai vraiment et vainement
cherché à Pila une fontaine glaçante qui tuoit,
à ce qu'on nous dit , quiconque en buvoit. Je
déclarai que j'en voulois faire l'essai sur moi-
même, non pas pour me tuer, je vous jure,
mais pour désabuser ces pauvres gens sur la
foi de ceux qui se plaisentàcalomnier la nature,
craignant jusqu'au lait de leur mère, oi no
voyant partout que les périls et la mort. J'au-
rois bu de l'eau de cette fontaine comme
M. Storck a mangé du napel. Mais au lieu de
cette fontaine homicide qui ne s'est point trou-
vée, nous trouvâmes une fontaine très-boime,
très-fraîche, dont nous bûmes tous avec grand
plaisir, et qui ne tua personne.
Au reste, mes voyages pédestres ayant été
jusqu'ici tous très-gais, faits avec des cama-
rades d'aussi bonne humeur que moi, j'avois
espéré que ce seroit ici la même chose. Je vou-
lus d'abord bannir toutes les petites laçons de
ville : pour mettre en train ces messieurs, je
leur dis des canons : je voulus leur en appren-
dre ; je m'imaginois que nous allions chanter,
criailler, folâtrer toute la journée; je leur fis
même une chanson (l'air s'entend ) que je no-
tai , tout en marchant par la pluie , avec des
chiffres de mon invention. Mais quand ma
chanson fut faite il n'en fut plus question, ni
d'aniusemens , ni de gaîté , ni de familiarité ;
voulant être badin tout seul, jo ne me trouvai
que grossier; toujouis le grand cérémonial, et
toujours monsieur don Japhet : à la fin je me
le tins pour dit; et, m'amusant avec mes plan-
tes, je laissai ces messieurs s'amuser à me faire
des façons. Je ne sais pas trop si mes longues
rabâcherios vous amusent : je sais seulement
78-2
CORRESPONDANCE.
que si je les prolongeois encore, elles vous en-
iiuieroient cerlainement à la fin. Voilà, mon-
sieur, Ihistoirc exacte de ce tant célèbre pèle-
rinage , qui court déjà les quatre coins de la
France, et qui remplira bientôt l'Europe en-
tière de son risible fracas. Je vous salue, mon-
sieur, et vous embrasse de tout mon cœur.
A M/^DAME B.
Monquin, le 28 octobre 1769.
Si je n'avois été garde-malade , madame,
et si je ne l'étois encore, j'aurois été moins
lent, et je serois moins bref à vous remercier
du plaisir que m'a fait votre lettre, et du désir
que j'ai do mériter et cultiver la correspon-
dance que vous daignez m'offrir. Voire carac-
tère aimable et vos bons seniimens m'étoient.
déjà assez connus pour me donner du regret
de n'avoir pu leur rendre mon hommage en
personne lorsque je fus un instant votre voisin.
Maintenant vous m'offrez, madame, dans la
douceur de m'entretenir quelquefois avec vous,
un dédommagement dont je sens déjà le prix,
mais qui ne peut pourtant, qu'à l'aide d'une
imagination qui vous cherche , suppléer au
charme de voir animer vos yeux et vos traits
par ces sentimens vivifians et honnêtes dont
votre cœur me paroît pénétré. Ne craignez
point que le mien repousse la confiance dont
vous voulez bien m'honorer, et dont je ne suis
pas indigne.
Adieu , madame; soyez sûre, je vous sup-
plie, que mon cœur répond très-bien au vô-
tre, et que c'est pour cela que ma plume n'a-
joute rien.
A M. DE SAINT-GERMAIN
A Monquin, le mardi 31 octobre 1769.
Il me reste, monsieur, un seul plaisir dans
la vie , et qui m'est aussi doux que rare , celui
de voir la face d'un hormêie homme. Jugez de
l'empressement avec lequel vous serez reçu
quand vous voudrez bien faire l'obligeante
course que vous me promettez. Les cadeaux
que veut me faire M ont l'air d'une plaisan-
terie. Je vous prie de vouloir lui faire bien des
salutations de ma part , quand vous lui écri-
rez.
Permettez, monsieur, que j'assure ici ma-
dame de Saint-Germain de mon respect ; que
je vous salue et vous embrasse de tout mon
cœur.
A M. DU PEYROU.
Uonquin, le f S novembre 1769.
Vous voilà , mon cher hôte , grâce à la re-
chute dont vous êtes délivré , dans un de ces
intervalles heureux durant lesquels, n'entre-
voyant que de loin le retour des atteintes de
goutte, vous pouvez jouir de la santé, et même
la prolonger; et je suis bien sijr que le plus
doux emploi que vous en pourrez faire sera de
rendre la vie heureuse à cette aimable Hen-
riette qui verse tant de douceurs et de consola-
tions dans la vôtre. Les détails que vous me
faites de la manière dont vous cultivez le fonds
de sentimens et de raison que vous avez trouvé
en elle , me font juger de l'agrément que vous
devez trouver dans une occupation si chérie,
et me font désirer bien des fois dans la journée
d'avoir la douceur d'en être le témoin : mais
appelé par de grands et tristes devoirs à des
soins plus nécessaires, je ne vois aucune appa-
rence à me flatter de finir mes jours auprès de
vous. J'en sens le désir, je l'exécuterois même
s'il ne tenoit qu'à ma volonté : la chose n'est
peut-être pas absolument impossible ; mais je
suis si accoutumé de voir tous mes vœux écon-
duits en toute chose, que j'ai tout-à-fait cessé
d'en faire, et me borne à tâcher de supporter
le reste de mon sort en homme, tel qu'il plaise
au ciel de me l'envoyer.
Ne parlons plus de botanique, mon cher
hôte; quoique la passion que j'avois pour elle
n'ait fait qu'augmenter jusqu'ici, quoique cette
innocente et aimable distraction me fût bien
nécessaire dans mon état, je la quitte, il le faut;
n'en parlons plus. Depuis que j'ai commencé
de m'en occuper j'ai fait une assez considérable
collection de livres de botanique, parmi les-
quels il y en a de rares et de recherchés par les
botanophiles, qui peuvent donner quelque prix
à cette collection. Outre cela , j'ai fait sur la
plupart de ces livres un grand travail par rap-
ANNÉE 1769.
tm
port à la synonymie, en ajoutant à la plupart
des descriptions et des figures le nom de Mn-
naBus. Il faut s'être essayé sur ces sortes de con-
cordances pour comprendre la peine qu'elles
coûtent, et combien celle que j'ai prise peut m
éviter à ceux à qui passeront ces mêmes livres,
s'ils en veultnl faire usafje. Je cherche à me dé
faire de celte collection qui me devient inutile
et difficile à transporter. Je voudrois qu'elle pût
vous convenir; et je ne désespère pas, quand
vous aurez un jardin de plantes, que vous ne
repreniez le goût de la botanique qui selon
moi , vous seroit très-avantageux. En ce cas,
vous auriez une collection toute faite, qui pour-
roit vous suffire, et que vous formeriez difà-
cilement aussi complète en détail ; ainsi j'ai cru
devoir vous la proposer avant que d'en parlera
personne ; j'en fais faire le catalogue ; voulez-
vous que je vous le fasse passer?
Je ne suis point surpris dos soins, des lon-
gueurs, des frais inattendus, des embarras de
toute espèce que vous cause votre bâtiment :
vous avez dû vous y attendre, et vous pouvez
. vous rappelerce que je vous ai écrit et dit à ce
^ sujet quand vous en avez formé l'entreprise.
Cependant vous devez être à la fin de la grosse
besogne, et ce qui vous reste à faire n'est qu'un
amusement en comparaison de ce qui est fait :
à moins pourtant que vous ne donniez dans la
manie de défaire et refaire; car, en ce cas,
vous en avez pour la vie, et vous ne jouirez ja-
mais. Refusez-vous totalement à cette tentation
dangereuse, ou je vous prédis que vous vous
en trouverez très-mal.
A M. LALIAUD.
Uonquin, le 30 novembre 17C9.
J'apprends avec plaisir, monsieur, que vous
jouissez, en bonne santé et avec agrément, du
I beau climat que vous habitez, et que vous êtes
* content à la fois de votre séjour et de votre ré-
colte. Vous avez deviné bien juste que, tandis
que l'ardeur du soleil vous forçoit encore quel-
quefois à chercher rombre,j'étois réduit à gar-
der mes tisons ; et nous avions eu déjà de for-
tes gelées et des neiges durables long-temps
avant la réception de votre lettre. Cela, mon-
sieur, me chagrine en une chose, c'est de ne
pouvoir plus, pour cette année, exécuter votre
petite commission des rosiers à feuilles odo-
rantes, puisque ayant depuis long-temps perdu
toutes leurs feuilles, ils seroient à présent im-
possibles àdistiiiguer,e'tdifficiles mômeà trou-
ver. Je suis donc forcé de remettre cotte re-
cherche à l'année prochaine ; et je vous assure
que vous me fournissez l'occasion d'une petite
herborisation très-agréable, en songeant que je
la fais pour votre jardin.
Je vous dois et vous fais, monsieur, bien des
remercîmensdes lauriersquo vousavoz la bonne
intention de m'envoyer pour mon herbier,
quoique je ne me rappelle point du tout qu'il
en ait été question entre nous : ils ne Ui^soront
pas de trouver leur place, et de me rappeler
votre obligeant souvenir aussi long-temps que
je resterai possesseur de mon herbier; car il
pourroit dans peu changer de maître, ainsi que
mes livres de plantes, dont je cherche à me dé-
faire, étant sur le point de quitter totalement
la botanique.
J'aî fait votre commission auprès de madame
Delessert, et je ne doute pas que dans sa
première lettre, elle ne me charge de ses re-
mercîmens et salutations pour vous : elle a eu
la bonté de me pourvoir d'une bonne épinette
pour cet hiver; cet instrument me fait plaisir en-
core, et me donne quelques momens d'amuse-
ment; mais il ne me fournit plus de nouvelles
idées de musique et je me suis vainement ef-
forcé d'en jeter quelques-unes sur le papier;
rien n'est venu , et je sens qu'il faut renoncer
désormais à la composition comme à tout le
reste : cela n'est pas surprenant.
Bonjour, monsieur ; le beau soleil qu'il fait
ici dans ce moment me fait imaginer des pro-
menades délicieuses en cette saison, dans le
pays où vous êtes ; et, si j'y étois aussi , j'ai-
merois bien à les faire avec vous.
Bonjour derechef; portez-vous bien , amu-
sez-vous, et donnez-moi quelquefois de vos
nouvelles.
A MADAME B.
Moiiqiiin, le 7 déceiubre 4769. i
Je présume, madame, que vous voilà hea-
reusement arrivée à Paris, et peut-être déjà
784
CORRESPONDANCE.
dans le tourbillon de ces plaisirs bruyans dont
vous pressentiez le vide, en vous proposant de
les chercher. Je ne crains pas que vous les
trouviez, à l'épreuve, plus subslauliels pour
un cœur tel que le vôtre me paroît être, que
vous ne les avez estimés; mais il pourroit ré-
sulter de leur habitude une chose bien cruelle,
c'est qu'ils devinssent pour vous des besoiiis,
sans être des alimens; et vous voyez dans quel
état cruel cela jelte quand on est forcé de cher-
cher son existence là où l'on sent bien qu'on ne
trouvera jamais le bonheur. Pour prévenir un
pareil malheur, quand on est dans le train d'en
courir le risque, je ne vois guère qu'une chose
à faire, c'est de veiller sévèrement sur soi-
même, et de rompre cette habitude, ou du
moins de l'interrompre avant de s'en laisser
subjuguer. I>e mal est que, dans ce cas comme
dans un autre plus grave, on ne commence
guère à craindre le joug que quand on le porte,
et qu'il n'est plus temps de le secouer; mais
j'avoue aussi que quiconque a pu faire cet acte
de vigueur dans le cas le plus difficile, peut
bien compter sur soi-même aussi dans l'autre;
il suffit de prévoir qu'on en aura besoin. La
conclusion de ma morale sera donc moins au-
stère que le début. Je ne blâme assurément pas
que vous vous livriez, avec la modération que
vous y voulez mettre, aux amusemens du grand
monde où vous vous trouvez : votre âge, ma-
dame, vos sentimens, vos résolutions, ^^ous
donnent tout le droit d'en goiiter les innocens
plaisirs sans alarmes ; et tout ce que je vois de
plus à craindre dans les sociétés où vous allez
briller, est que vous ne rendiez beaucoup plus
difficile à suivre pour d'autres l'avis que je
prends la liberté de vous donner.
Je crains bien, madame, que l'intérêt peut-
être un peu trop vif que vous m'inspirez ne
m'ait fait vous prendre un peu trop légèrement
au mot sur ce ton de pédagogue que vous m'in-
vitez en quelque façon de prendre avec vous.
Si vous trouvez mon radotage impertinent ou
maussade, ce sera ma vengeance de la petite
malice avec laquelle vous êtes venue agacer un
pauvre barbon qui se dépêche d'être sern^on-
neur, pour éviter la tentation d'être encore plus
ridicule : je suis même un peu tenté, je vous
l'avoue, de m'en tenir là : l'état où vous m'ap-
prenez que vous êtes actuellement , et le vide
du cœur, accompagné d'une tristesse habi-
tuelle que laisse dans le vôtre ce tumulte qu'on
appelle société, me donnent, madame, un vif
désir de rechercher avec vous s'il n'y auroit pas
moyen de faire servir une de ces deux choses
de remède à l'autre; mais cela me mèneroit à
des discussions si déplacées dans le train d'a-
musemens où je vous suppose, et que le carna-
val dont nous approchons va probablement
rendre plus vifs, qu'il me faudroit de votre part
plus qu'une permission pour oser entamer cette
matière dans un moment aussi désavantageux :
si vous m'entendez d'avance, comme je puis
l'espérer ou le craindre, dites-moi de grâce,
si je dois parler ou me taire, et soyez sûre,
madame, que dans l'un ou l'autre cas je vous
obéirai, non pas avec le même plaisir peut-
être, mais avec la même fidélité.
A M. DU PEYROU.
A Monqiiin, 7 janvier 1770.
Excusez , mon cher hôte, le retard de ma
réponse. Je ne vous ai jamais promis de l'exac-
titude, encore moins de la diligence; et j'ai
maintenant une inertie plus grande qu'à l'ordi-
naire par la rigueur de la saison et par le froid
excessif de ma chambre, où, le nez sur un feu
presque aussi ardent que ceux que vous faisiez
faire à Trye, je ne puis garantir mes doigts
de l'onglée.
J'ai prévu et je vous ai prédit tout ce qui
vous arrive au sujet de votre bâtiment, et dans
le fond autant vaut qu'il vous occupe qu'autre
chose; si c'est un tracas, c'est aussi un amuse-
ment. C'est d'ailleurs la charge de votre état :
il faut opter dans la vie entre être pauvre ou
être affairé; trop heureux d'éviter un troi-
sième état que je connois bien, c'est d'être à
la fois l'un et 1 autre.
Grand merci, moncherhôte, de la subite vel-
léité qui vous prend de m'a voir auprès de vous.
J'ai vu le temps que l'exécution de ce projet
eût fait le bonheur de ma vie; et si ce temps
n'est plus, ce n'est assurément pas ma faute.
Vous m'exhortez à vous traiter tout-à-fait en
étranger ou tout-à-fait en ami ; l'alternative
me paroît dure, car votre exemple ne m'a pas
laissé le choix, et votre cachet m'avertit sans
ANNÉE i770.
785
cesse que nos deux âmes ne sauroient jamais se
monter au même ton. Vous voulez que nous
fassions un saut en arrière de trois ou quatre
ans ; vous voilà bien leste ayec votre goutte : pour
moi, je ne me sens pas aussi dispos que cela ; et
quand je pourrois me résoudre à faire ce saut
une fois, je voudrois du moins être sûr de n'en
avoir pas dans trois ou quatre ans un second à
faire. Je vous avoue naturellement que si ce
saut étoit en mon pouvoir, je ne le ferois pas
seulement de trois, mais de huit.
Tout cela dit, je ne vous dissimulerai point
que j'effacerai difficilement de mes souvenirs la
douce idée que je m'étois faite d'achever paisi-
blement mes jours près de vous. J'avoue même
que l'aimable hôtesse que vous m'avez donnée
me rend cette idée infiniment plus riante. Si je
pouvois lui faire ma cour, au point de vous
rendre jaloux du pauvre barbon, cela me pa-
roîtroit fort plaisant et surtout fort agréable ;
et croyez-moi, mon cher hôte, vous aurez beau
vous vanter d'en vouloir courir les risques, je
vous connois, votre mine stoïque est admira-
ble, mais seulement tant que vous êtes loin du
danger.
Votre conseil de ne point renoncer subite-
ment et absolument à la botanique me paroil
de fort bon sens, et je prends le parti de le sui-
vre. Il est contre la nature de la chose de se
prescrire ou de s'interdire d'avance un choix
dans ses amusemens. Quand le dégoût viendra,
je cesserai d'herboriser ; quand le goût revien-
dra, je recommencerai jusqu'àce qu'il mequilte
derechef. Il est déjà revenu. Des plantes qu'on
m'a envoyées et des correspondances de bo-
tanique me l'ont rendu, et je doute qu'il s'é-
teigne jamais tout-à-fait. Cela n'empêchera
pourtant pas que je ne mo défasse de mes li-
vres et même de mon herbier ; et, si vous vou-
lez tout de bon vous accommoder de l'un et de
l'autre , je serai charmé qu'ils tombent entre
vos mains, qui, quoi que vous en disiez, ne
seront jamais pour moi des mains tout-à-fait
étrangères. Le désir que j'avois de vous envoyer
le catalogue est une des causes qui ont retardé
cette lettre. Le grand froid ne me permet pas,
quant à présent, ce bouquinage; et, puisque
vous ne voulez pas encore avoir ces livres, rien
ne presse. Mais vous ne serez pas oublié , et
vous aurez la préférence que vous avez l'hon-
T. IV.
nêteté de me demander, et qui en devient réel-
lement une, car depuis ma dernière lettre on
m'a demandé cette collection.
A M. MOULTOU.
Honquin, le 9 Janvier 1770.
Je comprends, mon cher Moultou , qu'une
caisse de confitures que j'ai reçue de Montpel-
lier est le cadeau que vous m'aviez annoncé cet
été, et auquel je ne songeois plus quand il est
venu me surprendre en guet-apens. Que vou-
lez-vous que je fasse d'un si grand magasin?
voulez»vous que je me mette marchand de su-
cre? il me semble que je n'étois pas trop ap-
pelé à ce métier : voulez-vous que je le mange ?
il en faudroit beaucoup, je l'avoue, pour adou-
cir les fleuves d'amertume qu'on me fait avaler
depuis tant d'années ; mais c'est une amertume
mielleuse et traîtresse, qui ne sauroit s'allier
avec la franche douceur du sucre. Votre envoi,
cher Moultou, n'est raisonnable qu'au cas que
vous vouliez venir m'aider à le consommer;
j'en goûterois alors la douceur dans toute sa
pureté. Il faudroit attendre, il est vrai, que la
saison fût plus douce elle-même ; car, quant à
présent, la campagne n'est pas tenable; il y
fait presque aussi froid que dans ma chambre,
où , près d'un grand feu, je gèle en me rôtis-
sant, et l'onglée me fait tomber la plume des
doigts.
Adieu, cher Moultou, mes deux moitiés em-
brassent les deux vôtres, et tout ce qui vous
est cher.
A MADAME B.
Monquiii, le 17 janvier 1770.
Votre lettre, madame, exigeroit une longue
réponse ; mais je crains que le trouble passager
où je suis ne me permette pas de la faire comme
il faudroit. Il m'est difficile de m'accoutumer
assez aux outrages et à l'imposture, même la
plus comique, pour ne pas sentir, à chaque fois
qu'on les renouvelle, les bouillonnemens d'un
cœur fier qui s'indigne précéder le ris moqueur
50
786
CORRESPONDANCE.
qui doit être ma seule réponse à tout cela. Je
crois pourtant avoir gagné beaucoup : j'espère
gagner davantage ; et je crois voir le moment
assez proche où je me ferai un amusement de
suivre dans leurs manœuvres souterraines ces
troupes de noires taupes qui se fatiguent à me
jeter de la terre sur les pieds. En attendant,
nature pâtit encore un peu, je l'avoue ; mais le
mal est court , bientôt il sera nul. Je viens à
yous.
J'eus toujours le cœur un peu romanesque,
et j'ai peur d'être encore mal guéri de ce pen-
chant en vous écrivant. Excusez donc, madame,
s'il se mêle un peu de visions à mes idées ; et,
s'il s'y mêle aussi un peu de raison, ne la dé-
daignez pas sous quelque forme et avec quel-
que cortège qu'elle se présente. Votre corres-
pondance a commencé d'une manière à me la
rendre à jamais intéressante, un acte de vertu
dont je connois bien tout le prix, un besoin de
nourriture à votre âme qui me fait présumer de
la vigueur pour la digérer, et la santé qui en
est la source. Ce vide interne dont vous vous
plaignez ne se fait sentir qu'aux cœurs faits
pour être remplis : les cœurs étroits ne sentent
jamais de vide, parce qu'ils sont toujours pleins
de rien ; il en est, au contraire, dont la capacité
vorace est si grande, que les chétifs êtres qui
nous entourent ne la peuvent remplir. Si la
nature vous a fait le rare et funeste présent
d'un cœur trop sensible au besoin d'être heu-
^•eux, ne cherchez rien au-dehors qui lui puisse
Juffire ; ce n'est que de sa propre substance
qu'il doit se nourrir. Madame, tout le bonheur
que nous voulons tirer de ce qui nous est étran-
ger est un bonheur faux : les gens qui ne sont
susceptibles d'aucun autre font bien de s'en
contenter : mais si vous êtes celle que je sup-
pose, vous ne serez jamais heureuse que par
vous-même ; n'attendez rien pour cela que de
vous. Ce sens moral, si rare parmi les hommes,
ce sentiment exquis du beau, du vrai, du juste,
qui réfléchit toujours sur nous-mêmes, tient
l'âme de quiconque en est doué dans un ravis-
sement continuel qui est la plus délicieuse des
jouissances : la rigueur du sort, la méchanceté
des hommes , les maux imprévus , les calami-
tés de toute espèce peuvent l'engourdir pour
quelques momens, mais jamais l'éteindre; et,
presque éloufFé sous le faix des noirceurs hu-
maines, quelquefois une explosion subite peut
lui rendre son premier éclat. On croit que ce
n'est pas à une femme de votre âge qu'il faut
dire ces choses-là ; et moi je crois, au contraire,
que ce n'est qu'à votre âge qu'elles sont utiles,
et que le cœur s'y peut ouvrir; plus tôt, il ne
sauroit les entendre ; plus tard, son habitude
est déjà prise, il ne sauroit les goûter.
Comment s'y prendre? me direz-vous ; que
faire pourcultiver et développerce sens moral?
Voilà , madame , à quoi j'en voulois venir : le
goût de la vertu ne se prend point par des
préceptes , il est l'effet d'une vie simple et
saine : on parvient bientôt à aimer ce qu'on fait,
quand on ne fait que ce qui est bien. Mais pour
prendre cette habitude , qu'on ne commence à
goûter qu'après l'avoir prise, il faut un motif :
je vous en offre un que votre état me suggère ;
nourrissez votre enfant. J'entends les clameurs,
les objections ; tout haut, les embarras, point
de lait, un mari qu'on importune... tout bas,
une femme qui se gêne, l'ennui de la vie do-
mestique, les soins ignobles, l'abstinence des
plaisirs... Des plaisirs? Je vous en promets, et
qui rempliront vraiment votre âme. Ce n'est
point par des plaisirs entassés qu'on est heu-
reux , mais par un état permanent qui n'est
point composé d'actes distincts : si le bonheur
n'entre, pour ainsi dire, en dissolution dans
notre âme, s'il ne fait que la toucher, l'effleu-
rer par quelques points , il n'est qu'apparent,
il n'est rien pour elle.
L'habitude la plus douce qui puisse exister
est celle de la vie domestique qui nous tient
plus près de nous qu'aucune autre : rien ne
s'identifie plus fortement, plus constamment
avec nousque notre famille et nosenfans; les sen-
timens que nous acquérons ou que nous renfor-
çons dans ce commerce in ti me son t les plus vrais,
les plus durables, les plus solides qui puissent
nous attacher aux êtres périssables, puisque la
mort seule peut les éteindre ; au lieu que l'a-
mour et lamitié vivent rarement autant que
nous; ils sont aussi les plus purs, puisqu'ils
tiennent de plus près à la nnture, à l'ordre, et,
par leur seule force, nous éloignent du vice et
des goûts dépravés. J'ai beau chercher où l'on
peut trouver le vrai bonheur, s'il en est sur la
terre, ma raison ne me le montre que là... Les
comtesses ne vont pas d'ordinaire l'y chercher,
ANNÉE 1770.
787
je le sais : elles ne se font pas nourrices et ^ou-
vernantes; mais il faut aussi qu'elles sachent
se passer d'être heureuses ; il faut que, substi-
tuant leurs bruyans plaisirs au vrai bonheur,
elles usent leur vie dans un travail de forçai
pour échapper à l'ennui qui les étouffe aussitôt
qu'elles respirent : et il faut que celles que la
nature doua de ce divin sens moral qui charme
quand on s'y livre, et qui pèse quand on l'é-
lude, se résolvent à sentir incessamment gé-
mir et soupirer leur cœur, tandis que leurs sens
s'amusent.
Mais moi qui parle de familles, d'enfans....
Madame, plaignez ceux qu'un sort de fer prive
d'un pareil bonheur; plaignez-les s'ils ne sont
que malheureux ; plaignez-les beaucoup plus
s'ils sont coupables. Pour moi, jamais on ne
me verra, prévaricateur de la vérité, plier
dans mes égaremens mes maximes à ma con-
duite ; jamais on ne me verra falsifier les sain-
tes lois de la nature et du devoir pour exténuer
mes fautes. J'aime mieux les expier que les
excuser : quand ma raison me dit que j'ai fait
dans ma situation ce que j'ai dû faire, je l'en
crois moins que mon cœur qui gémit et qui la
dément. Condamnez-moi donc, madame, mais
écoutez-moi : vous trouverez un homme ami
de la vérité jusque dans ses fautes, et qui ne
craint point d'en rappeler lui-même le souve-
nir lorsqu'il en peut résulter quelque bien.
Néanmoins je rends grâces au ciel de n'avoir
abreuvé que moi des amertumes de ma vie, et
d'en avoir garanti mes enfans : j'aime mieux
qu'ils vivent dans un état obscur sans me con-
BoUre, que de les voir, dans mes malheurs,
bassement nourris par la traîtresse générosité
de mes ennemis, ardens à les instruire à haïr,
et peut-être à trahir leur père; et j'aime mieux
cent fois être ce père infortuné qui négligea son
devoir par foiblesse, et qui pleure sa faute, que
d'éire l'ami perfide qui trahit la confiance de
son ami , et divulgue , pour le diffamer, le
secret qu'il a versé dans son sein.
Jeune femme, voulez-vous travailler à vous
rendre heureuse,commencez d'abord par nour-
rir votre enfant ; ne mettez pas votre fille dans
un couvent, élevez-la vous-même; votre mari
est jeune, il est d'un bon naturel ; voilà ce qu'il
nous faut. Vous ne me dites point comment il
vit avec vous : n'importe, fût-il livré à tous les
goûts de son âge et de son temps, vous l'en ar-
racherez par les vôtres sans lui rien dire ; vos
enfans vous aideront à le retenir par des liens
aussi forts et plus constans que ceux de l'amour:
vous passerez la vie la plus simple, il est vrai,
mais aussi la plus douce et la plus heureuse dont
j'aie l'idée. Mais encore une fois, si celle d'un
ménage bourgeois vous dégoûte, et si l'opinion
vous subjugue, guérissez-vous de la soif du
bonheur qui vous tourmente; car vous ne l'é-
tancherez jamais.
Voilà mes idées : si elles sont fausses ou ridi-
cules, pardonnez l'erreur à l'intention; je me
trompe peut-être, mais il est sûr que je ne veux
pas vous tromper. Bonjour, madame; l'intérêt
que vous prenez à moi me touche, et je vous
jure que je vous le rends bien.
Toutes mes lettres sont ouvertes ; la dernière
l'a été, celle-ci le sera; rien n'est plus certain.
Je vous en dirais bien la raison, mais ma lettre
ne vous parviendroit pas ; comme ce n'est pas à
vous qu'on en veut, et que ce ne sont pas vos
secrets qu'on y cherche, je ne crois pas que ce
que vous pourriez avoir à me dire fiit exposé à
beaucoup d'indiscrétion ; mais encore faut-il
que vous soyez avertie.
A LA HÊHE.
KIonquiD, le 2 férrier 1770.
Si votre dessein, madame, lorsque vous
commençâtes de m'écrire, étoit de me circon-
venir et de m'abuser par des cajoleries, vous
avez parfaitement réussi. Touché de vos avan-
ces, je prêtois à votre âme la candeur de votre
âge ; dans l'attendrissement de mon cœur, je
vous regardois déjà comme laimable consola-
trice de mes malheurs et de ma vieillesse, et
l'idée charmante que je me faisois de vous eflFa-
çoit l'idée horrible des auteurs des trames dont
je suis enlacé. Me voilà désabusé; c'est l'ouvrage
de votre dernière lettre : son tortillage ne peut
être ni la réponse que la mienne a dû naturelle-
ment vous suggérer, ni le langage ouvert et
franc de la droiture. Pour moi, ce langage ne
cessera jamais d'être le mien : je vois que vous
avez respiré l'air de votre voisinage. Eh ! mon
Dieu, madame, vous voilà, bien jeune, initiée
à des mystères bien noirs I J'en suis fâché pour
788 CORRESPONDANCE.
moi, j'en suis affligé pour vous... à vingt-deux
iDs...! Adieu, madame.
Rousseau.
P. S. En reprenant avec plus de sang-froid
votre lettre je trouve la mienne dure et même
injuste; car je vois que ce qui rend vos phrases
embarrassées est qu'une involontaire sincérité
s'y mêle à la dissimulation que vousvoulezavoir.
En blâmant mon prcmiermouvementjeiieveux
pourtant pas vous le cacher; non, madame,
vous ne voulez pas me tromper, je le sens; c'est
vous qu'on trompe et bien cruellement. Mais,
cela posé, il me reste une question à vous faire:
Danslejugementquevousportezdemoi, pour-
quoi m'écrire? pourquoi me rochercher?que me
voulez-vous ? recherche-t-on quelqu'un qu'on
n'estime pas? Eh! je fuirois jusqu'au bout du
monde un homme que je verrois comme vous
paroissez me voir. Je suis environné, je le sais,
(lespionsempressés et d'ardens satellites qui me
flattent pour me poignarder; mais ce sont des
traîtres, ils font leur métier. Mais vous, mada-
ine, que je veux honorer autant que je méprise
ces misérables, de grâce, que me voulez-vous?
je vous demande sur ce point une réponse pré-
cise, et pour Dieu, suivez, en la faisant, le mou-
vement de votre cœur et non pas l'impulsion
d'autrui. Je veux répondre en détail à votre let-
tre, et j'espère avoir long-temps la douceur de
vous parler de vous : mais, pour ce moment,
commençons par moi ; commençons par nous
mettre en règle sur ce que nous devons penser
I un de l'autre. Quand nous saurons bien à qui
nous parlons, nous en saurons mieux ce que
nous aurons à nous dire.
Je vous prie, madame, de ne plus m'écrire
sous un autre nom que celui que je signe, et que
je n'aurois jamais dû quitter.
A H. l'abbé h.
Monquio, par Bourgoin, 17 1 70 (*).
l'auvres aveugles que nous sommes!
Ciel, démasque les imposteurs.
Ut force leurs barbares cœurs
A s'ouvrir aux regards des hommes.
Ln vérité, monsieur, votre lettre n'est point
(*) Rousseau n'a pas fait connottre le motif qui, pour cette
lettre et pour uuu viiiii>aiae U autres qui vont suivre, lui a fait
d'un jeune homme qui a besoin de conseil, ell«
est d'un sage très- capable d'en donner. Je
ne puis vous dire à quel point cette lettre m'a
frappé : si vous avez en effet l'étoffe qu'elle
annonce, il est à désirer pour le bien de voire
élève que ses parens sentent le prix de l'homme
qu'ils ont mis auprès de lui.
Je suis, et depuis si long-temps, si loin des
idées sur lesquelles vous me remettez, qu'elles
me sont devenues absolument étrangères : tou-
tefois je remplirai, selon ma portée, le devoir
que vous m'imposez ; mais je suisbien persuadé
que vous ferez mieux de vous en rapporter à
vous qu'à moi sur la meilleure manière de vous
conduire dans le cas difficile où vous vous trou-
vez.
Sitôt qu'on s'est dévoyé de la droite route de
la nature, rien n'est plus difficile que d'y ren-
trer. Votre enfant a pris un pli d'autant moins
facile à corriger que nécessairement tout ce qui
l'environne doit empêcher l'effet de vos soins
pour y parvenir : c'est ordinairement le pre-
mier pli que lesenfans de qualité contractent,
et c'est le dernier qu'on peut leur faire perdre,
parce qu'il faut pour cela le concours de la rai-
son qui leur vient plus tard qu'à tous les autres
enfans. Ne vous effrayez donc pas trop que
l'effet (le vos soins ne réponde pas d'abord à la
chaleur do votre zèle ; vous devez vous attendre
à peu de succès jusqu'à ce que vous ayez la
prise qui peut l'amener; mais ce n'est pas une
raison pour vous relâcher en attendant. Vous
voilà dans un bateau qu'un courant très-rapide
entraîne en :i:rrière, il faut beaucoup de travail
pour ne pas reculer.
La voie que vous avez prise, et que vous
craignez n'être pas la meilleure, ne le sera pas
toujours sans doute; mais elle me paroit la
meilleure en attendant. I! n'y a que trois ins-
adopter cette manière de dater, manière que nous le verrons
lui-même ci-après convenir être bizane etsans objet relative-
ment à ceux à qui les lettres étoient adressées. Il en est de
même pour iemauvais quatrain qu'il amis en tête de ces mêmes
lettres, et dont le motif sans doute n'étoit autre que de rappe-
ler sans cesse à ses correspondans les inquiétudes qui l'agitoient
et le malheur de sa position. Quoi qu'il en soit, on voit faci-
lement que, dans cette manière singulière de dater, le mois et
le quantième sont exprimés par les petits chiffres intercalés
dans ceux qui expriment l'année, tellement que le chiffre in-
férieur désigne le mois, et le supérieur le quantième. U paroit
que Rousseau n'a pas tardé à sentir le ridicule de cette bizar-
reî ie ; il en a fait justice lui-même, en y renonçant dans le
court de l'année suivant*. O. V
ANNÉE 1770.
789
trumens pour agir sur les âmes humaines , la
raison, le sentiment et la nécessité. Vous avez
inutilement employé le premier ; il n'est pas
vraisemblable que le second eût plus d'effet ;
reste le troisième ; et mon avis est que, pour
quelque temps, vous devez vous y tenir, d'au-
tant plus que la première et la plus importante
philosophie de l'homme de (out état et de tout
âge est d'apprendre à fléchir sous le dur joug
de la nécessité : Clavos trabales et cuneos manu
gestans ahenâ.
Il est clair que l'opinion, ce monstre qui dé-
vore le genre humain, a déjà farci de ses pré-
jugés la lêto du petit bonhomme : il vous re-
garde comme un homme à ses gages, une
espèce de domestique fait pour lui obéir, pour
complaire à ses caprices; et, dans son petit
jugement, il lui paroit fort étrange que ce soit
vous qui prétendiez l'asservir aux vôtres; car
c'est ainsi qu'il voit tout ce que vous lui prescri-
vez : toute sa conduite avec vous n'est qu'une
conséquence de cette maxime, qui n'est pas in-
juste, mais qu'il applique mal, que c'est à
celui qui paie de commander. D'après cela
qu'importe qu'il ait tort ou raison?c'est lui qui
paie.
Essayez , chemin faisant , d'effacer cette
opinion par des opinions plus justes, de redres-
ser ses erreurs par des jugemens plus sensés :
tâchez de lui faire comprendre qu'il y a des
choses plus estimables que la naissance et que
les richesses; et pour le lui faire comprendre il
ne faut pas le lui dire, il faut le lui faire sentir.
Forcez sa petite âme vaine à respecter la justice
et le courage, à se mettre à genoux devant la
vertu, et n'allez pas pour cela lui chercher des
livres; les hommes des livres ne seront jamais
pour lui que des hommes d'un autre monde. Je
ne sache qu'un seul modèle qui puisse avoir à
ses yeux de la réalité ; et ce modèle, c'est vous,
monsieur; le poste que vous remplissez est à
mes yeux le plus noble et le plus grand qui soit
sur la terre. Que le vil peuple en pense ce qu'il
voudra, pour moi je vous vois à la place de
Dieu, vous faites un homme. Si vous vous
voyez du même œil que moi, que cette idée
doit vous élever en dedans de vous-même I
qu'elle peut vous rendre grand en effet I et c'est
ce qu'il faut ; car, si vous ne l'étiez qu'en appa-
rence et que vous ne fissiez que jouer la vertu,
le petit bonhomme vous pénétreroit infaillible-
ment, et toutscroit perdu. Mais si celte image
sublime du grand et du beau le frappe une fois
en vous; si votre désintéressement lui apprend
que la richesse ne peut pas tout ; s'il voit en vous
combien il est plus grand de commander à soi-
même qu'à des valets ; si vous le forcez, en un
mot, à vous respecter, dès cet instant vous
l'aurez subjugué, el je vous réponds que,
quelque semblant qu'il fasse, il ne trouvera
plus égal que vous soyez d'accord avec lui
ou non, surtout si, en le forçant de vous hono-
rer dans le fond de son petit cœur, vous lui
nuirquez en même temps faire peu de cas de ce
qu'il pense lui-même, et ne vouloir plus vous
fatiguer à le faire convenir de ses lorts. Il me
semble qu'avec une certaine façon grave et sou-
tenue d'exercer sur lui votre autorité, vous par-
viendrez à la fin à demander froidement à votre
tour : Qu'est-ce que cela fait que nous soyons
d'accord *u non? eiqui\ trouvera, lui, que cela
fait quelque chose. 11 faudra seulement éviter
de joindre à ce sang-froid la dureté qui vous
rendroit ha'issable : sans entrer en explication
avec lui vous pourr< z dire à d'autres en sa pré-
sence : « J'aurois fait mes délices de rendre
» son enfance heureuse , mais il ne l'a pas
» voulu, et j'aime encore mieux qu'il soit mal-
» heureux étant enfant que méprisable étant
» homme. » A l'égard des punitions , je pense
comtne vous qu'il n'en faut jamais venir
aux coups que dans le seul cas où il àu-
roit commencé lui-même; ses châtimens ne
doivent jamais être que des abstinences, et
tirées , autant qu'il se peut , de la nature
du délit; je voudrois même que vous vous
y soumissiez toujours avec lui quand cela se-
roit possible , et cela sans affectation , sans
que cela parût vous coûter, et de façon qu'il
pût en quelque sorte lire dans votre cœur,
sans que vous le lui dissiez, que vous sentez si
bien la privation que vous lui imposez que
c'est sans y songer que vous vous y soumettez
vous-même. En un mot, pour réussir il faudroit
vous rendre presque impassible, et ne sentir
que par votre élève ou pour lui. Voilà, je l'a-
voue, une terrible tâche; mais je ne vois %qI
autre moyen de succès : et ce succès me parjtt
assuré de part ou d'autre ; car, quand avec tijit
de soins vous n'auriez pas le bonheur d'aT;3i
790
CORRESPONDANCE.
fait un homme, n'est-ce rien que de l'être de-
venu?
Tout ceci suppose que la dédaigneuse hau-
teur de l'enfant n'est que la petite vanité de la
petite grandeur dont ses bonnes auront bour-
soufflé sa petite âme; mais il pourroit arriver
aussi que ce fût leffet de l'âpreté d'un carac-
tère indomptable et fier qui ne veut céder qu'à
lui-même. Cette durelé , propre aux seuls na-
turels qui ont beaucoup d'étoffe , et qui ne se
trouve guère au pays où vous vivez, n'est pas
probablement celle de votre élève : si cependant
cela se trouvoit (et c'est un discernement facile
à faire), alors il faudroit bien vous garder de
suivre avec lui la méthode dont je viens de par-
ler, et de heurter la rudesse avec la rudesse.
Les ouvriers en bois n'emploient jamais fer sur
fer; ainsi faut-il faire avec les esprits roides qui
résistent toujours à la force; il n'y a sur eux
qu'une prise, mais aimable et sûre, c'est l'at-
tachement et la bienveillance : il faut les ap-
privoiser comme les lions par les caresses. On
risque peu de gâter de pareils enfans; tout con-
siste à s'en faire aimer une fois, après cela vous
les feriez marcher sur des fers rouges.
Pardonnez, monsieur, tout ce radotage à ma
pauvre tête qui diverge, bat la campagne, et
se perd à la suite de la moindre idée : je n'ai
pas le courage de relire ma lettre, de peur d'ê-
tre forcé de la recommencer. J'ai voulu vous
montrer le vrai désir que j'aurois de vous com-
plaire et d'applaudir à vos respectables soins;
mais je suis très-persuadé qu'avec les talens que
vous me paroissez avoir et le zèle qui les anime,
vous n'avez besoin que de vous-même pour
conduire, aussi sagement qu'il est possible, le
sujet que la Providence a mis entre vos mains.
Je vous honore, monsieur, et vous salue de
tout mon cœur.
A H. MOULTOD.
Monqoin, le «71^70.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Cher Moultou, quoique vous paroissiez m'ou-
blier, je vous aime toujours, et je n'ai pas voulu
m'éloigner de ce pays sans vous en donner
avis et vous dire encore un adieu. Je compte y
rester quinze jours ou trois semaines avant de
me rendre à Lyon : ces trois semaines me se-
roient bien précieuses pour l'herborisation des
mousses et des lichens, si la neige n'y porioit
obstacle ; car probablement l'occasion n'en re-
viendra plus pour moi. Le temps , qui paroit
vouloir se remettre, peut permettre un essai;
et, après avoir été long-temps bien malingre, je
compte tenter aujourd'hui l'analyse de quel-
ques troncs d'arbres. Faites comme moi. Adieu,
je vous embrasse tendrement , et je vous ex-
horte à m'aimer, car je le mérite.
J. J. Rousseau.
Je reprends un nom que je n'aurois jamais
dû quitter : n'en employez plus d'autre pour
m'écrire.
K UADAME GOKCELU,.
née Rousseau
Uonqain, Je 17|70.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Ma bonne, ma chère, ma respectable tante,
né mourant, je vous pardonne de m'avoir fait
vivre, et je m'afflige de ne pouvoir vous rendre
à la fin de vos jours les tendres soins que vous
m'a vez prodigués au commencementdes miens.
A la première lueur d'une meilleure fortune je
songeai à vous faire une petite part de ma sub-
sistance qui pût rendre la vôtre un peu plus com-
mode : je vous en fis aussitôt donner avis, et
votre petite pension commença de courir en
même temps, savoir à la fin de mars ^767 (*).
Il n'y a pas encore de cela trois ans révolus, et
ces trois ans vous ont été payés d'avance année
par année : ainsi, quand vous ne recevriez rien
d'un an d'ici, tout seroit encore en règle, et il
n'y auroit encore rien d'arriéré. Mon intention
est bien pourtant de continuer à vous payer
d'avance et l'année qui commencera bientôt de
courir et les suivantes, autant que mes moyens
(*) Voyez la lettre à d'Ivernois, du 29 janvier 1768.
ANNÉE 1770.
791
me le permettroiii ; mais, ma chère tante, je ne
puis pas vous dissimuler que la dureté présente
et future de ma situation me met dans la néces-
sité de compter avec moi-même, sans quoi je
ne me résoudrois jamais à compter avec vous.
Veuillez donc prendre un peu de patience dans
la certitude de n'être pas oubliée ; et s'il arrivoit
dans la suite que votre pension tardât à venir,
ce qui ne sera pas, autant qu'il me sera possi-
ble, dites-vous alors à vous-même : « Je con-
n nois le cœur de mon neveu ; et sûre qu'il ne
» m'oublie pas, je le plains de n'être pas en état
» de mieux faire. » Adieu , ma bonne et res-
pectable tante : je vous recommande à la Pro-
vidence ; faites la même chose pour moi , car
j'en ai grand besoin, et recevez avec bonté
mes plus tendres et respectueuses salutations.
MJ MARQUIS DE CONDORCET.
Monquin, le 17^70.
l'auvrcs aveugles que nous sommes! etc.
fH suis pénétré, monsieur, de l'honneur que
vous me faites de m'envoyer vos Essais d'Ana-
lyse, et je m'en sens digne par ma sensibilité,
quoique je le sois si peu par mon intelligence,
trop bornée pour me mettre en état de lire
cet ouvrage, que ma tête affoiblie ne me per-
metlroil même plus de suivre quand j'aurois
les connoissances nécessaires pour cela. Que
je vous envie de cultiver de profondes études
qui mènent à des vérités qu'un homme isolé
peut dire impunément à ses semblables, sans
avoir besoin de tenir à des partis et de se don-
ner des appuis 1 Si j'avois à renaître, je tàche-
rois d être votre disciple pour mériter l'honneur
«i être un jour votre émule et votre ami ; mais
ne pouvant, dans mon ignorance, être que
votre stupide admirateur, je vous remercie au
moins du moment de véritable douceur que
votre obligeante attention jette sur ma triste
existence. Je vous salue, monsieur, et vous
honore de tout mon cœur.
A M. DE BELLOY. •?
Miiiu|iiiii. p r Kouiguiii, le 17 '^70.
Pauvrts avi'u^leii que noua sommet! etc.
J'honorois vos lalens, monsieur, encore plus
le digne usage que vous en faites, et j'admirois
comment le même esprit patriotique nous avoit
conduits par la même route à des deslins si
contraires, vous à l'acquisition d'une nouvelle
patrie et à des honneurs distingués, moi à la
perte de la mienne et à des opprobres inouïs.
Vous m'avez ressemblé, dites-vous, par le
malheur ; vous me feriez pleurer sur vous, si
je pouvois vous en croire. Êtes-vous seul en
terre étrangère, isolé, séquestré, (rcnpt,
trahi, diffamé par tout ce qui vous environne,
enlacé de trames horribles dont vous sentiei
l'effet, sans pouvoir parvenir à les connoître,
à les démêler ? Êtes-vous à la merci de la puis-
sance, de la ruse, de liniquité, réunies pour
vous traîner dans la fange, pour élever autour
de vous une impénétrable œuvre de ténèbres,
pour vous enfoncer tout vivant dans un cer-
cueil ! Si tel est ou fut votre sort, venez, gé-
missons ensemble, mais en tout autre cas, ne
vous vantez point de faire avec moi société de
malheurs.
Je lisois votre Bayard, fier que vous eussiez
trouvé mon Edouard digne de lui servir de mo-
dèle en quelque chose : et vous me faisiez vé-
nérer ces antiques François auxquels ceux
d'aujourd'hui ressemblent si peu, mais que
vous faites trop bien agir et parler pour ne pas
leur ressembler vous-mêmes. A ma seconde lec-
ture je suis tombé sur un vers qui m'avoit
échappé dans la première, et qui par réflexion
m'a déchiré (*). J'y ai reconnu, non, grâces au
ciel, le cœur de Jean-Jacques, mais les gens à
qui j'ai affaire, et que, pour mon malheur, je
connois trop bien. J'ai compris, j'ai pensé du
moins qu'on vous avoit suggéré ce vers-là : Mi-
sère humaine ! me suis-je dit. Que les méchans
diffament les bons, ils font leur œuvre; mais
comment les trompent-ils les uns à l'égard des
autres? leurs Ames n'ont-elles pas pour se re-
connoîtrc des marques plus siires que tous les
(*) l\ est probable que ce vers étuit le second de ces deux<i •
Que4« vertu brilloit dun» ion faux rrprnfir!
l'eul-on si l>icn U prlodra, et ne la pas leulirf
G. r.
792
CORRESPONDANCE.
prestiges des imposteurs? J'ai pu douter quel-
ques instans, je l'avoue, si vous n'étiez point
séduit plutôt que trompé par mes ennemis.
Dans ce même temps j'ai reçu votre lettre et
votre Gabrielle, que j'ai lue et relue aussi, mais
avec un plaisir bien plus doux que celui que
m'avoitdonnéle guerrier Bayard;car l'héroïsme
de la valeur m'a toujours moins touché que le
charme du sentiment dans les âmes bien nées.
L'attachement que cette pièce m'inspire pour
son auteur est un de ces mouvemens, peut-
être aveugles, mais auxquels mon cœur n'a ja-
mais résisté. Ceci me mène à l'aveu d'une autre
folie à laquelle il ne résiste pas mieux, c'est de
faire de mon Héloïse le crilerium sur lequel je
juge du rapport des autres cœurs avec le mien.
Je conviens volontiers qu'on peut être plein
d honnêteté, de vertu, de sens, de raison, de
goût, et trouver ce roman détestable; quicon-
que ne l'aimera pas peut bien avoir part à mon
estime, mais jamais à mon amitié; quiconque
n'idolâtre pas ma Julie ne sent pas ce qu'il faut
aimer; quiconque n'est pasl'ami de Saint-Preux,
ne sauroit être le niien;d'après cet entêtement,
jugez du plaisir que j'ai pris, en lisant votre
Gabrielle, d'y retrouver ma Julie un peu plus
héroïquement requinquée, mais gardant son
même naturel, animée peut-être d'un peu plus
de chaleur, plus énergique dans les situations
tragiques, mais moins enivrante aussi, selon
moi , dans le calme. Frappé de voir dans des
multitudes de vers à quel point il faut que vous
ayez contemplé cette image si tendre dont je
suis le Pygmalion, j'ai cru, sur ma règle ou
sur ma manie, que la nature nous avoit faits
amis, et, revenant avec plus d'incertitude aux
vers de votre Bayard, j'ai résolu d'en parler
avec ma franchise ordinaire, sauf à vous de me
répondre ce qu'il vous plaira.
Monsieur de Belloy, je ne pense pas de l'hon-
neur, comme vous de la vertu, qu'il soit possi-
ble d'en bien parler, d'y revenir souvent par
goût, par choix, et d'en parler toujours d'un
ton qui touche et remue ceux qui en ont, sans
l'aimer et sans en avoir soi-même : ainsi, sans
vous connoître autrement que par vos pièces,
je vous crois dans le cœur l'honneur d'un ancien
chevalier;etjevous demande de vouloir me dire
sans détour s'il y a quelques vers dans votre
Bayard dont en l'écrivant vous m'ayez voulu
faire l'application ; dites-moi simplement oui
ou non, et je vous crois.
Quant au projet de réchauffer les cœurs de
vos compatriotes par l'image des antiques ver-
tus de leurs pères, il est beau, mais il est vain :
''on peut tenter de guérir des malades, mais
non pas de ressusciter des morts. Vous venez
soixanle-dix ans trop tard. Contemporain du
grand Catinat, du brillant Villars, du vertueux
Fénelon, vous auriez pu dire : Voilà encore des
François dont je vous parle, leur race n'est pas
éteinte ; mais aujourd'hui vous n'êtes plus que
vox damans in deserto. Vous ne mettez pas seu-
lement sur la scène des gens d'un autre siècle,
mais d'un autre monde ; ils n'ont plus rien de
commun avec celui-ci. Il ne reste à votre nation,
pour se consoler de n'avoir plus de vertu, que
de n'y pluscroireet de la diffamer dans les au-
tres. Oh, s'il étoit encore des Bayard en France,
avec quelle noble colère, avec quelle vive indi-
gnation.... ! Croyez-moi, de Belloy, ne faites
plus de ces beaux vers à la gloire des anciens
François, de peur qu'on ne soit tenté, par la
justesse de la parodie, de l'appliquer à ceux
d'aujourd'hui.
Adieu, monsieur. Si cette lettre vous par-
vient, je vous prie de m'en donner avis, a6n
que je ne sois pas injuste : je vous salue de tout
mon cœur.
A M. DE SAINT-GERMAIN.
( CeUe lettre étoit incluse dans celle qui suit.)
AMonquin,le 17^70.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Vous verrez, monsieur, que la lettre ci-
jointe étoit commencée avant votre retour de
Grenoble, et que, par conséquent, j'ai bien eu
le temps de la mettre en meilleur état; mais je
vous avoue que l'angoisse et les serremens de
cœur que j'éprouvois en l'écrivant ne m'ont
pas permis d'en faire une autre copie plus au
net. L'indignation qui m'arrêtoit à chaque ligne
m'a trop fait sentir que lerôle d'accusé n'étoit pas
fait pour moi. Malgré le désordre qui règne dans
cette lettre, elle contient des éclaircissemens
dontj'ai cru que vous nedédaigneriezpasd'être
le dépositaire, et qui peuvent importer un jour
ANNÉK 1770.
793
au triomphe de la vérité. Je ne vous demande
point, monsieur, de secret sur cette lettre;
j'ose prévoir qu'un jour elle sera dans votre fa-
mille un monument non méprisable de vos bon-
tés pour celui qui l'a écrite et de l'honneur
qu'il sut rendre à vos vertus.
Mon état ne me permet point de tenter le
voyage deBourgoin par le temps qu'il fait, et
je m'oppose absolument à tout désir que vous
pourriez avoir de renouveler pour moi cette
œuvre de miséricorde; au lieu du plaisir que
me donne toujours votre présence, vous ne
m'apporteriez que des alarmes pour votre santé
et pour votre retour. Cependant, avant de nous
séparer vraisemblablement pour toujours, que
j'aie au moins, s'il m'est possible, la douceur
d'embrasser encoreunefoismon consolateur. Je
compte, monsieur, sur ce que vous me dîtes
dernièrement, que vous aviez encore au moins
huit à dix jours à rester à Bourgoin, et je tâche-
rai d'en prendre un, s'il m'est possible, pour
me rendre auprès de vous. Si malheureuse-
ment votre départ éioit accéléré, je vous prie-
rois de vouloir bien me le faire dire, afin que
je ne fisse pas un voyage inutile.
Monsieur, veuille le ciel vous payer en pros-
pérités tant sur vous que sur madame de Saint-
Germain et sur voire aimable et florissante
famille, le prix des bontés dont vous m'avez
comblé ! Souvenez-vous quelquefois d'un in-
fortuné qui ne mérite point ses malheurs, qui
vous prouva sa vénération pour vous par sa
confiance, et qui, par le droit qu'il se sent à
votre estime , se glorifiera toujours d'y avoir
part.
AU MEME.
Monquin, le 17-^70.
Panvrei aveugles que nous sommes ! etc.
OÙ êtes-vous, brave Saint-Germain? Quand
pourrai-je vous embrasser, et réchauffer au
feu de voire courage celui dont j'ai- besoin pour
supporter les rigueurs de ma destinée? Qu'il
est cruel, qu'il est déchirant pour le plus ai-
mant des hommes de se voir devenir l'horreur
de ses semblables en retour de son tendre atta-
chement pour eux, et sans pouvoir imaginer
la cause de cette frénésie, ni par conséquent la
guérir! Quoi! l'implacable animosité des mé-
chans peut-elle donc ainsi renverser les télés
et changer les cœurs de toute une nation , de
toute une génération? lui montrer noir ce qui
est blanc; lui rendre odieux ce qu'elle doit
aimer; lui faire estimer l'iniquité, justice; la
trahison, générosité? Ahl c'est aussi trop ac-
corder à la puissance que de lui soumettre ainsi
le jugement, le sentiment, la raison, et de
se dépouiller pour elle de tout ce qui nous fait
hommes.
Quels sont mes torts envers M. de Choiseul?
Un seul, mais grand, celui d'avoir pu l'estimer.
Dans ma retraite je ne connoissois de lui que
son ministère: son pacte de famillemeprévinten
faveur de ses talons. Il avoit paru bien disposé
pourmoi: cette bienveillance m'en avoit inspiré.
Je ne savois rien de son naturel, de ses goûts, de
ses inclinations, de son caractère; et, dans les
ténèbres où je suis plongé depuis tant d'an-
nées, j'ai long-temps ignoré tout cela. Jugeant
du reste par ce qui m'ctoit connu, je lui donnai
des louanges qu'il méritoit trop peu pour les
prendre au pied de la lettre. Il se crut insulté;
de là, sa haine et tous mes malheurs. En me pu-
nissant de mon tort, il m'en a corrigé. S'il me
punit maintenant de lui rendre justice , il ne
peut être trop sévère ; car assurément je la lui
rends bien.
Pour mieux assouvir sa vengeance, il n'a
voulu ni ma mort, qui finissoit mes malheurs,
ni ma captivité, qui m'eût du moins donné le
repos. Il a conçu que le plus grand supplice
d'une Âme fîère et brûlante d'amour pour la
gloire étoit le mépris et l'opprobre, et qu'il n'y
avoit point pour moi de pire tourment que celui
d'être haï ; c'est sur ce double objet qu'il a di-
rigé son plan. Il s'est appliqué à me travestir
en monstre effroyable; il a concerté dans le
secret l'œuvre de ma diffamation ; il m'a fait
enincer de toutes parts par ses satellites ; il m'a
fait traîner par eux dans la fange; il m'a rendu
la fable du peuple et le jouet de la canaille.
Pour m'accabler encore mieux de la haine pu-
blique, il a pris soin de la faire sortir par les
moqueuses caresses des fourbes dont il me
faisoit entourer ; et, pour dernier raffinembut,
il a fait en sorle que partout les égards et les
attentions parussent me suivre, afinque, quand,
194
CORRESPONDANCE.
trop sensible aux outrafïcs, j'exhalerois quel-
ques plaintes, j'eusse l'air d'un homme qui
n'est pas à son aise avec lui-même, et qui
se plaint des autres parce qu'il est mécontent
de lui.
Pour m'isoler et m'ôter tout appui , les
moyens étoienl simples. Tout cède à la puis-
sance , et presque tout à l'intrigue. On con-
noissoit mes amis; on a travaillé sur eux ; au-
cun n'a résisté. On a éventé par la poste toutes
les correspondances que je pouvois avoir. On
m'a détaché de temps en temps de petits cher-
cheurs de places, de petits imploreurs de re-
commandations, pour savoir par eux s'il ne
restoit personne qui eût pour moi de la bien-
veillance , et travailler aussitôt à me l'ôter. Je
connois si bien ce manège , et j'en ai si bien
senti le succès, que je ne serois pas sans crainte
pour M. de Saint-Germain lui-même, si je le
savois moins clairvoyant, et que je connusse
moins sa sagesse et sa fermeté. Parmi les ob-
jets de tant de vigilance , mes papiers n'ont
pas été oubliés. Jai confié tous ceux que j'avois
en des mains amies, ou que je crus telles : tous
sont à la merci de mes ennemis. Enfin, on m'a
lié moi-même par des engagemens dont j'ai
cru vainement acheter mon repos, et qui n'ont
servi qu'à me livrer pieds et poings liés au
sort qu'on vouloit me faire. On ne m'a laissé
pour défense que le ciel, dont on ne s'em-
barrasse guère, et mon innocence, qu'on n'a
{)U m'ôter.
Parvenu une fois à ce point, tout le reste va
de lui-même et sans la moindre difficulté. Les
gens chargés de disposer de moi ne trouvent
plus d'obstacles. Les essaims d'espions mal-
veillans et vigilans dont je suis entouré savent
comment ils ont à faire leur cour. S'il y a du
bien , ils se garderont de le dire , ou prendront
grand soin de le travestir; s'il y a du mal , ils
l'aggraveront; s'il n'y en a pas, ils l'invente-
ront. Ils peuvent me charger tout à leur aise ;
il n'ont pas peur de me trouver là pour les
démentir. Chacun veut prendre part à la fête,
et présenter le plus beau bouquet. Dès qu'il
est convenu que je suis un homme noir, c'est à
qui me conirouvera le plus de crimes. Quicon-
que en a fait un , peut en faire cent , et vous
verrez que bientôt j'irai violant, brûlant, em-
poisonnant, assassinant à droite et à gauche
pour mes menus plaisirs, sans m'embarrasser
des foules de surveillans qui me guettent, sans
songer que les planchers, sous lesquels je sui«,
ont des yeux, que les murs qui m'entourent
ont des oreilles, que je ne fais pas un pas qui
ne soit compté, pas un mouvement de doigt
qui ne soit noté, et sans que durant tout ce
temps-là personne ait la charité de pourvoir
à la sûreté publique en m'empêchant de con-
tinuer toutes ces horreurs, dont ils se conten-
tent de tenir tranquillement le registre, tandis
que je les fais tout aussi tranquillement sous
leurs yeux , tant la haine est aveugle et bête
dans sa méchanceté 1 Mais n'importe, dès qu'il
s'agira de m'imputer des forfaits, je vous ré-
ponds que le bon M. de Choiseul sera coulant
sur les preuves , et qu'après ma mort toutes
ces inepties deviendront autant de faits incon-
testables, parce que monsieur l'un, et monsieur
l'autre, et madame celle-ci, et mademoiselle
ceile-là, tous gens de la plus haute probité, loa
auront attestés, et que je ne ressusciterai paï
pour y répondre.
Encore une fois, tout devient facile, et dé-
sormais on va faire de moi tout ce qu'on vou-
dra de mauvais. Si je reste en repos, c'est que
je médite des crimes, et peut-être le pire de
tous , celui de dire ia vérité. Si , pour me dis-
traire de mes maux , je m'amuse à l'étude des
plantes, c'est pour y chercher des poisons.
Mon Dieul quand quelque jour ceux qui sau-
ront quel fut mon caractère, et qui liront mes
écrits , apprendront qu'on a fait de Jean-Jac-
ques Rousseau un empoisonneur, ils deman-
deront quelle sorte d'êtres existoit de son
temps, et ne pourront croire que ce fussert
des hommes.
Mais comment en est-on venu là? quel fut
le premier forfait qui rendit les autres croya-
bles? Voilà ce qui me passe, voilà l'étonnante
énigme. C'est ce premier pas qu'il faut expli-
quer, et qui n'offre à mes yeux qu'un abîme
impénétrable. Monsieur de Saint-Germain ,
dans ce que vous connoissez de moi par vous-
même, trouvez-vous de l'étolîe pour faire un
scélérat? Tel je parois à vos yeux depuis plus
d'un an, tel je fus pendant près de soixante.
Je n'eus jamais que des goûts honnêtes , que
des passions douces ; je m'élevai , pour ainsi
dire, moi-même; je me livrai par choix aux
ANNÉE 1770.
795
meilleures études ; je ne cultivai que des ta-
lens aimables. J'aimai toujours la retraite, la
vie paisible et solitaire. J'ai passé la jeunesse
et l'âge mûr, chéri de mes amis, bien voulu
de mes connoissances , tranquille , heureux ,
content de mon sort, et sans avoir eu jamais
qu'une seule querelle avec un extravagant (*),
laquelle tourna tout à ma gloire. Malheureuse-
ment ayant déjà passé l'âge mûr, je me laissai
tenter enfin de communiquer au public, dans
des livres qui ne respirent que la vertu, des
maximes que je crus utiles à mes semblables,
ou de nouvelles idées pour le progrès des
beaux-arts. Me. voilà devenu depuis lors un
homme noir; de quelle façon? je l'ignore. Eh 1
quels sont ces malheureux dont lésâmes som-
bres et concentrées couvent le crime? Sont-ce
des auteurs, des gens de lettres dévoués à la
paisible occupation d'écrire des livres, des ro-
mans, de la musique, des opéra? Ont-ils des
cœurs ouverts, confians, faciles à s'épancher?
Et où de pareils secrets se cacheroient-ils un
moment dans le mien, transparent comme le
cristal, et qui porte à l'instant dans mes yeux
et sur mon visage chaque mouvement dont il
est affecté? Seul, étranger, sans parti, livré
dans ma retraite à de pareils goûts, quel
avantage, quel moyen, quelle tentation pou-
vois-je avoir de malfaire? Quoi 1 lorsque l'a-
mour, la raison, la vertu, prenoient sous ma
plume leurs plus doux, leurs plus énergiques
accens ; lorsque je m'enivrois à torrens des plus
délicieux seniimens qui jamais soient entrés
dans un cœur d'homme ; lorsque je planois
dans l'empyrée au milieu des objets charmans
et presque angéliques dont je m'étois entouré,
c'étoit précisément alors, et pour la première
fois, que ma noire et farouche âme méditoit,
digéroit, commettoit les forfaits atroces dont
on ne me voila l'imputation que pour m'ôter
les moyens de m'en défendre, et cela sans mo-
tif, sans raison, sans sujet, sans autre intérêt
que celui de satisfaire la plus infernale férocité !
Et l'on peut... Si jamais pareille contradiction,
pareille extravagance, pareille absurdité, pou-
voit réellement trouver foi dans l'esprit d'un
homme, oui, j'ose le dire sans crainte, il fau-
droit étouffer cet homme-là.
Les passions qui portent au crime sont
(*) Le eomte de Montaigu, ambassadeur à Venise. G. V.
analogues à leurs noirs effets. Où furent les
miennes? Je n'ai connu jamais les passions
haineuses; jamais l'envie, la méchanceté, la
vengeance n'entrèrent dans mon cœur. Je suis
bouillant, emporté, quelquefois colère, jamais
fourbe ni rancunier; et quand je cesse d'aimer
quelqu'un, cela s'aperçoit bien vite. Je hais
l'ennemi qui veut me nuire ; mais, sit6t que je
ne le crains plus, je ne le hais plus. Que Di-
derot, que Grimm surtout, le premier, le plus
caché, le plus ardent, le plus implacable, celui
qui m'attira tous les autres, dise pourquoi il
me hait. Est-ce pour le mal qu'il a reçu de moi?
Non, c'est pour celui qu'il m'a fait, car souvent
l'offensé pardonne, mais l'offenseur ne par-
donne jamais. Dirai-je mes torts envers lui? j'en
sais deux : le premier, je l'ai trop aimé ; le
second, son cœur fut déchiré par la louange qui
n'étoit pas pour lui (*). Si lui, si Diderot, ont
quelque autre grief, qu'ils le disent. Ils ont dé-
couvert, dira-t-on,quej'étoisun monstre. Ah I
c'est une autre affaire ; mais toujours est-il sûr
que ce monstre ne leur fit jamais de mal.
Madame la comtesse de Bouffllers me hait,
et en femme; c'est tout dire. Quels sont ses
griefs? Les voici.
Le premier. J'ai dit dans VHéloïse que la
femme d'un charbonnier étoit plus respectable
que la maîtresse d'un prince : mais, quand
j'écrivis ce passage, je ne songeois ni à elle ni
à aucune femme en particulier ; je ne savois
pas même alors qu'il existât une comtesse de
Boufflers, encore moins qu'elle pût s'offenser
de ce trait, et je n'ai fait que long-temps après
connoissance avec elle.
Le second. Madame de Boufflers me consulta
sur une tragédie en prose de sa façon, c'est-
à-dire qu'elle me demanda des éloges. Je lui
donnai ceux que je crus lui être dus ; mais je
l'avertis que sa pièce ressembloit beaucoup
à une pièce angloise que je lui nommai : j'eus
le sort de Gil Blas auprès de l'évêque prédica-
teur.
Le troisième. Madame de Boufflers étoil ai-
mable alors, et jeune encore. Les amitiés dont
elle m'honora me touchèrent plus qu'il n'eût
fallu peut-être : elle s'en aperçut. Quelque
temps après j'appris ses liaisons, que dans ma
(■) Passage remarquable du Petit Piopliclc ; ouxTii'^i: de
M. (iiinira, ctdaii» Ictiuel il «"est priut sans ysouy r.
796
CORRESPONDANCE.
bêtise je ne savois pas encore. Je ne crus pas
qu'il convînt à Jean-Jacques Rousseau d'aller
sur les brisées d'un prince du sang, et je me
retirai. Je ne sais, monsieur, ce que vous pen-
serez de ce crime; mais il seroit singulier que
tous les malheurs de ma vie fussent venus de
trop de prudence, dans un homme qui en eut
toujours si peu.
Madame la maréchale de Luxembourg me
hait; elle a raison. J'ai commis envers elle des
balourdises, bien innocentes assurément dans
mon cœur, bien involontaires, mais que ja-
mais femme ne pardonne, quoiqu'on n'ait pas
eu l'intention de l'offenser. Cependant je ne
puis la croire essentiellement méchante, ni
perdre le souvenir des jours heureux que j'ai
passés près d'elle et de M de Luxembourg. De
tous mes ennemis elle est la seule que je croie
capable de retour, mais non pas de mon vi-
vant. Je désire ardemment qu'elle me survive,
sûr d'être regretté, peut-être pleuré d'elle après
ma mort.
Ajoutez à cette courte liste M. de Choiseul,
dont j'ai déjà parlé, et qui malheureusement
à lui seul en vaut mille ; le docteur Troiichin,
avec qui je n'eus d autre tort que d'être Gene-
vois comme lui, et d'avoir autant de célébrité,
quoique j'eusse gagné moins d'argent; enfin
le baron d'Holbach, aux avances duquel j'ai
résisté long-temps, par la seule raison qu'il
étoil trop riche : raison que je lui dis pour ré-
ponse à ses instances, et qui malheureusement
ne se trouva que trop juste dans la suite. Sur
mes premiers écrits et sur le bruit qu'ils firent,
il se prit pour moi d'une telle haine, et, comme
je crois, par l'impulsion de Grimm, qu'il me
traita, dans sa propre maison, et sans le moin-
dre sujet, avec une brutalité sans exemple.
Diderot, et M. de Margency, gentilhomme or-
dinaire du roi, furent témoins de la querelle;
et le dernier m'a souvent dit depuis lors qu'il
avoit admiré ma patience et ma modération.
Ces détails, monsieur, sont dans la plus
exacte vérité. Trouvez-vous là quelque mé-
chanceté dans le pauvre Jean-Jacques? Voilà
pourtant les seuls ennemis personnels que j'aie
eus jamais. Tous les autres ne le sont que par
jalousie, comme d'AIembert, avec lequel j'ai
eu très- peu de liaison; ou sur parole, comme
la foule; ou parce qu'en général les lâches ai-
ment à faire leur cour aux puissans, en ache-
vant d'accabler ceux qu'ils oppriment. Que
puis-je faire à cela?
Les naturels haineux, jaloux, méchans, ne
se déguisent guère ; leurs propos, leurs écrits
décèlent bientôt leurs penchans; ils vont tou-
jours se mêlant des affaires des autres; les
pointes de la satire lardent leurs discours et
leurs ouvrages; les mots couverts, les allusions
malignes leur échappent malgré eux. Mes écrits
sont dans les mains de tout le monde, et vous
connoissez mon ton. Veuillez, monsieur, juger
par vous-même, et voyez s'il y a de la malignité
dans mon cœur.
Le jeu : je ne puis le souffrir. Je n'ai vrai-
ment joué qu'une fois en ma vie au Redoute à
Venise : je gagnai beaucoup, m'ennuyai, et
ne jouai plus. Les échecs, où l'on ne joue rien,
sont le seul jeu qui m'amuse. Je n'ai pas peur
d'être un Réverley.
L'ambition, l'avidité, l'avarice : je suis trop
paresseux, je déteste trop la gêne, j'aime trop
mon indépendance pour avoir des goûts qui
demandent un homme laborieux, vigilant, cour-
tisan, souple, intrigant, les choses du monde
les plus contraires à mon humeur. M'a-t-on vu
souvent aux toilettes des femmes, ou dans les
antichambres des grands? ce sont pourtant là
les portes de la fortune. J'ai refusé beaucoup
de places, et n'en recherchai jamais. C'est par
paressu que je suis attaché à l'argent que j'ai,
crainte de la peine d'en chercher quand je n'en
ai plus: mais je ne crois pas qu'il me soit arrivé
de ma vie, ayant le nécessaire du moment, de
rien convoiter au-delà ; et, après avoir vécu
dans une honnête aisance, je me vois prêt à
manquer de pain sur mes vieux jours, sans en
avoir grand souci. Combien j'ai laissé échapper
de choses par ma nonchalance à les retenir ou
à les saisir! Citons un seul fait. Un receveur
général des finances auquel j'étois attaché de-
puis long-temps m'offre sa caisse, je l'accepte :
au bout de quinze jours l'embarras, l'assujet-
tissement, l'inquiétude surtout de cette mau-
dite caisse, me font tomber malade. Je finis
par quitter la caisse, et me faire copiste de mu-
sique à six sous la page. M. de Francueil, à qui
je marque ma résolution, me croit encore dans
le transport de la fièvre, vient me voir, me
parle, m'exhorte, ne m'ébranle pas : il attend
ANNÉE 1770.
797
inutilement ; et , voyant ma résolution bien
prise et bien conBrmée, il dispose enfin de sa
caisse, et me donne un successeur. Ce fait seul
prouve, ce me semble, que l'avidité de l'argent
n'est pas mon défaut : et j'en pourrois donner
des preuves récentes plus fortes que celle-là.
Et de quoi me serviroit l'opulence? Je déteste
le luxe, j'aime la retraite, je n'ai que les goiits
de la simplicité, je ne saurois souflFrir autour
de moi des domestiques; et quand j'auniis cent
mille livres de rente, je ne voudrois être ni
mieux vêiu, ni mieux logé, ni mieux nourri
que je ne le suis. Je ne voudrois être riche que
|)our faire du bien, et l'on ne cherche pas à
satisfaire un pareil goût par des crimes.
Les femmes...! Oh! voici le grand article ;
car assurément le violateur de la chaste Ver-
tier doit être un terrible homme auprès d'elles,
et le plus difBcile des travaux d'Hercule doit
peu lui coûter après celui-là. Il y a quinze ans
qu'on eût été étonné de m'entendre accuser de
pareille infamie : mais laissez faire M. de Choi-
seul et madame de Boufflers ; ils ont bien opéré
d'autres métamorphoses, et je les vois en train
de ne s'arrêter plus guère que par l'impossi-
bilité d'en imaginer. Je doute qu'aucun homme
ait eu une jeunesse plus chaste que la mienne.
J'avois trente ans passés sans avoir eu qu'un
seul attachement, ni fait à son objet qu'une
seule infidélité (*) ; c'étoit là tout. Le reste de
ma vie a doublé cette licence (**), je n'ai pas
été plus loin. Je ne fais point honneur de cette
réserve à ma sagesse, elle est bien plus duc à
ma timidité ; et j'avoue avoir manqué par elle
bien des bonnes fortunes que j'ai convoitées, et
qui, si j'en avois tenté l'aventure, ne m'auroient
peut-être pas réduit au même crime auquel,
selon la Vertier, m'ont entraîné ses attraits.
Pour contenter les besoins de mon cœur en-
core plus que ceux de mes«cns, je me donnai
une compagne honnête et fidèle, dont, après
vingt-cinq ans d épreuve et d'estime, j'ai fait ma
femme. Si c'est là ce qu'on appelle de la débau-
che, je m'en honore, et ce n'est pas du moins
celle-là qui mène dans les lieux publics. L'exem-
ple, la nécessité, l'honneur de celle qui m'étoit
chère, d'autres puissantes raisons me firent
(•) Son aventure avec madame de Larnage. G. P.
(**) Le souper fait avec Gricnm chezKlupfrell, et ce qui en
a été la suite. G. P.
confier mes enfans à l'établissement fait pour
cela, et m'empêchèrent de remplir moi-même
le premier, le plus saint des devoirs de la na-
ture. En cela, loin de m'excuser, je m'accuse :
et quand ma raison me dit que j'ai fait dans ma
situation ce que j'ai dû fnire, je l'en crois moins
que mon cœur qui gémit et qui la dément. Je ne
fis point un secret de ma conduite à mes amis,
ne voulant pas passer à leurs yeux pour meil-
leur que je n'étois. Quel parti les barbares en
ont tiré! Avec quel art ils l'ont mise dans le
jour le plus odieux! Comme ils se sont plus à
me peindre en père dénaturé, parce que j'étois
à plaindre ! comme ils ont cherché à tirer du
fond de mon caractère une faute qui fut l'ou-
vrage de mon malheur! Comme si pécher
n'étoil pas de l'homme, et même de l'homme
juste. Elle fut grave, sans doute, elle fut im-
pardonnable ; mais aussi ce fut la seule, et je
l'ai bien expiée. A cela près, et des vices qui
n'ont jamais fait de mal qu'à moi, je puis ex-
poser à tous les yeux une vie irréprochable
dans tout le secret de mon cœur. Ah ! que ces
hommes si sévères aux fautes d'autrui rentrent
dans le fond de leur conscience, et que chacun
d'eux se félicite s'il sent qu'au jour où tout sans
exception sera manifesté, lui-même en sera
quitte à meilleur compte!
La Providence a veillé sur mes enfans par le
péché même de leur pèi e. Eh Dieu ! quelle eût
été leur destinée s'ils avoient eu la mienne à
partager? que seroient-ils devenus dans mes
désastres? Ils seront ouvriers ou paysans; ils
passeront dans l'obscurité des jours paisibles;
que n°ai-je eu le même bonheur ! Je rends au
moins grâce au ciel de n'avoir abreuvé que moi
des amertumes de ma vie, et de les en avoir
préservés. J'aime mieux qu'ils vivent du travail
de leurs mains sans me connoitre, que de les
voir avilis et nourris par la traîtresse générosité
de mes ennemis, qui les instruiroient à hai'r,
peut-être à trahir leur père ; et j'aime mieux
cent fois être ce père infortuné qui commit la
faute et qui la pleure, que d'être le méchant
qui la révèle, l'étend , l'amplifie, l'aggrave
avec la plus maligne joie, que d'être l'ami per-
fide qui trahit la confiance de son ami, et di-
vulgue, pour le diffamer, le secret qu'il a versé
dans son sein.
.Mais des fautes, quelque grandes qu'elles
7f%
CORRESPONDANCE.
soient, n'en supposent pns de contradictoires.
Les débauchés sont peu dans le cas d'en com-
mettre de pareilles, comme ceux qui s'occu-
pent dans le porta charger des vaisseaux, que
bientôt ils perdent de vue, ne songent guère à
les assurer. Mes attachemens me préservèrent
du désordre; et toujours, je le répète, je fus
réglé dans mes mœurs. Je ne doute pas même
que celles de ma jeunesse n'aient contribué
dans la suite à répandre dans mes écrits cette
vive chaleur que les gens qui ne sentent rien
prennent pour de l'art, mais que l'art ne peut
contrefaire, et que ne sauroit fournir un sang
appauvri par la débauche. Pour répondre à
ces hommes vils qui m'osent accuser d'avoir
gagné, dans des lieux que je ne connois point,
des maux que je connois encore moins, je ne
voudrois que la Nouvelle Héloïse. Est-ce ainsi
qu'on apprend à parler dans la crapule? Qu'on
prenne autant de débauchés qu'on voudra,
tous doués d'autant d'esprit qu'il est possible,
et je les défie entre eux tous de faire une seule
page à mettre à côté d'une des lettres brûlantes
dont ce roman n'abonde que trop. Non, non;
il est pour l'âme un prix aux bonnes mœurs,
«;'ost de la vivifier, l/amour et la débauche ne
sauroient aller ensemble ; il faut choisir. Ceux
qui les confondent ne connoissent que la der-
nière; c'est sur leur propre état qu'ils jugent
du mien : mais ils se trompent; adorer les fem-
mes et les posséder sont deux choses très-dif-
férentes : ils ont fait lune, et j'ai fait l'autre.
J'ai connu quelquefois leurs plaisirs, mais ils
n'ont jamais connu les miens.
L'amour que je conçois, celui que j'ai pu
sentir, s'enflamme à l'image illusoire de la per-
fection de l'objet aimé ; et cette illusion même
le porte à l'enthousiasme de la vertu; car cette
idée entre toujours dans celle d'une femme
parfaite. Si quelquefois l'amour peut porter au
crime, c'est dans l'erreur d'un mauvais choix
qui nous égare, ou dans les transports de la
jalousie : mais ces deux élats, dont aucun n'a
jamais été le mien, soi)t momentanés et ne
transforment point un cœur noble en une âme
I noire. Si l'amour m'eût fait faire un crime, il
faudroit m'en punir et m'en plaindre ; mais il ne
me rendroit pas l'honneur des honnêtes gens.
Voilà tout, ce me semble, à moins qu'on tie
veuille ajouter l'amour de la solitude ; car cet
amour fut la première marque à laquelle Dide-
rot parut juger que j'étois un scélérat. Ses
mystérieuses trames avec Grimm étoient com-
mencées quand j'allai vivre à l'Hermitage; il pu-
blia quelque temps après le Fils naturel^ dans
lequel il inséra cette sentence : fln'y a que le
méchant qui soit seul. Je lui écrivis avec ten-
dresse pour me plaindre qu'il n'eût mis à ce
passage aucun adoucissement. Il me répondit
durement et sans aucune explication. Pour
moi, quoique cette sentence ait quelque chose
qui papillotte à l'oreille, je n'y trouve qu'une
absurdité ; et il est si faux qu'il n'y ait que le
méchant qui soit seul, qu'au contraire il est
impossible qu'un homme qui sait vivre seul soit
méchant, et qu'un méchant veuille vivre seul;
car à qui feroit-il du mal, et avec qui formeroit-
il ses intrigues ? La sentence en elle-même exi-
geoit donc tout au moins une explication : elle
l'exigeoit bien plus encore, ce me semble, de
la part d'un auteur qui, lorsqu'il parloit de la
sorte au public, avoit un ami retiré depuis six
mois dans une solitude; et il étoit également
choquant et malhonnête de refuser, du moins
en maxime générale, l'honorable et juste ex-
ception qu'il devoit non-seulement à cet ami,
mais à tant de sages respectés, qui dans tous
les temps ont cherché le calme et la paix dans
la retraite, et dont, pour la première fois de-
puis que le monde existe, un écrivain s'avise,
avec un trait de plume, de faire autant de scé-
lérats : mais Diderot avoit ses vues, et ne s'em-
barrassoit pas de déraisonner, pouvu qu'il
préparât de loin les coups qu'il m'a portés dans
la suite.
Je vais faire une remarque qui peut paroitre
légère, mais qui me paroît à moi des plus sûres
pour juger de l'état interne et vrai d'un auteur.
On sent, dans les ouvrages que j'écrivois à
Paris, la bile d'un homme importuné du tracas
de cette grande ville, et aigri par le spectacle
continuel de ses vices ('). Ceux que j'écrivis
depuis ma retraite à l'Hermitage respirent une
tendresse de cœur, une douceur d'âme, qu'on
ne trouve que dans les bocages, et qui prou-
es) Ajoutez les impulsions continuelles de Diderot, qui, soit
qu'il ne pût oublier le donjon de Vincennes, soit avec le projet
déjà formé de me rendre odieux, m'alloit sans cesse excitant et
stimulant aux sarcasmes. Sitôt que je fug i la campagne, et que
ces impulsions cessèrent, le caractère et le ton de mes écrits
changèrent, et je rentrai dan» mon naturel.
ANNÉE
vent l 'effet que faisoicnl sur moi la relraito et
la campagne, et qu'elles feront toujours sur
quiconque en saura sentir le charme et y vi-
vre aussi volontiers que moi. Les pensées mâles
de la vertu, dit le nerveux Young, les nobles
élans (lu génie, les brulans tramporls d'un cœur
sensible, sont perdus pour l'homme qui croit
qu'être seul est une solitude : le malheureux s'est
condamné à ne les jamais sentir. Dieu et la rai-
S071 ! quelle immense société! que leurs entretiens
sont sublimes ! que leur commerce est plein de
douceur! Voilà MM. Young et Diderot d'avis
un peu différeiis, sans ajouter celui de Virgile.
Pour moi , je me fais honneur d'avoir imité le
scélérat Descartes, quand il s'en alla mécham-
ment philosopher dans sa solitude de Nord-
Hollande.
Je viens de faire, ce me semble, une revue
exacte, et je n'y vois rien encore qui m'ait pu
donner des penchans pervers. Que reste-t-il
donc enfin? L'amour de la gloire. Quoi! ce
noble sentiment qui élève l'âme aux sublimes
contemplations , qui l'élancé dans les régions
éthérées , qui l'étend pour ainsi dire sur toute
la postérité, pourroii lui dicter des forfaits ! Il
prendroit, pour s honorer, la route de l'infa-
mie 1 Kh 1 qui ne sait que rien n'avilit, ne res-
serre et ne concentre l'âme comme le crime ;
que rien de grand et de généreux ne peut par-
tir d'un intérieur corrompu? Non, non ; cher-
chez des passions viles pour cause à des actions
viles. On peut être un malhonnête homme et
faire un bon livre ; mais jamais les divins élans
du génie n'honorent l'âme d'un malfaiteur;
et si les soupçons de quelqu'un que j'estimerois
pouvoient à ce point ravaler la mienne, je lui
présenterois mon Discours sur l'Inégalité {')
pour toute réponse , et je lui dirois : Lis, et
rougis (').
Vous me citerez Érostrate. A cela voici ma
(') En retranchant iiiiehpies morceaux de la façon de Dide-
rot, qu'il m'y fil insérer presque malgré moi. U en avoit ajouté
lie |>lii8 durs encore; mais je ne pus me résoudre à les em-
ployer.
(*) Que seroit-ce si je lui présentois ma LtUre- à d'Àlembert
ti-rles Spectacles, ouTragc où le plus tendre délire perce à
travers la force du raisonnement, et rend cette lecture ravis-
riante? U n'y a point d'absurdité qu'on ne rende Imaginable en
supposant que des scélérats peuvent traiter ainsi de pareils su-
jet». Démocrite prouva aux Abtléiitains qu'il n'étoit pas fou
tn leur lisant une de ses pièces; et moi, je délie tout homme
sensé qui lira cciti; lettre de pouvoir croire que l'auteur soit
lin coquin.
1770. 799
réponse. L'histoire d'Éroslrate est une fable :
mais supposons-la vraie; Érostrate, sans génie
et sans talent, eut un moment la fantaisie do
la célébrité, à laquelle il n'avoit^aucun droit; il
prit la seule et courte voie que son mauvais
cœur et son esprit étroit pût lui suggérer : mais
comptez que, s'il se fiît senti capable de faire
VÉmiley il n'eût point brûlé le temple d'Éphèse.
Non, monsieur, on n'aspire point par le crime
au prix qu'on peut obtenir par la vertu ; et
voilà ce qui rend plus ridicule l'imposture dont
je suis lobjcn. Qu'avois-je besoin de gloire et
de célébritéîjel'avoisdéjà tout acquise, non par
des noirceurs et des actes abominables , mais
par dos moyens vertueux , honnêtes , par des
talens distingués, par des livres utiles, par une
conduite estimable, par tout le bien que J'avois
pu faire selon mon pouvoir : elle étoit belle,
elle étoit sans tache : qu'y pouvois-je ajouter
désormais, si ce n'est la persévérance dans l'ho-
norable carrière dont je voyois déjà d'assez
près le terme? Que dis-je?je l'avois atteint:
je n'avois plus qu à me reposer, et jouir. Peut
on concevoir que de gaîté de cœur et par des
forfaits , j'aie cherché moi-même à ternir ma
gloire, à la détruire, à laisser échapper de mes
mains , ou plutôt à jeter, dans un transport de
furie, le prix inestimable que j'avois légitime-
ment acquis? Quoi! le sage, le brave Saint-
Germain relourneroit-il exprès à la guerre
pour y flétrir par des lâchetés infâmes les lau-
riers sous lesquels il a blanchi? ne sait-on pas
qu'une belle réputation est la plus noble et la
plus douce récompense de la vertu sur la terre?
Kt l'on veut qu'un homme qui se l'est digne-
ment procurée s'aille exprès plonger dans le
crime pour la souiller l Non , cela n'est pas,
parce que cela ne peut pas être ; et il n'y a que
des gens sans honneur qui puissent ne pas sen
tir cette impossibilité.
Mais quels sont enfin ces forfaits dont je me
suis avisé si tard de souiller une r^ putation déjà
tout acquise par mieux que des livres, par qua
rante ans d'honneur et d'intégrité? Oh! c'est
ici le mystère profond qu'il ne faut jamais que
je sache et qui ne doit être ouvertement publié
qu'après ma mort, quoiqu'on fasse en sorte,
pendant ma vie, que tout le monde en soit in-
struit, hors moi seul. Pour me forcer, en atten-
dant, de boire la coupe amère de l'igtiominie,
800
CORRESPONDANCF.
on aura soin de la faire circuler sans cesse au-
tour de moi dans l'obscurité , de la faire dé-
goutter, ruisseler sur ma tête , afin qu'elle
m'abreuve, m'inonde, me suffoque, mais sans
qu'aucun trait de lumière l'offre jamais à ma
vue, et me laisse discerner ce qu'elle contient.
On me séquestrera du commerce des hommes
même en vivant avec eux ; tout sera pour moi
secret , mystère et mensonge ; on me rendra
étranger à la société, sans paroître mon chas-
ser ; on élèvera autour de moi un impénétrable
édifice de ténèbres, on m'ensevelira tout vivant
dans un cercueil. C'est exactement ainsi que,
sans prétexte et sans droit, on traite en France
un homme libre, un étranger, qui n'est point
sujet du roi , qui ne doit compte à personne
de sa conduite , en continuant d'y respecter,
comme il a toujours fait, le roi, les lois, les
magistrats et la nation. Que s'il est coupable,
qu'on l'accuse, qu'on le juge, et qu'on le pu-
nisse ; s'il ne l'est pas, qu'on le laisse libre, non
pas en apparence, mais réellement. Voilà,
monsieur, ce qui est juste ; tout ce qui est hors
de là, de quelque prétexte qu'on l'habille, est
trahison, fourberie, iniquité.
