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Full text of "Oeuvres complètes. Avec des notes historiques"

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UK3V.  Of 

TORONTO 

J.llîKMY 


V 


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OEUVRES  COMPLÈTES 


DE 


J-  J-  ROUSSEAr 


TOME  IV. 


I 


Paris.  — Tjpographic  I.ACRAMPE  fils  el  Comp.,  rue  Damiclle,  2. 


BAlLUMUBUMTTc 


J.r/f';-   à  /)„/r,„/.r 


OEUVRES  COMPLETES 


1)E 


J.  J.  ROUSSEAl 


AVEC  DES  NOTES    HISTORIQUES 


J^oui'e/ui     (bm/w/f ,      C/r/fce    r/e    2Ô    ù^'cwuf'fj. 


TOME   QUATRIEME 

DIALOGUES.  —  COHRESPONDANCE.  —  TABLE. 


PARIS, 


tt*" 


> 


AU  BUREAU  DES  PUBLICATIONS   ILLUSTRÉES 

RUE   DU    BATTOIB-SAINT-ANDRÉ-DES-ABTS,    l'J 


M 


M  DCCC  XLVL 


p 


?Q 

2Û5Û 


ROUSSEAU 


JUGE 


DE  JEAN  JACQUES, 


DIALOGUKS. 


Barbarus  hic  ego  sum  quia  non  intelligor  illU, 
OviD.,  Tiint.v.  Kleg.iO,  v.  57. 


DU  SUJET 


DE  LA  rORME  DE   CET   ÉCRIT. 


J'ai  souvent  dit  que,  si  Ton  m'eût  donné  d'un 
autre  homme  les  idées  qu'on  a  données  de  moi  à  me,s 
contemporains,  je  ne  me  serois  pas  conduit  avec  lui 
comme  ils  font  avec  moi.  Cette  assertion  a  laissé 
tout  le  monde  fort  indifférent  sur  ce  point,  et  je 
n'ai  vu  chez  personne  la  moindre  curiosité  de  sa- 
voir en  quoi  ma  conduite  eût  différé  de  celle  des 
autres,  et  quelles  eussent  été  mes  raisons.  J'ai  con- 
clu de  là  que  le  public,  parfaitement  sûr  de  l'impos- 
sibilité d'en  user  plus  justement  ni  plus  honnête- 
ment qu'il  ne  fait  à  mon  égard,  l'étoit  par  consé- 
quent que,  dans  ma  supposition,  j'aurois  eu  tort  de 
ne  pas  l'imiter.  J'ai  cru  même  apercevoir  dans  sa 
confiance  une  hauteur  dédaigneuse  qui  ne  pouvoit 
venir  que  d'une  grande  opinion  de  la  vertu  de  ses 
guides  et  de  la  sienne  dans  celle  affaire.  Tout  cela, 
couvert  pour  moi  d'un  mystère  impénétrable,  ne 
pouvant  s'accorder  avec  mes  raisons,  m'a  engagé  à 
les  dire,  pour  les  soumettre  aux  réponses  de  qui- 
conque auroil  la  charité  de  me  détromper ,  car  mon 
erreur,  si  elle  existe,  n'est  pas  ici  sans  conséquence  : 
elle  me  force  à  mal  penser  de  tous  ceux  (|ui  m'en- 
tourent; et,  coumie  rien  n'est  plus  éloigné  de  ma 
volonté  (lue  d'être  injuste  et  ingrat  envers  eux , 

T.    IV. 


ceux  qui  me  désabuseroient,  en  me  ramenant  à  de 
meilleurs  jugemens,  substitueroient  dans  mon  cœur 
la  gratitude  à  l'indignation,  et  me  rendroient  sen- 
sible et  reconnoissant  en  nie  montrant  mon  devoir 
à  l'être.  Ce  n'est  pas  là  cependant  le  seul  motif  qui 
m'ait  mis  la  plume  à  la  main  :  un  autre  encore, 
plus  fort  et  non  moins  légitime,  se  fera  sentir  dans 
cet  écrit.  Mais  je  proleste  qu'il  n'entre  plus  dans  ces 
motifs  l'espoir  ni  presque  le  désir  d'obtenir  enfin  de 
ceux  qui  m'ont  jugé  la  justice  qu'ils  me  refusent,  et 
qu'ils  sont  bien  déterminés  à  me  refuser  toujours. 

En  voulant  exécuter  cette  entreprise,  je  me  suis 
vu  dans  un  bien  singulier  embarras  :  ce  n'étoit  pas 
de  trouver  des  raisons  en  faveur  de  mon  sentiment, 
c'étoit  d'en  imaginer  de  contraires  ;  c'étoit  d'établir 
sur  quelque  apparence  d'équité  des  procédés  où  je 
n'en  apercevois  aucune.  Voyant  cependant  tout  Pa- 
ris, toute  la  France,  toute  l'Europe  se  conduire  à 
mon  égard  avec  la  plus  grande  confiance  sur  des 
maximes  si  nouvelles,  si  peu  concevables  pour  moi, 
je  ne  ptaivois  supposer  que  cet  accord  unanime 
n'eût  aucun  fondement  raisonnable,  ou  du  moins 
apparent,  et  (|ue  toute  une  génération  s'accordât  à 
vouloir  éteindre  à  plaisir  toutes  les  lumières  natu- 
relles, violer  toutes  les  lois  de  la  justice,  toutes  les 
règles  du  bon  sens,  sans  objet,  sans  profit,  sans 
prétexte,  uniquement  pour  satisfaire  une  fantaisie 
dont  je  ne  pouvois  pas  même  apercevoir  le  but  et 
l'occasion.  Le  silence  profond ,  universel ,  non 
moins  inconcevable  que  le  mystère  qu'il  couvre, 
mystère  que  depuis  quinze  ans  on  me  cache  avec 


DU  SUJET  DE  CET  ECRIT. 


lin  soin  que  je  m'alisliens  de  qualilier,  et  avec  un 
succès  qui  tient  du  prodige  ;  ce  silence  effrayant  et 
terrible  ne  m'a  pas  laissé  saisir  la  moindre  idée  (jui 
pût  m'cclairer  sur  ces  étranges  dispositions.  Livré 
pour  toute  lumière  à  mes  conjectures,  je  n'eu  ai  su 
former  aucune  qui  pût  expli(iiier  ce  qtii  m'arrive, 
de  manière  à  pouvoir  croire  avoir  démêlé  la  vérité. 
Quand  de  forts  indices  m'ont  fait  penser  quelque- 
fois avoir  découvert  avec  le  fond  de  l'intrigue  son 
objet  et  ses  auteurs,  les  absurdités  sans  nombre  que 
j'ai  vues  naître  de  ces  suppositions  m'ont  bientôt 
contraint  de  les  abandonner,  et  toutes  celles  que 
mon  imagination  s'est  tourmentée  à  leur  substituer 
n'ont  pas  mieux  soutenu  le  moindre  examen. 

Cependant,  pour  ne  pas  combattre  une  chimère, 
pour  ne  pas  outrager  toute  une  génération,  il  falloit 
bien  supposer  des  raisons  dans  le  parti  approuvé  et 
suivi  par  tout  le  monde.  Je  n'ai  rien  épargné  pour 
en  chercher,  pour  en  imaginer  de  propres  à  séduire 
la  multitude;  et,  si  je  n'ai  rien  trouvé  qui  dût  avoir 
]iroduit  cet  effet ,  le  ciel  m'est  témoin  que  ce  n'est 
faute  ni  de  volonté  ni  d'efforts,  et  que  j'ai  rassemblé 
soigneusement  toutes  les  idées  que  mon  entende- 
ment m'a  pu  fournir  pour  cela.  Tous  mes  soins  n'a- 
boutissant à  rien  qui  pût  me  satisfaire,  j'ai  pris  le 
seul  parti  qui  me  restoit  à  prendre  pour  m'expU- 
quer  :  c'éloit,  ne  pouvant  raisonner  sur  des  motifs 
particuliers  qui  m'éloient  inconnus  et  incompréhen- 
sibles, de  raisonner  sur  une  hypothèse  générale  qui 
pût  tous  les  rassembler  :  c'étoit,  entre  toutes  les 
suppositions  possibles,  de  choisir  la  pire  pour  moi, 
la  meilleure  pour  mes  adversaires  ;  et,  dans  celle 
position,  ajustée,  autant  qu'il  m'étoit  possible,  aux 
manœuvres  dont  je  me  suis  vu  l'objet,  aux  allures 
que  j'ai  entrevues,  aux  propos  mystérieux  que  j'ai 
pu  saisir  çà  et  là,  d'examiner  quelle  conduite  de  leur 
part  eût  été  la  plus  raisonnable  et  la  plus  juste. 
Épuiser  tout  ce  qui  se  pouvoit  dire  en  leur  faveur 
étoit  le  seul  moyen  que  j'eusse  de  trouver  ce  quiis 
disent  en  effet,  et  c'est  ce  que  j'ai  tâché  de  faire, 
en  mettant  de  leur  côlé  tout  ce  que  j'y  ai  pu  mettre 
de  motifs  plausibles  et  d'argumens  spécieux,  et  cu- 
mulant contre  moi  toutes  les  charges  imaginables. 
Malgré  tout  cela,  j'ai  souvent  rougi,  je  l'avoue,  des 
raisons  que  j'étois  forcé  de  leur  prêter.  Si  jeu 
avois  trouvé  de  meilleures,  je  les  aurois  employées 
de  tout  mon  cœur  et  de  toute  ma  force,  et  cela 
avec  d'autant  moins  de  peine,  qu'il  me  paroîl  cer- 
tain qu'aucune  n'auroit  pu  tenir  contre  mes  répon- 
ses ;  parce  que  celles  ci  dérivent  immédiatement  des 
premiers  principes  de  la  justice,  des  premiers  élé- 
mens  du  bon  sens,  et  qu'elles  sont  applicables  à  tous 
les  cas  possibles  d'une  situation  paieille  à  celle  où 
je  suis. 

La  forme  du  dialogue  m'ayant  paru  la  plus  propre 


à  discuter  le  pour  et  le  contre,  je  l'ai  choisie  pour 
cette  raison.  J'ai  pris  la  liberté  de  reprendre  dans 
ces  entretiens  mon  nom  de  famille  que  le  public  a 
jugé  à  propos  de  m'ôter,  et  je  me  suis  désigné  en 
tiers,  à  son  exemple,  par  celui  de  baptême,  auquel 
il  lui  a  plu  de  me  réduire.  En  prenant  un  François 
pour  mon  autre  interlocuteur,  je  n'ai  rien  fait  que 
dhonnête  et  d'obligeant  pour  le  nom  qu'il  porte, 
puisque  je  me  suis  abstenu  de  le  rendre  complice 
d'une  conduite  que  je  désapprouve,  et  je  n'aurois 
rien  fait  d'injuste  en  lui  donnant  ici  le  personnage 
()ne  toute  sa  nation  s'empresse  de  faire  à  mon  égard. 
J'ai  même  eu  l'attention  de  le  ramener  à  des  senti- 
mens  plus  raisonnables  que  je  n'en  ai  trouvé  dans 
aucun  de  ses  compatriotes;  et  celui  que  j'ai  mis  en 
scène  est  tel ,  qu'il  seroit  aussi  heureux  pour  moi 
qu'honorable  à  son  pays  qu'il  s'y  en  trouvât  beau- 
coup qui  l'imitassent.  Que  si  quelquefois  je  l'engage 
en  des  raisonnemens  absurdes,  je  proteste  derechef, 
en  sincérité  de  ca>ur,  que  c'est  toujours  malgré  moi, 
et  je  crois  pouvoir  délier  toute  la  France  d'en  trou- 
ver de  plus  solides  pour  autoriser  les  singulières 
pratiques  dont  je  suis  l'objet,  et  dont  elle  paroîl  se 
glorilier  si  fort. 

Ce  que  javois  à  dire  éloit  si  clair,  et  j'en  élois  si 
pénétré,  que  je  ne  puis  assez  m'étonner  des  lon- 
gueurs, des  redites,  du  verbiage,  et  du  désordre  de 
cet  écrit.  Ce  qui  l'eût  rendu  vif  et  véhément  sous 
la  plume  d'un  autre  est  précisément  ce  qui  l'a  rendu 
tiède  et  languissant  sous  la  mienne.  C'éloit  de  moi 
qu'il  s'agissoit;  et  je  n'ai  plus  trouvé  pour  mon  pro- 
pre intérêt  ce  zè!e  et  celle  vigueur  de  courage  qui 
ne  peut  exaller  une  âme  généreuse  que  pour  ia 
cause  d'aulrui.  Le  rôle  humiliant  de  ma  propre  dé- 
fense est  trop  au-dessous  de  moi,  trop  peu  digne  des 
senlimens  qui  m'animent,  pour  que  j'aime  à  m'en 
charger  :  ce  n'est  pas  non  plus,  on  le  sentira  bien- 
tôt, celui  que  j'ai  voulu  remplir  ici;  mais  je  ne  pou- 
vois  examiner  la  conduite  du  public  à  mon  égard 
sans  me  contempler  moi-même  dans  la  position  du 
monde  la  plus  déplorable  et  la  plus  cruelle.  Il  fal- 
loit m'occuper  d'idées  tristes  et  déchirantes,  de 
souvenirs  amers  et  révoltans,  de  sentimens  les 
moins  faits  pour  mon  cœur  ;  et  c'est  en  cet  état  de 
douleur  et  de  détresse  qu'il  a  fallu  me  remettre 
chaque  fois  que  quelque  nouvel  outrage,  forçant  ma 
répugnance,  m'a  fait  faire  un  nouvel  effort  pour 
reprendre  cet  écrit,  si  souvent  abandonné.  Ne  pou- 
vant souffrir  la  continuité  d'une  occupation  si  dou- 
loureuse, je  ne  m'y  suis  livré  que  durant  des  nio- 
mens  très-courts,  écrivant  chaque  idée  quand  elle 
me  venoit,  et  m'en  tenant  là  ;  écrivant  dix  fois  la 
même  quand  elle  m'est  venue  dix  fois,  sans  me  rap- 
peler jamais  ce  que  j'avois  précédemment  écrit,  et 
ne  m'en  apercevant  qu'à  la  lecture  du  tout,  trop 


DU  SUJET  DE  CET  ÉCRIT. 


3 


tard  pour  pouvoir  rien  coniger,  comme  je  le  dirai 
tout  à  l'heure.  La  colère  anime  quelquefois  le  la- 
lent,  mais  le  dégoût  et  le  serrement  de  cœur  l'élouf- 
fent;  et  l'on  sentira  mieux,  après  m'avoir  lu,  que 
c'étoient  là  les  dispositions  constantes  où  j'ai  dû  me 
trouver  durant  ce  pénible  travail. 

Une  autre  difliculté  me  l'a  rendu  fatigant  :  c'é- 
toit,  forcé  de  parler  de  moi  sans  cesse,  d'en  parler 
avec  justice  et  vérité,  sans  louange  et  sans  dépres- 
sion. Cela  n'est  pas  diflicile  à  un  lionuue  à  qui  le 
public  rend  l'honneur  qui  lui  est  dû  :  il  est  par  là 
dispensé  d'en  prendre  le  soin  lui-même.  Il  peut 
également  et  se  taire  sans  s'avilir,  et  s'attribuer  avec 
franchise  les  qualités  que  tout  le  monde  reconnoît 
en  lui.  Mais  celui  qui  se  sent  digne  d'honneur  et 
d'estime,  et  que  le  public  défigure  et  diffame  à  plai- 
sir, de  quel  ton  se  rendra-t-il  seul  la  justice  qui  lui 
est  due?  Doit-il  se  parler  de  lui-même  avec  des 
éloges  mérités,  mais  généralement  démentis?  Doit- 
il  se  vanter  des  qualités  qu'il  sent  en  lui,  mais  que 
tout  le  monde  refuse  d'y  voir  ?  Il  y  auroit  moins 
d'orgueil  que  de  bassesse  à  prostituer  ainsi  la  vérité. 
Se  louer  alors,  même  avec  la  plus  rigoureuse  jus- 
tice, seroit  plutôt  se  dégrader  que  s'honorer;  et  ce 
8«roit  bien  mal  connoltre  les  honmies  que  de  croire 
les  ramener  d'une  erreur  dans  laquelle  ils  se  com- 
plaisent, par  de  telles  protestations.  Un  silence  fier 
et  dédaigneux  est  en  pareil  cas  plus  à  sa  place,  et 
eût  été  bien  plus  de  mon  goût,  mais  il  n' auroit  pas 
rempli  mon  objet  ;  et,  pour  le  remplir,  il  falloit  né- 
cessairement que  je  disse  de  quel  œil,  si  jétois  un 
autre,  je  verrois  un  houime  tel  que  je  suis.  J'ai  tâ- 
ché de  m'acquilter  équilablement  et  imparliale- 
menl  d'un  si  difficile  devoir,  sans  insulter  à  lin- 
croyable  aveuglement  du  public,  sans  me  vanter 
iièrement  des  vertus  qu'il  me  refuse,  sans  m'accu- 
ser  non  plus  des  vices  que  je  n'ai  pas,  et  dont  il  lui 
plaît  de  me  charger,  mais  en  expliquant  simplement 
ce  que  j'aurois  déduit  d'une  consiilulion  semblable 
à  la  mienne ,  étudiée  avec  soin  dans  un  autre 
homme.  Que  si  l'on  trouve  dans  mes  descriptions 
de  la  retenue  et  de  la  modération,  qu'on  n'aille  pas 
m'en  faire  un  mérite.  Je  déclare  qu'il  ne  m'a  man- 
qué qu'un  peu  plus  de  modestie  pour  parler  de  moi 
beaucoup  plus  honorablement. 

Voyant  l'excessive  longueur  de  ces  Dialogues,  j'ai 
tenté  plusieurs  fois  de  les  élaguer,  d'en  ôler  les  fré- 
quentes répétitions,  d'y  mettre  un  peu  d'ordre  et 
de  suite  ;  jamais  je  n'ai  pu  soutenir  ce  nouveau 
tourment  :  le  vif  sentiment  de  mes  malheurs ,  ra- 
nimé par  cette  lecture,  étouffe  toute  l'attention 


qu'elle  exige.  Il  m'est  impossibie  de  rien  retenir, 
de  rapprocher  deux  phrases,  et  de  comparer  deux 
idées.  Tandis  que  je  force  mes  yeux  à  suivre  les 
lignes,  mon  cœur  serré  gémit  et  soupire.  Après  de 
fréquens  et  vains  efforts,  je  renonce  à  ce  travail , 
dont  je  me  sens  incapable;  et,  faute  de  pouvoir 
faire  mieux,  je  me  borne  à  transcrire  ces  informes 
essais,  que  je  suis  hors  d'étal  de  corriger.  Si,  tels 
qu'ils  sont,  l'entreprise  en  étoit  encore  à  faire,  je 
ne  la  ferois  pas,  quand  tous  les  biens  de  l'univers  y 
seroient  attachés;  je  suis  môme  forcé  d'abandonner 
des  multitudes  d'idées  meilleures  et  mieux  rendues 
que  ce  qui  tient  ici  leur  place,  et  que  j'avois  jetées 
sur  des  papiers  détachés,  dans  l'espoir  de  les  enca- 
drer aisément;  mais  l'abattement  m'a  gagné,  au 
point  de  me  rendre  même  impossible  ce  léger  tra- 
vail. Après  tout,  j'ai  dit  à  peu  près  ce  que  j'avois  à 
dire  :  il  est  noyé  dans  un  chaos  de  désordre  et  de 
redites,  mais  il  y  est;  les  bons  esprits  sauront  l'y 
trouver.  Quant  à  ceux  qui  ne  veulent  qu'une  lec- 
ture agréable  et  rapide,  ceux  qui  n'ont  cherché, 
qui  n'ont  trouvé  que  cela  dans  mes  Confessions, 
ceux  qui  ne  peuvent  souffrir  un  peu  de  fatigue,  ni 
soutenir  une  attention  suivie  pour  l'intérêt  de  !a 
justice  et  de  la  vérité,  ils  feront  bien  de  s'épargner 
l'ennui  de  cette  lecture,  ce  n'est  pas  à  eux  que  j'ai 
voulu  parler;  et,  loin  de  chercher  à  leur  plaire, 
j'éviterai  du  moins  cette  dernière  indignité,  que  le 
tableau  des  misères  de  ma  vie  soit  pour  personne 
un  objet  d'amusement. 

Que  deviendra  cet  écrit?  Quel  usage  en  pourrai-je 
faire?  Je  lignore,  et  cette  incertitude  a  beaucoup 
augmenté  le  découragement  qui  ne  m'a  point  quitte 
en  y  travaillant.  Ceux  qui  disposent  de  moi  en  ont 
eu  connoissance  aussitôt  qu'il  a  été  commencé,  et  je 
ne  vois  dans  ma  situation  aucun  moyen  possible 
d'empêcher  qu'il  ne  tombe  entre  leurs  mains  tôt  ou 
tard  (').  Ainsi,  selon  le  cours  naturel  des  choses, 
toute  la  peine  que  j'ai  prise  est  à  pure  perte.  Je  ne 
sais  quel  parti  le  ciel  me  suggérera,  mais  j'espérerai 
jusqu'à  la  fin  qu'il  n'abandonnera  point  la  cause 
juste.  Dans  quelques  mains  qu'il  fasse  tomber  ces 
feuilles,  si  parmi  ceux  qui  les  liront  peut-être  il  est 
encore  un  cœur  d'homme,  cela  me  suffit,  et  je  ne 
mépriserai  jamais  assez  l'espèce  humaine  pour  ne 
trouver  dans  cette  idée  aucun  sujet  de  confiance  et 
d'espoir. 


(*)  On  trouvera  à  la  fin  de  ces  Pialoguc»,  dans  l'histoire 
malheureuse  de  cet  Écrit,  comment  celle  prédiction  i'cst  vé- 
rifiée. 


k 


ROUSSEAU 


^ 


JUGK 


DE  JEAN-JACQUES. 


PREMIER  DIALOGUE 


PHKMIKR  DIALOGUE. 

Lk  Fr.  Cominenil  s'il  peut  exister?  Sur  l'ef- 
fet qu'ont  produit  en  vous  les  écrits  de  ce  mi- 
sérable, qu'enteudez-vous  par  ce  doute,  après 
les  entretiens  que  nous  venons  d'avoir?  Expli- 
quez-vous. 

Rouss.  Je  m'expliquerai  :  mais  ce  sera  pren- 
dre le  soin  le  plus  inutile  ou  le  plus  superflu; 
car  tout  ce  que  je  vous  dirai  ne  sauroit  être 
entendu  que  par  ceux  à  qui  l'on  n'a  pas  besoin 
de  le  dire. 


1)11  sy^itème  t\:  comliiite  envers   J>-an- Jacques,  adopté  par 
l'Adininibtration,  avec  i'approbatiuii  du  public. 


RoussEAU.Quellesincroyableschoses  je  viens 
d'apprendre!  je  n'en  reviens  pas  :  non,  je  n'en 
reviendrai  jamais.  Juste  ciel  1  quel  abominable 
homme  !  qu'il  m'a  fait  de  mal  !  que  je  le  vais 
détester  I 

Un  François.  Et  notez  bien  que  c'est  'ce 
même  homme  dont  les  pompeuses  productions 
vous  ont  si  charmé,  si  ravi,  par  les  beaux  pré- 
ceptes de  vertu  qu'il  y  étale  avec  tant  do  fasie, 
Rocss.  Dites,  dt3  force.  Soyons  justes,  même 
avec  les  méchans.  Le  faste  n'excite  tout  au  plus 
qu'une  admiration  froide  et  stérile,  et  sûre- 
ment ne  me  charmera  jamais.  Des  écrits  qui 
élèvent  l'âme  et  enflamment  le  cœur  méritent 
un  autre  mot. 

Le  Fr.  Fasle  ou  force,  qu'importe  le  mot  si 
l'idée  est  toujours  la  même,  si  ce  sublime  jar- 
gon  tiré  par  l'hypocrisie  d'une  tête  exaltée 
n'en  est  pas  moins  dicté  par  une  âme  de  bouc  ? 
Rooss.  Ce  choix  du  mot  me  paroît  moins  in- 
différent qu'à  vous.  Il  change  pour  moi  beau- 
coup les  idées;  et  s'il  n'y  avoit  que  du  faste  et 
du  jargon  dans  les  écrits  de  l'auteur  que  vous 
m'avez  peint,  il  m'inspireroit  moins  d'horreur. 
Tel  homme  pervers  s'endurcit  à  la  sécheresse 
des  sermons  et  des  prônes,  qui  rentreroit  peut- 
;  étreen  lui-même  et  deviendroit  honnête  homme 
I  si  l'on  savoit  chercher  et  ranimer  dans  son  cœur 
ces  sentimens  de  droiture  et  d'humanité  que  la 
1   nature  y  mit  en  réserve  et  que  les  passions 
\  étouffent.  Mais  celui  qui  peut  contempler  de 
sang-froid  la  vertu  dans  toute  sa  beauté,  celui 
qui  sait  la  peindre  avec  ses  charmes  les  plus 
louchans ,  sans  en  être  ému ,  sans  se  sentir 
épris  d'aucun  amour  pour  elle,  un  tel  être,  s'il 
peut  exister,  est  un  méchant  sans  ressoHrcc  : 
4;'cst  un  cadavre  moral. 


Figurez-vous  donc  un  monde  idéal  semblable 
au  nôtre,  et  néanmoins  tout  différent.  La  na- 
ture y  est  la  môme  que  sur  notre  terre,  mais 
l'économie  en  est  plus  sensible,  l'ordre  en  est 
plus  marqué,  le  spectacle  plus  admirable,  les 
formes  sont  plus  élégantes,  les  couleurs  plus 
vives,  les  odeurs  plus  suaves,  tous  les  objets 
plus  inléressans.  Toute  la  nature  y  est  si  belle, 
que  sa  contemplation,  enflammant  les  âmes 
d'amour  pour  un  si  touchant  tableau,  leur  in- 
spire, avec  le  désir  de  concourir  à  ce  beau  sys- 
tème, la  crainte  d'en  troubler  l'harmonie,  et 
de  là  naît  une  exquise  sensibilité  qui  donne  à 
ceux  qui  en  sont  doués  des  jouissances  immé- 
diates, inconnues  aux  cœurs  que  les  mêmes 
contemplations  n'ont  point  avivés. 

Les  passions  y  sont,  comme  ici,  le  mobile  do 
toute  aciion  ;  mais  plus  vives,  plus  ardentes,  ou 
seulement  plus  simples  et  plus  pures,  elles  pren- 
nent par  cela  seul  un  caractère  tout  différent. 
Tous  les  premiers  mouvemens  de  la  nature  sont 
bons  et  droits.  Ils  tendent,  le  plus  directement  • 
qu'il  est  possible,  à  noire  conservation  et  à  notre 
bonheur  ;  mais  bientôt  manquant  de  force  pour 
suivre  à  travers  tant  de  résistance  leur  première 
direction,  ils  se  laissent  défléchir  par  mille  ob- 
stacles qui,  les  détournant  du  vrai  but,  leur 
font  prendre  des  routes  obliques  où  l'homme 
oublie  sa  première  destination.  L'erreur  duju-  *'^^ 
gement,  la  force  des  préjugés,  aident  beaucoup  ■' 
à  nous  faire  prendre  ainsi  le  change  ;  mais  cet  " 
effet  vient  principalement  de  |a  foi  blesse  de 
l'âme,  qui,  suivant  mollement  l'impulsion  de 
la  nature,  se  détourne  au  choc  d'un  obstacle, 
comme  une  boule  prend  l'angle  de  réflexion  ; 
au  lieu  que  celle  qui  suit  plus  vigoureusement 
sa  course  ne  se  détourne  point,  mais,  comme 
un  boulet  de  canon,  force  l'obstacle,  ou  s'a- 
'  mortit  et  tombe  à  sa  rencontre. 


PREMIEIl  DIALOGUE. 


5 


Les  habitans  du  monde  idéal  dont  je  parle 
ont  le  bonheur  d'être  maintenus  par  la  nature, 
à  laquelle  ils  sont  plus  attachés,  dans  cet  heu- 
reux point  de  vue  où  elle  nous  a  placés  tous,  et 
par  cela  seul  leur  ûme  garde  toujours  son  ca- 
ractère originel.  I^sj)assions  primitives^^cpu. 
toutes  tendent  directement  à  notre  bonheur,  ae 
nous  occupent  que  desobjets  qui  s'y  rapportent, 
et,  n'ayant  que  l'amour  de  soi  pour  principe, 
sont  toutesaimanies  et  douces  par  leur  essence; 
^^^^-"'Wais  quand  ,  détournées  de  leur  objet  par  des 
obstacles,  elles  s'occupent  plus  de  l'obstacle 
pour  l'écarter  que  de  l'objet  pour  l'atteindre, 
alors  elles  changent  de  nature  et  deviennent 
irascibles  et  haineuses;  et  voilà  comment  l'a- 
mour de  soi ,  qui  est  un  sentiment  bon  et  ab- 
solu, devient  amour-propre,  c'est-à-dire  un 
sentiment  relatif  par  lequel  on  se  compare,  qui 
demande  des  préférences,  dont  la  jouissance 
est  purement  négative,  et  qui  ne  cherche  plus 
à  se  satisfaire  par  notre  propre  bien ,  mais  seu- 
lement par  le  mal  d'autrui. 

Dans  la  société  humaine  ,  sitôt  que  la  foule 
des  passions  et  des  préjugés  qu'elle  engendre  a 
fait  prendre  le  change  à  l'homme,  et  que  les 
obstacles  qu'elle  entasse  l'ont  détourné  du  vrai 
but  de  notre  vie,  tout  ce  que  peut  faire  le  sage, 
battu  du  choc  continuel  dos  passions  d'autrui 
et  des  siennes,  et,  parmi  tant  de  directions  qui 
l'égarent,  ne  pouvant  plus  démêler  celle  qui  le 
conduiroit  bien,  c'est  de  se  tirer  de  la  foule  au- 
tant qu'il  lui  est  possible  ,  et  de  se  tenir  sans 
impatience  à  la  place  où  le  hasard  l'a  posé,  bien 
sûr  qu'en  n'agissant  point  il  évite  au  moins  de 
courir  à  sa  perte  et  d'aller  chercher  de  nouvel- 
les erreurs.  Comme  il  ne  voit  dans  l'agitation 
des  hommes  que  la  folie  qu'il  veut  éviter,  il 
plaint  leur  aveuglement  encore  plus  qu'il  ne 
hait  leur  malice;  il  ne  se  tourmente  point  à 
leur  rendre  le  mal  pour  le  mal ,  outrage  pour 
outrage  ;  et,  si  quelquefois  il  cherche  à  repous- 
ser les  atteintes  de  ses  ennemis,  c'est  sans  cher- 
cher à  les  leur  rendre,  sans  se  passionner  con- 
tre eux ,  sans  sortir  ni  de  sa  place  ni  du  calme 
où  il  veut  rester. 

Nos  habitans,  suivant  dos  vues  moins  pro- 
fondes, ariivent  presque  au  même  but  par  la 
route  contraire,  et  c'est  leur  ardeur  môme  qui 
les  tient  dans  l'inaction.  L'état  céleste  auquel 
ils  aspirent  et  qui  fait  leur  premier  besoin  par 


>, 


la  force  avec  laquelle  il  s'offre  à  leurs  cœurs, 
leur  fait  rassembler  et  tendre  sans  cosse  toutes 
les  puissances  de  leur  âme  pour  y  parvenir.  Les 
obstacles  qui  les  retiennent  ne  sauroicni  les  oc- 
cuper au  point  de  le  leur  faire  oublier  un  mo- 
ment; et  de  là  ce  mortel  dégoiit  pour  tout  le 
reste,  et  celte  inaction  totale  quand  ils  déses- 
pèrent d'atteindre  au  seul  objet  de  tous  leur» 
vœux. 

Cette  différence  ne  vient  pas  seulement  du 
genre  des  passions,  mais  aussi  de  leur  force  ; 
car  les  passions  fortes  ne  se  laissent  pas  dévoyer 
comme  les  autres.  Deux  amans,  l'un  irès-épris, 
l'autre  assez  tiède,  soufFriroient  néanmoins  un 
rival  avec  la  même  impatience,  l'un  à  cause  de 
son  amour,  l'autre  à  cause  de  son  amour-pro- 
pre. Mais  il  peut  très-bien  arriver  que  la  haine 
du  second,  devenue  sa  passion  principale,  sur- 
vive à  son  amour  et  même  s'accroisse  après 
qu'il  est  éteint;  au  lieu  que  le  premier,  qui  no 
hait  q>i'à  cause  qu'il  aime,  cesse  de  hji'ir  son  ri- 
val sitôt  qu'il  ne  le  craint  plus.  Or  si  les  âmes 
foibleset  tièdes  sont  plus  sujettes  aux  passions 
haineuses  qui  ne  sont  que  des  passions  secon-  , 
daires  et  défléchies,  et  si  les  ànies  grandes  et 
fortes,  se  tenant  dans  leur  première  direction, 
conservent  mieux  les  passions  douces  et  primi- 
tives qui  naissent  directement  de  l'amour  de 
soi,  vous  voyez  comment,  d'une  plus  grande 
énergie  dans  les  facultés  et  d'un  premier  rap- 
port mieux  senti,  dérivent  dans  les  habitans  de 
cet  autre  monde  des  passions  bien  différentes 
de  celles  qui  déchirent  ici-bas  les  malheureux 
humains.  Peut-être  n'est-on  pas  dans  ces  con- 
trées plus  vertueux  qu'on  ne  l'est  autour  do 
nous,  mais  on  y  sait  mieux  aimer  la  vertu,  j.es 
vrais  penchans  de  la  nature  étant  tous  bons,  en 
s'y  livrant  ils  sont  bons  eux-mêmes;  mais  la 
vertu  parmi  nous  oblige  souvent  à  combattre  et 
vaincre  la  nature,  et  rarement  sont-ils  capa- 
bles de  pareils  efforts.  La  longue  inhabitude  do 
résister  peut  même  amollir  leurs  âmes  au  point 
de  faire  le  mal  par  foiblesse,  par  crainte,  par 
nécessité.  Ils  ne  sont  exempts  ni  de  fautes  ni  de 
vices  ;  le  crime  même  ne  leur  est  pas  étranger, 
puisqu'il  est  des  situations  déplorables  où  la  plus 
haute  vertu  suffit  à  peine  pour  s'en  défendre,  et 
qui  forcent  au  mal  l'homme  foible,  malgré  sou 
cœur  :  mais  l'expresse  volonté  de  nuire ,  la 
haine  envenimée,  l'envie,  la  noirceur,  la  tra- 


0    • 

hison,  la  fourberie,  y  sont  inconnues;  trop 
souvent  on  y  voit  des  coupables,  jamais  on  n'y 
vit  un  méchant.  Enfin  s'ils  ne  sont  ptis  plus 
vertueux  qu'on  ne  lest  ici,  du  moins,  par  cela 
seul  quils  savent  mieux  s'aimer  eux-mêmes,  ils 
sont  moins  malveillans  pour  autrui. 

Ils  sont  aussi  moins  actifs,  ou,  pour  mieux 
dire,  moins  remuans.  Leurs  efforts  pour  at- 
teindre à  l'objet  qu'ils  contemplent  consistent 
en  des  élans  vigoureux;  mais,  sitôt  quils  en 
sentent  l'impuissance,  ils  s'arrêtent,  sans  cher- 
cher à  leur  portée  des  équivalons  à  cet  objet 
unique,  lequel  seul  peut  les  tenter. 

Comme  ils  ne  cherchent  pas  leur  bonheur 
dans  l'apparence ,  mais  dans  le  sentiment  in- 
time, en  quelque  rang  que  les  ait  placés  la  for- 
tune, ils  s'agitent  peu  pour  en  sortir;  ils  ne 
cherchent  guère  à  s'élever,  et  descendroient 
sans  répugnance  à  des  relations  plus  de  leur 
goût,  sachant  bien  que  l'étal  le  plus  heureux 
n'est  pas  le  plus  honoré  de  la  foule,  mais  celui 
qui  rend  le  cœur  plus  content.  Les  préjugés  ont 
sur  eux  très-peu  de  prise,  l'opinion  ne  les  mène 
point;  et,  quand  ils  en  sentent  l'effet,  ce  n'est 
pas  eux  qu'elle  subjugue,  mais  ceux  qui  in- 
fluent sur  leur  sort. 

Quoique  sensuels  et  voluptueux,  ils  font  peu 
de  casde  l'opulence,  et  ne  font  rien  pour  y  par- 
venir :  connoissant  trop  bien  l'art  de  jouir  pour 
ignorer  que  ce  n'est  pas  à  prix  d'argent  que  le 
vrai  plaisir  s'achète  ;  et,  quant  au  bien  que  peut 
faire  un  riche,  sachant  aussi  que  ce  n'est  pas 
lui  qui  le  fait,  mais  sa  richesse,  qu'elle  le  feroit 
sans  lui  mieux  encore,  répartie  entre  plus  de 
mains,  ou  plutôt  anéantie  par  ce  partage,  et 
que  tout  ce  bien  qu'il  croit  faire  par  elle  équi- 
vaut rarement  au  mal  réel  qu'il  faut  faire  pour 
l'acquérir.  D'ailleurs  aimant  encore  plus  leur 
liberté  que  leurs  aises,  ils  craindroient  de  les 
acheter  par  la  fortune,  ne  fût-ce  qu'à  cause  de 
la  dépendance  et  des  embarras  attachés  au  soin 
de  la  conserver.Le  cortège  inséparable  de  l'opu- 
lence leur  scroit  cent  fois  plus  à  charge  que  les 
biens  qu'elle  procure  ne  leur  seroient  doux.  Le 
tourment  de  la  possession  empoisonneroit  pour 
eux  tout  le  plaisir  de  la  jouissance. 

Ainsi  bornés  de  toutes  parts  par  la  nature  et 
par  la  raison,  ils  s'arrêtent,  et  passent  la  vie 
à  en  jouir  en  faisant  chaque  jour  ce  qui  leur 
paroît  bon  pour  eux  et  bien  pour  autrui,  sans 


PREMIER  DL\LOGUE. 

égard  à  l'estimalion  des  hommes  et  aux  capri- 
ces de  l'opinion. 

Le  Fr.  Je  cherche  inutilement  dans  ma  tête 
ce  qu'il  peut  y  avoir  de  commun  entre  les  êtres 
fantastiques  que  vous  décrivez  et  le  monstre 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure. 

Rouss.  Rien,  sans  doute,  et  je  le  crois  ainsi  : 
mais  permettez  que  j'achève. 

Des  êtres  si  singulièrement  constitués  doi- 
vent nécessairement  s'exprimer  autrement  que 
les  hommes  ordinaires.  Il  est  impossible  qu'a- 
vec des  âmes  si  différemment  modifiées  ils  ne 
portent  pas  dans  l'expression  de  leurs  senti- 
mens  et  de  leurs  idées  l'empreinte  de  ces  mo- 
difications. Si  cette  empreinte  échappe  à  ceux 
qui  n'ont  aucune  notion  de  cette  manière  d'ê- 
tre, elle  ne  peut  échapper  à  ceux  qui  la  con- 
noissent  et  qui  en  sont  affectés  eux-mêmes. 
C'est  un  signe  caractéristique  auquel  les  initiés 
se  reconnoissent  entre  eux  ;  et  ce  qui  donne  un 
grand  prix  à  ce  signe,  si  peu  connu  et  encore 
moins  employé,  est  qu'il  ne  peut  se  contrefaire, 
que  jamais  il  n'agit  qu'au  niveau  de  sa  source, 
et  que,  quand  il  ne  part  pas  du  cœur  de  ceux 
qui  l'imitent,  il  n'arrive  pas  non  plus  aux 
cœurs  faits  pour  le  distinguer  ;  mais  sitôt  qu'il 
y  parvient,  on  ne  sauroit  s'y  méprendre;  il  est 
vrai  dès  qu'il  est  senti.  C'est  dans  toute  la  con- 
duite de  la  vie,  plutôt  que  dans  quelques  actions 
éparses,  qu'il  se  manifeste  le  plus  sûrement. 
Mais  dans  des  situations  vives  où  l'âme  s'exalte 
involontairement,  l'initié  distingue  bientôt  son 
frère  de  celui  qui,  sans  l'être,  veut  seulement 
en  prendre  l'accont,  et  cette  distinction  se  fait 
sentir  également  dans  les  écrits.  Les  habitans 
du  monde  enchanté  font  généralement  peu  de 
livres,  et  ne  s'arrangent  point  pour  en  faire  ;  ce 
n'est  jamais  un  métier  pour  eux.  Quand  ils  en 
font,  il  faut  qu'ils  y  soient  forcés  par  un  stimu- 
lant plus  fort  que  l'intérêt  et  même  que  la 
gloire.  Ce  stimulant,  difficile  à  contenir,  im- 
possible à  contrefaire ,  se  fait  sentir  dans  tout 
ce  qu'il  produit.  Quelque  heureuse  découverte 
à  publier,  quelque  belle  et  grande  vérité  à  ré- 
pandre, quelque  erreur  générale  et  pernicieuse 
à  combattre,  enfin  quelque  point  d'utilité  pu- 
blique à  établir  ;  voilà  les  seuls  motifs  qui  puis- 
sent leur  mettre  la  plume  à  la  main  :  encore 
fdut-il  que  les  idées  en  soient  assez  neuves,  as- 
soz  belles,  assez  frappantes ,  pour  mettre  leur 


PREMIER 

zèle  en  effervescence  cl  le  forcer  à  s'exhaler. 
II  n'y  a  point  pour  cela  chez  eux  de  temps  ni 
d'âge  propre.  Comme  écrire  n'est  point  pour 
eux  un  métier,  ils  commenceront  ou  cesseront 
de  bonne  heure  ou  tard  selon  que  le  stimulant 
les  poussera.  Quand  chacun  aura  dit  ce  qu'il 
avoit  à  dire,  il  restera  tranquille  comme  aupa- 
ravant, sans  s'aller  fourrant  dans  le  tripot  litté- 
raire ,  sans  sentir  celte  ridicule  démangeaison 
de  rabâcher  et  barbouiller  éternellement  du  pa- 
pier, qu'on  dit  être  attachée  au  métier  d'auteur; 
et  tel,  né  peut-être  avec  du  génie,  ne  s'en  dou- 
tera pas  lui-môme  et  mourra  sans  être  connu 
(le  personne ,  si  nul  objet  ne  vient  animer  son 
zèle  au  point  de  le  contraindre  à  se  montrer. 

Le  Fr.  Mon  cher  monsieur  Rousseau,  vous 
m'avez  bien  l'air  d'être  un  des  habiians  do  ce 
monde-là 

Rouss.  J'en  reconnois  un  du  moins,  sans  le 
moindre  doute,  dans  l'auteur  d'Emile  et  d'Hé- 
loise. 

Le  Fr.  J'ai  vu  venir  cette  conclusion  ;  mais 
pour  vous  passer  toutes  ces  fictions  peu  claires, 
il  faudroil  premièrement  pouvoir  vous  accor- 
der avec  vous-même  :  mais  après  avoir  paru 
convaincu  des  abominations  de  cet  homme, 
vous  voilà  maintenant  le  plaçant  dans  les  as- 
tres parce  qu'il  a  fait  des  romans.  Pour  moi,  je 
n'entends  rien  à  ces  énigmes.  De  grâce,  dites- 
moi  donc  une  fois  votre  vrai  sentiment  sur  son 
compte. 

Rocss.  Je  vous  l'ai  dit  sans  mystère,  et  je 
vous  le  répéterai  sans  détour.  La  force  de  vos 
preuves  ne  me  laisse  pas  douter  un  moment 
des  crimes  qu'elles  altesienl,  et  là-dessus  je 
pense  exactement  comme  vous;  mais  vous 
unissez  des  choses  que  je  sépare.  L'auteur  des 
livres  et  celui  des  crimes  vous  paroît  la  même 
personne;  je  me  crois  fondé  à  en  faire  deux. 
Voilà,  monsieur,  le  mot  de  lénigme. 

Le  Fr.  Comment  cela?  je  vous  prie.  Voici 
qui  me  paroît  tout  nouveau. 

Rouss.  A  tort,  selon  moi;  car  ne  m'avcz- 
vous  pas  dit  qu'il  n'est  pas  l'auteur  du  Devin 
du  viliage  ? 

Le  Fr  II  est  vrai,  et  c'est  un  fait  dont  per- 
sonne ne  doute  plus  ;  mais,  quant  à  ses  autres 
ouvrages,  je  n'ai  point  encore  ouï  les  lui  dis- 
puter. 

Rouss.  Le  second  dépouillement  me  paroît 


DIALOGUE.  7 

pourtant  une  conséquence  assez  prochaine  do 
l'autre.  Mais,  pour  mieux  juger  du  leur  liai- 
son, il  faudroil  connoîtro  la  |)reuve  qu'on  a 
qu'il  n'est  pas  l'auteur  du  Devin, 

Le  Fr.  La  preuve!  il  y  en  a  cent,  toutes 
pérempioires. 

Rouss.  C'est  beaucoup.  Jemecontented'une; 
mais  je  la  veux,  et  pour  cause,  indépendante 
du  témoignage  d'autrui. 

Le  Fr.  Ah  !  très-volontiers.  Sans  vous  par- 
ler donc  des  pillages  bien  attestés  dont  on  a 
prouvé  d'abord  que  cette  pièce  étoit  compo- 
sée, sans  même  insister  sur  le  doute  s'il  sait 
faire  des  vers,  et  par  conséquent  s'il  a  pu  faire 
ceux  du  Devin  du  village,  je  me  tiens  à  une 
chose  plus  positive  et  plus  sûre,  c'est  qu'il  ne 
sait  pas  la  musique  ;  d'où  l'on  peut,  à  mon  avis, 
conclure  avec  certitude  qu'il  n'a  pas  fait  celle 
de  cet  opéra. 

Rouss.  Il  ne  sait  pas  la  musique?  Voilà  en- 
core une  de  ces  découvertes  auxquelles  je  no 
me  serois  pas  attendu. 

Le  Fr.  N'en  croyez  là-dessus  ni  moi  ni  per- 
sonne, mais  vérifiez  par  vous-même. 

Rouss.  Si  j'avois  à  surmonter  l'horreur  d'ap- 
procher du  personnage  que  vous  venez  do 
peindre,  ce  ne  seroit  assurément  pas  pour  vé- 
rifier s'il  sait  la  musique  ;  la  question  n'est  pas 
assez  intéressante  lorsqu'il  s'agit  d'un  pareil 
scélérat. 

Le  Fr.  Il  faut  qu'elle  ait  paru  moins  indiffé- 
rente à  nos  messieurs  qu'à  vous;  car  les  pei- 
nes incroyables  qu'ils  ont  prises  et  prennent 
encore  tous  les  jours  pour  établir  de  mieux  en 
mieux  dans  le  public  celle  preuve,  passent  en- 
core ce  qu'ils  ont  fait  pour  meltre  en  évidence 
celle  de  ses  crimes. 

Rouss.  Cola  me  paroît  asseï  bizarre  ;  car 
quand  on  a  si  bien  prouvé  le  plus,  d'ordi- 
naire on  ne  s'agite  pas  si  fort  pour  prouver  le 
moins. 

Le  Fr.  Oh  !  vis-à-vis  d'un  tel  homme,  on  no 
doit  négliger  ni  le  plus  ni  le  moins.  A  Ihorreur 
du  vice  se  joint  l'amour  de  la  vérité,  pour  dé- 
truire dans  toutes  ses  branches  une  réputation 
usurpée  ;  et  ceux  qui  se  sont  empressés  de 
montrer  en  lui  un  monstre  exécrable  ne  doi- 
vent pas  moins  s'empresser  aujourd'hui  de  le 
montrer  un  petit  pillard  sans  talent. 

Rouss.  Il  faut  avouer  que  la  destinée  de  cet 


8 


PRE»I1ER  DIALOGUE. 


homme  a  des  singularités  bien  frappantes  :  sa 
vie  est  coupée  en  deux  parties  qui  semblent 
appartenir  à  deux  individus  différens,  dont  l'é- 
poque qui  les  sépare,  c'est-à-dire  le  temps  où 
il  a  publié  des  livres,  marque  la  mort  de  l'un 
et  In  naissance  de  l'autre. 

Le  premier,  homme  paisible  et  doux,  fut 
bien  voulu  de  tous  ceux  qui  le  connurent,  et 
ses  amis  lui  restèrent  toujours.  Peu  propre  aux 
grandes  sociétés  par  son  humeur  timide  et  son 
naturel  iranquille,  il  aima  la  retraite,  non  pour 
y  vivre  seul,  mais  pour  y  joindre  les  douceurs 
de  l'étude  aux  charmes  de  l'intimité.  Il  consa- 
cra sa  jeunesse  à  la  culture  des  belles  connois- 
sances  et  des  talens  agréables,  et,  quand  il  se 
vil  forcé  de  faire  usage  de  cet  acquis  pour  sub- 
sister, ce  fut  avec  si  peu  d'ostentation  et  de  pré- 
tention, que  les  personnes  auprès  desquelles  il 
vivoit  le  plus  n'imaginoient  pas  même  qu'il  eût 
assez  d'esprit  pour  faire  des  livres.  Son  cœur, 
lait  pour  s'attacher,  se  donnoitsans  réserve; 
complaisant  pour  ses  amis  jusqu'à  la  foiblesse, 
il  se  laissoit  subjuguer  par  eux  au  point  de  ne 
pouvoir  plus  secouer  ce  joug  impunément.  Le 
second,  homme  dur,  farouche  et  noir,  se  fait 
abhorrer  de  tout  le  monde  qu'il  fuit;  et,  dans 
son  affreuse  misanthropie,  ne  se  plaît  qu'à  mar- 
quer sa  haine  pour  le  genre  humain.  Le  pre- 
mier, seul ,  sans  étude  et  sans  maître,  vainquit 
toutes  les  difficultés  à  force  de  zèle,  et  consacra 
ses  loisirs,  non  à  l'oisiveté,  encore  moins  à  des 
travaux  nuisibles,  mais  à  remplir  sa  tête  d'idées 
charmantes,  son  cœur  de  sentimens  délicieux, 
et  à  former  des  projets,  chimériques  peut-être 
à  force  d'être  utiles,  mais  dont  l'exécution,  si 
elle  eût  été  possible,  eût  fait  le  bonheur  du 
genre  humain.  Le  second,  tout  occupé  de  ses 
odieuses  trames,  n'a  su  rien  donner  de  son 
temps  ni  de  son  esprit  à  d'agréables  occupa- 
lions,  encore  moins  à  des  vues  utiles.  Plongé 
dans  les  plus  brutales  débauches,  il  a  passé  sa 
vie  dans  les  tavernes  et  les  mauvais  lieux, 
chargé  de  tous  les  vices  qu'on  y  porte  ou  qu'on 
y  contracte,  n'ayant  nourri  que  les  goûts  cra- 
puleux et  bas  qui  en  sont  inséparables  ;  il  fait 
ridiculementcontrastersesinclinations  rampan- 
tes avec  les  altières  productions  qu'il  a  l'audace 
de  s'attribuer.  En  vain  a-t-il  paru  feuilleter 
des  livres  et  s'occuper  de  recherches  philoso- 
phiques, il  n'a  rien  saisi,  rien  conçu,  que  ses 


horribles  systèmes;  et,  après  de  prétendus  es- 
sais, qui  n'avoient  pour  but  que  d'en  imposer 
au  genre  humain,  il  a  fini  comme  il  avoit  com- 
mencé, par  ne  rien  savoir  que  mal  faire. 

Enfin,  sans  vouloir  suivre  celte  opposition 
dans  toutes  ses  branches,  et  pour  m'arrêter  à 
celle  qui  m'y  a  conduit,  le  premier,  d'une  timi- 
dité qui  alloit  jusqu'à  la  bêtise,  osoit  à  peine 
montrer  à  ses  amis  les  productions  de  ses  loi- 
sirs ;  le  second,  d'une  impudence  encore  plus 
bête,  s'approprioit  fièrement  et  publiquement 
les  productions  d'autrui  sur  les  choses  qu'il  en- 
tendoit  le  moins.  Le  premier  aima  passionné- 
ment la  musique,  en  fit  son  occupation  favorite, 
et  avec  assez  de  succès  pour  y  faire  des  décou- 
vertes, trouver  les  défauts,  indiquer  les  correc- 
tions ;  il  passa  une  grande  partie  de  sa  vie 
parmi  les  artistes  et  les  amateurs,  tantôt  com- 
posant de  la  musique  dans  tous  les  genres,  en 
diverses  occasions,  tantôt  écrivant  sur  cet  art, 
proposant  des  vues  nouvelles,  donnant  des  le- 
çons de  composition,  constatant  par  des  épreu- 
ves l'avantage  des  méthodes  qu'il  proposoil,  et 
toujours  se  montrant  instruit  dans  toutes  les 
parties  de  l'art  plus  que  la  plupart  de  ses  con- 
temporains, dont  plusieurs  étoient  à  la  vérité 
plus  versés  que  lui  dans  quelque  partie,  mais 
dont  aucun  n'en  avoit  si  bien  saisi  l'ensemble 
et  suivi  la  liaison.  Le  second,  inepte  au  point 
de  s'être  occupé  de  musique  pendant  quarante 
ans  sans  pouvoir  l'apprendre,  s'est  réduit  à 
l'occupation  d'en  copier  faute  d'en  savoir  faire; 
encore  lui-même  ne  se  trouve-t-il  pas  assez  sa- 
vant pour  le  métier  qu'il  a  choisi  ;  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  de  se  donner  avec  la  plus  stu- 
pide  effronterie  pour  l'auteur  de  choses  qu'il 
ne  peut  exécuter.  Vous  m'avouerez  que  voilà 
des  contradictions  difficiles  à  concilier. 

Le  Fr.  Moins  que  vous  ne  croyez  ;  et  si  vos 
autres  énigmes  ne  m'étoient  pas  plus  obscu- 
res que  celle-là,  vous  me  tiendriez  moins  en 
haleine. 

Rooss.  Vousm'éclaircirez  donccelle-ci  quand 
il  vous  plaira  ;  car,  pour  moi,  je  déclare  que  je 
n'y  comprends  rien. 

Le  Fr.  De  tout  mon  cœur ,  et  très-facile- 
ment; mais  commencez  vous-même  par  m'é- 
claircir  voire  question. 

Rocss.  Il  n'y  a  plus  de  question  sur  le  fait 
que  vous  venez  d'exposer.  A  cet  égard  nous 


PRËMIEK  DIALOGUE. 


9 


sommes  parfaitement  d'accord,  et  j'adopte 
pleinemont  votre  conséquence  ;  mais  je  la  porte 
plus  loin.  Vous  dites  qu'un  homme  qui  ne  sait 
faire  ni  musique  ni  vers  n'a  pas  fait  le  Deviîi  du 
village,  et  cela  est  incontestable  :  moi  j'ajoute 
que  celui  qui  se  donne  faussement  pour  l'au- 
leur  do  cet  opéra  n'est  pas  môme  l'auteur  des 
autres  écrits  qui  portent  son  nom,  et  cela  n'est 
guère  moins  évident  ;  car  s'il  n'a  pas  fait  les 
paroles  du  Devin  puisqu'il  ne  sait  pas  faire  des 
vers,  il  n'a  pas  fait  non  plus  l'Allée  de  Sijlv'ie, 
qui  difficilement  en  effet  peut  être  l'ouvrage 
d'un  scélérat  ;  et,  s'il  n'en  a  pas  fait  la  musique 
puisqu'il  ne  sait  pas  la  musique ,  il  n'a  pas  fait 
non  plus  la  Lettre  sur  la  musique  française,  en- 
core moins  le  Dictionnaire  de  musique,  qui  ne 
peut  être  que  l'ouvrage  d'u'i  homme  versé  dans 
cet  art  et  sachant  la  composition. 

i.E  Fr.  Je  ne  suis  pas  là-dessus  de  votre  sen- 
timent non  plus  que  le  public,  et  nous  avons 
pour  surcroît  celui  d'un  grand  musicien  étran- 
ger venu  depuis  peu  dans  ce  pays. 

Rouss.  Et,  je  vous  prie,  le  connoissoz-vous 
bien  ce  grand  musicien  étranger?  Savez-vous 
par  qui  et  pourquoi  il  a  été  appelé  en  France, 
quels  motifs  l'ont  porté  tout  d'un  coup  à  ne 
faire  que  de  la  musique  françoise,  et  à  venir 
s'établir  à  Paris? 

Le  Fr.  Je  soupçonne  quelque  chose  de  tout 
cela  ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Jean- 
Jacques  étant  plus  que  personne  son  admirateur, 
donne  lui-même  du  poids  à  son  suffrage. 

Rouss.  Admirateur  de  son  talent,  d'accord; 
je  le  suis  aussi  ;  mais  quant  à  son  suffrage,  il 
faudroit  premièrement  être  au  fait  de  bien  dos 
choses  avant  de  savoir  quelle  autorité  l'on  doit 
lui  doiuier. 

Le  Fr.  Je  veux  bien,  puisqu'il  vous  est  sus- 
pect, ne  m'en  pas  étayer  ici,  ni  même  de  celui 
d'aucun  musicien  ;  mais  je  n'en  dirai  pas  moins 
de  moi-même  que  pour  composcrde  la  musique 
il  faut  la  savoir  sans  doute;  mais  qu'on  peut 
bavarder  tant  qu'on  veut  sur  cet  art  sans  y  rien 
entendre,  et  que  tel  qui  se  môle  d'écrire  fort 
doctement  sur  la  musique  seroit  bien  embar- 
rassé de  faire  une  bonne  basse  sous  un  menuet, 
et  même  de  le  noter. 

Rocss.  Je  me  doute  bien  aussi  de  cela.  Mais 
votre  intention  est-elle  d'appliquer  celte  idée 
au  Dictionnaire  et  à  son  auteur? 


Le  Fr.  Je  conviens  que  j'y  pensois. 

Rouss.  Vous  y  pensiez!  Cela  étant,  permet- 
tez-moi, de  grâce,  encore  une  question.  Avez- 
vous  lu  ce  livre? 

Le  Fr.  Je  serois  bien  fâché  d'en  avoir  lu  ja- 
mais une  seule  ligne,  non  plus  que  d'aucun  de 
ceux  qui  portent  cet  odieux  nom. 

Rouss.  En  ce  cas,  je  i^uis  moins  surpris  que 
nous  pensions ,  vous  et  moi,  si  différemment 
sur  les  points  qui  s'y  rapportent.  Ici ,  par 
exemple,  vous  ne  confondriez  pas  ce  livre  avec 
ceux  dont  vous  parlez,  et  qui,  ne  roulant  que 
sur  des  principes  généraux,  ne  contiennent  que 
des  idées  vagues  ou  des  notions  élémentaires 
tirées  peut-être  d'autres  écrits,  et  qu'ont  tous 
ceux  qui  savent  un  peu  de  musique  ;  au  lieu 
que  le  Dictionnaire  entre  dans  le  détail  des  rè- 
gles pour  en  montrer  la  raison ,  l'application, 
l'exception,  et  tout  ce  qui  doit  guider  le  com- 
positeur dans  leur  emploi.  L'auteur  s'attache 
même  à  éclaircir  de  certaines  parties  qui  jus- 
qu'alors étoient  restées  confuses  dans  la  tête 
des  musiciens,  et  presque  inintelligibles  dans 
leurs  écrits.  L'article  Enharmonique,  par 
exemple,  explique  ce  genre  avec  une  si  grande 
clarté,qu'on  est  étonné  de  l'obscurité  avec  la- 
quelle en  avoient  parlé  tous  ceux  qui  jusqu'a- 
lors avoient  écrit  sur  cette  matière.  On  ne  me 
persuadera  jamais  que  cet  article ,  ceux  d'Ex- 
pression, Eugue,  Harmonie,  Licence,  Mode, 
Modulation,  Préparation,  Récitatif,  Trio  (')  et 
grand  nombre  d'autres  répandus  dans  ce  Dic- 
tionnaire, et  qui  sûrement  ne  sont  pillés  de 
personne ,  soient  l'ouvrage  d'un  ignorant  en 
musique  qui  parle  de  ce  qu'il  n'entend  point, 
ni  qu'un  livre  dans  lequel  on  peut  apprendre 
la  composition  soit  l'ouvrage  de  quelqu'un  qui 
ne  la  savoit  pas. 

11  est  vrai  que  plusieurs  autres  articles  éga- 

(*)  Tous  les  articles  de  musique  que  j'avois  promis  pour 
V [encyclopédie  furent  faits  dès  rannëe  «749,  et  remis  pur 
M.  Diderot,  Tannée  suivante,  k  M.  d'Alembert,  comme  eiilranl 
dans  la  partie  Malhématiqucs,  dont  il  étoit  chargé.  QncKiue 
temps  après  parurent  ses  Elémens  de  Musique,  qu'il  n'eut  p.i8 
beaucoup  de  peine  à  faire.  En  1768  parut  mon  Diclionnaire,  et 
quehpie  temps  après  une  nouvelle  édition  de  ses  Éleniens  avec 
des  augmentations.  Dans  l'intervalle  avoit  aussi  p  ru  nn  LHe~ 
lionnaire  des  Beaux- Arts,  où  je  reconnus  plusieurs  des  arw 
ticies  que  j'avois  faits  pour  V Encyclopédie.  M.  d'Alemldt 
avoit  desbontés  si  tendres  pour  mon  Dictioimaire  encore  ma- 
nuscrit, (|uil  offrit  obligeamment  au  sieur  Cuy  d'en  revoir 
les  épreuve»;  faveur  que,  sur  l'avis  que  celui-ci  w'en  dumia, 
je  le  priai  de  ue  pas  accepter. 


1» 


PREMIER  DIALOGUE. 


lement  importans  sont  roslésseulcment  indiqués 
pour  ne  pas  laisser  le  vocabulaire  imparfait, 
comme  il  en  avertit  dans  sa  préface  ;  mais  se- 
roit-il  raisonnable  de  le  juger  sur  les  articles 
qu'il  n'a  pas  eu  le  temps  de  faire  plutôt  que  sur 
ceux  cil  il  a  mis  la  dernière  main,  et  qui  de- 
mandoient  assurément  autant  de  savoir  que  les 
autres?  L'auteur  convient,  il  avertit  même, 
de  ce  qui  manque  à  son  livre,  et  il  dit  la  raison 
de  ce  défaut.  Mais  tel  qu'il  est,  il  seroit  cent 
fois  plus  croyable  encore  qu'un  homme  qui  ne 
sait  pas  la  musique  eût  fait  le  Devin  que  le  Dic- 
tionnaire: car  combien  ne  voit-on  pas,  surtout 
en  Suisse  et  en  Allemagne,  de  gens  qui,  ne 
sachant  pas  une  note  de  musique,  et  guidés 
uniquement  par  leur  oreille  et  leur  goût,  ne 
laissent  pas  de  composer  des  choses  tios-agréa- 
bles  et  même  très-régulières,  quoiqu'ils  n'aient 
nulle  connoissance  des  règles,  et  qu'ils  ne 
puissent  déposer  leurs  compositions  que  dans 
leur  mémoire!  Mais  il  est  absurde  de  penser 
qu'un  homme  puisse  enseigner  et  même  éclair- 
cir  dans  un  livre  une  science  qu'il  n'entend 
point,  et  bien  plus  encore,  dans  un  art  dont  la 
seule  langue  exige  une  étude  de  plusieurs 
années  avant  qu'on  puisse  l'entendre  et  la  par- 
ler. Je  conclus  donc  qu'un  homme  qui  n'a  pu 
faire  le  Devin  du  village,  parce  qu'il  ne  savoit 
pas  la  musique,  n'a  pu  faire  à  plus  forte  raison 
le  Dictionnaire,  qui  demandoit  beaucoup  plus 
de  savoir. 

Le  Fr.  Ne  connoissant  ni  l'un  ni  l'autre  ou- 
vrage, je  ne  puis  par  moi-même  juger  de  votre 
raisonnement.  Je  sais  seulement  qu'il  y  a  une 
différence  extrême  à  cet  égard  dans  l'estima- 
tion du  public,  que  le  Dictionnaire  passe  pour 
un  ramassis  de  phrases  sonores  et  inintelligi- 
bles, qu'on  en  cite  un  article  Génie  que  tout  le 
monde  prône  et  qui  ne  dit  rien  sur  la  musique. 
Quant  à  votre  article  Enharmonique ,  et  aux 
autres  qui,  selon  vous,  traitent  pertinemment 
de  l'art,  je  n'en  ai  jamais  ouï  parler  à  personne, 
si  ce  n'est  à  quelques  musiciens  ou  amateurs 
étrangers  qui  paroissoient  en  faire  cas  avant 
qu'on  les  eût  mieux  instruits  ;  mais  les  nôtres 
disent  et  ont  toujours  dit  ne  rien  entendre  au 
jargon  de  ce  livre. 

Pour  le  Devin,  vous  avez  vu  les  transports 
d'admiration  excités  par  la  dernière  reprise; 
l'enthousiasme  du  public  poussé  jusqu'au  délire 


fait  foi  de  la  sublimité  de  cet  ouvrage.  C'étoit 
le  divin  Jean-Jacques,  c'étoit  le  moderne  Or- 
phée; cet  opéra  étoit  le  chef-d'œuvre  de  l'art 
et  de  l'esprit  humain,  et  jamais  cet  enthou- 
siasme ne  fut  si  vif  que  lorsqu'on  sut  que  le 
divin  Jean-Jacques  ne  savoit  pas  la  musique. 
Or,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  de  cequ'un 
homme  qui  ne  sait  pas  la  musique  n'a  pu  faire 
un  prodige  de  l'art  universellement  admiré,  il 
ne  s'ensuit  pas,  selon  moi,  qu'il  n'a  pu  faire  un 
livre  peu  lu ,  peu  entendu  etencoremoins  estimé. 
RODSS.  Dans  les  choses  dont  je  peux  juger 
par  moi-même,  je  ne  prendrai  jamais  pour 
règle  de  mes  jugemens  ceux  du  public,  et  sur- 
tout quand  il  s'engoue  comme  il  a  fait  tout 
d'un  coup  pour  le  Devin  du  village,  après  l'a- 
voir entendu  pendant  vingt  ans  avec  un  plaisir 
plus  modéré.  Cet  engouement  subit,  quelle 
qu'en  aitété  la  cause  au  momentoù le  soi-disant 
auteur  étoit  l'objet  de  la  dérision  publique,  n'a 
rien  eu  d'assez  naturel  pour  faire  autorité  chez 
les  gens  sensés.  Je  vous  ai  dit  ce  que  je  pensois 
du  Dictionnaire,  et  cela,  non  pas  sur  l'opinion 
publique,  ni  sur  ce  célèbre  article  Génie,  qui, 
n'ayant  nulle  application  particulière  à  l'art, 
n'est  là  que  pour  la  plaisanterie,  mais  après 
avoir  lu  attentivement  l'ouvrage  entier,  dont  la 
plupart  des  articles  feront  faire  de  meilleure 
musique  quand  les  artistes  en  sauront  profiter. 
Quant  au  Devin,  quoique  je  sois  bien  sûr  que 
personne  ne  sent  mieux  que  moi  les  véritables 
beautés  de  cet  ouvrage,  je  suis  fort  éloigné  de 
voir  ces  beautés  où  le  public  engoué  les  place. 
Ce  ne  sont  pointdecelles  que  l'étude  et  le  savoir 
produisent,  mais  de  celles  qu'inspirent  le  goût 
et  la  sensibilité;  et  l'on  prouveroit  beaucoup 
mieux  qu'un  savant  compositeur  n'a  point  fait 
cette  pièce,  si  la  partie  du  beau  chant  et  de 
l'invention  lui  manque,  qu'on  ne  prouveroit 
qu'un  ignorant  ne  l'a  pu  faire,  parce  qu'il  n'a 
pas  cet  acquis  qui  supplée  au  génie  et  ne  fait 
rien  qu'à  force  de  travail.  11  n'y  a  rien  dans  le 
Devin  du  village  qui  passe,  quant  à  la  partie 
scientifique,  les  principes  élémentaires  de  la 
composition;  et  non-seulement  il  n'y  a  point 
d'écolier  de  trois  mois  qui,  dans  ce  sens ,  ne 
fût  en  état  d'en  faire  autant,  mais  on  peut  bien 
douter  qu'un  savant  compositeur  pût  se  résou- 
dre à  être  aussi  simple.  11  est  vrai  que  l'auteur 
de  cet  ouvrage  y  a  suivi  un  principe  caché  qui 


PREMIER  DIALOGUE. 


il 


se  fait  sentir  sans  qu'on  le  remarque,  et  qui 
donne  à  ses  chants  un  effet  qu'on  ne  sent  dans 
aucune  autre  musique  Françoise.  Mais  ce  prin- 
cipe, ignoré  de  tous  nos  compositeurs,  dédaigné 
do  ceux  qui  en  ont  entendu  parler,  posé  seule- 
ment par  l'auteur  de  la  Lettre  sur  la  musique 
française,  qui  en  a  fait  ensuite  un  article  du 
Dictionnaire,  et  suivi  seulement  par  l'auteur 
du  Devin,  est  une  grande  preuve  de  plus  que 
ces  deux  auteurs  sont  le  mi^me.  Mais  tout  cela 
montre  l'invention  d'un  amateur  qui  a  réfléchi 
sur  l'art,  plutôt  que  la  routine  d'un  professeur 
qui  le  possède  supérieurement.  Ce  qui  peut 
faire  honneur  au  musicien  dans  celte  pièce  est 
le  récitatif:  il  est  bien  modulé,  bien  ponctué, 
bien  accentué,  autant  que  du  récitatif  françois 
peut  l'ôtrc.  Le  tour  en  est  neuf,  du  moins  il 
l'étoit  alors  à  tel  point  qu'on  ne  voulut  point 
hasarder  ce  récitatif  à  la  cour,  quoique  adapté 
à  la  langue  plus  qu'aucun  autre.  J'ai  peine  à 
concevoir  comment  du  récitatif  peut  être  pillé, 
à  moins  qu'on  ne  pille  aussi  les  paroles;  et, 
quand  il  n'y  auroit  que  cela  de  la  main  de  l'au- 
teur de  la  pièce,  j'aimerois  mieux,  quant  à 
moi,  avoir  fait  le  récitatif  sans  les  airs,  que  les 
airs  sans  le  récitatif;  mais  je  sens  trop  bien  la 
même  main  dans  le  tout  pour  pouvoir  le  parta- 
ger à  différens  auteurs.  Ce  qui  rend  même  cet 
opéra  prisable  pour  les  gens  de  goût,  c'est  le 
parfait  accord  des  paroles  et  de  la  musique, 
c'est  l'étroite  liaison  des  parties  qui  le  compo- 
sent, c'est  l'ensemble  exact  du  tout  qui  en  fait 
l'ouvrage  le  plus  nu  que  je  connoisse  en  ce 
genre.  Le  musicien  a  partout  pensé ,  senti , 
parlé  comme  le  poète  ;  l'expression  de  l'un  ré- 
pond toujours  si  fidèlement  à  celle  de  l'autre 
qu'on  voit  qu'ils  sont  toujours  animés  du  même 
esprit  ;  et  l'on  me  dit  que  cet  accord  si  juste  et  si 
rare  résulte  d'un  tas  de  pillages  fortuitement 
rassemblés  1  Monsieur,  il  y  auroit  cent  fois  plus 
d'art  à  composer  un  pareil  tout  de  morceaux 
ôpars  et  décousus  qu'à  le  créer  soi-même  d'un 
bout  à  l'autre. 

Le  Fr.  Votre  objection  ne  m'est  pas  nou- 
velle; elle  paroit  même  si  solide  à  beaucoup 
de  gens,  que,  revenus  des  vols  partiels,  quoi- 
que tous  si  bien  prouvés,  ils  sont  maintenant 
persuades  que  la  pièce  entière,  paroles  et  mu- 
sique, est  d'une  autre  main,  et  que  le  charla- 
tan a  eu  l'adresse  do  s'en  emparer  cl  l'impu- 


dence de  se  l'attribuer.  Cela  paroît  même  si 
bien  élabli,que  l'on  n'en  doute  plus  guère;  car 
enfin  il  faut  bien  nécessairement  recourir  à 
quelque  explication  semblable  ;  il  faut  bien  que 
cet  ouvrage,  qu'il  est  incontestablement  hors 
d'état  d'avoir  fait,  ait  été  fait  par  quelqu'un. 
On  prétend  môme  en  avoir  découvert  le  véri- 
table auteur. 

UoDSS.  J'entends  :  après  avoir  d'abord  dé- 
couvert et  très-bien  prouvé  les  vols  partiels 
dont  le  Devin  du  village  étoit  composé,  on 
prouve  aujourd'hui  non  moins  victorieusement 
qu'il  n'y  a  point  eu  de  vols  partiels  ;  que  cette 
pièce,  toute  de  la  même  main,  a  été  volée  en 
entier  par  celui  qui  se  l'attribue.  Soit  donc, 
car  l'une  et  l'autre  de  ces  vérités  contradic- 
toires est  égale  pour  mon  objet.  Mais  enfin  quel 
est-il  donc,  ce  véritable  auteur?  Est-il  Fran- 
çois, Suisse,  Italien,  Chinois? 

Le  Fr.  C'est  ce  que  j'ignore  ;  car  on  ne  peut 
guère  attribuer  cet  ouvrage  à  Pergolèse,  comme 
un  Salve  lieffina..., 

Rouss.  Oui,  j'en  connois  un  de  cet  auteur, 
et  qui  même  a  été  gravé.... 

],¥.  Fr.  Ce  n'rst  pas  celui-là.  Le  Salve  dont 
vous  parlez,  Pcrgolèse  l'a  fait  de  son  vivant, 
et  celui  dont  je  parle  en  est  un  autre  qu'il  a  fait 
vingt  ans  après  sa  mort,  et  que  Jean-Jacques 
s'approprioit  en  disant  l'avoir  fait  pour  made- 
moiselle Fel,  comme  beaucoup  d'autres  motets 
que  le  même  Jean-Jacques  dit  ou  dira  de  même 
avoir  faits  depuis  lors,  et  qui  par  autant  de  mi- 
racles de  M.  d'Alembert  sont  et  seront  toujours 
tous  de  Pergolèse,  dont  il  évoque  l'ombre 
quand  il  lui  plaît. 

Rouss.  Voilà  qui  est  vraiment  admirable  I 
Oh  1  je  me  doutois  depuis  long-temps  que  ce 
M.  d'Alembert  devroit  être  un  saint  à  miracles, 
et  je  parierois  bien  qu'il  ne  s'en  tient  pas  à 
ceux-là.  Mais  comme  vous  dites,  il  lui  sera 
néanmoins  difficile,  tout  saint  qu'il  est,  d'avoir 
aussi  fait  faire  le  Devin  du  village  à  Pergolèse  ; 
et  il  ne  faudroit  pas  multiplier  les  auteurs 
sans  nécessité. 

Le  Fr.  Pourquoi  non?  Qu'un  pillard  prenne 
à  droite  et  à  gauche,  rien  au  monde  n'est  plus 
naturel. 

Rouss.  D'accord;  mais  dans  toutes  ces  mu- 
siques ainsi  pillées  on  sent  les  coutures  et  les 
pièces  de  rapport,  et  il  me  semble  que  celle  qui 


12 


poric  le  nom  de  Jean-Jacques  n'a  pas  cet  air-là. 
On  n'y  trouve  môme  aucune  physionomie  na- 
turelle :  ce  n'est  pas  plus  de  la  musique  ita- 
lienne que  de  la  musique  françoise.  Elle  a  le 
ion  de  la  chose,  et  rien  de  plus. 

Le  Fr.  Tout  le  monde  convient  de  cela. 
Comment  l'auteur  du  Z)gwma-t-il  pris  dans  cette 
pièce  un  accent  alors  si  neuf  qu'il  n'ait  employé 
que  là?  et  si  c'est  son  unique  ouvrage,  com- 
ment en  a-t-il  tranquillement  cédé  la  gloire  à  un 
autre,  sans  tenter  de  la  revendiquer,  ou  du 
moins  de  la  partager  par  un  second*  opéra 
semblable?  On  m'a  promis  de  m'expliquer  clai- 
rement tout  cela;  car  j'avoue  de  bonne  foi 
y  avoir  trouvé  jusqu'ici  quelque  obscurité. 

Rouss.  Bon  1  vous  voilà  bien  embarrassé!  le 
pillard  auroit  fait  accointance  avec  l'auteur  ;  il 
se  sera  fait  confier  sa  pièce,  la  lui  aura  volée, 
et  puis  il  l'aura  empoisonné.  Cela  est  tout 
simple. 

Le  Fr.  Vraiment,  vous  avez  là  de  jolies 
idées  ! 

RODSS.  Ah!  ne  me  faites  pas  honneur  de 
votre  bien.  Ces  idées  vous  appartiennent;  elles 
sont  l'effet  naturel  de  tout  ce  que  vous  m'avez 
appris.  Au  reste,  et  quoi  qu'il  en  soit  du  véri- 
table auteur  de  la  pièce,  il  me  suffit  que  celui 
qui  s'est  dit  l'être  soit,  par  son  ignorance  et 
son  incapacité ,  hors  d'état  de  l'avoir  faite , 
pour  que  j'en  conclue,  à  plus  forte  raison, 
qu'il  n'a  fait  ni  le  Dictionnaire  qu'il  s'attribue 
aussi,  ni  la  Lettre  sur  la  musique  françoise,  ni 
aucun  des  autres  livres  qui  portent  son  nom  et 
dans  lesquels  il  est  impossible  de  ne  pas  sentir 
qu'ils  partent  tous  de  la  même  main.  D'ailleurs 
concevez-vous  qu'un  homme  doué  d'assez  de 
talens  pour  faire  de  pareils  ouvrages  aille,  au 
fort  même  de  son  effervescence,  piller  et  s'at- 
tribuer ceux  d'autrui  dans  un  genre  qui  non- 
seulement  n'est  pas  le  sien,  mais  auquel  il  n'en- 
tend absolument  rien  ;  qu'un  homme  qui,  selon 
vous,  entassez  de  courage,  d'orgueil,  de  fierté, 
de  force,  pour  résister  à  la  démangeaison  dé- 
crire,  si  naturelle  aux  jeunes  gens  qui  se  sentent 
quelque  talent,  pour  laisser  mûrir  vingt  ans  sa 
tête  dans  le  silence,  afin  de  donner  plus  de 
profondeur  et  de  poids  à  ses  productions  long- 
temps méditées;  que  ce  même  homme,  l'âme 
toute  remplie  de  ses  grandes  et  sublimes  vues, 
aille  en  interrompre  le  développement,  pour 


PUEMltR  DlALOCtJË. 

chercher  par  des  manœuvres  aussi  lâches  que 
puériles  une  réputation  usurpée  et  très-inté- 
rieure à  colle  qu'il  peut  obtenir  légitimement? 
Ce  sont  des  gens  pourvus  de  bien  petits  talens 
par  eux-mêmes  qui  se  parent  ainsi  de  ceux 
d'autrui  ;  et  quiconque,  avec  une  tête  active  et 
pensante,  a  senti  le  délire  et  l'attrait  du  travail 
d'esprit  ne  va  pas  servilement  sur  la  trace  d'un 
autre  pour  se  parer  ainsi  des  productions  étran- 
gères par  préférence  à  celles  qu'il  peut  tirer  de 
son  propre  fonds.  Allez,  monsieur,  celui  qui  a 
pu  être  assez  vil  et  assez  sot  pour  s'attribuer  le 
Devin  du  village  sans  l'avoir  fait,  et  même  sans 
savoir  la  musique,  n'a  jamais  fait  une  Ugne  du 
Discours  sur  l'Inégalité,  ni  de  Y  Emile,  ni  du 
Contrat  social.  Tant  d'audace  et  de  vigueur 
d'un  côté,  tant  d'ineptie  et  de  lâcheté  de  l'au- 
tre, ne  s'associeront  jamais  dans  la  même  âme. 
Voilà  une  preuve  qui  parle  à  tout  homme 
sensé.  Que  d'autres  qui  ne  sont  pas  moins  fortes 
ne  parlent  qu'à  moi,  j'en  suis  fâché  pour  mon 
espèce  ;  elles  devroient  parler  à  toute  âme  sen- 
sible et  douée  de  l'instinct  moral.  Vous  me  dites 
que  tous  ces  écrits  qui  m'échauffent,  me  tou- 
chent, m'attendrissent,  me  donnent  la  volonté 
sincère  d'être  meilleur,  sont  uniquement  des 
productions  d'une  tête  exaltée  conduite  par  un 
cœur  hypocrite  et  fourbe.  La  figure  de  mes 
êtres  surlunaires  vous  aura  déjà  fait  entendre 
que  je  n'étois  pas  là-dessus  de  votre  avis.  Ce 
qui  me  confirme  encore  dans  le  mien  est  le 
nombre  et  l'étendue  de  ces  mêmes  écrits,  où 
je  sens  toujours  et  partout  la  même  véhémence 
d'un  cœur  échauffé  des  mêmes  seniimens. 
Quoi!  ce  fléau  du  genre  humain,  cet  ennemi! 
de  toute  droiture,  de  toute  justice,  de  toute  ' 
bonté,  s'est  captivé  dix  à  douze  ans  dans  le 
cours  de  quinze  volumes  à  parler  toujours  le 
plus  doux,  le  plus  pur,  le  plus  énergique  lan- 
gage de  la  vertu,  à  plaindre  les  misères  humai- 
nes, à  en  montrer  la  source  dans  les  erreurs, 
dans  les  préjugés  des  hommes,  à  leur  tracer  la 
route  du  vrai  bonheur,  à  leur  apprendre  à 
rentrer  dans  leurs  propres  cœurs  pour  y  re- 
trouver le  germe  des  vertus  sociales  qu'ils 
étouffent  sous  un  faux  simulacre  dans  le  pro- 
grès mal  entendu  des  sociétés,  à  consulter  tou- 
jours leur  conscience  pour  redresser  les  erreurs 
de  leur  raison,  et  à  écouter  dans  le  silence  des 
passions  celte  voix  intérieure  que  tous  nos  phi- 


PREMII.R  DIALOGUE. 


^3 


fosophcs  ont  tant  à  cœur  d'étouffer,  et  qu'ils 
traitent  de  chimère  parce  qu'elle  no  leur  dit 
plus  rien  :  il  s'est  fait  siffler  d'eux  et  de  tout  son 
siècle  pour  avoir  toujours  soutenu  que  l'homme 
éloit  bon  quoique  les  hommes  fussent  méchans, 
^que  ses  vertus  lui  venoient  de  lui-même,  que 
.'48es  vices  lui  venoient  d'ailleurs  :  il  a  cons;icré 
son  plus  grand  et  meilleur  ouvrage  à  mon- 
trer comment  s'introduisent  dans  notre  âme  les 
^^^^.passions  nuisibles,  à  montrer  que  la  bonne 
éducation  doit  être  purement  négative,  qu'elle 
doit  consister,  non  à  guérir  les  vices  du  cœur 
humain,  puisqu'il  n'y  en  a  point  naturellement, 
mais  à  les  empêcher  de  naître,  et  à  tenir  exacte- 
ment fermées  les  portes  par  lesquelles  ils  s'in- 
troduisent j  enfin,  il  a  établi  tout  cela  avec  une 
clarté  si  lumineuse,  avecuncharme  si  touchant, 
avec  une  vérité  si  persuasive,  qu'une  âme  non 
dépravée  ne  peut  résister  à  l'attrait  de  ses  ima- 
ges et  à  la  force  de  ses  raisons  ;  et  vous  voulez 
que  cette  longue  suite  d  écrits  où  respirent  tou- 
jours les  mêmes  maximes,  où  le  même  langage 
se  soutient  toujours  avec  la  même  chaleur,  soit 
l'ouvrage  d'un  fourbe  qui  parle  toujours,  non- 
seulement  contre  sa  pensée,  mais  aussi  contre 
son  intérêt,  puisque,  mettant  tout  son  bon- 
heur à  remplir  le  monde  de  malheurs  et  de 
crimes,  il  dcvoit  conséquemment  chercher  à 
multiplier  les  scélérats  pour  se  donner  des  aides 
et  des  complices  dans  l'exécution  de  ses  horri- 
bles projets;  au  lieu  qu'il  n'a  travaillé  réelle- 
ment qu'à  se  susciter  des  obstacles  et  des  ad- 
versaires dans  tous  les  prosélytes  que  ses  livres 
fcroient  à  la  vertu. 

Autres  raisons  non  moins  fortes  dans  mon 
esprit.  Cet  auteur  putatif,  reconnu,  par  toutes 
les  preuves  que  vous  m'avez  fournies,  le  plus 
crapuleux,  le  plus  vil  débauché  qui  puisse  exis- 
ter, a  passé  sa  vie  avec  les  traînées  des  rues 
dans  les  plus  infâmes  réduits,  il  est  hébété  de 
débauche,  il  est  pourri  de  vérole  ;  et  vous  vou- 
lez qu'il  ait  écrit  ces  inimitables  lettres  pleines 
de  cet  amour  si  brûlant  et  si  pur  qui  ne  germa 
jamais  que  dans  des  cœurs  aussi  chastes  que 
tendres  ?  Ignorez-vous  que  rien  n'est  moins  ten- 
dre qu'un  débauché,  que  l'amour  n'est  pas  plus 
connu  des  libertins  que  des  femmes  de  mauvaise 
vie,  que  la  crapule  endurcit  le  cœur,  rend  ceux 
qui  s'y  livrent  impudens,  grossiers,  brutaux, 
cruels;  que  leur  sang  appauvri,  dépouillé  do 


cet  esprit  de  vie  qui  du  cœur  porte  au  cerveau 
ces  charmantes  images  d  où  naît  l'ivresse  de  l'a- 
mour, ne  leur  donne  par  l'habitude  que  lesâcrcs 
picotemens  du  besoin,  sansy  joindre  ces  douces 
impressions  qui  rendent  la  sensualité  aussi  ten- 
dre que  vive  ?  Qu'on  me  montre  une  lettre  d'a- 
mour d'une  main  inconnue,  je  suis  assuré  de 
connoître  à  sa  lecture  si  celui  qui  l'écrit  a  des 
mœurs.  Ce  n'est  qu'aux  yeux  de  ceux  qui  en 
ont  que  les  femmes  peuvent  briller  de  ces  char- 
mes touchans  et  chastes  qui  seuls  font  le  délire 
des  cœurs  vraiment  amoureux.  Les  débauchés 
ne  voient  en  elles  que  des  instrumens  de  plaisir 
qui  leur  sont  aussi  méprisables  que  nécessaires, 
comme  ces  vases  dont  on  se  sert  tous  les  jours 
pour  les  plus  indispensables  besoins.  J'aurois 
défié  tous  les  coureurs  de  filles  de  Paris  d'écrire 
jamais  une  seule  des  lettres  de  ï'Héloïse  ;  et  le 
livre  entier,  ce  livre  dont  la  lecture  me  jette 
dans  les  plus  angéliques  extases,  seroit  l'ou- 
vrage d'un  vil  débauché  I  Comptez,  monsieur, 
qu'il  n'en  est  rien  ;  ce  n'est  pas  avec  de  l'esprit 
et  du  jargon  que  ces  choses-là  se  trouvent. 
Vous  voulez  qu'un  hypocrite  adroit,  qui  no 
marche  à  ses  fins  qu'à  force  de  ruses  et  d'as- 
tuce, aille  éiourdiment  se  livrer  à  l'impétuo- 
sité de  l'indignation  contre  tous  les  états,  contre 
tous  les  partis  sans  exception,  et  dire  également 
les  plus  dures  vérités  aux  uns  et  aux  autres? 
Papistes,  huguenots,  grands,  petits,  hommes, 
femmes,  robins,  soldats,  moines,  prêtres,  dé- 
vots, médecins,  philosophes,  Tros  Rutulusve 
faut,  tout  est  peint,  tout  est  démasqué  sans 
jamais  un  mot  d'aigreur  ni  de  personnalité 
contre  qui  que  ce  soit,  mais  sans  ménagement 
pour  aucun  parti.  Vous  voulez  qu'il  ait  toujours 
suivi  sa  fougue  au  point  d'avoir  tout  soulevé 
contre  lui,  tout  réuni  pour  l'accabler  dans  sa 
disgrâce;  et  tout  cela  sans  se  ménager  ni 
défenseur  ni  appui,  sans  s'embarrasser  même 
du  succès  de  ses  livres,  sans  s'informer  au 
moins  de  l'effet  qu'ils  produisoient  et  de  l'orage 
qu'ils  aitiroient  sur  sa  tête,  et  sans  en  concevoir 
le  moindre  souci  quand  le  bruit  commença  d'en 
arriver  jusqu'à  lui?  Cette  intrépidité,  cette  im- 
prudence, celte  incurie,  est-elle  de  l'homme 
faux  et  fin  que  vous  m'avez  peint?  Enfin  vous 
voulez  qu'un  misérable  à  qui  l'on  a  ôté  le  nom 
ûc  scélérat,  qu'on  ne  trouvoit  pas  encore  a«sez 
abject,  pour  lui  donner  celni  de  coquin,  comme 


14 


PREMIER  DIALOGUE. 


exprimant  mieux  la  bassesse  et  l'indigniié  de 
son  âme;  vous  voulez  que  ce  reptile  ait  pris  et 
soutenu  pendant  quinze  volumes  le  langage  in- 
trépide et  fier  d'un  écrivain  qui,  consacrant  sa 
plume  à  la  vérité,  ne  quôte  point  les  suffrages 
du  public,  et  que  le  témoignage  de  son  cœur 
met  au-dessus  des  jugemens  des  hommes? 
Vous  voulez  que  parmi  tant  de  si  beaux  livres 
modernes,  les  seuls  qui  pénètrent  jusqu'à 
mon  cœur,  qui  l'enflamment  d'amour  pour  la 
vertu,  qui  l'attendrissent  sur  les  misères  hu- 
maines, soient  précisément  les  jeux  d'un  détes- 
table fourbe  qui  se  moque  de  ses  lecteurs  et  ne 
croit  pas  un  mot  de  ce  qu'il  leur  dit  avec  tant 
de  chaleur  et  de  force  ;  tandis  que  tous  les  au- 
tres, écrits,  à  ce  que  vous  m'assurez,  par  de 
vrais  sages  dans  de  si  pures  intentions,  me 
glacent  le  cœur,  le  resserrent,  et  ne  m'inspi- 
rent, avec  des  seniimcns  d'aigreur,  de  peine, 
et  de  haine,  que  le  plus  intolérant  esprit  de 
parti  ?  Tenez,  monsieur,  s'il  n'est  pas  impos- 
sible que  tout  cela  soit,  il  l'est  du  moins  que 
jamais  je  le  croie,  fût-il  mille  fois  démontré. 
Encore  un  coup,  je  ne  résiste  point  à  vos  preu- 
ves; elles  m'ont  pleinement  convaincu:  mais  ce 
que  je  ne  crois  ni  ne  croirai  de  ma  vie,  c'est 
que  YÉmile,  et  surtout  l'arlicle  du  goût  dans 
le  quatrième  livre,  soit  l'ouvrage  d'un  cœur 
dépravé  ;  que  VHéldise,  et  surtout  la  lettre  sur 
la  mort  de  Julie,  ait  été  écrite  par  un  scélérat  ; 
(\xxQ  celle  à  M.  d'Alembcrt  sur  les  spectacles 
s)il  la  production  d'une  âme  double;  que  le 
son'maire  du  Projet  de  paix  perpétuelle  soit 
celle  d'un  ennemi  du  genre  humain  ;  que  le  re- 
cueil entier  des  écrits  du  même  auteur  soit  sorti- 
d'une  âme  hypocrite  et  d'une  mauvaise  tête, 
non  du  pur  zèle  d'un  cœur  brûlant  d'amour 
pour  la  vertu.  Non,  monsieur,  non,  monsieur; 
le  mien  ne  se  prêtera  jamais  à  celte  absurde  et 
fausse  persuasion.  Mais  je  dis  et  je  soutiendrai 
toujours  qu'il  faut  qu'il  y  ait  deux  Jean-Jac- 
ques, et  que  l'auteur  des  livres  et  celui  des 
crimes  ne  sont  pas  le  même  homme.  Voilà  un 
sentiment  si  bien  enraciné  dans  le  fond  de 
mon  cœur  que  rien  ne  me  l'ôtera  jamais. 

Le  Fr.  C'est  pourtant  une  erreur,  sans  le 
moindre  doute,  et  une  autre  preuve  qu'il  a  fait 
des  livres,  est  qu'il  en  fait  encore  tous  les  jours. 

Uouss.  Voilà  ce  que  j'ignorois,  et  l'on  m'a- 
voit  dit  au  contraire  qu'il  s'occupoit  unique- 


ment, depuis  quelques  années,  à  copier  do  la 
musique. 

Le  Fr.  Bon,  copier?  il  en  fait  le  semblant 
pour  faire  le  pauvre,  quoiqu'il  soit  riche,  et 
couvrir  sa  rage  de  faire  dos  livres  et  de  bar- 
bouiller du  papier.  Mais  personne  ici  n'en  est 
la  dupe,  et  il  faut  que  vous  veniez  de  bien  loin 
pour  l'avoir  été. 

Rouss.  Sur  quoi,  je  vous  prie,  roulent  ces 
nouveaux  livres  dont  il  se  cache  si  bien,  si  à 
propos,  et  avec  tant  de  succès? 

Le  Fr.  Ce  sont  des  fadaises  de  toute  espèce  ; 
des  leçons  d'athéisme,  des  éloges  de  la  philo- 
sophie moderne,  des  oraisons  funèbres,  des 
traductions,  des  satires.... 

RODSS.  Contre  ses  ennemis,  sans  doute? 

Le  Fr.  Non,  contre  les  ennemis  de  ses  en- 
nemis. 

Rouss.  Voilàde  quoi  jenemescroispasdouté. 

Le  Fr.  Oh  !  vous  ne  connoissez  pas  la  ruse 
du  drôle  !  Il  fait  tout  cela  pour  se  mieux  dégui- 
ser. Il  fait  de  violentes  sorties  contre  la  pré- 
sente administration  (en  n82)  dont  il  n'a  point 
à  se  plaindre,  en  faveur  du  l>arlement  qui  l'a 
si  indignement  traité,  et  de  l'auteur  de  toutes 
ses  misères,  qu'il  devroit  avoir  en  horreur. 
Mais  à  chaque  instant  sa  vanité  se  décèle  par 
les  plus  ineptes  louanges  de  lui-même.  Par 
exemple,  il  a  fait  dernièrement  un  livre  fort 
plat,  intitulé  VAn  deux  mille  deux  cent  qua- 
rante,  dans  lequel  il  consacre  avec  soin  tous  ses 
écrits  à  la  postérité,  sans  même  excepter  Nar- 
cisse, et  sans  qu'il  en  manque  une  seule  ligne. 

Rouss.  C'est  en  effet  une  bien  étonnante  ba- 
lourdise. Dans  les  livres  qui  portent  son  nom 
je  ne  vois  pas  un  orgueil  aussi  bête. 

Le  Fr.  En  se  nommant  il  se  conlraignoit  ; 
à  présent  qu'il  se  croit  bien  caché,  il  ne  se  gêne 
plus. 

Rouss.  Il  a  raison,  cela  lui  réussit  si  bien  ! 
Mais,  monsieur,  quel  est  donc  le  vrai  but  de 
ses  livres  que  cet  homme  si  fin  publie  avec  tant 
de  mystère  en  faveur  des  gens  qu'il  devroit 
haïr,  et  de  la  doctrine  à  laquelle  il  a  paru  si 
contraire? 

Le  Fr.  En  doutez-vous  ?  C'est  de  se  jouer 
du  public  et  de  faire  parade  de  son  éloquence, 
en  prouvant  successivement  le  pour  et  le  con- 
tre, en  promenant  ses  lecteurs  du  blanc  au 
noir  pour  se  moquer  de  leur  crédulité. 


PREMIER  DIALOGUE. 


15 


Rouss.  Par  ma  foi!  voilà,  pour  la  détresse 
où  il  se  trouve,  un  homme  de  bien  bonne  hu- 
meur, et  qui,  pour  ôtre  aussi  haineux  que  vous 
le  faites,  nest  guère  occupé  de  ses  ennemis I 
Pour  moi,  sans  être  vain  ni  vindicatif,  je  vous 
déclare  que  si  j'étois  à  sa  place  et  que  je  vou- 
lusse encore  faire  des  livres,  ce  ne  seroit  pas 
pour  faire  triompher  mes  persécuteurs  et  leur 
doctrine  aux  dépens  de  ma  réputation  et  de 
mes  propres  écrits.  S'il  est  réellement  l'aulcur 
de  ceux  qu'il  n'avpue  pas,  c'est  une  forte  et 
nouvelle  preuve  qu'il  ne  l'est  pas  de  ceux  qui! 
avoue.  Car  assurément  il  faudroit  le  supposer 
bien  stupidc  et  bien  ennemi  de  lui-même  pour 
chanter  la  palinodie  si  mal  à  propos. 

Le  Fh.  Il  faut  avouer  que  vous  êtes  un  homme 
bien  obstiné,  bien  tenace  dans  vos  opinions; 
au  peu  d'autorité  qu'ont  sur  vous  celles  du  pu- 
blic, on  voit  bien  que  vous  n'êtes  pas  François. 
Parmi  tous  nos  sages  si  vertueux,  si  justes,  si 
supérieurs  à  toute  partialité,  parmi  toutes  nos 
dames  si  sensibles,  si  favorables  à  un  auteur 
qui  peint  si  bien  l'amour,  il  no  s'est  trouvé 
personne  qui  ait  fait  la  moindre  résistance  aux 
argumens  triomphans  de  nos  messieurs,  per- 
sonne qui  ne  se  soit  rendu  avec  empressement, 
avec  joie,  aux  preuves  que  ce  même  auteur 
qu'on  disoit  tant  aimer,  que  ce  même  Jean- 
Jacques  si  fêté,  mais  si  rogue  et  si  haïssable, 
étoit  la  honte  et  l'opprobre  du  genre  humain  ; 
et  maintenant  qu'on  s'est  si  bien  passionné 
pour  cette  idée  qu'on  n'en  voudroit  pas  chan- 
ger quand  la  chose  seroit  possible,  vous  seul, 
plus  difficile  que  tout  le  monde,  venez  ici  nous 
proposer  une  distinction  neuve  et  imprévue, 
qui  ne  le  seroit  pas  si  elle  avoit  la  moindre  so- 
lidité. Je  conviens  pourtant  qu'à  travers  tout 
ce  pathos,  qui  selon  moi  no  dit  pas  grand- 
chose,  vous  ouvrez  de  nouvelles  vues  qui  pour- 
roient  avoir  leur  usage,  communiquées  à  nos 
messieurs.  Il  est  certain  que  si  l'on  pouvoit 
prouver  que  Joan-Jacques  n'a  fait  aucun  des 
livres  qu'il  s'attribue,  comme  on  prouve  qu'il 
n'a  pas  fait  le  Devin,  on  ôteroit  une  difficulté 
qui  ne  laisse  pas  d'arrêter  ou  du  moins  d'em- 
barrasser encore  bien  des  gens,  malgré  les 
preuves  convaincantes  des  forfaits  de  ce  misé- 
rable. Mais  je  serois  aussi  fort  surpris,  pour 
peu  qu'on  pût  appuyer  celte  idée,  qu'on  se  fiU 
r.visc  si  tard  do  la  proposer.  Je  vois  qu'en  s'at- 


tachant  à  le  couvrir  de  tout  l'opprobre  qu'il 
mérite,  nos  messieurs  ne  laissent  pas  de  s'iu- 
quiéter  quelquefois  de  ces  livres  qu'ils  détes- 
tent, qu'ils  tournent  même  en  ridicule  de  toute 
leur  force,  mais  qui  leur  attirent  souvent  des 
objections  incommodes,  qu'on  lèveroit  tout 
d'un  coup  en  affirmant  qu'il  n'a  pas  écrit  un 
seul  mot  de  tout  cela,  et  qu'il  en  est  incapable 
comme  d'avoir  fait  le  Devin.  Mais  je  vois  qu'on 
a  pris  ici  une  route  contraire  qui  ne  peut  guère 
ramener  à  celle-là  ;  et  l'on  croit  si  bien  que  ces 
écrits  sont  de  lui  que  nos  messieurs  s'occupent 
depuis  long-temps  à  les  éplucher  pour  eu  ex- 
traire le  poison. 

Hooss.  Le  poison  I 

Le  Fr.  Sans  doute.  Ces  beaux  livres  vous 
ont  séduit  comme  bien  d'autres,  et  je  suis  peu 
surpris  qu'à  travers  toute  cette  ostentation  de 
belle  morale  vous  n'ayez  pas  senti  les  doctrines 
pernicieuses  qu'il  y  répand  ;  mais  je  le  serois 
fort  qu'elles  n'y  fussent  pas.  Comment  un  tel 
serpent  n'infecteroit-il  pas  de  son  venin  tout 
ce  qu'il  touche? 

Rouss.  Lh  bien  I  monsieur,  ce  venin  !  en  a- 
t-on  déjà  beaucoup  extrait  de  ces  livres? 

Le  Fr.  Beaucoup,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  et 
même  il  s'y  met  tout  à  découvert  dans  nombre 
de  passages  horribles  que  l'extrême  prévention 
qu'on  avoit  pour  ces  livres  empêcha  d'abord 
de  remarquer,  mais  qui  frappent  maintenant 
de  surprise  et  d'effroi  tous  ceux  qui,  mieux 
instruits,  les  lisent  comme  il  convient. 

RODSS.  Des  passages  horribles!  J'ai  lu  ces 
livres  avec  grand  soin,  mais  je  n'y  en  ai  point 
trouvé  de  tels,  je  vous  jure.  Vous  m'obligeriez 
de  m'en  indiquer  quelqu'un. 

Le  Fr.  Ne  les  ayant  pas  lus,  c'est  ce  que  je 
ne  saurois  faire  :  mais  j'en  demanderai  la  liste 
à  nos  messieurs  qui  les  ont  recueillis,  et  je  vous 
la  communiquerai.  Je  me  rappelle  seulement 
qu'on  cite  une  note  de  YEmile  où  il  enseigne 
ouvertement  l'assassinat. 

RoDSS.  Comment,  monsieur,  il  enseigne  ou- 
vertement l'assassinat,  et  cela  n'a  pas  été  re- 
marqué dès  la  première  lecture  !  Il  falloit  qu'il 
eût  en  effet  des  lecteurs  bien  prévenus  ou  bien 
distraits.  Et  oùdoncavoicnl  lesyeux  les  auteurs 
de  ces  sages  et  graves  réquisitoires  sur  lesquels 
on  l'a  si  régulièrement  décrété?  Quelle  trou- 
vaille pour  eux!  quel  regret  de  l'avoir  manquéol 


.^ 


¥■ 


i6 


PREMIER  DIALOGUE. 


6*6! 


Le  Fr.  Ah  1  c'est  que  ces  livres  étoient  trop 
pleins  de  choses  à  reprendre  pour  qu'on  pût 
tout  relever. 

Rouss.  Il  est  vrai  que  le  bon,  le  judicieux 
Joli  de  Fleuri,  tout  plein  de  l'horreur  que  lui 
inspiroit  le  Système  criminel  de  la  Religion 
naturelle,  ne  pouvoit  guère  s'arrêter  à  des  ba- 
gatelles comme   des  leçons  d'assassinat;  ou 
peut-être,  comme  vous  dites,  son  extrême 
prévention  pour  le  livre  l'empêchoit-elle  de 
les  remarquer.  Dites,  dites,  monsieur,  que  vos 
chercheurs  de  poison  sont  bien  plutôt  ceux  qui 
l'y  mettent,  et  qu'il  n'y  en  a  point  pour  ceux 
qui  n'en  cherchent  pas.  J'ai  lu  vingt  fois  la 
note  dont  vous  parlez,  sans  y  voir  autre  chose 
qu'une  vive  indignation  contre  un  préjugé  go- 
thique non  moins  extravagant  que  funeste,  et 
je  ne  me  serois  jamais  douté  du  sens  que  vos 
messieurs  lui  donnent,  si  je  n'avois  vu  par  ha- 
sard une  lettre  insidieuse  qu'on  a  fait  écrire  à 
l'auleur  à  ce  sujet,  et  la  réponse  qu'il  a  eu  la 
foiblesse  d'y  faire,  et  où  il  explique  le  sens  de 
cette  note  qui  n'avoit  pas  besoin  d'autre  expli- 
cation que  d'être  lue  à  sa  place  par  d'honnêtes 
gens.  Un  auteur  qui  écrit  d'après  son  cœur  est 
sujet,  en  se  passionnant,  à  des  fougues  qui  l'en- 
trainent  au-delà  du  but,  et  à  des  écarts  oii  ne 
tombent  jamais  ces  écrivains  subtils  et  métho- 
distes qui,  sans  s'animer  sur  rien  au  monde, 
nedisent  jamais  que  ce  qu'illeur  estavantageux 
dédire  et  qu'ils  savent  tourner  sans  se  commet- 
tre, pour  produire  l'effet  qui  convient  à  leur 
intérêt.  Ce  sont  les  imprudences  d'un  homme 
confianten  lui-même,  et  dont  l'âme  généreuse 
ne  suppose  pas  même  que  l'on  puisse  douter  de 
lui.  Soyez  sûr  que  jamais  hypocrite  ni  fourbe 
n'ira  s'exposer  à  découvert.  Nos  philosophes  ont 
bien  ce  qu'ils  appellent  leur  doctrine  intérieure, 
mais  ils  ne  l'enseignent  au  public  qu'en  se  ca- 
chant, et  à  leurs  amis  qu'en  secret.  En  prenant 
toujours  tout  à  la  lettre  on  irouveroit  peut-être 
en  effet  moins  à  reprendre  dans  les  livres  les 
plus  dangereux  que  dans  ceux  dont  nous  par- 
lons ici,  et  en  général  que  dans  tous  ceux  où 
l'auteur,  sûr  de  lui-même  et  parlant  d'abon- 
dance de  cœur,  s'abandonne  à  toute  sa  véhé- 
mence sans  songer  aux  prises  qu'il  peut  laisser 
au  méchant  qui  le  guette  de  sang-froid,  et  qui 
ne  cherche  dans  tout  ce  qu'il  offre  de  bon  et 
d'utile  qu'un  côté  mal  gardé  par  lequel  il  puisse 


enfoncer  le  poignard.  Mais  lisez  tous  ces  pas- 
sages dans  le  sens  qu'ils  présentent  naturelle- 
ment à  l'esprit  du  lecteur  et  qu'ils  avoient  dans 
celui  de  l'auteur  en  les  écrivant,  lisez-les  à  leur 
place  avec  ce  qui  précède  et  ce  qui  suit,  con- 
sultez la  disposition  du  cœur  où  ces  lectures, 
vous  mettent;  c'est  cette  disposition  qui  yQus 
éclairera  sur  leur  véritable  sens.  Pour  toute  ré- 
ponse à  ces  sinistres  interprétateurs  et  pour 
leur  juste  peine,  je  ne  voudrois  que  leur  faire 
lire  à  haute  voix  l'ouvrage  entier  qu'ils  déchi- 
rent ainsi  par  lambeaux  pour  les  teindre  de  leur 
venin  ;  je  doute  qu'en  finissant  cette  lecture  il 
s'en  trouvât  un  seul  assez  impudent  pour  oser 
renouveler  son  accusation. 

Le  Fr.  Je  sais  qu'on  blâme  en  général  cette 
manière  d'isoler  et  défigurer  les  passages  d'un 
auteur  pour  les  interpréter  au  gré  de  la  passion 
d'un  censeur  injuste  ;  mais,  par  vos  propres 
principes,  nos  messieurs  vous  mettront  ici 
loin  de  votre  compte,  car  c'est  encore  moins 
dans  des  traits  épars  que  dans  toute  la  sub- 
stance des  livres  dont  il  s'agit  qu'ils  trouvent  le 
poison  que  l'auteur  a  pris  soin  d'y  répandre  : 
mais  il  y  est  fondu  avec  tant  d'art,  que  ce  n'est 
que  par  les  plus  subtiles  analyses  qu'on  vient 
à  bout  de  le  découvrir. 

Rocss.  En  ce  cas,  il  étoit  fort  inutile  de  l'y 
mettre  :  car,  encore  un  coup,  s'il  faut  cher- 
cher ce  venin  pour  le  sentir,  il  n'y  est  que  pour 
ceux  qui  l'y  cherchent,  ou  plutôt  qui  l'y  met- 
tent. Pour  moi,  par  exemple,  qui  ne  me  suis 
point  avisé  d'y  en  chercher,  je  puis  bien  jurer 
n'y  en  avoir  point  trouvé. 

Le  Fr.  Eh  I  qu'importe,  s'il  fait  son  effet 
sans  être  aperçu?  effet  qui  ne  résulte  pas  d'un 
tel  ou  d'un  tel  passage  en  particulier,  mais  de 
la  lecture  entière  du  livre.  Qu'avez-vous  à  dire 
à  cela? 

Rouss.  Rien ,  sinon  qu'ayant  lu  plusieurs 
fois  en  entier  les  écrits  que  Jean-Jacques  s'at- 
tribue, l'effet  total  qu'il  en  a  résulté  dans  mon 
âme  a  toujours  été  de  me  rendre  plus  humainV 
plus  juste,  meilleur  que  je  n'étois  auparavant; 
jamais  je  ne  me  suis  occupé  de  ces  livres  sans 
profit  pour  la  vertu.  "^ 

Le  Fr.  Oh  I  je  vous  certifie  que  ce  n'est  pas 
là  l'effet  que  leur  lecture  a  produit  sur  nos 
messieurs. 

Rouss.  Ah  !  je  le  crois;  mais  ce  n'est  pas  la 


PREMIER  DIALOGUE. 


17 


faute  des  livres  :  car  pour  moi  plus  j'y  ai  livré 
mon  cœur,  moins  j'y  ai  senti  ce  qu'ils  y  trou- 
vent de  pernicieux  ;  et  je  suis  sûr  que  cet  effet 
qu'ils  ont  produit  sur  moi  sera  le  même  sur 
tout  honnête  homme  qui  les  lira  avec  la  même 
impartialité. 

Le  Fr.  Dites  avec  la  même  prévention  ;  car 
ceux  qui  ont  senti  l'effet  contraire,  et  qui  s'oc- 
cupent pour  le  bien  public  de  ces  utiles  recher- 
ches, sont  tous  des  hommes  de  la  plus  sublime 
vertu ,  et  de  grands  philosophes  qui  ne  se 
trompent  jamais. 

Rouss.  Je  n'ai  rien  encore  à  dire  à  cela.  Mais 
faites  une  chose;  imbu  des  principes  de  ces 
fjrands  philosophes  qui  ne  se  trompent  jamais, 
mais  sincère  dans  l'amour  de  la  vérité,  mettez- 
vous  en  état  de  prononcer  comme  eux  avec 
connoissance  de  cause,  et  de  décider  sur  cet 
article  entre  eux,  d'un  côté,  escortés  de  tous 
leurs  disciples,  qui  ne  jurentque  par  les  maîtres, 
et,  de  l'autre,  tout  le  public  avant  qu'ils  l'eus- 
sent si  bien  endoctriné.  Pour  cela  lisez  vous- 
même  les  livres  dont  il  s'agit;  et  sur  les  dis- 
positions où  vous  laissera  leur  lecture,  jugez 
de  celle  où  étoit  l'auteur  en  les  écrivant,  et  de 
l'effet  naturel  qu'ils  doivent  produire  quand 
rien  n'agira  pour  les  détourner.  C'est,  je  crois, 
le  moyen  le  plus  sûr  de  porter  sur  ce  point  un 
jugement  équitable. 

Le  Fr.  Quoi  I  vous  voulez  m'imposcrie  sup- 
plice de  lire  une  immense  compilation  de  pré- 
ceptes de  vertu  rédigés  par  un  coquin? 
r'   Uouss.  Non,  monsieur,  je  veux  que  vous 
/  lisii'z  lejrai  _sji.tème  du  cœur  humain  rédigé 
1   par  uï\  honnête  homme  et  publié  sous  un  autre 
1    non).  Je  veux  que  vous  ne  vous  préveniez  point 
contre  des  livres  bons  et  utiles,  uniquement 
parce  qu'un  homme  indigne  de  les  lire  a  l'au- 
dace de  s'en  dire  l'auteur. 

Le  Fr.  Sous  ce  point  de  vue  on  pourroit  se 
résoudre  à  lire  ces  livres,  si  ceux  qui  les  ont 
mieux  examinés  ne  s'accordoient  tous,  excepté 
vous  seul,  à  les  trouver  nuisibles  et  dangereux; 
ce  qui  prouve  assez  que  ces  livres  ont  été  com- 
posés, non,  comme  vous  dites,  par  un  honnête 
homme  dans  des  intentions  louables ,  mais  par 
un  fourbe  adroit,  plein  de  mauvais  sentimens 
masqués  d'un  extérieur  hypocrite,  à  la  faveur 
duquel  ils  surprennent,  séduisent  et  trompent 
les  gens. 

T.    IV. 


Uouss.  Tant  que  vous  continuerez  de  la  sorte 
à  mettre  en  fait  sur  l'aulorilé  d'autrui  l'opinion 
contraire  à  la  mienne,  nous  ne  saurions  éire 
d'accord.  Quand  vous  voudrez  juger  par  vous- 
même,  nous  pourrons  alors  comparer  nos  rai- 
sons, et  choisir  l'opinion  la  mieux  fondée  ;  mais 
dans  une  question  de  fait  comme  celle-ci,  je  ne 
vois  point  pourquoi  je  serois  obligé  de  croire 
sans  aucune  raison  probante  que  d'autres  ont 
ici  mieux  vu  que  moi. 

Le  Fr.  Comptez-vous  pour  rien  le  calcul  des 
voix,  quand  vous  êtes  seul  à  voir  autrement 
que  tout  le  monde? 

Rocss.  Pour  faire  ce  calcul  avec  justesse,  il 
faudroit  auparavant  savoir  combien  de  gens 
dans  cette  affaire  ne  voient,  comme  vous,  que 
par  les  yeux  d'autrui.  Si  du  nombre  de  ces 
bruyantes  voix  on  ôtoit  les  échos  qui  ne  font 
que  répéter  celle  des  autres,  et  que  l'on 
comptât  celles  qui  restent  dans  le  silence,  faute 
doser  se  faire  entendre,  il  y  auroit  peut-être 
moins  de  disproportion  que  vous  ne  pensez.  En 
réduisant  toute  cette  multitude  au  petit  nombre 
de  gens  qui  mènent  les  autres,  il  me  resteroit 
encore  une  forte  raison  de  ne  pas  préférer  leur 
avis  au  mien  :  car  je  suis  ici  parfaitement  sûr 
de  ma  bonne  foi,  et  je  n'en  puis  dire  auiant, 
avec  la  même  assurance,  d'aucun  de  ceux  qui, 
sur  cet  article,  disent  penser  autrement  que 
moi.  En  un  mot,  je  juge  ici  par  moi-même. 
Nous  ne  pouvons  donc  raisonner  au  pair,  vous 
et  moi,  que  vous  ne  vous  mettiez  en  état  de 
juger  par  vous-même  aussi. 

Le  Fr.  J'aime  mieux,  pour  vous  complaire, 
faire  plus  que  vous  ne  demandez,  en  adoptant 
votre  opinion  préférablementà  l'opinion  publi- 
que ;  car  je  vous  avoue  que  le  seul  doute  si  ces 
livres  ont  été  faits  par  ce  misérable  m'empê- 
cheroit  d'en  supporter  la  lecture  aisément. 

RODSS.  Faites  mieux  encore.  Ne  songez  point 
à  l'auteur  en  les  lisant  ;  et  sans  vous  prévenir 
ni  pour  ni  contre,  livrez  votre  âme  aux  impres- 
sions qu'elle  en  recevra.  Vous  vous  assurerez 
ainsi  parvous-mêmede  l'intention  dans  laquelle 
ont  été  écrits  ces  livres,  et  s'ils  peuvent  être 
l'ouvrage  d'un  scélérat  qui  couvoit  de  mauvais 
desseins. 

Le  Fr.  Si  je  fais  pour  vous  cet  effort,  n'es- 
pérez pas  du  moins  que  ce  soit  gratuitement. 
Pour  m'ongagor  à  lire  ces  livres  malgré  ma 


18 


PREMIER  DIALOGUE. 


répugnance ,  il  faut,  malgré  la  vôtre,  vous  en- 
gager vous-mémo  à  voir  l'auteur, ou,  selon  vous, 
celui  qui  se  donne  pour  tel,  à  l'examiner  avec 
soin,  et  à  déniôlor,  à  travers  son  hypocrisie,  le 
fourbe  adroit  qu'elle  a  masqués!  long-temps. 

Rocss.Que  m'osez-vous  proposer!  Moi,  que 
j'aille  chercher  un  pareil  homme  !  que  je  le  voie  ! 
que  je  le  hante  1  Moi  qui  m'indigne  de  respirer 
l'air  qu'il  respire,  moi  qui  voudrois  mettre  le 
diamètre  de  la  terre  entre  lui  et  moi,  et  m'en 
trouverois  trop  près  encore  !  Rousseau  vous  a- 
t-il  donc  paru  si  facile  en  liaisons  au  point  dal- 
1er  chercher  la  fréquentation  des  méchans?  Si 
jamais  j'avois  le  malheur  de  trouver  celui-ci  sur 
mes  pas,  je  ne  m'en  consolerois  qu'en  le  char- 
geant des  noms  qu'il  mérite,  en  confondant  sa 
morgue  hypocrite  par  les  plus  cruels  reproches, 
en  l'accablant  de  l'affreuse  liste  de  ses  forfaits. 
Le  Fr.  Que  dites-vous  là?  Que  vous  m'ef- 
frayez !  Avez-vous  oublié  l'engagement  sacré 
que  vous  avez  pris  de  garder  avec  lui  le  plus 
profond  silence,  et  de  ne  lui  jamais  laisser  con- 
noître  que  vous  ayez  même  aucun  soupçon  de 
tout  ce  que  je  vous  ai  dévoilé? 

Rouss.  Comment?  Vous  métonncz.  Cet  en- 
gagement regardoit  uniquement,  du  moins  je 
l'ai  cru,  le  temps  qu'il  a  fallu  mettre  à  m'ex- 
pliquer  les  secrets  affreux  que  vous  m'avez 
révélés.  De  peur  d'en  brouiller  le  fil,  il  failoit 
ne  pas  l'interrompre  jusqu'au  bout,  et  vous  ne 
vouliez  pas  que  je  m'exposasse  à  des  discussions 
avec  un  fourbe,  avant  d'avoir  toutes  les  ins- 
tructions nécessaires  pour  le  confondre  pleine- 
ment. Voilà  ce  que  jai  compris  de  vos  motifs 
dans  le  silence  que  vous  m'avez  imposé,  et  je 
n'ai  pu  supposer  que  l'obligation  de  ce  silence 
allât  plus  loin  que  ne  le  permettent  la  justice  et 
la  loi. 

Le  Fr.  Ne  vous  y  trompez  donc  plus.  Votre 
engagement,  auquel  vous  ne  pouvez  manquer 
sans  violer  votre  foi,  n'a,  quant  à  sa  durée, 
d'autres  bornes  que  celles  de  la  vie.  Vous  pou- 
vez, vous  devez  même  répandre,  publier  par- 
tout l'affreux  détail  de  ses  vices  et  de  ses 
crimes,  travailler  avec  zèle  à  étendre  et  accroî- 
tre de  plus  en  .plus  sa  diffamation,  le  rendre, 
autant  qu'il  est  possible,  odieux,  méprisable, 
exécrable  à  tout  le  monde.  Mais  il  faut  toujours 
mettre  à  cette  bonne  œuvre  un  air  de  mystère 
el  de  commisération  qui  en  augmente  l'effet  ; 


et,  loin  de  lui  donner  jamais  aucune  explication 
qui  le  mette  à  portée  de  répondre  et  de  se  dé- 
fendre, vous  devez  concouriravec  toutic  monde 
à  lui  faire  ignorer  toujours  ce  qu'on  sait,  et 
comment  on  le  sait. 

RODSS.  Voilà  des  devoirs  que  j'étois  bien  éloi- 
gné de  comprendre  quand  vous  me  les  avez 
imposés;  et  maintenant  qu'il  vous  plaît  de  me 
les  expliquer,  vous  ne  pouvez  douter  qu'ils  ne 
me  surprennent  et  que  je  ne  sois  curieux  d'ap- 
prendre sur  quels  principes  vous  les  fondez. 
Expliquez-vous  donc,  je  vous  prie,  et  comptez 
sur  toute  mon  attention. 

Le  Fr.  0  mon  bon  ami  !  qu'avec  plaisir 
votre  cœur,  navré  du  déshonneur  que  fait  à 
l'humanité  cet  homme  qui  n'auroit  jamais  dû 
naître,  va  s'ouvrir  à  des  sentimcns  qui  en  font 
la  gloire  dans  les  nobles  âmes  de  ceux  qui  ont 
démasqué  ce  malheureux  !  Ils  étoientses  amis, 
ils  faisoient  profession  de  l'être.  Séduits  par  un 
extérieur  honnête  et  simple,  par  une  humeur 
crue  alors  facile  et  douce,  par  la  mesure  de  ta- 
lens  qu'il  failoit  pour  sentir  les  leurs  sans  pré- 
tendre à  la  concurrence,  ils  le  recherchèrent, 
se  l'attachèrent  et  l'eurent  bientôt  subjugué, 
car  il  est  certain  que  cela  n'étoit  pas  difficile. 
Mais  quand  ils  virent  que  cet  homme  si  simple 
et  si  doux,  prenant  tout  d'un  coup  l'essor,  s'éle- 
voit  d'un  vol  rapide  à  une  réputation  à  laquelle 
ils  ne  pouvoient  atteindre,  eux  qui  avoient  tant 
de  hautes  prétentions  si  bien  fondées,  ils  se 
doutèrent  bientôt  qu'il  y  avoit  là-dessous  quel- 
que chose  qui  n'alloit  pas  bien,  que  cet  esprit 
bouillant  n'avoit  pas  si  long-temps  contenu  son 
ardeur  sans  mystère,  et,  dès  lors,  persuadés 
que  cette  apparente  simplicité  n'étoit  qu'un 
voile  qui  cachoit  quelques  projets  dangereux, 
ils  formèrent  la  ferme  résolution  de  trouver  ce 
qu'ils  cherchoient,  et  prirent  à  loisir  les  mesu- 
res les  plus  sûres  pour  ne  pas  perdre  leuis 
peines. 

lisse  concertèrent  donc  pour  éclairer  toutes 
ses  allures  de  manière  que  rien  ne  leur  pût 
échapper.  Il  les  avoit  mis  lui-même  sur  la  voie 
par  la  déclaration  d'une  ftiute  grave  qu'il  avoit 
commise  et  dont  il  leur  confia  le  secret  sans 
nécessité,  sans  utilité,  non,  comme  disoit  l'hy- 
pocrite, pour  ne  rien  cacher  à  l'amitié  et  ne 
pas  paroître  à  leurs  yeux  meilleur  qu'il  n'étoit, 
niais  plutôt,  comme  ils  disent  très-sensément 


PREMIER  DIALOGUE. 


19 


eux-mêmes,  pour  leur  donner  \o  change, 
occuper  ainsi  leur  attention,  et  les  détourner 
de  vouloir  pénétrer  plus  avant  dans  le  mystère 
obscur  de  son  caractère.  Cette  étourderie  de  sa 
part  fut  sans  doute  un  coup  du  ciel  qui  voulut 
forcer  le  fourbe  à  se  démasquer  lui-même,  ou 
du  moins  à  leur  fournir  la  prise  dont  ils  avoient 
besoin  pour  cela.  Profitant  habilement  de  cette 
ouverture  pour  tendre  leurs  pièges  autour  do 
lui,  ils  passèrent  aisément  de  sa  confidence  à 
celle  des  complices  de  sa  faute,  desquels  ils  se 
firent  bientôt  autant  d'instrumens  pour  l'exé- 
cution de  leur  projet.  Avec  beaucoup  d'adresse, 
un  peu  d'argent,  et  de  grandes  promesses,  ils 
gagnèrent  tout  ce  qui  l'entouroit,  et  parvinrent 
ainsi  par  degrés  à  être  instruits  de  ce  qui  le  re- 
gardoit  aussi  bien  et  mieux  que  lui-même.  Le 
fruit  de  tous  ces  soins  fut  la  découverte  et  la 
preuve  de  ce  qu'ils  avoient  pressenti  sitôt  que 
ses  livres  firent  du  bruit;  savoir,  que  ce  grand 
prêcheur  de  vertu  n'étoit  qu'un  monstre  chargé 
de  crimes  cachés,  qui,  depuis  quarante  ans, 
masquoit  l'àme  d'un  scélérat  sous  le  dehors 
d'un  honnête  homme. 

Rouss.  Continuez,  de  grâce.  Voilà  vraiment 
des  choses  surprenantes  que  vous  me  racontez 
là. 

Le  Fr.  Vous  avez  vu  en  quoi  consistoient  ces 
découvertes.  Vous  pouvez  juger  de  l'embarras 
de  ceux  qui  les  avoient  faites.  Elles  n'étoient 
pas  de  nature  à  pouvoir  être  tues ,  et  Ion  n'a- 
voit  pas  pris  tant  de  peines  pour  rien  ;  cepen- 
dant, quand  il  n'y  auroit  eu  à  les  publier  d'autre 
inconvénientqued'attirerau  coupable  les  peines 
qu'il  avoit  méritées,  c'en  étoit  assez  pour  em- 
pêcher ces  hommes  généreux  de  l'y  vouloir 
exposer.  Ils  dévoient,  ils  vouloient  le  démas- 
quer, mais  ils  ne  vouloient  pas  le  perdre,  et 
I  un  sembloit  pourtant  suivre  nécessairement  de 
l'autre.  Comment  le  confondre  sans  le  punir? 
Comment  l'épargner  sans  se  rendre  responsa- 
ble de  la  continuation  de  ses  crimes?  car  pour 
du  repentir,  ils  savoicnt  bien  qu'ils  n'en  dé- 
voient point  attendre  de  lui.  Ils  savoient  ce 
qu'ils  dévoient  à  la  justice,  à  la  vérité,  à  la 
sûreté  publique,  mais  ils  ne  savoient  pas  moins 
ce  qu'ils  se  dévoient  à  eux-mêmes.  Après  avoir 
eu  le  malheurde  vivre  avec  ce  scélérat  dans  l'in- 
timité, ils  ne  pouvoient  le  livrera  la  vindicte  pu- 
blique sans  s'exposer  à  quelque  blâme,  et  leurs 


honnêtes  âmes,  pleines  encore  de  commiséra- 
tion pour  lui,  vouloient  surtout  éviter  le  scan- 
dale, et  faire  qu'aux  yeux  de  toute  la  terre  il 
leur  dut  son  bien-être  et  sa  conservation.  Ils 
concertèrent  donc  soigneusement  leurs  démar- 
ches, et  résolurent  de  graduer  si  bien  le  déve- 
loppement de  leurs  découvertes,  que  la  con- 
noissance  ne  s'en  répandît  dans  le  public  qu'a 
mesure  qu'on  y  re^  iendroit  des  préjugés  qu'on 
avoit  en  sa  faveur,  car  son  hypocrisie  avoit 
alors  le  plus  grand  succès.  La  roule  nouvelle 
qu'il  s'étoit  frayée,  et  qu'il  paroissoit  suivre 
avec  assez  de  courage  pour  mettre  sa  con- 
duite d'accord  avec  ses  principes,  son  auda- 
cieuse morale  qu'il  sembloit  prêcher  par  son 
exemple  encore  plus  que  par  ses  livres,  et  sur- 
tout son  désintéressement  apparent  dont  tout 
le  monde  alors  étoit  la  dupe  ;  toutes  ces  singu- 
larités, qui  supposoient  du  moins  une  âme 
ferme,  excitoient  l'admiration  de  ceux  mêmes 
qui  les  désapprouvoient.  On  applaudissoil  à  ses 
maximes  sans  les  admettre,  et  à  son  exemple 
sans  vouloir  le  suivre. 

Comme  ces  dispositions  du  public  auroient 
pu  l'empêcher  de  se  rendre  aisément  à  ce  qu'on 
lui  vouloit  apprendre,  il  fallut  commencer  par 
les  changer.  Ses  fautes,  mises  dans  le  jour  le 
plus  odieux,  commencèrent  l'ouvrage;  son  im- 
prudence à  les  déclarer  auroit  pu  paroître  fran- 
chise; il  la  fallut  déguiser.  Cela  paroissoit  dif- 
ficile; car  on  m'a  dit  qu'il  en  avoit  fait  dans 
YÉmileun  aveu  presque  formel  avec  des  regrets 
qui  dévoient  naturellement  lui  épargner  les  re- 
proches des  honnêtes  gens.  Heureusement  le 
public ,  qu'on  animoit  alors  contre  lui  et  qui 
ne  voit  rien  que  ce  qu'on  veut  qu'il  voie,  n'a- 
perçut point  tout  cela,  et  bientôt,  avec  les 
renseignemens  suffisans  pour  laccuser  et  le 
convaincre  sans  qu'il  parût  que  ce  fût  lui  qui 
les  eût  fournis,  on  eut  la  prise  nécessaire  pour 
consommer  l'œuvre  de  sa  diffamation.  Tout  se 
trouvoit  merveilleusement  disposé  pour  cela. 
Danssos  brutales  déclamations,  il  avoit, comme 
vous  le  remarquez  vous-même,  attaqué  tous 
les  états;  tous  ne  domandoient  pas  mieux  que 
de  concourir  à  cette  œuvre  qu'aucun  n'osoit 
entamer  de  peur  de  paroître  écouter  unique- 
ment la  vengeance.  Mais  à  la  faveur  de  ce  pre- 
mier fait,  bien  établi  et  suffisamment  aggravé, 
tout  le  reste  devint  facile.  On  put,  sans  sonp- 


20 


PREMIER  DIALOGL'K. 


çon  d'animosité,  se  rendre  l'écho  de  ses  amis, 
qui  même  ne  le  chargeoient  qu'en  le  plaignant 
et  seulement  pour  l'acquit  de  leur  conscience; 
ei  voilà  comment,  dirigé  par  des  gens  instruits 
du  caraclère  aiîreux  de  ce  monstre  ,  le  public, 
revenu  peu  à  peu  des  jugemcns  favorables  qu'il 
en  avoit  portés  si  long-temps,  ne  vit  plus  que  du 
faste  où  il  avoit  vu  du  courage,  de  la  bassesse 
où  il  avoit  vu  de  la  simplicité,  de  la  forfanterie 
où  il  avoit  vu  du  désintéressement,  et  du  ridi- 
cule où  il  avoit  vu  de  la  singularité. 

Voilà  l'état  où  il  fallut  amener  les  choses  pour 
rendre  croyables,  même  avec  toutes  leurs 
preuves,  les  noirs  mystères  qu'on  avoit  à  ré- 
véler, et  pour  le  laisser  vivre  dans  une  liberté 
du  moins  apparente,  et  dans  une  absolue  im- 
punité :  car,  une  fois  bien  connu,  l'on  n'avoit 
plus  à  craindre  qu'il  put  ni  tromper  ni  séduire 
personne;  et,  ne  pouvant  plus  se  donner  des 
complices,  il  étoil  hors  d'état,  surveillé  comme 
il  l'étoit  par  ses  amis  et  par  leurs  amis,  de  sui- 
vre ses  projets  exécrables  et  de  faire  aucun 
mal  dans  la  société.  Dans  cette  situation,  avant 
de  révéler  les  découvertes  qu'on  avait  faites, 
on  capitula  qu" elles  ne  portcroient  aucun  pré- 
judice à  sa  personne,  et  que,  pour  le  laisser 
même  jouir  d'une  parfaite  sécurité,  on  ne  lui 
iaisseroit  jamais  connoître  qu'on  l'eût  démas- 
qué. Cet  engagement ,  contracté  avec  toute  la 
force  possible,  a  été  rempli  jusqu'ici  avec  une 
fidélité  qui  tient  du  prodige.  Voulez-vous  être 
le  premier  à  l'enfreindre,  tandis  que  le  public 
entier,  sans  distinction  de  rang,  d'âge,  de 
sexe,  de  caraclère,  et  sans  aucune  exception, 
pénétré  d'admiration  pour  la  générosité  de 
ceux  qui  ont  conduit  cette  affaire,  s'est  em- 
pressé d'entrer  dans  leurs  nobles  vues,  et  de 
les  favoriser  par  pitié  pour  ce  malheureux? 
car  vous  devez  sentir  que  là-dessus  sa  sûreté 
lient  à  son  ignorance,  et  que,  s'il  pouvoit  ja- 
mais croire  que  ses  crimes  sont  connus,  il  se 
prévaudroitinfailliblementde  l'indulgence  dont 
on  les  couvre  pour  en  tramer  de  nouveaux  avec 
la  même  impunité  ;  que  cette  impunité  seroit 
alors  d'un  trop  dangereux  exemple,  et  que  ces 
crimes  sont  de  ceux  qu'il  faut  ou  punir  sévère- 
ment ou  laisser  dans  l'obscurité. 

Rouss.  Tout  ce  que  vous  venez  de  me  dire 
m'est  si  nouveau  qu'il  faut  que  j'y  rêve  long- 
temps pour  arranger  là-dessus  mes  idées.  Il  y 


a  même  quelques  points  sur  lesquels  j'aurois 
besoin  de  plus  grande  explication.  Vous  dites, 
par  exemple,  qu'il  n'esi  pas  à  craindre  que  cet 
homme,  une  fois  bien  connu,  séduise  per- 
sonne, qu'il  se  donne  des  complices,  qu'il  fasse 
aucun  complot  dangereux.  Cela  s'accorde  mal 
avec  ce  que  vous  m'avez  raconté  vous-même 
de  la  continuation  de  ses  crimes,  et  je  crain- 
drois  fort,  au  contraire ,  qu'affiché  de  la  sorte 
il  ne  servît  d'enseigne  aux  méchans  pour  for- 
mer leurs  associations  criminelles  et  pour  em- 
ployer ses  funestes  talens  à  les  affermir.  Le 
plus  grand  mal  et  la  plus  grande  honte  de  l'é- 
tat social  est  que  le  crime  y  fasse  des  liens  plus 
indissolubles  que  n'en  fait  la  vertu.  Los  mé- 
chans se  lient  entre  eux  plus  fortement  que  les 
bons,  et  leurs  liaisons  sont  bien  plus  durables, 
parce  qu'ils  ne  peuvent  les  rompre  impuné- 
ment ;  que  de  la  durée  de  ces  liaisons  dépend  le 
secret  de  leurs  trames,  l'impunité  de  leurs  cri- 
mes, et  qu'ils  ont  le  plus  grand  intérêt  à  se 
ménager  toujours  réciproquement.  Au  lieu  que 
les  bons,  unis  seulement  par  désaffections  li- 
bres qui  peuvent  changer  sans  conséquence, 
rompent  et  se  séparent  sans  crainte  et  sans 
risque  dés  qu'ils  cessent  de  se  convenir.  Cet 
homme,  tel  que  vous  me  l'avez  décrit,  intri- 
gant, actif,  dangereux,  doit  être  le  foyer  des 
complots  de  tous  les  scélérats.  Sa  liberté,  son 
impunité,  dont  vous  faites  un  si  grand  mérite 
aux  gens  de  bien  qui  le  ménagent,  est  un  très- 
grand  malheur  public  :  ils  sont  responsables 
de  tous  les  maux  qui  peuvent  en  arriver,  et 
qui-mêmeen  arrivent  journellement  selon  vos 
propres  récits.  Est-il  donc  louable  à  des  hom- 
mes justes  de  favoriser  ainsi  les  méchans  aux 
dépens  des  bons? 

Le  Fr.  Votre  objection  pourroit  avoir  de  la 
force  s'il  s'agissoit  ici  d'un  méchant  d'une  ca- 
tégorie ordinaire.  Mais  songez  toujours  qu'il 
s'agit  d'un  monstre,  l'horreur  du  genre  hu- 
main, auquel  personne  au  monde  ne  peut  se 
fier  en  aucune  sorte,  et  qui  n'est  pas  même 
capable  du  pacte  que  les  scélérats  font  entre 
eux.  C'est  sous  cet  aspect  qu'également  connu 
de  tous  il  ne  peut  être  à  craindre  à  qui  que  ce 
soit  par  ses  trames.  Détesté  des  bons  pour  ses 
œuvres,  il  l'est  encore  plus  des  méchans  pour 
ses  livres  :  par  un  juste  châtiment  de  sa  dam- 
nable  hypocrisie ,  les  fripons  qu'il  démasque 


nu:Mii:u  dialogue. 


21 


pour  so  masquer  ont  tous  pour  lui  la  plus  in- 
vincible anlipaihie.  S'ils  cherchent  à  l'appro- 
cher, c'est  seulement  pour  le  surprendre  et  le 
trahir;  mais  comptez  qu'aucun  d'eux  ne  ten- 
tera jamais  de  l'associer  à  quelque  mauvaise 
entreprise. 

Uouss.  C'est  en  eflFet  un  méchant  d'une  es- 
pèce bien  particulière  que  celui  qui  se  rend  en- 
core plus  odieux  aux  méchans  qu'aux  bons,  et 
à  qui  personne  au  monde  n'oscroil  proposer 
une  injustice. 

Le  Fit.  Oui,  sans  doute,  d'une  espèce  parti- 
culière, et  si  particulière  que  la  nature  n'en  a 
jamais  produite!, j'espère,  n'en  reproduira  plus 
un  semblable.  Ne  croyez  pourtant  pas  qu'on  se 
repose  avec  une  aveugle  confiance  sur  celte 
horreur  universelle.  Elle  est  un  des  principaux 
moyens  employés  par  les  sages  qui  l'ont  exci- 
tée, pour  l'empêcher  d'abuser  par  des  praii- 
ques  pernicieuses  (le  la  libortéqu'on  vouloit  lui 
laisser,  mais  elle  n'est  pas  la  seul.  Ils  ont  pris 
des  précautions  non  moins  efficaces  en  le  sur- 
veillant a  tel  point  qu'il  ne  puisse  dire  un  mot 
qui  ne  soit  écrit,  ni  faire  un  pas  qui  ne  soit 
marqué,  ni  former  un  projet  qu'on  ne  pénètre 
à  l'instant  qu'il  est  conçu.  Ils  ont  fait  en  sorte 
que,  libre  en  apparence  au  milieu  des  hommes, 
il  n'eût  avec  eux  aucune  société  réelle,  qu'il 
vécût  seul  dans  la  foule,  qu'il  ne  sût  rien  de  ce 
qui  se  fait,  rien  de  ce  qui  se  dit  autour  de  lui, 
rien  surtout  de  ce  qui  le  regarde  et  l'intéresse 
le  plus;  qu'il  se  sentît  partout  chargé  de  chaî- 
nes dont  il  ne  pût  ni  montrer  ni  voir  le  moin- 
dre vestige.  lis  ont  élevé  autour  de  lui  des  murs 
de  ténèbres  impénétrables  à  ses  regards;  ils 
l'ont  enterré  vif  parmi  les  vivans.  Voilà  peut- 
être  la  plus  singulière,  la  plus  étonnante  entre- 
prise qui  jamais  ail  été  faite.  Son  plein  succès 
atteste  la  force  du  génie  qui  l'a  conçue  et  de 
ceux  qui  en  ont  dirigé  l'exécution;  et  ce  qui 
n'est  pas  moins  étonnant  encore,  est  le  zèle  avec 
lequel  le  public  entier  s'y  prête,  sans  aperce- 
voir lui-même  la  grandeur,  la  beauté  du  plan 
dont  il  est  l'aveugle  et  fidèle  exécuteur. 

Vous  sentez  bien  néanmoins  qu'un  projet  de 
cetle  espèce,  quelque  bien  concerté  qu'il  pût 
éire,  n'auroit  pu  s'exécuter  sans  le  concours  du 
gouvernement  :  mais  on  eut  d'autant  moins  de 
peine  à  l'y  faire  entrer,  qu'il  s'agissoit  d'un 


d'un  auteur  dont  les  séditieux  écrits  respiroicnt 
l'austérité  républicaine,  et  qui,  dit-on,  hal.s- 
soit  le  visirat ,  niéf)risoit  les  visirs,  vouloit 
qu'un  roi  gouvernât  [)ar  lui-même,  que  les 
princes  fussent  justes,  que  les  peuples  fussent 
libres,  et  que  tout  obéît  à  la  loi.  L'administra- 
lion  se  prêta  donc  aux  manœuvres  nécessaires 
pour  l'enlacer  et  le  surveiller;  entrant  dans 
toutes  les  vues  de  l'auteur  du  projet,  elle  pour- 
vut à  la  sûreté  du  coupable  autant  qu'à  son 
avilissement,  et,  sous  un  air  bruyant  de  pro- 
tection, rendant  sa  difFamation  plus  solennelle, 
parvint  pardegrés  à  lui  ôter,  avec  toute  espèce 
de  crédit,  de  considération,  d'estime,  tout 
moyen  d'abuser  de  ses  pernicieux  talens  pour 
le  malheur  du  genre  humain. 

Afin  de  le  démasquer  plus  complètement  on 
n'a  épargné  ni  soins,  ni  temps,  ni  dépense, 
pour  éclairer  tous  les  momens  de  sa  vie  depuis 
sa  naissance  jusqu'à  ce  jour.  Tous  ceux  dont 
les  cajoleries  l'ont  attiré  dans  leurs  pièges; 
tous  ceux  qui.  Payant  connu  dans  sa  jeunesse, 
ont  fourni  quelque  nouveau  fait  contre  lui, 
quelque  nouveau  trait  à  sa  charge  ;  tous  ceux, 
en  unmot,  qui  ontcontribuéàlepcindre comme 
on  vouloit,  ont  été  récompensés  de  manière  ou 
d'autre,  et  plusieurs  ont  été  avancés  eux  ou 
leurs  proches,  pour  être  entrés  de  bonne  grâce 
dans  toutes  les  vues  de  nos  messieurs.  On  a 
envoyé  des  gens  de  confiance,  chargés  de  bon- 
nes instructions  et  de  beaucoup  d'argent,  à 
Venise,  à  Turin,  en  Savoie,  en  Suisse,  à  Ge- 
nève, partout  où  il  a  demeuré.  On  a  largement 
récompensé  tous  ceux  qui,  travaillant  avec  suc- 
cès, ont  laissé  de  lui  dans  ces  pays  les  idées 
qu'on  en  vouloit  donner  et  en  ont  rapporté  les 
anecdotes  qu'on  vouloit  avoir.  Beaucoup  même 
de  personnes  de  tous  les  états,  pour  faire  de 
nouvelles  découvertes  et  contribuer  à  l'œuvre 
commune,  ont  entrepris  à  leurs  propres  frais 
et  de  leur  propre  mouvement  «le  grands  voya- 
ges pour  bien  constater  la  scélératesse  de  Jean- 
Jacques  avec  un  zèle... 

Rouss.  Qu'ils  n'auroient  sûrement  pas  eu 
dans  le  cas  contraire  pour  le  constater  honnête 
homme  :  tant  l'aversion  pour  les  méchan?  a 
plus  de  force  dans  les  belles  unies  que  l'atta- 
chement pour  les  bons  ! 

Voilà,  comme  vous  le  dites,  un  projet  non 


lionime  odieux  à  ceux  qui  en  tenoient  les  rèncs,  I  moins  admirable  qu'admirablement  exécuté.  Il 


24 


PREMIER  DIALOGUE. 


scroil  bien  curieux,  bien  intéressant,  de  sui- 
vre dans  leur  détail  toutes  les  manœuvres  qu'il 
a  fallu  meure  en  usage  pour  en  amener  le  suc- 
cès à  ce  point.  Comme  c'est  ici  un  cas  unique 
depuis  que  le  monde  existe  et  d'où  naît  une  loi 
toute  nouvelledans  le  code  du  genre  humain,  il 
importeroit  qu'on  conniJt  à  fond  toutes  les  cir- 
constances qui  s'y  rapportent.  L'interdiction 
du  feu  et  de  l'eau  chez  les  Romains  tomboit  sur 
les  choses  nécessaires  à  la  vie,  celle-ci  tombe 
sur  tout  ce  qui  peut  la  rendre  supportable  et 
douce,  l'honneur,  la  justice,  la  vérité,  la  so- 
ciété, l'attachement,  l'estime.  L'interdiction 
romaine  menoit  à  la  mort  ;  celle-ci  sans  la  don- 
ner la  rend  désirable,  et  ne  laisse  la  vie  que 
pour  en  faire  un  supplice  affreux.  Mais  cette 
interdiction  romaine  étoit  décernée  dans  une 
forme  légale  par  laquelle  le  criminel  étoit  juri- 
diquement condamné.  Je  ne  vois  rien  de  pareil 
dans  celle-ci.  J'atlendsde  savoir  pourquoi  celte 
omission,  ou  comment  on  y  a  suppléé. 

Le  Fr.  J'avoue  que,  dans  les  formes  ordi- 
naires, l'accusation  formelle  et  l'audition  du 
coupable  sont  nécessaires  pour  le  punir  :  mais 
au  fond  qu'importent  ces  formes  quand  le  délit 
est  bien  prouvé?  La  négation  de  l'accusé  (car 
il  nie  toujours  pour  échapper  au  supplice)  ne 
fait  rien  contre  les  preuves  et  n'empêche  point 
sa  condamnation.  Ainsi  celte  formalité  sou- 
vent inutile,  l'est  surtout  dans  le  cas  présent  où 
tous  les  flambeaux  de  l'évidence  éclairent  des 
forfaits  inouïs. 

Remarquez  d'ailleurs  que,  quand  ces  forma- 
lités seroient  toujours  nécessaires  pour  punir, 
elles  ne  le  sont  pas  du  moins  pour  faire  grâce, 
la  seule  chose  dont  il  s'agit  ici.  Si,  n'écoulant 
que  la  justice,  on  eût  voulu  traiter  le  misérable 
comme  il  le  méritoit,  il  ne  falloit  que  le  saisir, 
le  punir,  et  tout  étoit  fait.  On  se  fût  épargné 
des  embarras,  des  soins,  des  frais  immenses, 
et  ce  tissu  de  pièges  et  d'artifices  dont  on  le 
tient  enveloppé.  Mais  la  générosité  de  ceux  qui 
l'ont  démasqué,  leur  tendre  commisération  pour 
lui.ne  leur  permettant  aucun  procédé  violent, 
il  a  bien  fallu  s'assurer  de  lui  sans  attenter  à  sa 
liberté,  et  le  rendre  l'horreur  de  l'univers  afin 
qu'il  n'en  fût  pas  le  fléau. 

Quel  tort  lui  faii-on,  et  de  quoi  pourroit-il 
se  plaindre?  Pour  le  laisser  vivre  parmi  les 
hommes  il  a  bien  fallu  le  peindre  à  eux  tel  qu'il 


étoit.  Nos  messieurs  savent  mieux  que  vous 
que  les  méchans cherchent  et  trouvent  toujours 
leurs  semblables  pour  comploter  avec  eux  leurs 
mauvais  desseins  ;  mais  on  les  empêche  de  se 
lier  avec  celui-ci,  en  le  leur  rendant  odieux  à 
tel  point  qu'ils  n'y  puissent  prendre  aucune 
confiance.  Ne  vous  y  fiez  pas,  leur  dit-on  ;  il 
vous  trahira  pour  le  seul  plaisir  de  nuire  ;  n'es- 
pérez pas  le  tenir  par  un  intérêt  commun.  C'est 
très-gratuitement  qu'il  se  plaît  au  crime;  ce 
n'est  point  son  intérêt  qu'il  y  cherche;  il  ne 
connoît  d'autre  bien  pour  lui  que  le  mal  d'au- 
trui  :  il  préférera  toujours  le  mal  plus  grand 
ou  plus  prompt  de  ses  camarades,  au  mal 
moindre  ou  plus  éloigné  qu'il  pourroit  faire 
avec  eux.  Pour  prouver  tout  cela,  il  ne  faut 
qu'exposer  sa  vie.  En  faisant  son  histoire  on 
éloigne  de  lui  les  plus  scélérats  par  la  terreur. 
L'effet  de  cette  méthode  est  si  grand  et  si  sûr 
que,  depuis  qu'on  le  surveille  et  qu'on  éclaire 
tous  ses  secrets,  pas  un  mortel  n'a  encore  eu 
l'audace  de  tenter  sur  lui  l'appât  d'une  mau- 
vaise action,  et  ce  n'est  jamais  qu'au  leurre  de 
quelque  bonne  œuvre  qu'on  parvient  à  le  sur- 
prendre. 

Rouss.  Voyez  comme  quelquefois  les  extrê- 
mes se  touchent  1  Qui  croiroit  qu'an  excès  de 
scélératesse  pût  ainsi  rapprocher  la  vertu?  H 
n'y  avoit  que  vos  messieurs  au  monde  qui  pus- 
sent trouver  un  si  bel  art. 

Le  Fr.  Ce  qui  rend  l'exécution  de  ce  plan 
plus  admirable,  c'est  le  mystère  dont  il  a  fallu 
le  couvrir.  Il  falloit  peindre  le  personnage  à 
tout  le  monde,  sans  que  jamais  ce  portrait  pas- 
sât sous  ses  yeux.  Il  falloit  instruire  l'univers 
de  ses  crimes,  mais  de  telle  façon  que  ce  fût  un 
mystère  ignoré  de  lui  seul.  Il  falloit  que  chacun 
le  montrât  au  doigt,  sans  qu'il  crût  être  vu  de 
personne.  En  un  mot,  c'étoit  un  secret  dont 
le  public  entier  devoit  être  dépositaire,  sans 
qu'il  parvînt  jamais  à  celui  qui  en  étoit  le  sujet. 
Cela  eût  été  difficile,  peut-être  impossible  à 
exécuter  avec  tout  autre  :  mais  les  projets  fon- 
dés sur  des  principes  généraux  échouent  sou- 
vent. En  les  appropriant  tellement  à  l'individu 
qu'ils  ne  conviennent  qu'à  lui,  on  en  rend 
l'exécution  bien  plus  sûre.  C'est  ce  qu'on  a  fait, 
aussi  habilement  qu'heureusement,  avec  notre 
homme.  On  savoit  qu'étranger  et  seul  il  étoit 
sans  appui,  sans  parcns,  sans  assistance  ;  qu'il 


PREMIER  DIALOGUE. 


23 


ne  icnoii  à  aucun  parii,  et  que  son  humeur  sau- 
vage icndoil  elle-même  à  l'isoler  :  on  n'a  fait, 
pour  l'isoler  tout-à-fait,  que  suivre  sa  pente 
naturelle,  y  faire  tout  concourir,  et  dès  lors 
lout  a  été  facile.   En  le  séquestrant  tout-à- 
fait  du  commerce  des   hommes,   qu'il  fuit, 
quel  mal  lui  fait-on?  En  poussant  la  bonté 
jusqu'à  lui  laisser  une  liberté  du  moins  appa- 
rente, ne  falloil-il  pas  l'empôcher  d'en  pou- 
voir abuser?  Ne  falloit-il  pas,  en  le  laissant 
au  milieu  des  citoyens ,  s'attacher  à  le  leur 
bien  faire  connoîire  ?  Peut-on  voir  un  serpent 
se  glisser  dans  la  place  publique,  sans  crier 
à  chacun  de  se  garder  du  serpent?  N'étoit-ce 
pas  surtout  une  obligation  particulière  pour 
les  sages  qui  ont  eu  l'adresse  d'écarter  le  mas- 
que dont  il  se  couvroit  depuis  quarante  ans, 
et  de  le  voir  les  premiers,  à  travers  ses  dé- 
guisemens,  tel  qu'ils  le  montrent  depuis  lors  à 
tout  le  monde  ?  Ce  grand  devoir  de  le  faire 
abhorrer  pour  l'empêcher  de  nuire,  combiné 
avec  le  tendre  intérêt  qu'il  inspire  à  ces  hom- 
mes sublimes,  est  le  vrai  motif  des  soins  infi- 
nis qu'ils  prennent,  des  dépenses  immenses 
qu'ils  font  pour  l'entourer  de  tant  de  pièges, 
pour  le  livrer  à  tant  de  mains,  pour  l'enla- 
cer de  tant  de  façons,  qu'au  milieu  de  cette 
liberté  feinte,  il  ne  puisse  ni  dire  un  mot,  ni 
faire  un  pas,  ni  mouvoir  un  doigt,  qu'ils  ne 
le  sachent  et  ne  le  veuillent.  Au  fond,  tout  ce 
qu'on  en  fait  n'est  que  pour  son  bien,  pour 
éviter  le  mal  qu'on  seroit  contraint  de  lui  faire, 
et  dont  on  ne  peut  le  garantir  autrement.  Il 
falloit  commencer  par  l'éloigner  de  ses  an- 
ciennes connoissances  pour  avoir  le  temps  de 
les  bien  endoctriner.  On  l'a  fait  décrétera  Pa- 
ris :  quel  mal  lui  a-t-on  fait?  Il  falloit,  pour  la 
même  raison,  l'empêcher  de  s'établir  à  Genève. 
On  l'y  a  fait  décréter  aussi  :  quel  mal  lui  a-t-on 
fait?  On  la  fait  lapider  à  Motiers;  mais  les 
cailloux  qui  cassoient  ses  fenêtres  et  ses  portes 
ne  l'ont  point  atteint  :  quel  mal  donc  lui  ont-ils 
fait?  On  l'a  fait  chasser,  à  l'entrée  de  l'hiver, 
de  l'île  solitaire  où  il  s'étoil  réfugié,  et  de  toute 
ia  Suisse  ;  mais  c'étoit  pour  le  forcer  charita- 
blement d'aller  en  Angleterre  (')  chercher  l'a- 
sile qu'on  lui  préparoit  à  son  insu  depuis  long- 

(I)  ctioisir  un  Angloispour  mon  dépositaire  et  mon  confi- 
dent seroit,  ce  me  semble,  réparer  d'une  maiiièrebien  autlien- 
Uijue  le  mal  <4iic  j'ai  pu  penseret  dire  de  sa  nation.  Ou  l'a  trop 


temps  et  bien  meilleur  que  celui  qu'il  s'étoit 
obstiné  de  choisir,  quoiqu'il  ne  pût  de  là  faire 
aixun  mal  à  personne.  Mais  quel  mal  lui  a-t-on 
fait  à  lui-même?  et  de  quoi  se  plaint-il  aujour- 
d  hui?  Ne  le  laisse-t-on  pas  tranquille  dans  son 
opprobre?  Il  peut  se  vautrer  à  son  aise  dans  la 
fange  où  l'on  le  tient  embourbé.  On  l'accable 
d'indignités,   il    est  vrai;   mais  qu'importe? 
quelles  blessures  lui  font-elles?  n'est-il  pas  fait 
pour  les  souffrir?  Et  quand  chaque  passant  lui 
cracheroit  au  visage,  quel  mal,  après  tout, 
cela  lui  feroit-il?Maisce  monstre  d'ingratitude 
ne  sent  rien,  ne  sait  gré  de  rien  ;  et  tous  les 
ménagomens  qu'on  a  pour  lui,  loin  de  le  tou- 
cher, ne  font  qu'irriter  sa  férocité.  En  prenant 
le  plus  grand  soin  de  lui  ôter  tous  ses  amis,  on 
ne  leur  a  rien  tant  recommandé  que  d'en  gar- 
der toujours  l  apparence  et  le  titre,  et  de  pren- 
dre pour  le  tromper  le  même  ton  qu'ils  avoient 
auparavant  pour  l'accueillir.  C'est  sa  coupable 
défiance  qui  seule  le  rend  misérable.  Sans  elle 
il  seroit  un  peu  plus  dupe,  mais  il  vivroit  tout 
aussi  content  qu'autrefois.  Devenu  l'objet  de 
l'horreur  publique,  il  s'est  vu  par  là  celui  des 
attentions  de  tout  le  monde.  C'étoit  à  qui  le 
fêlcroit,  à  qui  l'auroit  à  dîner,  à  qui  lui  ofFriroit 
des  retraites,  à  qui  renchériroit  d'empresse- 
ment pour  obtenir  la  préférence.  On  eût  dit,  à 
l'ardeur  qu'on  avoit  pour  l'attirer,  que  rien 
n'étoit  plus  honorable,  plus  glorieux,  que  de 
l'avoir  pour  hôte,  et  cela  dans  tous  les  états, 
sans  en  excepter  les  grands  et  les  princes, 
et  mon  ours  n'étoit  pas  content. 

Rouss.  Il  avoit  tort;  mais  il  devoit  être  bien 
surpris  !  Ces  grands-là  ne  pensoicnt  pas,  sans 
doute,  comme  ce  soigneur  espagnol  dont  vous 
savez  la  réponse  à  Charles-QiTint  qui  lui  de- 
maruioit  un  de  ses  châteaux  pour  y  loger  le 
connétable  de  Bourbon  (']. 

abusée  sur  mon  compte  pour  que  j'aie  pu  ne  pas  m'abuser 
1  quelquefois  sur  le  sien  v*). 

{')  On  a.  dit-on.  rendu  inhabitable  le  château  de  Trye  depnis 
que  j'y  ai  logé.  Si  cette  opération  a  rapport  à  moi,  elle  ne»l 
pas  consé(iuente  à  l'empressement  qui  m'y  avait  attiré,  ni  i  ce- 
lui avec  le<iuel  on  engageoit  M.  le  prince  de  Ligne  i  m'offrir 
dans  le  même  temps  un  asile  charmant  dans  ses  terre»,  par 
une  belle  lettre  qu'on  eut  même  grand  soin  de  faire  courir 
dans  tout  Paris. 

(•)  C'eft   en    effet  nn  Anglois  (M.    Brooke-Boollib^)  i|nt   Bim»«in  t 
clioiM  |.oar  il^porilaire  de  ce  premier  Dialogue,  et  qui  l'i  f.it  impriiner 
en  «780,  "a  Licl.llicld  en  Angleterre  (in-S'delSO  p.ge.}.  L.  ».o»sc.il 
1    ,ul..iir,plie  a  «ft«î  d.  po«!  djos  le  Mnw'uni  brit.nni<inr. 


24 


PREMIER  DIALOGUE. 


Le  Fr.  Le  cas  est  bien  différent  :  vous  ou- 
bliez qu'ici  cost  une  bonne  œuvre. 

Rouss.  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  que 
Ihospilaliié  envers  le  connétable  fût  une  aussi 
bonne  œuvre  que  l'asile  offert  à  un  scélérat? 

Le  Fr.  Eh  !  vous  ne  voulez  pas  m'entendre. 
Le  connétable  savoit  bien  qu'il  éloit  rebelle  à 
son  prince. 

Rouss.  Jean-Jacques  ne  sait  donc  pas  qu'il 
est  un  scélérat? 

Lk  Fr.  Le  fin  du  projet  est  d'en  user  exté- 
rieurement avec  lui  comme  s'il  n'en  savoit  rien, 
ou  comme  si  on  l'ignoroit  soi-même.  De  cette 
sorte,  on  évite  avec  lui  le  danger  des  explica- 
tions; et,  feignant  de  le  prendre  pour  un  hon- 
nête homme,  on  l'obsède  si  bien,  sous  un  air 
d'empressement  pour  son  mérite,  que  rien  de 
ce  qui  se  rapporte  à  lui,  ni  lui-même,  ne  peut 
échapper  à  la  vigilance  de  ceux  qui  l'appro- 
chent. Dès  qu'il  s'établit  quelque  part,  ce  qu'on 
sait  toujours  d'avance,  les  murs,  les  planchers, 
les  serrures,  tout  est  disposé  autour  de  lui  pour 
la  fin  qu'on  se  propose,  et  l'on  n'oublie  pas  de 
l'envoisiner  convenablement ,  c'est-à-dire  de 
mouches  venimeuses,  de  fourbes  adroits,  et  de 
filles  accortes  à  qui  l'on  a  bien  fait  leur  leçon. 
C'est  une  chose  assez  plaisante  de  voir  les  bar- 
boteuses de  nos  messieurs  prendre  des  airs  de 
vierges  pour  tâcher  d'aborder  cet  ours.  Mais  ce 
ne  sont  pas  apparemment  des  vierges  qu'il  lui 
faut;  car,  ni  les  lettres  pathétiques  qu'on  dicte 
à  celles-là,  ni  les  dolentes  histoires  qu'on  leur 
fait  apprendre,  ni  tout  l'étalage  de  leurs  mal- 
heurs et  de  leurs  vertus,  ni  celui  de  leurs  char- 
mes flétris,  n'ont  pu  l'attendrir.  Ce  pourceau 
d'Épicure  est  devenu  tout  d'un  coup  un  Xéno- 
crate  pour  nos  messieurs. 

RODSS.  N'en  fut-il  point  un  pour  vos  dames? 
Si  ce  n'éloit  pas  là  le  plus  bruyant  de  ses  for- 
faits, c'en  seroit  sûrement  le  plus  irrémissible. 

Le  FR.Âh!  monsieur  Rousseau,  il  faut  toujours 
être  galant  ;  et,  de  quelque  façon  qu'en  use  une 
femme,  on  ne  doit  jamais  toucher  cet  article-là. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  toutes  ses 
lettres  sont  ouvertes,  qu'on  retient  soigneuse- 
ment toutes  celles  dont  il  pourroit  tirer  quelque 
instruction,  et  qu'on  lui  en  fait  écrire  de  toutes 
les  façons  par  différentes  mains,  tant  pour 
sonder  ses  dispositions  par  ses  réponses,  que 
pour  lui  supposer,  dans  celles  qu'il  rebute  et 


qu'on  garde ,  des  correspondances  dont  on 
puisse  un  jour  tirer  parti  contre  lui.  On  a 
trouvé  l'art  de  lui  faire  de  Paris  une  solitude 
plus  affreuse  que  les  cavernes  et  les  bois,  où  il 
ne  trouve  au  milieu  des  hommes  ni  communica- 
tion, ni  consolation,  ni  conseil,  ni  lumières, 
ni  rien  de  tout  ce  qui  pourroit  lui  aider  à  se 
conduire,  un  labyrinthe  immense  où  l'on  ne  lui 
laisse  apercevoir  dans  les  ténèbres  que  de  faus- 
ses routes  qui  l'égarent  de  plus  en  plus.  Nul  ne 
l'aborde  qui  n'ait  déjà  sa  leçon  toute  faite  sur 
ce  qu'il  doit  lui  dire,  et  sur  le  ton  qu'il  doit 
prendre  en  lui  parlant.  On  tient  note  de  ceux 
qui  demandent  à  levoir('),  et  on  ne  le  leur  per- 
met qu'après  avoir  reçu  à  son  égard  les  instruc- 
tions que  j'ai  moi-même  été  chargé  de  vous 
donner  au  premier  désir  que  vous  avez  marqué 
de  le  connoîtrc.  S'il  entre  en  quelque  lieu  pu- 
blic, il  y  est  remarqué  et  traité  comme  un  pes- 
tiféré :  tout  le  monde  l'entoure  et  le  fixe,  mais 
en  s'écartant  de  lui  et  sans  lui  parler,  seulement 
pour  lui  servir  de  barrière;  et  s'il  ose  parler 
lui-même  et  qu'on  daigne  lui  répondre,  c'est 
toujours  ou  par  un  mensonge  ou  en  éludant  ses 
questions  d'un  ton  si  rude  et  si  méprisant,  qu'il 
perde  l'envie  d'en  faire.  Au  parterre  on  a  grand 
soin  de  le  recommander  à  ceux  qui  l'entourent, 
et  de  placer  toujours  à  ses  côtés  une  garde  ou 
un  sergent  qui  parle  ainsi  fort  clairement  de 
lui  sans  rien  dire.  On  l'a  montré,  signalé,  re- 
commandé partout  aux  facteurs,  aux  commis, 
aux  gardes,  aux  mouches,  aux  savoyards,  dans 
tous  les  spectacles,  dans  tous  les  cafés,  aux 
barbiers,  aux  marchands,  aux  colporteurs,  aux 
libraires.  S  il  cherchoit  un  livre,  un  almanach, 
un  roman,  il  n'y  en  auroit  plus  dans  tout  Pa- 
ris ;  le  seul  désir  manifesté  de  trouver  une  chose 
telle  qu'elle  soit,  est  pour  lui  l'infaillible  moyen 
de  la  faire  disparoître.  A  son  arrivée  à  Paris  il 
cherchoit  douze  chansonnettes  italiennes  qu'il 
y  fit  graver  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  et  qui 
étoient  de  lui  comme  le  Devin  du  village  ;  mais 
le  recueil,  les  airs,  les  planches,  tout  disparut, 
tout  fut  anéanti  dès  l'instant  sans  qu'il  en  ait 
pu  recouvrer  jamais  un  seul  exemplaire.  On 


(*)  On  a  mis  pour  cela  dans  la  rue  un  marchand  de  tableaux 
tout  vis-à-vis  de  ma  porte,  et  à  celte  porte,  qu'on  tient  fer- 
mée, un  secret,  afin  que  tous  ceux  qui  voudront  entrer  chez 
moi  soient  forcés  de  s'adresser  aux  voisins,  qui  ont  leurs  in- 
structions ci  leurs  ordres. 


PKEMIEH  DIALOGUE. 


25 


est  parvenu  à  force  de  petites  attentions  multi- 
pliées à  le  tenir,  dans  cette  ville  immense,  tou- 
jours sous  les  yeux  de  la  populace  qui  le  voit 
avec  horreur.  Veut-il  passer  l'eau  vis-à-vis  les 
Quatre-Nations  ;  on  ne  passera  point  pour  lui, 
mftme  en  payant  la  voiture  entière.  Veut-il  se 
faire  décrotter;  les  décrotteurs,  surtout  ceux 
du  Temple  et  du  Palais-Royal,  lui  refuseront 
avec  mépris  leurs  services.  Entre-t-il  aux  Tui- 
leries ou  au  Luxembourg  ;  ceux  qui  distribuent 
des  billets  imprimés  à  la  porte  ont  ordre  de  le 
passer  avec  la  plus  outrageante  affectation,  et 
même  de  lui  en  refuser  net,  s'il  se  présente  pour 
en  avoir,  et  tout  cela,  non  pour  l'importance 
de  la  chose,  mais  pour  le  faire  remarquer,  con- 
noître  et  abhorrer  de  plus  en  plus. 

Une  de  leurs  plus  jolies  inventions  est  le  parti 
qu'ils  ont  su  tirer  pour  leur  objet  de  l'usage  an- 
nuel de  brûler  en  cérémonie  un  Suisse  de  paille 
dans  la  rue  aux  Ours.  Celte  fête  populaire  pa- 
roissoit  si  barbare  et  si  ridicule  en  ce  siècle  phi- 
losophe, que,  déjà  négligée,  on  alloit  la  sup- 
primer tout-à-fait,  si  nos  messieurs  ne  se  fussent 
avisés  de  la  renouveler  bien  précieusement  pour 
Jean-Jacques.  A  cet  effet,  ils  ont  fait  donner  sa 
figure  et  son  vêtement  à  l'homme  de  paille,  ils 
lui  ont  armé  la  main  d'un  couteau  bien  luisant, 
et,  en  le  faisant  promener  en  pompe  dans  les 
rues  de  Paris,  ils  ont  eu  soin  qu'on  le  mît  en 
station  directement  sous  les  fenêtres  de  Jean- 
Jacques,  tournant  et  retournant  la  figure  de 
tous  côtés  pour  la  bien  montrer  au  peuple,  à 
qui  cependant  de  charitables  interprètes  font 
faire  l'application  qu'on  désire,  et  l'excitent  à 
brûler  Jean-Jacques  en  effigie,  en  attendant 
mieux  (').  Enfin  l'un  de  nos  messieurs  m'a 
même  assuré  avoir  eu  le  sensible  plaisir  de  voir 
des  mendians  lui  rejeter  au  nez  son  aumône,  et 
vous  comprenez  bien... 

RODSS.  Qu'ils  n'y  ont  rien  perdu.  Ah  !  quelle 
douceur  d'âme  !  quelle  charité  !  le  zèle  de  vos 
messieurs  n'oublie  rien. 

Le  Fr.  Outre  toutes  ces  précautions,  on  a 


(*)  Il  y  auroit  à  me  brûler  en  personne  deux  grands  incon- 
véniens  qui  peuvent  forcer  ces  messieurs  à  se  priver  de  ce 
plaisir:  le  premier  e.>t  qu'étant  une  fois  mort  et  brûlé  je  ne 
seroia  plus  en  leur  pouvoir,  et  ils  perdroient  le  plaisir  plus 
grand  de  me  tourmenter  vif;  le  second,  bien  plus  grave,  est 
qu'avant  de  me  brûler  il  faudroit  m'entendre,  au  moms  pour 
la  forme:  et  je  doute  que,  malgré  viogt  ans  de  précautions  et 
de  trames,  ils  osent  encore  en  courir  le  risque. 


mis  en  œuvre  un  moyen  très-ingénieux  pour 
découvrir  s'il  lui  reste  par  malheur  quelque 
personne  de  confiance  qui  n'ait  pas  encore  les 
instructions  et  les  senlimens  nécessaires  pour 
suivre  à  son  égard  le  plan  généralement  admis. 
On  lui  fait  écrire  par  des  gens  qui,  se  feignant 
dans  la  détresse,  implorent  son  secours  ou  ses 
conseils  pour  s'en  tirer.  Il  cause  avec  eux,  il 
les  console;  il  les  recommande  aux  personnes 
sur  lesquelles  il  compte.  De  cette  manière  on 
parvient  à  les  connoître,  et  de  là  facilement  à 
les  convertir.  Vous  ne  sauriez  croire  combien 
par  celte  manœuvre  on  a  découvert  de  gens  qui 
l'estimoient  encore  et  qu'il  continuoilde  trom- 
per. Connus  de  nos  messieurs,  ils  sont  bientôt 
détachés  de  lui,  et  l'on  parvient,  par  un  art 
tout  particulier,  mais  infaillible,  à  le  leur 
rendre  aussi  odieux  qu'il  leur  fut  cher  aupara- 
vant. Mais  soit  qu'il  pénètre  enfin  ce  manège, 
soit  qu'en  effet  il  ne  lui  reste  plus  personne, 
ces  tentatives  sont  sans  succès  depuis  quelque 
temps.  Il  refuse  constamment  de  s'emplover 
pour  les  gens  qu'il  ne  connoît  pas,  et  même  do 
leur  répondre,  et  cela  va  toujours  aux  fins 
qu'on  se  propose  en  le  faisant  passer  pour  un 
homme  insensible  et  dur.  Car  encore  une  fois 
rien  n'est  mieux  pour  éluder  ses  pernicieux 
desseins  que  de  le  rendre  tellement  haïssable  à 
tous,  que  dès  qu'il  désire  une  chose,  c'en  soit 
assez  pour  qu'il  ne  la  puisse  obtenir,  et  que 
dès  qu'il  s'intéresse  en  faveur  de  quelqu'un, 
ce  quelqu'un  ne  trouve  plus  ni  patron  ni  assi- 
stance. 

Rouss.  En  effet,  tous  ces  moyens  que  vous 
m'avez  détaillés  me  paroissent  ne  pouvoir  man- 
quer de  faire  de  ce  Jean-Jacques  la  risée,  le 
jouet  du  genre  humain,  et  de  le  rendre  le  plus 
abhorré  des  mortels. 

Le  Fr.  Eh!  sans  doute.  Voilà  le  grand,  le 
vrai  but  des  soins  généreux  de  nos  messieurs. 
Et,  grâces  à  leur  plein  succès,  je  puis  vous  as- 
surer que,  depuis  que  le  monde  existe,  jamais 
mortel  n'a  vécu  dans  une  pareille  dépression. 

Rouss.  Mais  ne  me  disiez-vous  pas  au  con- 
traire que  le  tendre  soin  de  son  bien-être  en- 
troit  pour  beaucoup  dans  ceux  qu'ils  prennent 
à  son  égard  ? 

LeFr.  Oui,  vraiment,  et  c'est  là  surtoiit  ce 
qu'il  y  a  de  grand,  de  généreux,  d'admirable 
danslopIandenosmcssicurs,qu'cnrempêchjint 


20 


PREMIER  DIALOGUE. 


do  suivre  ses  volontés  et  d'accomplir  ses  mau- 
vais desseins,  on  cherche  cependant  à  lui  pro- 
curer les  douceurs  de  la  vie,  de  façon  qu'il 
trouve  partout  ce  qui  lui  est  nécessaire  ,  et 
nulle  part  ce  dont  il  peut  abuser.  On  veut 
qu'il  soit  rassasié  du  pain  de  l'ignominie  et  de 
1«  coupe  de  l'opprobre.  On  affecte  même  pour 
lui  des  attentions  moqueuses  et  dérisoires  ('), 
dos  respects  comme  ceux  qu'on  prodiguoit  à 
Sancho  dans  son  île,  et  qui  le  rendent  encore 
plus  ridicule  aux  yeux  de  la  populace.  Enfin, 
puisqu'il  aime  tant  les  distinctions,  il  a  lieu 
d'être  content;  on  a  soin  qu'elles  ne  lui  man- 
quent pas,  et  on  le  sert  de  son  goût  en  le  fai- 
sant partout  montrer  au  doigt.  Oui,  monsieur, 
on  veut  qu'il  vive,  et  même  agréablement,  au- 
tant qu'il  est  possible  à  un  méchant  sans  mal 
faire  :  on  voudroit  qu'il  ne  manquât  à  son  bon- 
heur que  les  moyens  de  troubler  celui  des  au- 
tres. Mais  c'est  un  ours  qu'il  faut  enchaîner  de 
peur  qu'il  ne  dévore  les  passans.  On  craint  sur- 
tout le  poison  de  sa  plume,  et  l'on  n'épargne 
aucune  précaution  pour  l'empêcher  de  l'exha- 
ler; on  ne  lui  laisse  aucun  moyen  de  défendre 
son  honneur,  parce  que  cela  lui  seroit  inutile, 
que,  sous  ce  prétexte,  il  ne  manqueroit  pas 
d'attaquer  celui  d'autrui,  et  qu'il  n'appartient 
pas  à  un  homme  livré  à  la  diffamation  d'oser 
(iiffamer  personne.  Vous  concevez  que,  parmi 
les  gens  dont  on  s'est  assuré,  l'on  n'a  pas  ou- 
blié les  libraires,  surtout  ceux  dont  il  s'est  au- 
trefois servi.  L'on  en  a  même  tenu  un  très- 
longtemps  à  la  Bastille  sous  d'autres  prétextes, 
mais  en  effet  pour  l'endoctriner  plus  long- 
temps à  loisir  sur  le  compte  de  Jean-Jac- 
ques (2)  On  a  recommandé  à  tout  ce  qui  l'en- 
toure de  veiller  particulièrement  à  ce  qu'il  peut 
écrire.  On  a  même  tâché  de  lui  en  ôtcr  les 

(1  )  Comme  quand  on  vouloit  à  toute  force  m'envoyer  le  vin 
d'honneur  à  Amiens,  qu'à  Londres  les  tambours  des  gardes 
dévoient  venir  battre  à  ma  porte,  et  qu  au  Temple  M.  le  priuce 
de  ConU  m'envoya  sa  musique  à  mon  lever. 

('}  On  y  a  détenu  de  même,  en  même  temps,  etpourle  même 
effet,  un  Genevois  de  mes  amis,  lequel,  aigri  par  d'anciens 
griefs  contre  les  magistrats  de  Genève,  excitoit  les  citoyens 
contre  eux  à  mon  occasion.  Je  pensois  bien  différemment,  et 
jamais,  en  écrivant  soit  à  eux  soit  à  lui,  je  ne  cessai  de  les  pres- 
ser d'abandonner  tons  ma  cause,  et  de  remettre  à  de  meilleurs 
temps  la  défense  de  leurs  droits.  Cela  n'empêcha  pas  qu'on  ne 
pribliât  avoir  trouvé  tout  le  contraire  dans  les  lettres  que  je 
Jo»  écrivoi'i,  et  que  cétoit  mol  qui  étois  le  boute-feu.  Que  peu- 
vent désormais  attendre  des  gens  puissants  la  justice,  la  vérité, 
rinnocena-,(|uaud  une  fois  ils  en  sont  venusjusque-là? 


moyens,  et  l'on  étoit  parvenu,  dans  la  retraite 
où  on  l'avoit  attiré  en  Dauphiné,  à  écarter  do 
lui  toute  encre  lisible,  en  sorte  qu'il  ne  pût 
trouver  sous  ce  nom  que  de  l'eau  légèrement 
teinte ,  qui  même  en  peu  de  temps  perdoit 
toute  sa  couleur.  Malgré  toutes  ces  précautions, 
le  drôle  est  encore  parvenu  à  écrire  ses  Mémoi- 
res, qu'il  appelle  ses  Confessions,  et  que  nous 
appelons  ses  mensonges,  avec  de  l'encre  de  la 
Chine,  à  laquelle  on  n'avoit  pas  songé  :  mais, 
si  l'on  ne  peut  l'empêcher  de  barbouiller  du 
papier  à  son  aise ,  on  l'empêche  au  moins  de 
faire  circuler  son  venin  :  car  aucun  chiffon,  ni 
petit,  ni  grand,  pas  un  billet  de  deux  lignes  ne 
peut  sortir  de  ses  mains  sans  tomber,  à  l'in- 
stant même,  dans  celles  des  gens  établis  pour 
tout  recueillir.  A  l'égard  de  ses  discours,  rien 
n'en  est  perdu.  Le  premier  soin  de  ceux  qui 
l'entourent  est  de  s'attacher  à  le  faire  jaser;  ce 
qui  n'est  pas  difficile,  ni  même  de  lui  faire  dire 
à  peu  près  ce  qu'on  veut,  ou  du  moins  comme 
on  le  veut  pour  en  tirer  avantage,  tantôt  en  lui 
débitant  de  fausses  nouvelles,  tantôt  en  l'ani- 
mant par  d'adroites  contradictions,  et  tantôt 
au  contraire  en  paroissant  acquiescera  tout  ce 
qu'il  dit.  C'est  alors  surtout  qu'on  lient  un  re- 
gistre exact  des  indiscrètes  vivacités  qui  lui 
échappent,  et  qu'on  amplifie  et  commente  do 
sang-froid.  Ils  prennent  en  même  temps  toutes 
les  précautions  possibles  pour  qu'il  ne  puisse 
tirer  d'eux  aucune  lumière,  ni  par  rapport  à 
lui,  ni  par  rapport  à  qui  que  ce  soit.  On  ne 
prononce  jamais  devant  lui  le  nom  de  ses  pre- 
miers délateurs,  et  l'on  ne  parle  qu'avec  la  plus 
grande  réserve  de  ceux  qui  influent  sur  son 
sort;  de  sorte  qu'il  lui  est  impossible  de  parve- 
nir à  savoir  ni  ce  qu'ils  disent ,  ni  ce  qu'ils 
font,  s'ils  sont  à  Paris  ou  absens,  ni  même 
s'ils  sont  morts  ou  en  vie.  On  ne  lui  parle 
jamais  de  nouvelles,  ou  on  ne  lui  en  dit  que 
de  fausses  ou  de  dangereuses,  qui  seroient 
de  sa  part  de  nouveaux  crimes  s'il  s'avisoit 
de  les  répéter.  En  province,  on  empôchoit 
aisément  qu'il  ne  lût  aucune  gazette.  A  l*a- 
ris,  où  il  yauroit  trop  d'affectation,  l'on  em- 
pêche au  moins  qu'il  n'en  voie  aucune  dont  d 
puisse  tirer  quelque  instruction  qui  le  regarde, 
et  surtout  celles  où  nos  messieurs  font  parior 
de  lui.  S'il  s'enquiert  de  quelque  chose,  personne 
n'en  sait  rien;  s'il  s'infot  me  de  quelqu'un,  per- 


Bonne  ne  le  connoît;  s'il  demandoit  avec  un 
peu  d'empressement  le  temps  qu'il  fait,  on  ne 
■  le  lui  diroit  pas.  Mais  on  s'applique,  en  revan- 
che, à  lui  faire  trouver  les  denrées,  sinon  à 
meilleur  marché,  du  moins  de  meilleure  qua- 
lité qu'il  ne  les  auroit  au  même  prix, ses  bienfai- 
teurs suppléant  généreusement  de  leur  bourse 
à  ce  qu'il  en  coûte  de  pluspoursatisfaireladéli- 
catesse  qu'ils  lui  supposent,  et  qu'ils  tâchent 
même  d'exciter  en  lui  par  l'occasion  et  le  bon 
marché,  pour  avoir  le  plaisir  d'en  tenir  note. 
De  cette  manière,  mettant  adroitement  le  menu 
peuple  dans  leur  confidence,  ils  lui  font  l'au- 
mône publiquement  malgré  lui,  de  façon  qu'il 
lui  soit  impossible  de  s'y  dérober,  et  cette  cha- 
rité, qu'on  s'attache  à  rendre  bruyante,  a 
peut-être  contribué  plus  que  toute  autre  chose 
à  le  déprimer  autant  que  le  désiroient  ses  amis. 

Rocss.  Comment,  ses  amis? 

Le  Fr.  Oui,  c'est  un  nom  qu'aiment  à  pren- 
dre toujours  nos  messieurs,  pour  exprimer 
toute  leur  bienveillance  envers  lui,  touie  leur 
sollicitude  pour  son  bonheur,  et,  ce  qui  est  très- 
bien  trouvé,  pour  le  faire  accuser  d'ingra- 
titude en  se  montrant  si  peu  sensible  à  tant 
de  bonté. 

RODSS.  11  y  a  là  quelque  chose  que  je  n'en- 
tends pas  bien.  Expliquez-moi  mieux  tout  cela, 
je  vous  prie. 

Le  Fr.  Il  importoit,  comme  je  vous  l'ai  dit, 
pour  qu'on  pût  le  laisser  libre  sans  danger,  que 
sa  diftamaiion  fût  universelle  (').  Il  ne  suffi- 
soit  pas  de  la  répandre  dans  les  cercles  et  parmi 
la  bonne  compagnie,  ce  qui  n'étoit  pas  difficile 
et  fut  bientôt  fait;  il  falloit  qu'elle  s'étendît 
parmi  tout  le  peuple  et  dans  les  plus  bas  étages 
aussi  bien  que  dans  les  plus  élevés  ;  et  cela  pré- 
sentoit  plus  de  difficulté  ;  non-seulement  parce 
que  l'affectation  de  le  tympaniser  ainsi  àson  insu 

(')  Je  n'ai  pointvouluparlericide  cequise  fait  au  théâtre  (*) 
et  de  ce  qui  s'imprime  journellement  en  Hollande  et  ailleurs, 
parce  que  cela  passe  toute  croyance,  et  qu'en  le  voyant,  et  en 
ressentant  continuellement  les  tristes  effets,  j  ai  peine  encore 
i  le  croire  moi-même.  Il  y  a  quinze  ans  que  tout  cela  dure, 
toujours  avec  l'approbation  publique  et  l'aveu  du  gouverne- 
ment. Et  moi  je  vieillis  ainsi  seul  parmi  tous  ces  forcenés,  sans 
aucune  consolation  de  personne,  sans  néanmoins  perdre  ni 
courage  ni  patience,  et  dans  l'ignorance  où  l'on  me  tient,  éle- 
vant au  ciel,  pour  toute  défense,  un  cœur  exempt  de  fraude, 
et  des  mains  pures  de  tout  mal. 


('}  Allmion  )i  la  manière  dont  le  traita  l'Acailiimie  royalotle  mnsitjue, 
qui  s'eni(>ara  Ju  Devin  du  village,  rclusa  la  |>orte  de  la  salie  du  »jicc- 
tdcli' a  l'aiilcur,  cl  lit  {icndre  celui-ci  eu  effigie.  M,  F 


PUEMIEU  DIALOGUE.  27 

pou  voit  scandaliser  les  simples,  mais  surtout  à 
cause  de  l'inviolable  loi  de  lui  cacher  tout  ce 
qui  le  regarde,  pour  éloigner  à  jamais  de  lui 
tout  éclaircissement,  toute  instruction,  tout 
moyen  de  défense  et  de  justification,  toute  oc- 
casion de  faire  expliquer  personne,  de  remon- 
ter à  la  source  des  lumières  qu'on  a  sur  son 
compte  ;  et  qu'il  étoit  moins  sûr  pour  cet  effet 
de  compter  sur  la  discrétion  de  la  populace  que 
sur  celle  des  honnêtes  gens.  Or,  pour  l'intéres- 
ser, cette  populace,  à  ce  mystère,  sans  parottro 
avoir  cet  objet,  ils  ont  admirablement  tiré  parti 
d'une  ridicule  arrogance  de  notre  homme,  qui 
est  de  faire  le  fier  sur  les  dons,  et  de  ne  vou- 
loir pas  qu'on  lui  fasse  l'aumône. 

Rouss.  Mais  je  crois  que  vous  et  moi  serions 
assez  capables  d'une  pareille  arrogance;  qu'en 
pensez-vous? 

Le  Fr.  Cette  délicatesse  est  permise  à  d'hon- 
nêtes gens.  Mais  un  drôle  comme  cela  qui  fait 
le  gueux  quoiqu'il  soit  riche ,  de  quel  druit 
ose-t-il  rejeter  les  menues  charités  de  nos 
messieurs  ? 

Rouss.  Du  même  droit,  peut-être,  que  les 
mcndians  rejettent  les  siennes.  Quoi  qu'il  on 
soit,  s'il  fait  le  gueux,  il  reçoit  donc  ou  demande 
l'aumône?  car  voilà  tout  ce  qui  dislingue  le 
gueux  du  pauvre,  qui  n'est  pas  plus  riche  que 
lui,  mais  qui  se  contente  de  ce  qu'il  a,  et  ne  de- 
mande rien  à  personne. 

Le  Fr.  Eh  non  !  celui-ci  ne  la  demande  pas 
directement.  Au  contraire,  il  la  rejette  insolem- 
ment d'abord  ;  mais  il  cède  à  la  fin  tout  douce- 
ment quand  on  s'obstine. 

Rouss.  Il  n'est  donc  pas  si  arrogant  que 
vous  disiez  d'abord  ;  et,  retournant  votre  ques- 
tion, je  demande  à  mon  tour  pourquoi  ils  s'obs- 
tinent à  lui  faire  l'aumône  comme  à  un  gueux, 
puisqu'ils  savent  si  bien  qu'il  est  riche. 

Le  Fr.  Le  pourquoi,  je  vous  l'ai  déjà  dit. 
Ce  seroit,  j'en  conviens,  outrager  un  honnête 
homme  :  mais  c'est  le  sort  que  mérite  un  pa- 
reil scélérat  d'être  avili  par  tous  les  moyens 
possibles  ;  et  c'est  une  occasion  de  mieux  mani- 
fester son  ingratitude,  par  celle  qu'il  témoigne 
à  ses  bienfaiteurs. 

RoDSS.  Trouvez-vous  que  lintention  de  l'a- 
vilir mérite  une  grande  reconnoissance? 

Le  Fr.  Non,  mais  c'est  l'auiiiôtie  qui  la  mé- 
rite. Car,  comme  disent  très-bien  nos  mes- 


28 


PREMU-K  DIALOGUE. 


sieurs,  l'argent  rachète  tout,  et  rien  ne  le 
rachète.  Quelle  que  soit  l'intention  de  celui  qui 
donne,  même  par  force,  11  reste  toujours  bien- 
faiteur, et  mérite  toujours  comme  tel  la  plus 
vive  reconnoissance.  Pour  éluder  donc  la  bru- 
tale rusticité  de  notre  homme,  on  a  imaginé 
de  lui  faire  en  détail,  à  son  insu,  beaucoup  de 
petits  donsbruyans  qui  demandent  le  concours 
de  beaucoup  de  gens,  et  surtout  du  menu 
peuple,  qu'on  fait  entrer  ainsi  sans  affectation 
dans  la  grande  confidence,  afin  qu'à  l'horreur 
pour  ses  forfaits  se  joigne  le  mépris  pour  sa 
misère,  et  le  respect  pour  ses  bienfaiteurs.  On 
s'informe  des  lieux  où  il  se  pourvoit  des  den- 
rées nécessaires  à  sa  subsistance,  et  l'on  a  soin 
qu'au  même  prix  on  les  lui  fournisse  de  meil- 
leure qualité,  et  par  conséquent  plus  chères. 
Au  fond,  cela  ne  lui  fait  aucune  économie,  et 
il  n'en  a  pas  besoin,  puisqu'il  est  riche  :  mais 
pour  le  même  argent  il  est  mieux  servi  ;  sa 
bassesse  et  la  générosité  de  nos  messieurs  cir- 
culent ainsi  parmi  le  peuple,  et  l'on  parvient  de 
celte  manière  à  l'y  rendre  abject  et  méprisable 
en  paroissant  ne  songer  qu'à  son  bien-être  et  à 
le  rendre  heureux  malgré  lui.  Il  est  difficile  que 
le  misérable  ne  s'aperçoive  pas  de  ce  petit  ma- 
nège, et  tant  mieux  :  car  s'il  se  fâche,  cela 
prouve  de  plus  en  plus  son  ingratitude;  et  s'il 
change  de  marchands,  on  répète  aussitôt  la 
même  manœuvre;  la  réputation  qu'on  veut 
lui  donner  se  répand  encore  plus  rapidement. 
Ainsi  plus  il  se  débat  dans  ses  lacs,  et  pins  il 
les  resserre. 

Kouss.  Voilà,  je  vous  l'avoue,  ce  que  je  ne 
comprcnois  pas  bien  d'abord.  Mais,  monsieur, 
vous  en  qui  j'ai  connu  toujours  un  cœur  si  droit, 
se  peut-il  que  vous  approuviez  de  pareilles  ma- 
nœuvres? 

Le  Fr.  Je  les  blâmerois  fort  pour  tout  au- 
tre ;  mais  ici  je  les  admire  par  le  motif  de  bonté 
qui  les  dicte,  sans  pourtant  avoir  voulu  jamais 
y  tremper.  Je  hais  Jean-Jacques,  nos  messieurs 
l'aiment;  ils  veulent  le  conserver  à  tout  prix  ; 
il  est  naturel  qu'eux  et  moi  ne  nous  accordions 
pas  sur  la  conduite  à  tenir  avec  un  pareil 
homme.  Leur  système,  injuste  peut-être  en 
lui-même,  est  rectifié  par  l'intention. 

Rouss.  Je  crois  qu'il  me  la  rendroit  suspecte: 
car  on  ne  va  point  au  bien  par  le  mal,  ni  à  la 
vertu  par  la  fraude.  Mais,  puisque  vous  m'as- 


surez que  Jean-Jacques  est  riche,  comment  le 
public  accorde-t-il  ces  choses-là?  Car  enfin 
rien  ne  doit  lui  sembler  plus  bizarre  et  moins 
méritoire  qu'une  aumône  faite  par  force  à  un 
riche  scélérat. 

Le  Fr.  Oh  1  le  public  ne  rapproche  pas  ainsi 
les  idées  q.u'on  a  l'adresse  de  lui  montrer  sépa- 
rément. Il  le  voit  riche  pour  lui  reprocher  de 
faire  le  pauvre,  ou  pour  le  frustrer  du  pro- 
duit de  son  labeur  en  se  disant  qu'il  n'en  a  pas 
besoin.  Il  le  voit  pauvre  pour  insulter  à  sa  mi- 
sère et  le  traiter  comme  un  mendiant.  11  ne  le 
voit  jamais  que  par  le  côté  qui  pour  l'instant 
le  montre  plus  odieux  ou  plus  méprisable, 
quoique  incompatible  avec  les  autres  aspects 
sous  lesquels  il  le  voit  en  d'autres  temps. 

Rocss.  Il  est  certain  qu'à  moins  d'être  de  la 
plus  brute  insensibilité  il  doit  être  aussi  pénétré 
que  surpris  de  cette  association  d'attentions  et 
d'outrages  dont  il  sent  à  chaque  instant  les  ef- 
fets. Mais  quand,  pour  l'unique  plaisir  de  ren- 
dre sa  diffamation  plus  complète,  on  lui  passe 
journellement  tous  ses  crimes,  qui  peut  être 
surpris  s'il  profite  de  cette  coupable  indulgence 
pour  en  commettre  incessamment  de  nouveaux? 
C'est  une  objection  que  je  vous  ai  déjà  faite, 
et  que  je  répète  parce  que  vous  l'avez  éludée 
sans  y  répondre.  Par  tout  ce  que  vous  m'avez 
raconté,  je  vois  que,  malgré  toutes  les  me- 
sures qu'on  a  prises,  il  va  toujours  son  train 
comme  auparavant,  sans  s'embarrasser  en  au- 
cune sorte  dessurveillans  dont  il  se  voit  entouré. 
Lui  qui  prit  jadis  là-dessus  tant  de  précautions 
que,  pendant  quarante  ans,  trompant  exacte- 
ment tout  le  monde,  il  passa  pour  un  honnête 
homme,  je  vois  qu'il  n'use  de  la  liberté  qu'on 
lui  laisse  que  pour  assouvir  sans  gêne  sa  mé- 
chanceté, pour  commettre  chaque  jour  de 
nouveaux  forfaits  dont  il  est  bien  sûr  qu'aucun 
n'échappe  à  ses  surveilians,  et  qu'on  lui  laisse 
tranquillement  consommer.  Est-ce  donc  une 
vertu  si  méritoire  à  vos  messieurs  d'abandon- 
ner ainsi  les  honnêtes  gens  à  la  furie  d'un  scé- 
lérat, pour  l'unique  plaisir  de  compter  tran- 
quillement ses  crimes,  qu'il  leur  seroit  si  aisé 
d'empêcher? 

Le  Fr.  Ils  ont  leurs  raisons  pour  cela. 

Rouss.  Je  n'en  doute  point  :  mais  ceux  mêmes 
qui  conîmetlent  les  crimes  ont  sans  doute  aussi 
leurs  raisons  :  cela  suffit-il  pour  les  justifier? 


PUEMIKR  DIAI.OGUF. 


29 


Singulière  bonlé,  convcnoz-en,  que  celle  qui,  !  qu'on  ne  le  sache,  qu'il  n'exécute  rien  d'im- 
pour  rendre  le  coupable  odieux,  refuse  d'ein-  '  portant  qu'on  ne  le  veuille;  et,  sur  le  reste, 


pécher  le  crime  et  s'occupe  à  choyer  le  scélérat 
aux  dépens  des  innocens  dont  il  fait  sa  proie! 
Laisser  commettre  les  crimes  qu'on  peut  empo- 
cher n'est  pas  seulement  en  être  témoin  ,  c'est 
en  être  complice.  D'ailleurs,  si  on  lui  laisse  tou- 
jours faire  tout  ce  que  vous  dites  qu'il  fait, 
que  sert  donc  de  l'espionner  de  si  près  avec 
tant  de  vigilance  et  d'activité?  Que  sert  davoir 
découvert  ses  œuvres,  pour  les  lui  laisser  con- 
tinuer comme  si  l'on  n'en  savoit  rien?  que  sert 
de  gêner  si  fort  sa  volonté  dans  les  choses  in- 
différentes, pour  la  laisser  en  toute  liberté  dès 
qu'il  s'agit  de  malfaire?  On  diroit  que  vos 
messieurs  ne  cherchent  qu'à  lui  ôter  tout  moyen 
de  faire  autre  chose  que  des  crimes.  Cette  in- 
dulgence vous  paroît-elle  donc  si  raisonnable, 
si  bien  entendue,  et  digne  de  personnages  si 
vertueux  ? 

Le  Fr.  Il  y  a  dans  tout  cela,  je  dois  l'avouer, 
des  choses  que  je  n'entends  pas  fort  bien  moi- 
môme;  mais  on  m'a  promis  de  m'expliquer  tout 
à  mon  entière  satisfaction.  Peut-être  pour  le 
rendre  plus  exécrable  a-t-on  cru  devoir  charger 
un  peu  le  tableau  de  ses  crimes,  sans  se  faire 
un  grand  scrupule  de  cette  charge,  qui  dans  le 
fond  importe  assez  peu;  car,  puisqu'un  homme 
coupable  d'un  crime  est  capable  de  cent,  tous 
ceux  dont  on  l'accuse  sont  tout  au  moins  dans 
sa  volonté,  et  l'on  peut  à  peine  donner  le  nom 
d'impostures  à  de  pareilles  accusations. 

Je  vois  que  la  base  du  système  que  l'on  suit 
à  son  égard  est  le  devoir  qu'on  s'est  imposé 
qu'il  fût  bien  démasqué,  bien  connu  de  tout  le 
monde,  et  néanmoins  de  n'avoir  jamais  avec 
lui  aucune  explication,  de  lui  ôter  toute  con- 
noissance  de  ses  accusateurs  et  toute  lumière 
certaine  des  choses  dont  il  est  accusé.  Cette 
double  nécessité  est  fondée  sur  la  nature  des 
crimes  qui  rendroit  leur  déclaration  publique 
trop  scandaleuse,  et  qui  ne  souffre  pas  qu'il 
soit  convaincu  sans  être  puni.  Or  voulez-vous 
qu'on  le  punisse  sans  le  convaincre?  Nos  for- 
mes judiciaires  ne  le  permettroient  pas,  et  ce 
seroit  aller  directement  contre  les  maximes 
d'indulgence  et  de  commisération  qu'on  veut 
suivre  à  son  égard.  Tout  ce  qu'on  peut  donc 


d'avertir  tout  le  monde  du  danger  qu'il  y  a 
d'écouter  et  fréquenter  un  pareil  scélérat.  Il 
est  clair  qu'ainsi  bien  avertis  ceux  qui  s'expo- 
sent à  ses  attentats  no  doivent,  s'ils  y  succom- 
bent ,  s'en  prendre  qu'à  eux-mêmes.  C'est  un 
malheur  qu'il  n'a  tenu  qu'à  eux  d'éviter,  puis- 
que, fuyant  comme  il  fait  les  hommes,  ce  n'est 
pas  lui  qui  va  les  chercher. 

Ilocss.  Autant  en  peut-on  dire  à  ceux  qui 
passent  dans  un  bois  où  l'on  sait  qu'il  y  a  des 
voleurs,  sans  que  cela  fasse  une  raison  valable 
pour  laisser  ceux-ci  en  toute  liberté  d'aller  leur 
train;  surtout  quand,  pour  les  contenir,  il  suf- 
fît de  le  vouloir.  Mais  quelle  excuse  peuvent 
avoir  vos  messieurs,  qui  ont  soin  de  fournir 
eux-mêmes  dos  proies  à  la  cruauté  du  barbare 
par  les  émissaires  dont  vous  m'avez  dit  qu'ils 
l'entourent,  qui  tâchent  à  toute  force  de  se  fa- 
miliariser avec  lui,  et  dont  sans  doute  il  a  soin 
de  faire  ses  premières  victimes? 

Le  Fr.  Point  du  tout.  Quelque  familière- 
ment qu'ils  vivent  chez  lui,  tâchant  même  d'y 
manger  et  boire  sans  s'embarrasser  des  risques, 
il  ne  leur  en  arrive  aucun  mal.  Les  personnes 
sur  lesquelles  il  aime  à  assouvir  sa  furie  sont 
celles  pour  lesquelles  il  a  de  l'estime  et  du  pen- 
chant, celles  auxquelles  il  voudroit  donner  sa 
confiance  pour  peu  que  leurs  cœurs  s'ouvrissent 
au  sien,  d'anciens  amis  qu'il  regrette,  et  dans 
lesquels  il  semble  encore  chercher  les  consola- 
tions qui  lui  manquent.  C'est  ceux-là  qu'il 
choisit  pour  les  expédier  par  préférence;  le 
lien  de  l'amitié  lui  pèse,  il  ne  voit  avec  plaisir 
que  ses  ennemis. 

Uouss.  On  ne  doit  pas  disputer  contre  les 
faits;  mais  convenez  que  vous  me  peignez  là 
un  bien  singulier  personnage,  qui  n'empoisonne 
que  ses  amis,  qui  ne  fait  des  livres  qu'en  fa- 
veur de  ses  ennemis,  et  qui  fuit  les  hommes 
pour  leur  faire  du  mal. 

Ce  qui  me  paroît  encore  bien  étonnant  en 
tout  ceci,  c'est  comment  il  se  trouve  d'honnê- 
tes gens  qui  veuillent  rechercher,  hanter  un 
pareil  monstre,  dont  l'abord  seul  devroit  leur 
faire  horreur.  Que  la  canaille  envoyée  par  vos 
messieurs  et  faite  pour  l'espionnage  s'empare 


faire  pour  la  sûreté  publique  est  premièrement  '  de  lui,  voilà  ce  que  je  comprends  sans  peine, 
de  le  surveiller  si  bien,  qu'il  n'entreprenne  rien    Je  comprends  encore  que,  trop  heureux  de 


50 


PREMIER  DIALOGUE. 


trouver  quelqu'un  qui  veuille  le  souffrir,  il  ne  I 
doit  pas,  lui,  misanthrope  avec  les  honnêtes 
gens,  mais  à  charge  à  lui-même,  se  rendre 
diflicile  sur  les  liaisons;  qu'il  doit  voir,  ac- 
cueillir, rechercher  avec  grand  empressement 
les  coquins  qui  lui  ressemblent,  pour  les  enga- 
ger dans  SCS  damnablcs  complots.  Eux,  de 
leur  côté,  dans  l'espoir  de  trouver  en  lui  un 
bon  camarade  bien  endurci,  peuvent,  malgré 
l'effroi  qu'on  leur  a  donné  de  lui,  s'exposer, 
par  l'avantage  qu'ils  en  espèrent,  au  risque  de 
le  fréquenter.  Mais  que  des  gens  d'honneur 
cherchent  à  se  faufiler  avec  lui,  voilà,  monsieur, 
ce  qui  me  passe.  Que  lui  disent-ils  donc?  quel 
ton  peuvent-ils  prendre  avec  un  pareil  person- 
nage? Un  aussi  grand  scélérat  peut  très-bien 
être  un  homme  vil  qui  pour  aller  à  ses  fins 
souffre  toutes  sortes  d'outrages,  et,  pourvu 
qu'on  lui  donne  à  dîner,  boit  les  affronts  comme 
l'eau,  sans  les  sentir  ou  sans  en  faire  semblant; 
mais  vous  m'avouerez  qu'un  commerce  d'in- 
sulte et  de  mépris  d'une  part,  de  bassesse  et 
do  mensonge  de  l'autre,  ne  doit  pas  être  fort 
attrayant  pour  d'honnêtes  gens. 

Le  Fr.  Ils  en  sont  plus  estimables  de  se  sa- 
crifier ainsi  pour  le  bien  public.  Approcher  de 
ce  misérable  est  une  œuvre  méritoire,  quand 
elle  mène  à  quelque  nouvelle  découverte  sur 
son  caractère  affreux.  Un  tel  caractère  tient 
du  prodige  et  ne  sauroit  être  assez  attesté. 
Vous  comprenez  que  personne  ne  l'approche 
pour  avoir  avec  lui  quelque  société  réelle,  mais 
seulement  pour  tâcher  de  le  surprendre,  d  en 
tirer  quelque  nouveau  trait  pour  son  portrait, 
quelque  nouveau  fait  pour  son  histoire,  quel- 
que indiscrétion  dont  on  puisse  faire  usage 
pour  le  rendre  toujours  plus  odieux.  D'ailleurs, 
comptez-vous  pour  rien  le  plaisir  de  le  persi- 
fler, de  lui  donner  à  mots  couverts  les  noms 
injurieux  qu'il  mérite,  sans  qu'il  ose  ou  puisse 
répondre ,  de  peur  de  déceler  l'application 
qu'on  le  force  à  s'en  faire  !  C'est  un  plaisir 
qu'on  peut  savourer  sans  risque  ;  car,  s'il  se 
fâche,  il  s'accuse  lui-même;  et,  s'il  ne  se  fâche 
pas,  en  lui  disant  ainsi  ses  vérités  indirecte- 
ment, on  se  dédommage  de  la  contrainte  où 
l'on  est  forcé  de  vivre  avec  lui  en  feignant  de 
le  prendre  pour  un  honnête  homme. 

Rouss.  Je  ne  sais  si  ces  plaisirs-là  sont  fort 
doux  ;  pour  moi  je  ne  les  trouve  pas  fort  no- 


bles, et  je  vous  crois  assez  du  môme  avis,  puis- 
que vous  les  avez  toujours  dédaignés.  Mais, 
monsieur,  à  ce  compte,  cet  homme  chargé  de 
tant  de  crimes  n'a  donc  jamais  été  convaincu 
d'aucun? 

Le  Fr.  Eh  I  non  vraiment.  C'est  encore  un 
acte  de  l'extrême  bonté  dont  on  use  à  son  égard, 
de  lui  épargner  la  honte  d'être  confondu.  Sur 
tant  d'invincibles  preuves,  n'est-il  pas  com- 
plètement jugé  sans  qu'il  soit  besoin  de  l'en- 
tendre? Où  règne  l'évidence  du  délit,  la  con- 
viction du  coupable  n'est-elle  pas  superflue? 
Elle  ne  seroit  pour  lui  qu'une  peine  de  plus. 
En  lui  ôtant  l'inutile  liberté  de  se  défendre,  on 
ne  fait  que  lui  ôter  celle  de  mentir  et  de  ca- 
lomnier. 

Rouss.  Ah!  grâces  au  ciel,  je  respire!  vous 
délivrez  mon  cœur  d'un  grand  poids. 

Le  Fr.  Qu'avez-vous  donc?  d'où  vous  naît 
cet  épanouissement  subit  après  l'air  morne  et 
pensif  qui  ne  vous  a  point  quitté  durant  tout 
cet  entretien,  et  si  différent  de  l'air  jovial  et 
gai  qu'ont  tous  nos  messieurs  quand  ils  parlent 
de  Jean-Jacques  et  de  ses  crimes? 

Rouss.  Je  vous  l'expliquerai,  si  vous  avez  la 
patience  de  m'entendre;  car  ceci  demande  en- 
core des  digressions. 

Vous  connoisscz  assez  ma  destinée  pour  sa- 
voir qu'elle  ne  m'a  guère  laissé  goûter  les  pros- 
pérités de  la  vie  :  je  n'y  ai  trouvé  ni  les  biens 
dont  les  hommes  font  cas,  ni  ceux  dont  j'au- 
rois  fait  cas  moi-même  ;  vous  savez  à  quel  prix 
elle  m'a  vendu  celle  fumée  dont  ils  sont  si  avi- 
des, et  qui,  même  eût-elle  été  plus  pure,  n'é- 
toit  pas  l'aliment  qu'il  falloit  à  mon  cœur.  Tant 
que  la  fortune  ne  m'a  fait  que  pauvre,  je  n'ai 
pas  vécu  malheureux.  J'ai  goûté  quelquefois  de 
vrais  plaisirs  dans  l'obscurité  :  mais  je  n'en 
suis  sorti  que  pour  tomber  dans  un  gouffre  de 
calamités,  et  ceux  qui  m'y  ont  plongé  se  sont 
appliqués  à  me  rendre  insupportables  les  maux 
qu'ils  fcignoient  de  plaindre,  et  que  je  n'aurois 
pas  connus  sans  eux.  Revenu  de  cette  douce 
chimère  de  l'amitié,  dont  la  vaine  recherche  a 
fait  tous  les  malheurs  de  ma  vie,  bien  plus  re- 
venu des  erreurs  de  l'opinion  dont  je  suis  la 
victime,  ne  trouvant  plus  parmi  les  hommes 
ni  droiture,  ni  vérité,  ni  aucun  de  ces  senti- 
mens  que  je  crus  innés  dans  leurs  âmes,  pjirce 
qu'ils  l'étoient  dans  la  mienne,  et  sans  lesquels 


PREMIER  DIALOGUE. 


3i 


louto  société  n'est  que  tromperie  et  mensonge, 
je  me  suis  retiré  au  dedans  de  moi;  et,  vivant 
entre  moi  et  la  nature,  je  goûtois  une  douceur 
inKnie  à  penser  que  je  n'étois  pas  seul,  que  je 
ne  conversois  pas  avec  un  être  insensible  et 
mort,  que  mes  maux  étoient  comptés,  que  ma 
patience  étoit  mesurée,  et  que  toutes  les  mi- 
sères de  ma  vie  n'étoient  que  des  provisions 
de  dédommagemens  et  de  jouissances  pour  un 
meilleur  état.  Je  n'ai  jamais  adopté  la  philoso- 
phie des  heureux  du  siècle;  elle  n'est  pas  faite 
pour  moi  ;  j'en  chcrchois  une  plus  appropriée 
à  mon  cœur,  plus  consolante  dans  l'adversité, 
plus  encourageante  pour  la  vertu.  Je  la  trou- 
vois  dans  les  livres  de  Jean-Jacques.  J'y  puisois 
des  sentimens  si  conformes  à  ceux  qui  m'étoient 
naturels,  j'y  sentois  tant  de  rapports  avec  mes 
propres  dispositions,  que,  seul  parmi  tous  les 
auteurs  que  j'ai  lus,  il  éloit  pour  moi  le  peintre 
de  la  nature  et  l'historien  du  cœur  humain.  Je 
reconnoissois  dans  ses  écrits  l'homme  que  je 
retrouvois  en  moi,  et  leur  méditation  map- 
prenoit  à  tirer  de  moi-même  la  jouissance  et  le 
bonheur  que  tous  les  autres  vont  chercher  si 
loin  d'eux. 

Son  exemple  m'étoit  surtout  utile  pour  nour- 
rir ma  confiance  dans  les  sentimens  que  j'avois 
conservés  seul  parmi  mes  contemporains.  J'é- 
tois  croyant,  je  l'ai  toujours  été,  quoique  non 
pas  comme  les  gens  à  symboles  et  à  formules. 
Les  hautes  idées  que  j'avois  de  la  Divinité  me 
faisoient  prendre  en  dégoût  les  institutions  des 
hommes  et  les  religions  factices.  Je  ne  voyois 
personne  penser  comme  moi  ;  je  me  Irouvois 
seul  au  milieu  de  la  multitude  autant  par  mes 
idées  que  par  mes  sentimens.  Cet  état  solitaire 
étoit  triste  ;  Jean-Jacques  vint  m'en  tirer.  Ses 
livres  me  fortifièrent  contre  la  dérision  des  es- 
prits forts.  Je  trouvai  ses  principes  si  confor- 
mes à  mes  sentimens,  je  les  voyois  naître  de 
méditations  si  profondes,  je  les  voyois  appuyés 
d(;  si  fortes  raisons,  que  je  cessai  de  craindre, 
comme  on  me  le  crioit  sans  cesse,  qu'ils  ne  fus- 
sent l'ouvrage  des  préjugés  et  de  l'éducation. 
Je  vis  que,  dans  ce  siècle  où  la  philosophie  ne 
fait  que  détruire,  cet  auteur  seul  édifioit  avec 
solidité.  Dans  tous  les  autres  livres,  je  démê- 
lois  d'abord  la  passion  qui  les  avoit  dictés,  et 
le  but  personnel  que  l'auteur  avoit  eu  en  vue. 
Le  seul  Jean-Jacques  me  parut  chercher  la  vé- 


rité avec  droiture  et  simplicité  de  cœur.  Lui 
seul  me  parut  montrer  aux  hommes  la  roule 
du  vrai  bonheur  en  leur  apprenant  à  distinguer 
la  réalité  de  l'apparence,  et  l'homme  de  la  na- 
ture de  l'homme  factice  et  fantastique  que  nos 
institutions  et  nos  préjugés  lui  ont  substitué  : 
lui  seul  en  un  mot  me  parut,  dans  sa  véhé- 
mence, inspiré  par  le  seul  amour  du  bien  pu- 
blic sans  vue  secrète  et  sans  intérêt  personnel. 
Je  trouvois  d'ailleurs  sa  vie  et  ses  maximes  si 
bien  d  accord,  que  je  me  conBrmois  dans  les 
miennes,  et  j'y  prenois  plus  de  confiance  par 
l'exemple  d'un  penseur  qui  les  médita  si  long- 
temps, d'un  écrivain  qui,  méprisant  l'esprit 
de  parti  et  ne  voulant  former  ni  suivre  aucune 
secte,  ne  pouvbit  avoir  dans  ses  recherches 
d'autre  intérêt  que  l'intérêt  public  et  celui  de 
la  vérité.  Sur  toutes  ces  idées,  je  me  faisois  un 
plan  de  vie  dont  son  commerce  auroil  fait  le 
charme;  et  moi,  à  qui  la  société  des  hommes 
n'offre  depuis  long-temps  qu'une  fausse  appa- 
rence sans  réalité,sans  vérilé,sans  attachement, 
sans  aucun  véritable  accord  de  sentimens  ni 
d'idées,  et  plus  digne  de  mon  mépris  que  de 
mon  empressement,  je  me  livrois  à  l'espoir  do 
retrouver  en  lui  tout  ce  que  javois  perdu,  de 
goûter  encore  les  douceurs  d'une  amitié  sin- 
cère, et  de  me  nourrir  encore  avec  lui  de  ces 
grandes  et  ravissantes  contemplations  qui  font 
la  meilleure  jouissance  de  cette  vie,  et  la  seule 
consolation  solide  qu'on  trouve  dans  l'adversité. 
J'étois  plein  de  ces  sentimens,  et  vous  l'avez 
pu  connoître,  quand  avec  vos  cruelles  confi- 
dences vous  êtes  venu  resserrer  mon  cœur  et 
en  chasser  les  douces  illusions  auxquelles  il 
éloit  prêt  à  s'ouvrir  encore.  Non,  vous  ne  con- 
noîtrez  jamais  à  quel  point  vous  l'avez  déchiré; 
il  faudroit  pour  cela  sentir  à  combien  de  céles- 
tes idées  tenoient  celles  que  vous  avez  détrui- 
tes. Je  touchois  au  moment  d'être  heureux  en 
dépit  du  sort  et  des  hommes,  et  vous  me  re- 
plongez pour  jamais  dans  toute  ma  misère;  vous 
m'ôtez  toutes  les  espérances  qui  me  la  faisoient 
supporter.  Un  seul  homme  pensant  comme 
moi  nourrissoit  ma  confiance,  un  seul  homme 
vraiment  vertueux  me  faisoit  croire  à  la  vertu, 
m'animoil  à  la  chérir,  à  l'idolâtrer,  à  tout  espé- 
rer d'elle;  et  voilà  qu'en  m'ôtant  cet  appui  vous 
me  laissez  seul  sur  la  terre  englouti  dans  un 
gouffre  de  maux,  sans  qu'il  me  reste  la  moia- 


32 


PUEMIEU  DIALOGUE. 


dre  lueur  d*e»poir  dans  cette  vie,  et  prêt  à 
perdre  encore  celui  de  retrouver  dans  un  meil- 
leur ordre  de  choses  le  dédommagement  de  tout 
ce  que  j'ai  souffert  dans  celui-ci. 

Vos  premières  déclarations  me  bouleversè- 
rent. L'appui  de  vos  preuves  me  les  rendit  plus 
accablantes,  et  vous  navrâtes  mon  âme  des  plus 
amères  douleurs  que  j'aie  jamais  senties.  Lors- 
que, entrant  ensuite  dans  le  détail  des  manœu- 
vres systématiques  dont  ce  malheureux  homme 
est  l'objet,  vous  m'avez  développé  le  plan  de 
conduite  à  son  égard,  tracé  par  l'auteur  de  ces 
découvertes,  et  fidèlement  suivi  par  tout  le 
monde,  mon  attention  partagée  a  rendu  ma 
surprise  plus  grande  et  mon  affliction  moins 
vive.  J'ai  trouvé  toutes  ces  manœuvres  si  cau- 
teleuses, si  pleines  de  ruses  et  d'astuce,  que  je 
n'ai  pu  prendre  de  ceux  qui  s'en  font  un  système 
la  haute  opinion  que  vous  vouliez  m'en  donner; 
et,  lorsque  vous  les  combliez  d'éloges,  je  sen- 
tois  mon  cœur  en  murmurer  malgré  moi.  Jad- 
mirois  comment  d'aussi  nobles  motifs  pou  voient 
dicter  des  pratiques  aussi  basses,  comment  la 
fausseté,  la  trahison,  le  mensonge,  pouvoient 
être  devenus  des  instrumens  de  bienfaisance  et 
de  charité  ;  comment  enfin  tant  de  marches 
obliques  pouvoient  s'allier  avec  la  droiture. 
Avois-je  tort?  Voyez  vous-même,  et  rappelez- 
vous  tout  ce  que  vous  m'avez  dit.  Ah  I  conve- 
nez du  moins  que  tant  d'enveloppes  ténébreu- 
ses sont  un  manteau  bien  étrange  pour  la 
vertu  ! 

La  force  de  vos  preuves  l'emportoit  néan- 
moins sur  tous  les  soupçons  que  ces  machina- 
lions  pouvoient  m'inspirer.  Je  voyois  qu'après 
tout  celte  bizarre  conduite,  toute  choquante 
qu'elle  me  paroissoit,  n'en  éloit  pas  moins  une 
œuvre  de  miséricorde,  et  que,  voulant  épar- 
'gner  à  un  scélérat  les  traitemens  qu'il  avoit 
mérités,  il  falloit  bien  prendre  des  précau- 
tions extraordinaires  pour  prévenir  le  scan- 
dale de  cette  indulgence,  et  la  mettre  à  an 
prix  qui  ne  tentât  ni  d'autres  d'en  désirer  une 
pareille,  ni  lui-même  d'en  abuser.  Voyant  ainsi 
tout  le  monde  s'empresser  à  l'envi  de  le  ras- 
sasier d'opprobres  et  d  indignités,  loin  do  le 
plaindre,  je  le  méprisois  davantage  d'acheter 
si  lâchement  l'impunité  au  prix  d'un  pareil 
destin. 
Vous  m'avez  répété  tout  cela  bien  des  fois, 


et  je  me  le  disois  après  vous  en  gémissant. 
L'angoisse  de  mon  cœur  n'empêchoit  pas  ma 
raison  d'être  subjugée,  et  de  cet  assentiment 
que  j'étois  forcé  de  vous  donner  résultoit  la 
situation  d'âme  la  plus  cruelle  pour  un  honnête 
homme  infortuné,  auquel  on  arrache  impitoya- 
blement toutes  les  consolations,  toutes  les  res- 
sources, toutes  les  espérances  qui  lui  rendoient 
ses  maux  supportables. 

Un  trait  de  lumière  est  venu  me  rendre  tout 
cela  dans  un  instant.  Quand  j'ai  pensé,  quand 
vous  m'avez  confirmé  vous-même  que  cet 
homme  si  indignement  traité  pour  tant  de  cri- 
mes atroces  n'avoit  éié  convaincu  d'aucun , 
vous  avez  d'un  seul  mot  renversé  toutes  vos 
preuves  ;  et  si  je  n'ai  pas  vu  l'imposture  où 
vous  prétendez  voir  l'évidence,  cette  évidence 
au  moins  a  tellement  disparu  à  mes  yeux,  que 
dans  tout  ce  que  vous  m'aviez  démontré  je  ne 
vois  plus  qu'un  problème  insoluble,  un  mys- 
tère effrayant,  impénétrable,  que  la  seule 
conviction  du  coupable  peut  éclaircir  à  mes 
yeux. 

Nous  pensons  bien  différemment,  monsieur, 
vous  et  moi  sur  cet  article.  Selon  vous,  l'évi- 
dence des  crimes  supplée  à  cette  conviction  ;  et, 
selon  moi,  cette  évidence  consiste  si  essentiel- 
lement dans  celte  conviction  même,  qu'elle  ne 
p(>ut  exister  sans  elle.  Tant  qu'on  n'a  pas  en- 
tendu l'accusé,  les  preuves  qui  le  condamnent, 
quelque  fortes  qu'elles  soient,  quelque  convain- 
cantes qu'elles  paroissent,  manquent  du  sceau 
qui  peut  les  montrer  telles  même  lorsqu'il  n'a 
pas  été  possible  d'entendre  l'accusé,  comme 
lorsqu'on  fait  le  procès  à  la  mémoire  d'un 
mort;  car,  en  présumant  qu'il  n'auroit  rien  eu 
à  répondre,  on  peut  avoir  raison,  mais  on  a 
tort  de  changer  cette  présomption  en  certitude 
pour  le  condamner,  et  il  n'est  permis  do  punir 
le  crime  que  quand  il  ne  reste  aucun  moyen 
d'en  douter.  Mais  quand  on  vient  jusqu'à  refu- 
ser d'entendre  l'accusé  vivant  et  présent,  bien 
que  la  chose  soit  possible  et  facile,  quand  ou 
prend  des  mesures  extraordinaires  pour  l'em- 
pêcher de  parler,  quand  on  lui  cadie  avec  le 
plus  grand  soi»  l'accusation,  l'accusai^eur,  les 
preuves,  dès  lors  toutes  ces  preuves  devenues 
suspectes  perdent  toute  leur  force  sur  mon  es- 
prit. N'oser  les  soumettre  à  l'épreuve,  qui  les 
confirme,  c'est  me  faire  présumer  qu'elles  ne 


PREMIER  DIALOGUE. 


o.> 


la  souliendrolent  pas.  Ce  grand  principe,  bnse  '  aux  yeux  des  hommes  la  vérité  du  sein  des 
et  sceau  de  lonie  justice,  sans  lequel  la  société  '  passions,  il  faut  que  ces  passions  s'entre-cho- 
humaine  crouleroit  par  ses  fondemens,  est  si  '  quent,  se  combattent,  et  que  celle  qui  accuse 
sacré,  si  inviolable  dans  la  pratique, que, quand  ]  trouve  un  contre-poids  éf;al  dans  celle  qui  dé- 
toute la  ville  auroit  vu  un  homme  on  assassiner  |  fend,  afin  que  la  raison  seule  et  la  justice  rom- 


un  autre  dans  la  place  publique,  encore  ne  pu- 
niroit-on  point  l'assassin  sans  Pavoir  préalable- 
ment entendu. 

Le  Fr.  Hé  quoi  !  des  formalités  judiciaires 
qui  doivent  être  générales  et  sans  exception 
dans  les  tribunaux,  quoique  souvent  supeillues, 
font-elles  loi  dans  des  cas  de  grâce  et  de  béni- 
gnité comme  celui-ci?  D'ailleurs,  l'omission  de 
ces  formalités  peut-elle  changer  la  nature  des 
choses,  faire  que  ce  qui  est  démontré  cesse  de 
l'être,  rendre  obscur  ce  qui  est  évident,  et,  dans 
l'exemple  que  vous  venez  de  proposer,  le  délit 
seroit-il  moins  avéré,  le  prévenu  seroit-il  moins 
coupable  quand  on  négligeroit  de  l'entendre; 
et,  quand  sur  la  seule  notoriété  du  fait,  on  l'au- 
roit  roué  sans  tous  ces  interrogatoires  d'usage, 
en  seroit-on  moins  sûr  d'avoir  puni  justement 
un  assassin?  Enfin  toutes  ces  formes  établies 
pour  constater  les  délits  ordinaires  sont-elles 
nécessaires  à  l'égard  d'un  monstre  dont  la  vie 
n'est  qu'un  tissu  de  crimes,  et  reconnu  de  toute 
la  terre  pour  être  la  honte  et  l'opprobre  de 
l'humanité?  Celui  qui  n'a  rien  d'humain  mé- 
rite-t-il  qu'on  le  traite  en  homme  ? 

RODSS.  Vous  me  faites  frémir.  Est-ce  vous 
qui  parlez  ainsi?  Si  je  le  croyois,  je  fuirois, 
au  lieu  de  répondre.  Mais  non,  je  vous  connois 
trop  bien.  Discutons  de  sang-froid  avec  vos 
messieurs  ces  questions  importantes  d'où  dé- 
pend, avec  le  maintien  de  l'ordre  social,  la 
conservation  du  genre  humain.  D'après  eux , 
vous  parlez  toujours  de  clémence  et  de  grâce  ; 
mais  avant  d'examiner  quelle  est  cette  grâce, 
il  faudroit  voir  d'abord  si  c'en  est  ici  le  cas,  et 
comment  elle  y  peut  avoir  lieu.  Le  droit  de 
faire  grâce  suppose  celui  de  punir,  et  par  con- 
séquent la  préalable  conviction  du  coupable. 
Voilà  premièrement  de  quoi  il  s'agit. 

Vous  prétendez  que  celte  conviction  devient 
superflue  où  règne  l'évidence  :  et  moi  je  pense 
au  contraire  qu'en  fait  de  délit  l'évidence  ne 
peut  résulter  que  de  la  conviction  du  coupable, 
et  qu'on  ne  peut  prononcer  sur  la  force  des 
preuves  qui  le  condamnent,  qu'après  l'avoir  en- 
tendu. La  raison  en  est  que,  pour  faire  sortir 

T.   IV. 


peut  l'équilibre  et  fassent  pencher  la  balance. 
Quand  un  homme  se  fait  le  délateur  d'un  autre, 
il  est  probable,  il  est  presque  sûr  qu'il  est  mû 
par  quelque  passion  secrète  qu'il  a  grand  soin 
de  déguiser.  Mais  quelque  raison  qui  le  déter- 
mine, et  fût-ce  même  un  motif  de  pure  vertu, 
toujours  est-il  certain  que,  du  moment  qu'il 
accuse,  il  est  animé  du  vif  désir  de  montrer 
l'accusé  coupable,  ne  fût-ce  qu'afin  de  ne  pas 
passer  pour  calomniateur  ;  et  comme  d  ailleurs 
il  a  pris  à  loisir  toutes  ses  mesures,  qu'il  s'est 
donné  tout  le  temps  d'arranger  ses  machines 
et  de  concerter  ses  moyens  et  ses  preuves,  le 
moins  qu'on  puisse  faire  pour  se  garantir  de 
surprise  est  de  les  exposer  à  l'examen  et  aux 
réponses  de  l'accusé,  qui  seul  a  un  intérêt  suf- 
fisant pour  les  examiner  avec  toute  l'attention 
possible,  et  qui  seul  encore  peut  donner  tous 
les  éclaircissemens  nécessaires  pour  en  bien 
juger.  C'est  par  une  semblable  raison  que  la 
déposition  des  témoins,  en  quelque  nombrt; 
qu'ils  puissent  être,  n'a  de  poids  qu'après  la 
coufrontation.  De  cette  action  et  réaction  et  du 
choc  de  ces  intérêts  opposés  doit  naturellement 
sortir  aux  yeux  du  juge  la  lumière  de  la  vérité  : 
c'en  est  du  moins  le  meilleur  moyen  qui  soit  on 
sa  puissance.  Mais  si  l'un  de  ces  inlérôts  «git 
seul  avec  toute  sa  force,  et  que  le  contre-poids 
de  l'autre  manque,  comment  l'équilibre  resie- 
ra-t-il  dans  la  balance?  Le  juge,  que  je  veux 
supposer  tranquille,  impartial,  uniquement 
animé  de  l'amour  de  la  justice,  qui  communé- 
ment n'inspire  pas  de  grands  efforts  pour  l'in- 
térêt d'autrui,  comment  s'assurera-t-il  d'avoir 
bien  pesé  le  pour  et  le  contre,  d'avoir  bien  pé- 
nétré par  lui  seul  tous  les  artifices  de  l'accusa- 
teur, d'avoir  bien  démêlé  des  faits  exactement 
vrais  ceux  qu'il  controuve,  qu'il  altère,  qu'd 
colore  à  sa  fantaisie,  d'avoir  même  deviné  ceux 
qu'il  tait  et  qui  changent  l'effet  de  ceux  qu'il 
expose?  Quel  est  l'homme  audacieux  qui,  non 
moins  sûr  de  sa  pénétration  que  de  sa  vertu , 
s'ose  donner  pour  ce  juge-là?  Il  faut,  pour 
remplir  avec  tant  de  confiance  un  devoir  si  té- 
méraire, qu'il  se  sente  l'infaillibilité  d'un  Dieu. 

3 


?4 


PREMIER  DIALOGUE. 


Que  seroit-ce  si,  au  lieu  de  supposer  ici  un 
juge  parfaitement  intègre  et  sans  passion,  je  le 
supposois  aninrié  d'un  désir  secret  de  trouver 
l'accusé  coupable,  et  ne  cherchant  que  des 
moyens  plausibles  de  justifier  sa  partialité  à  ses 
propres  yeux  ? 

Cette  seconde  supposition  pojirroit  avoir  plus 
d'une  application  dans  le  cas  particulier  qui 
nous  occupe;  mais  n'en  cherchons  point  d'au- 
tre que  la  célébrité  d'un  auteur  dont  les  succès 
passés  blessent  l'aroour-propre  de  ceux  qui 
n'en  peuvent  obtenir  de  pareils.  Tel  applaudit 
à  la  gloire  d'un  homme  qu'il  n'a  nul  espoir 
d'offusquer,  qui  travailleroit  bien  vite  à  lui 
faire  payer  cher  l'éclat  qu'il  peut  avoir  de  plus 
que  lui,  pour  peu  qu'il  vît  de  jour  à  y  réussir. 
Dès  qu'un  homme  a  eu  le  malheur  de  se  dis- 
tinguer à  certain  point,  à  moins  qu'il  ne  se 
fasse  craindre  ou  qu'il  ne  tienne  à  quelque  parti, 
il  ne  doit  plus  compter  sur  l'équité  des  autres 
à  son  égard  ;  et  ce  sera  beaucoup  si  ceux  mê- 
mes qui  sont  plus  célèbres  que  lui  lui  pardon- 
nent la  petite  portion  qu'il  a  du  bruit  qu'ils 
voudroient  faire  tout  seuls. 

Je  n'ajouterai  rien  de  plus.  Je  ne  veux  parler 
ici  qu'à  votre  raison.  Cherchez  à  ce  que  je  viens 
de  vous  dire  une  réponse  dont  elle  soit  contente, 
et  je  me  tais.  En  attendant  voici  ma  conclusion  : 
il  est  toujours  injuste  et  téméraire  de  juger  un 
accusé,  tel  qu'il  soit,  sans  vouloir  l'entendre  : 
mais  quiconque  jugeant  un  homme  qui  a  fait 
du  bruit  dans  le  monde,  non-seulement  le  juge 
sans  l'entendre,  mais  se  cache  de  lui  pour  le 
juger,  quoique  prétexte  spécieux  qu'il  allègue, 
et  fût-il  vraiment  juste  et  vertueux,  fût-il  un 
ange  sur  la  terre,  qu'il  rentre  bien  en  lui-même, 
l'iniquité,  sans  qu'il  s'en  doute,  est  cachée  au 
fond  de  son  cœur. 

Étranger ,  sans  parens ,  sans  appui ,  seul , 
abandonné  de  tous,  trahi  du  plus  grand  nom- 
bre, Jean-Jacques  est  dans  la  pire  position  où 
l'on  puisse  être  pour  être  jugé  équitablement. 
Cependant,  dans  lesjugemcns  sans  appel  qui  le 
condamnent  à  l'infamie,  qui  est-ce  qui  a  pris  sa 
défense  et  parlé  pour  lui  ?  qui  est-ce  qui  s'est 
donné  la  peine  d'examiner  l'accusation,  les  ac- 
cusateurs, les  preuves,  avec  ce  zèle  et  ce  soin 
que  peut  seul  inspirer  l'intérêt  de  soi-même  ou 
de  son  pius  intime  ami? 

Le  Fr.  Mais  vous-même,  qui  vouliez  si  fort 


être  le  sien ,  n'avez-vous  pas  été  réduit  au  si- 
lence par  les  preuves  dont  j'étois  armé  ? 

Rouss.  Avois  je  les  lumières  nécessaires  pour 
les  apprécier,  et  distinguer  à  travers  tant  de 
trames  obscures  les  fausses  couleurs  qu'on  a  pu 
leur  donner?  suis-je  au  fait  des  détails  qu'il  fau- 
droit  connoître?  puis-je  deviner  les  éclaircis- 
semens,  les  objections,  les  solutions  que  pour- 
roit  donner  l'accusé  sur  des  faits  dont  lui  seul 
est  assez  instruit?  D'un  mot  peut-être  il  eût  levé 
des  voiles  impénétrables  aux  yeux  de  tout  autre, 
et  jeté  du  jour  sur  des  manœuvres  que  nul  mor- 
tel ne  débrouillera  jamais.  Je  me  suis  rendu, 
non  parce  que  j'étois  réduit  au  silence,  mais 
parce  que  je  l'y  croyois  réduit  lui-même.  Je 
n'ai  rien,  je  l'avoue,  à  répondre  à  vos  preuves. 
Mais  si  vous  étiez  isolé  sur  la  terre,  sans  dé- 
fense et  sans  défenseur,  et  depuis  vingt  ans  en 
proie  à  vos  ennemis  comme  Jean-Jacques,  on 
pourroit  sans  peine  me  prouver  de  vous  en  se- 
cret ce  que  vous  m'avez  prouvé  de  lui,  sans  que 
j'eusse  rien  non  plus  à  répondre.  En  seroii-ce 
assez  pour  vous  juger  sans  appel  et  sans  vou- 
loir vous  écouter? 

Monsieur ,  c'est  ici ,  depuis  que  le  monde 
existe,  la  première  fois  qu'on  a  violé  si  ouver- 
tement ,  si  publiquement ,  la  première  et  la 
plus  sainte  des  lois  sociales,  celle  sans  laquelle 
il  n'y  a  plus  de  sûreté  pour  l'innocence  parmi 
les  hommes.  Quoi  qu'on  en  puisse  dire,  il  est 
faux  qu'une  violation  si  criminelle  puisse  avoir 
jamais  pour  motif  l'intérêt  de  l'accusé;  il  n'y 
a  que  celui  des  accusateurs,  et  même  un  in- 
térêt très-pressant,  qui  puisse  les  y  déterminer, 
et  il  n'y  a  que  la  passion  des  juges  qui  puisse 
les  faire  passer  outre  malgré  l'infraction  de 
cette  loi.  Jamais  ils  ne  souffriroient  cette  in- 
fraction, s'ils  redoutoient  d'être  injustes.  Non, 
il  n'y  a  point,  je  ne  dis  pas  de  juge  éclairé,  mais 
d'homme  de  bon  sens,  qui,  sur  les  mesures 
prises  avec  tant  d'inquiétude  et  de  soin  pour 
cacher  à  l'accusé  l'accusation,  les  témoins,  les 
preuves,  ne  sente  que  tout  cela  ne  peut  dans 
aucun  cas  possible  s'expliquer  raisonnablement 
que  par  l'imposture  de  l'accusateur. 

Vousdemandeznéanmoinsquel  inconvénient 
il  y  auroit,  quand  le  crime  est  évident,  à  rouer 
l'accusé  sans  l'entendre.  Et  moi  je  vous  de- 
mande en  réponse  quel  est  l'homme,  quel  est 
I  le  juge  assez  hardi  pour  oser  condamner  à  mort 


PREMIER  DIALOGUE, 


3ri 


un  accusé  convaincu  selon  toutes  les  formes  ju- 
diciaires, aprè:J  tant  dexemples  funestes  d  in- 
nocens  bien  interrogés,  bien  entendus,  bien 
confrontés,  bien  jugés  selon  toutes  les  formes, 
et,  sur  une  évidence  prétendue,  mis  à  mort 
avec  la  plus  grande  confiance  pour  des  crimes 
quils  n  avoient  point  commis.  Vous  demandez 
quel  inconvénient  il  y  auroit,  quand  le  crime 
est  évident,  à  rouer  l'accusé  sans  l'entendre.  Je 
réponds  que  votre  supposition  est  impossible  et 
contradictoire  dans  les  termes,  parce  que  l'évi- 
dence du  crime  consiste  essentiellement  dans  la 
conviction  de  l'accusé,  et  que  toute  autre  évi- 
dence ou  notoriété  peut  être  fausse ,  illusoire, 
et  causer  le  supplice  d'un  innocent.  En  faut-il 
confirmer  les  raisons  par  des  exemples  ?  Par 
malheur  ils  ne  nous  manqueront  pas.  En  voici 
un  tout  récent,  tiré  de  la  gazette  de  Leyde,  et 
qui  mérite  d'être  cité.  Un  homme  accusé  dans 
un  tribunal  dÂngleterre  dun  délit  notoire,  at- 
testé par  un  témoignage  public  et  unanime,  se 
défendit  par  un  alibi  bien  singulier.  11  soutint 
et  prouva  que  le  même  jour  et  à  la  même  heure 
où  on  l'avoit  vu  commettre  le  crime,  il  étoit  en 
personne  occupé  à  se  défendre  devant  un  autre 
tribunal,  et  dans  une  autre  ville,  d'une  accusa- 
tion toute  semblable.  Ce  fait,  non  moins  par- 
faitement attesté,  mit  les  juges  dans  un  étrange 
embarras.  A  force  de  recherches  et  d'enquêtes, 
dont  assurément  on  ne  se  seroit  pas  avisé  sans 
cela,  on  découvrit  enfin  que  les  délits  attribués 
à  cet  accusé  avoient  été  commis  par  un- autre 
homme  moins  connu,  niais  si  semblable  au  pre- 
mier, de  taille,  de  figure  et  de  traits,  qu'on  avoit 
constamment  pris  l'un  pour  l'autre.  Voilà  ce 
qu'on  n'eût  point  découvert  si ,  sur  cette  pré- 
tendue notoriété,  on  se  fût  pressé  d'expédier 
cet  homme  sans  daigner  l'écouter;  et  vous 
voyez  comment,  cet  usage  une  fois  admis,  il 
pourroit  aller  de  la  vie  à  mettre  un  habit  d'une 
couleur  plutôt  que  d'une  autre. 

Autre  article  encore  plus  récent  tiré  de  la  ga- 
zette de  France  du  51  octobre  ilTi.  «  Un  mal 
»  heureux,  disent  les  lettres  de  Londres,  alloit 
»  subir  le  dernier  supplice,  et  il  étoit  déjà  sur 
»  l'échafaud,  quand  un  spectateur,  perçant  la 
»  foule,  cria  de  suspendre  l'exécution,  et  se  dé_ 
»  Clara  l'auteur  du  crime  pour  lequel  cet  infor- 
»  tuné  avoit  été  condamné,  ajoutant  que  sa 
»  conscience  troublée  (  cet  homme  nppnrem- 


»  ment  n'étoil  pas  philosophe)  ne  lui  permet- 
•  toit  pas  en  ce  moment  de  sauver  sa  vie  aui 
»  dépens  de  l'innocent.  Après  une  nouvelle  in- 
»  struction  de  l'affaire,  le  condamné,  continue 
»  l'article,  a  été  renvoyé  absous,  et  le  roi  a  cru 
»  devoir  faire  grâce  au  coupable  en  faveur  de  sa 
»  générosité.  »  Vous  n'avez  pas  besoin,  je  crois, 
de  mes  réflexions  sur  cette  nouvelle  instruction 
de  l'affaire,  et  sur  la  première,  en  vertu  de  la- 
quelle l'innocent  avoit  été  condamné  à  mort. 

Vous  avez  sans  doute  ouï  parler  de  cet  autre 
jugement  où,  sur  la  prétendue  évidence  du 
crime,  onze  pairs  ayant  condamné  l'accusé,  le 
douzième  aima  mieux  s'exposer  à  mourir  de 
faim  avec  ses  collègues,  que  de  joindre  sa  voix 
aux  leurs,  et  cela ,  comme  il  l'avoua  dans  la 
suite,  parce  qu'il  avoit  lui-même  commis  lo 
crime  dont  l'autre  paroissoit  évidemment  cou- 
pable. Ces  exemples  sont  plus  fréquens  en  An- 
gleterre, où  les  procédures  criminelles  se  font 
publiquement;  au  lieu  qu'en  France,  où  tout  se 
passe  dans  le  plus  effrayant  mystère,  les  foibles 
sont  livrés  sans  scandale  aux  vengeances  des 
puissans;  et  les  procédures,  toujours  igno- 
rées du  public,  ou  falsifiées  pour  le  tromper, 
restent ,  ainsi  que  l'erreur  ou  l'iniquité  des 
juges,  dans  un  secret  éternel,  à  moins  que 
quelque  événement  extraordinaire  ne  les  en 
tire. 

C'en  est  un  de  cette  espèce  qui  me  rappelle 
chaque  jour  ces  idées  à  mon  réveil.  Tous  les 
matins  avant  le  jour,  la  messe  de  la  pie,  que 
j'entends  sonner  à  Saint-Eustache  (*),  me  sem- 
ble un  avertissement  bien  solennel  aux  juges  et 
à  tous  les  hommes,  d'avoir  une  confiance  moins 
téméraire  en  leurs  lumières,  d'opprimer  et  mé- 
priser moins  la  foiblesse,  de  croire  un  peu  plus 
à  l'innocence,  d'y  prendre  un  peu  plus  d'inté- 
rêt, de  ménager  un  peu  plus  la  vie  et  l'honneur 
de  leurs  semblables,  et  enfin  de  craindre  quel- 
quefois que  trop  d'ardeur  à  punir  les  crimes 
ne  leur  en  fasse  commettre  à  eux-mêmes  de  bien 


(*)  On  iléiignoit  rous  ce  isom  une  messe  qui  se  disoit  chaque' 
jour  dans  celte  église,  on  mémoire  d'une  malheureuse  ser- 
vante qui  fut  penduecomme  convaincue  d'avoir  volé  tjnelqucs 
pièces  d'argenterie.  C'est  à  Palaisrau  que  le  |»rétcn<lu  vol  avoit 
(lé  commis;  peu  de  temps  après,  ces  pièces  furent  n-trouvécs 
dans  le  cloclier  de  l'église  de  Palaiseau,  avec  beaucoup  d'au- 
tres objets  appartenant  à  différentes  personnes,  «-t  il  fut  prouvé 
qu'une  pie  les  avoit  tous  porté»  là  par  rcffel  dune  habitude 
nalurelle  à  cet  animal.  O.P. 


affreux.  Que  la  singularité  des  cas  que  je 
viens  de  citer  les  rende  uniques  ciiacun  dans 
son  espèce  ,  qu'on  les  dispute,  qu'on  les  nie 
enfin  si  l'on  veut,  combien  d'autres  cas  non 
moins  imprévus,  non  moins  possibles,  peuvent 
être  aussi  singuliers  dans  la  leur!  Où  est  celui 
qui  sait  déterminer  avec  certitude  tous  les  cas 
où  les  hommes,  abusés  par  de  fausses  appa- 
rences, peuvent  prendre  l'imposture  pour  l'é- 
vidence, et  l'erreur  pour  la  vérité?  Quel  est 
l'audacieux  qui,  lorsqu'il  s'agit  de  juger  capi- 
talement  un  homme,  passe  en  avant,  et  le  con- 
damne sans  avoir  pris  toutes  les  précautions 
possibles  pour  se  garantir  des  pièges  du  men- 
songe et  des  illusions  de  l'erreur?  Quel  est  le 
juge  barbare  qui,  refusant  à  l'accusé  la  déclara- 
tion de  son  crime,  le  dépouille  du  droit  sacré 
d'être  entendu  dans  sa  défense,  droit  qui,  loin 
de  le  garantir  d'être  convaincu,  si  l'évidence 
est  telle  qu'on  la  suppose,  très-souvent  ne  suf- 
fit pas  même  pour  empêcher  le  juge  de  voir 
cette  évidence  dans  l'imposture,  et  de  verser 
le  sang  innocent  même  après  avoir  entendu  l'ac- 
cusé ?  Osez-vous  croire  que  les  tribunaux  abon- 
dent en  précautions  superflues  pour  la  sûreté 
de  l'innocence?  Eh  1  qui  no  sait,  au  contraire, 
que  loin  de  s'y  soucier  de  savoir  si  un  accusé 
est  innocent  et  de  chercher  à  le  trouver  tel,  on 
ne  s'y  occupe  au  contraire  qu'à  tâcher  de  le 
trouver  coupable  à  tout  prix,  et  qu'à  lui  ôler 
pour  sa  défense  tous  les  moyens  qui  ne  lui  sont 
pas  formellement  accordés  parla  loi,  tellement 
que  si,  dans  quelques  cas  singuliers,  lise  trouve 
une  circonstance  essentielle  qu'elle  n'ait  pas 
prévue,  c'est  au  prévenu  d'expier,  quoique 
innocent,  cet  oubli  par  son  supplice?  Ignorez- 
vous  que  ce  qui  flatte  le  plus  les  juges  est  d'a- 
voir des  victimes  à  tourmenter,  qu'ils  aime- 
roient  mieux  faire  périr  cent  innocens  que  de 
laisser  échapper  un  coupable;  et  que,  s'ils  pou- 
voient  trouver  de  quoi  condamner  un  homme 
dans  toutes  les  formes,  quoique  persuadés  de 
son  innocence,  ils  se  hâteroiont  de  le  faire  périr 
en  l'honneur  de  la  loi?  Ils  s'affligent  de  la  jus- 
tification d'un  accusé  comme  d'une  perte  réelle; 
avides  de  sang  à  répandre,  ils  voient  à  regret 
échapper  de  leurs  mains  la  proie  qu'ils  s'étoient 
promise,  et  n'épargnent  rien  de  ce  qu'ils  peu- 
vent faire  unpunément  pour  que  ce  malheur  ne 
leur  arrive  pas.  Grandier,  C;tlas,  Langlado  et 


PREMIER  DIALOGUE. 

cent  autres  ont  fait  du  bruit  par  des  circon- 
stances fortuites;  mais  quelle  foule  d'infortunés 
sont  les  victimes  de  l'erreur  ou  de  la  cruauté  des 
juges,  sans  que  l'innocence  éloufFée  sous  des 
monceaux  de  procédures  viennejamaisau  grand 
jour,  ou  n'y  vienne  que  par  hasard,  long-temps 
après  la  mort  des  accusés,  et  lorsque  personne 
ne  prend  plus  d'intérêt  à  leur  sort? Tout  nous 
montre  ou  nous  faitsentir  l'insuffisance  des  lois 
et  l'indifférence  desjuges  pour  la  protection  des 
innocens  accusés,  déjà  punis  avant  le  jugement 
par  les  rigueurs  du  caqhot  et  des  fers,  et  à  qui 
souvent  on  arrache  à  force  de  tourmens  l'aveu 
des  crimes  qu'ils  n'ont  pas  commis.  Et  vous, 
comme  si  les  formes  élablies  et  trop  souvent 
inutiles  étoient  encore  superflues,  vous  de- 
mandez quel  inconvénient  il  y  auroit,  quand 
le  crime  est  évident,  à  rouer  l'accusé  sans  l'en- 
tendre! Allez,  monsieur,  cette  question  n'avoit 
besoin  de  ma  part  d'aucune  réponse;  et  si, 
quand  vous  la  faisiez,  elle  eût  été  sérieuse,  les 
murmures  de  votre  cœur  y  auroient  assez  ré- 
pondu. 