Non, je ne serai point accusé, point arrêté,
point jugé, point puni en apparence ; mais on
s'attachera, sans qu'il y paroisse, à me rendre
la vie odieuse , insupportable , pire cent fois
que la mort : on me fera garder à vue ; je ne
ferai pas un pas sans être suivi ; on m'ôtera tous
moyens de rien savoir et de ce qui me regarde
et de ce qui ne me regarde pas; les nouvelles
publiques les plus indifférentes, les gazettes
même me seront interdites; on ne laissera
courir mes lettres et paquets que pour ceux
qui me trahissent , on coupera ma correspon-
dance avec tout autre ; la réponse universelle
à toutes mes questions sera toujours qu'on ne
sait pas; tout se taira dans toute assemblée à
mon arrivée; les femmes n'auront plus de
langue , les barbiers seront discrets et silen-
cieux, je vivrai dans le sein de la nation la plus
loquace comme chez un peuple de muets. Si
je voyage , on préparera tout d'avance pour
disposer de moi partout où je veux aller; on
me consignera aux passagers, aux cochers, aux
cabaretiers; à peine trouverai je à manger avec
quelqu'un dans les auberges, à peine y trou-
verai-je un logement qui ne soit pas isolé-; en-
fin l'on aura soin de répandre une (elle hor-
reur de moi sur ma route, qu'à chaque pas que
je ferai , à chaque objet que je verrai , mon
âme soit déchirée : ce qui n'empêchera pas que,
traité comme Sancho, je ne reçoive partout
cent courbettes moqueuses, avec aulantdecom-
plimens de respect et d'admiration : ce sont de
ces politesses de tigres qui semblent vous sou-
rire au moment qu'ils vont vous déchirer.
Imaginez , monsieur, s'il est possible , un
traitement plus insultant, plus cruel, plus bar-
bare, et dont le concert incroyablement una-
nime laisse, au sein d'une nation tout entière,
un infortuné rigoureusement seul et sans con-
solation. Tel est le talent supérieur de M. de
Choiseul pour les détails ; tels sont les soins
avec lesquels il est servi quand il est question
de nuire ; mais s'il s'agissoit d'une œuvre de
bonté, de générosité, de justice, irouveroit- il
la même fidélité dans ses créatures? j'en doute
auroit-il lui-même la même activité? j'en doute
encore plus.
J'ai beau chercher des cas où il soit permis
d'accuser, de juger, de diffamer un homme à
son insu, sans vouloir l'entendre, sans souffrir
qu'il réponde, et même qu'il parle ; je ne trouve
rien. Je veux sup[)oser tout<îs les preuves pos-
sibles : mais quand , en plein midi , toute la
ville verroit un homme en assassiner un autre
sur la place publique, encore en jugeant l'ac-
cusé ne rempècheroit-on pas de répondre ; en-
core ne le jugeroit-on pas sans l'avoir inter-
rogé. Â l'inquisition l'on cache à l'accusé son
délateur, je l'avoue ; mais au moins lui dit-on
qu'il est accusé ; au moins ne le condamne-t-on
pas sans l'entendre ; au moins ne l'empêche-
t-on pas de parler. Un délateur secret accuse, il
ne prouve pas; il ne peut prouver dans aucun
cas possible : car comment prouveroit-il ? Par
des témoins? mais l'accusé peut avoir contre
ces témoins des moyens de récusation que les
juges ignorent. Par des écritures? mais l'ac-
cusé peut y faire apercevoir des marques de
fausseté que d'autres n'ont pu connoître. Un
délateur qui se cache est toujours un lâche : s'il
prend des mesures pour que l'accusé ne puisse
répondre à l'accusation,nimêmeenêlreinstruit,
il est un fourbe : s'il prenoit en même temps
avec l'accusé le masque de l'amitié, il seroit un
traître. Or un traître qui prouve ne prouve ja-
ANNÉE 1770.
801
mais assez, ou ne prouve que contre lui-même : î
et quiconque est un traître peut bien être I
encore un imposteur. Khi quel seroit, grand 1
Dieu ! le sort des particuliers s'il étoit permis !
«le leur faire à leur insu leur procès , et puis j
de les aller prendre chez eux pour les mener
tout de suite au supplice, sous prétexte que
les preuves sont si claires qu'il leur est inu-
tile d'être entendus?
Remarquez, monsieur, je vous supplie,
combien cette première accusation dut pa-
roître extraordinaire, vu la réputation sans
reproche dont je jouissois, et que soutenoient
ma conduite et mes écrits. Assurément ceux
qui vinrent apprendre pour la première fois
aux chefs de la nation que j'étois un scélérat
durent les étonner beaucoup, et rien ne devoit
manquer à la preuve d'une pareille accusation
pour être admise. Il y manqua pourtant au
moins une petite circonstance, savoir l'audition
de l'accusé ; on se cacha de lui très-soigneuse-
ment, et il fut jugé. Messieurs! messieurs!
quand il seroit généralement permis de juger un
accusé sans l'ouïr, il y a du moins des hommes
qui mériteroient d'être exceptés, et Jean-
Jacques pouvoit espérer, ce me semble, d être
mis au nombre de ces hommes-là.
On ne vous a pas jugé, diront-ils. Etqu'avez-
vous donc fait, misérables? En feignant d'é-
pargner ma personne, vous ni'ôtez l'honneur,
vous m'accablez d'opprobres, vous me laissez
la vie, mais vous me la rendez odieuse en y
joignant la diffamation. Vous me traitez plus
cruellement mille fois que si vous m'aviez fait
"mourir; et vous appelez cela ne m'a voir pas
jugé! Les fourbes! il ne manquoil plus à leur
barbarie que le vernis de la générosité.
Non, jamais on ne vil des gens aussi Hers
d'être des traîtres : prudemment enfoncés dans
leurs tanières, ils s'applaudissent de leurs lâ-
chetés, et insultent à ma franchise en la redou-
tant. Pour m'étouffer sans que je crie ils m'ont
auparavant attaché un bâillon. A voir enfin
leur bénigne contenance, on les prendroit pour
les bourreaux de l'infortuné don Carlos, quj
prétendoient qu'il leur fût encore redevable
de la peine qu'ils prenoient de l'étrangler.
En vérité, monsieur, pus je médite sur
cette étrange conduite , plus j'y trouve une
complication de lâcheté, d'iniquité, de fourbe- I
T. IV.
rie, qui la rend inimaginable. Ce qui me passe
encore plus est que tout cela paroît se faire do
l'aveu de la nation entière; que non-seulement
mes prétendus anus, mais d honnêtes gens réel-
lement estimables y paroissent acquiescer; et
que M. de Saint- Germain lui-même ne m'en
paroît pas encore assez scandalisé. Cependant,
fussé-je coupable , fussé-je en effet tout ce
qu'on m'accuse d'être, tant qu'or» ne m'aura
pas convaincu, cette conduite envers moi se-
roit encore injuste, fausse, inexcusable. Que
doit-elle me paroitre à moi qui me sens inno-
cent?
Soyons équitables toujours. Je ne crois pas
que M. de Choiseui soit l'auteur de l'impos-
ture; mais je ne doute point qu'il n'ait très-bien
vu que c'en étoit une, et que ce ne soit pour
cela qu'il prend tant de mesures pour m'em-
pêcher d'en être instruit : car autrement, avec
la haine enveniméeque tout décèle en lui contre
moi, jamais il ne se refuseroit le plaisir de me
convaincre et de me confondre, dût-il s'ôter
par là celui de me voir souffrir plus long-
temps.
Quoique ma pénétration, naturellement très-
mousse, mais aiguisée à force de s'exercer dans
les ténèbres, me fasse deviner assez juste des
multitudes de choses qu'on s'applique à me ca-
cher, ce noir mystère est encore enveloppé
pour moi d'un voile impénétrable ; mais à force
d'indices combinés, comparés; à force de demi-
mots échappés, et saisis à la volée ; à force de
souvenirs effacés, qui par hasard me revien-
nent, je présume Grimm et Diderc* les pre-
miers auteurs de toute la trame. Je leur ai vu
commencer, il y a plus de dix-huit ans, des
m.enées auxquelles je ne comprenois rien, mais
que je voyois certainement couvrir quelque
mystère, dont je ne m'inquiétois pas beaucoup,
parce que, les aimant de tout mon cœur, je
comptois qu'ils m'aimoient de même. A quoi
ontabouti ces menées?autre énigme non moins
obscure. Tout ce que je puis supposer le plus
raisonnablement estqu'ilsaurontfabriqué quel-
ques écrits abominables qu'ils m'auront attri-
bués. Cependant, comme il est peu naturel
qu'on les en ait crus sur leur parole, il aura
fallu qu'ils aient accumulé des vraisemblances,
sans oublier d'imiter le style et la main. Quant
au style,, un h(mime qui possède supérieure-
51
302
CORRESPONDANCE.
ment lo talent d'écrire (a) imite aisément jus-
qu'à certain point I« style d'un autre, quoique
bien marqué : c'est ainsi que Boileau imita le
style de Voiture et celui de Balzac à s'y trom-
per, et cetteimitation du mion peut être surtout
facile à Diderot, dont j'étudiois particulièrement
la diction quand je commençai d'écrire, et qui
même a mis dans mes premiers ouvrages plu-
sieurs morceaux qui ne tranchent point avec
lo reste, et qu'on ne sauroit distinguer, du
moins quant au style (*). Il est certain que sa
tournure et la mienne, surtout dans mes pre-
miers ouvrages, dont la diction est, comme la
sienne, un peu sautante et sentencieuse, sont,
parmi celles de nos contemporains, les deux
qui se ressemblent le plus. D'ailleurs, il y a
si peu de juges en état de prononcer sur la dif-
férence ou l'identité des styles , et ceux même
qui le sont peuvent si aisément s'y tromper,
que chacun peut décider là-dessus comme il
lui plaît, sans craindre d'être convaincu d'er-
reur.
La main est plus difficile à contrefaire ; je
crois même cela presque impossible dans un ou-
vrage de longue haleine : c'est pourquoi je pré-
sume qu'on aura préféré des lettres, qui n'ont
pas la même difficulté, et qui remplissent le
même objet. Quant à l'écrivain chargé de cette
contrefaction, il aura été plus facile à trouver à
Diderot qu'à tout autre, parce que, étant chargé
de la partie des arts dans V Encyclopédie, il a voit
de grandes relations avec les artistes dans tous
les genres. Au reste, quand la puissance s'en
mêle, beaucoup de difficultés s'aplanissent ; et
quand il s'agiroit, par exemple, de décider si
une écriture est ou n'est pas contrefaite, je ne
crois pas qu'on eût beaucoup de peine à trou-
ver des experts prêts à être de l'avis qu'il plai-
roit à M. de Choiseul.
Si ce n'est pas cela, ou de faux témoins , je
n'imagine rien. Je pencherois même un peu
pour cette dernière opinion , parce que assu-
(a) Variante : Vart d'écrire.
(') Quant aux pensées, celles qu'il a eu la bonté de me prêter,
et que jai eu la bêtise d'adopter, sont bien faciles à distinguer
deg^nù^nes, comme on peut le voir dans celle du [philosophe
Vii 8'argumente en enfonçant son bonnet sur ses oreilles
Discours sur l'inégalité )"; car ce morceau est de lui tout
ntier. Il est certain que M. Diderot abusa toujours de ma
onliance et de ma facilité pour donner à mes écrits un ton
(hi et un air noir, qu'ils n'eurent plus sitôt qu il cessa de me
diriger et que ie fut livré tout-à-[dit à moi-même.
rément le bénin Thevenin, quoi qu'on en
dise, ne fut pas aposté pour rien ; et je ne puis
imaginer d'autre objet à la fable de ce manant,
et à l'adroite façon dont ceux qui l'avoient
aposté l'ont accréditée ('), que de vouloir lâter
d'avance comme je soutiendrois la confronta-
tion d'un faux témoin.
Les holbachiens, qui croyoient m'avoir déjà
coulé à fond, furieux de me voir bien au châ-
teau de Montmorency et chez M. le prince de
Conti, firent jouer leurs machines par d'Alem-
bert ; et, profitant des piques secrètes dont j'ai
parlé, firent passer, par le Temple, leur com-
plot à l'hôtel de Luxembourg. II est aisé d'i-
maginer comment M. de Choiseul s'associa pour
cette affaire particulière avec la ligue, et s'en
fit le chef; ce qui rendit dès lors le succès im-
manquable, au moyen des manœuvres souter-
raines dont Grimm avoit probablement fourni
le plan. Ce complot a pu se tramer de toute
autre manière ; mais voilà celle où les indices,
dans ce que j'ai vu, se rapportent le mieux. Il
falloit, avant de rien tenter du côté du public,
m'éloigner au préalable, sans quoi le complot
risquoit à chaque instant d'être découvert, et
son auteur confondu. VÉmile en fournit les
moyens, et l'on disposa tout pour m'cffrayer
par un décret comminatoire, auquel on n'en
vouloit cependant venir que quand j'aurois pris
le parti de fuir. Mais voyant que, malgré tout
le fracas dont onaccompagnoit la menace de ce
décret, je restois tranquille et ne voulois pas
démarrer, on s'avisa d'un expédient tout-puis-
sant sur mon cœur. Madame de Boufflers, avec
une grande éloquence, me fit voir l'alternative
inévitable de compromettre madame de Luxem-
bourg, si j'étois interrogé , ou de mentir, ce
que j'étois bien résolu de ne pas faire. Sur ce
motif, auquel je ne pus résister, je partis en-
fin, et l'on ne lâcha le décret que quand ma
résolution fut bien prise et qu'on put le savoir.
Il paroîi que dès lors le projet étoit arrangé
entre madame de Boufflers et M. Hume pour
(') Enfin, tant ont opéré les gens qui disposent de mol, qu'il
reste clair comme le jour, à Grenoble et ailleurs, que le galé-
rien Thevenin m'a prêté neuf francs aux Verrières, tandis que
j'étois à Montmorency; qu'il me les a prêtés par les main» du
cabaretier Jeaonet, notre commun hôte, chez qui je n'ai ja-
mais logé, et à qui je ne parlerai de ma vie ; et que je lui don-
nai, en reconnaissance, des retires de recommandation pour
MM. de Faugnes et .Vidiman, que je ne connoi««ois pa».
ANNÉE i770.
805
disposer de moi. Elle n'épargna rien pour m'en-
voyer en Angleterre. Je tins bon, et voulus
passer en Suisse. Ce n'éioit pas là le compte de
la ligue, qui, par ses manœuvres, parvint avec
peine à m'en chasser. Nouvelles sollicitations
plus vives pour l'Angleterre ; nouvelle résis-
tance de ma part. Je pars pour aller joindre my-
lord maréchal à Berlin. La ligue vit l'instant où
j'allois lui échapper. Son complot s'en alloit
peut-être en fumée, si l'on ne m'eût tendu tant
de pièges à Strasbourg, qu'enfin j'y tombai, me
laissai livrer à Hume, et partis avec lui pour
l'Angleterre, où j'étois attendu depuis si long-
temps. Dès ce moment ils m'ont tenu ; je ne leur
échapperai plus.
Que je regrettai la France ! avec quelle ar-
deur, avec quelle constance je surmontai tous
les obstacles, tous les dangers même qu'on eut
soin d'opposer à mon retour ; et cela pour ve-
nir essuyer, dans ce pays si désiré, des traite-
mens qui m'ont fait regretter l'Angleterre I Ce-
pendant les seize mois que j'y passai ne furent
pas perdus pour la ligue. A mon retour, je
trouvai la France et l'Europe totalement chan-
gées à mon égard; et ma prévention, ma stu-
pidité furent telles, que, trop frappé des man-
œuvres de David Hume et de ses associés, je
m'obstinois à chercher à Londres la cause des
indignités que j'essuyois à Trye. Me voilà bien
désabusé depuis que je n'y suis plus, et je rends
aux Anglois la justice qu'ils me refusent. Néan-
moins, s'ils étoient ce qu'on les suppose, ils au-
roient dit : N'imitons pas la légèreté françoise ;
défions-nous des preuves d'accusation qu'on
cache si soigneusement à l'accusé, et gardons-
nous déjuger, sans l'entendre, un homme qu'on
cajole avec tant de fausseté, et qu'on charge
avec tant d'animosité.
Enfin ce complot, conduit avec tant d'art et
de mystère, est en pleine exécution. Que dis-
je? il est déjà consommé : me voilà devenu le
mépris, la dérision, l'horreur de cette même
naiiuu dont j'avois, il y a dix ans, l'estime, la
bienveillance, j'oserois dire la considération;
et ce changement prodigieux, quoique opéré
sur un homme du peuple, sera pourtant la plus
grande œuvre du ministère de M. de Choiseul,
celle qu'il a eue le plus à cœur, celle à laquelle
il a consacré le plus de temps et de soin. Elle
prouvera, par un exemple flétrissant pour l'es-
pèce humaine, combien est forte l'union des
médians pour mal faire, tandis que celles des
bons, quand elle existe, est si lâche, si foible,
et toujours si facile à rompre.
Rien n'a été omis pour l'exécution de cette
noble entreprise ; toute la puissance d'un grand
royaume, tous les talens d'un ministre intri-
gant, toutes les ruses de ses satellites, toute
la vigilance de ses espions, la plume des au-
teurs, la langue des clabaudeurs, la séduction de
mes amis, l'encouragement de mes ennemis,
les malignes recherches sur ma vie pour la
souiller, sur mes propos pour les empoison-
ner, sur mes écrits pour les falsifier; l'art de
dénaturer, si facile à la puissance, celui de me
rendre odieux à tous les ordres, de me diffa-
mer dans tous les pays. Les détails de tous ces
faits seroient presque incroyables, s'il m'étoit
possible d'exposer ici seulement ceux qui me
sont connus. On m'a lâché des espions le tou-
tes les espèces, aventuriers, gens de lettres,
abbés, militaires, courtisans; on a envoyé des
émissaires en divers pays pour m'y peindre
■ous les traits qu'on leur a marqués. J'avois en
Savoie un témoin de ma jeunesse, un ami que
j'estimois, et sur lequel je comptois; je vais le
voir, je vois qu'il me trompe ; je le trouve en
correspondance avec M. de Choiseul. J'avois à
Paris un vieux compatriote, un ami, très-bon
homme; on le met à la Bastille, j'ignore pour-
quoi, c'est-à-dire sous quel prétexte. Le long
temps qu'il y a resté lui fait honneur ; on l'aura
trouvé moins docile qu'on n'avoit cru ; je veux
espérer qu'on n'aura pas lassé sa patience, et
qu'au bout de seize mois il sera sorti de la Bas-
tille aussi honnête homme qu'il y est entré. Je
désire la même chose du libraire Guy, qu'on y
a mis de même, et détenu presque aussi long-
temps. On disoit avoir trouvé dans les papiers
du premier un projet de moi pour l'établisse-
ment d'une pure démocratie à Genève; et j'ai
toujours blâmé la pure démocratie à Genève et
partout ailleurs : on disoit y avoir trouvé des
lettres par lesquelles j'excitois les brouilleries
de Genève; et non -seulement j'ai toujours
blâmé les brouilleries de Genève, mais je n'ai
rien épargné pour porter les représentans à
la paix. Mais qu'importe qu'on en impose et
qu'on mente? un mensonge dit en l'air fait
toujours son effet, surtout quand il vient des
mi
CORRESPONDANCE.
bureaux d'un ministre, et quand il tire sur
moi.
En songeant au libraire de Paris, avec le-
quel j'eus si peu d'affaires, M. de Choiseul,qui
n'oublia rien, a-i-il oublié mon libraire de Hol-
lande? Je ne sais; mais dans un livre que celui-
ci s'est obstiné à vouloir me dédier, quoique
j'y sois maltraité, et dont il n'a pas voulu me
communiquer d'avance l'épître dédicatoire,j'ai
trouvé la tournure de cette épîire si singulière
et si peu naturelle, qu'il est difficile de n'y pas
supposer un but caché qui tient à quelque fil
de la grande trame.
Enfin nulle attention n'a été omise pour m'y
défigurer de tout point, jusqu'à celle qu'on
n'imagineroit pas, de faire disparoîire les por-
traits de moi qui me ressemblent, et d'en répan-
dre un à très-grand bruit qui me donne un air
ùrouche el une mine de Cyclope. A ce gracieux
portrait on a mis pour pendant celui de David
Hume ('), qui réellement a la tête dun Cyclope,
et à qui l'on donne un air charmant. Comme ils
peignent nos figures, ainsi peignent-ils nos
âmes avec la même fidélité. En un mot, les dé-
tails qu'embrasse l'exécution du plan qui me
regarde sont immenses, inconcevables. Oh ! si
je savois tous ceux que j'ignore, si je voyois
mieux ceux que je n'ai fait que conjecturer,
si je pouvois embrasser d'un coup d'œil tous
ceux dont je suis l'objet depuis dix années, ils
pourroient me donner quelque orgueil, si mon
cœur en étoit moins déchiré. Si M. de Choi-
seul eût employé à bien gouverner l'état la
moitié du temps, des lalens, de l'argent et des
soins qu'il a mis à satisfaire sa haine, il eût
été l'un des plus grands ministres qu'ait eus la
France.
Ajoutez à tout cela l'expédition de la Corse,
cette inique et ridicule expédition, qui choque
toute justice, toute humanité, toute politique,
toute raison; expédition que son succès rend
encore plus ignominieuse, en ce que, n'ayant
pu conquérir ce peuple infortuné par le fer,
il l'a fallu conquérir par l'or. La Franco peut
bien dire de cette inutile et coûteuse conquête
ce que disoit Pyrrhus de ses victoires : Encore
(*) Quand il s'avisa de me faire peindie à Londres, je ne pus
imaginer quel étoit son but ; car j'entrevoyois dfja de reste que
ce n'étoit pas par amitié pour moi. .le vois maintenant très-
Iticn ce but; mais je ne me pardonncrois pas de l'avoir deviné.
une, et nous sommes perdus. Mais, hélas 1
l'Europe n'offrira plus à M. deChoiseul d'autre
peuple naissant à détruire , ni d'aussi grand
homme à noircir que son illustre et vertueux
chef.
C'est ainsi que l'homme le plus fin se décèle
en écoulant trop son animosité. M. de Choiseul
connoissoit bien la plaie la plus cruelle par la-
quelle il pût déchirer mon cœur, et il ne me l'a
pas épargnée : mais il n'a pas vu combien cette
barbare vengeance le démasquoit et devoit
éventer son complot. Je le défie de pallier ja-
mais cette expédition d'aucune raison ni d'au-
cun prétexte qui puisse contenter un homme
sensé. On saura que je sus voir le premier un
peuple disciplinableet libre,où toute l'Europe
nevoyoit encore qu'un tas de rebelles et de
bandits ; que je vis germer les palmes de
cette nation naissante ; qu'elle me choisit pour
les arroser, que ce choix fit son infortune el la
mienne; que ses premiers combats furent des
victoires; que n'ayant pu la vaincre, il fallut
l'acheter. Quant à la conclusion qui me regarde,
on présumera quelque jour, je l'espère, malgré
tous les artifices de M. de Choiseul, qu'il n'y
avoit qu'un homme estimable qu'il pût hair
avec tant de fureur.
Voilà, monsieur, ce qui me fait prendre mon
parti avec plus de courage que n'en sembloit
annoncer l'accablement où vous m'avez vu ;
mais je découvrois alors, pour la première fois,
des horreurs dont je n'avois pas la moindre
idée, et auxquelles il n'est pas même permis à
un honnête homme d'être préparé. Épouvanté
des infernales trames dont je me sentois enlacé,
je donnois trop de pouvoir à l'imposture, j'en
prolongeois trop loin l'effet sur l'avenir : je
voyois mon nom, qui doit me survivre, couvert
par elle d'un opprobre éternel, au lieu de l.i
gloire et des honneurs que je sens dans moi?
cœur m'être dus; je frémissois de douleur et
(l'indignation à cette cruelle image. Aujourd'hui
que j'ai eu le temps de m'apprivoiser avec des
idées qui m'étoient si nouvelles, de les peser,
do les comparer, de mettre par ma raison les
iniques œuvres des hommes à la coupelle du
temps et de la vérité, je ne crains plus que
le vil alliage y résiste : le soufre et le plomb
s'en iront en fumée, et ior pur demeurera tyit
ou lard, quano mes ennemis, morts ainsi que
ANNÉE 1770.
805
mol, ne l'altéreront plus. Il est impossible que,
de lanl de trames ténébreuses, quelqu'une au
moins ne soit pas enfin dévoilée au grand jour ;
et c'en est assez pour juger des autres. Les bons
ont horreur des méchans et les fuient, mais
ils ne brassent pas dos complots contre eux. Il
est impossible que, revenus de la haine aveugle
qu'on leur inspire, mes semblables ne recon-
noissent pas un jour dans mes ouvrages un
homme qui parla d'après son cœur. Il est im-
possible qu'en blâmant et plaignant les erreurs
où j'ai pu tomber, ils ne louent pas mes inten-
tions, qu'ils ne bénissent pas ma mémoire, qu'ils
ne s'attendrissent pas sur mes malheurs. Une
seule considération suffit pour me rendre la
tranquillité que m'ôtoit l'effroi d'une igno-
minie éternelle; c'est celle de la route qu'ont
prise ceux qui m'oppriment pour égarer à leur
suite la génération présente, mais qui n'égarera
sûrement pas la postérité, sur laquelle ils n'au-
ront plus l'ascendant dont ils abusent. Ses en-
nemis, dira-t-on, se sont attachés, comme de
vils corbeaux, sur son cadavre ; mais jamais, de
8on vivant, aucun d'eux l'osa-t-il attaquer en
face? Us le prirent en traîtres ; ils s'enfoncèrent
dans des souterrains pour creuser des gouffres
sous ses pas, tandis qu'il marchoit à la lumière
du soleil, et qu'il défioit le reproche du crime
de soutenir ses regards. Quoi 1 la justice et la
vérité rampent-elles ainsi dans les ténèbres? les
hommes droits et vertueux se font-ils ainsi
fourbes et traîtres, tandis que le coupable ap-
pelle à grands cris ses accusateurs? Si cette
considération leur fait reprendre le même exa-
men avec plus d'impartialité, je n en veux pas
davantage. Tranquillisé pour l'avenir sur la
terre, j'aspire au séjour du repos, où les œu-
vres de l'iniquité ne pénètrent pas : en attendant,
je me dois d'approfondir cet abominable com-
plot, s'il m'est possible; c'est tout ce qui me
reste à faire ici-bas, et je n'épargnerai pour cela
rien de ce qui est en ma foible puissance. Je
sais que mon naturel craintif, honteux, timide,
ne me promet ni sang-froid, ni présence d'es-
prit, ni mémoire, quand il faudra payer de ma
personne et confondre les imposteurs; j'avoue
même que l'indigne rôle auquel je me vois ra-
valé, et pour lequel la nature m'avoit si peu
fait, me donne un frémissement et des serre-
mons de cœur que jo ne puis vaincre, et don!
j'aurois été moins subjugué dans le plus heu-
reux temps. 11 y a dix ans que liinputation
d'un forfait m eût fait rire, et rien de plus;
mais depuis que les cruels m'ont ainsi défiguré,
sans me laisser même aucun moyen de me dé-
fendre, tout injurieux soupçon que je lis dans
les cœurs plonge le mien dans un trouble inex-
primable. Les scélérats endurcis au crime ont
des fronts d'airain, mais linnocence rougit et
pleure en se voyant couvrir de fange. Ui»e kmc
noble et fière a beau se roidir et s'élever, un
tempérament timide ne peut se refondre. Dans
toutes les situations de ma vie le mien me sub-
jugue toujours : soit forcé de parler au milieu
d'un cercle, soit tète à tête agacé par une femme
railleuse, soit avili dans la confrontation d'un
impudent, mon trouble est toujours le même,
et le courage que je sens au fond de mon cœur
refuse de se montrer sur ma contenance. Je ne
sais ni parler ni répondre ; je n'ai jamais su
trouver qu'après coup la chose que j'avois à
dire ou le mot qu'il falioii employer. Urbain
Grandier, dans le même cas que moi, avoit
l'assurance et la facilité qui me manquent, et il
périt : j'aurois tort d'espérer une meilleure des-
tinée : mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Que
je sache à tout prix de quoi je suis coupable ;
que j'appreime enfin quel est mon crime,
qu'on m'en montre le témoignage et les preu-
ves, ces invincibles preuves qui, bien qu'ad-
ministrées si secrètement et par des mains si
suspectes, n'ont laissé le moindre doute à per-
sonne, et sur lesquelles âme vivante n'a même
imaginé qu'il fût pourtant bon de savoir si
je n'avois rien à dire ; enfin qu'on daigne, je
t)e dis pas me convaincre, mais maccuser moi
présent {'), et je meurs content.
Eh ! que reste-t-il ici-bas pour me faire aimer
à vivre? Déjà vieux, souffrant, sans ami, sans
appui/sans consolation, sans ressource, voilà
la pauvreté piête à me talonner; et quand on
m'auroit laissé même la liberté d'employer mes
(') Je suis persuadé qu'il y a sons tout cela quelque éqaivo-
i|>ie, quelque iiialeDU-ndu, (|uelqueadruit uiciisongc. sur lequel
1111 uiot peut-être seniit un trait de lumière qui frapoeruit tout
\f monde, et déniasqur'rujt les imposteurs. Us le sentent et le
(-raigneut sans doute; aussi p;iiott-ii qu'ils uni mis toute l'a-
ili'csse, toute la ru!>c, toute la sagacité de leur esprit à clierclirr
«los raisons plausibles et spécieuses ponr prévenir toute expli-
cation. Cependant coniuient ont-ils pu couvrir l'iniquité de
ci.lte conduite jii8(|u'a tromper Icv ^cus licbousess? VoiUce
uni me païse.
806
CORRESPONDANCE.
tîilensà gagnermon pain, de quoi jouirois-jeen
le mangeant? Quoi ! voir toujours des hommes
faux, haineux, malveillansl toujours des mas-
ques, toujours des traîtres! et loin de vous,
pas un seul visage d'homme 1 plus d'épanche-
mens dans le sein d'un ami, plus de ces doux
sentimens qu'une longue habitude rend déli-
cieux I Ah I la vie à ce prix m'est insupportable ;
et quand sa fin ne seroit que celle de mes pei-
nes, je désirerois d'en sortir : mais elle sera le
commencement de cette félicité pour laquelle
je me sentois né, et que je cherchai vainement
sur la terre. Que j'aspire à cette heureuse épo-
que, et que j'aimerai quiconque m'y fera par-
venir! J'étois homme, et j'ai péché ; j'ai fait de
grandes fautes que j'ai bien expiées, mais le
crime jamais n'approcha de mon cœur. Je me
sens juste, bon, vertueux, autant qu'homme
qui soit sur la terre : voilà le motif de mon es-
pérance et de ma sécurité. Quoique je paroisse
absolument oublié de la Providence, je n'en
désespérerai jamais. Que ses récompenses pour
les bons doivent être belles, puisqu'elle les né-
glige à ce point ici-bas 1 J'avoue pourtant qu'en
la voyant dormir si long-temps, il me prend
des momens d'abattement : ils sont rares, ils
ne durent guère, et ne changent rien à ma dis-
position. J'espère que la mort ne viendra pas
dans un de ces tristes momens ; mais quand
elle y viendroit, elle me seroit moins conso-
lante, sansm'être plus redoutable. Je me dirois :
Je ne serai rien, ou jp serai bien ; cela vaut
toujours mieux pour moi que celte vie.
La mort est douce aux malheureux ; la souf-
france est toujours cruelle. Par-là je reste ici-
bas à la merci des méchans ; mais enfin que me
peuvent-ils faire? Ils ne me feront pas plus
souffrir que ne fit la néphrétique; et j'ai fait
là-dessus l'essai de mes forces : si mes maux
sont longs, ils exerceront mon âme à la pa-
ti^Mce, à la constance, au courage ; ils lui feront
mériter le prix destiné à la vertu ; et au jour de
ma mort, qu'il faudra bien enfin qui vienne, mes
persécuteurs m'auront rendu service en dépit
d'eux. Pour quiconque en est là, les hommes ne
sont plus guère à craindre. Aussi M. de Choi-
seul peut jouer de son reste avec toute sa puis-
sance. Tant qu'il ne changera pas la nature des
c'noses, tant qu'il n'ôtera pas de ma poitrine le
'XEur de Jean-Jacques Rousseau pour y mettre
celui d'un malhonnête homme, je le mets
au pis.
Monsieur, j'ai vécu : je ne vois plus rien,
même dans l'ordre des possibles, qui pût me
donner encore sur la terre un moment de vrai
plaisir. On m'offriroit ici-bas le choix de ce que
j'y veux être, que je répondrois, mort. Rien
de ce qui fiattoit mon cœur ne peut plus exis-
ter pour moi. S'il me reste un intervalle encore
jusqu'à ce moment si lent à venir, je le dois
à l'honneur de ma mémoire. Je veux tâcher que
la fin de ma vie honore son cours et y réponde.
Jusqu'ici j'ai supporté le malheur; il me reste
à savoir supporter la captivité, la douleur, la
mort : ce n'est pas le plus difficile ; mais la dé>
rision, le mépris, l'opprobre, apanage ordi-
naire de la vertu parmi les méchans, dans tous
les points par où l'on pourra me les faire sentir.
J'espère qu'un jour on jugera de ce que je fus
par ce que j'ai su souffrir. Tout ce que vous
m'avez dit pour me détourner, quoique plein
de sens, de vérité, d'éloquence, n'a fait qu'en-
flammer mon courage : c'est un effet qu'il est
naturel d'éprouver près de vous ; et je n'ai pas
peur que d'autres m'ébranlent quand vous ne
m'avez pas ébranlé. Non, je ne trouve rien de
si grand, de si beau, que de souffrir pour la
vérité. J'envie la gloire des martyrs. Si je n'ai
pas en tout la même foi qu'eux, j'ai la même
innocence et le même zèle, et mon cœur se
sent digne du même prix.
Adieu, monsieur. Ce n'est pas sans un vrai
regret que je me vois à la veille de m'éloigner
de vous. Avant de vous quitter j'ai voulu du
moins goûter la douceur d'épancher mon cœur
dans celui d'un homme vertueux. C'est, selon
toute apparence, un avantage que je ne re-
trouverai de long-temps.
Rousseau.
Note oubliée dans ma lettre à M. de
Saint-Germain.
Je me souviens d'avoir, étant jeune, employé
le vers suivant dans une comédie ;
c'est en le trahissant qu'il faut punir un traître.
Mais, outre que c'étoit dans un cas très-excu-
sable, et où il ne s'agissoit point d'une vérita-
ble trahison, ce vers, échappé dans la rapidité
de la composition, dans une pièce non publique
ANNÉK 1770.
807
et non corrigée, ne prouve point que l'auteur
pense ce qu'il fait dire à une femme jalouse, et
ne fait autorité pour personne. S'il est permis
de trahir les traîtres, ce n'est qu'aux gens qui
leur ressemblent; mais jamais les armes des
méchans ne souillèrent les mains d'un honnête
homme. Comme il n'est pas pernus de mentir
à un riienleur, il est encore moins permis de
trahir un traître : sans cela, toute la morale
seroit subvertie, et la vertu ne seroit plus qu'un
vain nom, car le nombre des malhonnêtes gens
étant malheureusement le plus grand sur la
terre, si l'on se permettoit d'adopter vis-à-vis
d'eux leurs propres maximes, on seroit le plus
souvent malhonnête homme soi-même, et l'on
en viendroit bientôt à supposer toujours que
l'on a affaire à des coquins, afin de s'autoriser
à l'ôtre {*).
A M. l'abbé m.
Monquin, i7 ^ 70.
Pauvres aveugles qne nous sommes ! etc.
\otre précédente lettre, monsieur, m'en
prometioii si bien une seconde, et j'étois si sûr
qu'<-lle viendroit, que, quoique je me crusse
obligé de vous tirer de l'erreur où je vous
voyois , j'aimai mieux tarder de remplir ce
devoir que de vous ôter ce plaisir si doux aux
cœurs honnêtes de réparer leur tort de leur
propre mouvement (**).
La bizarre manière de dater qui vous a scan-
dalisé est une formule générale dont depuis
quelque temps j'use indifféremment avec tout
le monde, qui n'a ni ne peut avoir aucun trait
aux personnes à qui j'écris, puisque ceux qu'elle
regarde ne sont pas faits pour être honorés de
(') CeUe longue lettre, dans laquelle Rousseau donne des dé-
tails sur sa conduite antérieure, sur ses goûts et ses ouvrages,
est un complément lies Confessions. 11 en parut quelques frag-
mens, en 4798, dans le Conservatetn- ou Bibliothèque choisie
de littérature. On supprima les noms et l'on dénatura plusieurs
passages. Comme les personnages dont parle Jean-Jacques
étoient tous nioris à cette époque, on ne devine pas le motif
de cette discrétion ou de cette infidélité. M. P.
(**) Pour rinlelligeiice de cette phrase et de celles qui la sui-
vent, il faut savoir que la persoiuie à qui cette seconde lettre
étoit adressée avolt mis en lélc de sa réponse à la première un
quatrain qui sembloit annoncer qu'elle avoit pris en mauvaise
part celui de M. Rousseau, ce qui cependant n'étoit pas. (Note
î;> des éditeurs de Ceni-re, )
mes lettres, et ne le seront sûrement jamais.
G)mment m'avez-vous pu croire assez brutal,
assez féroce, pour vouloir insulter ainsi de gaité
de cœur quelqu'un que je ne connoissois que
par une lettre pleine de témoignages d'estime
pour moi, et si propre à m'en inspirer pour lui?
Cette erreur est là-dessus tout en dont je peux
me plaindre ; car, si ce n'en eût pas été une, vo-
tre ressentiment devenoittrès-légitime, et voire
quatrain très-mérité : si même j'avois quelque
autre reproche à vous faire, ce seroit sur le ton
de votre lettre qui cadroit si mal avec celui de
votre quatrain. Quoique dans votre opinion je
vous en eusse donné l'exemple, devîez-vous
jamais l'imiter? ne deviez-vous pas au contrait o
être encore plus indigné de l'ironie et de la
fiiusseté détestable que cette contradiction mei-
toit dans ma lettre? et la vertu doit-elle jamais
souiller ses mains innocentes avec les armes des
méchans, même pour repousser leurs atteintes?
Je vous avoue franchement que je vous ai bien
plus aisément pardonné le quatrain que le
corps de la lettre; je passe les injures dans la
colère, mais j'ai peine à passer les cajoleries.
Pardon, monsieur, à mon tour : j'ose peut-être
un peu durement des droits de mon âge, mais
je vous dois la vérité depuis que vous m'avez
inspiré de l'estime; c'est un bien dont je fais
trop de cas pour laisser passer en silence rien
de ce qui peut l'altérer. A présent oublions
pour jamais ce petit démêlé, je vous en prie,
et ne nous souvenons que de ce qui peut lious
rendre plus intéressans l'un à l'autre par la
manière dont il a fini.
Revenons à votre emploi. S'il est vrai que
vous ayez adopté le plan que j'ai tâché de tracer
dans r£mî7e, j'admire votre courage ; car vous
avez trop de lumières pour ne pas voir que,
dans m pareil système, il faut tout ou rien, et
qu'il vaudroit cent fois mieux reprendre le train
des éducations ordinaires, et faire un petit ta-
lon rouge, que de suivre à demi celle-là pour
ne faire qu'un homme manqué. Ce que j'ap-
pelle tout, n'est pas de suivre servilement
mes idées ; au contraire, c'est souvent de les
corriger, mais de s'attacher aux principes, et
d'en suivre exactement les conséquences avec
les modifications qu'exige nécessairement toute
application particulière. Vous ne pouvez igno-
rer quelle tâche immense vous vous donnez :
808
GORRESPOiNDANCE.
vous voilà pendant dix ans au moins nul pour
vous-même, et livré tout entier avec toutes
vos facultés à votre élève; vigilance, patience,
fermeté, voilà surtout trois qualités sur les-
quelles vous ne sauriez vous relâcher un seul
instant sans risquer de tout perdre; oui, de
tout perdre, entièrement tout : un moment
d'impatience, de négligence ou d'oubli, peut
vous ôter le fruit de six ans de travaux, sans
qu'il vous en reste rien du tout, pas même la
possibilité de le recouvrer par le travail de dix
autres. Certainement s'il y a quelque chose qui
mérite le nom d'héroïque et de grand parmi
les hommes, c'est le succès des entreprises pa-
reilles à la vôtre ; car le succès est toujours pro-
portionné à la dépense de talens et de vertus
dont on l'a acheté : mais aussi quel don vous
aurez fait à vos semblables, et quel prix pour
vous-même de vos grands et pénibles travaux !
Vous vous serez fait un ami, car c'est là le terme
nécessaire du respect, de ^e^time et de la re-
connoissance dont vous l'aurez pénétré. Voyez,
monsieur.... dix ans de travaux immenses, et
toutes les plus douces jouissances de la vie pour
le reste de vos jours et au-delà : voilà les avan-
ces que vous avez faites, et voilà le prix qui
doit les payer. Si vous avez besoin d'encoura-
gement dans cette entreprise, vous me trouve-
reztoujours prêt; si vous avez besoin de conseils,
ils sont désormais au-dessus de mes forces. Je
ne puis vous promettre que de la bonne volon té;
mais vous la trouverez toujours pleine et sin-
cère : soit dit une fois pour toutes, et, lorsque
. vous me croirez bon à quelque chose, ne crai-
gnez pas de m'importuner. Je vous salue de
tout mon cœur.
A M, DE SAINT-GERMAIN.
Monquin, le 17^70.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Votre lettre, monsieur, m'attendrit et me
touche ; je croyois n'être plus susceptible de
plaisir, et vous venez de m'en donner un mo-
ment bien pur. Il n'est troublé que par le regret
de ne pas pouvoir me rendre à vos généreuses
etobligeantessoUicilations; mais mon parti est
pris. Je connois trop les gens à qui j'ai affaire
pour croire qu'ils me laisseront exécuter mon
projet; je m'attends d'avance à ce qui doit m'ar-
river ; je ne me dois pas le succès, il est dans les
mains de la Providence; mais je me dois la
tentative et l'epiploi de mes forces : rien ne
m'empêchera de remplir ce devoir.
Je ne suis point encore dans la situation que
vos offres généreuses vous font prévenir, ni
môme près d'y tomber, je prévois seulement
que si j'avançois dans la vieillesse, elle me de-
viendroit dure à plus d'un égard, et c'est moins
là pour moi un sujet d'alarme qu'une consola-
tion de n'y pas parvenir : je crois si bien con-
noître votre âme noble, que, dans la situation
supposée, je vous aurois de moi-même prouvé
la vérité de mes sentimens pour vous en vous
mettant dans le cas d'exercer les vôtres.
Si la crainte de contrister votre bon coeur
m'empêche, monsieur, de suivre les mouve-
mens du mien dans les adieux que je désirois
vous aller faire, je sens ce que me coûtera celte
déférence ; mais je sens aussi, dans la résolution
que j'ai prise, le danger de l'exposer à des at-
taques d'autant plus redoutables, que mon
penchant ne seconderoit que trop bien vos ef-
forts. Adieudonc,hommerespectable; je parti-
rai sans vous voir, puisqu'il le faut, mais vous
laissant la meilleure partie de moi-même dans
les sentimens d'un cœur toujours plein de vous.
A M. DU PEYROU.
Monquin, le «7 ^ 70.
Pauvres aveugles que nous sommes .' etc.
Vous me marquez, mon cher hôte, que votre
rôle est passif vis-à-vis de moi, que l'habitude
a dû vous le rendre familier, et que ma réponse
vous prouve cette vérité affligeante pour l'hu-
manité, que les battus payent encore l'amende ;
ce qui veut dire que c'est vous qui êtes le battu,
et que c'est vous qui payez l'amende.
Qu'entre nous votre rôle soit passif et le
mien actif, voilà, je vous avoue, ce qui me
passe. Je ne vous propose jamais rien, je
ne vous demande jamais rien, jo ne fais ja-
mais que vous répondre, je ne me mêle
en aucune sorte de vos affaires, je n'ai avec
personne aucune relation, ni secrète ni publi-
que, qui vous regarde, je ne dispose de rien
ANNÉK 1770.
809
qui vous app.iriienne ; enfin, excepîé un sen-
iimeiit d'afFeciion qui ne peut s'éteindre, je
suis pour vous comme n'exislant pas. En quel
sens donc puis-je ôire actif vis-à-vis de vous?
Je le fus une fois, et bien vous en prit. De-
puis lors je résolus de ne plus l'êirc. Je crois
avoir tenu jusqu'ici celle résolution, et ne la
tiendrai pas moins dans la suite. Expliquez-
moi donc, je vous prie, comment vous êtes
passif vis-à-vis de moi ; car cela me paroîi cu-
rieux à savoir.
Dans voire précédente lettre, vous m'exhor-
tez à un épanchcment de cœur, en me disant
de vous traiter tout-â-fait en ami ou toui-à-fait
en étranger. Votre devise sur le cachet de cette
même lettre m'avertissoit que vous vous faisiez
gloire de n'avoir vous-même aucun de ces épan-
chemens de cœur auxquels vous m'exhortiez.
Or il me paroissoit injuste d'exiger dans l'amitié
des conditions qu'on n'y veut pas mettre soi-
même ; et me dire que c'est traiter un homme
en étranger que de ne pas s'ouvrir avec lui,
c'étoii me dire assez clairement, ce me semble,
en quel rang j'étois auprès de vous. Votre exem-
ple a fait la règle de ma réponse. Si vous êtes
le battu dans celte affaire , convenez au moins
que je n'ai fait que vous rendre les coups que
vous m'aviez donnés le premier.
Je n'avois pas besoin, mon cher hôte, de la
note que vous m'avez envoyée pour être con-
vaincu de votre exactitude dans les comptes.
Cette noie me fait plaisir, en ce que j'y vois
approcher le temps où nous serons toul-à-fail
quittes, et vous nte faites désirer de vivre au
moins jusque-là. Il n'est pas temps encore de
parler des arrangemens ultérieurs, et tant de
prévoyance n'entre pas dans mon tour d'esprit.
Mais, en attendant, je suis sensible à vos of-
fres, et il entre bien dans mon cœur, je vous
assure, d'en être reconnoissant.
Comme je me pn)f)Ose de déloger d'ici dans
peu, mon dessein n'est pas d'y laisser après
moi mon herbier et mes livres de botanique ;
je compte prendre une charrette pour faire con-
duire le tout à Lyon, chez madame Boy de
l.a Tour, où tout cela sera plus à portée de
vous parvenir sans embarras. En emballant
lesdits livres, j'en ferai le catalogue, et vous
l'enverrai. Que ne puis-je les suivre auprès de
Tous.^ J^ vous jure qu'd n'y a point de jour où
l'idée d'aller être l'intendant de votre jardin
de plantes et Ihôte de mon hôtesse, ne vienne •
encore chatouiller mon cœur. Mais je suis pour*'
tant un peu scandalisé de ne point voir venir
de petits hôtes qui lui aident un jour à me faire
ses honneurs. Adieu, mon cher hôte, ma
femme et moi vous saluons et embrassons l'un
et l'autre. Elle est presque percluse de rhuma-
tismes. Notre demeure est ouverte à tous les
vents, nous sommes presque ensevelis dans la
neige, et nous ne savons plus comment ni quand
cela finira. Adieu, derechef.
Je signe, afin que vous sachiez désormais
sous quel nom vous avez à m'écrire. Je n'ai pas
besoin de vous avertir que le quatrain joint à
la date est une formule générale qui n'a nul
trait aux personnes à qui j'écris.
A H. DE BELLOY.
Monquin, le il ^ TO.
Pauvres aveugles que nous bOinnies: etc.
Il faut, monsieur, vous résoudre à bien de
l'ennui, car j'ai grand'peur de vous écrire une
longue lettre.
Que vous m'avez rafraîchi le sang, et que
j'aime votre colère I J'y vois bien le sceau de
la vérité dans une âme fière, que le patelinage
des gens qui m'entourent marque encore [>lus
fortement à mes yeux. Vous avez daigné me
faire sentir mon tort ; c'est une indulgence dont
je sens le prix, et que je n'aurois peut-être pas
eue à votre place : il ne m'en reste que le désir
de vous le faire oublier. Je fus quarante ans le
plus confiant des hommes, sans que durant
tout ce temps jamais une seule fois cette con-
fiance ait été trompée. Sitôt que j'eus pris la
plume, je me trouvai dans un autre univers,
parmi de tout autres êtres, auxquels je con-
tinuai de donner la même confiance, et qui
m'en ont si terriblement corrigé qu'ils m'ont
jeté dans l'autre extrémité. Uien ne nj'épou-
vanta jamais au grand jour, mais tout m effa-
rouche dans les ténèbres qui m'environnent,
et je ne vois que du noir dans l'obscurité. Ja-
mais l'objet le plus hideux ne me fit peur dans
mon enfance, mais une figure cachée sous un
drap blanc me donnoit des convulsions : sur
8i0
CORRESPONDANCE.
ce point, comme sur beaucoup d'autres, je
resterai enfant jusqu'à la mort. Ma défiance
est d'autant plus déplorable, que, presque tou-
jours fondée (et je na'ionle presque qu'à cause
de vous), elle est toujours sans bornes , parce
que tout ce qui est hors de la nature n'en con-
noît plus. Voilà, monsieur, non l'excuse, mais
la cause de ma faute, que d'autres circonstan-
ces ont amenée , et même af;gravée , et qu'il
faut bien que je vous déclare peur ne pas vous
tromper. Persuadé qu'un homme puissant vous
avoit fait entrer dans ses vues à mon égard ,
je répondis selon cette idée à quelqu'un qui
m'avoit parlé de vous, et je répondis avec tant
d'imprudence que je nommai même l'homme
en question. Né avec un caractère bouillant
dont rien n'a pu calmer l'effervescence, mes
premiers mouvemens sont toujours marqués
par une étourderie audacieuse, que je prends
alors pour de l'intrépidité, et que j'ai tout le
temps de pleurer dans la suite, surtout quand
elle est injuste, comme dans cette occasion.
Fiez-vous à mes ennemis du soin de m'en pu-
nir. Mon repentir anticipa même sur leurs
soins à la réception de votre lettre; un jour
plus tôt elle m'eût épargné beaucoup de sot-
tises; mais puisqu'elles sont faites, il ne me
reste qu'à les expier et à tâcher d'en obtenir
le pardon, que je vous demande par la commi-
sération due à mon état.
Ce que vous me dites des imputations dont
vous m'avez entendu charger, et du peu d'ef-
fet qu'elles ont fait sur vous, ne m'étonne que
par l'imbécillité de ceux qui pensoient vous sur-
prendre par cette voie. Ce n'est pas sur des
hommes tels que vous que des discours en l'air
ont quelque prise , mais les frivoles clameurs
de la calomnie , qui n'excitent guère d'atten-
tion, sont bien différentes dans leurs effets,
des complots tramés et concertés durant lon-
gues années dans un profond silence, et dont
les développemens successifs se font lentement,
sourdement, et avec méthode. Vous parlez d'é-
vidence : quand vous la verrez contre moi,
jugez-moi, c'est votre droit ; mais n'oubliez pas
lie juger aussi mes accusateurs; examinez quel
motif leur inspire tant de zèle. J'ai toujours vu
(juo les méchans inspiroient de l'horreur, mais
point d'animosiié. On les punit, ou on les fuit :
mais on ne se tourmente pas d'eux sans cesse ;
on ne s'occupe pas sans cesse à les circonvenir,
à les tromper, à les trahir ; ce n'est point à eux
que l'on fait ces choses-là, ce sont eux qui les
font aux autres. Dites donc à ces honnêtes gens
si zélés, si vertueux, si fiers surtout d'être
des traîtres, et qui se masquent avec tant de
soin pour me démasquer : « Messieurs, j'ad-
» mire votre zèle, et vos preuves me paroissent
» sans réplique; mais pourquoi donc craindre
» si fort que l'accusé ne les sache et n'y ré-
» ponde? Permettez que je l'en instruise et que
» je vous nomme. Il n'est pas généreux , il
» n'est pas même juste de diffamer un homme
» quel qu'il soit, en se cachant de lui. C'est,
» dites-vous, par ménagement pour lui que
» vous ne voulez pas le confondre ; mais il sc-
» roit moins cruel, ce me semble, de le con-
» fondre que de le diffamer, et de lui ôter la
» vie que de la lui rendre insupportable. Tout
» hypocrite de vertu doit être publiquement
y> confondu ; c'est là son vrai châtiment; et l'é-
» vidence elle-même est suspecte quand elle
» élude la conviction de l'accusé. » En leur par-
lant de la sorte examinez leur contenance , pe-
sez leur réponse; suivez, en la jugeant, les
mouvemens de votre cœur et les lumières de
votre raison : voilà, monsieur, tout ce que je
vous demande, et je me tiens alors pour bien
jugé.
Vous me tancez, avec grande raison, sur la
manière don t je vous parois j uger votre nation :
ce n'est pas ainsi que je la juge de sang-froid,
et je suis bien éloigné, je vous jure, de lui ren-
dre l'injustice dont elle use envers moi. Ce ju-
gement trop dur étoit l'ouvrage d'un moment
de dépit et de colère, qui même ne se rappor-
toit pas à moi, mais au grand homme qu'on
vient de chasser de sa naissante patrie, qu'il
illustroit déjà dans son berceau, et dont on
ose encore souiller les vertus avec tant d'arti-
fice et d'injustice. S'il restoit, me disois-je, de
ces François célébrés par du Belloy, pourquoi
leur indignation ne réclameroit-elle point con-
tre ces manœuvres si peu dignes d'eux?
C'est à cette occasion que Bavard me revint
en mémoire, bien sûr de ce qu'il diroit ou fe-
roit s'il vivoit aujourd'hui. Je ne sentois pas
assez que tous les hommes, même vertueux,
ne sont pas des Bayards ; qu'on peut être ti-
mide sans cesser d'être juste; et qu'en pensant
ANNÉE 1770.
911
à ceux qui iHtichinent et crient, j'avois tort j
d'oublier ceux qui gémissent et se taisent. J'ai |
toujours aimé votre nation, elle est même celle
de l'Europe que j'honore le plus; non que j'y
croie apercevoir plus de vertus que dans les
autres, mais par un précieux reste de leur
amour qui s'y est conservé, et que vous ré-
veillez quand il étoit prêt à s'éteindre. Il ne
faut jamais désespérer d'un peuple qui aime
encore ce qui est juste et honnête, quoiqu'il ne
le pratique plus. Los François auront beau ap-
plaudir aux traits héroïques que vous leur pré-
sentez, je doute qu'ils les imitent ; mais ils s'en
transporteront dans vos pièces, et les aimeront
dans les autres hommes, quand on ne les em-
pêchera pas de les y voir. On est encore forcé
de les tromper pour les rendre injustes; pré-
caution dont je n'ai pas vu qu'on eût grand
besoin pour d'autres peuples. Voilà, monsieur,
comment je pense constamment à l'égard des
François, quoique je n'attende plus de leur
part qu'injustice , outrages , et persécution :
mais ce n'est pas à la nation que je les impute ,
et tout cela n'empêche pas que plusieurs de ses
membres n'aient toute mon estime et ne la mé-
ritent, même dans l'erreur où on les tient.
D'ailleurs , mon cœur s'enflamme bien plus
aux injustices dont je suis témoin qu'à celles
dont je suis la victime : il lui manque, pour
ces dernières, l'énergie et la vigueur d'un gé-
néreux désintéressement. Il me semble que ce
n'est pas la peine de m'échauffer pour une
cause qui n'intéresse que moi. Je regarde mes
malheurs comme liés à mon état d'homme et
d'ami de la vérité. Je vois le méchant qui me
persécute et me diffame comme je verrois un
rocher se détacher d'une montagne et venir
m'écraser ; je le ropousserois , si j'en avois la
force, mais sans colère, et puis je le laisserois
là sans y plus songer. J'avoue pourtant que
ces mêmes malheurs m'ont d'abord pris au dé-
pourvu, parce qu'il en est auxquels il n'est pas
même permis à un honnête hoinine d'être pré-
paré : j'en ai été cependant plus abattu qu'ir-
rité; et, maintenant que me voilà prêt, j'es-
père me laisser un pou moins accabler, mais
pas plus émouvoir de ceux qui m'atiendont.
A mon âge et dans mon état ce n'est plus la
peine de s'en tourmenter, et j'en vois le terme
de trop près pour m'inquiétcr beaucoup de
l'espace qui reste. Mais je n'entends rien à ce
que vous me dites do ceux que vous avez es-
suyés: assurément je suis fait pour les plaindre;
mais que peuvent-ils avoir de commun avec les
miens? Ma situation est unique, elle est inouïe
depuis que le monde existe, et je ne puis présu-
mer qu'il s'en retrouve jamais de pareille. Je ne
comprends donc point quel rapport il peut y
avoir dans nos destinées, et j'aime à croire que
vous vousabusezsurce point. Adieu, monsieur :
vivez heureux, jouissez en paix de votre gloire,
et souvenez-vous quelquefois d'un homme qui
vous honorera toujours.
A M. l'abbé m.
Honquin, le 17 i^ 70.
Panvrrs aveuglet quf nons sommes ! etc.
Je voudrois, monsieur, pour l'amour de
vous, que l'application qu'il vous plaît de faire
de votre quatrain fût assez naturelle pour être
croyable : mais puisque vous aimez mieux vous
excuser que vous accuser d'une promptitude
que j'aurois pu moi-même avoir à votre place,
soit ; je n'épiloguerai pas là-dessus.
Depuis l'impression de VÉmile'ie ne l'ai relu
qu'une fois, il y a six ans, pour corriger un
exemplaire ; et le trouble continuel où l'on aime
à me faire vivre a tellement gagné ma pauvre
tête, que j'ai perdu le peu de mémoire qui me
restoit, et que je garde à peine une idée géné-
rale du contenu de mes écrits. Je me rappelle
pourtant fort bien qu'il doit y avoir dansl' Emile
un passage relatif à celui que vous me citez;
mais je suis parfaitement sûr qu'il n'est pas le
même, parce qu'il présente, ainsi défiguré,
un sens trop différent de celui dontj'étois plein
en l'écrivant (*). J'ai bien pu ne pas songer à
éviter dans ce passage le sens qu'on eût pu lui
donner s'il eût été écrit par Cartouche ou par
Raffia ; mais je n'ai jamais pu m'exprimer aussi
incorrectement dans le sens que je lui donnois
moi-même. Vous serez peut-être bien aise
d'apprendre l'anecdocte qui me conduisit à
cette idée.
Le feu roi de Prusse, déjà grand amateui
de la discipline militaire , passant en revue un
(*) Voyez Emile, IW. iv.
8f»
CORRESPONDANCE.
de ses régimens, fut si mécontent de la ma-
nœuvre, qu'au lieu d'imiter le noble usage que
Louis XIV en colère avoit fait de sa canne, il
s'oublia jusqu'à frapper de la sienne le major
quicommandoit.L'officieroutragé recule deux
pas, porte la main à l'un de ses pistolets, le tire
aux pieds du cheval du roi, et de l'autre se casse
la tête. Ce trait, auquel je ne pense jamais
sans tressaillir d'admiration, me revint forte-
ment en écrivant VÉmile, et j'en fis l'applica-
tion de moi-même au cas d'un particulier qui
en déshonore un autre, mais en modifiant
l'acte par la différence des personnages. Vous
sentez, monsieur, qu'autant le major bâtonné
est grand et sublime quand , prêt à s'ôter la
vie, maître par conséquent de celle de l'offen-
seur, et le lui prouvant, il la respecte pourtant
en sujet vertueux, s'élève par là même au-
dessus de son souverain, et meurt eu lui faisant
grâce, autant la même clémence vis-à-vis un
brutal obscur seroit inepte: le major employant
son premier coup de pistolet n'eût été qu'un
forcené ; le particulier perdant le sien ne seroit
qu'un sot.
Mais un homme vertueux, un croyant, peut
avoir le scrupule de disposer de sa propre vie
sans cependant pouvoir se résoudre à survivre
à son déshonneur, dont la perte, même injuste,
entraîne des malheurs civils pires cent fois que
la mort. Sur ce chapitre de l'honneur l'insuffi-
sance des lois nous laisse toujours dans l'état
de nature : je crois cela prouvé dans ma Lellre
à M. d'Alemberl sur les Spectacles. L'honneur
d'un homme ne peut avoir de vrai défenseur ni
de vrai vengeur que lui-même. Loin qu'ici la
clémence, qu'en ton t autre cas prescrit la venu ,
soit permise, elle est défendue; ot laisser im-
puni son déshonneur, c'est y consentir : on lui
doit sa vengeance, on se la doit à soi-même;
on la doit même à la société et aux autres gens
d'honneur qui la composent: et c'est ici l'une
des fortes raisons qui rendent le duel extrava-
gant, moins parce qu'il expose l'innocent à pé-
rir, que parce qu'il l'expose à périr sans ven-
geance et à laisser le coupable triomphant. Et
vous remarquerez que ce qui rend le trait du
major vraiment héroïque est moins la mort qu'il
se donne que la fière et noble vengeance qu'il
sait tirer de son roi. C'est son premier coup de
pistolet qui fait valoir le second : quel sujet il
lui Ole, et quels remords il lui laisse I Encore
une fois, le cas entre particuliers est tout dif-
fèrent. Cependant si l'honneur prescrit la ven-
geance , il la prescrit courageuse : celui qui se
venge en lâche, au lieu d'effacer son infamie,
y met le comble; mais celui qui se venge et
meurt est bien réhabilité. Si donc un homme
indignement, injustement flétri par un autre,
va le chercher un pistolet à la main dans l'am-
phithéâtre de rOpéra, lui casse la tête devant
tout le monde; etpuis se laissant tranquillement
mener devant les juges, leur dit : « Je viens de
» faire un acie de justice que je me devois, et
» qui nappartenoit qu'à moi ; faites-moi pen-
» dre, si vous l'osez; » il se pourra bien qu'ils le
fassent prendre en effet, parce qu'enfin qui-
conque a donné la mort la mérite, qu'il a dû
même y compter; mais je réponds qu'il ira au
supplice avec l'estime de tout homme équita-
ble et sensé, comme avec la lîiienne; et si cet
exemple intimide un peu les lâteurs d'hommes,
et fait marcher les gens dhormeur, qui ne fer-
raillent pas, la tête un peu plus levée, je dis
que la mort de cet homme de courage ne sera
pas inutile à la société. La conclusion tant de
ce détail que de ce que j'ai dit à ce sujet dans
VÉmile, et que je répétai souvent, quand ce
livre parut, à ceux qui me parlèrent de cet ar-
ticle, estçw'on ne déshonore point un homme qui
sait mourir. Je ne dirai pas ici si j'ai tort; cela
pourra se discuter à loisir dans la suite : mais,
tort ou non , si cette doctrine me trompe, vous
permettrez néanmoins, n'en déplaise à votre il-
lustre prôneur d'oracles, que je ne me tienne
pas pour déshonoré.
Je viens, monsieur, à la question que vous
me proposez sur votre élève. Mon sentiment
est qu'on ne doit forcer un enfant à manger de
rien. Il y a des répugnances qui ont leur cause
dans la constitution particulière de l'individu,
et celles-là sont invincibles; les autres, qui ne
sont que des fantaisies, ne sont pas durables, à
moins qu'on ne les rende telles à force d'y faire
attention. Il pourroit y avoir quelque chose de
vrai dans le casde prévoyance qu'on vous allè-
gue, si (chose presque inouïe ) il s'agissoitd'a-
limens de première nécessité, comme le pain,
le lait, les fruits. Il faudroit du moins tâcher de
vaincre celte répugnance sans que l'enfant s'en
aperçût et sans le coiiirarier, ce qui, par cxcm-
ANNÉE 1770.
813
pie, pourroit se faire en l'exposant à avoir
grand'faim, et à ne trouver comme par hasard
que l'aliment auquel il répugne. Mais si cet
essai ne réussit pas, je ne serois pas d'avis de
s'y obstiner. Que s'il s'agit de mets composés
tels qu'on en sert sur les tables des grands, la
précaution paroît d'abord assez superflue ; car
il est peu apparent que le petit bonhomme se
trouve un jour réduit, dans les bois ou ailleurs,
à des ragoûts de truffes ou à des profiteroles
au chocolat pour toute nourriture. Mais peut-
être a-t-on un autre objet qu'on ne vous dit pas,
et qui n'est pas sans fondement. Votre élève est
fait pour avoir un jour place aux petits soupers
des rois et des princes; il doit aimer tout ce
qu'ils aimeront, il doit préférer tout ce qu'ils
préféreront; il doit en toute chose avoir les
goûts qu'ils auront; et il n'est pas d'un bon
courtisan d'en avoir d'exclusifs. Vous devez
comprendre par là et par beaucoup dauires
choses que ce n'est pas un Emile que vous avez
à élever : ainsi gardez-vous bien d être un Jean-
Jacques ; car, comme vous voyez, cela ne réus-
sit pas pour le bonheur de cette vie.
Prêta quitter cette demeure, je n'ai plus
d'adresse assez fixe à vous donner pour y re-
cevoir de vos lettres. Adieu, monsieur.
A MADAME B.
Uunquiit, It; 16 tnart 1770.
Rose, je vous crois, et je vous croirois avec
plus de plaisir encore si vous eussiez moins in-
sisté. La vérité ne s'exprime pas toujours avec
simplicité , mais quand cela lui arrive, elle
brille alors de tout son éclat. Je vais quitter
cette habitation : je sais ce que je veux et dois
faire; j'ignore encore ce que je ferai : je suis
entre les mains des hommes ; ces hommes ont
leurs raisons pour craindre la vérité, et ils
n'ignorent pas que je me dois de la mettre en
évidence, ou du moins de faire tous mes efforts
pour cela. Seul el à leur merci, je ne puis rien;
ils peuvent tout, hors de changer la nature des
choses et de faire que la poitrine de J. J. Rous-
seau vivant cesse de renfermer le cœur d'un
homme de bien. Ignorant dans cette situation
on quel lieu je trouverai, soit une pierre pour y
poser ma tête, soit une terre pour y poser mon
corps, je ne puis vous donner aucune adresse
assurée : mais si jamais je retrouve un moment
tranquille, c'est un soin que je n'oublierai pas;
Rose, ne m'oubliez pas non plus. Vous m'avez
accordé de l'estime sur mes écrits; vous m'en
ai^corderiez encore plus sur ma vie si elle vous
étoit connue ; et davantage encore sur mon
cœur, s'il étoit ouvert à vos yeux : il n'en fut ja-
mais un plus tendre, un meilleur, un plus juste;
la méchanceté ni la haine n'en approchèrent
jamais. J'ai de grands vices, sans doute, mais
qui n'ont jamais fait de mal qu'à moi; et tous
mes malheurs ne me viennent que de mes ver-
tus. Je n'ai pu, malgré tous mes efforts, percer
le mystère affreux des trames dont je suis en-
lacé ; elles sont si ténébreuses, on me les cache
avec tant de soin, que je n'en aperçois que la
noirceur. Mais les maximes communes que vous
m'alléguez sur la calomnie et l'imposture ne
sauroient convenir à celle-là; et les frivoles
clameurs de la calomnie sont bien différentes
dans leurs effets, des complots tramés et con-
certés durant longues années dans un profond
silence, et dont les développemens successifs,
dirigés par la ruse, opérés par la puissance,
se font lentement, sourdement, et avec mé-
thode. Ma situation est unique; mon cas est
inouï depuis que le monde existe. Selon toutes
les règles de la prévoyance humaine je dois
succomber ; et toutes les mesures sont telle-
ment prises, qu'il n'y a qu'un miracle de la
Providence qui puisse confondre les impos-
teurs. Pourtant une certaine confiance soutient
encore mon courage. Jeune femme, écoulez-
moi ; quoi qu'il arrive, et quelque sort qu'on
me prépare, quand on vous aura fait l'énumé-
ration de mes crimes, quand on vous en aura
montré les frappans témoignages, les preuves
sans réplique , la démonstration , l'évidence,
souvenez-vous des trois mots par lesquels ont
fini mes adieux : je suis innocent.
Rousseau.
Vous approchez d'un terme intéressant pour
mon coeur : je désire d'en savoir Iheureux évé-
nement aussitôt qu'il sera possible. Pour cela,
si vous n'avez [>as avant ce temps-là de mes nou-
velles, préparez d'avance un petit billet, quo
814
CORRESPONDANCE.
vous ferez mettre à la poste aussitôt que vous
serez délivrée, sous une enveloppe à l'adresse
suivante :
A madame Boy de La Tour, née Roguin, à
Lyon,
A M. MOULTOU.
Monquin, le 28 mars 1770.
Je tardois, cher Moultou, pour répondre à
votre dernière lettre, de pouvoir vous donner
quelque avis certain de ma marche ; mais les
neiges qui sont revenues m'assiéger rendent les
chemins de cette montagne tellement imprati-
cables, que je ne sais plus quand j'en pourrai
partir. Ce sera, dans mon projet, pour me ren-
dre à Lyon, d'où je sais bien ce que je veux
faire, mais j'ignore ce que je ferai.
J'avois eu le projet que vous me suggérez
d'aller m'établir en Savoie ; je demandai et ob-
tins, durant mon séjour à Bourgoin, un passe-
port pour cela, dont, sur des lumières qui me
vinrent en même temps, je ne voulus point faire
usage: j'ai résolu d'achever mes jours dans ce
royaume, et d'y laisser à ceux qui disposent de
moi le plaisir d'assouvir leur fantaisie jusqu'à
mon dernier soupir.
Je ne suis point dans le cas d'avoir besoin de
!a bourse d'autrui, du moins pour le présent,
et dans la position où je suis, je ne dépense guère
moins en place qu'en voyage; mais je suis fâ-
ché que l'offre de votre bourse m'ait ôté la res-
source d'y recourir au besoin ; ma maxime la
plus chérie est de ne jamais rien demander à
ceux qui m'offrent; je les punis de m'avoir ôté
un plaisir en les privant d'un autre; et quand
je me ferai des amis à mon goût, je ne les irai
pas choisir au Monomotapa, quoi qu'en dise
La Fontaine. Cela tient à mon tour d'esprit par-
ticulier, dont je n'excuse pas la bizarrerie, mais
queje dois consulter quand il s'agit d'être obligé.
Car autant je suis touché de tout ce qu'on m'ac-
corde, autant je le suis peu de ce qu'on me fait
accepter : aussi je n'accepte jamais rien qu'en
rechignant et vaincu par la tyrannie des impor-
tunités; mais l'ami qui veut bien m'obliger à
ma mode, et non pas à la sienne, sera toujours
content de mon cœur. J'avoue pourtant que l'à-
propos de votre offre mérite une exception ; et
je la fais en tâchant de l'oublier, afin de ne pas
ôter à notre amitié l'un des droits que l'inéga-
lité de fortune y doit mettre.
Il faut assurément que vous soyez peu diffi-
cile en ressemblance pour trouver la mienne
dans cette figure de Cyclope qu'on débile à si
grand bruit sous mon nom. Quand il plut à
l'honnête M. Hume de me faire peindre en An-
gleterre, je no pus jamais deviner son motif,
quoique dès lors je visse assez que ce n'éioit
pas l'amiiié. Je ne l'ai compris qu'en voyant
l'estampe, et surtout en apprenant qu'on lui en
donnoit pour pendant une autre représentant
ledit M. Hume, qui réellement a la figure d'un
Cyclope, et à qui I on donne un air charmant.
Comme ils peignent nos visages, ainsi peignent
ils nos âmes avec la même fidélité. Je com-
prends que les bruyans éloges qu'on vous a
faits de ce portrait vous ont subjugué ; mais re-
gardez-y mieux, et ôtez-moi de voire chambre
cette mine farouche qui n'est pas la mienne as-
surément. Les gravures faites sur le portrait
peint par La Tour me font plus jeune, à la vé-
rité, mais beaucoup plus ressemblant : remar-
quez qu'on les a fait disparoîire ou contrefaire
hideusement. Comment ne sentez-vous pas d'où
tout cela vient, et ce que tout cela signifie?
Voici deux actes d'honnêteté, de justice et
d'amitié à faire : c'est à vous que j'en donne la
commission.
^ ° Rey vient de faire une édition de mes écrits,
à laquelle, et à d'autres marques, j'ai reconnu
que mon homme étoit enrôlé. J'aurois dû pré-
voir, et que des gens si attentifs ne l'oublieroient
pas, et qu'il ne seroit pas à l'épreuve. Entre
autres remarques que j'ai faites sur cette édi-
tion, j'y ai trouvé, avec autant d'indignation
que de surprise, trois ou quatre lettres de M. le
comte de Tressan, avec les réponses qui furent
écrites il y a une quinzaine d'années au sujet
d'une tracasserie de Palissot. Je n'ai jamais
communiqué ces lettres qu'au seul Vernes, au-
quel j'avois alors, et bien malheureusement,
la même confiance que celle que j'ai maintenant
en vous : depuis lors je ne les ai montrées à qui
que ce soit, et ne me rappelle pas même et»
avoir parlé; voilà pourtant Rey qui les imprime:
d'où les a-t-il eues? ce n'est certainement pas
de moi ; et il ne m'a pas dit un mot de ces let-
tres en me parlant de cette édition. Je com.
ANNÊK 1770.
8i5
prends aisément qu'il n'a pas mieux rempli le
devoir d'obtenir l'agrément de M. de Tressan,
qui probablement ne l'auroit pas donné non
plus que moi. Du cercueil où l'on me tient
enfermé tout vivant, je ne puis pas écrire à
M. de Tressan , dont je ne sais pas l'adresse,
et à qui ma lettre ne parviendroit certaine-
ment pas. Je vous prie de remplir ce devoir
pour moi. Dites-lui que ce ne seroit pas envers
lui, que j'honore, que j'aurois enfreint un de-
voir dont j'ai porté l'observation jusqu'à un
scrupule peut-être inouï envers Voltaire , que
j'ai laissé falsifier et défigurer mes lettres et
taire les siennes, sans que j'aie voulu jusqu'ici
montrer ni les unes ni les autres à personne.
Ce n'est sûrement pas pour me faire honneur
que ces lettres ont été imprimées ; c'est uni-
quement pour m'attirer l'inimitié de M. de
Tressan.
2° J'ai fait, il y a quelques mois, à madame
la duchesse douairière de Portland un envoi de
plantes que j'avois été herboriser pour elle au
mont Pila, et que j'avois préparées avec beau-
coup de soin , de même qu'un assortiment de
graines que j'y avois joint. Je n'ai aucune nou-
velle de madame de Portland ni de cet envoi,
quoique j'aie écrit et à elle et à son commission-
naire ; mes lettres sont restées sans réponse ;
et je comprends qu'elles ont été supprimées,
ainsi que lenvoi, par des motifs qui ne vous
seront pas difficiles à pénétrer. Les manœuvres
qu'on emploie sont très-assorties à l'objet qu'on
se propose. Ayez , cher Moultou , la complai-
sance d'écrire à madame de Portland ce que j'ai
fait, et combien j'ai de regret qu'on ne me laisse
pas remplir les fonctions du titre qu'elle m'a-
voit permis de prendre auprès d'elle, et que je
me faisois un honneur de mériter. Vous sentez
que je ne peux pas entretenir des correspon-
dances malgré ceux qui les interceptent. Ainsi
là-dessus, comme sur toute chose où la néces-
sité commande, je me soumets. Je voudrois seu-
lement que mes anciens correspondans sussent
qu'il n'y a pas de ma faute , et que je ne les ai
pas négligés. La même chose m'est arrivée avec
M. Gouan, de Montpellier, à qui j'ai fait un en-
voi sous l'adresse de M. de Saint-Priest. La
même chose m'arrivora peut-être avec vous.
Accusez-moi du moins, je vous prie, la récep-
tion de cette lettre, si elle vous parvient encore :
la vôtre, si vous l'écrivez à la réception de la
mienne, pourra me parvenir encore ici. Le pa-
pier me manque. Mes respects et ceux de ma
femme à madame Moultou. Nous vous embras-
sons conjointement de tout notre cœur. Adieu,
cher Moultou.
A M. LALIAUD.
Uonqnin, le 4 avril 1770.
C'est par oubli, monsieur, que je n'avois pas
répondu à votre précédente lettre ; car, quoique
je ne promette de l'exactitude à personne, je me
ferai un plaisir d'en avoir avec vous. La descrip-
tion de votre vie tranquille et champêtre me fait
grand plaisir, ainsi que celle du climat que vous
habitez , aux vents près qui ne sont point de
mon goût. Cette douce vie, pour laquelle j'étois
né , eût été celle dans laquelle j'aurois achevé
mes jours, si on m'avoit laissé faire ; mais quand
l'honneur, le devoir et la nécessité comman-
dent, il faut obéir. Ne m'écrivez plus ici, mon-
sieur, votre lettre ne m'y trouveroit vraisem-
blablement plus , et je ne puis vous donner
d'adresse assurée, parce que, quoique je sache
très-bien ce que je veux faire, j'ignore absolu-
ment ce que je ferai. Je suis fâché de quitter ce
pays sans vous envoyer des rosiers ; mais la na-
ture, tardive en ces cantons, n'est pas encore
éveillée; à peine avons-nous déjà quelques vio-
lettes , et je ne dois plus espérer de recueillir
des roses. Adieu, mon cher monsieur Laliaud ;
souvenez-vous de moi quelquefois : Je vous sa-
lue et vous embrasse de tout mon cœur.
A M. MOULTOU.
Monquiu, le 17 | 70.
Pauvres aveugles que nous sommea .' etc.
Votre lettre, cher Moultou, m'afflige sur vo-
tre santé. Vous m'aviez parlé dans la précédente
de votre mal de gorge comme d'une chose pas-
sée, et je le regardois comme un de ceux auxquels
j'ai moi-même été si sujet, qui sont vifs, courts
et ne laissent aucune trace ; mais si c'est une
humeur de goutte, il sera difficile que vous ne
vous en ressentiez p.is de temps en temps : mais
816
CORRESPONDANCE.
surtout n'allez pas vous mettre dans la tête d'en
vouloir guérir, car ce seroit vouloir guérir de
la vie, mal que les bons doivent supporter tant
qu'il leur reste quelque bien à faire. Du Pey-
rou, pour avoir voulu droguer la sienne, l'ef-
faroucha, la fit remonter, et ce ne fut pas sans
beaucoup de peines que nous parvînmesàlarap-
peler aux extrémités. Vous savez sans doute ce
qu'il faut faire pour cela: j'ai vu l'effet grand et
prompt de la moutarde à la plante des pieds;
je vous la recommande en pareille occurrence,
dont veuille le ciel vous préserver. Si jeune,
déjà la goutte ! que je vous plains ! Si vous eus-
siez toujours suivi le régime que je vous faisois
faire à Motiers, surtout quant à l'exercice,
vous ne seriez point atteint de cette cruelle ma-
ladie. Point de soupers, peu de cabinet, et
beaucoup de marche dans vos relâches ; voilà
ce qu'il me reste à vous recommander.
Ce que vous m'apprenez qui s'est passé der-
nièrement dans votre ville me fâche encore,
mais ne me surprend plus. Comment! votre
Conseil souverain se met à rendre des jugemens
criminels! Les rois, plus sages que lui, n'en
rendent point. Voilà ces pauvres gens prenant
à grands pas le train des Athéniens, et courant
chercher la même destinée , qu'ils trouveront,
hélas! assez tôt sans tant courir. Mais,
I Quos Tult perdere Jupiter dementat- •
Je ne doute point que les natifs se missent à
leurs prétentions l'insolence de gens qui se sen-
tent soufflés et qui se croient soutenus ; mais
je doute encore moins que, si ces pauvres ci-
toyens ne se laissent aveugler par la prospérité,
et séduire par un vil intérêt, ils n'eussent été
les premiers à leur offrir le partage , dans le
fond très-juste, très-raisonnable, et très-avanta-
geux à tous , que les autres leur demandoient.
Les voilà aussi durs aristocrates avec les habi-
tansque les magistrats furcntjadis avec eux. De
ces deux aristocraties j'aimerois encore mieux
la première.
Je suis sensible à la bonté que vous avez de
vouloir bien écrire à madame de Portland et à
M. deTressan : l'équité, l'amitié, dicteront vos
lettres ; je ne suis pas en peine de ce que vous
direz. Ce que vous me dites de l'antérieure im-
pression des lettres du dernier disculpe absolu-
ment Rey sur cet article, mais n'infirme point.
au reste , les fortes raisons que j'ai de le tenir
tout au moins pour suspect ; et je connois trop
bien lesgensàqui j'ai affaire,pourpouvoircroire
que , songeant à tant de monde et à tant de
choses , ils aient oublié cet homme-là. Ce que
vous a dit M. Garcin du bruit qu'il fait de son
amitié pour moi n'est pas propre à m'y donner
plusdeconfiance.Cetteaffectationestsingulière-
ment dans le plan de ceux qui disposent de moi.
Coindety brilloit par excellence, et jamais il ne
parloit de moi sans verser des larmes de ten-
dresse. Ceux qui m'aiment véritablement se gar-
dent bien, dans les circonstances présentes, de
se mettre en avant avec tant d'emphase ; ils gé-
missent tout bas, au contraire, observent et
se taisent jusqu'à ce que le temps soit venu de
parler.
Voilà, cher Moultou, ce que je vous prie et
vous conseille de faire. Vous compromettre ne
seroit pas me servir. Il y a quinze ans qu'on tra-
vaille sous terre ; les mains qui se prêtent à
cette œuvre de ténèbres la rendent trop redou-
table pour qu'il soit permis à nul honnête
homme d'en approcher pour l'examiner. Il faut,
pour monter sur la mine, attendre qu'elle ait
fait son explosion ; et ce n'est plus ma personne
qu'il faut songer à défendre, c'est ma mémoire.
Voilà , cher Moultou , ce que j'ai toujours at-
tendu de vous. Ne croyez pas que j'ignore vos
liaisons; ma confiance n'est pas celle d'un sot,
mais celle, au contraire , de quelqu'un qui se
connoît en hommes, en diversité d'étoffes d'â-
mes, qui n'attend rien des Coindet, qui attend
tout des Moultou. Je ne puis douter qu'on n'ait
voulu vous séduire ; je suis persuadé qu'on n'a
fait tout au plus que vous tromper; mais, avec
votre pénétration, vous avez vu trop de choses,
et vous en verrez trop encore pour pouvoir être
trompé long-temps. Quand vous verrez la vé-
rité, il ne sera pas pour cela temps de la dire :
il faut attendre les révolutions qui lui seront fa-
vorables, et qui viendront tôt ou tard. C'est
alors que le nom de mon ami, dont il faut main-
tenant se cacher, honorera ceux qui l'auront
porté, et qui rempliront les devoirs qu'il leur
impose. Voilà ta tâche, ô Moultou! elle est
grande, elle est belle, elle est digne de toi, et
depuis bien des années mon cœur t'a choisi
pour la remplir.
Voici peut-être la dernière fois que je vous
ANNÉE 1770.
817
écrirai. Vous devez comprendre combien il me
scroit intéressant de vous voir: mais ne parlons
plus de Chambéri ; ce n'est pas là où je suis
appelé. L'honneur et le devoir crient; je n'en-
tends plus que leur voix (*). Adieu : recevez
l'embrassement que mon cœur vous envoie.
Toutes mes lettres sont ouvertes ; ce n'est pas
là ce qui me fâche, mais plusieurs ne parvien-
nent pas. Faites en sorte que je sache si celle-
ci aura été plus heureuse. Vous n'ignorerez
pas où je serai, mais je dois vous prévenir
qu'après avoir été ouvertes à la poste, mes
lettres le seront encore dans la maison où je
vais loger. Adieu derechef. Nous vous embras-
sons l'un et l'autre avec toute la tendresse de
notre cœur. Nos hommages et respects les plus
tendres à madame.
Il est vrai que j'ai cherché à me défaire de
mes livres de botanique, et même de mon her-
bier. Cependant comme l'herbier est un pré-
sent, quoique non tout-à-fait gratuit, je ne
m'en déferai qu'à la dernière extrémité, et mon
intention est de le laisser, si je puis, à celui
qui me l'a donné, augmenté de plus de trois
cents plantes que j'y ai ajoutées.
A M. DE CESARGES.
Monquin, fin d'arril 1770.
Je vous avoue, monsieur, que, vous connois-
sant pour un gentilhomme plein d'honneur et
de probité, je n'apprends pas sans surprise la
tranquillité avec laquelle vous avez souffert
en mon absence les outrages atroces que ma
femme a reçus du bandit en cotillon auquel
madame de Césarges a jugé à propos de nous
livrer, après nous avoir ôté les gens qu'elle
nous avoit tant vantés elle-même, et avec qui
nous vivions en paix.
Je sais bien , monsieur, qu'on vous taxe
d'avoir peu d'autorité chez vous, et que le ca-
pitaine Vertier vous a subjugué, dit-on, comme
4 les autres; mais je ne vous aurois jamais cru
(•) Comme il se rendit peu de temps après i Paris, il est pré-
gumable «('«il cioyoit de son devoir d'aller dans cetfe capitale,
et qu'il y croyoit son honneur intéressé : supposition qui en
amène uwi auire ; c'est (|U(', las d'errer et de se caclier. Il von-
loit paroitrc au grand jour et lire ses Confessions, afin que
ceux qu'il acnisoit pussent ré|><mdrc on se justilier. M. P,
T. IV.
dénué de crédit dans votre propre maison, au
point de n'y pouvoir procurer la sûreté aux
hôtes que vous y avez placés vous-même. Puis-
quen cela toutefois je me suis trompé, puisque
vous ne pouvez vous délivrer des mains des
susdits bandits en cotillon, et puisque madame
de Césarges elle-même ne voit d'autre remède
aux mauvais traitemens que je puis recevoir
des gens qui dépendent d'elle que d'en être
désolée, ne trouvez pas mauvais, jusqu'à ce
que je puisse me procurer une autre demeure,
que, réduil à moi seul pour toute ressource,
je tâche de me faire la justice que je ne puis
obtenir, en pourvoyant de mon mieux à ma
propre défense et à la protection que je dois à
ma femme. Que s'il en arrive du scandale dans
votre maison, je vous prends vous-même à té-
moin qu'il n'y aura pas de ma faute, puisque,
ne pouvant, sans manquer à moi-même et à
ma femme, éviter d'en venir là, je ne l'ai fait(*)
cependant qu'à la dernière extrémité, et après
vous en avoir prévenu.
A M. DR SAINT-GERHAIN.
Quoique je me sois résigné, monsieur, à la
privation que vous m'avez imposée pour épar-
gner à votre bon cœur l'émotion d'un dernier
adieu, je sons pourtant que si vous fussiez resté
quelques jours de plus, je n'aurois pu résister
au désir de vous revoir encore une fois, et do
vouscommuniquerbeaucoupdenouvellesidées
qui m'étoient venues à force de rêver au triste
sujet dont vous m'avez permis de vous parler,
et qui toutes confirment mes conjectures sur les
causes de mes malheurs. Puisque la consolation
de vous revoir ne m'est pas donnée, je ne vous
ennuierai pas de nouveau de mes longues écri-
tures, et je me flatte que ce qui vous en est déjà
connu suffira pour mettre un jour, avec votre
généreuse assistance, les amis de la justice sur
la voie de la vérité.
Mon libraire de Hollande vient de faire une
édition générale de tous mes écrits imprimés,
dont il m'a envoyé deux exemplaires, qui
malheureusement sont encore en feuilles : j'ai
(*) Je ne l'ai fait. Texte conforme k celui de Tédition oriri-
nalc (recueil de Du l'eyrou, 1790 ).
53
818
CORRESPONDANCE.
pris la liberté de faire porter le paquet chez
vous. L'un de ces exemplaires vous est destiné,
et je me flatte, monsieur, que vous ne dédai-
gnerez pas cet hommage de mon attachement et
de ma reconnoissance. L'autre est pour moi, et
mon intention est de ne vous offrir le vôtre
qu'après les avoir fait relier tous les deux.
Comme les embarras où je me trouve ne me
permettent pas, quant à présent, de m'occu-
per de ce soin, je vous prie, en attendant que
je le remplisse, de vouloir bien permettre que
le paquet reste chez vous en dépôt. Si les évé-
nemens m'empêchent, dans la suite, d'exécuter
là-dessus mes intentions, je vous prie d'y sup-
pléer en disposant des deux exemplaires de
façon que le mien serve à payer la reliure du
vôtre (*).
J'ai eu la curiosité de chercher dans les feuil-
les de ce paquet un barbouillage dont M. Fré-
ron a été le premier éditeur, et qui m'a été volé
parmi mes papiers, je ne sais comment, ni
par qui, et d'où. Sur cette édition furtive, Rey
a jugé à propos d'augmenter la sienne. C'est
un discours sur un sujet proposé par M. de
Cursay, dans le temps qu'il pacifioit la Corse,
et qu'il y faisoit refleurir les lettres. Le dépo-
sitaire de mes papiers, qui ne m'avoit rien dit
de ce larcin , voyant que j'en étois instruit,
m'apprit que ce discours avoit été mutilé à l'im-
pression, et qu'on en avoit retranché un article
tout entier, supposant que céioit une omission
d'inadvertance par la hâte où le voleur avoit
transcrit le discours; mais il ne voulut point
me dire quel étoit cet article oublié ou retran-
ché. J'ai donc vérifié la chose dans l'édition de
Rey, et j'ai trouvé que cet article omis étoit un
très-bel éloge du peuple de Corse, et un éloge
encore plus beau des troupes françoises et de
leur général. Il ne m'en a pas fallu davantage
pour comprendre tout le reste. Si jamais vous
prenez la peine de parcourir ce recueil, vous
connoîtrez à plus d'une enseigne en quelles
mains l'auteur est tombé.
En ce moment, monsieur, il me revient sur
les matières dont j'ai eu l'honneur de vous en-
tretenir un petit fait bien minutieux en appa-
rence, mais quçje ne puis m'empêcher de vous
(•) Le lecteur doit bien croire que M. de Saint-Germain, dans
pa rj'ponse, en acceptant un exemplaire, n'a pasadliéré à nne
elle proposition. o. P.
dire à cause de ses conséquences et de la facilité
que vous avez de le vérifier. Depuis notre der-
nière entrevue, je parlois par hasard une fois
de l'Emile avec un officier de notre connois-
sance. Il me dit que, causant un jour avec
M. Diderot, lorsqu'on pnrioit de ce livre long-
temps avant sa publication, M. Diderot lui avoit
dit qu'il leconnoissoit, que je le luiavois montré,
que c'étoit un projet pour élever chaque homme
pour l'état dans lequel il devoit vivre. « Par
» exemple, ajoutoit-il, s'il devoit vivre dans
» une monarchie, on lui apprendra de bonne
» heure à être un fripon, etc.. » Pourquoi
M. Diderot mentoit-il avec tant d'impudence?
Je ne lui avois certainement pas montré ce li-
vre, puisqu'il n'étoit pas encore commencé
quand je rompis avec lui, et que le plan qu'il
me prêtoit est exactement contraire au mien,
comme il est aisé de le voir dans l'ouvrage.
Je suis, monsieur, dans un cas embarrassant
vis-à-vis de M. de Tonnerre. Je voudrois, et de
tout mon cœur, lui témoigner combien je suis
pénétré des bontés dont il m'a comblé durant
mon séjour dans cette province, mais c'est ce
que je ne saurois faire sans laisser parler en
même temps mon indignation de l'astuce avec
laquelle on l'a fait agir, sans qu'il s'en aperçût
lui-même, dans la ridicule affaire du galérien
Thevenin, digne instrument des gens qui l'ont
employé. Je connois et j'honore la droiture de
M. de Tonnerre ; j'ai autant de respect pour sa
personne que pour son illustre naissance : je le
plains d'être quelquefois surpris par des four-
bes ; mais quand cette surprise tombe sur moi,
je me manquerois à moi-même en la passant
sous silence, et je trouve trop difficile, en lui
écrivant, de me faire entendre sans l'offenser,
ce qu'assurément je serois au désespoir de faire.
S'il n'y avoit pas trop d'indiscrétion, monsieur,
à vous supplier de vouloir être auprès de lui
l'organe de mes sentimens, vous les feriezsi bien
valoir, et vous me tireriez d'un si grand embar-
ras, que ce seroit une œuvre digne de votre
bienfaisance. Je ne compte partir que dans
quelques jours ; ainsi je puis recevoir encore ici
de vos nouvelles, si vous voulez bien men don-
ner. Je ne désire qu'un mot. Adieu, monsieur,
je ne vous parlerai plus de mes sentimens pour
vous ; vous les voyez dans ma confiance qui en
est le fruit ; mais je finirai ce dernier adieu par
ANNÉE 1770
819
un mot que je vous prie de graver dans voire
àme vertueuse : Je suis innocent {*).
AU MÊME.
A Lyon. 17 i 70,
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Après avoir prolongé mon séjour dans Lyon,
plus que je ne m'y élois attendu, je n'en veux
point partir sans vous réitérer mes adieux et me
recommander à votre souvenir. Je prends aussi
la liberté de vous envoyer une lettre et un vieux
mémoire que m'a envoyé par la poste M. Oran-
ger, de Monquin, par lequel il prétend que je
suis parti de là sans lui payer les dernières
fournitures que sa femme m'a faites en œufs,
beurre et fromages : comme je ne me sens pas
le bras assez bon pour lui payer ce mémoire
dans la moniioie qu'il mérite, je veux au moins
que vous connoissiez la manièredon ton a dressé
et stylé cet homme par rapport à moi ; et pour
cet effet, j'ai joint à ce mémoire une feuille
contenant dos observations sur chaque article,
par lesquelles vous pourrez juger de sa bonne
foi et de ceux qui le mettent en œuvre. Vous
êtes à portée, monsieur, de vérifier tous ces
faits. J'ai cru sur votre amour pour l'équité,
que vous ne dédaigneriez pas d'en prendre la
peine. Je comprends qu'on a voulu renouveler
la scène de... Mais il n'est plus temps, et j'ai
trop bien pris mon parti sur tout le reste pour
m'affecter encore de ceschoses-là. Ainsi je mets
désormais au pis les fourbes, les fripons, les
méchans, et tous les gens qui, pour me décrier,
les emploient. J'espère, avant de partir d'ici,
y recevoir encore des nouvelles de votre santé
et de celle de madame de Saint-Germain, à
qui je vous supplie de faireagréer mon respect.
Ma femme vous prie, monsieur, d'agréer le
sien, et nous emportons l'un et l'autre le plus
tendre et le plus durable souvenir des bon-
tés dont vous nous avez honorés.
(*) Cette lettre, écrite peu de jours avant son départ du Dau-
pbiné. doit être de la fin de mai 1770. Ou voit dans la corres-
pondance de Grimm que celui-ci tenoil sur Emile le même
langage <|ne Diderot. Tous deux, et particulièrement Grimm,
ont tourné cet ouvrage en ridicule; mais il a triomphé de leurs
efforts. BI. P.
AU MUME.
A Lyon, 49 avril 1770
J'ai reçu, monsieur, avec la lettre dont voua
m'avez honoré le ^6 du mois dernier, celle que
vous avez eu la bonté de me faire parvenird'en-
voi de M. de T à qui, selon vos intentions,
j'en accuse la réception. C'est une réponse de
madame de Portiand, qui me donne avis de la
réception des plantes que je lui ai envoyées il
y a près de six mois. Après un voyage assez
désagréable, je suis arrivé ici en assez bonne
santé, de môme que ma femme, qui, pénétrée
de vos bontés, me charge de vous en marquer
sa très-humble reconnoissance. Je vous prie
aussi, monsieur, de vouloir témoigner la mienne
à madame de Saint-Germain, en lui faisant
agréer mon respect. Vous connoissez, mon-
sieur, toute ma confiance en votre bienveil-
lance, et je me flatte que vous connoissez aussi
combien j'y suis sensible et disposé à m'en pré-
valoir en toute occasion, sans crainte de vous
déplaire. Des inconvéniens que j'aurois dû
prévoir retardent ma marche, sans rien chan-
ger à mes résolutions. Je prends la liberté de
me recommander à votre souvenir, et de vous
assurer que rien n'affoiblira jamais les senti-
mens immortels que vous m'avez inspirés (*).
A MADAME B. .
Paris, le 7 juillet 1770.
Deux raisons, madame, outre le tracas d'un
débarquement.m'ontempêché d'aller vous voir
à mon arrivée : la première, que vous m'avez
écrit vous-même que, quand même nous se-
rions rapprochés, nous ne pourrions pas nous
voir; l'autre, que je suis déterminé à n'avoir
aucune relation avec quiconque en a avec ma-
dame de***. C'est à vous, madame, à m'instruire '
si ces deux obstacles existent ou non: s'ils n'exis-
(■) Il y a probablement erreur de date. Au lieu du 49 avril,
cette lettre doit être du 19 juin. Au mois d'avril, Rousseau n'a-
voit point fait de voyage, il passa ce mois tout entier à Mon-
quin. En lasupposantdu 47 juin, les circonstances dont il parle
se trouvent expliquées. M- P.
' En plaçant cette lettre à la date du 49juin, M- Musset Patbay
a oublié qu'il Tavoit déjà classée dans la coireapondance ï U
date du 19 avril, de sorte qu'elle figure deux fois dans son édi-
tion, sous les n°* 922 et 927. Nous n'aurions pas fait cette remar-
(|ue, si cette lettre ne se trouvoit ainsi reproiluite deux foia
dans toutes les éditions publiées postéricurrmcnt.
820
CORRESPONDANCE.
lent pas, j'irai avec le plus vif empressement j auprès des femmes, me rend toujours d'autant
contenter le besoin de vous voir, que me donna
la première lettre que vous me fîtes l'honneur
de m'écrire, et qu'ont augmenté toutes les
autres. Un rendez-vous au spectacle ne sauroit
me convenir, parce que, bien éloigné de vouloir
me cacher, je ne veux pas non plus me donner
en spectacle moi-même ; mais s'il arrivoit que
le hasard nous y conduisît en même jour, et
qucjele susse, nedoutezpasqueje ne profitasse
avec transportdu plaisir de vous y voir, et même
que je ne me présentasse à votre loge, si j'étois
sûr que cela ne vous déplût pas. Je suis affligé
d'apprendre votre prochain départ. Est-ce pour
augmenter mon regret que vous me proposez
de vous suivre enNivcrnois? Bonjour, madame :
donnez- moi de vos nouvelles et vos ordres
durant le séjour qui vous reste à faire à
Paris; donnez-moi votre adresse en province,
et souvenez-vous de moi quelquefois.
Pas un mot du prétendu opéra qu'on dit que
je vais donner. J'espère que de sa vie J. J.
Rousseau n'aura plus rien à démêler avec le
public. Quand quelque bruit court de moi ,
croyez toujours exactement le contraire, vous
vous tromperez rarement.
A LA MÊME.
Paris, le15juiUeH770.
Je ne puis, madame, vous aller voir que la
semaine prochaine, puisque noussommcs à la fin
de celle-ci : je tâcherai que ce soit mardi, mais
je ne m'y engage pas, encore moins pour le dî-
ner ; il faut que tout cela se prenne impromptu :
car tous les engagemens pris d'avance m'ôtent
tout le plaisir de les remplir. Je déjeune tou-
jours en me levant; mais cela ne m'empêchera
pas, si vous prenez du café ou du chocolat,
d'en prendre encore avec vous. Ne m'envoyez
point de voiture, j'aime mieux aller à pied ; et,
si je ne suis pas chez vous à dix heures, ne
m'attendez plus.
Je vous sais gré de me reprocher mon air
gauche et embarrassé ; mais si vous voulez que
je m'en défasse, il faut que ce soit votre ou-
vrage. Avec une âme assez peu craintive, un
naturel d'une insupportable timidité, surtout
plus maussade que je voudrois me rendre plus
agréable : de plus, je n'ai jamais su parler, sur-
tout quand j'aurois voulu bien dire; et si vous
avez la préférence de tous mes embarras, vous
n'avez pas trop à vous en plaindre. Bonjour,
madame : voilà votre laquais; à mardi, s'il fait
beau, mais sans promesse. Je sens qu'ayant
à vous perdre si vite, il ne faut pas me faire
un besoin de vous voir.
A M. DE SAINT-GERMAIN.
17^70.
Me voici à Paris, monsieur. Depuis trois se-
maines j'y ai repris mon ancienne habitation,
j'y revois mes anciennes connoissances, j'y suis
mon ancienne manière de vivre, j'y exerce mon
ancien métier de copiste, et jusqu'à présent je
m'y retrouve à peu près dans la même situa-
tion où j'étois avant de partir. Si on m'y laisse
tranquille, j'y resterai; si l'on m'y tracasse,
je l'endurerai : ma volonté n'est soumise qu'à
la loi du devoir, mais ma personne l'est au joug
de la nécessité, que j'ai appris à porter sans
murmure. Les hommes peuvent sur ce point
se satisfaire, je les mets bien à la portée de
s'en donner le plaisir. Je n'ai pu, monsieur,
vous écrire à mon arrivée, quelque désir que
j'en eusse, à cause de l'affluence des oisifs et
des embarras du débarquement. J'ai eu plu-
sieurs fois ce plaisir àLyon, d'où l'on me mande
qu'il m'est venu plusieurs lettres depuis mon
départ. J'espère trouver dans quelqu'une de
ces lettres des marques de votre souvenir, et
de bonnes nouvelles de votre santé et de celle
de madame de Saint-Germain.
J'ai eu le plaisir de parler ici de vous avec
des personnes de votre connoissance et qui par-
tagent les sentimens que vous m'avez inspirés.
Je mets à leur tête M. l'archevêque.... avec le-
quel j'ai eu l'honneur de dîner il y a deux jours.
Nous parlâmes aussi, mais différemment, d'une
personne dont vous savez les procédés à mon
égard et qu'il connoît bien. Vous avez fait la
conquête de trois voyageurs très-aimables qui
vous demandèrent de mes nouvelles à Bour-
goin et qui ni'ont ici beaucoup demandé des
ANNÉE i770.
8âl
vôtres. Je me propose, aussitôt qu'on me lais-
sera respirer, d'aller rappeler à M, D une
connolssance faite sous vos auspices et lui de-
mander de vos nouvelles, en attendant le plaisir
d'en recevoir directement. Donnez-m'en, mon-
sieur, aussi promptement qu'il se pourra, je
les recevrai avec la joie que me donnent tou-
jours tous les témoignages de vos bontés pour
moi. Je vous supplie de faire agréer mon rec-
pect à madame de Saint-Germain : ma femme
vous prie d'agréer le sicii.
A MADAME LATOUR.
Paris, 17 1 70.
le n'accepte point, madame, l'honneur que
vous voulez me faire. Je ne suis pas logé de
manière à pouvoir recevoir des visites de da-
mes, et les vôtres ne pourroient manquer d'ê-
tre aussi gênantes pour ma femme et pour
moi, qu'ennuyeuses pour vous.
L'inconvénient que vous trouvez vous-même
à recevoir les miennes suffiroit pour m'enga-
ger à m'en abstenir, et tout autre détail seroit
superflu. Agréez, madame, je vous supplie,
mes salutations et mon respect.
A M. DE SAINT-GERMAIN.
Paris, le 17 -1^ 70.
J'ai bien reçu, monsieur, et votre dernière
lettre du 5 septembre, et la précédente ré-
ponse dont vous m'avez honoré , de même de-
puis quelque temps celles que vous aviez eu la
bonté de m'écrire à Lyon au sujet du fermier
de Monquin, et où j'ai vu avec bien de la re-
connoissaiice les soins que vous avez bien voulu
prendre pour confondre ce misérable : je suis
pénétré, monsieur, je vous assure, de retrou-
ver toujours en vous les mêmes bontés ; et l'as-
surance qu'elles sont à l'épreuve du temps et
de l'éloignement et de l'astuce des hommes,
me rendra toujours cher le séjour de Bourgoin
qui m'a valu un bonheur dont je sens bien le
prix, et que je cultiverai autant qu'il dépendra
de moi. Il est vrai, monsieur, que je lAche in-
sensiblement de reprendre la vie retirée et soli-
taire qui convient à mon humeur. Mais je n'ai
pas été jusqu'ici assez heureux pour pouvoir
souvent satisfaire au jardin du roi l'ardeur qui
ne .s'est jamais attiédie en moi d'en connottre les
richesses; je n'ai pu encore y aller que deux
fois, tant à cause du grand éloignement, que
de mesoccupations qui me retiennent chez moi
les matinées, à quoi se joint depuis quelque
temps une fluxion assez douloureuse qui m'em-
pêche absolument de sortir : ma femme en a eu
dans le même temps une toute semblable, et
nous nous sommes gardés mutuellement. Elle
est mieux à présent, et nous réunissons nos ac-
tions de grâces pour l'obligeant souvenir de
madame de Saint-Germain, à qui nous vous
supplions l'un et l'autre de faire agréer nos
respects.
Vous connoissez, monsieur, les sentimens
que nous vous avons voués; ils sont inaltéra-
bles comme vos vertus ; et je voudrois bien que
vous me prouvassiez combien vous y comptez,
en me donnant ici quelque commission par la-
quelle je pusse vous prouver à mon tour mon
zèle à vous obéir et vous complaire.
A MADAME DE CR^QUI.
Ce dimanche matin Cseptembre 1770) (•).
Vous m'affligez, madame, en désirant de
moi une chose qui m'est devenue impossible.
Elle peut un jour cesser de l'être.Tous les obs-
curs complots des hommes , leurs longs suc-
cès, leurs ténébreux triomphes, ne me feront
jamais désespérer de la Providence; et, si son
œuvre se fait de mon vivant', je n'oublierai pas
votre demande, ni le plaisir que j'aurai d'y
acquiescer. Jusque-là, permettez, madame,
que je vous conjure de ne m'en plus reparler.
Ma femme est comblée de l'honneur que vous
lui faites de penser à elle, et de votre obli-
geante invitation. Si elle étoit un peu plus al-
lante, elle en profiteroit bien vite, moins pour
voir le jardin que pour faire sa révérence à la
maîtresse; mais elle est d'une paresse incroyable
(') J. J. Rousseau parlant dans ceUe lettre de complots, appe-
lant Thérèse sa femme, nom qu'il ne lui donne qu'en 1768; en-
fin n'étant de retour à Paris qu'en 4770, cette leUre doit être
de ce temps, et non de 1766. date qu'on lui a donnée jusqu'à
présent, oubliant qu'il passa celte aimée en Angleterre. M. P .
822
CORRESPONDANCE.
à sorlirtlcsa chambre, et j'ai toutes les peinesdu
monde à obtenir, cinq ou six fois l'année, qu'elle
veuille bien venir promener avec moi : au reste,
elle partage tous mes sentimens, madame, et
surtout ceux de respect et d'attachement dont
mon cœur est et sera pénétré pour vous jusqu'à
mon dernier soupir.
Je me proposois de vous porter ma réponse
moi-même, mais des contrariétés me font pren-
dre le parti d'envoyer toujours ce mot devant.
A LA MÊME.
Paris, 1770 (*).
Je reçois votre lettre, madame, en arrivant
d'une course, et j'y réponds à la hâte, en repar-
lant pour une autre. L'air malsain pour moi de
mon habitation , et l'importunité des désœu-
vrés de tous les coins du monde, me forcent à
chercher le soulagement et la solitude dans des
pèlerinages continuels.
A LA MEME.
Ce vendredi matin (Paris 4770).
Vous ne m'imposez pas, madame, une tâche
aisée en m'ordonnant de vous montrer Emile
dans celte île où l'on est vertueux sans témoins
et courageux sans ostentation. Tout ce que j'ai
pu savoir de celte île étrangère, est qu'avant d'y
aborder on n'y voit jamais personne; qu'en y
arrivant on est encore fort sujet à s'y trou-
ver seul ; mais qu'alors on se console aussi
sans peine du petit malheur de n'y être vu de
qui que ce soit. En vérité, madame, je crois
que pour voir les habitantes de cette île il faut
les chercher soi-même, et ne s'en rapporter
jamais qu'à soi. Je vous ai montré mon Emile en
chemin pour y arriver ; le reste de la roule
vous sera bien moins difficile à faire seule, qu'à
moi de vous y guider.
Je vous remercie, madame, de la chanson
(*) Ces lettres étoieut, dans la plupart des éditions, datées du
Temple, le 3 janvier 1766. Or il partoit ce jour même pour
l'Angleterre avec David Hume. Une autre circonstance démon-
tre l'erreur de la date. Il parle de l'insalubrité de son Iiabita-
tion, tandis qu'il étoit logé par le prince de Conti à I hôtel de
S lint-simon, dans l'cnc os du Temple, et meublé somptueuse-
Uicnt. M. P.
que vous avez eu la bonté de m'cnvoyer, et je
vous demande pardon de ne l'avoir pas trou-
vée, à ma propre lecture, aussi jolie que quand
vous nous la lisiez: la versification m'en paroît
contrainte ; je n'y trouve ni douceur ni cha-
leur : le pénultième couplet est le seul où je
trouve du naturel et du sentiment : dans le
premier couplet, le premier vers est gâté par
le second : les deux premiers vers du quatrième
couplet sont lout-à-fait louches ; il falloit dire :
Si Von ne parle d'elle à tout moment, on parle
une langue qui m'est étrangère. S'il faut être
clair quand on parle, il faut être lumineux
quand on chante. La lenteur du chant efface
les liaisons du sens, à moins qu'elles ne soient
très -marquées. Je ne renonce pourtant pas à
faire l'air que vous désirez; mais, madame, je
voudrois que vous eussiez la bonlé de faire quel-
ques corrections aux paroles, car pour moi cela
m'est impossible; et même, si vous ne trouvez
pas mes observations justes, je les abandonne,
et ferai l'air sur la chanson telle qu'elle est.
Ordonnez, j'obéirai.
A M. DUSAULX. (*)
Paris {post tenebras lux), 17 -^ 70.
Toutes vos bontés pour moi, monsieur, me
(*) Du Peyron, dans son recueil, n'avoit fait connottre que
deux lettres de Rousseau i Dusaulx : vingt ans après la mort
de Rousseau, Dusaulx lui-mêmeen a publié trois autres de peu
d'importance ; mais ces cinq lettres, avec celles de Dusaulx qui
leur servent de réponse, ont fourni à ce dernier la matière d'un
volume dont noos avons précédemment parlé, et qui lui a attiré
de vifs reproches de la part des amis de notre philosophe, jus-
tement indignés de l'esprit de dénigrement qui se fait remar.
quer dans toutes les pages de cet écrit. Dusaulx en efff t, en y
protestant sans cesse de son respect, de son admiration, même
de son affection pour celui qu'il outrage et ridiculise tour à
tour, y déguise d'autant plus mal l'unique sentiment qui lui a
fait mettre la main à la plume, le désir de venger à tout prix
son orgueil et son amour-propre humiliés. On verra tout à
l'heure qu'il a très-maladroitement lui-même provoqué Rous-
seau à rompre avec lui. Comment d'ailleurs, en publiant une
telle correspondance) et la présentant sous des couleurs si dé-
favorables à Rousseau, Dusaulx a-t-il pu oublier que cet infor-
tuné étoit malade? Il le dit expressément à Rousseau lui-même
dans une de ses lettres, et cette maladie mentale, d'une natui e
si affligeante, pouvolt-elle laisser place à d'autres sentimens
qu'à ceux de l'indulgence et de la pitié?
En renvoyant les lecteurs à l'ouvrage de Dusaulx, dont l'effet
a été directement contraire à celui que son auteur en attendoit,
et que cependant son sujet suffit encore pour rendre intci es •
sant, nous n'en extrairons que ce qui sera absolument néces-
saire pour l'intelligence des lettres qu'on va lire. G. P.
A>'NEE 1770.
825
trouveroui toujours sensible et rcconnoissant,
parce que je suis sûr de leur principe. Quelque
tentant que fût pour moi à bien des égards
l'apparicment auquel vous avez bien voulu
songer , je ne prévois pas qu'il puisse me
convenir, parce qu'il me faut chambre garnie,
et même d'un prix modique, el que personne
no prendra le bon marché dans sa poche dans
toute affaire qui me regardera, et dont voudra
bien se mêler M. Uusaulx : d'ailleurs je suis
en quelque sorte arrangé ici pour cet hiver, et
il n'est pas agréable de déloger dans cette sai-
5 son. J'irois avec empressement manger votre
soupe et ce que vous appelez votre rogaton, si
je n'allois dîner chez madame de Chenonceaux,
qui est malade et qui m'a errhé (*) depuis deux
jours. Le mauvais temps m'empêcha hier de
sortir et d'aller rendre mes devoirs à madame
Dusaulx, comme je l'avois résolu. Mille très-
humbles salutations.
A U. DUTENS.
Paris, le 8 novembre 1770.
Posttenebiaslux.
Je suis aussi touché, monsieur, de vos soins
obligeans que surpris du singulier procédé de
M. le colonel Roguin. Comme il m'avoit mis
plusieurs fois sur le chapitre de la pension
dont m'honora le roi d'Angleterre, je lui ra-
contai historiquement les raisons qui m'avoient
fait renoncer à cette pension. II me parut dis-
posé à agir pour faire cesser ces raisons, je m'y
opposai; il insista, je le refusai plus fortement,
et je lui déclarai que s'il faisoit là-dessus la
moindre démarche, soit en mon nom, soit au
sien, il pouvoit être sûr d'être désavoué, comme
le sera toujours quiconque voudra se mêler
d'une affaire sur laquelle j'ai depuis long-temps
pris mon parti. Soyez persuadé, monsieur,
qu'il a pris sous son bonnet la prière qu'il vous
a faite d'engager le comte de Rochford à me
faire réponse, de même que celle de prendre
des mesures pour le payement de la pension.
Je me soucie fort peu, je vous assure, que le
(•) On dit arrker, et non errher. Dusaulx, qui le premier
a publié cette lettre, a souligné, comme nous le faisons ici, le
mot errhé, que Rousseau na pu employer que par inadver-
tance. G. l>.
comte de Rochford me réponde ou non ; et quant
à la pension, j'y ai renoncé, je vous proteste,
avec autant d'indifférence que je Pavois accep-
tée avec reconnoissance. Je trouve très-bizarre
qu'on s'inquiète si fort de ma situation, dont je
ne me plains point, et que je trouverois très-
heureuse si l'on ne se mêloit pas plus de mes
affaires que je ne me mêle de celles d'autrui. Je
suis, monsieur, très-sensible aux soins que
vous voulez bien prendre en ma faveur, et à la
bienveillance dont ils sont le gage; et je m'en
prévaudrois avec confiance en toute autre oc-
casion, mais dans celle-ci je ne puis les accep-
ter ; je vous prie de ne vous en donner aucuns
pour celte affaire, et de faire en sorte que ce
que vous avez déjà fait soit comme non avenu.
Agréez, je vous supplie, mes actions de grâces,
et soyez persuadé, monsieur, de toute ma re-
connoissance et de tout mon attachement.
A u. DU PEYROU.
Paris (post tenebras lux), 17 jj VO-
YOUS avez raison, mon cher hôte; j'ai été
bien négligent ; mais je n'imaginois pas, je l'a-
voue, que vous ignorassiez si parfaitement mon
séjour et mon adresse, qu'il vous faillit un
voyage de Lyon pour vous en informer. Je no
savois pas non plus que vous fussiez malade;
je voyois ici des gens de ma connoissance et de
vos ami>, qui me donnoient assez souvent de
vos nouvelles, et m'assuroient toujours que
vous vous portiez bien. Il n'y a qu'un guignon
pareil au mien qui, tenant toujours sur ma
piste mes ennemis, les inconnus et tout le pu-
blic, laisse mes amis seuls dans une si profonde
ignorance sur cet article. Enfin, grâce à votre
voyage et à vos perquisitions, vous êtes instruit
et vous me donnez signe de vie ; je vous en re-
mercie, et je m'en réjouis, ainsi que de votre
rétablissement.
J'ai apporté mes livres et mon herbier par
votre conseil môme, et parce qu'en effet ils
m'ont fait tant de bien dans mes malheurs, que
j'ai résolu de ne m'en détacher qu'à la dernière
extrémité; votre intention, on les achetant,
étoit de m'en laisser l'usage ; c'est un procédé
très-noble, mais dont il n'étoit pas dans mon
824
lour d'esprit de me prévaloir. Du reste, leur
destination n'est point changée ; et, puisque
vous m'avez demandé la préférence , selon
toute apparence, ils ne tarderont pas beaucoup
à vous revenir.
Si vous vous plaignez de mon peu d'exacli-
lude, j'ai à me plaindre de l'excès de la vôtre.
Pourquoi voulez-vous prendre des arrange-
mens positifs sur des suppositions, et m'en-
jVoyer un mandat sur vos banquiers sans savoir
si je suis équitablement dans le cas de m'en
prévaloir? Attendez du moins que, de retour
chez vous, vous puissiez vérifier par vous-
même l'état des choses, et ne m'exposiez pas à
recevoir des payemens avant l'échéance, à rede-
venir votre débiteur sans en rien savoir. 11 me
semble aussi qu'il y auroit une sorte de bien-
séance à énoncer dans l'ordre à vos banquiers
d'où me vient la rente dont il m'assigne le
payement, et qu'il ne suffit pas qu'on sache de
moi quel est le donateur, si l'on ne le sait
aussi de vous-même. J'espère, mon cher hôte,
que vous ne verrez dans mes objections rien
que de raisonnable, et que vous ne m'accuse-
rez pas de chercher de mauvaises difficultés
en vous renvoyant voire billet. Ainsi, je le
joins ici sans scrupule.
Je suis plus fâché que vous de n'être pas à
portée de profiter de la bienveillance et des
bontés de ma chère hôtesse; mon éloignement
de vos contrées n'est pas, comme vous le savez,
une affaire de choix, mais de nécessité ; et je ne
la crois pas assez injuste pour me faire, ainsi
que vous, un crime de mon malheur. Mais vous
qui parlez, pourquoi, venant à Lyon, ne l'y
avcz-vous pas amenée ? Vous me mettez loin de
mon compte, moi qu'on flattoit de vous voir tous
deux cet hiver à Paris. Avec quel plaisir j'au-
rois renouvelé ma connoissance avec elle, et
peut-être mon amitié avec vous ! car, quoi que
vous en disiez, elle n'est point si bien éteinte
qu'elle n'eût pu renaître encore, et votre Hen-
riette, sage et bonne, comme je me la repré-
sente, eût été bien digned'être le weÉ^mmjwnc-
tionis. Ma femme vous remercie, vous salue et
vous embrasse. Comme votre souvenir la rend
contente d'elle, et que je suis dans le même
cas, nous ne cesserons jamais l'un et l'autre de
penser à vous avec plaisir.
CORRESPONDANCE.
FRAGMENT d'UNE LETTRE A M. L, D. M.
Paris, le 23 novembre 1770.
Oui, le cruel moment où cette lettre fut
écrite fut celui où, pour la première et l'unique
fois, je crus percer le sombre voile du complot
inouï dont je suis enveloppé; complot dont,
malgré mes efforts pour en pénétrer le mys-
tère, il ne m'éloit venu jusqu'alors la moindre
idée, et dont la trace s'effaça bientôt dans mon
esprit au milieu des absurdités sans nombre
dont je le vis environné. La violence de mes
idées, et le trouble où elles me plongèrent à
cette découverte, m'ont plutôt laissé le sou-
venir de leur impression que celui de leur tissu.
Pour en bien juger, il faudroit avoir présens
à l'esprit tous les détails de la situation où j'é-
tois pour lors, et toutes les circonstances qui
la rendoient accablante : seul, sans appui, sans
conseil, sans guide, à la merci des gens char-
gés de disposer de moi ; livré par leurs soins à
la haine publique que je voyois, que je sentois
en frémissant, sans qu'il me fût possible d'en
apercevoir, d'en conjecturer au moins la cause,
pas même, ce qui paroît incroyable, de savoir
les nouvelles publiques et de lire les gazettes ;
environné des plus noires ténèbres, à travers
lesquellesjen'apercevoisquede sinistres objets;
confiné pour tout asile, aux approches de l'hi-
ver, dans un méchant cabaret ; et d'autant plus
effrayé de ce qui venoit de m'arriver à Trye,
que j'en voyois la suite et l'effet à Grenoble.
L'aventure de Thevenin, que j'attribuois aux
intrigues des Anglois et des gens de lettres,
m'apprit que ces intrigues venoicnt de plus
près et de plus haut. J'avois cru ce Thevenin
aposté seulement par le sieur Bovicr; j'appris
par hasard que Bovier n'agissoit dans cette
affaire que par l'ordre de M. l'intendant; ce
qui ne me donna pas peu à penser. M. de
Tonnerre, après m'avoir hautement promis
toute la protection dont j'avois besoin pour
approfondir cette affaire, me pressa de la sui-
vre, et me proposa le voyage de Grenoble pour
m'aboucher avec ledit Thevenin. La proposi-
tion me parut bizarre après les preuves pé-
remptoires que j'avois données. J'y consentis
néanmoins. Quand j'eus fait ce voyage, et que,
malgré mon ineptie, son imposture fut parve-
nue au plus haut degré d'évidence, M. de Ton-
ANNÉE 1770.
825
nerre, oubliant l'assurancR qu'il m'avoit don-
née, m'offrit (le punir ce malheureux par quel-
ques jours de prison, ajoutant qu'il ne pouvoit
rien de plus. Je n'acceptai point cette offre, et
l'affaire en demeura là. Mais il resta clair, par
l'expérience, qu'un imposteur adroit pourroit
m'embarrasser, ot que je manquois souvent du
sanf[-froid et de la présence d'esprit nécessaires
pour me démêler de ses ruses. Je crus aussi
m'apercevoir que c'éioii là ce qu'on avoit vou-
lu savoir, et que cette connoissance influoit sur
les intri{i;ues dont j'étois l'objet. Cette idée
m'en rappela d'autres auxquelles jusqu'alors
j'avois fait peu d'attention, et des multitudes
d'observations que j'avois rejetées comme les
vaines inquiétudes d'une imagination effarou-
chée par mes malheurs. , ,,., ,,
Pour remonter à un événement qui n'est pas
sans mystère, l'époque du décret contre ma
personne me parut avoir été celle d'une sourde
trame contre ma réputation, qui, d'année en
année, étendit doucement ses menées, jusqu'à
ce que mon départ pour l'Angleterre, les ma-
nœuvres de M. Hume, et la lettre de M. Wal-
pole, les mirent plus à découvert, jusqu'à ce
qu'ayant écarté de moi tout le monde, hors les
fauteurs du complot, on put me traîner dans
la fange ouvertement et impunément.
C'est ainsi que peu à peu tout changeoit au-
to«r de moi. Le langage même de mes con-
nmssances changeoit très-sensiblement : il ré-
gnoit jusque dans leurs éloges une affectation
de réserve, d'équivoque et d'obscurité, qu'ils
n'avoient jamais eue auparavant ; et M. de Mi-
rabeau, m'ayant écrit à Wootton pour m'offrir
un asile en France, prit un ton si bizarre, et se
servoit de tournures si singulières, qu'il me
falloit toute la sécurité de l'innocence et toute
ma confiance en sesavancesd'amitié pour n'être
pas choqué d'un pareil langage. J'y fis pour
lors si peu d'attention que je n'en vins pas
moins en France à son invitation; mais j'y
trouvai un tel changement par rapport à moi,
otune telle impossibilité d'endécouvrirla cause,
que ma tête, déjà altérée par l'air sombre de
l'Angleterre, s'affectoil davantage de plus en
plus. Je m'aperçus qu'on cherchoit à m'ôter la
connoissance de tout ce qui se passoit autour
de moi. Il n'y avoit pas là de quoi me tranquil-
liser; encore moins dans les traiteniens dont,
à l'insu de M. le prince de Conti (du moins je
le croyois ainsi), l'on m'accabloit au château
de Trye. Le bruit en étant parvenu jusqu'à
S. A. S., elle n'épargna rien pour y mettre
ordre, quoique toujours sans succès, sans
doute parce que l'mipulsion secrète en venoit à
la fois du dedans et du dehors. Enfin, poussé
à bout, je pris le parti de m'adrcsser à madame
de Luxembourg qui, pour toute assistance,
me fit faire de bouche une réponse assez sèche,
très-peu consolante, et qui ne répondoit guère
aux bontésdontceprince paroissoit m'accabler.
Depuis très-long-temps, et long-temps même
avant le décret, j'avois remarqué dans cette
dame un grand changement de ton et de ma-
nières envers moi. J'en attribuois la cause à un
refroidissement assez naturel de la part d'une
grande dame, qui, d'abord s'étant trop en-
gouée de moi sur mes écrits, s'en étoit ensuite
ennuyée par ma bêtise dans la conversation,
et par ma gaucherie dans la société. Mais il y
avoit plus, et j'avois trop d'indice de sa secrète
haine pour pouvoir raisonnablement en douter.
Je jugeois même que cette haine étoit fondée
sur des balourdises de ma part, bien innocentes
assurément dans mon cœur, bien involontaires,
mais que jamais les femmes ne pardonnent,
quoiqu'on n'ait eu nulle intenlionde les offenser.
Je flottois pourtant toujours dans cette opi-
nion, ne pouvant me persuader qu'une femme
de ce rang, qui m'avoit si bien connu, qui
m'avoit marqué tant de bienveillance et même
d'empressement, la veuve d'un seigneur qui
m'honoroil d'une amitié particulière, pût ja-
mais se résoudre à me ha'ir assez cruellement
pour vouloir travailler à ma perte. Une seule
chose m'avoit paru toujours inexplicable. En
partantdeMontmorency, j'avois laissé à M. de
Luxembourg tous mes papiers, les uns déjà
triés, les autres qu'il se chargeoitde trier lui-
même pour me les envoyer avec les premiers,
et brûler ce qui m'étoit inutile. En recevant cet
envoi, je trouvai qu'il manquoit dans le triage
plusieurs manuscrits que j'y avois mis, et nom-
bre de lettres, indifférentes en elles-mêmes,
maisquifaisoient lacune dans la suite que j'avois
voulu conserver, ayant déjà formé le projet
d'écrire un jour mes mémoires. Cette infidélité
me frappa. Je ne pouvois l'attribuer à M. le
maréchal, dont je connoissuis la droiture in-
826
CORRESPONDANCE.
variable et la vérité de son amitié pour moi :
je n'osois non plus en soupçonner madame la
maréchale, sachant surtout qu'on ne pouvoit
tirer de ces papiers aucun usage qui pût me
nuire, à moins de les falsifier. Je présumai que
M. d'Alembert, qui depuis quelque temps
sotoi introduit auprès d'elle, avoit trouvé le
moyen de fureter ces papiers et d'en enlever ce
qu'il lui avoit plu, soit pour tirer de ces papiers
ce qui lui pouvoit convenir, soit pour tâcher de
me susciter quelque tracasserie. Comme j'étois
déjà déterminé à quitter tout-à-fait la littéra-
ture, je m'inquiétai peu de ces larcins, qui
n'étoient pas les premiers de la même main que
j'avois endurés sans m'en plaindre {').
Par trait de temps, et malgré quelques dé-
monstrations affectées et toujours plus rares,
les seniimens secrets de madame de Luxem-
bourg se manifestoient davantage de jour en
jour : cependant, craignant toujours d'être in-
juste, je ne cessai point de me confier à elle
dans mes malheurs, quoique toujours sans ré-
ponse et sans succès. Enfin, en dernier lieu,
ayant écrit à M. de Choiseul pour lui demander,
dans l'extrémité où j'étois, un passe-port pour
sortir du royaume, et n'ayant point de réponse,
j'écrivis encore à madame de Luxembourg, qui
ne me fit aucune réponse non plus. Ce silence,
dans la circonstance, me parut décisif, et j'en
conclus que si cette dame n'entroit pas directe-
ment dans le complot, du moins elle en étoit
instruite, et ne vouloit m'aider ni à le connoître
ni à m'en tirer. Je reçus le passe-port lorsque
j'avois cessé de l'attendre. M. de Choiseul l'ac-
compagna d'une lettre d'un style obscur, am-
bigu, choquant même, et assezsemblableà celui
des lettres de M. de Mirabeau. Je jugeai qu'on
ne m'avoit fait attendre ainsi le passe-port que
pour se donner le temps de machiner à son
aise dans les lieux où l'on savoit que j'avois des-
sein d'aller. Cette idée me fit changer sur-le-
champ toutes mes résolutions, et prendre celle
de retourner en Angleterre, où, pour le coup,
j'avois tout lieu de croire que je n'étois pas at-
tendu. J'écrivis à l'ambassadeur. J'écrivis à
(') Sans parler ici de ses Éléments de Musique, je venoisde
parcourir un Dictionnaire des Beaux- Arts portant le nom
d'un M. Lacombe, dans ieqiiel je trouvai beaucoup d'articles
tout eniiers de ceux que j'avois faits en 17*9 pour Y Encyclopé-
die, et qui depuis nombre d'années étoicnt dans les mains de
M. d'Alembert. '
M. Davenport mais , tandis que j'attendois
mes réponses, j'aperçus autour de moi une
agitation si marquée, j'entendis rebattre à mes
oreilles des propos si mystérieux ; Bovicr m'é-
crivoitdc Grenoble des lettres si inquiétantes,
qu'il fut clair qu'on cherchoit à m'alarmer el
me troubler tout-à-fait; et Ton réussit. Ma
tête s'affecta de tant d'effrayans mystères, dont
on s'efforçoit d'augmenter l'horreur par l'obs-
curité. Précisément dans le même temps, on
arrêta, dit-on, sur la frontière du Dauphiné,
un homme qu'on disoit complice d'un attentat
exécrable : on m'assura que cet homme passoit
pour Bourgoin ('). La rumeur fut grande, les
propos mystérieux allèrent leur train , avec
l'affectation la plus marquée. Enfin, quand on
auroit formé le projet d'achever de me rendre
tout-à-fait frénétique, on n'auroitpas pu mieux
s'y prendre ; et si la plus noire fureur ne s'em-
para pas alors de mon âme, c'est que les mou-
vemens de cette espèce ne sont pas dans sa na-
ture. Vous sentez du moins que, dans l'émotion
I successive qu'on m'avoit donnée, il n'y avoit
I pas là de quoi me tranquilliser, et que tant de
i noires idées, qu'on avoit soin de renouveler et
d'entretenir sans cesse, n'étoient pas propres à
rendre aux miennes leur sérénité. Continuant
cependant à me disposer au prochain départ
pour l'Angleterre, je visitois à loisir les papiers
qui m'étoient restés, et que j'avois dessein de
brûler, comme un embarras inutile que je traî-
nois après moi. Je commençois cette opération
sur un recueil transcrit de lettres, que j'avois
discontinué depuis long-temps, et j'en feuilletois
machinalement le premier volume, quand je
tombai par hasard sur la lacune dont j'ai parlé,
et qui m'avoit toujours paru difficile à com-
prendre. Quedevins-je en remarquant que cette
lacune tomboit précisément sur le temps de
l'époque dont le prisonnier qui venoit de pas-
ser m'avoit rappelé l'idée, et à laquelle, sans
cet événement, je n'aurois pas plus songé
qu'auparavant ! Cette découverte me boulever-
sa; j'y trouvai la clef de tous les mystères
qui m'environnoient. Je compris que cet enlè-
vement de lettres avoit certainement rapport
au temps où elles avoient été écrites, et que
{*) Comme on n'a plus entendu parler, que je saobe, de ce
prëteadu prisonnier, je ne doute point que tout cela ne fût un
jeji barbare et digne de mes persécuteurs
ANNÉE 1770.
827
quelque innocentes qu(î fussent ces lettres, ce
n'étoit pas pour rien qu'on s'en éioit emparé.
Je conclus do là que depuis plus de six ans mi
perte étoit jurée, et que ces lettres, inutiles à
tout autre usage, servoient à fournir les points
fixes des temps et des lieux pour bâtir le sys-
tème d'impostures dont on vouloit me rendre
la victime.
Dès l'instant môme je renonçai au projet d'al-
leren Angleterre, et, sans balancer un moment,
je résolus de m'exposer, armé de ma seule in-
nocence, à tous les complots que la puissance,
la ruse et l'injustice pouvoient tramer contre
elle ('). La nuit même où je fis cette affreuse dé-
couverte, je songeois, sachant bien que toutes
mes lettres étoient ouvertes à la poste, à pro-
fiter du retour de M. Pépin de Belle-Isle P) , qui,
mêlant venu voir la veille, m'accabloit des plus
pressantes offres de service; et je lui remis le
matin une lettre pour madame de Brionnc, qui
en contenoit une autre pour M. le prince de
Conti , l'une et l'autre écrites si à la hâte,
qu'ayant été contraint d'en transcrire une ,
j'envoyai le brouillon au lieu de la copie.
Tels sont, autant que je puis me le rappeler,
le sujet et l'occasion desdites lettres : car, en-
core une fois, l'agitation où j'éiois en les écri-
vant ne m'a pas permis de garder un souvenir
bien distinct de tout ce qui s'y rapporte.
A M....
Paris, le 2» novembre 1 770,
Soyez content, monsieur, vous et ceux qui
vous dirigent. 11 vous falloit absolument une
lettre de moi : vous m'avez voulu forcer à l'é-
crire, et vous avez réussi : car on sait bien que
quand quelqu'un nous dit qu'il veut se tuer, on
est obligé, en conscience, à l'exhorter de n'en
rien faire.
Je ne vous connois point, monsieur, et n'ai
nul désir de vous connoître ; mais je vous trouve
très à plaindre, et bien plus encore que vous
ne pensez : néanmoins, dans tout le détail de
vos malheurs, je ne vois pas de quoi fonder la
('] Ce fut par nne suite de cette même résolution que jecout
•orv li mon recueil de lettres, dont lieurcusement je u'avois
enrore déchiré et brûlé que ((iieliiucs feuillets.
(') H Teuoit d'accompagner en Piémont madame la princesse
de Garignan.
terrible résolution que vous m'assurez avoir
prise. Je connois Tindigence et son poids aussi
bien que vous, tout au moins; mais jamais elle
n'a suffi seule pour déterminer un homme de
bon sens à s'ôter la vie. Car enfin le pis qu'il
puisse arriver est de mourir de faim, et l'on ne
gagne pas grand'chose à se tuer pour éviter lu
mort. Il est pourtant des cas où la misère est
terrible , insupportable; mais il en est où elle
est moins dure à souffrir : c'est le vôtre. Com-
ment, monsieur, à vingt ans, seul, sans fa-
mille, avec de la santé, de l'esprit, des bras et
un bon ami, vous ne voyez d'autre asile contre
la misère que le tombeau? sûrement vous
n'y avez pas bien regardé.
Mais l'opprobre La mort est à préférer,
j'en conviens; mais encore faut-il commencer
par s'assurer que cet opprobre est bien réel. Un
homme injuste et dur vous persécute ; il menace
d'attenter à votre liberté : eh bien! monsieur,
je suppose qu'il exécute sa barbare menace,
serez-vous déshonoré pour cela? Des fers dés-
honorent-ils l'innocent qui les p©rte? Socrate
mourut-il dans l'ignominie? Et où est donc,
monsieur, cette superbe morale que vous éta-
lez si pompeusement dans vos lettres? et com-
ment, avec des maximes si sublimes, se rend-on
ainsi l'esclave de l'opinion? Ce n'est pas tout :
on diroit, à vous entendre , que vous n'avez
d'autre alternative que de mourir ou de vivre
en captivité. Et point du tout, vous avez l'ex-
pédient tout simple de sortir de Paris : cela
vaut encore mieux que de sortir de la vie. Plus
je relis votre lettre, plus j'y trouve de colère ei
d'animosité. Vous vous complaisez à l'image de
votre sang jaillissant sur votre cruel parent,
vous vous tuez plutôt par vengeance que par
désespoir, et vous songez moins à vous tirer
d'affaire qu'à punir votre ennemi. Quand je lis
les réprimandes plus que sévères dont il vous
plaît d'accabler fièrement le pauvre Saint-
Preux , je ne puis m'empêcher de croire que,
s'il étoit là pour vous répondre, il pourroit,
avec un peu plus de justice , vous en rendre
quelques unes à son tour.
Je conviens pourtant, monsieur, que votre
lettre est très-bien faite, et je vous trouve fort
disert pour un désespéré. Je voudrois vous
pouvoir féliciter sur votre bonne foi comme sur
votre éloquence ; mais la manière dont vous
828
CORKESPONDANCK.
narrez notre entrevue ne me le permet pas trop.
li est certain que je me serois, il y a dix ans,
jeté à votre tête, que j'aurois pris votre affaire
avec chaleur ; et il est probable que , comme
dans tant d'affaires semblables dont j'ai eu le
malheur de me mêler, la pétulance de mon
zèle m'eût plus nui qu'il ne vous auroit servi.
Les plus terribles expériences m'ont rendu plus
réservé; j'ai appris à n'accueillir qu'avec cir-
conspection les nouveaux visages, et dans l'im-
possibilité de remplir à la fois tous les nom-
breux devoirs qu'on m'impose, à ne me mêler
que des gens que je connois. Je ne vous ai
pourtant point refusé le conseil que vous m'avez
demandé. Je n'ai point approuvé le ton de votre
lettre à M. de M....; je vous ai dit ce que j'y
irouvois à reprendre ; et la preuve que vous
entendîtes bien ce que je vous disois, est que
vous y répondîtes plusieurs fois. Cependant
vous venez me dire aujourd'hui que le chagrin
quejevousmonirainevous permît pas d'enten-
dre ce que je vous dis, et vous ajoutez qu'après
de mûres délibérations il vous sembla d'aper-
cevoir que je vous blâmois de vous être un peu
trop abandonné à votre haine; mais vraiment
il ne falloit pas de bien mûres délibérations
pour apercevoir cela , car je vous lavois bien
articulé, et je m'étois assuré que vous m'enten-
diez fort bien. Vous m'avez demandé conseil,
je ne vous l'ai point refusé, j'ai fait plus : je
vous ai offert , je vous offre encore d'alléger,
en ce qui dépend de moi , la dureté de votre
situation. Je ne vois pas, je vous l'avoue, en
quoi vous pouvez vous plaindre de mon accueil ;
et si je ne vous ai point accordé de confiance,
c'est que vous ne m'en avez point inspiré.
Vous ne voulez point, monsieur, faire part
(le l'état de votre âme et de votre dernière réso-
lution à votre bienfaiteur, à votre consolateur,
dans la crainte que, voulant prendre votre dé-
fense, il ne se compromît inutilement avec un
onnemipuissantquine lui pardonneroit jamais;
c'est à moi que vous vous adressez pour cela,
sans doute à cause de mon grand crédit et des
moyens que j ai de vous servir, et qu'un ennemi
de plus ne vous paroît pas une grande affaire
pour quelqu'un dans ma situation. Je vous suis
obligé de la préférence , j'en userois si j'étois
sûr de pouvoir vous servir; mais, certain que
l'intérêt qu'on me verroit prendre à vous ne fe-
roit que vous nuire , je me tiens dans les bor-
nes que vous m'avez demandées.
A l'égard du jugement que je porterai de la
résolution que vous me marquez avoir prise,
quand j'en apprendrai l'exécution, ce ne sera
sûrement pas de penser que c'était là le but, la
fin , l'objet moral de la vie; mais au contraire
que c'était le comble de l'égarement, du dé"
lire et de la fureur. S'il étoit quelque cas où
l'homme eût le droit de se délivrer de sa propre
vie, ce seroit pour des maux intolérables'et sans
remède, mais non pas pour une situation dure,
mais passagère, ni pour des maux qu'une meil-
leure fortune peut finir dès demain. La misère
n'est jamais un état sans ressources , surtout à
votre âge; elle laisse toujours l'espoir bien
fondé de la voir finir quand on y travaille avec
courage , et qu'on a des moyens pour cela. Si
vous craignez que votre ennemi n'exécute sa
menace, et que vous ne vous sentiez pas la con-
stance de supporter ce malheur, cédez à l'orage
et quittez Paris: qui vous en empêche? Si vous
aimez mieux le braver, vous le pouvez, non sans
danger, mais sans opprobre. Croyez-vous être
le seul qui ait des ennemis puissans, qui soit en
péril dans Paris, et qui ne laisse pas d'y vivre
tranquilleen mettant leshommes au pis, content
de se dire à lui-même : Je reste au pouvoir de
mes ennemis dont je connois la ruse et la puis-
sance, mais j'ai fait en sorte qu'ils ne puissent
jamais me faire de mal justement ? Monsieur,
celui qui se parle ainsi peut vivre tranquille au
milieu d'eux, et n'est point tenté de se tuer.
k H. DUSAULX.
Paris, 17 1 7«.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Si M. Dusaulx faisoit quelquefois collation
sur le bout du banc , pour être au lit à dix
heures, je lui proposerois aujourd'hui un petit
souper, non d'Apicius, mais d'Épicure, et tel
qu'on n'en fait guère à Paris. Ce souper, j'y ai
pourvu , seroit animé d'une bouteille de son vin
d'Espagne (*), surtout de sa présence et de son
(•) Il avoit envoyé demander cette bouteille chez Dusaulx;
mais au lieu d une on en apporta douze, générosité au moins
fort maladroite, et qui dut paroitre à Rousseau d'autant plus
offensante, que son procédé étoit franc et aimable. Rousseau
ANNÉE 177J.
8iy
cnlrelien. S'il consent, je lui demande un polit
oui, afin que le plaisir de le voir soit précédé
de celui de l'atiendrc, à moins qu'il n'aime
mieux croire que ce soit pour faire d'avance les
préparatifs du festin.
Les respects de ma femme et les miens à ma-
dame Dusauix.
AU HÉME *).
I7f 7t.
Pauvres aveugles que nous sommes! etc.
Monsieur,
Je suis toujours frappé de l'idée que vous
avez eue de me mettre , dans le livre que vous
faites, en pendant avec un scélérat abominable
qui fait du masque de la vertu l'instrument du
crime, et qui, selon vous, la rend aussi tou-
chante dans ses discours qu'elle l'est dans mes
écrits. J'ai toujours cru, je crois encore qu'il
donc s'en fâcha, et certainement il avoit raison ; cependant la
querelle n'eut pas de Suite. Voyez dansl'ouvrdge de Uusaulx le
récit de ce souper qui fut vraiment un sovpcr d'Épicine. Ce
récit et celui d'un dîner fait chez Dusaiilx, quelques jours
après, avec des gens de lettres, offrent vingt traits caractéris-
tiques que nous regrettous de ne pouvoir rapporter ici. G. P.
(') Si l'envoi de douze bouteilles au lieu dune seule qui étoit
demandée, fut une maladresse qui pensa couler cher à Dusauix
dans sa liaison toute nouvelle avec notre auteur, peu de jours
après il en fit nue autre bien plus forte, qui donua lieu aux
lettres qui vont sui\re, maladresse dont Dusauix convient lui-
même, en la qualifiant d'innocente balourdise; innocente,
soil ; mais en effet balourdise bien rétUe, tout-i-fait sans ex-
cuse, et dont les suites n'étoient que trop faciles à prévoir.
Voici le lait •
Dusauix, pressé par son nouvel ami de mettre à profit ses
talents en travaillant à quelque ouvrage, offre de lui lire un
morceau de sa composition. Housseau consent à l'entendre j et
quel est le morceau dont Dusauix fait choix dans cette circon-
stance? le portrait d'un fourbe, extrait de son ouvrage sur ta
passion du jeu, qu'il se proposoit alors de publier. Le portrait
d'un fourbe ! dans ce titre seul n'y avoit-il pasde quoi boulever-
ser une tête que Dusauix savoit très-bien être malade; et pour
comble de balourdise, dans ce morceau si malheureusement
choisi, Jean-Jacques et ses écrits se trouvent, on ne sait trop
pourquoi, rappelés, rappelés avec honneur sans doute, mais
rappelés enfin ; c'est tout dire. Nous renvoyons les lecteurs ft
l'ouvrage de Dusauix, pour le détail des faits de cette triste
aventure, qui n'a pu que rendre Rousseau plus malade encore
et plus malheureux. Qu'ils nous permettent seulement une
dernière réflexion.
Que dirions nous d'un homme qui, visitant » Charenton son
ami attaqué de folie, prendroit pour sujet de conversation l'ob-
jet même sur lequel ce malheureux ami déraisonne? Tout nous
autoriseroiteffectivement à traiter le visiteurde balourd; mais
le fou lui-même, en ceci très-raisonnable, ne seroit-il pas tout
aussi bien fondé & voir dans ce même visiteur un véritable en-
nemi ? Si ccl'e comparaison est exacte, Rousseau est justifié.
G. r.
faut sincèi emenl aimer la vertu pour savoir la
rendre aimable aux autres, rt que quiconque y
croit de bonne foi distinf[ue aisément dans son
cœur le lanfia^e de l'hypocrisie d'avec celui que
le cœur a dicté. Vous me dites pourexcuse que
vous portiez cejupement à l'âgede dix-sept ans;
mais, monsieur, vous n'aviez pas lu mes écrits :
c'est à l'âge où vous êtes, c'est au moment que
vous écrivez que vousidentifiez l'impression que
vous fait leur lecture avrc celle des discours du
fourbe dont il s'agit. Si c'est là la seule ou la
plus honorable mention que vous faites dans
votre ouvrage d'un homme à qui vous marquez,
entre vous et lui, tant d'estime et d'empresse-
ment ; le tour, si c'est un éloge, est neuf et bi-
zarre; si c'est un art employé pour appuyer
ouvertement l'imposture, il est infernal. Vous
paroissez disposé à changer dans le passage ce
qui peut m'y déplaire : je vous l'ai déjà dit,
monsieur, n'y changez rien; s'il a pu vous plaire
un moment, il ne me déplaira jamais. Je suis
bien aise que tout le monde sache quelle place
vous donnez dans vos écrits à un homme qu'en
même temps vous recherchez avec tant de zèle,
et à qui vous paroissez, du moins en parlant à
lui, en donner une si belle dans votre estime et
dans votre cœur. Cette remarque, m'en rappelle
d'autres trop petites pour être citées, mais
sur l'effet desquelles je veux vous ouvrir le
mien.
Après m'avoir dit si souvent en si beaux. ter-
mes que vous me connoissiez, m'aimiez, m'es-
timiez, m'honoriez parfaitement, il est constant,
et je le dis de tout mon cœur, que les prévenan-
ces et les honnêtetés dont vous m'avez comblé,
adressées, dans votre intention comme dans la
vérité, à un homme de bien et d'honneur, ont
à ma reconnoissance et à mon attachement un
droit que je serai toujours empressé d'ac-
quitter.
Mais, s'il étoit possible, au contraire, que,
m'ayant pris pour un hypocrite et un scélérat,
vous eussiez cependant prodigué tant d'avan-
ces, de caresses et de cajoleries de toute espèce
pour capter mu confiance et mon amitié, soit
parce que mon caractère supposé conviendroit
au vôtre, soit pour aller par astuce à des fins
que vous me cacheriez avec soin ; dans ce cas,
il n'en est pas moins sûr qu'en tout état de
choses possibles vous ne seriez vous-mêuio
830
CORRESPONDANCE.
qu'un vil fourbe et un mcilhonnêie homme,
digne de tout le mépris que vous auriez eu
pour moi.
J'aurois bien quelque chose encore à vous
dire ; mais je m'en tiens là quant à présent.
Voilà, monsieur, un doute que j'ai senti naître
avec douleur, et qui s'augmente au point d'être
intolérable. Je vous le déclare avec ma fran-
chise ordinaire, dont, quelque mal qu'elle m'ait
fait et qu'elle me fasse, je ne me départirai ja-
mais. Je vous montre bien mes seniimens ;
montrez-moi si bien les vôtres que je sache avec
certitude ce que vous pensez de moi. Je me
souviens de vous avoir dit que si jamais je me
défiois de vous, ce seroit votre faute. Vous voilà
dans le cas ; c'est à vous d'y pourvoir, au moins
si vous donnez quelque prix à mon estime. En
y pourvoyant, n'en faites pas à deux fois, car
je vous avertis qu'à la seconde vous n'y seriez
plus à temps.
Je me suis confié à vous, monsieur, et à
d'autres que je ne connoissois pas plus que
vous. Le témoignage intérieur de l'innocence et
de la vérité m'a fait croire qu'il suffîsoit d'é-
pancher mon cœur dans des cœurs dhommes
pour y verser le sentiment dont il étoit plein.
J'espère ne m'être pas trompé dans mon choix;
mais quand cet espoir m'abuseroit, je n'en se-
rois point abattu. La vérité, le temps, triom-
pheront enfin de l'imposture, et de mon vivant
môme elle n'osera soutenir mes regards. Son
plus grand soin, son plus ^rand art est de s'y
dérober; mais cet art même la décèle. Jamais
ou n'a vu, jamais on ne verra le mensonge
marcher fièrement à la face du soleil en inter-
pellant à grands cris la vérité, et celle-ci deve-
nir cauteleuse, craintive et traîtresse, se mas-
quer devant lui, fuir sa présence, n'oser
l'accuser qu'en secret, et se cacher dans les té-
nèbres.
Je vous fais, monsieur, mes très-humbles
salutations.
AU MEME.
Pauvres aveugles que nous sommes! etc.
En lisant, monsieur, et relisant votre lettre,
je sons qu'il me faut du temps pour y penser.
Permettez que j'attende le retour du sang-
froid. Un homme comme vous mérite bien qu'on
délibère quand il s'agit de s'en détacher. Je
vous salue très-humblement.
Rousseau.
AU MEME.
Pauvres aveugles que nous sommes: etc.
J'ai voulu, monsieur, mettre un intervalle
entre votre dernière lettre et celle-ci pour lais-
ser calmer mes premiers mouvemens et agir
ma raison seule. Votre lettre est bien plus em-
ployée à me dire ce que je dois penser de vous
que ce que vous pensez de moi, quoique je vous
eusse prévenu que de ce dernier jugement dé-
pendoit absolument l'autre. 11 faut pourtant
que je me décide et que je vous juge en ce qui
me regarde, quoique j'aie renoncé, comme vous
me le conseillez, à juger des hommes, bien
convaincu que l'obscur labyrinthe de leurs
cœurs m'est impénétrable, à moi dont le cœur
transparent comme le cristal ne peut cacher
aucun de ses mouvemens, et qui, jugeant si
long-temps des autres par moi, n'ai cessé de-
puis vingt ans d'être leur jouet et leur vic-
time.
A force de m'environner de ténèbres, on
m'a cependant rendu quelquefois plus clair-
voyant, et l'expérience et la nécessité me font
apercevoir bien des choses par le soin même
qu'on prend pour me les cacher. J'ai vu dans
votre conduite avec moi les honnêtetés les plus
marquées, les attentions les plus obligeantes,
et des fins secrètes à tout cela : j'y ai même
démêlé des signes de peu d'estime en bien des
points, et surtout dans les fréquens petits ca-
deaux auxquels vous m'avez apparemment cru
très-sensible, au lieu qu'ils me sont indifïérens
ou suspects : Timeo Danaos, et dona ferentes.
C'est précisément par le peu de cas que j'en fais
que je ne les refuse plus, lassé des tracasseries
et des ridicules que m'attirèrent long-temps ces
refus, par la malignité des donneurs qui avoient
leurs vues, et bien sûrs, en recevant tout et ou-
bliant tout, d'écarter enfin plus sûrement toutes
ces petites amorces. Je cherchois un logemeni;
ANNÉE 1771.
851
vous avez voulu in'avoir pour voisin et presqtie
pour hAtc : cela ctoit bon et amical; mais j'ai
vu que vous vouliez trop, et que vous cherchiez
à m'ailirer : vous avez fait tout le contraire.
Vous avez cru que j'aimois les dîners; vous
avez cru que j'aimois les louanges. Tout, à
travers la pompe de vos paroles, m'a prouvé
que j'étois mal connu de vous. Les je ne sais
quoi, trop longs à dire, mais frappans à re-
marquer, m'ont averti qu'il y avoit quelque
mystère caché sous vos caresses, et tout a con-
firmé mes premières observations.
L'article que vous m'avez lu a achevé de
m'éclairer. Plus j'y ai réfléchi, mioins je l'ai
trouvé naturel, dans ma situation présente,
de la part d'un bienveillant. Vous me faites
trop valoir le soin que vous avez pris de me lire
cet article. Vous avez prévu que je le verrois
un jour, et vous sentiez ce que j'en aurois pu
penser et dire si vous me l'eussiez tu jusqu'à
la publication. Vous avez cru me leurrer par
ce mot d'illuslre. Ah 1 vous êtes trop loin de
voir combien la réputation d'homme bon, juste
et vrai, que je gardai quarante ans, et que je
n'ai jamais mérité de perdre, m'est plus chère
que vos glorioles littéraires, dont j'ai si bien
senti le néant. Ne changeons point, mon-
sieur, l'état de la question. Il ne s'agit pas
de savoir comment vous vous y êtes pris pour
faire passer un article aussi captieux, mais
comment il vous est venu dans l'esprit de l'é-
crire, de me mettre gracieusement en parallèle
avec un exécrable scélérat, et cela précisément
au moment où l'imposture n'épargne aucune
ruse pour me noircir. Mes écrits respirent l'a-
mour de la vertu dont le cœur de l'auteur
étoit embrasé. Quoi que mes ennemis puissent
faire, cela se sent et les désole. Dites-moi si,
pour énerver ce sentiment honorable et juste,
aucun d'eux s'y prit plus adroitement que
vous.
Et maintenant, au lieu de me dire nettement
quel jugement vous portez de moi , de mes
sentiment, de mes mœurs, de mon caractère,
comme vous le deviez dans la circonstance, et
comme je vous en avois conjuré, vous me parlez
de larmes d'attendrissement et d'un intérêt de
commisération; comme si c'éloit assez pour
moi d'exciter votre pitié, sans prétendre à des
hontimens plus honorables! Je vous estime en-
core, me dites-vous, mais je vous plains. Moi,
je vous réponds : Quiconque ne m'esiimera que
par grâce trouvera difficilement en moi la
même générosité.
Je voudrois, monsieur, entendre un peu
plus clairement quel est ce grand intérêt que
vous dites prendre en moi. Le premier, le plus
grand intérêt d'un homme est son honneur.
Vous auriez, dites-vous, donné un bras pour
m'en sauver un I C'est beaucoup, et c'est mémo
trop : je n'aurois pas donné mon bras pour
sauver le vôtre; mais je l'aurois donné, je le
jure, pour la défense de votre honneur. En-
touré de tous ces preneurs d'intérêt qui ne
cherchent qu'à me donner, comme faisoit aux
passans ce Romain , un écu et un soufflet à
chaque rencontre, je ne prends pas le change
sur cet intérêt prétendu : je sais qu'ils n'ont
d'autre but dans leur fausse bienveillance que
d'ajouter à leurs noirceurs , quand je m'en
plains, le reproche d'ingratitude.
« Le généreux, le vertueux Jean-Jacques
» Rousseau, inquiet et méfiant comme un lâche
» criminel ! » Monsieur Dusaulx, si, vous sen-
tant poignarder par derrière par des assassins
masqués, vous poussiez, en vous retournant,
les cris de la douleur et de l'indignation, que
diriez-vous de celui qui pour cela vous repro-
cheroit froidement d'être inquiet et méfiant
comme un lâche criminel?
Il n'y aura jamais que des cœurs capables du
crime qui puissent en soupçonner le mien ; et
quant à la lâcheté, malgié tout l'effroi qu'on
a voulu me donner, me voici dans Paris, seul,
étranger, sans appui, sans amis, sans parens,
sans conseil, armé de ma seule innocence et de
mon courage, à la merci des adroits et puis-
sans persécuteurs qui me diffament en se ca-
chant, les provoquant, et leur criant. Parlez
haut, me voilà. Ma foi, monsieur, si quelqu'un
fait lâchement le plongeon dans cette affaire
il me semble que ce n'est pas moi.
Je veux être juste toujours. S'il n'y a contn
moi nulle œuvre de ténèbres, votre reproche
est fondé, j'en conviens; mais s'il existe uni;
pareille œuvre, et que vous le sachiez très-bien,
convenez aussi que ce même reproche est bien
barbare. Je prends là- dessus votre conscience
pour juge entre vous et moi.
Vous me trompez, monsieur : j'ignore à
832
CORRESPONDANCE.
quelle fin, mais vous me trompez. C'est assu-
rément tromper un homme à qui Ion marque
la plus tendre affection, que de lui cacher les
choses qui le re^jardent et qu'il lui importe le
plus de savoir. Encore une fois, j'ignore vos
motifs; mais je sais qu'on ne trompe personne
pour son bien. Je n'attaque à tout autre égard
ni votre droiture, ni vos vertus; je n'explique
point cette inconséquence. Je ne sais qu'une
seule chose, mais je la sais très-bien, c'est que
vous me trompez.
Je veux que tout le monde lise dans mon
cœur, et que ceux avec qui je vis sachent comme
moi-même ce que je pense d'eux, quoiqu'une
malheureuse honte, que je ne puis vaincre,
m'empêche de le leur dire en face. C est afin
que vous n'ignoriez pas mes scntimens que je
vous écris. Du reste, mou intention n'est de
rompre avec vous qu'autant que cela vous con-
viendra : je vous laisse le choix. Si je connois-
sois un seul homme à ma portée dont le cœur
fût ouvert comme le mien, qui eût autant en
horreur la dissimulation, le mensonge, qui dé-
daignât, qui refusât de hanter ceux auxquels
il n'oseroit dire ce qu'il pense d'eux, j'irois à
cet homme, et, très-sûr d'en faire mon ami,
je renoncerois à tous les autres; il seroit pour
moi le genre humain : mais, après dix ans de
recherches inutiles, je me lasse, et j'éteins ma
lanterne. Environné de gens qui, sous un air
d'intérêt grossièrement affecté , me flattent
pour me surprendre, je les laisse faire, parce
qu'il faut bien vivre avec quelqu'un, et qu'en
quittant ceux-là pour d'autres, je ne trouverois
pas mieux. Du reste, s'ils ne voient pas ce que
je pense d'eux, c'est assurément leur faute. Je
suis toujours surpris, je l'avoue, de les voir
m'éialer pompeusement et leurs vertus et leur
amitié pour moi ; je cherche inutilement com-
ment on peut être vertueux et faux tout à la
fois, comment on peut se faire un honneur de
tromper les gens qu'on aime. Non, je n'aurois
jamais cru qu'on pût être aussi fiers d'être des
traîtres.
Livré depuis long-temps à ces gens-là, j'au-
rois tort assurément d'être difficile en liaisons,
et bien plus de me refuser à la vôtre, puisque
votre société me paroît très-agréable, et que,
sans vous confondre avec tous les empressés
qui m'entourent, je vous compte parmi ceux
que j'estime le plus. Ainsi je vous laisse le maî-
tre de me voir ou de ne me pas voir, comme il
vous conviendra. Pour de l'intimité, je n'en
veux plus avec personne, à moins que, contre
toute apparence , je ne trouve fortuitement
l'homme juste et vrai que j'ai cessé de cher-
cher. Quiconque aspire à ma confiance doit
commencer par me donner la sienne ; et du
reste, malade ou non , pauvre ou riche , je
trouverai toujours très-mauvais que, sous pré-
texte d'un zèle que je n'accepte point, qui
que ce soit veuille malgré moi se mêler de mes
affaires.
Je viens de vous ouvrir mon cœur sans ré-
serve, c'est à vous maintenant de consulter
le vôtre, et de prendre le parti qui vous con-
viendra (*].
A M. DO PEYROD.
Paris, 47^-71.
Jamais, mon cher hôte, un homme sage et
ami de la justice, quelque preuve qu'il croie
avoir, ne condamne un autre homme sans l'en-
tendre, ou sans le mettre à portée d'être en-
tendu. Sans cette loi, la première et la plus
sacrée de tout le droit naturel, la société, sapée
par ses fondemens, ne seroit qu'un brigan-
dage affreux, où l'innocence et la vérité sans
défense seroienl en proie à l'erreur et à l'im-
posture. Quoiqu'en cette occasion le sujet soit
un peu moins grave, j'ai cependant à me
plaindre que pour quelqu'un qui dit tant croire
(*) Dusaulx fit à cette lettre une réponse à laquelle Ronsseaii
ne répliqua pas. « Je ne saclie pas. dit Dusaulx à ce sujet, que
depuis notre éternelle séparation, il soit sorti de sa bouche
un seul mot capable de m'offenser : au contraire, j'ai appris
avec reconnoissance qu'il sétoit expliqué sur mon compte
d'une manière trop honorable pour le répéter... Je ne l'ai de-
puis rencontré qu'une fois par hasard aux travaux de l'Étoile
voisine des Champs-Elysées. Son premier mouvement et le
mien furent réciproquement de tomber dans les bras l'un de
rautre; mais il s'arrêta au milieu de son élan. Qui l'a donc
retenu? la méfiance dont un accès plus violent qu'à l'ordi-
naire le saisit tout-à-coup. Situé sur le bord dune tranchée
profonde, et me voyant à ses côtés, il craignit apparemment
que je ne ly précipitasse; tout, du moins, m'autorisoit à le
croire. Utrembloitde tousses membres. Tantôt ilélevoitdes
bras suppliansvers le ciel, tantôt, comme s'il eiit invoqué ma
pitié, il me montroit l'abîme ouvert sous ses pas. Je ne com-
pris que trop ce langage muet. .M'él.iignant de lui. je tâchai
de le rassurer par les plus tendres démonstrations; quoiqu'i
en parût touché, il passa son chemin. » De mes rapport
rec J. J. Rousseau, page i«9. ^- P-
ANNÉE i77i
855
à la vertu, vous méjugiez si légèrement a votre
ordinaire.
4" Il n'y a que peu de jours que j'ai reçu
votrft îettre du 4 5 novembre, avec le billet sur
vosbanquiorsqu'elIftContenoit.Par une fraude
des fadeurs qui s'enlendoicnt avec je ne sais
qui, mes lettres ont resté plusieurs mois sans
cours à la poste ; et ce n'est qu'après un entre-
tien avec un de ces messieurs qui me vint voir,
que l'affaire fut éclaircie, que le grief fut re-
dressé, et qu'on me promit que pareille chose
n'arriveroit plus à l'avenir. En conséquence de
ce redressement, on m'apporta toutes mes let-
tres, dont, vu l'éiiormiié des ports, je ne re-
lirai que la vôtre seule que je reconnus à l'é-
criture et au cachet. Il eût été malhonnête de
faire usage de votre ordre sur vos banquiers
avant de vous en accuser la réception, et mes
occupations ne m'ayant pas laissé, depuis huit
jours, le temps de vous écrire, avant d'avoir
répondu à celte première lettre j'ai reçu la
seconde du 4 9 mars avec le duplicata de votre
billet, et cela m'a fait prendre le parti, toute
chose cessante, de répondre sur-le-champ à
l'une et à l'autre.
2° La lettre que vous marquez m'avoir écrite
par madame Boy de La Tour, ni par consé-
quent l'autre duplicata de votre ordre à vos
banquiers, ne me sont point parvenus, ni au-
cune nouvelle de cette dame depuis très-long-
temps. J'ignore la raison de ce silence , car
elle savoit qu'il ne falloit pas m'écrire par la
posie, et les voies sûres ne lui manquoient as-
surément pas.
5» J'en pensois autant de vous, et je jugeai
qu'ayant bien su me faire parvenir une lettre
de M. Junet, sans un seul mot de votre part,
ni verbal, ni par écrit, vous sauriez bien, quand
vous le voudriez, employer, comme vous avez
f.-îit, la même voie pour vous-même. Voyant
que vous n'en faisiez rien, je jugeois que vous
n'aviez pas là-dessus beaucoup d'empresse-
ment, et un galant homme comme vous senti-
ra bien qu'en cette occasion ce n'étoit pas
à moi d'en avoir davantage.
4° Je parlai toutefois de votre silence à
M. d'iilscherny, et de l'obstacle de la poste qui
pouvoit être cause que je ne recevois point de
vos lettres. J'ajoutai que la seule voie sûre et
simple que vous aviez pour m'écrire étoit d'a-
T. IV.
dresser votre lettre sous enveloppe à quelqu'un
résidant à Paris, pour me la faire tenir ; mais
je ne parlai de lui en aucune manière; et, s'il
s'est mis en avant, comme vous le marquez,
il a pris le surplus sous son bonnet.
Voilà, mon cher hôte, l'exacte vérité; si
vous trouvez en tout cela quelque tort à me
reprocher, vous m'obligerez de vouloir bien me
l'indiquer. Pour moi je ne vous en reproche ici
d'aulrequecelui auquel jesuis tout accoutumé,
savoir, la précipitation de vos jugemens avant
d'avoir pris les mesures nécessaires pour savoir
la vérité. Voilà cependant comment il faut que
toutes mes lettres s'emploient en apologies,
attendu que toutes les vôtres s'emploient en
injustes griefs. C'est l'histoire abrégée de nos
liaisons depuis plusieurs années. Je suis le lésé,
et vous êtes le plaignant.
Votre compte, que vous m'avez envoyé tant
de fois, me paroît très et trop en règle; le
mandat sur vos banquiers est aussi fort bien,
et j'en ferai usage.
Je vous embrasse cordialement. Vous me
proposez l'oubli de ce que vous appelez nos en-
fantillages. Je ne demande pas mieux, mais ce
n'est pas de moi que la chose dépend : le sou-
venir fut votre ouvrage, il faut que l'oubli le
soit aussi ; mais jusqu'ici vous ne vous y êtes
assurément pas bien pris pour opérer cet effet.
A M. DE SAINT-GERMAIN.
A Paris. 17774.
C'est avec bien du regret, monsieur, que
j'ai demeuré si long-temps privé de vos nou-
velles ; une tracasserie qu'on m'avoit faite à la
poste m'avoit fait renoncer à recevoir ni écrire
aucune lettre par cette voie. Ce n'est que de-
puis quelques jours qu'une visite d'un de ces
messieurs m'a donné l'éclaircissement de ce
malentendu : et après la promesse qui m'a été
faite que rien de pareil n'arriveroit à l'avenir,
je reprends la même voie pour donner de mes
nouvelles, et en demander aux personnes qui
m'intéressent, parmi lesquelles vous savez bien,
monsieur, que vous tenez et tiendrez toujours
le premier rang. Veuillez, monsieur, m'infor-
mer de l'état présent de votre santé et de cel!a
53
854
CORRESPONDANCE.
de madame de Saint-Germain, cl de toute vo-
tre brillante famille. Je vous connois trop in-
variable dans vos sentimens pour douter que
je ne retrouve toujours en vous It^s bontés et la
bienveillance dont vous m'avez honoré ci-de-
vant; comme je ne cesserai jamais, non plus,
d'avoir le cœur plein de l'attachement et de la
rcconnoissance que je vous ai voués.
Je n'ai rien à vous dire de nouveau sur ma
situation, elle est la même que ci-devant : mes
incommodités ordinaires m'ont retenu chez moi
une partie de l'hiver, sans pourtant m'avoir
trop maltraité. Ma femme a eu des rhumes et
des rhumatismes, et le froid qui continue avec
beaucoupde rigueur ne nousa pasencore rendu
<à l'un et à l'autre notre santé d'été. Nous avons
passé d'agréables soirées au coin de nos tisons
à parler des avantages que nous a procurés
l'honneur de vous connoître, et des heures si
douces que vous nous avez données : nous vous
prions de vous rappeler quelquefois d'anciens
voisins qui sentiront toute leur vie le regret
d'avoir été forcés de s'éloigner de vous.
Veuillez, monsieur, faire agréer nos res-
pects à madame de Saint-Germain, et recevoir
avec votre bonté accoutumée nos plus humbles
salutations.
A MADAME DE T'
Le 6 avril 1771.
Un violent rhume, madame, qui me met
hors d'état de parler sans fatiguer extrême-
ment, me fait prendre le parti de vous écrire
mon sentiment sur votre enfant, pour ne pas
le laisser plus long-temps dans l'état de suspen-
sion où je sens bien que vous le tenez avec peine,
quoiqu'il n'y ait point, selon moi, d'inconvé-
nient.Je vous avouerai d'abord que plus je pense
à l'exposition lumineuse que vous m'avez faite,
moins je puis me persuader que cette roideur
de caractère qu'il manifeste dans un âge si ten-
dre soit l'ouvrage de la nature. Cette mutine-
rie, ou, si vous voulez, madame, cette fer-
meté n'est pas si rare que vous croyez parmi
les enfans élevés comme lui dans l'opulence; et
j en sais dans ce moment même à Paris un au-
tre exemple tout semblable dont la conformité
m'a beaucoup frappé, tandis que parmi les au-
tres enfans élevés avec moins de sollicitude
apparente, et à qui l'on a moins fait sentir par
là leur importance, je n'ai vu de ma vie un
exemple pareil. Mais laissons, quant à présent,
cette observation qui nous mèneroit trop loin,
et, quoi qu'il en soit de la cause du mal, par-
lons du remède.
Vous voilà, madame, à mon avis, dans une
circonstance favorable d'où vous pouvez tirer
grand parti : l'enfant commence à s'impatienter
dans sa pension, il désire ardemment de reve-
nir; mais sa fierté, qui ne lui permet jamais de
s'abaisser aux prières, l'empêche de vous ma-
nifester pleinement son désir. Suivez cette in-
dication pour prendre sur lui un ascendant
dont il ne lui soit pas aisé dans la suite d'élu-
der l'effet. S'il n'y avoit pas un peu de cruauté
d'augmenter ses alarmes , je voudrois qu'on
commençât par lui faire la peur tout entière,
et que, sans que personne lui dît précisément
qu'il restera, ni qu'il reviendra, il vît quelque
espèce de préparatifs comme pour lui faire
quitter tout-à-fait la maison paternelle, et qu'on
évitât de s'expliquer avec lui sur ces prépara-
tifs. Quand vous l'en verriez le plus inquiet,
vous prendriez alors votre moment pour lui
parler, et cela d'un air si sérieux et si ferme
qu'il fût bien persuadé que c'est tout de bon.
« Mon fils, il m'en coûte tant de vous tenir
éloigné de moi, que, si je n'écoutois que mon
penchant, je a'ous retiendrois ici dès ce mo-
ment ; mais c'est ma trop grande tendresse pour
vous qui m'empêche de m'y livrer : tandis que
vous avez été ici j'ai vu avec la plus vive dou-
leur qu'au lieu de répondre à l'attachement de
votre mère et de lui rendre en toute chose la
complaisance qu'elle aimoit avoir pour vous,
vous ne vous appliquiez qu'à lui faire éprou-
ver des contradictions, qui la déchirent trop
de votre part pour qu'elle les puisse endurer
davantage, etc.
» J'ai donc pris la résolution de vous placer
loin de moi pour m'épargner l'affliction d'être
à tout moment l'objet et le témoin de votre dés-
obéissance. Puisque vous ne voulez pas répon-
dre aux tendres soins que j'ai voulu prendre de
votre éducation, j'aime mieux que vous alliez
devenir un mauvais sujet loin de mes yeux, que
de voir mon fils chéri manquer à chaque in-
stant à ce qu'il doit à sa mère ; et d'ailleurs je ne
ANNÉE 1771.
835
désespère pas que des gens fermes et sensés,
qui n'auront pas pour vous le môme foible que
moi, ne viennent à bout de dompter vos muti-
neries par des (raitemens nécessaires que votre
mère n'auroit jamais le courage de vous faire
endurer, etc.
» Voilà, mon fils, les raisons du parti que j'ai
pris à votre égard, et le seul que vous me laissiez
à prendre pour ne pas vous livrer à tous vos
défauts et me rendre »out-à-fait malheureuse.
Je ne vous laisse point à Paris, pour ne pas
avoir à combattre sans cesse, en vous voyant
trop souvent, le désir de vous rapprocher de
moi; mais je ne vous tiendrai pas non plus si
éloigné que, si l'on est content de vous, je ne
puisse vous faire venir ici quelquefois, etc. »
Je suis fort trompé, madame, si toute sa
hauteur tient à ce coup inattendu, dont il sen-
tira toute la conséquence, vu surtout le tendre
attachement que vous lui connoissez pour vous,
et qui, dans ce moment, fera taire tout autre
penchant. 11 pleurera, il gémira, il poussera
des cris auxquels vous ne serez ni ne paroîirez
insensible; mais, lui parlant toujours de son
départ comme d'une chose arrangée, vous lui
montrerez du regret qu'il ait laissé venir cet
arrangement au point de ne pouvoir plus élre
révoqué. Voilà, selon moi, la route par laquelle
vous l'amènerez sans peine à une capitulation,
qu'il acceptera avec des transports de joie, et
dont vous réglerez tous les articles sans qu'il
regimbe contre aucun : encore avec tout cela
ne paroîtrez-vous pas compter extrêmement
sur la solidité de ce traité ; vous le recevrez plu-
tôt dans votre maison comme par essai que par
une réunion constante, et son voyage paroîtra
plutôt différé que rompu, l'assurant cependant
que, s'il tient réellement ses engagemcns, il
fera le bonheur de votre vie en vous dispensant
de l'éloigner de vous.
Il me semble que voilà le moyen de faire avec
lui l'accord le plus solide qu'il soit possible de
faire avec un enfant ; et il aura des raisons de
tenir cet accord si puissanles et tellement à sa
portée, que, selon toute apparence, il revien-
dra souple et docile pour long-temps.
Voilà, madame, ce qui m'a paru le mieux à
faire dans la circonstance. Il y a une continuité
de régime à observer qu'on ne peut détailler
dans une letlre, et qui ne peut se déterminer
que par l'examen du sujet ; et d'ailleurs ce n'est
pas une mère aussi tendre que vous, ce n'est
pas un esprit aussi clairvoyant que le vôtre qu'il
faut guider dans tous ces détails. Je vous l'ai
dit, madame, je m'en suis pénétré dans notre
unique conversation; vous n'avez besoin des
conseils de personne dans la grande et respec-
table tâche dont vous êtes chargée, et que vous
remplissez si bien. J'ai dû cependant m'ac-
quitter de celle que votre modestie m'a impo-
sée, je l'ai fait par obéissance et par devoir,
mais bien persuadé que pour savoir ce qu'il y
a de mieux à faire il suffisoit d'observer ce que
vous ferez.
A MADAME DE CREQUI.
Ce mardi 7 (17"t).
Rousseau peut assurer madame la marquise
de Créqui que, tant qu'il croira trouver chez
elle les senlimens qu'il y porte, et dont le re-
tour lui est dii, loin de compter et regretter ses
pas pour avoir l'honneur de la voir, il se croira
bien dédommagé de cent courses inutiles par
le succès d'une seule. Mais, en tout autre cas, il
déclare qu'il regarderoit un seul pas comme in-
dignement perdu, et ses visites reçues comme
une fraude et un vol, puisque l'estime récipro-
que est la condition sacrée et indispensable
sans laquelle, hors la nécessité des affaires, il
est bien déterminé à n'en jamais honorer vo-
lontairement qui que ce soit.
Je reçois chez moi, j'en conviens, des gens
pour qui je n'ai nulle estime ; mais je les reçois
par force : je ne leur cache point mon dédain,
et comme ils sont accommodans, ils le sup-
portent pour aller à leurs fins. Pour moi, qui ne
veux tromper ni trahir personne, quand je fais
tant que d'aller chez quelqu'un, c'est pour l'ho-
norer et en être honoré. Je lui témoigne mon
estime en y allant; il me témoigne la sienne en
me recevant : s'il a le malheur de me la refu-
ser, et qu'il ait de la droiture, il sera bientôt
désabusé ou bientôt délivré de moi. Voilà mes
sentimens : s'ils s'accordent avec ceux de ma-
dame la marquise de Créqui, j'en serai comblé
de joie; s'ils en diffèrent, j'espère qu'elle vou-
dra bien me dire en quoi. Si elle aime mieux
ne me rien dire, ce sera parler très-clairement.
856
CORHESPONDANCE.
Je la supplie d'agréer ici mes sentimens et mon
respect.
Rousseau.
N. B. Ce billet fut écrit à la réception de
celui que madame la marquise de Créqui m'a
l'ait écrire, mais, ne voulant pas le confier à la
petite poste, j'ai attendu que je fusse en état
de le porter moi-même.
\ MADAME LATOUR.
A Paris, 17^7».
Je n'ai eu l'honneur de vous voir, madame,
qu'une seule fois en ma vie, j'ai eu souvent ce-
lui de vous répondre ; et, sans prévoir que mes
lettres seroient un jour exposées à être impri-
mées, je me suis livré pleinement aux diverses
impressions que me faisoient les vôtres. Vous
avez pris ma défense contre les trames de mes
persécuteurs durant mon séjour en Angrieterre :
cette générosité m'a transporté, vous avez dû
voir combien j'y étois sensible. Depuis lors, ma
situation se dévoilant davantage à mes yeux,
j'ai trouvé qu'avec autant de franchise et même
d'étourderie, il ne me convenoit de rester en
commerce avec personne dont je ne connusse
bien le caractère et les liaisons ; j'ai vu que l'os-
lentaiion des services qu'on s'empressoit de me
rcndren'étoitsouventqu'unpiégeplus ou moins
adroit pour me circonvenir, ou pour m'exposer
au blâme, si je l'évitois. De toutes mes corres-
pondances vous étiez en même temps la plus
exigeante, celle que je connoissois le moins, et
celle qui m'éclairoit le moins sur les choses qu'il
m'importoit de savoir et que vous n'ignoriez
pas. Cela m'a déterminé à cesser un commerce
qui me dcvenoit onéreux, et dont le vrai motif
de votre part pou voit m'échapper. J'ai toujours
cru que rien n'étoit plus libre que les liaisons
d'amitié, surtout des liaisons purement épisto-
laires, et qu'il étoit toujours permis de les rom-
])re, quand elles cessoient de nous convenir,
pourvu que cela se fît franchement, sans tra-
casserie, sans malice, et sans éclat, tant que
cet éclat n'étoit pas indispensable. J'ai voulu
niadnme, user avec vous de ce droit, avec tous
ces ménagemons. Vous m'en avez fait un crime
exécrable, et, dans votre dernière lettre, vous
appelez cela enfoncer d'une main sûre un jer
empoisonné dans le sein de Vamilié. Sans vous
dire, madame, ce que je pense de cette phrase,
je vous dirai seulement que je suis déterminé
à n'avoir de mes jours de liaisons d'aucune
espèce avec quiconque a pu l'employer eu pa-
reille occasion (*).
A M, DU PEYROU.
Paris, 2 juillet 1771.
J'ai été hier, mon cher hôte, chez vos ban-
quiers recevoir l'année échue de ma pension de
mylord maréchal : ce n'est pourtant pas uni-
quement pour vous donner cet avis que je vous
écris aujourd'hui, mais pour vous dire qu'il y
a long-temps que je n'ai reçu directement do
vos nouvelles; heureusement le libraire Rey,
qui vous a vu à Neufchâtel, m'en a donné de
vous et de madame Du Peyrou, d'assez bonnes
pour m'ôter toute autre inquiétude que celle de
votre oubli. Ètes-vous enfin dans votre maison?
est-elle entièrement achevée, et y êtes-vous
bien arrangé? Si, comme je le désire, son ha-
bitation vous donne autant d'agrément que son
bâtiment vous a causé d'embarras, vous y de-
vez mener une vie bien douce. Je me suis logé
aussi l'automne dernier, moins au large et à
un cinquième, mais assez agréablement selon
mon goût, et en grand et bon air; ce qui n'est
pas trop facile dans le cœur de Paris. Si vous
me donnez quelque signe de vie, je serois bien
aise que vous me donnassiez des nouvelles de
M. Roguin, mon bon et ancien ami, dont je
sais que les incommodités sont fort augmentées
depuis un an ou deux, et dont je n'ai aucunes
nouvelles depuis long-temps. Nous vous prions,
ma femme et moi, de nous rappeler au souve-
nir de madame Du Peyrou, qui ne perdra ja-
mais la place qu'elle s'est acquise dans le nôtre,
ni les sentimens qui en sont inséparables. I.e
(*) Madame Latour faisoit dans sa lettre l'énumération de
crllesqirilssétoientécrites; il y enavoit quatre-vingt-quatorze
d'elle et cinquante-cinq de Rousseau. • De ces cinquante-cinq,
» il y en a trente-quatre, lui dit-elle, oii vous êtes à mes pieds ;
» six où vous me mettez sous les vôtres ; neuf où vous me trai-
» lez en simple connoissance, et six où vous vous livrez aux
» épancbements de la plus intime amitié. » Ce calcul piquant
n'étoit propre qu'à donner de l'humeur à Jean- Jacques.
M. P.
ANNEE 1771.
857
silencequ'enmeparlantdVlleReyagardésursa
santé me fait espérer qu'elle est bien raffermie,
ainsi que la vôtre. Pour moi, j'ai eu de grands
maux de reins qui m'ont fait prendre le parti
de travailler debout. Ma femme a eu de très-
grands rhumes successifs ; aux queues près de
tout cela, nous nous portons maintenant assez
bien l'un et l'autre, et nous vous saluons, mon
cher hôte, de tout notre cœur.
A MADAME LATOUR.
Le 7 juillet 1771.
Voici le manuscrit dont madame de 1/** a
paru en peine, et que je ne tardois à lui ren-
voyer que parce qu'elle m'avoit écrit de le gar-
der. Je l'ai trouvé digne de sa plume et d'un
cœur ami de la justice. J'ai pourtant élé plus
louché, je l'avoue, de l'écrit qui a été lu de
tout le monde, que de celui qui n'a été vu que
de moi.