Mais  si  jamais  celte  forme  si  sacrée  et  si  né- 
cessaire pôuvoit  être  omise  à  l'égard  de  quel- 
que scélérat  reconnu  tel  de  tous  les  temps,  et 
jugé  par  la  voix  publique  avant  qu'on  lui  im- 
putât aucun  fait  particulier  dont  il  eût  à  se  dé- 
fendre, que  puis-je  penser  de  la  voir  écartée 
avec  tant  de  sollicitude  et  de  vigilance  du  ju- 
gement du  monde,  où  elle  étoit  le  plus  indispen- 
sable," de  celui  d'un  homme  accusé  tout  d'un 
coup  d'être  un  monstre  abominable,  après  avoir 
joui  quarante  ans  de  l'estime  publique  et  de  la 
bienveillance  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu  ?  Est- 
il  naturel,  est-il  raisonnable,  est-il  juste  de 
choisir  seul,  pour  refuser  de  l'entendre,  "celui 
qu'il  faudroit  entendre  par  préférence  quand 
on  se  permettroit  de  négliger  pour  d'autres  une 
aussi  sainte  formalité?  Je  ne  puis  vous  cacher 
qu'une  sécurité  si  cruelle  et  si  téméraire  me  dé- 
plaît et  me  choque  dans  ceux  qui  s'ylivrcnt  avec 
tant  de  confiance,  pour  ne  pas  dire  avec  tant 
de  plaisir.  Si,  dans  l'année  ^75^,  quelqu'un 
eût  prédit  cette  légère  et  dédaigneuse  façon  de 
juger  un  homme  alors  si  universellement  es- 
timé, personne  ne  l'eût  'pu  croire  ;  et  si  le  pu- 
blic regardoit  de  sang-froid  le  chemin  qu'on 
lui  a  fait  faire  pour  l'amener  par  degrés  à  cette 
étrange  persuasion,  il  seroit  étonné  lui-même 


PHEMIi:il  DIALOGUE. 


S7 


de  voir  les  soniiors  tortueux  et  ténébreux  par 
lesquels  on  l'a  conduit  insensiblement  jusque- 
la  sans  qu'il  s'en  soit  aperçu. 

Vous  dites  que  les  précautions  prescrites  par 
le  bon  sens  et  l'équité  avec  les  hommes  ordi- 
naires sont  snpiMflues  avec  un  pareil  monstre; 
qu'ayant  foulé  aux  pieds  toute  jusiice  et  toule 
humaniié,  il  est  indigne  qu'on  s'assujettisse  en 
sa  faveur  aux  règles  qu'elles  inspirent;  que  la 
multitude  et  l'énormité  de  ses  crimes  est  telle, 
que  la  conviction  de  chacun  en  particulier  en- 
tratneroit  dans  des  discussions  immenses,  que 
l'évidence  de  tous  rend  superflues. 

Quoi  !  parce  que  vous  me  forgez  un  monstre 
tel  qu'il  n'en  exista  jamais,  vous  voulez  vous 
dispenser  de  la  preuve  qui  met  le  sceau  à  tou- 
tes les  autres  1  Mais  qui  jamais  a  prétendu  que 
l'absurdité  d'un  fait  lui  servît  de  preuve,  et 
qu'il  suffît  pour  en  établir  la  vérité  de  montrer 
qu'il  est  incroyable?  Quelle  porte  large  et  fa- 
cile vous  ouvrez  à  la  calomnie  et  à  l'imposture, 
si,  pour  avoir  droit  de  juger  définitivement  un 
homme  à  son  insu  et  en  se  cachant  de  lui,  il 
suffit  (le  multiplier,  de  charger  les  accusations, 
de  les  rendre  noires  jusqu'à  faire  horreur,  en 
sorte  que  moins  elles  seront  vraisemblables,  et 
plus  on  devra  leur  ajouter  de  foi  !  Je  ne  doute 
point  qu'un  homme  coupable  d'un  crime  ne 
soit  capable  de  cent;  maià  ce  que  je  sais  mieux 
encore,  c'est  qu'un  homme  accusé  de  cent  cri- 
mes peut  n'être  coupable  d'aucun.  Entasser  les 
accusations  n'est  pas  convaincre  et  n'en  sauroit 
dispenser.  La  même  raison  qui,  selon  vous, 
rend  sa  conviction  superflue  en  est  une  de  plus, 
selon  moi,  pour  la  rendre  indispensable.  Pour 
sauver  l'embarras  de  tant  de  preuves,  je  n'en 
demande  qu'une,  mais  je  la  veux  authentique, 
invincible,  et  dans  toutes  les  formes;  c'est  celle 
du  premier  délit  qui  a  rendu  tous  les  autres 
croyables.  Celui-là  bien  prouvé,  je  crois  tous 
les  autres  sans  preuves;  mais  jamais  l'accusa- 
tion de  cent  mille  autres  ne  suppléera  dans 
mon  esprit  à  la  preuve  juridique  de  celui-là. 

Le  Fr.  Vous  avez  raison  :  mais  prenez  mieux 
ma  pensée  et  celle  de  nos  messieurs.  Ce  n'est 
pas  tant  à  la  multitude  des  crimes  de  Jean- 
Jacques  qu'ils  ont  fait  attention,  qu'à  son  ca- 
ractère affreux  découvert  enfin,  quoique  tard, 
et  miiintcnant  généralement  reconim.  Tous 
ceux  qui  l'ont  vu,  suivi,  examiné  avec  le  plus 


de  soin,  s'accordent  sur  cet  article,  et  le  recon- 
noissent  unanimement  pour  être,  comme  disoit 
1  très-bien  son  vertueux  patron  M,  Hume,  la 
honte  de  l'espèce  humaine  et  un  monstre  de 
méchanceté.  L'exacte  et  régulière  discussion 
des  faits  devient  superflue  quand  il  n'en  résulte 
que  ce  qu'on  sait  déjà  sans  eux.  Quand  Jean- 
Jacques  n'auroit  commis  aucun  crime,  il  n'en 
!  seroit  pas  moins  capable  de  tous.  On  ne  le  pu- 
nit ni  d'un  délit  ni  d'un  autre,  mais  on  l'abhorre 
j  comme  les  couvant  tous  dans  son  cœur.  Je  no 
vois  rien  là  que  de  juste.  L'horreur  et  l'aver- 
sion des  hommes  est  due  au  méchant  qu'ils 
laissent  vivre  quand  leur  clémence  les  porte  a 
l'épargner. 

llouss.  Après  nos  précédens  entretiens,  je  no 
m'attendois  pas  à  cette  distinction   nouvelle. 
Pour  le  juger  par  son  caractère,  indépendam- 
ment des  faits,  il  faudroit  que  je  comprisse  com- 
ment, indépendamment  de  ces  mêmes  faits,  on 
a  si  subitement  et  si  sûrement  reconnu  ce  ca- 
ractère. Quand  je  songe  que  ce  monstre  a  vécu 
quarante  ans  généralement  estimé  et  bien  voulu, 
sans  qu'on  se  soit  douté  de  son  mauvais  natu- 
rel, sans  que  personne  ait  eu  le  moindre  soup- 
çon de  ses  crimes,  je  ne  puis  comprendre  com- 
ment tout  à  cou{)  ces  deux  choses  ont  pu  de- 
venir si  évidentes,  et  je  comprends  encore  moins 
que  l'une  ait  pu  1  être  sans  l'autre.  Ajoutons  que 
ces  découvertes  ayant  été  faites  conjointement 
et  tout  d'un  coup  par  la  même  personne,  elle  a 
dû  nécessairement  commencer  par  articuler 
des  faits  pour  fonder  des  jugemens  si  nouveaux, 
si  contraires  à  ceux  qu'on  avoit  portés  jusqu'a- 
lors; et  quelle  confiance  pourrois-je  autrement 
prendre  à  des  apparences  vagues,  incertaines, 
souvent  trompeuses,  qui  n'auroient  rien  de  pré- 
cis que  l'on  pût  articuler?  Si  vous  voyez  la  pos- 
sibilité qu'il  ait  passé  quarante  ans  pour  honnête 
homme  sans  l'être,  je  vois  bien  mieux  encore 
celle  qu'il  passe  depuis  dix  ans,  à  tort,  pour  un 
scélérat  :  car  il  y  a  dans  ces  deux  opinions  cette 
différence  essentielle,  que  jadis  on  le  jugeoil 
équitablement  et  sans  partialité,  et  qu'on  ne  le 
juge  plus  qu'avec  passion  et  prévention. 

Le  Fr.  Et  c'est  pour  cela  justement  qu'on 
s'y  irompoit  jadis  et  qu'on  ne  s'y  trompe  plus 
aujourd'hui,  qu'on  y  regarde  avec  moins  d  in- 
différence. Vous  me  rappelez  ce  que  j'avois  à 
répondre  àces  deux  êtres  si  différens,  si  cônlra- 


38 


PREMIER  DIALOGUE. 


dictoires,  dans  lesquels  vous  l'avez  ci-devant  di- 
visé. Son  hypocrisie  a  long-temps  abusé  les  hom- 
mes, parce  qu'ils  s'en  lenoientaux  apparences 
et  n'y  regardoient  pas  de  si  près;  mais,  depuis 
qu'on  s'est  mis  à  l'épier  avec  plus  de  soin  et  à 
le  mieux  examiner,  on  a  bientôt  découvert  la 
forfanterie  :  tout  son  faste  moral  a  disparu,  son 
affreux  caractère  a  percé  de  toutes  paris.  Les 
gens  mêmes  qui  l'ont  connu  jadis,  qui  l'aimoient, 
qui  l'estimoient,  parce  qu'ils  étoientses  dupes, 
rougissent  aujourd'hui  de  leur  ancienne  bêtise, 
et  ne  comprennent  pas  comment  d'aussi  gros- 
siers artifices  ont  pu  les  abuser  si  long-temps. 
On  voit  avec  la  dernière  clarté  que,  différent 
de  ce  qu'il  parut  alors  parce  que  l'illusion  s'est 
dissipée,  il  est  le  même  qu'il  fut  toujours. 

RODSS.  Voilà  de  quoi  je  ne  doute  point.  Mais 
qu'autrefois  on  fût  dans  l'erreur  sur  son  compte 
et  qu'on  n'y  soit  plus  aujourd'hui,  c'est  ce  qui 
ne  me  paroît  pas  aussi  clair  qu'à  vous.  11  est 
plus  difficile  que  vous  ne  semblez  le  croire  de 
voir  exactement  tel  qu'il  est  un  homme  dont  on 
a  d'avance  une  opinion  décidée,  soit  en  bien, 
soit  en  mal.  On  applique  à  tout  ce  qu'il  fait,  à 
tout  ce  qu'il  dit,  l'idée  qu'on  s'est  formée  de 
lui.  Chacun  voit  et  admet  tout  ce  qui  confirme 
son  jugement,  rejette  ou  explique  à  sa  mode 
tout  ce  qui  le  contrarie.  Tous  ses  mouvemens, 
SCS  regards,  ses  gestes  sont  interprétés  selon 
cette  idée  :  on  y  rapporte  ce  qui  s'y  rapporte 
le  moins.  Les  mêmes  choses  que  mille  autres 
«lisent  ou  font,  et  qu'on  dit  ou  fait  soi-même 
indifféremment,  prennent  un  sens  mystérieux 
dès  qu'elles  viennent  de  lui.  On  veut  deviner, 
on  veut  être  pénétrant  ;  c'est  le  jeu  naturel  de 
l'amour-propre  :  on  voit  ce  qu'on  croit  et  non 
pas  ce  qu'on  voit.  On  explique  tout  selon  le 
préjugé  qu'on  a,  et  l'on  ne  se  console  de  l'er- 
reur où  l'on  pense  avoir  été  qu'en  se  persua- 
dant que  c'est  faute  d'attention,  non  de  péné- 
tration, qu'on  y  est  tombé.  Tout  cela  est  si  vrai, 
que  si  deux  hommes  ont  d'un  troisième  des  opi- 
nions opposées,  cette  même  opposition  régnera 
dans  les  observations  qu'ils  feront  sur  lui.  L'un 
verra  blanc  et  l'autre  noir;  l'un  trouvera  des 
vertus,  l'autre  des  vices,  dans  les  actes  les  plus 
indifférens  qui  viendront  de  lui;  et  chacun,  à 
force  d'interprétations  subtiles,  prouvera  que 
c'est  lui  qui  a  bien  vu.  Le  même  objet  regardé 
en  difFérens  temps,  avec  des  yeux  différem- 


ment affectés,  nous  fait  des  impressions  très- 
différentes,  et  même  en  convenant  que  i  erreur 
vient  de  notre  organe,  on  peut  s'abuser  encore 
en  concluant  qu'on  se  trompoit  auUefois,  tan- 
dis que  c'est  peut-être  aujourd'hui  qu'on  se 
trompe.  Tout  ceci  seroit  vrai,  quand  on  n'au- 
roit  que  l'erreur  des  préjugés  à  cramdre.  Que 
seroit-ce  si  le  prestige  des  passions  s'y  joignoit 
encore;  si  de  charitables  interprètes,  toujours 
alerles,  alloient  sans  cesse  au-devant  de  toutes 
les  idées  favorables  qu'on  pourroit  tirer  de  ses 
propres  observations  pour  tout  défigurer,  tout 
noircir,  tout  empoisonner?  On  sait  à  quel  point 
la  haine  fascine  les  yeux.  Qui  est-ce  qui  sait 
voir  des  vertus  dans  l'objet  de  son  aversion? 
qui  est-ce  qui  ne  voit  pas  le  mal  dans  tout  ce 
qui  part  d'un  homme  odieux?  On  cherche  tou- 
jours à  se  justifier  ses  propres  sentimens  ;  c'est 
encore  une  disposition  très-naturelle.  On  s'ef- 
force à  trouver  haïssable  ce  qu'on  hait  ;  et  s'il 
est  vrai  que  l'homme  prévenu  voit  ce  qu'il, 
croit,  il  l'est  bien  plus  encore  que  l'homme  pas- 
sionné voit  ce  qu'il  désire.  La  différence  est 
donc  ici  que,  voyant  jadis  Jean-Jacques  sans  in- 
térêt, on  le  jugeoit  sans  partialité,  et  qu'aujour- 
d'hui la  prévention  et  la  haine  ne  permettent 
plus  de  voir  en  lui  ce  qu'on  peut  y  trouver. 
Auxquels  donc,  à  votre  avis,  des  anciens  ou 
des  nouveaux  jugemens,  le  préjugé  de  la  rai- 
son doit-il  donner  plus  d'autorité? 

S'il  est  impossible,  comme  je  crois  vous  l'a- 
voir prouvé,  que  la  connoissancc  certaine  do 
la  vérité,  et  beaucoup  moins  l'évidence,  résulte 
de  la  méthode  qu'on  a  prise  pour  juger  Jean- 
Jacques;  si  l'on  a  évité  à  dessein  les  vrais 
moyens  de  porter  sur  son  compte  un  jugement 
impartial,  infaillible,  éclairé,  il  s'ensuit  que  sa 
condamnation,  si  hautement,  si  fièrement  pro- 
noncée, est  non-seulement  arrogante  et  témé- 
raire, mais  violemment  suspecte  de  la  plus 
noire  iniquité;  d'où  je  conclus  que,  n'ayant  nul 
droit  de  le  juger  clandestinement  comme  on  a 
fait,  on  n'a  pas  non  plus  celui  de  lui  faire  grâce, 
puisque  la  grâce  d'un  criminel  n'est  que  l'exemp- 
tion d'une  peine  encourue  et  juridiquement  in- 
fligée. Ainsi  la  clémence  dont  vos  messieurs  se 
vantent  à  son  égard,  quand  même  ils  useroient 
envers  lui  d'une  bienfaisance  réelle,  est  trom- 
peuse et  fausse  ;  et  quand  ils  comptent  pour  un 
i  bienfait  le  mal  mérité  dont  ils  disent  exempter 


PREMIER  DIALOGUE. 


39 


sa  personne,  ils  en  imoosent  et  mentent,  puis-  i  Rouss.  L'interprétation  de  celte  iranquilliié 
qu  Ils  ne  loin  convaincu  d'aucun  jicto  punis-  stoïque  au  milieu  des  outrages  dépend  duju- 
sable;  qu'un  innocent  ne  méritant  aucun  cliâ-  j  gcment  déjà  porté  sur  celui  qui  les  endure, 
tinient  n'a  pas  besoin  de  grâce,  et  qu'un  pareil  j  Ainsi  ce  n'est  pas  sur  ce  sang-froid  qu'il  con- 
mot  n'est  qu'un  outrage  pour  lui.  Ils  sont  donc  j  vient  de  jnj^er  l'homme,  mais  c'est  par  l'homme, 
doublement  injustes,  en  ce  qu'ils  se  font  un  I  au  contraire,  qu'il  faut  apprécier  le  sang-froid. 


mérite  envers  lui  d'une  générosité  qu'ils  n'ont 
point,  et  en  ce  qu'ils  ne  feignent  d  épargner  sa 
personne  qu'afin  d'outrager  impunément  son 
honneur. 

Venons,  pour  le  sentir,  à  cette  grâce  sur  la- 
quelle vous  insistez  si  fort,  et  voyons  en  quoi 
donc  elle  consiste.  A  traîner  celui  qui  la  reçoit 
d'opprobre  en  opprobre  et  de  misère  en  mi- 
sère, sans  lui  laisser  aucun  moyen  possible  dé 
s'en  garantir.  Connoissez-vous,  pour  un  cœur 
d'homme,  de  peine  aussi  cruelle  qu'une  pa- 
reille grâce?  Je  m'en  rapporte  au  tableau  tracé 
par  vous-même.  Quoi  1  c'est  par  bonté,  par 
commisération,  par  bienveillance,  qu'on  rend 
cet  infortuné  le  jouet  du  public,  la  risée  de  la 
canaille,  Ihorreur  de  l'univers;  qu'on  le  prive 
do  toute  société  humaine,  qu'on  l'éiouffe  à  plai- 
sir dans  la  fange,  qu'on  s'amuse  à  l'enterrer 
tout  vivant!  S'il  se  pouvoit  que  nous  eussions 
à  subir,  vous  ou  moi,  le  dernier  supplice,  vou- 
drions-nousl'éviterauprixd'unepareillegrâce? 
voudrions-nous  de  la  vie  à  condition  de  la  pas- 
ser ainsi?  Non,  sans  doute;  il  n'y  a  point  de 
tourment,  point  de  supplice  que  nous  ne  préfé- 
rassions à  celui-là,  et  la  plus  douloureuse  fin 
de  nos  maux  nous  paroîtroil  désirable  et  douce 
plutôt  que  de  les  prolonger  dans  de  pareilles 
angoisses.  Eh  1  quelle  idée  ont  donc  vos  mes- 
sieurs de  l'honneur,  s'ils  ne  comptent  pas  l'in- 
famie pour  un  supplice?  Non,  non,  quoi  qu'ils 
en  puissent  dire,  ce  n'est  point  accorder  la  vie 
que  de  la  rendre  pire  que  la  mort. 

Le  Fr.  Vous  voyez  que  notre  homme  n'en 
pense  pas  ainsi,  puisqu'au  milieu  de  tout  son 
opprobre  il  ne  laisse  pas  de  vivre  et  de  se  por- 
ter mieux  qu'il  n'a  jamais  fait.  11  ne  faut  pas 
juger  des  sentimens  d'un  scélérat  par  ceux  qu'un 
honnête  homme  auroit  à  sa  place.  L'infamie 
n'est  douloureuse  qu'à  proportion  de  l'honneur 
qu'un  homme  a  dans  le  cœur.  Les  âmes  viles, 
insensibles  à  la  honte,  y  sont  dans  leur  élé- 
ment. Le  mépris  n'affecte  guère  celui  qui  s'en 
sont  digne  :  c'est  un  jugement  auquel  son  pro- 
pre cœur  l'a  déjà  tout  accoutumé. 


Pour  moi,  je  no  vois  point  comment  l'imfiéné- 
trable  dissimulation,  la  profonde  hypocrisie 
que  vous  avez  prêtée  à  celui-ci  s'accorde  avec 
cette  abjection  presque  incroyable  dont  vous 
faites  ici  son  élément  naturel.  Comment,  mon- 
sieur, un  homme  si  haut,  si  fier,  si  orgueil- 
leux, qui,  plein  de  génie  et  de  feu,  a  pu,  selon 
vous,  se  contenir  et  garder  quarante  ans  lo 
silence  pour  étonner  l'Europe  de  la  vigueur  de 
sa  plume;  un  homme  qui  met  à  un  si  haut  prix 
l'opinion  des  autres,  qu'il  a  tout  sacrifié  à  une 
fausse  affectation  de  vertu  ;  un  homme  don! 
l'ambitieux  amour-propre  vouloit  remplir  tout 
l'univers  de  sa  gloire,  éblouir  Kvus  ses  contem- 
porains de  l'éclat  de  ses  talens  et  de  ses  vertus, 
fouler  à  ses  pieds  tous  les  préjugés,  braver 
toutes  les  puissances  et  se  faire  admirer  par 
son  intrépidité  :  ce  même  homme,  à  présent 
insensible  à  tant  d'indignités,  s'abreuve  à  longs 
traits  d'ignominie  et  se  repose  mollement  dans 
la  fange  comme  dans  son  élément  naturel!  De 
grâce,  mettez  j)lus  d'accord  dans  vos  idées, 
ou  veuillez  ni'expliquer  comment  cette  brute 
insensibilité  peut  exisler  da"ns  une  âme  capable 
d'une  telfe  effervescence.  Les  outrages  affec- 
tent tous  les  hommes,  mais  beaucoup  plus  ceux 
qui  les  méritent  et  qui  n'ont  point  d'asile  en 
eux-mêmes  pour  s'y  dérober.  Pour  en  être 
ému  le  moins  qu'il  est  possible,  il  faut  les  sen- 
tir injustes,  et  s'ôire  fait  de  l'honneur  et  de 
l'innocence  un  rempart  autour  de  son  cœur, 
inaccessible  à  l'opprobre.  Alors  on  peut  se  con- 
soler de  l'erreur  ou  de  l'injustice  des  hommes  : 
car  dans  le  premier  cas  les  outrages ,  dans 
l'intention  de  ceux  qui  les  font,  ne  sont  pas 
pour  celui  qui  les  reçoit;  et  dans  le  second,  ils 
ne  les  lui  font  pas  dans  l'opinion  qu'il  est  vil 
et  qu'il  les  mérite ,  mais  au  contraire  parce 
qu'étant  vils  et  méchans  eux-mêmes,  ils  ha'is- 
sent  ceux  qui  ne  le  sont  pas. 

Mais  la  force  qu'une  âme  saine  emploie  à 
supporter  des  traitemens  indignes  d'elle  ua 
rend  pas  ces  traitemens  moins  barbares  de  la 
part  de  ceux  qui.  les  lui  font  essuyer.  On  au- 


iO 


PREMIER  DIALOGUE. 


roit  tort  de  leur  tenir  compte  des  ressources 
qu'ils  n'ont  pu  lui  ôter  et  qu'ils  n'ont  pas  même 
prévues,  parce  que,  à  sa  place,  ils  ne  les  trou- 
veroient  pas  en  eux.  Vous  avez  beau  me  faire 
sonner  ces  mots  de  bienveillance  et  de  grâce; 
dans  le  ténébreux  système  auquel  vous  donne  z 
ces  noms ,  je  ne  vois  qu'un  raffinement  de 
cruauté  pour  accabler  un  infortuné  de  misères 
pires  que  la  mort,  pour  donner  aux  plus  noires 
perfidies  un  air  de  générosité,  et  taxer  encore 
d'ingratitude  celui  qu'on  diffame,  parce  qu'il 
n'est  pas  pénétré  de  reconnoissance  des  soins 
qu'on  prend  pour  l'accabler  et  le  livrer  sans  au- 
cune défense  aux  lâches  assassins  qui  le  poignar- 
dent sans  risque,  en  se  cachant  à  ses  regards. 
Voilà  donc  en  quoi  consiste  cette  grâce  pré- 
tendue dont  vos  messieurs  font  tant  de  bruit. 
Cette  grâce  n'en  seroit  pas  une,  même  pour  un 
coupable,  à  moins  qu'il  ne  fût  en  même  temps 
le  plus  vil  des  mortels.  Qu'elle  en  soit  une  pour 
cet  homme  audacieux  qui,  malgré  tant  de  résis- 
tance et  d'effrayantes  menaces,  est  venu  fière- 
ment à  Paris  provoquer  par  sa  présence  l'inique 
tribunal  qui  l'avoit  décrété  connoissant  parfai- 
tement son  innocence;  qu'elle  en  soit  une  pour 
cet  homme  dédaigneux  qui  cache  si  peu  son 
mépris  aux  traîtres  cajoleurs  qui  l'obsèdent  et 
tiennent  sa  destinée  en  leurs  mains  :  voilà, 
monsieur,  ce  que  je  ne  comprendrai  jamais; 
et  quand  il  seroit  tel  qu'ils  le  disent,  encore 
falloit-il  savoir  de  lui  s'il  consentoit  à  conserver 
sa  vie  et  sa  liberté  à  cet  indigne  prix  ;  car  une 
grâce,  ainsi  que  tout  autre  don,  n'est  légitime 
qu'avec  le  consentement,  du  moins  présumé, 
de  celui  qui  la  reçoit;  et  je  vous  demande  si  la 
conduite  et  les  discours  de  Jean-Jacques  lais- 
sent présumer  de  lui  ce  consentement.  Or  tout 
don  fait  par  force  n'est  pas  un  don,  c'est  un 
vol  ;  il  n'y  a  point  de  plus  maligne  lyrannie  que 
de  forcer  un  homme  de  nous  être  obligé  mal- 
gré lui,  et  c'est  indignement  abuser  du  nom 
de  grâce  que  de  le  donner  à  un  traitement  for- 
cé, plus  cruel  que  le  châtiment.  Je  suppose  ici 
l'accusé  coupable  ;  que  seroit  cette  grâce  si  je 
le  supposois  innocent,  comme  je  le  puis  et  le 
dois  tant  qu'on  craint  de  le  convaincre?  Mais, 
dites-vous,  il  est  coupable;  on  en  est  certain 
puisqu'il  est  méchant.  Voyez  comment  vous 
me  ballottez!  Vous  m'avez  ci-devant  donné  ses 
crimes  pour  preuve  de  sa  méchanceté,  et  vous 


me  donnez  à  présent  sa  méchanceté  pour  preuve 
de  ses  crimes.  C'est  par  les  faits  qu'on  a  décou- 
vert son  caractère,  et  vous  m'alléguez  son  ca- 
ractère pour  éluder  la  régulière  discussion  des 
faits.  Un  tel  monstre,  me  dites-vous,  ne  mérit(î 
pas  qu'on  respecte  avec  lui  les  formes  établies 
pour  la  conviction  d'un  criminel  ordinaire  :  on 
n'a  pas  besoin  d'entendre  un  scélérat  aussi 
détestable;  ses  œuvres  parlent  pour  lui.  J'ac- 
corderai que  le  monstre  que  vous  m'avez  peint 
ne  mérite,  s'il  existe,  aucune  des  précautions 
établies  autant  pour  la  sûreté  des  innocens  que 
pour  la  conviction  des  coupables.  Mais  il  les 
falloit  toutes  et  plus  encore  pour  bien  constater 
son  existence,  pour  s'assurer  parfaitement  que 
ce  que  vous  appelez  ses  œuvres  sont  bien  ses 
œuvres.  C'étoit  par  là  qu'il  falloit  commencer, 
et  c'est  précisément  ce  qu'ont  oublié  vos  mes- 
sieurs :  car  enfin  quand  le  traitement  qu'on  lui 
faisoit  souffrir  seroit  doux  pour  un  coupable, 
il  est  affreux  pour  un  innocent.  Alléguer  la 
douceur  de  ce  traitement  pour  éluder  la  con- 
viction de  celui  qui  le  souffre  est  donc  un 
sophisme  aussi  cruel  qu'insensé.  Convenez  de 
plus  que  ce  monstre,  tel  qu'il  leur  a  plu  de  nous 
le  forger,  est  un  personnage  bien  étrange, 
bien  nouveau ,  bien  contradictoire ,  un  être 
d'imagination  tel  qu'en  peut  enfanter  le  délire 
de  la  fièvre,  confusément  formé  de  parties  hé- 
térogènes, qui,  par  leur  nombre,  leur  dispro- 
portion, leur  incompatibilité,  ne  sauroicnt  for- 
mer un  seul  tout;  et  l'extravagance  de  cet 
assemblage,  qui  seul  est  une  raison  d'en  nier 
l'existence,  en  est  une  pour  vous  de  l'admettre 
sans  daigner  la  constater.  Cet  homme  est  trop 
coupable  pour  mériter  d'être  entendu  ;  il  est 
trop  hors  de  la  nature  pour  qu'on  puisse  douter 
qu'il  existe.  Que  pensez-vous  de  ce  raisonne- 
ment? C'est  pourtant  le  vôtre,  ou  du  moins 
celui  de  vos  messieurs. 

Vous  m'assurez  que  c'est  par  leur  grande 
bonté,  par  leur  excessive  bienveillance,  qu'ils 
lui  épargnent  la  honte  de  se  voir  démasqué. 
Mais  une  pareille  générosité  ressemble  fort  à 
la  bravoure  des  fanfarons,  qu'ils  ne  montrent 
que  loin  du  péril.  Il  me  semble  qu'à  leur  place, 
et  malgré  toute  ma  pitié,  j'aimerois  mieux  en- 
core être  ouvertement  juste  et  sévère  que  trom- 
peur et  fourbe  par  charité,  et  je  vous  répéterai 
toujours  que  c'est  une  trop  bizarre  bienveil- 


PREMIER  DIALOGUE. 


Uj 


lance  que  celle  qui,  faisant  porter  à  son  mal-  |  façon  très-différente.  D'abord,  à  quelque  prix 
heureux  objet,  avec  tout  le  poids  de  la  haine,  I  que  ce  fût,  je  n'aurois  jamais  voulu  dénoncer 
tout  l'opprobre  de  la  dérision,  ne  s'exerce  qu'à  j  le  scélérat  sans  me  montrer  et  le  confondre. 


lui  ôter,  innocent  ou  coupable,  tout  moyen  de 
s'y  dérober.  J'ajouterai  que  toutes  ces  vertus 
que  vous  me  vantez  dans  les  arbitres  de  sa  des- 
tinée sont  telles,  que  non-seulement,  (ïrâce  au 
ciel,  je  m'en  sens  incapable,  mais  que  même 
je  ne  les  conçois  pas.  Comment  peut-on  aimer 
un  monstre  qui  fait  horreur?  comment  peut-on 
se  pénétrer  d'une  pitié  si  tendre  pour  un  être 
aussi  malfaisant,  aussi  cruel,  aussi  sanguinaire? 
comment  peut-on  choyeravectantdesollicitude 
le  fléau  du  genre  humain,  le  ménager  aux  dé- 
pens des  victimes  de  sa  furie,  et  de  pour  de  le 
chagriner,  lui  aider  presque  à  faire  du  monde 
un  vaste  tombeau?...  Comment,  monsieur,  un 
traître,  un  voleur,  un  empoisonneur,  un  as- 
sassin !...  J'ignore  s'il  peut  exister  un  sentiment 
de  bienveillance  pour  un  tel  être  parmi  les 
démons  ;  mais,  parmi  les  hommes,  un  tel  sen- 
timent me  paroîtroit  un  goût  punissable  et 
criminel  bien  plutôt  qu'une  vertu.  Non,  il  n'y  a 
que  son  semblable  qui  le  puisse  aimer. 

Le  Fr.  Ce  seroit,  quoi  que  vous  en  puissiez 
dire,  une  vertu  de  l'épargner,  si  dans  cet  acte 
de  clémence  on  se  proposoit  un  devoir  à  rem- 
plir plutôt  qu'un  penchant  à  suivre. 

Rouss.  Vous  changez  encore  ici  l'état  de  la 
question,  et  ce  n'est  pas  là  ce  que  vous  disiez 
ci-devant;  mais  voyons. 

Le  Fr.  Supposons  que  le  premier  qui  a  dé- 
couvert les  crimes  de  ce  misérable  et  son  carac- 
tère affreux  se  soit  cru  obligé,  comme  il  i'étoit 
sans  contredit,  non-seulement  à  le  démasquer 
aux  yeux  du  public,  mais  à  le  dénoncer  au 
gouvernement,  et  que  cependant  son  respect 
pour  d'anciennes  liaisons  ne  lui  ait  pas  permis 
de  vouloir  être  l'instrument  de  sa  perte  ;  n'a- 
l-il  pas  dû,  cela  posé,  se  conduire  exactement 
comme  il  l'a  fait,  mettre  à  sa  dénonciation  la 
condition  de  la  grâce  du  scélérat,  et  le  ménager 
tellement,  en  le  démasquant,  qu'en  lui  donnant 
la  réputation  d'un  coquin,  on  lui  conservât  la 
liberté  d'un  honnête  homme? 

Rouss.  Votre  supposition  renferme  des  cho- 


vu  surtout  les  liaisons  antérieures  que  vous  sup- 
posez, et  qui  obligeoient  encore  plus  étroite- 
ment l'accusateur  de  prévenir  préalablement  le 
coupable  de  ce  que  son  devoir  l'obligeoit  à  faire 
à  son  égard.  Kncore  moins  aurois-je  voulu 
prendre  des  mesures  extraordinaires  pour  em- 
pêcher que  mon  nom,  mes  accusations,  mes 
preuves  ne  parvinssent  à  ses  oreilles,  parce 
qu'en  tout  état  de  cause  un  dénonciateur  qui 
se  cache  joue  un  rôle  odieux,  bas,  lâche,  jus- 
tement suspect  d'imposture ,  et  qu'il  n'y  a 
nulle  raison  suffisante  qui  puisse  obliger  un 
honnête  homme  à  faire  un  acte  injuste  et  flé- 
trissant. Dès  que  vous  supposez  l'obligation  de 
dénoncer  le  malfaiteur,  vous  supposez  aussi 
celle  de  le  convaincre,  parce  que  la  première 
de  ces  deux  obligations  empqrte  nécessaire- 
ment l'autre,  et  qu'il  faut  ou  se  montrer  et 
confondre  l'accusé,  ou,  si  l'on  veut  se  cacher 
de  lui,  se  taire  avec  tout  le  monde  :  il  n'y  a 
point  de  milieu.  Celte  conviction  de  celui  qu'on 
accuse  n'est  pas  seulement  l'épreuve  indispen- 
sable de  la  vérité  qu'on  se  croit  obligé  de  dé- 
clarer ;  elle  est  encore  un  devoir  du  dénoncia- 
teur envers  lui-même  dont  rien  ne  peut  le  dis- 
penser, surtout  dans  le  cas  que  vous  posez; 
car  il  n'y  a  point  de  contradiction  dans  la  vertu, 
et  jamais,  pour  punir  un  fourbe,  elle  ne  per- 
mettra de  l'imiter. 

Le  Fr.  Vous  ne  pensez  pas  là-dessus  comme 
Jean-Jacques. 

C'est  en  le  trahissant  qn  il  faut  pnnir  un  traître. 

Voilà  une  de  ses  maximes  ;  qu'y  répondez- 
vous? 

Rouss.  Ce  que  votre  cœur  y  répond  lui- 
même.  Il  n'est  pas  étonnant  qu'un  homme  qui 
ne  se  fait  scrupule  de  rien  ne  s'en  fasse  aucun 
de  la  trahison  ;  mais  il  le  seroit  fort  que  d'hon- 
nêtes gens  se  crussent  autorisés  par  son  exem- 
ple à  l'imiter. 

Le  Fr.  L'imiter  I  non  pas  généralement;  mais 
quel  tort  lui  fait-on  en  suivant  avec  lui  ses  pro- 


ses contradictoires  sur  lesquelles  j'aurois  beau-  I  près  maximes,  pour  l'empêcher  d'en  abuserT 
coup  à  dire.  Dans  cette  supposition  même,  je  I  Rouss.  Suivre  avec  lui  ses  propres maximesl 
me  serois  conduit,  et  vous  aussi,  j'en  suis  très-  j  Y  pensez-vous?  Quels  principes!  quelle  moralef 
sûr,  et  tout  autre  homme  d  honneur,  d'une  I  Si  l'on  peut,  si  l'on  doit  suivre  avec  les  gens 


Àt 


PREMIER  DIALOGUE. 


leurs  propres  maximes,  il  faudra  donc  mentir 
aux  menteurs,  voler  les  fripons,  empoisonner 
ifts  empoisonneurs ,  assassiner  les  assassins , 
être  scélérat  à  Penvi  avec  ceux  qui  le  sont;  et 
si  Ton  n'est  plus  obligé  d'être  honnête  homme 
qu'avec  les  honnêtes  gens,  ce  devoir  ne  mettra 
personne  en  grands  frais  de  vertu  dans  le  siècle 
où  nous  sommes.  Il  est  digne  du  scélérat  que 
vous  m'avez  peint  de  donner  des  leçons  de  four- 
berie et  de  trahison  ;  mais  je  suis  fâché  pour 
vos  messieurs  que,  parmi  tant  meilleures  leçons 
qu'il  a  données  et  qu'il  eût  mieux  valu  suivre, 
il  n'aient  profilé  que  de  celle-là. 

Au  reste,  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  rien 
trouvé  de  pareil  dans  les  livres  de  Jean-Jacques. 
Où  donc  a-t-il  établi  ce  nouveau  précepte  si 
contraire  à  tous  les  autres? 

Le  Fr.  Dans  un  vers  d'une  comédie. 

Rocss.  Quand  est-ce  qu'il  a  fait  jouer  cette 
comédie? 

Le  Fk.  Jamais. 

Rocss.  Où  est-ce  qu'il  l'a  fait  imprimer? 

Le  Fb.  Nulle  part. 

Rouss.  Ma  foi,  je  ne  vous  entends  point. 

Le  Fr.  C'est  une  espèce  de  farce  qu'il  écri- 
vit jadis  à  la  hâte  et  presque  impromptu  à  la 
campagne,  dans  un  moment  de  gaîté,  qu'il  n'a 
pas  même  daigné  corriger,  et  que  nos  mes- 
sieurs lui  ont  volée  comme  beaucoup  d'autres 
choses  qu'ils  ajustent  ensuite  à  leur  façon  pour 
l'édification  publique. 

Rouss.  Mais  comment  ce  vers  est-il  employé 
dans  cette  pièce?  est-ce  lui-même  qui  le  pro- 
nonce ? 

Le  Fr.  Non  ;  c'est  une  jeune  fille  qui ,  se 
croyant  trahie  par  son  amant,  le  dit  dans  un 
moment  de  dépit  pour  s'encourager  à  inter- 
cepter, ouvrir  et  garder  une  lettre  écrite  par 
cet  amant  à  sa  rivale. 

Rouss.  Quoi  I  monsieur,  un  mot  dit  par  une 
jeune  fille  amoureuse  et  piquée,  dans  l'intrigue 
galante  d'une  farce  écrite  autrefois  à  la  hâte, 
et  qui  n'a  été  ni  corrigée,  ni  imprimée,  ni  re- 
présentée; ce  mot  en  l'air  dont  elle  appuie, 
dans  sa  colère,  un  acte  qui  de  sa  part  n'est  pas 
même  une  trahison  ;  ce  mol,  dont  il  vous  plaît 
de  faire  une  maxime  de  Jean-Jacques,  est  l'u- 
nique autorité  sur  laquelle  vos  messieurs  ont 
ourdi  l'affreux  tissu  de  trahisons  dont  il  est 
enveloppé?  Voudriez-vous  que  je  répondisse 


à  cela  sérieusement?  Me  l'avez-vous  dit  sérieu- 
sement vous-même?  Non;  votre  air  seul,  en 
le  prononçant ,  me  dispensoit  d'y  répondre. 
Eh  !  qu'on  lui  doive  ou  non  de  ne  pas  le  trahir, 
tout  homme  d'honneur  ne  se  doit-il  pas  à  lui- 
même  de  n'être  un  traître  envers  personne? 
Nos  devoirs  envers  les  autres  auroient  beau 
varier  selon  les  temps,  les  gens,  les  occasions, 
ceux  envers  nous-mêmes  ne  varient  point;  et 
je  ne  puis  penser  que  celui  qui  ne  se  croit  pas 
obligé  d'être  honnête  homme  avec  tout  le 
monde  le  soit  jamais  avec  qui  que  ce  soit. 

Mais,  sans  insister  sur  ce  point  davantage, 
allons  plus  loin.  Passons  au  dénonciateur  d'être 
un  lâche  et  un  traître  sans  néanmoins  être  un 
imposteur,  et  aux  juges  d'être  menteurs  et  dis- 
simulés sans  néanmoins  être  iniques  :  quand 
cette  manière  de  procéder  seroit  aussi  juste  et 
permise  qu'elle  est  insidieuse  et  perfide,  quelle 
en  seroit  l'utilité  dans  cette  occasion  pour  la  fin 
que  vous  alléguez?  Où  donc  est  la  nécessité, 
pour  faire  .grâce  à  un  criminel,  de  ne  pas  l'en- 
tendre? pourquoi  lui  cacher  à  lui  seul,  avec 
tant  de  machines  et  d'artifices,  ses  crimes  qu'il 
doit  savoir  mieux  que  personne,  s'il  est  vrai 
qu'il  les  ait  commis?  Pourquoi  fuir,  pourquoi 
rejeter  avec  tant  d'effroi  la  manière  la  plus 
sûre,  la  plus  juste,  la  plus  raisonnable  et 
la  plus  naturelle,  de  s'assurer  de  lui  sans  lui 
infliger  d'autre  peine  que  celle  d'un  hypocrite 
qui  se  voit  confondu?  C'est  la  punition  qui 
naît  le  mieux  de  la  chose,  qui  s'accorde  le 
mieux  avec  la  grâce  qu'on  veut  lui  faire,  avec 
les  sûretés  qu'on  doit  prendre  pour  l'ave- 
nir, et  qui  seule  prévient  deux  grands  scan- 
dales, savoir  :  celui  de  la  publication  des  crimes 
et  celui  de  leur  impunité.  Vos  messieurs  al- 
lèguent néanmoins  pour  raison  de  leurs  pro- 
cédés frauduleux  le  soin  d'éviter  le  scandale. 
Mais  si  le  scandale  consiste  essentiellement  dans 
la  publicité,  je  ne  vois  point  celui  qu'on  évite 
en  cachant  le  crime  au  coupable  qui  ne  peut 
l'ignorer,  et  en  le  divulguant  parmi  tout  le  reste 
des  hommes  qui  n'en  savoient  rien.  L'air  de 
mysière  et  de  réserve  qu'on  met  à  cette  publi- 
cation ne  sert  qu'à  l'accélérer.  Sans  doute  le 
public  est  toujours  fidèle  aux  secrets  qu'on  lui 
confie  :  ils  ne  sortent  jamais  de  son  sein;  mais 
il  est  risible  qu'en  disant  ce  secret  à  l'oreille  à 
tout  le  monde,  et  le  cachant  très-soigneuse- 


PREMIER  DIALOGUE. 


48 


meut  au  seul  qui,  s'il  est  coupable,  le  sait  né- 
cessairement avant  tout  autre,  on  veuille  éviter 
par  là  le  scandale,  et  faire  de  ce  badin  mystère 
un  acte  de  bienfaisance  et  de  générosité.  Pour 
moi,  avec  une  si  tendre  bienveillance  pour  le 
coupable,  j'aurois  choisi  de  le  confondre  sans 
le  diffamer,  plutôt  que  de  le  diffamer  sans  le 
confondre;  et  il  faut  certainement,  pour  avoir 
pris  le  parti  contraire,  avoir  eu  d'autres  rai- 
sons que  vous  ne  m'avez  pas  dites,  et  que  cette 
bienveillance  ne  comporte  pas. 

Supposons  qu'au  lieu  d'aller  creusant  sous 
ses  pas  tous  ces  tortueux  souterrains,  au  lieu 
des  triples  murs  de  ténèbres  qu'(ui  élève  avec 
tant  d'efforts  autour  de  lui,  au  lieu  de  rendre 
le  public  et  l'Europe  entière  complices  et  té- 
moins du  scandale  qu'on  feint  de  vouloir  éviter, 
au  lieu  de  lui  laisser  tranquillement  continuer  et 
consommer  ses  crimes,  en  se  contentant  de  les 
voir  et  de  les  compter  sans  en  empêcher  aucun; 
supposons,  dis-je,  qu'au  lieu  de  tout  ce  tor- 
tillante, on  se  fût  ouvertement  et  directement 
adressé  à  lui-même  et  à  lui  seul  ;  qu'en  lui  pré- 
sentant en  face  son  accusateur  armé  de  toutes 
ses  preuves  on  lui  eût  dit  :  «  Misérable,  qui  fais 
»  l'honnête  homme  et  qui  n'es  qu'un  scélérat, 
»  te  voilà  démasqué ,  te  voilà  connu  ;  voilà 
»  tes  faits,  en  voilà  les  preuves,  qu'as-tu  à 
»  répondre?  «  Il  eût  nié,  direz-vous.  Et  qu'im- 
porte? Que  font  les  négations  contre  les  dé- 
monstrations? Il  fût  resté  convaincu  et  con- 
fondu. Alors  on  eût  ajouté  en  montrant  son 
dénonciateur  :  «  Remercie  cet  homme  généreux 
»  que  sa  conscience  a  forcé  de  t'accuser,  et  que 
»  sa  bonté  porte  à  le  protéger.  Par  son  inter- 
»  cession  l'on  veut  bien  te  laisser  vivre  et  te 
»  laisser  libre,  tu  ne  seras  même  démasqué 
»  aux  yeux  du  public  qu'autant  que  ta  conduite 
»  rendra  ce  soin  nécessaire  pour  prévenir  la 
»  continuation  de  tes  forfaits.  Songe  que  des 
»  yeux  perçans  sont  sans  cesse  ouverts  sur 
»  toi,  que  le  glaive  punisseur  pend  sur  ta 
»  tète,  et  qu'à  ton  premier  crime  tu  ne  lui 
»  peux  échapper.  »  Y  avoit-il,  à  votre  avis, 
une  conduite  plus  simple,  plus  sûre  et  plus 
droite,  pour  allier  à  son  égard  la  justice,  la 
prudence  et  la  charité?  Pour  moi,  je  trouve 
qu'en  s'y  prenant  ainsi ,  l  on  se  fût  assuré  de 
lui  par  la  crainte  beaucoup  mieux  qu'on  n'a 
fait  par  tout  cet  immense  appareil  de  machines 


qui  ne  l'empêche  pas  d'aller  toujours  son  train. 
On  n'eût  point  eu  besoin  de  le  traîner  si  bar- 
barement,  ou,  selon  vous,  si  bénijînement» 
dans  le  bourbier;  on  n'eût  p<iint  habillé  la  jus- 
tice el  la  vertu  des  honteuses  livrées  de  la  per- 
fidie et  du  mensonge  ;  ses  délateurs  et  ses  juges 
n'eussent  point  été  réduits  à  se  tenir  sans  cesse 
enfoncés  devant  lui  dans  leurs  tanières,  comme 
fuyant  en  coupables  les  regards  de  leur  victime 
et  redoutant  la  lumière  du  jour:  enfin  l'on  eût 
prévenu  avec  le  double  scandale  des  crimes  et 
de  leur  impunité,  celui  d'une  maxime  aussi  fu- 
neste qu'insensée  que  vos  messieurs  semblent 
vouloir  établir  par  son  exemple,  savoir  que, 
pourvu  qu'on  ait  de  l'esprit  et  qu'on  fasse  do 
beaux  livres,  on  peut  se  livrer  à  toutes  sortes 
de  crimes  impunément. 

Voilà  le  seul  vrai  parti  qu'on  avoit  à  prendre, 
si  l'on  vouloit  absolument  ménager  un  pareil 
misérable.  Mais  pour  moi,  je  vous  déclare  que 
je  suis  aussi  loin  d'approuver  que  de  compren- 
dre cette  prétendue  clémence  de  laisser  libre, 
nonobstant  le  péril,  je  ne  dis  pas  un  monstre  af- 
freux tel  qu'on  nous  le  représente,  mais  un 
malfaiteur  tel  qu'il  soit.  Je  ne  trouve  dans  cette 
espèce  de  grâce  ni  raison,  ni  humanité,  ni  sû- 
reté, et  j'y  trouve  beaucoup  n>oins  cette  dou- 
ceur et  cette  bienveillance  dont  se  vantent  vos 
messieurs  avec  tant  de  bruit.  Rendre  un  homme 
le  jouet  du  public  et  de  la  canaille;  le  faire 
chasser  successivement  de  tous  les  asiles  les  plus 
reculés,  les  plus  solitaires  ,  où  il  s'étoit  de  lui- 
même  emprisonné  et  d  où  certainement  il  n'é- 
toità  portée  de  faireaucun  mal;  le  faire  lapider 
par  la  populace;  le  promener  par  dérision  de 
lieu  enlieu,  toujours  chargé  de  nouveaux  outra- 
ges; lui  ôter  même  les  ressources  les  plus  in- 
dispensables de  la  société;  lui  voler  sa  subsis- 
tance pour  lui  faire  l'aumône;  le  dépayser  sur 
toute  la  face  de  la  terre;  faire  de  tout  ce  qu'il 
lui  importe  le  plus  de  savoir  autant  pour  lui  de 
mystères  impénétrables;  le  rendre  tellement 
étranger,  odieux,  méprisable  aux  hommes, 
qu'au  lieu  des  lumières,  de  l'assistance  et  des 
conseils,  que  chacun  doit  trouver  au  besoin 
parmi  ses  frères,  il  ne  trouve  partout  qu'embû- 
ches, mensonges,  trahisons,  insultes;  le  livrer 
en  un  mot  sans  appui,  sans  protection,  sans  dé- 
fense, à  l'adroite  animosiié  de  ses  ennemis  : 
c'est  le  traiter  beaucoup  plus  cruellement  que 


44 


PREMIER  DIALOGUE. 


si  1  on  se  fût  une  bonne  fois  assuré  de  sa  per- 
sonne par  une  détention,  dans  laquelle,  avec  la 
sûreté  de  tout  le  monde,  on  lui  eût  fait  trouver 
la  sienne,  ou  du  moins  la  tranquillité.  Vous 
m'avez  appris  qu'il  désira,  qu'il  demanda  lui- 
même  cette  détention,  et  que,  loin  de  la  lui  ac- 
corder, ou  lui  fit  de  cette  demande  un  nouveau 
crime  et  un  nouveau  ridicule.  Je  crois  voir  à  la 
fois  la  raison  de  la  demande  et  celle  du  refus. 
Ne  pouvant  trouver  de  refuge  dans  les  plus  so- 
litaires retraites,  chassé  successivement  du  sein 
des  montagnes  et  du  milieu  des  lacs,  forcé  de 
fuir  de  lieu  en  lieu  et  d'errer  sans  cesse  avec  des 
peines  et  des  dépenses  excessives  au  milieu  des 
dangers  et  des  outrages,  réduit,  à  l'entrée  de 
l'hiver,  à  courir -l'Europe  pour  y  chercher  un 
asile  sans  plus  savoir  où,  et  sûr  d'avance  de 
n'être  laissé  tranquille  nulle  part;  il  étoit  natu- 
rel que,  battu ,  fatigué  de  tant  d'orages,  il  dé- 
sirât de  finir  ses  malheureux  jours  dans  une 
paisible  captivité,  plutôt  que  de  se  voir  dans  sa 
vieillesse  poursuivi,  chassé,  ballotté  sans  relâ- 
che de  tous  côtés,  privé  d'une  pierre  pour  y 
poser  sa  tête,  et  d'un  asile  où  il  pût  respirer, 
jusqu'à  ce  qu'à  force  de  courses  et  de  dépenses, 
on  l'eût  réduit  à  périr  de  misère,  ou  à  vivre, 
toujours  errant,  des  dures  aumônes  de  ses  per- 
sécuteurs, ardents  à  en  venir  là  pour  le  rassa- 
sier enfin  d'ignominie  à  leur  aise.  Pourquoi 
n'a-t-on  pas  consenti  à  cet  expédient  si  sûr,  si 
court,  si  facile,  qu'il  proposoit  lui-même,  et 
qu'il  demandoit  comme  une  faveur?  N'est-ce 
point  qu'on  ne  vouloit  pas  le  traiter  avec  tant 
de  douceur,  ni  lui  laisser  jamais  trouver  cette 
tranquillité  si  désirée?  N'est-ce  point  qu'on  ne 
vouloit  lui  laisser  aucun  relâche,  ni  le  mettre 
dans  un  état  où  l'on  n'eût  pu  lui  attribuer  cha- 
que jour  de  nouveaux  crimes  et  de  nouveaux 
livres,  et  où  peut-être,  à  force  de  douceur  et  de 
patience,  eût-il  fait  perdre  aux  gens  chargés  de 
sa  garde  les  fausses  idées  qu'on  vouloit  donner 
de  lui?  N'est-ce  point  enfin  que  dans  le  projet 
si  chéri,  si  suivi,  si  bien  concerté,  de  l'envoyer 
en  Angleterre,  il  entroit  des  vues  dont  son  sé- 
jour dans  ce  pays-là,  et  les  effets  qu'il  y  a  pro- 
duits semblent  développer   assez  l'objet?  Si 
l'on  peut  donner  à  ce  refus  dautres  motifs, 
qu'on  me  les  dise,  et  je  promets  d'en  montrer 
la  fausseté. 
Monsieur,  tout  ce  que  vous  m'avez  appris, 


tout  ce  que  vous  m'avez  prouvé ,  est  à  mes 
yeux  plein  de  choses  inconcevables,  contra- 
dictoires, absurdes,  qui,  pour  être  admises, 
demanderoient  encore  d'autres  genres  de  preu- 
ves que  celles  qui  suffisent  pour  les  plus  com- 
plètes démonstrations;  et  c'est  précisément  ces 
mêmes  choses  absurdes  que  vous  dépouillez  de 
l'épreuve  la  plus  nécessaire  et  qui  met  le  sceau 
à  toutes  les  autres.  Vous  m'avez  fabriqué  tout 
à  votre  aise  un  être  tel  qu'il  n'en  exista  jamais, 
un  monstre  hors  de  la  nature,  hors  de  la  vrai- 
semblance, hors  de  la  possibilité,  et  formé  de 
parties  inalliables,  incompatibles,  qui  s'ex- 
cluent muluellement.  Vous  avez  donné  pour 
principe  à  tous  ces  crimes  le  plus  furieux,  le 
plus  intolérant,  le  plus  extravagant  amour- 
propre,  qu'il  n'a  pas  laissé  de  déguiser  si  bien 
depuis  sa  naissance  jusqu'au  déclin  de  ses  ans, 
qu'il  n'en  a  paru  nulle  trace  pendant  tant  d'an- 
nées, et  qu'encore  aujourd'hui  depuis  ses  mal- 
heurs il  étouffe  ou  contient  si  bien  qu'on  n'en 
voit  pas  le  moindre  signe.  Malgré  tout  cet  in- 
domptable orgueil,  vous  m'avez  fait  voir  dans 
le  même  être  un  petit  menteur,  un  petit  fripon, 
un  petit  coureur  de  cabarets  et  de  mauvais 
lieux,  un  vil  et  crapuleux  débauché  pourri  de 
vérole,  et  qui  passoit  sa  vie  à  aller  escroquant 
dans  les  tavernes  quelques  écus  à  droite  et  à 
gauche  aux  manans  qui  les  fréquentent.  Vous 
avez  prétendu  que  ce  même  personnage  étoit  le 
même  homme  qui  pendant  quarante  ans  a  vécu 
estimé,  bien  voulu  de  tout  le  monde,  l'auteur 
des  seuls  écrits,  dans  ce  siècle,  qui  portent  dans 
l'âme  des  lecteurs  la  persuasion  qui  les  a  dic- 
tés, et  dont  on  sent  en  les  lisant  que  l'amour 
de  la  vertu  et  le  zèle  de  la  vérité  font  l'inimi- 
table éloquence.  Vous  dites  que  ces  livres  qqi 
m'émeuvent  ainsi  le  cœur  sont  les  jeux  d'un  scé- 
lérat qui  ne  sentoit  rien  de  ce  qu'il  disoitavec  tant 
d'ardeur  et  de  véhémence,  et  qui  cachoit  sous 
un  air  de  probité  le  venin  dont  il  vouloit  infec- 
ter ses  lecteurs.  Vous  me  forcez  mêtne  de 
croire  que  ces  écrits  à  la  fois  si  fiers,  si  tou- 
chans,  si  modestes,  ont  été  composés  parmi  les 
pots  et  les  pintes,  et  chez  les  filles  de  joie  où 
l'auteur  passoit  sa  vie,  et  vous  me  transformez 
enfin  cet  orgueil  irascible  et  diabolique  en  l'ab- 
jection d'un  cœur  insensible  et  vil  qui  se  ras- 
sasie sans  peine  de  l'ignominie  dont  l'abreuvo 
à  plaisir  la  charité  du  public. 


PREMIER  DIALOGUE. 


4ft 


Vous  m'avez  figuré  vos  messieurs  qui  dispo- 
sent à  leur  gré  de  sa  réputation,  de  sa  per- 
sonne, et  de  toute  sa  destinée,  comme  des  mo- 
dèles de  vertu,  des  prodiges  de  générosité,  des 
anges  pour  lui  de  douceur  et  de  bienfaisance  ; 
et  vous  m'avez  appris  en  même  temps  que  l'ob- 
jet de  tous  leurs  tendres  soins  avoit  été  de  le 
rendre  l'horreur  de  l'univers,  le  plus  déprisé 
des  êtres,  de  le  traîner  d'opprobre  en  oppro- 
bre et  de  misère  en  misère,  et  de  lui  faire 
sentir  à  loisir  dans  les  calamités  de  la  plus  mal- 
heureuse vie  tous  les  déchiremcns  que  peut 
éprouver  une  âme  fière  en  se  voyant  le  jouet 
et  le  rebut  du  genre  humain.  Vous  m'avez  ap- 
pris que  par  pitié,  par  grâce,  tous  ces  honmies 
vertueux  avoient  bien  voulu  lui  ôter  tout 
moyen  d'être  instruit  des  raisons  de  tant  d'ou- 
trages, s'abaisser  en  sa  faveur  au  rôle  de  ca- 
joleurs et  de  traîtres,  faire  adroitement  le 
plongeon  à  chaque  éclaircissement  qu'il  cher- 
choit,  l'environner  de  souterrains  et  de  pièges 
tellement  tendus,  que  chacun  de  ses  pas  fût 
nécessairement  une  chute;  enfin  le  circonvenir 
avec  tant  d'adresse,  qu'en  butte  aux  insultes 
de  tout  le  monde  il  ne  pût  jamais  savoir  la  rai- 
son de  rien,  apprendre  un  seul  mot  de  vérité, 
repousser  aucun  outrage,  obtenir  aucune  ex- 
plication, trouver,  saisir  aucun  agresseur,  et 
qu'à  chaque  instant,  atteint  des  plus  cruelles 
morsures,  il  sentît  dans  ceux  qui  l'entourent 
la  flexibilité  des  serpens  aussi  bien  que  leur 
venin. 

Vous  avez  fondé  le  système  qu'on  suit  à  son 
égard  sur  des  devoirs  dont  je  n'ai  nulle  idée, 
sur  des  vertus  qui  me  font  horreur,  sur  des 
principes  qui  renversent  dans  mon  esprit  tous 
ceux  de  la  justice  et  de  la  morale.  Figurez-vous 
des  gens  qui  commencent  par  se  mettre  chacun 
un  bon  masque  bien  attaché,  qui  s'arment  de 
fer  jusqu'aux  dents,  qui  surprennent  ensuite 
leur  ennemi,  le  saisissent  par  derrière,  le  met- 
tent nu,  lui  lient  le  corps,  les  bras,  les  mains, 
les  pieds,  la  tête,  de  façon  qu'il  no  puisse  re- 
muer, lui  mettent  un  bâillon  dans  la  bouche, 
lui  crèvent  les  yeux,  l'étendent  à  terre,  et  pas- 
sent enfin  leur  nnble  vie  à  le  massacrer  douce- 
ment de  peur  que,  mourant  de  sos  blessures, 
ii  ne  cesse  trop  tôt  de  les  sentir.  Voilà  les  gens 
que  vous  voulez  que  j'admire.  Rappelez,  mon- 
sieur, votre  équité,  votre  droiture,  et  sentez 


I  en  votre  conscience  quelle  sorte  d'admiration 
jo  puis  avoir  pour  eux.  Vous  m'avez  prouvé, 
j'en  conviens,  autant  que  cela  se  pouvoit  par  la 
méthode  que  vous  avez  suivie,  que  l'homme 
ainsi  terrassé  est  un  monstre  abominable: 
mais,  quand  cela  seroit  aussi  vrai  que  difficile 
à  croire,  l'auteur  et  les  directeurs  du  projet 
qui  s'exécute  à  son  égard  seroiont  à  mes  yeux, 
je  le  déclaré,  encore  plus  abominables  que  lui- 

Certainement  vos  preuves  sont  d'une  grande 
force  ;  mais  il  est  faux  que  cette  force  aille  pour 
moi  jusqu'à  l'évidence,  puisqu'en  fait  de  dé- 
lits et  de  crimes,  cette  évidence  dépend  essen 
tiellemeni  d'une  épreuve  qu'on  écarte  ici  avec 
trop  de  soin  pour  qu'il  n'y  ait  pas  à  celte  omis- 
sion quelque  puissant  motif  qu'on  nous  cache 
et  qu'il  importeroii  de  savoir.  J'avoue  pour- 
tant, et  je  ne  puis  trop  le  répéter,  que  ces 
preuves  m'étonnent,  et  m'ébranleroient  peut- 
être  encore,  si  je  ne  leur  trouvois  d'au  1res  dé- 
fauts non  moins  dirimans  selon  moi. 

Le  premier  est  dans  leur  force  même  et  dans 
leur  grand  nombre  de  la  part  dont  elles  vien- 
nent. Tout  cela  me  paroîtroit  fort  b  en  dans 
des  procédures  juridiques  faites  par  le  minis- 
tère public  :  mais  pour  que  des  particuliers, 
et  qui  pis  est,  des  amis,  aient  pris  tant  de  peine, 
aient  fait  tant  de  dépenses,  aient  mis  tant  de 
temps  à  faire  tant  d'informations,  à  rassembler 
tant  de  preuves,  à  leur  donner  tant  de  force, 
sans  y  être  obligés  par  aucun  devoir,  il  faut 
qu'ils  aient  été  animés  pour  cela  par  quelque 
passion  bien  vive  qui,  tant  qu'ils  s'obstineront 
à  la  cacher,  me  rendra  suspect  tout  ce  qu'elle 
aura  produit. 

Un  autre  défaut  que  je  trouve  à  ces  invin- 
cibles preuves,  c'est  qu'elles  prouvent  trop, 
c'est  qu'elles  prouvent  des  choses  qui  naturelle- 
ment ne  snuroient  exister.  Autant  vaudroit  me 
prouver  des  miracles,  et  vous  savez  que  je  n'y 
crois  pas.  Il  y  a  dans  tout  cela  des  multitudes 
d'absurdités  auxquelles  avec  toutes  leurs  preu- 
ves il  ne  dépend  pas  de  mon  esprit  d'acquies- 
cer. Les  explications  qu'on  leur  donne,  et  que 
tout  le  monde,  à  ce  que  vous  m'assurez,  trouve 
si  claires,  ne  sont  à  mes  yeux  guère  moins 
absurdes,  et  ont  le  ridicule  de  plus.  Vos  mes- 
sieurs semblent  avoir  chargé  Jean-Jacques  de 
crimes,    comme   vos  théologiens  ont  chargé 
leur  doctrine  d'articles  de  foi;  l'avantage  (te 


46 


PREMIER  DIALOGUE. 


persuader  en  aftirmant,  la  facilité  de  faire  tout 
croire,  les  ont  séduits.  Aveuglés  par  leur  pas- 
sion, ils  ont  entassé  faits  sur  faits,  crimes  sur 
crimes,  sans  précaution,  sans  mesure.  Et  quand 
enfin  ils  ont  aperçu  lincompatibilité  de  tout 
cela,  ils  n'ont  plus  été  à  temps  d'y  remédier; 
le  grand  soin  qu'ils  avoient  pris  de  tout  prou- 
ver également  les  forçant  de  tout  admettre  sous 
peine  de  tout  rejeter.  Il  a  donc  fallu  chercher 
mille  subtilités  pour  tâcher  d'accorder  tant  de 
contradictions,  et  tout  ce  travail  a  produit,  sous 
le  nom  de  Jt^an-Jacques,  l'être  le  plus  chiméri- 
que et  le  plus  extravagant  que  le  délire  de  la 
fièvre  puisse  faire  imaginer. 

Un  troisième  défaut  de  ces  invincibles  preu- 
ves est  dans  la  manière  de  les  administrer  avec 
tant  de  mystère  et  de  précautions.  Pourquoi 
tout  cela?  La  vérité  ne  cherche  pas  ainsi  les  té- 
nèbres et  ne  marche  pas  si  timidement.  C'est 
une  maxime  en  jurisprudence  ('),  qu'on  pré- 
sume le  dol  dans  celui  qui  suit,  au  lieu  de  la 
droite  route,  des  voies  obliques  et  clandestines. 
C'en  est  une  autre  {^),  que  celui  qui  décline  un 
jugement  régulier  et  cache  ses  preuves  est 
présumé  soutenir  une  mauvaise  cause.  Ces 
deux  maximes  conviennent  si  bien  au  système 
de  vos  messieurs,  qu'on  les  croiroit  faites  ex- 
près pour  lui,  si  je  ne  citois  pas  mon  auteur. 
Si  ce  qu'on  prouve  d'un  accusé  en  son  absence 
n'est  jamais  régulièrement  prouvé,  ce  qu'on  en 
prouve,  en  se  cachant  si  soigneusement  de  lui, 
prouve  plus  contre  l'accusa teurque  contre  l'ac- 
cusé, et,  par  cela  seul,  l'accusation  revêtue 
de  toutes  ses  preuves  clandestines  doit  être 
présumée  une  imposture. 

Enfin  le  grand  vice  de  tout  ce  système  est 
que,  fondé  sur  le  mensonge  ou  sur  la  vérité, 
le  succès  n'en  seroit  pas  moins  assuré  d'une  fa- 
çon que  de  l'autre.  Supposez,  au  lieu  de  votre 
Jean-Jacques,  un  véritablement  honnête  hom- 
me, isolé,  trompé,  trahi,  seul  sur  la  terre,  entou- 
ré d'ennemis  puissans,  rusés,  masqués,  im- 
placables, qui,  sans  obstacle  de  la  part  de  per- 
sonne, dressent  à  loisir  leurs  machines  autour 
,  de  lui,  et  vous  verrez  que  tout  ce  qui  lui  arrive, 
*  méchant  et  coupable,  ne  lui  arriveroit  pas 

:')  «  Dolus  praesumitur  in  eo  qui  rectâ  via  noa  incedit, 

•  sed  per  anfractus  et  diverlicuia.  »  Menoch.,  in  Prœsump. 
(»)  «  Judiciiim  siibterfugienset  probationes  occultans  mala/n 

•  causamfoverepraesumitur  »Menocu.,  in  Prœsump. 


moins  innocent  et  vertueux.  Tant  par  le  fond 
que  par  laformedes  preuves,  toutcela  ne  prouve 
donc  rien,  précisément  parce  qu'il  prouve  trop. 

Monsieur,  quand  les  géomètres,  marchant 
de  démonstration  en  démonstration,  parvien- 
nent à  quelque  absurdité,  au  lieu  de  I  admettre, 
quoique  démontrée,  ils  reviennent  sur  leurs 
pas,  et,  sûrs  qu'il  s'est  glissé  dans  leurs  prin- 
cipes ou  dans  leurs  raisonnemens  quelque  pa- 
ralogisme qu'ils  n'ont  pas  aperçu,  ils  ne  s'arrê- 
tent pas  qu'ils  ne  le  trouvent;  et,  s'ils  ne  peuvent 
le  découvrir,  laissant  là  leur  démonstration 
prétendue,  ils  prennent  une  autre  route  pour 
trouver  la  vérité  qu'ils  cherchent,  sûrs  qu'elle 
n'admet  point  d'absurdités. 

I>eFr.  N  apercevez-vous  point  que,  pourévi- 
ter  de  prétendues  absurdités,  vous  tombez  dans 
une  autre,  sinon  plus  forte,  au  moins  plus  cho- 
quante? Vous  justifiez  un  seul  homme  dont  la 
condamnation  vousdéplaît,auxdépensde  toute 
une  nation, que  dis-je?de  toute  une  génération 
dont  vous  faites  une  génération  de  fourbes  :  car 
enfin  tout  est  d'accord  ;  tout  le  public,  tout  le 
monde  sans  exception  a  donné  son  assentiment 
au  plan  qui  vous  paroît  si  répréhensible;  tout 
se  prête  avec  zèle  à  son  exécution  :  personne 
ne  l'a  désapprouvé,  personne  n'a  commis  ia 
moindre  indiscrétion  qui  pût  le  faire  échouer, 
personne  n'a  donné  le  moindre  indice,  la  moin- 
dre lumière  à  l'accusé  qui  pût  le  mettre  en  état 
de  se  défendre  ;  il  n'a  pu  tirer  d'aucune  bouche 
un  seul  mot  d'éclaircissement  sur  les  charges 
atroces  dont  on  l'accable  à  l'envi;  tout  s'em- 
presse à  renforcer  les  ténèbres  dont  on  l'envi- 
ronne, et  l'on  ne  sait  à  quoi  chacun  se  livre  avec 
plus  d'ardeur,  de  lediffamerabsent,  ou  de  leper- 
sifler  présent.  Il  faudroit  donc  conclure  de  vos 
raisonnemens,  qu'il  ne  se  trouve  pas  dans  toute 
la  génération  présente  un  seul  honnête  homme, 
pas  un  seul  ami  de  la  vérité.  Admettez- vous 
cette  conséquence? 

Rouss.  A  Dieu  ne  plaise!  Si  j'élois  tenté  de 
l'admettre,  ce  ne  seroit  pas  auprès  de  vous, 
dont  je  connois  la  droiture  invariable  et  la  sin- 
cère équité.  Mais  je  connois  aussi  ce  que  peu- 
vent sur  les  meilleurs  cœurs  les  préjugés  et  les 
passions,  et  combien  leurs  illusions  sont  quel- 
quefois inévitables.  Votre  objection  me  paroît 
solide  et  forte.  Elle  s'est  présentéeàmon  esprit 
long-temps  avant  que  vous  me  la  fissiez  ;  ello  me 


PREMIER  DIALOGUE. 


47 


parolt  plus  facile  à  rétorquer  qu'à  résoudre,  et  .  vertus  angéliques,  ni  la  noirceur  des  démons. 


vousdoitembarrasserdumoiiisautantqucmoi: 
carenfiii,  si  le  public  n'est  pas  tout  composé  de 
méchans  et  de  fourbes,  tous  d'accord  pour  tra- 
hir un  seul  homme,  il  est  eucore  moins  com- 
posé sans  exception  d'hommes  bienfaisans,  gé- 
néreux, francs  de  jalousie,  denvie,  de  haine, 
de  malignité.  Ces  vices  sont-ils  donc  tellement 
éteints  sur  la  terre  qu'il  n'en  reste  pas  le  moin- 
dre germe  dans  lecœurd  aucun  individu?C'est 
pourtant  ce  qu'il  faudroit  admettre,  si  ce  sys- 
tème de  secret  et  de  ténèbres,  qu'on  suit  si  fi- 
dèlement envers  Jean-Jacques,  n'étoit  qu'une 
œuvre  de  bienfaisance  et  de  charité.  Laissons  à 
part  vos  messieurs,  qui  sont  des  ùmes  divines, 
et  dont  vous  admirez  la  tendre  bienveillance 
pour  lui.  Il  a  dans  tous  les  étals,  vous  me  l'avez 
dit  vous-même,  un  grand  nombre  d'ennemis 
très-ardens  qui  ne  cherchent  assurément  pas  à 
lui  rendre  la  vie  agréable  et  douce.  Concevez- 
vous  que,  dans  cette  multitude  de  gens,  tous 
d'accord  pour  épargner  de  l'inquiétude  à  un 
scélérat  qu'ils  abhorrent  et  de  la  honle  à  un  hy- 
pocrite quilsdéiestent,  il  ne  s'en  trouve  pas  un 
seul  qui,  pour  jouir  au  moins  de  sa  confusion, 
soit  tenté  de  lui  dire  tout  ce  qu'on  sait  de  lui? 
Tout  s'accorde  avec  une  patience  plus  qu'an- 
gélique  à  l'entendre  provoquer  au  milieu  de 
Paris  ses  persécuteurs,  donner  des  noms  assez 
durs  à  ceux  qui  l'obsèdent,  leur  dire  insolem- 
ment :  Parlez  haut,  traîtres  que  vous  êtes;  me 
voilà.  Qu'avez- vous  à  dire?  A  ces  stimulantes 
apostrophes,  la  plus  incroyable  patience  n'a- 
bandonne pas  un  instant  un  seul  homme  dans 
toute  cette  multitude.  Tous,  insensibles  à  ses 
reproches,  les  endurent  uniquement  pour  son 
bien  ;  et,  de  peur  de  lui  faire  la  moindre  peine, 
ils  se  laissent  traiter  par  lui  avec  un  mépris  que 
leur  silence  autorise  de  plus  en  plus.  Qu'une 
douceur  si  grande,  qu'une  si  sublime  vertu, 
anime  généralement  tous  ses  ennemis,  sans 
qu'un  seul  démente  un  moment  cette  univer- 
selle mansuétude  ;  convenez  que,  dans  une  gé- 
nération qui  naturellement  n'est  pas  trop  ai- 
mante, ce  concours  de  patience  et  de  généro- 
sité est  du  moins  aussi  étonnant  que  celui  de 
oialignitédont  vous  rejetez  la  supposition 


mais  quelque  disposition  naturelle  au  cœur  hu- 
main, qui  produit  un  effet  unir'orme  par  des 
moyens  adroitement  disposés  à  cette  fin.  Mais 
en  attendant  que  mes  propres  observations  me 
fournissent  là-dessus  quelque  explication  rai- 
sonnable, permettez-moi  de  vous  faire  une 
question  qui  s'y  rapporte.  Supposant  un  mo- 
ment qu'après  d'attentives  et  impartiales  rc- 
cheiches  Jean-Jacques,  au  lieu  d'être  l'âme 
infernale  et  le  monstre  que  vous  voyez  en  lui, 
se  trouvât  au  contraire  un  homme  simple,  sen- 
sible et  bon  ;  que  son  innocence  universellement 
reconnue  par  ceux  mêmes  qui  l'ont  traité  avec 
tant  d'indignité  vous  forçât  de  lui  rendre  votre 
estime,  et  de  vous  reprocher  les  durs  jugemens 
que  vous  avez  portés  de  lui;  rentrez  au  fond  de 
votre  âme,  et  dites-moi  comment  vous  seriez 
affecté  de  ce  changement  ' 

Lk  Fr.  Cruellement,  soyez-en  sûr.  Je  sens 
qu'en  l'eslimant  et  lui  rendant  justice  je  le  ha'i- 
rois  alors  plus  peut-être  encore  pour  mes  torts, 
que  je  ne  le  hais  maii\tenant  pour  ses  crimes  : 
je  ne  lui  pardonnerois  jamais  mon  injustice  en- 
vers lui.  Je  me  reproche  cette  disposition,  j'en 
rougis  ;  mais  je  la  sens  dans  mon  cœur  malgré 
moi. 

Uouss.  Homme  véridique  et  franc,  je  n'en 
veux  pas  davantage,  et  je  prends  acte  de  cet 
aveu  pour  vous  le  rappeler  en  temps  et  lieu  ;  il 
n\e  suffit  pour  le  moment  de  vous  y  laisser  ré- 
fléchir. Au  reste,  consolez-vous  de  celte  dispo- 
sition qui  n'est  qu'un  développement  des  plus 
naturels  de  l'amour-propre.  Elle  vous  est  com- 
mune avec  tous  les  juges  de  Jean-Jacques,  avec 
cette  différence  que  vous  serez  le  seul  peut-être 
qui  ait  le  courage  et  la  franchise  de  l'avouer. 

Quant  à  moi,  pour  lever  tant  de  difficultés 
et  déterminer  mon  propre  jugement,  j'ai  be- 
soin déclaircissemens  et  d'observations  faites 
par  moi  même.  Alors  seulement  je  pourrai  vous 
proposer  ma  pensée  avec  confiance.  Il  faut, 
avant  tout,  commencer  par  vor  Jean-Jacques, 
et  c'est  à  quoi  je  suis  tout  déterminé. 

Le  Fr.  Ah  !  ah  1  vous  voilà  donc  enfin  revenu 
à  ma  proposition  que  vous  avez  si  dédaigneu- 
sement rejetée?  Vous  voilà  donc  disposé  à  voua 


La  solution  de  ces  difficultés  doit  se  chercher  .  rapprocher  de  cet  homme  entre  lequel  et  vous 
selon  moi  dans  quelque  intermédiaire  qui  ne  |  le  diamètre  de  la  terre  éioit  encore  une  dis- 
suppose, dans  toute  une  génération,  ni  des     lance  trop  courte  à  votre  gré  ? 


AS 


PREMIER  DIALOGUE. 


Rouss.  M'en  rapprocher  1  Non,  jamais  du  t  Le  Fr.  II  vous  sera  moins  aisé,  peut-être, 
scélérat  que  vous  m'avez  peint,  mais  bien  de  |  que  vous  ne  pensez  de  vous  Faire  distinguer  de 
Ihomme  défiguré  que  j'imagine  à  sa  place.  Que  |  ceux  qui  l'abordent  à  mauvaise  intention.  Vous 

*  '  n'avez  point  la  ressource  de  lui  parler  à  cœur 
ouvert,  et  de  lui  déclarer  vos  vrais  motifs.  Si 
vous  me  gardez  la  foi  que  vous  m'avez  donnée, 
il  doit  ignorer  à  jamais  ce  que  vous  savez  de 
ses  œuvres  criminelles  et  de  son  caractère 
atroce.  C'est  un  secret  inviolable  qui,  près  de 
lui,  doit  rester  à  jamais  caché  dans  votre  cœur. 
Il  apercevra  votre  réserve,  il  l'imitera,  et,  par 
cela  seul,  se  tenant  en  garde  contre  vous,  il  ne 
se  laissera  voir  que  comme  il  veut  qu'on  le  voie, 
et  non  comme  il  est  en  effet. 

Rouss.  Et  pourquoi  voulez- vous  me  suppo- 
ser seul  aveugle  parmi  tous  ceux  qui  l'abordent 
journellement,  et  qui,  sans  lui  inspirer  plus  de 
confiance,  l'ont  vu  tous,  et  si  clairement,  à  ce 
qu'ils  vous  disent,  exactement  tel  que  vous  me 
l'avez  peint?  S'il  est  si  facile  à  connoître  et  à 
pénétrer  quand  on  y  regarde,  malgré  sa  dé- 
fiance et  son  hypocrisie,  malgré  ses  efforts  pour 
se  cacher,  pourquoi,  plein  du  désir  de  l'ap- 
précier, serai-je  le  seul  à  n'y  pouvoir  par- 
venir, surtout  avec  une  disposition  si  favorable 
à  la  vérité,  et  n'ayant  d'autre  intérêt  que  de  la 
connoître?  Est-il  étonnant  que,  l'ayant  si  dé- 
cidément jugé  d'avance,  et  n'apportant  aucun 
doute  à  cet  examen,  ils  l'aient  vu  tel  qu'ils  le 
vouloient  voir?  Mes  doutes  ne  me  rendront  pas 
moins  attentif,  et  me  rendront  plus  circon- 
spect. Je  ne  cherche  point  à  le  voir  tel  que  je 
me  le  figure,  je  cherche  à  le  voir  tel  qu'il  est. 

Le  Fr.  Bon  !  n'avez-vous  pas  aussi  vos  idées? 
Vous  le  désirez  innocent,  j'en  suis  très-sûr. 
Vous  ferez  comme  eux  dans  le  sens  contraire  : 
vous  verrez  en  lui  ce  que  vous  y  cherchez. 
Rouss.  Le  cas  est  fort  différent.  Oui,  je  le 
désire  innocent,  et  de  tout  mon  cœur;  sans 
doute  je  serois  heureux  de  trouver  en  lui  ce 
que  j'y  cherche  :  mais  ce  seroit  pour  moi  le 
plus  grand  des  malheurs  d'y  trouver  ce  qui 
n'y  seroit  pas,  de  le  croire  honnête  homme  et 
de  me  tromper.  Vos  messieurs  ne  sont  pas  dans 
des  dispositions  si  favorables  à  la  vérité.  Je  vois 
que  leur  projet  est  une- ancienne  et  grande  en- 
treprise qu'ils  ne  veulent  pas  abandonner,  et 
qu'ils  n'abandonneroient  pas  impunément.  L'i- 
gnominie dont  ils  l'ont  couvert  rejailliroit  sur 
eux  tout  entière,  et  ils  ne  seroient  pas  même 


J'aille  chercher  un  scélérat  déteslable,  pour  le 
hanter,  l'épier  et  le  tromper,  c'est  une  indignité 
qui  jamais  n'approchera  de  mon  cœur  ;  mais 
que,  dans  le  doute  si  ce  prétendu  scélérat  n'est 
point  peut-être  un  honnête  homme  infortuné, 
victime  du  plus  noir  complot,  j'aille  examiner 
par  moi-même  ce  qu'il  faut  que  j'en  pense, 
c'est  un  des  plus  beaux  devoirs  que  se  puisse 
imposer  un  cœur  juste;  et  je  me  livre  à  cotte 
noble  recherche  avec  autant  d'estime  et  de 
contentement  de  moi-même,  que  j'aurois  de 
regret  et  de  honte  à  m'y  livrer  avec  un  motif 
opposé. 

Le  Fr.  Fort  bien  ;  mais  avec  le  doute  qu'il 
vous  plaît  de  conserver  au  milieu  de  tant  de 
preuves,  comment  vous  y  prcndrez-vous  pour 
apprivoiser  cet  ours  presque  inabordable?  H 
faudra  bien  que  vous  commenciez  par  ces  ca- 
joleriesquevousavezen  si  grande  aversion.  En- 
core sera-ce  un  bonheur  si  elles  vous  réussissent 
mieux  qu'à  beaucoup  de  gens  qui  les  lui  prodi- 
guent sans  mesure  et  sans  scrupule,  et  à  qui 
elles  n'attirent  de  sa  part  que  des  brusqueries 
et  des  mépris. 

Rouss.  Est-ce  à  tort?  Parlons  franchement. 
Si  cet  homme  éloit  facile  à  prendre  de  cette 
manière,  il  seroit  par  cela  seul  à  demi  jugé. 
Après  tout  ce  que  vous  m'avez  appris  du  sys- 
tème qu'on  suit  avec  lui,  je  suis  peu  surpris 
qu'il  repousse  avec  dédain  la  plupart  de  ceux 
qui  l'abordent,  et  qui  pour  cela  l'accusent  bien 
à  tort  d'être  défiant  ;  car  la  défiance  suppose  un 
doute,  et  il  n'en  sauroit  avoir  à  leur  égard  :  et 
que  peut-il  penser  de  ces  patelins  flagorneurs 
dont,  vu  l'œil  dont  il  est  regardé  dans  le  monde, 
et  qui  ne  peut  échapper  au  sien,  il  doit  péné- 
trer aisément  les  motifs  dans  l'empressement 
qu'ils  lui  marquent?  Il  doit  voir  clairement  que 
leur  dessein  n'est  ni  de  se  lier  avec  lui  debonne 
foi,  ni  même  de  l'étudier  et  de  le  connoître, 
mais  seulement  de  le  circonvenir.  Pour  moi, 
qui  n'ai  besoin,  ni  dessein  de  le  tromper,  je  ne 
veux  point  prendre  les  allures  cauteleuses  de 
ceux  qui  l'approchent  dans  cette  intention.  Je 
ne  lui  cacherai  point  la  mienne  :  s'il  en  étoit 
alarmé,  ma  recherche  seroit  finie,  et  je  n'aurois 
plus  rien  à  faire  auprès  de  lui. 


PREMIER  DIALOGUE. 


♦9 


h  l'abri  do  la  vindicte  publique.  Ainsi ,  soit 
p'Mir  la  sûreté  de  leurs  personnes,  soit  pour 
Je  rcfjos  de  leurs  consciences,  il  leur  importe 
trop  de  ne  voir  en  lui  qu'un  scélérat,  pour 
qu'eux  et  les  leurs  y  voient  jamais  autre  chose. 

Le  Vr.  Mais,  enfin,  pouvez-vous  concevoir, 
ima{»iner  quolcpje  solide  réponse  aux  preuves 
dont  vous  avez  éié  si  frappé?  Tout  ce  que  vous 
verrez,  ou  croirez  voir,  pourra-t-il  jamais  les 
déiruire?  Supposons  que  vous  trouviez  un  hon- 
nête homme,  où  la  raison,  le  bon  sens,  et  tout 
le  monde,  vous  montrent  un  scélérat,  que  s'en- 
suivra-t-il?  Que  vos  yeux  vous  trompent;  ou 
que  le  genre  humain  tout  entier,  excepté  vous 
seul,  est  dépourvu  de  tout  sens?  Laquelle  de 
ces  deux  suppositions  vous  paroîl  la  plus  natu- 
relle, et  à  liiquelle  enfin  vous  en  tiendrez-vous? 

Rouss.  A  aucune  dos  deux,  et  cette  alterna- 
tive ne  me  paroît  pas  si  nécessaire  qu'à  vous. 
Il  est  une  autre  explication  plus  naturelle,  qui 
lève  bien  des  difficultés.  C'est  de  supposer  une 
ligue  dont  l'objet  est  la  diffamation  de  Jean- 
Jacques,  qu'elle  a  pris  soin  d'isoler  pour  cet 
effet.  Et  que  dis-je,  supposer?  par  quelque 
motif  que  celte  ligue  se  soit  formée,  elle  existe. 
Sur  votre  propre  rapport,  elle  sembleroii  uni- 
verselle. Elle  est  du  moins  grande,  puissante, 
nombreuse  ;  elle  agit  de  concert  et  dans  le  plus 
profond  secret  pour  tout  ce  qui  n'y  entre  pas, 
et  surtout  pour  l'uifoi  tuné  qui  en  est  l'objet. 
Pour  s'en  défendre  il  n'a  ni  secours,  ni  ami, 
ni  appui,  ni  conseil,  ni  lumières;  tout  n'est 
autour  de  lui  que  pièges,  mensonges,  trahi- 
sons, ténèbres.  Il  est  absolument  seul,  et  n'a 
que  lui  soûl  pour  ressource;  il  ne  doit  attendre 
ni  aide  ni  assistance  de  qui  que  ce  soit  sur  la 
terre.  Une  position  si  singulière  est  unique  de- 
puis l'existence  du  genre  humain.  Pour  juger 
sainement  de  celui  qui  s'y  trouve  et  de  tout  ce 
qui  se  rapporte  à  lui,  les  formes  ordinaires  sur 
lesquelles  s'établissent  lesjugemens  humains  ne 
peuvent  plus  suffire.  Il  me  faudroit,  quand 
même  l'accusé  pourroit  parler  et  se  défendre, 
des  sijrelés  exiraordin;iires  pour  croire  qu'en 
lui  rendant  cette  liberté  on  lui  donne  en  même 
temps  les  connoissances,  les  insirumens  et  les 
moyens  nécessaires  pour  pouvoir  se  justifier 
s'il  est  innocent.  Car  enfin,  si,  quoique  faus- 
sement accusé,  il  ignore  toutes  les  trames  dont 
il  est  enlacé,  tous  les  pièges  dont  on  l'entoure, 

T.    IT. 


si  les  seuls  défenseurs  qu'il  pourra  trouver,  et 
qui  feindront  pour  lui  du  zèle ,  sont  choisis 
pour  le  trahir,  si  les  témoins  qui  pourroient 
déposer  pour  lui  se  taisent,  si  ceux  qui  par- 
lent sont  gagnés  pour  le  charger,  si  l'on  fabri- 
que de  fausses  pièces  pour  le  noircir,  si  l'on 
cache  ou  détruit  celles  qui  le  justifient,  il  aura 
beau  diie,  non,  contre  cent  faux  témoignages 
à  qui  l'on  fera  dire,  oui;  sa  négation  sera  sans 
effet  contre  tant  d'affirmations  unanimes,  et  il 
n'en  sera  pas  moins  convaincu,  aux  yeux  des 
hommes,  de  déljts  qu  il  n'aura  pas  connnis. 
Dans  l'ordre  ordinaire  des  choses,  cette  objec- 
tion n'a  point  la  même  force,  parce  qu'on  laisse 
à  l'accusé  tous  les  moyens  possibles  de  se  dé- 
fendre, de  confondre  les  faux  lémoms,  de  ma- 
nifester l'imposture,  et  qu'on  ne  présume  pas 
cette  odieuse  liguede  plusieurs  hommes  pouren 
perdre  un.  AJais  ici  cette  ligue  existe,  rien  n'est 
plus  constant,  vous  me  lavez  appris  vous-même; 
et  par  cela  seul,  non-seulement  tous  les  avan- 
tages qu'ont  les  accusés  pour  leur  défense  sont 
ôtés  à  celui-ci,  mais  les  accusateurs,  en  les  lui 
ôtant,  peuvent  les  tourner  tous  contre  lui-même; 
il  est  pleinement  à  leur  discrétion  ;  maîtres  ab- 
solus d'établir  les  faits  comme  il  leur  plaît,  sans 
avt)ir  aucune  contradiction  à  craindre,  ils  sont 
seuls  juges  de  la  validité  de  leurs  propres  piè- 
ces ;  leurs  témoins,  certains  de  n'êtie  ni  con- 
frontés, ni  confondus,  ni  punis,  ne  craignent 
rien  de  leurs  mensonges  :  ils  sont  sûrs,  en  le 
chargeant,  de  la  protection  des  grands,  de> 
l'appui  des  médecins,  de  l'approbation  (\c%^ 
gens  de  lettres,  et  do  la  faveur  publique;  if§. 
sont  sûrs,  en  le  défendant,  d'être  penJus.  Voi- 
là, monsieur,  pourquoi  tous  les  témoignages 
portés  contre  lui  sous  les  chefs  de  la  ligue, 
c'est-à-dire  depuis  qu'elle  s'est  formée,  n'ont 
aucune  autorité  pour  moi,  el  s'il  en  est  d'anté- 
rieurs, de  quoi  je  doute,  je  ne  les  admettrai 
qu'après  avoir  bien  examiné  s'il  n'y  a  m  fraude, 
ni  antidate,  et  surtout  aptes  avoir  entendu  les 
réponses  de  l'accusé. 

Par  exemple,  pour  juger  de  sa  conduite  à 
Venise,  je  n'irai  pas  consulter  sottement  ce 
qu'on  en  dit,  et,  si  vous  voulez,  ce  qu'on  en 
prouve  aujourd'hui,  et  puis  m'en  tenir  là  ;  mais 
bien  ce  qui  a  été  prouvé  et  reconnu  à  Venise, 
à  la  cour,  chez  les  ministres  du  roi,  et  parmi 
tous  ceux  qui  ont  eu  connoissance  de  cette  af- 


faire  avant  le  ministère  du  duc  de  Choiseul, 
avant  l'ambassade  de  l'abbé  de  Bornis  à  Venise, 
et  avant  le  voyage  du  consul  Le  Blond  à  Paris. 
Plus  ce  qu'on  en  a  pensé  depuis  est  différent  de 
ce  qu'on  en  pensoit  alors,  et  mieux  je  recher- 
cherai les  causes  d'un  changement  si  tardif  et  si 
extraordinaire.  De  même  pour  me  décider  sur 
ses  pillages  en  musique,  ce  ne  sera  ni  à  M.  d'A- 
lembert,  ni  à  ses  suppôts,  ni  à  tous  vos  mes- 
sieurs, que  je  m'adresserai;  mais  je  ferai  re- 
chercher sur  les  lieux,  par  des  personnes  non 
suspectes,  c'est-à-dire  qui  ne  sDient  pas  de  leur 
connoissance,  s'il  y  a  des  preuves  authentiques 
(jue  ces  ouvrages  ont  existé  avant  que  Jean- 
Jacques  les  ait  donnés  pour  être  de  lui. 

Voîlà  la  marche  que  le  bon  sens  m'oblige  de 
suivre  pour  vérifier  les  délits,  les  pillages,  et  les 
imputations  de  toute  espèce  dont  on  n'a  cessé 
fie  le  charger  depuis  la  formation  du  complot, 
et  dont  je  n'aperçois  pas  auparavant  le  moindre 
vestige.  Tant  que  cette  vérification  ne  me  sera 
pas  possible,  rien  ne  sera  si  aisé  que  de  me 
fournir  tant  de  preuves  qu'on  voudra  auxquelles 
je  n'aurai  rien  à  répondre,  mais  qui  n'opére- 
ront sur  mon  esprit  aucune  persuasion. 

Pour  savoir  exactement  quelle  foi  je  puis 
donner  à  votre  prétendue  évidence,  il  faudroit 
que  je  connusse  bien  tout  ce  qu'une  génération 
entière  liguée  contre  un  seul  homme  totale- 
ment isolé  peut  faire  pour  se  prouver  à  elle- 
même  de  cet  homme-là  tout  ce  qu'il  lui  plaît, 
et,  par  surcroît  de  précaution,  en  se  cachant 
de  lui  très-soigneusement.  A  force  de  temps, 
d'intrigue  et  d'argent,  de  quoi  la  puissance  et 
la  ruse  ne  viennent-elles  point  à  bout,  quand 
personne  ne  s'oppose  à  leurs  manœuvres,  quand 
rien  n'arrête  et  ne  contre-mine  leurs  sourdes 
opérations?  A  quel  point  ne  pourroit-on  point 
tromper  le  public,  si  tous  ceux  qui  le  dirigent, 
soit  par  la  force,  soit  par  l'-autorité,  soit  par 
l'opinion  ,  s'accordoient  pour  l'abuser  par  de 
sourdes  menées  dont  il  seroit  hors  d'état  de  pé- 
nétrer le  secret?  Qui  est-ce  qui  a  déterminé 
jusqu'où  des  conjurés  puissans,  nombreux,  et 
bien  unis,  comme  ils  le  sont  toujours  pour  le 
crime  ,  peuvent  fasciner  les  yeux  ,  quand  des 
gens  quon  ne  croit  pas  se  connoître  se  concer- 
teront bien  entre  eux;  quand,  aux  deux  bouts 
de  PF2urope,  des  imposteurs  d'intelligence  et 
dirigés  par  quelque  adroit  et  puissant  intrigant 


PREMIER  DIALOGUE. 

se  conduiront  sur  le  même  plan ,  tiendront  le 
môme  langage,  présenteront  sous  le  même  as- 
pect un  homme  à  qui  l'on  a  ôté  la  voix,  les 
yeux,  les  mains,  et  qu'on  livre  pieds  et  poings 
liés  à  la  merci  de  ses  ennemis?  Que  vos  mes- 
sieurs au  lieu  d'être  tels  soient  ses  amis  comme 
ils  le  crient  à  tout  le  monde,  qu'étouffant  leur 
protégé  dans  la  fange  ils  n'agissent  ainsi  que 
par  bonté,  par  générosité,  par  compassion  pour 
lui,  soit;  je  n'entends  point  leur  disputer  ici 
ces  nouvelles  vertus  :  mais  il  résulte  toujours 
de  vos  propres  récils  qu'il  y  a  une  ligue,  et  de 
mon  raisonnement  que  ,  sitôt  qu'une  ligue 
existe,  on  ne  doit  pas  pour  juger  des  preuves 
qu'elle  apporte  s'en  tenir  aux  règles  ordinaires, 
mais  en  établir  de  plus  rigoureuses  pour  s'as- 
surer que  celte  ligue  n'abuse  pas  de  l'avantage 
immense  de  se  concerter,  et  par  là  d'en  impo- 
ser comme  elle  peut  certainement  le  faire.  Ici 
je  vois,  au  contraire,  que  tout  se  passe  entre 
gens  qui  se  prouvent  entre  eux,  sans  résistance 
et  sans  contradiction,  ce  qu'ils  sont  bien  aises 
de  croire;  que  donnant  ensuite  leur  unanimité 
pour  nouvelle  preuve  à  ceux  qu'ils  désirent 
amener  à  leur  sentiment,  loin  d'admettre  au 
moins  l'épreuve  indispensable  des  réponses  de 
l'accusé,  on  lui  dérobe  avec  le  plus  grand  soin 
la  connoissance  de  l'accusation,  de  l'accusa- 
teur, des  preuves  et  même  de  la  ligue.  C'est 
faire  cent  fois  pis  qu'à  l'inquisition  :  car  si  l'on 
y  force  le  prévenu  de  s'accuser  lui-même,  du 
moins  on  ne  refuse  pas  de  l'entendre ,  du 
moins  ou  ne  l'empêche  pas  de  parler,  on  ne  lui 
cache  pas  qu'il  est  accusé ,  et  on  ne  le  juge 
qu'après  l'avoir  entendu.  L'inquisition  veut 
bien  que  l'accusé  se  défende  s'il  peut,  mais  ici 
l'on  ne  veut  pas  qu'il  le  puisse. 

Cette  explication,  qui  dérive  des  faits  que 
vous  m'avez  exposés  vous-même ,  doit  vous 
faire  sentir  comment  le  public,  sans  être  dé- 
pourvu de  bon  sens,  mais  séduit  par  mille 
prestiges,  peut  tomber  dans  une  erreur  invo- 
lontaire et  presque  excusable  à  l'égard  d'un 
homme  auquel  il  prend  dans  le  fond  très-peu 
d'intérêt,  dont  la  singularité  révolte  son  amour- 
propre,  et  qu'il  désire  généralement  de  trou- 
ver coupable  plutôt  qu'innocent  ;  et  comment 
aussi,  avec  un  intérêt  plus  sincère  à  ce  même 
homme  et  plus  de  soin  à  l'étudier  soi-même, 
on  pourroit  le  voir  autrement  que  ne  fait  tout 


PREMIER  DIALOGUE. 


«1 


le  monde,  sans  être  obli{;é  d'en  conclure  que  le 
public  est  dans  le  délire  ou  qu'on  est  trompé 
pas  SCS  propres  yeux.  Quand  le  pauvre  Laza- 
rilie  de  Termes ,  attaché  dans  le  fond  d'une 
cuve,  la  tête  seule  hors  de  l'eau,  couronné  de 
roseaux  et  d'al{jue ,  étoit  promené  de  ville  en 
viile  comme  un  monstre  marin,  les  spectateurs 
extravaf[uoient-ils  de  le  prendre  pour  tel,  i{;no- 
rant  qu'on  l'empêchoit  de  parler,  et  que,  s'il 
vouloit  crier  qu  il  n'étoit  pas  un  monstre  ma- 
rin, une  corde  tirée  en  cachette  le  forçoit  de 
faire  à  l'instant  le  plongeon?  Supposons  qu'un 
d'enlre  eux  plus  attentif,  apercevant  cette  ma- 
nœuvre et  par  là  devinant  le  reste,  leur  eût 
crié: L'on  vous  trompe,  ce  prétendu  monstre 
est  un  homme,  n'y  eût-il  pas  eu  plus  que  de 
l'humeur  à  s'offenser  de  cette  exclamation , 
comme  d'un  reproche  qu'ils  étoient  tous  des 
insensés  ?  Le  public,  qui  ne  voit  des  choses  que 
l'apparence ,  trompé  par  elle  ,  est  excusable  ; 
mais  ceux  qui  se  disent  plus  sages  que  lui  en 
adoptant  son  erreur  ne  le  sont  pas. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  raisons  que  je  vous  ex- 
pose, je  me  sens  digne,  même  indépendam- 
ment d'elles,  de  douter  de  ce  qui  n'a  paru  dou- 
teux à  personne.  J'ai  dans  le  cœur  des  témoi- 
gnages, plus  forts  que  toutes  vos  preuves ,  que 
l'homme  que  vous  m'avez  peint  n'existe  point, 
ou  n'est  pas  du  moins  où  vous  le  voyez.  La  seule 
patrie  de  Jean-Jacques,  qui  est  la  mienne,  suf- 
firoit  pour  m'assurcr  qu'il  n'est  point  cet  homme- 
là.  Jamais  elle  n'a  produit  des  êtres  de  cette  es- 
pèce ;  ce  n'est  ni  chez  les  prolestans  ni  dans  les 
républiques  qu'ils  sont  connus.  Les  crimes  dont 
il  est  accusé  sont  des  crimes  d'esclaves,  qui 
n'approchèrent  jamais  des  âmes  libres  ;  dans 
nos  contrées  on  n'en  connoît  point  de  pareils  ; 
et  il  me  faudroit  plus  de  preuves  encore  que 
celles  que  vous  m'avez  fournies  pour  me  per- 
suader seulement  que  Genève  a  pu  produire  un 
empoisonneur. 

Après  vous  avoir  dit  pourquoi  vos  preuves, 
toutes  évidentes  quelles  vous  paroissent,  ne 
sauroientèire  convaincantes  pour  moi,  qui  n'ai 
ni  ne  puis  avoir  les  instructions  nécessaires  pour 
juger  à  quel  point  ces  preuves  peuvent  être  il- 
lusoires et  m'en  imposer  par  une  fausse  appa- 
rence de  vérié,  je  vous  avoue  pourtant  dere- 
chef que,  sans  me  convaincre,  elles  min- 
quielent ,  mébranlent,  et  que  j'ai  quelquefois 


peine  à  leur  résister.  Je  désircrois  sans  doute, 
et  de  tout  mon  cœur,  qu'elles  fussent  fausses,  et 
que  l'homme  dont  elles  me  font  un  monstre  n  en 
fût  pas  un  :  mais  je  désire  beaucoup  davantage 
encore  de  ne  pas  m'égarer  dans  cette  recherche 
et  de  ne  pas  me  laisser  séduire  par  mon  pen- 
chant. Que  puis-je  faire  dans  une  pareille  situa- 
tion (')  pour  parvenir,  s'il  est  possible,  à  dé- 
mêler la  vérité?  C'est  de  rejeter  dans  celte  af- 
faire toute  autorité  humaine  ,  toute  preuve  qui 
dépend  du  témoignage  d'autrui ,  et  de  me  dé- 
terminer uniquement  sur  ce  que  je  puis  voir  de 
mes  yeux  et  connoître  par  moi-même.  Si  Jean- 
Jacques  est  tel  que  1  ont  peint  vos  messieurs,  et 
s'il  a  été  si  aisément  reconnu  tel  par  tous  ceux 
qui  1  ont  approché,  je  ne  serai  pas  plus  mal- 
heureux qu'eux,  car  je  ne  porterai  pas  à  cet 
examen  moins  d'attention,  de  zèle  et  de  bonne 
foi;  et  un  être  aussi  méchant,  aussi  difforme, 
aussi  dépravé,  doit  en  effet  être  très-facile  à 
pénétrer  pour  peu  qu'on  y  regarde.  Je  m'en 
tiens  donc  à  la  résolution  de  l'exaniiner  par  moi- 
même  et  de  le  juger  en  tout  ce  que  je  verrai  de 
lui,  non  par  les  secrets  désirs  de  mon  cœur,  en- 
core moins  par  les  interprétations  d'autrui, 
mais  par  la  mesure  de  bon  sens  et  de  juge- 
ment que  je  puis  avoir  reçue,  sans  me  rappor- 
ter sur  ce  point  à  l'autorité  de  personne.  Je 
pourrai  me  tromper  sans  doute ,  parce  que  je 
suis  homme  ;  mais  après  avoir  fait  tous  mes 
efforts  pour  éviter  ce  malheur,  je  me  rendrai, 
si  néanmoins  il  m'arrive,  le  consolant  témoi- 
gnage que  mes  passions  ni  ma  volonté  ne  sont 
point  complices  de  mon  erreur,  et  qu'il  n'a  pas 
dépendu  de  moi  de  m'en  garantir.  Voilà  ma  ré- 
solution. Donnez-moi  maintenant  les  moyens 
de  l'accomplir  et  d'arriver  à  notre  homme,  car, 
à  ce  que  vous  m'avez  fait  entendre,  son  accès 
n'est  pas  aisé. 

Le  Fr.  Surtout  pour  vous  qui  dédaignez  les 
seuls  qui  pourroient  vous  l'ouvrir.  Ces  moyens 
sont,  je  le  répète,  de  s'insinuer  à  force 
d'adresse ,  de  patelinage,  d'opiniâtre  importu- 
nité,  de  le  cijoler  sans  cesse,  de  lui  parler  avec 

(')  Pour  excuser  le  public  autant  qu'il  se  pr ut,  je  suppose 
partout  son  erreur  presque  invincible;  mais  moi,  qui  sais  dans 
ma  conscience  qu'aucun  crime  jamais  n'approcha  de  mon 
cœur,  je  suissi^r  que  tout  homme  vraiment  aUentif,  vraiment 
juste,  (lécouvriroit  rimpostur.î  à  travers  tout  l'art  d'nn  com- 
plot, parce  quenlio  je  ne  crois  la»  possible  que  jamais  lemen- 
songe  usurpe  et  s  approprie  tous  les  caractcies  de  la  vi'rilc. 


52 


SECOND  DIALOGUE. 


transport  de  ses  talcns,  de  ses  livres  et  même  ■  ce  que  vous  m'avez  dit  dans  cet  entretien  me 
de  SCS  vertus;  car  ici  le  mensonge  et  la  fausseté  prouve  que  vous  n'y  parliez  pas  de  vous-même, 
sont  des  œuvres  pies.  Le  mot  d'a<:/m«rafion  sur-  î  Après  avoir  appris  de  vous  les  scntimens  d'au- 
tout,  d'un  effet  admirable  auprès  de  lui,  ex-  I  trui,  n'apprendrai-je  jamais  les  vôtres?  Je  le 
prime  assez  bien  dans  un  autre  sens  l'idée  des  ]  vois,  vous  feignez  d'établir  des   naximes  que 


sentimens  qu'un  pareil  monstre  inspire,  et  ces 
doubles  ententes  jésuitiques,  si  recherchées  de 
nos  messieurs,  leur  rendent  l'usage  de  ce  mot 
très-familier  avec  Jean-Jacques,  et  très-com- 
mode en  lui  parlant  (').  Si  tout  cela  ne  réussit 
pas,  on  ne  se  rebute  point  de  son  froid  accueil, 
on  compte  pour  rien  ses  rebuffades;  passant 
tout  de  suite  à  l'autre  extrémité,  on  le  tance,  on 
le  gourmande,  et,  prenant  le  ton  le  plus  arro- 
gant qu'il  est  possible,  on  tAche  de  le  subju- 
guer de  haute  lutte.  S'il  vous  fait  des  gros- 
sièretés, on  les  endure  comme  venant  d'un 
misérable  dont  on  s'embarrasse  fort  peu  d'être 
méprisé.  S'il  vous  chasse  de  chez  lui,  on  y  re- 
vient ;  s'il  vous  ferme  la  porte,  on  y  reste  jus- 
qu'à ce  qu'elle  se  rouvre,  on  tâche  de  s'y  four- 
rer. Une  fois  entré  dans  son  repaire,  on  s'y 
établit,  on  s'y  maintient  bon  gré  mal  gré.  S'il 
osoit  vous  en  chasser  de  force,  tant  mieux  :  on 
feroit  beau  bruit,  et  l'on  iroit  crier  par  toute  la 
terre  qu'il  assassine  les  gens  qui  lui  font  l'hon- 
neur de  l'aller  voir.  Il  n'y  a  point,  à  ce  qu'on 
m'assure,  d'autre  voie  pour  s'insinuer  au|)rès 
de  lui.  Êies-vous  homme  à  prendre  celle-là? 

Rouss.  Mais,  vous-même,  pourquoi  ne  l'avez- 
vous  jamais  voulu  prendre? 

Le  Fr.  Oh  !  moi,  je  n'avois  pas  besoin  de  le 
voir  pour  le  connoître.  Je  le  connois  par  ses 
œuvres;  c'en  est  assez  et  même  trop. 

Rouss.  Que  pensez-vous  de  ceux  qui ,  tout 
aussi  décidés  que  vous  sur  son  compte,  ne  lais- 
sent pas  de  le  fréquenter,  de  l'obséder,  et  de 
vouloir  s'introduire  à  toute  force  dans  sa  plus 
intime  familiarité? 

Le  Fr.  Je  vois  que  vous  n'êtes  pas  content 
de  la  réponse  que  j'ai  déjà  faite  à  cette  question. 

Rou>S.  Ni  vous  non  plus,  je  le  vois  aussi.  J'ai 


vous  seriez  au  désespoir  d'adopter.  Parlez-moi 
donc  enfin  plus  franchement. 

Le  Fr.  Écoutez  :  je  n'aime  pas  Jean-Jacques, 
mais  je  hais  encore  plus  l'injustice,  encore  plus 
la  trahison.  Vous  m'avez  ait  des  choses  qui  me 
frappent  et  auxquelles  je  veux  refléchu-.  Vous 
refusiez  de  voir  cet  infortuné  ;  vous  vous  y  dé- 
terminez seulement.  J'ai  refusé  de  lire  ses  li- 
vres ;  je  me  ravise  ainsi  que  vcms,  et  pour  cause. 
Voyez  l'homme,  je  lirai  les  livres;  après  quoi 
nous  nous  reverrons. 


SECOIND  DIALOGUE. 
Du  naturel  de  Jean  Jacques  et  de  ses  habitudes. 

Le  François.  Hé  bien,  monsieur,  vous  l'avez 
vu? 

Rousseau.  Hé  bien,  monsieur,  vous  l'avez  lu? 

Le  Fr.  Allons  par  ordre,  je  vous  prie,  et 
permettez  que  nous  commencions  par  vous, 
qui  fûtes  le  plus  pressé.  Je  vous  ai  laissé  tout 
le  temps  de  bien  étudier  notre  homme.  Je  sais 
que  vous  l'avez  vu  par  vous-mênie,  et  tout  à 
voîre  aise.  Ainsi  vous  êtes  maintenant  en  état 
de  le  juger,  ou  vous  n'y  serez  jamais.  Dites- 
moi  donc  enfin  ce  qu'd  faut  penser  de  cet 
étrange  personnage. 

Rouss.  Non;  dire  ce  qu'il  en  faut  penser 
n'est  pas  de  ma  compétence;  mais  vous  dire, 
quant  a  moi,  ce  que  j'en  pense ,  c'est  ce  que  jo  V 
ferai  volontiers,  si  cela  vous  suffit. 

Le  Fr.  Je  ne  vous  en  demande  pas  davan- 
tage. Voyons  donc. 

Rouss.  Pour  vous  pai  1er  selon  ma  croyance, 
je  vous  dirai  donc  tout  franchememt  que,  selon 


donc  mes  raisons  pour  y  revenir.  Presque  tout  |  "i"''  ce  n'est  pas  un  homme  ver  tueux. 

Le  Fr.  Ah  !  vous  vodà  donc  enfin  pensant 


(')  En  m'écrivant,  cVst  la  même  franchise.  «J'ai  l'honnenr 
>•  d'être,  avec  tous  les  sentimens  qui  vous  sont  dus,  avec  les 
»  sentimens  les  plus  distingués,  avec  une  considération  très- 
»  particulière,  avec  autant  d'estime  que  de  rcspcci,  etc.  »  Ces 
ir.essieiirs  soni-ils  donc,  avec  ces  tournures  aMiphil:iolo»<qiies, 
moins  menteurs  que  ceux  qui  mentent  tout  rondeiuent?  Non. 
lissant  seulement  plus  faux  et  plus  doubles,  ils  mentent  seule- 
ment plus  traîtreusement 


comme  tout  le  monde  ! 

Rouss.  Pas  t<mt-à-fait,  peut-être:  car,  tou- 
jours selon  moi ,  c'est  beaucoup  moins  encore 
un  détestable  scélérat. 

Le  Fr.  Mais  enfin  qu'est-ce  donc?  Car  vous 
èies  désolant  avec  vos  éternelles  énigmes. 


SECOND  DIALOGUE. 


5S 


Rocss.  li  n'y  a  point  là  d'énigme  que  celle 
/  que  vous  y  mettez  vous-même.  C  est  un  homme 
I  8<ins  malice  plui6l  que  bon,  une  âme  saine, 
/    mais  foible,  qui  adore  la  vertu  sans  la  prati- 
I    quer,  qui  aime  aniemment  le  bien  et  qui  n'en 
\fait  guère.  Pour  le  crime,  je  suis  persuadé 
connue  de  mon  existence  qu'il  n'approcha  ja- 
mais de  son  Cd^ur,  non  plus  que  la  haine.  Voilà 
le  sommaire  de  mes  observations  sur  son  ca- 
ractère moral.  Le  reste  ne  peut  se  dire  en 
abrégé  ;  car  cet  homme  ne  ressemble  à  nul 
autre  que  je  coniioisse;  il  demande  une  analyse 
à  part  et  faite  uniquement  pour  lui. 

Le  Fr.  Oh  !  faites-la-moi  donc  cette  unique 
analyse,  et  montrez-nous  comment  vous  vous 
y  êtes  pris  pour  trouver  cet  homme  sans  ma- 
lice, cet  être  si  nouveau  pour  tout  le  reste  du 
monde,  et  que  personne  avant  vous  n'a  su  voir 
en  lui. 

Rouss.  Vous  vous  trompez;  c'est  au  con- 
traire votre  Jean-Jacques  qui  est  cet  homme 
nouveau.  Le  mien  est  l'ancien,  celui  que  je 
m'élois  figuré  avant  que  vous  m'eussiez  parlé 
de  lui,  celui  que  tout  le  monde  voyoit  en  lui 
avant  qu'il  eût  fait  des  livres,  c'est-à-dire  jus- 
qu'à l'âge  de  quarante  ans.  Jusque-là  tous 
ceux  qui  l'ont  connu,  sans  en  excepter  vos 
messieurs  eux-mêmes,  lont  vu  tel  que  je  le 
vois  maintenant.  C  est ,  si  vous  voulez ,  un 
homme  que  je  ressuscite,  mais  que  je  ne  crée 
assurément  pas. 

Le  Fr.  Craignez  de  vous  abuser  encore  en 
cela,  et  de  ressusciter  seulement  une  erreur 
trop  tard  détruite.  Cet  homme  a  pu,  comme  je 
vous  l'ai  déjà  dit,  tromper  long-temps  ceux 
qui  lont  jugé  sur  les  apparences  ;  et  la  preuve 
qu'il  les  irompoit  est  qu'eux-mêmes,  quand  on 
le  leur  a  fait  mieux  connoître ,  ont  abjuré 
leur  ancienne  erreur.  En  revenant  sur  ce  qu  ils 
avoient  vu  jadis,  il  en  ont  jugé  tout  différem- 
ment. 

RODSS.  Ce  changement  d'opinion  me  paroîi 
très-naturel,  sans  fournir  la  preuve  que  vous 
en  ttrez.  Ils  le  voyoient  alors  par  leurs  propres 
yeux,  ils  l'ont  vu  depuis  par  ceux  des  autres. 
Vous  pensez  qu'ils  se  trompoienl  autrefois;  moi 
^  je  crois  que  c'est  aujourd'hui  qu'ils  se  trom- 
pent. Je  ne  vois  point  à  votre  opinion  de  raison 
solide,  et  j'en  vois  à  la  mienne  une  d'un  très- 
grand  poids;  c'est  qu'alors  il  n'y  avoit  point  de 


ligue,  et  qu'il  en  existe  une  aujourd'hui;  c'«»t 
qu'alors  personne  n'avoit  intérêt  à  déguiser  la 
vérité,  et  à  voir  ce  qui  nétoii  pas;  qu'aujour- 
d  hui  quiconque  oseioit  dire  hauieinent  de 
Jean-Jacques  le  bien  qu'il  en  pourroit  savoir 
soroit  un  homme  perdu;  que,  pour  faire  sa 
cour  et  |)arveiiir,  il  n'y  a  point  d(i  nu)yen  plus 
siir  et  plus  prompt  que  de  rem  hérir  sur  les 
charges  dont  on  l'accable  à  l'envi;  et  qu'enfin 
tous  ceux  qui  l'ont  vu  dans  sa  jeunesse  sont 
sûrs  de  s'avancer  eux  et  les  leurs  en  tenant  sur 
son  compte  le  langage  qui  convient  à  vos  mes- 
sieurs. D'où  je  conclus  que  qui  cherche  en  sin- 
cérité de  cœur  la  vérité  doit  remonter,  pour 
la  connoître,  au  temps  où  personne  n'avoit  in- 
térêt à  la  déguiser.  Voilà  pourquoi  les  juge- 
mens  qu'on  portoit  jadis  sur  cet  homme  font 
autorité  pour  moi,  et  pourquoi  ceux  que  les 
mêmes  gens  en  peuvent  porter  aujourd'hui 
n'en  font  plus.  Si  vous  avez  à  cela  quelque 
bonne  réponse,  vous  m'obligerez  de  m'en  faire 
part;  car  je  n'entreprends  point  de  soutenir 
ici  mon  sentiment,  ni  de  vous  le  faire  adopter, 
et  je  serai  toujours  prêt  à  l'abandonner,  quoi- 
que à  regret,  quand  je  croirai  voir  la  vérité 
dans  le  sentiment  contraire.  Quoi  qu'il  en  soit, 
il  ne  s'agit  point  ici  de  ce  que  d'autres  ont  vu, 
mais  de  ce  que  j'ai  vu  moi-même  ou  cru  voir. 
C'est  ce  que  vous  demandez ,  et  c'est  tout  ce 
que  j'ai  à  vous  dire  ;  sauf  à  vous  d'admettre  ou 
rejeter  mon  opinion  quand  vous  saurez  sur 
quoi  je  la  fonde. 

Commençons  par  le  premier  abord.  Je  crus, 
sur  les  difficultés  auxquelles  vous  m'aviez  pré- 
paré, devoir  premièrement  lui  écrire.  Voici  ma 
lettre,  et  voici  sa  réponse. 

Le  Fr.  Comment!  il  vous  a  répondu? 

Rouss.  Dans  l'instant  même. 

Le  Fr.  Voilà  qui  est  particulier  1  Voyons 
donc  celte  lettre  qui  lui  a  fait  faire  un  si  grand 
effort. 

Rouss.  Elle  n'est  pasbien  recherchée, comme 
vous  allez  voir. 

(//  lu.)  «  J'ai  besoin  de  vous  voir,  de  vous 
»  connoître,  et  ce  besoin  est  fondé  sur  l'amour 
»  de  la  justice  et  de  la  vérité.  On  dit  que  vous 
»  rebutez  les  nouveaux  visages.  Je  ne  dirai  pas 
N  si  vous  avez  tort  ou  raison  ;  mais,  si  vous 
»  êtes  Ihomme  de  vos  livres,  ouvrez-moi  voire 
»  porte  avec  confiance  ;  je  vous  en  conjure  pour 


u 


SECOND  DIALOGUE. 


»  moi,  je  vous  le  conseille  pour  vous  :  si  vous 
M  ne  l'êtes  pas,  vous  pouvez  encore  m'admettre 
«  sans  crainte,  je  ne  vous  importunerai  pas 
»  long-temps.  » 

Réponse.  «  Vous  êtes  le  premier  que  le  motif 
»  qui  vous  amène  ait  conduit  ici  :  car  de  tant 
»  de  gens  qui  ont  la  curiosité  de  me  voir,  pas 
w  un  n'a  celle  de  me  connoître  ;  tous  croient 
»  me  connoître  assez.  Venez  donc  pour  la  rareté 
»  du  fait.  Mais  que  me  voulez-vous,  et  pour- 
»  quoi  me  parler  de  mes  livres?  si,  les  ayant 
»  lus,  ils  ont  pu  vous  laisser  en  doute  sur  les 
»  sentimens  de  l'auteur,  ne  venez  pas;  en  ce 
»  cas  je  ne  suis  pas  votre  homme,  car  vous  ne 
M  sauriez  être  le  mien.  » 

La  conformité  de  cette  réponse  avec  mes 
idées  ne  ralentit  pas  mon  zèle.  Je  vole  à  lui,  je 
le  vois....  Je  vous  l'avoue,  avant  même  que  je 
l'abordasse,  en  le  voyant,  j'augurai  bien  de 
mon  projet 

Sur  ces  portraits  de  lui,  si  vantés,  qu'on 
éiale  de  toutes  parts,  et  qu'on  prAnoit  comme 
des  chefs-d'œuvre  de  ressemblance  avant  qu'il 
revînt  à  Paris,  je  m'attendois  à  voir  la  figure 
d'un  cyclope  affreux ,  comme  celui  d'Angle- 
terre, ou  d'un  petit  Crispin  grimacier,  comme 
celui  de  Fiquet;  et,  croyant  trouver  sur  son 
visage  les  traits  du  caractère  que  tout  le  monde 
lui  donne,  je  m'avertissois  de  me  tenir  en  garde 
contre  une  première  impression  si  puissante 
toujours  sur  moi,  et  de  suspendre,  malgré 
ma  répugnance,  le  préjugé  qu'elle  alloit  m'ia- 
spirer. 

Je  n'ai  pas  eu  celte  peine  :  au  lieu  du  féroce 
ou  doucereux  aspect  auquel  je  m'étois  attendu, 
je  n'ai  vu  qu'une  physionomie  ouverte  et  sim- 
ple, qui  promettoit  et  inspiroit  de  la  confiance 
et  de  la  sensibilité. 

Le  Fr.  Il  faut  donc  qu'il  n'ait  cette  physio- 
nomie que  pour  vous;  car  généralement  tous 
ceux  qui  l'abordent  se  plaignent  de  son  air 
froid  et  de  son  accueil  repoussant,  dont  heu- 
reusement ils  ne  s'embarrassent  guère. 

Rouss.  Il  est  vrai  que  personne  au  monde  ne 
cache  moins  que  lui  l'éloignement  et  le  dédain 
pour  ceux  qui  lui  en  inspirent;  mais  ce  n'est 
point  là  son  abord  naturel ,  quoique  aujour- 
d'hui très-fréquent;  et  cet  accueil  dédaigneux 
que  vous  lui  reprochez  est  pour  moi  la  preuve 
qu'il  ne  se  contrefait  pas  comme  ceux  qui 


l'abordent,  et  qu'il  n'y  a  point  de  fausseté  sur 
son  visage  non  plus  que  dans  son  cœur. 

Jean-Jacques  n'est  assurément  pas  un  bel 
homme;  il  est  petit,  et  s'apetisse  encore  en 
baissant  la  tête.  Il  a  la  vue  courte,  de  petits 
yeux  enfoncés,  des  dents  horribles  ;  ses  traits, 
altérés  par  l'âge,  n'ont  rien  de  fort  régulier  : 
mais  tout  dément  on  lui  l'idée  que  vous  m'en 
aviez  donnée  ;  ni  le  regard,  ni  le  son  de  la  voix, 
ni  l'accent,  ni  le  maintien,  ne  sont  du  monstre 
que  vous  m'avez  peint. 

Le  Fr.  Bon  1  n'allez-vous  pas  le  dépouiller 
de  ses  traits  comme  de  ses  livres? 

Rouss.  Mais  tout  cela  va  très-bien  ensemble, 
et  me  paroîtroit  assez  appartenir  au  même 
homme.  Je  lui  trouve  aujourd'hui  les  traits  du 
mentor  d'Emile;  peut-être  dans  sa  jeunesse  lui 
aurois-je  trouvé  ceux  de  Saint-Preux.  Enfin, 
je  pense  que  si  sous  sa  physionomie  la  nature 
a  caché  l'âme  d'un  scélérat,  elle  ne  pouvoit  en 
effet  mieux  la  cacher. 

Le  Fr.  J'entends;  vous  voilà  livré  en  sa  fa- 
veur au  même  préjugé  contre  lequel  vous  vous 
étiez  si  bien  armé  s'il  lui  eût  été  contraire. 

Rouss.  Non  ;  le  seul  préjugé  auquel  je  me 
livre  ici,  parce  qu'il  me  paroît  raisonnable, 
est  bien  moins  pour  lui  que  contre  ses  bruyans 
protecteurs.  Ils  ont  eux-mêmes  fait  faire  ces 
portraits  avec  beaucoup  de  dépense  et  de  soin  ; 
ils  les  ont  annoncés  avec  pompe  dans  les  jour- 
naux ,  dans  les  gazettes ,  ils  les  ont  prônés 
partout  :  mais  s'ils  n'en  peignent  pas  mieux 
l'original  au  moral  qu'au  physique,  on  le  con- 
noîtra  sûrement  fort  mal  d'après  eux.  Voici 
un  quatrain  que  Jean-Jacques  mit  au-dessous 
d'un  de  ces  portraits  : 

Hommes  savans  dans  l'art  de  feindre, 
Qni  me  prêtez  des  traits  si  doux, 
A'ous  aurez  beau  vouloir  me  peindre, 
Vous  ne  peindrez  jaaiais  que  vous. 

Le  Fr.  Il  faut  que  ce  quatrain  soit  tout  nou- 
veau; car  il  est  assez  joli,  et  je  n'en  avois  point 
entendu  parler. 

Rouss.  Il  y  a  plus  de  six  ans  qu'il  est  fait  : 
l'auteur  l'a  donné  ou  récité  à  plus  de  cinquante 
personnes,  qui  toutes  lui  en  ont  très-fidèlement 
gardé  le  secret,  qu'il  ne  leur  demandoit  pas; 
et  je  ne  crois  pas  que  vous  vous  attendiez  à 
trouver  ce  quatrain  dans  le  Mercure.  J'ai  cru 
voir  dans  toute  cette  histoire  de  portraits  des 


SECOND  DIALOGUE. 


55 


singularités  qui  m'ont  porté  à  la  suivre,  et  j'y 
ai  trouvé,  surtout  pour  celui  d'Angleterre, 
dos  circonstances  bien  extraordinaires.  David 
Hume,  étroitement  lié  à  Paris  avec  vos  mes- 
sieurs, sans  oublier  les  dames,  devient,  on  ne 
sait  comment,  le  patron,  le  zélé  prolecteur, 
le  bienfaiteur  à  toute  outrance  de  Jean-Jac- 
ques, et  fait  tant,  de  concert  avec  eux,  qu'il 
parvient  enfin,  malgré  toute  la  répugnance  de 
celui-ci,  à  l'emmener  en  Angleterre.  Là,  le 
premier  et  le  plus  important  do  ses  soins  est 
de  faire  faire  par  Ramsay,  son  ami  particu- 
lier, le  portrait  de  son  ami  public  Jean-Jac- 
ques. Il  désiroit  ce  portrait  aussi  ardemment 
qu'un  amant  bien  épris  désire  celui  de  sa  maî- 
tresse. A  force  d'importunités  il  arrache  le 
consentement  de  Jean-Jacques.  On  lui  fait  met- 
tre un  bonnet  bien  noir,  un  vêlement  bien 
brun,  on  le  place  dans  un  lieu  bien  sombre,  et 
là,  pour  le  peindre  assis,  on  le  fait  tenir  de- 
bout, courbé  ,  appuyé  d'une  de  ses  mains  sur 
une  table  bien  basse ,  dans  une  attittide  où  ses 
muscles,  fortement  tendus,  altèrent  les  traits 
de  son  visage.  De  toutes  ces  précautions  devoit 
résulter  un  portrait  peu  flatté ,  quand  il  eût 
été  fidèle.  Vous  avez  vu  ce  terrible  portrait  : 
vous  jugerez  de  la  ressemblance  si  jamais  vous 
voyez  l'original.  Pendant  le  séjour  de  Jean- 
Jacques  en  Angleterre,  ce  portrait  y  a  été  gravé, 
publié,  vendu  partout,  sans  qu'il  lui  ait  été  pos- 
sible de  voir  cette  gravure.  Il  revient  en  France, 
et  il  y  apprend  que  son  portrait  d'Angleterre 
est  annoncé,  célébré,  vanté  comme  un  chef- 
d'œuvre  de  peinture,  de  gravure,  et  surtout 
de  ressemblance.  Il  parvient  enfin ,  non  sans 
peine,  à  le  voir;  il  frémit,  et  dit  ce  qu'il  en 
pense  :  tout  le  monde  se  moque  de  lui  ;  tout  le 
détail  qu'il  fait  paroît  la  chose  la  plus  natu- 
relle ;  et  loin  d'y  voir  rien  qui  puisse  faire  sus- 
pecter la  droiture  du  généreux  David  Hume, 
on  n'aperçoit  que  les  soins  de  l'amitié  la  plus 
tendre  dans  ceux  qu'il  a  pris  pour  donner  à 
son  ami  Jean-Jacques  la  figure  d'un  cyclope  af- 
freux. I*ensez-vous  comme  le  publicàcet  égard? 

Le  Fr.  Le  moyen,  sur  un  pareil  exposé  ! 
J'avoue,  au  contraire,  que  ce  fait  seul,  bien 
avéré  ,  me  paroîtroit  déceler  bien  des  choses; 
mais  qui  m'assurera  qu'il  est  vrai? 

Rouss.  La  figure  du  portrait.  Sur  la  question 
présente,  cette  figure  ne  mentira  pas. 


LeFr.  Mais  ne  donnez-vous  point  aussi  trop 
d'importance  à  des  bagatelles?  Qu'un  portrait 
soit  difforme  ou  peu  ressemblant ,  c'est  la 
chose  du  monde  la  moins  extraordinaire  :  tous 
les  jours  on  grave,  on  contrefait,  on  défigure 
des  hommes  célèbres,  sans  que  de  ces  gros- 
sières gravures  on  tire  aucune  conséquence 
pareille  à  la  vôtre. 

RODSS.  J'en  conviens  ;  mais  ces  copies  défi- 
gurées sont  l'ouvrage  do  mauvais  ouvriers  avi- 
des, et  non  les  productions  d'artistes  distin- 
gués, ni  le  fruit  du  zele  et  de  l'amitié.  On  ne 
les  prône  pas  avec  bruit  dans  toute  l'Europe, 
on  ne  les  annonce  pas  dans  les  papiers  publics, 
on  ne  les  étale  pas  dans  les  appartemens,  ornés 
de  glaces  et  de  cadres;  on  les  laisse  pourrir 
sur  les  quais,  ou  parer  les  chambres  des  caba- 
rets et  les  boutiques  des  barbiers. 

Je  ne  prétends  pas  vous  donner  pour  des 
réalités  toutes  les  idées  inquiétantes  que  four- 
nit à  Jean-Jacques  l'obscurité  profondedont  on 
s'applique  à  l'entourer.  Les  mystères  qu'on 
lui  fait  de  tout  ont  un  aspect  si  noir,  qu'il 
n'est  pas  surprenant  qu'ils  affectent  de  la  même 
teinte  son  imagination  effarouchée.  Mais  parmi 
les  idées  outrées  et  fantastiques  que  cela  peut 
lui  donner,  il  en  est  qui,  vu  la  manière  extra- 
ordinaire dont  on  procède  avec  lui ,  méritent 
un  examen  sérieux  avant  d'être  rejetées.  Il 
croit,  par  exemple,  que  tous  les  désastres  de 
sa  destinée,  depuis  sa  funeste  célébrité,  sont 
les  fruits  d'un  complot  formé  de  longue  main, 
dans  un  grand  secret,  entre  peu  de  personnes, 
qui  ont  trouvé  le  moyen  d'y  faire  entrer  suc- 
cessivement toutes  celles  dont  ils  avoient  be- 
soin pour  son  exécution  ;  les  grands,  les  au- 
teurs ,  les  médecins  (cela  n'étoit  pas  difficile), 
tous  les  hommes  puissans,  toutes  les  femmes 
galantes,  tous  les  corps  accrédités,  tous  ceux 
qui  disposent  de  l'administration,  tous  ceux 
qui  gouvernent  les  opinions  publiques.  Il  pré- 
tend que  tous  les  événemens  relatifs  à  lui,  qui 
paroissent  accidentels  et  fortuits ,  ne  sont  que 
de  successifs  développemens  concertés  d'a- 
vance, et  tellement  ordonnés,  que  tout  ce  qui 
lui  doit  arriver  dans  la  suite  a  déjà  sa  place 
dans  le  tableau,  et  ne  doit  avoir  son  effet  qu'au 
moment  marqué.  Tout  cela  se  rapporte  assez 
à  ce  que  vous  m'avez  dit  vous-même,  et  à  ce 
qtie  j'ai  cru  voir  sous  des  noms  différens.  Selon 


50 


SECOND  DIALOGUE. 


vous,  c'est  un  système  de  bienfaisance  envers 
un  scélérat;  selon  lui,  c'est  un  complot  d'im- 
poslure  conire  un  innocent;  selon  moi,  c'est 
une  lifîue  dont  je  ne  détermine  pas  l'objet, 
mais  dont  vous  ne  pouvez  nier  l'existence, 
puisque  vous-même  y  êtes  entré. 

Il  pense  que  du  moment  qu'on  entreprit 
l'œuvre  complète  de  sa  diffamation,  pour  fa- 
ciliter le  succès  de  cette  entreprise,  alors  dif- 
ficile, on  résolut  de  la  graduer,  de  commencer 
par  le  rendre  odieux  et  noir,  et  de  finir  par  le 
rendre  abject,  riiiicule  et  méprisable.  Vos  mes- 
sieurs, qui  n'oublient  rien,  n'oublièrent  pas  sa 
figure,  et,  après  l'avoir  éloigné  de  Paris,  tra- 
vaillèrent à  lui  en  donner  une  aux  veux  du  pu- 
blic, conforme  au  caractère  dont  ils  vouloieni 
le  gratifier.  Il  fallut  d'abord  faire  disparoitrc 
la  gravure  qui  avoil  été  faite  sur  le  portrait 
fait  par  La  Tour  :  cela  fut  bientôt  fait.  Après 
son  départ  pour  l'Angleterre ,  sur  un  modèle 
qu'on  avoil  fait  faire  par  Le  Moine,  on  fil 
faire  une  gravure  telle  qu'on  la  désiroit;  mais 
la  figure  en  étoit  hideuse  à  tel  point,  que, 
pour  ne  pas  se  découvrir  trop  ou  trop  tôt,  on 
fut  contraint  de  supprimer  la  gravure.  On  fit 
faire  à  Londres,  par  les  bons  offices  de  l'ami 
Hume,  le  portrait  dont  je  viens  de  parler;  et, 
n'épargnant  aucun  soin  de  l'art  pour  en  faire 
valoir  la  gravure,  on  la  rendit  moins  difforme 
que  la  précédente,  mais  plus  terrible  et  plus 
noire  mille  fois.  Ce  portrait  a  fait  long-temps, 
à  l'aide  de  vos  messieurs,  l'admiration  de  Paris 
et  de  Londres,  jusqu'à  ce  qu'ayant  gagné  plei- 
nement le  premier  point,  et  rendu  aux  yeux 
du  public  l'original  aussi  noir  que  la  gravure, 
on  en  vinl  au  second  article,  et,  dégradant  ha- 
bilement cet  affreux  coloris,  de  l'homme  ter- 
rible et  vigoureux  qu'on  avoil  d'abord  peint 
on  fit  peu  à  peu  un  petit  fourbe,  un  petit  men- 
teur, un  petit  escroc,  un  coureur  de  tavernes 
et  de  mauvais  lieux.  C'est  alors  que  parut  le 
portrait  grimacier  de  Fiquel,  qu'on  avoit  tenu 
long-temps  en  réserve,  jusqu'à  ce  que  le  mo- 
ment de  le  publier  fût  venu  ,  afin  que  la  mine 
basse  et  risible  de  la  figure  répondît  à  l'idée 
qu'on  vouioit  donner  de  l'original.  C'est encoie 
alors  que  parut  un  petit  médaillon  en  plâtre 
sur  le  costume  de  la  gravure  angioise,  mais 
dont  on  avoil  eu  soin  de  changer  l'air  terrible 
et  fier  en  un  souris  traître  et  sardoniquc  comme 


celui  de  Panurge  achetant  les  moutons  de  l»ii\- 
denaut,  ou  comme  celui  des  gens  qui  rencon- 
trent Jean-Jacques  dans  les  rues:  et  il  est  cer- 
tain quedepuislors  vos  messieurs  se  sont  moins 
attachés  à  faire  de  lui  un  objet  d  horreur  qu'un 
objet  de  dérision;  ce  qui  toutefois  ne  paroït 
pas  aller  à  la  fin  qu'ils  disent  avoir  de  meure 
tout  le  monde  en  garde  contre  lui  ;  car  on  se 
lient  en  garde  contre  les  gens  qu'on  redoute, 
mais  non  pas  conire  ceux  qu'on  méprise. 

Voilà  l'idée  que  l'histoire  de  ces  différens 
portraits  a  fait  naître  à  Jean-Jacques  :  mais 
toutes  ces  graduations  préparées  de  si  loin  ont 
bien  l'air  d  être  des  conjectures  chiniériques, 
fruits  assez  naturels  d'une  ima(i;ination  frappée 
par  tant  de  mystères  et  de  malheurs.  Sans 
donc  adopter  ni  rejeter  à  présent  ces  idées, 
laissons  tous  ces  étranges  portraits,  et  reve- 
nons à  l'original. 

J'avois  percé  jusqu'à  lui;  mais  que  de  diffi- 
cultés me  rcstoieni  à  vaincre  dans  la  m;inière 
donlje  me  proposoisde  l'examiner  !  Après  avoir 
étudié  l'homme  toute  ma  vie,  j'avois  cru  con- 
noîire  les  hommes;  je  m'étois  trompé.  Je  ne 
parvins  jamais  à  en  connoître  un  seul  :  non 
qu'en  effet  ils  soient  difficiles  à  connoître  ;  mais 
je  m'y  prenois  mal,  et,  toujours  interprétant 
d'après  mon  cœur  ce  que  je  voyois  faire  aux 
autres,  je  leur  pi  êtois  les  motifs  qui  m'auroient 
fait  af;ir  à  leur  place,  et  je  m'nbusois  toujours. 
Donnant  trop  d'attention  à  leurs  dis»  ours,  et 
pas  assez  à  leurs  œuvres,  je  les  écoutois  parler 
plutôt  que  je  ne  les  regardois  agir:  ce  qui , 
dans  ce  siècle  de  philosophie  et  de  beaux  dis- 
cours, me  les  faisoit  prendre  pour  auiaiil  de 
sages,  et  juger  de  leurs  vertus  par  leurs  sen- 
tences. Que  si  quelquefois  leurs  actions  atti- 
roicnt  mes  regards,  c'étoient  celles  qu'ils  des- 
tinoient  à  celle  fin  ,  lor^qu'ils  montoient  sur  le 
théâtre  pour  y  faire  une  œuvre  d'éclat  qui  s'y 
fît  admirer,  sans  songer,  dans  ma  bêiise,  que 
souvent  ils  metloient  en  avant  cette  œuvre  bril- 
lante pour  masquer,  dans  le  cours  de  leur  vie, 
un  tissu  de  bassesses  et  d'iniquités.  Je  voyois 
presque  tous  ceux  qui  se  piquent  de  finesse  et 
de  pénétration  s'abuser  en  sens  contraire  par 
le  même  principe  de  juger  du  cœur  d'auirui 
par  le  sien.  Je  les  voyois  saisir  avidemeisl  en 
l'air  un  trait,  un  geste,  un  mot  inconsidéré, 
et,  l'interprétant  à  leur  mode,  s'applaudir  de 


SECOND  DIALOGUE. 


fî7 


lear  sif^Acité  en  prôlatit  à  chaque  mouvement  i  m'étoit  imposé,  otcela  mêmepouvoii  me  foui- 
fonnii  d'un  homme  un  sens  siibiil  qui  nexisioit  nir  un  premier  préjiifjé  pour  ou  contre  lui  : 
souvent  que  Hans  lour  esprit.  Fh  !  quel  est  |  cnr  si.  bien  convaincu  par  ma  conduite  et  par 
Ihoinmo  do^prit  qin'  ne  dit  jamais  de  sottise  ?  |  mon  lau'^age  de  la  droiiuro  de  mes  iiitoniions, 


quel  est  l'honnête  homme  auquel  il  n'échappe 
jamais  un  pnums  répréhensible  que  son  cœur 
n'a  point  dicté?  Si  l'«>n  tenoil  un  rej^isire  exact 
de  toutes  les  fautes  que  I  homme  le  plus  par- 
fait a  conmiises.  cl  qu'on  supprimât  soif;neu- 
sement  tout  le  reste,  quelle  opinion  donneroit- 
on  de  cet  homme-là?  Que  dis-je,  les  fautes! 
non,  les  actions  les  plus  innocentes,  les  gestes 
les  plusindifférens,  les  discours  les  plus  sensés, 
tout,  dans  un  observateur  qui  se  passionne, 
augmente  et  nourrit  le  préjugé  dans  lequel  il 
se  complaît  quand  il  détache  chaque  mot  ou 
chaque  fait  de  sa  place  pour  le  mettre  dans  le 
jour  qui  lui  convient. 

Je  voulois  m'y  prendre  autrement  pour  étu- 
dier à  part-moi  un  homme  si  cruellement,  si 
légèrement,  si  universellement  jugé.  Sans 
m'arrèter  à  de  vains  discours,  qui  peuvent 
tromper,  ou  à  des  signes  passagers  plus  incer- 
tains encore,  mais  si  commodes  à  la  légèreté 
et  à  la  malignité,  je  résolus  de  l'étudier  par 
ses  inclinations,  ses  moeurs,  ses  goûts,  ses 
penchans,  ses  habitudes;  de  suivre  les  détails 
de  sa  vie,  le  cours  de  son  humeur,  la  pente  de 
ses  affections,  de  le  voir  agir  en  l'entendant 
parler,  de  le  pénétrer,  s'il  étoit  possible,  en 
dedans  de  lui-même  ;  en  un  mot,  de  l'observer 
moins  par  des  signes  équivoques  et  rapides, 
que  par  sa  constante  manière  d'être;  seule 
règle  infaillible  de  bien  juger  du  vrai  caractère 
d'un  hcmime,  et  des  passicms  qu'il  peut  cacher 
au  fond  de  son  cœur.  Mon  embnrras  étoit  d'é- 
carter des  obstacles  que,  prévenu  par  vous,  je 
prévoyois  dans  l'exécution  de  ce  projet. 
Je  savois  qu'irritédes  perfides empressemens 


il  s'alarmoit  néanmoins  de  mim  dessein,  s'in- 
qiiieioit  de  mes  regards,  clierchoii  à  donner  lo 
change  à  ma  curiosité,  et  commençoit  par  se 
mettre  en  garde,  c'éloit  dans  mon  esprit  un 
homme  à  demi  jugé.  Loin  de  rien  voir  de 
semblable,  je  fus  aussi  touché  que  surpris, 
non  de  l'accueil  que  celle  idée  m'attira  de  sa 
part,  car  il  n'y  mil  aucun  empressement  osten- 
sible, mais  de  la  joie  qu'elle  me  parut  exciter 
d.'ins  son  cœur.  Ses  regards  attendris  m'en  di- 
rent plus  que  nauroient  fait  dos  caresses.  Je 
le  vis  à  son  aise  avec  moi  ;  c'étoit  le  meilleur 
moyen  de  m'y  mettre  avec  lui.  A  la  manière 
dont  il  me  distingua,  dès  le  premier  abord,  de 
tous  ceux  qui  l'obsédoient,  je  compris  qu'il 
n'avoit  pas  un  instant  pris  le  change  sur  mes 
motifs.  Car  quoique,  cherchant  tous  également 
à  l'observer,  ce  dessein  commun  dût  donner  à 
tous  une  allure  assez  semblable,  nos  recher- 
ches étoient  trop  différentes  par  leur  objet, 
pour  que  la  distinction  n'en  lût  pas  facile  à 
faire.  Il  vit  que  tous  les  autres  ne  chenhoieni, 
ne  vouloient  voir  que  le  mal;  que  j'étois  le  seul 
qui,  cherchant  le  bien,  ne  voulût  que  la  vérité, 
et  ce  motif,  qu'il  démêla  sans  peine,  m'attira 
sa  conliaiice. 

Entre  tous  les  exemples  qu'il  m'a  donnés  de 
l'intention  de  ceux  qui  l'approchent,  je  ne 
vous  en  citerai  qu'un.  L'un  d'eux  s'éioit  telle- 
ment distingué  des  autres  par  de  plus  affec- 
tueuses démonstrations  et  par  un  attendris- 
sement poussé  jusqu'aux  larmes,  qu'il  crut 
pouvoir  souvrir  à  lui  sans  réserve,  et  lui  lire 
ses  Co///ês.sion.s.  Il  lui  permit  même  de  l'ar.êter 
dans  sa  lecture  pour  prendre  note  de  tout  ce 


de  ceux  qui  l'aboi  dent,  il  ne  cherchoit  qu'à  |  qu'il  voudroit  retenir  par  préférence.  Il  remar- 
repousser  tous  les  nouveaux  veims;  je  savois  |  qua  durant  celle  longue  leclure,  que,  nécri- 
quil  jugeoit,  et,  ce  me  semble,  avec  assez  de  |  vaut  presque  jamais  dans  les  endroits  fiivora- 
raison,  de  liniention  des  gens  par  l'air  ouvert  i  blés  et  honorables,  il  ne  manqua  point  d'écrire 
ou  réservé  qu'ils  prenoient  avec  lui;  et,  mes  i  avec  soin  dans  lous  ceux  où  la  vérité  le  foiçoit 
engagemensm'ôiant  le  pouvoir  de  lui  rien  dire,  |  à  s'accuser  et  se  charger  lui-même.  Voilà  com- 
je  devois  m'aitendre  que  ces  mystères  ne  le  dis-  i  ment  se  font  les  remarques  de  ces  mc>sieurs. 
poseroient  pas  à  la  familiarité  dont  j'avois  bc-  Et  moi  aussi,  jai  fait  celle-là  ;  mais  je  n'ai  pas, 
soin  pour  mon  dessein.  Je  ne  vis  de  remède  à  comme  eux,  omis  les  autres,  et  le  tout  m'î| 
cela  que  de  lui  lai-scr  voir  mon  projet  autant  donné  des  résultats  bien  differens  des  leurs, 
que  cela  pouvoil  s'accorder  avec  le  silence  qui  )      Par  l'heuronx  effet  de  ma  franchise,  j'avois 


58 


SECOiND  DIALOGUE. 


l'occasion  la  plus  rare  et  la  plus  sûre  de  bien 
connoître  un  homme,  qui  est  de  l'étudier  à 
loisir  dans  sa  vie  privée,  et  vivant  pour  ainsi 
dire  avec  lui-môme;  car  il  se  livra  sans  ré- 
serve, et  me  rendit  aussi  maître  chez  lui  que 
chez  moi. 

Une  fois  admis  dans  sa  retraite,  mon  pre- 
mier soin  fut  de  m'informer  des  raisons  qui  l'y 
tenoient  confiné.  Je  savois  qu'il  avoit  toujours 
fui  le  grand  monde  et  aimé  la  solitude,  mais  je 
savois  aussi  que,  dans  les  sociétés  peu  nom- 
'breuses,  il  avoit  jadis  joui  des  douceurs  de 
l'intimité  en  homme  dont  le  cœur  éloit  fait 
pour  elle.  Je  voulus  apprendre  pourquoi  main- 
tenant, détaché  de  tout,  il  s'étoit  tellement 
concentré  dans  sa  retraite  que  ce  n'étoit  plus 
que  par  force  qu'on  parvenoit  à  l'aborder. 

Le  Fr.  Cela  n'étoit-il  pas  tout  clair?  Il  se 
gênoit  autrefois  parce  qu'on  ne  le  connoissoit 
pas  encore.  Aujourd'hui  que,  bien  connu  de 
tous,  il  ne  gagneroit  plus  rien  à  se  contraindre, 
il  se  livre  tout-à-fait  à  son  horrible  misanthro- 
pie. Il  fuit  les  hommes  parce  qu'il  les  déteste; 
il  vit  en  loup-garou  parce  qu'il  n'y  a  rien  d'hu- 
main dans  son  cœur. 

Rouss.  Non,  cela  ne  me  paroît  pas  aussi 
clair  qu'à  vous;  et  ce  discours,  que  j'entends 
tenir  à  tout  le  monde,  me  prouve  bien  que  les 
hommes  !e  haïssent,  mais  non  pas  que  c'est  lui 
qui  les  hait. 

Le  Fr.  Quoi!  ne  l'avez-vous  pas  vu,  ne  le 
voyez-vous  pas  tous  les  jours,  recherché  de 
beaucoup  de  gens,  se  refuser  durement  à  leurs 
avances?  Comment  donc  expliquez-vous  cela? 

Rouss.  Reaucoup  plus  naturellement  que 
vous,  car  la  fuite  est  un  effet  bien  plus  naturel 
de  la  crainte  que  de  la  haine.  Il  ne  fuit  point 
les  hommes  parce  qu'il  les  hait,  mais  parce 
qu'il  en  a  peur.  Il  ne  les  fuit  pas  pour  leur  faire 
du  mal,  mais  pour  tâcher  d'échapper  à  celui 
qu'ils  lui  veulent.  Eux  au  contraire  ne  le  re- 
cherchent pas  par  amitié,  mais  par  haine.  Ils 
le  cherchent  et  il  les  fuit;  comme  dans  les  sa- 
bles d'Afrique,  où  sont  peu  d'hommes  et  beau- 
coup de  tigres,  les  hommes  fuient  les  tigres  et 
les  tigres  cherchent  les  hommes  :  s'ensuit-il  de 
là  que  les  hommes  sont  méchans,  farouches,  et 
que  les  tigressont  sociables  et  humains?  Même, 
quelque  opinion  que  doive  avoir  Jean -Jacques 
de  ceux  qui,  malgré  celle  qu'on  a  de  lui,  ne 


laissent  pas  de  le  rechercher,  il  ne  ferme  point 
sa  porte  à  tout  le  monde;  il  reçoit  honnêtement 
ses  anciennes  connoissanccs,  quelquefois  même 
les  nouveaux  venus,  quand  ils  ne  montrent  ni 
patelinage  ni  arrogance.  Je  ne  l'ai  jamais  vu  se 
refuser  durement  qu'à  des  avances  tyranni- 
ques,  insolentes  et  malhonnêtes,  qui  déceloieni 
clairement  l'intention  de  ceux  qui  les  faisoient. 
Celte  manière  ou  verte  et  généreuse  de  repousser 
la  perfidie  et  la  trahison  nefutjamaisl'alluredes 
méchans.  S'il  ressembloitàceux  qui  le  recher- 
chent, au  lieu  de  se  dérober  à  leurs  avances, 
il  y  répondroit  pour  tâcher  de  les  payer  en 
même  monnoie,  et  leur  rendant  fourberie  pour 
fourberie,  trahison  pour  trahison,  il  se  servi- 
roit  de  leurs  propres  armes  pour  se  défendre 
et  se  venger  d'eux  ;  mais,  loin  qu'on  l'ait  jamais 
accusé  d'avoir  tracassé  dans  les  sociétés  où 
il  a  vécu,  ni  brouillé  ses  amis  entre  eux,  ni 
desservi  personne  avec  qui  il  fût  en  liaison,  le 
seul  reproche  qu'aient  pu  lui  faire  ses  soi-disant 
amis  a  été  de  les  avoir  quittés  ouvertement, 
comme  il  a  dû  faire,  sitôt  que,  les  trouvant  faux 
et  perfides,  il  a  cessé  de  les  estimer. 

Non,  monsieur,  le  vrai  misanthrope,  si  un 
être  aussi  contradictoire  pouvoit  exister  ('),  ne 
fuiroit  point  dans  la  solitude  :  quel  mal  peut 
et  veut  faire  aux  hommes  celui  qui  vit  seul? 
Celui  qui  les  hait  veut  leur  nuire,  et  pour  leur 
nuire  il  ne  faut  pas  les  fuir  Les  méchans  ne 
sont  point  dans  les  déserts,  ils  sont  dans  le 
monde.  C'est  là  qu'ils  intriguent  et  travaillent 
pour  satisfaire  leur  passion  et  tourmenter  les 
objets  de  leur  haine.  De  quelque  motif  que  soit 
animé  celui  qui  veut  s'engager  dans  la  foule  et 
s'y  faire  jour,  il  doit  s'armer  de  vigueur  pour 
repousser  ceux  qui  le  poussent,  pour  écarter 
ceux  qui  sont  devant  lui,  pourfendre  la  presse 
et  faire  son  chemin,  Ihomme  déboimaire  et 
doux,  l'homme  timide  et  foible  qui  n'a  point 
ce  courage,  et  qui  tâche  de  se  tirer  à  l'écart 
de  peur  d'être  abattu  et  foulé  aux  pieds,  est 
donc  un  méchant;  à  votre  compte,  les  autres, 
plus  forts,  plus  durs,  plus  ardens  à  percer, 
sont  les  bons?  J'ai  vu  pour  la  première  fois 
cette    nouvelle    doctrine   dans    un    discours 


(')  Timon  n'étoit  point  naturellement  misanthrope,  et  mcm< 
ne  méritolt  pas  ce  nom.  Il  y  avoit  dans  son  fait  plus  de  dépit  et 
d'enfantillage  que  de  véritable  niéciianceté;  c'éloit  un  fou 
mécontent  qui  boudoit  contre  le  genre  huni;.in. 


SECOND  DIALOGIJK. 


59 


publié  par  le  philosophe  Diderot,  précisément 
dans  le  temps  que  son  ami  Jean-Jacques  s'étoit 
retiré  dans  la  solitude.  //  n'y  a  que  le  méchant, 
dit-il,  qui  soit  seul.  Jusqu'alors  on  avoit  regar- 
dé l'amour  de  la  reiraito  comme  un  des  signes 
les  moins  équivoques  d'une  âme  paisible  et 
saine,  exempte  d'ambition,  d'envie  et  de  tou- 
tes les  ardentes  passions,  filles  de  l'amour-pro- 
pre,  qui  naissent  et  fermentent  dans  la  société. 
Au  lieu  de  cela,  voici,  par  un  coup  de  plume 
inattendu,  ce  goût  paisible  et  doux,  jadis  si 
universellement  admiré,  transformé  tout  d'un 
coup  en  une  rage  infernale;  voilà  tant  de  sages 
respectés,  et  Descartes  lui-même,  changés 
dans  un  instant  en  autant  de  misanthropes  af- 
freux et  de  scélérats.  Le  philosophe  Diderot 
étoit  seul ,  peut-être ,  en  écrivant  cette  sen- 
tence, mais  je  doute  qu'il  eût  été  seul  à  la  mé- 
diter, et  il  prit  grand  soin  de  la  faire  circuler 
dans  le  monde.  Eh  !  plût  à  Dieu  que  le  méchant 
fiit  toujours  seul,  il  ne  se  feroit  guère  de  mal. 

Je  crois  bien  que  les  solitaires  qui  le  sont 
par  force  peuvent,  rongés  de  dépit  et  de  re- 
grets dans  la  retraite  où  ils  sont  détenus, 
devenir  inhumains,  féroces,  et  prendre  en  haine 
avec  leur  chaîne  tout  ce  qui  n'en  est  pas  chargé 
comme  eux.  Mais  les  solitaires  par  goût  et  par 
choix  sont  naturellement  humains,  hospitaliers, 
caressans.  Ce  n'est  pas  parce  qu'ils  haïssent  les 
hommes,  mais  parce  qu'ils  aiment  le  repos  et 
la  paix,  qu'ils  fuient  le  tumulte  et  le  bruit.  La 
longue  privation  de  la  société  la  leur  rend 
même  agréable  et  douce,  quand  elle  s'offre  à 
eux  sans  contrainte.  Ils  en  jouissent  alors  déli- 
cieusement, et  cela  se  voit.  Elle  est  pour  eux 
ce  qu'est  le  commerce  des  femmes  pour  ceux 
qui  ne  passent  pas  leur  vie  avec  elles,  mais 
qui  dans  les  courts  moments  qu'ils  y  passent  y 
trouvent  des  charmes  ignorés  des  galans  de 
profession. 

Je  ne  comprends  pas  comment  un  homme 
de  bon  sens  peut  adopter  un  seul  moment  la 
sentence  du  philosophe  Diderot  ;  elle  a  beau 
être  hautaine  et  tranchante,  elle  n'en  est  pas 
moins  absurde  et  fausse.  Eh  !  qui  ne  voit  au 
contraire  qu'il  n'est  pas  possible  que  le  mé- 
chant aime  à  vivre  seul  et  vis-à-vis  de  lui- 
même?  11  s'y  sentiroil  en  trop  mauvaise  com- 
pagnie ,  il  y  scroit  trop  mal  à  son  aise ,  il  ne 
s'y  supporteroit  pas  long-temps,  ou  bien,  sa 


passion  dominante  y  restant  toujours  oisive,  il 
faudroit  qu'elle  s'éteignît  el  qu'il  y  redevînt 
bon.  L'amour-propre,  principe  de  toute  mé- 
chanceté, s'avive  et  s'exalie  dans  la  société 
qui  l'a  fait  naître,  et  où  l'on  est  à  chaque  in- 
stant forcé  de  se  comparer  ;  il  languit  et  meurt 
faute  d'aliment  dans  la  solitude.  Quiconque  se 
suffit  à  lui-même  ne  veut  nuire  à  qui  que  ce  soit. 
Cette  maxime  est  moins  éclatante  et  moins  ar- 
rogante ,  mais  plus  sensée  et  plus  juste  que 
celle  du  philosophe  Diderot;  et  préférable  au 
moins,  en  ce  qu'elle  ne  tend  à  outrager  per- 
sonne. Ne  nous  laissons  pas  éblouir  par  l'éclat 
sentencieux  dont  souvent  l'erreur  et  le  men- 
songe se  couvrent  :  ce  n'est  pas  la  foule  qui  fait 
la  société,  et  c'est  en  vain  que  les  corps  se  rap- 
prochent  lorsque   les  cœurs  se  repoussent. 
L'homme  vraiment  sociable  est  plus  difficile  en 
liaisons  qu'un  autre  ;  celles  qui  ne  consistent 
qu'en  fausses  apparences  ne  sauroient  lui  con- 
venir. Il  aime  mieux  vivre  loin  des  mécbans 
sans  penser  à  eux,  que  de  les  voir  et  de  les 
haïr;  il  aime  mieux  fuir  son  ennemi  que  de 
le  rechercher  pour  lui  nuire.  Celui  qui  ne  con- 
noît  d'autre  société  que  celle  des  cœurs  n'ira 
pas  chercher  la  sienne  dans  vos  cercles.  Voilà 
comment  Jean-Jacques  a  dû  penser  et  se  con- 
duire avant  la  ligue  dont  il  est  l'objet  ;  jugez  si, 
maintenant  qu'elle  existe  et  qu'elle  tend  de  tou- 
tes parts  ses  pièges  autour  de  lui,  il  doit  trou- 
ver du  plaisir  à  vivre  avec  ses  persécuteui's,  à 
se  voir  l'objet  de  leur  dérision,  le  jouet  de  leur 
haine,  la  dupe  de  leurs  perfides  caresses,  à 
travers  lesquelles  ils  font  malignement  percer 
l'air  insultant  et  moqueur  qui  doit  les  lui  rendre 
odieuses.  I^e  mépris,  l'indignation,  la  colère, 
ne  sauroient  le  quitter  au  milieu  de  tous  ces 
gens-là.  Il  les  fuit  pour  s'épargner  des  senti- 
mens  si  pénibles;  il  les  fuit  parce  qu'ils  mé- 
ritent sa  haine  et  qu'il  étoit  fait  pour  les  aimer. 
Le  Fk.  Je  ne  puis  apprécier  vos  préjugés  en 
sa  faveur,  avant  d'avoir  appris  sur  quoi  votis 
les  fondez.  Quant  à  ce  que  vous  dites  a  l'avan- 
tage des  solitaires,  cela  peut  être  vrai  de  quel- 
ques hommes  singuliers  qui  s'étoicnt  fait  de 
fausses  idées  de  la  sagesse  ;  mais  au  moins  ils 
donnoientdes signes  non  équivoquesdu  louable 
emploi  de  leur  temps.  Les  méditations  profon- 
des et  les  immortels  ouvrages  dont  les  philoso- 
phes que  vous  citez  ont  illustré  leur  soltude. 


60 


SECOND  DIALOGUK. 


prouvent  assez  qu'ils  s'y  occupoient  d'une  ma-  j  que  amusement.  Je  lui  demandai  la  raison  de 
niôre  utile  et  {glorieuse,  et  qu'ils  n'y  passoiint  |  cette  conduite.  11  me  dit  qu'ayant  vu  toute  la 
pas  uniquement  leur  temps  comme  voire  homme  j  génération  présente  concourir  à  lœuvre  de  lé- 


à  tramer  des  crimes  ei  des  noirceurs. 


nèbres  dont  il  éioit  l'objet,  il  avoit  d'abord  mis 


I\OUSS.  C'est  à  quoi,  ce  me  semble,  il  n'y  |  tousses  soins  à  chercher  quelqu'un  qui  ne  par- 


passa  ()<is  non  plus  uniquement  le  sien.  La  Let- 
tre à  m.  d'Aletiiberl  sur  les  spectacles,  Héloise, 
Éunlf,  le  Contrat  social,  les  Essais  sur  la  Paix 
perpétuelle  et  sur  l'Imitation  théâtrale,  et  d'au- 
tres écrits  non  moins  estimables  qui  n'ont  point 
paru,  sont  des  Iruits  de  la  retraite  de  Jean- 
Jacques.  Je  doute  qu'aucun  philosophe  ait  mé- 
dité plus  profondément,  plus  utilement  peut- 
être,  et  plus  écrit  en  si  peu  de  temps.  Appelez- 
vous  tout  cela  des  noirceurs  et  des  crimes? 

Le  Fk.  Je  connois  des  gens  aux  yeux  de  qui 
c'en  pourroit  bien  être  :  vous  savez  ce  que  pen- 
sent ou  ce  que  disent  nos  messieurs  de  ces  li- 
vres; mais  avez-vous  oublié  qu'ils  ne  sont  pas 
de  lui,  et  que  c'est  vous-même  qui  me  l'avez 
persuadé. 

Rouss.  Je  vous  ai  dit  ce  que  j'imaginois  pour 
expliquer  des  contradictions  que  je  voyois 
alors,  et  que  je  ne  vois  plus.  i\îa  s,  si  nous  con- 
tinuons à  passer  ainsi  d'un  sujet  à  l'autre,  nous 
perdrons  notre  objet  de  vue,  et  nous  ne  l'at- 
teindrons jamais.  Heprenons  avec  un  peu  plus 
de  suite  le  fil  de  mes  observations,  avant  de 
passer  aux  conclusions  que  j'en  ai  tirées. 

Ma  première  aiteiilion,  après  m  être  intro- 
duit dans  la  familiarité  dé  Jean-Jacques,  fut 
d'examiner  si  nos  liaisons  ne  lui  faisoient  rien 
changer  dans  sa  manière  de  vivre  ;  et  j'eus 
bientôt  toute  la  certitude  possible,  que  non- 
seulement  il  n'y  changeoit  rien  pour  moi,  mais 
que  de  tout  temps  elle  avoit  toujours  été  la 
même  et  parfaitement  uniforme,  quand,  maî- 
tre de  la  choisir,  il  avoit  pu  suivre  en  liberté 
son  penchant.  Il  y  avoil  cinq  ans  que,  de  retour  à 
Paris,  il  avoit  recommencé  d'y  vivre.  D'abord, 
ne  voulant  se  cacher  en  aucune  manière,  il 
avoil  fréquenté  quelques  maisons  dans  l'inten- 
tion dy  reprendre  ses  plus  anciennes  liaisons, 
et  même  d'en  former  de  nouvelles.  Mais,  au 
bout  d'un  an ,  il  cessa  de  faire  des  visites,  et 
reprenant  dans  la  capitale  la  vie  solitaire  qu'il 
menoit  depuis  tant  d'années  à  la  campagne,  il 
partagea  son  temps  entre  l'occupation  journa- 
lière dont  il  s'étoit  fait  une  ressource,  et  les 
promenades  champêtres  dont  il  faisoit  son  uni- 


lageât  pas  T iniquité  publique;  qu'après  de  vai- 
nes recherches  dans  les  provinces  il  éioit  venu 
les  coiitintier  à  Paris ,  espérant  qu'au  moins 
parmi  ses  anciennes  C()nnoi>sances  il  se  irou- 
veroit  quelqu'un  moins  dissimulé,  moins  faux, 
qui  lui  donneroit  les  lumières  dont  il  avoit  be- 
soin pour  percer  cette  obscurité  :  qu'après  bien 
des  soins  inutiles  il  n'avoit  trouvé,  même  parmi 
les  plus  honnêtes  gens,  que  trahisons,  dupli- 
cité, mensonge,  et  que  tous  en  s'empressant  à 
le  recevoir,  à  le  prévenir,  à  l'attirer,  parois- 
soient  si  contens  de  sa  diffamation,  y  contri- 
buoient  de  si  bon  cœur,  lui  faisoient  des  cares- 
ses si  fardées,  le  louoieni  d'un  ton  si  peu  sen- 
sible à  son  cœur,  lui  prodiguoient  l'admiration 
la  plus  outrée  avec  si  peu  d  estime  et  de  consi- 
dération, qu'ennuyé  de  ces  démonstrations  mo- 
queuses et  mensongères,  et  indigné  d'être  ainsi 
le  jouet  de  ses  prétendus  amis,  il  cessa  de  les 
voir,  se  retira  sans  leur  cacher  son  dédain  ;  et, 
après  avoir  cherché  long-temps  sans  succès  un 
homme,  éteignit  sa  lanterne  et  se  renferma 
tout-à-fait  au-dedans  de  lui. 

C'est  dans  cet  état  de  retraite  absolue  que  je 
le  trouvai,  et  que  j'entrepris  de  le  connoître. 
Attentif  à  tout  ce  qui  pouvoit  manifester  à  mes 
yeux  son  intérieur,  en  garde  contre  tout  juge- 
ment précipité,  résolu  de  le  juger,  non  sur 
quelques  mots  épars  ni  sur  quelques  circon- 
stances particulières,  mais  sur  le  concours  de 
ses  discours,  de  ses  actions,  de  ses  habitudes, 
et  sur  cette  constante  manière  d  être,  qui  seule 
décèle  infailliblement  un  caractère,  mais  qui 
demande,  pour  être  aperçue,  plus  de  suite, 
plus  de  persévérance  et  moins  de  confiance  au 
premier  coup  d'œil ,  que  le  tiède  amour  de  la 
justice,  dépouille  de  tout  autre  intérêt  et  com- 
battu par  les  tranchantes  décisions  de  lamour- 
propre,  n'en  inspire  au  commun  des  hommes. 
Il  fallut,  par  conséquent,  commencer  par  tout 
voir,  par  tout  entendre,  par  tenir  note  de 
tout,  avant  de  prononcer  sur  rien  ,  jusqu'à  ce 
que  j'eusse  assemblé  des  matériaux  sulfisans 
pour  fonder  un  jugement  solide  qui  ne  fût  l'ou- 
vrage ni  de  la  passion  ni  du  préjup.é. 


SECOND  DIALOGUE. 


oi 


Je  no  fus  pas  surpris  do  le  voir  tranquille  : 
vous  m'aviez  prévenu  qu'il  l'éloil;  mai*  vous 
attribuiez  ceiie  iriuiquilliié  à  bassesse  d'âme; 
elle  pouvoit  venir  d  une  cause  toute  contraire; 
javois  à  déterminer  la  véritable.  Cela  n'étoit 
pas  dilficile  ;  car,  à  moins  que  celte  tranquillité 
ne  fût  toujours  inaltérable,  il  ne  falloit,  pour 
en  découvrir  la  cause,  que  remarquer  ce  qui 
pouvoii  la  troubler.  Si  c'étoit  la  crainte,  vous 
aviez  raison  ;  si  c'étoit  l'indif^nation,  vous  aviez 
tort.  Ci'tte  vérification  ne  fut  pas  longue,  et  je 
&us  bientôt  à  quoi  m'en  tenir. 

Je  le  trouvai  s'occu})ani  à  copier  de  la  musi- 
que à  tant  la  page.  Cette  occupaiion  m'avoit 
paru,  comme  à  vous,  ridicule  et  affectée.  Je 
m'appliquai  d'abord  à  connoître  s'il  s'y  livroit 
sérieusement  ou  par  jeu,  et  puis  à  savoir  au 
juste  quel  motif  la  lui  avoit  fait  reprendre,  et 
ceci  demandoit  plus  de  recherche  et  de  soin.  Il 
falloit  connoître  exactement  ses  ressources  et 
l'état  de  sa  fortune,  vérifier  ce  ^ue  vous  m'aviez 
dit  de  son  aisance,  examiner  sa  manière  de  vi- 
vre, entrer  dans  le  détail  de  son  petit  ménage, 
comparer  sa  dépense  et  son  revenu,  en  un  mot 
connoître  sa  situation  présente  autrement  que 
par  son  dire,  et  le  dire  contradictoire  de  vos 
messieurs.  C'est  à  quoi  je  donnai  la  plus  grande 
attention.  Je  crus  m'apercevoir  qtieci'tte  occu- 
pation lui  plaisoii,  quoiqu'il  n'y  réussît  pas  trop 
bien.  Je  cherchai  la  cause  de  ce  biz;irie  plaisir, 
et  je  trouvai  qu  elle  tenoit  au  fond  de  sou  na- 
turel et  de  son  humeur,  dont  je  n'avois  encore 
aucune  idée,  et  qu'à  cette  occasion  je  com- 
mençai à  pénétrer.  Il  associoit  ce  travail  à  un 
amusement  dans  lequel  je  le  suivis  avec  une 
égale  attention.  Ses  longs  séjours  à  la  campagne 
luiavoient  donné  du  goût  pour  l'étude  desf)Ian- 
tes  :  il  conlinuoii  de  se  livrer  à  cette  étude  avec 
plus  d'ardeur  que  de  succès;  soit  que  sa  mé- 
moire défaillante  commençât  à  lui  refuser  tout 
service  ;  soit,  comme  je  crus  le  remarquer,  qu'il 
se  fît  de  cette  occupation  plutôt  un  jeu  d'enfant 
qu'une  étude  véritable.  Ils'iiitachoit  plus  à  faire 
de  jolis  herbiei  s  qu  à  classer  et  caractériser  les 
genres  et  les  espèces.  Il  empl«)yoit  un  temps  et 
des  soins  incroyables  à  dessécher  et  aplatir  des 
rameaux,  à  étendreet  dé[)loyer  de  petits  feuil- 


cadres,  à  toute  la  vérité  delà  nature  il  joignoit 
l'éclat  de  la  mitiiature  et  le  charme  de  l'iuiitu- 
tion. 

Je  l'ai  vu  s'attiédir  enfin  sur  cet  amusement, 
devenu  trop  fatigant  pour  sou  â{;e,  trop  coû- 
teux poursa  bourse,  ctqui  lui  prenoit  un  temps 
nécissairedont  il  ne  ledédommageoit  pas.  Peut- 
être  nos  liaisons  ont-elles  contribué  à  l'en  dé- 
tacher. On  voit  que  la  conteinplaiion  de  la  na- 
ture eut  toujours  un  grand  attrait  pour  son 
cœur  :  il  y  irouvoit  un  supplément  aux  aita- 
chemens  dont  il  avoit  besoin  ;  mais  il  tût  laissé 
le  supplément  pour  la  chose,  s'il  en  avoit  eu  le 
choix  ;  et  il  ne  se  réduisit  à  converser  avec  les 
pl<tntes  qu'après  de  vains  efforts  pour  conver- 
ser avec  les  humains.  Je  quitterai  volontiers, 
m'a-t-il  dit,  la  société  des  végétaux  pour  celle 
des  hommes,  au  premier  espoir  d  en  retrou- 
ver. 

Mes  premières  recherches  m'ayant  jeté  dans 
les  détails  de  sa  vie  domestique,  je  m'y  suis  par- 
ticulièrement attaché,  persuadé  que  j'en  tire- 
rois  pour  mon  objet  des  lumières  plus  sûres 
que  de  tout  ce  qu'il  pouvoit  avoir  dit  ou  fait  en 
public,  et  que  d'ailleurs  je  n'avois  pas  vu  moi- 
même.  C'est  dans  la  familiarité  d'un  commerce 
intime, dansla  conlinuité  de  la  vie  privée  qu'un 
homme  à  la  longue  se  laisse  voir  tel  qu'il  est, 
quand  le  ressort  de  l'attention  sur  soi  se  relâche, 
et  qu'oubliant  le  reste  du  monde  on  se  livre  à 
l'impulsiondu  moment. (^ettemé>hodeest  sûre, 
mais  longue  et  pénible  :  elle  demande  une  pa- 
tience et  une  assiduité  que  peut  soutenir  le  seul 
vrai  zèle  de  la  justice  et  de  la  vériié,  et  dont  on 
se  dispense  aisément  en  substituant  quelque  re- 
marque fortuite  et  rapide  aux  observations 
lentes,  mais  solides,  que  donne  un  examen  égal 
et  suivi. 

J'ai  donc  regardé  s'il  régnoit  chez  lui  du  dé- 
sordreoudela  règle,  de  la  gêne  ou  de  la  liberté; 
s'il  éloit  sobre  ou  dissolu,  sensuel  ou  grossier, 
si  ses  goûts  étoient  dépravés  ou  sains  ;  s'il  étoit 
sombre  ou  gai  dans  ses  ref)as,  dominé  par  l'ha- 
bitude ou  sujet  aux  fantaisies,  chiche  ou  pro- 
digue dans  son  ménage,  entier,  im[>érieux, 
tyran  dans  sa  petite  sphère  d'autorité,  ou  trop 
doux  peut-être  au  contraire  et  trop  mou,  crai- 


lages,  à  conserver  aux  fleurs  leurs  couleurs  na-  I  gnant  les  dissensions  encore  plus  qu'il  n'aime 


imelles  :  de  sorte  que,  collant  avec  soin  ces 


l'ordre,  et  souffrant  pour  la  paix  les  choses  les 


fragincns  sur  des  papiers  qu'il  ornoit  de  petits    plusconirairesàson  goût  ei  à  sa  volonté  :  corn- 


G2 


SECOND  DIALOGUE. 


ment  il  supporte  l'adversité, le  mépris,  la  haine 
publique;  quelles  sortes  daffections  lui  soniha- 
bitueili's  ;  quels  genres  de  peine  ou  de  plaisir 
altèrent  le  plus  son  humeur.  Je  lai  suivi  dans  î 
sa  plus  constante  manière  d'être,  dans  ces  pe-  I 
lites  inégalités,  non    moins   inévitables,   non  ! 
moins  utiles  peut-être  dans  le  calme  de  la  vie  j 
privée,  que  de  légères  variations  de  l'air  et  du  | 
vent  dans  celui  des  beaux  jours.  J'ai  voulu  voir 
comment  il  se  fâche  et  comment  il  s'apaise,  s'il 
exhale  ou  contient  sa  colère;  s'il  est  rancunier 
ou  emporté,  facile  ou  difficile  à  apaiser  ;  s'il  ag- 
grave ou  répare  ses  torts  ;  s'il  sait  endurer  et 
pardonner  ceux  des  autres;  s'il  est  doux  et  fa- 
cile à  vivre,  ou  dur  et  fâcheux  dans  le  com- 
merce familier  ;s'il  aime  à  s'épancher  au  dehors 
ou  à  se  concentrer  en  lui-même;  si  son  cœur 
s'ouvre  aisément  ou  se  ferme  aux  caresses  ;  s'il 
est  toujours  prudent,  circonspect,  maître  de 
lui-même,  ou  si,  se  laissant  dominer  par  ses 
mouvemens,  il  montre  indiscrètement  chaque 
sentiment  dont  il  est  ému.  Je  l'ai  pris  dans  les 
situations  d'esprit  les  plus  diverses,  les  plus 
contraires  qu'il  m'a  été  possible  de  saisir  ;  tan- 
tôt calme  et  tantôt  agité,  dans  un  transport  de 
colère,  el  dans  une  effusion  d'attendrissement; 
dans  la  tristesse  et  l'abaitement  de  cœur  :  dans 
ces  courts,  mais  doux  momens  de  joie  que  la  na- 
ture lui  fournil  encore,  et  que   hes  hommes 
n  ont  pu  lui  ôter  ;  dans  la  gaielé  d'un  repas  un 
peu  prolongé  ;  dans  ces  circonstances  impré- 
vues, où  un  homme  ardent  n'a  pas  le  temps  de 
se  déguiser,  et  où  le  premier  mouvement  de  la 
nature  prévienttoute  réflexion.  En  suivant  tous 
les  détails  de  sa  vie,  je  n'ai  point  négligé  ses 
discours,  ses  maximes,  ses  opinions,  je  n'ai 
rien  omis  pour  bien  connoître  ses  vrais  senti- 
mens  sur  les  matières  qu'il  traite  dans  ses  écrits. 
Je  lai  sondé  sur  la  nature  de  l'âme,  sur  l'exis- 
tence de  Dieu,  sur  la  moralité  de  la  vie  humaine, 
sur  le  vrai  bonheur,  sur  ce  qu'il  pense  de  la 
doctrine  à  la  mode  el  de  ses  auteurs,  enfin  sur 


qui  tiennent  à  l'amour-propre,  bien  sûr  qu'un 
orgueil  irascible  au  point  d'en  avoir  fait  un 
monstre  doit  avoir  de  fortes  et  fréquentes  ex- 
plosions difficiles  à  contenir,  et  impossibles  à 
déguiser  aux  yeux  d'un  homme  attentif  à  lexa- 
miner  par  ce  côté-là,  surtout  dans  la  position 
cruelle  où  je  le  trouvois. 

Par  les  idées  dont  un  homme  pétri  d'amour- 
propre  s'occupe  le  plus  souvent,  par  les  sujets 
favoris  de  ses  entretiens,  par  l'effet  inopiné  des 
nouvelles  imprévues,  par  la  manière  de  s'affec- 
ter des  propos  qu'on  lui  tient,  par  les  impres- 
sions qu'il  reçoit  de  la  contenance  et  du  ion  des 
gens  qui  l'approchent,  par  l'air  dont  il  entend 
louer  ou  décrier  ses  ennemis  ou  ses  rivaux,  par 
la  façon  dont  il  en  parle  lui-même,  par  le  de- 
gré de  joie  ou  de  tristesse  dont  l'affectent  leurs 
prospérités  ou  leurs  revers,  on  peut  à  la  longue 
le  pénétrer  et  lire  dans  son  âme,  surtout  lors- 
qu'un tempérament  ardent  lui  ôte  le  pouvoir  de 
réprimer  ses  premiers  mouvemens,  si  tant  est 
néanmoins  qu'un  tempérament  ardent  et  un 
violent  amour-propre  puissent  compatir  en- 
semble dans  un  même  cœur*  Mais  c'est  surtout 
en. parlant  des  talens  et  des  livres  que  les  au- 
teurs se  contiennent  le  moins  et  se  décèlent  le 
mieux  :  c'est  aussi  parla  que  je  n'ai  pas  man- 
qué d'examiner  celui-ci.  Je  l'ai  mis  souvent  et 
vumeitrepar  d'autres  sur  ce  chapitre  en  divers 
temps  età  diverses  occasions ,  j'ai  sondé  ce  qu'il 
pensoit  de  la  gloire  littéraire,  quel  prix  il  don- 
noit  à  sa  jouissance,  et  ce  qu'il  estimoit  le  plus 
en  fait  de  réputation,  de  celle  qui  brille  par  les 
talens,  ou  de  celle  moins  éclatante  que  donne 
un  caractère  estimable.  J'ai  voulu  voir  s'il  étoit 
curieux  de  l'histoire  des  réputations  naissantes 
ou  déclinantes,  s'ilépluchoitmalignement  celles 
qui  faisoient  le  plus  de  bruit,  comment  il  s'af- 
fectoit  des  succès  ou  des  chutesdes livres  etdes 
auteurs,  et  comment  il  supportoit  pour  sa  part 
les  dures  censures  des  critiques,  les  malignes 
louanges  des  rivaux,  et  le  mépris  affecté  des 


tout  ce  qui  peut  faire  connoître  avec  les  vrais  |  brillans  écrivains  de  ce  siècle.  Enfin,  je  l'ai  exa- 
seniimens  d'un  homme  sur  l'usage  de  celte  vie  j  miné  par  tous  les  sens  où  mes  regards  ont  pu 
et  sur  sa  destination  ses  vrais  principes  de  con-  1  pénétrer,  et  sans  chercher  à  rien  interpréter 
duite.  J'ai  soigneusement  comparé  tout  ce  qu'il  \  selon  mon  désir,  mais  éclairant  mes  observa- 
m'a  dit  avec  ce  que  j'ai  vu  de  lui  dans  la  pra-  :  tions  les  unes  par  les  autres  pour  découvrir  la 
tique,  n'admettant  jamais  pour  vrai  que  ce  vérité;  je  n'ai  pas  un  instant  oublié  dans  me» 
que  celte  épreuve  a  confirmé.  !  recherches  qu'il  y  alloit  du  destin  de  ma  vie  â 

Je  l'ai  particulièrement  étudié  par  les  côtés     ne  pas  me  tromper  dans  ma  conclusion. 


SECOND  DIALOGUE. 


63 


Le  Fr.  Je  vois  que  vous  avez  rpfjardé  à  beau- 
coup de  choses  :  apprendrai-je  enfin  ce  que 
vous  avez  vu? 

Houss.  Ce  que  j'ai  vu  est  meilleur  à  voir  qu'à 
dire.  Ce  que  j'ai  vu  me  suffit,  à  moi  qui  l'ai  vu, 
pour  déterminer  mon  jugement,  mais  non  pas 
à  vous  pour  déterminer  le  vôtre  sur  mon  rap- 
port ;  car  il  îf  besoin  détre  vu  pour  être  cru, 
et,  après  la  façon  dont  vous  m'aviez  prévenu, 
je  ne  laurois  pas  cru  moi-iirême  sur  le  rapport 
d'autrui.  Ce  que  j'ai  vu  ne  sont  que  des  choses 
bien  communes  en  apparence,  mais  très-rares 
en  effet.  Ce  sont  des  récits  qui  d'ailleurs  con- 
viendroient  mal  dans  ma  bouche  ;  et ,  pour  le 
faire  avec  bienséance,  il  faudroit  être  un  autre 
que  moi. 

Le  Fr.  Comment,  monsieur!  espérez-vous 
me  donner  ainsi  le  change?  Remplissez-vous 
ainsi  vos  engagemens,  et  ne  tirerai-je  aucun 
fruit  du  conseil  que  je  vous  ai  donné?  Les  lu- 
mières qu'il  vous  a  procurées  ne  doivent-elles 
j>as  nous  être  communes?  et ,  après  avoir 
ébranlé  la  persuasion  où  j'étois,  vous  croyez- 
vous  permis  de  me  laisser  les  doutes  que  vous 
avez  fait  naître,  si  vous  avez  de  quoi  m'en  tirer? 
Rouss.  Il  vous  est  aisé  d'en  sortir  à  mon 
exemple,  en  prenantpour  vous-même  ce  conseil 
que  vous  dites  m'avoir  donné.  Il  est  malheu- 
roux  pour  Jean -Jacques,  que  Rousseau  ne 
puisse  dire  tout  ce  qu'il  sait  de  lui.  Ces  décla- 
rations sontdésormais  impossibles,  parce  qu'el- 
les seroient  inutiles,  et  que  le  courage  de  les 
faire  ne  m'attireroit  que  l'humiliation  de  n'être 
pas  cru. 

Voulez-vous,  par  exemple,  avoir  une  idée 
sommaire  de  mes  observations?  Prenez  direc- 
tement et  en  tout,  tant  en  bien  qu'en  mal,  le 
contre-pied  du  Jean-Jacques  de  vos  messieurs, 
vous  aurez  très-exactement  celui  que  j'ai  trouvé. 
Le  leur  est  cruel,  féroce  et  dur,  jusqu'à  la  dé- 
pravation ;  le  mien  est  doux  et  compatissant 
jusqu'à  la  foiblesse.  Le  leur  est  intraitable, 
inflexible,  et  toujours  repoussant;  le  mien  est 
facile  et  mou,  ne  pouvant  résister  aux  caresses 
qu'il  croit  sincères,  et  se  laissant  subjuguer, 
quand  on  sait  s'y  prendre,  par  les  gens  mêmes 
(pi'il  n'estime  pas.  Le  leur,  misanthrope,  fa- 
rouche, déteste  les  hommes;  le  mien,  humain 
jusqu'à  l'excès,  et  trop  sensible  à  leurs  peines, 
s'afFeclc  autant  des  maux  qu'ils  se  font  entre 


eux,  que  de  ceux  qu'ils  lui  font  à  lui-même. 
Le  leur  ne  songe  qu'a  faire  du  bruit  dans  le 
monde  aux  dépens  du  repos  d'autrui  et  du  sien; 
le  mien  préfère  le  repos  à  tout,  et  voudroit 
être  ignoré  de  toute  la  terre ,  pourvu  qu'on  le 
laissât  en  paix  dans  son  coin.  Le  leur,  dévoré 
d'orgueil  et  du  plus  intolérant  amour-propre, 
est  tourmenté  de  l'existence  de  ses  semblables, 
et  voudroit  voir  tout  le  genre  humain  s  anéantir 
devant  lui  ;  le  mien,  s'aimant  sans  se  comparer, 
n'est  pas  plus  susceptible  de  vanité  que  de  mo- 
destie ;  content  de  sentir  ce  qu'il  est,  il  ne  cher- 
che point  quelle  est  sa  place  parmi  les  hommes, 
et  je  suis  sûr  que  de  sa  vie  il  ne  lui  entra  dans 
l'esprit  de  se  mesurer  avec  un  autre  pour  savoir 
lequel  éloit  le  plus  grand  ou  le  plus  petit.  Le 
leur,  plein  de  ruse  et  d'art  pour  en  imposer, 
voile  ses  vices  avec  la  plus  grande  adresse,  et 
cache  sa  méchanceté  sous  une  candeur  appa- 
rente ;  le  mien,  emporté,  violent  môme  dans 
ses  premiers  momens  plus  rapides  que  l'éclair, 
passe  sa  vie  à  faire  de  grandes  et  courtes  fautes, 
et  à  les  expier  par  de  vifs  et  Icmgs  repentirs  :  au 
surplus,  sans  prudence,  sans  présence  d'esprit, 
et  dune  balourdise  incroyable,  il  offense  quand 
il  veut  plaire,et  dans  sa  naïveté, plutôt  étourdie 
que  franche,  dit  également  ce  qui  lui  sert  et 
qui  lui  nuit,  sans  même  en  sentir  la  différence. 
Enfin ,  le  leur  est  un  esprit  diiibolique,  aigu, 
pénétrant;  le  mien,  ne  pensant  qu'avec  beau- 
coup de  lenteur  et  d'efforts,  en  craint  la  fatigue, 
et,  souvent  n'entendant  les  choses  les  plus  com- 
munes qu'en  y  rêvant  à  son  aise  et  seul,  peut  à 
peine  passer  pour  un  homme  d'esprit. 

IS'est-ilpas  vrai  que,  si  je  multipliois  ces  op- 
positions, comme  je  le  pourrois  faire,  vous  les 
prendriez  pour  des  jeux  d'imagination  qui  n'au- 
roient  aucune  réalité?  Et  cependant  je  ne  vous 
diroisrien  qui  ne  fiit,  non  comme  à  vous,  affirmé 
par  d'autres,  mais  attesté  par  ma  propre  con- 
science. Cette  manière  simple,  mais  peu  croya- 
ble ,  de  démentir  les  assertions  bruyantes  des 
gens  passionnés  par  les  observations  paisibles, 
mais  siîres,  d'un  homme  impartial,  seroit  donc 
inutile  et  ne  produiroit  aucun  effet.  D'ailleurs, 
la  situation  de  Jean- Jacques  à  certains  égards 
estmêmetrop  incroyable  pour  pouvoir  être  bien 
dévoilée.  Cependant,  pour  le  bien  connoître  à 
fond  ,  il  faudroit  connoître  et  ce  qu'il  endure  et 
ce  qui  le  lui  fait  supporter.  Or,  tout  cela  ne 


64  SECOND  DIALOGUE 

peut  bien  se  dire,  pour  le  croire  il  faut  lavoir 


vu. 

Mais  essayons  s'il  n'y  aiirnit  point  quelque 
autre  roule  aussi  droite  et  moins  traversée  pour 
arriver  au  môme  but;  s'il  n'y  auroit  point  quel- 
que moyen  de  vous  faire  sentir  tout  d'un  coup, 
par  une  impression  simple  et  immédiate,  ce 
que,  dans  les  opinions  où  vous  êtes ,  je  ne  sau- 
rois  vous  persuader  en  procédant  graduelle- 
ment, sans  attaquer  sans  cesse,  par  des  né{;a- 
lions  dures,  les  triinchanies  assertions  rie  vos 
messieurs.  Je  voudrois  tâcher  pour  cela  de  vous 
esquisser  ici  le  portrait  de  mon  Jean-Jacques, 
tel  qu'a|)rès  un  long  examen  de  l'original  l'idée 
s'en  est  empreinte  dans  mon  esprit.  D'abord, 
vous  pourrez  comparer  ce  portrait  à  celui  qu  ils 
en  ont  tracé,  juger  lequel  des  deux  est  le  plus 
lié  dans  ses  parties,  et  paroît  former  le  mieux 
un  seul  tout;  lequel  explique  le  plus  naturelle- 
ment et  le  plus  clairement  la  c<mdiiite  de  celui 
qu'il  représente,  ses  goûts,  ses  habitudes,  et 
tout  ce  qu'on  connoît  de  lui,  non-seulement 
depuis  qu'il  a  fait  des  livres,  mais  dès  son 
enfance  ,  <'t  de  tous  hs  temps  ;  après  quoi ,  il 
ne  tiendra  qu'à  vousde  vérifier  par  vous-même 
SI  jai  bien  ou  mal  vu. 

Le  Fr.  Rien  de  mieux  que  tout  cela.  Parlez 
donc  ;  je  vous  écoute. 

Rouss.  De  tous  les  hommes  que  j'ai  connus, 
celui  dont  le  caractère  dérive  le  plus  pleinement 
de  son  seul  tempérament  est  Jean-Jacques.  11 
est  ce  que  l'a  fan  la  nature;  l'éducation  ne  l'a 
que  bien  peu  modifié.  Si,  dès  sa  naissance,  ses 
facultés  et  ses  forces  s  étoient  toui-à-coup  déve- 
loppées, dès  lors  on  l'eiii  trouvé  tel  à  peu  près 
qu'il  fut  dans  son  âge  inùr;  et  maiiit<nant, 
après  soixante  ans  de  peines  et  de  misères,  le 
temf)S,  l'adversité,  les  hommes  l'ont  encore 
très-peu  changé.  Tandis  que  son  corps  vieillit 
et  se  casse,  son  cœur  reste  jeune  toujours  ;  il 
garde  encore  les  mêmes  goiJls,  les  mêmes  pas- 
sions de  son  jeune  âge  ,  et  jusqu'à  la  fin  de  sa 
vie  il  ne  cessera  d'être  un  vieux  enfant. 

Mais  ce  tempérament,  qui  lui  a  donné  sa 
forme  morale,  a  des  singularités  qui,  pour  être 
démêlées,  demandent  une  attention  plus  suivie 
que  le  coup  d'oeil  suffisant  qu'on  jette  sur  un 
homme  qu'on  croit  connoître  et  qu'on  a  déjà 
jii^e.  Je  puis  même  dire  que  c'est  par  sou  exté- 
rieur vulgaire  et  par  ce  qu'il  a  de  plus  commun, 


qu'en  y  regardant  mieux  je  l'ai  trouvé  le  plus 
singulier.  Ce  paradoxe  s'éclaircira  de  lui-même 
à  mesure  que  vous  m'écouterez. 

Si,  comme  je  vous  l'ai  dit ,  je  fus  surpris  au 
premier  abord  de  le  trouver  si  différent  de  ce 
que  je  me  létois  figuré  dans  vos  récits,  je  le  fus 
bien  plus  du  peu  d'éclat,  pour  ne  pas  due  de 
la  bêtise,  de  ses  entretiens  :  moi  qui,  ayant  eu 
à  vivre  avec  des  gens  de  lettres,  les  ai  toujours 
trouvés  brillans,  élancés,  sentencieux  comme 
des  oracles,  subjuguant  tout  par  leur  docte 
faccmde  et  par  la  hauteur  de  leurs  décisions. 
(]elui-ci  ne  disant  guère  que  des  choses  com- 
munes, et  les  disant  sans  précision,  sans  finesse, 
et  sans  force,  paroît  toujours  fatigué  de  jiarler, 
même  en  parlant  peu,  soit  de  la  peine  d'enten- 
dre, souvent  même  n'entendant  point,  sitôt 
qu'on  dit  des  choses  un  fieu  fines,  et  n'y  réfion- 
(iant  jamais  à  piopos.  Que,  s'il  lui  vient  par 
hasard  quelque  mot  heureusement  trouvé,  li  en 
est  si  aise,  que,  pour  avoir  quelque  chose  à 
(lire,  il  le  répète  éiernellemem.  On  le  prendroit 
dans  la  conversation  ,  non  pour  un  prnseur 
plein  d'idées  vives  et  neuves,  pensant  avec 
force  et  sCxprimaut  avec  justesse,  mais  pour 
un  écolier  embarrassé  du  choix  de  ses  ternies, 
et  subjugué  parla  suffisance  des  gens  qui  en 
savent  plus  que  lui.  Je  n'avois  jamais  vu  ce 
maintien  iimide  et  gêné  dans  nos  moindres 
barbouilleurs  de  brochures;  comment  le  con- 
cevoir dans  un  auteur  qui,  foulant  aux  [)ieds 
les  opinions  de  Son  siècle,  sembloit  en  toute 
chose  moins  disposé  à  recevoir  la  loi  qu'à  la 
faire?  S  il  n'eût  fait  que  dire  des  choses  trivia- 
les et  plates,  jatirois  pu  croire  qu'il  faisoit  l'im- 
bécile pour  dépayser  les  espions  dont  il  se  sent 
entouré;  mais,  quels  que  soient  les  gens  qui 
l'écoutent,  loin  d  user  a\ec  eux  de  la  moindre 
précaution,  il  lâche  étourdiment  cent  piopos 
inconsidérés,  qui  donnent  sur  lui  de  grandes 
prises:  non  qu'au  fond  ces  propos  soient  répré- 
hensibles,  mais  parce  qu'il  est  possible  de  leur 
donner  un  mauvais  sens,  qui,  sans  lui  être  venu 
dans  l'esprit,  ne  manque  pas  de  se  présenter 
par  préférence  à  celui  des  gens  qui  l'écoutent, 
et  qui  ne  cherchent  que  cela.  Ln  un  mot,  je  l'ai 
presque  toujours  trouvé  pesant  à  penser,  mal- 
adroit à  dire,  se  fatiguant  sans  cesse  à  cher- 
cher  le  mot  propre  qui  ne  lui  venoit  jamais ,  el 
embrouillant  des  idées  déjà  pou  claires  par  une 


SECOM>  DIALOGUE. 


65 


mauvaise  manière  de  les  exprimer.  J'ajoute  en 
passant  que  si,  dans  nos  premiers  entretiens, 
j'avois  pu  deviner  cet  extrême  embarras  de 
parler,  j'en  aurois  tiré,  sur  vos  propres  argu- 
niens,  une  preuve  nouvelle  qu'il  n'avoit  pas  fait 
ses  livres  :  car  si,  selon  vous,  déchiffrant  si  mal 
la  musique,  il  n'en  avoit  pu  composer,  à  plus 
forte  raison,  sachant  si  mal  parler,  il  n'avoit 
pu  si  bien  écrire. 

Une  pareille  ineptie  étoit  déjà  fort  étonnante 
dans  un  homme  assez  adroit  pour  avoir  trompé 
quarante  ans,  par  de  fausses  apparences,  tous 
ceux  qui  l'ont  approché;  mais  ce  n'est  pas  tout. 
r,e  môme  homme,  dont  l'œil  terne  et  la  phy- 
sionomie effacée  semblent,  dans  les  entre- 
tiens indifférens,  n'annoncer  que  de  la  stupi- 
dité, change  tout  à  coup  d'air  et  de  maintien 
silôt  qu'une  matière  intéressante  pour  lui  le 
tire  de  sa  léthargie.  On  voit  sa  physionomie 
éteinte  s'animer,  se  vivifier,  devenir  parlante, 
expressive,  et  promettre  de  l'esprit.  A  juger 
par  l'éclat  qu'ont  encore  alors  ses  yeux  à  son 
Age ,  dans  sa  jeunesse  ils  ont  dû  lancer  des 
éclairs.  A  son  geste  impétueux,  à  sa  conte- 
nance agitée,  on  voit  que  son  sang  bouillonne, 
on  croiroit  que  des  traits  de  feu  vont  partir  de 
sa  bouche  :  et  point  du  tout;  toute  cette  effer- 
vescence ne  produit  que  des  propos  communs, 
confus,  mal  ordonnés,  qui,  sans  être  plus  ex- 
pressifs qu'à  l'ordinaire,  sont  seulement  plus 
inconsidérés.  Il  élève  beaucoup  la  voix  ;  mais 
ce  qu'il  dit  devient  plus  bruyant  sans  être  plus 
vigoureux.  Quelquefois  cependant  je  lui  ai 
trouvé  de  l'énergie  dans  l'expression  ;  mais  ce 
n'étoit  jamais  au  moment  d'une  explosion  su- 
bite :  c'étoit  seulement  lorsque  cette  explosion, 
ayant  précédé,  avoit  déjà  produit  son  premier- 
effet.  Alors  cette  émotion  prolongée,  agissant 
avec  plus  de  règle,  sembloit  agir  avec  plus  de 
force,  et  lui  suggéroit  des  expressions  vigou- 
reuses, pleines  du  sentiment  dont  il  étoit  en- 
core agité.  J'ai  compris  par  là  comment  cet 
homme  pouvoit ,  quand  son  sujet  échauffoit 
son  cœur,  écrire  avec  force,  quoiqu'd  par- 
lât foiblement,  el  comment  sa  plume  devoit 
mieux  que  sa  langue  parler  le  langage  des  pas- 
sions. 

Le  Fh.  Tout  cela  n'est  pas  si  contraire 
,que  vous  pensez  aux  idées  qu'on  m'a  données 
de  son  caractère.  Cet  embarras  li'abord  et 
T.  rv 


cette  timidité  que  vous  lui  attribuez  sont  re- 
connus maintenant  dans  le  inonde  pour  être 
les  plus  sûres  enseignes  de  l'amour-propte  et 
de  l'orgueil. 

UODSS.  D'où  il  suit  que  nos  petits  pâtres  et 
nos  pauvres  villageoises  regorgent  d'amour- 
propre,  et  que  nos  brillans  académiciens,  nos 
jeunes  abbés  et  nos  dames  du  grand  air,  sont 
des  prodiges  de  modestie  et  d'humilité.  O 
malheureuse  nation!  où  toules  les  idées  de  l'ai- 
mable et  du  bon  sont  renversées  et  où  l'arro- 
gant amour-propre  des  gens  du  monde  trans- 
forme en  orgueil  et  en  vices  les  vertus  qu'ils 
foulent  aux  pieds  1 

Le  Fu.  Ne  vous  échauffez  pas.  Laissons  ce 
nouveau  paradoxe,  sur  lequel  on  peut  dispu- 
ter, et  revenonsà  la  sensibilité  de  notre  homme, 
dont  vous  convenez  vous-même,  et  qui  se  dé- 
duit de  vos  observations.  D'une  profonde  in- 
différence sur  tout  ce  qui  ne  touche  pas  son  pe- 
tit individu,  il  ne  s'anime  jamais  que  pour  son 
propre  intérêt  ;  mais  toutes  les  fois  qu'il  s'agit 
de  lui,  la  violente  intensité  de  son  anjour-pro- 
pre  doit  en  effet  l'agiter  jusqu'au  transport;  et 
ce  n'est  que  quand  cette  agitation  se  modère 
qu'il  commence  d'exhaler  sa  bile  et  sa  rage, 
qui,  dans  les  premiers  momens,  se  concentre 
avec  force  autour  de  son  cœur. 

Uocss.  Mes  observations,  dont  vous  tirez  ce 
résultat,  m'en  fournissent  un  tout  contraire.  11 
est  certain  qu'il  ne  s'affecte  pas  généralement, 
comme  tous  nos  auteurs,  de  toutes  les  questions 
un  peu  fines  qui  se  présentent,  et  qu'il  ne  suf- 
fit pas,  pour  qu'une  discussion  l'intéresse,  que 
l'esprit  puisse  y  briller.  J'ai  toujours  vu,  j'en 
conviens,  que  pour  vaincre  sa  paresse  à  parler, 
et  i'émouvuir  dans  la  conversation,  il  falioit  uii 
autre  intérêt  que  celui  de  la  vanité  du  babd  ; 
mais  je  n'ai  guère  vu  que  cet  intérêt,  capable 
de  l'animer,  fût  son  intérêt  propre,  celui  de 
son  individu.  Au  contraire,  quand  il  s'agit  de 
lui,  soit  qu'on  le  cajole  par  des  flatteries,  soit 
qu'on  cherche  à  l'outrager  à  mots  couverts,  je 
lui  ai  toujours  trouvé  un  air  nonchalant  et  dé- 
daigneux, qui  ne  montroit  pas  qu'd  fit  un  grand 
cas  de  tous  ces  discours,  ni  de  ceux  qui  les  lui 
tenoient,  ni  de  leurs  opinions  sur  son  compte; 
mais  l'intérêt  plus  grand,  plus  noble  qui  l'a- 
nime el  le  passionne,  est  celui  de  la  justice  et  de 
la  vérité;  et  je  ne  l'ai  jamais  vu  écouter  do 


6(> 


SIXOND  DIALOGUE. 


sang-froid  toute  doctrine  qu'il  crût  nuisible  au 
bien  public.  Son  embarras  de  parler  peut  sou- 
vent l'empêcher  de  se  commettre,  lui  et  la  bonne 
cause,  vis-à-vis  ces  brillans  péroreurs  qui  sa- 
vent habiller  en  termes  séduisans  et  magnifi- 
ques leur  cruelle  philosophie  ;  mais  il  est  aisé 
de  voir  alors  l'effort  qu'il  fait  pour  se  taire, 
et  combien  son  cœur  souffre  à  laisser  propa- 
ger des  erreurs  qu'il  croit  funestes  au  genre 
humain.  Défenseur  indiscret  du  foible  et  de 
l'opprimé  qu'il  ne  connoît  même  pas,  je  l'ai  vu 
souvent  rompre  impétueusement  en  visière  au 
puissant  oppresseur  qui ,  sans  paroître  offensé 
de  son  audace,  s'apprêtoit,  sous  l'air  de  la  mo- 
dération, à  lui  faire  payer  cher  un  jour  cette  in- 
cartade :  de  sorte  que,  tandis  qu'au  zèle  em- 
porté de  l'un  on  le  prend  pour  un  furieux; 
l'autre,  en  méditant  en  secret  des  noirceurs, 
paroît  un  sage  qui  se  possède;  et  voilà  com- 
ment, jugeant  toujours  sur  les  apparences,  les 
hommes  le  plus  souvent  prennent  le  contre- 
pied  de  la  vérité. 

Je  l'ai  vu  se  passionner  de  même,  et  souvent 
jusqu'aux  larmes,  pour  les  choses  bonnes  et 
belles  dont  il  étoit  frappé  dans  les  merveilles 
de  la  nature,  dans  les  œuvres  des  hommes, 
dans  les  vertus,  dans  les  talens,  dans  les  beaux- 
arts,  et  généralement  dans  tout  ce  qui  porte  un 
caractère  de  force,  de  grâce  ou  de  vérité,  di- 
gne d'émouvoir  une  âme  sensible.  Mais  sur- 
tout ce  que  je  n'ai  vu  qu'en  lui  seul  au  monde, 
c'est  un  égal  attachement  pour  les  productions 
de  ses  plus  cruels  ennemis,  et  même  pour  celles 
qui  déposoient  contre  ses  propres  idées,  lors- 
qu'il y  trouvoit  les  beautés  faites  pour  toucher 
son  cœur,  les  goûtant  avec  le  même  plaisir,  les 
louant  avec  le  même  zèle  que  si  son  amour-pro- 
pre n'en  eût  point  reçu  d'atteinte,  que  si  l'au- 
teur eût  été  son  meilleur  ami,  et  s'indignant 
avec  le  même  feu  des  cabales  faites  pour  leur 
ôter,  avec  les  suffrages  du  public,  le  prix  qui 
leur  étoit  dû.  Son  grand  malheur  est  que  tout 
cela  n'est  jamais  réglé  par  la  prudence,  et  qu'il 
se  livre  impétueusement  au  mouvement  dont  il 
est  agité,  sans  en  prévoir  l'effet  et  les  suites,  ou 
sans  s'en  soucier.  S'animer  modérément  n'est 
pas  une  chose  en  sa  puissance;  il  faut  qu'il  soit 
de  flamme  ou  de  glace  :  quand  il  est  tiède,  il 
est  nul. 

Enfin  J'ai  remarqué  que  l'activité  de  son  âme 


duroit  peu,  qu'elle  étoit  courte  à  proportion 
qu'elle  étoit  vive,  que  l'ardeur  de  ses  passions 
les  consumoit ,  les  dévoroit  elles-mêmes,  et 
qu'après  de  fortes  et  rapides  explosions  elles 
s'anéantissoient  aussitôt ,  et  le  laissoient  re- 
tomber dans  ce  premier  engourdissement  qui 
le  livre  au  seul  empire  de  l'habitude,  et  me  pa- 
roît être  son  état  permanent  et  naturel. 

Voilà  le  précis  des  observations  d'où  j'ai  tiré 
la  connoissance  de  sa  constitution  physique,  et 
par  des  conséquences  nécessaires,  confirmées 
par  sa  conduite  en  toute  chose,  celle  de  son  vrai 
caractère.  Ces  observations,  et  les  autres  qui 
s'y  rapportent,  offrent  pour  résultat  un  tem- 
pérament mixte,  formé  d'élémens  qui  parois- 
sent  contraires  :  un  cœur  sensible,  ardent,  ou  \ 
très-inflammable  ;  un  cerveau  compacte  et 
lourd,  dont  les  parties  solides  et  massives  ne 
peuvent  être  ébranlées  que  par  une  agitation/ 
du  sang  vive  et  prolongée.  Je  ne  cherche  point 
à  lever  en  physicien  ces  apparentes  contradic- 
tions; et  que  m'importe?  Ce  qui  m'importoit 
étoit  de  m'assurer  de  leur  réalité ,  et  c'est 
aussi  tout  ce  que  j'ai  fait.  Mais  ce  résultat, 
pour  paroître  à  vos  yeux  dans  tout  son  jour,  a 
besoin  des  explications  que  je  vais  tâcher  d'y 
joindre. 

J'ai  souvent  ouï  reprocher  à  Jean-Jacques, 
comme  vous  venez  de  faire,  un  excès  de  sensi- 
bilité, et  tirer  de  là  l'évidente  conséquence  qu'il 
étoit  un  monstre.  C'est  surtout  le  but  d'un  nou- 
veau livre  anglois  intitulé  Recherches  sur  l'âme, 
où,  à  la  faveur  de  je  ne  sais  combien  de  beaux 
détails  anatomiques  et  tout-à-fait  concluans,  on 
prouve  qu'il  n'y  a  point  d'âme,  puisque  l'auteur 
n'en  a  point  vu  à  l'origine  des  nerfs  ;  et  l'on 
établit  en  principe  que  la  sensibilité  dans 
l'homme  est  la  seule  cause  de  ses  vices  et  de 
ses  crimes,  et  qu'il  est  méchant  en  raison  de 
cette  sensibilité,  quoique,  par  une  exception  à 
la  règle,  l'auteur  accorde  que  cette  même  sen- 
sibilité peut  quelquefois  engendrer  des  vertus. 
Sans  disputer  sur  la  doctrine  impartiale  du  phi- 
losophe chirurgien,  tâchons  de  commencer  par 
bien  entendre  ce  mot  de  sensibilité,  auquel, 
faute  de  notions  exactes,  on  applique  à  chaque 
instant  des  idées  si  vagues  et  souvent  contra- 
dictoires. 

La  sensibilité  est  le  principe  de  toute  action. 
Un  être,  quoique  animé,  qui  ne  sentiroit  rien, 


SKGOND  DIALOGUE. 


67 


n'agiroii  point  :  car  où  seroil  pour  lui  le  motif 
d'agir?  Dieu  lui-même  est  sensible,  puisqu'il 
agit.  Tous  les  hommes  sont  donc  sensibles,  et 
peut-être  au  même  degré,  mais  non  pas  de  la 
môme  manière.  Il  y  a  une  sensibilité  physique 
et  organique  qui,  purement  passive,  paroît  n'a- 
voir pour  fin  que  la  conservation  de  notre  corps 
et  celle  de  notre  espèce,  par  les  direciions  du 
plaisir  et  de  la  douleur.  Il  y  a  une  autre  sensi- 
bilité, que  j'appelle  active  et  morale,  qui  n'est 
autre  chose  que  la  faculté  d'attacher  nos  affec- 
tions à  des  êtres  qui  nous  sont  étrangers.  Celle- 
ci,  dont  l'étude  des  pairesde  nerfs  ne  donne  pas 
la  connoissance,  semble  offrir  dans  les  âmes 
une  analogie  assez  claire  avec  la  faculté  attrac- 
tive des  corps.  Sa  force  est  en  raison  des  rap- 
ports que  nous  sentons  entre  nous  et  les  autres 
êtres  ;  et,  selon  la  nature  de  ces  rapports,  elle 
agit  tantôt  positivement  par  attraction,  tantôt 
négativement  par  répulsion,  comme  un  aimant 
par  ses  pôles.  L'action  positive  ou  attirante  est 
l'œuvre  simple  de  la  nature,  qui  cherche  à  éten- 
dre et  renforcer  le  sentiment  de  notre  être;  la 
négative  ou  repoussante,  qui  comprime  et  ré- 
trécit celui  d'autrui,  est  une  combinaison  que 
la  réflexion  produit.  De  la  première  naissent 
Montes  les  passions  aimanteset douces;  de  la  se- 
Vconde,  toutes  les  passions  haineuses  et  cruelles. 
Veuillez,  monsieur,  vous  rappeler  ici,  avec  les 
distinctions  faites  dans  nos  premiers  entretiens 
entre  l'amour  de  soi-même  et  l'amour-propre, 
la  manière  dont  l'un  et  l'autre  agissent  sur  le 
cœur  humain.  La  sensibilité  positive  dérive  im- 
médiatement de  l'amour  de  soi.  Il  est  très-natu- 
rel que  celui  qui  s'aime  cherche  à  étendre  son 
êlre  et  ses  jouissances,  et  à  s'approprier  par 
l'attachement  ce  qu'il  sent  devoir  être  un  bien 
pour  lui;  ceci  est  une  pure  affaire  de  senti- 
ment, où  la  réflexion  n'entre  pour  rien.  Mais 
si!Ôt  que  cet  amour  absolu  dégénère  en  amour- 
propre  et  comparatif,  il  produit  la  sensibilité 
négative,  parce  qu'aussitôt  qu'on  prend  l'habi- 
tude de  se  mesurer  avec  d'autres,  et  de  se  trans- 
porter hors  de  soi,  pour  s'assigner  la  première 
et  meilleure  place,  il  est  impossible  de  ne  pas 
prendre  en  aversion  tout  ce  qui  nous  surpasse, 
tout  ce  qui  nous  rabaisse,  tout  ce  qui  nous 
comprime,  tout  ce  qui,  étant  quelque  chose, 
nous  empêche  d'être  tout.  L'amour-propre  est 
toujours  irrité  ou  mécontent,  parce  qu'il  vou- 


droit  que  chacun  nous  préférât  à  tout  et  à 
lui-même;  ce  qui  ne  se  peut;  il  s'irrite  deg 
préférences  qu'il  sent  que  d'autres  méritent, 
quand  même  ils  ne  les  obtiendroient  pas  ;  il 
s'irrite  des  avantages  qu'un  autre  a  sur  nous, 
sans  s'apaiser  parceux  dont  il  se  sent  dédom- 
magé. Le  sentiment  de  l'infériorité  à  un  seul 
égard  empoisonne  alors  celui  de  la  supério- 
rité à  mille  autres,  et  l'on  oublie  ce  qu'on 
a  de  plus,  pour  s'occuper  uniquement  de  ce 
qu'on  a  de  moins.  Vous  sentez  qu'il  n'y  a  pas 
à  tout  cela  de  quoi  disposer  l'âme  à  la  bien- 
veillance. 

Si  vous  me  demandez  d'où  naît  cette  dispo- 
sition à  se  comparer,  qui  change  une  passion 
naturelle  et  bonne  en  une  autre  passion  factice 
et  mauvaise,  je  vous  répondrai  qu'elle  vient 
des  relations  sociales,  du  progrès  des  idées,  et 
de  la  culture  de  l'esprit.  Tant  qu'occupé  des 
seuls  besoins  absolus  on  se  borne  à  rechercher 
ce  qui  nous  est  vraiment  utile,  on  ne  jette 
guère  sur  d'autres  un  regard  oiseux;  mais  à 
mesure  que  la  société  se  resserre  par  le  lien 
des  besoins  mutuels,  à  mesure  que  l'esprit  s'é- 
tend, s'exerce  et  s'éclaire,  il  prend  plus  d'ac- 
tivité, il  embrasse  plus  d'objets,  saisit  plus  de 
rapports,  examine,  compare;  dans  ses  fré- 
quentes comparaisons,  il  n'oublie  ni  lui-môme, 
ni  ses  semblables,  ni  la  place  à  laquelle  il  pré- 
tend parmi  eux.  Dès  qu'on  a  commencé  de  se 
mesurer  ainsi  Ton  ne  cesse  plus,  et  le  cœur  ne 
sait  plus  s'occuper  désormais  qu'à  mettre  tout 
le  monde  au-dessous  de  nous.  Aussi  remarque- 
t-on  généralement,  en  confirmation  de  cette 
théorie,  que  les  gens  d'esprit,  et  surtout  les 
gens  de  lettres,  sont  de  tous  les  hommes  ceux 
qui  ont  une  plus  grande  intensité  d'amour- 
propre,  les  moins  portés  à  aimer,  les  plus  por- 
tés à  ha'ir. 

Vous  me  direz  peut-être  que  rien  n'est  plus 
commun  que  des  sots  pétris  d'amour-propro. 
Cela  n'est  vrai  qu'en  distinguant.  Fort  souvent 
les  sots  sont  vains,  mais  rarement  ils  sont  ja- 
loux, parce  que,  se  croyant  bonnement  à  la 
première  place,  ils  sont  toujours  très-contens 
de  leur  lot.  Un  homme  d'esprit  n'a  guère  le 
même  bonheur  ;  il  sent  parfaitement  et  ce  qui 
lui  manque  et  l'avantage  qu'en  fait  de  mérite 
ou  de  talens  un  autre  peut  avoir  sur  lui.  Il  n'a- 
voue cela  qu'à  lui-même,  mais  il  le  sent  en  de- 


68 


SECOND  DIALOGUE. 


pu  de  lui,  et  voilà  ce  que  l'amour-proprc  ne 
pardonne  point. 

Ces  éclaircissemens  m'ont  paru  nécessaires 
pour  jeter  du  jour  sur  ces  imputations  de  sen- 
sibilité, tournées  par  les  uns  en  éloges,  et  par 
les  autres  en  reproches,  sans  que  les  uns  ni  les 
autres  sachent  trop  ce  qu'ils  veulent  dire  par 
là,  faute  d'avoir  conçu  qu'il  est  des  genres  de 
sensibilité  de  natures  différentes  et  même  con- 
traires, qui  ne  sauroient  s'allier  ensemble  dans 
un  même  individu.  Passons  maintenant  à  l'ap- 
plication. 

Jean-Jacques  m'a  paru  doué  de  la  sensibilité 
physique  à  un  assez  haut  degré.  Il  dépend 
beaucoup  de  ses  sens,  et  il  en  dépendroil  bien 
davantage  si  la  sensibilité  morale  n'y  faisoit 
souvent  diversion  ;  et  c'est  même  encore  sou- 
vent par  celle-ci  que  l'autre  l'affecte  si  vive- 
ment. De  beaux  sons,  un  beau  ciel,  un  beau 
paysage,  un  beau  lac,  des  fleurs,  des  parfums, 
de  beaux  yeux,  un  doux  regard  ;  tout  cela  ne 
réagit  si  fort  sur  ses  sens  qu'après  avoir  percé 
par  quelque  côté  jusqu'à  son  cœur.  Je  l'ai  vu 
faire  deux  lieues  par  jour,  durant  presque  tout 
un  printemps,  pour  aller  écouter  à  Berci  le 
rossignol  à  son  aise;  il  falloit  l'eau,  la  verdure, 
la  solitude  et  les  bois  pour  rendre  le  chant  de 
cet  oiseau  touchant  à  son  oreille;  et  la  campa- 
gne elle-même  auroit  moins  de  charmes  à  ses 
yeux  s'il  n'y  voyoit  les  soins  de  la  mère  com- 
mune qui  se  plaît  à  parer  le  séjour  de  ses  en- 
fans.  Ce  qu'il  y  a  de  mixte  dans  la  plupart  de 
ses  sensations  les  tempère,  et,  ôtant  à  celles  qui 
sont  purement  matérielles  l'attrait  séducteur 
des  autres,  fait  que  toutes  agissent  sur  lui  plus 
modérément.  Ainsi  sa  sensualité,  quoique  vive, 
n'est  jamais  fougueuse,  et,  sentant  moins  \es  pri- 
vations que  les  jouissances,  il  pourroit  se  dire 
en  un  sens  plutôt  tempérant  que  sobre.  Cepen- 
dant l'abstinence  totale  peut  lui  coûter  quand 
l'imagination  le  tourmente,  au  lieu  que  la  mo- 
dération ne  lui  coûte  plus  rien  dans  ce  qu'il 
possède,  parce  qu'alors  l'imagination  n'agit 
plus.  S'il  aime  à  jouir,  c'est  seulement  après 
avoir  désiré,  et  il  n'attend  pas  pour  cesser  que 
le  désir  cesse,  il  suffit  qu'il  soitalliédi.  Ses  goûts 
sont  sains,  délicats  même,  mais  non  pas  raffi- 
nés. Le  bon  vin,  les  bons  mets,  lui  plaisent 
ton;  mais  il  aime  par  préférence  ceux  qui  sont 
simples,  communs,  sans  apprêt,  mais  choisis 


dans  leur  espèce,  et  ne  fait  aucun  cas  en  au- 
cune chose  du  prix  que  donne  uniquement  la 
rareté.  Il  hait  les  mets  fins  et  la  chère  trop 
recherchée.  Il  entre  bien  rarement  chez  lui  du 
gibier,  et  il  n'y  en  entreroit  jamais  s'il  y  éioit 
mieux  le  maître.  Ses  repas,  ses  festins,  sont  d'un 
plat  unique  et  toujours  le  même  jusqu'à  ce  qu'il 
soit  achevé.  En  un  mot,  il  estsensuel  plus  qu'il 
nefaudroit  peut-être,  mais  pas  assez  pour  n'être 
que  cela.  On  dit  du  mal  de  ceux  qui  le  sont, 
cependant  ils  suivent  dans  toute  sa  simplicité 
l'instinct  de  la  nature,  qui  nous  porte  à  recher- 
cher ce  qui  nous  flatte  et  à  fuir  ce  qui  nous  ré- 
pugne :  je  ne  vois  pas  quel  mal  produit  un  pa- 
reil penchant.  L'homme  sensuel  est  l'homme 
de  la  nature;  l'homme  réfléchi  est  celui  de  l'o- 
pinion; c'est  celui-ci  qui  est  dangereux.  L'au- 
tre ne  peut  jamais  l'être,  quand  même  il  tom- 
beroit  dans  l'excès.  11  est  vrai  qu'il  faut  borner 
ce  mot  de  sensualité  à  l'accepiion  que  je  lui 
donne,  et  ne  pas  l'étendre  à  ces  voluptueux  de 
parade  qui  se  font  une  vanité  de  l'être,  ou  qui, 
pour  vouloir  passer  les  limites  du  plaisir,  tom- 
bent dans  la  dépravation,  ou  qui,  dans  les  raf- 
finemens  du  luxe,  cherchant  moins  les  char- 
mes de  la  jouissance  que  ceux  de  l'exclusion, 
dédaignent  les  plaisirs  dont  tout  homme  a  le 
choix,  et  se  bornent  à  ceux  qui  font  envie  au 
peuple. 

Jean-Jacques,  esclave  de  ses  sens,  ne  s'affecte 
pas  néanmoins  de  toutes  les  sensations  ;  et  pour 
qu'un  objet  lui  fasse  impression,  il  faut  qu'à  la 
simple  sensation  se  joigne  un  sentiment  distinct 
de  plaisir  ou  de  peine  qui  l'attire  ou  qui  le  re- 
pousse. Il  en  est  de  même  des  idées  qui  peu- 
vent frapper  son  cerveau  :  si  l'impression  n'en 
pénètre  jusqu'à  son  cœur,  elle  est  nulle.  Rion 
d'indifférent  pour  lui  ne  peut  rester  dans  sa 
mémoire,  et  à  peine  peut-on  dire  qu'il  aper- 
çoive ce  qu'il  ne  fait  qu'apercevoir.  Tout  cela 
fait  qu'il  n'y  eut  jamais  sur  la  terre  d'homme 
moins  curieux  deà  affaires  d'autrui,  et  de  ce  qui 
ne  le  touche  en  aucune  sorte,  ni  de  plus  mau- 
vais observateur,  quoiqu'il  ait  cru  long-temps 
en  être  un  très-bon,  parcp  qu'il  croyoit  toujours 
bien  voir  quand  il  ne  faisoit  que  sentir  vive- 
ment. Mais  celui  qui  ne  s;iii  voir  que  les  objets 
qui  le  touchent  en  détermine  mal  les  rapports, 
et,  quelque  délicat  que  soit  le  toucherd'un  aveu- 
gle, il  ne  lui  tiendra  jamais  lieu  de  deux  bons 


SECOiND  DIALOGUE. 


09 


yeux.  Kn  un  mot,  lout  ce  qui  n'est  que  de  pure 
curiosité,  soil  dans  les  arts,  soit  dans  le  monde, 
soit  dans  la  nature,  ne  tente  ni  ne  flatte  Jean- 
Jacques  en  aucune  sorte,  cl  jamais  on  ne  le  verra 
s'en  occuper  volontairement  un  seul  moment. 
Tout  cela  tient  encore  à  cette  paresse  de  pen- 
ser qui,  déjà  trop  contrariée  pour  son  propre 
compte,  Tempôche  d'être  affecté  des  objets  in- 
diflFérens.  C'est  aussi  par  là  qu'il  faut  expliquer 
ces  distractions  continuelles  qui  dans  les  con- 
versations ordinaires  l'empêchent  d'entendre 
presque  rien  de  ce  qui  se  dit,  et  vont  quelque- 
fois jusqu'à  la  stupidité.  Ces  distractions  ne 
viennent  pas  de  ce  qu'il  pense  à  autre  chose, 
mais  de  ce  qu'il  ne  pense  à  rien,  et  qu'il  ne  peut 
supporter  la  fatigue  d'écouter  ce  qu'il  lui  im- 
porte peu  de  savoir  :  il  paroîl  distrait,  sans  l'ê- 
tre, et  n'est  exactement  qu'engourdi. 

De  là  les  imprudences  et  les  balourdises  qui 
lui  échappent  à  tout  moment,  et  qui  lui  ont  fait 
plus  de  mal  que  ne  lui  en  auroient  fait  les  vices 
\vs  plus  odieux  :  car  ces  vices  l'auroient  forcé 
d'être  attentif  sur  lui-même  pour  les  déguiser 
aux  yeux  d'autrui.  Les  gens  adroits,  faux,  mal- 
faisans, sont  toujours  en  garde  et  ne  donnent 
aucune  prise  sur  eux  par  leurs  discours.  On  est 
bien  moins  soigneux  de  cacher  le  mal  quand  on 
sent  le  bien  qui  le  rachète,  et  qu'on  ne  risque 
rien  à  se  montrer  tel  qu'on  est.  Quel  est  l'hon- 
nête homme  qui  n'ait  ni  vice  ni  défaut,  et  qui, 
se  mettant  toujours  à  découvert,  ne  dise  et 
ne  fasse  jamais  des  choses  répréhensibles? 
L'homme  rusé  qui  ne  se  montre  que  tel  qu'il 
veut  qu'on  le  voie  n'en  paroît  point  faire  et  n'en 
dit  jamais,  du  moins  en  public;  mais  défions- 
nous  des  gens  parfaits.  Même  indépendamment 
des  imposteurs  qui  le  défigurent,  Jean-Jacques 
eût  toujours  difficilement  paru  ce  qu'il  vaut, 
parce  qu'il  ne  sait  pas  mettre  son  prix  en  mon- 
tre, et  que  sa  maladresse  y  met  incessamment 
ses  défauts.  Tels  sont  en  lui  les  effets  bons  et 
mauvais  de  la  sensibilité  physique. 

Quant  à  la  sensibilité  morale,  je  n'ai  connu 
aucun  homme  qui  en  fiit  autant  subjugué  ;  mais 
c'est  ici  qu'il  faut  s'entendre  :  car  je  n'ai  trouvé 
en  lui  que  celle  qui  agit  positivement,  qui  vient 
de  la  nature  et  que  j'ai  ci-devant  décrite.  Le 
besoin  d'attacher  son  cœur,  satisfait  avec  plus 
d'empressement  que  de  choix,  a  causé  tous  les 
malheursde  sa  vie  ;  mais,  quoiqu'il  s'anime  assez 


fréquemment  et  souvent  très-vivement,  je  no 
lui  ai  jamais  vu  de  ces  démonstrations  affectées 
et  convulsives,  de  ces  singeries  à  la  mode  dont 
on  nous  fait  des  maladies  de  nerfs.  Ses  émotions 
s'aperçoivent,  quoiqu'il  ne  s'agite  pas  :  elles 
sont  naturelles  et  simples  comme  son  caractère: 
il  est  parmi  tous  ces  énergumènes  de  sensibi- 
lité comme  une  belle  femme  sans  rouge,  qui, 
n'ayant  que  les  couleurs  de  la  nature,  parott 
pâle  au  milieu  des  visages  fardés.  Pour  la  sen- 
sibilité répulsive  qui  s'exalte  dans  la  société,  et 
dont  je  dislingue  l'impression  vive  et  rapide  du 
premier  moment  qui  produit  la  colère  et  non  ^ 
pas  la  haine,  je  ne  lui  en  ai  trouvé  des  vestiges  \ 
que  par  le  côté  qui  tient  à  l'instinct  moral,  c'est-  i 
à-dire  que  la  haine  de  l'injustice  et  de  la  méchan- 
ceté peut  bien  lui  rendre  odieux  l'homme  in- 
juste et  le  méchant,  mais  sans  qu'il  se  mêle  à 
cette  aversion  rien  de  personnel  qui  tienne  à 
l'amour-propre.  Rien  de  celui  d'auteur  et 
d'homme  de  lettres  ne  se  fait  sentir  en  lui.  Ja- 
mais sentiment  de  haine  et  de  jalousie  contre 
aucun  homme  ne  prit  racine  au  fond  de  son 
cœur;  jamais  on  ne  l'ou'it  dépriser  ni  rabaisser 
les  hommes  célèbres  pour  nuire  à  leur  réputa- 
tion. De  sa  vie  il  n'a  tenté,  même  dans  ses  courts 
succès,  de  se  faire  ni  parti,  ni  prosélytes,  ni  de 
primer  nulle  part.  Dans  toutes  les  sociétés  où 
il  a  vécu,  il  a  toujours  laissé  donner  le  ton  par 
d'autres,  s'attachant  lui-même  des  premiers  à 
leur  char,  parce  qu'il  leur  trouvoit  du  mérite, 
et  que  leur  esprit  épargnoit  de  la  peine  au  sien  ; 
tellement  que,  dans  aucune  de  ces  sociétés,  on 
ne  s'est  jamais  douté  des  talens  prodigieux  dont 
le  public  le  gratifie  aujourd'hui  pour  en  faire  les 
inslrumens  desescrimes;  et  maintenant  encore, 
s'il  vivoit  parmi  des  gens  non  prévenus,  qui  ne 
sussent  point  qu'il  a  fait  des  livres,  je  suis  sûr 
que,  loin  de  l'en  croire  capable,  tous  s'accor- 
deroient  à  ne  lui  trouver  ni  goût  ni  vocation 
pour  ce  métier. 

Ce  même  naturel  ardent  et  doux  se  fait  con- 
stamment sentir  dans  tous  ses  écrits  comme 
dans  ses  discours.  Il  ne  cherche  ni  n'évite  de 
parler  de  ses  ennemis.  Quand  il  en  parle,  c'«st 
avec  une  fierté  sans  dédain,  avec  une  plaisan- 
terie sans  fiel,  avec  des  reproches  sans  amer- 
tume, avec  une  franchise  sans  malignité.  Et  de 
même  il  ne  parle  de  ses  rivaux  de  gloire  qu'avec 
des  éloges  mérités  sous  lesquels  aucun  venin  ne 


70 


SECOND  DIALOGUE. 


se  cache;  ce  qu'on  ne  dira  sûrement  pas  de  ceux 
qu'ils  font  quelquefois  de  lui.  Mais  ce  que  j'ai 
trouvé  en  lui  de  plus  rare  pour  un  auteur,  et 
même  pour  tout  homme  sensible,  c'est  la  tolé- 
rance la  plus  parfaite  en  faits  de  sentimens  et 
d'opinions,  et  léloignement  de  tout  esprit  de 
parii,  même  en  sa  faveur;  voulant  dire  en  li- 
berté son  avis  et  ses  raisons  quand  la  chose  le 
demande,  et  même,  quand  son  cœur  s'échauffe, 
y  mettant  de  la  passion  ;  mais  ne  blâmant  pas 
plus  qu'on  n'adopte  pas  son  sentiment,  qu'il  ne 
souffre  qu'on  le  lui  veuille  ôter,  et  laissant  à 
chacun  la  même  liberté  de  penser  qu'il  réclame 
pour  lui-même.  J'entends  tout  le  monde  parler 
de  tolérance,  mais  je  n'ai  connu  de  vrai  tolérant 
que  lui  seul. 

Enfin  l'espèce  de  sensibilité  que  j'ai  trouvée 
en  lui  peut  rendre  peu  sages  et  très-malheureux 
ceux  qu'elle  gouverne  ;  mais  elle  n'en  fait  ni  des 
cerveaux  brûlés  ni  des  monstres  :  elle  en  fait 
seulement  des  hommes  inconséquens  et  souvent 
en  contradiction  avec  eux-mêmes,  quand  unis- 
sant, comme  celui-ci,  un  cœur  vif  et  un  esprit 
lent,  ils  commencent  par  ne  suivre  que  leurs 
penchans,  et  finissent  par  vouloir  rétrograder, 
mais  trop  tard,  quand  leur  raison  plus  tardive 
les  avertit  enfin  qu'ils  s'égarent. 

Cette  opposition  entre  les  premiers  élémens 
de  sa  constitution  se  fait  sentir  dans  la  plupart 
des  qualités  qui  en  dérivent  et  dans  toute  sa 
conduite.  Il  y  a  peu  de  suite  dans  ses  actions, 
parce  que  ses  mouvemens  naturels  et  ses  projets 
réfléchis  ne  le  menant  jamais  sur  la  même  li- 
gne, les  premiers  le  détournent  à  chaque  instant 
de  la  route  qu'il  s'est  tracée,  et  qu'en  agissant 
beaucoup  il  n'avance  point.  Il  n'y  a  rien  de 
grand,  de  beau,  de  généreux  dont  par  élans  il 
ne  soit  capable  ;  mais  il  se  lasse  bien  vite ,  et 
retombe  aussitôt  dans  son  inertie  :  c'est  en  vain 
que  les  actions  nobles  et  belles  sont  quelques 
instans  dans  son  courage,  la  paresse  et  la  timi- 
dité qui  succèdent  bientôt  le  retiennent,  l'a- 
néantissent, et  voilà  comment,  avec  des  senti- 
mens quelquefois  élevés  et  grands,  il  fut  tou- 
jours petit  et  nul  par  sa  conduite. 

Voulez-vous  donc  connoître  à  fond  sa  con- 
duite et  ses  mœurs,  éludiez  bien  ses  inclinations 
et  ses  goûts  ;  cette  connoissance  vous  donnera 
l'autre  parfaitement;  car  jamais  homme  ne  se 
conduisit  moins  sur  des  principes  et  des  règles, 


et  ne  suivit  plus  aveuglément  ses  penchans. 
Prudence,  raison, précaution,  prévoyance,  tout 
cela  ne  sont  pour  lui  que  des  mots  sans  effet. 
Quand  il  est  tenté,  il  succombe;  quand  il  ne  ^ 
l'est  pas,  il  reste  dans  sa  langueur.  Par  là  vous 
voyez  que  sa  conduite  doit  être  inégale  et  sau- 
tillante, quelques  instans  impétueuse,  et  pres- 
que toujours  molle  ou  nulle.  Il  ne  marche  pas; 
il  fait  des  bonds,  et  retombe  à  la  même  place; 
son  activité  même  ne  tend  qu'à  le  ramener  à 
celle  dont  la  force  des  choses  le  tire;  et,  s'il 
n'étoit  poussé  que  par  son  plus  constant  désir, 
il  resteroit  toujours  immobile.  Enfin,  jamais  il 
n'exista  d'être  plus  sensible  à  l'émotion  et  moins 
formé  pour  l'action . 

Jean-Jacques  n'a  pas  toujours  fui  les  hom- 
mes ;  mais  il  a  toujours  aimé  la  solitude.  Il  so 
plaisoit  avec  les  amis  qu'il  croyoit  avoir,  mais 
il  se  plaisoit  encore  plus  avec  lui-même.  Il  ché- 
rissoit  leur  société  ;  mais  il  avoit  quelquefois 
besoin  de  se  recueillir,  et  peut-être  eût-il  en- 
core mieux  aimé  vivre  toujours  seul  que  tou- 
jours avec  eux.  Son  affection  pour  le  roman  de 
Robinson  m'a  fait  juger  qu'il  ne  se  fût  pas  cru 
si  malheureux  que  lui,  confiné  dans  son  île  dé- 
serte. Pour  un  homme  sensible,  sans  ambition 
et  sans  vanité,  il  est  moins  cruel  et  moins  diffi- 
cile de  vivre  seul  dans  un  désert  que  seul  parmi 
ses  semblables.  Du  reste,  quoique  cette  incli- 
nation pour  la  vie  retirée  et  solitaire  n'ait  cer- 
tainement rien  de  méchant  et  de  misanthrope, 
elle  est  néanmoins  si  singulière,  que  je  ne  l'ai 
jamais  trouvée  à  ce  point  qu'en  lui  seul,  et  qu'il 
en  falloit  absolument  démêler  la  cause  précise, 
ou  renoncer  à  bien  connoître  l'homme  dans  le- 
quel je  la  remarquois. 

J'ai  bien  vu  d'abord  que  la  mesure  des  so- 
ciétés ordinaires,  où  règne  une  familiarité  ap- 
parente et  une  réserve  réelle,  ne  pouvoit  lui 
convenir.  L'impossibilité  de  flatter  son  langage 
et  de  cacher  les  mouvemens  de  son  cœur  met- 
toit  de  son  côté  un  désavantage  énorme  vis-à- 
vis  du  reste  des  hommes,  qui,  sachant  cacher 
ce  qu'ils  sentent  et  ce  qu'ils  sont,  se  montrent 
uniquement  comme  il  leur  convient  qu'on  les 
voie.  Il  n'y  avoit  qu'une  intimité  parfaite  qui 
pût  entre  eux  et  lui  rétablir  l'égalité.  Mais, 
quand  il  l'y  a  mise,  ils  n'en  ont  mis,  eux,  que 
l'apparence  :  elle  étoit  de  sa  part  une  impru- 
dence, et  de  la  leur  une  embûche  ;  et  cette  trom- 


SECOND  DIALOGUE. 


71 


perie,  dont  il  fut  la  victime,  une  fois  sentie,  a 
dâ  pour  jamais  le  tenir  éloigne  d'eux. 

Mais  enfin,  perdantles  douceurs  de  la  société 
humaine,  qu'a-t-il  substituéqui  pût  l'en  dédom- 
mager et  lui  faire  préférer  ce  nouvel  état  à 
l'autre  malgré  ses  inconvéniens?  Je  saisquele 
bruit  du  monde  eflFarouche  les  cœurs  aimans 
et  tendres;  qu'ils  se  resserrent  et  se  compriment 
dans  la  foule,  qu'ils  se  dilatent  et  s'épanchent 
entre  eux,  qu'il  n'y  a  de  véritable  effusion  que 
dans  le  tôte-à-lête;  qu'enfin  celte  intimité  déli- 
cieuse qui  fait  la  véritable  jouissance  de  l'amitié 
ne  peut  guère  se  former  et  se  nourrir  que  dans 
la  retraite;  mais  je  sais  aussi  qu'une  solitude 
absolue  est  un  état  triste  et  contraire  à  la  na- 
ture ;  les  sentimens  affectueux  nourrissent 
l'âme,  la  communication  des  idées  avive  l'es- 
prit. Notre  plus  douce  existence  est  relative  et 
collective,  et  notre  vrai  moi  n'est  pas  tout  en- 
tier en  nous.  Enfin,  telle  est  la  constitution  de 
l'homme  en  cette  vie,  qu'on  n'y  parvient  jamais 
à  bien  jouir  de  soi  sans  le  concours  d'autrui. 
Le  solitaire  Jean -Jacques  devroit  donc  être 
sombre,  taciturne,  et  vivre  toujours  mécontent. 
C'est  en  effet  ainsi  qu'il  paroît  dans  tous  ses 
portraits,  et  c'est  ainsi  qu'on  me  l'a  toujours 
dépeint  depuis  ses  malheurs  ;  même  on  lui  fait 
dire  dans  une  lettre  imprimée,  qu'il  n'a  ri  dans 
toute  sa  vie  que  deux  fois  qu'il  cite,  et  toutes 
deux  d'un  rire  de  méchanceté.  Mais  on  me  par- 
loil  jadis  de  lui  tout  autrement,  et  je  l'ai  vu 
tout  autre  lui-même  sitôt  qu'il  s'est  mis  à  son 
aise  avec  moi.  J'ai  surtout  été  frappé  de  ne  lui 
trouver  jamais  l'esprit  si  gai ,  si  serein ,  que 
quand  on  l'avoit  laissé  seul  et  tranquille,  ou  au 
retour  de  sa  promenade  solitaire,  pourvu  que 
ce  ne  fût  pas  un  flagorneur  qui  l'accostât.  Sa 
conversation  éioit  alors  encore  plus  ouverte  et 
douce  qu'à  l'ordinaire,  comme  seroit  celle  d'un 
homme  qui  sort  d'avoir  du  plaisir.  De  quoi 
s'occupoit-il  donc  ainsi  seul,  lui  qui,  devenu  la 
risée  et  l'horreur  de  ses  contemporains,  ne  voit 
dans  sa  triste  destinée  que  des  sujets  de  larmes 
et  de  désespoir  ? 

0  Providence  1  ô  nature!  trésor  du  pauvre, 
ressource  de  l'infortuné;  celui  qui  sent,  qui 
connoît  vos  saintes  lois  et  s'y  confie,  celui  dont 
le  cœur  est  eu  paix  et  dont  le  corps  ne  souffre 
pas,  grâces  à  vous,  n'est  point  tout  entier  en 
proie  à  l'adversité .  Malgré  tous  les  complots 


des  hommes,  tous  les  succès  des  niéchans,  il  ne 
peut  être  absolument  misérable.  Dépouillé  par 
des  mains  cruelles  de  tous  les  biens  de  celte 
vie,  l'espérance  l'en  dédommage  dans  l'avenir, 
l'imagination  les  lui  rend  dans  l'instant  même; 
d'heureuses  fictions  lui  tiennent  lieu  d'un  bon- 
heur réel;  et,  que  dis-je?  lui  seul  est  solide- 
ment heureux ,  puisque  les  biens  terrestres 
peuvent  à  chaque  instant  échapper  en  mille  ma- 
nières à  celui  qui  croit  les  tenir  :  mais  rien  ne 
peut  ôter  ceux  de  l'imagination  à  quiconque 
sait  en  jouir.  II  les  possède  sans  risque  et  sans 
crainte  ;  la  fortune  et  les  hommes  ne  sauroient 
l'en  dépouiller. 

Foible  ressource,  allez-vous  dire,  que  des  vi- 
sions contre  une  grande  adversité!  Eh!  mon- 
sieur, ces  visions  ont  plus  de  réalité  peut-être 
que  tous  les  biens  apparens  dont  les  hommes 
font  tant  de  cas,  puisqu'ils  ne  portent  jamais 
dans  l'âme  un  vrai  sentiment  de  bonheur,  et 
que  ceux  qui  les  possèdent  sont  également  for- 
cés de  se  jeter  dans  l'avenir,  faute  de  trouver 
dans  le  présent  des  jouissances  qui  les  satis- 
fassent. 