Madame , je ne reçois pas votre adieu pour
jamais, je n'ai point songé à vous en faire un
semblable; les temps peuvent changer, et quoi
que fassent les hommes , je ne désespérerai
jamais de la Providence. Mais en attendant, je
crois porter bien plus de respect à nos anciennes
liaisons en les interrompant jusqu'à de plus
grandes lumières, que de les entretenir avec
une confiance altérée et des réserves indignes
de vous et de moi.
A H. LE CHEVALIER DE COSSÉ.
Paris, le 2Sjuillet 1771.
Je suis, monsieur le chevalier, touché de vos
bontés et des soins qu'elles vous suggèrent en
ma faveur. Très-persuadé que ces soins de vo-
tre part sont des fruits de votre bon naturel et
de votre bienveillance envers moi, après vous
en avoir remercié de tout mon cœur, je pren-
drai la liberté d'y correspondre par un conseil
qui part de la même source, et que la diffé-
rence de nos âges autorise de ma part ; c'est,
monsieur, de ne vous mêler d'aucune affaire
que vous n'en soyez préalablement bien in-
struit.
La pension que vous dites m'avoir été retirée,
et que vous offrez de me faire rei:dre, m'a élé
apportée avec les arrérages, ici, dans ma cham-
bre, il n'y a pas quatre mois, en une lettre de
change de six mille francs, qu'on offroil de me
payer comptant sur-le-champ ; et je vous as-
sure que les plus vives sollicitations ne furent
pas épargnées pour me faire recevoir cet ar-
gent (*). En voilà, ce me semble, assez pour
vous faire comprendre que ceux qui ont pré-
tendu vous mettre au fait de cette affaire ne
vous ont pas fait un rapport fidèle, et que la
difficulté n'est pas où vous la croyez voir.
Je vous réitère, monsieur, mes actions do
grâces dé l'intérêt que vous voulez bien prendre
à moi, et qui m'est plus précieux que toutes
les pensions du monde; mais connue j'ai pris
mon parti sur celle-là, je vous prie de ne m'en
reparler jamais. Agréez mes humbles saluta-
tions.
A M. LINNÉ (**).
Paris, le 21 septembre 1771.
Recevez avec bonté, monsieur, l'hommage
d'un très-ignare, mais Irès-zélé disciple de vos
disciples, qui doit en grande partie, à la médi-
tation de vos écrits, la tranquillité dont il jouit,
au milieu d'une persécution d'autant plus cruelle
qu'elle est plus cachée, et qu'elle couvre du
masque de la bienveillance etde l'amitié la plus
terrible haine que l'enfer excita jamais. Seul,
avec la nature et vous, je passe dans mes pro-
menades champêtres des heures délicieuses, et
je tire un profit plus réel de votre Philosophie
botanique que de tous les livresdemorale.J ap-
prends avec joie que je ne vous suis pas toui-à-
faii inconnu, et que vous voulez bien me desti-
ner quelques-unes de vos productions. Soyez
persuadé, monsieur, qu'elles feront ma lecture
chérie, et que ce plaisir deviendra plus vif en-
core par celui de le tenir de vous. J'amuse une
(*) M. Coranccz raconte ce fait avec quelque détail dans son
écrit ialilulé : de J.-J, Rousseau, pag. 8 et siiiv. C'étolt lui qui
avoit élé chargé d'offrir à Rousseau la lettre de change men-
tant à sis mille trois cent trente six llvn;>. G. V,
{") Cette lettre fut communi(|uée à M. Bronssonet par
M. Sniith, de li Société royale de Londres, qui a acijuis la col-
lection et les manuscrits de Linné : il l'a f.iit iuiprinier dans
le Journal de Pai-is, le 9 mai 1786.
838
CORnESPONDANCK.
vieille enfance à faire une petite collection de
fruits et de graines : si parmi vos trésors en ce
genre il se Irouvoit quelques rebuts dont vous
voulussiez faire un heureux, daignez songer à
moi. Je les recevrois même avec reconnois-
sance, seul retour que je puisse vous offrir,
mais que le cœur dont elle part ne rend pas
indigne de vous.
Adieu, monsieur; continuez d'ouvrir et din-
lerpréter aux hommes le livre de la nature.
l»our moi , content d'en déchiffrer quelques
mots à voire suite, dans le feuillet du règne
végétal, je vous lis, je vous étudie, je vous mé-
dite, je vous honore, et je vous aime de tout
mon cœur.
nonce de quel prix le ciel veut payer les vertu»
de ceux qui leur ont donné l'être.
A M. DE SAINT-GERMAIN.
7 janvier 1772.
Moi, vous oublier, monsieur ! pourriez-vous
penser ainsi de vous et de moi ! non, les senii-
mens que vous m'avez inspirés ne peuvent non
plus s'altérer que vos vertus, et dureront au-
tant que ma vie. Mes occupations, mon goût,
ma paresse, m'ont forcé de renoncer à toute
correspondance. Je m'étois pourtant proposé
de vous faire passer un petit signe de vie par
M. le marquis de***, qui m'a promis de me re-
venir voir avant son départ, et de vouloir bien
s'en charger. Je suis touché que votre bonté
m'ait forcé, pour ainsi dire, à prévenir cet ar-
rangement.
Je ne puis, monsieur, vous promettre en
fait de lettres une exactitude qui passe mes
forces ; mais je vous promets , avec toute la
confiance d'un cœur qui vous est dévoué, un
attachement inaltérableetdignede vous. Ainsi,
quand je ne vous écrirai point, daignez inter-
préter mon silence par tous les sentimens que
je vous ai fait connoître, et vous ne vous trom-
perez jamais.
Ma femme, pénétrée des attentions dont
vous l'honorez, me charge de vous témoigner
combien elle y est sensible, et c'est conjointe-
ment que nous réunissons les vœux de nos
cœurs pour vous, monsieur, pour madame
de Saint-Germain, à qui nous vous prions de
faire agréer nos respects, et pour tous vos ai-
mables en fans, dont la brillante espérance an-
A M. DE SARTINE (*).
Paris, le ISjanvier 1772.
Monsieur,
Je sais de quel prix sont vos momens, je sais
qu'on les doit respecter; mais je sais aussi que
les plus précieux sont ceux que vous consacrez
à proléger les opprimés, et si j'ose en réclamer
quelques-uns, ce n'est pas sans titre pour cela.
Après tant de vains efforts pour faire percer
quelque rayon de lumière à travers les ténè-
bres dont on m'environne depuis dix ans , j'y
renonce. J'ai de grands vices, mais qui n'ont
jamais fait de mal qu'à moi ; j'ai commis de
grandes fautes, mais que je n'ai point tues à mes
amis, et ce n'est que par moi qu'elles sont con-
nues, quoiqu'elles aient été publiées par d'au-
tres qui sont quelquefois plus discrets. A cela
près, si quelqu'un m'impute quelque senti-
ment vicieux, quelque discours blâmable, ou
quelque acte injuste, qu'il se montre et qu'il
parle; je l'attends et ne me cache pas ; mais
tant qu'il se cachera, lui, de moi, pour me dif-
famer, il n'aura diffamé que lui-même aux
yeux de tout homme équitable et sensé. L'évi-
dence et les ténèbres sont incompatibles : les
preuves administrées par de malhonnêtes gens
sont toujours suspectes, et celui qui, commen-
çant par fouler aux pieds la plus inviolable
loi du droit naturel et de la justice, se déclare
par là déjà lâche et méchant, peut bien être
encore imposteur et fourbe. Et comment don-
neroit-il à son témoignage, et, si l'on veut, à
ses preuves, la force que l'équité n'accorde
môme à nulle évidence , de disposer de l'hon-
neur d'un homme, plus précieux que la vie,
sans l'avoir mis préalablement en état de se
défendre et d'être entendu? Que celui donc qui
s'obstine à me juger ainsi reste dans le stupide
aveuglement qu'il aime; son erreur est de son
propre fait; c'est lui seul qu'elle déshonore;
après m'êlre offert pour l'en tirer, je l'y laisse,
puisqu'il le veut, et qu'il m'est impossible de
(*) M. Lenoir ne succéda à M. de Sartine qu'em774. Cest
donc par erreur qu'on a, dans les éditions précédentes, mis
le nom du premier . M . P .
ANiNÉC 1772.
851)
l'en guérir malgré lui. Grâces au ciol, loul l'art
humain ne changera pas la nature des choses;
il ne fera pas que le mensonge devienne la vé-
rité, ni que de mon vivant la poitrine de Jean-
Jacques Rousseau renferme le cœur d'un mal-
honnête homme : cela me suffit et je vis en
paix, en ailendant que mon moment et celui
de la vérité vienne; car il viendra, j'en suis
très-sùr, et je l'attends avec un témoignage qui
me dédommage de celui d'autrui.
Tranquille donc sur tout ce qu'on me cache
avec tant de soin, et môme sur ce qui me par-
vient par hasard, j'ai laissé débiter, parmi
cent autres bruits non moins ineptes, qi^c j'a-
vois cessé de voir madame de Luxembourg
après lui avoir emporté trois cents louis ; que je
ne copiois de la musique que par grimace ; que
j'avois de quoi vivre fort à mon aise ; que j'avois
six bonnes mille livres de rentes; que la veuve
Duchesne faisoit une pension de six cents livres
à ma femme, qu'elle m'en faisoit une autre à
moi de mille écus pour une édition nouvelle de
mes écrits que j'avois dirigée. J'ai laissé débi-
ter tous ces mensonges; je n'ai fait qu'en rire
quand ils me sont revenus, cl je n'ai pas même
été tenté de vous importuner, monsieur, de
mes plaintes à ce sujet, quoique je sentisse
parfaitement le coup que cette opinion de mon
opulence devoit porter aux ressources que
mon travail me procure pour suppléer à l'in-
suffisance de mon revenu. Une petite circon-
stance de plus a passé la mesure, et m'a causé
quelque émotion, parce que l'imposture, mar-
chant toujours sous le masque de la trahison,
a pris jusqu'ici grand soin de faire le plongeon
devant moi, et ne m'avoit pas encore accou-
tumé à l'effronterie. Mais en voici une qui m'a,
je l'avoue, affecté.
J'avois prié un de ceux qui m'ont averti des
bruits dont je viens de parler, de tâcher d'ap-
prendre si madame Duchesne et le sieur Guy
y avoient quelque part. De chez eux, où il n'a
trouvé que des garçons, il est allé chez Simon,
qu'on lui disoit avoir imprimé la nouvelle édi-
tion qui m'avoit été si bien payée. Simon lui a
dit qu'en effet il venoit d'imprimer quelques-
uns de mes écrits sous mes yeux, que j'en avois
revu les épreuves, et que j'étois même allé chez
lui il n'y avoit pas long-temps. Quoique je sois
par moi-môme le moins important des hom-
mes, je le suis assez devenu par ma singulière
position pour être assuré que rien de ce que je
fais et de ce que je ne fais pas ne vous échappe:
c'est une de mes plus douces consolations, et je
vous avoue, monsieur, que l'avantage de vivre
sous les yeux d'un magistrat intègre et vigdant ,
auquel on n'en impose pas aisément, est un des
motifs qui m'ont arraché des campagnes, où,
livré sans ressource aux manœuvres des gens
qui disposent de moi, je me voyois en proie à
leurs satellites et à toutes les illusions par les-
quelles les gens puissans et intrigans abusent si
aisément le public sur le compte d'un étranger
isolé à qui l'on est venu à bout de faire un in-
vioIaWe secret de tout ce qui le regarde, et qui
par conséquent n'a pas la moindre (léfonse
contre les mensonges les plus extravagans.
J'ai donc peu besoin, monsieur, de vous dire
que celte opulence dont on me gratifie si libé-
ralement dans les cercles, que toutes ces pen-
sions si fièrement spécifiées ('), cette édition
qu'on me prête, sont autant de fictions ; mais
je n'ai pu m'empôcherde mettre sous vos yeux
l'impudence incroyable dudit Simon, que je ne
vis de mes jours, que je sache, chez qui je n'ai
jamaismis le pied,dontje nesaispas la demeure,
elque j'ignorois môme, avant ces bruits, avoir
imprimé aucun de mes écrits. Gomme je n'at-
tends plus aucune justice de la part des hom-
mes, je m'épargne désormais la peine inutile
de la demander, et je ne vous demande à vous-
même que la patience de me lire, quoiqueje fasse
l'exception qui est due à votre intégrité et à la
générosité qui vous intéresse aux infortunés.
Mais ne voyant plus rien qui puisse me flatter
dans cette vie, les restes m'en sont devenus in-
différens. Laseuledouceurquipeulmy toucher
encore est que l'œil clairvoyant d'un homme
juste pénètre au vrai ma situation, qu'd la con-
(') Celles en particulier de ma lame Duchesne se réduisent
toutes à une rente de trois cents francs, stipulée dans le mar-
ché de mon Pictionnnirc de musique. J'en ai uiiede six cents
francs, de royiord Maréchal, dont je jouis par i'atiention de
celui (|u° d en a chargé à ma prière, mais sans autre bùrelé que
son bon plaisir, n'ayaut aucun acte valable pour la réclamer
de mou chef. J'ai une rente de dix livres sterling, pour mes li-
vres que j'ai vendus en Angleterre, sur la tête de I aciietcur et
sur la mienne, en sorte que cette renie doit s'éteindre au pre-
mier mourant. Tout cela fait ensemble on^e cents francs de
viager, dont il n'y a que trois cents de solides. Ajoutez à cela
quelque argent comptant, dernier reste du petit capital <|ue
jai consumé dans mes voyagct, et que je m'étois réservé pour
avoir quelque avance eu faisant ici mou établissemeut.
840
CORRESPONDANCE.
noisse, et me plaigne en lui-même, sans se com-
mettre pour ma défense avec mes dangereux
ennemis. Je vous aurois choisi pour cela, mon-
sieur, quand vous ne rempliriez point la place
où vous êtes; mais j'y vois, je l'avoue, un avan-
tage de plus, .puisque, par cette place même,
vous avez été à portée de vérifier assez d'im-
postures pour en présumer beaucoup d'autres
que vous pouvez vérifier de même un jour.
Peut-être vous écrirai-je quelquefois encore,
mais je ne vous demanderai jamais rien, et si
ma confiance devient importune à l'homme
occupé, je réponds du moins qu'elle ne sera ja-
mais à charge au magistrat. Veuillez ne la pas
dédaigner; veuillez, monsieur, vous rappeler
qu'elle ne tient pas seulement au respect que
vous m'avez inspiré, mais encore aux témoigna-
ges de bonté dont vous m'avez honoré quelque-
fois, et que je veux mériter toute ma vie.
A la suite de cette lettre l'auteur a ajouté, soit comme apos-
tille, soit comme simple observation, l'article qu'on va lire.
Il n'est peut-être pas inutile d'observer que
le sieur Guy vient très-fréquemment chez moi
sans avoir rien à me dire, et sans que je puisse
trouver aucun motif à ses visites, vu que tou-
tes les affaires que nous avons ensemble n'exi-
gent qu'une entrevue de deux minutes par an,
et qu'il n'y a point de liaison d'amitié entre lui
et moi. Il m'a prié de lui faire un triage de
chansons dans les anciens recueils pour en faire
un nouveau. Je l'ai prié, de mon côté^ide me
prêter quelques romans pour amuser ma femme
durant les soirées d'hiver. 11 est parti de là pour
me faire apporter en pompe d'immenses pa-
quets de brochures, qui, avec ses allées et ve-
nues, lui donnent l'air d'avoir avec moi beau-
coup d'affaires. Tout cela, joint aux bruits dont
jai parlé, commence à me faire soupçonner que
ces fréquentes visites, que je ne prenois que
pour un petit espionnage assez commun aux
gens qui m'entourent, et très-indifférent pour
moi, pourroient bien avoir un objet plus mé-
thodique et dirigé de plus loin. Il y a dans tout
cela de petites manœuvres adroites, dont le
but me paroîtroit pourtant facile à découvrir
dans toute autre position que la mienne, pour
yen qu'on y mît de soin.
A MYLORD HAnCODRT.
Paris, le t6 juin 1772.
J'ai reçu, mylord, avec plaisir et reconnois-
sance, des témoignages de la continuation de
votre souvenir et de vos bontés par madame la
duchesse de Portland, et je suis encore plus
sensible à la peine que vous prenez de m'en
donnerparvous-même.J'avoisespéréque l'am-
bassade de mylord Harcourt pourroit vous at-
tirer dans ce pays, et c'eût été pourmoi une véri-
table douceur de vous y voir. Je me dédommage
autant qu'il se peut de cette attente frustrée,
en nourrissant dans mon cœur et dans ma mé-
moire les sentimens que vous m'avez inspirés,
et qui sont par leur nature à l'épreuve du
temps, de l'éloignement et de l'interruption
du commerce. Je n'entretiens plus de corres-
pondance, je n'écris plus que pour l'absolue
nécessité; mais je n'oublie point tout ce qui
m'a paru mériter mon estime et mon attache-
ment; et c'est dans cet asile de difficile accès,
mais par là plus digne de vous, et où rien n'en-
tre sans le passe-port de la vertu, que vous oc-
cuperez toujours une place distinguée.
Je suis sensible, mylord, à vos offres obli-
geantes ; eî.si j'étois dans le cas de m'en pré-
valoir je le ferois avec confiance, et même
avec joie, pour vous montrercombien je compte
sur vos bontés : mais, grâces au ciel, je n'ai
nulle affaire, et tout sur la terre m'est devenu
si indifférent, que je ne me donnerois pas même
la peine de former un désir pour cette vie,
quand cet acte seul suffiroit pour l'accomplir.
Ma femme vous prie d'agréer ses remercimens
très-humbles de l'honneur de votre souvenir,
et nous vous offrons, mylord, de tout notre
cœur, l'un et l'autre, nos salutations et nos
respects.
A MADAME LATOCK.
Ce mercredi 24 juin <772.
Voici, madame, votre partition; je vous de-
mande pardon de mon étourderie et du quipro-
quo. N'ayant pas en ce moment le temps d'exa-
miner la Reine fantasque, et ne voulant pas
abuser de la complaisance que vous avez de me
ANNÉE 1772.
841
la laisser, je vous la renvoie avec mes remer-
ciniens. Je vous en dois de plus grands pour
l'offre que vous m'avez bien voulu faire de
comparer avec les bonnes éditions les éditions
que l'on fait ici de mes écrits, et que je dois
croire frauduleuses, puisqu'on me les cache
avec tant de soin. Je sens le prix de cette offre,
et j'y suis sensible; mais la dépense et la peine
que vous coûteroit son exécution ne me per-
mettent pas d'y consentir.
J'ai eu l'honneur, madame, de vous voir
hier pour la troisième fois de ma vie; j'ai réflé-
chi sur l'entretien où vous m'avez engagé et
sur les choses que vous m'y avez dites ; le résul-
tat de ces réflexions est de me confirmer pleine-
ment dans la résolution dont je vous ai fait part
ci-devant, et à laquelle vous vous devez, selon
moi, de ne plus porter d'obstacle, à moins que
vous n'ayez pour cela des raisons particulières
que je ne sais pas, et auxquelles, par cette
raison, je suis dispensé de céder.
A MADAME LA MARQUISE DE MESME.
Paris, le 29 juillet 1772.
Je suis affligé, madame, que vous vous y
preniez un peu trop tard, car en vérité, je vous
aurois demandé de tout mon cœur l'entrevue
que vous avez la bonté de m'offrir ; mais je ne
vais plus chez personne, ni à la ville ni à la
campagne : la résolution en est prise, et il faut
bien qu'elle soit sans exception, puisque je ne
la fais pas pour vous. Jai même tant de con-
fiance aux sentimens que j'ai su vous connoîire,
que je ne refuserois pas, madame, de discuter
avec vous mes raisons, si j'étois à portée,
quoique je sache bien que ce seroit me pré-
parer de nouveaux regrets.
Adieu donc, madame, daignez penser quel-
quefois à un homme dont vous ne serez jamais
oubliée, et qui se consoleroit difficilement j
d'être si mal connu de ses contemporains, si I
leurs sentimens sur son compte l'inléressoient !
autant que feront toujours ceux de madame la
marquise de Mesme.
A MADAME.
Pari», le<4aoûH77a.
H est, madame, des situations auxquelles il
n'est pas permis à un honnête homme d'être
préparé, et celle où je me trouve depuis dix
ans est la plus inconcevable et la plus étrange
dont on puisse avoir l'idée. J'en ai senti l'hor-
reur sans en pouvoir percer les ténèbres. J'ai
provoqué les imposteurs et les traîtres par tous
les moyens permis et justes qui pouvoient avoir
prise sur des cœurs humains : tout a été in-
utile ; ils ont fait le plongeon ; et, continuant
leurs manœuvres souterraines, ils se sont ca-
chés de moi avec le plus grand soin. Cela étoit
naturel, et j'aurois dû m'y attendre. Mais ce
qui l'est moins est qu'ils ont rendu le public
entier complice de leurs trames et de leur faus-
seté ; qu'avec un succès qui tient du prodige
on m'a ôté toute connoissance des complots
dont je suis la victime, en m'en faisant seule-
ment bien sentir l'effet, et que tous ont marqué
le même empressement à me faire boire la coupe
de l'ignominie, et à me cacher la bénigne main
qui prit soin de la préparer. La colère et l'indi-
gnation m'ont jeté d'abord dans des transports
qui m'ont fait faire beaucoup de sottises, sur
lesquelles on avoit compté. Comme je trouvois
injuste d'envelopper tout mon siècle dans le
mépris qu'on doit à quiconque se cache d'un
homme pour le diffamer, j'ai cherché quel-
qu'un qui eût assez de droiture et de justice
pour m'éclairer sur ma situation, ou pour se
refuser au moins aux intrigues des fourbes :
j'ai porté partout ma lanterne inutilement, je
n'ai point trouvé d'homme, ni d'âme humaine.
J'ai vu avec dédain la grossière fausseté de
ceux qui vouloient m'abuser par des caresses,
si maladroites et si peu dictées par la bienveil-
lance et l'estime, qu'elles cachoient même, et
assez mal, une secrète animosité. Je pardonne
l'erreur, mais non la trahison. A peine, dans
ce délire universel, ai-je trouvé dans tout Paris
quelqu'un qui ne s'avilît pas à cajoler fadement
un homme qu'ils vouloient tromper, comme on
cajole un oiseau niais qu'on veut prendre. S'ils
m'eussent fui, s'ils m'eussent ouvertement mal-
traité, j'aurois pu, les plaignant et me plai-
gnant, du moins les estimer encore ; ils n'ont
pas voulu me laisser cette consolation. Cepen-
842
CORRESPONDANCE.
d-înt il est parmi eux des personnes d'ailleurs
si dignes d'estime, qu'il paroît injuste de les
mépriser. Comment expliquer ces contradic-
tions? J'ai fait mille efforts pour y parvenir ;
j'ai fait toutes les suppositions possibles, j'ai
supposé l'imposture armée de tous les flam-
beaux de l'évidence ; je me suis dit, Ils sont
trompés, leur erreur est invincible. Mais, me
suis-je répondu, non-seulement ils sont trom-
pés, mais, loin de déplorer leur erreur, ils l'ai-
ment, ils la chérissent. Tout leur plaisir est de
me croire vil, hypocrite et coupable ; ils crain-
(Iroient comme un malheur affreux de me re-
trouver innocent et digne d'estime. Coupable
ou non, tous leurs soins sont de m'ôter l'exer-
cice de ce droit si naturel, si sacré de la défense
de soi-même. Hélas 1 toute leur peur est d'être
forcés de voir leur injustice, tout leur désir est
de l'aggraver. Ils sont trompés? ehbicn! suppo-
sons; mais, trompés, doivent-ils se conduire
comme ils font ! d'honnêtes gens peuvent-ils se
conduire ainsi? me conduirois-je ainsi moi-
même à leur place? Jamais, jamais : jefuirois le
scélérat ou confondrois l'hypocrite ; mais le
flatter pour le circonvenir seroit me mettre
au-dessous de lui. Non, si j'abordois jamais
un coquin que je croirois tel, ce ne seroit que
pour le confondre et lui cracher au visage.
Après mille vains efforts inutiles pour expli-
quer ce qui m'arrive dans toutes les supposi-
tions, j'ai donc cessé mes recherches, et je me
suis dit : Je vis dans une génération qui m'est
inexplicable. La conduite demescontemporains
à mon égard ne permet à ma raison de leur ac-
corder aucune estime. La haine n'entra jamais
dans mon cœur. Le mépris est encore un sen-
timent trop tourmentant. Je ne les estime donc,
ni ne les hais, ni ne les méprise; ils sont nuls à
mes yeux; ce sont pour moi des habitans de la
lune : je n'ai pas la moindre idée de leur être
moral; la seule chose que je sais est qu'il n'a
point de rapport au mien, et que nous ne som-
mes pas de la même espèce. J'ai donc renoncé
avec eux à cette seule société qui pou voit m'être
douce, et que j'ai si vainement cherchée, sa-
voir, à celle des cœurs. Je ne les cherche ni ne
les fuis. A moins d'affaires, je n'irai plus chez
personne : mes visites sont un honneur que je
ne dois plus à qui que ce soit désormais; un
pareil témoignage d'esiinic seroit trompeur de
ma part, et je ne suis pas homme à imiter couy.
dont je me détache. A l'égard des gens qui
pleuvent chez moi, je ferme autant que je puis
ma porte aux quidams et aux brutaux ; mais
ceux dont au moins le nom m'est connu, et
qui peuvent s'abstenir de m'insulter chez moi,
je les reçois avec indifférence, mais sans dé-
dain. Comme je n'ai plus ni humeur ni dépit
contre les pagodes au milieu desquelles je vis,
je ne refuse pas même, quand l'occasion s'en
présente, de m'amuser délies et avec elles au-
tant que cela leur convient et à moi aussi. Je
laisserai aller les choses comme elles s'arrange-
ront d'elles-mêmes, mais je n'irai pas au-delà;
et, à moins que je ne retrouve enfin , contre
toute attente, ce que j'ai cessé de chercher, je
ne ferai de ma vie plus un seul pas sans néces-
sité pour rechercher qui que ce soit. J'ai du re-
gret, madame, à ne pouvoir faire exception
pour vous, car vous m'avez paru bien aimable :
mais cela n'empêche pas que vous ne soyez de
votre siècle, et qu'à ce litre je ne puisse vous
excepter. Je sens bien ma perte en cette occa-
sion, je sens même aussi la vôtre, du moins si,
comme je dois le croire, vous recherchez dans
la société des choses d'un plus grand prix que
l'élégance des manières et l'agrément de la
conversation.
Voilà mes résolutions, madame, et on voilà
les motifs. Je vous supplie d'agréer mon res-
pect.
A M. DE MALESHERBES.
Paris, le H novembre 477...
Je serois, monsieur, bien mortifié que vous
me privassiez du plaisir dont vous m'aviez
flatté de m'occuper d'un soin qui pût vous être
agréable, et de préparer des plantes pour com-
pléter vos herbiers. Ne pouvant subsister sans
l'aide de mon travail, je n'ai jamais pensé,
malgré le plaisir que celui-là pouvoit me faire,
à vous offrir gratuitement l'emploi de mon
temps. Je vous avoue même que j'aurois fort
désiré d'entremêler le travail sédentaire et en-
nuyeux de ma copie d'une occupation plus de
mon goût, et meilleure à ma santé, en travail-
lant à des herbiers pour tant de cabinets d'his-
toire naturelle qu'on fait à Paris, et où, selon
ANNEE 177.1.
843
moi, ce troisième règne, qu'on y compte pour
rien, n'est pas moins nécessaire que les autres.
Plusieurs herbiers à faire à la fois m'auroient
été plus lucratifs, et m'auroient mieux dédom-
magé des menus frais qu'exigent quelquefois
les courses éloignées et l'entrée des jardins cu-
rieux. Mais les François, en général, ont de si
fausses idées de la botanique et si peu de goût
pour l'étude de la nature, qu'il ne faut pas es-
pérer que celte charmante partie leur donne
jamais la tentation de faire des collections en ce
genre : ainsi je renonce à cette ressource. Pour
vous, monsieur, qui joignez aux connoissances
de tous les genres la passion de les augmenter
sans cesse, ne m'ôtez pas le plaisir de contri-
buer à vos amusemens. Envoyez-moi la note
de ce que vous désirez; j'en rassemblerai tout
ce qui me sera possible, et je recevrai, sans au-
cune difficulté, le paiement de ce que je vous
aurai fourni. A l'égard du petit échantillon que
je vous ai envoyé, c'est tout autre chose : c'é-
toient des plantes qui vous appartenoient. Ce
que j'ai substitué à celles qui se sont gâtées
n'a point été ramassé pour vous : je n'ai eu
d'autre peine que de le tirer de ce que j'avois
rassemblé pour moi-même : et comme je n'ai
point offert d'entrer dans la dépense que vous
a coûté l'herborisation que j'ai faite à votre
suite, il me semble, monsieur, que vous ne
devez pas non plus m'offrir le paiement de ce
que nous avons ramassé ensemble, ni du petit
arrangement que je me suis amusé à y mettre
pour vous l'envoyer.
Malgré le bien que vous m'avez dit de votre
santé actuelle, on m'assure qu'elle n'est pas
encore parfaitement rétablie; et malheureuse-
ment la saison où nous entrons n'est pas favo-
rable à l'exercice pédestre, que je crois aussi
bon pour vous que pour moi. L'hiver a aussi,
comme vous savez, monsieur, ses herborisa-
tions qui lui sont propres, savoir, les mousses et
les lichens. Il doit y avoir dans vos parcs des
choses curieuses en ce genre, et je vous exhorte
fort, quand le temps vous le permettra, d'aller
examiner cette partie sur les lieux et dans la
saison.
Vos résolutions, monsieur, étant telles que
vous me le marquez, je ne suis assurément pas
homme à les désapprouver; c'est s'être procuré
bien honorablement des loisirs bien agréables.
Remplir de grands devoirs dans de grandes
places, c'est la tâche des hommes de votre état
et doués de vos talcns ; mais quand, après avoir
offert à son pays le tribut de son zèle, on le voit
inutile, il est bien permis alors de vivre pour
soi-même et de se contenter d'être heureux.
K M. DE SARTINE.
Jirn IT74.
Je crois remplir un devoir indispensable en
vous envoyant la lettre ci-jointe, qui m'a été
adressée vraisemblablement par quiproquo,
puisqu'elle répond à une lettre que je n'ai
point eu l'honneur de vous écrire ; non que je
n'acquiesce aux félicitations que vous recevez,
mais parce que ce n'est pas mon usage d'écrire
en pareil cas. Je vous supplie, monsieur, d'a-
gréer mon respect (*).
A M. LE PRINCE DE BELOSELSKI (**).
Paris, 27 mai 4775.
Je suis vraiment bien aise, monsieur le
prince, d'avoir votre estime et votre confiance.
Les cœurs droits se sentent et se répondent;
et j'ai dit, en relisant votre lettre de Genève :
Peu d'hommes m'en inspireront autant.
Vous plaignez mes anciens compatriotes de
n'avoir pas pris ma défense, quand leurs mi-
nistres assassinoient, pour ainsi dire, mon âme.
Les lâches! je leur pardonne les injustices,
c'est à la postérité peut-être à m'en venger.
A l'heure qu'il est, je suis plus à plaindre
qu'eux : ils ont perdu, dites-vous, un citoyen
(*) La leUre que Jean.Jacqufi renvoyoit éloit une réponse
de M. de Sartine à un Rousseau qui le félicitoit de son passage
de la police au ministère de la marine. M. de Sartine s'exprime
ainsi :
• Je suis sensible à la part que vous prenez i la grâce dont
» le roi vient de m'honorer. Recevez, je vous prie, les as>u-
t rances de ma recounoissauce, et tous les remerclments que
» je vous dois. »
La lettre de Jean-Jacques n'a pas de date ; mais, i l'aide de
l'événement à l'occasion duquel elle fut écrite, et qui eut lieu
en mai 1774, on peut lui en donner une- M. P.
(*■) Cette lettre, que nous devons à la complaisance de
M. Barbier, bibliothécaire du Conseil d'État, fait partie d'une
brochure très-rare que le prince de Beloselski a fait imprimer
chez M. Didot (Paris, 4789, 110 pages in-8»), contenant trois
épitres en vers, «portant pour titre; Poétiet française» d'un
ytrince étranger. G. P.
su
CORRESPONDANCE
qui faisoit leur gloire; mais qu'est-ce que la
perte de ce brillant fantôme, en comparaison
de celle qu'ils m'ont forcé de faire? Je pleure
quand je pense que je n'ai plus ni parens, ni
amis, ni patrie libre et florissante.
0 lac sur les bords duquel j'ai passé les dou-
ces heures de mon enfance I Charmans paysa-
ges où j'ai vu pour la première fois le majes-
tueux et louchant lever du soleil, où j'ai senti
les premières émotions du cœur, les premiers
élans d'un génie devenu depuis trop impérieux
et trop célèbre; hélas! je ne vous verrai plus.
Ces clochers qui s'élèvent au milieu des chênes
et des sapins, ces troupeaux bêlans, ces ate-
liers, ces fabriques, bizarrement épars sur des
torrens, dans des précipices, au haut des ro-
chers ; ces arbres vénérables, ces sources, ces
prairies, ces montagnes qui m'ont vu naître,
elles ne me reverront plus.
Brûlez cette lettre, je vous supplie : on pour-
roit encore mal interpréter mes sentimens.
Vous me demandez si je copie encore de la
musique. Et pourquoi non? Seroit-il honteux
de gagner sa vie en travaillant? Vous voulez
que j'écrive encore; non, je ne le ferai plus.
J'ai dit des vérités aux hommes; ils les ont mal
prises : je ne dirai plus rien.
Vous voulez rire en me demandant des nou-
velles de Paris. Je ne sors que pour me pro-
mener, et toujours du même côté. Quelques
beaux esprits me font trop d'honneur en m'en-
voyant leurs livres : je ne lis plus. On m'a ap-
porté ces jours-ci un nouvel opéra comique (*) :
la musique est de Grétry, que vous aimez tant,
et les paroles sont assurément d'un homme
d'esprit; mais c'est encore des grands seigneurs
qu'on vient de mettre sur la scène lyrique. Je
vous demande pardon, monsieur le prince;
mais ces gens-là n'ont pas d'accent, et ce sont
de bons paysans qu'il faut.
Ma femme est bien sensible à votre souvenir.
Mes disgrâces ne lui affectent pas moins le
cœur qu'à moi : mais ma tête s'affoiblit davan-
ta-ge. 11 ne me reste de vie que pour souffrir,
et je n'en ai pas même assez pour sentir vos
(*) Nous ignorons de quel opéra il veut parler. Ceux dont
Grétry fit la musique en 1773 sont la Fausse magie et Céphale
et Procris ,• encore cette dernière pièce avoit-elle été précé-
demment jouée à Versailles. Toutes deux sont de Marmontel.
M. P.
bontés comme je le dois. Ne m'écrivez donc
plus, monsieur le prince; il me serait impos-
sible de vous répondre une seconde fois. Quand
vous serez de retour à Paris, venez me voir, et
nous parlerons.
Agréez, monsieur le prince, je vous prie, les
assurances de mon respect.
A MADAME LA COMTESSE DE SAINT***.
Je suis fâché de ne pouvoir complaire à ma-
dame la comtesse; mais je ne fais point les hon-
neurs de l'homme qu'elle est curieuse de voir,
et jamais il n'a logé chez moi : le seul moyen
d'y être admis de mon aveu, pour quiconque
m'est inconnu, c'est une réponse catégorique
à ce billet (*).
A LA MEME.
Jeudi, 23 malt 776.
J'ai eu d'autant plus de tort, madame, d'em-
ployer un mot qui vous étoit inconnu (**), que
je vois, par la réponse dont vous m'avez ho-
noré, que, même à l'aide d'un dictionnaire,
vous n'avez pas entendu ce mot. 11 faut tâcher
de m'expliquer.
La phrase du billet à laquelle il s'agit de ré-
pondre est celle-ci : « Mais ce que je veux, et
» ce qui m'est dû tout au moins après une con-
» damnation si cruelle et si infamante, c'est
» qu'on m'apprenne enfin quels sont mes cri-
» mes, et comment et par qui j'ai été jugé. »
Tout ce que je désire ici est une réponse à cet
article. C'est mal à propos que je la demandois
catégorique, car telle qu'elle soit, elle le sera
f') Par la lettre à laquelle celle-ci sert de réponse, madame
de Saint*" annonçoità Rousseau qu'elle lui envoyoit delà mu-
sique à copier, en lui avouant en même temps que ce n'étoit
qu'un prétexte pour le voir. Quant au billet dont Rousseau
parle, c'étoit le billet circulaire portant pour adresse : j4 tout
François aimant encore la justice et la vérité'. G. P.
(") C'étoit le mot ca/t'grongMe dont madame de Saint*", dans
sa réplique, déclaroit n'avoir connu la signification qu'en con-
sultant le dictionnaire. Elle répliqua encore à cette seconde
lettre de Rousseau en insistant sur sa demande dans les termes
les plus réservés, et ne voulant qu'un oui ou un non pour der-
nière réponse. On devine aisément celle qui lui fut donnée. —
C'est dans le volume supplémentaire, imprimé à Paris en 4779,
sous la rubrique de Neufchâtel, qu'ont été imprimées pour
la première fois les deux lettres de Rousseau à madame de
Saint *"*, avec celles de cette dame auxquelles elles servent
de ré[)onse, et c'est ainsi que nous avons trouvé le moyen
de les expliquer. G. P.
ANNÉE 1777.
84»
toujours pour moi ; ma demeure et mon cœur
sontouverts pour le reste de ma vie à quiconque
me dévoilera ce mystère abominable. S'il m'im-
pose le secret, je promets, je jure de le lui gar-
der inviolablement jusqu'à la mort, et je me
conduirai exactement, s'il l'exige, comme s'il
ne m'eût rien appris. Voilà la réponse que j'at-
tends, ou plutôt que je désire, car depuis long-
temps j'ai cessé de l'espérer.
Celle que j'aurai vraisemblablement sera la
feinte d'ignorer un secret qui, par le plus éton-
nant prodige, n'en est un que pour moi seul
dans l'Europe entière. Cette réponse sera moins
franche assurément, mais non moins claire que
la première ; enfin le refus même de répondre
n'aura pas pour moi plus d'obscurité. De grâce,
madame, ne vous offensez pas de trouver ici
quelques traces de défiance : c'est bien à tort
que le public m'en accuse ; car la défiance sup-
pose du doute, et il ne m'en reste plus à son
égard. Vous voyez, par les explications dans
lesquelles j'ose entrer ici, que je procède aux
vôtres avec plus de réserve, et cette différence
n'est pas désobligeante pour vous. Cependant
vous avez commencé avec moi comme tout le
monde, et les louanges hyperboliques (') et ou-
trées dont vos deux lettres sont remplies, sem-
blent être le cachet particulier de mes plus ar-
dens persécuteurs : mais, loin de sentir en les
lisant ces mouvemens de mépris et d'indigna-
tion que les leurs me causent, je n'ai pu me dé-
fendre d'un vif désir que vous ne leur res-
semblassiez pas cet, malgré tant d'expériences
cruelles, un désir aussi vif entraîne toujours un
peu d'espérance. Au reste, ce que vous me di-
tes, madame, du prix que je mets au bonheur
de me voir, ne me fera pas prendre le change :
je serois touché de l'honneur de votre visite,
faite avec les sentimens dont je me sens digne ;
mais quiconque ne veut voir que les rhinocéros
doit aller, s'il veut, à la Foire, et non pas chez
Tnoi; et tout le persiflage dont on assaisonne
cette insultante curiosité n'est qu'un outrage
de plus qui n'exige pas de ma part une grande
déférence. Voulez-vous donc, madame, être
distinguée de la foule? c'est à vous de faire ce
qu'il faut pour cela.
(*) Voici encore un mot pour le dictionnaire. Hélas! pour
parler de ma destinée, il faudrait un Tocabulaire tout nouveau
qui D'eftt été composé que pour moi.
Il est vrai que je copie de la musique : je ne
refuse point de copier la vôtre, si c'est tout de
bon que vous le dites; mais cette vieille musi-
que a tout l'air d'un prétexte, et je ne m'y
prête pas volontiers là-dessus. Néanmoins votre
volonté soit faite. Je vous supplie, madame la
comtesse, d'agréer mon respect.
A M. LE COMTE DUPRAT (*).
Paris, le 5< décembre 1777.
J'accepte, monsieur, avec empressement et
reconnoissance l'asile paisible et solitaire que
vous avez la bonté de m'offrir, dans la supposi-
tion que vous voudrez bien vous prêter aux ar-
rangemens que la raison demande, et que peut
permettre ma situation qui vous est connue.
L'aménité du sol et les agrémens du paysage
ne sont plus pour moi des objets à mettre en
balance avec un séjour tranquille et la bienveil-
lante hospitalité. Je suis touché des soins de
M. le commandeur de Menon, sans en être sur-
pris; j'ai le plus grand regret de n'en pouvoir
profiter; mais on a pris tant de peine à me
rendre le séjour des villes insupportable, qu'on
(*) Le comte Duprat, lieutenant-colonel au régiment d'Or-
léans, est mort en 4793, condamné par le tribunal révolution-
naire. C'est dans ses papiers qu'ont été trouvées les trois lettres
qu'on va lire, d autant plus précieuses que, d'après leur date,
on doit les considérer comme léchant du cygne. Kous pouvons
affirmer en avoir vu les originaux. Usontétéconiiésau député
Lakanal, qui avoit publié un prospectus d'œuvres posthumes
de J.-J. Rousseau. Le prospectus n'eut pas de suite, et les ori-
ginaux ne furent point rendus. Heureusement nous avions pré-
cédemment tiré copie de ces trois lettres, que nous fîmes insé-
rer dans la Décade'phUosoyhtque (an iv, deuxième trimestre,
n" 68) ; et c'e!>t sur notre indication qu en 1817 M. Belin les a
fait entrer dans son édition des Œuvres de Rousseau.
Au reste, il paroit que notre pliilosoplie, dans ce temps-U
même où les idées noires avoicnt sur lui tant d'empire, avoit
conçu pour ce comte Duprat une affection des plus tendres.
L'éditeur du recueil des romances en rapporte, dans son Aver-
tissement,pageô, un trait remarquable et trop caractéristique
pour ne pas mériter de trouver place ici. • M. le comte Duprat,
• di!-il, nn des hommes le mieux fait pour être aimé, ne man-
» quoit guère, lorsqu'il é toit à Paris, d'aller tous les matins visi-
» ter M. Rousseau. Unesemaineentières'étant passée sans qu'il
» y allât, M. Rousseau prit l'alarme, et ayant demandé de ses
» nouvelles avec beaucoup d'inquiétude, il apprit qu'il étoit
» malade. Contraint par la loi qu'il s'étoit imposée de ne plus
• aller chez personne, mais dirigeant depuis ses promenades
» vers le nouveau boulevard, ilpassoit touslesjourslelong des
» murs de l'hôtel du comte Duprat. Un soir, après s'être arrêté
» quelque temps vis-à-vis une première porte, le voilà tout à
» coup qui s'élance et pénètrejusqu'à l'appartement du comte,
• qui jouit alors de la douce satisfaction de voir le penchant
• l'emporter sur les principes. » G. V.
a pleinement réussi. J'étois trop fait pour aimer
les hommes pour pouvoir supporter le spec-
lacle de leur haine. Ce douloureux aspect me
déchire ici le cœur tous les jours; je ne dois
pas aller chercher à Lyon de nouvelles plaies.
Ils m'ont réduit à la triste alternative de les
fuir ou de les haïr. Je m'en tiens au premier
parti pour éviter l'autre. Quand je ne les verrai
plus, j'oublierai bientôt leur haine, et cet oubli
m'est nécessaire pour vivre et mourir en paix.
Je ne vois qu'un obstacle à l'exécution de
votre obligeant projet; c'est l'infirmité de ma
femme et la longueur du voyage, qu'il est dou-
teux qu'elle puisse supporter. Cette idée me
fait trembler. Il n'y faut pas songer durant la
saison où nous sommes. L'hiver jusqu'ici ne l'a
pas affectée autant que je l'aurois craint. Peut-
être aux approches d'un temps plus doux sera-
t-elle en état de faire cette entreprise sans ris-
que. Hélas ! pourquoi faut-il que j'aille si loin
chercher la paix, moi qui ne troublai jamais
celle de personne ! Si ma femme pouvoit obte-
nir ici, du moins à prix d'argent, le service et
les soins qu'on ne refuse à personne parmi les
humains, et que je suis hors d'état de lui ren-
dre, nous ne songerions point à nous trans-
planter; mais dans l'universel abandon où l'on
se concerte pour la réduire, il faut bien qu'elle
risque sa vie pour tâcher d'en conserver les
restes à l'aide des soins secourables que vous
avez la charité de lui procurer. Ah ! monsieur
le comte, en ne vous rebutant pas de mes mi-
sères et n'abandonnant pas notre vieillesse,
j'ose vous prédire que vous vous ménagez de
loin pour la vôtre des souvenirs dont vous ne
prévoyez pas encore toute la douceur.
Je souhaite ardemment que, sans nuire à vos
affaires, vous puissiez en voir assez prompte-
ment la fin, pour arriver ici avant celle de l'hi-
ver. Si vous aviez pour compagnon de voyage
le digne ami qui partage vos bontés pour moi,
rien ne manqueroit à ma joie en vous voyant
arriver. Ma femme, qui partage ma reconnois-
sance, est très-sensible à l'honneur de votre
souvenir, et nous vous supplions l'un et l'autre,
monsieur le comte, d'agréer nos très-humbles
salutations.
CORRESPONDANCE.
A MADAME DE C.
Paris, le 9 janvier f7^.
J'ai lu, madame, dans le numéro 5 des feuil-
les que vous avez la bonté de m'envoyer, que
l'un de messieurs vos correspondans, qui se
nomme le Jardinier d'Auteuil, avoit élevé des
hirondelles. Je désirerois fort de savoir com-
ment il s'y est pris, et quelle contenance ces
hirondelles, qu'il a élevées, ont faite chez lui
pendant l'hiver. Après des peines infinies, j'é-
tois parvenu, à Monquin, à en faire nicher dans
ma chambre. J'ai même eu souvent le plaisir
de les voir s'y tenir, les fenêtres fermées, assez
tranquilles pour gazouiller, jouer et folâtrer
ensemble à leur aise, en attendant qu'il me plût
de leur ouvrir, bien sûres (') que cela ne tar-
deroit pas d'arriver. En effet, je me levois
même, pour cela, tous les jours avant quatre
heures; mais il ne m'est jamais venu dans l'es-
prit, je l'avoue, de tenter d'élever aucuns de
leurs petits, persuadé que la chose étoit non-
seulement inutile, mais impossible. Je suis
charmé d'apprendre qu'elle ne l'est pas, et je
serai irès-obligé, pour ma part, au jardinier
d'Autcuil s'il veut bien communiquer son se-
cret au public. Agréez, madame, je vous sup-
plie, mes remercîmens et mon respect.
A M. LE COMTE DUPRAT.
Paris, le 3 février n73.
Vous rallumez, monsieur, un lumignon pres-
que éteint; mais il n'y a pas d'huile à la lampe,
et le moindre air de vent peut l'éteindre sans
retour. Autant que je puis désirer quelque
chose encore dans ce monde, je désire d'aller
finir mes jours dans l'asile aimable que vous
voulez bien me destiner; tous les vœux de mon
cœur sont pour y être; le mal est qu'il faut s'y
transporter. En ce moment je suis demi per-
clus de rhumatismes; ma femme n'est pas en
meilleur état que moi ; vieux, infirme, je sens
C) L'hirondelle est naturellement familière et confiante;
mais cest une sottise dont on la punit trop bien pour ne l'en
pas corriger. Avec de la patience on l'accoutume encore i vi-
vre dans des appartemens fermés, tant qu'elle n'aperçoit pas
l'intention de l'y tenir captive ; mais sitôt qu'on abuse de celle
confiance { à quoi l'on ne manque jamais ), elle la perd pour
toujours. Dès lors elle ne mange plu», elle ne cesse de se dé-
battre et finit par se tuer.
ANNÉE 1778.
847
à chaque instant le décourngemcnt qui mo ga-
gne : tout soin, toute peine à prendre, toute
fatigue à soutenir, effarouche mon indolence;
il faudroil que toutes les choses dont j'ai besoin
se rapprochassent ; car je ne me sens plus assez
de vigueur pour les aller chercher; et c'est
précisément dans cet état d'anéantissement
que, privé de tout service et de toute assistance
dans tout ce qui m'entoure, je n'ai plus rien à
espérer que de moi. Vous, monsieur le comte,
le seul qui ne m'ayez pas délaissé dans ma
misère, voyez, de grâce, ce que votre généro-
sité pourra faire pour me rendre l'activité dont
j'ai besoin. Vous m'offrez quelqu'un de votre
choix (*) pour veiller à mes effets et prendre
des soins dont je suis incapable; oh! je l'ac-
cepte, et il n'en faut pas moins pour m'évertuer
un peu ; car si, par moi-même, je puis rassem-
bler deux bonnets de nuit et cinq ou six che-
mises, ce sera beaucoup.
Il n'y a plus que ma femme et mon herbier
dans le monde qui puissent me rendre un peu
d'activité. Si nous nous embarquons seuls sous
notre propre conduite, au premier embarras,
au moindre obstacle, je suis arrêté tout court,
je n'arriverai jamais. J'aime à me bercer, dans
mes châteaux en Espagne , de l'idée que vous
seriez ici, monsieur, avec M. le commandeur ;
que vous daigneriez aiguillonner un peu ma
paresse ; que mes petits arrangemens s'en fe-
roient plus vite et mieux sous vos yeux; que
si vous poussiez l'œuvre de miséricorde jusqu'à
permettre ensuite que nous fissions route à la
suite de l'un ou de l'autre, et peut-être de tous
les deux, alors, comme tout seroit aplani I
comme tout iroit bien 1 Mais c'est un château
en Espagne, et de tous ceux que j'ai faits en
ma vie, je n'en vis jamais réaliser aucun. Dieu
veuille qu'il n'en soit pas ainsi de l'espoir d'ar-
river au vôtre!
Au reste, je n'ai nul éloignement pour les
précautions qui vous paroissent convenables
pour éviter trop de sensation. Je n'ai nulle ré-
pugnance à iller à la messe : au contraire, dans
quelque religion que ce soit, je me croirai tou-
jours avec mes frères, parmi ceux qui s'as-
(•) Ce quelqu'un étoit M. de Neuville ; et comme il affecte de
ne m'en point parler, je crains qu'il n'y ait du froid, de «orte
que je suis très-embarrassé qui lui donner à sa place. (i\'otc du
comte Duprnt.)
semblent pour servir Dieu. Mais ce n'est pas
non plus un devoir que je veuille m'imposer,
encore moins de laisser croire dans le pays que
je suis catholique. Je désire assurément fort
de ne pas scandaliser les hommes, mais je dé-
sire encore plus de ne jamais les tromper.
Quant au changement de nom, après avoir re-
pris hautement le mien, malgré tout le monde,
pour revenir à Paris, et l'y avoir porté huit ans,
je puis bien maintenant le quitter pour en sor-
tir, et je ne m'y refuse pas ; mais l'expérience
du passé m'apprend que c'est une précaution
très-inutile, et même nuisible, par l'air de
mystère qui s'y joint, et que le peuple inter-
prète toujours en mal. Vous déciderez de cela,
connoissant le pays comme vous faites; là-
dessus, comme surtout le reste, je m'en remets
à votre prudence et à votre amitié. Agréez,
monsieur le comte, mes très-humbles saluta-
tions.
AU MEME.
Paris, le 15 mars (778.
Je vois, monsieur, que malgré toutes vos
bontés, qui me sont chères et dont je voudrois
profiter, le seul vrai remède à mes maux , qui
reste à ma portée, est la patience. L'état de ma
femme, empiré depuis quelque temps, et qui
rend le mien de jour en jour plus embarrassant
et plus triste, m'ôte presque l'espoir d'ache-
ver et le courage de tenter le long voyage qu'il
faudroit faire pour atteindre l'asile que vous
nous avez bien voulu destiner. Ce qu'il y a du
moins déjà de bien sûr, est qu'il nous est impossi-
ble de le faire seuls; ma femme, abattue par son
mal, se souvient, pour surcroît, des gîtes où l'on
nous a fourrés, et des traitemens qu'on nous y a
faits dans nos autres voyages, lorsque, plus
jeunes et mieux portans, nous avions plus de
courage et de force pour supporter la fatigue
et les angoisses. Elle aime mieux mourir ici
que de s'exposer de nouveau à toutes ces indi-
gnités ; et nous croyons l'un et l'autre que la
présence d'un tiers, ne fût-ce qu'un domesti-
que, nous en sauveroit assez pour que nous
puissions, armés de douceur et de résignation,
supporter le reste. Cette délibération, mon-
sieur, sur laquelle nous n'avons encore eu que
818
CORRESPONDANCE.
des explicaiions trës-vagues, est la première et
la plus importante, sans quoi toutes les autres
sont inutiles. Je sais que votre généreuse bien-
veillance prodiguera ses soins pour nous faci-
liter ce transport; mais il s'agit encore de sa-
voir ce qu'elle pourra faire pour nous le rendre
praticable, et cela consiste essentiellement à
trouver quelqu'un deconnoissance, qui, ayant
le même voyage à faire, veuille bien nous souf-
frir à sa suite, nous procurer des gîtes suppor-
tables, et nous garantir, autant que cela se
pourra, des obstacles et des outrages qui, sous
un faux air d'attentions et de soins, nous atten-
dront dans la route. Si cette occasion ne se
trouve pas, comme j'ai lieu de le craindre, le seul
parti qui me reste à prendre est d'attendre ici
votre arrivée ou celle de M. le commandeur,
et de prendre patience, en attendant, comme
j'espère faire jusqu'à la fin, à moins qu'il ne se
présente quelque ressource imprévue, sur la-
quelle j'aurois grand tort de compter.
Quant aux soins qui regardent ici les gue-
nilles que j'y puis laisser, c'est un article trop
peu important pour que vous daigniez vous en
occuper ainsi d'avance ; nous ne manquerons
pas de gens empressés à recevoir ce petit dé-
pôt. Mon silence au sujet de M. de Neuville me
paroissoit une réponse très-claire ; mais vous
en voulez une expresse, il faut obéir. De l'hu-
meur dont je me connois, il lui faudroit toujours
bien moins de peine pour me faire oublier ses
dispositions à mon égard, qu'il n'en a pris à me
les faire connoître; mais, en attendant, prêt
à lui rendre avec le plus vrai zèle tous les ser-
vices qui pourroicnt dépendre de moi, je me
sens peu porté à lui en demander. 11 sembloit,
au tour de votre précédente lettre , que vous
aviez quelqu'un en vue pour cet effet ; et je puis
vous assurer, à cet égard , d'une confiance en-
tière en quiconque viendroit à moi de votre
part.
A l'égard de la messe et de l'incognito, vous
connoissez là-dessus mes principes et mes sen-
timens ; ils seront toujours les mêmes. L'expé-
rience m'a fait connoître l'inutililé et les incon-
véniens de ces petits mystères, qui ne sont
qu'un jeu mal joué. Vous dites, monsieur, qu'on
ne m'interrogera pas; on saura donc qu'il no
faut pas m'interroger : car d'ailleurs c'est un
droit qu'avec peu d'égard pour mon âge s'ar-
rogent avec moi sans façon petits et grands. Je
mettrai, je vous le proteste, une grande partie
de mon bonheur à vouscomplaire en toute chose
convenable et raisonnable ; mais je ne veux
point là-dessus contracter d'obligation. Adieu,
monsieur; quel que soit le succès des soins que
vous daignez prendre pour moi , j'en suis tou-
ché comme je dois l'être, et leur souvenir ne
s'effacera jamais de mon cœur. Ma femme par-
tage ma reconnoissance, et nous vous supplions
l'un et l'autre d'agréer nos très-humbles salu-
tations (*).
(*) Les choses n'ont pu s'arranger pour qu'il fit le voyage
projeté. Bien peu de temps après il s'est décidé en faveur d Er-
menonville, où il est mort dans la même année. (iVo(e du comté
Duprat.)
FIN DE LA CORRKSPONDANCE.
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TABLE DES NOMS
DES 4>ERS0NNES AUXQUELLES SONT ADRESSÉES LES LETTRES DONT
SE COMPOSE LA CORRESPONDANCE.
ANONYMES (*).
M. 169; M. 175} M. 184; M. 187; M.
200; à un anonyme, 229; à an jeune
homme, 280; M . 31 '«; M. de ***, 350;
M. 379; M***, 403; M , curé
d'AmbéiiiT, 406, 455, 468 ; M***,
429; M. de, 432; madame de ***,
435; M***, 456; labbé de ***, 464;
H M. 4fi5, à M. 467; l'abbé d", 471;
l'abbé de ***, 476; M ***, 491 ; l'abbé
de ***, 510; M ***, 521; Mylord***,
603; lord ***, 606; M.., 607; ma-
dame ***, 649; M .., 658. 659; une
dame de Lyon, .730; M. de ***, 765;
M., 827;'madamç..., 841.
A.
A., 481.
A. A. 444.
Abaijzit, 516.
Académie de Dijon, 202.
Alembebt (d'), 214, 230, 286, 529.
Altuna, 198.
Abgbnson (le comte d'), 213.
Az *** (madame d'), 328.
B" (madame), 782, 783, 785, 787,
813,819,820.
B** (madame de), 465.
B. (le comte de), 528.
B. (la comtesse de), 529.
BiSTiDE, 308, 312.
BEiCCHiTEiU. 428, 759, 773.
Beautitille, 595.
Bbceet et de IIondt, lihrairei, 605.
Bellot (du) 791 , 809.
Bblosblsei (le prince de), 8i5.
Boissi (de), 228, 231.
BonoBLi (mademoiselle Julie), 474.
Boupflebs (la comtesse de), 315, 575,
382, 586, 592, 595, 404, 470, 499,
590, 592 602, 604, 644, 715, 719.
BouBETTE (madame), 551 .
BuBNiND, 455, 456, 458.
C. (madame de', 846.
C*** (madame), 529.
C. P. A. A. (de), 543.
Cartier, 504.
CÉSABGES (M. de), 817.
CHAMF0KT(de).494, 502.
CiiAPPUis (Marc), 441, 442.
Chappuis (Paul), 531.
Cbauvel (réponses aux questions fai-
tes par M. de), 659.
Choiseul (le duc de), 791.
Chenonceal'x (madame de), 533-
Claibaut, 543.
CoiNDET, 282, 355, 535, 599.
Condorcet, 791.
Consibtuire de Motiers (le), 548.
Co^Ti (le prince de), 370, 726, 774.
CONWAY (le général >, 615, 677, 681 .
CoNziÉ (M. de), 177, 186, 466.
Cosse (le chevalier de), 837.
Cbaheb de Lon (madame), 375.
Cbéqui (madame de), 204, 205 200,
207, 222, 289, 294. 327, 528, 531,
366, 369, 495, 589, 611. 821, 822,
835.
D.
D., 509.
D***, 554.
D L. C, 408.
D. M. (mademoisel'e). 484, 508.
Darbt (Jacqueline), 335.
Dastieb, 559.
Dave>p.ibt, 622, 656, 648, 6S7» 668,
681.
Deleïrk, 288, 503. 491 , 505, .38.
Dkluc, 427, 447, 542.
Dewes (mademoiselle), 622, 6^6, 705.
Diderot, 254, 255, 281 .
Ddcbesne (libraire), 520.
Dlcbesnb (msdemuiselle), 410.
DucLOs, 517. 522, 451, 455, 514, 525.
duhol'lin, 409.
Dupont, 185.
DuPBAT (le comte), 845, 846 847.
DcsAULX, 823, 828, 829, 850.
DuTEfis, 665, 672, 674, 676, 701, 825.
E.
E. J., chirurgien, 685.
ÉON (le chevalier d'), 600.
Épinay (madame d'), 219, 220, 221,
227. 228 252, 235, 254, 255, 256^.
258. 247, 248 249, 250, 251, 25i
253, 256, 25H, 260. 261, 262, 265,
267, 268, 269. 274, 280.
Lettre de madame d épinay, 228.
EscBEBNY (d'), 474, 551, 560.
EtBENs(d'), 179.
F.
Favbb. 440.
FÉLicE (le p. de), 546.
FOULQUIEB, 505.
Francueil (de), fragment, 207.
Fbanciieil (madame de), 203.
Fbédéiuc, roi de Prusse, 377, 398
600.
Frébo.'v. 208.
(*) On n'a compris dans cette classe que les lettres ne portant absolument aucune indication de» noms des persunncï q!ii
les ont reçues. Celles où ces noms sont au moins indiqués par une initiale seront mentionnées dans cette table à la lettre ^'i
lenr appartient.
T. IV. 34
85:
G.
G*" (M.), lieulenanf-colonel, 456.
Gallev (mademoiselle), 488.
GiiippECODBT (de), 449, 525.
GifiGiNS DE Moiav (de), 374, 378.
GofiCERU (madame) , nde Rousseau ,
165, 214. 790.
Gbapfenbied (de), 162,578, 579,580.
(^KAPPon, 666.
GiUNViLLE, 621, 670, 675, 692, 705.
Ghimm, 271.
GuÉBiN, libraire, 325.
(itiv. 484, 637, 667, 692.
Gl'venet (madame), 535.
H.
IIjlrcoubt (mylord), 840.
IliBCOUBT (mylord comte de), 658,
667,670,674,677,681, 703.
HiBZEI., 511.
HouDETOT ( mndame d' ), 263, 275,
277. 283, 287, 310.
HuBEB, 355.
Hume (David), 425, 585, 597, 620,
622.
Lettres de D. Hume, 608, 655, 684.
I.
IvRRNOis (M. d'), -ioS, 483, 494, 497,
501,513,518, 519, 520, 523.526,
541, 552, 555, 559, 562, 563,573,
574, 575, 582. 584, 586, 588, 592,
594, 601, 617, 620,042, 645,637,
663, 669, 680, 694, 706, 708, 712,
716,718,721.
IvERNOis (madame d*), 548.
IvEH?(0i8 (mademoiselle d'), 404, 469,
553, 563.
J.
JODKLH (l'abbé de), 348.
Julie (madame Latour). Voyez La-
tour.
Keit,
KiRCHBEBGER, 432.
Kluppfel 559.
L.
L. C. D. L., 780.
L. D. M.. 824.
Làlive (de), 315.
Laliiaud, 505, 516, 552. 654, 729,
738,741, 743,740,747, 733. 753
757, 760, 761 , 763, 764, 778, 782,
815.
LàPoPLiriièBE(df), 369.
TABLE
La Pobtb (l'abbé de), 437.
Lastig (le comte de), 218.
Latoub, 504.
Latodr (madame), 338, 341 , 344, 345,
347, 548, 349, 352, 356, 360, 364,
365, 366, 367, 369, 387, 391, 392,
401, 406, 409, 417, 426, 438. 441,
4^5, 454, 457, 458, 459, 469, 475,
477, 484, 5fl0, 507, 517, 537, 546,
573, 576, 589, 666, 702, 704, 706,
759, 772, 775, 821 , 836, 837, 840.
Lenieps, 296, 504, 556.
Leroy, 291.
Le Vasseub (mademoiselle), 372, 727,
La même sous le nom de madame
RoussiAu, 776.
LiKNÉ, 837.
Lobenzi (le cbeyalier de), 301, 316,
318.
Lotsead de Mauléon, 404.
Ldxemboubg (le maréchal de), 300,
502, 304, 505, 308, 310, 315, 345,
349, 371, 374, 411, 418, 439, 483.
Luxembourg (le maréchal de), 301,
503, 301, 306, 507, 308, 311, 315,
314, 324, 330, 332, 333, 536, 337,
341, 342, 344, 552, 356, 338, 359,
363, 364, 370, 579, 385, 492, 493,
693.
LuzE (de), 581, 583, 585, 586, 588,
610.
LuzE Varneï (madame de), 459, 478,
507, 608.
H.
M*** (M.), 317.
M*** (labbé), 788, 807,811.
Mably (l'abbé de), 553.
Malesherbes (de), 311. 312, 319,
322, 322, 327, 329, 355, 357, 363,
394,512,612,842.
Marcel, 429.
Maboet, 381.
Mabéchal (mylord), 377, 587.399.
405, 434, 478^480, 481, 498, 507,
515, 529, 537, 550, 635, 638, 647.
648, 656, 669, 675.
Mabteau, 503.
Mabtinet. 453.
Ménabs (la marquise de), 218.
Mesme (la marquise de), 697, 811.
Meubon, procureur général, 542, 546,
547, 553.
Mjcould, 174.
MiBABEAu (le marquis de), 663, 680,
685, 686, 687, 688. 689, 692, 695,
702,703,706,716.
Mollet, 335.
MOMEB, 247.
Mo>T\iGu (madame de), 188.
MoNTMOLLiN (dt), 388, 402, 436, 518,
546.
MojiTMOHEivcï C'a d»ch( sse de), 350.
MoNTPÊBOux (de), 515.
MoucHon, 395.
MouLTOU, 293, 309. 326, 331, 332,
336, 359, 353, 357, 360, 365, 368,
3C9, 373, 374, 376, 377. 380, 384,
389, 393, 394, 399, 400, 401, 407,
423, 425, 427, 434, 436, 439, 440,
443, 446, 447, 453, 505, 523, 555,
540, 545, 574, 714, 743, 746, 752,
755, 758, 762, 764, 779, 785, 790,
814, 815.
N.
NÉAULME, 367.
NucBAM (lord). Y. HiBCOUBT (mylord
comte d').
O.
Ofpbeville (d*), 338.
Obloff (le comte), 595.
P.
P. (de), 489, 495, 542,
P. (madame), 507.
Panckoucke, 329, 475, 489, 518, 559.
Petit-Piebbe, 424.
Pebdbiau, 215.
Petiti 203.
PsvBOU (du), 500, 501, 502, 513, 515,
517, 519, 527, 530, 539, 543, 544,
547, 549, 553, 554, 556, 557, 558,
560, 561, 562» 564, 575, 576, 577,
578, 580, 581, 582, 583, 584, 585,
587, 588, 591, 593, 596, 598. 611.
616, 616, 619, 635, 643, 631, 632,
654, 661, 671, 676, 678, 679, 686,
687, 688, 689, 691 , 695, 696, 697,
698, 699, 700. 701, 702, 711, 713,
717, 722, 724, 726, 731, 739, 740,
745, 753, 756, 739, 761, 764, 772,
773, 774, 775, 779, 782, 784, 808,
823, 832, 836.
Pictet, 390, 475, 527.
PoMPADOUH (!a manjuise de), 208.
PoBTLAND (la duchesse de), 646.
R.
R***, 343.
RATNAL(l'abbé), 202, 211.
RÉGNAULT, 458.
Rey (Marc-Michel), 640.
RoGuiN (Daniel), 194, 433, 502.
RoGuiN, nre Bouquet (madame). 479.
RoMiLi.Y, 285.
Rousseau, père de Jean Jacques, 161,
164, 167.
Ro!i.<;sEAC (F. -H,), cousin de Jean-
Jarques, 431, 606.
RoussKAU (Théortore), 390, 445, 508,
Rou.sTAî), 334, 046.
ALPIIABÉTIQUK DKS COUUKSPONDANS.
851
s.
Saint-*** (la comtesse de), 844.
SilMT-BOUBGBOIS, 531.
SiiNT-FLOBENTiN (le comte de), 295.
Saint-James Chronicte (l'auteur du),
604. .
SiiNT-GEBMAn (de), 749, 751, 782,
792. 793, 808, 817, 819, 820, 821,
853, 838.
Sii>T LiHBKBT, 269, 275.
Sâ^DOI (madame la générale), 543.
SiBTiNB (de), 364,696, 838, 843.
Sit'TTKBSHEiM (de). 488, 493.
SciifcYR (de), 236.
Sbcuieb ue Saint-Bbisso:», 496, 522.
>BBBK (madenioiselle), 181.
ioii.té économique de Berne, 361.
^OUBGEL (ma lame de), 183.
jTbappobb (mylord), 608.
T*** (madame de), 854.
Tii«iL(dii). 189, 190, 191, 192.
TuÉuDOBE (mademoiselle), 675.
ToNNEitBE (le comte de) 728, 729,
730,731,733,738,750.751.
TarssAN (le comte de), 230, 231 .
Tboncuin, 292.
TuBPifi (le comte de), 213.
USTEBI, 449.
U.
V.
Vbbdblin (madame la marquise de),
473, 487, 532, 658.
Vebna (la présideute de). 754.
Vbbnes, 215, 219, 222, 229, 232, 261,
278, 284, 280, 290, 292, 293, 303,
307, 310, 334.
Vear^ET (Jacob), 288, 323, 388.
VoLTAiBB, 195, 201, 225, 227, 258,
560.
Lettres de VoUaire. 224, 226, 246.
W.
Wabens (madame de), 163, 166, V.O,
171, 172, 176,178, 179, 180, 187.
193, 195. 196, 197, 198, 199, 200.
208.
Watelet, 458.
WiBTEMBKBG (lepriuceE. L. de), 457,
459, 467, 472, 477, 482, 490, 500,
503,512,541.
Z.
ZiBSENDOBrp (le comte de), 506.
LISTE
PAR ORDRE CHRONOLOGIQUE
DES OUVRAGES COMPOSÉS PAR J.-J. ROUSSEAU.
1731-1734.
Tome UT. Mémoire axi gouverneur de Savoie.
— NiBcissB, OM l'Amant de lui-même, coœéine en
un acte et en prose. Ceite pièce a été composée eu
1733; la préface est de 1752.
1737.
Tome III. Traiîuclion de l'Ode latine de Jean Puthod.
— Virtlai à madame de Warens.
— Le verger des Charmeites.
— Fragmens d'une épîlre à M. Bordes.
1737—1740.
Tome III. Fragmens dTphis et d'Anaxahette, tragédie-
opéra, composée à Cbambéri vers 1738. (Foir les Con-
fessions, tome I, page 151 . )
— Réponse au mémoire anonyme sur celte question ;
Si le monde que nous habitons est nne sphère oa un
sphéroïde.
— Projet pour l'éducation de M. de Sainte-Marie.
— La Découverte du Nouveau-Monde, tragédie-opéra
en trois actes, compo ée à Lyon en 1740.
1741-1742.
Tome Ut Projil concernant de nouveaux signes pour la
musique.
— Dissprtafion sur la musique moderne.
( Paris, chez QoiUau, 1743, in-8* de 101.
— Épitre à M. Bordes.
1712.
Tome III. Mémoire à M. Bondet sur feu M. de Berntx.
— ÈpUre à M. Parisol.
1743.
Tomk III. Les Prisonniers de guerre, comédie en un acte
et en prose.
— Les Muses gaianles, opf'ra ballet, avei* prologue.
1747.
TchbIII. L'Engagement téméraire, comf'die en troi«
actes et en vers.
— L'Ailée de Sylvie.
1749.
Tome III. Le Persifleur.
Tome I. Discours sur cette question : Si le rétablissement
des sciences et des arts a contribué à épurer les
mœurs? ( Genève {Paris), 1750, in-S" de 63 pages.)
1750-1751.
Tome I. Réponse au roi de Pologne, ou Observations, etc.
( 1751, in-S" de 62 pages.)
— Dernière réponse imprimée à la suite du Discours
sur les avantages des Sciences et des Arts, par
M. Bordes. ( 1752, in-S" de 130 pages.)
— Lbttbe à M. l'abbé Haynal, auteur du Mercure de
France, sur la réfutation du Discours sur les Sciences.
— Lettre à M. Grimwi, sur la réfutation de M. Gau-
tier.
— Lettre sur une nouvelle réfutation du Discours
sur les Sciences, par un académicien de Dijon. ( Le-
rat, secrétaire de l'Académie de Rouen. )
1751.
Tome I. Discours sur celte question : Quelle est la vertu
la plus nécessaire aux héros, et quels sont les héros
auxquels cette vertu a manqué ?
Tome III. Lettre à M. l'abbé Raynal, au sujet du nou-
veau mode de musique inventé par M. de Blain-
ville.
1752.
Tome IL Le Devin du village, opéra-pastorale. ( Paris,
1753, iH-4».)
— Lettre à M. Grimm, an sujet des Remarqu'
ajoutées à sa lettre sur Omphal*
Toai II. Épitbi à M. de l'Étang, vtraire de Marcoutsii.
To«i I. Oraison funèbre du duc d'Orléans.
1753.
1 osB I. De l' Économie politique. Article do l'Encyclopé-
die in-folio, tome i, publié en 1755.
ToMiIlI. Lettbb sur la Musique françoise.
1753-1754.
OMi I. Discours sur l'origine et les fondemens de Fini'
galitè parmi les hommes. ( Amsterdam, chez M. M.
Rey, 1755, in 8° de 264 pages.)
1754.
OMB III. Fragmens de LucskCE, tragédie en prose, im-
primée pour la première Tois dans i'édilioa de Poin-
çot.
— Traducfion du premier livre des Annales de Ta-
cite.
— Traduction de l'ApoKolokintosis de Sénèque.
ToMB I. Du Contrat Social, ou Principes du Droit Poli-
tique. (Amsterdam, chez M. M. Rey, 1762, in-S* de
7^4 pages. )
. V<^<'peodamment de ce qu'il en dit dans ses Confes-
sions Rousseau, dans une lettre à M. Roastan, du 23
décembre ** '•"•.gc364). nous apprend que la
compositioi. at, et ouvrage est antérieure d'un grand
nombre d'années à celle de l'Emile.
1755-1756.
ToMB I. Lettbb à M. Philopolis.
— Projet de Paix perpétuelle, extrait de l'abbé de
Saint-Pierre.
— Po^i/si/nodie, extrait de l'abbé de Saint-Pierre.
Tome III. Examtn de deux principes avancés par
M. Rameau.
— Lettbb à M. Perdriau, sur la musique.
— La Reine Fantasque, conte.
1756-1758.
ToMB II. Julie, ou la Nouvelle Héloise.
1756—1764.
roMB III. Dictionnaire de Musiqtte. (Paris, Oncbesne,
1768, iR-4* et in-8*. )
1758.
roaBlII. /.-/. Rousseau à M. d'Alembert, sur son article
Genève, etc. (Amsterdam, chez M. M. Rey, in 8» de
264 pages. )
1759.
TohbIII. Notes en réfutation du livre intitulé : De l'Esprit.
— E^sai sur l'origine des langues.
— De l'Imitation théâtrale. (Amsterdam, chez M. M.
Rey, 1761, in 8" <ie 47 page». )
803
1759-1760.
ToMi II. EniLB, ou de l'Éducation. ( Amsterdam, chci J.
Néaulme, 4 toI. 1n-8« et in- 12. )
1762.
ToMB I. Quatre lettre* à M. de Maletherbes, tur le id' lil
de sa retraite à la campagne.
Tome III. Le Lévite d'Éphraïm.
Tome II. J.-J. Rousseau à Christophe de Beaumont.
(Amsterdam, chez M. M. Rey, 1763, in-8*dti xL— 132
pages. )
Tome III Lbttbbs à Sara.
1763—1765.
ToMB II. Emile ET Sophie, ou les Solitaires.
ToMB III. Ptgmalion, scène lyrique. (Paris, 1775, in-8*
de 29 pages.)
— Fragmens pour un Dirltonnaire de Botanique.
Une lettre de Rousseau à Du Peyrou, du 31 mai 1766,
fait présumer qu'il avoil fait cetle entreprise avec lui^
lorsqu'ils se Toyoient si fréquemment à Motiers.
1764.
Tome III. Lettbes écrites de la Montagne. (Amsterdam,
chez M. MvRey, 1764, 2 toI. in-8°.)
— Lettbb à M. Du Peyrou, sur le traité historique
des Plantes de la Lorraine, par Buc'hos.
1764—1765.
ToMB I. Lettbes à Af. fiutta Fuoc**
1765.
ToMB in. Lettbb ôAf. Baillière, sur la musique.
— Vision de Pierre de la Montagne, dit le Voyant.
l'OMi I. Déclaration relative à M. le pasteur Vemes.
1766.
Tome III. Lbt ibb à M. le docteur Bumey, sur la musique.
1766-1767.
Tome I. Les Confessions, première partie, contenant les
six premiers livres.
1768.
ToMB III. Lbttbb à M. de Lalande, sur la musique.
1768-1769.
ToHB I. Les Confessions, deuxième partie, contenant le*
six derniers liTres.
1766—1776.
ToMB III. Lbttbbs à ta duchesse de Portland.
— LETTBti à II. de la Tourette.
8oi
roMK m. Lettres à M. Liotard, le neveu, herboriste.
— Letthes à M. de Malesherbes.
( Toutes relatives à la Botanique. }
47H-n73.
Tous Kl. Épitaphe de deux amans qui se sont tués.
— r.ETTRBS élémentaires sur la botanique.
4772.
i'OMB I. Considérations sur le geuvernernent de Pologne.
«774.
Tome ITT. Olinde et Sophronie, éplsoàe traduit du Tasse.
ToMB 1. DÉCLAHÀTioM relative à différentes réimpressions
ae ses ouvrages.
Tome III. Extrait d'une réponse sur l'Orphée de M. Gluck.
< 775-1 776.
Tome IV. Rousseau juge de Jean-Jacques, dialogues.
1777—1778.
ToMB I. Les Rêveries du promeneur solitaire.
Imprimées pour la première fois dans l'édition de Ge-
nève.
1732—1778.
TOBB IV. COBBESPORDINCB.
DATES inCONNUBS.
ToMB m. Vers pour madame de Fleurieu.
— Vers à mademoiselle Théodore.
— Enigme sur le portrait.
— Chanson traduite de Métastase.
— Strophes ajoutées à celles de Gresset.
— Bouquet d'tin enfant à sa mtre.
— Inscription mine au bas d'un portrait de Frédéric.
— Vers sur la femme.
— Sur la Musique militaire.
^ Fragment sur l'Alceste de M. G fuck.
/y^.
TABLE GÉNÉRALE ET ANALYTIQUE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS LES ŒUVRES DE J. J. ROUSSEAU;
PAR G. PETITAIN (*).
A.
A(<L>Rn. JuRemcnl »nr sacomluite, II , '|. Quelle AoitïOn opinion »>ir
la prière , 3t7.
AïkiziT. Son élo((e, cl notice snree saTanl Ccncvoi», II, 265 , IV , 215 ,
292,293. ConI inné de premlre iiiti<rél à 1\. , même après sa «luerelle
arec Hnme,lV,6i7. Lettre nue lui adresse J. J. ,3 6.
y*/..ii/rf'/t. Bien qu'on ne puisse voir une chose absurde, rien n'est si clair
qucl'ahsu.-ditCjIII, H7.
/tiOiUmiet, Produisent un bon effet comme palliatif ani d<<»ordres que fait
naître la culture des sciences et des arts , 1, 474, 476 , 494 -,111 , <9i,
106. C.liwnn de ceux qui les composent vaut mieux seul qu'avec Iccoips ,
11, 6J3. Leurs travaux sur la langue la rendent froide et monotone, Ml,
.503, 50 t. Les Génois n'en ont établi une cliex les Corses que pour le»
subjuguer plus aisfhaient , 193.
ÂriulciH'i: lU Dijon. Couronne le discours de B. sur les sciences, I, 1g4-
Lelti-eque R. lui adresse, IV, 202.
Aradimie: ilrs Siirntes. Contient plus d'erreur» que tout un peuple de
Hurons,II, 522.
Aradèin c Fiançoisr. Mad. de Luxembourg propose 'a R. d'en Hre membre,
I, 274. Son éloge y est mis au concours , 370.
Âcrens.\ . Lnngiir'.
Arccnl. Ame du discours ; s'il faut se piquer de n'en point avoir, et ce que
le François met a la place , II , 426. Le langage des enfants n'en a point,
48'.
AcHiLi.c. Alli'goric de son immersion dans le Styx , II, 407. Comment le
poète lui Aie le mérite de la valeur, 413.
Ao«M. Idée qu'il faut prendre de la défense que Dieu lui avoilfaite, II ,
761.
Ailoleicrnt non e«rp/'tf /^H^'ère. Cet état appelé encore en fonce ^ faute de
termes propies 'i l'exprimer, II, 492. Pourquoi cet âge est celui des
instructions , des études , 493. Quelles études lui conviennent, et quel
principe doit l'y diriger, ih. Temps où le mot ii/i7e peut avoir un sens
pour lui, et parti qu'on peut en tirer, 302. V. Khilr.
A Jalescinl lUvenu puh'ere. V. Puheilé. Le premier sentiment dont il
est susceptible n'est pas l'amour, mais l'amitié , II , 55i. Epoque où la
pitié commence 'a na'ilre chci lui, 534. Commeut mettre!) profit celle
disposition pour le rendre sensible , th. , 540. Trois maximes dont il
faut se pénétrerai cette occasion, 534, 535 , 936- Loin d'être un olislacle
'a l'éilucation , le feu qui l'anime donne sur lui une nouvelle prise , 542.
Après lui avoir montré les hommes par les accidens communs a leur espèce,
il faut les lui montrer par leurs différences , 544. Choix de ses sociétés ,
•A. Élude de Ibisloire , 543..350. Laisser l'adolescent un peu !i lui-
•e<ue, en l'exposanl V faire des fautes , 531 . Comluite de son gouverneur
«1 pareil cas, 331 , 532. Lecture des fables , et méthode à suivre en cette
partie ,553. V. Émil».
Adkxste , roi des Dauuiens. Emile en trouve au moins un dans ses voyages,
II, 742.
AiUiUèie. Façon de penser des gens du monde sur ce crime, II, |33.
Comment ils le justifient, 169. Réfutation de leurs sopbismes, 180,634.
y4 //m// c«. Comment un jeune homme peut les apprendre , H , 354. Ceux
qui ne traitent que les leurs propres s'y passionnent trop , 336.
Alfcclion. Celle des parens ne vient point par devoir, II, 640.
Af,e d'or. Est Iraitéà tort de chimère , II, 718.
Ar,isii.«s. Mot l'e ce Spartiate sur l'éducation, I , 473 , 474, note.
At;riiultiirr. L'invention des autres arts fut nécessaire pour forcer l'homme
à s'y appliquer , I, 556. V. AïO,
Affi^rndn' , 11,623.
Acairr^ ( Cornélius ) , 1 , 464 , noie,
AjiX. Eut craint Achille , et défie Jupiter, II, «60.
Alajukwi ( le p. ) , oiatorien , I , 306 , IV, 373.
AUtimiAe» voyageurs allemands, II, 701.
Alcihous. Description de son jardin , 11,678.
Ai.iîmïHT f d' ). Commeucement de sa liaison avec R.,T, 180 A quelle
occasion celui-ci lui écrit sa Lrllit sur les spectacles, 2K0. Caractère de II
niponse \ cette lettre, III, 476, 177, IV. 134. Ecrit îi R. sur la .Mlen-
tion de l'abhéMorellet , I , 284. Son jugement sur VEnùU , 503. Eloge
de sa Prrfire de l'Enrrclopiil!e,\V ,'i\k. Est soupçonné par R. d'avoir
•oustrait'une partie de ses papiers , I ,5il , et d'avoir lieaiiooup profilé.
Donne» Élément de nuiiique, des articles que R. avoit faits sur cet art
pour l'Encyclopédie, et qu'il a eus entre les mains, ih., IV, 9.
Ferait un Arlequin du 61s de l'impératrice de Russie, 406. Ses J.ellrrs sur
mad Ceo(7r///, citées, I, ^^i. S» Préface iur l'Encycto/iidie, ciliw ,
487. Son art. Oenive, cité 111,72. Sa correspondance avec R.,IV, 849.
ALtiANDii force les Ictyopbages ^ renoncer 'a la pèche , I, 465. Trait de
ce prince qui prouve qu'il croyoit a la vertu , II , 433.
AUehre Ce que pense R. de l'application de cette science a la géométrie ,
1,123.
^) C«tte taille télé en partie refaite et complétée pour celle édition.
Alisart (d' '] auteur de la Floia Pninenùi , I, |89.
/i/inimt. On peut juger du caraclère de» gens par les a Hmens qu'il, pro-
fèrent, II, 229. Daus l'ordre ualuicl , le< plus agréables doivent «Ire l««
pins sains , 483. Choix el iiiesiire des alimcns piopre> "a l'e fance, ih. ,
487. Leur effet sur le caractère, 483.
Allée de .Vy l.'ie, III, 3»i7. Compo.ilion de celle pièce, I, |77
Atlitinrvf el Tiailéi. No servent de rien avec les puissances chrétiennes ,
I , 740. '
AtrunNsK X, roidelM^onet de Ca. tille. >Iot impie oui lui e.t allriliiw
1,486. ^
ALTi'NA, Biscayen. R. fait sa connoissance a Venise,!, 157. Portrait el
caractèredece jeune homme, 16*. Projet formé entre eux, el qui ne
put s'eiécnler , 170. Leilre que W. lui adresse, IV, 198.
Altbi'SH's , jurisconsulte. Son livre sur la Pulilii/'ue, cité, III, 67.
AMtTIS Ll'SIT\Nt'S , II, 573.
yline. Son immatéiialité , son immortalité. V. Rrligion nntureltr
Pourquoi, soumise aux sens, en e.l-i'lle quelquefois subjugc'e, II, 38.J.
De l'état des Jines après la mort , 36 ». On ptut .roire que les iuie. di s
mécbanssont anéanties après leurniort, IV, 279. L'immortalttédc l'Auie
suite nécessaire de la justice de Dieu, 279 , '244.
v4/»iV/i<. Honneurs que R. y reçoit 11 son retour d'AnelcIcrie . 1.333.
IV, 26. > .> . b . ,oaJ,
Amit é. Ajoute 'a la force de l'Jme humaine , II, 1 13. Est ennemie d'un
vain, babil 283. Est le premier sentiment dont un jeune homme soil su cii)-
tible, 532 . Ne peut se passer de retour, 342. Si elle leu.l quelqmf .i,
diffus l'ami qui parle , elle rend patient l'ami qui écoule , |70.
Ani ui Suppose des jugemens et des comparaisons. Il , 528. L'homme
sauvage n'en peut connoUre que le physique, I, 5'(8. Deux e-|>è<-es
d'amour bien ilitincles, 13. R. conçoit un sentiment plus lendrceuiore
el plus voluplncni, 33. Caractère du véritable amour , 1 1, 1"|, 6.ÏC.
Doit être uni \ Ibonnélelé , 183 , 636 , 637 , IV , 13. M.u.e
heureux, ne i>eut être .séjiaré de la pu.leur, II, 07. C'est un de ses
miracles de faire trouver du plaisir i souffrir, |2I. Dé<lommage (le ce
qu'on lui sacrifie, 187. Effets et longue iniluence d'un premier amour,
d74. N'est pas le premier sentiment ilonl un jeune homme soit siiM-ep-
lible , 532. Effet d'un véritable amour sur les mn-urs et les inclinalioni
des jeunes gens, 71 4,715. Différence de son ton à celui de la galanterie,
111,161. Loin qu'il soit !i vendre , l'argent le lue infailliblement , Il ,
627. N'est pas nécessaire dans le mariage, 187. Voit des rapports que
nous n'apercevons pas , et suppose toujours des qualilés folimables ,
328. N'est pas convenable également 'a tous les hommes ; est moins uti
bon sentiment en lui-même qu'un supplément aux bous seotiroeos qu'on
n'a plus, III, 167. Passions et maux «pi il entraîne a sa suite, II, 32«.
Est un sentiment passager desa nature , H, 258. Comment prolou,er
le bonheur de l'amour dans le mariage , 719. En amour l'homme moins
constant que b femme, »./. E.t le moyen principal d'inléievser au
théâtre parmi nous, III, 124. Pourquoi ne l'éloil |>as chez les G rccs ,
;/.. Pourquoi cet inlértt a été renforcé, tant dans la tragédie que
dans la comédie, depuis nos grands maîtres ; et consi'quences de ce let-
forcement, 133. Si la peinture des foildesses de l'amour sur le tliéllre
est bien propre ), nous en «arantir , 136, 189, 190. Application !i
Bérénice , 436. A Zaïre , 137.
Amour de loi. Un des deux principes qui conslilneut l'homme moral , I , /
533, 376. Toujours bon et conforme!, l'ordre, est nécessaire pour nous
conserver, II, 327. N'est pas une passion simple, et a lui-même deux
principes ,760. Comment il se déprave et devient amour-propre , 527
328 , 543 , IV, 3 , 67. Du premier naissent les passions douces et affec-
tueuses, et du second les passions haineuses et irascibles , II , 527. L'un
et l'autre tiennent à deux e-|>èce5 de sensibilité , IV, 5 , 67. Seule passion
naturelle à l'homme. Il , 439-
Amour-, ,rpf)r< Sa définition ; ne doit pas être confondu avec l'amour de /-
soi , I , 576. Son origine >laus les premières associations , et son dévelop-
pement dans les progrès de la société , 1 , 536 , IV, 5 , 67. Devient orgueil
dans les grandes âmes, vanité dans les petites , II ,528. Excite et multi-
plie les passions , el , nous tenant toujours hors de nous-mêmes , devient
le mobile unique et universel et la cause de tons nos maux 1 , 5<;4 363
566. C'est par les comparaisonsetles préférences dont il donne l'idée ùuon'
e.l toujours malhenreux , 4U, II , 527.Comment se transforme en vertu
556. Fait plus de libertins que l'amour, 614. '
Amusemens du fteuplr, V. Fil' t.
Analrse et synthèse. Peuvent être employées l'une el l'autre en même lemiis
dans l'étude des sciences , II, 497
Anarchie. Sa délinitioo I, 875. V. Corpt politique. Couve, nem^nt.
yln<.(onur. Effet que produit sur R. l'étude de celte science, I 129
Ancclkt , officier des mousquetaires , 1 , 177 , 204 , 269- '
Ancient. Comparés aux modernes dans l'esprit de» lois el des inMilulions
I , 705. Les jwuples modernes ont tous les mêmes mo urs et la même uhv'.