Si  l'on  vous  disoit  qu'un  mortel ,  d'ailleurs 
très-infortuné,  passe  régulièrement  cinq  ou  six 
heures  par  jour  dans  des  sociétés  délicieuses, 
composées  d'hommes  justes,  vrais,  gais,  aima- 
bles, simples  avec  de  grandes  lumières,  doux 
avec  de  grandes  vertus;  de  femmes  charmantes 
et  sages,  pleines  de  sentiment  et  de  grâces,  mo- 
destes sans  grimace,  badines  sans  étourderie, 
n'usant  de  l'ascendant  de  leur  sexe  et  de  l'em- 
pire de  leurs  charmes  que  pour  nourrir  entre 
les  hommes  l'émulation  des  grandes  choses  et 
le  zèle  de  la  vertu  ;  que  ce  mortel,  connu,  es- 
timé, chéri  dans  ces  sociétés  d'élite,  y  vit,  avec 
tout  ce  qui  les  compose,  dans  un  commerce  de 
confiance,  d'attachement,  de  familiarité;  qu'il 
y  trouve  à  son  choix  des  amis  sûrs,  dos  maî- 
tresses fidèles,  de  tendres  et  solides  amies,  qui 
valent  peut-être  encore  mieux  :  pensez-vousque 
la  moitié  de  chaque  jour  ainsi  passée  ne  rachè- 
teroit  pas  bien  les  peines  de  l'autre  moitié?  Le 
souvenir  toujours  présent  d'une  si  douce  vie  et 
l'espoir  assuré  de  son  prochain  retour  n'adou- 
ciroient-ils  pas  bien  encore  l'amertume  du  reste 
du  temps?  et  croyez-vous  qu'à  tout  prendre 
l'homme  le  plus  heureux  de  la  terre  compte 
dans  le  même  espace  plus  de  momens  aussi 


7i 


SECOND  DIALOGUE. 


doux?  Pour  moi,  je  pense,  et  vous  penserez,  je 
m'assure,  que  cet  homme  pourroit  se  flatter, 
malgré  ses  peines,  de  passer  de  celle  manière 
une  vie  aussi  pleine  de  bonheur  et  de  jouissan- 
ces que  tel  autre  mortel  que  ce  soit.  Hé  bien  I 
monsieur,  tel  est  l'état  de  Jean-Jacques  au  mi- 
lieu de  ses  afflictions  et  de  ses  fictions,  de  ce 
Jean-Jacques  si  cruellement,  si  obstinément,  si 
indignement  noirci,  flétri ,  diffamé,  et  qu'avec 
des  soucis,  des  soins,  des  frais  énormes,  ses 
adroits,  ses  puissans  persécuteurs  travaillent 
depuis  si  long-temps  sans  relâche  à  rendre  le 
plus  malheureux  des  êtres.  Au  milieu  de  tous 
leurs  succès,  il  leur  échappe;  et,  se  réfugiant 
dans  les  régions  éthérées,  il  vit  heureux  en  dé- 
pit d'eux  :  jamais,  avec  toutes  leurs  machines, 
ils  ne  le  poursuivront  jusque-là. 

Les  hommes,  livrés  à  l'amour-propre  et  à  son 
triste  cortège,  ne  connoissent  plus  le  charme  et 
l'effet  de  l'imagination.  Ils  pervertissent  l'usage 
de  cette  faculté  consolatrice  :  au  lieu  de  s'en 
servir  pour  adoucir  le  sentiment  de  leurs  maux, 
ils  ne  s'en  servent  que  pour  l'irriter.  Plus  occu- 
pés des  objets  qui  les  blessent  que  de  ceux  qui 
les  flattent,  ils  voient  partout  quelque  sujet  de 
peine,  ils  gardent  toujours  quelque  souvenir 
attristant;  et,  quand  ensuite  ils  méditent  dans 
la  solitude  sur  ce  qui  lésa  le  plus  aff'ectés,  leurs 
cœurs  ulcérés  remplissent  leur  imagination  de 
mille  objets  funestes.  Les  concurrences,  les 
préférences,  les  jalousies,  les  rivalités,  les  of- 
fenses, les  vengeances,  les  mécontentemens  de 
toute  espèce,  l'ambition,  les  désirs,  les  projets, 
les  moyens,  les  obstacles,  remplissent  de  pen- 
sées inquiétantes  les  heures  de  leurs  courts  loi- 
sirs; et,  si  quelque  image  agréable  ose  yparoî- 
tre  avec  l'espérance,  elle  en  esteff'acée  ou  obs- 
curcie par  cent  images  pénibles  que  le  doute 
du  succès  vient  bientôt  y  substituer. 

Mais  celui  qui ,  franchissant  l'étroite  prison 
de  l'intérêt  personnel  et  des  petites  passions 
terrestres,  sélève  sur  les  ailes  de  l'imagination 
au-dessus  des  vapeurs  de  notre  atmosphère  ; 
celui  qui ,  sans  épuiser  sa  force  et  ses  facultés 
à  lutter  contre  la  fortune  et  la  destinée,  sait 
s'élancer  dans  les  régions  étbérées,  y  planer, 
et  s'y  soutenir  par  de  sublimes  contemplations, 
peut  de  là  braver  les  coups  du  sort  et  des  in- 
sensés jugemens  des  hommes.  Il  est  au-dessus 
de  leurs  atteintes,  il  n'a  pas  besoin  de  leur  suf- 


frage pour  être  sage,  ni  de  leur  faveur  pour 
être  heureux.  Enfin  tel  est  en  nous  l'empire  de 
l'imagination,  et  telle  en  est  l'influence,  que 
d'elle  naissent,  non-seulement  les  vertus  et  les 
vices,  mais  les  biens  et  les  maux  de  la  vie  hu- 
maine; et  que  c'est  principalement  la  manière 
dont  on  s'y  livre  qui  rend  les  hommes  bons  ou 
méchans,  heureux  ou  n)alheureux  ici-bas. 

Un  cœur  actif  et  un  naturel  paresseux  doivent 
inspirer  le  goût  de  la  rêverie.  Ce  goût  perce  et 
devient  une  passion  très-vive,  pour  peu  qu'il 
soit  secondé  par  l'imagination.  C'est  ce  qui  ar- 
rive très-fréquemment  aux  Orientaux  ;  c'est  ce 
qui  est  arrivé  à  Jean-Jacques,  qui  leur  ressemble 
à  bien  des  égards.  Trop  soumis  à  ses  sens  pour 
pouvoir,  dans  les  jeux  de  la  sienne,  en  secouer 
le  joug,  il  ne  s'élèveroit  pas  sans  peine  à  des 
méditations  purement  abstraites,  et  ne  s'y  sou- 
tiendroit  pas  long-temps.  Mais  cette  foiblesse 
d'entendement  lui  est  peut-être  plus  avanta- 
geuse que  ne  seroit  une  tête  plus  philosophique. 
Le  concours  des  objets  sensibles  rend  ses  médi- 
tations moins  sèches,  plus  douces,  plus  illu- 
soires, plus  appropriées  à  lui  tout  entier.  La 
nature  s'habille  pour  lui  des  formes  les  plus 
charmantes ,  se  peint  à  ses  yeux  des  couleurs 
les  plus  vives,  se  peuple  pour  son  usage  d'êtres 
selon  son  cœur:  et  lequel  est  le  plus  consolant, 
dans  l'infortune,  de  profondes  conceptions  qui 
fatiguent,  ou  de  riantes  fictions  qui  ravissent, 
et  transportent  celui  qui  s'y  livre  au  sein  de  la 
félicité?  il  raisonne  moins,  il  est  vrai,  mais  il 
jouit  davantage  :  il  ne  perd  pas  un  moment 
pour  la  jouissance  ;  et,  sitôt  qu'il  est  seul,  il  est 
heureux. 

La  rêverie,  quelque  douce  qu'elle  soit, 
épuise  et  fatigue  à  la  longue  ,  elle  a  besoin  de 
délassement.  On  le  trouve  en  laissant  reposer 
sa  tête  et  livrant  uniquement  ses  sens  à  l'im- 
pression des  objets  extérieurs.  Le  plus  indifl^é- 
rent  spectacle  a  sa  douceur  par  le  relâche  qu'il 
nous  procure;  et,  pour  peu  que  l'impression 
ne  soit  pas  tout-à-fait  nulle,  le  mouvement  lé- 
ger dont  elle  nous  agite  suffit  pour  nous  pré- 
server d'un  engourdissement  léthargique,  et 
nourrir  en  nous  le  plaisir  d'exister,  sans  don- 
ner de  l'exercice  à  nos  facultés.  Le  contem- 
platif Jean-Jacques,  en  tout  autre  temps  si  peu 
attentif  aux  objets  qui  l'entourent,  a  souvent 
grand  besoin  de  ce  repos ,  et  le  goûte  alors 


SECOND  DIALOGUE. 


7."> 


avec  une  sensualité  d'enfant,  dont  nos  sages  ne 
se  doutent  guère.  Il  n'aperçoit  rien ,  sinon 
quelque  mouvement  à  son  oreille  ou  devant  ses 
yeux;  mais  c'en  est  assez  pour  lui.  Non-seule- 
ment une  parade  de  foire,  une  revue,  un  exer- 
cice, une  procession,  l'amuse;  mais  la  grue, 
le  cabestan,  le  mouton,  le  jeu  d'une  machine 
quelconque,  un  bateau  qui  passe,  un  moulin 
qui  tourne,  un  bouvier  qui  laboure,  des  joueurs 
de  boule  ou  de  battoir,  la  rivière  qui  court, 
l'oiseau  qui  vole,  attachent  ses  regards.  II  s'ar- 
rête même  à  des  spectacles  sans  mouvement, 
pour  peu  que  la  variété  y  supplée.  Des  colifichets 
en  étalage,  des  bouquins  ouverts  sur  les  quais, 
et  dont  il  ne  lit  que  les  titres,  des  images  contre 
les  murs,  qu'il  parcourt  d'un  œil  siupide,  tout 
cela  l'arrête  et  l'amuse  quand  son  imagination 
fatiguée  a  besoin  de  repos.  Mais  nos  modernes 
sages,  qui  le  suivent  et  l'épient  dans  tout  ce  ba- 
daudage,  en  tirent  des  conséquences  à  leur 
mode  sur  les  motifs  de  son  attention,  et  tou- 
jours dans  l'aimable  caractère  dont  ils  l'ont 
obligeamment  gratifié.  Je  le  vis  un  jour  assez 
long-temps  arrêté  devant  une  gravure.  Des 
jeunes  gens  inquiets  de  savoir  ce  qui  l'occupoit 
si  fort,  mais  assez  polis,  contre  l'ordinaire, 
pour  ne  pas  s'aller  interposer  entre  l'objet  et 
lui,  attendirent  avec  une  risible  impatience. 
Sitôt  qu'il  partit,  ils  coururent  à  la  gravure, 
et  trouvèrent  que  c'étoit  le  plan  des  attaques  du 
fort  de  Kehl.  Je  les  vis  ensuite  long-temps  et 
vivement  occupés  d'un  entretien  fort  animé, 
dans  lequel  je  compris  qu'ils  fatiguoient  leur 
Minerve  à  chercher  que!  crime  on  pouvoit  mé- 
diter en  regardant  le  plan  des  attaques  du  fort 
de  Kehl. 

Voilà,  monsieur,  une  grande  découverte,  et 
dont  je  me  suis  beaucoup  félicité,  car  je  la  re- 
garde comme  la  clef  des  autres  singularités  de 
cet  homme.  De  cette  pente  aux  douces  rêveries 
j'ai  vu  dériver  tous  les  goûts,  tous  les  pen- 
chans,  toutes  les  habitudes  de  Jean-Jacques, 
ses  vices  même,  et  les  vertus  qu'il  peut  avoir. 
Il  n'a  guère  assez  de  suite  dans  ses  idées  pour 
former  de  vrais  projets;  mais,  enflammé  par 
la  longue  contemplation  d'un  objet,  il  fait  par- 
fois dans  sa  chambre  de  fortes  et  promptes  ré- 
solutions, qu'il  oublie  ou  qu'il  abandonne  avant 
d'être  arrivé  dans  la  rue.  Toute  la  vigueur  de 
sa  volonté  s'épuise  à  résoudre  ;  il  n'en  a  plus 


pour  exécuter.  Tout  suit  en  lui  d'une  première 
inconséquence.  La  même  opposition  qu'offrent 
leséiémensde  sa  constitution  se  retrouve  dans 
ses  inclinations,  dans  ses  mœurs,  et  dans  sa 
conduite.  Il  est  actif,  ardent,  laborieux,  infa- 
tigable; il  est  indolent,  paresseux,  sans  vi- 
gueur; il  est  fier,  audacieux,  téméraire  ;  il  est 
craintif,  timide,  embarrassé;  il  est  froid,  dé- 
daigneux, rebutant  jusqu'à  la  dureté  ;  il  est 
doux,  caressant,  facile  jusqu'à  la  foiblesse,  et 
ne  sait  pas  se  défendre  de  faire  ou  souffrir  ce 
qui  lui  plaît  le  moins.  En  un  mot,  il  passe  d'une 
exlrémitéà  l'autre  avec  une  incroyablerapidité, 
sans  même  remarquer  ce  passage,  ni  se  souve- 
nir de  ce  qu'il  étoit  l'instant  auparavant  ;  et, 
pour  rapporter  ces  effets  divers  à  leurs  causes 
primitives,  il  est  lâche  et  mou  tant  que  la  seule 
raison  l'excite,  il  devient  tout  de  feu  sitôt  qu'il 
est  animé  par  quelque  passion.  Vous  me  direz 
que  c'est  comme  cela  quesonttous  les  hommes. 
Je  pense  tout  le  contraire,  et  vous  ne  penseriez 
pas  ainsi  vous-même,  si  j'avois  mis  le  mot  in- 
térêt à  la  place  du  mot  raison,  qui  dans  le  fond 
signifie  ici  la  même  chose;  car  qu'est-ce  que  la 
raison  pratique,  si  ce  n'est  le  sacrifice  d'un  bien 
présent  et  passager  aux  moyens  de  s'en  procu- 
rer un  jour  de  plus  grands  ou  de  plus  solides  ; 
et  qu'est-ce  que  l'intérêt,  si  ce  n'est  l'augmen- 
tation et  l'extension  continuelle  de  ces  mêmes 
moyens?  L'homme  intéressé  songe  moins  à 
jouir  qu'à  multiplier  pour  lui  l'instrument  des 
jouissances.  Il  n'a  point  proprement  de  pas- 
sions, non  plus  que  l'avare,  ou  il  les  surmonte 
et  travaille  uniquement,  par  un  excès  de  pré- 
voyance, à  se  mettre  en  état  de  satisfaire  à  son 
aise  celles  qui  pourront  lui  venir  un  jour.  Les 
véritables  passions,  plus  rares  qu'on  ne  pense 
parmi  les  hommes,  le  deviennent  de  jour  en 
jour  davantage;  l'intérêt  les  élime,  les  atténue, 
les  engloutit  toutes  ,  et  la  vanité ,  qui  n'est 
qu'une  bêtise  de  l'amour-propre,  aide  encore 
à  les  étouffer.  La  devise  du  baron  de  Feneste 
se  lit  en  gros  caractères  sur  toutes  les  actions 
des  hommes  de  nos  jours,  c'est  pour  paraître . 
Ces  dispositions  habituelles  ne  sont  guère  pro- 
pres à  laisser  agir  les  vrais  mouvemens  du 
cœur. 

Pour  Jean-Jacques,  incapable  d'une  pré»- 
voyance  un  peu  suivie,  et  tout  entier  à  chaque 
sentiment  qui  l'agite,  il  ne  conçoit  pas  même. 


74 


SECOND  DIALOGUE. 


pendant  sa  durée,  qu'il  puisse  jamais  cesser 
d'en  être  affecté.  Il  ne  pense  à  son  intérêt,  c'est- 
à-dire  à  l'avenir,  que  dans  un  calme  absolu; 
mais  il  tombe  alors  dans  un  te!  engourdisse- 
ment, qu'autant  vaudroit  qu'il  n'y  pensât  point 
du  tout.  Il  peut  bien  dire,  au  contraire  de  ces 
gens  de  l'Évangile  et  de  ceux  de  nos  jours, 
qu'où  est  le  cœur  là  est  aussi  son  trésor.  En  un 
mot,  son  âme  est  forte  ou  foible  à  l'excès,  se- 
lon les  rapports  sous  lesquels  on  l'envisage.  Sa 
force  n'est  pas  dans  l'action,  mais  dans  la  ré- 
sistance ;  toutes  les  puissances  de  l'univers  ne 
feroient  pas  fléchir  un  instant  les  directions  de 
sa  volonté.  L'amitié  seule  eût  eu  le  pouvoir  de 
l'égarer,  il  est  à  l'épreuve  de  tout  le  reste. 
Sa  foiblesse  ne  consiste  pas  à  se  laisser  détour- 
ner de  son  but,  mais  à  manquer  de  vigueur 
pour  l'atteindre,  et  à  se  laisser  arrêter  tout 
court  par  le  premier  obstacle  qu'elle  rencon- 
tre, quoique  facile  à  surmonter.  Jugez  si  ces 
dispositions  le  rendroient  propre  à  faire  son 
chemin  dans  le  monde,  où  Ton  ne  marche  que 
par  zig-zag. 

Tout  a  concouru  dès  ses  premières  années  à 
détacher  son  âme  des  lieux  qu'habitoit  son 
corps,  pour  l'élever  et  la  fixer  dans  ces  ré- 
gions éthérées  dont  je  vous  parlois  ci-devant. 
Les  hommes  illustres  de  Plutarque  furent  sa 
première  lecture,  dans  un  âge  où  rarement  les 
enfans  savent  lire.  Les  traces  de  ces  hommes 
antiques  firent  en  lui  des  impressions  qui  ja- 
mais n'ont  pu  s'effacer.  A  ces  lectures  succéda 
celle  de  Cassandre  et  des  vieux  «romans,  qui, 
tempérant  sa  fierté  romaine,ouvrirent  ce  cœur 
naissant  àtouslessentimens  expansifset  tendres 
auxquels  il  n'étoit  déjà  que  trop  disposé.  Dès 
lors  il  se  fitdes  hommes  et  de  la  société  des  idées 
romanesques  et  fausses,  dont  tant  d'expérien- 
ces funestes  n'ont  jamais  bien  pu  le  guérir.  Ne 
trouvant  rien  autour  de  lui  qui  réalisât  ses  idées, 
il  quitta  sa  patrie,  encore  jeune  adolescent,  et 
se  lança  dans  le  monde  avec  confiance,  y  cher- 
chant les  Aristides,  les  Lycurgues,  et  les  As- 
trées,  dont  il  le  croyoit  rempli.  II  passa  sa  vie 
à  jeter  son  cœur  dans  ceux  qu'il  crut  s'ouvrir 
pour  le  recevoir,  à  croire  avoir  trouvé  ce  qu'il 
cherchoit,  et  à  se  désabuser.  Durant  sa  jeu- 
nesse, il  trouva  des  âmes  bonnes  et  simples, 
mais  sans  chaleur  et  sans  énergie.  Dans  son 
âge  mûr,  il  trouva  des  esprits  vifs,  éclairés  et  ' 


fins,  mais  faux,  doublés  et  méchans,  qui  pa- 
rurent l'aimer  tant  qu'ils  eurent  la  première 
place;  mais  qui,  dès  qu'ils  s'en  crurent  offu;»- 
qués,  n'usèrent  de  sa  confiance  que  pour  l'ac- 
cabler d'opprobres  et  de  malheurs.  Enfin,  se 
voyant  devenu  la  risée  et  le  jouet  de  son  siècle, 
sans  savoir  comment  ni  pourquoi,  il  comprit 
que,  vieillissant  dans  la  haine  publique,  il  n'a- 
voit  plus  rien  à  espérer  des  hommes  ;  et,  se  dé- 
trompant trop  tard  des  illusions  qui  l'avoient 
abusé  si  long-temps,  il  se  livra  tout  entier  à 
celles  qu'il  pouvoit  réaliser  tous  les  jours,  et 
finit  par  nourrir  de  ses  seules  chimères  son 
cœur,  que  le  besoin  d  aimer  avoit  toujours  dé- 
voré. Tous  ses  goûts,  toutes  ses  passions  ont 
ainsi  leurs  objets  dans  une  autre  sphère.  Cet 
homme  tient  moins  à  celle-ci,  qu'aucun  autre 
mortel  qui  me  soit  connu.  Ce  n'est  pas  de  quoi 
se  faire  aimer  de  ceux  qui  l'habitent,  et  qui, 
se  sentant  dépendre  de  tout  le  monde,  veulent 
aussi  que  tout  le  monde  dépende  d'eux. 

Ces  causes,  tirées  des  événemens  de  sa  vie, 
auroient  pu  seules  lui  faire  fuir  la  foule  et  re- 
chercher la  solitude.  Les  causes  naturelles, 
tirées  de  sa  constitution,  auroient  dû  seules 
produire  aussi  le  même  effet.  Jugez  s'il  pouvoit 
échapper  au  concours  de  ces  différentes  causes 
pour  le  rendre  ce  qu'il  est  aujourd'hui.  Pour 
mieux  sentir  cette  nécessité,  écartons  un  mo- 
ment tous  les  faits,  ne  supposons  connu  que 
le  tempéramentque  je  vous  ai  décrit,  et  voyons 
ce  qui  devroit  naturellement  en  résulter,  dans 
un  être  fictif,  dont  nous  n'aurions  aucune  autre 
idée. 

Doué  d'un  cœur  très-sensible,  et  d'une  ima- 
gination très-vive,  mais  lent  à  penser,  arran- 
geant difficilement  ses  pensées,  et  plus  diffici- 
lement ses  paroles,  il  fuira  les  situations  qui 
lui  sont  pénibles,  et  recherchera  celles  qui  lui 
sont  commodes;  il  se  complaira  dans  le  senti- 
ment de  ses  avantages,  il  en  jouira  tout  à  son 
aise  dans  des  rêveries  délicieuses;  mais  il  aura 
la  plus  forte  répugnance  à  étaler  sa  gaucherie 
dans  les  assemblées;  et  l'inutile  effort  d'être 
toujours  attentif  à  ce  qui  se  dit,  et  d'avoir  tou- 
jours l'esprit  présent  et  tendu  pour  y  répondre, 
lui  rendra  les  sociétés  indifférentes  aussi  fa- 
tigantes que  déplaisantes,  La  mémoire  et  la  ré- 
flexion renforceront  encore  cette  répugnance, 
en  lui  faisant  entendre,  après  coup,  des  mul- 


w 


SECOND  DIALOGUE. 


75 


Utudcs  de  choses  qu'il  n'a  pu  d'abord  entendre,  | 
et  auxquelles,  forcé  de  répondre  à  l'instant,  il  | 
a  répondu  de  travers,  faute  d'avoir  le  temps 
d'y  penser.  Mais,  né  pour  de  vrais  attache- 
mens,  la  société  des  cœurs  et  l'intimité  lui  se- 
ront très-précieuses  ;  et  il  se  sentira  d'autant 
plus  à  son  aise  avec  ses  amis,  que,  bien  connu 
d'eux  ou  croyant  l'être,  il  n'aura  pas  peur  qu'ifs 
le  jugent  sur  les  sottises  qui  peuvent  lui  échap- 
per dans  le  rapide  bavardage  de  la  conversa- 
tion. Aussi  le  plaisir  de  vivre  avec  eux  exclusi- 
vement se  marquera-t-il  sensiblement  dans 
ses  yeux  et  dans  ses  manières;  mais  l'arrivée 
d'un  survenant  fera  disparoitre  à  l'instant  sa 
confiance  et  sa  gaité. 

Sentant  ce  qu'il  vaut  en  dedans,  le  senti- 
ment de  son  invincible  ineptie  au  dehors  pourra 
lui  donner  souvent  du  dépit  contre  lui-même, 
et  quelquefois  contre  ceux  qui  le  forceront  de 
la  montrer.  Il  devra  prendre  en  aversion  tout 
ce  flux  de  complimens,  qui  ne  sont  qu'un  art 
de  s'en  attirer  à  soi-même,  et  de  provoquer 
une  escrime  en  paroles  ;  art  surtout  employé 
par  les  femmes  et  chéri  d'elles,  sûres  de  l'avan- 
tage qui  doit  leur  en  revenir.  Par  conséquent, 
quelque  penchant  qu'ait  notre  homme  à  la  ten- 
dresse, quelque  goût  qu'il  ait  naturellement 
pour  les  femmes,  il  n'en  pourra  souffrir  le 
commerce  ordinaire ,  où  il  faut  fournir  un 
perpétuel  tribut  de  gentillesses  qu'il  se  sent 
hors  d'état  de  payer.  Il  parlera  peut-être  aussi 
bien  qu'un  autre  le  langage  de  l'amour  dans  le 
lête-à-tête,  mais  plus  mal  que  qui  que  ce  soit 
celui  de  la  galanterie  dans  un  cercle. 

Les  hommes  qui  ne  peuvent  juger  d'autrui 
que  par  ce  qu'ils  en  aperçoivent,  ne  trouvant 
rien  en  lui  que  de  médiocre  et  de  commun  tout 
au  plus,  l'estimeront  au-dessous  de  son  prix. 
Ses  yeux,  animés  par  intervalles,  promettroient 
en  vain  ce  qu'il  seroit  hors  d'état  de  tenir.  Ils 
brillcroicnt  en  vain  quelquefois  d'un  feu  bien 
différent  de  celui  de  l'esprit  :  ceux  qui  ne  con- 
noissent  que  celui-ci,  ne  le  trouvant  point  en 
lui,  n'iroient  pas  plus  loin;  et,  jugeant  de  lui 
sur  celte  apparence,  ils  diroient  :  C'est  un 
homme  d'esprit  en  peinture,  c'est  un  sot  en 
original.  Ses  amis  mêmes  pourroient  se  trom- 
per comme  les  autres  sur  sa  mesure  ;  et,  si 
quelque  événement  im  prévu  les  forçoit  enfin  de 
rcconnoitrc  en  lui  plus  de  talent  et  d'esprit 


qu'ils  ne  lui  en  avoient  d'abord  accordé,  leur 
amour-propre  ne  lui  pardonneroit  point  leur 
première  erreur  sur  son  compte,  et  ils  pour- 
roient le  haïr  toute  leur  vie,  uniquement  pour 
n'avoir  pas  su  d'abord  l'apprécier. 

Cet  homme,  enivré  par  ses  contemplations 
des  charmes  de  la  nature,  l'imagination  pleine 
de  types  de  vertus,  de  beautés,  de  perfections 
de  toute  espèce,  chercheroit  long-temps  dans 
le  monde  des  sujets  où  il  trouvât  tout  cela.  A 
force  de  désirer,  il  croiroit  souvent  trouver  ce 
qu'il  cherche  ;  les  moindres  apparences  lui  pa- 
roitroient  des  qualités  réelles;  les  moindres 
protestations  lui  tiendroient  lieu  de  preuves; 
dans  tous  ses  atlachemens  il  croiroit  toujours 
trouver  le  sentiment  qu'il  y  porieroit  lui-même; 
toujours  trompé  dans  son  attente,  et  toujours 
caressant  son  erreur,  il  passeroit  sa  jeunesse 
à  croire  avoir  réalisé  ses  fictions  ;  a  peine  l'âge 
mûr  et  l'expérience  les  lui  montreroient  enfin 
pour  ce  qu'elles  sont  ;  et  malgré  les  erreurs, 
les  fautes  et  les  expiations  d'une  longue  vie,  il 
n'y  auroit  peut-être  que  le  concours  des  plus 
cruels  malheurs  qui  pût  détruire  son  illusion 
chérie,  et  lui  faire  sentir  que  ce  qu'il  cherche 
ne  se  trouve  point  sur  la  terre,  ou  ne  s'y  trouve 
que  dans  un  ordre  de  choses  bien  différent  de 
celui  où  il  l'a  cherché. 

La  vie  contemplative  dégoûte  de  l'action.  Il 
n'y  a  point  d'attrait  plus  séducteur  que  celui 
des  fictions  d'un  cœur  aimant  et  tendre,  qui, 
dans  l'univers  qu'il  se  crée  à  son  gré,  se  dilate, 
s'étend  à  son  aise,  délivré  des  dures  entraves 
qui  le  compriment  dans  celui-ci.  La  réflexion, 
la  prévoyance,  mère  des  soucis  et  des  peines, 
n'approchent  guère  d'une  âme  enivrée  des 
charmes  de  la  contemplation.  Tous  les  soins  fa^ 
ligans  de  la  vie  active  lui  deviennent  insuppor« 
tables,  et  lui  semblent  superflu»;  et  pourquoi 
se  donner  tant  de  peines,  dans  l'espoir  éloigné 
d'un  succès  si  pauvre,  si  incertain,  tandis  qu'on 
peut  dès  l'instant  même,  dans  une  délicieuse 
rêverie,  jouir  à  son  aise  de  toute  la  félicité  dont 
on  sent  en  soi  la  puissance  et  le  besoin?  Il 
deviendroit  donc  indolent,  paresseux,  par 
goût,  par  raison  même,  quand  il  ne  le  seroit 
pas  par  tempérament.  Que  si,  par  intervalle, 
quelque  projet  de  gloire  ou  d'ambition  pouvoit 
l'émouvoir,  il  le  suivroil  d'abord  avec  ardeur, 
avec  iinpétuosité  ;  mais  la  moindre  difficulté. 


76 


SECOND  DIALOGUE. 


le  moindre  obstacle  rarrêieroii,  le  rebuteroit, 
le  rejetteroit  dans  l'inaction.  La  seule  incerti- 
tude du  succès  le  détacheroit  de  toute  entre- 
prise douteuse.  Sa  nonchalance  lui  montreroit 
de  la  folie  à  compter  sur  quelque  chose  ici-bas, 
à  se  tourmenter  pour  un  avenir  si  précaire,  et 
de  la  sagesse  à  renoncer  à  la  prévoyance,  pour 
s'attacher  uniquement  au  présent,  qui  seul  est 
en  notre  pouvoir. 

Ainsi  livré  par  système  à  sa  douce  oisiveté, 
il  rempliroit  ses  loisirsde  jouissances  à  sa  mode, 
et  négligeant  ces  foules  de  prétendus  devoirs 
que  la  sagesse  humaine  prescrit  comme  indis- 
pensables, il  passcroit  pour  fouler  aux  pieds 
les  bienséances,  parce  qu'il  dédaigneroit  les 
simagrées.  Enfin,  loin  de  cultiver  sa  raison  pour 
apprendre  à  se  conduire  prudemment  parmi 
les  hommes,  il  n'y  chercheroit  en  effet  que  de 
nouveaux  motifs  de  vivre  éloigné  d'eux,  et  de 
se  livrer  tout  entier  à  ses  fictions. 

Cette  humeur  indolente  et  voluptueuse  se 
fixant  toujours  sur  des  objets  rians,  le  détour- 
neroit  par  conséquent  des  idées  pénibles  et  dé- 
plaisantes. Les  souvenirs  douloureux  s'efface- 
roient  très-promptement  de  son  esprit  ;  les 
auteurs  de  ses  maux  n'y  tiendroient  pas  plus 
de  place  que  ces  maux  mêmes  ;  et  tout  cela, 
parfaitement  oublié  dans  très-peu  de  temps, 
seroit  bientôt  pour  lui  comme  nul,  à  moins  que 
le  mal  ou  l'ennemi  qu'il  auroit  encore  à  crain- 
dre ne  lui  rappelât  ce  qu'il  en  auroit  déjà  souf- 
fert. Alors  il  pourroit  être  extrêmement  effa- 
rouché dos  maux  à  venir,  moins  précisément  à 
cause  de  ces  maux  que  par  le  trouble  du  repos, 
la  privation  du  loisir,  la  nécessité  d'agir  de 
manière  ou  d'autre,  qui  s'ensuivroient  inévita- 
blement, et  qui  alarmeroient  plus  sa  paresse, 
que  la  crainte  du  mal  n'épouvanteroitson  cou- 
rage. Mais  tout  cet  effroi  subit  et  momentané 
seroit  sans  suite  et  stérile  en  effet.  Il  craindroit 
moins  la  souffrance  que  l'action.  Il  aimeroit 
mieux  voir  augmenter  ses  maux  et  rester  tran- 
quille, que  de  se  lourmenter  pour  les  adoucir; 
disposition  qui  donneroit  beau  jeu  aux  enne- 
mis qu'il  pourroit  avoir. 

J'ai  dit  que  Jean-Jacques  n'étoit  pas  ver- 
tueux :  notre  homme  ne  le  seroit  pas  non  plus  ; 
et  comment,  foible  et  subjugué  par  ses  pen- 
chans,  pourroii-il  l'être,  n'ayant  toujours  pour 
guide  que  son  propre  cœur,  jamais  son  devoir 


ni  sa  raison?  Comment  la  vertu,  qui  n'est  que 
travail  et  combat,  règneroit-elle  au  sein  de  la 
mollesse  et  des  doux  loisirs  ?  Il  seroitbon,  parce 
que  la  nature  l'auroit  fait  tel  ;  il  feroit  du  bien, 
parce  qu'il  lui  seroit  doux  d'en  faire  :  mais,  s'il 
s'agissoit  de  combattre  ses  plus  chers  désirg 
et  de  déchirer  son  cœur  pour  remplir  son  de- 
voir, le  feroit-il  aussi?  J'en  doute.  La  loi  de  la 
nature,  sa  voix,  du  moins,  ne  s'étend  pas  jus- 
que-là. Il  en  faut  une  autre  alors  qui  com- 
mande, et  que  la  nature  se  taise. 

Mais  se  mettroit-il  aussi  dans  ces  situations 
violentes  d'où  naissent  des  devoirs  si  cruels? 
J'en  doute  encore  plus.  Du  tumulte  des  sociétés 
naissent  des  multitudes  de  rapports  nouveaux 
et  souvent  opposés,  qui  tiraillent  en  sens  con- 
traires ceux  qui  marchent  avec  ardeur  dans  la 
route  sociale.  A  peine  ont-ils  alors  d'autre 
bonne  règle  de  justice,  que  de  résister  à  tous 
leurs  penchans,  et  de  faire  toujours  le  contraire 
de  ce  qu'ils  désirent,  par  cela  seul  qu'ils  le 
désirent.  Mais  celui  qui  se  tient  à  l'écart,  et 
fuit  ces  dangereux  combats,  n'a  pas  besoin 
d'adopter  cette  morale  cruelle,  n'étant  point 
entraîné  par  le  torrent,  ni  forcé  de  céder  à  sa 
fougue  impétueuse,  ou  de  se  roidir  pour  y  ré- 
sister; il  se  trouve  naturellement  soumis  à  ce 
grand  précepte  de  morale,  mais  destructif  de 
tout  l'ordre  social,  de  ne  se  mettre  jamais  en 
situation  à  pouvoir  trouver  son  avantage  dans 
le  mal  d'autrui.  Celui  qui  veut  suivre  ce  pré- 
cepte à  la  rigueur  n'a  point  d'autre  moyen  pour 
cela  que  de  se  retirer  tout-à-fait  de  la  société, 
et  celui  qui  en  vit  séparé  suit  par  cela  seul  ce 
précepte  sans  avoir  besoin  d'y  songer. 

Notre  homme  ne  sera  donc  pas  vertueux, 
parce  qu'il  n'aura  pas  besoin  de  l'être;  et,  par 
la  même  raison,  il  ne  sera  ni  vicieux,  ni  mé- 
chant; car  l'indolence  et  l'oisiveté,  qui  dans  la 
société  sont  un  si  grand  vice,  n'en  sont  plus  un 
dans  quiconque  a  su  renoncer  à  ses  avantages 
pour  n'en  pas  supporter  les  travaux.  Le  mé- 
chant n'est  méchant  qu'à  cause  du  besoin  qu'il 
a  des  autres,  que  ceux-ci  ne  le  favorisent  pas 
assez,  que  ceux-là  lui  font  obstacle,  et  qu'il 
ne  peut  ni  les  employer  ni  les  écarter  à  son  gré. 
Le  solitaire  n'a  besoin  que  de  sa  subsistance, 
qu'il  aime  mieux  se  procurer  par  son  travail 
dans  la  retraite,  que  par  ses  intrigues  dans  le 
monde,  qui  seroicnt  un  bien  plus  grand  tra- 


SECOM)  DIALOGUK. 


77 


vail  pour  lui.  Du  reste,  il  n'a  besoin  d'autrui 
que  parce  que  son  cœur  a  besoin  d'attachement; 
il  se  donne  des  amis  imaf^inaires,  pour  n'en 
avoir  pu  trouver  de  réels  ;  il  ne  fuit  les  hommes 
qu'après  avoir  vainement  cherché  parmi  eux 
ce  qu'il  doit  aimer. 

Notre  homme  ne  sera  pas  vertueux,  parce 
qu'il  sera  foible,  et  que  la  vertu  n'appartient 
qu'aux  âmes  fortes.  Mais  cette  vertu  à  laquelle 
il  ne  peut  atteindre,  qui  est-ce  qui  l'admirera, 
la  chérira,  l'adorera  plus  que  lui?  qui  est-ce 
qui,  avec  une  imagination  plus  vive,  s'en  pein- 
dra mieux  le  divin  simulacre?  qui  est-ce  qui, 
avec  un  cœur  plus  tendre ,  s'enivrera  plus 
d'amour  pour  elle?  Ordre,  harmonie,  beauté, 
perfection ,  sont  les  objets  de  ses  plus  douces 
méditations.  Idolâtre  du  beau  dans  tous  les 
genres,  resteroit-il  froid  uniquement  pour  la 
suprême  beauté?  Non,  elle  ornera  de  ses  char- 
mes immortels  toutes  ces  images  chéries  qui 
remplissent  son  âme ,  qui  repaissent  son 
cœur.  Tous  ses  premiers  mouvemens  seront 
vifs  et  purs;  les  seconds  auront  sur  lui  peu 
d'empire.  Il  voudra  toujours  ce  qui  est  bien, 
il  le  fera  quelquefois;  et,  si  souvent  il  laisse 
éteindre  sa  volonté  par  sa  foiblesse,  ce  sera 
pour  retomber  dans  sa  langueur.  Il  cessera  de 
bien  faire,  il  ne  commencera  pas  même  lorsque 
la  grandeur  de  l'effort  épouvantera  sa  paresse  : 
mais  jamais  il  ne  fera  volontairement  ce  qui  est 
mal.  En  un  mot,  s'il  agit  rarement  comme  il 
doit,  plus  rarement  encore  il  agira  comme  il 
ne  doit  pas,  et  toutes  ses  fautes,  même  les  plus 
graves,  no  seront  que  des  péchés  d'omission  : 
mais  c'est  par  là  précisément  qu'il  sera  le  plus 
en  scandale  aux  hommes,  qui,  ayant  mis  toute 
la  morale  en  petites  formules,  comptent  pour 
rien  le  mal  dont  on  s'abstient,  pour  tout  l'éti- 
quette des  petits  procédés,  et  sont  bien  plus 
attentifs  à  remarquer  les  devoirs  auxquels 
on  manque ,  qu'à  tenir  compte  de  ceux  qu'on 
remplit. 

Tel  sera  l'homme  doué  du  tempérament  dont 
j'ai  parlé,  tel  j'ai  trouvé  celui  que  je  viens 
d'étudier.  Son  âme,  forte  en  ce  quelle  ne  se 
laisse  point  détourner  de  son  objet,  mais  foible 
pour  surmonter  les  obstacles,  ne  prend  guère 
de  mauvaises  direclions,  mais  suit  lâchement 
la  bonne.  Quand  il  est  quelque  chose,  il  est 
bon,  mais  [)lus  souvent  il  est  nul  :  et  c'est  pour 


cela  môme  que,  sans  être  persévérant,  il  est 
ferme;  que  les  traits  do  l'adversité  ont  moins 
de  prise  sur  lui  qu'ils  n'auroient  sur  tout  au- 
tre homme;  et  que,  malgré  tous  ses  malheurs, 
ses  sentimens  sont  encore  plus  affectueux  que 
douloureux.  Son  cœur ,  avide  de  bonheur 
et  do  joie,  ne  peut  garder  nulle  impression 
pénible.  La  douleur  peut  le  déchirer  un  mo- 
ment, sans  pouvoir  y  prendre  racine.  Jamais 
idée  affligeante  n'a  pu  long-temps  l'occuper. 
Je  l'ai  vu ,  dans  les  plus  grandes  calamités 
de  sa  malheureuse  vie ,  passer  rapidement 
de  la  plus  profonde  affliction  à  la  plus  pure 
joie,  el  cela  sans  qu'il  restât  pour  le  moment 
dans  son  âme  aucune  trace  des  douleurs  qui 
venoient  de  la  déchirer,  qui  l'alloient  déchi- 
rer encore,  et  qui  consiituoient  pour  lors  son 
état  habituel. 

Les  affections  auxquelles  il  a  le  plus  do  pente 
se  distinguent  même  par  des  signes  physiques. 
Pour  peu  qu'il  soit  ému,  ses  yeux  se  mouillent 
à  l'instant.  Cependant  jamais  la  seule  douleur 
ne  lui  fit  verser  une  larme  ;  mais  tout  sentiment 
tendre  et  doux,  grand  et  noble,  dont  la  vérité 
passe  à  son  cœur,  lui  en  arrache  infailliblement. 
Il  ne  sauroit  pleurer  que  d'attendrissement  ou 
d'admiration  ;  la  tendresse  et  la  générosité  sont 
les  deux  seules  cordes  sensibles  par  lesquelles 
on  peut  vraiment  l'affecter.  Il  peut  voir  ses  mal- 
heurs d'un  œil  sec,  mais  il  pleure  en  pensant  à 
son  innocence  et  au  prix  qu'avoit  mérité  son 
cœur. 

Il  est  des  malheurs  auxquels  il  n'est  pas 
même  permis  à  un  honnête  homme  d'être  pré- 
paré. Tels  sont  ceux  qu'on  lui  destinoit.  Eu  le 
prenant  au  dépourvu,  ils  ont  commencé  par 
l'abattre  :  cela  devoit  être  ;  mais  ils  n'ont  pu  le 
changer.  Il  a  pu  quelques  inslans  se  laisser  dé- 
grader jusqu'à  la  bassesse,  jusqu'à  la  lâcheté, 
jamais  jusqu'à  l'injustice,  jusqu'à  la  fausseté, 
jusqu'à  la  trahison.  Revenu  de  cette  première 
surprise,  il  s'est  relevé,  et  vraisemblablemetit 
ne  se  laissera  plus  abattre,  parce  que  son  na- 
turel a  repris  le  dessus;  que  connoissant  enfin 
les  gens  auxquels  il  a  affaire,  il  est  préparé  à 
tout,  et  qu'après  avoir  épuisé  sur  lui  tous  les 
traits  de  leur  rage,  ils  se  sont  mis  hors  d'étal  de 
lui  faire  pis. 

Je  l'ai  vu  dans  une  position  unique  et  presque 
incroyable,  plus  seul  au  milieu  de  Paris  que  Ho- 


78 


SECOND  DIALOGUE. 


binson  dans  son  île,  et  séquestré  du  commerce 
des  hommes  par  la  foule  même  empressée  à 
l'entourer,  pour  empêcher  qu'il  ne  se  lie  avec 
personne.  Je  l'ai  vu  concourir  volontairement 
avec  ses  persécuteurs  à  se  rendre  sans  cesse 
plus  isolé;  et,  tandis  qu'ils  travailloient  sans 
relâche  à  le  tenir  séparé  des  autres  hommes, 
s'éloigner  des  autres  et  d'eux-mêmes  de  plus 
en  plus.  Ils  veulent  rester  pour  lui  servir  de  bar- 
rière, pour  veiller  à  tous  ceux  qui  pourroiont 
l'approcher,  pour  les  tromper,  les  gagner  ou 
les  écarter,  pour  observer  ses  discours,  sa  con- 
tenance, pour  jouir  à  longs  traits  du  doux  as- 
pect de  sa  misère,  pour  chercher  d'un  œil  cu- 
rieux s'il  reste  quelque  place  en  son  cœur 
déchiré,  où  ils  puissent  porter  encore  quelque 
atteinte.  De  son  côté,  il  voudroit  les  éloigner, 
ou  plutôt  s'en  éloigner,  parce  que  leur  mali- 
gnité, leur  duplicité,  leurs  vues  cruelles,  bles- 
sent ses  yeux  de  toutes  parts,  et  que  le  spec- 
tacle de  la  haine  l'afflige  et  le  déchire  encore 
plus  que  ses  effets.  Ses  sens  le  subjuguent 
alors  ;  et,  sitôt  qu'ils  sont  frappés  d'un  objet  de 
peine,  il  n'est  plus  maître  de  lui.  La  présence 
d'un  malveillant  le  trouble  au  point  de  ne  pou- 
voir déguiser  son  angoisse.  S'il  voit  un  traître 
le  cajoler  pour  le  surprendre,  l'indign'aiion  le 
saisit,  perce  de  toutes  parts  dans  son  accent, 
dans  son  regard,  dans  son  geste.  Que  le  traître 
disparoisse,  à  l'instant  il  est  oublié;  et  l'idée 
des  noirceurs  que  l'un  va  brasser  ne  sauroit  oc- 
cuper l'autre  une  minute  à  chercher  les  moyens 
de  s'en  défendre.  C'est  pour  écarter  de  lui  cet 
objet  de  peine,  dont  l'aspect  le  tourmente,  qu'il 
voudroit  être  seul  :  il  voudroit  être  seul,  pour 
vivre  à  son  aise  avec  les  amis  qu'il  s'est  créés; 
mais  tout  cela  n'est  qu'une  raison  de  plus  à 
ceux  qui  en  prennent  le  masque  pour  l'obséder 
plus  étroitement.  Ils  ne  voudroient  pas  même, 
s'il  leur  étoit  possible,  lui  laisser  dans  cette  vie 
la  ressource  des  fictions. 

Je  l'ai  vu,  serré  dans  leurs  lacs,  se  débattre 
très-peu  pour  en  sortir,  entouré  de  mensonges 
ou  de  ténèbres,  attendre  sans  murmure  la  lu- 
mière et  la  vérité  ;  enfermé  vif  dans  un  cercueil, 
s'y  tenir  assez  tranquille,  sans  même  invoquer 
la  mort.  Je  l'ai  vu  pauvre,  passant  pour  riche  ; 
vieux,  passant  pour  jeune;  doux,  passant  pour 
féroce;  complaisant  et  foible,  passant  pour  in- 
flexible et  dur;  gai,  passant  pour  sombre  ;  sim- 


ple enfin  jusqu'à  la  bêtise,  passant  pour  rusé 
jusqu'à  la  noirceur.  Je  l'ai  vu  livré  par  vos  mes- 
sieurs à  la  dérision  publique,  flagorné,  persiflé  , 
moqué  des  honnêtes  gens,  servir  de  jouet  à  la 
canaille  ;  le  voir,  le  sentir,  en  gémir,  déplorer 
la  misère  humaine,  et  supporter  patiemment 
son  état. 

Dans  cet  état,  devoit-il  se  manquer  à  lui- 
même,  au  point  d'aller  chercher  dans  la  société 
des  indignités  peu  déguisées  dont  on  se  plaisoit 
à  l'y  charger?  Devoit-il  s'aller  donner  en  spec- 
tacle à  ces  barbares  qui,  se  faisant  de  ses  peines 
un  objet  d'amusement,  ne  chcrchoient  qu'à  lui 
serrer  le  cœur  par  toutes  les  étreintes  de  la  dé- 
tresse et  de  la  douleur,  qui  pouvoicnt  lui  être 
les  plus  sensibles?  Voilà  ce  qui  lui  rendit  indis- 
pensable la  manière  de  vivre  à  laquelle  il  s'est 
réduit,  ou,  pour  mieux  dire,  à  laquelle  on  l'a 
réduit  ;  car  c'est  à  quoi  l'on  en  vouloit  venir,  et 
l'on  s'est  attaché  à  lui  rendre  si  cruelle  et  si  dé- 
chirante la  fréquentation  des  hommes,  qu'il  fut 
forcé  d'y  renoncer  enfin  tout-à-fait.  Vous  me  de- 
mandez, disoit-il,  pourquoi  je  fuis  les  hommes  ^ 
demandez-le  à  eux-mêmes,  ils  le  savent  encore 
wiewaîçttewzo/.  Mais  une  âme  expansivechange- 
l-elle  ainsi  de  nature,  et  se  détache-t-elle  ainsi 
de  tout?  Tous  ses  malheurs  ne  viennent  que  de 
ce  besoin  d'aimer  qui  dévora  son  cœur  dès  son 
enfance,  et  qui  l'inquiète  et  le  trouble  encore 
au  point  que ,  resté  seul  sur  la  terre ,  il  attend 
le  moment  d'en  sortir  pour  voir  réaliser  enfin 
ses  visions  favorites,  et  retrouver  dans  un  meil- 
leur ordre  de  choses,  une  partie  et  des  amis. 

Il  atteignit  et  passa  l'âge  mûr,  sans  songer  à 
faire  des  livres,  et  sans  sentir  un  instant  le  be- 
soin de  cette  célébrité  fatale  qui  n'étoit  pas  faite 
pour  lui,  dont  il  n'a  goûté  que  les  amertumes, 
et  qu'on  lui  a  fait  payer  si  cher.  Ses  visions 
chéries  lui  tenoient  lieu  de  tout,  et,  dans  le  feu 
de  la  jeunesse,  sa  vive  imagination  surchargée, 
accablée  d'objets  charmans  qui  venoient  inces- 
samment la  remplir,  tenoit  son  cœur  dans  une 
ivresse  continuelle  qui  ne  lui  laissoit  ni  le  pou- 
voir d'arranger  ses  idées,  ni  celui  de  les  fixer, 
ni  le  temps  de  les  écrire,  ni  le  désir  de  les  com- 
muniquer. Ce  ne  fui  que  quand  ces  grands  mou- 
vemens  commencèrent  à  s'apaiser,  quand  ses 
idées,  prenant  une  marche  plus  réglée  et  plus 
lente,  il  on  put  suivre  assez  la  trace  pour  la 
marquer;  ce  fut,  dis-je,  alors  seulement  quo 


SECOND  DIALOGUE. 


79 


l'usapo  de  la  plume  lui  devint  possible,  et  qu'à 
J'exemple  et  à  l'instigation  des  gens  de  lettres 
aveclesquelsilvivoit  alors,  il  lui  vint  en  fantai- 
sie de  communiquer  au  public  ces  mêmes  idées 
dont  il  s'étoit  long-temps  nourri  lui-même,  et 
qu'il  crut  être  utiles  au  genre  humain.  Ce  fut 
même  en  quelque  façon  par  surprise,  et  sans  en 
avoir  formé  le  projet,  qu'il  se  trouva  jeté  dans 
cette  funeste  carrière,  où  dès  lors  peut-être  on 
creusoit  déjà  sous  ses  pas  ces  gouffres  de  mal- 
heurs dans  lesquels  on  l'a  précipité. 

Dès  sa  jeunesse,  il  s'étoit  souvent  demandé 
pourquoi  il  ne  trouvoit  pas  tous  les  hommes 
bons,  sages,  heureux ,  comme  ils  lui  sembloient 
faits  pour  l'être  ;  il  cherchoit  dans  son  cœur 
l'obstacle  qui  les  en  empêchoit,ctne  le  trouvoit 
pas.  Si  tous  les  hommes ,  se  disoit-il ,  me  res- 
sembloiont,  il  régneroit  sans  doute  une  extrême 
langueur  dans  leur  industrie,  ils  auroient  peu 
d'activité ,  et  n'en  auroient  que  par  brusques 
et  rares  secousses  :  mais  ils  vivroient  entre  eux 
dans  une  très-douce  société.  Pourquoi  n'y  vi- 
vent-ils pas  ainsi?  pourquoi,  toujours  accusant 
le  ciel  de  leurs  misères,  travaillent-ils  sans  cesse 
à  les  augmenter  ?  En  admirant  les  progrès  de 
'esprit  humain,  il  s'étonnoit  de  voir  croître  en 
même  proportion  les  calamités  publiques.  Il 
entrevoyoil  une  secrète  opposition  entre  la 
constitution  de  l'homme  et  celle  de  nos  sociétés; 
mais  c'étoit  plutôt  un  sentiment  sourd,  une  no- 
tion confuse  qu'un  jugement  clair  et  développé. 
L'opinion  publique  l'avoit  trop  subjugué  lui- 
même,  pour  qu'il  osât  réclamer  contre  de  si 
unanimes  décisions. 

Une  malheureuse  question  d'académie,  qu'il 
lut  dans  un  Mercure ,  vint  tout  à  coup  dessiller 
ses  yeux,  débrouiller  ce  chaos  dans  sa  tête,  lui 
montrer  un  autre  univers ,  un  véritable  âge 
d'or,  des  sociétés  d'hommes  simples,  sages, 
heureux,  et  réaliser  en  espérance  toutes  ses 
visions  par  la  destruction  des  préjugés  qui  l'a- 
voient  subjugué  lui-même,  mais  dont  il  crut  en 
ce  moment  voir  découler  les  vices  et  les  misères 
du  genre  humain.  De  la  vive  effervescence  qui 
se  fit  alors  dans  son  âme  sortirent  des  étincelles 
de  génie,  qu'on  a  vues  briller  dans  ses  écrits  du- 
rant dix  ans  de  délire  et  de  fièvre,  mais  dont 
aucun  vestige  n'auroit  paru  jusqu'alors,  et  qui 
vraisemblablement  n'auroient  plus  brillé  dans 
la  suite,  si,  cet  accès  passé,  il  eût  voulu  conti- 


nuer d'écrire.  Enflammé  par  la  contemplation 
de  ces  grands  objets ,  il  les  avoit  toujours  pré- 
sens à  sa  pensée  ;  et,  les  comparant  à  l'étal  réel 
des  choses,  il  les  voyoit  chaque  jour  sous  des 
rapports  tout  nouveaux  pour  lui.  Bercé  du  ri- 
dicule espoir  de  faire  enfin  triompher  des  pré- 
jugés et  du  mensonge  la  raison,  la  vérité,  et 
de  rendre  les  hommes  sages  en  leur  montrant 
leur  véritable  intérêt,  son  cœur,  échauffé  par 
l'idée  du  bonheur  fulur  du  genre  humain  et 
par  l'honneur  d'y  contribuer,  lui  dictoit  un  lan- 
gage digne  d'une  si  grande  entreprise.  Con- 
traint par  là  de  s'occuper  fortement  et  long- 
temps du  même  sujet,  il  assujettit  sa  tête  à  la 
fatigue  de  la  réflexion  :  il  apprit  à  méditer  pro- 
fondément; et,  pour  un  moment,  il  étonna 
l'Europe  par  des  productions  dans  lesquelles 
les  âmes  vulgaires  ne  virent  que  de  l'éloquence 
et  de  l'esprit,  mais  où  celles  qui  habitent  nos 
régions  éthérées  reconnurent  avec  joie  une  des 
leurs. 

Le  Fr.  Je  vous  ai  laissé  parler  sans  vous  in- 
terrompre ;  mais  permettez  qu'ici  je  vous  ar- 
rête un  moment... 

Rouss.  Je  devine une  contradiction 

n'est-ce  pas? 

Le  Fr.  Non;  j'en  ai  vu  l'apparence.  On  dit 
que  cette  apparence  est  un  piège  que  Jean-Jac- 
ques s'amuse  à  tendre  aux  lecteurs  étourdis. 

Rouss.  Si  cela  est,  il  en  est  bien  puni  par  les 
lecteurs  de  mauvaise  foi,  qui  font  semblant  du 
s'y  prendre,  pour  l'accuser  de  ne  savoir  ce 
qu'il  dit. 

Le  Fr.  Je  ne  suis  point  de  cette  dernière 
classe,  et  je  tâche  de  ne  pas  être  de  l'autre.  Ce 
n'est  donc  point  unecontradiction  qu'ici  je  vous 
reproche;  mais  c'est  un  éclaircissement  que  je 
vous  demande.  Vous  étiez  ci-devant  persuadé 
que  les  livres  qui  portent  le  nom  de  Jean-Jac- 
ques n'éloienl  pas  plus  de  lui  que  cette  traduc- 
tion du  Tasse  si  fidèle  et  si  coulante  qu'on  ré- 
pand avec  tant  d'affectation  sous  son  nom  (")  ; 
maintenant  vous  paroissez  croire  le  contraire. 
Si  vous  avez  en  effet  changé  d'opinion,  veuil- 
lez m'apprendre  sur  quoi  ce  changement  est 
fondé. 


(*)  Cette  traduction,  qui  parut  en  4774,  sans  nom  de  traduc- 
teur, et  qui  en  effet  fut  pendant  quelque  temps  attribuée  à 
Rousseau^  est  celle  de  M   le  prince  Lebrun.  G.  r. 


80 


SECOND  DIALOGUE. 


Rouss.  Cette  recherche  fut  le  premier  objet 
demessoias.  Certain  que  l'auteur  de  ces  livres 
et  le  monstre  que  vous  m'avez  peint  ne  pou- 
voient  être  le  même  homme,  je  me  bornois, 
pour  lever  mes  doutes,  à  résoudre  celte  ques- 
tion. Cependant  je  suis,  sans  y  songer,  parvenu 
à  la  résoudre  par  la  méthode  contraire.  Je  vou- 
lois  premièrement  connoitre  l'auteur  pour  me 
décider  sur  l'homme,  et  c'est  par  la  connois- 
sance  de  l'homme  que  je  me  suis  décidé  sur 
lauteur. 

Pour  vous  faire  sentir  comment  une  de  ces 
deux  recherches  m'a  dispensé  de  l'autre,  il  faut 
reprendre  les  détails  dans  lesquels  je  suis  en- 
tré pour  cet  effet  ;  vous  déduirez  de  vous-même 
et  très-aisément  les  conséquences  que  j'en  ai 
tirées. 

Je  vous  ai  dit  que  je  l'avois  trouvé  copiant 
de  la  musique  à  dix  sous  la  page  :  occupation 
peu  sortable  à  la  dignité  de  l'auteur,  et  qui  ne 
ressombloit  guère  àcelles  qui  lui  ont  acquis  tant 
de  réputation  tant  en  bien  qu'en  mal.  Ce  pre- 
mier article  m'offroit  déjà  deux  recherches  à 
Taire:  l'une,  s'il  se  livroit  à  ce  travail  tout  de 
bon  ou  seulement  pour  donner  le  change  au 
public  sur  ses  véritables  occupations;  l'autre, 
s'il  avoit  réellement  besoin  de  ce  métier  pour 
vivre,  ou  si  c'étoit  une  affectation  de  simplicité 
ou  de  pauvreté  pour  faire  l'Épictète  et  le  Dio- 
gène,  comme  l'assurent  vos  messieurs. 

J'ai  commencé  par  examiner  son  ouvrage, 
bien  sûr  que,  s'il  n'y  vaquoit  que  par  manière 
d'acquit,  j'y  verroisdes  traces  de  l'ennui  qu'il 
doit  lui  donner  depuis  si  long-temps.  Sa  note 
mal  formée  m'a  paru  faite  pesamment,  lente- 
ment, sans  facilité,  sans  grâce,  mais  avec 
exactitude.  On  voit  qu'il  lâche  de  suppléer  aux 
dispositions  qui  lui  manquent,  à  force  de  tra- 
vail et  de  soins.  Mais  ceux  qu'il  y  met  ne  s'a- 
percevant  que  par  l'examen ,  et  n'ayant  leur 
effet  que  dans  l'exécution ,  sur  quoi  les  musi- 
ciens, qui  ne  l'aiment  pas,  ne  sont  pas  tou- 
jours sincères,  ne  compensent  pas  aux  yeux 
du  public  les  défauts  qui  d'abord  sautent  à  la 
vue. 

N'ayant  l'esprit  présent  à  rien,  il  ne  l'a  pas 
non  plus  à  son  travail,  surtout  forcé,  par  l'af- 
fluence  des  survenans,  de  l'associer  avec  le  ba- 
bil. Il  fait  beaucoup  de  fautes,  et  il  les  corrige 
ensuite  en  grattant  son  papier  avec  une  perte 


de  temps  et  des  peines  incroyables.  J'ai  vu  des 
pages  presque  entières  qu'il  avoit  mieux  aimé 
gratter  ainsi  que  de  recommencer  la  feuille,  ce 
qui  auroil  été  bien  plus  tôt  fait;  mais  il  entre 
dans  son  tour  d'esprit,  laborieusement  pares- 
seux, de  ne  pouvoir  se  résoudre  à  refaire  à 
neuf  ce  qu'il  a  fiiitune  fois  quoique  mal.  Il  met 
à  le  corriger  une  opiniâtreté  qu'il  ne  peut  sa- 
tisfaire qu'à  force  de  peine  et  de  temps.  Du 
reste  le  plus  long,  le  plus  ennuyeux  travail  ne 
sauroit  lasser  sa  patience,  et  souvent,  faisant 
faute  sur  faute ,  je  l'ai  vu  gratter  et  regratter 
jusqu'à  percer  le  papier,  sur  lequel  ensuite  il 
colloit  des  pièces.  Rien  ne  m'a  fait  juger  que 
ce  travail  l'ennuyât;  et  il  paroît,  au  bout  de  six 
ans,  s'y  livrer  avec  le  même  goût  et  le  même 
zèle  que  s'il  ne  faisoit  que  de  commencer. 

J'ai  su  qu'il  tenoit  registre  de  sou  travail, 
j'ai  désiré  de  voir  ce  registre  ;  il  me  l'a  commu- 
niqué. J'y  ai  vu  que  dans  ces  six  ans  il  avoit 
écrit  en  simple  copie  plus  de  six  mille  pages  de 
musique,  dont  une  partie,  musique  de  harpe 
et  de  clavecin ,  ou  solo  et  concerto  de  violon, 
très-chargée  et  en  plus  grand  papier,  demande 
une  grande  atieniion  et  prend  un  temps  consi- 
dérable. Il  a  inventé,  outre  sa  note  par  chif- 
fres, une  nouvelle  manière  de  copier  la  musi- 
que ordinaire,  qui  la  rend  plus  commode  à  lire; 
et,  pour  prévenir  et  résoudre  toutes  les  diffi- 
cultés, il  a  écrit  de  cette  manière  une  grande 
quantité  de  pièces  de  toute  espèce,  tant  en  par- 
tition qu'en  parties  séparées  (*). 

Outre  ce  travail  et  son  opéra  de  Daphnis  el 
Chloé,  dont  un  acte  entier  est  fait,  et  une  bonne 
partie  du  reste  bien  avancée,  et  le  Devin  du  vil- 
lage ,  sur  lequel  il  a  refait  à  neuf  une  seconde 
musique  presque  en  entier,  il  a,  dans  le  même 
intervalle,  composé  plus  de  cent  morceaux  de 
musique  en  divers  genres,  la  plupart  vocale 
avec  des  accompagnemens,  tant  pour  obliger 
les  personnes  qui  lui  ont  fourni  les  paroles  que 
pour  son  propre  amusement.  Il  a  fait  et  distri- 
bué des  copies  de  cette  musique  tant  en  parti- 
lion  qu'en  parties  séparées,  transcrites  sur  les 
originaux  qu'il  a  gardés.  Qu'il  ait  composé  ou 

(')  CeUe  nouvelle  manière  de  copier  la  musique  est  exposée 
assez  en  détail  dans  sa  Lettre  au  docteur  Burney  (tcme  III  dr 
cette  édition,  page  556).  D'ailUurs,  (|uoi(fu'il  annonce  avoir 
écritde  cette  manière  une  grande  qunnlilé  de  pièces,  on  n  en 
trouve  point  dans  le  recueil  de  sa  musique  manuscrite  dëj  osée 
à  la  Bibliothèque  royale.  G.  r. 


SECOiND  DIALOGUE. 


81 


pilié  louto  cette  musique,  ce  n'est  pas  de  quoi 
il  s'agit  ici.  S'il  ne  l'a  pas  composée,  toujours 
est-il  certain  qu'il  l'a  écrite  et  notée  plusieurs 
fois  de  sa  main.  S'il  ne  l'a  pas  composée,  que 
de  temps  ne  lui  a-i-il  pas  fallu  pour  chercher, 
pour  choisir  dans  les  musiques  déjà  toutes  faites 
celle  qui  convenoit  aux  paroles  qu'on  lui  four- 
nissoit,  ou  pour  l'y  ajuster  si  bien  qu'elle  y  fût 
parfaitement  appropriée,  mérite  qu'a  particu- 
lièrement la  musique  qu'il  donne  pour  sienne! 
Dans  un  pareil  pillage  il  y  a  moins  d'invention 
sans  doute,  mais  il  y  a  plus  d'art,  de  travail, 
surtout  de  consommation  de  temps,  et  c'étoit 
là  pour  lors  l'objet  unique  de  ma  recherche. 
Tout  ce  travail  qu'il  a  mis  sous  mes  yeux, 
soit  en  nature,  soit  par  articles  exactement  dé- 
taillés, fait  ensemble  plus  de  huit  mille  pages 
de  musique,  toute  écrite  de  sa  main  depuis  son 
retour  à  Paris. 

Ces  occupations  ne  l'ont  pas  empêche  de  se 
livrer  à  l'amusement  de  la  botanique,  à  laquelle 
il  a  donné  pendant  plusieurs  années  la  meilleure 
V  partie  de  son  temps.  Dans  de  grandes  et  fré- 
quentes herborisations  il  a  fait  une  immense 
collection  de  plantes;  il  les  a  desséchées  avec 
fc  des  soins  infinis  ;  il  les  a  collées  avec  une  grande 
■  propreté  sur  des  papiers  qu'il  ornoit  de  cadres 
rouges.  Il  s'est  appliqué  à  conserver  la  figure 
et  la  couleur  des  fleurs  et  des  feuilles,  au  point 
de  faire  de  ces  herbiers  ainsi  préparés  des  re- 
cueils de  miniatures.  11  en  a  donnée  envoyé  à 
diverses  personnes,  et  ce  qui  lui  reste  (')  suffi- 
roit  pour  persuader  à  ceux  qui  savent  combien 
ce  travail  exige  de  temps  et  de  patience,  qu'il 
en  fait  son  unique  occupation. 

Le  Fr.  Ajoutez  le  temps  qu'il  lui  a  fallu 
pour  étudier  à  fond  les  propriétés  de  toutes  ces 
plantes,  pour  les  piler,  les  extraire,  les  dis- 
tiller, les  préparer  de  manière  à  en  tirer  les 
y     usages  auxquels  il  les  destine  ;  car  enfin,  quel- 
K      que  prévenu  pour  lui  que  vous  puissiez  être, 
m      vous  comprenez  bien,  je  pense,  qu'on  n'étudie 
pas  la  botanique  pour  rien. 

Rouss.  Sans  doute.  Je  comprends  que  le 
charme  de  l'élude  de  la  nature  est  quelque 
chose  pour  toute  âme  sensible,  et  beaucoup 
pour  un  solitaire.  Quant  aux  préparations  dont 
vous  parlez  et  qui  n'ont  nul  rapport  à  la  bota- 

(*)  Ce  reste  a  été  donné  presqn'en  entier  à  M.  Malihus,  qui 
a  acheté  mes  livres  de 'botanique. 

T.   IV. 


nique,  je  n'en  ai  pas  vu  chez  lui  le  moindre 
vestige;  je  ne  me  suis  point  aperçu  qu'il  eût 
fait  aucune  étude  des  propriétés  des  plantes/ 
ni  même  qu'il  y  crût  beaucoup.  «  Je  connni^, 
»  m'a-t-il  dit,  l'organisation  végétale  et  la 
»  structure  des  plantes  sur  le  rapport  de  mes 
»  yeux,  sur  la  foi  de  la  nature,  qui  me  la  montre 
»  et  ne  ment  point;  mais  je  ne  connois  leurs 
»  vertus  que  sur  la  foi  des  hommes,  qui  sont 
»  ignorans  et  menteurs  :  leur  autorité  a  géné- 
»  ralement  sur  moi  irop  peu  d'empire  pour  que 
»  je  lui  en  donne  beaucoup  en  cela.  D'ailleurs 
»  cette  étude,  vraie  ou  fausse,  ne  se  fait  pas  en 
»  plein  champ  comme  celle  de  la  botanique, 
»  mais  dans  des  laboratoires  et  chez  les  ma- 
»  lades;  elle  demande  une  vie  appliquée  et  sé- 
»  dentaire  qui  ne  me  plaît  ni  ne  me  convient,  n 
En  effet,  je  n'ai  rien  vu  chez  lui  qui  montrât 
ce  goût  de  pharmacie.  J'y  ai  vu  seulement  des 
cartons  remplis  de  rameaux  de  plantes  dont 
je  viens  de  vous  parler,  et  des  graines  distri- 
buées dans  de  petites  boîtes  classées,  comme 
les  plantes  qui  les  fournissent,  selon  le  système 
de  Linnœus. 

Le  Fr.  Ah  !  de  petites  boîtes  !  Eh  bien  !  mon- 
sieur, ces  petites  boîtes,  à  quoi  servent-elles? 
qu'en  dites-vous? 

RODSS.  Belle  demande  1  A  empoisonner  les 
gens,  à  qui  il  fait  avaler  en  bol  toutes  ces  grai- 
nes. Par  exemple,  vous  avalerez  par  mégarde 
une  once  ou  deux  de  graines  de  pavots,  qui 
vous  endormira  pour  toujours ,  et  du  reste 
comme  cela.  C'est  encore  la  même  chose  à  peu 
près  dans  les  plantes  ;  il  vous  les  fait  brouter 
comme  du  fourrage,  ou  bien  il  vous  en  fait 
boire  le  jus  dans  des  sauces. 

Le  Fr.  Eh!  tion,  monsieur;  on  sait  bien 
que  ce  n'est  pas  de  la  sorte  que  la  chose  peut 
se  faire,  et  nos  médecins  qui  l'ont  voulu  décider 
ainsi  se  sont  fait  tort  chez  les  gens  instruits. 
Une  écuellée  de  jus  de  ciguë  ne  suffit  pas  à 
Socrate  ;  il  en  fallut  une  seconde  ;  il  faudroit 
donc  que  Jean-Jacques  fît  boire  à  son  monde 
des  bassins  de  jus  d'herbe  ou  manger  des  li- 
trons de  graines.  Oh  !  que  ce  n'est  pas  ainsi 
qu'il  s'y  prend  !  Il  sait,  à  force  d'opérations, 
de  manipulations,  concentrer  tellemont  les  poi- 
sons des  plantes,  qu'ils  agissent  plus  fortement 
que  ceux  mêmes  des  minéraux.  Il  les  escamote, 
et  vous  les  fait  avaler  sans  qu'on  s'en  aperçoive; 

C 


82 


SKCOND  DIALOGUE. 


il  Ips  fait  même  agir  de  loin  comme  la  poudre    mieux  me  borner  à  des  résultats,  et  vous  lais- 


de  sympathie;  et,  comme  le  basilic,  il  sait  em- 
poisonner les  gens  en  les  regardant.  11  a  suivi 
jadis  un  cours  de  chimie,  rien  n'est  plus  cer- 
tain. Or  vous  comprenez  bien  ce  que  c'est,  ce 
que  ce  peut  être  qu'un  homme  qui  n'est  ni 


ser  le  soin  de  tout  vérifier  par  vous-même, 
si  CCS  recherches  vous  intéressent  assez  pour 
cela. 

Je  dois  pourtant  ajouter  aux  détails  dans 
lesquels  je  viens  d'entrer  que  Jean-Jacques,  au 


médecin  ni  apothicaire,  et  qui  ncanmoms  suit  |  milieu  de  tout  ce  travail  manuel,  a  encore  em- 
les  cours  de  chimie  et  cultive  la  botanique,     ployé  six  mois  dans  le  même  intervalle  tant  à 


Vous  dites  cependant  n'avoir  vu  chez  lui  nuls 
vesiiges  de  préparations  chimiques.  Quoi  ! 
point  d'alambics,  de  fourneaux,  de  chapiteaux, 
de  cornues?  rien  qui  ait  rapport  à  un  labora- 
toire? 

Rouss.  Pardonnez-moi ,  vraiment ,  j'ai  vu 
dans  sa  petite  cuisine  un  réchaud,  des  cafetiè- 
res de  fer-blanc ,  des  plats ,  des  pots ,  des 
ocuelles  de  terre. 

Le  Fr.  Des  plats,  des  pots,  des  écuellesl 
Kh  !  mais  vraiment!  voilà  l'affaire.  11  n'en  faut 
pas  davantage  pour  empoisonner  tout  le  genre 
liumam. 

Piocss.  Témoin  Mignot  et  ses  successeurs. 

Le  Fr.  Vous  me  direz  que  les  poisons  qu'on 
prépare  dans  des  écuelles  doivent  se  manger  à 
la  cuiller,  et  que  les  potages  ne  s'escamotent 
pas... 

Rouss.  Oh!  non,  je  ne  vous  dirai  point  tout 
cela,  je  vous  jure,  ni  rien  de  semblable;  je 
me  contenterai  d'admirer.  0  la  savante,  la 
méthodique  marche  que  d'apprendre  la  botani- 
que pour  se  faire  empoisonneur  !  C'est  comme 
si  l'on  apprenoit  la  géométrie  pour  se  faire  as- 
sassin. 

Le  Fr.  Je  vous  vois  sourire  bien  dédaigneu- 
sement. Vous  passionnerez-vous  toujours  pour 
cet  homme-là? 

Rouss.  Me  passionner  !  moi  I  rendez-moi 
plus  de  justice,  et  soyez  même  assuré  que  ja- 
mais Rousseau  ne  défendra  Jean-Jacques  ac- 
cusé d'être  un  empoisonneur. 

Le  Fr.  Laissons  donc  tous  ces  persiflages  , 
et  reprenez  vos  récits.  J'y  prête  une  oreille  at- 
tentive. Ils  m'intéressent  de  plus  en  plus. 

Rouss.  Ils  vous  intéresseroient  davantage 
encore,  j'en  suis  très-sûr,  s'il  m'éloit  possible 
ou  permis  ici  de  tout  dire.  Ce  seroit  abuser  de 
votre  attention  que  de  l'occuper  à  tous  les  soins 
que  j'ai  pris  pour  m'assurer  du  véritable  emploi 
de  son  temps,  de  la  nature  de  ses  occupations 
cl  de  l'esprit  dans  lequel  il  s'y  livre,  il  vaut 


l'examen  de  la  constitution  dune  nation  mal- 
heureuse, qu'à  proposer  ses  idées  sur  les  cor- 
rections à  faire  à  cette  constitution,  et  cela  sur 
les  instances  réitérées  jusqu'à  l'opiniâtreté  d'un 
des  premiers  patriotes  de  cette  nation  ,  qui  lui 
faisoit  un  devoir  d'humanité  des  soins  qu'il  lui 
imposoit. 

Enfin,  malgré  la  résolution  qu'il  avoit  prise 
en  arrivant  à  Paris  de  ne  plus  s'occuper  de  ses 
malheurs,  ni  de  reprendre  la  plume  à  ce  sujet, 
les  indignités  continuelles  qu'il  y  a  souffertes, 
les  harcèlemens  sans  relâche  que  la  ciainte 
qu'il  n'écrivît  lui  a  fait  essuyer,  l'impudence 
avec  laquelle  on  lui  attribuoit  incessamment 
de  nouveaux  livres,  et  la  stupide  ou  maligne 
crédulité  du  public  à  cet  égard,  ayant  lassé  sa 
patience,  et  lui  faisant  sentir  qu'il  ne  gagneroit 
rien  pour  son  repos  à  se  taire,  il  a  fait  encore 
un  effort;  et,  s'occupant  derechef,  malgré 
lui ,  de  sa  destinée  et  de  ses  persécuteurs,  il  a 
écrit  en  forme  de  dialogue  une  espèce  de  juge- 
ment d'eux  et  de  lui  assez  semblable  à  celui 
qui  pourra  résulter  de  nos  entretiens.  Il  m'a 
souvent  protesté  que  cet  écrit  étoit  de  tous 
ceux  qu'il  a  faits  en  sa  vie  celui  qu'il  avoit  en- 
trepris avec  le  plus  de  répugnance  et  exécuté 
avec  le  plus  d'ennui.  11  l'eût  cent  fois  abandonné 
si  les  outrages  augmentant  sans  cesse  et  pous- 
sés enfin  aux  derniers  excès  ne  l'avoient  forcé, ^ 
malgré  lui,  de  le  poursuivre.  Mais  loin  qu'il 
ait  jamais  pu  s'en  occuper  long-temps  de  suite, 
il  n'en  eût  pas  même  enduré  l'angoisse,  si  son 
travail  journalier  ne  fût  venu  l'interrompre  et 
la  lui  faire  oublier  :  de  sorte  qu'il  y  a  rarement 
donné  plus  d'un  quart  d'heure  par  jour,  ei 
celte  manière  d'écrire  coupée  et  interrompue 
est  une  des  causes  du  peu  de  suite  et  des 
répétitions  continuelles  qui  régnent  dans  cet 
écrit. 

Après  m'être  assuré  que  celte  copie  de  musi- 
que n'étoit  point  un  jeu,  il  me  restoit  à  savoir 
si  en  effet  elle  étoit  nécessaire  à  sa  subsistance, 


SECOND  DIALOGUE. 


H'y 


etpoiirqtiui  ayant  d'autres  talens  qu'il  pouvoit 
employer  plus  uiilement  pour  lui-niêiuc  et 
pour  le  public,  il  s'éioii  attaché  de  préférence 
à  celui-là.  Pour  abréger  ces  recherches  sans 
manquer  a  mes  engaHcaiens  envers  vous,  je  lui 
marquai  naturellement  ma  curiosité,  et,  s.ins 
lui  dire  tout  ce  que  vous  m'aviez  appris  de  son 
opulence,  je  me  contenlai  de  lui  répéter  co  que 
j'avois  ouï  dire  mille  fois,  que  du  seul  produit 
de  ses  livres,  et  sans  avoir  nuiçonnéses  librai- 
res, il  devoit  être  assez  riche  pour  vivre  à  son 
aise  de  son  revenu. 

Vous  avez  raison,  me  d\t-\\, si  vous  ne  voulez 
(lire  €n  cela  que  ce  qui  pouvott  cire  ;  mais  si 
vous  prétendez  en  conclure  que  la  chose  est 
réellement  ainsi ^  et  que  je  suis  riche  en  effet, 
vous  avez  tort,  tout  au  moins;  car  un  sophisme 
bien  cruel  pourroit  se  cacher  sous  cette  erreur. 

Alors  il  entra  dans  le  détail  articulé  de  ce 
qu'il  avoit  reçu  de  ses  libraires  pour  chacun  de 
ses  livres,  de  toutes  les  ressources  qu'il  avoit 
pu  avoir  d'ailleurs,  des  dépenses  auxquelles  il 
avoit  été  forcé,  pendant  huit  ans  qu'on  s'est 
amusé  à  le  faire  voyager  à  grands  frais,  lui  et 
sa  compagne,  aujourd'hui  sa  femme  ;  et,  de 
»out  cela  bien  calculé  et  bien  prouvé,  il  résulta, 
qu'avec  quelque  argent  comptant,  provenant, 
tant  de  son  accord  avec  l'Opéra,  que  de  la 
vente  de  ses  livres  de  botanique,  et  du  reste 
d'un  Fonds  de  mille  écus  qu'il  avoit  à  Lyon,  et 
qu'il  relira  pour  s'établir  à  Paris,  toute  sa 
fortune  présente  consiste  en  huit  cents  francs 
de  rente  viagère  incertaine,  et  dont  il  n'a  aucun 
titre,  et  trois  cents  francs  de  rente  aussi  via- 
gère, mais  assurée,  du  moins  autant  que  la 
personne  qui  doit  la  payer  sera  solvable  (*). 
«  Voilà  très-fîdèlement,  me  dit-il,  à  quoi  se 
»  borne  toute  mon  opulence.  Si  quelqu'un  dit 
»  me  savoir  aucun  autre  fonds  ou  revenu,  de 
»  quelque  espèce  que  ce  puisse  être,  je  dis 
»  qu'il  ment,  et  je  me  montre  ;  et  si  quelqu'un 
»  dit  en  avoir  à  moi,  qu'il  m'en  donne  le  quart, 
»  et  je  lui  fais  quittance  du  tout. 

»  Vous  pourriez,  continua-t  il,  dire  comnie 
»  tant  d'autres,  que,  pour  un  philosophe  aus- 


(*)  U  a  fait  plus  particulièrement  connoit  re  de  quoi  se  compose 
PC  petit  revenu  dans  sa  Lettre  à  M.  Leiioir,  du  t3  janvier  t772; 
niats  ce  rerenii  reçut  depuis  une  augmentation  qui  le  porta  à 
•  *40  liv.  Voy.  i'Jppendice  aux  Confessions,  tome  I,  p.  WO. 


»  tère  onze  cents  francs  de  rente  devroient,  au 
»  moins  tandis  que  je  les  ai,  suflirc  à  ma  sub- 
»  sistance,  sans  avoir  besoin  d  y  joindre  un  tra- 
»  vail  auquel  je  suis  peu  propre,  et  que  je  fais 
»  avec  plus  d'ostentation  que  de  nécessité.  A 
»  cela  je  réponds,  premièrement,  que  je  ne  suis 
»  ni  philosophe,  ni  austère,  et  que  cette  vie 
»  dure,  dont  il  plaît  à  vos  messieurs  de  me  faire 
»  un  devoir,  n'a  jamais  été  ni  de  mon  goût,  ni 
»  dans  mes  principes,  tant  que,  par  des 
»  moyens  justes  et  honnêtes,  j'ai  pu  éviter  de 
»  m'y  réduire;  en  me  faisant  copiste  de  musi- 
»  que,  je  n'ai  point  prétendu  prendre  un  état 
»  austère  et  de  mortification,  mais  choisir  au 
»  contraire  une  occupation  de  mon  goût,  qui 
»  ne  fatiguât  pas  mon  esprit  paresseux,  et  qui 
»  pût  me  fournir  les  commodités  de  la  vie  que 
»  mon  mince  revenu  ne  pouvoit  me  procurer 
»  sans  ce  supplément  En  renonçant,  et  de 
»  grand  cœur,  à  tout  ce  qui  est  de  luxe  et  de 
»  vanilé,jenaipointrenoncéauxplaisirsréeis, 
»  et  c'est  même  pour  les  goûter  dans  toute  leur 
»  pureté,  que  j'en  ai  détaché  tout  ce  qui  ne 
»  tient  qu'à  Topiiiion.  Les  dissolutions  ni  les 
»  excès  n'ont  jamais  été  de  mon  goût;  mais, 
»  sans  avoir  jamais  été  riche,  j'ai  toujours  vécu 
»  commodément;  et  il  ni'est  de  toute  impossi- 
»  bilité  de  vivre  commodément  dans  mon  petit 
»  ménage  avec  onze  cents  francs  de  rente, 
i>  quand  même  ils  seroient  assurés,  bien  moins 
»  encore  avec  trois  cents,  auxquels  d'un  jour  à 
»  l'autre  je  puis  être  réduit.  Mais  écartons  cette 
t)  prévoyance.  Pourquoi  voulez-vous  que,  sur 
»  mes  vieux  jours,  je  fasse  sans  nécessité  le  dur 
»  apprentissage  d'une  vie  plus  que  frugale,  à 
»  laquelle  mon  corps  n'est  point  accoutumé; 
1)  tandis  qu'un  travail  qui  n'est  pour  moi  qu'un 
»  plaisir  me  procuro  la  conliimation  de  ces 
»  mômes  commodités,  dont  l'habitude  m'a  fait 
»  un  besoin,  et  qui  de  toute  autre  manière  se- 
I)  roient  moins  à  ma  portée  ou  me  coûteroient 
»  beaucoup  plus  cher?  Vos  messieurs,  qui 
»  n'ont  pas  pris  pour  eux  cette  austérité  qu'ils 
»  me  prescrivent,  font  bien  d'intriguer  ou  em- 
»  prunier,  plutôt  que  de  s'assujettir  à  un  tra- 
M  vail  manuel  qui  leur  parait  ignoble,  usurier, 
»  insupportable,  et  ne  procure  pas  tout  d'un 
»  coup  des  rafles  de  cinquante  mille  francs. 
»  Mais  moi  qui  ne  pense  pas  comme  eux  sur  la 
»  véritable  dignité;  moi  qui  trouve  une  jouis- 


8.4 


SECOND  DIALOGUE. 


»  sance  très-douce  dans  le  passage  alternatif 
»  du  travail  à  la  récréation  ;  par  une  occupation 
B  de  mon  goût,  que  je  mesure  à  ma  volonté, 
»  j'ajoute  ce  qui  manque  à  ma  petite  fortune, 
»  pour  me  procurer  une  subsistance  aisée,  et  je 
»  jouis  des  douceurs  d'une  vie  égale  et  simple 
»  autant  qu'il  dépend  de  moi. Un  désœuvrement 
I)  absolu  m'assujettiroit  à  l'ennui,  me  forceroit 
»  peut-être  à  chercher  des  amusemens  toujours 
»  coûteux,  souvent  pénibles,  rarement  inno- 
»  cens  ;  au  lieu  qu'après  le  travail  le  simple  re- 
»  pos  a  son  charme,  et  suffit  avec  la  prome- 
»  nade,  pour  l'amusement  dont  j'ai  besoin. 
»  Enfin,  c'est  peut-être  un  soin  que  je  me  dois 
»  dans  une  situation  aussi  triste,  d'y  jeter  du 
t)  moins  tous  les  agrémcns  qui  restent  à  ma 
»)  portée,  pour  tâcher  d'en  adoucir  l'amertume, 
0  de  peur  que  le  sentiment  de  mes  peines,  aigri 
»  par  une  vie  auslère,  ne  fermentât  dans  mon 
»  âme,  et  n'y  produisît  des  dispositions  haineu- 
»  ses  et  vindicatives,  propres  à  me  rendre  mé- 
»  chant  et  plus  malheureux.  Je  me  suis  toujours 
»  bien  irouvéd'armer  mon  cœur  contre  la  haine 
»  par  toutes  les  jouissances  que  j'ai  pu  me  pro- 
»  curer.  Le  succès  de  cette  méthode  me  la  ren- 
»  dra  toujours  chère,  et  plus  ma  destinée  est 
»  déplorable,  plus  je  m'efforce  à  la  parsemer 
»  de  douceurs,pour  me  maintenir  toujoursbon. 
1)  Mais,  disent-ils,  parmi  tant  d'occupations 
»  dont  il  a  le  choix,  pourquoi  choisir  par  pré- 
»  férence  celle  à  laquelle  il  paroît  le  moins 
»  propre,  et  qui  doit  lui  rendre  le  moins? 
»  Pourquoi  copier  de  la  musique  au  lieu  defa  ire 
»  des  livres?  Il  y  gagneroit  davantage  et  ne  se 
1)  dégraderoit  pas.  Je  répondrois  volontiers  à 
»  cette  question  en  la  renversant.  Pourquoi 
»  faire  des  livres  au  lieu  de  copier  de  la  musi- 
I)  que,  puisque  ce  travail  me  plaît  et  me  con- 
»  vient  plus  que  tout  autre,  et  que  son  produit 
»  est  un  gain  juste,  honnête  et  qui  me  suffit  ? 
>)  Penser  est  un  travail  pour  moi  très-pénible, 
»  qui  me  fatigue,  me  tourmente  et  me  déplaît; 
»  travailler  de  la  main  et  laisser  ma  tète  en  re- 
»  pos  me  récrée  et  m'amuse.  Si  j'aime  quelque- 
I)  fois  à  penser,  c'est  librement  et  sans  gêne, 
»  en  laissant  aller  à  leur  gré  mes  idées,  sans 
»  les  assujettir  à  rien.  Mais  penser  à  ceci  ou  à 
»  cela  par  devoir,  par  métier,  mettreà  mes  pro- 
»  ductions  de  la  correction,  de  la  méthode,  est 
»  pour  moi  le  travail  d'un  galérien;  et  penser 


»  pour  vivre  me  paroît  la  plus  pénible  ainsi 
0  que  la  plus  ridicule  de  toutes  les  occupations. 
»  Que  d'autres  usent  de  leurs  talens  comme  il 
»  leur  plaît,  je  ne  les  en  blâme  pas  ;  mais  pour 
»  moi  je  n'ai  jamais  voulu  prostituer  les  miens 
»  tels  quels,  en  les  mettant  à  prix,  sûr  que 
»  cette  vénalité  même  les  auroit  anéantis.  Je 
»  vends  le  travail  de  mes  mains,  mais  les  pro- 
»  ductions  de  mon  âme  ne  sont  point  à  vendre; 
»  c'est  leur  désintéressement  qui  peut  seul  leur 
»  donner  de  la  force  et  de  l'élévation.  Cellesque 
»  je  ferois  pour  de  l'argent  n'en  vaudroient 
»  guère  et  m'en  rendroient  encore  moins. 

»  Pourquoi  vouloir  que  je  fasse  encore  des 
I)  livres,  quand  j'ai  dit  toutce  que  j'avois  à  dire, 
»)  et  qu'il  ne  meresteroitquelaressource,trop 
»  chétive  à  mes  yeux,  de  retourner  et  répéter 
»  les  mêmes  idées?  A  quoi  bon  redire  une  se- 
»  conde  fois  et  mal  ce  que  j'ai  dit  une  fois  de 
»  mon  mieux?  Ceux  qui  ont  la  démangeaison 
»  de  parler  toujours  trouvent  toujours  quelque 
»  chose  à  dire  ;  cela  est  aisé  pour  qui  ne  veut 
»  qu'agencer  des  mots  :  mais  je  n'ai  jamais  été 
»  tenté  de  prendre  la  plume  que  pour  dire  des 
»  choses  grandes,  neuves,  et  nécessaires,  et 
»  non  pas  pour  rabâcher.  J'ai  fait  des  livres,  il 
»  est  vrai,  mais  jamais  je  ne  fus  un  livricr. 
»  Pourquoi  faire  semblant  de  vouloir  que  je 
»  fasse  encore  des  livres,  quand  en  effet  on 
»  craint  tant  que  je  n'en  fasse,  et  qu'on  mettant 
»  de  vigilance  à  m'en  ôter  tous  les  moyens  ?  On 
»  me  ferme  l'abord  de  toutes  les  maisons,  hors 
»  celle  des  fauteurs  de  la  ligue.  On  me  cache 
»  avec  le  plus  grand  soin  la  demeure  et  l'a- 
»  dresse  de  tout  le  monde.  Les  suisses  et  les 
»  portiers  ont  tous  pour  moi  des  ordres  secrets, 
»  autres  que  ceux  de  leurs  maîtres;  on  ne 
»  me  laisse  plus  de  communication  avec  les 
I)  humains,  même  pour  parler  :  mepermettroit- 
»  on  d'écrire?  On  me  laisseroit  peut-être  expri- 
»  mer  ma  pensée  afin  de  la  savoir,  mais  très- 
»  certainement  on  m'empêcheroit  bien  de  la 
»  dire  au  public. 

»  Dans  la  position  où  je  suis,  si  j'avois  à  faire 
»  des  livres,je  n'en  devrois  etn'en  voudrois  faire 
»  que  pour  la  défense  de  mon  honneur,  pour 
»  confondre  etdémasquer  les  imposteurs  qui  le 
»  diffament  :  il  ne  m'est  plus  permis,  sans  me 
»  manquer  à  moi-même,  de  traiteraucun  autre 
»  sujet.  Quand  j'aurois  les  lumières  nécessaires 


SECOND  DIALOGUE. 


85 


»  pour  percer  cet  abime  de  ténèbres  où  l'on 
»  m'a  plongé,  et  pour  éclairer  toutes  ces  tra- 
»  mes  souterraines,  y  a-t-il  du  bon  sens  à  sup- 
»  poser  qu'on  me  laisseroit  faire,  et  que  les  gens 
Il  qui  disposent  de  moi  souffriroient  que  j'in- 
n  struisisse  le  public  de  leurs  manœuvres  et  de 
»  mou  sort?  A  qui  m'adresserois-je  pour  me 
»  faire  imprimer,  qui  ne  fût  un  de  leurs  émis- 
»  sniros,  ou  qui  ne  le  devînt  aussitôt?  M'onl-ils 
»  laissé  quelqu'un  à  qui  je  puisse  me  confier? 
»  Ne  sait-on  pas  tous  les  jours,  à  toutes  les 
»  heures,  à  qui  j'ai  parlé,  ce  que  j'ai  dit;  et, 
»  douiez-vousque,  depuis  nos  entrevues,  vous- 
»  môme  ne  soyez  aussi  surveillé  quemoi?  Quel- 
t  qu'un  peut-il  ne  pas  voir  qu'investi  de  toutes 
»  parts,  gardé  à  vue  comme  je  le  suis,  il  m'est 
»  impossible  de  faire  entendre  nulle  part  la  voix 
»  de  la  justice  et  de  la  vérité  ?  Si  ion  paroissoit 
»  m'en  laisser  le  moyen,  ce  seroit  un  piège. 
»  Quand  j'aurois  dit  blanc ,  on  me  feroit  dire 

•  noir,  sans  même  que  j'en  susse  rien  (')  ;  et 
»  puisqu'on  falsifie  tout  ouvertement  mes  an- 
»  ciens  écrits  qui  sont  dans  les  mains  de  tout  le 
)»  monde,  manqueroit-on  de  falsifier  ceux  qui 
»  n'auroient  point  encore  paru,  et  dont  tien  ne 
»  pourroit  constater  la  falsification ,  puisque 
»  mes  protestations  sont  comptées  pour  rien? 
»  Eh!  monsieur,  pouvez-vous  ne  pas  voir  que 
»  le  grand,  le  seul  crime  qu'ils  redoutent  de 
»  moi,  crime  affreux  dont  l'effroi  les  tient  dans 
B  des  transes  continuelles,  est  ma  justification? 

»  Faire  des  livres  pour  subsister  eût  été  me 
»  mettre  dans  la  dépendance  du  public.  Il  eût 
»  été  dès  lors  question,  non  d'instruire  et  de 
»  corriger,  mais  de  plaire  et  de  réussir.  Cela  ne 

•  pouvoit  plus  se  faire  en  suivant  la  route  que 
»  j'avois  prise  ;  les  temps  étoient  trop  changés, 
»  et  le  public  avoit  trop  changé  pour  moi. 
»  Quand  je  publiai  mes  premiers  écrits,  encore 
»  livré  à  lui-même,  il  n'avoit  point  en  total 
»  adopté  de  secte,  et  pouvoit  écouter  la  voix  de 
»  la  vérité  et  de  la  raison.  Mais  aujourd'hui 
»  subjugué  tout  entier  il  ne  pense  plus,  il  ne 
»  raisonne  plus,  il  n'est  plus  rien  par  lui-même, 
»  et  ne  suit  que  les  impressions  que  lui  donnent 
»  ses  guides.  L'unique  doctrine  qu'il  peut  goû- 


(')  Comme  on  fera  certainement  du  contenu  de  cet  écrit,  si 
son  existence  est  connue  du  public,  et  qu'il  tombe  entre  les 
mains  de  ces  messieurs  ;  ce  qui  parott  naturellement  inévitable. 


»  ter  désormais  est  celle  qui  met  ses  passions  à 
»  leur  aise,  et  couvre  d'un  vernis  de  sagesse  le 
»  dérèglement  de  ses  mœurs.  Il  ne  reste  plus 
»  qu'une  route  pour  quiconque  aspire  à  lui 
»  plaire  :  c'est  do  suivre  à  la  piste  les  brillans 
»  auteurs  de  ce  siècle,  et  de  prêcher  comme 
»  eux,  dans  une  morale  hypocrite,  l'amour  des 
»  vertus  et  la  haine  du  vice,  mais  après  avoir 
»  commencé  par  prononcer  comme  eux  que 
»  tout  cela  sont  des  mots  vides  de  sens,  faits 
»  pour  amuser  le  peuple;  qu'il  n'y  a  ni  vice  ni 
»  vertu  dans  le  cœur  de  l'homme,  puisqu'il  n'y 
»  a  ni  liberté  dans  sa  volonté,  ni  moralité  dans 
»  ses  actions  ;  que  tout,  jusqu'à  cette  volonté 
»  même, est  l'ouvrage  d'une  aveugle  nécessité; 
»  qu'enfin  la  conscience  et  les  remords  ne  sont 
»  que  préjugés  et  chimères,  puisqu'on  ne  peut, 
»  ni  s'applaudir  d'une  bonne  action  qu'on  a  été 
9  forcé  de  faire,  ni  se  reprocher  un  crime  dont 
»  on  n'a  pas  eu  le  courage  de  s'abstenir  (').  Lt 
»  quelle  chaleur,  quelle  véhémence,  quel  ton  de 
1)  persuasion  et  de  vérité  pourrois-je  mettre, 
t)  quand  je  le  voudrois,  dans  ces  cruelles  doc- 
»  irines,  qui,  flattant  les  heureux  et  les  riches, 
»  accablent  les  infortunés  et  les  pauvres,  en 
t)  ôiant  aux  uns  tout  frein,  toute  crainte,  toute 
»  retenue;  aux  autres,  toute  espérance,  toute 
»  consolation?  et  comment  enfin  les  accorde- 
»)  rois-je  avec  mes  propres  écrits,  pleins  de  la 
I)  réfutation  de  tous  ces  sophismes  ?  Non,  j'ai 
»  dit  ce  que  je  savois,  ce  que  je  croy  ois  du  moins 
»  être  vrai,  bon,  consolant,  utile.  J'en  ai  dit 
»  assez  pour  qui  voudra  m'écouleren  sincérité 
»  de  cœur,  et  beaucoup  trop  pour  le  siècle  où 
»  j'ai  eu  le  malheur  de  vivre.  Ce  que  je  dirois  de 
»  plus  ne  feroit  aucun  effet,  et  je  le  dirois  mal, 
»  n'étant  animé,  ni  parl'espoir  du  succès  comme 
»  les  auteurs  à  la  mode,  ni  comme  autrefois  par 
»  cette  hauteur  de  courage  qui  met  au-dessus, 
»  et  qu'inspire  le  seul  amour  de  la  vérité,  sans 
»  mélange  d'aucun  intérêt  personnel.  » 

Voyant  l'indignation  dont  il  s'enflammoit  à 
ces  idées,  je  me  gardai  de  lui  parler  de  tous  ces 
fatras  de  livres  et  de  brochures  qu'on  lui  fait 
barbouiller  et  publier  tous  les  jours  avec  autant 

(')  Yoilà  ce  qu'ils  ont  ouvertement  enseigné  et  publié  jus- 
qu'ici, sans  qu'on  ait  songé  à  les  décréter  pour  celte  doctrine. 
Cette  peine  étoit  réservée  au  Système  impie  de  la  religion  «n- 
turelle,  A.  présent  c'est  à  Jean-Jacques  qu'ils  font  dire  tout 
cela;  eux  se  taisent  ou  crient  à  l'impie,  et  le  public  avec  eux. 
Ilisum  ter.eatis,  amici. 


8C 


SECOND  DIALOGUE. 


de  secret  que  de  bon  sens.  Pjir  quelle  inconce- 
vable bêtise  pourroit-ilespérer,  surveillécomme 
il  est,  de  pouvoir  garder  un  seul  moment  l'a- 
nonytne?  et  lui  à  qui  l'on  reproche  tant  de  se 
défior  à  tort  de  tout  le  monde,  comment  au- 
roit-il  une  confiance  aussi  slupide  en  ceux  qu'il 
char{Teroit  de  la  publication  de  ses  manuscrits? 
et  s'il  a  voit  en  quelqu'un  cette  inepte  confiance , 
est-il  croyable  qu'il  ne  s'en  serviroit,  dans  la 
position  terrible  où  il  est,  que  pour  publier  d'a- 
rides traductions  et  de  frivoles  brochures  (')? 
ICrifin  f)eut-on  penser  que,se  voyant  ainsi  jour- 
nellement découvert,  il  ne  laissât  pas  d'aller 
toujours  son  train  avec  le  même  mystère,  avec 
le  même  secret  si  bien  gardé,  soit  en  continuant 
de  se  confier  aux  mêmes  traîtres,  soit  en 
choisissant  de  nouveaux  confidens  tout  aussi 
fidèles? 

J'entends  insister.  Pourquoi,  sans  repren- 
dre ce  métier  d'auteur  qui  lui  déplaît  tant,  ne 
pas  choisir  au  moins  pour  ressource  quelque 
talent  plus  honorable  ou  plus  lucratif?  Au  lieu 
de  copier  de  la  musique,  s'il  étoit  vrai  qu'il  la 
sût,  que  n'en  faisoit-il  ou  que  ne  l'ensoignuit- 
il?  S'il  ne  la  savoit  pas,  il  avoit  ou  passoit  pour 
avoir  d'autres  connoissances  dont  il  pouvoit 
donner  leçon.  L'italien,  la  géographie,  l'arith- 
métique; que  sais-je,  moi?  Tout,  puisqu'on  a 
tant  de  facilité  à  Paris  pour  enseigner  ce  qu'on 
ne  sait  pas  soi-même;  les  plus  médiocres  talcns 
valoicMi  mieux  à  cultiver  pour  s'aider  à  vivre 
que  le  moindre  de  tous,  qu'il  possédoit  mal,  et 
dont  il  tiroit  si  peu  de  profit,  même  en  taxant 
si  haut  son  ouvrage.  Il  ne  se  fût  point  mis, 
comme  il  a  fait,  dans  la  dépendance  de  quicon- 
(]ue  vienl,  armé  d'un  chiffon  de  musique,  lui 
débiter  son  amphigouri ,  ni  des  valets  insolens 
qui  viennent,  dans  leur  arrogant  maintien,  lui 
déceler  les  seniimens  cachés  des  maîtres.  Il 
n'eût  point  perdu  si  souvent  le  salaire  de  son 
travail,  ne  se  fût  point  fait  mépriser  du  peuple, 
et  traiter  de  juif  par  le  philosophe  Diderot  pour 
ce  travail  même.  Tous  ces  profits  mesquins 
sont  méprisés  des  grandes  âmes.  L'illustre  Di- 
derot, qui  ne  souille  point  ses  mains  d'un  tra- 
vail mercenaire ,  et  dédaigne  les  petits  gains 
usuriers,  est  aux  yeux  de  l'Europe  entière  un 

(•)  Aujourd'hui  ce  sont  des  livres  en  forme;  mais  il  y  a  dans 
l'cBuvre  qui  me  regarde  un  progrès  qu'il  n'étoit  pas  aisé  de 
prévoir, 


sage  aussi  vertueux  que  désintéressé;  et  le  co- 
piste Jean-Jacques,  prenant  dix  sous  par  page 
de  son  travail  pour  saider  à  vivre,  est  un  juif 
que  son  avidité  fait  universellement  mépriser. 
Mais,  en  dépit  de  son  âpreté,  la  fortune  paroît 
avoir  ici  tout  remis  dans  l'ordre,  et  je  ne  vois 
point  que  les  usuresdu  juif  Jean-Jacques  Paient 
rendu  fort  riche,  ni  que  le  désintéressement 
du  philosophe  Diderot  Tait  appauvri.  Eh  !  com- 
ment peut-on  ne  pas  sentir  que  si  Jean-Jacques 
eût  pris  cette  occupation  de  copier  de  la  musi- 
que uniquement  pour  donner  le  change  au  pu- 
blic, ou  par  affectation,  il  n'eût  pas  manqué, 
pour  ôter  cette  arme  à  ses  ennemis  et  se  faire 
un  mérite  de  son  métier,  de  le  faire  au  prix 
des  autres,  ou  même  au-dessous? 

Le  Fr.  L'avidité  ne  raisonne  pas  toujours 
bien. 

Uouss.  L'animosité  raisonne  souvent  plus 
mal  encore.  Cela  se  sent  à  merveille  quand  on 
examine  les  allures  de  vos  messieurs,  et  leurs 
singuliers  raisonnemens  qui  les  décèleroient 
bien  vite  aux  yeux  de  quiconque  y  voudroit 
regarder  et  ne  partageroit  pas  leur  passion. 

Toutes  ces  objections  m'étoient  présentes 
quand  j'ai  commencé  d'observer  notre  homme  ; 
mais  en  le  voyant  familièrement,  j'ai  senti  bien- 
tôt et  je  sens  mieux  chaque  jour  que  les  vrais 
motifs  qui  le  déterminent  dans  toute  sa  conduite 
se  trouvent  rarement  dans  son  plus  grand  in- 
térêt, et  jamais  dans  les  opinions  de  la  multi- 
tude. Il  les  faut  chercher  plus  près  de  lui  si  l'on 
ne  veut  s'abuser  sans  cesse. 

D'abord,  comment  ne  sent-on  pas  que  pour 
tirer  parti  de  tous  ces  petits  talens  dont  on 
parle,  il  en  faudroit  un  qui  lui  manque,  savoir, 
celui  de  les  faire  valoir.  Il  faudroit  intriguer, 
courir  à  son  âge  de  maison  en  maison,  fjiire  sa 
cour  aux  grands,  aux  riches,  aux  femmes, 
aux  artistes,  à  tous  ceux  dont  on  le  laisseroit 
approcher;  car  on  mettroit  le  même  choix  aux 
gens  dont  on  lui  permettroit  l'accès  qu'on  met 
à  ceux  à  qui  l'on  permet  le  sien,  et  parmi  les- 
quels je  ne  serois  pas  sans  vous. 

Il  a  fait  assez  d'expériences  de  la  façon  dont 
le  traiteroient  les  musiciens,  s'il  se  mettoit  à 
leur  merci  pour  l'exécution  de  ses  ouvrages^ 
comme  il  y  soroit  forcé  pour  en  pouvoir  tirer 
parti.  J'ajoute  que  quand  même,  à  force  de  ma- 
nège, il  pourroit  réussir,  il  devroit  toujours 


SECOrs'D  DIALOGUE. 


87 


trouver  irop  chers  des  succès  achetés  à  ce  prix. 
Pour  moi,  du  moins,  pensant  autrement  que  le 
public  sur  le  véritable  honneur,  j'en  trouve 
beaucoup  plus  à  copier  chez  soi  de  la  musique 
à  tant  la  page,  qu'à  courir  de  porte  en  porto 
pour  y  souffrir  les  rebuffades  des  valets,  les 
Ciipriccs  des  maîtres,  et  faire  f)artout  le  métier 
de  cajoleur  et  de  complaisant.  Voilà  ce  que  tout 
esprit  judicieux  devroit  sentir  lui-même  ;  mais 
l'étude  particulière  de  l'homme  ajoute  un  nou- 
veau poids  à  tout  cela. 

Jean-Jacques  est  indolent, paresseux,  comme 
tous  les  contemplatifs  :  mais  cette  paresse  n'est 
que  dans  sa  tôle.  Il  ne  pense  qu'avec  effort,  il 
se  fatigue  à  penser,  il  s'effraie  de  tout  ce  qui  l'y 
force,  à  quelque  foible  degré  que  ce  soit,  et  s'il 
faut  qu'il  réponde  à  un  bonjour  dit  avec  quel- 
que tournure,  il  en  sera  tourmenté.  Cependant 
il  est  vif,  laborieux  à  sa  manière.  Il  ne  peut 
souffrir  une  oisiveté  absolue  :  il  faut  que  ses 
mains,  que  ses  pieds,  que  ses  doigts  agissent, 
que  son  corps  soit  en  exercice,  et  que  sa  tête 
reste  en  repos.  Voilà  d'où  vient  sa  passion 
pour  la  promenade;  il  y  est  en  mouvement 
sans  être  obligé  de  penser.  Dans  la  rêverie 
on  n'est  point  actif.  Les  images  se  tracent 
dans  le  cerveau,  s'y  combinent  comme  dans  le 
sommeil,  sans  le  concours  de  la  volonté  :  on 
laisse  à  tout  cela  suivre  sa  marche,  et  l'on  jouit 
sans  agir.  Mais  quand  on  veut  arrêter,  fixer 
les  objets,  les  ordonner,  les  arranger,  c'est 
autre  chose;  on  y  met  du  sien.  Sitôt  que  le 
raisonnement  et  la  réflexion  s'en  mêlent,  la 
méditation  n'est  plus  un  repos,  elle  est  une 
action  très-pénible;  et  voilà  la  peine  qui  fait 
l'effroi  de  Jean-Jacques,  et  dont  la  seulq  idée 
l'accable  et  le  rend  paresseux.  Je  ne  l'ai 
jamais  trouvé  tel,  que  dans  toute  œuvre  où  il 
faut  que  l'esprit  agisse,  quelque  peu  que  ce 
puisse  être.  Il  n'est  avare,  ni  de  son  temps, 
ni  de  sa  peine  ;  il  ne  peut  rester  oisif  sans 
souffrir;  il  passeroit  volontiers  sa  vie  à  bê- 
cher danslin  jardin  pour  y  rêver  à  son  aise  : 
mais  ce  soroit  pour  lui  le  plus  cruel  supplice 
de  la  passer  dans  un  fauteuil,  en  fatiguant  sa 
cervelle  à  chercher  des  riens  pour  amuser  des 
femmes. 

De  plus,  il  déteste  la  gêne  autant  qu'il  aime 
l'occupation.  Le Iravailneluicoùterien, pourvu 
qu'il  le  fasse  à  son  heure,  et  non  pas  à  celle 


d'autrui.  Il  porte  sans  peine  le  joug  de  la  né- 
cessité des  choses,  mais  non  celui  de  la  volonté 
des  hommes.  Il  aimera  mieux  faire  une  tâche 
double  en  prenant  son  temps,  qu'une  simple 
au  moment  prescrit. 

A-t-il  une  affaire,  une  visite,  un  voyage  à 
faire,  il  ira  sur-le-champ,  si  rien  ne  le  presse  ; 
s'il  faut  aller  à  linsiant,  il  regimbera.  Le  mo- 
ment où,  renonçiini  à  tout  projet  de  fortune 
pour  vivre  au  jour  la  journée,  il  se  défit  de  sa 
montre,  fut  un  des  plus  doux  de  sa  vie.  Grâ- 
ces au  ciel,  s'écria-l-il  dans  un  transport  de 
joie,  je  n'aurai  plus  besoin  de  savoir  l'heure 
qu'il  est! 

S'il  se  plie  avec  peine  aux  fantaisies  des  au- 
tres, ce  n'est  pas  qu'il  en  ait  beaucoup  de  son 
chef.  Jamais  homme  ne  fut  moins  imitateur,  et 
cependant  moins  capricieux.  Ce  n'estpas  sa  rai- 
son qui  l'empêche  de  l'être,  c'est  sa  paresse  ; 
car  les  caprices  sont  des  secousses  de  la  vo- 
lonté dont  il  craindroit  la  fatigue.  Rebelle  à 
toute  autre  volonté,  il  ne  sait  pas  même  obéir 
à  la  sienne,  ou  plutôt  il  trouve  si  fatigant 
même  de  vouloir,  qu'il  aime  mieux,  dans  lo 
courant  de  la  vie,  suivre  une  impression  pure- 
ment machinale  qui  l'entraîne  sans  qu'il  ait  lu 
peine  de  la  diriger.  Jamais  homme  ne  porta 
plus  pleinement,  et  dès  sa  jeunesse,  le  joug 
propre  des  âmes  foibles  et  des  vieillards;  sa- 
voir celui  de  l'habitude.  C/est  par  elle  qu'il 
aime  à  faire  encore  aujourd'hui  ce  qu'il  fit  hier, 
sans  autre  motif,  si  ce  n'est  qu'il  le  fit  hier.  La 
roule  étant  déjà  frayée,  il  a  moins  de  peine  à 
la  suivre,  qu'à  l'effort  d'une  nouvelle  direction. 
Il  est  incroyable  à  quel  point  cette  paresse 
de  vouloir  le  subjugue.  Cela  se  voit  jusque 
dans  ses  promenades.  Il  répétera  toujours  la 
même,  jusqu'à  ce  que  quelque  motif  le  force 
absolument  d'en  changer  :  ses  pieds  le  repor- 
tent d'eux-mêmes  où  ils  l'ont  déjà  porté.  Il 
aime  à  marcher  toujours  devant  lui,  parce  que 
cela  se  fait  sans  avoir  besoin  d'y  penser.  Il  iroit 
de  celte  façon  toujours  rêvant  jusqu'à  la  Chine, 
sans  s'en  apercevoir  ou  sans  s'ennuyer.  Voilà 
pourquoi  les  longues  promenades  lui  plaisent  ; 
mais  il  n'aime  pas  les  jardins  ou  à  chaque  bout 
d'allée  une  petite  direction  est  nécessaire  pour 
tourner  et  revenir  sur  ses  pas,  et  en  compa- 
gnie il  se  met,  sans  y  penser,  à  la  suite  des  au- 
tres pour  n'avoir  pas  besoin  de  penser  à  son 


88 


SECOND  DIALOGUE. 


chemin  ;  aussi  n'en  a-t-il  jamais  retenu  aucun 
qu'il  ne  l'eût  fait  seul. 

Tous  les  hommes  sont  naturellement  pares- 
seux, leur  intérêt  même  ne  les  anime  pas,  et  les 
plus  pressans  besoins  ne  les  font  agir  que  par 
secousses  ;  mais  à  mesure  que  l'amour-propre 
s'éveille,  il  les  excite,  les  pousse,  les  lient  sans 
cesse  en  haleine,  parce  qu'il  est  la  seule  pas- 
sion qui  leur  parle  toujours  :  c'est  ainsi  qu'on 
les  voit  tous  dans  le  monde.  L'homme  en  qui 
l'amour-propre  ne  domine  pas,  et  qui  ne  va 
point  chercher  son  bonheur  loin  de  lui,  est  le 
seul  qui  connoissc  l'incurie  et  les  doux  loisirs; 
et  Jean-Jacques  est  cet  homme-là,  autant  que 
je  puis  m'y  connoître.  Rien  n'est  plus  uniforme 
que  sa  manière  de  vivre  :  il  se  lève,  se  couche, 
mange,  travaille,  sort  et  rentre  aux  mêmes 
heures,  sans  le  vouloir  et  sans  le  savoir.  Tous 
les  jours  sont  jetés  au  même  moule,  c'est  le 
même  jour  toujours  répété  ;  sa  routine  lui  lient 
lieu  de  toute  autre  règle;  il  la  suit  très-exacte- 
ment, sans  y  manquer  et  sans  y  songer.  Celle 
molle  inertie  n'influe  pas  seulement  sur  ses  ac- 
tions indifférentes,  mais  sur  toute  sa  conduite, 
sur  les  affections  mêmes  de  son  cœur;  et,  lors- 
qu'il cherchoit  si  passionnément  des  liaisons 
qui  lui  convinssent,  il  n'en  forma  réellement  ja- 
mais d'autres  que  celles  que  le  hasard  lui  pré- 
senta. L'indolence  et  le  besoin  d'aimer  ont 
donné  sur  lui  un  ascendant  aveugle  à  tout  ce 
qui  l'approchoit.  Une  rencontre  fortuite,  l'oc- 
casion, le  besoin  du  moment,  l'habitude  trop 
rapidement  prise,  ont  déterminé  tous  ses  atta- 
chemens,  et  par  eux  toute  sa  destinée.  En  vain 
son  cœur  lui  demandoit  un  choix,  son  humeur 
trop  facile  ne  lui  en  laissa  point  faire.  Il  est 
peut-être  le  seul  homme  au  monde  des  liaisons 
duquel  on  ne  peut  rien  conclure,  parce  que  son 
propre  goût  n'en  forma  jamais  aucune,  et  qu'il 
se  trouva  toujours  subjugué  avant  d'avoir  eu  le 
temps  de  choisir.  Du  reste,  l'habitude  ne  finit 
point  en  lui  par  l'ennui.  Il  vivroit  éternellement 
du  même  mets,  répéteroit  sans  cesse  le  même 
air,  reliroit  toujours  le  même  livre,  ne  verroit 
toujours  que  la  même  personne.  Enfin,  je  ne 
l'ai  jflmais  vu  se  dégoûter  d'aucune  chose  qui 
une  fois  lui  eût  fait  plaisir. 

C'est  par  ces  observations  et  d'autres  qui  s'y 
rapportent,  c'est  par  l'étude  attentive  du  na- 
turel et  des  goûts  de  l'individu,  qu'on  apprend 


à  expliquer  les  singularités  de  sa  conduite,  et 
non  par  des  fureurs  d'amour-propre,  qui  ron- 
gent les  cœurs  de  ceux  qui  le  jugent  sans  avoir 
jamais  approché  du  sien.  C'est  par  paresse, 
par  nonchalance,  par  aversion  de  la  dépen- 
dance et  de  la  gêne,  que  Jean-Jacques  copie  de 
la  musique.  Il  fait  sa  tâche  quand  et  comment 
il  lui  plaît  ;  il  ne  doit  compte  de  sa  journée,  de 
son  temps,  de  son  travail,  de  son  loisir  à  per- 
sonne. Il  n'a  besoin  de  rien  arranger,  de  rien 
prévoir,  de  prendre  aucun  souci  de  rien,  il 
n'a  nulle  dépense  d'esprit  à  faire,  il  est  lui 
et  à  lui  tous  les  jours,  tout  le  jour;  et  le  soir, 
quand  il  se  délasse  et  se  promène,  son  âme 
ne  sort  du  calme  que  pour  se  livrer  à  des 
émotions  délicieuses,  sans  qu'il  ait  à  payer  de 
sa  personne,  et  à  soutenir  le  faix  de  la  célébrité 
par  de  brillantes  ou  savantes  conversations, 
qui  feroient  le  tourment  de  sa  vie  sans  flatter 
sa  vanité. 

Il  travaille  lentement,  pesamment,  fait  beau- 
coup de  fautes,  efface  ou  recommence  sans 
cesse  ;  cela  l'a  forcé  de  taxer  haut  son  ouvrage, 
quoiqu'il  en  sente  mieux  que  personne  l'imper- 
fection. Il  n'épargne  cependant  ni  frais  ni  soins 
pour  lui  faire  valoir  son  prix,  et  il  y  met  des 
attentions  qui  ne  sont  pas  sans  effet,  et  qu'on 
aitendroit  en  vain  des  autres  copistes.  Ce  prix 
même,  quelque  fort  qu'il  soit,  seroit  peut-être 
au-dessous  du  leur,  si  l'on  en  déduisoil  ce  qu'on 
s'amuse  à  lui  faire  perdre,  soit  en  ne  retirant 
ou  en  ne  payant  point  l'ouvrage  qu'on  lui  fait 
faire,  soit  en  le  détournant  de  son  travail  en 
mille  nkanières  dont  les  autres  copistes  sont 
exempts.  S'il  abuse  en  cela  de  sa  célébrité,  il 
le  sent  et  s'en  afflige  ;  mais  c'est  un  bien  petit 
avantage  contre  tant  de  maux  qu'elle  lui  attire, 
et  il  ne  sauroit  faire  autrement  sans  s'exposer 
à  des  inconvéniens  qu'il  n'a  pas  le  courage  de 
supporter  :  au  lieu  qu'avec  ce  modique  supplé- 
ment, acheté  par  son  travail,  sa  situation  pré- 
sente est,  du  côté  de  l'aisance,  telle  précisément 
qu'il  la  faut  à  son  humeur.  Libre  des  chaînes 
de  la  fortune,  il  jouit  avec  modération  de  tous 
les  biens  réelsqu'elle  donne  ;  il  a  retranché  ceux 
de  l'opinion,  qui  ne  sont  qu'apparens,  et  qui 
sont  les  plus  coûteux.  Plus  pauvre,  il  sentiroit 
des  privations,  des  souffrances;  plus  riche,  il 
auroit  l'embarras  des  richesses,  des  soucis,  des 
affaires;  il  faudroit  renoncer  à  l'incurie,  pour 


SECOND  DIALOGUE. 


89 


lu*  la  plus  douce  des  voluptés  :  en  possédant 
davantage,  il  jouiroit  beaucoup  moins. 

Il  est  vrai  qu'avancé  déjà  dans  la  vieillesse  il 
ne  peut  espérer  de  vaquer  long-temps  encore  à 
son  travail  ;  sa  main  déjà  tremblotante  lui  re- 
fuse un  service  aisé,  sa  note  se  déforme,  son 
activité  diminue;  il  fait  moins  d'ouvrage  et 
moinsbien  dans  plus  de  temps;  un  moment  vien- 
dra (*],  s'il  vieillit  beaucoup,  qui,  lui  ôtant  les 
ressources  qu'il  s'est  ménagées,  le  forcera  de 
faire  un  tardif  et  dur  apprentissage  dune  fru- 
galité bien  austère.  Il  ne  doute  pas  même  que 
vos  messieurs  n'aient  déjà  pour  ce  temps  qui 
s'approche,  et  qu'ils  sauront  peut-être  accélé- 
rer, un  nouveau  plan  de  bénéficonce,  c'est-à- 
dire  de  nouveaux  moyens  de  lui  faire  manger  le 
pain  d'amertume  et  boire  la  coupe  d'humilia- 
tion. Il  sent  et  prévoit  très-bien  tout  cela;  mais, 
si  près  du  terme  de  la  vie,  il  n'y  voit  plus  un 
fort  grand  inconvénient.  D'ailleurs,  comme  cet 
inconvénient  est  inévitable,  c'est  folie  de  s'en 
tourmenter,  et  ce  seroit  s'y  précipiter  d'avance 
que  de  chercher  à  le  prévenir.  Il  pourvoit  au 
présent  en  ce  qui  dépend  de  lui,  et  laisse  le  soin 
de  l'avenir  à  la  Providence. 

J'ai  donc  vu  Jean-Jacques  livré  tout  entier 
aux  occupations  que  je  viens  de  vous  décrire, 
se  promenant  toujours  seul,  pensant  peu,  rê- 
vant beaucoup,  travaillant  presque  machinale- 
ment, sans  cesse  occupé  des  mêmes  choses  sans 
s'en  rebuter  jamais;  enfin  plus  gai,  plus  con- 
tent, se  portant  mieux, en menantcetle  vie  pres- 
que automate,  qu'il  ne  fît  tout  le  temps  qu'il 
consacra  si  cruellement  pour  lui,  et  si  peu  utile- 
ment pour  les  autres,  au  triste  métier  d'auteur. 

Mais  n'apprécions  pas  cette  conduite  au-des- 
sus de  sa  valeur.  Dès  que  cette  vie  simple  et 
laborieuse  n'est  pas  jouée,  elle  seroit  sublime 
dans  un  célèbre  écrivain  qui  pourroit  s'y  ré- 
duire. Dans  Jean-Jacques  elle  n'est  que  natu- 
relle, parce  qu'elle  n'est  l'ouvrage  d'aucun  ef- 
fort, ni  celui  de  la  raison,  mais  une  simple 
impulsion  de  tempérament  déterminée  par  la 
nécessité.  Le  seul  mérite  de  celui  qui  s'y  livre 
est  d'avoir  cédé  sans  résistance  au  penchant  de 

(«)  Un  autre  inconvénient  très-grave  me  forcera  d'abandon- 
ner enfin  ce  travail,  que  d'ailleurs  la  mauvaise  volonté  du  pu- 
blic me  rend  plus  onéreux  qu'utile  ;  c'est  l'abord  fréquent  de 
quidams  étrangers  ou  inconnus  qui  s'introduisent  chez  moi 
sous  ce  prétexte,  et  qui  savent  ensuite  s'y  cramponner  malgré 
roui,  sans  que  je  puisse  pénétrer  leur  dessein. 


la  nature,  et  de  ne  s'être  pas  laissé  détourner 
par  une  mauvaise  honte,  ni  par  une  sotte  vanité. 
Plus  j'examine  cet  homme  dans  le  détail  de  l'em- 
ploi de  ses  journées,  dans  l'uniformité  de  cette 
vie  machinale,  dans  le  goîkl  qu'il  paroît  y  pren- 
dre, dans  le  contentement  qu'il  y  trouve,  dans 
l'avantage  qu'il  en  tire  pour  son  humeur  et  pour 
sa  santé  ;  plus  je  vois  que  cette  manière  de  vi- 
vre étoit  celle  pour  laquelle  il  étoit  né.  Les  hom- 
mes, le  figurant  toujours  à  leur  mode,  en  ont 
fait,  tantôt  un  profond  génie,  tantôt  un  petit 
charlatan  :  d'abord  un  prodige  de  vertu,  puis 
un  monstre  de  scélératesse;  toujours  l'être  du 
monde  le  plus  étrange  et  le  plus  bizarre.  La  na- 
ture n'en  a  fait  qu'un  bon  artisan,  sensible,  il  est 
vrai,  jusqu'au  transport,  idolâtre  du  beau,  pas- 
sionné pour  la  justice;  dans  de  courts  momens 
d'effervescence  capable  de  vigueur  et  d'éléva- 
tion, mais  dont  l'état  habituel  fut  et  sera  tou- 
jours l'ineriiedespritel  l'activité  machinale, et, 
pour  tout  dire  en  un  mot,  qui  n'est  rare  que 
parce  qu'il  est  simple.  Une  des  choses  dont  il  se 
félicite  est  de  se  retrouver  dans  sa  vieillesse  à 
peu  près  au  même  rang  où  il  est  né,  sans  avoir 
jamais  beaucoup  ni  monté  ni  descendu  dans  le 
cours  de  sa  vie.  Le  sort  l'a  remis  où  l'avoit  placé 
la  nature;  il  s'applaudit  chaque  jour  de  ce  con- 
cours. 

Ces  solutions  si  simples,  et  pour  moi  si  clai- 
res, de  mes  premiers  doutes,  m'ont  fait  sentir 
de  plus  en  plus  que  j'avois  pris  la  seule  bonne 
route  pour  aller  à  la  source  des  singularités  de 
cet  homme  tant  jugé  et  si  peu  connu.  Le  grand 
tort  de  ceux  qui  le  jugent  n'est  pas  de  n'avoir 
point  deviné  les  vrais  motifs  de  sa  conduite;  des 
gens  si  fins  ne  s'en  douteront  jamais  (');  mais 
c'est  de  n'avoir  pas  voulu  les  apprendre,  d'avoir 
concouru  de  tout  leur  cœur  aux  moyens  pris 
pour  empêcher,  lui  de  les  dire,  et  eux  de  les  sa- 
voir. Les  gens  même  les  plus  équitables  sont 
portés  à  chercher  des  causes  bizarres  à  une 

(')  Les  gens  si  fins,  totalement  transformés  par  l'amour-pro- 
pre,  n'ont  plus  la  moindre  idée  des  vrais  mouvements  de  la  na- 
ture, et  ne  connoilrout  jamais  rien  aux  âmes  honnêtes,  parce 
qu'ils  ne  voient  partout  que  le  mal.  excepté  dans  ceux  qu'ils 
ont  intérêt  de  flatter.  Aussi  les  observations  des  gens  fins,  ne 
s'accordant  avec  la  vérité  que  par  hasard,  ne  font  point  auto- 
rité chez  les  sages. 

Je  neconnois  pas  deux  François  (|ui  pussent  parvenir  )  me 
connoltre,  quand  même  ils  le  désireraient  de  tout  leur  cœur  : 
la  nature  primitive  de  l'homme  est  trop  loin  de  toutes  leurs 
idées.  Je  ne  dis  pas  néanmoins  qu'il  n'y  en  a  point,  je  dis  sen- 
lement  que  je  D'eu  connois  pas  deux. 


90 


SECOND  DIALOGUE. 


conduite  extraordinaire;  et  au  contraire,  c'est 
à  force  d'être  naturelle  que  celle  de  Jean-Jac- 
ques est  peu  commune,  mais  c'est  ce  qu'on  ne 
peut  sentir  qu'après  avoir  fait  une  étude  alton- 
lïve  de  son  tempérament,  de  son  humeur,  de 
ses  {^oùts,  de  toute  sa  constitution.  Les  hommes 
n'y  font  pas  tant  de  façon  pour  se  juger  entre 
eux.  Ils  s'attribuent  réciproquement  les  motifs 
qui  pourroient  faire  agir  le  jugeant  comme  fait 
le  jugé,  s'il  étoit  à  sa  place,  et  souvent  ils  ren- 
contrent juste,  parce  qu'ils  sont  tous  conduits 
par  l'opinion,  par  les  préjugés,  par  l'amour- 
propre,  par  toutes  les  passions  factices  qui  en 
sont  le  cortège,  et  surtout  par  ce  vif  intérêt, 
prévoyant  et  pourvoyant,  qui  les  jette  toujours 
loin  du  présent,  et  qui  n'est  rien  pour  l'homme 
de  la  nature. 

Mais  ils  sont  si  loin  de  remonter  aux  pures 
impulsions  de  cette  nature  et  de  les  connoître, 
que,  s'ils  parvenoient  à  comprendre  enfin  que 
ce  n'est  point  par  ostentation  que  Jean-Jacques 
se  conduit  si  différemment  qu'ils  ne  font,  le 
plus  grand  nombre  en  concluroii  aussitôt  que 
c'est  donc  par  bassesse  d'âme,  quelques-uns 
peut-être,  que  c'est  par  une  héroïque  vertu,  et 
tous  se  tromperoient  également.  Il  y  a  de  la 
bassesse  à  choisir  volontairement  un  emploi 
digne  de  mépris,  ou  à  recevoir  par  aumône  ce 
qu'on  peut  gagner  par  son  travail;  mais  il  n'y 
en  a  point  à  vivre  d'un  travail  honnête  plutôt 
que  d'aumônes,  ou  plutôt  que  d'intriguer  pour 
parvenir.  Il  y  a  de  la  vertu  à  vaincre  ses  pen- 
chans  pour  faire  son  devoir,  mais  il  n'y  en  a 
point  à  les  suivre  pour  se  livrer  à  des  occupa- 
tions de  son  goût,  quoique  ignobles  aux  yeux 
des  hommes. 

La  cause  des  faux  jugemens  portés  sur  Jean- 
Jacques  est  qu'on  suppose  toujours  qu'il  lui  a 
fallu  de  grands  efforts  pour  être  autrement  que 
les  autres  hommes ,  au  lieu  que ,  constitué 
comme  il  est,  il  lui  en  eût  fallu  de  très-grands 
pour  être  comme  eux.  Une  de  mes  observations 
les  plus  cerlaities,  et  dont  le  public  se  doute  le 
moins,  est  qu'impatient,  emporté,  sujet  aux 
plus  vives  colères,  il  ne  connoît  pas  néanmoins 
la  haine,  et  que  jamais  désir  de  vengeance  n'en- 
tra dans  son  cœur.  Si  quelqu'un  pouvoit  ad- 
mettre un  fait  si  contraire  aux  idées  qu'on  a  de 
l'homme,  on  lui  donneroit  aussitôt  pour  cause 
un  effet  sublime,  la  pénible  victoire  sur  l'aniour- 


propre,  la  grande  mais  difficile  vertu  du  par- 
don des  ennemis,  et  c'est  simplement  un  effet 
naturel  du  tempérament  que  je  vous  ai  décrit. 
Toujours  occupé  de  lui-même  ou  pour  lui- 
même,  et  trop  avide  de  son  propre  bien  pour 
avoir  le  temps  de  songer  au  mal  d'un  aulre,  il 
ne  s'avise  point  de  ces  jalouses  comparaisons 
d'amour-propre,  d'où  naissent  les  passions  hai- 
neuses dont  j'ai  parlé.  J'ose  même  dire  qu'il 
n'y  a  point  de  constitution  plus  éloignée  que 
la  sienne  de  la  méchanceté;  car  son  vice  domi- 
nant est  de  s'occuper  de  lui  plus  que  des  autres, 
et  celui  des  méchans,  au  contraire,  est  de  s'oc- 
cuper plus  des  autres  que  d'eux  ;  et  c'est  préci- 
sément pour  cela  qu'à  prendre  le  motd'éyoïsme 
dans  son  vrai  sens  ils  sont  tous  égoïstes,  et  qu'il 
ne  l'est  point,  parce  qu'd  ne  se  met,  ni  à  côté, 
ni  au-dessus,  ni  au-dessous  de  personne,  et 
que  le  déplacement  de  personne  n'est  nécessaire 
à  son  bonheur.  Toutes  ses  méditations  sont  dou- 
ces, parce  qu'il  aime  à  jouir.  Dans  les  situations 
pénibles,  il  n'y  pense  que  quand  elles  l'y  for- 
cent; tous  les  momcns  qu'il  peut  leur  dérober 
sont  donnés  à  ses  rêveries,  il  sait  se  soustraire 
aux  idées  déplaisantes,  et  se  transporter  ailleurs 
qu'où  il  est  mal.  Occupé  si  peu  de  ses  peines, 
comment  le  seroit-il  beaucoup  de  ceux  qui  les 
lui  font  souffrir?  il  s'en  venge  en  n'y  pensant 
point,  non  par  esprit  de  vengeance,  mais  pour 
se  délivrer  d'un  tourment.  Paresseux  et  volup- 
tueux, comment  seroit-il  haineux  et  vindicatif? 
Voudroit-il  changer  en  supplices  ses  consola- 
tions, ses  jouissances,  et  les  seuls  plaisirs  qu'on 
lui  laisse  ici- bas?  Les  hommes  bilieux  et  mé- 
chans ne  cherchent  la  retraite  que  quand  ils 
sont  tristes;  et  la  retraite  les  attriste  encore 
plus.  Le  levain  de  la  vengeance  fermente  dans 
la  solitude  par  le  plaisir  qu'on  prend  à  s'y  li- 
vrer; mais  ce  triste  et  cruel  plaisir  dévore  et 
consume  celui  qui  s'y  livre  ;  il  le  rend  inquiet, 
actif,  intrigant  :  la  solitude  qu'il  clierchoit  fait 
bientôt  le  supplice  de  son  cœur  haineux  et  tour- 
menté ;  il  n'y  goûte  point  cette  aimable  incurie, 
cette  douce  nonchalance  qui  fait  le  charme  des 
vrais  solitaires  ;  sa  passion,  animée  par  ses  cha- 
grines réflexions,  cherche  à  se  satisfaire;  et, 
bientôt  quittant  sa  sombre  retraite,  il  court  at- 
tiser dans  le  monde  le  feu  dont  il  veut  consu- 
mer son  ennemi.  S'il  sort  des  écrits  de  la  main 
d'un  tel  solitaire,  ils  ne  ressembleront,  sûre- 


SECOND  DIALOGUE. 


9t 


mcnl,  ni  à  VÉm'tle  ni  à  VHéloUe;  ils  porteront  que  le»  méchans  ne  se  servent  des  mêmes  pein- 
quelqueartqu'emploieraiiteuràsedé(^uis(>r,  la  tures  que  pour  rendre  odieux  moins  les  vices 
teinte  de  la  bile  amère  qui  les  dicta.  Pour  Jean-  que  les  personnages  qu'ils  ont  en  vue.  Ces  dif- 
Jacqiies,  les  fruits  de  sa  solitude  attestent  les  férences  se  font  bien  sentir  à  la  lecture,  et  les 
sondmensdontil  s'y  nourrit;  il  euide l'humeur  i  censures  vives  mais  générales  des  uns  s'y  dis- 


tant qu'il  vécut  dans  le  monde,  il  n'en  eut  plus 
aussitôt  qu'il  vécut  seul. 

Cette  répugnance  à  se  nourrir  d'idées  noires 
et  déplaisantes  se  fait  sentir  dans  ses  écrits 
comme  dans  sa  conversation,  et  surtout  dans 
ceux  de  longue  haleine,  où  l'auteur  avoitplus 
le  temps  d'être  lui,  et  où  son  cœur  s'est  mis, 
pour  ainsi  dire,  plus  à  son  aise.  Dans  ses  pre- 
miers ouvrages,  entraîné  par  son  sujet,  indi- 
gné par  le  spectacle  des  mœurs  publiques, 
excité  par  les  gens  qui  vivoient  avec  lui,  oi  qui 
dès  lors  peut-être  avoient  déjà  leurs  vues,  il 
s'est  permis  quelquefois  de  peindre  les  méchans 
et  les  vices  en  traits  vifs  et  poignans,  mais  tou- 
jours prompts  et  rapides  ;  et  l'on  voit  qu'il  ne  se 
complaisoit  que  dans  les  images  riantes,  dotit 
il  aima  de  tout  temps  à  s'occuper.  Il  se  félicite 
à  la  fin  de  VHétoise  d'en  avoir  soutenu  l'intérêt 
durant  six  volumes,  sans  le  concours  d'aucun 
personnage  méchant,  ni  d'aucune  mauvaise 
action.  C'est  là,  ce  me  semble,  le  témoignage 
le  moins  équivoque  des  véritables  goûts  d'un 
auteur. 

Le  Fr.  Eh  !  comme  vous  vous  abusez  !  Los 
bons  peignent  les  méchans  sans  crainte;  ils 
n'ont  pas  peur  d'être  reconnus  dans  leurs  por- 
traits ;  mais  un  méchant  n'ose  peindre  son  sem- 
blable, il  redoute  l'application. 

Rouss.  Monsieur,  cette  interprétation  si  na- 
turelle est-elle  de  votre  façon? 

Le  Fr.  Non,  elle  est  de  nos  messieurs.  Oh! 
moi,  jen'auroisjamais  eu  l'esprit  de  la  trouver  ! 

Rouss.  Du  moins,  Tad mettez-vous  sérieuse- 
ment pour  bonne? 

Le  Fr.  Mais,  je  vous  avoue  que  je  n'aime 
point  à  vivre  avec  h'S  méchans,  et  je  ne  crois 
pas  qu'il  s'ensuive  de  là  que  je  sois  un  méchant 
moi-même. 

Rouss.  Il  s'ensuit  tout  le  contraire,  et  non- 
seulement  les  méchans  aiment  à  vivre  entre 
eux,  mais  leurs  écrits  comme  leurs  discours 
sont  remplis  de  peintures  effroyables  de  toutes 
sortes  de  méchancetés.  Quelquefois  les  bons 
s'attachent  de  même  à  les  peindre,  mais 
seulement  pour  les  rendre  odieuses  :  au  lieu 


tingiient  facilement  des  satires  personnelles  dos 
autres.  Rien  n'est  plus  naturel  à  un  auteur  que 
de  s'occuper  par  préférence  des  matières  qui 
sont  le  plus  de  son  goût.  Celui  de  Jean-Jacques, 
en  l'attachant  à  la  solitude,  atteste,  par  les 
productions  dont  il  s'y  est  occupé,  quelle  es- 
pèce de  charme  a  pu  l'y  attirer  et  l'y  retenir. 
Dans  sa  jeunesse,  et  durant  ses  courtes  pros- 
pérités, n'ayant  encore  à  se  plaindre  de  per- 
sonne, il  n'aima  pas  moins  la  retraite  qu'il 
l'aime  dans  sa  misère.  Il  se  partageoit  alors 
avec  délices  entre  les  amis  qu'il  croyoit  avoir 
et  la  douceur  du  recueillement.  Maintenant  si 
cruellement  désabusé,  il  se  livre  à  son  goût  do- 
minant sans  partage.  Ce  goût  ne  le  tourmente 
ni  ne  le  ronge;  il  ne  le  rend  ni  triste  ni  sombre; 
jamais  il  ne  fut  plus  satisfait  de  lui-même, 
moins  soucieux  des  affaires  d'autrui ,  moins 
occupé  de  ses  persécuteurs,  plus  content  ni 
plus  heureux  ,  autant  qu'on  peut  l'être  de  son 
propre  ftiit,  vivant  dans  l'adversité.  S'il  étoit 
tel  qu'on  nous  le  représente,  la  prospérité  de 
SCS  ennemis,  l'opprobre  dont  ils  l'accablent, 
l'impuissance  de  s'en  venger,  l'auroient  déjà 
fait  périr  de  rage.  Il  n'eût  trouvé,  dans  la  soli- 
tude qu'il  cherche,  que  le  désespoir  et  la  mort. 
Il  y  trouve  le  repos  d'esprit,  la  douceur  d'âme, 
la  santé,  la  vie.  Tous  les  mystérieux  argumens 
de  vos  messieurs  n'ébranleront  jamais  la  cer- 
titude qu'opère  celui-là  dans  mon  esprit. 

Mais  y  a-t-il  quelque  vertu  dans  cette  dou- 
ceur? aucune.  Il  n'y  a  que  la  pente  d'un  naturel 
aimant  et  tendre,  qui,  nourri  de  visions  déli- 
cieuses, ne  peut  s'en  détacher  pour  s'occuper 
d'idées  funestes  et  de  sentimens  déchirans. 
Pourquoi  s'afQiger  quand  on  peut  jouir?  pour- 
quoi noyer  son  cœur  de  fiel  et  de  bile,  quand 
on  peut  l'abreuver  de  bienveillance  et  d'amour? 
Ce  choix  si  raisonnable  n'est  pourtant  fait  ni 
par  la  raison,  ni  par  la  volonté;  il  est  l'ouvrage 
d'un  pur  instinct.  Il  n'a  pas  le  mérite  de  la 
vertu  sans  doute,  mais  il  n'en  a  pas  non  plus 
l'instabilité.  Celui  qui  durant  soixante  atis  s'est 
livré  aux  seules  impressions  de  la  nature  est 
bien  sûr  de  n'y  résister  jamais. 


9S 


SECOND  DIALOGUE. 


Si  ces  impulsions  ne  le  mènent  pas  toujours 
dans  la  bonne  route,  rarement  elles  le  mènent 
dans  la  mauvaise.  Le  peu  de  vertus  qu'il  a 
n'ont  jamais  fait  de  grands  biens  aux  autres, 
mais  ses  vices  bien  plus  nombreux  ne  font  de 
mal  qu'à  lui  seul.  Sa  morale  est  moins  une 
morale  d'aciion  que  d'abstinence  :  sa  paresse 
la  lui  a  donnée,  et  sa  raison  l'y  a  souvent  con- 
firmé :  ne  jamais  faire  de  mal  lui  paroît  une 
maxime  plus  utile,  plus  sublime,  et  beau- 
coup plus  difficile  que  celle  même  de  faire  du 
bien  ;  car  souvent  le  bien  qu'on  fait  sous  un 
rapport  devient  un  mal  sous  mille  autres; 
mais  dans  l'ordre  de  la  nature ,  il  n'y  a  de 
vrai  mal  que  le  mal  positif.  Souvent  il  n'y  a 
d'autre  moyen  de  s'abstenir  de  nuire ,  que  de 
s'abstenir  tout-à-fait  d'agir;  et,  selon  lui,  le 
meilleur  régime ,  tant  moral  que  physique , 
est  un  régime  purement  négatif.  Mais  ce 
n'est  pas  celui  qui  convient  à  une  philosophie 
ostentatrice,  qui  ne  veut  que  des  œuvres  d'é- 
clat, et  n'apprend  rien  tant  à  ses  sectateurs  qu'à 
beaucoup  se  montrer.  Cette  maxime  de  ne  point 
faire  de  mal  lient  de  bien  près  à  une  autre 
qu'il  doit  en^core  à  sa  paresse ,  mais  qui  se 
change  en  vertu  pour  quiconque  s'en  fait  un 
devoir.  C'est  de  ne  se  mettre  jamais  dans  une 
situation  qui  lui  fasse  trouver  son  avantage 
dans  le  préjudice  d'autrui.  Nul  homme  ne 
redoute  une  situation  pareille.  Ils  sont  tous  trop 
forts,  trop  vertueux  pour  craindre  jamais  que 
leur  intérêt  ne  les  tente  contre  leur  devoir;  et 
dans  leur  fière  confiance,  ils  provoquent  sans 
crainte  les  tentations  auxquelles  ils  se  sentent 
si  supérieurs.  Félicitons-les  de  leurs  forces, 
mais  ne  blâmons  pas  le  foible  Jean-Jacques  de 
n'oser  se  fier  à  la  sienne,  et  d'aimer  mieux  fuir 
les  tentations  que  d'avoir  à  les  vaincre ,  trop 
peu  sûr  du  succès  d'un  pareil  combat. 

Celte  seule  indolence  l'eût  perdu  dans  la 
société,  quand  il  n'y  eût  pas  apporté  d'autres 
vices.  Les  petits  devoirs  à  remplir  la  lui  ont 
rendue  insupportable  ;  et  ces  petits  devoirs  né- 
gligés lui  ont  fait  cent  fois  plus  de  tort  que  des 
actions  injustes  ne  lui  en  auroient  pu  faire.  La 
morale  du  monde  a  été  mise  comme  celle  des 
dévots  en  menues  pratiques ,  en  petites  for- 
mules, en  étiquettes  de  procédés  qui  dispen- 
sent du  reste.  Quiconque  s'attache  avec  scru- 
pule à  tous  ces  petits  détails,  peut  au  surplus 


être  noir,  faux,  fourbe,  traître  et  méchant, 
peu  importe  ;  pourvu  qu'il  soit  exact  aux  rè- 
gles des  procédés,  il  est  toujours  assez  honnête 
homme.  L'amourpropre  de  ceux  qu'on  néglige 
en  pareil  cas  leur  peint  cette  omission  comme 
un  cruel  outrage,  ou  comme  une  monstrueuse 
ingratitude;  et  tel  qui  donneroit  pour  un  autre 
sa  bourse  et  son  sang  n'en  sera  jamais  pardonné 
pour  avoir  omis  dans  quelque  rencontre  une 
attention  de  civilité.  Jean-Jacques,  en  dédai- 
gnant tout  ce  qui  est  de  pure  formule,  et  que 
font  également  bons  et  mauvais,  amis  et  indif- 
férens,  pour  ne  s'attacher  qu'aux  solides  de- 
voirs, qui  n'ont  rien  de  l'usage  ordinaire  et  font 
peu  de  sensation ,  a  fourni  les  prétextes  que 
vos  messieurs  ont  si  habilement  employés.  Il 
eût  pu  remplir  sans  bruit  de  grands  devoirs 
dont  jamais  personne  n'auroil  rien  dit  :  mais  la 
négligence  des  petits  soins  inutiles  a  causé  sa 
perle.  Ces  petits  soins  sont  aussi  quelquefois 
des  devoirs  qu'il  n'est  pas  permis  d'enfreindre, 
et  je  ne  prétends  pas  en  cela  l'excuser.  Je  dis 
seulement  que  ce  mal  nȐme,  qui  n'en  est  pas 
un  dans  sa  source,  et  qui  n'est  tombé  que  sur 
lui,  vient  encore  de  cette  indolence  de  carac- 
tère qui  le  domine,  et  ne  lui  fait  pas  moins  né- 
gliger ses  intérêts  que  ses  devoirs. 

Jean-Jacques  paroît  n'avoir  jamais  convoité 
fort  ardemment  les  biens  de  la  fortune,  non  par 
une  modération  dont  on  puisse  lui  faire  hon- 
neur, mais  parce  que  ces  biens,  loin  de  prt)- 
curer  ceux  dont  il  est  avide,  en  ôtent  la  jouis- 
sance et  le  goût.  Les  perles  réelles,  ni  les 
espérances  frustrées,  ne  l'ont  jamais  fort  af- 
fecté. Il  a  trop  désiré  le  bonheur  pour  désirer 
beaucoup  la  richesse;  et,  s'il  eut  quelques 
momens  d'ambition,  ses  désirs  comme  ses  ef- 
forts ont  été  vifs  et  courts.  Au  premier  obstacle 
qu'il  n'a  pu  vaincre  du  premier  choc,  il  s'est 
rebuté;  et,  retombant  aussitôt  dans  sa  lan- 
gueur, il  a  oublié  ce  qu'il  ne  pouvoit  atteindre. 
11  fut  toujours  si  peu  agissant,  si  peu  propre 
au  manège  nécessaire  pour  réussir  en  toute 
entreprise,  que  les  choses  les  plus  faciles  pour 
d'autres  devenant  toujours  difficiles  pour  lui, 
sa  paresse  les  lui  rendoit  impossibles  pour  lui 
épargner  les  efforts  indispensables  pour  les 
obtenir.  Un  autre  oreiller  de  paresse,  dans 
toute  affaire  un  peu  longue  quoique  aisée,  étoit 
I  pour  lui  l'incertitude  que  le  temps  jette  sur  les 


SECOND  DIALOGUE. 


93 


succès  qui,  dans  l'avenir,  semblent  les  plus  as- 
surés, mille  empéchemens  imprévus  pouvant 
à  chaque  instant  faire  avorter  les  desseins  les 
mieux  concertés.  La  seule  instabilité  de  la  vie 
réduit  pour  nous  tous  les  événemens  futurs  à 
do  simples  probabilités.  La  peine  qu'il  faut 
prendre  est  certaine,  le  prix  en  est  toujours 
douteux,  et  les  projets  éloignés  ne  peuvent 
paroitre  que  des  leurres  de  dupes  à  quiconque 
a  plus  d'indolence  que  d'ambition.  Tel  est  et  fut 
toujours  Jean-Jacques  :  ardent  et  vif  par  tem- 
pérament, il  n'a  pu  dans  sa  jeunesse  être 
exempt  de  toute  espèce  de  convoitise  ;  et  c'est 
beaucoup  s'il  l'est  toujours,  même  aujourd'hui. 
Mais  quelque  désir  qu'il  ait  pu  former,  et  quel 
qu'en  ait  pu  être  l'objet,  si  du  premier  effort 
il  n'a  pu  l'atteindre,  il  fut  toujours  incapable 
d'une  longue  persévérance  à  y  aspirer. 

Maintenant  il  paroît  ne  plus  rien  désirer.  In- 
différent sur  le  reste  de  sa  carrière,  il  en  voit 
avec  plaisir  approcher  le  terme,  mais  sans  l'ac- 
célérer même  par  ses  souhaits.  Je  doute  que 
jamais  mortel  ait  mieux  et  plus  sincèrement  dit 
à  Dieu,  que  ta  volonté  soit  faite;  et  ce  n'est  pas, 
sans  doute,  une  résignation  fort  méritoire  à  qui 
ne  voit  plus  rien  sur  la  terre  qui  puisse  flatter 
son  cœur.  Mais  dans  sa  jeunesse,  où  le  feu  du 
tempérament  et  de  l'âge  dut  souvent  enflammer 
ses  désirs,  il  en  put  former  d'assez  vifs,  mais 
rarement  d'assez  durables  pour  vaincre  les  ob- 
stacles, quelquefois  très-surmontables,  qui  l'ar- 
réioient.  En  désirant  beaucoup,  il  dut  obtenir 
fort  peu,  parce  que  ce  ne  sont  pas  les  seuls 
élans  du  cœur  qui  font  atteindre  à  l'objet,  et 
qu'il  y  faut  d'autres  moyens  qu'il  n'a  jamais  su 
mettre  en  œuvre.  La  plus  incroyable  timidité, 
la  plus  excessive  indolence,  auroientcédé  quel- 
quefois peut-être  à  la  force  du  désir,  s'il  n'eût 
trouvé  dans  cette  force  même  l'art  d'éluder  les 
soins  qu'elle  sembloit  exiger,  et  c'est  encore  ici 
des  clefs  de  son  caractère  celle  qui  en  découvre 
le  mieux  les  ressorts.  A  force  de  s'occuper  de 
l'objet  qu'il  convoite,  à  force  d'y  tendre  par  ses 
désirs,  sa  bienfaisante  imagination  arrive  au 
terme,  en  sautant  par-dessus  les  obstacles  qui 
l'arrêientou  l'effarouchent.  Ellefaitplus;  écar- 
tant de  l'objet  tout  ce  qu'il  a  d'étranger  à  sa 
convoitise,  elle  ne  le  lui  présente  qu'approprié 
do  lout  point  à  son  désir.  Par  là  ses  fictions  lui 
deviennent  plus doucesquc des  réalités  mêmes; 


elles  en  écartent  les  défauts  avec  les  difficultés, 
elles  les  lui  livrent  préparées  tout  exprès  pour 
lui,  et  font  que  désirer  et  jouir  ne  sont  pour  lui 
qu'une  même  chose.  Est-il  étonnant  qu'un 
homme  ainsi  constitué  soit  sans  goût  pour  la 
vie  active?  Pour  lui  pourchasser  au  loin  quel- 
ques jouissances  imparfaites  et  douteuses,  elle 
lui  ôteroit  celles  qui  valent  cent  fois  mieux,  et 
sont  toujours  en  son  pouvoir.  Il  est  plus  heu- 
reux et  plus  riche  par  la  possession  des  biens 
imaginaires  qu'il  crée,  qu'il  ne  le  seroil  par 
celle  des  biens,  plus  réels  si  l'on  veut,  mais 
moins  désirables,  qui  existent  réellement. 

Mais  cette  même  imagination,  si  riche  en  ta- 
bleaux rians  et  remplis  de  charmes,  rejette 
obstinément  les  objets  de  douleur  et  de  peine, 
ou  du  moins  elle  ne  les  lui  peint  jamais  si  vive- 
ment que  sa  volonté  ne  les  puisse  effacer.  L'in- 
certitude de  l'avenir,  et  l'expérience  de  tant  de 
malheurs,  peuvent  l'effaroucher  à  l'excès  des 
maux  qui  le  menacent,  en  occupant  son  esprit 
des  moyens  de  les  éviter.  Mais  ces  maux  sont- 
ils  arrivés,  il  les  sent  vivement  un  moment,  et 
puis  les  oublie.  En  mettant  tout  au  pis  dans 
l'avenir,  il  se  soulage  et  se  tranquillise.  Quand 
une  fois  le  malheur  est  arrivé,  il  faut  le  souffrir 
sans  doute,  mais  on  n'est  plus  forcé  d'y  penser 
pour  s'en  garantir;  c'est  un  grand  tourment  de 
moins  dans  son  âme.  En  comptant  d'avance  sur 
le  mal  qu'il  craint,  il  en  ôle  la  plus  grande 
amertume  ;  ce  mal  arrivant  le  trouve  tout  prêt 
à  le  supporter;  et  s'il  n'arrive  pas,  c'est  un 
bien  qu'il  goûte  avec  d'autant  plus  de  joie,  qu'il 
n'y  comptoit  point  du  tout.  Comme  il  aime 
mieux  jouir  que  souffrir,  il  se  refuse  aux  sou- 
venirs tristes  et  déplaisans,  qui  sont  inutiles, 
pour  livrer  son  cœur  tout  entier  à  ceux  qui  le 
flattent  ;  quand  sa  destinée  s'est  trouvée  telle 
qu'il  n'y  voyoit  plus  rien  d'agréable  à  se  rap- 
peler, il  en  a  perdu  toute  la  mémoire,  et 
rétrogradant  vers  les  temps  heureux  de  son 
enfance  et  de  sa  jeunesse,  il  les  a  souvent  re- 
commencés dans  ses  souvenirs.  Quelquefois  s'é- 
lançant  dans  l'avenir  qu'il  espère  et  qu'il  sent 
lui  être  dû,  il  tâche  de  s'en  figurer  les  douceurs 
en  les  proportionnant  aux  maux  qu'on  lui  fait 
souffrir  injustement  en  ce  monde.  Plus  souvent, 
laissant  concourir  ses  sens  à  ses  fictions,  il  se 
forme  des  êtres  selon  son  cœur  ;  et  vivant  avec 
eux  dans  une  société  dont  il  se  sent  digne,  il 


94 


SKCONO  DIALOGUE. 


plane  dans  l'empirée,  au  milieu  des  objets 
charmans  et  presque  anj^éliques  dont  il  s'est 
entouré.  Concevez-vous  que  dans  une  âme 
tendre  ainsi  disposée  les  levains  haineux  fer- 
mentent facilement?  Non,  non,  monsieur; 
comptez  que  celui  qui  peut  sentir  un  moment 
les  délices  habituelles  de  Jean-Jacques  ue  mé- 
ditera  jamais  de  noirceurs. 

La  plus  sublime  des  vertus,  celle  qui  de- 
mande le  plus  de  grandeur,  de  courage  et  de 
force  d'âme,  est  le  pardon  des  injures,  et  l'a- 
mour de  ses  ennemis.  Le  foible  Jean-Jacques, 
qui  n'atteint  pas  même  aux  vertus  médiocres, 
iroit-il  jusqu'à  celle-là?  Je  suis  aussi  loin  de  le 
croire  que  de  l'affirmer.  Mais  qu'importe,  si 
son  naturel  aimant  et  paisible  le  mène  où  l'au- 
roit  mené  la  vertu?  Qu'eût  pu  faire  en  lui  la 
haine  s'il  l'avoit  connue?  je  Tignore  ;  il  l'ignore 
luinnéme.  Comment  sauroit-il  où  l'eût  conduit 
un  sentiment  qui  jamais  n'approcha  de  son 
cœur?  Il  n'a  point  eu  là-dessus  de  combat  à 
rendre,  parce  qu'il  n'a  point  eu  de  tentation. 
Celle  d'ôter  ses  facultés  à  ses  jouissances,  pour 
les  livrer  aux  passions  irascibles  et  déchirantes, 
n'en  est  pas  même  une  pour  lui.  C'est  le  tour- 
ment des  cœurs  dévorés  d'amour-propre,  et 
qui  ne  connoissent  point  d'autreamour.lis  n'ont 
pas  cette  passion  par  choix,  elle  les  tyrannise, 
et  n'en  laisse  point  d'autre  en  leur  pouvoir. 

Lorsqu'il  entreprit  ses  Confessions,  cette 
œuvre  unique  parmi  les  hommes,  dont  il  a  pro- 
fané la  lecture,  en  la  prodiguant  aux  oreilles 
les  moins  faites  pour  l'entendre,  il  avoit  déjà 
passé  la  maturité  de  l'âge,  et  ignoroit  encore 
l'adversité.  Il  a  dignement  exécuté  ce  projet 
jusqu'au  temps  des  malheurs  de  sa  vie;  dès 
lors  il  s'est  vu  forcé  d'y  renoncer.  Accoutumé 
a  ses  douces  rêveries,  il  ne  trouva  ni  courage 
ni  force  pour  soutenir  la  méditation  de  tant 
d'horreurs  ;  il  n'auroit  même  pu  s'en  rappeler 
l'effroyable  tissu,  quand  il  s'y  seroit  obstiné.  Sa 
mémoire  a  refusé  de  se  souiller  de  ces  affreux 
souvenirs;  il  ne  peut  se  rappeler  l'image  que 
des  temps  qu'il  verroit  renaître  avec  plaisir  : 
ceux  où  il  fut  la  proie  des  méchaiis  en  seroient 
pour  jamais  effacés  avec  les  cruels  qui  les  ont 
rendus  si  funestes,  si  les  maux  qu'ils  continuent 
à  lui  faire  ne  réveiiloient  quelquefois,  malgré 
lui.  1  idcedeceux  qu'ils  lui  ont  déjà  fait  souf- 
frir. IM  un  mot,  un  naturel  aimant  et  tendre, 


une  langueur  dame  qui  le  porte  aux  plus  dou- 
ces voluptés,  lui  faisant  rejeter  tout  sentiment 
douloureux,  écarte  de  son  souvenir  tout  objet 
désagréable.  Il  n'a  pas  le  mérite  de  pardonner 
les  offenses,  parce  qu'il  les  oublie  ;  il  n'aime  pas 
ses  ennemis,  mais  il  ne  pense  pointa  eux.  Cela 
met  tout  l'avantage  de  leur  côté,  en  ce  que  ne 
le  perdant  jamais  de  vue,  sans  cesse  occupés  de 
lui,  pour  l'enlacer  de  plus  en  plus  dans  leurs 
pièges,  et  ne  le  trouvant  ni  assez  attentif  pour 
les  voir,  ni  assez  actif  pour  s'en  défendre,  ils 
sont  toujours  sûrs  de  le  prendre  au  dépourvu, 
quand  et  comme  il  leur  plaît,  sans  crainte  de 
représailles.  Tandis  qu'il  s'occupe  avec  lui- 
même,  eux  s'occupent  aussi  de  lui.  Il  s'aime, 
et  ils  le  haïssent;  voilà  l'occupation  des  uns  et 
des  autres;  il  est  tout  pour  lui-même;  il  est 
aussi  tout  pour  eux  :  car,  quant  à  eux,  ils  ne 
sont  rien,  ni  pour  lui,  ni  pour  eux-mêmes;  et 
pourvu  que  Jean-Jacques  soit  misérable,  ils 
n'ont  pas  besoin  d  autre  bonheur.  Ainsi  ils  ont, 
eux  et  lui,  chacun  de  leur  côté,  deux  grandes 
expériences  à  faire  :  eux,  de  toutes  les  peines 
qu'il  est  possible  aux  hommes  daccumuler  dans 
l'âme  d'un  innocent,  et  lui,  de  toutes  les  res- 
sources que  linnocence  peut  tirer  d'elle  seule 
pour  les  supporter.  Ce  quil  y  a  d'impayable 
dans  tout  cela  est  d'entendre  vos  bénins  mes- 
sieurs se  lamenter,  au  milieu  de  leurs  horribles 
trames,  du  mal  que  fait  la  haine  à  celui  qui  s'y 
livre,  et  plaindre  tendrement  leur  ami  Jean- 
Jacques  d  être  la  proie  d'un  sentiment  aussi 
tourmentant. 

Il  faudroit  qu'il  fût  insensible  ou  stupide  pour 
ne  pas  voir  et  sentir  son  état;  mais  il  s'occupe 
trop  peu  de  ses  peines  pour  s'en  affecter  beau- 
coup. Il  se  console  avec  lui-même  des  injustices 
des  hommes;  en  rentrant  dans  son  cœur,  il  y 
trouve  des  dédommagemens  bien  doux.  Tant 
qu'il  est  seul,  il  est  heureux  ;  et,  quand  le  spec- 
tacle de  la  haine  le  navre,  ou  quand  le  mépris 
et  la  dérision  l'indignent,  c'est  un  mouvement 
passager  qui  cesse  aussitôt  que  l'objet  qui  l'ex- 
cite a  disparu.  Ses  émotions  sont  promptes  et 
vives,  mais  rapides  et  peu  durables,  et  cela  se 
voit.  Son  cœur,  transparent  comme  le  cristal, 
ne  peut  rien  cacher  de  ce  qui  s'y  passe  ;  chaque 
mouvement  qu'il  éprouve  se  iransmetà  ses  yeux 
et  sur  son  visage.  On  voit  quand  et  comment  il 
s'agite  ou  se  calme,  quand  et  comment  il  s'ir- 


SECOÎND  DIALOGUE. 


rite  ou  s'allcndrit  ;  et,  sitôt  que  ce  qu'il  voit  ou 
ce  qu'il  entend  l'affecte,  il  lui  est  impossible 
d'en  retenir  ou  dissimuler  un  moment  l'impres- 
sion. J'ignore  comment  il  put  s'y  prendre  pour 
tromper  quarante  ans  tout  le  monde  sur  son 
caractère;  mais  pour  peu  qu'on  le  tire  de  sa 
chère  inertie,  ce  qui  par  malheur  n'est  que  trop 
aisé,  je  le  défie  de  cacher  à  personne  ce  qui  se 
passe  au  fond  de  son  cœur,  et  c'est  néanmoins 
de  ce  même  naturel  aussi  ardent  qu'indiscret 
qu'on  a  tiré,  par  un  prestige  admirable,  le  plus 
habile  hypocrite  et  le  plus  rusé  fourbe  qui 
puisse  exister. 

Cette  remarque  étoit  importante,  et  j'y  ai 
porté  la  plus  grande  attention.  Le  premier  art 
de  tous  les  méchans  est  la  prudence,  c'est-à- 
dire  la  dissimulation.  Ayant  tant  de  desseins  et 
de  sentimens  à  cacher,  ils  savent  composer  leur 
extérieur,  gouverner  leurs  regards,  leur  air, 
leur  maintien,  se  rendre  maîtres  des  apparen- 
ces. Ils  savent  prendre  leurs  avantages  et  cou- 
vrir d'un  vernis  de  sagesse  les  noires  passions 
dont  ils  sont  rongés.  Les  cœurs  vifs  sont  bouil- 
lans,  emportés,  mais  tout  s'évapore  au  dehors  ; 
les  méchans  sont  froids,  posés,  le  venin  se  dé- 
pose et  se  cache  au  fond  de  leurs  cœurs  pour 
n'agir  qu'en  temps  et  lieu  :  jusqu'alors  rien  ne 
s'exhale;  et,  pour  rendre  l'effet  plus  grand  ou 
plus  sûr,  ils  le  relardent  à  leur  volonté.  Ces  dif- 
férences ne  viennent  pas  seulement  des  tempé- 
ramens,  mais  aussi  de  la  nature  des  passions. 
Celles  des  cœurs  ardens  et  sensibles  étant  lou- 
vrage  de  la  nature,  se  montrent  en  dépit  de  ce- 
lui qui  les  a;  leur  première  explosion,  purement 
machinale,  est  indépendante  de  sa  voIonté.Tout 
ce  qu'il  peut  faire  à  force  de  résistance  est  d'en 
arrêter  le  cours  avant  qu'elle  ait  produit  son 
effet,  mais  non  pas  avant  qu'elle  se  soit  ma- 
nifestée ou  dans  ses  yeux,  ou  par  sa  rougeur, 
ou  par  sa  voix,  ou  par  son  maintien,  ou  par 
quelque  autre  signe  sensible. 

Mais  lamour-propre  et  les  mouvemens  qui 
en  dérivent  n'étantque  des  passions  secondaires 
produites  par  la  réflexion  ,  n'agissent  pas  si 
sensiblement  sur  la  machine.  Voilà  pourquoi 
ceux  que  ces  sortes  de  passions  gouvernent  sont 
plus  maîtres  des  apparences  que  ceux  qui  se 
livrent  aux  impulsions  directes  de  la  nature. 
En  général,  si  les  naturels  ardens  et  vifs  sont 
plnsaimans,  ils  sont  aussi  plus  emportés,  moins 


endurans,  plus  colères;  mais  ces  emportemcns 
bruyans  sont  sans  conséquence;  et,  sitôt  que 
le  signe  de  la  colère  s'efface  sur  le  visage,  elle 
est  éteinte  aussi  dans  le  cœur.  Au  contraire  les 
gens  flegmatiques  et  froids,  si  doux,  si  patiens, 
si  modérés  à  l'extérieur,  en  dedans  sont  hai- 
neux, vindicatifs,  implacables;  ils  savent  con- 
server, déguiser,  nourrir  leur  rancune  jusqu'à 
ce  que  le  moment  de  l'assouvir  se  présente.  En 
général,  les  premiers  aiment  plus  qu'ils  ne 
haïssent;  les  seconds  ha'ïssent  beaucoup  plus 
qu'ils  n'aiment,  si  tant  est  qu'ils  sachent  aimer. 
Les  âmes  d'une  haute  trempe  sont  néanmoins 
très'-souvent  de  celle-ci,  comme  supérieures 
aux  passions.  Les  vrais  sages  sont  des  hommes 
froids,  je  n'en  doute  pas;  mais  dans  la  classe 
des  hommes  vulgaires,  sans  le  contre-poids  de 
la  sensibilité,  lamour-propre  emportera  tou- 
jours la  balance;  et,  s'ils  ne  restent  nuls,  il  les 
rendra  méchans. 

Vous  me  direz  qu'il  y  a  des  hommes  vifs  et 
sensibles  qui  ne  laissent  pas  d'être  méchans, 
haineux  et  rancuniers.  Je  n'en  crois  rien;  mais 
il  faut  s'entendre.  Il  y  a  deux  sortes  de  vivacité , 
celle  des  sentimens  et  celle  des  idées.  Les  âmes 
sensibles  s'affectent  fortement  et  rapidement. 
Le  sang  enflammé  par  une  agitation  subite  porte 
à  l'œil,  à  la  voix,  au  visage,  ces  mouvemens 
impétueux  qui  marquent  la  passion.  Il  est  au 
contraire  des  esprits  vifs  qui  s'associent  avec 
dos  cœurs  glacés,  et  qui  ne  tirent  que  du  cer- 
veau l'agitation  qui  paroît  aussi  dans  les  yeux, 
dans  le  geste,  et  accompagne  la  parole,  mais 
par  des  signes  tout  différens,  pantomimes  et 
comédiens  plutôt  qu'animés  et  passionnés. 
Ceux-ci,  riches  d'idées,  les  produisent  avec 
une  facilité  extrême  :  ils  ont  la  parole  à  com- 
mandement; leur  esprit,  toujours  présent  et 
pénétrant,  leur  fournit  sans  cesse  des  pensées 
neuves,  des  saillies,  des  réponses  heureuses  ; 
quelque  force  et  quelque  finesse  qu'on  mette  à 
ce  qu'on  peut  leur  dire,  ils  étonnent  par  la 
promptitude  et  le  sel  de  leurs  reparties,  et  ne 
restent  jamais  courts.  Dans  les  choses  même  de 
sentiment,  ils  ont  un  petit  babil  si  bien  agencé, 
qu'on  les  croiroit  émus  jusqu'au  fond  du  cœur, 
si  cette  justesse  môme  d'expression  n'aitestoit 
que  c'est  leur  esprit  seul  qui  travaille.  Les  au- 
tres, tout  occupés  de  ce  qu'ils  sentent,  soignent 
trop  peu  leurs  paroles  pour  les  arranger  avec 


96 


SECOND  DIALOGUE. 


tant  d'art.  La  pesante  succession  du  discours 
leur  est  insupportable  ;  ils  se  dépitent  contre  la 
lenteur  de  sa  marche  ;  il  leur  semble,  dans  la 
rapidité  des  mouvemens  qu'ils  éprouvent,  que 
ce  qu'ils  sentent  devroit  se  faire  jour  et  péné- 
trer d'un  cœur  à  l'autre  sans  le  froid  ministère 
de  la  parole.  Les  idées  se  présentent  d'ordinaire 
aux  gens  d'esprit  en  phrases  tout  arrangées. 
Il  n'en  est  pas  ainsi  des  sentimens  ;  il  faut  cher- 
cher, combiner,  choisir  un  langage  propre  à 
rendre  ceux  qu'on  éprouve  ;  et  quel  est  l'homme 
sensible  qui  aura  la  patience  de  suspendre  le 
cours  des  affections  qui  l'agitent  pour  s'occu- 
per à  chaque  instant  de  ce  triage?  Une  violente 
émotion  peut  suggérer  quelquefois  des  expres- 
sions énergiques  et  vigoureuses  ;  mais  ce  sont 
d'heureux  hasards  que  les  mêmes  situations  ne 
fournissent  pas  toujours.  D'ailleurs,  un  homme 
vivement  ému  est-il  en  état  de  prêter  une  at- 
tention minutieuse  à  tout  ce  qu'on  peut  lui  dire, 
à  tout  ce  qui  se  passe  autour  de  lui,  pour  y  ap- 
proprier sa  réponse  ou  son  propos?  Je  ne  dis 
pas  que  tous  seront  aussi  distraits,  aussi  étour- 
dis, aussi  stupides  que  Jean-Jacques  ;  mais  je 
doute  que  quiconque  a  reçu  du  ciel  un  naturel 
vraiment  ardent,  vif,  sensible  et  tendre,  soit 
jamais  un  homme  bien  preste  à  la  riposte. 

N'allons  donc  pas  prendre,  comme  on  fait 
dans  le  monde,  pour  des  cœurs  sensibles  des 
cerveaux  brûlés  dont  le  seul  désir  de  briller 
anime  les  discours,  les  actions,  les  écrits,  et 
qui,  pour  être  applaudis  des  jeunes  gens  et  des 
femmes,  jouent  de  leur  mieux  la  sensibilité 
qu'ils  n'ont  point.  Tout  entiers  à  leur  unique 
objet,  c'est-à-dire  à  la  célébrité,  ils  ne  s'é- 
chauffent sur  rien  au  monde,  ne  prennent  un 
véritable  intérêt  à  rien  ;  leurs  têtes,  agitées 
d'idées  rapides,  laissent  leurs  cœurs  vides  de 
tout  sentiment,  excepté  celui  de  l'amour-pro- 
pre,  qui,  leur  étant  habituel,  ne  leur  donne 
aucun  mouvement  sensible  et  remarquable  au 
dehors.  Ainsi,  tranquilles  et  de  sang-froid  sur 
toutes  choses,  ils  ne  songent  qu'aux  avantages 
relatifs  à  leur  petit  individu,  et,  ne  laissant 
jamais  échapper  aucune  occasion,  s'occupent 
sans  cesse,  avec  un  succès  qui  n'a  rien  d'éton- 
nant, à  rabaisser  leurs  rivaux,  à  écarter  leurs 
concurrens,  à  briller  dans  le  monde,  à  primer 
dans  les  lettres,  et  à  déprimer  tout  ce  qui  n'est 
pas  attaché  à  leur  char.  Que  de  tels  hommes 


soient  méchans  ou  malfaisans,  ce  n'est  pas  une 
merveille  ;  mais  qu'ils  éprouvent  d'autre  passion 
que  l'égoïsme  qui  les  domine,  qu'ilsaient  une  vé- 
ritable sensibilité,  qu'ils  soient  capables  d'atta- 
chement, d'amitié,  même  d'amour,  c'est  ce  que 
je  nie.  Ils  ne  savent  pas  seulement  s'aimer  eux- 
mêmes;  ils  ne  sa  ven  t  que  haïr  ce  qui  n'est  pas  eux . 
Celui  qui  sait  régner  sur  son  propre  cœur, 
tenir  toutes  ses  passions  sous  le  joug,  sur  qui 
l'intérêt  personnel  et  les  désirs  sensuels  n'ont 
aucune  puissance,  et  qui,  soit  en  public,  soil 
tout  seul  et  sans  témoin,  ne  fait  en  toute  occa- 
sion que  ce  qui  est  juste  et  honnête,  sans  égard 
aux  vœux  secrets  de  son  cœur;  celui-là  seul 
est  homme  vertueux.  S  il  existe,  je  m'en  ré- 
jouis pour  l'honneur  de  l'espèce  humaine.  Je 
sais  que  des  foules  d'hommes  vertueux  ont 
jadis  existé  sur  la  terre  ;  je  sais  que  Fénelon, 
Catinal,  d'autres  moins  connus,  ont  honoré  les 
siècles  modernes,  et  parmi  nous  j'ai  vu  Georges 
Keith  suivre  encore  leurs  sublimes  vestiges. 
A  cela  près,  je  n'ai  vu  dans  les  apparentes 
vertus  des  hommes  que  forfanterie,  hypocrisie 
et  vanité.  Mais  ce  qui  se  rapproche  un  peu  plus 
de  nous,  ce  qui  est  du  moins  beaucoup  plus 
dans  l'ordre  de  la  nature,  c'est  un  mortel  bien 
né  qui  n'a  reçu  du  ciel  que  des  passions  expan- 
sives  et  douces,  que  des  penchans  aimans  et 
aimables,  qu'un  cœur  ardent  à  désirer,  mais 
sensible,  affectueux  dans  ses  désirs,  qui  n'a 
que  faire  de  gloire  ni  de  trésors,  mais  de  jouis- 
sances réelles,  de  véritables  attachemens,  et 
qui,  comptant  pour  rien  l'apparence  des  choses 
et  pour  peu  l'opinion  des  hommes,  cherche  son 
bonheur  en  dedans  sans  égard  aux  usages  sui- 
vis et  aux  préjugés  reçus.  Cet  homme  ne  sera 
pas  vertueux,  puisqu'il  ne  vaincra  pas  ses  pen- 
chans ;  mais,  en  les  suivant,  il  ne  fera  rien  de 
contraire  à  ce  que  feroit,  en  surmontant  les 
siens,  celui  qui  n'écoute  que  la  vertu.  La  bon- 
té, la  commisération,  la  générosité,  ces  pre 
mières  inclinations  de  la  nature,  qui  ne  sont 
que  des  émanations  de  l'amour  de  soi,  ne  s'éri- 
geront point  dans  sa  tête  en  d'austères  devoirs, 
mais  elles  seront  des  besoins  de  son  cœur  qu'il 
satisfera  plus  pour  son  propre  bonheur  que 
par  un  principe  dhumanité  qu'il  ne  songera 
guère  à  réduire  en  règles.  L'instinct  de  la  na- 
ture est  moins  pur  peut-être,  mais  certaine- 
ment plus  sûr  que  la  loi  de  la  vertu  :  car  on  se 


SECOND  DIALOGUE. 


97 


met  souvent  en  contradiction  avec  son  devoir, 
jamais  avec  son  penchant,  pour  malfaire. 

L'homme  de  la  nature,  éclairé  par  la  raison, 
a  des  appétits  plus  délicats,  mais  non  moins 
simples  que  dans  sa  première  grossièreté.  Les 
fantaisies  d'autorité,  de  célébrité,  de  préémi- 
nence, ne  sont  rien  pour  lui;  il  ne  veut  être 
connu  que  pour  être  aimé  ;  il  ne  veut  être  loué 
que  de  ce  qui  est  vraiment  louable  et  qu'il  pos- 
sède en  effet.  L'esprit,  les  talens  ne  sont  pour 
lui  que  des  ornemensdu  mérite  et  ne  le  consti- 
tuent pas.  Ils  sont  dos  dévoloppemens  néces- 
saires dans  le  progrès  des  choses,  et  qui  ont 
leurs  avantages  pour  les  agrémens  de  la  vie, 
mais  subordonnés  aux  facultés  plus  précieuses 
qui  rendent  l'homme  vraiment  sociable  et  bon, 
et  qui  lui  font  priser  l'ordre,  la  justice,  la 
droiture  et  l'innocence  au-dessus  de  tous  les 
autres  biens.  L'homme  do  la  nature  apprend 
à  porter  en  toute  chose  le  joug  de  la  néces- 
sité cl  à  s'y  soumettre,  à  ne  mumnirer  jamais 
contre  la  Providence,  qui  commença  par  le 
combler  de  dons  précieux,  qui  promet  à  son 
cœur  des  biens  plus  précieux  encore,  mais 
qui,  pour  réparer  les  injustices  de  la  fortune 
et  des  hommes,  choisit  son  heure  et  non  pas 
la  nôtre,  et  dont  les  vues  sont  trop  air-dessns 
de  nous  pour  qu'elle  nous  doive  compte  de  ses 
moyens.  I/honmie  de  la  nature  est  assujetti 
par  elle  et  pour  sa  propre  conservation  à  des 
transports  iniscibles  et  momentanés,  à  la  co- 
lère, à  rem|)ortement,  à  l'indignation,  jamais 
à  desseniiméns  haineux  et  durables,  nuisibles 
à  celui  qui  en  estrobjet,etqui  ne  mènent  qu'au 
mal  et  à  la  destruction  sans  servir  au  bien  ni  à 
la  conservation  de  personne.  Enfin  l'homme 
de  la  nature,  sans  épuiser  ses  débiles  forces  à 
se  construire  ici-bas  des  tabernacles,  des  ma- 
chines énormes  de  bonheur  ou  de  plaisir,  jouit 
de  lui-même  et  de  son  existence ,  sans  grand 
souci  de  ce  qu'en  pensent  les  hommes,  et  sans 
grand  soin  de  l'avenir. 

Tel  j'ai  vu  lindolent  Jean-Jacques,  sans  af- 
fectation ,  sans  apprêt,  livré  par  goût  à  ses 
douces  rêveries,  pensant  profondément  quel- 
quefois, mais  toujours  avec  plus  de  fatigue  que 
de  plaisir,  et  aimant  mieux  se  laisser  gouver- 
ner par  une  imagination  riante,  que  do  gou- 
verner avec  effort  sa  tête  par  la  raison.  Je  l'ai 
vu  mener  par  goût  une  vie  égale,  simple  et 

T.    IV. 


routinière,  sans  s'en  rebuter  jamais.  L'unifor- 
mité de  cette  vie  et  la  douceur  qu'il  y  trouve 
montrent  que  son  âme  est  en  paix.  S'il  étoit 
mal  avec  lui-môme,  il  se  lasseroit  enfin  d'y 
vivre;  il  lui  faudroit  des  diversions  que  je  ne 
lui  vois  point  chercher;  et  si,  par  un  tour  d'es- 
prit difficile  à  concevoir,  il  s'obstinoit  à  s'im- 
poser ce  genre  de  supplice,  on  verroit  à  la 
longue  l'effet  de  cette  contrainte  sur  son  hu- 
meur, sur  son  teint,  sur  sa  santé.  Il  jauniroit, 
il  languiroit,  il  deviendroit  triste  et  sombre, 
il  dépériroit.  Au  contraire,  il  se  porte  mieux 
qu'il  ne  fit  jamais  (').  Il  n'a  plus  ces  souffrances 
habituelles,  cette  maigreur,  ce  teint  pâle,  cet 
air  mourant  qu'il  eut  constamment  dix  ans  de 
sa  vie,  c'est-à-dire  pendant  tout  le  temps  qu'il 
se  mêla  d'écrire,  métier  aussi  funeste  à  sa  con- 
stitution que  contraire  à  son  goût,  et  qui  l'eût 
enfin  mis  au  tombeau  s'il  l'eût  continué  plus 
long-temps.  Depuis  qu'il  a  repris  les  doux  loi- 
sirs de  sa  jeunesse  il  en  a  repris  la  sérénité  ;  ii 
occupe  son  corps  et  repose  sa  tête;  il  s'en 
trouve  bien  à  tous  égards.  Kn  un  mot,  comme 
j'ai  trouvé  dans  ses  livres  Ihomme  de  la  na- 
ture, j'ai  trouvé  dans  lui  l'homme  de  ses  livres, 
sans  avoir  eu  besoin  de  chercher  expressément 
s'il  étoit  vrai  qu'il  en  fût  l'auteur. 

Je  n'ai  eu  qu'une  seule  curiosité  que  j'ai  vou- 
lu satisfaire  ;  c'est  au  sujet  du  Devin  du  village» 
Ce  que  vous  m'aviez  dit  là-dessus  m'avoit  telle- 
ment frappé  que  je  n'aurois  pas  été  tranquille, 
si  je  ne  m'en  fusse  particulièrement  éciairci. 
On  ne  conçoit  guère  comment  un  homme  doué 
de  quelque  génie  et  de  talens,  par  lesquels  il 
pourroil  aspirera  une  gloire  méritée,  pour  se 
parer  effrontément  d'un  talent  qu'il  n'auroit 
pas,  iroit  se  fourrer  sans  nécessité  dans  toutes 
les  occasions  de  montrer  là-dessus  son  ineptie. 
Mais  qu'au  milieu  de  Paris  et  des  artistes  les 
moins  disposés  pour  lui  à  l'indulgence,  un  tel 
homme  se  donne  sans  façon  pour  l'auteur  d'un 
ouvrage  qu'il  est  incapable  de  faire  ;  qu'un 
homme  aussi  timide,  aussi  peu  suffisant ,  s'é- 
rige parmi  les  maîtres  en  précepteur  d'un  art 
auquel  il  n'entend  rien,  et  qu'il  les  accuse  de 
ne  pas  entendre,  c'est  assurément  une  chose 
des  plus  incroyables  que  l'on  puisse  avancer. 

(')  Tout  a  son  terme  ici-bas.  Si  ma  santé  dj'cliiie,  et  sur- 
coml)e  enfin  sons  tant  claftliciion»  »atis  relàclic,  il  restera  tou- 
jours étonnant  ((u'elie  ait  résisté  si  longteiufs. 


98 


SECOND  DIALOGUE. 


D'ailleurs  ily  a  tant  debassesse  à  se  parer  ainsi  i  ment  il  est  fait.  Si  ce  n'est  pas  Jean-Jacques, 


des  dépouilles  d'aulrui  ;  cette  manœuvre  sup- 
pose tant  de  pauvreté  d'esprit ,  une  vanité  si 
puérile,  un  jugement  si  borné,  que  quiconque 
peut  s'y  résoudre  ne  fera  jamais  rien  de  grand, 
d'élevé,  de  beau  dani  aucun  genre,  et  que, 
malgré  toutes  mes  observations,  il  scroit  tou- 
jours resté  impossible  à  mes  yeux  que  Jean- 
Jacques,  se  donnant  faussement  pour  l'auteur 
du  Devin  du  village,  eût  fait  aucun  des  autres 
écrits  qu'il  s'attribue ,  et  qui  certainement  ont 
trop  de  force  et  d'élévation  pour  avoir  pu  sortir 
de  la  petite  tête  d'un  petit  pillard  impudent. 
Tout  cela  me  sembloit  tellement  incompatible 
que  j'en  revenois  toujours  à  ma  première  con- 
séquence de  tout  ou  rien. 

Une  chose  encore  animoit  le  zèle  de  mes  re- 
cherches. L'auteur  du  Devin  du  village  n'est 
pas,quelqu'ilsoit,unauteurordinaire,  non  plus 
que  celui  des  autres  ouvrages  qui  portent  le 
même  nom.  Il  y  a  dans  cette  pièce  une  dou- 
ceur, un  charme,  une  simplicité  surtout,  qui 
la  distinguent  sensiblement  de  toute  autre  pro- 
duction du  même  genre.  Il  n'y  a  dans  les  pa- 
roles ni  situations  vives,  ni  belles  sentences,  ni 
pompeuse  morale  :  il  n'y  a  dans  la  musique  ni 
traits  savans,  ni  morceaux  de  travail,  ni  chants 
tournés,  ni  harmonie  pathétique.  Le  sujet  en 
est  plus  comique  qu'attendrissant,  et  cependant 
la  pièce  touche,  remue,   attendrit  jusqu'aux 
larmes  :  on  se  sent  ému  sans  savoir  pourquoi. 
D'où  ce  charme  secret  qui  coule  ainsi  dans  les 
cœurs  tire-t-il  sa  source?  Cette  source  unique 
où  nul  autre  n'a  puisé  n'est  pas  celle  de  l'Hip- 
pocrène  :  elle  vient  d'ailleurs.  L'auteur  doit 
être  aussi  singulier  que  la  pièce  est  originale. 
Si,  connoissant  déjà  Jean-Jacques,  j'avois  vu 
pour  la  première  fois  le  Devin  du  village  sans 
qu'on  m'en  nommât  l'auteur,  j'auroisdit  sans 
balancer,  c'est  celui  de  la  Nouvelle  Héloïse , 
c'est  Jean-Jacques,  et  ce  ne  peut  être  que  lui. 
Colette  intéresse  et  touche  comme  Julie,  sans 
magie  de  situations,  sans  apprêts  d'événemens 
romanesques  ;  même  naturel ,  même  douceur, 
même  accent  :  elles  sont  sœurs,  ou  je  serois 
bien  trompé.  Voilà  ce  que  j'aurois  dit  ou  pensé. 
Maintenant  on  m'assure  au  contraire  que  Jean- 
Jacques  se  donne  faussement  pour  l'auteur  de 
cette  pièce,  et  qu'elle  est  d'un  autre  :  qu'on  me 
le  montre  donc  cet  autre-là,  que  je  voie  com- 


il  doit  du  moins  lui  ressembler  beaucoup,  puis- 
que leurs  productions,  si  originales,  si  carac- 
térisées, se  ressemblent  si  fort.  Il  est  vrai  que 
je  ne  puis  avoir  vu  des  productions  de  Jean- 
Jacques  en  musique,  puisqu'il  n'en  sait  pas 
faire  ;  mais  je  suis  sûr  que,  s'il  en  savoit  faire, 
elles  auroient  un  caractère  très-approchant  de 
celui-là.  A  m'en  rapportera  mon  propre  juge- 
ment, cette  musique  est  de  lui  ;  par  les  preuves 
que  l'on  me  donne,  elle  n'en  est  pas  :  que 
dois-je  croire?  Je  résolus  de  m'éclaircirsi  bien 
par  moi-même  sur  cet  article  qu'il  ne  me  pût 
rester  là-dessus  aucun  doute,  et  je  m'y  suis  pris 
de  la  façon  la  plus  courte,  la  plus  sûre  pour  y 
parvenir. 

Le  Fr.  Rien  n'est  plus  simple.  Vous  avez 
fait  comme  tout  le  monde  ;  vous  lui  avez  pré- 
senté de  la  musique  à  lire  ;  et,  voyant  qu'il  ne 
faisoit  que  barbouiller,  vous  avez  tiré  la  consé- 
quence, et  vous  vous  en  êtes  tenu  là. 

RODSS.  Ce  n'est  point  là  ce  que  j'ai  fait,  et 
ce  n'étoit  point  de  cela  non  plus  qu'il  s'agis- 
soit;  car  il  ne  s'est  pas  donné,  que  je  sache,  pour 
un  croque-sol,  ni  pour  un  chantre  de  cathé- 
drale. Mais  en  donnant  de  la  musique  pour  être 
de  lui ,  il  s'est  donné  pour  en  savoir  faire. 
Voilà  ce  que  j'avois  à  vérifier.  Je  lui  ai  donc 
proposé  de  la  musique,  non  à  lire,  mais  à 
faire.  C'étoit  aller,  ce  me  semble,  aussi  direc- 
tement qu'il  étoit  possible  au  vrai  point  de  la 
question.  Je  l'ai  prié  de  composer  cette  musi- 
que en  ma  présence  sur  des  paroles  qui  lui 
étoient  inconnues  et  que  je  lui  ai  fournies  sur- 
le-champ. 

Le  Fr.  Vous  avez  bien  de  la  bonté  ;  car  enfin 
vous  assurer  qu'il  ne  savoit  pas  lire  la  musique, 
n'étoit-ce  pas  vous  assurer  de  reste  qu'il  n'en 
savoit  pas  composer? 

Rouss.  Je  n'en  sais  rien  ;  je  ne  vois  nulle  im- 
possibilité qu'un  homme  trop  plein  de  ses  pro- 
pres idées  ne  sache  ni  saisir,  ni  rendre  celles 
des  autres  ;  et  puisque  ce  n'est  pas  faute  d'es- 
prit qu'il  sait  si  mal  parler,  ce  peut  aussi  n'être 
pas  par  ignorance  qu'il  lit  si  mal  la  musique. 
Mais  ce  que  je  sais  bien,  c'est  que,  si  de 
l'acte  au  possible  la  conséquence  est  vala- 
ble, lui  voir  sous  mes  yeux  composer  de  la 
musique  étoit  m'assurer  qu'il  en  savoit  com- 
poser. 


SECOND  DIALOGUE. 


99 


Le  Fr.  D'honneur,  voici  qui  est  curieux  ! 
Eh  bien  !  monsieur,  de  quelle  défaite  vous 
paya-i-il?  Il  fit  le  fier,  sans  doute,  et  rejeta  la 
proposition  avec  hauteur? 

Rouss.  ^on,  il  voyoit  trop  bien  mon  motif 
pour  pouvoir  s'en  offenser,  et  me  parut  môme 
plus  reconnoissant  qu'humilié  de  ma  proposi- 
tion. Mais  il  me  pria  de  comparer  les  situations 
et  les  âfies.  «  Considérez,  me  dit-il,  quelle  diffé- 
»  rence  vingt- cinq  ans  d'intervalle,  de  longs 
»  scrremens  de  cœur,  les  ennuis,  le  découra- 
»  gement,  la  vieillesse,  doivent  mettre  dans 
»  les  productions  du  même  homme.  Ajoutez 
»  à  cela  la  contrainte  que  vous  m'imposez,  et 
)•  qui  me  plaît  parce  que  j'en  vois  la  raison, 
»  mais  qui  n'en  met  pas  moins  des  entraves  aux 
»  idées  d'un  homme  qui  n'a  jamais  su  les  assu- 
»  jettir,  ni  rien  produire  qu'à  son  heure,  à 
»  son  aise  et  à  sa  volonté.  » 

Le  Fu.  Somme  toute,  avec  de  telles  paroles 
il  refusa  l'épreuve  proposée? 

Rouss.  Au  contraire ,  après  ce  petit  préam- 
bule il  s'y  soumit  de  tout  son  cœur,  et  s'en  tira 
mieux  qu'il  n'avoit  espéré  lui-même.  Il  me  fit, 
avec  un  peu  de  lenteur,  mais  moi  toujours  pré- 
sent, de  la  musique  aussi  fraîche,  aussi  chan- 
tante, aussi  bien  traitée  que  celle  du  Devin, 
et  dont  le  style,  assez  semblable  à  celui  de  cetîe 
pièce  ,  mais  moins  nouveau  qu'il  n'étoit  alors, 
est  tout  aussi  naturel ,  tout  aussi  expressif,  et 
tout  aussi  agréable.  Il  fut  surpris  lui-même  de 
son  succès.  «  Le  désir,  me  dit-il ,  que  je  vous 
»  ai  vu  de  me  voir  réussir  m'a  fait  réussir  da- 
»  vaniage.  La  défiance  m'étourdit,  m'appesan- 
»  tit  et  me  resserre  le  cerveau  comme  le  cœur  ; 
•  la  confiance  m'anime,  m'épanouit,  et  me 
»  fait  planer  sur  des  ailes.  Le  ciel  m'avoit  fait 
»  pour  l'amitié  :  elle  eût  donné  un  nouveau  res- 
»  sort  à  mes  facultés,  et  j'aurois  doublé  de  prix 
»  par  elle.  » 

Voilà ,  monsieur,  ce  que  j'ai  voulu  vérifier 
par  moi-même.  Si  cette  expérience  ne  suffit  pas 
pour  prouver  qu'il  a  fait  le  Devin  du  village, 
elle  suffit  au  moins  pour  détruire  celle  des 
preuves  qu'il  ne  l'a  pas  fait  à  laquelle  vous 
vous  en  êtes  tenu.  Vous  savez  pourquoi  toutes 
les  autres  ne  font  point  autorité  pour  moi  : 
mais  voici  une  autre  observation  qui  achève  de 
détruire  mes  doutes,  et  me  confirme  ou  me 
ramène  dans  mon  ancienne  persuasion. 


Après  cette  épreuve,  j'ai  examiné  toute  la 
musique  qu'il  a  composée  depuis  son  retour  à 
Paris,  et  qui  ne  laisse  pas  de  faire  un  recueil 
considérable,  et  j'y  ai  trouvé  une  uniformité 
de  style  et  de  faire  qui  tomberoit  quelquefois 
dans  la  monotonie  si  elle  n'étoit  autorisée  ou 
excusée  par  le  grand  rapport  des  paroles  dont 
il  a  fait  choix  le  plus  souvent.  Jean-Jacques, 
avec  un  cœur  trop  porté  à  la  tendresse,  eut 
toujours  un  goût  vif  pour  la  vie  champêtre. 
Toute  sa  musique ,  quoique  variée  selon  les 
sujets,  porte  une  empreinte  de  ce  goût.  On 
croit  entendre  l'accent  pastoral  des  pipeaux,  et 
cet  accent  se  fait  partout  sentir  le  même  que 
dans  le  Devin  du  village.  Un  connoisseur  ne 
peut  pas  plus  s'y  tromper  qu'on  ne  se  trompe 
au  faire  des  peintres.  Toute  cette  musique  a 
d'ailleurs  une  simplicité,  j'oserois  dire  une 
vérité,  que  n'a  parmi  nous  nulle  autre  musi- 
que moderne.  Non-seulement  elle  n'a  besoin  ni 
de  trilles,  ni  de  petites  notes,  ni  d'agrémens 
ou  de  fleurtis  (*)  d'aucune  espèce,  mais  elle  ne 
peut  même  rien  supporter  de  tout  cela.  Toute 
son  expression  est  dans  les  seules  nuances  du 
fort  et  du  doux,  vrai  caractère  d'une  bonne 
mélodie;  cette  mélodie  y  est  toujours  une  et 
bien  marquée;  les  accompagnemens  l'animent 
sans  l'offusquer.  On  n'a  pas  besoin  de  crier 
sans  cesse  aux  accompagnateurs,  dovx,  plus 
doux.  Tout  cela  ne  convient  encore  qu'au  seul 
Devin  du  village.  S'il  n'a  pas  fait  cette  pièce, 
il  faut  donc  qu'il  en  ait  l'auteur  toujours  à 
ses  ordres  pour  lui  composer  de  nouvelle 
musique  toutes  les  fois  qu'il  lui  plaît  d'en  pro- 
duire sous  son  nom,  car  il  n'y  a  que  lui  seul 
qui  en  fasse  comme  celle-là.  Je  ne  dis  pas  qu'en 
épluchant  bien  toute  cette  musique  on  n'y  trou- 
vera ni  ressemblances,  ni  réminiscences,  ni 
traits  pris  ou  imités  d'autres  auteurs;  cela  n'ost 
vrai  d'aucune  musique  que  je  connoisse.  Mais, 
soit  que  ces  imitations  soient  des  rencontres 
fortuites  ou  de  vrais  pillages,  je  dis  que  la 
manière  dont  l'auteur  les  emploie  les  lui  appro- 
prie ;  je  dis  que  l'abondance  des  idées  dont  il 
est  plein,  et  qu'il  associe  à  celles-là,  ne  peut 
laisser  supposer  que  ce  soit  par  stérilité  de 
son  propre  fonds,  qu'il  se  les  attribue  ;  c'est 

(')  11  donne  dans  son  Dictionnaire  rexplication  de  ce  mot 
uni  a  deux  sigiiincations  en  tnnsicinc.  en  ajoutant  qn't/  a  tiei:Ii 
en  tous  sem.  G.  r. 


MO 


SKCOND  DIALOGUE. 


Ivresse  ou  précipiiaiion,  mais  ce  n'est  pas 
pauvreté  :  il  lui  est  trop  aisé  de  produir  e  pour 
avoir  jamais  besoin  de  piller  ('). 

Je  lui  ai  conseillé  de  rassembler  toute  celte 
musique  et  de  chercher  à  s'en  défaire  pour 
s'aider  à  vivre  quand  il  ne  pourra  plus  conti- 
nuer son  travail,  mais  de  tâcher  sur  toute  chose 
que  ce  recueil  ne  tombe  qu'en  des  mains  fidèles 
ctsâres  qui  ne  le  laissent  ni  détruire,  ni  divi- 
ser :  car  quand  la  passion  cessera  de  dicter  les 
jugemens  qui  le  regardent,  ce  recueil  fournira, 
ce  me  semble,  une  forte  preuve  que  toute  la 
musique  qui  le  compose  est  d'un  seul  et  même 
auteur  (^). 

Tout  ce  qui  est  sorti  de  la  plume  de  Jean- 
Jacques  durant  son  effervescence,  porte  une 

{*)  Il  y  a  trois  seuls  morceaux  dans  le  Devin  du  village  qui 
ne  sont  pas  uniquement  de  moi,  comme,  dès  le  commence- 
ment, je  l'ai  dit  sans  cesse  à  tout  le  monde  ;  tous  trois  dans  le 
divertissement  :  i°  les  paroles  de  la  chanson,  qui  sont  en  par- 
tic,  et  du  moins  l'idée  et  le  refrain,  de  M.  Collé  ;  2°  les  paroles 
d3  l'arietle,  qui  sont  de  M.  Caliusac,  lequel  m'engagea  à  faire, 
après  coup,  cette  arieltc,  pour  complaire  à  mademoiselle  Fel, 
qui  se  plaignoit  qu'il  n'y  avoit  rien  de  brillant  pour  sa  voix 
dans  son  rôle;  3°  et  l'entrée  des  bergères  que,  sur  les  vives 
instances  de  M.  d'Holbach,  j'arrangeai  sur  une  pièce  de  cla- 
vecin d'un  recueil  qu'il  me  présenta.  Je  ne  dirai  pas  quelle 
étoit  l'intention  de  M.  d'Holbach  ;  mais  il  me  pressa  si  fort 
d'employer  quelque  chose  de  ce  recueil,  que  je  ne  pus,  dans 
cette  bagatelle,  résister  obstinément  à  son  désir.  Pour  la 
romance,  qu'on  m'a  fait  tirer,  tantôt  de  Snlssc,  t  intôt  de  Lan- 
guedoc, tantôt  de  nos  psaumes,  et  tantôt  de  je  ne  sais  oii,  je  ne 
l'ai  tirée  que  de  ma  tète,  ainsi  que  toute  la  pièce.  Je  la  compo- 
sai, revenu  depuis  peu  d'Italie,  passionné  pour  la  musique  que 
j'y  avois  entendue,  et  dont  on  n'avoit  encore  aucune  connois- 
sance  à  Paris.  Quand  cette  connoissance  commença  de  s'y  ré- 
pandre, on  auroit  bientôt  découvert  mes  pillages,  si  j'avois  fait 
comme  font  les  compositeurs  fiancois,  parce  qu'ils  sont  pau- 
vres d'idées, qu'ils  ne  connoissent  pas  tncme  le  vrai  chant,  et  que 
leurs  accompagnemens  ne  sont  que  du  barbouillage.  On  a  eu 
1  impudence  démettre  en  grande  pompe,  dans  le  recueil  de 
mes  écrits,  la  romance  de  M.  Vernes,  pour  faire  croire  au  pu- 
blic que  je  me  l'attribnois.  Tonte  ma  réponse  a  été  de  faire  à 
cette  romance  deux  autres  airs  meilleurs  que  celui-là.  Mon  ar- 
gument est  simple  :  celui  qui  a  fait  les  deux  meilleurs  airs  n'a- 
voit pas  besoin  de  s'attribuer  faussement  le  moindre. 

(')  J'ai  mis  fidèlement  dans  ce  recueil  tonte  la  musique  de 
toute  espèce  que  j'ai  composée  depuis  mon  retour  à  Paris  et 
dont  j'aurois  beaucoup  retranché  si  je  n'y  avois  laissé  que  ce 
qui  me  paroit  bon;  mais  j'ai  voulu  ne  rien  omettre  de  ce  que 
j'ai  rt'ellement  fait,  afin  qu'on  en  pût  discerner  tout  ce  qu'on 
m'attribue,  aussi  faussement  qu'impudemment  même,  en  ce 
genre,  dans  le  public,  dans  les  journaux,  et  jusque  dans  les  re- 
cueils de  mes  propres  écrits.  Pourvu  que  les  paroles  soient 
grossières  et  malhonnêtes,  pourvu  que  les  airs  soient  maussades, 
plats,  on  m'accordera  volontiers  le  talent  de  composer  celte 
musique-là.  On  affectera  même  de  m'attribuer  des  airs  d'un 
bon  chant  faits  par  d'autres,  pour  faire  croire  que  je  me  les  at- 
tribue moi-même,  et  que  je  m'approprie  les  ouvrages  d'autrui. 
M'ôter  mes  productions  et  m'attribuer  les  leurs  a  été  depuis 
vingt  ans  la  manoeuvre  la  plus  constante  de  ces  messieurs,  cl 
la  plus  sûre  pournie  décrier. 


empreinte  impossible  à  méconnoîire,  et  plus 
iinpossil)le  à  iitiiler.  Sa  musique,  sa  prose,  ses 
vers,  tout,  dans  ces  dix  ans ,  est  d'un  coloris, 
d  une  teinte,  qu'un  autre  ne  trouvera  jamais. 
Oui,  je  le  répète,  si  j'ignorois  quel  est  l'auteur 
du  Devin  du  village,  je  le  sentirois  à  cette  con- 
formité. Mou  doute  levé  sur  cette  pièce  achève 
de  lever  ceux  qui  pouvoient  me  rester  sur  son 
auteur.  La  force  des  preuves  qu'on  a  qu'elle 
n'est  pas  de  lui  ne  sert  plus  qu'à  détruire  dans 
mon  esprit  celle  des  crimes  dont  on  l'accuse, 
et  tout  cela  ne  me  laisse  plus  qu'une  surprise  ; 
c'est  comment  tant  de  mensonges  peuvent  être 
si  bien  prouvés. 

Jean-Jacques  éioit  né  pour  la  musique,  non 
pour  y  payer  de  sa  personne  dans  l'exécution, 
mais  pour  en  hiUer  les  progrès  et  y  faire  des 
découvertes.  Ses  idées  dans  l'art  et  sur  l'art 
sont  fécondes,  intarissables.  Il  a  trouvé  des 
méthodes  plus  claires,  plus  commodes,  plus 
simples,  qui  facilitent,  les  unes  la  composition, 
les  autres  l'exécution,  et  auxquelles  il  ne  man- 
que, pour  être  admises,  que  d'être  proposées 
par  un  autre  que  lui.  11  a  fait  dans  l'harmonie 
une  découverte  qu'il  ne  daigne  pas  même  an- 
noncer, sûr  d'avance  qu'elle  seroit  rebutée, 
ou  ne  lui  aitireroil,  comme  le  Devin  du  vil- 
lage, que  l'imputation  de  s'emparer  du  bien 
d'autrui.  Il  fera  dix  airs  sur  les  mêmes  paroles 
sans  que  cette  abondance  lui  coûte  ou  l'épuisé. 
Je  l'ai  vu  lire  aussi  fort  bien  la  musique, 
mioux  que  plusieurs  de  ceux  qui  la  professent, 
il  y  aura  même  en  cet  art  Vimpromptu  de  l'exé- 
cution qui  lui  manque  en  toute  autre  chose, 
quand  rien  ne  l'intimidera ,  quand  rien  no 
troublera  cette  présence  d'esprit  qu'il  a  si  rare- 
ment,  qu'il  perd  si  aisément,  et  qu'il  ne 
peut  plus  rappeler  dès  qu'il  l'a  perdue.  11  y  a 
trente  ans  qu'on  l'a  vu  dans  Paris  chanter  tout 
à  livre  ouvert.  Pourquoi  ne  le  peut-il  plus  au- 
jourd'hui ?  C'est  qu'alors  personne  ne  doutoit 
du  talent  qu'aujourd'hui  tout  le  monde  lui  re- 
fuse, et  qu'un  seul  spectateur  malveillant  suffit 
pour  troubler  sa  tête  et  ses  yeux.  Qu'un  homme 
auquel  il  aura  confiance  lui  présente  de  la  mu 
sique  qu'il  ne  connoisse  point,  je  parie,  à 
moins  qu'elle  ne  soit  baroque  ou  qu'elle  ne  dise 
rien ,  qu'il  la  déchiffre  encore  à  la  première 
vue  et  la  chante  passablement.  Mais  si,  lisant 
dans  le  cœur  de  cet  homme,  il  le  voit  malin- 


SECOND  DIALOGUE. 


iOi 


tentionné,  il  n'en  dira  pas  une  noie  ;  et  voilà 
parmi  les  spectateurs  la  conclusion  tirée  sans 
autre  examen.  Jean-Jacques  esl  sur  la  musique 
et  sur  les  choses  qu'il  sait  le  mieux  comme  il 
éloit  jadis  aux  échecs.  Jouoit-il  avec  un  plus 
fort  que  lui  qu'il  croyoit  plus  foible,  il  le  bat- 
toit  le  plus  souvent;  avec  un  plus  foible  qu'il 
croyoit  plus  fort,  il  éloit  battu  :  la  suffisance 
des  autres  l'intimide  et  le  démonte  infaillible- 
ment. En  ceci  l'opinion  l'a  toujours  subjugué, 
ou  plutôt,  en  toute  chose,  comme  il  le  dit  lui- 
môme,  c'est  au  degré  de  sa  confiance  que  se 
monte  celui  de  ses  fiicultés.  Le  plus  grand  mal 
est  ici  que,  sentant  en  lui  sa  capacité,  pour 
désabuser  ceux  qui  en  doutent,  il  se  livre  sans 
crainte  aux  occasions  de  la  montrer,  comptant 
toujours  pour  cette  fois  rester  maître  do  lui- 
même,  et,  toujours  intimidé,  quoi  qu'il  fasse, 
il  ne  montre  que  son  ineptie.  L'expérience 
là-dessus  a  beau  l'instruire,  elle  ne  l'a  jamais 
corrigé. 

Lesdispositions  d'ordinaire  annoncent  l'incli- 
nation, et  réciproquement.  Cela  est  encore  vrai 
chez  Jean-Jacques.  Je  n'ai  vu  nul  homme  aussi 
passionné  que  lui  pour  la  musique,  mais  seule- 
ment pour  celle  qui  parle  à  son  cœur  ;  c'est 
pourquoi  il  aime  mieux  en  faire  qu'en  entendre, 
surtout  à  Paris,  parce  qu'il  n'y  en  a  point 
d'aussi  bien  appropriée  à  lui  que  la  sienne.  Il  la 
chante  avec  une  voix  foible  et  cassée,  mais 
encore  animée  et  douce;  il  l'accompagne,  non 
sans  peine,  avec  des  doigts  tremblans,  moins 
par  l'effet  des  ans  que  d'une  invincible  timidité. 
H  se  livre  à  cet  amusement  depuis  quelques  an- 
nées avec  plus  d'ardeur  que  jamais,  et  il  est 
aisé  de  voir  qu'il  s'en  fait  une  aimable  diversion 
à  ses  peines.  Quand  des  sentimens  douloureux 
affligent  son  cœur,  il  cherche  sur  son  clavier  les 
consolations  que  les  hommes  lui  refusent.  Sa 
douleur  perd  ainsi  sa  sécheresse,  et  lui  fournit 
à  la  fois  des  chants  et  des  larmes.  Dans  les 
rues,  il  se  distrait  des  regards  insultans  des 
passans  en  cherchant  des  airs  dans  sa  tête  ;  plu- 
sieurs romances  de  sa  façon  d'un  chant  triste  et 
languissant,  mais  tendre  et  doux,  n'ont  point 
eu  d'autre  origine.  Tout  ce  qui  porte  le  même 
caractère  lui  plaît  et  le  charme.  11  est  passionné 
pour  le  chant  du  rossignol  ;  il  aime  les  gémisse- 
mens  de  la  tourterelle,  et  les  a  parfaitement 
imites  dans  l'accompagnement  d'un  de  ses  airs  : 


les  regrets  qui  tiennent  à  l'attachement  l'inté- 
ressent. Sa  passion  la  plus  vive  et  la  plus  vaine 
ctoit  d'être  aimé  ;  il  croyoit  se  sentir  fait  pourx 
l'être;  il  satisfait  du  moins  cette  fantaisie  avec 
les  animaux.  Toujours  il  prodigua  son  temps  ri 
ses  soins  à  les  attirer,  à  les  caresser;  il  étoit 
l'ami,  presque  l'esclave  de  son  chien,  de  sa 
chatte,  de  ses  serins  :  il  avoitdes  pigeons  qui 
le  suivoicnt  partout,  qui  lui  voioient  sur  les 
bras,  sur  la  tête,  jusqu'à  l'importunité  :  il  ap- 
privoisoit  les  oiseaux,  les  poissons,  avec  une 
patience  incroyable,  et  il  est  parvenu  à  Monquin 
à  faire  nicher  des  hirondelles  dans  sa  chambre 
avec  tant  de  confiance,  qu'elles  s'y  laissoient 
même  enfermer  sans  s'effaroucher.  Ln  un  mot, 
ses  amusemens,  ses  plaisirs  sont  itmocens  et 
doux  comme  ses  travaux,  comme  ses  penchans. 
Il  n'y  a  pas  dans  son  ûme  un  goût  qui  soit  hors 
de  la  nature,  ni  coûteux  ou  criminel  à  satis- 
faire; et,  pour  être  heureux  autant  qu'il  est 
possible  ici-bas,  la  fortune  lui  eiit  été  inutile, 
encore  plus  la  célébrité;  il  ne  lui  falloit  que  la 
santé,  le  nécessaire,  le  repos  et  l'amitié. 

Je  vous  ai  décrit  les  principaux  traits  do 
l'homme  que  j'ai  vu,  et  je  me  suis  borné  dans 
mesdescriptionsnon-seulementàcequipeutde 
même  être  vu  de  tout  autre,  s'il  porte  à  cet 
examen  un  œil  attentif  et  non  prévenu,  mais  à 
ce  qui  n'étant  ni  bien ,  ni  mal  en  soi ,  ne 
peut  être  affecté  long-tomps  par  hypocrisie. 
Quant  à  ce  qui,  quoique  vrai,  n'est  pas  vrai- 
semblable, tout  ce  qui  n'est  connu  que  du  ciel 
et  de  moi,  mais  eût  pu  mériter  de  l'être  des 
hommes,  ou  ce  qui,  même  connu  d'autrui,  no 
peut  être  dit  de  soi-même  avec  bienséance, 
n'espérez  pas  que  je  vous  en  parle,  non  plus 
que  ceux  dont  il  est  connu  :  si  tout  son  prix  est 
dans  les  suffrages  des  hommes,  c'est  à  jamais 
autant  de  perdu.  Je  ne  vous  parlerai  pas  mm 
plus  de  SOS  vices,  lîon  qu'il  n'en  ait  de  très- 
grands,  mais  parce  qu'ils  n'ont  jamais  fait  de 
mal  qu'à  lui,  et  qu'il  n'en  doit  aucun  compte 
aux  autres  :  le  mal  qui  ne  nuit  point  à  autrui 
peut  se  taire  quand  on  tait  le  bien  qui  le  ra- 
chète. Il  n'a  pas  été  si  discret  dans  ses  Confes- 
sions, et  peut-être  n'en  a-l-il  pas  mieux  fait.  A 
cela  près,  tous  les  détails  que  je  pourrois  ajouter 
aux  précédens  n'en  sont  que  des  conséquences 
qu'en  raisonnant  bien  chacun  peut  aisément 
suppléer.  Ils  suffisent  pour  connoître  à  fond  le 


102  SECOND  DIALOGUE. 

naturel  de  l'homme  et  son  caractère.  Je  ne  sau- 
rois  aller  plus  loin  sans  manquer  aux  engage- 
mcns  par  lesquels  vous  m'aviez  lié.  Tant  qu'ils 
dureront,  tout  ce  que  je  puis  exiger  et  attendre 
de  Jean-Jacques  est  qu'il  me  donne,  comme  il 
a  fait,  une  explication  naturelle  et  raisonnée 
de  sa  conduite  en  toute  occasion  ;  car  il  seroit 
injuste  et  absurde  d'exiger  qu'il  répondît  aux 
charges  qu'il  ignore,  et  qu'on  ne  permet  pas  de 
lui  déclarer;  et  tout  ce  que  je  puis  ajouter  du 
mien  à  cela,  est  de  m'assurer  que  cette  expli- 
cation qu'il  me  donne  s'accorde  avec  tout  ce 
que  j'ai  vu  de  lui  par  moi-même,  en  y  donnant 
toute  mon  attention.  Voilà  ce  que  j'ai  dit  :  ainsi 
je  m'arrête.  Ou  faites-moi  sentir  en  quoi  je 
m'abuse,  ou  montrez-moi  comment  mon  Jean- 
Jacques  peut  s'accorder  avec  celui  de  vos  mes- 
sieurs, ou  convenez  enfin  que  deux  êtres  si  dif- 
férens  ne  furent  jamais  le  même  homme. 

Le  Fr.  Je  vous  ai  écouté  avec  une  attention 
dont  vous  devez  être  content.  Au  lieu  de  vous 
croiser  par  mes  idées,  je  vous  ai  suivi  dans  les 
vôtres,  et  si  quelquefois  je  vous  ai  machinale- 
ment interrompu,  c'étoit  lorsque  étant  moi- 
même  de  votre  avis  je  voulois  avoir  votre  ré- 
ponse à  des  objections  souvent  rebattues  que  je 
craignois  d'oublier.Maintenant  je  vousdemande 
on  retour  un  peu  de  l'attention  que  je  vous  ai 
donnée.  J'éviterai  d'être  diffus  ;  évitez,  si  vous 
pouvez,  d'être  impatient. 

Je  commence  par  vous  accorder  pleinement 
votre  conséquence,  et  je  conviens  franchement 
que  votre  Jean-Jacques  et  celui  de  nos  messieurs 
ne  sauroicnl  être  le  même  homme.  L'un,  j'en 
conviens  encore,  semble  avoir  été  fait  à  plaisir, 
pour  le  mettre  en  opposition  avec  l'autre.  Je 
vois  même  entre  eux  des  incompatibilités  qui 
ne  frapperoiont  peut-être  nul  autre  que  moi. 
L'empire  de  l'habitude  et  le  goût  du  travail 
annuel  sont,  par  exemple,  à  mes  yeux  des 
choses  inalliables  avec  les  noires  et  fougueuses 
passions  des  méchans  ;  et  je  réponds  que  jamais 
un  déterminé  scélérat  ne  fera  de  jolis  herbiers 
en  miniature  ,  et  n'écrira  dans  six  ans  huit 
mille  pages  de  musique  (').  Ainsi,  dès  la  pre- 


(')  Ayant  fait  une  partie  de  ce  calcul  d'avance,  et  seulement 
par  comparaison,  j'ai  mis  tout  trop  au  rabais,  et  c'est  ce  que  je 
ilécoiivrebien  sensiblement  à  mesure  que  j'avance  dans  mon 
reK>!>'''c>  puisqu'au  bout  de  cinq  ans  et  demi  seulement  j'ai 
déjà  plus  de  neuf  mille  pages  bien  arti  salées,  et  sur  lesquelles 
on  ne  peut  contester. 


mierc  esquisse,  nos  messieurs  et  vous  ne  pou- 
vez vous  accorder.  Il  y  a  certainement  erreur 
ou  mensonge  d'une  de»  deux  parts;  le  men- 
songe n'est  pas  de  la  vôtre,  j'en  suis  très-sûr, 
mais  l'erreur  y  peut  être.  Qui  m'assurera 
qu'elle  n'y  est  pas  en  effet?  Vous  accusez  nos 
messieurs  d'être  prévenus  quand  ils  le  décrient, 
n'est-ce  point  vous  qui  l'êtes  quand  vous  l'ho- 
norez? Votre  penchant  pour  lui  rend  ce  doute 
très-raisonnable.  11  faudroit ,  pour  démêler 
sûrement  la  vérité,  des  observations  impartia- 
les; et,  quelques  précautions  que  vous  ayez  pri- 
ses, les  vôtres  ne  le  sont  pas  plus  que  les  leurs. 
Tout  le  monde,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire, 
n'est  pas  entré  dans  le  complot.  Je  connois 
d'honnêtes  gens  qui  ne  haïssent  point  Jean-Jac- 
ques, c'est-à-dire  qui  ne  professent  point  pour 
lui  cette  bienveillance  traîtresse  qui,  selon  vous, 
n'est  qu'une  haine  plus  meurtrière.  lis  estiment 
ses  talens  sans  aimer  ni  haïr  sa  personne,  et 
n'ont  pas  une  grande  confiance  en  toute  celle 
générosité  si  bruyante  qu'on  admire  dans  nos 
messieurs.  Cependant,  sur  bien  des  points,  ces 
personnes  équitables  s'accordent  à  penser 
comme  le  public  à  son  égard.  Ce  qu'elles  ont 
vu  par  elles-mêmes,  ce  qu'elles  ont  appris  les 
unes  des  autres,  donne  une  idée  peu  favorable 
de  ses  mœurs,  de  sa  droiture,  de  sa  douceur, 
de  son  humanité,  de  son  désintéressement,  de 
toutes  les  vertus  qu'il  étaloit  avec  tant  de  faste^ 
Il  faut  lui  passer  des  défauts,  même  des  vices, 
puisqu'il  est  homme,  mais  il  en  est  de  trop  bas 
pour  pouvoir  germer  dans  un  cœur  honnête. 
Je  ne  cherche  point  un  homme  parfait,  mais  je 
méprise  un  homme  abject,  et  ne  croirai  jamais 
que  les  heureux  penchans  que  vous  trouvez 
dans  Jean-Jacques  puissent  compatir  avec  des 
vices  tels  que  ceux  dont  il  est  chargé.  Vous 
voyez  que  je  n'insisle  pas  sur  des  faits  aussi 
prouvés  qu'il  y  en  ait  au  monde,  mais  dont  l'o- 
mission affectée  d'une  seule  formalité  énerve, 
selon  vous,  toutes  les  preuves.  Je  ne  dis  rien 
des  créatures  qu'il  s'amuse  à  violer,  quoique 
rien  ne  soit  moins  nécessaire,  des  écus  qu'il 
escroque  aux  passans  dans  les  tavernes,  et 
qu'il  nie  ensuite  d'avoir  empruntés,  des  copies 
qu'il  fait  payer  deux  fois,  de  celles  où  il  fait  de 
faux  comptes,  de  l'argent  qu'il  escamote  dans 
les  payemens  qu'on  lui  fait,  de  mille  autres 
imputations  pareilles.  Je  veux  que  tous  ces  faits, 


SECOND  DIALOGUE. 


405 


quoique  prouves,  soient  sujets  à  chicane  comme 
les  autres  ;  mais  ce  qui  est  généralement  vu  par 
tout  le  monde  ne  sauroit  l'être.  Cet  homme, 
en  qui  vous  trouvez  une  modestie,  une  timidité 
de  vierge,  est  si  bien  connu  pour  un  satyre 
plein   d'impudence ,  que ,  dans  les  maisons 
môme  où  l'on  tâchoit  de  l'attirer  à  son  arrivée 
à  Paris,  on  faisoit,  dès  qu'il  paroissoil,  retirer 
la  fille  de  la  maison,  pour  ne  pas  l'exposer  à  la 
brutalité  de  ses  propos  et  de  ses  manières.  Cet 
homme,  qui  vous  paroît  si  doux,  si  sociable, 
fuit  tout  le  monde  sans  distinction,  dédaigne 
toutes  les  caresses,  rebute  toutes  les  avances, 
et  vit  seul  comme  un  loup-garou.  Il  se  nourrit 
de  visions,  selon  vous,  et  s'extasie  avec  des  chi- 
mères. Mais  s'il  méprise  et  repousse  les  hu- 
mains, si  son  cœur  se  ferme  à  leur  société, 
que  leur  importe  celle  que  vous  lui  prêtez  avec 
des  êtres  imaginaires?  Depuis  qu'on  s'est  avisé 
de  l'éplucher  avec  plus  de  soin,  on  l'a  trouvé, 
non-seulement  différent  de  ce  qu'on  le  croyoit, 
mais  contraire  à  tout  ce  qu'il  prétendoit  être, 
il  se  disoit  honnête,  modeste;  on  l'a  trouvé 
cynique  et  débauché  ;  il  se  vantoit  de  bonnes 
mœurs,  et  il  est  pourri  de  vérole  ;  il  se  disoit 
désintéressé,  et  il  est  de  la  plus  basse  avidité  ; 
il  se  disoit  humain,  compatissant,  il  repousse 
durement  tout  ce  qui  lui  demande  assistance; 
il  se  disoit  pitoyable  et  doux,  il  est  cruel  et 
sanguinaire;  il  se  disoil  charitable,  et  il  ne 
donne  rien  à  personne  ;  il  se  disoit  liant,  facile 
à  subjuguer,  et  il  rejette  arrogamment  toutes 
les  honnêtetés  dont  on  le  comble.  Plus  on  le 
recherche,  plus  on  en  est  dédaigné.  On  a  beau 
prendre  en  l'accostant  un  air  béat,  un  ton  pa- 
telin, dolent,  lamentable,  lui  écrire  des  lettres 
à  faire  pleurer,  lui  signifier  net  qu'on  vase  tuera 
l'instant  si  l'on  n'est  admis,  il  n'est  ému  de  rien; 
il  seroit  homme  à  laisser  faire  ceux  qui  seroient 
assez  sots  pour  cela  ;  et  les  plaignans ,  qui 
affluent  à  sa  porte,  s'en  retournent  tous  sans 
consolation.  Dans  une  situation  pareille  à  la 
sienne,  se  voyant  observé  de  si  près,  nedevroit- 
il  pas  s'attacher  à  rendre  contens  de  lui  tous 
ceux  qui  l'abordent,  à  leur  faire  perdre,  à  force 
de  douceur  et  de  bonnes  manières,  les  noires 
impressions  qu'ils  ont  sur  son  compte,  à  substi- 
tuer dans  leurs  âmes  la  bienveillance  à  l'estime 
qu'il  a  perdue,  et  à  les  forcer  au  moins  à  le 
plaindre,  ne  pouvant  plus  l'honorer?  Au  lieu 


de  cela,  il  concourt,  par  son  humeur  sauvage 
et  par  ses  rudes  manières,  à  nourrir,  comme  à 
plaisir,  la  mauvaise  opinion  qu'ils  ont  de  lui. 
En  le  trouvant  si  dur,  si  repoussant,  si  peu 
traitable,  ils  reconnoissent  aisément  l'homme 
féroce  qu'on  leur  peint  ;  et  ils  s'en  retournent 
convaincus  par  eux-mêmes  qu'on  n'a  pomt 
exagéré  son  caractère,  et  qu'il  est  aussi  noir 
que  son  portrait. 

Vous  me  répéterez  sans  doute  que  ce  n'est 
point  là  l'homme  que  vous  avez  vu  :  mais  c'est 
I  homme  qu'a  vu  tout  le  monde,  excepté  vous 
seul.  Vous  ne  parlez,  dites-vous,  que  d'après 
vos  propres  observations.  La  plupart  de  ceux 
que  vous  démentez  ne  parlent  non  plus  que 
d'après  les  leurs.  Ils  ont  vu  noir  où  vous  voyez 
blanc  ;  mais  ils  sont  tous  d'accord  sur  celte 
couleur  noire  ;  la  blanche  ne  frappe  nuls  autres 
yeux  que  les  vôtres  ;  vous  êtes  seul  contre 
tous;  la  vraisemblance  est-elle  pour  vous?  I^ 
raison  permet-elle  de  donner  plus  de  force  à 
votre  unique  suffrage  qu'aux  suffrages  unani- 
mes de  tout  le  public?  Tout  est  d'accord  sur  le 
compte  de  cet  homme  que  vous  vous  obstinez 
seul  à  croire  innocent,  malgré  tant  de  preuves 
auxquelles  vous-même  ne  trouvez  rien  à  ré- 
pondre. Si  ces  preuves  sont  autant  d'impostu- 
res et  de  sophismes,  que  faut-il  donc  penser 
du  genre  humain?  Quoi!  toute  une  génération 
s'accorde  à  calomnier  un  innocent,  à  le  couvrir 
de  fange,  à  le  suffoquer,  pour  ainsi  dire,  dans  le 
bourbier  de  la  diffamation,  tandis  qu'il  ne  faut, 
selon  vous,  qu'ouvrir  les  yeux  sur  lui  pour  se 
convaincre  de  son  innocence,  et  de  la  noirceur 
de  ses  ennemis!  Prenez  garde,  monsieur  Rous- 
seau ;  c'est  vous-même  qui  prouvez  trop.  Si 
Jean-Jacques  éloit  tel  que  vous  t'avez  vu,  seroit- 
il  possible  que  vous  fussiez  le  premier  et  le  seul 
à  l'avoir  vu  sous  cet  aspect?  Ne  reste-t-il  donc 
que  vous  seul  d'homme  juste  et  sensé  sur  la 
terre?  S'il  en  reste  un  autre  qui  ne  pense  pas 
ici  comme  vous,  toutes  vos  observations  sont 
anéanties,  et  vous  restez  seul  chargé  de  l'ac- 
cusation que  vous  intentez  à  tout  le  monde, 
d'avoir  vu  ce  que  vous  désiriez  de  voir,  et  non 
ce  qui  étoit  en  effet.  Répondez  à  celle  seule 
objection,  mais  répondez  juste,  et  je  me  rends 
sur  tout  le  reste. 

Rouss.  Pour  vous  rendre  ici  franchise  pour 
franchise,  je  commence  par  vous  déclarer  que 


104 


SECOND  DIALOGUE. 


coite  seule  objection,  à  laquelle  vous  me  som- 
mez de  répondre,  est  à  mes  yeux  un  abîme  de 
ténèbres  où  mon  entendement  se  perd.  Jean- 
Jacques  lui-même  n'y  comprend  rien  non  plus 
que  moi.  Il  s'avoue  incapable  d'expliquer,  d'en- 
tendre la  conduite  publique  à  son  égard.  Ce 
concert,  avec  lequel  toute  une  génération  s'em- 
presse d'adopter  un  plan  si  exécrable,  la  lui 
rend  incompréhensible.  Il  n'y  voit  ni  des  bons, 
ni  des  méchans,  ni  des  hommes  :  il  y  voit  des 
êtres  dont  il  n'a  nulle  idée.  Il  ne  les  honore,  ni 
ne  les  méprise,  ni  ne  les  conçoit;  il  ne  sait  pas 
ce  que  c'est.  Son  âme  incapable  de  haine  aime 
mieux  se  reposer  dans  cette  entière  ignorance, 
que  de  se  livrer,  par  des  interprétations  cruel- 
les, à  des  sentimens  toujours  pénibles  à  celui 
qui  les  éprouve,  quand  ils  ont  pour  objet  des 
êtres  qu'il  ne  peut  estimer.  J'approuve  cette  dis- 
position, et  je  l'adopie  autant  que  je  puis,  pour 
m'épargner  un  sentiment  de  mépris  pour  mes 
contemporains.  Mais  au  fond  je  me  surprends 
souvent  à  les  juger  malgré  moi  :  ma  raison  fait 
son  office  en  dépit  de  ma  volonté,  et  je  prends 
le  ciel  à  témoin  que  ce  n'est  pas  ma  faute  si 
ce  jugement  leur  est  si  désavantageux. 

Si  donc  vous  faites  dépendre  votre  assenti- 
ment au  résultat  de  mes  recherches  de  la  solu- 
tion de  voire  objection,  il  y  a  grande  apparence 
que,  me  laissant  dans  mon  opinion,  vous  res- 
terez dans  la  vôtre  :  car  j'avoue  que  cette  solu- 
tion m'est  impossible,  sans  néanmoins  que  cette 
impossibilité  puisse  détruire  en  moi  la  persua- 
sion commencée  par  la  marche  clandestine  et 
tortueuse  de  vos  messieurs,  et  confirmée  en- 
suite parla  coimoissanceimmédiatedel'homme. 
Toutes  vos  preuves  contraires  tirées  de  plus  loin 
se  brisent  contre  cet  axiome  qui  m'entraîne  ir- 
résistiblement, que  la  même  chose  ne  sauroit 
être  et  n'être  pas;  et  tout  ce  que  disent  avoir  vu 
vos  messieurs  est,  de  votre  propre  aveu,  entiè- 
rement incompatible  avec  ce  que  je  suis  certain 
d'avoir  vu  moi-même. 

J'en  use  dans  mon  jugement  sur  cet  homme 
comme  dans  ma  croyance  en  matière  de  foi.  Je 
cède  à  la  conviction  directe  sans  m'arrêter  aux 
objections  que  je  ne  puis  résoudre;  tant  parce 
que  ces  objections  sont  fondées  sur  des  princi- 
pes moins  clairs,  moins  solides  dans  mon  esprit, 
que  ceux  qui  opèrent  ma  persuasion,  que  parce 
qu'en  cédant  à  ces  objections,  je  toraberois  dans 


d'autres  encore  plus  invincibles.  Je  perdrois 
donc  à  ce  changement  la  force  de  l'évidence, 
sans  éviter  l'embarras  desdifficultés.  Vous  dites 
quemaraisonchoisitlesentimentquemoncœur 
préfère,  et  je  ne  m'en  défends  pas.  C'est  ce  qui 
arrive  dans  toute  délibération  où  le  jugement 
n'a  pas  assez  de  lumières  pour  se  décider  sans 
le  concours  de  la  volonté.  Croyez-vous  qu'en 
prenant  avec  tant  d'ardeur  le  parti  contraire, 
vos  messieurs  soient  déterminés  par  un  motif 
plus  impartial? 

Ne  cherchant  pas  à  vous  surprendre,  je  vous 
devois  d'abord  cette  déclaration.  A  présent, 
jetons  un  coup  dœil  sur  vos  difficultés,  si  ce 
n'est  pour  les  résoudre,  au  moins  pour  y  cher- 
cher, s'il  est  possible,  quelque  sorte  d'expli- 
catioj». 

La  principale  et  qui  fait  la  base  de  toutes  les 
autres  est  celle  que  vous  m'avez  ci-devant  pro- 
posée sur  le  concours  unanime  de  toute  la  gé- 
nération présente  à  un  complot  d'impostures  et 
d'iniquité,  contre  lequel  il  seroit,  ou  trop  in- 
jurieux au  genre  humain  de  supposer  qu'aucun 
mortel  ne  réclame  s'il  en  voyoit  l'injustice,  ou, 
cette  injustice  étant  aussi  évidente  qu'elle  me 
paroît,  trop  orgueilleux  à  moi,  trop  humiliant 
pour  le  sens  commun,  de  croire  qu'elle  n'est 
aperçue  par  personne  autre. 

Faisons  pour  un  moment  cette  supposition 
triviale,  que  tous  les  hommes  ont  la  jaunisse, 
et  que  vous  seul  ne  l'avez  pas....  Je  préviens 
l'interruption  que  vous  me  préparez....  Quelle 
plate  comparaison'  Qu'est-ce  que  c'est  que  celle 
jaunisse?...  Comment  tous  les  hommes  l'ont-ils 
gagnée  excepté  vous  seul?  C'est  poser  la  même 
question  en  d'autres  termes,  mais  ce  n'est  pas  la 
résoudre;  ce  n'est  pas  même  Céclaircir.NouWcz- 
vous  dire  autre  chose  en  m'interrompant? 

Le  Fr.  Non,  poursuivez. 

Rouss.  Je  réponds  donc.  Je  crois  l'éclaircir, 
quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  lorsque  je  fais 
entendre  qu'il  est,  pour  ainsi  dire,  des  épidé- 
mies d'esprit  qui  gagnent  les  hommes  de  proche 
en  proche,  comme  une  espèce  de  contagion; 
parce  que  l'esprit  humain,  naturellement  pa- 
resseux, aime  à  s'épargner  de  la  peine  en  pen- 
sant d'après  les  autres,  surtout  en  ce  qui  flatte 
ses  propres  penchans.  Cette  pente  à  se  laisser 
entraîner  ainsi  s'étend  encore  aux  inclinations, 
aux  goûts,  aux  passions  des  hommes;  l'en- 


SECOND  DIALOGUE. 


i05 


{joiicmonl  générni,  maladie  si  commune  dans 
voire  nation,  n'a  point  d'autre  source,  et  vous 
ne  m'en  dédirez  pas  quand  je  vous  citerai  pour 
exemple  à  vous-même.  Kappelez-vous  l'aveu 
que  vous  m'avez  fait  ci-devant,  dans  la  suppo- 
sition de  l'innocence  de  Jean-Jacques,  que  vous 
ne  lui  pardonneriez  point  votre  injustice  envers 
lui.  Ainsi,  par  la  peine  que  vous  donneroit  son 
souvenir,  vous  aimeriez  mieux  l'aggraver  que 
la  réparer.  Ce  sentiment,  naturel  aux  cœurs  dé- 
vorés damour-propre,  peut-il  l'être  au  vôtre, 
où  règne  l'amour  de  la  justice  et  de  la  raison? 
Si  vous  eussiez  réfléchi  là-dessus,  pour  cher- 
cher en  vous-même  la  cause  d'un  sentiment  si 
injuste,  et  qui  vous  est  si  étranger,  vous  auriez 
bientôt  trouvé  que  vous  haïssiez,  dans  Jean- 
Jacques,  non-seulement  le  scélérat  qu'on  vous 
avoit  peint,  mais  Jean-Jacques  lui-même;  que 
cette  haine,  excitée  d'abord  par  ses  vices,  en 
étoit  devenue  indépendante,  s'étoit  attachée  à 
sa  personne,  et  qu'innocent  ou  coupable  il  étoii 
de  venu,  sans  que  vous  vousen  aperçussiez  vous- 
même,  l'objet  de  votre  aversion.  Aujourd'hui 
que  vous  me  prêtez  une  attention  plus  impar- 
tiale ,  si  je  vous  rappelois  vos  raisonnemens 
dans  nos  premiers  entretiens,  vous  sentiriez 
qu'ils  n'étoient  point  en  vous  l'ouvrage  du  ju- 
gement, mais  celui  d'une  passion  fougueuse  qui 
vous  dominoit  à  votre  insu.  Voilà,  monsieur, 
cette  cause  étrangère  qui  séduisoit  votre  cœur 
si  juste,  et  fascinoit  votre  jugement  si  sain  dans 
leur  état  naturel.  Vous  trouviez  une  mauvaise 
face  à  tout  ce  qui  venoit  de  cet  infortuné,  et 
une  bonne  à  tout  ce  qui  lendoit  à  le  diffamer; 
les  perfidies,  les  trahisons,  les  mensonges, 
perdoieni  à  vos  yeux  toute  leur  noirceur,  lors- 
qu'il en  étoit  l'objet,  et,  pourvu  que  vous  n'y 
trempassiez  pas  vous-même,  vous  vous  étiez  ac- 
coutumé à  les  voir  sans  horreur  dans  autrui  : 
mais  ce  qui  n'éloit  en  vous  qu'un  égarement  pas- 
sager est  devenu  pour  le  public  un  délire  ha- 
bituel, un  principe  constant  de  conduite,  une 
jaunisse  universelle,  fruit  d'une  bile  acre  et  ré- 
pandue, qui  n'altère  pas  seulement  le  sens  de 
la  vue,  mais  corrompt  toutes  les  humeurs,  et 
tue  enfin  tout-à-fait  Ihomme  moral  qui  seroit 
demeuré  bien  constitué  sans  elle.  Si  Jean-Jac- 
ques n'eût  point  existé,  peut-être  la  plupart 
d'entre  eux  n'aiiroient-ils  rien  à  se  reprocher. 
Uicz  ce  seul  objet  d'une  passion  qui  les  trans- 


porte, à  tout  autre  égard  ils  sont  honnêtes  gcos, 
comme  tout  le  monde. 

Cette  animosilé,  plus  vive,  plus  agissante 
que  la  simple  aversion,  me  paroit,  à  l'égard 
de  Jean-Jacques,  la  disposition  générale  do 
toute  la  génération  présente.  L'air  seul  dont  il 
est  regardé  passant  dans  les  rues  montre  évi- 
demment celte  disposition  qui  se  gêne  et  se  con- 
traint quelquefois  dans  ceux  qui  le  rencontrent, 
mais  qui  perce  et  se  laisse  apercevoir  malgré 
eux.  A  l'empressement  grossier  et  badaud  de 
s'arrêter,  de  se  retourner,  de  le  fixer,  de  le  sui- 
vre, au  chuchotement  ricaneur  qui  dirige  sur  lui 
le  concours  de  leurs  impudens  regards,  on  les 
prendroit  moins  pour  d'honnêtes  gens  qui  ont 
le  malheur  de  rencontrer  un  monstre  effrayant, 
que  pour  des  tas  de  bandits,  tout  joyeux  do 
tenir  leur  proie,  et  qui  se  font  un  amusement 
digne  d'eux,  d'insulter  à  son  malheur.  Voyez- 
le  entrant  au  spectacle,  entouré  à  l'instant 
d'une  étroite  enceinte  de  bras  tendus  et  de 
cannes ,  dans  laquelle  vous  pouvez  penser 
comme  il  est  à  son  aise  !  A  quoi  sert  celle  bar- 
rière? S'il  veut  la  forcer,  résistera-t-elle?  Non, 
sans  doute.  A  quoi  sert-elle  donc?  Uniquement 
à  se  donner  l'amusement  de  le  voir  enfermé 
dans  cette  cage,  et  à  lui  bien  faire  sentir  que 
tous  ceux  qui  l'entourent  se  font  un  plaisir 
d'être,  à  son  égard,  autant  d'argousins  et  d'ar- 
chers. Est-ce  aussi  par  bonlé  qu'on  ne  manque 
pas  de  cracher  sur  lui,  toutes  les  fois  qu'il  passe 
à  portée,  et  qu'on  le  peut  sans  être  aperçu  de 
lui?  Envoyer  le  vin  d'honneur  au  même  homme 
sur  qui  l'on  crache,  c'est  rendre  l'honneur  en- 
core plus  cruel  que  l'outrage.  Tous  les  signes 
de  haine,  de  mépris,  de  fureur  même,  qu'on 
peut  tacitement  donner  à  un  homme,  sans  y 
joindre  une  insulte  ouverte  et  directe,  lui  sont 
prodigués  de  toutes  parts;  et  tout  en  l'acca- 
blant des  plus  fades  complimens,  en  affectant 
pour  lui  les  petits  soins  mielleux  qu'on  rend  aux 
jolies  femmes,  s'il  avoit  besoin  d'une  assistance 
réelle,  on  le  verroit  périr  avec  joie,  sans  lui 
donner  le  moindre  secours.  Je  l'ai  vu,  dans  la 
rue  Saint-Honoré,  faire  presque  sous  un  car- 
rosse une  chute  très-périlleuse  ;  on  court  à  lui, 
mais  sitôt  qu'on  reconnoît  Jean-Jacques,  tout 
se  disperse,  les  passans  reprennent  leur  che- 
min, les  marchands  rentrent  dans  leurs  bouti- 
ques, et  il  seroit  resté  seul  dans  cet  élal,  si  uu 


i06 


SECOND  DIALOGUE. 


pauvre  mercier,  rustre  et  mal  instruit,  ne  l'eût 
fait  asseoir  sur  son  petit  banc,  et  si  une  ser- 
vante, tout  aussi  peu  philosophe,  ne  lui  eût 
apporté  un  verre  d*eau.  Tel  est  en  réalité  l'in- 
térêt si  vif  et  si  tendre  dont  l'heureux  Jean-Jac- 
ques est  l'objet.  Une  animosité  de  cette  espèce 
ne  suit  pas,  quand  elle  est  forte  et  durable,  la 
route  la  plus  courte,  mais  la  plus  sûre  pour 
s'assouvir.  Or,  cette  route  étant  déjà  toute  tra- 
cée dans  le  plan  de  vos  messieurs,  le  public, 
qu'ils  ont  mis  avec  art  dans  leur  confidence,  n'a 
plus  eu  qu'à  suivre  cette  route;  et  tous,  avec 
le  môme  secret  entre  eux,  ont  concouru  de  con- 
cert à  l'exécution  de  ce  plan.  C'est  là  ce  qui 
s'est  fait;  mais  comment  cela  s'est-il  pu  faire? 
Voilà  votre  difficulté  qui  revient  toujours.  Que 
cette  animosité,  une  fois  excitée,  ait  altéré  les 
facultés  de  ceux  qui  s'y  sont  livrés,  au  point  de 
leur  faire  voir  la  bonté,  la  générosité,  la  clé- 
mence dans  toutes  les  manœuvres  de  la  plus 
noire  perfidie;  rien  n'est  plus  facile  à  conce- 
voir. Chacun  sait  trop  que  les  passions  violen- 
tes, commençant  toujours  par  égarer  la  raison, 
peuvent  rendre  l'homme  injuste  et  méchant 
dans  le  fait,  et,  pour  ainsi  dire,  à  l'insu  de  lui- 
même,  sans  avoir  cessé  d'être  juste  et  bon  dans 
l'âme,  ou  du  moins  d'aimer  la  justice  et  la  vertu. 
Mais  cette  haine  envenimée,  comment  est- 
on  venu  à  bout  de  l'allumer?  Comment  a-t-on 
pu  rendre  odieux  à  ce  point  l'homme  du  monde 
le  moins  fait  pour  la  haine,  qui  n'eut  jamais  ni 
intérêt,  ni  désir  de  nuire  à  autrui;  qui  ne  fit, 
ne  voulut,  ne  rendit  jamais  de  mal  à  personne  ; 
qui,  sans  jalousie,  sans  concurrence,  n'aspi- 
rant à  rien,  et  marchant  toujours  seul  dans 
sa  route,  ne  fut  un  obstacle  à  nul  autre,  et 
qui,  au  lieu  des  avantages  attachés  à  la  célé- 
brité, n'a  trouvé  dans  la  sienne  qu'outrages, 
insuites,  misère  et  diffamation?  J'entrevois 
bien  dans  tout  cela  la  cause  secrèîe  qui  a  mis 
en  fureur  les  auteurs  du  complot.  La  route 
que  Jean-Jacques  avoit  prise  étoit  trop  con- 
traire à  la  leur,  pour  qu'ils  lui  pardonnassent 
de  donner  un  exemple  qu'ils  ne  vouloient  pas 
suivre,  et  d'occasionner  des  comparaisons  qu'il 
ne  leur  convenoit  pas  de  souffrir.  Outre  ces 
causes  générales ,  et  celles  que  vous-même 
avez  assignées,  cette  haine  primitive  et  radi- 
cale de  vos  dames  et  de  vos  messieurs  en  a 
d'autres  particulières  et  relatives  à  chaque  in- 


dividu, qu'il  n'est  ni  convenable  de  dire,  ni  fa- 
cile à  croire,  et  dont  je  m'abstiendrai  de,par- 
ler,  mais  que  la  force  de  leurs  effets  rend  trop 
sensibles  pour  qu'on  puisse  douter  de  leur  réa- 
lité ;  et  I  on  peut  juger  de  la  violence  de  cette 
même  haine  par  l'art  qu'on  met  à  la  cacher  en 
l'assouvissant.  Mais  plus  cette  haine  indivi- 
duelle se  décèle,  moins  on  comprend  comment 
on  est  parvenu  à  y  faire  participer  tout  le 
monde,  et  ceux  même  sur  qui  nul  des  motifs 
qui  l'ont  fait  naître  ne  pouvoit  agir.  Malgré 
l'adresse  des  chefs  du  complot,  la  passion  qui 
les  dirigeoit  étoit  trop  visible  pour  ne  pas  met- 
tre à  cet  égard  le  public  en  garde  contre  tout 
ce  qui  vcnoit  de  leur  part.  Comment,  écartant 
des  soupçons  si  légitimes,  l'ont-ils  fait  entrer 
si  aisément,  si  pleinement  dans  toutes  leurs 
vues,  jusqu'à  le  rendre  aussi  ardent  qu'eux- 
mêmes  à  les  remplir?  Voilà  ce  qui  n'est  pas 
facile  à  comprendre  et  à  expliquer. 

Leurs  marches  souterraines  sont  trop  téné- 
breuses pour  qu'il  soit  possible  de  les  y  suivre. 
Je  crois  seulement  apercevoir,  d'espace  en  es- 
pace, au  dessus  de  ces  gouffres,  quelques  sou- 
piraux qui  peuvent  en  indiquer  les  détours. 
Vous  m'avez  décrit  vous-même,  dans  notre  pre- 
mier entretien,  plusieurs  de  ces  manœuvres 
que  vous  supposiez  légitimes,  comme  ayant 
pour  objet  de  démasquer  un  méchant;  desti- 
nées au  contraire  à  faire  paroitre  tel  un  homme 
qui  n'est  rien  moins,  elles  auront  également 
leur  effet.  Il  sera  nécessairement  ha'i ,  soit 
qu'il  mérite  ou  non  de  l'être,  parce  qu'on  aura 
pris  des  mesures  certaines  pour  parvenir  à  le 
rendre  odieux.  Jusque-là  ceci  se  comprend 
encore;  mais  ici  l'effet  va  plus  loin  :  il  ne  s'a- 
git pas  seulement  de  haine,  il  s'agit  d'animo- 
sité  ;  il  s'agit  d'un  concours  très-actif  de  tous 
à  l'exécution  du  projet  concerté  par  un  petit 
nombre,  qui  seul  doit  y  prendre  assez  d'in- 
térêt pour  agir  aussi  vivement. 

L'idée  de  la  méchanceté  est  effrayante  par 
elle-même.  L'impression  naturelle  qu'on  re- 
çoit d'un  méchant  dont  on  n'a  pas  personnelle- 
ment à  se  plaindre,  est  de  le  craindre  et  de  le 
fuir.  Content  de  n'être  pas  sa  victime,  per- 
sonne ne  s'avise  de  vouloir  être  son  bourreau. 
Un  méchant  en  place,  qui  peut  et  veut  faire 
beaucoup  de  mal,  peut  exciter  l'animosité  par 
la  crainte,  et  le  mal  qu'on  en  redoute  peut  ins- 


SECOND  DIALOGUE. 


407 


pirer  des  efforts  pour  le  prévenir;  mais  l'im- 
puissance jointe  à  la  méchanceté  ne  peut  pro- 
duire que  le  mépris  et  l'éloignement  ;  un  mé- 
chant sans  pouvoir  peut  donner  de  l'horreur, 
mais  point  d'animosité.  On  frémit  à  sa  vue; 
loin  de  le  poursuivre  on  le  fuit,  et  rien  n'est 
plus  éloigné  de  l'effet  que  produit  sa  rencontre, 
qu'un  souris  insolent  et  moqueur.  Laissant  au 
ministère  public  le  soin  du  châtiment  qu'il  mé- 
rite, un  honnête  homme  ne  s'avilit  pas  jusqu'à 
vouloir  y  concourir.  Quand  il  n'y  auroit  même 
dans  ce  châtiment  d'autre  peine  afflictive  que 
l'ignominie,  et  d'être  exposé  à  la  risée  publique, 
quel  est  l'homme  d'honneur  qui  voudroit  prê- 
ter la  main  à  cette  œuvre  de  justice,  et  atta- 
cher le  coupable  au  carcan?  11  est  si  vrai  qu'on 
n'a  point  généralement  d'animosité  contre  les 
malfaileurs,  que  si  l'on  en  voit  un  poursuivi 
par  la  justice  et  près  d'être  pris,  le  plus  grand 
nombre,  loin  de  le  livrer,  le  fera  sauver  s'il 
peut,  son  péril  faisant  oublier  qu'il  est  crimi- 
nel, pour  se  souvenir  qu'il  est  homme. 

Voilà  tout  ce  qu'opère  la  haine  que  les  bons 
ont  pour  les  méchans  ;  c'est  une  haine  de  ré- 
pugnance et  d'éloignement,  d'horreur  même 
et  d'effroi,  mais  non  pas  d'animosité.  Elle  fuit 
son  objet ,  en  détourne  les  yeux ,  dédaigne  de 
s'en  occuper  :  mais  la  haine  contre  Jean-Jac- 
ques est  active,  ardente,  infatigable;  loin  de 
fuir  son  objet,  elle  le  cherche  avec  empresse- 
ment pour  en  faire  à  son  plaisir.  Le  tissu  de  ses 
malheurs,  ^œu^  re  combinée  de  sa  diffamation, 
montre  une  ligue  très-étroite  et  très-agissante, 
où  tout  le  monde  s'empresse  d'entrer.  Cha- 
cun concourt  avec  la  plus  vive  émulation  à  le 
circonvenir,  à  l'environner  de  trahisons  et  de 
pièges,  à  enipôchor  qu'aucun  avis  utile  ne  lui 
parvienne,  à  lui  ôter  tout  moyen  de  justifica- 
tion, toute  possibilité  de  repousser  les  atteintes 
qu'on  lui  porte,  de  défendre  son  honneur  et 
sa  réputation  ;  à  lui  cacher  tous  ses  ennemis, 
tous  ses  accusateurs,  tous  leurs  complices.  On 
tremble  qu'il  n'écrive  pour  sa  défense,  on  s'in- 
quiète de  ce  qu'il  dit,  de  tout  ce  qu'il  fait,  de 
tout  ce  qu'd  peut  faire  ;  chacun  paroit  agité  de 
l'effroi  de  voir  paroître  de  lui  quelque  apolo- 
gie. On  l'observe,  on  l'épie  avec  le  plus  grand 
soin  pour  tâcher  d'éviter  ce  malheur.  On  veille 
exactement  à  tout  ce  qui  l'entoure,  à  tout  ce 
qui  l'approche,  à  quiconque  lui  dit  un  seul 


mot.  Sa  santé,  sa  vie,  sont  do  nouveaux  sujeu 
d'inquiétude  pour  le  public  :  on  craint  qu'une 
vieillesse  aussi  fraîche  ne  démente  l'idée  des 
maux  honteux  dont  on  se  flanoit  de  le  voir 
périr;  on  craint  qu'à  la  longue  les  précautions 
qu'on  entasse  ne  suffisent  plus  pour  l'empêcher 
de  parler.  Si  la  voix  de  l'innocence  alloit  enfin 
se  faire  entendre  à  travers  les  huées,  quel  mal- 
heur affreux  ne  seroit-ce  point  pour  le  corps 
des  gens  de  lettres,  pour  celui  des  médecins, 
pour  les  grands,  pour  les  magistrats,  pour 
tout  le  monde?  Oui,  si  forçant  ses  contempo- 
rains à  le  reconnoitrc  honnête  homme,  il  par- 
venoit  à  confondre  enfin  ses  accusateurs,  sa 
pleine  justification  seroil  une  désolation  pu- 
blique. 

Tout  cela  prouve  invinciblement  que  la 
haine  dont  Jean-Jacques  est  l'objet  n'est  point 
la  hnine  du  vice  et  de  la  méchanceté,  mais 
celle  de  l'individu.  Méchant  ou  bon,  il  n'im- 
porte ;  consacré  à  la  haine  publique,  il  ne  lui 
peut  plus  échapper  ;  et,  pour  peu  qu'on  con- 
noissc  les  routes  du  cœur  humain,  l'on  voit 
que  son  innocence  reconnue  ne  serviroit  qu'à 
le  rendre  plus  odieux  encore,  et  à  transformer 
en  rage  l'animosité  dont  il  est  l'objet.  On  ne  lui 
pardonne  pas  maintenant  de  secouer  le  pesant 
joug  dont  chacun  voudroit  l'accabler,  on  lui 
pardonneroit  bien  moms  les  torts  qu'on  se  re- 
procheroit  envers  lui  ;  et,  puisque  vous-même 
avez  un  moment  éprouvé  un  sentiment  si  in- 
juste, ces  gens  si  pétris  d'amour-propre  sup- 
porteroient-ils  sans  aigreur  l'idée  de  leur  pro- 
pre bassesse,  comparée  à  sa  patience  et  à  sa 
douceur?  Eh!  soyez  certain  que  si  c'étoit  en 
effet  un  monstre,  on  le  fuiroit  davantage, 
mais  on  le  ha'iroit  beaucoup  moins. 

Quant  à  moi,  pour  expliquer  de  pareilles 
dispositions,  je  ne  puis  penser  autre  chose,  si- 
non qu'on  s'est  servi,  pour  exciter  dans  le  pu- 
blic cette  violente  animosiié,  des  motifs  sem- 
blables à  ceux  qui  l'avoient  fait  naître  dans 
l'âme  des  auteurs  du  complot.  Ils  avoient  vu 
cet  homme ,  adoptant  des  principes  tout  con- 
traires aux  leurs,  ne  vouloir,  ne  suivre  ni  parti 
ni  secte;  ne  dire  que  ce  qui  lui  scmbloit  vrai, 
bon,  utile  aux  hommes,  sans  consulter  en  cela 
son  propre  avantage,  ni  celui  de  personne  en 
particulier.  Cette  marche,etlasupérioritéqu'elIe 
lui  donnoil  sur  eux,  furent  la  grande  source 


I 


108 


SECOND  DIALOGUE. 


de  leur  haine.  Us  ne  purent  lui  pardonner  de  j 
ne  pas  plier,  comme  eux,  sa  morale  à  son  pro- 
fit, de  tenir  si  peu  à  son  intérêt  et  au  leur,  et 
de  montrer  tout  franchement  l'abus  des  lettres 
et  la  forfanterie  du  métier  d'auleur,  sans  se 
soucier  de  l'application  qu'on  ne  manqueroit 
pas  de  lui  faire  à  lui-même  dos  maximes  qu'il 
établissoit,  ni  de  la  fureur  qu'il  alloit  inspirer 
à  ceux  qui  se  vantent  d'être  les  arbitres  de  la 
renommée,  les  distributeurs  de  la  gloire  et  de 
la  réputation  des  actions  des  hommes,  mais  qui 
ne  se  vantent  pas,  que  je  sache,  de  faire  cette 
distribution  avec  justice  et  désintéressement. 
Abhorrant  la  satire  autant  qu'il  aimoit  la  vé- 
rité, on  le  vit  toujours  distinguer  honorable- 
ment les  particuliers  et  les  combler  de  sincères 
éloges,  lorsqu'il  avançoit  des  vérités  générales 
dont  ils  auroient  pu  soffcnscr.  Il  faisoit  sentir 
que  le  mal  tenoit  à  la  nature  des  choses,  et  le 
bien  aux  vertus  des  individus.  Il  faisoit ,  et 
pour  ses  amis  et  pour  les  auteurs  qu'il  jugeoit 
estimables,  les  mêmes  exceptions  qu'il  croyoit 
mériter;  et  Ion  sent,  en  lisant  ses  ouvrages,  le 
plaisir  que  prenoit  son  cœur  à  ces  honorables 
exceptions.  Mais  ceux  qui  s'en  sentoient  moins 
dignes  qu'il  ne  les  avoit  crus,  et  dont  la  con- 
science repoussoit  en  secret  ces  éloges,  s'en  ir- 
ritant à  mesure  qu'ds  les  mériioient  moins, 
ne  lui  pardonnèrent  jamais  d'avoir  si  bien  dé- 
mêlé les  abiis  d'un  métier  qu'ils  làchoient  de 
faire  admirer  au  vulgaire,  ni  d'avoir,  par  sa 
conduite,  déprisé  tacitement,  quoique  invo- 
lontairement, la  leur.  La  haine  envenimée  que 
ces  réflexions  firent  naître  dans  leurs  cœurs 
leur  suggéra  le  moyen  d'en  exciter  une  sem- 
blable dans  les  cœurs  des  autres  hommes. 

Ils  commencèrent  par  dénaturer  tous  ses 
principes,  par  travestir  un  républicain  sévère 
en  mi  brouillon  séditieux,  son  amour  pour  la 
liberté  légale  en  une  licence  effrénée,  et  son 
respect  pour  les  lois  en  aversion  pour  les  prin- 
ces. Ils  l'accusèrent  de  vouloir  renverser  en 
tout  l'ordre  de  la  société,  parce  qu'il  s'indi- 
gnoit  qu'osant  consacrer  sous  ce  nom  les  plus 
funestes  désordres,  on  insultât  aux  misères  du 
genre  humain  en  donnant  les  plus  criminels 
abus  pour  les  lois  dont  ils  sont  la  ruine.  Sa  co- 
lère contre  les  brigandages  publics,  sa  haine 
contre  les  puissans  fripons  qui  les  soutiennent, 
son  intrépide  audace  à  dire  des  vérités  dures  à 


tous  les  étals,  furent  autant  de  moyens  em- 
ployés à  les  irriter  tous  contre  lui.  Pour  le 
rendre  odieux  à  ceux  qui  les  remplissent,  on 
l'accusa  de  les  mépriser  persoimellemont.  Les 
reproches  durs,  mais  généraux,  qu'il  faisoit 
à  tous  furent  tournés  en  autant  de  satires  par- 
ticulières dont  on  fil  avec  art  les  plus  malignes 
applications. 

Rien  n'inspire  tant  de  courage  que  le  témoi- 
gnage d'un  cœur  droit,  qui  tire  de  la  pureté  de 
ses  intentions  l'audace  de  prononcer  hautement 
et  sans  crainte  des  jugemens  dictés  par  le  seul 
amour  de  la  justice  et  de  la  vérité  :  mais  rien 
n'expose  en  même  temps  à  tant  de  dangers  et 
de  risques  de  la  part  d'ennemis  adroits  que 
cette  même  audace,  qui  précipite  un  honmie 
ardent  dans  tous  les  pièges  qu'ils  lui  ten- 
dent; et,  le  livrant  à  une  impétuosité  sans 
règle,  lui  fait  faire  contre  la  prudence  mille 
fautes  où  ne  tomba  qu'une  âme  franche  et  gé- 
néreuse, mais  qu'ils  savent  transformer  en  au- 
tant de  crimes  aff'reux.  Les  hommes  vulgaires, 
incapables  de  sentimens  élevés  et  nobles,  n'en 
supposent  jamais  que  d'intéressés  dans  ceux 
qui  se  passionnent;  et,  ne  pouvant  croire  que 
l'amour  de  la  justice  et  du  bien  public  puisse 
exciter  un  pareil  zèle ,  ils  leur  controuvent 
toujours  des  motifs  personnels,  semblables  à 
ceux  qu'ils  cachent  eux-mêmes  sous  des  noms 
pompeux ,  et  sans  lesquels  on  ne  les  verroit 
jamais  s'échauffer  sur  rien. 

La  chose  qui  se  pardonne  le  moins  est  un 
mépris  mérité.  Celui  que  Jean-Jacques  avoit 
marqué  pour  tout  cet  ordre  social  prétendu ,  qui 
couvre  en  effet  les  plus  cruels  désordres,  tom- 
boit  bien  plus  sur  la  constitution  des  différens 
états  que  sur  les  sujets  qui  les  remplissent,  et 
qui,  par  cette  constitution  même,  sont  néces- 
sités à  être  ce  qu'ils  sont.  Il  avoit  toujours  fait 
une  distinction  très-judicieuse  entre  les  person- 
nes et  les  conditions,  estimant  souvent  h  s  pre- 
mières, quoique  livrées  à  l'esprit  de  leur  état, 
lorsque  le  naturel  reprenoit  de  temps  à  autre 
quelque  ascendant  sur  leur  intérêt,  comme  il 
arrive  assez  fréquemment  à  ceux  qui  sont  bien 
nés.  L'art  de  vos  messieurs  fut  de  présenter  les 
choses  sous  un  tout  autre  point  de  vue,  et  de 
montrer  en  lui  comme  haine  des  hommes  celle 
que,  pour  l'amour  d'eux,  il  porte  aux  maux 
qu'ils  se  fout.  11  paroît  qu'ils  ne  s'en  sont  pas 


SECOND  DIALOGUE. 


i09 


tonus  à  ces  imputations  {générales;  mais  que, 
lui  prêtant  des  discours,  des  écrits,  des  œuvres 
conformes  à  leurs  vues,  ils  n'ont  épargné  ni 
fiel  ions,  ni  mensonges,  pour  irriter  contre  lui 
l'amour-propre,  et  dans  tous  les  états,  et  chez 
tous  les  individus. 

Jean-Jacques  a  même  une  opinion  qui,  si  elle 
est  juste,  peut  aidera  expliquercetteanimosité 
générale.  Il  est  persuadé  que,  dans  les  écrits 
qu'on  fait  passer  sous  son  nom,  l'on  a  pris  un 
soin  particulier  de  lui  faire  insulter  brutalement 
tous  les  états  de  la  société,  et  de  changer  en 
odieuses  personnalités  les  reproches  francs  et 
forts  qu'il  leur  fait  quelquefois.  Ce  soupçon  lui 
est  venu  (')  sur  ce  que,  dans  plusieurs  lettres, 
anonymes  et  autres,  on  lui  rappelle  des  choses, 
comme  étant  de  ses  écrits,  qu'il  n'a  jamais  songé 
à  y  mettre.  Dans  l'une,  il  a,  dit-on,  mis  fort 
plaisamment  en  question  si  tes  marins  ctoient 
des  hommes?  Dans  une  autre,  un  officier  lui 
avoue  modestement  que,  selon  l'expression  de 
lui,  Jean-Jacques,  lui  militaire,  radote  de  bonne 
foi  comme  la  plupart  de  ses  camarades.  Tous  les 
jours  il  reçoit  ainsi  des  citations  de  passages 
qu'on  lui  attribue  faussement,  avec  la  plus 
grande  confiance,  et  qui  sont  toujours  outra- 
geans  pour  quelqu'un.  Il  apprit  il  y  a  peu  de 
temps  qu'un  homme  de  lettres  de  sa  plus  an- 
cienne connoissance,  cl  pour  lequel  il  avoit  con- 
servé de  l'estime,  ayant  trop  marqué  peut-être 
un  reste  d'affection  pour  lui,  on  l'eu  guérit  en 
lui  persuadant  que  Jean-Jacques  travailloit  à 
une  critique  amère  de  ses  écrits. 

Tels  sont  à  peu  près  les  ressorts  qu'on  a  pu 
mettre  en  jeu  pour  allumer  et  fomenter  cette 
animosité  si  vive  et  si  générale  dont  il  est  l'ob- 
jet, el  qui,  s'attachant  particulièrement  à  sa 
diffamation,  couvre  d'un  faux  intérêt  pour  sa 
personne  le  soin  de  l'avilir  encore  par  cet  air 
de  faveur  et  de  commisération.  Pour  moi,  je 
n'imagine  que  ce  moyen  d'expliquer  les  diffé- 
rons degrés  de  la  haine  qu'on  lui  porte,  à  pro- 
portion que  ceux  qui  s'y  livrent  sont  plus  dans 
le  cas  de  s'ap[)liquer  les  reproches  qu'il  fait  à 
son  siècle  et  à  ses  contemporains.  Les  fripons 
publics,  les  intrigans,  les  ambitieux,  dont  il 
dévoile  les  manœuvres,  les  passionnés  destruc- 

(')  C  est  ce  qu'il  m'est  impossible  de  vérifier,  parce  que  ces 
niLSsieurs  ne  laissent  parvenir  jusqu'à  moi  aucun  exemplaire 
lies  ccrits  qu'ils  fabriquent  ou  font  raltri(|iier  sous  tiion  nom. 


tours  de  toute  religion,  de  toute  conscienoc, 
(le  toute  liberté,  de  toute  morale,  atteints  plus 
au  vif  par  ses  censures,  doivent  le  hair  et  le 
haïssent  en  elTet  encore  plus  que  ne  font  les 
honnêtes  gens  trompés.  En  l'entendant  seule- 
ment nommer,  les  premiers  ont  peine  à  se  con- 
tenir, et  la  modération  qu'ils  tâchent  d'affecter 
se  dément  bien  vite,  s'ils  n'ont  pas  besoin  de 
masque  pour  assouvir  leur  passion.  Si  la  haine 
de  l'homme  n'étoit  que  celle  du  vice,  la  pro- 
portion se  renverseroit;  la  haine  des  gens  de 
bien  seroit  plus  marquée,  les  méchans  seroient 
plus  indifférens.  L'observation  contraire  est 
générale,  frappante,  incontestable,  et  pour- 
roit  fournir  bien  des  conséquences  :  contentons- 
nous  ici  de  la  confirmation  que  j'en  tire  de  la 
justesse  de  mon  explication. 

Cette  aversion, une  fois  inspirée  s'étend,  se 
communique  de  proche  en  proche  dans  les  fa- 
milles, dans  les  sociétés,  et  devient  en  quelque 
sorte  un  sentiment  inné  qui  s'affermit  dans  les 
enfans  par  l'éducation,  et  dans  les  jeunes  gens 
par  l'opinion  publique.  C'est  encore  une  re- 
marque à  faire,  qu'excepté  la  confédération 
secrète  de  vos  dames  et  de  vos  messieurs,  ce 
qui  reste  de  la  génération  dans  laquelle  ila  vécu 
n'a  pas  pour  lui  une  haine  aussi  envenimée  que 
celle  qui  se  propage  dans  la  génération  qui  suit. 
Toute  la  jeunesse  est  nourrie  dans  ce  sentiment 
par  un  soin  particulier  de  vos  messieurs,  dont 
les  plus  adroits  se  sont  chargés  de  ce  départe- 
ment. C'est  d'eux  que  tous  les  apprentis  philo- 
sophes prennent  l'attache  ;  c'est  de  leurs  mains 
que  sont  placés  les  gouverneurs  des  enfans, 
les  secrétaires  des  pères,  les  confidens  des 
mères;  rien  dans  l'intérieur  des  familles  ne  se 
fait  que  par  leur  direction,  sans  qu'ils  parois- 
sent  se  mêler  de  rien  ;  ils  ont  trouvé  l'art  de 
faire  circuler  leur  doctrine  et  leur  animosité 
dans  les  séminaires,  dans  les  collèges,  et  toute 
la  génération  naissante  leur  est  dévouée  dès  le 
berceau.  Grands  imitateurs  de  la  marche  des 
jésuites,  ils  furent  leurs  plus  ardens  ennemis, 
sans  doute  par  jalousie  de  métier;  et  mainte- 
nant gouvernant  les  esprits  avec  le  même  em- 
pire, avec  la  même  dextérité  que  les  autres 
gouvernoienl  les  consciences,  plus  fins  qu'eux 
en  ce  qu'ils  savent  mieux  se  cacher  en  agissant, 
et  substituant  peu  à  peu  l'intolérance  philo- 
sophique à  l'autre,  ils  deviennent,  sans  qu'on 


HO 


SECOND  DIALOGUE. 


s'en  aperçoive,  aussi  dangereux  que  leurs  pré- 
décesseurs. C'est  par  eux  que  cette  génération 
nouvelle  qui  doit  certainement  à  Jean-Jacques 
d'être  moins  tourmentée  dans  son  enfance,  plus 
saine  et  mieux  constituée  dans  tous  les  âges, 
loin  de  lui  on  savoir  gré,  est  nourrie  dans  les 
plus  odieux  préjugés  et  dans  les  plus  cruels  sen- 
timens  à  son  égard.  Le  venin  d'animosiié  qu'elle 
a  sucé  presque  avec  le  lait  lui  fait  chercher  à 
l'avilir  et  le  déprimer  avec  plus  de  zèle  encore 
que  ceux  mêmes  qui  l'ont  élevée  dans  ces  dis- 
positions haineuses.  Voyez  dans  les  rues  et  aux 
promenades  l'infortuné  Jean-Jacques  entouré 
de  gens  qui,  moins  par  curiosité  que  par  déri- 
sion,puisque  la  plupart  l'ont  déjà  vu  cent  fois, 
se  détournent,  s'arrêtent  pour  le  fixer  d'un  œil 
qui  n'a  rien  assurément  de  l'urbanité  françoise  : 
vous  trouverez  toujours  que  les  plus  insultans, 
les  plus  moqueurs,  les  plus  acharnés  sont  de 
jeunes  gens  qui,  d'un  air  ironiquement  poli, 
s'amusent  à  lui  donner  tous  lessignes  d'outrage 
et  de  haine  qui  peuvent  l'affliger,  sans  les  com- 
promettre. 

Tout  cela  eût  été  moins  facile  à  faire  dans 
tout  autre  siècle.  Mais  celui-ci  est  particulière- 
ment un  siècle  haineux  et  malveillant  par  ca- 
ractère (*).  Cet  esprit  cruel  et  méchant  se  fiiit 
sentir  dans  toutes  les  sociétés,  dans  toutes  les 
affaires  publiques;  il  suffit  seul  pour  mettre  à 
la  mode  et  faire  briller  dans  le  monde  ceux 
qui  se  distinguent  par  là.  L'orgueilleux  despo- 
tisme de  la  philosophie  moderne  a  porté  l'é- 
goïsme  de  l'amour-propre  à  son  dernier  terme. 
Le  goût  qu'a  pris  toute  la  jeunesse  pour  une 
doctrine  si  commode  la  lui  a  fait  adopter  avec 
fureur  et  prêcher  avec  la  plus  vive  intolérance. 
Ils  se  sont  accoutumés  à  porter  dans  la  société 
ce  même  ton  de  maître  sur  lequel  ils  pronon- 
cent les  oracles  de  leur  secte,  et  à  traiter  avec 
un  méprisapparent,  quin'estqu'unehaineplus 
insolente,  tout  ce  qui  ose  hésiter  à  se  soumet- 
Ire  à  leurs  décisions.  Ce  goût  de  domination  n'a 
pu  manquer  d'animer  toutes  les  passions  iras- 
cibles qui  tiennent  à  l'amour-propre.  Le  même 

(•)  Fréron  vient  de  mourir  (*).  On  demandoit  qui  feroitson 
épitaphe.  »  Le  premier  qui  crachera  sur  sa  tombe.i  répondità 
l'inslantM.  M***.  Quand  on  ne  in'auroit  pas  nommé  l'auteur  de 
ce  mot,  i'aurois  deviné  qu'il  partoit  d'une  bouche  philosophi- 
que, et  qu'il  étoit  de  ce  siècle-ci. 

(•)  L<  40  mars  1776  G.    P. 


fiel  qui  coule  avec  l'encre  dans  les  écrits  des 
maîtres  abreuve  les  cœurs  des  disciples.  Deve- 
nus esclaves  pour  être  tyrans,  ils  ont  fini  par 
prescrire,  en  leur  propre  nom,  les  lois  que 
ceux-là  leur  avoientdictées,  et  à  voir  dans  toute 
résistance  la  plus  coupable  rébellion.  Une  gé- 
nération de  despotes  ne  peut  être  ni  foi  t  douce 
ni  fort  paisible,  et  une  doctrine  si  hautaine, 
qui  d'ailleurs  n'admet  ni  vice  ni  vertu  dans  le 
cœur  de  l'homme,  n'est  pas  propre  à  contenir, 
par  une  morale  indulgente  pour  les  autres  et 
réprimante  pour  soi,  l'orgueil  de  ses  secta- 
teurs. De  là  les  inclinations  haineuses  qui  dis- 
tinguent cette  génération.  Il  n'y  a  plus  ni  mo- 
dération dans  les  âmes,  ni  vérité  dans  les 
attachemens.  Chacun  hait  tout  ce  qui  n'est  pas 
lui  plutôt  qu'il  ne  s'aime  lui-même.  On  s'occupe 
trop  d'autrui  pour  savoir  s'occuper  de  soi;  on 
ne  sait  plus  que  haïr,  et  l'on  ne  tient  point  à 
son  propre  parti  par  attachement,  encore  moins 
par  estime,  mais  uniquement  par  haine  du  parti 
contraire.  Voilà  les  dispositions  générales  dans 
lesquelles  vos  messieurs  ont  trouvé  ou  mis  leurs 
contemporains,  et  qu'ils  n'ont  eu  qu'à  tourner 
ensuite  contre  Jean-Jacques  ('),qui,  tout  aussi 
peu  propre  à  recevoir  la  loi  qu'à  la  faire,  no 
pouvoitpar  cela  seul  manquer  dans  ce  nouveau 
système  d'être  l'objet  de  la  haine  des  chefs  et 
du  dépit  des  disciples  :  la  foule,  empresséo  à 
suivre  une  roule  qui  l'égaré,  ne  voit  pas  avec 
plaisir  ceux  qui,  prenant  une  route  contraire, 
semblent  par  là  lui  reprocher  son  erreur  (*). 

Qui  connoîtroit  bien  toutes  les  causes  con- 
courantes, tous  les  différens  ressorts  mis  en 
œuvre  pour  exciter  dans  tous  les  états  cet  en- 
gourdissement haineux,  seroit  moins  surpris 

(*)  Dans  cette  génération,  nourrie  de  philosophie  et  de  liel, 
rien  n'est  si  facile  aux  intrigans  que  de  fdire  tomber  sur  qui  il 
leur  platt  cet  appétit  général  de  haïr-  Leurs  succès  prodigieux 
en  ce  point  prouvent  encore  moins  leurs  talensque  la  disposi- 
tion du  public,  dont  les  apparens  témoignages  d  estime  et  d'at- 
tachement pour  les  uns  ne  sont  en  effet  que  des  acte»  de  haine 
pour  d'autres. 

(')  J'aurois  dû  peut-être  insister  ici  sur  la  ruse  favorite  de 
mes  persécuteurs,  qui  est  de  satisfaire  à  mes  dépens  leurs  pas- 
sions haineuses,  de  faire  le  mal  par  leurs  satellites,  et  de  faire 
en  sorte  qu'il  me  soit  imputé.  C'est  ainsi  qu'ils  nVont  successi- 
vement attribué  le  Système  de  la  Nature,  la  Philosophie 
de  la  Nalvre,  la  note  du  roman  de  madame  d'Orraoy  (*),  etc. 
C'est  ainsi  qu'ils  tâchoient  de  faire  croire  au  peuple  que  c'étolt 
moi  qui  ameutois  les  bandits  qu'ils  tenoient  à  leur  solde  lors  de 
la  cherté  du  pain. 

(*)  Il  est  parlé  de  cette  dame  et  de  son  roman  dans  les  Rêveries. 
\o_vri  la  il.uiii'me  Promenad-,  tome  I"',  psjje  406.  G.  P 


SECOND  DIALOGUE. 


111 


de  lo  voir  de  proche  en  proche  devenir  une 
contagion  (jénérale.  Quand  une  fois  le  branle 
est  donné,  chacun  suivant  le  lorrent  en  aug- 
mente l'impulsion.  Comment  se  défier  de  son 
sontimenl  quand  on  lo  voit  être  celui  do  tout  le 
monde?  Comment  douter  que  l'objot  d'une 
haine  aussi  universelle  soit  réellement  un 
homme  odieux?  alors  plus  les  choses  qu'on  lui 
attribue  sont  absurdes  et  incn»yables,  plus  on 
est  prêt  à  les  admettre.  Tout  fait  qui  le  rend 
odieux  ou  ridicule  est parcela  seul  assez  prouvé. 
S'il  s'agissoit  d'une  bonne  action  qu'il  eût  faite, 
nul  n'en  croiroit  à  ses  propres  yeux,  ou  bientôt 
une  interprétation  subite  la  changeroit  du  blanc 
au  noir.  Les  méchans  ne  croient  ni  à  la  vertu, 
ni  même  à  la  bonté  ;  il  faut  être  déjà  bon  soi- 
même  pour  croire  d'autres  hommes  meilleurs 
que  soi,  et  il  est  presque  impossible  qu'un 
homme  réellement  bon  demeure  ou  soit  recon- 
nu tel  dans  une  génération  méchante. 

Les  cœurs  ainsi  disposés,  tout  le  reste  devient 
facile.  Dès  lors  vos  messieurs  auroient  pu,  sans 
aucun  détour,  persécuter  ouvertement  Jean- 
Jacques  avec  l'approbation  publique,  mais  ils 
n'auroient  assouvi  qu'à  demi  leur  vengeance; 
et  se  compromettre  vis-à-vis  de  lui  éloit  ris- 
quer d'être  découverts.  Le  système  qu'ils  ont 
adopté  remplit  mieux  toutes  leurs  vues  et  pré- 
vient tous  les  inconvéniens.  Le  chef-d'œuvre  de 
leur  art  a  été  de  transformer  en  ménagemeiis 
pour  leur  victime  les  précautions  qu'ils  ont  pri- 
ses pour  leur  sûreté.  Un  vernis  d'humanité, 
couvrant  la  noirceur  du  complot,  acheva  de 
séduire  le  public,  et  chacun  s'empressa  de  con- 
courir à  cette  bonne  œuvre  :  il  est  si  doux  d'as- 
souvir saintement  une  passion  et  de  joindre  au 
venin  de  l'animosité  le  mérite  de  la  vertu  1 
Chacun  se  glorifiant  en  lui-même  de  trahir  un 
infortuné  se  disoit  avec  complaisance  :  «  Ah  ! 
»  que  je  suis  généreux!  C'est  pour  son  bien 
1)  que  je  le  difi'iime,  c'est  pour  le  protéger  que 
I)  je  l'avilis  ;  et  l'ingrat,  loin  de  sentir  mon 
»  bienfait,  s'en  offense  !  mais  cela  ne  m'empê- 
»  chcra  pas  d'aller  mon  train  et  de  le  servir  de 
»  la  sorte  en  dépit  de  lui.  »  Voilà  comment, 
sous  le  prétexte  de  pourvoir  à  sa  sûreté,  tous, 
en  s'admirant  eux-mêmes,  se  font  contre  lui 
les  satellites  de  vos  messieurs,  et,  comme  écri- 
voit  Jean-Jacques  à  M***,  sont  si  fiers  d'être  des 
traîtres.  Concevez-vous  qu'avec  une  pareille 


disposition  d'esprit  on  puisse  être  équitable  et 
voir  les  choses  comme  elles  sont?  On  verroit 
Socrate,  Aristide,  on  verroit  un  ange,  on  ver- 
roit Dieu  même  avec  des  yeux  ainsi  fascinés, 
qu'on  croiroit  toujours  voir  un  monstre  in- 
fernal. 

Mais  quelque  facile  que  soit  cette  pente,  il 
est  toujours  bien  étonnant,  dites-vous,  qu'elle 
soit  universelle,  que  tous  la  suivent  sans  ex- 
ception, que  pas  un  seul  n'y  résiste  et  ne  pro- 
teste, que  la  même  passion  entraîne  en  aveugle 
une  génération  tout  entière,  et  que  le  consen- 
tement soit  unanime  dans  un  tel  renversement 
du  droit  de  la  nature  et  des  gens. 

Je  conviens  que  le  fait  est  très-extraordi- 
naire; mais,  en  le  supposant  très-certain,  je 
le  trouverois  bien  plus  extraordinaire  encore, 
s'il  avoii  la  vertu  pour  principe,  car  il  fâudroit 
que  toute  la  génération  présente  se  fût  élevée 
par  cette  unique  vertu  à  une  sublimité  qu'elle 
ne  montre  assurément  en  nulle  autre  chose,  et 
que,  parmi  tant  d'ennemis  qu'a  Jean-Jacques, 
il  ne  s'en  trouvât  pas  un  seul  qui  eût  la  maligne 
franchise  de  gâter  la  merveilleuse  œuvre  de 
tous  les  autres.  Dans  mon  explication,  un  petit 
nombre  de  gens  adroits,  puissans,  intrigans, 
concertés  de  longue  main,  abusant  les  uns  par 
de  fausses  apparences,  et  animant  les  autres 
par  des  passions  auxquelles  ils  n'ont  déjà  que 
trop  de  pente,  fait  tout  concourir  contre  un 
innocent  qu  on  a  pris  soin  de  charger  de  cri- 
mes, en  lui  ôtant  tout  moyen  de  s'en  laver. 
Dans  l'autre  explication,  il  faut  que  de  toutes 
les  générations  la  plus  haineuse  se  transforme 
tout  d'un  coup  tout  entière,  et  sans  aucune 
exception,  en  autant  d'anges  célestes  en  fa- 
veur du  dernier  des  scélérats  qu'on  s'obstine  à 
protéger  et  à  laisser  libre,  malgré  les  attentats 
et  les  crimes  qu'il  continue  de  commettre  tout 
à  son  aise,  sans  que  persoime  au  monde  ose, 
tant  on  craint  de  lui  déplaire,  songer  à  l'en 
empêcher,  ni  môme  à  les  lui  reprocher.  La- 
quelle de  ces  deux  suppositions  vous  paroît  la 
plus  raisonnable  et  la  plus  admissible? 

Au  reste,  cette  objection,  tirée  du  concours 
unanime  de  tout  le  monde  à  l'exécution  d'un 
complot  abominable,  a  peut-être  plus  d'appa- 
rence que  de  réalité.  Premièrement,  l'art  des 
moteurs  de  toule  la  trame  a  été  de  ne  la  pas 
dévoiler  également  à  tous  les  yeux.  Ils  en  ont 


112 


SECOND  DIALOGUE. 


gardé  le  principal  secret  entre  un  petit  nombre 
de  conjurés;  ils  n'ont  laissé  voir  au  reste  des 
hommes  que  ce  quil  falloit  pour  les  y  faire 
concourir.  Chacun  n'a  vu  l'objet  que  par  le 
côté  qui  pouvoit  l'émouvoir,  et  n'a  été  initié 
dans  le  complot  qu'autant  que  l'exigeoit  la  par- 
tie de  l'exécution  qui  lui  étoit  confiée.  Il  n'y  a 
peut-être  pas  dix  personnes  qui  sachent  à  quoi 
tient  le  fond  de  la  trame;  et,  de  ces  dix,  il  n'y 
en  a  peut-être  pas  trois  qui  connoissent  assez 
leur  victime  pour  être  sûrs  qu'ils  noircissent 
un  innocent.  Le  secret  du  premier  complot  est 
concentré  entre  deux  hommes  qui  n'iront  pas 
le  révéler.  Tout  le  reste  des  complices,  plus  ou 
moins  coupables,  se  fait  illusion  sur  des  ma- 
nœuvres qui,  selon  eux,  tendent  moins  à  per- 
sécuter l'innocence  qu'à  s'assurer  d'un  méchant. 
On  a  pris  chacun  par  son  caractère  particulier, 
par  sa  passion  favorite.  S'il  étoit  possible  que 
cette  multitude  de  coopérateurs  se  rassemblât 
et  s'éclairât  par  des  confidences  réciproques, 
ilsseroient  frappés  eux-mêmes  des  contradic- 
tions absurdes  qu'ils  trouveroient  dans  les  faits 
qu'on  a  prouvés  à  chacun  d'eux,  et  des  motifs 
non-seulement  dilîérens,  mais  souvent  contrai- 
res, par  lesquels  on  les  a  fait  concourir  tous  à 
l'œuvre  commune,  sans  qu'aucun  d'eux  en  vît 
le  vrai  but.  Jean-Jacques  lui-même  sait  bien 
dislinguer  d'avec  la  canaille  à  laquelle  il  a  été 
livré  à  Motiers,  à  Trye,  à  Monquin,  des  per- 
sonnes d'un  vrai  mérite,  qui,  trompées  plutôt 
que  séduites,  et,  sans  être  exemptes  de  blâme, 
à  plaindre  dans  leur  erreur,  n'ont  pas  laissé, 
malgré  l'opinion  qu'elles  avoient  de  lui,  de  le 
rechercher  avec  le  même  empressement  que  les 
autres,  quoique  dans  de  moins  cruelles  inten- 
tions. Les  trois  quarts  peut-être  de  ceux  qu'on 
a  fait  entrer  dans  le  complot  n'y  restent. que 
parce  qu'ils  n'en  ont  pas  vu  toute  la  noirceur. 
Il  y  a  même  plus  de  bassesse  que  de  malice 
dans  les  indignités  dont  le  grand  nombre  l'ac- 
cable; et  l'on  voit  à  leur  air,  à  leur  ton,  dans 
leurs  manières,  qu'ils  l'ont  bien  moins  en  hor- 
reur comme  objet  de  haine ,  qu'en  dérision 
comme  infortuné. 

De  plus,  quoique  personne  ne  combatte  ou- 
vertement l'opinion  générale,  ce  qui  seroit  se 
compromettre  à  pure  perte,  pensez-vous  que 
tout  lemonde  y  acquiesce  réellement?  Combien 
de  particuliers  peut-être,  voyant  tant  de  ma- 


nœuvres et  de  mines  souterraines,  s'en  indi- 
gnent ,  refusent  d'y  concourir,  et  gémissent 
en  secret  sur  l'innocence  opprimée!  combien 
d'autres,  ne  sachant  à  quoi  s'en  tenir  sur  le 
compte  d'un  homme  enlacé  dans  tantde  pièges, 
refusent  de  le  juger  sans  l'avoir  entendu  ;  et, 
jugeant  seulement  ses  adroits  persécuteurs, 
pensent  que  des  gens  à  qui  la  ruse,  la  fausseté, 
la  trahison,  coûtent  si  peu,  pourroient  bien 
n'être  pas  plus  scrupuleux  sur  l'imposture  1 
Suspendus  entre  la  force  des  preuves  qu'on 
leur  allègue,  et  celles  de  la  malignité  des  accu- 
sateurs, ils  ne  peuvent  accorder  tant  de  zèle 
pour  la  vérité,  avec  tant  d'aversion  pour  la 
justice,  ni  tant  de  générosité  pour  celui  qu'ils 
accusent,  avec  tant  d'art  à  gauchir  devant  lui 
et  se  soustraire  à  ses  défenses.  On  peut  s'abs- 
tenir de  l'iniquité,  sans  avoir  le  courage  de  la 
coinbatire.  On  peut  refuser  d'êlre  complice 
d'une  trahison,  sans  oser  démasquer  les  traî- 
tres. Lin  homme  juste,  mais  foible,  se  retire 
alors  de  la  foule,  reste  dans  son  coin;  et, 
n'osant  s'exposer,  plaint  tout  bas  l'opprimé, 
craint  l'oppresseur,  et  se  tait.  Qui  peut  savoir 
combien  d'honnêtes  gens  sont  dans  ce  cas?  Ils 
ne  se  font  ni  voir  ni  sentir  :  ils  laissent  le  champ 
libre  à  vos  messieurs  jusqu'à  ce  que  le  moment 
de  parler  sans  danger  arrive.  Fondé  sur  l'opi- 
nion que  j'eus  toujours  de  la  droiture  naturelle 
du  cœur  humain,  je  crois  que  cela  doit  être. 
Sur  quel  fondement  raisonnable  peut-on  sou- 
tenir que  cela  n'est  pas?  Voilà,  monsieur, 
tout  ce  que  je  puis  répondre  à  l'unique  objec- 
tion à  laquelle  vous  vous  réduisez,  et  qu'au  reste 
je  ne  me  charge  pas  de  résoudre  à  votre  gré,  ni 
même  au  mien,  quoiqu'elle  ne  puisse  ébranler 
la  persuasion  directe  qu'ont  produite  en  moi 
mes  recherches. 

Je  vous  ai  vu  prêt  à  m'interrompre,  et  j'ai 
compris  que  c'étoit  pour  me  reprocher  le  soin 
superflu  de  vous  établir  un  fait  dont  vous  con- 
venez si  bien  vous-même  que  vous  le  tournez 
en  objection  contre  moi,  savoir  qu'il  n'est  pas 
vrai  que  tout  le  monde  soit  entré  dans  le  com- 
plot. Mais  remarquez  qu'en  paroissant  nous 
accorder  sur  ce  point  nous  sommes  néanmoins 
de  sentimens  tout  contraires,  en  ce  que,  selon 
vous,  ceux  qui  ne  sont  pas  du  complot  pensent 
sur  Jean-Jacques  tout  comme  ceux  qui  en  sont, 
et  que,  selon  moi,  ils  doivent  penser  tout  au- 


SF.COND  DIALOGUE. 


lis 


tronient.  Ainsi  votre  exception,  que  je  n'admets 
pas,  ei  la  mienne,  que  vous  n'admettez  pas 
non  plus,  tombant  sur  des  personnes  différen- 
tes, s'excluent  mutuellement,  ou  du  moins  ne 
s'accordent  pas.  Je  viens  de  vous  dire  sur  quoi 
je  fonde  la  mienne  ;  examinons  la  vôtre  à  pré- 
sont. 

D'honnêtes  gens,  que  vous  dites  ne  pas 
mirer  dans  le  complot  et  ne  pas  ha'ir  Jean- 
Jacques,  voient  cependant  en  lui  tout  ce  que 
disent  y  voir  ses  plus  mortels  ennemis  ;  comme 
s'il  en  avoit  qui  convinssent  de  l'être  et  ne  se 
vantassent  pas  de  l'aimer  1  En  me  faisant  cette 
objection,  vous  ne  vous  êtes  pas  rappelé  celle- 
ci  qui  la  prévient  et  la  détruit.  S'il  y  a  com- 
plot, tout  [)ar  son  effet  devient  facile  à  prou- 
ver à  ceux  n)ême  qui  ne  sont  pas  du  com- 
plot ;  et,  quand  ils  croient  voir  par  leurs  yeux, 
ils  voient,  sans  s'en  douter,  par  les  yeux  d'au- 
trui. 

Si  ces  personnes  dont  vous  parlez  ne  sont  pas 
de  mauvaise  foi,  du  moins  elles  sont  certaine- 
ment prévenues  comme  tout  le  public,  et  doi- 
vent par  cela  seul  voir  et  juger  comme  lui.  Et 
comment  vos  messieurs,  ayant  une  fois  la  faci- 
lité de  faire  tout  croire,  auroient-ils  négligé  de 
porter  cet  avantage  aussi  loin  qu'il  pouvoit 
aller?  Ceux  qui,  dans  celte  persuasion  générale, 
ont  écarté  la  plus  sûre  épreuve  pour  distinguer 
le  vrai  du  faux,  ont  beau  n'être  pas  à  vos  yeux 
du  complot,  par  cela  seul  ils  en  sont  aux  miens  ; 
et  moi ,  qui  sens  dans  ma  conscience  qu'où  ils 
croient  voir  la  certitude  et  la  vérité,  il  n'y  a 
qu'erreur,  mensonge,  imposture,  puis-je  dou- 
ter qu'il  n'y  ait  de  leur  faute  dans  leur  persua- 
sion, et  que,  s'ils  avoient  aimé  sincèrement  la 
vérité,  ils  ne  l'eussent  bientôt  démêlée  à  travers 
les  artifices  des  fourbes  qui  les  ont  abusés?  Mais 
ceux  qui  ont  d'avance  irrévocablement  jugé 
l'objet  de  leur  haine,  et  qui  n'en  veulent  pas 
démordre,  ne  voyant  en  lui  que  ce  qu'ils  y 
veulent  voir,  tordent  et  détournent  tout  au  gré 
de  leur  passion,  et,  à  force  de  subtilités,  don- 
nent aux  choses  les  plus  contraires  à  leurs  idées 
l'interprétation  qui  les  y  peut  ramener.  Les 
personnes  que  vous  croyez  impartiales  ont-elles 
pris  les  précautions  nécessaires  pour  surmonter 
ces  illusions? 

Le  Fr.  Mais,  monsieur  Rousseau,  y  pensez- 
vous,  et  qu'exigez-vous  là  du  public?  Avez-vous 

T.    IV. 


pu  croire  qu'il  examincroit  la  chose  aussi  scru- 
puleusement que  vous? 

RODSS.  Il  en  eût  éié  dispensé  sans  doute,  s'il 
se  fût  abstenu  d'une  décision  si  cruelle.  M:iiâ 
en  prononçant  souverainement  sur  l'honneur 
et  sur  la  destinée  d'un  homme,  il  n'a  pu  sans 
crime  négliger  aucun  des  moyens  essentiels  et 
possibles  de  s'assurer  qu'il  prononçoit  juste- 
ment. 

Vous  méprisez,  dites-vous,  un  homme  abject, 
et  ne  croirez  jamais  que  les  heureux  penchans 
que  j'ai  cru  voir  dans  Jean-Jacques  puissent 
compatir  avec  des  vices  aussi  bas  que  ceux  dont 
il  est  accusé.  Je  pense  exactement  comme  vous 
sur  cet  article  ;  mais  je  suis  aussi  certain  que 
d'aucune  vérité  qui  me  soit  connue  que  cette 
abjection,  que  vous  lui  reprochez,  est  de  tous 
les  vices  le  plus  éloigné  de  son  naturel.  Bien 
plus  près  de  l'extrémité  contraire,  il  a  trop  do 
hauteur  dans  l'âme  pour  pouvoir  tendre  à  l'ab- 
jeciion.  Jean-Jacques  est  foible,  sans  doute,  et 
peu  capable  de  vaincre  ses  passions;  mais  il  ne 
peut  avoir  que  les  passions  relatives  à  son  carac- 
tère, et  dos  tentations  basses  ne  sauroient  ap- 
procher de  son  cœur.  La  source  de  toutes  sos 
consolations  est  dans  l'estime  de  lui-même.  Il 
seroit  le  plus  vertueux  des  hommes  si  sa  force 
répondoit  à  sa  volonté.  Mais  avec  toute  sa  foi- 
blesse  il  ne  peut  être  un  homme  vil,  parce  qu'il 
n'y  a  pas  dans  son  âme  un  penchant  ignoble 
auquel  il  fût  honteux  de  céder.  Le  seul  qui 
l'eût  pu  mener  au  mal  est  la  mauvaise  honte,' 
"contre  laquelle  il  a  lutté  toute  sa  vie  avec  des 
efforts  aussi  grands  qu'inutiles,  parce  qu'elle 
lient  à  son  humeur  timide  qui  présente  un  ob- 
stacle invincible  aux  ardens  désirs  de  son 
cœur,  et  le  force  à  lour  donner  le  change  en 
mille  façons  souvent  blâmables.  Voilà  l'unique 
source  de  tout  le  mal  qu'il  a  pu  faire,  mais  dont 
rien  ne  [)eut  sortir  de  semblable  aux  indigniiéi 
dont  vous  l'accusez.  Eh  1  comment  ne  voyez- 
vous  pas  combien  vos  messieurs  eux-mêuies 
sont  éloignés  de  ce  mépris  qu'ils  veulent  vous 
inspirer  pour  lui?  Comment  ne  voyez-vous  pas 
que  ce  mépris  qu'ils  affectent  n'est  point  réel, 
qu'il  n'est  que  le  voile  bien  transparent  d'une 
estime  qui  les  déchire,  et  d'une  rage  qu'ils  ca- 
chent très-mal?  La  preuve  en  est  manifesir. 
On  ne  s'inquiète  point  ainsi  dos  gens  qu'on  mé- 
prise. On  en  détourne  les  yeux  ,  on  les  husse 

'8 


114 


SECOND  DIALOGUE. 


pour  ce  qu'ils  sont ,  on  fait  à  leur  égard ,  non 
pas  ce  que  font  vos  messieurs  à  l  égard  de  Jean- 
Jacques,  mais  ce  que  lui-même  fait  au  leur.  11 
n'est  pas  étonnant  qu'après  l'avoir  chargé  de 
pierres  ils  le  couvrent  aussi  de  boue  :  tous  ces 
procédés  sont  très-concordans  de  leur  part; 
mais  ceux  qu'ils  lui  imputent  ne  le  sont  guère 
de  la  sienne,  et  ces  indignités  auxquelles  vous 
revenez  sont-elles  mieux  prouvées  que  les  cri- 
mes sur  lesquels  vous  n'insistez  plus?  Non, 
monsieur;  après  nos  discussions  précédentes  je 
nevoisplusde  milieu  possible  entre  tout  admet- 
tre et  tout  rejeter. 

Des  témoignages  que  vous  supposez  impar- 
tiaux, les  uns  portent  sur  des  faits  absurdes  et 
faux,  mais  rendus  croyables  à  force  do  pré- 
vention, tels  que  le  viol,  la  brutalité,  la  dé- 
bauche, la  cynique  impudence,  les  basses  fri- 
ponneries; les  autres,  sur  des  faits  vrais,  mais 
faussement  interprétés,  tels  que  sa  dureté,  son 
dédain ,  son  humeur  colère  et  repoussante , 
l'obstination  de  fermer  sa  porle  aux  nouveaux 
"visages,  surtout  aux  quidams  cajoleurs  et  pleu- 
reux,  et  aux  arrogans  mal  appris. 

Comme  je  ne  défendrai  jamais  Jean-Jacques 
accusé  d'assassinat  et  d'empoisonnement ,  je 
n'entends  pas  non  plus  le  justifier  d'être  un  vio- 
lateur de  filles  ,  un  monstre  de  débauche,  un 
petit  filou.  Si  vous  pouvez  adopter  sérieuse- 
ment de  pareilles  opinions  sur  son  compte ,  je 
ne  puis  que  le  plaindre,  et  vous  plaindre  aussi, 
vous  qui  caressez  des  idées  dont  vous  rougiriez 
comme  ami  de  la  justice,  en  y  regardant  de 
plus  près,  et  faisant  ce  que  j'ai  fait.  Lui  débau- 
ché, brutal,  impudent,  cyniqueauprès  du  sexe! 
Eh  1  j'ai  grand'peur  que  ce  ne  soit  l'excès  con- 
traire qui  l'a  perdu,  et  que,  s'il  eût  été  ce  que 
vous  dites,  il  ne  fût  aujourd'hui  bien  moins  mal- 
heureux. Il  est  bien  aisé  de  faire,  à  son  arrivée, 
retirer  les  filles  de  la  maison  ;  mais  qu'est-ce 
que  cela  prouve ,  sinon  la  maligne  disposition 
des  parens  envers  lui  ? 

A-t-on  l'exemple  de  quelque  fait  qui  ait 
rendu  nécessaire  une  précaution  si  bizarre  et 
si  affectée? et  qu'en  dut-il  penser  à  son  arrivée 
à  Paris ,  lui  qui  venoit  de  vivre  à  Lyon  très- 
familièrement  dans  une  maison  très-estimable, 
où  la  mère  et  trois  filles  charmantes,  toutes 
trois  dans  la  fleur  de  l'Age  et  de  la  beauté,  l'ac- 
^abloienl  à  l'envi  d'amitiés  et  de  caresses?  Es{- 


ce  en  abusant  de  cette  familiarité  près  de  ces 
jeunes  personnes,  est-ce  par  des  manières  ou 
des  propos  libres  avec  elles  qu'il  mérita  l'indi- 
gne et  nouvel  accueil  qui  l'attendoit  à  Paris  en 
les  quittant?  et  même  encore  aujourd'hui,  des 
mères  très-sages  craignent-elles  de  mener  leurs 
filles  chez  ce  terrible  satyre,  devant  lequel  ces 
autres-là  n'osent  laisser  un  moment  les  leurs, 
chez  elles,  et  en  leur  présence?  En  vérité,  que 
des  farces  aussi  grossières  puissent  abuser  un 
moment  des  gens  sensés,  il  faut  en  être  témoin 
pour  le  croire. 

Supposons  un  moment  qu'on  eût  osé  publier 
tout  cela  dix  ans  plus  tôt,  et  lorsque  l'estime 
des  honnêtes  gens,  qu'il  eut  toujours  dès  sa  jeu- 
nesse, étoit  montée  au  plus  haut  degré:  ces  opi- 
nions, quoique  soutenues  des  mêmes  preuves, 
auroient-elles  acquis  le  même  crédit  chez  ceux 
qui  maintenant  s'empressent  de  les  adopter? 

Non,  sans  doute,  ils  lesauroient  rejeiées  avec 
indignation.  Usauroient  tous  dit  :  «  Quand  un 
»  homme  est  parvenu  jusqu'à  cet  âge  avec  l'es- 
»  time  publique,  quand  sans  patrie,  sans  fortune 
»  et  sans  asile,  dans  une  situation  gênée,  et 
»  forcé,  pour  subsister,  de  recourir  sans  cesse 
»  aux  expédiens,  on  n'en  a  jamais  employé  que 
»  d'honorables,  et  qu'on  s'est  fait  toujours 
»  considérer  et  bien  vouloir  dans  sa  détresse, 
»  on  ne  commence  pas  après  l'âge  mûr,  et 
»  quand  tous  les  yeux  sont  ouverts  sur  nous, 
»  à  se  dévoyer  de  la  droite  route ,  pour  s'en- 
»  foncer  dans  les  sentiers  bourbeux  du  vice; 
»  on  n'associe  point  la  bassesse  des  plus  vils 
»)  fripons  avec  le  courage  et  l'élévation  des 
»  âmes  fières ,  ni  l'amour  de  la  gloire  aux 
»)  manœuvres  des  filous;  et  si  quarante  ans 
»  d'honneur  permettoient  à  quelqu'un  de  se 
»  démentirsitard  àce  point,  il  perdroit  bientôt 
t>  cette  vigueur  de  sentiment,  ce  ressort,  cette 
»  franchise  intrépide  qu'on  n'a  point  avec  des 
»  passions  basses,  et  qui  jamais  ne  survit  à 
»  l'honneur.  Un  fripon  peut  être  lâche,  un  mé- 
»  chant  peut  être  arrogant;  mais  la  douceur  de 
»  l'innocence ,  et  la  fierté  de  la  vertu,  ne  peu- 
»  vent  s'unir  que  dans  une  belle  âme.  » 

Voilà  ce  qu'ils  auroient  tous  dit  ou  pensé,  el 
ils  auroient  certainement  refusé  de  le  croire 
atteint  de  vices  aussi  bas,  à  moins  qu'il  n'en 
eût  été  convaincu  sous  leurs  yeux.  Ils  auroient 
du  moins  voulu  l'étudier  eux-mêmes  avant  de 


SECOND  DIALOGUE. 


115 


le  juger  si  décidément  et  si  cruellement.  Ils 
auroienl  fait  ce  que  j'ai  fait  ;  et,  avec  l'impar- 
tialité que  vous  leur  supposez,  ils  auroicnt  tiré 
de  leurs  recherches  la  même  conclusion  que  je 
tire  des  miennes.  Ils  n'ont  rien  fait  do  tout 
cela  ;  les  preuves  les  plus  ténébreuses,  les  té- 
moignages les  plus  suspects,  leur  ont  suffi  pour 
se  décider  en  mal  sans  autre  vérification,  el  ils 
ont  soigneusement  évité  tout  éclaircissentent 
qui  pouvoit  leur  montrer  leur  erreur.  Donc, 
quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  ils  sont  du  com- 
plot ;  car  ce  que  j'appelle  en  être  n'est  pas 
seulement  être  dans  le  secret  de  vos  messieurs, 
je  présume  que  peu  de  gens  y  sont  admis  ;  mais 
c'est  adopter  leur  unique  principe ,  c'est  se 
faire,  comme  eux,  une  loi  de  dire  à  tout  le 
monde,  et  de  cacher  au  seul  accusé  le  mal 
qu'on  pense  ou  qu'on  foint  de  penser  de  lui,  et 
les  raisons  sur  lesquelles  on  fonde  ce  jugement, 
afin  de  le  mettre  hors  d'état  d'y  répondre,  et 
de  faire  entendre  les  siennes;  car,  sitôt  qu'on 
s'est  laissé  persuader  qu'il  faut  le  juger,  non- 
seulement  sans  l'entendre,  mais  sans  en  être 
entendu,  tout  le  reste  est  forcé,  et  il  n'est  pas 
possible  qu'on  résiste  à  tant  de  témoignages  si 
bien  arrangés,  et  mis  à  l'abri  de  l'inquiétante 
épreuve  des  réponses  de  l'accusé.  Comme  tout 
le  succès  de  la  irame  dépendoit  de  cette  impor- 
tante précaution,  son  auteur  aura  mis  toute  la 
sagacité  de  son  esprit  à  donner  à  celte  injustice 
le  tour  le  plus  spécieux,  et  à  la  couvrir  même 
d'un  vernis  de  bénèficence  et  de  générosité, 
qui  n'eût  ébloui  nul  esprit  impartial,  mais  qu'on 
s'est  empressé  d'admirer,  à  l'égard  d'un  homme 
qu'on  n'estimoit  que  par  force,  et  dont  les  sin- 
gularités n'étoient  vues  de  bon  œil  par  qui  que 
ce  fût. 

Tout  tient  à  la  première  accusation  qui  l'a 
fait  déchoir,  tout  d'un  coup,  du  titre  d'honnête 
homme  qu'il  avoit  porté  jusqu'alors,  pour  y 
substituer  celui  du  plus  afFreux  scélérat.  Qui- 
conque a  l'âme  saine  et  croit  vraiment  à  la  pro- 
bité ne  se  départ  pas  aisément  de  l'estime  fon- 
dée qu'il  a  conçue  pour  un  homme  de  bien.  Je 
verrois  commettre  un  crime,  s'il  étoit  possible, 
ou  faire  une  action  basse  à  mvlord-maréchal  (*] , 


I 


(•)  II  est  vrai  que  mylortl-raaréclial  est  d'une  illustre  nais- 
sauce,  et  Jean-Jacques  uu  fiomme  du  peuple  ;  mais  il  faut  pen- 
ser q«e  Rousseau,  qui  parle  ici,  n"a  pas,  en  général,  une  opi- 
nion bien  sublinte  de  la  haute  vertu  des  gensde  qualité,  et  que 


que  je  n'en  croirois  pas  à  mes  yeux.  Ouand 
j  ai  cru  de  Jean-Jacques  tout  ce  que  vous  m'avez 
prouvé,  c'étoit  en  le  supposant  convaincu. 
Changer  à  ce  point,  sur  le  compte  d'un  homme 
estimé  durant  toute  sa  vie,  n'est  pas  une 
chose  facile.  Mais  aussi  ce  premier  pas  fait , 
tout  le  reste  va  de  lui-même.  De  crime  en 
crime,  un  homme  coupable  d'un  seul  devient, 
comme  vous  l'avez  dit,  capable  de  tous.  Rien 
n'est  moins  surprenant  que  le  passage  de  la 
méchanceté  à  l'abjection ,  et  ce  n'est  pas  la 
peine  de  mesurer  si  soigneusement  l'intervalle 
qui  peut  quelquefois  séparer  un  scélérat  d'un 
fripon.  On  peut  donc  avilir  tout  à  son  aise 
l'homme  qu'on  a  commencé  par  noircir.  Quand 
on  croit  qu'il  n'y  a  dans  lui  que  du  mal ,  on  n'y 
voit  plus  que  cela  ;  ses  actions  bonnes  ou  indif- 
férentes changent  bientôt  d'apparence  avec 
beaucoup  de  préjugés  et  un  peu  d'interpréta- 
tion ,  et  l'on  rétracte  alors  ses  jugemens  avec 
autant  d'assurance  que  si  ceux  qu'on  leur  sub- 
stitue étoient  mieux  fondés.  L'amour-propre 
fait  qu'on  veut  toujours  avoir  vu  soi-même  ce 
qu'on  sait,  ou  qu'on  croit  savoir  d'ailleurs.  Rien 
n'est  si  manifeste  aussitôt  qu'on  y  regarde,  on 
a  honte  de  ne  l'avoir  pas  aperçu  plus  tôt  :  mais 
c'est  qu'on  étoit  si  distrait  ou  si  prévenu  qu'on 
ne  portoit  pas  son  attention  de  ce  côté;  c'est 
qu'on  est  si  bon  soi-même  qu'on  ne  peut  sup- 
poser la  méchanceté  dans  autrui. 

Quand  enfin  l'engouement,  devenu  général, 
parvient  à  l'excès,  on  ne  se  contente  plus  de 
tout  croire  ;  chacun ,  pour  prendre  part  à  la 
fête,  cherche  à  renchérir,  ei  tout  le  monde, 
s'affectionnant  à  ce  système,  se  pique  d'y  ap- 
porter du  sien  pour  l'orner  ou  pour  l'affermir. 
Les  uns  se  sont  pas  plus  empressés  d'inventer 
que  les  autres  de  croire.  Toute  imputation 
passe  en  preuve  invincible  ;  et  si  l'on  apprenoit 
aujourd'hui  qu'il  s'est  commis  un  crime  dans 
la  lune,  il  seroit  prouvé  demain,  plus  clair  que 
le  jour,  à  tout  le  monde,  que  c'est  Jean-Jac- 
ques qui  en  est  l'auteur. 

La  réputation  qu'on  lui  a  donnée,  une  fois 
bien  établie,  il  est  donc  très-naturel  qu'il  en 
résulte,  même  chez  les  gens  de  bonne  foi,  les 
effets  que  vous  m'avez  détaillés.  S'il  fait  une 
erreur  de  compte,  ce  sera  toujours  à  dessein  ; 

l'histoire  de  Jean-Jacques  ne  doit  pas  naturellement  agrandir 
cette  opinion 


il6 


SECOND  DIALOGUE. 


est-elle  à  son  avantage,  c  est  une  friponnerie  : 
est-elle  à  son  préjudice,  c'est  une  ruse.  Un 
homme  ainsi  vu,  quelque  sujet  qu'il  soit  aux 
oublis,  aux  distractions,  aux  balourdises,  ne 
peut  plus  rien  avoir  de  tout  cela  :  tout  ce  qu'il 
fait  par  inadvertance  est  toujours  vu  comme 
fait  exprès.  Au  contraire,  les  oublis,  les  omis- 
sions, les  bévues  des  autres  à  son  égard,  no 
trouvent  plus  créance  dans  l'esprit  de  per- 
sonne ;  s'il  les  relève,  il  ment  ;  s'il  les  endure, 
c'est  à  pure  perte.  Des  femmes  étourdies,  de 
jeunes  gens  évaporés,  feront  des  quiproquo 
dont  il  restera  chargé;  et  ce  sera  beaucoup  si 
des  laquais  gagnés  ou  peu  fidèles,  trop  instruits 
des  sentimens  des  maîtres  à  son  égard,  ne  sont 
pas  quelquefois  tentés  d'en  tirer  avantage  à  ses 
dépens,  bien  sûrs  que  l'affaire  ne  s'éclaircira 
pas  en  sa  présence,  et  que,  quand  cela  arrive- 
roit,  un  peu  d'effronterie,  aidée  des  préjugés 
des  maîtres,  les  lireroit  d'affaire  aisément. 

J'ai  supposé,  comme  vous,  ceux  qui  traitent 
avec  lui,  tous  sincères  et  de  bonne  foi  ;  mais  si 
l'on  cherchoit  à  le  tromper  pour  le  prendre  en 
faute,  quelle  facilité  sa  vivacité,  son  étourde- 
rie,  ses  distractions,  sa  mauvaise  mémoire,  ne 
donneroient-elles  pas  pour  cela  ! 

D'autres  causes  encore  ont  pu  concourir  à 
ces  faux  jugemens.  Gel  homme  a  donné  à  vos 
messieurs,  par  ses  Confessions ,  qu'ils  appel- 
lent ses  Mémoires,  une  prise  sur  lui  qu'ils 
n'ont  eu  garde  de  négliger.  Gette  lecture  qu'il 
a  prodiguée  à  tant  de  gens,  mais  dont  si  peu 
d'hommes  étoient  capables,  et  dont  bien  moins 
encore  étoient  dignes,  a  initié  le  public  dans 
toutes  ses  foiblesses,  dans  toutes  ses  fautes  les 
plus  secrètes.  L'espoir  que  ces  Confessions  ne 
seroient  vues  qu'après  sa  mort  lui  avoit  donné 
le  courage  de  tout  dire  et  de  se  traiter  avec  une 
justice  souvent  même  trop  rigoureuse.  Quand 
il  se  vit  défiguré  parmi  les  hommes,  au  point 
d'y  passer  pour  un  monstre,  la  conscience, 
qui  lui  faisoit  sentir  en  lui  plus  de  bien  que  de 
mal,  lui  donna  le  courage  que  lui  seul  peut-être 
eut,  et  aura  jamais,  de  se  montrer  tel  qu'il 
étoit;  il  crut  qu'en  manifestant  à  plein  l'inté- 
rieur de  son  âme,  et  révélant  ses  Confessions, 
l'explication  si  franche,  si  simple,  si  naturelle, 
de  tout  ce  qu'on  a  pu  trouver  de  bizarre  dans 
sa  conduite,  portant  avec  elle  son  propre  té- 
onoignage,  feroit  sentir  la  vérité  de  ses  décla- 


rations, et  la  fausseté  des  idées  horribles  et 
fantastiques  qu'il  voyoit  répandre  de  lui,  sans 
en  pouvoir  découvrir  la  source.  Bien  loin  de 
soupçonner  alors  vos  messieurs,  la  confiance 
en  eux  de  cet  homme  si  défiant  alla,  non-seu- 
lement jusqu'à  leur  hre  cette  histoire  de  son 
âme,  mais  jusqu'à  leur  en  laisser  le  dépôt  as- 
sez long-temps.  L'usage  qu'ils  ont  fait  de  cette 
imprudence  a  été  d'en  tirer  parti  pour  diffa- 
mer celui  qui  l'avoit  commise;  et  le  plus  sacré 
dépôt  de  l'amitié  est  devenu,  dans  leurs  mains, 
l'instrument  de  la  trahison.  Ils  ont  travesti  ses 
défauts  en  vices,  ses  fautes  en  crimes,  les  foi- 
blesses ide  sa  jeunesse  en  noirceurs  de  son  âge 
mûr;  ils  ont  dénaturé  les  effets,  quelquefois 
ridicules,  de  tout  ce  que  la  nature  a  mis  d'ai- 
mable et  de  bon  dans  son  âme,  et  ce  qui  n'est 
que  des  singularités  d'un  tempérament  ardent, 
retenu  par  un  naturel  timide ,  est  devenu  par 
leurs  soins  une  horrible  dépravation  de  cœur 
et  de  goût.  Enfin ,  toutes  leurs  manières  de 
procéder  à  son  égard,  et  des  allures  dont  le 
vent  m'est  parvenu ,  me  portent  à  croire  que 
pour  décrier  ses  Confessions,  après  en  avoir 
tiré  contre  lui  tous  les  avantages  possibles,  ils 
ont  intrigué,  manœuvré,  dans  tous  les  lieux  où 
il  a  vécu,  et  dont  il  leur  a  fourni  les  renseigne- 
mens,  pour  défigurer  toute  sa  vie,  pour  fabri- 
quer avec  art  des  mensonges,  qui  en  donnent 
l'air  à  ses  Confessions,  et  pour  lui  ôter  le  mérite 
de  la  franchise,  même  dans  les  aveux  qu'il  fait 
contre  lui.  Eh  1  puisqu'ils  savent  empoisonner 
ses  écrits,  qui  sont  sous  les  yeux  de  tout  le 
monde,  comment  n'empoisonneroicnt-ils  pas 
sa  vie,  que  le  public  ne  connoît  que  sur  leur 
rapporx  ? 

VHéloïse  avoit  tourné  sur  lui  les  regards  des 
femmes;  elles  avoient  des  droits  assez  naturels 
sur  un  homme  qui  décrivoit  ainsi  l'amour  ; 
mais  n'en  connoissant  guère  que  le  physique, 
elles  crurent  qu'il  n'y  avoit  que  des  sens  très- 
vifs  qui  pussent  inspirer  des  sentimens  si  ten- 
dres, et  cela  put  leur  donner  de  celui  qui  les 
exprimoit  plus  grande  opinion  qu'il  ne  la  méri- 
toit  peut-être.  Supposez  cette  opinion ,  portée 
chez  quelques-unes  jusqu'à  la  curiosité,  et  que 
cette  curiosité  ne  fût  pas  assez  tôt  devinée  ou 
satisfaite  par  celui  qui  en  étoit  l'objet,  vous 
concevrez  aisément  dans  sa  destinée  les  consé- 
quences de  cette  balourdise. 


SECOND  DIALOGUE. 


m 


Ouanl  à  I  accueil  sec  et  dur  qu'il  Fait  aux  qui- 
dams arro|;ans  ou  picurcux  qui  viennent  à  lui, 
j'en  ai  souvent  été  le  témoin  moi-même,  et  je 
conviens  qu'en  pareille  situation  cette  conduite 
seroit  fort  imprudente  dans  un  hypocrite  dé- 
masqué, qui,  trop  heureux  qu'on  voulût  bien 
feindre  de  prendre  le  change,  devroit  se  prê- 
ter, avec  une  dissimulation  pareille,  à  cette 
feinte,  et  aux  apparens  ménagemons  qu'on  fe- 
roit  semblant  d'avoir  pour  lui.  Mais  osez-vous 
reprocher  à  un  homme  d'honneur  outragé  de 
ne  pas  se  conduire  en  coupable,  et  de  n'avoir 
pas,  dans  ses  infortunes,  la  lâcheté  d'un  vil 
scélérat?  De  quel  œil  voulez-vous  qu'il  envisage 
les  perfides  empressemens  des  traîtres  qui  l'ob- 
sèdent, et  qui,  tout  en  affectant  le  plus  pur 
zèle,  n'ont  en  effet  d'autre  but  que  de  rcnlacer 
de  plus  en  plus  dans  les  pièges  de  ceux  qui  les 
emploient?  Il  faudroit,  pour  les  accueillir,  qu'il 
fùl  en  effet  tel  qu'ils  le  supposent  ;  il  faudroit, 
qu'aussi  fourbe  qu'eux,  et  feignant  de  ne  les 
pas  pénétrer,  il  leur  rendît  trahison  pour  trahi- 
son. Tout  son  crime  est  d'être  aussi  franc  qu'ils 
sont  fiiux  :  mais  après  tout,  que  leur  importe 
qu'il  les  reçoive  bien  ou  mal?  Los  signes  les 
plus  manifestes  de  son  impatience  ou  de  son 
dédain  n'ont  rien  qui  les  rebute.  Il  les  outra- 
geroil  ouvertement  qu'ils  ne  s'en  iroient  pas 
pour  cela.  Tous  de  concert  laissant  à  sa  porte 
les  sentiinens  d'honneur  qu'ils  peuvent  avoir, 
ne  lui  montrent  qu'insensibilité,  duplicité,  lâ- 
cheté, perfidie,  et  sont  auprès  de  lui  comme  il 
devroit  êlre  auprès  d'eux,  s'il  étoit  tel  qu'ils  le 
représentent;  et  comment  voulez-vous  qu'il 
leur  montre  une  estime  qu'ils  ont  pris  si  grand 
soin  de  ne  lui  pas  laisser?  Je  conviens  que  le 
mépris  d'un  homme  qu'on  méprise  soi-même 
est  facile  à  supporter  :  mais  encore  n'est-ce 
p.is  chez  lui  qu'il  faut  aller  en  chercher  les 
marques.  Malgré  tout  ce  patelinage  insidieux, 
pour  peu  qu'il  croie  apercevoir,  au  fond  des 
Ames,  des  sentimons  naturellement  honnêtes, 
et  quelques  bonnes  dispositions,  il  se  laisse  en- 
core subjuguer.  Je  ris  de  sa  simplicité,  et  je 
l'en  fais  rire  lui-même.ll  espère  toujoursqu'en 
le  voyant  tel  qu'il  est  quelques-uns  du  moins 
n'auront  plus  le  courage  de  le  haïr,  et  croit,  à 
force  de  franchise,  toucher  enfin  ces  cœurs  de 
bronze.  Vous  concevez  comment  cola  lui  réus- 
sit; il  le  voit  lui-môme,  et,  après  tant  de  tris- 


tes expériences,  il  doit  enfin  savoir  à  quoi  s'en 
tenir. 

Si  vous  eussiez  fait  une  fois  les  réflexions 
que  la  raison  suggère,  et  les  perquisitions  que 
la  justice  exige,  avant  de  juger  si  sévèrement 
un  infortuné,  vous  auriez  senti  que  dans  une 
situation  pareille  à  la  sienne,  et  victime  d'aussi 
détestables  complots,  il  ne  peut  plus,  il  ne  doit 
plus  du  moins  se  livrer,  pour  ce  qui  l'entoure, 
à  ses  penchans  naturels,  dont  vos  messieurs  se 
sont  servis  si  long-temps  et  avec  lant  de  succès 
pour  le  prendre  dans  leurs  filets.  Il  ne  peut 
plus,  sans  s'y  précipiter  lui-même,  agir  en  rien 
dans  la  simplicité  de  son  cœur.  Ainsi  ce  n'est 
plus  sur  ses  œuvres  présentes  qu'il  faut  le  ju- 
ger, même  quand  on  pourroit  en  avoir  le  narré 
fidèle.  Il  faut  rétrograder  vers  le  temps  où  rien 
ne  l'empêchoit  d'être  lui-même,  ou  bien  le  pé- 
nétrer plus  inùmement,  intus  et  in  cw/e,  poury 
lire  immédiatement  les  véritables  dispositions 
de  son  âme,  que  tant  de  malheurs  n'ont  pu  ai- 
grir. En  le  suivant  dans  les  temps  heureux  de 
sa  vie,  et  dans  ceux  même  où,  déjà  la  proie  de 
vos  messieurs,  il  ne  s'en  doutoit  pas  encore, 
vous  eussiez  trouvé  l'homme  bienfaisant  et 
doux  qu'il  étoit  et  passoit  pour  être  avant  qu'on 
l'eût  défiguré.  Dans  tous  les  lieux  où  il  a  vécu 
jadis,  dans  les  habitations  où  on  lui  a  laissé 
faire  assez  de  séjour  pour  y  laisser  des  traces 
de  son  caractère,  les  regrets  des  habitans  l'ont  ; 
toujours  suivi  dans  sa  retraite  ;  et  seul  peut-  , 
être  de  tous  les  étrangers  qui  jamais  vécurent 
en  Angleterre,  il  a  vu  le  peuple  de  Wootton 
pleurer  à  son  départ.  Mais  vos  dames  et  vos  ■ 
messieurs  ont  pris  un  tel  soin  d'effacer  toutes 
CCS  traces,  que  c'est  seulement  tandis  qu'elles 
étoient  encore  fraîches  qu'on  a  pu  les  disiin- 
guer.  Montmorency,  plus  près  de  nous,  offre 
un  exemple  frappant  de  ces  différences.  Grâce 
à  des  personnes  que  je  ne  veux  pas  nommer,  et 
aux  oratoriens  devenus,  je  ne  sais  comment, 
les  plus  ardens  satellites  de  la  ligue,  vous  n'y 
retrouverez  plus  aucun  vestige  de  l'attache- 
ment, et  j'ose  dire  de  la  vénération  qu'on  y  eut 
jadis  pour  Jean-Jacques,  et  tant  qu'il  y  vécut, 
et  après  qu'il  en  fut  parti  :  mais  les  traditions 
du  moins  en  restent  encore  dans  la  mémoire 
des  honnêtes  gens  qui  fréquentoient  alors  ce 
pays-là. 

Dans  ces  cpanchemens  auxquels  il  aime  en- 


118 


SECOND  DIALOGUE. 

les  injures  et  les  outrages  qu'elle  essuie  jour- 
nellement de  tous  ces  humbles  admirateurs,  de 
tous  ces  vertueux  infortunés,  à  la  moindre  ré- 
sistance qu'ils  trouvent,  pour  juger  du  motif 
qui  les  amène,  et  des  gens  qui  les  envoient. 
Croyez-vous  qu'il  ait  tort  d'éconduiro  toute 
cette  canaille,  et  de  ne  vouloir  pas  s'en  laisser 
subjuguer  ?  Il  lui  faudroit  vingt  ans  d'applica- 
tion pour  lire  seulement  tous  les  manuscrits 
qu'on  le  vient  prier  de  revoir,  de  corriger,  de 
refondre,  car  son  temps  et  sa  peine  ne  coûtent 
rien  à  vos  messieurs  (')  ;  il  lui  faudroit  dix 
mains  et  dix  secrétaires  pour  écrire  les  requê- 
tes, placets,  lettres,  mémoires,  compliraens, 
vers,  bouquets,  dont  on  vient  à  l'envi  le  char- 
ger, vu  la  grande  éloquence  de  sa  plume,  et  la 
grande  bonté  de  son  cœur;  car  c'est  toujours 
là  l'ordinaire  refrain  de  ces  personnages  sin- 
cères. Au  motd'humanité,qu'ontappris  à  bour- 
donner autour  de  lui  des  essaims  de  guêpes, 
elles  prétendent  le  cribler  de  leurs  aiguillons 
bien  à  leur  aise,  sans  qu'il  ose  s'y  dérober,  et 
tout  ce  qui  lui  peut  arriver  de  plus  heureux 
est  de  s'en  délivrer  avec  de  l'argent,  dont  ils  le 
remercient  ensuite  par  des  injures. 

Après  avoir  tant  réchauffé  de  serpens  dans 
son  sein,  il  s'est  enfin  déterminé,  par  une  ré- 
flexion très-simple,  à  se  conduire  comme  il  fait 
avec  tous  ces  nouveaux  venus.  A  force  de  bon- 
tés et  de  soins  généreux,  vos  messieurs,  parve- 
nus à  le  rendre  exécrable  à  tout  le  monde,  ne 
lui  ont  plus  laissé  l'esiime  de  personne.  Tout 
homme  ayant  de  la  droiture  et  de  l'honneur  ne 
peut  plus  qu'abhorrer  et  fuir  un  être  aussi  défi- 
guré ;  nul  homme  sensé  n'en  peut  rien  espérer 
de  bon.  Dans  cet  état,  que  peut-il  donc  penser 
de  ceux  qui  s'adressent  à  lui  par  préférence,  le 
recherchent,  le  comblent  d'éloges,  lui  deman- 
dent, ou  des  services,  ou  son  amitié  ;  qui,  dans 
l'opinion  qu'ils  ont  de  lui,  désirent  néanmoins 
d'être  liés  ou  redevables  au  dernier  des  scélé- 
rats? Peuvent-ils  même  ignorer  que,  loin  qu'il 
ait  ni  crédit,  ni  pouvoir,  ni  faveur  auprès  de 
personne,  l'intérêt  qu'il  pourroit  prendre  à  eux 


core  à  se  livrer,  et  souvent  avec  plus  déplaisir 
que  de  prudence,  il  m'a  quelquefois  confié  ses 
pi>ines,  et  j'ai  vu  que  la  patience  avec  laquelle  il 
les  supporte  n'ôtoilrien  à  l'impression  qu'elles 
font  sur  son  coeur.  Celles  que  le  temps  adoucit 
le  moins  se  réduisent  à  deux  principales,  qu'il 
compte  pour  les  seuls  vrais  maux  que  lui  aient 
faits  ses  ennemis.  La  première  est  de  lui  avoir 
ôté  la  douceur  d'être  utile  aux  hommes,  et  se- 
courable  aux  malheureux,  soit  en  lui  en  ôtant 
les  moyens,  soitenne  laissantplus  approcherde 
lui,  sous  ce  passe-port,  que  des  fourbes  qui  ne 
cherchent  à  l'intéresser  pour  eux  qu'afin  de 
s'insinuer  dans  sa  confiance,  l'épier  et  le  trahir. 
La  façon  dont  ils  se  présentent,  le  ton  qu'ils 
prennenten  lui  parlant,  les fadeslouanges  qu'ils 
lui  donnent,  le  patelinage  qu'ils  y  joignent,  le 
fiel  qu'ils  ne  peuvent  s'abstenir  d'y  mêler,  tout 
décèle  en  eux  de  petits  histrions  grimaciers 
qui  ne  savent  ou  ne  daignent  pas  mieux  jouer 
leur  rôle.  Les  lettres  qu'il  reçoit  ne  sont,  avec 
des  lieux  communs  de  collège,  et  des  leçons 
bien  magistrales  sur  ses  devoirs  envers  ceux 
qui  les  écrivent,  que  de  sottes  déclamations 
contre  les  grands  et  les  riches,  par  lesquelles 
on  croit  bien  le  leurrer  ;  d'amers  sarcasmes  sur 
tous  les  étals  ;  d'aigres  reproches  à  la  fortune, 
de  priver  un  grand  homme  comme  l'auteur  de 
la  lettre,  et,  par  compagnie,  l'autre  grand 
homme  à  qui  elle  s'adresse,  des  honneurs  et 
des  biens  qui  leur  étoicnt  dus,  pour  les  pro- 
diguer aux  indignes  ;  des  preuves  tirées  de  là, 
qu'il  n'existe  point  de  Providence;  de  paihé- 
liques  déclarations  de  la  prompte  assistance 
dont  on  a  besoin,  suivies  de  fières  protestations 
de  n'en  vouloir  néanmoins  aucune.  Le  tout  fi- 
nit d'ordinaire  par  la  confidence  de  la  ferme 
résolution  où  l'on  est  de  se  tuer,  et  par  l'avis 
que  cette  résolution  sera  mise  en  exécution 
sonica  si  l'on  ne  reçoit  bien  vite  une  réponse 
satisfaisante  à  la  lettre. 

Après  avoir  été  plusieurs  fois  très-sottement 
la  dupe  de  ces  menaçans  suicides,  il  a  fini  par 
se  moquer,  et  d'eux,  et  de  sa  propre  bêtise. 
Mais  quand  ils  n'ont  plus  trouvé  la  facilité  de 
s'introduire  avec  ce  pathos,  ils  ont  bientôt  re- 
pris leur  allure  naturelle,  et  substitué,  pour 
forcer  sa  porte,  la  férocité  des  tigres  à  la  flexi- 
bilité des  serpens.  Il  faut  avoir  vu  les  assauts 

que  sa  femme  est  forcée  de  soutenir  sans  cesse,  i  rois  pu  faire  assez  bien  mes  affaires. 


(')  Je  dois  pourtant  rendre  justice  à  ceux  qui  m'offrent  de 
payer  mes  peines,  et  qui  sont  en  assez  grand  nombre.  Au  mo- 
ment même  où  j'écris  ceci,  une  dame  de  province  vient  de  me 
proposer  douze  francs,  enaltendautmieux,  pour  lui  écrire  une 
belle  letlre  à  un  prince.  C'est  dommage  que  je  ne  me  sois  pas 
avisé  de  lever  boutique  sons  les  charniers  des  Innocens;  J'y  au- 


SECOND  DIALOGUE. 


119 


ne  feroit  que  leur  nuiro  aussi  bien  qu'à  lui,  que 
tout  l'efFel  de  sa  rccommandalion  seroit,  ou  de 
les  perdre  s'ils  avoient  eu  recoursàlui  de  bonne 
foi,  ou  d'en  faire  de  nouveaux  tratlrcs  destinés 
à  l'enlacer  par  ses  propres  bienfaits?  En  toute 
supposition  possible,  avec  les  jugemens  portes 
de  lui  dans  le  monde,  quiconque  ne  laisse  pas 
de  recourir  à  lui,  n'cst-il  pas  lui-même  un 
homme  jugé?  et  quel  honnête  homme  peut 
prendre  intérêt  à  de  pareils  misérables?  S'ils 
n'étoient  pas  des  fourbes,  ne  seroient-ils  pas 
toujours  des  infâmes?  et  qui  peut  implorer  des 
bienfaits  d'un  homme  qu'il  méprise  n'est-il  pas 
lui-même  encore  plus  méprisable  que  lui  ? 

Si  tous  ces  empressés  ne  venoieiit  que  pour 
voir  et  chercher  ce  qui  est,  sans  doute  il  auroit 
tort  de  les  éconduire;  mais  pas  un  seul  n'a  cet 
objet,  et  il  faudroitbien  peu  connoître  les  hom- 
mes et  la  situation  de  Jean-Jacques  pour  espé- 
rer de  tous  ces  gens-là  ni  vérité  ni  fidélité.  Ceux 
qui  sont  payés  veulent  gagner  leur  argent,  et 
ils  savent  bien  qu'ils  n'ont  qu'un  seul  moyen 
pour  cela,  qui  est  de  dire,  non  ce  qui  est,  mais 
ce  qui  platt,  et  qu'ils  seroient  mal  venus  à  dire 
du  bien  de  lui.  Ceux  qui  l'épient  de  leur  propre 
mouvement,  mus  par  leur  passion,  ne  verront 
jamais  que  ce  qui  la  flatte;  aucun  ne  vient  pour 
voir  ce  qu'il  voit,  mais  pour  l'interpréter  à  sa 
mode.  Le  blanc  et  le  noir,  le  pour  et  le  contre, 
leur  servent  également.  Donne-t-il  l'aumône, 
ah  !  le  caffard  1  La  refuse-t-il,  voilà  cet  homme 
si  charitable  1  S'il  s'enflamme  en  parlant  de  la 
vertu,  c'est  un  tartufe  ;  s'il  s'anime  en  parlant 
de  l'amour,  c'est  un  satyre  ;  s'il  lit  la  gazette  ('), 
il  médite  une  conspiration;  s'il  cueille  une 
rose,  on  cherche  quel  poison  la  rose  contient. 
Trouvez  à  un  homme  ainsi  vu  quelque  propos 
qui  soit  innocent,  quelque  action  qui  ne  soit 
pas  un  crime,  je  vous  en  défie. 

Si  l'administration  publique  elle-même  eût 
été  moins  prévenue  ou  de  bonne  foi,  la  cons- 
tante uniformité  de  sa  vie,  égale  et  simple,  l'eût 
bientôt  désabusée;  elle  auroit  compris  qu'elle 
ne  verroit  jamais  que  les  mêmes  choses,  et  que 

(*  )  A  la  grande  satisfaction  de  mes  trës-inquiets  patrons,  je 
renonce  à  cette  triste  lecture,  devenue  indifrérente  à  un  homme 
qu'on  a  rendu  tout-àffait  étranger  sur  la  terre.  Je  n'y  ai  plus  ni 
patrie,  ni  frères.  Habitée  par  des  êtres  qui  ne  me  sont  rien, 
elleest  pour  moi  comme  une  autre  sphère  ;  et  je  suis  aussi  peu 
curieux  désormais  d'apprendre  ce  qui  se  fait  dans  le  monde 
que  ce  qui  se  passe  à  Bicétre  ou  aux  Petites-Maisons. 


c'étoit  bien  perdre  son  argent,  son  temps  et  ses 
peines,  que  d'espionner  un  homme  qui  vivoit 
ainsi.  Mais  comme  ce  n'est  pas  la  vérité  qu'on 
cherche,  qu'on  ne  veut  que  noircir  la  victimcr 
et  qu'au  lieu  d'étudier  son  caractère  on  ne  veut 
que  le  diffamer,  peu  importe  qu'il  se  conduise 
bien  ou  mal,  et  qu'il  soit  innocent  ou  coupable. 
Tout  ce  qui  importe  est  d'être  assez  au  fait  de 
sa  conduite  pour  avoir  des  points  fixes  sur  les- 
quels on  puisse  appuyer  le  système  d'impos- 
ture dont  il  est  l'objet,  sans  s'exposer  à  être 
convaincu  de  mensonge,  et  voilà  à  quoi  l'es- 
pionnage est  uniquement  destiné.  Si  vous  me 
reprochez  ici  de  rendre  à  ses  accusateurs  les 
imputations  dont  ils  le  chargent,  j'en  convien- 
drai sans  peine,  mais  avec  cette  différence 
qu'en  parlant  d'eux  Rousseau  ne  s'en  cache 
pas.  Je  ne  pense  même,  et  ne  dis  tout  ceci  qu'a- 
vec la  plus  grande  répugnance.  Je  voudrois  de 
tout  mon  cœur  pouvoir  croire  que  le  gouver- 
nement est  à  son  égard  dans  l'erreur  de  bonne 
foi,  mais  c'est  ce  qui  m'est  impossible.  Quand 
je  n'aurois  nulle  autre  preuve  du  contraire,  la 
méthode  qu'on  suit  avec  lui  m'en  fourniroit  une 
invincible.  Ce  n'est  point  aux  méchans  qu'on 
fait  toutes  ces  choses-là,  ce  sont  eux  qui  les 
font  aux  autres. 

Pesez  la  conséquence  qui  suit  de  là.  Si  l'ad- 
ministration,  si  la  police  elle-même  trempe 
dans  le  complot  pour  abuser  le  public  sur  le 
compte  de  Jean-Jacques,  quel  homme  au 
monde,  quelque  sage  qu'il  puisse  être,  pourra 
se  garantir  de  l'erreur  à  son  égard? 

Que  de  raisons  nous  font  sentir  que,  dans 
l'étrange  position  de  cet  homme  infortuné,  per- 
sonne ne  peut  plus  juger  de  lui  avec  certitude, 
ni  sur  le  rapport  d'autrui,  ni  sur  aucune  espèce 
de  preuve  !  Il  ne  suffit  pas  même  de  voir,  il 
faut  vérifier,  comparer,  approfondir  tout  par 
soi-même,  ou  s'abstenir  de  juger.  Ici ,  par 
exemple,  il  est  clair  comme  le  jour  qu'à  s'en 
tenir  au  témoignage  des  autres  le  reproche  de 
dureté  et  d'incommisération,  mérité  ou  non, 
lui  seroit  toujours  également  inévitable  :  car, 
supposé  un  moment  qu'il  remplît  de  toutes  ses 
forces  les  devoirs  d'humanité,  de  charité,  de 
bienfaisance,  dont  tout  homme  est  sans  cesse 
entouré,  qui  est-ce  qui  lui  rendroit  dans  le  pu- 
blic la  justice  de  les  avoir  remplis?  Ce  ne  seroit 
pas  lui-môme;  à  moins  qu'il  n'y  mît  celle  os- 


lâO 


tentation  philosophique  qui  gâte  l'œuvre  par  le 
motif.  Ce  ne  seroit  pas  ceux  envers  qui  il  les 
auroit  remplis,  qui  deviennent,  sitôt  qu'ils  l'ap- 
prochent, ministres  et  créatures  de  vos  mes- 
sieurs ;  ce  seroit  encore  moins  vos  messieurs 
eux-mêmes,  non  moins  zélés  à  cacher  le  bien 
qu'il  pourroit  chercher  à  faire,  qu'à  publier  à 
grand  bruit  celui  qu'ils  disent  lui  faire  en  secret. 
En  lui  faisant  des  devoirs  à  leur  mode  pour  le 
blâmer  de  ne  les  pas  remplir,  ils  tairoient  les 
véritables  qu'il  auroit  rempîisde  tout  son  cœur, 
et  lui  feroient  le  même  reproche  avec  le  même 
succès;  ce  reproche  ne  prouve  donc  rien.  Je 
remarque  seulement  qu'il  étoit  bienfaisant  et 
bon,  quand,  livré  sans  gêne  à  son  naturel,  il 
suivoit  en  toute  liberlé  ses  penchans  ;  et  main- 
tenant qu'il  se  sent  entravé  de  mille  pièges, 
entouré  d'espions,  de  mouches,  de  surveillans; 
maintenant  qu'il  sait  ne  pas  dire  un  mot  qui  ne 
soit  recueilli,  ne  pas  faire  un  mouvement  qui 
ne  soit  noté,  c'est  ce  temps  qu'il  choisit  pour 
lever  le  masque  de  l'hypocrisie,  et  se  livrer  à 
cette  dureté  tardive,  à  tous  ces  petits  larcins 
(le  bandits  dont  l'accuse  aujourd'hui  le  public  1 
Convenez  que  voilà  un  hypocrite  bien  bête,  et 
un  trompeur  bien  maladroit.  Quand  je  n'aurois 
rien  vu  par  moi-même,  cette  seule  réflexion  me 
rendfoit  suspecte  la  réputation  qu'on  lui  donne 
à  présent.  11  en  est  de  tout  ceci  comme  des  re- 
venus qu'on  lui  prodigue  avec  tant  de  magnifi- 
cence. Ne  faudroit-il  pas  dans  sa  position  qu'il 
fût  plus  qu'imbécile,  pour  tenter,  s'ils  étoient 
réels,  d'en  dérober  un  moment  la  connoissance 
au  public? 

Ces  réflexions  sur  les  friponneries  qu'il  s'est 
mis  à  faire,  et  sur  les  bonnes  œuvres  qu'il  ne 
fait  plus,  peuvent  s'étendre  aux  livres  qu'il 
fait  et  publie  encore,  et  dont  il  se  cache  si  heu- 
reusement, que  tout  le  monde,  aussitôt  qu'ils 
paroissent,  est  instruit  qu'il  en  est  l'auteur. 
Quoi!  monsieur,  ce  mortel  si  ombrageux,  si 
farouche,  qui  voit  à  peine  approcher  de  lui  un 
seul  homme  qu'il  ne  sache  ou  ne  croie  être  un 
traître  ;  qui  sait  ou  qui  croit  que  le  vigilant  ma- 
gistratchargédesdeuxdépartemens  de  la  police 
et  de  la  librairie  le  tient  enlace  dans  d'inextri- 
cables filets,  ne  laisse  pas  d'aller  barbouillant 
éternellement  des  livres  à  la  douzaine,  et  de  les 
confier  sans  crainte  au  tiers  et  au  quart  pour  les 
faire  imprimer  en  grand  secret?  Ces  livres  s'im- 


SEGOND  DIALOGUE.' 

priment,  se  publient,  se  débitent  hautement 
sous  son  nom,  même  avec  une  affectation  ridi- 
cule, comme  s'il  avoit  peur  de  n'être  pas  con- 
nu ;  et  mon  butor,  sans  voir,  sans  soupçonner 
même  cette  manœuvre  si  publique,  sans  jamais 
croire  être  découvert,  va  toujours  prudemment 
son  train,  toujours  barbouillant,  toujours  im- 
primant, toujours  se  confiant  à  des  confidens  si 
discrets,  et  toujours  ignorant  qu'ils  se  moquent 
de  lui  !  Que  de  stupidité  pour  tant  de  finesse  1 
que  de  confiance  pour  un  homme  aussi  soup- 
çonneux! Tout  cela  vous  paroît-il  donc  si  bien 
arrangé,  si  naturel,  si  croyable?  Pour  moi  je 
n'ai  vu  dans  Jean-Jacques  aucun  de  ces  deux 
extrêmes.  Il  n'est  pas  aussi  fin  que  vos  mes- 
sieurs, mais  il  n'est  pas  non  plus  aussi  bête  que 
le  public,  et  ne  se  paieroit  pas  comme  lui  de 
pareilles  bourdes.  Quand  un  libraire  vient  en 
grand  appareil  s'établir  à  sa  porte,  que  d'autres 
lui  écrivent  des  lettres  bien  amicales,  lui  pro- 
posent de  belles  éditions,  affectent  d'avoir  avec 
lui  des  relations  bien  étroites,  il  n'ignore  pas 
que  ce  voisinage ,  ces  visites ,  ces  lettres  lui 
viennent  de  plus  loin  ;  et  tandis  que  tant  do 
gens  se  tourmentent  à  lui  faire  des  livres  dont 
le  dernier  cuistre  rougiroit  d'être  l'auteur,  il 
pleure  amèrement  les  dix  ans  de  sa  vie  em- 
ployés à  en  faire  d'un  peu  moins  plats. 

Voilà,  monsieur,  les  raisons  qui  l'ont  forcé 
de  changer  de  conduite  avec  ceux  qui  l'appro- 
chent, et  de  résister  aux  penchans  de  son  cœur, 
pour  ne  pas  s'enlacer  lui-même  dans  les  pièges 
tendus  autour  de  lui.  J'ajoute  à  cela  que  son 
naturel  timide  et  son  goût  éloigné  de  toute  os- 
tentation ne  sont  pas  propres  à  mettre  en  évi- 
dence son  penchant  à  faire  du  bien,  et  peuvent 
même,  dans  une  situation  si  triste,  l'arrêter 
quand  il  auroit  Pair  de  se  mettre  en  scène.  Je 
l'ai  vu,  dans  un  quartier  Irès-vivant  de  Paris, 
s'abstenir  malgré  lui  d'une  bonne  œuvre  qui  se 
présentoit,  ne  pouvant  se  résoudre  à  fixer  sur 
lui  les  regards  malveillans  de  deux  cents  per- 
sonnes ;  et,  dans  un  quartier  peu  éloigné,  mais 
moins  fréquenté,  je  l'ai  vu  se  conduire  diffé- 
remment dans  une  occasion  pareille.  Cette 
mauvaise  honte  ou  cette  blâmable  fierté  me 
semble  bien  naturelle  à  un  infortuné  sûr  d'a- 
vance que  tout  ce  qu'il  pourra  faire  de  bien  sera 
mal  interprété.  Il  vaudroit  mieux  sans  doute 
braver  l'injustice  du  public  :  mais  avec  une  âmo 


SKCOND  DIALOGUE. 


hil 


haute  et  un  naturel  timide,  qui  peut  se  résou- 
dre, en  faisant  une  bonne  action  qu'on  accu- 
sera d'hypocrisie,  de  lire  dans  les  yeux  des 
spectateurs  l'indigne  jugement  qu'ils  en  por- 
tent? Dans  une  pareille  situation,  celui  qui 
voudroit  faire  encore  du  bien  s'en  cacheroit 
comme  d'une  mauvaise  œuvre,  et  ce  ne  seroit 
pas  ce  secret-là  qu'on  iroit  épiant  pour  le  pu- 
blier. 

Quant  à  la  seconde  et  à  la  plus  sensible  des 
peines  que  lui  ont  ftiitcs  les  barbares  qui  le  tour- 
mentent, il  la  dévore  en  secret,  elle  reste  en 
réserve  au  fond  de  son  cœur,  il  ne  s'en  est  ou- 
vert à  personne,  et  je  ne  la  saurois  pas  moi- 
même  s'il  eût  pu  me  la  cacher.  C'est  par  elle 
que,  lui  ôtant  toutes  les  consolations  qui  res- 
toient  à  sa  portée,  ils  lui  ont  rendu  la  vie  à 
charge,  autant  qu'elle  peut  l'être  à  un  innocent. 
A  juger  du  vrai  but  de  vos  messieurs  pour  toute 
leur  conduite  à  son  égard ,  ce  but  paroit  être 
de  l'amener  par  degrés,  el  toujours  sans  qu'il 
y  paroisse,  jusqu'au  plus  violent  désespoir,  et, 
sous  l'air  de  l'intérêt  et  de  la  commisération , 
de  le  contraindre,  à  force  de  secrètes  angois- 
ses, à  finir  par  les  délivrer  de  lui.  Jamais,  tant 
qu'il  vivra,  ils  ne  seront,  malgré  toute  leur  vi- 
gilance, sans  inquiétude  de  se  voir  découverts. 
Malgré  la  triple  enceinte  de  ténèbres  qu'ils  ren- 
forcent sans  cesse  autour  de  lui,  toujours  ils 
tremblerontqu'un  trait  de  lumière  ne  perce  par 
quelque  fissure,  et  n'éclaire  leurs  travaux  sou- 
terrains. Ils  espèrent,  quand  il  n'y  sera  plus, 
jouir  plus  tranquillement  de  leur  œuvre;  mais  ils 
se  sont  abstenus  jusqu'ici  de  disposer  tout-à-fait 
de  lui,  soit  qu'ils  craignent  de  ne  pouvoir  tenir 
cet  attentat  aussi  caché  que  les  autres,  soit 
qu'ils  se  fassent  encore  un  scrupule  d'opérer 
par  eux-mêmes  l'acte  auquel  ils  ne  s'en  font 
aucun  de  le  forcer,  soit  enfin  qu'attachés  au 
plaisir  de  le  tourmenter  encore  ils  aiment  mieux 
attendre  de  sa  main  la  preuve  complète  do  sa 
misère.  Quel  que  soit  leur  vrai  motif,  ils  ont 
pris  tous  les  moyens  possibles  pour  le  rendre, 
à  force  de  déchiremens,  le  ministre  de  la  haine 
dont  il  est  l'objet.  Ils  se  sont  singulièrement  ap- 
pliqués à  le  navrer  de  profondes  et  continuel- 
les blessures,  par  tous  les  endroits  sensibles  de 
son  cœur.  Ils  savoient  combien  il  étoit  ardent 
et  sincère  dans  tous  ses  attachemens  ;  ils  se  sont 
appliqués  sans  relâche  à  ne  lui  pas  laisser  un 


seul  ami.  Ils  savoient  que,  sensible  à  l'honneur 
et  à  l'estime  des  honnêtes  gens,  il  faisoil  un  cas 
très-médiocre  de  la  réputation  qu'on  n'acquiert 
que  par  des  talens;  ils  ont  affecté  de  prôner 
les  siens,  en  couvrant  d'opprobre  son  carac- 
tère. Ils  ont  vanté  son  esprit  pour  déshonorer 
son  cœur.  Ils  le  connoissoient  ouvert  et  franc 
jusqu'à  l'imprudence,  détestant  le  mystère  et 
la  fausseté  ;  ils  l'ont  entouré  de  trahisons,  de 
mensonges,  de  ténèbres,  de  duplicité.  Ils  sa- 
voient combien  il  chérissoit  sa  patrie;  ils  n'ont 
rien  épargné  pourl'yrendre  méprisable, et  pour 
l'y  faire  haïr.  Ils  connoissoient  son  dédain  pour 
le  métier  d'auteur,  combien  il  déploroit  le  court 
temps  de  sa  vie  qu  il  perdit  à  ce  triste  métier, 
et  parmi  les  brigands  qui  l'exercent;  ils  lui  font 
incessamment  barbouiller  des  livres,  et  ils  ont 
grand  soin  que  ces  livres,  très-dignes  des  plu- 
mes dont  ils  sortent ,  déshonorent  le  nom 
qu'ils  leur  font  porter.  Ils  l'ont  fait  abhorrer  du 
peuple  dont  il  déplore  la  misère,  des  bons  dont 
il  honora  les  vertus,  des  femmes  dont  il  fut 
idolâtre,  de  tous  ceux  dont  la  haine  pouvoit 
le  plus  l'affliger.  A  force  d'outrages  sanglans, 
mais  tacites,  à  force  d'atlroupemens,  de  chu- 
chotemens,  de  ricanemens,  de  regards  cruels 
el  farouches,  ou  insultans  et  moqueurs,  ils 
sont  parvenus  à  le  chasser  de  toute  assemblée, 
de  tout  spectacle ,  des  cafés ,  des  promenades 
publiques  :  leur  projet  est  de  le  chasser  enfin 
des  rues,  de  le  renfermer  chez  lui,  de  l'y  tenir 
investi  par  leurs  satellites,  et  de  lui  rendre  en- 
fin la  vie  si  douloureuse  qu'il  ne  la  puisse  plus 
endurer.  En  un  mot,  en  lui  portant  à  la  fois 
toutes  les  atteintes  qu'ils  savoient  lui  être  les 
plus  sensibles,  sans  qu'il  puisse  en  pann:  au- 
cune, et  ne  lui  laissant  quun  seul  moyen  de  s'y 
dérober,  il  est  clair  qu'ils  l'ont  voulu  forcer  à  le 
prendre.  Mais  ils  ont  tout  calculé  sans  doute, 
hors  la  ressource  de  l'innocence  et  de  la  rési- 
gnation. Malgré  l'âge  et  l'adversité,  sa  santé 
s'est  raffermie  et  se  maintient  :  le  calme  de  son 
âme  semble  le  rajeunir;  et,  quoiqu'il  ne  lui 
reste  plus  d'espérance  parnii  les  hommes,  il  ne 
fut  jamais  plus  loin  du  désespoir. 

J'ai  jeté  sur  vos  objections  et  vos  doutes  l'é- 
claircissement qui  dépendoit  de  moi.  Cet  éclair- 
cissement, je  le  répète,  n'en  peut  dissiper 
l'obscurité,  même  à  mes  yeux;  car  la  réunion 
de  toutes  ces  causes  est  trop  au-dessous  de 


lit 


THOISIÈME  DIALOGUE. 


l'effet,  pour  qu'il  n'ait  pas  quelque  autre  cause 
encore  plus  puissante,  qu'il  m'est  impossible 
d'imaginer.  Mais  je  ne  Irouverois  rien  du  tout 
à  vous  répondre,  que  je  n'en  resterois  pas  moins 
dans  mon  sentiment,  non  par  un  entêtement 
ridicule,  mais  parce  que  j'y  vois  moins  d'inter- 
médiaires entre  moi  et  le  personnage  jugé,  et 
que,  de  tous  les  yeux  auxquels  il  fauJ  que  je 
m'en  rapporte,  ceux  dont  j'ai  le  moins  à  me 
défier  sont  les  miens.  On  nous  prouve,  j'en 
conviens,  des  choses  que  je  n'ai  pu  vérifier,  et 
qui  me  tiendroient  peut-être  encore  en  doute,  si 
l'on  meprouvoit,toutaussibien,beaucoupd'au- 
tres  choses  que  je  sais  très-certainement  être 
fausses;  et  quelle  autorité  peut  rester  pour  être 
crus  en  aucune  chose  à  ceux  qui  savent  donner 
au  mensonge  tous  les  signes  de  la  vérité?  Au 
reste,  souvenez-vous  que  je  ne  prétends  point 
ici  que  mon  jugement  fasse  autorité  pour  vous; 
mais  après  les  détails  dans  lesquels  je  viens 
d'entrer,  vous  ne  sauriez  blâmer  qu'il  la  fasse 
pour  moi,  et  quelque  appareil  de  preuves  qu'on 
m'étale  en  se  cachant  de  l'accusé,  tant  qu'il  ne 
sera  pas  convaincu  en  personne,  et  moi  présent, 
d'être  tel  que  l'ont  peint  vos  messieurs,  je  me 
croirai  bien  fondé  à  le  juger  tel  que  je  l'ai  vu 
moi-même. 

A  présent  que  j'ai  fait  ce  que  vous  avez  désiré, 
il  est  temps  de  vous  expliquer  à  votre  tour,  et 
de  m'apprendre,  d'après  vos  lectures,  com- 
ment vous  l'avez  vu  dans  ses  écrits. 

Le  Fr.  Il  est  tard  pour  aujourd'hui;  je  pars 
demain  pour  la  campagne  ;  nous  nous  verrons 
à  mon  retour. 


••••••••••a 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


De  l'esprit  de  ses  livres.  Conclusion. 


Rousseau.  Vous  avez  fait  un  long  séjour  en 
campagne. 

Le  François.  Le  temps  ne  m'y  duroit  pas. 
Je  le  passois  avec  voire  ami. 

Uouss.  Oh!  s'il  se  pouvoit  qu'un  jour  il  de- 
vînt le  vôtre  I 

Le  Fr.  Vous  jugerez  de  cette  possibilité  par 


l'effet  de  votre  conseil.  Je  les  ai  lus  enfin,  «es 
livres  si  justement  détestés. 

Rouss.  Monsieur!... 

Le  Fr.  Je  les  ai  lus,  non  pas  assez  encore 
pour  les  bien  entendre,  mais  assez  pour  y  avoir 
trouvé,  nombre,  recueilli,  des  crimes  irrémis- 
sibles, qui  n'ont  pu  manquer  de  faire  de  leur 
auteur  le  plus  odieux  de  tous  les  monstres,  et 
l'horreur  du  genre  humain. 

Rouss.  Que  dites-vous?  Est-ce  bien  vous  qui 
parlez,  et  faites-vous  à  votre  tour  des  énigmes? 
De  grâce,  expliquez-vous  promptcment. 

Le  Fr.  La  liste  que  je  vous  présente  vous 
servira  de  réponse  et  d'explication.  En  la  lisant 
nul  homme  raisonnable  ne  sera  surpris  de  la 
destinée  de  l'auteur. 

Rouss.  Voyons  donc  cette  étrange  liste. 

Le  Fr.  La  voilà.  J'aurois  pu  la  rendre  aisé- 
ment dix  fois  plus  ample,  surtout  si  j'y  avois 
fait  entrer  les  nombreux  articles  qui  regardent 
le  métier  d'auteur  et  le  corps  des  gens  de  let- 
tres; mais  ils  sont  si  connus  qu'il  suffit  d'en 
donner  un  ou  deux  pour  exemple.  Dans  ceux  de 
toute  espèce  auxquels  je  me  suis  borné,  et  que 
j'ai  notés  sans  ordre  comme  ils  se  sont  présen- 
tés, je  n'ai  fait  qu'extraire  et  transcrire  fidèle- 
ment les  passages.  Vous  jugerez  vous-même 
des  eiïets  qu'ils  ont  dû  produire,  et  des  quali- 
fications que  dut  espérer  leur  auteur  sitôt  qu'on 
put  l'en  charger  impunément. 


EXTRAITS. 
LES  GENS  DE  LETTRES. 

\ .  «  Qui  est-ce  qui  nie  que  les  savans  sachent 
»  mille  choses  vraies,  que  les  ignorans  ne  sau- 
»  ront  jamais?  Les  savans  sont-ils  pour  cela  plus 
I)  près  de  la  vérité?  Tout  au  contraire,  ils  s'en 
»  éloignent  en  avançant,  parce  que,  la  vanité 
»  de  juger  faisant  encore  plus  de  progrès  que 
»  les  lumières,  chaque  vérité  qu'ils  apprennent 
»  ne  vient  qu'avec  cent  jugemens  faux.  Il  est 
»  de  la  dernière- évidence  que  les  compagnies 
»  savantes  de  l'Europe  ne  sont  que  des  écoles 
»  publiques  de  mensonge  ;  et  très-sûrement  il 
»  y  a  plus  d'erreurs  dans  l'Académie  des  Scien- 
»  ces,  que  dans  tout  un  peuple  de  Hurons.  » 
[Emile,  Liv.  m.) 


2.  «  Tel  fait  aujourd'hui  l'esprit  fort  et  le 
»  philosophe,  qui,  par  la  même  raison,  n'eût 
»  été  qu'un  fanatique  du  temps  de  la  ligue.  » 
{  Préface  du  Discours  sur  les  Sciences.  ) 

5.  «  Les  hommes  ne  doivent  point  être  ins- 
»  truits  à  demi.  S'ils  doivent  rester  dans  l'er- 
»  reur,  que  ne  les  laisscz-vousdans  l'ignorance? 
»  A  quoi  bon  tant  d'écoles  et  d'universités  pour 
»  ne  leur  apprendre  rien  de  ce  qui  leur  importe 
»  à  savoir  ?  Quel  est  donc  l'objet  de  vos  collèges, 
»  de  vos  académies,  de  toutes  vos  fondations 
»  savantes?  Est-ce  de  donner  le  change  au 
»  peuple,  d'altérer  sa  raison  d'avance,  et  de 
»  l'empêcher  d'aller  au  vrai?  Professeurs  de 
»  mensonge  ,  c'est  pour  l'égarer  que  vous  fei- 
N  gnez  de  l'instruire,  et,  comme  ces  brigands 
»  qui  mettent  des  fanaux  sur  les  écueils,  vous 
»  l'éclairez  pour  le  perdre.  »  (  Lettre  à  M.  de 
Beaumont.  ) 

4.  «  On  lisoitces  mots  gravés  sur  un  marbre 
»  aux  Thermopyles  :  Passant,  va  dire  à  Sparte 
»  que  nous  sommes  morts  ici  pour  obéir  à  ses 
»  saintes  lois.  On  voit  bien  que  ce  n'est  pasl'Â- 
»  cadémie  des  Inscriptions  qui  a  composé  celie- 
»  là.  »  [Emile,  U\.  iv.) 

LES  MÉDECINS. 

5.  «  Un  corps  débile  affoiblit  l'âme.  De  là 
»  l'empire  de  la  médecine;  art  plus  pernicieux 
»  aux  hommes  que  tous  les  maux  qu'il  prétend 
»  guérir.  Je  ne  sais  pour  moi  de  quelle  maladie 
N  nous  guérissent  les  médecins  ;  mais  je  sais 
»  qu'ils  nous  en  donnent  de  bien  funestes:  la 
»  lâcheté,  la  pusillanimité,  la  terreur  de  In 
»  mort  ;  s'ils  guérissent  le  corps,  ils  tuent  le 
»  courage.  Que  nous  importe  qu'ils  fassent 
»  marcher  des  cadavres?  Ce  sont  des  hommes 
»  qu'il  nous  faut,  et  l'on  n'en  voit  point  sortir 
»  de  leurs  mains. 

»  La  médecine  est  à  la  mode  parmi  nous  ;  elle 
»  doit  l'être.  C'est  l'amusement  des  gens  oisifs  et 
»  désœuvrés,  qui,  ne  sachant  que  faire  de  leur 
»  temps,  le  passent  à  se  conserver.  S'ils  avoieni 
»  eu  le  malheur  de  naître  immortels,  ils  seroient 
»  les  plus  misérables  des  êtres.  Une  vie  qu'ils 
»  n'auroient  jamais  peur  de  perdre  ne  seroit 
»  pour  eux  d'aucun  prix.  Il  faut  à  ces  gens-là 
N  des  médecins  qui  les  menacent  pour  les  flal- 
»  1er,  et  qui  leur  donnent  chaque  jour  le  seul 


TROISIÈME  DIALOGUE.  125 

»  plaisir  dont  ils  soient  susceptibles ,  celui  de 
»  n'être  pas  morts. 

»  Je  n'ai  nul  dessein  de  m'étendre  ici  sur  la 
»  vanité  de  la  médecine.  Mon  objet  n'est  que 
n  de  la  considérer  par  le  c6té  moral.  Je  ne  puis 
»  pourtant    m'cmpêcher   d'observer  que  les 
»  hommes  font  sur  son  usage  les  mêmes  sophis- 
»  mes  que  sur  la  recherche  de  la  vérité  :  ils 
»  supposent  toujours  qu'en  traitant  un  malade 
»  on  le  guérit ,  et  qu'en  cherchant  une  vérité 
»  on  la  trouve.  Ils  ne  voient  pas  qu'il  faut  ba- 
»  lancer  l'avantage  d'une  guérison  que  le  mé- 
»  decin  opère  par  la  mort  de  cent  malades  qu'il 
»  a  tués,  et  l'utilité  d'une  vérité  découverte  par 
»  le  tort  que  font  les  erreurs  qui  passent  en 
»  même  temps.  La  science  qui  instruit,  et  la 
»  médecine  qui  guérit,  sont  fort  bonnes  sans 
»  doute  ;  mais  la  science  qui  trompe,  et  la  mé- 
»  decine  qui  tue,  sont  mauvaises.  Apprenez- 
»  nous  donc  à  les  distinguer.  Voilà  le  nœud  de 
»  la  question.  Si  nous  savions  ignorer  la  vérité, 
»  nous  ne  serions  jamais  les  dupes  du  men- 
»  songe  ;  si  nous  savions  ne  vouloir  pas  guérir 
»  malgré  la  nature,  nous  ne  mourrions  jamais 
»  par  la  main  du  médecin.  Ces  deux  absii- 
»  nences  seroient  sages  ;  on  gagneroitévidem- 
»  ment  à  s'y  soumettre.  Je  ne  dispute  donc  pas 
»  que  la  médecine  ne  soit  utile  à  quelques  hom- 
»  mes,  mais  je  dis  qu'elle  est  funeste  au  genre 
»  humain. 

»  On  me  dira,  comme  on  fait  sans  cesse, 
»  que  les  fautes  sont  du  médecin,  mais  que  la 
M  médecine  en  elle-même  est  infaillible.  A  la 
»  bonne  heure;  mais  qu'elle  vienne  donc  sans  le 
»  médecin  ;  car,  tant  qu'ils  viendront  ensem- 
»  ble,  il  y  aura  cent  fois  plus  à  craindre  des  er- 
»  reurs  de  l'artiste,  qu'à  espérer  du  secours  de 
»  l'art.  »  (  Emile,  Liv.  i.  ) 

6.  «  Vis  selon  la  nature,  sois  patient,  et 
»  chasse  les  médecins.  Tu  n'éviteras  pas  la 
»  mort,  mais  tu  ne  la  sentiras  qu'une  fois,  au 
»  lieu  qu'ils  la  portent  chaque  jour  dans  ton 
»  imagination  troublée,  et  que  leur  art  men- 
»  songer,  au  lieu  de  prolonger  tes  jours,  t'en 
»  ôte  la  jouissance.  Je  demanderai  toujours 
»  quoi  vrai  bien  cet  <irt  a  fait  aux  hommes. 
»  Quelques-uns  de  ceux  qu'il  guérit  mour- 
»  roient,  il  est  vrai,  mais  des  millions  qu'il  tue 
»  resteroient  en  vie.  Homme  sensé,  ne  mets 
9  point  à  cette  loterie,  où  trop  do  chances  sont 


124 


TROISIEME 


»  contre  toi.  Souffre,  meurs  ou  ffuéris,  mais 
»  surtout  vis  jusqu'à  ta  dernière  heure.  » 
{Emile,  Liv  ii.  ) 

7.  «  Inoculerons -nous  notre  élève?  Oui  et 
»  non,  selon  l'occasion,  les  temps,  les  lieux, 
»  les  circonstances.  Si  on  lui  donne  la  pctite- 
»  vérole,  on  aura  l'avantage  de  prévoir  et  con- 
»  noître  son  mal  d'avance  ;  c'est  quelque  chose  ; 
»  mais  s'il  la  prend  naturellement,  nous  l'au- 
»  ronspréservé  du  médecin;  c'est  encore  plus.  » 
(  Émiley  Liv.  il.  ) 

8.  «  S'agit-il  de  chercher  une  nourrice,  on 
»  la  fait  choisir  par  l'accoucheur.  Qu'arrive- 
»  t-il  de  là?  que  la  meilleure  est  toujours  celle 
»  qui  l'a  le  mieux  payé.  Je  n'irai  donc  point 
»  consulter  un  accoucheur  pour  celle  d'Emile; 
»  j'aurai  soin  de  la  choisir  moi-même.  Je  ne 
»  raisonnerai  pas  là-dessus  si  disertement  qu'un 
»  chirurgien,  mais  à  coup  sûr  je  serai  de  meil- 
»  leure  foi,  et  mon  zèle  me  trompera  moins 
»  que  son  avarice.  »  [Emile,  Liv.  i.  ) 

LES  ROIS,   LES  GRANDS,   LES  RICHES. 

9.  «  Nous  étions  faits  pour  être  hommes , 
»  les  lois  et  la  société  nous  ont  replongés  dans 
»  l'enfance.  Les  riches,  les  grands,  les  rois, 
»  sont  tous  des  enfans,  qui,  voyant  qu'on  s'em- 
»  presse  à  soulager  leur  misère,  tirent  de  cela 
»  même  une  vanité  puérile,  et  sont  tout  fiers 
»  de  soins  qu'on  ne  leur  rendroit  pas  s'ils 
»  étoient  hommes  faits.  (  Emile,  Liv.  ii.) 

^0.  «  C'est  ainsi  qu'il  dut  venir  un  temps  où 
»  les  yeux  du  peuple  furent  fascinés  à  tel  point, 
•  que  ses  conducteurs  n'avoient  qu'à  dire  au 
»  plus  petit  des  hommes ,  sois  grand  ,  toi  et 
»  toute  ta  race  ;  aussitôt  il  paroissoit  grand  à 
»  tout  le  monde  ainsi  qu'à  ses  propres  yeux , 
»  et  ses  descendans  s'élevoient  encore  à  mesure 
»  qu'ils  s'éloignoient  de  lui  ;  plus  la  cause  étoit 
»  reculée  et  incertaine  ,  plus  l'effet  laugmen- 
»  toit  ;  plus  on  pouvoit  compter  de  fainéans 

^    »  dans  une  famille ,  et  plus  elle  devenoit  illus- 

\    »  tre.  »  [Disc,  sur  l'Inégalité.  ) 

\j  ^  ^ .  «  Les  peuples  une  fois  accoutumés  à  des 
»  maîtres  ne  sont  plus  en  état  de  s'en  passer. 
»  S'ils  tentent  de  secouer  le  joug,  ils  s'éloi- 
»  gnent  d'autant  plus  de  la  liberté,  que,  pre- 
»  nant  pour  elle  une  licence  effrénée  qui  lui  est 
»  opposée,  leurs  révolutions  les  livrent  presque 
»  toujours  à  des  séducteurs  qui  ne  font  qu'ag- 


DIALOGUE. 

»  graver  leurs  chaînes.  »  [Épître  dédie,  du  Disc. 
»  sur  l'Inégalité,  ) 

^  2.  «  Ce  petit  garçon  que  vous  voyez  /à,  di- 
»  soit  Thémistocle  à  ses  amis,  est  l'arbitre  de 
»  la  Grèce  :  car  il  gouverne  sa  mère,  sa  mère 
»  me  gouverne,  je  gouverne  les  Athéniens,  çt 
y>  les  Athéniens  gouvernent  les  Grecs.  Oh  ! 
»  quels  petits  conducteurs  on  trouveroit  sou- 
»  vent  aux  plus  grands  empires,  si  du  prince 
»  on  descendoit  par  degré  jusqu'à  la  première 
»  main  qui  donne  le  branle  en  secret!  »  [Emile, 
Liv.  II.  ) 

-15.  «  Je  me  suppose  riche.  11  me  faut  donc 
»  des  plaisirs  exclusifs,  des  plaisirs  destructifs  ; 
»  voici  de  tout  autres  affaires.  Il  me  faut  des 
»  terres,  des  bois,  des  gardes,  des  redevances, 
»  des  honneurs  seigneuriaux,  surtout  de  l'en- 
»  cens  et  de  l'eau  bénite. 

»  Fort  bien  ;  mais  cette  terre  aura  des  voisins 
»  jaloux  de  leurs  droits,  et  désireux  d'usurper 
I)  ceux  des  autres  ;  nos  gardes  se  chamailleront, 
»  et  peut-être  les  maîtres  ;  voilà  des  alterca- 
»  tions,  des  querelles,  des  haines,  des  procès 
»  tout  au  moins;  cela  n'est  déjà  pas  fortagréa- 
»  ble.  Mes  vassaux  ne  verront  point  avec  plai- 
»  sir  labourer  leurs  blés  par  mes  lièvres,  et 
»  leurs  fèves  par  mrs  sangliers  :  chacun  n'osant 
»  tuer  l'ennemi  qui  détruit  son  travail  voudra 
»  du  moins  le  chasser  de  son  champ  :  après 
»  avoir  passé  le  jour  à  cultiver  leurs  terres,  il 
»  faudra  qu'ils  passent  la  nuit  à  les  garder,  ils 
»  auront  des  mâtins,  des  tambours,  des  cor- 
»  nets,  des  sonnettes.  Avec  tout  ce  tintamarre 
»  ils  troubleront  mon  sommeil.  Je  songerai 
»  malgré  moi  à  la  misère  de  ces  pauvres  gens, 
»  et  ne  pourrai  m'empêcher  de  me  la  repro- 
»  cher.  Si  j'avois  l'honneur  d'être  prince,  tout 
»  cela  ne  me  toucheroit  guère;  mais  moi,  nou- 
»  veau  parvenu,  nouveau  riche,  j'aurai  le  cœur 
I)  encore  un  peu  roturier. 

»  Ce  n'est  pas  tout  :  l'abondance  du  gibier 
»  tentera  les  chasseurs  ;  j'aurai  bientôt  des 
»  braconniers  à  punir  ;  il  me  faudra  des  pri- 
»  sons,  des  geôliers,  dos  archers,  des  galères. 
»  Tout  cela  me  paroît  assez  cruel.  Les  femmes 
»  de  ces  malheureux  viendront  assiéger  ma 
»  porte  et  m'importuner  de  leurs  cris,  ou  bien 
»  il  faudra  qu'on  les  chasse,  qu'on  les  mal- 
»  traite.  Les  pauvres  gens  qui  n'auront  point 
»  braconné,  et  dont  mon  gibier  aura  fourrage 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


i25 


»  la  récolte,  viendront  se  plaindre  de  leur 
K  côté.  Les  uns  seront  punis  pour  avoir  tué  le 
»  gibier,  les  autres  ruinés  pour  l'avoir  épar- 
»  gné  :  quelle  triste  alternative  !  Je  ne  verrai 
»  de  tous  côtés  qu'objets  de  misère,  je  n'en- 
»  tendrai  que  f[émisseniens  :  cela  doit  troubler 
j»  beaucoup,  ce  me  semble,  le  plaisir  de  mas- 
»  sucrer  à  son  aise  des  foules  de  perdrix  et  de 
»  itèvres  presque  sous  ses  pieds. 

»  Voulez-vous  dégager  les  plaisirs  de  leurs 

»  peines,  ôtcz-en  l'exclusion Le  plaisir 

»  n'est  donc  pas  moindre,  et  l'inconvénient 
»  est  ôié  quand  on  n'a  ni  terre  à  garder,  ni 
»  braconnier  à  punir,  ni  misérable  à  tourmen- 
»  ter.  Voilà  donc  une  solide  raison  de  pré- 
»  férencc.  Quoi  qu'on  fasse,  on  ne  tourmente 
»  point  sans  fin  les  hommes  qu'on  n'en  reçoive 
»  aussi  quelque  malaise,  et  les  longues  malé- 
N  dictions  du  peuple  rendent  lot  ou  tard  le  gi- 
»  bier  amer.  »  [Emile^  Liv.  iv.) 

^'^.  «  Tous  les  avantages  de  la  société  ne 
»  sonl-ils  pas  pour  les  puissans  et  les  riches? 
*  Tous  les  emplois  lucratifs  ne  sonl-ils  pas  rem- 
»  plis  par  eux  seuls?  Toutes  les  grâces,  toutes 
M  les  exemptions  ne  leur  sont-elles  pas  réser- 
»  vées,  et  l'autorité  publique  n'est-elle  pas 
»  toute  en  leur  faveur? Qu'un  homme  de  con- 
»  sidération  vole  ses  créanciers  ou  fasse  d'au- 
»  très  friponneries,  n'est-il  pas  toujours  sûr  de 
N  l'impunité?  Les  coups  de  bâton  qu'il  distri- 
»  bue,  les  violences  qu'il  commet,  les  meurtres 
N  même  et  les  assassinats  dont  il  se  rend  coupa- 
»  ble,  ne  sont-ce  pas  des  affaires  qu'on  assoupit 
»  et  dont  au  bout  de  six  mois  il  n'est  plus  ques- 
»  tion?  Que  ce  même  homme  soit  volé,  toute 
»  la  police  est  aussitôt  en  mouvement  ;  et  mal- 
»  heur  aux  innocens  qu'il  soupçonne  1  Passe- 
»  t-ildansun  lieu  dangereux,  voilà  les  escortes 
M  en  campagne  ;  l'essieu  de  sa  chaise  vient-il  à 
N  rompre,  tout  vole  à  son  secours  ;  fait-on  du 
»  bruit  à  sa  porte,  il  dit  un  mot,  et  tout  se 
»  tait;  la  foule  l'iucommode-t-ellc,  il  fait  un 
»  signe  et  tout  se  range.  Un  charretier  se 
»  trouve-t-il  sur  son  passage,  ses  gens  sont 
»  prêts  à  l'assommer;  et  cinquante  honnêtes 
»  piétons,  allant  à  leurs  affaires,  seroient  plutôt 
»  écrasés  qu'un  faquin  oisif  retardé  dans  son 
»  équipage.  Tous  ces  égards  ne  lui  coûtent  pas 
»  un  sou;  ils  sont  le  droit  de  l'homme  riche, 
»  et  non  le  prix  de  la  richesse.  Que  le  tableau 


»  du  pauvre  est  différent!  plus  l'humanité  lui 
M  doit,  plus  la  société  lui  refuse.  Toutes  les 
»  portes  lui  sont  fermées,  même  quand  il  a  le 
»  droit  de  les  faire  ouvrir  ;  et,  si  quelquefois  il 
»  obtient  justice, c'estavec  plusdcpeine  qu'un 
»  autre  n'obtiendroit  grâce.  S'il  y  a  des  cor- 
»  vées  à  faire,  une  milice  à  tirer,  c'est  à  lui 
»  qu'on  donne  la  préférence.  Il  porte  toujours, 
»  outre  sa  charge,  celle  dont  son  voisin  plus 
M  riche  a  le  crédit  de  se  faire  exempter.  Au 
»  moindre  accident  qui  lui  arrive,  chacun  s'é- 
»  loigne  de  lui.  Si  sa  pauvre  charrette  verse, 
»  loin  d'être  aidé  par  personne,  je  le  tiens 
»  heureux  s'il  évite  en  passant  les  avanies  des 
»  gens  lestes  d'un  jeune  duc.  En  un  mot,  toute 
»  assistance  gratuite  le  fuit  au  besoin,  préci- 
M  sèment  parce  qu'il  n'a  pas  de  quoi  la  payer; 
M  mais  je  le  liens  pour  un  homme  perdu  s'il  a 
»  le  malheur  d'avoir  l'âme  honnête,  une  fille 
»  aimable  et  un  puissant  voisin.  »  [De  l'Eco- 
nomie polHique.) 

LES  FEMMES. 

H  5.  «  Femmes  de  Paris  et  de  Londres,  par- 
»  donnez-le-moi  ;  mais  si  une  seule  do  vous  a 
»  l'âme  vraiment  honnête,  je  n'entends  rien  à 
»  nos  institutions.  »  {Emile,  Liv.  v.) 

^6.  «  11  jouit  de  l'estime  publique,  il  la  mé- 
»  rile.  Avec  cela,  fût-il  le  dernier  des  hom- 
»  mes,  encore  ne  faudroit-il  pas  balancer;  car 
»  il  vaut  mieux  déroger  à  la  noblesse  qu'à  la 
»  vertu;  et  la  femme  d'un  charbonnier  est 
»  plus respcctableque la maîtressed'un prince.» 
[Nouvelle Héloïse,  Part,  v,  Lettre  xiii.) 

LES  ANGLOIS. 

^7.  «  Les  choses  ont  changé    depuis  que 

)»  j'écrivois  ceci  (en  ^756),  mais  mon  principe 

»  sera  toujours  vrai.  Il  est  par  exemple  très- 

»  aisé  de  prévoir  que  dans  vingt  ans  d'ici  (') 

w  l'Angleterre  avec  toute  sa  gloire  sera  ruinée, 

»  et  de  plus  aura  perdu  le  reste  de  sa  liberté. 

»  Tout  le  monde  assure  que  l'agriculture  fleu- 

»  rit  dans  cette  île,  et  moi  je  parie  qu'elle  y 

»  dépérit.  Londres  s'agrandit  tous  les  jours, 

(«  )  Il  est  bon  de  remaniiier  que  ceci  fut  écrit  et  publié  eu  « 760, 
lépoqne  de  la  plus  grande  prospérité  de  lAngleterre  durant 
le  niinislère  de  M.  Pitt,  aujourd'hui  lord  Cbaiani. 


i2G 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


»  donc  le  royaume  se  dépeuple.  Les  Anglois 
x  veulent  être  conquérans,  donc  ils  ne  tarde- 
N  ront  pas  d'être  esclaves.  »  [Projet  de  paix 
perpétuelle.  Note.) 

^8.  «  Je  sais  que  les  Anglois  vantent  bcau- 
»  coup  leur  humanité  et  le  bon  naturel  de  leur 
»  nation,  qu'ils  appellent  giood  nalured  people. 
»  Mais  ils  ont  beau  crier  cela  tant  qu'ils  peu- 
»  vent,  personne  ne  le  répète  après  eux.  » 
{Emile,  Liv.  il.  ïNote.) 

Vous  auriez  trop  à  faire  s'il  falloit  achever, 
et  vous  voyez  que  cela  n'est  pas  nécessaire.  Je 
savois  que  tous  les  étals  étoient  maltraités  dans 
les  écrits  de  Jean-Jacques  ;  mais  les  voyant 
tous  s'intéresser  néanmoins  si  tendrement  pour 
lui,  j'étois  fort  éloigné  de  comprendre  à  quel 
point  son  crime  envers  chacun  d'eux  étoit  irré- 
missible. Je  l'ai  compris  durant  ma  lecture,  et 
seulement  en  lisant  ces  articles  vous  devez  sen- 
tir, comme  moi,  qu'un  homme  isolé  et  sans 
appui,  qui,  dans  le  siècle  où  nous  sommes, 
ose  ainsi  parler  de  la  médecine  et  des  médecins, 
ne  peut  manquer  d'être  un  empoisonneur  ;  que 
celui  qui  traite  ainsi  la  philosophie  moderne 
ne  peut  être  qu'un  abominable  impie  ;  que  ce- 
lui qui  paroît  estimer  si  peu  les  femmes  galan- 
tes et  les  maîtresses  des  princes,  ne  peut  être 
qu'un  monstre  de  débauche  ;  que  celui  qui  ne 
croit  pas  à  l'infaillibilité  des  livres  à  la  mode, 
doit  voir  brûler  les  siens  par  la  main  du  bour- 
reau ;  que  celui  qui,  rebelle  aux  nouveaux  ora- 
cles, ose  continuer  de  croire  en  Dieu,  doit  être 
brûlé  lui-même  à  l'inquisition  philosophique, 
comme  un  hypocrite  et  un  scélérat  ;  que  celui 
qui  ose  réclamer  les  droits  roturiers  de  la  na- 
ture, pour  ces  canailles  de  paysans  contre  de 
si  respectables  droits  de  chasse,  doit  être  traité 
des  princes  comme  les  bêtes  fauves,  qu'ils  ne 
protègent  que  pour  les  tuer  à  leur  aise  et  à 
leur  mode.  A  l'égard  de  l'Angleterre,  les  deux 
derniers  passages  expliquent  trop  bien  l'ar- 
deur des  bons  amis  de  Jean-Jacques  à  l'y  en- 
voyer, et  celle  de  David  Hume  à  l'y  conduire, 
pour  qu'on  puisse  douter  de  la  bénignité  des 
protecteurs,  et  de  l'ingratitude  du  protégé 
dans  toute  celte  affaire.  Tous  ces  crimes  irré- 
missibles, encore  aggravés  par  les  circonstan- 
ces des  temps  et  des  lieux,  prouvent  qu'il  n'y 
a  rien  d'étonnant  dans  le  sort  du  coupable,  et 
qu'il  ne  se  soit  bien  attiré.  Molière,  je  le  sais. 


plaisantoit  les  médecins  ;  mais  outre  qu  il  no 
faisoitque  plaisanter,  il  ne  les  craignoit  point. 
H  avoit  de  bons  appuis  :  il  étoit  aimé  de  Louis 
XIV,  et  les  médecins,  qui  n'avoient  pas  encore 
succédé  aux  directeurs  dans  le  gouvernement 
des  femmes,  n'étoient  pas  alors  versés,  comme 
aujourd'hui,  dans  l'art  des  secrètes  intrigues. 
Tout  a  bien  changé  pour  eux  ;  et  depuis  vingt 
ans  ils  ont  trop  d'influence  dans  les  affaires 
privées  et  publiques  pour  qu'il  fût  prudent, 
même  à  des  gens  en  crédit,  d'oser  parler  d'eux 
librement  :  jugez  comme  un  Jean-Jacques  y 
dut  être  bien  venu  !  Mais  sans  nous  embarquer 
ici  dans  d'inutiles  et  dangereux  détails,  lisez 
seulement  le  dernier  article  de  celte  liste,  il 
surpasse  seul  tous  les  autres. 

49.  «  Mais  s'il  est  difficile  qu'un  grand  état 
»  soit  bien  gouverné,  il  l'est  beaucoup  plus 
»  qu'il  soit  bien  gouverné  par  un  seul  homme; 
»  et  chacun  sait  ce  qui  arrive  quand  le  roi  se 
»  donne  des  substituts. 

»  Un  défaut  essentiel  et  inévitable  qui  met- 
»  tra  toujours  le  gouvernement  monarchique 
»  au-dessous  du  républicain,  est  que  dans  ce- 
»  lui-ci  la  voix  publique  n'élève  presque  jamais 
»  aux  premières  places  que  des  hommes  éclai- 
»  rés  et  capables  qui  les  remplissent  avec  hon- 
»  neur;  au  lieu  que  ceux  qui  parviennent  dans 
M  les  monarchies  ne  sont  le  plus  souvent  que  de 
»  petits  brouillons,  de  petits  fripons,  de  petits 
»  intrigans  à  qui  les  petits  talens,  qui  font  par- 
»  venir  dans  les  cours  aux  grandes  places,  ne 
»  servent  qu'à  montrer  au  public  leur  ineptie 
»  aussitôt  qu'ils  y  sont  parvenus.  Le  peuple  se 
»  trompe  bien  moins  sur  ce  choix  que  le  prince; 
»  et  un  homme  d'un  vrai  mérite  est  presque 
»  aussi  rare  dans  le  ministère  qu'un  sot  à  la 
»  tête  d'un  gouvernement  républicain.  Aussi, 
»  quand,  par  quelque  heureux  hasard,  un  de 
»  ces  hommes  nés  pour  gouverner  prend  le  ti- 
»  mon  des  affaires  dans  une  monarchie  presque 
»  abîmée  par  ce  tas  de  jolis  régisseurs,  on  est 
»  tout  surpris  des  ressources  qu'il  trouve,  et 
»  cela  fait  époque  dans  un  pays.  »  [Contrat  so- 
cial, Liv.iii,  Ch.  VI.) 

Je  n'ajouterai  rien  sur  ce  dernier  article  :  sa 
seule  lecture  vous  a  tout  dit.  Tenez,  monsieur, 
il  n'y  a  dans  tout  ceci  qu'une  chose  qui  m'é- 
tonne ;  c'est  qu'un  étranger  isolé,  sans  parens, 
sans  appui,  ne  tenant  à  rien  sur  la  terre,  et 


TROISl/aiE  DIALOGUE. 


127 


voulant  dire  toutes  ces  choses-là,  ait  cru  les 
pouvoir  dire  impunément. 

KODSS.  Voilà  ce  qu'il  n'a  point  cru,  je  vous 
assure.  Il  a  dû  s'attendre  aux  cruelles  vengean- 
ces de  tous  ceux  qu'offense  la  vérité,  et  il  s'y  est 
attendu.  Il  savoitque  les  grands,  lesvisirs,  les 
robins,  les  financiers,  les  médecins,  les  prêtres, 
les  philosophes,  et  tous  les  gens  de  parti  qui 
font  de  la  société  un  vrai  brigandage  ,  ne  lui 
pardonneroient  jamais  de  les  avoir  vus  et  mon- 
trés tels  qu'ils  sont.  Il  a  dû  s'attendre  à  la  haine, 
aux  persécutions  de  toute  espèce,  non  au  dés- 
honneur, à  l'opprobre,  à  la  diffamation.  Il  a 
dû  s'attendre  à  vivre  accablé  de  misères  er 
d'infortunes,  mais  non  d'infamie  et  de  mépris. 
Il  est,  je  le  répète,  des  genres  de  malheurs  aux- 
quels il  n'est  pas  même  permis  à  un  honnèle 
homme  d'être  préparé,  et  ce  sont  ceux-là  pré- 
cisément qu'on  a  choisis  pour  l'en  accabler. 
Comme  ils  l'ont  pris  au  dépourvu,  du  premier 
choc  il  s'est  laissé  abattre,  et  ne  s'est  pas  relevé 
sans  peine,  il  lui  a  fallu  du  temps  pour  repren- 
dre son  courage  et  sa  tranquillité.  Pour  les 
conserver  toujours,  il  eût  eu  besoin  d'une  pré- 
voyance qui  n'étoit  pas  dans  l'ordre  des  choses, 
non  plus  que  le  sort  qu'on  lui  préparoit.  Non, 
monsieur,  ne  croyez  point  que  la  destinée  dans 
laquelle  il  est  enseveli  soit  le  fruit  naturel  de 
son  zèle  à  dire  sans  crainte  tout  ce  qu'il  crut 
être  vrai,  bon,  salutaire,  utile;  elle  a  d'autres 
causes  plus  secrètes,  plus  fortuites,  plus  ridi- 
cules, qui  ne  tiennent  en  aucune  sorte  à  ses 
écrits.  C'est  un  plan  médité  de  longue  main,  et 
même  avant  sa  célébrité  ;  c'est  l'œuvre  d'un  gé- 
nie infernal,  mais  profond,  à  l'école  duquel  le 
persécuteur  de  Job  auroit  pu  beaucoup  ap- 
prendre dans  l'art  de  rendre  un  mortel  mal- 
heureux. Si  cet  homme  ne  fût  point  né,  Jean- 
Jacques,  malgré  l'audace  de  ses  censures,  eût 
vécu  dans  l'infortune  et  dans  la  gloire  ;  et  les 
maux  dont  on  n'eût  pas  manqué  de  l'accabler, 
loin  de  l'avilir  l'auroient  illustré  davantage. 
Non,  jamais  un  projet  aussi  exécrable  n'eût  été 
inventé  par  ceux  mêmes  qui  se  sont  livrés  avec 
le  plus  d'ardeur  à  son  exécution  :  c'est  une  jus- 
tice que  Jean-Jacques  aime  encore  à  rendre  à  la 
nation  qui  s'empresse  à  le  couvrir  d'opprobres. 
Le  complot  s'est  formé  dans  le  sein  de  cette 
nation,  mais  il  n'est  pas  venu  d'elle.  Les  Fran- 
çois en  sont  les  ardens  exécuteurs.  C'est  trop, 


sans  doute,  mais  du  moins  ils  n'en  sont  pas  les 
auteurs.  Il  a  fallu  pour  l'être  une  noirceur  mé- 
ditée et  réfléchie  dont  ils  ne  sont  pas  capables  ; 
au  lieu  qu'il  ne  faut  pour  en  être  les  ministres 
qu'une  animosité  qui  n'est  qu'un  effet  fortuit 
de  certaines  circonstances  et  de  leur  penchant 
à  s'engouer  tant  en  mal  qu'en  bien. 

Le  Fr.  Quoi  qu'il  en  soit  de  la  cause  et  des 
auteurs  du  complot,  l'effet -n'en  est  plus  éton- 
nant pour  quiconque  a  lu  les  écrits  de  Jean- 
Jacques.  Les  dures  vérités  qu'il  a  dites,  quoi- 
que générales,  sont  de  ces  traits  dont  la  bles- 
sure ne  se  ferme  jamais  dans  les  cœurs  qui  s'en 
sentent  atteints.  De  tous  ceux  qui  se  font  avec 
tant  d'ostentation  ses  patrons  et  ses  protecteurs, 
il  n'y  en  a  pas  un  sur  qui  quelqu'un  de  ces 
traits  n'ait  porté  jusqu'au  vif.  De  quelle  trempe 
sont  donc  ces  divines  âmes  dont  les  poignantes 
atteintes  n'ont  fait  qu'exciter  la  bienveillance 
et  l'amour,  et,  par  le  plus  frappant  de  tous  les 
prodiges,  d'un  scélérat,  qu'elles  dévoient  ab- 
horrer, ont  fait  l'objet  de  leur  plus  tendre  sol- 
licitude? 

Si  c'est  là  de  la  vertu,  elle  est  bizarre,  mais 
elle  est  magnanime,  et  ne  peut  appartenir  qu'à 
des  âmes  fort  au-dessus  des  petites  passions 
vulgaires  ;  mais  comment  accorder  des  motifs 
si  sublin)es  avec  les  indignes  moyens  employés 
par  ceux  qui  s'en  disent  animés?  Vous  le  savez, 
quelque  prévenu,  quelque  irrité  que  je  fusse 
contre  Jean-Jacques,  quelque  mauvaise  opinion 
que  j'eusse  de  son  caractère  et  de  ses  mœurs, 
je  n'ai  jamais  pu  goûter  le  système  de  nos  mes- 
sieurs, ni  me  résoudre  à  pratiquer  leurs  maxi- 
mes. J'ai  toujours  trouvé  autant  de  bassesse 
que  de  fausseté  dans  cette  maligne  ostentation 
de  bienfaisance,  qui  n'avoit  pour  but  que  d'en 
avilir  l'objet.  Il  est  vrai  que,  ne  concevant  au- 
cun défaut  à  tant  de  preuves  si  claires,  je  ne 
doutois  pas  un  moment  que  Jean-Jacques  ne 
fût  un  détestable  hypocrite  et  un  monstre  qui 
n'eût  jamais  dû  naiire;  et,  cela  bien  accordé, 
j'avoue  qu'avec  tant  de  facilité  qu'ils  disoient 
avoir  à  le  confondre,  j'admirois  leur  patience  et 
leur  douceur  à  se  laisser  provoquer  par  ses 
clameurs  sans  jamais  s'en  émouvoir,  et  sans 
autre  effet  que  de  l'enlacer  de  plus  en  plus  dans 
leurs  rets  pour  toute  réponse.  Pouvant  le  con- 
vaincre si  aisément,  je  voyois  une  héroïque  mo- 
dération à  n'en  rien  faire,  et  même,  en  blâ- 


i28 


TROISIÈME  DlALOGUn: 


manl  la  méthode  qu'ils  vouloicnt  suivre,  je  ne 
pouvois  qu'admirer  leur  flegme  stoïque  à  s'y 
tenir. 

Vous  ébranlâtes,  dans  nos  premiers  entre- 
tiens, la  confiance  que  j'avois  dans  des  preuves 
si  fortes,  quoique  administrées  avec  tant  de 
mystère.  Eu  y  repensant  depuis,  je  fus  plus 
frappé  de  l'extrême  soin  qu'on  prenoit  de  les 
cacher  à  l'accusé  que  je  ne  l'avois  été  de  leur 
force  ;  et  je  commençois  à  trouver  sophistiques 
et  foibles  les  motifs  qu'on  ailéguoit  de  celte 
conduite.  Ces  doutes  étoient  augmentés  par 
mes  réflexions  sur  cette  aff'ectaiion  d'iniérêt  et 
de  bienveillance  pour  un  pareil  scélérat.  La 
vertu  peut  ne  faire  ha'ir  que  le  vice,  mais  il  est 
impossible  qu'elle  fasse  aimer  le  vicieux,  et, 
pour  s'obstiner  à  le  laisser  en  liberté  malgré 
les  crimes  qu'on  le  voit  continuer  de  commet- 
tre, il  faut  certainement  avoir  quelque  motif 
plus  fort  que  la  commisération  naturelle  et 
l'humanité,  qui  demanderoient  même  une  con- 
duite contraire.  Vous  m'aviez  dit  cela,  je  le  sen- 
tois;  et  le  zèle  très-singulier  de  nos  messieurs 
pour  l'impunité  du  coupable,  ainsi  que  pour  sa 
diffamation,  me  présentoit  des  foules  de  con- 
tradictions et  d'inconséquences  qui  commen- 
çoient  à  troubler  ma  première  sécurité. 

J  etois  dans  ces  dispositions  quand,  sur  les 
exhortations  que  vous  m'aviez  faites,  commen- 
çant à  parcourir  les  livres  de  Jean-Jacques,  je 
tombai  successivement  sur  les  passages  que 
j'ai  transcrits,  et  dont  je  n'a  vois  auparavant 
nulle  idée;  car,  en  me  parlant  de  ses  durs  sar- 
casmes, nos  messieurs  m'avoient  fait  un  secret 
de  ceux  qui  les  regardoient,  et,  à  la  manière 
dont  ils  s'intéressoient  à  l'auteur,  je  n'aurois 
iamais  pensé  qu'ils  eussent  des  griefs  particu- 
liers contre  lui.  Cette  découverte  et  le  mystère 
qu'ils  m'avoient  fait,  achevèrent  de  m'éclaircir 
sur  leurs  vrais  motifs;  toute  ma  confiance  en 
eux  s'évanouit,  et  je  ne  doutai  plus  que  ce  que 
sur  leur  parole  j'avois  pris  pour  bienfaisance 
et  générosité  ne  fût  l'ouvrage  d'une  animosité 
cruelle,  masquée  avec  art  par  un  extérieur  de 
bonté. 

Une  autre  réflexion  renforçoit  les  précéden- 
tes. De  si  sublimes  vertus  ne  vont  point  seules. 
Elles  ne  sont  que  des  branches  de  la  vertu  :  je 
cherchois  le  tronc  et  ne  le  trouvois  point.  Com- 
ment nos  messieurs,  d'ailleurs  si  vains,  si  hai- 


neux, si  rancuniers,  s'avisoicnt-iîs  une  seule 
fois  en  leur  vie  d'être  humains,  généreux,  dé- 
bonnaires, autrement  qu'en  paroles,  et  cela 
précisément  pour  le  mortel,  selon  eux,  le 
moins  digne  de  cette  commisération  qu'ils  lui 
prodiguoient  malgré  lui?  Cette  vertu  si  nou- 
velle et  si  déplacée  eût  dû  m'ôtre  suspecte 
quand  elle  eût  agi  tout  à  découvert,  sans  dégui- 
sement, sans  ténèbres  :  qu'en  devois-je  penser 
en  la  voyant  s'enfoncer  avec  tant  de  soin  dans 
des  roules  obscures  et  tortueuses,  et  surpren- 
dre en  trahison  celui  qui  en  étoit  l'objet,  pour 
le  charger  malgré  lui  de  leurs  ignominieur 
bienfaits? 

Plus,  ajoutant  ainsi  mes  propres  observa- 
tions aux  réflexions  que  vous  m'aviez  fait  faire, 
je  méditois  sur  ce  même  sujet,  plus  je  m'éton- 
nois  de  l'aveuglement  où  j'avois  été  jusqu'alors 
sur  le  compte  de  nos  messieurs;  et  ma  confiance 
en  eux  s'évanouit  au  point  de  ne  plus  douter  de 
leur  fausseté.  Mais  la  duplicité  de  leur  manœu- 
vre et  l'adresse  avec  laquelle  ils  cachoient  leurs 
vrais  motifs  n'ébranlèrent  pas  à  mes  yeux  la 
cenitude  de  leurs  preuves.  Je  jugeai  qu'ils 
exerçoient  dans  des  vues  injustes  un  acte  de 
justice,  et  tout  ce  que  je  concluois  de  l'art  avec 
lequel  ils  enlaçoient  leur  victime  étoit  qu'un 
méchant  étoit  en  proie  à  d'autres  méchans. 

Ce  qui  m'avoit  confirmé  dans  cette  opinion 
étoit  celle  où  je  vous  avois  vu  vous-même  que 
Jean-Jacques  n  étoit  point  l'auteur  des  écrits 
qui  portent  son  nom.  La  seule  chose  qui  pût 
mefairebienpenserde  lui  étoit  ces  mêmes  écrits 
dont  vous  m'aviez  fait  un  si  bel  éloge,  et  dont 
j'avois  oui  quelquefois  parler  avantageusement 
par  d'autres.  Mais  dès  qu'il  n'en  étoit  pas  l'au- 
teur il  ne  me  restoit  aucune  idée  favorable  qui 
pût  balancer  les  horribles  impressions  que  j'a- 
vois reçues  sur  son  compte,  et  il  n'étoit  pas 
étonnant  qu'un  homme  aussi  abominable  en 
toute  chose  fût  assez  impudent  et  assez  vil  pour 
s'attribuer  les  ouvrages  d'autrul. 

Telles  furent  à  peu  près  les  réflexions  que  je 
fis  sur  noire  premier  entrelien,  et  sur  la  lecture 
éparse  et  rapide  qui  me  désabusa  sur  le  compte 
de  nos  messieurs.  Je  n'avois  commencé  cette 
lecture  que  par  une  espèce  de  complaisance 
pour  l'intérêt  que  vous  paroissiez  y  prendre. 
L'opinion  où  je  continuois  d'être  que  ces  livres 
étoient  d'un  autre  auteur  ne  me  laissoit  guèie 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


129 


pour  leur  lecture  qu'un  inlérêl  de  curiosité. 
Je  n'allai  pas  loin  sans  y  joindre  un  autre 
motif  qui  ré|)ondoit  mieux  à  vos  vues.  Je  ne 
tardai  pas  à  sentir  en  lisant  ces  livres  qu'on 
m'avoit  trompé  sur  leur  contenu ,  et  que  ce 
qu'on  m'avoit  donné  pour  de  fastueuses  dé- 
clamations, ornées  de  beau  langage,  mais  dé- 
cousues et  pleihes  decontradictions,  étoient  des 
choses  profondément  pensées  et  formant  un 
système  liéqui  pouvoit  n'être  pas  vrai,  mais  qui 
n'offroit  rien  de  contradictoire.  Pour  juger  du 
vrai  but  de  ces  livres,  je  ne  m'attachai  pas  à 
éphicher  çà  et  là  quelques  phrases  éparses  et 
séparées;  mais,  me  consultant  moi-même  et 
durant  ces  lectures  et  en  les  achevant,  j'exa- 
minois,  comme  vous  l'aviez  désiré,  dans  quelles 
dispositions  d'âme  elles  me  mettoientetmelais- 
soient,  jugeant,  comme  vous,  que  c'étoit  le 
meilleur  moyen  de  pénétrer  celle  où  étoil  l'au- 
teur en  les  écrivant,  et  l'efFet  qu'il  s'étoit  pro- 
posé de  produire.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
dire  qu'au  lieu  des  mauvaises  intentions  qu'on 
lui  avoit  prêtées,  je  n'y  trouvai  qu'une  doctrine 
aussi  saine  que  simple,  qui ,  sans  épicuréisme, 
et  sans  cafardage,  ne  tendoit  qu'au  bonheur  du 
f.enre  humain.  Je  sentisqu'unhommebien  plein 
de  ces  scntimens  devoit  donner  peu  d'impor- 
tance à  la  fortune  et  aux  affaires  de  cette  vie  : 
j'aurois  craint  moi-même,  en  m'y  livrant  trop, 
de  tomber  bien  plutôt  dans  l'incurie  et  lequié- 
tismo,  que  de  devenir  factieux,  turbulent  et 
brouillon,  comme  on  préiendoit  qu'éioit  l'au- 
teur et  qu'il  vouloit  rendre  ses  disciples. 

S'il  ne  se  fût  a^  que  de  cet  auteur,  j'aurois 
dès  lors  été  désabusé  sur  le  compte  de  Jean- 
Jacques  ;  mais  cette  lecture,  en  me  pénétrant 
pour  l'un  de  l'estime  la  plus  sincère,  me  laissoit 
1»  pour  l'autre  dans  la  même  situation  qu'aupara- 
*  vant,  puisqu'en  paroissant  voir  en  eux  deux 
hommes  différens  vous  m'aviez  inspiré  autant  de 
vénération  pour  l'un  que  je  me  sentois  d'aver- 
sion pour  l'autre.  La  seule  chose  qui  résultât 
pour  moi  de  cette  lecture,  comparée  à  ce  que 
nos  messieurs  m'en  avoicnt  dit,  étoit  que,  per- 
suadés que  ces  livres  étoient  de  Jean-Jacques, 
et  les  interprétant  dans  un  tout  autre  esprit  que 
celui  dans  lequel  ils  étoient  éciiis,  iJs  m'en 
avoicnt  imposé  sur  leur  contenu.  Ma  lecture  ne 
fit  donc  qu'achever  ce  qu'avoit  commencé  notre 
enirctif  n,  savoir  de  m'ôter  toute  l'estime  et  la 

T.    IV. 


confiance  qui  m'avoient  fait  livrer  aux  impres- 
sions de  la  ligue,  mais  sans  changer  de  senti- 
ment si]r  l'homme  qu'elle  avoit  diffamé.  Les 
livres  qu'on  m'avoit  dits  être  si  dangereux  n'é- 
toient  rien  moins  :  ils  inspiroient  des  scntimens 
tout  contraires  à  ceux  qu'on  prêtoil  à  leur  au- 
teur; mais  si  Jeau-Jacquesnel'étoitpas,  de  quoi 
servoient-ils  à  sa  justification?  Le  soin  que  vous 
m'aviez  fait  prendre  étoit  inutile  pour  me  faire 
changer  d'opinion  sur  son  compte;  et,  restant 
dans  celle  que  vous  m'aviez  donnée  que  ces 
livres  étoient  l'ouvrage  d'un  homme  d'un  tout 
autre  caractère,  je  ne  pouvois  assez  m'étonner 
que  jusque-là  vous  eussiez  été  le  premier  et  le 
seul  à  sentir  qu'un  cerveau  nourri  de  pareilles 
idées  étoit  inalliable  avec  un  cœur  plein  de 
noirceurs. 

J'attendois  avec  empressement  l'histoire  de 
vos  observations  pour  savoir  à  quoi  m'en  tenir 
sur  le  compte  de  notre  homme;  car,  déjà  flot- 
tant sur  le  jugement  que,  fondé  sur  tant  de 
preuves,  j'en  portois  auparavant,  inquiet  depuis 
notre  entretien ,  je  l'étois  devenu  davantage 
encore  depuis  que  mes  lectures  m'avoient  con- 
vaincu de  la  mauvaise  foi  de  nos  messieurs.  Ne 
pouvant  plus  les  estimer,  falloit-il  donc  n'esti- 
mer personne  et  ne  trouver  partout  que  des 
méchans?  Je  sentois  peu  à  peu  germer  en  moi 
le  désir  que  Jean-Jacques  n'en  fût  pas  un.  Se 
sentir  seul  plein  de  bons  sentimens  et  ne  trou- 
ver personne  qui  les  partage  est  un  état  trop 
cruel.  On  est  alors  tenté  de  se  croire  la  dupe 
de  son  propre  cœur,  et  de  prendre  la  vertu 
pour  une  chimère. 

Le  récit  de  ce  que  vous  aviez  vu  me  frappa. 
J'y  trouvai  si  peu  de  rapport  avec  les  relations 
des  autres,  que,  forcé  d'opter  pour  l'exclusion, 
je  penchois  à  la  donner  tout-à-fait  à  ceux  pour 
qui  j'avois  déjà  perdu  toute  estime.sLa  force 
même  de  leurs  preuves  me  retenoit  moins.  Les 
ayant  trouvés  trompeurs  en  tant  de  choses,  je 
commençai  de  croire  qu'ils  pouvoient  bien  l'être 
en  tout,  et  à  me  familiariser  avec  l'idée  qui 
m'avoit  paru  jusqu'alors  si  ridicule  de  Jean- 
Jacques  innocent  et  persécuté.  Il  falloit,  il  est 
vrai,  supposer  dans  un  pareil  tissu  d'impostures 
un  art  et  des  prestiges  qui  me  sembloient  incon- 
cevables. Mais  je  frouvois  encore  plus  d'absur- 
dités entassées  dans  l'obstination  de  mon  pre- 
mier sentiment. 

9 


I 


130 


TUOISIÈMK  DIALOGUE. 


Avant  néanmoins  de  me  décider  tout-à-fait, 
je  résolus  de  relire  ses  écrits  avec  plus  de  suite 
et  d'attention  que  je  n'avois  fait  jusqu'alors.  J'y 
avois  trouvé  des  idées  et  des  maximes  très-pa- 
radoxes, d'autres  que  je  n'avois  pu  bien  enten- 
dre. J'y  croyois  avoir  senti  des  inégalités,  même 
des  contradictions.  Je  n'en  avois  pas  saisi  l'en- 
semble assez  pour  juger  solidairement  d'un 
système  aussi  nouveau  pour  mot.  Ces  livres-là 
ne  sont  pas,  comme  ceux  d'aujourd'hui,  des 
agrégations  de  pensées  détachées,  sur  chacune 
desquelles  l'esprit  du  lecteurs  puisse  se  reposer. 
Ce  sont  les  méditations  d'un  solitaire;  elles  de- 
mandent une  attention  suivie  qui  tijcst  pas  trop 
du  goût  de  notre  nation.  Quand  on  s'obstine  à 
vouloir  bien  en  suivre  le  fil,  il  y  faut  revenir 
avec  effort  et  plus  d'une  fois.  Je  l'avois  trouvé 
passionné  pour  la  vertu,  pour  la  liberté,  pour 
Tordre,  mais  dune  véhémence  qui  souvent  l'en- 
trainoit  au-delà  du  but.  En  tout,  je  sentois  en 
lui  un  homme  très-ardent,  très-extraordinaire, 
mais  dont  le  caractère  et  les  principes  ne  m'é- 
toient  pas  encore  assez  développés.  Je  crus 
qu'en  méditant  très-attentivement  ses  ouvra- 
ges, et  comparant  soigneusement  l'auteur  avec 
l'homme  que  vous  m'aviez  peint,  je  parvien- 
drois  à  éclairer  ces  deux  objets  l'un  par  l'autre, 
et  à  m'assurer  si  tout  étoit  bien  d'accord  et  ap- 
partenoit  incontestablementau  même  individu. 
Cette  question  décidée  me  parut  devoir  me  tirer 
tout-à-fait  de  mon  irrésolution  sur  son  compte, 
et  prenant  un  plus  vif  intérêt  à  ses  recherches 
que  je  n'avois  fait  jusqu'alors,  je  me  fis  un  de- 
voir, à  votre  exemple,  de  parvenir,  enjoignant 
nies  réflexions  aux  lumières  que  je  tenois  de 
vôlis,  à  me  délivrer  enfin  du  doute  où  vous 
m'aviez  jeté,  et  à  juger  l'accuser  par  moi-même 
après  avoir  jugé  ses  accusateurs.  Pour  faire 
cette  recherche  avec  plus  de  suite  et  de  recueil- 
lement, j'allai  passer  quelques  mois  à  la  cam- 
pagne, et  j'y  portai  les  écri-ts  de  Jean-Jacques 
autant  que  j'en  pus  faire  le  discernement  parmi 
les  recueils  frauduleux  publiés  sous  son  nom. 
J'avois  senti  dés  ma  première  lecture  que  ces 
écrits  marchoient  dans  un  certain  ordre  qu'il 
falloit  trouver  pour  suivre  la  chaîne  de  leur 
contenu.  J'avois  cru  voir  que  cet  ordre  étoit 
rétrograde  à  celui  de  leur  publication,  et  que 
l'auteur,  remontant  de  principes  en  principes, 
n'avQrit  atteint  les  premiers  que  dans  ses  der- 


niers écrits.  Il  falloit  donc,  pour  marcher  par 
synthèse,  commencer  par  ceux-ci,  et  c'est  ce 
que  je  fis  en  m'attachant  d'abord  à  \' Emile,  par 
lequel  il  a  fini,  les  deux  autres  écrits  qu'il  a 
publiés  depuis  ne  faisant  plus  partie  de  son  sys- 
tème, et  n'étant  destinés  qu'à  la  défense  per- 
sonnelle de  sa  patrie  et  de  son  honneur. 

Uouss.  Vous  ne  lui  attribuez  donc  plus  ces 
autres  livres  qu'on  publie  journellement  sous 
son  nom,  et  dont  on  a  soin  de  farcir  les  recueil? 
de  ses  écrits  pour  qu'on  ne  puisse  plus  discer- 
ner les  véritables  ? 

Le  Fr.  J'ai  pu  m'y  tromper  tant  que  j'en 
jugeai  sur  la  parole  d'autrui  ;  mais,  après  l'a- 
voir lu  moi-même,  j'ai  su  bientôt  à  quoi  m'en 
tenir.  Après  avoir  suivi  les  manœuvres  de  nos 
messieurs,  je  suis  surpris,  à  la  facilité  qu'ils 
ont  de  lui  attribuer  des  livres,  qu'ils  ne  lui  en 
attribuent  pas  davantage  :  car,  dans  la  dispo- 
sition où  ils  ont  mis  le  public  à  son  égard,  il  ne 
s'imprimera  plus  rien  de  si  plat  et  de  si  punis- 
sable qu'on  ne  s'empresse  à  croire  être  de  lui, 
sitôt  qu'ils  voudront  l'affirmer. 

Pour  moi,  quand  même  j'ignorerois  que  de- 
puis dou^e  ans  il  a  quitté  la  plume,  un  coup 
d'œil  sur  les  écrits  qu'ils  lui  prêtent  me  suffiroic 
pour  sentir  qu'ils  ne  sauroient  être  de  l'auteur 
des  autres  :  non  que  je  me  croie  un  juge  infail- 
lible en  matière  de  style;  je  sais  que  fort  peu 
de  gens  le  sont,  et  j'ignore  jusqu'à  quel  pointun 
auteur  adroit  peut  imiter  le  style  d'un  autre, 
comme  Boileau  a  imité  Voiture  et  Balzac  (*). 
Mais  c'est  sur  les  choses  mêmes  que  je  crois  ne 
pouvoir  être  trompé.  J'ai  trouvé  les  écrits  de 
Jean-Jacques  pleins  d'afFections  d'âme  qui  ont 
pénétré  la  mienne.  J'y  ai  trouvé  des  manières 
de  sentir  et  de  voir  qui  le  distinguent  aisément 
de  tous  les  écrivains  de  son  temps ,  et  de  la 
plupart  de  ceux  qui  l'ont  précédé  :  c'est, 
comme  vous  le  disiez,  un  habitant  d'une  autre 
sphère,  où  rien  ne  ressemble  à  celle-ci.  Son 
système  peut  être  faux  ;  mais  en  le  développait 
il  s'est  peint  lui-même  au  vrai,  d'une  façon  si 
caractéristique  et  si  sûre,  qu'il  m 'est 'yn  possible 
de  m'y  tromper.  Je  ne  suis  pas  à  l:i  seconde  page 
de  ses  sots  et  malins  imitateurs  que  je  sens  la 


(*)  Notre  auteur  atlonné  tiii-méme  un  exemple  très-remar- 
quable de  ce  talent  d'imitation,  en  faisant  parler  Voltaire  dans 
lès  Lellres  de  ta  montagne.  Voyez  la  Lettre  cinquième. 


TROISIÈWK  DIALOGUE. 


131 


singerie  ('),  ei  combien,  croyant  dire  comme 
{ui,  ils  sont  loin  de  sentir  et  penser  comme  lui  ; 
en  le  copiant  même,  ils  le  dénaturent  par  la 
manière  de  lencadrer.  Il  est  bien  aise  de  con- 
trefaire le  tour  de  ses  phrases  ;  ce  qui  est  diffi- 
cile à  tout  autre  est  de  saisir  ses  idées,  et  d'ex 
primer  ses  sentimens.  Rien  n'est  si  contraire  à 
l'esprit  philosophique  de  ce  siècle,  dans  lequel 
ses  faux  imitateurs  retombent  toujours. 

Dans  cette  seconde  lecture,  mieux  ordonnée 
01  plus  réfléchie  que  la  première,  suivant  de 
mon  mieux  le  fil  de  ses  méditations,  j'y  vis 
partout  le  développement  de  son  grand  prin- 
cipe, que  la  nature  a  fait  l'homme  heureux  et 
bon,  mais  que  la  société  le  déprave  et  le  rend 
[nmçi^ablo.  L'Emile,  eu  particulier,  ce  hyre 
»tant  lu,  si  peu  entendu,  et  si  mal  apprécié, 
n'est  qu'un  traité  de  la  bonté  originelle  de 
l'homme,  destiné  à  montrer  comment  le  vice 
et  l'erreur,  étrangers  à  sa  constitution,  s'y  in- 
troduisent du  dehors,  et  l'altèrent  insensible- 
ment. Dans  ses  premiers  écrits,  il  s'attache  da- 
vantage à  détruire  ce  prestige  d'illusion  qui 
nous  donne  une  admiration  stupide  pour  les 
instrumens  de  nos  misères,  et  à  corriger  cette 
estimation  trompeuse  qui  nous  fait  honorer  des 
talens  pernicieux,  et  mépriser  des  vertus  utiles. 
Partout  il  nous  fait  voir  l'espèce  humaine 
meilleure,  plus  sage  et  plus  heureuse  dans  sa 
constitution  primitive;  aveugle,  misérable  et 
méchante,  à  mesure  qu'elle  s'en  éloigne.  Son 
-but  est  de  redresser  l'erreur  de  nos  jugemens, 
pour  retarder  le  progrès  de  nos  vices,  et  de 
nous  montrer  que,  là  où  nous  cherchons  la 
gloire  et  l'éclat,  nous  ne  trouvons  en  effet 
qu'erreurs  et  misères. 

Mais  la  natijre  humaine  ne  rétrograde  pas, 

il  .ti^  .!  ^L^i 

(')  Voyez,  par  exemple,  la  Philosophie  de  la  Nature  (*), 
qu'on  a  brûlée  au  Châtelet,  livre  exécrable,  et  couteau  à  deux 
tranchans,  fait  tout  exprès  pour  me  l'attribuer,  du  moins  en 
proviucç  et  chez  l'étranger,  pour  agir  en  conséquence,  t  epro- 
pager,  à  mes  dépens,  la  doctrine  de  ces  messieurs  sous  le  mas- 
que de  la  mienne.  Je  n'ai  poiut  vu  ce  livre,  et,  j'espère,  ne  le 
verrai  jamais  ;  mais  j'ai  lu  tout  cela  dans  le  réquisitoire  trop 
clairement  pour  pouvoir  m'y  tromper,  et  je  suis  certain  qu'il 
ne  peut  y  avoir  aucune  vraie  ressemblance  entre  ce  livre  et  les 
miens,  parce  qu  il  n'y  en  a  aucune  entre  les  âmes  qui  les  ont 
dictés.  Notez  que,  depuis  qu'on  a  su  que  j'avois  vu  ce  réquisi- 
toire, on  a  pris  de  nouvelles  mesures  pour  qu'il  ne  me  parvint 
rien  de  pareil  ï  l'avenir. 

(*)  OuTrige  de  Dclitle  de  Sales,  traduit  en  plusienrs  langues,  et  dont 
I»  trplième  édition  {Paris.  1ilOi1.e«ten  dix  volume*  in-8".        G.  B- 


cl  jamais  on  ne  remorHe  vers  les  temps  d'inno- 
cence et  d'égalité  quand  une  fois  on  s'en  est 
éloigné;  c'est  encore  un  dos  principes  sur  les- 
quels il  a  le  plus  insisté.  Ainsi  son  objet  ne 
pouvoit  être  de  ramener  les  peuples  nom- 
breux, ni  les  grands  et  its  à  leur  première  sim- 
plicité, mais  seulement  d'arrêter,  s'il  étoil 
possible,  le  progrès  de  ceux  dont  la  petitesse 
et  la  situation  les  ont  préservés  d'une  marche 
aussi  rapide  vers  la  perfection  de  la  société,  et 
vers  la  détérioration  de  l'espèce.  Ces  distinc- 
tions méritoicnt  d'être  faites  et  ne  l'ont  point 
été.  On  s'est  obstiné  à  l'accuser  de  vouloir  dé- 
truire les  sciences,  les  arts,  les  théâtres,  les 
académies,  et  replonger  l'univers  dans  sa  pre- 
mière barbarie,  et  il  a  toujours  insisté,  au 
contraire,  sur  la  conservation  des  institutions 
existantes,  soutenant  que  leur  destruction  ne 
feroit  qu'ôter  les  palliatifs  en  laissant  les  vices, 
et  substituer  le  brigandage  à  la  corruption.  Il 
avoit  travaillé  pour  sa  patrie  et  pour  les  petits 
états  constitués  comme  elle;  Si  sa  doctrine  pou- 
voit être  aux  autres  de  quelque  utilité,  c'éloit 
en  changeant  les  objets  de  leur  estime,  et  re- 
tardant peut-être  ainsi  leur  décadence  qu'ils 
accélèrent  par  leurs  fausses  appréciations.  Mais 
malgré  ces  distinctions  si  souvent  et  si  fortement 
répétées,  la  mauvaise  foi  des  gens  de  lettres, 
et  la  sottise  de  l'amour-propre,  qui  persuade  à 
chacun  que  c'est  toujours  de  lui  qu'on  s'occupe, 
lors  même  qu'on  n'y  pense  pas,  ont  fait  que 
les  grandes  nations  ont  pris  pour  elles  ce  qui 
n'avoit  pour  objet  que  les  petites  républiques; 
et  l'on  s'est  obstiné  à  voir  un  promoteur  de 
bouleversement  et  de  troubles  dans  l'homme 
du  monde  qui  porte  un  plus  vrai  respect  aux 
lois  et  aux  constitutions  nationales,  et  qui  a  le 
plus  d'aversion  pour  les  révolutions  et  pour 
les  ligueurs  de  toute  espèce,  qui  la  lui  rendent 
bien. 

En  saisissant  peu  à  peu  ce  système  par  toutes 
ses  branches  dans  une  lecture  plus  réfléchie, 
je  m'arrêtai  pourtant  moins  d'abord-à  l'examen 
direct  de  celte  doctrine,  qu'à  son  rapport  avec 
le  caractère  de  celui  dont  elle  portoit  le  nom  ; 
et,  sur  le  portrait  que  vous  m'aviez  fait  de  lui, 
ce  rapport  me  parut  si  frappant,  que  je  ne  pus 
refuser  mon  assentiment  à  son  évidence.  D'où 
1  centre  et  l'apologiste  dfe  la  nature,  aujour- 
d'hui si  défigurée  et  si  calomniée,  peut-il  avoir 


132 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


lire  son  modèle,  si  ce   n'est  de  son  propre 
cœur?  Il  l'a  décrite  comme  il  se  seritoit  lui- 
môme.  Les  préjiifîés  dont  il  n'étoit  p.is  sub- 
jugué, les  passions  factices  dont  il  n'étoit  pas 
la  proie,  n'offusquoienl  point  à  ses  yeux  comme 
à  ceux  des  autres,  ces  premiers  traits  si  géné- 
ralement oubliés  ou  méconnus.  Ces  traits  si 
nouveaux  pour  nous  et  si  vrais,  une  fois  tra- 
cés, trouvoient  bien  encore  au  fond  des  cœurs 
l'attestation  de  leur  justesse,  mais  jamais  ils 
ne  s'y  seroicnt  remontrés  d'eux-mêmes,  si 
l'historien  de  la  nature  n'eût  commencé  par 
ôlor  la  rouille  qui  les  cachoit.  Une  vie  retirée 
et  solitaire,  un  goût  vif  de  rêverie  et  de  con- 
templation, l'habitude  de  rentrer  en  soi,  et 
d'y  rechercher  dans  le  calme  des  passions  ces 
f)remiers    traits  disparus  chez   la   multitude, 
pouvoient  seuls  les  lui  faire  retrouver.  En  un 
mot,  il  falloit  qu'un  homme  se  fût  peint  lui- 
même  pour  nous  montrer  ainsi  l'homme  pri- 
mitif, et  si  l'auteur  n'eût  été  tout  aussi  singulier 
que  ses  livres,  jamais  il  ne  les  eût  écrits.  Mais 
où  est-il  cet  homme  de  la  nature  qui  vit  vrai- 
ment de  la  vie  humaine,  qui,  comptant  pour 
rien  l'opinion  d'autrui,  se  conduit  uniquement 
d'après  ses  penchans  et  sa  raison,  sans  égard 
à  ce  que  le  public  approuve  ou  blâme?  On  le 
chercheroit  en  vain  parmi  nous.  Tous,  avec  un 
beau  vernis  de  paroles,  tâchent  en  vain  de 
donner  le  change  sur  leur  vrai  but  ;  aucun  ne 
s'y  trompe,  et  pas  un  n'est  la  dupe  des  autres, 
quoique  tous  parlent  comme  lui.  Tous  cher- 
chent leur  bonheur  dans  l'apparence,  nul  ne 
se  soucie  de  la  réalité.  Tous  mettent  leur  être 
dans  le  paroître  :  tous,  esclaves  et  dupes  de 
I  amour-propre,  neviventpointpourvivre,  mais 
pour  faire  croire  qu'ils  ont  vécu.  Si  vous  ne 
m'eussiiz  dépeint  votre  Jean-Jacques,  j'aurois 
cru  que  l'homme  naturel  n'existoit  plus;  mais 
le  rapport  frappant  de  celui  que  vous  m'avez 
peint  avec  l'auteur  dont  j'ai  lu  les  livres  ne  me 
laisseroit  pas  douter  que  l'un  ne  fût  l'autre, 
quand  je  n'aurois   nulle  autre  raison  de  le 
croire.  Ce  rapport  marqué  me  décide,  et  sans 
m'embarrasser  du  Jean-Jacques  de  nos  mes- 
sieurs, plus  monstrueux  encore  par  son  éloi- 
gnement  de  la  nature  que  le  vôtre  n'est  singu- 
lier pour  en  être  resté  si  près,  j'adopte  pleine- 
ment les  idées  que  vous  m'en  avez  données  ; 
et  si  votre  Jean-Jacques  n'est  pas  tout-à-fail 


devenu  le  mien,  il  a  l'honneur  de  plus  d'avoir 
arraché  mon  estime  sans  que  mon  penchant  ait 
rien  fait  pour  lui.  Je  ne  l'aimerai  peut-être  ja- 
mais, parce  que  cela  ne  dépend  pas  demoi  :  mais 
je  l'honore,  parce  que  je  veux  être  juste,  que 
je  le  crois  innocent  et  que  je  le  vois  opprimé. 
Le  tort  que  je  lui  ai  fait,  en  pensant  si  mal  de 
lui,  éioit  l'effet  d'une  erreur  presque  invinci- 
ble, dont  je  n'ai  nul  reproche  à  faire  à  ma 
volonté.  Quand  l'aversion  que  j'eus  pour  lui 
dureroit  dans  toute  sa  force,  je  n'en  serois  pas 
moins  disposé  à  l'estimer  et  à  le  plaindre.  Sa 
destinée  est  un  exemple  peut-être  unique  de 
toutes  les  humiliations  possibles,  et  d'une  pa- 
tience presque  invincible  à  les  supporter.  Enfin 
le  souvenir  de  l'illusion  dont  je  sors  sur  son 
compte  me  laisse  un  grand  préservatif  contre 
une  orgueilleuse  confiance  en  mes  lumières, 
et  contre  la  suffisance  du  faux  savoir. 

Rorss.  C'est  vraiment  mettre  à  profit  l'expé- 
rience ,  et  rendre  utile  l'erreur  même ,  que 
d'apprendre  ainsi,  de  celle  où  l'on  a  pu  tom- 
ber, à  compter  moins  sur  les  oracles  de  nos 
jugemens,  et  à  ne  négliger  jamais,  quand  on 
veut  disposer  arbitrairement  de  l'honneur  et 
du  sort  d'un  homme,  aucun  des  moyens  pres- 
crits par  la  justice  et  par  la  raison  pour  con- 
stater la  vérité.  Si,  malgré  toutes  ces  précau- 
tions, nous  nous  trompons  encore,  c'est  un 
effet  de  la  misère  humaine,  et  nous  n'aurons 
pas  du  moins  à  nous  reprocher  d'avoir  failli 
par  notre  faute.  Mais  rien  peul-il  excuser  ceux 
qui,  rejetant  obstinément  et  sans  raison  les 
formes  les  plus  inviolables,  et  tout  fiers  de 
partager  avec  des  grands  et  des  princes  une 
œuvre  d'iniquité,  condamnent  sans  crainte  un 
accusé,  et  disposent  en  maîtres  de  sa  destinée 
et  de  sa  réputation,  uniquement  parce  qu'ils 
aiment  à  le  trouver  coupable,  et  qu'il  leur  plaît 
de  voir  la  justice  et  l'évidence,  où  la  fraude  et 
l'imposturesauteroient  à  des  yeux  non  prévenus! 
Je  n'aurai  point  un  pareil  reproche  à  me 
faire  à  l'égard  de  Jean-Jacques;  et  si  je  m'abuse 
en  le  jugeant  innocent,   ce  n'est  du  moins 
qu'après  avoir   pris  toutes  les  mesures   qui 
étoient  en  ma  puissance  pour  me  garantir  de 
l'erreur.  Vous  n'en  pouvez  pas  tout-à-fait  dire 
autant  encore,  puisque  vous  ne  l'avez  ni  vu, 
ni  étudié  par  vous-même,  et  qu'au  milieu  de 
tant  de  prestiges,  d'illusions,  de  préjugés,  He 


j 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


133 


mensonges  cl  de  faux  témoignages,  ce  soii, 
selon  moi,  le  seul  moyeu  sur  de  le  couiioîire. 
Ce  moyen  en  amène  un  autre  non  moins  indis- 
pensable, et  qui  devroit  être  le  premier  s'il 
éloit  permis  de  suivre  ici  l'ordre  naturel  ;  c'est 
la  discussion  contradictoire  des  faits  par  les 
parties  elles-mêmes,  on  sorte  que  les  accusa- 
teurs et  l'accusé  soient  mis  en  confrontation, 
et  qu'on  l'entende  dans  ses  réponses.  L'effroi 
que  cette  forme  si  sacrée  paroîl  faire  aux  pre- 
miers, et  leur  obstination  à  s'y  refuser,  fout 
contre  eux,  je  l'avoue,  un  préjugé  très-fort, 
très-raisonnable,  et  qui  suffiroit  seul  pour  leur 
condamnation,  si  la  foule  et  la  force  de  leurs 
preuves  si  frappantes,  si  éblouissantes,  n'ar- 
rêtoit  en  quelque  sorte  l'effet  de  ce  refus.  On 
ne  conçoit  pas  ce  que  l'accusé  peut  répondre  ; 
mais  enfin  jusqu'à  ce  qu'il  ait  donhé  ou  refusé 
ses  réponses,  nul  n'a  droit  de  prononcer  pour 
lui  qu'il  n'a  rien  à  répondre,  ni,  se  supposant 
parfaitement  instruit  de  ce  qu'il  peut  ou  ne 
peut  pas  dire,  de  le  tenir,  ou  pour  convaincu 
tant  qu'il  ne  l'a  pas  été,  ou  pour  tout-à-fail 
justifié  tant  qu'il  n'a  pas  confondu  ses  accusa- 
teurs. 

Voilà,  monsieur,  ce  qui  manque  encore  à 
la  certitude  de  nos  jugemens  sur  cette  affaire. 
Hommes  et  sujets  à  l'erreur,  nous  pouvons 
nous  tromper  en  jugeant  innocent  un  coupa- 
ble, comme  en  jugeant  coupable  un  innocent. 
La  prenuèreorreur  semble, il  est  vrai, plusexcu- 
sable  ;  mais  peut-on  l'eu  e  dans  une  erreur  qui 
peut  nuire,  et  dont  on  s'est  pu  garantir?  Non, 
tant  qu'il  reste  un  moyen  possible  d'éclaircir 
la  vérité,  et  qu'on  le  néglige,  l'erreur  n'est 
point  involontaire,  et  doit  être  imputée  à  celui 
qui  veut  y  rester.  Si  donc  vous  prenez  assez 
d'iiiiérêt  aux  livres  que  vous  avez  lus  pour 
vouloir  vous  décider  sur  l'auteur,  et  si  vous 
haïssez  assez  l'injustice  pour  vouloir  réparer 
celle  que,  dune  façon  si  cruelle,  vous  avez 
|)U  commettre  à  son  égard,  je  vous  propose 
premièrement  de  voir  l'homme  :  venez,  je 
vous  iniroduirai  chez  lui  sans  peine,  il  est  déjà 
prévenu  ;  je  lui  ai  dit  tout  ce  que  j'ai  pu  dire  à 
voire  égard  sans  blesser  mes  engagemens.  Il 
sait  d'avance  que  si  jamais  vous  vous  présentez 
à  sa  porte,  ce  sera  pour  le  connoître,  et  non 
pas  pour  le  tromper.  Après  avoir  refusé  de  le 
voir,  lani  que  vous  Pavez  jugé,  comme  a  fait  j 


tout  le  monde,  voire  première  visite  sera  pour 
lui  la  consolante  preuve  que  vous  nedésespércz 
plus  de  lui  devoir  votre  estime,  cl  d'avoir  des 
torts  à  réparer  envers  lui. 

Sitôt  que,  cessant  de  le  voir  par  les  yeux 
de  vos  messieurs,  voiis  le  verrçz  par  lesvAtre», 
je  ne  doute  point  que  vos  jugemens  ne  confir- 
ment les  miens,  et  que,  retrouvant  en  lui  l'au- 
teur de  ses  livres,  vous  ne  restiez  persuadé, 
comme  moi,  qu'il  est  1  homme  de  la  nature,  et 
point  du  tout  le  monstre  qu'on  vous  a  peint 
sous  son  nom.  Mais  enfin,  pouvant  nous  abu- 
ser l'un  et  l'autre  dans  des  jugemens  destitués 
de  preuves  positives  et  régulières,  il  nous  res- 
tera toujours  une  juste  crainte  fondée  sur  la 
possibilité  d'être  dans  l'erreur,  et  sur  la  diffi- 
culté d'expliquer  d'une  manière  satisfaisante 
les  faits  allégués  contre  lui.  Un  pas  seul  alors 
nous  reste  à  faire  pour  constater  la  vérité,  pour 
lui  rendre  hommage  et  la  manifester  à  tous  les 
yeux  :  c'est  de  nous  réunir  pour  forcer  enfin 
vos  messieurs  à  s'expliquer  haulement  en  sa 
présence,  et  à  confondre  un  coupable  aussi 
impudent,  ou  du  moins  à  nous  dégager  du 
secret  qu'ils  ont  exigé  de  nous,  en  nous  per- 
mettanlde  le  confondre  nous-mêmes.  Une  in- 
stance aussi  légitime  sera  le  premier  pas.. 

Lç  Fr.  Arrêtez...  Je  frémis  seulement  à 
vous  entendre.  Je  vous  ai  fait,  sans  détour, 
l'aveu  que  j'ai  cru  devoir  à  la  justice  et  à  la 
vérité.  Je  veux  être  juste,  mais  sans  témérité. 
Je  ne  veux  point  me  perdre  iniuilement,  sans 
sauver  l'innocent  auquel  je  me  sacrifie  ;  et  c'est 
ce  que  je  ferois  en  suivant  votre  conseil  :  c'est 
ce  que  vous  feriez  vous-même  en  voulant  le 
pratiquer.  Apprenez  ceque,  je  puis  et  veux  faire 
et  n'attendez  de  moi  rien  au-delà. 

Vous  prétendez  que  je  dois  aller  voir  Jean- 
JacqUes  pour  vérifier,  par  mes  yeux,  ce  que 
vous  m'en  avez  dit  et  ce  que  j  infère  moi-même 
de  la  lecture  de  ses  écrits.  Cette  confirmation 
m'est  superflue,  et  sans  y  recourir,  je  sais 
d'avance  à  quoi  m'en  tenir  sur  ce  point.  Il  est 
singulier  que  je  sois  maintenant  plus  décidé 
que  vous  sur  les  sentimcns  que  vous  avez  eu 
tant  de  peine  à  me  faire  adopter;  ma  s  cela  est 
fondé  en  raison.  Vous  insistez  encore  sur  la 
force  des  preuves  alléguées  contre  lui  par  nos 
messieurs.  Cette  force  est  désormais  nulle  pour 
moi,  qui  en  ai  démêlé  tout  l'artifice  depuis  que 


134 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


•'y  ai  regardé  de  plus  près.  J'ai  là-dessus  tant 
^e  faits  que  vous  ignorez  ;  j'ai  lu  si  clairement 
dans  les  cœurs,  avec  la  plus  vive  inquiétude 
sur  ce  que  peut  dire  l'accusé,  le  désir  le  plus 
ardent  de  lui  ôter  tout  moyen  de  se  défendre; 
j'ai  vu  tant  de  concert,  de  soin,  d'activité,  de 
chaleur,  dans  les  mesures  prises  pour  cet  ol^ 
fet,  que  des  prouves  administrées  de  cette  ma- 
nière, par  des  gens  si  passionnés,  perdent 
toute  autorité  dans  mon  esprit  vis-à-vis  de  vos 
observations.  Le  public  est  trompé,  je  le  vois, 
je  le  sais  ;  mais  il  se  plaît  à  l'être,  et  n'aimeroit 
pas  à  se  voir  désabuser.  J'ai  moi-même  été  dans 
ce  cas  et  ne  m'en  suis  pas  tiré  sans  peiive.  Nos 
messieurs  avoient  ma  confiance,  parce  qu'ils 
flattoient  le  penchant  qu'ils  m'avoient  donné, 
maisjamais  ils  n'ont  eu  pleinement  mon  estime; 
vt,  quand  je  vous  vantois  leurs  vertus,  je  n'ai 
pu  me  résoudre  à  les  imiter.  Je  n'ai  voulu  ja- 
mais approcher  de  leur  proie  pour  la  cajoler, 
la  tromper,  la  circonvenir,  à  leur  exemple; 
et  la  même  répugnance  que  je  voyois  dans  vo- 
tre cœur  étoit  dans  le  mien  quand  je  cherchois 
à  la  combattre.  J'approuvois  leurs  manœuvres 
sans  vouloir  les  adopter.  Leur  fausseté,  qu'ils 
appeloient  bienveillance,  ne  pouvoit  me  sé- 
duire, parce  qu'au  lieu  de  cette  bienveillance 
dont  ils  se  vantoient,  je  ne  sentois  pour  celui 
qui  en  étoit  l'objet  qu'antipathie,  répugnance, 
aversion.  J'étois  bien  aise  de  les  voir  nourrir 
pour  lui  une  sorte  d'affection  méprisante  et  dé- 
risoire, qui  avoit  tous  les  effets  de  la  plus  mor- 
telle haine  :  mais  je  nepouvois  ainsi  me  donner 
le  change  à  moi-même,  et  ils  me  l'avoient  rendu 
si  odieux,  que  je  le  haissois  de  tout  mon  cœur, 
sans  feinte  et-  tout  à  découvert.  J'aurois  craint 
d'approcher  de  lui  comme  d'un  monstre  ef- 
froyable, et  j'aimois  mieux  n'avoir  pas  le  plai- 
sir de  lui  nuire,  pour  n'avoir  pas  l'horreur  de 
le  voir. 

En  me  ramenant  par  degrés  à  la  raison,  vous 
m'avez  inspiré  autant  d'estime  pour  sa  patience 
et  sa  douceur  que  de  compassion  pour  ses  in- 
fortunes. Ses  livres  ont  achevé  l'ouvrage  que 
vous  aviez  commencé.  J'ai  senti,  en  les  lisant, 
que  la  passion  donnoit  tant  d'énergie  à  son  âme 
et  de  véhémence  à  sa  diction.  Ce  n'est  pas  une 
explosion  passagère,  c'est  un  sentiment  domi- 
nant et  permanent  qui  peut  se  soutenir  ainsi 
uraiit  dix  ans,  et  produire   douze  volumes 


toujours  pleins  du  même  zèle,  toujours  arra- 
chés par  la  même  persuasion.  Oui,  je  le  sens, 
et  le  soutiens  comme  vous,  dès  qu'il  est  auteur 
des  écrits  qui  portent  son  nom,  il  ne  peut  avoir 
que  le  cœur  d'un  homme  de  bien. 
.  Cette  lecture  attentive  et  réfléchie  a  pleine- 
ment achevé  dans  mon  esprit  la  révolution  que 
vous  aviez  commencée.  C'est  en  faisant  cette 
lecture  avec  le  soin  qu'elle  exige  que  j'ai  senti 
toute  la  malignité,  toute  la  détestable  adresse 
de  ses  ariîers  commentateurs.  Dans  tout  ce  que 
je  lisois  de  l'original,  je  sentois  la  sincérité,  la 
droiture  d'une  âme  haute  et  fièré,  mais  fran- 
che et  sans  fiel,  qui  se  montre  sans  précaution, 
sans  crainte,  qui  censure  à  découvert,  qui  loue 
sans  réticence,  et  qui  n'a  point  de  sentiment  à 
cacher.  Au  contraire,  tout  ce  que  je  lisois  dans 
les  réponses  moniroit  une  brutalité  féroce,  ou 
une  politesse  insidieuse,  traîtresse,  et  couvroit 
du  miel  des  éloges  le  fiel  de  la  satire  et  le  poi- 
son de  la  calomnie.  Qu'on  lise  avec  soin  la  let- 
tre honnête,  mais  franche,  à  M.  d'Alembert 
sur  les  spectacles,  et  qu'on  la  compare  avec  la 
réponse  de  celui-ci,  cette  réponse  si  soigneuse- 
ment mesurée,  si  pleine  de  circonspection  af- 
fectée, de  complimens  aigre-doux,  si  propre  à 
faire  penser  le  mal,  en  feignant  de  ne  le  pas 
dire  ;  qu'on  cherche  ensuite  sur  ces  lectures  à 
découvrir  lequel  des  deux  auteurs  est  le  mé- 
chant. Croyez-vous  qu'il  se  trouve  dans  l'uni- 
vers un  mortel  assez  impudent  pour  dire  que 
c'est  Jean-Jacques? 

Celte  différence  s'annonce  dès  l'abord  par 
leurs  épigraphes.  Celle  de  votre  ami,  tirée  de 
i'EmiUe,  est  une  prière  au  Ciel  de  garantir  les 
bons  d'une  erreur  si  funeste,  et  de  la  laisser 
aux  ennemis.  Voici  celle  de  M.  d'Alembert,  ti- 
rée de  La  Fontaine  : 

Qaittez-moi  votre  serpe,  instrument  de  dommage. 

L'un  ne  songe  qu'à  prévenir  un  mal;  l'autre, 
dès  l'abord,  oublie  la  question  pour  ne  songer 
qu'à  nuire  à  son  adversaire  ;  et,  dans  l'examen 
de  l'utilité  des  théâtres,  adresse  très  à  propos 
à  Jean-Jacques  ce  môme  vers  que,  dans  La 
Fontaine,  le  serpent  adresse  à  l'homme  (*), 
Ah  !  subtil  et  rusé  d'Alenjbert!  si  vous  n'a- 


(*)  Ilousseau  fait  ici  une  méprise.  Il  n'est  pas  question  de  ser 
l)ent  dans  la  fable  f  làvre  xii,  faille  20j  d'où  ce  vers  est  tiré. 

G.  P. 


W. 


TIIOISIÈME  DIALOGUE. 


lùo 


v<'z  pas  un»'  serpe,  instrument  lrès-uli!c,  quoi 
qu'en  dise  le  serpent,  vous  avez  en  revanche 
un  siylet  bien  affilé,  qui  n'est  guère,  surtout 
dans  vos  mains,  un  outil  de  bienfaisance. 

Vous  voyez  que  je  suis  plus  avancé  que  vous 
dans  votre  propre  recherche,  puisqu'il  vous 
reste  à  cet  égard  des  scrupules  que  je  n'ai  plus. 
Non,  monsieur,  je  n'ai  pas  même  besoin  de 
voir  Jean-Jacques  pour  savoir  à  quoi  m'en  te- 
nir sur  son  compte.  J'ai  vu  de  trop  près  les 
manœuvres  dont  il  est  la  victime  pour  laisser 
dans  mon  esprit  la  moindre  autorité  à  tout  ce 
qui  peut  en  résulter.  Ce  qu'il  étoit  aux  yeux 
du  public  lors  de  la  publication  de  son  premier 
ouvrage,  il  le  redevient  aux  miens,  parce  que 
le  prestige  de  tout  ce  qu'on  a  fait  dès  lors  pour 
le  défigurer  est  détruit,  et  que  je  ne  vois  plus 
dans  toutes  les  preuves  qui  vous  frappent  en- 
core, que  fraude,  mensonge,  illusion. 

Vous  demandiez   s'il  existoil  un  complot. 
Oui,  sans  doute,  il  en  existe  un,  et  tel  qu'il 
n'y  en  eut  et  n'y  en  aura  jamais  de  semblable. 
Cela  n'étoit-il  pas  clair,  dès  l'année  du  décret, 
par  la  brusque  et  incroyable  sortie  de  tous  les 
imprimés,  de  tous  les  journaux,  de  toutes  les 
gazettes,  de  toutes  les  brochures,  contre  cet 
infortuné?  Ce  décret  fut  le  tocsin  de  toutes  ces 
fureurs.  Pouvez-vous  croire  que  les  auteurs  de 
tout  cela,  quelque  jaloux,  quelque  méchans, 
quelque  vils  qu'ils   puissent  être ,  se  fussent 
ainsi  déchaînés  de  concert  en  loups  enragés 
contre  un  homme  alors  et  dès  lors  en  proie  aux 
plus  cruelles  adversités?  Pouvez-vous  croire 
qu'on  eût  insolemment  farci  les  recueils  de  ses 
propres  écrits  de  tous  ces  noirs  libelles,  si  ceux 
qui  les  écrivoienl  et  ceux  qui  les  employoienl 
n'eussent  été  inspirés  par  cette  ligue,  qui,  de- 
puis long-lemps,  graduoit  sa  marche  en  si- 
lence, et  prit  alors  en  public  son  premier  es- 
sor. La  lecture  des  écrits  de  Jean-Jacques  ma 
fait  faire  en  même  temps  celle  de  ces  venimeu- 
ses productions  qu'on  a  pris  grand  soin  d'y 
mêler.  Si  j'avois  fait  plus  tôt  ces  lectures,  j'au-^ 
rois  compris  dès  lors  tout  le  reste.  Cela  n'est 
pas  difficile  à  qui  peut  les  parcourir  de  sang- 
froid.  Les  ligueurs  eux-mêmes  l'ont  senti,  et 
bientôt  ils  ont  pris  une  autre  méthode  qui  leur 
a  beaucoup  mieux  réussi;  c'est  de  n'attaquer 
Jean-Jacques  en  public  qu'à  mots  couvi^rts, 
el  le  plus  souvent  sans  nommer  ni  lui  ni  ses 


livres;  mais  de  faire  en  sorte  que  l'application 
de  ce  qu'on  en  diroil  fût  si  claire,  que  chacun 
la  fît  sur-le-champ.  Depuis  dix  ans  que  l'on 
suit  cette  méthode,  elle  a  produit  plus  d'effet 
que  des  outrages  trop  grossiers,  qui,  par  cela 
seul,  peuvent  déplaire  au  public  ou  lui  devenir 
suspects.  C'est  dans  les  entreliens  particuliers, 
dans  les  cercles,  dans  les  petits  comités  secrets, 
dans  tous  ces  petits  tribunaux  littéraires  dont 
les  femmes  sont  les  présidens,  que  s'affilent 
les  poignards  dont  on  le  crible  sous  le  manteau. 
On  ne  conçoit  pas  comment  la  diffamation 
d'un  particulier  sans  emploi,  sans  projet,  sans 
parti,  sans  crédit,  a  pu  faire  une  affaire  aussi 
importante  et  aussi   universelle.  On  conçoit 
beaucoup  moins  comment  une  pareille  entre- 
prise a  pu  paroitre  assez  belle  pour  que  tous 
les  rangs,  sans  exception,  se  soient  empres- 
sés d'y  concourir  per  fas   et  nefas,   comme 
à  l'œuvre  la  plus  glorieuse.  Si  les  auteurs  de 
cet  étonnant  complot,  si  les  chefs  qui  en  ont 
pris  la  direction,  avoient  mis  à  quelque  hono- 
rable entreprise  la  moitié  des  soins,  des  pei- 
nes, du  travail,  du  temps,  de  la  dépense,  qu'ils 
ont  prodigués  à  l'exécution  de  cerbeau  projet, 
ils  auroient  pu  se  couronner  d'une  gloire  im- 
mortelle à  beaucoup  moins  de  frais  (')  qud  ne 
leur  en  a  coûté  pour  accomplir  cette  œuvre  de 
ténèbres,  dont  il  ne  peut  résulter  pour  eux  ni 
bien  ni  honneur,   mais  seulement   le  plaisir 
d'assouvir  en  secret  la  plus  lâche  de  toutes  les 
passions,  ot  dont  encore  la  patience  et  la  dou- 
ceur de  leur  victime  ne  les  laissera  jamais  jouir 
pleinement. 

Il  est  impossible  que  vous  ayez  une  juste  idée 
de  la  position  de  votre  Jean-Jacques  ni  de  la 
manière  dont  il  est  enlacé.  Tout  est  si  bien  con- 
certé à  son  égard,  qu'un  ange  descendroit  du 
ciel  pour  le  défendre  sans  y  pouvoir  parvenir. - 
Le  complot  dont  il  est  le  sujet  n'csl  pas  de  ces 
impostures  jetées  au  hasard  qui  font  un  effet 
rapide,  mais  passager,  et  qu'un  instant  décou- 
vre et  détruit.  C'est,  comme  il  l'a  senti  lui- 
même,  un  projet  médité  de  longue  main,  dont 
l'exécution  lente  et  graduée  ne  s'opère  qu'avec 
autant  de  précaution  que  de  méthode,  effaçant 


(')  On  me  reprochera,  j'en  sni»  1r*»-silr,  de  me  donner  une 
importance  prodigii  use.  Ah  !  si  je  n'en  avois  p.'i8  plus  aux 
yeux  d'fiutriii  qu'aux  miens,  ipic  mou  sort  tcroit  moins  4 
plaindre  ! 


136 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


à  mesure  qu'elle  avance  et  les  traces  des  routes 
qu'elle  a  suivies  et  les  vestiges  de  la  vérité 
qu'elle  a  fait  disparoître.  Pouvez-vous  croire 
qu'évitant  avec  tant  de  soin  toute  espèce  d'ex- 
plication, les  auteurs  et  les  chefs  de  ce  complot 
négligent  de  détruire  et  dénaturer  tout  ce  qui 
pourroit  un  jour  servir  à  les  confondre?  et, 
depuis  plua  de  quinze  ans  qu'il  est  en  pleine 
exécution,  noiit-ils  pas  eu  tout  le  temps  qu'il 
leur  falloit  pour  y  réussir?  Plus  ils  avancent 
dans  l'avenir,  plus  il  leur  est  facile  d'oblitérer 
le  passé,  ou  de  lui  donner  la  tournure  qwi  leur 
convient.  Le  moment  doit  venir  où,  tous  les  té  - 
moignages  étant  à  leur  disposition,il8pourroient 
sans  risque  lever  le  voile  impénétrable  qu'ils 
ont  mis  sur  les  yeux  de  leur  victime.  Qui  sait 
si  ce  moment  n'est  pas  déjà  venu?  si,  par  les 
mesures  qu'ils  ont  eu  tout  I«  temps  de  prendre, 
ils  ne  pourroient  pas  dès  à  présent  s'exposer  à 
des  confrontaîions  qui  confondroient  l'inno- 
cence et  feroient  triompher  l'imposture  ?  Peut- 
êire  ne  les  évitent-ils  encore  que  pour  ne  pas 
paroître  changer  de  maximes,  et,  si  vous  vou- 
lez, par  un  reste  de  crainte  attachée  au  men- 
songe de  n'avoir  jamais  assez  tout  prévu.  Je 
vous  le  répète,  ils  ont  travaillé  sans  relâche 
à  disposer  toutes  choses  pour  n'avoir  rien  à 
craindre  d'une  discussion  régulière,  si  jamais 
ils  éloient  farces  d'y  acquiescer;  et  il  me  paroît 
qu'ils  ont  eu  tout  le  temps  et  tous  les  moyens 
de  mettre  le  succès  de  leur  entreprise  à  l'abri  de 
tout  événement  imprévu.  Eh!  quelles  seroient 
désormais  les  ressources  de  Jean-Jaeques  et  de 
ses  défenseurs,  s'il  s'en  osoit  présenter?  Où 
trouveroit-il  des  juges  qui  ne  fusseiu  pas  du 
complot,  des  témoins  qui  ne  fussent  pas  subor- 
nés, des  conseils  fidèles  qui  ne  l'égarassent  pas? 
Seul,  contre  toute  une  génération  liguée,  doù 
réclameroit-il  la  vérité  que  le  mensonge  ne  ré- 
pondît à  sa  place?  Quelle  protection ,  quel  appui 
trouveroit-il  pour  résister  à  cette  conspiration 
générale?  Existe-t-il,  peut-il  même  exister, 
parmi  les  gens  en  place,  un  seul  homme  assez 
intègre  pour  se  condamner  lui-même ,  assez 
courageux  pour  oser  défendre  un  opprimé 
dévoué  depuis  si  long-temps  à  la  haine  publi- 
que, assez  généreux  pour  s'animer  d'un  pareil 
zèle,  sans  autre  intérêt  que  celui  de  l'équité? 
Soyez  sûr  que,  quelque  crédit,  quelque  auto- 
rité que  pût  avoir  celui  qui  oseroit  élever  la  voix 


en  sa  faveur,  et  réclamer  pour  lui  les  premiè- 
res lois  delà  justice,  il  se  perdroit  sans  sauver 
son  client,  et  que  toute  la  ligue,  réunie  contre 
ce  protecteur  téméraire,  commençant  par  l'é- 
carter de  manière  ou  d'autre,  iiniroit  par  tenir, 
comme  auparavant,  sa  victime  à  sa  merci.  P»ien 
ne  peut'plusia  soustraire  à  sa  destinée,  et  tout  ce 
que  peut  faire  un  homme  sage  qui  s'intéresse  à 
son  sort,  est  de  rechercher  en  silence  les  yesti- 
ges  de  la  vérité  pour  diriger  son  propre  juge- 
ment, mais  jamais  pour  le  faire  adopter  par  la 
multitude,  incapable  de  renoncer  par  raison  au 
parti  que  la  passion  lui  a  fait  prendre. 

Pour  moi^  je  veux  vous  faire  ici  ma  confes- 
sion sans  détour.  Je  crois  Jean-Jacquesinnoceni 
et  vertueux  ;  et  cette  croyance  est  telle  au  fond 
de  mon  âme,  qu'elle  n'a  pas  besoin  d'autre  con- 
firmation. Bien  persuadé  de  son  innocence,  je 
n'aurai  jamais  l'indignité  de  parler  là-dessus 
contre  ma  pensée,  ni  de  joindre  contre  lui  ma 
voix  à  la  voix  publique,  comme  j'ai  fait  jusqu'ici 
dans  une  autre  opinion.  Mais  ne  vous  attendez 
pas  non  plus  que  j'aille  étourdiment  n>e  porter 
à  découvert  pour  son  défenseur,  et  forcer  ses 
délateurs  à  quitter  leur  masque  pour  l'accuser 
hautement  en  face.  Je  ferois  en  cela  une 
démarche  aussi  imprudente  qu'inutile,  à  la- 
quelle je  ne  veux  point  m'exposer.  J'ai  un  ét<it„ 
des  amis  à  conserver,  une  famille  à  soutenir, 
des  patrons  à  ménager.  Je  ne  veux  point  faire 
ici  le  don  Quichotte,  et  lutter  contre  les  puis- 
sances, pour  faire  un  moment  parler  de  moi,  et 
me  perdre  pour  le  reste  de  ma  vie.  Si  je  puis 
réparer  mes  torts  envers  l'infortuné  Jean-Jac- 
ques, et  lai  être  utile  sans  m'exposer,  à  la 
bonne  heure  ;  je  le  ferai  de  tout  mon  cœur.  Mais 
si  vous  attendez  de  moi  quelque  démarche  d'é- 
clatquime  compromette,  et  m'expose  au  blâme 
des  miens,  dêtrompez-vous,  je  n'irai  jamais 
jusques-là.  Vous  ne  pouvez  vous-même  aller 
plus  loin  que  vous  n'avez  fait,  sans  manquer  à 
voire  parole,  et  me  mettre  avec  vous  dans  un 
embarras  dont  nous  ne  sortirions  ni  l'un  ni 
l'autre  aussi  aisément  que  vous  l'ave?  présumé.^ 

Rouss.  Rassurez-vous,  je  vous  prie,  je  veux 
bien  plutôt  me  conformer  moi-même  à  vos  ré- 
solutions, que  d'exiger  de  vous  rien  qui  vous 
déplaise.  Dans  la  démarche  que  j'aurois  désiré 
de  faire,  j'avoisplus  pour  objetnotre  entière  et 
commune  satisfaction,  que  de  ramener  ni  le 


TROISIÈME  DIALOGUE 


public,  ni  yos  messieurs,  aux  sentimens  de  la 
jusiice  et  au  chemin  de  la  vérité.  Quoique  in- 
lérieuremcnt  aussi  persuadé  que  vous  de  l'in- 
nocence de  Jean- Jacques  ,  je  n'en  suis  pas 
régulièrement  convaincu,  puisqiir,  n'ayant  pu 
l'mstruire  des  clioses  qu'on  lui  impute,  je  n'ai 
pu  ni  le  confondre  par  son  silence,  ni  l'absou- 
dre par  ses  réponses.  A  cet  égard,  je  me  tiens 
nu  jugement  immédiat  que  j'ai  porté  sur  l'hom- 
me, sans  prononcer  sur  les  faits  qui  combattent 
ce  jugement,  puisqu'ils  manquent  du  caractère 
qui  peut  seul  les  constater  ou  les  détruire  à  mes 
yeux.  Je  n'ai  pas  assez  de  confiance  en  mes 
propres  lumières  pour  croire  qu'elles  ne  peu- 
vent me  tromper;  et  je  resterois  peut-être 
encore  ici  dans  le  doute,  si  le  plus  légitime  et 
le  plus  fort  des  préjugés  ne  venoit  à  l'appui  de 
mes  propres  remarques,  et  ne  me  moniroil  le 
mensonge  du  côté  qui  se  refuse  à  l'épreuve  de 
la  vérité.  Loin  de  craindre  une  discussion 
contradictoire,  Jean-Jacques  n'a  cessé  de  la 
rechercher,  de  provoquer  à  grands  cris  ses 
accusateurs,  et  de  dire  hautement  ce  qu'il  avoit 
à  dire  Lux,  au  contraire,  ont  toujours  esquivé, 
fait  le  plongeon,  parlé  toujours  entre  eux  à  voix 
basse,  lui  cachant  avec  le  plus  grand  soin  leurs 
accusations,  leurs  témoins,  leurs  preuves,  sur- 
tout leurs  personnes ,  et  fuyant  avec  le  plus 
évident  effroi  toute  espèce  de  confrontation. 
Donc  ils  ont  de  fortes  raisons  pour  la  craindre, 
celles  qu'ils  allèguent  pour  cela  étant  ineptes  au 
point  d'être  même  outrageantes  pour  ceux 
qu'ils  en  veulent  payer,  et  qui,  je  ne  sais  com- 
ment, ne  laissent  pas  de  s'en  contenter  :  mais 
pour  moi  je  ne  m'en  contenterai  jamais,  et  dès 
là  toutes  leurs  preuves  clandestines  sont  sans 
autorité  pour  moi.  Vous  voilà  dans  le  même 
cas  où  je  suis ,  mais  avec  un  moindre  degré  de 
certitude  sur  l'innocence  de  l'accusé,  puisque, 
ne  l'ayant  point  examiné  par  vos  propresyeux, 
vous  ne  jugez  de  lui  que  par  ses  écrits  et  sur 
mon  témoignage.  Donc,  vos  scrupules  devroient 
être  plus  grands  que  les  miens,  si  les  manœu- 
vres de  ses  persécuteurs,  que  vous  avez  mieux 
suivies,  ne  faisoient  pour  vous  une  espèce  de 
compensation.  Dans  cette  position,  j'ai  pensé 
que  ce  que  nous  avions  de  mieux  à  faire  pour 
nous  assurer  de  la  vérité,  étoit  de  la  mettre  à 
sa  dernière  et  plus  sûre  épreuve,  celle  précisé- 
ment qu'éludent  si  soigneusement  vos  mes- 


sieurs.  Il  me  sembtoit  que,  sans  trop  nous 
compromettre ,  nous  aurions  pu  leur  dire  : 
«  Nous  ne  saurions  approuver  qu'aux  dépens 
»  de  la  justice  et  delà  sûreté  publique  vous  fas- 
»  sicz  à  un  scélérat  une  gr&ce  tacite  qu'il  n'ac- 
»  cepte  point,  et  qu'il  dit  n'être  qu'une  hor- 
»  rible  barbarie  que  vous  couvrez  d'un  beau 
»  nom.  Quand  celte  grâce  en  seroit  réellenuMit 
»>  une,  étant  faite  par  force,  elle  change  de  na- 
»  ture;  au  lieu  d'être  un  bienfait,  elle  devient 
B  un  cruel  outrage  ;  et  rien  n'est  plus  injuste  et 
»  plus  tyrannique  que  de  forcer  un  honmie  à 
»  nous  être  obligé  malgré  lui.  C'est  sans  doute 
»  un  des  crimes  de  Jean-Jacques  de  n'avoir,  au 
»  lieu  de  la  rcconnoissance  qu'il  vous  doit, 
»  qu'un  dédain  plus  que  méprisant  pour  vous 
»  et  pour  vos  manœuvres.  Cette  impudence  de 
»  sa  part  mérite  en  particulier  une  punition 
))  sortable,  et  cette  punition  que  vous  lui  devez 
»  et  à  vous-même,  est  de  le  confondre,  afin 
»  que,  forcé  de  reconnoître  enfin  votre  indul- 
»  gence,  il  ne  jette  plus  des  nuages  sur  les  mo- 
»  tifs  qui  vous  font  agir.  Que  la  confusion  d'un 
»  hypocrite  aussi  arrogant  soit,  si  vous  von- 
»  lez,  sa  seule  peine,  mais  qu'il  la  sente  pour 
»  l'édification,  pour  la  sûreté  publique,  et  pour 
»  l'honneur  de  la  génération  présente  qu'il  pa- 
»  roît  dédaigner  si  fort.  Alors  seulement  on 
»  pourra,  sans  risque,  le  laisser  errer  parmi 
»  nous  avec  honte,  quand  il  sera  bien  authenii- 
»  quement  convaincu  et  démasqué.  Jusques  à 
»  quand  soufFrirez-vous  cet  odieux  scandale , 
»  qu'avec  la  sécurité  de  l'iiuiocence  le  crime  ose 
»  insolemment  provoquer  la  vertu,  qui  gauchit 
»  devant  lui  et  se  cache  dans  l'obscurité?  C'est 
»  lui  qu'il  faut  réduire  à  cet  indigne  silence  que 
»  vous  gardez,  lui  présent  :  sans  quoi  l'avenir 
»  ne  voudra  jamais  croire  que  celui  qui  se 
»  montre  seul  et  sans  crainte  est  le  coupable, 
»  et  que  celui  qui,  bien  escorté,  n'ose  l'attendre 
»  est  l'innocent.  » 

En  leur  parlant  ainsi,  nous  les  aurions  forcés 
à  s'expliquer  ouvertement,  ou  à  convenir  taci- 
tement de  leur  imposture,  et,  par  la  discussit  n 
contradictoire  des  faits,  nous  aurions  pu  porter 
un  jugement  certain  sur  les  accusateurs  et  sur 
l'accusé,  et  prononcer  définitivement  entre  eux 
et  lui.  Vous  dites  que  les  juges  et  les  témoins 
entrant  tous  dans  la  ligue  auroient  rendu  la  pré- 
varication très-fiiciîc  à  exécuter,  tics-difficile  à 


i38 


TROISIEME  DIALOGUE. 


découvrir,  et  cela  doit  être  :  mais  il  n'est  pas 
impossible  aussi  que  l'accusé  n'eût  trouvé  quel- 
que réponse  imprévue  et  péremptoirc  qui  eût 
démonté  toutes  leurs  batteries,  et  manifesté  le 
complot.  Tout  est  contre  lui,  je  le  sais,  le  pou- 
voir, la  ruse,  l'argent,  l'intrigue,  le  temps,  les 
préjugés,  son  ineptie,  ses  distractions,  son 
défaut  de  mémoire,  son  embarras  de  s'énoncer, 
out  enfin,  hors  1  innocence  et  la  vérité,  qui 
seules  lui  ont  donné  l'assurance  de  rechercher, 
de  demander,  de  provoquer  avec  ardeur  ces 
explications  qu'il  auroit  tant  de  raisons  de 
Craindre  si  sa  conscience  déposoit  contre  lui. 
Mais  ses  désirs  attiédis  ne  sont  plus  animés,  ni 
par  l'espoir  d'un  succès  qu'il  ne  peut  plus  atten- 
dre que  d'un  miracle,  ni  par  l'idée  d'une  répa- 
ration qui  pût  flatter  son  cœur.  Mettez-vous  un 
moment  à  sa  place  et  sentez  ce  qu'il  doit  pen- 
ser de  la  génération  présente  et  de  sa  conduite 
à  son  égard.  Après  le  plaisir  qu'elle  a  pris  à  le 
diffamer  en  le  cajolant,  quel  cas  pourroit-il 
faire  du  retour  de  son  estime ,  et  de  quel  prix 
pourroient  être  à  ses  yeux  les  caresses  sincères 
des  mêmes  gens  qui  lui  en  prodiguèrent  de  si 
fausses,  avec  des  cœurs  pleins  d'aversion  pour 
lui  ?  Leur  duplicité,  leur  trahison,  leur  perfidie, 
ont-elles  pu  lui  laisser  pour  eux  le  moindre 
sentiment  favorable?  et  ne  seroit-il  pas  plus 
indignéque  flatté  de  s'en  voir  fêlé  sincèrement 
avec  les  mêmes  démonstrations  qu'ils  employè- 
rent si  long-lemps  en  dérision  à  faire  de  lui  le 
iouet  de  la  canaille. 

Non,  monsieur,  quand  ses  contemporains, 
aussi  repentans  et  vrais  qu'ils  ont  été  jusqu'ici 
faux  et  cruels  à  son  égard,  reviendroient  enfin 
de  leur  erreur,  ou  plutôt  de  leur  haine,  et 
que,  réparant  leur  longue  injustice,  ils  tâche- 
roient,  à  force  d'honneurs,  de  lui  faire  oublier 
leurs  outrages,  pourroit-il  oublier  la  bassesse 
et  l'indignité  de  leur  conduite?  pourroit-il 
cesser  de  se  dire  que,  quand  même  il  eût  été 
le  scélérat  qu'ils  se  plaisent  à  voir  en  lui,  leur 
njanière  de  procéderavec  ce  prétendu  scélérat, 
moins  inique,  n'en  seroit  que  plus  abjecte,  et 
que  s'avilir  autour  d'un  monstre  à  tant  de  ma- 
nèges insidieux  éioit  se  mettre  soi-même  au- 
dessous  de  lui?  Non,  il  n'est  plus  au  pouvoir 
de  ses  contemporains  de  lui  ôlcr  le  dédain 
qu'ils  ont  tant  pris  de  peine  à  lui  inspirer. 
Devenu  même  insensible  à  leurs  insultes,  com- 


ment pourroit-il  être  touché  de  leurs  éloges? 
Comment  pourroit-il  agréer  le  retour  tardif 
et  forcé  de  leur  estime,  ne  pouvant  plus  lui- 
même  en  avoir  pour  eux?  Non,  ce  retour  de 
la  part  d'un  public  si  méprisable  ne  pourroit 
plus  lui  donner  aucun  plaisir,  ni  lui  rendre 
aucun  honneur.  II  en  seroit  plus  importuné 
sans  en  être  plus  satisfait.  Ainsi  l'explication 
juridique  et  décisive  qu'il  n'a  pu  jamais  obte- 
nir, et  qu'il  a  cessé  de  désirer,  éloit  plus  pour 
nous  que  pour  lui.  Llle  ne  pourroit  plus  même 
avec  la  plus  éclatante  justification,  jeter  aucune 
véritable  douceur  dans  sa  vieillesse.  Il  est  dé- 
sormais trop  étranger  ici-bas  pour  prendre  à 
ce  qui  s'y  fait  aiicun  intérêt  qui  lui  soit  per- 
sonnel. N'ayant  plus  de  suffisante  raison  pour 
agir,  il  reste  tranquille,  en  attendant  avec  la 
mort  la  fin  de  ses  peines,  et  ne  voit  plus  qu'avec 
indifférence  le  sort  du  peu  de  jours  qui  lui 
restent  à  passer  sur  la  terre. 

Quelque  consolation  néanmoins  est  encore 
à  sa  portée  ;  je  consacre  ma  vie  à  la  lui  donner, 
et  je  vous  exhorte  d'y  concourir.  Nous  ne 
sommes  entrés  ni  l'un  ni  l'autre  dans  les  se- 
crets de  la  ligue  dont  il  est  l'objet  ;  nous  n'avons 
point  partagé  la  fausseté  de  ceux  qui  la  com- 
posent; nous  n'avons  point  cherché  à  le  sur- 
prendre par  des  caresses  perfides.  Tant  que 
vous  l'avez  haï,  vous  Pavez  fui ,  et  moi  je  ne 
l'ai  recherché  que  dans  l'espoir  de  le  trouver 
digne  de  mon  amitié  ;  et  l'épreuve  nécessaire 
pour  porter  un  jugement  éclairé  sur  son  compte, 
ayaHt  été  long-temps  autant  recherchée  par 
lui  qu'écartée  par  vos  messieurs,  forme  un  pré- 
jugé qui  supplée,  autant  qu'il  se  peut,  à  cette 
épreuve,  et  confirme  ce  que  j'ai  pensé  de  lu» 
après  un  examen  aussi  long  qu'impartial.  Il 
ma  dit  cent  fois  qu'il  seroit  consolé  de  l'injus- 
tice publique ,  s'il  eût  trouvé  un  seul  cœur 
d'homme  qui  s'ouvrît  au  sien,  qui  sentît  ses 
peines,  et  qui  les  plaignît  ;  l'estime  franche  et 
pleine  d'un  seul  l'eût  dédommagé  du  mépris  de 
tous  les  autres.  Je  puis  lui  donner  ce  dédomma- 
gement, et  je  le  lui  voue.  Si  vous  vous  joignez 
à  moi  pour  celte  bonne  œuvre,  nous  pouvons 
lui  rendre  dans  ses  vieux  jours  la  douceur 
d'une  société  véritable  qu'il  a  perdue  depuis 
si  long-temps,  et  qu'il  n'espéroit  plus  retrou- 
ver ici-bas.  Laissons  le  public  dans  l'erreur  où 
il  se  complaît,  et  dont  il  est  digne,  et  montrons 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


130 


seulemont  à  celui  qui  en  est  .a  victime  que 
nous  ne  la  partageons  pas.  Il  ne  s'y  trompe 
déjà  plus  à  mon  égard,  il  ne  s'y  trompera 
point  au  vôtre;  et,  si  vous  venez  à  lui  avec  les 
sentimcns  qui  lui  sont  dus,  vous  lu  trouverez 
prêt  à  vous  les  rendre,  l^es  nôtres  lui  seront 
d'autant  plus  sensibles,  qu'il  ne  les  attendoit 
plus  de  personne;  et,  avec  le  cœur  que  je  lui 
connois,  il  n'avoU  pas  besoin  d'une  si  longue 
privation  pour  lui  en  fiiire  sentir  le  prix.  Que 
ses  persécuteurs  continuent  de  triompher,  il 
verra  leur  prospérité  sans  peine  ;  le  désir  de  la 
vengeance  ne  le  tourmenta  jamais.  Au  milieu 
de  tous  leurs  succès,  il  les  pl.iinl  encore,  et  les 
croit  bien  plus  malheureux  que  lui.  En  effet, 
quand  la  triste  jouissance  des  maux  qu'ils  lui 
ont  faits  pourroit  remplir  leurs  cœurs  d'un 
conienieinent  véritable,  [)eut-e|le  jamais  les 
garantir  de  la  crainte  d'ôlre  un  jour  découverts 
et  démasqués  ?  Tant  de  soins  qu'ils  se  don- 
nent, tant' de  mesures  qu'ils  prennent  sans 
relâche  depuis  tant  d'années,  ne  marquent-ils 
pas  la  frayeur  de  n'en  avoir  jamais  pris  assez? 
Ils  ont  beau  renfermer  la  vérité  dans  de  triples 
murs  de  mensonges  et  d'impostures  qu'ils  ren- 
forcent continuellement,  ils  tremblent  toujours 
qu'elle  ne  s'échappe  par  quelque  fissure.  I/im- 
mense  édifice  de  ténèbres  qu'ils  ont  élevé  au- 
tour de  lui  ne  suffit  pas  pour  lés  rassurer. 
Tant  qu'il  vit,  uti  accident  imprévu  peut  lui 
dévoiler  leur  mystère  et  lés  exposer  a  se  voir 
confondus.  Sa  mort  même,  loin  de  les  tran- 
quilliser, doit  augmenter  leurs  alarmes.  Qui 
sait  s'il  n'a  point  trouvé  quelque  confident  dis- 
cret qui,  lorsque  I  animosité  du  public  cessera 
d'être  attisée  par  la  [)réjence  du  condamné, 
saisira  pour  se  faire  écouler  le  moment  où  les 
yeux  commenceront  à  s'ouvrir?  Qui  sait  si 
quelque  dépositaire  fidèle  ne  produira  pas  en 
temps  et  lieu  de  telles  preuves  de  son  inno- 
cence que  le  public,  forcé  de  s'y  rendre,  sente 
cl  déplore  sa  longue  erreur?  Qui  sait  si,  dans 
le  nombre  infini  de  leurs  coniplices,  il  ne  s'en 
trouvera  pas  quelqu'un  que  le  repentir,  que  le 
remords  fasse  parler?  On  a  beau  prévoir  ou 
arranger  toutes  les  combinaisons  imaginables, 
on  craint  toujours  qu'il  n'en  reste  quelqu'une 
qu'on  n'a  pas  prévue,  et  qui  fasse  découvrir 
la  vérité  quand  on  y  pensera  le  moins.  La  pré- 
voyance a  beau  travailler,  la  crainte  est  encore 


plus  active;  et  les  auteurs  d'un  pareil  |>rojel 
ont,  sans  y  penser,  sacrifié  à  leur  haine  le  re- 
pos du  reste  de  leurs  jours. 

Si  leurs  accusations  étoient  véritables,  et 
que  Jean-Jacques  fût  tel  qu'ils  l'ont  peint, 
l'ayant  une  fois  démasqué  pour  l'acquit  de  leur 
conscience,  et  déposé  leur  secret  chez  ceux  qui 
doivent  veiller  à  l'ordre  public,  ils  se  repose- 
roient  sur  euxdu  reste,  cesseroientde s'occuper 
du  coupable,  et  ne  penseroient  plus  à  lui.  Mais 
l'œil  inquiet  et  vigilant  qu'ils  ont  sans  cesse  at- 
taché sur  lui,  les  émissaires  dont  ils  l'entourent, 
les  mesures  qu'ils  ne  cesseat  de  prendre  pour 
lui  former  toute  voie  à  toute  explication,  pour 
qu'il  ne  puisse  leur  échapper  en  aucune  sorte, 
décèlent  avec  leurs  alarmes  la  cause  qui  les  en- 
tretient et  les  perpétue  :  elles  ne  peuvent  plus 
cesser,  quoi  qu'ils  fassent  ;  vivant  ou  mort,  il 
les  inquiétera  toujours;  et  s'il  aimoit  la  ven- 
geance, il  en  auroit  une  bien  assurée  dans  la 
frayeur  dont,  malgré  tant  de  précautions 
entassées,  ils  ne  cesseront  plus  d'être  agités. 

Voilà  le  contre-poids  de  leurs  succès  et  de 
toutes  leurs  prospérités.  Ils  ont  employé  toutes 
les  ressources  de  leur  art  pour  faire  de  lui  le 
plus  malheureux  des  êtres  ;  à  force  d'ajouter 
moyens  sur  moyens,  ils  les  ont  tous  épuisés; 
et,  loin  de  parvenir  à  leurs  fins,  ils  ont  produit 
l'effet  contraire.  Ils  ont  fait  trouver  à  Jean- 
Jacques  des  ressources  en  lui-même,  qu'il  ne 
coniioitroit  pas  sans  eux.  Après  lui  avoir  fait 
le  pis  qu'ils  pouvOient  lui  faire,  ils  l'ont  mis 
en  état  de  n'avoir  plus  rien  à  craindre,  ni 
d'eux,  ni  de  personne,  et  de  voir  avec  la  plus 
profonde  indifférence  tous  les  événemens  hu- 
mains. Il  n'y  a  point  d'atteinte  sensible  à  son 
âme  qu'ils  ne  lui  aient  portée;  mais,  en  lui 
faisant  tout  le  mal  qu'ils  lui  pouvoient  faire,  ils 
l'ont  forcé  de  se  réfugier  dans  des  asiles  où  il 
n'est  plus  en  leur  pouvoir  de  pénétrer.  Il  peut 
maintenant  les  défier  et  se  moquer  de  leur 
impuissance.  Hors  d'état  de  le  rendreplus  mal- 
heureux, ils  le  deviennent  chaque  jour  davan- 
tage, en  voyant  que  tant  d'efforts  n'ont  abouti 
qu'à  empirer  leur  situation  et  adoucir  la  sienne. 
Leur  rage,  devenue  impuissante,  n'a  fait  que 
s'irriter  en  voulant  s'assouvir. 

Au  reste,  il  ne  doute  point  que,  malgré  tant 
d'efforts,  le  temps  ne  lève  enfin  le  voile  de 
l'imposture,  et  ne  découvre  son  inuocencc.  La 


uo 


TROISIÈME  DIALOGUIi:. 


èertitude  (^u'un  jour  on  sentira  le  prix  de  sa 
patience  contribue  à  la  soutenir;  et,  en  lui 
tout  ôtant,  ses  persécuteurs  n'ont  pu  lui  ôter 
la  confiance  et  l'espoir.  «  Si  ma  mémoire  de- 
»  voit,  dit-il,  s'éteindre  avec  moi,  je  me  con- 
»  solerois  d'avoir  été  si  mal  connu  des  hommes, 
»  dont  je  serois  bientôt  oublié  ;  mais  puisque 
w  mon  existence  doit  être  connue  après  moi  par 
»  mes  livres,  et  bien  plus  par  mes  malheurs, 
»  je  ne  me  trouve  point,  je  l'avoue,  assez  de 
»  résignation  pour   penser  sans  impatience, 
»  moi  qui  me  sens  meilleur  et  plus  juste  qu'au- 
»  cun  homme  qui  me  soit  connu,  qu'on  ne  se 
»  souviendra  de  moi  que  comme  d'un  monstre, 
»  et  que  mes  écrits,  où  le  cœur  qui  les  dicta  est 
»  empreint  à  chaque  pa^e,  passeront  pour  les 
i>  déclamations  d'un  tartufe  qui  ne  cherchoit 
»  qu'à  tromper  le  public.  Qu'auront  donc  servi 
»  mon  courage  et  mon  zèle,  si  leurs  monu- 
»  mens,  loin  d'être  utiles  aux  bons('),  ne  font 
)i  qu'aigriret fomenter l'aniniosiiédesniéchans, 
B  si  tout  ce  que  l'amour  de  la  vertu  m'a  fait 
»  dire  sans  crainte  et  sans  intérêt  nefaitàl'ave- 
»  nir,  comme  aujourd'hui,  qu'exciter  contre 
w  moi  la  prévention  et  la  haine,  et  ne  produit 
t)  jamais  aucun  bien  ;  si,  au  lieu  des  bénédic- 
»  tions  qui  m'étoient   dues,  mon  nom,  que 
»  tout  devoit  rendre  honorable,  n'est  prononcé 
»  dans  l'avenir  qu'avec  imprécation!  Non,  je 
»  ne  supporterois  jamais  une  si  cruelle  idée; 
»  elle  absorberoit  tout  ce  qui  m'est  resté  de 
»  courage  et  de  constance.  Je  consenlirois  sans 
»  peine  à  ne  point  exister  dans  la  mémoire  des 
»  hommes,maisje  ne  puis  consentir,  jel'avoue, 
»  à  y  rester  diffamé;  non,  le  Ciel  ne  le  per- 
»  mettra  point,  et,  dans  quelque  état  que  m'ait 
»  réduit  la  destinée,  je  ne  désespérerai  jamais 
»  de  la  Providence,  sachant  bien  qu'elle  choisit 
»  son  heure  et  non  pas  la  nôtre,  et  qu'elle  aime 
»  à  frapper  son   coup  au   moment  qu'on  ne 
»  l'attend  plus.  Ce  n'est  pas  que  je  donne  en- 
»  core  aucune  importance,  et  surtout  par  rap- 
1)  port  à  moi,  au  peu  de  jours  qui  me  restent 
»  à  vivre,  quand  même  j'y  pourrois  voir  renaî- 
»  tre  pour  moi  toutes  les  douceurs  dont  on  a 

(')  Jamais  les  discours  d'un  homme  qu'on  croit  parler  con- 
tre sa  pensée  ne  toucheront  ceux  qui  ont  cette  opinion. 
Tous  ceux  qui,  pensant  mal  de  moi,  disent  avoir  profité 
dans  la  vertu  pai  la  lecture  de  mes  livres,  mentent,  et  même 
Irès-sottenienl,  Ce  sont  ceux-là  qui  sont  vraiment  des  tar- 
lufrg. 


»  pris  peine  à  tarir  le  cours.  J'ai  trop  connu  la 
»  misère  des  prospérités  humaines,  pour  être 
»)  sensible,  à  mon  âge,  à  leur  tardif  et  vain 
»  retour  ;  et  quelque  peu  croyable  qu'il  soit, 
»  il  leur  seroit  encore  plus  aisé  de  revenir, 
»  qu'à  moi  d'en  reprendre  le  goiît.  Je  n'espère 
»  plus,  et  je  désire  très-peu  de  voir  de  mon 
»  vivant  la  révolution  qui  doit  désabuser  le 
»  public  sur  mon  compte.  Que  mes  persécu- 
»  teurs  jouissent  en  paix,  s'ils  peuvent,  toute 
»  leur  vie,  du  bonheur  qu'ils  se  sont  fait  des 
»  misères  de  la  mienne.  Je  ne  désire  de  les  voir 
»  ni  confondus  ni  punis  ;  et  pourvu  qu'enfin  la 
»  vérité  soit  connue,  je  ne  demande  point  que 
»  ce  soit  à  leurs  dépens  :  mais  je  ne  puis  re- 
»  garder  comme  une  chose  indifférente   aux 
»  hommes  le  rétablissement  de  ma  mémoire,  et 
»  le  retour   de  l'estime  publique  qui  m'étoit 
»  due.  Ce  seroit  un  trop  grand  malheur  pour 
»  le  genre  humain  que  la  manière  dont  on  a 
»  procédé  à  mon  égard  servît  de  modèle  et 
»  d'exemple,  que  J'honneur  des  particuliers 
»  dépendît  de  tout  imposteur  adroit,  et  que  la 
»  société,  foulant  aux  pieds  les  plus  saintes  lois 
»  de  la  justice,  ne  fût  plus  qu'un  ténébreux 
»  brigandage  de  trahisons  secrètes  etd'impos- 
»  turcs  adoptées  sans  confrontation,  sans  con- 
»  tradiciiou,  sans  vérificatoin,  et  sans  aucune 
»  défense  laissée  aux  accusés.  Bientôt  les  honi- 
»  mes,  à  la  merci  les  uns  des  autres^  n'au- 
»  roient  de  force  et  d'action  que  pours'eniro- 
»  déchirer  entre  eux,  sans  en  avoir  aucune 
»  pour  la  résistance  ;  les  bons,  livrés  tout-à-fait, 
»  aux  méchans,   deviendroient  d'abord   leur 
»  proie,  enfin  leurs  disciples  ;  l'innocence  n'au- 
»  roit  plus  d'asile,  et  la  terre,  devenue  un  en- 
»  fer,  ne  seroit  couverte  que  de  démons  oc- 
»  cupés  à  se  tourmenter  les  uns  et  les  autres. 
»  Non,  le  Ciel  ne  laissera  point  un   exemple 
»  aussi  funeste  ouvrir  au  crime  une  roule  nou- 
»  velle,inconnuejusqu'àcejour;  il  découvrira 
»  la  noirceur  d'une  trame  aussi  cruelle.  Un 
»  jour  viendra,  j'en  ai  la  juste  confiance,  que 
»  les  honnêtes  gens  béniront  ma  mémoire,  et 
»  pleureront  sur  mon  sort.  Je  suis  stir  de  la 
»  chose,  quoique  j'en  ignore  le  temps.  Voilà 
»  le  fondement  de  ma  patience  et  de  mes  con- 
»  solations.  L'ordre  sera  rétabli  tôt  ou  tard, 
»  ntême  sur  la  terre,  je  n'en  doute  pas.  Mes 
»>  oppresseurs  peuvent  reculer  le  moment  de 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


•  ma  jiJSiiBcation,  mais  ils  ne  sauroicnt  cin- 
u  pécher  qu'il  ne  vienne.  Cela  me  suf.il  pour 

•  être  tranquille  au  milieu  de  leurs  œuvres  : 

•  qu'ils  continueni  à  disposer  de  mui  durant 

•  ma  vie,  mais  qu'ils  se  pressent;  je  vais  bien- 
H  tôt  leur  échapper.  » 

Tels  sont  sur  ce  point  les  scntimcns  de  Jean- 
Jacques,  et  tels  sont  aussi  les  miens.  Par  un 
(iécretdont  il  no  m'appartient  pas  de  sonder  la 
profondeur,  il  doit  passer  le  reste  de  ses  jours 
dans  le  mépris  et  l'humiliation  :  mais  j'ai  le 
plus  vif  pressentiment  qu'après  sa  mort  et  celle 
de  ses  persécuteurs,  leurs  trames  seront  dé- 
couvertes, et  sa  mémoire  justifiée.  Ce  sentiment 
me  paroît  si  bien  fondé,  que,  pour  peu  qu'on 
y  réfléchisse,  je  ne  vois  pas  qu'on  puisse  en 
douter.  C'est  un  axiome  généralement  admis, 
que  tôt  ou  tard  la  vérité  se  découvre  ;  et  tant 
dexemples  l'ont  confirmé,  que  l'expérience  ne 
permet  plus  qu'on  en  doute.  Ici  du  moins  il 
n'est  pas  concevable  qu'une  trame  aussi  com- 
pliquée reste  cachée  aux  âges  futurs;  il  n'est 
pas  même  à  présumer  qu'elle  le  soit  long-temps 
dans  le  nôtre.  Trop  de  signes  la  décèlent  pour 
qu'elle  échappe  au  premier  qui  voudra  bien  y 
regarder,  et  cette  volonté   viendra  sûrement 
à  plusieurs  sitôt  que  Jean-Jacques  aura  cessé 
de  vivre.  De  tant  de  gens  employés  à  fasciner 
les  yeux  du  public,  il  n'est  pas  possible  qu'un 
grand  nombre  n'aperçoive  la  mauvaise  foi  de 
ceux  qui  les  dirigent,  et  qu'ils  ne  sentent  que, 
si  cet  homme  étoit  réellement  tel  qu'ils  le  font, 
il  seroit  superflu  d'en  imposer  au  public  sur 
son  compte,  et  d'employer  tant  d'impostures 
pour  le  charger  de  choses  qu'il  ne  fait  pas,  et 
déguiser  celles  qu'il  fait.  Si  l'intérêt,  l'animo- 
sité,  la  crainte,  les  font  concourir  aujourd'hui 
sans  peine  à  ces  manœuvres,  un  temps  peut 
venir  où  leur  passion  calmée,  et  leur  intérêt 
changé,  leur  feront  voir  sous  un  jour  bien  dif- 
férent les  œuvres  sourdes  dont  ils  sont  aujour- 
d'hui témoins  et  complices.  Est-U  croyable 
alors  qu'aucun  de  ces  coopérateurs  subalternes 
ne  parlera  confidemment  à  personne  de  ce 
qu'il  a  vu,  de  ce  qu'on  lui  a  fait  faire,  et  de 
l'effet  de  tout  cela  pour  abuser  le  public?  que, 
trouvant  d  honnêtes  gens  empressés  à  la  re- 
cherche do  la  vérité  défigurée,  ils  ne  seront 
point  tentés  de  se  rendre  encore  nécessaires  en 
la  découvrant,  comme  ils  le  sont  maintenant 


pour  la  cacher,  de  se  donner  quelque   im- 
portance en  montrant  qu'ils  furent  admis  dans 
la  confidence  des  grands,  et  qu'ils  savent  des 
anecdotes  ignorées  du  public?  Et  pourquoi  ne 
!  croirois-je  pas  que  le  regret  d'avoir  contribué 
j  à  noircir  un  innocent  en  rendra  quelques-uns 
indiscrets  ou  véridiques,  surtout  à  l'heure  où, 
prêts  à  sortir  de  celte  vie,  ils  seront  sollicités 
par  leur  conscience  à  ne  pas  emporter  leur 
coulpe  avec   eux?  Enfin,    pourquoi    les   ré- 
flexions que  vous  et  moi  faisions  aujourd'hui 
ne  viendront-elles  pas  alors  dans  l'esprit  do 
plusieurs  personnes,  quand  elles  examineront 
de  sang-froid  la  conduite  qu'on  a  tenue,  et  la 
facilité  qu'on  eut  f)ar  elle  de  peindre  cet  homme 
comme  on  a  voulu?  On  sentira  qu'il  est  beau- 
coup plus  incroyable'qu'un  pareil  homme  ait 
existé  réellement,  qu'il  ne  l'est  que  la  crédii- 
lili  publique  enhardissanl  les  imposteurs,  les 
ait  portés  à  le  peindre  ainsi  successivement,  et 
en    enchérissant   toujours ,  sans   s'apercevoir 
qu'ils  passoient  même  la  mesure  du  possible. 
Cette  marche,  très-naturelle  à  la  passion,  est 
un  piège  qui  la  dècSlc,  et  dont  elle  se  garantit 
rarement.  Celui  qui  voudroit  tenir  un  registre 
exact  de  ce  que,  selon  vos  messieurs,  il  a  fait, 
dit,  écrit,  imprimé,  depuis  qu'ils  se  sont  en>- 
parés  de  sa  personne,  joint  à  tout  ce  qu'il  a  fait 
réellement,  trouveroit  qu'en  cent  ans  il  n'aa- 
roit  pu  suffire  à  tant  de  choses.  Tous  les  livres 
qu'on  lui  attribue,  tous  les  propos  qu'on   lui 
fait  tenir,  sont  aussi  concordans  et  aussi  na- 
turels que  les  faits  qu'on  lui  impute,  et  tout 
cela  toujours  si  bien  prouvé,  qu'en  admettant 
un  seul  do  ces  faits  on  n'a  plus  droit  d'en  reje- 
ter aucun  autre. 

Cependant,  avec  un  peu  de  calcul  et  de  bon 
sens,  on  verra  que  tant  de  choses  sont  incom- 
patibles, que  jamais  il  n'a  pu  faire  tout  cela, 
ni  se  trouver  en  tant  de  lieux  différons  en  si 
peu  de  temps;  qu'il  y  a  par  conséquent  plus 
de  fictions  que  do  vérités  dans  toutes  ces  anec- 
dotes entassées,  et  qu'enfiti  les  mêmes  preuves 
qui  n'empêchent  pas  les  unes  d'être  des  men- 
songes ne  sauroient  établir  que  les  autres  sont 
des  vérités.  La  force  même  et  le  nombre  de 
toutes  ces  preuves  suffiront  pour  faire  soufv- 
çonner  le  complot  :  et  dès-lors  toutes  celles  qui 
n'auront  pas  subi  l'épreuve  légale  perdront 
leur  force,  tous  les  témoins  qui  n'auront  pas 


142 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


été  confrontés  à  l'accusé  perdront  leur  autorité, 
et  il  ne  restera  contre  lui  de  charges  solides 
que  celles  qui  lui  auront  éié  connues,  et  dont 
il  n'aura  pu  se  justifier;  c'est-à-dire,  qu'aux 
fautes  près  qu'il  a  déclarées  le  premier,  et  dont 
vos  messieurs  ont  tiré  un  si  grand  parti,  on 
n'aura  rien  du  tout  à  lui  reprocher. 