.sionomie, 706. Caractère» d^ leurs écrits comparativement aux nAtrcs-
application aux épilapbe» , II , 702. Avoient de» héros, et metloient dci
hommes sur le théâtre, 111, 126. Leur respect pour les femme, , |3J
Qiielétoit le genre .le vie de, femme» , el pourquoi n'esl-ilnlu» iem«,i
ehei les moderne», |33, 151. Les deux sixes y vivoieni s/jjnrés 139
R56
TABLE
llro'ieot leun litres d'Iionneur i)e> ilroiLs de la naliire , qiiaml uaiis tirni»
les iiAtres (le ceux <1u rang, 434. Vota^colent moiiit , mais |irettloicnl
mieux que nous île leurs voyages, II , "'tt.
Anet (ClaM<le) , doniexlique «le ni.iilauicilc Warens , 1, 33. Son c-aratlère.
Inlimitu<le»on commerce avec sa nuilres!^ , 91. Nature de la liaison qui
»elalililenlrolui, R.elniad. de Warcns, lOi. Sa mort, el .siiilci funestes
de celérrnrii.«nt , |08.
Angle vifiiel. Conuiicul nous Iriuiipe , II , 473.
Aiigluii. Caractère cnnuiuin aux dcus sc-xcs. l<'(>|>|>usition cuire eux n'eU
<<u'a|>|iarenle , III , 130. Necraisuciil au uiomle iiuc la falui et l'ennui ,
1-1,209. Sont cruels, quoi qu'ils en disent, et |)Ourquui, 483. Descrij)-
tion d'une matinée à l'ansloisc, 285. EInge de la nul>lesse d'Au^li-terre ,
83 , 84. I^ |>eu|>le au'^lois pense él re libre et ne t'est pas , I , Ir78. Pré-
cautions puériles qu'il a prises pour prévenir lesjuj;cniens arlùlraircs ,727.
E>t plus riclieque les auties peuples, mais non plus heureux ,731. Com-
paraison du gouvernement an'^loii avec celui de Genève ,111, 97. Aura
pc'ili' dans vingt ans le reste de sa liberté , IV, 312. Le roi d'Anglclei re.
qutrique clieftle ^£.^lisc , n'en est pas le niailre , I, G93. Si les An;;lois
aicnedlent mal les ctran);ers, en revanclic ils ne se mettent f,uere dans leiir
di'peudauce, II, 107. Pourquoi ont inliunié l'actrice Oldlield a cAté de
leurs rois, III , \(7. Ccmparc's aux François relativement "a la manière
de vnvaijer, II , 701. Anllpatliie de R. contre ce pays et .ses liabitaus,
1 , 307.
Aiiiiiiiiitx. Acquièrent Ijcaucutip par l'effet de l'cilucalion , II, 419.
JDoiiucnt i)luj l'Iiiver que l'été , 467- La (ludeur ne leur est pas étrangère ,
III , I3j.
Anonvmes. Lettres de R. 'a des personnes inconnues jusqu'ici , IV, 849.
AiUliii>/iuiniir/)liiles. Loenlans le sont tous, Il , 339, 703.
Antoine (.Marc) , II , aW , 608.
ANTRMGrKs (leconitc d'). Sa note se rapportant à un passage du ■Conliul
social, 1 , 679.
A«rBK.MoNT ( lu marquis d'). IV , 17|.
Anzoi.kIt» , jeune Vénilienne. Projets de R. et de son and Carrio sur celte
jeune liile. Sa conduite enve.s elle, 1 , 160.
ApEij.ES. Son mot à un mauvais i>eintre, II , (>43.
Anciis, 11,624.
Apolrci les) ne Iransgressoiciit pas les lois des Juifs quan<l ils letir ensci-
gnoient l'Evangile, IV, 444. Ont pu prèclicr contre le paganisme, parmi
les païens et malgré eux, 443. V. liilde.
Araignées. Quels enfans en ont peur, II , 419.
Arihiiimiittiile de Jériunlem. K. l'accompagne en qualité d'interprète ,
1 , 79.
Aihiei (les) tie A7.<i« , 1 , 433.
AnoENSoN (M. d'I, lieutenant de police. Son injustice envers R. 1,201.
IV, 213.
Aroenson (le marquis d')..Ve,- Coiisiièrutioiis sur le ç^ouvernement île l.t
traïK-e , citées, I, 6'(0, 630, 6S9. Son éloge et notice sur cet ouvrage,
698. Son Truite ,/e, iiUérùf lU la Fiance avec ses voisins , cité, 640.
Argent. N'est bon n rien par lui-ni(^m*.. Inconvénieus résultans de ta néces-
sité de le transformer |)Our en jouir, I , 48. L'argent qu'on possède est
t instrument de la liberté^ celui qu'on pourcbassccst celui de ta servitude,
49. ^f'csl pas la ricbesse. 11 n'en est que le signe, 730. V. Economie
iwlititfiw. Pourquoi ne doit janials servir a runque un engagement per-
sonnel, II, 691. La promesse d'une réconïpenseen argent n'est pas celle qui
peut produire le plus<l'effet , I, 729, IV, 460.Loin de servir en aniuur, le
tueinfaillijilemcnt, II , 627. De l'argent considéré Conmic ressort poli-
tique. V. Economie palitiiiue,
Arimioe. II , 3;*7.
ARisTiprE. II ,409, 627.
Aristocratie. Sa définition , 1 , 663, II , 7H. Les premières sociétés se
gouvernèrent ainsi, I, ti67. Est ou naturelle, ou élective, ou liérédi-
laire, i/i. Avantages de l'élective sur toutes les autres formes de gouver-
nement, //'. Convient aux états médiocres, II, 7H. Dégénère en oligar-
cnie , 1,67.^. L'élection par la voie des suffrages convient 'a l'aristo-
cratie , 683. Ce qui rend cette forme de aouvernement la pire de toutes ,
638.
A<:5TopniNE,IlI, ^3i.
AniiroTE. Kéfutalion de son opinion sur l'esclavage ]>rélendii ni turel , T ,
641. Cilé et justifié , 668. Cité et contredit , 673. Cité, I . aiii , 3S7 ,
11,307,111,124.
/■liillnnètiqae. Ilalùlelé de R. dans cette science, 1,92. lien donne des
leçons à madame de Clieuonceaux , 187-
Ailti/iiin lauv.Tj^e. Cause du succès de celte pièce ,111, 120.
Armentièues ( le marquis d' ). Ses liaisons avec R., 1 , 278.
ARNiiLD ( l'abbé 1. IV , 172, 173.
Armes « /eit.' Comment accoulumar les enfans à leur explosion , II , 420.
Artisan. Indépendance de sa conilition , II , 313 , 516, 317.
Arts auxquels lui seul homme peut suffire, comparés à ceux d'industrie
qui demandent le aoncours de plusieurs. Vérilaules règles de leur appré-
ciation, 11, 308. .310.
Arts il'agiénicnt. Comment peuvent être enseignes , Il , 644.
Artt (mad. d'). Maîtresse du prince de Cooti. Son éloge, 1 , 149.
Artï (l'abbé d'). Recompose pour lui l'oraison funèbre du duc d'Orléans,
1, 301.
Assassinat. Soi-disant établi en droit et justifié par R., 11 , 353, IV , 13.
Assrmli'êes lia fteuplc Elles ont existé dans tes temps anciens, donc elles
sont possibles, 1, 676. Il faut qu'il y en ait de iixes et tie périodiques ,
convoquiles par la loi même , 677. Ces assemblées ont été de tout temps
l'horreur de» chefs , 678- V. Députés. Elles offrent le mojren le
plus propre de prévenir les usurpations du gouvernement , 681 , 713,
/13. Deux propositions a faire avant toute chose dans chacune de ces
assemblées et qu'on ne puisse jamais supprimer , 682.
AsilANAV, II, ,420.
Astronomie. Etude (|Ue fait _R. de cette science , el ce qui lui arriva à ce
»nj»t, 1,1 "â-. Counncnt Emile l'étudié , Il , 494 , cl acquiert l'idée de
lou ulilitéj 304.
Athéisme. Plu» dangereux encore que le fanatisme. Se» funCNtes (fTcts Mn9
tous les rapport.», II , 600 ,601. Portrait d'un athée qui f.iit le bien el
qui est de bonne foi. Ce qui l'a amené !i cette opinion , 298 .. 301 . Un
tel homme, quand il n'est pas sensible, impossilile à cviivaincre, SOI.
On |ieut croire qu'il ne sera pas puni dans l'autre vie , 333. Pourquoi ca
svsième est en îiurreur au jwuple, 300.
Alliimes. Son gouverneinent n'étoil point en effet une démocntie , 1 , 388.
Quelle étoit la place des femmes au théâtre, III, 133. Le tliéStrc ,caus«
delà |)erte de cette rcpublii^ue , 169.
Atrée , tragédie. Jugée sou» te rapport moral , 111 , 123 , 126.
Allnchemenl ili-s enjiins , n'est d'aliord qu'habitude, 11 , 527. En quoi l'al-
tactiement iliffère de l'amitié, 342.
ytltinlion. Contre-sens^ éviter quand on veut rendre tes jeunes gens atten-
tifs, 1,100.
AlBKTERRK ( iliad. d' ), I, 279.
Al BONNE \ M. d' ) , parent de mad, de Warens. Examine R. el jn^e qn'ii
n'est bon qu"a être curé de village, 1,37. Devient amoureux de ma-
dame Corvezi, 61.
Aitcli { Lettre n C archevêque tV ). R. se plaint qu'on lui attribue cet écrit,
IV, 489, 491.
AioisTiN( Saint). Cité, 11 ,753, 761, 7:6,793, 111,383.
Aloi STE, étoit le précepteur de ses pelils-iils, II , 409. S'il est vrai qu'il
ail clé heureux ,349.
At'i.i'-CKii.E. Cité, II , 43t. Et , par erreur, au lieu de Macro'<o, 141-
AiMONi V le .lue d' ). Fait jouer !i la cour le D.vm du village , I , 196, 198.
Aumônes. Ne doivent pas *tie faites par les enfans, 11 , 4i7.
AiREi-iis Victor. Cité, Il , 609.
Auteurs, Leur conver.sation plus profitable que leurs livres, II , 622. Ré-
ponse d'un niioistrea un auteur satirique, 31-4
Avalanche singulière au Val-dc-Travers en 1761 < IV , 420.
Avance. Conmient elle se conciliait tians R. avec le plus grand mépris pour
l'argent , 1 , 18. L'avare n'a pas proprement de passion qui le domine ,
729. Celle des pères et mères première cause du désordre de leurs enfant,
11,268.
B.
B^ci.E, jeune Genevois. Va voir R-à Turin , el se lie d'amitié avec Iwi.
Suites de celle liaison , 1 , 30.
B\coN , cité, II , 3'<3.
IVioïKRKT , Genevois. Inspire a R. la passion ilu jeu des échecs, 1 , 114 ,
IV, 198.
Bains il l'e u fro de. Y sonmeltre et baliiluer par degré» les enfans, II, 41",
IV, 480. ' . -, .
Rali.exsrku, auteur d'une Disseitation iur l'Education plijùqur des En-
>«s, 1,304, 11,407.
BalliÈre, auteur d'une Théorie de la Nu^iijue , 111, 584.
Ballot (M.), chargé de communiquer à Voltaire les changemens (ails
par R. aux divertissemens de la Heine de A'uvaire, IV, 193.
Hais fiuldics. V. Onnse , Fêles.
Banians , comparés aux Gaures , Il , 483.
Bari'aliimcs et Sotécismes. V. Grammaire.
Biïlon hrisé ( expérience du } dans l'eau , II, 522..524.
Bancuieri ( le p. ). R. étudie tes ouvrages de cet auteur sur la miisi(|ne ,
1,128.
Bakbevrac. Sa traduction du Traité de Grotiu» , citée, 1, 361 , 649.
Baruin , libraire, a Genève. Abus d'autorité dont il est victime , 111, 98,
102.
Bardonnancue ( mad. de ), IV, 171 .
Barillot . père et liU, de Genève. Leurs liaisons avec R., I, III, 128, IV,
170, 172.
Barjac. Fait nommer le comte de Montaigu ambassadeur à Vcni«e , I, |3I .
Barri KL de Beaivert ( le comte). Son ouvrage intitulé, /^<e de RouiSvuh,
I, 331, 337.
Barthelemi (l'abbé), 1, 270.
Bartiiks, secrétaire d'ambassade en Suisse, prie R. de s'établir à Bienne,
I,3'»7.
Basile [ mad. ) , jeune marcliande à Turin. Accueille R. qui en devient
amoureux , 1, 37. Retour de M. Basile, et ce qui en ré-nlla, 39, 40.
Bastide (de) , compilateur et journaliste, 1, 289. Lellro que R. lui
adresse, IV , 308, 312.
BasliUe{ la \ Ce que R. eût fait s'il y eût été mis , 1, 88. Proposilimi qui
lui est faite d'v passer quelques semaines , 306.
Bvtistin. Une cantate de ce compositeur procure à R. une aventure
agréable , I, 87.
Bavdron , musicien, refait la musique de Pygmalion, 111, 220.
Bayle. Son opinion sur le fanatisme comparé à l'attiéisme, II, 600.
Beai'C1|\te\L'. Lettres que R. lui adresse, IV, 849.
Beau mural. Son simulacre nous doit être toujours présent, II, 1 10. Effets
de cette disposition, id.
Beaijort ( le duc de ). Eu tété mis K la discipline par les Genevois, 1, 682.
BsAUMONT (de), archevêque de Paris. Son mandement contre Im'Je II, 746.
Réponse de J. J., 733. Pourquoi R. croit devoir répondre à son nuuadc-
mcnt , 1, 320. R. se icpenl d'avoir donné cette réponse à imprimer ; veut
la retirer lorsqu'il u'e.a plus temps, IV, 427, 432. Témoignage liono-
rable que l'archevêqiiea de tout temps rendu de l'auteur d'AHU^r, 11, 797.
RcAi'RiEU , auteur île l'Élève de ht Nature , IV, 489-
BeaI'sobre. Son Histoire du Manichéisme , citée , II, 770.
Beauté. Son vrai triomphe est de briller par elle-même, II, 642. Ne
règne jamais avec plus d'empire qu'au milieu des soins cliani]»' ties, 306.
Grande beauté, plutût à fuir qu"a rechercher dans te mariage, 670.
L'habitude en détruit l'effet , 642. Beauté renommée des feuiuws giec-
ques, par quelle cause, 638.
nE»iTEVii.i.B (le chevalier) , amliassadeur i]r Franc»!» Roleu'» , I; 3'«8.
Lett.es de R, IV , 849.
GÉNÉRALE Kl ANALYTIQUE.
857
Iktcmncl.'e Hokut , li:>iai.c,. L. Uiu.V II., IV, 601.
BaLnsn.<ki I II- |iriiicL <:i- . Lrtin- t(ii>' II. Ii>i .i.lii'..>r , IV, 843.
btu-oi (lie) L<llii>4iic II. Iuiailii-.v-e, IV.C^U.
BwiniT , «Sililcur de la musique ni>iiu.sc>ilo île H. 111 , hVl. En ■ 'aciil!^
le prfxluit il riiA|iital ile> Eufaos-Tiourù , 1 , 563>
Hrrcer Us en fans , u<»ge peraicieui , II , 4I7>
nirénice, tni);Alir. Jugëe wui le rauport ffloral . III , 136.
DemMAKo (SuMune), remnie (l'iMac H., et mii-c l'e J, J. &■• f^ualilnel soi
Tertiu ,1,2,
BuKkKD (Samuel), pire ilc mail. Du)>in , 1 , M9. Dniiiioitkon jimirail i
lies personnes d'un ran'^ plus ^ evé. Ce ijni lui on arriia, IV, 45.1.
nui.'<tRo(Gabrielt , iui^6iicai, el oncle nintemel de K, , I, 2. K. i'niiiic!i
nn sujet du roi de San'ai^ne nu miinioiie trourij daus ses papiers contre
lex fortifications île Genève , i 12.
Brrhako, lils du pic'cëdeiil , et cousin de R. Mis en pension avec lui cliez
leniiuistre Lauilwrcier. Leur amitiii, 1,3. Leur séparation , 21.
ïicnie. Discours que R. prononce devant son Sénat , comme inteipièlc de
l'Arcliimandritr, I, 80. Tran-porls de K. ^o^tallt de Fiance, à mui aiiivre
sur sou territoire , 510. Le Sénat f^it si;;nifler m R, , réfu|;ié !i V vrrdiiu ,
l'onlre de sortir du territoire , 1,515, IV , 576, 5.'7 , 578. Sendde
dispose !> le laivcr trauijuillc dans l'ilu de Saint-Pierre , 1 , 538. L'un
expulsi! , 543.
Rkkkkx (de', ëv^ipie titulaire de Genève. Son caractère, 1 , 25. Ce iju'il
(lit pour R., 27 ) 60. Comment R. coulriliue » le faire passer pour saint ,
61, 111,286.
l'iKRxis (l'ablHi de}. En quelle société R. l'a connu , 1 , 150.
ltKaTiii!LiKa(Pliilii>cit) , martyrdela lilierté !■ Geuève, III , (68.
ilKRTHiaa^leP.), jd^uile, I, 168,299
ItKaiiiiKR (le P.), oratorien , professeur Je pli^sîque. Pourquoi R. cc:ise
de le regarder comme un bon liomme, I , 266.
nKTTiNt , danseur italienne, I , <62.
UEriENvii, (mad. de). Visite que R, lui fnit et caractère décolle l'amc ,
I, l48. Le reçoit mal à sou retour ilu Vuui^ et pouniuui , |G8.
Wnt. (Tb^dore de^ , cité, III , 29.
Di \Ni.iii , mëilecin italien, II, 416.
fiihle. Mise en biUoire galante par le P. Rerrujer, II , 138.
liihU, liecture ordinaire de R. tou> les sniis , 1 , 506. Son I >ngaf^- à la foi>
modeste et ualf, II ,609. Il est plus eioiaiilu qiic la Rible soit altérée,
que Dieu injuste et malfaisant, III, 1 17. Passades de la Riljle cités ,
Ancien Tcflannnt • Genèse, II , 506, 762, 111 , .■.u9. Exode, III, 54.
Deutéionome , II , 390, 788. Juges , 1 , 694 , III , 544. Rull., II ,
306. Rois, II, 44,703. Psaumes, I, 523,11, 44, 579, IV, 767.
P.ov. 1,325, II, 9, 651,63.-». EcclAlasii^., 1,525, 111,113. Ao„-
veou 7V./„„„„/.Év. de saint M.ilbioi. , 1 , 3%, 11,397,111, 16,26,
27,28,5». Ev. de saint Marc, I, 52), III, 16, 28, 54. Év. ic saint
Luc , I , 322, 323, III , 16, 26, 27. Év. desamt Jean , III , 16, -.6,
27, '28, 31. Actes .les ApAtres, III, 1t.
Bi n-êlie. Seul mobile des actions biimaines , 1 , 532.
hi tiJUisancc , Bîenjaits, Discernement nécessaire tiaiis l'exercice de la bien-
faisance , II ,Si70. Moins d'obligés ingrats que de bienfaiteurs intéressés,
542. Principes et sentimens de R. relativement ^ lui-même en celle ma-
tière, y , J, J. H. Un don lionnéte a faire est toujours lionnêtc \ rece-
voir II , 51. N'est point !i l'usage des enfans , 447. R. ne rcconnoit
pour ses vrais bienfaiteurs que mjlord ntarocbal et tlu Perron , IV, £61.
RlKNNK. R. invité de se fixer dans cette ville, en prend U résolution , 1 ,
546, 548. Est forcé d'en sortir, 349. Du>crJption du lac de liienne cl de
ses rivages, 538.
Bienséance. Ne doit jamais l'emporter sur la vérin, II, 15D. N'est ^ou-
vent que le masque du vice, 214.
BienveiUance. Naturelle aux enfans , Il , 527.
BUborjiiel. Goût de R. pourcel amuscmcnl , I , 103 , IV, 562, 584.
Rmis (l'abluS i1e\ AtUicbé à M. de Moutaigu , ambassadeur :i Venise , I ,
132, r;4, ICO.
Ri.klHvii.i.E, inventeur d'un nouveau mode en musique, III , .t'O, 751.
BljtlHViLi.E (mad. de;, bclle-sorur de madame d'Hoiiilelnt, I , 254, 2ii5.
Tliiks (de) conseiller au parlement. Son jugement sur l'i'w/i'r, 1 , 505.
lli.vMUARo (l'alilx'), maître de musique de la calbétlulc "a Bc.saiiron , I,
107, IV, 166.
BouiN, auteur d'un traité île Li BcpiMiijne , on six livres, Ju.-Uliésur
l'emploi du mot ciUtjcn , I, 643. Son ouvrage cilé, 59» , 000 ,003.
BnBRMAVK. Son opinion .sur les maladies des enfans, II , 421.
«i.iitE, cité, 111,583.
BoisoELOi' (Roualle de), conseiller au parlement, A quelle occasion R. fait
sa connois.sance , I , '269. Son .systi:me de musique, III , 184. Exposé
(ucciuctde ce système, 818. Notice sur tuiet son lils, II , 480 , 481. f.
Sl'IaEMAIN-MlSSEav.
Bofssi (de'. Lettres de R. IV, 849.
8un (le). Est le beau mis eu action , et ont tous deux une source commune
II, 2T. Nedépeud pas du jugement des linmmcs , 77.
BoHAC (le marquis dej, amliassadeur de France 'a Soleure. Relient R. qui
Tojageoit avec t'Arcliimandrite. Ce qu'il fait pour son avancement ,
1 , 80, 81 .
BoMAPAETE. Son opiulon personnelle sur B. et ses ouvrages , I , 374. Va li
Ermenonville , étant premier consul; anecdoteSi ce sujet , /'A. Devenu
empereur, consent 'a ce que le corps de R. soit reporté a Ermenonville ;
pourquoi le projet n'eut pas lieu , ///.
, BoHDELLi fjulie). Lettre que R. lui adresse, IV, 474.
<L^%Jionlirnr. Fin de tout Mre sensible , Il , 694. Sa source n'est ni dansl'objel
désiré, ni dans le cnur de celui qui le pos.-ède , mais dans le rapport de l'un
et de l'autre, II, 1 1 1 . Bonbeur de l'bomme naturel , en quoi consiste ,
302. S'il en est un exemple sur la terre, il se trouve dans un komme re
bien , 111. La vertu ne le donne |>as, mais on ne peut le goûter sans el'r,
I V,540, 490. Bonbeur et malliour al>solus n'existent point pour l'bomme.
Sou bonbeur est un étal négatif, II , 450. Résulte d'un parfait équilibre
entre les farulloset 1rs désirs. Ciimmciit l'obtenir, 430..4r>3. Ci-îiii que
■•us vaiilnns tirer de c» qui no'is est étianjer est un bonbeur flux. On
ne le trouve que dans l'c lime de >ni nii'nic el en se dilactiant le plus
pos.'iltleile 00 qui ne non, apjiai tiriil point rrellemenl , 1V,S0!I,7^C- ^n
ou juge trop sur les i>p|>aii'nce> ; quelle est colle d'un bomme vraiaienl
hciiirui, 11, 539. Net |>as composé d'instans fugitifs ; c'est un il:<t
simple et |iemianeiit. Dccription de cet étal, I, 4^7 , IV, TM, 787.
Ciiconstanccs ni'ceasaiies pour le constituei et le rendre durable , I, 478.
Le. privations passagères et moilérées rendent les jouissances plus scn.iMea
el nous laissent maîtres de nnus-m^mes , 11, 274. On jouit moins de cl
qu'on obtient que de ce qu'on e père. Vivre sans désir, c'e. t i\\t mnil,
332. Il est faux qu'il j ait même dose de bonbeur et de malliini dans Ions
les états , 636. Quels sont ceux que dans la société R. a reconnu /-Ire daB<
la condition la plus lieureuse , IV, 48i. Comment l'étude |xitt procurer
le lioolicur, 486- Il nous quitte ou nous le quittons, H , ti98.
Bonne V. Oonvtrntwlr,
BoxMET , Genevois et naturalLste. Ecrit pour réfuter R., I, 555, 578.
RoNMEVAi., intendant des Menus. Fait exéciiter aux fiais du roi rii|M-ra des
Miiset galantes , 1, 172. Sur sa critique du Oevin , IV,l08..21l.
Bons mots. Le mo|eu d'en trouver quelques-uns est de dire lieaiuoiip de
sottises, II , 449-
/?u/iré. De tous les altriliiitsde la Divinité, est celui sans lequel nu l.i |.riil
le moins concevoir, 11, 42i. L'bomme qui n'est que bon, n'est bon que
pour lui ,696. Modilication et exception 'a celte maxime , IV, 664.
Bonté ei ./iiXiie. Véritables affections de l'ime, et non de purs ^ti es mo-
raux formés par l'entenilemenl , 11,545*
Bordes, académicien île Ljon. Donne 'a R. des reconimandations pour
Paris ,1, 144. Épltres que ce dernier lui adresse, 111, 53!>, 56.3.
Véritable cause de sa baine contre R . , cl méprise de celui-ci relalivomcnt
aux deux discours de Bordes sur les sciences , 191 , 493.
BoRUEi' , méilecin , I, 290.
Bori.im( l'ablié), IV,170.
Bur/'oiMées (lies), I, 197, 223. Lieu compare !i la plus jolie de ces lies ,
273.
BossiiET. Son Exposition de la doctrine de l'Eglise cnltioliifue citi'e ,
11,595.
Botantt/nc. Etude de pure curiosité, III, 51^8. Considérée comme partie
de la méilecinc, est ce quia nui !i ses progrès, 420. Mélbodc vicieuse
des premiers liotanistes , 4°21 . Elo^e des frères Baubin, ih. De Tour-
nefort , 422- Progrès dus 'a Linnnus el !i sa nomenclature , 42"2, 425.
Nécessité d'une bonne nomenclature , 4;3, 424. Motifs de préférence
pour ce genre irétiide, tirés ilc la compai-ai-on des trois règnes de la
nature, I ,4!S8. Occasion qu'avoil R. dans sa jeunesse de prendre du
goût pour cette science , et ce qui om[>^'be ce goût de naître , 93. La
m^nie idée , celle^des vertus médicinales, éloigne de celle étude lieancoup
lie gens , 456. Epoque où B. commence V se pas-ionner pour elle,
et ce qui le porte Si s'y livrer , 340. Qui peut encore, étant presque sema-
génaiie, l'y attacber exclusivement, 433. Rareté des livres de botanique
îi Paris au temps où il en fsisoit cbcrcher ( 1767 ^ , IV, 702. A inventé
uue écriture abii'gcc pour cette science , I , 563. A f.iit un grand travail
sur ses propres livres lelalivomeiil à la svnnin mie , IV, 783. Lellio-
adrcssrés'a mad. Delcsseit, III, 37l .■S92.A'M. de Malosberl«s,395 .5%
A b dmb. de Porlland ,397..408. A M. .lu Poyrou, 408. A M. Linlard,
ih. A M. de la rouretle , 409.. 418. A M. l'ablK' .le Pr:.n.ont , 418.
/;o/..H/y/<c( Dictionnaire de), III , 420. Composition de cet ouvrage
projeté entre R. et .lu Peyrou , IV, (il6 , 617.
Bouilici'. Ne sont pas reçus en témoignage cbci les Anglnis ; m.'pi i c .'c
R. à cet égal. I , 11,483'.
Boi'DBT, moine antonin. R. lui adresse un mémoirepour sa Vie de M. de
Beniex,lll,283.
BoiPfi.EEs , la conilcsse de ). Commencement de ses liaisons avin ^. , I,
275. Motifs deR. pour croire s'en être fait une ennemie ,270, 287,
295. Conseil qu'elle donne à R. de se retiieren Angleterre avec Hume,
503 , 50", 335. Tance vivement R. , retiré Si Motiurs , d'avoir com-
munié , 320. Lettres deR., IV, 849.
Boi'rVLERS ( madem. de) V. Laizim.
BoiFFLERS ( l'abbé de ) Son ca racle re. Mauvais tour qu'il joueàR.,1,
'i9l.
Bau/Jons italiens . Iieur arrivée el leur séjour \ Paris. Li-te des pièces par
eux représenti>es , I, 1^00, III, 52'2*
Boi'LANOKR , auteur du Despotisme oriental. R. fait sa connolssancc , I^
Ih5.
Bohi'lie. Nourriluic malsaine , II, /i24.
Bouquet d'un enfanta sa mère , III, 570*
Boi'RETTE (■ m.id. ). Lettre de R.,IV, 351.
Boussole. Comment Emile parvient 'a connoilre cet lostriiment , Il 498.
500.
BoviER, avocat àGrenoble. Singulière réponse qu'il failli une di mande .'e
R. sur la qualité vénéneuse des fruits d'un arbuste, 1,441. Pimnque
inconsidérément l'affaire du chaasoiseur Tlievenin , IV, V."»!.. 751.
Boï-de-La-Tovb , de Lyon. Service qu'il rend i R. , | , 107-
Boï-oe-La-Toi«( mad.), fille du précédent,!, 511. Propose !i R sa
maison de Métiers , 5.3.
Boï-ob-La-Tovr ( Pierre ), p.irenl de la précéi'entc. R. publie contre Im
la Viiion de Pinte il, lu JHontagne , I, 354.
BozB ( de ) , garde des méilailles du cabinet du roi. R. fait sa conooisswicc;
caractère .'c son épou.^e, I, 145.
Brantôme. Trait singiil.er qu'il rapporte d'une jeune fille qui avoil on
amant babillard, II , 638. Atroce plaisanterie de ^e><^:utear de l'mfaut
Don Carlos ,111, 59,
Brnvouie. Ne doit pas être comptée au nombre des vcrtns , I, 513. K«
constitue pas un caractère, 5l5> >
Breil ( la marquise de) traite R, avec dédain, I, 48. R. devient am<m>
rcux de sa fille , 47.
BRiaNoiE ( mad. de < amie de mad, Diipin , I, 150.
Brooi.is ( mad. de \ R. fait sa conneissaïK-e clicz madame .'c Bi-ntrnvsi
I, 148. Elle lui lionne un roman de Durtos , 140. Le pioimsrpoM
secrétaire i M. «le Monlaigii, nommé amlnssa.leui "a Venise , l31
858
TABLE
linnniiE-BaTHiir, Anglob. D<<|w»ilairc ilu o»iiu:-ci>t Ju |)i'Cuiier «les
/;,«i..g..«,lV,23.<33.
)(ii<K9<ii». Auteai «l'un Diclioiiiiuiir <<<• ?IJitsii/iii! , III,830-
llKni'TMN (inad. ), amie de mari. d'Hou.Ir tnl, I,.'i43.
IUi'Hieii-d'Ablaikcoubt , médecin. Sa Uayeilniton siu l'iiiccililutU lUi
>ij;«ej tle Ut mort , citde , II I, 5t ■
Bni tiK ( mad. ) , clianleu^ italienne , I , 2^4-
Itn'. x'S , c'on:>ul de Rome. Eiamen de sa coniliiite, I, 503-
liiii'vsET, li'.>rairc de Ljon, contiefail VEiiiite , IV, 363.
Hiir.iiliiiiie [cérémonie lUi ) à Venise, II, 607.
i)i FtoN. En (juellc socii!të R. fail sa connoissance , I, 130, 11,507- Son
élojje. R. auroit désii'é le voir davantage el prolller de ses invitations,
IV, 510. Passage de cet écrivain qui offre toute la substance du
Piscvun sur l'iuignliié, I, 567. Cité, 367, 568, 569, II, 401, 407,
417,470,307,529,761.
RiLLiAaD, auteur d'un Uiclionnnire élémentaire de Botanique, III, 502.
liiBRiTE, de l'Académie deî Sciences. Fait exécuter ilcj morceaui de
musique grecque , 111 , 315.
BrRN»i<D.LettresdeR., IV, 849.
HiBNET (Tliomasi. Cité, 11, 761.
r>|iTTt-Fi'oco. Demande à R. un plaa de législatiun pour la Cor^, I, 314*
Correspondance à ce sujet , 749.
c.
C litres dorés. Leur usage pour Emile , II, 47f.
CtnoiiET, secrétaire de mail. d'Epinay, IV, 230.
Cajot (dom). Bénédictin , écrit contre R., IV, 605.
Calioula. Son raisonnement favorable au despotisme, I, 610, 641.
CiLMET ( dom). Son flisloiie des f^ampires , citée , Il , 78j.
Calvin. Son éloge comme législateur, 1, 633.
C\urRA , musicien , IV, |66.
Canartt, Histoire du canard de la Foire, II, 498.
Candide. Roman de Voll.^re , est la réponse à la lettre de R. sur le
Pocmed,, Lisbonne , 1,224 ,1V, 478.
Cii/jitiilc ( ville'. Ou n'en doit point souffrir dans un élat bien gouverna ,
1,677. Elles se ressemlilent toutes. Ce n'est pas là qu'il faut étudier
un peuple, mais dans les provinces reculées ,11, 120, 715.
Cn/Jiices. Ne sont pas à c raindre pour l'enfant laissé en liberté , II, 460.
Comment l'eu guérir, 46l, 465.
CnV/uH milanois , noté en chiffres , 111,49).
C tENÉADE. Se faisoil un jeu d'établir et de renverser les mêmes propositions,
1,481.
C\RRio, secrétaire de l'ambassade d'Espagne à Venise. Ses liaisons avec R. «
1, 136. Accord fait avec Ini an sujet de la jeune Azoletta , 166. R. le
revoit à Montmorency., 268-
Carlef géogm/iltù/nes. Quelles serontcelles d'Emile, II, 497.
Cartieb. Lettre <le R. , IV, 1^04.
Cartoicue. Comparé à Cromwel , I, 492.
Cassini. Son opiniou sur la figure de la t erre , 111 , 279.
Castei. (le P. ) , jésuite. R. fait sa connoissance, 1, 141. Service qu'il en
reçoit, 148. R. cesse de le voir et pourquoi , 1{)8.
Castellanb ( le comte de ) , ambassadeur "a Constautinople. Relations de
R. avec lui, I, 138, IV, 193.
Castries ( M. de ). Ce qu'il dit de la rupture de R. et de Diilcrot , IV,
314.
Catéchisme. Est à refaire, II, 647. Exemple de la manière doutla première
question peut eu être traitée , 647.. 649.
C»TiLiN»,I,698, II , 582.
Calilina, tragédie de Crébillon, jugée sous le rapport moral , III, 124.
Caion le Censei r. Se déclare contre les Grecs qui corrompoient ses conci-
toyens , I, 468. Élève lui-même son lîls dès le berceau , II , 409.
Catok d'Utiqie. Serment que son père exige qu'il prêle avant de conti-
nuer a servir sous Popilius, I, 645. Quelle opinion on avoit de lui dans
son enfance, II, 430. Ce qu'il a fait pour sa patrie et le genre bumaiu ,
I, 503. Fut déplacé dans son siècle, 566- Mis en opposition avec So-
crale, 593. Comment il répond à César lors de la dclilicration sur Ca-
lilina, 698.
Cato» ( le P. ), cordelier I, 66- Portrait de ce religieux, 93, 96. Ses mal-
keurs, 96.
Cavsaks ( Mauléon de), II, 792.
Caveïrac( Novi de). Accuié'a tort d'être le panégyriste de la Sainl-Bar-
lUélemi , II, 783.
Cavli's ( le comte de ). Connoissance agréable pour R, I , 143.
Célthat. L'homme n'est pas fait pour le c('lil>at, II, 439- Inconvénicns de
cet étal imposé au clergé romain. Il en résulte toujours quelque désordre
public ou caché , ifr Offense la nature et trompe sa destination , 777.
Ccniure. Sa dénnilion , I, 695. Elle est utile pour con=erver les maurs ,
jamais pour les rétablir. Aucun vestige de contrainte ne doit s'y faire
remarquer, /*/;. Ne pourroil subsi>ler dans l'état actuel tle nos moeurs,
578* Existe 'a Genève dans deux institutions différentes, III, 147.
Ceicles, à Genève. V. Genève,
Cérès Tkesmophore, l, 566-
CriJ'-volanl. Juste conséquence tirée de son ombre par on enfant, II, 492.
César, II, 381. Comment Calon et Cicéron répondent a son plaidoyer
pour Catilina , I, 698.
Césaroes (de). R. s'établit dans sa maison à Monquin , I, 537. Mo-
tifs de plainte de R. c*ntre lui , IV, 817.
Cmalles (niadem. de). Ecolière de R. pour la musique , 1,98.
Cliumhéri. Eloge des habilans de cette ville, 1,97-
CuAUos. Dieu des Anmioniles. Son autorité reconnue par Jeplité, 1,693-
CaAMTACNEi'X fde). Maire de Bourgoin , l'un des tcmuios du mariigc
<i«R.,l,5j7, IV, 729,731.
Ctmnion. Rc^le !< o!>server dan» la conipo.ilion de ce |>etil poème, IV, 822.
Pourquoi la musique franooise est plus propre 'a ce genre nuTi tout
autre, 11 , 64.
Chanson iniilré de Meta ta .e attribuée \ R., III, 364.
Cl^RBONNEL .M.), IV, 174
CiUMproRT. Lettres de R., IV, 819
CuAppiis. Ses liaisons avec R., I, 203. Lettres de R., IV, 849.
Charbonnier. Femme d'un cliarbonnier plus respectable que la maîtresse
d'un prince, 11,328- Applicatiou de cette sentence "a Mad. de Pom-
padour, 1,270.
CuARuiN. Cité, 1,672, II, 292, 463, 483, 601, III, 497, 500.
Chnrilé. Celte vertu n'est pas 'a l'usage des enfans , II, 447 , 448.
CuARLEHAONE. Ce qu'il fit ponr U réforme du chant françois, 111,325,774.
CliARLY (,mad. de ). R. donne des leçons de musique i sa lille. I, 98.
Chiirin-ltes i}ei . Description de cette habitation, I, Hfi.
Cii vROLois (le comte de;. Vexations qu'il exerçoil sur ses terres ponr la
conservation de son droit de chasse , I, 503.
Charron., Cité, 11,588.
Chasse. Epoque où cet exercice est convenable et utile 'a la jeunesse, II,
C06. Moyen de goûter ce plaisir dans sa plénitude , 629 > 630.
CBASsÉ(de), acteur de l'Opéra, II, 141,111,603-
Chasteté. Sur quoi en est fomlé le devoir, II, 358. Se soutient par die- mê-
me, et les désirs réprimés s'accoutument 'a ne plus renaître, 151. Impor-
tance et heureux effet de cette vertu , 609- Source d'honneur et de dé-
lices pour une belle femme , 637. V. Tem/jénimcnl.
CiiATELKT, (madem. du). Amie de mad. de Wareus. R. fail sa connois-
sance b Lyon et en reçoit des services, I, 85, 88.
ChûUment /jour tes enfans. V. Punitions.
CuAUVEL (Réponse aux questions faites par M. de), IV, 639.
CuEMoNCEAUi (de), fili de mad. Dupin. R. est pendant huit jours chargé
de son éducation, I, 130. Fait placer le jière Le Vassenr dans une
maison de charité, 208-
CuENONCKAUX (mad. de). Attachement de R. pour celle dame , sans cepen-
dant en devenir amoureux, I, 187- Lettre de R., IV, 533.
Clienvnccaiix (château de), sur le Cher. Occupations de R. dans ce sé-
jour , I, 177.
C/«/iHe. Expérience qui faillit faire perdre la vne'a R-, I , 1 13. Il suit
des rours de cette science avec M. de Francueil, 177. Choses extraordi-
naires qu'on fait 'a l'aide de cette science, et dont il a fait quelques-unes
lui-même, III, 30, 31.
Cltine. Ses lumières n'ont servi qu'à lui denner des vices et la soumettre
an joug de l'étranger, 1,467. Tableau succinct des mœurs et dn caractère
des Chinois, II, 208. Le fanatisme dévot s'y réunit au fanatisme athée, I,
299.C'est le seul peuple qui fasse exception à l'une des règles établies
pour juger de la bonté relative des gouvernemcns, 11, 715.
Chirurgiens anglais Méprise de R. à leur égard , II, 483.
Cboiselil (le duc de). Entreprend d'apaiser les troubles de Genève, III , 5.
Montre des intentions favorables à R., et ce que fait R. pour lui en témoi*
gncr sa rcconnoissance , I, 292. Question de M. de Luxembourg à R. ,
relative à lui, 303. R. pense qu'il n'a fail la conquête de la Corse que
pour l'empêcbei d'en être le législateur, 346. Esta ses yeux le premier
et le plus redoutable de ses ennemis, IV, 793- Ce qu'on doit penser des
sentimens de haiue et de persécution que R. lui suppose, 801, 804
Lettre de R. 719.
Chouet. Premier .syndic de Genève, I, 206, III, 76, 90, 94.
Cbrïso3i»me (Saint). Cité, 111,119.
6'/;/ii//,i«£sme. Ce qu'il est, quel esprit il inspire ; ce que seroit une société
de nais chrétiens , I, 696. Comme religion universelle, est le plus fort
lien de la société générale , III, 14. Mais ne peut devenir religion na-
tionale sans inconvénicns, 14, IV, 443. Ce que doit faire le légilatenr
en pareil cas, fil, 14, 13. Tableau du bien qu'il a fait et fait en-
core à l'hamanité, II, 601. Fausse opinion des catholiques sur le
christianisme et sur ses ministres, 564- Le vrai chr» tien e.-l Thom-
me juste, les vrais incrédules sont les méchan«, 333-
ClcÉROK. Son témoignage contre les sciences, I, 487. Bassesse qui lui
est reprochée , II, 141. Blâme à tort le changement opéré dans la
manière de donner les suffrages, I, 690. Sa conduite dans U conjura
tion de Calilina, 695. Sa réponse à Ci^sar lors de la déti!)érali..n sur c»
conjuraleur, 698. Comparé à Démo.slbèncs, II, 623- Cité, I, 486, 643.
698,11, 113, 405,533,544,111, 148, 502, IV, 353.
CiRcÉ , II, 691.
Citoyen. Sens de ce mol, dénaturé par les François , I, 643, II, 619 , 707
Véritable caractère du citoyen et de la citoyenne, 402- Devoirs dn
citoyen, 717. ,
Citron (zeste de). Livre fait par un Allemand sur cet objet, I, 426.
Claparède. Professeur de théologie à Genève, IV, 562.
Clairaut. Ses liaisons avec R. , I , 470, IV, 543- Est le seul qui ex-
prime pubUqiiemenl le bien qu'il pense ùeVUmilc. 1,305, Lettre de
R., IV, 545.
CLArniEM- Cité, IV, 666
Clabee. Cité, II , 568.
Clavecin. Habileté d'une Anghiise de dix ans et d'un garçon de sept ans
sur cet instrument , II, 480. Est préférable à tous les autres sous
le rapport de la délicatesse du toucher, 474- Avantage de ses touches
noires. Maladresse des facteurs actuels, qui ont ciiangé à cet égard
l'ordre des deux couleurs, 639.
Clément d'Alexandrie. Cité, II , 597, 643, 770.
Cléopatre ,11, 609.
Clèvetand. Effet de ce roman sur R. , I , 114.
Climat. Son influence pour déterminer la forme du gouvernement , 1,672.
Principale cause des différences caracléri>liques des langues, 111,504,.
512. Désavantage des climats extrêmes pour la cullur: des homme-,
11,411-
Closire ^iIc la), résident de France à Genève. Devient amoureux de la mcre
de R.,I, 2- En conserve un tendre souvenir, t|i- Son amitié pour
R., 167.
GÉNÉIULE ET ANALYTIQCE.
m
Cun (mjJ.). E>|>IeKlerlc qiiu lui fai( R. dan» :.on cafaoc* , I, 4.
Cmcbi. BUInin il»l..'i>, II , 4IC.
CoiJJiirr. Quelle est celle ({uii.oDviciilaui euraii», II, 463- La cetlTureeti
êuereui ne conrient aui Tcinnies que jusqu'il l'ige Je trente ans, IV, 480>
CoiamT, musicien, auteur de la musique de J'jj^maÙKn, III , 320.
Coin du roi , Coin Je lu reine. Origine <ic cestlninminatinn», I, 200.
CoinUKT , Gcnevoii. Rend desseririces à n.,I,2C7- S'introduit !i i'biMel <!e
Lutemliourg , 277, «-"l ilic» ma<laiiut de Vcrilelin , 2Ï0- Fait graver
1C5 plancbes de ta t^ouvcUc Héluiic, IV, r>t7, 521. Lettre, de R., 84j.
Colira. Comment cette passion doit être ni(<iient('e aux cnfans, II, 442.
Collection) en livres un vhjrtt Wai<. hie tout jamais complètes. L'abon-
dance j fait la mi^re , II , 626. !
Collèges. Vice» de l'ëducation qu'on y reçoit , I, 473, 480- Dcvroient ren- j
fermer tous un lieu d'exercices coipoiels pour Ic^ eufana, 74U. l'iùt !i
DIl-u qu'il a'j eût point de collèges, II , 636.
CoLOMaiEi ^nud. du), I, Viii.
CoMK (le fièrc). Visite R. et diHcrmiue le genre Je lia maladie, I , 30i ,
IV,54.Ï.
Comitlie. S'il est vrai qu'elle corrige \ri mœurs, III , 122, 123. Son priu-
ci|ic mt^mc fonde sur un vice du cnur bunuin , \'£J . V. i/jritarlrs.
Coniètlitii s. S 'iU peuvent être suffi animent coriteuus par de» lois, III , I '*2.
Oui gi!u<!ralenient de mauvaisei miiuri , 1 47- Leur profi->sioii est partout
diSsliouoraute , i''. Pourquoi, 1 'i9..|i>5., L'ctoieut c'galcnwnt clicx les
Romains, H8 , 149. Pourquoi elle ne l'ctoit pas cbez lus Grecs, 44(t.
(^ qu'est celte profession en cUe-mèroc , et l'olijct qu'on s'jr propose ,
149. Ce qui di:>tiugue le comùlieu de l'orateur et du priUicateur, 150.
Ijb dt^sordre inérilaÙe des actrices y entraîne celui des acteurs , i/>. Pour-
quoi le premier est-il inévitaïile , 15U.. 133. S'il fuut mi'prt-er tous les
coniédicn», 15).
CouroSKT J.A.).Antenr d'une brocbure contre la Piojesiioii île Jbi,
IV, 428.
CoNDtuiMK (lie La). Siu;;ulnrité qu'il rapporte d'un peuple qui ne savuil
compter que juMiuli trois , Il , 569-
CoNuiLLAC ^l'aliW de). Conimeut U. lit connoissance avec lui , 1 , 143,
k69. Suites de cette liaison , 179. K. lui coolie le manuscrit de ses tlinlo-
giiei, IV, 154. Opinion qu'on avoil <'e lui dans sa jeunesse, II , 43U. Sa
Oramnuiire , cit(<e , I , 542, 544 , 568.
CoMDoicET. Lettre de R., IV, 7u<.
Con/'éiléraliuns. Seul moven de réunir la puiv^ance d'un grand peuple et
le Imn ordre d'un petit clat , l , 679, 680 ,711, 712. Confiklératioos eu
Pologne , 701 , 7iS.
Con/ètieiir. Langage à tenir par un catliolique 'a son coufessenr, IV, 51 1 .
Conjè sions{\es)deJ-J., 1,549. Rey et Ducloslutont donné l'idée de faire
cet ouvrage, I, 272, IV, 5°26. Commencées ^ Motiers , lacune qu'il
aperçoit dans le recueil de ses lettres , I ,322. N'a jamais mieux senti son
aversion pour le mensonge qu'en les écrivant, 422. Y a tu le bien plus
soigneusement que le mal, 422. OI>jel propre de cet ouvrage, 142, !Ï75.
Epoques de sa composition , 143- La première partie écrite toute de mé-
moire , 1 42. Dans quelles dt'<po>itions il écrit la seconde, ih., 143. Projet
alnndonné d'un supplément %l cet ouvrage , 167. Reconnoit qu'il n'a pas
le droit d'être sincère pour les autres comme pour lui ; cependant , vu sa
situation et l'objet de son entreprise, doit (•Ire juste envers lui-mênae e'
tout sacnfier b la vérité, 209, IV, 423. Succèi des lectures partico-
lières qu'il en fait dans quelques sociétés ^ Paris , 1 , 360 , 361. Kxistence
de deux manuscrits autograpbes îles ConJ'eisiom , et ce qui en est ré-
sulté , I , II.
Cunnoiuancet ipéculalives. Ne conviennent pas aux eofans , II , 501-
Çunicience ou Sens moral. Son existence démontrée , II , 583 , 584* E^t-
«lle l'ouvrage des préjugés? 573. Est un sentiment , non l'effet d'un juge-
ment , 347. N'apprend pas à bien raisonner, mais \ bien aiàr, 555.
Quoique indépendante de la raison , ne se développe point sans elle, 422.
Est seule la base de la lui naturelle et des vertus bumaines, 543. La
raison fait coonoitre le bien ; la conscience , innée en nous , le fait aimer,
384. Guide plus sûr, dans les recherches métaphysiques et dans la conduite
de la vie , que la raison et que tous les livres des philosophes , 568 , 570,
5f1 , IV, 279, 768. L'exercice de ce sens moral , la plus douce dei
jouiiisances ; moyens de le cultiver et de le développer, 786- Pourquoi
u'esl pas toujours écoutée , et linit par ne nous parler plus, II , 584.
Consistoire de Mutiers (lettre de R. au) , IV, 548.
Considérations sur le gouvernement de Pologne , I , 700. Epoque et cir-
constances de la composition do cet ouvrage , 1 . 361 , 71 t , 747. V.
Pologne.
CoNTI (le prince de) Ses liaisons avec mad. d'Artjr, I , 14'>.Avec mad. de
lioufUers , 287. Va voir R. "» Mont-Louis , Ï86 , IV, 315. R. refuse ses
présens en gibier, et.e lereprotlie,1 , 287 , IV, 316. R. craint de l'avoir
offensé par un passage de l'fwii/esur la chasse, I,503.Fail savoir "a mad.
de Luxemlmurg le décret porté contre R. 307- Lui offre uii lo^cnicut au
l'enipteii son retour b Paris en 1763, I, 332, IV,586. A son retour
• l'Angleterre , le loge au château de Trye et l> va voir, 1 , 331. Sa géiic'-
rosilé et son iudulgente bonté envers lui, 336, IV, 747- Sni>piime dans
sa maison tous les ustensiles en cuivre, 212- Lettres de R. 849.
C'inirat social (du), on Princi/jet du droit /jolilii/'ie, I , 639. Fai^oit partie
d'un plus grand ouvra^. Objet de R. en le composant. Cette composi-
tion antérieure d'un grand numbic d'années 'a celle de 1 Émil'- , 1 , 211 ,
IV, 327,534. Il y met lademièrc main, I , '272 ; et le vend 'a Rey pour
raille francs, 293. Comment il est accueilli en France, 302. S'il est viai
que ce livre tend \ renverser tous les gouvernenicns , III, 63. Deux
principes auxquels il se réduit, I V , 582. Ce qu'il e^t par' rapport 'a l't'ifji il
des Lvit.i, 639. Analyse de tout l'ouvrage, II, 706..7I2. Autre
analyse, III , 64 , 65- Sa pubUcalion , IV, 327, S6I.
Contrat ou Pucle social. V- C'or/js fiulilnjue
Conversation. R. loiil-'a-fait iuhabite eu ce genre,I, ftS.EicPptiousà faire sur
c« qu'il dit de lui-nx'mu b ce sujet, 5J. Ce qui la lui iciid iiisiipporlahle, et
nao^en gu'il (iropustpour tu piéveuir U vide, 101,318, 340- Propos
oiseux indignes d'un homnM ral-ounabU , II , 292. Celle des •uleurtplai
proKlable qtie leurs livres, 622-
Convuliions. Maladie des cnfans ,11, 420.
CoHVTiT. Général et ministre d'étal en Anglelrrrr. Relations et cerrespen-
dancedeR. avec ce mini>tre, 1 , 335, IV, 613, 629, 677,681, 684.
CoNzii (de). Commencement de sa liaison avec R. Il lui donne du goùl
pour la littérature , 1 , 1 10. Il apprend b R. la mort de mad. de Warens,
3-28. Lettres de R. IV, 849-
CorriKR (le [lèrej, jésuite. Ses luisons avec R., I , 126, IV, 174.
Çoi/iutt<rie. Nalurelle b la femme, II, 637. A:t dont la femme a licsoiai
pour cela , 651. Celles qui ne sont que coquettes sont sans autorité sur
leurs amans dans les choses importantes , 658. La vérilaMe coquetterie
quelquefois recherchée, mais jamais fastueuse , 642,643-
CoatLLiNi. Actrice célèbre du TbéAlrc Italien, I , 1.55-
CoitncKi. Négociation délicate dont il se charge relativement !i b pcnsioa
du roi d'Angleterre b R., I , 356. Son écrit sur R., 364. Reste sou ami
jusqu'au dernier moment, 363, 366. Son récit et son opinion surU
genre de mort de R., 566 , 367.
CoacLLi , musicien. LuUi le fait chasser de France , III , 533.
CoBIOLAN, 11,656.
CotMULLC. Avec tout son grâie, n'est qu'un parleur, II, 126. Il a suivi
et développé , mais jamais choqué le goùl du public, III, 120. Pourquoi
ses pièces ne seroient pas adnaises aujourd'hui, ih,
Coi/js ( lacult» du ). Non moins uécessaires aux chefs du peuple que la
qualités de l'esprit , 1,707.
Corys /joliliifiie. Ses diverses dénominations et sens de chacune d'elles,
1, 645, II, 707. Comparé au cor|>s de l'homme, I, 587. L'id.<e de sa for-
mation appartient aux liches, 557, 558- V..Vo(/«/«. Son établissement
n'a pu être que l'effet d'un contrat, 562, 643, 644; qui ne sauiuil être
irrévocable, I, 562. V. t.ilitili. Objet de ce contrat; ses clauses .'«
réduisent à une seule, 644. La loi qui l'établit est la seule qui exige un
conseutrnient unanime, t83. \ . J.vi. Quels sont ses effets , 644, II,
707, 708. Engagement tacite qu'il >en ferme, 1,646. Udoune aux actions
bumaines la oiorablé qui leur manquait auparavant,//'. Chaque corps
politique se sulxlivifcen d'autres corps dout la volonté , générale par rap-
port aux membres de chacun d'eux, ol particulière par rapport au tout, I,
587. V. f^olonlé générale. "Hilare et étenduedudroitdu toip» politique
sur la personne et les biens de chacun de ses membres, 646, 650, 651.
V. .S'oiiveiiiin. A deux mobiles, la puis-auce Ii^islative, et la puissance
executive, 661. V. Législation, (,ouvirnenienl. A un maximum l'e
force qu'il ne sauruit passer sans s'jfloiblir, 657, 71 1 . Deux manières i!u
mesurer un corps politique, 638. Proportion dans laquelle le maximum
se trouve, ih. Gouvernemeus fiMéralifs, seul moyen de réunir les avan-
tages re<peclifs des grands et petits états , 679, 71 1 . l<es corps politiques
restant entre eux dans l'état de nature, en ressentent tous les inconvénicns,
I , S59, 006, 608. S'il y a un remède a cet état de choses, 620, 624.
Corse ( lie de ). Le peuple de cette lie capable encore de icccvoir une
bonne législation, I, 659- l'es Génois y ont établi une académie pour la
mieux subjuguer, III, 195. Le général Paoli fait demander à R. un plan
de constitution, I, 344. Documenset instructions ilcmandés par R. pour
remplir cet objet, 751 ■ Comment il se propose de sati faire 'a la demande
qui lui est faite ,752. Hésitation de R. et pourquoi >* demande n'eut en
définitif aucun effet, 546.
Corruption ptUiUtjue. Commence toujours par les riches, puis les pau-
Tres; la classe moyenne est la dernière atteinte, IV, 293.
Cone((. Leur usage pernicieux, 11,638.
Convizi , int.ndanl d'Annecy. Son portrait, I, 64.
CossK. Lettre que R. lui adresse, iV, 837.
Couleurs. Fausse analogie entre les sons et les couleurs. II, 517.
Course, Moyen d'exercer à la course un enfant paresseux el de lui en inspi-
rer le goût, II, 475. Instruction qu'il en peut tirer, 476. C'est la seule
chose que les femmes fassent de mauvaise grSce, 690.
Coi RTiLLEs ( de ) ou Vintzenried , amant de madame de AVarens aprè*
Rousseau, I, 136, 138.
Coiifi/ ( communauté de) au Val-<1e-Travcrs, donne à R. des lettres de
communier, I, 328.
CnvELLC ( Roljcrt ). Genevois , censuré par le petit Conseil, III, S
Créi:illoh. Sou éloge, III, 174.
CnAHU QE LoM (Mad,). Lettie que R. lui adresr«, IV, 5r5.
CnÉQt I (niaj. de). Epoque de la liaison de R. avec cette dame, 1, 194. File
continue quoique celle dame se soit jeti'-c dans la haute dévotion, 267. Com-
ment et à quelle époque el'e se lermini', IV, 835. Lettres de R. IV, 84').
CnEVECOEt'R DB Saimt-Jouh. Sos Lettres d'un cultivateur timci icain, citées ,
I, 577.
Ckommklim, résident de Génère en France Son caractère, 1,206.
CaoHWELL. Eût été mis aux Sonnettes par le |>ei>ple de Hcriir, 1.682. Un
homme sage n'eût jamais entrepris (!e lecouvcilir, 492.
Citorx.\z. Jugement sur sa ri'futation de VE^fître de Pope , II, 130. Cilif
et apprécié, 484, IV, 241.
Ctésias. Historien, II, 702.
CiKEO (M. le). IV, 178.
Cuiller ( gentilhommcs de la ), I, 22, HT, 169.
Cuii're( ustensiles de ). Leur usage funesleli la saiilé, IV, 211.
Culte. Quel est celui que Dieu demande? II, 588. Le rulle extérieur et
public, pure affaire de police, ib. Culte essentiel est celui du caur, 598
V. Religion.
Curé, Portrait d'un lion curé, II, 598,599.
Curiosité. Est natuicllc à l'bnnime, mais dans quel sens , II, 494- Moyen
de rendre l'élève curieux, 495, 496- Elle s'étend avec nos lie.oiiis, 32S.
Cl Kits, avoil rai ou de mépriser les richesses, I, 505.
Ci'Ev (de', intendant des Menus, fait r«>résenlcr le Ucvln 'a la cour, I, 106s
487.
CjcUtftet. Pourquoi Ilomcie en I fait i!ci mangeurs de chair, J»»homni«s
affreu-ijH, 485.
860
TABLE
I).
n.MKilN ( gcnliWiomDie saroyard % est utile !i R. 1, M5.
UkMiT ( Jacqueline ). Leltrp qie R. lui adresc, IV, 333.
I)«»coiiiT. Son théâtre jng.Ssous le rapport moral, III, <3X
Piinse. R^réation innocente et salutaire; interdite à tort par IcclerRc", II,
230. effet utile dea bals publics pour favoriser d'Iicureni mariage<, /",/., |
III, 172. Moyens d'y maintenir l'ordre et la décence , <72..I7'i. Ke
doit pas être proscrite dans l'ëducation des filles, 11,643. Danses du
peupleen France comparées a celles du peuple suisse, IV, 414. Diversité
i!e caractères i introduire dans cet art, 430, 431 . Application au nicnnet
et il la contredanse, ib, Vourquoi R. ne peut profiler des leçons qu'il en
reçoit, I, 103.
Da/ihnis et C'hloé, opéra. R. en compose la musique,!, 363. Des fragmens
en ont été gravés, III, 447.
Dtittic, médecin. R. emploie ses sondes pour se guérir , I, (90.
Darius. Ce qu'il reçoit i!c la part des Scytlies, II, 608.
Dastieii, de Garpentras. Visite R. )t Métiers, I, 323. Le détourne d'aller
s'établir en Corse, 343, 346- Lettre de R. IV, 538.
Davbkïort, Anglois. Loue a R.sa maison 11 Wootlon, I, 332. Iieltres que
R. lui adresse, IV, 849.
Davio, musicien, I, 144, 131.
Davil», historien. Cité, 11,346.
Oihauclie. Son effet sur le caractère des jeunes gens qui s'y livrent, II,
532. Comment un vieui militaire prévint ce vice dans son (ils, 541 .
Uérerice, Affectré dans Iclingage sur certain point, est d'un effet dange-
reu» »ur les enfans, II, 330.
Oécouverle du Noui'ean-M«nil,: ( la ). 0|)éra, III, 234.. 261. Époque dosa
composition, I) 431, 111,234.
DirrAMT ( mad. du ). Son portrait, I, 29S-
Df-Jinilions. Toujours insuffisantes, pourquoi? II, 431.
Déjeuner, R. ainioit lieaucoupce repas, I, 12.3.
DKi.EssEnT(mad.). Ses liaisons et sa correspondance avec R. 1, 360, 111,571.
Deleire. Ses liaisons avec R., I, 224, 227, 239. Lettres que ce dernier lui
adresse, IV, 849-
DtLiSLE DE LA DrbvetièrB. Auteur d'/^Weyn//i sauvage, III, 120.
Dbi.isi.eoe Sales. S* Philoionhie de la Niiture, alltihuée à R., IV, HO,
«31.
Dei.ic, père et fils. Leurs liaisons avec R., I, 523, IV, 576,394, 400,
439. Lettres de R., 849.
Démocratie, Sa définition, 1, 663, II, 71 1. Conditions nécessaires pour
cette forme de gouvernement, I, 666. Un peuple dedieux se gouverneroit
démocratiquement, 667. Dégénère en ocidocratie, 673. Avantage propre
ilu gouvernement démocratique, 681. L'élection par la voie du sort est
dans la nature de la t'émocratie, 684, 68.3.
Démostbbaes. Comparé!! Cicéron, II, 623.
Denis (mad.), nièce de Voltaire , I, 193.
D EMISE, professeur de mathématiques à Montaigu, IV, 424.
Dentelles, Les femmes qui ont la peau Ijlanche devroient s'ra passer ,
n, 643.
Dentition. Comment la faciliter , II , 424.
Df'/julés ou BefJtésentans du peufile. Suppléent imparfaitement aux assem-
blées réelles du peuple , 1,678, 743. Les députés du peuple ne sont
pas ses représentaus, mais ses commissaires, 678. Application a la Po-
logne, 743. Exemple tiré des Romains et des Grecs , 676, 679. Pour-
quoi les peuples anciens n'avoient pas de représentans, 679. Les mo-
dernes ne peuvent s'en passer, 111, 100, 101.
Descartes , II ,567,571.
Desceei-x (M.), IV, <98.
DEsroNTAINEs (l'abbé). Sur sa critique de la Dissertation sur la musique
moderne, IV, 18*.
DÉsEssARTS. Son traité de l'Education corporelle des enfuns. Cité , II ,
407.
Dé^ir, Nécessaire non-seulement au l)onheur , mais même à l'existence,
II, 332. V. Bonheur.
Desmabis. Auteur de r/»Y^er</n<'n', I, 269.
Désœuvrement. Fléau de la société autant que de la solitude, I, 104.
V. Oisiveté.
Despotisme Ne peut ôtre supposé l'effet d'un consentement volontaire
lors de la formation des premières sociétés, I, 560. On peut encore
moins te faire dériver du pouvoir paternel, id. Si ce gouvernement est
plus fort h certain égard, il est plus foible a tous les autres, 673. Défi-
nition du mot despote, 67.'^. Tout prince qui aspire au despotisme
aspire à l'houneur de mourir d'ennui, II, 332.
De-potisme légal. Idée alisurde et contradictoire dans les termes, IV,
690.
Dessin, Goût naturel a l'enfant. Comment l'y exercer, 11, 477. Usage des
cadres dorés, 478. Laquais dessinateur <levenu mauvais peintre, 518.
Pourquoi les petites filles l'apprennent volontiers, 659. Goût vif de R.
pour cet art, I , 93.
Deuléronomc, Disposition d'une de ses lois relative au viol, II, 654.
V. Bihtc.
Deville (M.), IV, 194, 196.
Devin du village, III, 249..233. Epoque de sa composition, 1, 193.
Détails sur sa répétition aux Menus et sur sa représentation à la cour ,
196, 197. Puisa Paris, 199. Quel fut son produit lïécuniaire, 201.
R. s'oppose en vain aux reprises de celte pièce, 263, IV, 293 , 297.
Injustice qu'il éprouve cie la part des administrateurs de l'Opéra, I, 201 .
Principe suivi dans la composition de cet ouvrage, IV, 10. Jugement
<^ii'en porte R.,98. Désignation de trois morceaux qui ne sont pas uni-
quement de lui f 100. Composiliou et répétition par es.sai d'une se-
conde musique pour cet opéra, 1,365, III, 'i47. Changcmcns faits 'a
la musique de R. par le bililinllKvaire de l'Opéra, 249.
Divctivn,\<\iei\eU dévotion d'une *mn tendre et pure, 11,299- EiCèj
auquel elle peut conduire, Si8, 534- Situa ion qui dispase )i ce sent i-
ment cl avantages qu'il procure, 532. Justilication de la sensualité dans
les plaikirs que les dévots se permettent , 1, 126.
Dewes (Madem.). Lettres que R. lui adresse, IV, f,4),
Diane, 11,606.
i>/t<iimre. Cas où elle devient né-cessaire. Deux manières de la conférer,
I) 691. Il importe d'en fixer la duréeàun terme très-court, 692-
Di. lionnairc de Botanique, 111, 420. Compo.ilion de cet ouvrage projeté
entre R. et du Peyrou, IV, 616, 617.
Dictionnaire île Musique, III, 388. .837. Historique do sa comirosilion
et de sa publication, 1,214, 272, 321, 529, III, 588, IV, 696.
Articles de cet ouvrage signalés par R. comme les plus imporlans et
n'appartenant qu'a lui seul , 589.
Dictionnaire des Musiciens, du-, 11,481, 111, 818.
Dictionnaire philosophique. Est brûlé à Paris avec les Lettres de la mon-
tagne, 1,530. Jugement sur cet ouvrage , IV, 510.
DnDERoT. Commencement de ses liaisons avec R., I, 143, 147. Sa déten-
tion au donjon dé Vincennes, 180. Obtient le parc j;nur pri,on. Son en-
trevue avec R. , 181. Sujet de leur prcmièredipule (une pension de
Louis XV ), 198. Différend entre R. et lui sur un passage de la préface
du Fils naturel, et autres incidcus, 238. 259, IV, S9, 28l. Est accir^é
d'avoir pris cette pièce dans Gohioni, 1,241* lisse raccommodent. Son
jugement sur la Julie, ih. Fait a R. une loi d'accompagner niaiiame
d'Epinay'a Genève, 230. Explications 'a ce sujet, 233. Gause et circon-
stances de leur rupture , et comment K. croit devoir en instruire le
public, 261, 557, III, lis, IV, 249..239. .Convaincu de mensonge
relativement à un raccommodement projeté entre R. et lut, 1,537.
Autre mensonge dont R. l'accuse, IV, 818. R. renvoie au libraire Du-
chesne la comédie des Philosophes, oit Diderot étoit maltraité , 1, 285.
Inégalités dans son caractère, IV, 232, 233. Caractère de Nanetle , d'a-
bord sa maUresse , puis sa femme, I, 179. Est auteur d'un morceau
dans le Discours sur l'InégalUé , 547. Effet île son impulsion et de
ses conseils sur les écrits de R., I , 203, 211, III, 113, IV, 798,
802. Ses Pensées philusophiq les, citées, 1,475, IV, 768. Son article
Machiavélisme, d»os l'Encyclopédie , cité, 1, 669. Sa Lettre sur Ut
Sourds et iW/iefe, citée, III , 522, 551. Sa Préface et ses Entretiens
sur le FiU naturel, cités, II, 449, III, 134. Lettres de R. , IV, 849-
Eloge de son art. Encyclopédie , 229.
Dieu. Démonstration de son existence cl recherche de ses attributs. V. fie-
ligion natiire'le. Tenir son 9me en état de désirer toujours qu'il y ait
un Dieu; moyen de n'en douter jamais, II, 600. Toutes les questions
de métaphysique et de morale se rapportent à ccHe de son existence,
IV, 244,770. Preuves morales de celte existence confirmée par le sen-
timent intérieur, 763, 767, 768. Cependant la foi à cet égard n'est pas
toujours nécessaire au salut, II, 360, 361,766, IV, 767- L'éternité des
peines est incompatible avec sa justice, II , 379, III, 117. Preuves de
son unité, quoiqu'on puisse supposer deux principes des choses, II,
769, 770. Tout enfant qui croit en Dieu est nécessairement idolâtre ou
anthropomorphile, 339. Il vaut mieux ne leur en point parler que de
leur en donner de fausses idées , ^\,19Ô, Of'/'snser Dieu, terme im-
propre et toujours mal appliqué, 111, 39. V. Belij^ion
Dieux du paganisme. Comment furent imaginés, 11,559.
C<gM/e(le)Cilé, III, 148.
DlOOÈNB, 11,608.
DiooÈKE Laérce. Cité, I, 489, II, 409, 627, III, 123.
DioK Cassii's. Cité, 1, 393.
DiOSCORIDE, I, 436.
Discours Mur la vertu la plus nécessaire aux héros, I, 311. Epoque et
circonstances de sa publication , IV, 761 , 765, 764.
Discours sur les Sciences, 1, 465. Epoque et cii-constances de sa composi*
tion. Jugement de R, sur cet ouvrage , I, 181,182, 183.
Discours sur l'Inégalié, 1, 526. Circonstances de la composition île cet ou-
vrage, 205. Effet que produit a Genève sa dédicace, 206>
Dissertation sur la Musique moderne, 111,435*
Distances. Moyen d'apprendre aux enfans "a en juger , 11,420
Divorce. Les Grecs et les Romains en faisoieril peu d'usage, III. |34. P,*ul
être utile dans le Braudei>ourg, mais ne leseroit point en Corse, IV,
513.
Docilité. Effets de celle qu'on exige des enfans, II , 302*
Dogmes, De la religion naturelle. V. ce mol. De la religion révélée. Don
nenl de Dieu une idée Indigne de lui, II, 591 , 392, 393. V. Religions lé-
vélées. QucLs sont les dogmes dont le souverain peut imposer la
croyance aux citoyens, 1, 698, IV, 243. \,lleligion.
Domestiques, Moyens d'en former de bons et de les conserver, II, 224,
V. Economie domestique. Leur insolence annonce plulAt un mailrn vi-
cieux que foible, 252. En avoir peu , moyen d'être bien servi, 623. Con-
duite à tenir envers eux pour qu'ils ne nuisent point a l'éducation des eu-
fans, IV, 463.
Don, y. Hien/aU,
DoRvT. Lecture des confessions faite che?. lui par J. J. , I, 564.
DoBTAN ( l'abbé) , comte de Lyon, 1,66, 67.
Douceur. La plus importante qualité pour les femmes, II, 641 .
Douleur, Est éprouvée dès le moment delà naissance, II, 407. NiV'Cssilé
d'y familiariser les enfans, 428, 433, 468.
Droii ««(lire/ f chaires de). N'existoienl pas en France au lempsde R., II,
782. Établies depuis, ///.
Droit politique. Esl encore 'a naUre, II, 703. Difficultés qui s'y opjioscut,
706. Exposé succinct de ses principes ( analyse du Conlrul social),
706..712,III,6'<.
Droit de vie et de mort , Dioil de faire grâce, V. Souverain,
Droit du plus JorI, Droit de guerre. Droit de premier occupant. V.
Force, Guerre, Piopriété,
DnvuEN, poète anglois. Cité, I, 497.
Diiios l'abbc). Son opinion sur les sjK-ctacles réfutée, III, 125- Son igno-
rance en musique, 582*
DiciiApi ( 1*> ) . célèbre marchande de modes, II. 643
GÉNÉRALE ET ANALYTIQUE.
801
Dl'cauilE( Antlro ;. Sa cnlUtlinn iiititiilre . .innalet et Jluloria Frunro-
,um, elc. Cilt'«, III, 323, 774.
Di'caK.MK, liliraire. K. lui iviivoie lu comù'.ie ilcj /VuV.xo/y/ie», I, 283.
Traite' fait avec lui |>uur le nMiiu>cril <le VE-nile, 295' Sa conJuile ii
ctl CRanl, 297, 299. Lettres de U., IV, 819-
Di <.Ln5. Pourquoi U. >l<^i<e faire sa coiipois>ancc, I, 149.C-ommencciiieiit île
leui liai>oii, t93. SecliarKB tle faire rrp-ler Le Devin ilu village, 196.
Elftls île tes coii'iciU sur lc.4 ou V rages <lc R.,2II- Son refuxrentrer dans
les TnesdeOrimm et >lc Diderot, pour contrarier H. et lui Ater mw gou-
veriicu.«s, 247. K. lui ilAlie son Ocviii du vitlnge. 499. Sa contluile
lorsi'el'inipretMoiiel <>c la pul>UcalioD de VÉ/ail'-, 297,303. Parle de la
Julie» l'Académie, 288. Exiiorte K.!. i^rire ses Confinions, IV, 526.
Lettres de noMe>s« illu>lr>«s vu sa personne. H, 83. Comment se termine
leur liaison, 1,363. Cliangcment total de l'opinion de R. sur soncompl<',
IV, 132. Se^ o<ivra;ws citi!>, 11,347,619,111,501,303,304,522.
Ultrcsde K., IV,849.
Di coMMi M, niaveur, cliei qui R. est mis en apprcntissa|;c, I, 13.
Ukhkt V Miclicli \. Auteur d'un Mi'nioire contre les fortifications de
Genève, I, (12, IH, 81. Prisonnier au cliiteau d'Arlierg , y poUToil
t'trc lieurcui, 1,343.
Di'uuiNo. Nom anglois, que R. se donne pcodaut ton rojage \ Montpellier,
I, «30, 134.
Di'Doiu. Caissier de M. de Francucil, 1, 187.
Durl. Confond toutes les réritaliles notions dlionneur et de justice , et est
injurieux a la Divinité, II, 74. Barluiric et entra vagance de cette cou-
tume, III, 146. Le tribunal institué par Louis XIV |iour la détruire,
bien ima|$iné dans sa composition, l'iHoit mal dans ses formes et dans la
mesure de son autorité, 143.- 146. Vi*f,e des seconds dans les duels,
al>eli par un seul mot d'un édit du roi, I, 693. Quelles sont les causes
les plus communes du duvi, III, 143. Mojcn de se venger d'un outrage
reçu sans se battre eu duel, II, 533< Anecdote quidonne a R. l'idée qu'il
présente» ce an jet, IV, 812-
Di MoiLiM. Letlrcque R. lui adresse, IV, 409.
Duo. Règle» sur ce genre de composition en musique, III, 5S3.
Di riN . m id, ). Visite que lui fait R. Caractère de celte dame. Ses sociétés,
1, 149. R. en ilerieut amoureux. Réponse qu'il en reçoit, 130. Elle l'oc-
cupe en qualité de secrétaire , 176- Son opinion et ses vues sur R., l'A.
Aii'.e R. a se mettre en ménage avec Tbérèse Lerasscur, 183. Continue K
son msude pourvoir'a -.e-ljcsoins, 186. Elle l'engagea f;iirc l'extrait des on-
vra'ges de l'alibé de Saint-Pierre, 2 1*2. R. 5ecbarge,pcndant quelques jours,
desuiri'el'lUucalion de son iils,130. Comment il parvient à le corriger île
Mrs fantaisies, II, 461 . Il conserve toujours de l'attacliement pour celte
dame, et va la voir quelquefois à CiicliJ', I, 267. Quatrain que lui
•dresseJ. J., III, 170.
Di roNT, secrétaire de l'envoyé de France 'a Génci. Sa liaison iTecR., I,
152. Lettre que R. lui adresse, IV, 18.5.
l)iriikT(le comte ). Ses liaisoBS avec R. ,1V, 845. Lettres de R., 849-
'J(H\s ^ le duc de) ambassadeur d'Espagne, supprime dans sa maison
remploi des ustensiles de ciiifie, IV, 212-
DisMLi. Son ouvrage contre R., I, 364- Circonstances de leur liaison, et
ses torts envers lui, 364, 363. Son areu et sa conclusion sur le caractère
de R., 372. Lettres de R., IV, 849.
DiTENS. Ses relations avec R., III, 287, IV, 663. Lettres de R., 849.
DivcHNET, gouverneur de l'école militaire, y supprime l'emploi des uiteii-
sUei iU cuivre, IV, 212.
DiVKRNOis ( Madem. ) I, 195.
Di'Tii.i.AKD, libraire 'a Genève. Service qu'il rend 'a R., I, 167. Réimprime
l'article de VF.coiiomi< fwliU^iie, IV, 286, 291 .
DiviviEB, employé an cadastre à Cliam'icri, I, 108.
Dt VOISIN. Ce qui lui arrive au sujet du manuscrit du Contrat social , dont
il s'éloit chargé, 1,296-
E.
ÉcBKCs. R. se passionne pour ce jeu, I, 114. Imagine d'en tirer une res-
source pour subsister, 148. Ilyjoire avec le prince de Conti, 286-
Eclipse lie iuU-il. Effroi lies animaux, II, 470.
Economie doineilii/ne. Règles 5i saivre en cette partie, et tableau d'une
grande m^il.'.on dirigi'« sur ces règles, 11,222. Disiriiiiitiou intérieure et
mobilier, 223. Culliirc des terres, 2'25, 278. Cl.oli et traitement des ou-
vriers, i>/. De, domestiques, 224. Travaux et amusemeus des deux
.sexes, 228. Maintien de la concoiilc entre les domestiques, sans qu'ils
cessent de se surveiller réciproquement, 232, 233. En avoir |>cu c»t le
moyen d'être bien sei'^i, 62S- Bonbcurque procure une bonne économie
l'nmeslique, 236, 267. Eiialion, administration et emploi du revenu ,
268,279. Donner tout au liicn-étre réel et rien à l'opinion, 268, 278.
Dlxcincment dans l'exercice de la bienfaisance, 270. Relations de société
avec les voisins, 280.
Eio/i.x/i-e fjiiUtiiiiie. I, 583. Etymologie et définilion, 383, 398. Ou
n'y peut pas suivie les mêmes rcg'es que pour l'économie domestique,
les fondcmens du pouvoir y étant tout diflérens, 583. \.Pèrede/ii-
iiàllr. La volonté générale est son principe fondamenlal, 387. V. Fo-
■onlé g-néiulr. La loi étant l'expression de celte volonté, la première
règle est que l'administration soit conforme aux lois, 590. Deuxième
• ègir. Fane que les volontés particulières soient toujours conformes à
h volonté gi'bérate, en d'autres termes, faire ri^iier la vertu, 591 . Pour
rendre la vertu facile, faire aimer la patrie, 592- Pour faire aimer la
patrie, veiller à la comervation de tous les droits, 595. Pour garantie
•e celle conservation, prévenir la trop grande inégablé des fortunes,
,594. Enlin comme l»se de l'édifice social, former par l'éilueatiou pu-
'.liique de bons citoyens, 593. V. Educolion. Troisième re^lc.
Pourvoir aux l)e oins publics par une sage administration des revenus
Je l'état, 596. I-n bon système érniioiiiliinc ne doit pas élre un sys-
trine de finincc cl d'argent, 7.31. Revenu en domaines préférable au
-evcou eu argent, 597. S'attaclier plutôt ^ prévenir lu liesoins <^\i\
augmentei le revenu, 598. i'jyer les nfluiers publia', en denriVs phalM
qu'en argent, 729. Imposer les bras îles liommes plus que leurs bounes,
731. Les impAts ou sulisiilcs, pour être Ictsiliuies, doivent être éla»
blis du consentement du |ienple ou de ses rrprcsentan* , 600. Sont
de deux sortes, ri'eUou personnels. La taxe par tête, n'partie proportion-
nellement, est plus convenables! la U:>erté, 601 , 732. Cette réparlilinn
doit se faire en raison composée de la différence des comiitions et du su-
perflu des liien», celui qui n'a que le nécessaire ne devant rien payer du
tout, 601 ■ L'impAt le meilleur est une taxe pro|iorlionnelle sur les terres,
mais 11 lever en nature plutôt qu'en argent, 73'2. Inronvéniena de la
taxe sur les terres quand elle est excessive, 602. De fortes taxes sur les
objets de luxe, en évitant de donner V la frauile on trop grand attrait,
, sont préférables, 604, 732.
Errilnre. Ses trois espèces répondent aux trois divers états de civilisation,
III, 499. Tient \ d'autres besoins que celui de parler. Loin de fixer l.i
^ langue parlée, elle l'allère, 500, 301 .
Ecritura-Xainle, V. Religions rivéUei, Éviingite, fj'rrrt saeiés,
^oouxKD (le prince Cbarlea), dit le Prét,ndaHi, II, 3 .3.
Education. Doit commencer avec la naissance. H, 418. Ke se partage tns,
411, n'c.t qu'babilude, 401- Trois espèces d'éducallon concourent 'a
former I bnmme et doivent tendre au même but, 400. Quel est ce but .
401, 403, 314,558. Deux formes d'inslitutiou !■ cet égard, éiliicalion
publique, éducation domestique. La première ne peut exister parmi nous,
402, I, 709. Dangers d'une éducation molle et driicnle pour le pie-
mier ige, II, 407. C'est être barbare d'y sacrifier le pré..eul \ l'avenir
par des instructions et nu asservissement prématurés, 4'i9..433, 283..
288. Liheité hieu rég/ée , seul et véritable instrument de l'éilueatiou
première, 439* Elle doit être parement m'gative; quel plus s&r moyeu
de la rendre telle; avantages de cette nuilboile , I , 44U , 441 ,709, Il ,
761. Coutre-sens des éducations communes où l'on pirle d'almrd aux
enfansde leurs devoirs, jamai, de leurs droits, II, 443. Doit être dlffi~
rente pour les deux sexes , 636. Mo)en d'en étendre i'rllel sur la vie ,
entière, 686. But que doit se proposer le gouverneur, III, 272,
^ V. Enf'ans, Adolescent, Eludes, Ensrif;newent, Eulic.
Education ptddique. Base de l'édifice social, I , 595, 709. Principe» de
cette éducation , 593. Ne peut exister p.irmi nous, 709, H, 402. Trois
peuples seuls l'ont pratiquée, I, 596. Plan d'éilucation publique pour la
_ Pologne, 709.
Education ( Traités d' ). Aucun ne parle de b crise qui sert de passage de
l'état d'enfant ^ celui d'homme, 11, 675. Projet pour l'éilueatiou de
. M. de Sainle-Maric, III, 269.
Education des Cvufcm 11,426,612. En quoi préférable pour les filles
. à \» maison paternelle, 638, 654.
Egalité, Véritable sens de ce mot , I , 6<.0. Le pacte social ne la dé
trult pas; il substitue une égalité morale et conventionnelle \ l'iné-
galilc naturelle et physique que la nature a mise entre les individus,
6t>^, 651, II, 314. L'égalité conventionnelle rend ni'>;es«aires le droit
positif et les lois, 511. Est un des deux principaux objets de la législatioD,
, I, Wld. V. luéjfulilé , Cur/ts fjoliti^ue.
Eglife lomaine Son autorité n'a^d'autre titre que sa propre décision , Ily
594. Ses prétentions à l'infaillibilité, 793.
EoMOKT ( la comtesse d' ). Assiste ^ la lecture des Confessions de R. I ,
349. Seiitimens qu'on lui supposoit pour celte ilamc. Ht.
E^lfile; Eg)jjt,en>. Jugement des rois après leur mort , I , 744. Etoieut
obligés de suivre l'état de leurs |>areos, II, 403.
Elections. Comment on y procède dans les républiques, I, 684*
Élibm. Cité, 1 , 487, C93.
Eloquem e. Manière inepte de l'enseigner aux jeunes geu< , II , 535, 536.
Ses effets sont vifs, mais momentanés. Un raisonnement froid et forl
pénètre, et son effet ne s'efface point , 744 , III , 496. Exemple de sa
, puissance, 106.
Emile. Pourquoi est supposé n'ayant qu'un esprit commun, H, 411, 531.
Avec de la richesse et delà naissance, 411. Mais doué d'une bonne
constitution, 412, 414. Pourquoi d'alwrd paro\t |>eu sur la scène, 440.
Dialogue entre lui et le jardinier Roliert , 444, 4t5. Son portrai*. eu
qnalitéd'cH/à/iiyûit. 488... 492. V. Enfant. Son aventure 'a la Foire,
498, 499. Sa première leroa de cosmographie , 496- De statique , 501 ■
De physi((ue systématique, 502. Question di'lerminaule entre son gou-
verneur et lui, pour toutes leurs actions, 503. Comment courait l'uti ilé
de l'astronomie, 504. N'est émule que de lui-même, 507. Quel livre
composera long-temps seul sa bililiolhèque , 507- Quel sera sou choix
entre un festin splendide et un diner rustique, 51 1- Comment acquiert
l'idée des relations sociales et de la nécessité d'être utile aux autres, 51,1.
Pourquoi tloit apprendre un métier, 5i4.. .517* Apprend celui île me-
nuisier, 520. Comment il rectifie par la vue seule l'idée fausse d'un bStoii
brisé dans l'eau, 523. Portrait d'Emile parvenu à l'ilgcde quinze ans,
5.'4, 5io. Sait Va quoi hou sur tout ce qu'il fait, et le pourquoi sur
tout ce qu'il croit, 5i5. V. .-idolefceut. Apprendra lard ce que c'est que
souffrir et mourir ; comment naîtra , se nourrira et s'excitera sa sensibi-
lité, 534.. 337. Comparaison de l'état de son tmc avec celle d'un jeuiii!
homme élevé dans un état brillant et sur desprincipes opposés, c38. E I
un sauvage fait pour vivre en société, 5i3. Commente \i se comiiarer
avec ses semblables ; ce qui doit en résulter, .3)3- Etudie rhistnire, 3S0.
Erreur dangereuse qui naU toujours de cette élude ; moyen de l'en coi-
riger , 331. Nécessité de lui faire acquérir la connois ance du monde et
des affaires; moyens pour cela, 534. .537. Que fera-t-il si on lui chenlie
querelle? 533- Quel caractère aura son langage ; sans rhétorique il sera
vraiment sensible et éloquent , 536. Pourquoi diffèrc-t-il en tant l'e
points des jeunes gens de son ige , 5.37 , 558 , 602- Pourquoi n'a p.is
même encore entendu parler de Dieu, 558.. S62. Pourquoi sou
gouverneur ne le mène pas pliu loin que la religion n:iturellc ,
602. Reste innocent et pur jiisqn'^ vingt ans, 604- Est iostrait sur i*
point par sou gouverneur lui-même, 6<'8. Effet de celle instruction, 610.
Est lutroduit dans le momie , <!ans la vue d'y chercher |)oor lui la cou».
pagne qu'il désire ; effets et avantages de ce motif d'introduction , 612
Poitrail d'un JrM4i« komm»Jmll, ou d'r.mile entré daus l« uioodc, 6l7
8bâ
TABLE
tH9. Quelle <era i» manière lU te prt<>ciiter ; 617- Sa cnndnita envers
let bommiM. Son bagage et ses manières ; sa contenance ; (î18- Sa con-
duite envers les personnes du seie ; sa politesse envers tous , et son désir
de plaire , 619. Quelle opinion on aura de lui, 619- Pour se former le
go&t, il se livret l'étude de la littérature, du tli(<ltre,de la poéiie, 6°iO..
624. , .
amours d'Emile el de Sophie. Arrivée d'Emile clien les parens de
Sophie ; est ^ris d'elle dès la première vue , 672. .674. Toilette de
■ l'un et de l'autre dans la mâtiné du lendemain , 675. Choix d'une ha-
bitation pour Emile, 676. Seconde visite et déclaration, 677- Difiîculté
qui s'oppose !i ce que Sophie s'explique; comment on parvient îi la lever,
679. Emile devient l'instituteur de sa maîtresse , 681 • Querelle entre
les ticux amans, ternùnée par un baiser donné en présente des parens.
Leçon donnée par la mère au_ gouverneur "a celte occasion, 682,683.
De quelle sorte de jalousie Emile est capable , 683. L'anioui u'a rien
chan;;é !i sa manière d'être , 687. Ses occupations quand il ne va pomt
clicx sa maltresse, 689. Sophie défie Emile à la course, 690. Visile de
Sophie el de SCS parens dans l'atelier où Emile travaille, 690. Histoire
du p.ij'san blessé et secouru par Emile , 692. Il présente avec Sophie un
eufaul au baptême, 693. Discours de son gouverneur pour lui annoncer
qu'il faut se séparer de Sophie , 691. Leurs adieux, 69j. Quel est le
but el l'objet propre des voyages d'Emile, 704, 705. Quel eu est le résul-
tat, 713. Mariage d'Emile, 718. Bouderie dès le lendemain, et pourquoi,
719. Raccommodement, 721 . Naissance d'un fils à Emile , et fin de son
éducation, 722 (*).
Èm'U ou de l'Éilitcalton II, 593. Pour qui cet ouvrage a été composa, I,
215. Son ciuquième livre compose ac petit château de Montmorency, 273*
R. cii^eque l'impreisinn s'en fasse en Hollande, 282. Consent à supprimer
ce qu'on voudra dans îes deux premiers volumes , mais ne souffrira pas
que Ton touche'a la Prolessiondç foi, IV, 538, 55'<. Retards qu'éprouve
l'inipiessiou et inquiétudes qu'on veut inspirer 'a R. sur ce sujet, I, 297.
Colle impression est suspenduv , il). R. attribue cette suspension aux
Jésuites, 299. Publication de l'ouvrage, 1,503, IV, 365. Réserve avec
laquelle les amis de R. s'expliquent sur ce livre, I , 505. Etat reli-
peui de l'Europe au msmen.de sa publication, III, 61. Est brûlée
Paris , puis » Genève , I , 51 Ù. Son succès en Angleterre. Deux traduc-
tions faites a Londres, honneur que u'avoit jamais eu aucun livre, III ,
60 , IV 402. Est contrefait en France, 5:4, 563. Devoil être le der-
nier des écrits de R. IV, 524, 349,551,367, 367. Objet prcprede
l'ouvrage, II, 403. N'est autre chose qu'un traité de la bonté originelle
(!e l'homme, IV, 451. Principe général, commun à lui el li tous les
autres, ih.
Emile el .S'o/iliie oit les Solitaii es,ll ,7iS. Idée du dénoftment de cet ouvrage
tel que l'auteur l'avoit conçu , 743. Intérêt que R. n'a cessé de
prendre à sa continuation, et ses projets 'a cet égard , 1 , 367, IV, 727.