C'est  dans  cette  persuasion  qu'il  me  paroît 
raisonnable  qu'il  se  console  des  outrages  de  ses 
contemporains  et  de  leur  injustice.  Quoi  qu'ils 
puissent  faire,  ses  livres,  transmis  à  la  posté- 
rité, montreront  que  leur  auteur  ne  fut  point 
tel  qu'on  s'efforce  de  le  peindre  ;  et  sa  vie  ré- 
glée, simple,  uniforme,  et  la  même  depuis 
tant  d'années,  ne  s'accordera  jamais  avec  le 
caractère  affreux  qu'on  veut  lui  donner.  Il  en 
sera  de  ce  ténébreux  complot,  formé  dans  un 
si  profond  secret,  développé  avec  de  si  grandes 
précautions,  et  suivi  avec  tant  de  zèle,  comme 
de  tous  les  ouvrages  des  passions  des  hommes, 
qui  sont  passagers  et  périssables  comme  eux. 
Un  temps  viendra  qu'on  aura  pour  le  siècle  où 
vécut  Jean-Jacques  la  même  horreur  que  ce 
siècle  marque  pour  lui,  et  que  ce  complot,  im- 
mortalisant son  auteur,  comme  Eros'trate, 
passera  pour  un  chef-d'œuvre  de  génie,  et  plus 
encore  de  méchanceté. 

Le  Fr.  Je  joins  de  bon  cœur  mes  vœux  aux 
vôtres  pour  l'accomplissement  de  cette  prédic-. 
lion,  mais  j'avoue  que  je  n'y  ai  pas  autant  de 
confiance;  et  à  voir  le  tour  qu'a  pris  cette  af- 
faire, je  jugerois  que  des  multitudes  de  carac- 
tères et  d'événemens  décrits  dans  l'histoire 
n'ont  peut-être  d'autre  fondement  que  l'inven- 
tion de  ceux  qui  se  sont  avisés  de  les  affirmer. 
Que  le  temps  fasse  triompher  la  vérité,  c'est 
ce  qui  doit  arriver  très-souvent;  mais  que  cela 
arrive  toujours,  comment  le  sait-on,  et  sur 
quelle  preuve  peut-on  l'assurer?  Des  vérités 
long-temps  cachées  se  découvrent  enfin  par 
quelques  circonstances  fortuites.  Cent  mille 
autres  peut-être  resteront  à  jamais  offusquées 
par  le  mrtisonge,  sans  que  nous  ayons  aucun 
moyen  de  les  reconnoître  et  de  les  manifester  ; 
car,  tant  qu'elles  restent  cachées,  elles  sont 
pour  nous  comme  n'existant  pas.  Otcz  le  ha- 
sard qui  en  fait  découvrir  quelqu'une ,  elle 
continueroit  d'être  cachée  ;  et  qui  sait  combien 
il  en  reste  pour  qui  ce  hasard  ne  viendra  ja- 
mais? Ne  disons  donc  pas  que  le  temps  fait 


toujours  triompher  la  vérité,  car  c'est  ce  qu'il 
nous  est  impossible  de  savoir,  et  il  est  bien 
plus  croyable  qu'effaçant  pas  à  pas  toutes  ses 
traces,  il  fait  plus  souvent  triompher  le  men- 
songe, surtout  quand  les  hommes  ont  intérêt  à 
le  soutenir.  Les  conjectures  sur  lesquelles  vous 
croyez  que  le  mystère  de  ce  complot  sera  dé- 
voilé, me  paroissent,  à  moi  qui  l'ai  vu  de  plus 
près,  beaucoup  moins  plausibles  qu'à  vous. 
La  ligue  est  trop  forte,  trop  nombreuse,  trop 
bien  lice,  pour  pouvoir  se  dissoudre  aisément; 
et,  tant  qu'elle  durera  comme  elle  est,  il  est 
trop  périlleux  de  s'en  détacher,  pour  que  per- 
sonne s'y  hasarde  sans  autre  intérêt  que  celui 
de  la  justice.  De  tant  de  fils  divers  qui  com- 
posent cette  trame,  chacun  de   ceux  qui  la 
conduisent  ne  voit  que  celui  qu'il  doit  gouver- 
ner, et  tout  au  plus  ceux  qui  l'avoisiiient.  Le 
concours  général  du  tout  n'est  aperçu  que  des 
directeurs,  qui  travaillent  sans  relâche  à  dé- 
mêler ce  qui  s'embrouille,  à  ôter  les  tiraille- 
mens,  les  contradictions,  et  à  faire  jouer  le 
tout  d'une  manière  uniforme.  La  multitude  des 
choses  incompatibles   entre  elles,  qu'on  fait 
dire  et  faire  à  Jean-Jacques,  n'est,  pour  ainsi 
dire,  que  le  magasin  des  matériaux  dans  le- 
quel   les   oniiepreneurs,    faisant    un    triage, 
choisiront  à  loisir  les  choses  assortissantes  qui 
peuvent  s'accorder,  et  rejetant  celles  qui  tran- 
chent,   répugnent,    et  se    contredisent,   par- 
viendront bientôt  à  les    faire  oublier,  après 
qu'elles  auront    produit   leur  effj't.  Inventez 
toujours^  disent-ils  aux  ligueurs  subalternes, 
nous  nous  chargeons  de  choisir  et  d'arranyer 
après.  Leur  projet  est,  comme  je  vous  l'ai  dit, 
de  faire  une   refonte  générale   de  toutes  les 
anecdotes  recueillies  ou  fabriquées  par  leurs 
satellites,  et  de  les  arranger  en  un  corps  d'his- 
toire disposée  avec  tant  d'art,  et  travaillée  avec 
tant  de  soin,  que  tout  ce  qui  est  absurde  et 
contradictoire,   loin  de  paroîire  un  tissu  de 
fables  grossières,  paroîtra  l'effet  de  I  incon- 
séquence de  l'homme,  qui,  avec  des  passions 
diverses  et  monstrueuses,  vouloit  le  blanc  et 
le  noir,  et  passoit  sa  vie  à  faire  et  défaire, 
faute  de  pouvoir  accomplir  ses  mauvais  des- 
seins. 

Cet  ouvrage,  qu'on  prépare  de  longue  main, 
pour  le  publier  d'abord  après  sa  mort,  doit, 
par  les  pièces  et  les  preuves  dont  il  sera  muni, 


THOISIKME  DIALOGUE. 


143 


fixer  si  bien  le  jiifïement  du  public  sur  sa  mé- 
moire, que  personne  ne  s'avise  môme  de  for- 
mer là-dessus  le  moindre  doute.  On  y  affectera 
poui  lui  le  môme  iniérôt,  la  même  affection 
dont  l'apparence  bien  ménagée  a  eu  tant  d'ef- 
fet de  son  vivant;  et  pour  marquer  plus  d'im- 
partialité, pour  lui  donner,  comme  à  regret, 
un  caracièrc  affreux,  on  y  joindra  les  éloges 
les  plus  outrés  de  sa  plume  et  de  ses  talens, 
mais  tournés  de  façon  à  le  rendre  odieux  encore 
par  là,  comme  si  dire  et  prouver  également  le 
poyr  et  le  contre,  tout  persuader  et  ne  rien 
croire,  eût  été  le  jeu  favori  de  son  esprit.  En 
un  mot,  l'écrivain  de  cette  vie,  admirablement 
choisi  pour  cela,  saura,  comme  VAleicx  du 
Tasse, 

Menteur  adroit,  savant  dan»  l'art  de  nnire, 
Sous  la  forme  d  éloge  habiller  la  satire. 

Ses  livres,  dites-vous,  transmis  à  la  postérité 
déposeront  en  faveur  de  leur  auteur.  Ce  sera, 
je  l'avoue,  un  argument  bien  fort  pour  ceux 
qui  penseront  comme  vous  et  moi  sur  ces  li- 
vres. Mais  savez-vous  à  quel  point  on  peut  les 
défigurer?  et  tout  ce  qui  a  déjà  été  fait  pour 
cela  avttc  le  plus  grand  succès  ne  prouve-t-il 
pas  qu'on  peut  tout  faire  sans  que  le  public  le 
croie  ou  le  trouve  mauvais?  Cet  argument  tiré 
de  ses  livres  a  toujours  inquiété  nos  messieurs. 
Ne  pouvant  les  anéantir,  et  leurs  plus  malignes 
interprétations  ne  suffisant  pas  encore  pour  les 
décrier  à  leur  gré,  ils  en  ont  entrepris  la  falsi- 
fication; et  cette  entreprise,  qui  sembloit  d'a- 
bord presque  impossible,  est  devenue,  par  la 
connivence  du  public,  de  la  plus  facile  exécu- 
tion. L'auteur  n'a  fait  qu'une  seule  édition  de 
chaque  pièce.  Ces  impressions  éparses  ont  dis- 
paru depuis  long-temps,  el  le  peu  d'exem- 
plaires qui  peuvent  rester,  cïichés  dans  quel- 
ques cabinets,  n'ont  excité  la  curiosité  de  per- 
sonne pour  les  comparer  avec  les  recueils  dont 
on  affectd  d'inonder  le  public.  Tous  ces  re- 
cueils^, grossis  de  critiques  outrageantes,  de  li- 
belles venimeux,  et  faits  avec  l'unique  projet 
de  défigurer  les  productions  de  1  auteur,  d'en 
altérer  les  maximes,  et  d'en  changer  peu  à  peu 
l'esprit,  ont  été,  dans  cette  vue,  arrangés  et 
falsifiés  avec  beaucoup  d'art,  d'abord  seule- 
ment par  des  retranchemens,  qui,  supprimant 
les  éclaircissemens  nécessaires,  altéroieni  le 


sens  de  ce  qu'on  laissoit,  puis  par  d'apparentes 
négligences  qu'on  pouvoit  faire  passer  pour 
des  fautes  d'impression,  mais  qui  produisoient 
des  contre-sens  terribles,  et  qui,  fidèlement 
transcrites  à  chaque  impression  nouvelle,  ont 
enfin  substitué,  par  tradition,  ces  fausses  le- 
çons aux  véritables.  Pour  mieux  réussir  dans 
ce  projet,  on  a  imajjiué  de  faire  de  belles  édi- 
tions, qui,  par  leur  perfection  typographique, 
fissent  tomber  les  précédentes  et  restassent 
dans  les  bibliothèques;  et,  pour  leur  donner 
un  plus  grand  crédit,  on  a  lâché  d'y  intéresser 
l'auteur  même  par  t'appài  du  gain,  et  on  lui  a 
fait  pour  cela,  par  le  libraire  chargé  de  ces 
manœuvres,  des  propositions  assez  magnifi- 
ques pour  devoir  naturellement  le  tenter.  Le 
projet  étoit  d'établir  ainsi  la  confiance  du  pu- 
blic, de  ne  faire  passer  sous  les  yeux  de  l'au- 
teur que  des  épreuves  correctes,  et  de  tirer  à 
son  insu  les  feuilles  destinées  pour  le  public, 
et  où  le  texte  eût  été  accommodé  selon  les  vues 
de  nos  messieurs.  Rien  n'eût  été  si  facile  par  lu 
manière  dont  il  est  enlacé,  que  de  lui  cacher 
ce  petit  manège,  et  de  le  faire  ainsi  servir  lui- 
même  à  aiitoriser  la  fraude  dont  il  devoilêtre 
la  victime,  et  qu'il  eût  ignorée,  croyant  trans- 
mettre à  la  postérité  une  édition  fidèle  de  ses 
écrits.  Mais,  soit  dégoiit,  soit  paresse,  soit 
qu'il  ait  eu  quelque  vent  du  projet,  non  con- 
tent de  s'être  refusé  à  la  proposition,  il  a  dés- 
avoué dans  une  protestation  signée  tout  ce  qui 
s'imprimeroit  désormais  sous  son  nom.  L'on  a 
donc  pris  le  parii  de  se  passer  de  lui,  et  d'aller 
en  avant  comme  sM  pariicipoit  à  l'entreprise. 
L'édition  se  fait  par  souscription  et  s'imprime, 
dit-on,  à  Bruxelles,  en  beau  papier,  beau  ca- 
ractère, belles  estampes.  On  n'épargnera  rien 
pour  la  prôner  dans  toute  rLuro[)e,  et  pour  en 
vanlersurtout  l'exactitude  et  la  fidélité,  donton 
ne  doutera  pas  plus  que  de  la  ressemblance  du 
portrait  oublié  par  lami  Hume.  Comme  elle 
contiendra  beaucoup  dé  nouvelles  pièces  refon- 
dues ou  fabriquées  par  nos  messieurs,  on  aura 
grand  soin  de  les  niunir  de  titres  plus  que  suf- 
fisans  auprès  d'un  public  qui  ne  demande  pas 
mieux  que  de  tout  croire,  et  qui  ne  s'avisera 
pas  si  tard  de  faire  le  difficile  sur  leur  aulheii- 
ticilé. 

Rouss.  Mais,  comment?  cette  déclaration  de 
Jean-Jacques,  dont  vous  venez  de  parler,  no 


>fe' 


i44 


TIIOISIÈME  DIALOGUE. 


lui  servira  donc  de  rien  pour  se  yaraniir  de 
toutes  CCS  fraudes?  et,  quoi  qu'il  puisse  dire, 
vos  messieurs  feront  passer  sans  obstacle  tout 
ce  qu'il  leur  plaira  d'imprimer  sous  son  non»? 
Le  Fr.  Bien  f)Ius;  ils  ont  su  tourner  contre 
lui  jusqu'à  son  désaveu.  En  le  faisant  imprimer 
eux-mêmes,  ils  en  ont  tiré  pour  eux  un  nouvel 
avantage,  en  publiant  que,  voyant  ses  mauvais 
principes  mis  à  découvert  et  consignés  dans 
ses  écrits,  il  làchoit  de  se  disculper  en  rendant 
leur  fidélité  suspecte.  Passant  habilement  sous 
silence  les  falsifications  réelles,  ils  ont  fait  en- 
tendre qu'il  accusoit  d'être  falsifiés  des  passa- 
ges que  tout  le  monde  saitbicn  ne  l'être  pas;  et, 
fixant  toute  l'attention  du  public  sur  ces  passa- 
ges, ils  l'ont  ainsi  détourné  de  vérifier  leurs 
infidélités.  Supposez  qu'un  homme  vous, dise  : 
Jean-Jacoues  dit  qu'on  lui  a  volé  des  poires, 
et  il  ment ,  car  il  a  son  compte  de  pommes  : 
donc  on  ne  lui  a  point  volé  de  poires,  lis  ont 
exactement  raisonné  comme  cet  honimc-Ià,  et 
ccsi  sur  ce  raisonnement  qu'ils  onipersifflé  sa 
déclaration.  Ilsctoienl  si  sûrs  de  son  peu  d'ef- 
fet qu'en  même  temps  qu'ils  la  faisoient  impri- 
mer ils  imprimoieni  aussi  celte  prétendue  tra- 
duction du  Tasse  tout  exprès  pour  la  lui 
attribuer,  et  qu'ils  lui  ont  en  effet  attribuée, 
sans  la  moindre  objection  de  la  part  du  public; 
comme  si  cette  manière  d'écrire  aride  et  sau- 
tillante, sans  liaison,  sans  harmonie  et  sans 
grâce,  étoit  en  ciïet  la  sienne.  De  sorte  que, 
selon  eux,  tout  en  protestant  contre  tout  ce 
qui  paroîtroit  désormais  sous  ison  nom,  et  qui 
lui  seroit  attribué,  il  publioit  néanmoins  ce 
barbouillage,  non-seulement  sans  s'en  cacher, 
mais  ayant  grand'peur  de  n'en  être  pas  cru 
l'auteur,  comme  il  paroît  par  la  préface  singe- 
resse  qu'ils  ont  mise  à  la  tête  du  livre. 

Vous  croyez  qu'une  balourdise  aussi  gros- 
sière, une  aussi  extravagante  contradiction 
devoit  ouvrir  les  yeux  à  tout  le  monde  et  ré- 
volter contre  l'impudence  de  nos  messieurs, 
poussée  ici  jusqu'à  la  bêtise?  Point  du  tout  : 
en  réglant  leurs  manœuvres  sur  la  disposition 
où  ils  ont  niis  le  public,  sur  la  crédulité  qu'ils 
lui  ont  donnée,  ils  sont  bien  plus  sûrs  de  réus- 
sir que  s'ils  agissoientavec  plus  de  finesse.  Dès 
qu'il  s'agit  de  Jean-Jacques,  il  n'est  besoin  de 
mettre  ni  bon  sens,  ni  vraisemblance ,  dans 
les  choses  qu'on  en  débite;  plus  elles  sont  ab- 


surdes et  ridicules,  plus  on  s'empresse  à  n'en 
pas  douter.  Si  d'Alembert  ou  Diderot  s'avi- 
soient  d'affirmer  aujourd'hui  qu'il  a  deux  têtes, 
en  le  voyant  passer  demain  dans  la  rue,  tout 
le  monde  lui  verroit  deux  têtes  très-distincte- 
ment, et  chacun  seroit  très-surpris  de  n'avoir 
pas  aperçu  plus  tôt  cette  monstruosité. 

Nos  messieurs  sentent  si  bien  cet  avantage  et 
savent  si  bien  s'en  prévaloir,  qu'ilentre  dans 
leurs  plus  efficaces  ruses  d'employer  des  ma- 
nœuvres pleines  d'audace  et  d'impudence  au 
point  d'en  être  incroyables,  afin  que,  s'il  les 
apprend  et  s'en  plaint,  personne  n'y  veuille 
ajouter  foi.  Quand,  par  exemple,  un  honnête 
imprimeur,  Simon,  dira  publiquement  à  tout 
le  monde  que  Jean-J;icques  vient  souvent  chez 
lui  voir  et  corriger  les  épreuves  de  ces  éditions 
frauduleuses  qu'ijs  font  de  ses  écrits,  qui  est  co 
qui  croira  que  Jean-Jacques  ne  connoît  pas 
l'imprimeur  Simon,  et  n'avoit  pas  même  oui 
parler  de  ces  éditions  quand  ce  discours  lui  re- 
vint? Quand  encore  on  verra  son  nom  pom- 
peusement étalé  dans  les  listes  des  souscripteurs 
de  livres  de  prix,  qui  est-ce  qui,  dès  à  présent 
et  dans  l'avenir,  ira  s'imaginer  que  toutes  ces 
souscriptions  prétendues  sont  là  mises  à  son 
insu,  ou  malgré  lui,  seulement  pour  lui  donner 
un  air  d'opulence  et  de  prétention  qui  démente 
le  ton  qu'il  a  pris.  Et  cependant... 

Houss.  Je  sais  ce  qu'il  en  est,  car  il  m'a  pro- 
testé n'avoir  fait  en  sa  vie  qu'une  seule  sous- 
cription, savoir  celle  pour  la  statue  de  M.  de 
Voltaire  (*). 

I.K  Fr.  Hé  bien,  monsieur,  cette  seule  sous- 
cription qu'il  a  faite  est  la  seule  dont  on  ne 
sait  rien  ;  car  le  discret  d'Alembert,  qui  l'a  re- 
çue, n'en  a  pas  fait  beaucoup  de  bruit.  Je  com- 
prends bien  que  cette  souscription  est  moins 
une  générosité  qu'une  vengeance;  mais  c'est 
une  vengeance  à  la  Jean-Jacques  que  Voltaire 
ne  lui  rendra  pas. 

Vous  devez  sentir,  par  ces  exemples,  que, 
de  quelque  façon  qu'il  s'y  prenne,  et  dans  au- 
cun temps,  il  ne  peut  raisonnablement  espérer 
que  la  vérité  perce  à  son  égard  à  travers  les 
filets  tendus  autour  de  lui,  et  dans  lesquels,  en 
s'y  débattant,  il  ne  fait  que  s'enlacer  davan- 

(*)  VoycidansUppe/ndiceniix  Confessions  (tome  I,  page 
338),  la  LctlreileRousseauaM.de  la  Tourelle, du  2 juin  «770. 

G.  P. 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


145 


tafîc.  Tout  ce  q.ii  lui  arrive  est  trop  hors  de 
l'ordre  commun  des  choses  pour  pouvoir  ja- 
mais être  cru  ;  et  ses  protestations  mêmes  ne 
feront  qu'attirer  sur  lui  les  reproches  d'impu- 
dence et  de  mensonge  que  méritentsesennemis. 
Donnez  à  Jean-Jacques  un  conseil,  le  meil- 
leur peut-être  qui  lui  reste  à  suivre,  environné 
comme  il  est  d  embûches  c.de  pièges ov chaque 
pas  ne  peut  manquer  de  l'attirer  :  c'est  de  rester, 
s  il  se  peut,  immobile,  de  ne  point  agir  du 
tout  (•),  de  n'acquiescera  rien  de  ce  qu'on  lui 
propose,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  et 
de  résister  même  à  ses  propres  mouvemens 
tant  qu'il  peut  s'abstenir  de  les  suivre.  Sous 
quelque  face  avantageuse  qu'une  chose  à  faire 
ou  à  dire  se  présente  à  son  esprit,  il  doit  comp- 
ter que  dès  qu'on  lui  laisse  le  pouvoir  de  l'exé- 
cuter, c'est  qu'on  est  sûr  d  en  tourner  l'effet 
contre  lui,  et  de  la  lui  rendre  funeste.  Par 
exemple,  pour  tenir  le  public  en  garde  contre 
la  falsification  de  ses  livres,  et  contre  tous 
les  écrits  pseudonymes  qu'on  fait  courir  jour- 
nellement sous  son  nom,  qu'y  avoit-il  de  meil- 
leur en  apparence  et  dont  on  pût  moins  abuser 
pour  lui  nuire  qi'c  la  déclaration  dont  nous 
venons  de  parler?  Et  cependant  vous  seriez 
éioimé  du  parti  qu'on  a  tiré  de  cette  déclara- 
tion pour  un  effet  tout  contraire,  et  il  a  dû  sen- 
tir cela  de  lui-même  par  le  soin  qu'on  a  pris  de 
la  faire  imprimer  à  son  insu  :  car  il  n'a  sûre- 
ment pas  pu  croire  qu'on  ait  pris  ce  soin  pour 
lui  faire  plaisir.  L'écrit  sur  le  {;ouvernement 
de  Pologne  (^),  qu'il  n'a  fait  que  sur  les  plus 

(')  Il  ne  m'est  pas  permis  de  suivre  ce  conseil  en  ce  qui  re- 
garde la  juste  défeuse  de  mon  honneur.  Je  dois,  jusqu'à  la  fin, 
faire  tout  ce  qui  dépeud  de  moi,  sinon  pour  uuvrir  les  yeux  à 
cette  aveugle  génératiou,  du  moins  pour  en  éclairer  une  plus 
éi|uitable.  Tous  les  moyens  pour  cela  me  sont  ôiés ,  je  le  sais  ; 
mais,  sans  aucun  espoir  de  succès,  tous  les  efforts  possibles, 
quoique  inutiles,  n'en  sont  pas  moins  dans  mou  devoir,  et  je 
ne  cesserai  de  les  faire  jusqu'à  mon  dernier  soupir.  Fayce  que 
"  doy,  arrive  que  pourra. 

(*)  Cet  écrit  est  tombé  dans  les  mains  de  M.  d' A  lembert,  peut- 
être  aussitôt  qu'il  est  sorti  des  miennes,  et  Dieu  sait  quel  usage 
il  en  a  su  faire.  M.  le  comte  WIclhortki  m'apprit,  (u  venant 
me  dire  adieu,  à  son  dé|iart  de  Paris,  qu'on  avoit  mis  des  hor- 
reurs de  lui  dans  la  gazette  de  Hollande.  A  l'air  dont  il  me  dit 
cela,  j'ai  jugé,  en  y  repensant,  qu'il  me croyoit  1  auteur  de  l'ar- 
ticle, et  je  ne  doute  pas  (|u'il  n'y  ait  du  d'Alembert  dans  cette 
affaire,  aussi  bien  que  dans  celledun  certain  comteZanowiscli, 
Dalmate,  et  d  un  prêtre  aventurier,  Polouois,  qui  a  fait  mille 
efforts  pour  pénétrer  chez  moi.  Les  manœuvres  de  ce  M.  d'A- 
lembert ne  me  surprennent  plus  :  j'y  suis  tout  accoutumé.  Je 
ne  puis  assurément  approuver  la  conduite  du  comte  Miel- 
horski  à  mon  égard.  Mais,  cet  article  à  part,  que  je  n'entre- 
prends pas  d'expliquer,  j'ai  toujours  rcq.n: dé  et  je  regarde  en- 

T.    IV. 


louchantes  instances,  avec  le  plus  parfait  dés- 
intéressement, et   par  les  seuls  motifs  de  la 
plus  pure  vertu,  sembloit  ne  pouvoir  qu'ho- 
norer son  auteur  et  le   rendre   respectable, 
quand  même  cet  écritn'eûtéiéquuntissud'er- 
leurs.  Si  vous  saviez  par  qui,  pour  qui,  pour- 
quoi cet  écrit  étoit  sollicité,  l'usage  qu'on  s'est 
empressé  d'en  faire,  et  le  tour  qu'on  a  su  Im 
donner,  vous  sentiriez  parfaitement  combien  il 
eût  éié  à  désirer  pour  l'auteur  que,  résistant  à 
toute  cajolerie  ,  il  se  refusât  à  l'appât  de  celte 
bonne  œuvre,  qui,  de  la  part  de  ceux  qui  la 
solliciloiont  avec  tant  d'instance,  n'avoit  pour 
but  que  de  la  rendre  pernicieuse  pour  lui.  En 
un  mot,  s'il  connoît  sa  situation,  il  doit  com- 
prendre,  pour  peu  qu'il  y  réfléchisse,   que 
toute  proposition  qu'on  lui  fait,  et  quelque 
couleur  qu'on  y  donne ,  a  toujours  un  but 
qu'on  lui  cache,  et  qui  l'empêcheroit  d'y  con- 
sentir si  ce  but  lui  éloit  connu.  Il  doit  senlir 
surtout  que  le  motif  de  faire  du  bien  ne  prit 
être  qu'un  piège  pour  lui  de  la  part  de  ceux 
qui  le  lui  proposent,  et  poi*r  eux  un  moyen 
réel  de  faire  du  mal  à  lui  ou  par  lui,  pour  le  lui 
imputer  dans  la  suite  ;  qu'après  l'avoir  .nis  hors 
d  é.at  de  rien  faire  d'utile  aux  autres  ni  à  lui- 
même,  on  ne  peut  plus  lui  présenter  un  pareil 
motif  que  pour  le  tromper;  qu'enfin,  n'étant 
plus,  dans  sa  position,  en  puissance  de  faire  au- 
cun bien,  tout  ce  qu'il  peut  désormais  faire  de 
mieux  est  de  s'abstenir  tout-à-fait  d'agir,  de 
peur  de  malfaire,  sans  le  savoir  ni  le  vouloir, 
comme  cela  lui  arrivera  infailliblement  chaque 
fois  qu'il  cédera  aux  instances  des  gens  qui  l'en- 
vironnent, et  qui  ont  toujours  leur  leçon  toute 
faite  sur  les  choses  qu'ils  doivent  lui  proposer. 
Surtout  qu'il  ije  se  laisse  point  émouvoir  par  le 
reproche  de  se  refuser  à  quelque  bonne  œuvre; 
sûr  au  contraire  que  si  c'étoit  réellement  une 
bonne  œuvre,  loin  de  l'exhorter  à  y  concourir, 
tout  se  réuniroit  pour  l'en  empêcher,  de  peur 
qu'il  n'en  eîit  le  mérite,  et  qu'il  n'en  résultât 
quelque  effet  en  sa  faveur. 

core  ce  seigneur  polonois  comme  un  honnête  homme  et  un 
bon  patriote  ;  et,  si  j'avois  la  fantaisie  et  les  moyens  de  faire  in- 
sérer des  articles  dans  les  gazettes,  j'aurois  »ssurément  des 
choses  plus  pressées  à  dire,  et  plus  importantes  pour  moi,  que 
des  satires  du  comte  AVielhorski.  Le  succès  de  toutes  ces  me- 
nées est  un  effet  nécessaire  du  système  de  conduite  que  Ton 
suit  à  mon  égard.  Qu'est-ce  qui  poiirroit  erapèclier  de  réussir 
tout  ce  qu'on  entreprend  contre  moi,  dont  je  ne  sais  heu,  à 
quoi  je  ne  peux  rien,  et  que  tout  le  monde  favorise  ? 

<0 


116 


TROIS! ivME  DIALOGUE. 


Par  les  mesures  extraordinaires  qu'on  prend 
pour  altérer  et  défigurer  ses  écrits  et  pour  lui 
en  attribuer  auxquels  il  n'a  jamais  songé,  vous 
devez  juger  que  l'objet  de  la  ligue  ne  se  borne 
pas  à  la  génération  présente,  pour  qui  ces  soins 
ne  sont  plus  nécessaires;  et  puisque  ayant 
sous  les  yeux  ses  livres,  tels  à  peu  près  qu'il 
les  a  composés,  on  n'en  a  pas  tiré  l'objection 
qui  nous  paroît  si  forte  à  l'un  et  à  l'autre  con- 
tre l'aflPreux  caractère  qu'on  prête  à  l'auteur, 
puisqu'au  contraire  on  les  a  su  mettre  au  rang 
de  ses  crimes  ,  que  la  Profession  de  foi  du  Vi- 
caire est  devenue  un  écrit  impie,  VHéloïse  un 
roman  obscène,  le  Contrat  social  un  livre  sédi- 
tieux; puisqu'on  vient  de  mettre  à  Paris  Pyg- 
malion  (*),  malgré  lui,  sur  la  scène,  tout  exprès 
pour  exciter  ce  risible  scandale  qui  n  a  fait 
riro  personne,  et  dont  nul  n'a  senti  la  comique 
absurdité  ;  puisquenfin  ces  écrits  tels  qu'ils 
existent  n'ont  pas  garanti  leur  auteur  de  la  dif- 
famation de  son  vivant,  l'en  garantiront-ils 
mieux  après  sa  mort,  quand  on  les  aura  mis 
dans  l'état  projeté  pour  rendre  sa  mémoire 
odieuse,  et  quand  les  auteurs  du  complot  au- 
ront en  tout  le  temps  d'effacer  toutes  les  traces 
de  son  innocence  et  de  leur  imposture?  Ayant 
pris  toutes  leurs  mesures  en  gens  prévoyans  et 
pourvoyans  qui  songent  à  tout,  auront-ils  ou- 
blié la  supposition  que  vous  faites  du  repentir 
de  quelque  complice,  du  moins  à  l'heure  de  la 
mort,  et  les  déclarations  incommodes  qui  pour- 
roient  en  résulter  s'ils  n'y  mettoient  ordre? 

Non,  monsieur,  comptez  que  toutes  leurs 
mesures  sont  si  bien  prises,  qu'il  leur  reste  peu 
de  chose  à  craindre  de  ce  côté-là. 

Parmi  les  singularités  qui  distinguent  le  siè- 
cle" où  nous  vivons  de  tous  les  autres,  est  l'es- 
prit méthodique  et  conséquent  qui,  depuis 
vingt  ans,  dirige  les  opinions  publiques.  Jus- 
qu'ici ces  opinions  erroient  sans  suite  et  sans 
règle  au  gré  des  passions  des  hommes,  et  ces 
passions,  s'entrechoquant  sans  cesse,  faisoient 
flotter  le  public  de  l'une  à  l'autre  sans  aucune 
direction  constante.  Il  n'en  est  plus  de  même 
aujourd'hui.  Les  préjugés  eux-mêmes  ont  leur 
marche  et,leurs  règles,  et  ces  règles,  auxquel- 
les le  public  est  asservi  sans  qu'il  s'en  doute, 
s'établissent  uniquement  sur  les  vues  de  ceux 

{*)  Le  30  octobre  1773.  Voy.  VÀfpendice  aux  Confessions, 
lome  I,  page  562.  G.  P. 


qui  le  dirigent.  Depuis  que  la  secte  philoso- 
phique s'est  réunie  en  un  corps  sous  des  chefs, 
ct's  chefs,  par  l'art  de  l'intrigue  auquel  il» se 
sont  appliqués,  devenus  les  arbitres  de  l'opi- 
nion publique,  le  sont  par  elle  de  la  réputation, 
même  de  la  destinée  des  particuliers,  et ,  par 
eux,  de  celle  de  l'état.  Leur  essai  fut.  fait  sur 
Jean-Jacques,  et  la  grandeur  du  succès  qui  dut 
les  étonner  eux-mêmes  leur  fit  sentir  jusqu'oîi 
leur  crédit  pouvoit  s'étendre.  Alors  ils  songè- 
rent à  s'associer  des  hommes  puissans,  pour 
devenir  avec  eux  les  arbitres  de  la  société,  ceux 
surtout  qui,  disposés  comme  eux  aux  secrètes 
intrigues  et  aux  mines  souterraines,  ne  pou- 
voient  manquer  de  rencontrer  et  d'éventer 
souvent  les  leurs,  lis  leur  firent  sentir  que, 
travaillant  de  concert,  ils  pouvoient  étendre 
tellement  leurs  rameaux  sous  les  pas  des  hom- 
mes, que  nul  ne  trouvât  plus  d'assiette  solide  et 
ne  pût  marcher  que  sur  des  terrains  contremi- 
nés.  Ils  se  donnèrent  des  chefs  principaux  qui, 
de  leur  côté,  dirigeant  sourdement  toutes  les 
forces  publiques  sur  les  plans  convenus  entre 
eux,  rendent  infaillible  l'exécution  de  tous 
leurs  projets.  Ces  chefs  de  la  ligue  philosophi- 
que la  méprisent  et  n'en  sont  pas  estimés,  mais 
l'intérêt  commun  les  lient  étroitement  unis  les 
uns  aux  autres,  parce  que  la  haine  ardente  et 
cachée  est  la  grande  passion  de  tous ,  et  que, 
par  une  rencontre  assez  naturelle,  cette  haine 
commune  est  tombée  sur  les  mêmes  objets. 
Voilà  comment  le  siècle  où  nous  vivons  est  de- 
venu le  siècle  de  la  haine  et  des  complots,  siècle 
où  tout  agit  de  concert  sans  affection  pour  per- 
sonne ;  où  nul  ne  tient  à  son  parti  par  attache- 
ment, mais  par  aversion  pour  le  parti  contraire; 
où,  pourvu  qu'on  fasse  le  mal  d'autrui,  nul  ne 
se  soucie  de  son  propre  bien. 

Rouss.  C'étoit  pourtant  chez  tous  ces  gens  si 
haineux  que  vous  trouviez  pour  Jean-Jacques 
une  affection  si  tendre. 

Le  Fr.  Ne  me  rappelez  pas  mes  torts  ;  ils 
éioient  moins  réels  qu'apparens.  Quoique  tous 
ces  ligueurs  m'eussent  fasciné  l'esprit  par  un 
certain  jargon  papilloté,  toutes  ces  ridicules 
vertus,  si  pompeusement  étalées,  étoient  pres- 
que aussi  choquantes  à  mes  yeux  qu'aux  vô- 
tres. J'y  sentois  une  forfanterie  que  je  nesavois 
pas  démêler  ;  et  mon  jugement,  subjugué  mais 
non  satisfait,  cherchoit  les  éclaircisscmens  que 


TROISIEME  DIALOGUE. 


147 


vous  m'avee  donnés,  sans  savoir  les  trouver  de 
lai-nièmc. 

Les  complots  ainsi  arrangés,  rien  n'a  été  plus 
facile  que  du  les  mettre  à  exécution  par  des 
n)oyens  assortis  à  cet  effet.  Los  oracles  des 
grands  ont  toujours  un  grand  crédit  sur  le  peu- 
ple. On  n'a  fait  qu'y  ajouter  un  air  de  mystère 
pour  les  faire  mieux  circuler.  Les  philosophes, 
pour  conserver  une  certaine  gravité,  se  sont 
donné,  en  se  faisant  chefs  de  parti,  des  multi- 
tudes de  petits  élèves  qu'ils  ont  initiés  aux  se- 
crets de  la  secte,  et  dont  ils  ont  fait  autant 
d'émissaires  et  d'opérateurs  de  sourdes  iniqui- 
tés; et,  répandant  par  eux  les  noirceurs  qu'ils 
inventoient  et  qu'ils  feignoienl  eux  de  vouloir 
cacher,  ils  étendoient  ainsi  leurcruelleinfluence 
dans  tous  les  rangs,  sans  excepter  les  plus  éle- 
vés. Pour  s'attacher  inviolablement  leurs  créa- 
tures, les  chefs  ont  commencé  par  les  employer 
à  malfaire,  comme  Catilina  fit  boire  à  ses  con- 
jurés le  sang  d'un  homme,  sûrs  que,  par  ce 
mal  où  ils  les  avoient  fait  tremper,  ils  les  te- 
noient  liés  pour  le  reste  de  leur  vie.  Vous  avez 
dit  que  la  vertu  n'unit  les  hommes  que  par  des 
liens  fragiles,  au  lieu  que  les  chaînes  du  crime 
sont  impossibles  à  rompre.  L'expérience  en 
est  sensible  dans  l'histoire  de  Jean-Jacques. 
Tout  ce  qui  tenoit  à  lui  par  l'estime  et  la  bien- 
veillance, que  sa  droiture  et  la  douceur  de  son 
commerce  dévoient  naturellement  inspirer, 
s'est  éparpillé ,  sans  retour,  à  la  première 
épreuve,  ou  n'est  resté  que  pour  le  trahir. 
Mais  les  complices  de  nos  messieurs  n'oseront 
jamais  ni  les  démasquer,  quoiqu'il  arrive,  de 
peur  d'être  démasqués  eux-mêmes;  ni  se  déta- 
cher d'eux,  de  peur  de  leur  vengeance,  trop 
bien  instruits  de  ce  qu'ils  savent  faire  pour 
l'exercer.  Demeurant  ainsi  tous  unis  par  la 
crainte  plus  que  les  bons  ne  le  sont  par  l'amour, 
ils  forment  un  corps  indissoluble  dont  chaque 
membre  ne  peut  plus  être  séparé. 

Dans  l'objet  de  disposer,  par  leurs  disciples, 
de  l'opinion  publique  et  de  la  réputation  des 
hommes,  ils  ont  assorti  leur  docirinc  à  leurs 
vues  :  ils  ont  fait  adopter  à  leurs  sectateurs  les 
principes  les  plus  propres  à  se  les  tenir  invio- 
lablement attachés,  quelque  usage  qu'ils  en 
veuillent  faire;  et,  pour  empêcher  que  les 
directions  d'une  importune  morale  ne  vinssent 
contrarier  les  leurs,  ils  l'ont  sapée  par  la  base 


en  détruisant  toute  reli{;ion,  tout  libre-arbitre, 
par  conséquent  tout  remords,  d'abord  avec 
quelque  précaution,  par  la  secrète  prédication 
do  leur  doctrine,  et  ensuite  tout  ouvertement, 
lorsqu'ils  n'ont  plus  eu  de  puissance  réprimante 
à  craindre.  En  parois!>ant  prendre  le  contre- 
pied  des  jésuites,  ils  ont  tendu  néanmoins  au 
n)ême  but  par  des  routes  détournées,  en  se 
faisant  comme  eux  chefs  de  parti.  Les  jésuites 
se  rendoient  tout-puissans  en  exerçant  l'auto- 
rité divine  sur  les  consciences,  et  se  faisant, 
au  nom  de  Dieu,  les  arbitres  du  bien  et  du 
mal.  Les  philosophes,  ne  pouvant  usurper  la 
même  autorité,  se  sont  appliqués  à  la  détruire; 
et  puis,  en  paroissant  expliquer  la  naluie  (')  à 
leurs  dociles  sectateurs,  et  s'en  faisant  les  su- 
prêmes interprètes,  ils  se  sont  établis  en  son 
nom  une  autorité  non  moins  absolue  que  celle 
de  leurs  ennemis,  quoiqu'elle  paroisse  libre  et 
ne  régner  sur  les  volontés  que  par  la  raison. 
Celle  haine  mutuelle  étoit  au  fond  une  rivalité 
de  puissance  comme  celle  de  Carthage  et  dç 
Rome.  Ces  deux  corps,  tous  deux  impérieux, 
tous  doux  intolérans,  étoieni  par  conséquent 
incompatibles,  puisque  le  système  fondamental 
de  l'un  et  de  l'autre  étoit  de  régner  despoti- 
quement.  Chacun  voulant  régner  seul,  ils  ne 
pouvoient  partager  l'empire  et  régner  ensem> 
ble;  ilss'excluoientmutuellement.  Le  nouveau, 
suivant  plus  adroitement  les  erremeiis  de  l'au- 
tre, la  supplanté  en  lui  débauchant  ses  ap- 
puis, cl,  par  eux,  est  venu  à  bout  de  le  dé- 
truire. Mais  on  le  voit  déjà  marcher  sur  ses 
traces  avec  autant  d'audace  et  plus  de  succès, 
puisque  l'autre  a  toujours  éprouvé  de  la  ré- 
sistance, et  que  celui-ci  n'en  éprouve  plus. 
Son  intolérance,  plus  cachée  et  non  moins 
cruelle,  ne  paroît  pas  exercer  la  même  rigueur, 
parce  qu'elle  n'éprouve  plus  de  rebelles;  mais, 
s'il  renaissoit  quelques  vrais  défenseurs  du 
théisme,  de  la  tolérance  et  de  la  morale,  on 
verroit  bientôt  s'élever  contre  eux  les  plus  ter- 
ribles persécutions  ;  bientôt  une  inquisition 
philosophique,  plus  cauteleuse  et  non  moins 
sanguinaire  que  l'autre,  feroit  brûler  sans  mi- 
séricorde quiconque  oseroit  croire  en  Dieu. 

(*)  Nos  philosophes  ne  inanqufnt  pas  d'étaler  pompensement 
ce  mot  de  nnlnre,  à  la  tête  de  tous  leurs  écrits.  Hait  ouvrez  le 
livre,  vous  veirez  quel  jargon  métaphysique  ils  ont  Uécsoré  d« 
oclicjti  nom. 


^ 


\ÎS 


TROISIÈ.MK  DIAI.OGUE. 


Je  no  vous  déguiserai  point  qu'où  fond  du 
cœur  je  suis  resté  croyant  moi-même  aussi 
bien  que  vous.  Je  pense  là-dessus,  ainsi  q.'e 
Jean-.)<<cques,'que  chacun  est  f)orté  nalurdlo- 
meni  à  croire  ce  qu'-il  désire,  et  que  celui  qui 
se  sent  difjne  di  prix  dos  âmes  justes  ne  piMjt 
sem[)éclier  de  l'espéier.  Mais,  sur  ce  point 
comme  sur  Jean-Jacques  lui-même,  je  ne  veux 
point  professer  hautement  et  inutilement  des 
sentimens  qui  me  perdroient.  Je  veux  tâcher 
dallier  la  prudence  avec  la  droiture,  et  ne  faire 
ma  véritable  profession  de  foi  que  quand  j'y 
serai  forcé  sous  peine  de  mensonge. 

Or  cette  doctrine  de  matérialisme  et  d'athéis- 
me, prêchée  el  propagée  avec  touie  l'ardeur 
des  plus  zé'és  missionnaires,  n'a  pas  seulement 
pour  objet  de  faire  dominer  les  chefs  sur  leurs 
prosélytes,  mais,  dans  les  mystères  secrets  où 
ils  les  emploient,  do  n'en  craindre  aucune  in- 
discrétion durant  leur  vie,  ni  aucune  repen- 
tance  à  leur  mort.  Leurs  irames,  ap.es  le  suc- 
cès, mejrent  avec  leurs  complices,  auxquels 
ils  n'ont  rien  t<.nt  appris  qu'à  ne  pas  craindre 
dî^ns  l'autre  vie  ce  Povl-Serrlio  des  Persans, 
obje;'e  par  Jean-Jaçoues  à  ceux  qui  disent  q,ie 
\i\  rel'gion  ne  fait  aucun  bien.  Le  dogme  de 
l'ordie  moral,  rétabli  dans  l'autre  vie,  a  fait 
jadi^  réparer  bien  des  torts  dans  celle-ci  ;  et  les 
imposteurs  ont  eu  ,  dans  les  derniers  momens 
de  leurs  complices,  un  danger  à  courir  qui 
souvent  leur  ;.jrvit  de  frein.  Mais  notre  philo- 
sophie, en  délivrant  ses  préd  caieurs  de  cette 
crainte,  et  leurs  disciples  de  celte  obligation, 
a  détruit  pour  jama-s  tout  retour  au  repentir. 
A  quoi  bon  des  révélations  non  moins  dange- 
reuses qu'inutiles?  Si  l'on  meurt,  on  ne  risque 
rien,  selon  eux,  à  se  taire;  et  l'on  risque  tout 
à  parler,  si  Lon  en  revient.  Ne  voyez-vous  pas 
que,  depuis  long-temps,  on  n'entend  plus 
parler  de  restitutions,  de  réparations,  de  ro- 
conciliations  au  lit  de  la  mort;  que  tous  les 
mourans,  sans  repentir,  sans  remords,  empor- 
tent sans  effroi  d..iis  leur  conscience  le  bien 
d'aulrui,  le  mensonge  et  la  fraude  dont  ils  la 
chargèrent  pendant  leur  vie?  ]Zt  que  serviroit 
même  à  Jean-Jacques  ce  repentir  supposé  d  un 
mourant  dont  les  tardives  déclarations,  étouf- 
fées par  ceux  qui  l'entourent,  ne  transpire- 
roient  jamais  a.i  dehors,  et  ne  parviendroient 
à  la  connoissance  de  personne?  Ignorez-vous 


que  tous  les  ligueurs,  surveillons  les  uns  des 
autres,,  forcent  et  sont  forcés  de  rester  fidèles 
au  comp'ot,  et  qu  entourés,  surtout  à  leur 
mort,  aucun  d'eux  ne  trouveroit  pour  recevoir 
sa  confession,  au  moins  à  l'égard  de  Jean- 
Jacques,  que  de  faux  dépositaires  qi  ne  s'en 
chargero'en  i(jue  pour  l'ensevel-r  dans  un  secret 
éternel?  Ainsi  toutes  les  bouches  sont  ouvertes 
au  merisonge,  sans  que  parmi  les  vivan*:  et  les 
mourans  il  s'en  trouve  désormais  aucune  qui 
s'ouvre  à  la  vérité.  Dites-moi  donc  quelie  res- 
source lui  reste  pour  triompher,  m^me  à  force 
do  temps,  de  ''impoàtuie,  el  se  manifester 
au  public,  quand  tous  les  intérêts  concourent 
à  la  tenir  cachée,  et  qu'aucun  ne  porte  à  la 
révéler? 

Rouss.  Non,  ce  n'est  pas  à  moi  à  vous  dire 
cela  c'est  à  vous-même,  et  ma  réponse  est 
écrite  dans  votre  cœur.  Eh!  dites-moi  donc  à 
vo  re  tour  quel  intérêt,  quel  motif  vous  ramène 
de  l'aversion,  de  l'animosité  même  qu'on  vous 
inspira  pour  Jean-Jacques,  à  des  seaîi  nens  si 
différons?  Après  l'avoir  si  cruellement  haï 
quand  vous  lavez  cru  méchant  et  corpuble, 
pourquoi  le  plaignez-vous  si  sincè^'ement  au- 
jourd  hui  qjo  vous  le  ju^ez  innocent?  Croyez-] 
vous  donc  être  le  seul  homme  au  cœur  duquel! 
parle  encore  la  justice  indépendamment  de  touli' 
autre  intérêt?  Non,  monsieur,  il  en  est  encore, 
et  peut-être  plus  qu'on  ne  pense,  qui  sont 
plutôt  abusés  que  séduits,  qui  fontaujourd'huij 
par  foiblesse  et  par  imitation  ce  qu'ils  voientl 
faire  à  tout  le  monde,  mais  qui,  rendus  à  eux-l 
mêmes,  agiroient  tout  différemment.  Jean- 
Jacques  lui-même  pense  plus  favorablement 
que  vous  de  plusieurs  de  ceux  qui  l'approchent; 
il  les  voit,  trompés  par  ses  soi-disant  patrons, 
suivre  sans  le  savoir  les  impressions  de  la 
haine,  croyan',  de  bonne  foi  suivre  celles  de  la 
pitié.  Il  y  a  dans  la  disposition  publique  un 
prestige  entretenu  par  les  chefs  de  la  ligue. 
S'ils  ^e  relâchoient  un  moment  de  leur  vigi- 
lance, les  idées  dévoyées  par  leurs  artifices  ne 
tarderoient  pas  à  reprendre  leur  couis  natu- 
rel, et  la  tourbe  elle-même,  ouvrant  enfin  les 
yeux,  et  voyant  où  Ion  l'a  conduite,  s  élonne- 
roit  de  son  prop/e  égarement,  delà,  q.Joi  que 
vouser disiez,  arrivera  tô:ouiard.  La  question, 
si  cavalièrement  décidée  dans  notre  siècle,  sera 
mieux  discutée  dans  un  autre,  quand  la  haine 


tkoisiï«:me  dialogue. 


149 


dans  laqiicHc  on  entretient  le  public  cessera 
d'ôtrc  fo  iicntée  ;  et  quand  dans  des  générations 
meilleures  celle-ci  aura  été  mise  à  son  prix,  "cs 
jugenicns  formeront  des  projugés  contraires; 
te  sera  une  honte  d  en  avoir  été  loué,  et  une 
gloire  d'en  avoir  été  haï.  Dans  cette  génération 
môme  il  faut  distinguer  encore  et  les  auteurs 
(lu  complot,  et  ses  directeurs  des  deux  sexes, 
et  leurs  confîdens  en  très-petit  nombre  initiés 
pcut-éiie  dans  'e  secret  de  l'imposture,  d  avec 
le  public,  qui,  trompé  par  eux,  et  le  croyani 
réellement  coupable,  se  prête  sans  scrrpule  à 
tout  ce  qu'ils  inventent  pour  le  rendre  p'us 
odieux  de  jour  en  jour.  La  conscience  éteinte 
dans  les  premiers  n'y  laisse  plus  de  prise  au 
repentir;  mais  l'égarement  des  autres  est  l'effet 
d'un  prestige  qui  peut  s'évanouir,  et  leur  con- 
science rendue  à  elle-même  peut  leu  -faiie  sen- 
tir cette  vérité  si  pure  et  si  sim[)le,  que  la 
méchanceté  qu'on  empJoieà  diffamer  un  homme 
prouve  que  ce  n'est  point  pour  sa  nîéchancejé 
qu'il  est  diffamé.  Sitôt  que  la  passion  et  la 
prévention  cesseront  d'être  entretenues,  mille 
choses  qu'oi»  ne  remarque  pas  auiourd'hui 
frapperont  tous  les  yeux.  Ces  éditions  fraudu- 
leuses de  ses  écrits,  dont  vos  messieurs  ai  ten- 
dent un  si  grand  effet,  en  produiront  alors  un 
tout  contraire,  et  serviront  à  les  déceler,  en 
manifestant  aux  plus  stupides  les  perfides  in- 
tentions des  éditeurs.  Sa  vie,  écrite  de  son 
vivant  par  des  traîtres,  en  se  cachant  très-soi- 
gneusement de  lui,  portera  tous  lescanicières 
des  plus  noirs  libelles;  enfin,  tous  les  manèges 
dont  il  est  l'objet  paroîtront  alors  ce  qu'ils  sont; 
c'est  tout  dire. 

Que  les  nouveaux  philosophes  aient  voulu 
prévenir  les  remords  desmourans  par  une  doc- 
trine qui  mît  leur  conscience  à  son  aise,  do 
quelque  poids  qu'ils  aient  pu  la  charger,  c'est 
de  quoi  je  ne  doute  pas  plus  que  vous,  remar- 
quant surtout  que  la  prédication  passionnée  de 
cette  doctrine  a  commencé  précisément  avec 
•  exécution  du  complot,  et  paroît  tenir  à  d  au- 
nes complots  dont  celui-ci  ne  fait  que  partie. 
Aiais  cet  engouement  d'athéisme  est  un  fana- 
tisme, éphémère  ouvrage  de  la  mode,  et  qui 
se  détruira  par  elle  ;  et  l'on  voit,  par  l'empor- 
tement avec  lequel  le  peuple  s'y  livre,  que  ce 
n'est  qu'une  mutitierie  contre  sa  conscience, 
dont  il  sentie  murmure  avec  dépit.  Cette  corn-* 


mode  philosophie  des  heureux  et  des  riches, 
qui  font  leur  paradis  en  ce  mo'M^e   ne  &iuroit 
être  long-temps  celle  de  la  multitido  viciimu 
de  leurs  passions,  et  qui,  fai'te  de  borheur  en 
cette  vie,  a  besoin  d'y  >.ouver  au  moins  1  es- 
pérance et  les  consolations  que  ceMe  barbare 
doctrine  leur  ôte.  Des   hommes  nouriis  dès/ 
l'enfance  dans  une  intolérante  impiété  poussée, 
jusqu'au  fanatisme,  dans  un  libertinage  sans! 
crainte  et  sans  honte  ;  une  jeunesse  sansdisci- j 
|)line,  des  femmes  sans  mœurs  [),  des  peu- j 
f)lessans  foi,  des  rois  sans  lo  ,  sans  supérieur  ; 
qu'ils  craignent,  et  délivres  de  loi'te  espèce  de  [ 
liein  ;  louslesdevoirsdelaconsc'enceanéanlis,  ' 
l'amour  de  la  pairie  etl  atiache.nent  au  prince 
éteints  dans  tous  les  cœurs;  enfin,  nul  autre 
l"    I  social  que  la  foi  ce  ;  ot>  peut  prévoir  aisé- 
ment, ce  me  semble,  ce  qui  doit  bieniôt  résul- 
ter de  tout  cela.   L  turope,   en  proie  à  des 
maîtres  instruits,  par  leurs  instituteurs  même, 
à  n'avoir  daut  es  guides  que  leur  intérêt,  ni 
d'autre  dieu  que  leurs  passions  ;  tantôt  sounic- 
ment  afi'amée,   tantôt  ouv   tement  dévastre, 
[lartoui  inondée  de  soldats  (•),  de  comédiens, 
deP'les,pub'iques   de  livres  corrupteurs  et  de 
vices  destructeurs,  voyant  naître  et  périr  dans 
son  sem  des  races  indignes  de  vivre,  sentira 
tôt  ou  tard,  dans  ses  calamités,  le  Aiult  des 
nouvelles  instructions;  et  jugeant  d'elles  par 
leurs  ffuestes  effets,  prendra  dans  la  même 
horreur  et  les  professeurs  et  les  discip'es,  et 
toutes  ces  doctrines  cruelles  qui,  laissant  I  em- 
pire absolu  de  I  homme  à  ses  sens,  ci  bornant 
tout  à  la  jouissance  de  cette  courte  vie,  rendent 
le  siècle  où  elles  régnent  aussi  méprisable  que 
malheureux.  - — . 

Ces  sentimens  innés,  que  la  nature  a  gravés  ( 
dans  tous  les  cœurs  pour  consoler  l'homme 
dans  ses  misères  et  l'encourager  à  la  vertu  J 

(')  Je  viens  d'apprendre  que  la  génération  présente  m  vante 
$iDp;ulièrement  de  bonnes  mœurs.  J'auruis  dû  deviner  cela.  Je 
ne  douie  pas  quelle  ne  se  vante  aussi  lie  désiuté  esseinail, 
de  dvoilnre,  de  franchise  et  déloyauté.  CVst  être  aussi  loin 
des  vertus  qu'il  est  poFsjble,  que  d'en  perdre  l'idée  au  point 
de  preudre  pour  e. les  les  vices  cuairaires.  Au  reste,  <i  est  très- 
naiurci  qu  à  force  de  sourdes  iutrigups  et  de  noirs  complots, 
à  force  de  se  nourrir  de  bile  et  de  iiel,  on  perle  enfin  le  goAt 
des  vrais  plaisirs.  Celui  de  nuire,  une  fois  goûté,  rend  insensi- 
ble i  tous  les  autres  :  c'est  une  des  punitions  des  méchans. 

(')  Si  j'ai  le  bonheur  de  trouver  eulin  un  lecteur  équitable 
quoique  François,  j'espère  qu'.l  pourra  comprendre,  au  moins 
cette  fois,  qu'Europe  et  France  ne  sont  pas  pour  moi  des 
mots  syTioiiymes. 


150 


TROISIÈME  DIALOGUE. 


peuvent  bien,  à  force  d'art,  d'intri{îucs  et  de 
sophismes,  être  étouffés  dans  les  individus; 
mais,  prompts  à  renaître  dans  les  générations 
suivantes,  ils  ramèneront  toujours  l'homme  à 
ses  dispositions  primitives,  comme  la  semence 
d'un  arbre  greffé  redorme  toujours  le  sauva- 
geon. Ce  sentiment  intérieur,  que  nos  philo- 
sophes admettent  quand  il  leur  est  commode 
et  rejettent  quand  il  leur  est  importun,  perce 
à  travers  les  écarts  de  la  raison,,  et  crie  à  tous 
les  cœurs  que  la  justice  a  une  autre  base  que 
l'intérêt  de  cette  vie,  et  que  l'ordre  moral, 
dont  rien  ici-bas  ne  nous  donne  l'idée,  a  son 
siège  dans  un  système  différent,  qu'on  cherche 
on  vain  sur  la  terre,  mais  où  tout  doit  être  un 
jour  ramené  (').  La  voix  dc^la  conscience  ne 
peut  pas  plus  être  étouffée  dans  le  cœur  hu- 
main, que  celle  de  la  raison  dans  l'eniende- 
menl;  et  l'insensibilité  morale  est  tout  aussi 
peu  naturelle  que  la  folie. 

Ne  croyez  donc  pas  que  tous  les  complices 
d'une  trame  exécrable  puissent  vivre  et  mourir 
toujours  en  repos  dans  leur  crime.  Quand  ceux 
qui  les  dirigent  n'attiseront  plus  la  passion  qui 
les  anima,  quand  cette  passion  se  sera  suffisam- 
ment assouvie,  quand  ils  en  auront  fait  périr 
l'objet  dans  les  ennuis,  la  nature  insensible- 
ment reprendra  son  empire  :  ceux  qui  commi- 
rent l'iniquité  en  sentiront  l'insupportable 
poids,  quand  son  souvenir  ne  sera  plus  accom- 
pagné d'aucune  jouissance.  Ceux  qui  en  furent 
les  témoins  sans  y  tremper,  mais  sans  la  c<m- 
noîire,  revenus  de  l'illusion  qui  les  abuse,  attes- 
teront ce  qui!s  ont  vu,  ce  qu'ils  ont  entendu, 
ce  qu'ils  savent,  et  rendront  hommage  à  la 
vérité.  Tout  a  été  mis  en  œuvre  pour  prévenir 
et  empêcher  ce  retour  :  mais  on  a  beau  faire, 
l'onire  naturel  se  rétablit  tôt  ou  tard,  et  le 
premier  qui  soupçormera  que  Jean-Jacques 
pourioit  bien  n'avoir  pas  été  coupable,  sera 
bien  près  de  s'en  convaincre,  et  d'en  convain- 
cre, s'il  veut,  SCS  contemporains,  qui,  le 
complot  et  ses  auteurs  n'existant  plus,  n'au- 

(')  De  l'utililé  de  In  Pieligion.  Titre  d'un  beau  livre  à  faire 
rtbien  néccs^saire.  Mais  ce  titre  ne  peut  être  dignement  rerupli 
ni  par  un  lioniine  d'eglUe,  ni  par  un  auteur  de  profession.  Il 
faudroitun  homme  tel  qu'il  n'en  existe  plus  de  nos  jours,  et      n'avois  pu  deviner,  et  qui  leur  donnoit  un  tOUt 
liu'il  n'en  renaîtra  de  longtemps  {*).  ..   •         a     ■ 

i  autre  aspect.  Mais,  gêne  p;ir  mesengagemens, 

OCcTccn  .le  Ro..»se«.  n'est-il  pas  mainleponl  rempli  par  le  Cows        q^    f^jpç^   jjg    SUpprlfflCr    mCS    ObjCCliOUS,    jC    fflC 
de  morale  religieuie,  le  ilvrnier  des  ouvrages  de  Necker,  celui  dont  on  ,       ,  ,        .  .  ,       . 

«le  moins  larM,  et  peul-eire  le  meilleur  de  tous.  O.P.  SUIS  SOUVCnt    retUSC    malgrC    UlOl  aUX  SOlutlOUS 


ront  d'autre  intérêt  que  celui  d'être  justes,  et 
de  connoître  la  vérité.  C'est  alors  que  tous  ces 
monumens  seront  précieux,  et  que  tel  fait  qui 
peut  n'être  aujourd  hul  qu'un  indice  incertain, 
conduira  peut-être  jusqu'à  l'évidence. 

Voilà,  monsieur,  à  quoi  tout  ami  de  la  jus- 
tice et  de  la  vérité  peut,  sans  se  compromettre, 
et  doit  consacrer  tous  les  soins  qui  sont  en  son 
pouvoir.  Transmettre  à  la  postérité  des  éclair- 
cissements sur  ce  point,  c'est  préparer  et  rem- 
plir peut-être  l'œuvre  de  la  Providence.  Le 
ciel  bénira,  n'en  doutez  pas,  une  si  juste  en- 
treprise. Il  en  résultera  pour  le   public  deux 
grandes  leçons,  et  dont  il  avoit  grand  besoin  ; 
l'une,  d'avoir,  et  surtout  aux  dépens  d'autrui, 
une  confiance  moins  téméraire  dans  l'orgueil 
du  savoir  humain;  l'autre,  d'apprendre,  par 
un  exemple  aussi  mémorable,  à  respecter  err 
tout  et  toujours  le  droit  naturel,  et  à  sentir  que 
toute  vei'tu  qui  se  fonde  siTruriè^Lit^iionj^ 
ce  droit  est  une  vertu  fausse,  qui  couvre  in- 
failliblement quelque  iniquité.  Je  me  dévoue 
donc  à  cette  œuvre  de  justice  en  tout  ce  qui 
dépend  de  moi,  et  je  vous  exhorte  à  y  con- 
courir, puisque  vous  le  pouvez  faire  sans  ris- 
que, et  que  vous  avez  vu  do  plus  près  des 
multitudes  de  faits  qui  peuvent  éclairer  ceux 
qui  voudront  un  jour  examiner  cette  affaire. 
Nous  pouvons,  à  loisir  et  sans  bruit,  faire  nos 
recherches,  les  recueillir,  y  joindre  nos  ré- 
flexions; et,  reprenant  autant  qu'il  se  peut  la 
trace  de  toutes  ces  manœuvres,  dont  nous  dé- 
couvrons déjà  les  vestiges,  fournir  à  ceux  qui 
viendront  après  nous  un  fil  qui  les  guide  dans  ce 
labyrinthe. Si  nous pouvionsconféreravcc Jean- 
Jacques  sur  tout  cela,  je  ne  doute  point  que  nous 
ne  tirassions  de  lui  beaucoup  de  lumières  qui 
resteront  à  jamais  éteintes,  et  que  nous  ne  fus- 
sions surpris  nous-même  de  la  facilité   avec 
laquelle  quelques  motsde  sa  parlexpliqueroient 
des  énigmes  qui,  sans  cela,  demeureront  peut- 
être  impénétrables  par  l'adresse  de  ses  cnnomis. 
Souvent,  dans  mes  entretiens  avec  lui  ,  j'en  ai 
reçu  de  son  propre  mouvement  des  éclaircisse- 
mens  inattendus  sur  des  objets  que  j'avois  vus 
bien  différens,  faute  d'une  circonstance  que  je 


TIIOISIKME  DIALOGUE. 


151 


qu'il  scmbloit  m'offrir,  pour  ne  pas  paroUre  in- 
siruii  dfi  ce  que  j'étois  contraint  de  lui  taire. 

Si  nous  nous  unissons  pour  former  avec  lui 
une  société  sincère  et  sans  fraude,  une  fois  sûr 
de  notre  droiture  et  d  être  estimé  de  nous,  il 
nous  ouvrira  son  cœur  sans  peine,  ei,  recevant 
dans  les  noires  les  épanchemens  auxquels  il  est 
naturellement  si  disposé,  nous  en  pourrons  tirer 
de  quoi  former  de  précieux  mémoires  dont 
d'autres  générations  sentiront  la  valeur,  et  qui 
du  moins  les  mettront  à  portée  de  discuter 
conlradictoirement  des  questions  aujourd'hui 
décidées  sur  le  seul  rapport  de  ses  ennemis.  I.e 
moment  viendra,  mon  cœur  me  l'assure,  où  sa 
défense,  aussi  périlleuse  aujourd'hui  qu'inutile, 
honorera  ceux  qui  s'en  voudront  charfjer,  et  les 
couvrira,  sans  aucun  risque,  d'une  gloire  aussi 
belle,  aussi  pure,  que  la  vertu  généreuse  en 
puisse  obtenir  ici-bas. 

Le  Fr.  Cette  proposition  est  tout-à-fait  de 
mon  goût,  et  j'y  consens  avec  d'autant  plus  de 
plaisir  que  c'est  peut-être  le  seul  moyen  qui 
soit  en  mon  pouvoir  de  réparer  mes  torts  en- 
vers un  innocent  persécuté,  sans  risque  de 
m'en  faire  à  moi-même.  Ce  n'est  pas  que  la 
société  que  vous  me  proposez  soit  lout-à-fait 
sans  péril.  L'extrême  attention  qu'on  a  sur 
tous  ceux  qui  lui  parlent,  même  une  seule  fois, 
ne  s'oubliera  pas  pour  nous.  iNos  messieurs 
ont  trop  vu  ma  répugnance  à  suivre  leurs  er- 
remensetà  circonvenir  comme  eux  un  homme 
dont  ils  m'avoient  fait  de  si  affreux  portraits, 
pour  qu'ils  ne  soupçonnent  pas  tout  au  moins 
qu'ayant  changé  de  langage  à  son  égard,  j'ai 
vraisemblablement  aussi  changé  d'opinion.  De- 
puis long-temps  déjà,  malgré  vos  précautions 
et  les  siennes,  vous  êtes  inscrit  comme  suspect 
sur  leurs  registres,  et  je  vous  préviens  que,  de 
manière  ou  d'autre,  vous  ne  tarderez  pas  à 
sentir  qu'ils  se  sont  occupés  de  vous  :  ils  sont 
trop  attentifs  à  tout  ce  qui  approche  de  Jean- 
Jacques,  pour  que  personne  leur  puisse  échap- 
per; moi  surtout  qu'ils  ont  admis  dans  leur 
demi-confidence,  je  suis  sûr  de  ne  pouvoir  ap- 
procher de  celui  qui  en  fut  l'objet,  sans  les 
inquiéter  beaucoup.  Mais  je  tâcherai  de  me 
conduire  sans  fausseté,  de  manière  à  leur 
donner  le  moins  d'ombrage  qu'il  sera  possible. 
S'ils  ont  quelque  sujet  de  me  craindre,  ils  en 
ont  aussi  de  nie  ménager,  et  je  me  flalto  qu'ils 


me  connoissenl  trop  d'honneur  pour  craindre 
des  trahisons  d'un  homme  qui  n'a  jamais  voulu 
tremper  dans  les  leurs. 

Je  no  refuse  donc  pas  de  le  v<n*r  quelquefois 
avec  prudence  et  précaution  :  il  ne  tiendra  qu'à 
lui  de  connoître  que  je  partage  vos  sentinïons 
à  son  égard,  et  que  si  je  ne  puis  lui  révéler  le» 
mystères  de  ses  ennemis,  il  verra  du  mr)iiis 
que,  forcé  de  me  taire,  je  ne  cherche  pas  à  le 
tromper.  Je  concourrai  de  bon  cœur  avec  vous 
pour  dérober  à  leur  vigilance,  et  transmettre., 
à  de  meilleurs  temps  les  faits  qu'on  travaille  à 
faire  disparoîtro,  et  qui  fourniront  un  jour  do 
puissans  indices  pour  parvenir  à  la  connois- 
sance  de  la  vérité.  Je  sais  que  ses  papiers, 
déposés  en  divers  temps  avec  plus  de  confiance 
que  de  choix  en  des  mains  qu'il  crut  fidèles, 
sont  tous  passés  dans  celles  de  ses  persécu- 
teurs, qui  n'ont  pas  manqué  d'anéantir  ceux 
qui  pou  voient  ne  leur  pasconvenir,  et  d'accom- 
moder à  leur  gré  les  autres;  ce  qu'ilsont  pu  faire 
à  discrétion,  ne  craignant  ni  examen,  ni  véri- 
fication de  la  part  de  qui  que  ce  fût,  ni  surtout 
de  gens  intéressés  à  découvrir  et  manifester 
leur  fraude.  Si,  depuis  lors,  il  lui  reste  quel- 
ques papiers  encore,  on  les  guette  pour  s'en 
emparer  au  plus  tard  à  sa  njort  ;  et,  par  les 
mesures  prises,  il  est  bien  difficile  qu'il  en 
écha()pe  aucun  aux  mains  commises  pour  tout 
saisir.  Le  seul  moyen  qu'il  ait  de  les  conserver 
est  de  les  déposer  secrètement,  s'il  est  pos- 
sible, en  des  mains  vraiment  fidèles  et  sûres. 
Je  m'offre  à  partager  avec  vous  les  risques  de 
ce  dépôt,  et  je  m'engage  à  n'épargner  aucun 
soin  pour  qu'il  paroisse  un  jour  aux  yeux  du 
public  tel  que  je  l'aurai  reçu,  augmenté  de 
toutes  les  observations  que  j'aurai  pu  recueillir, 
tendantes  à  dévoiler  la  vérité.  Voilà  tout  ce  que 
la  prudence  me  permet  de  faire  pour  l'acquit 
de  ma  conscience,  pour  l'intérêt  de  la  justice, 
et  pour  le  service  de  la  vérité. 

Rouss.  Et  c'est  aussi  tout  ce  qu'il  désire  lui- 
même.  L'espoir  que  sa  mémoire  soit  rétablie 
un  jour  dans  l'honneur  qu'elle  mérite,  et  que 
ses  livres  deviennent  utiles  pour  l'estime  due  à 
leur  auteur,  est  désormais  le  seul  qui  peut  le 
flatter  en  ce  monde.  Ajoutons-y  de  plus  la  dou- 
ceur de  voir  encore  deux  cœurs  honnêtes  et 
vrais  s'ouvrir  au  sien.  Tempérons  ainsi  l'hor- 
reur de  cette  solitude,  où  l'on  le  force  de  vivre 


152 


HISTOIRE 


au  milieu  du  genre  humain.  Enfin,  sans  faire 
en  sa  laveur  d'inutiles  efforts,  qui  pourroient 
causer  de  grands  désordres,  et  dont  le  succès 
même  ne  le  toucheroit  plus,  ménageons-lui 
cette  consolation,  pour  sa  dernière  heure, 
que  des  mains  amies  lui  ferment  les  yeux. 


••••••««••• 


HISTOlRi: 


PRÉCÉDENT   ÉCRIT 


Je  ne  parlerai  point  ici  du  sujet,  ni  de  l'objot, 
ni  de  la  forme  de  cet  écrit.  CVst  ce  que  j'ai 
fait  dans  lavant-propos  qui  le  précède.  Mais 
je  dirai  quelle  étoit  sa  destination,  quelle  a  été 
sa  destinée,  et  pourquoi  cette  copie  se  trouve 
ici. 

Je  m'étois  occupé ,  durant  quatre  ans,  de 
ces  dialogues,  malgré  'e  serrement  de  cœur 
qi'i  ne  me  quiitoit  point  en  y  travaillant;  et  je 
louchois  à  la  fin  de  cet^e  douloureuse  tâche, 
sans  savoir,  sans  imaginer  comment  en  pou- 
voir faire  usage  et  sans  me  résoudre  sur  ce 
que  je  lenterois  du  moins  pour  cela.  Vin3t  ans 
d'expérience  m'avoient  appris  quelle  droiture 
et  quelle  fidélité  je  pouvois  attendre  de  ceux 
qui  m'entouroient  sous  le  nom  d'amis.  Frappé 
surtout  de  linsigne  duplicité  de  Duclos,  que 
j'avois  estimé  au  point  de  lui  confier  mes  Con- 
fessions, et  qui,  du  plus  sacré  dépôt  de  l'amitié, 
n'avoit  fait  qu'un  instrument  d  imposture  et  de 
trahison,  que  pouvois-je  attendre  des  gens 
qti'on  avoit  mis  autour  de  moi  depuis  ce  temps- 
là,  et  dort  toutes  les  manœuvres  m'annon- 
çoientsi  clairement 'es  intentions"  Leur  confier 
mon  manuscrit  n'étoit  ai'tre  chose  que  vouloir 
le  remettre  mol-même  à  mes  persécuteurs  ;  et 
la  manière  dont  j'étois  enlacé  ne  me  laissoit 
plus  le  moyen  d'aborder  personne  autre. 

Dans  cette  situation,  trompé  dans  tous  mes 
choix,  et  ne  trouvant  plus  que  perfidie  et  faus- 
seté parmi  les  hommes,  mon  ûme,  exallée  par 
le  sentiment  de  son  innocence  et  par  celui  de  | 
leur  iniquité,  s'éleva  par  un  élan  jusqu'au  siège  , 
de  tout  ordre  et  de  toute  vérité,  pour  y  cher- 


cher les  ressources  que  je  n'avois  plus  ici-bas. 
Ne  pouvant  plus  me  confier  à  aucun  liomme 
qui  ne  me  trahît,  je  résolus  de  me  confier  uni- 
quement à  la  Providence,  et  de  remettre  à  elle 
seule  l'entière  disposition  du  dépôt  que  je  dési- 
rois  laisser  en  de  sûres  mains. 

J'imaginai  pour  cela  de  faire  une  copie  au 
net  de  cet  écrit,  et  de  la  déposer  dans  une 
église  sur  un  aute':  et,  pour  rendre  cette  dé- 
marche aussi  solennelle  qu  il  éioit  possiole,  je 
choisis  le  grand  autel  de  léglise  de  Notre- 
Dame,  jugeant  que  partout  ail'eurs'mon  dépôt 
seroit  plus  aisémeuc  caché  ou  détourné  par  les 
curés  ou  par  les  moines,  et  tomberoit  infailli- 
blement dans  les  mains  de  mes  ennemis;  au 
lieu  qu'il  pouvoit  arriver  que  le  bruit  de  cette 
action  fît  parvenir  mon  manuscrit  jusque  sous 
les  yeux  du  roi  ;  ce  qui  étoit  tout  ce  que  j  avois 
à  désirer  de  plus  favorable,  et  qui  ne  pouvoit 
jamais  arriver  en  m'y  prenant  de  toute  autre 
façon. 

Tandis  que  je  travaillois  à  transcrire  au  net 
mon  écrit,  je  méditois  sur  les  moyens  d'exécu- 
ter mon  projet,  ce  qui  n'étoit  pas  fort  facile,  et 
surtout  f)our  un  homme  aussi  timide  que  mor. 
Je  pensai  qu'un  samedi,  jour  auquel  toutes  les 
semaines  on  va  c'ianter  devant  lautel  de  Notre- 
Dame  un  motet,  duranl  lequel  le  chœur  reste 
vide,  seroii  le  our  où  j'aurois  le  nijs  de  facilite 
d'y  entrer,  d  arriver  jusqu'à  lautel  et  d'y  pla- 
cer mon  dépôt.  Pour  combiner  plus  sûrement 
ma  démarche,  j'allai  plusieurs  fois  de  loin  en 
loin  examiner  l'état  des  choses,  et  la  dispo- 
sition du  chœur  et  de  ses  avenues;  car  ce  que 
javois  à  redouter,  c'étoit  d  être  retenu  au  pas- 
sage, sûr  que  dès  lors  mon  projet  étoit  manqué. 
Enfin,  mon  manuscrit  étant  prêt,  je  l'envelop- 
pai, et  j'y  mis  la  suscription  suivante  : 

DÉPÔT  REMIS  A   LA  PROVIDENCE. 

«  Protecteur  des  opprimés,  Dieu  de  justice 
»  et  de  vérité,  reçois  ce  dépôt  que  remet  sur 
»  ton  autel  et  confie  à  ta  providence  un  étran- 
»  ger  infortuné,  seul,  sans  appui,  sans  défen- 
»  seur  sur  la  terre,  outragé,  moqué,  diffamé, 
»  trahi  de  toute  une  génération,  chargé  depuis 
»  quinze  ans,  à  l'envi,  de  traitemens  pires  que 
»  la  mort,  et  d'indignités  inouïes  jusqu'ici  par- 
I)  mi  les  humains,  sans  avoir  pu  jamais  en  ap- 


DU  PRÉCÉDENT  ÉCRIT. 


153 


»  prendre  au  moins  la  cause.  Toute  explication 

•  m'est  refusée,  toute  communication  m'est 
»  ôlée  ;  je  n'attends  plus  des  hommes  aigris 

•  par  leur  propre  injustice  qu'affronts,  men- 

•  songes  et  trahisons.  Providence  éternelle, 
»  mon  seul  espoir  est  en  toi;  daigne  prendre 
»  mon  dépôt  sous  ta  garde,  et  le  faire  tomber 
»  dans  des  mains  jeunes  et  fidèles,  qui  letrans- 

•  mettent  exempt  de  fraude  à  une  meilleure 
»  génération  ;  qu'elle  apprenne,  en  déplorant 
n  mon  sort,  comment  fut  traité  par  celle-ci  un 
»  homme  sans  fiel  et  sans  fard,  ennemi  de 
»  l'injustice,  mais  patient  à  l'endurer,  et  qui 
»  jamais  n'a  fait,  ni  voulu,  ni  rendu  de  mai  à 
»  personne.  Nul  n'a  droit,  je  le  sais,  d'espérer 
»  un  miracle,  pas  même  Tinnocence  opprimée 
»  et  méconnue.  Puisque  tout  doit  rentrer  dans 
»  l'ordre  un  jour,  il  suffit  d'attendre.  Si  donc 
»  mon  travail  est  perdu,  s'il  doit  être  livré  à 
»  mes  ennemis,  et  par  eux  détruit  ou  défiguré, 
»  comme  cela  paroît  inévitable,  je  n'en  comp- 
»  tcrai  pas  moins  sur  ton  œuvre,  quoique  j'en 
»  ignore  l'heure  et  les  moyens  ;  et  après  avoir 
»  fait,  comme  je  l'ai  dû,  mes  efforts  pour  y 
»  concourir,  j'attends  avec  confiance,  je  me 
»  repose  sur  ta  justice,  et  me  résigne  à  va  vo- 
N  lonlé.» 

Au  verso  du  titre,  et  avant  la  première  page, 
étoit  écrit  ce  qui  suit  : 

«  Qui  que  vous  soyez,  que  le  ciel  a  fait  l'ar- 
»  bitre  de  cet  écrit,  quelque  usage  que  vous 
»  ayez  résolu  d'en  faire,  et  quelque  opinion 
»  que  vous  ayez  de  l'auteur,  cet  auteur  infor- 
»  tuné  vous  conjure,  par  vos  entrailles  hu- 
H  maines  et  par  les  angoisses  qu'il  a  souffertes 
»  en  l'écrivant,  de  n'en  disposer  qu'après  l'a- 
»  voir  lu  tout  entier.  Songez  que  cette  grâce, 
»  que  vous  demande  un  cœur  brisé  de  dou- 

f»  leur,  est  un  devoir  d'équité  que  le  ciel  vous 
.  »  impose.» 
Tout  cela  fait,  je  pris  sur  moi  mon  paquet, 
et  je  me  rendis,  le  samedi  24  février  -1776,  sur 
les  doux  heures,  à  Notre-Dame,  dans  l'inten- 
tion d'y  présenter  le  même  jour  mon  offrande. 
Je  voulus  entrer  par  une  des  portes  latérales, 
p.irlaquellejecomptoispénétrerdansle  chœur. 
Surpris  de  la  trouver  fermée,  -'allois  passer 
plus  bas  par  l'autre  porte  latérale  qui  donne 
dans  la  nef.  En  entrant,  mes  yeux  furent  frap- 
^    pcs  d'une  grille  que  je  n'avois  jamais  remar- 


quée, et  qui  séparoit  de  la  nef  la  partie  dtt 
bas-côtés  qui  entoure  le  chœur.  Les  portes  de 
cette  grille  étoient  fermées,  de  sorte  que  cette 
partie  des  bas-côtés,  dont  je  viens  de  parler, 
étoit  vide,  et  qu'il  m'étoit  impossible  d'y  péné- 
trer. Au  moment  où  j'aperçus  cette  grille,  je  fus 
saisi  d  un  vertige  couime  un  homme  qui  tombe 
en  apoplexie,  et  ce  vertige  fut  suivi  d  un  boule- 
versement dans  tout  mon  ôlre,  tel  que  je  ne  me 
souviens  pas  d'en  avoir  éprouvé  jamais  un  pa- 
reil. L'église  me  parut  tellement  avoir  changé 
de  face,  que  doutant  si  j'étois  bien  dans  Notre- 
Dame,  jecherchoisaveceftortàmereconno'ire 
et  à  mieux  discerner  ce  que  je  voyois.  Depuis 
trente-six  ans  que  je  suis  à  Paris,  j'étois  venu 
fort  souvent  et  en  divers  temps  à  Notre-Dame; 
j'avois  toujours  vu  le  passage  autour  du  chœur 
ouvert  et  libre,  et  je  n'y  a  vois  même  jamais 
remarqué  ni  grille,  ni  porte,  autant  qu'il  put 
m'en  souvenir.  D'autant  plus  frappé  de  cet  obs< 
taclc  imprévu,  que  je  n'avois  dit  mon  projet  à 
personne,  je  crus,  dans  mon  premier  trans- 
port, voir  concourir  le  ciel  même  à  l'œuvre 
d  iniquité  des  hommes;  et  le  murmure  d  indi- 
gnation qui  m'échappa  ne  peut  être  conçu  que 
par  celui  qui  sauroit  se  mettre  à  ma  place, 
ni  excusé  que  par  celui  qui  sait  lire  au  fond 
des  cœurs. 

Je  sortis  rapidement  de  l'église,  résolu  de 
n'y  rentrer  de  mes  jours;  et,  me  livrant  à  toute 
mon  agitation,  je  courus  tout  le  reste  du  jour, 
errant  de  toutes  parts,  sans  savoir  ni  où  j  étois, 
ni  où  j'allois,  jusqu'à  ce  que,  n'en  pouvant 
plus,  la  lassitude  et  la  nuit  me  forcèrent  de 
rentrer  chez  moi,  rendu  de  fatigue  et  presque 
hébété  de  douleur.' 

Revenu  peu  à  peu  de  ce  premier  saisisse- 
ment, je  recommençai  â  réfléchir  plus  posément 
à  ce  qui  m'étoit  arrivé;  et  par  ce  tour  d'esprit 
qui  m'est  propre,  aussi  prompt  à  me  consoler 
d'un  malheur  arrivé  qu'à  m'effraycr  d'un  mal- 
heur à  craindre,  je  ne  tardai  pas  d'envisager 
d'un  autre  œil  le  mauvais  succès  de  ma  teiii  »- 
tive.  J'avois  dit  dans  ma  suscripiion  que  je  n'ai- 
tendois  pas  un  miracle,  et  il  étoit  clair  néan- 
moins qu'il  en  auroii  fallu  un  pour  faire  léussir 
mon  projet  :  car  l'idée  que  monmanuscriipa:  • 
viendroit  directement  au  roi,  et  que  ce  jeune 
prince  prendroit  lui-même  la  peine  de  lire  ce 
long  écrit;  cette  idée,  dis-je,  étoit  si  folle. 


\M 


HISTOIRE 


que  je  m'étonnois  inoi-mênie  d'avoir  pu  m'en 
bercer  un  moment.  Avois-je  pu  douter  que, 
quand  même  l'éclat  de  cotte  démarche  auroit 
fait  arriver  mon  dépôt  jusqu'à  la  cour,  ce  n'eût 
été  que  pour  y  tomber,  non  dans  les  mains  du 
roi,  mais  dans  celles  de  mes  plus  malins  per- 
sécuteurs ou  de  k'uis  amis,  et  par  conséquent 
pour  être  tout-à-fait  supprimé,  ou  défif[uré 
selon  leurs  vues,  pour  le  rendre  funeste  à  ma 
mémoire?  Enfin  le  mauvais  succès  de  mon  pro- 
jet, dont  je  m'étois  si  fort  affecté,  me  parut, 
à  force  d'y  réfléchir,  un  bienfait  du  ciel,  qui 
m'avoitempôché  d'accomplir  un  dessein  si  con- 
traire à  mes  intérêts;  je  trouvai  que  céioit  un 
{jrand  avantage  que  mon  manuscrit  me  fût 
resté  pour  en  disposer  plus  sagement  ;  et  voici 
l'usage  que  je  résolus  d'en  faire. 

Jo  venois  d'apprendre  qu'un  homme  de  let- 
tres de  ma  plus  ancienne  connoissance,  avec 
lequel  j'avoiseu  quelque  liaison,  que  je  navois 
point  cessé  d'estimer  et  qui  passoit  une  grande 
partie  de  l'année  à  la  campagne,  étoit  à  Paris 
depuis  peu  de  jours.  Je  regardai  la  nouvelle 
de  son  retour  comme  une  direction  de  la  Pro- 
vidence, qui  m'indiquoit  le  vrai  dépositaire  de 
mon  manuscrit.  Cet  homme  éioit,  il  est  vrai, 
philosophe,  auteur,  académicien,  et  d'une 
province  dont  les  habilans  n'ont  pas  une  grande 
réputation  de  droiture  (')  :  mais  que  faisoient 
tous  ces  préjugés  contre  un  point  aussi  bien 
établi  que  sa  probité  l'étoit  dans  mon  esprit? 
L'exception,  d'autant  plus  honorable  qu'elle 
étoit  rare, ne faisoUqu'augmenterma  confiance 
en  lui;  et  quel  plus  digne  instrument  le  ciel 
pouvoit-il  choisir  pour  son  œuvre  que  la  main 
d'un  homme  vertueux? 

Je  me  détermine  donc  ;  je  cherche  sa  de- 
meure :  enfin  je  la  trouve,  et  non  sans  peine. 
Je  lui  porte  mon  manuscrit,  et  je  le  lui  remets 
avec  un  transport  de  joie,  avec  un  battement 
de  cœur,  qui  fut  peut-être  le  plus  digne  hom- 

(*)M.  de  Musset  dit  ici  dans  une  note  (édition  in-t2,  tome  III) 
(|iiecetbomn)e  deïeltresétoM  Saint-Lambert,  né  en  Lorraine; 
mais  du  Peyroii,  dans  le  Discours  pr«^liininaire  de  son  édition 
des  Confessions,  nous  apprend  que  c'est  à  labbé  de  Condillac 
que  le  manuscrit  futremis.  Condillac  en  effet  étoit  Daupiiiiiois, 
étant  né  à  Grenoble.  On  sait  iiuelleidée  Rousseau  avoit  des  ha- 
bitans  de  cette  province,  et  toutes  les  autres  circonstances 
qui!  énonce  se  rapportent  beaucoup  mieux  à  Condillac  qu'à 
Saint- Lambert  ('). 

(*)  La  uolc  de  M.  de  Musstl  nu  se  lioNve  pas  dans  IViUUod  in-8". 


mage  qu'un  mortel  ait  pu  rendre  à  la  vertu.  Sans 
savoirencore  de  quoi  ils'agissoit,  il  me  dit  en  le 
recevant  qu'il  ne  feroit  qu'un  bon  et  honnête 
usage  de  mon  dépôt.  L'opinion  que  j'avois  de 
lui  me  rendoit  cette  assurance  très-superflue. 

Quinze  jours  après  je  retourne  chez  lui,  for- 
tement persuadé  que  le  moment  étoit  venu  où 
le  voile  des  ténèbres  qu'on  tient  depuis  vingt  ans 
sur  mes  yeux  alloit  tomber,  et  que,  de  manière 
ou'  d'autre,  j'aurois  de  mon  dépositaire  des 
éclaircissemens  qui  me  paroissoient  devoir  né- 
cessairement suivre  de  la  lecture  de  mon  ma- 
nuscrit. Rien  de  ce  que  j'avois  prévu  n'arriva. 
Il  me  parla  de  cet  écrit,  comme  il  m'auroit  par- 
lé d'un  ouvrage  de  littérature  que  je  l'aurois 
prié  d'examiner  pour  m'en  dire  son  sentiment. 
Il  me  parla  de  transpositions  à  faire  pour  don- 
ner un  meilleur  ordre  à  mes  matières;  mais  il 
ne  me  dit  rien  de  l'effet  qu'avoit  fait  sur  lui 
mon  écrit,  ni  de  ce  qu'il  pensoit  de  l'auteur. 
Il  me  proposa  seulement  de  faire  une  édition 
correcte  de  mes  oeuvres,  en  me  demandant 
pour  cela  mes  directions.  Cette  même  proposi- 
tion qui  m'avoit  été  faite,  et  même  avec  opi- 
niâtreté, par  tous  ceux  qui  m'ont  entouré,  me 
fit  penser  que  leurs  dispositions  et  les  siennes 
étoient  les  mêmes.  Voyant  ensuite  que  sa  pro- 
position ne  me  plaisoit  point,  il  offrit  de  me 
rendre  mon  dépôt.  Sans  accepter  cette  offre,  je 
le  priai  seulement  de  le  remettre  à  quelqu'un 
plus  jeune  que  lui,  qui  pût  survivre  assez,  et  à 
moi  et  à  mes  persécuteurs,  pour  pouvoir  le 
publier  un  jour  sans  crainte  d'offenser  per- 
sonne. Il  s'attacha  singulièrement  à  cette  der- 
nière idée  ;  et  il  m'a  paru  par  la  suscription 
qu'il  a  faite  pour  l'enveloppe  du  paquet,  et 
qu'il  m'a  communiquée,  qu'il  portoit  tous  ses 
soins  à  faire  en  sorte,  comme  je  l'en  ai  prié, 
que  le  manuscrit  ne  fût  point  imprimé  ni  connu 
avant  la  fin  du  siècle  présent.  Quant  à  l'autre 
partie  de  mon  intention,  qui  étoit  qu'après  ce 
terme  l'écrit  fût  fidèlement  imprimé  et  publié, 
j'ignore  ce  qu'il  a  fait  pour  la  remplir. 

Depuis  lors  j'ai  cessé  d'aller  chez  lui.  11  m'a 
fait  deux  ou  trois  visites,  que  nous  avons  eu 
bien  de  la  peine  à  remplir  de  quelques  mots 
indifférons,  moi  n'ayant  plus  rien  à  lui  dire,  et 
lui  ne  voulant. me  rien  dire  du  tout. 

Sans  porter  un  jugement  décisif  sur  mon  dé- 
positaire, je  sentis  que  j'avois  manqué  moa 


DU  PRÉCÉDENT  ÉCIUT. 


155 


but,  et  que  vraisemblablement  j'avois  perdu 
mes  peines  et  mon  dépôt  :  mais  je  ne  perdis 
point  encore  courage.  Je  me  dis  que  mon  mau- 
vais succès  venoit  de  mon  mauvais  choix  ;  qu'il 
falloit  être  bien  aveu{i;le  et  bien  prévenu  pour 
me  confier  à  un  François,  irop  jaloux  de  l'hon- 
neur de  sa  nation  pour  en  manifester  l'iniquité; 
a  un  homme  âgé,  trop  prudent,  trop  circon- 
spect, pours'échaulTcr  pour  la  justice  et  pour 
In  défense  d'un  opprimé.  Quand  j'aurois  cher- 
ché tout  exprès  le  dépositaire  le  moins  propre 
à  remplir  mes  vues,  je  n'aurois  pas  pu  mieux 
choisir.  C'est  donc  ma  faute  si  j'ai  mai  réussi  ; 
mon  succès  ne  dépend  que  d'un  meilleur  choix. 
Bercé  de  cette  nouvelle  espérance,  je  me  re- 
mis à  transcrire  et  mettre  au  net  avec  une  nou- 
velle ardeur  :  tandis  que  je  vaquois  à  ce  travail, 
un  jeune  Anglois,  que  j'avois  eu  pour  voisin  à 
Wootton  (*),  passa  par  Paris,  revenant  d'Ita- 
lie, et  me  vint  voir.  Je  fis  comme  tous  les  mal- 
heureux, qui  croient  voir  dans  tout  ce  qui  leur 
arrive  une  expresse  direction  du  sort.  Je  me 
dis  :  Voilà  le  dépositaire  que  la  Providence  m'a 
choisi;  c'est  elle  qui  me  l'envoie;  elle  n'a  re- 
buté mon  choix  que  pour  m'amener  au  sien. 
Comment avois-je  pu  ne  pas  voir  que  c'étoitun 
jeune  homme,  un  étranger  qu'il  me  falloit, 
hors  du  tripot  des  auteurs,  loin  des  intrigaiis 
de  ce  pays,  sans  intérêt  de  me  nuire,  et  sans 
passion  contre  moi  ?  Tout  cela  me  parut  si 
clair  que,  croyant  voir  le  doigt  de  Dieu  dans 
cette  occasion  fortuite,  je  me  pressai  de  la  sai- 
sir. Malheureusement  ma  nouvelle  copie  n'étoit 
pas  avancée,  mais  je  me  hâtai  de  lui  remettre 
ce  qui  étoit  fait,  renvoyant  à  l'année  proch;iine 
à  lui  remettre  le  reste,  si,  comme  je  n'en  dou- 
tois  pas,  l'amour  de  la  vérité  lui  donnoit  le  zèle 
de  revenir  le  chercher. 

Depuis  son  départ,  de  nouvelles  réflexions 
ont  jeté  dans  mon  esprit  des  doutes  sur  la  sa- 
gesse de  tous  ces  choix  ;  je  ne  pouvois  ignorer 
que  depuis  long-temps  nul  ne  m'approche  qui 
ne  me  soit  expressément  envoyé,  et  que  me 
confier  aux  gens  qui  m'entourent  c'est  me  li- 
vrer à  mes  ennemis.  Pour  trouver  un  confident 
fidèle,  il  auroit  fallu  l'aller  chercher  loin  de 
moi  parmi  ceux  dont  je  ne  pouvois  approcher. 
Mon  espérance  étoit  donc  vainc,  toutes  mes 


(*)M.  Brooke  liootiiby. 


G.  l» 


mesures  étoient  fausses ,  tout  mes  soins  étoienc 
inutiles,  et  je  devois  être  sûr  que  l'usage  le 
moins  criminel  que  feroient  de  mon  dépôt  ceux 
à  qui  je  l'allois  ainsi  confiant,  seroit  de  l'a- 
néantir. 

Cette  idée  me  suggéra  une  nouvelle  tenta- 
tive, dont  j'attendis  plus  d'effet.  Ce  fut  d  écrire 
une  espèce  de  billet  circulaire  adressé  à  la  na- 
tion Françoise,  d'en  faire  plusieurs  copies,  et 
de  les  distribuer,  aux  promenades  et  dans  les 
rues,  aux  inconnus  dont  la  physionomie  me 
plairoit  le  plus  (').  Je  ne  manquai  pas  d'argu- 
menter à  ma  manière  ordinaire  en  faveur  de 
celte  nouvelle  résolution.  On  ne  me  laisse  de 
communication,  me  disois-je,  qu'avec  des  gens 
aposiés  par  mes  persécuteurs.  Me  confier  à 
quelqu'un  qui  m'approche  n'est  autre  chose 
que  me  confier  à  eux.  Du  moins  parmi  les  in- 
connus il  s'en  peut  trouver  qui  soient  de  bonne 
foi  :  mais  quiconque  vient  chez  moi  n'y  vient 
qu'à  mauvaise  intention  ;  je  dois  être  sûr  de 
cela. 

Je  fis  donc  mon  petit  écrit  en  forme  de  bil- 
let ,  et  j'eus  la  patience  d'en  tirer  un  grand 
nombre  de  copies.  Mais,  pour  en  faire  la  dis- 
tribution,j'éprouvai  un  obstacle  quejcn'avois 
pas  prévu ,  dans  le  refus  de  la  recevoir  par 
ceux  à  qui  je  le  présentois.  La  suscription  étoit  : 
A  tout  François  aimant  encore  la  justice  et  la 
vérité.  Je  n'imaginois  pas  que,  sur  cette 
adresse,  aucun  l'osât  refuser;  presque  aucun 
ne  l'accepta.  Tous,  après  avoir  lu  l'adresse,  me 
déclarèrent,  avec  une  ingénuité  qui  me  fit  rire 
au  milieu  de  ma  douleur,  qu'il  ne  s'adressoit 
pas  à  eux.  Vous  avez  raison ,  leur  disois-je  on 
le  reprenant,  je  vois  bien  que  je  m'élois  trompé. 
Voilà  la  seule  parole  franche  que  depuis  quinze 
ans  j'aie  obtenue  d'aucune  bouche  françoise. 

Éconduit  aussi  par  ce  côté,  je  ne  me  rebutai 
pas  encore.  J'envoyai  des  copies  de  ce  billet  en 
réponse  à  quelques  lettres  d'inconnus  qui  vou- 
loient  à  toute  force  venir  chez  moi,  et  je  crus 
faire  merveille  en  mettant  au  prix  d'une  réponse 
décisive  à  ce  même  billet  I  acquiescement  à  leur 
fantaisie.  J'en  remis  deux  ou  trois  autres  aux 
personnes  qui  m'accosloient  ou  qui  me  ve- 
noient  voir.  Mais  tout  cela  ne  produisit  que 
des  réponses  amphigouriques  et  normandes  qui 

(*)  Voyez  cet  écrit  circulaire,  tome  I,  page  457  de  ceUc  édt 
«on.  ^-  !'• 


im  iiiST 

m'attcstoient  dans  leurs  auteurs  une  fausseté 
à  toute  épreuve. 

Ce  dernier  mauvais  succès,  qui  devoit  mettre 
le  comble  à  mon  désespoir,  ne  m'affecta  point 
comme  les  précédcn».  En  m'apprenant  que  mon 
sort  étoit  sans  ressource,  il  m'apprit  à  ne  plus 
lutter  contre  la  nécessité.  Un  passagedel  ^mile, 
que  je  me  rappelai,  me  fit  rentrer  en  moi-même 
et  m'y  fit  trouver  ce  que  javois  cherché  vaine- 
ment au  dehors.  Quel  mal  t'a  fait  ce  comp'ol? 
que  t'a-t-il  6ié  de  toi?  quel  membre  la-t-'l 
mutilé?  quel  prime  l'a-t-il  fait  commettre? 
Tant  que  les  hommes  n'arracheront  pas  de  ma 
poitr'iie  le  cœur  qu'elle  renferme,  pour  y  sub- 
siituer,  moi  vivant,  celui  d'un  malhonnôfe 
honmie,  en  quoi  pourront-ils  altérer,  changer, 
détériorer  mon  être?  Ils  auront  beau  faire  un 
Jean-Jacques  à  leur  mode,  Rousseau  restera 
toujours  le  même  en  dépit  d'eux. 

N'ai-je  donc  conrui  la  vanité  de  l'opinion 
que  pour  me  mettre  sous  son  joug  aux  dépens 
de  la  paix  de  mon  Ame  et  du  repos  de  mon 
cœur?  Si  les  hommes  veulent  me  voir  autre 
quejenesuis,que  m'importe?L'essencede  mon 
être  est-elle  dans  leurs  regaids?  S'ils  abusenl 
et  trompent  sur  mon  compte  les  générations 
suivantes,  que  m'importe  encoi  e?  je  n  y  serai 
plus  pour  être  victime  de  leur  erreur.  S'ils 
empoisonnent  et  tournent  à  mal  (out  ce  que 
le  désir  de  leur  bonheur  m'a  fait  dire  et  fa're 
d'utile,  c'est  à  leur  dam  et  non  pas  au  mien. 
Emportant  avec  moi  le  témoignage  de  ma  con- 
science je  trouverai,  en  dépit  d'eux,  le  dé- 
dommagement de  toutes  leurs  indignités.  S'ils 
étoientdans  l'erreur  de  bonne  foi,  je  pourrois 
en  me  plaignant  les  plaindre  encore  et  gémir 
sur  eux  et  sur  moi;  mais  quelle  erreur  pei-t 
excuser  un  système  aussi  exécrable  que  celui 
qu'ils  suivent  à  mon  égard  avec  un  zèle  impos- 
sible à  qualifier?  Quelle  erreur  peut  fairo  trai- 
ter f)ubliquement  en  scélérat  convaincu  le 
môme  homme  qu'on  empêche  avec  tant  de  soin 
d'apprendre  au  moins  de  quoi  on  racciise? 
Dans  le  raffinement  de  leur  barbarie ,  ils  ont 
trouvé  1  art  de  me  faire  souffrir  une  longue 
mort  en  me  tenant  enterré  tout  vif.  S'ils  trou- 
vent ce  traitement  doux ,  il  faut  qu'ils  aient 
des  â?nps  de  fange  ;  s'ils  le  trouvent  aussi  cruel 
qu'il  l'est,  les  Phalaris ,  les  Agalhocles,  ont 
été  plus  débonnaires  qu'eux.  J'ai  donc  eu  tort 


OIlîE 

d'espérer  les  ramener  ..i  leur  montrant  qu'ils 
se  trompent  :  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  : 
et,  quand  ils  se  tromperoient  sur  mon  compte, 
ils  ne  peuvent  ignorer  leur  propre  iniquité.  Ils 
ne  sont  pas  injustes  el  méchans  envers  moi 
par  erreur,  mais  par  volonté  :i]r  le  sont  parce 
qu  ils  veulent  l'être  ;  et  ce  n'est  pas  à  leur  rai- 
son qu'il  faudroil  parler,  c'est  à  leurs  cœurs 
dépravés  par  la  haine.  Toutes  les  preuves  de 
leur  injustice  ne  feront  que  l'augmenter;  elle 
e^l  un  grief  de  plus  qu'ils  ne  me  pardonneront 
jamais. 

Mais  c'est  encore  plus  à  tort  que  je  me  suis 
affecté  de  leurs  outrages  au  point  d'en  tomber 
dans  l'abattement  et  presque  dans  le  désespoir. 
Comme  s'il  étoit  au  pouvoir  des  hommes  de 
changer  la  nature  des  choses,  et  de  m'ôter  les  con- 
solations dont  rien  ne  peut  dépouiller  l'innocert! 
Et  pourquoi  donc  est-il  néce?saiie  à  mon  bon- 
heur éternel  qu'ils  me  connoissent  et  me  ren- 
dent justice?  Le  Ciel  n'a-t-il  donc  nul  autre 
moyen  de  rendre  mon  âme  heureuse  et  de  la 
dédommager  des  maux  qu  ils  m'onif.iit  souffrir 
injuslomeni?  Quand  la  mort  m'aura  tiré  de 
leurs  mains,  saura'-ie  et  m"inquiéferai-je  de 
savoir  ce  qui  se  pjisse  encore  à  mon  égard  sur 
la  terre?  A  l'instant  que  la  barrière  de  I  éter- 
nité s'ouvrira  devant  moi,  tout  ce  qui  est  eu 
deçà  disparoîtra  pour  jamais,  et  si  je  me  sou- 
viens alors  de  I  existence  du  genre  humain,  il 
ne  sera  pour  moi  dès  cet  instant  même  que 
comme  n'existanl  déjà  plus. 

Jai  donc  pris  enfia  mon  parti  tout-à-fait; 
détaché  f'e  iout  ce  qui  lient  à  la  terre  et  des 
insensés  jugemcns  des  hommes,  je  me  résigne 
à  être  à  jamais  défiguré  parmi  eux.  sans  en 
moins  compter  sur  le  prix  de  mon  innocence 
et  de  ma  souffrance.  Ma  félicité  doit  être  d'an 
autre  ordre;  ce  n'est  plus  chez  eux,  que  je  dois 
la  chercher,  et  il  nest  pas  plus  en  leur  pouvoir 
de  l'empêcher  que  de  la  coimoître.  Destiné  à 
être  dans  cette  vie  la  pioie  de  l'erreur  et  du 
mensonge,  j'attends  I  heure  de  ma  délivrance 
et  le  triomphe  de  la  vérité  sans  les  plus  cher- 
cher parmi  les  mortels.  Détaché  de  toute  af- 
fection terrestre,  et  délivré  même  de  l'inquié- 
tude de  l'espérance  ici-bas,  je  ne  vois  plus  de 
prise  par  laquelle  ils  puissent  encote  troubler 
le  repos  de  mon  cœur.  Je  ne  réprimerai  jamais 
le  premier  mouvement  d'indignation,  d'empor- 


I    :, 


DU  PRI'XKDL^r  ECRIT. 


157 


tonieiit,  de  colère,  et  même  je  n'y  tâche  plus; 
mais  le  calme  qui  succède  à  celte  agiif.tion  pas- 
sagère est  un  état  permanent  dont  rien  ne  peut 
plus  me  tirer. 

L'espérance  éteinte  étouffe  bien  le  désir, 
mais  elle  n'anénniit  pas  le  devoir,  et  je  veux 
Jusqu'à  la  fin  remplir  le  mien  dans  ma  conduite 
avec  les  hommes.  Je  suis  dispensé  désormais 
de  vains  efforts  pour  leur  faire  connoître  la 
vérité,  qu'ils  sont  déterminés  à  rejeter  tou- 
jours ;  mais  je  ne  le  suis  pas  de  leur  laisser  les 
moyens  d'y  revenir  autant  qu'il  dépend  de 
moi,  et  c'est  le  dernier  usage  qui  me  reste  à 
faire  de  cet  écrit.  En  multiplier  incessamment 
les  copies,  pour  les  déposer  ainsi  çà  et  là  dans 
les  mains  des  gens  qui  m'approchent,  seroit 
excéder  inutilement  mes  forces;  et  je  ne  puis 
raisonnablement  espérer  que  de  toutes  ces  co- 
pies ainsi  dispersées  uneseu'e  parvienne  entière 
à  sa  destination.  Je  vais  donc  me  borner  à  une, 
dont  j'offrirai  la  lecture  à  ceux  de  ma  connois- 
sance  que  je  croirai  les  moins  iniustes,  les 
moins  prévenus,  ou  qui,  quoique  liés  avec  mes 
persécuteurs,  me  paroîtront  avoir  néanmoins 
encore  du  ressort  dans  l'âme  et  pouvoir  être 
quelque  chose  par  eux-mêmes.  Tous,  je  n'en 
doute  pas,  resteront  sourds  à  mes  raisons, 
insensibles  à  ma  destinée,  aussi  cachés  et  faux 
qu'auparavant.  C  est  un  parti  pris  universelle- 
ment et  sans  retour,  surtout  par  ceux  qui  m'ap- 
prochent. Je  sais  tout  cela  d'avatice,  et  je  ne 
m'en  tiens  pas  moins  à  cette  dernière  lésolu- 
tion,  parce  qu'elle  est  le  seul  moyen  qui  reste 
en  mon  pouvoir  do  concourir  à  I  œuvre  de  la 
Providence,  et  dy  mettre  la  possibilité  qui 
dépend  de  moi.  Nul  ne  m'écouiera,  l'ex^iérience 
m'en  avertit;  mais  il  n'est  pas  impossible  qu'il 
s'en  trouve  un  qui  m'écoute,  et  il  est  désormais 
'  npossible  que  les  yeux  des  hommes  s'ouvrent 
d'eux-mêmes  à  la  vérité.  C'en  est  assez  pour 
m'imposer  l'obligation  de  la  tentative,  sans 
en  espérer  aucun  succès.  Si  je  me  contente  de 
laisser  cet  écrit  après  moi,  cette  proie  n'échap- 
pera pas  aux  mains  de  rapine  qui  n'attendent 
que  ma  dernière  heure  pour  tout  saisir  et  brû- 
ler, ou  falsifier.  Mais,  si  parmi  ceux  qui  m'au- 
rout  lu  i'  se  irouvoit  un  seul  cœur  d'homme, 
ou  seulement  un  esprit  vraiment  sensé,  mes 
persécuteurs  auroient  perdu  leur  peine,  et 
bientôt  la  vérité  perceroit  aux  yeux  du  public. 


La  certitude,  si  ce  bonheur  inespéré  m'arrive, 
de  <\c  pouvoir  m'y  tromper  un  moment,  m'en- 
courage à  ce  nouvel  essai.  Je  sais  d'avance  quel 
ton  tousprendront  aprèsm  avoir  lu.Ce  ton  sera 
le  même  qu'auparavant,  ingénu,  patelin,  bé- 
névole ;  ils  me  plaindront  beaucoup  de  voir  si 
noir  ce  qui  est  si  blanc,  car  ils  ont  tous  la 
candeur  des  cygnes  ;  mais  ils  ne  comprendront 
rien  à  tout  ce  que  jai  dit  là.  Ceux-là,  jugés  à 
l'instant,  ne  me  surprendront  point  du  tout, 
et  me  fâcheront  très-peu.  Mais  si,  cofltre  toute 
attente,  il  s'en  trouve  un  que  mes  raisons  frap- 
pent et  qui  commence  à  soupçonner  la  vérité, 
je  ne  resterai  pas  un  moment  en  doute  sur  cet 
effet,  et  j'ai  le  signe  assuré  pour  le  distinguer 
des  autres,  quand  môme  il  ne  voudroit  pas  s'ou- 
vrir à  moi.  C'est  de  celui-là  que  je  ferai  mon 
dépositaire,  sans  même  examiner  si  je  dois 
compter  sur  sa  probité  :  car  je  n'ai  besoin  que 
de  sor  jugement  pour  l'intéresser  à  ni  être  Idèle. 
Il  sentira  qu'en  supprimant  mon  dépôt  il  n'en 
tire  aucun  avantage  ;  qu'en  le  livrant  à  mes  en- 
nemis il  ne  'eur  livre  que  ce  qu'ils  ont  déjà  ; 
qu'il  ne  peut  par  conséquent  donner  un  grand 
prix  à  ceUc  trahison,  ni  éviter,  tôt  ou  tard, 
pa  elle  le  juste  reproche  d'avoir  fait  une  vilaine 
action  :  au  lieu  qu  en  gardant  mon  dépôt  il 
reste  toujours  le  maître  de  le  supprimer  quand 
il  voudra,  et  peut  un  jour,  si  des  révolutions 
assez  naturelles  changent  les  dispositions  du 
public  se  faire  un  honneur  infini,  et  tirer  do 
ce  même  dépôt  un  grand  avantage  dont  il  so 
prive  en  le  sacrifiant.  S'il  sait  prévoir  et  s  il 
pect  attendre,  il  doit ,  en  raisonnant  bien, 
mètre  fidè'e.  Je  dis  plus  :  quand  même  le  pu- 
blic persistero't  dans  les  mêmes  dispositions  où 
il  esta  mon  égard,  encore  un  mouvement  très- 
naturel  le  portera-t-il,  tôt  ou  tard,  à  désirer  de 
savoir  au  ntoins  ce  qje  Jean-Jacques  auroit  pu 
dire  si  on  lui  eût  laissé  la  liberté  de  parler. 
Que  mon  dépositaire  se  montrant  leur  dise 
alors  :  Vous  voulez  donc  savoir  ce  qu'il  auroit 
dii?  Eh  bien  !  le  voilà.  Sans  prendre  mon  parti, 
sans  vouloir  défendre  ma  cause  ni  ma  mémoire, 
il  peut,  en  se  faisant  mon  simple  rapporteur,  et 
restant  au  surplus,  s'il  peut,  dans  l'opinion  de 
tout  le  monde,  jeter  cependant  un  nouveau  jour 
sur  le  caractère  de  l'homme  jugé  :  car  c'est  tou- 
jours un  trait  de  plus  à  son  portrait  de  savoir  com- 
ment un  pareil  homme  osa  parler  de  lui-même. 


iSS 


HISTOIRE  DU  PRECEDENT  ECRIT. 


Si  parmi  mes  lecteurs  je  trouve  cet  homme 
sensé  disposé,  pour  son  propre  avantage,  à 
mètre  fidèle,  je  suis  déterminé  à  lui  remet- 
tre non-seulement  cet  écrit,  mais  aussi  tous 
les  papiers  qui  restent  entre  mes  mains,  et 
desquels  on  pout  tirer  un  jour  de  grandes 
lumières  sur  ma  destinée,  puisqu'ils  contien- 
nent des  anecdotes,  des  explications  et  des 
faits  que  nul  autre  que  moi  ne  peut  donner, 
et  qui  sont  les  seules  clefs  de  beaucoup  d'é- 
nigmes qui,  sans  cela,  resteront  à  jamais  inex- 
plicables. 

Si  cet  homme  ne  se  trouve  point,  il  est  possi- 
ble au  moins  que  la  mémoire  de  cette  lecture, 
restée  dans  l'esprit  de  ceux  qui  l'auront  faite, 
réveille  un  jour  en  quelqu'und'eux  quelque  sen- 
timent de  justice  et  de  commisération,  quand, 
long  temps  après  ma  mort,  le  délire  public  com- 
mencera à  s'affoiblir.  Alors  ce  souvenir  peut 
produire  en  son  âme  quelque  heureux  effet  que 
la  passion  qui  les  anime  arrête  de  mon  vivant, 
et  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  commencer 
l'œuvre  de  la  Providence.  Je  profiterai  donc  des 
occasions  de  faire  connoître  cet  écrit,  si  je  les 
trouve,  sans  en  attendre  aucun  succès.  Si  je 
trouve  un  dépositaire  que  j'en  puisse  raisonna- 


blement charger,  je  le  ferai,  regardant  néan- 
moins mon  dépôt  comme  perdu  et  m'en  con- 
solant d'avance.  Si  je  n'en  trouve  point,  comme 
je  m'y  attends,  je  continuerai  de  garder  ce  que 
je  lui  aurois  remis,  jusqu'à  ce  qu'à  ma  mort,  si 
ce  n'est  plus  tôt,  mes  persécuteurs  s'en  saisis- 
sent. Ce  destin  de  mes  papiers,  que  je  vois  iné- 
vitable, ne  m'alarme  plus.  Quoi  que  fassent  les 
hommes,  le  ciel  à  son  tour  fera  son  œuvre.  J'en 
ignore  le  temps,  les  moyens,  l'espèce.  Ce  que  je 
sais,  c'est  que  l'arbitre  suprême  est  puissant  et 
juste,  que  mon  àme  est  innocente,  et  que  je  n'ai 
pas  mérité  mon  sort.  Cela  me  suffit.  Céder  dé- 
sormais à  ma  destinée,  ne  plus  m'obsliner  à 
lutter  contre  elle,  laisser  mes  persécuteurs  dis- 
poser à  leur  gré  de  leur  proie,  rester  leur  jouet 
sans  aucune  résistance  durant  le  reste  de  mes 
vieux  et  tristes  jours,  leur  abandonner  même 
l'honneur  de  mon  nom  et  ma  réputation  dans 
l'avenir,  s'il  plaît  au  ciel  qu'ils  en  disposent, 
sans  plus  m'affecter  de  rien,  quoi  qu'il  arrive; 
c'est  ma  dernière  résolution.  Que  les  hommes 
fassent  désormais  tout  ce  qu'ils  voudront  ;  après 
avoir  fait,  moi,  ce  que  j'ai  dû,  ils  auront  beau 
tourmenter  ma  vie,  ils  ne  m'empêcheront  pas 
de  mourir  en  paix. 


CORRESPONDANCE 


N.  B.  Nous  avons  presque  généralement  suivi,  pour  la  correspondance,  l'ordre  adopté  par  M.  Mussey-Pathay  : 
on  Terra,  dam  les  notes,  pourquoi  nous  nous  en  sommes  écarté  quelquefois;  on  remarquera  aussi  que  douj  ne  De- 
vions pas  y  comprendre,  comme  il  l'a  fait  pour  grossir  cette  correspondance,  les  lettres  dfjà  insérées  dans  les  Cou 
vssions,  et  celles  qae  nous  avons  imprimées  à  la  suite  des  écrits  sur  la  Botanique  et  sur  la  Musique. 

Toutes  ces  lettres  sont  authentiques  ;  la  bibliothèque  de  la  ville  de  Neufcbàtel  possède  ia  plupart  des  originaux. 


CORRESPONDANCE. 


à  SON  PÈRE. 


...  1732. 


Mon  cher  père, 

Malgré  les  tristes  assurances  que  vous  m'a- 
vez données  que  vous  ne  me  regardiez  plus 
pour  votre  fils,  j'ose  encore  recourir  à  vous 
comme  au  meilleur  de  tous  les  pères,  et,  quels 
que  soient  les  justes  sujets  de  haine  que  vous 
devez  avoir  contre  moi,  le  litre  de  fils  malheu- 
reux et  repentant  les  efface  dans  votre  cœur, 
et  la  douleur  vive  et  sincère  que  je  ressens  d'a- 
voir si  mal  usé  de  votre  tendresse  paternelle  me 
remet  dans  les  droits  que  le  sang  me  donne  au- 
près de  vous  :  vous  êtes  toujours  mon  cher 
père,  et,  quand  je  ne  ressentirois  que  le  seul 
poids  de  mes  fautes,  je  suis  assez  puni  dès  que 
je  suis  criminel.  Mais,  hélas!  il  est  bien  encore 
d'autres  motifs  qui  feroient  changer  votre  co- 
lère en  une  compassion  légitime,  si  vous  en 
étiez  pleinement  instruit.  Les  infortunes  qui 
m'accablent  depuis  long-temps  n'expient  que 
trop  les  fautes  dontje  me  sens  coupable;  et  s'il 
est  vrai  qu'elles  sont  énormes,  la  pénitence  les 
surpasse  encore.  Triste  sort  que  celui  d'avoir 
le  cœur  plein  d'amertume,  et  de  n'oser  même 
exhaler  sa  douleur  par  quelques  soupirs  1  triste 
sort  d'être  abandonné  d'un  père  dont  on  auroit 
pu  faire  les  délices  et  la  consolation  ;  mais  plus 
triste  sort  de  se  voir  forcé  d'être  à  jamais  in- 
grat et  malheureux  en  même  temps,  et  d'être 

T.    IV. 


obligé  de  traîner  par  toute  la  terre  sa  misère  et 
ses  remords  !  Vos  yeux  se  chargeroient  de  lar- 
mes si  vous  connoissiezàfond  ma  véritablesitua- 
tion;  l'indignation  feroit  bientôt  place  à  la  pitié, 
et  vous  ne  pourriez  vous  empêcher  de  ressentir 
quelque  peine  desmalheursdont  je  me  vois  ac- 
cable. Je  n'aurois  osé  me  donner  la  liberté  de 
vous  écrire,  si  je  n'y  avois  été  forcé  par  une 
nécessité  indispensable.  J'ai  long-temps  balan- 
cé, dans  la  crainte  de  vous  offenser  encore  da- 
vantage ;  mais  enfin  j'ai  cru  que,  dans  la  triste 
situation  où  je  me  trouve,  j'aurois  été  double- 
ment coupable  si  je  navois  fait  tous  mes  efforts 
pour  obtenir  de  vous  des  secours  qui  me  sont 
absolument  nécessaires.  Quoique  j'aie  à  crain- 
dre un  refus,  je  ne  m'en  flatte  pas  moins  de 
quelqueespérance;  je  n'ai  point  oublié  que  vous 
êtes  bon  père,  et  je  sais  que  vous  êtes  assez  gé- 
néreux pour  faire  du  bien  aux  malheureux  in- 
dépendamment des  lois  du  sang  et  de  la  nature, 
qui  ne  s'effacent  jamais  dans  les  grandes  âmes. 
Enfin,  mon  cher  père,  il  faut  vous  l'avouer, 
je  suis  à  Neufchâtel,  dans  une  misère  à  laquelle 
mon  imprudence  a  donné  lieu  (*).  Comme  je  n'a- 
vois  d'autre  talent  que  la  musique  qui  pût  me 
tirer  d'affaire,  je  crus  que  je  ferois  bien  de  le 
mettre  en  usage  si  je  le  pouvois;  et  voyant  bien 
que  je  n'en  savois  pas  encore  assez  pour  l'exer- 
cer dans  des  pays  catholiques,  je  m'arrêtai  à 
Lausanne ,  où  j'ai  enseigné  pendant  quelques 


(•)  Rousseau  passa  l'hiver  de  4752  à  Neiifchatel. 


^i 


162 


CORKESPONDANGK. 


mois  ;  d'où  étant  venu  à  Neufchàlel ,  je  me  vis 
dans  peu  do  temps,  par  des  gains  assez  considé- 
rables joints  à  une  conduite  fort  réglée,  en  état 
d'acquitter  quelques  dettes  que  j'avois  à  Lau- 


dre  un  nom  supposé  ;  votre  prudente  discré- 
tion ne  vous  permettra  pas  de  rendre  publique 
cette  lettre,  ni  de  la  montrer  à  personne  qu'a 
ma  chère  mère,  que  j'assure  de  mes  très-hum- 


sanne;  mais  étant  sorti  d'ici  inconsidérément,  ]  blés  respects,  et  que  je  supplie,  les  larmes  aux 


après  une  longue  suite  d'aventures  que  je  me 
réserve  l'honneur  de  vous  détailler  de  bouche, 
si  vous  voulez  bien  le  permettre,  je  suis  revenu; 
mais  le  chagrin  que  je  puis  dire  sans  vanité  que 
mes  écoiières  conçurent  de  mon  départ  a  bien 
été  payé  à  mon  retour  par  les  témoignages  que 
j'en  reçois  qu'elles  ne  veulent  plus  recom- 
mencer; de  façon  que,  privé  des  secours  néces- 
saires, j'ai  contracté  ici  quelques  dettes  qui 
m'empêchent  d'en  sortir  avec  honneur  et  qui 
m'obligent  de  recourir  à  vous. 

Que  fcrois-je,  si  vous  me  refusiez?  de  quelle 
confusion  ne  serois-je  pas  couvert?  Faudra-t-il, 
après  avoir  si  long-temps  vécu  sans  reproche 
malgré  les  vicissitudes  d'une  fortune  incon- 
stante, que  je  déshonore  aujourd'hui  mon  nom 
par  une  indignité?  Non,  moucher  père,  j'en 
suis  siir,  vous  ne  le  permettrez  pas.  Ne  crai- 
gnez pas  que  je  vous  fasse  jamais  une  semblable 
prière  ;  je  puis  enfin,  par  le  moyen  d'une  science 
que  je  cultive  incessamment,  vivre  sans  le  se- 
cours d'autrui;  je  sens  combien  il  pèse  d'avoir 
obligation  aux  étrangers,  et  je  me  vois  enfin  en 
état,  après  des  soucis  continuels,  de  subsister 
par  moi-même  :  je  ne  ramperai  plus  ;  ce  métier 
est  indigne  de  moi  :  si  j'ai  refusé  plusieurs  fois 
une  fortune  éclatante,  c'est  que  j'estime  mieux 
une  obscure  liberté  qu'un  esclavage  brillant  : 
mes  souhaits  vont  être  accomplis,  et  j'espère 
que  je  vais  bientôt  jouir  d'un  sort  doux  et  tran- 
quille, sans  dépendre  que  de  moi-même,  et 
d'un  père  dont  je  veux  toujours  respecter  et 
suivre  les  ordres. 

Pour  me  voir  en  cet  état ,  il  ne  me  manque 
que  d'être  hors  d'ici,  où  je  me  suis  téméraire- 
ment engagé  ;  j'attends  ce  dernier  bienfait  de 
votre  main  :  avec  une  entière  confiance. 

Honorez-moi,  mon  cher  père,  d'une  ré- 
ponse de  votre  main  :  ce  sera  la  première  lettre 
que  j'aurai  reçue  de  vous  depuis  ma  sortie  de 
Genève  :  accordez-moi  le  plaisir  de  baiser  au 
moins  ces  chers  caractères;  faites-moi  la  grâce 
de  vous  hâter,  car  je  suis  dans  une  crise  très- 
pressante.  Mon  adresse  est  ici  jointe  :  vous  de- 
vinerez aisément  les  raisons  qui  m'ont  fait  orcn- 


yeux,  de  vouloir  bien  me  pardonner  mes  fautes 
et  mo  rendre  sa  chère  tendresse.  Pour  vous, 
ujon  cher  père,  je  n'aurai  jamais  de  repos  que 
je  n'aie  mérité  le  retour  de  la  vôtre ,  et  je  me 
flatte  que  ce  jour  viendra  encore  où  vous  vous 
ferez  un  vrai  plaisir  de  m'avouer  pour, 
Mon  cher  père, 

Votre  tris-humbie  et  très-obéissant 
serviteur  et  fils. 


A  MADLMOISELLE   DE  GRAFFENmED. 

...  1732 

Je  suis  très-sensible  à  la  bonté  que  veut  bien 
avoir  madame  de  Warens  de  se  ressouvenir  en- 
core de  moi.  Cette  nouvelle  m'a  donné  une  con- 
solation que  je  ne  saurois  vous  exprimer;  et  je 
vous  proteste  que  jamais  rien  ne  m'a  plus  vio- 
lemment affligé  que  d'avoir  encouru  sa  dis- 
grâce. J'ai  eu  déjà  l'honneur  de  vous  dire, 
mademoiselle ,  que  j'ignorois  les  fautes  qui 
avoicnt  pu  me  rendre  coupable  à  scsyeux;  mais 
jusqu'ici  la  crainte  de  lui  déplaire  m'a  empêché 
de  prendre  la  liberté  de  lui  écrire  pour  me  jus- 
tifier, ou  du  moins  pour  obtenir,  par  mes  sou- 
missions, un  pardon  qui  seroit  dû  à  ma  pro- 
fonde douleur,  quand  même  j'aurois  commis 
les  plus  grands  crimes.  Aujourd'hui,  mademoi- 
selle, si  vous  voulez  bien  vous  em[)loyer  pour 
moi  l'occasion  est  favorable,  et  à  votre  sollici- 
tation elle  m'accordera  sans  doute  la  permis- 
sion de  lui  écrire  ;  car  c'est  une  hardiesse  que 
je  n'oserois  prendre  de  moi-môme.  C'étoit  mo 
faire  injure  que  demander  si  je  voulois  qu'elle 
sût  mon  adresse  ;  puis  -je  avoir  rien  de  caché 
pour  la  personne  à  qui  je  dois  tout  ?  Je  ne  mange 
pas  un  morceau  de  pain  que  je  ne  reçoive  d'elle; 
sans  les  soins  de  cette  charitable  dame ,  je  se- 
rois  peut-être  déjà  mort  de  faim;  et  si  j'ai  vécu 
jusqu'à  présent,  c'est  aux  dépens  d'une  science 
qu'elle  m'a  procurée.  Hâtez-vous  donc,  made- 
moiselle, je  vous  en  supplie;  intercédez  pour 
moi,  et  tâchez  de  m'obtenir  la  permission  de 
me  justifier. 


w. 


ANNÉK  1753. 


i65 


J'ai  bien  reçu  votre  lettre  datée  du  2\  novem- 
bre, adressée  à  Lausanne.  J'avois  donné  de 
bons  ordres,  et  elle  me  fut  envoyée  sur-le- 
champ.  L'aimable  demoiselle  de  Galley  est  tou- 
jours dans  mon  cœur,  et  je  brûle  d'impatience 
de  recevoir  de  ses  nouvelles  ;  faites-moi  le  plai- 
sir de  lui  demander,  au  cas  qu'elle  soil  encore 
à  Annecy,  si  elle  agréeroit  une  lettre  de  ma 
main.  Comme  j'ai  ordre  de  m'informer  de 
M.  Venture,  je  serois  fort  aise  d'apprendre  où 
il  est  actuellement;  il  a  eu  grand  tort  de  ne 
point  écrire  à  M.  son  père,  qui  est  fort  en 
peine  de  lui  ;  j'ai  promis  de  donner  de  ses 
nouvelles  dès  que  j'en  saurois  moi-même.  Si 
cela  ne  vous  fait  pas  de  peine,  accordez-moi  la 
grAce  de  me  dire  s'il  est  toujours  à  Annecy,  et 
son  adresse  à  peu  près.  Comme  j'ai  beaucoup 
travaillé  depuis  mon  départ  d'auprès  de  vous, 
si  vous  agréez,  pour  vous  désennuyer,  que  je 
vous  envoie  quelques-unes  de  mes  pièces,  je  le 
ferai  avec  joie,  toutefois  sous  le  sceau  du  se- 
cret, car  je  n'ai  pas  encore  assez  de  vanité 
pour  vouloir  porter  le  nom  d'auteur;  il  faut 
auparavant  que  je  sois  parvenu  à  un  degré  qui 
puisse  me  faire  soutenir  ce  titre  avec  honneur. 
Ce  que  je  vous  ofFre,c'est  pour  vous  dédomma- 
ger en  quelque  sorte  de  la  compote,  qui  n'est 
pas  encore  mangeable.  Passons  à  votre  der- 
nier article,  qui  est  le  plus  important.  Je  com- 
mencerai par  vous  dire  qu'il  n'étoit  point 
nécessaire  de  préambule  pour  me  faire  agréer 
vos  sages  avis  ;  je  les  recevrai  toujours  de  bonne 
part  et  avec  beaucoup  de  respect,  et  je  tâche- 
rai d'en  profiter.  Quant  à  celui-ci  que  vous  me 
doiuiez,  soyez  persuadée,  mademoiselle,  que 
ma  religion  est  profondément  gravée  dans  mon 
Anie  et  que  rien  n'est  capable  de  l'en  effacer, 
•le  neveux  pas  ici  modonnerbcaucoupde  gloire 
de  la  constance  avec  laquelle  j'ai  refusé  de  re- 
tourner chez  moi.  Je  n'nime  pas  prôner  des 
dehors  de  piélé,  qui  souvent  trompent  les  yeux, 
et  ont  de  tout  autres  motifs  que  ceux  qui  se 
montrent  en  a[)parence.  Enfin,  mademoiselle, 
ce  nest  pas  par  divertissement  que  j'ai  chan'jé 
de  nom  et  de  patrie,  et  que  je  risque  à  chaque 
instant  d'être  regardé  comme  un  fourbe  et  peut- 
être  un  espion.  Finissons  une  trop  longue 
Icltre  ;  c'est  assez  vous  ennuyer  :  je  vous  prie 
de  vouloir  bien  m'honorer  d'une  prompte  ré- 
ponse, parce  que  je  ne  ferai  peutn^trc  pas  long 


séjour  ici.  Mes  affaires  y  sont  dans  une  fort 
mauvaise  crise.  Je  suis  déjà  fort  endetté,  et  je 
n'ai  qu'une  seule  écolière.  Tout  est  en  campa- 
gne, je  ne  sais  comment  sortir  ;  je  ne  sais  com- 
ment rester,  parce  que  je  ne  sais  point  faire  de 
bassesses.  Gardez-vous  de  rien  dire  de  ceci  à 
madame  de  Warens.  J'aimerois  mieux  la  mort 
qu'elle  crût  que  je  suis  dans  la  moindre  indi- 
gence; et  vous-même  lâchez  de  l'oublier,  car 
je  me  repens  de  vous  l'avoir  dit.  Adieu,  made- 
moiselle; je  suis  toujours  avec  autant  d'estime 
que  de  reconnoissance. 


A  MADAME   LA  BARONNE   DE  WARENS. 


A  Cluses,  le  31  août  1733. 


Madame, 


L'on  dit  bien  vrai  que  brebis  galeuse,  le  loup 
la  mange.  J'étois  à  Genève,  gai  comme  un  pin- 
son, pensant  terminer  quelque  chose  avec  mon 
père,  et,  d'ici,  avoir  maintes  occasions  de  vous 
assurer  de  mes  profonds  respects  ;  mais,  ma- 
dame, l'imagination  court  bien  vite,  tandis  que 
la  réalité  ne  la  suit  pas  toujours.  Mon  père 
n'est  point  veim,  et  m'a  écrit,  comme  le  dit  le 
révérend  père,  une  lettre  de  vrai  gascon;  et, 
qui  pis  est,  c'est  que  c'est  bien  moi  qu'il  gas- 
conne; vous  en  verrez  l'original  dans  peu  tainsi 
rien  de  fait  ni  à  faire  pour  le  présent,  suivant 
toutes  les  apparences.  L'autre  cas  est  que  je 
n'ai  pu  avoir  l'honneur  de  vous  écrire  aussitôt 
que  je  l'aurois  voulu,  manque  d'occasions  qui 
sont  bien  claires  dans  ce  pays-ci,  et  seulement 
une  fois  la  semaine. 

Si  je  voulois,  madame,  vous  marquer  en  dé- 
tail toutes  les  honnêtetés  que  j'ai  reçues  du  ré- 
vérend père,  et  que  j'en  reçois  actuellement 
tous  les  jours,  j'aurois  pour  long-temps  à  dire  ; 
ce  qui,  rangé  sur  le  papier  par  une  main 
aussi  mauvaise  que  la  mienne,  ennuie  quelque- 
fois le  bénévole  lecteur.  Mais,  madame,  j'es- 
père me  bien  dédommager  de  ce  silence  gênant 
la  première  fois  que  j'aurai  l'honneur  de  vous 
faire  la  révérence. 

Tout  cela  est  parfaitement  bien  jusques  ici; 
mais  sa  révérence,  ne  vous  en  déplaise,  me  re- 
tient ici  un  peu  plus  long-temps  qu'il  ne  fau- 
droit,  par  une  espèce  de  force,  un  peu  de  sa 
part,  un  peu  de  la  mienne  :  de  sa  part,  par 


164 


CORRESPONDANCE. 


les  manières  obligeantes  et  les  caresses  avec 
lesquelles  il  a  la  bonté  de  ni'arrêler  ;  et  de  la 
mienne,  parce  que  j'ai  de  la  peine  à  me  déta- 
cher d'une  personne  qtii  me  témoigne  tant 
déboutés.  Enfin,  madame,  je  suis  ici  le  mieux 
du  monde;  et  le  révérend  père  m'a  dit  résolu- 
ment qu'il  ne  prétend  que  je  m'en  aille  que 
quand  il  lui  plaira,  et  que  je  serai  bien  et  dû- 
ment lactifié. 

Je  fais,  madame,  bien  des  vœux  pour  la 
conservation  de  votre  santé.  Dieu  veuille  vous 
la  rendre  aussi  bonne  que  je  le  souhaite  et  que 
je  l'en  prie  !  J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  pro- 
fond respect,  etc. 

Le  frère  Montant  (qui  n'a  pas  le  temps  de 
vous  écrire,  parce  que  le  courrier  est  pressé 
de  partir)  dit  comme  ça  qu'il  vous  prie  de 
croire  qu'il  est  toujours  votre  très-humble  ser- 
viteur. 


A  SON   PERE. 


1733. 


Monsieur  et  très-cher  père, 
Souffrez  que  je  vous  demande  pardon  de  la 
longueur  de  mon  silence.  Je  sens  bien  que  rien 
ne  peut  raisonnablement  le  justifier,  et  je  n'ai 
recours  qu'à  votre  bonté  pour  me  relever  de 
ma  faute.  On  les  pardonne  ces  sortes  de  fautes, 
quand  elles  ne  viennent  ni  d'oubli  ni  de 
manque  de  respect,  et  je  crois  que  vous  me 
rendez  bien  assez  de  justice  pour  être  persua- 
dé que  la  mienne  est  de  ce  nombre  :  voyez  à 
votre  tour,  mon  cher  père,  si  vous  n'avez 
point  de  reproche  à  vous  faire,  je  ne  dis  pas 
par  rapport  à  moi,  mais  à  l'égard  de  ma- 
dame de  Warens,  qui  a  pris  la  peine  de  vous 
écrire  d'une  manière  à  vous  ôter  toute  matière 
d'excuse,  pour  avoir  manqué  à  lui  répondre. 
Faisons  abstraction,  mon  très-cher  père,  de 
tout  ce  qu'il  y  a  de  dur  et  d'offensant  pour  moi 
dans  le  silence  que  vous  avez  gardé  dans  cette 
conjoncture;  maisconsidérez  comment  madame 
de  Warens  doit  juger  de  votre  procédé.  N'est- 
ii  pas  bien  surprenant,  bien  bizarre?  pardon- 
nez-moi ce  terme.  Depuis  six  mois,  que  vous 
ai-je  demandé  autre  chose  que  de  marquer  un 
peu  de  sensibilité  à  madame  de  Warens  pour 
tant  de  grAces,  de  bienfaits,  dont  sa   bonté 


m'accable  continuellement?  Qu'avez-vous  fait? 
au  lieu  de  cela,  vous  avez  négligé  auprès  d'elle 
jusqu'aux  premiers  devoirs  de  politesse  et  do 
bienséance.  Le  faisiez-vous  donc  uniquement 
pour  m'affliger?  Vous  vous  êtes  en  cela  fait  un 
tort  infini .  vous  aviez  affaire  à  une  dame  aimable 
par  mille  endroits,  et  respectable  par  mille  ver- 
tus; jointà  ce  qu'elle  n'est  ni  d'un  rang  ni  d'une 
passe  à  mépriser,  et  j'ai  toujours  va  que  toutes 
les  fois  qu'elle  a  eu  l'honneur  d'écrire  aux  plus 
grands  seigneurs  de  la  cour,  et  même  au  roi, 
ses  lettres  ont  été  répondues  avec  la  dernière 
exactitude.  De  quelles  raisons  pouvoz-vous 
donc  autoriser  votre  silence?  Rien  n'est  plus 
éloigné  de  votre  goût  que  la  prude  bigoterie  ; 
vous  méprisez  souverainement,  et  avec  grande 
raison,  ce  las  de  fanatiques  et  de  pédans  chez 
qui  un  faux  zèle  de  religion  étouffe  tous  senti- 
mens  d'honneur  et  d'équité,  et  qui  placent 
honnêtement  avec  les  Cartouchiens  tous  ceux 
qui  ont  le  malheur  de  n'être  pas  de  leur  senti- 
ment dans  la  manière  de  servir  Dieu. 

Pardon,  mon  cher  père,  si  ma  vivacité  m'em- 
porte un  peu  trop  ;  c'est  mon  devoir,  d'un  côté, 
qui  me  fait  excéder  d'autre  part  les  bornes  de 
mon  devoir;  mon  zèle  ne  se  démentira  jamais 
pour  toutes  les  personnes  à  qui  je  dois  de  l'at- 
tachement et  du  respect,  et  vous  devez  tirer  de 
là  une  conclusion  bien  naturelle  sur  mes  senti- 
mens  à  votre  égard. 

Je  suis  très-impatient,  mon  cher  père,  d'ap- 
prendre l'état  de  votre  santé  et  de  celle  de  ma 
chère  mère.  Pour  la  mienne,  je  ne  sais  s'il  vaut 
la  peine  de  vous  dire  que  je  suis  tombé,  depuis 
le  commencement  de  Tannée,  dans  une  lan- 
gueur extraordinaire;  ma  poitrine  est  affectée, 
et  il  y  a  apparence  que  cela  dégénérera  bien- 
tôt en  phihisie  :  ce  sont  les  soins  et  les  bontés 
de  madame  de  Warens  qui  me  soutiennent,  et 
qui  peuvent  prolonger  mes  jours  ;  j'ai  tout  à 
espérer  de  sa  charité  et  de  sa  compassion,  et 
bien  m'en  prend. 


AU   MEME. 


Du  26  juiu  1735. 


Mon  cher  père. 
Plus  les  fautes  sont  courtes,  et  plus  elles  sont 
pardonnables.  Si  cet  axiome  a  lieu,  jamais 


ANNEE  1755. 


165 


homme  ne  fut  plus  digne  de  pardon  que  moi  ; 
il  est  vrai  que  je  suis  entièrement  redevable 
aux  bontés  de  niadame  de  Warens  de  mon  re- 
tour au  bon  sens  et  à  la  raison  ;  c'est  encore  sa 
sagesse  et  sa  générosité  qui  m'ont  ramené  de 
cet  égarenient-ci  :  j'espère  que,  par  ce  nou- 
veau bienfait,  l'augmenialion  de  ma  reconnois- 
sance,  et  mon  attachement  respectueux  pour 
cette  dame,  lui  seront  de  forts  garans  de  la  sa- 
gesse de  ma  conduite  à  l'avenir;  je  vous  prie, 
mon  cher  père,  de  vouloir  bien  y  compter  aussi; 
et  quoique  je  comprenne  bien  que  vous  n'avez 
pas  lieu  de  faire  grand  fond  sur  la  solidité  de 
mes  réflexions  après  ma  nouvelle  démarche,  il 
est  juste  pourtant  que  vous  sachiez  que  je  n'a- 
vois  point  pris  mon  parti  si  étourdimcnt  que 
je  n'eusse  eu  soin  d'observer  quelques-unes  des 
bienséances  nécessaires  en  pareilles  occasions. 
J'écrivis  à  madame  de  Warens  dès  le  jour  de 
mon  départ,  pour  prévenir  toute  inquiétude  de 
sa  part;  je  réitérai  peu  de  jours  après;  j'étois 
aussi  dans  les  dispositions  de  vous  écrire,  mais 
mon  voyage  a  été  de  courte  durée,  et  j'aime 
mieux  pour  mon  honneur  et  pour  mon  avan- 
tage que  ma  lettre  soit  datée  d'ici  que  nulle 
part  ailleurs. 

Je  vous  fais  mes  sincères  remercîmens,  mon 
cher  père,  de  l'intérêt  que  vous  paroissez  pren- 
dre encore  à  moi  :  j'ai  été  infiniment  sensible  à 
la  manière  tendre  dont  vous  vous  êtes  exprimé 
sur  mon  compte  dans  la  lettre  que  vous  avez 
écrite  à  madame  de  Warens  :  il  est  certain  que 
si  tous  les  sentimens  les  plus  vifs  d'attachement 
et  de  respect  d'un  fils  peuvent  mériter  quelque 
retour  de  la  part  d'un  père,  vous  m'avez  tou- 
jours été  redevable  à  cet  égard. 

Madame  de  Warens  vous  fait  bien  des  com- 
plimens,  et  vous  remercie  de  la  peine  que  vous 
avez  prise  de  lui  répondre  :  il  est  vrai,  mon 
cher  père,  que  cela  ne  vous  est  pas  ordinaire. 
Je  ne  devrois  pas  être  obligé  de  vous  supplier 
de  ne  donner  plus  lieu  à  cette  dame  de  vous 
faire  de  pareils  remercîmens  dans  le  sens  de  ce- 
lui-ci :  j'ai  vu  que  toutes  les  fois  qu'elle  a  eu 
l'honneur  d'écrire  au  roi  et  aux  plus  grands 
seigneurs  de  la  cour,  ses  lettres  ont  été  répon- 
dues avec  la  dernière  exactitude.  S'il  est  vrai 
que  vous  m'aimiez,  et  que  vous  ayez  toujours 
pour  le  vrai  mérite  l'estime  et  l'attention  qui 
lui  sont  ducs,  il  est  de  votre  devoir,  si  j'ose 


parler  ainsi,  de  ne  vous  pas  laisser  prévenir. 

Je  suis  inquiet  sur  l'état  de  ma  chère  mère  ; 
j'ai  lieu  déjuger,  par  votre  lettre,  que  sa  santé 
se  trouve  altérée;  je  vous  prie  de  lui  en  témoi- 
gner ma  sensibilité.  Dieu  veuille  prendre  soin 
de  la  vôtre,  et  la  conserver  pour  ma  satisfaction 
long-temps  au-delà  de  ma  propre  vie  1 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


A   SA   TANTE   {*). 


4733. 


J'ai  reçuavant-hier  la  visite  de  mademoiselle 
F F. ,  dont  le  triste  sort  me  surprit  d'au- 
tant plus  que  je  n'avoisriensu  jusqu'ici  de  tout 
ce  qui  la  regardoit.  Quoique  je  n'aie  appris  son 
histoire  que  de  sa  bouche,  je  ne  doute  pas,  ma 
chère  tante,  que  sa  mauvaise  conduite  ne  l'ait 
plongée  dans  l'état  déplorable  où  elle  se  trouve. 
Cependant  il  convient  d'empêcher,  si  l'on  lepeut, 
qu'elle  n'achève  de  déshonorer  sa  famille  et  son 
nom  ;  et  c'est  un  soin  qui  vous  regarde  aussi  en 
qualité  de  belle-mère.  J'ai  écrit  à  M.  Jean  F... 
son  frère,  pour  l'engagera  venir  ici,  et  tâcherde 
la  retirer  des  horreurs  où  la  misèrene  manquera 
pas  de  la  jeter.  Je  crois,  ma  chère  tante,  que 
vous  ferez  bien,  et  conformément  aux  senti- 
mens que  la  charité,  I  honneur  et  la  religion  doi- 
vent vous  inspirer,  de  joindre  vos  sollicitations 
aux  miennes  ;  et  même,  sans  vouloir  m'aviser  de 
vous  donner  des  leçons,  je  vous  prie  de  le  faire 
pour  l'amour  de  moi  ;  je  crois  que  Dieu  ne  peut 
manquer  de  jeter  un  œil  de  faveur  et  de  bonté 
sur  de  pareilles  actions.  Pour  moi,  dans  l'état 
où  je  suis  moi-même,  je  n'ai  pu  rien  faire  que 
la  soutenir  par  les  consolations  et  les  conseils 
d'un  honnête  homme,  et  je  l'ai  présentée  à 
madame  de  Warens,  qui  s'est  intéressée  pour 
elle  à  ma  considération,  etqui  a  approuvé  que 
je  vous  en  écrivisse. 

J'ai  appris  avec  un  vrai  regret  la  mort  de 
mon  oncle  Bernard.  Dieu  veuille  lui  donner 
dans  l'autre  monde  les  biens  qu'il  n'a  pu  trou- 
ver en  celui-ci,  et  lui  pardonner  le  peu  de  soui 
qu'il  a  eu  de  ses  pupilles.  Je  vous  prie  d  eu 
faire  mes  condoléances  à  ma  lame  Bernard,  à 
qui  j'en  écrirois  volontiers;  mais  en  vérité  je 

(*)  Madame  Gonceru,  uéc  Kousscau. 


iCG 


CORRESPONDANCE. 


suis  pardonnable,  dans  l'abattement  et  la  lan- 
gueur où  je  suis,  de  ne  pas  remplir  tous  mes 
devoirs.  S'il  lui  reste  quelques  manuscrits  de 
feu  mon  oncle  Bernard,  qu'elle  ne  se  soucie  pas 
de  conserver,  elle  peut  me  les  envoyer  ou  me 
les  garder;  je  lâcherai  do  trouver  de  quoi  les 
payer  ce  qu'ils  vaudront.  Donnez-moi,  s'il  vous 
plaît ,  des  nouvelles  démon  pauvre  père  ;  j'en 
suis  dans  une  véritable  peine  :  il  y  a  long-temps 
qu'il  ne  m'a  écrit;  je  vous  prie  de  l'assurer, 
dans  loccasion,  que  le  plus  grand  de  mes  re- 
grets est  de  n'avoir  pu  jouir  d'une  santé  qui 
m'eût  permis  de  mettre  à  profit  le  peu  de  ta- 
lens  que  je  puis  avoir;  assurément  il  auroit 
connu  que  je  suis  un  bon  et  tendre  fils.  Dieu 
m'est  témoin  que  je  le  dis  du  fond  de  mon  cœur. 
Je  suis  redevable  à  madame  de  Warens  d'avoir 
toujours  cultivé  en  moi  avec  soin  lessentimens 
d'attachement  et  de  respect  qu'elle  m'a  toujours 
trouvés  pour  mon  père,  et  pour  toute  ma  vie. 
Je  serois  bien  aise  que  vous  eussiez  pour  cette 
dame  les  sentimeiis  dus  à  ses  hautes  vertus  el  à 
son  caractère  excellent,  et  que  vous  lui  sussiez 
quelque  gré  d'avoir  été  dans  tous  les  temps  ma 
bienfaitrice  et  ma  mère. 

Je  vous  prie  aussi,  ma  chère  tante,  de  vou- 
loir assurer  de  mes  respects  et  de  mon  sincère 
attachement  ma  tante  Gonceru,  quand  vous  se- 
rez à  portée  de  la  voir  ;  mes  salutations  aussi  à 
mon  oncle  David.  Ayez  la  bonté  de  me  donner 
de  vos  nouvelles  et  de  m'instruire  de  l'état  de 
votre  santé  et  du  succès  de  vos  démarches  au- 
près de  M.  F.... 


A   MADAME   LA  BARONNE   DE   WARENS. 

A  Besauçon,  le  29  juin  1735. 

Madame, 
J'ai  l'honneur  de  vous  écrire  dès  le  lende- 
main de  mon  arrivée  à  Besançon  :  j'y  ai  trouvé 
bien  des  nouvelles  auxquelles  je  ne  m'étois  pas 
attendu,  et  qui  m'ont  fait  plaisir  en  quelque 
façon.  Je  suis  allé  ce  matin  faire  ma  révérence 
à  M.  l'abbé  Blanchard,  qui  nous  a  donnée  dî- 
ner, à  M.  le  comte  de  Saint-Rieux  et  à  moi.  Il 
m'a  dit  qu'il  partiroit  dans  un  mois  pour  Pa- 
ris, où  il  va  remplir  le  quartier  de  M.  Campra, 
qui  est  malade;  et  comme  il  est  fort  âgé, 
M.  Blanchard  se  flatte  de  lui  succéder  en  la 


charge  d'intendant,  premier  maître  de  quar- 
tier de  la  musique  de  la  chambre  du  roi,  et 
conseiller  de  sa  majesté  en  ses  conseils.  11  m'a 
donné  sa  parole  d'honneur  qu'au  cas  que  ce 
projet  lui  réussisse,  il  me  procurera  un  ap- 
pointement  dans  la  chapelle  ou  dans  la  cham- 
bre du  roi,  au  bout  du  terme  de  deux  ans  le 
plus  tard.  Ce  sont  là  des  postes  brillans  et  lu- 
cratifs,  qu'on  ne  peut  assez  ménager  :  aussi 
l'ai-je  très-fort  remercié,  avec  assurance  que  je 
n'épargnerai  rien  pour  m'avancer  de  plus  en 
plus  dans  la  composition,  pour  laquelle  il  m'a 
trouvé  un  talent  merveilleux.  Je  lui  rendsà  sou- 
per ce  soir,  avec  deux  ou  trois  officiers  du  ré- 
giment du  roi,  avec  qui  j'ai  fait  connoissance 
au  concert.  M.  l'abbé  Blanchard  m'a  prié  d'y 
chanter  un  récit  de  basse-taille,  que  ces  mes- 
sieurs ont  eu  la  complaisance  d'applaudir,  aussi 
bien  qu'un  duo  de  Pijrame  et  Thisbé,  que  j'ai 
chanté  avec  M.  Duroncel,  fameux  hauic-conlre 
de  l'ancien  opéra  de  Lyon  :  c'est  beaucoup  faire 
pour  un  lendemain  d'arrivée. 

J'ai  donc  résolu  de  retourner  dans  quelques 
jours  à  Chambéri,  où  je  m'amuserai  à  ensei- 
gner pendant  le  terme  de  deux  années,  ce  qui 
m'aidera  toujours  à  me  fortifier,  ne  voulant  pas 
m'arrêter  ici,  ni  y  passerpour  un  simple  musi- 
cien, ce  qui  me  fcroitquelque  jour  un  tort  con- 
sidérable. Ayez  la  bonté  de  m'écrire,  madame, 
si  j'y  serai  reçu  avec  plaisir,  et  si  l'on  m'y  don- 
nera des  écoliers  ;  je  me  suis  fourni  de  quantité 
de  papiers  et  de  pièces  nouvelles  d'un  goût 
charmant,  et  qui  sûrement  ne  sont  pas  connus 
à  Chambéri  ;  mais  je  vous  avoue  que  je  ne  me 
soucie  guère  de  partir  que  je  ne  sache  au  vrai 
si  l'on  se  réjouira  de  m'avoir  :  j'ai  trop  de  dé- 
licatesse pour  y  aller  autrement.  Ce  seroit  un 
trésor  et  en  même  temps  un  miracle,  de  voir 
un  musicien  en  Savoie;  je  n'ose  ni  ne  puis  me 
flatter  d'être  de  ce  nombre  ;  mais,  en  ce  cas,  je 
me  vante  toujours  de  produire  en  autrui  ce  que 
je  ne  suis  pas  moi-même.  D'ailleurs,  tous  ceux 
qui  se  serviront  de  mes  principes  auront  lieu 
de  s'en  louer,  et  vous  en  particulier,  madame, 
si  vous  voulez  bien  encore  prendre  la  peine  de 
les  pratiquer  quelquefois.  Faites-moi  l'honneur 
de  me  répondre  par  le  premier  ordinaire;  et  au 
cas  que  vous  voyiez  qu'il  n'y  ait  pas  de  débou- 
ché pour  moi  à  Chambéri,  vous  aurez,  s'il  vous 
plaît,  la  bonté  de  me  le  marquer;  et,  comme 


-w. 


AN^EE  1736. 


167 


il  me  reste  encore  deux  partis  ù  choisir,  je 
prendrai  la  liberté  de  consulter  le  secours  de 
vos  sages  avis  sur  l'opiion  d'aller  à  Paris  en 
droiture  avec  M.  l'abbé  Blanchard,  ou  à  So- 
leure  auprès  de  M.  l'ambassadeur  (*).  Cepen- 
dant, comme  ce  sont  là  de  ces  coups  de  partie 
qu'il  n'est  pas  bon  de  précipiter,  je  serai  bien 
aise  de  ne  rien  presser  encore. 

Tout  bien  examiné,  je  ne  me  repcns  point 
d'avoir  fait  ce  petit  voyage,  qui  pourra  dans  la 
suite  m'être  d'une  grande  utilité.  J'attends, 
madame,  avec  soumission,  l'honneur  de  vos 
ordres,  et  suis  avec  une  respectueuse  considé- 
ration, etc. 


A   SON   PÈRE. 


«730. 


Monsieur  et  très-cher  père. 
Dans  la  dernière  lettre  que  vous  avez  eu  la 
bonté  de  m'écrire  le  5  du  courant,  vous  m'ex- 
hortez à  vous  communiquer  mes  vues  au  sujet 
d'un  établissement.  Je  vous  prie  de  m'excuser 
si  j'ai  tardé  de  vous  répondre;  la  matière  est 
importante,  il  m'a  fallu  quelques  jours  pour 
faire  mes  réflexions,  et  pour  les  rédiger  claire- 
ment, afin  de  vous  en  faire  part. 

Je  conviens  avec  vous,  mon  très-cher  père, 
de  la  nécessité  de  faire  de  bonne  heure  le  choix 
d'un  établissement,  et  de  s'occuper  à  suivre 
utilement  ce  choix;  j'avois  déjà  compris  cela, 
mais  je  me  suis  toujours  vu  jusqu'ici  hors  de 
la  supposition  absolument  nécessaire  en  pareil 
cas,  et  sans  laquelle  l'homme  ne  peut  agir,  qui 
est  la  possibilité. 

Supposons,  par  exemple ,  que  mon  génie 
eût  tourné  naturellement  du  côté  de  l'étude, 
soit  pour  l'église,  soit  pour  le  barreau  ;  il  est 
clair  qu'il  m'eût  fallu  des  secours  d'argent, 
soit  pour  ma  nourriture,  soit  pour  mon  habil- 
lement, soit  encore  pour  fournir  aux  frais  de 
l'étude.  Mettons  le  cas  aussi  que  le  commerce 
eût  été  mon  but;  outre  mon  entretien,  il  eût 
fallu  payer  un  apprentissage,  et  enfin  trouver 
un  fonds  convenable  pour  ni'établir  honnête- 
ment :  les  frais  n'eussent  pas  été  beaucoup 
moindres  pour  le  choix  d'un  métier  ;  il  est  vrai 
(jue  je  savois  déjà  quelque  chose  de  celui  do 
graveur;  mais,  outre  qu'il  n'a  jamais  été  de 

(']  Le  marquis  de  Bonac. 


mon  goût,  il  est  certain  que  je  n'en  savois  pas 
à  beaucoup  près  assez  pour  pouvoir  me  sou- 
tenir, et  qu'aucun  maître  ne  m'eût  reçu  sans 
payer  les  frais  d'un  assujettissement. 

Voilà,  suivant  mon  sentiment,  les  casde  tous 
lesdifFérens  établissemcns  dont  je  pouvois  rai- 
sonnablement faire  choix  :  je  vous  laisse  juger 
à  vous-môme,  mon  cher  père,  s'il  a  dépendu 
de  moi  d'en  remplir  les  conditions. 

Ce  que  je  viens  de  dire  ne  peut  regarder  que 
le  passé.  A  l'Age  où  je  suis,  il  est  trop  tard  pour 
penser  à  tout  cela  ;  et  toile  est  ma  mi8éral)Ie 
condition  que,  quand  j'aurois  pu  prendre  un 
parti  solide,  tous  les  secours  nécessaires  m'ont 
manqué;  et ,  quand  j'ai  lieu  d'espérer  de  me  voir 
quelque  avance,  le  tempsde  l'enfance,  ce  temps 
précieux  d'apprendre,  se  trouve  écoulé  sans 
retour. 

Voyons  donc  à  présent  ce  qu'il  conviendroit 
de  faire  dans  la  situation  où  je  me  trouve  :  en 
premier  lieu  je  puis  pratiquer  la  musique,  que 
je  sais  assez  passablement  pour  cela  :  seconde- 
ment, un  peu  de  talent  que  j'ai  pour  l'écriture 
(je  parle  du  style)  pourroit  m'aider  à  trouver 
un  emploi  de  secrétaire  chez  quelque  grand 
seigneur  ;  enfin  je  pourrois,  dans  quelques  an- 
nées, et  avec  un  peu  plus  d'expérience,  servir 
de  gouverneur  à  des  jeunes  gens  de  qualité. 

Quant  au  premier  article,  je  me  suis  toujours 
assez  applaudi  du  bonheur  que  j'ai  eu  défaire  , 
quelques  progrèsdans  la  musique,  pour  laquelle  ; 
on  me  flatte  d'un  goût  assez  délicat;  et  voici, 
mon  cher  père,  comme  j'ai  raisonné. 

La  musique  est  un  art  de  peu  de  difficulté 
dans  la  pratique,  c'est-à-dire  par  tous  pays  on 
trouve  facilement  à  l'exercer;  leshommessont 
faits  do  manière  qu'ils  préfèrent  assez  souvent 
l'agréable  à  l'utile;  il  faut  les  prendre  par  leur 
foible,  et  en  profiter  quand  on  le  peut  faire 
sans  injustice  :  or  qu'y  a-t-il  de  plus  juste  que 
de  tirer  une  rétribution  honnête  de  son  travail? 
La  musique  est  donc  de  tous  les  talens  que  je 
puis  avoir,  non  pas  peut-être  à  la  vérité  celui 
qui  me  fait  le  plus  d'honneur  ,  mais  au  moins 
le  plus  sûr  quant  à  la  facilité;  car  vous  con- 
viendrez qu'on  ne  s'ouvre  pas  toujours  aisé- 
ment rentrée  des  maisons  considérables  ;  pen- 
dant qu'on  cherche  et  qu'on  se  donne  des  mou- 
vemens,  il  faut  vivre,  et  la  musique  peut  tou- 
jours servir  d'expectative. 


168 


GOKRESPONDANCE. 


Voilà  la  manière  dont  j'ai  considéré  que  la 
musique  pourroit  m'ôtre  utile  :  voici  pour  le 
second  article,  qui  regarde  le  poste  de  secré- 
taire. 

Comme  je  me  suis  déjà  trouvé  dans  le  cas,  je 
connois  à  peu  près  les  divers  talens  qui  sont 
nécessaires  dans  cet  emploi  :  un  style  clair  et 
bien  intelligible,  beaucoup  d'exactitude  et  de 
fidélité,  de  la  prudence  à  manier  les  affaires 
qui  peuvent  être  de  noire  ressort;  et,  par-des- 
sus tout,  un  secret  inviolable  :  avec  ces  quali- 
tés on  peut  faire  un  bon  secrétaire.  Je  puis  me 
flatter  d'en  posséder  quelques-unes  ;  je  travaille 
chaque  jour  à  l'acquisition  des  autres,  et  je 
n'épargnerai  rien  pour  y  réussir. 

Enfin,  quant  au  poste  de  gouverneur  d'un 
jeune  seigneur,  je  vous  avoue  naturellement 
que  c'est  l'état  pour  lequel  je  me  sens  un  peu 
de  prédilection  :  vous  allez  d'abord  être  sur- 
pris ;  diflerez,  s'il  vous  plaît,  un  instant  de  dé- 
cider. 

Il  ne  faut  pas  que  vous  pensiez,  mon  cher 
père,  que  je  me  sois  adonné  si  parfaitement  à 
la  musique,  que  j'aie  négligé  toute  autre  espèce 
de  travail  ;  la  bonté  qu'a  eue  madame  de  Wa- 
rensde  m'accorder  chez  elle  un  asile,  m'a  pro- 
curé l'avantage  de  pouvoiremployer  mon  temps 
utilement,  et  c'est  ce  que  j'ai  fait  avec  assez  de 
soin  jusqu'ici. 

D'abord,  je  me  suis  fait  un  système  d'étude 
que  j'ai  divisé  en  deux  chefs  principaux  :  le  pre- 
mier comprend  tout  ce  qui  sert  à  éclairer  l'es- 
prit, et  l'orner  deconnoissancesutiles  ctagréa- 
bles  :  l'autre  renferme  les  moyens  de  former 
le  cœur  à  la  sagesse  et  à  la  vertu.  Madame  de 
Warens  a  la  bonté  de  me  fournir  des  livres,  et 
j'ai  tâché  de  faire  le  plus  de  progrès  qu'il  étoit 
possible,  et  de  diviser  mon  temps  de  manière 
que  rien  n'eu  restât  inutile. 

De  plus,  tout  le  monde  peut  me  rendre  jus- 
tice sur  ma  conduite  ;  je  chéris  les  bonnes 
mœurs,  et  je  ne  crois  pas  que  personne  ait  rien 
à  me  reprocher  de  considérable  contre  leur  pu- 
reté; j'ai  de  la  religion,  et  je  crains  Dieu  :  d'ail- 
leurs, sujet  à  d'extrêmes  foiblesses,  et  rempli 
de  défauts  plus  qu'aucun  autre  homme  au 
monde,  je  sens  combien  il  y  a  de  vices  à  corri- 
ger chez  moi.  Mais  enfin  les  jeunes  gens  se- 
roient  heureux  s'ils  tomboient  toujours  entre 
les  mains  de  personnes  qui  eussent  aulant  que 


moi  de  haine  pour  le  vice  et  d'amour  pour  la 
vertu. 

Ainsi,  pour  ce  qui  regarde  les  sciences  et  les 
belles-lettres,  je  crois  en  savoir  autant  qu'il  en 
faut  pour  l'instruction  d'un  gentilhomme,  ou- 
tre que  ce  n'est  point  précifWnent  l'office  d'un 
gouverneur  de  donner  des  ^çons,  mais  seule- 
ment d'avoir  attention  qu'elles  se  prennent  avec 
fruit  ;  et  effectivement  il  est  nécessaire  qu'il 
sache  sur  toutes  les  matières  plus  que  son  élève 
ne  doit  apprendre. 

Je  n'ai  rien  à  répondre  à  l'objection  qu'on 
me  peut  faire  sur  l'irrégularité  de  ma  conduite 
passée  ;  comme  elle  n'est  pas  excusable,  je  ne 
prétends  pas  l'excuser  :  aussi,  mon  cher  père, 
je  vous  ai  dit  d'abord  que  ce  neseroitque  dans 
quelques  années  et  avec  plus  d'expérience  que 
j'oserois  entreprendre  de  me  charger  de  la 
conduite  de  quelqu'un.  C'est  que  j'ai  dessein 
de  me  corriger  entièrement,  et  que  j  espère  d'y 
réussir. 

Sur  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  vous  pour- 
rez encore  m'opposer  que  ce  ne  sont  point  des 
établissemenssolides,  principalement  quantaux 
premier  et  troisième  articles;  là-dessus  je  vous 
prie  de  considérer  que  je  ne  vous  les  propose 
point  comme  tels,  mais  seulement  comme  les 
uniques  ressources  où  je  puisse  recourir  dans 
la  situation  où  je  me  trouve,  en  cas  que  les 
secours  présens  vinssent  à  me  manquer;  mais 
il  est  temps  de  vous  développer  mes  véritables 
idées  et  d'en  venir  à  la  conclusion. 

Vous  n'ignorez  pas,  mon  cher  père,  les  obli- 
gations infinies  que  j'ai  à  madame  de  Warens; 
c'est  sa  charité  qui  m'a  tiré  plusieurs  fois  de  la 
misère,  et  qui  s'est  constamment  attachée  de- 
puis huit  ans  à  pourvoir  à  tous  mes  besoins, 
et  même  bien  au-delà  du  nécessaire.  La  bonté 
qu'elle  a  eue  de  me  retirer  dans  sa  maison,  de 
me  fournir  des  livres,  de  me  payer  des  maîtres, 
et,  par-dessus  tout,  ses  excellentes  instructions 
et  son  exemple  édifiant,  m'ont  procuré  les 
moyens  d'une  heureuse  éducation,  et  de  tour- 
ner au  bien  mes  mœurs  alors  encore  indécises. 
Il  n'est  pas  besoin  que  je  rélève  ici  la  grandeur 
de  tous  ces  bienfaits  ;  la  simple  exposition  que 
j'en  fais  à  vos  yeux  suffii  pour  vous  en  faire  sen- 
tir tout  le  prix  au  premier  coup  d'œil  :  jugez, 
mon  cher  père,  de  tout  ce  qui  doit  se  passer 
dans  un  cœur  bien  fait,  en  reconnoissance  de 


ANNÉE  1757. 


ÎGO 


tout  cola  ;  la  mienne  est  sans  bornes  ;  voyez  jus- 
qu'où s'étend  mon  bonheur,  je  n'ai  de  moyen 
pour  la  manifester  que  le  seul  qui  peut  me 
rendre  parfaitement  heureux. 

J'ai  donc  dessein  de  supplier  madame  de 
Warens  de  vouloir  bien  agréer  que  je  passe  le 
reste  de  mes  jours  auprès  d'elle,  et  que  je  lui 
rende  jusqu'à  la  fin  de  ma  vie  tous  les  services 
qui  seront  en  mon  pouvoir  ;  je  veux  lui  faire 
goûter  autant  qu'il  dépendra  de  moi,  par  mon 
attachement  à  elle  et  par  la  sagesse  et  la  régu- 
larité de  ma  conduite,  les  fruits  des  soins  et  des 
peines  qu'elle  s'est  donnés  pour  moi  :  ce  n'est 
point  une  manière  frivole  de  lui  témoigner  ma 
reconnoissance  ;  cette  sage  et  aimable  dame  a 
des  sentimens  assez  beaux  pour  trouver  de 
quoi  se  payer  de  ses  bienfaits  par  ses  bienfaits 
mêmes,  et  par  l'hommage  continuel  d'un  cœur 
plein  de  zèle,  d'estime,  d'attachement  et  de 
respect  pour  elle. 

J'ai  lieu  d'espérer,  mon  cher  père,  que  vous 
approuverez  ma  résolution  et  que  vous  la  se- 
conderez de  tout  votre  pouvoir.  Par  là,  toutes 
difficultés  sont  levées;  l'établissement  est  tout 
fait,  et  assurément  le  plus  solide  et  le  plus  heu- 
reux qui  puisse  être  au  monde,  puisque,  outre 
les  avantages  qui  en  résultent  en  ma  faveur,  il 
est  fondé  de  part  et  d'autre  sur  la  bonté  du 
cœur  et  sur  la  vertu. 

Au  reste,  je  ne  prétends  pas  trouver  par  là 
un  prétexte  honnête  de  vivre  dans  la  fainéantise 
et  dans  l'oisiveté  :  il  est  vrai  que  le  vide  de  mes 
occupations  journalières  est  grand  ;  mais  je  l'ai 
entièrement  consacré  à  l'étude,  et  madame  de 
Warens  pourra  me  rendre  la  justice  que  j'ai 
suivi  assez  régulièrement  ce  plan  :  jusqu'à  pré- 
sent elle  ne  s'est  plainte  que  de  l'excès.  Il  n'est 
pas  à  craindre  que  mon  goût  change  ;  l'étude  a 
un  charme  qui  fait  que,  quand  on  l'a  une  fois 
goûtée,  on  ne  peut  plus  s'en  détacher;  et  d'au- 
tre part  l'objet  en  est  si  beau,  qu'il  n'y  a  per- 
sonne qui  puisse  blâmer  ceux  qui  sont  assez 
heureux  pour  y  trouver  du  goût  et  pour  s'en 
occuper. 

Voilà,  mon  cher  père,  l'exposition  de  mes 
vues  :  je  vous  supplie  très-humblement  d'y 
donner  votre  approbation,  d'écrire  à  madame 
de  Warens,  et  de  vous  employer  auprès  d'elle 
pour  les  faire  réussir  ;  j'ai  lieu  d'espérer  que 
vos  démarches  ne  seront  pas  infructueuses,  et 


qu'elles  tourneront  à  notre  commune  satisfao- 
tion. 
Je  suis,  etc. 


A  M. 


...  4737. 

Monsieur, 

Daignerez-vous  bien  encore  me  recevoir  en 
grâce,  après  une  aussi  indigne  négligence  que 
la  mienne?  J'en  sens  toute  la  turpitude,  et  je 
vous  en  demande  pardon  de  tout  mon  cœur.  A 
le  bien  prendre,  cependant,  quand  je  vous  of- 
fense par  mes  retards  déplacés,  je  vous  trouve 
encore  le  plus  heureux  des  deux.  Vous  exercez 
à  mon  égard  la  plus  douce  de  toutes  les  vertus 
de  l'amitié,  l'indulgence;  et  vous  goûlez  le 
plaisir  de  remplir  les  devoirs  d'un  parfait  ami, 
tandis  que  je  n'ai  que  de  la  honte  et  des  re- 
proches à  me  faire  sur  l'irrégularité  de  mes 
procédés  envers  vous.  Vous  devez  du  moins 
comprendre  par  là  que  je  ne  cherche  point  de 
détour  pour  me  disculper.  J'aime  mieux  de- 
voir uniquement  mon  pardon  à  votre  bonté  que 
de  chercher  à  m'excuser  par  de  mauvais  sub- 
terfuges. Ordonnez  ce  que  le  cœur  vous  dic- 
tera du  coupable  et  du  châtiment;  vous  serez 
obéi.  Je  n'excepte  qu'un  seul  genre  de  peine, 
qu'il  me  scroit  impossible  do  supporter  :  c'est 
le  refroidissement  de  votre  amitié.  Conservez- 
la-moi  tout  entière,  je  vous  en  prie;  et  souve- 
nez-vous que  je  serai  toujours  votre  tendre 
ami,  quand  même  je  me  rendrois  indigne  que 
vous  fussiez  le  mien. 

Vous  trouverez  ici  incluse  la  lettre  de  renier- 
ciment  que  vous  fait  la  très-chère  maman.  Si 
elle  a  tardé  trop  à  vous  répondre,  comptez 
qu'elle  ne  vous  en  dit  pas  la  véritable  raison. 
Je  sais  qu'elle  avoit  des  vues  dont  sa  situation 
présente  la  contraint  de  renvoyer  l'effet  à  un 
meilleur  temps;  ce  que  je  ne  vous  dirois  pas 
si  je  n'avois  lieu  de  craindre  que  vous  n'attri- 
buassiez à  l'impolitesse  un  retardement  qui,  do 
sa  part,avoit  assurément  bien  une  autre  source. 

11  faut  maintenant  vous  parler  de  votre  char- 
mante pièce.  Si  vous  faites  de  pareils  essais, 
que  devons-nous  attendre  de  vos  ouvrages? 
Continuez,  mon  cher  ami,  la  carrière  brillante 
que  vous  venez  d'ouvrir  ;  cultivez  toujours  l'é- 
légance de  votre  goût  par  la  connoissance  des 


no 


COniŒSPOiNDAKCE. 


bonnes  règles  :  vous  ne  sauriez  manquer  d'aller 
loin  avec  do  pareilles  dispositions.  Vous  vou- 
lez, moi,  que  je  vous  corrige!  croyez -moi,  il 
me  conviendroit  mieux  de  faire  encore  sous 
vous  quelques  thèmes,  que  de  vous  donner  des 
ïeçons.  Non  que  je  veuille  vous  assurer  que 
votre  cantate  soit  entièrement  sans  défauts; 
mon  amitié  abhorre  une  basse  flatterie,  jusqu'à 
lel  pointque  j'aime  mieux  donner  dans  l'excès 
opposé  que  d'affoiblir  le  moins  du  monde  la 
rigueur  de  la  sincérité;  quoique  peut-être  j'aie 
aussi  de  ma  part  quelque  chose  à  vous  pardon- 
ner à  cet  égard,  ^fous  avons  le  regret  de  ne 
pouvoir  mettre  cette  cantate  en  exécution  faute 
de  violoncelle,  et  maman  a  même  eu  celui  de 
ne  pouvoir  chanter  autant  qu'elle  l'auroit  sou- 
haité, à  cause  de  ses  incommodités  continuel- 
les :  actuellement  elle  a  une  fièvre  habituelle, 
des  vomissemens  fréquens,  et  une  enflure  dans 
les  jambes  qui  s'opiniâtre  à  ne  nous  rien  pré- 
sager de  bon. 

Maman  m'a  engagé  de  copier  la  mienne  pour 
vous  l'envoyer,  puisque  vous  avez  paru  en 
avoir  quelque  envie;  mais,  ayant  égaré  l'a- 
dresse que  vous  m'aviez  donnée  pour  les  pa- 
quets à  envoyer,  je  suis  contraint  d'attendre 
que  vous  me  l'ayez  indiquée  une  seconde  fois  ; 
ce  que  je  vous  prie  de  faire  au  plus  tôt.  La 
cantate  étant  prête  à  partir,  j'y  joindrai  volon- 
tiers deux  ou  trois  exemplaires  du  Verger,  qui 
me  restent  encore,  si  vous  êtes  à  portée  d'en 
faire  cadeau  à  quelque  ami. 

Je  vous  prie  de  vouloir  faire  mes  complimens 
à  M.  l'abbé  Borlin.  Vous  pourrez  aussi  le  faire 
ressouvenir,  si  vous  le  jugez  bon,  qu'il  a  une 
cantate  et  un  autre  chiffon  de  musique  à  moi. 
Ij'aventure  de  la  Châronne  me  fait  craindre  que 
le  bon  monsieur  ne  soit  sujet  à  égarer  ce  qu'on 
lui  remet.  S'il  vous  les  rend,  je  vous  prie  de  ne 
me  les  renvoyer  qu'après  en  avoir  fait  usage 
aussi  long- temps  qu'il  vous  plaira. 

Vous  savez  sans  doute  que  les  affaires  vont 
très-mal  en  Hongrie,  mais  vous  ignorez  peut- 
être  que  M.  Bouvier  le  fils  y  a  été  tué;  nous  ne 
le  savons  que  d'hier. 


A   MADAMK   Là   BARONNE  D^   WARENS. 


1737. 


Madame, 
J'eus  l'honneur  de  vous  écrire  jeudi  passé, 


et  M.  Genevois  se  chargea  de  ma  letlre;  depuis 
ce  temps  je  n'ai  point  vu  M.  Barillot,  et  j'ai 
resté  enfermé  dans  mon  auberge  comme  un 
vrai  prisonnier.  Hier,  impatient  de  savoir  l'état 
de  mes  affaires,  j'écrivis  à  M.  Barillot  et  lui  té- 
moignai mon  inquiétude  en  termes  assez  forts. 
Il  me  répondit  ceci. 

«  Tranquillisez-vous,  mon  cher  monsieur, 
»  tout  va  bien.  Je  crois  que  lundi  ou  mardi  tout 
»  finira.  Je  ne  suis  point  en  état  de  sortir.  Je 
»  vous  irai  voir  le  plus  tôt  que  je  pourrai.  » 

Voilà  donc,  madame,  à  quoi  j'en  suis;  aussi 
peu  instruit  de  mes  affaires  que  si  j'étois  à  cent 
lieues  d'ici,  car  il  m'est  défendu  de  paroîtrc 
en  ville.  Avec  cela,  toujours  seul,  et  grande 
défense;  puis  les  frais  qui  se  font  d'un  autre 
côté  pour  tirer  ce  misérable  argent,  et  puis 
ceux  qu'il  a  fallu  faire  pour  consulter  ce  mé- 
decin, et  lui  payer  quelques  remèdes  qu'il  m'a 
remis.  Vous  pouvez  bien  juger  qu'il  y  a  long- 
temps que  ma  bourse  est  à  sec,  quoique  je  sois 
déjà  assez  joliment  endetté  dans  ce  cabaret  : 
ainsi  je  ne  mène  point  la  vie  la  plus  agréable 
du  monde  ;  et  pour  surcroît  de  malheur,  je  n'ai, 
madame,  point  de  nouvelles  de  votre  part.  Ce- 
pendant je  fais  bon  courage  autant  que  je  le 
puis  ;  et  j'espère  qu'avant  que  vous  receviez  ma 
letlre  je  saurai  la  définition  de  toutes  choses  ; 
car,  en  vérité,  si  cela  duroit  plus  long-temps,  je 
croirois  que  l'on  se  moque  de  moi,  et  que  l'on 
ne  me  réserve  que  la  coquille  de  Ihuître. 

Vous  voyez,  madame,  que  le  voyage  que  j'a- 
vois  entrepris  comme  une  espèce  de  partie  de 
plaisir  a  pris  une  tournure  bien  opposée;  aussi 
le  charme  d'être  tout  le  jour  seul  dansune  cham- 
bre, à  promener  ma  mélancolie,  dans  des  tran- 
ses continuelles,  ne  contribue  pas,  comme  vous 
pouvez  bien  croire,  à  l'amélioration  de  ma 
santé.  Je  soupire  après  l'instant  de  mon  retour, 
et  je  prierai  bien  Dieu  désormais  qu'il  me  pré- 
serve d'un  voyage  aussi  déplaisant. 

J'en  étois  là  de  ma  lettre  quand  M.  Barillot 
m'est  venu  voir.  11  m'a  fort  assuré  que  mon  af- 
faire ne  souflFroit  plus  de  difficultés.  M.  le  ré- 
sident est  intervenu,  et  a  la  bonté  de  prendre 
cette  affaire-là  à  cœur.  Comme  il  y  a  un  inter- 
valle de  deux  jours  entre  le  commencement  de 
ma  lettre  et  la  fin,  j'ai,  pendant  ce  temps-là,  été 
rendre  mes  devoirs  à  M.  le  résident,  qui  m'a 
reçu  le  plus  gracieusement,  et,  j'ose  dire,  le 


ANNÉE  1737. 


171 


plus  familièremonl  du  monde.  Je  suis  sûr  à  pré- 
sent que  mon  affaires  finira  totalement  dans 
moins  de  trois  jours  d'ici,  et  que  ma  portion  me 
sera  comptée  sans  difficulté,  sauf  les  frais  qui, 
à  la  vérité,  seront  un  peu  forts,  de  même  que 
la  partie  de  M.  Barillot,  laquelle  monte  bien  plus 
haut  que  je  n'aurois  cru. 

Je  n'ai,  madame,  reçu  aucune  nouvelle  de 
votre  partcesdeux  ordinaires  ici,  j'en  suis  mor- 
tellement inquiet.  Si  je  n'en  reçois  pas  l'ordi- 
naire prochain,  je  ne  sais  ce  que  je  deviendrai. 
J'ai  reçu  une  lettre  de  l'oncle  avec  une  autre 
pour  le  curé  son  ami.  Je  ferai  le  voyage  jusque- 
là;  mais  je  sais  qu'il  n'y  a  rien  à  faire,  et  que  ce 
pré  est  perdu  pour  moi. 

Je  n'ai  point  encore  écrit  à  mon  père,  ni  vu 
aucun  de  mes  parens,  et  j'ai  ordre  d'observer 
le  même  incognito  jusqu'audéboursement.  J'ai 
une  furieuse  démangeaison  de  tourner  la  feuille, 
car  j'ai  encore  bien  des  choses  à  dire.  Je  n'en 
ferai  rien  cependant,  et  je  me  réserve  à  l'ordi- 
naire prochain  pour  vous  donner  de  bonnes 
nouvelles.  Jai  l'honneurd'être  avec  un  profond 
respect,  etc. 


A  LA  MÊME. 

Grenoble,  iS  septembre  1737. 
Madame, 

Je  suis  ici  depuis  deux  jours  :  on  ne  peut  être 
plus  salisfaitd'unevillequejelesuisdecellc-cj. 
On  m'y  a  marqué  tant  d'amitiés  et  d'empresse- 
mens  que  je  croyois,  en  sortant  de  Chambéri, 
me  trouver  dans  un  nouveau  monde.  Hier, 
M.  Micoud  me  donna  à  dîner  avec  plusieurs  de 
ses  amis;  et  le  soir,  après  la  comédie,  j'allai 
souper  avec  le  bonhomme  Lagère. 

Je  n'ai  vu  ni  madame  la  présidente,  ni  ma- 
dame d'Eybens,  ni  M.  le  président  de  Tencin  : 
ce  seigneur  est  en  campagne.  Je  n'ai  pas  laissé 
de  remeitte  la  lotireàses  gens.  Pour  madame  de 
Bard(manche,  je  me  suis  présenté  plusieurs 
fois,  sans  pouvoir  lui  faire  la  révérence;  j'ai  fait 
remettre  la  lettre;  et  j  y  dois  dîner  ce  matin, 
où  j'apprendrai  des  nouvelles  de  madame  d'Ey- 
bens. 

Il  faut  parler  de  M.  de  l'Orme.  J'ai  eu  l'hon- 
neur, madame,  de  lui  remettre  votre  lettre  en 
main  propre.  Ce  monsieur,  s'excusani  sur  l'ab- 


sence de  M.,  i'évôque,  m'offrit  un  écu  de  six 
francs;  je  l'acceptai  par  timidité,  mais  je  crus 
devoir  en  faire  présent  au  portier.  Je  ne  sais 
si  j'ai  bien  fait;  mais  il  faudra  que  mon  hme 
change  de  moule  avant  que  de  me  résoudre  à 
faire  autrement.  J'ose  croire  que  la  vôtre  ne 
m'en  démentira  pas. 

J'ai  eu  le  bonheur  de  trouver  pour  Montpel- 
lier, en  droiture,  une  chaise  de  retour  :  jen 
profiterai  (*).  Le  marché  s'est  fait  par  l'entre- 
mise d'un  ami,  et  il  ne  m'en  coûte  pour  la  voi- 
ture qu'un  louis  de  vingt  -  quatre  francs  :  je 
partirai  demain  matin.  Je  suis  mortifié,  mada- 
me, que  ce  soit  sans  recevoir  ici  de  vos  nouvel- 
les ;  mais  ce  n'est  pas  une  occasion  à  négliger. 

Si  vous  avez,  madame,  des  lettres  à  m'en- 
voycr,  je  crois  qu'on  pourroit  les  faire  tenir  ici 
à  M.  Micoud  ,  qui  les  feroit  partir  ensuite  pour 
Montpellier,  à  l'adresse  de  M.  Lazerme.  Vous 
pouvez  aussi  les  envoyer  de  Chambéri  en  droi- 
ture :  ayez  la  bonté  de  voir  ce  qui  convient  le 
mieux;  pour  moi, je  n'en  sais  rien  du  tout. 

lime  fâche  extrêmement  d'avoir  été  contraint 
de  partir  sans  faire  la  révérence  à  M.  le  marquis 
d'Antremont,  et  lui  présenter  mes  liès-humbles 
actions  de  grAces  :  oserois-jo,  madame,  vous 
prier  de  vouloir  suppléer  à  cela? 

Comme  je  compte  de  pouvoir  être  à  Mont- 
pellier mercredi  au  soir,  le  -18  courant,  je 
pourrois  donc,  madame ,  recevoir  de  vos  pré- 
cieuses nouvelles  dans  le  cours  de  la  semaine 
prochaine,  si  vous  preniez  la  peine  d'écrire 
dimanche  ou  lundi  matin.  Vous  m'accorderez, 
s'il  vous  plaît,  la  faveur  de  croire  que  mon 
empressement  jusqu'à  ce  temps-là  ira  jusqu'à 
l'inquiétude. 

Permettez  encore,  madame,  que  je  prenne  la 
liberté  de  vous  recommander  le  soin  de  votre 
santé.  N'êies-vous  pas  ma  chère  maman,  n'ai- 
je  pas  droit  d'y  prendre  le  plus  vif  intérêt?  et 
navez-vous  pas  besoin  qu'on  vous  excite  à  tout 
moment  à  y  dontier  plus  d'attention. 

La  mienne  fut  fort  dérangée  hier  au  specta- 
cle. On  représenta  Alzire,  mal  à  la  vérité,  mais 
je  ne  laissai  pas  d'y  être  ému  jusqu'à  perdre  Ja 
respiration  ;  mes  palpitations  augmentèrent 
étonnamment,  et  je  crains  de  m'en  sentir  quel- 
que temps. 

(*]  Voyez  dans  les  Confessions,  livre  vi,  le  récit  de  ce  voyage^ 


172 


CORRESPONDANCE. 


Pourquoi ,  madame ,  y  a-t-il  des  cœurs  si 
sensibles  au  grand,  au  sublime,  au  pathétique, 
pendant  que  d'autres  ne  semblent  faits  que 
pour  ramper  dans  la  bassesse  de  leurs  sen- 
timens?  La  fortune  semble  faire  à  tout  cela 
une  espèce  de  compensation  ;  à  force  d'élever 
ceux-ci,  elle  cherche  à  les  mettre  de  niveau 
avec  la  grandeur  des  autres  :  y  réussit-elle  ou 
non?  Le  public  et  vous,  madame,  ne  serez  pas 
de  même  avis.  Cet  accident  m'a  forcé  de  re- 
noncer désormais  au  tragique  jusqu'au  réta- 
blissement de  ma  santé.  Me  voilà  privé  d'un 
plaisir  qui  m'a  bien  coulé  des  larmes  en  ma 
vie.  J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  profond  res- 
pect, etc. 


K   LA  MEMB. 

Montpellier,  23  octobre  1737. 
Madame , 

Je  ne  me  sers  point  de  la  voie  indiquée  de 
M.  Barillot,  parce  que  c'est  faire  le  tour  de  l'é- 
cole. Vos  lettres  et  les  miennes  passant  toutes 
par  Lyon,  il  faudroit  avoir  une  adresse  à  Lyon. 

Voici  un  mois  passé  de  mon  arrivée  à  Mont- 
pellier, sans  avoir  pu  recevoir  aucune  nouvelle 
de  votre  part,  quoique  j'aie  écrit  plusieurs  fois 
et  par  différentes  voies.  Vous  pouvez  croire  que 
je  ne  suis  pas  fort  tranquille,  et  que  ma  situa- 
lion  n'est  pas  des  plus  gracieuses  ;  je  vous  pro- 
teste cependant,  madame,  avec  la  plus  parfaite 
sincérité,  que  ma  plus  grande  inquiétude  vient 
de  la  crainte  qu'il  ne  vous  soit  arrivé  quelque 
accident.  Je  vous  écris  cet  ordinaire-ci  par 
trois  différentes  voies,  savoir  par  MM.  Vê- 
pres, M.  Micoud ,  et  en  droiture  ;  il  est  impossible 
qu'une  de  ces  trois  lettres  ne  vous  parvienne  : 
ainsi,  j'en  attends  la  réponse  dans  trois  semaines 
au  plus  tard  ;  passé  ce  temps-là,  si  je  n'ai  point 
de  nouvelles,  je  serai  contraint  départir  dans  le 
dernier  désordre  et  de  me  rendre  à  Chambéri 
comme  je  pourrai.  Ce  soir  la  poste  doit  arriver, 
Cl  il  se  peut  qu'il  y  aura  quelque  lettre  pour 
moi;  peut-être  n'avez-vous  pas  fait  mettre  les 
vôtres  à  la  poste  les  jours  quil  falloit;  car  j'au- 
rois  réponse  depuis  quinze  jours,  si  les  lettres 
avoient  fait  chemin  dans  leur  temps.  Vos  lettres 
doivent  passer  par  Lyon  pour  venir  ici  ;  ainsi 
c'est  les  mercredi  et  samedi  de  bon  matin 


qu'elles  doivent  être  mises  à  la  poste.  Je  vous 
avois  donné  précédemment  l'adresse  de  ma 
pension  :  il  vaudroit  peut-être  mieux  les  adres- 
ser en  droiture  où  je  suis  logé,  parce  que  je  suis 
sûr  de  les  y  recevoir  exactement.  C'est  chez 
M.  Barcellon ,  huissier  de  la  Bourse,  en  rue 
Basse,  proche  du  Palais. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  profond  res- 
pect, etc. 

P.  S.  Si  vous  avez  quelque  chose  à  m'en- 
voyer  par  la  voie  des  marchands  de  Lyon,  et 
que  vous  écriviez,  par  exemple,  à  MM.  Vêpres 
par  le  même  ordinaire  qu'à  moi ,  je  dois,  s'ils 
sont  exacts,  recevoir  leur  lettre  en  même  temps 
que  la  vôtre. 

J'allois  fermer  ma  lettre  quand  j'ai  reçu  la 
vôtre,  madame,  du  ^2  du  courant.  Je  crois 
n'avoir  pas  mérité  les  reproches  que  vous  m'y 
faites  sur  mon  peu  d'exactitude.  Depuis  mon 
départ  de  Chambéri,  je  n'ai  point  passé  de  se- 
maine sans  vous  écrire.  Du  reste,  je  me  rends 
justice  ;  et  quoique  peut-être  il  dût  me  paroître 
un  peu  dur  que  la  première  lettre  que  j'ai  l'hon- 
neur de  recevoir  de  vous  ne  sbit  pleine  que  de 
reproches ,  je  conviens  que  je  les  mérite  tous. 
Que  voulez-vous,  madame,  que  je  vous  dise? 
Quand  j'agis,  jecrois  faire  les  plus  belles  choses 
du  monde,  et  puis  il  se  trouve  au  bout  que  ce 
ne  sont  que  des  sottises  ;  je  le  reconnois  parfai- 
tement bien  moi-même.  II  faudra  tâcher  de  se 
roidir  contre  sa  bêtise  à  l'avenir,  et  faire  plus 
d'attention  sur  sa  conduite:  c'est  ce  que  je  vous 
promets  avec  une  forte  envie  de  l'exécuter. 
Après  cela  ,  si  quelque  retour  d'amour-propre 
vouloit  encore  m'engager  à  tenter  quelque  voie 
de  justification ,  je  réserve  à  traiter  cela  de 
bouche  avec  vous,  madame,  non  pas,  s'il  vous 
plaît,  à  la  Saint-Jean,  mais  à  la  fin  de  mois  de 
janvier  ou  au  commencement  du  suivant. 

Quant  à  la  lettre  de  M.  Arnauld,  vous  savez, 
madame,  mieux  que  moi-même,  ce  qui  me  con- 
vient en  fait  de  recommandation.  Je  vois  bien 
que  vous  vous  imaginez  que,  parce  que  je  suis 
à  Montpellier,  je  puis  voir  les  choses  de  plus  près 
et  juger  de  ce  qu'il  y  a  à  faire;  mais,  madame, 
je  vous  prie  d'être  bien  persuadée  que  hors  ma 
pension  et  l'hôte  de  ma  chambre ,  il  m'est  im- 
possible de  faire  aucune  liaison,  ni  deconnoitre 
le  terrain  le  moins  du  monde  à  Montpellier, 
jusq^ii'à  ce  qu'on  m'ait  procuré  quelque  armo 


ANNEE  1737. 


iT^ 


pour  forcer  les  barricades  que  l'humeur  inac- 
cessible des  particuliers  et  de  toute  la  nation 
en  général  meta  l'entrée  de  leurs  maisons.  Oh! 
quon  a  une  idée  bien  fausse  du  caractère  lan- 
guedocien, et  surtout  des  habitans  de  Mont- 
pellier à  l'égard  de  l'étranger  1  Mais  pour 
revenir,  les  recommandations  dOnt  j'aurois 
besoin  sont  de  toutes  les  espèces.  Première- 
ment, pour  la  noblesse  et  les  gens  en  place  :  il 
me  seroit  très-avantageux  d'être  présenté  à 
quelqu'undecetteclasse,  pour  tâcher  à  me  faire 
connoître  et  à  faire  quelque  usage  du  peu  de 
lalens  que  j'ai,  ou  du  moins  à  me  donner  quel- 
que ouverture  qui  pût  mètre  utile  dans  la  suite, 
en  temps  et  lieu  :  en  second  lieu,  pour  les  com- 
merçans,  aBn  de  trouver  quelque  voie  de  com- 
munication plus  courte  et  plus  facile,  et  pour 
mille  autres  avantages  que  vous  savez  que  l'on 
lire  de  ces  connoissances-là  :  troisièmement, 
parmi  les  gens  de  lettres,  savans,  professeurs, 
par  les  lumières  qu'on  peut  acquérir  avec  eux 
et  les  progrès  qu'rm  y  pourroit  faire;  enfin,  gé- 
néralement pour  toutes  les  personnes  de  mérite 
avec  lesquelles  on  peut  du  moins  lier  une  hon- 
nête société ,  apprendre  quelque  chose,  et  couler 
quelques  heures  prises  sur  la  plus  rude  et  la 
plus  ennuyeuse  solitude  du  monde.  J'ai  l'hon- 
neur de  vous  écrire  cela,  madame,  et  non  à 
M.  l'abbé  Àrnauld,  parce  qu'ayant  la  lettre 
vous  verrez  mieux  ce  qu'il  y  aura  à  répondre, 
et  que  si  vous  \oulez  bien  vous  donner  cette 
peine  vous-même,  cela  fera  encore  un  meilleur 
effet  en  ma  faveur. 

Vous  faites,  madame,  un  détail  si  riant  de 
ma  situation  à  Montpellier,  qu'en  vérité  je  ne 
saurois  mieux  rectifier  ce  qui  peut  n'être  pas 
conforme  au  vrai, qu'envouspriantde prendre 
tout  le  contre-pied.  Je  m'étendrai  plus  au  long, 
dans  ma  prochaine,  sur  l'espèce  de  vie  que  je 
mène  ici.  Quant  à  vous,  madame,  plût  à  Dieu 
que  le  récit  de  votre  situation  fût  moins  véridi- 
que  :  hélas!  je  ne  puis,  pour  le  présent,  faire 
que  des  vœux  ardens  pour  l'adoucissement  de 
votre  sort  :  il  seroit  trop  envié  s'il  étoit  con- 
forme à  celui  que  vous  méritez.  Je  n'ose  espé- 
rer le  rétablissement  de  ma  santé,  car  elle  est 
encore  plus  en  désordre  que  quand  je  suis  parti 
de  Chiimbéri;  mais,  madame,  si  Dieu  daignoit 
me  la  rendre,  il  est  sûr  que  je  n'en  ferois  d'au- 
tre usage  qu'à  tâcher  de  vous  soulager  de  vos 


soins,  et  à  vous  seconder  en  bon  et  tondre  fils, 
et  en  élève  reconnoissant.  Vous  m'exhortez, 
madame,  à  rester  ici  jusqu'à  la  Saint-Jean  :  je 
ne  le  ferois  pas  quand  on  m'y  couvriroit  d'or. 
Je  ne  sache  pas  d'avoir  vu,  de  ma  vie,  un  pays 
plus  antipathique  à  mon  goût,  que  celui-ci, 
ni  de  séjour  plus  ennuyeux,  plus  maussade 
que  celui  de  Montpellier.  Je  sais  bien  que  vous 
ne  me  croirez  point  ;  vous  êtes  encore  remplie 
des  belles  idées  que  ceux  qui  y  ont  été  attrapés 
er  ont  lépandues  au  dehors  pour  attraper  les 
autres.  Cependant,  madame,  je  vous  réserve 
une  relation  de  Montpellier,  qui  vous  fera  lou- 
cher les  choses  au  doigt  et  à  l'œil  ;  je  vous  at- 
tends làpour  vous  étonner.  Pourma  santé,  il  n'est 
pas  étonnant  qu'elle  ne  s'y  remette  pas.  Pre- 
mièrement, les  alimens  n'y  valent  rien,  mais 
rien  ;  je  dis  rien,  et  je  ne  badine  point.  Le  vin  y 
est  trop  violent  et  incommode  toujours  ;  le  pain 
y  est  passable,  à  la  vérité,  mais  il  n'y  a  ni  bœuf, 
ni  vache,  ni  beurre  ;  on  n'y  mange  que  de  mau- 
vais mouton,  et  du  poisson  de  mer  en  abon- 
dance, le  tout  toujours  apprêté  à  l'huile  puante. 
Il  vous  seroit  impossible  de  goûter  de  la  soupe 
ou  des  ragoûts  qu'on  nous  sert  à  ma  pension, 
sans  vomir.  Je  ne  veux  pas  m'arrêter  davantage 
là-dessus,  car  si  je  vous  disois  les  choses  préci- 
sément comme  elles  sont,  vous  seriez  en  peinede 
moi,  bien  plus  quejene  le  mérite.En  second  lieu, 
l'air  ne  me  convient  pas  ;  autre  paradoxe,  en- 
core plus  incroyable  que  les  précédens  :  c'est 
pourtant  la  vérité.  On  ne  sauroit  disconvenir 
que  l'air  de  Montpellier  ne  soit  fort  pur  et  en 
hiver  assez  doux.  Cependant  le  voisinage  de  la 
merle  rend  à  craindre  pour  tous  ceux  qui  sont 
attaqués  de  la  poitrine  :  aussi  y  voit-on  beaucoup 
de  phthisiques.  Un  certain  vent,  qu'on  appelle 
ici  le  marin,  amène  de  temps  en  temps  des 
brouillardsépaisetfroids,chargésde  particules 
salines  et  acres,  qui  sont  fort  dangereuses  :  aussi, 
j'ai  ici  des  rhumes,  des  maux  de  gorge  et  des 
esquinancies,  plus  souvent  qu'à  Chambéri.  Ne 
parlons  plus  décela  quant  à  présent  ;  car  si  j'en 
disoisdavantage  vous  n'en  croiriez  pas  un  mot. 
Je  puis  pourtant  protester  que  je  n'ai  dit  que 
la  vérité.  Enfin,  un  troisième  article,  c'est  la 
cherté  •.  pour  celui-là  je  ne  m'y  arrêterai  pas, 
parce  que  je  vous  en  ai  parlé  précédemment,  et 
quejeme  prépare  à  parler  de  tout  cela  plus  au 
long  en  traitant  de  Montpellier.  Il  suffit  de  vous 


474 


CORRESPONDANCE. 


dire  qu'avec  l'argent  comptant  que  j'ai  apporté , 
et  les  deux  cents  livresque  vous  avez  eu  la  bonté 
de  me  promettre,  il  s'en  faudroit  beaucoup  qu'il 
m'en  restât  actuellement  autant  devant  moi, 
pour  prendre  l'avance,  comme  vous  dites,  qu'il 
en  faudroit  laisser  en  arrière  pour  boucher  les 
trous.  Je  n'ai  encore  pu  donner  un  sou  à  la 
maîtresse  de  la  pension,  ni  pour  le  louage  de 
ma  chambre;  jugez,   madame,  comment  me 
voilà  joli  garçon;  et,  pour  achever  de  me  pein- 
dre, si  je  suis  contraint  de  mettre  quelque 
chose  à  la  presse,  ces  honnêtes  gens-ci  ont  la 
charité  de  ne  prendre  que  douze  sous  par  écus 
de  six  francs,  tous  les  mois.  A  la  vérité  j'aime- 
rois  mieux  tout  vendre  que  d'avoir  recours  à 
un  tel  moyen.  Cependant,  madame,  je  suis  si 
heureux,  que  personne  ne  s'est  encore  avisé  de 
me  demander  de  l'argent,  sauf  celui  qu'il  faut 
donner  tous  les  jours  pour  les  eaux,  bouillons 
de  poulet,  purgatifs,  bains  ;  encore  ai-je  trouvé 
le  secret  d'en  emprunter  pour  cela,  sans  gage 
et  sans  usure,  et  cela  du  premier  cancre  de  la 
terre.  Cela  ne  pourra  pas  durer  pourtant,  d  au- 
tant plus  que  le  deuxième  mois  est  commencé 
depuis  hier;  mais  je  suis  tranquille  depuis  que 
j'ai  reçu  de  vos  nouvelles,  et  je  suis  assuré 
d'être  secouru  à  temps.  Pour  les  commodités, 
elles  sont  en  abondance.  Il  n'y  a  point  de  bon 
marchand  à  Lyon  qui  ne  tire   une  lettre  de 
change  sur  iMontpellior.  Si  vous  en  parlez  à 
M.  C.  il  lui  sera  de  la  dernière  facilité  de  faire 
cela  :  en  tous  cas,  voici  l'adresse  d'un  qui  paie 
un  de  nos  messieurs  de  Bellay,  et  de  la  voie 
duquel  on  peut  se  servir  :  M.  Parent,  marchand 
drapier,  à  Lyon,  au  Change.  Quanta  mes  lettres, 
il  vaut  mieux  les  adresser  chez  M.  Barcellon,  ou 
plutôt  Marcellon,  comme  l'adresse  est  à  la  pre- 
mière page  ;  on  sera  plus  exacte  me  les  rendre. 
Il  est  deux  heures  après  minuit;  la  plume  me 
tombe  des  mains.  Cependant  je  n'ai  pas  écrit  la 
moitié  de  ce  que  j'avois  à  écrire.  La  suite  de  la 
relation  et  le  reste,  etc.,  sera  renvoyé  pour 
lundi  prochain.  C'est  quejene  puis  faire  mieux; 
sans  quoi,  madame,  je  ne  vous  imiterois  cer- 
tainement pas  à  cet  égard.  En  attendant, je 
m'en  rapporte  aux  précédentes,  et  présente  mes 
•  respoctuÈuses  salutations  aux  révérends  pères 
Jésuites,  le  révérend  père  Hemet,  et  le  révé- 
rend père  Coppier.  Je  vous  prie  bien  humble- 
mou  l  de  leur  présenter  une  tasse  de  chocolat, 


que  vous  boirez  ensemble,  s'il  vous  plaît,  à  ma 
santé.  Pour  moi,  je  me  contente  du  fumet,  car 
il  ne  m'en  reste  pas  un  misérable  morceau. 

J'ai  oublié  de  finir,  en  parlant  de  Montpel- 
lier et  de  vous  dire  que  j'ai  résolu  d'en  partir 
vers  la  fin  de  décembre,  et  d'aller  prendre  le 
laitd'ânesseen  Provence,  dans  un  petit  endroit 
fort  joli,  à  deux  lieues  du  Saint-Esprit  (*).  C'est 
un  air  excellent  ;  il  y  aura  bonne  compagnie, 
avec  laquelle  j'ai  fait  connoissance  en  chemin, 
et  j'espère  de  n'y  être  pas  tout-à-fait  si  chère- 
ment qu'à  Montpellier.  Je  demande  votre  avis 
là-dessus.  Il  faut  encore  ajouter  que  c'est  faire 
d'une  pierre  deux  coups,  car  je  me  rapproche 
de  deux  journées. 

Je  vois,  madame,  qu'on  épargneroit  des 
embarras  et  des  frais  si  l'on  faisoit  écrire  par 
un  marchand  de  Lyon  à  son  correspondant 
d'ici,  de  mecompterdel'argent,  quand  j'en  au- 
rois  besoin,  jusqu'à  la  concurrence  de  la  somme 
destinée;  car  ces  retards  me  mettent  dans  de 
fâcheux  embarras,  et  ne  vous  sont  d'aucun 
avantage. 

A  M.    HICOUD. 

Montpellier,  23  octobre  17S7. 

Monsieur, 
J'eus  l'honneur  de  vous  écrire  il  y  a  environ 
trois  semaines;  je  vous  priois,  par  ma  lettre, 
de  vouloir  bien  donner  cours  à  celle  que  j'y 
avois  incluse  pour  M.  Charbonnel  ;  j'avois  écrit, 
l'ordinaire  précédent,  en  droiture  à  madame 
de  Warens,  et  huit  jours  après  je  pris  la  liberté 
de  vous  adresser  encore  une  lettre  pour  elle  : 
cependant  je  n'ai  reçu  de  réponse  nulle  part. 
Je  ne  puis  croire,  monsieur,  de  vous  avoir 
déplu  en  usant  un  peu  trop  familièrement  de 
la  liberté  que  vous  m'aviez  accordée;  tout  ce 
que  je  crains,  c'est  que  quelque  contre-temps 
fâcheux  n'ait  retardé  mes  lettres  ou  les  répon- 
ses; quoiqu'il  en  soit,  il  m'est  si  essentiel  d'être 
bientôt  tiré  de  peine,  que  je  n'ai  point  balancé, 
monsieur,  de  vous  adresser  encore  l'incluse,  et 
de  vous  prier  de  vouloir  bien  donner  vos  soins 
pourqu'elleparvienneàson  adresse;  josemême 
vous  inviter  à  me  donner  des  nouvelles  de  ma- 
dame de  Warens  ;  je  tremble  quelle  ne  soit 

(*)  Au  bourg  de  Saint-Andiol,  chez  madame  de  Larnage.  M. P. 


ANNÉE  i757. 


175 


malade.  J'cspèro,  monsieur,  que  vous  ne  dé- 
dai{;nerez  pas  de  m'honorer  d'un  mol  de  ré- 
ponse par  le  premier  ordinaire;  et,  afin  que  la 
lettre  me  parvienne  plus  directement,  vous 
aurez,  s'il  vous  plaît,  la  bonté  de  me  l'adresser 
chez  M.  Barccllon,  huissier  de  la  Bourse,  en 
rue  Basse,  proche  du  Palais;  c'est  là  que  je 
suis  logé.  Vous  ferez  une  œuvre  de  charité  de 
m'accorder  cette  grâce  ;  et  si  vous  pouvez  me 
donner  des  nouvelles  de  M.  Charbonnel,  je  vous 
en  aurai  d'autant  plus  d'obligation.  Je  suis 
avec  une  respectueuse  considération,  etc. 


A   H. 


Montpellier,  4  novembre  <757. 

Monsieur, 
Lequel  des  deux  doit  demander  pardon  à 
l'autre,  ou  le  pauvre  voyageur  qui  n'a  jamais 
passé  de  semaine,  depuis  son   départ,  sans 
écrire  à  un  ami  de  cœur,  ou  cet  ingrat  ami, 
qui  pousse  la  négligence  jusqu'à  passer  deux 
grands  mois  et  davantage  sans  donner  au  pau- 
vre pèlerin  le  moindre  signe  de  vie?  oui,  mon- 
sieur, deux  grands  mois.  Je  sais  bien  que  j  ai 
reçu  de  vous  une  lettre  datée  du  6  octobre, 
mais  je  sais  bien  aussi  que  je  ne  l'ai  reçue  que  la 
veille  de  la  Toussaint  ;  et,  quelque  effort  que 
fasse  ma  raison  pour  être  d'accord  avec  mes 
désirs,  j'ai  peine  à  croire  que  la  date  n'ait  éié 
mise  après  coup.  Pour  moi,  monsieur,  je  vous 
ai  écrit  de  Grenoble,  je  vous  ai  écrit  le  lende- 
main de  mon  arrivée  à  Montpellier,  je  vous  ai 
écrit  par  la  voie  de  M.  Micoud,  je  vous  ai  écrit 
en  droiture;  en  un  mot,  j'ai  poussé  l'exactitude 
jusqu'à  céder  presque  à  tout  l'empressement 
que  j'avois  de  m'entretenir  avec  vous.  Quant  à 
M.  de  Trianon,  Dieu  et  lui  savent  si  l'on  peut 
avec  vérité  m'accuser  de  négligence  à  cet  égard. 
Quelle  différence,  grand  Dieul  il  semble  que 
la  Savoie  est  éloignée  d'ici  de  sept  ou  huit  cents 
lieues,  et  nous  avons  à  Montpellier  des  compa- 
triotes du  doyen  de  Killerine  (dites  cela  à  mon 
oncle)  qui  ont  reçu  deux  fois  des  réponses  de 
chez  eux,  tandis  que  je  n'ai  pu  en  recevoir  de 
r.hambéri.  11  y  a  trois  semaines  que  j'en  reçus 
une  d'atlente,  après  laquelle  rien  n'a  paru. 
Quelque  dure  que  soit  ma  situation  actuelle,  je 
la  supporterois  volontiers  si  du  moins  on  dni- 


gnoit  me  donner  la  moindre  marque  do  souve- 
nir; mais  rien  :  je  suis  si  oublié,  qu'à  peine 
crois-je  moi-môme  d'être  encore  en  vie.  Puis- 
que les  relations  sont  devenues  impossibles  de- 
puis Chambéri  et  Lyon  ici,  je  ne  demande  plus 
qu'on  me  tienne  les  promesses  sur  lesquelles  je 
m'étois  arrangé.  Quelques  mots  de  consolation 
me  suffiront,  et  serviront  à  répandre  de  la 
douceur  sur  un  état  qui  a  ses  désagrémcns. 

J'ai  eu  le  malheur,  dans  ces  circonstances 
gênantes,  de  perdre  mon  hôtesse,  madame 
Mazet,  de  manière  qu'il  a  fallu  solder  mon 
compte  avec  ses  héritiers.  Un  honnête  homme 
irlandois,  avec  qui  j'avois  fait  connoissance,  a 
eu  la  générosité  de  me  prêter  soixante  livres 
sur  ma  parole,  qui  ont  servi  à  payer  le  mois 
passé  et  le  courant  de  ma  pension  ;  mais  je  me 
vois  extrêmement  reculé  par  plusieurs  autres 
menues  dettes,  et  j'ai  été  contraint  d'abandon- 
ner, depuisquinzejours,  les  remèdes  que  j'avois 
commencés,  faute  de  moyens  pour  continuer. 
Voici  maintenant  quels  sont  mes  projets.  Si 
dans  quinze  jours,  qui  font  le  reste  du  second 
mois,  je  ne  reçois  aucune  nouvelle,  j'ai  résolu 
de  hasarder  un  coup  :  je  ferai  quelque  argent 
de  mes  petits  meubles,  c'est-à-dire  de  ceux  qui 
me  sont  le  moins  chers,  car  j'en  ai  dont  je  ne 
me  déferai  jamais;  et,  comme  cet  argent  no 
suffîroit  point  pour  payer  mes  dettes  et  me  tirer 
de  Montpellier,  j'oserai  l'exposer  au  jeu,  non 
par  goût,  car  j'ai  mieux  aimé  me  condamner  à 
la  solitude  que  de  m'inlroduire  par  cette  voie, 
quoiqu'il  n'y  en  ait  point  d'autre  à  Montpel- 
lier, et  qu'il  n'ait  tenu  qu'à  moi  de  me  faire  des 
connoissances  assez  brillantes  par  ce  moyen.  Si 
je  perds,  ma  situation  ne  sera  presque  pas  pire 
qu'auparavant:  mais  si  je  gagne,  je  me  tirerai 
du  plus  fâcheux  de  tous  les  pas.  C'est  un  grand 
hasard,  à  la  vérité  ;  mais  j'ose  croire  qu'il  est 
nécessaire  de  le  tenter  dans  le  cas  où  je  me 
iroHve.  Je  ne  prendrai  ce  parti  qu'à  l'extrémité, 
et  quand  je  ne  verrai  plus  jour  ailleurs.  Si  je 
reçois  de  bonnes  nouvelles  d'ici  à  ce  temps-là, 
je  n'aurai  certainement  pas  l'imprudence  de 
tenter  la  nier  orageuse  et  de  m'exposer  à  un 
naufrage  :  je  prendrai  un  autre  parti.  J'acquit- 
terai mes  dettes  ici,  et  je  me  rendrai  en  dili- 
gence à  un  petit  endroit  proche  du  Saint-Es- 
prit, où,  à  moindres  frais  et  dans  un  meilleur 
air,  je  pourrai  commencer  mes  petits  remèdes 


176 


CORRESPONDANGK. 


avec  plus  de  tranquillité,  d'agrément  et  de  suc- 
cès, comme  j'espère,  que  je  n'ai  fait  à  Mont- 
pellier, dont  le  séjour  m'est  dune  mortelle  an- 
tipathie. Je  trouverai  là  bonne  compagnie 
d'honnôtes  gens,  qui  ne  chercheront  point  à 
écorcher  le  pauvre  étranger,  et  qui  contribue- 
ront à  lui  procurer  un  peu  de  gaîté,  dont  il  a, 
je  vous  assure,  très-grand  besoin. 

Je  vous  fais  toutes  ces  confidences,  mon  cher 
monsieur,  comme  à  un  bon  ami  qui  veut  bien 
s'intéresser  à  moi  et  prendre  part  à  mes  petits 
soucis.  Je  vous  prierai  aussi  d'en  vouloir  bien 
faire  part  à  qui  de  droit,  afin  que  si  mes  lettres 
ont  le  malheur  de  se  perdre  de  quelque  côté, 
l'on  puisse  de  l'autre  en  récapituler  le  contenu. 
J'écris  aujourd'hui  à  M.  Trianon;  et  comme  la 
poste  de  Paris,  qui  est  la  vôtre,  ne  part  d'ici 
qu'une  fois  la  semaine,  à  savoir  le  lundi,  il  se 
trouve  que,  depuis  mon  arrivée  à  Montpellier, 
je  n'ai  pas  manqué  d'écrire  un  seul  ordinaire, 
tant  il  y  a  de  négligence  dans  mon  fait,  comme 
vous  dites  fort  bien  et  à  votre  aise. 

Il  vous  revicndroit  une  description  de  la 
charmante  ville  de  Montpellier,  ce  paradis  ter- 
restre, ce  centre  des  délices  de  la  France  ;  mais, 
en  vérité,  il  y  a  si  peu  de  bien  et  tant  de  mal  à 
en  dire,  que  je  me  ferois  scrupule  d'en  charger 
encore  le  porlraitde  quelquesaillie  de  mauvaise 
humeur;  j'attends  qu'un  esprit  plus  reposé  me 
permette  de  n'en  dire  que  le  moins  de  mal  que 
la  vérité  me  pourra  permettre.  Voici  en  gros  ce 
que  vous  pouvez  en  penser  en  attendant. 

Montpellier  est  une  grande  ville  fort  peuplée, 
coupée  par  un  immense  labyrinthe  de  rues  sales, 
tortueuses  et  larges  de  six  pieds.  Ces  rues 
sonibordées  alternativement  de  superbes  hôtels 
et  de  misérables  chaumières,  pleines  de  boue 
et  de  fumier.  Les  habitans  y  sont  moitié  très- 
riches,  et  l'autre  moitié  misérables  à  l'excès  : 
mais  ils  sont  tous  également  gueux  par  leur 
niafiière  de  vivre,  la  plus  vile  et  la  plus  cras- 
seuse qu'on  puisse  imaginer.  Les  femmes  sont 
divisées  en  deux  classes  ;  les  dames,  qui  passent 
la  matinée  à  s'enluminer,  l'aprés-midi  au  pha- 
raon, et  la  nuit  à  la  débauche  :  à  la  diff'érence 
des  bourgeoises,  qui  n'ont  d'occupation  que  la 
dernière.  Du  reste,  ni  les  unes  ni  les  autres 
u'enlffident  le  françois  ;  et  elles  ont  tant  de  goût 
et  d'esprit,  qu'elles  ne  doutent  point  que  la 
Comédie  et  l'Opéra  ne  soient  des  assemblées  de 


sorciers.  Aussi  on  n'a  jamais  vu  de  femmes  au 
spectacle  de  Montpellier,  excepté  peut-être 
quelques  misérables  étrangères  qui  auront  eu 
l'imprudence  de  braver  la  délicatesse  et  la  mo- 
destie des  dames  de  Montpellier.  Vous  savez 
sans  doute  quels  égards  on  a  en  Italie  pour  les 
huguenots,  et  pour  les  juifs  en  Espagne;  c'est 
comme  on  traite  les  étrangers  ici  :  on  les  re- 
garde précisément  comme  une  espèce  d'ani- 
maux faits  exprès  pour  être  pillés,  volés  et 
assommés  au  bout,  s'ils  avoient  l'impertinence 
de  le  trouver  mauvais.  Voilà  ce  que  j'ai  pu  ras- 
sembler de  meilleur  du  caractère  des  habitans 
de  Montpellier.  Quant  au  pays  en  général,  il 
produit  de  bon  vin,  un  peu  de  blé,  de  l'huile 
abominable,  point  de  viande,  point  de  beurre, 
point  de  laitage,  point  de  fruit,  et  point  de 
bois.  Adieu,  mon  cher  ami. 


A  MADAME   LA  BARONNE  DE    WABENS. 

Montpellier,  U  décembre  1737. 

Madame, 

Je  viens  de  recevoir  votre  troisième  lettre  ; 
vous  ne  la  datez  point,  et  vous  n'accusez  point 
la  réception  des  miennes  :  cela  fait  que  je  ne 
sais  à  quoi  m'en  tenir.  Vous  me  mandez  que 
vous  avez  fait  compter,  entre  les  mains  de 
M.  Bouvier,  les  deux  cents  livres  en  question  ; 
je  vous  en  réitère  mes  humbles  actions  de  grâ- 
ces. Cependant,  pour  m'avoir  écrit  cela  trop 
tôt,  vous  m'avez  fait  faire  une  fausse  démarche, 
car  j'ai  tiré  une  lettre  de  change  sur  M.  Bou- 
vier, qu'il  a  refusée,  et  qu'on  m'a  renvoyée;  je 
l'ai  fait  partir  derechef  :  il  y  a  apparence  qu'elle 
sera  payée  présentement.  Quant  aux  autres 
deux  cents  livres,  je  n'aurai  besoin  que  de  la 
moitié,  parce  que  je  ne  veux  pas  faire  ici  un 
plus  long  séjour  que  jusqu'à  la  fin  de  février; 
ainsi,  vous  aurez  cent  livres  de  moins  à  comp- 
ter ;  mais  je  vous  supplie  de  faire  en  sorte  que 
cet  argent  soit  sûrement  entre  les  mains  de 
M.  Bouvier  pour  ce  temps-là.  Je  n'ai  pu  faire 
les  remèdes  qui  m'étoient  prescrits,  faute  d'ar- 
gent. Vous  m'avez  écrit  que  vous  m'enverriez 
de  l'argent  pour  pouvoir  m'arranger  avant  la 
tenue  dos  États,  et  voilà  la  clôture  des  États  qui 
se  fait  demain,  après  avoir  siégé  deux  mois  en- 


ANNÉE  1738. 


177 


tiers.  Dès  que  j'aurai  reçu  réponse  de  Lyon, 
je  partirai  pour  le  Saint-Esprit,  et  je  ferai  l'es- 
sai des  remèdes  qui  m'ont  été  ordonnés  :  re- 
mèdes bien  inutiles  à  ce  que  je  prévois.  Il  faut 
périr  malgré  tout,  et  ma  santé  est  en  pire  état 
que  jamais. 

Je  ne  puis  aujourd'hui  vous  donner  une  suite 
de  ma  relation  ;  cela  demande  plus  de  tran- 
quillité que  je  ne  m'en  sensaujourd'hui.  Je  vous 
dirai,  en  passant,  que  j'ai  tâché  de  ne  pas 
perdre  entièrement  mon  temps  à  Montpellier; 
j'ai  fait  quelques  progrès  dans  les  mathémati- 
ques; pour  le  divertissement,  je  n'en  ai  eu 
d'autre  que  d'entendre  des  musiques  char- 
mantes. J'ai  été  trois  fois  à  TOpéra,  qui  n'est 
pas  beau  ici,  mais  où  il  y  a  d'excellentes  voix. 
Je  suis  endetté  ici  de  cent  huit  livres;  le  reste 
servira,  avec  un  peu  d'économie,  à  passer  les 
deux  mois  prochains.  J'espère  les  couler  plus 
agréablement  qu'à  Montpellier  :  voilà  tout. 
Vous  pouvez  cependant,  madame,  m'écrirc 
toujours  ici  à  l'adresse  ordinaire  ;  au  cas  que  je 
sois  parti,  les  lettres  meseront  renvoyées.  J'offre 
mes  très-humbles  respects  aux  révérends  pères 
jésuites.  Quand  j'aurai  reçu  de  l'argent,  et  que 
jo  n'aurai  pas  l'esprit  si  chagrin,  j'aurai  l'hon- 
neur de  leur  écrire.  Je  suis,  madame,  avec  un 
très-profond  respect,  etc. 

P.  S.  Vous  devez  avoir  reçu  ma  réponse,  par 
rapport  à  M.  de  Lautrec.  0  ma  chère  maman  ! 
j'aime  mieux  être  auprès  de  D.,  et  être  em- 
ployé aux  plus  rudes  travaux  de  la  terre, 
que  de  posséder  la  plus  grande  fortune  dans 
tout  autre  cas;  il  est  inutile  de  penser  que  je 
puisse  vivre  autrement  :  il  y  a  long-temps  que 
je  vous  l'ai  dit,  et  je  le  sens  plus  ardemment 
que  jamais.  Pourvu  que  j'aie  cet  avantage, 
dans  quelque  état  que  je  sois,  tout  m'est  indif- 
férent. Quand  on  pense  comme  moi,  je  vois 
qu'il  n'est  pas  difficile  d'éluder  les  raisons  im- 
portantes que  vous  ne  voulez  pas  me  dire.  Au 
nom  de  Dieu,  rangez  les  choses  de  sorte  que  je 
ne  meure  pas  de  désespoir.  J'approuve  tout,  je 
me  soumets  à  tout,  excepté  ce  seul  article,  au- 
quel je  me  sens  hors  d'état  de  consentir, 
dussé-je  être  la  proie  du  plus  misérable  sort. 
Ahî  ma  chère  maman,  n'êtes- vous  donc  plus 
ma  chère  maman?  ai-je  vécu  quelques  mois 
do  trop? 

Vous  savez  qu'il  y  a  un  cas  où  j'accepterois 

T.    IV. 


la  chose  dans  toute  la  joie  de  mon  cœur,  mais 
ce  cas  est  unique.  Vous  m'entendez. 


A  M.  DE  Gomié. 

14  mars  1738. 
Monsieur, 

Nous  reçûmes  hier  au  soir,  fort  tard,  une 
lettre  de  votre  part,  adressée  à  madame  de  Wa- 
rens,  mais  que  nous  avons  bien  supposé  être 
pour  moi.  J'envoie  cette  réponse  aujourd'hui 
de  bon  matin,  et  cette  exactitude  doit  suppléer 
à  la  brièveté  de  ma  lettre  et  à  la  médiocrité 
des  vers  qui  y  sont  joints.  D'ailleurs,  maman 
n'a  pas  voulu  que  je  les  fisse  meilleurs,  disant 
qu'il  n'est  pas  bon  que  les  malades  aient  tant 
d'esprit.  Nous  avons  été  très-alarmés  d'ap- 
prendre votre  maladie  ;  et,  quelque  effort  que 
vous  fassiez  pour  nous  rassurer,  nous  conser- 
vons un  fond  d'inquiétude  sur  votre  rétablisse- 
ment, qui  ne  pourra  être  bien  dissipé  que  par 
votre  présence. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  un  respect  et  un 
attachement  infini,  etc. 

A  FANIE. 

Malgré  l'art  d'Esculape  et  ses  tristes  secours, 
La  fièvre  impitoyable  alloit  trancher  mes  jours; 
Il  n'étoit  dû  qu'à  vous,  adorable  Fanie, 

De  me  rappeler  à  la  vie. 
Dieux  !  je  ne  puis  encore  y  penser  sans  effroi  : 
Les  iiorreurs  du  Tartare  ont  paru  devant  moi; 
La  mort  à  mes  regards  a  voilé  la  nature, 
J'ai  du  Cocyte  affreux  entendu  le  murmure. 
Hélas!  j'étois  perdu  ;  le  nocher  redouté 
M'avoit  déjà  conduit  sur  les  l)ords  du  Léihé; 
Là,  m'offrant  une  coupe,  et,  d'un  regard  sévère, 
Me  pressant  aussitôt  d'avaler  l'onde  amère  : 
Viens,  dit-il,  éprouver  ces  secourables  eaux. 
Viens  déposer  ici  les  erreurs  et  les  maux 
Qui  des  foibles  mortels  remplissent  la  carrière  : 
Le  secours  de  ce  fleuve  à  tous  est  «alut»irc; 
Sans  regretter  le  jour  par  des  cris  superflus. 
Leur  cœur,  en  l'oubliant,  ne  le  désire  plus. 
Ah:  pourquoi  cet  oubli  leur  est-il  nécessaire? 
S  ils  connolssoient  la  vie,  ils  craindroient  sa  misère. 
Voilà,  lui  dis-je  alors,  un  fort  docte  sermon  j 
Mais  osez-vous  penser,  mon  bon  seigneur  Caron, 
Qu'après  avoir  aimé  la  divine  Fanie, 
Jamais  de  cet  amour  la  mémoire  s'oublie? 
Ne  vous  en  llattez  point  ;  non,  malgré  vos  efforts. 
Mon  cœur  l'adorera  jusque  parmi  les  morts  : 
C'est  pourquoi  supprimez,  s'il  vous  plaît,  votre  eau  noire  ; 
Toute  l'encre  du  monde  et  tout  l'affreux  grimoire 
Ne  m'en  ôteroient  pas  le  charmant  .'■ouvenir. 
Sur  un  si  beau  sujet  j'avois  beaucuup  à  dire  : 

^2 


478 


CORRESPONDANCE. 


El  n'élois  pas  prêt  à  liiiir, 
Quand  tout  à  coup  vers  nous  je  vis  venir 

Le  dieu  de  l'infernal  empire. 
Calme-toi,  me  dit-il,  je  connois  ton  martyre. 
La  constance  a  «on  prix,  même  parmi  les  morts  : 
Cc(|neje  lis  jadis  pour  quelques  vains  accords, 
.le  l'accorde  en  ce  jour  à  ta  tendresse  extrême. 
Va  parmi  les  mortels,  pour  la  seconde  fois 

Témoigner  que  sur  Pluton  même 

lîn  si  tendre  amour  a  des  droits. 

C'est  ainsi,  cliarmante  Fanie, 
Que  mon  ardeur  pour  vous  m'empêcha  de  périr: 
Mais  quand  le  dieu  des  morts  veut  me  rendre  à  la  vie, 

N'allez  pas  me  faire  mourir. 


A  MADAME  LA  BARONNE  DE  'WARENS. 

5  mars  1739. 

Ma  très-chère  et  très-bonne  maman, 

Je  vous  envoie  ci-joint  le  brouillard  du  mé- 
moire que  vous  trouverez  après  celui  de  la  lettre 
à  M.  Arnauld.  Si  j'étois  capable  de  faire  un 
chef-d'œuvre,  ce  mémoire  à  mou  goûtseroitle 
mien,  non  qu'il  seit  travaillé  avec  beaucoup 
d'art,  mais  parce  qu'il  est  écrit  avec  les  senti- 
mens  qui  conviennent  à  un  homme  que  vous 
honorez  du  nom  de  fils.  Assurément  une  ridi- 
cule fierté  ne  me  conviendroit  guère  dans  l'état 
où  je  suis  :  mais  aussi  j'ai  toujours  cru  qu'on 
pouvoit  sans  arrogance,  et  cependant  sans  s'a- 
vilir, conserver  dans  la  mauvaise  fortune  et 
dans  les  supplications  une  certaine  dignité  plus 
propre  à  obtenir  des  grâces  d'un  honnête  homme 
que  les  plus  basses  lâchetés.  Au  reste,  je  sou- 
haite plus  que  je  n'espère  de  ce  mémoire,  à 
moins  que  votre  zèle  et  votre  habileté  ordi- 
naires ne  lui  donnent  un  puissant  véhicule  ;  car 
je  sais,  par  une  vieille  expérience,  que  tous  les 
hommes  n'entendent  et  ne  parlent  pas  le  même 
langage.  Je  plains  les  âmes  à  qui  le  mien  est  in- 
connu ;  il  y  a  une  maman  au  monde  qui,  à  leur 
place,  l'eutendroit  très-bien  ;  mais,  me  direz- 
vous,  pourquoi  ne  pas  parler  le  leur?  C'est  ce 
que  je  me  suis  assez  représenté.  Après  fout, 
pour  quatre  misérables  jours  de  vie,  vaut-il  la 
peine  de  se  faire  faquin? 

11  n'y  a  pas  tant  de  mal ,  cependant  ;  et  j'espère 
que  vous  trouverez,  parla  lecture  du  ménioire, 
que  je  n'ai  pas  fait  lerodomont  hors  de  propos, 
et  que  je  me  suis  raisonnablement  humanisé.  Je 
sais  bien.  Dieu  merci,  à  quoi  que,  sans  cela. 
Petit  auroit  couru  gfafiîl  risque  de  mourir  de 
faim  en  pareille  occasion.  Preuve  que  je  ne 


suis  pas  propre  à  ramper  indignement  dans  les 
malheurs  de  la  vie,  c'est  que  je  n'ai  jamais 
fait  le  rogue  ni  le  fendant  dans  la  prospérité: 
mais  qu'est-ce  que  je  vous  lanterne  là,  sans 
me  souvenir,  chère  maman,  que  je  parle  à  qui 
me  connoît  mieux  que  moi-même?  Bastel  un 
peu  d'effusion  de  cœur  dans  l'occasion  ne  nuit 
jamais  à  l'amitié. 

Le  mémoire  est  tout  dressé  sur  le  plan  que 
nous  avons  plus  d'une  fois  digéré  ensemble.  Je 
vois  le  tout  assez  lié,  et  propre  à  se  soutenir.  Il 
y  a  ce  maudit  voyage  de  Besançon,  dont,  pour 
mon  honneur,  j'ai  jugé  àpropos  de  déguiser  un 
peu  le  motif.  Voyage  éternel  et  malencontreux, 
s'il  en  fut  au  monde,  et  qui  s'est  déjà  présenté 
à  moi  bien  des  fois  et  sous  des  faces  bien  diffé- 
rentes. Ce  sont  des  images  où  ma  vanité  ne 
triomphe  pas.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  mis  à  cela 
un  emplâtre.  Dieu  sait  comment  I  En  tous  cas, 
si  l'on  vient  me  faire  subir  l'interrogatoire  aux 
Charmettes,  j'espère  bien  ne  pas  rester  court. 
Comme  vous  n'êtes  pas  au  fait  comme  moi,  il 
sera  bon,  en  présentant  le  mémoire,  de  glisser 
légèrement  sur  le  détail  des  circonstances , 
crainte  de  quipropos ,  à  moins  que  je  n'aie 
l'honneur  de  vous  voir  avant  ce  temps-là, 

A  propos  de  cela.  Depuis  que  vous  voilà  éta- 
blie en  ville,  ne  vous  prend-il  point  fantai- 
sie, ma  chère  maman,  d'entreprendre  un  jour 
quelque  petit  voyage  à  la  campagne?  Si  mon 
bon  génie  vous  l'inspire,  vous  m'obligerez  de 
me  faire  avertir  quelques  trois  ou  quatre  mois 
à^ l'avance,  afin  que  je  me  prépare  à  vous  re- 
cevoir, et  à  vous  faire  dûment  les  honneurs  do 
chez  moi. 

Je  prends  la  liberté  de  faire  ici  mes  hon- 
neurs à  M.  le  Cureu,  et  mes  amitiés  à  mon  frère. 
Ayez  la  bonté  de  dire  au  premier,  que  comme 
Proserpine  (  ah  !  la  belle  chose  que  de  placer  là 
Proserpine 1  ) 

Peste!  où  prend  mon  esprit  toutes  ces  gentillesses  ! 
comme  Proserpine  donc  passoit  autrefois  six 
mois  sur  la  terre  et  six  mois  aux  enfers,  il  faut 
de  même  qu'il  se  résolve  de  partager  son  temps 
entre  vous  et  moi  :  mais  aussi  les  enfers,  où  les 
mettrons-nous?  Placez-les  en  ville,  si  vous  le 
jugez  à  propos,  car  pour  ici,  ne  vous  déplaise, 
n'en  voli  pas  gés.  J'ai  l'honneur  d'être,  du  plus 
profond  de  mon  cœur,  ma  très-chère  et  très- 
bonne  maman,  etc. 


I 


ANNÉE  1740 


171) 


P.  S.  Je  m'aperçois  que  ma  lettre  vous  pour- 
ra servir  d'apologie,  quand  il  vous  arrivera 
d'en  écrire  quelqu'une  un  peu  longue  :  mais 
aussi  il  faudra  que  cesoitàquciquemaman  bien 
chère  et  bien  aimée,  sans  quoi  la  mienne  ne 
prouve  rien. 


A   LA   MÊME. 

charmettes,  18  mars  1739. 

Ma  très-chère  maman. 

J'ai  reçu  comme  je  le  devois  le  billet  que  vous 
m'écrivîtes  dimanche  dernier,  et  j'ai  convenu 
sincèrement  avec  moi-même  que,  puisque  vous 
trouviez  que  j'avois  tort,  il  falloit  que  je  l'eusse 
effectivement  ;  ainsi,  sans  chercher  à  chicaner, 
j'ai  fait  mes  excuses  de  bon  cœur  à  mon  frère  (*) , 
et  je  vous  fais  de  même  ici  les  miennes  très- 
humbles.  Je  vous  assure  aussi  que  j'ai  résolu  de 
tourner  toujours  du  bon  côté  les  corrections 
que  vous  jugerez  à  propos  de  me  faire,  sur 
quelque  ton  qu'il  vous  plaise  de  les  tourner. 

Vous  m'avez  fait  dire  qu'à  l'occasion  de  vos 
pâques  vous  voulez  bien  me  pardonner.  Je  n'ai 
garde  de  prendre  la  chose  au  pied  de  la  lettre, 
et  je  suis  sûr  que  quand  un  cœur  comme  le  vô- 
tre aautant  aimé  quelqu'un  que  je  me  souviens 
de  l'avoir  été  de  vous,  il  lui  est  impossible  d'en 
venir  jamais  à  un  tel  point  d'aigreur  qu'il  faille 
des  motifs  de  religion  pour  le  réconcilier.  Je  re- 
çois cela  comme  une  petite  mortification  que 
vous  m'imposez  en  me  pardonnant,  et  dont 
vous  savez  bien  qu'une  parfaite  connoissance 
de  vos  vrais  sentimens  adoucira  l'amertume. 

Je  vous  remercie,  ma  très-chère  maman,  de 
l'avis  que  vous  m'avez  faitdonnord'écrireàmon 
père.  Rendez-moi  cependant  la  justice  de  croire 
que  ce  n'est  ni  par  négligence,  ni  par  oublique 
j'avois  retardé  jusqu'à  présent.  Je  pensois  qu'il 
auroil  convenu  d'attendre  la  réponse  de  M.  l'ab- 
bé Arnauld,  afin  que  si  le  sujet  du  mémoire 
n'avoit  eu  nulle  apparence  de  réussir,  comme 
il  est  à  craindre,  je  lui  eusse  passé  sous  silence 
ce  projet  évanoui.  Cependant  vous  m'avez  fait 
faire  réflexion  que  mon  délai  étoit  appuyé  sur 
une  raison  trop  frivole,  et,  pour  réparer  la 
chose  le  plus  tôt  qu'il  est  possible,  je  vous  en- 

(•)  C'est  ce  Vintzenricd,  perruquier,  qui  prit  le  nom  «le 
Courtilles  et  supplanta  Rousseau.  M.  I'. 


voie  ma  lettre,  que  je  vous  prie  de  prendre  la 
peine  de  lire,  de  fermer,  et  de  faire  partir  si  vous 
lejugez  à  propos. 

Il  n'est  pas  nécessaire,  je  crois,  de  vous  as- 
surer que  je  languis  depuis  long-temps  dans 
l'impatience  de  vous  revoir.  Songez,  ma  très- 
chère  maman,  qu'il  y  a  un  mois,  et  peut-être 
au-delà,  que  je  suis  privé  de  ce  bonheur.  Je 
suis  du  plus  profond  de  mon  cœur,  et  avec 
les  sentimens  du  fils  le  plus  tendre,  etc. 


M.    DEYBENS. 

Uars  ou  avril  1740. 

Madame  de  Warens  m'a  fait  l'honneur  de 
me  communiquer  la  réponse  que  vous  avez  pris 
la  peine  de  lui  faire,  et  celle  que  vous  avez  re- 
çue de  M.  de  Mably  à  mon  sujet.  J'ai  admiré, 
avec  une  vive  reconnoissance,  les  marques  de 
cet  empressement  de  votre  part  à  faire  du  bien, 
qui  caractérise  les  cœurs  vraiment  généreux  ; 
ma  sensibilité  n'a  pas  sans  doute  de  quoi  mé- 
riter beaucoup  votre  attention,  mais  vous  vou- 
drez du  moins  bien  permettre  à  mon  zèle  do 
vous  assurer  que  vous  ne  sauriez,  monsieur, 
porter  vos  bontés  à  mon  égard  au-delà  de  ma 
reconnoissance,  et  je  vous  en  dois  beaucoup, 
monsieur,  pour  le  bien  que  l'excès  de  votre 
indulgence  vous  a  fait  avancer  en  ma  faveur. 
11  est  vrai  que  j'ai  tâché  do  répondre  aux  soins 
que  madame  de  Warens,  ma  très-chère  ma-^ 
nian,  a  bien  voulu  prendre  pour  me  pousser 
dans  les  belles  connoissances;  mais  les  prin- 
cipes dont  je  fais  profession  m'ont  souvent  fait 
négliger  la  culture  des  talens  de  l'esprit  en  fa- 
veur de  celle  des  sentimens  du  cœur,  et  j'ai 
bien  plus  ambitionné  de  penser  juste  que  de 
savoir  beaucoup.  Je  ferai  cependant,  monsieur, 
même  à  cet  égard,  les  plus  puissans  efforts 
pour  soutenir  l'opinion  avantageuse  que  vous 
avez  voulu  donner  de  moi  ;  et  c'est  en  ce  sens 
que  je  regarde  tout  le  bien  que  vous  avez  dit 
comme  une  exhortation  polie  de  remplir  de 
mon  mieux  l'engagement  honorable  que  vous 
avez  daigné  contracter  en  mon  nom. 

M.  de  Mably  demande  les  conditions  sous 
lesquelles  je  pourrai  me  charger  de  l'éducation 
de  ses  fils  :  permettez-moi,  monsieur,  de  vous 
roppeler,  à  cet  égard,  ce  que  j'ai  eu  l'honneur 


180  CORRESPONDANCE. 

de  vous  dire  de  vive  voix.  Je  suis  peu  sensible 
à  l'intérêt,  mais  je  le  suis  beaucoup  aux  atten- 
tions :  un  honnête  homme,  maltraité  de  la  for- 
tune, et  qui  se  fait  un  amour  de  ses  devoirs, 
peut  raisonnablement  l'espérer,  et  je  me  tien- 
drai toujours  dédommage  selon  mon  goût  quand 
on  voudra  suppléer  par  des  égards  à  la  médio- 
crité des  appoinlcmens.  Cependant,  monsieur, 
comme  le  désintéressement  ne  doit  pas  être  im- 
prudent, vous  sentez  qu'un  homme  qui  veut 
s'appliquer  à  l'éducation  des  jeunes  gens  avec 
tout  le  goût  et  toute  l'attention  nécessaires, 
pour  avoir  lieu  d'espérer  un  heureux  succès, 
ne  doit  pas  être  distrait  par  l'inquiétude  des 
besoins.  Généralement  il  seroit  ridicule  dépen- 
ser qu'un  homme  dont  le  cœur  est  flétri  par  la 
misère  ou  par  des  traitemens  très-durs, 
puisse  inspirer  à  ses  élèves  des  sentimens  de 
noblesse  et  de  générosité.  C'est  l'intérêt  des 
pères  que  les  précepteurs  ou  les  gouverneurs  de 
leurs  enfans  ne  soient  pas  dans  une  pareille  si- 
tuation :  et,  de  leur  part,  les  enfans  n'auroient 
garde  de  respecter  un  maître  que  son  mauvais 
équipage  ou  une  vile  sujétion  rendroient  mé- 
prisable à  leurs  yeux.  Pardon,  monsieur;  les 
longueurs  de  mes  détails  vont  jusqu'à  l'indis- 
crétion. Mais  comme  je  m.e  propose  de  rem- 
plir mes  devoirs  avec  toute  l'attention,  tout  le 
zèle  et  toute  la  probité  dont  je  suis  capable, 
j'ai  droit  d'espérer  aussi  qu'on  ne  me  refusera 
pas  un  peu  de  considération  et  une  honnête  li- 
berté, comme  je  souhaite  aussi  qu'on  m'en  ac- 
corde les  privilèges.  Quant  à  l'appointement, 
je  vous  supplie,  monsieur,  de  vouloir  régler 
cela  vous-même,  et  je  vous  proteste  d'avance 
que  je  m'en  tiendrai  avec  joie  à  tout  ce  que  vous 
aurez  conclu.  Si  vous  ne  levoulez  point,  je  m'en 
rapporterai  volontiers  à  M.  de  Mably  lui-même; 
et  je  n'ai  point  de  répugnance  à  me  laisser 
éprouver  pendant  quelque  temps.  M.  de  Mabiy 
pourra  même,  s'il  le  juge  à  propos,  renvoyer 
le  discours  de  cet  article,  jusqu'à  ce  que  j'aie 
l'honneur  d'être  assez  connu  de  lui  pour  être 
assuré  que  ses  bontés  ne  seront  pas  mal  em- 
ployées ;  ce  qui  me  fait  quelque  peine,  c'est  que 
le  nombre  des  élèves  pourroil  nuire.  Il  seroit  à 
souhaiter  que  je  ne  fusse  pas  contraint  de  par- 
tager mes  soins  entre  un  si  grand  nombre  d'é- 
lèves ;  l'homme  le  plus  attentif  a  peine  à  en 
suivre  un  seul  dans  tous  les  détails  où  i!  importe 


d'entrer,  pour  s'assurer  d'une  belle  éducalion  : 
j'admire  l'heureuse  facilité  de  ceux  qui  peuvent 
en  former  beaucoup  plus  à  la  fois,  sans  oser 
m'en  promettre  autant  de  ma  part.  Ce  qu'il  y  a 
de  certain,  c'est  que  je  n'épargnerai  rien  pour 
y  réussir.  A  l'égard  de  l'aîné,  puisqu'on  lui 
connoît  déjà  de  si  favorables  dispositions,  j'ose 
me  flatter  d'avance  qu'il  ne  sortira  point  de 
mes  mains  sans  m'égaler  en  sentimens  et  me 
surpasser  en  lumières.  Ce  n'est  pas  beaucoup 
promettre  ;  mais  je  ne  puis  mesurer  mes  enga- 
gemens  qu'à  mes  forces;  le  surplus  dépendra 
de  lui. 

Il  est  temps  de  cesser  de  vous  fatiguer.  Dai- 
gnez, monsieur,  continuer  de  m'honorer  de 
vos  bontés,  et  agréer  le  profond  respect  avec 
lequel  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


A  MADAME  LA  BARONNE  DE  WARENS. 

Lyon,  T' mai  «740. 

Madame  ma  très-chère  maman, 
Me  voici  enfin  arrivé  chez  M.  de  Mably;  je 
ne  vous  dirai  point  encore  précisément  quelle 
y  sera  ma  situation,  mais  ce  qu'il  m'en  paroit 
déjà  n'a  rien  de  rebutant.  M.  de  Mably  est  un 
très-honnête  homme  à  qui  un  grand  usage  du 
monde,  de  la  cour  et  des  plaisirs,  ont  appris  à 
philosopher  de  bonne  heure,  et  qui  n'a  pas  été 
fâché  de  me  trouver  des  sentimens  assez  con- 
cordans  aux  siens.  Jusqu'ici  je  n'ai  qu'à  me 
louer  des  égards  qu'il  m'a  témoignés,  il  entend 
que  j'en  agisse  chez  lui  sans  façon,  et  que  je  no 
sois  gêné  en  rien.  Vous  devez  juger  qu'étant 
ainsi  livré  à  ma  discrétion,  je  m'en  accorderai 
en  efl'et  d'autant  moins  de  libertés;  les  bonnes 
manières  peuvent  tout  sur  moi  ;  et  si  M.  de 
Mably  ne  se  dément  point,  il  peut  être  assuré 
que  mon  cœur  lui  sera  sincèrement  attaché  : 
mais  vous  m'avez  appris  à  ne  pas  courir  à  l'ex- 
trême sur  de  premières  apparences,  et  à  ne 
jamais  compter  plus  qu'il  ne  faut  sur  ce  qui  dé- 
pend de  la  fantaisie  des  hommes. 

Savoir,  à  présent,  comment  on  pense  sur  mon 
compte,  c'est  ce  qui  n'est  pas  entièrement  à 
mon  pouvoir.  Ma  timidité  ordinaire  m'a  fait 
jouer  le  premier  jour  un  assez  sot  personnage; 
et  si  M.  de  Mably  avoit  été  Savoyard,  il  auroit 
porté  là-dessus  son  redoutable  jugement,  sans 


ANNÉE  1741. 


181 


espérance  d'appol.  Je  ne  sais  si  au  travers  de 
cet  air  embarrassé  il  a  démêlé  en  moi  quelque 
chose  de  bon  ;  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  ses 
manières  polies  et  engageantes  m'ont  entière- 
ment rassuré,  et  qu'il  ne  tient  plus  qu'à  moi  de 
me  montrer  à  lui  tel  que  je  suis.  Il  écrit  au  R.  P. 
de  la  Coste,  qui  ne  manqueia  point  de  vous 
communiquer  sa  lettre  :  vous  pourrez  juger  là- 
dessus  de  ce  qu'il  pense  sur  mon  compte. 

J'ose  vous  prier,  ma  très-chère  maman,  de 
vouloir  bien  faire  agréer  mes  très- humbles 
respects  aux  RR.  PP.  jésuites.  Quant  à  mon 
petit  élève,  on  nesauroiilui  refuser  d'être  très- 
aimable  ,  mais  je  ne  saurois  encore  vous  dire 
s'il  aura  lecœurégalement  bon,  parce  que  sou- 
vent ce  qui  paroît  à  cet  âge  des  signes  de  mé- 
chanceté n'en  sont  en  effet  que  de  vivacité  et 
d'étourderie.  J'ai  rempli  ma  lettre  de  minuties; 
mais  daignez,  ma  très-chère  maman,  m'éclair- 
cir  au  plus  tôt  de  ce  qui  m'est  uniquement  im- 
portant ,  je  veux  dire  de  votre  santé  et  de  la 
prospérité  de  vos  affaires.  Que  font  les  Char- 
mettes,  les  Kiki,  et  tout  ce  qui  m'intéresse  tant  ? 
Mon  adresse  est  chez  M.  de  Mably,  prévôt-gé- 
néral du  Lyonnois,  rue  Saint-Dominique. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  une  vive  rêcon- 
noissance  et  un  profond  respect,  madame, 
votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur 
et  6Is. 


A  MADEMOISELLE. 


r) 


,r/4«. 


Je  me  suis  exposé  au  danger  de  vous  revoir, 
et  votre  vue  a  trop  justifié  mes  craintes,  en 

(*)  Voici  une  lettre  d'amour,  et  telle  que  peut  l'inspirer  la 
passion  la  plus  violente,  et  le  lecteur  doit  être  vivement  curieux 
de  savoir  à  qui  elle  peut  avoir  été  adressée.  La  place  qu'elle 
occupe  dans  toutes  les  précédentes  éditions  l'a  fait  rapporter 
à  l'année  1755  ;  or  les  Confessions  de  Rousseau  ne  nous  don- 
nent l'idée  d'aucune  jeune  personne,  qui  vers  cette  époque 
ait  fait  une  aussi  vive  impression  sur  son  cœur  ;  et  certes  il 
n'eût  pas  manqué  d'en  dire  au  moins  quelque  chose.  Mais  voici 
«le  quoi  lixer  à  cet  éfiard  l'opinion  du  lecteur. 

Au  livre  IV  de  ses  Confessions  (tome  I,  page  88),  qui  se 
rapporte  à  l'année  1732,  Rousseau  nous  apprend  qu'il  a  fait 
k  Lyon,  au  couvent  des  chazottes,  la  connoissance,  entre  antres) 
pensionnaires,  d'une  demoiselle  Serre,  à  laquelle  il  ne  fit  pas 
alors  une  grande  attention,  mais  dont  il  se  passionna  huit 
ou  neuf  ans  après,  et  avec  raison. 

An  livre  vu  (tome  1,  page  444).  à  l'occasion  d'un  nouveau 
vova^  à  Lyon,  il  reparle  de  mademoiselle  Serre.  «  A  ce 
«  voyage,  dit-il,  je  la  vis  davantage  ;  mon  ctcur  se  prit  et  très    ' 


rouvrant  toutes  les  plaies  de  mon  cœur.  J'ai 
achevé  de  perdre  auprès  de  vous  le  peu  de 
raison  qui  me  restoit ,  et  je  sens  que,  dans  l'é- 
tat où  vous  m'avez  réduit,  je  ne  suis  plus  bon  à 
rien  qu'à  vous  adorer.  Mon  mal  est  d'autant 
plus  triste,  que  je  n'ai  ni  l'espérance  ni  la  vo- 
lonté d'en  guérir,  et  qu'au  risque  de  tout  ce 
qu'il  peut  en  arriver,  il  faut  vous  aimer  éter- 
nellement. Je  comprends,  mademoiselle,  qu'il 
n'y  a  de  votre  part  à  espérer  aucun  retour  ;  je 
suis  un  jeune  homme  sans  fortune  ;  je  n'ai  qu'un 
cœur  à  vous  offrir,  et  ce  cœur,  tout  plein  do 
feu ,  de  sentimens  et  de  délicatesse  qu'il  puisse 
être ,  n'est  pas  sans  doute  un  présent  digne 
d'être  reçu  de  vous.  Je  sens  cependant,  dans  un 
fonds  inépuisable  de  tendresse,  dans  un  carac- 
tère toujours  vif  et  toujours  constant,  des  res- 
sources pour  le  bonheur,  qui  devroient,  auprès 
d'une  maîtresse  un  peu  seosible,  être  comptées 
pour  quelque  chose  en  dédommagement  des 
biens  et  de  la  figure  qui  me  manquent.  Mais 
quoi  !  vous  m'avez  traité  avec  une  dureté  in- 
croyable, et  s'il  vous  est  arrivé  d'avoir  pour  moi 
quelque  espèce  de  complaisance,  vous  me  l'avez 
ensuite  fait  acheter  si  cher,  que  je  jurerois 
bien  que  vous  n'avez  eu  d'autres  vues  que  de 
me  tourmenter.  Tout  cela  me  désespère  sans 
m'élonner,  et  je  trouve  assez  dans  tous  mes  dé- 
fauts de  quoi  justifier  votre  insensibilité  pour 
moi  :  mais  ne  croyez  pas  que  je  vous  taxe  d'être 
insensible  en  effet.  Non,  votre  cœur  n'est  pas 
moins  fait  pour  l'amour  que  votre  visage.  Mon 
désespoir  est  que  ce  n'est  pas  moi  qui  devois 
le  toucher.  Je  sais  de  science  certaine  que  vous 
avez  eu  des  liaisons ,  je  sais  même  le  nom  de 
cet  heureux  mortel  qui  trouva  l'art  de  se  faire 
écouter  ;  et,  pour  vous  donner  une  idée  de  ma 
façon  de  penser,  c'est  que,  l'ayant  appris  par 


•  vivement.  •  Or  tout  autorise  à  penser  que  c'est  à  celte  jeune 
personne  qu'a  été  écrite  dans  Lyon  même  et  adressée  la  lettre 
dont  il  s'agit.  Le  contenu  se  rapporte  parfaitement  à  ce  que 
Rousseau  dit  d'elle-même  dans  ses  Confessions,  et  il  n'y  a  pas 
même  lieu  d'en  douter,  puisqu'il  existe  réellement  à  Lyon  une 
rue  Genti,  indiquée  à  la  lin  de  la  lettre  comme  celle  où  Rous- 
seau logeoit  alors.  Or  dans  ce  même  cas,  ce  ne  seroitpas  en173j 
que  la  lettre  auroit  été  écrite,  mais  au  moins  six  ans  plus  tard, 
vers  1741.  Dès  lors  aussi  il  faudroit  croire  que  ce  n'est  pas  huit 
ou  neuf  ans  après  avoir  connu  mademoiselle  Serre  qu'il  s'est 
passionné  pour  elle,  mais  seulement  cinq  ou  six  ans  après  celle 
connoissance  faite,  erreur  facile  à  supposer.  G.  P. 

L'authenticité  de  cette  lettre  ne  peut  être  mise  en  doute; 
l'original,  écrit  eu  entier  de  la  main  de  Rousseau,  a  été  déposé 
à  la  bibliothèque  de  Neufchàtcl. 


182 


CORRESPONDANCE. 


hasard,  sans  le  chercher,  mon  respect  pour 
vous  ne  me  permettra  jamais  de  vouloir  savoir 
autre  chose  de  votre  conduite  que  ce  qu'il  vous 
plaira  de  m'en  apprendre  vous-même.  En  un 
mot,  si  je  vous  ai  dit  que  vous  ne  seriez  jamais 
religieuse ,  c'est  que  je  connoissois  que  vous 
n'étiez  en  aucun  sens  faite  pour  l'être;  et  si, 
comme  amant  passionné,  je  regarde  avec  hor- 
reur celte  pernicieuse  résolution,  comme  ami 
sincère  et  comme  honnête  homme,  je  ne  vous 
conseillerai  jamais  de  prêter  votre  consente- 
ment aux  vues  qu'on  a  sur  vous  à  cet  égard  ; 
parce  qu'ayant  certainement  une  vocation  tout 
opposée,  vous  ne  feriez  que  vous  préparer  des 
regrets  superflus  et  de  longs  repentirs.  Je 
vous  le  dis,  comme  je  le  pense  au  fond  de  mon 
âme  et  sans  écouter  mes  propres  intérêts.  Si 
je  pensois  autrement ,  je  vous  le  dirois  de 
même  ;  et,  voyant  que  je  ne  puis  être  heureux 
personnellement,  je  trouverois  du  moins  mon 
bonheur  dans  le  vôtre.  J'ose  vous  assurer  que 
vous  me  trouverez  en  tout  la  même  droiture  et 
la  même  délicatesse;  et,  quelque  tendre  et 
quelque  passionné  que  je  sois,  j'ose  vous  assu- 
rer que  je  fais  profession  d'être  encore  plus 
honnête  homme.  Hélas  I  si  vous  vouliez  m'écou- 
ter,  j'ose  dire  que  je  vous  ferois  connoître  la 
véritable  félicité  ;  personne  ne  sauroit  mieux  la 
sentir  que  moi,  et  j'ose  croire  que  personne  ne 
la  sauroit  mieux  faire  éprouver.  Dieux  1  si  j'a- 
vois  pu  parvenir  à  cette  charmante  possession, 
j'en  serois  mort  assurément;  et  comment  trou- 
ver assez  de  ressources  dans  l'âme  pour  résis- 
ter à  ce  torrent  de  plaisirs?  Mais  si  l'amour 
avoit  fait  un  miracle  et  qu'il  m'eût  conservé  la 
vie,  quelque  ardeur  qui  soit  dans  mon  cœur, 
je  sens  qu'il  l'auroit  encore  redoublée  :  et,  pour 
m'cmpêcher  d'expirer  au  milieu  de  mon  bon- 
heur, il  auroit  à  chaque  instant  porté  de  nou- 
veaux feux  dans  mon  sang  :  cette  seule  pensée 
le  fait  bouillonner;  je  ne  puis  résister  aux  piè- 
ges d'une  chimère  séduisante  ;  votre  charmante 
image  me  suit  partout  ;  je  ne  puis  m'en  défaire 
même  en  m'y  livrant  ;  elle  me  poursuit  jusqucs 
pendant  mon  sommeil,  elle  agite  mon  cœur  et 
mes  esprits;  elle  consume  mon  tempérament, 
et  je  sens,  en  un  mot ,  que  vous  me  tuez  malgré 
vous-même,  et  que,  quelque  cruauté  que  vous 
ayez  pour  moi,  mon  sort  est  de  mourir  d'amour 
pour  vous.  Soit  cruauté  réelle,  soit  bonté  ima- 


ginaire, le  sort  de  mon  amour  est  toujours  de 
me  faire  mourir.  Mais, hélas  I  en  me  plaignant 
de  mes  tourmens  je  m'en  prépare  de  nouveaux; 
je  ne  puis  penser  à  mon  amour  sans  que  mon 
cœur  et  mon  imagination  s'échauffent,  et  quel- 
que résolution  que  je  fasse  de  vous  obéir  en 
commençant  mes  lettres,  je  me  sens  ensuite 
emporté  au-delà  de  ce  que  vous  exigez  do 
moi.  Âuriez-vous  la  dureté  de  m'en  punir?  Le 
Ciel  pardonne  les  fautes  involontaires  ;  ne  soyez 
pas  plus  sévère  que  lui ,  et  comptez  pour  quel- 
que chose  l'excès  d'un  penchant  invincible, 
qui  me  conduit  malgré  moi  bien  plus  loin  que 
je  ne  veux,  si  loin  même  que,  s'il  étoit  en  mon 
pouvoir  de  posséder  une  minute  mon  adorable 
reine,  sous  la  condition  d'être  pendu  un  quart 
d'heure  après,  j'accepterois  cette  offre  avec 
plus  de  joie  que  celle  du  trône  de  l'univers. 
Après  cela,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire;  il 
faudroit  que  vous  fussiez  un  monstre  de  bar- 
barie pour  me  refuser  au  moins  un  peu  de 
pitié. 

L'ambition  ni  la  fumée  ne  touchent  point  un 
cœur  comme  le  mien  ;  j 'a vois  résolu  de  passer 
le  reste  de  mes  jours  en  philosophe ,  dans  une 
retraite  qui  s'offroit  à  moi;  vous  avez  détruit 
tous  ces  beaux  projets;  j'ai  senti  qu'il  m'étoit 
impossible  de  vivre  éloigné  de  vous,  et,  pour 
me  procurer  les  moyens  de  m'en  rapprocher, 
je  tente  un  voyage  et  des  projets  que  mon  mal- 
heur ordinaire  empêchera  sans  doute  de  réus- 
sir. Mais  puisque  je  suis  destiné  à  me  bercer  de 
chimères,  il  faut  du  moins  me  livrer  aux  plus 
agréables,  c'est-à-dire  à  celles  qui  vous  ont 
pour  objet  :  daignez,  mademoiselle,  donner 
quelque  marque  de  bonté  à  un  amant  passionné, 
qui  n'a  commis  d'autre  crime  envers  vous  que 
de  vous  trouver  trop  aimable  ;  donnez-moi  une 
adresse,  et  permettez  que  je  vous  en  donne  une 
pour  les  lettres  que  j'aurai  l'honneur  de  vous 
écrire  et  pour  les  réponses  que  vous  voudrez 
bien  me  faire  ;  en  un  mot ,  laissez-moi  par  pi^- 
tié  quelque  rayon  d'espérance,  quand  ce  no 
seroit  que  pour  calmer  les  folies  dont  je  suis 
capable. 

Ne  me  condamnez  plus  pendant  mon  séjour 
ici  à  vous  voir  si  rarement;  je  n'y  saurois  te- 
nir; accordez-moi  du  moins,  dans  les  inter- 
valles, la  consolation  de  vous  écrire  et  de  rece- 
voir de  vos  nouvelles;  autrement,  je  viendrai 


ANNÉl-:  17  ii. 


483 


plus  souvent,  au  risque  de  tout  ce  qui  en  pourra 
arriver.  Je  suis  logé  chez  la  veuve  Petit,  en  rue 
Genti,  h  l'Épée  royale. 


A  MADAME  DE   SOURGEL 


17*1. 


Je  suis  fâché,  madame,  d'ôtre  obligé  de  re- 
lever les  irrégularités  de  la  lettre  que  vous 
avez  écrite  à  M.  Favre  (")  à  l'égard  de  madame 
la  baronne  de  Warens.  Quoique  j'eusse  prévu 
à  peu  près  les  suites  de  sa  facilité  à  votre  égard, 
je  n'avois  point  à  la  vérité  soupçonné  que  les 
choses  en  vinssent  au  point  où  vous  les  avez 
amenées,  par  une  conduite  qui  ne  prévient  pas 
en  faveur  de  votre  caractère.  Vous  avez  très- 
raison,  madame,  de  dire  qu'il  a  été  mal  à  ma- 
dame de  Warens  d'en  agir  comme  elle  a  fait 
avec  vous  et  M.  votre  époux.  Si  son  procédé 
fait  honneur  à  son  cœur,  il  est  sur  qu'il  n'est 
pas  également  digne  de  ses  lumières,  puisque 
avec  beaucoup  moins  de  pénétration  et  d'usage 
du  monde  je  ne  laissai  pas  de  percer  mieux 
qu'elle  dans  l'avenir,  et  de  lui  prédire  assez 
juste  une  partie  du  retour  dont  vous  payez  son 
amitié  et  ses  bons  offices.  Vous  le  sentîtes  par- 
faitement, madame  ;  et,  si  je  m'en  souviens  bien, 
la  crainte  que  mes  conseils  ne  fussent  écoutés 
vous  engagea,  aussi  bien  que  mademoiselle 
votre  fille,  à  faire  à  mon  égard  certaines  dé- 
marches un  peu  rampantes,  qui,  dans  un  cœur 
comme  le  mien,  n'étoient  guère  propres  à 
jeter  de  meilleurs  préjugés  que  ceux  que  j'a- 
vois conçus;  à  l'occasion  de  quoi  vous  rappelez 
fort  noblement  le  présent  que  vous  voulûtes  me 
faire  de  ce  précieux  justaucorps,  qui  lient,  aussi 
bien  que  moi,  une  place  si  honorable  dans  vo- 
tre lettre.  Mais  j'aurai  l'honneur  de  vous  dire, 
modame,  avec  tout  le  respect  que  je  vous  dois, 
que  je  n'ai  jamais  songé  à  recevoir  votre  pré- 
sent, dans  quelque  état  d'abaissement  qu'il  ait 
plu  à  la  fortune  de  me  placer.  J'y  regarde  de 

(*}  n  est  probable  que  cette  lettre  fut  écrite  en  4741,  peu  <lc 
temps  après  leretour(leJ.-J«àChanibéri;  uiadame  deSuurgel, 
qui  chaDgeoit  de  nom  suivant  les  circonstances,  étoit  nue 
avenlurière.  M.  P. 

(•*)M.  Favre  étoit  oncle  de  M.  de  Conzié;  madame  de 
Sourgel  vouloit  brouiller  ce  dernier  avec  madame  de  Warens, 
c'est  dans  ce  but  qu'elle  avoil  écrit  contre  elle  à  M.  Favre.  M.  P. 


plus  près  que  cela  dans  le  choix  de  mes  bien- 
faiteurs. J'aurois,  en  vérité,  belle  matière  à 
railler,  en  faisant  la  description  de  ce  superbe 
habit  retourné,  rempli  de  graisse,  en  tel  étal, 
en  un  mot,  qtie  toute  ma  modestie  auroit  eu 
bien  de  la  peine  d'obtenir  de  moi  d'en  porter 
un  semblable.  Je  suis  en  pouvoir  de  prouver 
ce  que  j'avance,  de  manifester  ce  trophée  de 
votre  générosité  ;  il  est  encore  en  existence  dans 
le  môme  garde-meuble  qui  renferme  tous  ces 
précieux  effets  dont  vous  faites  un  si  pompeux 
étalage.  Heureusement  madame  la  baronne  eut 
la  judicieuse  précaution ,  sans  présumer  ce- 
pendant que  ce  soin  pût  devenir  utile,  de  faire 
ainsi  enfermer  le  tout  sans  y  toucher,  avec 
toutes  les  attentions  nécessaires  en  pareil  cas. 
Je  crois,  madame,  que  l'inventaire  de  tous  ces 
débris,  comparé  avec  votre  magnifique  cata- 
logue, ne  laissera  pas  que  de  donner  lieu  à  un 
fort  joli  contraste,  surtout  la  belle  cave  à  tabac. 
Pour  les  flambeaux,  vous  les  aviez  destinés  a 
M.  Perrin,  vicaire  de  police,  dont  votre  situa- 
tion en  ce  pays-ci  vous  avoit  rendu  la  protection 
indispensablement  nécessaire.  Mais,  les  ayant 
refusés,  ils  sont  ici  tout  prêts  aussi  à  faire  un 
des  ornemens  de  votre  triomphe. 

Je  ne  saurois,  madame,  continuer  sur  le  ton 
plaisant.  Je  suis  véritablement  indigné,  cl  je 
crois  qu'il  seroit  impossible  à  tout  honnête 
homme,  à  ma  place,  d'éviter  de  l'être  autant. 
Rentrez,  madame,  en  vous  même  :  rappelez- 
vous  les  circonstances  déplorables  où  vous  vous 
êtes  trouvés  ici,  vous,  monsieur  votre  époux, 
et  toute  votre  famille  :  sans  argent,  sans  amis, 
sans  connoissances,  sans  ressources;  qu'eus- 
siez-vous  fait  sans  l'assistance  de  madame  do 
Warens?  Ma  foi,  madame,  je  vous  le  dis  fran- 
chement, vous  auriez  jeté  un  fort  vilain  coton. 
Il  y  avoit  long-temps  que  vous  en  étiez  plus 
loin  qu'à  votre  dernière  pièce;  le  nom  que  vous 
aviez  jugé  à  propos  de  prendre,  et  le  coup 
d'œil  sous  lequel  vous  vous  montriez,  n'avoient 
garde  d'exciter  les  senlimens  en  votre  faveur, 
et  vous  n'aviez  pas,  que  je  sache,  de  grands  té- 
moignages avantageux  qui  parlassent  de  votre 
rang  et  de  votre  mérite.  Cependant  ma  bonne 
marraine,  pleine  de  compassion  pour  vos  maux 
et  pour  votre  misère  actuelle  (pardonnez-moi 
ce  mot,  madame),  n'hésita  point  à  vous  secou- 
rir; et  la  manière  prompte  ei  hasardée  dont 


184 


CORRESPONDANCE. 


elle  le  fil  prouvoit  assez,  je  crois,  que  son  cœur 
éloit  bien  éloifïné  des  senlimens  pleins  de  bas- 
sesse et  d'indignités  que  vous  ne  rougissez 
point  de  lui  attribuer.  Il  y  paroît  aujourd'hui, 
et  même  ce  soin  mystérieux  de  vous  cacher  en 
est  encore  une  preuve,  qui  véritablement  ne 
dépose  guère  avantageusement  pour  vous. 

Mais,  madame,  que  sert  de  tergiverser?  Le 
fait  môme  est  votre  juge.  Il  est  clair  comme  le 
soleil  que  vous  cherchez  à  noircir  bassement 
une  dame  qui  s'est  sacrifiée  sans  ménagement 
pour  vous  tirer  d'embarras.  L'intérêt  de  quel- 
ques pistoles  vous  porte  à  payer  d'une  noire 
ingratitude  un  des  bienfaits  les  plus  importans 
que  vous  pussiez  recevoir  ;  et  quand  toutes  vos 
calomnies  seroient  aussi  vraies  qu'elles  sont 
fausses,  il  n'y  a  point  cependant  de  cœur  bien 
fait  qui  ne  rejetât  avec  horreur  les  détours 
d'une  conduite  aussi  messéante  que  la  vôtre. 

Mais,  grâces  à  Dieu,  il  n'est  pas  à  craindre 
que  vos  discours  fassent  de  mauvaises  impres- 
sions sur  ceux  qui  ont  l'honneur  de  connoître 
madame  la  baronne,  ma  marraine;  son  carac- 
tère et  ses  sentimens  se  sont  jusqu'ici  soutenus 
avec  assez  de  dignité  pour  n'avoir  pas  beaucoup 
à  redouter  des  traits  de  la  calomnie;  et  sans 
doute,  si  jamais  rien  n'a  été  opposé  à  son  goût, 
c'est  l'avarice  et  le  vil  intérêt.  Ces  vices  sont 
bons  pour  ceux  qui  n'osent  se  montrer  au  grand 
jour;  mais,  pour  elle,  ses  démarches  se  font  à 
la  face  du  ciel  ;  et,  comme  elle  n'a  rien  à  cacher 
dans  sa  conduite,  elle  ne  craint  rien  des  discours 
de  ses  ennemis.  Au  reste,  madame,  vous  avez 
inséré  dans  votre  lettre  certains  termes  gros- 
siers, au  sujet  d'un  collier  de  grenats,  très-in- 
dignes d'une  personne  qui  se  dit  de  condition, 
à  l'égard  d'une  autre  qui  l'est  de  même,  et  à 
qui  elle  a  obligation.  On  peut  les  pardonner  au 
chagrin  que  vous  avez  de  lâcher  quelques  pis- 
toles, et  d'être  privée  de  votre  cher  argent;  et 
c'est  le  parti  que  prendra  madame  de  Warens, 
on  redressant  cependant  la  fausseté  de  votre 
exposé. 

Quant  à  moi,  madame,  quoique  vous  affec- 
tiez de  parler  de  moi  sur  un  ton  équivoque, 
j'aurai,  s'il  vous  plaît,  l'honneur  de  vous  dire 
que,  quoique  je  n'aie  pas  celui  d'être  connu  de 
vous,  je  ne  laisse  pas  de  l'être  de  grand  nom- 
bre de  personnes  de  mérite  et  de  distinction, 
qui  toutes  savent  que  j'ai  l'honneur  d'être  le 


filleul  de  madame  la  baronne  de  Warens,  qui 
a  eu  la  bonté  de  m'élever  et  de  m'inspirer  des 
sentimens  de  droiture  et  de  probité  dignes 
d'elle.  Je  tâcherai  de  les  conserver  pour  lui  en 
rendre  bon  compte ,  tant  qu'il  me  restera  un 
souffle  de  vie  :  et  je  suis  fort  trompé  si  tous  les 
exemples  de  dureté  et  d'ingratitude  qui  me 
tomberont  sous  les  yeux  ne  sont  pour  moi  au- 
tant de  bonnes  leçons  qui  m'apprendront  à  les 
éviter  avec  horreur. 
J'ai  l'honneur  d'être  avec  respect,  etc. 


A  M. 


Ecrite  à  l'occasion  de  la  critique  que  l'abbé  Desfontaines  avoit 
faite  de  sa  Dissertation  sur  la  musique  moderne  {*), 

Février,  1743. 

Je  me  disposois,  monsieur,  à  vous  envoyer 
un  extrait  de  mon  ouvrage;  mais  j'en  ai  trouvé 
un  dans  les  Observations  sur  lesécritsmodernes, 
qui  me  dispensera  de  ce  soin,  et  auquel  vos  lec- 
teurs pourront  recourir.  M.  L.  D.  (  l'abbé  Des- 
fontaines )  dit  que  cet  extrait  est  d'un  de  ses 
amis  très-versé  dans  la  musique.  Il  est  en  effet 
écrit  en  homme  du  métier  :  je  suis  fâché  seu- 
lement que  l'auteur  n'ait  pas  partout  saisi  ma 
pensée,  ni  même  entendu  mon  ouvrage,  d'au- 
tant plus  que  j'avois  tâché  d'y  mettre  toute  la 
clarté  dont  mon  sujet  étoit  susceptible.  L'ob- 
servateur dit,  par  exemple,  que  dans  mon  sys- 
tème les  notes  changent  de  nom  selon  les  occa- 
sions :  il  me  le  fait  dire  à  moi-même  :  cependant 
rien  n'est  moins  vrai ,  puisque  les  mêmes  notes 
y  portent  toujours  invariablement  les  mêmes 
noms  :  ^  est  toujours  ut,  2  toujours  re ,  etc.  11 
a  encore  mal  entendu  les  changemens  de  ton  ; 
et  faute  d'avoir  consulté  les  exemples  que  j'ai 
mis  dans  mon  ouvrage ,  il  a  confondu  la  pre- 
mière note  du  chant  qui  suit  le  changement 
de  ton,  avec  la  première  note  du  ton.  Du  reste, 
excepté  quelques  autres  erreurs  plus  légères,  je 
n'ai  rien  à  reprendre  dans  cet  extrait.  H  seroità 
souhaiter  que  lesréflexions  que  l'observateur  y  a 
ajoutées  allassent  un  peu  mieux  au  fait.  Peu  im- 
porte à  mon  système  quArétin  ait  le  premier  ex- 
primé les  sonsde  l'octave  parlessyllabes  usitées: 

(*)  Cette  critique  était  insérée  dans  l'ouvrage  périodique  in- 
titulé Observations  sur  les  écrits  modernes,  dont  l'abbé 
Desfontaines  était  le  principal  rédacteur.  M.  P. 


w 

I 


ANNÉE  1745. 


185 


jo  veux  ,  sur  la  foi  de  Deniis  d'Balicar nasse, 
qu'on  fasse  honneur  aux  anciens  l<:gypiiens  de 
cette  invention,  et  même,  s'il  le  faut,  de 
l'Hymne  de  saint  Jean,  d'où  ces  syllabes  sont 
tirées.  Je  consens,  si  tel  est  le  bon  plaisir  de 
l'observateur,  qu'on  jette  au  feu  toutes  les 
traductions,  excepté  peut-être  celle  de  M.  l'abbé 
son  ami  ;  que  nos  chiffres  ne  soient  que  des 
lettres  grecques  corrompues;  mais  enfin  je  ne 
vois  pas  ce  que  font  toutes  ces  remarques  au 
système  que  j'ai  proposé.  Une  dame  d'esprit 
peut,  môme  sans  être  grande  musicienne,  dire 
en  badinant  que  si  je  change  en  chiffres  les 
\?i,nole9  de  la  musique,  peut-être  substituerai-jc 
"^  en  revanche  des  notes  aux  chiffres  de  l'ac- 
compagnement ;  mais  le  bon  mot,  tout  joli  qu'il 
est,  n'a  pas,  je  pense,  assez  de  solidité  pour 
engager  un  journaliste  à  le  citer  à  propos  de 
rien.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  déclare  à  l'observa- 
teur que  je  ne  prétends  point  me  brouiller  avec 
les  dames,  et  que  je  passe  condamnation  dès  à 
présent  sur  tout  ce  qu'elles  blâmeront. 

A  l'égard  des  incorrections  de  mon  langage, 
j'en  tombe  d'accord  aisément.  Un  Suisse  n'au- 
roit  pas,  je  crois,  trop  bonne  grâce  à  faire  le 
puriste  ;  et  M.  Desfontaines,  qui  n'ignore  pas 
ma  patrie,  auroit  pu  engager  monsieur  son 
ami  à  avoir  sur  ce  point  quelque  indulgence 
pour  moi  en  qualité  d'étranger.  L'académie 
même  des  sciences  en  a  donné  l'exemple,  et 
on  n'a  pas  dédaigné  de  m'y  faire  compliment 
sur  mon  style.  Je  sais  cependant  comment  je 
dois  recevoir  des  éloges  dont  on  honore  plutôt 
mon  zèle  que  mes  talens,  et  je  suis  réellement 
obligé  à  ^observateur  d'avoir  peint  aux  yeux, 
par  quelques  caractères  italiques  (*),  le  ridicule 
d'une  période  dont  je  ne  puis  moi-même  soute- 
nir la  lecture  depuis  ce  temps-là.  Je  ne  crois 
pas  qu'il  m'arrive  jamais  d'en  écrire  une  se- 
conde de  semblable  construction,  et  tel  est 
l'usage  que  je  prétends  faire  de  mes  fautes, 
toutes  les  fois  qu'on  voudra  bien  m'en  faire 
apercevoir. 

Je  ne  crois  point,  au  reste,  que  ce  mol  d'aca- 
démie réveille  la  critique  de  l'observateur,  et 
je  suis  persuadé  que  le  trait  qu'il  a  ajouté, 
après  une  réflexion  assez  naturelle  de  ma  part, 
n'est  qu'un  pur  badinage,  qu'il  sent  bien  lui- 
même  n'avoir  pas  de  sens.  Pour  se  convaincre 
(  ')  V  jyez  celle  période,  tome  3,  page  kiO,  i^  5. 


qu'il  faut  souvent  parler  au  public  autrement 
qu'à  une  académie,  il  n'a  qu'à  demander  en  con- 
science à  M.  Desfontaines  s'il  ne  feroil  pas  quel- 
ques changemens  à  ses  écrits,  au  cas  qu'il  n'eût 
que  des  académiciens  pour  lecteurs. 

La  reconnoissance  ne  me  permet  point  de 
finir  cette  lettre  sans  remercier  l'observateur 
des  éloges  dont  il  m'honore.  Je  les  crois  sin- 
cères sans  me  flatter  de  les  mériter;  car  si  d'un 
côté  il  lesaccompagned'adoucissemens propres 
à  les  rendre  moins  suspects,  de  l'autre  il  passe 
sous  silence  plusieurs  défauts  non  moins  im- 
portans  que  ceux  qu'il  a  relevés.  En  citant, 
par  exemple,  le  passage  de  Lucrèce  que  j'ai 
mis  en  tête  de  mon  livre,  il  copie  la  faute  que 
j'ai  faite  par  inattention,  en  écrivant  le  mot 
animus  au  lieu  du  mot  sensus,  dont  ce  poète 
s'est  servi  (*).  Or,  comme  on  ne  sauroit  soup- 
çonner un  observateur  aussi  attentif  sur  les 
fautes  de  n'avoir  point  aperçu  celle-là,  il  est 
bien  évident  que  ce  n'est  que  par  indulgence 
qu'il  ne  l'a  point  marquée,  ne  voulant  pas,  sans 
doute,  me  dégrader  tout-à-fait  de  la  qualité 
d'homme  de  lettres,  dont  il  me  favorise  en 
partie.  Ce  qui  me  paroît  étrange,  c'est  qu'il 
explique  celte  épigraphe  dans  un  sens  auquel, 
dit-il,  je  n'ai  pas  pensé,  et  auquel  néanmoins 
j'ai  si  bien  pensé,  qu'il  me  pareil  le  seul  rai- 
sonnable qu'on  puisse  lui  donner  dans  la  place 
où  il  est. 


A  M.   DUPONT, 

Secrétaire  de  M.  Joinville,  envoyé  extraordioaire  de  France 
à  Gènes. 

A  Venise,  25  juillet  4743. 

Je  commence  ma  lettre,  mon  cher  confrère, 
par  les  instructions  que  vous  me  demandez 
dans  la  vôtre  du  ^8,  de  la  part  de  monsieur 
l'Envoyé  ;  après  quoi  nous  aurons  ensemble 
quelque  petite  expliciition  sur  les  hussards  du 
prince  de  Lobkowitz,  et  sur  ce  bon  curé  de 
Fotigno,  dont  vous  parlez  avec  une  irrévérence 
qui  sent  extrêmement  le  fagot. 

Les  ambassadeurs  ont  deux  voies  de  négo- 
ciation avec  le  gouvernement.  La  première,  et 
la  plus  commune,  est  celle  des  mémoires,  et 
celle-là  plaît  fort  au  Sénat;  car,  outre  qu'il 
évite  par-là  les  liaisons  particulières  entre  les 

(•}  Voici  cette  épigraplic  ;  Immutat  anihi'S  ad  pritlina. 


486 


CORRESPONDANCE. 


ambassadeurs  et  certains  membres  de  l'état,  il 
y  trouve  encore  l'avantage  de  mieux  préparer 
ce  qu'il  veut  dire,  et  de  s'engager,  par  la  tour- 
nure équivoque  et  vague  de  ses  réponses,  beau- 
coup moins  qu'il  n'est  forcé  de  faire  dans  ses 
conférences  où  l'ambassadeur  est  plus  le  maître 
d'aller  au  degré  de  clarté  dont  il  a  besoin. 

Mais  comme  cette  manière  de  traiter  par 
écrit  est  sujette  à  bien  des  inconvéniens,  soit 
par  les  longueurs  qui  en  sont  inséparables,  soit 
par  la  difficulté  du  secret,  plus  grande  dans  un 
corps  composé  de  plusieurs  têtes;  quand  les 
ambassadeurs  sont  chargés  par  leurs  princi- 
paux de  quelque  négociation  particulière  et 
d'une  certaine  importance  auprès  de  la  répu- 
blique, on  leur  nomme,  à  leur  réquisition,  un 
sénateur  pour  conférer  lête  à  tête  avec  eux  ; 
et  ce  sénateur  est  toujours  un  homme  qui  a 
passé  par  des  ambassades,  un  procurateur  de 
Saint-Marc,  un  chevalier  de  l'Étole  d'Or,  un 
sage  grand,  en  un  mot,  une  des  premières 
tôtes  de  l'état  par  le  rang  et  le  génie. 

Il  y  a  des  exemples,  et  même  assez  récens, 
que  la  république  a  refusé  des  conférens  aux 
ambassadeurs  de  princes  dont  elle  n'étoit  pas 
contente,  ou  dont  elle  ne  croyoit  pas  les  négo- 
ciations de  nature  à  en  mériter.  C'est  pourtant 
ce  qui  n'arrive  guère,  parce  que,  suivant  une 
maxime  générale,  même  à  Venise,  on  ne  risque 
rien  à  écouter  les  propositions  d'autrui. 

Quand  le  confèrent  est  nommé,  il  en  fait 
donner  avis  à  l'ambassadeur,  en  y  joignant  un 
compliment,  et  lui  propose  en  même  temps  un 
couvent  ou  autre  lieu  neutre,  pour  leurs  en- 
trevues. En  indiquant  le  lieu,  les  conférens  ont 
pour  l'ordinaire  beaucoup  d'attention  à  la  com- 
modité des  ambassadeurs.  Ainsi,  par  exemple, 
le  rendez-vous  de  M.  le  comte  de  Montaigu  est 
presque  à  la  porte  de  son  palais,  quoiqu'il  ait 
eu  là-dessus  des  disputes  de  politesse  avec  son 
confèrent,  qui  en  est  à  plus  d'une  lieue,  eX  qui 
n'en  a  voulu  jamais  établir  un  autre  où  le  che- 
min fût  mieux  partagé.  Les  meubles  et  le  feu 
en  hiver  sont  fournis  aux  dépens  de  la  républi- 
que; et  je  pense  qu'il  en  est  de  même  des  ra- 
fraîchissemens,  que  l'honnêteté  du  confèrent 
ne  néglige  pas  dans  l'occasion.  A  l'égard  du 
temps  des  séances,  celui  des  deux  qui  a  quel- 
que chose  à  communiquer  à  l'autre  lui  envoie 
proposer  la  conférence  par  un  secrétaire  ou 


par  un  gentilhomme;  et  cela  forme  encore  une 
dispute  decivilité,  chacun  voulant  laisser  à  l'au- 
tre le  choix  de  l'heure  :  sur  quoi  je  me  sou- 
viens qu'étant  un  jour  allé  au  sénat  pour  ap- 
pointer la  conférence,  je  fus  obligé  de  prendre 
sur  moi  de  marquer  l'heure  au  confèrent, 
M.  l'ambassadeur  m'ayant  chargé  de  prendre 
la  sienne,  et  lui  n'ayant  jamais  voulu  la  donner. 
Le  confèrent  arrive  ordinairement  le  premier, 
parce  que  le  logement  appartenant  à  la  répu- 
blique, il  est  convenable  qu'il  en  fasse  les  hon- 
neurs. Voilà,  mon  cher,  tout  ce  que  j'ai  à  vous 
dire  sur  cette  matière.  A  présent  que  nous 
avons  mis  en  règle  les  chicanes  des  potentats, 
reprenons  les  nôtres,  etc. 


A   M.  LE  COMTE  DES  CHARMETTES  ('). 

A  Veuise,  ce  21  septembre  1743. 

Je  connois  si  bien,  monsieur,  votre  généro- 
sité naturelle,  que  je  ne  doute  point  que  vous 
ne  preniez  part  à  mon  désespoir,  et  que  vous 
ne  me  fassiez  la  grâce  de  me  tirer  de  l'état  af- 
freux d'incertitude  où  je  suis.  Je  compte  pour 
rien  les  infirmités  qui  me  rendent  mourant,  au 
prix  de  la  douleur  de  n'avoir  aucune  nouvelle 
de  madame  de  Warens,  quoique  je  lui  aie  écrit 
depuis  que  je  suis  ici  par  une  infinité  de  voies 
différentes.  Vous  connoissez  les  liens  de  recon- 
noissance  et  d'amour  filial  qui  m'attachent  à 
elle,  jugez  du  regret  que  j'aurois  à  mourir 
sans  recevoir  de  ses  nouvelles.  Ce  n'est  pas  sans 
doute  vous  faire  un  grand  éloge  que  de  vous 
avouer,  monsieur,  que  je  n'ai  trouvé  que  vous 
seul,  à  Chambéri,  capable  de  rendre  un  ser- 
vice par  pure  générosité  ;  mais  c'est  du  moins 
vous  parler  suivant  mes  vrais  sentimens,  que 
de  vous  dire  que  vous  êtes  l'homme  du  monde 
dequij'aimeroismieuxcnrecevoir.Rendez-moi, 
monsieur,  celui  de  me  donner  des  nouvelles  de 
ma  pauvre  maman  ;  ne  me  déguisez  rien,  mon- 
sieur, je  vous  en  supplie;  je  m'attends  à  tout, 
je  souffre  déjà  tous  les  maux  que  je  peux  pré- 
voir, et  la  pire  de  toutesles  nouvelles  pour  moi, 
c'est  de  n'en  recevoir  aucune.  Vous  aurez  la 
bonté,  monsieur,  de  m'adresser  votre  lettre 
sous  le  pli  de  quelque  correspondant  de  Ge- 

(*)  M.  de  Conzié,  qui  possédoit  la  teire  des  CliarmeUes.  M.  P. 


ANiNEE  i743. 


487 


iiève,  pour  qu'il  me  la  fasse  parvenir,  car  elle 
ne  vieodroit  pas  eu  droiture. 

Je  passai  en  poste  à  Milan,  ce  qui  me  priva 
du  plaisir  de  rendre  moi-même  votre  lettre, 
que  j'ai  fait  parvenir  depuis.  J'ai  appris  que 
votre  aimable  marquise  s'est  remariée  il  y  a 
quelque  temps.  Adieu,  monsieur;  puisqu'il 
faut  mourir  tout  de  bon,  c'est  à  présent  qu'il 
faut  être  philosophe.  Je  vous  dirai  une  autre 
fois  quel  est  le  genre  de  philosophie  que  je  pra- 
tique. J'ai  l'honneur  d'être  avec  le  plus  sincère 
et  le  plus  parfait  attachement,  monsieur,  etc. 

P.  S.  Faites-moi  la  grâce,  monsieur,  de 
faire  parvenir  sûrement  l'incluse  que  je  confie 
à  votre  générosité. 
Monsieur, 

J'avoue  que  je  m'étois  attendu  au  consente- 
ment que  vous  avez  donné  à  ma  proposition  ; 
mais,  quelque  idée  que  j'eusse  de  la  délicatesse 
de  vosscntimens,  je  ne  m'attendois  point  abso- 
lument à  une  réponse  aussi  gracieuse. 


A  M. 


...  (745. 

Monsieur, 

Il  faut  convenir  que  vous  avez  bien  du  ta- 
lent pour  obliger  d'une  manière  à  doubler  le 
prix  des  services  que  vous  rendez  :  je  m'étois 
véritablement  attendu  à  une  réponse  polie  et 
spirituelle  autant  qu'il  se  peut,  mais  j'ju  trou- 
vé dans  la  vôtre  des  choses  qui  sont  pour  moi 
d'un  tout  autre  mérite  :  des  sentimens  d'affec- 
tion, de  bonté,  d'épanchement,  si  j'ose  ainsi 
parler,  que  la  sincérité  et  la  voix  du  cœur  ca- 
ractérisent. Le  mien  n'est  pas  muet  pour  tout 
cela  ;  mais  il  voudroit  trouver  des  ternies  éner- 
giques à  son  gré,  qui,  sans  blesser  le  respect, 
pussent  exprimer  assez  bien  l'amitié.  Nulle  des 
expressions  qui  se  présentent  ne  me  satisfont 
sur  cet  article.  Je  n'ai  pas  comme  vous  l'heu- 
reux talent  d'allier  dignement  le  langage  de  la 
plume  avec  celui  du  cœur;  mais,  monsieur, 
continuez  de  me  parler  quelquefois  sur  ce  ton- 
lù,  et  vous  verrez  que  je  profiterai  de  vos  le- 
çons. 

J'ai  choisi  les  livres  dont  la  liste  est  ci-jointe. 
Quant  au  Dictionnaire  de  Bayle,  je  le  trouve 
cher  excessivement.  Je  ne  vous  cacherai  point 


que  j'ai  une  extrême  passion  de  l'avoir  ;  mais  je 
ne  comptois  point  qu'il  revint  à  plus  de  soixante 
livres.  Si  celui  dont  vous  me  parlez,  qui  a  des 
ratures  en  marge,  n'excède  pas  de  beaucoup 
ce  prix,  je  m'en  accommoderai.  En  ce  cas, 
monsieur,  j'aurois  peine  à  obtenir  la  permission 
de  l'introduire.  Vous  pourriez,  si  vous  le  jugez 
à  propos,  vous  servir  de  M***,  qui  le  peut,  et  le 
voudroit  sans  doute,  quand  vous  l'en  prieriez. 
Je  crois  qu'il  me  conviendroit  moins  d'en  faire 
la  proposition.  Je  n'ai  pas  l'honneur  d'être  as- 
sez connu  de  lui  pour  cela.  Je  laisse  tout  à  voire 
judicieuse  conduite. 

C'est  l'édition  in-'î"  de  Cicéron  que  je  cher- 
che; vous  devez  l'avoir  :  si  vous  ne  l'avez  pas, 
j'attendrai.  Je  croyois  aussi  que  la  géométrie 
de  Manesson  Mallet  étoit  in-4''.  Si  vous  l'avez 
en  cette  forme,  je  la  prendrai  ;  sinon  je  m'en 
passerai  encore  quelque  temps,  n'ayant  d'ail- 
leurs pas  encore  les  instruniens  nécessaires,  et 
vous  m'enverrez  à  la  place  les  Uécréaiions  ma- 
thématiques d'Ozanam. 

Vous  savez  qu'il  nous  manque  le  neuvième 
tome  de  l'Histoire  ancienne,  et  le  dernier  de 
Cleveland,  c'est-à-dire  celui  qui  a  été  ajouté 
d'une  autre  main.  Nous  n'avons  aussi  que  les 
vingt  premières  parties  de  Marianne  {*).  Vous 
joindrez,  s'il  vous  plaît,  tout  cela  à  votre  en- 
voi, afin  que  nos  livres  ne  restent  pas  impar- 
faits. 

Hoffmonni  Lexicon. 

Newton  Arithmetica. 

Ciceronis  opéra  omnia. 

Usserii  Annales. 

Géométrie  pratique  de  Manesson  Mallet. 

Elémens  de  mathématiques  du  P.  Lanii. 

Dictionnaire  de  Bayle. 

Si  vous  jugez  que  les  œuvres  de  Despréaux, 
de  l'édition  in-4'',  puissent  passer  sur  tout  cela, 
vous  aurez  la  bonté  de  les  y  joindre. 

Vous  m'ejïverrez,  s'il  vous  plaît,  le  tout  lo 
plus  tôt  qu'il  sera  possible,  et  je  ferai  mon  billet 
à  M.  Conti  de  la  somme,  suivant  l'avis  que 
vous  lui  en  donnerez  ou  à  moi. 


A    MADAME  LA  BARONNE   DE  \NARENS. 

Venise,  5  octobre  17*3. 

Quoi!  ma  bonne  maman,  il  y  a  mille  ans 

{')  Il  y  a  ici  évidemment  une  faute  d'imprcss^ion,  |<nis{|ue. 
Marianne  ii'u  que  douze  |iarltcs.  U.  t*. 


188 


CORRESPONDANCE. 


que  je  soupire  sans  recevoir  de  vos  nouvelles, 
et  vous  souffrez  que  je  reçoive  des  lettres  de 
(^hambéri  qui  ne  soient  pas  de  vous  !  J'avois  eu 
l'honneur  de  vous  écrire  à  mon  arrivée  à  Ve- 
nise ;  mais  dès  que  notre  ambassadeur  et  notre 
directeur  des  postes  seront  partis  pour  Turin, 
je  ne  saurai  plus  par  où  vous  écrire,  car  il  fau- 
dra faire  trois  ou  quatre  entrepôts  assez  diffi- 
ciles ;  cependant,  les  lettres  dussent-elles  voler 
par  l'air,  il  faut  que  les  miennes  vous  parvien- 
nent, et  surtout  que  je  reçoive  des  vôtres,  sans 
quoi  je  suis  tout-à-fait  mort.  Je  vous  ferai  par- 
venir cette  lettre,  par  la  voie  de  M.  l'ambassa- 
deur d'Espagne,  qui,  j'espère,  ne  me  refusera 
pas  la  grâce  de  la  mettre  dans  son  paquet.  Je 
vous  supplie,  maman,  de  faire  dire  à  M.  Du- 
pont que  j'ai  récusa  lettre,  et  que  je  ferai  avec 
plaisir  tout  ce  qu'il  me  demande  aussitôt  que 
j'aurai  l'adresse  du  marchand  qu'il  m'indi- 
que. Adieu,  ma  très-bonne  et  très-chère  ma- 
man. J'écris  aujourd'hui  à  M.  de  Lautrec  exprès 
pour  lui  parler  de  vous.  Je  lâcherai  de  faire 
qu'on  vousenvoie,  avec  cette  lettre,  une  adresse 
pour  me  faire  parvenir  les  vôtres  :  vous  ne  la 
donnerez  à  personne  ;  mais  vous  prendrez  seu- 
lement les  lettres  de  ceux  qui  voudront  m'é- 
crire,  pourvu  qu'elles  ne  soient  pas  volumineu- 
ses, afin  que  M.  l'ambassadeur  d'Espagne  n'ait 
pas  à  se  plaindre  de  mon  indiscrétion  à  en  char- 
ger ses  courriers.  Adieu  derechef,  très-chère 
maman  ;  je  me  porte  bien,  et  vous  aime  plus 
que  jamais.  Permeitezque  je  fasse  mille  amitiés 
à  tous  vos  amis,  sans  oublier  Zizi  et  Taleralata- 
lera,  et  tous  mes  oncles. 

Si  vous  m'écrivez  par  Genève,  en  recom- 
mandant votre  lettre  à  quelqu'un,  l'adresse 
sera  simplement  à  M.  Rousseau,  secrétaire 
d'ambassade  de  France  à  Venise. 

Comme  il  y  auroit  toujours  de  l'embarras  à 
m'envoyer  vos  lettres  par  les  courriers  de  M.  de 
La  Mina,  je  crois,  toute  réflexion  faite,  que 
vous  forez  mieux  de  les  adresser  à  quelque 
correspondant  à  Genève  qui  me  les  fera  parve- 
nir aisément.  Je  vous  prie  de  prendre  la  peine 
de  fermer  l'incluse,  et  de  la  faire  remettre  à 
son  adresse.  Oh  !  mille  fois  chère  maman,  il 
me  semble  qu'il  y  a  déjà  un  siècle  que  je  ne 
vous  ai  vue!  en  vérité,  je  ne  puis  vivre  loin  de 
vous. 


A   MADAME  DE  MONTAIGU. 

Venise,  23  novembre  1745. 

Madame, 

Je  craindrois  que  votre  excellence  n'eût  lieu 
de  m'accuser  d'avoir  oublié  ses  ordres  si  jedif- 
férois  plus  long-temps  d'avoir  l'honneur  de  lui 
écrire,  quoique  l'exactitude  de  M.  l'ambassa- 
deur ne  me  donne  pas  lieu  de  rien  suppléer 
pour  lui;  sa  santé  est  telle  qu'il  n'y  en  a  que  la 
continuation  à  désirer.  S.  E.  prend  le  sel  de 
Glauber,  dont  elle  se  trouve  fort  bien  :  elle  vit 
toujours  fort  liée  avec  M.  l'ambassadeur  d'Es- 
pagne :  et  moi,  pour  imiter  son  goût  autant 
que  mon  état  le  permet,  je  me  suis  pris  d'ami- 
tié si  intimement  avec  le  secrétaire,  que  nous 
sommes  inséparables  :  de  façon  qu'on  ne 
voit  rien  à  Venise  de  si  uni  que  les  deux 
maisons  de  France  et  d'Espagne.  J'ai  un  peu 
dérangé  ma  philosophie  pour  me  mettre  comme 
les  autres;  de  sorte  que  je  cours  la  place  et 
les  spectacles  en  masque  et  en  bahutte,  tout 
aussi  fièrement  que  si  j'avois  passé  toute  ma 
vie  dans  cet  équipage;  je  m'aperçois  que  je 
fais  à  V.  E.  des  détails  qui  l'intéressent  fort 
peu  ;  je  voudrois,  madame,  pouvoir  vous  en 
faire  d'assez  séduisans  de  ce  pays  pour  vous 
engager  à  hâter  votre  voyage,  et  à  satisfaire 
en  cela  les  vœux  de  toute  votre  maison  de  Ve- 
nise, à  la  tète  de  laquelle  j'ose  me  compter  en- 
core plus  par  l'empressement  et  le  zèle  que 
par  le  rang. 

J'envoie  à  un  ami  un  mémoire  assez  consi- 
dérable de  plusieurs  emplettes  à  faire  à  Paris, 
pour  moi  et  pour  mes  amis  de  Venise.  S.  E. 
m'a  permis,  madame,  de  vous  prier  de  vouloir 
bien  recevoir  le  tout,  et  l'envoyer  sur  le 
même  vaisseau  et  sous  les  mêmes  passeports 
que  votreéquipage  ;  voire  excellence  aura  aus- 
si la  bonté,  je  l'en  supplie,  de  satisfaire  au 
montant  du  mémoire  qui  lui  sera  remis  avec  la 
marchandise,  conformément  à  ce  que  lui  en 
marquera  M.  l'ambassadeur. 

S.  E.  vous  prie,  madame,  de  vouloir  bien 
lui  envoyer,  par  le  premier  courrier,  une  de- 
mi-douzaine de  colombats  proprement  reliés 
pour  faire  des  présens;  j'ai  calculé  qu'en  les 
expédiant  tout  de  suite,  ils  arriveront  juste- 
ment ici  le  pénultième  jour  de  l'année.  Pour 
l'Almanach  royal,  je  ne  serois  pas  d'avis  quo 


ANNÉE  1744. 


189 


votre  excollencc  l'cnvoyôt  par  la  poste,  à  cause 
«le  sa  grosseur,  mais  qu'elle  prit  la  peine  de 
l'envoyer  à  Lyon  par  la  diligence,  à  quelqu'un 
qui  Pexpédieroil  à  Marseille,  et  de  là  à  Gènes, 
à  M.  Dupont,  chargé  des  affaires  de  France, 
qui  nous  le  feroit  parvenir  facilement.  J'ai  l'hon- 
neur d'être  avec  le  plus  profond  respect,  de 
votre  excellence,  le  très-humble,  etc. 


r 


A  M.  DU  TBEIL. 

Venise,  le  8  août  1744. 
Monsieur, 

Je  sens  combien  la  liberté  que  je  prends  se- 
roit  déplacée  pour  un  homme  à  qui  il  resteroit 
quelque  autre  ressource,  mais  la  situation  où 
je  suis  rend  ma  témérité  pardonnable. 

J'ose  porter  jusqu'à  vous  mes  justes  et  Irès- 
respectueuses  plaintes  contre  un  ambassadeur 
du  roi,  et  contre  un  maître  dont  j  ai  mangé  le 
pain.  Un  homme  raisonnable  ne  fait  pas  de  pa- 
reilles démarches  sans  nécessité,  et  un  homme 
aussi  exercé  que  moi  à  la  résignation  et  à  la  pa- 
tience ne  s'y  résoudroit  pas  si  son  devoir  même 
ne  l'y  coniraignoit  pas.  Je  rougis,  monsieur, 
de  distraire  votre  attention,  destinée  aux  plus 
grandes  affaires,  sur  des  objets  qui,  je  l'avoue, 
ne  sont  pas  dignes  par  eux-mêmes  de  vous  occu- 
pei"  un  instant,  mais  qui,  cependant,  font  le  mal- 
heur de  la  vie  et  le  désespoir  d'un  honnête 
homme,  et  qui  par  là  deviennent  iniéressans 
pour  un  cœur  aussi  généreux  que  le  vôtre. 

Il  y  a  quatorze  mois  que  je  suis  entré  au  ser- 
vice de  M.  le  comte  de  Montaigu  en  qualité  de 
secrétaire.  Ce  n'est  pas  à  moi  d'examiner  si  j  é- 
tois  capable  ou  non  de  cet  emploi  ;  il  est  cer- 
tain que  j'ai  toujours  plus  compté  sur  mon  zèle 
que  sur  mes  talens  pour  le  bien  remplir,  et  il 
est  certain,  de  plus,  que  des  dépêches  telles 
que  celles  qui  depuis  près  d'un  an  paroissent 
à  la  cour  écrites  de  ma  main  ne  sont  pas  pro- 
pres à  donner  fort  bonne  opinion  de  ma  capa- 
cité, puisqu'il  est  naturel  de  mettre  du  moins 
sur  mon  compte  les  fautes  et  les  incorrections 
dont  elles  sontremplies  ;  mais  c'est  sur  quoi  il  me 
seroit  plus  aisé  que  bienséant  de  me  justifier. 
Je  ne  relèverai  pas  non  plus  les  duretés  conti- 
nuelles et  les  désagrémens  infinis  que  j'ai  souf- 
ferts, tant  parce  qu'un  excès  de  délicatesse  peut 


m'y  avoir  rendu  trop  sensible,  que  parce  qu'il 
m'en  coûteroit  en  les  exténuant  assez  pour  les 
rendre  croyables,  et  qu'enfin  je  ne  dois  point 
abuser  de  votre  bonté  par  des  détails  qui  ne 
vont  point  au  fait. 

Les  mécontentemens  étoient  réciproques,  et 
il  est  aisé  de  juger  que  chacun  n'a  reconnu  que 
les  siens  pour  légitimes  :  M.  l'ambassadeur  a 
enfin  pris  le  parti  de  me  congédier  :  je  comptois 
que  la  chose  se  passeroitavec  l'honnêteté  accou- 
tumée entre  un  maître  qui  a  de  la  dignité  et  un 
domestique  honorable  à  qui  quelques  défauts 
particuliers  ne  doivent  point  ôter  les  égardsdus 
à  son  état,  à  son  zèle  et  à  sa  probité.  Je  me 
suis  trompé  :  M.  l'ambassadeur,  qui  s'est  fait 
des  maximes  de  confondre  tous  ceux  qui  sont 
à  son  service  sous  le  vil  titre  de  valets,  et  de 
traiter  tous  les  gens  qui  sortent  de  sa  maison 
comme  autant  de  coquins  dignes  de  la  potence, 
a  jugé  à  propos  d'exercer  avec  moi  cette  étrange 
politique.  Après  des  procédés  inouïs,  après 
avoir  manqué  à  la  plupart  de  ses  engagemens, 
M.  l'ambassadeur  voulut  avant-hier  me  faire  ce 
qu'il  appeloit  mon  compte.  Ce  fut  d'un  ton  à 
faire  trembler  que  ce  compte  fut  commencé  ; 
les  termes  dont  il  se  servit,  les  épilhètes  odieu- 
ses dont  il  m'accabla,  furent  autant  de  prépa- 
ratifs pourm'intimider  et  me  rendre  docile  aux 
injustes  réductions  qu'il  me  faisoit.  Après  plu- 
sieurs représentations  inutiles,  me  voyant  lésé 
d'une  manière  si  criante,  je  demandai  respec- 
tueusement à  S.  E.  si  elle  souhaitoit  de  régler 
avec  moi  ce  compte  suivant  l'équité,  ou  si  elle 
étoit  déterminée  à  ne  consulter  que  sa  volonté 
seule,  parce  que  en  ce  dernier  cas  ma  présence 
lui  étoit  inutile.  Alors  S.  E.  s'emporta  horri- 
blement, supposant  que  j'avois  dit  que  sa  vo- 
lonté et  l'équité  n'étoient  pas  toujours  la  même 
chose,  et  véritablement  je  ne  récusai  pas  l'ex- 
plication, d'autant  plus  que  les  injures  dont 
j'étois  accablé  ne  me  laissoicnt  pas  le  loisir  de 
placer  un  seul  mot.  Enfin  S.  E.,  ne  pouvant 
m'obliger  à  consentir  à  passer  ce  compte  comme 
elle  le  vouloit,  me  proposa  en  termes  très-nets 
d'y  souscrire  ou  de  sauter  par  la  fenêtre,  ju- 
rant de  m'y  faire  jeter  sur-le-champ;  et  je  vis 
le  moment  qu'elle  se  mettoit  en  devoir  d'exé- 
cuter sa  menace  elle-même  :  mais  voulant  éviter 
une  aussi  cruelle  alternative,  et  ne  pouvant, 
d'ailleurs,  supporter  plus  long-temps  les  hor- 


190 


CORRESPONDANCE. 


rcurs  dont  ma  mémoire  est  encore  souillée,  je 
sortis  en  me  félicitant  de  ce  que  l'émotion  que 
m'avoient  causée  de  tels  traitemens  ne  m'avoit 
pas  assez  transporté  pour  imiter  M.  l'ambassa- 
deur en  perdant  le  profond  respect  dû  à  l'au- 
guste caractère  dont  il  est  revêtu  (*).  11  m'or- 
donna, en  me  voyant  sortir,  de  quitter  son  pa- 
lais sur-le-champ  et  de  n'y  remettre  jamais  les 
pieds  ;  ce  que  je  fis,  bien  résolu  de  ne  m'exposer 
de  ma  vie  à  reparoître  en  sa  présence,  non  que 
je  craignisse  beaucoup  la  mort  dont  il  me  me- 
nace, mais  par  une  juste  défiance  de  moi-même, 
et  pour  ne  plus  m'exposer  à  avoir  tort  avec 
l'ambassadeur  du  plus  grand  roi  du  monde. 

Me  voici  cependant  sur  le  pavé,  languissant, 
infirme,  sans  secours,  sans  bien,  sans  patrie, 
à  quatre  cents  lieues  de  toutes  mes  connois- 
sanccs,  surchargé  de  dettes  que  j'ai  été  con- 
traint de  faire,  faute,  de  la  part  de  M.  l'am- 
bassadeur, d'avoir  rempli  ses  conditions  avec 
moi, et  n'ayant  d'autre  ressource  que  quelques 
médiocrestalensquinememettentpasàcouvert 
do  l'injustice  de  ceux  qui  les  emploient;  dans 
une  telle  situation,  pardonnez,  monsieur,  la 
liberté  que  je  prends  d'employer  votre  protec- 
tion contre  les  cruels  traitemens  que  M.  l'am- 
bassadeur exerce  sur  le  plus  zélé  et  le  plus  fi- 
dèle domestique  qu'il  aura  jamais.  Je  ne  puis 
porter  mes  justes  plaintes  à  aucun  tribunal  : 
ce  n'est  qu'au  pied  du  trône  de  sa  majesté  qu'il 
m'est  permis  d'implorer  justice.  Je  la  demande 
très-respectueusement  et  dans  l'amertume  de 
mon  âme;  etje  ne  me  serois  jamais  déterminé  à 

(*)  n  est  très-singulier  qu  en  rendant  un  compte  aussi  dé- 
taillé à  M.  du  Tlieil  de  sa  conduite  envers  l'ambassadeur  dans 
ce  moment  critique,  Rousseau  passe  entièrement  sous  silence 
le  trait  de  fermeté  et  de  présence  d'esprit  par  lequel,  en  ce 
iiiênie  moment,  il  calma  sa  colère  et  même  l'intimida  à  son 
tour,  trait  qu'il  rapporte  avec  toutes  ses  particularités  dans 
le  livre  vu  de  ses  Confessions  (tome  I,  page  160),  et  sur 
lequel  nous  le  verrons  plus  tard  revenir  encore  avec  com- 
plaisance et  même  avec  de  nouveaux  détails,  à  l'occasion 
d'une  lettre  de  Voltaire.  (  Voyez  dans  la  suite  de  celte  Corres- 
pondance les  Réponses  aux  questions  de  M.  de  Chauvel, 
année  1766.)  Ce  trait,  où  d'ailleurs  aucune  convenance  n'avoit 
été  blessée,  lui  faisoit  cependant  assez  d'honneur  pour  qu'il 
le  fit  valoir  dans  une  occasion  aussi  importante,  et  qu'il  com- 
plétât ainsi  sa  justification  envers  M.  du  Theil.  Or  ce  qu'il  dit 
dans  la  présente  lettre  ne  rappelle  pas  ce  trait,  n'en  donne  pas 
la  moindre  idée.  Il  sembleroit  même,  par  les  expressions  dont 
il  se  sert  ici,  donner  de  la  conduite  qu'il  a  tenue  une  idée 
toute  contraire.  Peut-être  la  chose  sétaut  passée  entre  l'ambas- 
sadeur et  lui,  a-t-il  cru  plus  pru^lent  d'eu  agir  ainsi,  pour  ne 
pas  s'exposer,  de  la  part  de  M.  de  Montaigu,  h  un  démenU 
dont  celui-ci  auroit  pu  tirer  avantage,  et  achever  ainsi  de  l'ac- 
cabler. '•■  ''• 


faire  cette  démarche  si  j'avois  cru  pouvoir 
trouver  quelque  ressource  pour  acquitter  mes 
dettes  et  retourner  en  France,  autre  que  le  paie- 
ment de  mesappointemens  et  de  mon  voyage, 
et  celui  des  frais  que  je  suis  contraint  de  faire 
ici  en  attendant  qu'il  vous  plaise  de  me  faire 
parvenir  vos  ordres. 

Je  sais,  monsieur,  combien  de  préjugés  sont 
contre  moi  ;  je  sais  que  dans  les  démêlés  entre 
le  maître  et  le  domestique  c'est  toujours  le  der- 
nier qui  a  tort  ;  je  sais,  d'ailleurs,  qu'étant  en- 
tièrement inconnu,  je  n'ai  personne  qui  s'inté- 
resse pour  moi  :  votre  générosité  et  mon  bon 
droit  sont  mes  seuls  protecteurs;  mais  je  me 
confie  également  en  l'un  et  en  l'autre.  Peut- 
être  même  les  préjugés  ne  me  sont-ils  pas  tous 
contraires  :  celui,  par  exemple,  de  la  voix  pu- 
blique. Il  n'est  pas,  monsieur,  que  vous  ne 
soyez  instruit  de  ce  qui  se  passe  en  ce  pays-ci 
et  de  la  manière  dont  on  y  pense  :  c'est  tout  ce 
que  je  puis  dire  en  ma  faveur,  aimant  mieux 
négliger  quelques  moyens  de  défense  que 
d'exercer  contre  un  maître  que  j'ai  servi  l'o- 
dieuse fonction  de  délateur.  Il  me  sera  permis 
du  moins  de  réclamer  le  témoignage  de  toutes 
les  personnes  avec  qui  j'ai  vécu  jusqu'ici,  sur 
le  caractère  et  les  sentimens  dont  je  fais  pro- 
fession. 

Au  reste,  s'il  se  trouve  que  j'aie  ajouté  un 
seul  mot  à  la  vérité  dans  l'exposé  que  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  faire,  et  cela  ne  sera  pas  difficile 
à  vérifier,  je  consens  de  payer  de  ma  tête  ma 
calomnie  et  mon  insolence. 

P.  S.  Si  vous  daignez,  monsieur,  m'hono- 
rer  de  vos  ordres,  M.  Le  Blond  est  à  portée  de 
me  les  communiquer. 


KV  MEHE. 

A  Venise,  le  15  août  1741. 

Monsieur, 
Depuis  la  lettre  que  j'eus  l'honneur  de  vous 
écrire  le  8  de  ce  mois,  M.  l'ambassadeur  a 
continué  de  m'accabler  de  traitemens  dont 
il  n'y  a  d'exemples  que  contre  les  derniers 
des  scélérats  :  il  m'a  fait  poursuivre  de  maison 
en  maison,  compromettant  son  autorité  jus- 
qu'à défendre  aux  propriétaires  de  me  loger. 
1!  a  chargé  successivement  plusieurs  de  ses 


ANNÉE  1744. 


191 


gens  de  prendre  des  hommes  avec  eux,  et  de 
me  faire  périr  sous  le  bâton  ;  et  comme  il  n'a 
trouvé  personne  d'assez  lâche  pour  accepter 
un  semblable  emploi,  il  m'a  envoyé  sept  ou 
huit  fois  son  gentilhomme  avec  le  solde  d'un 
compte  le  plus  injuste  qu'un  maître  ait  jamais 
fait  avec  son  domestique,  et  que  je  produirai 
écrit  de  sa  propre  main,  lequel  compte  il  m'a 
voulu  faire  accepter  par  force,  m'intimant  l'or- 
dre de  partir  sur-le-champ  de  Venise,  sous 
peine  d'être  assommé  de  coups,  matin  et  soir, 
aussi  long-temps  que  j'y  séjournerois.  J'obéi- 
rai donc  pour  éviter  des  traitemens  infâmes 
auxquels  un  homme  d'honneur  ne  survit  pas, 
et  pour  témoigner  jusqu'au  bout  ma  déférence 
et  mon  respect  pour  les  ordres  de  M.  l'ambas- 
sadeur. Ainsi,  quoique  S.  E.  me  retienne  ce 
qu'elle  me  doit  légitimement  ;  que,  de  plus,  on 
me  retienne  encore  mes  hardes  dans  sa  maison 
sous  des  prétextes  non  moins  odieux  ni  moins 
injustes,  je  ne  laisserai  pas  de  me  mettre  en 
route  dans  deux  ou  trois  jours,  que  je  vais  em- 
ployer à  lâcher  de  rassembler  quelque  argent 
pour  mon  voyage.  Je  me  rendrai  à  Paris,  ac- 
cablé, il  est  vrai,  d'opprobres  et  d'ignominie 
par  M.  le  comte  de  Montaigu,  mais  soutenu 
par  les  témoignages  d'un  bonne  conscience  et 
par  l'estime  des  honnêtes  gens.  C'est  là,  mon- 
sieur, que  j'oserai  prendre  la  liberté  d'implo- 
rer de  nouveau  votre  protection  et  la  justice 
du  roi,  ne  demandant  que  d'être  puni  si  je  suis 
coupable  :  mais  si  je  suis  innocent,  si  je  me  suis 
toujours  comporté  conformément  au  devoir 
d'un  bon  et  fidèle  serviteur ,  je  ne  cesserai  de 
recourir  à  l'équité  et  à  la  clémence  de  sa  ma- 
jesté pour  obtenir  la  satisfaction  qui  m'est  due 
sur  les  injustices  criantes  et  les  outrages  san- 
glans  par  lesquels  M.  l'ambassadeur  a  prétendu 
signaler  contre  moi  son  autorité,  en  diffamant 
un  homme  d'honneur  qui  n'a  de  faute  à  se  re- 
procher à  son  sujet  que  celle  d'être  entré  dans 
sa  maison. 


Al)   MÊME. 


Septembre  <  744. 

Monsieur, 

J'apprends  que  M.  le  comte  de  Montaigu, 
pour  couvrir  ses  torts  envers  moi,  m'ose  imi>u- 


ter  des  crimes;  et  qu'après  avoir  donné  un 
mémoire  au  sénat  de  Venise  pour  me  faire  ar- 
rêter, il  porle  jusqu'à  vous  ses  plaintes  pour 
prévenir  celles  auxquelles  il  a  donné  lieu.  Le 
sénat  me  rend  justice;  M.  le  consul  de  Franco 
a  été  chargé  de  m'en  assurer.  Vous  me  la  ren- 
drez, monsieur,  j'en  suis  Irès-sûr,  sitôt  que 
vous  m'aurez  entendu.  Pour  cet  effet,  au  lieu 
de  m'arrêter  à  Genève  comme  je  l'avais  résolu, 
je  vais  en  diligence  continuer  mon  voyage; 
j'aspire  avec  ardeur  au  moment  d'être  admis  à 
votre  audience.  Je  porte  ma  tête  à  la  justice  du 
roi,  si  je  suis  coupable;  mais,  si  c'est  M.  de 
Montaigu  qui  l'est,  je  porte  ma  plainte  au  pied 
du  trône  ;  je  demande  la  justice  qui  m'est  due; 
et,  si  elle  m'étoit  refusée,  je  la  réclamerois  jus- 
qu'à mon  dernier  soupir.  En  attendant,  per- 
mettez-moi, monsieur,  de  vous  représenter 
combien  la  plainte  de  M.  l'ambassadeur  est  fri- 
vole, et  combien  ses  accusations  sont  absurdes. 
11  m'accuse,  dit-on  ,  d'avoir  vendu  ses  chiffres 
à  M.  le  prince  Pio.  Vous  savez  mieux  que  per- 
sonne de  quelle  importance  sont  les  affaires 
dont  est  charge  M.  le  comte  de  Montaigu.  M.  le 
prince  Pio  n'est  sûrement  pas  assez  dupe  pour 
donner  un  écu  de  tous  ses  chiffres;  et  moi, 
quand  j'aurois  été  assez  fripon  pour  vouloir 
les  lui  vendre,  je  n'aurois  pas  été  du  moins  assez 
bête  pour  l'espérer.  L'impudence,  j'ose  le  dire, 
et  l'ineptie  d'une  pareille  accusation  vous  sau- 
teront aux  yeux ,  si  vous  daignez  lui  donner 
un  moment  d'examen.  Vous  verrez  qu'elle  est 
faite  sans  raison,  sans  fondement,  contre  toute 
vraisemblance,  et  avec  aussi  peu  d'esprit  que 
de  vérité,  par  quelqu'un  qui,  sentant  ses  in- 
justices, croit  les  effacer  en  décriant  celui  qui 
en  est  victime,  et  prétend,  à  l'abri  de  son  litre, 
déshonorer  impunément  son  inférieur.  Cepen- 
dant, monsieur,  cet  inférieur,  tel  qu'il  est,  em- 
porte, au  milieu  des  outrages  de  M.  l'ambassa- 
deur, l'estime  publique.  J'ai  vu  toute  la  nation 
françoise  m'accueillir,  me  consoler  dans  mon 
malheur.  J'ai  logé  chez  le  chancelier  du  consu- 
lat; j'ai  été  invité  dans  toutes  les  maisons;  tou- 
tes les  bourses  m'ont  été  ouvertes  ;  et  en  atten- 
dant qu'il  plaise  à  M.  l'ambassadeur  de  me 
payer  mes  appointemens,  j'ai  trouvé  dans  celle 
de  M.  le  consul  l'argent  qui  m'est  nécessaire, 
puisqu'il  ne  plaît  pas  à  M.  l'ambassadeur  de  me 
paver  mes  appointemens.  Vous  conviendrez, 


\9'2 


CORRESPONDANCE. 


monsieur,  qu'un  pareil  traitement  seroit  fort 
extraordinaire,  de  la  part  des  sujets  du  roi  les 
plus  fidèles,  envers  un  pauvre  étranger  qu'ils 
soupçonneroient  d'être  un  traître  et  un  fripon. 
Je  ne  vous  offre  ces  préjugés  légitimes  qu'en 
attendant  de  plus  solides  raisons.  Vous  connoi- 
trez  dans  peu  s'ils  sont  fondés.  Le  soin  de  mon 
honneur,  et  la  réparation  qui  m'est  due,  sont, 
au  reste ,  l'unique  objet  de  mon  voyage.  Aux 
preuves  de  la  fidélité  et  de  l'utilité  de  mes  ser- 
vices je  ne  joindrai  point  de  sollicitations  pour 
avoir  de  l'emploi  ;  je  m'en  tiens  à  l'épreuve  que 
je  viens  défaire,  et  ne  la  réitérerai  plus.  J'aime 
mieux  vivre  libre  et  pauvre  jusqu'à  la  fin,  que 
de  faire  mon  chemin  dans  une  roule  aussi  dan- 
gereuse. 


AU   MÊME. 

Paris,  H  octobre  1744. 

Monsieur, 

Voici  la  dernière  fois  que  je  prendrai  la  li- 
berté de  vous  écrire,  jusqu'à  ce  qu'il  vous  ait 
plu  de  me  faire  parvenir  vos  ordres.  Je  sens 
combien  mes  lettres  doivent  vous  importuner, 
et  ce  n'est  qu'avec  beaucoup  de  regret  que  je 
me  vois  réduit  à  un  métier  si  contraire  à  mon 
caractère  ;  mais ,  monsieur,  je  ne  pouvois ,  en 
conséquence  de  ce  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous 
écrire  précédemment,  me  dispenser  de  vous 
informer  de  mon  arrivée  à  Paris,  et,  de  plus, 
je  reconnois  que  le  ton  de  mes  lettres  deman- 
deroit  bien  des  explications,  que  la  discrétion 
m'oblige  cependant  d'abandonner  en  partie,  et 
que  je  réduirai  à  une  simple  exposition  du  mo- 
tif qui  me  les  a  fait  écrire. 

Si  vous  daignez,  monsieur,  faire  prendre 
quelques  informations  sur  ma  conduite  et  sur 
mon  caractère,  soit  à  Venise,  soit  à  Gênes ,  où 
j'ai  l'honneur  d'être  connu  de  M.  de  Jonville,  soit 
à  Lyon,  soit  à  Genève  ma  patrie,  j'espère  que 
vous  n'apprendrez  rien  qui  n'aggrave  l'injustice 
des  violences  dont  M.  le  comte  de  Montaigu  a 
jugé  à  propos  de  m'accabler.  Les  traitemens 
qu'il  m'a  faits  sont  de  ceux  contre  lesquels  un 
honnête  homme  ne  se  précautionne  point.  Avec 
les  devoirs  que  je  me  suis  imposés  et  les  senti- 
mens  dont  je  me  suis  nourri,  je  m'étois  cru  assez 
supérieur  à  de  semblables  accidens  pour  n'avoir 


point  à  chercher  dans  mes  principes  des  règles 
de  conduite  en  de  pareils  cas.  Le  zèle  et  l'exac- 
titude avec  lesquels  je  me  suis  acquitté  de  l'em- 
ploi que  S.  E.  m'avait  confié  n'ont  pas  dû 
m'inspirer  plus  de  défiance  :  peut-être  serai-je 
assez  heureux  pour  que  vous  en  puissiez  enten- 
dre parler  par  quelqu'un  qui  soit  en  état  d'en 
juger,  et  qui  n'ait  point  d'intérêt  à  me  calom- 
nier. S'il  m'est  donc  arrivé,  monsieur,  de  vous 
écrire  quelque  chose  d'irrégulier,  je  vous  sup- 
plie de  le  pardonner  au  trouble  affreux  et  au 
désespoir  où  m'ont  jeté  de  si  étranges  traite- 
mens. Connoît-on  rien  de  plus  triste  pour  un 
honnête  homme  que  de  se  voir  indignement 
diffamer  aux  yeux  du  public,  et  en  péril  de  sa 
propre  vie,  sans  ombre  de  prétexte,  et  seule- 
ment pour  de  misérables  discussions  d'intérêt, 
sans  qu'il  lui  soit  permis  de  se  défendre ,  ni 
possible  de  se  justifier?  Inutilement  ai-je  senti 
que  je  m'allois  donner  du  ridicule,  et  que  l'in- 
férieur auroit  toujours  tort  vis-à-vis  de  son  supé- 
rieur, puisque  je  n'ai  point  vu  d'autre  voie  que 
de  justes  et  respectueuses  représentations  pour 
soutenir  mon  honneur  outragé.  Ce  ne  sont  point 
les  traitemens  de  M.  le  comte  de  Montaigu  qui 
me  touchent  en  eux-mêmes  ;  j'ai  lieu  de  ne  le 
pascroire  assez  connoisseur  en  mérite  pour  faire 
un  cas  infini  de  son  estime  :  mais,  monsieur, 
que  pensera  le  public,  qui,  content  de  juger  sur 
les  apparences,  se  donne  rarement  la  peine 
d'examiner  si  celui  qu'on  maltraite  l'a  mérité? 
C'est  aux  personnes  qui  aiment  l'équité,  et  qui 
sont  en  droit  d'approfondir  les  choses,  de  ré- 
parer en  cela  l'injustice  du  public,  et  d'y  réta- 
blir l'honneur  d'un  honnête  homme  qui  compte 
sa  vie  pour  rien  quand  il  a  perdu  sa  réputation. 
Rien  n'est  si  simple  que  cette  discussion  à  mon 
égard  :  s'agit-il  de  l'intérêt?  le  compteque  j'aurai 
l'honneur  de  vous  remettre,  écrit  de  la  propre 
main  de  M.  le  comte  de  Montaigu,  est  un  témoi- 
gnage sans  réplique  qui  ne  fera  pas  honneur  à 
sa  bonne  foi;  s'agit-il  de  l'honneur  ?  tout  Venise 
a  vu  avec  indignation  les  traitemens  honteux 
dont  il  m'a  accablé.  Je  suis  déjà  instruit  de 
quelles  couleurs  S.  E.  sait  peindre  les  person- 
nes qu'elle  a  prises  en  haine  :  si  donc  on  l'en 
croit  sur  parole,  je  ne  doute  point,  à  la  vé- 
rité, que  je  ne  sois  perdu  et  déshonoré  ;  mais 
qu'on  daigne  prendre  quelques  informations 
et  vérifier  les  choses ,  et  j'ose  croire  que  M.  le 


ANNÉK  1743. 


i93 


comte  de  Monlaigu  m'aura,  sans  y  penser, 
rendu  service  en  me  faisant  connoîlre. 

Je  ne  prétends  point,  monsieur,  exiger  de 
satisfaction  de  M.  l'ambassadeur  ;  je  n'ignore 
pas,  quelque  juste  qu'elle  fût,  les  raisons  qui 
doivent  s'y  opposer  :  je  ne  demande  que  d'être 
puni  rigoureusement  si  je  suis  coupable  ;  mais 
si  je  ne  le  suis  point,  et  que  vous  trouviez  mon 
caractère  digne  de  quelque  estime  et  mon  sort 
de  quelque  pitié,  j'ose  implorer,  monsieur, 
votre  protection  et  quelque  marque  de  bonté 
de  votre  pari  qui  puisse  me  réhabiliter  aux  yeux 
du  public.  Peut-être  y  regagnerai-jeplusque  je 
n'aurai  perdu  ;  mais  je  sens  que  le  zèle  qui  me 
porteroità  m'en  rendre  digne  laisseroit  un  jour 
en  doute  si  vous  avez  exercé  envers  moi  plus 
de  générosité  que  de  justice. 


A  MADAME   LA   BARONNE  DE  WARENS. 

A  Paris,  le  2î  février  1745. 

J'ai  reçu ,  ma  très-bonne  maman,  avec  les 
deux  lettres  que  vous  m'avez  écrites,  les  pré- 
sens que  vous  y  avez  joints,  tant  en  savon  qu'en 
chocolat;  je  n'ai  point  jugé  à  propos  de  me 
frotter  les  moustaches  du  premier,  parce  que 
je  le  réserve  pour  m'en  servir  plus  utilement 
dans  l'occasion.  Mais  commençons  par  le  plus 
pressant,  qui  est  votre  santé,  et  l'état  présent 
de  vos  affaires,  c'est-à-dire  des  nôtres.  Je  suis 
plus  affligé  qu'étonné  de  vos  souffrances  conti- 
nuelles. La  sagesse  de  Dieu  n'aime  point  à  faire 
des  présens   inutiles  ;  vous  êtes,  en  faveur  des 
vertus  que  vous  en  avez  reçues,  condamnée  à 
en  faire  un  exercice  continuel.  Quand  vous  êtes 
malade,  cest  la  patience;  quand  vous  servez 
ceux  qui  le  sont,  c'est  l'humanité.  Puisque  vos 
peines  tournent  toutes  à  votre  gloire,  ou  au  sou- 
lagement d'autrui,  elles  entrent  dans  le  bien 
général ,  et  nous  n'en  devons  pas  murmurer. 
J'aiété  Irès-touchéde  la  maladie  de  mon  pauvre 
frère  ,  j'espère  d'en  apprendre  incessamment 
de  meilleures  nouvelles.  M.  d'Arras  m'en  a 
parlé  avec  une  affection  qui  m'a  charmé  :  c'étoit 
me  faire  la  cour  mieux  qu'il  ne  le  pensoit  lui- 
même.  Dites-lui,  je  vous  supplie,  qu'il  prenne 
courage,  car  je  le  compte  échappé  de  cette  af- 
faire, et  je  lui  préparc  des  magistères  qui  le 
rendront  immortel. 

T.    IV. 


Quant  à  moi,  je  me  suis  toujours  aâsez  bien 
porté  depuis  mon  arrivée  à  Paris,  et  bien  m'en 
a  pris,  car  j'aurois  été,  aussi  bien  que  vous, 
un  malade  de  mauvais  rapport  pour  les  chirur- 
giens et  les  apothicaires.  Au  reste,  jen'ai  pas  été 
exempt  des  mêmes  embarras  que  vous,  puisque 
l'ami  chez  lequel  je  suis  logé  a  été  attaqué,  cet 
hiver,  d'unemaladiedepoitrinedontil  s'est  en- 
fin tiré  contre  toute  espérance  de  ma  part.  Ce 
bon  et  généreux  ami  est  un  gentilhomme  espa- 
gnol, assez  à  son  aise,  qui  me  presse  d'accep- 
ter un  asile  dans  sa  maison,  pour  y  philosopher 
ensemble  le  reste  de  nos  jours.  Quelque  con- 
formité de  goûts  et  de  sentiments  qui  me  lie  à 
lui,  je  ne  le  prends  point  au  mot,  et  je  vous 
laisse  à  deviner  pourquoi. 

Je  ne  puis  rien  vous  dire  de  particulier  sur  le 
voyage  que  vous  méditez,  parce  que  lappro- 
bationqu'on  peutlui  donner  dépend  des  secours 
que  vous  trouverez  pour  en  supporter  les  frais, 
et  des  moyens  sur  lesquels  vous  appuyez  l'espoir 
du  succès  de  ce  que  vous  y  allez  entreprendre. 
Quant  à  vos  autres  projets,  je  n'y  vois  rien 
que  lui,  et  je  n'attends  pas  là-dessus  d'autres 
lumières  que  celles  de  vos  yeux  et  des  miens. 
Ainsi  vous  êtes  mieux  en  état  que  moi  déjuger 
de  la  solidité  des  projets  que  nous  pourrions 
faire  de  ce  côté.  Je  trouve  mademoiselle  sa  fille 
assez  aimable,  je  pense  pourtant  que  vous  me 
faites  plus  d'honneur  que  de  justice  en  me  com- 
parant à  elle,  car  il  faudra,  tout  au  moins, 
qu'il  m'en  coûte  mon  cher  nom  de  petit  né.  Je 
n'ajouterai  rien  sur  ce  que  vous  m'en  dites  de 
plus,  car  je  ne  saurois  répondre  à  ce  que  je  ne 
comprends  pas.  Je  ne  saurois  finir  cet  article  sans 
vous  demander  comment  vous  vous  trouvez  de 
cet  archi-âne  de  Keister.  Je  pardonne  à  un  sot 
d'être  la  dupe  d'un  autre,  il  est  fait  pour  cela  ; 
maisquandonavoslumières,on  n'a  bonnegrâce 
à  se  laisser  tromper  par  un  tel  animal  qu'après 
s'être  crevé  les  yeux.  Plus  j'acquiers  de  lumiè- 
res en  chimie,  plus  tous  ces  maîtres  chercheurs 
de  secrets  et  de  magistères  me  paroissent  cru- 
ches et  butors.  Je  voyois,  il  y  a  deux  jours,  un 
de  ces  idiots  qui,  soupesant  de  l'huile  de  vitriol 
dans  un  laboratoire  où  j'étois,  n'étoit  pas 
étonné  de  sa  grande  pesanteur,  parce,  di- 
soit-il,  qu'elle  contient  beaucoup  de  mercure, 
et  le  même  homme  se  vantoit  de  savoir  parfai- 
tement l'analyse  et  la  composition  des  corps.  Si 

45 


494 


CORRESPONDANCE. 


de  pareikhavards  savoient  que  je  daigne  écrire 
leurs  impertinences  ,  ils  en  seroient  trop  fiers. 

Me  dcmauderez-vous  ce  que  je  fais?  Hélas  1 
maman,  je  vous  aime,  je  pense  à  vous,  je  me 
plains  de  mon  cheval  d'ambassadeur  :  on  me 
plaint,  on  m'estime,  et  l'on  ne  me  rend  point 
d'autre  justice.  Ce  n'est  pas  que  je  n'espère 
m'en  venger  un  jour  en  lui  faisant  voir  non- 
seulement  que  je  vaux  mieux,  mais  que  je  suis 
plus  estimé  que  lui.  Du  reste,  beaucoup  de  pro- 
jets, peu  d'espérances,  mais  toujours  n'établis- 
sant pour  mon  point  de  vue  que  le  bonheur  de 
finir  mes  jours  avec  vous. 

J'ai  eu  le  malheur  de  n'être  bon  à  rien  à 
M.  Deville,  car  il  a  fini  ses  affaires  fort  heu- 
reusement, et  il  né  lui  manque  que  de  l'argent, 
sorte  de  marchandise  dont  mes  mains  ne  se 
souillent  plus.  Je  ne  sais  commentréussira  celte 
lettre,  car  on  m'a  dit  que  M.  Deville  devoit  par- 
tir demain;  et  comme  je  ne  le  vois  point  venir 
aujourd'hui,  je  crains  bien  d'être  regardé  de 
lui  comme  un  homme  inutile,  qui  ne  vaut  pas 
la  peine  qu'on  s'en  souvienne.  Adieu,  maman  ; 
souvençz-vous  de  m'écrire  souvent  et  de  me 
donner  une  adresse  sûre. 


A  M.   DANIEL  ROGUIN. 

Paris,  le  9  juillet  1743. 

Je  ne  sais,  monsieur,  quel  jugement  vous 
portez  de  moi  et  de  ma  conduite  ;  mais  les  ap- 
parences me  sont  si  contraires,  que  je  n'aurois 
pas  à  me  plaindre  quand  vous  en  penseriez  peu 
favorablement.  Vous  n'en  jugeriez  pas  de  même 
si  vous  lisiez  au  fond  de  mon  âme  :  l'amertume 
et  l'affliction  que  vous  y  verriez  n'y  sont  pas 
les  sentimens  d'un  homme  capable  d'oublier 
son  devoir. 

Vous  connoissezà  peu  près  ma  situation.  La 
première  fois  que  j'aurai  l'honneur  de  vous 
voir  en  particulier,  je  vous  expliquerai  la  na- 
ture de  mes  ressources  :  vous  jugerez  des  se- 
cours qu'elles  peuvent  me  produire,  et  de  la 
confiance  que  j'y  dois  donner.  Je  nai  plus  re- 
çu de  réponse  de  mon  coquin,  et  je  commence 
à  désespérer  tout-à-fait  d'en  tirer  raison.  Ce- 
pendant une  impuissance,  que  je  n'ai  pu  pré- 
voir, me  met  dans  la  triste  nécessité  de  payer 
de  délais,  vous  le  premier,  vous  mon  bon  et  gé- 


néreux ami  et  bienfaiteur,  et  les  autres  hon- 
nêtes gens  qui ,  comme  vous ,  ont  bien  voulu 
s'incommoder  pour  soulager  mes  besoins  et 
fonder  sur  ma  probité  des  sûretés  qu'ils  ne 
pouvoicnt  attendre  de  ma  fortune.  Le  juge  des 
cœurs  lit  dans  le  mien  :  si  leur  espérance  a  été 
trompée,  mon  impuissance  actuelle  doit  d'au- 
tant moins  m'être  imputée  à  crime,  que,  selon 
toutes  les  règles  de  la  prudence  humaine,  je  n'ai 
pas  dû  la  prévoir  dans  le  tem  ps  que  j 'ai  si  malheu- 
reusement abusé  de  votre  confiance  et  de  votre 
amitié,  à  moins  qu'on  ne  veuille  que  mes  mal- 
heurs passés  n'eussent  dû  me  servir  de  leçon, 
pour  me  préparer  à  d'autres  encore  moins  vrai- 
semblables. Ainsi,  privé  de  toutes  ressources  et 
réduit  à  des  espérances  vagues  et  éloignées,  je 
lutte  contre  la  pauvreté  depuis  mon  arrivée  à 
Paris  ;  et  mes  démarches  sont  si  droites  qu'à  la 
moindre  lueur  de  quelque  avantage  je  vous 
avois  prié,  même  avant  de  le  pouvoir,  de  trou- 
ver bon  que  je  fisse  par  partie  ce  que  je  ne 
pouvois  faire  tout  à  la  fois  :  mais  mon  infor- 
tune ordinaire  m'a  encore  ôté  jusqij'ici  les 
moyens  de  satisfaire  mon  empressement  à  cet 
égard.  Vous  savez  que  j'ai  entrepris  un  ou- 
vrage (*)  sur  lequel  je  fondois  des  ressources 
suffisantes  pour  m'acquitter  :  il  trainoit  si  fort 
en  longueur,  que  je  me  suis  déterminé  à  venir 
m'emprisonner  à  l'hôtel  Saint-Quentin,  sans 
me  permettre  d'en  sortir  que  je  ne  l'eusse  ache- 
vé; c'est  ce  que  je  viens  de  faire.  Je  ne  vous 
dirai  point  s'il  est  bon  ou  mauvais  ;  vous  en  ju- 
gerez. Il  n'est  guère  possible  que  les  disposi- 
tions d'un  esprit  affligé  et  mélancolique  n'in- 
fluent sur  ses  productions  ;  mais  je  prévois  déjà 
tant  d'obstacles  à  le  faire  valoir,  qu'il  pourroit 
être  bon  à  pure  perte,  et  que  je  suis  bien  trom- 
pé s'il  n'a  le  succès  ordinaire  à  tout  ce  que  j'en- 
treprends. Quoi  qu'il  en  soit,  je  n'épargnerai  ni 
peines  ni  soins  pour  vaincre  les  difficultés,  soit 
de  ce  côté,  soit  de  tout  autre,  qui  pourroient 
produire  le  même  effet  pour  ce  qui  vous  re- 
garde. Je  vous  dirai  même  plus  :  je  suis  si  dé- 
goûté de  la  société  et  du  commerce  des  hommes, 
que  ce  n'est  que  la  seule  loi  de  l'honneur  qui 
me  retient  ici,  et  que  si  jamais  je  parviens  au 
comble  de  mes  vœux,  c'est-à-dire  à  ne  devoir 
plus  rien,  on  ne  me  reverra  pas  à  Paris  vingt- 
quatre  heures  après. 

(*)  I/opérades  Muses  galantes. 


ANNEE  i7Ali. 


195 


Telles  sont,  mon  clier  monsieur,  les  disposi- 
tions do  mon  âme.  Je  suis  fort  à  plaindre,  sans 
doute  ;  mais  je  me  sens  toujours  digne  de  votre 
estime,  et  je  vous  supplie  de  ne  me  l'ôter  que 
quand  vous  me  verrez  oublier  mon  devoir  et 
mon  immortelle  reconnoissance  :  c'est  vous  la 
demander  pour  toujours.  Je  vous  avoue  ingé- 
nument que,  sur  le  point  de  vous  aller  voir,  je 
n'ai  pas  osé  reparoître  devant  vous  sans  m'as- 
surer,  en  quelque  manière,  de  vos  dispositions 
à  mon  égard,  par  une  justification  que  mes 
malheurs  seuls,  et  non  mes  sentimens,  rendent 
nécessaire. 

Je  vous  supplie  de  savoir  si  l'on  ne  pourroit 
pas  engager  le  marchand  à  reprendre  la  veste, 
en  y  perdant  ce  qu'il  voudra.  J'ai  aussi,  encore 
neufs,  plusieurs  des  autres  effets  ;  mais,  comme 
je  me  flatte  que  le  payement  en  est  moins  éloi- 
gné que  la  restitution  ne  vous  en  seroit  oné- 
reuse, je  ne  vous  en  parle  point. 

Mes  respects ,  je  vous  supplie ,  à  madame 
Duplessis  et  à  mademoiselle.  J'ai  l'honneur 
d'être  avec  le  plus  tendre  et  le  plus  immortel 
attachement,  monsieur,  etc. 


d'en  substituer  de  plus  dignes  de  la  place  qu'ils 
doivent  occuper. 

Quant  au  récitatif,  j'espère  aussi,  monsieur, 
que  vous  voudrez  bien  le  juger  avant  l'exécu- 
tion, et  m'indiquer  les  endroits  où  je  me  serois 
écarté  du  beau  et  du  vrai,  c'est-à-dire  de  votre 
pensée.  Quel  que  soit  pour  moi  le  succès  de 
ces  foibles  essais,  ils  me  seront  toujours  glo- 
rieux, s'ils  me  procurent  l'honneur  d'être 
connu  de  vous,  et  de  vous  montrer  l'admira- 
tion et  le  profond  respect  avec  lesquels  j'ai 
l'honneur  d'être,  monsieur,  votre  très-hum- 
ble, etc.  (*) 


A  H.   DE  VOLTAmE. 


Paris,  i\  décembre  1743. 


Monsieur, 


Il  y  a  quinze  ans  que  je  travaille  pour  me 
rendre  digne  de  vos  regards,  et  des  soins  dont 
vous  favorisez  les  jeunes  muses  en  qui  vous  dé- 
couvrez quelque  talent.  Mais,  pour  avoir  fait  la 
musique  d'un  opéra,  je  me  trouve,  je  ne  sais 
comment,  métamorphosé  en  musicien.  C'est, 
monsieur,  en  cette  qualité  que  M.  le  duc  de 
Richelieu  m'a  chargé  des  scènes  dont  vous  avez 
lié  les  divertissemens  de  la  Princesse  de  Na- 
varre; il  a  même  exigé  que  je  fisse,  dans  les 
canevas,  les  changemens  nécessaires  pour  les 
rendre  convenables  à  votre  nouveau  sujet.  J'ai 
fait  mes  respectueuses  représentations  ;  M.  le 
duc  a  insisté,  j'ai  obéi.  C'est  le  seul  parti  qui 
convienne  à  l'état  de  ma  fortune.  M.  Ballot 
s'est  chargé  de  vous  communiquer  ces  chan- 
gemens, je  me  suis  attaché  à  les  rendre  en 
moins  de  mots  qu'il  étoit  possible  :  c'est  le 
seul  mérite  que  je  puis  leur  donner.  Je  vous 
supplie,  monsieur,  de  les  examiner,  ou  plutôt 


A  MADAME  LA  BARONNE  DE  WARENS. 

...  1745. 

Je  dois,  ma  très-chère  maman,  vous  donner 
avis  que,  contre  toute  espérance,  j'ai  trouvé 
le  moyen  de  faire  recommander  votre  affaire  h 
M.  le  comte  de  Castellane  de  la  manière  la  plus 
avantageuse  :  c'est  par  le  ministre  môme  qu'il 
en  sera  chargé,  de  manière  que,  ceci  devenant 
une  affaire  de  dépêches,  vous  pouvez  vous  as- 
surer d'y  avoir  tous  les  avantages  que  la  fa- 
veur peut  prêter  à  l'équité.  J'ai  été  contraint 
de  dresser,  sur  les  pièces  que  vous  m'avez  en- 
voyées, un  mémoire  dont  je  joins  ici  la  copie, 
afin  que  vous  voyiez  si  j'ai  pris  le  sens  qu'il 
falloit  :  j'aurai  le  temps,  si  vous  vous  hâtez  de 
me  répondre,  d'y  faire  les  corrections  conve- 
nables avant  que  de  le  faire  donner;  car  la 
cour  ne  reviendra  de  Fontainebleau  que  dans 
quelques  jours.  Il  faut  d'ailleurs  que  vous  vous 
hâtiez  de  prendre  sur  cette  affaire  les  instruc- 
tions qui  vous  manquent  ;  et  il  est,  par  exem- 
ple, fort  étrange  do  ne  savoir  pas  même  le 
nom  de  baptême  des  personnes  dont  on  répète 
la  succession.  Vous  savez  aussi  que  rien  ne 
peut  être  décidé  dans  des  cas  de  cette  nature 
sans  de  bons  extraits  baptistaires  et  du  testa- 
teur et  de  l'héritier,  légalisés  par  les  magistrats 
du  lieu,  et  par  les  ministres  du  roi  qui  y  rési- 
dent. Je  vous  avertis  de  tout  cela  afin  que  vous 
vous  munissiez  de  toutes  ces  pièces,  dont  l'en- 
voi de  temps  à  autre  servira  de  mémoratif,  qui 
ne  sera  pas  inutile.  Adieu,  ma  chère  maman  ; 

(*}  Rousseau  a  transcrit  dans  ses  Confessions  la  réponse  do 
A'oitaire  à  cette  lettre.  Voyez  tomt  I,  page  173.         G.  P. 


\m 


CORRESPONDANCE. 


je  me  propose  de  vous  écrire  bien  au  long  sur 
mes  propres  affaires,  mais  j'ai  des  choses  si 
peu  réjouissantes  à  vous  apprendre,  que  ce 
n'est  pas  la  peine  de  se  hâter. 

MÉMOIRE. 

N.  N.  Do  La  Tour,  gentilhomme  du  pays  cle 
Vaud,  étant  mort  à  Constantinople,  et  ayant 
établi  le  sieur  Honoré  Pelico,  marchand  fran- 
çois,  pour  son  exécuteur  (')  testamentaire,  à 
la  charge  de  faire  parvenir  ses  biens  à  ses  plus 
proches  parens  ;  Françoise  de  La  Tour,  ba- 
ronne de  Warens,  qui  se  trouve  dans  le  cas  {^), 
souhaiteroit  qu'on  pût  agir  auprès  dudit  sieur 
Pelico,  pour  l'engager  à  se  dessaisir  desdits 
biens  en  sa  faveur,  en  lui  démontrant  son  droit. 
Sans  vouloir  révoquer  en  doute  la  bonne  vo- 
lonté dudit  sieur  Pelico,  il  semble,  par  le  si- 
lence qu'il  a  observé  jusqu'à  présent  envers  la 
famille  du  défunt,  qu'il  n'est  pas  pressé  d'exé- 
cuter ses  volontés.  C'est  pourquoi  il  seroit  à 
désirer  que  M.  l'ambassadeur  voulût  interpo- 
ser son  autorité  pour  l'examen  et  la  décision 
de  cette  affaire.  Ladite  baronne  de  Warens 
ayant  eu  ses  biens  confisqués  pour  cause  de 
la  religion  catholique  qu'elle  a  embrassée,  et 
n'étant  pas  payée  des  pensions  que  le  roi  de 
Sardaigne,  et  ensuite  sa  majesté  catholique  lui 
ont  assignées  sur  la  Savoie,  ne  doute  point  que 
la  dure  nécessité  où  elle  se  trouve  ne  soit  un 
motif  de  plus  pour  intéresser  en  sa  faveur  la 
religion  de  Son  Excellence. 


A.  LA  MÊME. 


Février  1747. 


Le  départ  de  M.  Deville  se  trouvant  prolongé 
de  quelques  jours,  cela  me  donne,  chère  ma- 
man ,  le  loisir  de  m'entretenir  encore  avec 
vous. 

Comme  je  n'ai  nulle  relation  à  la  cour  de 
l'infant,  je  ne  saurois  que  vous  exhorter  à  vous 

(')  M.  Miol  avoit  mis  procureur,  sans  faire  réflexion  que  le 
pouvoir  du  procureur  cesse  à  la  mort  du  commettant, 

(')  Il  ne  reste  de  toute  la  maison  de  La  Tour  que  madame  de 
Warens,  et  une  sienne  nièce  qui  se  trouve  par  conséquent 
dun  degré  au  moins  plus  éloignée,  et  qui,  d'ailleurs,  n'ayant 
pas  quitté  sa  religion  ni  ses  biens,  n'est  pas  assujettie  aux 
mêmes  besoins. 


servir  des  connoissanccs  que  vos  amis  peuvent 
vous  procurer  de  ce  côté-là  :  je  puis  avoir 
quelque  facilité  de  plus  du  côté  de  la  cour 
d'Espagne,  ayant  plusieurs  amis  qui  pourroient 
nous  servir  de  ce  côté.  J  ai,  entreautres,  ici  M.  le 
marquis  de  Turrieta,  qui  est  assez  ami  de  mon 
ami,  peut-être  un  peu  le  mien  :  je  me  propose 
à  son  départ  pour  Madrid,  où  il  doit  retourner 
ce  printemps,  de  lui  remettre  un  mémoire  re- 
latif à  votre  pension,  qui  auroit  pour  objet  de 
vous  la  faire  établir  pour  toujours  à  la  pouvoir 
manger  où  il  vous  plairoit;  car  mon  opinion 
est  que  c'est  une  affaire  désespérée  du  côté  de 
la  cour  de  Turin,  où  les  Savoyards  auront  tou- 
jours assez  de  crédit  pour  vous  faire  tout  le 
mal  qu'ils  voudront,  c'est-à-dire  tout  celui  qu'ils 
pourront.  11  n'en  sera  pas  de  môme  en  Espagne, 
où  nous  trouverons  toujours  autant,  et,  comme 
je  crois,  plus  d'amis  qu'eux.  Au  reste,  je  suis 
bien  éloigné  de  vouloir  vous  flatter  du  succès 
de  ma  démarche  ;  mais  que  risquons-nous  de 
tenter?  Quant  à  M.  le  marquis  Scotti,  je  savois 
déjà  tout  ce  que  vous  m'en  dites,  et  je  ne 
manquerai  pas  d'insinuer  cette  voie  à  celui  à 
qui  je  remettrai  le  mémoire  ;  mais  comme  cela 
dépend  de  plusieurs  circonstances,  soit  de  l'ac- 
cès qu'on  peut  trouver  auprès  de  lui,  soit  de  la 
répugnance  que  pourroient  avoir  mes  corres- 
pondans  à  lui  faire  leur  cour,  soit  enfin  de  la 
vie  du  roi  d'Espagne,  il  ne  sera  peut-être  pas 
si  mauvais  que  vous  le  pensez,  de  suivre  la 
voie  ordinaire  des  ministres  :  les  affaires  qui 
ont  passé  par  les  bureaux  se  trouvent  à  la 
longue  toujours  plus  solides  que  celles  qui  ne 
sont  faites  que  par  faveur. 

Quelque  peu  d'intérêt  que  je  prenne  aux 
fêtes  publiques,  je  ne  me  pardonnerois  pas  de 
ne  vous  rien  dire  du  tout  de  celles  qui  se  font 
ici  pour  le  mariage  de  M.  le  Dauphin  :  elles 
sont  telles  qu'après  les  merveilles  que  saint 
Paul  a  vues,  l'esprit  humain  ne  peut  rien  con- 
cevoir de  plus  brillant.  Je  vous  ferois  un  détail 
de  tout  cela,  si  je  ne  pensois  que  M.  Deville 
sera  à  portée  de  vous  en  entretenir  :  je  puis  en 
deux  mots  vous  donner  une  idée  de  la  cour, 
soit  par  le  nombre,  soit  par  la  magnificence, 
en  vous  disant,  premièrement,  qu'il  y  avoit 
quinze  mille  masques  au  bal  masqué  qui  s'est 
donné  à  Versailles,  et  que  la  richesse  des  ha- 
bits au  bal  paré,  au  ballet  et  aux  grands  ap- 


ANNEE  1747. 


197 


partcmcns,  ètoit  telle  que  mon  Espagnol,  saisi 
d'un  enlhousiasme  poétique  de  son  pays,  s'é- 
cria que  madame  fa  dauphine  étoit  un  soleil 
dont  la  présence  avoit  liquéfié  tout  l'or  du 
jovaume,  dont  s'étoit  fait  un  fleuve  immense 
tu  milieu  duquel  nageoit  toute  la  cour. 

Je  n'ai  pas  eu  pour  ma  part  le  spectacle  le 
moins  agréable  ;  car  j'ai  vu  danser  et  sauter 
toute  la  canaille  de  Paris  dans  ces  salles  su- 
perbes et  magnifiquement  illuminées,  qui  ont 
été  construites  dans  toutes  les  places  pour  le 
divertissement  du  peuple.  Jamaisiisnes'étoient 
trouvés  à  pareille  fête  :  ils  ont  tant  secoué  leurs 
guenilles,  ils  ont  tellement  bu,  et  se  sont  si 
pleinement  piffrés,  que  la  plupart  en  ont  été 
malades.  Adieu,  maman. 


A  LA  MEME. 


Février  <747. 


Madame, 

J'ai  lu  et  copié  le  nouveau' mémoire  que 
vous  avez  pris  la  peine  de  m'envoyer  :  j'ap- 
prouve fort  le  retranchement  que  vous  avez 
fait,  puisque  outre  que  c'étoit  un  assez  mau- 
vais verbiage,  c'est  que  les  circonstances  n'en 
étant  pas  conformes  à  la  vérité,  je  me  faisois 
une  violente  peine  de  les  avancer;  mais  aussi 
il  ne  falloit  pas  me  faire  dire  au  commence- 
ment que  j'avois  abandonné  tous  mes  droits 
et  prétentions,  puisque,  rien  n'étant  plus  ma- 
nifestement faux,  c'est  toujours  mensonge  pour 
mensonge,  et,  de  plus,  que  celui-là  est  bien  plus 
aisé  à  vérifier. 

Quant  aux  autres  changemens,  je  vous  dirai 
là-dessus,  madame,  ce  que  Socrate  répondit 
autrefois  à  un  certain  Lysias.  Ce  Lysias  étoit 
le  plus  habile  orateur  de  son  temps,  et,  dans 
l'accusation  où  Socrate  fut  condamné,  il  lui 
apporta  un  discours  qu'il  avoit  travaillé  avec 
grand  soin,  où  il  raeltoit  ses  raisons  et  les 
moyens  de  Socrate  dans  tout  leur  jour  :  So- 
crate le  lut  avec  plaisir  et  le  trouva  fort  bien 
fait  ;  mais  il  lui  dit  franchement  qu'il  ne  lui 
étoit  pas  propre.  Sur  quoi  Lysias  lui  ayant 
demandé  comment  il  étoit  possible  que  ce  dis- 
cours fût  bien  fait  s'il  ne  lui  étoit  pas  propre; 
(le  môme,  dit-il,  en  se  servant,  selon  sa  cou- 
tume, de  comparaisons    vulgaires,  qu'un  ex- 


cellent ouvrier  pourroit  m'apporler  des  habits 
ou  des  souliers  magnifiques,  brodés  d'or,  et 
auxquels  il  ne  manqueroit  rien  ,  mais  qui  ne 
me  conviendroient  pas.  Pour  moi,  plus  docile 
que  Socrate,  j'ai  laissé  le  tout  comme  vous 
avez  jugé  à  propos  de  le  changer,  excepté 
deux  ou  trois  expressions  de  style  seulement;, 
qui  m'ont  paru  s'être  glissées  par  mégarde. 

J'ai  été  plus  hardi  à  la  fin  :  je  ne  sais  quelles 
pouvoient  être  vos  vues  en  faisant  passer  la 
pension  par  les  mains  de  Son  Excellence  ;  mais 
l'inconvénient  en  saute  aux  yeux,  car  il  est 
clair  que  si  j'avois  le  malheur,  par  quelque 
accident  imprévu  ,  de  lui  survivre,  ou  qu'il 
tombâtmalade,  adieu  la  pension.  En  coAtcra-t-il 
davantage  pour  l'établir  le  plus  solidement 
qu'on  pourra?  c'est  chercher  des  détours  qui 
vous  égarent,  pendant  qu'il  n'y  a  aucun  in- 
convénient à  suivre  le  droit  chemin.  Si  ma 
fidélité  étoit  équivoque,  et  qu'on  pût  me  soup- 
çonner d'être  homme  à  détourner  cet  argent 
ou  à  en  faire  un  mauvais  usage,  je  me  serois 
bien  gardé  de  changer  l'endroit  aussi  librement 
que  je  l'ai  fait;  et  ce  qui  m'a  engagé  à  parler 
de  moi,  c'est  que  j'ai  cru  pénétrer  que  votre 
délicatesse  se  faisoit  quelque  peine  qu'on  pût 
penser  que  cet  argent  tournât  à  votre  profit  ; 
idée  qui  ne  peut  tomber  que  dans  l'esprit  d'uu 
enragé.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'espère  bien  n  en 
jamais  souiller  mes  mains. 

Vous  avez,  sans  doute  par  mégarde,  joint 
au  mémoire  une  feuille  séparée  que  je  ne  sup- 
pose pas  qui  fût  à  copier  :  en  effet,  ne  pour- 
roit-on  pas  me  demander  de  quoi  je  me  môle 
là  ?  et  moi,  qui  assure  être  séquestré  de  toute 
affaire  civile,  me  siéroit-il  de  paroître  si  bien 
instruit  de  choses  qui  ne  sont  pas  de  ma  com- 
pétence? 

Quant  à  ce  qu'on  me  fait  dire  que  je  souhai- 
terois  n'être  pas  nommé,  c'est  une  fausse  déli- 
catesse que  je  n'ai  point  :  la  honte  ne  consiste 
pas  à  dire  qu'on  reçoit,  mais  à  être  obligé  de 
recevoir;  je  méprise  les  détours  d'une  vanité 
mal  entendue  autant  que  je  fais  cas  des  senti- 
mens  élevés.  Je  sens  pourtant  le  prix  d'un  pa- 
reil ménagement  de  votre  part  et  de  celle  de 
mon  oncle  ;  mais  je  vous  en  dispense  l'un  et 
l'autre.  D'ailleurs,  sous  quel  nom,  diics-moi, 
feriez-vous  enregistrer  la  pension  ? 

Je  fais  mille  remercîmens  au  très-cher  oncle  ; 


198 


CORRESPONDANCE. 


je  connois  tous  les  jours  mieux  quelle  est  sa 
bouté  pour  moi  ;  s'il  a  obligé  tant  d'ingrats  en 
sa  vie,  il  peut  s'assurer  d'avoir  au  moins  trouvé 
un  cœur  reconnoissant  ;  car,  comme  dit  Sé- 
iièque, 

t  Hulta  perdenda  sunt,  ut  semel  ponas  benè.  • 

Ce  latin-là,  c'est  pour  l'oncle  :  en  voici  pour 
vous  la  traduction  françoise  : 

Perdez  force  bienfaits  pour  en  bien  placer  un. 

Il  y  a  long-temps  que  vous  pratiquez  cette 
sentence,  sans,  je  gage,  l'avoir  jamais  lue  dans 
Sénèque. 

Je  suis,  dans  la  plus  grande  vivacité  de  tous 
mes  sentimens,  etc. 


A  LA   MEME. 


Paris,  le  17  décembre  4747. 


Il  n'y  a  que  six  jours,  ma  très-chère  ma- 
man, que  je  suis  de  retour  de  Chenonceaux  (*). 
En  arrivant,  j'ai  reçu  votre  lettre  du  2  de  ce 
mois,  dans  laquelle  vous  me  reprochez  mon  si- 
lence, et  avec  raison,  puisque  j'y  vois  que  vous 
n'avez  point  reçu  celle  que  je  vous  avois  écrite 
de  là,  sous  l'enveloppe  de  l'abbé  Giloz.  J'en 
viens  de  recevoir  une  de  lui-même,  dans  la- 
quelle il  me  fait  les  mêmes  reproches.  Ainsi  je 
suis  certain  qu'il  n'a  point  reçu  son  paquet,  ni 
vous  votre  lettre  ;  mais  ce  dont  il  semble  m'ac- 
cuser  est  justement  ce  qui  me  justifie.  Car,  dans 
l'éloignement  où  j'étois  de  tout  bureau  pour 
affranchir,  je  hasardai  ma  double  lettre  sans 
affranchissement,  vous  marquant  à  tous  les 
deux  combien  je  craignois  qu'elle  n'arrivât  pas, 
et  que  j'altendois  votre  réponse  pour  me  ras- 
surer :  je  ne  l'ai  point  reçue  cette  réponse,  et  j'ai 
bien  compris  par  là  que  vous  n'aviez  rien  reçu, 
et  qu'il  falloit  nécessairement  attendre  mon  re- 
tour à  Paris  pour  écrire  de  nouveau.  Ce  qui 
m'avoit  encore  enhardi  à  hasarder  cette  lettre, 
c'est  que  l'année  dernière  il  vous  en  étoit  par- 
venu une  par  je  ne  sais  quel  bonheur,  que 
j'avois  hasardée  de  la  même  manière,  dans 
l'impossibilité  de  faire  autrement.  Pour  la 
preuve  de  ce  que  je  dis,  prenez  la  peine  de 

(*)  Château    bâti  sur  le  Cher.  H  appartient  aujourd  hui  à 
M.  Valet  de  Villeneuve,  petit-til&  de  madame  Dupin.     M.  P- 


faire  chercher  au  bureau  du  Pont  un  paquet 
endossé  démon  écriture  à  l'adresse  de  M.  l'abbé 
Giloz,  etc.  Vous  pourrez  l'ouvrir,  prendre  vo- 
tre lettre,  et  lui  envoyer  la  sienne  :  aussi  bien 
contiennent-elles  des  détails  qui  me  coûtent 
trop  pour  me  résoudre  à  les  recommencer. 

M.  Descreux  vint  me  voir  le  lendemain  de 
mon  arrivée  ;  il  me  dit  qu'il  avoit  de  l'argent 
à  votre  service  et  qu'il  avoit  un  voyage  à  faire, 
sans  lequel  il  comptoit  vous  voir  en  passant  et 
vous  offrir  sa  bourse.  Il  a  beau  dire,  je  ne  la 
crois  guère  en  meilleur  état  que  la  mienne.  J'ai 
toujours  regardé  vos  lettresde  change  qu'il  a  ac- 
ceptées comme  un  véritable  badinage.  Il  en  ac- 
ceptera bien  pour  autant  de  millions  qu'il  vous 
plaira,  au  même  prix  ;  je  vous  assure  que  cela 
lui  est  fort  égal.  Il  est  fort  sur  le  zéro,  aussi 
bien  que  M.  Baqueret,  et  je  ne  doute  pas  qu'il 
n'aille  achever  ses  projets  au  même  lieu.  Du 
reste,  je  le  crois  fort  bon  homme,  et  qui  même 
allie  deux  choses  rares  à  trouver  ensemble,  la 
folie  et  l'intérêt. 

Par  rapport'à  moi,  je  ne  vous  dis  rien  ;  c'est 
tout  dire.  Malgré  les  injustices  que  vous  me 
faites  intérieurement,  il  ne  tiendroitqu'à  moi 
de  changer  en  estime  et  en  compassion  vos 
perpétuelles  défiances  envers  moi.  Quelques  ex- 
plications suffiroient  pour  cela  :  mais  votre  cœur 
n'a  que  trop  de  ses  propres  maux,  sans  avoir 
encore  à  porter  ceux  d'autrui  ;  j'espère  toujours 
qu'un  jour  vous  me  connoîtrez  mieux,  et  vous 
m'en  aimerez  davantage. 

Je  remercie  tendrement  le  frère  de  sa  bonne 
amitié,  et  l'assure  de  toute  la  mienne.  Adieu, 
trop  chère  et  trop  bonne  maman  ;  je  suis  de 
nouveau  à  l'hôtel  du  Saint-Esprit,  rue  Plâtrière. 

J'ai  différé  quelques  jours  à  faire  partir  cette 
lettre,  sur  l'espérance  que  m'avoit  donnée 
M.  Descreux  de  me  venir  voir  avant  son  départ; 
mais  je  l'ai  attendu  inutilement,  et  je  le  tiens 
parti  ou  perdu. 


A   M.    ALTDNA  (*). 

Paris,  le  30  juin  1748. 

A  quelle  rude  épreuve  mettez-vous  ma  vertu 
en  me  rappelant  sans  cesse  un  projet  qui  faisoit 

(*)  Cette  lettre  a  été  trouvée  chez  les  pères  de  l'Oratoire  de 
Montmorency;  elle  étoit  jointe  au  billet  suivant,  adressé  par 


ANNÉE  1748. 


109 


l'espoir  (liî  ma  vie  (')  1  J'aurois  besoin,  plus  que 
jamais,  deson  exécution  pour  la  consolation  de 
mon  pauvre  cœur  accablé  d'amertume,  «pour 
le  repos  que  demanderoient  mes  infirmités; 
mais,  quoi  qu'il  en  puisse  arriver,  je  n'achète- 
rai pas  une  félicité  par  un  lâche  déguisement 
envers  mon  ami  :  vous  connoissez  mes  senti- 
mens  sur  un  certain  point;  ils  sont  invariables; 
car  ils  sont  fondés  sur  l'évidence  et  sur  la  dé- 
monstration, qui  sont,  quelque  doctrine  que 
l'on  embrasse,  les  seules  armes  que  l'on  ait 
pour  l'établir.  En  effet,  quoique  ma  foi  m'ap- 
prenne bien  des  choses  qui  sont  au-dessus  de 
ma  raison,  c'est,  premièrement,  ma  raison 
qui  m'a  forcé  de  me  soumettre  à  ma  foi.  Mais 
n'entrons  point  dans  ces  discussions.  Vous  pou- 
vez parler,  et  je  ne  le  puis  pas  :  cela  met  trop 
d'avantage  de  votre  côté.  D'ailleurs  vous  cher- 
chez, par  zèle,  à  me  tirer  de  mon  état,  et  je 
me  fais  un  devoir  de  vous  laisser  dans  le  vôtre, 
comme  avantageux  pour  la  paix  de  votre  es- 
prit, et  également  bon  pour  votre  félicité  fu- 
ture, si  vous  y  êtes  de  bonne  foi,  et  si  vous  vous 
conduisez  selon  les  divins  et  sublimes  préceptes 
du  christianisme. \ous  voyez  doncque,  detoute 
manière,  la  dispute  sur  ce  point-là  est  inter- 
dite entre  nous.  Du  reste,  ayez  assez  bonne 
opinion  du  cœur  et  de  l'esprit  de  votre  ami 
pour  croire  qu'il  a  réfléchi  plus  d'une  fois  sur 
les  lieux  communs  que  vous  lui  alléguez,  et  que 
sa  morale  de  principes,  si  ce  n'est  celle  de  sa 
conduite,  n'est  pas  inférieure  à  la  vôtre,  ni 
moins  agréable  à  Dieu.  Je  suis  donc  invariable 
sur  ce  point.  Les  plus  affreuses  douleurs,  ni 
les  approches  de  la  mort,  n'ont  rien  qui  ne 
m'affermisse,  rien  qui  ne  me  console,  dans 
l'espérance  d'un  bonheur  éternel  que  j'espère 
partageravecvousdanslesein  de  mon  Créateur. 


A  MADAME   LA  BARONNE  DE  WARENS. 

Paris,  ie  26  août  1748. 

Je  n'espérois  plus,  ma  très-bonne  maman, 

Rousseau,  le  29  mai  <762,  aux  supérieurs  de  cette  maison,  en 
leur  envoyant  nn  exemplaire  de  son  Emile  : 

•  J.  .1.  Uousscaii  prie  messieurs  de  l'Oratoire  <le  Monlmo- 
«  rcncy  de  voiiIot  bien  accorder  à  ses  derniers  écrits  une 
t  place  dans  leur  bibliothèque.  Comme  accepter  le  livre  0  un 
t  auteur  n'est  point  adopter  ses  principes,  il  a  cm  pouvoir 
V  sans  témérité,  leur  demander  cette  faveur.  >  O.P. 

(*)  Rousseau  et  M.  Altuna  avaient  fornié  le  projet  dépasser 
euscnil)lc  le  reste  de  leurs  jours.  U.  1». 


d'avoir  le  plaisir  de  vous  écrire;  l'intervalle  de 
ma  dernière  lettre  a  été  rempli  coup  sur  coup 
de  deux  maladies  affreuses.  J'ai  d'abord  eu 
une  attaque  de  colique  néphrétique,  fièvre, 
ardeur,  et  rétention  d  urine  ;  la  douleur  s'est 
calmée  à  force  de  bains,  de  nitre,  et  d'autres 
diurétiques  ;  mais  la  difficulté  d'uriner  subsiste 
toujours,  et  la  pierre  qui  du  rein  est  descendue 
dans  la  vessie,  ne  peut  en  sortir  que  par  l'opé- 
ration :  mais,  ma  santé  ni  ma  bourse  ne  me 
laissant  pas  en  état  d'y  songer,  il  ne  me  reste 
plus  de  ce  côté-là  que  la  patience  et  la  résigna- 
tion, remèdes  qu'on  a  toujours  sous  la  main, 
mais  qui  ne  guérissent  pas  de  grand'chose. 

En  dernier  lieu,  je  viens  d'être  attaqué  de 
violentes  coliques  d'estomac,  accompagnées  de 
vomissemens  continuels  et  d'un  flux  de  ventre 
excessif.  J'ai  fait  mille  remèdes  inutiles,  j'ai 
pris  l'émétique,  et  en  dernier  lieu  le  simarou- 
ba  ;  le  vomissement  est  calmé,  mais  je  ne  di- 
gère plus  du  tout.  Les  alimens  sortent  tels  que 
je  les  ai  pris;  il  a  fallu  renoncer  même  au  riz, 
qui  m'avoit  été  prescrit,  et  je  suis  réduit  à  me 
priver  presque  de  toute  nourriture,  et  par-des- 
sus tout  cela  d'une  foiblesse  inconcevable. 

Cependant  le  besoin  me  chasse  de  la  cham- 
bre, et  je  me  propose  de  faire  demain  ma  pre- 
mière sortie  ;  peut-être  que  le  grand  air  et  un 
peu  de  promenade  me  rendront  quelque  chose 
de  mes  forces  perdues.  On  m'a  conseillé  l'u-  ; 
sage  de  l'extrait  de  genièvre,  mais  il  est  ici  \ 
bien  moins  bonetbeaucoup  plus  cher  que  dans 
nos  montagnes. 

Et  vous,  ma  chère  maman,  comment  êtes- 
vous  à  présent?  Vos  peines  ne  sont-elles  point 
calmées  ?  n'étes-vous  point  apaisée  au  sujet 
d'un  malheureux  fils,  qui  n'a  prévu  vos  peines 
que  de  trop  loin,  sans  jamais  les  pouvoir  sou- 
lager? Vous  n'avez  connu  ni  mon  cœur- ni  ma 
situation.  Permettez-moi  de  vous  répondre  ce 
que  vous  m'avez  dit  si  souvent,  vous  ne  me 
connoitrez  que  quand  il  n'en  sera  plus  temps. 

M.  Léonard  a  envoyé  savoir  de  mes  nou- 
velles il  y  a  quelque  temps.  Je  promis  de  lui 
écrire,  et  je  l'aurois  fait  si  je  n'étois  retombé 
malade  précisément  dans  ce  temps-là.  Si  vous 
jugiez  à  propos,  nou»  nous  écririons  à  l'ordi- 
naire par  cette  voie.  Ce  scroit  quelques  ports 
de  lettres,  quelques  afFranchissemcns  épar- 
gnés dans  un  temps  où  celte  lésine  est  presque 


200 


CORRESPONDANCE. 


de  néoessité.  J'espère  toujours  que  ce  temps 
n'est  pas  pour  durer  éternellement.  Je  vou- 
drois  bien  avoir  quelque  voie  sûre  pour  m' ou- 
vrir à  vous  sur  ma  véritable  situation.  J'aurois 
le  plus  grand  besoin  de  vos  conseils.  J'use  mon 
esprit  et  ma  santé  pour  lâcher  de  me  conduire 
avec  sagesse  dans  ces  circonstances  difficiles, 
pour  sortir,  s'il  est  possible,  de  cet  état  d'op- 
probre et  de  misère  ;  et  je  crois  m'apercevoir 
chaque  jour  que  c'est  le  hasard  seul  qui  règle 
ma  destinée,  et  que  la  prudence  la  plus  con- 
sommée n'y  peut  rien  faire  du  tout.  Adieu, 
mon  aimable  maman  ;  écrivez-moi  toujours  à 
rhôtel  du  Saint-Esprit,  rue  Plâirière. 


A   LA   MÊME. 

Paris,  le  17  janvier  1749. 

Un  travail  extraordinaire  qui  m'est  survenu, 
et  une  très-mauvaise  santé,  m'ont  empêché, 
ma  très-bonne  maman,  de  remplir  mon  devoir 
envers  vous  depuis  un  mois.  Je  me  suis  chargé 
de  quelques  articles  pour  le  grand  Dictionnaire 
des  arts  et  des  sciences,  qu'on  va  mettre  sous 
presse.  La  besogne  croît  sous  ma  main,  et  il 
faut  la  rendre  à  jour  nommé  ;  de  façon  que, 
surchargé  de  ce  travail,  sans  préjudice  de  mes 
occupations  ordinaires,  je  suis  contraint  de 
prendre  mon  temps  sur  les  heures  de  mon  som- 
meil. Je  suis  sur  les  dents;  mais  j'ai  promis,  il 
faut  tenir  parole  :  d'ailleurs  je  tiens  au  cul  et 
aux  chausses  des  gens  qui  m'ont  fait  du  mal; 
la  bile  me  donne  des  forces,  et  même  de  l'es- 
prit et  de  la  science  : 

La  colère  suffit  et  vaut  un  Apollon. 

Je  bouquine,  j'apprends  le  grec.  Chacun  a 
ses  armes  :  au  lieu  de  faire  des  chansons  à  mes 
ennemis,  je  leur  fais  des  articles  de  diction- 
naires :  l'un  vaudra  bien  l'autre,  et  durera  plus 
long-temps. 

Voilà,  ma  chère  maman,  quelle  seroit  l'ex- 
cuse de  ma  négligence,  si  j'en  avois  quelqu'une 
de  recevable  auprès  de  vous  :  mais  je  sens  bien 
que  ce  seroit  un  nouveau  tort  de  prétendre  me 
justifier.  J'avoue  le  mien  en  vous  demandant 
pardon.  Si  l'ardeur  de  la  haine  l'a  emporté 
quelques  instans  dans  mes  occupations  sur  celle 
de  l'amitié,  croyez  qu'elle  n'est  pas  faite  pour 


avoir  long-temps  la  préférence  dans  un  cœur 
qui  vous  appartient.  Je  quitte  tout  pour  vous 
écrire  :  c'cstlà  véritablement  mon[état  naturel. 

En  vous  envoyant  une  réponse  à  la  dernière 
de  vos  lettres,  celle  que  j'avois  reçue  de  Ge- 
nève, je  n'y  ajoutai  rien  de  ma  main  ;  mais  je 
pense  que  ce  que  je  vous  adressai  éioit  décisif 
et  pouvoit  me  dispenser  d'autre  réponse,  d'au- 
tant plus  que  j'aurois  eu  trop  à  dire. 

Je  vous  supplie  de  vouloir  bien  vous  char- 
ger de  mes  tendres  remorcîmens  pour  le  frère; 
de  lui  dire  que  j'entre  parfaitement  dans  ses 
vues  et  dans  ses  raisons,  et  qu'il  ne  me  man- 
que que  les  moyens  d'y  concourir  plus  réelle- 
ment. 11  faut  espérer  qu'un  temps  plus  favo- 
rable nous  rapprochera  de  séjour,  comme  la 
même  façon  de  penser  nous  rapproche  de  sen- 
timent. 

Adieu,  ma  bonne  maman  ;  n'imitez  pas  mon 
mauvais  exemple;  donnez-moi  plus  souvent  des 
nouvelles  de  votre  santé,  et  plaignez  un  homme 
qui  succombe  sous  un  travail  ingrat. 


A  M. 


...  1749. 

Vous  voilà  donc,  monsieur,  déserteur  du 
monde  et  de  ses  plaisirs  ;  c'est,  à  votre  âge  et 
dans  votre  situation,  une  métamorphose  bien 
étonnante.  Quand  un  homme  de  vingt-deux 
ans,  galant,  aimable,  poli,  spirituel  comme 
vous  l'êtes,  et  d'ailleurs  point  rebuté  de  la  for- 
tune, se  détermine  à  la  retraite,  par  simple 
goût,  et  sans  y  être  excité  par  quelque  mauvais 
succès  dans  ses  affaires  ou  dans  ses  plaisirs,  on 
peut  s'assurer  qu'un  fruit  si  précieux  du  bon 
sensetde  la  réflexion  n'amènera  point  après  lui 
de  dégoût  ni  de  repentir.  Fondé  sur  cette  as- 
surance, j'ose  vous  faire,  sur  votre  retraite,  un 
compliment  qui  ne  vous  sera  pas  répété  par 
bien  des  gens  ;  je  vous  en  félicite.  Sans  vouloir 
trop  relever  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  peut-être 
d'héroïque  dans  votre  résolution,  je  vous  dirai 
franchement  que  j'ai  souvent  regretté  qu'un 
esprit  aussi  juste  et  une  âme  aussi  belle  que  la 
vôtre,  ne  fussent  faits  que  pour  la  galanterie, 
les  cartes  et  le  vin  de  Champagne  ;  vous  étiez 
né,  mon  très-cher  monsieur,  pour  une  meil- 
leure occupation; le  goût  passionné,  mais  déli- 


cat,  qui  vous  entraîne  vers  les  plaisirs  vous  a 
bientôt  fait  démêler  la  fadeur  des  plus  brillans  ; 
vous  éprouverez  avec  étonnement  que  les  plus 
simples  et  les  plus  modestes  n'en  ont  ni  moins 
d'attraits  ni  moins  de  vivacité.  Vous  connoissez 
désormais  les  hommes  ;  vous  n'avez  plus  besoin 
de  les  tant  voir  pour  apprendre  à  les  mépriser: 
il  sera  bon  maintenant  que  vous  vous  consul- 
tiez un  peu  pour  savoir  à  votre  tour  quelle  opi- 
nion vous  devez  avoir  de  vous-même.  Ainsi,  en 
même  temps  que  vous  essaierez  d'un  autre 
genre  de  vie,  vous  ferez  sur  votre  intérieur  un 
petit  examen,  dont  le  fruit  ne  sera  pas  inutile 
à  votre  tranquillité. 

Monsieur,  que  vous  donnassiez  dans  l'excès, 
c'est  ce  que  je  ne  voudrois  pas  sans  nïénage- 
ment.  Vous  n'avez  pas  sans  doute  absolument 
renoncé  à  la  société,  ni  au  commerce  des  hom- 
mes ;  comme  vous  vous  êtes  déterminé  de  pur 
choix,  et  sans  qu'aucun  fâcheux  revers  vous  y 
ait  contraint,  vous  n'aurez  garde  d'épouser  les 
fureurs  atrabilaires  des  misanthropes,  enne- 
mis mortels  du  genre  humain  ;  permis  à  vous 
de  le  mépriser,  à  la  bonne  heure,  vous  ne  se- 
rez pas  le  seul;  mais  vous  devez  l'aimer  toujours: 
les  hommes,  quoi  qu'on  dise ,  sont  nos  frères, 
en  dépit  de  nous  et  d'eux  ;  frères  fort  durs  à  la 
vérité,  mais  nous  n'en  sommes  pas  moins  obli- 
gés de  remplir  à  leur  égard  tous  les  devoirs  qui 
nous  sont  imposés.  A  cela  près,  il  faut  avouer 
qu'on  ne  peut  se  dispenser  de  porter  la  lanterne 
dans  la  quantité  pour  s'établir  un  commerce  et 
des  liaisons  ;  et,  quand  malheureusement  la  lan- 
terne ne  montre  rien,  c'est  bien  une  nécessité 
de  traiter  avec  soi-même,  et  de  se  prendre, 
faute  d'autre,  pour  ami  et  pour  confident.  Mais 
ce  confident  et  cet  ami.  il  faut  aussi  un  peu  le 
connoître  et  savoir  comment  et  jusqu'à  quel 
point  on  peut  se  fier  à  lui  ;  car  souvent  l'appa- 
rence nous  trompe,  même  jusque  sur  nous- 
mêmes  :  or,  le  tumulte  des  villes,  et  le  fracas  du 
grand  monde,  ne  sont  guère  propres  à  cet  exa- 
men. Les  distractions  des  objets  extérieurs  y 
sont  trop  longues  et  trop  fréquentes;  on  ne  peut 
y  jouir  d'un  peu  de  solitude  et  de  tranquillité. 
Sauvons-nous  à  la  campagne  ;  allons-y  cher- 
cher un  repos  et  un  contentement  que  nous 
n'avons  pu  trouver  au  milieu  des  assemblées  et 
des  divertissemens  ;  essayons  de  ce  nouveau 
genre  de  vie;  goûtons  un  peu  de  ces  plaisirs  pal- 


ANNÉE  1750.  201 

sibles,  douceurs  dont  Horace,  fin  connoisseur 
s'il  en  fut,  faisoit  un  si  grand  cas.  Voilà,  mon- 
sieur, comment  je  soupçonne  que  vous  avez 
raisonné. 


A  M.   DE  VOLTAIRE*. 

Paris,  le  SO  janyier  1790. 

Un  Rousseau  se  déclara  autrefois  votre  en- 
nemi, de  peur  de  se  reconnoître  votre  infé- 
rieur; un  autre  Rousseau,  ne  pouvant  appro- 
cher du  premier  par  le  génie,  veut  imiter  ses 
mauvais  procédés.  Je  porte  le  même  nom 
qu'eux;  mais  n'ayant  ni  les  talens  de  l'un  ni  la 
sufBsance  de  l'autre,  je  suis  encore  moins  capa- 
ble d'avoir  leurs  torts  envers  vous.  Je  consens 
bien  de  vivre  inconnu ,  mais  non  déshonoré, 
et  je  croirois  l'être  si  j'avois  manqué  au  respect 
que  vous  doivent  tous  les  gens  de  lettres ,  et 
qu'ont  pour  vous  tous  ceux  qui  en  méritent 
eux-mêmes. 

Je  ne  veux  point  m'étendre  sur  ce  sujet ,  ni 
enfreindre,  môme  avec  vous,  la  loi  que  je  me 
suis  imposée  de  ne  jamais  louer  personne  en 
face  ;  mais,  monsieur,  je  prendrai  la  liberté  de 
vous  dire  que  vous  avez  mal  jugé  d'un  homme 
de  bien  en  le  croyant  capable  de  payer  d'ingra- 
titude et  d'arrogance  la  bonté  et  l'honnêteté 
dont  vous  avez  usé  envers  lui  au  sujet  des  Fêtes 
de  Ramire  (*).  Je  n'ai  point  oublié  la  lettre  dont 
vous  m'honorâtes  dans  cette  occasion.  Elle  a 
achevé  de  me  convaincre  que,  malgré  de  vai- 
nes calomnies,  vous  êtes  véritablement  le  pro- 
tecteur des  talens  naissans  qui  en  ont  besoin. 
C'est  en  faveur  de  ceux  dont  je  faisois  l'essai 
que  vous  daignâtes  me  promettre  de  l'amitié  : 
leur  sort  fut  malheureux,  et  j'aurois  dû  m'y  at- 
tendre. Un  solitaire  qui  ne  sait  point  parler,  un 
homme  timide,  découragé,  n'osa  se  présenter 
à  vous.  Quel  eût  été  mon  titre?  Ce  ne  fut  point 
le  zèle  qui  me  manqua,  mais  l'orgueil;  et,  n'osant 
m'offrir  à  vos  yeux,  j'attendis  du  temps  quel- 
que occasion  favorable  pour  vous  témoigner 
mon  respect  et  ma  reconnoissance. 

Depuis  ce  jour,  j'ai  renoncé  aux  lettres  et  à 
la  fantaisie  d'acquérir  de  la  réputation;  et, 
désespérant  d'y  arriver  comme  vous  à  force  do 

(*)    La  PHncesse  de  Navarre.  Voyez  les  C  nfetiion», 
tome  I,  page  175. 


202 


CORRESPONDANCE. 


génie,  j'ai  dédaigné  de  tenter,  comme  les  hom- 
mes vulgaires,  d'y  parvenir  à  force  de  manège; 
mais  je  ne  renoncerai  jamais  à  mon  admiration 
pour  vos  ouvrages.  Vous  avez  peint  l'amitié  et 
toutes  les  vertus  en  homme  qui  les  connoît  et 
les  aime.  J'ai  entendu  murmurer  l'envie,  j'ai 
méprisé  ses  clameurs,  et  j'ai  dit ,  sans  crainte 
de  me  tromper  :  ces  écrits,  qui  m'élèvent  l'âme 
et  m'enflamment  le  courage,  ne  sont  point  les 
productions  d'un  homme  indifférent  pour  la 
vertu. 

Vous  n'avez  pas  non  plus  bien  jugé  d'un  ré- 
publicain ,  puisque  j'étois  connu  de  vous  pour 
tel.  J'adore  la  liberté  ;  je  déteste  également  la 
domination  et  la  servitude,  et  ne  veux  en  impo- 
ser à  personne.  De  tels  sentimens  sympathisent 
mal  avec  l'insolence  ;  elle  est  plus  propre  à  des 
esclaves,  ou  à  des  hommes  plus  vils  encore,  à 
de  petits  auteurs  jaloux  des  grands. 

Je  vous  proteste  donc,  monsieur,  que  non- 
seulement  Rousseau  de  Genève  n'a  point  tenu 
les  discours  que  vous  lui  avez  attribués ,  mais 
qu'il  est  incapable  d'en  tenir  de  pareils.  Je  ne 
me  flatte  pas  de  l'honneur  d'être  connu  de 
vous  ;  mais ,  si  jamais  ce  bonheur  m'arrive ,  ce 
ne  sera,  j'espère,  que  par  des  endroits  dignes 
de  votre  estime. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  profond  res- 
pect, monsieur,  votre  très-humble,  etc. 


A  MM.   DE   l'académie  DE  DIJON. 

Paris,  le  18  juillet  1730. 

Messieurs , 

Vous  m'honorez  d'un  prix  auquel  j'ai  con- 
couru sans  y  prétendre ,  et  qui  m'est  d'autant 
plus  cher  que  je  l'attendois  moins.  Préférant 
votre  estime  à  vos  récompenses,  j'ai  osé  soute- 
nir, devant  vous,  contre  vos  propres  intérêts, 
le  parti  que  j'ai  cru  celui  de  la  vérité,  et  vous 
avez  couronné  mon  courage.  Messieurs ,  ce 
que  vous  avez  fait  pour  ma  gloire  ajoute  à  la 
vôtre.  Assez  d'autres  jugemens  honoreront  vos 
lumières;  c'est  à  celui-ci  qu'il  appartient  d'ho- 
norer votre  intégrité. 

Je  suis,  avec  un  profond  respect,  etc. 


A  M.   l'abbé  RAYNAL, 

ALons    ACTEUR  DC  lincFllt  Vt  FBMCCB. 

Paris,  le  28  juillet  1750. 

Vous  le  voulez,  monsieur, je  ne  résiste  plus; 
il  faut  vous  ouvrir  un  porte-feuille  qui  n'étoit 
pas  destiné  à  voir  le  jour,  et  qui  en  est  très-peu 
digne.  Les  plaintes  du  public  sur  ce  déluge  de 
mauvais  écrits  dont  on  l'inonde  journellement 
m'ont  assez  appris  qu'il  n'a  que  faire  des  miens; 
et,  de  mon  côté,  la  réputation  d'auteur  médio- 
cre, à  laquelle  seule  j'aurois  pu  aspirer,  a  peu 
flatté  mon  ambition.  N'ayant  pu  vaincre  mon 
penchant  pour  les  lettres,  j'ai  presque  toujours 
écrit  pour  moi  seul;  et  le  public,  ni  mes  amis 
n'auront  pas  à  se  plaindre  que  j'aie  été  pour 
eux  recitator  acerbus.  Or,  on  est  toujours  in- 
dulgent à  soi-même,  et  des  écrits  ainsi  destinés 
à  l'obscurité,  l'auteur  même  eût-il  du  talent, 
manqueront  toujours  de  ce  feu  que  donne  l'é- 
mulation, et  de  cette  correction  dont  le  seul 
désir  de  plaire  peut  surmonter  le  dégoût. 

Une  chose  singulière,  c'est  qu'ayant  autre- 
fois publié  un  seul  ouvrage  (*),  où  certaine- 
ment il  n'est  point  question  de  poésie,  on  me 
fasse  aujourd'hui  poète  malgré  moi.  On  vient 
tous  les  jours  me  faire  compliment  sur  des  co- 
médies et  d'autres  pièces  de  vers  que  je  n'ai 
point  faites ,  et  que  je  ne  suis  pas  capable  de 
faire.  C'est  l'identité  du  nom  de  l'auteur  et  du 
mien  qui  m'attire  cet  honneur.  J'en  serois 
flatté,  sans  doute,  si  l'on  pouvoit  l'être  des 
éloges  que  l'on  dérobe  à  autrui  ;  mais  louer  un 
homme  de  choses  qui  sont  au-dessus  de  ses  for- 
ces, c'est  le  faire  songer  à  sa  foiblesse. 

Je  m'étois  essayé,  je  l'avoue,  dans  le  genre 
lyrique  par  un  ouvrage  loué  des  amateurs,  dé- 
crié des  artistes,  et  que  la  réunion  de  deux 
arts  difficiles  a  fait  exclure,  par  ces  derniers, 
avec  autant  de  chaleur  que  si  en  effet  il  eût 
été  excellent. 

Je  m'étois  imaginé,  en  vrai  Suisse,  que  pour 
réussir  il  ne  falloit  que  bien  faire  ;  mais  ayant 
vu,  parl'expériencc  d'autrui,  que  bien  faire  n'est 
pas  le  premier  et  le  plus  grand  obstacle  qu'on 
trouve  à  surmonter  dans  cette  carrière,  et 
ayant  éprouvé  moi-même  qu'il  y  faut  d'autres 
talens  que  je  ne  puis  ni  ne  veux^  avoir,  je  me 
suis  hâté  de  rentrer  dans  l'obscurité  qui  con- 


I     (')  Dissertation  sur  la  Musique  moderne. 


G.  P. 


ANNÉE  1751. 


205 


vient  également  à  mes  talens  et  à  mon  carac- 
tère, et  où  vous  devriez  me  laisser  pour  l'hon- 
neur de  votre  journal.  Je  suis,  etc. 


A  M.  PETIT. 

Paris,  19  janvier  1751. 
Monsieur, 
Une  longue  et  cruelle  maladie,  dont  je  ne 
suis  pas  encore  délivré,  ayant  considérablement 
retardé  l'impression  de  mon  discours,  m'a  en- 
core empêché  de  vous  en  envoyer  les  premiers 
exemplaires  selon  mon  devoir  et  mon  intention. 
Je  vous  supplie,  monsieur,  de  vouloir  bien  en 
faire  mes  très-humbles  excuses  à  l'académie, 
et  en  particulier  à  M.  Lantin,  à  qui  je  dois  des 
remercîmens,  et  duquel  je  vous  prie  aussi  de 
vouloir  bien  me  donner  l'adresse.  Ayez  encore 
la  bonté  de  me  marquer  le  nombre  d'exem- 
plaires que  je  dois  envoyer,  et  de  m'indiquer 
une  voie  pour  vous  les  faire  parvenir.  J'ai 
l'honneur,  etc. 


A  MADAME  DE  FRANCUEIL  {*). 

Paris,  le20avriH751. 

Oui,  madame,  j'ai  mis  mes  enfans  aux  En- 
fans-Trouvés,  J'ai  chargé  de  leur  entretien  l'é- 
tablissement fait  pour  cela.  Si  ma  misère  et 
mes  maux  m'ôtent  le  pouvoir  de  remplir  un 
soin  si  cher,  c'est  un  malheur  dont  il  faut  me 
plaindre,  et  non  pas  un  crime  à  me  reprocher. 
Je  leur  dois  la  subsistance  ;  je  la  leur  ai  procu- 
rée meilleure  ou  plus  sûre  au  moins  que  je 
n'aurois  pu  la  leur  donner  moi-même.  Cet 
article  est  avant  tout.  Ensuite  vient  la  considé- 
ration de  leur  mère,  qu'il  ne  faut  pas  désho- 
norer. 

Vous  connoissez  ma  situation  :  je  gagne  au 
jour  la  journée  mon  pain  avec  assez  de  peine. 
Comment  nourrirois-je  encore  une  famille?  Et 
si  j'élois  contraint  de  recourir  au  métier  d'au- 
teur, comment  les  soucis  domestiques  et  le 

(*)  Dans  toutes  les  éditions,  antérieures  à  <819,  cette  lettre 
est  ioiprimée  comme  adressée  à  Madame  de  Chenoneeaux  ; 
ce  qui  est  évidemment  une  erreur.  Le  passage  suivant  ne  laisse 
auenu  doute  sur  ce  point  : 

(  Madame  de  Francneil  sut  quej'avuis  mis  mes  enfans  aux 
Enfans-Trouvés;  elle  m'en  parla;  cela  m'engagea  à  lui  écrire, 
à  ce  sujet,  une  lettre  dans  laquelle  j'expose  celles  de  mes 
raisons  que  je  pouvois  dire  sans  compromettre  madame  Le- 
vasseur  et  sa  famille,  car  les  plus  déterminantes  venoieut  de 
là,  et  je  les  tus.  »  { Coufestions,  livre  viii.  ) 


tracas  des  enfans  me  laisseroient-ils,  dans  mon 
grenier,  la  tranquillité  d'esprit  nécessaire  pour 
faire  un  travail  lucratif?  Les  écrits  que  dicte 
la  faim  ne  rapportent  guère,  et  cette  ressource 
est  bientôt  épuisée.  Il  faudroit  donc  recourir 
aux  protections,  à  l'intrigue,  au  manège  ;  bri- 
guer quelque  vil  emploi  ;  le  faire  valoir  par 
les  moyens  ordinaires,  autrement  il  ne  me 
nourrira  pas,  et  me  sera  bientôt  ôté;  enfin 
me  livrer  moi-môme  à  tontes  les  infamies  pour 
lesquelles  je  suis  pénétré  d'une  si  juste  hor- 
reur. Nourrir  moi,  mes  enfans  et  leur  mère, 
du  sang  des  misérables  !  Non,  madame,  il  vaut 
mieux  qu'ils  soient  orphelins  que  d'avoir  pour 
père  un  fripon. 

Accablé  d'une  maladie  douloureuse  et  mor- 
telle, je  ne  puis  espérer  encore  une  longue  vie  ; 
quand  je  pourrois  entretenir,  de  mon  vivant, 
ces  infortunés  destinés  à  souffrir  un  jour,  ils 
paieroient  chèrement  l'avantage  d'avoir  été  te- 
nus un  peu  plus  délicatement  qu'ils  ne  pour- 
ront l'être  où  ils  sont.  Leur  mère,  victime  de 
mon  zèle  indiscret,  chargée  de  sa  propre  honte 
et  de  ses  propres  besoins,  presque  aussi  valé- 
tudinaire, et  encore  moins  en  état  de  les  nour- 
rir que  moi,  sera  forcée  de  les  abandonner  à 
eux-mêmes;  et  je  ne  vois  pour  eux  que  l'alter- 
native de  se  faire  décroteurs  ou  bandits,  ce  qui 
revient  bientôt  au  même.  Si  du  moins  leur  état 
éioit  légitime,  ils  pourroient  trouver  plus  aisé- 
ment des  ressources.  Ayant  à  porter  à  la  fois  le 
déshonneur  de  leur  naissance,  et  celui  de  leur 
misère,  que  deviendront-ils? 

Que  ne  me  suis-je  marié,  me  direz-vous? 
Demandez-le  à  vos  injustes  lois,  madame.  11 
ne  me  convenoit  pas  de  contracter  un  engage- 
ment éternel,  et  jamais  on  ne  me  prouvera 
qu'aucun  devoir  m'y  oblige.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  que  je  n'en  ai  rien  fait,  et  que  je 
n'en  veux  rien  faire.  Il  ne  faut  pas  faire  des 
enfans  quand  on  ne  peut  pas  les  nourrir?  Par- 
donnez-moi, madame  ;  la  nature  veut  qu'on  en 
fasse»  puisque  la  terre  produit  de  quoi  nourrir 
tout  le  monde  :  mais  c'est  l'état  des  riches, 
c'est  votre  état,  qui  vole  au  mien  le  pain  de  mes 
enfans.  La  nature  veut  aussi  qu'on  pourvoie  à 
leur  subsistance  :  voilà  ce  que  j'ai  fait  ;  s'il 
n'existoit  pas  pour  eux  un  asile,  je  ferois  mon 
devoir,  e!  me  résoudrois  à  mourir  de  faim  moi- 
même,  plutôt  que  de  ne  les  pas  nourrir. 


204 


CORRESPONDANCE. 


Ce  mot  d'Enfans-Trouvés  vous  eq  impose- 
roil-il,  comme  si  l'on  trouvoit  ces  cnfans  dans 
les  mes,  exposés  à  périr  si  le  hasard  ne  les 
sauve?  Soyez  sûre  que  vous  n'auriez  pas  plus 
d'horreur  que  moi  pour  l'indigne  père  qui  pour- 
roit  se  résoudre  à  cette  barbarie  :  elle  est  trop 
loin  de  mon  coeur  pour  que  je  daigne  m'en  jus- 
tifier. II  y  a  des  règles  établies  ;  informez-vous 
de  ce  qu'elles  sont,  et  vous  saurez  que  les  en- 
fans  ne  sortent  des  mains  de  la  sage-femme  que 
pour  passer  dans  celles  d'une  nourrice.  Je  sais 
que  ces  enfans  ne  sont  pas  élevés  délicatement  : 
tant  mieux  pour  eux,  ils  en  deviennent  plus 
robustes;  on  ne  leur  donne  rien  de  superflu, 
mais  ils  ont  le  nécessaire.  On  n'en  fait  pas  des 
messieurs,  mais  des  paysans,  ou  des  ouvriers. 
Je  ne  vois  rien  dans  cette  manière  de  les  élever 
dont  je  ne  fisse  choix  pour  les  miens.  Quand 
j'en  serois  le  maître,  je  ne  les  préparerois  point, 
par  la  mollesse,  aux  maladies  que  donnent 
la  fatigue  et  les  intempéries  de  l'air  à  ceux  qui 
n'y  sont  pas  faits.  Ils  ne  sauroient  ni  danser  ni 
monter  à  cheval  ;  mais  ils  auroient  de  bonnes 
jambes  infatigables.  Je  n'en  ferois  ni  des  au- 
teurs, ni  des  gens  de  bureau  ;  je  ne  les  exerce- 
rois  point  à  manier  la  plume,  mais  la  charrue, 
la  lime  ou  le  rabot,  instrumens  qui  font  mener 
une  vie  saine,  laborieuse,  innocente,  dont  on 
nabuse  jamais  pour  mal  faire,  et  qui  n'attirent 
point  d'ennemis  en  faisant  bien.  C'est  à  cela 
qu'ils  sont  destinés;  par  la  rustique  éducation 
qu'on  leur  donne,  ils  seront  plus  heureux  que 
leur  père. 

Je  suis  privé  du  plaisir  de  les  voir,  et  je  n'ai 
jamais  savouré  la  douceur  des  embrassemens 
paternels.  Hélas  1  je  vous  l'ai  déjà  dit,  je  ne 
vois  là  que  de  quoi  me  plaindre,  et  je  les  déli- 
vre de  la  misère  à  mes  dépens.  Ainsi  vouloit 
Platon  que  tous  les  enfans  fussent  élevés  dans 
sa  république  ;  que  chacun  restât  inconnu  à  son 
père,  et  que  tous  fussent  les  enfans  de  l'état. 
Mais  cette  éducation  est  vile  et  basse  1  Voilà  le 
grand  crime  ;  il  vous  en  impose  comme  aux  au- 
tres ;  et  vous  ne  voyez  pas  que,  suivant  tou- 
jours les  préjugés  du  monde,  vous  prenez  pour 
le  déshonneur  du  vice  ce  qui  n'est  que  celui  de 
la  pauvreté. 


A  MADAUE  DE  CRÉQUI. 

Paris,  9  octobre  I75». 

Je  me  flattois,  madame,  d'avoir  une  âme  à 
l'épreuve  des  louanges  ;  la  lettre  dont  vous  m'a- 
vez honoré  m'apprend  à  compter  moins  sur 
moi-même;  et,  s'il  faut  que  je  vous  voie,  voilà 
d'autres  raisons  d'y  compter  beaucoup  moms 
encore.  J'obéirai  toutefois;  car  c'est  à  vous 
qu'il  appartient  d'apprivoiser  les  monstres. 

Je  me  rendrai  donc  à  vos  ordres,  madanw, 
le  jour  qu'il  vous  plaira  de  me  prescrire.  Je  sais 
que  M.  d'Alembert  a  l'honneur  de  vous  faire  sa 
cour  ;  sa  présence  ne  me  chassera  point;  mais 
ne  trouvez  pas  mauvais,  je  vous  supplie,  que 
tout  autre  tiers  me  fasse  disparoître. 

Je  suis  avec  un  profond  respect,  madame, 
etc. 


A  LA  MEME. 

Ce  mardi  16  octobre  1751. 

Je  vous  remercie,  madame,  des  injustices 
que  vous  me  faites;  elles  marquent  au  moins 
un  intérêt  qui  m'honore  et  auquel  je  suis  sen- 
sible. J'ai  un  ami  dangereusement  malade,  et 
tous  mes  soins  lui  sont  dus  :  avec  une  telle  ex- 
cuse, je  ne  me  croirois  point  coupable  d'avoir 
manqué  à  ma  parole,  quelque  scrupuleux  que 
je  sois  sur  ce  point.  Mais,  madame,  j'ai  pro- 
mis que  vous  verriez,  avant  le  public,  ma  lettre 
sur  M.  Gautier,  et  c'est  ce  que  j'exécuterai  ; 
j'ai  promis  aussi  de  vous  porter  mon  opéra,  et 
je  le  ferai  encore  :  nous  n'avons  point  parlé  du 
temps  ;  et  pour  avoir  différé  de  quelques  jours, 
je  ne  crois  pas  être  hors  de  règle  à  cet  égard. 

Si  vous  vous  repentez  de  la  confiance  dont 
vous  m'avez  honoré,  ce  ne  peut  être  que  pour 
ne  m'en  avoir  pas  trouvé  digne.  A  l'égard  de 
la  défiance  dont  vous  me  taxez  sur  mes  manu- 
scrits, je  vous  supplie  de  croire  que  j'en  suis 
peu  capable,  et  que  je  vous  rends  surtout  beau- 
coup plus  de  justice  que  vous  ne  paroissez  m'en 
rendre  à  moi-même.  En  un  mot,  je  vous  sup- 
plie de  croire  que,  de  quelque  manière  que  ce 
puisse  être,  ce  ne  sera  jamais  volontairement 
que  j'aurai  tort  avec  vous. 

Je  suis  avec  un  profond  respect,  madame, 
votre,  etc. 


ANNÉE  17S2. 


205 


A  LA  MÊME. 


Ce  lundi  2a  décembre  1731 . 

Non,  madame,  je  ne  dirai  point,  Qu'est-ce 
que,  cela  me  fait?  je  serai,  comme  je  l'ai  tou- 
jours été,  touché  ,  pénétré  de  vos  bontés  pour 
moi  ;  mes  sentimens  n'ont  jamais  eu  de  part  à 
mes  mauvais  procédés,  et  je  veux  travailler  à 
vous  en  convaincre. 

Le  discours  de  M.  Bordes,  tout  bien  pesé , 
restera  sans  réponse  ;  je  le  trouve,  quant  à  moi, 
fort  au-dessous  du  premier  ;  car  il  vaut  encore 
mieux  se  montrer  bon  rhéteur  de  collège  que 
mauvais  logicien.  J'aurai  peut-être  occasion  de 
mieux  développer  mes  idées  sans  répondre  di- 
rectement. 

Voici,  madame,  le  livre  que  vous  demandez. 
Je  ne  sais  s'il  sera  facile  d'en  recouvrer  quel- 
que exemplaire  ;  mais  vous  m'obligerez  sensi- 
blement de  ne  me  rendre  celui-là  que  quand  je 
vous  en  aurai  trouvé  un  autre. 

Adieu ,  madame  :  je  n'ose  plus  vous  parler 
de  mes  résolutions  ;  mais  vous  aggravez  si  fort 
Iq  poids  de  mes  torts  envers  vous,  que  je  sens 
bien  qu'il  ne  m'est  plus  possible  de  les  sup- 
porter. 


A   LA  MÊME. 

Ce  mercredi  matin,  1752, 

Je  ne  vais  point  vous  voir,  madame,  parce 
que  j'ai  tort  avec  vous,  et  que  je  n'aime  pas 
à  faire  mauvaise  contenance  ;  je  sens  pourtant 
qu'après  avoir  eu  l'honneur  de  vous  connoître, 
je  ne  pourrai  me  passer  long-temps  de  celui 
de  vous  voir  ;  et  quand  je  vous  aurai  fait  ou- 
blier mes  mauvais  procédés,  je  compte  bien  de 
ne  me  plus  mettre  dans  le  cas  d'en  avoir  d'au- 
tres à  réparer. 

Je  commençai  la  traduction  immédiatement 
en  sortant  de  chez  vous  ;  je  l'ai  suspendue 
parce  que  je  souffre  beaucoup,  et  ne  suis  point 
en  état  de  travailler  :  je  l'achèverai  durant  le 
premier  calme,  et  m'en  servirai  de  passe-port 
pour  me  présenter  à  vous. 


A  LA   MÊME. 

Ce  dimanche  matin,  1783. 

Je  sens,  madame,  après  de  vains  efforts, 
que  traduire  m'est  impossible  ;  tout  ce  que  je 


puis  faire  pour  vous  obéir,  c'est  de  vous  don- 
ner une  idée  de  l'épître  désignée,  en  l'écrivant 
à  peu  près  comme  j'imagine  qu'Horace  auroit 
fait  s'il  avoit  voulu  lamettreen  prose  françoise, 
à  la  différence  près  de  linfériorité  du  talent  et 
de  la  servitude  de  l'imitation.  Si  vous  montrez 
ce  barbouillage  à  M.  l'ambassadeur  f) ,  il  s'en 
moquera  avec  raison ,  et  j'en  ferois  de  bon 
cœur  autant  ;  mais  je  ne  sais  pas  dire  mieux 
d'après  un  autre,  ni  beaucoup  mieux  de  moi- 
même. 


A  LA  MÊME. 

/ 

Ce  samedi  matin.  1752. 

J'ai  regret,  madame,  de  ne  pouvoir  profiler 
lundi  de  l'honneur  que  vous  me  faites  :  j  ai 
pour  ce  jour-là  l'abbé  Raynal  et  M.  Grimm  à 
dîner  chez  moi.  J'aurai  sûrement  l'honneur  de 
vous  voir  dans  le  cours  de  la  semaine,  et  je  tâ- 
cherai de  vous  convaincre  que  vous  ne  sauriez 
avoir  tant  de  bonté  pour  moi  que  je  n'aie  en- 
core plus  de  désir  de  la  mériter. 

Je  suis  avec  un  profond  respect,  madame, 
votre,  etc. 


A  LA  MÊME. 

Ce  dimanche  matin,  1752. 

Non,  madame,  je  n'ai  point  usé  de  défaite 
avec  vous;  quant  au  mensonge,  je  tâche  de 
n'enuseravecpersonne.Ledînerdontjevousai 
parlé  est  arrêté  depuis  plus  de  huit  jours  ;  et,  si 
j'avois  cherché  à  éluder  pour  lundi  votre  invi- 
tation, il  n'y  a  pas  de  raison  pourquoi  je  l'eusse 
acceptée  le  jeudi  ou  le  vendredi.  J'aurai  l'hon- 
neur de  dîner  avec  vous  le  jour  que  vous  me 
prescrirez,  et  là  nous  discuterons  nos  griefs; 
car  j'ai  les  miens  aussi,  et  je  trouve  dans  vos 
lettres  un  ton  de  louange  beaucoup  pire  q^e 
celui  de  cérémonie  que  vous  me  reprochez ,  et 
dont  je  n'ai  peut-être  que  trop  de  facilité  à  me 
corriger. 

Ce  n'est  pas  sérieusement  sans  doute  que 
vous  parlez  de  venir  dans  mon  galetas;  non 

(*)  Le  bailli  de  Froulay.  ambassadeur  de  France  à  Hal'e,  et 
frère  du  comte  de  Froulay,  qui  avoit  précédé  M.  de  Mont;<igu 
dans  l'ambassade  de  Venise.  Le  comte  étoit  père  de  nudame 
de  Ciégui.  M.  P. 


206 


CORRESPONDANCE. 


que  je  ne  vous  croie  assez  de  philosophie  pour 
me  faire  cet  honneur,  mais  parce  que  n'en 
ayant  pas  assez  moi-même  pour  vous  y  rece- 
voir sans  quelque  embarras,  je  ne  vous  sup- 
pose pas  la  malice  d'en  vouloir  jouir.  Au  sur- 
plus, je  dois  vous  avertir  qu'à  l'heure  dont 
vous  parlez,  vous  pourriez  trouver  encore  mes 
convives  ;  qu'ils  ne  manqueroient  pas  de  soup- 
çonner quelque  intelligence  entre  vous  et  moi  ; 
et  que,  s'ils  me  pressoient  de  leur  dire  la  vérité 
sur  ce  point,  je  n'aurois  jamais  la  force  de  la  leur 
cacher.  Il  falloit  vous  prévenir  là-dessus  pour 
être  tranquille  sur  l'événement.  A  vendredi 
donc,  madame  ;  car  j'envisage  ce  point  de  vue 
avec  plaisir. 

A   LA  MÊME. 

Ce  samedi  6 1732. 

Je  viens,  madame,  de  relire  votre  dernière 
lettre,  et  je  me  sens  pénétré  de  vos  bontés;  Je 
vois  que  je  joue  un  rôle  très-ridicule,  et  cepen- 
dant je  puis  vous  protester  qu'il  n'y  a  point  de 
ma  faute  :  mon  malheur  veut  que  j'aie  l'air  de 
chercher  des  défaites  dans  le  temps  que  je  vou- 
drois  beaucoup  faire  pour  cultiver  l'amitié  que 
vous  daignez  m'ofFrir.  Si  vous  n'êtes  point  re- 
butée de  mes  torts  apparens ,  donnez-moi  vos 
ordres  pour  jeudi  ou  vendredi  prochain,  ou 
pour  pareils  jours  de  l'autre  semaine,  qui  sont 
les  seuls  où  je  sois  sûr  de  pouvoir  disposer  de 
moi.  J'espère  qu'une  conférence  entre  nous 
éclaircira  bien  des  choses,  et  surtout  qu'elle 
vous  désabusera  sur  la  mauvaise  volonté  que 
vous  avez  droit  de  me  supposer.  Je  finis ,  ma- 
dame, sans  cérémonie,  pour  vous  marquer  d'a- 
vance combien  je  suis  disposé  à  vous  obéir  en 
tout. 


A  LA   MEME. 
Ce  mercredi  matin,  23 1752. 

Je  compte  les  jours,  madame,  et  je  sens 
mes  torts.  Je  voudrois  que  vous  le  sentissiez 
aussi  ;  je  voudrois  vous  les  faire  oublier.  On  est 
bien  en  peine  quand  on  est  coupable  et  qu'on 
veut  cesser  de  l'être.  Ne  me  félicitez  donc  point 
de  ma  fortune ,  car  jamais  je  ne  fus  si  miséra- 
ble que  depuis  que  je  suis  riche  (*). 

(*)  lUmssrau  étoit  alors  caissier  cliez  M.  de  Fr»ncueil. 


A  LA   MÊME. 


..  1752. 


Le,  meilleur  moyen,  madame,  de  me  faire 
rougir  de  mes  torts  et  de  me  contraindre  à  les 
réparer,  c'est  de  rester  telle  que  vous  êtes.  Je 
ne  pourrai,  madame,  avoir  l'honneur  de  dîner 
dimanche  avec  vous  ;  mais  ce  ne  sont  point  mes 
richesses  qui  sont  cause  de  ce  refus,  puisqu'on 
prétend  qu'elles  ne  sont  bonnes  qu'à  nous  pro- 
curer ce  que  nous  désirons.  J'espère  avoir 
l'honneur  de  vous  voir  la  semaine  prochaine  ; 
et  s'il  ne  faut,  pour  mériter  le  retour  de  votre 
estime  et  de  vos  bontés ,  que  jeter  mon  trésor 
par  les  fenêtres,  cela  sera  bientôt  fait,  et  je 
croirai  pour  le  coup  être  devenu  usurier. 


A  LA  MÊME. 

Ce  vendredi..  .1752. 

Il  est  vrai,  madame,  que  je  me  présentai  hier 
à  votre  porte.  L'inconvénient  de  vous  trouver 
en  compagnie,  ou,  ce  qui  est  encore  pire,  de 
ne  vous  pas  trouver  chez  vous,  me  fait  hasar- 
der de  vous  demander  la  permission  de  me 
présenter  dans  la  matinée  au  lieu  de  l'après- 
midi,  trop  redoutable  pour  moi,  à  cause  des 
visites  qui  peuvent  survenir. 

Il  est  vrai  aussi  que  je  suis  libre  (*)  :  c'est  un 
bonheur  dont  j'ai  voulu  goûter  avant  que  de 
mourir.  Quant  à  la  fortune,  ce  n'eût  pas  été  la 
peine  de  philosopher  pour  ne  pas  apprendre  à 
m'en  passer.  Je  gagnerai  ma  vie  et  je  serai 
homme  :  il  n'y  a  point  de  fortune  au-dessus  de 
cela. 

Je  ne  puis ,  madame ,  profiter  demain  de 
l'honneur  que  vous  me  faites  ;  et,  pour  vous 
prouver  que  ce  n'est  point  M.  Saurin  qui  m'en 
détourne,  je  suis  prêt  à  accepter  un  dîner  avec 
lui  tout  autre  jour  qu'il  vous  plaira  de  me 
prescrire. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  profond  respect, 
madame,  votre ,  etc. 


A   LA  MEME. 

Ce  samedi...  1752. 

J'ai  travaillé  huit  jours,  madame,  c'est-à- 

(*)  Il  venoit  de  donner  sa  démission  de  caissier  ;  place  qu  il 
n'occupa  que  six  semaines. 


ANNÉE  i7S3. 


207 


dire,  huit  matinéos.  Pour  vivre,  il  faut  que  je 
gagne  quarante  sous  par  jour  :  ce  sont  donc 
seize  francs  qui  me  sont  dus,  et  dont  je  prie 
voire  exactitude  de  différer  le  payement  jus- 
qu'à mon  retour  de  la  campagne.  Je  n'ai  point 
oublié  votre  ordre;  mais  M.  l'ambassadeur 
éloit  pressé,  et  vous  m'avez  dit  vous-même 
que  je  pouvois  également  faire  à  loisir  ma 
traduction  sur  la  copie.  A  mon  retour  de  Pas- 
sy  (*),  j'aurai  I  honneur  de  vous  voir  :  le  co- 
piste recevra  son  payement;  Jean-Jacques  re- 
cevra, puisqu'il  le  faut,  les  complimens  que 
vous  lui  destinez  ;  et  nous  ferons,  sur  l'hon- 
neur que  veut  me  faire  M.  l'ambassadeur,  tout 
ce  qu'il  plaira  à  lui  et  à  vous. 


A   LA   MÊME. 

Ce  mercreùi  matin...  1752. 

Vous  me  forcez,  madame,  de  vous  faire  un 
refus  pour  la  première  fois  de  ma  vie.  Je  me 
suis  bien  étudié,  et  j'ai  toujours  senti  que  la 
reconnoissance  et  l'amitié  ne  sauroient  compa- 
tir dans  mon  cœur.  Permettez  donc  que  je  le 
conserve  tout  entier  pour  un  sentiment  qui 
peut  faire  le  bonheur  de  ma  vie,-  et  dont  tous 
vos  biens  ni  ceux  de  personne  ne  pourroient 
jamais  me  dédommager. 

J'étois  allé  hier  à  Passy,  et  ne  revins  que  le 
soir  :  ce  qui  m'empêcha  de  vous  aller  voir. 
Demain,  madame,  je  dînerai  chez  vous  avec 
d'autant  plus  de  plaisir,  que  vous  voulez  bien 
vous  passer  d'un  troisième. 


A  LA  MÊME. 

Ce  mardi  matin...  1732. 

Ma  besogne  n'est  point  encore  faite,  mada- 
me; le  temps  qui  me  presse,  et  le  travail  qui 
me  gagne,  m'empêcheront  de  pouvoir  vous  la 
montrer  avant  la  semaine  prochaine.  Puisque 
vous  sortez  le  matin,  nous  prendrons  l'après- 
midi  qu'il  vous  plaira,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas 
plus  tôt  que  fie  demain  en  huit,  ni  jour  d'opéra 
italien.  Comme  la  lecture  sera  un  peu  longue,  si 

{*)  n  alloit  k  Passy  chez  M .  Hussard,  sur  lequel  il  donne  des 
renseignemeni  intéressans  dans  ses  Confessions  (UsAty m) 
C'est  chez  ce  Genevoi«qu'il  composa  le  I7er«n<iuvi//asrf.  M.  P. 


nousia  voulons  faire  sans  interruption,  il  faudra 
que  vous  ayez  la  bonté  de  faire  fermer  votre 
porte.  J'ai  tant  de  torts  avec  voua,  madame, 
que  je  n'ose  pas  me  justifier,  même  quand  j'ai 
raison;  cependant  je  sais  bien  que,  sans  mon 
travail,  je  n'aurois  pas  mis  cette  fois  si  long- 
temps à  vous  aller  voir. 


A  M.  DE  FRAMCUEIL. 


(Fngmcnl.) 


Janvier  1733. 


Vous  êtes  en  peine  de  M.  de  Jully  (*)  ;  il  est 
constant  que  sa  douleur  est  excessive  ;  on  ne 
peut  être  rassuré  sur  ses  effets  qu'en  pensant 
au  peu  d'apparence  qu'il  y  avoit,  il  y  a  deux 
mois,  par  la  vie  qu'il  menoit,  que  la  mort  de 
sa  femme  pût  laisser  dans  son  âme  des  traces 
bien  profondes  de  douleur.  D'ailleurs  il  l'a 
modelée  sur  ses  goûts,  et  cela  lui  donne  les 
moyens  de  la  conserver  plus  long-temps,  sans 
nous  alarmer  sur  sa  santé.  11  ne  s'est  pas  con- 
tenté de  faire  placer  partout  le  portrait  de  sa 
femme  ;  il  vient  de  bâtir  un  cabinet  qu'il  fait 
décorer  d'un  superbe  mausolée  de  marbre  avec 
le  buste  de  madame  de  Jully  et  une  inscrip- 
tion en  vers  latins  qui  sont,  ma  foi,  très-pathé- 
tiques ei  très-beaux.  Savez-vous,  monsieur, 
qu'un  habile  artiste  en  pareil  cas  seroit  peut- 
être  désolé  que  sa  femme  revînt  ?  L'empire  des 
arts  est  peut-être  le  plus  puissant  de  tous.  Je  ne 
serois  pas  étonné  qu'un  homme,  même  très- 
honnêie,  mais  très-éloquent,  souhaitât  quel- 
quefois un  beau  malheur  à  peindre.  Si  cela 
vous  paroît  fou,  réfléchissez-y,  et  cela  vous  le 
paroitra  moins:  en  attendantje  suis  bien  sûr  qu'il 
n'y  a  aucun  poète  tragique  qui  ne  fût  très-fâché 
qu'il  ne  se  fût  jamais  commis  de  grands  crimes, 
et  qui  ne  dit  au  fond  de  son  cœur,  en  lisant 
l'histoire  de  Néron,  de  Sémiramis,  d'OËdipe, 
de  Phèdre,  de  Mahomet,  etc.,  la  belle  scène 
que  je  n'aurois  pas  faile,  si  tous  ces  brigands 

C)  Madame  de  Jully,  sœur  de  madame  d'Épinay,  avoit  pour 
amant  déclaré  te  chanteur  Jélyotte,  et  la  conduite  de  son  mari 
n'annonçoit  pas  qu'il  en  fflt  péniblement  affecté,  lorsque 
tout  à  coup  elle  mourut  de  la  peUte-vérole.  La  douleur  qne 
M.  de  Jully  montra  de  cette  perte  fut  poussée  jusqu'au  délire, 
et  cette  douleur  paroissoit  d'autant  plus  étrange  que  la  dissi- 
pation à  laquelle  il  s'étoit  livré  )usqnei  au  dernier  moment  y 
avoit  moins  pr«'par»'.  G.  P. 


208 


CORRESPONDANCE. 


n'eussent  pas  fait  parler  d'eux  î  Eh  1  messieurs 
nos  amis  des  beaux-arts,  vous  voulez  me  faire 
aimer  une  chose  qui  conduit  les  hommes  à  sen- 
tir ainsi !  Eh  bien  1  oui,  j'y  suis  tout  résolu, 

mais  c'est  à  condition  que  vous  me  prouverez 
qu'une  belle  statue  vaut  mieux  qu'une  belle  ac- 
tion; qu'une  bellescène  écrite  vaut  mieux  qu'un 
sentiment  honnête;  enfin  qu'un  morceau  de 
toile  peinte  par  Vanloo  vaut  mieux  que  de  la 

vertu Tant  y  a  que  M.  de  JuUy  est  dévot, 

et  que,  tout  incompréhensible  que  nous  est  sa 
douleur,  elle  excite  notre  compassion.  11  a 
marqué  un  grand  désir  de  votre  retour 


A  MADAME  LA  BARONNE  DE  WARENS. 

Paris,  le  iS  février  4753. 

Vous  trouverez  ci-joint,  ma  chère  maman, 
une  lettre  de  240  livres.  Mon  cœur  s'afflige 
également  de  la  petitesse  de  la  somme  et 
du  besoin  que  vous  en  avez  :  tâchez  de  pour- 
voir aux  besoins  les  plus  pressans;  cela  est 
plus  aisé  où  vous  êtes  qu'ici,  où  toutes  cho- 
ses, et  surtout  le  pain,  sont  d'une  cherté 
horrible.  Je  ne  veux  pas,  ma  bonne  maman, 
entrer  avec  vous  dans  le  détail  des  choses  dont 
vous  me  parlez,  parce  que  ce  n'est  pas  le  temps 
de  vous  rappeler  quel  a  toujours  été  mon  sen- 
timent sur  vos  entreprises  :  je  vous  dirai  seu- 
lement qu'au  milieu  de  toutes  vos  infortunes, 
votre  raison  et  votre  vertu  sont  des  biens  qu'on 
ne  peut  vous  ôter,  et  dont  le  principal  usage  se 
trouve  dans  les  afflictions. 

Votre  fils  s'avance  à  grands  pas  vers  sa  der- 
nière demeure  :  le  mal  a  fait  un  si  grand  pro- 
grès cet  hiver,  que  je  ne  dois  plus  m'attendre 
à  en  voir  un  autre.  J'irai  donc  à  ma  destination 
avec  le  seul  regret  de  vous  laisser  malheu- 
reuse. 

On  donnera,  le  premier  de  mars,  la  première 
représentation  du  Devin  à  l'Opéra  de  Paris  :  je 
me  ménage  jusqu'à  ce  temps-là  avec  un  soin 
extrême,  afin  d'avoir  le  plaisir  de  le  voir.  Il 
sera  joué  aussi,  le  lundi  gras,  au  château  de 
Beilevue,  en  présence  du  roi  ;  et  madame  la 
marquise  de  Pompadour  y  fera  un  rôle.  Comme 
tout  cela  sera  exécuté  par  des  seigneurs  et  da- 
mes de  la  cour,  je  m'attends  à  être  chanté  faux 
et  estropié;  ainsi  je  n'irai  point.  D'ailleurs, 


n'ayant  pas  voulu  être  présenté  au  roi,  je  ne 
veux  rien  faire  de  ce  qui  auroit  l'air  d'en  cher- 
cher de  nouveau  l'occasion  :  avec  toute  cette 
gloire,  je  continue  à  vivre  de  mon  métier  de 
copiste  qui  me  rend  indépendant,  et  qui  me 
rendroit  heureux  si  mon  bonheur  pouvoil  se 
faire  sans  le  vôtre  et  sans  la  santé. 

J'ai  quelques  nouveaux  ouvrages  à  vous  en- 
voyer, et  je  me  servirai  pour  cela  de  la  voie  de 
M.  Léonard  ou  de  celle  de  l'abbé  Giloz,  faute 
d'en  trouver  de  plus  directes. 

Adieu,  ma  très-bonne  maman,  aimez  tou- 
jours un  fils  qui  voudroit  vivre  plus  pour  vous 
que  pour  lui-même. 


A  MADAME  LA  MARQUISE  DE  POMPADOUR, 

Qui  m'avoit  envoyé  cinquante  louis  pour  une  représentation  dn 
Devin  du  village,  qu'elle  avoit  donnée  au  château  de  Bei- 
levue, et  où  elle  avoit  fait  un  rdie. 


Paris,  le  7  mars  1753. 


Madame, 


En  acceptant  le  présent  qui  m'a  été  remis  de 
votre  part,  je  crois  avoir  témoigné  mon  respect 
pour  la  main  dont  il  vient;  et  j'ose  ajouter,  sur 
rhonneur  que  vous  avez  fait  à  mon  ouvrage, 
que  des  deux  épreuves  où  vous  mettez  ma 
modération,  l'intérêt  n'est  pas  la  plus  dange- 
reuse. 

Je  suis  avec  respect,  etc. 


A  M.  FRÉRON  {*). 

Paris,  le  21  juillet  1733. 

Puisque  vous  jugez  à  propos,  monsieur,  de 
faire  cause  commune  avec  l'auteur  de  la  lettre 
d'un  hermite  à  J.  J.  Rousseau,  vous  trouverez 
fort  bon,  sans  doute,  que  celte  réponse  vous 
soit  aussi  commune  à  tous  deux.  Quant  à  lui, 
si  une  pareille  association  l'offense,  il  ne 
doit  s'en  prendre  qu'à  lui-même,  et  son  pro- 
cédé peu  honnête  a  bien  mérité  cette  humilia- 
tion. 

Vous  avez  raison  de  dire  que  le  faux  hermite 
a  pris  le  masque  :  il  l'a  pris  en^ffet  de  plus 
d'une  manière;  mais  j'ai  peine  à  concevoir 
comment  cet  artifice  la  mis  en  droit  de  me 
parler  avec  plus  de  franchise  :  car  je  vous 

C)  Cette  lettre  n'a  été  ni  imiHimée  ni  envoyée. 


ANNÉE  1753. 


i>09 


avoue  que  cela  lui  donne  à  mes  yeux  beaucoup 
moins  l'air  d'un  homme  franc  que  celui  d'un 
fourbe  et  d'un  lâche,  qui  cherche  à  se  mettre 
à  couvert  pour  faire  du  mal  impunément.  Mais 
il  s'est  trompé  :  le  mépris  public  a  suffi  pour 
ma  vengeance ,  et  je  n'ai  perdu  à  tout  cela 
qu'un  sentiment  fort  doux,  qui  est  l'estime  que 
je  croyois  devoir  à  un  honnête  homme  ('). 

Je  n'ai  pas  dessein  d'entreprendre  contre  lui 
la  défense  du  Devin  du  village.  Il  doit  être  per- 
mis à  un  hermite  plus  qu'à  tout  autre  de  mal 
parler  d'opéra  ;  et  je  ne  m'attends  pas  que  ce 
soit  vous  qui  trouviez  mauvais  qu'on  décide  le 
plus  hautement  des  choses  que  l'on  connoit  le 
moins. 

La  comparaison  de  J.-J.  Rousseau  avec  une 
jolie  femme  me  paroit  tout-à-fait  plaisante  ; 
elle  m'a  mis  de  si  bonne  humeur,  que  je  veux 
prendre,  pour  cette  fois,  le  parti  dos  dames, 
et  je  vous  demanderai  d'abord  de  quel  droit 
vousconcluez  contre  celle-ci,  que  se  laisser  voir 
à  la  promenade  soit  une  preuve  qu'elle  a  envie 
de  plaire,  si  elle  ne  donne  d'ailleurs  aucune 
marque  de  ce  désir.  La  jolie  femme  seroit  en- 
core bien  mieux  justifiée,  si,  dans  le  goût 
supposé  de  se  plaire  à  elle-même,  il  lui  étoit 
impossible  de  se  voir  sans  se  montrer,  et  que 
l'unique  miroir  fût,  par  exemple,  dans  la  place 
publique  :  car  alors  il  est  évident  que,  pour 
satisfaire  sa  propre  curiosité,  il  faudroit  bien 
qu'elle  livrât  son  visage  à  celle  des  autres,  sans 
qu'on  pût  l'accuser  d'avoir  cherché  à  leur 
plaire,  à  moins  qu'un  air  de  coquetterie,  et 
toutes  les  minauderies  des  femmes  à  préten- 
tions, n'en  montrassent  le  dessein.  Il  vous  reste 
donc,  à  l'hermite  et  à  vous,  monsieur,  de  nous 
dire  les  démarches  qu'a  faites  J.-J.  Rousseau 
pour  captiver  la  bienveillance  des  spectateurs, 
les  cabales  qu'il  a  formées,  ses  flatteries  envers 
le  public,  la  cour  qu'il  a  faite  aux  grands  et 
aux  femmes,  les  soins  qu'il  s'est  donnés  pour 
gagner  des  preneurs  et  des  partisans  :  ou  bien 
il  faudra  que  vous  expliquiez  quel  moyen  pou- 
voit  employer  un  particulier  pour  voir  son  ou- 
vrage au  théâtre,  sans  le  laisser  voir  en  même 
temps  au  public  ;  car  je  ne  pouvois  pas,  comme 
Lulli,  faire  jouer  l'opéra  pour  moi  seul,  à  por- 

(*)  L'hermite  prétendu  étoit  un  M.  de  Bonneval,  assez  bon 
homme  et  qui  ne  manquoit  pas  d'érudition .  J'avois  eu  avec  lui 
quelques  liaisons,  et  jainai$  aucun  démêlé. 

T.    IV. 


tes  fermées  (').Je  trouve  cette  différence  dans 
le  parallèle,  qu'on  ne  se  pare  point  pour  soi 
tout  seul,  et  que  la  plus  belle  femme,  reléguée 
pour  toujours  seule  dans  un  désert,  n'y  songe- 
roit  pas  même  à  sa  toilette  ;  au  lieu  qu'un  ama- 
teur de  musique  pourroit  être  seul  au  monde, 
et  ne  pas  laisser  de  se  plaire  beaucoup  à  la  re- 
présentation d'un  opéra.  Voilà,  monsieur,  ce 
que  j'ai  à  vous  répondre,  à  vous  et  à  votre  ca- 
marade, au  nom  de  la  jolie  femme  et  au  mien. 
Au  reste,  un  hermite  qui  no  parle  que  des 
femmes,  de  toilette  et  dopera,  ne  donne 
guère  meilleure  opinion  de  sa  vertu  que  les 
procédés  du  vôtre  n'en  donnent  de  son  carac- 
tère, et  sa  lettre  de  son  esprit. 

Vous  me  reprochez,  monsieur,  un  crime 
dqnt  je  fais  gloire,  et  que  je  tâche  d'aggra- 
ver de  jour  en  jour.  Il  ne  vous  est  pas,  sans 
doute,  aisé  de  concevoir  comment  on  peut  jouir 
de  sa  propre  estime  :  mais  afin  que  vous  ne 
vous  fassiez  pas  faute,  ni  l'hermite  ni  vous,  de 
donner  à  un  tel  sentiment  ces  qualifications  si 
menaçantes  que  vous  n'osez  même  les  nommer, 
je  vous  déclare  derechef  très-publiquement  que 
je  m'estime  beaucoup,  et  que  je  ne  désespère 
pas  de  venir  à  bout  de  m'estimer  beaucoup 
davantage.  Quant  aux  éloges  qu'on  voudroit 
me  donner,  et  dont  vous  me  faites  d'avance 
un  crime,  pourquoi  n'y  consentirois-je  pas? 
Je  consens  bien  à  vos  injures,  et  vous  voyez 
assez  qu'il  n'y  a  guère  plus  de  modestie  à 
l'un  de  ces  consentemens  qu'à  l'autre.  En  me 
reprochant  mon  orgueil,  vous  me  forcez  d'en 
avoir;  car,  fùt-on  d'ailleurs  le  plus  modeste 
de  tous  les  hommes,  comment  ne  pas  un  peu 
s'en  faire  accroire,  en  recevant  les  mêmes  hon- 
neurs que  les  Voltaire,  les  Montesquieu  et  tous 
les  hommes  illustres  du  siècle,  dont  vos  satires 
font  l'éloge  presque  autant  que  leurs  propres 
écrits?  Aussi  crois-je  vous  devoir  des  remer- 
cimens,  et  non  des  reproches,  pour  avoir  ac- 
quiescé à  ma  prière,  quand,  persuadé  avec 
tout  le  public  que  vos  louanges  déshonorent 
un  homme  de  lettres,  je  vous  fis  demander, 
par  un  de  vos  amis,  de  m'épargner  sur  ce 
point,  vous  laissant  toute  liberté  sur  les  in- 
jures. Si  vous  vous  y  fussiez  borné  selon  votre 

(')  C'est  ainsi  que  Lulli  fit  joner  une  fols  «on  opéra  A'Armlde: 
voyant  qu'il  ne  réussissoit  pas,  il  s'applaudit  lui-même  i  haute 
voix  en  sortant  i  tout  fut  plein  à  la  représentation  suivante. 


2î0 


GORHESPONDANGK. 


coutume,  je  ne  vous  aurois  jamais  répondu  ; 
mais  en  repoussant  la  petite  et  nouvelle  at- 
taque que  vous  portez  aux  vérités  que  j'ai 
démontrées,  on  peut  relever  charitablement 
vos  invectives,  comme  on  met  du  foin  à  la 
corne  d'un  méchant  bœuf. 

Tout  ce  qui  me  fâche  de  nos  petits  démêlés 
est  le  mal  qu'ils  vont  faire  à  mes  ennemis. 
Jeunes  barbouilleurs,  qui  n'espérez  vous  faire 
un  nom  qu'aux  dépens  du  mien,  toutes  les 
offenses  que  vous  me  ferez  sont  oubliées 
d'avance,  et  je  les  pardonne  à  l'étourderie  de 
votre  âge  ;  mais  l'exemple  de  i'hermite  m'as- 
sure de  ma  vengeance  :  elle  sera  cruelle  sans 
que  j'y  trompe,  et  je  vous  livre  aux  éloges  de 
M.  Fréron. 

Je  reviens  à  vous,  monsieur;  et,  puisque 
vous  le  voulez,  je  vais  lâcher  d'éclaircir  avec 
vous  quelques  idées  relatives  à  une  question 
pendante  depuis  long-temps  devant  le  public. 
Vous  vous  plaignez  que  cette  question  est  de- 
venue ennuyeuse  et  trop  rebattue  :  vous  devez 
le  croire  ;  car  nul  n'a  plus  travaillé  que  vous  à 
faire  que  cela  fût  vrai. 

Quant  à  moi,  sans  revenir  sur  des  vérités 
démontrées,  je  me  contenterai  d'examiner  l'in- 
génieux et  nouveau  problème  que  vous  avez 
imaginé  sur  ce  sujet;  c'est  d  engager  quelque 
académie  à  proposer  cette  question  intéres- 
sante :  Si  le  jour  a  contribué  à  épurer  le& 
mœurs?  Après  quoi,  prenant  la  négative,  vous 
direz  de  fort  belles  choses  en  faveur  des  ténè- 
bres et  de  l'aveuglement  ;  vous  louerez  la  mé- 
thode de  courir,  les  yeux  fermés,  dans  le  pays 
le  plus  inconnu;  de  renoncer  à  toute  lumière 
pour  considérer  les  objets;  en  un  mot,  comme 
le  renard  écourté,  qui  vouloit  que  chacun  se 
coupât  la  queue,  vous  exhorterez  tout  le  monde 
à  s'ôter,  au  propre,  l'organe  qui  vous  manque 
au  figuré. 

Sur  le  ton  qu'on  me  dit  qui  règne  dans  vos 
petites  feuilles,  je  juge  que  vous  avez  dû  vous 
applaudir  beaucoup  d'avoir  pu  tourner  en  ri- 
dicule une  des  plus  graves  questions  qu'on 
puisse  agiter  :  mais  vous  avez  déjà  fait  vos 
preuves  ;  et  après  avoir  si  agréablement  plai- 
santé sur  V Esprit  des  Lois,  il  n'est  pas  difficile 
(l'en  faire  autant  sur  quelque  sujet  que  ce  soit. 
Dans  cette  occasion,  jai  trouvé  votre  plaisan- 
terie assez  bonne,  et  je  pense,  en  général. 


que  si  c'est  la  seule  arme  que  vous  osiez  ma- 
nier, vous  vous  en  servez  quelquefois  avec 
assez  d'adresse  pour  blesser  Je  mérite  et  la  vé- 
rité ;  mais  trouvez  bon  qu'en  vous  laissant  les 
rieurs,  je  réclame  les  amis  de  la  raison;  aussi 
bien,  que  feriez-vous  de  ces  gens-là  dans  votre 
parti  ? 

Vous  trouvez  donc,  monsieur,  que  la  science 
est  à  l'esprit  ce  que  la  lumière  est  au  corps. 
Cependant,  en  prenant  ces  mots  dans  votre 
propre  sens,  j'y  vois  cette  différence  que, 
sans  l'usage  des  yeux,  les  hommes  ne  pour- 
roient  se  conduire  ni  vivre;  au  lieu  qu'avec  le 
secours  de  la  seule  raison,  et  les  plus  simples 
observations  des  sens,  ils  peuvent  aisément  se 
passer  de  toute  étude.  La  terre  s'est  peuplée, 
et  le  genre  humain  a  subsisté,  avant  qu'il  fût 
question  d'aucune  de  ces  belles  connoissances  : 
croyez-vous  qu'il  subsisteroit  dans  une  éter- 
nelle obscurité?  C'est  la  raison,  mais  non  la 
science,  qui  est  à  l'esprit  ce  que  la  vue  est  au 
corps. 

Une  autre  différence  non  moins  importante 
est  que,  quoique  la  lumière  soit  une  condition 
nécessaire  sans  laquelle  les  choses  dont  vous 
parlez  ne  se  feroient  pas,  on  ne  peut  dire,  en 
aucune  manière,  que  le  jour  soit  la  cause  de 
ces  choses-là;  au  lieu  que  j'ai  fait  voir  com- 
ment les  sciences  sont  la  cause  des  maux  que 
je  leur  attribue.  Quoique  le  feu  brûle  un  corps 
combustible  qu'il  touche,  il  ne  s'ensuit  pas  que 
la  lumière  brûle  un  corps  combustible  qu'elle 
éclaire  :  voilà  pourtant  la  conclusion  que  vous 
tirez. 

Si  vous  aviez  pris  la  peine  de  lire  les  écrits 
que  vous  me  faites  l'honneur  de  mépriser,  et 
que  vous  devez  du  moins  fort  haïr,  car  ils  sont 
d'un  ennemi  des  méchans,  vous  y  auriez  vu 
une  distinction  perpétuelle  entre  les  nom- 
breuses sottises  que  nous  honorons  du  nom  de 
science,  celles,  par  exemple,  dont  vos  recueils 
sont  pleins,  et  la  connoissance  réelle  de  la  vé- 
rité ;  vous  y  auriez  vu,  par  l'énumération  des 
maux  causés  par  la  première ,  combien  la 
culture  en  est  dangereuse;  et,  par  l'examen  de 
l'esprit  de  l'homme,  combien  il  est  incapable  de 
la  seconde,  si  ce  n'est  dans  les  choses  immé- 
diatement nécessaires  à  sa  conservation,  et  sur 
lesquelles  le  plus  grossier  paysan  en  sait  du 
moins  autant  que  le  meilleur  philosophe.  Do 


ANNÉE  1755. 


2H 


sorte  que,  pour  mettre  quelque  apparence  de 
parité  dans  les  deux  questions,  vous  deviez 
supposer  non-seulement  un  jour  illusoire  et 
trompeur,  qui  ne  montre  les  choses  que  sous 
une  fausse  apparence,  mais  encore  un  vice 
dans  l'organe  visuel ,  qui  altère  la  sensation  de 
la  lumière,  des  figures  et  des  couleurs;  et  alors 
vous  eussiez  trouvé  qu'en  effet  il  vaudroit 
encore  mieux  rester  dans  une  éternelle  obscu- 
rité que  de  ne  voir  à  se  conduire  que  pour 
s'aller  casser  le  nez  contre  des  rochers,  ou  se 
vautrer  dans  la  fange ,  ou  mordre  et  déchirer 
tous  les  honnêtes  gens  qu'on  pourroit  attein- 
dre. La  comparaison  du  jour  convient  à  la 
raison  naturelle,  dont  la  pure  et  bienfaisante 
lumière  éclaire  el  guide  les  hommes  :  la  science 
peut  mieux  se  comparer  à  ces  feux  follets  qui, 
dit-on,  ne  semblent  éclairer  les  passans  que 
pour  les  mener  à  des  précipices. 

Pénétré  d'une  sincère  admiration  pour  ces 
rares  génies  dont  les  écrits  immortels  et  les 
mœurs  pures  et  honnêtes  éclairent  et  instrui- 
sent l'univers,  j'aperçois  chaque  jour  davan- 
tage le  danger  qu'il  y  a  de  tolérer  ce  tas  de 
grimauds,  qui  ne  déshonorent  pas  moins  la  lit- 
térature par  les  louanges  qu'ils  lui  donnent,  que 
par  la  manière  dont  ils  la  cultivent.  Si  tous  les 
hommes  éloient  des  Montesquieu ,  des  Buffon  , 
des  Duclos,  etc.,  je  désirerois  ardemment  qu'ils 
cultivassent  toutes  les  sciences,  afin  que  le 
genre  humain  ne  fîlt  qu'une  société  de  sages  ; 
mais  vous,  monsieur,  qui  sans  doute  êtes  si 
modeste,  puisque  vous  rae  reprochez  tant  mon 
orgueil,  vous  conviendrez  volontiers,  je  m'as- 
sure, qui  si  tous  les  hommes  étoient  des  Frérons, 
leurs  livres  n'offriroient  pas  des  instructions 
fort  utiles,  ni  leur  caractère  une  société  fort 

aimable. 

Ne  manquez  pas,  monsieur,  je  vous  prie, 
quand  votre  pièce  aura  remporté  le  prix ,  de 
faire  entrer  ces  petits  éclaircissemens  dans  la 
préface.  En  attendant,  je  vous  souhaite  bien 
des  lauriers  ;  mais  si,  dans  la  carrière  que  vous 
allez  courir,  le  succès  ne  répond  pas  à  votre 
attente,  gardez-vous  de  prendre,  comme  vous 
dites,  le  parti  de  vous  envelopper  dans  votre 
propre  estime  ;  car  vous  auriez  là  un  méchant 
manteau. 


A  M.  lVbbé  raynal. 

Sur  l'usage  dangereux  des  mteiuile»  de  cuivre. 

Juil'et  175S. 

Je  crois,  monsieur,  que  vous  verrez  avec 
plaisir  l'extrait  ci-joint  d'une  lettre  de  Stoc- 
kholm, que  la  personne  à  qui  elle  est  adressée 
me  charge  de  vous  prier  d'insérer  dans  le 
Mercure.  L'objet  en  est  de  la  dernière  impor- 
tance pour  la  vie  des  hommes;  et  plus  la  né- 
gligence du  public  est  excessive  à  cet  égard, 
plus  les  citoyens  éclairés  doivent  redoubler  do 
zèle  et  d'activité  pour  la  vaincre. 

Tous  les  chimistes  de  lEurope  nous  aver- 
tissent depuis  long-temps  des  mortelles  qua- 
lités du  cuivre,  et  des  dangers  auxquels   on 
s'expose  en  faisant  usage  de  ce  pernicieux  mé- 
tal dans  les  batteries  de  cuisine.  M.  Rouelle,  do 
l'Académie  des  Sciences,  est  celui  qui  en  a  dé- 
montré plus  sensiblement  les  funestes  effets, 
et  qui  s'en  est  plaint  avec  le  plus  de  véhémence. 
M.  Thierri,  docteur  en   médecine,  a   réuni 
dans  une  savante  thèse  qu'il  soutint  en  i749, 
sous  la  présidence  de  M.  Falconnet,  une  mul- 
titude  de  preuves  capables   d'effrayer  tout 
homme  raisonnable  qui  fait  quelque  cas  de  sa 
vie  et  de  celle  de  ses  concitoyens.  Ces  physi- 
ciens ont  fait  voir  que  le  vert-de-gris,  ou  le 
cuivre  dissous,  est  un  poison  violent  dont  l'effet 
est   toujours  accompagné  de  symptômes  af- 
freux ;  que  la  vapeur  même  de  ce  métal  est 
dangereuse,  puisque  les  ouvriers  qui  le  tra- 
vaillent sont  sujets  à  diverses  maladies  mor- 
telles ou  habituelles;  que  toutes  les  menstrues, 
les  graisses,  les  sels,  et  l'eau  même ,  dissolvent 
le  cuivre,  et  en  font  du  vert-de  gris  ;  que  l'éta- 
mage  le  plus  exact  ne  fait  que  diminuer  cette 
dissolution  ;  que  l'étain  qu'on  emploie  dans  cet 
éiamage  n'est  pas  lui-même  exempt  de  danger, 
malgré  l'usage  indiscret  qu'on  a  fait  jusqu'à 
présent  de  ce  métal,  et  que  ce  danger  est  plus 
grand  ou  moindre,  selon  les  différons  étains 
qu'on  emploie,  en  raison  de  l'arsenic  qui  entre 
dans  leur  composition,  ou  du  plomb  qui  entre 
dans  leur  alliage  (*)  ;  que  même  en  supposante 

(')  Oiie  le  plomb  dissous  soit  un  poison,  les  accidens  funes- 
tes que' causent  tous  les  jours  les  vins  falsiliés  avec  delà  lilharge 
ne  le  prouvent  que  tiop.  Ainsi,  pour  employer  ce  métal  avec 
sûreté,  il  est  important  de  bien  conuoitre  les  dissoUans 
(jiii  l'attaquent.  -^     • 


212 


CORUESPONDANCE. 


l'éiamago  une  précaution  suffisante,  c'est  une 
imprudence  impardonnable  de  faire  dépendre 
la  vie  et  la  santé  des  hommes  d'une  lame  d'étain 
très-déliée,  qui  s'use  très-promptement  (') ,  et  de 
l'exactitude  des  domestiques  et  des  cuisiniers 
qui  rejettent  ordinairement  les  vaisseaux  ré- 
cemment étamés,  à  cause  du  mauvais  goîit  que 
donnent  les  matières  employées  à  l'étamage  : 
ils  ont  fait  voir  combien  d'accidens  affreux, 
produits  par  le  cuivre,  sont  attribués  tous  les 
jours  à  des  causes  toutes  différentes  ;  ils  ont 
prouvé  qu'une  multitude  de  gens  périssent,  et 
qu'un  plus  grand  nombre  encore  sont  attaqués 
do  mille  différentes  maladies,  par  l'usage  de  ce 
métal  dans  nos  cuisines  et  dans  nos  fontaines, 
sans  se  douter  eux-mêmes  de  la  véritable  cause 
de  leurs  maux.  Cependant ,  quoique  la  manu- 
facture d'ustensiles  de  fer  battu  et  étamé,  qui 
est  établie  au  faubourg  Saint-Antoine,  offre 
des  moyens  faciles  de  substituer  dans  les  cuisi- 
nes une  batterie  moins  dispendieuse,  aussi  com- 
mode que  celle  de  cuivre,  et  parfaitement  saine, 
au  moins  quant  au  métal  principal ,  l'indolence 
ordinaire  aux  hommes  sur  les  choses  qui  leur 
sont  véritablement  utiles,  et  les  petites  maximes 
que  la  paresse  invente  sur  les  usages  établis, 
surtout  quand  ils  sont  mauvais ,  n'ont  encore 
laissé  que  peu  de  progrès  aux  sages  avis  des 
chimistes,  et  n'ont  proscrit  le  cuivre  que  de 
peu  de  cuisines.  La  répugnance  des  cuisiniers 
à  employer  d'autres  vaisseaux  que  ceux  qu'ils 
connoissent  est  un  obstacle  dont  on  ne  sent 
toute  la  force  que  quand  on  connoît  la  paresse 
et  la  gourmandise  des  maîtres.  Chacun  sait  que 
la  société  abonde  en  gens  qui  préfèrent  l'indo- 
lence au  repos,  et  le  plaisir  au  bonheur  ;  mais 
on  a  bien  de  la  peine  à  concevoir  qu'il  y  en  ait 
qui  aiment  mieux  s'exposer  à  périr, eux  ettoute 
leur  famille,  dans  des  tourmens  affreux ,  qu'à 
manger  un  ragoût  brûlé. 

Il  faut  raisonner  avec  les  sages,  et  jamais 
avec  le  public.  Il  y  a  long-temps  qu'on  a  com- 
paré la  multitude  à  un  troupeau  de  moutons  ;  il 
faut  des  exemples  au  lieu  de  raisons  ;  car  cha- 

(')  U  est  aisé  de  démontrer  que,  de  quelque  manière  qu'on 
8'y  prenne,  on  ne  sauroit,  dans  les  usages  des  vaisseaux  de 
cuisine,  s'assurer  pour  un  seul  jour  l'étamage  le  plus  solide  ; 
car,  comme  l'étain  entre  en  fusion  à  un  degré  de  feu  fort  infé- 
rieur à  celui  de  la  graisse  bouillante,  toutes  les  fois  qu'un  cui- 
sinier fait  roussir  du  beurre,  il  ne  lui  est  pas  possible  de  garan- 
tir de  la  fusion  quelque  partie  de  l'étamage,  ni  par  consé(iuent 
le  ragoût  du  contact  du  cuivre. 


cun  craint  beaucoup  plus  d'être  ridicule  que 
d'être  fou  et  méchant.  D'ailleurs  dans  toutes 
les  choses  qui  concernent  l'intérêt  commun, 
presque  tous,  jugeant  d'après  leurs  propres 
maximes,  s'attachent  moins  à  examiner  la  force 
des  preuves  qu'à  pénétrer  les  motifs  secrets  de 
celui  qui  les  propose  ;  par  exemple,  beaucoup 
d'honnêtes  lecteurs  soupçonneroient  volontiers 
qu'avec  de  l'argent  le  chef  de  la  fabrique  de 
fer  battu ,  ou  l'auteur  des  fontaines  domesti- 
ques, excite  mon  zèle  en  cette  occasion  ;  dé- 
fiance assez  naturelle  dans  un  siècle  de  char- 
latanerie,  où  les  plus  grands  fripons  ont  tou- 
jours l'intérêt  public  dans  la  bouche.  L'exemple 
est  en  ceci  plus  persuasif  que  le  raisonnement, 
parce  que,  la  même  défiance  ayant  vraisem- 
blablement dû  naître  aussi  dans  l'esprit  des 
autres,  on  est  porté  à  croire  que  ceux  qu'elle 
n'a  point  empêchés  d'adopter  ce  que  l'on  pro- 
pose, ont  trouvé  pour  cela  des  raisons  décisives. 
Ainsi,  au  lieu  de  m'arrêter  à  montrer  combien 
il  est  absurde,  même  dans  le  doute,  de  laisser 
dans  la  cuisine  des  ustensiles  suspects  de  poi- 
son, il  vaut  mieux  dire  que  M.  Duverney  vient 
d'ordonner  une  batterie  de  fer  pour  l'école  mi- 
lîtaire  ;  que  M.  le  prince  de  Conti  a  banni  tout 
le  cuivre  delà  sienne;  que  M.  le  duc  de  Duras, 
ambassadeur  en  Espagne ,  en  a  fait  autant  ;  et 
que  son  cuisinier,  qu'il  consulta  là-dessus,  lui 
dit  nettement  que  tous  ceux  de  son  métier  qui 
ne  s'accommodoient  pas  de  la  batterie  de  fer, 
tout  aussi  bien  que  de  celle  de  cuivre,  étoicnt 
des  ignorans  ou  des  gens  de  mauvaise  volonté. 
Plusieurs  particuliers  ont  suivi  cet  exemple, 
que  les  personnes  éclairées,  qui  m'ont  remis 
l'extrait  ci-joint,  ont  donné  depuis  long-temps, 
sans  que  leur  table  se  ressente  le  moins  du 
monde  de  ce  changement,  que  par  la  con- 
fiance avec  laquelle  on  peut  manger  d'excellens 
ragoûts,  très-bien  préparés  dans  des  vaisseaux 
de  fer. 

Mais  que  peut-on  mettre  sous  les  yeux  du 
public  de  plus  frappant  que  cet  extrait  même? 
S'il  y  avoit  au  monde  une  nation  qui  dût  s'op- 
poser à  l'expulsion  du  cuivre,  c'est  certaine- 
ment la  Suède,  dont  les  mines  de  ce  métal  font 
la  principale  richesse,  et  dont  les  peuples,  en 
général,  idolâtrent  leurs  anciens  usages.  C'est 
pourtant  ce  royaume,  si  riche  en  cuivre,  qui 
donne  l'exemple  aux  autres  d'ôter  à  ce  métal 


ANNEE  1754. 


215 


tous  les  emplois  qui  le  rendent  dangereux ,  et 
qui  intéressent  la  vie  des  citoyens  ;  ce  sont  ces 
peuples,  si  attachés  à  leurs  vieilles  pratiques, 
qui  renoncent  sans  peine  à  une  multitude  de 
commodités  qu'ils  retiroient  de  leurs  mines, 
dès  que  la  raison  et  l'autorité  des  sages  leur 
montrent  le  risque  que  l'usage  indiscret  de  ce 
métal  leur  fait  courir.  Je  voudrois  pouvoir  es- 
pérer qu'un  si  salutaire  exemple  sera  suivi 
dans  le  reste  de  l'Europe,  où  l'on  ne  doit  pas 
avoir  la  même  répugnance  à  proscrire ,  au 
moins  dans  les  cuisines,  un  métal  que  l'on 
tire  de  dehors.  Je  voudrois  que  les  averlisse- 
mens  publics  des  philosophes  et  des  gens  de 
lettres  réveillassent  les  peuples  sur  les  dangers 
de  toute  espèce  auxquels  leur  imprudence  les 
expose,  et  rappelassent  plus  souvent  à  tous  les 
souverains  que  le  soin  de  la  conservation  des 
hommes  n'est  pas  seulement  leur  premier  de- 
voir, mais  aussi  leur  plus  grand  intérêt. 
Je  suis,  etc. 


A   H.   LE  COMTE  d'aRGENSON, 

Ministre  et  secrétaire  d'état  C). 


Paris,  le  6  mars  17S4. 


Monsieur , 


Ayant  donné,  l'année  dernière,  à  l'Opéra,  un 
intermède  intitulé  le  Devin  du  village,  sous 
des  conditions  que  les  directeurs  de  ce  théâtre 
ont  enfreintes,  je  vous  supplie  d'ordonner  que 
la  partition  de  cet  ouvrage  me  soit  rendue ,  et 
que  les  représentations  leur  en  soient  à  jamais 
interdites,  comme  d'un  bien  qui  ne  leur  ap- 
partient pas;  restitution  à  laquelle  ils  doivent 
avoir  d'autant  moins  de  répugnance,  qu'après 
quatre-vingts  représentations  en  doubles  il  ne 
leur  reste  aucun  parti  à  tirer  de  la  pièce,  ni 
aucun  tort  à  faire  à  l'auteur.  Le  mémoire  ci- 
joint  (*)  contient  les  justes  raisons  sur  lesquel- 
les cette  demande  est  fondée.  On  oppose  à  ces 
raisons  des  règlemens  qui  n'existent  pas,  et  qui, 
quand  ils  existeroient,  ne  sauroient  les  détruire, 
puisque  le  marché  par  lequel  j'ai  cédé  mon  ou- 
vrage étant  rompu,  cet  ouvrage  me  revient  en 

(')  L'Académie  royale  de  musique  étoit  de  son  déparlement. 

(*)Ce  mémoire  étoit  à  peu  près  le  même  que  celui  que  l'on 
trouvera  ci-aprés,  à  la  suite  de  la  lettre  de  M.  de  Saint-Flo- 
reoUu,  «I  février  1759.  G.  P. 


toute  justice.  Permettez,  monsieur  le  comte, 
que  j'aie  recours  à  la  vôtre  en  cette  occasion, 
et  que  j'implore  celle  qui  m'est  due  ('). 
Je  suis  avec  un  profond  respect ,  etc. 


A  M.   LE  COMTE  DE  TORPIN, 

Qui  m'arolt  adressé  uneépitre  I  la  tête  des  jémusemem  phi- 
losophiques et  littéraires  des  deux  amis 

Paris,  le  12  mai  1754. 

En  vous  faisant  mes  remerctmens,  monsieur, 
du  recueil  que  vous  m'avez  envoyé,  j'en  ajou- 
terois  pour  l'épître  qui  est  à  la  tête,  et  qu'on 
prétend  m'être  adressée  C^),  si  la  leçon  qu'elle 
contient  n'étoit  gâtée  par  l'éloge  qui  l'accom- 
pagne, et  que  je  veux  me  hâter  d'oublier,  pour 
n'avoir  point  de  reproches  à  vous  faire. 

Quant  à  la  leçon,  j'en  trouve  les  maximes 
très-sensées  ;  il  ne  leur  manque,  ce  me  sem- 
ble, qu'une  plus  juste  application.  Il  faudroit 
que  je  changeasse  étrangement  d'humeur  et  de 
caractère,  si  jamais  les  devoirs  de  l'humanité 
cessoient  de  m'être  chers,  sous  prétexte  que 
les  hommes  sont  méchans.  Je  ne  punis  ni  moi, 
ni  personne,  en  me  refusant  à  une  société  trop 
nombreuse.  Je  délivre  les  autres  du  triste  spec- 
tacle d'un  homme  qui  souffre,  ou  d'un  obser- 
vateur importun ,  et  je  me  délivre  moi-même 
de  la  gêne  où  me  mettroit  le  commerce  de  beau- 
coup de  gens  dont  heureusement  je  ne  connoî- 
trois  que  les  noms.  Je  ne  suis  point  sujet  à  l'en- 
nui que  vous  me  reprochez  ;  et  si  j'en  sens 
quelquefois,  c'est  seulement  dans  les  belles  as- 
semblées, où  j'ai  l'honneur  de  me  trouver  fort 
déplacé  de  toutes  façons.  La  seule  société  qui 
m'ait  paru  désirable  est  celle  qu'on  entretient 
avec  ses  amis,  et  j'en  jouis  avec  trop  de  bon- 
heur pour  regretter  celle  du  grand  monde.  Au 
reste,  quand  je  haïrois  les  hommes  autant  que 
je  les  aime  et  que  je  les  plains,  j'ai  peur  que  les 
voir  de  plus  près  ne  fût  un  mauvais  moyen  de 
me  raccommoder  avec  eux;  et,  quelque  heu- 
reux que  je  puisse  être  dans  mes  liaisons,  il  me 

(<)  •  Je  joignis  à  ma  lettre  à  M.  d'Argenson  un  mémoire  qui 
étoit  sans  répliciue  et  qui  demeura  sans  réponse  et  sans  efret, 
ainsi  que  ma  lettre.  Le  silence  de  cet  homme  injuste  me  resta 
sur  le  cœur,  et  ne  contribua  pas  à  augmenter  l'estime  très-mé- 
diocre que  j'eus  toujours  pour  son  caractère  et  pour  ses  talens.» 
(  Confessions,  livre  VIU.) 

(^)  Il  n'y  a  que  les  lettres  initiales  de  mon  nom. 


2f4 


CORRESPONDANCE. 


seroit  difficile  de  me  trouver  jamais  avec  per- 
sonne aussi  bien  que  je  suis  avec  moi-même. 

J'ai  pensé  que  me  justifier  devant  vous  étoit 
la  meilleure  preuve  que  je  pouvois  vous  donner 
que  vos  avis  ne  m'ont  pas  déplu,  et  que  je  fais 
cas  de  votre  estime.  Venons  à  vous,  monsieur, 
par  qui  j'aurois  dû  commencer  ;  j'ai  déjà  lu  une 
partie  de  voire  ouvrage,  et  j'y  vois  avec  plaisir 
l'usage  aimable  et  honnête  que  vous  et  votre 
ami  faites  de  vos  loisirs  et  de  vos  talens.  Votre 
recueil  n'est  pas  assez  mauvais  pour  devoir 
vous  rebuter  du  travail,  ni  assez  bon  pour 
vous  ôter  l'espoir  d'en  faire  un  meilleur  dans 
la  suite.  Travaillez  donc  sous  vos  divins  maî- 
tres à  étendre  leurs  droits  et  votre  gloire.  Vain- 
cre, comme  vous  avez  commencé,  les  préjugés 
de  votre  naissance  et  de  votre  état,  c'est  se 
mettre  fort  au-dessus  de  l'une  et  de  l'autre.  Mais 
joindre  l'exemple  aux  leçons  de  la  vertu,  c'est 
ce  qu'on  a  droit  d'attendre  de  quiconque  la 
prêche  dans  ses  écrits.  Tel  est  l'honorable  en- 
gagement que  vous  venez  de  prendre,  et  que 
vous  travaillez  à  remplir. 
Je  suis  de  tout  mon  cœur,  etc. 


A  M.  d'alembert. 

Ce  26  juin  4734. 

Je  vous  renvoie,  monsieur,  la  lettre  C,  que 
je  n'ai  pu  relire  plus  tôt,  ayant  toujours  été 
malade.  Je  ne  sais  point  comment  on  résiste  à 
la  manière  dont  vous  m'avez  fait  l'honneur  de 
m'écrire,  et  je  serois  bien  fâché  de  le  savoir. 
Ainsi  j'entre  dans  toutes  vos  vues  et  j'ap- 
prouve les  changemens  que  vous  avez  jugé  à 
propos  de  faire  :  j'ai  pourtant  rétabli  un  ou 
deux  morceaux  que  vous  aviez  supprimés, 
parce  qu'en  me  réglant  sur  le  principe  que 
vous  avez  établi  vous-même  il  m'a  semblé  que 
ces  morceaux  faisoient  àlachose,  ne  marquoient 
point  d'humeur,  et  ne  disoient  point  d'injures. 
Cependant  je  veux  que  vous  soyez  absolument 
le  maître,  et  je  soumets  le  tout  à  votre  équité 
et  à  vos  lumières. 

Je  ne  puis  assez  vous  remercier  de  votre  dis- 
cours préliminaire.  J'ai  peine  à  croire  que  vous 
ayez  eu  beaucoup  plus  de  plaisir  à  le  faire  que 
moi  à  le  lire.  La  chaîne  encyclopédique,  sur- 
tout, m'a  instruit  et  éclairé,  et  je  me  propose  ! 


de  la  relire  plus  dune  fois.  Pour  ce  qui  con- 
cerne ma  partie,  je  trouve  votre  idée  sur  l'imi- 
tation musicale  très-juste  et  très-neuve.  En  ef- 
fet, à  un  très-petit  nombre  de  choses  près,  l'art 
du  musicien  ne  consiste  point  à  peindre  immé- 
diatement les  objets,  mais  à  mettre  l'âme  dans 
une  disposition  semblable  à  celle  où  la  mettroit 
leur  présence.  Tout  le  monde  sentira  cela  en 
vous  lisant;  et,  sans  vous,  personne  peut-être 
ne  se  fût  avisé  de  le  penser.  C'est  là,  comme 
dit  La  Mothe  : 

De  ce  vrai  dont  tous  les  esprits 
Ont  en  eux-mêmes  la  semence; 
Que  l'on  sent,  mais  qu'on  est  surpris 
De  trouver  vrai,  quand  on  y  pense. 

II  y  a  très-peu  d'éloges  auxquels  je  sois  sen- 
sible ;  mais  je  le  suis  beaucoup  à  ceux  qu'il 
vous  a  plu  de  me  donner.  Je  ne  puis  m'empô- 
cher  de  penser  avec  plaisir  que  la  postérité 
verra,  dans  un  tel  monument,  que  vous  avez 
bien  pensé  de  moi. 

Je  vous  honore  du  fond  de  mon  âme,  et  suis 
de  la  même  manière,  monsieur,  votre  très- 
humble,  etc. 


A   MADAME    GONCERU,  «- 

née  Rousseau. 

Genève, le  II  juillet  1754. 

Il  y  a  quinze  jours,  ma  très-bonne  et  très- 
chère  tante,  que  je  me  propose,  chaque  ma- 
tin, de  partir  pour  aller  vous  voir,  vous  em- 
brasser et  mettre  à  vos  pieds  un  neveu  qui  se 
souvient,  avec  la  plus  tendre  reconnoissance, 
des  soins  que  vous  avez  pris  de  lui  pendant  son 
enfance,  et  de  l'amitié  que  vous  lui  avez  tou- 
jours témoignée.  Des  soins  indispensables  m'ont 
empêché  jusqu'ici  de  suivre  le  penchant  de  mon 
cœur,  et  me  retiendront  encore  quelques  jours; 
mais  rien  ne  m'empêchera  de  satisfaire  mon 
empressement  à  cet  égard  le  plus  tôt  qu'il  me 
sera  possible  ;  et  j'aime  encore  mieux  un  retard, 
qui  me  laissera  le  loisir  de  passer  quelque 
temps  près  de  vous,  que  d'être  obligé  d'aller 
et  revenir  le  même  jour.  Je  ne  puis  vous  dire 
quelle  fête  je  me  fais  de  vous  revoir,  et  de  re- 
trouver en  vous  cette  chère  et  bonne  tante,  que 
je  pouvois  appeler  ma  mère,  par  les  bontés 
qu'elle  avoit  pour  moi,  et  à  laquelle  je  ne  pense 
jamais  sans  un  véritable  attendrissement.  Je 


ANiNÉK  1754. 


21i 


vous  prie  do  témoigner  à  M.  Gonceru  le  plaisir 
que  j'aurai  aussi  de  le  revoir  et  d'être  reçu  de 
lui  avec  un  peu  do  la  môme  bonté  que  vous 
avez  toujours  eue  pour  moi.  Je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur  l'un  et  l'autre,  et  suis  avec  le 
plustcndrcetplusrespeclueuxattachement,etc. 


A  M.  VERNES. 

Paris,  le  13  octobre  1734. 

II  faut  vous  tenir  parole,  monsieur,  et  satis- 
faire en  même  temps  mon  cœur  et  ma  con- 
science ;  car,  estime,  amitié,  souvenir,  recon- 
noissance,  tout  vous  est  dû,  et  je  m'acquitterai 
de  tout  cela  sans  songer  que  je  vous  le  dois. 
Aimons-nous  donc  bien  tous  deux,  et  hâtons- 
nous  d'en  venir  au  point  de  n'avoir  plus  besoin 
de  nous  le  dire. 

J'ai  fait  mon  voyage  très-heureusement  et 
plus  promptemcnt  encore  que  je  n'espérois.  Je 
remarque  que  mon  retour  a  surpris  bien  des 
gens,  qui  vouloient  faire  entendre  que  la  ren- 
trée dans  le  royaume  m'étoit  interdite,  et  que 
j'étois  relégué  à  Genève  ;  ce  qui  seroit  pour 
moi  comme  pour  un  évêque  françois,  être  relé- 
gué à  la  cour.  Enfin  m'y  voici,  malgré  eux  et 
leurs  dents,  en  attendant  que  le  cœur  me  ra- 
mène où  vous  êtes,  ce  qui  se  feroit  dès  à  pré- 
sent, si  je  neconsultois  que  lui.  Je  n'ai  trouvé 
ici  aucun  de  mes  amis.  Diderot  est  à  Langres, 
Duclos  en  Bretagne,  Grimm  en  Provence,  d'A- 
lembert  même  est  en  campagne;  de  sorte  qu'il 
ne  me  reste  ici  que  des  connoissances  dont  je 
ne  me  soucie  pas  assez  pour  déranger  ma  soli- 
tude en  leur  faveur.  Le  quatrième  volume  de 
V Encyclopédie  paroît  depuis  hier  ;  on  le  dit  su- 
périeur encore  au  troisième.  Je  n'ai  pas  encore 
le  mien  ;  ainsi  je  n'en  puis  juger  parmoi-même. 
Des  nouvelles  littéraires  ou  politiques,  je  n'en 
sais  pas,  Dieu  merci,  et  ne  suis  pas  plus  cu- 
rieux des  sottises  qui  se  font  dans  ce  monde 
que  de  celles  qu'on  imprime  dans  les  livres. 

J'oubliai  de  vous  laisser,  en  partant,  les  can- 
xoni  que  vous  m'aviez  demandées  :  c'est  une 
étourderie  que  je  réparerai  ce  printemps,  avec 
usure,  en  y  joignant  quelques  chansons  fran- 
çoises,  qui  seront  mieux  du  goût  de  vos  dames, 
et  qu'elles  chanteront  moins  mal. 


Mille  respects,  je  vous  supplie,  à  monsieur 
votre  père  et  à  madame  votre  mère ,  et  ne 
m'oubliez  pas  non  plus  auprès  de  madame  vo- 
tre sœur,  quand  vous  lui  écrirez;  je  vous  prie 
de  me  donner  particulièrement  de  ses  nou- 
velles; je  me  recommande  encore  à  vous  pour 
faire  une  ample  mention  de  moi  dans  vos  voya- 
ges de  Séchéron,  au  cas  qu'on  y  soit  encore. 
Item,  à  monsieur,  madame  et  mademoiselle 
Mussard,  à  Châtelaine  :  votre  éloquence  aura 
de  quoi  briller  à  faire  l'apologie  d'un  homme 
qui,  après  tant  d'honnêtetés  reçues,  part  et 
emporte  le  chat. 

J'ai  voulu  faire  un  article  à  part  pour 
M.  Abauzit.  Dédommagez-moi,  en  mon  ab- 
sence, de  la  gêne  que  m'a  causée  sa  modestie, 
toutes  les  fois  que  j'ai  voulu  lui  témoigner  ma 
profonde  et  sincère  vénération.  Déclarez-lui 
sans  quartier  tous  les  sentimens  dont  vous  me 
savez  pénétré  pour  lui,  et  n'oubliez  pas  de  vous 
dire  à  vous-même  quelque  chose  des  miens  pour 
vous. 

P.  S,  Mademoiselle  Le  Vasseur  vous  prie 
d'agréer  ses  très-humbles  respects.  Je  me  pro- 
posois  d'écrire  à  M.  de  Rochemont  ;  mais  cette 

maudite  paresse Que  votre  amitié  fasse 

pour  la  mienne  auprès  de  lui,  je  vous  en  sup- 
plie. 


A  H.   PERDRIAU,   A  GENÈVE. 

Paris,  le  28  novembre  1734. 

En  répondant  avec  franchise  à  votre  der- 
nière lettre,  en  déposant  mon  cœur  et  mon 
sort  entre  vos  mains,  je  crois,  monsieur,  vous 
donner  une  marque  d'estime  et  de  confiance 
moins  équivoque  que  des  louanges  et  des  com- 
piimens,  prodigués  par  la  flatterie  plus  souvent 
que  par  l'amitié. 

Oui,  monsieur,  frappé  des  conformités  que 
je  trouve  entre  la  constitution  de  gouverne- 
ment qui  découle  de  mes  principes  et  celle  qui 
existe  réellement  dans  notre  république,  je  me 
suisproposéde  lui  dédier  mon  Discours  sur  l'o- 
rigine et  les  fondemens  de  Vinégalité  :  et  j'ai 
saisi  cette  occasion,  comme  un  heureux  moyen 
d'honorer  ma  patrie  et  ses  chefs  par  de  justes 
éloges  ;  d'y  porter,  s'il  se  peut,  dans  le  fond 
des  cœurs,  l'olive  que  je  ne  vois  encore  que 


2{6 


CORRESPONDANCE. 


sur  des  médailles,  et  d'exciter  en  môme  temps 
les  hommes  à  se  rendre  heureux  par  l'exemple 
d'un  peuple  qui  l'est  ou  qui  pourroit  l'être 
sans  rien  changer  à  son  institution.  Je  cherche, 
en  cela ,  selon  ma  coutume,  moins  à  plaire 
qu'à  me  rendre  utile  ;  je  ne  compte  pas  en  par- 
ticulier sur  le  suffrage  de  quiconque  est  de 
quelque  parti  ;  car,  n'adoptant  pour  moi  que 
celui  de  la  justice  et  de  la  raison,  je  ne  dois 
guère  espérer  que  tout  homme  qui  suit  d'au- 
tres règles  puisse  être  l'approbateur  des  mien- 
nes ;  et  si  cette  considération  ne  m'a  point  re- 
tenu, c'est  qu'en  toute  chose  le  blâme  de 
l'univers  entier  me  touche  beaucoup  moins  que 
l'aveu  de  ma  conscience.  Mais,  dites-vous,  dé- 
dier un  livre  à  la  république,  cela  ne  s'est  jamais 
fait.  Tant  mieux,  monsieur  ;  dans  les  choses 
louables,  il  vaut  mieux  donner  l'exemple  que 
le  recevoir,  et  je  crois  n'avoir  que  de  trop  jus- 
tesTaisons  pour  n'être  l'imitateur  de  personne  : 
ainsi  votre  objection  n'est,  au  fond,  qu'un  pré- 
jugé de  plus  en  ma  faveur,  car  depuis  long- 
temps il  ne  reste  plus  de  mauvaise  action  à  ten- 
ter; et,  quoi  qu'on  en  pût  dire,  il  s'agiroit 
moins  de  savoir  si  la  chose  s'est  faite  ou  non, 
que  si  elle  est  bien  ou  mal  en  soi,  de  quoi  je 
vous  laisse  le  juge.  Quant  à  ce  que  vous  ajou- 
tez,qu'après  ce  qui  s'est  passé,  de  telles  nou- 
veautés peuvent  être  dangereuses,  c'est  là  une 
grande  vérité  à  d'autres  égards;  mais  à  celui- 
ci,   je   trouve,  au  contraire,   ma   démarche 
d'autant  plus  à  sa  place,   après  ce  qui  s'est 
passé,  que  mes  éloges  étant  pour  les  magis- 
trats, et  mes  exhortations  pour  les  citoyens,  il 
convient  que  le  tout  s'adresse  à  la  république, 
pour  avoir  occasion  de  parler  à  ses  divers 
membres,  et  pour  ôter  à  ma  dédicace  toute 
apparence  de  partialité.  Je  sais  qu'il  y  a  des 
choses  qu'il  ne  faut  point  rappeler  ;  et  j'espère 
que  vous  me  croyez  assez  de  jugement  pour  n'en 
user,  à  cet  égard,  qu'avec  une  réserve  dans  la- 
quelle j'ai  plus  consulté  le  goût  des  autres  que 
le  mien  ;  car  je  ne  pense  pas  qu'il  soit  d'une 
adroite  politique  de  pousser  cette  maxime  jus- 
qu'au scrupule.  La  mémoire  d'Érostrate  nous 
apprend  que  c'est  un  mauvais  moyen  de  faire 
oublier  les  choses  que  d'ôter  la  liberté  d'en  par- 
ler; mais  si  vous  faites  qu'on  n'en  parle  qu'avec 
douleur,  vous  ferez  bientôt  qu'on  n'en  parlera 
plus.  Il  y  a  je  ne  sais  quelle  circonspection  pu- 


sillanime fort  goûtée  en  ce  siècle,  et  qui, 
voyant  partout  des  inconvéniens,  se  borne,  par 
sagesse,  à  ne  faire  ni  bien  ni  mal  :  j'aime 
mieux  une  hardiesse  généreuse  qui,  pour  bien 
faire,  secoue  quelquefois  le  puéril  joug  de  la 
bienséance. 

Qu'un  zèle  indiscret  m'abuse  peut-être  ;  que, 
prenant  mes  erreurs  pour  des  vérités  utiles, 
avec  les  meilleures  intentions  du  monde,  je 
puisse  faire  plus  de  mal  que  de  bien  ;  je  n'ai 
rien  à  répondre  à  cela,  si  ce  n'est  qu'une  sem- 
blable raison  devroit  retenir  tout  homme  droit, 
et  laisser  l'univers  à  la  discrétion  du  méchant 
et  de  l'étourdi,  parce  que  les  objections  tirées 
de  la  seule  foiblesse  de  la  nature  ont  force 
contre  quelque  homme  que  ce  soit,  et  qu'il 
n'y  a  personne  qui  ne  dût  être  suspect  à  soi- 
même,  s'il  ne  se  reposoit  de  la  justesse  de  ses 
lumières  sur  la  droiture  de  son  cœur  :  c'est  ce 
que  je  dois  pouvoir  faire  sans  témérité,  parce 
que,  isolé  parmi  les  hommes,  ne  tenant  à  rien 
dans  la  société,  dépouillé  de  toute  espèce  de 
prétention,  et  ne  cherchant  mon  bonheur  même 
que  dans  celui  des  autres,  je  crois  du  moins 
être  exempt  de  ces  préjugés  d'état  qui  font 
plier  le  jugement  des  plus  sages  aux  maximes 
qui  leur  sont  avantageuses.  Je  pourrois,  il  est 
vrai,  consulter  des  gens  plus  habiles  que  moi, 
et  je  le  ferois  volontiers,  si  je  ne  savois  que 
leur  intérêt  me  conseillera  toujours  avant  leur 
raison.  En  un  mot,  pour  parler  ici  sans  détour, 
je  me  fie  encore  plus  à  mon  désintéressement 
qu'aux  lumières  de  qui  que  ce  puisse  être. 

Quoique  en  général  je  fasse  très-peu  de  cas 
des  étiquettes  de  procédés,  et  que  j'en  aie  de- 
puis long-temps  secoué  le  joug  plus  pesant 
qu'utile,  je  pense  avec  vous  qu'il  auroit  conve- 
nu d'obtenir  l'agrément  de  la  république  ou  du 
Conseil,  comme  c'est  assez  l'usage  en  pareil 
cas;  et  j'étois  si  bien  de  cet  avis,  que  mon 
voyage  fut  fait  en  partie  dans  l'intention  de 
solliciter  cet  agrément;  mais  il  me  fallut  peu 
de  temps  et  d'observations  pour  reconnoître 
l'impossibilité  de  l'obtenir  ;  je  sentis  que,  de- 
mander une  telle  permission,  cétoit  vouloir  un 
refus,  et  qu'alors  ma  démarche,  qui  pèche 
tout  au  plus  contre  une  certaine  bienséance 
dont  plusieurs  se  sont  dispensés,  seroit  par  là 
devenue  une  désobéissance  condamnable  si  j'a^ 
vois  persisté,  ou  l'étourderied'un  sot, si  j'eusse 


ANNÉE  i7U. 


217 


abandonné  mon  dessein  ;  car  ayant  appris  que 
dès  le  mois  de  mai  dernier  il  s'étoit  fait,  à  mon 
insu,  des  copies  de  l'ouvrage  et  de  la  dédicace, 
dont  je  n  etois  plus  le  maitrede  prévenirl'abus, 
je  vis  que  je  ne  l'étois  pas  non  plus  de  renoncer 
à  mon  projet,  sans  m'exposer  à  le  voir  exécu- 
ter par  d'autres. 

Votre  lettre  m'apprend  elle-même  que  vous 
ne  sentez  pas  moins  que  moi  toutes  les  difficul- 
tés que  j'avois  prévues;  or,  vous  savez  qu'à 
force  de  se  rendre  difficile  sur  les  permissions 
indifférentes,  on  invite  les  hommes  à  s'en  pas- 
ser. C'est  ainsi  que  l'excessive  circonspection 
du  feu  chancelier,  sur  l'impression  des  meil- 
leurs livres,  fit  enfin  qu'on  ne  lui  présentoit 
plus  de  manuscrit,  et  que  les  livres  ne  s'im- 
primoicnt  pas  moins,  quoique  cette  impression, 
faite  contre  les  lois,  fût  réellement  criminelle, 
au  lieu  qu'une  dédicace  non  communiquée  n'est 
tout  au  plus  qu'une  impolitesse;  et  loin  qu'un 
tel  procédé  soit  blâmable  par  sa  nature,  il  est, 
au  fond,  plus  conforme  à  l'honnêteté  que  l'u- 
sage établi  ;  car  il  y  a  je  ne  sais  quoi  de  lâche  à 
demander  aux  gens  la  permission  de  les  louer, 
et  d'indécent  à  l'accorder.  Ne  croyez  pas,  non 
plus,  qu'une  telle  conduite  soit  sans  exemple  : 
je  puis  vous  faire  voir  des  livres  dédiés  à  la  na- 
tion françoise,  d'autres  au  peuple  anglois,  sans 
qu'on  ait  fait  un  crime  aux  auteurs  de  n'avoir 
eu  pour  cela  ni  le  consentement  de  la  nation, 
ni  celui  du  prince,  qui  sûrement  leur  eût  été 
refusé,  parce  que,  dans  toute  monarchie,  le 
roi  veut  être  l'état,  lui  tout  seul,  et  ne  prétend 
pas  que  le  peuple  soit  quelque  chose. 

Au  reste,  si  j'avois  eu  à  m'ouvrir  à  quel- 
qu'un sur  cette  affaire,  ç'auroit  été  à  M.  le  Pre- 
mier moins  qu'à  qui  que  ce  soit  au  monde.  J'ho- 
nore et  j'aime  trop  ce  dïgne  et  respectable  ma- 
gistrat pour  avoir  voulu  le  compromettre  en  la 
moindre  chose,  et  l'exposer  au  chagrin  de  dé- 
plaire peut-être  à  beaucoup  de  gens,  en  favo- 
risant mon  projet,  ou  d'être  forcé  peut-être  à 
le  blâmer  contre  son  propre  sentiment.  Vous 
pouvez  croire  qu'ayant  réfléchi  long-temps  sur 
les  matières  de  gouvernement  je  n'ignore  pas 
la  force  de  ces  petites  maximes  d'état  qu'un 
sage  magistrat  est  obligé  de  suivre,  quoiqu'il 
en  sente  lui-même  toute  la  frivolité. 

Vous  conviendrez  que  je  ne  pouvois  obtenir 
l'aveu  du  Conseil  sans  que  mon  ouvrage  fût 


examiné  ;  or,  pensez-vous  que  j'ignore  ce  que 
c'est  que  ces  examens,  et  combien  l'amour- 
propre  des  censeurs  les  mieux  intentionnés,  et 
les  préjugés  des  plus  éclairés,  leur  font  mettre 
d'opiniâtreté  et  de  hauteur  à  la  place  de  la  rai- 
son, et  leur  font  rayer  d'excellentes  choses, 
uniquement  parce  qu'elles  ne  sont  pas  dans 
leur  manière  de  penser,  et  qu'ils  ne  les  ont  pas 
méditées  aussi  profondément  que  l'auteur? 
N'ai-je  pas  eu  ici  mille  altercations  avec  les 
miens?  Quoique  gens  d'esprit  et  d'honneur,  ils 
m'ont  toujours  désolé  par  de  misérables  chi- 
canes, qui  n'avoient  pas  le  sens  commun,  ni 
d'autre  cause  qu'une  vile  pusillanimité,  ou  la 
vanité  de  vouloir  tout  savoir  mieux  qu'un  au- 
tre. Je  n'ai  jamais  cédé,  parce  que  je  ne  cède 
qu'à  la  raison  ;  le  magistrat  a  été  notre  juge,  et 
il  s'est  toujours  trouvé  que  les  censeurs  avoient 
tort.  Quand  je  répondis  au  roi  de  Pologne,  je 
devois,  selon  eux,  lui  envoyer  mon  manuscrit, 
et  ne  le  publier  qu'avec  son  agrément  ;  c'étoit, 
prétendoient-ils,  manquer  de  respect  au  père 
de  la  reine  que  de  l'attaquer  publiquement, 
surtout  avec  la  fierté  qu'ils  trouvoient  dans  ma 
réponse,  et  ils  ajoutoient  même  que  ma  sûreté 
exigeoit  des  précautions  ;  je  n'en  ai  pris  aucune; 
je  n'ai  point  envoyé  mon  manuscrit  au  prince  ; 
je  me  suis  fié  à  l'honnêteté  publique,  comme  je 
fais  encore  aujourd'hui;  et  l'événement  a  prouvé 
que  j'avois  raison.  Mais,  à  Genève,  il  n'en  iroit 
pas  comme  ici  ;  la  décision  de  mes  censeurs 
seroit  sans  appel  :  je  me  verrois  réduit  à  me 
taire,  ou  à  donner  sous  mon  nom  le  sentiment 
d'autrui;  et  je  ne  veux  faire  ni  l'un  ni  l'autre. 
Mon  expérience  m'a  donc  fait  prendre  la  ferme 
résolution  d'être  désormais  mon  unique  cen- 
seur; je  n'en  aurois  jamais  de  plus  sévère,  et 
mes  principes  n'en  ont  pas  besoin  d'autre,  non 
plus  que  mes  mœurs  ;  puisque  tous  ces  gens-là 
regardent  toujours  à  mille  choses  étrangères 
dont  je  ne  me  soucie  point,  j'aime  mieux  m'en 
rapporter  à  ce  juge  intérieur  et  incorruptible 
qui  ne  passe  rien  de  mauvais,  et  ne  condamne 
rien  de  bon,  et  qui  ne  trompe  jamais  quand  on 
le  consulte  de  bonne  foi.  J'espère  que  vous 
trouverez  qu'il  n'a  pas  mal  fait  son  devoir  dans 
l'ouvrage  en  question,  dont  tout  le  monde  sera 
content,  et  qui  n'auroit  point  obtenu  l'appro- 
bation de  personne. 
Vous  devez  sentir  encore  que  l'irrégularité 


218  CORRESPONDANCE, 

qu'on  peut  trouver  dans  mon  procédé  est  toute 
à  mon  préjudice  et  à  l'avantage  du  gouverne- 
ment. S'il  y  a  quelque  chose  de  bon  dans  mon 
ouvrage,  on  pourra  s'en  prévaloir;  s'il  y  a 
quelque  chose  de  mauvais  on  pourra  le  désa- 
vouer :  on  pourra  m'approuver  ou  me  blâmer 
selon  les  intérêts  particuliers,  ou  le  jugement 
du  public;  on  pourroit  même  proscrire  mon 
livre,  si  l'auteur  et  l'état  avoient  ce  malheur 
que  le  Conseil  n'en  fût  pas  content  :  toutes 
choses  qu'on  ne  pourroit  plus  faire,  après  en 
avoir  approuvé  la  dédicace.  En  un  mot,  si  j'ai 
bien  dit  en  l'honneur  de  ma  patrie,  la  gloire 
en  sera  pour  elle  ;  si  j'ai  mal  dit,  le  blâme  en 
retombera  sur  moi  seul.  Un  bon  citoyen  peut- 
il  se  faire  un  scrupule  d'avoir  à  courir  de  tels 
risques  ? 

Je  supprime  toutes  les  considérations  per- 
sonnelles qui  peuvent  me  regarder,  parce 
qu'elles  ne  doivent  jamais  entrer  dans  les  motifs 
d'un  homme  de  bien,  qui  travaille  pour  l'utilité 
publique.  Si  le  détachement  d'un  cœur  qui  ne 
tient  ni  à  la  gloire,  ni  à  la  fortune,  ni  même  à  la 
vie,  peut  le  rendre  digne  d'annoncer  la  vérité, 
j'ose  me  croire  appelé  à  cette  vocation  su- 
blime :  c'est  pour  faire  aux  hommes  du  bien 
selon  mon  pouvoir  que  je  m'abstiens  d'en  rece- 
voir d'eux,  et  que  je  chéris  ma  pauvreté  et 
mon  indépendance.  Je  ne  veux  point  supposer 
que  de  tels  sentimens  puissent  jamais  me  nuire 
auprès  de  mes  concitoyens  ;  et  c'est  sans  le  pré- 
voir ni  le  craindre  que  je  prépare  mon  âme  à 
cette  dernière  épreuve,  la  seule  à  laquelle  je 
puisse  être  sensible  ;  croyez  que  je  veux  être, 
jusqu'au  tombeau,  honnête,  vrai,  et  citoyen 
zélé,  et  que  s'il  falloit  me  priver,  à  cette  occa- 
sion, du  doux  séjour  de  la  patrie,  je  couron- 
nerois  ainsi  les  sacrifices  que  j'ai  faits  à  l'amour 
des  hommes  et  de  la  vérité  par  celui  de  tous 
qui  coûte  le  plus  à  mon  cœur,  et  qui  par  con- 
séquent m'honore  le  plus. 