Empédoclë. Son reprocbe aux Agrigentins , II , 6'i6.
lim/jluis. Ne pas tant cherclier dans leur partage celui auquel chaque
homme est le plus propre, que celui qui est le plus propre à chaque homme
pour le rendre bon et heureux , II , '271.
lliHiilution. Ne doit pas servir de mobile dans l'éducat'>on , II , 307.
ICiirie. Comment elle se fait , II , 303. Ce qui arrive» R. pour avoii- voulu
faire de l'encre de sympathie , I , 1 )3-
lùi,ycto/)éilie. R. se charge de la partie relative a la musique , I , 180.
A'/i/iiHr<T. Premier état ou époque, II , 4°2I. Deuxième, 488. Troisième,
492. Ses premiers développemens se font presque tous 'a la fois, 427. Doit
êlreaiméeet favorisée dans ses plaisirs , 429. Ne peut guère abuser de sa
liberté , 457. A des manières de penser qui lut sont propres, 458. Il y
a des hommes qui n'en sortent jamais, d'autres, qui n'y passent point ,
449. Est semblable dans les deux sexes, 526. Leurs amuscmens com-
muns et goAls propres qui les distinguent, 659. L'art d'observer les en-
fans trèi-difficile , 492; et ignoré des pères et des maîtres, 318. f^. les
trois articles suivans,
r.ii/i:n'. Le nouveau né doit avoir tous ses membres en liberté , II , 401 ,
417. .\pprendde bonneheurece que c'est que peine et douleur, 407. Ne
doit pas être sevré de trop bonne heure , 424. Et ne doit l'être qu'avec
des nourritures végétales, 415. Doit être élevé à la campagne , 4l6. Lavé
«ouvaiit, el, avec gradation , dans l'eau froide, même glacée, 417. Ce qui
arriveroil s'il avoit 3i sa naissance la stature et la force d'un homme fait,
418. Ses premières sensations purement affectives, 419. V. A'ourriic.
Portrait de VEnfant fait, c'est-a-dire tout Jbi iné d' iipiès les prin-
cipes de It. , 488.. 492. Il en meurt plus de ceux élevés délicatement
que des autres , 407. Naturellement enclins 'a ta bienveillance , 527.
Comment se dépravent dès le premier ige, 408. On ne doit leur laisser
contracter aucune habitude, 4)9. Moyens de prévenir la peur des arai-
gnées , des masques , du tonnerre, etc. 419, 4*20. Point de moralité dans
leurs actions, 422 , 439. Les pleurs sont en eux un langage naturel , 421 .
Elles sont d'alvord des prières , ensuite des ordres. Règles ^ suivre en ce
point , 421. .421, 4'28, 4 >3. Leur grammaire plus régulière que la nAtre,
423. Comment leur apprendre b parler et prévenir les vices de langage et
de prononciation, 425. .427, 482. C'est un devoir de les rendre heureux
, lies leur enfance , 4.9, 430. Ne doivent ni obéir ni commander, mais dans
l'unique dépendance des choses, et dans le sentiment de leur foiblesse ,
, apprendre de bonne heure a se soumettre a la nécessité , 288 , 43^. .458.
Raisonner avec eux, méthode inutile et absurde, 457, 438,442. Com-
ment leur donner l'id& de propriété, 444. Cause de leur penchant 'n
détruire , 425. Moyens de prévenir ou empêcher les effets de ce penchant,
443. Quelle e:'pèce de punitions on doit leur faire subir, 446. Ne sont pas
n^lurellement portés à mentir,//). Ne pas fairede nul, seule leçon de morale
(*) Comme on n'a pas fait entrer dans cette Tabla l'analyse de la partie
romanesque de la Nouvelle Hèloise , on a cru devoir également y omettre
c(ll« des aventures d'Emile après son mariage, aventures qui d'ailleurs,
dans l'état où est resté l'onvrage , se réduisent \ très-peu de faits. On en a
•lirait senlemeQ/l quelques pensées saillantes et les idées générales pour les
f«ire eulrer ilans la Table , chacHme sous l« mot qui lui appartient. CF.
qui lenrconvicnne,449. De quel genre de raisonnement ils sont su5orptU>lei.
431. Danger des instructions pre'malurées , 2X3, 286.11 ne faut pas
leur présenter de bonne heure des idées fortes et compliquées ; c'est avee
les actions qu'il faut les apprivoi-er, IV, 221. 11 faut que le corpi se
fortifieavant que l'e.spril ne s'exerce. Uliliié des exercices coi-porels , II,
288, 16î. 469. N'ont pas de véritable mémoire , et ne peuvent apprendre
que des mots, 431. Application de cette idée à l'étude de la géométrie,
id. lfl%. A celle des langnes, 452. A la géographie , ih. A l'histoire , 43î.
Comment cultiver l'espèce de mémoire qui leur appartient, 295, 434. Ne
doivent rien apprendre par cœur, 291, 426, 434. Pas même les Fables
de La Fontaine, 434 , 433. Apprendront \ lire et à étrire, si on leur eu
fait naître le désir. Moyens pour cela, 294, 437. Moyens d'exercer leur
esprit en exerçant beaucoup leur corps , 438. Leurs caprices , effet d'une
mauvaise discipline ; comment les en corriger, 46(.. 463. Punitions qui
doivent leur être infligées , III, 270. Moyens de correction pour la
vanité il'un enfant riche et de qualité, qui voit dans son gouverneur un
homme Si ses gages, IV, 789. Autre moyen pour la mutinerie, 851.
Quelsvêteniensconviennentauxenfans, 11,463, 466. Quelle coiffure, 465.
Quel lit, 467. Doivent apprendreSi nager, 46ï>. Nécessité d'exercer leurs
sens et mode de cet exercice pour chacun d'eux , 489..497. V. .Vent.
Les jeux virils préférables \ tous les autres , 480. Peuvent acquérir une
grande habileté dans les arts, ib. \ . Dessin, ilfusi^iuT. Choix et me-
sure des alimens qui leur conviennent, 484, 487. Instructions religieuses.
S'il est nécessaire de leur en donner de bonne heure , III, 272. V,
Religion^ Amour de R.pour les enfans et plaisir qu'il prenoit \ les
observer, I, 448. Exemples qu'il en cite, 4,50, II « 425. Pourquoi,
devenu vieux, il n'a plus avec eux la même familiarité, I , 449. Par quels
motifs il a abandonné les siens, l'A, K, RocssE.tf (J. J.).
En/iins. (Comment se font les). Sage réponse d'une mère & son fils sur
cette question, II, 551.
Enfans trouvés. (Hôpital des). Vaine recherche du premier enfant que R.
y avoit mis, 1,294. Bénéfice que retire cet hApital de la vente de ses
ouvrages de musique posthumes , 565,
Enjer. Comment R. imagine de se rassurer sur la peur qu'il en avoit, I,
126. II ne pense pas que Fénelcn y ait cru réellement , 118. L'éternité
des peines incompatible avec la justice de Dieu, II, 579, III, 117.
Engagement téméraire (1'), comédie, ÎII, 224. .258. Epoque de sa compo-i •
lion, I, 177, III,'2"24. R. a l'intention delà faire jouer Si Strasbourg,
I, 552.
Enigme. III, 568.
Ennui. Sa cause principale, II,a59. Inconnu au peuple et fléau des riches,
628.
Enseignement. Choix a faire dans les connaissances 'a acquérir, relativemenv
'a leur utilité et aux bornes de l'e.'prit humain , 1 , 120, 125 , II , 493.
Des meilleures méthodes d'enseignement , 497- On n'y rloit employer ni
émulation ni vanité, 307. Les instructions de h nature sont tardives et
celles des hommes presque toujours prématurée; , 529. Heureux effets
d'un enseignement bien dirigé , 310 , 3l3. V. Education, Adolescent,
Seiences,
ÉoM (le chevalier d'). Lettre que R. lui adresse, IV, 600.
Éphores. Leurs fonctions 'a Sparte, I, 691- Leur pouvoir accéléra la cor
ruption commencée , ih. Leur tribunal souillé par des ivrognes ,695 ,
, 694. Ce qu'ils faisoient d'abord en entrant en charge, III, l45.
EPICTÉTE, II, 536.
Epicuriens. Eu quel sens avoienl rai.son de dire que jamais les sens ne nous
trompent, II, 522.
Epinay (M. d'). Sa conduite envers sa femme , 1 , 178. R. compose de la
musique pour sa fête, 244. Il contribue à rapprocher R. de Saint-Lam-
bert et de mad. d'Houdelot, 262.
EriNiv (mad. d'). Commencement de ses liaisons avec R., I, 178. Proposi-
tion qu'elle lui fait relativement "a M. de Francueil , ib. Offre "a R. sa
maison de l'Hermilage , 207. Gêne qu'éprouve R. dans son voisinage ,
214. Nature du sentiment qu'elle lui inspire, 215. Ses attentions délicates
pour R., 228. Sa conduite quand elle s'aperçoit de l'amour de
R. pour mad. d'Houdelot, et ce qui en r&ulta , 254. Propose à
R. de l'accompagner i Genève, 249. Motifs de son voyage, 250. Motifs
de R. pour s'y refuser^ IV, 271. Causes et circonstances de leu rupture,
I, 233, 236. Ce qu'il faut penser des Mémoires de celle dame, 265. Ses
Mémoires, cités, 1,228,257, 247,248, 234, 237, 238, II, 775. Lettres
que R. lui adresse, IV, 849.
Epitaplie des deux amans de Lyon, III, 569.
Epitiiphes anciennes Comparées aux modernes, II, 622.
Epilrs)i M. Bordes, III, 539, 563. !> M. de l'Étang, 561, 'a M. Parisot,
561.
Eimenonville. N'est soumis 'a aucune taxe lors de l'invasion en 1813, par
respect pour la mémoire de R. I, 571.
EnosTRkTE.S'il se fût senti capable d'écrire l'Emile, il n'eût point brfilé la
temple d'Éphèse, IV, 79H.
EscHERNf (le comte d'). Se lie avec R. à Métiers. A connoissance des
Lettres de la montagne avant leur publication , I, 524. Anecdotes et
traits caractéristiques qu'il rapporte, relatifs à R., 537- Lettres que R.
lui adresse, IV, 849. Ses ilélanges de littérature, d'hisluire, etc., cités,
I, 524, 557, 369, .370.
Esclavage. Ne peut résulter d'une convention , I, 611. Ni du droil de la
guerre, 642. Est nécessaire peut-être pour le maintien de lalilicrté,
679.
Escrime Pourquoi R. ne fait aucun progrès dans cel art, I, 103.
Esope. Acteur célèbre Si Rome, III, 1 18.
Espagnols. Interdisent aux gens de loi l'entrée de l'Amérique , I, 467.
Leur manière de voyager, II, 701.
Esprit. Difficulté de s'élever Si l'étude des esprits, II, 558. Erreur de Locke
a ce sujet , ib., 559. Sens du mot esprit pour le peuple et pour les en-
fans , S59. Est essentiellement distinct de la matière , 370 , 571 ,
769.
Esprit solide, superficiel, juste, J~aux, etc. Ce qui les caractérise, II. 5JI
Chaque esprit a ta forme selon laquelle il doit être gouverné, 411
GÉNÉRALK KT ANALYTIQUE.
803
EiMHi un l'oii^ me ,l,t langues, III, '.9.1.- 322. l^po<|uetU la ceiaposition
lie cet ou» rage, 1, 296.
IClat ,U niitiiir, ilut civil. Ce qu'il fautiroit pour en r/unir le» avanlage^,
II, 43t- En snit;iiil (le IVtat de nature, nous forçous dos seniMalilci iI'cd
inrlir au»! , 4'!0. Quelle occnpalioD noua ea rappro^be le p ui ,
513. V. Ilommr, Ini-^ntiré, Sociilé, Sniu-age.
EtTi (nudem. <!'). Sun laractiie, 1, 178.
Élntle. Celle de» langues hors de |j porti^e .'u premier Jge , II, 452.
Moi en d'in>pircrîi un enfani le goi'it de IVlude . III , 273- IKTcr»e«
m/l^ioiles suivies par R. pour i<tndier avee sueiès, I, '2', 123. Obliga-
tion qu'il reconnoll avoir i l'dlu.le, n."». D^ns ipielle Tue il faut s'y li-
Trer pour en tirer un fruit vérilaMe et rrellenieiil heureux , IV, àlf-'.
S't'iudier dans ses rapports arec les i-hose«, emploi de l'enfance ; pni* dans
•es rapports arec les hommes, emploi de la rie entière, II, 328. S'il y a
desAudesoti il ne (aille que «les seul , 452. Études spA:ulalivej trop
cullivi-ei aui dé|>ens de l'art d'agir, !i5i.
ErcLiDR. R. ncgoTilepas sa nu-tliodc, I, 123.
EvatfiuB, III, 183. Ce qu'il dit <!e Jupiter, 11,361- Son îfihigènle, cit.'e,
.ni, 148
/•.'■•«ng/e. Sa sainteti< et sa sul<limil<< reconnues , 1 , <90 , 696 , H , 597 ,
m , 13 , '2S- Scepticisme i adopter rclalivement !i ce (irre ,11, 79f'.
Comment, en iso^nt des passages, ou peut ëtalilir que c'est un livre per-
nicieui, IIT, 16. V. Clirislinnisme.
F rumen <le deux f)iinr!fie% avancé^ finr lU. Rumenii il m la hrocliure in-
titulée Erreurs sur la mu!.iquc ilans l'Encyclopi'ilie, III, 3i6..3^5.
F.xrmplet thons). Dans les cbo>«a louables, il Tant micu( donner l'exemple
que le recevoir, IV, 216.
Exemjjlef (nuuvaisj. Corrompent plus de ccnirs que les mauvaises incUna-
tions, 11,613.
Exercices corporeU Leur importancedans la première éilucation, sous le
rapport physique et moral. Comment les fnirc concourir avec la culture
de l'intelligence, 1,710, II, 412, 459, 541. Les eierciccs que R. con-
seille ne sont pas ccui de l'ancienne Rjnmaslique, IV, 293. Supërioritii
des anciens sur les modernis, III, 160.
Evnns ( M. et niad. d' \ de Lton, I, IH, 138, 139> Lettre d« R.
IV. 179.
F.
Fsairt. Jamais les cil rdtiens n'eussent fait un serment pareil \ celui i* se«
Mldats,I,6U7.
Ftct.Es. Si leur l'iudc rou vient aux enfans, II, t3l. Examen d'une de celle)
de La fontaine , 4Î>1. De leur morale , MiCi. Quel est leur vrai leuips ,
53^. La morale n'y iloit pas Hre d<'vel»p|H'e, ih,
PtcRt d'Eai.«NTiHi!. Doit à H. V'u\ée de son J'iiiljnle, III, 131 •
Fiuiirii's. Sa prosopo^H^e aux Romains, I, 468-
f'ucullés supei fines île l'homme, caii>es de sa misère, II, 431 • V. Bonheur.
FsooN, premier mt^Iecin de LouLs xiv, 1, 342.
Fumille. V. Pire de FumiUe.
Fiinatiime. Bien ilirigi! jicnt produire des vertus sublimes. Compara II
I'ath(<isme, II,riUO, (i<l1. Le fanalisuic dévot peut se réunir quelquefois
avec le fanatisme atb(<e, I, 299.
Fanluities des cnfnn-. V. Cuftri'-es.
FaKr. Se joint commuMi'ment a la lésine, II, |K7.
FiTio, Genevois. FumUl- clandestinement par ordre du petit Conseil, IH,
3, 102.
Fautes. Pins elles sont courtes, plus elles sont pardonnables, IV, |63.
FtVOXIN, II, 431.
Fsvue, premier syndic de Genève, IV, 183. R. bu .^rit pour faire abdi-
cation de son di'oit l'e bourgeoisie, I, S i2, IV, 4iO.
FivKit (le comte de) Veut faire monter R. derrière son eiirrosse, I, 47.
Finit par lui Touloir du bien ; mais R. se rend indigne de ses Lontà ,
KO, 51.
Fizt. Ecrase les doiuts de A. enc«ra enfant , qui lui garde la teerst,
I, 422.
Fkins (de), capitaine de cavalerie. Visilc R. a Moliers , 1 , 323.
Fki. (niadem. , actrice de l'Ope'ra, I, 195, 244. Molet compose pour elle
parJ.J., IV, 11.
FÉ..icK(le I'.) Lettre que R. lui adresse, IV, 546.
Fcuflle, dis animaux. N'ont plus de désir quand le liesoin est satisfait ,
II, 6.33. Leur maoe'gcen amour, ib. Accouplement exclusif dans certaines
espèces, 685.
Femme. Femme et homme parfaits ne doivent pas plus se ressemblerd'esprit
que de visage , II , 62, 632. En quels sens peut-on la considérer comme
un homme imparfait? 526. Pourquoisa raison est plus t6t formée, 2.3. Est
fiile spécialement pour plaire a l'homme. Conséquences de ce principe ,
632. Son inlidélilé plus criminelle que celle de llinmme , 634. Ne doit pas
seulement ^tre Piilèle ^ son mari, mais jugi^ telle par lui et par tout le
monde; pas seulement être estimable, mais estinu^e, 128, 634, 637.
D'où résulte qu'elle est en tout soumise 'a l'opinion, 676. De quelle nature
doit être son empire, ri33, 66 I. Il est d'autant plus grand quand il se lie
Il riionn(^leté , 658. Utilité de cet ascendant. Exemples, Sparte , Rome ,
les Germains , t>56. Elles sont les juges naturels du mérite des hommes ,
6.'>.>, 661. Est coquette par état, et doit l'être, ^37. V. Cai/uellerie.
E..t accu-.ee !i tort d'être naturellement fausse , fi52. Est plus constante
que l'homme en amour, 7(9. Sa plus importante qualité est la douceur,
641. Marii«, ne doit pas négliger le» arts d'agrément, 643. Parle davan-
tage que riiemme, et cela doit être, 645. En matière de religion, sa
croyance est asserrieSi l'autorité, 646. Règles pour son éducation, V.
Filles (petites), Filles rjeunes). C'est aux femmes qu'appartient l'éduta-
tion du premier Jge, 399- Leurs mtpurs décident de celles des hommes ,
III, 1.31. Leur ascendant sur les hommes , I, 47!. La privation des
grJcesest un défaut qu'elles ne pardonnent pas, II, 61 . Ne doivent jamais
cesser d'être dé leur sexe , 62. La ruse est un talent qui leur est naturel,
64t. Courir est la seule chose qu'elles fissent de mauvaise griice , 6;)0.
Toute femme qui sa montre .'e dé-bonore; point de bonnes m/rurt non r
elles hors d'une vie retirée rtdonie.tique,II I, 131, 133. Caosasdeb diffé-
rence qui, !i cet égard, eii^te entre le anciens et les Diodemcs, 184. Si
1rs femmes ont gagné i ce changement, 161 . Doivent vivre ordinairmnenl
téparéesdes hommes, 1.39, IC2, II, '£27, excepté la mère de famille, 253.
Les avantages des sociétés di: femmes entre elles l'emportent sur les io-
convénieiis, III, 162. Tour d'espiit propre ^ chaque sexe constaté par
la différence entre un homme et la femme dans I art <Ia tenir inaisou et
de recevoir compagnie, II , 651- Quelle e-pèce de culliiie convient V
l'esprit des femms, 6.".*. V. il/onJ'. Consulter leur goût dans !<«
choses physiques , et celui des hommes dans les choses morales, 6il.
Ouvrages de génie passent leur port e ; ne sont point faites pour la re-
cherche des vérités abstraites, 633- Caractères île leurs ouvrages; en
général n'aiment aucun art, et n'ont aucun génie; ne savent ni dtîcrire ni
sentir l'amour même, III, <60, 161- La politi(|ue n'est point de leur
ressort, Il , (33- Sont les juges naturels du mérite des hommes, 636,
661. Respect des anciens pour elles, III, |34.
Femme helle-esfiril. Fléaa i\a son mari et de tout Je monde, 11,670.
Malheur attaché 'a toute femme qui s'afficbeet aspire ^ la réputation
IV, 483. Pourquoi sout-elles toujours présentées sur notre théâtre comme
modèles de perfection ? III, 133. I ncon venance et effet qui en résulte,
134.
femme qui veut se fuiie homme. Perd les avantages de son sexe sans acqn^
rir ceux de l'autre, II, 636, f 53.
Fénki.oh. Se plaint des éducations où l'on met tout l'ennni d'un cAlé et tout
le plaisir de l'autre, II, 640- Ne croyoit pas à l'enfer, I, |i8. Sou
Education des Filles, citée. H, 441 •
Fexestk (le baron de). Sa devise, IV, 73»
Fkrriid (M), y. MiMARn.
Fêtes de Rnmire. Comment R. fut chargé des changemens^ faire 3i ce diver-
tissement , et ce qui s'ensuivit , I, 173.
Fêles et jiux yuhlns. Leur importance sous le rapport politique, I, 707 Sa
fo:«ment naturellement 1^ où le peuple se rassemble pour un objet de
pl.li^ir, III, 171. Lui sont ni^'essaires pour lui faire aimer son étal, et
assurer le maintien t'e l'ordre et l'e la paix publique, d'. Des Fêtes eu
us;ige à Sparte, et de leur effet sur les citoyens, 173, 176. Différence de
l'a [lect qu'elles pré>cntent en France et en Suisse, sous le rapport delà
vivacité et de la gaité, IV, 414. Idées de ces fêles 'a Genève, III, 171 ,
I7i. Description d'une fêle nocturne improvisée dans cette ville, et dont
R. fnt témoin, 473, 176.
A'/<r</. Ortliogr.iphedeco vieux mot, justiGéepar R., 1,48.
Fieric, Celle de Vime ne s'allie pas avec celle de la contenance et du main-
tien, 11,618.
Fie^i/ue (le comte Louis de), Génois. Son éloge, IV, 630.
Firmes. Il u'v a qu'un géomètre et un sot qui puissent parler sans figures,
II, 119. ;
^<7/rs (petites'. Aiment, presque en naissant , la parure , II, 637. Ce goût
doit être suivi et réglé, 642. Répugnent a apprendre \ lire et écrire, mais
apprennent volontiers le dessin, 639. Doivent être gênt^ de boune
heure, et exercées) la contrainte, 640. Extrêmes en tout; conséquences
de cette dispositioi,, 641. Sont naturellement rusées. Parti qu'on en peut
tirer, 642.
F'I'es (jeunes). Doivent cultiver les arts d'agrément, II , 64.3. Méthode à
suivre dans cette étude, et quels maîtres leur convienneul , 644. Ont plus
tAt que les garçons le sentiment de la décence et de l'honnêteté, 25,643.
Motifs descaresses qu'elles se font mutuellemeut devant les hommes, 6W,
646. Le babil leur est naturel ; il doit être entretenu et contenu par une
autre règle que celui des gai-çons, 643, 646. Quelle religion leur
convient, et comment les en instruire, ('46, 6.M). Nécessité de cultiver
leur raison, 6.30 (V. Femme). Portrait d'une jenneJtUe fmle. V. SoraiB.
Fii.MK» (le chevalier). Son Palriarchit , cité, I, 587.
/'^/fo/ire; (systèmes lie). Inconnus dans les gouvernemcns anciens, 1, 729.
Un bon système de linance doit avoir pour objet de rendre l'argent le
moins nécessaire qu'il est possible, ih. V. Economie fiolittiiue.
FiQi'ET , graveur d'un portrait de R., IV, 56.
FiTZ-Moais, métiecin à Montpellier. R. .se met en pension cbex lui, I, 134,
FizKS, médecin de Mont|»llier, I , <20, 133 , III , •/79.
Foi.Ltu , préilécesseur de R. dans la place de secrétaire d'ambassade !i Ve-
nise, I , 152.
FLSMtHvitLE , chevalier de Malte. Visite R. ^ Ermenonville , I, 367.
Flamihii'S. a quoi il compare lei trou|>cs asiatiques d'Antiochus, H, 279.
Fleuis. Ridicule de ce goût quand ildevicut passion, II, 243-
FtEiai (l'abbé). Son Choix des Éludes, cité, II , 4H.
Flei'BIEU (mad.de). Vers que lui adresse J. j., III, 368.
Foi'lessr. En quoi consiste, II, 4^1. D'où vient celle de l'homme, 49!.
C'est elle qui le rend sociable, 333. Toute méchanceté vient de foiblesse ,
422,1,432.
Fontaine de héron oudeHièron. Ce que c'est; folie qu'elle fait faire !i R.
1,51.
FonTENELLE. R. fait sa connoissance, et en reçoit de bons conseils, T , 1 43,
1.30. Son mot a l'occasion de la dispute sur les anciens et les modernes, II,
623. Ses Dialogues des lUoris , cités, 124.
FoaCAtQ'iEK (comtesse de), amie de mad, Dupin, I, 150.
Force. En quoi consiste, II, 431. A quel ige l'homme a le plus de força
relative, et comment il en doit employer l'excéilant, 493. Comment la
force du génie et de l'ftme s'annonce dans l'enfance, II, 4.30.
FoEMEv. Notice sur cet écrivain, et motifs des notes de R. contre lui,
II, 400, 498, 500. Publie la lettre de R. \ Voltaire, Il l'occasion du
poëme sur le Dcsaslrr de IJshonne. Ce qui en résulta, I, 283.
Fort (droit du pins ). Offre nne contradiction dans les termes, la force
ne pouvant jamais constituer un droit, 1,640, 641. N'a pas, dans l'état
de nature, l'influence et l'effet qu'on lui attribue, 530- Etantlcseul
droit reconnu sous le despotisme, ramène l'homme au point d'où il étoit
parti, 563.
Fortune. Pourquoi il vaut mieux devoir sa fortune li s» femme qu'i soa
ami, II,3t0
8G4
TABLE
Foi-CBr, de l'Acad<!mie tle>> Sciences, I, |46'
Fnt'i^TiKi^ M.) Lettre cjue R. lui atlresM;, IV, 803
Fni3>H0HT ( de ), I, 150.
Franchise. II n'j a qu'elle qui élève l'ime et soutienne par l'citime de
soi-même le droit ]i celle d'autrui, IV, 287.
François. Leori^logc, II, 129- Idée qn'il faut prendre <Ic leurs prote:>ta-
lions cl offres de service, I, 82, H, H5. Ce qui rend leur abord re-
poussant et désagréalile aux étrauger», 426. Voyagent d« manière à n'eu
jamais proGter, 70J . Comparés sous ce rapport aux autres nations, ib.
Ils votidroient porter avec eux toute la France, 739. De tous les jx^uples
do l'Europe, a le moins d'aptitude pour la musique, 143- £st liai de
toutes les nations, et n'en liait aucune, 283. Origine et mstifs de la pré-
dilection de R. pour les François, I, 9 )• Pourquoi préféioil faire ses
ourrages en France plutôt qu'en tout ^utre pays, 1,212, 398. Inconré-
niens de leurs babillemeus pour les enians, 1I> 465. Sur leur nour-
riture, 484.
François l soldat ). Est invincible quand il peut co «plcr sur son génial,
II, 297. Belle réponse d'un grenadier à mylord Marlijirougb, ib.
FaAiccoct R. y, Rkbel.
Frircukil (M. de\ Commencement de sa liaio'n ,ivcc R., I, 15, 150. Il
l'occupe en qualité de secrétaire, et fait rrp-'ter les HîiiSfS ^niantes L
rUpéra, 176- Introduit R. cbez madame d'Épinay, 178. Lui offre
clicx lui la place de caissier, 188. Ses bons procédés à ce sujet, 189.
Fait avec Jelyolle un autre réxîitatif au Devin fiu villtige^ 196. R. lui
Tole sept livres dix sous, 19. Fragment d'une lettre de R., IV, 207.
FKtm:!;Eii. ( mad.de ). Ses liaisons avec R., I, 178. Il lui écrit sur l'aban-
don qu'il a fait desesenfans, 186, IV, 203.
FRéuÉRic-GifiLLAVME, roï de Prusse. Trait du major bàtonné par ce
prince, qui donne à R. l'idée d'une des notes les plus remarquables de
VÉmile, IV, 811,812.
FftéDÉRic-LE-GRAND, Effcl qiic produit sur R. la lecture de sa correspon-
dance avec Voltaire , I, 111. Inscription nii.^c au lias de son portrait,
III, 370. Aversion qii'avoit R. pour ce prince. Ses motifs pour craindre
d'habiter dans ^cs états, 313, II, 712. Comment il témoigne sa bienveil-
lance pouf R., I, 317. R. lui écrit pour lui iloiincr une leçon utile ; effet
«le cette lettre, 317, IV, 398, 399. Il apponve l'invitation faite à R
de se rendre *a Po^tdani, I, 338. IV, 392, 393, Lettre^ R. publiée sous
son nom , I, 333. Lettres que R. lui adresse, IV, 849.
Frérok. Publie un cerlilicat donné par R. sur nn prétendu miracle,
I, 62. Anecdote sur sa mort, IV, 110. LcHre que H. lui adre e, 208.
Froi...i, (le bailli de). Ambassadeur de Malle, 1, 19'(, IV, 203, 327,
328.
G*
GiiMt , abb^ savoyard. Donne dss conseils utiles !i R., I, 43. ^. Gàtier.
OulanU-ric. Quelle sorte de jalousie elle produit, II, 683. Différence de
son ton à celui de l'amour, III, 161.
Galles ( le prince de ). Rend Ti^iteîl R., I, 332.
Gai.let (Madem.). Partie de campagne que R. fait avec cette demoiselle et
une de ses amies , I, 69. Lettre que R. lui adresse, IV, 488-
Gasc ( de ) , président au parlement de Bordeaux. R. lui >!onne des leçons
de composition, I, 143.
Gatier (l'alijjé). Donne des leçons de lalini R. Portrait de ce! ecclésias-
tique; ses malbeurs, I, 60. Est, avec l'abbë Gaime, l'original du Vi-
caire savoyard, 46, 61 ■
Gauffecourt (de ). Commencement de sa liaison avec R. Son portrait ,
I, 110. Service qu'il rend a R. 173. Fait avec R. un voyage à Genève,
et tente de corrompre sa Tbéièse, 203. Est gardé par R. pendant une
forte maladie, 241. Lettres de R., IV, 830.
iliturei. Comparé.i aux Banians, II, 485.
Gautier, Genevois. Son démêlé avec le père de R. par suite duquel celui-
ci est forcé de s'exiler, I, 3.
GAtJTIER, professeur et membre de l'Académie de Nanci. R. ne croit pas
devoir répondre i sa réfutation du Distours sur les si-ienrns. I, 478.
Oenef. Inscription àu-ilessus des prisons de cette ville, I, 684- Séjour de
R. dans le lazaret, 152.
il nive. Patrie de Rousseau, I, 1. A quelle époque il la quitte, 21. Bon
accueil qu'il y reçoit quand il y retourne , et ce qui en résulte , 204.
Ce qui le foit renoncer deux fois au dessein de s'y fixer , 206, 507. Con-
duite du petit Conseil de celte ville après la publication de la Nouyelle
Hétvise, 307; et del'KiniU , 312. Injustice du décret prononcé contre
R. et ses livres, III, 3. Irrégularité de la procédure suivie "a cette oc-
casion, 38, 43- Situation de celle république après le décret lancé
contre R., I, 322. Il renonce a son droit de bourgeoisie , iV/., IV, 440.
Conduite du Coaseil après la publication des Leilrcs de la Montagne , 1 ,
329,330.
Tableau de la constitution de Genève a l'époque où R. écrivoit, TII, 1.
Eloge de ce gouvernement en lui-même et dans son étal légitime; exposé
détaillé des abus qui s'y sont glissés, 67, IV, 708 Ce qu'a été le Conseil
général de celte république en difféiens temps, 111,76.. 97. La censure
J existe dans deux institutions différentes, 147. Utilité de l'institution
des seigneurs-romrnii , 173. Les greniers publics y sont le principal
revenu de l'état , I, 599. Idée de sa constitution au temps actuel, III,
4- Inutilité de ses forlilications, 137. Comment les Genevois défendirent
leur ville, II, 474.
Caractère et mœurs des Iiabitans des deux sexes, II, 333. Tableau
dallé du gouvernement, de son esprit et des dispositions générales, I,
527. La doctrine des patteurs de Genève défendue contre une assertion
dud'Alem'ierl, III, 116, 117. Idée du commerce de celle ville et des
occupations de SCS lialiilans , 153. Leur goût pour la campagne, 137.
I<es artisans de Genève comparés a ceux des autres pays, IV, 292-
Son:; un air froid, le Genevois a une îtme ardente et sensible, III, 167,
172- Son IncHnalion pour les voyages, 174- Les mn-urs inclinent
déjK Ttrs U décadence; application i l'éducation de la jeunesse, 164.
Calculs comparatifs tendant à prouver qu'un tkt^Alie i.o poiirroit j'f
soutenir, III, (56. Changement total dans les maurs tl les habitudes
par l'effet de cet établissement, 168, 169. Abolition es sociétés dites
Cercles, 138. Avantages que les cercles produisent, beaucoup plu» grands
que les incouvénicns, 161.. 164. Comment l'établissement du théâtre
portera atteinte à la coustitulion, 163, 170. B. avoue s'être trompé
dans sa Lellie a il'Alrmherl, sur l'étal des mœurs 'a Genève, IV, 509,
523.Cequiest ré>ulté de celte lettre relativemenl'a Genève; circonstances
de ri'la:iliisement du théâtre dans celle ville, et état actuel des cbo.ses en
ce point, III, 176, 177.
Génie. A moins liesoin de la protection et de l'argent d*s p i iuces que de la
liberté , IV, 237. A souvent dans l'enfance l'apparence de la stupidité,
II, 4d0. Celui des hommes assemblés ou des peuples , fort diffcrenl du
caractère de l'homme eu particulier, 347. Ce qu'est le génie pour le mu-
sicien, III, 701.
Géogni/jln,.-. Hors de la portée du premier âge, 1 1, 432. Méthode pour F»
tude de cette science, 495, 497.
Géomd(;i«. A elle-même des vérités incompréliensilile.., III, !|7. Hors de l.
portée des enfans dans la méthode ordinaire, II, 431. Quelle mélliod»
leur convient pour cette étude, 479. Los progrès dans celle étude peuveut
servir d'épreuve et de mesure pour le développemenl de l'intelligence,
494. Eludes de R. dans celte science, I, 123. Ce qu'il pense <le l'applica-
tion de l'algèbrea la géométrie, 1^3. Il n'y a qu'un géomètre cl un sol
qui puissent parler sans figures, II, 119.
Cemiami. Loi de continence imposée chez eux aux jeunes gens, II, C04-
Leur respect pour les femmes, 656.
Geoffrin (mad.;. Son portrait par d'Alembert, I, 448.
Gessner. Sou poème d'.Jbel, cité, II, 648. Son éloge, IV, 333.
GiBBoM, IV, 443.
Gioiis (anneau de). Ce qu'eût fait R. s'il l'eût possédé, I, 435.
Gn. Blas. Lu par R. avant d'être mûr pour cette lecture, I, 88.
GiLoz ,1'abbé), IV, 198.
GiNOUENÉ. Son ouvrage sur les Confessions, cité, I, 348, 358.
GiNOiNs DE MoiRt. Témoignage d'amitié qu'il donne à R., I, 312. Lettrée
que R. lui adresse, IV, 850.
GiRARDiER(mad.), belle-sœur de mad. Boy-de-La-Tour. Reçoit R. \t Mé-
tiers, I, 513. Entre dans la ligue de ses persécuteurs, 331.
GiRKRDiN (le marquis de). R. se relire cbez lui 'a Ermenonville , I , 560.
Comment il fait constater son genre de mort , 368. Ce qu'il fait pour la
veuve de R., 571.
GiRAiD ( madem. ). Son inclination pour R. qui n'y répond point, 1, 68.
Prend raisonnablement son parti, et lui rend service, 73.
GisoRs (le comte de). Trait de son enfance, II, 492. Son éloge. Comment il
avoit voyagé, 703, IV, 391 .
Ginrf. Fait éprouver à un enfant la sensalien de la brûlure. II,
322.
Glick. Observations snr ssn opém d'Atreste, III, 536, 539.. 368. Et
sur un morceau d'Orphée, 56».. 570.
G«eine, ancienne capitale de la Pologne. Fonctions et autorité de son ai-
cbevêque, I, 721.
Godard (le colonel). Vieux avare contre lequel R. fait une satire,
I, 83.
GonEFRoi, maîtresse ds chirurgien Parijol. Sou caractère et son triste sort,
I, 144.
GoNCER'j (mad.), tante de R. A soin de son enfance , I, 3. R. lui fait nn*
pcn ion de cent livres , 366 , III , 3K8 , I V , 707 , 790. Lettres qu'il lai
adre,^, 850.
GoNiAii l^le duc de). Propas irréfléchi, échappé à R. en sa prd-ence,
GoL'D MEL, musicien. Son éloge, III, 141. 584.
GoTo^ (nudem.). Ses amours avec R., 1,13.
GoriN (madem.) , sage-femme. Dépose tous les enfan do R. aux Enfans-
/frou.és, 1,177, 178,.186.
Gonnmndise. Vice des Cl^urs sans étoffe. Pcul sans danger servir de mo-
bile (laosTéilucalion pour las jeunes garçons, II, 48t , mai^ nuu pour les
petites filles, 660.
Goût (le). Le seul dessensqui ne dise rien a l'imagiiialion, II, 4f'4. V. Sens,
Goi?/. E-t l'art de se connoUre en petites chose.»; ne peut se perfectionner
que dans les grandes villes, III, 168. Nolanimenl à Pari< , 11,622.
Rapports eiistans entre le goût et les mœurs, III, 120. Sur quoi- il s'exerce
et comment il s'acquiert , II, 620, 623. K'esl pas toujours eehri du plu»
grand nombre ; ses vrais moiièles sont dans la nntiiic, 62' . Différence <i
cet égard entre les anciens et les modernes , 622. Le théâtre , véritable
école 'le go'il, 623. Se peifeclionne par les mêmes moyens que la sagesse;
te qu'il faut faire pour le cultiver, 27. Consulter le goût des femmes dans
les choses physiques, et celui des hommes dans les cho es morales .
(121.
Gouli naturels. Sont les plus simples et les plus universels, II, 484.
Gouvernante , pour l'éducation d'une fille. Règles \i oliserver dans son
choix ; quel caradère et quelles qualités sont les plus désira'iles pour cet
emploi ; que les précautions ^ prendre , et quelle con(hiile a tenir envers
elle pour s'assurer qu'elle remplira bien son emploi , IV , 460. Dialogue
entre une bonne et sa petite, sur la première question du catét hi^me, 1 1,
647-
Gouvernement. Un pei'()le n'est que ce que son gouvernement le fa t être, I,
211. D'où viennent les troubles intérieurs dans la plupart dis étiits, lll ,
104, 103. Trouver une forme de gonvernentect qui atelte la loi au-dessus
de l'homme, problème insoluble, IV, 690. V. Lilterlé. Définition du gou-
vernement, 1,661,11,709, 710, m, 614. Son institution n'e.t pas l'effet
il'un contrat, I, 6ti2, 680, 681 . Origine de ses diverses formes, 56.3. Le
pouvoir des chefs ne dérive pas de la même source quecelni «lu Pire Je
/aniille, y. ce ntot. Ite ^oavememeni est a distinguer lic la souveiainelé,
.3S7. V. .Souverain. Dans quel cas le gouvernement est b'-gilimo , 6 il.
Distinctiou à faire dans l'acte par lequel lesouveraùi iiisliliic le ^cuvein»»
GÉNÉUALK ET ANALYTIQUE.
■«iit,6?0. Dvl't^tieo duprioMatdMBMgbtraU, (Oit parle cbeii,Mit
par le :nrl, TiSt, 6K3. Trou volonté \ ilitlinguer daot la penoDD* de
cb-icunireiii, 66t. lUpports exulanaeotrt laiourarain, la goUTOnienMnt
et lewijet,.r>62- Difri'reataa etpicea ou formcaila gouTeroeauDl, SU- Des
guurernmicns iiiiito, 671. Toula forme de gouvernement n'est pas
propre ù tout p>}') « ib. Effet du climat pour dL'Iermiuer cette forme,
(i7i. Rigle-pour bien gouverner. (V. hioiiomu f>olil4</ue, ) Dei aignei
tl lin Iwn goiivemenient , (i73 , il, 715. Deux voies gihiiirales par les-
quelles le gniiv ''mentent de)ji'nàrc , I , 67t. Quand il doit connoitre des
uiatièics rvligici'.'Cs ,111,9. Des gourerneinens fiidëratifs, I, 679, 71 1 .
Comment le^goiivememeDs influent sur les langues, 111,521-
Goin'eineur. Pourquoi nomme ainsip!utAt que prtxepteurj on les distingue
!i turt l'un de l'autre , Il , 411, 413- I^olilesaa et importance de cette
fonction; qnaliti'* qu'elle fait supposer et devoir principal qu'elle impo>e,
409, IV, 789. Doit ^re jeune. II, 410- Ne peut faire qu'une seule Alu-
•Ition, 411. Avec une autoriti' absolue «ur tout ce qui l'entoure, doit
B^nmoius s'iil faire aimer et respecter, 441 , HI > 'i^70. Doit gouverner
sans pr&oplcs, 11, 48j. Se fera anprenli avec sou «ilèva, 503. Quelquefois
partagera ses fautes pour les mieux corriger, 53i. Après l'avoir averti !i
temps, ne les lui reproclicra poi:.t quand elles sont commises, 532. Loin
d'affoclur une ilignite magistrale , peut, eu certain point , montrer Ini-
m^me SCS foi'ilesses, 616- Peut entrer dans un mauvais 1 eu pour le ser-
vice de son i'lt!ve,CI7. Doit être le maître de marier son élève 'a son
clioix, 6(i8. Pourquoi il importe de lii:>svr nn gouverneur aux jeunes
konimoi, 08'î.
GoDVOM (le comte de). R. mi^connott ses Iranté-., I, 47.
OorvoH (l'ablté de), fil* du prA.iient. Donnei U. <'ei Ic.oui de latin, I, 49.
De quelle manière K. le quitte, 51.
Oiii-c-. Iiciir privation est un diîfaut que les femmes ne pardonnent pnint,
11, 61 . Les femmes justifiées \ cet égard , 6i. Ne s'usent pas conim la
lieauté, et se renouvellent sans cesse, 670.
OatrrxNXKD (madem, de). Partie de campagne que R. f lit avec cette de-
moiselle et niadrnioiselle Oalley, I , 69.
GaAFi'KNFaixD (de), InilIideNidau. Chargé d'intimer 'a R. l'ordre de quit-
ter le Icriilnire de Berne. Ses bons procédés envers lui, 1 , 345, 349-
Sou éloge, IV, 562. Lettres de R. 850.
Ga«rriOKT (mad, de). Mauvais procédés de cette dame envers R,, 1,241.
m, «5t. Sa Cénic, citée, lA.
GkArTOH. Lettre que R. lui adresse, IV, 666.
Granima'rc (fautes de). Il en faut faire quelquefois pour être plus lumi-
neux. Sacrifier toutes les icgiesli la clarté , IV, 534.
Grammaire des enfuns. Plus régulière que la nAlre, II, 423-
Crammai'rr géncralr. L'élude des langues y conduit, 1 1, 622,
Grand-Seigneur (le). Obligé, par un ancien usage, ^ travailler de ses
mains, II, 520.
Gkahvillk (M ). Lettres que R. lui adresse, IV, 830.
Grassejrer. Cause de ce défaut dans les enfans des villes , II, 42S.
Gbitillb (le cummandeur de). Son caractère. Comment R. fait sa con-
nois.sance, I, 177.
Grecs, Leur i-e-pect pour le» femmes, 11, 636 Pourquoi la profession de
comiùlien n'v éloil pas dé.-.lionoranle, III , 148. Leurs spectacles com-
parés aux nÀtres, { ',%, 149. N'ont jamais été cilés eu exemple delxjnnes
mnurs, 149, Sur leur musique, III, 549. Leur système musical n'avoit
aucun rapport avec le nôtre, 318- Les femmes grecques l'einpoiloient sur
toutes les autres par les mœurs et par la l)eauté, II, 638.
GftKSSBT. Fausseté de l'anecdote pul>liée sur son entrevue avec R. , I, 535.
Anecdote relative 'a la première représentation du Néfliaiil, Ht. 111, |94.
R. ajoute plusieurs strophes^ seuidvlle intitulée le Siècle pastoral, 111,
369
r.Rirr ET (le P,), jésuite , I , 299.
GitlMM. Comn,encement de ses liaisons avec R. , I, 181. Cette liaison de-
vient intime , 183. Trait d'iiii'iscrélion coupable envers R. et Th. Le-
vasseur, 184. Sa passion pour madem. Fel, et ce qui en résulta, 193. Son
mani^ avec Diderot pour aliéner de R. les gouverneuses , (99. La lettre
que lui adresse R, au sujet de ses remarques sur Chnphale commence la
Îiierelleentre les deux mu.-iques, III , 572. Publie U Petit PiOfihète,
,200. Sacon(Inl!,o,!i.-iis,- envers H., 244. Son ca.aclère et sesprincipes
de conduite , 245, R. veut s'en S4'.|iarci-, madame d'F.pinav les raccom-
mode,247. Se tnntiiHent ciivniidc irrévocablca^nt , 2.55 Commence-
ment i\u grand coniplnique U, lui attribue et dont il le suppose le chef,
238. Son npininn Sur la querelle de R. et de Hume, 334. Lettre que R
luia.lrcvse, IV, 271 Sa C,r<.<,;oH,i«nce <iV/é/«//e citée, 1 ,264, 354,
495.111,170 IV, 583,750,793.
Giiis. .., pain de P.énioiit , II , 423.
'JRos, supérieur du séminaire d'Annecy, ami de madame de Wirens. R»-
roit R. au séminaire, I, 39, 60.
laossi , prulo-médeein & Cbam'iéri Son caractère, 1, '03.
ùonrit's. Itéfntalion de sa iluctrtne sur l'origine et l'objet du pouvoir, 1,
640, 641, 644. Son emlarrasct celui de Barlwjrac dans la liiation des
droits re-|>ectifs de- rois et des peuples. Pourquoi, 649- Comparé !i Holi-
bes ; n'e.^t qu'un enfant en droit |>o'itique, et un eniaut .'e mauvaise foi,
II, 705, 706- N'a donné que de faux princiiies sur le droit de la guerre,
7IO.Cité, 1,640, 684, 696.
GtKRiii, libraire 'a ParU. Ses liaisons avec R-, I , 266 , IV, S26- Sa con-
duite relativement Si VEmile et snupsnns que R. en rnnroit contre lui.
^ 1 , 2iJ7, i9!», IV, 526, 530, 535- Lettre que R. lui ad.esl-e, 525.
Oiurre (droit de h '. E.st une relation d'étal 'a état . et ne donne pas le
droit de tuer le vaincu , I , &t2- ''. GaoTirs.
Onriret de rt-li^ion. Pourquoi n'élnient pas connues des anciens, 1,694
La guerre des Plioci«ns n'en élnii pas une, il>.
CirirruaDi»!, historien, cité, II, 546.
0> loKKs (de), I, 470.
Oi I d'Ark/ii, musicien. Vicesde son système de i.otalinn, 111, 4-37-
CiisTm , jardinier de Monlmorener, mi. en scène dans l'IJéloise, II,
29.
Cui, associé du libraire Diicbesac. Sa conduite pendant et après l'imprcs-
•ion del'£"m/7«, 1,297, 500. Sujets de |>laiBU de R. contre lui, 555.
Lettres que R. lui adresse, IV, 850-
CrvoN (mail.). Jugement sur cette ilévnleci^èbre. Il, 354-
Gi iKii(T (n»a<l.). Lettre que R. lui adre»-e, IV, 553.
Cymiiiiiliqiie. On derroit établir un gjmnase dans tous les collèges, 1,710.
V . Exercices corporeli.
H.
Habillement. Celui de» FiinçoU, gênant et malsain pour les hciniacs, est
pernicieux suttout aux enians, II, 465.
Hahitiule. S'il est vrai que la nature ne soit que l'habitude, II, 401. Cause
de son attrait pour n.omme, 490. Quelle est la seule utile ii faire con-
tracter aux enfans, 419, 490.(.<llei qu'on croit fai.e conir icler aux jeunes
gens n'en sont point de véritables, 687. Habitude du corps conrenable
i l'exercice, différente de celle quiconvienti l'inaction, 468.
Haleine de l'homme. Mortelle \ ses semblables , au propre comme an fi-
gtlré, 11,416.
Il.imhoiirg. Anecdote du baron de ... , émigré réfugié dans celle ville,
11,315.
IIarcoikt (mylord). Lettre que R. lui adresse, IV, 840.
Hakdoiic (le p.). Son caractère, III, 502.
Harmonie. La seule habitude nous eu renil les connoi>sances agrAble»; In
principes en sont peut-être toul-'a-fait arbitraires, 111, 184. N'»t qu'un
accessoire dans la musique; il n'y a en elle aucun princi|>ed'in>itation,
11, 64- N'a que des lieautés de convention, 111, 514, 515. Eu quoi,
elle peut concourir 'a l'effet de la mélodie, 531 -. 534. N'étoit pas connue
des anciens, 518, 538. Origine de l'harmonie. Est nt« de la dégénération
de la mélodie, 517. Ménagcrocns li / introduire pour jr faire produira
son effet , 554, 554, 578. Il n'esl pas vrai qu'elle soit l'unique fomle-
menl de la musique , et que la mélodie en dérive, 517. 11 n'est pas vrai
que l'harmonie représente le corps sonore, 532.
Hkcto», II, 420.
lUi.ine. Coupe modelée sur son sein, 11, 39. Mot J'Apcllesîi son sujet, 643.
Hellot, de l'Académie des sciences, II, 146-
HéloTse, épouse d'AMlard. Sonéloge, II, 141.
Hiloiic (la Nouvelle), F. Ji i.i«.
IlELviTiL's, médecin. Traite R. sans succès , 1, 190.
IlKi-véTiDS. Rapprochement du traitement qu'il éjiroiiva pour son livre
(\e l'Esprit avec celui qu'éprouve R. pour l'Emile, I, 512, IV, 558-
R. entreprend de réfuter son ouvrage, et j renonce des qu'il le voitjpçer-
séculé, 111,8,287. Jugement honorable sur sa personne, IV, 289. Cité,
II, 618.
IUMET(le p.), jésuite I, 126,1V, 174.
HixAULT (le P.). R. pense qu'il ne l'aimoit pas, I, 295.
Hehri IV. Premier auteur d'un projet de paix perpétuelle. Mojens qu'il
employa pour !e réaliser, 1,622. Ne peut être soupçonné d'avoir tendu
un piège aux notables assemblés Si Rouen, 654. Le motif qui lui Gt em-
brasser la religion romaine la devroit faire quitter i tout autre, 699. Sor
mot sur les prédictions des astrologues, II, 449.
IHb«i'i.t de SÉCHti.i.Es. Inscription qu'il fait placer sur la maison des
Cbarmetles, 1, 1I6.
Urrhoriuitiim. Récit de deux herborisations faites par R. , l'une îi la mon-
tagne de Roballa, l'autre îi celle de Chasseron (Cbasserel), en Suisse , 1,
440. Autre commencée au munt Pila et ce qui en résulta, IV, 778, 781 .
Merci i.E. Contraint de filer près d'Omphale, H, 654. Vengé, 691.
MermÈs, II, 507.
HÉRODOTE. Peintre des mreurs, 11,702- A tort, peut-être , tourné en ridi-
cule, il.. Cité, 1, 3G7, II, 466, 487, 625, III, 139. Comment il lisoit
son histoire, 521 •
Héros. En quoi son caractère diffère de celui du -sage, 1, 51 1 . Le but de
ses actions est presque toujours sa gloire personnelle, Sl'i. Ce qui le ca-
ractérise n'est ni la valeur, ni la ju.-t\ce, ni la prudence, ni la tempérance,
mais la force de l'Ame, 315,514. Modification delà maxime : Point d'.
héros pour son valet de cbainlire. H, 232.
Hehvet (miladj). Amie de madame Dupin, 1 , 130.
Hrs ("M.), IV, 589.
HianEi., auteur du Sucrate rustique, IV, 537, 5! I. Lettre que R. lui
adresse , 311.
Hirondelles, R. parvient à en faire nicher dans .«a chamiire , IV, 101 .
Histoire- En quoi elle est généralement défoctuetise, 11, 345. 547. Pour-
quoi l'histairc ancienne e>l préférable i l'histoire moderne, 11,28. Ce
qui dislingue les bl-slerieus anciens des modernes, 546, 347. Est tout-'a-
lait borsdela portée des enfans, 4.3'2. Défaut dans la manière dont on
fait lire l'histoire aux jeunes gens. Temps propre 'a cette étude et mé-
thode qu'il convient d'j suivre, 543, .349. Quels sont pour un jeune
homme les pires historiens, 546. Lecture «les vies particuLères *a préférer,
547. Parti'a tirer <'e l'histoire, même quand les faits en seroient faux, 487.
HoRBEs. Prétend que l'homme est naturelle i ent intrépide, I, 557. Com-
nwut il appeloit [e Mirhai-I, II, 422- Réfutation de son princifie que
l'homme est naturellement méchant, 1, 546. En quoi pourtant on peut
direquece principe est vrai, II, 456. Réfutation de sa iloctrine poli-
tique , I , 640. Est le seul qui ail aperçu le moyen de donner de l'unité
au système politique, 693. Comparé iiGrolius, II, 705,706. Pourquoi ses
écrltssonten horreur, 111 , 179- Cité, I, 640.
Hochet. Mauvais choix eu ce genre ,11, 424.
HoLBtcH (le liaron d' )- £po(|iic de sa liaison avec R. , 1, 195. Désagré-
nacns que R. éprouve dans sa société, 201. Il cesse de le voir. 202.
R. se raccommode avec lui, 207. Comment il est reça de s* seconde
femme, 242.
Holhnde. Comparée 'a la France relativement au conunerce delà Ulirairie.
Ce qui résulte de leurs différences, IV, 319.
Homère. Seul poète qui nous tiansporte dans les pays qu'il décrit , 1 1 ,
I 702- Il est douteux qu'd ait su écrire, III 502. S'il est vrai qu'en
I puisse lui supposer la ccnnoissance profonde de toutes les choses qu'il
866
TABLE
trailc ou qu'il ■It'pKinl , IIl, 183- Ri-pii'scnlc clan» «es l:il)lcaiii, non le»
olijets tcUi^iriU sont ou qu'ils ilo vciil itre, maU leurs images, 186- l^t
•eulemcnt sur ie point He rue le plus agii-ahli; \ la multitude, 187.
Effet «lanRcipiix d'une telle rcpideulalion , 190. V. Imitation Citii,
11,485.678,
Jloinme. Connaissance Je l'homme, la plus utile et la moins avancée de
toutes, I, 551. Importance ck- celle iH iule et ses diflicullés, 532,567.
Si sa conformation physique a du êlre toujours la même que celle qu'on
oiuerveaujouid'liui , JKJ6 , 567. E-t nalurnllcment frusivore, 568 , et
paresseux, IV, 88- Est deitiué par la nature 'a se contenter d'une seule
femme. H, 683. Son rang dans la création, son être compose de deux
sulistances, sa qualité d'agent libre , sa destination. V. Religion iialit-
relU. Deux principes antérieurs à la raison, qui constituent l'homme
moral, et élraugers^ celui delà socia!)ilitc, I, 535, 554- Ce qui le di.s-
tinguespécifîquement des animaux, 540. £st inililléreiil au bien et au mal,
mais est retenu par la pitié, 546. V. ce mot. lia réileiion ne lui est pas
naturelle, et ne sert qu'a le rendre malheureux. L'homme qui médite est
un animal dépravé, 558, III, KhQ. N'est pas naturellement un être
sociable, I, 541, 545. Différence entre l'iiomme naturel et l'Iionime
civil. V. Siiuvii^e. Est naturellement bon; sa seule passion est l'amour
de soi, II, 459. V. Amour de. soi , yiiiioiii-/»o/iie. Quelle a élé sa pre-
mière religion, 339. Ce qu'il faut pour le bien observer, 330. Comuienl
étant ués l>ons , les hommes deviennent méchans, 760. Ce qui le main-
tient l>on est d'avoir peu de besoins et de ne pas se conqiarer aux autres ,
.*J27. Force et foiblesse de l'homme, idées relatives. Moyen d'augmenter
la force, 492. S'il vouloit rester dans l'état de nature, ne pourroit vivre
dans la société, 515 , 514. V. Sociélé, A besoin de dormir plus long-
temps l'hiver que l'été, 467.
WonHciir. Véritable distingué de l'honneur du monde, II, 40, 73. V.
Duel.
Huiile (mauvaise). Ses fimestes effets, II, 76, 340. Corrompt plus de
coeurs que les mauvaises inclioations , 11 , 1.^0, 613. V. Opiniuii.
Horace. Ce que c'est que son aurea mediociitas , I T, 65t . K. ne pense pas
comme lui sur le choix d'une maîtresse, I, 68 Sens des mots mo^»s,
wuinetus , employés par lui, III , 585. Cité, I , 1 16, 464, 309, II, 616,
r)6l,*84.562, III, 3-)3, 578.
Hoi'DETOT (^ie comte d' ). Sud caractère, I, 250. En quelle occasion R.
se trouve avec lui, 263.
IlniiuETOT ( mad. d' . Commeneenjent de ses liaisons avec R. I, 179.
Lui fait une visite à l'Herniilage, 223 Passion qu'il conçoit pour elle,
229. Son portrait et son caractère, 250. Comment elle reçoit sa décla-
ration, 251. R. fuit pour elle une copie <le h Nouvrlle Iléluise,lS , 508.
Caractère des lettres qu'il lui écrit, I, 245- Comment se termine cette
liaison, 232. Lettres qu'il lui adresse, IV, 830-
UoinoN, sculpteur. Dément le témoignage rapporté par Corancea dans
son récit de la mort de R., I, 569. Sou buste de R. préférable à tons
les autres portraits existans, 371.
Hi'BER, Genevois. Son talent pour la découpure, IV, 673. Lettre que R.
lui adresse , 533.
Iliiniiinilé. Premier devoir de l'homme, 11,429. Ce qui la fait naître,
355. Comment elle s'excite et se nourrit dans le coeur d'un jeune homme,
554. Trois maximes dont il faut se pénétrer dans celte vue, 554,553,
556.
IliHE ( David). Ses premières relations avec R., I, 335. R. passe avec lui
eu Angleterre, 532. Suites malheureuses de cette liaison, 355. R. kiifait ^
lui-même l'eiposé détaillé «le tous se# griefs, IV, 622- Ponrroit parta-
ger l'opinion lie d'Alemliert sur les spectacles, III, H 8. Son éloge comme
historien, IV, 386. Ses lettres citées, 1,335. Lettres que R. lui adresse,
IV, 830.
HiDB ( mylord ) , II, 492.
t/jgièiie. Seule partie utile delà médecine, est moins une science qu'une
vertu, II, 414.
I.
htèalisles et Maléitalistes. Disputent sur des chimères, 11,569.
Idée Différence entre les idées et les images, 11,431. Définition, 521.
Manière de former les idées, et jugemens qui en résultent, 521, 522.
Quelle est la première qu'il faille donner aux enfans, 445. Celle de l'éler-
nité ne sauroit s'appliquer aux générations humaines avec le consentement
de l'esprit, 649. Iilées abstraites, sources des plus grandes erreurs, 572.
Idées de justice et d'honnêteté partout les mêmes, 582. Idées acquises
a distinguer des senlimens naturels ou innés. 585. A certain égard les
idées sont des senlimens , et les sentimcns des idées, ib.
Ignorance, Est de deux sortes. Quelle est celle qui est à désirer, I, 495.
Le beau temps de cliaque peuple a été celui de son ignorance, 467, 497.
N'a jamais fait de mal ; l'erreur seule est funeste, II, 494, 497, 322.
Imagfualioti, Etend la mesure des possibles, 11, 450. Son action, en nous
transportant dans l'avenir, peut seule donner un charme aux objets réels,
488, 489. Transforme en vices les passions des êtres bornés, 352. Ses
plaisirs , ressource des malheureux, et inconnus aux hommes livrés à l'a-
mour-propre, IV, 71 , 72.
Imitation. Goût naturel, dégénère en vice dans la société, II, 448. Ce
qu'elle est en elle-même et parrapport'n l'art du peintre; ne tient pas le
second rang, mais le troisième ilans l'ortlre des êtres. Conséquences de
cette proposition, III, 183, 184. Application h l'art du poète, et par-
ticulièrement a la poésie épique ou dramatique, 124, 185.. 187. Ce n'est
pas 'a la plus noble des facultés de l'àme, la raison, que se rapportent les
imitations du poète , 187. Opposition de ta conduite de l'homme raison-
nable a celle tie l'Iioumie tel que le poète est forcé de le représenter, 187,
188. Quel doit cire l'effet île cette rcprt»>enlaliuu , llO. Ce que la raison
prescrit pour s'en iléfenilre, ///,
Imitation thédtriile ( He 1' ). III, 183. 191. Epoqne de la composition de
cet ouvrage, IV, 294.
hnmorialitc de l'ihiie. V. jiine. Religion naturelle.
Impolt. V. liionomit /wlitii/iie. Ceux qui portent sur les objets d«
première nràessité sont toujours très-injustes, III, IfiC-
Imprimerie. A proiluit plus de mal que de bien, I, 475.
Inégalité. Parmi les hommes e^t de deux soi les, naturelle ou physiiiiic ,
morale ou politique, I, 555. La première, a peine sensible dans l'étal de
nature, ne peut tendre à le faire cesser, 350. L'inégalité morale est con-
traire au droit naturel quand elle ne conconrt pas avec l'inégalité phv-
sique, 567. Premier pas vers rinégatilé morale, effet des premières asso-
ciations, 534. Progrès de l'inégalité, résultat de la propriété territoriale
et du développement des facultés, 536, S67. Distinction des pauvres et
dos riches , 357. Formation des 6'o/y( putiliriuei. V. ce mot L'éga-
lité rigoureuse ne peut subsister dans l'étal civil ; les distinctions- civiles ,
suite nécessaire des distinctions politiques, 564, 577. Naissance de quatre
sortes d'inégalité, richesse, noblesse, puissance et mérite personnel, qui ,
par un progrès inévitable, se rétiuisent à ta première, 564. Noiiri-an
progrès lie l'inégalité jusqu'au dernier terme, d'où résulte un nouvel étal
de nature où , la force seule faisant loi, l'homme est ramené au point
d'où il étoit parti, 365.
Infini. Idée que le commun des hommes et les enfans s'en peuvent faire,
11,560.
//igriiddti/e. N'est pas dans le cœur de l'homme, II, 342. V. Bienfait.
Inné. Ce qu'il y a d'inné dans l'homme, II, 383, III, 122.
Innocence. Comment la conserver aux eiiTuis. Danger d'un langage
trop réservé sur sur ce point, 11, 550. l'eut être prolongée jusqu'à v'mgl
ans , 604. V, Tempérament,
Inoculation. Son opportunité, 11 , 468.
Insciiption mise nu bas du portrait de Frédéric II, 111 , 370.
Instinct. Vainement rejeté par les pliilesopbes , II , 581.
Instt action, V. Enseignement.
Intérêt, Ne peut servir 'a expliquer les actions vertueuses , Il , .585- Éviter
lessilualious qui nous font trouver notre intérêt dans le niai li'autrui , I ,
28, II ,.188. Est dans un sens le mobile de toutes nos actions ; mais il
faut distinguer deux sortes d'intérêt , IV, 339. L'intérêt pécuniaire est
le plus vil de tous , et réellement te plus foible pour qui counoil le cœur
himiain , 1 , 697, IV, 460.
Intolérance, Quel dogme en est le principe, H , 560. La distinction entre
la tolérance civile et ta tolérance ibéologique est puérile; les deux sont
inséparables , 1 , 684 , 698 , Il , 599 V. Hrligion.
Invalides, Allendrissemeul et vénération de R. pour les vieux militaiies,
1, 453. Anecdote a ce sujet , ib.
Institutions politiques, V, ùntral social.
Ipliis , opéra, III , 262, 264. Epoque de sa composition , 1 , 130 , IH ,
262.
Irréligion, V. Athéisme,
IvERNois (d'), de Genève. Se lie avec R. a Métiers , et lui rend celle liaison
importune, 1 , 323.
IvERNois (d'). Procureur général de NenfchSiel. Auteur du 'l'ahleau dei
dernières révolutions de Genève^ cité, III , 5. Lettres que R. luiadrcsse,
ainsi qu'a sa femme et à sa fille , IV, 830.
IvERNOis (Isal,elle d'j, tille du précédent. R. conçoit pour elle une ten-
dre amitié. I , Z[i
J.
Jacqueline, Gouvernante de R. dans son enfance, I, 3.
Jalibert, de Genève. Sa liaison avec R. I, 203, IV, 576.
Jalousie. Peut être naturelle ou ne l'être pas , I, 348, 11, 684. L'exemple
des animaux ne conclut pas pour l'homme, ih. Dans les liaisons ordi-
naires, a son motif dans les passions sociales plus que dans l instinct pri-
mitif, 683. Dans l'amour véritable, est tempérée par la coniiaiice , ih.
Queb caractères en sont plus susceptibles , 33. Moyen assuré de la pré-
venir, ib.
Jansénistes et autres sectaires. Caractérisés, II , 348. Une note de la Julie
relative aux jansénistes semble \ R. être ta cause de tons ses malhcars,
758.
JarJins, Ornemens ridicules des jardins réguliers, II, 242. Règles *a suivre
dans leurs constructions , 244.
Jean ( Saint). Exagération remarquable dans son Evangile, III , 31. Cité,
V. BMe,
JÉi.TOTE, acleur de l'Opéra. Sa liaison avec R., III , 174. Service qu'il lui
rend, 1 , 176 Quelle part il prend à la représentation du Uevin, 1S)G.
Jérôme (Saint). Cité, I, 569.
Jésuites. Éloignement de R. pour leur commerce, I, 168. Est convaincu
qu'ils ne l'aimoient pas , et leur attribue la suspension de l'Êm'le, 299.
JÉsiis-CuRIST. Effet politique du royaume spirituel qu'il a établi, 1 , (>!)3.
Comparé'» Socrate, II , 597. Son éloge , considéré comme homme, IV,
763. Considéré de même, nouveau parallèle avec Socrate, 771. Noble
projet auquel il est forcé de renoncer, 772. Ce qu'il fit dans la dernière
cène avec ses disciples , II , 792. Ce qu'il faut penser des miracles qu'on
lui attril)ue; quel en fut l'objet réel , et quelle fnt sa condnite'a ce sujet,
III, 27. Leur impossibilité physique, 31 , 32. Fut à ta fois le plus sage des
mortels et te plus aimable, 38*
Jeu. L'amour du jeu , effet de l'avarice et de l'ennui , ne prend que dans
un esprit et un ctrur vides, II, 626. R. ne peut le souffrir, IV, 79 i.
Des jeux virils conviennent seuls aux garçons, 11 , 480. \ ,Nuil,
JoDEUi. ( l'alilié de). Letli-e que R. lui adresse, IV, ,3 '(8.
JoBN (lord). Trait de ce jeune homme, qui a donné à R. l'idée de rendre
bmile amoureux avant de le faire voyager, II, 714, 713-
JoLY UE Fi.Ei-Ri , avocat du roi au parlement de Paris. Son réqnisitoire
contre V Emile , IV, 379.
joMEixi, m ,3H.
JoNH , pulfreiiier au service de M» de Girardin, épouse la vewedeR.,
1,571.
Joivii.i.E (M. de). Envoyé de France à Gênes. Service qu'il rend i R.,
I , 132. R. le revoit a Paris; ce qui fait cesser leur liaison, 269.
Jn^< nient. Cette {acuité n'appartient tpi% un être intelligent , II, 56
GKNÉUALK ET ANALYTIQUE.
8(>7
lie jiiK*"*'"^'* '" «ciualion ne priivnil ^liccoiifomlui. C« qui le« •lUlin-
Kue cuentullcmeul, !>., III, 288, 2)19 ■ Nos jnginims sont »cliri «u
Vmtiih. C'e!il dans le pirniicr cas seulement que nnus noui tronipoiu ,
I , S2I , S22. Manière d'a|.|>iet..lre à l>ien jnKcr, 523.
Jiigrmeiii humaim. Prenve de Irur in<'erli(ude, IV, 55.
Jugement sur In f/ttix perffêti4e/te, I , 617*
Ji'iaaé (le marquis de), assiste!) la leclnre des Confession t de R., I, 3t9.
Julie on la Nouvelle HiloUe, \ly^- Epoque et circonstanret de la com-
position de cet ourrage, I , '^StSTSursa puldication, IV, 329, 530. Tra-
ïluvtion angloise de ce liviH, 557- Double objet de R. en le conipo-^nt ,
227, IV,33S. Pourquoi iln'en «eut faire paroltre la seconde prii^tccqu'a-
piki la puIJicatiou de l'ouvraf^e , 517, 321- Pourquoi il ne veut |>as con-
sentir ;i 5a rcinipres.si6n en France, et encore moins en recevoir un UHir-
iice , 320. Se plaint dei retranclicmens faits il l'&lilion <lc Parif, I,
Ï70, IV, 527. Succès iHonnant de ce livre, 1, 2S8. Opinion de-,
femmes à ce sujet, 289- Ne doit pas être lu par des lilli», 11,3, IV,
32a- Pourquoi les prèlrcs sont à IVpreuve de ce livre, II , 796.
KAt-cc une liistoire vt^rilalile ou un roman, 11,4, II. Pourquoi l'intei-êt
qu'il eicite est-il .si agrt'alilo, II , 578. Le jugement qu'on en porte e>t
le ciiliriiiiH sur lequel R. juge du rapport des autres cn-urs avec le sien ,
IV, 792. Justilicalion ilu .st^ le de l'ouvrage et des scntimens qui j hont
d^Telop|ié.s , 11, 6. R. met sa quatrième partie à cAtrf de la frinrense
He CUves , 1, ^8. Et la juge la meilleure de tout le recueil , IV, 5>3.
Cette quatrième pai tie, et la siEÏrine , cl>ef..-d'wuvre de diction , I, 241 •
Eloge particulier du slvic de mad. de Woluiar, II, 532.
JvLIKji. l'rait de cet empereur, 1 , 483. A quoi il comparoit le parler de>
Gaulois, III, 520.
Ji i.i.r ^M. de), l>eau-frère de mad. d'Epinaj. Sur la mort de sa femme,
IV, 207.
Jusltce. Son premier sentiment ne nous vient pas de celle que nou.s «levons,
mais lie celle qui nou> est due ,11, 445- Trait de l'enfance de R-, coii-
lirmatif de ce principe, 1, 8, 9- Le grand prifceple d'agir avec autrui
comme nous voulons qu'on agis.se avec nous, n'a de vrai fondement que
la conscience et le scntinienl , H , 545- Justice et bonté, soûl de véri-
tables aifntions de l'ilme, ib,
JlSTlK-ClIC, 1,546.
JlsTIN (Saint). Cite, II , 397.
Jivùi»L.Cité,I, 572, 347, II, 519, 111, l-'7, IV, 519.
K.
Kkit (Ci.ofges), dit MiLoRO Muréchai.. Commencement de sa liaison
avec R , qui bientôt devient intime, 1, 514, 513. Son caractère, 5l6-
Envoie ÏK. des lettres de naturalite', 528. R.seniontredisposéii recevoir
ses bienfaits , et lui dijsignesa gouvernante pouren Aire l'objet, IV, 480.
551. Reçoit R. )t Moliers, 579. R. ne voudroit pas être dans .son tes-
tament , 481. Il fait il R, une pension de sii cents francs, I , 359- Il
part |>our l'Angleterre, et R- ne le revoit plus, 528. R- lui propose d'e-
criie la Vie du giineral Keit, son frère, et lui demande des mémoires !i ce
sujet . IV, 479 , 481, 498. Inquiétu.les de R. sur la perte présumré de
son aniitit', 61' I , 67o. Cons-taure (!c« sentimens de R, |ionr lui , 1 , 516 ,
528; et accusation calomnieu>e ded'AIcmbert à ce sujet, I, 516* Lettres
que R. lui adies.se , IV , 830.
Kkit f Jacques j, frère du précédent. Ses services en Pru.sse , I, 513.
Notice sur ce géiéral, dont R. dé-iroit «kri.e la Vie, IV, 479.
KmcUBEROEit , Bernois. Ses relations avec R., 1,542,5^,548. Lettre
que ce dernier lui adres.se , I V , 4.'>2.
Ki,irFFEi.. Comment R- lit sa connuissance , 1 , 180, 181- Déinuclie qu'il
se |>einiet cliez lui a la suite d'un souper, 184. Lettre que R. lui adresse
IV, 339-
KiAiooa , OU Jae4|neâ GrJKR, Cullivaleur qui a (loiiuiî IVIée <1u Socratc
,,»/->/«,, IV, 485, 511-
Kocn Son Tuhleau dei Hévolutivns de l'Ei,ro/>e, cit^, I, 714.
KtiLBEM ou KoLBE. Son f^ojage uu cnp {le Bonne-Espimnce, citi!, 1, 569.
L.
L.a»T. (M.), IV, 290-
Labki>oi£hk- Lanullitctie son mariage avec une actrice pronancc'e pour
vice de forme seulement, II , 93-
LtBKRii s , clievalier ronuin , II , 141.
Lt Bai >ÈRR, cité, 111,274-
Lt Calfremèdr. Sa Cléopdlre ei s» Cassanilre, citées , 1 1 , 546.
I.ac ild <!enè»e, AUrtil particulier qu'avoil ce lac pour R., I,78,22.'>-
I.nri'ls. Pourquoi R. apprend!) faire des lacets et quel luagc il en fait, I,
518, IV, 594, 40*, 4 7, 488-
LtcKKTKi.i.K je))ne- Son Hitloire de France pendant le dix-liuitième siè-
cle , cili«, III , 5, 4-
L«ri>No. Acteur d)i Tliéiilre-François, HT, 220.
La FiiNTAiriK. Ses fables ne conviennent point aux en fans , II, 291,
454 , 4.53. Temps propre» ci^tte lecture et précautions à y observer ,
533, .3,->4- Cité, 1,5 iO, IV, |3V
Lauire. De l'Académie des sciences , III , 2S0.
LaIs. Mol d'Aristip|>e !i son sujet , II, 627-
/..»'/. Si le clioii du lait de la mère ou d'une antre est indifférent , II ,
406, 414- D'ali«rd 5Cicui,piiis prend delà consistance, 41 i. Celui des
femelles lierbivoies plus iloux que celui des carnivores, 413. Se caille
totijo)irs dans l'estomac , 416-
Lai.akuk. I<ettre que lui adicsse J. J. , III, 584.
Lsi.iU'o, de Mmcs. Sclie avec R. par lettres , I , B24 , IV , 830.
IiA) IVE (M. de). R. fait sa counoissauce 1 , 269. lietti'e qu'il lui adrc»( ,
»V , .-ÏIS.
L> Lot'iui.Soo fVsojje de Siatucilé, II, 4(7-
LtMAiTiNiàRC, secriHaire d'amtiassado !) Solunre, 1,81.
Lambrrcikm , ministre!) Bossej. R, n)is en |ii')ision cbi-z bii , l,5.C<iiu-
D)eut il entreprend de g)iérir H. de la peur, II, 471 , 472- IKsIoiie da
nojer de la teriasse , I, |0, II. Clillimeiil teriiljle aillant qu'iojiut*
qu'il inilige \ R., 8-
LtMaRRciRR (madcin.^, sn-nr du précéileiit. Son cRraclir* , I , 6. Effet
d'une puuitio)! qu'elle inlli;;e ileux fois à R. , 7.
I.AMoioHON ( le cbaucelier de ). Ami des jéauites , 1, 299.
LtMoioHnH (le président de), I,|40.
Lahoiokoii DR Malksbkrbr». V Malubrrrr*.
La Mottr. Sou epiniou sur les progi'èa de la raison humaine, H , 625.
Lettre de R. sur sun opéra iVOmpliale, 111,572- Cité, IV, 214-
LAM>(leP.),oralorieu. K. étii.lic >e» ouvrages, 1, |20, 125,111,277-
Langage. La vue et l'ouïe en sont les seuls organes, 111 , 493. Li pre-
mière invention de la parole ue vient pas des liesoius, mais des passion» ,
497- Lepremier langage ilut être iiguré, 498- .\vanlagedu langage du gexie
sur celui de la parole, 49,ï. V. .S'if^nes. La parole plus propre "a (mou-
voir le cœur, II , 744, 111 , 496. Le geste auroil sufli si nous u'eiissious
eu que des liesoius pliysiques, 496, 497- \. Langiut. Langage des En-
fans. II, 421.
Lamorv ( le seigneur de), II , 617.
Lan)fiie<. S'il j a une langue naluielle. Mojen de la rapprendre, 1 , 543 ,
II, 421. Diflîcultéde donner !i leur invention et 'a leur élaldissemeut uns
origine naturelle, I , 542- Quel a dû être le premier langage de rbomwTy
54'»- Objection sur les avantages de leur inslilulioo, 576- Caractère di-
stiuctif lie la première langue, 111,498- L'origine plus ou moins an-
cienne des langues tient aui trois difféiens étals de la civilisation, et leurs
différeaces caractéristiques ont pour principale cause le climat, 30i.
Celles du Midi comparées^ celles du Mord, 311- Les langue, modernes
n'ont pas de véritable accent ; on y supplée par des acceus , 503- Langues
dérivées se conuoiisent par la différence de l'ortbogrnplie i la pronnmia-
lion , SO.'S , 504. Rapport de la langue 'a la forme ilii gouvernement, 521 .
L'éluile des langues hors de la poitée du piemier lige , Il , 452- Celle
étude mène à celle de la grammaii e générale , 6J2. La langue frani Oise est
peu propre !) la poésie et point du tout 'a la mu-iqiie, 111 ,522, 525. S'il
est vi-ai qu'elle soit la plus chaste des langues, H , 609- Elu<>e que fait
R. de la langue latine, 1,49, 60, 124- Avantage de la langue grecque coo)-
paralivonenl aux nfitres , 111 , 515- La langue italienne n'est pas par
elle-même une langue musicale, 111 , 505. De toutes les lauguet euro-
péennes est cependant la plus propre 'a la musique, 527-
La PorLiMiRRE l,de). Lellie que R. bii adresse, IV, 5'!9-
La Porte (l'abbé de). É-liteur des OEuvresde R., IV, 288, 437, 458.
Larchhr, traducteur d'IIéroilote, H , 702.
Lard (mad.). R. donne !i sa illle des leçons de musique. Caractère de Piiim
etdel'autre, I ,98,99-
Lahivb. Sa Lettre sur la représentation de l'j-gnmtion à Paris, T, 562-
Larhaoe (mad. de). R(t:il des amours <le R, avec cette ilame, I , 130. Réso-
lution vertueuse qui le porte !i ne la plus revoir, 1,'^.
La RocBRroi CAi'LD. Auteur des Hlnximes. Cité 1 , 492. II , 187.
Lv RoQVE i le comte de), neveu de matlame de Vercellis. S'intéresse à R.,
1 , 42- S'y prend mal |iour lui faire avouer la faute qu'il a commise, 45 ,
44- Le fait entrer chez le comte de Oouvon , 46-
La Skllk (mad-), hùlesse de K- à Paiis. Compagnie qui s'y rasscmliloit , I,
177
Lasi !c ( le comte de). Pourqnoi R. l'annelolt l'homme au benne, K , 5G9,
IV, 218,219.
L>ToiR , peintre. Sou portrait de R. exposé au salon , 1 , 280- R- le juge
très-iesscmblant, IV, 532, et cmiscnl !i ce qu'il .soit gravé, en y mettant,
non pas .son nom , mats sa devise, 380 R. accepte l'offre qu'il lui fait de .
faire un .second |>orti'ait du lui et de le lui envoyer, 504.
Latoi r de FnAMQiEviLi.E (uiad.). Écrira R. sous le nom de Julie, IV, 538.
Lui envoie son portrait , 438. Son élo^e, 470- Enlieprend la jii-liiicalion
de R. dans sa querelle avec Hume, 636, 667- Lettres nue R. lui adresse,
IV, 830.
Latoi RKTTE. Lettres que lui adresej. J. relativement !) la bolauitiue , III,
409.. 418.
L«Kii» (M.), IV, 20J.
Lai TREC (le comte de), maréchal de France. IV, 177. Effet de ses pro-
messes !i R., I, (09.
LaI'iih (le duc de). Son insolence ris-à-visdc Louis xiv, punie, III, |4R.
LaI'xvn (la duchesse de), née Boufflers. Petitc-lille de uiad. de Luiem-
Iraurg. Ce qui arrive à R. ^ sou occasion , I, 282-
Lazarr. Impo.ssiiiilîté fin miracle de sa n^iirrection, III, 51.
Lulaielde Ofnrt. Séjolirqu'y lit R., I, |32.
Le RRti', Set Aventuies , citées, 11,605. Son vorage du Canada cité,
417.
Le ItiuirR DR Presle , méilecin Sa relation sur la mort de R., et son nxit
à cet égard , opposé !i celui de Corancez , I, ."67.
Lk Mi.okd, consul de France li Venise, I, 155- Service qu'il renil îi R.
aprè'sa sortie de chez l'anilnssadeur, 160. R. j>erd l'occasion de Us revoir
'a Moniniorenci , C68.
Le Cat. Réfule le Discours sur les Sciences, sous le uom d'un acailémicien
de Dijon , I , 308-
Leoi c (Goton), nièce de Tli. Le Vasseur, I , 176.
Législiileur. Ce qu'il doit être , et sa nécessité pour constilner ce qu'on
appelle la république, I, 634, 633. ITe |K>uvanl avoir aucune aninrité
par lui-même, est forcé de lecouiir !i l'autorité divine , 6.V<- Véritable
preuve de sa mission iV>. Choix du moment propre pour l'in-lilnlinn poli-
tique, 659- V. Législation. E-pril îles anciens législateurs, 701-
Lé^i>li,lioH. Ses deux principaux objets, hlierlé, égalité, I,&>0. Des diver*
S} sièmcs de légi.lalion, ih.
Le Maitrr, maître de musique de la catlMMrale d'Annrcj- Ronit II
comme pensionnaire , I , 62. Quille hiusquement sa place, 6.1. R T'«
l'avoil suivi ral'aiidounc ^ Lion, 66 Malheur qu'il i^in nve, 67-
L'K.Hci.os (niadeic de). Ju^.mciil difavoial.lc qu'eu poitoit R. Il, 65».
C70
>m
TABLE
J.KMErs. Ses lni»an> ..vce R., I, «93, 527. I«Mres çie R. lui «.Ire.ise ,
IV, 85»).
I,Aoi.»«D(M.) IV, 19\
I.KiNiDts. Comparaisnn lir<!e de«» mort, II,S97.
I é..T««D (M,), lierlwri le. Lellre que R. lui ailresse, III, 408.
Lb Sao«, père; .«Taiil Generois. Ses lijiions «vec R., III , 581. Lellre
<iue R. lui a(lre:«>c, i/'.
I.E..riNtssK(marIem. de). Pourquoi ne ilevoit pas aimer R., 1,293.
I.inoi (Jean-Davi.l), académicien. Lettre «jneR. lui adresse, IV, 91 -.194.
L'ÉTtMa(M. lie), vicaire <le Marcoussis. Ses liaisous avec R. I, EpUi-eque
ce <lcriiier lui adresse, III , 364.
/.fllrr !i M. Lesagc père , de Genève , relative !i la musique , III , 581 .
L,l:,ehd'Alem>-cit sif les Sfjerlncles,\\\, H3.. 177. Circonstances el
occ.iM.m de sa compo.ilion, I, 260, III, W^. JnRPmotit qu'en [lorte U. ,
1, 260, 26t. Cl loit son ouvrage de prédilection, III , 1 15 , IV, 799.
Son opinion sur la réponse que d'Alembcrl y a faite, III , 176, IV,
302.
f.rllicx M. Baillère de Laisement , relative à la musique, III , 384.
Lellre'ii M. Burney sur la musique, etc., III, 336..S68.
Lcllie a M. 0elalande sur la musique, III , 584-
l.ellrea M. Grimm, au sujet des remarques ajoutées a la lettre ...«r Om/jhiile,
111,572.
Lettre a M. I'al»!îé Raynaï , au sujet iPun nouveau mode de mu.sique par
M. de Bhinvillc, 111,579.
Lettre^ M. Perdriau, sur la musique, 111,582.
Lettre A'un sjmplioniit.- de l'Académie royale de musique i ses camarades
de l'orcliestre, III, 5.'2..5i6.
Lettre sur la musique //vi/i|'o/.e, III, 522.. 542. A quelle occaa'ou elle fut
composée, I, 200 , III, 3ii.
Leltfe.1, Celles lies solit:iires, longues et rares ; celles des gens lUi monde fré-
quentes et courtes , II, 282. Inaptitude de R. pour ce genre d'ix" rire, et
Oitiguc qu'il lui fait ''prouver, I, 58 Son aversion pour les foi-mules i!e
fin de lettres, IV, 491, 3o4, 664. Demande au priucede Virtemlierg la
permission d'y renoncer, 483.
Lettres à Sara, III, ,333. .556.
L.illreS lie Ut Caui/jn^uc. Réfutées par les Lettres de ta lUoulagne, III,
5.. «0".
Li lires d'un citoyen d-, Genève. Paroilie de l'Hétuïse, IV, 474.
Lettres écrites de {a Montagne, III, 3.. (08. Occasion de leur composition,
I.^22. Effet qu'elles produisent en Suisse; sont brûlées 'a Paris, 550.
H. les écrivit à conlrc-cœnr, IV, 5-7.
T.ellres élénuntuires sur la Bulmii/ue, III, 570. Epoque de leur composi-
lion. Sont continuées par nn professeur de botanique anglois, I, 560-
l-cfres persanes. Eîo^e ilu style de cet ouvrage, IV, 40'2.
l. -tires /jorluguises. Sont-elles l'ouvrage d'une femme ? III , (60, 161.
].Kv\ssEiR, pèrede Tliérèc. Son caractère , I, 183. Sa mort, l08.
I.EVxssEt R (mail.), mère de Tliérèse. Caractère de cette femme , I, (71 ,
17.^, (83. Sert de préleile aux amis de R« pour lui clierclier querelle ,
2(8, '.^(9, 'i39. Son mauvais procédé envers R., qui le décide ^ s'en
séparer, 2''9, .36. Reçoit de Grimm une pension de 300 livres , el vient
ilemeurer a Deuil , 266.
1jKv\sssiii ( Thérèse ). Ce qu'elle étoit ; ce qui dispose et décide enfin R. à
s'attaclierà elle, I, (70. Scrupule de Tlicrèse à ce sujet, (7(. Son es-
prit incapable tic toute culture, l'A. Ce qu'éloit sa famille, (73. Consent
avec Ijeaucoup lie peine a l'abandon doses enfans, (77. Trail de simpli-
cité de cette lllle relativement au cbapelain Kiupffel, (8i. Son éloge, IV,
433, 47( . Contrariétés que R. éprouve dans son méuage par le fait de la
mère Levasseur, ( , (92 ; el de sa famille, 2(9. R. n'a jamais ressenti d'a-
mour pour elle , 2 6. Elle ne répond |iasa ce qu'il at'.endoil d'elle sous le
rapport ile l'attacbement, l'A. Mécomptes que R. éprouve dans sa sociélé
intime, 220- Etoit peu enteuiluc, peu soigneuse el fort dé|ie sièrc, 297.
K, ^'aperçoit lie la ilitiiinulion de son attaclicment. Quelles en étoient les
causes, 5(3. Elle va le lejoindie 'a Moliers , 514. Comment par ses pro-
pos, ses suggestions el les moyens qu'elle emploie, elle influe sur la con-
.'liile el In manière de voir de n., tant à Motiers qu'en Angleterre,
330, 337, 3)4. Elle devient r.'pousc de R. Circonstances de ce mariage,
5.Ï7 , IV, 729, 734. Cliagrins qu'elle lui eau e, I, 538, IV, 776. Opinion
qn'avoient de celle femme tous les amis ile R., I, 357, 534, 358, 564.
l'oiirquoi B. l'appeloit son Ceihète, 564. Une pension lui est décrétée
par l'assemblée nationale et est augnu'iilée par la Convcnlinn , 370. Re-
mit Iiîs arrérages de l:i j^nsion que le roi d'AngItUerreavoit accoi'dée a R.,
33 i. Sa conduite après la mort de R., 371 . Lettres que R. lui adre>se,
IV, 830.
Léi'iie d'E/iliriiïnt( le ), III, 344. .232. Composition de cet ouvrage, I,
306,3(0,(11,344.
Lkvhkdv ( Jean). Martyr de la lilierlé à Genève, III, 168.
L'IlAfiTAi. ( le marquis de ). A quelle occasion R. correspond avec lui, I,
(37,(38.
/./ etir ou Lihre arhitrc, E>t ce qui distingue l'homme des animaux, I,
5 lO. Preuves en sa faveur, II, 547. Son existence prouvée ue rend pas la
prière inutile, ih. V. ïleli^iou iiaturrlle.
Lthertc bien replie. Seul instrument d'une Ijonne éducation, II, 459. V.
Kducalionj En/iins.
l ihei té civile ou j/olilii/ue. Premier des biens. Quel est l'homme vraiment
libre, II, 433. Déilnition de la liberté politique, et en quoi elle consiste,
III, 81 . Est une conséquence de la nature de l'honinie, I, 64''. Ne peut
Mre aliénée, 36( , 64( • Ce qui dislingue la liberté naturelle de la lilerté
(ivile,6'<6. E^t un des principaux objets de la législation, 6(Ï0. Ne se
nkiintient peut-être qu'il l'appui ile l'eclavage, 679. Comment comilier
la li'teité avec le principe de la pluralité des voix, fi^A ; vsl un aliment
de lion suc, mais de furie digestion, 7(5. Est incompatible Avec le repos,
703. Peut exister sous loule espèce de gouvernement. Elle est dans le
Cicur de l'homme, IT, 7(7, IV, 649- Application de celte maxime a
Emile esc*»» u'ans Alger, II,74(,742. V. C'ar/js polilii/ue, Oourei-
neuirn.
tiiicrtiua^e L «aiour-propie fait plus de lilier'.uis que l'amour, II, 6(4.
V. Opinion, Tempérament. Effet de ce vice itir l'esprit et V cxrt^
tère,6<7.
LUrrairie ( commerce de la ). V. Hollande.