Vous  comprendrez  aisément  que  cette  lettre 
est  pour  vous  seul  :  j'aurois  pu  vous  en  écrire 
une,  pour  être  vue,  dans  un  style  fort  diffé- 
rent ;  mais,  outre  que  ces  petites  adresses  ré- 
pugnent à  mon  caractère,  elles  ne  répugne- 
roient  pas  moins  à  ce  que  je  connois  du  vôtre, 
et  je  me  saurai  gré,  toute  ma  vie,  d'avoir  pro- 
lité  de  cette  occasion  de  m'ouvrir  à  vous  sans 
réserve,  et  de  me  confier  à  la  discrétion  d'un 


homme  de  bien  qui  a  de  l'amitié  pour  moi. 
Bonjour,  monsieur  ;  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur  avec  attendrissement  et  respect  ("). 

A  MADAME  LA  MARQUISE  DE  HEMARS. 

Paris,  Je  20  décembre  175«. 

Madame, 

Si  vous  prenez  la  peine  de  lire  l'incluse,  vous 
verrez  pourquoi  j'ai  l'honneur  de  vous  l'adres- 
ser. Il  s'agit  d'un  paquet  que  vous  avez  refusé 
de  recevoir,  parce  qu'il  n'étoit  pas  pour  vous, 
raison  qui  n'a  pas  paru  si  bonne  à  monsieur 
votre  gendre.  En  confiant  la  lettre  à  votre  pru- 
dence, pour  en  faire  l'usage  que  vous  trouve- 
rez à  propos,  je  ne  puis  m'empêcher,  madame, 
de  vous  faire  réfléchir  au  hasard  qui  fait  que 
cette  affaire  parvient  à  vos  oreilles.  Combien 
d'injustices  se  font  tous  les  jours  à  l'abri  du 
rang  et  de  la  puissance,  et  qui  restent  igno- 
rées, parce  que  le  cri  des  opprimés  n'a  pas  la 
force  de  se  faire  entendre  I  C'est  surtout,  ma- 
dame, dans  votre  condition  qu'on  doit  appren- 
dre à  écouter  la  plainte  du  pauvre,  et  la  voix 
de  l'humanité,  de  la  commisération,  ou  du 
moins  celle  de  la  justice. 

Vous  n'avez  pas  besoin,  sans  doute,  de  ces, 
réflexions,  et  ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  convien- 
droit  de  vous  les  proposer  ;  mais  ce  sont  des 
avis  qui,  de  votre  part,  ne  sont  peut-être  pas 
inutiles  à  vos  enfans. 

Je  suis  avec  respect,  etc. 


A  M.   LE  COMTE  DE  LASTIC. 
(Incluse  dans  la  précédente.) 

Paris,  le  20  décembre  1734. 

Sans  avoir  l'honneur,  monsieur,  d'être  connu 
de  vous,  j'espère  qu'ayant  à  vous  offrir  des 
excuses  et  de  l'argent,  ma  lettre  ne  sauroitêtre 
mal  reçue. 

J'apprends  que  mademoiselle  de  Cléry  a  en- 
voyé de  Blois  un  panier  à  une  bonne  vieille 
femme,  nommée  madame  Le  Vasseur,  et  si 


(')  Voyez  la  lettre  du  6  juillet  1735,  adressée  à  M.  Vernss. 

M.  P. 


ANNÉE  1755. 


219 


pauvre  qu'elle  demeure  chez  moi  ;  que  ce  pa- 
nier contenoit,  entre  autres  choses ,  un  pot  de 
vingt  livres  de  bourre;  que  le  tout  est  parvenu, 
je  ne  sais  comment,  dans  votre  cuisine  ;  que  la 
bonne  vieille,  l'ayant  appris,  a  eu  la  simplicité 
do  vous  envoyer  sa  fille ,  avec  la  lettre  d'avis, 
vous  redemander  son  beurre ,  ou  le  prix  qu'il 
a  coulé;  et  qu'après  vous  être  moqués  d'elle, 
selon  l'usage,  vous  et  madame  votre  épouse, 
vous  avez,  pour  toute  réponse,  ordonné  à  vos 
gens  de  la  chasser. 

J'ai  tâché  de  consoler  la  bonne  femmeaffligée, 
en  lui  expliquant  les  règles  du  grand  monde 
et  de  la  grande  éducation;  je  lui  ai  prouvé  que 
ce  ne  seroit  pas  la  peine  d'avoir  des  gens,  s'ils 
neservoientà  chasser  le  pauvre,  quand  il  vient 
réclamer  son  bien  ;  et,  en  lui  montrant  combien 
justice  et  humanité  sont  des  mots  roturiers,  je 
lui  ai  fait  comprendre,  à  la  fin,  qu'elle  est  trop 
honorée  qu'un  comte  ait  mangé  son  beurre. 
Elle  me  charge  donc,  monsieur,  de  vous  té- 
moigner sa  reconnoissance  de  l'honneur  que 
vous  lui  avez  fait,  son  regret  de  l'importunité 
qu'elle  vous  a  causée,  et  le  désir  qu'elle  auroit 
que  son  beurre  vous  eût  paru  bon. 

Que  si  par  hasard  il  vous  en  a  coûté  quelque 
chose  pour  le  port  du  paquet  à  elle  adressé,  elle 
offre  de  vous  le  rembourser,  comme  il  est 
juste.  Je  n'attends  là-dessus  que  vos  ordres 
pour  exécuter  ses  intentions,  et  vous  supplie 
d'agréer  les  sentimens  avec  lesquels  j'ai  l'hon- 
neur d'être,  etc.  {*). 


A  MADAME  d'ÉPINAY  (**). 

Ce  jeudi  matin  (20  décembre  175i). 

Il  faut  faire ,  madame ,  ce  que  vous  voulez. 

(*)  Cette  lettre  et  la  précédente  pourront  expliquer  une  pe- 
tite note  de  l'Héloïse,  adressée  à  l'Homme  au  beurre.  {Note 
de  Du  Peyrou.) —  Voyez  la  cinquième  partie,  lettre  vu  vers 
la  fin. 

(")  Les  éditions  de  Rousseau  les  plus  complètes  ne  con- 
tiennent que  deux  de  ses  lettres  à  madame  d  lîpinay,  indé- 
pendamment de  celles  qui  ont  été  insérées  par  lui-même  dans 
ses  ConfeKsions.  La  publication  des  Mémoires  de  cette  dame 
en  a  fait  coonottre  beaucoup  d'antres,  qui  toutes  ont  été  in- 
sérées dans  cette  Correspondance.  Nous  avions  sdiis  doute  tout 
lieu  de  craindre  que  ces  dernières  n'eussent  été  altérées  soit 
par  madame  d'Épinay  elle-même,  soit  par  Grimm,  qui  après 
elle  resta  dépositaire  de  ses  manuscrits.  Mais  nos  doutes  à  cet 
ëKardont  bientôt  été  levés  par  l'éditeur  des  Mémoires  (M.  Bru- 
nef),  quia  eu  la  complaisance  de  nous  communiquer  tous 


Les  lettres  ne  seront  point  envoyées,  et  M.  le 
comte  de  Lastic  peut  désormais  voler  le  beurre 
de  toutes  les  bonnes  femmes  de  Paris  sans  que 
je  m'en  fâche,  laissons  donc  là  M.  le  comte,  et 
parlons  de  votre  santé,  qu'il  ne  faut  pas  met- 
tre en  jeu  pour  si  peu  de  chose;  je  ne  sais  que 
vous  dire  des  ordonnances  de  M.  Tronchiii  : 
votre  expérience  me  les  rend  furieusement  sus- 
pectes ;  il  a  tant  de  réputation  ,  qu'il  pourroit 
bien  n'être  qu'un  charlatan.  Cependant  je  vous 
avoue  que  jy  tiens  encore,  et  que  j'attribue  le 
malentendu,  s'il  y  en  a,  à  l'inconvénient  de 
l'éloignemenl.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'approuve 
beaucoup  le  parti  que  vous  avez  pris  de  vous 
en  tenir  à  son  régime, et  de  laisser  ses  drogues  : 
c'est  en  général  tout  l'usage  que  vous  devriez 
faire  de  la  médecine;  mais  il  faut  choisir  un 
régime  et  s'y  tenir.  Donnez-moi  de  vos  nou- 
velles et  de  celles  de  madame  d'Esclavelles. 
Bonjour,  madame. 


A   M.   VERNES. 

Paris,  le  2  avril  1755. 


Pour  le  coup,  monsieur,  voici  bien  du  re- 
tard ;  mais,  outre  que  je  ne  vous  ai  point  caché 
mes  défauts,  vous  devez  songer  qu'un  ouvrier 
et  un  malade  ne  disposent  pas  de  leur  temps 


les  originaux  qui  sont  entre  ses  mains,  en  nous  permettant 
de  les  examiner  à  loisir.  Nous  nous  sommes  assurés  qu'en  tout 
point  l'imprimé  y  est  conforme.  A  la  vérité  les  lettres  anté- 
rieurement publiées,  ainsi  que  la  longue  lettre  à  Grimm,  du 
29  octobre  1757,  telles  qu'on  les  trouve  dans  les  Mémoires 
de  madame  d'Épinay,  si  on  les  compare  avec  les  mêmes  let- 
tres telles  qu'on  les  a  lues  jusqu'à  présent  dans  les  Confessions 
ou  dans  la  Correspondance,  offrent  des  différences  même 
assez  nombreuses,  et  li  Rousseau  pourroit  peut-être  à  son  tour 
être  soupçonné  d'altération  ;  mais  ce  soupçon  seroit  injuste, 
au  moins  dans  ses  conséquence!),  en  ce  que  ces  altérations  ne 
peuvent  avoir  été  faites  dans  un  dessein  digne  de  blâme.  Nouii 
pouvons  affirmer  qu'en  général  les  différences  à  observer 
d'un  texte  à  l'autre  ne  sont  que  dans  l'expression  ou  dans  l'ar-  , 
rangement  des  mots  et  dans  la  disposition  des  phrases,  le 
fond  des  idées  restant  toujours  à  peu  près  le  même.  La  seule 
manière  raisonnable  d'expliquer  ces  différences  est  donc  de 
dire  qu'ayant  fait  uu  premier  brouillon  de  ces  mêmes  lettres, 
brouillon  qui  a  servi  aux  premiers  éditeurs,  Rousseau  dans  sa 
mise  au  net  a  fait,  comme  il  arrive  souvent,  mais  sans  aucune 
arrière-pensée,  les  changements  et  additions  qu'il  a  cru  con- 
venables. Or  c'est  pour  nous  un  motif  de  nous  en  tenir,  jioiir 
ces  lettres  particulièrement,  au  texte  tel  qu'il  existe  dans  les 
originaux  que  possède  M.  Brunet.  Au  surplus,  quand  les  let- 
tres imprimées  antérieurement  offriront  des  variantes  qui  pa- 
rottront  h  quelque  égard  mériter  d'être  remarquées,  nous  au- 
ro-.'.s  soin  de  les  faire  connoltre  G.  P 


2â0 


COllRESPONDANCE. 


comme  ils  aimeroicnt  le  mieux.  D'ailleurs,  l'a- 
mitié se  plaît  à  pardonner,  et  l'on  n'y  met  guère 
la  sévérité  qu'à  la  place  du  sentiment.  Ainsi  je 
crois  pouvoir  compter  sur  votre  indulgence. 
Vous  voilà  donc,  messieurs,  devenus  auteurs 
périodiques.  Je  vous  avoue  que  ce  projet  ne 
me  rit  pas  autant  qu'à  vous  :  j'ai  du  regret  de 
voir  des  hommes  faits  pour  élever  des  monu- 
mens  se  contenter  de  porter  des  matériaux,  et, 
d'architectes,  se  faire  manœuvres.  Qu'est-ce 
qu'un  livre  périodique?  un  ouvrage  éphémère, 
sans  mérite  et  sans  utilité,  dont  la  lecture,  né- 
gligée et  méprisée  par  les  gens  de  lettres,  ne 
sert  qu'à  donner  aux  femmes  et  aux  sots  de  la 
vanité  sans  instruction,  et  dont  le  sort,  après 
avoir  brillé  le  matin  sur  la  toilette,  est  de  mou- 
rir le  soir  dans  la  garde-robe.  D'ailleurs ,  pou- 
vez-vous  vous  résoudre  à  prendre  des  pièces 
dans  les  journaux,  et  jusque  dans  le  Mercure 
et  à  compiler  des  compilations?  S'il  n'est  pas 
impossible  qu'il  s'y  trouve  quelque  bon  mor- 
ceau, il  est  impossible  que,  pour  le  déterrer, 
vous  n'ayez  le  dégoût  d'en  lire  toujours  une 
multitude  de  détestables.  La  philosophie  du 
cœur  coûtera  cher  à  l'esprit,  s'il  faut  le  rem- 
plir de  tous  ces  fatras.  Enfin,  quand  vous  au- 
riez assez  de  zèle  pour  soutenir  l'ennui  de  tou- 
tes ces  lectures ,  qui  vous  répondra  que  votre 
choix  sera  fait  comme  il  doit  l'être,  que  l'attrait 
de  vos  vues  particulières  ne  l'emportera  pas 
souvent  sur  l'utilité  publique,  ou  que,  si  vous 
ne  songez  qu'à  celte  utilité,  l'agrément  n'en 
souffrira  point?  Vous  n'ignorez  pas  qu'un  bon 
choix  littéraire  est  le  fruit  du  goût  le  plus  ex- 
quis; et  qu'avec  tout  l'esprit  et  toutes  les  con- 
noissances  imaginables ,  le  goût  ne  peut  assez 
se  perfectionner  dans  une  petite  ville ,  pour  y 
acquérir  cette  sûreté  nécessaire  à  la  formation 
d'un  recueil.  Si  le  vôtre  est  excellent,  qui  le 
sentira?  S'il  est  médiocre,  et  par  conséquent 
détestable,  aussi  ridicule  que  le  Mercure  suisse, 
il  mourra  de  sa  mort  naturelle ,  après  avoir 
amusé  pendant  quelques  mois  les  caillettes  du 
pays  de  Vaud.  Croyez-moi,  monsieur,  ce  n'est 
point  cette  espèce  d'ouvragequi  nous  convient. 
Dos  ouvrages  graves  et  profonds  peuvent  nous 
honorer  ;  tout  le  colifichet  de  cette  petite  philo- 
sophie à  la  mode  nous  va  fort  mal.  Les  grands 
objets,  tels  que  la  vertu  et  la  liberté,  étendent 
et  fortifient  l'esprit;  les  petits^  tels  que  la  poé- 


sie et  les  beaux-arts,  lui  donnent  plus  de  dé- 
licatesse et  de  subtilité.  Il  faut  un  télescope 
pour  les  uns  et  un  microscope  pour  les  autres; 
et  les  hommes  accoutumés  à  mesurer  le  ciel 
ne  sauroient  disséquer  des  mouches  :  voilà 
pourquoi  Genève  est  le  pays  de  la  sagesse  et 
de  la  raison,  et  Paris  le  siège  du  goût.  Lais- 
sons-en donc  lesraffinemensà  ces  myopes  de  la 
littérature,  qui  passent  leur  vie  à  regarder  des 
cirons  au  bout  de  leur  nez;  sachons  être  plus 
fiers  du  goût  qui  nous  manque,  qu'eux  de  celui 
qu'ils  ont  ;  et,  tandis  qu'ils  feront  des  journaux 
et  des  brochures  pour  les  ruelles,  tâchons  de 
faire  des  livres  utiles  et  dignes  de  l'immorta- 
lité. 

Après  vous  avoir  tenu  le  langage  de  l'ami- 
tié, je  n'en  oublierai  pas  les  procédés  ;  et,  si 
vous  persistez  dans  votre  projet,  je  ferai  de 
mon  mieux  un  morceau  tel  que  vous  le  sou- 
haiterez pour  y  remplir  un  vide  tant  bien  que 
mal. 


\  MADAME  d'ÉPINAY. 


1753. 


Pour  Dieu  1  madame ,  ne  m'envoyez  plus 
M.  Malouin.  Je  ne  me  porte  pas  assez  bien  pour 
l'entendre  bavarder  avec  plaisir.  J'ai  tremblé 
hier  toute  la  journée  de  le  voir  arriver  ;  déli- 
vrez-moi de  la  crainte  d'en  être  réduit,  peut- 
être,  à  brusquer  un  honnête  homme  que  j'aime, 
et  qui  me  vient  de  votre  part;  et  ne  vous  joignez 
pas  à  ces  importuns  amis  qui ,  pour  me  faire 
vivre  à  leur  mode,  me  feront  mourir  de  cha- 
grin. En  vérité,  je  voudrois  être  au  fond  d'un 
désert  quand  je  suis  malade. 

Autre  chose  :  accablé  de  visites  importunes 
et  de  gens  incommodes,  je  respirois  en  voyant 
arriver  M.  de  Saint-Lambert,  et  je  lui  contois 
mes  peines  par  cette  sorte  de  confiance  que  j'ai 
d'abord  pour  tous  les  gens  que  j'estime  et  res- 
pecte; n'a-t-il  pas  été  prendre  cela  pour  lui? 
Du  moins,  je  dois  le  croire  par  ce  qu'il  me  dit 
en  me  quittant,  et  par  ce  qu'il  m'a  fait  dire  par 
son  laquais.  Ainsi ,  j'ai  le  bonheur  de  rassem- 
bler autour  de  moi  tout  ce  que  je  voudrois  fuir, 
et  d'écarter  tout  ce  que  je  voudrois  voir  :  cela 
n'est  assurément  ni  fort  heureux  ni  fort  adroit. 
Au  reste,  je  n'ai  pas  même  entendu  parler  do 


ANNÉE  1750 


221 


Diderot.  Que  de  vocation  pour  ma  solitude  et 
pour  ne  plus  voir  que  vous  1  Bonjour,  madame. 
J'envoie  savoir  des  nouvelles  de  la  santé  de 
Grimm  et  de  la  vôtre.  J'ai  peur  que  vous  ne 
deviniez  trop  l'état  de  la  mienne  par  le  ton  do 
ce  billet.  J'ai  passé  une  mauvaise  nuit,  durant 
laquelle  la  bile  a  fomenté,  comme  vous  voyez. 
Je  suis  mieux  ce  matin.  Je  vous  écris,  et  tout 
se  calme  insensiblement. 


A  LA  MÊME. 

.. ..  1753  (•). 

J'ai  lu  avec  grande  attention,  madame,  vos 
lettres  à  monsieur  votre  fils;  elles  sont  bonnes, 
excellentes,  mais  elles  ne  valent  rien  pour  lui. 
Permettez-moi  de  vous  le  dire  avec  la  franchise 
que  je  vous  dois.  Malgré  la  douceur  et  l'onction 
dont  vous  croyez  parer  vos  avis,  le  ton  de  ces 
lettres,  en  général,  est  trop  sérieux  ;il  annonce 
votre  projet,  et,  comme  vous  l'avez  dit  vous- 
même,  si  vous  voulez  qu'il  réussisse,  il  ne  faut 
pas  que  l'enfant  puisse  s'en  douter;  s'il  avoit 
vingt  ans,  elles  ne  seroicnt  peut-être  pas  trop 
fortes,  mais  peut-être  seroient-elles  encore 
trop  sèches.  Je  crois  que  l'idée  de  lui  écrire 
est  très-heureusement  trouvée,  et  peut  lui  for- 
mer le  cœur  et  l'esprit,  mais  il  faut  deux  con- 
ditions :  c'est  qu'il  puisse  vous  entendre  et  qu'il 
puisse  vous  répondre.  Il  faut  que  ces  lettres  ne 
soient  faites  que  pour  lui,  et  les  deux  que  vous 
m'avez  envoyées  seroicnt  bonnes  pour  tout  le 
monde,  excepté  pour  lui.  Croyez-moi,  gardez- 
les  pour  un  âge  plus  avancé  :  failes-lui  des  con- 
tes, faites-lui  des  fables  dont  il  puisse  lui-même 
tirer  la  morale,  et  surtout  qu'il  puisse  se  les 
appliquer.  Gardez-vous  des  généralités;  on  ne 
fait  rien  que  de  commun  et  d'inutile  en  mettant 
des  maximes  à  la  place  des  faits;  c'est  de  tout  ce 
qu'il  aura  remarqué,  en  bien  ou  en  mal,  qu'il 
faut  partir.  A  mesure  que  ses  idées  commen- 
ceront à  se  développer,  et  que  vous  lui  aurez 
appris  à  réfléchir,  à  comparer,  vous  propor- 
tionnerez le  ton  de  vos  lettres  à  ses  progrès  et 
aux  facultés  de  son  esprit.  Mais  si  vous  dites  à 
monsieur  votre  fils  que  vous  vous  appliquez  à 

(*)  Madame  d'Épiuay  avoit  formé  le  projet  d'écrire  à  son 
fila,  âgé  de  douze  à  treize  ans,  une  suite  de  lettres  propres  à 
le  diriger  dans  ses  seutimens  et  dans  sa  conduite  sous  tous  les 
rapports.  Déjà  elle  avoit,  dans  celte  idée,  écrit  deux  lettres 
quelle  communiqua  à  Rouss-jau  pour  qu'il  lui  eu  donnât  son 
avis.  G.  P. 


former  son  cœur  et  son  esprit;  que  c'est  en 
l'amusant  que  vous  lui  montrerez  la  vérité  el 
ses  devoirs,  il  va  être  en  garde  contre  tout  ce 
que  vous  lui  direz;  il  croira  toujours  voir  sortir 
une  leçon  de  votre  bouche;  tout,  jusqu'à  sa 
toupie,  lui  deviendra  suspect.  Agissez  ainsi, 
mais  gardez-en  bien  le  secret. 

A  quoi  sert-il,  par  exemple,  de  l'instruire  des 
devoirs  de  votre  état  de  mère?  Pourquoi  lui  faire 
retentir  toujours  à  l'oreille  les  mots  :  soumission, 
devoirs,  vigilance,  raison?  Tout  cela  a  un  son 
effrayant  à  son  âge.  C'est  avec  les  actions  qui 
résultent  de  ces  termes  qu'il  faut  l'apprivoiser; 
laissez-lui  ignorer  leurs  qualifications  jusqu'à 
ce  que  vous  puissiez  les  lui  apprendre  par  la 
conduite  qu'il  aura  tenue;  et  encore  faites-lui 
bien  sentir,  avant  tout,  l'avantage  et  l'agré- 
ment qu'il  en  aura  recueilli ,  afin  de  lui  mon- 
trer qu'un  acte  de  soumission  et  de  devoir 
n'est  pas  une  chose  si  effrayante  qu'il  pourroit 
se  l'imaginer. 

Quant  à  la  seconde  lettre,  si  elle  ne  renferme 
pas  des  choses  si  contraires  à  votre  but,  elle 
est  au  moins  remplie  d'idées  et  d'images  trop 
fortes,  non-seulement  pour  l'âge  de  monsieur 
votre  fils,  mais  même  pour  un  âge  beaucoup  au- 
dessus  du  sien.  Votre  définition  de  la  politesse 
est  juste  et  délicate,  mais  il  faut  y  penser  à 
deux  fois  pour  en  sentir  toute  la  finesse  f). 
Sait-il  ce  que  c'est  que  l'estime,  que  la  bienveil- 
lance? Est-il  en  état  de  distinguer  l'expression 
volontaire  ou  involontaire  d'un  cœur  sensible? 
Comment  lui  ferez- vous  entendre  que  le  corps 
ne  doit  point  courir  après  l'ombre,  et  que  l'om- 
bre ne  peut  exister  sans  le  corps  qui  la  produit? 

Prenez  garde,  madame,  qu'en  présentant 
de  trop  bonne  heure  aux  enfans  des  idées  for- 
tes et  compliquées,  ils  sont  obligés  de  recourir 
à  la  définition  de  chaque  mot.  Cette  définition 
est  presque  toujours  plus  compliquée,  plus  va- 
gue que  la  pensée  même  ;  ils  en  font  une  mau- 
vaise application,  et  il  ne  leur  reste  que  des 
idées  fausses  dans  la  tête.  Il  en  résulte  un  au- 
tre inconvénient,  c'est  qu'ils  répètent  en  perro- 

(*>  Voici  quelle  étoit  cette  définition  :  f  La  politesse  est  dans 

>  un  cœur  sensible  une  expression  douce,  vraie  et  volontaire 
»  du  sentiment  de  l'estime  et  de  la  bienveillduce.  •  Plus  loin 
madame  d'Epinay  disoit  à  son  iils  :  «  La  louange  suit  la  vertu 

>  comme  l'ombre  suit  le  corps  ;  mais  le  corps  ne  doit  point 

>  courir  après  l'ombre,  et  l'ombre  ne  peut  exister  sans  le  corps 
I  qui  )a  produit.  »  G.  P. 


^ââ 


COURESPONDAîSGE. 


quels  de  grands  mots  auxquels  ils  n'attachent 
point  de  sens,  et  qu'à  vingt  ans  ils  ne  sont  que 
de  grands  enfans  ou  de  plats  importans. 

Vous  m'avez  demandé  mon  avis  par  écrit  : 
madame,  le  voilà.  Je  désire  que  vous  vous  en 
accommodiez,  mais  il  ne  m'est  pas  possible  de 
vous  en  donner  un  autre.  Si  je  ne  me  suis  pas 
trompé  sur  votre  compte,  vous  me  pardonne- 
rez ma  brutalité,  et  vous  recommencerez  votre 
besogne  avec  plus  de  courage  et  de  succès  que 
jamais. 


A  H.   VERBES. 

Paris,  le  6  juillet  1733. 

Voici,  monsieur,  une  longue  interruption; 
mais  comme  je  n'ignore  pas  mes  torts ,  et  que 
vous  n'ignorez  pas  notre  traité,  je  n'ai  rien  de 
nouveau  à  vous  dire  pour  mon  excuse,  et  j'aime 
mieux  reprendre  notre  correspondance  tout 
uniment,  que  de  recommencer  à  chaque  fois 
mon  apologie  ou  mes  inutiles  excuses. 

Je  suppose  que  vous  avez  vu  actuellement  l'é- 
crit pour  lequel  vous  aviez  marqué  de  l'empres- 
sement. Il  y  en  a  des  exemplaires  entre  les 
mains  de  M.  Chappuis,  J'ai  reçu  à  Genève  tant 
d'honnêtetés  de  tout  le  monde,  que  je  ne  sau- 
rois  là-dessus  donner  des  préférences,  sans 
donner  en  même  temps  des  exclusions  offen- 
santes; mais  il  y  auroit  à  voler  M.  Chappuis 
une  honnêteté  dont  l'amitié  seule  est  capable, 
et  que  j'ai  quelque  droit  d'attendre  de  ceux  qui 
m'en  ont  témoigné  autant  que  vous.  Je  ne  puis 
exprimer  la  joie  avec  laquelle  j'ai  appris  que  le 
Conseil  avoit  agréé,  au  nom  de  la  république, 
la  dédicace  de  cet  ouvrage,  et  je  sens  parfaite- 
ment tout  ce  qu'il  y  a  d'mdulgence  et  de  grâce 
dans  cet  aveu  (*).  J'ai  toujours  espéré  qu'on  ne 
pourroit  méconnoître,  dans  cette  épître,  les 
sentimens  qui  l'ont  dictée,  et  qu'elle  scroit  ap- 
prouvée de  tous  ceux  qui  les  partagent;  je 
compte  donc  sur  votre  suffrage,  sur  celui  de 
votre  respectable  père,  et  de  tous  mes  bons 
concitoyens.  Je  me  soucie  très-peu  de  ce  qu'en 
pourra  penser  le  reste  de  l'Europe.  Au  reste, 

(*)  Dans  la  lettre  du  28  novembre  175*,  adressée  à  M.  Per- 
driau,  on  a  vu  que  Rousseau  rendoit  compte  des  motifs  qu'il 
avoit  de  dédier  sou  discours  à  la  république  de  Genève,  mais 
iiu'il  avcit  peu  d'espoir  de  voir  sa  dédicace  agréée.      G.  P. 


on  avoit  affecté  de  répandre  des  bruits  terribles 
sur  la  vioTence  de  cet  ouvrage,  et  il  n'avoit  pas 
tenu  à  mes  ennemis  de  me  faire  des  affaires 
avec  le  gouvernement;  heureusement,  l'on  ne 
m'a  point  condamné  sans  me  lire,  et,  après 
l'examen,  l'entrée  a  été  permise  sans  difficulté. 

Donnez-moi  des  nouvelles  de  votre  journal. 

Je  n'ai  point  oublié  ma  promesse  :  ma  copie 
me  presse  si  fort  depuis  quelque  temps,  qu'elle 
ne  me  donne  pas  le  loisir  de  travailler.  D'ail- 
leurs, je  ne  veux  rien  vous  donner  que  j'aie  pu 
faire  mieux  :  mais  je  vous  tiendrai  parole , 
comptez-y,  et  le  pis  aller  sera  de  vous  porter 
moi-même,  le  printemps  prochain,  ce  que  je 
n'aurai  pu  vous  envoyer  plus  tôt  :  si  je  connois 
bien  votre  coeur,  je  crois  qu'à  ce  prix  vous  ne 
serez  pas  fâché  du  retard. 

Bonjour,  monsieur  ;  préparez-vous  à  m'ai- 
mer  plus  que  jamais,  car  j'ai  bien  résolu  de 
vous  y  forcer  à  mon  retour. 


A  MADAME  LA  MARQUISE  DE  CREQtl. 

Epinay,  8  septembre  1738. 

Je  vois,  madame,  que  la  bienveillance  dont 
vous  m'honorez  vous  cause  de  l'inquiétude  sur 
le  sort  dont  quelques  gens,  tout  au  moins  fort 
indiscrets,  aiment  à  me  menacer.  De  grâce, 
que  ma  tranquillité  ne  vous  alarme  point, 
quand  on  vous  annonceroit  ma  détention  comme 
prochaine.  Si  je  ne  fais  rien  pour  la  préve- 
nir, c'est  que,  n'ayant  rien  fait  pour  la  méri- 
ter, je  croirois  offenser  l'hospitalité  de  la  nation 
françoise,  et  l'équité  du  prince  qui  la  gouverne, 
en  me  précautionnant  contre  une  injustice. 

Si  j'ai  écrit,  comme  on  le  prétend,  sur  une 
question  de  droit  politique  proposée  par  l'aca- 
démie de  Dijon,  j'y  étois  autorisé  par  le  pro- 
gramme ;  et  puisqu'on  n'a  point  fait  un  crime 
à  cette  académie  de  proposer  cette  question,  je 
ne  vois  pas  pourquoi  l'on  m'en  feroit  un  de  la 
résoudre.  11  est  yrai  que  j'ai  du  me  contenir 
dans  les  bornes  d'une  discussion  générale  et 
purement  philosophique,  sans  personnalités  et 
sans  applicalion;  mais  pourriez- vous  croire, 
madame,  vous,  dont  j'ai  l'honneur  d'être  con- 
nu, que  j'aie  été  capable  de  m'oublier  un  mo- 
mcnl  là-dessus?  Quand  la  prudence  la  plus 


ANNÉE  i755. 


223 


commune  no  m'auroit  point  interdit  toute  li- 
cence à  cet  égard,  j'aime  trop  la  franchise  et 
la  vérité  pour  ne  pas  abhorrer  les  libelles  et  la 
satire  ;  et  si  je  mets  si  peu  de  précaution  dans 
ma  conduite,  c'est  que  mon  cœur  me  répond 
toujours  que  je  n'en  ai  pas  besoin.  Soyez  donc 
bien  assurée,  je  vous  supplie,  qu'il  n'est  jamais 
rien  sorti  et  ne  sortira  jamais  rien  de  ma  plume 
qui  puisse  m'exposer  au  moindre  danger  sous 
un  gouvernement  juste. 

Quand  je  serois  dans  l'erreur  sur  l'utilité  de 
mes  maximes,  n'a-t-on  pas,  en  France,  des 
formes  prescrites  pour  la  publication  des  ou- 
vrages qu'on  y  fait  paroître?  et  quand  je  pour- 
rois  m'écarter  impunément  de  ces  formes, 
mon  seul  respect  pour  les  lois  ne  suffiroit-il 
pas  pour  m'en  empêcher?  Vous  savez,  madame, 
à  quel  point  j'ai  toujours  porté  le  scrupule  à 
cet  égard  ;  vous  n'ignorez  pas  que  mes  écrits 
les  plus  hardis,  sans  excepter  cette  effroyable 
Lettre  sur  la  musique,  n'ont  jamais  vu  le  jour 
qu'avec  approbation  et  permission.  C'est  ainsi 
que  je  continuerai  d'en  user  toute  ma  vie  ;  et 
jamais  durant  mon  séjour  en  France,  aucun  de 
mes  ouvrages  n'y  paroîtra  de  mon  aveu  qu'a- 
vec celui  du  magistrat. 

Mais,  si  je  sais  quels  sont  mes  devoirs,  je 
n'ignore  pas  non  plus  quels  sont  mes  droits  : 
je  n'ignore  pas  qu'en  obéissant  fidèlement  aux 
lois  du  pays  où  je  vis,  je  ne  dois  compte  à  per- 
sonne de  ma  religion  ni  de  mes  sentimens 
qu'aux  magistrats  de  l'état  dont  j'ai  l'honneur 
d'être  membre.  Ce  seroit  établir  une  loi  bien 
nouvelle,  de  vouloir  qu'à  chaque  fois  qu'on 
met  le  pied  dans  un  état,  on  fût  obligé  d'en 
adopter  toutes  les  maximes,  et  qu'en  voyageant 
d'un  pays  à  l'autre,  il  fallût  changer  d'inclina- 
tions et  de  principes,  comme  de  langage  et  de 
logement.  Partout  où  l'on  est,  on  doit  respec- 
ter le  prince  et  se  soumettre  à  la  loi  ;  mais  on 
ne  leur  doit  rien  de  plus,  et  le  cœur  doit  tou- 
jours être  pour  la  patrie.  Quand  donc  il  seroit 
vrai  qu'ayant  en  vue  le  bonheur  de  la  mienne 
j'eusse  avancé,  hors  du  royaume,  des  princi- 
pes plus  convenables  au  gouvernement  répu- 
blicain qu'au  monarchique ,  où  seroit  mon 
crime? 

Qui  jamais  ouït  dire  que  le  droit  des  gens, 
qu'on  se  vante  si  fort  de  respecter  en  France, 
permît  de  punir  un  étranger  pour  avoir  osé 


préférer,  en  pays  étranger,  le  gouvernement 
de  son  pays  à  tout  autre? 

On  dit,  il  est  vrai,  que  cette  occasion  ne  se- 
ra qu'un  prétexte,  à  la  faveur  duquel  on  me 
punira  de  mon  mépris  pour  la  musique  Fran- 
çoise. Comment,  madame,  punir  un  homme 
de  son  mépris  pour  la  musique  !  Ouïtes-vous 
jamais  rien  de  pareil?  Une  injustice  s'excuse- 
t-elle  par  une  injustice  encore  plus  criante?  et 
dans  le  temps  de  cette  horrible  fermentation, 
digne  de  la  plume  de  Tacite,  n'eùt-il  pas  été 
moins  odieux  de  m'opprimer  sur  ce  grave  su- 
jet que  d'y  revenir,  après  coup,  sur  un  sujet 
encore  moins  raisonnable? 

Quant  à  ce  que  vous  me  dites,  madame,  qu'il 
n'est  pas  question  du  bien  ou  du  mal  qu'on 
fait,  mais  seulement  des  amis  ou  des  ennemis 
qu'on  a,  malgré  la  mauvaise  opinion  que  j'ai 
de  mon  siècle  je  ne  puis  croire  que  les  choses 
en  soient  encore  tout-à-fait  à  ce  point.  Mais, 
quand  cela  seroit,  quels  ennemis  puis-je  avoir? 
Content  de  ma  situation,  je  ne  cours  ni  les  pen- 
sions, ni  les  emplois,  ni  les  honneurs  littérai- 
res. Loin  de  vouloir  du  mal  à  personne,  je  ne 
cherche  pas  même  à  me  venger  de  celui  qu'on 
me  fait.  Je  ne  refuse  point  mes  services  aux 
autres,  et  ne  leur  en  demande  jamais.  Je  ne 
suis  point  flatteur,  il  est  vrai  ;  mais  aussi  je  ne 
suis  pas  trompeur,  et  ma  franchise  n'est  point 
satirique  :  toutes  personnalités  odieuses  sont 
bannies  de  ma  bouche  et  de  mes  écrits,  et  si 
je  maltraite  les  vices,  c'est  en  respectant  les 
hommes. 

Ne  craignez  donc  rien  pour  moi,  madame, 
puisque  je  ne  crains  rien  et  que  je  ne  dois  rien 
craindre.  Si  l'on  jugeoit  mon  ouvrage  sur  les 
bruits  répandus  par  la  calomnie,  je  serois,  je 
l'avoue,  en  fort  grand  danger  ;  mais,  dans  un 
gouvernement  sage,  on  ne  dispose  pas  si  légè- 
rement du  sort  des  hommes  ;  et  je  sais  bien 
que  je  n'ai  rien  à  craindre,  si  l'on  ne  me  juge 
qu'après  m'a  voir  lu.  Mes  sentimens,  ma  con- 
duite et  la  justice  du  roi  sont  la  sauvegarde  en 
qui  je  me  fie  :  je  demeure  au  milieu  de  Paris, 
dans  la  sécurité  qui  convient  à  l'innocence,  et 
sous  la  protection  des  lois  que  je  n'offensai  ja- 
mais. Les  cris  des  bateleurs  ne  seront  pas  plus 
écoutés  qu'ils  ne  l'ont  été.  Si  j'ai  tort,  on  me 
réfutera  peut-être;  peut-être  même,  si  j'ai  rai- 
son :  mais  un  homme  irréprochable  ne  sera 


224  '  CORRESPONDANCE. 

point  traité  comme  un  scélérat  pour  avoir  ho-  |  qu'il  y  a  de  plus  honteux,  c'est  qu'ils  l'obliiïë- 

noré  sa  patrie,  et  pour  avoir  dit  que  les  Fran-  |  rent  à  se  rétracter 


çois  ne  chantoient  pas  bien.  Enfin,  quand 
même  il  pourroit  m'arriver  un  malheur  que 
l'honnêteté  ne  me  permet  pas  de  prévoir,  j'au- 
rois  peine  à  me  repentir  d'avoir  jugé  plus  fa- 
vorablement du  gouvernement  sous  lequel  j'a- 
voisà  vivre,  que  les  gens  qui  cherchent  à  m'ef- 
frayer. 
Je  suis  avec  respect,  etc. 


LETTRE  DE  VOLTAmE*. 

Aux  Délices  près  de  Genève,  47S3. 

J'ai  reçu,  monsieur ,   votre  nouveau  livre 
contre  le  genre  humain  ;  je  vous  en  remercie. 
Vous  plairez  aux  hommes  à  qui  vous  ditesleurs 
vérités,  et  vous  ne  les  corrigerez  pas.  On  ne 
peut  peindre  avec  des  couleurs  plus  fortes  les 
horreurs  de  la  société  humaine,  dont  notre 
ignorance  et  notre  foiblesse  se  promettent  tant 
de  douceurs.  On  n'a  jamais  employé  tant  d'es- 
prit à  vouloir  nous  rendre  bêtes  :  il  prend  en- 
vie de  marcher  à  quatre  pattes  quand  on  lit 
voire  ouvrage.  Cependant  comme  il  y  a  plus 
de  soixante  ans  que  j'en  ai  perdu  l'habitude, 
je  sens  malheureusement  qu'il  est  impossible 
de  la  reprendre,  et  je  laisse  cette  allure  natu- 
relle à  ceux  qui  en  sont  plus  dignes  que  vous 
et  moi.  Je  ne  peux  non  plus  m'embarquer  pour 
aller  trouver  les  sauvages  du  Canada  ;  premiè- 
rement, parce  que  les  maladies  auxquelles  je 
suis  condamné  me  rendent  un  médecin  d'Eu- 
rope nécessaire  ;  secondement,  parce  que  la 
guerre  est  portée  dans  ce  pays-là,  et  que  les 
exemples  de  nos  nations  ont  rendu  Icssauvages 
presque  aussi  méchans  que  nous.  Je  me  borne 
à  être  un  sauvage  paisible  dans  la  solitude  que 
j'ai  choisie  auprès  de  votre  patrie,  oiivous  de- 
vriez être. 

J'avoue  avec  vous  que  les  belles-lettres  et 
les  sciences  ont  causé  quelquefois  beaucoup  de 
mal. 

Les  ennemis  du  Tasse  firent  de  sa  vie  un 
tissu  de  malheurs;  ceux  de  Galilée  le  firent  gé- 
mir dans  les  prisons  à  soixante-dix  ans,  pour 
avoir  connu  le  mouvement  de  la  terre  :  et  ce 

(0  L'auteur  de  celte  lettre  la  fit  imprimer  un  peu  changée 
et  augmentée:  la  voici  telle  qu'il  me  l'écrivit 


Dès  que  vos  amis  eurent  commencé  le  Dic- 
tionnaire encyclopédique,  ceux  qui  osoientêtre 
leurs  rivaux,  les  traitèrent  de  déistes,  d'athées, 
et  même  de  jansénistes.  Si  j'osois  me  compter 
parmi  ceux  dont  les  travaux  n'ont  eu  que  la 
persécution  pour  récompense,  je  vous  ferois 
voir  une  troupe  de  misérables  acharnés  à  me 
perdre,  du  jour  que  je  donnai  la  tragédie  d'OE- 
dipe;  une  bibliothèque  de  calomnies  ridicules 
imprimées  contre  moi  ;  un  prêtre  ex-jésuite  que 
j'avois  sauvé  du  dernier  supplice,  me  payant 
par  des  libelles  diffamatoires  du  service  que  je 
lui  avois  rendu  ;  un  homme  plus  coupable  en- 
core faisant  imprimer  mon  propre  ouvrage  du 
Siècle  de  Louis  XIV,  avec  des  notes  où  la  plus 
crasse  ignorance  débite  les  calomnies  les  plus 
effrontées;  un  autre,  qui   vend  à  un  libraire 
une  prétendue   histoire  universelle  sous  mon 
nom,  et  le  libraire  assez  avide  ou  assez  sot 
pour  imprimer  ce  tissu  informe  de  bévues,  de 
fausses  dates,  de  faits  et  de  noms  estropiés; 
et  enfin  des  hommes  assez  lâches  et  assez  mé- 
chans pour  m'imputer  cette  rapsodie.  Je  vous 
ferois  voir  la  société  infectée  de  ce  genre  d' hom- 
mes, inconnu  à  toute  l'antiquité,  qui,  ne  pou- 
vant embrasser  une  profession  honnête,  soit 
de  laquais,  soit  de  manœuvres,  et  sachant  mal- 
heureusement lire  et  écrire,  se  font  courtiers 
de  la  littérature,  volent  des  manuscrits,  les 
défigurent  et  les  vendent.  Je  pourrois  me  plain- 
dre qu'une  plaisanterie,  faite  il  y  a  plus  de 
trente  ans,  sur  le  même  sujet  que  Chapelain 
eut  la  bêtise  de  traiter  sérieusement,  court  au- 
jourd'hui le  monde,  par  l'infidélité  et  l'infâme 
avarice  de  ces  malheureux  qui  l'ont  défigurée 
avec  autant  de  sottise  que  de  malice,  et  qui, 
au  bout  de  trente  ans,  vendent  partout  cet  ou- 
vrage, lequel  certainement  n'est  plus  le  mien, 
et  qui  est  devenu  le  leur.  J'ajouterois  qu'en 
dernier  lieu  on  a  osé  fouiller  dans  les  archives 
les  plus  respectables,  et  y  voler  une  partie  des 
mémoires  que  jy  avois  mis  en  dépôt,  lorsque 
j'étois  historiographe  de  France,  et  qu'on  a 
vendu  à  un  libraire  de  Paris  le  fruit  de  mes  tra- 
vaux. Je  vous  peindrois  l'ingratitude,  l'impos- 
ture et  la  rapine  me  poursuivant  jusqu'au  pied 
des  Alpes,  et  jusqu'au  bord  de  mon  tombeau. 
Mais,  monsieur,  avouez  aussi  que  ces  épines 


ANNÉE  1755. 


225 


ntiachécs  à  la  littérature  et  à  la  réputation,  ne 
sont  que  des  fleurs  en  comparaison  des  autres 
maux  qui  ont  de  tout  temps  inondé  la  terre. 
Avouez  que  ni  Cicéron,  ni  Lucrèce,  ni  Virgile, 
ni  Horace,  ne  furent  les  auteurs  des  proscrip- 
tions de  Marins,  de  Sylla,  de  ce  débauché 
d'Antoine,  de  cet  imbécile  Lépide,  de  ce  tyran 
sans  courage.  Octave  Cépias,  surnommé  si  lâ- 
chement Auguste. 

Avouez  que  le  badinage  de  Marot  n'a  pas 
produit  la  Saint-Barthélemi,  et  que  la  tragédie 
du  Cid  ne  causa  pas  les  guerres  de  la  Fronde  ; 
les  grands  crimes  n'ont  été  commis  que  par  de 
célèbres  ignorans.  Ce  qui  fait  et  fera  toujours 
de  ce  monde  une  vallée  de  larmes,  c'est  l'insa- 
tiable cupidité  et  l'indomptable  orgueil  des 
hommes  depuis  Thamas  Koulikan,qui  ne  savoit 
pas  lire,  jusqu'à  un  commis  de  la  douane,  qui 
ne  sait  que  chiffrer.  Les  lettres  nourrissent 
Pâme,  la  rectifient,  la  consolent,  et  elles  font 
même  votre  gloire  dans  le  temps  que  vous  écri- 
vez contre  elles.  Vous  êtes  comme  Achille  qui 
s'emporte  contre  la  gloire  ;  et  comme  le  père 
Malebranche,  dont  l'imagination  brillante  écri- 
voit  contre  l'imagination. 

Monsieur  Chappuis  m'apprend  que  voire 
santé  est  bien  mauvaise  :  il  faudroit  la  venir  ré- 
tablir dans  l'air  natal,  jouir  de  la  liberté,  boire 
avec  moi  du  lait  de  nos  vaches,  et  brouter  nos 
herbes. 

Je  suis  très-philosophiquement,  et  avec  la 
plus  tendre  estime,  monsieur,  voire,  etc. 


A  M.   DE  VOLTAIRE. 


En  réponse  à  la  précédente. 


Paris,  le  10  septembre  1755. 

C'est  à  moi,  monsieur,  de  vous  remercier  à 
tous  égards.  En  vous  offrant  1  ébauche  de  mes 
tristes  rêveries,  je  n'ai  point  cru  vous  faire  un 
présent  digne  de  vous,  mais  m'acquitter  d'un 
devoir  et  vous  rendre  un  hommage  que  nous 
vous  devons  tous  comme  à  noire  chef.  Sensible, 
d'ailleurs,  à  l'honneur  que  vous  faites  à  ma  pa- 
trie, je  partage  la  reconnoissance  de  mes  con- 
citoyens, etj'espère  qu'elle  ne  fera  qu'augmen- 
ter encore,  lorsqu'ils  auront  profilé  des  in- 
structions que  vous  pouvez  leur  donner.  Embel- 
lissez l'asile  que  vous  avez  choisi  :  éclairez  un 

T.   IV. 


peuple  digne  de  vos  leçdns  ;  et,  vous  qui  savez 
si  bien  peindre  les  vertus  et  la  liberté,  appre- 
nez-nous à  les  chérir  dans  nos  murs  comme 
dans  vos  écrits.  Tout  ce  qui  vous  approche  doit 
apprendre  de  vous  le  chemin  de  la  gloire. 

Vous  voyez  que  je  n'aspire  pas  à  nous  réta- 
blir dans  noire  bêtise,  quoiqueje  regrette  beau- 
coup, pour  ma  part,  le  peu  que  j'en  ai  perdu. 
A  votre  égard,  monsieur,  ce  retour  seroit  un 
miracle  si  grand  à  la  fois  et  si  nuisible,  qu'il 
n'apparliendroitqu'à  Dieu  de  le  faire,  et  qu'au 
diable  de  le  vouloir.  Ne  teniez  donc  pas  de  re- 
tomber à  quatre  pattes  ;  personne  au  monde  n'y 
réussiroit  moins  que  vous.  Vous  nous  redressez 
trop  bien  sur  nos  deux  pieds,  pour  cesser  de 
vous  tenir  sur  les  vôtres. 

Je  convions  de  toutes  les  disgrâces  qui  pour- 
suivent les  hommes  célèbres  dans  les  lettres  ; 
je  conviens  même  de  tous  les  maux  attachés  à 
l'humanité,  et  qui  semblent  indépendans  de 
nos  vaines  connoissances.  Les  hommes  ont  ou- 
vert sur  eux-mêmes  tant  de  sources  de  misè- 
res, que  quand  le  hasard  en  détourne  quel- 
qu'une, ils  n'en  sont  guère  moins  inondés. 
D'ailleurs,  il  y  a,  dans  le  progrès  des  choses, 
des  liaisons  cachées  que  le  vulgaire  n'aperçoit 
pas,  mais  qui  n'échapperont  point  à  l'œil  du 
sage,  quand  il  y  voudra  réfléchir.  Ce  n'est  ni 
Térence,  ni  Cicéron,  ni  Virgile,  ni  Sénèque, 
ni  Tacite;  ce  ne  sont  ni  les  savans,  ni  les  poê- 
les, qui  ont  produit  les  malheurs  de  Rome  et 
les  crimes  des  Romains  :  mais  sans  le  poison 
lent  et  secret  qui  corrompit  peu  à  peu  le  plus 
vigoureux  gouvernement  dont  l'histoire  ait 
fait  mention,  Cicéron,  ni  Lucrèce,  ni  Sal- 
luste,  n'eussent  point  existé,  ou  n'eussent  point 
écrit.  Le  siècle  aimable  de  Lélius  et  de  Té- 
rence amenoit  de  loin  le  siècle  brillant  d'Au- 
guste et  d'Horace,  et  enfin  les  siècles  horribles 
de  Sénèque  et  de  Néron,  de  Domiiien  et  de 
Martial.  Le  goût  des  lettres  et  des  arts  naît 
chez  un  peuple  d'un  vice  intérieur  qu'il  aug- 
mente ;  et  s'il  est  vrai  que  tous  les  progrès  hu- 
mains sont  pernicieux  à  l'espèce,  ceux  de  l'es- 
prit et  des  connoissances  qui  augmentent  notre 
orgueil  et  multiplient  nos  égaremens,  accélè- 
rent bientôt  nos  malheurs.  Mais  il  vient  un 
temps  où  le  mal  est  tel  que  les  causes  mêmes 
qui  l'ont  fait  naître  sont  nécessaires  pour  l'em- 
pêcher  d'augmenter;  c'est  le  fer  qu'il  faut 

^5 


22G 


CORRESPONDANCE. 


laisser  dans  la  plaie,  de  peur  que  le  blessé  n'ex- 
pire en  l'arrachant. 

Quant  à  moi,  si  j'avois  suivi  ma  première 
vocation,  et  que  je  n'eusse  lu  ni  écrit,  j'en  au- 
rois  sans  doute  été  plus  heureux.  Cependant, 
si  les  lettres  étoient  maintenant  anéanties,  je 
sprois  privé  du  seul  plaisir  qui  me  reste.  C'est 
dans  leur  sein  que  je  me  console  de  tous  mes 
maux  :  c'est  parmi  ceux  qui  les  cultivent  que  je 
{joûlelesdouceursde  l'amitié,  et  quej'apprends 
à  jouir  de  la  vie  sans  craindre  la  mort.  Je  leur 
dois  le  peu  que  je  suis  ;  je  leur  dois  même  l'hon- 
neur d'être  connu  de  vous.  Mais  consultons  l'in- 
térêt dans  nos  affaires  et  la  vérité  dans  nos 
écrits.  Quoiqu'il  faille  des  philosophes,  des  his- 
toriens, des  savans,  pour  éclairer  le  monde  et 
conduire  ses  aveugles  habitans,si  le  sage  Meni- 
non  m'a  dit  vrai,  je  ne  connois  rien  de  si  fou 
qu'un  peuple  de  sages. 

Convenez-en,  monsieur,  s'il  est  bon  que  les 
grands  génies  instruisent  leshomnies,  il  faut  que 
ievulgairereçoiveleurs  instructions  :  si  chacun 
se  mêle  d'en  donner,  qui  les  voudra  recevoir? 
«  Les  boiteux,  dit  Montaigne,  sont  mal  propres 
»  aux  exercices  du  corps,  et  aux  exercices  de 
»  l'esprit,  les  âmes  boiteuses.»  Mais  en  ce  siè- 
cle savant,  on  ne  voit  que  boiteux  vouloir  ap- 
prendre à  marcher  aux  autres. 

Le  peuple  reçoit  les  écrits  des  sages  pour 
les  juger,  non  pour  s'instruire.  Jamais  on  ne 
vit  tant  de  Dandins.  Le  théâtre  en  fourmille,  les 
cafés  retentissent  de  leurs  sentences,  ils  les  af- 
fichent dans  les  journaux,  les  quais  sont  cou- 
verts de  leurs  écrits,  et  j'entends  critiquer 
X Orphelin,  parce  qu'on  l'applaudit,  à  tel  gri- 
maud  si  peu  capable  d'en  voir  les  défauts,  qu'à 
peine  en  sent-il  les  beautés. 

Recherchons  la  première  source  des  désor- 
dres de  la  société,  nous  trouverons  que  tous 
les  maux  des  hommes  leur  viennent  de  l'er- 
reur bien  plus  que  de  l'ignorance,  et  que  ce 
que  nous  ne  savons  point  nous  nuit  beaucoup 
moins  que  ce  que  nous  croyons  savoir.  Or, 
quel  plus  sûr  moyen  de  courir  d'erreurs  en  er- 
reurs que  la  fureur  de  savoir  tout?  Si  l'on 
n'eût  prétendu  savoir  que  la  terre  ne  tournoit 
pas,  on  n'et\t  point  puni  Galilée  pour  avoir  dit 
qu'elle  tournoit.  Si  les  seuls  philosophes  en 
eussent  réclamé  le  titre,  Y  Encyclopédie  n'eût 
point  eu  de  persécuteurs    Si  cent  mirmidons 


n'aspiroient  à  la  gloire,  yous  jouiriez  en  paix 
de  la  vôtre,  ou  du  moins  vous  n'auriez  que  des 
rivaux  dignes  de  vous. 

Ne  soyez  donc  pas  surprisde  sentir  quelques 
épines  inséparables  des  fleurs  qui  couron- 
nent les  grands  talens.  Les  injures  de  vos 
ennemis  sont  les  acclamations  satiriques  qui 
suivent  le  cortège  des  triomphateurs  :  c'est 
l'empressement  du  public  pour  tous  vos  écrits 
qui  produit  les  vols  dont  vous  vous  plaignez  : 
mais  les  falsifications  n'y  sont  pas  faciles,  car 
ni  le  fer  ni  le  plomb  ne  s'allient  pas  avec  l'or. 
Permettez-moi  de  vous  le  dire,  par  l'intérêt 
que  je  prends  à  votre  repos  et  à  notre  instruc- 
tion :  méprisez  de  vaines  clameurs  par  lesquel- 
les on  cherche  moins  à  vous  faire  du  ma!  qu'à 
vous  détourner  de  bien  faire.  Plus  on  vous  cri- 
tiquera, plus  vous  devez  vous  faire  admirer.  Un 
bon  livre  est  une  terrible  réponse  à  des  injures 
imprimées;  et  qui  vous  oseroit  attribuer  des 
écritsquevous  n'aurez  point  faits,  tantque  vous 
n'en  ferez  que  d'inimitables? 

Je  suis  sensible  à  votre  invitation;  et  si  cet 
hiver  me  laisse  en  état  d'aller,  au  printemps, 
habiter  ma  patrie,  j'y  profiterai  de  vos  bontés. 
Mais  j'aimerois  mieux  boire  de  l'eau  de  votre 
fontaine  que  du  lait  de  vos  vaches,  et  quant 
aux  herbes  de  votre  verger,  je  crains  bien  de 
n'y  en  trouver  d'autres  que  le  lotos,  qui  n'est 
pas  la  pâture  des  bêtes,  et  le  moly,  qui  empê- 
che les  hommes  de  le  devenir  (*). 

Je  suis  de  tout  mon  cœur  etavec respect,  etc. 

BILLET   DE   VOLTAIRE. 

Monsieur  Rousseau  a  dû  recevoir  de  moi  une 
lettre  de  remercîment.  Je  lui  ai  parlé  dans 
cette  lettre  des  dangers  attachés  à  la  littéra- 
ture. Je  suis  dans  le  cas  d'essuyer  ces  dangers. 
On  fait  courir  dans  Paris  des  ouvrages  sous 
mon  nom.  Je  dois  saisir  l'occasion  la  plus  favo- 
rable de  les  désavouer.  On,  m'a  conseillé  de 
faire  imprimer  la  lettre  que  j'ai  écrite  à  M.  Rous- 
seau, et  de  m'étendre  un  peu  sur  l'injustice 
qu'on  me  fait,  et  qui  peut  mètre   très-pré- 

(*)  Le  lotos  ti  le  moly  sont  célébrés  par  Homère  dan»  l'O- 
dyssée.  Le  premier  offroil  une  nourriture  digne  des  dieux  et 
qui  parut  si  délicieuse  aux  compagnons  d'Ulysse,  qu'il  fallut 
u«er  de  violence  pour  les  faire  rentrer  dan»  leurs  vaisseaux. 
Mentor  donna  le  second  à  Ulysse  comme  propre  à  le  préserver 
des  enchantemens  de  la  magicienne  Circé.  G.  P. 


ANNÉE  1753 . 


227 


jiidiciable.  Je  lui  en  demande  la  permission. 
Je  ne  peux  mieux  m'adresscr,  en  parlant  des 
injustices  des  hommes,  qu'à  celui  qui  les  con- 
nott  si  bien. 

A  M.   DE  VOLTAIRE. 
En  réponse  au  billet  précédent. 

Paris,  le  20  septembre  1755. 

En  arrivant,  monsieur,  de  la  campagne  où 
j'ai  passé  cinq  ou  six  jours,  je  trouve  votre  bil- 
let qui  me  tire  d'une  grande  perplexité;  car 
ayant  communiqué  à  M.  de  GaufFecourt,  notre 
ami  commun,  votre  lettre  et  ma  réponse,  j'ap- 
prends à  l'instant  qu'il  les  a  lui-même  commu- 
niquées à  d'autres,  et  qu'elles  sont  tombées 
entre  les  mains  de  quoiqu'un  qui  travaille  à  me 
réfuter,  et  qui  se  propose,  dit-on,  de  les  insé- 
rer à  la  fin  de  sa  critique.  M.  Bouchaud,  agrégé 
en  droit,  qui  vient  de  m'apprendrc  cela,  n'a 
pas  voulu  m'en  dire  davantage;  de  sorte  que 
je  suis  hors  d'état  de  prévenir  les  suites  d'une 
indiscrétion  que,  vu  le  contenu  de  votre  lettre, 
je  n'avois  eue  que  pour  une  bonne  fin.  Heu- 
reusement, monsieur,  je  vois  par  votre  projet 
que  le  mal  est  moins  grand  que  je  ne  l'avois 
craint.  En  approuvant  une  publication  qui  me 
fait  honneur  et  qui  peut  vous  être  utile,  il  me 
reste  une  excuse  à  vous  faire  sur  ce  qu'il  peut 
y  avoir  eu  de  ma  faute  dans  la  promptitude 
avec  laquelle  ces  lettres  ont  couru  sans  votre 
consentement  ni  le  mien. 

Je  suis  avec  les  senlimens  du  plus  sincère 
de  vos  admirateurs,  monsieur,  etc. 

P.  S.  Je  suppose  que  vous  avez  reçu  ma  ré- 
]::onse  du  10  de  ce  mois. 


A  MADAME   O'éPINAY. 


1735, 


Il  s'en  faut  bien  que  mon  affaire  avec  M.  Tron- 
chin  ne  soit  faite,  et  votre  amitié  pour  moi  y 
met  un  obstacle  qui  me  paroît  plus  que  jamais 
difficile  à  surmonter.  Mais  vous  avez  plus  con- 
sulté votre  cœur  que  votre  fortune  et  mon  hu- 
meur dans  l'arrangement  que  vous  me  propo- 
sez; cette  proposition  m'a  glacé  l'âme.  Que 
vous  entendez  mal  vos  intérêts  de  vouloir  faire 
un  valet  d'un  ami,  et  que  vous  me  pénétrez 
mal  si  vous  croyez  que  de  pareilles   raisons 


puissent  me  déterminerl  Je  nesuis  pointcn  peine 
de  vivre  ni  de  mourir  :  mais  le  doute  qui  m'agite 
cruellement,  c'est  celui  du  parti  qui  durant  ce 
qui  me  reste  à  vivre  peut  m'assurer  la  plus 
parfaite  indépendance.  Après  avoir  tout  fait 
pour  elle,  je  n'ai  pu  la  trouver  à  Paris.  Je  la 
cherche  avec  plus  d'ardeur  que  jamais;  et  ce 
qui  m'afflige  cruellement  depuis  plus  d'un  an, 
est  de  ne  pouvoir  démêler  où  je  la  trouverai  le 
plus  assurée.  Cependant  les  plus  grandes  pro- 
babilités sont  pour  mon  pays,  mais  je  vous 
avoue  que  je  la  trouverois  plus  douce  auprès 
de  vous.  La  violente  perplexité  où  je  me  trouve 
ne  peut  encore  durer  long-temps;  mon  parti 
sera  pris  dans  sept  ou  huit  jours;  mais  soyez 
bien  sûre  que  ce  ne  seront  pas  des  raisons  d'in- 
térêt qui  me  détermineront,  parce  que  je  n'ai 
jamais  craint  que  le  pain  vînt  à  me  manquer,  et 
qu'au  pis  aller,  je  sais  comment  on  s'en  passe. 

Je  ne  refuse  pas,  au  reste,  d'écouter  ce  que 
vous  avez  à  me  dire,  pourvu  que  vous  vous  sou- 
veniez que  je  ne  suis  pas  à  vendre,  et  que  mes 
sentimens,  au-dessus  maintenant  de  tout  le 
prix  qu'on  y  peut  mettre,  se  trouveroient  bien- 
tôt au-dessous  de  celui  qu'on  y  auroit  mis.  Ou- 
blions donc  l'un  et  l'autre  qu'il  ait  même  été 
question  de  cet  article. 

Quant  à  ce  qui  vous  regarde  personnelle- 
ment, je  ne  doute  pas  que  votre  cœur  ne  sente 
le  prix  de  l'amitié;  mais  j'ai  lieu  de  croire  que 
la  vôtre  m'est  bien  plus  nécessaire  qu'à  vous 
la  mienne,  car  vous  avez  des  dédommagemens 
qui  me  manquent  et  auxquels  j'ai  renoncé  pour 
jamais. 

Bonjour,  madame  ;  voilà  encore  un  livre  à 
vendre.  Envoyez-moi  mon  opéra  (*). 

(*)  Tronchin,  alors  à  Paris,  et  d'accord  avec  qnelqnes  mem- 
bres du  Conseil  à  Genève,  avoil  proposé  à  Itousseau  la  place 
de  bibliothécaire,  avec  un  traitement  de  douze  cents  francs. 
C'étoit  un  bienfait  déguisé  ;  le  trditement  ordinaire  afTccté  à 
cette  place  étoitbien  inférieur  à  cette  somme.  Rousseau  avoit 
consulté  sur  cela  madame  d'Épinay  ;  et,  soupçonnant  un  but 
caché  dans  la  proposition  qui  lui  étoit  faite,  nioutroit  une  in- 
certitude dont  il  étoit  fort  tourmenté. 

Témoin  de  ses  inquiétudes,  madame  d'Épinay  lui  avoit  écrit 
qu'elle  se  chargeroit  de  la  mère  Le  Vasseur  et  de  sa  fille,  dans 
le  cas  où  il  se  décideroit  pour  Genève,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  vu 
s'il  pouvoit  s'y  accoutumer  et  s'y  fixer.  Dans  la  même  lettre , 
elle  lui  renouveloit  la  proposition  dbabiter  l'Hermitaget  et  se 
rappelant  lui  avoir  entendu  dire  que  s'il  avoit  cent  pistoles 
de  rente  il  nechoisiroit  pas  d'autre  habitation,  elle  lui  offroit 
d'ajouter  à  lavente  de  son  dernier  ouvrage  ce  quilui  manqdoit 
de  fonds  pour  compléter  ce  revenu.  La  lettre  à  madame  d  Épi- 
nay  est  la  réponse  à  celte  proposition.  G.  P, 


228 


CORRESPONDANCE. 


BILLET   DE  MADAME  d'ÉPINAY. 
En  réponse  à  la  lettre  précédente. 

Votre  lettre  m'avoit  fait  rire  d'abord,  tant  je 
la  trouve  extravagante,  ensuite  elle  m'a  affligée 
pour  vous.  Car  il  faut  avoir  l'esprit  bien  gau- 
che pour  se  fâcher  de  propositions  dictées  par 
une  amitié  qui  doit  vous  être  connue,  et  pour 
supposer  que  j'aie  le  sot  orgueil  de  vouloir  me 
faire  des  créatures.  Je  ne  sais  ce  que  c'est  non 
plus  que  ces  dédommagemens  que  vous  trouvez 
à  mon  sort,  si  vous  en  exceptez  l'amitié. 

Je  ne  vous  conseille  pas  de  prendre  une  dé- 
termination présentement,  car  vous  ne  me  pa- 
roissez  pas  en  état  de  juger  sainement  de  ce 
qui  peut  vous  convenir.  Bonjour,  mon  cher 
Rousseau. 


A  MADAME   D'ÉPINAY. 


...  4753. 


Je  me  hâte  de  vous  écrire  deux  mots,  parce 
que  je  ne  puis  souffrir  que  vous  me  croyiez  fâ- 
ché, ni  que  vous  preniez  le  change  sur  mes  ex- 
pressions. 

Je  n'ai  pris  le  mot  de  valet  que  pour  l'avilis- 
sement où  l'abandon  de  mes  principes  jetteroit 
nécessairement  mon  âme;  j'ai  cru  que  nous 
nous  entendions  mieux  que  nous  ne  faisons  : 
est-ce  entre  gens  qui  pensent  et  sentent  comme 
vous  et  moi  qu'il  faut  expliquer  ces  choses-là  ? 
L'indépendance  que  j'entends  n'est  pas  celle  du 
travail;  je  veux  bien  gagner  mon  pain,  j'y 
trouve  du  plaisir;  mais  je  neveux  être  assujetti 
à  aucun  autre  devoir,  si  je  puis. 

J'entendrai  volontiers  vos  propositions,  mais 
attendez-vous  d'avance  à  mon  refus;  car  ou 
elles  sont  gratuites,  ou  elles  ont  des  conditions, 
et  je  ne  veux  ni  de  Tune,  ni  de  l'autre.  Je  n'en- 
gagerai jamais  aucune  portion  de  ma  liberté, 
ni  pour  ma  subsistance,  ni  pour  celle  de  per- 
sonne. Je  veux  travailler,  mais  à  ma  fantaisie, 
et  môme  ne  rien  faire,  quand  il  me  plaira,  sans 
que  personne  le  trouve  mauvais,  hors  mon  es- 
tomac. 

Je  n'ai  plus  rien  à  dire  sur  les  dédommage- 
mens; tout  s'éteint  une  fois,  mais  la  véritable 


amitié  reste,  et  c'est  alors  qu'elle  a  des  dou- 
ceurs sans  amertume  et  sans  fin.  Apprenez 
mieux  mon  dictionnaire,  ma  bonne  amie,  si 
vous  voulez  que  nous  nous  entendions.  Croyez 
que  mes  termes  ont  rarement  le  sens  ordinaire  ; 
c'est  toujours  mon  cœur  qui  s'entretient  avec 
vous,  et  peut-être  connoîtrez-vous  quelque 
jour  qu'il  ne  parle  pas  comme  un  autre.  A 
demain. 


A    M.    DE  BOISSI  ,   DE  L' ACADÉMIE  FRANÇOISE  , 
Aiuteur  du  Mebcdbr  db  FBincE. 

Paris,  le  4  novembre  4785. 

Quand  je  vis,  monsieur,  paroître  dans  ie 
Mercure,  sous  le  nom  de  M.  de  Voltaire,  la 
lettre  que  j'avois  reçue  de  lui,  je  supposai  que 
vous  aviez  obtenu  pour  cela  son  consente- 
ment ;  et  comme  il  avoit  bien  voulu  me  de- 
mander le  mien  pour  la  faire  imprimer,  je 
n'avois  qu'à  me  louer  de  son  procédé,  sans 
avoir  à  me  plaindre  du  vôtre.  Mais  que  puisjje 
penser  du  galimatias  que  vous  avez  inséré  dans 
le  Mercure  suivant,  sous  le  titre  de  ma  réponse? 
Si  vous  me  dites  que  votre  copie  étoit  incor- 
recte, je  vous  demanderai  qui  vous  forçoit  d'em- 
ployer une  lettre  visiblement  incorrecte,  qui 
n'est  remarquable  que  par  son  absurdité.  Vous 
abstenir  d'insérer  dans  votre  ouvrage  des  écrits 
ridicules  est  un  égard  que  vous  devez  sinon  aux 
auteurs,  du  moins  au  public. 

Si  vous  avez  cru,  monsieur,  que  je  consen- 
tirois  à  la  publication  de  cette  lettre,  pourquoi 
ne  pas  me  communiquer  votre  copie  pour  la 
revoir?  Si  vous  ne  l'avez  pas  cru,  pourquoi 
l'imprimer  sous  mon  nom?  S'il  est  peu  conve- 
nable d'imprimer  les  lettres  d'autrui  sans 
l'aveu  des  auteurs,  il  l'est  beaucoup  moins  de 
les  leurattribuersans  être  sûr  qu'ils  les  avouent, 
ou  même  qu'elles  soient  d'eux,  et  bien  moins 
encore  lorsqu'il  est  à  croire  qu'ils  ne  les  ont 
pas  écrites  telles  qu'on  les  a.  Le  libraire  de 
M.  de  Voltaire,  qui  avoit  à  cet  égard  plus  de 
droit  que  personne,  a  mieux  aimé  s'abstenir 
d'imprimer  la  mienne,  que  de  l'imprimer  sans 
mon  consentement,  qu'il  avoit  eu  l'honnêteté 
de  me  demander.  Il  me  semble  qu'un  homme 


ANNÉK  1755. 


229 


aussi  justement  estimé  que  Vous  ne  voudroit  pas 
recevoir  d'un  libraire  des  leçons  de  procédés. 
J'ai  d'autant  plus,  monsieur,  à  me  plaindre  du 
vôtre  en  cette  occasion,  que,  dans  le  même  vo- 
lume où  vous  avez  mis,  sous  mon  nom,  un  écrit 
aussi  mutilé,  vous  craignez,  avec  raison,  d'im- 
puter à  M.  de  Voltaire  des  vers  qui  ne  soient 
pas  de  lui.  Si  un  tel  égard  n'étoit  dû  qu'à  la 
considération,  je  me  garderois  d'y  prétendre  ; 
mais  il  est  un  acte  de  justice ,  et  vous  la  devez 
à  tout  le  monde. 

Comme  il  est  bien  plus  naturel  de  m'attri- 
buer  une  sotte  lettre  qu'à  vous  un  procédé  peu 
régulier,  et  que  par  conséquent  je  resterois 
chargé  du  tort  de  cette  affaire  si  je  négligeois 
de  m'en  justifier,  je  vous  supplie  de  vouloir 
bien  insérer  ce  désaveu  dans  le  prochain  Mer- 
cure, et  d'agréer,  monsieur,  mon  respect  et 
mes  salutations. 


A  M.   VERNES. 

Paris,  le  23  novembre  t755. 

Que  je  suis  touché  de  vos  tendres  inquié- 
tudes !  je  ne  vois  rien  de  vous  qui  ne  me 
prouve  de  plus  en  plus  votre  amitié  pour  moi, 
et  qui  ne  vous  rende  de  plus  en  plus  digne  de 
la  mienne.  Vous  avez  quelque  raison  de  me 
croire  mort  en  ne  recevant  de  moi  nul  signe 
de  vie  ;  car  je  sens  bien  que  ce  ne  sera  qu'avec 
elle  que  je  perdrai  les  sentimens  que  je  vous 
dois.  Mais,  toujours  aussi  négligent  que  ci- 
devant,  je  ne  vaux  pas  mieux  que  je  ne  faisois, 
si  ce  n'est  que  je  vous  aime  encore  davantage  ; 
et,  si  vous  saviez  combien  il  est  difficile  d'aimer 
les  gens  avec  qui  on  a  tort,  vous  sentiriez 
que  mon  attachement  pour  vous  n'est  pas  tout- 
à-fait  sans  prix. 

Vous  avez  été  malade  et  je  n'en  ai  rien  su  : 
mais  je  savois  que  vous  étiez  surchargé  de 
travail;  je  crains  que  la  fatigue  n'ait  épuisé 
votre  santé ,  et  que  vous  ne  soyez  encore  prêt 
à  la  reperdre  de  même  :  ménagez-la,  je  vous 
prie,  comme  un  bien  qui  n'est  pas  à  vous  seul, 
et  qui  peut  contribuer  à  là  consolation  d'un 
ami  qui  a  pour  jamais  perdu  la  sienne.  J'ai  eu 
cet  été  une  rechute  assez  vive  ;  l'automne  a 
été  très-bien  ;  mais  les  approches  de  l'hiver  me 
sont  cruelles  :  j'ignore  ce  que  je  pourrai  vous 
dire  de  celles  du  printemps. 


Le  cinquième  volume  de  V Encyclopédie  pa- 
rott  depuis  quinze  jours;  comme  la  lettre  E  n'y 
est  pas  même  achevée,  votre  article  n'y  a  pu 
être  employé,  j'ai  même  prié  M.  Diderot  de 
n'en  faire  usage  qu'autant  qu'il  en  sera  con- 
tent lui-même.  (]ar,  dans  un  ouvrage  fait  avec 
autant  de  soin  que  celui-là,  il  ne  faut  pas 
mettre  un  article  foible,  quand  on  n'en  met 
qu'un.  L'ariiclc  Encyclopédie,  qui  est  do  Di- 
derot, fait  l'admiration  de  tout  Paris;  et  ce 
qui  augmentera  la  vAirc ,  quand  vous  le  lirez, 
c'est  qu'il  l'a  fait  étant  malade. 

Je  viens  de  recevoir  d'un  noble  Vénitien  une 
épître  italienne  où  j'ai  lu  avec  plaisir  ces  trois 
vers  en  l'honneur  de  ma  patrie  : 

Delilciltadino  di  CiUà  bon  relia 
E  compagne  e  fratel  d'oUime  genli 
Cli'ainordel  giusto  lia  ragunate  ingicme,  etc. 

Cet  éloge  me  paroît  simple  et  sublime,  et  ce 
n'est  pas  d'Italie  que  je  l'aurois  attendu.  Puis- 
sions-nous le  mériter! 

Bonjour,  monsieur;  il  faut  nous  quitter,  car 
la  copie  me  presse.  Mes  amitiés,  je  vous  prie, 
à  toute  votre  aimable  famille;  je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur. 


A    UiN   ANONYME. 
Par  la  voie  du  Mebcure  de  Fiance. 

Paris,  le  29  novembre  175  s. 

J'ai  reçu,  le  26  de  ce  mois,  une  lettre  ano- 
nyme, datée  du  28  octobre  dernier,  qui, 
mal  adressée,  après  avoir  été  à  Genève,  m'est 
revenue  à  Paris  franche  de  port.  A  cette  lettre 
étoit  joint  un  écrit  pour  ma  défense ,  que  je 
ne  puis  donner  au  Mercure,  comme  l'auteur  le 
désire,  par  des  raisons  qu'il  doit  sentir,  s'il  a 
réellement  pour  moi  l'estime  qu'il  m'y  témoi- 
gne. Il  peut  donc  le  faire  retirer  de  mes  niains , 
au  moyen  d'un  billet  de  la  même  écriture  ;  sans 
quoi  sa  pièce  restera  supprimée. 

L'auteur  ne  devoit  pas  croire  si  facilement 
que  celui  qu'il  réfute  fût  citoyen  de  Genève, 
quoiqu'il  se  donne  pour  tel  ;  car  il  est  aisé  de 
dater  de  ce  pays-là  :  mais  tel  se  vante  d'en 
être  qui  dit  le  contraire  sans  y  penser.  Je  n'ai 
ni  la  vanité  ni  la  consolation  de  croire  que  tous 
mes  concitoyens  pensent  comme  moi;  mais  je 


230 


CORRESPONDANCE. 


connois  la  candeur  de  leurs  procédés  ;  si  quel- 
qu'un d'eux  m'attaque,  ce  sera  hautement  et 
sans  se  cacher;  ils  m'estimeront  assez  en  me 
combattant,  ou  du  moins  s'estimeront  assez 
eux-mêmes  pour  me  rendre  la  franchise  dont 
j'use  envers  tout  le  monde.  D'ailleurs  eux, 
pour  qui  cet  ouvrage  est  écrit ,  eux  à  qui  il  est 
dédié,  eux  qui  l'ont  honoré  de  leur  approba- 
tion, ne  me  demanderont  point  à  quoi  il  est 
utile  :  ils  ne  m'objecteront  point,  avec  beau- 
coup d'autres,  que,  quand  tout  cela  scroit 
vrai,  je  n'aurois  pas  dû  le  dire;  comme  si  le 
bonheur  de  la  société  étoit  fondé  sur  les  er- 
reurs des  hommes.  Us  y  verront,  j'ose  le 
croire,  de  fortes  raisons  d'aimer  leur  gouver- 
nement, des  moyens  de  le  conserver;  et,  s'ils 
y  trouvent  les  maximes  qui  conviennent  au 
bon  citoyen ,  ils  ne  mépriseront  point  un 
écrit  qui  respire  partout  l'humanité,  la  li- 
berté, l'amour  de  la  patrie,  et  l'obéissance 
aux  lois. 

Quant  aux  habitans  des  autres  pays,  s'ils 
ne  trouvent  dans  cet  ouvrage  rien  d'utile  ni 
d'amusant,  il  scroit  mieux,  ce  me  semble ,  de 
leur  demander  pourquoi  ils  le  lisent,  que  de 
leur  expliquer  pourquoi  il  est  écrit.  Qu'un  bel 
esprit  de  Bordeaux  m'exhorte  gravement  à  lais- 
ser les  discussions  politiques  pour  faire  des 
opéra,  attendu  que  lui,  bel  esprit,  s'amuse 
beaucoup  plus  à  la  représentation  du  Devin  du 
village  qu'à  la  lecture  du  Discours  sur  l'Inéga- 
lité, il  a  raison  sans  doute ,  s'il  est  vrai  qu'en 
écrivant  aux  citoyens  de  Genève  je  sois  obligé 
d'amuser  les  bourgeois  de  Bordeaux  (*). 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  témoignant  ma  recon- 
noissance  à  mon  défenseur,  je  le  prie  de  laisser 
le  champ  libre  à  mes  adversaires,  et  j'ai  bien 
du  regret  moi-même  au  temps  que  je  pcrdois 
autrefois  à  leur  répondre.  Quand  la  recherche 
do  la  vérité  dégénère  en  disputes  et  querelles 
personnelles,  elle  ne  tarde  pas  à  prendre  les 
formes  du  mensonge  ;  craignons  de  l'avilir 
encore  ;  et  à  quelque  prix  que  soit  la  science,  la 
paix  de  l'âme  vaut  encore  mieux.  Je  ne  veux 
point  d'autre  défense  pour  mes  écrits  que  la 
raison  et  la  vérité,  ni  pour  ma  personne  que 
ma  conduite  et  mes  mœurs  :  si  ces  appuis  me 


(*)  Voyez  ci-après  la  leUre  à  M.  de  Boissi,  dn  24  janvier 
»766é  ^-  1*' 


manquent  rien  ne  me  soutiendra;  s'ils  me  sou- 
tiennent qu'ai-je  à  craindre  ? 


A  M.    LE  COMTE  DE  TRESSAN. 

Paris,  le  26  décembre  1755. 

Je  vous  honorois,  monsieur,  comme  nous 
faisons  tous  ;  il  m'est  doux  de  joindre  la  recon- 
noissance  à  l'estime,  et  je  remercierois  vo- 
lontiers M.  Palissot  de  m' avoir  procuré,  sans 
y  songer,  des  témoignages  de  vos  bontés,  qui 
me  permettent  de  vous  en  donner  de  mon  res- 
pect. Si  cet  auteur  a  manqué  à  celui  qu'il  dc- 
voit,  et  que  doit  toute  la  terre  au  prince  qu'il 
vouloit  amuser,  qui  plus  que  moi  doit  le  trou- 
ver inexcusable?  Mais  si  tout  son  crime  est 
d'avoir  exposé  mes  ridicules,  c'est  le  droit  du 
théâtre  ;  je  ne  vois  rien  en  cela  de  répréhen- 
sible  pour  l'honnête  homme,  et  j'y  vois  pour 
l'auteur  le  mérite  d'avoir  su  choisir  un  sujet 
très-riche.  Je  vous  prie  donc,  monsieur,  de  ne 
pas  écouter  là-dessus  le  zèle  que  l'amitié  et  la 
générosité  inspirent  à  M.  d'Alembert,  et  de 
ne  point  chagriner,  pour  cette  bagatelle,  un 
homme  de  mérite  qui  ne  m'a  fait  aucune  peine, 
et  qui  porteroit  avec  douleur  la  disgrâce  du  roi 
de  Pologne  et  la  vôtre. 

Mon  cœur  est  ému  des  éloges  dont  vous  ho- 
norez ceux  de  mes  concitoyens  qui  sont  sous 
vos  ordres.  Effectivement  le  Genevois  est  natu- 
rellement bon,  il  a  l'âme  honnête,  il  ne  manque 
pas  de  sens,  et  il  ne  lui  faut  que  de  bons  exem- 
ples pour  se  tourner  tout-à-fait  au  bien.  Per- 
mettez-moi, monsieur,  d'exhorter  ces  jeunes 
officiers  à  profiter  du  vôtre,  à  se  rendre  dignes 
de  vos  bontés,  et  à  perfectionner  sous  vos  yeux 
les  qualités  qu'ils  vous  doivent  peut-être,  et 
que  vous  attribuez  à  leur  éducation.  Je  pren- 
drai volontiers  pour  moi,  quand  vous  viendrez 
à  Paris,  le  conseil  que  je  leur  donne.  Ils  étu- 
dieront l'homme  de  guerre;  moi,  le  philosophe; 
notre  étude  commune  sera  l'homme  de  bien, 
et  vous  serez  toujours  notre  maître. 

Je  suis  avec  respect,  etc. 

A  H.  d'alembert. 

Ce  27  décembre. 

Je  suis  sensible,  mon  cher  monsieur,  à  l'in- 
térêt que  vous  prenez  à  moi  ;  mais  je  ne  puis 


ANNÉE  1756. 


231 


approuver  le  zèle  qui  vous  fait  poursuivre  ce 
pauvre  M.  Palissol,  et  j'aurois  grand  regret 
aux  moniens  que  tout  cela  vous  a  fait  per- 
dre, sans  le  témoignage  d'amitié  qui  en  résulte 
en  ma  faveur.  Laissez  donc  là  cette  affaire,  je 
vous  en  prie  derechef;  jo  vous  en  suis  aussi 
obligé  que  si  elle  étoit  terminée,  et  je  vous  as- 
sure que  l'expulsion  de  Palissot,  pour  l'amour 
de  moi,  me  feroit  plus  de  peine  que  de  plaisir. 
A  l'égard  de  Fréron,  je  n'ai  rien  à  dire  de 
mon  chef,  parce  que  la  cause  est  commune  ; 
mais  ce  qu'il  y  a  de  bien  certain,  c'est  que 
votre  mépris  l'eût  plus  mortifié  que  vos  pour- 
suites, et  que,  quel  qu'en  soit  le  succès, 
elles  lui  feront  toujours  plus  d'honneur  que 
de  mal. 

J'ai  écrit  à  M.  de  Tressan  pour  le  remercier 
et  le  prier  d'en  rester  là.  Je  vous  montrerai  ma 
réponse  avec  sa  lettre  à  notre  première  entre- 
vue. Je  ne  puis  douter  que  je  ne  vous  doive  tous 
les  témoignages  d'estime  dont  elle  est  remplie. 
Tout  compté,  tout  rabattu,  il  se  trouve  que  je 
gagne  à  tous  égards  dans  cette  affaire.  Pour- 
quoi rendrons-nous  du  mal  à  ce  pauvre  homme 
pour  le  bien  réel  qu'il  m'a  fait?  Je  vous  re- 
mercie et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A   M.    LE  COMTE  DE  TRESSAN. 

Paris,  le  7  janvier  1736. 

Quelque  danger,  monsieur,  qu'il  y  ait  de  me 
rendre  importun,  je  ne  puis  m'empêcher  de 
joindre  aux  remercimens  que  je  vous  dois,  des 
remarques  sur  l'enregistrement  de  l'affaire  de 
M.  Palissot  ;  et  je  prendrai  d'abord  la  liberté  de 
vous  dire  que  mon  admiration  même  pour  les 
vertus  du  roi  de  Pologne  ne  me  permet  d'ac- 
cepter le  témoignage  de  bonté  dont  sa  majesté 
m'honore  en  cette  occasion,  qu'à  condition  que 
tout  soit  oublié.  J'ose  dire  qu'il  ne  lui  convient 
pas  d'accorder  une  grâce  incomplète,  et  qu'il 
n'y  a  qu'un  pardon  sans  réserve  qui  soit  digne 
de  sa  grande  àme.  D'ailleurs,  est-ce  faire  grâce 
que  d'éterniser  la  punition?  et  les  registres 
d'une  académie  ne  doivent-ils  pas  plutôt  pallier 
que  relever  les  petites  fautes  de  ses  membres? 
Enfin,  quelque  peu  d'estime  que  je  fasse  de 
nos  contemporains,  à  Dieu  ne  plaise  que  nous 
les  avilissions  à  ce  point,  d'inscrire,  comme  un 


acte  de  vertu,  ce  qui  n'est  qu'un  procédé  des 
plus  simples  que  tout  homme  de  lettres  n'eût 
pas  manqué  d'avoir  à  ma  place. 

Achevez  donc,  monsieur,  la  bonne  œuvre 
que  vous  avez  si  bien  commencée,  afin  de  la 
rendre  digne  de  vous.  Qu'il  ne  soit  plus  ques- 
tion d'une  bagatelle  qui  a  déjà  fait  plus  de  bruit 
et  donné  plus  de  chagrin  à  M.  Palissot,  que 
l'affairenele  méritoit.  Qu'aurons-nous  fait  pour 
lui,  si  le  pardon  lui  coûte  aussi  cher  que  la 
peine? 

Permettez-moi  de  ne  point  répondre  aux  ex- 
trêmes louanges  dont  vous  m'honorez;  ce  sont 
des  leçons  sévères  dont  je  ferai  mon  profil  :  car 
je  n'ignore  pas,  et  cette  lettre  en  fait  foi,  qu'on 
loue  avec  sobriété  ceux  qu'on  estime  parfaite- 
ment. Mais,  monsieur,  il  faut  renvoyer  ces 
éclaircissemens  à  nos  entrevues;  j'attends  avec 
empressement  le  plaisir  que  vous  me  promet- 
tez, et  vous  verrez  que,  de  manière  ou  d'autre, 
vous  ne  me  louerez  plus  lorsque  nous  nous 
connoîtrons. 

Je  suis  avec  respect,  etc. 


AU   MEME. 

Paris,  le  2S  janvier  1756. 

J'apprends,  monsieur,  avec  une  vive  satis- 
faction que  vous  avez  entièrement  terminé  l'af- 
faire de  M.  Palissot,  et  je  vous  en  remercie  de 
tout  mon  cœur.  Je  ne  vous  dirai  rien  du  petit  dé- 
plaisirqu'ellc  a  pu  vous  occasionner;  car  ceux  de 
cette  espèce  ne  sont  guère  sensibles  à  l'homme 
sage,  et  d'ailleurs  vous  savez  mieux  que  moi 
que,  dans  les  chagrins  qui  peuvent  suivre  une 
bonne  action,  le  prixen  efface  toujours  la  peine. 
Après  avoirheureusementachcvécelle-ci,  il  ne 
nous  reste  plus  rien  à  désirer,  à  vous  et  à  moi, 
que  de  n'en  plus  entendre  parler. 

Je  suis  avec  respect,  etc. 


A  M.   DE  BOISSI, 

En  lui  renvoyant  la  Lettre  d'un  Uourgcois  <Ie  Bordeaux,  qn'il 
n'avoit  voulu  imprimer  dans  le  Meiicubk  qu'avec  mon  con- 
sentement, et  après  les  retrancliemcns  que  je  jugerois  k 
propos  d'y  faire. 

Paris,  le  24  janvier  17S6. 

Je  remercie  très-humblement  M.  de  Boissi 


252 


CORUESPONDANGE. 


de  la  bonté  qu'il  a  eue  de  me  communiquer 
celle  pièce.  Elle  me  paroît  agréablement  écrite, 
assaisonnée  de  cette  ironie  fine  et  plaisante 
qu'on  appelle,  je  crois,  de  la  politesse,  et  je  ne 
m'y  trouve  nullement  offensé.  Non  seulement 
je  consens  àsa  publication,  maisje  désire  même 
qu'elle  soit  imprimée  dans  l'état  où  elle  est, 
pour  l'instruction  du  public  et  pour  la  mienne. 
Si  la  morale  de  l'auteur  paroît  plus  saine  que 
sa  logique,  et  si  ses  avis  sont  meilleurs  que  ses 
raisonnemens,  ne  seroit-ce  point  que  les  dé- 
fauts de  ma  personne  se  voient  bien  mieux  que 
les  erreurs  de  mon  livre?  Au  reste,  toutes  les 
horribles  choses  qu'il  y  trouve  lui  montrent 
plus  que  jamais  qu'il  ne  devoit  pas  perdre  son 
temps  à  le  lire. 


A  MADAME  D  EPINAY. 


Mars  <756. 


Enfin,  madame,  j'ai  pris  mon  parti,  et  vous 
vous  doutez  bien  que  vous  l'emportez;  j'irai 
donc  passer  les  fêtes  de  Pâques  à  l'Hermitage, 
et  j'y  resterai  tant  que  je  m'y  trouverai  bien  et 
que  vous  voudrez  m'y  souffrir  (*)  ;  mes  pro- 
jets ne  vont  pas  plus  loin  que  cela.  Je  vous  irai 
voir  demain,  et  nous  en  causerons;  mais  tou- 
jours le  secret,  je  vous  en  prie.  Voilà  mainte- 
nant un  déménagement  et  des  embarras  qui 
me  font  trembler.  Oh  !  qu'on  est  malheureux 
d'être  si  riche  !  Il  faudra  que  je  laisse  la  moitié 
de  moi-même  à  Paris,  même  quand  vous  n'y 
serez  plus  ;  cette  moitié  sera  des  chaises,  des 
tables,  des  armoires,  et  tout  ce  qu'il  ne  faudra 
pas  ajouter  à  ce  que  vous  aurez  mis  à  mon  châ- 
teau. A  demain. 


A  LA  MEME. 


...  1756. 


Voilà  mon  maître  et  consolateur  Plutarque  ; 
gardez-le  sans  scrupule  aussi  long-temps  que 
vous  le  lirez  (**)  ;  mais  ne  le  gardez  pas  pour 
n'en  rien  faire,  et  surtout  ne  le  prêtez  à  per- 
sonne ;  car  je  ne  veux  m'en  passer  que  pour 

(*)Ce  fut  jusqu'au  mois  de  décembre  4737,  que  madame 
d'Épinay  lui  écrivit  une  lettre  qui  le  fit  déguerpir  par  la  neige 
et  le  froid.  M.  P. 

(**)  Madame  d'Épinay  l'avoit  prié  de  lui  prêter  le  qnatrième 
volume  des  Hommes  illustres,  G.  P. 


vous.  Si  VOUS  pouvez  faire  donner  à  mademoi- 
selle Le  Vasseur  l'argent  de  sa  robe,  vous  lui 
ferez  plaisir;  car  elle  a  de  petites  empiètes  à 
fait  e  avant  notre  départ.  Faites-moi  dire  si  vous 
êtes  délivrée  de  votre  colique  et  de  vos  tracas 
domestiques,  et  comment  vous  avez  passé  la 
nuit.  Bonjour,  madame  et  amie. 


A  H.  VERNES. 

Paris,  le  28  mars  1756. 

Kecevez,mon  cher  concitoyen  ,une  lettre  très- 
courte,  mais  écrite  avec  la  tendre  amitié  que 
j'ai  pour  vous;  c'est  à  regret  que  je  vois  pro- 
longer le  temps  qui  doit  nous  rapprocher  ;  mais 
je  désespère  de  pouvoir  m'arracher  d'ici  cette 
année  :  quoi  qu'il  en  soit,  ou  je  ne  serai  plus  en 
vie,  ou  vous  m'embrasserez  au  printemps  57. 
Voilà  une  résolution  inébranlable. 

Vous  êtes  content  de  l'article  Économie  :  je 
le  crois  bien  :  mon  cœur  me  l'a  dicté  et  le  vôtre 
l'a  lu.  M.  Labat  m'a  dit  que  vous  aviez  dessein 
de  l'employer  dans  votre  Choix  littéraire  :  n'ou- 
bliez pas  de  consulter  Y  errata.  J'avois  fait  quel- 
que chose  queje  vousdestinois(*)  ;  mais,  ce  qui 
vous  surprendra  fort,  c'est  que  cela  s'est  trouvé 
si  gai  et  si  fou,  qu'il  n'y  a  nul  moyen  de  l'em- 
ployer, et  qu'il  faut  le  réserver  pour  le  lire  le 
long  de  l'Arve  avec  son  ami.  Ma  copie  m'occupe 
tellement  à  Paris  qu'il  m'est  impossible  de  mé- 
diter; il  faut  voir  si  le  séjour  de  la  campagne  ne 
m'inspirera  rien  pendant  les  beaux  jours. 

Il  est  difficile  de  se  brouiller  avec  quelqu'un 
que  l'on  ne  connoît  pas;  ainsi  il  n'y  a  nulle 
brouillerie  entre  M.  Palissot  et  moi.  On  préten- 
doit  cet  hiver  qu'il  m'avoit  joué  à  Nanci  devant 
le  roi  de  Pologne,  et  je  n'en  fis  que  rire  (**)  ;  on 
ajoutoit  qu'il  avoit  aussi  joué  feu  madame  la 
marquise  du  Châtelet,  femme  considérable  par 
son  mérite  personnel  et  par  sa  grande  naissance, 
considérée  principalement  en  Lorraine  comme 
étant  de  l'une  des  grandes  maisons  de  ce  pays- 
là,  et  à  la  cour  du  roi  de  Pologne,  où  elle  avoit 
beaucoup  d'amis,  à  commencer  par  le  roi  même. 


(*)  La  Reine  fantasque. 

(")  Voyez  la  lettre  au  comte  de  Tressan,  en  date  du  7  jan- 
vier «736.  M.  P. 


I 


ANNÉE  17S6. 


233 


Il  me  parut  que  tout  le  monde  étoit  choqué 
de  cette  imprudence,  que  l'on  appeloit  impu- 
dence. Voilà  ce  que  j'en  savois  quand  je  reçus 
une  lettre  du  comte  de  Tressan,  qui  en  occa- 
sionna d'autres  dont  je  n'ai  jamais  parlé  à  per- 
sonne, mais  dont  je  crois  vous  devoir  envoyer 
copie  sous  le  secret,  ainsi  que  de  mes  réponses; 
car,  quelque  indifférence  que  j'aie  pour  les  juge- 
mens  du  public,  je  ne  veux  pas  qu'ils  abusent 
mes  vrais  amis.  Je  n'ai  jamais  eu  sur  le  cœur  la 
moindre  chose  contre  M.  Palissot  ;  maisje  doute 
qu'il  me  pardonne  aisément  le  service  que  je 
lui  ai  rendu. 

Bonjour,  mon  bon  et  cher  concitoyen  ;  soyons 
toujours  gens  de  bien,  et  laissons  bavarder  les 
hommes.  Si  nous  voulons  vivre  en  paix,  il  faut 
que  cette  paix  vienne  de  nous-mêmes. 


MADAME  D'iPINAY. 

Ce  jeudi  175S. 

J'avois  oublié  que  j'allois  dîner  aujourd'hui 
chez  le  baron  (*)  et  que  par  conséquent  je  ne  puis 
m'aller  promener  avec  vous  cette  après-midi. 

Occupé  des  moyens  de  vivre  tranquillement 
dans  ma  solitude,  je  cherche  à  convertir  en 
argent  tout  ce  qui  m'est  inutile,  et  ma  musique 
me  l'est  encore  plus  que  mes  livres,  de  sorte  que 
si  vous  n'êtes  pas  excédée  des  embarras  que  je 
vous  donne,  j'ai  envie  de  vous  l'envoyer  toute. 
Vous  y  choisirez  tout  ce  dont  vous  pourrez  me 
défaire,etje  tâcherai  de  mon  côté  de  me  défaire 
du  reste.  Je  ne  puis  vous  dire  avec  combien  de 
plaisir  je  m'occupe  de  l'idée  de  ne  plus  voir  que 

TOUS. 


K  LA  MÊME. 

Ce  samedi  1786. 

J'ai  passé  hier  au  soir  chez  vous  ;  vous  étiez 
déjà  sortie  :  vous  m'aviez  promis  de  m'envoyer 
dire  de  vos  nouvelles,  et  jen'ai  vu  personne  :  cela 
m'inquiète,  et  je  vous  prie  de  me  tirer  de  peine. 
Ayez  la  bonté  de  me  renvoyer  aussi  ce  qui  vous 
reste  de  livres  et  de  musique  à  moi.  Bonjour, 
madame  ;  je  ne  puis  vous  en  dire  davantage  pour 

(';  Le  baron  d'Holbach. 


ce  matin,  car  je  suis  horriblement  occupé  de 
mon  déménagement  :  ce  qui  n'arriveroit  pas,  s'il 
étoit  composé  d'objets  plus  considérables,  et 
que  soixante  bras  s'en  occupassent  pour  moi. 
Soit  dit  en  réponse  à  votre  étonnement. 


A  LA  MÊME. 


Mars  17S6. 


J'ai  vu  M.  Deleyre,  et  nous  sommes  convenus 
qu'il  achèveroit  le  mois  commencé,  etqu'il  vous 
prieroitde  remercier  M.  de  Saint-Lambert  pour 
la  suite;  au  surplus,  je  pense  qu'il  n'y  a  que  la 
présence  de  Conti  qui  l'ait  empêché  de  profiter 
de  votre  offre,  et  qu'il  en  profitera  si  vous  la 
renouvelez. 

Quoique  mon  parti  soit  bien  pris,  je  suis 
jusqu'à  mon  délogement  dans  un  état  de  crise 
qui  me  tourmente;  je  désire  passionnément  de 
pouvoir  aller  m'établir  de  samedi  en  huit.  Si 
cette  accélération  demande  des  frais,  trouvez 
bon  que  je  les  supporte  ;  je  n'en  ai  jamais 
fait  de  meilleur  cœur,  ni  de  plus  utiles  à  mon 
repos. 

Faites-moi  donner  des  nouvelles  de  votre 
santé.  J'irai  vous  voir  ce  soir  ou  deifiain. 


A  LA  MÊME. 


Mars  1786. 


Voici  delà  musique  que  j'ai  retrouvée  encore. 
Ne  vous  fatiguez  pas  cependant  pour  chercher 
à  me  défaire  de  tout  cela,  car  je  trouverai  à 
débiter  de  mon  côté  tout  ce  qui  vous  sera  resté 
en  livres  et  en  musique  que  j'enverrai  cher- 
cher pour  cela  dans  une  huitaine  de  jours. 
Faites-moi  dire  comment  vous  vous  trouvez  de 
vos  fatigues  d'hier.  Je  sais  que  l'amitié  vous 
les  rendoit  douces  ;  mais  je  crains  bien  que  le 
corps  ne  paie  un  peu  les  plaisirs  du  cœur,  et 
que  l'un  ne  fasse  quelquefois  souffrir  l'autre. 
Pour  moi,  je  suis  déjà,  par  la  pensée,  établi 
dans  mon  château,  pour  n'en  plus  sortir  que 
quand  vous  habiterez  le  vôtre.  Bonjour,  ma 
bonne  amie.  Ne  croyez  pas  pourtant  que  je 
veuille  employer  ce  mot  en  formule  ;  il  ne  faut 
pas  qu'il  soit  écrit,  mais  gravé,  et  vous  y  don- 
nez tous  les  jours  quelque  coup  de  burin  qui 


254 


CORRESPONDANCE^ 


rendra  bientôt  la  plume  inutile  ou  plutôt  super- 
flue. 


A  LA  MÊME  (*). 

Quoique  le  temps  me  contrarie  depuis  mon 
arrivée  ici,  je  viens  de  passer  les  trois  jours 
les  plus  tranquilles  et  les  plus  doux  de  ma  vie; 
ils  le  seront  encore  plus  quand  les  ouvriers 
qu'occupe  mon  luxe  ou  votre  sollicitude  seront 
partis.  Ainsi  je  ne  serai  proprement  dans  ma 
solitude  que  d'ici  à  deux  ou  trois  jours;  en  at- 
tendant, je  m'arrange,  non  selon  la  morale 
turque,  qui  veut  qu'on  ne  s'établisse  ici-bas 
aucun  domicile  durable,  mais  selon  la  mienne, 
qui  me  porte  à  ne  jamais  quitter  celui  que 
j'occupe.  Vous  me  trouverez  rangé  délicieuse- 
ment, à  la  magnificence  près  que  vous  y  avez 
mise,  et  qui,  toutes  les  fois  que  j'entre  dans 
ma  chambre,  me  fait  chercher  respectueuse- 
ment l'habitant  d'un  lieu  si  bien  meublé.  Au 
surplus,  je  ne  vous  conseille  pas  beaucoup  de 
compter  sur  des  complimens  à  notre  première 
entrevue;  je  vous  réserve,  au  contraire,  une 
censure  griève  d'être  venue  malade  et  souf- 
frante m'installer  ici  sans  égard  pour  vous  ni 
pour  moi.  Hâtez-vous  de  me  rassurer  sur  les 
suites  de  cette  indiscrétion,  et  souvenez-vous, 
une  fois  pour  toutes,  que  je  ne  vous  pardon- 
nerai jamais  d'oublier  ainsi  mes  intérêts  en  son- 
geant aux  vôtres. 

J'ai  trouvé  deux  erreurs  dans  le  compte  joint 
à  l'argent  que  vous  m'avez  remis  :  toutes  deux 
sont  à  voire  préjudice  et  me  font  soupçonner 
que  vous  pourriez  bien  en  avoir  fait  d'autres 
de  même  nature,  ce  qui  ne  vous  réussiroit  pas 
long-temps;  l'une  est  de  quatorze  livres,  en  ce 
que  vous  payez  sept  mains  de  papier  de  Hol- 
lande à  cinq  livres  cinq  sous,  au  lieu  de  trois 
livres  cinq  sous  qu'il  m'a  coûté,  et  que  je  vous 
ai  marquées  ;  l'autre  est  de  six  livres,  pour 
un  Racine  que  je  n'ai  jamais  eu,  et  que  par 
conséquent  vous  ne  pouvez  avoir  vendu  à  mon 
profit  ;  ce  sont  donc  vingt  francs  dont  vous  êtes 
créditée  sur  ma  caisse.  Soit  dit  sur  l'argent,  et 
revenons  à  nous. 


(')  Cette  lettre  n'est  point  datée  :  mais  comme  elle  fut  écrite 
bois  jours  après  son  arrivée  à  l'Hermltage,  elle  doit  être  du 
«2  avril  <756.  M.  P. 


Je  n'ai  songé  qu'à  moi  ces  jours-ci  ;  je  sa- 
vourois  les  beautés  de  mon  habitation  et  les 
charmes  d'une  entière  liberté;  mais  en  me 
promenant  ce  matin  dans  un  lieu  délicieux,  j'y 
ai  mis  mon  ancien  ami  Diderot  à  côté  de  moi, 
et  en  lui  faisant  remarquer  les  agrémens  de 
la  promenade,  je  me  suis  aperçu  qu'ils  s'aug- 
mentoient  pour  moi-môme.  Je  ne  sais  si  je 
pourrai  jamais  jouir  réellement  de  cette  aug- 
mentation; si  cela  peut  se  faire  un  jour,  ce  ne 
sera  guère  que  par  le  crédit  de  mon  ancien 
ami  Grimm  :  peut-être  pourra-t-il  et  voudra- 
t-il  bien  me  procurer  une  visite  de  l'ami  que 
je  lui  ai  procuré,  et  partager  avec  moi  le  plai- 
sir que  j'aurai  de  le  recevoir.  Ce  n'est  pas  en- 
core le  temps  de  parler  de  tout  cela;  mais  vous, 
quand  vous  verra-t-on,  vous  en  santé,  et  votre 
sauveur  (*)  sans  affaire?  Il  m'a  promis  de  venir, 
et  le  fera  sans  doute.  Quant  à  vous,  ma  bonne 
amie,  quelque  envie  que  j'aie  de  vous  voir,  si 
vous  venez  sans  lui,  ne  venez  pas  du  moins 
sans  sa  permission.  Bonjour;  malgré  la  barbe 
de  l'hermite  et  la  fourrure  de  l'ours,  trouvez 
bon  que  je  vous  embrasse;  et  portez  aux  pieds 
du  seigneur  de  la  case  les  hommages  de  son 
très-dévoué  sujet  et  fontainier  honoraire  (**). 

Les  gouverneuses  veulent  que  je  vous  sup- 
plie d'agréer  leurs  très-humbles  respects  ;  elles 
s'accoutument  ici  presque  aussi  bien  que  moi, 
et  beaucoup  mieux  que  mon  chat. 


A  LA  MÊME. 

L'Hermitagc,  mai  4736. 

Je  commence  à  être  bien  inquiet  de  vous, 
madame  ;  voici  la  quatrième  fois  de  suite  que 
je  vous  écris  sans  réponse,  et  moi  qui  n'ai 
jamais  manqué  de  vous  répondre  depuis  votre 
retour  à  Paris,  je  ne  mérite  ni  cette  négligence 
de  votre  part,  ni  le  reproche  que  vous  m'avez 
fait  de  la  mienne.  Tranquillisez-moi,  je  vous  en 
prie,  et  faites-moi  dire,  au  moins,  que  vous 
vous  portez  bien,  afin  que  je  ne  sois  pas  alar- 
mé, et  que  je  me  contente  d'être  en  colère. 

Je  rouvre  ma  lettre  écrite  et  cachetée,  en  re- 

(*)  Il  désigne  par  cette  expression  Tronctiin,  alors  à  Paris, 
et  que  madame  d'Épinay  consultoit  sur  l'état  de  sa  santé,  G.  P. 

(")  Le  réservoir  des  eaux  du  parc  de  la  Chevrette  éloit  à 
l'IIermitage.  G.  P. 


ANNEE  175G. 


233 


cevant  la  vôtre  et  le  moulin .  Vous  m'apaisez  aux 
dépens  de  ma  tranquillité.  J'aurois  bien  des 
choses  à  vous  dire,  mais  vos  exprès  m'obligent 
do  renvoyer  tout  cela  à  un  autre  temps. 

Je  vous  jure  que  je  vous  ferois  volontiers 
mettre  à  la  Bastille,  si  j  etois  sur  d'y  pouvoir 
passer  six  mois  avec  vous  télé  à  têle;  je  suis 
persuadé  que  nous  en  sortirions  tous  deux  plus 
vertueux  et  plus  heureux. 

Ne  comptez  pas  sur  moi  pour  le  dîner  de 
mardi  ;  si  Diderot  me  tient  parole,  je  ne  pour- 
rois  vous  la  tenir.  Je  ne  suis  pas  non  plus  dé- 
cidé sur  le  voyage  de  Genève.  Si  vous  couchez 
à  la  Chevrette,  j'irai  sûrement  vous  y  voir  le 
lendemain  pour  peu  que  le  temps  soit  suppor- 
table ;  là  nous  causerons  ;  sinon  je  vous  écrirai 
plus  amplement. 

Voilà  une  lettre  de  Tronchin  au  commence- 
ment de  laquelle  je  ne  comprends  rien,  parce 
que  je  ne  suis  point  au  fait.  Lisez-la,  et  faites- 
la  remettre  ensuite  à  Deleyre,  ou  copie  de  ce 
qui  regarde  son  ami.  Ne  vous  tracassez  point 
l'esprit  de  chimères.  Livrez-vous  aux  senli- 
mens  honnêtes  de  votre  bon  cœur,  et  en  dépit 
de  vos  systèmes  vous  serez  heureuse.  Les 
maladies  mômes  ne  vous  en  empêcheront  pas. 
Adieu. 

Voilà  encore  une  lettre  de  Romilly  (*).  Je  ne 
connois  point  M.  de  Silhouette  ;  peut-être  que 
si  Grimm  vouioit  se  mêler  de  cette  affaire,  ou 
vous  dire  ce  qu'il  faut  faire,  vous  pourriez  ser- 
vir cet  honnête  homme  et  oblifier  voire  ami. 


A   LA   MEME. 

L'ilennitage,  mai  1756. 

Je  voulois  vous  aller  voir  jeudi,  mais  le  temps 
qu'il  fait  gâta  tellement  les  chemins  qu'ils  ne 
sont  pas  encore  essuyés;  je  compte  pourtant, 
s'il  fait  beau,  tenter  demain  le  voyage.  En  at- 
tendant, faites-moi  donner  de  vos  nouvelles, 
car  je  suis  inquiet  de  votre  situation  de  corps 
et  d'esprit.  Bonjour,  madame  et  amie,  j'aspire 
à  ces  momens  de  tranquillité  où  vous  aurez  le 
temps  de  m'aimer  un  peu. 

Voilà  vos  deux  livres  dont  je  vous  remcrcre. 

(')  célèbre  horloger  de  Genève  qui  s'établit  i  Paris.  Il  est 
aiitrur  des  articles  de  l'Encyclopédie  relatifs  à  sou  art.  M.  de 
Coraiicez  devint  sou  gendre.  M.  P- 


A   LA  MÊME. 


L'Hermitage,  mai  4738. 

Vous  serez  bien  aise,  madame,  d'apprendre 
que  mon  séjour  me  charme  de  plus  en  plus  ; 
vous  et  moi  nous  changerons  beaucoup,  ou  je 
n'en  sortirai  jamais.  Vous  goûterez,  conjointe- 
ment avec  M.  d'Épinay,  le  plaisir  d'avoir  fait 
un  homme  heureux.  C'est  de  quoi  n'avoir  pas 
regret  à  l'échange  de  manteau  dont  vous  m'of- 
frez la  moitié  (*). 

Il  me  reste  une  petite  épine  à  tirer,  c'est  le  reste 
de  mon  délogement.  Il  faudra,  madame,  que 
vous  acheviez,  s'il  vous  plaît,  de  me  tirer  de 

cet  embarras.  Pour  cela  je  voudrois mais 

allons  un  peu  par  ordre,  car  je  voudrois  tant 
de  choses  qu'il  me  fàutdesprimo  el  des  seaindo 
1°  Payer  à  madame  Sabi  39  liv.  H  6  s.  pour 
loyer  et  capilation,  selon  la  note  que  j'en  ai 
faite  sur  le  petit  livre  ci-joint. 

2°Recevoir  quittance  del'un  et  de  l'autre  sur 
ledit  livre. 

5°  Donner  congé  pour  la  fin  de  ce  terme. 
4°  Faire  aujourd'hui  démonter  le  lit  et  la  ta- 
pisserie de  l'alcôve,  si  cela  se  peut. 

5»  Charger  l'un  et  l'autre  sur  la  voilure  du 
jardinier,  avec  les  matelas  et  ce  qu'on  y  pour- 
ra joindre  de  poterie  et  menus  ustensiles. 

6°  11  faudroit,  pour  cela,  envoyer  quelqu'un 
d'entendu  avec  le  garçon  jardinier,  qui  pût  dé- 
monter et  emballer  le  tout  sans  rien  gâter. 

7°  11  restera  pour  un  autre  voyage,  un  lit 
de  camp  qui  est  dans  le  grenier  ;  une  quaran- 
taine de  bouteilles  qui  sont  encore  à  la  cave  ; 
et  l'armoire,  avec  les  brochures  et  paperasses 
qu'elle  contient,  et  pour  le  transport  desquelles 
j'enverrai  d'ici  une  malle,  avec  une  lettre  pour 
prier  M.  Deleyre  de  présider  à  ce  dépaperasse- 
ment. 

Il  faut  ajouter  à  cela  la  petite  précaution  de 
commencer  par  payer  madame  Sabi,  afin  qu'elle 
ne  s'effarouche  pas  de  voir  achever  de  vider 
mon  appartement  sans  faire  mention  du  terme 
commencé,  et  par  conséquent  dû. 
Tout  ceci  suppose  que  le  déménagement  de 

(*)  Allusion  à  ce  que  lui  avoit  dit  madame  d'Épinay  dans  une 
conversation  précédente,  t  Faites  comme  moi,  mon  ami.  Si 
»  ceux  que  j'ai  crus  mes  amis  sont  faux,  mécbans  et  injustes, 
»  je  les  laisse,  je  les  plains,  et  je  m'enveloppe  de  mon  manteau. 
1  En  voulez-vous  la  moitié?  »  G.  P. 


236 


CORRESPONDANCE. 


madame  d'EsclavelIes  est  achevé,  et  afin  que 
la  voilure  du  jardinier  ne  revienne  pas  à  vide 
tant  qu'il  y  a  des  choses  à  rapporter.  Au  sur- 
plus, ma  grande  prudence,  qui  a  fait  tous  ces 
arrangemens  avec  beaucoup  d'effort,  ne  laisse 
pas  de  s'en  remettre  à  la  vôtre  sur  les  change- 
mens  qu'il  pourroit  être  à  propos  de  faire  à  ce 
projet. 

Recevez  les  très-humbles  remercîmens  de 
mademoiselle  Le  Vasseur.  Vous  aviez  donc  de- 
viné que  la  bouteille  à  l'encre  avoit  été  très- 
exactement  répandue  de  la  Chevrette  ici  sur 
tout  le  linge  des  bonnes  gens,  dont  à  peine  une 
seule  pièce  est  restée  intacte?  Il  semble  que 
vous  ayez,  ainsi  que  les  dieux,  une  providence 
prévoyante  et  bienfaisante  ;  c'est  à  peu  près  ce 
qui  a  été  dit  en  recevant  votre  présent.  Le 
temps  ne  se  raccommode  point  encore,  et  votre 
maison  ne  s'achève  point.  Ce  n'est  pas  de  quoi 
se  rapprocher  sitôt.  Ce  que  vous  avez  à  faire 
pour  mettre  cet  intervalle  à  profit,  c'est  de 
continuer  à  raffermir  tellement  votre  santé, 
que  quand  vous  serez  à  la  Chevrette,  vous 
puissiez  venir  fréquemment  à  l'Hermitage  cher- 
cher un  ami  et  la  solitude.  Je  vous  montrerai 
des  promenades  délicieuses  que  j'en  aimerai 
davantage  .encore  quand  une  fois  vous  les  ai- 
merez. 

Votre  conseil  est  bon,  et  j'en  userai  désor- 
mais. J'aimerai  mes  amis  sans  inquiétude,  mais 
sans  froideur  ;  je  les  verrai  avec  transport, 
.  mais  je  saurai  me  passer  d'eux.  Je  sens  qu'ils 
ne  cesseront  jamais  de  m'être  également  chers, 
et  je  n'ai  perdu  pour  eux  que  cette  délicatesse 
excessive  qui  me  rendoit  quelquefois  incom- 
mode et  presque  toujours  mécontent.  Au  sur- 
plus, je  n'ai  jamais  douté  des  bonnes  résolu- 
tions de  Diderot  ;  mais  il  y  a  loin  de  sa  porte  à 
la  mienne,  et  bien  des  gens  à  gratter  en  che- 
min. Je  suis  perdu  s'il  s'arrange  pour  me  venir 
voir  ;  cent  fois  il  en  fera  le  projet,  et  je  ne  le 
verrai  pas  une.  C'est  un  homme  qu'il  faudroit 
enlever  de  chez  lui,  et  le  prendre  par  force 
pour  lui  faire  faire  ce  qu'il  veut. 

Bonjour,  ma  bonne  amie,  et  non  pas  ma- 
dame, quoique  je  l'aie  mis  deux  fois  par  inad- 
vertance au  commencement  de  ce  griffonnage. 
Mais  pourquoi  ce  correctif,  et  que  fait  la  dif- 
férence des  mots  quand  le  cœur  leur  donne  à 
tous  le  môme  sens? 


K  LA  MÊME. 


Ce  jeudi  (♦). 


Vous  verrez,  madame,  par  le  billet  ci-joint, 
que  madame  de  Chenonceaux  voudroit  avoir 
pour  une  heure  ou  deux  le  poëme  de  la  Reli- 
gion naturelle  ;  et  comme,  dans  l'affliction  de 
cette  pauvre  femme,  les  moindres  services  sont 
des  actes  d'humanité,  j'espère  que  vous  m'ai- 
derez avec  plaisir  dans  celui-ci,  en  me  prêtant 
le  poëme  en  question,  que  je  me  charge  de  re- 
mettre ce  soir  ou  demain  matin  à  votre  laquais 
si  vous  voulez  bien  me  l'envoyer.  J'ai  déjà 
marqué  à  madame  de  Chenonceaux  que  quant 
aux  vers  sur  le  tremblement  de  terre,  je  ne  sa- 
vois  où  les  trouver. 

Voici  votre  air  ;  je  vous  prie  de  vouloir  bien 
rembourser  à  M.  Linant  ce  que  je  lui  dois,  jus- 
qu'à ce  que  je  puisse  vous  rembourser  moi- 
même,  ce  que  je  crains  bien  de  ne  pouvoir 
faire  samedi,  car  je  ne  me  sens  pas  en  état  de 
sortir. 

Faites-moi  dire  de  vos  nouvelles ,  je  vous 
supplie,  et  recevez  avec  la  révérence  de  l'ours 
les  respects  de  l'amitié. 


A  LA  MEME. 


,1756. 


Je  suis  inquiet,  madame,  de  l'état  où  je  vous 
ai  laissée  hier;  faites-moi  donner  des  nouvelles 
de  votre  santé.  Efforcez-vous  de  la  rétablir 
pour  l'amour  de  vous  et  de  moi,  et  croyez, 
malgré  toute  la  maussaderie  de  votre  sauvage, 
que  vous  trouverez  difficilement  un  plus  véri- 
table ami  que  lui. 


A  H.  DE  SCHEYB, 

Secrétaire  des  états  de  la  Basse-Autriche. 

A  l'HermiUge,  le  15  juillet  1736. 

Vous  me  demandez,  monsieur,  des  louanges 
pour  vos  augustes  souverains  et  pour  les  let- 
tres qu'ils  font  fleurir  dans  leurs  états.  Trou- 
fez  bon  que  je  commence  par  louer  en  vous 

(*)  Le  poëme  de  la  Religion  naturelle,  de  Voltaire,  dont 
il  est  question,  sert  à  donner  une  date  à  cette  lettre  :  il  parut 
en  1756. 


ANNÉE  1756. 


237 


un  zélé  sujet  de  l'impératrice  et  un  bon  citoyen 
de  la  république  des  lettres.  Sans  avoir  l'hon- 
neur de  vous  connoître,  je  dois  juger,  à  la  fer- 
veur qui  vous  anime,  que  vous  vous  acquit- 
tez parfaitement  vous-même  des  devoirs  que 
vous  imposez  aux  autres ,  et  que  vous  exercez 
à  la  fois  les  fonctions  d'homme  d'état  au  gré 
de  leurs  majestés,  et  celles  d'auteur  au  gré  du 
public. 

A  l'égard  des  soins  donc  vous  me  chargez,  je 
sais  bien,  monsieur,  que  je  ne  serois  pas  le  pre- 
mier républicain  qui  auroit  encensé  le  trône, 
ni  le  premier  ignorant  qui  chanteroit  les  arts; 
mais  je  suis  si  peu  propre  à  remplir  dignement 
vos  intentions,  que  mon  insuffisance  est  mon 
excuse,  et  je  ne  sais  comment  les  grands  noms 
que  vous  citez  vous  ont  laissé  songer  au  mien. 
Je  vois  d'ailleurs,  au  ton  dont  la  flatterie  usa  de 
tout  temps  avec  les  princes  vulgaires,  que  c'est 
honorer  ceux  qu'on  estime  que  de  les  louer  so- 
brement ;  car  on  sait  que  les  princes  loués  avec 
le  plus  d'excès  sont  rarement  ceux  qui  méritent 
le  mieux  de  l'être.  Or,  il  ne  convient  à  personne 
de  se  mettre  sur  les  rangs  avec  le  projet  de  faire 
moins  que  les  autres,  surtout  quand  on  doit 
craindre  de  faire  moins  bien.  Permettez-moi 
donc  de  croire  qu'il  n'y  a  pas  plus  de  vrai  res- 
pect pour  l'empereur  et  l' impératrice-reine  dans 
les  écrits  des  auteurs  célèbres  dont  vous  me 
parlez,  que  dans  mon  silence,  et  que  ce  seroii 
une  témérité  de  le  rompre  à  leur  exemple,  à 
moins  que  d'avoir  leurs  talens. 

Vous  me  pressez  aussi  de  vous  dire  si  leurs 
majestés  impériales  ont  bien  fait  de  consacrer 
de  magnifiques  établissemens  et  des  sommes 
immenses  à  des  leçons  publiques  dans  leur  ca- 
pitale ;  et,  après  la  réponse  affirmative  de  tant 
d'illustres  auteurs ,  vous  exigez  encore  la 
mienne.  Quant  à  moi,  monsieur,  je  n'ai  pas 
les  lumières  nécessaires  pour  me  déterminer 
aussi  promptement;  et  je  ne  connois  pas  assez 
les  mœurs  et  les  talcns  de  vos  compatriotes, 
pour  en  faire  une  application  sûre  à  votre  ques- 
tion. Mais  voici  là-dessus  le  précis  de  mon  sen- 
timent, sur  lequel  vous  pourrez,  mieux  que 
moi,  tirer  la  conclusion. 

Par  rapport  aux  mœurs.  Quand  les  hommes 
sont  corrompus,  il  vaut  mieux  qu'ils  soient 
savansqu'ignorans;  quand  ils  sont  bons,  il  est 
à  craindre  que  les  sciences  ne  les  corrompent. 


Par  rapport  aux  talens.  Quand  on  en  a,  le 
savoir  les  perfectionne  et  les  fortifie  ;  quand  on 
en  manque,  l'étude  ôte  encore  la  raison,  et  fait 
un  pédant  et  un  sot  d'un  homme  de  bon  sens  et 
de  peu  d'esprit. 

Je  pourrois  ajouter  à  ceci  quelques  réflexions. 
Qu'on  cultive  ou  non  les  sciences ,  dans  quel- 
que siècle  que  naisse  un  grand  homme,  il  est 
toujours  un  grand  homme  ;  car  la  source  de 
son  mérite  n'est  pas  dans  les  livres,  mais-dans 
sa  tête,  et  souvent  les  obstacles  qu'il  trouve  et 
qu'il  surmonte  ne  font  que  l'élever  et  l'agran- 
dir encore.  On  peut  acheter  la  science  et  même 
les  savans  ;  mais  le  génie,  qui  rend  le  savoir 
utile,  ne  s'achète  point;  il  ne  connoit  ni  l'ar- 
gent, ni  l'ordre  des  princes  ;  il  ne  leur  appar- 
tient point  de  le  faire  naître,  mais  seulement  de 
l'honorer;  il  vit  et  s'immortalise  avec  la  liberté 
qui  lui  est  naturelle,  et  votre  illustre  Métastase 
lui-même  étoit  déjà  la  gloire  de  l'Italie  avant 
d'êire  accueilli  par  Charles  VI.  Tâchons  donc  de 
ne  pas  confondre  le  vrai  progrès  des  talens  avec 
la  protection  que  les  souverains  peuvent  leur 
accorder.  Les  sciences  régnent  pour  ainsi  dire 
à  la  Chine  depuis  deux  mille  ans,  et  n'y  peuvent 
sortirde  l'enfance,  tandis  qu'ellessont  dans  leur 
vigueur  en  Angleterre,  où  le  gouvernement  ne 
fait  rien  pour  elles.  L'Europe  est  vainement 
inondée  de  gens  de  lettres,  les  gens  de  mérite 
y  sont  toujours  rares;  les  écrits  durables  le 
sont  encore  plus,  et  la  postérité  croira  qu'on 
fit  bien  peu  de  livres  dans  ce  même  siècle  où 
l'on  en  fait  tant. 

Quant  à  votre  patrie  en  particulier,  il  se  pré- 
sente, monsieur,  une  observation  bien  simple. 
L'impératrice  et  ses  augustes  ancêtres  n'ont  pas 
eu  besoin  de  gager  des  historiens  et  des  poètes 
pour  célébrer  les  grandes  choses  qu'ils  vouloient 
faire;  mais  ils  ont  fait  de  grandes  choses,  et 
elles  ont  été  consacrées  à  l'immortalité  comme 
celles  de  cet  ancien  peuple  qui  savoit  agir  et 
n'écrivoit  point.  Peut-être  manquoit-il  à  leurs 
travaux  le  plus  digne  de  les  couronner,  parce 
qu'il  est  le  plus  difficile  :  c'est  de  soutenir,  à 
laide  des  lettres,  tant  de  gloire  acquise  sans 
elles. 

Quoi  qu'il  en  soit,  monsieur,  assez  d'autres 
donneront  aux  protecteurs  des  sciences  et  des 
arts  des  éloges  que  leurs  majestés  impériales 
piiriagcront  avec  la  plupart  des  rois;  pour  moi, 


238 


CORRESPONDANCE. 


ce  que  j'admire  en  elles,  et  qui  leur  est  plus 
véritablement  propre,  c'est  leur  amour  con- 
stant pour  la  vertu  et  pour  tout  ce  qui  est  hon- 


temps  de  faire  chercher  un  jardinier.  La  seule 
précaution  dont  j'aurois  besoin  pour  le  repos 
des  gouverneuses,  ce  seroit  un  fusil  ou  des  pis- 


néte.  Je  ne  nie  pas  que  votre  pays  n'ait  été  long-    lolcts  pour  cet  hiver  ;  mais  je  ne  trouve  personne 
temps  barbare  ;  mais  je  dis  qu'il  étoit  plus  aisé    qui  m'en  veuille  prêter,  et  il  ne  seroit  pas  rai- 


d'établir  les  beaux-arts  chez  les  Huns,  que  de 
faire  de  la  plus  grande  cour  de  l'Europe  une 
école  de  bonnes  mœurs. 

Au  reste,  je  dois  vous  dire  que,  votre  lettre 
ayant  été  adressée  à  Genève  avant  de  venir  à 
Paris,  elle  a  resté  près  de  six  semaines  en  route; 
ce  qui  m'a  privé  du  plaisir  d'y  répondre  aussi- 
tôt que  je  l'aurois  voulu. 

Je  suis,  autant  qu'un  honnête  homme  peut 
l'être  d'un  autre,  monsieur,  etc.  [*). 


A  MADAME  D  EPINAY, 

L'Hermitage,  août  4756. 

Je  suis  arrivé  saucé,  et  à  une  heure  de  nuit  ; 
m<ais  du  reste  sans  accident,  et  je  vous  remercie 
de  votre  inquiétude. 

Voire  jardinier  a  encore  emporté  ce  matin 
des  pêches  au  marché  de  Montmorency;  on  ne 
peut  rien  ajouter  à  l'effronterie  qu'il  met  dans 
ses  vols  ;  et  bien  loin  que  ma  présence  ici  le  re- 
tienne, je  vois  très-évidemment  qu'elle  lui  sert 
de  raison  pour  porter  chez  vous  encore  moins 
de  fruits  qu'à  l'ordinaire.  Il  n'y  aura  de  long- 
temps rien  à  faire  à  votre  jardin  ;  vous  épar- 
gneriez les  restes  de  votre  fruit  si  vous  lui  don- 
niez congé  plus  tôt  que  plus  tard  :  bien  entendu 
que  vous  m'aurez  fait  avertir  d'avance,  et  que 
vous  vous  ferez  rendre  en  même  temps  la  clef 
de  la  maison.  A  l'égard  du  lit  et  de  ce  qui  est 
dans  sa  chambre,  comme  j'ignore  ce  qui  est 
à  vous  ou  à  lui,  je  ne  lui  laisserai  rien  emporter 
sans  un  ordre  de  votre  part.  Il  est  inutile  que 
personne  couche  ici,  et  si  cela  est  nécessaire,  je 
pourrai  y  faire  coucher  quelqu'un  du  voisinage 
sur  qui  je  compte,  et  à  qui  d'ailleurs  je  ne  con- 
fierai pas  la  clef  :  en  attendant  vous  aurez  le 

(•)  Dans  cette  Lettre ,  qu'un  mélange  de  persiflage  et  de  phi- 
losophie rend  très  remarquable,  Rousseau  résume  son  opinion 
sur  la  querelle  littéraire  élevée  à  l'occasion  de  son  premier 
discours.  Quand  il  dit  qu'il  \ay\t  mieux  que  les  hommes  cor- 
rompus soient  savons  gM '« (/no ran 5, 11  fait  voir  combien  on 
avoit  dénaturé  cette  opiniou.  En  demandant  si  naïvement  des 
lonanges  pour  ses  souverains.  M.  Scheyb  s'adressoi  t  à  quelqu'un 
qui  n'en  étoit  pas  prodigue.  M.  P 


sonnabled'en  acheter.  Au  fond,je  vois  que  nous 
sommes  ici  en  parfaite  sûreté  et  sous  la  protec- 
tion des  voisins.  Je  suis  obligé  de  vous  écrirt. 
tout  ceci,  car  il  est  difficile  d'avoir  de  conver- 
sation tranquille  dans  les  courts  intervalles  que 
j'ai  à  passer  près  de  vous.  Bonjour,  madame  ; 
on  va  d'abord  se  mettre  à  votre  ouvrage,  et  il 
se  fera  sans  interruption.  Mes  respects  à  ma- 
dame d'Esclavelles,  et  mes  amitiés  au  tyran  {*) 
et  à  vos  enfans.  Mon  pied  va  mieux,  malgré  la 
fatigue. 

A   M.    DE   VOLTAIRE. 

Le<8aoûn756. 

Vos  deux  derniers  poèmes,  monsieur  (^),  me 
sont  parvenus  dans  ma  solitude;  et,  quoique 
tous  mes  amis  connoissent  l'amour  que  j'ai 
pour  vos  écrits,  je  ne  sais  de  quelle  part  ceux- 
ci  me  pourroient  venir,  à  moins  que  ce  ne  soit 
de  la  vôtre.  Ainsi  je  crois  devoir  vous  remercier 
à  la  fois  de  l'exemplaire  et  de  l'ouvrage.  J'y  ai 
trouvé  le  plaisir  avec  l'instruction,  et  reconnu 
la  main  du  maître.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  tout 
m'en  paroisse  également  bon  ;  mais  les  choses 
qui  m'y  déplaisent  ne  font  que  m'inspirer  plus 
de  confiance  pour  celles  qui  me  transportent  : 
ce  n'est  pas  sans  peine  que  je  défends  quelque- 
fois ma  raison  contre  les  charmes  de  votre 
poésie  ;  mais  c'est  pour  rendre  mon  admiration 
plus  digne  de  vos  ouvrages  que  je  m'efforce  de 
n'y  pas  tout  admirer  (**). 

Je  ferai  plus,  monsieur,  je  vous  dirai  sans 
détour  non  les  beautés  que  j'ai  cru  sentir  dans 
ces  deux  poèmes ,  la  lâche  effraicroit  ma  pa- 
resse, ni  même  les  défauts  qu'y  remarqueront 
peut-être  de  plus  habiles  gens  que  moi,  mais 
les  déplaisirs  qui  troublent  en  cet  instant  le 
goût  que  je  prenois  à  vos  leçons  ;  et  je  vous  les 
dirai,  encore  attendri  d'une  première  lecture 
où  mon  cœur  écoutoit  avidement  le  vôtre,  vouj* 

(*)  Grimm. 

(')  Celui  sur  le  Désastre  de  Lisbonne,  et  celui  sur  la  Loi  na- 
turelle. 
(")  M.  de  La  Harpe  trouva  ce  langage  peu  respectueux.  &I.  P. 


ANNÉE  1756. 


239 


aîmantcommc mon  frère,  vous honorantconime 
mon  maître,  me  flatlaiit  enfin  que  vous  rccon- 
nottrez  dans  mes  intentions  la  franchise  d'une 
âme  droite ,  et  dans  mes  discours  le  ton  d'un 
ami  de  la  vérité  qui  parle  à  un  philosophe. 
D'ailleurs,  plus  votre  second  poème  m'enchante, 
plus  je  prends  librement  parti  contre  le  pre- 
mier ;  car,  si  vous  n'avez  pas  craint  de  vous  op- 
poser à  vous-même ,  pourquoi  craindrois-je 
d'être  de  votre  avis  ?  Je  dois  croire  que  vous  ne 
tenez  pas  beaucoup  à  des  sentimcns  que  vous 
réfutez  si  bien. 

Tous  mes  griefs  sont  donc  contre  votre  Poème 
sur  le  Désastre  de  Lisbonne,  parce  que  j'en  at- 
tendois  des  effets  plus  dignes  de  l'humanité  qui 
paroîl  vous  l'avoir  inspiré.  Vous  reprochez  à 
Pope  et  à  Leibnitz  d'insulter  à  nos  maux  en 
soutenant  que  tout  est  bien,  et  vous  chargez 
tellement  le  tableau  de  nos  misères,  que  vous 
en  aggravez  le  sentiment  :  au  lieu  des  consola- 
tions que  j'espérois,  vous  ne  faites  que  m'af- 
fliger;  on  diroit  que  vous  craignez  que  je  ne 
voie  pas  assez  combien  je  suis  malheureux,  et 
vous  croiriez,  ce  semble,  me  tranquilliser  beau- 
coup en  me  prouvant  que  tout  est  mal. 

Ne  vous  y  trompez  pas,  monsieur,  il  arrive 
tout  le  contraire  de  ce  que  vous  vous  proposez. 
Cet  optimisme ,  que  vous  trouvez  si  cruel ,  me 
console  pourtant  dans  les  mêmes  douleurs  que 
vous  me  peignez  comme  insupportables.  Le 
poème  de  Pope  adoucit  mes  maux  et  me  porte 
à  la  patience  ;  le  vôtre  aigrit  mes  peines,  m'ex- 
cite aux  murmures,  et  m'ôtant  tout,  hors  une 
espérance  ébranlée ,  il  me  réduit  au  désespoir. 
Dans  cette  étrange  opposition  qui  règne  entre 
ce  que  vous  prouvez  et  ce  que  j'éprouve,  calmez 
la  perplexité  qui  m'agite,  et  dites-moi  qui  s'a- 
buse du  sentiment  ou  de  la  raison. 

«  Homme,  prends  patience,  me  disent  Pope 
»  et  Leibnitz,  les  maux  sont  un  effet  nécessaire 
»  de  la  nature  et  de  la  constitution  de  cet  uni- 
»  vers.  L'être  éternel  et  bienfaisant  qui  le  gou- 
»  verne  eût  voulu  t'en  garantir  :  de  toutes  les 
I)  économies  possibles,  il  a  choisi  celle  qui  réu- 
t)  nissoit  le  moins  de  mal  et  le  plus  de  bien,  ou, 
»  pour  dire  la  même  chose  encore  plus  crû- 
»  ment,  s'il  le  faut,  s'il  n'a  pas  mieux  fait,  c'est 
»  qu'il  ne  pouvoit  mieux  faire.  » 

Que  me  dit  maintenant  votre  poème  ?  «  Souf- 
»  frc  à  jamais,  malheureux.  S'il  est  un  Dieu 


»  qui  t'ait  créé,  sans  doute  il  est  tout-puissant. 
»  il  pouvoit  prévenir  tous  tes  maux  ;  n'espère 
i>  donc  jamais  qu'ils  finissent;  car  on  nesauroit 
»  voir  pourquoi  tu  existes,  si  ce  n'est  poursouf- 
»  frir  et  mourir.  »  Je  ne  sais  ce  qu'une  pareille 
doctrine  peut  avoir  de  plus  consolant  que  l'op- 
timisme et  que  la  fatalité  même;  pour  moi, 
j'avoue  qu'elle  me  paroît  plus  cruelle  encore 
que  le  manichéisme.  Si  l'embarras  de  l'origine 
du  mal  vous  forçoit  d'allérer  quelqu'une  des 
perfections  de  Dieu,  pourquoi  vouloir  justifier 
sa  puissance  aux  dépens  de  sa  bonté?  S'd  faut 
choisir  entre  deux  erreurs,  j'aime  encore  mieux 
la  première. 

Vous  ne  voulez  pas,  monsieur,  quoi?  re- 
garde votre  ouvrage  comme  un  poème  contre 
la  Providence  ;  et  je  me  garderai  bien  de  lui 
donner  ce  noin,  quoique  vous  ayez  qualifié  de 
livre  contre  le  genre  humain  un  écrit  (')  où  je 
plaidois  la  cause  du  genre  humain  contre  lui- 
même.  Je  sais  la  distinction  qu'il  faut  faire 
entre  les  intentions  d'un  auteur  et  les  consé- 
quences qui  peuvent  se  tirer  de  sa  doctrine. 
La  juste  défense  de  moi-même  m'oblige  seu- 
lement à  vous  faire  observer  qu'en  peignant 
les  misères  humaines,  mon  but  étoit  excusable 
et  même  louable,  à  ce  que  je  crois  :  car  je 
monirois  aux  hommes  comment  ils  faisoient 
leurs  malheurs  eux-mêmes,  et  par  conséquent 
comment  ils  les  pouvoient  éviter. 

Je  ne  vois  pas  qu'on  puisse  chercher  la 
source  du  mal  moral  ailleurs  que  dans  l'homme 
libre,  perfectionné,  partant  corrompu;  et 
quant  aux  maux  physiques,  si  la  matière  sen- 
sible et  impassible  est  une  contradiction, comme 
il  me  le  semble,  ils  sont  inévitables  dans  tout 
système  dont  l'homme  fait  partie  ;  et  alors  la 
question  n'est  point  pourquoi  l'homme  n'est 
pas  parfaitement  heureux,  mais  pourquoi  il 
existe.  De  plus,  je  crois  avoir  montré  qu'ex- 
cepté la  mort,  qui  n'est  presque  un  mal  que 
par  les  préparatifs  dont  on  la  fait  précéder,  la 
plupart  de  nos  maux  physiques  sont  encore 
notre  ouvrage.  Sans  quitter  votre  sujet  de  Lis- 
bonne, convenez,  par  exemple,  que  la  nature 
n'avoit  point  rassemblé  là  vingt  mille  maisons 
de  six  à  sept  étages;  et  que,  si  les  habitans  de 
cette  grande  ville  eussent  été  dispersés  plus 

(*)  Le  discours  sur  l'origine  de  l'inégalité. 


240 


CORRESPONDANCE. 


également  et  plus  légèrement  logés,  le  dégât 
eût  été  beaucoup  moindre,  et  peut-être  nul. 
Tout  eûl  fui  au  premier  ébranlement,  et  on  les 
eût  vus  le  lendemain  à  vingt  lieues  de  là ,  tout 
aussi  gais  que  s'il  n'étoit  rien  arrivé.  Mais  il 
faut  rester,  s'opiniâtrer  autour  des  masures, 
s'exposer  à  de  nouvelles  secousses,  parce  que 
ce  qu'on  laisse  vaut  mieux  que  ce  qu'on  peut 
emporter.  Combien  de  malheureux  ont  péri 
dans'ce  désastre  pour  vouloir  prendre,  l'un  ses 
habits,  l'autre  ses  papiers,  l'autre  son  argent  1 
Ne  sait-on  pas  que  la  personne  de  chaque  homme 
est  devenuéla  moindre  partie  de  lui-même,  et 
que  ce  n'est  presque  pas  la  peine  de  la  sauver 
quand  on  a  perdu  tout  le  reste  ? 

Vous  auriez  voulu  que  le  tremblement  se  fût 
fait  au  fond  d'un  désert  plutôt  qu'à  Lisbonne. 
Peut-on  douter  qu'il  ne  s'en  forme  aussi  dans  les 
déserts?  Mais  nous  n'en  parlons  point,  parce 
qu'ils  ne  font  aucun  mal  aux  messieurs  des  villes, 
les  seuls  hommes  dont  nous  tenions  compte. 
Ils  en  font  peu  même  aux  animaux  et  aux  sau- 
vages qui  habitent  épars  ces  lieux  retirés,  et 
qui  ne  craignent  ni  la  chule  des  toits  ni  l'em- 
brasement des  maisons.  Mais  que  signifieroit  un 
pareil  privilège?  Seroit-ce  donc  a  dire  que 
l'ordre  du  monde  doit  changer  scion  nos  ca- 
prices, que  la  nature  doit  être  soumise  à  nos 
lois,  et  que  pour  lui  interdire  un  tremblement 
de  terre  en  quelque  lieu,  nous  n'avons  qu'à  y 
bâtir  une  ville? 

Il  y  a  des  événcmens  qui  nous  frappent  sou- 
vent plus  ou  moins,  selon  les  faces  par  lesquelles 
on  les  considère  ,  et  qui  perdent  beaucoup  de 
l'horreur  qu'ils  inspirent  au  premier  aspect, 
quand  on  veut  les  examiner  de  près.  J'ai  appris 
dans  Zadig,  et  la  nature  me  confirme  de  jour 
en  jour,  qu'une  mortaccèlérée  n'est  pas  toujours 
un  mal  réel ,  et  qu'elle  peut  quelquefois  passer 
pour  un  bien  relatif.  De  tant  d'hommes  écrasés 
sous  les  ruines  de  Lisbonne,  plusieurs,  sans 
doute,  ont  évité  de  plus  grands  malheurs;  et 
malgré  ce  qu'une  pareille  description  a  de  tou- 
chant et  fournit  à  la  poésie,  il  n'est  pas  sûr 
qu'un  seul  de  ces  infortunés  ait  plus  souffert 
que  si ,  selon  le  cours  ordinaire  des  choses,  il 
eût  attendu  dans  de  longues  angoisses  la  mort 
qui  l'est  venu  surprendre.  Est-il  une  fin  plus 
triste  que  celle  d'un  mourant  qu'on  accable  de 
soins  inutiles,  qu'un  notaire  et  des  héritiers  ne 


laissent  pas  respirer,  que  les  médecins  assas- 
sinent dans  son  lit  à  leur  aise,  et  à  qui  des  prê- 
tres barbares  font  avec  art  savourer  la  mort? 
Pour  moi,  je  vois  partout  que  les  maux  aux- 
quels nous  assujettit  la  nature  sont  moins  cruels 
que  ceux  que  nous  y  ajoutons. 

Mais,  quelque  ingénieux  que  nous  puissions 
être  à  fomenter  nos  misères  à  fotce  de  belles 
institutions,  nous  n'avons  pu  jusqu'à  présent 
nous  perfectionner  au  point  de  nous  rendre  gé- 
néralement la  vie  à  charge,  et  de  préférer  le 
néant  à  notre  existence,  sans  quoi  le  découra- 
gement et  le  désespoir  se  seroient  bientôt  em- 
parés du  plus  grand  nombre,  et  le  genre  hu- 
main n'eût  pu  subsister  long-temps.  Or,  s'il 
est  mieux  pour  nous  d'être  que  de  n'être  pas, 
c'en  seroit  assez  pour  justifier  notre  existence, 
quand  même  nous  n'aurions  aucun  dédomma- 
gement à  attendre  des  maux  que  nous  avons  à 
souffrir,  et  que  ces  maux  seroient  aussi  grands 
que  vous  les  dépeignez.  Mais  il  est  difficile  de 
trouver  sur  ce  point  de  la  bonne  foi  chez  les 
hommes,  etde  bons calcuischez  les  philosophes, 
parce  que  ceux-ci,  dans  la  comparaison  des 
biens  et  des  maux,  oublient  toujours  le  doux 
sentiment  de  l'existence  indépendant  de  toute 
autre  sensation,  et  que  la  vanité  de  mépriser  la 
mort  engage  les  autres  à  calomnier  la  vie,  à  peu 
près  comme  ces  femmes  qui,  avec  une  robe  ta- 
chée et  des  ciseaux,  prétendent  aimer  mieux  des 
trous  que  des  taches. 

Vous  pensez,  avec  Érasme,  que  peu  de  gens 
voudroienlrenaîtreaux  mêmes  conditions  qu'ils 
ont  vécu  ;  mais  tel  tient  sa  marchandise  fort 
haut,  qui  en  rabattroit  beaucoiip  s'il  avoit  quel- 
que espoir  de  conclure  le  marché.  D'ailleurs, 
qui  dois-je  croire  que  vous  avez  consulté  sur 
cela  ?  Des  riches,  peut-être,  rassasiés  de  faux 
plaisirs,  mais  ignorant  les  véritables,  toujours 
ennuyés  de  la  vie,  et  toujours  tremblant  de  la 
perdre.  Peut-être  des  gens  de  lettres,  de  tous 
les  ordres  d'hommes  le  plus  sédentaire,  le  plus 
malsain,  le  plus  réfléchissant,  et  par  conséquent 
le  plus  malheureux.  Voulez-vous  trouver  des 
hommes  de  meilleurecomposition,  ou  du  moins, 
communément  plus  sincères,  et  qui,  formant 
le  plus  grand  nombre,  doivent  au  moins  pour 
cela  être  écoutés  par  préférence  ;  consultez  un 
honnête  bourgeois  qui  aura  passé  une  vie  obs- 
cure et  tranquille,  sans  projets  et  sans  ambi- 


ANNÉR  1756. 


S41 


tion  ;  un  bon  artisan  qui  vit  commodcnioni  de 
son  Diéiier;  un  paysan  môme,  non  de  Fiance, 
où  1  on  prétend  qu'il  faut  les  faire  mourir  de 
misère  afin  qu'ils  nous  fassent  vivre,  mais  du 
pays,  par  exemple,  où  vous  êtes,  et  générale- 
ment de  tout  pays  libre.  J'ose  poser  en  fait 
qu'il  n'y  a  pcut-ôirc  pas  dans  le  Haut- Valais  un 
seul  monlagnard  mécontent  de  sa  vie  presque 
automate,  et  qui  n'acceptilt  volontiers,  au  lieu 
même  du  paradis  qu'il  attend  et  qui  lui  est  dû, 
le  marché  de  renaître  sans  cesse  pour  végéter 
ainsi  perpétuellement.  Ces  différences  me  font 
croire  que  c'est  souvent  l'abus  que  nous  faisons 
de  la  vie  qui  nous  la  rend  à  charge  ;  et  j'ai 
bien  moins  bonne  opinion  de  ceux  qui  sont  fâ- 
chésd'avoirvécu,quedeceluiqui  peutdircavec 
Caton  :Necme  vixisse  pœnitet,qîioniàtnilàvixi , 
ut  frustra  me  natum  non  exhtimem.  Cela  n'em- 
pêche pas  que  le  sage  ne  puisse  quelquefois 
déloger  volontairement,  sans  murmure  et  sans 
désespoir,  quand  la  nature  ou  la  fortune  lui 
porte  bien  distinctement  l'ordre  de  mourir. 
Mais,  selon  le  cours  ordinaire  des  choses,  de 
quelques  maux  que  soit  semée  la  vie  humaine, 
elle  n'est  pas,  à  tout  prendre,  un  mauvais  pré- 
sent ;  et  si  ce  n'est  pas  toujours  un  mal  de  mou- 
rir, c'en  est  fort  rarement  un  de  vivre. 

Nos  différentes  manières  de  penser  sur  tous 
ces  points  m'apprennent  pourquoi  plusieurs  de 
vos  preuves  sont  peu  concluantes  pour  moi  : 
c^rje  n'ignore  pas  combien  la  raison  humaine 
prend  plus  facilement  le  moule  de  nos  opinions 
que  celui  de  la  vérité,  et  qu'entre  deuxhommes 
d'avis  contraires,  ce  que  l'un  croit  démontré 
n'est  souvent  qu'un  sophisme  pour  l'autre. 

Quand  vous  attaquez,  par  exemple,  la  chaîne 
des  êtres  si  bien  décrite  par  Pope,  vous  dites 
qu'il  n'est  pas  vrai  quesi  l'on  ôtuitunatomedu 
monde,  le  monde  ne  pourroit  subsister.  Vous 
citez  là-dessus  M.  de  Crousaz  (')  ;  puis  vous  ajou- 
tez que  la  nature  n'est  asservie  à  aucune  me- 
sure précise  ni  à  aucune  forme  précise;  que 
nulle  planète  ne  se  meut  dans  une  courbe  abso- 
lument régulière  ;  que  nul  être  connu  n'est 
d'une  figure  précisément  mathématique;  que 
nulle  quantité  précise  n'est  requise  pour  nulle 
opération;  que  la  nature  n'agit  jamais  rigou- 
reusement; qu'ainsi  on  n'a  aucune  raison  d'as- 

(')  Examen  de  l'Euai  lur  l'Homme,  par  Cronsaz.  Lan- 
unne,  1737,in-ia.  G.  P. 

T.   IV. 


surer  qu'un  atome  de  moins  sur  la  terre  se- 
roit  la  cause  de  la  destruction  de  la  terre.  Je 
vous  avoue  que  sur  tout  cela,  monsieur,  je 
suis  plus  frappé  de  la  force  de  l'assertion  que 
de  celle  du  laisonnement,  et  qu'on  cette  occa- 
sion je  cédcrois  avec  plus  de  confiance  à  votre 
autorité  qu'à  vos  preuves. 

A  l'égard  de  M.  de  Crousaz,  je  n'ai  point  lu 
son  écrit  contre  Pope,  et  ne  suis  peut-être  pas 
en  état  de  l'entondro;  mais  ce  qii'd  y  a  de 
très-certain,  c'est  que  je  ne  lui  céderai  pas  ce 
que  je  vous  aurai  disputé,  et  que  j'ai  tout 
aussi  peu  de  foi  à  ses  preuves  qu'à  son  auto- 
rité. Loin  de  penser  que  la  nature  ne  soit  point 
asservie  à  la  précision  des  quantités  et  des  figu- 
res, je  croirois,  tout  au  contraire,  qu'elle  seule 
suit  à  la  rigueur  cette  précision,  parce  qu'elle 
seule  sait  comparer  exactement  les  fins  et  les 
moyens,  et  mesurer  la  force  à  la  résistance. 
Quant  à  ses  irrégularités  prétendues,  peut-on 
douter  qu'elles  n'aient  toute  leur  cause  physi- 
que; et  suffi i-il  de  ne  la  pas  apercevoir  pour 
nier  qu'elle  existe?  Ces  apparentes  irrégulari- 
tés viennent  sans  doute  de  quelques  lois  que 
nous  ignorons,  et  que  la  nature  suit  tout  aussi 
fidèlement  que  celles  qui  nous  sont  connues; 
de  quelque  agent  que  nous  n'apercevons  pas, 
et  dont  l'obstacle  ou  le  concours  a  des  mesures 
fixes  dans  toutes  ses  opérations  ;  autrement  il 
faudroit  dire  nettement  qu  il  y  a  des  actions 
sans  principe  et  des  effets  sans  cause,  ce  qui 
répugne  à  toute  philosophie. 

Supposons  deux  poids  en  équilibre  et  pour- 
tant inégaux;  qu'on  ajoute  au  plus  petit  la 
quantité  dont  ils  diffèrent  :  ou  les  deux  poids 
resteront  encore  en  équilibre,  et  l'on  aura  une 
cause  sans  effet,  ou  l'équilibre  sera  rompu  ,  et 
l'on  aura  un  effet  sans  cause  :  mais  si  les  poids 
étoient  de  fer,  et  qu'il  y  eût  un  grain  d'aimant 
caché  sous  l'un  des  deux,  la  précision  de  la  na- 
ture lui  ôteroit  alors  l'apparence  de  la  préci- 
sion, et  à  force  d'exactitude  elle  paroîtroit  en 
manquer.  Il  n'y  a  pas  une  figure,  pas  une  opé- 
ration, pas  une  loi  dans  le  monde  physique  à 
laquelle  on  ne  puisse  appliquer  quelque  exem- 
ple semblable  à  celui  que  je  viens  de  proposer 
sur  la  pesanteur  ('). 

(•)  M.  de  Voltaire  ayant  avancé  que  la  nature  n'agit  jamais 
rigoureusement,  que  nulle  quantité  précise  n"est  requise  pour 
nulle  opération,  il  s'agissoit  de  combattre  cette  doctrine,  et 
d'éclaircir  mon  raisonnement  par  un  exemple,  nans  celui  de 

4C 


242 


CORRESPONDANCE. 


Vous  dites  que  nul  être  connu  n'est  d'une  fi- 
|[ure  précisément  mathématique  ;  je  vous  de- 
mande, monsieur,  s'il  y  a  quelque  figure  qui 
ne  le  soit  pas,  et  si  la  courbe  la  plus  bizarre 
n'est  pas  aussi  régulière  aux  yeux  de  la  nature 
qu'un  cercle  parfait  aux  nôtres.  J'imagine,  au 
reste,  que,  si  quelque  corps  pouvoit  avoir  cette 
apparente  régularité,  ce  ne  seroit  que  l'univers 
même  en  le  supposant  plein  et  borné;  car  les 
figures  mathématiques,  n'éiiint  que  des  abstrac- 
tions, n'ont  de  rapport  qu'à  elles-mêmes,  au 
lieu  que  toutes  celles  des  corps  naturels  sont 
relatives  à  d'autres  corps  et  à  des  mouvemens 
qui  les  modifient;  ainsi,  cola  ne  prouveroit 
encore  rien  contre  la  précision  de  la  nature, 
quand  même  nous  serions  d'accord  sur  ce  que 
vous  entendez  par  ce  mot  de  précision. 

Vous  distinguez  les  événemens  qui  ont  des 
effets  de  ceux  qui  n'en  ont  point  :  je  doute  que 
cette  distinction  soit  solide.  Tout  événement 
me  semble  avoir  nécessairement  quelque  effet, 
ou  moral,  ou  physique,  ou  composé  des  deux, 
mais  qu'on  n'aperçoit  pas  toujours,  parce  que 
la  filiation  des  événemens  est  encore  plus  diffi- 
cile à  suivre  que  celle  des  hommes.  Comme  en 
général  on  ne  doit  pas  chercher  des  effets  plus 
considérables  que  les  événemens  qui  les  pro- 
duisent, la  petitesse  des  causes  rend  souvent 
l'examen  ridicule,  quoique  les  effets  soient  cer- 
tains, et  souvent  aussi  plusieurs  effets  presque 
imperceptibles  se  réunissent  pour  produire  un 
événement  considérable.  Ajoutez  que  tel  effet 
ne  laisse  pas  d'avoir  lieu,  quoiqu'il  agisse  hors 
du  corps  qui  l'a  produit.  Ainsi,  la  poussière 
qu'élève  un  carrosse  peut  ne  rien  faire  à  la  mar- 
che de  la  voiture,  et  influer  sur  celle  du  monde  : 
mais  comme  il  n'y  arien  d'étranger  àl'univers, 
tout  ce  qui  s'y  fait  agit  nécessairement  sur  l'u- 
nivers même. 

Ainsi,  monsieur,  vos  exemples  meparoissent 
plus  ingénieux  que  convaincans.  Je  vois  mille 
raisons  plausibles  pourquoi  il  nétoit  peut-être 

l'équilibre  entre  deux  poids,  il  n'est  pas  nécessaire,  selon 
M.  de  Voltaire,  que  ces  deux  poids  soient  rigoureusement 
égaux  pour  que  cet  équilibre  ait  lieu.  Or,  je  lui  fais  voir  que, 
dans  cette  supposition,  il  y  a  nécessairement  effet  sans  cause, 
ou  cause  sans  effet.  Puis  ajoutant  la  seconde  supposition  des 
deux  poids  de  f <  r  et  du  grain  d'aimant,  je  lui  fais  voir  que , 
quand  on  feroit  dans  la  nature  quelque  observaUon  semblable 
à  l'exemple  supposé,  cela  ne  prouveroit  enc  ire  reii  en  sa, 
f,iveur,  parce  qu'il  ne  sauroil  s'assurer  que  quel(|ne  cuise  na- 
turelle on  secrète  ne  produit  pas  en  cette  occasion  l'apparente 
iri'csrtiiariié  doot  il  accuse  la  nature. 


pas  indifférent  à  l'Europe  qu'un  certain  jour 
l'héritière  de  Bourgogne  fût  bien  ou  mal  coif- 
fée, ni  au  destin  de  Rome  que  César  tournât  Ie8 
yeux  à  droite  ou  à  gauche,  et  crachât  de  l'un 
ou  de  l'autre  côté,  en  allant  au  sénat  le  jour 
qu'il  y  fut  puni.  En  un  mot,  en  me  rappelant 
le  grain  de  sable  ciié  par  Pascal,  je  suis,  à 
quelques  égards,  de  l'avis  de  votre  bramine  : 
et,  de  quelque  manière  qu'on  envisage  les  cho- 
ses, si  tous  les  événemens  n'ont  pas  des  effets 
sensibles,  il  me  paroît  incontestable  que  tous 
en  ont  de  réels,  dont  l'esprit  humain  perd  aisé- 
ment le  fil,  mais  qui  ne  sont  jamais  confondus 
par  la  nature. 

Vous  dites  qu'il  est  démontré  que  les  corps 
célestes  font  leur  révolution  dans  l'espace  non 
résistant  :  c'étoit  assurément  une  belle  chose  à 
démontrer  ;  mais,  selon  la  coutume  des  igno- 
rans,  j'ai  très-peu  de  foi  aux  démonstrations 
qui  passent  ma  portée.  J'imaginerois  que,  pour 
bâtir  celle-ci,  l'on  auroit  à  peu  près  raisonné  de 
cette  manière.  Telle  force  agissant  selon  telle 
loi,  doit  donner  aux  astres  tel  mouvement  dans 
un  milieu  non  résistant;  or,  les  astres  ont 
exactement  le  mouvement  calculé,  donc  il  n'y 
a  point  de  résistance.  Mais  qui  peut  savoir  s'il 
n'y  a  pas,  peut-être,  un  million  d'autres  lois 
possibles,  sans  compter  la  véritable,  selon  les- 
quelles les  mêmes  mouvemens  s'expliqueroient 
mieux  encore  dans  un  fluide  que  dans  le  vide 
par  celle-ci?  L'horreur  du  vide  n'a-l-elle  pas 
long-temps  expliqué  la  plupart  des  effets  qu'on 
a  depuis  attribués  à  l'action  de  l'air?  D'autres 
expériences  ayant  ensuite  détruit  l'horreur  du 
vide,  tout  ne  s'est-il  pas  trouvé  plein  ?  N'a-t-on 
pas  rétabli  le  vide  sur  de  nouveaux  calculs? 
Qui  nous  répondra  qu'un  système  encore  plus 
exact  ne  le  détruira  pas  derechef?  Laissons  les 
difficultés  sans  nombre  qu'un  physicien  feroit 
peut-être  sur  la  nature  de  la  lumière  et  des  es- 
paces éclairés  ;  mais  croyez-vous  de  bonne  foi 
que  Bayle,  dont  j'admire  avec  vous  la  sagesse 
et  la  retenue  en  matière  d'opinions,  eût  trouvé 
la  vôtre  si  démontrée?  En  général,  il  semble 
que  les  sceptiques  s'oublient  un  peu  sitôt  qu'ils 
prennent  le  ton  dogmatique,  et  qu'ils  devroient 
user  plus  sobrement  que  personne  du  terme  de 
démontrer.  Le  moyen  d'être  cru  quand  on  se 
vante  de  ne  rien  savoir,  en  affirmant  tant  de 
choses  !  Au  reste,  vous  avez  fait  un  correctif 


ANNÉE  1756. 


U& 


très-jusie  au  système  de  Pope,  en  observani 
qu'il  n'y  a  aucune  gradation  proportionnelle 
entre  les  créatures  et  le  Créateur,  et  que  si  Iti 
chatncdes  êtres  créés  aboutità  Dieu,  c'est  parce 
qu'il  la  tient,  et  non  parce  qu'il  la  termine. 

Sur  le  bien  du  tout  préférable  à  celui  de  sa 
partie,  vous  faites  dire  à  l'homme  :  Je  dois  être 
aussi  cher  à  mon  maître,  moi  être  pensant  et 
sentant,  que  les  planètes,  qui  probablement  ne 
sentent  point.  Sans  doute  cet  univers  matériel 
ne  doit  pas  être  plus  cher  à  son  auteur  qu'un 
seul  être  pensant  et  sentant  ;  mais  le  système  de 
cet  univers,  qui  produit,  conserve  et  perpétue 
tous  les  êtres  pensans  et  sentans,  lui  doit  être 
plus  cher  qu'un  seul  de  ces  êtres  ;  il  peut  donc, 
malgré  sa  bonté,  ou  plutôt  ()ar  sa  bonté  même, 
sacrifier  quelque  chose  du  bonheur  des  indivi- 
dus à  la  conservation  du  tout.  Je  crois,  j'espère 
valoir  mieux  aux  yeux  de  Dieu  que  la  terre 
d'une  planète  ;  mais  si  les  planètes  sont  habitées, 
comme  il  est  probable,  pourquoi  vaudrois-je 
mieux  à  ses  yeux  que  tous  les  habitans  de  Sa- 
turne? On  a  beau  tourner  ces  idées  en  ridicule, 
il  est  certain  que  toutes  les  analogies  sont  pour 
cette  population,  et  qu'il  n'y  a  que  l'orgueil 
humain  qui  soit  contre.  Or,  celte  population 
supposée,  la  conservation  de  l'univers  semble 
avoir  pour  Dieu  même  une  moralité  qui  se  mul- 
tiplie par  le  nombre  des  mondes  habités. 

Que  le  cadavre  d'un  homme  nourrisse  des 
vers,  des  loups,  ou  des  plantes,  ce  n'est  pas, 
je  l'avoue,  un  dédommagement  de  la  mort  de 
cet  homme;  mais  si,  dans  le  système  de  cet 
univers,  il  est  nécessaire  à  la  conservation  du 
genre  humain  qu'il  y  ait  une  circulation  de 
substance  entre  les  hommes,  les  animaux  et 
les  végétaux,  alors  le  mal  particulier  d'un 
individu  contribue  au  bien  général.  Je  meurs, 
je  suis  mangé  des  vers  ;  mais  mes  enfans,  mes 
frères,  vivront  comme  j'ai  vécu  ;  mon  cadavre 
engraisse  la  terre  dont  ils  mangeront  les  pro- 
ductions ;  et  je  fais,  par  l'ordre  de  la  nature  et 
pour  tous  les  hommes,  ce  que  firent  volontai- 
rement Codrus,  Curtius,  les  Décies,  les  Phi- 
lènes,  et  mille  autres,  pour  une  petite  partie 
(ies  hommes. 

Pour  revenir,  monsieur,  au  système  que 
vous  attaquez,  je  crois  qu'on  ne  peut  l'exami- 
i>or  convenablement  sans  distinguer  avec  soin 
le  mal  particulier,  dont  aucun  philosophe  n'a 


jamais  nié  l'existence,  du  mal  général  que  nie 
l'optimisme.  Il  n'est  pas  question  de  savoir  si 
chacun  de  nous  souffre  ou  non,  mais  s'il  étoit 
bon  que  l'univers  fût,  et  si  nos  maux  étoicnt 
inévitables  dans  sa  constitution.  Ainsi,  l'ad- 
dilion  d'un  article  rendroit,  ce  semble,  la 
proposition  plus  exacte;  et,  au  lieu  de  tout  est 
bien,  il  vaudroit  peut-être  mieux  dire,  le  tout 
est  bien^  ou  tout  est  bien  pour  le  tout.  Alors  il 
est  très-évident  qu'aucun  homme  ne  sauroil 
donner  de  preuves  directes  ni  pour  ni  contre  ; 
car  ces  preuves  dépendent  d'une  connoissance 
parfaite  de  la  constitution  du  monde  et  du  but 
de  son  auteur,  et  celte  connoissance  est  incon- 
testablement au-dessus  de  l'intelligence  hu- 
maine. Les  vrais  principes  de  l'optimisme  ne 
peuvent  se  tirer  ni  des  propriétés  de  la  matière, 
ni  de  la  mécanique  de  l'univers,  mais  seule- 
ment par  induction  des  perfections  de  Dieu 
qui  préside  à  tout  :  de  sorte  qu'on  ne  prouve 
pas  l'existence  de  Dieu  par  le  système  de  Pope, 
mais  le  système  de  Pope  par  l'existence  de 
Dieu,  et  c'est,  sans  contredit,  de  la  question 
de  la  Providence  qu'est  dérivée  celle  de  l'ori- 
gine du  mal  ;  que  si  ces  deux  questions  n'ont 
pas  été  mieux  ti  ailées  l'une  que  l'autre,  c'est 
qu'on  a  toujours  si  mal  raisonné  sur  la  Provi- 
dence, que  ce  qu'on  en  a  dit  d'absurde  a  fort 
embrouillé  tous  les  corollaires  qu'on  pouvoit 
tirer  de  ce  grand  et  consolant  dogme. 

Les  premiers  qui  ont  gâté  la  cause  de  Dieu 
sont  les  prêtres  et  les  dévots,  qui  ne  souffrent 
pas  que  rien  se  fasse  selon  l'ordre  établi,  mais 
font  toujours  intervenir  la  justice  divine  à  des 
événemens  purement  naturels  ;  et,  pour  être 
sûrs  de  leur  fait,  punissent  et  ch&lient  les  mé- 
chans,  éprouvent  ou  récompensent  les  bons 
indifféremment  avec  des  biens  ou  des  maux, 
selon  l'événement.  Je  ne  sais,  pour  moi,  si 
c'est  une  bontie  théologie,  mais  je  trouve  que 
c'est  une  mauvaise  maïuère  de  raisonner  de 
fonder  indifféremment  sur  le  pour  et  le  contre 
les  preuves  de  la  Providence,  et  de  lui  attri- 
buer, sans  choix,  tout  ce  qui  se  feroit  égale- 
ment sans  elle. 

Les  philosophes,  à  leur  tour,  ne  me  parois- 
sent  guère  plus  raisonnables,  quand  je  les  vois  ' 
s'en  prendre  au  ciel  de  ce  qu'ils  ne  sont  pas 
impassibles,  crier  que  tout  est  perdu  quand 
ils  ont  mal  aux  dénis,  ou  qu'ils  sont  pauvres, 


244 


CORRESPONDANCE. 


ou  qu'on  les  vole,  et  charger  Dieu,  comme  dit 
Sénèque,  de  la  garde  de  leur  valise.  Si  quel- 
que accident  tragique  eût  fait  périr  Cartouche 
ou  César  dans  leur  enfance,  on  auroit  dit  : 
Quels  crimes  avoient-ils  commis?  Ces  deux 
brigands  ont  vécu,  et  nous  disons  :  Pourquoi 
les  avoir  laissé  vivre?  Au  contraire,  un  dévot 
dira,  dans  le  premier  cas,  Dieu  vouloit  punir 
le  père  en  lui  ôtant  son  enfant;  et  dans  le  se- 
cond. Dieu  conservoit  l'enfant  pour  le  châti- 
ment du  peuple.  Ainsi,  quelque  parti  qu'ait 
pris  la  nature,  la  Providence  a  toujours  raison 
chez  les  dévots,  et  toujours  tort  chez  les  phi- 
losophes. Peut-être  dans  l'ordre  des  choses  hu- 
maines n'a-t-elle  ni  tort  ni  raison,  parce  que 
tout  tient  à  la  loi  commune,  et  qu'il  n'y  a  d'ex- 
ception pour  personne.  Il  est  à  croire  que  les 
événemens  particuliers  ne  sont  rien  aux  yeux 
du  maître  de  l'univers;  que  sa  providence  est 
seulement  universelle;  qu'il  se  contente  de  con- 
server les  genres  et  les  espèces,  et  de  présider 
au  tout,  sans  s'inquiéter  de  la  manière  dont 
chaque  individu  passe  cette  courte  vie.  Un  roi 
sage,  qui  veut  que  chacun  vive  heureux  dans 
ses  étals,  a-t-il  besoin  de  s'informer  si  les  caba- 
rets y  sont  bons  ?  Le  passant  murmure  une  nuit 
quand  ils  sont  mauvais,  et  vit  tout  le  reste  de 
ses  jours  d'une  impatience  aussi  déplacée.  Com- 
morandi  enim  natura  diversorium  nobis^  non 
habitandï  dédit. 

Pour  penser  juste  à  cet  égard,  il  semble  que 
les  choses  d,evroient  être  considérées  relative- 
ment dans  l'ordre  physique  et  absolument 
dans  l'ordre  moral  :  la  plus  grande  idée  que  je 
puis  me  faire  de  la  Providence  est  que  chaque 
être  matériel  soit  disposé  le  mieux  qu'il  est  pos- 
sible par  rapport  au  tout  ,  et  chaque  être  in- 
telligent et  sensible  le  mieux  qu'il  est  possible 
par  rapport  à  lui-même;  en  sorte  que,  pour 
qui  sent  son  existence,  il  vaille  mieux  exister 
que  ne  pas  exister.  Mais  il  faut  appliquer  cette 
règle  à  la  durée  totale  de  chaque  être  sensible, 
et  non  à  quelque  instant  particulier  de  sa  du- 
rée tel  que  la  vie  humaine  ;  ce  qui  montre  com- 
bien la  question  de  la  Providence  tient  à  celle 
de  l'immortalité  de  l'âme,  que  j'ai  le  bonheur 
de  croire,  sans  ignorer  que  la  raison  peut  en 
douter,  et  à  celle  de  l'éternité  des  peines,  que 
ni  vous,  ni  moi,  ni  jamais  homme  pensant  bien 
de  Dieu,  ne  croirons  jamais. 


Si  je  ramène  ces  questions  diverses  à  leur  prin- 
cipe commun,  il  me  semble  qu'elles  se  rappor- 
tent toutes  à  celle  de  l'existence  de  Dieu.  Si  Dieu 
existe,  il  est  parfait  ;  s'il  est  parfait,  il  est  sage, 
puissant,  et  juste  ;  s'il  est  sage  et  puissant,  tout 
est  bien  ;s'il  est  juste  et  puissant,  mon  âme  est 
immortelle;  si  mon  âme  est  immortelle,  trente 
ans  de  vie  ne  sont  rien  pour  moi,  et  sont  peut- 
être  nécessaires  au  maintien  de  l'univers.  Si  l'on 
m'accorde  la  première  proposition,  jamais  on 
n'ébranlera  les  suivantes;  si  on  la  nie,  il  ne  faut 
point  discuter  sur  ses  conséquences. 

Nous  ne  sommes  ni  l'un  ni  l'autre  dans  ce 
dernier  cas.  Bien  loin,  du  moins,  que  je  puisse 
rien  présumer  de  semblable  de  votre  part  en 
lisant  le  recueil  de  vos  œuvres,  la  plupart  m'of- 
frent les  idées  les  plus  grandes,  les  plus  douces, 
les  plus  consolantes  de  la  divinité  ;  etj'aime  bien 
mieux  un  chrétien  de  votre  façon  que  de  celle 
de  la  Sorbonne. 

Quant  à  moi,  je  vous  avouerai  naïvement 
que  ni  le  pour  nilecontre  ne  me  paroissent  dé- 
montrés sur  ce  point  par  les  seules  lumières 
de  la  raison,  et  que  si  le  théiste  ne  fonde  son 
sentiment  que  sur  des  probabilités,  l'athée, 
moins  précis  encore,  ne  me  paroît  fonder  le 
sien  que  sur  des  possibilités  contraires.  Déplus, 
les  objections  de  part  et  d'autre  sont  toujours 
insolubles,  parce  qu'elles  roulent  sur  des  cho- 
ses dont  les  hommes  n'ont  point  de  véritable 
idée.  Je  conviens  de  tout  cela,  et  pourtant  je 
crois  en  Dieu  tout  aussi  fortement  que  je  crois 
une  autre  vérité,  parce  que  croire  et  ne  pas 
croire  sont  les  choses  du  monde  qui  dépendent 
le  moins  de  moi  ;  que  l'état  de  doute  est  un  état 
trop  violent  pour  mon  âme;  que,  quand  ma 
raison  flotte,  ma  foi  ne  peut  rester  long-temps 
en  suspens,  et  se  détermine  sans  elle;  qu'enfin 
mille  sujets  de  préférence  m'attirent  du  côté  le 
plus  consolant,  et  joignent  le  poids  de  l'espé- 
rance à  l'équilibre  de  la  raison. 

Voilà  donc  une  vérité  dont  nous  partons  tous 
deux,  à  l'appui  de  laquelle  vous  sentez  com- 
bien l'optimisme  est  facile  à  défendre  et  la 
Providence  à  justifier,  et  ce  n'est  pas  à  vous 
qu'il  faut  répéter  les  raisonnemens  rebattus, 
mais  solides,  qui  ont  été  faits  si  souvent  à  ce 
sujet.  A  l'égard  des  philosophes  qui  ne  con- 
viennent pas  du  principe,  il  ne  faut  point  dis- 
puter avec  eux  sur  ces  matières,  parce  que  ce 


ANNÉE  1756. 


245 


qui  n'est  qu'une  preuve  de  sentiment  pour 
nous  ne  peut  devenir  pour  eux  une  démonsira- 
lion,  et  que  ce  n'est  pas  un  discours  raisonna- 
ble de  dire  à  un  homme  :  Vous  devez  croire  ceci 
parce  que  je  le  crois.  Eux,  de  leurcôlé,  ne 
doivent  point  non  plus  disputer  avec  nous  sur 
ces  mômes  matières,  parce  qu'elles  ne  sont  que 
descorollairesde  la  proposition  principalequ'un 
adversaire  honnête  ose  à  peine  leur  opposer, 
et  qu'à  leur  tour  ils  auroient  tort  d'exiger  qu'on 
leur  prouvât  le  corollaire  indépendamment  de 
la  proposition  qui  lui  sert  de  base.  Je  pense 
qu'ils  ne  le  doivent  pas  encore  par  une  autre 
raison  :  c'est  qu'il  y  a  de  l'inhumanité  à  trou- 
bler des  âmes  paisibles  et  à  désoler  les  hommes 
à  pure  perte ,  quand  ce  qu'on  veut  leur  ap- 
prendre n'est  ni  certain  ni  utile.  Je  pense,  en  un 
mot,  qu'à  votre  exemple  on  ne  sauroit  attaquer 
trop  fortement  la  superstition  qui  (rouble  la  so- 
ciété, ni  trop  respecter  la  religion  qui  la  soutient. 
Mais  je  suis  indigné,  comme  vous,  que  la  foi 
de  chacun  ne  soit  pas  dans  la  plus  parfaite  li- 
berté, et  que  l'homme  ose  contrôler  l'intérieur 
des  consciences  où  il  ne  sauroit  pénétrer,  comme 
s'il  dépendoit  de  nous  de  croire  ou  de  ne  pas 
croire  dans  des  matières  où  la  démonstration 
n'a  point  lieu,  et  qu'on  pût  jamais  asservir  la 
raison  à  l'autorité.  Les  rois  de  ce  monde  ont-ils 
donc  quelque  inspection  dans  l'autre,  et  sont-ils 
en  droit  de  tourmenter  leurs  sujets  ici-bas  pour 
les  forcer  d'aller  en  paradis  ?  Non,  tout  gou- 
vernement humain  se  borne,  par  sa  nature, 
aux  devoirs  civils;  et,  quoi  qu'en  ait  pu  dire  le 
sophiste  Hobbes,  quand  un  homme  sert  bien 
l'état,  il  ne  doit  compte  à  personne  de  la  ma- 
nière dont  il  sert  Dieu. 

J'ignore  si  cet  être  juste  ne  punira  point  un 
jour  toute  tyrannie  exjMcée  en  son  nom  ;  je  suis 
bien  sûr  au  moins  qu'il  ne  la  partagera  pas,  et 
ne  refusera  le  bonheur  éternel  à  nul  incrédule 
vertueux  et  de  bonne  foi.  Puis-je,  sans  offen- 
ser sa  bonté,  et  môme  sa  justice,  douter  qu'un 
cœur  droit  ne  rachète  une  erreur  involontaire, 
et  que  des  mœurs  irréprochables  ne  vaillentbien 
mille  cultes  bizarres  prescrits  par  les  hommes 
et  rejetés  par  la  raison?  Je  dirai  plus  :  si  je 
pouvois,  à  mon  choix,  acheter  les  œuvres  aux 
dépens  de  ma  foi,  et  compenser,  à  force  de  ver- 
tu, mon  incrédulité  supposée,  je  ne  balance- 
rois  pas  un  instant,  et  j'aimerois  mieux  pouvoir 


dire  à  Dieu  :  J'ai  fait,  sans  songer  à  toi,  le 
bien  qui  Vesl  agréabie,  et  mon  cœur  suivoit  la 
volonté  sans  la  connoître,  que  de  lui  dire, 
comme  il  faudra  que  je  le  fasse  un  jour,  Je 
t'aimois,  et  je  n'ai  cessé  de  V offenser  ;  je  Vai 
connu^  et  n'ai  rien  fait  pour  te  plaire. 

Il  y  a,  je  l'avoue,  une  sorte  de  profession  do 
foi  que  les  lois  peuvent  imposer;  mais  hors  les 
principes  de  la  morale  et  du  droit  naturel ,  elle 
doit  ôlrc  purement  négative,  parce  qu'il  peut 
exister  dos  religions  qui  attaquent  les  fonde- 
mens  de  la  société,  et  qu'il  faut  commencer  par 
exterminer  ces  religions  pour  assurer  la  paix 
de  l'état.  De  ces  dogmes  à  proscrire,  l'intolé- 
rance est  sans  difficulté  le  plus  odieux;  mais  il 
faut  la  prendre  à  sa  source;  car  les  fanatiques 
les  plus  sanguinaires  changent  de  langage  selon 
la  fortune,  et  ne  prêchent  que  patience  et  dou- 
ceur quand  ils  ne  sont  pas  les  plus  forts.  Ainsi 
j'appelle  intolérant  par  principe  tout  homme 
qui  s'imagine  qu'on  ne  peut  être  homme  de 
bien  sans  croire  tout  ce  qu'il  croit,  et  damne 
impitoyablement  ceux  qui   ne  pensent  point 
comme  lui.  En  effet,  les  fidèles  sont  rarement 
d'humeur  à  laisser  les  réprouvés  en  paix  dans 
ce  monde,  et  un  saint  qui  croit  vivre  avec  des 
damnés  anticipe  volontiers  sur  le  métier  du  dia- 
ble. Quant  aux  incrédules  intolérans  qui  vou- 
droient  forcer  le  peuple  à  ne  rien  croire,  je  ne 
les  bannirois  pas  moins  sévèrement  que  ceux 
qui  le  veulent  forcer  à  croire  tout  ce  qu'il  leur 
plaît;  car  on  voit,  au  zèle  de  leurs  décisions,  à 
l'amertume  de  leurs  satires,  qu'il  ne  leur  man- 
que que  d'être  les  maîtres  pour  persécuter  tout 
aussi  cruellement  les  croyans  qu'ils  sont  eux- 
mêmes  persécutés  par  les  fanatiques.  Où  est 
l'homme  paisible  et  doux  qui  trouve  bon  qu'on 
ne  pense  pas  comme  lui?  Cet  homme  ne  se 
trouvera  sûrement  jamais  parmi  les  dévots,  et 
il  est  encore  à  trouver  chez  les  philosophes. 

Je  voudrois  donc  qu'on  eût  dans  chaque  état 
un  code  moral,  ou  une  espèce  de  profession  do 
foi  civile  qui  contînt  positivement  les  maximes 
sociales  que  chacun  seroit  tenu  d'admettre,  et 
négativement  les  maximes  intolérantes  qu'on 
seroit  tenu  de  rejeter,  non  comme  impies,  mais 
comme  séditieuses.  Ainsi,  toute  religion  qui 
pourroit  s'accorder  avec  le  code  seroit  admise; 
toute  religion  qui  ne  s'y  accorderoit  pas  seroit 
proscrite,  et  chacun  seroit  libre  de  n'en  avoir 


^46 


CORRESPONDANCE. 


point  d'autre  que  le  code  même.  Cet  ouvrage, 
fait  avec  soin ,  seroit,  ce  me  semble,  le  livre  le 
plus  utile  qui  jamais  ait  été  composé,  et  peut- 
être  le  seul  nécessaire  aux  hommes.  Voilà, 
monsieur,  un  sujet  pour  vous;  je  souhaiterois 
passionnément  que  vous  voulussiez  entrepren- 
dre cet  ouvrage,  et  l'embellir  de  votre  poésie, 
afin  que  chacun  pouvant  l'apprendre  aisément, 
il  portât  dès  l'iMifance,  dans  touâ  les  cœurs,  ces 
seiitimensde douccuretd'humanité  qui  brillent 
dans  vos  écrits,  et  qui  manquent  à  tout  le 
monde  dans  la  pratique.  Je  vous  exhorte  à  mé- 
diter ce  projet,  qui  doit  plaire  à  l'auteur  à^Al- 
zire.Nous  nous  avez  donné,  dans  votre  poëme 
sur  la  religion  naturelle ,  le  catéchisme  de 
l'homme;  donnez-nous  maintenant,  dans  celui 
que  je  vous  propose,  le  catéchisme  du  citoyen. 
C'est  une  matière  à  méditer  long-temps,  et 
peut-être  à  réserver  pour  le  dernier  de  vos  ou- 
vrages, afin  d'achever,  par  un  bienfait  au  genre 
humain,  la  plus  brillante  carrière  que  jamais 
homme  de  lettres  ait  parcourue. 

Je  ne  puis  m'empêcher,  monsieur,  de  remar- 
quer à  ce  propos  une  opposition  bien  singulière 
entre  vous  et  moi  dans  le  sujet  de  cette  lettre. 
Rassasié  de  gloire,  et  désabusé  des  vaines  gran- 
deurs, vous  vivez  libre  au  sein  de  l'abondance  ; 
bien  sur  de  votre  immortalité,  vous  philoso- 
phez paisiblement  sur  la  nature  de  l'âme;  et,  si 
le  corps  ou  le  cœur  souffre,  vous  avezTronchin 
pour  médecin  et  pour  ami  :  vous  ne  trouvez 
pourtant  que  mal  sur  la  terre.  Et  moi,  homme 
obscur,  pauvre,  et  tourmenté  d'un  mal  sans 
remède,  je  médite  avec  plaisir  dans  ma  retraite, 
et  trouve  que  tout  est  bien.  D  où  viennent  ces 
contradictions  apparentes?  Vous  l'avez  vous- 
même  expliqué  :  vous  jouissez,  mais  j'espère; 
et  l'espérance  embellit  tout. 

J'ai  autant  de  peine  à  quitter  cette  ennuyeuse 
lettre  que  vous  en  aurez  à  l'achever.  Pardonnez- 
moi,  grand  homme,  un  zèle  peut-être  indis- 
cret, mais  qui  ne  s'épancheroit  pas  avec  vous 
si  je  vous  estimois  moins.  A  Dieu  ne  plaise  que 
je  veuille  offenser  celui  de  mes  contemporains 
dont  j'honore  le  plus  les  talens ,  et  dont  les 
écrits  parlentle  mieux  à  mon  cœur;  mais  il  s'agit 
de  la  cause  de  la  Providence,  dont  j'attends 
tout.  Après  avoir  si  long-temps  puisé  dans  vos 
leçons  des  consolations  et  du  courage,  il  m'est 
dur  que  vous  m'ôticz  maintenant  tout  cela  pour 


ne  m'offrir  qu'une  espérance  incertaine  et  va- 
gue, plutôtcomme  un  palliatif  actuel  que  comme 
un  dédommagement  à  venir.  Non,  j'ai  trop 
souffert  en  cette  vie  pour  n'en  pas  attendre  une 
autre.  Toutes  les  subtilités  de  la  métaphysique 
ne  me  feront  pas  douter  un  moment  de  l'immor- 
talité de  l'âme,  et  d'une  Providence  bienfai- 
sante. Je  la  sens,  je  la  crois,  je  la  veux,  je 
l'espère,  je  la  défendrai  jusqu'à  mon  dernier 
soupir;  et  ce  sera,  de  toutes  les  disputes  que 
j'aurai  soutenues,  la  seule  où  mon  intérêt  ne  sera 
pas  oublié.  Je  suis  avec  respect,  monsieur,  etc. 


LETTRE  DE  VOLTAIRE. 

(  En  réponse  à  la  précédente.  ) 

Aux  Délices ,  12  septembre  1786. 

Mon  cher  philosophe,  nous  pouvons  vous  et 
moi ,  dans  les  intervalles  de  nos  maux,  raison- 
ner en  vers  et  en  prose.  Mais  dans  le  moment 
présent,  vous  me  pardonnerez  de  laisser  là 
toutes  ces  discussions  philosophiques  qui  ne 
sont  que  des  amusemons.  Votre  lettre  est  très- 
belle,  mais  j'ai  chez  moi  une  de  mes  nièces, 
qui,  depuis  trois  semaines,  est  dans  un  assez 
grand  danger  :  je  suis  garde-malade  et  très- 
malade  moi-même.  J'attendrai  que  je  me  porte 
mieux,  et  que  ma  nièce  soit  guérie,  pour  pen- 
ser avec  vous.  M.  Tronchin  m'a  dit  que  vous 
viendriez  enfin  dans  votre  pairie  :  M.  d'Alem- 
bert  vous  dira  quelle  vie  philosophique  on 
mènedansma  petite  retraite.  Elle  méritcroitle 
nom  qu'elle  porte ,  si  elle  pouvoil  vous  possé- 
der quelquefois.  On  dit  que  vous  haïssez  le  sé- 
jour des  villes  ;  j'ai  cela  de  commun  avec  vous; 
je  voudrois  vous  ressembler  en  tant  de  choses, 
que  cette  conformité  pût  vous  déterminer  à  ve- 
nir nous  voir.  L'état  où  je  suis  ne  me  permet 
pas  de  vous  en  dire  davantage.  Comptez  que  de 
tous  ceux  qui  vous  ont  lu,  personne  ne  vous 
estime  mieux  que  moi,  malgré  mes  mauvaises 
plaisanteries,  et  que  de  tous  ceux  qui  vous  ver- 
ront ,  personne  n'est  plus  disposé  à  vous  aimer 
tendrement.  Je  commence  par  supprimer  toute 
cérémonie  (*). 

"^  Cette  lettre,  avec  celle  du  47  juin  1760  rapportée  dans 


ANMÊE  1756. 


247 


A   M.   MONIER,    PbINTKE  d'aVIGKON  , 

gui  m'avuit  envoyé  trois  fois  la  même  pièce  de  vers,  deiiiandanl 
instamment  une  réponse. 

A  IHermitage,  le  44  septembre  1756. 

Ainsi,  monsieur,  votre  épttre  et  vos  louanges 
sont  un  expédient  que  la  curiosité  vous  inspire, 
pour  voir  une  lettre  de  ma  façon  ;  d'où  j'infère 
à  quoi  j'aurois  dû  m'atlendre  si  des  moyens 
contraires  vous  eussent  conduit  à  la  même  fin. 

Pour  moi  je  trouve  qu'on  no  doit  jamais  ré- 
pondre aux  injures,  et  moins  encore  aux  louan- 
ges; car,  si  la  vérité  les  dicte,  elle  en  fait  l'ex- 
cuse ou  la  récompense;  et,  si  c'est  le  mensonge, 
il  les  faut  également  mépriser. 

D'ailleurs ,  monsieur,  que  dire  à  quelqu'un 
qu'on  ne  connoît  point?  Il  y  a  de  l'esprit  dans 
vos  vers;  vous  m'y  donnez  beaucoup  d'éloges, 
et  peut-être  en  méritez-vous  à  plus  juste  tilre  ; 
mnis  ce  sont  deux  foibies  recommandations 
pi  es  de  moi  que  de  l'esprit  et  de  l'encens. 

Je  vois  que  vous  aimez  à  écrire,  en  cela  je  ne 
vous  blâme  pas  :  mais,  moi,  je  n'aime  point  à 
lépondre,  surtout  à  des  coniplimens,  et  il  n'est 
pas  juste  que  je  sois  tyrannisé  pour  votre  plai- 
sir :  non  que  mon  temps  soit  précieux,  comme 
vous  dites;  il  se  passe  à  souffrir,  ou  se  perd 
dans  l'oisiveté,  et  j'avoue  qu'on  ne  peut  guère 
on  faire  un  moindre  usage  ;  mais  quand  je  ne 
puis  l'employer  utilement  pour  personne,  je  ne 

les  Confessions  (tome  I,  page  285),  et  saur  un  billet  en  termes 
fort  durs,  que  Rousseau,  cinq  ans  après,  crut  devoir  adresser 
à  Voltaire,  termine  la  correspondance  de  ces  deux  hommes 
Illustres.  Que  n'a-t-elle  continué  en  couservant  son  premier 
caractère!  En  lisant  sur  ce  sujet  les  observations  de  Ginguené 
(notes  II,  III  et  IV  de  son  ouvrage),  tout  homme  impartial 
décidera  facilement  auquel  des  deux  la  faute  doit  en  être  im- 
putée.—  Au  reste,  on  saitque  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  Rousseau 
n'a  cessé  de  rendre  justice  à  Voltaire.  Il  en  parla  toujours  en 
liotnnie  pénétré  de  ses  grands  talens,  même  de  ses  qualités 
morales,  et  de  tons  ses  titres  à  l'admiration  et  à  la  reconnois- 
s  ince  publiques.  Nous  en  avons  rapporté  un  trait  dans  i'^p- 
]endice  avx  Confessions  {tome},  page  558).  L'éditeur  du 
ret^neil  des  romances  de  Rousseau,  gravé  en  1781,  nous  en 
fournit  un  autre  dont  il  n'importe  pas  moins  de  conserver  la 
mémoire,  et  qui  peut  trouver  ici  sa  place, 
a  M.  Rousseau  nignoroit  pas  que  M.  de  Voltaire  avolt  fait 

•  ses  efforts  pour  l'avilir  aux  yeux  de  ses  contemporains  et  de  la 

•  postérité.  Malgré  cela  toutes  les  fois  qu'il  étoit  question,  en 
»  sa  présence,  de  l'auteur  de  la  Heniiade,  il  se  plaisoit  à  lui 
«donner  des  éloges...  Quelques  jours  avant  la  première  re- 
»  présentation  d'/rcnp  (mars  (778  ),  il  s'intéressoit  si  vérita- 

>  hiement  au  succès  de  celte  pièce,  qu'il  disoit  que,  datif /a 

>  st'pposit:on  qu'elle  se  ressevtU  de  la  vieillesse  de  son 

•  niileur,  il  y  uuroll  autant  d'inhumanité  que  d'ingrali- 
n  tuile  au  public  à  en  témoigner  son  mécontentement.  » 
Aver'issenicul,  pages.  ti.  P. 


veux  pas  qu'on  m'empêche  de  le  perdre  comme 
il  me  plaii.  Une  seule  minute  usurpée  est  un 
bien  que  tous  les  rois  de  l'univers  ne  me  sau- 
roient  rendre,  et  c'est  pour  disposer  de  moi  que 
je  fuis  les  oisifs  des  villes,  gens  aussi  ennuyés 
qu'ennuyeux,  qui,  ne  sachant  que  faire  de  leur 
temps,  abusent  de  celui  des  autres.  Je  suis  très- 
parfaitement,  etc. 


A   MADAME  D'ÉPINAY. 


..  1736. 


Je  commence  par  vous  dire  que  je  suis  réso- 
lu, déterminé,  quoi  qu'il  arrive,  à  passer  l'hi- 
ver à  l'Hermitage;  que  rien  ne  me  fera  changer 
de  résolution,  et  que  vous  n'en  avez  pas  le 
droit  vous-même,  parce  que  telles  ont  été  nos 
conventions  quand  je  suis  venu;  ainsi  n'en  par- 
lons plus,  que  pour  vous  dire  en  deux  mots  mes 
raisons. 

Il  m'est  essentiel  d'avoir  du  loisir,  de  la  tran- 
quillité, et  toutes  mes  commodités  pour  tra- 
vailler cet  hiver;  il  s'agit  en  cela  de  tout  pour 
moi.  Il  ya  cinq  mois  que  je  travaille  à  pourvoir 
à  tout,  afin  que  nul  soin  ne  vienne  me  détour- 
ner. Je  me  suis  pourvu  de  bois;  j'ai  fait  mes  pro- 
visions; j'ai  rassemblé,  rangé  des  papiers  et  des 
livres  pour  être  commodément  sous  ma  main. 
J'ai  pourvu  de  loin  à  toutes  mes  aises  en  cas  de 
maladie  :  je  ne  puis  avoir  de  loisir  qu'en  suivant 
ce  projet;  et  il  faudra  nécessairement  que  je 
donne  à  m'arrangcr  le  temps  que  je  ne  puis  me 
dispenser  de  donner  à  mon  travail.  Un  démé- 
nagement ,  je  le  sais  par  expérience ,  ne  pwt  se 
faire,  malgré  vous-même,  sans  perte,  dégâts 
et  frais  de  ma  part,  que  je  ne  puis  supporter 
une  seconde  fois.  Si  j'emporte  tout,  voilà  des 
embarras  terribles;  si  je  laisse  quelque  chose, 
il  me  fera  faute,  ou  l'on  viendra  le  voler  ici  cet 
hiver;  enfin,  dans  la  position  où  je  suis,  mon 
temps  et  mes  commodités  me  sont  plus  pré- 
cieux q»e  ma  vie.  Mais  ne  vous  iinaj^inez  pas 
que  je  coure  ici  aucun  risque;  je  me  défendrai 
toujours  aisément  de  l'ennemi  du  dehors;  c'est 
au-dedans  qu'il  étoit  dangereux.  Je  vous  pro- 
mets de  ne  jamais  m'éloigner  sans  précaution. 
Je  ne  compte  pas  même  me  promener  de  tout 
l'hiver  ailleurs  que  dans  le  jardin  :  il  faudroit 
faire  un  siège  pour  m'atiaquer  ici.  Pour  sur- 


248 


CORRESPONDANCE. 


croît  de  précaution,  je  ferai  toujours  coucher 
un  voisin  dans  la  maison.  Enfin,  sitôt  que  vous 
m'aure^tenvoyé  désarmes,  je  ne  sortirai  jamais 
sans  un  pistolet  en  vue,  même  autour  de  la  mai- 
son ;  d'ailleurs  je  compte  faire  parler  à  notre 
homme  par  M.  Matta.  Ne  m'en  parlez  donc 
plus,  ma  bonne  amie;  vous  ne  feriez  que  me 
désoler,  et  n'obtiendriez  rien  ;  car  la  contradic- 
tion m'est  mortelle,  etje  suis  entêtéavec  raison. 
Je  vois,  par  votre  billet,  que  c'est  lundi  et 
non  pas  dimanche,  que  vous  congédiez  notre 
homme  (');  ce  que  je  remarque,  parce  qu'il 
n'est  pas  indifférent  que  je  sois  instruit  exacte- 
ment du  jour.  N'oubliez  pas  de  lui  donner  la 
note  de  ce  que  vous  consentez  qu'il  emporte  de 
la  chambre  ;  sans  quoi ,  ne  sachant  pas  ce  qui 
est  à  lui,  je  ne  laisserai  rien  sortir.  Je  suis  touché 
de  vos  alarmes  et  des  inquiétudes  que  je  vous 
donne  ;  mais  comme  elles  ne  sont  pas  raisonna- 
bles, je  vous  prie  de  les  calmer.  Aimez-moi 
toujours  et  tout  ira  bien.  Bonjour  (*). 


A   L\   MÊME. 

Le  lundi,  septembre  I7S6. 

Il  y  a  un  mot  dans  votre  lettre  qui  me  fait 
beaucoup  de  peine,  et  je  vois  bien  que  vos  cha- 
grins ne  sont  pas  finis  (**)  ;  j'irai  le  plus  tôt  qu'il 
me  sera  possible  savoir  de  quoi  il  s'agit. 

J'ai  mieux  aimé  donner  congé  à  votre  jardi- 
nier que  de  vous  en  laisser  le  tracas.  Cependant 
cela  ne  vous  l'évite  pas  ;  il  prétend  avoir  un 
autre  compte  avec  vous.  Je  n'ignore  pas  ce  que 
vous  faites  pour  moi  sans  m'en  rien  dire,  et  je 
vous  laisse  faire,  parce  que  je  vous  aime  et  qu'il 
ïfe  m'en  coûte  pas  de  vous  devoir  ce  que  je  ne 
peux  tenir  de  moi-même,  au  moins  quant  à 
présent.  11  prétend  aussi  que  tous  les  outils  du 

(')  Le  jardinier. 

(•)  Voici  le  commencement  des  persécutions  dont  Rousseau 
parle  dans  ses  Confessions.  On  vouloit  qu'il  rentrât  à  Paris.  La 
inëre  de  Thérèse  s'ennuyoit  à  l'Hermitage,  où  sa  seule  société 
consistoit  dans  Thérèse,  et  dans  Jean-Jacques,  qu'elle  ne  com- 
prenoit  pas.  Comme  elle  se  faisoit  faire  des  cadeaux  à  l'insu  de 
Rousseau  par  les  amis  de  celui-ci,  l'on  sent  combien  elle  étoit 
contrariée  d'être  dans  une  solitude  où,  pendant  l'hiver,  on  ne 
voyoit  personne.  M.  P. 

(**)  D'après  les  Mémoires  de  madame  d'Épinay,  l'on  sait 
qu'elle  avoit  des  chagrias  de  deux  sortes.  Les  uns  lui  venoient 
de  son  mari,  qui  mangeoit  sa  fortune  avec  des  actrices;  et  les 
autres  d'elle-même.  Elle  aima  tour  à  tour  Francueil  et  Grimm, 
et  vit  deux  fois  sa  passion  survivre  à  celle  qu'elle  avoil  in- 
apirée.  M.  P. 


jardin,  de  vieux  échalas,et  les  graines,  sont  à 
lui  ;  j'ai  du  penchant  à  le  croire,  mais  dans 
l'incertitude,  je  ne  laisserai  rien  sortir  sans 
votre  ordre. 

Je  ne  sais  si  le  jour  de  Diderot  est  changé  :  ils 
ne  m'ont  rien  fait  dire ,  etje  les  attends.  Bon- 
jour, ma  bonne  amie.  J'ai  reçu  hier  une  lettre 
obligeante  de  Voltaire  (*). 

Comme  je  connois  le  jardinier  pour  un  inso- 
lent, je  dois  vous  prévenir  que  si  j'ai,  quant  à 
moi,  lieu  d'être  contentde ses  services, il  ne  la 
pas  moins  de  l'être  de  ma  reconnoissance. 


A  LA  MEME. 
Dimanche  matin,  l'Hermitage,  octobre  1730. 

J'apprends  avec  plaisir,  ma  bonne  amie,  que 
vous  êtes  mieux,  et  madame  votre  mère  aussi; 
je  ne  saurois  vous  en  dire  autant  de  moi.  Je 
commence  à  craindre  d'avoir  porté  mes  projets 
plus  loin  que  mes  forces,  et  si  l'état  où  je  suis 
continue  ,  je  doute  que  je  revoie  le  printemps  ni 
mon  pays;  au  surplus,  l'âme  est  assez  Iran- 
quille,  surtoutdepuisquej'ai  revu  mon  ami  (**). 

Je  voulois  vous  aller  voir  aujourd'hui,  mais 
il  faut  remettre  à  demain  ;  encore  ne  puis-je 
m'assurer  de  rien.  Ce  sera  sûrement  le  premier 
moment  où  je  me  sentirai  du  courage.  Je  n'ai 
point  vu  mon  menaçant  compatriote;  je  vous 
remercie  de  votre  avis,  mais  je  ne  puis  m'em- 
pêcher  de  rire  de  vos  alarmes.  A  demain. 


A   LA  MÊME. 

L'Hermitage,  octobre  <756. 

Quelque  impatience  que  j'aie  de  sortir  pour 
aller  vous  quereller,  il  faut,  madame,  que  je 
garde  encore  la  chambre  malgré  moi  pour  une 
maudite  fluxion  sur  les  dents,  qui  me  désole. 
Faites-moi  donc  dire  de  vos  nouvelles,  puisque 
je  n'en  saurois  encore  aller  savoir  moi-même; 
mais  croyez  que  je  ne  laisserai  paséchapper  pour 
cela  le  premier  jour  de  relâche.  J'espère  vous 
voir  tout-à-fait  rétablie  et  vous  retrouver  cet 
air  et  ces  yeux  qui  mettent  M.  de  Saint-J.  et 
bien  d'autres  si  mal  à  leur  aise. 

(*)  C'est  la  lettre  du  U  septembre,  pag.  216. 

(")  Uiderot,  qui  ht  dans  ce  mois  une  visite  à  l'Hermitage.  M.  P 


ANNÉE  1736. 


249 


A  LA  MÊME. 
L'Iiermilage,  novembre  17M. 

Je  suis  beaucoup  mieux  aujourd'hui  ;  mais  je 
ne  pourrai  cependant  vous  voir  que  la  semaine 
prochaine,  et  j'irai  fièrement  à  pied;  car  cet 
appareil  de  carrosse  me  faitmal  àTimafiinaiion, 
comme  si  je  pouvois  manquer  de  jambes  pour 
vous  aller  voir.  Vous  ne  m'avez  rien  dit  de 
vous  ;  j'espère  que  mademoiselle  Le  Vasseur 
m'en  rapportera  de  bonnes  nouvelles.  Bon- 
jour, madame. 


A  LA  MEME. 
L'Hermitage,  ce  mardi  au  soir  1756. 

J'envoie,  ma  bonne  amie,  savoir  de  vos  nou- 
velles par  Damour,  qui  va  à  Paris  se  présenter 
pour  une  bonne  condition,  qui,  j'espère,  ne  lui 
fera  pas  quitter  la  vôtre;  et  quand  elle  la  lui 
feroit  quitter,  vos  principes  et  les  miens  sont 
qu'il  ne  faut  nuire  à  personne  pour  notre  inté- 
rêt; ainsi  je  lui  ai  donné  un  certificat  en  votre 
nom,  tel  que  le  peut  comporter  le  peu  de  temps 
qu'il  y  a  qu'il  est  à  votre  service. 

Je  vous  prie  de  lui  donner  l'adresse  de  M.  de 
Gauffecourt,  afinqu'il  aille  de  ma  part  en  savoir 
des  nouvelles,  car  j'en  suis  fort  en  peine  :  fai- 
tes-moi dire  des  vôtres  et  de  tout  ce  qui  vous 
intéresse.  Je  ne  puis  vous  écrire  plus  au  long; 
madamedeChenonceaux  a  passé  ici  la  jourriée  ; 
elle  vient  de  partir  au  flambeau.  Il  est  tard  à 
l'Hermitage,  je  vais  me  coucher.  Adieu. 

Je  ne  sais  toujours  point  ce  que  signifient 
les  douze  francs  de  M.  Grimm. 


A  LA  MÊME. 


L'Hermitage,  décembre  1756. 


Les  chemins  sont  si  mauvais,  que  je  prends 
îe  parti  de  vous  écrire  par  la  poste,  et  vous 
pourrez  en  faire  de  même  ;  car  on  m'apporte 
mes  lettres  de  Montmorency  jusqu'ici,  et  je  suis 
à  cet  égard  comme  au  milieu  de  Paris. 

Il  fait  ici  un  froid  rigoureux  qui  vient  altérer 
un  peu  de  bonne  heure  ma  provision  de  bois, 
mais  qui  me  montre,  par  l'image  prématurée 
de  l'hiver,  que,  quoi  qu'on  en  dise,  cette  saison 


n'est  plus  terrible  ici  qu'ailleurs  que  par  l'ab- 
sence des  amis  ;  mais  on  se  console  par  l'espoir 
de  les  retrouver  au  printemps,  ou  du  moins  de 
les  revoir;  car  il  y  a  long-temps  que  vous  me 
faites  connoîire  qu'on  les  retrouve  au  besoin 
dans  toutes  les  saisons. 

Pour  Dieu,  gardez  bien  cette  chère  imbécil- 
lité, trésor  inattendu  dont  le  ciel  vous  favorise 
et  dont  vous  avez  grand  besoin  ;  car  si  c'est  un 
rhumatisme  pour  l'esprit,  c'est  au  corps  un 
très-bon  emplâtre  pour  la  santé;  il  vous  fau- 
droit  bien  de  pareils  rhumatismes  pour  vous 
rendre  impotente;  et  j'aimerois  mieux  que  vous 
ne  pussiez  remuer  ni  pied  ni  patte,  c'est-à-dire 
n'écrire  ni  vers  ni  comédie,  que  de  vous  savoir 
la  migraine. 

Je  dois  une  réponse  à  M.  de  Gauffecourt; 
mais  je  compte  toujours  qu'il  viendra  la  rece- 
voir. En  attendant  les  bouts-rimes,  il  peut  prier 
M.  (;ha[)puis  d'envoyer  un  double  du  mémoire 
que  je  lui  ai  laissé.  Si  tout  ceci  vous  paroît  clair, 
le  rhumatisme  vous  tient  bien  fort. 

A  propos  de  M.  de  Gauffecourt,  et  son  manu- 
scrit, quand  voulez-vous  me  le  renvoyer?  Sa- 
vez-vous  qu'il  y  a  quatre  ans  que  je  travaille  à 
pouvoir  le  lire,  sans  avoir  pu  en  venir  à  bout? 
IBonjour,  madame  ;  touchez  pour  moi  la  patte 
à  toute  la  société  (*). 


A   LA   MEME. 

Le  13  décembre  1756. 

Ma  chère  amie,  il  faudra  que  j'étouffe,  si  je 
ne  verse  pas  mes  peines  dans  le  sein  de  l'amitié. 
Diderot  m'a  écrit  une  lettre  qui  me  perce  l'âme. 
Il  me  fait  entendre  que  c'est  par  grâce  qu'il  ne 
me  regarde  pas  comme  un  scélérat,  et  qu'il  y 
aurait  bien  à  dire  là-dessus^  ce  sont  ses  termes; 
etcela,savez-vous pourquoi? parceque  madame 
Le  Vasseur  est  avec  moi.  Eh  !  bon  Dieu  !  que 
diroit-il  de  plus  si  elle  n'y  étoit  pas?  je  les  ai 
recueillis  dans  la  rue,  elle  et  son  mari,  dans  un 
âge  où  ils  n'étoient  plus  en  état  de  gagner  leur 
vie.  Elle  ne  m'a  jamais  rendu  que  trois  mois  de 
service.  Depuis  dix  ans  je  m'ôie  pour  elle  le 
pain  de  la  bouche;  je  la  mène  dans  un  bon  air, 

(*;  Madame  d'Kpinay  appeloit  ses  ours  plusieurs  personnes 
de  sa  société  :  il  y  avoit  déjà  long-temps  quelle  dounoit  ce 
ni»m  à  Ilousscau.  t».  1*. 


I 


250 


COURESPOiNDAiNCK. 


où  rien  ne  lui  manque  ;  je  renonce  pour  elle  au 
séjour  de  ma  pairie  ;  elle  est  sa  maîtresse  abso- 
lue; va,  vient  sans  compte  rendre  ;  j'en  ai  au- 
tant de  soin  que  de  ma  propre  mère  ;  tout  cela 
n'est  rien,  et  je  ne  suis  qu'un  scélérat  si  je  nelui 
sacrifie  encore  mon  bonheur  et  ma  vie,  et  si  je 
ne  vais  mourir  de  désespoir  à  Paris  pour  son 
amusement.  Hélas!  la  pauvre  femme  ne  le 
désire  point;  elle  ne  se  plaint  point;  elle  est  très- 
contente.  Mais  je  vois  ce  que  c'est;  M.  Grimm 
ne  sera  pas  content  lui-même  qu'il  ne  m'ait  ôté 
tous  les  amis  que  je  lui  ai  donnés.  Philosophes 
des  villes,  si  ce  sont  là  vos  vertus,  vous  me 
consolez  bien  de  n'être  qu'un  méchant  !  J'étois 
heureux  dans  ma  retraite,  la  solitude  ne  m'est 
pointa  charge;  je  crains  peu  la  misère;  l'oubli 
du  monde  m'est  indifférent  ;  je  porte  mes  maux 
avec  patience  :  mais  aimer,  et  ne  trouver  que 
des  cœurs  ingrats,  ah  1  voilà  le  seul  qui  me  soit 
insupportable  1  Pardon,  ma  chère  amie  ;  j'ai  le 
cœur  surchargé  d'ennuis,  et  les  yeux  gonflés 
de  larmes  qui  ne  peuvent  sortir.  Si  je  pouvois 
vous  voir  un  moment  et  pleurer,  que  je  sorois 
soulagé  1  Mais  je  ne  remettrai  de  ma  vie  les 
pieds  à  Paris;  pour  le  coup,  je  l'ai  juié. 

J'oubliois  de  vous  dire  qu'il  y  a  même  de  la 
plaisanterie  dans  la  lettre  du  philosophe  ;  il 
devient  barbare  avec  légèreté  :  on  voit  qu'il 
se  civilise. 


A   LA  MÊME. 


Janvier  1757. 


Tenez,  madame,  voilà  les  lettres  de  Diderot 
et  ma  dernière  réponse;  lisez  et  jugez-nous, 
car  pour  moi  je  suis  trop  aigri,  trop  violem- 
ment indigné,  pour  avoir  de  la  raison. 

Je  viens  de  déclarer  à  madame  Le  Vasseur 
que,  quelque  plaisir  que  nous  eussions  tous 
deux  à  vivre  ensemble,  mes  amis  jugeoient 
qu'elle  étoit  trop  mal  ici  pour  une  femme  de 
son  âge;  qu'il  falloit  qu'elle  allât  à  Paris  vivre 
avec  ses  cnfans,  et  que  je  leur  donnerois  tout 
ce  que  j'avois  au  monde,  à  elle  et  à  sa  fille. 
Là-dessus  la  fille  s'est  mise  à  pleurer,  et  mal- 
gré la  douleur  de  se  séparer  de  sa  mère,  elle  a 
protesté  qu'elle  ne  me  quilleroit  point,  et  en 
vérité  les  philosophes  auront  beau  dire,  je  ne 
l'y  contraindrai  pos.  11  faut  donc  que  je  me  ré- 


serve quelque  chose  pour  la  nourrir,  aussi  bien 
que  moi.  J'ai  donc  dit  à  madame  Le  Vasseur 
que  je  lui  ferois  une  pension  qui  lui  seroiî 
payée  aussi  long-temps  que  je  vivrois,  et  c'est 
ce  qui  sera  exécuté.  Je  lui  ai  dit  encore  que  je 
vous  prierois  d'en  régler  la  somme,  et  je  vous 
en  prie,  ne  craignez  point  de  la  faire  trop  forte, 
j'y  gagnerai  toujours  beaucoup,  ne  fût-ce  que 
ma  liberté  personnelle. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  affreux  pour  moi,  c'est 
que  la  bonne  femme  s'est  mis  en  tête  que  tout 
cela  est  un  jeu  joué  entre  Diderot,  moiet  sa  fille, 
et  que  c'est  un  moyen  que  j'ai  imaginé  pour  me 
défaire  d'elle.  Elle  m'a  représenté  là-dessus  une 
chose  très-juste,  savoir,  qu'ayant  passé  une 
partie  de  l'hiver  ici,  il  lui  est  bien  dur  d'en 
partir  à  l'approche  du  printemps  ;  je  lui  ai  dit 
qu'elle  avoit  raison,  mais  que  s'il  venoit  à  lui 
arriver  le  moindre  malheur  durant  l'été,  on  ne 
manqueroitpasdem'en  rendre  responsable.  Ce 
ne  sera  pas  le  public,  ai-je  ajouté,  qui  dira  cela; 
ce  seront  mes  amis,  et  je  n'ai  pas  le  courage  de 
m'exposer  à  passer  chez  eux  pour  un  assassin. 

Il  y  a  quinze  jours  que  nous  vivions  paisible- 
ment ici,  et  dans  une  concorde  parfaite.  Main- 
tenant nous  voilà  tous  alarmés,  agités,  pleurant, 
forcés  de  nous  séparer.  Je  vous  assure  que  cet 
exemple  m'apprendra  à  ne  me  mêler  jamais 
qu'avec  connoissance  de  cause  et  beaucoup  dit 
circonspection  des  affaires  domestiques  de  mes 
amis,  et  je  suis  très-incertain  même  si  je  dois 
écrire  à  M.  d'Épinay  en  faveur  de  ce  pau- 
vre Cahouet  (*). 

Comme  Diderot  me  marque  qu'il  viendra 
samedi,  il  est  important  de  lui  envoyer  sur-le- 
champ  sa  lettre.  S'il  vient,  il  sera  reçu  avec  hon- 
nêteté, mais  mon  cœur  se  fermera  devant  lui, 
et  je  sens  que  nous  ne  nous  reverrons  jamais. 
Peu  lui  importe,  ce  ne  sera  pour  lui  qu'un  ami 
de  moins.  Mais  moi,  je  perdrai  tout,  je  serai 
tourmenté  le  reste  de  ma  vie.  Un  autre  exemple 
m'a  trop  appris  que  je  n'ai  point  un  cœur  qui 
sache  oublier  ce  qui  lui  fut  cher.  Évitons,  s'il 
se  peut,  une  rupture  irréconciliable.  Je  suis  si 
cruellement  tourmenté,  quejaijugéàproposde 
vous  envoyer  cet  exprès,  afin  d'avoir  réponse 
à  point  nommé.  Servez-vous-en  pour  l'envoyer 
porter  la  lettre  à  Diderot,  cl  me  répondez 


(*)  Secrétaire  de  M.  d'Epinay. 


M.  P. 


ANNÉE  1757. 


251 


sur-le-champ ,  si  vous  avez  quelque  pitié  de 
moi. 

P.  S.  Il  faut  que  jo  vous  ajoute  que  madame 
Le  Vasseur  me  fait  à  présent  de  violons  repro- 
ches; elle  me  les  fait  durement,  avec  hauteur, 
et  du  ton  de  quelqu'un  qui  se  sent  bien  appuyé. 
Je  ne  réponds  rien  non  plus  que  sa  fille  ;  nous 
nous  contentons  de  gémir  en  silence  :  je  vois 
que  les  vieillards  sont  durs,  sans  pitié,  sans  en- 
trailles ,  et  n'aiment  plus  rien  qu'eux-mêmes. 
Vous  voyez  que  je  ne  peux  plus  éviter  d'être  un 
monstre.  J'en  suis  un  aux  yeux  de  M.  Diderot, 
si  madame  Le  Vasseur  reste  ici  ;  j'en  suis  un  à 
ses  yeux,  si  elle  n'y  reste  pas.  Quelque  parti 
que  je  prenne,  me  voilà  méchant  malgré  moi. 


A   LA   MÊMK. 


1757. 


Je  reçois  votre  lettre,  ma  bonne  amie,  une 
heure  après  que  je  vous  ai  envoyé  un  exprès 
avec  celle  que  vous  me  demandez.  Je  ne  suis  pas 
homme  à  précautions,  et  surtout  avec  mes  amis, 
et  je  n'ai  gardé  aucune  copie  de  mes  lettres. 
Vous  avez  bien  prévu  que  la  vôtre  m'attendri- 
roit.  Je  vous  jure,  ma  bonne  amie,  que  votre 
amitié  m'est  plus  chère  que  la  vie,  et  qu'elle 
me  console  de  tout. 

Je  n'ai  rien  à  répondre  à  ce  que  vous  me  mar- 
quez des  bonnes  intentions  de  Diderot,  qu'une 
seule  chose;  mais  pesez-la  bien.  Il  connoît  mon 
caractère  emporté  et  la  sensibilité  de  mon  ân>e. 
Posons  que  j'aie  eu  tort,  certainement  il  étoit 
l'agresseur  ;  c'étoit  donc  à  lui  à  me  ramener 
par  les  voies  qu'il  y  savoit  propres;  un  mot, 
un  seul  mot  de  douceur  me  faisoit  tomber  la 
plume  de  la  main,  les  larmes  des  yeux,  et 
jétois  aux  pieds  de  mon  ami.  Au  lieu  de  cela, 
voyez  le  ton  de  sa  seconde  lettre,  voyez  com- 
ment il  raccommode  la  dureté  de  la  première  ; 
s'il  avoit  formé  le  projet  de  rompre  avec  moi, 
comment  s'y  seroil-il  pris  autrement?  Croyez- 
moi,  ma  bonne  amie,  Diderot  est  maintenant 
un  homme  du  monde.  Il  fut  un  temps  où  nous 
étions  tous  deux  pauvres  et  ignorés,  et  nous 
étions  amis.  J'en  puis  dire  autant  de  Grimm  ; 
mais  ils  sont  devenus  tous  deux  des  gens  im- 

portans J'ai  continué  d'être  ce  que  j'étois, 

et  nous  ne  nous  convenons  plus. 


Au  reste,  je  suis  porté  à  croire  que  j'ai  fait 
injustice  à  ce  dernier,  et  même  que  ce  n'est 
pas  la  seule  ;  mais  si  vous  voulez  connottre 
quelles  ont  été  toujours  pour  lui  mes  disposi-, 
tions  intérieures,  je  vous  renvoie  à  un  mot  du 
billet  que  vous  avez  dû  recevoir  aujourd'hui 
et  qui  ne  vous  aura  pas  échappé.  Mais  tous 
ce  gens-là  sont  si  hauts,  si  maniérés,  si  secs; 
le  moyen  d'oser  les  aimer  encore?  Non,  ma 
bonne  amie,  mon  temps  est  passé.  Hélas  !  je 
suis  réduit  à  désirer  pour  eux  que  nous  ne  re- 
devenions jamais  amis.  Il  n'y  a  plus  que  l'ad- 
versité qui  puisse  leur  rendre  la  tendresse 
qu'ils  ont  eue  pour  moi  !  Jugez  si  votre  amitié 
m'est  chère,  à  vous  qui  n'avez  pas  eu  besoin 
de  ce  moyen  cruel  d'en  connoître  le  prix. 

Surtout  que  Diderot  ne  vienne  pas Mais 

je  devrois  me  rassurer,  il  a  promis  de  venir. 


A  LA  MEME. 


..  4737. 


Madame  Le  Vasseur  doit  vous  écrire ,  ma 
bonne  amie;  je  l'ai  priée  de  vous  dire  sincère- 
ment ce  qu'elle  pense.  Pour  la  mettre  bien  à 
son  aise,  je  lui  ai  déclaré  que  je  ne  voulois  pas 
voir  sa  lettre ,  et  je  vous  prie  de  ne  me  rien 
dire  de  ce  qu'elle  contient. 

Je  n'enverrai  pas  la  mienne  à  Diderot,  puis- 
que vous  vous  y  opposez.  Mais  me  sentant 
très-grièvement  offensé,  il  y  auroit  à  convenir 
d'un  tort  que  je  n'ai  pas  une  bassesse  et  une 
fausseté  que  je  ne  saurois  me  permettre,  et 
que  vous  blâmeriez  vous-même  sur  ce  qni  se 
passe  au  fond  de  mon  cœur.  L'Kvangile  or- 
donne bien  à  celui  qui  reçoit  un  soufflet  d'offrir 
l'autre  joue,  mais  non  pas  de  demander  par- 
don. Vous  rappelez-vous  cet  homme  de  comé- 
die qui  crie  au  meurtre  en  donnant  des  coups 
de  bâton?  Voilà  le  rôle  du  philosophe. 

N'espérez  pas  l'empêcher  de  venir  par  lo 
temps  qu'il  fait  :  il  seroit  très-fâché  qu'il  fût 
plus  beau.  La  colère  lui  donnera  le  loisir  et 
les  forces  que  l'amitié  lui  refuse  :  il  s'excédera 
pour  venir  à  pied  me  répéter  les  injures  qu'il 
me  dit  dans  ses  lettres.  Je  ne  les  endurerai 
rien  moins  que  patiemment  ;  il  s'en  retournera 
être  malade  à  Paris,  et  moi,  je  paroîtrai  à  tout 
le  monde  un  homme  fort  odieux.  Patience  ! 


252 


CORRESPOlNDANCi:. 


il  fciut  souffrir.  N'admirez-VOUs  pas  la  raison 
de  cet  homme  qui  me  vouloit  venir  prendre 
à  Saint-Denis,  en  fiacre,  y  dîner,  et  me  rem- 
mener en  fiacre,  et  à  qui,  huit  jours  après, 
sa  fortune  ne  permet  plus  d'aller  à  l'Hormitage 
autrement  qu'à  pied  ?  Pour  parler  son  lan- 
gage, il  n'est  pas  absolument  impossible  que 
ce  soit  là  le  ton  de  la  bonne  foi;  mais,  dans 
ce  cas,  il  faut  qu'en  huit  jours  il  soit  arrivé 
d'étranges  révolutions  dans  sa  fortune.  0  la 
philosophie  ! 

Je  prends  part  au  chagrin  que  vous  donne 
la  maladie  de  madame  votre  mère;  mais  croyez 
que  votre  peine  ne  sauroit  approcher  de  la 
mienne  ;  on  souffre  moins  encore  de  voir  ma- 
lades les  personnes  qu'on  aime,  qu'injustes  et 
cruelles. 

Adieu,  ma  bonne  amie;  voici  la  dernière  fois 
que  je  vous  parlerai  de  celte  malheureuseaffaire. 

Vous  me  parlez  d'aller  à  Paris  avec  un  sang- 
froid  qui  me  réjouiroit  dans  tout  autre  temps. 
Je  me  liens  pour  bien  dites  toutes  les  belles 
choses  qu'il  y  auroit  à  dire  là-dessus;  mais 
avec  tout  cela ,  je  n'irai  de  ma  vie  à  Paris, 
et  je  bénis  le  ciel  dem'avoir  faitours,  hermite, 
et  têtu,  plutôt  que  philosophe  (*). 


A  Là  MEME. 

De  l'Hermitage,  à  dix  heures  du  maliu,  1737. 

Quand  j'avois  un  almanach  et  point  de  pen- 
dule, je  datoisdu  quantième  ;  maintenant  que 
j'ai  une  pendule  et  point  d'almanach,  je  date 
de  l'heure.  Je  suis  obligé  de  vous  dire,  à  cause 
du  rhumatisme,  que  c'est  une  manière  de  vous 
demander  un  almanach  pour  mes  étrennes. 

Le  lieutenant  criminel  (**)  vous  supplie 
d'agréer  ses  respects.  La  maman  n'en  peut 
faire  autant,  attendu  qu'elle  est  à  Paris  et 
malade  d'un  gros  rhume  ;  elle  compte  pourtant 
revenir  lundi,  et  j'espère  qu'elle  me  rapportera 
de  vos  nouvelles. 

Je  reçois  à  l'instant  votre  lettre  et  vos  pa- 
quets. Je  n'ai  pas  bien  entendu  les  géans  du 
Nord,  et  la  glacière ,  et  les  lutins,  et  les  tasses 

(*)  Cette  lettre  se  lit  déjà  dans  les  Confessions,  tome  I", 
page  240  ;  nous  la  reproduisons  ici ,  parce  que  le  texte  diffère 
de  11  coiiie  quavoit  conservée  Rousseau. 

(*')  Mademoiselle  Le  Vasscur.  G.  P. 


à  la  crème,  etc.,  ce  qui  me  fait  comprendre 
que  VOUS  m'avez  avec  tout  cela  inoculé  de 
votre  rhumatisme;  ainsi  vous  faites  bien  de 
m'envoyeren  même  temps  votre  cotillon  pour 
m'en  guérir  (*);  j'ai  pourtant  quelque  peur 
qu'il  ne  me  tienne  un  peu  trop  chaud,  car  je 
n'ai  pas  accoutumé  d'être  si  bien  fourré. 


A  LA  MÊME. 

Passe  pour  le  cotillon,  mais  le  sel!  jamais 
femme  donna-l-elle  à  la  fois  de  la  chaleur  et 
de  la  prudence  ?  A  la  fin  vous  me  ferez  mettre 
mon  bonnet  de  travers,  et  je  ne  le  redresse- 
rai plus.  N'avez-vous  pas  assez  fait  pour  vous? 
Faites  maintenant  quelque  chose  pour  moi,  et 
laissez-vous  aimer  à  ma  guise. 

Oh  1  que  vous  êtes  bonne  avec  vos  explica- 
tions! Ah!  ce  cher  rhumatisme!  Maintenant 
que  vous  m'avez  expliqué  votre  billet,  expli- 
quez-moi le  commentaire  ;  car  cette  glacière 
où  je  ne  comprends  rien  y  revient  encore,  et, 
pour  moi,  je  ne  vous  connois  pas  d'autre  gla- 
cière qu'un  recueil  de  musique  françoise. 

Enfin  vous  avez  vu  l'homme  (**).  C'est  tou- 
jours autant  de  pris,  car  je  suis  de  votre  avis, 
et  je  crois  que  c'est  tout  ce  que  vous  en  aurez. 
Je  me  doute  pourtant  bien  de  ce  qu'un  ours 
musqué  (***)  devroit  vous  dire  sur  l'effet  de  ce 
premier  entretien;  mais  quant  à  moi,  je  pense 
que  le  Diderot  du  matin  voudra  toujours  vous 

(')  Voyez  les  Confessions,  livre  IX,  page  228  du  tome  1. 

(")  G'étoit  Diderot,  dont  Grimm  navolt  pu  vaincre  les  pré 
ventions  contre  madame  d'Épinay,  et  qui  se  refusoit  absolu- 
ment à  la  voir,  —  Pour  la  parfaite  intelligence  de  cette  lettre, 
il  faut  rapporter  ici  un  passage  de  la  lettre  de  madame  d'Épinay 
à  laquelle  celle-ci  sert  de  réponse. 

«  J'ai  vu  M.  Diderot,  et  si  je  n'étois  pas  une  imbécille,  il 
auroit  certainement  dîné  chez  moi  ;  mais  je  crois  que  le  pauvre 
Gauffecourt  mavoit  inoculé  sa  goutte  ou  son  rhumatisme  sur 
l'esprit;  et  puis,  je  ne  sais  point  tirailler  ni  violenter  les  gens; 
au  moyen  de  quoi  je  suis  très-persuadée  que  je  ne  le  reverrai 
pas  malgré  toutes  les  assurances  qu'il  m'a  données  de  venir 
me  voir.  Mais  encore  faut-il  vous  dire  comment  cette  entrevue 
s'est  passée.  J'étois  en  peine  de  notre  ami  que  j'avois  laissé  ea 
mauvais  état  hier  au  soir  ;  je  me  levai  ce  matin  de  bonne  heure 
et  je  me  rendis  chez  lui  avant  neuf  heures.  Le  baron  d'Holbach 
et  M.  Diderot  y étoient.  Celui-ci  voulut  sortir  dès  qu'il  me  vit: 
je  l'arrêtai  par  le  bras  :  Ah  !  lui  dis-je,  le  hasard  ne  me  ser- 
vira pas  si  bien  sans  que  j'en  profite.  Il  rentra,  et  je  puis  as- 
surer que  je  n'ai  de  ma  vie  eu  deux  heures  plus  agréables. 

»  Il  y  a  sans  doute  dans  ce  billet  bien  des  fautes  d'ortho- 
graphe, mais  vous  en  trouverez  davantage  encore  dans  les 
plans  que  je  vous  fais  passer.  »  G.  P. 

C*")  Grimm,  qui  se  parfumoit,  est  Voiirs  musqué.  M.  P. 


ANNÉK  1757. 


2S3 


aller  voir,  et  que  le  Diderot  du  soir  ne  vous 
aura  jamais  vue.  Vous  savez  bien  que  le  rhu- 
matisme le  tient  aussi  quelquefois,  et  quand  il 
ne  plane  pas  sur  ses  deux  {grandes  ailes  auprès 
du  soleil,  on  le  trouve  sur  un  tas  d  herbes, 
perclus  de  ses  quatre  pattes.  Croyez-moi,  si 
vous  avez  encore  un  cotillon  de  reste,  vous  ferez 
bion  de  le  lui  envoyer.  Je  ne  savois  pas  que  le 
papa  Gauffecourt  fût  malade,  et  l'on  m'a  même 
flatté  de  le  voir  aujourd'hui  ;  ce  que  vous  m'a- 
vez marqué  fera  que  s'il  ne  vient  pas,  j'en  serai 
fort  en  peine. 

Encore  de  nouveaux  plans?  Diable  soit  fait 
des  plans,  et  plan  plan  relantanpian  !  C'est 
sans  doute  une  fort  belle  chose  qu'un  plan, 
mais  faites  des  détails  et  des  scènes  théâtrales; 
il  ne  faut  que  cela  pour  le  succès  d'une  pièce  à 
la  lecture,  et  même  quelquefois  à  la  repré- 
sentation. Que  Dieu  vous  préserve  d'en  faire 
une  assez  bonne  pour  cela! 

J'ai  relu  votre  lettre  pour  y  chercher  les 
fautes  d'orthographe,  et  n'y  en  ai  pas  su  trou- 
ver une,  quoique  je  ne  doute  pas  qu'elles  n'y 
soient.  Je  ne  vous  sais  pas  mauvais  (![ré  de  les 
avoir  faites,  mais  bien  de  lès  avoir  remarquées. 
Moi,  j'en  voulois  faire  exprès  pour  vous  faire 
honte,  et  n'y  ai  plus  sonf[é  en  vous  écrivant. 

Bonjour,  mon  amie  du  temps  présent,  et 
bien  plus  encore  du  temps  à  venir.  Vous  ne 
me  dites  rien  de  votre  sanié,  ce  qui  me  fait 
augurer  qu'elle  est  bonne. 

A  propos  de  santé,  je  ne  sais  s'il  y  a  de  l'or- 
thographe dans  ce  chiffon,  mais  je  trouve  qu'il 
n'y  a  pas  grand  sens;  ce  qui  me  fait  croire 
que  je  n'aurois  pas  mal  fait  de  me  faire  de 
votre  cotillon  une  bonne  calotte  bien  épaisse, 
au  lieu  d'un  gilet,  car  je  sens  que  le  rhu- 
matisme ne  me  tient  pas  au  cœur,  mais  à 
la  cervelle. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  demander  au 
tyran  (*)  ce  que  signifie  un  paquet  qu'il  m'a 
fait  adresser,  contenant  deux  écus  de  six 
francs  :  cela  me  paroît  un  à-compte  un  peu 
fort  sur  les  parties  d'échecs  qu'il  doit  perdre 
avec  moi. 

Diderot  sort  d'ici;  je  lui  ai  montré  votre 
lettre  et  la  mienne.  Je  vous  l'ai  dit,  il  a  conçu 
une  grande  estime  pour  vous,  et  ne  vous  verra 
point.  Vous  en  avez  assez  fait,  même  pour  lui. 

.  (*)  Sobriquet  donné  à  Grimtn.  G.  P.  | 


Croyez-moi ,  laissez-le   aller.   I.a  maman 
Vasseur  se  porte  un  peu  mieux. 


A   LA  MÊMK. 

Voilà,  madame,  un  emploi  vacant  à  Gre- 
noble, comme  vous  verrez  ci-derrière;  mais 
j'ignore  et  dans  quel  département,  et  si  l'em- 
ploi n'est  point  trop  important;  ce  que  je  sais, 
c'est  que  le  gendre  de  madame  Sabi,  mon  hô- 
tesse, qui  est  dans  le  pays,  donneroit  une  pen- 
sion à  madame  Le  Vasseur,  si  elle  pouvoit  le 
lui  faire  obtenir;  que  le  père  du  prétendant 
est  très-sol vable ,  et  que  les  cautions  ne  lui 
manqueroient  pas.  Consultez  donc  là-dessus 
M.  d'Épinay,  si  vous  le  jugez  à  propos;  puis- 
que vous  avez  donné  à  madame  Le  Vasseur  la 
commission  de  vous  informer  des  emplois  va- 
cans,  nous  vous  parlons  de  celui-ci  à  tout 
hasard,  sauf  à  retirer  bien  vite  notre  prof)osi- 
tion,  si  elle  est  indiscrète,  comme  j'en  ai  peur. 

Faites-moi  dire  comment  vous  êles  aujour- 
d'hui. Je  vous  recommande  toujours  le  ména- 
gement; car  je  trouve  qu'en  général  on  prend 
trop  de  précautions  dans  les  autres  temps,  et 
jamais  assez  dans  les  convalescences.  Pour  moi, 
je  ne  vaux  pas  la  peine  qu'on  en  parle;  quand 
j'aurai  de  meilleures  nouvelles ,  soyez  sûre 
que  j'irai  vous  le  dire  moi-même.  Bonjour, 
madame  et  bonne  amie. 


A    LA    Mi'ME  (*). 

A  rilermitage,  janvier  17S7. 

Noussommes  ici  trois  malades,  dont  je  ne  suis 
pas  celui  qui  auroit  le  moins  besoin  d'être  gardé. 
Je  laisse  en  plein  hiver,  au  milieu  des  bois,  les 
personnes  que  j'y  ai  amenées  sous  promesse  de 
ne  les  y  point  abandonner.  Les  chemins  sont 
affreux,  et  l'on  enfonce  de  toutes  parts  jusqu'au 
jarret.  De  plus  de  deux  cents  amis  qu'avoit 
M.  de  Gauffecourt  à  Paris,  il  est  étrange  qu'un 
pauvre  infirme,  accablé  de  ses  propres  maux, 

(*)  Dans  une  lettre  précédente,  elleavoit  fait  part  à  Rousseau 
du  désir  que  témoignoit  Gauffecourt  malade  qu'il  vint  passer 
quelques  jours  avec  lui,  soupçonnant,  ajouloit-elle,  que  Gauf- 
fecourt avoit  quelques  affaires  à  arranger,  tt  qu'il  ne  vouloU 
les  confier  qu'à  lui.  G-  V. 


2S4 


CORRESPONDANCE. 


soit  le  seul  dont  il  ait  besoin.  Je  vous  laisse  ré- 
fléchir sur  tout  cela  ;  je  vais  donner  encore  ces 
deux  jours  à  ma  santé  et  aux  chemins  pour  se 
raffermir.  Je  compte  partir  vendredi  s'il  ne 
pleut  ni  ne  neige;  mais  je  suis  tout-à-fait  hors 
d'état  d'aller  à  pied  jusqu'à  Paris,  ni  même  jus- 
qu'à Saint-Denis,  et  le  pis  est  que  le  carrosse 
ne  peut  manquer  de  me  faire  beaucoup  de  mal 
dans  l'état  où  je  suis.  Cependant  si  le  vôtre  se 
trouve,  en  cas  de  temps  passable,  vendredi  à 
onze  heures  précises  devant  la  grille  de  M.  de 
Luxembourg  (*),  j'en  profiterai,  sinon  je  con- 
tinuerai ma  route  comme  je  pourrai,  et  j'arri- 
verai quand  il  plaira  à  Dieu.  Au  reste,  je  veux 
que  mon  voyage  me  soit  payé;  je  demande  une 
épingle  (**)  pour  ma  récompense;  si  vous  ne 
me  la  faites  pas  avoir,  vous  qui  pouvez  tout,  je 
ne  vous  le  pardonnerai  jamais. 

Je  choisis  d'aller  dîner  avec  vous,  et  coucher 
chez  Diderot.  Je  sens  aussi ,  parmi  tous  mes 
chagrins,  une  certaine  consolation  à  passer 
encore  quelques  soirées  paisibles  avec  notre 
pauvre  ami.  Quant  aux  affaires,  je  n'y  entends 
du  tout  rien  ;  je  n'en  veux  entendre  parler 
d'aucune  espèce,  à  quelque  prix  que  ce  soit  ; 
arrangez-vous  là-dessus.  Voilà  un  paquet  et 
une  lettre  que  je  vous  prie  de  faire  porter  chez 
Diderot.  Bonjour,  ma  bonne  amie  ;  tout  en  vous 
querellant,  je  vous  plains,  vous  estime,  et  ne 
songe  point  sans  attendrissement  au  zèle  et  à 
la  constance  dont  vous  avez  besoin,  toujours 
environnée  d'amis  malades  ou  chagrins  qui  ne 
tirent  leur  courage  et  leur  consolation  que 
de  vous. 


A   M.   DIDEROT. 

Ce  mercredi  soir,  1737. 

Quand  vous  prenez  des  engagemens,  vous 
n'ignorez  pas  que  vous  avez  femme,  enfant, 
domestique,  etc.  ;  cependant  vous  ne  laissez  pas 
de  les  prendre  comme  si  rien  ne  vous  forçoit 
d'y  manquer  :  j'ai  donc  raison  d'admirer  votre 
courage.  Il  est  vrai  que,  quand  vous  avez  pro- 
mis de  venir,  je  murmure  de  vous  attendre 

(')  Au  château  de  Montmorency. 

(*■)  Cette  épingle  étoit  un  emploi  dans  les  fermes,  demandé 
par  un  jeune  homme  qui  devoit  faire  à  madame  Le  Vasseur 
une  pension  dans  le  cas  où  cette  bonne  femme  le  lui  feroit 
obtenir.  Voir  la  lettre  pr(*cédcnte. 


toujours  vainement;  et  quand  vous  me  donnez 
des  rendez-vous,  de  vous  voir  manquer  à  tous 
sans  exception  :  voilà,  je  pense,  le  plus  grand 
des  maux  que  je  vous  ai  faits  en  ma  vie. 

Vous  n'avez  pas  changé.  Ne  vous  flattez  pas 
de  cela.  Si  vous  eussiez  toujours  été  ce  que  vous 
êtes,  j'ai  bien  de  la  peine  à  croire  que  je  fusse 
devenu  votre  ami;  je  suis  bien  sûr  au  moins 
que  vous  ne  seriez  pas  devenu  le  mien. 

Vous  voulez  venir  à  l'Hermitage  samedi?  Je 
vous  prie  de  n'en  rien  faire;  je  vous  en  prie  in- 
stamment. Dans  la  disposition  où  nous  sommes 
tous  deux,  il  ne  convient  pas  de  se  voir  si  tôt; 
carily  a  bien  de  l'apparence  que  ce seroit  notre 
dernière  entrevue,  et  je  ne  veux  pas  exposer 
une  amitié  qui  m'est  chère  à  cette  crise.  Il  n'est 
pas  question  de  mon  ouvrage,  et  je  ne  suis  plus 
en  état  d'en  parler,  ni  d'y  penser.  Mais  peut- 
être  serez-vous  bien  aise  de  gagner  une  mala- 
die, pour  avoir  le  plaisir  de  me  la  reprocher, 
et  de  me  chagriner  <ioublement.  Dans  nos  al- 
tercations, vous  avez  toujours  été  l'agresseur. 
Je  suis  très-sûr  de  ne  vous  avoir  jamais  fait 
d'aulremalquede  ne  pas  endurer  assez  patiem- 
ment celui  quevous  aimez  à  me  faire,  et  en  cela 
je  conviens  que  j'avois  tort.  J'élois  heureux 
dans  ma  solitude;  vous  avez  pris  à  tâche  d'y 
troubler  mon  bonheur,  et  vous  la  remplis- 
sez fort  bien.  D'ailleurs,  vous  aAez  dit  qu'il  n'y 
a  que  le  méchant  qui  soit  seul;  et,  pour  justi- 
fier votre  sentence,  il  faut  bien,  à  quelque 
prix  que  ce  soit,  faire  en  sorte  que  je  le  de- 
vienne. Philosophes!  philosophes! 

Non,  je  ne  reprocherai  point  au  ciel  de  ni'a- 
voir  donné  des  amis  ;  mais  sans  madame  d'É- 
pinay,  j'ai  bien  peur  que  je  n'eusse  à  lui  re- 
procher de  ne  m'en  avoir  point  donné.  Au 
reste,  je  ne  conviens  pas  de  leur  inutilité  ;  ils 
servoient  ci-devant  à  me  rendre  la  vie  agréa- 
ble, et  servent  maintenant  à  m'en  détacher. 

Quant  au  sophisme  inhumain  que  vous  me 
reprochez,  vous  avez  raison  d'en  parler  bien 
bas;  vous  ne  sauriez  en  parler  assez  bas  pour 
votre  honneur.  Que  Dieu  vous  préserve  d'avoir 
un  cœur  qui  voie  ainsi  ceux  de  vos  amis  !  Je 
commence  à  être  de  votre  avis  sur  madame  Le 
Vasseur  ;  elle  sera  mieux  à  Paris  :  malheureu- 
sement je  ne  puis  l'y  tenir  dans  l'uisance;  mais 
je  lui  donnerai  tout  ce  que  j'ai,  je  vendrai  tout; 
si  je  puis  gagner  quelque  chose,  le  produit  sera 


ANNÉE  1757. 


255 


,)Our  elle.  Elle  a  des  enfans  à  Paris  qui  peuvent 
la  soigner  :  s'ils  ne  suffisent  pas,  sa  Bile  la  sui- 
vra. En  tout  cela  je  ne  ferai  pas  trop  pour  mon 
cœur,  ni  assez  pour  mes  amis.  Mais,  quoi  qu'il 
en  puisse  arriver,  je  ne  veux  pas  aliéner  la  li- 
berté de  ma  personne,  ni  devenir  son  esclave, 
la  philosopio  dût-elle  me  démontrer  que  je  le 
dois.  Je  resterai  seul  ici;  je  mangerai  du  p:iin,je 
boirai  de  l'eau  ;  je  serai  heureux  cl  tranquille  : 
vous  aurez  madame  l.e  Vasseur,  et  je  serai 
bientôt  oublié. 

Je  crois  avoir  répondu  au  Lettré  (*),  c'esl-à- 
dirc  au  fils  d'un  fermier  général,  que  je  ne 
plaignois  pas  les  pauvres  qu'il  avoit  aperçus  sur 
le  rempart,  attendant  mon  liard  ;  qu'apparem- 
ment il  les  en  avoit  amplement  dédommagés; 
que  je  l'établissois  mon  substitut;  que  les  pau- 
vres de  Paris  n'auroient  pas  à  se  plaindre  de 
cet  échange;  mais  que  je  ne  trouverois  pas  aisé- 
ment un  si  bon  substitut  pour  ceux  de  Montmo- 
rency, qui  en  avoienl  beaucoup  plus  de  besoin. 
Il  y  a  ici  un  bon  vieillard  respectable  qui  a  passé 
sa  vie  à  travailler,  et  qui,  ne  le  pouvant  plus, 
meurt  de  faim  sur  ses  vieux  jours.  Ma  con- 
science est  plus  contente  des  deux  sous  que  je 
lui  donne  tous  les  lundis,  que  de  cent  liards que 
jaurois  distribués  à  tous  les  gueux  du  rempart. 
Vous  êtes  plaisans,  vous  autres  philosophes, 
quand  vous  regardez  les  habitans  des  villes 
comme  les  seuls  hommes  auxquels  vos  devoirs 
vous  lient.  C'est  à  la  campagne  qu'on  apprend 
à  aimer  et  servir  l'humanité;  on  n'apprend 
qu'à  la  mépriser  dans  les  villes.  J'ai  des  devoirs 
dont  je  suisl'esclave  ;  et  c'est  pour  cela  queje  ne 
veux  pas  m'en  imposer  d'autres  qui  m'ôtent  le 
pouvoir  de  remplir  ceux-là. 

Je  remarque  une  chose  qu'il  est  important 
que  je  vous  dise.  Je  ne  vous  ai  jamais  écrit  sans 
attendrissement,  et  je  mouillai  de  mes  larmes 
ma  précédente  lettre;  mais  enfin  la  sécheresse 
des  vôtres  s'étend  jusqu'à  moi.  Mes  yeux  sont 
secs,  et  mon  cœur  se  resserre  en  vous  écrivant. 
Je  ne  suis  pas  en  état  de  vous  voir  :  ne  venez 
pas,  je  vous  en  conjure.  Je  n'ai  jamais  con- 
sulté le  temps,  ni  compté  mes  pas,  quand  mes 
amis  ont  eu  besoin  de  ma  présence.  Je  puis 
attendre  d'eux  le  même  zèle  ;  mais  ce  n'est  pas 
ici  le  cas  de  l'employer.  Si  vous  avez  quelque 

{')  Nom  de  plaisanterie  donné  par  Grimm  an  (ils  de  madame 
'l'Épinay.  M.  P. 


respect  pour  une  ancienne  amitié,  ne  venez  pas 
l'exposer  à  une  rupture  infaillible  et  sans  re- 
tour. Je  vous  envoie  celte  lettre  par  un  exprès 
auquel  vous  pourrez  remettre  mes  papiers  ca- 
chetés. 