LioME t le prince de ). Offre à R. un asile dans ses terres, IV, 23.
Liiio GiBu.ni,cité, I, 464.
Lii.i-o , auteur du tMareliand de Londiet, III, (38.
LiKxMT ( de ) , gouverneur du lils de M. d'Épiuay, I, 244, 219.
LiHHÉ. Jugement sur ce cc'lè!)re naturaliste, I, S4(, 363, 436. Pragrùt
qu'il a fait faire !i la botanique, III, 422, 4.3. 0.>servatiiiirs sur sou sys-
tème, III, 4(9, IV, 666. Lettre que R. lui adresse, 837.
Lisière. Laisse nue mauvaise démarche aux enfans. II, 429.
Livius Dbi'Siis. Vouloit que sa maison fût construite de manière qu'on
tU tout ce qui s'y faisoil, 11,2(4.
Livres. N'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne sait pas , et font nii-^li er
le livre du nion.ie,!!, 507, 700. Ceux de morale ne sont point
utiles aux gensdu monde, II, 7. Ceux utiles à la pairie ne doivent pa»
être composés dans son sein, I, 2(2. Cette utilité bien bornée, les
hommes se conduisant toujours plus par leurs passions que par leurs lu-
mières , IV, 362, 56iJ, 689. Quels sont ceux qiiiconvieimeut aux cam-
pagnards et aux gens de province , 11,7. C'e»t pour eux qu'il faut
écrire, 8. Pourquoi les romans sont-ils dangereux, el moyens deles rendre
miles 7, 8. Effet des livres d'amour, 28. V. Uomuns. Règles pour
lire avec finit , 26. Règle pour juger si un livre est utile ou pemicieni,
130, III, (6- Ne corrigent pas les médians; le meilleur fait très-peu
de bien aux hommes et lieaucoup de mal à son auteur, IV, 522.
Livres lie géométiie. Seuls exempts ircrreiirs, III, 7. Livres de villages
Menteurs , incomplets cl insuflisans, II, 700. Livies sacrés. Libomme
n'en apas besoin pour connoitre ses devoirs, II, 595. Tous écrits dans
des langues inconnues aux peuples qui suivent la religion que ces livres
enseignent , //'. Nécessité de les lire tous et de les comparer , ponr s'as-
surer de la vérité, 389.
Locke. Comment il vent qu'on apprenne k lire aux enfans, II, 457* Son
sortcomparéîi celui de K., III, 67. Ses ilivers ouvrages cités on réfutes,
Pu gouvrruem-nl rivil , I, 560, 574 , £73. l'ensées >iii L'édwation des
enfans, II, 597, 457, 46i , 466, 317, 539, 651. Essai sur l'entende-
ment Uuuiuin, 0/5.
io/ nuturellc. Erreurs des jurisconsultes et conlradictions entre eux dans
la dc'iinilion de ce mot , 1 , 533
io/. Son objet et sa di'linition , 1 ,633, 634. Celte délinilion étoit encore
'a faire , II, 708. Peut seule concilier la liberté et la soumission à l'auto-
rité publique, I, 589- Toujours impuissante si les mœurs ne disposent
pas à lui oliéir, 59( . La mettre au-ile .sus de l'homme, problème inso-
luble, 703. Il lui manquera toujours ce qui a|.particiit aux lois de la
nature , rinlleiiliilité , II, 434- Doit être forniulleinent abrogée ou sé-
vèrement maintenue , I, 727. Division des lois en tiois classes, 660,
Causes dit respect qu'on porte aux ancicnnnes lois, 676. Aucune loi
politique ou fnndament:ile qui ne se puisse révoquer, 682. Esprit
général des lois de toiii les pays: favoiier le fort contre le fuible,
II, 514. De bonnes lois faciles à faire; la grani!e difliciillé est de les
approprier tellement aux hommes et aux choses, que leur exécution
s'ensuive nalurcllenieiil , III, (42, (43. Ne peuvent régler les
choses de moeurs et de justice univer.-elle , mais seulement celles de
justice particulière et de droit rigoureux , (13. ("oiuineiil elles inHnenl
sur les mœurs et réciproquement, </'., I, 59(,111, \'t7i,W Opiniou
puhliifue.
Loi. ME (de', avocat. Service qu'il rend à R., I, 17.3.
LoNoi'Evii.i.K (mail. de). Ce qu'elle eût été à la p'acc de madame de Wa-
rens , 1, 23.
LoEEiC'/.!, intendant de madame de Veicellis , I, 4'2.
LoREMzi ( le chevalier de). Complaisant de madame de Bouffleis, I, 273 ,
294. Lettres que U. lui adresse, IV, 830.
LOTOPHAOES , II, '183.
Louche. Préiaulion |ioiir qu'un enfant ne le devienne pas, II, 419.
Loi is XIV. Cil<', I, 56(. Trait de ce prince justement irrité contre le duc
deLau7.un,lIl ,446.
Loi IS XV. Réponse d'un vieux gentilhomme 'a ce prince. Il , 619.
LoiSEAU OE IMAri.Énn. Comment R. fait sa coiinois.sance; son éloge , I,
'.'63. Parle à n. du Caiitrat sor'al avant qu'il soit connu du public ^
502. Lellre que R.lni adresse , IV, 404.
Li c (le comte dn). 1,266.
LlCAlH. Cité, 1, 5f3.
Li cBÈcE. Cité ,111, 436.
Liirrèce , tragédie , III, 263. .268. Compasition de celte pièce , I , 206 >
111,263.
LiDWio. Jugement sur ce savant botaniste , I, 54(.
Lri.i.i. Fait chassiM' Corelli de France , III, 535. Son liarmonie préféi-a-
ble à celle île ses successeurs, 536. Son talent comparé 5i celui de Rameau,
578. Fait jouer pour lui seul son opéra li'yJrmide. IV, '209. Sou éloge,
111,434.
Lri,i,iN , professeur a Genève. Ses liaisons avec R., 1, '.03.
Luxe. Va rarement sans les arts et les sciences, et jamais ils ne vont sans
lui, I, 471. La corruption des mieurs qui en est la suite, entraîne la
corruption du goût , 472 , 492. Tableau des maux qu'il produit , 499,
507, 57( . Melon est le premier qui en ait fait l'apologie , 507. Exemple
d'un luxe noble el sans danger 708 Ce n'est pas par de- l<i. somptuaiies
qu'on peut rextir|>er, 709. lly a, îi dédaigner le luxe, n.oins de moclé-
raliou que de goût. H, 276. L'opinion tournée en sa faveur, anéantit
l'inégahté des rangs , IV, 309.
LrxEMr.oi-RO (le maréchal ile). Commencement des liaisons de R. avec lui
I, 273. Simplicitédn commerce qui s'établit entre ce seignrnr el R., 'i7t
Contlilions que R. lui propose pour en assurer la durée, IV, 301, 302
R. lui donne son portrait et reçoit en échange le sien et celui de la mnii»
chale, 1, 280. En j>eu île temps i perd sa soeur, sa (ilte, el son Hls unique
V90. Assiste 'a la visite du F. Cniei R., 30-'. Ses dernicis adieiii » I
308,.'\09.Sa mort, 5'27. Intentions de R. sur le legs qu'on lui .lit que \t
nurcxhal avoil fait en sa faveur, 527. liCtlies que R. lui adresse, IV, 830.
GÉNÉRALE ET ANALYUQIK.
860
|.«guiK>i iu> (mail. <1<!)- Coinmrncomciil de mm ruUont «vre R., I, 273-
Son porliail, 274. K. lui lit .-a Numrll,- l/ilohe, 275. H f"it |>our elle
uni! co|iic île cet ouvrage, 276 , IV, 308, 313; ri j joint le mauujcril
<le< .Imuuis ,U iinluril ÉiloiiHid, I, 277. Molil» «le R. pour croii-equ'il
a eocouru. MU iiiiiniliij, 1, 59, ^70, 291. Se cliarge du >oin <le faire im-
nrimer VÉmilc, 282, 293. Fait fairi- Ij rec\ «relie de» cufaos de R. aui
Enfaus-Trouvc!», 294 , IV, 333, 336. Sa conduite lor» du décret porU
contre R., 1,307. Se» demiire. relation» avec R.,527- Il dibire qu'on
la cnn<<uUe>ur »on projet, en 1768, de M retirer dan» une lie de l'Archi-
|i«l, 1 V, 742. Nouveau témoignage de «aconliance en elle i cette cpoijue,
743. De lou> f.ea ennemis, R. la croit seule capalile de retour, 796. Opi-
nion i|ne définitivcmrnl il coutcrve d'elle cl de te» procédé», 8°.25. Lettre»
qucR.liiiadreasc, IV, 850.
Li xBMaoi KO (le comte i'f). CauM!» de »a mort, I, 291 •
Lui (M. rt HMil. dr). Lcllie»<iue R. leur adretse, IV, 850-
LtcmoïK. F.>|.iil de n lëgidatlon , I, 704. Ce qu'il fil peur déraciner la
cupiilil»'a ,^paite,750. Se» iii>tilulioosonl lUnataré le c<t:ur de l'Iiomme,
11,402.
I.ici Rot K , orateur grec. Cité, I, 277.
I.Ttiicn' ''^mnwnt , dan» une di»elte , il» donnèrenl la cbange 'a leur faim ,
11,487.
tyon. Rigle»uiTiedan» l'admiuùitralion municipale de cette ville , I, 731.
Jngemenl p«irlé »ur l'élat de» moeurs de les babiUos , 86.
M.
MiU.T ( l'alibé do'). Bons ofrice» qu'il rend 'a R., I, t43. Jugement »ur ses
onvra^e» de politique, et notamment sur se» Enlietient île l'Iioclon, IV,
400. Pourquoi R. le considère comme »on ennemi, 1,328, 329, IV, d35>
Son oiivra)te sur la Pologne comparé à celui de R., I, 361 • Cet ouvrage
rite, 722. Lettre que K. lui adresse, IV, 535.
Mtniv ( l'c > , Rraiid pri'viM de Lyon. Coiille ré.'uealiiin île ses ciifans îi R.,
1,19, IV, 180. Conserva pour lui de l'amiliv «pii:. qu'il eut quille cet
emploi, I, 143.
Mablt ( mad. de ). Entreprend de former les maniiios l'c R., qui devient
amoureux d'elle, 1, 139.
MtcHi kVEi.. Le Prince est le livre de» républicains, 1, 699- Cité, 630, 636,
MmliiiiKS pour l'éliiHe <U la phy sù/iie. Ilfantquo l'enfant le» fasse lu i-
m£mc. Inconvénient de leur multiplicité, II, 501.
MACSOBI.Cilé, 11,141.
Magkllam, gciitillionmte portugais ; piililie le récit de Lcb&gue do Presie
sur la mort ,1c R., 1,367.
Maffiifîrenrr. L'ordre reudu sensiMc dans le grand, 11,276.
Mahomet. L'o^c de «ion système politique, 1, G95.
Mn/iom'?/, Iragét'ie. Jiigi*e sou» le rapport moral, III, 125.
m illot. Effets dangereux de cet usage, II, 404, 405.
Maiircs de chant et de liante. S'il convient il'en donner aux jeune» fille»,
11,643.
M AIR AN ( de), de l'Académie des Sciences. Nommé, avec MM. Hellot ot de
Foucliy , commissaire pour l'examen du syst^nic de notation mtisicale
pré-entépar R., 1,146,111,460. Ceqii'Udit 'a l'occasion delà déilicacedu
DU, ours surl'lné^iiUié, 1,206. Ses liaisons avec R., 269,270, III, 460.
Major^i-in». Comment il» apprenoienl i leurs eiiiaus'a lancer la irouile, II,
48.-!.
Wii/. Conimei;! expliquer son existence et en justifier la Proriilcnce, II,
575.. 578. lV,7(j9. V. Religion naturelle.
lUiiUidiet.CeUci des enfans sont pour la plupart de la classe dos aonvuI>ion»,
II, 4'20. Sur cette locution -.f.nre une maladie, I, 121 .
Halesuerbes ( Lamoignon <le ;. Ses rebtions avec R., I, 269. Lui propo'^e
une place dans le Jnii;>ia/ (/e.i .S'<ii'n/i<, 271 • Approuve la profession de foi,
282- R. reçoit sous son couvert le» ('preuves de son livre, IV, 311.
Rassure R. sur ses craintes relative» au i-ctaid qu'iproùvoil l'impres-
sion île r/^'mi/r, I, '.-99. R. luiirrit quatre lettres sur sa retraite li la
campagne, 30ll. Il fait letlrcr des main» de R, le» lettres qu'il lui avoit
l'critcs relativement 'a VEinUi-, 303. Sa Décluiation relative li l'impres-
sion lie cet ouvrage à Pari», 304. Lelli'cs que lui adresse J. J. sur la bota-
nique, 111,395; .inties, IV,850.
'* .LOI iif, médecin, traite sans succès R,, 1, 1Q0 , IV, 220.
Maltiior, eui'é de S:iinl-Rrice, I, 260.
Mti.TUis. Acbèlcle» livres de botanique de J. J.^ IV, 81.
Mumhié{ le vieux cb«ne de ) II, 607.
MtKDARD ( le P. }, oiatorien, I, 306.
Mkndeville. Auteur (le la fable de» Alieille», I, 3(6.
Maniliis. Cliassé du sénat pour un baiser donné à ta femme en présence
de sa fille, 111,133.
1/.»l<it'/ des I,i,/ni,ileu,^. Cité, III, 151.
Marcel, ma'itre 'a danser. Faisoil l'extravagant par ruse, II, 474. Ce qu'il dit
'a nn Angloi», 618. Ne s'est fait remarquer que par de» singeries ridicule» ,
et n'a rien inventé dan» son art, IV, 430, 431 .
MAncEf.LoN ou ltARcKi.i.oK, buissier, IV, 174, 175.
Marcef ue MÉziiuB», Genevois. Ses liaisons avec R., T, 205, IV, 830.
Uiiicliand dr I.,mdies ( le ). Éloge de cette pièce, III, 158.
MiirroH sis. A)!rralilcs parties que fait R. chex le vicaire de ce vilbge, et
avec qui, I, 19i.
MARiciiAL( mylord ). V. Keit.
Miiriihnnx de Fiance ( trilninal des), ou du Point d'honneur, III >
143, 178, 179. y. Duel.
Maroek:» (de\ voisin de R. \ Montmorency , 1 , 269, 279, IV, 4S7.
Msai (le marquis de), amliassadeur d Espagne!) Vcni<e , I, 434, 155.
Mariage. S'il est un devoir pour tout linmmc indifféremment, II , 53Î ,
.'>!>3. Marier un jeune linnime dès râje nubile, n'est pas le parti le meil-
leur a prendre, 001. Tïanser des maiia|;es contrario avant b parfiile for-
mation du corps, 698. Quelles convenances y xint iiivesuires, etqneile.
sont celles dont les |>arcns sont lat juge», 63.'ï. Le* cnn venancc» il« la na-
lare j doivent l'emporter sur celle* da pure convention , 9S, 668. L'éga-
lité de* condilioD» , *an* être un* de* convenance» ni'cMtaires , est li re-
cbarcher, 668. Le» alliance» inégale» n'ont pas la mAme conséquence pour
le* deux sexes, 340, 609. L'homme qui pense ne cboisira pas son i^ioiise
dan* la basse classa , 669. Mais n'épousera jamai» une femme l«l-e>prit,
670. Grande lieauté plulAl 'a fuir qu'il reclierclier, ib. Est le plu» tainl lie
ton* les contrats. C'est la cause commune de tous les bomme» que sa pu-
reté ne soit pas altérée , 180 , 609- Raison très-forte contre k» mariaiip,
tiandestius, 181 . N'exige pas le commerce continuel des deux sexes , 227,
536. Peut être benreui sans amour, 187. Est un état trop austère et trn|>
grave pour supporter les petite» ouverture» de ctrur qu'admet l'aniilié,
217. Effets du droit que s'est attribué le clergé de passer cet acte, 1,6!«8.
Pourquoi le» premier» lionuiie» furent dans la nécessité d'épouser leurs
tiror», III, 510. Premier jour du mariage, en laiuier jouir les jeunes
époux , II , 718. Moyen de prolonger le Imubeur de l'amour dans le ma-
riage, 719. Temps où ce moyen ne doit plus être employé, 7'21. I.e vrai
liei beurde la vie est dans un nuria^ bien assorti, IV, 452. E-l un et ■!
de discorde et de trouble pour les gens corrompu», mal» |>our les gens de
bien il est le paradis sur la terre, IV, 295.
M*riaiink(M. de)Conserve un despremiers écrits liltéraiies doR., I, 8t.
Mario» , cuis nière cbez madame de Vercellis. Accusa'-c fausM-mcnl par K.
du vol d'un ruban, I, 42. Ce qui le porte 'a faire celle mauvaise action,
417.
Marik (le cavalier) Cité, II, IID, 146, 285.
MàrivaIX. Accueille R. et rclouche sa comédie l'e Narcisse, I, 447.
MARi.BORornu (mylord). Réponse que lui fait un grenadier franrois, pris à
la bataille d llocbslet, 1 1, 297.
Marmostei.. Fausseté de l'anecdote qu'il raconte à roccasion du Disrmiit
sur/et Siiencei I, 182, 2G3. 26'». Motif de sa liaino eoiit.c R., 265, IV.
328. Cité, 1 . 1(t2 , 263, 2G4, 263, 634.
M'iro*. Ce que Montait^ne a dit d'un de ses mis, II, 468.
Marteau Lettre que R. lui adre»Se, IV, S03.
M*«TIM.. Cité, II, 670.
Marti vnisCapeu.». Cit.-, III, .501 , 583, 388.
Martinet. Lettre que R. lui adiesse, IV, 435.
MabiimÈre (de la), secrétaire d'amlnssade a Solenre. Comment il |iiqne R,
d'émulation, I, 81.
Martik, Angloi», continuateur de» Lettres êlêntentuitcs sut la Botaniifue
111,371.
Masqik». Pourqngi les enfant en ont peur , II, 419*
Masseroh, greffier \ Genève. Jugement qu'il porte sur R,, I, 14.
Motèrinlisles. Opposés aux idéalistes, II, 569. Leur raLsonneuieut compare
il celui d'un sourd , 575.
Maths» (de). Offre à R. sa maison de Mont-Louis, 1,256, '278. Sa niorl ,
IV, 410.
Matière, Comment son existence et ce'le de» corps nous est connue ,
II , .'J69. Indifférente au repos et au mouvement ; le repos est son étal
naturel ,570, 571. S'il est vrai qu'elle puisse sentir et |>enser , 575. Sa
création, impossible ^ concevoir , 769.
Maux moraux. Sont tous dans l'opinion, bors le crime, II, 431.
ilfuux physii/iiet. Bien moin» cruels que le» autres ,11, 408. \ iolens et te-
connus incurables, peuvent justifier le suicide , 196-
Tâaxim *( awuvaises). Pires que les mauvaises actions. H, 47.
Méchanceté. Vient de foiblesse et d'esclavage , 1 , 435. Liée contraire à la
définition de Hoblie» , II , 422.
Méchnns. Pourquoi aiment la vertu dans le» autres ,11, .543 ; Hl , 122,
125. Leurs peine» dans l'autre vie seront-elles éternelles, 1 1, 579 ; 1 1 !•
117. Mik.'banceté vient de foiMcsse. Idée contraire 'a la définition de
Hohbes, II, 422- Vient de foiblesse et d'ei.clavage, 1, 4.'^. S'il et vrai
qu'il n'y a que le mécbant qui soit seul,23fl , IV,.°î9, 2f 1.
Médecin.. Leur art plus |>ernicieux qu'utile ; cause» l'e son empire
parmi nous, II, /|32. Moyens tVy suppl.«r, 411. Confiance que R. avoil
d'abord en eux; noms des mwiecin» qui Tant traité successivement , et
raisons qui l'ont fait renoncera leurs secours, I, 190, 115, 120, 205-
Auroit voulu cependant adoucit ce qu'il a i«ril coiitic eux, II, 413.
Médée. Effet réel de cette tragédie, 111, 122.
Mei.larede (mailem. de). Êcolière «le R. pour la mn^iijue, I, 08.
mélodie. Sa définition et explication de ses effets, 1 1 1. 513- Unité de mi^
lodie; règle générale elfondamcnlale, 531,539. V. Iliuiu'ui,, Musiifu..
Meloh. Est le premier écrivain qui ail fait l'apologie du luxe; cité, I, 507.
Mémoire a S, E. monseigneur de Savoie. R. ilem.iiide une pension, 111 |
281,284.
Mémoiie rvmh i M. Boudit, relatif i M. de Rciucx, III, 281.
Mcmoiie. Sa définition contraire à colle d'Ilel vélins, III, 288. Ne petit «r
développer qu'avec le raisonnement. H, 4)1. Application ^ l'enfance et
aux étude* qu'on lui inqwse, fi. R. en nuuqiioit totalement ; ses elfoil>
)>our en acquérir, 1, 125.
Mrkars (la niarqui!,e de). Lettre que R. lui adresse, IV, 218.
Mendians. Sentiniens qui doivent di-poser ^ leur assistance, II , 273, 273.
Memocbii's, jurisconsulte italien. Cité, IV, ^0.
Menoii (le P.). Comment R. le traite en réfutant l'écrit du roi Stanislas ,
auquel ce jésuite avoit mi» la main, I, 190.
Menthom (la comtesse de). R. donne de» Irrons de musique ^ sa fille, I ,
98. Son caractère, sa jalousie contre mad. de Warens et ce qui en ré-
sulta, 99.
Men<onge. Dissertation sur ce vice, distinction du anensonge nuisible et du
mensonge officieux, I, 417. R. se les est interdits ton» les deux , 421. Il
n'a januiis menti que par bonté et limii'ilé, lA. Mensonge de fait et me-
songe lie droit. Ne sont pas naturel, ans enfans. Ceux qu'ils font .-ont la
plus souvent l'ouvrage de» maitres, 1 1 , 446.
M'»n I ,/«/)«rrfnn«.,noléencliiffres,IlI, 491.
Merceret (madcm.), femme de cbanibrc de mad. de VVarcns, I, 83. Sr.a
portrait, 68. Elle prend du gonl pour R., et s* fait rccondairc pa r Lu
dan» -on pays, 73.
870
TABLE
Mmcikh de l* RiviUB Jugentnnt snrson livre iiilitiilc' : Onlic naturel i^t
etteiitiel des sociétés politiques , IV, 689-
Mhciki, auteur tlu Tableau tle Pari'. Fausse anecHote qu'il rapports sur
l'entrevue de CrevKt et de R. 5> Amiens, 1, 355. Son portrjil de R. cité,
571. Son livr. intitulé C An 2440, altril.ucîi R., IV, {k.
Mkhoy ; François de), général. Son épitaplie, II, Ii22, 6'2ô.
Mires. Les lois ne leur donnent pas assez d'aulorito, II, 400. Doivent al-
laiter leur» enfans. Heureux effets qui en résultent , 40,'i. 4ll7- De leur
bonne constitution dé|iend celle desenfans, 037. V. EnJ'aiis. Leurautorité
ne peut être cHale'a celle des pères, I, 586. On a plus île rcsjwct pour une
noère de famille que pour une vieille lille, II, 777. Modiiicatioil, pour la
mère de famille, à la règle qui prescrit dans la vie comnuinc la séparation
des sexes, 2-^3.
niéritlieiines. Moyens d'apprendre à les tracer, II , 498.
Merveii.lkvx (mad. de). Son portrait, I, 82. Services qu'elle rend à R., 85.
AIbsmk (la mai-quise de). Assiste a la lecture des Çunje.tsiuns de R., I, 549.
Lettres que R. lui adresse, IV, 850.
Mfsse. AUention et vénération avec laquelle le vicaire savoyard la célèbre,
II, 598. Sans s'en imposer le ilevoii-, R. n'éprouve point de répugnance
à y aller, si la circonstance l'exige, IV, 847.
Mesure. Une des parties intégrantes de la musique, III, 524, 325. Ne peut
être que trè'>-peu sensible dans la musique françoise, 525. Une même me-
sure peut exprimer tous les sentimens dans la musique italienne, 537.
Mkstiiezat. Secrétaire d'état "a Genève, III, 89.
Métastase. Cité, II, 15, 25, 42, 51 , 263, 319, 353, IV, 704. Imitation
libre d'une de ses cbansous, III, 365.
Métier. Pourquoi Emile doit en apprendre un , II, 314.. 8t7. Qnel esprit
doit guider dans son cboii , 5(7. .519.
Mbihon , piocurcur général h Neufcliitel. prend la défense de R., 1 , 552,
IV, 522, 3i6, ?53. Lettres que R. lui adresse, IV, 830.
MiCUELI. V. DlCHET.
MicoiD (de Grenoble). Sa liaison avec R., IV, 17) , 172.
Militaire (service). Sur cet état, considéré comme profession , II, 704. Est
si noble qu'il ne peut être fait pour de l'argent, .409.
MiNABi) et Fersaud. Appelés par Thérèse Levasseur les commères, I, 267)
301.
Mirabeau (le marquis de). Ses liaisons avec R., 1 , 355. Lettres que ce der-
nier lui adresse, IV, (USO.
M iticlei. C'est l'ordre inaltérable de la nature qui montre le mienx la sa-
gesse de Dieu , II , 5!lO. Faits pour prouver la doctrine, les miracles ont
eux-mêmes besoin d'être prouvés, ib. Leur vérité, con^talée ou non, nul-
lement nécessaire pour déterminer la croianceaux vérités de la religion
clirélieunc, II, 7^7, III , 26. On doit tenir pour révélée toute doctrine
où l'on reconnoil l'esprit de Dieu , II , 788. Ce qu'il faut jienser des mi-
racles de Jésus, 111,27. y. JÉsi's. Ne peuvent jamais être regardés
camme iufnillililes, 2'J. Comment di^tiuguer les vrais de» faux miracles,
33. Ce qu'on peut faire en ce genre avec des connoissance; en chimie, 50,
31, R. signe une attestation comme témoin d'un miracle, I, 62. Détails
sur ce miracle prétendu, III, 286-
MiREPoix (mad. de). Ses liaisons avec R., I, 59, 130, S81 . Témoignage
pa.ticulier d'affection qu'il en reçoit , rî08.
M!>ni:iliro//e (/.,■) de Molière. Pourquoi est-il tombé dans sa naissance, III,
(20. Examen de cette pièce sous le rapport moral , 128; Idée d'un nou-
veau Mis'iiilliiope a faire, 151. Réalisée par Fabre d'Églantine dans le
J'hitmie, ih.
Mwlestie. A ses dangers comme l'orgueil , Il , 250, 255. Dans le commerce
du monde, n'a jamais nui à l'homme d'esprit , 'i92. Combien il importe
d'j accoutumer les enfans , ib,
Mn'/utj A ii/iu; ii.>. Sens de ces deux mats latins employés par Horace,
III,. «(83.
Mœurs. Les choses de mœurs ne peuvent être réglées par des lois, III, MU»
V. Opinion fjubiiijuej Loi. Influence du gouveru ement sur les moeurs,
14'î. Rapports entre le go&t et les mœurs V. Goût. Se réformeront
d'elles-mêmes si les mères nourrissent leurs enfans , II, 406. Kn quoi les
l'Cuplos qtii en ont surpassent ceux qui n'en ont jkis, 541.
>li>'lsK. Espiit de sa législation , I, 704.
M'H.iÈRE. A suivi et développé, mais jamais choqué le gaCit du pulilic, III,
120. Son théâtre, école de vices et tle mauvaises mœurs, 127. Application
ait Hïrifinibrope, 128. Sur quelles de ses pièces a pu consulter sa servante,
f>8|. Est plein de sentences et de maximes générales , II, 126. Cité, III,
272.
M'ii.i.ET, de Genève , imprime, sans le consentement de R., une lallrc reçue
.lelui, 1V,33j, 336.
M'in-irctiie. Daus quel cas elle est républiquçj I, 634. Sa définition, 663 ,
Il , 711. Convient aux grands ét;its, 711. Avantages et inconvéniens de
ce gouvernement, 1 , 068. Quel en est l'inconvénient le plus sensible, 669.
Prévenu par l'héréilitécle la couronne. Effets de cette bér»lité, 670, 72 1.
Ne point confondie le gouvernement royal avec celui d'un bon roi, 670.
Di'génère en tyrannie, 673.
M 'title (usage du). Age propre pour l'acquérir, II, 611. C'est dans un
cœur honnête qu'il faut eu chercher les premières lois ,619. Le monde
est le livre des femmes. Les jeunes filles y peuvent être introduites de
bonne h«urc, 654. Moyen d'en prévenir les dangers, 634. .056.
M*>nde idéal. l'aUleaii de ce iiioiiile et ca4-actère de ses haliitans^ IV, 4, 5.
BIoNiER. Lettre que R. lui adresse, IV, 247.
A/ounoie. Comment donner l'idée de son usage \ un enfant, et 'a quel point
il faut s'arrêter dans celle instruction, II, oit.
Mi'nologue. Des monologues dans les opéra françois, III, 537* Examen du
monologue d'yJ/mrV/f, 339.
Ah'nla^nes. Cause du calme le l'âme qu'on éprouve sur leur sommet ,
11,37.
Montagnons. Habilans d'une montagne aux environs de Neufch5tel; leurs
mœurs et leurs occupations, HT, 140, 141.
jr..»r»oiiE(mylady\ Citée , II, 280.
Montaigne. Ce qu'il a dit d'un roi de Maroc ,11, 468. Son scepticisme sur
te juste el l'injuste, réfuté, 582. Continence de son père, 004. R. Pense
comme lui sur le choix d'une maUresse, I, 68. Ne se dount dans son livre
que des défauts aimables, 272. Cité, 1, 68 , 406, 467, 468, 470, 472.
473, 474, 180, 48.;, '.86, 487, 491 , 49G, 503. 537, 567, 370, 398 1 1
123, 126, 133, 204, 279,361,412, 432,453, 4,W, 433,'.34, 464'
468, 301, 514, 5-25, 344,347, 548,382, 3*8,604,617, 626, 672
693,700,111,123,193. > o.«,, o/^,
MoNTAiou (de), aniSa sadeur'a Venise. R. se rend auprès de lui en qualité
de secrétaire, I, 152. Son caractère et sa manière ridicule de travailler
133, 154, 157. Quel éloit le train de sa maison, 158. Ses mauvais proci^!
tic» envers R., 15;^. R. lui demande son congé et ce qui s'ensuivit, 160
IV, 189.. 195. R. découvre une friponnerie de cet amliassadeur à son
égard, I, 167. Quelle fut sa conduite après que R. l'eut quitté, et com-
ment Unit son ambassaile, 168.
MoNTAiGi' (ma.l. <le). Lettre que R. lui adresse, IV, 188.
Montait ( le F. ). IV, 164.
MoNTAi'BAN ( de ), comte de Latour-du-Pin. Visite R. a Motiers, I, 521.
Montazkt ( M. de ), archevêque de Lyon. Sa lettre "a l'archevêque de Paris,
II, 793.
MoNTÉcLAiB, musicien, III, 486.
Montesquieu. Pourquoi n'a pas traité des principes du droit politique. Il,
706. lixpiession impropre dont il se sert en disant : A,a puissance exé-
c .Incy III, 77. Comparaison de son sort avec celui de R., 67. Ce qn'e l
le Contrat .o<;»< par rapport "a l'H^urildei Lois,\, 639- Cité, 1,654,
601,666,<i84, 11,313, 713,111, 15.
MoNTMOLLiN ( <le ) , pasieur 'a Motiers. Admet R. i la communion protes-
tante, I, 319, 3 0, IV, 396. Sa conduite lors de la publication des
Xe//rf..rf,/«,„o„<,.gH<,, 1,330, 555. Son éloge, II, 772. Brochures
publiées par lui, et détails sur toute sa conduite avec R. depuis le pre-
mier moment jiisqu à leur hrouillerie, IV, 364, 575. Lettres que R. lui
adre5.se, IV, 850.
MoNTMORENCï (ledtic de), (ils du maréchal de Luxemlmurg. Sa mort, I, 290.
Montmorency ( la du h. de). Son caractère, I, 274. Lettre que R. lui
adresse, IV, 550.
Montmorency. Description du grand et du petit chSteau et du parc, I, 275,
274. Insalubrité des eaux de ce pays, 298.
Montpellier. Tableau de celte ville, de son climat et de la manière de vivre
de ses habitans, IV, 175, 176. R. y va pour se faire guérir, 1, 155.
Montperoux ( de ). Lettre que R. lui adresse, IV, 316.
Montre. Inutile au sage. Pourquoi a-l-on supposé qu'Emile en avoit une,
II, 609. Mais en cela même le sage est îi plaindre, IV, 510.
Mi*rnle. Priucij>e fondamental développé dans tous les ouvrages de R.
lîonlénalurelle de l'homnie. Amour de s-ox, son unique passion et indif-
férente au bien et au mal, 11,739, 760. V. Cnnirience. Précepte de
imorale qui peut tenir lieu de tous les antres. H, 214. S'il y a une morale
démontrée ou s'il n'y en a pohit, IVj 338. V. Intérêt. Livres de morale
ne sont point utiles, II, 7 , IV, 362.
Morale sensitif •, ou M'itériaU.me du sage. Ouvrage projeté, I, 215. Puis
abandonné, 272.
MoRELi.ETI l'abbé ). R. contrilme à lu: faire obtenir sa lilwrté, I, 283,
IV, 314.
MoRELi.i ( Jean '), de Genève. Auteur d'un livre contre hr disciphne ecclé-
siajtique. Delà procédure suivie contre lui, lll, 7, 4i, 4.3.
AI •/■/. Crainte de la mort bonne en elle-même et conforme îi l'ordre, II,
76. Ce qui b rend un grand mal pour l'homme, 43i, 5'25. Est la fin de
la vie des médians et le commencement de celle du juste, 697. La meil-
leure préparation a la mort e.>t une bonne vie, 565. L'immortalité
sur la terre seroit un tri>le présent , 431 • L'idée de la mort s'imprime
tard dans l'esprit des enfaii.., 5 :3 , 326.
Motiiri-'J'rafcrs . Description de cette ville, IV, 411.
MoucHoN. Lettre que R. lui adresse, IV, 393.
Mats. L'enfant n'en doit pas plus savoir qu'il n'a d'idées, H, 427. Impossi-
bilité de donner toujours les mêmes sens aux mêmes mots, 4.31 . Emploi
des mots. Principes 'a suivre en cette partie, IV, 534. V. Grammaire.
MouLTOi', de Genève. Ses liaisons avec R., I, 203. R. lui envoie la Projes-
sion de foi et l'Oraison JUnèhre du duc d'Orléans^ 501. Il va voir
R. h Motiers, 523. R. prévoyant sa mort prochaine lui propose de pré-
sider à l'édition générale de ses écrits, IV, 55'2, 536. S'est en effet ac-
quitté de cette tâche sur tous les points 1, 1, vi. Lettres que R. lui
adresse, IV, 830.
Mouvement . C'est par lui que nous apprenons qu'il y a des choses qui ne sont
pas en nous, II, 4'20. Est ou commun iqut-, ou spontané. Cette s|>onlanéité
nous est prouvée par le .sentiment. 570. La cause du mouvement n'étant
pas dans la matière, il faut pour l'expliquer remontera une volonté comme
cause première, 571 , 372. V. Dieu, Keligion naturelle,
MiRALT, cité, II, 116, 348, III, l'24, 130. Pourquoi les FrançoU s'en
plaignoient, II, 131.
Muses pillantes (les) , opéra, 111, 259. .217. Epoque de la composition du
premier acte, 1, 131 , IV, 194. R. en fait exécuter quelques morceaux }k
l'Opéra de Venise, I, 162. Est ex ■cuté en entier en présence du «lue de
Richelieu, (72. Et répète!) l'Opéra parles soins de M. de Francueil, #76
lUusit/ue. Naissance rUi goût de R. pour cet art, I, 4. Ses efforts pour
l'apprendre, 60, 63. Il lenseigne .sans la savoir, 73. Lenteur et ré-Miltats
de ses pi ogres, 93. Il commence 'a en étudier la théorie, 93. Quitte son
emploi au cailastre pour se livrer tout entier à cet art el se remet a l'en-
seigner, 97. Va à Paris présenter à l'Académie des Sciences son nouveau
système de notation, 1.^1. ^. la fin du présent article. Doutes élevés sur
la mesure de ses coniiois.sances en musique , et ce qu'il fait pour les dissi-
per, 2 14. Liste de ses OEnvrcs musicale., III , 447. Calcul des pages de
musique copiées par lui dans le cours de six ans, ilepuis son retour à Paria
en 1/70, IV,10i.
Origine de la musique, III , 512. C'est l'imitation qui l'élève au rang
des beaux-arts, 5H, 31.5. Ses effets comparés à ceux de la peinture,
517. Ses beautés , pour être senties, demandent une oreille exercée, 581,
582. Application à la musique de l'écriture par sillons , 537- Comment
expliquer .ses effets chez les Grecs, 513, 316. Leur système musical
u'avoil aucun rapport avec le nêtrc, 5l8. -Musique italienne, la senic aui
GÉNÉUALE ET ANALYTIQUK.
871
■p)^( j Jl i 1 1 I _ HjS. Sa cr.inpnr.iiieq nrrt U nintiijnr rmnrnre, II, Ct.
Tioi» «tp<$rinicF« failci pour juger ilc l'une et <le l'uulrr, 111, S2X. Les
Vtnuyx> n'ont point Je muiiicjue et ne peuvent xlapter k leur langue la
moloJie it»lieni)c , A42. V. l.tingtw frtmroisf^ Troi» gIio^lm cuiicourcnt 3i
la |>erfrclioiiileia musupie ilalienue, 529 Quelle mcilItMire nu^tlioilc jHiur
l'éluilc île i-c'l art dans l'Àlucatiou , H, 481. Ne >!oit jauiaii ^tre ilauk M
caH<{u'uuainuMmvn(,483.
Vice» (lu »j>lètike tle notation uni«'er»ellcirent ailoptiÇ , et projet lU
si^ne^ noure-rfus pour le remplacer, 111, 44K, 455, 456 Ottjecliun forte,
faite par Rameaucontre ce projet, et <lout R. revounolt la tatiililc,!, (46.
CoïKlamnation pa^ts*^ par lui-même &ur il'autres défauts tlu m^me !«j»tèiiie
et >ur te refus fait par le public de l'atlopter, 111 , 6*7 ■ Autre manière de
noter, (Çgilemeut iiiventiÇe par R,, et comliinaison de cette seconde ma-
nière et de la première dans une troisième manière encore, 557, 558.
Clioiz lie romances et air» dëtacliés, mnsii|ue de R., 111 , 585,58/.
Eiamen criliqe de la musique militaire, 570, 57' . Examen de la mélodie
de» Grecs, 5i9. Dictionnai.e do ntusique, 588.. 847.
MrtstRD, surnonioië Toril-Gueule, parent de R. Effet d'une Ti^itc qu'il
fait 'a R., 2i Turin , 1 , 50.
Miss4MD, ami de R. Son caractère. Quelles personne* il rccevnit dans sa
maLwndePassr.Samortmallieureuse, 1, 194, 195- R. compose cliez lui,
195. R. se refuse a la propoMtiou qu'où lui fait tle lui demander place dans
sou tc>tament, 327.
]Hr-léic. lie premier |>as vers le race e^t d'en mettre aux acltont inno-
centes, 11,214,231.
il sirrct Ce qu'il faut penser de ceux que la religion catliolique ordonne
tle croire, 11, 792. Distinctions .i faire entre les vérittk reconnues , mais
incompréhensildes !i la raison humaine, et lc> niTslères qui beurtent celte
'»son,360,792, III, 117.
N.
NiD>iLLic(m3d. de ). Di'po^itaire d'un rec«eil d« lettres irrites \ R. au
sujet de la ./iilie, I, 2$8. Motet que R. a fait pour elle, III, 448. Son
.:i«ge,IV,727.
A Mj;. r. Nréessité de cet exercice dans l'AIucation, II, 4i9-
N tm. Aute<ir de l'Iiistoite de Venise ,1,3.
I^'imhif, Unique eau 'C du succès de cette pièce ,111, 122.
Siif,.!. Plante viincneusedu Val-ile-Trarers , IV, 420 , 781 .
S.urissr, u l'Amant de lui-mfme, III, 492.210. A quel Ige R.ëcri»it
celte cnniiSdie , 1, 61, III, 192. Présentée et reçne aux Italiens, I,
176. Est représenlre sans succès aux François, V02.
Nnhii'!. Dciinilion de ce mol dans son r.ipport !i l'éducation ,11, 401.
,L'ctat de nature est opposée l'clat social. \,Saui/age, Société, Coi ut
l>uUliij-ie,
NitiLMR, lil>raire d'Amsterdam. Ses relations avec R., I, 266, 282,
295, 2^7. Est inquiété !i cause de l'impression de l'Emile. Parti qu'il
prend 'a ce sujet. II, 400, IV,3Ô7, 424. Lettreque R. lui adresse, 367.
A'treiiilé. Se soumettre !i sa loi , 5e4il et Térilaljle mo^en de conscrTer
le calaie de lime et la liberté , II, 432. Application de ce grana prin-
cipe Si l'édiKation , 438, 439. V. Éducnlion , Enjans.
Nkcilek. Sou Court tic iiwiale retijiicusef remplissant un vœi> fait par I\.,
IV, 150.
Necxeb (mad.). Cit(« , I,3'9.
Nctos (Cornélius). Cité , I, 675.
Plcit^lullrl. Motif, qu'avoit R. do se plaindre îles Neuclii>tclois , IV, 416,
et parliculicrcnient i\ei magistrats et des ministres de celle ville , 1 , 3l9.
Descrini ion du comté , nature du gouvernement et xiaurs géuérales ,
IV, 412.
NxwToN. Comment se vélissoit, II, 463. La loi d'attraclion qu'il a trou -
\rt est iiisuflisante, 57l . Son opinion sur la figure de la terre, III, 279.
Kl» WENTIT. A iierfectioune la fontaine de Héron ou lliéron , I, 51. Cité,
11,8 3.
Kol'Uitf. Son oriàne; pourquoi elle a toujours éié nuisible aux états, IT,
83. NoUlcsscd'AngIrtLrre. Son éloge, ih. Acqui>e^ prix d'argent , pri-
vilège <le n'êlre pas pendu, lA.
Au/>/e<se (letlre.de). Illustrées au moins une fois dans U dix-huitième
siècle ,11, 85.
NoBLET. Musicien , III, 334.
Noot'Ès. Traducteur de Nieuwcntit, II, 573.
NoiKET (M.). R. étudie l'astronomie ilans son jardin, 1,123.
Noml'rei Difficulté de rendre raison de leur invenlion , I, 543, 576.
IVoMkHT (le commandeur de). Son caractère, I, 177.
Nomi's MtncELLVs. Cité, II, 403-
Noiulion musicttlc ( nouveau sustente de). V. Xfitii^ii/',
A'u/ei en réfutation de l'ouvrage d'IIelvélius intitulé ite l'Etmil, III,
287.. 291.
Au«//ire. Quelle est la véritable, II, 40«. Choixà faire, Idéfaul de la nrère,
411. Doit ètrela gouvernaute de son nourrisson, 41 i. Ne <!oit pas chan-
ger de manière de vivre , 415, 410. Pourquoi , au tbéàlre des anciens,
les conlideutes étoieiit ordinaiiement iim nourrices, 41o. Eutentlciit
parfaitement la langue l'e leurs nourrisons, 421. Excellent dans l'art de
distraire un enfant qui pleure, 424. Comment on les accueille après
l'allailement terminé , et pourquoi , 406. V. Koinntiiic.
A OUI litiire, Quelle est celle qui convient aux nourrices et aux eiifans , II,
415, 485. N'écbauffe que par l'assaisonnemcDl, 416. V. Fiaiult.
Aoui'i llr Ilelotse ( /u ) V . Julie.
Nojcr. Histoire du noyer 'le la terra^^o !i Rossejr. V. Lambuciu.
NvcBtM (lord). Lclties iiue R. lui adresse, IV, 850.
Nuit. Effraie nalurelleinent les hommes et les animaux. Pourquoi, II , 470.
Bob effet des jeux de nuit pour se guérir de cette peur, 471. Comment
i* comporter en cas de surprise, 473.
NiHi. Es«iiit ot but de sa li^islaliou, I, 704. L'étymologie Je son nom et
de celui de Rnuiulus fjll douter de ta vérité des faits qui l« eaDcanient,
C85.
Ni»iu BtiBAo, 1,647,11,444.
().
Odorat (f). Sens qui, dans les enfaos, se développe t« pkutard, II, 42d>
V. .y«,ii.
OrrBcviLi.E (d'). Lettre que R. lui adresse, IV, ."SSS.
Oisireté. Dans quel sens R. l'aimoit, I, 104, 340, 392. Tout citoyen oisif
est un fripon, II, 515.
0<.DtlEi>. Tragédienne, 111, 147.
Otimjic \Jie mont), près Moiilniorency, I, 233.
aimUelXofjhrvme. 111, 359.
Olj in/ji^uet (jeux). Conqiarésau spectacle ilu roon<'e, II, 544.
Oi.ivKT , capitaine de vaisseau. Service important que R. lui rend ^ Veni>«,
Ii 133. Sa reconnoissance, 16.,.
Om/ilitile , opéra. Est l'occasion d'un« f.et /e de R. qui commence la querella
des deux umsiques, 111 , 57'2.
On EU. (Patrice). Exemple extraordinaire de lougévilé. H, 414-
Of)éra Decription de I Opéra de Paris II, 140, III, 613- Elfet qu'il pro-
duit sur R. I, 82. Est le seul tbéitre derEiiiope nù l'on batle la mesure
sans la suivre, III , 615. R. se |MSsioniie pour l'opéra t'e Venise, I , |6l .
Opinion. Les rots s«jiit ses premiers e claves , III , 14*). Sun eifet pour
corrompre les mrrurs îles jeunes gens , plus fort que la seule impulsion du
tempérament, II , 6|5. C'est pir elle que le gouvenieuicnt peut avoir
prise sur les mo'urs , et non par des uhijciis eoactifs ,111, (45. Quels
in^trumeus sont propres a la diriger. Application au tii!)iiual des m»ré-
chaitx tic France^ ih. V. ce mot. Si l'on veut régner par elle , commen-
cer par régner sur elle, II, 516. Les feouiies en tout soumises à sou
empire. V. Feuunes.
Ojiliiniif mnximut. I<e renversement de ces deux mots, appliqués à Dieu,
eût offert un sens plus exact , H, 578.
Ontimi.mc. Apologie de ce système et réfutation du système contraire ,
IV, 259.
Oriiison itcminicak. La plus parfaite des prières , III , 37.
Or'iison funel-re du duc d'Orténnt, I, 518. Epoque de sa compo.^ilion,
I , 501 . Faite de commande et 'a prix d'argent , IV, 561 •
Oruiigi-Oul'inj^s , Fondas, iLindrills , etc. Mis 'a tort peut-être dans la
classe des animaux , I , 572, 575, 580.
Oi ilonnances ecclé>iasiitiues , citées, III , 19, 49.
0/''//e (amonr de I'). Insuffisance de ce sentiment pour la pratique de la
verlu,II,583, IV, 476.
Organes det/ilaisiis ircrels et des besoins dégouttiHS. Pourquoi placés dan»
les mêmes lieux, II, 550.
Orgue. Genre de ce mot en grammaire , II , 534.
Orgueil Ses illusions sont la source de nos plus grands maux, II, 697.
Orientaux. Comment logés et meublés. Il , €°26- Pourquoi leurs romans
plus attendrissans que lés autres , 553. Bien fous de faire des eunuques ,
3l9.
Oai-ork- (le cemte) Fait offrir à R. une retraite dans une de ses terres en
Russie, IV, 595
Obmot (le président d' . Sa visite a R.et ce qui s'ensuivit, I, 408, IV, 110.
OnpUBE. Le Vicaire savoyard lui est comparé, II, 587*
OrtHEs , satrape de Perse , 1 , 567.
Othok. N'omcltoit rien de sevile pour commander, III , 81. •
Oi.ij (I') V. Ses.
Outili. Uter la li'.ierté de parler des clioses , n'est pas le jnoyen de les faire
oublier, IV, 216.
OitliU. Plus les uiltrcisout ingénieux, plus nos organes deviennent grossiers
et maladroits, 11,501.
OviuE. Cité, I, 46.3, 357 , II, 428, 637 , III, 133 , IV, |.
P.
PADOANii ( la ) , Aventure de R. avec celle file, 1, 163.
Pagaiii-ine. Ses dieux abominables. II, 38'2- Les apJ^Ires ont pu prê-
clier contre le paganisme, parmi les païens et malgré eux, IV, 445-
Paix perpétuelle ( projet (le ), Epoque el circon--lances de sa com|>osilion
et de sa publication , 1 , 289, IV , 508,312. Jamais projet plus grand,
plus Ijeau ni plus mile n'occupa l'esprit humain, 1, 606. Pourquoi,
si son exécution est possible , il n'a jamais clé adopté , 6*20-
Henri IV en est le premier auteur, 622. Son exécution pourroit fane
plus de mal tout d'un coup qu'elle n'en prévieudioil pour des tiècUa
624.
Pnladim. Connoissoient le véritable amour, 11,637.
Palais (l'ablw), organiste, 1,95.
Palissot. Comme R. se venge d'avoir été joué par lui dans une pièce de-
vant le roi StauLsIas, 1,208, IV,*23i,252. R. renvoie au liliraiie Du-
chesne sa cométtie tics J'IitlofopheSy 285.
Fallu ( M. ) , intendant de Lyon. Fait faire ^ R. la connoissaoce da
duc de Richelieu, I, 144. Son éloge, 111, 560.
Pai>cxoickx( Clnrles-Joseph ). Sa lettre anonyme !i R., IV, 329 Lettres
que R. lui adresse, 850.
Pantalon. Personnage ennuyeux des pièces italiennes, II, 553.
P\oLi ( le général ). Fait demander S R. un plan de législation pour Is
Corse, I, 544. Son éloge, IV, 513.
Pabacelsb, cité, 11,573-
Paresst. Comment on en guérit les enfans, II, 468*
Paris. Impression que fait son aspect sur R. 'a sou premier voyage, T, 82.
Ton et esprit général de la haute société dans cette ville ,11,1 15, 1 16.
120' Nombre des théilre riistans, et Domine moyen des siicct.iU-ur^
87S
TABLE
XI!, 123, taCy. La corruption de< mrrnrs 7 pst gi<n<!rale,II, C3I. Cepen-
dant 7* «l \ Paris niéme qu'on doit clierclier Taniour ardent tla ma'Urs et
da (a Teilu, I, 288. 1<« gont finénl y est mauraù ; mai» c'est Ta «lue le
t>ori guCit se cultive et qu'il faut aller pour l'acquérir, II, 62J , IV, 262,
K'i. Loin de valoir u:>c province au roi de France, lui en coule plusieurs,
11,713. Description de l'Opéra de celte ville, II, t4l. En quoi le Pa-
risien e»t stupiile avec lieauvoup <^e^plil, II, 700. Extérieur l'es Pari-
aiennes, II, 132. LewrS'^roTes, 133- Leur ton. Leurs regards, 134. Li-
liertë de propos et de miinlien, |7>. t'sa^e singulier relativement aux
apeclacles, 133. Prélirent la galanterie à l'amour, 135, 1.'>6. Vertus et
qualité naturelles qui font oublier leurs défauts et leurs vices, 137. Con-
servent dans Paris le peu d'Iiununité qu'on y voit, 138. Seroient plutAt
des hommes de mérite que d'aimables femmts, 139.
PlKisoT, chirurgien de Ljon. Sa liaison avec R., I, 111, 144. Son éloge et
celui de sa maîtresse Godefroi, th., II, 193.
Pmrisol (éptlreii ), III, 361 ■ H. la lit cliez nadame de Beuzenval, I,, 149.
Parlement i{<; Pnrit, Sa conduite 'a l'égard _j R. relativement !i V Emile,
I, 304, 306, 509- Injustice de ses procédés ) irrégularité de la procédure,
11,736.
Paisi iie Surate. Disconrs d'un homme de cette classe condamné li mort
pour cauv! de religion , II, 782, 783.
Parures On brille par elles , on plait par la personne. Diriger sur ce prin-
cipe le goût des jeunes iilles , II , 642. D'où vient l'abus de la toilette;
iiioren de le faire cesser , 643.
P*sc»'l. Cité. I, 351.
lussions. Sont les principaux instrumens de notre conservation. On ne
{leut ni les empêcher de naître, ni les anéantir, II, 526. Iieur source est
Vamour de soi. V. ce mot. Les passions primitives nées de l'amour de
koi sont aimantes et douces ; celles qui naissent de l'amour-propre sont
irascibles et haineuses , 527, IV, 5. Nous lient !i tout, et nous rendent
eclavcsde nous-mêmes, II, 693- Erreur de les distinguer en permises
et défendues; il faut apprendre à les surmonter tontes, 696- Véritables
passions plus rares qu'on ne pense, IV, 73. Les grandes passions se
forment dans la solitude ,11, 50. On ne peut les vaincre que par elles-
mêmes , 52. Leur illusion plus \ craindre que leur violence , 69. Som-
maire delà sagesse humniiie dans l'usage des passions , 532* Leur pro-
grès force d'accél'rcr celui des lumières, 562.
Patience. Est l'apanage de l'amitié , II , 170.
Patiiei. (l'abbé) , chancelier du consulat \ Venise. Ses relations avec R.,
I, 136.
Piilrie (amour delà). Seul mojen de le faire naître I, 704. Renit facile
l'exercice de la vertu et est la source des plus Ijclles actions, 592. S'af-
foiblit et s'évapore en s'étendant sur une plus grande surface,//?. La
p.ilrie lie subsiste point sans lilierté, la lilwrté sans la vertu , la vertu
sans les citoyens. Ou ne peut obtenir ccnx-ci que d'un bon système
d'éducation publique , 593. Si on n'a plus de patrie , "« a au moins
nn pajs et des devoirs à remplir envers lut. Exposé dt. Ci'S devoirs,
II, 717.
Paul (saint). Ce qui lui arriva prêchant aux Athéniens, III , 29. Cité,
11,779.
Paisahiis. Cité, II , 483 , III , 501.
Païsams. Différence entre eux et les sauvages , II, 439. Idée qu'un paysan
suisse se faisoit de la puissance royale, 560.
Pkati (*) ( le comte ), premier genlilbonuiic d'ambassaile !i Venise. Son
caractère ; sage conseil qu'il donne à R. , ï , 138 , ♦G.'i.
Pirhi originel. Cette doctrine n'est pas contcuuo dans t'Ecrilure, II,
761.
Pruarète, Lacéli'monien , II , 402.
J'eiues (éternité des). V.i'n/er.
Peintres. Proposition d'imitations nouvelles non encore tentées par eux
jusqu'ici, III, 184- V. Imitation.
Pidniure. Fausse analogie entre les sons et les couleurs , III, 517.
Pei.ico. Délenteur des biens de N. N. de la Tour, parent de niadanne de
Warens, IV, 19'5.
Penser. Cet art s'apprend comme tous les autres. Distinction unique K
faire entre les hommes : gens qui pensent et gens qui ne pensent point,
II, 669. Quiconque a pensé pensera toute sa vie, 558, IV, 4ls5,
486.
Pkbobiau , pasteur, puis professeur à Genève. Ses liaisons avec R., I ,
203. Lettres que R. lui adresse, III , 582, IV , 213.
/"ère. Doit élever lui-même son enfant , II, 401. Vie tri>te et mesquine
des Itères et mèi-es , première source du désordre de leurs cnfnns, 268.
De quelles convenances le père doit-il être juge dans le mariage de ses
enfaus ? 93. V. Mariage,
Pèredejlimille ( autorité du ). N'a pu servir de fondement !i la formation
des corps politiques et à l'établissement du pouvoir absolu, I, 560- Est
fondé Mir d'autres principes que le pouvoir des chefs de la société, .^0,
386, 640. L'aulorllc ne peut pas être e'gale entre le père et la mère, 383.
Devoirs du |>crc de famille dans sa maison. V. Economie domestiijac.
Pbbéeixe. Cité, I, 699.
Pei/ccti/ililé. Essentielle \i l'iiomme, et qui, avec la liberté, le distingue
spiH:iliqucmenl des animaux, I, 540. Fausse application qu'en faisoil
l'abbé de Saint-Pierre 1: la raison humaine, IV, 689. Point de vrai pro-
grès flans celte raison, et pourqiwi 11, 623.
Pénici.BS. Jugé conune homme rl'clat, I, 50j. Comnte orateur, III, 106.
l'gRON. Son Voyage, cité, I, 537.
I'khret, ministre, successeur de M. de Tavel auprès de madame de Warens,
1, 102.
rEnnicuoM. Sa liaison avec R., I, 111. Service qu'il lui rend, 144.
I'ehrotet. r. se' met en pension chez lui \ Lausanne, I, 73. Services qu'il
lui rend, 76.
rE«sE. Cité, I, 534, II, 4, III, 572.
r'^ f>ani son premier manuscrit des Conjaslons, R. lui donne le nom de
Ptaii, G. P.
pEits^E, roi de Macédoine, II, 31.1.
persifleur ('e), III, 292.. 293. Projet form^et abandonna de cet enrraj^
périoiliquc, I, 180.
Perspective. Sans ses illusions nous ne verrions aucun espace ,11, 475.
Pcriivieni. Comment traitoient leurs enfans, II, 417.
Pervenche. Transport de R. !i la vue de celte plante, I, 117.
Petau ( le P. ), R. entreprend d'étudier la chronologie et J rcDonce, I,
123.
Petit. Lettre que R. lui adresse, IV, 203.
Petite-vérule, II, 468.
Petit-Piebrx, ministre !i NeufchStel. Pourquoiil fut chassé par ses con-
frères, I, 313. Lettre que R. lui adresse, IV, 424.
PiTRARQiE. Cité, II, I, 37, 54, 56, 65, 117, 207.
Pbtbome. Cité, 1, 467, II, 508.
Peuple. Sens de ce mot en politique, I, 644, 645 , II, 707.
Peuples, lie meilleur moyen d'étudier leurs caractères et les différences
qui les ditinguent, II, 120, 1!». V. r»yages.
Pevrou (du). Ce qu'il éloit. Commencement de sa liaison avec R., I,
SI 8. Devient dépositaire de tous les papiers de R., et se charge de 1 é<li-
tion générale de ses écrits, 33j. Son mépris bien prouvé pour Thérè-e Le-
vasseur, 358. Ce qu'il fait pour elle après la mort de R., 371. Genre
d'abstinence que K. lui conseille, plus propre que tout autre a la guéri.^on
de sa goutte, IV, 634. Lettres que R. lui adresse, IV, 850, 111,408.
Pezai (le marq. de) Lecture des Confessions faite chez lui par J . J • 1 , 363.
Phèdre. Effet réel de cette tragédie, III, 122.
PaiLiDoR. Sa liaison avec R., I, 148. Fait quelques remplissages dans l'o-
péra des Muses galantes. 172.
Philippe, médecin d'Alexandre, II, 453.
Philoclks. Emile n'en trouve point dans ses voyages, II, 712.
Philon, écrivain juif. Cité, I, 640.
Philosophes. Insuflisance de leurs systèmes, n'ont de raisons que ponr dé-
truire, se coml)attent réciproquement, ne prennent aucun intérêt 'a la
vérité, II, 567, 573. Dangers de ces systèmes, 600.
Philosophie. Doit être servie avec le même feu qu'on sent pour une maî-
tresse, II, 93. Différence de la philosophie de R.à celle des écrivainsde
son temps, IV, 31 • Ton général que cette dernière a donné \l son siècle,
10J, 1 10. Doctrine et vue de ses chefs et sectateurs, 147. Leur succès n*
peut être durable, 149.
PhUoiophiede lu nature. Ouvrage attribuée R., IV, 131.
Pidvgnt.que. II, 570.
Phureena (guerre des). N'étoit point une guerre de religion , 1, 691.
physionomie. Résulte des passions habituelles, on en peut changei V diffé-
rons âges, 11,539,540.
Phjsii/ue. Méthode pour l'étude de cette science, II, 500, 501.
PicaKT, de l'académie des Sciences ,111, 280.
PicoH (Louis), gouverneur de Savoie, 11,283.
Picot. Historien de Genève. Cité, III, 3, 177.
Pictet, de Genève. Prend le parti de R. au snjel dn Contrat t»clat, IV,
380, 590. Lettres que R. lui adresse, 830.
i*ie I .nesse de la) "a Saint-Eusiache, IV, 53.
Pierre I'"'. II, 520. Son génie étoit imilatif. I, 165.
Piétistes. Caractérisés, II, 34".
Pigeons. A quel point R. l'toit parvenu a les apprivoiser, X, 121. Tal Ican
de leurs amours, 111, 133.
PiONATELLi (le prince). Assiste^ la lecture <Ies Confessions Je ^ 1,519.
Pita ( mont ), près de Lyon. Récit d'une herborisation faite sur cette mon-
tai;ne, IV,778,781.
Pii..,F.ii et sa filU, voisins de R. !i Monl-Louis, I, 278.
PiiioM. Vi,ite que R. lui fait à Paris, I, .'565.
PissoT, lii>raire^ Paris. Dounoit peu de chose à R. de ses ouvrages, 1, 191*
R. a lien de se plaindre de lui , IV, 299, 323.
PiTAVAL. Auteur du recueil des ùiiiset célè/ tes, IV, 420.
f i£ié. Un des deux principes qui coostiluent 1 homme moral, T, 533, 346.
Plus forte dans l'état i!e nature que dans l'étal civil, 547. Ma»i™«
qu'elle dicte a chaque hninuie , 548. Comment e le naîl dans le ca-ur hu-
main, II, 533, et parti qu'on eu peut tirer dans l'étiucalion. V. Ado-
lescent. Pitie pour les mix'hans, cruelle au genre humain, 573. Prêtres
et méticcins, peu pitoyatilcs, 54(1.
Plaisirs. Leur mort est dans l'exclusion, II, 630. L'art île les assai-onner
e;,t celui d'en être avare, 274, 275, 279. Le sentiment du plaisir se perd
avec celui du devoir, 281. Tableau des plai.irs réel> hui-s desquels tout
n'est qu'illusion et sotte vanité, 624. .650.
Plaisirs du peuple. V. FêUs.
PbtNTADE, musicien, refait la musique de Pygmalion, III, 220.
P1.AT0N. A peint Jésus dans le porti-ait de son Juste imaginaire, II, 597.
Sa philosophie est rel'e l'es amans, 110. Se..» préceptes sont souvent trè>-
snldimes , III , 25. Sa Rè/iuliUipte, le plus Ijcau traité d'éducation qu'on
ait jamais fait. II, 402. Comment les enfans y sont élevés, 430. Pour-
quoi il y flonne aux frmnies les mi-nies exercices qu'aux hommes, 633.
Poiiiqnoi n'y admet d'autre espèce lie poésie que les hymnes eu l'houiieur
des dieux, et les louangrs des grands hommes, 11 1, 190. V. Imitulion, fut
jaloux d'Homère et d'Euripide, 519. Permet l'excès du vin aux vieillards,
1 1 1 , 1 64. Faisoil, quant au d roit , lo même rai>onnement que Ca igula quant
an f;iit, 1,654, 670- De son dialogue intitulé r/,.(,7e, III, 499. Comment
voyagcoit, II, t,72. Cité, 1,538!, 376,590, II, 3„9,794,111, 168,524.
PL;,rs des enjanu II , 421, 424, 42:', 435.
Pi.iHCE, camarade de R. Faillit le tuer eo se battant avec lui. R. lui garde
le Mc ici, 1,423.
Pi.INE, l'ancien. Raison des grandes différences qu'il assigne entre les diverft
peuples dont il donne l'idée, 11, 702. Cité, I, 463, II, 39-
P1.INK, le jeune. Cité, I, 560.
Plitarqie. Première lecture de Tcnfancc de R., I, 3 Goût de R. ponr
cet auteur,4l6. En quoi il excelle comme hi^llllic^, II, 54". Se contre-
dit souvent, IV, .91. rité,I,49«, 5"4, 598,641,070,693, 11, 126,
190, 204, 279, 315, 400, '.02, 433, 4^5, 315, 53i, 561 , 378, 5J2 ,111,
123, 126, 134, 136, 143, 153, 169, 176, 519.
GÉNÉRALE ET ANALYTIQUE.
875
Toiiie. Prrmirm»! <4e K. m ca Smr'i rt pnnrquoi il croit utile de t'j
cterter, I, 81 • Vun grncrilet tur cet art. V. Ilvmiie, Imilulion, Spec-
tuvlti.
Poitou. Ce mot n'a pnint do sens pniii' les enfani, II, 433, S06.
PoLiantc ( mail. <le ). Ce ({u'elle fait pour l'auurer de l'eiistence r(<cUe de
Julie d'Étante, 1,28!).
rolilriir. Dani-er d'accoutumer les enfans V «et formules, II , 433. Ne sert
qu'îi caclier uns «ices, I, 46S' Rapports entre clic et la culture des Let-
tres, 493* Qiitillr e*>t celle qui convient \\ l'iionn^te homme, et mo^en de
l'acquérir, II, 619' Celle des femmes différente de celle dei hommes et
moins fausAe, (yVi.
PoUiiifiie, Il faut di.^tinguer en politique ainsi qu'en morale l'intérêt n'el de
l'intérêt apparent, 1,620* N'e>t point du ressort des femmes, II, 153.
Poliitont. l'airedes polissons pour parTCnir^ faire des sa|;es, II, 460.
t'tttof^ne. Notice 5ur sa con^titutior. piditique et su r les évéïientens dont elle
éloitletliéitre'a l'ipoque où R. écrivoit, I, TOO* Comment cet état a-t-il
pu subsister si lon|;-temps, 702* Institutions nationales et eiclusives, seul
moyen de consistance )i assurer ii la Polo^e, 703- Plan d'éducation pu-
hliuue pour la Pologne, 709- Cause principale de l'anarchieet mojen de
la fairecesscr, 714, 723. Causes particulières. Diétines de la Pologne,
vrai palladium de sa lilierté, 713, 716. Organisation du sénat, de la diète
et des diétines. Moyens proposés pour faciliter l'opération des élections,
713. De l'autorité royale, 721 • Hérédité dans le trAne et lilierté dans la
iiatinn, choses iticonipatiSlcs, 722- Sur quels points le Itf'rrum veto peut
continuer de subsister, 724. Ctilité desCoofi'dé'ations, 72C- Il faut, non
Ivsalmlir, mais les régler, l'A. Trois codes 2i faiie, uniformes pour luntea les
province. ; des juges et des avocats, 727. Plan d'un système économique,
moins f:ivor;i!ilv 11 la richesse pécunière qu*^ l'alKini'ancc et la prospérité
nVllo, 7°28. Plan d'un système militaire ou tout citoyen doit être soldat,
733. Places fortes, nids a tyrans j ne conviennent point au ^t'mt: polo-
iKiis, 736. Projet d'une marche graduelle qu 'auront à suivre dans leur
avancement les membres de l'administration dans toutes ses parties, 737.
Pour cela divisivs en trois classes, fen'H/iiire^d.', êUif^rt ^nvlit n\ tirs /i>/<,
il'. Ni'cessité d'affranchir graduellement les serfs, 713. Moyen d'y par-
venir et de donner aux serfs et aux bourgeois une part active dans la légis-
lation, 739. Mode proposé pour l'électioii du roi, 741, 742. Jngcniciit
du roi après sa mort, 744. Ne point comptcrsur les alliances el ti:iité«,si
ce n'est celui \> faire a^ac la Turquie, 746. Parti 'a prendre \ l'égard tit.
Poniatowski, 747.
Pologne ( Cvntiilcrations sur le Goiivenirmenl ili), T , 700. Fpoqiie et cir-
constances de la composition de cet ouvraj;c, I, 561, IV, I4û-
PolYgnmii. Ses effeU, II, 683.
PoMrADova ( mad. de). R. lui écrit sur la délenti<in de Diderot, I, IgO.
Envoie cinquante louis V R. pour le Ucvin, 201, IV, 208. Allusion fn-
cheiise (liasVffilviie, 1,270, 11,321. .Antipathie de R. contre clic, il la
croit son ennemie, 1,292,298,300,302. Lettre que R. lui adresse, IV,
208.
Ponr/uo/ion. Notre ponctuation est imparfnite: manque de point vocatif,
III, 501,502.
Poul du-Caril. Effet de la vue de ce monument snr R., 1, 133.
Pelyynoilie de l'ablH! de Samt-Pierre, I, 623.
PoDTVSKSE (de) , curé deConfîgnon en Savoie. Donne V dlner'a R. Effet
de sa bonne réception, I, 22, 23.
Pon. Son Poème >ur l Homme, mis en opposition avec celui de Voltaire
tuT le Désastre de Lisbonne, IV, 239.
Pori.iifixii( (mad. de la). Ses mauvais procédés envers R., 1, 173. Motifs
de sa haine contre lui, 174,173-
Population. Sa quantité et sa distribution. Règle certaine pour juger de In
bonté du gouvernement, I, 674 , II, 713. Pour que l'espèce se con-
serve , chaque femme doit faire \ peu près quatre enfans , 639.
Poi traits de R. faits de son vivant , et quatrain fait par lui \t cette occa-
sion, IV, 54 , III, ^70. y. Latotjh, Houdob.
Parti, ml (duchesse de). Lettres sur la botanique adressées \ cette dame,
III, 397. Autre , IV, 646.
Port Hujal, Pourquoi R. préféroit les livres élémentaires sortis de cette
niai,on , et quel fut leur effet sur lui , I, 120, 12», 12*5, III, 277- La
Oin- maire citée, III, 501.
Ponl-Sriilu). Pont sur l'enfer. Son effet chci les Mahométans, II, 601,
IV, 148.
Poupée, Amusement spi'cial des petites filles, est i favoriser, II, 639.
Pmuiont (al>l)édel. Lettre relative II la botanique que lui adresse J. J.,
III, 418.
Prtraulioiis. Les petites précautions font les grandes vertns , II, 23''. Ne
doivent pas être poussées jusqu'à des soins ignominieux qui avilis.scnt
rjme,253, 233.
Pt éceptrui , V (gouverneur.
Précipice'. Plaisir que goût oit R. Il gagn<r des vertiges en y rej^ardant, I, 89.
PréJiclions. La cause de leur accomplissement est souvent dans la prédic-
liioB même, II, 374.
Préjugé'. S'enorgueillir de les vaincre , c'est s'y soumettre, 11,520. Il
en «st qu'il faut respecter , IV, .'{63.
Premier occupant [Aro\\ de1. V. Propriété.
PaivosT (l'abU'). Caractère de cet écrivain. Ses liaisons avec R., I, 193.
Son Histoire ilrs fiung^j, citée, 572, 677.
PUvnsT (P.) Professeur" Si Oenèvr. Son témoignage cité. I,_363, III,
581. Sa lettre sur R. et particulièrement sur la suite de l'Emile , II ,
743.
Prévoyance Son excès, source de nos mi<ères, II, 432. De son nsai^i
bien ou niai réglé naît toute la saj;esse ou toute la misère humaine, .502.
Prière. Pourquoi le vicaire savoyard ne prioit pas, II, 886. Son utilité.
Réponses aux objections tirées de notre li'erlé et des lois générales
établie* par Dieu , H, 541, 346, 347,333. V. Dévotion. Prière
d'une femme se réduisant \ o, 541 . Où R. aimoit \ prier , t22, 3tl.
(Maison dominicale, la plus parfaite îles prière» , II! , 57. Ce qui est
plus parfait eiicor», c'est l'eiitii'iu nSçnation aux valoutés de Dieu, //'.
Piijiiri</<, Iiisi^iii^rs, II, C2o.
Pi inceste de Clives {la). La Julc lui est comparée , I,2f8.
Pi mecs. Diflii'iiltés qu'ils éprouvent pour assurer une IxinnerducatianV kart
enfans, IV, 459, 4t.8, 472.
Principesdes choses. S'il y en a no seul ou plnsienrs , II, 571, 769. Pour»
quoi tous les peuple» qui eu ont reconnu deux ont regardé le mauvais
comme inférieur su bon , 422.
Piitoiiuiers de guerre {Us). Comédie , III, 21 1 ■• 219. Epoque ••• la com-
position de celte pièce, 21 1 .
Paucort. Poi trait de ce mnlecin , I, i'JS.
PioJ'essiott dejoi du yici-ire savojatd. Sa division en deux parties , el ce
qui les distingue l'une de l'autre ,II,79I|III<9. l'alilcau de ce qui
réiulteroit de l'adoption de ses pi inci|>es dans un coin du monde , 10.
Ne reufenne rien contre la religion, IV, 433| 436.
Projet concernant de nouveaux signes pour la mu^itjut, 1 1 1, 448.. 433.
Pioj.l de paije perpélnelte ,\e Vx\,U <.\e Lint-Pierre ( citrail) , 1,606-
Piojetpour l'éducation de M. de .SainU-Maiic, III, 269.. '/77-
Promenades puhliifuet des ville'. Pernicieuses aux enfans, II, 476-
Piophèles, Vtopliéties, V. frédictionl.
Piopieté. Un despremiers devoirs de la femme, II, 630.
P'Of/riété. Fondement «le la société civile, 1,331, 397. A fait naître les pre-
mières règles de justice, 536- Le droit qui en résulte ne s'étend pas au-
dcHi lie la vie du propriétaire, 597. L'esprit des lois qui en règlent l'exer-
cice doit être que les biens des familles en sortent et s'aliènent le moins
possi!)le, ih. Ce qu'c-t le droit de propriété dans l'état civil , 646. C- .Ci-
tions nécessaires pour autoriser le drcit de premier occupant, .. Com-
ment en donner la première iilré aux enf.ins, II, 443. Le démon de la
propriété infecte tout ce cpi'il touche, (i30-
PlOTXsiLAS. Emile en trouve lieaticoiip dans ses voyages, II , 712.
Pioletlans. Injustice du tiaiteinent qui leur a été fait en France, II, 7!<1.
Quels sont et l'esprit de leur religion et les points fondamentaux de leur
croyance, III , 17, 19. La religion prolestante (calviniste), tolérante |>ar
principe; inconséquence de la luthérienne 'a cet ég^rd, 19. R. n'a point
attaqué les dogmes distinclifs de la re'igion protestante , 21 - Ce qu'il a
fait pour les protestans en France, et cependant a beaucoupà s%m plain-
dre, IV, 489- Il se croit qnitte envers eni , et refuse de pieu'lr* encore
la plume pour leur défense, 489, 506, 522.
Providence. Comment justiliée relativement i l'existence du mal. V. /./-
heiti, Beligion naturelle. K toujours raison chez les dévots et toojours
tort chez les philosophes, IV, 244.
Psaumct, Moyen d'en régulariser le chant daos les temples prolestans, III,
583.
Pulierlé, Ses signes extérieurs, II, 526- Son époque peut être lung-trnips
relardée, 3°29.-33l ■ Causes et dangers de sou accélération, 529, 551, 541.
Pudeur. Si elle est un préjugé de l'édncation, III, 131 Inconnue aux eti-
fans. Comment siippli'cr, sans instruction prématurée, "a leur ignorance
sur ce point, II, ."iSO. Prescrite aux femmes par la nature, et pourquoi ;
réfutation des sophismes avancés sur ce sujet, 652, III, 131, 152. En
renonçant a cette vertu , elles perdent au-si toutes les autres, II , 635.
N'est pas étrangère anx animaux , III , 1.55.
Pi rrKNOoarr. Cité , 1 , 56, 362, III , 82.
Punitions. De quelle espèce doivent être celles qu'on fait subir aux enfans,
11,446, IV, 789.
Pi'tr (de), culonel. Se lie avec R-, I, 518. R le fait nommer conseiller
d'état, 3T2.
PtTBou (J.). Traduction de son ode latine snr le mariage du roi de Sar-
daigne, III, 537-
Vjjfmalion, scène lyrique. III, Î20.-223- R- veut la faire représenter i
Stras!>ourg, I , 352- L'est \ Paris en 1775, 562, IV, 146. Détails cl
anecdotes sur la musique qui accompagne cette scène, et dont R. a com-
posé seulement deux morceaux , III, 220. E-l «'onnée pour eiemple n'ini
nouveau genre de déclamation préparée el soutenue par la niu>iqiie, 564-
PimiBi-s. Comment sera jugé par Emile, H , .^4!).
PvTntonRK. A quoi comparoit le sjiectacle du monde, II , 5i4- Conmni:!
voyageoit, 67'2.
c>-
Quatrain mis au lus d'un poitrai*. de J. J., HT, 370. Aiilre^ madame Du-
pin, (//.
Questeurs des armées semaines. Raison de leur iulégrité,.!, 731.
Questions mnltipUivs i-cliutetit les enfans, II, 492- Comment ri<|>nnflre \
leurs questions, «n matière d'étude», 498. Conmienl n primer ci-llesqui ne
sont que sottes et fastidieuses, 50.^. t'ouiniciit répondre aux qiieslions
acnbieuÀCs ou indiscrètes de leur part, 291 , 550. L*ârt d'intci rogcr |ias si
facile qu'on pense ; proverlie indien à ce sujet, '^92.
Qt'ii-i.ti', libraire, traite avec R. pour l'impression de son premier ou-
vrage,!, 147-
QriH.i i.T. Son opiira d'.^M « cité, III. 199.
Qi IHM I.T ( mailem. . Ron accueil qu'elle fait V R., I, 202. Circonstance
honorable II K. d'un diiier fuit chez elle, où se trouvoicnt Duclos et Saiut-
Lamliert, 773.
Qi i»TX-CiscE. Cité, II, 453.
QimTiLiiw.Cité, II, 4.18, 111,513.
w
RiCinKet Coansii.i.E, arec tout leur génie, n* sont que t'es ptrlenrt. Mérita
^pécial de Racine, II, 126.
Iiiigiin<le{ lesainiiursile ), coméilie de Dcslonches, 1, 193-
Rkisiono Li i.i.s. 11,701.
H.iisvn. Raison scnsitive se dévelop|ie la première et sert de hase 11 la raisna
inlellcctiii-ll« ; conséipicnce, 11 , 464. V. .\,ns. Celle dernière ap|ircnilà
connoltrele bien et Icuul, mais est iusnfEsante pour noiu faire .li mer l'un
«74
TABLE
•t iyilr.r l'aiilie ; ne peut donc 'ervir rie fon^Icuieul aux inArples <!e la [
loinalnielle,<22,54."5, IV, 562,509, 1690. Tiop souvent elle Irrn.pc, la
conscience ne trompe jamais, H, 381. \. Cvntrienrf. Point <le vrai
progrès de rai on tlims l'espèce Luni:>iue, et pourquoi, 623, IV, 689.
i ourqnoi est plu» lit foioicc cliez les femmes, II, 2d. Comment on la i
(Iikrédite dan> l'esprit des enfaii-, 440.
Riii-oinicmenl. Son cU'et comparé à celui de IVloqucnce. V. Eloquciirr, De
quelle espèce sont ceui des enfaos. II, 430. Silêt ipie l'esprit est parTcnu
jusqu'aux idées, tout jugement est un raisonnement, 524.
R.M«U'. Fait à R. la seule ol.jeclion soli.ie à oi.po,er a son système de nol.n-
tion musical*, I, 146- Sa conduite à rocca,ion de l'opéra des MuirS ^a-
Imilcf, 172; puis liei Fêtes de Rmiiiie, 174. Jugement sur ses ouvrages
théoriques et sur son talent comme compositeur, 93, 108, 114)3/7. Son
éloge, 1 1 1 , 378. Cité, 463, 470, 346.
f".k.Ms»T, [«-iiilre. Fait le portrait de R., IV, 53.
Ii->iiz lies fiirlie^. Effet de cet air sur les troupessuisses, IV, 4|4.
R.VNU. (.l'aiilK'). Se lieavec R. Sou éloge, I, 193. Lettre que lui adresse
J. J. au sujet d'un nouveau mo<1e de musique inventé par M. de Blin-
ville , 111,379. Antres, IV, 830.
Rkm Ml R. Pri'senle R. 'a l'Académie des Science» ,1,1 <6.
V.BDKi, Eï FmncoBiB, dits les //elils vi'uluin, I, 172, 196.
Kèritiilif. Sa ilélinilion, III, 537. Le récitatif françois comparé au n«i-
lalif italien, 538- Règles générales du récitatif simple , du récitatif
oliligé et dis airs, 5fi2. Application 'a la langue françoi c , et modèle d'un
Ken "6 nouveau de déclamation musicaledaus la scène de Pîy/,*"//o/i, 563*
y t:0NABD. Son tliéStre jugé sous le rapport moral , III, |32, 133.
ItéoNULT. Lettre que R. lui adresse, IV, 438.
Ukoiilut, de Ljon, se propose pour l'entreprise des œuvres de R., I, 329.
Rki'.i'li's. Système qui force de le calomnier II, 583.
Keinc t'iintafque (^In) , conte, III, 296.. 303. Epoque de sa composi-
tion, IV, 833.
Ileligian. Ses dogmes essentiels et principaux , base de toute vertn et mora-
lité, II, 179, I'J0,000,601 , IV,476.Livreà faire sur son uliUté, IV, 130.
Considérée par rapport à la société, se divise en deux espèces, celle de
l'iionime et celle du citoyen, I, 696. Troisième espèce qu'on peut appeler
la religion du prêtre, if>. Conséquences du principe qui lioit clici les
aucienj, le système tliéologiquc au système politique, 694. Effet de la
séparation des deux systèmes par l'étalilisscment de la religion clirctienne,
GJ3, 693- Eu quel sens et jusqu'à quel point l'État a droit d'inspection
sur la croyance de cliacnn , 778. Profession de foi purement civile !i
imposer aux ciloyeas. Quels eu doivent être les dogmes, I, 698, IV,
243- Deux manières d'examiner cl comparer les religions diverses , II ,
778. Quelles religions doivent être tolérées , 1, 699. Peut-on introduire
en un pays une religion étrangère , II, 781, l'V, 443. Motifs puissaus
pour rester dans la religion o'u l'on est né, II, 600, IV, /,96. La reli-
gion qu'on professe est pour le plus grand nombre une affaire île géogra-
pliie. Le lieu de notre naissance la détermine, II, 3C0. Trois cniac-
lères que peut avoir une religion pour être reconnue vraie: 1° L'utilité
de sa doctrine ; 2° Les vertus de ceux qui l'annoncent; 3° Le pou-
voir des miracles j des trois, le premier seul certain, infaillible, et qui
dispense de tous les autres, III, 23, 54- Quel seiitinieut on doit
éprouver , et quelle conduite on doit tenir envers les incrédules, II,
501. Utilité pour le peuple d'un culte offrant a sa piété des olijels sensi-
bles, 299. Les cnfans avant l'îige déraison, ne peuvent être instruits
sur ce sujet , 293, 338.. •)62, 6i6, 763, III, 272- Quelle doit être la reli-
gion des femmes etcomment l'enseigneraux jeunes filles V. 7* '(.-mMir-, Fillfs.
licii^wn naniV'tit', Exposéel preuves de ses dogmes ou articles de foi, II.
1. Une volonté meut l'univers et anime la nature , 571 , 372.
^. La matière mue scion certaines lois démontre une intelligence, ,574.
.r.ippelle DiEi'. Volonté, intelligence, puissance et bonté sont ses
all'.d.uis ,374, 578.. 580.
,'». Placé par sou e.-pèce au premier rang dans l'écbelle des êtres ,
5f3.. 377; mais exposé par son iudividuà tant de maux et de niL^Mcs,
riiomme est tenté d'abord d'accuser la Providence , 577. El'e est justi-
liée si, comme composée de deux substances , l'une qui l'asservit aux
sens, l'autre qui l'élevé à l'amour du beau et de la justice , il rcconnoit
qu'il est libre , ce qui constitue l'excellence de sa nature et seul donne de
la moralité 'a ses actions , 377, 578. Le mal moral est notre ouviage ;
le mal physique ne scroit rien sans nos vices , 377.
4. La prospérité du iiiécbant et l'oppression du juste, s'expliquent
par rimmatéi ialité de l'âme, par son iiiiniorlalité et par des peines et îles
récompenses dans ime vie future , 578, 379. S'il faut une autre religion
que la religion naturelle, 587. V. liaison^ CunscicncCf Dtciij Anw ^
MalièrCf etc.
ïieti^ioni révètées. Ne sont fondées que sur des témoignages liumaihs, et
n'offrent qu'embarras, mystères, oKscuriti^t , II , 5^7, 783. Trois prin-
cipales en Europe 393- l'.ffet de.î révélations diverses , et consi^iience de
celte diversité, ,388. .590. S'il n'eu est qu'une seule qui soit vraie, les
signes, soit miracles, soit dogmes, eu doivent être avérés, incontestables,
589,391. Aucune d'elles n'offre ce caractère , 59 !.. 396. Cependant l'É-
vangile, rempli de contratlictions et d'absurdités, a îles caractères de
vérité et de sublimité qu'on ne peut méconnoitre , 597. Quel parti est 'a
prendre dans cette obscurité, 596, 598. .601. V. M iritcles , Dogmes ,
Mj stries, etc.
lii ligioH cntlioliijiie. Règles à suivre pour s'y sountcttre siotant qiM la raison
le permet, IV, 511.
fteligion i>iol' stniile. Religtcii liithciirnnr. V. Protesians,
lirmords. Vaius efforts pour les étouffer, II, 582.
litjfaf. Description d'un repas simple , mais exquis. Ce qui en faisoit le pins
solide agrément, II , 273. Rrpas rustique conq>aré !i un festin d'appareil.
Kefleiions qu'il fait nattie, 512.
Réftoitu: à une l,il,vom,nj:,ie, 111, 178, 179.
JRrpoiise au iiit'itioire nuoin tue, 'ntitulé : S'i le monde fine nous hahilons est
unes^lièie, 1 1 1, 278..'282.
litiioKse nu fi- lit liùiitii à ^on /iiclc nom, sur un morceau de l'Oiiihée du
ihevilierCliick, III, 368. .370.
Aé^ii/'/ii/iic. Sa dérinilion, 1.634. V. Cvifis polUitjuc, Gourtrnemenl.
Bei/iiétii. Définition de ce mot, III, 83.
Ritciii.iN, rabbin célèbre. Cité, II, 594
lièvélalion, V. Heli^ivns rê^-élées,
Reventi.ovï (M. de), IV, 363.
Rcveriei dn promeneur (ulUiiire, I, 401 . Composition de cet ouvrage, 561.
Son objet. Doit être regardé comme une suite des Confessions, 404.
Rei (Marc-Micliel', libraire d'Amsterdam. Se» premières relations avec
R., 1,20.3,263. Ses procédé» généreux envers lui et sa gouvernante, 290,
IV, 299. Lui donne l'idée d'écrire ses Cvn/cssions, I, 272. Lui achète le
manuscrit du ( onlml social, 293. Fait offrir !i R. une retraile'a Amster-
dam, 331 , IV, 583. R. l'accuse d'altérations et de falsifications dans l»
réimpression de ses ouvrages, I, 436, IV, 143. Lettre que R. lui adresse,
640.
I^EiUEi.ET , curé de Seyssel , réception qu'il fait à R. I, 63.
Ukineaij ^le P.). R. étudie ses ouvrages, I, 125.
hfiélurifue. V. Eloi/ueidce.
RicuxBDsoN. Ses romans comparés \i ta Nouvelle Hiloïse, 1,288, 289.
Sa C/iirifse, jugée le preaiier de tous, III, 4.*jO. Ils ont l'esoiii d'être
abrégés. R. est disposé 'a se charger de cette tJche, IV, 490. R- reconnoit
eu Angleterre la vérité des situations el des portraits qu'il a tracés, 680.
A tort lie se moquer des passions conçues à première vue, II, 170. Son
eireur de vouloir instruire les jeunes tilles par des romans, IV, 322, 525.
Pnmé/o, citée, III, 157.
Richelieu (le duc de). R lui est présenté 'a Lyon et en est bien accueilli,
I, 144. Applaudit 'a l'opéra des Muses galantes, el veut le faire jouera
la cour, 172. Charge R. des changemens 'a faire »vi\ Felcs de Ramire ,
173, el l'.es cènes qui lient le» divertissemens de la Princesse de Niivarre,
IV, 193. Justice qu'il lui rend » cette occasion, I, 174. Comment R.
fut dans l'impossibilité de le revoir, ih.
Riches, Leur caractère, leur manière de voir et leurs dispositionscn général^
II, 62^,680. Tableau hypothétique de la manière de vivre d'un riche
donnant tout 'a .ses plaisirs, mai» rien 'a l'opinion, 624. .630 Conclusion
à en tirer : la richesse bonne )k rien pour le plaisir, 631 . Le grand fléan
des riches, c'est l'ennui , 628. Ont beaucoup de peine avec leur argent ,
et sont trompés en tout, I, 18, II, 414. L'éducation qu'il» reçoivent de
leur état ne leur convient sous aucun rapport, 411, 514. Ne sont pas dis
pensés de la nécessité de travailler, 513. La feiute charité du riche n'est
en lui qu'un luxe de plus, IV, 309.
Richesse. N'est qu'un rapport de surabomlance etilre les désirs el le» facu'-
tés, II, 268. On doit aux riches la première idée de l'ordre social, ou de
la formation des corps politiques , î, 337. Des qnatre sortes d'inégalité,
la richesse est celle 'a laquelle elles se récUiiscnt finalement, 364. Ce sont
les riches qui retirent de l'état social les plus grands avantages, 601 . Dan»
une monarchie l'opulence il'un particulier ne jwïut le mettre ati-ilessiis du
prince , mais dans une république elle peut aisément le mettre au-dessus
des lois, III, 166
Ridicule. Est l'arme favorite du vice, III, 124 Est toujours \ côté de l'o-
pinion ; comment s'y Soustraire, H, 628-
Riv»L. Ami du oère de R. Son caractère, I, 27.
Rivtz, m canicien valaisau, III, |40.
liouKCK (Jeau^, auteur d'une dissertation .sur le suicide. II, 190, 194.
HoitECK (la princesse de). Ce qui arrive a Diilerot pour l'avoir offensée, I,
283. Sa maladie, IV, ."MS. Sa mort, I, 290.
RoREF.T. Dialogue {l'Emile et decejar inier, 11,444.
Itiihinsvn Crnsoé. Le plus heureux traité d'éducation naturelle, II, 507,
IV, 70.
RocnEMoKT (M. de). IV, 213.
Rooi IN (Daniel). R. fait sa connoissance, I, 146. Leur liaison, et services
qu'il rend 'a R., 147, 167, 179, 267. Il le reçoit à Yverdun,3IO. Liai-
sons de R. avec I s membres de sa famille, 31 1,312. Lettres que R. lui
adresfe,IV,830.
RoGuiN , colonel, neveu du précéiloiit, 1,311.
RoGi'iN, banneret, paient des pi-écétieus. Sa fausseté et sou mauvais procéda
envers R.,I, 312,334.
BoH»N (la princesse do\ I, 130.
Kcis. Sont les premiers esclaves de l'opinion, III, 146- V. .VoiiKeiaiw.
Rni.icuoM. Moine antonin. Services qu'il rend à R,, I, 87.
Roi.LiN. Cité, II,46i.
RonuiH comique de Scarron, cité, 1,71.
Rouittiices ci airs délai hcs, musique ilc R., III, 583.. 587.
Romiins. Livres dangereux , moyens île les rendre utiles, II, 7, 8. Ne peu-
vent être utiles a la jeunesse, 9, IV, 523. A qui ils conviennent et qui de-
vrcùt les composer, II, 138. — Rumnns nugl»i<. Jugés en général, III,
<50. V. Richardson. — Romans orientaux. Pourquoi plus atlemlrissatu
que les antres, 11,5.33.
Rome, Romains. Si .ses fondateurs étoient réellement des bandits, de»
hommes sans mirurs, 111, 196. Discret de Claude qui incorpore tous le»
sujets de Rome au nombre de .ses citoyens, 1,607. Idée précise des diffé-
rentes formes de gouvernement qui s'y succéilèrent, 6*^3. H est \ croire
que ce qu'on débite de ses premiers temps sont des fables, 683. Des co-
mices romains, ou comment le peuple romain cxerçoitson pouvoir ..su-
prême , 683, 686. La perte de sa liberté ne lui vint pas de ses tribuns,
III, IO(t. Politique des Romains relativement aux dieux dos peuples vain-
cus, I, 6!i3. Leur attention à la langue des signes, II ,( 08. Leur respit
pour les femmes, 636' A quoi les plus illustres Romains passoient leur
jeuncs.se, 3.^3.
RoMii.i.ï, horloger de Genève, I, 368, IV, 233. Lettre que R. lui adresse,
283.
RoMiH's et NiM». L'étymologie de leurs noms fait douter de la vérité des
faits qui les concernent, I, 6x3. PoL'iquoi Roiuulus devoit s'altachei a li
louve qui l'avoit allaité. 11, 527-
Roscius, acteur célèbre i Rome, III, 148.
Kot CHER. Son récit de la mort de R., I, 569.
RoiiELi.B,dcrAcaiIémicdisScicuccs,déuioutte leJaujci deseservli â'ir '.»n
silescucuivie, 1V,211.
GÉNÉUALE ET ANALYTIQUE.
»7Ô
Revum (maJcm. Jes). H. lui aiprcntl uu lini-, mois la muri^ao d'aprb
Mil >jr>lèiiioilcD»Ution, I, I47-
Rei'Mttti (J. B.\T.'inniiD»ge fjToiaUoli cet illuslre t<crivain, 1,266- R-
«fcnpela cliamlire ^uM avoilliibil^eiiSolcure. Effet ilecetlecirconstaiice,
•I, IV, 704
RoiMCAU.F. II.), couMDiIeJ. J. Lellrt-s qui-R. luia.Iie»», IV, J150.
Koi'MBtu (I ajtj, horloger et |>ère de Jean-Jacques. Sa leiulroM' pour son
Rh, I, I. ¥.A forci de quitter Genève, S- Se met \ la rcclwrclie <le ton
fiU. Voit mail, de Warens, et pourquoi il s'arrMe dans celle reclienlie ,
27- K. pa>ae une soirée a»ec lui !i «on retour de Venise, 1(57. Sa mort,
175. Son •'loge, S30' Trait de son attachement Si sa patrie et i ses couci-
to;eas, III, (76. Lettresque R. lui adresse, IV, 8S0.
Roi'MiiU (Théodore). Lettres que R. lui adresse, IV, 850.
Botuteau jiigfl tir Jran-Jacijuo, IV, f.. 158. Motifs de la composition <!i;
cet ëcrit. Causes du désordre, des longueurs et des répétitions qu'on j
remarque, I, 82. Résolution singulière pour le transmettre intact à la
|>ostéril<;, et ce qui en résulta, tSi. Circonstances qui ajoutent il cette
•ingularité, I, 362, III, 176.
RovssEW (Jean-Jacques).
A. B, Pour éviter la confusion et faciliter les recherches, cet articla
eat divisé en deux parties : la prennière rappelant uniquement Xtis
fliils et toutes les actions de la vie de R. ; la seconde olfraut en ré-
sumé lo traits de sou caractère tracés par lui-mènie, et tout ce qu'il
(lit de lui au physique et au moral.
Sa naissance et ses parens, 1, 1. Maladie qu'il apporte en naissant et
soins dont il est rul>jet, 2- Ses premières lectures et leur effet sur lui, 3.
Est mis en pen-ion chez le ministre Lamhercier avec le jeune Bernard son
cousin; leur amitié, 5- Effet d'une correction que lui inflige madcm.
Lamhercier, 7- Châtiment non mérité qu'il reçoit, et effet de ce cliitiment
sur lui, 8- Histoire du nojer de la terrasse 'a Bossey, 10. Retourne chez
son oncle Bernard ; ses occupations, 12> Récit de deux traits de son
enfance, omis dans ses Conjêssions^ comme lui étaut trop honorahles,
422, 423. Ses amours avec mesdeni. Vul^on et Goton ; différence de ses
senlimens pour l'une et pour l'autre , 15. Devient commis greffier, H.
£st mis en apprentissage chez un graveur ilont les mauvais traitemens
changent son caractère et ses inclinations, I5- Contracte l'hahitude du
vol, 16' Reprend le goût de la lecture; effet tfe ce retour, 19' Quitte sou
métier et sort de Genève, 21 .
Arrive 'a Annecy chez mad. de Warens, I, 23- Sentimens qu'il conçoit
r)urelle, 24,25. Vaà Turin; particularité» de ce voyage, 27..29. Entre
l'hospice descattVhumcnes; cequis'y pas<a,30>.33.Son abjuration, S4.
Est reçu chez mad. Basile et en devient amoureux, 37. Entre comme
laquais chez mad. de Vercellis, 40. Faute grave qu'il commet dans cette
maison et qu'il se reproche tonte sa vie, 42. Premières impulsions du
leiiipéramenl ; extravagances qui en résultent, 44. Reçoit des conseils
utiles de l'aliM Gaime, 43. Son entrée chez le comte de Goutod ; faveurs
qu'il en reçoit et alius qu'il en fait, 47. Lie amitié avec le jeune Bicle ;
suites de cette liaison, 50. Retourne chez mad. de Warens, qui le ganle
cliez elle, S2' Genre de vie qu'il j mène, 53, 55. Ses lectures
deviennent plus solides et plus profitables, 36. Entre au séminaire pour
embrasser l'état ecclésiastique, 60. Signe une attestation comme témoin
d'nn mii-acle, 62. Est renvoyé du séminaire, comme n'étant pas
bon même i étie prêtre, 62. Est mis en pension chez Le Maître,
maitre île musique de la cathédrale , 62. S'engoue pour le jeune Vcn-
ture , 63. Accompagne Lo Maitre dans sa fuite et l'abandonne , 66.
Relounie 'a Annecy et n'y retrouve plus sa protectrice, 67. Son aven-
ture arec mesdemoiselles Galley et de Graffenried, 69. Suites de cette nou-
velle liaison , 73. Fait la connoissance du juge-mage Simon, 71. Recon-
duit !i Fribourg la fille Merceret , femme de chambre de madame de
Warens, 74. Voit son père i Nyon, 74. Se rend i Lausanne, prend un
Bom supposé et se fait maître de musique sans la savoir, 76. Compose et
fait exécuter un morceau au concert de M. de Treytorens ; effet de cette
tentative, 76. Va !i Neufchitel; rencontre l'archimandrite de Jérusa-
lem, et s'..ttache!i lui comme intcqiiète, 79. Est admis comme tel l l'au-
dience du si'nat de Berne, 80. Est retenu i Soleure par l'amliassadcur
de Fiance et resicilans sa maison , 80, 81 . Est envoyé 'a Paris avec des
lettres de lecoiniiiandation, 81. Accueil qu'il y reçoit ; epérancos trom-
pées, 83. Quitte Paris pour aller îi la recberclie de madame de Warens,
83. Description desou voyage, et d'un repas fait chez un pays.nn qui crai-
gnoit de !ni montrer son aisance, 84. Arrivé "a Lyon , y souffre nue grande
détresse; deux aventures scandaleuses avec un ouvrier en soie et un abbé,
85. Rencontre d'un antonin qui lui donne delà musiijue ii copier et le
nourrit bien , 87. Rejoint madame de Warens 'a Cbamliéri et reprend
son logement chez elle, 89. Oiitient nu emploi dans le cadastre, 1, 90.
Effet que produit sur lui la connoissance de la liai-on qui subsi .toit entre
Claude Anet et madame de Warens, 91, 92. Origine el motif desa pri^
dileclioii pour la nation françoise , 9t. Commence \ étudier la théorie
de la musique , 95. Quitte son emploi pour se livrer tout entier à cet art
et se met 'a l'enseigner , 96. Ce qu'imagine madame de Warens pour le
préserver delà séiluction , (00. Quel effet proiluil sur lui la jouissance ,
(02. Ne peut f^iie de progrès dans la danse et dans l'escrime , (03.
Mort de Claude Anct ; suites de cet événement pour madame de Warens
et pour R., (06, ( 1 1 . Va i Besauçon pour y apprendre la composition;
accident qui fait manquer l'objet de ce voyage et le fait revenir 'a Cliam-
liéii, (07< 108. Commence 'a prendre du goût pour la liltératuie, (10.
Ses fréqiicns voyages ii Li nn , 'a Grenoble , a Genève, (II. lltomlie
maluile; tendres soins que lui proiligue madame de Warens; son atta-
cbcniciit |>nur olle 'eu au.gmcnte , (14. Va s'établir avec elle aux
rb-irn.cttcs, ( 16. Genre de vicqu'ily mène et distribution de son tenips,
117, 1. '2* A ttaipie subite d'un niai qu'il éprouve cl quelles en sont les
tuiles , 1(8. Se livre avec ardeur^ l'élude des sciences; suit une mau-
*M>c withode qu'en >uite il rcclilic; élu.lic 11 géométrie, le blio ,
ra^trooomie, (20.. (23. Va \ Genève loncner >« poilton béi^JSuir*
du bien de sa mère; usage qu'il en fait, (28. l'.ffel que prodnit sur M
l'élude da l'analonie et de la méilocine , </'. Se déthie !i aller \ M»al>
pellier pour >e faire guérir, (29. Récit de es amours arec madama
de Larnage , (29. Sa résolution vertueuse 'i ce sujet , (34. Eroinrrat
pécuniaires 11 Montpellier; compte tui lejeu|Miuren sortir, IV, (75. Re-
vient aux Charmeltes et trouve ta place prise auprès de madame da
Warens , I, 436. Résolution qu'il prend k ce sujet, et effet de celle ré-
solution sur madame de Waiens, (37. Se ti^iare d'elle, va !i Lyon et r
devient précepteur; ton mauvais succès dans cette carrière , (38.11/
renonce ; retourne auprès de madame de Waicut dont il est froiileiaent
reçu, (40. Part pour Paris dant l'intention de pn^teoler \ l'Académie un
tyttème nouveau de notation pour la niusiiiue, (4(. S'arrCte quel-
que temps il Lyon , y devient amoureux de mademoiselle Serre , et
tacrilie sa passion il ton devoir, (44. Connoissancesqu'il fait ^ Paris, (45.
Présente ton projet \ l'Académie des Sciences; jiigemaot qu'elle en porte;
compose sur ce sujet an ourragequ'il fait imprimer, (45.. (47. Ressour-
ces qu'il imagine pour exister et se faire connoitre, (47. Se lie avec ma-
dame Dupin et M. de Francueil, (49, (50. Est attaqué d'une fluxion de
poitrine,! 50. Commence !i composer l'opéra des Afitiesga/<in<e),(5I.Part
pour Veniic en qualité de secrétaire d'ambassade ; incillent de ce voyage,
(52. Comment il remplit cette place; désagrémens qu'il y éprouve, (53.
Mauvais procédés de l'amlnssadeur envers lui, (.53, (34, (59. Il le
quitte; circonstances de cette séparation, (60, IV, (89. .(93, 660.
Quels étoient ses amusemensii Venise, I, (6(.Ses aventures avec deux
filles publiques , (63, (65. Sa coo<luite généreuse envers une jeune per-
sonne qu'on lui avoil livrée, (66- Revoit ton père en repassant par
Nyon a son retour \ Paris , (67. Mauvais succès de tes réclamations It
Paris contre les injustices de l'amliassadeur ; il reprend le travail de son
opéra, (67, Ifi8. Commencement de sa liaison ave Thérèse Le Vassenr,
(70. Achève son opéra et excite la jalousie de Ramean , (72. Est
chargé des changemensi faire ii un divertissement dont Voltaire avoit
fait les paroles et Rameau la musique; perd tout le fruit de son travail,
(73, (74. Comment il reçoit b succession de son |ière , (73. Fait rece-
voir Ai» risi£ aux Italiens et ne peut le faire représenter , (76. Re-
nonce il tout projet de gloire et s attache 'a madame Dupin et i M. de
Francueil, (76. Compose l'Engogemoil liméraire, ih. et l'Allée de
Sylvie, (77. Met ses deux premiers enfaut aux Enfans-Trouvés; ce quifr
dispo-e, (78. Fait la connoissance de madame d'Epinai, i/',; clde ma-
damed'Houdetot, (79. Ses liaisons avec Diderot , d'Atemliert,Condillac,
U>. Projet du Persijtrur. Se charge de la partie de la musique pour/'£»i-
ejeloDiiiie, (80, IV , (99- Son attachement pour Diderot, et ses dé-
marches pour faire cesser sa détention au donjon de Vinccnn», I, |80.
Commencement de sa liabon avec Grimm, 48(. A quelle occasion il
compote ton Discours sur les Scirnres, (8( , (82. Se décide à faire
ménage commun avec Thérèse Le Vasseur, (83. Révolution dans ses
idées par suite du succès de son />Mrour>, 184, (83. Sa n'fomie tant
extérieure qu'intérieure , examen sévère de lui-m^me , et fixation de tes
règles de conduite et de foi, 4(1. Abandonne successivement ses trois
autres enfans comme les deux premiers; motifs qui l'y déiidenl. (85, 217,
449.Témoignages de son repentir i cesujet, (80, 3(4, H, 409, IV, 3.33,
787,79*. Est nommé caissier de M. de Francueil, receveur-général îles
finances, I , (87. Tombe malade , renonce 'a sa place et se fait copiste de
musique, (88, 189. Un vol de linge qui lui est fait complète sa réforme
somptuaire, ItO. Commencement de ses querelles littéraires , (/>. Con-
trariétés qu'il éprouve dans sa nouvelle manière de vivre et qui le re-
jettent dans la littérature, (9(. Se fait cynique et caustique par hunte ,
192,2(7. Ses liaisons avec Raynal, Duclos , D'Holbach, (93. Sou
séjour il Marcoussis, puis ii Passy chez son ami Mussard , où' il com-
pose fe Divin du village, 193. Répétition de cet opéra aux Menus,
puis a la cour, (96. Quitte précipitamment Fontaineblean ponr n'être
pas présenté au roi; motif de cette résolution, (98. Publie sa
Leliie sur In ]Husit/ne frnnçoise ; on lui 6te ses entrées a l'Opéra ,
200. Le succès de son Devin inspire de la jalousie ii ses amis; il ces.-e da
voir le baron d'Holbach, 'iO( , 2< 2. Fait représenter iVorri.or aux Fran-
çois; sa conduite en cette occasion, 202. Compose à Saint-Germain ton
Discours -ur l'inégnlili , 20.3. Renonce aux méilecins et aux remèt'es,
i/'. Fait un voyagea Genève avec Gauffeconrt et Thérèse Le Vasseur,
ih. Revoit mad. de Warens dans un état voisin de la mi.ère, 204.
Abjure le catholicisme et se fait réintégrer dans ses droits de citoyen do
Genève, 205. Fait dans cette ville de nouveaux amis, >/>. Projette de
nouveaux ouvrages, et dédie son Diicuuis an conseil de Genève; effet de
cette dédicace, 206. Renonce au projet de fixer son séjour \ Genève, et
accepte l'offre que lui fait mad. d'Épinay d'habiter l'Herniitagc, ih.
Comment il .se venge de Palissot, qui l'avoit joné dans sa coméibe des
Phitosofjhes, ï08. Projets d'ouvrages et plan de vie qu'il se trace dans ce
nouveau séjour, 209. .2(4* Contrai iétt*» qu'il épronve île la part de
mad. d'Épinay, 2l3; et de la part de Thérèse Le Vasseur, 2 6, 22(.
Eulreprend l'extrait des ouvrages de l'ablié de Saint-Pierre; rt après
l'avoir fait pour deux de ses ouvrages, abandonne ce travail, 2 0, 221.
C« qu'il imagine ponr remphr le ville de son cirur, 223. Ecrit i Voltaire
à l'occasion du Pvime sut le déui>Jre de l.ishoiinr, 224. Trace le plan de
la Julie ou Nouvelle Hiloi.e, 2.'5 , IV, £63. Devi,ml éperi ument
amoureux de mad d'Houdelot, I, 229 , IV, 42 >. Suites de cctle passion,
I, v3(.Mad. d'Epinay s'en aperçoit ; sa conduite en celte occa-ion, 234.
Conduite de mad. d'Houdetol et de Saint-Lamheit, 235, 242, iSi ■ Son
démêlé avec Diderot snr un passage du Fils nntuie^ et sur sa résolution
de passer l'hiver 'a l'Hemiilage, 239, IV, 249. Ils se rapprochent, et
R. lui soumet les deux premières parties de son romau , I. 24(. Compose
lies morceaux de musique pour la fête de M. d't.pinay, et pour la dt^Iicare
de la chapelle de b Chevrette, 244. Conduite offensante de ("«rimm ^
son égard, 244. Explication entre eux, et quel en fut le ré.sultat, 247,248.
Proposition qui lui est faite d'accompa.^ncr mad. d'Épinay à Genève,
appuyée par Diderot , 2'ÎO , IV, 27(..27.1. Sa rupture avec G limm et
mad. d'Épinay, et ses suites, I, 253, 237. H quitte l'Ileiniitage et s'éta-
blit a Mout-Louis, 23G. A quelle occasiou et dans quelle» ciicou.tauccs il
870
TABLE
coaqwM M f.ellif à ,l'.4lcmliiit, 2C0. Il nmipt puliliquMii«nl «voc Dklo-
'•♦, 261. Comment c teiniiiieiit .-e» liuLsons ayec maJ. d'IIoudctot i!t
&aiDt-Laml>eit, 205. Publie sa J.cllie à d' Alemherl,'lM. Ses société» !>
Montmorenc}' et dan» les environs, 263- Commencement île ses liaisons
ave* Maleslierlœs, 2C9. Refuse i!e liaraillcr au Jvuiiud des Siivans, \i70.
Met la derniëre main an Conhat social, 272. Comment il entre en liai on
arec M. et ma-l. >le Luiemhour;, 275- Accepte un logement au petit
chJteiu de Montmorcurj, 274. Imprudence» qui lui font ciainilieile
s'iire attire la haine de mad. de Luiembourg, 276, 2^0, 291 . Celle dame
wcliargedefaire imprimer l'Emile, 282,29^1. Il contribue!» faire cesser
la détention de l'abbé Morellet, 283. Reçoit la Ti.ile du prince de Couli ,
286. Publie la Julie ; jugemens divers poi tés sur cet ouv rage, 287 . Com-
ment il déplaît sans le savoir au duc de Cbciseul, 292. Mad. de Luxem-
Iwnrg veut retirer nn de se» enfans ; mauvais succès c'e celle lent:'tive,
294. Retard et mime interruption dans l'impres-inii de VKmiU ; inquié-
tudes et sinistres pressentimens que cet incident fait naître dans l'e^piit
de R., 297. Est vi^ité par le frère Cime, qui détermiue le senre de sa
maladie , 502. Publication du Contrai sociol , 301 . Puis de VÉ'nlIe, 303.
Mouvemens précurseurs de l'oraf^e pr^t à s'élever contre lui, 303, 304.
Est décrété de prise de corps, 307 • Se détermine à quitter la France et
prend la roule de Suisse, 307. Compose, le Lévite d'l''fjliriiiiii pendant ce
vojfage, 5J0. Se rend Si Yverdun; Vi-mile, aX brûlé a Genève et son
auteur décrété de prise de corps, 311, IV, 569, 373. Cliasïé d'Y-
Terdun, il se réfugie ^ Motiers,!, 3I3« IV, 577. Ses liaisons avec
G. Keit, dit m}' lord Maréchal, I, 515. Faveurs qu'il reioit du roi de
Prusse, et comment il les reconnoît, 317. H prend l'Iialiit arménien et
apprend !i faire des lacets, 317. Ses liaisons avec du Perron , 318. Est
ailmts \ la communion , 520. Sa justification 2i ce sujet, IV, 596. Cen-
»ure lie la Sorl>onne, et mandement de l'archevfque de Paris contre VE-
miU. R. publie sa f. élire à ce dernier, I, 520. U achève son Diclion-
naire de musique et le vend , 521 , 529- Veut travailler 'a ses Confession';
s'aperçoit qu'il lui manque une partie de ses papiers ; ses soupçons à
ce sujet, 521. Renonce a son titre de citoyen de Genève ,522, IV, 440.
Fait serment (et le motive) tie ne jamais reprendre ce titre et de ne plus
retournera Genève, 447, 449..432. Mylord roaïéchal lui enToie des
lettres de naturalité, et la communauté de Couvet le reçoit parmi .ses
membres, 1, 528. Entreprend une édition générale de ses écrits, et fait
un traité en conséquence , 529 , IV, 313, 514, S<7, 318, 339. Fermen-
tation qu'excitent les /r«/'ei delà Montagne, I, 5"i9. Esl cité au consi-
stoire de Motiers ; sa conduite en celte occasion, 350. On excite le j)eu-
ple contie lui; est prêché en chaire et insulté en public, 552. A quelle
occasion il publie la f^isioa de Pierre de In Montagne, 554< Attribue au
minislre Veiues le libelle intitulé: Sentiment des citoyens, 553. Une
attaque nocturne dirigée contre sa maison le contraint de quitter Mo-
tiers , 336. Il s'établit 'a l'ile de Saint-Pierre, 558. Vie heureuse qu'il j
mène, 340. Elle lui fait désirer qu'on lui donne ce séjour pour prison,
3i2. Reçoit l'ordre de quitter le territoire de Berne, 343. Offre au
bailli de Nidau de passer en captivité le reste de ses jours, IV, 579. Les
chefs de la Corse lui demandent un plan de constitution pour celte ile ,
1 , 544. Suites de cette demande , 546. Se rend 'a Bienne , et bientôt
après reçoit l'ordre d'en sortir, 347. Se décide a se retirer en Angleterre,
549, IV, 59i, 584. Arrive à Strasbourg; accueil qu'il reçoit dans
cette ville, I, 531 ,1V, 381- Passe quelques jours â Paris, puis se
rend 'a Londres avec Hume, I, 532, IV, 385, .^89, 590. S'établit 'a
Wootlon, danj le comté de Derby, I, 552. Lettre apocryphe du roi île
Prusse; rupture ayec Hume, 555 , IV, 597, 604. Effet fatal de cet évé-
nement sur son humeur et sur sa raison , I, 551, IV, 686* Quitte l'An-
gleterre, est reçu à Amiens comme il l'avoit été 'a Strasbourg, I, 533. Se
rend 'a Fleury chez le marquis de Mirabeau , puis s'établit \ Trye, dans
le château du prince de Conti, où il prend le nom de Renou ; désagrémens
qu'il y éprouve, 533, IV, 687, 688. Renonce a la pension du roi d'An-
gleterre, qu'après bien des hésitations il s'étoit décidé à accepter; conduite
généreuse du gouvernement anglois "a celte occasion, I, 336) IV, 629,
C43, 722, 742. Joie qu'il éprouve'i la nouvelle de la cessation des troubles
a Genève, en mars 1768 ; quels seroicnt ses sentimens et sa conduite si le
dixM-et porté contre lui étoit révoqué, 718- Laissant Thérèse Le Vasseur
à Trye, il part seul pour Grenoble, I, 537, IV, 726. Son aventure 'a Gre-
noble avec l'avocat Bovier, I, 441. Avec le chamoiseur Thevenin , IV,
751. .731. Va s'établir à Bourgouin, où Thérèse Le Vasseur revient le
rejoindre, I, 537. Il la reconnoît pour son épouse, ih. IV, 729.
Quitte Bourgouin et s'établit a Monquin , I, 538. Souscrit pour la statue
de Voltaire, ih. Se lie avec M. do Saint-Germain, 339. Part pour Paris,
th. Lit ses Confessions dans quelques sociétés , I, 360, 564. Jugement
qu'il en porte , IV, 116. Ecrit successivement ses ie</ie.( jm#- /« Botn-
niijHe, 1 , 360 ; se» Considérations sur te Gouvernement de Pologne, 361 ;
ses iieverics et ses Dialogues, 361 . Consent a la représentation de Pj'gnia~
lion , 362. Connpose la musique de Duphnii et Chloé, une seconde musi-
que pour /e /^et^m ^i< i^i/Z^gf, et lieaiicoup de romances, 363. Fait une
chute a Ménil-Montant; détail et suites de cet accident , 406. Offre, par
nn écrit circulaire, d'al)andonner tout ce qu'il possède, sous la condition
de pourvoir a sa subsistance et a celle de sa femme, 560, 458* H se retiie
2i Ermenonville, 366. Ses projets et dispositions de son ftme dans cette
retraite, i^. Il meurt subitement ; faits relatifs au genre de sa mort, faus-
sement attribuée à un suicide, 367. Est enterré dans l'île des Peupliers,
370. Ses cendres sont tran.sportées au Panthéon, 370. Honneurs rcndui: à
sa mémoire, en France, iTi., a Genève, 571, 372. Nouvelle translation
projetée des ccmlres de R. du Pantliéou à Ermcnouvi le, 374. Son testa-
ment, 573.
CintCTKRE, rEKCUtNS ET HABITUDES.
Est datons les hommes celui dont le caractère dérive le plus pleinement
d< 5»n tempérament, IV, 64. Quel étoil ce tempérament, 6 , I, *93. Se
«nnmedicuret plus juste qu'aucun Ijnmmcqui lui S' it connu, 1,1, IV,
<40. Époque jn»qu"a laquelle il avoit été bon et où il commença à deve-
nir veilucni. Cause de sa sul'ite éloquence, I, 2 7. Expose de ses scnti-
nieoa en matière d< religion, 11,772. Princlpas de religion qui lui sent
inculqué» dès son enfance, I, 51. Pourquoi ses idées sur rinc.ipK.ilc des
enfans !i cet égard ne s'appliquent pasli lui, ib. Motifs de son change-
ment de reli,;ion,52. Devient dévot à la manière de Fénelon, 41 1. N'a
jamais aimé ^ prier dans la chambre ; objet et espèce de ses prières, 122,
341. Se défend de l'accusation d'hypocrisie, II, 774. Dans la plus
étroite familiarité ou dans la galté de» repas, n'a jamais été trouvé,
quant aux principes de morale ou de religion, différent de lui-même, 775.
Qin lie éloit l'espèce de sa sensibilité, IV, 68, 69. Une soi iété aussi in-
time qu'elle peut l'être est le premier de tons ses Ijcsoins, I, 217. Con-
luiît un sentiment plus tendre et plus voluptueux encore que l'annotiri
53. N'a aimé qu'une fois en sa vie, '^29. Sa passion la plus violente fut
celle qu'il ressentit pour madame d'Houiletot, IV, 42f). Seroit mort sur
le fait s'il eût connu dans leur plénitude les plai4rs de l'amour, î, 1|3.
Piélere les demoiselles aux lil es ou conunnn, 68. Habitiule vicieuse dont
il n'a jamais bien pu se guérir, 514. A >!es passions ardentes, mais dont
l'effet est balancé par sa timidité, et qui ;onl de courte durée, I, 17. De
quelle espèce so|it ces passions, 113. Lenteur de |>enscr jointe en lui
a la vivacité de sentir, 57. Pour<[noi est impropre à la conversation, 58,
104,518,340, IV,6t.Causi de son goût pour la solitude et la rêverie,
1,5;J1,396, IV, 70, 74. Son goût pom i séjour de la campagne, I,
209, 213. Son ini.igination, qui s'anime^ la ca^iipagne, languit et meurt
dans la chambre, 223. Cependant ;ût pu rêver gréalilemcnl t la B.is-
tille ou dans nn cachot, 428* S'eflVajeà l'excès du mal a venir, et oublie
aisément le mal passé, 509. Dégoût pour la vie active ; que le est roi.si-
veté qui lui convient, 340, 392. Sa paresi« lui fait porter oleinement le
joug de l'habitude, IV, 87. Conimenl l'avarice se concilie en lui avec le
mépris ('e l'argent, 1, 18. Sa bienfaisance, IV, !53l . Son économie est
moins l'effet tIe sa prudence que delà simplicilcdc ses goûts, I, 36- Ce
seroit pour lui uji crime d'avoir une terre, 1, 509. Indication de se&
revenus eu 1772, 361 , IV, 83, 839.
Indomptable e-prit de liberté, venant moins d'orgueil que de paresse,
I, 592, IV, 202. Violente aversion pour les états qui dominent les au-
tres, I, 599. Estime peu de rois , et n'aime pas le gouvernement monar-
chique , IV, 587. Toute inquisition lui est odicu-e , 423. Jure de ne
jamais prendre part à une guerre civile, I, 1 12. Le sang d'un seul
homme d'un plu» grand prix à ses yeux que la liberté de tout le geurc
linmaiu , IV, 649. Idée qu'il a de ce que peut commander le salut pu-
blic, III,2'jO; et des con.spirations en général, IV, 649. Amour de la
paix plus fort dans son cœur que celui de la li'.i«rté , 680- L'aversion
pour la contrainte lui rend l'exercice de la bienfaisance pénible quaiiU
il en ré u Ile le devoir de la continuer , I, 430. Par la même raison .se
sent le cœur ingrat , et redoute les bienfaits, *92, IV, 272. Cependant
reconnoît avoir de vrai» bienfaiteur», et a pour eux les .sentimens qui
leur sont dus , 661 . Son principe de conduite 'a l'égard l'cs offres r£ui lui
sont faites, 207, 814. Son aversion pour les cadeaux , 575,670 , 850.
Ses principes sur les droits et les devoirs réciproques résultant de l'anù-
tié, 405. Parloit toujours honorablement des amis avec lesquels U
s'étoit brouillé , I, 557 , 566 , IV , 247. N'a jamais pu rien apprendre
avec des maîtres, T, 6). Diflicullé qu'il «prouve 'a écrire; sa manière
de travailler 57, 58. Se reconnoît totalement inhabile pour écrire de»
lettres et même pour tout ouvrage de littératuie légère , 58. N'aime
pas i répondre à des complimens, IV , 247. Ne peut écrire et pens«r
(lue sub dio , I, 211; et en marchant 225. A piesqiie toujours écrit
contre son intérêt , et atout sacritiéli la vérité, III, 174. Ne peu l
écrire par métier et pour gagner del'argeut, I, 210, 270, 271. S'il
est vrai qu'eu écrivant contre les sciences et les lettres, et lesculti-
vant lui-même , il a parlé contre ses principes ; examen qu'il propose "a
ceux qui lui font ce reproche , III, 193, 197. Après son Discours >iir
l'Inégalité, a pris la résolutoin de ne répondre b aucune critique ,1V,
288, 292. Comment veut être désigné en tête de sesouvrages , 308. Oriire
dan» lequel il indique qu'ils doivent être lus, 130. N'a jamais fait
qu'une seule édition de chacun de ses ouvrages, 143. S'est fait une loi île
n'en jamais rien ôler , III, 130. Après l'i/ju/c, avoit posé la plume
pour ne la plus reprendre ; ne l'a reprise depuis que par force, IV, 324,
344,534,567. Doit tous ses malheurs "a »a célébrité, 5.Ï4. Veut êlrc
loué d'une seule chose , c'est de n'avoir pris la plume qu''a quarante ans,
et de l'avoir quittée avant cinquante , 534. Pense qu'où peut ne jj*.
aimer ses livres , mais qu'on doit l'aimer 'a cause de ses livres, 428. Du-
puis son départ pour l'Angleterre , ne fait d'antre vœu que «l'être totale-
ment oublié du publie, 633, 636, 687,692. Daus celle vue, préfère
que l'édition générale de ses ouvrages r.e se fasse qu'après sa mort, 616.
A pris toute lecture en dégoût , et ne veut plus que rêver et bolani er ,
663,664. Regrets sur la perle de son chien, IV, 315, 339. Porliail
de sa personne d'après Mercier, 1, 371; d'après lui-même, 23, IV, 8.
Autre par M. de Beaunionl, II, 747.
Roi'ssELOT. Cuisinier du duc de Monlaigu 'a Venise, T, 156.
RorsTAN, de Genève. R. lui propose, 'a défaut (le Moiilton , de pré..i.Ier !.
l'édition générale de ses écrits , IV , 552; et île faire la préface eu tète
de cette éiation , 534. Lettres que R. lui adres.-e, 534 , 6-46.
RoïBR, musicien, I, 130, 131.
Roïoii (l'ablié). Effet d'un numéro de son journal qu'il avoit adressé 'a
R., 1,416.
RoziiiRES (M. de). L'un des témoin» du mariage de R. , I , 537, IV,
129, 754.
RiLUiÈRE. Ses liaisons avec R., 1.364. Cité, 701.
Buse, est un talent naturel au sexe, II , 64*.
liussie. De sa civilisation par Pierre 1er, I, 6.37, 707. Quoiciue chet lia
l'Église, le czar n'en est »s pour cela le maîlrc, 69a.
Sahi (mad.), IV, 235.
SAB«ANelsa femme. FoM «.T8B î. le voyage d'Annecy S Turin. Lem por-
trait. I, '27, 28.
GÉNÉRALE ET ANALYTIQUE.
H77
AoJurre.C* qiicc'e»!, II, 424-
lâUR-RoianuKit. Lfllre<|UuR. lui aJiCite, IV, 531 •
iàMrr-ÉTKBMOND, I, 06>
Stiirr-l''*Ra(ki' ' M. <le). Cause innocoote de l'accidoot arrive U R. dant U
rue JeMi<nil-Monlant, I, 407-
StiKT-fu>KKNrlH lie comte (le). Lettre que R. lui adreue, IV, 2U3.
SkiMT-Foii (de. Sa comnliede lOiacU, cit<<e, III, 170.
S*iHT-GK«MkiN \le clicralier de). Se» iiai-on» avec R., 1, 538. Son t^oi-
guage^ur m liienfaitauvc, et autres particularité doo iiioint lionorable* a
>a mitiiiuire, 5(>6, IV, 749- Lettres que R. lui adreue, S.'SI.
SAiHT-LtM>UT. Se< liaisons avec mad. d'Houdetot, I, 230. Sa conduite en-
vers R. rektivemcntà cette dame, I, 249, 231 , IV, 220. Comment R.
e<|M^roit (fpurer le lien coupalde qui uuissoit ces deui personne», IV, 270,
276. Rompt arec R. au sujet de Diderut, 1, 262. Ils >e raccommodent,
mais cessent de se voir, 262, 263- Lettresque R. lui adresse, IV, 831.
S4I«t-Lai «knt (le comte de), ministre du roi de Sardaigne. Comment
mad. de Wareus conserve sa bienveillance, I, H6*
Salm-lUnic (titisordc) !i Venise. Ce qu'en dit un sminasadeur d'Espagne,
11,464.
Saintk.Mabib (M.), 111,269.
Saint-Pikhbk (l'abbë de). R. (ait sa connoissance, I, 130. Ce qui le fait
cliassar de l'Académie, 221 .Jugement général sur sa personne et ses écrits,
dont R. entreprend un extrait, 2'20. Pourquoi R. renonce ^ celle entre-
prise, 2il ■ Jtigeoil lùen de l'effet desclioses une fois établie», mais jugroit
■laides moyens piopres à cet établissement, 622. Comment appeloil les
hommes. II. 4'22. Comment élablissoilse»enfans, 517. Comment appelnit
le» ecclésiastique», III, 418. Son erreur sur le progrès prétendu de la
raison liiiniaine, IV, 689. Son sort comparé li celui de R., IH, 67.
Cité, 11,712.
SAi.'<T-PiKRHK(Bemardiu de). Aveu que lui fait R. relativement 2i Hume,
I, 332, 553. Autre aveu sur ce qu'il a écrit contre les méilecins, II, 413.
Sa liaisou avec R. rompue Inentdt, et comment, I, 364.
Saiiil-Pierrc (Ile de). Sa description, I, 338, 424. Vie heureuse de R. dam
ce séjonr, 340, 423. Il y foude une colonie de lapins, 428>
SviNT-SkFunRiN. Famille Vaudoi e. Son éloge, II, 129.
Saint-Simoh (leducde). Cilé,lII, |46.
Saimte-Marthi. Cité, II, 407.
Salaïuanhe, II, 469-
Salluk (rald>é;. R. fait sa connoissance, I, 130
SaI.omon. Médecin. Comnieot U traite R., I, (20.
Saliit /jiJiUc, N'e>t rien si tous les particuliers ne sont en sûreté, III> 290.
Samsom, n'étoit pas si fort que Dalila, II, 634-
SaHDoz t^mad. la générale). Lettre que R. lui adresse, IV, S43.
Sahdoz , aubergiste. Service que R. lui rend auprès de mvlord maréclial,
1,316.
Safro. Fait exception relativement au caractère des écrits des femmes,
111,460.
SAKBoiaa, médecin, IV, 543.
SARO/LMArtLB. Son épitaplie, II, 622.
Saktine (de). Lettres que R. lui adres.<e, IV, 831 •
Saiikim, auteur de S/^at lncii>, 1, 194,266.
SAiTTsnsBEiM, OU Sauttern. Ce qu'il étoit ; histoire abréfée desa liaison avec
R., et ses aventures, 1, 326. Opinion ded'Eschernj sur ce jeune homme,
tlont R. étoit dupe, 3j7. Si mort et son éloge. IV, 737. Lettres que R,
lui adresse, IV , 831 .
Sauvage. Vigueur de l'homme dans cet état, et autre» avant.iges qui lui sont
propre», I, 339, 969. Ne doit point conuoilre les maladies, 3^8. Fines.se
de quelques-uns de se» sens et grossièreté «les autres, 539. Se»dé.sir»ne
passent point SCS liesoins physique», 341. Intlifférent à la mort, II, 432» A
l'odorat tout autrement affectéquelenAtre,487. Eût pu rcUer tel éternel-
lement, sans de? événemens et des hasard» qui pouvoicol ne point arriver,
1,541, 549, 531. Est moins misérable que l'homme civilisé, 54.1. N'est
{tas naturellement méchant, mais est indifférent pour le mal comme pour
e bien, 346- Est liorné au seul physique de l'amour, 3t8- Ce qui distingue
essentiellement l'homme sauvage de l'homme civilisé, 366, 370, III, 196
Des hommes sauvage» ont pu ^Irc pris pour des animaux p^r de» voyageurs
i^norans, I, 372. Est naturellement doux et impassible, S3i, 374. Inuti-
lité des efforts fait» jusqu'à présent pour civili.-cr les sauvages; trait remar-
quable d'un Hotlentot'a ce sujet, 377. Actifs dans leur enfance, le.s sauva-
ge» sont tranquilles et rêveur» dans leur adolescence, 11,60». Pourquoi plus
subtils que les paysans, 4.39. S'ils sont cruels , cette cruauté vient de leurs
alimeiis, 483. Sont de tous les hommes les moins curieux et les nooin»
«niinyra, 359. V. Homme, Amour de soi, Puié.
S«i vKi K (M.). Ce qu'il dit des différens systèmes de mu iquc, III , 436.
Propose lin moyen de déterminer un son lize qni serve de luse^ tous le»
sons de T'-chelle générale, 461, 477.
Snvans. Doivent élre admis dans les conseils des rois, I, 476. V. Scieiicet,
Arlt, PrUes-LellivS.
Savoie, Mot d'un duc de Savoie, en quittant Paris, 1, 57.
Savojnnii. Eloge de cette nation, 1, 97, 127. Agréntcut du conunercede
sa noblesse, 36.
ScPtrmsBtar, 111,528.
ScH»B (de> Lettre que R. lui adresse, IV, 2>6.
Science liiinuùne. La portion propre aux savans, trè .-petite en compara ison
de celle qui est commune \ tous, II , 419-
Sciences. Choix qu'il importe d'y faire; méthode à suivre pour les et u-
.lier , et prixaulions îi observer ilans cette éluile, 1 , 420, 123, 11, 493.
Piinci|>e général et ordre 'a suivre dan» leur enseignement, 493, 497,
498, 502. Danger des méthodes qui en abrègent l'étude, 301. V. Ensei-
gnement.
Sciences, Ait-, Ii,Ues-J,ellies. N'ont servi tfi\ détruire les mn-iirs et la li-
lierté, en faisM.n naître le luxe, dégradant le» âme» et amollissant les coii-
i.A^, 1 , 463.-467, III, 194, IV, 237- La nature en rendant l'étude
difliciSeavoit voulu nous en préserver. (itnr>lc effet îles livres élémentaires,
1,46». Doivent leur naissance 2i nos vices, 470, 111, I9t. Nuisibles aux
qiulttés |narrièrcs, l« sont encore plus aux qualités nierai s, I , 473, 111,
49S. lunliles^la religion, elles ont corrompu l'élude, I, 488. S'Jett *r»4
que malgré les maux qu'elles ont produits, il faille renoncer îi h-ur cullufe
et détruire les étaMissemens littéraire» et scient iCques, 474, 494, III ,
194, 196- Par le fait , le» m'rurs ont dégénéré partout, à mesure qu'un
peuple s'est instr^vt cl policé; mai» le progrès de» sciences n'est pas la acale
source de la corruption des maur», 1U4. Les savans, plus loin <le la vérité
que les ignurans, 11, 322. Jugement qu'en poitoit Sacrale, I, 468. Ont
moins de préjugés que les autre» hommes, mais tiennent plus fortement
^ ceux qu'il» ont, 146 N'ttudirat que pour avoir des admirateurs, 410»
11,26.
ScirioH l'Africain. N'étoit jamais moms >eu! ^e quand il était «cul, II,
115.
ScoTTI (le marqui»), IV, |96.
ScHotc, maisons de charité 11 Venise, I, 162.
Secret, Mille secret» que trois amis doivent savoir et qu'ils ne peuvent se
dire quedeuxli deux , Il , 217*
Sioi'iia DC SAiNT-BaissoH. Ses relation», avec R. en différens temp». Folle
démarche que lui inspire la lecture d'A'»ii7r, I, 324, 3*23. Lettres que R.
lui adresse, IV, 811.
SâavT, auteur d'une Vie de J. D. Roussean, I, 366.
Seigneurs-commis, Désignation iriine fouction propre aux magistrats de
Genève; ses avantage», III, 173-
SxHAC, méilecin. Comment il traite la singulière maladie •'« Crimm, I, 193.
SÉniM}!!, le philosophe. Ne vouloit de la science que pour la montrer II,
2»). Tra.luetion de VApocolokintosit, III, 330..336. Cité, I, 468, 503,
II , 393, 403, 44, 422, 433, 450, S39, 342, 671 , 712 , IV, 198.
SxHNKBi». Son Histoire Utiéruire de Geulcve, citée, I, 334 , II, 2C6.
SxNNRCTxaKE ^Durquis de). Fait l'épreuve du savoir de R. sur b musique, I,
109.
Sens, Premières facultés qui se perfectionnent en nous; néce»>iU de les
exercer tons ^ la fois, en vérifiant l'impression de l'un par celle d'nn
autre, II, 469. Application au toucher, 473; ^ la vue, 473, 477 ; à
l'ouïe, 481 ; au goût, 'i83; 'a l'odorat, 4K7. En quel sens le* épicuriens
avoient raison de dire que jamais les sens ne nous tiom|>ent, 522- Après
avoir vérifié les rapports des sens l'un par l'autre, apprendre ^ vérifier les
rapports de chaque sens par lui-même, 523. S'il est vrai que, dans lear
usage, nous soyons purement passifs, 5C9, 570. Ne rien accorder aux sens
quand on veut leur refuser quelque choe, 172. Confirmât. on de cette
maxime, IV, 408- Exception, 1,232- Ce que c'est que le lens commun,
II« 488- Le Sens moral nous'fait aimer la beau, le vrai, le juste par^es-
sns toutes choses. V. Conscitnce,
Sensation. Ce <fa\ la distingue de l'ùfée, \X, 521 .V. ce mol. Moyen de
faire que chaque sensation ilevirnne une idée, et une idée juste , 52S.
Ce qui la distingue delà mémoire et du jugement, 111,288.
Sensations. Combien nous trompent, II, 5°22. Seule», nous peuvent donner
le sentiment du moi, et la conuoissance de ce qui est hors de nous, 569.
Juger et sentir ne sont pas la même chose, th. Doivent toute leur vivacité
^ des causes morale», II, SO, 111,516. L'expression des sen»alioos est
dan» les grimace», celle de» sentimensdans les regard», II, 421.
SenùhiVui, Principe de toute action, IV, 66- Est de deux e-pèces, physique
' 'éTorganique ou active et morale, 67- application que R. se fait ^ lui-
même de cette distinction, 68, 69. N'est souvent qu'un amoui^propre
qui se compare, IV, 485. Inconvénien» des caractère» froid» et tran-
quilles. Les imes de feu savent seules comluttre et vaincre, 11,249. Pré-
sent du ciel qu'il fait payer cher, 42. Port e ilans Time un contentement
desoi-même indépendant de la fortune, 368- Ridicule» qu'en fait naître
l'affectation, 124- Ce qui dislingue l'homme sensible de celui qui n'a que
de la vivacité dans l'esprit, IV, 93. Les sent imens de diverse» es|)èce», loin
de se nuire, se renforcent réciproquement, 270, 271- Comment on peut
l'étouffer ou l'empêcher de germer, 11,533, 53l. Ce qui la fait naître,
534. A quoi d'abord elle se borne dans l'adolescent, 542. Une fois déve>
loppée, doilservir à le gouverner, /A, V. Adolesctut,
Stiilimeiii. A certain» égards, sont des i<lées, et les idée» sont des sentimen»,
II, 583. V. Idie, Sensi/.itité,
Sentiment des r-ifuj ens . lilielle de Voltaire contre R. Sa conduite II celle
occasion, I, 533. Ses réponse» aux imputations qu'il contient, l\ ,
520.
Sentir, En quoi diffère déjuger. V. .Sensations.
Scrmcnl. C'est un second crime de tenir un sermeut criminel, II, 351.
Sebke, de Genève. Idée de son système musical en opposiliae à celui de
Rameau, 111,822.
Serre ( midem. ). R. faitsacoanoi»»ance, 1, 88. lien devient amoureux,
144. Lettre qu'il lui adresse, IV, 181.
Servak , avocal-géuéral'a Grenoble. Témoignage qu'il rapporte sur la lapi-
dation de Métiers, I, 336- Ses Réflexions sur les CoiiJ'essiom, citées,
537, 441.
SEavii s , roi de Rome. Divisions et classiUcation» qu'il établit diex le» Ro-
main», I, 686.
SiDHEV (Algcmon). Son éloge, III, 67- Cité, I, 560.
Signes (langue des). Son impre»»ion bien »iipérieure l celle de la parole.
Etoit fréquemment en usage chex les ancien», II, 607. Notamment
chez les Romain» , fi08.
.Signes leuréienlans.Tie ionl rien san» l'idi* de» chose» représentée», II,
432- Ne»ub»lituer le signe 'a la chose que quand celle-ci ne peut être
montrée, 496, 504.
SiLnoi'ETTE (M. de'*. Lettre que R. lui réril 'a l'époque dr sa retraite «lu
ministère, 1, 280- Reproche qu'il se fait 'a cet égard , 111, 102.
.S'iUoui (écriture par). Usitée chex les Grecs. Son application k b nusiquc ,
111,5.57.
Si.vii.is. Préfet du prétrire déplacé par Adrien. lDicri|>tioc yi'il lit awltre
snr sa tamlie , I, 393 , 434.
Simon, juge-mage \ Annecy. Son portrait , I, 74 Aventure plai-anle
qui le concerne , 72. Sa mort 75.
So'taliiliiè, Combien la nature a pris peu de sou d'y pn^rer le» beauaes,
1,3^13 V. .Sauvage, Société.
Sviiat («lai Opposé 'a l'i'tat l'e nature. V. .ÇoWé/é, Cvr/>f folili^ue
878
TABLE
SvriéU. Ne l'll^n!tc|>1l^ n(<cessairrincDt des facultés <1c l'iionimp , et n'a pu
^YUiiIir qui l'aiile du hasani et de t-iicoittlances qui pou voient oe jia»
arriver, I,S4I , 5»9, S78. Son origine e»t dans l'élahli^cnicnt de la
propi'iélé, SS). Causes des premières associations et leur effet sur
l'homme, 533. Principe apparent des institutions socinles , II, 515.
En quoi U soci(!té a fait Thomme plus foible , 433. V. Cor/x /tolili^ne.
État de soci.td le meilleur !i l'homme , et auquel il eût été a souhaiter
que son espèce se fût arrêtée , 1, 553. C'est le fer et le blé qui ont civi-
lisé les lionuiies, ih. Tableau de la société civile et de toui les niaui qu'elle
engeu.lre, 570, III, i93. Ne peut eiister sans échange*, II, 510.
L'union des sexes u'a pu donner naissance Si la société, 342. Locke ré-
futé il ce sujet, 574.
Socinianisme./U'est pas la doctrine professée parles pasteurs de Genève,
III, 1(6. Étoiguemcnt deR. pour elle, il>.
SocHiTE. Jugement qu'il porte des savans et des arli^es de son temps , I ,
468. Mis eu opposition avec Caton, 592. Compare il Jéjus , 11,597,
IV, 771. Sptème qui foiceroit de 1 avilir, II, 583.
Sorrate ru>lii/iie le). Notice sut ce livre et sur Hiriel, son auteur, IV,
35/', ail. V. Kliiooo.
SoUcùmes et Barbarismes, V. Graminair,'.
Sofcis, poète et historien. Cité, II, 346-
Solitude. Goût de R. pour la solitude, IV, 70. S'il est vrai qu'il n'y a
fue le méchaut qui soit seul, I, 239, IV, 281. Lettres des solitaires
comparées à celles des gens du monde , II, 282.
.Soi.oH. Acte illégitime de ce législateur , 11,708.
Sommeil. Plus tranquille et plus doux la nuit que le jour, II, 467. Règles
à suivre dans l'étUication sur ce point, ih, 468.
.S*>/i. Fausse analogie entre les sons et les couleurs , III, 517.
Simges, Conséquence morale à tirer de leur espèce. Trait de Deuys-Ie-Tyran
'a ce sujet , 1 1 , 3 1 5.
SomiK. Nom d'alnrd suppsé delà future compagne d'Emile , II , 613.
Où il convient de la chercher, 631 . Portrait d'aaeJUle fritte ou de Sophie
!i quinze ans , 638..663. Sans être lielle puU davantage à mesure
qu'on la voit , 658. Aime la parure, non les riches hahillemens, 658,
639. A des talens naturels , mais peu cultivés, et est habile surtout dans
les travaux de son sexe, 659. Sa propreté, ih. Gourmande naturellement,
est sobrepar vertu, i/>. Caractèie de son esprit, 660. Effets de sa sen-
siUlitéet de son Iran naturel, il>. Passionnée pour la vertu , mais d'un
tempérament ardent, le besoin d'aimer la dévore, 631. Ses jugcmens
sur les personnes et ses manières dans le monde , suivant le sexe, l'Sge ,
etc., 662, 663. Son père lui fait connoUre ses vues et ses sentimens,
par rapport au mariage , lui laissant sur ce point entière liberté, G63 ,
664. y. Emile.
Siirhonne {la). Sur sa censure de X'Èmile, I, 320-
SoUBEYRtH, IV, 290.
SouHtiTTi ( le P. , III, 180. Son système de notation musicale mis en op-
position avec celui de R., I î 146.
Stiutiers. Les eufans au besoin doivent apprendre 'a s'en passer, IX- 474.
A'oimls. Moyen de leur parler en musique, II, 474.
SoiiRoiL (mad. de). Lettre que R. lui adresse, IV, 185.
Snitssoi (du), hMe de R., I, 448.
Souverain. Sa définition, I, 643, II, 708. S'il peut s'engager envers au-
trui , ne peut s'obliger envers lui-même, I, 643. Ne peut avoir d'intérêt
contraire 'a celui des sujets , 646. La souveraineté est inaliénable , 648.
Est indivisible, 648, 619. Quels sont les droits respectifs du souverain et
des citoyens, 630. Le souverain a le droit de vie et de mort, mais ne peut
l'exercer lui- même, 652. A aussi le droit de faire grSce, ih. Napeut parler
que par des lais , 633, 676. Rapports eiistans entre le souverain , le gou-
vernement et les sujets, 682. L'autorité souveraine ne peut se maintenir
que par les asscmlilces du peuple, 676- La souveraineté ne peut être re-
présentée, 678. De l'acte par lequel le souverain institue le gouvernement
et distinction 'a faire a ce sujet, 680, 681 . Droit du souverain sur les su-
jets par rapport aux opinions relii^ieuses, 698. V. Religion.
Sftarle. Eloge de ses institutions, I, 467, 468 ; et de ses mœurs, SOI . Pre-
mière fonction des Ephores en entrant en charge, 111,1 43. De quelle na«
ture y éloient les fêtes publiques et leur effet sur les citoyens , 175, 176.
S'il est vrai qu'elle n'avoit point de théâtre , 149, IV, 291 . Respect des
Spartiates pour les femmes, II, 636, III, 131.
SrARTIEN. Cité, I, 393.
SprctacU-s, V«?ritable école, non de moi-ale,maisde1ian goût, 11,623. Leur
' o'ijet principal est d'amuser, de plaire au peuple auquel ils sont offerts ,
111, 118, 119. Conséquences de cette proposition, 119, 120. V. 7'/v/gé-
ille. Comédie. Résumé sur l'effet moral du théSttre, quant aux pièces re-
présentées, 138. Introduisent le goût du luxe et de la dissipation, ih.
lueurs avantages daas les grandes villes, 139. Leurs iuconvéniens dans les
petites, 141, 142.V, Comédien-. Considérés comme un impôt volontaire ;
cet impAt n'est pas en p'oportion des fortunes , et tend à en augmenter
l'inégalité, 163. Qucisspectacles conviennent 'a une république, 171, 175.
S/Jertateur [le) d'AddiiSon, lecture favorite de R., I, 56.
Sphère. Réponse au mémoire anonyme intitulé : Si le monde tjne nous ha-
bitons est une sph'eie, III, 271. .282. La sphère armillaire est une ma-
chine mal composée, II , 496.
Srinosjk. Comparaison de son sort avec celui de R , II, 737.
S'/i'ittinio dcltii lihertii vcnela. Ce qu'est cet ouvrage, I, 674.
SiAEi. (madame de). Son opinion sur le genre de mort de R., I, 5'J7< Citée,
334.
Stanislas, roi de Pologne. Comment R. réf tad \t la fois a lui et au jésuite
Menou,elcequien résulta, I, 190- Fait gr.oe'a Palissot'a laprièrede R.,
208. Est enchanté de VfléUi.e, 2<ï .
SiANLAi(M.), 1V,396.
Statue de Rousseau. Il se croit digne de cet honneur , 11,794. Est décrétée
ou décidée trois fois en France par l'autorité publique, et trois fois sans
effet , I, 370. Souscription dernièrement ouverte et maintenant remplie
pour cet objet à Genève, 273. R. Souscrilpour la statue de Vnlt:iire, 338.
Stoïciens. Confondoient 'a tort le bonheuravcc la vertu , IV, 310.
V»i»»o», cité, 11,623, 111,512, 313.
Str\D( , hiaoripn,cité, II,34C.
SmAFFOiio (m^lord). Lettre que R. lui adresse , IV, 602.
,Sllo|>he^ ajout(>esau .V/è<-/e;/a«<i»n/ de Gresset, III, 569.
SuAED. Traduit 1 iV/Jo.t« succinct Ae IXume , I, 333. Lettre que c; lU».
nier lui adresse, IV, 635.
SuhiluHce, La plus grande des abstractions ,11, 5j9. Que faut-il entenitr*
par ce mot , 573. Faut-il n'ailmettre qii'uue su'jslanc», ib., 769, V. Hetf
^ion naturelle,
.Suèdr, Révolution qui s'v lit en 1772 , 1,714, 722.
SiÉTONE. Cité, 1,504, '733, 1I,5'J1,409,I1I, 121,156.
Suicide, Suite d'à rgumeiis en sa faveur , II, 190. Réfutation de ces *rgn-
mens par l'objet moral de la vie humaine , 193. Par une juste appré-
ciation des maux qu'on peut souffrir ici-bas , 496. Par l'idée des devoirs
imposés }à l'homme et au citoyen, 197- Réponse 'a l'argument tiré fie
l'exemple de Rrutus et de Caton , 197, 198- Unsuicidc est un vol fait au
genre humain , 198. Exception unique en faveur d'un homme attaqué
de maux violeus et incurables , 196. Nouveaux motifs pour en détour-
ner , IV, 827. R. montre la résolution de ne jamais user d'une telle res-
source pour se délivrer de ses peines , 121. Examen et discussion des
faits relatifs au prétendu suicide de R. , I, 367 , 368.
Suisse. De..cription de ce pays et particulièrement du comtéde Neufch&lel,
IV, 4r2. Mœurs et caractère de ses habitans , ih,, 413, 415. Les
gros complimens des Suisses n'en impo.^eut qu*^ des sots, I, 82.
SiLLï. Ses Mémoiies cités, I, 634.
Si'BBECK ( M. de). Comme il reçoit R. qui lui éloit adressé et recommaodrf
lors de sa première arrivée 'a Paris ,1, 8*2.
SiRnsMAiN-MissEar. A rétabli le système musical de M. de Boisgcloa At-
naturéparR. ,111, 818. t^. Boisoelou,
Synthèse ,y. Anahse.
Sjstime de la Nature, Liv rc faussement attribué 'a R., IV, 1 10.
T.
Tahac. Son habitude comparée 'a celle du libertinage, II , 614.
Tacite. Est le livre des vieillards , II, 546. A mieni décrit les Germai»
de son temps qu'aucun écrivain les Allemands d'aujourd'hui, 702.
Quelle eûtétéson opinion sur les spectacles, IH, 118. DifHculté de sa
traduction. R. s'en recounott incapable. III, 504, IV, 5 l7. Traduction
du premier Livre de son tf/«oire , III, 304... 529- Cité, 1,560,670,
674,685, 755, II, 513, 635, IH, 81, 121, 1'25.
Tailleurs. Inconnus chez les anciens , If, 519.
TaUns. Leurs bons effets cl quel est le premier dans l'art déplaire, II,
644. Ne peuvent assurer l'indépendance dans les revers de fortune, 516.
Les talens agréables ont été trop réduits en arts, 644
Tulens naturels, Tiès-difiiciles'a bien connoitie tant dans les autres qu'en
soi-même , II, 271 , 272, 518. On n'en a que pour s'élever ; personne
n'en a pourdesccndre,272^ Nedoivent pas être tous développés, iA.,287.
Talmont (la princesse de) Effet que produit sur elle la lecture de la IS'ou-
velle Héloi,e, l,2ê9.
Tarqi'ik, II, 608.
Tahtini. Exposé de son système musical, 111,590, 822.
Tasse (le). La traduction de son poëme par le prince Lebrun, attribuée a
R., IV, 79, 144. Cité, 1, 502,425, II, 7, 59, 101, 632, 674 , III, 527,
IV, 702, 736.
Tavel (de). Premier amant de mad. de Warens, I, 23. Caractère des
instructions morales et religieuses qu'il lui avoit dounées, 102, 1 19.
Teissier. Maître d'hôtel de mad. d'Épinay, I, 249.
Tclémaque. Histoire d'une jeune fille éprise de Télémaque et victime de cet
amour insensé, II, (>66, 667.
y«/n;)é;amenf (impulsion du). Influence de ce premier moment. Le Gou-
verneur doit lui-même instruire son élève sur ce point, II, 604. Précau-
tions à prendre pour préparer cette instruction, 603, 606, 608. Comment
s'assurer de la confiance et de la docilité d'un jeime homme, 608.-61 1,
614,616. Ce n'est pas par le tempérament que commencent leségarcmens
de la jeunesse, c'est par l'opinion, 613. Il n'est pas vrai que le liesoin des
sens soit uu vrai besoin, 613. Le plus dangereux ennemi du jeune homme,
c'est lui-même; moyen de l'en garantir, 615, 616.
Temple de Gnide {le) de Montesquieu. L histoire du prétendu manii.^crlt
grec, qui précède cet ouvrage, est elle une fiction innocente ou un men-
songe coupable, I, 419, 420.
Terrasson (l'abbé). Son opinion réfutée sur les progrès de la raison humaine,
II, 625. Cité, 111,515.
Terraii (du), maire de Verrières. Son inimitié contre R., I, 559.
Terre (U) est-elle ou non sphiriijue, 111, 278. .'.282.
Terti'llien. Cité, II, 769.
Tt.lament fait par R. en 1737 ; à quelle occasion, 1 , 573. Pourquoi il n'a
voulu être mis dans le testament de personne, I, '. 8, 527. Il eût accepté
le legs qu'on lui dit avoir été fait pour lui par le maréchal de Liiiemliourg,
527. Disposition du testament de myloid maréchal en sa faveur, 516.
Tmalks. Comment voyageoit, II, 672.
Théâtre fraiirois. Ne ^)eint pas les mœurs du peuple pour le<iuel il est fait ,
II, 123. Et plus en discours qu'eu action, 126. l'ourquoi cela, »"/'. Est
cependant aussi parfait qu'il peut l'être , III, 124. Ellets du lUUrem
général. V. Saectacles.
Tbeil (du). Ixttresque R. lui adresse, IV, 851.
Théisme. V. Religion nalurelte.
Tkémistoclk. Comment son fils gonvernoit la Grèce, II, 43j.
Théodore (niadem.). Lettre que R. lui adresse, IV, 673.
TiiÉomR\sTE. Peut être regardé comme le seul liotaniste de l'aiitiq'-'l»
Thevenin, chamoiseur. Sa déclaration relativement a R., et pt7yri,v
incidens quien sont la suite, IV, 751.. 751*
TiiiEliioT. Service qu'il rend !i R.^ L 176
GÉNÉRALE ET ANALYTIQUE.
r«IE««T, niMwin. Traite s»n» Mini, H , 1, 190. D ii.i.iilrc le dangi-r Je >0
>' rvic d'H-l>-n!itli-9 en cuivre, 1V,'JI1.
ThLiicala. lU'xili.tion »»Re «li- 1. ite n'^ulilique, 1, 059.
Tnoj|«» (.ai,i . ,-,1^, 11, 779.
7/iit.MMxa. ij C08.
7lllC10IO(. Jii;;-', 1I,SI6.
Tuyrstr {rôl.! île) <laii< .■llrêf T)r tmi. ceut «jii'oo a mi» tu lli'itre, le ji'ii.
woUnt le K'iùl aiili<|<iF, III. 1J6.
TiHoN, du le MisMillimp . Juk*-, IV, 58.
TinaRir (le prnce il>-). Se< l.aisom arrv K., T, 278-
1II1AN-1.J-HHNC. Surnom tlouiic à Gr.iiiiii |>;.r G-uff«roiirl, I, 2i5.
TissoT, IV, 472.
TiT.-LiTi,j..ge, 11.547. CiieM. 645 697,11.279.547,111.148 ICO
'litret d'honneur. Tires iliei le> aocicm de» drUl>d« I» oalure, el d'i» «"""
d«drrit> du rang, III. 154.
Tiiilettr. Son abiucbet le. Icinmes »icnl pliud'ennui que de vanité, U, 643-
V. /'anir-.
ToNNKRKK (lu comte de). Lettre* que R. lui adresse, IV, 851*
T(i«iON»!« ^lK nniqiiisilr), I, 450-
Toucher ^U^). V. Aews.
ToiKHaroiT. Son eiog.-, IV, 666 Cit<«, III. 594. 433.
^mduclicns. Ou pr mi.r litre de Tarile, III, 504. 329. De ','ApOiolokin-
losit de S.nëque, 350. De l'Oile de J. PulUud, 557. De l'Episode d'O-
linde et Snplirouie du Tiisse, 338, 345.
Tragédie. S'il e-t vr.ii que U tragédie puisw nous apprendra à (ormonler
■ms («■>sions, 111, \fl.\. Application !i Ihédn et à Médée, 122. Quelle tst
re-|>ècede pilirf qu'elle in-pire, ib., 123. S'il e»t vrai que le crimt^ y soil
toujours puni et la virlu récompensée. 424. Horreur» avec lesqiiellis elle
familiarise, {26. Sou rlfet tout » U'\\ indé|>end:iat du dénoùmeut Appli-
cation à Bérénice et 'a Zaïre, 436, 157. V. imitation, .'^peclaclei .
TtKssAH (le comte de}. Ses reUtions avec R., I, 208. Lettres que R. lui
mlresse, IV, 851.
7'i>'i<(>liJL'(Jnurn.<l dr]. Conduite du rédacteur de ce journal envers R., apr(;s
la pulilication de Vt'mile, I. 312.
Tkeitorens (de). R. compose el lait eircutcr un morceau clici lui dans un
concrrt. Effet de o'ile tentative, I, 76.
Taiiiii (la), loueuse de livres 'a Genève, 1. 19.
'Jril/unat. Quel est >on olj'-t et son utilité, I. 690. Dégénère en tjrrannie
qu.ind il usurpe la |>uis«ance eirculive et lé|jislative, 691. Mojrea de pro-
venir ses usurpations, ib. V, Home.
Thonchin iThéinlore), médecin. R. le met en ILiison avec mad. d'Epinav,
I, 207. Écrit !i R. au sujet de u lettic sur le |>oëme dn Déiailre de
Lisbonne, 2U Elfets de sa kaiue contre R., 2i8, 259. Anecdote de Sun
opiat, 59, 284. R. le regjrde comme rin«lnimenl de Voltaire dans les pcr—
kcciitioos qu'il éprouve i Mutiers, IV, 380. 390. Lettre que R. lui
adresse, 292-
TioNCHiH (Jean- Robert). Auteur des Lettres écrites de ta campagne, I,
322.
Tai BLET (l'abbé), I, 968. 284 285.
7iirv, R. eût été mauvais Turc 'a certaine beure, I, 98. Pourquoi R. donne
ce nom à son cbieo, 994.
Ti KEHNK (de). Trait de douceur de ce grand bommc; défaut qui drparoit
ses grandes qualités, II. 548.
Ti'irin (le comte de). Lettre que R. lui adresse, IV, 313
Tunfuie. d-tte puissance respecte ordinairement les traités, I. 746. Ancirn
u>;<ge qui oblige le grand— seigneur ^ trav.>iller de sis mains, II, 520
Ti RKiETt (le marquis de), IV, 196-
Tyrun. Différence du l^ran et du despote, T, 675.
U.
Uirss», II, 526 610. 691.
Unisson (ibant i 1') Korme l'Iiarmonie la plu* agréable. Le goût des .ic-
cords est un goûl de|ii-avé. II, 30J. III, 513- Elfetsdes acconipa^nemeuls
!i l'unisson dan» la niiiiiiiie ilalienne, 531'
U^a'jei Les boucliers ne -ont pas reçus en témoignage cbiz les Anglois. Mé-
prise de R. >J c«t fgard, 11, 4>5.
Uiuqedn monde. Comment l'apprrnlre ani enfant, III, •..74.
IJsTiiai [Klyioçitj). Lettre que R. lui adresse, IV, 449.
Utilité. En quel temps Sfu.ilde ^ l'enfant. Dès lnr« doit *tre le principe g»*—
néi al et sans eicrption dans le clinii de ses occupations et de ses études, 1 1 ,
502. V. Ad(Aescent. Application de ce principe 'a l'étude de l'aslrokomie^
504.
V.
Fol -de-Travers. Description de ce vallon, IV, 418. Avalanclie sing>ilière
qui s'y lit en 1761, 420.
ralnis (le bant). Di-scriptinn de ce pavs et des moeurs de ses babitans, II,
36. 39.
Valemtinois 'la comtrjse de), I, 278.
ValemMmime. Cité, II, 428.
VsLET DE VILLE^El TE, petil-fils de mad. Diipin IV, {08
V»i.M«LETTE (M. de). Gendre de M. Mu«sarcl. I, 194.
V»i.o»ï (le cbevalicr de). Son caraclère, 1, 178.
t'ampires. Ce qu'il faut en croire, 1 1, 786.
l'^anité. Si jamais elle fit quelque lienreux sur la Irrre , !i coup sfir rot hev—
reiu-l'i n'rtoil qu'un *nl, 11,291. Sii.tes mot tiliantes de son pri-iii.cr mou—
vrment dansÉniili-, 499.
VsKLOo (niad.) R. U voit eu Société. Son (ortrail, I, 193.
fiiprnrs. Maladie des gfns brureut, I, 1-28; et di> fuîmes il'unc certaine
classe, II, 628.
879
V.miow. Cité, 11,403.
f'aiid (pa)>'le). CaKClére îles ftaim'» Je ce p.vs. I. 56. Pourquoi il «»t si
cbrr \ R.. quoique ru coulraste avec >■ > lialiit.n-, 74
V»iT<AVE«nM.de), H. mois, ullre uu asile à R,, I, 549.
VtivKaARai «s. (^te, 111, 50.
Vedmit, m.rcitr de la lua i'Iltrière. Absurdité de t«u récit préirada sur U
iii-iiagedeR., I, 5.%7.
Fendanijes. Leur dt-rcription, II, o06.
ycnisc. Sou gourerurm, nt n'est point aristocratique, I, 685. Causn de sa
durée, 690. Ce qu'nt 'a Veuisc U conseil des Du. 691 La place de grand
cbancelier n'y peut être romiilie que par un roturiir, 740. l'onrqioi r«
goiivcrnimcnl, el le i loge en parlicolirr, est si respei ti- du pinple, 11. G'!?.
Couinwnt lesnol.lrsdc ce pays paient leurs ditte», I, 157. Éloge de la niita
sique qui s'etécute à l'Opéra, et détails de» amibtawns iiu'offie celte ville,
261.
Ventias de ViLLEHEivi. Comment R. lia coniioissance avec lui, 1, 63 S .u
caractère. Engouenu-nl de R. à son égard, et ce qui >'e>>.vuivil, 64 Gi. Il
va voir R.'a Pari., 208.
Vercellis mad. de). R. entre ^ son service. Poitraitde celte dame, I, 40.
Sa mort, 42.
Vkrdelin (la marquise de). Commrno ment de ses liaisons avec R.. I, 279
Poitrail de son mari, (b. Va voir R. à Motiert 332. L'engage !i ae retii^r
en An^lelerre, 357. Lettres que R. lui adresse, IV, 851.
f'en/erdes Charmettes (le), III, 557. Cuinpaution de citte pièce, I, HC
Fers. Pour niaJ. de Fleurie», 111, 368 ; ai. 1res à madem. Tbéodore, Î.C9;
autres sur la femme, ib.
f'erité. Est ilans lu cboscs et non dans notre esprit qui les juge, II, 570 E.-l-
il vrai que toute vérité ne soit p>s lionne à dire? 775. Quand on peut n.-
ger d'un enfant qu'il la dise, 463. V. JUeusontje. Portrait de Ibomme rtel-
Iment vrai, I, 4-20.
Vr.a,-<A (la présidente dr). Lettre que R.Jui ad<e-se, IV. 7.54.
Vf.k,nes, pastiur. Cuifinirnceiiient 'le sa liaison avec R., I, 205. Ce qui porto
R. à lui attribuer le libelle ■ Sentimirtt des citoyens. Leur conduite réci-
proque J ce sujet. ?.55, 377. Lettres que R. lui adrrase, IV, Jt51 .
V t:nM;T (Jacob), mmstreà Genève. Sa liaison avec R., I, 205. Demande à
R. une rétracutioo autbentique, IV, 393. Ses ouvrages cités, III, 117,
119. Lettre» que R. lui adiesse, IV, Hl.
y^érone (lirqiie de^, comparé \ celui de Mlmi-s, I. 153.
VéronÈsi, acteur dn ibéitr.- Italien. R. ^ubli^e 'a se rendie de Vciiae Si Pa.
ri», avec scsdeui (iilif, pour remplir l'engagement uii'ilavoit coulracté, 1,
155.
VkRKAT, compagnon graveur. Esi ile R. à voler des a-pergea, I, 46.
VsBTDT, bistorieii. Jugé, II, 54C.
J^^t't. Ce mot vient de fane ; point de vertu sans combat, II, 695. Elle
n'est pas l'amour de l'ordre, 5^5. V. Ordre, Dans le sens ci viqu', c'est
la conformité de la volonté p^iticul.ère à la volonté générale, I, 591. Si
elle peut être aimée uniquement pour elle-même, IV, 3.Ô9. Ne donne pas
leboiibeur, mais peut seul* apprendre à en jouir, 340* \ . Jiunhrlir. IV 'e-t
pas moins favorable à l'amburqu'aiil autres droits de la naluie, II, 656.
V, Amour. Les plus sublimes vertus sont négatives, 449. Son amour poi lé
jusqu'il l'enlbousiasme peut aliéner la raison. Une jeune fille citée en
csemplede cette vérité, 665, 667. En la pricbani aui enfans on I ur fait
aiiuer le vice, 447. Ce qu'il faut penser des vertus par imitation, 448. V.
/7te .
VlsFASIKN. Jug"', II, 561.
Vètemens. Quels vètemens Convirnnent :ui enfans, IT, 463. Ri^* "" ">
point Si .-uiire par l'bommc ricbe, 626, 627- Diflériiice entie ceui urs
liommes actifs et si dentaires, 465. Aisance de ceux drs auciens cumpar^li-
vemeut aui uAlres, et avantages qu'ils en retiioiinl, 638-
l'evai. Affection deR. pour cette pciite ville, 1,78. Pourijuoi il y place les
pi rsonnagcs de son Héloise, 223.
yinnde. Son goût n'est pas naturel 'a Ibomme, I, 569, 570. Caraclère des
grauds mang'Urs de viande, II, 4^5. Traduction d'un luoiceau de Plular-
qiie Mir l'usage de cet aliment, ib.
Victor Ahedéi, roi de Sardaigne. Protège mad. de Warens, I, 24.
yiçe. Pas un dan» le cteur de I bomme dont on ne pui.vse dire lomment il y
est entré, IT, 459. Est aussi l'aniniir c^e l'ordre, pris dans un sens parlitii—
lier, 585. Se» inconséquences, 627- Il ne faut jimais vouloir combittie nu
vice par un autre, 235. Avantages du vice couipaiés à ceux de la vertu,
246, S47. r. ce mot.
ViooKKE (l'abbé dr). Ses démêlés srrc le musicien Le HaUre, I, 65, C6.
yie. A quel point commence véritablement celle de l'indiVidu, 11, 429.
Pourquoi l'on .se plaint commiinémint que la vie est couitr, 071. L'est eu
elfet a plus d'un égard, 5*25. Les vieillards la regn tteni plus que les jeune,
gens, 432. Vie dure multiplie les sensations agn-ables, 467. Vie active
lionne un nouveau goût pour le bien par le plaisir d'y coutribuer, 249. Vu*
contemplative dégoûte dr l'action, IV, 75. ^ ie domestique est spéciali nu-nt
le deroir des femmes, y. ce mat. Vie ehampètre ; Itonbcnr qu'elle pro*
cure. Les gens de Ville ne savent |. oint la ip>ûter, II, 505. Vie future ; le.
grinds. les ricbes, les iieiireus du siècle n'v cioient point. Elle est la ron.-o-
lalinn d'i peuple et des miaérable.<, IV, 289. Est garantie par l'ordre natu-
rel. 763.
Fie (la) est un songe, comédie. Le béioi de cette pièce est le vrai misan»
tbrope, III, 129.
rieillards. Sont avilis sur notre tbritie, III, 155. Platon leur [«rmel l'excès
du vin, 164. Retireltent la vie plus que les jennrs gens, II, 4~2. Déplai-
sent Buxen''an<, 410. Aiment b voir tout en repos autour d'eus. 422. Ca-
raclère de leur doulenr, quand elle est violente, 173. Leur unique étude
doit être d'apprendre^ mourir, I, 410.
ViLKES. Mcmbie delà cbambre des communes, III, 98*
Vii.i.Mis. Tra t de ce marécbal !i l'occasion d'un fourniseur d'armée, I,
577.
ViLLERor (le duc de\. S^s liaisons avec R., I, 278, 293.
ViiiERov (d»cb. de). Sa mort, IV 508.
Vii.i.Eiov (le marquis de), prtsM- R. de >'. ipliqiier sur le cliargemeDt de ooui
de son cliien; I, 294.
880
TABLE GÉrsÉRALE ET ANALYTIQUE.
filles. Son! !• (smiffre <U IV<pèi-e liiinu'n«. 11, AJC. Ponrqi oi l.jiare» y <1.'-
^•^iiercut, 44G 529. Err.uis tirs l»»ri-i. n« Mir le ïi.r». Irr« et la ui.iilere ,le
vivre a«> lidi'iliiD» de» p.-lile» »ille», lil, 4Ô9. Av..iilai;eii <<e» si^fUilr»
«Ijii» le» nr»inles vill<->, l'fc. Leurs iiunuvpni I»ii> le.- (letile-, 144, 442.
tin. Son «log». Il, 58. Ne .loime pas île U uiecl.»i.e-ti\ il U «Ucèlr. LVitès
en ce iteore inuios d;iii);-ieiii q-'C Inut uiilrr, III, 4Gi. PI'toD «n permet
l'exé» aui vi'ilhriN, 164. t'Iioiiime ne l'^in» pi>natiirellenàeDl, II, 483.
Coiiiinent von-laler sa piirtt)' on sa faltiliealinii. 503.
ViHciiiT (M.), chargé des alf^iies de F.anie » N i.-iinc. Usage «jue fait R.
il'iin aTi» transmis par lui !i M. de Moolaign, I, 157.
VlWTlMILI.l (M. de), I. 207.
^ IMTZINRIKO, jeune Vaniloi». SneriJc K R. dans l'affection et le» farenrs de
in^damu de Wareus, I, |û6, IV, 179. Ctiange ds nom et se marie, I,
1Ô8.
l'iol. Crime contre nature, II, 633,
t'iivlai ù madame la hanmnc df IVarms, III, 368.
Ai««iL«. Ciitf, 1, 277, C39, II, 553, 652 111, 113, 134, 175, 196, IV,
419
S injiniti. Importance de la conseivrr long-leinps, II, 529. Rèi-IeH à suivie
piiiir aiieindre cv bnt, 551. Il faut cependant qu'elle ces-e ; on a plus de
rerpect pour une mèie de famille c^iie pour une vieille lilie, 777. V , Céli-
bnt.
/ riii.it de Pierre de la montagne, III, 109, H2. Ociaiioo de cette plai-
santerie,!, 354.
Vii«Li (Dominiqur), g>-nlillianinie et favori de M. de Mo: tai|;ti. Sa haine
contre R., quelle en fui la cause, 1, 158 ; «t les effets, 160. Il conduit R.
chez une 6lle puhlique, 163.
foix. Combien de sortes i'Iiomme en a. II, 481.
> ol. Penchant de R. pour ce vice, dont il toniracte l'habitude chez un gra-
veur, I, 16. Vole sept hvie. .1» sou.» 'a M. île Kr..ncue.l, 19 Vole un ru-
ban chrx mad. de Vercellis, assertion calomnieuse à cette occasion, 42.
Vole du Tin cli.z M. de Maldv, 139.
Volant. Jeu de femme, 11, 4S0.
VoLNir (le comte île . Cit*, II, 781.
yotonté. ComiiK nt prodint-elle une action physique et coriiori-lle, II, 571.
Quelle est la cause qui la détermine, 576. V. Ame, Reliijion naturelle.
^'otonlé génémlf. Ce qui la coiisliliie, 1,648,649. Est le piincipe fonda-
mental de l'éconoDiie poiiiiqiie, et la règle du jii>te et de l'injuste pour
chacun des citoyens; est volonté p.ir(tculière !i l'égard îles etran-
g'-rs, 587. Vue volonté p ut être Kénérnle sous certain rapport, mais
particulière par rapport à l'éLit, 650. Doit être géuéiale d.-n» son obj' t
comme dans son essence, 651. V. .SOHUtrjjii. Est toujours droite, en
ce qu'elle veut toujours lu bien, mais ne le voit pas toujours, 650,
654. Elle peut être n"n détiuite, mais éludée on réduite au silence par
nue somme de volonté» particulières, 6S^. De la liiation du nonahre
pinportioonel des sulfrages, oécessaira |»ur déclarer cette volonté,
684.
Vnj.iniiK. Ses ouvrages inspirent à R, le gofit de la littérature. I, 111. Dans
•fuelie société iMe voit ^ Paris, 150. Premières relations entre eux, relati.-
vemeni aux Fctes de naiiiiiv, 173. R. lui écrit sur son poème du Désas-
tie de Lisbonne. 224, 1V,23K; et lui propose le sujet d'un nouveau
lioénif, 246. Dernière lettre que R. lui écrit, et à quelle occasion, 1,
'2>t4, 285. Est auteur du libelle iul lulé Sentiment de> citoyen^, 555.
Son inlluince présumable sur la corqiii'tu de la Coise, 316. Idée de sa
conduite et «le ses piocédés envers H., comparativement ^ ceux de H.
envers lui, 547, 366. Réponse de R. à ses as^itinns caloniniiiisc^, consi-
gnées dans une lettre à Hume, IV, 660 Usage qu'il (ait d'une let-
tre qui lui est adressée pour R., et comment il y ré|iond lui-iiiéuie, 465,
478. R. lui attribue en partie l'article Cenèue de d'Aleiiil;ei I dans l'En-
cicioptMlie, 290. Imitation de son st^le dans un discours que H. snp]ie.<.e
i^u'il eût pu tenir aux lutnlérans de Geniive , III, 60. A perdu Genève
|Wii prix de l'asile qu'il y a reçu, I, 286, IV, 509. A pan à li crit que
lie Ximeoès eoutre la Nouvelle Uélour, 532. R. ne boit pas dans sa
ion|>e, 5ÔI. Est reçaidé par R. comme le premier auteur des p-r.iéciitions
qu'il éprouie, 380, dO'^. Sa conversation avec un ouvrier de NeiifcliStel,
597. Véiilabbîs senlimens de R. à son égard, 588. Sa maladresse
• laos les démarches que sa haine contre R. lui inspire, 618, Il impute à R.
l'incendie de la salle de s)>cctacle \ Genève, en 1768, 722. Cherche à se
raccommoder avec II.. 454. Son chagrin en appn-nant que R. a souscrit
l«>ur sa statue, ], 358. Jugement porte sur Nanine, 12i. Sur JUaliom
tnrt. 123. Cité, 56. 547, 493, 11, 623. Sa corresjior.dance avec R., IV,
851.
bossus (Isaac). Cité. I, 576.
I^oyai/e'. Quatre sortes d'hnmnies qui voyagent, et toujours sans utilité
pour les sciences, I, 574. Quel parti ou poiirioit tirer des voyages ponr
tt cnnnoi»ance de l'homme naturel, ib. Un quoi les voyages sont utiles.
Insiillisance des livres sur ce (mini, 11, 700, 701. Il» ne conviennent qu à
lr«»-|Mii de gen-, 701. Moyen-, de s'instruire en voyageant, 701. Les an-
ciens les praliqnoient iiiieiix que nous, 702. Pourquoi les peuples n'olfreiil-
ils I bi» enlie tut de» différences russi sensibles qu'autrefois, ih. Moi en
d'étudier et île connoilre celle» qui subsistent encore, |20, 132. Vovsges
de» savans sont «an» utilité réelle, 703. Les voyage» doivent aïoir nu l.ut
déterminé, 704. Pourquoi les voyages ml rucliieni aux jeune» gen» en pji-
liciilier, 712. Ce n'est pas dans ta capitale qu'il faut étudier un peuple,
mais dans les provinces reculées, 715, et hors de ses ville», 714. Les
voyages pédestres sont les plus agréables et les plus utile». 11, 672. Omit
de H. pour ces voyages. Projet d'un tel voyage avec Oideioi et Grimm,
I, 29. Description de son voyage de Soleure i Paiis, 81 ; de Pari» eu re-
tournant en Suisse, 83. Dernier voyage pédestre de L»on à Cbainbéri,
88, 89. J i j
Foyaijeurs. Peu de foi qu'il faut avoir din» leurs réciti, II, 700.
Voïii» (de). Empêche que H. ne soit mis à la Bastille |H.nr sa Lettre sur la
musique fran^-oise, 1, 200.
Frai (homme). Portrait de l'homme réellement vrai, I, 420.
yue (la). Choix de» objets qu'on doit montrer i l'enfant, II, 419. Pourquoi
teiid également la main pour sai,ir l'objet proche ou éloigné j ce qu'il faut
faire en ce cas, 42',). Comment la course exerce un enfant 'a mieux voir,
477. V. Sens.
Fue lontemplutive. Dégoûte de l'action, IV, 75.
Vi i.soK (ni.deui.). Ses amours avec H., 1,13, 7?. Il la revoit vingt ant
api es, 14-
w.
W»Lroli» (Horace). Propose 'a R. un asile dans une de ses terres, 1, 837.
Est anteur de la lettre supposée du roi de Prusse à R., 353, IV, 611.
W,«.i.«Ton. Cité, I, 656.
WsKKifs (mad. de\ Ce qu'elle étoit et son origine, I, 24. Circonstances de sa
conver.sion, III. 28.'». Refuse d'être placée i Turin aupiès de la reine, ib.
Son portrait et son caractère, 1, 24. Sa manière de vivre, 53. Attache-
ment que R. conçoit pour elle. Nature de cet ;>ttaclieinent, 54, 77, 101.
Ce qu'elle imagne pour préserver R. de la sédiictinn des autres femmes,
100. Son caractère. 10'2. Tendres soins qu'elle pro<li-ue i R. dans sa ma-
ladie, 115. Se. idées sur la religion, et se» principes de morale, 118. Elle
donne bR. un luccsseur, 136. Sou afeclii u pour H. se refroidit, 129.
Comment il en est reçu à son retour de chez M, de ]M.il,ly, 140. R. lui
envoie un secours en argent qui ne lui profite point. 173. R. la revoit en
allant à Genève ; elle se refuse aie suivie, 204. Sa mort, 528. Tenilro
souvenir iij-piré par l'anniveisaire du jour où H, la vue | onr la première
fois, 454. Pièces de vers que lui adre:sc R.,111, 35r, 568. Leitie que
R. lui adresse, IV, 851.
WsttLKi. Ses liaisons avec B., I, 869. Leitreque ce dernier lui adresse, IV,
438.
WiiLBoRsKi (le comte). Demande ù B. et à Mahly un plan de constitution
|>onr la Pub.gne,I, 361. Voit R. à Paris, IV, 145.
VVii.oBF.Mii. Biennois. Pre-s'î R. de rester !i Bienne, I, 547.
Wii x«s. membre de la chambre des commune» en Angleterre. Notice sur ce
personnage, III. 9?.
W iRTiMexno (prince Louis de). Sa correspondance avec B., I, 334, 555, IV,
Ji51.
IVooflon. Habitation île B., IV, 609. H y éQtil la première partie de i«
Confissions, I, 143.
X.
Xknockstx. Sa continence admiiéc, II, 5S2.
XÉNoPHon. Quoi qu'il eu ail dit, l'éducation ne se partage pas, II. 411. Ce
qu'il dit de» guerriers grec» tués en (rabisnn, 623. Ciié. ib.
XlMEKÈs (le marq de). Son écrit contre la Nouvelle Héloïse, IV, 332.
z.
Zaïre, Jugement porté sur cette pièce, 111, 157.
Zaiiktto-N>m, Cm eut R. lut obligé de payer un billet que ce uoLle TC»
nilien avoit (ailà un perruquier de Pari.s, I, 156.
Zknon. II, 608.
ZiiunNi.oKrr (le cou. le de). Lettre que R. lui adresse, IV, 506-
'/a I ikti >, fille publique 'a Venise Aitniiiie de R. avec cell': lille, I, {Ci,
165, 188.
/iiivc/i. Comment passent maîtres les tonseillers de celte ville. 11,521.
Z.ISTINIANI. (latricien de Venise, Son déiucté avec R. rcljiivemeut \ \ét*
uCse, I, 15i>.
i^^^Q^^^^^^^^^^e^^^^^-^^-Q-9-Q^^^-9^^^<r^^^9Q-^^
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
r^OUSSEAU JUGE Dli JEAN-JACQUES, Dialwji'ks
Du sujet el de la forme (Je cel CCI il <
l'ntMIER DIALOGUE 4
Ou (f sterne de conduite iiiviis J. ati-Jacquc», aduptt par I ad-
niiiiitlraliun avec l'approbaiiuii <tu |Ub!i'.
Second dialogi e 52
Du nolurel de Jean-Jacques et de ces liabi:udes.
Troisième dialogue t2'i
De l'eipril de se* li\ro4.— Cotic:usiou.
fat*;*.
Hktoire (Ju précéilcutil'crit • . 152
CORRESPONDANCES <59
Table alphabétique des corrcspondaDs de Rousseau. 8 iO
Li.xie chronologique des ouvrages compos^^s par
Jean-Jacques Rousseau 8o3
Table goiKTale et analytique des matières. . ,
8é5
UN.
4\ /.%4>
PQ
2030
1846
t. 4.
Rousseau, Jean Jacques
Oeuvres complètes
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PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
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