AU  m/^.me. 


Janvier  I7S7. 

J'ai  envie  de  reprendre  en  peu  de  mots  l'his- 
toire de  nos  démôK  s.  Vous  m'envoyâtes  votre 
livre.  Je  vous  écrivis  là-dessus  un  billet  le  plus 
tendre  et  le  plus  honnête  que  j'aie  écrit  de  ma 
vie,  et  dans  lequel  je  me  plaignois,  avec  toute 
la  douceur  de  l'amilié,  d'une  maxime  très- 
louche,  et  dont  on  pourroit  me  faire  une  appli- 
cation bien  injurieuse.  Je  reçus  en  réponse  une 
lettre  très-sèche,  dans  laquelle  vous  prétendez 
me  faire  grâce  en  neme  regardant  pas  comme  un 
malhonnête  homme  ;  et  cela,  uniquement  parce 
que  j'ai  chez  moi  une  femme  de  quatre-vingts 
ans  :  comme  si  la  campagne  étoit  mortelle  à  cet 
âge,  et  qu'il  n'y  eût  de  femme  de  quatre-vingts 
ans  qu'à  Paris.  Ma  réplique  avoit  toute  la  viva- 
cité d'un  honnête  homme  insulté  par  son  ami  : 
vous  repartîtes  par  une  lettre  abominable.  Je 
me  défendis  encore,  et  très- fortement;  mais, 
me  défiant  de  la  fureur  où  vous  m'aviez  mis, 
et,  dans  cet  état  même,  redoutant  d'avoir  tort 
avec  un  ami,  j'envoyai  ma  lettre  à  madame 
d'Épinay,  que  je  fis  juge  de  notre  différend. 
Elle  me  renvoya  cette  même  lettre,  en  me  con- 
jurant de  la  supprimer,  et  je  la  supprimai. 
Vous  m'en  écrivez  maintenant  une  autre  dans 
laquelle  vous  m'appelez  méchant,  injuste,cruel, 
féroce.  Voilà  le  précis  de  ce  qui  s'est  passé  dans 
cette  occasion. 

Je  voudrois  vous  faire  deux  ou  troisqueslions 
très-simples.  Quel  est  l'agresseur  dans  cette 
affaire?  Si  vous  voulez  vous  en  rapporter  à  un 
tiers,  montrez  mon  premier  billet;  je  montre- 
rai le  vôtre. 

En  supposant  que  j'eusse  mal  reçu  vos  re- 
proches, et  que  j'eusse  tort,  dans  le  fond,  qui 
de  nous  deux  étoit  le  plus  obligé  de  prendre  le 
ton  de  la  raison  pour  y  ramener  l'autre  ?  Je  n'ai 
jamais  résisté  à  un  mot  de  douceur.  Vous  pou- 
vez l'ignorer,  mais  vous  pouvez  savoir  que  jo 
ne  cèdfr  pas  volontiers  aux  outrages   Si  votre 


«J6 


CORRESPONDANCE. 


dessein,  dans  toute  cette  affiiire,  eût  été  de 
m'irriter,  qu'eussiez-vous  fait  de  plus? 

Vous  vous  plaignez  beaucoup  des  maux  que 
je  vous  ai  faits.  Quels  sont-ils  donc  enfin  ces 
maux?  Seroii-ce  de  ne  pas  endurer  assez  pa- 
tiemment ceux  que  vous  ainu'z  à  me  faire  ;  de 
ne  pas  nie  laisser  tyranniser  à  votre  gré;  de 
murmurer  quand  vous  affectez  de  me  manquer 
de  parole,  et  de  ne  jamais  venir  lorsque  vous 
l'avez  promis?  Si  jamais  je  vous  ai  fait  d'autres 
maux,  articulez-les.  Moi,  faire  du  mal  à  mon 
ami  !  Tout  cruel,  tout  méchant,  tout  féroce  que 
Je  suis,  je  mourrois  de  douleur  si  je  croyois 
jamais  en  avoir  fait  à  mon  plus  cruel  ennemi 
autant  que  vousm'on  faites  depuis  six  semaines. 

Vous  me  parlez  de  vos  services;  je  ne  les 
avois  point  oubliés;  mais  ne  vous  y  trompez 
pas  :  beaucoup  de  gens  m'en  ont  rendu,  qui 
n'étoient  point  mes  amis.  Un  honnête  homme, 
qui  ne  sent  rien,  rend  service,  et  croit  être 
ami  ;  il  se  trompe  ;  il  n'est  qu'honnêie  homme. 
Tout  votre  empressement,  tout  votre  zèle  pour 
me  procurer  des  choses  dont  je  n'ai  que  faire, 
me  touchent  peu.  Je  ne  veux  que  de  l'aniiiié; 
et  c'est  la  seule  chose  qu'on  nie  refuse,  ingrat, 
je  ne  t'ai  point  rendu  de  services,  mais  je  t'ai 
aimé;  et  tu  ne  me  paieras  de  ta  vie  ce  que  j'ai 
senti  pour  toi  durant  trois  mois.  Montre  cet 
article  à  ta  femme,  plus  équitable  que  toi,  et 
demande-lui  si,  quand  ma  présence  étoit  douce 
à  ton  cœur  affligé,  je  coniptois  mes  pas  et  re- 
gardois au  temps  qu'il  faisoit ,  pour  aller  à 
Vincennes  consoler  mon  ami.  Homme  insensi- 
ble et  dur  !  deux  larmes  versées  dans  mon  sein 
m'eussent  mieux  valu  que  le  trône  du  monde  ; 
mais  lu  me  les  refuses,  et  le  contentes  de  m'en 
arracher.  Hé  bien  !  garde  tout  le  rcsle,  je  ne 
veux  plus  rien  de  toi. 

Il  est  vrai  que  j'ai  engagé  madame  d'Épinay 
à  vous  empêcher  de  venir  samedi  dernier.  Nous 
étions  tous  deux  irrités  :  je  ne  sais  pomt  mesu- 
rer mes  paroles;  et  vous,  vous  êtes  défiant, 
ombrageux,  pesant  à  la  rigueur  les  mots  lâchés 
inconsidérément,  cl  sujet  à  donner  à  mille  cho- 
ses simples  un  sens  sublil  auquel  on  n'a  pas 
songé.  11  étoit  dangereux  en  cet  état  de  nous 
voir.  De  plus,  vous  vouliez  venir  à  pied,  vous 
risquiez  de  vous  faire  malade,  et  n'en  auriez 
pas,  peut-être,  été  trop  fâché.  Je  ne  me  sen- 
tois  pas  le  courage  de  courir  tons  les  dangers 


de  cette  entrevue.  Celte  frayeur  ne  méritoit 
assurément  pas  vos  reproches;  car,  quoi  que 
vous  puissiez  faire,  ce  sera  toujours  un  lien 
sacré  pour  mon  cœur,  que  celui  de  notre  an- 
cienne amitié  ;  et  dussiez-vous  m'insulter  en- 
core, je  vous  verrai  toujours  avec  plaisir,  quand 
la  colère  ne  m'aveuglera  pas. 

A  l'égard  de  madame  d'Epinay,  je  lui  ai  en- 
voyé vos  lettres  et  les  miennes,  je  serois  étouf- 
fé de  douleur  sans  cette  communication  ;  et, 
n'ayant  plus  de  raison,  j'avois  besoin  de  con- 
seils. Vous  paroissez  toujours  si  fier  de  vos 
procédés  danscetteaffaire,  que  vous  devez  être 
fort  content  d'avoir  un  témoin  qui  les  puisse 
admirer,  if  est  vrai  qu'elle  vous  sert  bien;  et 
si  je  ne  connoissois  son  motif,  je  la  croirois 
aussi  injuste  que  vous. 

Pour  moi,  plus  j'y  pense,  moins  je  puis  voqs 
comfirendre.  Comment!  parce  qu'à  propos  je 
ne  sais  pas  trop  de  quoi,  vous  avez  dit  que  le 
méchant  est  seul,  faut-il  absolument  me  rendre 
méchant,  etsacrifier  votre  ami  à  votre  sentence? 
Pour  d'autres  auteurs,  l'alternative  seroit  dan- 
gereuse :  mais  vous  !  D'ailleurs,  cette  alterna- 
tive n'est  point  nécessaire;  votre  sentence,  quoi- 
que obscure  et  louche,  est  très-vraie  en  un  sens, 
et  dans  ce  sens  elle  ne  me  fait  qu'honneur  :  car, 
quoi  que  vous  en  disiez,  je  suis  beaucoup  moins 
seul  ici,  que  vousaumilieude Paris.  Diderot!  Di- 
derot !  je  le  vois  avec  une  douleur  amère  :  sans 
cesse  au  milieu  des  méchans,  vous  apprenez  à 
leur  ressembler;  votre  bon  cœur  se  corrompt 
parmi  eux,  et  vous  forcez  le  mien  de  se  déta- 
cher insensiblement  de  vous. 


A   MADAME   D  EPINAY. 

A  l'Hermitage,  ce  jeudi  1757. 

PRKMli'RE    RÉDACTION  (*). 

Diderot  m'a  écrit  une  troisième  lettre,  en  me 
renvoyant  mes  papiers.  Ma  réponse  étoit  fiiite 
quand  j'ai  reçu  la  vôtre;  il  y  a  trop  long-temps 
queceite  tracasseriedure;il  faut  qu'elle  finisse  : 
ainsi  n'en  parlons  plus.  Mais  oîi  avez-vous  pris 
que  je  me  plaindrai  de  vous  aussi,  parce  que 
vous  me  querellez?  Eh!  vraiment,  vous  faites 
fort  bien  :  j'en  ai  souvent  grand  besoin  quand 

(*)  Voyez  la  note  de  la  ]>nge  2!9. 


ANNÈK  17o7. 


257 


j'ai  lort;  et  môme  à  présent  que  vous  me  que- 
n>llez  quand  j'ai  raison,  je  ne  laisse  pas  de  vous 
en  savoir  gré  ;  car  je  vois  vos  motifs;  et  tout  ce 
que  vous  me  dites,  pour  être  franc  et  sincère , 
n'en  a  que  mieux  le  ton  de  l'estime  et  de  l'ami- 
tié. Mais  vous  ne  me  ferez  jamais  entendre  que 
vous  croyez  me  faire  grâce  en  parlant  bien  de 
moi  :  vous  ne  direz  jamais  :  Encore  y  auroii-il 
bien  à  dire  là-dessus.  Vous  m'offenseriez  vive- 
ment; et  vous  vous  outrageriez  vous-même; 
car, il  ne  convient  point  à  d'honnêtes  gens  d'a- 
voir des  amis  dont  ils  pensent  mal.  Comment, 
madame,  appelez-vous  cela  une  forme,  un 
extérieur? 

En  qualité  de  solitaire,  je  suis  plus  sensible 
qu'un  autre;  en  qualité  de  malade,j'ai  droit  aux 
niénagemens  que  l'humanité  doit  à  la  foiblesse 
et  à  l'humeur  d'un  homme  qui  souffre.  Je  suis 
pauvre,  et  il  me  semble  que  cet  état  mérite  en- 
core dos  égards.  Que  je  vous  fasse  donc  ma  dé- 
claration sur  ce  que  j'exige  de  l'amitié,  et  sur 
ce  que  j'y  veux  mettre.  Reprenez  librement  ce 
que  vous  trouverez  à  blâmer  dans  mes  règles; 
mais  attendez-vous  à  ne  m'en  pas  voir  départir 
aisément;  car  elles  sont  tirées  de  mon  carac- 
tère, que  je  ne  puis  changer. 

Premièrement,  je  veux  que  mes  amis  soient 
mes  amis,  et  non  pas  mes  maîtres;  qu'ils  me 
conseillent,  et  non  pas  qu'ils  me  gouvernent  : 
je  veux  bien  leur  aliéner  mon  cœur,  mais  non 
pas  ma  liberté. 

Qu'ils  me  parlent  toujours  librement  et  fran- 
chement. Ils  peuvent  me  tout  dire  :  hors  le  mé- 
f)ris  ,  je  leur  permets  tout.  Le  mépris  des  in- 
différens  m'est  indifférent;  mais  si  je  le  souf- 
frois  de  mes  amis  j'en  serois  digne.  S'ils  ont  le 
malheur  de  me  mépriser,  qu'ils  ne  me  le  disent 
pas  ;  car  à  quoi  cela  sert-il  ?  Qu'ils  me  quittent, 
c'est  leur  devoir  envers  eux-mêmes.  A  cela 
près,  quand  ils  me  font  leurs  représentations, 
de  quelque  ton  qu'ils  les  fassent,  ils  usent  de 
leur  droit;  quand,  après  les  avoir  écoutés,  je 
fais  ma  volonté,  j'use  du  mien  :  et  je  ne  veux 
plus  que,  quand  j'ai  pris  une  fois  mon  parti,  ils 
y  trouvent  sans  cesse  à  redire,  en  m'accablant 
de  criaillcries  éternelles  et  tout-à-fait  inutiles. 

Leurs  grands  empressemens  à  me  rendre 
mille  services  dont  je  ne  me  soucie  point,  me 
sont  à  charge  ;  j'y  trouve  un  certain  air  de  su- 
périorité qui   me  déplaît.  D'ailleurs  tout   le 

T.    IV. 


monde  en  peut  faire  autant.  J'aime  mieux  qu*i(s 
m'aiment  et  se  laissent  aimer;  voilà  ce  que  les 
amis  seuls  savent  faire.  Je  m'indigne,  surtout, 
quand  le  premier  venu  les  dédommage  de  moi, 
tandis  que  je  ne  peux  souffrir  qu'eux  seuls  au 
monde.  Il  n'y  a  que  leurs  caresses  qui  puissent 
me  faire  endurer  leurs  bienfaits;  et,  quand  je 
fais  tant  que  d'en  recevoir  deux,  je  veux  qu'ils 
consultent  mon  goût,  et  non  pas  le  leur  :  car 
nous  pensons  si  différemment  sur  tant  de  cho- 
ses, que  souvent  ce  qu'ils  jugent  bon  me  pa- 
roît  mauvais. 

S'il  survient  une  querelle,  je  dirois  bien  que 
c'est  à  celui  qui  a  tort  de  revenir  le  premier  ; 
mais  c'est  ne  rien  dire,  car  chacun  croit  tou- 
jours avoir  raison.  Tort  ou  raison,  c'est  à  celui 
qui  a  commencé  la  querelle  à  la  finir.  Si  je  re- 
çois mal  sa  censure,  si  je  m'aigris  «ans  sujet, 
si  je  me  mets  en  colère  mal  à  propos,  je  ne 
veux  point  qu'il  s'y  mette  à  son  tour.  Je  veux 
qu'il  me  caresse  bien,  qu'il  me  baise  bien,  en- 
tendez-vous, madame?  en  un  mot,  qu'il  com- 
mence par  m'apaiser,  ce  qui  ne  sera  pas  long  ; 
car  il  n'y  a  point  d'incendie  au  fond  de  mon 
cœur  qu'une  larme  ne  puisse  éteindre.  Alors, 
quandje  serai  attendri,  calmé,  honteux,  confus, 
qu'il  me  gourmande  bien,  qu'il  me  dise  bien 
mon  fait;  et  sûrement  il  sera  content  de  moi. 
Voilà  ce  que  je  veux  que  mon  ami  fasse  en- 
vers moi  quand  j'ai  tort,  et  ce  que  je  suis  tou- 
jours prêt  à  faire  envers  lui  dans  le  même  cas. 
S'il  est  question  d'une  minutie,  qu'on  la  laisse 
tomber  et  qu'on  ne  se  fasse  point  un  sot  point 
d'honneur  d'avoir  toujours  l'avantage. 

Je  puis  vous  citer  là-dessus  une  espèce  de 
petit  exemple  dont  vous  ne  vous  doutez  pas, 
quoiqu'il  vous  regarde.  C'est  à  l'occasion  de  ce 
billet  où  je  vous  parloisde  la  Bastille  (*)  dans  un 
sens  bien  différent  de  celui  où  vous  le  prîtes,  ci 
que  vous  n'entendîtes  assurément  pas  comme 
je  vous  l'avois  écrit.  Vous  m'écrivîtes  une  lettre 
bien  éloignée  d'être  injurieuse  et  désobligeante 
(  vous  n'en  savez  point  écrire  de  telles  à  vos 
amis  ),  mais  où  je  voyois  que  vous  étiez  mécon- 
tente de  la  mienne.  J'étois  persuadé,  comme  je 
le  suis  encore,  qu'en  cela  vous  aviez  tort;  je  vous 
répliquai  :  vous  aviez  établi  certaines  maximes 
qu'il  faut  aimer  les  hommes  indifféremment  ; 
qu'il  faut  être  content  des  autres,  pour  l'être 

f)  Voyez  ci  tlovanl  page  234. 

^7 


258 


CORRESPONDANCE. 


do  soi  ;  que  nous  sommes  faits  pour  la  société, 
pour  supporter  mutuellement  nos  défauts,  pour 
Dvoir  entre  nous  une  intimité  de  frères,  etc. 
Vous  m'aviez  mis  précisément  sur  mon  terrain. 
Ma  lettre  étoit  bonne,  du  moins  je  la  crus  telle, 
et  sûrement  vous  auriez  pris  du  temps  pour  y 
répondre.  Prêt  à  la  fermer,  je  la  relus  avec 
plaisir;  elle  avoit,  n'en  doutez  pas,  le  ton  de 
l'amitié ,  mais  une  certaine  chaleur  dont  je  ne 
puis  me  défendre.  Je  sentis  que  vous  n'en  se- 
riez pas  plus  contente  que  de  la  première,  et 
qu'il  s'élèveroit  entre  nous  un  nuage  d'alterca- 
tions dont  je  serois  la  cause.  A  l'instant  je  jetai 
ma  lettre  au  feu ,  résolu  d'en  demeurer  là.  Je 
ne  saurois  vous  dire  avec  quel  contentement  de 
cœur  je  vis  brûler  mon  éloquence  ;  et  vous  sa- 
vez que  je  ne  vous  en  ai  plus  parlé.  Ma  chère 
et  bonne  amie,  Pythagore  disoit  qu'il  ne  faut 
jamais  attiser  le  feu  avec  une  épée;  cette  sen- 
tence me  paroît  être  la  plus  importante  et  la 
plus  sacrée  des  lois  de  l'amitié. 

J'ai  bien  d'autres  prétentions  encore  avec 
mes  amis,  et  elles  augmentent  à  mesure  qu'ils 
me  sont  chers.  Aussi  serai-je  de  jour  en  jour 
plus  difficile  avec  vous;  mais,  pour  le  coup,  il 
faut  finir  cette  lettre. 

Je  vois,  en  relisant  la  vôtre,  que  vous  m'an- 
noncez le  paquet  de  Diderot.  L'un  et  l'autre  ne 
me  sont  pouriant  pas  parvenus  ensemble,  et 
j'ai  reçu  le  paquet  long-temps  avant  la  lettre. 
Ne  vous  étonnez  pas  si  je  prends  Paris  toujours 
plus  en  haine  ;  il  ne  m'en  vient  rien  que  de  cha- 
grinant, hormis  vos  lettres.  Je  n'irai  jamais.  Si 
vous  voulez  me  faire  vos  représentations  là- 
dessus,  et  mêmeaussi  vivement  qu'il  vous  plai- 
ra, vous  en  avez  le  droit.  Elles  seront  bien  re- 
çues et  inutiles.  Après  cela  vous  ne  m'en  ferez 
plus. 

Faites  ce  que  vous  jugerez  à  propos  au  sujet 
du  livre  de  M.  d'Holbach  ;  mais  je  n'approuve 
point  qu'on  se  charge  d'une  édition,  et  surtout 
une  femme.  C'est  une  manière  de  faire  acheter 
un  livre  par  force,  et  de  mettre  à  contribution 
ses  amis  ;  et  je  ne  veux  point  de  cela.  Bonjour, 
ma  bonne  amie. 

SECONDE   RÉDACTION. 

Diderot  m'a  écrit  une  troisième  lettre  en  me 
renvoyant  mes  papiers.  Quoique  vous  me  mar- 


quiez par  la  vôtre  que  vous  m'envoyez  ce  pa- 
quet, elle  m'est  parvenue  plus  tard  et  par  une 
autre  voie  ;  de  sorie  que  quand  je  l'ai  reçue, 
ma  réponse  à  Diderot  étoit  déjà  faite.  Vous  de- 
vez être  aussi  ennuyée  de  cette  longue  tracas- 
serie que  j'en  suis  excédé.  Ainsi  n'en  parlons 
plus,  je  vous  en  su[)plie. 

Mais  où  avez-vous  pris  que  je  me  plaindrai 
de  vous  aussi?  Si  j'avois  à  m'en  plaindre,  ce 
seroit  parce  que  vous  usez  de  trop  de  ménage- 
ment avec  moi  et  me  traitez  trop  doucement. 
J'ai  souvent  besoin  d'être  plus  gourmande  que 
cela  ;  un  ton  de  gronderie  me  plaît  fort  quand 
je  le  mérite  ;  je  crois  que  je  serois  homme  à  le 
regarder  quelquefois  comme  une  sorte  de  ca- 
jolerie de  l'amitié.  Mais  on  querelle  son  ami  sans 
le  mépriser  ;  on  lui  dira  fort  bien  qu'il  est  une 
bête;  on  ne  lui  dira  pas  qu'il  est  un  coquin. 
Vous  ne  me  ferez  jamais  entendre  que  vous  me 
croyez  faire  grâce  en  pensant  bien  de  moi.  Vous 
ne  m'insinuerez  jamais  qu'en  y  regardant  de 
près,  il  y  aurait  beaucoup  d'estime  à  rabattre. 
Vous  ne  me  direz  pas  :  Encore  y  auroit-il  bien 
à  dire  là-dessus.  Ce  ne  seroit  pas  seulement 
m'offenser,  ce  seroit  vous  offenser  vous-même; 
car  il  ne  convient  pas  à  d'honnêtes  gens  d'avoir 
des  amis  dont  ils  pensent  mal;  que  s'il  m'étoit 
arrivé  de  mal  interpréter  sur  ce  point  un  dis- 
cours de  votre  part,  vous  vous  hâteriez  assuré- 
ment de  m'expliqucr  votre  idée,  et  vous  garde- 
riez de  soutenir  durementct  sèchement  ce  même 
propos  dans  le  mauvais  sens  où  je  l'aurois  en- 
tendu. Comment,  madame,  appelez-vous  cela 
une  forme,  un  extérieur? 

J'ai  envie,  puisque  nous  traitons  ce  sujet,  de 
vous  faire  ma  déclaration  sur  ce  que  j'exige  de 
l'amitié,  et  sur  ce  que  j'y  veux  mettre  à  mon 
tour.  Reprenez  librement  ce  que  vous  trouve- 
rez à  blâmer  dans  mes  règles,  mais  attendez- 
vous  à  ne  m'en  pas  voir  départir  aisément;  car 
elles  sont  tirées  de  mon  caractère,  que  je  ne 
puis  changer. 

Premièrement,  je  veux  que  mes  amis  soient 
mes  amis,  et  non  pas  mes  maîtres,  qu'ils  me  con- 
seillent sans  prétendre  me  gouverner,  qu'ils 
aient  toutes  sortes  de  droits  sur  mon  cœur,  au- 
cun sur  ma  liberté.  Je  trouve  très-singuliers  les 
gens  qui,  sous  ce  nom,  prétendent  toujours  se 
mêler  de  mes  affiiires  sans  me  rien  dire  des  leurs. 

Qu'ils  me  parlent  toujours  librement  et  fran- 


ANNÉE  1757. 


2.10 


chôment  :  ils  peuvent  me  tout  dire  :  hors  le  mé- 
pris, je  leur  permets  tout.  Le  mépris  d'un  in- 
différent m'est  indifférent;  maissi  jelcsouffrois 
d'un  ami,  j'en  serois  digne.  S'il  a  le  malheur  de 
me  mépriser,  qu'il  ne  me  le  dise  pas,  qu'il  me 
quitte  ;  c'est  son  devoir  envers  lui-même.  A 
cela  près,  quand  il  me  fait  ses  représentations, 
de  quelque  ton  qu'il  les  fasse,  il  use  de  son 
droit;  quand,  après  l'avoir  écoulé,  je  fais  ma 
volonté,  j'use  du  mien  :  et  je  trouve  mauvais 
qu'on  me  rabàchc  éternellement  sur  une  chose 
faite. 

Leurs  grands  cmpressemens  à  me  rendre 
mille  services  dont  je  ne  me  soucie  point  me 
sont  à  char{i[e;  j'y  trouve  un  certain  air  de  su- 
périorité qui  me  déplaît;  d'ailleurs  tout  le 
monde  en  peut  faire  autant  :  j'aime  mieux  qu'ils 
m'aiment  et  se  laissent  aimer  ;  voilà  ce  que  les 
amis  seuls  peuvent  faire.  Je  m'indigne  surtout 
quand  le  premier  venu  les  dédommage  de  moi, 
tandis  que  je  ne  puis  souffrir  qu'eux  seuls  au 
monde.  Il  n'y  a  que  leurs  caresses  qui  puissent 
me  faire  supporter  leurs  bienfaits  ;  mais  quand 
je  fais  tant  que  d'en  recevoir  deux,  je  veux 
qu'ils  consultent  mon  goût  et  non  pas  le  leur; 
car  nous  pensons  si  différemment  sur  laul  do 
choses,  que  souvent  ce  qu'ils  estiment  bon  me 
paroit  mauvais. 

S  il  survient  une  querelle,  je  dirois  bien  que 
c'est  à  celui  qui  a  tort  de  revenir  le  premier  ; 
mais  c'est  ne  rien  dire,  car  chacun  croit  toujours 
avoir  raison  :  tort  ou  raison,  c'est  à  celui  qui  a 
commencé  la  querelle  à  la  finir.  Si  je  reçois  mal 
sa  censure,  si  je  m'aigris  sans  sujet,  si  je  me 
mets  en  colère  mal  à  propos,  il  ne  doit  pas  s'y 
mettreàmon  exemple,  ou  bien  il  ne  maime  pas. 
Au  contraire,  je  veux  qu'il  me  caresse  bien, 
qu'il  me  baise  bien,  entendez-vous,  madame? 
en  un  mot,  qu'il  commence  par  m'apaiser,  ce 
qui  sûrement  ne  sera  pas  long;  car  il  n'y  eut 
amais  d'incendie  au  fond  de  mon  cœur  qu'une 
larme  ne  pût  éteindre.  Alors,  quand  je  serai 
attendri,  calmé,  honteux,  confus,  qu'il  me 
gourmande  bien,  qu'il  me  dise  bien  mon  fait, 
et  sûrement  il  seraconlentde  moi.  S'ilestques- 
tion  d'une  minutie  qui  ne  vaille  pas  l'éclaircis- 
sement, qu'on  la  laisse  tomber  :  que  l'agresseur 
so  taise  le  premier,  et  ne  se  fasse  point  un  sot 
point  d'honneur  d'avoir  toujours  l'avantage. 
Voilà  ce  que  je  veux  que  mon  ami  fasse  envers 


moi,  et  que  je  suis  toujours  prêt  à  faire  envers 
lui  dans  le  même  cas. 

Je  pourrois  vous  citer  là-dessus  une  espèce  de 
petit  exemple  dont  vous  ne  vous  douiez  pas, 
quoiqu'il  vous  regarde  ;  c'est  au  sujet  d'un  bil- 
let que  je  reçus  de  vous  il  y  a  quelque  temps  en 
réponse  à  un  autre  dont  je  vis  que  vous  n'étiez 
pas  contente,  et  où  vous  n'aviez  pas,  ce  me 
semble,  bien  entendu  ma  pensée.  Je  fis  une  ré- 
plique assez  bonne,  ou  du  moins  elle  me  parut 
telle;  elle  avoit  sûrement  le  ton  de  la  véritable 
amitié  ;  mais  en  même  temps  une  certaine  viva- 
cité dont  je  ne  puis  me  défendre,  et  je  craignis, 
en  la  relisant,  que  vous  n'en  fussiez  pas  plus 
contente  que  de  la  première;  à  l'instant  je  jetai 
ma  lettre  au  feu  ;  je  ne  puis  vous  dire  avec  quel 
contentement  de  cœur  je  vis  brûler  mon  élo- 
quence ;  je  ne  vous  en  ai  plus  parlé,  et  je  crois 
avoir  acquis  l'honneur  d'être  battu  :  il  ne  faut 
quelquefois  qu'une  étincelle  pour  allumer  un 
incendie.  Ma  chère  et  bonne  amie,  Pyihagorc 
disoit  qu'on  ne  devoit  jamais  attiser  le  feu  avec 
une  épée  ;  cette  sentence  me  paroît  la  plus  im- 
portante et  la  plus  sacrée  des  lois  de  l'amitié. 

J'exige  d'un  ami  bien  plus  encore  que  tout  ce 
que  je  viens  de  vous  dire;  plus  même  qu'il  ne 
doit  exiger  de  moi,  et  que  je  n'exigerois  de  lui 
s'il  éloit  à  ma  place,  el  que  je  fusse  à  la  sienne. 
En  qualité  de  solitaire,  je  suis  plus  sensible 
qu'un  autre  ;  si  j'ai  quelque  tort  avec  un  ami  qui 
vive  dans  le  monde,  il  y  songe  un  moment,  et 
mille  distractions  le  lui  font  oublier  le  restede  la 
journée;  mais  rien  ne  me  distrait  sur  les  siens; 
privé  du  sommeil,  je  m'en  occupe  durant  la 
nuit  entière;  seul  à  la  promenade,  je  m'en  oc- 
cupe depuis  que  le  soleil  se  lève  jusqu'à  ce  qu'il 
se  couche  ;  mon  cœur  n'a  pas  un  instant  de  re- 
lâche, et  les  duretés  d'un  ami  me  donnent  dans 
un  seul  jour  des  années  de  douleur.  En  qualité 
de  malade,  j'ai  droit  aux  ménagemens  que 
l'humanité  doit  à  la  foiblcsse  et  à  l'humeur  d'un 
homme  qui  souffre.  Quel  est  l'ami,  quel  est 
l'honnête  homme  qui  ne  doit  pas  craindre  d'af- 
fliger un  malheureux  tourmenté  d'une  mala- 
die incurable  et  douloureuse?  Je  suis  pauvre, 
et  il  me  semble  que  cet  état  mérite  encore  des 
égards.  Tous  ces  ménagemens  que  j'exige, 
vous  les  avez  eus  sans  que  je  vous  en  par'iassti, 
et  sûrement  jamais  un  véritable  ami  n'aura  be- 
soin que  je  les  lui  demande.  Mais,  ma  cnerc 


260 


CORRESPONDANCE. 


amie,  parlons  sincèrement  ;  me  connoissez-vous 
des  amis?  Ma  foi,  bien  m'en  a  pris  d'apprendre 
à  m^en  passer  ;  je  connois  force  gens  qui  ne 
seroient  pas  fâchés  que  je  leur  eusse  obliga- 
tion, et  beaucoup  à  qui  j'en  ai  en  effet;  mais 
des  cœurs  dignes  de  répondre  au  mien,  alil 
c'est  bien  assez  d'en  connoître  un  1 

Ne  vous  étonnez  donc  pas  si  je  prends  Paris 
toujours  plus  en  haine;  il  ne  m'en  vient  rien 
que  de  chagrinant,  hormis  vos  lettres.  On  ne 
m'y  reverra  jamais.  Si  vous  voulez  me  faire 
vos  représentations  là-dessus,  et  même  aussi 
vivement  qu'il  vous  plaira ,  vous  en  avez  le 
droit:  elles  seront  bien  reçues  et  inutiles; 
après  cela,  vous  n'en  ferez  plus. 

Faites  tout  ce  que  vous  jugerez  à  propos  au 
sujet  du  livre  de  M.  d'Holbach ,  excepté  de  î 
vous  charger  de  l'édition  ;  c'est  une  manière 
de  faire  acheter  un  livre  par  force,  et  de  met- 
tre à  contribution  ses  amis  ;  je  ne  veux  point 
de  cela. 

Je  vous  remercie  du  Voyage  d'Anson;  je  vous 
le  renverrai  la  semaine  prochaine. 

Pardonnez  les  ratures  ;.je  vous  écris  au  coin 
de  mon  feu,  où  nous  sommes  tous  rassemblés. 
Les  gouverneuses  épuisent  avec  le  jardinier  les 
histoires  de  tous  les  pendus  du  pays,  et  la  ga- 
zette d'aujourd'hui  est  si  abondante  que  je  ne 
sais  plus  du  tout  ce  que  je  dis.  Bonjour,  ma 
bonne  amie. 


A   L\  MEME. 
Ce  mardi  au  soir,  l'Hermitage,  janvier  i7S7. 

Sans  madame  d'Houdetot,  j'aurois  été  fort 
en  peine  de  M.  de  Gauffecourt,  parce  que  vous 
m'en  aviez  promis  des  nouvelles  tous  les  jours, 
et  que  je  n'en  ai  point  reçu  jusqu'à  ce  moment. 
Me  voilà  rassuré  et  consolé,  puisqu'elles  sont 
bonnes  et  les  vôtres  aussi.  En  attendant  que  les 
remèdes  de  M.  Tronchin  vous  soient  utiles,  vous 
ne  perdez  pas  votre  temps  à  les  prendre,  puis- 
qu'ils sont  agréables  à  prendre  :  c'est  un  tour 
d'ami  dont  les  médecins  ne  s'avisent  guère. 

Madame  Le  Vasseur  est  mieux,  et  vous  re- 
mercie très -humblement,  ainsi  que  sa  fille. 
Moi,  je  n'ai  que  mes  indispositions  coutumières, 
un  peu  rengrégées  par  l'hiver  comme  tous  les 


ans;  par-dessus  tout  cela  un  mal  de  dents  me 
désole  depuis  deux  jours.  Je  vous  tiendrai  au 
besoin  ce  que  je  vous  ai  promis  ;  je  vous  le 
tiendrois  quand  je  ne  vous  aurois  rien  promis; 
l'amitié  que  vous  me  témoignez  est  digue  de 
celte  confiance  :  mais  je  ne  suis  point  dans  le 
cas,  et  j'espère  de  n'y  jamais  être.  Bonjour, 
ma  bonne  amie. 

Toilà  deux  paires  de  bas  en  attendant. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  remercier  ma- 
dame d'Houdetot  de  son  billet  ;j'en  avois  besoin 
pour  me  rassurer  sur  les  suites  des  fatigues 
excessives  qu'elle  avoit  essuyées  en  venant. 


A  LA  MÊME. 

L'Hermitage,  février  1757, 

Il  y  a  si  long-temps  que  je  n'ai  reçu  de  vos 
nouvelles  par  vous-même,  que  je  serois  fort 
inquiet  de  votre  santé  si  je  ne  savois  d'ailleurs 
qu'à  votre  fluxion  près  elle  a  été  passable;  je 
n'ai  jamais  aimé  entre  amis  la  règle  de  s'écrire 
exactement,  car  l'amitié  elle-même  est  ennemie 
des  petites  formules;  mais  la  circonstance  de 
ma  dernière  lettre  me  donne  quelque  inquié- 
tude sur  l'effet  qu'elle  aura  produit  sur  vous 
et  si  je  n'étois  rassuré  par  mes  intentions,  je 
craindrois  qu'elle  ne  vous  eiit  déplu  en  quelque 
chose.  Soyez  bien  sûre  qu'en  pareil  cas  j'aurois 
mal  expliqué, ou  vous  auriez  mal  interprété  mes 
sentimens  ;  voulant  être  estimé  de  vous,  je  n'ai 
prétendu  y  faire  que  mon  apologie  vis-à-vis 
mon  ami  Diderot  et  des  autres  personnes  qui 
ont  autrefois  porté  ce  nom  ;  et  qu'hors  les 
témoignages  de  mon  attachement  pour  vous, 
il  n'y  avoit  rien  dans  cette  lettre  dont  j'aie 
prétendu  vous  faire  la  moindre  application.  Ce 
qui  me  rassure  aussi  bien  que  mon  cœur,  c'est 
le  vôtre  qui  n'est  rien  moins  que  défiant;  et 
je  ne  puis  m'empêcher  de  croire  que  si  vous 
eussiez  été  mécontente  de  moi,  vous  me  l'au- 
riez dit;  mais,  je  vous  en  prie,  pour  me  tran- 
quilliser tout-à-fait,  dites-moi  que  vous  ne 
l'êtes  pas.  Bonjour,  ma  bonne  amie. 

Vous  aviez  bien  raison  de  vouloir  que  je  visse 
Diderot,  il  a  passé  hier  la  journée  ici.  Il  y  a 
long-temps  que  je  n'en  ai  passé  d'aussi  déli- 


i 


ANNEK  1757. 


261 


c-ieusc.Iln'yapuint  do  dépit  qui  tienne  contre  l 
la  présence  d'un  ami  ('). 


A  LA  HÊMK. 


Février  1737. 


Vous  ne  m'avez  pas  marqué  si  l'on  avoit  con- 
gédié les  médecins.  Qui  pourroit  tenir  au  sup- 
plice de  voir  assassiner  chaque  jour  son  ami  (**) 
sans  y  pouvoir  porter  remède?  Kh  1  pour  l'a- 
mour de  Dieu,  balayez-moi  tout  cela,  et  les 
comtes  et  les  abbés,  et  les  belles  dames,  et  le 
diable  qui  les  emporle  tous.  Alors  écrivez-moi, 
et  s'il  est  nécessaire,  je  m'offre  de  no  le  plus 
quitter  ;  mais  ne  me  faites  pas  venir  inutilement. 
Je  veux  bien  donner  ma  vie  et  ma  santé,  mais 
je  voudrois  au  moins  que  ce  sacrifice  fût  bon  à 
quelque  chose; car,  quant  à  moi,  je  suis  très- 
persuadé  que  je  ne  retournerai  jamais  à  Paris 
que  pour  y  mourir.  Bonjour,  ma  bonne  amie. 


A  LA  HêHE. 
De  l'Hermitage,  ccjenesaiâ  pas  quantième,  printemps  1757. 

Je  voudrois  bien,  ma  bonne  amie,  que  vous 
eussiez  été  quitte  de  votre  fluxion  aussi  facile- 
ment que  moi  de  mon  rhume  :  il  prenoit  un 
train  assez  vif,  mais  il  s'en  est  allé  tout  d'un 
coup,  sans  que  je  sache  ce  qu'il  est  devenu.  Que 
Dieu  donne  une  bonne  fois  le  même  caprice  à 
vos  migraines  ! 

Je  vous  remercie,  je  ne  me  souviens  pas  de 
quoi.  Ah  !  du  dinde,  dont  je  ne  vous  remercie 
pourtant  pas,  puisqu'il  n'étoit  pas  pour  moi, 
mais  dont  j'ai  mangé  ou  mangerai  comme  si 
c'étoit  à  moi  d'en  remercier. 

Ce  que  vous  me  recommandez  étoit  tout-à- 
fâit  superflu.  Les  échos  de  mes  bois  sont  dis- 
crets ;  j'ai  pour  l'ordinaire  peu  de  choses  à  leur 
dire,  et  de  ce  peu  je  ne  leur  en  dis  rien  du  tout. 
Le  nom  de  Julie  et  le  vôtre  sont  les  seules  cho- 
ses qu'il  sache  répéter. 

Je  vous  recommande  votre  santé,  votre 
gaîté,  et  vos  comédies.  Je  vous  prie  de  faire 

(*)  Madame  d'Épinay  a  répondu  par  une  même  lettre  à  celle- 
ci  et  à  celle  du  jeudi  1737,  p.  236,  et  sa  réponse,  qui  mérite 
d  être  lue,  est  dans  ses  Mémoires  (tome  2,  page  5S9).       G.  P. 

(*')  II.  de  Gauffecourt. 


ma  cour  à  la  parfaite  (*),  d'embrasser  pour  moi 
toute  votre  famille,  et  même  les  ours  embras- 
sables  :  je  m'imagine  qu'ils  le  sont  tous,  hors 
moi. 

J'assure  en  particulier  sa  tyrannie  (**)  de  mes 
respects. 


A   LA  MEME. 

Ce  jeudi,  printemps  de  17S7. 

Je  comptois,  madame,  vous  aller  voir  au 
commencement  de  cette  semaine  ;  mais  le  mau- 
vais temps  et  le  doute  si  vous  ne  seriez  pas  re- 
tournée à  Paris  m'ont  retenu,  outre  que  l'ours 
ne  quitte  pas  volontiers  les  bois.  J'irai  demain 
dîner  avec  vous  s'il  ne  pleut  pas  dans  l'inter- 
valle, et  que  vous  me  fassiez  dire  que  vous  y 
serez  et  que  vous  n'aurez  point  d'étrangers. 
Bonjour,  ma  bonne  amie;  je  vous  aime  dans 
ma  solitude  où  je  n'ai  que  cela  à  faire,  et  où 
tout  m'avertit  que  c'est  bien  fait;  mais  vous, 
au  milieu  de  tant  de  distractions,  songez-vous 
un  peu  à  moi? 


A   LA   MÊME 


Ce  dimanche  matin,  avril  1757. 


Voilà,  madame,  les  prémices  de  votre  Her- 
mitage»  à  ce  que  dit  le  jardinier.  Faites-moi 
dire,  je  vous  supplie,  des  nouvelles  de  votre 
santé  et  de  vos  affaires,  eu  attendant  que  les 
fêtes  se  passent,  que  les  chemins  s'essuient  et 
me  permettent  de  vous  aller  voir.  Je  fus,  mardi, 
dîner  à  Eaubonne,  et  pris,  en  revenant,  de  la 
pluie  et  d'un  dérangement  qui  l'un  et  l'autre 
n'ont  pas  cessé  jusqu'ici.  Bonjour,  madame; 
aimez-moi  hermite,  comme  vous  m'aimiez 
ours  ;  autrement  je  quitte  mon  froc  et  reprends 
ma  peau. 


A  H.  VERNES. 

A  l'Herraitatie,  le  4  avril  1787. 


Votre  lettre,  mon  cher  concitoyen,  est  venue 
me  consoler  dans  un  moment  où  je  croyois 


(')  Madame  d'Houdetot.  —  (**)  Grimm. 


G.   P. 


262 


CORUESPONDANCE. 


avoir  à  mo  plaindre  de  l'amitié,  et  je  n'ai  jamais 
mieux  senti  combien  la  vôtre  m'étoit  chère.  Je 
me  suis  dit  :  Je  gagne  un  jeune  ami  ;  je  mo 
survivrai  dans  lui,  il  aimera  ma  mémoire  après 
moi  ;  et  j'ai  senti  de  la  douceur  à  m'attendrir 
dans  cette  idée. 

J'ai  lu  avec  plaisir  les  vers  de  M.  Roustan; 
il  y  en  a  de  très-beaux  parmi  d'autres  fort 
mauvais;  mais  ces  disparates  sont  ordinaires 
au  génie  qui  commence.  J'y  trouve  beaucoup 
de  bonnes  pensées  et  de  la  vigueur  dans  l'ex- 
pression ;j'aigrand'peur  que  ce  jeune  homme 
devienne  assez  bon  poëte  pour  être  un  mau- 
vais prédicateur  ;  cl  le  métier  qu'un  honnête 
hommedoit  le  mieuxfaire,  c'esttoujourslesien. 
Sa  pièce  peut  devenir  fort  bonne,  mais  elle  a 
besoin  d'être  retouchée  ;  et  à  moins  que  M.  de 
Voltaire  nen  voulût  bien  prendre  la  peine,  cela 
ne  peut  pas  se  faire  ailleurs  qu'à  Paris  ;  car  il  y 
a  une  certaine  pureté  de  goût,  et  une  correction 
de  style  qu'on  n'atteint  jamais  dans  la  province, 
quelque  effort  qu'on  fasse  pour  cela.  Je  cher- 
cherai volontiers  quelque  ami  qui  corrige  la 
pièce  et  ne  la  gâte  pas  ;  c'est  la  manière  la  plus 
honnête  et  la  plus  convenable  dont  je  puisse  re- 
mercier l'auteur  :  mais  son  consentement  est 
préalablement  nécessaire. 

Il  est  vrai,  mon  ami,  que  j'espérois  vous  em- 
brasser ce  printemps,  et  que  je  compte  avec  im- 
patience les  minutes  qui  s'écoulent  jusques  à  ma 
retraite  dans  ma  patrie,  ou  du  moins  à  son 
voisinage.  Mais  j'ai  ici  une  espèce  de  petit  mé- 
nage, une  vieille  gouvernante  de  quatre-vingts 
ans,  qu'il  m'est  impossible  d'emmener,  et  que 
je  ne  puis  abandonner  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  un 
asile,  ou  que  Dieu  veuille  disposer  d'elle  ;  je  ne 
vois  aucun  moyen  de  satisfaire  mon  empres- 
sement et  le  vôtre  tant  que  cet  obstacle  subsis- 
tera. 

Vous  ne  me  parlez  ni  de  voire  santé  ni  de 
votre  famille,  voilà  ce  que  je  ne  vous  pardonne 
point;  je  vous  prie  de  croire  que  vous  m'êtes 
cher  et  que  j'aime  tout  ce  qui  vous  appartient. 
Pour  moi,  je  traîne  et  souffre  plus  patiemment 
dans  ma  solitude,  que  quand  j'étois  obligé  de 
grimacer  devant  les  importuns;  cependant  je 
vais  toujours,  je  me  promène,  je  ne  manque 
pas  de  vigueur,  et  voici  le  temps  que  je  vais  me 
dédommager  du  rude  hiver  que  j'ai  passé  dans 
les  bois. 


Je  vous  prioinstammcntde  ne  point  m'adre»- 
scr  de  lettre  chez  madame  d'Épinay  ;  cela  lui 
donne  des  embarras,  et  multiplie  les  frais;  il 
faut  écrire,  envoyer  des  exprès,  et  J'on  évite 
tout  cela  en  m'écrivant  tout  bonnement  à  l'Her- 
mitage,  sous  Montmorency,  par  Paris;  les  let- 
tres me  sont  plus  promptement,  aussi  fidèlement 
rendues,  et  à  moindres  frais  pour  madame 
d'Épinay  et  pour  moi.  A  la  vérité  quand  il  est 
question  de  paquets  unpeu  gros,  comme  le  pré- 
cédent, on  peut  mettre  une  enveloppe  avec  celte 
adresse  :  à  M.  deLalive  d'Épinay,  fermier-géné- 
ral du  roi,  àl'liôtel  des  Fermes,  à  Paris.  Car,  ce 
que  je  vois  qu'on  ne  sait  pas  à  Genève,  c'estque 
les  fermiers-généraux  ont  bien  leur  port  franc 
à  l'hôtel  des  Fermes,  mais  non  pas  chez  eux. 
Encore  faut-il  bien  prendre  garde  qu'il  ne  pa- 
roisse pas  que  leurs  paquets  contiennent  des  let- 
tres à  d'autres  adresses  ;  il  y  a  dans  cette  éco- 
nomie une  petilemanœuvrequejen'aimepoint. 

Adieu,  mon  cher  concitoyen  ;  quand  viendra 
le  temps  où  nous  irons  ensemble  profiler  des 
utiles  délassemens  de  ce  médecin  du  corps  et 
de  l'âme,  de  ce  Chrysippe  moderne,  que  j'es- 
time plus  que  l'ancien,  que  j'aime  comme  mon 
ami,  et  que  je  respecte  comme  mon  maître? 

P.  S.  Je  vous  envoie,  ouverte,  ma  réponse  à 
M.  Rousian,  pour  que  vous  en  jugiez,  et  que 
vous  la  supprimiez  si  vous  la  croyez  capable  de 
lui  déplaire;  car  assurément  ce  n'est  pas  mon 
intention. 


A  MADAME  d'Épinay. 

Ce4maH737, 

Ronjour,  ma  bonne  amie.  On  dit  que  vous 
vous  portez  bien  ;  et  comme  je  pense  que  si 
cela  n'éioit  pas,  vous  m'en  auriez  fait  dire  quel- 
que chose,  je  me  fie  à  cette  bonne  nouvelle;  on 
dit  aussi  que  j'aurai  bientôt  le  plaisir  de  vous 
revoir,  et  c'est  alors  que  les  beaux  jours  seront 
tout-à-fait  revenus,  surtout  s'il  est  vrai,  comme 
j'ai  lieu  de  l'espérer,  que  vous  viendrez  ici  goû- 
ter quelques-uns  de  ceux  de  l'Hermitage.  Ron- 
jour derechef.  M.  Cahouet,  pressé  de  repartir, 
me  presse,  et  je  finis. 

Apportez  de  l'eau-de-vie,  et  une  bouteille 
qui  ait  le  goulot  assez  large  pour  y  passer  des 
noix. 


ANNEE  1757. 


263 


A  LA  utUE. 


Juin  1737. 


Voire  fièvre  m'inquiète,  car,  foible  comme 
vous  êtes,  vous  n'êies  {{uère  en  état  do  la  sup- 
porter long-temps.  J'imagine  que,  si  elle  con- 
tinue, M.  Tronchin  vous  ordonnera  le  quin- 
quina, car,  à  quelque  prix  que  ce  soit,  il  faut 
vous  débarrasser  de  ce  mauvais  hôte.  Moi,  j'ai 
fait  heureusement  mon  voyage,  mais  j'ai  ac- 
tuellement une  iorte  migraine. 

Vous  ne  me  dites  point  si  notre  ami  est  enfin 
décidé  sur  son  départ  (*).  J'ai  la  consolation  de 
l'avoir  laissé  très  en  état  de  faire  le  voyage;  il 
n'y  a  que  des  gens  mal  intentionnés  qui  puis- 
sent l'en  détourner.  Donnez-moi,  je  vous  prie, 
exactement  de  ses  nouvelles  et  des  vôtres.  Voici 
le  billet  pour  M.  Tronchin;  je  vous  prie  de  le 
joindre  à  la  consultation,  et  de  la  lui  envoyer. 
Je  vous  demande  excuse  de  vous  l'avoir  remise 
ouverte,  mais  je  ne  savois  pas  ce  qu'elle  conte- 
noit.  Bonjour,  madame. 


À  LA   MÊICK 

Ce  vendredi  au  soir,  l'Hertnitage,  été  de  t757. 

J'envoie,  madame,  savoir  de  vos  nouvelles  et 
de  celles  de  madame  d'Esclavelles,  par  Damour 
le  fils,  qui  va  à  Paris.  Pour  moi,  j'ai  été  incom- 
modé ces  deux  jours-ci  ;  j'y  ai  beaucoup  gagné  ; 
car  j'ai  toujours  remarqué  que  les  maux  du 
corps  calment  les  agitations  de  l'âme.  J'aurois 
besoin  du  Voyage  de  l'amiral  Anson  (**);  si  vous 
saviez  où  trouver  ce  livre,  vous  me  feriez  plaisir 
de  l'emprunter  pour  une  quinzaine  de  jours,  et 
de  me  l'envoyer.  Je  crois  que  M.  d'tlolbach  Ta, 
et  il  se  fera  sûrement  un  plaisir  de  le  prêter.  Si 
vous  pouviez  me  l'envoyer  par  le  retour  de  Da- 
mour, j'en  serois  fort  aise  ;  cependant  cela  ne 
presse  pasabsoIument.Bonjour,  ma  bonneamie; 
je  suis  louché  de  vos  soins  pour  me  rendre  le 


O  Comme,  d'après  les  Mémoires  de  madame  d'Épioay, 
Grimmfuten  1797  nommé  secrétaire  du  général  d'Eslrées, 
qui  se  rendit  à  l'armée  d'Allemagne,  il  est  probable  que  c'est 
de  lui  qu'il  est  question.  M.  P. 

(*')  C'étoit  pour  la  Nouvelle  Uéloise,  dans  laquelle  il  fait 
embarquer  Saint-Preux  avec  cet  amiral,  dont  la  relation  avoit 
été  traduite  en  françois  par  l'abbé  Gua  de  Malver,  et  publiée 
en  1750,  in-4*.  «I.  P. 


repos  ;  le  malheur  est  que  personne  n'en  dira  à 
Diderotautant  que  vous  m'en  avez  dit,  et  qu'en 
vérité  il  est  bien  dur  de  porter  en  toute  occa- 
sion les  torts  de  nos  amis  et  les  nôtres. 

Si  vous  ne  trouvez  pas  aisément  le  livre,  ne 
vous  en  tourmentez  pas;  je  le  ferai  demander 
à  la  Bibliothèque  du  roi. 


A    SOPHIK 
(Madame  d'Iioudctot  ). 

LUermitage,  juin  4757. 

Viens,  Sophie,  que  j'afflige  ton  cœur  injuste; 
que  je  sois,  à  mon  tour,  sans  pitié  comme  toi. 
Pourquoi  t'épargnerois-jc,  tandis  que  tu  m'ôtes 
la  raison,  l'honneur  et  la  vie  ?  Pourquoi  te  lais- 
serois-je  couler  de  paisibles  jours,  à  toi  qui  me 
rends  les  miens  insupportables?  Ah  !  combien  lu 
m'aurois  été  moins  cruelle  si  tu  m'avois  plongé 
dans  le  cœur  un  poignard  au  lieu  du  trait  fatal 
qui  me  tue  !  Vois  ce  que  j'étois  et  ce  que  je  suis 
devenu  :  vois  à  quel  point  tu  m'avois  élevé  et 
jusqu'où  lu  m'as  avili.  Quand  tu  daignois  m'é- 
couier,  j'étois  plus  qu'un  homme;  depuis  que 
tu  me  rebutes,  je  suis  le  dernier  des  mortels  : 
j'ai  perdu  le  sens,  l'esprit  et  le  courage  ;  d'un 
mot  tu  m'as  tout  ôlé.  Comment  peux-tu  te  ré- 
soudre à  détruire  ainsi  ton  propre  ouvrage? 
Comment  oses-tu  rendre  indigne  de  ton  estime 
celui  qui  fut  honoré  de  tes  bontés  ?  Ah  !  Sophie, 
je  t'en  conjure,  ne  te  fais  point  rougir  de  l'ami 
que  tu  as  cherché.  C'est  pour  ta  propre  gloire 
que  je  te  demande  compte  de  moi.  Ne  suis-je 
pas  ton  bien?  N'en  as-lu  pas  pris  possession'? 
lu  ne  peux  plus  t'en  dédire,  et,  puisque  je 
t'appartiens,  malgré  moi-même  el  malgré  toi, 
laisse-moi  du  moins  mériter  de  l'appartenir 
Rappelle-toi  ces  temps  de  félicité  qui,  pour  mon 
tourment,  ne  sortiront  jamais  de  ma  mémoire. 
Cette  flamme  invisible,  dont  je  reçus  une  se- 
conde vie  plus  précieuse  que  la  première,  rcn 
doit  à  mon  âme,  ainsi  qu'à  mes  sens,  toute  la 
vigueur  de  la  jeunesse.  L'ardeur  de  mes  senti- 
mens  m'élevoit  jusqu'à  toi.  Combien  de  fois  ton 
cœur  plein  d'un  autre  amour  fut-il  ému  des 
transports  du  mien?  Combien  de  fois  m'as-tu 
dit  dans  le  bosquet  de  la  cascade  :  Vous  êtes 
l'amant  le  plus  tendre  dont  j'eusse  Vidée  .  non. 


264 


CORRESPONDANCE. 


jamais  homme  n'aima  comme  vous  (*)»  Quel 
triomphe  pour  moi  que  cet  aveu  dans  ta  bou- 
che !  assurément  il  n'éloit  pas  suspect  ;  il  étoit 
digne  des  feux  dont  je  brùlois,  de  t'y  rendre 
sensible  en  dépit  des  tiens,  et  de  t  arracher  une 
pitié  que  tu  te  reprochois  si  vivement.  Eh! 
pourquoi  te  la  reprocher?  En  quoi  donc  étois- 
tu  coupable?  En  quoi  la  fidélité  étoit- elle 
offensée  par  des  bontés  qui  laissoient  ton  cœur 
et  tes  sens  tranquilles?  Si  j'eusse  été  plus  aima- 
ble et  plus  jeune,  l'épreuve  eût  été  plus  dange- 
reuse :  mais  puisque  lu  l'as  soutenue,  pour- 
quoi t'en  repentir?  Pourquoi  changer  de 
conduite  avec  tant  de  raisons  d'être  contente  de 
toi?  Ah  !  que  ton  amant  même  seroit  fier  de  ta 
constance  s'il  savoit  ce  qu'elle  a  surmonté  !  Si 
ton  cœur  et  moi  sommes  seuls  témoins  de  ta 
force,  c'est  à  moi  seul  à  m'en  humilier.  Étois- 
je  digne  de  t'inspirer  des  désirs?  Mais  quelque- 
fois ils  s'éveillent  malgré  qu'on  en  ait,  et  tu  sus 
toujours  triompher  des  tiens.  Où  est  le  crime 
d'écouler  un  autre  amour,  si  ce  n'est  le  danger 
de  le  partager?  Loin  d'éteindre  tes  premiers 
feux,  les  miens  sembloient  les  irriter  encore. 
Ahl  si  jamais  tu  fus  tendre  et  fidèle,  n'est-ce 
pas  dans  ces  momens  délicieux  où  mes  pleurs 
t'en  arrachoicnt  quelquefois;  où  les  épanche- 
mens  de  nos  cœurs  s'excitoient  mutuellement  ; 
où,  sans  se  répondre,  ils  savoient  s'entendre  ; 
où  ton  amoui"  s'animoit  aux  expressions  du 
mien,  et  où  l'amant  qui  t'est  cher  recueilloit  au 
fond  de  ton  âme  tous  les  transports  exprimés 
par  celui  qui  t'adore?  L'amour  a  tout  perdu 
par  ce  changement  bizarre  que  tu  couvres  de 
si  vains  prétextes.  Il  a  perdu  ce  divin  enthou- 
siasme qui  t'élevoit  à  mes  yeux  au-dessus  de  toi- 
même  ;  qui  te  montroit  à  la  fois  charmante  par 
tes  faveurs,  sublime  par  ta  résistance,  et  re- 
doubloit  par  tes  bontés  mon  respect  et  mes  ado- 
rations. Il  a  perdu,  chez  toi,  cette  confiance 
aimable  qui  te  faisoit  verser  dans  ce  cœur  qui 
t'aime  tous  les  sentimens  du  tien.  Nos  conver- 
sations étoient  touchantes  :  un  attendrissement 
continuel  les  remplissoit  de  son  charme.  Mes 

{*)  Rousseau,  dans  ses  Confessions,  rapporte  ces  paroles; 
mais  il  leur  a  donné  plus  d'élégance  et  plus  d'énergie.  Son 
imagination  embellissoit  alors  ses  souvenirs.  On  en  peut  juger 
en  confrontant  les  deux  versions.  Voici  celle  des  Confessims: 
»  Non,  jamais  homme  ne  fut  si  aimable  et  jamais  atnant  n'aima 
>  comme  vous!  mais  votre  ami  Saint-Lambert  nous  écoute,  et 
»  mon  cœur  ne  sauroit  aimer  df  ux  fois.  >  M.  P. 


transports,  que  tu  ne  pouvois  partager,  ne  lais- 
soient pasde  teplairc,elj'aimoisàt'entendreex- 
primer  les  tiens  pour  un  autreobjetqui  leur  étoit 
cher,  tant  l'épanchementetla  sensibilité  ont  de 
prix ,  même  sans  celui  du  retour  !  Non ,  quand 
j'aurois  été  aimé,  à  peine  aurois-je  pu  vivre 
dans  un  état  plus  doux,  et  je  te  défie  de  jamais 
dire  à  ton  amant  même  rien  de  plus  touchant 
que  ce  que  tu  me  disois  de  lui,  mille  fois  le  jour. 
Qu'est  devenu  ce  temps,  cet  heureux  temps  ? 
la  sécheresse  et  la  gêne,  la  tristesse  ou  le  silence 
remplissent  désormais  nos  entretiens.  Deux  en- 
nemis, deux  indifférens,  vivroient  entre  eux 
avec  moins  de  réserve  que  ne  font  deux  cœurs 
faits  pour  s'aimer.  Le  mien,  resserré  par  la 
crainte,  n'ose  plus  donner  l'essor  aux  feux  dont 
il  est  dévoré.  Mon  âme  intimidée  se  concentre 
et  s'affaisse  sur  elle-même  ;  tous  mes  seniimens 
sont  comprimés  par  la  douleur.  Cette  lettre, 
que  j'arrose  de  froides  larmes,  n'a  plus  rien  de 
ce  feu  sacré  qui  couloit  de  ma  plume  en  de  plus 
doux  instans.  Si  nous  sommes  un  moment  sans 
témoins,  à  peine  ma  bouche  ose-t-elle  exprimer 
un  sentiment  qui  m'oppresse,  qu'un  air  triste  et 
mécontent  le  resserre  au  fond  de  mon  cœur. 
Le  vôtre,  à  son  tour,  n'a  plus  rien  à  me  dire. 
Hélas!  n'est-ce  pas  me  dire  assez  combien  vous 
vous  déplaisez  avec  moi,  que  ne  me  plus  par- 
ler de  ce  que  vous  aimez?  Ah!  parlez- moi  do 
lui  sans  cesse,  afin  que  ma  présence  ne  soit  pas 
pour  vous  sans  plaisir. 

Il  vous  est  plus  aisé  de  changer,  6  Sophie  ! 
que  de  cacher  ce  changement  à  mes  yeux.  N'al- 
léguez plus  de  fausses  excuses  qui  ne  peuvent 
m'en  imposer.  Les  événemensont  pu  vous  forcer 
à  une  circonspection  dont  je  ne  me  suis  jamais 
plaint  :  mais  tant  que  le  cœur  ne  change  pas, 
les  circonstances  ont  beau  changer,  son  langage 
est  toujours  le  même  ;  et  si  la  prudence  vous 
force  à  me  voir  plus  rarement,  qui  vous  force 
de  perdre  avec  moi  le  langagedusentimentpour 
prendre  celui  de  l'indifférence?  Ah  !  Sophie, 
Sophie!  ose  me  dire  que  ton  amant  t'est  plus 
cher  aujourd'hui  que  quand  tu  daignois  m'é- 
couter  et  me  plaindre,  et  que  tu  m'attendrissois 
à  mon  tour  aux  expressions  de  ta  passion  pour 
lui  !  Tu  l'adorois  et  te  laissois  adorer;  tu  sou- 
pirois  pour  un  autre,  mais  ma  bouche  et  mon 
cœur  recueilloient  tes  soupirs.  Tu  ne  te  fai- 
sois  point  un  vain  scrupule  de  lui  cacher  des 


m 

I 


ANNÉE  1757. 


2C5 


entreliens  qui  tournoient  au  profil  de  ion  amour. 
Le  charme  de  cet  amour  croissoit  sous  celui  de 
l'amitié  ;  ta  fidélité  s'honoroit  du  sacrifice  des 
plaisirs  non  partagés.  Tes  refus,  tes  scrupules 
cloient  moins  pour  lui  que  pour  moi.  Quand  les 
transports  de  la  plus  violente  passion  qui  fui 
jamais  t'excitoient  à  la  pitié,  tes  yeux  inquiets 
cherchoient  dans  les  miens  si  cette  pitié  ne  t'ô- 
teroit  point  mon  estime,  et  la  seule  condition 
que  tu  mcttois  aux  preuves  de  ton  amitié  étoit 
que  je  ne  cesserois  point  d'être  ton  ami. 

Cesser  d'être  ton  ami!  chère  et  charmante 
Sophie,  vivre  et  ne  plus  t'aimer  est-il  pour  mon 
âme  un  état  possible?  Eh  !  comment  mon  cœur 
se  fût-il  détaché  de  toi,  quand  aux  chaînes  de 
l'amour  tu  joignois  les  doux  nœuds  de  la  re- 
connoissance?  J'en  appelle  à  ta  sincérité.  Toi 
qui  vis,  qui  causas  ce  délire,  ces  pleurs,  ces 
ravissemens,  ces  extases,  ces  transports  qui 
n'étoient  pas  faits  pour  un  mortel,  dis,  ai-je 
goûté  tes  faveurs  de  manière  à  mériter  de  les 
perdre?  Ah  !  non,  tu  t'es  barbarement  préva- 
lue, pour  me  les  ôter,  des  tendres  craintes 
qu'elles  m'ont  inspirées.  J'en  suis  devenu  plus 
épris  mille  fois,  il  est  vrai  ;  mais  plus  respec- 
tueux, plus  soumis,  plus  attentif  à  ne  jamais 
l'offenser.  Comment  ton  bon  cœur  a-t-il  pu  so 
résoudre,  en  me  voyant  tremblant  devant  toi, 
à  s'armer  de  ma  passion  contre  moi-même ,  et 
à  me  rendre  misérable  pour  avoir  mérité  d'être 
heureux? 

Le  premier  prix  de  tes  bontés  fut  de  m'ap- 
prendre  à  vaincre  mon  amour  par  lui-même, 
de  sacrifier  mes  plus  ardens  désirs  à  celle  qui 
les  faisoit  naîlre,  et  mon  bonheur  à  ton  repos. 
Je  ne  rappellerai  point  ce  qui  s'est  passé  ni 
dans  ton  parc  ni  dans  la  chambre  ;  mais  pour 
sentir  jusqu'où  l'impression  de  les  charmes 
inspire  à  mes  sens  l'ardeur  de  le  posséder, 
ressouviens-toi  du  Mont-Olympe,  ressouviens- 
loi  de  ces  mois  écrits  au  crayon  sur  un  chêne. 
J'aurois  pu  les  tracer  du  plus  pur  de  mon  sang, 
et  je  ne  saurois  te  voir  ni  penser  à  loi  qu'il  ne 
s'épuise  et  ne  renaisse  sans  cesse.  Depuis  ces 
momens  délicieux  où  tu  m'as  fait  éprouver 
tout  ce  qu'un  amour  plaint,  et  non  partagé, 
peut  donner  de  plaisir  au  monde ,  lu  m'es  de- 
venue si  chère  que  je  n'ai  plus  osé  désirer  d'ê- 
tre heureux  à  tes  dépens ,  et  qu'un  seul  refus 
de  ta  part  eût  fait  taire  un  délire  insensé.  Je 


m'en  serois  livré  plus  innocemment  aux  dou- 
ceurs de  l'état  où  tu  m'avois  mis  ;  l'épreuve  de 
ta  force  m'eût  rendu  plus  circonspect  à  t'ex- 
poser  à  des  combats  que  j'avois  trop  peu  su  te 
rendre  pénibles.  J'avois  tant  de  titres  pour  mé- 
riter que  les  faveurs  et  ta  pitié  (nêmc  ne  me 
fussent  point  ôtées;  hélas  1  que  faut-il  que  je 
me  dise  pour  me  consoler  de  les  avoir  perdues, 
si  ce  n'est  que  j'aimai  trop  pour  les  savoir  con- 
server! J'ai  tout  fait  pour  remplir  les  dures 
conditions  que  tu  m'avois  imposées;  je  leur  ai 
conformé  toutes  mes  actions,  et,  si  je  n'ai  pu 
contenir  de  même  mes  discours,  mes  regards, 
mes  ardens  désirs,  de  quoi  peux-tu  m'accuscr, 
si  ce  n'est  de  m'être  engagé,  pour  le  plaire,  à 
plus  que  la  force  humaine  ne  peut  tenir  !  So- 
phie! j'aimai  trente  ans  la  vertu,  ah!  crois-iu 
que  j'aie  déjà  le  cœur  endurci  au  crime?  Non; 
mes  remords  égalent  mes  transports;  c'est  tout 
dire  :  mais  pourquoi  ce  cœur  se  livroit-il  aux 
légères  faveurs  que  tu  daignois  m'accorder, 
tandis  que  son  murmure  effrayant  me  détour- 
noit  si  fortement  d'un  attentat  plus  téméraire  ? 
Tu  le  sais,  toi  qui  vis  mes  égaremcns,  si,  même 
alors,  la  personne  me  fut  sacrée  !  Jamais  mes 
ardens  désirs,  jamais  mes  tendres  supplications 
n'osèrent  un  instant  solliciter  le  bonheur  su- 
prême que  je  ne  me  sentisse  arrêté  par  les  cris 
intérieurs  d'une  âme  épouvantée.  Cette  voix 
terrible  qui  ne  trompe  point,  me  faisoit  frémir 
à  la  seule  idée  de  souiller  de  parjure  et  d'infi- 
délilé  celle  que  j'aime,  celle  que  je  voudrois 
voir  aussi  parfaite  que  l'image  que  j'en  porte 
au  fond  de  mon  cœur  ;  celle  qui  doit  m'être  in- 
violable à  tant  de  titres.  J'aurois  donné  l'mii- 
vers  pour  un  moment  de  félicité  ;  mais  l'avilir, 
Sophie  1  ah  !  non,  il  n'est  pas  possible,  et,  quand 
j'en  serois  le  maître,  je  l'aime  trop  pour  le  pos- 
séder jamais. 

Rends  donc  à  celui  qui  n'est  pas  moins  jaloux 
que  loi  de  la  propre  gloire  des  bontés  qui  ne 
sauroient  la  blesser.  Je  ne  prétends  m'excuser 
ni  envers  toi,  ni  envers  moi-même  :  je  me  re- 
proche tout  ce  que  lu  me  fais  désirer.  S'd  n'eût 
fallu  triompher  que  de  moi,  peut-être  l'honneur 
de  vaincre  m'en  eût-il  donné  le  pouvoir;  mais 
devoir  au  dégoût  de  ce  qu'on  aime,  des  priva- 
lions  qu'on  eût  dû  s'imposer,  ah  !  c'est  ce 
qu'un  cœur  sensible  ne  peut  supporter  sans 
désespoir.  Tout  le  prix  de  la  victoire  est  perdu 


266 


CORRESPONDANCE. 


àhs  qu'elle  n'est  pas  volontaire.  Si  ton  cœur  ne 
môloit  rien,  qu'il  seroit  digne  du  mien  de  tout 
refuser  I  Si  jamais  je  puis  me  guérir,  ce  sera 
quand  je  n'aurai  que  ma  passion  seule  à  com- 
battre. Je  suis  coupable,  je  le  sens  trop,  mais 
je  m'en  console  en  songeant  que  tu  ne  l'es  pas. 
Une  complaisance  insipide  à  ton  cœur,  qu'est- 
elle  pour  toi,  qu'un  acte  de  pitié  dangereux  à  la 
première  épreuve ,  indifférent  pour  qui  l'a  pu 
supporter  une  fois?  0  Sophie  1  après  des  mo- 
mens  si  doux,  l'idée  d'une  éternelle  privation 
est  trop  affreuse  à  celui  qui  gémit  de  ne  pou- 
voir s'identifier  avec  toi.  Quoi  !  tes  yeux  atten- 
dris ne  se  baisseroient  plus  avec  cette  douce  pu- 
deur qui  m'enivre  de  volupté  ?  Quoi  !  mes  lèvres 
brûlantes  ne  déposeroient  plus  sur  ton  cœur 
mon  âme  avec  mes  baisers?  Quoil  je  n'éprou- 
verois  plus  ce  frémissement  céleste,  ce  feu  ra- 
pide et  dévorant  qui,  plus  prompt  que  l'éclair... 
moment!  moment  inexprimable  1  quel  cœur, 
quel  homme,  quel  dieu  peut  t'avoir  ressenti  et 
renoncer  à  toi  ! 

Souvenirs  amers  et  délicieux  !  laisserez-vous 
jamais  mes  sens  et  mon  cœur  en  paix?  et  tou- 
tefois les  plaisirs  que  vous  me  rappelez  ne  sont 
point  ceux  qu'il  regrette  le  plus.  Ah  !  non,  So- 
phie, il  en  fut  pour  moi  de  plus  doux  encore, 
et  dont  ceux-là  tirent  leur  plus  ^rand  prix, 
parce  qu'ils  en  étoient  le  gage.  Il  fut,  il  fut  un 
temps  où  mon  amitié  t'étoit  chère  et  où  tu  sa- 
vois  me  le  témoigner.  Ne  m'eusscs-tu  rien  dit, 
ne  m'eusses-tu  fait  aacune  caresse,  un  senti- 
ment plus  touchant  et  plus  sûr  m'avertissoit 
que  j'étois  bien  avec  toi.  Mou  cœur  te  cher- 
choit,  et  le  tien  ne  me  repoussoit  pas.  L'ex- 
pression du  plus  tendre  amour  qui  fut  jamais 
n'avoit  rien  de  rebutant  pour  toi.  On  eût  dit  à 
ton  empressement  à  me  voir  que  je  te  manquois 
quand  tu  ne  m'avois  pas  vu  :  tes  yeux  ne 
fuyoient  pas  les  miens,  et  leurs  regards  n'é- 
toient  pas  ceux  de  la  froideur  :  tu  cherchois 
mon  bras  à  la  promenade  ;  tu  n'étois  pas  si  soi- 
gneuse à  me  dérober  l'aspect  de  tes  charmes, 
et  quand  ma  bouche  osoit  presser  la  tienne, 
quelquefois,  au  moins,  je  la  sentois  résister.  Tu 
ne  m^aimois  pas,  Sophie,  mais  tu  te  laissois  ai- 
mer, et  j'étois  heureux.  Tout  est  fini  :  je  ne 
suis  plus  rien,  et  me  sentant  étranger,  à  charge, 
importun  près  de  toi,  je  ne  suis  pas  moins  mi- 
sérable de  mon  bonheur  passé  que  de  mes  pei- 


nes présentes.  Ah  !  si  je  ne  t'avois  jamais  vue  at- 
tendrie, je  me  consolerois  de  ton  indifférence  et 
me  conienterois  de  t'adorer  en  secret  ;  mais  me 
voir  déchirer  le  cœur  par  la  main  qui  me  ren- 
dit heureux,  et  être  oublié  de  celle  qui  m'ap- 
peloit  son  doux  ami!  0  toi  qui  peux  tout  sur 
mon  être,  apprends-moi  à  supporter  cet  état 
affreux ,  ou  le  change,  ou  me  fais  mourir.  Je 
voyois  les  douleurs  que  m'apprêtoit  la  fortune, 
et  je  m'enconsoloiscny  voyant  tes  plaisirs;  j'ai 
appris  à  braver  les  outrages  du  sort,  mais  les 
tiens  !  qui  me  les  fera  supporter?  La  vallée  que 
tu  fuis  pour  me  fuir,  le  prochain  retour  de  ton 
amant,  les  intrigues  de  ton  indigne  sœur,  l'hi- 
ver qui  nous  sépare,  mes  maux  qui  s'accrois- 
sent, ma  jeunesse  qui  fuit  de  plus  en  plus, 
tandis  que  la  tienne  est  dans  sa  fleur,  tout  se 
réunit  pour  m'ôter  tout  espoir  ;  mais  rien  n'est 
au-dessus  de  mon  courage  que  tes  mépris.  Avec 
la  consolation  du  cœur,  je  dédaignerois  les  plai- 
sirs des  sens,  je  m'en  passcrois  au  moins  :  si  tu 
me  plaignois,  je  ne  serois  plus  à  plaindre.  Aide- 
nvoi,  de  grâce,  à  m'abuser  moi-même  :  mon 
cœur  affligé  ne  demande  pas  mieux  ;  je  cherche 
moi-même  sans  cesse  à  te  supposer  pour  moi 
le  tendre  intérêt  que  tu  n'as  plus.  Je  force 
tout  ce  que  tu  me  dis  pour  l'interpréter  en  ma 
faveur  :  je  m'applaudis  de  mes  propres  dou- 
leurs quand  elles  semblent  t'avoir  touchée  :  dans 
l'impossibilité  de  tirer  de  toi  de  vrais  signes 
d'attachement,  un  rien  suffit  pour  m'en  créer 
de  chimériques.  A  notre  dernière  entrevue,  où 
tu  déployois  de  nouveaux  charmes  pour  m'en- 
flammer  de  nouveaux  feux,  deux  fois  tu  me 
regardas  en  dansant.  Tous  tes  mouvemens  s'im- 
primoient  au  fond  de  mon  âme  :  mes  avides  re- 
gards traçoient  tous  tes  pas  :  pas  un  de  tes  ges- 
tes n'échappoit  à  mon  cœur,  et  dans  l'éclat  de 
ton  triomphe,  ce  foible  cœur  avoit  la  simplicité 
de  croire  que  tu  daignois  t'occuper  de  moi. 
Cruelle,  rends-moi  l'amitié  qui  m'est  si  chère, 
tu  me  l'as  offerte  ;  je  l'ai  reçue  ;  tu  n'as  plus 
droit  de  me  l'ôler.  Ah!  si  jamais  je  (e  voyois 
un  vrai  signe  de  pitié,  que  ma  douleur  ne  te 
fût  point  importune,  qu'un  regard  attendri  se 
tournât  sur  moi ,  que  ton  bras  se  jetât  autour 
de  mon  cou,  qu'il  me  pressât  contre  ton  sein, 
que  ta  douce  voix  me  dît  avec  un  soupir  :  In- 
fortuné, que  je  te  plains  I  oui,  tu  m'aurois  con- 
solé de  tout  :  mou  âme  reprendroit  sa  vigueur. 


ANNÉE  1757. 


267 


el  je  redevicndrois  cligne  encore  d'avoir  été 
bien  voulu  do  toi... 


A  MADAME  D'ÉPINAY. 

Ce  dimanche,  l'IIermitage,  juin  1757. 

Je  reçus  voire  lettre,  madame,  qui  me  fit  un 
sensible  plaisir;  je  n'y  répondis  pas,  parce 
qu'elle  étoit  elle-même  une  réj)onse,  que  je  ne 
voulois  pas  vous  donner  occasion  de  vous  fali- 
f»uer  par  trop  écrire,  et  que  j'étois  paresseux 
moi-même.  Comme  j'espère  vous  aller  voir 
dans  la  semaine,  j'aurai  bientôt  la  consola- 
tion d'achever  avec  vous  cet  entretien.  Au 
reste,  vous  savez  que  le  philosophe  m'est  venu 
voir;  autant  en  a  fait  hier  soir  M.  d'Épinay. 
Voici  deux  copies  du  Salve  (*)  dont  une  est 
pour  lui  et  l'autre  pour  vous.  Je  vous  les  envoie 
avant  qu'elles  soient  davantage  enfumées;  ne 
men  envoyez  pas  l'argent,  attendu  que  vous 
avez  oublié  de  faire  la  déduction  du  café  sur 
les  manchettes,  et  que  ceci  fera,  je  pense,  à 
peu  près  l'équivalent.  Vous  prenez  continuel- 
lement les  eaux  ;  il  me  semble  qu'il  seroit  bien- 
tôt temps  de  changer  de  régime  pour  repren- 
dre un  peu  de  forces,  mais 

Je  ne  suis  qu'un  soldat,  et  je  n'ai  que  du  zèle  ; 

et  je  sens  bien  que  mes  ordonnances  de  mé- 
decine ne  doivent  pas  avoir  plus  d'autorité 
que  mes  livres  de  morale.  Adieu,  madame; 
aimez  un  peu  votre  pauvre  ours,  qui  sait  mieux 
ce  qu'il  sent  que  ce  qu'il  dit. 


A  LA  MÊME. 
A  rHermitage,  ce  vendredi,  août  ITST. 

Je  suis,  ma  chère  amie,  toujours  malade  et 
chagrin  :  on  dit  que  la  philosophie  guérit  ce 
dernier;  pour  moi  je  sens  que  c'est  elle  qui  le 
donne,  et  je  n'avois  pas  besoin  de  cette  décou- 
verte pour  la  mépriser.  Quant  aux  maux,  on 
les  supporte  avec  de  la  patience,  mais  je  n'en 
ai  qu'en  me  promenant,  et  malheureusement 
voilà  le  temps  tout-à-fait  à  la  pluie.  Sans  le 

(*)  Au  nombre  désœuvré*  de  musique  composées  par  Jeao- 
Jacques  est  uo  Salve  regina,  qu'il  «voit  bit  en  1752.  M.  P. 


souvenir  des  amis,  je  ne  connottrois  plus  de 
remède  à  rien  :  c'est  rolre  billet  qui  m'a  rap- 
pelé celui-ci;  de  sorte  que  les  biens  qui  me 
viennent  de  vous  sont  à  peu  près  les  seuls  qui 
me  restent. 

Je  voudrois  bien  que  madame  d'Holbach  fût 
promptementet  heureusement  accouchée,  afin 
qu'elle,  son  mari,  vous  et  tous  ses  amis  fus- 
sions tirés  d'inquiétude,  et  qu'on  vous  revit 
bientôt  à  la  Chevrette. 

Je  serai  bien  aise  de  voir  le  théologien  I>a 
Tour,  mais  il  n'y  a  que  vous  qui  m'avez  tant 
fait  accepter  de  choses,  qui  puissiez  me  faire 
accepter  mon  portrait,  pour  l'échanger  avec 
le  vôtre,  comme  étant  de  la  main  d'un  meilleur 
peintre,  par  forme  de  compensation. 

Prenez  bien  vite  le  livre  de  M.  de  Buchelai, 
pourvu  cependant  que,  vu  ma  lenteur,  il  me 
laisse  un  temps  raisonnable  pour  le  copier; 
mais  il  faut  le  prier  d'envoyer  aussi  du  papier, 
car  je  n'en  ai  pas  ici.  Je  serai  trop  heureux 
d'avoir  à  copier  dans  un  temps  où  je  ne  saurois 
faire  autre  chose. 

Bonjour,  madame;  revenez  vite  à  la  Che- 
vrette, sitôt  que  vous  aurez  fait  ce  petit  garçon  ; 
c'est  une  chose  terrible  que,  depuis  que  les 
femmes  se  mêlent  de  faire  des  enfans,  elles  ne 
savent  pas  encore  accoucher  toutes  seules. 


A  LA  MEME. 


Ce  mardi  16  août  1737.  A  l'Hermitage. 


Yuiià,  madame,  de  la  musique  de  malade, 
c'est  tout  dire.  Je  vous  prie  de  donner,  le  plus 
tôt  qu'il  se  pourra,  cette  partition  à  M.  d'Épi- 
nay, afin  que  je  me  sois  acquitté  au  moins  de 
ce  qui  a  dépendu  de  moi. 

Vous  m'aviez  dit  que  vous  reviendriez  le  len- 
demain de  la  Notre-Dame,  c'est-à-dire  aujour- 
d'hui. Mais  je  me  suis  bien  douté  que  vous  se- 
riez forcée  à  différer  votre  retour.  Donnez-moi 
des  nouvelles  de  madame  d'Holbach  et  des  vô- 
tres, et  dites-moi  quand  vous  comptez  être  à  la 
Chevrette.  Au  pis  aller,  vous  ne  sauriez  tarder 
plus  long-temps  que  de  demain  en  huit,  dus- 
sica-vous  ensuite  retournera  Paris.  Je  voudrois 
vous  parler  de  moi  ;  mais  je  suis  aussi  ennuyé 
de  vous  en  dire  toujours  la  même  chose,  que 


2C8 


CORUESPONDANCE. 


vous  devez  l'êlre  de  l'entendre.  Je  ne  suis  pas 
aussi  heureux  que  la  pauvre  Waldstocrchel,  et 
même  en  faisant  de  la  musique,  je  brûle  encore 
de  l'huile  de  navette.  J'étois  pourtant  mieux 
depuis  quelques  jours,  mais  je  me  suis  échauffé 
hier  pour  éviter  l'orage,  et  mes  douleurs  m'ont 
repris  aujourd'hui.  Bonjour,  la  mère  aux  ours  ; 
vous  avez  grand  tort  de  n'être  pas  ici,  car  j'ai 
le  museau  tout  frais  tondu. 


A  LA   MKME. 
Ce  jeudi  matin,  l'Hermitage,  août  1757. 

Je  suis  en  si  mauvais  état,  que  je  ne  me  sen- 
tois  pas  le  courage  de  vous  aller  voir  aujour- 
d'hui, et  la  pluie  de  cette  nuit  m'en  avoit  tout- 
à-fait  ôté  l'idée.  Cependant,  puisque  votre  ami 
est  avec  vous,  et  que  je  ne  sais  combien  de 
temps  il  y  demeurera,  si  le  temps  se  ressuie 
dans  la  journée,  et  laisse  un  peu  sécher  les  che- 
mins, je  vous  irai  voir  ce  soir  ;  car  je  suis  trop 
foible  ce  matin,  et  les  chemins  sont  trop  mau- 
vais pour  tenter  l'aventure,  après  une  aussi 
mauvaise  nuit.  A  ce  soir  donc,  ma  chère  amie; 
vous  connoissez  trop  mon  cœur  pour  me  soup- 
çonner d'être  en  reste  envers  ceux  qui  m'ai- 
ment, et  qu'il  m'est  si  naturel  d'aimer. 


A   LA  MEME. 


Ce  jeudi,  l'Hermitage,  août  1737 


Que  signifient  ces  chagrins  pour  un  enfant 
de  six  ans,  dont  il  est  impossible  de  connoître 
le  caractère?  Tout  ce  que  font  les  enfans,  tant 
qu'ils  sont  au  pouvoir  d'autrui,  ne  prouve  rien  ; 
car  on  ne  peut  jamais  savoir  à  qui  en  est  la 
faute  :  c'est  quand  ils  n'ont  plus  ni  nourrices, 
ni  gouvernantes,  ni  précepteurs,  qu'on  voit  ce 
que  les  a  faits  la  nature,  et  c'est  alors  que  leur 
véritable  éducation  commence.  Au  reste,  je  ne 
sais  si  vous  faites  bien  d'éloigner  de  vos  yeux 
votre  fille  (*)  ;  mais  je  sais  qu'il  importe,  en  pa- 
reil cas,  qu'elle  ne  soit  pas  aussi  agréablement 
qu'auprès  de  vous,  et  je  ne  vois  pas  comment 
vous  pourrez  jamais  vous  assurer  de  cela.  Son- 


gez-y ;  cette  précaution  est  importante  pour 
l'avenir,  encore  plus  que  pour  le  présent. 

Je  vous  plains  d'être  à  Paris,  et  j'envisage 
avec  plaisir  le  moment  qui  doit  vous  ramener 
à  mon  voisinage  ;  non  que  je  ne  vive  fort  bien 
ici  tout  seul,  mais  si  après  Diderot  j'ai  envie 
de  voir  quelqu'un  au  monde,  c'est  vous.  J'ai 
eu  ces  jours-ci  de  grands  maux  d'estomac, 
pour  avoir  eu  la  présomption  de  vivre  en  pay- 
san, et  manger  des  choux  au  lard  plus  qu'à 
moi  n'appartenoit. 

Mademoiselle  Le  Vasseur  est  au  désespoir  de 
vous  servir  si  lentement,  mais  le  soin  de  sa 
pauvre  nièce  lui  prend  presque  tout  son  temps  ; 
et  je  vous  assure  que  le  peu  qui  lui  en  reste 
n'est  employé  que  pour  vous. 

Bonjour,  ma  chère  et  aimable  amie  ;  je  vou- 
drois  bien  que  vous  fussiez  ici  au  coin  de  mon 
feu  ;  nous  causerions  doucement  ensemble,  et 
il  me  semble  que  le  cœur  seroit  de  la  partie. 
En  me  donnant  de  vos  nouvelles,  n'oubliez  pas 
de  m'en  donner  du  papa  Gauffecourt. 


A  LA  MÊME. 

L'Hermitage,  été  de  1737. 

Quoique  je  ne  craigne  pas  la  chaleur,  elle 
est  si  terrible  aujourd'hui,  que  je  n'ai  pas  eu 
le  courage  d'entreprendre  le  voyage  au  fort  du 
soleil.  Je  n'ai  fait  que  me  promener  à  l'ombre 
autour  de  la  maison,  et  je  suis  tout  en  nage. 
Ainsi,  je  vous  prie  de  témoigner  mon  regret  à 
mes  prétendus  confrères  ,  et  comme  depuis 
qu'ils  sont  ours  je  me  suis  fait  galant,  trouvez 
bon  que  je  vous  baise  très-respectueusement 
la  main. 

Puisqu'on  ne  peut  vous  voir  demain,  ce  sera 
pour  vendredi,  s'il  fait  beau,  et  je  partirai  de 
bonne  heure  (*). 


C)  Depuis  madame  de  Belsunce. 


M.  P. 


A  LA  MEME. 

L'Hermitage,  été  de  1737. 

Je  vous  remercie  de  votre  souvenir.  Je  ne 

(*)  Après  cette  lettre  viennent  les  trois  billets  que  Jean-Jac- 
ques écrivit  le  même  jour  à  madame  d'Épinay,  et  qu'il  a  tex- 
tuellement insérés  dans  ses  Confessions,  livre  IX,  p.  236. 


ANNÉE  1757. 


2G9 


souffris  jamais  tant  de  mes  maux  que  je  fais 
depuis  quelques  jours  :  tout  le  monde,  à  com- 
mencer par  moi-même ,  m'est  insupportable. 
Je  porte  dans  le  corps  toutes  les  douleurs  qu'on 
peut  sentir,  et  dans  l'àme  les  angoisses  de  la 
mort.  J'allai  hier  à  Kaubonne,  espérant  quel- 
que soulagement  de  la  marche  et  quelque  plai- 
sir de  la  gaîtc  de  madame  d'Houdetot.  Je  l'ai 
trouvée  malade,  et  j'en  suis  revenu  encore 
plus  malade  moi-même  que  je  n'éiois  allé.  Il 
faut  absolument  que  je  me  séquestre  de  la 
société  et  vive  seul  jusqu'à  ce  que  ceci  finisse 
de  manière  ou  d'autre.  Soyez  sûre  qu'au  pre- 
mier jour  de  trêve  je  ne  manquerai  pas  de  vous 
aller  voir.  Mille  respects,  s'il  vous  plaît,  à  ma- 
dame d'Esclavelles,  et  amitiés  à  ces  messieurs. 
Je  vous  conjure  tous  de  me  pardonner  mes 
maussaderies;  croyez  qu'à  ma  place  chacun 
de  vous  seroit  dans  son  lit  et  penseroit  n'en 
point  relever. 


A   LA  MbME. 


L'Hermitage,  automne  de  1737. 


Soyez  sûre  que,  sans  le  temps  qu'il  a  fait, 
vous  m'auriez  vu  dès  hier.  Je  suis  sur  votre 
état  dans  des  inquiétudes  mortelles.  Au  reste, 
je  juge  que  vous  prenez  le  bon  parti  (*).  Adieu, 
ma  chère  amie;  quoique  je  me  porte  fort  mal 
moi-môme,  vous  me  verrez  demain  matin  au 
plus  tard. 


A    LA    MEME. 


Ce  vendredi,  septembre  1757. 


J'apprends  que  vous  continuez  de  souffrir, 
et  j'ai  à  ressentir  vos  maux  et  les  miens.  Si  je 
sors  aujourd'hui,  je  crains  de  ne  le  pouvoir  pas 
demain;  faites-moi  donc  dire  si  cela  est  néces- 
saire, car  Barré  ne  s'est  pas  bien  expliqué.  Je 
comptois  toujours  aller  dîner  avec  vous  de- 
main, comme  vous  me  l'avez  ordonné,  et  mon 
projet  est  d'y  aller  avant  tout  le  monde.  Que 
si  vous  avez  quelque  chose  de  pressé  à  me  dire, 
j-irai  vous  voir  aujourd'hui  sur  les  quatre  heu- 
res; ou  bien  si   cela  peut  se  communiquer, 


(*)  Celui  d'aller  à  Genève  consul trr  Troncliin. 


G.  P. 


vous  pouvez  me  le  faire  dire  par  mademoiselle 
Le  Vasseur. 

Faites-moi  donner  en  même  temps  des  non- 
velles  de  mademoiselle  d'Kpinay.  Bonjour, 
madame.  Nous  souffrons  tous  deux,  et  je  suis 
triste  ;  avec  tout  cela,  je  sens,  en  pensant  à 
vous,  combien  c'est  une  douce  consolation 
d'avoir  un  véritable  ami;  il  n'y  a  plus  que 
cela  qui  m'attache  à  la  vie. 


A  M.    DB  SAINT-LAMBERT. 

A  l'Hermitage,  le  4  septembre  1757. 

En  commençant  de  vous  connoître,  je  dési- 
rai de  vous  aimer.  Je  n'ai  rien  vu  de  vous  qui 
n'augmentât  ce  désir.  Au  moment  où  j'étois 
abandonné  de  tout  ce  qui  me  fut  cher,  je  vous 
dus  une  amie  qui  me  consoloit  de  tout,  et 
à  laquelle  je  m'attachois  à  mesure  qu'elle  me 
parloit  de  vous.  Voyez,  mon  cher  Saint-Lam- 
bert, si  j'ai  de  quoi  vous  aimer  tous  deux,  et 
croyez  que  mon  cœur  n'est  pas  de  ceux  qui 
demeurent  en  reste.  Pourquoi  faut-il  donc  que 
vous  m'ayez  affligé  l'un  et  l'autre?  I^aissez- 
moi  promptement  délivrer  mon  âme  du  poids 
de  vos  torts.  Comme  je  me  suis  plaint  de  vous 
à  elle,  je  viens  me  plaindre  d'elle  à  vous.  Elle 
m'a  bien  entendu  :  j'espère  que  vous  m'enten- 
drez de  même  ;  et  peut-être  une  explication 
dictée  par  l'estime  et  la  confiance  produira- 
t-elle  entre  de  nouveaux  amis  l'effet  de  l'habi- 
tude et  des  ans. 

Je  songeois  à  vous,  sans  songer  guère  à  elle, 
quand  elle  est  venue  me  voir  et  qu'elle  a  com- 
mencé de  me  rechercher.  Connoissant  mon 
penchant  à  m'attacher,  et  les  chagrins  qu'il  me 
donne,  j'ai  toujours  fui  les  liaisons  nouvelles; 
et  il  y  avoit  quatre  ans  qu'elle  m'offroit  l'en- 
trée de  sa  maison,  sans  que  jamais  j'y  eusse 
mis  le  pied.  Je  n'ai  pu  la  fuir;  je  l'ai  vue  ;  j'ai 
pris  la  douce  habitude  de  la  voir.  J'étois  so- 
litaire et  triste  ;  mon  cœur  affligé  ne  cherchoit 
que  des  consolations  ;  je  les  trouvois  auprès 
d'elle;  elle  en  avoit  besoin  à  son  tour;  elle 
trouvoit  un  ami  sensible  à  ses  peines.  Nous 
parlions  de  vous,  du  bon  et  trop  facile  Dide- 
rot, de  l'ingrat  Grimm,  et  d'autres  encore. 
Les  jours  se  passoient  dans  cet  épanchement 


270 


CORRESPONDANCE. 


mutuel.  Je  m'attachois  en  solitaire,  en  homme 
affligé  :  elle  conçut  aussi  de  l'amitié  pour  moi  ; 
elle  m'en  promit  du  moins.  Nous  faisions  des 
projets  pour  le  temps  où  nous  pourrions  lier 
entre  nous  trois  une  société  charmante,  dans 
laquelle  j'osois  attendre  de  vous,  il  est  vrai, 
du  respect  pour  elle  et  des  égards  pour 
moi. 

Tout  est  changé,  hormis  mon  cœur.  Depuis 
votre  départ  elle  me  reçoit  froidement;  elle 
me  parle  à  peine,  même  de  vous  :  elle  trouve 
cent  prétextes  pour  m'éviter;  un  homme  dont 
on  veut  se  défaire  n'est  pas  autrement  traité 
que  je  le  suis  d'elle;  du  moins  autant  que  j'en 
puis  juger,  car  je  n'ai  encore  été  congédié 
de  pereonne.  Je  ne  sais  ce  que  signifie  ce  chan- 
gement. Si  je  l'ai  mérité,  qu'on  me  le  dise, 
et  je  me  tiens  pour  chassé  ;  si  c'est  légèreté, 
qu'on  me  le  dise  encore;  je  me  relire  au- 
jourd'hui, et  serai  consolé  demain.  Mais  après 
avoir  répondu  aux  avances  qui  m'ont  été  fai- 
tes, après  avoir  goûté  le  charme  d'une  so- 
ciété qui  m'est  devenue  nécessaire,  je  crois, 
par  l'amitié  qu'on  m'a  demandée,  avoir  ac- 
quis quelque  droit  à  celle  qui  m'étoit  offerte  ; 
je  crois,  par  l'état  de  langueur  où  je  suis  ré- 
duit dans  ma  retraite,  mériter  au  moins 
quelques  égards  ;  et,  quand  je  vous  demande 
compte  de  l'amie  que  vous  m'avez  donnée , 
je  crois  vous  inviter  à  remplir  un  devoir  de 
l'humanité. 

Oui,  c'est  à  vous  que  je  demande  compte 
d'elle.  N'est-ce  pas  de  vous  que  lui  viennent 
tous  ses  seniimens  ?  Qui  le  sait  mieux  que  moi  ? 
Je  le  sais  mieux  que  vous,  peui-éire,  et  je  puis 
bien  lui  reprocher  ce  que  je  reprochois  avec 
moins  de  justice  à  feu  madame  d'Holbach  ('), 
qu'elle  ne  m'aime  que  par  l'impulsion  de  celui 
qu'elle  aime.  Dites-moi  donc  d'où  vient  son 
refroidissement.  Auriez»  vous  pu  craindre  que 
je  ne  cherchasse  à  vous  nuire  auprès  d'elle,  et 
qu'une  vertu  mal  entendue  ne  me  rendît  per- 
fide et  trompeur?  L'article  d'une  de  vos  let- 
tres qui  me  regarde  m'a  fait  entrevoir  ce 
soupçon.  Non,  non,  Saint-Lambert,  la  poitrine 
de  J.-J.  Rousseau  n'enferma  jamais  le  cœur 
d'un  traiire,  et  je  me  mépriserois  bien  plus 


(')  Quand  j'écrivois  cette  lettre,  M.  d'Holbach  avoit  déjà  sa 
seconde  femme,  sœur  de  la  première. 


que  vous  ne  pensez,  si  jamais  j'avois  essayé  de 
vous  ôter  le  sien. 

Ne  croyez  pas  m'avoir  séduit  par  vos  rai- 
sons; j'y  vois  l'honnêteté  de  votre  âme,  et 
non  votre  justification.  Je  blâme  vos  liens  : 
vous  ne  sauriez  les  approuver  vous-même  ;  et 
tant  que  vous  me  serez  chers  l'un  et  l'autre, 
je  ne  vous  laisserai  jamais  la  sécurité  de  l'in- 
nocence dans  votre  état.  Mais  un  amour  tel 
que  le  vôtre  mérite  aussi  des  égards,  et  le  bien 
qu'il  produit  le  rend  moins  coupable.  Après 
avoir  connu  tout  ce  qu'elle  sent  pour  vous, 
pourrois-je  vouloir  vous  rendre  malheureux 
l'un  par  l'autre?  Non,  je  me  sens  du  respect 
pour  une  union  si  tendre,  et  ne  la  puis  mener 
à  la  vertu  par  le  chemin  du  désespoir.  Un  mot 
surtout  qu'elle  me  dit  il  y  a  deux  mois,  et  que 
je  vous  rapporterai  quelque  jour,  m'a  touché 
au  point  que,  de  confident  de  sa  passion,  j'en 
suis  presque  devenu  le  complice  ;  et  il  est  cer- 
tain que  ,  si  vous  pouviez  jamais  abandonner 
une  pareille  amante,  je  ne  saurois  m'empêcher 
de  vous  mépriser.  Je  me  suis  abstenu  d'at- 
taquer vos  raisons,  que  je  pouvois  mettre  en 
poudre  ;  j'ai  laissé  goûter  à  son  tendre  cœur 
le  charme  de  s'y  complaire;  et  sans  lui  cacher 
mon  sentiment,  j'ai  laissé  le  voile  sur  cette 
égide  redoutable,  dont  ses  yeux  et  les  vôtres 
se  seroient  détournés.  Je  le  répète,  je  ne  veux 
point  vous  ôter  l'un  à  l'autre.  Bien  loin  de  là  : 
si  jamais,  entre  vous  deux,  j'ai  le  bonheur  de 
faire  parler  la  vérité,  sans  vous  déplaire,  et 
d'adoucir  sa  voix  dans  la  bouche  d'un  ami,  je 
ne  veux  que   prévenir  l'infaillible  terme  de 
l'amour,  en  vous  unissant  d'un  lien  plus  du- 
rable, à  répreuve  du  ravage  des  ans,  dont 
vous  puissiez  tous  deux  vous  honorer  à  la  face 
des  hommes,  et  qui  vous  soit  doux  encore  au 
dernier  moment  de  la  vie.  Mais  soyez  sûrs  que 
je  ne  tiendrai  jamais  ces  discours  à  aucun  des 
deux  séparément. 

Un  excès  de  délicatesse  vous  auroit-il  fait 
croire  aussi  que  l'amitié  fait  tort  à  lamour,  et 
que  les  sentimens  que  j'obliendrois  nuiroientà 
ceux  qui  vous  sont  dus?  Mais,  dites-moi,  qui 
est-ce  qui  sait  aimer,  si  ce  n'est  un  cœur  sen- 
sible? Les  cœurs  sensibles  ne  le  sont-ils  pas  à 
toutes  les  sortes  d'affections?  et  peut-il  y  naître 
un  seul  sentiment  qui  ne  tourne  au  profit  de  ce- 
lui qui  les  domine  ?  Où  est  l'amant  qui  n'en  de- 


ANNÉE  1737. 


271 


vient  pas  plus  tendre  en  parlant  de  celle  qu'il 
aime  à  son  ami?  Où  est  le  cœur,  plein  d'un 
soniiment  qui  déborde,  qui  n'a  pas  besoin,  dans 
labsence,  d'un  autre  cœur  pour  s'épancher? 
Je  fus  jeune  une  fois,  et  je  connus  l'âme  la  plus 
aimante  qui  ait  existé.  Tous  les  aiiachemens 
imaginables  étoient  réunis  dans  cette  âme  ten- 
dre; chacun  n'en  étoit  que  plus  délicieux  par 
le  concours  de  tous  les  autres  :  et  celui  qui  l'em- 
portoit  tiroit  de  tous  un  nouveau  prix.  Quoi  1 
ne  vous  est-il  point  doux,  dans  l'éloignement, 
qu'il  se  trouve  un  être  sensible,  à  qui  votre 
amie  aime  à  parler  de  vous,  et  qui  se  plaise  à 
l'entendre?  Je  suis  persuadé  que  vous  goûte- 
riez ce  plaisir  aujourd'hui,  si  vous  m'eussiez 
donné  la  journée  que  vous  m'aviez  promise,  et 
que  vous  fussiez  venu  recevoir  à  IHermitage 
l'effusion  d'un  cœur  dont  sûrement  le  vôtre  eût 
été  content. 

Il  est  fait,  j'en  suis  sûr,  pour  m'entendre  et 
répondre  au  mien.  Consultez-le;  il  vous  rede- 
mandera pour  moi  l'amie  que  je  tiens  de  vous, 
qui  m'est  devenue  nécessaire,  et  que  je  n'ai 
point  mérité  de  perdre.  Si  son  changement 
vient  d'elle,  dites-lui  ce  qu'il  convient  :  s'il  vient 
de  vous,  dites-le  à  vous-même.  Sachez  au  moins 
que,  de  quelque  manière  que  vous  en  usiez, 
vous  serez,  elle  et  vous,  mes  derniers  attache- 
niens.  Mes  maux  me  gagnent,  et  m'éloignent 
chaque  jour  davantage  de  la  société.  La  vôtre 
étoit  la  seule  de  mon  goût  qui  restât  à  ma  por- 
tée. Si  vous  cherchez  tous  deux  à  vous  éloigner 
de  moi,  je  retirerai  mon  âme  au-dedans  d'elle- 
même  ;  je  mourrai  seul  et  abandonné  dans  ma 
solitude,  et  vous  ne  penserez  jamais  à  moi  sans 
regret.  Si  vous  vous  rapprochez,  vous  trouve- 
rez un  cœur  qui  ne  laisse  jamais  faire  la  moitié 
du  chemin  à  ceux  qui  lui  conviennent. 


A  M.   GRIMM  ('). 

Le  lundi  19  octobre  1757. 

Dites-moi,  Grimm,  pourquoi  tous  mes  amis 
prétendent  que  je  dois  suivre  madame  d'Epi- 

(')  Notez,  sur  la  lelire  suivante,  que  le  secret  de  ce  royase 
de  madame  d'Épinay,  qu'elle  me  croyolt  bien  caché,  lu'étoit 
bien  connu,  de  même  qu'à  toute  sa  maison;  mais,  comme 
Il  ne  me  convenoit  pas  d'en  paroltre  instruit,  j'étois  forcé  de 
motiver  mon  refus  sur  d'autres  causes  ;  et  ce  fut  pat'lk  que  je 


nay?  Ai-je  tort,  ou  seroient-ils  tous  séduits? 
auroient-ils  tous  cette  basse  partialité  toujours 
prête  à  prononcer  en  faveur  du  riche,  et  à  sur- 
charger la  misère  de  cent  devoirs  inutiles  qui  la 
rendent  plus  inévitable  et  plus  dure?  Je  ne  veux 
m'en  rapporter  là-dessus  qu'à  vous  seul.  Quoi- 
que sans  doute  prévenu  comme  les  autres,  je 
vous  crois  assez  équitable  pour  vous  mettre  à 
ma  place,  et  pour  juger  de  mes  vrais  devoirs. 
Écoutez  donc  mes  raisons,  mon  ami,  et  décidez 
du  parti  que  je  dois  prendre  ;  car,  quel  quesoit 
votre  avis,  je  vous  déclare  qu'il  sera  suivi  sur- 
le-champ. 

Qu'est-ce  qui  peut  m'obliger  à  suivre  ma- 
dame d'Épinay  ?  L'amitié,  la  reconnoissance, 
l'utilité  qu'elle  peut  retirer  de  moi.  Examinons 
tous  ces  points. 

Si  madame  d'Épinay  m'a  témoigné  de  l'ami- 
tié, je  lui  en  ai  témoigné  davantage.  Les  soins 
ont  été  mutuels,  et  du  moins  aussi  grands  de 
ma  part  que  de  la  sienne.  Tous  deux  malades, 
je  ne  lui  dois  plus  qu'elle  ne  me  doit,  qu'au  cas 
que  le  plus  souffrant  soit  obligé  de  garder  l'au- 
tre. [Parce  que  mes  maux  sont  sans  remède, 
est-ce  une  raison  de  les  compter  pour  rien  (')?] 
Je  n'ajouterai  qu'un  mot  :  elle  a  des  amis  moins 
malades,  moins  pauvres,  moins  jaloux  de  leur 
liberté  [  moins  pressés  de  leur  temps],  et  qui 
lui  sont  du  moins  aussi  chers  que  moi.  Je  ne 
vois  pas  qu'aucun  d'eux  se  fasse  un  devoir  do 
la  suivre.  Par  quelle  bizarrerie  en  sera-ce  un 
pour  moi  seul,  qui  suis  le  moins  en  état  de  le 
remplir?  Si  madame  d'Épinay  m'étoit  chère  au 
point  de  renoncer  à  moi  pour  l'amuseï',  com- 
ment lui  serois-je  assez  peu  cher  moi-même 
pour  qu'elle  achetât  aux  dépens  de  ma  santé, 
de  ma  vie,  de  ma  peine,  de  mon  repos  et  de 
toutes  mes  ressources,  les  soins  d'un  complai- 

donnai  si  beau  jeu  à  leur  vengeance,  d'autant  plus  cruelle 
qu'elle  étoit  plus  Injuste.  Je  savois  les  srcrets  de  madame 
d'Épinay,  sans  qu'elle  me  les  eût  dits,  et  sans  avoir  pris  le 
moindre  soin  pour  les  apprendre.  Jamais  je  n'en  ai  révélé 
aucun  ,  même  après  ma  rupture  avec  elle.  Elle  et  d'autres  sa- 
voient  les  miens  par  ma  pleine  et  libre  confiance,  parce  que 
la  réserve  avec  les  amis  me  parotl  un  crime  ;  et  qu'on  ne  doit 
pas  vouloir  passer«à  leurs  yeux  pour  meilleur  qu'on  n'est.  C'est 
de  ces  aveux,  faits  d'une  manière  qui  devoit  les  leur  rendre  si 
sacrés,  qu'ils  ont  tiré  contre  moi  le  parti  que  chacun  sait.  Quel 
honnête  homme  n'airaeruit  pas  cent  fois  mieux  être  coupable 
de  mes  fautes  que  de  leur  trahison? 

(•)  Ce  qui  est  imprimé  ici  entre  deux  crochets,  et  ce  qui  le 
sera  de  même  dans  le  cours  de  cette  lettre,  ne  se  trouve  pa« 
dans  l'édition  de  Du  Peyron.  Voyez  ci-devant  la  seconde  note 
delà  pa5e3l9.  O.  P, 


272 


CORRESPONDANCE. 


sant  au&oi  uiuiaoïou;  je  ne  sjus  si  je  devois  of- 
frir de  la  suivre  ;  mais  je  sais  bien  qu'à  moins 
d'avoir  cette  dureté  d'âme  que  donne  l'opu- 
lence, et  dont  elle  m'a  toujours  paru  loin,  elle 
ne  devoit  jamais  l'accepter. 

Quant  aux  bienfaits,  premièrement,  je  ne 
les  aime  point,  je  n'en  veux  point,  et  je  ne  sais 
aucun  gré  de  ceux  qu'on  me  fait  supporter  par 
force.  J'ai  dit  cela  nettement  à  madame  d'Épi- 
nay  avant  d'en  recevoir  aucun  d'elle;  ce  n'est 
pas  que  je  n'aime  à  me  laisser  entraîner  comme 
un  autre  à  des  li(Mis  si  chers,  quand  l'amitié  les 
forme  ;  mais  dès  qu'on  veut  trop  tirer  la  chaîne, 
elle  rompt  et  je  suis  libre.  Qu'a  fait  pour  moi 
madame  d'Épinay?  Vous  le  savez  tous  mieux 
que  personne,  et  j'en  puis  parler  librement  avec 
vous:  elle  a  fait  bâtir  à  mon  occasion  une  petite 
maison  à  IHermitage,  m'a  engagé  d'y  loger, 
et  j'ajoute  avec  plaisir  qu'elle  a  pris  soin  den 
rendre  l'habitation  agréable  et  sûre. 

Qu'ai-jc  fait  de  mon  côté  pour  madame  d'É- 
pinay?  Dans  le  temps  quoj'étois  prêt  à  me  re- 
tirer dans  ma  patrie,  que  je  le  désirois  vive- 
nient,  et  que  je  l'aurois  dû,  elle  remua  ciel  et 
terre  pour  me  retenir.  Â  force  de  sollicitations, 
et  même  d'intrigues,  elle  vainquit  ma  trop  juste 
et  longue  résistance  :  mes  vœux,  mon  goût, 
mon  penchant,  l'improbation  de  mes  amis, 
tout  céda  dans  mon  cœur  à  la  voix  de  l'amiiic; 
je  me  laissai  entraîner  à  l'Herniiiage  (a).  Dès  ce 
nmment  jai  toujours  senti  que  j'étois  chez  au- 
trui, et  cet  instant  de  complaisance  m'a  déjà 
donné  de  cuisans  repentirs.  Mes  tendres  amis, 
attentifs  à  m'y  désoler  sans  relâche,  ne  m'ont 
pas  laissé  un  moment  de  paix,  et  m'(mt  fait 
souvent  pleurer  de  douleur  de  n'être  pas  à  cinq 
cents  lieues  d'eux.  [  Cependant,  loin  de  me  li- 
vrer aux  charmes  de  la  solitude,  seule  conso- 
lation d'un  infortuné  accablé  de  maux,  et  que 
tout  le  monde  cherche  à  tourmenter,  je  vis  que 
je  n'étois  plus  à  moi.]  Madame  d'Épinay,  sou^ 
vent  seule  à  la  campagne,  souhaitoit  que  je  lui 
tinsse  compagnie  :  [  c'éioit  pour  cela  qu'elle 
nï'avoit  relenu.]  Après  avoir  fait  un  sacrifice  à 
l'amitié,  il  en  fallut  faire  un  autre  à  la  recon- 
noissance.  Il  faut  être  pauvre,  sans  valet,  haïr 
la  gêne,  et  avoir  mon  âme,  pour  savoir  ce  que 

(a)  Var.  D'après  l'édition  de  Du  Peyrou  :  «  Elle  vainquit  ma 

»  longue  résistance  :  mes  vœux,  mon  soût,  l'improbation 

»  etc.  ;  je  me  laissai  conduire  à  l'Herniltsge.  » 


c'est  pour  moi  que  de  vivre  dans  la  maison 
d'autrui.  J'ai  pourtant  vécu  deux  ans  dans  la 
sienne,  assujetti  sans  relâche  avec  les  plusbeaux 
discours  de  liberté,  servi  par  vingt  domesti- 
ques, et  nettoyant  tous  les  matins  mes  souliers, 
surchargé  de  tristes  indigestions,  et  soupirant 
sans  cesse  après  ma  gamelle.  Vous  savez  aussi 
qu'il  m'est  impossible  de  travailler  à  de  cer- 
taines heures,  qu'il  me  faut  la  solitude,  les  bois 
et  le  recueillement  ;  mais  je  ne  parle  point  du 
temps  perdu,  j'en  serai  quitte  pour  mourir  de 
faim  quelques  mois  plus  tôt.  Cependant  cher- 
chez combien  d'argent  vaut  une  heure  de  la  vie 
et  du  temps  d'un  homme  ;  comparez  les  bien- 
faits de  madame  d'Épinay  avec  mon  pays  sa- 
crifié et  deux  ans  d'esclavage,  et  dites-moi 
qui  d'elle  ou  de  moi  a  le  plus  d'obligation  à 
l'autre. 

Venons  à  l'arlicle  de  l'utilité.  Madame  d'E- 
pinay part  dans  une  bonne  chaise  de  poste, 
accompagnée  de  son  mari,  du  gouverneur  do 
son  fils,  et  de  cinq  ou  six  domestiques.  Elle  va 
dans  une  ville  peuplée  et  pleine  de  société,  où 
elle  n'aura  que  l'embarras  du  choix  ;  elle  va 
chez  M.  Tronchin,  son  médecin,  homme  d'es- 
prit, homme  considéré,  recherché  ;  elle  va 
dans  une  famille  de  mérite,  où  elle  trouvera 
des  ressources  de  toute  espèce  pour  sa  santé, 
pour  l'amitié,  pour  l'amusement.  Considérez 
mon  état,  mes  maux,  mon  humeur,  mes 
moyens,  [mon  goût,  ma  manière  de  vivre,  plus 
forte  désormais  que  les  hommes  et  la  r.aison 
même  ;  ]  voyez,  je  vous  prie,  en  quoi  je  puis 
servir  madame  d'Épinay  dans  ce  voyage  [et 
quellpi;  pp.inos  il  fautque  je  souffre  sans  lui  être 
jamais  bon  à  rien].  Souiiendrai-je  une  chaise 
de  poste?  Puis-je  espérer  d'achever  si  rapide- 
ment une  si  longue  route  sans  accident?  Ferai- 
je  à  chaque  instant  arrêter  pour  descendre,  ou 
accélérerai-je  mes  tourmens  et  ma  dernière 
heure  pour  mètre  contraint?  Que  Diderot 
fasse  bon  marché  tant  qu'il  voudra  de  ma  vie 
et  de  ma  santé,  mon  état  est  connu,  les  célè- 
bres chirurgiens  de  Paris  peuvent  l'attester  : 
et  soyez  sûr  qu'avec  tout  ce  que  je  souffre  je  ne 
suis  guère  moins  ennuyé  que  les  autres  de  me 
voir  vivre  si  long-temps.  Madame  d'Épinay 
doit  donc  s'attendre  à  de  continuels  désagré- 
mens,  à  un  spectacle  assez  triste,  et  peut-être 
à  quelques  malheurs  dans  la  route.  Elle  n'i- 


ANNÉE  1757. 


273 


pnore  pas  qu'en  pareil  cas  j'irois  plutôt  expirer 
socrètement  au  coin  d'un  buisson  que  de  causer 
les  moindres  frais  et  retenir  un  seul  domesti- 
que ;  et  moi  je  connois  trop  son  bon  cœur  pour 
iflinorer  combien  il  lui  seroil  pénible  de  me 
laisser  dans  cet  état.  Je  pourrois  suivre  la  voi- 
ture à  pied  comme  le  veut  Diderot;  mais  la 
boue,  la  phiie,  la  neige,  me  retarderont  beau- 
coup dans  cette  saison.  Quelque  fort  que  je 
coure,  comment  faire  vingt-cinq  lieues  par 
jour;  et  si  je  laisse  aller  la  chaise,  de  quelle 
utilité  serai-je  à  la  personne  qui  va  dedans? 
Arrivé  à  Genève,  je  passerai  les  jours  enfermé 
avec  madame  d'Épinay  ;  mais,  quelque  zèle  que 
j'aie  pour  tâcher  de  l'amuser,  il  est  impossible 
qu'une  vie  si  casanière  et  si  contraire  à  mon 
tempérament  n'achève  de  môter  la  santé,  et 
ne  me  plonge  au  moins  daiis  une  mélanco- 
lie dont  je  ne  serai  pas  le  maître. 

[Quoi  qu'on  fasse,  un  malade  n'est  guère 
propre  à  en  garder  un  autre,  et  celui  qui  n'ac- 
cepte aucun  soin  quand  il  souffre,  est  dispensé 
d'en  rendre  aux  dépens  de  sa  santé.]  Quand 
nous  sommes  seuls  et  contens,  madame  d'Épi- 
nay ne  parle  point,  ni  moi  non  plus  ;  que  sera- 
ce  quand  je  serai  triste  et  gêné?  [je  ne  vois 
point  encore  là  beaucoup  d'amusement  pour 
elle.]  Si  elle  tombe  des  nues  à  Genève,  j'y  en 
tomberai  beaucoup  plus,  car  avec  de  l'argent 
on  est  bien  partout;  mais  le  pauvre  n'est  chez 
lui  nulle  part.  Les  connoissances  que  j'y  ai  ne 
peuvent  lui  convenir,  celles  qu'elle  y  fera  me 
conviendront  encore  moins.  J'aurai  des  devoirs 
à  remplir  qui  m'éloigneront  d'elle,  ou  bien  l'on 
me  demandera  quels  soins  si  pressans  me  les 
font  négliger  et  me  retiennent  sans  cesse  dans 
sa  maison;  mieux  mis,  j'y  pourrois  passer 
pour  son  valet  de  chambre.  Quoi  donc!  uri 
malheureux  accablé  de  maux,  qui  se  voit  à 
peine  des  souliers  à  ses  pieds,  sans  habits,  sans 
argent,  sans  ressources,  qui  ne  demande  à  ses 
chers  amis  que  de  le  laisser  misérable  et  libre, 
seroit nécessaire  à  madame dÉpinay, environ- 
née de  toutes  les  commodités  de  la  vie,  et  qui 
traîne  dix  personnes  après  elle  !  Fortune  !  [vile 
et  méprisable  fortune!]  si  dans  ton  sein  Ion 
ne  peut  se  passer  du  pauvre,  je  suis  plus  heu- 
reux que  ceux  qui  te  possèdent,  car  je  puis  me 
passer  d'eux. 

G'est  qu'elle  m'aime,  dira-t-on;  c'est  son 

IV. 


ami  dont  elle  a  besoin  (a).  Oh!  que  je  connois 
bien  tous  les  sens  de  ce  mot  d'amitié!  C'est  un 
beau  nom  qui  sert  souvent  de  salaire  à  la  servi- 
tude; [mais  où  commence  l'esclavage,  l'amitié 
finit  à  l'instant.]  J'aimerai  toujours  à  servir 
mon  ami,  pourvu  qu'il  soit  aussi  pauvre  que 
moi;  s'il  est  plus  riche,  soyons  libres  tous 
deux,  ou  qu'il  me  serve  lui-même,  car  son  pain 
est  tout  gagné,  et  il  a  plus  de  temps  à  donner 
à  ses  plaisirs. 

Il  me  reste  à  vous  dire  deux  mots  de  moi. 
S'il  est  des  devoirs  qui  m'appellent  à  la  suite  de 
madame  d  Epinay,  n'en  est-il  pas  de  plus  in- 
dispensables qui  me  retiennent,  et  ne  dois-je 
rien  qu'à  la  seule  madame  d'Épinay  sur  la  terre? 
Assurez-vous  qu'à  peine  serois-je  en  route,  que 
Diderot,  qui  trouve  si  mauvais  que  je  reste, 
trouvera  bien  plus  mauvais  que  je  sois  parti, 
et  y  sera  beaucoup  mieux  fondé.  Il  suit,  dira- 
t-il,  une  femme  riche,  bien  accompagnée,  qui 
n'a  pas  le  moindre  besoin  de  lui,  et  à  laquelle, 
après  tout,  il  doit  peu  de  chose,  pour  laisser 
ici  dans  la  misère  et  l'abandon  des  personnes 
qui  ont  passé  leur  vie  à  son  service,  et  que 
pon  départ  met  au  désespoir.  Si  je  me  laisse 
défrayer  par  madame  d'Épinay,  Diderot  m'en 
fera  aussitôt  une  nouvelle  obligation  [qui  m'en- 
chaînera pour  le  reste  de  mes  jours.]  Si  jamais 
j'ose  un  moment  disposer  de  moi  :  Voyez  cet 
ingrat,  dira-t-on  ;  elle  a  eu  la  bonté  de  le  con- 
duire dans  son  pays ,  et  puis  il  l'a  quittée. 
[Tout  ce  que  je  ferai  pour  m'acquilter  avec  elle 
augmentera  la  reconnoissance  que  je  lui  devrai, 
tant  c'est  une  belle  chose  d'être  riche  pour  do- 
miner et  changer  en  bienfaits  les  fers  qu'on 
nous  donne.]  Si,  comme  je  le  dois,  je  paie  une 
part  des  frais,  d'où  rassembler  si  promptement 
tant  d'argent  ?  à  qui  vendre  le  peu  d'effets  et  le 
peu  de  livres  qui  me  restent?  [Il  ne  s'agit  plus 
de  m'envelopper  tout  l'hiver  dans  une  vieilli» 
robe  de  chambre.  Toutes  mes  hardes  sont 
usées;  il  faut  le  temps  de  les  raccommoder  ou 
d'en  racheter  d'autres;  mais  quand  on  a  dix 
habits  de  rechange,  on  ne  songe  guère  à  cela.] 
Pendant  ce  voyage,  dont  je  ne  sais  pas  la  du- 
rée, je  laisserai  ici  un  ménage  qu'il  faut  entre- 
tenir. [Si  je  laisse  ces  femmes  à  l'Hermitago,  il 

(a)  Vak.  f  Ali  !  me  direz-voiis,  c'est  qu'elle  vous  aime  ;  elle 
»  ne  peut  se  passer  de  son  ami.  Mais,  mon  cher  Grinmi ,  elle 
»  se  passera  bien  de  vous,  à  qui  je  ne  serai  sûrement  pas  pré- 
»  féié.  oh  1  que  je  couniis  bien  ....  etc.  • 

48 


274 


CORRESPONDANCE. 


faut,  outre  les  gages  du  jardinier,  payer  un 
homme  qui  les  garde,  car  il  n'y  a  pas  d  huma- 
nité à  les  laisser  seules  au  milieu  des  bois.  Si  je 
les  emmène  à  Paris,  il  leur  faut  un  logement  ; 
ot  que  deviendront  les  meubles  et  papiers  que 
je  laisse  ici?]  Il  me  faut,  à  moi,  de  l'argent 
dans  ma  poche;  car  qu'est-ce  que  c'est  que 
d'être  défrayé  dans  la  maison  d'autrui,  où  tout 
va  toujours  bien  pourvu  que  les  maîtres  soient 
ervis  ?  C'est  dépenser  beaucoup  plus  que  chez 
:  oi  pour  être  contrarié  toute  la  journée,  pour 
manquer  de  tout  ce  qu'on  désire,  pour  ne  rien 
faire  de  ce  qu'on  veut,  et  se  trouver  ensuite  fort 
obligé  à  ceux  chez  qui  l'on  a  mangé  son  ar- 
gent. Ajoutez  à  cela  l'indolence  d'un  malade 
paresseux,  accoutumé  à  tout  laisser  traîner  (a) 
et  à  ne  rien  perdre,  à  trouver  autour  de  lui 
ses  besoins,  ses  commodités  sans  les  deman- 
der, et  dont  l'équipage,  la  fortune  et  le  silence 
invitent  ègalenienl  à  le  négliger.  [Si  le  voyage 
est  long  et  que  mon  argent  s'épuise,  nies  sou- 
liers s'usent,  mes  bas  se  percent  ;  s'il  faut  blan- 
chir son  linge,  se  faire  la  barbe,  accommoder 
sa  perruque,  etc.,  etc.,  il  est  triste  d'être  sans 
un  sou  ;  et  s'il  faut  que  j'en  demande  à  madame 
d'Épinay  à  mesure  que  j'en  aurai  besoin,  mon 
parti  est  pris;  qu'elle  garde  bien  ses  meubles, 
car,  pour  moi,  je  vous  déclare  que  j'aime  mieux 
être  voleur  que  mendiant.] 

Je  crois  voir  d'où  viennent  tous  les  bizarres 
devoirs  qu'on  m'impose  ;  c'est  que  tous  les 
gens  [b)  avec  qui  je  vis  me  jugent  toujours  sur 
leur  sort,  jamais  sur  le  mien,  et  veulent  qu'un 
homme  qui  n'a  rien  vive  comme  s'il  avoit  six 
mille  livres  de  rente  et  du  loisir  de  reste. 

Personne  ne  sait  se  mettre  à  ma  place,  et  ne 
veut  voir  que  je  suis  un  être  à  part,  qui  n'a 
point  le  caractère,  les  maximes,  les  ressources 
des  autres,  et  qu'il  ne  fautpoint  juger  sur  leurs 
règles.  [Si  l'on  fait  attention  à  ma  pauvreté,  ce 
n'est  pas  pour  respecter  son  dédommagement, 
qui  est  la  liberté,  mais  pour  m'en  rendre  le 
poids  plus  insupportable.]  C'est  ainsi  que  le 
philosophe  Diderot,  dans  son  cabinet,  au  coin 

(a)  Vm.  <  Dans  l'usage  de  tout  laisser....  etc.  »  l\  paroit  que 
Rousseau  évitoit  autant  que  possible  les  hiatus  que  produit 
souvent  la  préposition  à  à  la  suite  de  certains  verbes,  ce  qui  le 
portoit à  substituer,  même  contre  lusage,  la  préposition  de. 
Je  l'exhorlai  de  partir;  ils  m'engagent  d'y  faire,  et  beau- 
coup d'autres  cxein|iles  semblables.  G.  P. 

(6)  Vab.  «  C'est  parce  quej'al  des  sociétés  hors  de  mon  état; 
"  c'est  parce  que  tous  les  gens...  » 


d'un  bon  feu,  dans  une  bonne  robe  de  chambre 
bien  fourrée,  veut  que  je  fasse  vingt-cinq  lieues 
par  jour,  en  hiver,  à  pied  ,  dans  les  boues, 
pour  courir  après  une  chaise  de  poste,  parce 
qu'après  tout,  courir  et  se  croiter  est  le  métier 
d'un  pauvre.  [Mais,  en  vérité,  madame  dÉpi- 
nay,  quoique  riche,  mérite  bien  que  J.-J. 
Rousseau  ne  lui  fasse  pas  un  pareil  affront.] 
Ne  pensez  pas  que  le  philosophe  Diderot,  quoi 
qu'il  en  dise,  s'il  ne  pouvoit  supporter  la  chaise, 
courût  de  sa  vie  après  celle  de  personne;  ce- 
pendant il  y  auroit  du  moins  cette  différence 
qu'il  auroit  de  bons  bas  drapés,  de  bons  sou- 
liers, une  bonne  camisole  ;  qu'il  auroit  bien  sou- 
pe la  veille,  et  se  seroit  bien  chauffé  en  partant, 
au  moyen  de  quoi  l'on  est  plus  fort  pour  courir 
que  celui  qui  n'a  pas  de  quoi  payer  ni  le  sou- 
per, ni  la  fourrure,  ni  les  fagots.  Ma  foi,  si  la 
philosophie  ne  sert  pas  à  faire  ces  distinctions, 
je  ne  vois  pas  trop  à  quoi  elle  est  bonne. 

Pesez  mes  raisons,  mon  cher  ami,  et  dites- 
moi  ce  que  je  dois  faire.  Je  veux  remplir  mon 
devoir;  mais,  dans  l'état  où  je  suis,  qu'ose- 
t-on  exiger  de  plus?  Si  vous  jugez  que  je  doive 
partir,  prévenez-en  madame  d'Épinay  (a),  puis 
envoyez-moi  un  exprès,  et  soyez  sûr  que,  sans 
balancer,  je  pars  à  l'instant  pour  Paris  en  re- 
cevant votre  réponse. 

Quant  au  séjour  de  l'Hermitage,  je  sens  fort 
bien  que  je  n'y  dois  plus  demeurer,  même  en 
continuant  de  payer  le  jardinier,  car  ce  n'est 
pas  un  loyer  suffisant;  mais  je  crois  devoir  à 
madame  d'Épinay  de  ne  pas  quitter  l'Hermitage 
d'un  air  de  mécontentement,  qui  supposeroit 
de  la  brouillerie  entre  nous.  J'avoue  qu'il  me 
seroit  dur  de  déloger  aussi  dans  cette  saison, 
qui  me  fait  déjà  sentir  aussi  cruellement  ses 
approches  ;  il  vaut  mieux  aitendi  e  au  prin- 
temps, où  mon  départ  sera  plus  naturel,  et  où 
je  suis  résolu  daller  chercher  une  retraite 
inconnue  à  tous  ces  barbares  tyrans  qu'on 
appelle  amis. 


A  MADAME   D  EPINAY. 

L'Hermitage,  octobre  4737. 

J'apprends,  madame,  que  votre  départ  e»t 

(a)  Vab.  <  Prévenez-en  madame  d  Épinay,  prenez  quel»îa» 
»  mesures  pour  ne  pas  laisser  ces  pauvres  femmes  seules  cet 
»  hiver  au  milieu  des  bois,  puis  envoyez-moi...  » 


ANNEE  1757. 


271 


dilféré  et  voire  fils  malade  (*).  Je  vous  prie  de 
me  donner  de  ses  nouvelles  et  des  vôtres.  Je 
voudrois  bien  que  votre  voyage  fût  rompu, 
mais  par  le  rétablissement  de  votre  santé,  et 
non  par  le  dérangement  de  la  sienne. 

Madame  d'Iloudetot  me  parla  mardi  beau- 
coup de  ce  voyage,  et  m'exhorta  à  vous  accom- 
pagner, presque  aussi  vivement  qu'avoit  fait 
Diderot.  Cet  empressement  à  me  faire  partir, 
sans  considération  pour  mon  état  (a),  me  fit 
soupçonner  une  espèce  de  ligue  dont  vous  étiez 
le  mobile.  Je  n'ai  ni  l'art,  ni  la  patience  de  vé- 
rifier les  choses,  et  ne  suis  pas  sur  les  lieux  ; 
mais  j'ai  le  tact  assez  sûr,  et  je  suis  très-certain 
que  le  billet  de  Diderot  ne  vient  pas  de  lui.  Je  ne 
disconviens  pas  que  ce  désir  de  m'avoir  avec 
vous  ne  soit  obligeant  et  ne  m'honore;  mais 
outre  que  vous  m'aviez  témoigné  ce  désir  avec 
si  peu  de  chaleur,  que  vos  arrangemens  de 
voiture  étoient  déjà  pris,  je  ne  puis  souffrir 
qu'une  amie  emploie  l'autorité  d'autrui  pour 
obtenir  ce  que  personne  n'eût  mieux  obtenu 
qu'elle.  Je  trouve  à  tout  cela  un  air  de  tyrannie 
et  d  intrigue  qui  m'a  donné  de  l'humeur  (6),  et 
je  ne  l'ai  peut-être  que  trop  exhalée,  mais  seu- 
lement avec  votre  ami  et  le  mien.  Je  n'ai  pas 
oublié  ma  promesse,  mais  on  n'est  pas  le  maître 
de  ses  pensées,  et  tout  ce  que  je  puis  faire  est 
de  vous  dire  la  mienne  en  cette  occasion,  pour 
être  désabusé  si  j'ai  tort.  Soyez  sûre  qu'au  lieu 
de  tous  ces  détours  [c) ,  si  vous  eussiez  insisté 
avec  amitié,  que  vous  m'eussiez  dit  que  vous  le 
désiriez  fort  etque  je  vousserois  utile,  j'aurois 
passé  par-dessus  toute  autre  considération,  et 
je  scrois  parti. 

J'ignore  comment  tout  ceci  finira  ;  mais, 
quoi  qu'il  arrive,  soyez  sûre  que  je  n'oublierai 
jamais  vos  bontés  pour  moi,  et  que,  quand 
vous  ne  voudrez  plus  m'avoir  pour  esclave  (rf), 
vous  m'aurez  toujours  pour  ami. 

[  Toutes  mes  inégalités  viennent  de  ce  que 
j'étois  fait  pour  vous  aimer  du  fond  de  mon 

C)  Voyez  la  première  réponse  de  Grimm  à  la  longue  lettre  de 
Rumseau  (  Confessions,  livre  IX,  page  233).  G.  P. 

(rt)  Vah.  D'après  lédition  de  Du  Peyrou  :  «  ....  A  me  faire 
>  partir,  qui  devroit  être  si  peu  naturel  à  ceux  qui  ont  de  l'iiu- 
*  uianité  et  qui  connoissent  mon  état,  me  fit.,  etc.  » 

I  i)  ViH.  •  Qui  m'a  donné  une  indignation  contre  vous  que 
»ie  n'ai  peut-être  que  trop....  etc.  > 

(c)  Vau.  <  Au  lieu  de  tous  ces  mensonges  détournés.  » 

[d)  Vab.  «  (Jtie  quand  vous  ne  voudrez  pas  m'avoir  pour  va- 
»  let,  vous..,  etc..  t 


cœur  ;  qu'ensuite  ayant  eu  pour  suspect  votre 
caractère,  et  jugeant  qu'insensiblement  vous 
cherchiez  à  me  réduire  en  servitude,  ou  à  m'em- 
ployer  selon  vos  secrètes  vues,  je  flotte  depuis 
long-temps  entre  mon  penchant  pour  vous  et 
les  soupçons  qui  le  contrarient.  Les  indiscré- 
tions de  Diderot,  son  ton  impérieux  et  pédago- 
gue avec  un  homme  plus  Agé  que  lui,  tout  cela 
a  changé  le  trouble  de  mon  âme  en  une  indigna- 
tion qu'heureusement  jen'ai  laissé  exhalerqu'a- 
vec  votre  meilleur  ami.  Avant  de  savoir  quels 
en  seront  les  effets  et  les  suites,  je  me  hâlc  de 
vous  déclarer  que  le  plus  ardent  de  mes  vœux 
est  de  pouvoir  vous  honorer  toute  ma  vie,  et 
continuer  à  nourrir  pour  vous  autant  d'amitié 
que  je  vous  dois  de  reconnoissance  (*).  ] 


A   MADAME  D'HOUDETOT. 

Octobre  4737. 

Madame  d'Épinay  ne  part  que  demain  dans 
la  matinée  :  cela  m'empochera,  chère  comtesse, 
de  pouvoir  me  rendre  de  bonne  heure  à  Eau- 
bonne,  à  moins  que  vous  n'ayez  la  bonté  d'en- 
voyer votre  carrosse  entre  onze  heures  et  midi, 
m'atlendre  à  la  croix  de  Deuil.  Quoi  qu'il  en 
soit,  j'irai  dîner  avec  vous;  je  vous  porterai  un 
cœur  tout  nouveau,  dont  vous  serez  contente  ; 
j'ai  dans  ma  poche  une  égide  invincible  qui  me 
garantira  de  vous  (**).  Il  n'en  falloitpas  moins 
pour  me  rendre  à  moi-même;  mais  j'y  suis 
rendu,  cela  est  sûr,  ou  plutôt  je  suis  tout  à 
l'amitié  que  vous  me  devez,  que  vous  m'avez 
jurée,  et  dont  je  suis  digne  dès  ce  moment-ci. 


A   M.    DE   SAINT-LAMBERT. 

A  l'Hermilage,  le  28  octobre  1737. 
Que  de  joie  et  de  tristesse  me  viennent  de 

C)  Tout  cet  alinéa  si  important  aujourd'hui  par  les  lumières 
qu'il  nous  donne  pour  expliquer  la  conduite  de  Rousseau,  tant 
envers  madame  d'Épinay  qu'envers  Diderot,  n'est  point  rap- 
porté dans  les  Mémoires  de  cette  dame,  et  nous  nous  fiornines 
assurés  qu'en  effet  il  n'existe  pas  dans  l'original  que  M.  Urunet 
a  entre  les  mains.  Rousseau  layaut  écrit  du  premier  je  dans 
son  brouillon,  l'aura  supprimé  sans  doute  comme  trop  offen- 
sant pour  madame  d'Épinay,  avec  laquelle  il  ne  se  croyoit  pas 
encore  obligé  de  rompre  tout-à-fait,  et  surtout  dans  l'inten- 
tion où  il  étoit  de  lui  écrire,  comme  il  le  dit  dans  ses  Confes- 
sions (  livre  IX,  page  251  ),  une  leltre  aussi  honnéle  qu'elle 
pouvait  l'être.  *»•  **• 

(")  «  J'avois  la  lettrede  Saint-Lambert  dans  ma  pocbe;  je  la 
relus  plusieurs  fois  en  marchant.  Cette  leUre  me  servit  d'égide 
contre  ma  foiblesse-  »  [Confeniom,  livie  XI.)         \i.  V. 


276 


CORRESPONDANCE. 


vous,  mon  cher  ami  1  A  peine  l'amitié  est-elle 
commencée  entre  nous  que  vous  m'en  faites 
sentir  en  même  temps  tous  les  tourmens  et  tous 
les  plaisirs.  Je  ne  vous  parlerai  point  de  l'im- 
pression que  m'a  faite  la  nouvelle  de  votre  ac- 
cident. Madame  d'Épinay  en  a  été  témoin.  Je 
ne  vous  peindrai  point  non  plus  les  agitations 
de  notre  amie  ;  votre  cœur  est  fait  pour  les  ima- 
giner :  et  moi,  la  voyant  hors  d'elle-même, 
j'avois  à  la  fois  le  sentiment  de  votre  état  et  le 
spectacle  du  sien  :  jugez  de  celui  de  votre  ami. 
On  voit  bien  à  vos  lettres  que  vous  êtes  de  nous 
tous  le  moins  sensible  à  vos  maux.  Mais,  pour 
exciter  le  zèle  et  les  soins  que  vous  devez  à  vo- 
tre guérison,  songez,  je  vous  en  conjure,  que 
vous  avez  en  dépôt  l'espoir  de  tout  ce  qui  vous 
est  cher.  Au  reste,  quel  que  soit  l'effet  des 
eaux,  dont  j'attends  tout,  le  bonheur  ne  réside 
point  dans  le  sentiment  d'une  jambe  et  d'un 
bras.  Tant  que  votre  cœur  sera  sensible,  soyez 
sûr,  mon  cher  et  digne  ami,  qu'il  pourra  faii  e 
des  heureux  et  l'être. 

Notre  amie  vint  mardi  faire  ses  adieux  à  la 
vallée,  j'y  passai  une  demi-journée  triste  et  dé- 
licieuse. Nos  cœurs  vous  plaçoient  entre  eux, 
et  nos  yeux  n'étoient  point  secs  en  parlant  de 
vous.  Je  lui  dis  que  son  attachement  pour  vous 
étoit  désormais  une  vertu;  elle  en  fut  si  touchée, 
qu'elle  voulut  que  je  vous  l'écrivisse,  et  je  lui 
obéis  volontiers.  Oui,  mes  enfans,  soyez  à  ja- 
mais unis,  il  n'est  plus  d  âmes  comme  les  vô- 
tres, et  vous  méritez  de  vous  aimer  jusqu'au 
tombeau.  Il  m'est  doux  d'être  en  tiers  dans  une 
amitié  si  tendre.  Je  vous  remercie  du  cœur  que 
vous  m'avez  rendu,  et  dont  le  mien  n'est  pas 
indigne.  L'estime  que  vous  lui  devez,  et  celle 
dont  elle  m'honore,  vous  feront  sentir  toute 
votre  vie  l'injustice  de  vos  soupçons. 

Vous  savez  mon  raccommodement  avec 
Grimm(*):j'aicetteobligaliondeplusàmadame 
d'Épinay,  et  l'honneur  d'avoir  fait  toutes  les 
avances.  J'en  fis  autant  avec  Diderot,  et  j'eus 
cette  obligation  à  notre  amie.  Qu'on  ait  tort  ou 
qu'on  ait  raison,  je  trouve  qu'il  est  toujours 
doux  de  revenir  à  son  ami  ;  et  le  plaisir  d'aimer 
me  semble  plus  cher  à  un  cœur  sensible  que 
les  petites  vanités  de  l'amour-propre. 

Vous  savez  aussi  le  prochain  départ  de  ma- 
dame d'Épinay  pour  Genève.  Elle  m'a  proposé 

(•)  Confessions,  livre  IX,  page  248. 


de  l'accompagner,  sans  me  montrer  là-dessus 
beaucoup  d'empressement.  Moi,  la  voyant  es- 
cortée de  son  mari,  du  gouverneur  de  son  fils, 
de  cinq  ou  six  domestiques,  aller  chez  son  mé- 
decin et  son  ami,  et  par  conséquent  mon  cor- 
tège lui  étant  fort  inutile ,  sentant  d'ailleurs 
qu'il  me  seroit  impossible  de  supporter,  avec 
mon  mal,  et  dans  la  saison  où  nous  entrons, 
une  chaise  de  poste  jusqu'à  Genève,  et,  joignant 
aux  obstacles  tirés  de  ma  situation  présente  la 
gêne  insurmontable  que  j'éprouve  toujours  à 
vivre  chez  autrui,  je  n'ai  pas  accepté  le  voyage, 
et  elle  s'est  contentée  de  mes  raisons.  La-dessus 
Diderot  m'écrit  un  billet  extravagant  dans  le- 
quel, me  disant  surchargé  du  poids  des  obliga- 
tions que  f  ai  à  madame  d'Épinay,  il  me  repré- 
sente ce  voyage  comme  indispensable,  en  quel- 
que état  que  soit  ma  santé,  jusqu'à  vouloir  que 
je  suive  plutôt  à  pied  la  chaise  de  poste.  Mais 
ce  qui  m'a  surtout  percé  le  cœur,  c'est  de  voir 
que  votre  amie  est  du  même  avis,  et  m'ose  don- 
ner les  conseils  de  la  servitude.  On  diroit  qu'il 
y  a  une  ligue  entre  tous  mes  amis,  pour  abuser 
de  mon  état  précaire  et  me  livrer  à  la  merci 
de  madame  d'Épinay.  Laissant  ici  des  gens  qu'il 
faut  entretenir,  partant  sans  argent,  sans  ha- 
bits, sans  linge,  je  serai  forcé  de  tout  recevoir 
d'elle,  et  peut-être  de  lui  tout  demander.  L'a- 
mitié peut  confondre  les  biens  ainsi  que  les 
cœurs  ;  mais  dès  qu'il  sera  question  de  devoirs 
et  d'obligations,  étant  encore  à  ses  gages,  je  ne 
serai  plus  chez  elle  comme  son  ami,  mais  comme 
son  valet;  et,  quoi  qu'il  arrive,  je  ne  veux  pas 
l'être,  ni  m'aller  élaler,  dans  mon  pays,  à  la 
suite  d'une  fermière  générale.  Cependant  j'ai 
écrit  à  Grimm  une  longue  lettre,  dans  laquelle 
je  lui  dis  mes  raisons,  et  le  laisse  le  maître  de 
décider  si  je  dois  partir  ou  non,  résolu  de  sui- 
vre à  l'instant  son  avis;  mais  j'espère  qu'il  ne 
m'avilira  pas.  Jusqu'ici  je  n'ai  point  de  réponse 
positive,  et  j'apprends  que  madame  d'Épinay 
part  demain.  Jemescns,  en  écrivant  cetariicle, 
dans  une  agitation  qui  me  le  fcroit  indiscrète- 
ment prolonger;  il  faut  finir.  Mon  ami,  que 
n'êtes-vous  ici  !  Je  verscrois  mes  peines  dans 
votre  âme,  elle  entendroit  la  mienne,  et  ne 
donneroit  point  à  ma  juste  fierté  le  vil  nom  d'in- 
gratitude. Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  m'enchaî- 
nera jamais  par  certains  bienfaits,  je  m'en  suis 
toujours  défendu  ;  je  méprise  l'argent  ;  je  no 


ANNEE  17.i8. 


!77 


sais  point  mettre  à  prix  ma  liberté  ;  et  si  le  sort 
me  réduit  à  choisir  entre  les  deux  vices  que 
j'abhorre  le  plus,  mon  parti  est  pris,  et  j'aime 
encore  mieux  être  un  inférât  qu'un  lâche. 

Je  ne  dois  point  finir  cette  lettre  sans  vous 
donner  un  avis  qui  nous  importe  à  tous.  La 
santé  de  notre  amie  se  délabre  sensiblement. 
Elle  est  maigrie;  son  estomac  va  mal;  elle  ne 
digère  point,  elle  n'a  plus  d'appéiit  ;  et,  ce  qu'il 
y  a  de  pis,  est  que  le  peu  qu'elle  mange  ne  sont 
que  des  choses  malsaines.  Elle  étoit  déjà  chan- 
gée avant  votre  accident  :  jugez  de  ce  qu'elle 
est,  et  de  ce  qu'elle  va  devenir.  Elle  confie  à 
des  quidams  la  direction  de  sa  santé  :  on  lui  a 
conseillé  les  eaux  de  Passy  ;  mais  ce  qui  importe 
beaucoup  plus  à  lui  conseiller  est  le  choix  d'un 
médecin  qui  sache  l'examiner  et  la  conduire, 
et  d'un  régime  qui  n'augmente  pas  le  désordre 
de  son  estomac.  J'ai  dit  là-dessus  tout  ce  que 
j'ai  pu,  mais  inutilement.  C'est  à  vous  d'obtenir 
d'elle  ce  qu'elle  refuse  a  mon  amitié.  C'est  sur- 
tout par  le  soin  que  vous  prendrez  de  vous,  que 
vous  l'engagerez  à  eu  prendre  d'elle.  Adieu, 
mon  ami. 


A  MADAME  d'HOUDëTCT. 


L'Hertnitage,  8  novembre  n57. 


Je  viens  de  recevoir  de  Grimm  une  lettre  qui 
m'a  fait  frémir,  et  que  je  lui  ai  renvoyée  à 
l'instant,  de  peur  de  la  lire  une  seconde  fois. 
Madame,  tous  ceux  que  j'aimois  me  ha'issent, 
etvousconnoissez  mon  cœur;  c'est  vous  en  dire 
assez.  Tout  ce  que  j'avois  appris  de  madame 
d'Épinay  n'est  que  trop  vrai,  et  j'en  sais  da- 
vantage encore.  Je  ne  trouve  de  toute  part 
que  sujet  de  désespoir.  Il  me  reste  une  seule 
espérance  :  elle  peut  me  consoler  de  tout  et 
me  rendre  le  courage.  Hâtez-vous  de  la  confir- 
mer ou  de  la  détruire.  Ai-je  encore  une  amie 
et  jn  ami?  Un  mot,  un  seul  mot,  et  je  puis 
vivre. 

Je  vais  déloger  de  l'Hermitage.  Mon  dessein 
ost  de  chercher  un  asile  éloigné  et  inconnu; 
raaisilfautpasser  l'hiver,  et  vos défensesm'em- 
pôchent  de  l'aller  passer  à  Paris.  Je  vais  donc 
m'établir  à  Montmorency  comme  je  pourrai, 
enattendant le  printemps.  Ma respectableamie, 
je  ne  vous  reverrai  jamais;  je  le  sens  à  la  tris- 


tesse qui  me  serre  le  cœur,  mais  je  m'occupe- 
rai de  vous  dans  ma  retraite.  Je  songerai  qae 
j'ai  deux  anus  au  monde,  et  j'oublierai  que  j'y 
suis  seul. 


A  LA   MbME. 


L'ileriiiilage,  novembre  t737. 


Voici  la  quairième  lettre  que  je  vous  écris 
sans  réponse  :  ah!  si  vous  continuez  do  vous 
taire,  je  vous  aurai  trop  entendue.  Songez  à 
l'élat  où  je  suis,  et  consultez  votre  bon  cœur. 
Je  puis  supporter  d'être  abandonné  de  tout  le 
monde.  Mais  vous!...  Vousqui  meconnoissezsi 
bien!  Grand  Dieu!  Suis- je  un  scélérat?  un 
scélérat,  moi!  je  l'apprends  bien  tard.  C'est 
M.  Grimm,  c'est  mon  ancien  ami,  c'est  celui  qui 
me  doit  tous  les  amis  qu'il  m'ôte,  qui  a  fait  cette 
belle  découverte  et  qui  la  publie.  Hélas!  il  est 
l'honnôte  homme,  et  moi  l'ingrat.  Il  jouit  des 
honneurs  de  la  vertu,  pour  avoir  perdu  son 
ami,  et  moi  je  suis  dans  l'opprobre,  pour  n'a- 
voir pu  flatter  une  femme  perfide,  ni  m'asser- 
vir  à  celle  que  j'étois  forcé  de  haïr.  Ah  !  si  je 
suis  un  méchant,  que  toute  la  race  humaine 
est  vile  !  Cruelle,  falloit-il  céder  aux  séduc- 
tions de  la  fausseté,  et  faire  mourir  de  douleur 
celui  qui  ne  vivoit  que  pour  aimer! 

Adieu.  Je  ne  vous  parlerai  plus  de  moi  :  mais 
si  je  ne  puis  vous  oublier,  je  vous  défie  d'oublier 
à  votre  tour  ce  cœur  que  vous  méprisez,  ni 
d'en  trouver  jamais  un  semblable. 


A   LA   MÊME. 

Mont-Louis,  janvier  <7S8. 

Votre  barbarie  est  inconcevable  ;  elle  n'est 
pas  de  vous.  Ce  silence  est  un  raffinement  de 
cruauté  qui  n'a  rien  d'égal.  On  vous  dira  l'état 
où  je  suis  depuis  huit  jours.  Et  vous  aussi  !  et 
vous  aussi,  Sophie,  vous  me  croyez  un  mé- 
chant (')l  Ah  Dieu!  si  vous  le  croyez,  à  qui 

(*)  Notez  que  toutes  les  horribles  noirceurs  dont  on  m'accii- 
soitxe  réduisoient  à  n'avoir  pas  voulu  suivre  à  Genève  madame 
d'Épinay.  C'étoit  uniquement  pour  cela  que  j'ëtois  un  monstre 
d'ingratitude,  un  homme  abominable.  Il  est  vrai  qu'on  m'ac- 
cusoit  de  plus  du  crime  horrible  d'être  amoureux  de  madame 
d'Houdetot,  et  de  ne  pouvoir  me  résoudre  à  m'éloigner  d'elle. 
Que  cela  fut  ou  nou,  il  est  certain  que  j'avois  uue  autre  puis- 


278 


CORRESPONDANCK. 


donc  en  appellerai-je?...  Mais  pourtant  com- 
ment se  fait-il  que  la  vertu  me  soit  si  chère?... 
que  je  sente  en  moi  le  cœur  d'un  homme  de 
bien?  Non  :  quand  je  tourne  les  yeux  sur  le 
passé,  et  que  je  vois  quarante  ans  d'honneur 
à  côté  d'une  mauvaise  lettre ,  je  ne  puis 
désespérer  de  moi. 

Je  n'affecterai  point  une  fermeté  dont  je  suis 
bien  loin  ;  je  me  sens  accablé  de  mes  maux. 
Mon  âme  est  épuisée  de  douleurs  et  d'ennuis. 
Je  porte  dans  un  cœur  innocent  toutes  les  hor- 
reurs du  crime;  je  ne  fuis  point  des  humilia- 
tions qui  conviennent  à  mon  infortune  ;  et,  si 
j'espérois  vous  fléchir,  j'irois,  ne  pouvant  ar- 
river jusqu'à  vous ,  vous  attendre  à  votre 
sortie,  me  prosterner  au-devant  de  vous,  trop 
heureux  d'être  foulé  aux  pieds  des  chevaux, 
écrasé  sous  votre  carrosse,  et  de  vous  arracher 
au  moins  un  regret  à  ma  mort.  N'en  parlons 
plus  :  la  pitié  n'efface  point  le  mépris  ;  et  si 
vous  me  croyez  digne  du  vôtre,  il  faut  ne  me 
regarder  jamais. 

Ahl  méprisez-moi  si  vous  lo  pouvez;  il  me 
sera  plus  cruel  de  vous  savoir  injuste  que  moi 
déshonoré,  et  j'implore  de  la  vertu  la  force  de 
supporter  le  plus  douloureux  des  opprobres. 
Mais  pour  m'avoir  ôté  votre  estime,  faut-il 
renoncer  à  l'humanité?  Méchant  ou  bon,  quel 
bien  altendez-vous  de  mettre  un  homme  au 
désespoir?  Voyez  ce  que  je  vous  demande;  et,  si 
vous  n'êtes  pire  que  moi,  osez  me  refuser.  Je  ne 
vous  verrai  plus  ;  les  regards  de  Sophie  ne  doi- 
vent tomber  que  sur  un  homme  estimé  d'elle, 
et  l'œil  du  mépris  n'a  jamais  souillé  ma  per- 
sonne. Mais  vous  fûtes,  après  Saint-Lambert, 
le  dernier  attachement  de  mon  cœur:  ni  lui,  ni 
vous,  n'en  sortirez  jamais;  il  faut  que  je  m'oc- 
cupe de  vous  sans  cesse,  et  je  ne  puis  me  déta- 
cher de  vous  qu'en  renonçant  à  la  vie.  Je  ne 
vous  demande  aucun  témoignage  de  souvenir; 
ne  parlez  plus  de  moi;  ne  m'écrivez  plus  ;  ou- 
bliez que  vous  m'avez  honoré  du  nom  de  votre 

xante  raison  pour  ne  pas  suivre  madame  d'Épinay,  qui  m'en 
eût  empêché  quand  je  n'aurois  eu  que  celle-là  (*).  Je  ne  pou- 
vois,  sans  lui  manquer,  dire  cette  raison,  qui  n'a  voit  de  rapport 
qu'à  elle.  Ainsi  réduit  k.taire  les  deux  véritables  raisons  que 
i'avois  pour  rester,  j'étois  forcé,  pour  m'excuser,  de  battre  la 
campagne,  et  de  me  laisser  accuser,  par  madame  d'Épinay 
et  par  ses  amis,  de  l'ingratitude  la  plus  noire,  précisément 
parce  que  je  ne  voulois  pas  être  ingrat  ni  la  compromettre. 

C*)  C'étoit  1»  grossesse  de  madame  d'É^in'y  9u'il  falloit  cacher  A  ton 
mari.  G.  P. 


ami,  et  que  j'en  fus  digne.  Mais  ayant  à  vous 
parler  de  vous,  ayant  à  vous  tenir  le  sacré  lan- 
gage de  la  vérité,  que  vous  n'entendrez  peut- 
être  que  de  moi  seul,  que  je  sois  sûr  au  moins 
que  vous  daignerez  recevoir  mes  lettres, qu'elles 
ne  seront  point  jetées  au  feu  sans  les  lire,  et 
que  je  ne  perdrai  pas  ainsi  les  chers  et  der- 
niers travaux  auxquels  je  consacre  le  reste  in- 
fortuné de  ma  vie.  Si  vous  craignez  d"y  trouver 
le  venin  d'une  âme  noire,  je  consens  qu'avant  de 
les  lire  vous  les  fassiez  examiner,  pourvu  que 
ce  ne  soit  pas  cet  honnête  homme  {^)  qui  se 
complaît  si  fort  à  faire  un  scélérat  de  son  ami. 
Que  la  première  où  l'on  trouvera  la  moindre 
chose  à  blâmer  fasse  à  jamais  révoquer  la  per- 
mission que  je  vous  demande.  Ne  soyez  pas 
surprise  de  cette  étrange  prière  ;  il  y  a  si  long- 
temps que  j'apprends  à  aimer  sans  retour,  que 
mon  cœur  y  est  tout  accoutumé. 


A  M.  VERNES. 


Montmorency,  le  18  février  1758. 


Oui,  mon  cher  concitoyen,  je  vous  aime  tou- 
jours, et,  ce  me  semble,  plus  que  jamais;  mais 
je  suis  accablé  de  mes  maux,  j'ai  bien  de 
la  peine  à  vivre,  dans  ma  retraite,  d'un  travail 
peu  lucratif;  je  n'ai  que  le  temps  qu'il  me  faut 
pour  gagner  mon  pain,  et  le  peu  qui  m'en  reste 
est  employé  pour  souffrir  et  me  reposer.  Ma 
maladie  a  fait  un  tel  progrès  cet  hiver,  j'ai  senti 
tant  de  douleurs  de  toute  espèce ,  et  je  me 
trouve  tellement  affoibli,  que  je  commence  à 
craindre  que  la  force  et  les  moyens  ne  me  man- 
quent pour  exécuter  mon  projet  :  je  me  console 
de  celte  impuissance  par  la  considération  de 
létat  où  je  suis.  Que  me  serviroit  d'aller  mou- 
rir parmi  vous  ?  Hélas  I  il  falloit  y  vivre.  Qu'im- 
porte où  l'on  laisse  son  cadavre?  Je  n'aurois 
pas  besoin  qu'on  reportât  mon  cœur  dans  ma 
patrie  :  il  n'en  est  jamais  sorti. 

Je  n'ai  point  eu  occasion  d'exécuter  votre 
commission  auprès  de  M.  d'Âlembert.  Comme 
nous  ne  nous  sommes  jamais  beaucoup  vus, 
nous  ne  nous  écrivons  point;  et,  confiné  dans 
ma  solitude,  je  n'ai  conservé  nulle  espèce  de 
relation  avec  Paris  ;  j'en  suis  comme  à  i'aa- 

(*)  Griaim- 


AMSÉE  1758. 


279 


trc  bout  de  la  terre,  et  ne  sais  pas  plus  ce  qui 
s'y  passe  qu'à  Pékin.  Au  reste,  si  l'article  dont 
vous  me  parlez  est  indiscret  et  répréhensible, 
il  n'est  assurément  pas  offensant  (*).  Cepen- 
dant, s'il  peut  nuire  à  voire  corps,  peut-être 
fora-t-on  bien  d'y  répondre,  quoiqu'à  vous 
dire  le  vrai  j'aie  un  peu  d'aversion  pour  les  dé- 
tails où  cela  peut  entraîner,  et  qu'en  général 
je  n'aime  guère  qu'en  matière  de  foi  Ion  assu- 
jettisse la  conscience  à  des  formules.  J'ai  de  la 
religion,  mon  ami,  et  bien  m'en  prend  ;  je  ne 
crois  pas  qu'homme  au  monde  en  ait  autant 
besoin  que  moi.  J'ai  passé  ma  vie  parmi  les 
incrédules,  sans  me  laisser  ébranler;  les  ai- 
mant, les  estimant  beaucoup,  sans  pouvoir 
souffrir  leur  doctrine.  Je  leur  ai  toujours  dit 
que  je  ne  les  savois  pas  combattre,  mais  que 
je  ne  voulois  pas  les  croire;  la  philosophie 
n'ayant  sur  ces  matières  ni  fond  ni  rive,  man- 
quantdidées  primitives  et  de  principes  élémen- 
taires, n'est  qu'une  mer  d'incertitudes  et  de 
doutes,  dont  le  métaphysicien  ne  se  tire  jamais. 
J'ai  donc  laissé  là  la  raison,  et  j'ai  consulté  la 
nature,  c'est-à-dire  le  sentiment  intérieur  qui 
dirige  ma  croyance,  indépendamment  de  ma 
fiiison.  Je  leur  ai  laissé  arranger  leurs  chances, 
leurs  sorts,  leur  mouvement  nécessaire  ;  et, 
tandis  qu'ils  bâtissoient  le  monde  à  coups  de 
dés,  j'y  voyois,  moi,  cette  unité  d'intentions 
qui  me  faisoit  voir,  en  dépit  d'eux,  un  principe 
unique;  tout  comme  s'ils  m'avoient  dit  que 
l'Iliade  avoit  été  formée  par  un  jet  fortuit  de 
caractères,  je  leur  aurois  dit  très-résolument  : 
cela  peut  être,  mais  cela  n'est  pas  vrai;  et  je 
n'ai  point  d'autre  raison  pour  n'en  rien  croire, 
si  ce  n'est  que  je  n'en  crois  rien.  Préjugé  que 
cela  1  disent-ils.  Soit;  mais  que  peut  faire  cette 
raison  si  vague  contre  un  préjugé  plus  persua- 
sif qu'elle?  Autre  argumentation  sans  fin  contre 
la  distinction  des  deux  substances  ;  autre  per- 
suasion de  ma  part  qu'il  n'y  a  rien  de  commun 
entre  un  arbre  et  ma  pensée  ;  et  ce  qui  m'a 
paru  plaisant  en  ceci,  c'est  de  les  voir  s'acculer 
eux-mêmes  par  leurs  propres  sophismcs,  au 
point  d'aimer  mieux  donner  le  sentiment  aux 
pierres  que  d'accorder  une  âme  à  l'homme. 
Mon  ami,  je  crois  en  Dieu,  et  Dieu  ne  seroit 

(')  U  «"agit  ici  de  l'article  Genève,  dans  l'Encyclopédie  ;  ce 
fut  probablement  la  leUre  de  M.  Vernes  qui  donna  à  Rousseau 
l'Idée  de  répondre  à  cet  article. 


pas  juste  si  mon  âme  n'étoit  immortelle.  Voilà, 
ce  me  semble,  ce  que  la  religion  a  d'essentiel 
et  d'utile;  laissons  le  reste  aux  disputeurs.  A 
l'égard  de  l'éternilé  des  peines,  elles  ne  s'accor- 
dent ni  avec  la  foiblessc  de  l'homme  ni  avec  la 
justice  de  Dieu.  Il  est  vrai  qu'il  y  a  des  àmcssi 
noires,  que  je  ne  puis  concevoir  qu'elles  puis- 
sent jamaisgoûter  celte  éternelle  béatitude  dont 
il  me  semble  que  le  plus  doux  sentiment  doit 
être  le  contentement  de  soi-même.  Cola  me 
fait  soupçonner  qu'il  se  pourroit  bien  que  les 
âmes  des  méchans  fussent  anéanliesà  leur  mort, 
et  qu'être  et  sentir  fût  le  premier  prix  d'une 
bonne  vie.  Quoi  qu'il  en  soit,  que  m'importe 
ce  que  seront  les  méchans?  Il  me  suffit  qu'en 
approchant  du  terme  de  ma  vie  je  n'y  voie  point 
celui  de  mes  espérances,  et  que  j'en  attende  une 
plus  heureuse  après  avoir  tant  souffert  dans 
celle-ci.  Quand  je  me  tromperois  dans  cet 
espoir,  il  est  lui-même  un  bien  qui  m'aura  fait 
supporter  tous  mes  maux.  J'attends  paisible- 
ment l'éclaircissement  de  ces  grandes  vérités 
qui  me  sont  cachées,  bien  convaincu  cependant 
qu'en  tout  élat  de  cause  si  la  veriu  ne  rend  pas 
toujours  l'homme  heureux,  il  ne  sauroit  au 
moins  être  heureux  sans  elle  ;  que  les  afflictions 
du  juste  ne  sont  point  sans  quelque  dédomma- 
gement; et  que  les  larmes  mêmes  de  l'innocence 
sont  plus  douces  au  cœur  que  la  prospérité  du 
méchant. 

Il  est  naturel,  mon  cher  Vernes,  qu'un  soli- 
taire souffrant  et  privé  de  toute  société  épanche 
son  âme  dans  le  sein  de  l'amitié,  et  je  ne  crains 
pas  que  mes  confidences  vous  déplaisent  ;  j'au- 
roisdùcommencerparvotreprojetsur  l'histoire 
de  Genève  ;  mais  il  est  des  temps  de  peines  et 
de  maux  où  l'on  est  forcé  de  s'occuper  de  soi, 
et  vous  savez  bien  que  je  n'ai  pas  un  cœur  qui 
veuille  se  déguiser.  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire 
sur  votre  entreprise,  avec  tous  les  ménage- 
mens  que  vous  y  voulez  mettre,  c'est  qu'elle  est 
d'un  sage  intrépide  ou  d'un  jeune  homme.  Em- 
brassez bien  pour  moi  l'ami  Roustan.  Adieu, 
mon  cher  concitoyen  ;  je  vous  écris  avec  une 
aussi  grande  effusion  de  cœur  que  si  je  me  sé- 
parois  de  vous  pour  jamais,  parce  que  je  me 
trouve  dans  un  état  qui  peut  me  mener  très- 
loin  encore,  mais  qui  me  laisse  douter  pourtant 
si  chaque  lettre  que  j'écris  ne  sera  point  la 
dernière. 


280 


CORRESPONDANCE. 


A  UN  JEUNE   HOMME 


gui  deniandoit  à  s'établir  i  Montmorency  (où  Rousseau  de- 
nieuroit  alors),  pour  profiter  de  ses  leçons. 

Vous  ignorez,  monsieur,  que  vous  écrivez  à 
un  pauvre  homme  accablé  de  maux,  et  de  plus 
fort  occupé,  qui  n'est  guère  en  état  de  vous  ré- 
pondre et  qui  le  seroit  encore  moins  d'établir 
avec  vous  la  société  que  vous  lui  proposez. 
Vousm'honorezenpcnsantquejepourroisvous 
être  utile,  et  vous  êtes  louable  du  motif  qui 
vous  la  fait  désirer;  mais,  sur  le  motif  même, 
je  ne  vois  rien  de  moins  nécessaire  que  de  venir 
vous  établir  à  Montmorency.  Vous  n'avez  pas 
besoin  d'aller  chercher  si  loin  les  principes  de 
la  morale  :  rentrez  dans  votre  cœur,  et  vous  les 
y  trouverez  ;  et  je  ne  pourrai  vous  rien  dire  à  ce 
sujet  que  ne  vous  dise  encore  mieux  votre  con- 
science quand  vous  voudrez  la  consulter.  La 
vertu,  monsieur,  n'est  pas  une  science  qui  s'ap- 
prenne avec  tant  d'appareil.  Pour  être  vertueux, 
il  suffît  de  vouloir  l'être  ;  et,  si  vous  avez  bien 
cette  volonté,  tout  est  fait,  votre  bonheur  est 
décidé.  S'il  m'appartenoit  de  vous  donner  des 
conseils,  le  premier  que  je  voudroisvousdonner 
seroit  de  ne  point  vous  livrer  à  ce  goût  que 
vous  dites  avoir  pour  la  vie  contemplative,  et 
qui  n'est  qu'une  paresse  de  l'âme  condamnable 
à  tout  âge,  et  surtout  au  vôtre.  L'homme  n'est 
point  fait  pour  méditer,  mais  pour  agir  :  la  vie 
laborieuse  que  Dieu  nous  impose  n'a  rien  que 
de  doux  au  cœur  de  l'homme  de  bien  qui  s'y 
livre  en  vue  de  remplir  son  devoir,  et  la  vigueur 
de  la  jeunesse  ne  vous  a  pas  été  donnée  pour  la 
perdre  à  d'oisives  contemplations.  Travaillez 
donc,  monsieur,  dans  l'état  où  vous  ont  placé 
vos  parens  et  la  Providence  :  voilà  le  premier 
précepte  de  la  vertu  que  vous  voulez  suivre  ;  et 
si  le  séjour  de  Paris,  joint  à  l'emploi  que  vous 
remplissez,  vous  paroît  d'un  trop  diffîcilcalliage 
avec  elle,  faites  mieux,  monsieur,  retournez 
dans  votre  province;  allez  vivre  dans  le  sein  de 
votre  famille;  servez,  soignez  vos  vertueux  pa- 
rens :  c'est  là  que  vous  remplirez  véritablement 
les  soins  que  la  vertu  vous  impose.  Une  vie  dure 
est  plus  facile  à  supporter  en  province  que  la 
fortune  à  poursuivre  à  Paris,  surtout  quand  on 
sait,  commevous  ne  l'ignorez  pas,  que  les  plus 
indignes  manèges  y  font  plus  de  fripons  gueux 
que  de  parvenus.  Vous  ne  devez  point  vous  es- 
timer malheureux  de  vivre  comme  fait  M.  votre 


père,  et  il  n'y  a  point  de  sort  que  le  travail,  la 
vigilance,  l'innocence  et  le  contentement  de  soi, 
ne  rendent  supportable,  quand  on  s'y  soumet 
en  vue  de  remplir  son  devoir.  Voilà,  monsieur, 
des  conseils  qui  valent  tous  ceux  que  vous 
pourriez  venir  prendre  à  Montmorency  :  peut- 
être  ne  seront-ils  pas  de  votre  goût,  et  je  crains 
que  vous  ne  preniez  pas  le  parti  de  les  suivre; 
mais  je  suis  sûr  que  vous  vous  en  repentirez  un 
jour.  Je  vous  souhaite  un  sort  qui  ne  vous  force 
jamais  à  vous  en  souvenir.  Je  vous  prie,  mon- 
sieur, d'agréer  mes  salutations  très-humbles. 


A  MADAME   d'ÉPINAY. 

Mont- Louis,  27  février  «758. 

Je  vois,  madame,  que  mes  lettres  ont  tou- 
jours le  malheur  de  vous  arriver  fort  tard.  Ce 
qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  la  vôtre  du  ^  7  janvier 
ne  m'a  été  remise  que  le  ^7  de  ce  mois  par 
M.  Cahouet;  apparemment  que  votre  corres- 
pondant l'a  retenue  durant  tout  cet  intervalle. 
Je  n'entreprendrai  pas  d'expliquer  ce  que  vous 
avez  résolu  de  ne  pas  entendre,  et  j'admire 
comment  avec  tant  d'esprit  on  réunit  si  peu 
d'intelligence  ;  mais  je  n'en  devrois  plus  être 
surpris,  il  y  a  long-temps  que  vous  vous  vantez 
à  moi  du  même  défaut  (*). 

Mon  dessein  n'ayant  jamais  été  de  recevoir  le 
remboursement  des  gages  de  votre  jardinier,  il 
n'y  a  guère  d'apparence  que  je  change  à  pré- 
sent de  sentiment  là-dessus.  Le  consentement 
que  vous  objectez  étoit  de  ces  consentemens 
vagues  qu'on  donne  pour  éviter  des  disputes, 
ou  les  remettre  à  d'autres  temps,  et  valent  au 
fond  des  refus.  Il  est  vrai  que  vous  envoyâtes 
au  mois  de  septembre  ^756  payer  par  votre 
cocher  le  précédent  jardinier,  et  que  ce  fut 
moi  qui  réglai  son  compte. 

Il  est  vrai  aussi  que  j'ai  toujours  payé  son 
successeur  de  mon  argent.  Quant  aux  premiers 
quartiers  de  ses  gages  que  vous  dites  m'avoir 
été  remis,  il  me  semble,  madame,  que  vous  de- 
vriez savoir  le  contraire  :  ce  qu'il  y  a  de  très- 
sûr,  c'est  qu'ils  ne  m'ont  pas  même  été  of- 
ferts. A  l'égard  des  quinze  jours  qui  festoient 
jusqu'à  la  fin  de  l'année  quand  je  sortis  de 

(*)  Madame  d'Épinay,  qui  rapporte  celte  lettre  dans  ses  Mé- 
moires, la  trouva  très-impertinente.  M.  P. 


ANNÉE  1758. 


281 


rHermiiaye,  vous  conviendrez  que  ce  n'étoit 
pas  la  peine  de  les  déduire.  À  Dieu  ne  plaise 
que  je  prétende  être  quitte  pour  cela  de  mon 
séjour  à  l'Hermitage!  Mon  cœur  ne  sait  pas 
mettre  à  si  bas  prix  les  soins  de  l'amitié  ;  mais 
quand  vous  avez  taxé  ce  prix  vous-même,  ja- 
mais loyer  ne  fut  vendu  si  cher. 

J'apprends  les  étranges  discours  que  tiennent 
à  Paris  vos  correspondans  sur  mon  compte, 
et  je  juge  par  là  de  ceux  que  vous  tenez  un  peu 
plus  honnêtement  à  Genève.  Il  y  a  donc  bien 
du  plaisir  à  nuire?  à  nuire  aux  gens  qu'on  eut 
pour  amis?  soit.  Pour  moi  je  ne  pourrai  jamais 
goûter  ce  plaisir-là,  même  pour  ma  propre  dé- 
fense. Faites,  dites  tout  à  votre  aise;  je  n'ai 
d'autre  réponse  à  vous  opposer  que  le  silence, 
la  patience  et  une  vie  intègre.  Au  reste,  si  vous 
me  destinez  quelque  nouveau  tourment,  dépê- 
chez-vous ;  car  je  sens  que  vous  pourriez  bien 
n'en  avoir  pas  long-temps  le  plaisir. 


A  M.   DIDEROT. 

Mont-Louis,  3  mars  I7S8'. 

Il  faut,  mon  cher  Diderot,  que  je  vous  écrive 
encore  une  fois  en  ma  vie  :  vous  ne  m'en  avez 
que  trop  dispensé  ;  mais  le  plus  grand  crime  de 
cet  homme  que  vous  noircissez  d'une  si  étrange 
manière  est  de  ne  pouvoir  se  détacher  de  vous. 

Mon  dessein  n'est  point  d'entrer  en  explica- 
tion, pour  ce  moment-ci,  sur  les  horreurs  que 
vous  m'imputez.  Je  vois  que  cette  explication 
seroit  à  présent  inutile  ;  car,  quoique  né  bon  et 
avec  une  âme  franche,  vous  avez  pourtant  un 
malheureux  penchant  à  mésinterpréter  les  dis- 
cours et  les  actions  de  vos  amis.  Prévenu  con- 
tre moi  comme  vous  l'êtes,  vous  tourneriez  en 
mal  tout  ce  que  je  pourrois  dire  pour  me  justi- 
fier, et  mes  plus  ingénues  explications  ne  fe- 
roient  que  fournir,  à  votre  esprit  subtil,  de 
nouvelles  interprétations  à  ma  charge.  Non, 
Diderot ,  je  sens  que  ce  n'est  pas  par  là  qu'il 
faut  commencer.  Je  veux  d'abord  proposer  à 
votre  bon  sens  des  préjugés  plus  simples,  plus 
vrais,  mieux  fondés  que  les  vôtres,  et  dans 
lesquels  je  ne  pense  pas,  au  moins,  que  vous 
puissiez  trouver  de  nouveaux  crimes. 

Je  suis  un  méchant  homme,  n'est-ce  pas? 
vous  en  avez  les  témoignages  les  plus  sûrs;  cela 


vous  est  bien  attesté.  Quand  vous  arcz  com- 
mencé de  l'apprendre,  il  y  avoit  seize  ans  que 
j'étois  pour  vous  un  homme  de  bien,  et  qua- 
rante ans  que  je  l'étois  pour  tout  le  monde.  En 
pouvez-vous  dire  autant  de  ceux  qui  vous  ont 
communiqué  cette  belle  découverte?  Si  l'on 
peut  porter  à  faux  si  long-temps  le  masque 
d'un  honnête  homme,  quelle  preuve  avez- vous 
que  ce  masque  ne  couvre  pas  leur  visage  aussi 
bien  que  le  mien?  Est-ce  un  moyen  bien  pro- 
pre à  donner  du  poids  à  leur  autorité,  que  de 
charger  en  secret  un  homme  absent,  hors  d'é- 
tat de  se  défendre  ?  Mais  ce  n'est  pas  de  cela 
qu'il  s'agit. 

Je  suis  un  méchant  :  mais  pourquoi  le  suis- 
je  ?  Prenez  bien  garde,  mon  cher  Diderot  ;  ceci 
mérite  votre  attention.  On  n'est  pas  malfaisant 
pour  rien.  S'il  y  avoit  quelque  monstre  ainsi 
fait,  il  n'attendroit  pas  quarante  ans  à  satisfaire 
ses  inclinations  dépravées.  Considérez  donc  ma 
vie,  mes  passions,  mes  goûts,  mes  penchnns; 
cherchez,  si  je  suis  méchant,  quel  intérêt  m'a 
pu  portera  l'être.  Moi  qui,  pour  mon  malheur, 
portai  toujours  un  cœur  trop  sensible,  que  ga- 
gnerois-je  à  rompre  avec  ceux  qui  m'étoieni 
chers  ?  A  quelle  place  ai-je  aspiré  ?  à  quelles  pen- 
sions, à  quels  honneurs  m'a-t-on  vu  prétendre  ? 
quels  concurrens  ai-je  à  écarter?  Que  m'en 
peut-il  revenir  de  malfaire?  Moi  qui  ne  cher- 
che que  la  solitude  et  la  paix,  moi  dont  le  sou- 
verain bien  consiste  dans  la  paresse  et  l'oisiveté, 
moi  dont  l'indolence  et  les  maux  me  laissent  à 
peine  le  temps  de  pourvoir  à  ma  subsistance, 
à  quel  propos ,  à  quoi  bon  m'irois-je  plonger 
dans  les  agitations  du  crime,  et  m'embarqucr 
dans  l'éternel  manège  des  scélérats?  Quoi  que 
vous  en  disiez,  on  ne  fuit  point  les  hommes 
quand  on  cherche  à  leur  nuire;  le  méchant 
peut  méditer  ses  coups  dans  la  solitude ,  mais 
c'est  dans  la  société  qu'il  les  porte.  Un  fourbe 
a  de  l'adresse  et  du  sang-froid;  un  perfide  se 
possède  et  ne  s'emporte  point  :  reconnoissez- 
vous  en  moi  quelque  chose  de  tout  cela?  Je  suis 
emporté  dans  la  colère ,  et  souvent  étourdi  de 
sang-froid.  Ces  défauts  font-ils  le  méchant? 
Non  ,  sans  doute  ;  mais  le  méchant  en  profite 
pour  perdre  celui  qui  les  a. 

Je  voudrois  que  vous  pussiez  aussi  réfléchir 
un  peu  sur  vous-même.  Vous  vous  fiez  à  votre 
bonté  naturelle;  mais  savez-vous  à  quel  point 


£82 


CORRESPONDANCE. 


l'exemple  et  l'erreur  peuvent  la  corrompre? 
N'avez-vous  jamais  craint  d'être  entouré  d'adu- 
lateurs adroits  qui  n'évitent  de  louer  {grossière- 
ment en  face  que  pour  s'emparer  plus  adroite- 
ment de  vous  sous  l'appât  d'une  feinte  sincérité? 
Quel  sort  pour  le  meilleur  des  hommes  d'être 
égaré  par  sa  candeur  même,  et  d'être  inno- 
cemment, dans  la  main  des  méchans,  l'instru- 
ment de  leur  perfidie!  Je  sais  que  l'amour- 
propre  se  révolte  à  cette  idée,  mais  elle  mérite 
Texamen  de  la  raison. 

Voilà  des  considérations  que  je  vous  prie  de 
bien  peser  :  pensez-y  long-temps  avant  que  de 
me  répondre.  Si  elles  ne  vous  touchent  pas, 
nous  n'avons  plus  rien  à  nous  dire;  mais,  si  elles 
font  quelque  impression  sur  vous,  alors  nous 
entrerons  en  éclaircissement;  vous  retrouverez 
un  ami  digne  de  vous,  et  qui  peut-être  ne  vous 
aura  pas  été  inutile.  J'ai,  pour  vous  exhorter 
à  cet  examen,  un  motif  de  grand  poids,  et  ce 
motif  le  voici. 

Vous  pouvez  avoir  été  séduit  et  trompé.  Ce- 
pendant votre  ami  gémit  dans  la  solitude,  ou- 
blié de  tout  ce  qui  lui  étoit  cher.  Il  peut  y 
tomber  dans  le  désespoir,  y  mourir  enfin,  mau- 
dissantl'ingratdont  l'adversité  lui  fit  tantverser 
de  larmes,  et  qui  l'accable  indignement  dans  la 
sienne;  il  se  peut  que  les  preuves  de  son  inno- 
cence vous  parviennent  enfin ,  que  vous  soyez 
forcé  d'honorer  sa  mémoire  ('),  et  que  l'image 
de  votre  ami  mourant  ne  vous  laisse  pas  des 
nuits  tranquilles.  Diderot,  pensez-y.  Je  ne  vous 
en  parlerai  plus. 


A  M.   COINDET, 
à  Paris. 
Montmorency,  mars  1759. 

J'avois  cent  choses  à  vous  écrire  ;  un  tracas 
est  survenu,  j'ai  tout  oublie;  ma  pauvre  tête 
affoiblie  ne  peut  suffire  à  deux  objets.  Voilà, 
très  à  la  hâte,  le  commencement  de  la  note  que 

(')  Voyez,  lecteurs,  les  notes  insérées  dans  la  f^ie  de  Se- 
néque  (")•  (Note  de  l'édition  de  Genève. } 

(^*3  La  rupture  de  ces  deux  homincs  célèbres  fut  pendant  quelque  temps 
Tunique  sujet  de  tous  les  entretiens  dans  la  haute  société  de  Paris.  Cham' 
fort  nous  apprend  que  M.  de  Castries  en  témoignoit  un  jour  son  étonne- 
mcnt  en  ces  termes  i  «  Mon  Dieu  !  partout  où  je  vais ,  je  n'entends 
»  parler  que  de  ce  Rousseau  et  de  ce  Diderot.  Conçoit-on  cela?  des  gens 
N  de  rien,  qui  n'ont  pas  de  maison,  qui  sont  logés  à  un  troisième  étage  !  En 
»  Térité,  oo  ne  peut  pas  u  faire  à  cet  cho>ei-li.  »  G.  P. 


vous  m'avez  demandée  :  nous  ferons  le  reste  à 
loisir;  le  prudent  M.  Rey  n'est  pas  un  homme 
avec  lequel  on  ait  besoin  de  précipitation.  Cher 
Coindet,  je  suis  sensible  à  votre  zèle  ;  il  me 
semble  que  vous  m'aimez,  et  cela  me  touche. 
Je  donnerois  tout  au  monde  pour  que  vous 
me  convinssiez  tout-à-fait,  car  je  n'imagine 
d'autre  vrai  bonheur  dans  la  vie  qu'une  inti- 
mité sans  réserve  ;  mais  il  faut  vous  donner  la 
sienne  et  n'en  point  espérer  de  vous,  cela 
n'est  pas  possible.  Je  sens  que  je  vous  aime 
l'hiver,  parce  que  vous  venez  seul,  et  que  je 
vous  hais  l'été  parce  que  vous  allez  ramassant 
des  cortèges  d'importuns  qui  me  désolent. 
Vous  savez  nos  conventions  dès  le  premier  de 
l'année  prochaine;  songez-y,  et  songez-y  sé- 
rieusement, car,  malgré  mon  attachement 
pour  vous,  la  première  explication  sera  la  der- 
nière. Il  me  semble  que  si  nous  pouvions  former 
entre  le  cher  Carrion,  vous  et  moi,  une  petite 
société  exclusive  où  nul  autre  mortel  au  monde 
ne  fût  admis,  cela  seroit  trop  délicieux.  Mais 
je  ne  puis  me  corriger  de  mes  châteaux  en  Es- 
pagne. J'ai  beau  vieillir,  je  n'en  suis  que  plus 
enfant.  Oh  !  quand  serai-je  ignoré  de  la  tourbe 
et  aimé  de  deux  amis....!  Mais  je  serois  trop 
heureux,  et  je  ne  suis  pas  fait  pour  l'être. 

Cher  Coindet,  je  cherche  à  vous  aimer. 
Pour  Dieu,  ne  gâtez  pas  cette  faïUaisie.  Je  me 
dis  cent  fois  le  jour  que  c'est  une  folie  de  cher- 
cher des  convenances  parfaites,  et  je  suis  bien 
loin  de  les  trouver  entre  nous.  Mais  tâchons  de 
nous  accommoder  l'un  de  l'autre  tels  que  nous 
somrhes;  car  en  changeant,  nous  risquons 
d'être  plus  mal.  C'est  à  vous,  comme  le  plus 
jeune,  à  me  supporter,  et  ne  pas  choquer 
mes  fantaisies  :  je  vous  dirai  peut-être,  quel- 
quefois, des  vérités  dures,  et  il  y  a  de  quoi  ; 
vous  pouvez  m'en  rendre  de  plus  dures  aussi 
justement,  et  je  ne  m'en  fâcherai  jamais.  Du 
reste,  gardez  votre  liberté,  et  laissez-moi  la 
mienne.  Honorez  nos  liaisons  par  une  probité 
inviolable,  et  si  vous  aimez  tant  à  cacher  vos 
affaires,  faites  au  moins  que  vous  n'ayez  ja- 
mais raison  de  me  rien  cacher.  Adieu,  je  vous 
embrasse  (*). 

(*)  A  la  suite  de  la  lettre  se  trouve  cette  note. 

Code  de  la  police^  page  46. 
u  Si  un  spectacle  n'a  pour  attrait  qu'un  mauvais  prinçipc,,il 


ANNÉE  1758. 


285 


A  MADAME  d'hOUDETOT. 

Cesamedi,  2S  mars  «758. 


En  attendant  voire  courrier,  je  commence 
par  répondre  à  votre  lettre  de  vendredi,  venue 
par  la  poste. 

Je  crois  avoir  à  m'en  plaindre,  et  j'ai  peine 
à  comprendre  que  vous  l'ayez  écrite  avec  l'in- 
tention que  j'en  fusse  content.  Expliquons- 
nous,  et  si  j'ai  tort,  dites-le-moi  sans  détour. 

Vous  me  dites  que  j'ai  été  le  plus  grand  ob- 
stacle aux  progrès  de  votre  amitié.  D'abord, 
j'ai  à  vous  dire  que  je  n'exigeois  point  que 
votre  amitié  fit  du  progrès,  mais  seulement 
qu'elle  ne  diminuât  pas,  et  certainement  je  n'ai 
point  été  la  cause  de  cette  diminution.  En  nous 
séparant,  à  notre  dernière  entrevue  d'Eau- 
bonne,  j'aurois  juré  que  nous  étions  les  deux 
personnes  de  l'univers  qui  avoient  le  plus  d'os- 
lime  et  d'amitié  l'une  pour  l'autre,  et  qui  s'ho- 
noroient  le  plus  réciproquement.  C'est,  ce  me 
sembla  avec  les  assurances  de  ce  mutuel  sen- 
timent que  nous  nous  séparâmes,  et  c'est  en- 
core sur  ce  môme  ton  que  vous  m'écrivîtes 
quatre  jours  après.  Insensiblement  vos  lettres 
ont  changé  de  style  ;  vos  témoignages  d'amitié 
sont  devenus  plus  réservés,  plus  circonspects, 
plus  conditionnels;  au  bout  d'un  mois,  il  s'est 
trouvé,  je  ne  sais  comment,  que  votre  ami 
n'étoit  plus  votre  ami.  Je  vous  ai  demandé  plu- 
sieurs fois  la  raison  de  ce  changement,  et  vous 
m'obligez  de  vous  la  demander  encore  :  je  ne 
vous  demande  pas  pourquoi  votre  amitié  n'a 
point  augmenté ,  mais  pourquoi  elle  s'est 
éteinte.  Ne  m'alléguez  pas  ma  rupture  avec 
votre  belle-sœur  et  son  digne  ami.  Vous  savez 
ce  qui  s'est  passé,  et,  de  tout  temps,  vous 
avez  dû  savoir  qu'il  ne  sauroit  y  avoir  de  paix 
entre  J.-J.  Rousseau  et  les  méchans. 

Vous  me  parlez  de  fautes,  de  foiblesses,  d'un 

*  est  pernicieux  pour  les  spectateurs,  de  même  que  pour  les 

>  acteurs ,  il  aUire  et  entretient  dans  un  genre  de  vie  frivole  et 
»  condamnable  les  jeunes  gens  dont  les  talents  pourroient  être 
»  très-utiles  à  la  société;  et  en  général  on  peut  dire  que  si , 

>  dans  les  grandes  villes,  les  spectacles  sont  un  amusement 
»  peut-être  nécessaire  pour  éviter  un  plus  grand  mal,  à  l'é- 
(  gard  des  petites  villes,  on  ne  voit  pas  qu'il  y  ait  une  appa- 

>  rence  d'utilité  ou  de  mérite  suffisante  pour  compenser  le  mal 

>  qui  en  résulte.  * 
Nous  ignorons  l'usage  et  le  moUf  de  la  note  jointe  à  cette 

lettre,  qui  paroit  avoir  quelque  rapport  avec  la  Lettrf  à  d'A- 
Icmbert  sur  les  spectacles.  M.  P. 


ton  de  reproche.  Je  suis  foible,  il  est  vrai  ;  ma 
vie  est  pleme  de  fautes,  car  je  suis  homme. 
Mais  voici  ce  qui  me  distingue  des  homme» 
que  je  connois;  c'est  qu'au  milieu  de  mes 
fautes  je  me  les  suis  toujours  reprochées  ;  c'est 
qu'elles  ne  m'ont  jamais  fait  mépriser  mon 
devoir,  ni  fouler  aux  pieds  la  vertu;  c'est 
qu'enfin  j'ai  combattu  et  vaincu  pour  elle, 
dans  les  momens  où  tous  les  autres  l'oublient. 
Puissiez- vous  ne  trouver  jamais  que  des 
hommes  aussi  criminels  1 

Vous  me  dites  que  votre  amitié,  telle  qu'elle 
est,  subsistera  toujours  pour  moi,  tel  que  je 
sois,  excepté  le  crime  et  l'indignité,  dont  vous 
ne  me  croirez  jamais  capable.  A  cela,  je  vous 
réponds  que  j'ignore  quel  prix  je  dois  donner 
à  votre  amitié,  telle  qu'elle  est  ;  que,  quant 
à  moi,  je  serai  toujours  ce  que  je  suis  depuis 
quarante  ans  ;  qu'on  ne  commence  pas  si  tard 
à  changer  ;  et  quant  au  crime  et  à  l'indignité, 
dont  vous  ne  me  croirez  jamais  capable,  je 
vous  apprends  que  ce  compliment  est  dur 
pour  un  honnête  homme,  et  insultant  pour  un 
ami. 

Vous  me  dites  que  vous  m'avez  toujours  vu 
beaucoup  meilleur  que  je  ne  me  suis  mon- 
tré. D'autres,  trompés  par  les  apparences,  m'es- 
timent moins  que  je  ne  vaux,  et  sont  excusa- 
bles ;  mais  pour  vous,  vous  devez  me  connoître: 
je  ne  vous  demande  que  de  me  juger  sur  ce 
que  vous  avez  vu  de  moi. 

Mettez-vous  un  moment  à  ma  place.  Que 
voulez-vous  que  je  pense  de  vous  et  de  vos 
lettres?  On  diroit  que  vous  avez  peur  que 
je  ne  sois  paisible  dans  ma  retraite,  et  que  vous 
êtes  bien  aise  de  m'y  donner,  de  temps  en 
temps,  des  témoignages  de  peu  d'estime,  que, 
quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  votre  cœur  dé- 
mentira toujours.  Rentrez  en  vous-même,  je 
vous  en  conjure.  Vous  m'avez  demandé  quel- 
quefois les  sentimens  d'un  père  :  je  les  sens  en 
vous  parlant,  même  aujourd'hui  que  vous  ne 
me  les  demandez  plus.  Je  n'ai  point  changé 
d'opinion  sur  votre  bon  cœur,  mais  je  vois  que 
vous  ne  savez  plus  ni  penser,  ni  parler,  ni  agir 
par  vous-même.  Voyez  au  moins  quel  rôle  on 
vous  fait  jouer.  Imaginez  ma  situation.  Pour- 
quoi venez-vous  contrister  encore,  par  vos 
lettres,  une  âme  que  vous  devez  croire  assez 
affligée  de  ses  propres  ennuis?  Est-il  si  néces- 


284 


CORRESPONDANCE. 


saire  à  votre  repos  de  troubler  le  mien?  Ne 
sauriez-vous  concevoir  que  j'ai  plus  besoin  de 
consolations  que  de  reproches?  Épargnez-moi 
donc  ceux  que  vous  savez  que  je  ne  mérite 
pas,  et  portez  quelque  respect  à  mes  malheurs. 
Je  vous  demande  de  trois  choses  l'une  :  ou 
changez  de  style,  ou  justifiez  le  vôtre,  ou 
cessez  de  m'écrire  ;  j'aime  mieux  renoncer  à 
vos  lettres  que  d'en  recevoir  d'injurieuses.  Je 
puis  me  passer  que  vous  m'estimiez;  mais 
j'ai  besoin  de  vous  estimer  vous-même,  et 
c'est  ce  que  je  ne  saurois  faire  si  vous  manquez 
à  votre  ami. 

Quant  àla  Julie,  ne  vous  gênez  point  pour  elle. 
Soit  que  vous  m'écriviez  ou  non,  vos  copies  ne 
se  feront  pas  moins;  et  si  je  les  ai  suspendues 
après  un  silence  de  trois  semaines,  c'est  que 
j'ai  cru  que,  m'ayant  tout-à-fait  oublié,  vous  ne 
vous  souciiez  plus  de  rien  qui  vînt  de  moi. 
Adieu  :  je  ne  suis  ni  changeant  ni  subjugué 
comme  vous;  l'amitié  que  vous  m'avez  de- 
mandée et  que  je  vous  ai  promise,  je  vous  la 
garderai  jusqu'au  tombeau.  Mais  si  vous  con- 
tinuez à  m'écrire  de  ce  ton  équivoque  et  soup- 
çonneux que  vous  affectez  avec  moi,  trouvez 
bon  que  je  cesse  de  vous  répondre  ;  rien  n'est 
moins  regrettable  qu'un  commerce  d'outrages  : 
mon  cœur  et  ma  plume  s'y  refuseront  toujours 
avec  vous. 


A  M.   VERNES. 


Montmorency,  le  23  mars  1738. 


Oui,  mon  cher  Yernes,  j'aime  à  croire  que 
nous  sommes  tous  deux  bien  aimés  l'un  de 
l'autre,  et  dignes  de  l'être.  Voilà  ce  qui  fait 
plus  au  soulagement  de  mes  peines  que  tous 
les  trésors  du  mondes  Ah  !  mon  ami  !  mon 
concitoyen  !  sache  m'aimer,  et  laisse  là  tes 
inutiles  offres  ;  en  me  donnant  ton  cœur,  ne 
m'as-tu  pas  enrichi?  Que  fait  tout  le  reste  aux 
maux  du  corps  et  aux  soucis  de  l'âme?  Ce 
dont  j'ai  faim,  c'est  d'un  ami  :  je  ne  connois 
point  d'autre  besoin  auquel  je  ne  suffise  moi- 
même.  La  pauvreté  ne  m'a  jamais  fait  de  mal , 
soit  dit  pour  vous  tranquilliser  là-dessus  une 
fois  pour  toutes. 

Nous  sommes  d'accord  sur  tant  de  choses, 


que  ce  n'est  pas  la  peine  de  nous  disputer  sur 
le  reste.  Je  vous  l'ai  dit  bien  des  fois,  nul 
homme  au  monde  ne  respecte  plus  que  moi 
l'Évangile;  c'est,  à  mon  gré,  le  plus  sublime  de 
tous  les  livres;  quand  tous  les  autres  m'en- 
nuient, je  reprends  toujours  celui-là  avec  un 
nouveau  plaisir,  et,  quand  toutes  les  consola- 
tions humaines  m'ont  manqué,  jamaisje  n'ai  re- 
couru vainement  aux  siennes.  Mais  enfin  c'est  un 
livre,  un  livre  ignoré  des  trois  quarts  du  monde  ; 
croirois-je  qu'un  Scythe  ou  un  Africain  soient 
moins  chers  au  Père  commun  que  vous  et  moi  ? 
et  pourquoi  croirois-je  qu'il  leur  ait  ôlé,  plutôt 
qu'à  nous,  les  ressources  pour  le  connoître? 
Non,  mon  digne  ami,  ce  n'est  point  sur  quel- 
ques feuilles  éparses  qu'il  faut  aller  chercher 
la  loi  de  Dieu,  mais  dans  le  cœur  de  l'homme, 
où  sa  main  daigna  l'écrire.  0  homme,  qui  que 
tu  sois,  rentre  en  toi-même,  apprends  à  con- 
sulter ta  conscience  et  les  facultés  naturelles  ; 
tu  seras  juste,  bon,  vertueux,  tu  t'inclineras 
devant  ton  maître,  et  tu  participeras  dans  son 
ciel  à  un  bonheur  éternel.  Je  ne  me  lie  là-des- 
sus ni  à  ma  raison  ni  à  celle  d'autrui  ;  mais  je 
sens,  à  la  paix  de  mon  âme,  et  au  plaisir  que 
je  sens  à  vivre  et  penser  sous  les  yeux  du 
grand  Être,  que  je  ne  m'abuse  point  dans  les 
jugemens  que  je  fais  de  lui,  ni  dans  l'espoir 
que  je  fonde  sur  sa  justice.  Au  reste,  mon  cher 
concitoyen,  j'ai  voulu  verser  mon  cœur  dans 
votre  sein,  et  non  pas  entrer  en  lice  avec  vous  ; 
ainsi  restons-en  là,  s'il  vous  plaît,  d'autant  plus 
que  ces  sujets  ne  se  peuvent  traiter  guère  com- 
modément par  lettres. 

J'étois  un  peu  mieux  ;  je  retombe.  Je  compte 
pourtant  un  peu  sur  le  retour  du  printemps, 
mais  je  n'espère  plus  recouvrer  des  forces  suffi- 
santes pour  retourner  dans  la  patrie.  Sans  avoir 
lu  votre  Déclaration^  je  la  respecte  d'avance, 
et  me  félicite  d'avoir  le  premier  donné  à  votre 
respectable  corps  des  éloges  qu'il  justifie  si  bien 
aux  yeux  de  toute  l'Europe. 

Adieu,  mon  ami. 


AU  MÊME. 
Montmorency,  le  23  mai  1758 


Je  ne  vous  écris  pas  exactement,  mon  cher 
Vcrnes,  mais  je  pense  à  vous  tous  les  jours. 


ANNÉE  1758. 


285 


Les  maux,  les  langueurs,  les  peines  augmen- 
tent sans  cesse  ma  paresse  ;  je  n'ai  plus  rien 
d'actif  que  le  cœur;  encore,  hors  Dieu,  ma 
patrie,  et  le  genre  humain,  n'y  resie-t-il  d'at- 
tachement que  pour  vous;  et  j'ai  connu  les 
hommes  par  de  si  tristes  expériences,  que  si 
vous  me  trompiez  comme  les  autres  j'en  serois 
affligé,  sans  doute,  mais  je  n'en  serois  plus 
surpris.  Heureusement  je  ne  présume  rien  de 
semblable  de  votre  part;  et  je  suis  persuadé 
que,  si  vous  faites  le  voyage  que  vous  me  pro- 
mettez, l'habitude  de  nous  voir  et  de  nous 
mieux  connoître  affermira  pour  jamais  cette 
amitié  véritable  que  j'ai  tant  de  penchant  à  con- 
tracter avec  vous.  S'il  est  donc  vrai  que  votre 
fortune  et  vos  affaires  vous  permettent  ce 
voyage,  et  que  votre  cœur  le  désire,  annoncez- 
le-moi  d'avance,  afin  que  je  me  prépare  au 
plaisir  de  presser,  du  moins  une  fois  en  ma  vie, 
un  honnête  homme  et  un  ami  contre  ma  poi- 
trine. 

Par  rapport  à  ma  croyance,  j'ai  examiné  vos 
objections,  et  je  vous  dirai  naturellement  quel- 
les ne  me  persuadent  pas.  Je  trouve  que,  pour 
un  homme  convaincu  de  l'immortalité  del'âme, 
vous  donnez  trop  de  prix  aux  biens  et  aux  maux 
de  cette  vie.  J'ai  connu  les  derniers  mieux  que 
vous,  et  mieux  peut-être  qu'homme  qui  existe  ; 
je  n'en  adore  pas  moins  l'équité  de  la  Provi- 
dence, et  me  croirois  aussi  ridicule  de  murmu- 
rer de  mes  maux  durant  cette  courte  vie,  que 
de  crier  à  l'infortune  pour  avoir  passé  une  nuit 
dans  un  mauvais  cabaret.  Tout  ce  que  vous 
dites  sur  l'impuissance  de  la  conscience  se  peut 
rétorquer  plus  vivement  encore  contre  la  révé- 
lation; car  que  voulez-vous  qu'on  pense  de  l'au- 
teur d'un  remède  qui  ne  guérit  rien?  Ne 
diroit-on  pas  que  tous  ceux  qui  connoissent  lÉ- 
vangile  sont  de  fort  saints  personnages,  et 
qu'un  Sicilien  sanguinaire  et  perfide  vaut  beau- 
coup mieux  qu'un  Hottentot  stupide  et  grossier? 

Voulez-vous  que  je  croie  que  Dieu  n'a  donné 
sa  loi  aux  hommes  que  pour  avoir  une  double 
raison  de  les  punir?  Prenez  garde,  mon  ami  ; 
vous  voulez  le  justifier  d'un  tort  chimérique, 
et  vous  aggravez  l'accusation.  Souvenez-vous, 
surtout,  que,  dans  cette  dispute,  c'est  vous 
qui  attaquez  mon  sentiment,  et  que  je  ne  fais 
que  le  défendre;  car,  d'ailleurs,  je  suis  très-éloi- 
gué  de  désapprouver  le  vôtre,  tantqnevous  ne 


voudrez  contraindre  personne  à  Tcmbrasser. 
Quoi  I  cette  aimable  et  chère  parente  est  tou- 
jours dans  son  lit!  que  ne  suis-je  auprès  d'elle? 
nous  nous  consolerions  mutuellement  de  nos 
maux ,  et  j'apprendrois  d'elle  à  souffrir  les 
miens  avec  constance  ;  mais  je  n'espère  plus 
faire  un  voyage  si  désiré  ;  je  me  sens  de  jour  en 
jour  moins  en  état  de  le  soutenir.  Ce  n'est  pas 
que  la  belle  saison  ne  m'ait  rendu  de  la  vigueur 
et  du  courage,  mais  le  mal  local  n'en  fait  pas 
moins  de  progrès;  il  commence  même  à  se 
rendre  intérieurement  très-sensible  ;  une  en- 
flure, qui  croît  quand  je  marche,  m'ôte  presque 
le  plaisir  de  la  promenade,  le  seul  qui  m'étoit 
resté,  et  je  ne  reprends  des  forces  que  pour 
souffrir.  La  volonté  de  Dieu  soit  faite  !  Cela  ne 
m'empêchera  pas,  j'espère,  de  vous  faire  voir 
les  environs  de  ma  solitude,  auxquels  il  ne 
manque  que  d'être  autour  de  Genève  pour  me 
paroître  délicieux.  J'embrasse  le  cher  Roustan, 
mon  prétendu  disciple  ;  j'ai  lu  avec  plaisir  son 
Examen  des  quatre  beaux  siècles  (*) ,  et  je  m'en 
tiens,  avec  plus  de  confiance,  à  mon  sentiment, 
en  voyant  que  c'est  aussi  le  sien.  La  seule  chose 
que  je  voudrois  lui  demander  seroit  de  ne  pas 
s'exercer  à  la  vertu  à  mes  dépens,  et  de  ne  pas 
se  montrer  modeste  en  flattant  ma  vanité. 
Adieu,  mon  cher  Vernes  ;  je  trouve  de  jour  en 
jour  plus  de  plaisir  à  nous  aimer. 


A   M.   ROMILLY  {"). 


...  1758. 


On  ne  sauroit  aimer  les  pères  sans  aimer  des 
enfans  qui  leur  sont  chers  :  ainsi,  monsieur,  je 
vous  aimois  sans  vous  connoître,  et  vous  croyez 
bien  que  ce  que  je  reçois  de  vous  n'est  pas  pro- 
pre à  relâcher  cet  attachement.  J'ai  lu  votre 
ode  ;  j'y  ai  trouvé  de  l'énergie,  des  images  no- 
bles, et  quelquefois  des  vers  heureux  :  mais 
votre  poésie  paroît  gênée;  elle  sent  la  lampe, 
et  n'a  pas  acquis  la  correction.  Vos  rimes, 
quelquefois  riches,  sont  rarement  élégantes, 
et  le  mot  propre  ne  vous  vient  pas  toujours. 
Mon  cher  Romilly,  quand  je  paie  les  compli- 

(*)  Examen  historique  des  quatre  beaux  siècles  de  H.  de 
Voltaire,  par  Jacques-Antoine  Roustan,  t  vol.  in-8.  Genève, 
t76ï. 

(••)  Jean-Ednie,  fils  de  l'horloger.  U  fut  ministre  de  la  reli- 
gion réformée,  et  mourut  long-temps  avant  son  i>ère.    m.  1\ 


286 


CORRESPONDANCE. 


mens  par  des  vérités,  je  rends  mieax  que  ce 
qu'on  me  donne. 

Je  vous  crois  du  talent,  et  je  ne  doute  pas 
que  vous  ne  vous  fassiez  honneur  dans  la  car- 
rièreoù  vous  entrez.  J'aimerois  pourtant  mieux, 
pour  votre  bonheur,  que  vous  eussiez  suivi  la 
profession  de  votre  digne  père,  surtout  si  vous 
aviez  pu  vous  y  distinguer  comme  lui.  Un  tra- 
vail modéré,  une  vie  égale  et  simple,  la  paix 
de  l'âme  et  la  santé  du  corps,  qui  sont  le  fruit 
de  tout  cela,  valent  mieux  pour  vivre  heureux 
que  le  savoir  et  la  gloire  :  du  moins  en  culti- 
vant les  talens  des  gens  de  lettres,  n'en  prenez 
pas  les  préjugés  ;  n'estimez  votre  état  que  ce 
qu'il  vaut,  et  vous  en  vaudrez  davantage.  Je 
vous  dirai  que  je  n'aime  pas  la  fin  de  votre 
lettre:  vousmeparoissezjuger  trop  sévèrement 
les  riches  ;  vous  ne  songez  pas  qu'ayant  con- 
tracté dès  leur  enfance  mille  besoins  que  nous 
n'avons  point,  les  réduire  à  l'état  des  pauvres, 
ce  seroit  les  rendre  plus  misérables  qu'eux.  Il 
faut  être  juste  envers  tout  le  monde,  même  en- 
vers ceux  qui  ne  le  sont  pas  pour  nous.  Eh  1 
monsieur,  si  nous  avions  les  vertus  contraires 
aux  vices  que  nous  leur  reprochons,  nous  ne 
songerions  pas  même  qu'ils  sont  au  monde,  et 
bientôt  ils  auroient  plus  besoin  de  nous  que 
nous  d'eux.  Encore  un  mot,  et  je  finis.  Pour 
avoir  droit  de  mépriser  les  riches,  il  faut  être 
économe  et  prudent  soi-même,  afin  de  n'avoir 
jamais  besoin  de  richesses. 

Adieu,  mon  cher  Romilly  ;  je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur.- 


M.   D  ALEMBERT. 
Montmorency,  le  23  juin  17S8. 

J'ai  dû,  monsieur,  répondre  à  votre  article 
Genève  :  je  l'ai  fait,  et  je  vous  ai  même  adressé 
cet  écrit.  Je  suis  sensible  aux  témoignages  de 
votre  souvenir,  et  à  l'honneur  que  j'ai  reçu  de 
vous  en  plus  d'une  occasion;  mais  vous  nous 
donnez  un  conseil  pernicieux,  et  si  mon  père  en 
avoil  fait  autant,  je  n'aurois  pu  ni  du  me  taire. 
J'ai  tâché  d'accorder  ce  que  je  vous  dois  avec 
ce  que  je  dois  à  ma  patrie;  quand  il  a  fallu 
choisir,  j'aurois  fait  un  crime  de  balancer.  Si 
ma  témérité  vous  offense,  vous  n'en  serez  que 


trop  vengé  par  la  foiblesse  de  l'ouvrage.  Vous 
y  chercherez  en  vain  les  restes  d'un  talent  qui 
n'est  plus,  et  qui  ne  se  nourrisson  peut-être 
que  de  mon  mépris  pour  mes  adversaires.  Si  je 
n'avois  consulté  que  ma  réputation,  j'aurois 
certainement  supprimé  cet  écrit;  mais  il  n'est 
pas  ici  question  de  ce  qui  peut  vous  plaire  ou 
m'honorer;  en  faisant  mon  devoir,  je  serai 
toujours  assez  content  de  moi  et  assez  justifié 
près  de  vous. 


A   M.    VERNES. 


Montmorency,  le  14  juillet  I73S. 


Je  me  hâte,  mon  cher  Vcrnes,  de  vous  ras- 
surer sur  le  sens  que  vous  avez  donné  à  ma 
dernière  lettre,  et  qui  sûrement  n'étoit  pas  le 
mien.  Soyez  sûr  que  j'ai  pour  vous  toute  l'es- 
time et  toute  la  confiance  qu'un  ami  doit  à  son 
ami;  il  est  vrai  que  j'ai  eu  les  mêmes  sentimens 
pour  d'autres  qui  m'ont  trompé,  et  que,  plein 
d'une  amertume  en  secret  dévorée,  il  s'en  est 
répandu  quelque  chose  sur  mon  papier  ;  mais, 
mon  ami,  cela  vous  regardoit  si  peu,  que,  dans 
la  même  lettre,  je  vous  ai,  ce  me  semble,  assez 
témoigné  l'ardent  désir  que  j'ai  de  vous  voir  et 
de  vous  embrasser.  Vous  me  connoissez  mal  : 
si  je  vous  croyois  capable  de  me  tromper,  je 
n'aurois  plus  rien  à  vous  dire. 

J'ai  reçu  l'exemplaire  de  M.  Duvillard  f*),  je 
vous  prie  de  l'en  remercier.  S'il  veut  bien  m'en 
adresser  deux  autres,  non  pas  par  la  même  voie 
dont  il  s'est  servi,  mais  à  l'adresse  de  M.  Coin- 
det,  chez  MM.  Thélusson,  Necker  et  compagnie, 
rue  Michel-le- Comte,  je  lui  en  serai  obligé.  Il  a 
eu  tort  d'imprimer  cet  article  sans  m'en  rien 
dire  ;  il  a  laissé  des  fautes  que  j'aurois  ôtées,  et 
il  n'a  pas  fait  des  corrections  et  additions  que 
je  lui  aurois  données. 

J'ai  sous  presse  un  petit  écrit  (**)  sur  l'article 
Genève  de  M.  d'Alembert.  Le  conseil  qu'il  nous 
donne  d'établir  une  comédie  m'a  paru  perni- 
cieux ;  il  a  réveillé  mon  zèle,  et  m'a  d'autant 
plus  indigné  que  j'ai  vu  clairement  qu'il  ne  se 

(*)  M.  Duvillard,  libraire  à  Genève,  avoir,  sans  Tavcu  de 
l'auteur,  fait  imprimer  rarlicle£cotJomiepo/i«gMe  de  TEncy- 
clopédie,  qu'il  publia  sous  le  titre  de  Discours  sur  l'Écono- 
mie'politique .  M.  P. 

(**)  Cet  écrit  ne  parut  que  le  2  octobre  suivant.  La  date  en 
est  constatée  dans  la  lettre  du  '22  octobre,  à  M.  Verncs.  M.  I*. 


ANNÉE  1758. 


287 


faisoit  pas  un  scrupule  de  faire  sa  cour  à  M.  de 
Voltaire  à  nos  dépens.  Voilà  les  auteurs  et  les 
philosophes  I  Toujours  pour  motif  quelque 
intérêt  particulier,  et  toujours  le  bien  public 
pour  prétexte.  Cher  Vernes,  soyons  hommes 
et  citoyens  jusqu'au  dernier  soupir.  Osons 
toujours  parler  pour  le  bien  de  tous,  fùt-il 
préjudiciable  à  nos  amis  et  à  nous-mêmes. 
Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  dit  mes  raisons;  ce  sera 
à  nos  compatriotes  à  les  peser.  Ce  qui  me  fâ- 
che, c'est  que  cet  écrit  est  de  la  dernière  foi- 
blesse  ;  il  se  sent  de  l'état  de  langueur  où  je 
suis,  et  où  j'étois  bien  plus  encore  quand  je  l'ai 
composé.  Vous  n'y  reconnoîtrez  plus  rien  que 
mon  cœur;  mais  je  me  flatte  que  c'en  est  assez 
pour  me  conserver  le  vôtre.  Voulez-vous  bien 
passer  de  ma  part  chez  M.  Marc  Chappuis,  lui 
faire  mes  tendres  amitiés,  et  lui  demander  s'il 
veut  bien  que  je  lui  fasse  adresser  les  exem- 
plaires de  cet  écrit  que  je  me  suis  réservés,  afin 
de  les  distribuer  à  ceux  à  qui  je  les  destine, 
suivant  la  note  que  je  lui  enverrai? 

Vous  m'avez  parlé  ci-devant  de  madame 
d'Épinay  ;  l'ami  Roustan ,  que  j'embrasse  et 
remercie,  m'en  parie,  et  d'autres  m'en  par- 
lent encore.  Cela  me  fait  juger  qu'elle  vous 
laisse  dans  une  erreur  dont  il  faut  que  je  vous 
tire.  Si  madame  d'Épinay  vous  dit  que  je  suis 
de  ses  amis,  elle  vous  trompe;  si  elle  vous  dit 
qu'elle  est  des  miens,  elle  vous  trompe  encore 
plus  :  voilà  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire  d'elle. 

Loin  que  l'ouvrage  dont  vous  me  parlez  soit 
un  roman  philosophique,  c'est  au  contraire  un 
commerce  de  bonnes  gens  (*).  Si  vous  venez,  je 
vous  montrerai  cet  ouvrage  ;  et  si  vous  jugez 
qu'il  vous  convienne  de  vous  en  mêler,  je  l'a- 
bandonne avec  plaisir  à  votre  discrétion.  Adieu, 
mon  ami  ;  songez,  non  pas,  grâces  au  ciel,  aux 
ides  de  mars,  mais  aux  calendes  de  septembre  ; 
c'est  ce  jour-là  que  je  vous  attends. 


A  SOPHIE  {*'), 

Le  43  juillet  17!». 

Je  commence  une  coiTespondance  qui  n'a 

(*)  La  Nouvelle  fléloîse. 

('*)  Sophie  étoil  uu  des  prénoms  de  madame  d'Houdetot  ; 
cette  circonslanre.  et  plusieurs  autres  relaiives  à  la  liaison  qui 
avoit  existé  entre  Jean-Jacques  et  celte  dame,  foiit  présumer 
que  cette  lettre  lui  est  adressée. 


point  d'exemple  et  ne  sera  guère  imitée  :  mais, 
votre  cœur  n'ayant  plus  rien  à  dire  au  mien, 
j'aime  mieux  faire  seul  les  fi  ais  d'un  commerce 
qui  ne  scroit  qu'onéreux  pour  vous,  et  où  vous 
n'auriez  à  mettre  que  des  paroles.  C'est  une 
fausseté  méprisable  de  substituer  des  procédés 
à  la  place  des  senlimens,  et  de  n'être  honnête 
qu'à  l'extérieur.  Quiconque  a  le  courage  de  pa- 
roître  toujours  ce  qu'il  est  deviendra  tôt  ou 
tard  ce  qu'il  doit  être  ;  mais  il  n'y  a  plus  rien  à 
espérer  de  ceux  qui  se  font  un  caractère  de  pa- 
rade. Si  je  vous  pardonne  de  n'avoir  plus  d'a- 
mitié pour  moi,  c'est  parce  que  vous  ne  m'en 
montrez  plus.  Je  vous  aime  cent  fois  mieux 
ainsi  qu'avec  ces  lettres  froides  qui  vouloient 
être  obligeantes,  et  montroient,  malgré  vous, 
que  vous  songiez  à  autre  chose  en  les  écrivant. 
De  la  franchise,  ô  Sophie  1  il  n'y  a  qu'elle  qui 
élève  l'âme  et  soutienne,  par  l'estime  de  soi- 
même,  le  droit  à  celle  dautrui. 

Mon  dessein  n'est  pas  de  vous  ennuyer  de 
frécjuentes  et  longues  lettres.  Je  n'espère  p;is 
même,  avec  toute  ma  discrétion,  que  vous  li- 
siez toutes  celles  que  je  vous  écrirai  ;  mais  du 
moins  aurai-je  eu  le  plaisir  de  les  écrire,  et 
peut-être  est-il  bon,  pour  vous  cl  pour  moi, 
que  vous  ayez  la  complaisance  de  les  recevoir. 
Je  vous  crois  un  bon  naturel  ;  c'est  celle  opi- 
nion qui  m'attache  encore  à  vous  :  mais  une 
grande  fortune  sans  adversités  a  dû  vous  en- 
durcir l'âme;  vous  avez  trop  peu  connu  de 
maux  pour  être  fort  sensible  à  ceux  dos  autres. 
Ainsi  les  douceurs  de  la  commisération  vous 
sont  encore  inconnues.  N'ayant  su  partager 
les  peines  d'autrui,  vous  serez  moins  en  état 
d'en  supporter  vous-même,  si  jamais  il  on  vient; 
et  il  est  toujours  à  craindre  qu'il  n'en  vienne, 
car  vous  n'ignorez  pas  que  la  fortune  même 
n'en  garantit  pas  toujours;  et,  quand  elle  nous 
attaque  au  milieu  de  ser,  faveurs,  quelles  res- 
sources lui  reste-l-il  pour  les  guérir? 

Non  fidarli  délia  sorte , 
Ancor  a  me  già  fù  grata, 
E  tu  ancor  abandonata 
Sospirar  potrcsti  un  di. 

Veuille  le  ciel  tromper  ma  prévoyance  I  en 
ce  cas,  mes  soins  n'auront  été  qu'inutiles,  et 
il  n'y  aura  point  de  mal  au  moins  à  les  avoir 
pris  :  mais  si  jamais  votre  cœur  affligé  se  sent 
besoin  de  ressources  qu'il  ne  trouvera  pas  en 


288 


CORRESPONDANCE 


lui-même,  si  peut-être  un  jour  d'autres  ma- 
nières de  penser  vous  dégoûtent  de  celles  qui 
n'ont  pu  vous  rendre  heureuse,  revenez  à  moi, 
si  je  vis  encore,  et  vous  saurez  quel  ami  vous 
avez  méprisé.  Si  je  ne  vis  plus,  relisez  mes  let- 
tres ;  peut-être  le  souvenir  de  mon  attachement 
adoucira-t-il  vos  peines;  peut-être  trouverez- 
vous  dans  mes  maximes  des  consolations  que 
vous  n'imaginez  pas  aujourd'hui. 


A  M.   JACOB    VERNET. 


Montmorency,  le  18  septembre  4758. 


J'ai  lu,  monsieur,  avec  d'autant  plus  de  joie 
la  dernière  lettre  dont  vous  m'avez  honoré, 
que  j'étois  toujours  dans  quelque  inquiétude 
sur  l'effet  de  la  mienne  à  M.  d'Alembcrt,  par 
rapport  à  ses  imputations  indiscrètes  ;  car,  pour 
bien  traiter  des  matières  aussi  délicates,  rien 
n'est  moins  suffisant  que  la  bonne  intention,  et 
rien  n'est  plus  commun  que  de  tout  gâter  en 
pensant  bien  faire.  L'assurance  que  vous  me 
donnez  que  je  ne  suis  pas  dans  le  cas,  m'ôte 
un  grand  poids  de  dessus  le  cœur,  et  ce  n'est 
pas  peu  d'ajouter  au  plaisir  que  m'auroit  fait 
voire  lettre  dans  tous  les  temps.  Vous  avez  rai- 
son, monsieur,  de  croire  que  j'ai  été  content 
de  votre  déclaration  (*),  mais  content  n'est  pas 
assez  dire.  La  modération,  la  sagesse,  la  fer- 
meté, tout  s'y  trouve  :  je  regarde  celte  pièce 
comme  un  modèle  qui,  malheureusement,  ne 
sera  pas  imité  par  beaucoup  de  théologiens. 
Tout  ce  qu'il  falloit  étant  fait  de  part  et  d'au- 
tre, j'espère  que  cette  dangereuse  tracasserie 
n'aura  point  de  suites;  et,  quand  elle  en  auroit, 
je  pense  que  le  silence  est  le  meilleur  moyen  de 
la  faire  finir  :  du  moins  par  rapport  à  moi,  c'est 
le  parti  que  je  crois  devoir  prendre  dans  les 
critiques  qui  me  pleuvent  sur  ce  point  et  sur 
tous  les  autres.  Il  m'est  d'autant  moins  difficile 
de  n'y  pas  répondre  que  je  me  suis  imposé  de 
n'en  lire  aucune.  Il  a  pourtant  fallu  faire  ex- 
ception pour  celle  de  l'abbé  de  La  Porte,  parce 
qu'il  me  l'a  envoyée  avec  une  lettre,  et  qu'il  a 
bien  fallu  faire  réponse  à  cette  lettre  ;  mais  ce 
qui  ne  fait  que  s'écrire  est  bien  différent  de  ce 


(*)  La  Déclaration  des  ministres  de  Genève,  à  l'occasion  de 
rarticle  Genève  ât  rKucyclo^''êdic.  G.  V. 


qui  s'imprime.  Voici  tout  ce  que  je  lui  ai  dit  à 
ce  sujet  :  Quant  aux  mots  de  conscbstantiel, 
de  TRINITÉ,  d 'incarnation,  que  vous  me  dites 
être  clairsemés  dans  nos  livres,  ils  y  sont  tout 
aussi  fréquens  que  dans  l'Écriture,  et  nous  nous 
consolons  d'être  hérétiques  avec  les  apôtres  de 
Jésus-Christ. 

Il  est  incontestable,  monsieur,  par  le  resle 
de  votre  lettre,  que  vous  avez  vu  le  fond  de  la 
question  plus  nettement  et  plus  clairement  que 
moi  (*)  ;  d'ailleurs  connoissant  mieux  le  local, 
vous  faites  des  distinctions  plus  justes  ;  et  je  ne 
doute  pas  que  si  j'avois  eu  quelque  conversa- 
tion avec  vous  sur  cette  matière  avant  que  d'é- 
crire mon  livre,  il  n'en  fût  devenu  meilleur.  Si 
j'avois  le  bonheur  de  me  retirer  dans  ma  pa- 
trie, et  que  je  me  sentisse  encore  en  état  de 
travailler,  je  vous  demanderois  la  permission 
de  vous  voir  et  de  vous  consulter  quelquefois. 
Je  n'aurois  pas  seulement  besoin  du  secours  de 
vos  lumières,  mais  aussi  de  celui  de  votre  sa- 
gesse ;  car  je  me  sens  emporté  par  un  carac- 
tère ardent  qui  auroit  souvent  besoin  d'être 
retenu.  Je  m'aperçois  du  bien  que  me  font  vos 
lettres,  et  je  ne  doute  pas  que  votre  conversa- 
tion ne  m'en  fit  encore  davantage.  Ce  seroit 
satisfaire  un  besoin  en  me  procurant  un  plai- 
sir. Recevez,  monsieur,  les  assurances  de  mon 
véritable  et  profond  respect. 


A   M.    DELEYRE. 


Montmorency,  le  3  octobre  1758. 


Enfin,  mon  cher  Deleyre,  j'ai  de  vos  nou- 
velles. Vous  attendiez  plus  tôt  des  miennes,  et 
vous  n'aviez  pas  tort;  mais,  pour  vous  en 
donner,  il  falloit  savoir  où  vous  prendre,  et  je 
ne  voyois  personne  qui  pût  me  dire  ce  que  vous 
étiez  devenu;  n'ayant  et  ne  voulant  avoir  dés- 
ormais pas  plus  de  relation  avec  Paris  qu'avec 
Pékin,  il  étoit  difficile  que  je  pusse  être  mieux 

(')  Rousseau,  dans  sa  lettre  à  d'Alembert.s'étoit  plus  particu- 
lièrement occupé  des  spectacles,  de  leur  danger,  et  du  conseil 
que  l'auteur  de  l'article  Gewcre  donnoit,  d'établir  dans  cette 
ville  une  salle  despectacle.il  avoit  négligé  le  socinianismedont 
Genève  étoit  accusé.  J.  Vernet,  professeur  de  théologie,  au- 
roit désiré  que  Rousseau  eût  réfuté  cette  accusation.  Dans  ia 
suite  on  le  verra  (lettre  à  M.  Stoul  ton ,  du  8  octobre  1762)  exiger 
de  Jean-Jacques  une  rétractation  de  la  Profession  de  foi  du 
Ficaire  suBoyard,  ce  qui  fut  cause  de  leur  rupture.    M.  P. 


ANNLK  1758. 


289 


instruit.  Cependant,  jeudi  dernier,  un  pen- 
sionn.Tire  des  Vertus,  qui  vint  me  voir  avec  le 
père  Curé,  m'apprit  que  vous  étiez  à  Liéjïc; 
mais  ce  que  j'aurois  dû  faire  il  y  a  deux  mois 
étoit  à  présent  hors  de  propos,  et  ce  n'étoit  plus 
le  cas  de  vous  prévenir  ;  car  je  vous  avoue  que 
je  suis  et  serai  toujours  de  tous  les  hommes  le 
moins  propre  à  retenir  les  gens  qui  se  déta- 
chent de  moi. 

J'ai  d'autant  plus  senti  le  coup  que  vous  avez 
reçu,  que  j'étois  bien  plus  content  de  votre 
nouvelle  carrière  que  de  celle  où  vous  êtes  en 
train  de  rentrer.  Je  vous  crois  assez  de  probité 
pour  vous  conduire  toujours  en  homme  de  bien 
dans  les  affaires,  mais  non  pas  assez  de  vertu 
pour  préférer  toujours  le  bien  public  à  votre 
gloire,  et  ne  dire  jamais  aux  hommes  que  ce 
qu'il  leur  est  bon  de  savoir.  Je  me  complaisois 
à  vous  imaginer  d'avance  dans  le  cas  de  relan- 
cer quelquefois  les  fripons,  au  lieu  que  je  trem- 
ble de  vous  voir  contrister  les  âmes  simples 
dans  vos  écrits.  Cher  Deleyre,  défiez-vous  de 
votre  esprit  satirique;  surtout  apprenez  à  res- 
pecter la  religion  :  l'humanité  seule  exige  ce 
respect.  Les  grands,  les  riches,  les  heureux  du 
siècle  seroient  charmés  qu'il  n'y  eût  point  de 
Dieu;  mais  l'attente  d'une  autre  vie  console  de 
celle-ci  le  peuple  et  le  misérable.  Quelle  cruauté 
de  leur  ôter  encore  cet  espoir  ! 

Je  suis  attendri,  touché  de  tout  ce  que  vous 
me  dites  de  M.  G...;  quoique  je  susse  déjà 
tout  cela,  je  l'apprends  de  vous  avec  un  nou- 
veau plaisir;  c'est  bien  plus  votre  éloge  que  le 
sien  que  vous  faites  :  la  mort  n'est  pas  un  mal- 
heur pour  un  homme  de  bien,  et  je  me  réjouis 
presque  de  la  sienne,  puisqu'elle  m'est  une  oc- 
casion de  vous  estimer  davantage.  Ah  1  Deleyre, 
puissé-je  m'êire  trompé,  et  goûter  le  plaisir  de 
me  reprocher  cent  fois  le  jour  de  vous  avoir 
été  juge  trop  sévère  1 

II  est  vrai  que  je  ne  vous  parlai  point  de  mon 
écrit  sur  les  spectacles  ;  car  comme  je  vous  l'ai 
dit  plus  d'une  fois,  je  ne  me  fiois  pas  à  vous. 
Cet  écrit  est  bien  loin  de  la  prétendue  méchan- 
ceté dont  vous  parlez;  il  est  lâche  et  foible  ;  les 
nicchans  n'y  sont  plus  gourmandes  ;  vous  ne 
m'y  reconnoîtrez  plus  ;  cependant  je  l'aime  plus 
que  tous  les  autres,  parce  qu'il  m'a  sauvé  la 
vie,  et  qu'il  me  servit  de  distraction  d;ins  des 
niomeiis  de  douleur,  où,  sans  lui,  je  serois 

T.    IV. 


mort  do  désespoir.  Il  n'a  pas  dépendu  de  moi 
de  mieux  faire;  j'ai  fait  mon  devoir,  c'est  assez 
pour  moi.  Au  surplus,  je  livre  I  ouvrage  à  vo- 
tre juste  critique.  Honorez  la  vérité;  je  vous 
abandonne  tout  le  reste.  Il  est  vrai,  M.  Helvé- 
tius  a  fait  un  livre  dangereux  et  des  rétracta- 
tions humiliantes.  Mais  il  a  quitté  la  place  do 
fermier-général  ;  il  a  fait  la  fortune  d'une  hon- 
nête fille;  il  s'attache  à  la  rendre  heureuse;  il 
a  dans  plus  dune  occasion  soulagé  les  malheu» 
reux;  ses  actions  valent  mieux  que  ses  écrits. 
Mon  cher  Deleyre,  tâchons  d'en  faire  dire  au- 
tant de  nous.  Adieu,  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 


A  MADAME   DE  CRÉQUI. 

Montmorency,  13  octobre  1739. 

Quoi  !  madame,  vous  pouviez  me  soupçon- 
ner d'avoir  perdu  le  souvenir  de  vos  bontés! 
C  ctoit  ne  rendre  justice  ni  à  vous  ni  à  moi  :  les 
témoignages  de  votre  estime  ne  s'oublient  pas, 
et  je  n'ai  pas  un  cœur  fait  pour  les  oublier. 
J'en  puis  dire  autant  de  l'honneur  que  me  fait 
M.  l'ambassadeur;  c'est  un  grand  encourage- 
ment pour  m'en  rendre  digne  :  l'approbation  des 
gens  de  bien  est  la  seconde  récompense  de  la 
vertu  sur  la  terre. 

Je  comprends,  par  le  commencement  de  vo- 
tre lettre,  que  vous  voilà  tout-à-fait  dans  la 
dévotion.  Je  ne  sais  s'il  faut  vous  en  féliciter  ou 
vous  en  plaindre  :  la  dévotion  est  un  état  très- 
doux,  mais  il  faut  des  dispositions  pour  le  goû- 
ter. Je  ne  vous  crois  pas  l'âme  assez  tendre 
pour  être  dévote  avec  extase,  et  vous  devez 
vous  ennuyer  durant  l'oraison.  Pour  moi, 
j'aimerois  encore  mieux  être  dévot  que  philo- 
sophe ;  mais  je  m'en  tiens  à  croire  en  Dieu,  et  à 
trouver  dans  l'espoir  d'une  autre  vie  ma  seule 
consolation  dans  celle-ci. 

Il  est  vrai,  madame,  que  l'amitié  me  fait 
payer  chèrement  ses  charmes,  et  je  vois  que 
vous  n'en  avez  pas  eu  meilleur  marché.  Ne  nous 
plaignons  en  cela  que  de  nous-mêmes.  Nous 
sommes  justement  punis  des  altachemens  ex- 
clusifs qui  nous  rendent  aveugles,  injustes,  et 
bornent  l'univers  pour  nous  aux  personnes  que 
nous  aimons.  Toutes  les  préférences  de  l'ami- 
tié sont  des  vols  faits  au  genre  humain,  à  la 

19 


290 

patrie.  Les  hommes  sont  tous  nos  frères;  ils 

doivent  tous  être  nos  amis. 

Je  conçois  les  inquiétudes  que  vous  donne 
le  dangereux  métier  de  M.  votre  fils,  et  tout  ce 
que  votre  tendresse  vous  porte  à  faire  pour  lui 
donner  un  état  digne  de  son  nom  :  mais  j'es- 
père que  vous  ne  vous  serez  point  ruinée  pour 
le  faire  tuer;  au  contraire,  vous  le  verrez  vi- 
vre, prospérer,  honorer  vos  soins,  et  vous 
payer  au  centuple  de  tous  les  soucis  qu'il  vous  a 
coûtés.  Voilà  ce  que  son  âge,  le  vôtre,  et  l'édu- 
cation qu'il  a  reçue  de  vous,  doivent  vous  faire 
attendre  le  plus  naturellement.  Au  reste,  par- 
donnez si  je  ne  puis  voir  les  périls  qui  vous 
effraient  du  même  œil  que  les  voit  une  mère. 
Eh!  madame,  est-ce  unsigrandmalde mourir? 
Hélas!  c'en  est  souvent  un  bien  plus  grand  de 
vivre. 

rius  je  reste  enfermé  dans  ma  solitude,  moins 
je  suis  tenté  de  l'interrompre  par  un  voyage 
de  Paris  :  cependant  je  n'ai  point  pris  là-dessus 
de  résolution.  Quand  le  désir  m'en  viendra,  je 
serai  prompt  à  le  satisfaire  ;  mais  il  n'est  point 
encore  venu.  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire  sur 
l'avenir,  c'est  que  si  jamais  je  fais  ce  voyage, 
ce  ne  sera  point  sans  me  présenter  chez  vous  ; 
et  que  dans  mon  système  acluel,  j'aurai  peut- 
être  quelque  reproche  à  me  faire  du  motif  qui 
m'y  conduira. 

Recevez,  madame,  les  assurances  de  mon 
respect. 


A  M.   VERNES. 


Montmorency,  le  22  octobre  4758 


Je  reçois  à  l'instant,  mon  ami,  votre  der- 
nière lettre  sans  date,  dans  laquelle  vous  m'en 
annoncez  une  autre  sous  le  pli  de  M.  de  Chcnon- 
ceaux,  que  je  n'ai  point  reçue  :  c'est  une  négli- 
gence de  ses  commis,  j'en  suis  sûr;  car  il  vint 
me  voir  il  y  a  peu  de  jours,  et  ne  m'en  parla 
point.  Quoiqu'il  en  soit,  ne  nous  exposons  plus 
au  même  inconvénient;  écrivez-moi  directe- 
ment et  n'affranchissez  plus  vos  lettres,  car  je 
ne  suis  pas  à  portée  ici  d'en  faire  de  même. 
Quoique  ce  paquet  soit  assez  gros  pour  en  va- 
loir la  peine,  je  ne  crois  pas  que  mon  ami  re- 
grette l'argent  qu'il  lui  coûtera,  et  je  ne  lui  ai 
pas  donné  le  droit,  que  je  sache,  de  penser 


CORRESPONDANCE. 

moins  favorablement  de  moi.  Soyez  aussi  plus 
exact  aux  dates,  que  vous  êtes  sujet  à  oublier. 
L'écrit  à  M.  d'Alembert  paroît  en  effet  à  Paris 
depuis  le  2  de  ce  mois  ;  je  ne  l'ai  appris  que  le  7. 
Le  lundi  8,  je  reçus  le  petit  nombre  d'exem- 
plaires que  mon  libraire  avoit  joints  pour  moi 
à  cet  envoi  ;  je  les  ai  fait  distribuer  le  même 
jour  et  les  suivans  ;  en  sorte  que  le  débit  de  cet 
ouvrage  ayant  été  assez  rapide,  tous  ceux  à 
qui  j'en  ai  envoyé  l'avoient  déjà  :  et  voilà  un 
des  désagrémens  auxquels  m'assujettit  l'incon- 
cevable négligence  de  ce  libraire.  Pour  que 
vous  jugiez  s'il  y  a  de  ma  faute  dans  les  retards 
de  l'envoi  pour  Genève,  je  vous  envoie  une  de 
ses  lettres  à  demi  déchirée,  et  que  j'ai  heureu- 
sement retrouvée.  Si  vous  avez  des  relations 
en  Hollande,  vous  m'obligerez  de  vous  en  faire 
informera  lui-même.  Selon  mon  compte,  j'es- 
père enfin  que  vous  aurez  reçu  et  distribué 
ceux  qui  vous  sont  adressés.  Je  vous  dirai  sur 
celui  de  M.  Labat,  que  nous  ne  nous  sommes 
jamais  écrit,  et  que  nous  ne  sommes  par  consé- 
quent en  aucune  espèce  de  relation  ;  cependant 
je  serai  bien  aise  de  lui  donner  ce  léger  témoi- 
gnage que  je  n'ai  point  oublié  ses  honnêtetés. 
Mais,  mon  cher  Vernes,  Roustan  est  moins  en 
état  d'en  acheter  un  ;  je  voudrois  bien  aussi  lui 
donner  cette  petite  marque  de  souvenir  ;  et 
dans  la  balance  entre  le  riche  et  le  pauvre,  je 
penche  toujours  pour  le  dernier.  Je  vous  laisse 
le  maître  du  choix.  A  l'égard  de  l'autre  exem- 
plaire, il  faut,  s'il  vous  plaît,  le  faire  agréer  à 
M.  Soubeyran,  avec  lequel  j'ai  de  grands  torts 
de  négligence,  et  non  pas  d'oubli  ;  tâchez,  je 
vous  prie,  de  l'engager  à  les  oublier. 

Je  n'ignorois  pas  que  l'article  Genève  étoit 
en  partie  de  M.  de  Voltaire  ;  quoique  j'aie  eu 
la  discrétion  de  n'en  rien  dire,  il  vous  sera  aisé 
de  voir,  par  la  lecture  de  l'ouvrage,  que  je  sa- 
vois,  en  l'écrivant,  à  quoi  m'en  tenir.  Mais  je 
trouverois  bizarre  que  M.  de  Voltaire  crût, 
pour  cela,  que  je  manquerois  de  lui  rendre  un 
hommage  que  je  lui  offre  de  très-bon  cœur. 
Au  fond,  si  quelqu'un  devoit  se  tenir  offensé, 
ceseroit  M.  d'Alembert;  car,  après  tout,  il  est 
au  moins  le  père  putatif  de  l'article.  Vous  ver- 
rez, dans  sa  lettre  ci-jointe,  comment  il  a  reçu 
la  déclaration  que  je  lui  fis,  dans  le  temps,  de 


ma  résolution.  Que  maudit  soit  tout  respect 
humain  qui  offense  la  droiture  et  la  vérité  1 


ANNÉE  1758. 


^i 


JVspëre  avoir  secoué  pour  jamais  cet  indigne 
joug. 

Je  n'ai  rien  à  vous  dire  sur  la  réimpression 
de  l'Économie  politique,  parce  que  je  n'ai  pas 
reçu  la  lettre  où  vous  m'en  parlez;  mais  je  vous 
avoue  que,  sur  l'offre  de  M.  Duvillard,  j'ai  cru 
que  l'auteur  pouvoit  lui  en  demander  deux 
exemplaires,  et  s'attendre  à  les  recevoir.  S'il 
ne  tient  qu'à  les  payer,  je  vous  prie  d'en  pren- 
dre le  soin,  et  je  vous  ferai  rembourser  celte 
avance  avec  celles  que  vous  aurez  pu  faire  au 
sujet  de  mon  dernier  écrit,  et  dont  je  vous  prie 
de  m'envoyer  la  note. 

Je  n'ai  point  Iule  livre  de  l'Esprit;  mais  j'en 
aime  et  estime  l'auteur.  Cependant  j'entends 
de  si  terribles  choses  de  l'ouvrage,  que  je  vous 
prie  de  l'examiner  avec  bien  du  soin  avant 
d'en  hasarder  un  jugement  ou  un  extrait  dans 
votre  recueil. 

Adieu,  mon  cher  Vernes,  je  vous  aime  trop 
pour  répondre  à  vos  amitiés  ;  ce  langage  doit 
être  proscrit  entre  amis. 


A   H.    LEROY. 

Montmorency,  le  4  novembre  4758. 

Je  vous  remercie,  monsieur,  de  la  bonté 
que  vous  avez  de  m'avertir  de  ma  bévue  au 
sujet  du  théâtre  de  Sparte,  et  de  l'honnêteté 
«nvec  laquelle  vous  voulez  bien  me  donner  cet 
avis  (*).  Je  suis  si  sensible  à  ce  procédé,  que  je 
vous  demande  la  permission  de  faire  usage  de 
votre  lettre  diins  une  autre  édition  de  la  mienne. 
Il  s'en  faut  peu  que  je  ne  me  félicite  d'une  er- 
reur qui  m'attire  de  votre  part  celte  marque 

(•)  Voyez  la  Leitre  à  d'Àlembert,  tome  III  de  cette  édition, 
pase  149.  —  La  lettre  de  Leroy  à  laquelle  celle  de  Konsseaii 
sert  de  réponse  se  trouve  dans  l'édition  de  (îenève.  «  Non- 
»  seulement,  dit-il  à  Rousseau,  il  y  avoit  un  théâtre  à  Sparte, 
»  absolument  semblable  à  celui  de  Bacchus  à  Athènes,  mais  il 
»  étoit  le  plus  bel  ornement  de  cette  ville...  Il  subsiste  même 
»  encore  en  grande  partie,  et  Pausauias  et  Plcitarque  en  par- 
»  lent:  c'est  d'après  ce  que  ces  deux  auteurs  en  disent  que 
»  j'en  ai  fait  lliistoire  que  Je  vous  envoie  dans  l'ouvrage  que  je 
»  viens  de  mettre  au  jour.  » 

Cet  ouvrage  a  pour  titre:  Ruines  des  pivs  beaux monu- 
vimts  de  la  Grèce,  publié  en  effet  en  1738,  un  volume  grand 
in-folio,  fig.,  et  réimprimé  en  1770. —  Leroy  (  Jean-David  ) , 
membre  de  l'Académie  des  inscriptions,  ^e  livra  à  l'architec- 
ture qu'il  a  professée  à  Paris  pendant  quarante  ans,  après  en 
avoir  été  étudier  en  Grèce  les  plus  beaux  modèles,  lia  surtout 
étudié  et  approfondi  tout  ce  (pii  regarde  rarchiteclure  navale 
et  la  marine  des  anciens.  Il  est  mort  en  18(5.         G.  P. 


d'estime,  et  je  me  sens  moins  honteux  de  ma 
faute  que  fier  de  votre  correction. 

Voilà,  monsieur,  ce  que  c'est  que  de  se  fier 
aux  auteurs  célèbres.  Ce  n'est  guère  impuné- 
ment que  je  les  consulte;  et,  de  manière  ou 
d'autre,  ils  manquent  rarement  de  me  punir 
de  ma  confiance.  Le  savant  Cragius,  si  versé 
dans  l'antiquité,  avoit  dit  la  chose  avant  moi, 
et  Plutarque  lui-même  affirme  que  les  Lacédé- 
moniens  n'alloieni  point  à  la  comédie,  de  peur 
d'entendre  des  choses  contre  les  lois,  soit  sé- 
rieusement, soit  par  jeu.  Il  est  vrai  que  le  même 
Plutarque  dit  ailleurs  le  contraire;  et  il  lui 
arrive  si  souvent  de  se  contredire,  qu'on  ne 
devroit  jamais  rien  avancer  d'après  lui  sans  l'a- 
voir lu  tout  entier.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne 
puis  ni  ne  veux  récuser  votre  témoignage  ;  et 
quand  ces  auteurs  ne  seroient  pas  démentis  par 
les  restes  du  théâtre  de  Sparte  encore  existans, 
ils  le  seroient  par  Pausauias,  Eustaihe,  Suidas, 
Athénée,  et  d'autres  anciens.  Il  paroît  seule- 
ment que  ce  théâtre  étoit  consacré  plutôt  à  des 
jeux,  des  daiises,  des  prix  de  musique,  qu'à 
des  représentations  régulières,  et  que  les  pièces 
qu'on  y  jouoit  quelquefois  étoieni  moins  de  vé- 
ritables drames  que  des  farces  grossières, 
convenables  à  la  simplicité  des  spectateurs  ; 
ce  qui  n'empêchoit  pas  que  Sosybius  Lacon 
n'eût  fait  un  traité  de  ces  sortes  de  parades. 
C'est  La  Guilletière  qui  m'apprend  tout  cela  ; 
car  je  n'ai  point  de  livres  pour  le  vérifier. 
Ainsi  rien  ne  manque  à  ma  faute,  en  cette  oc- 
casion, que  la  vanité  de  la  méconnoître. 

Au  reste,  loin  de  souhaiter  que  celte  faute 
reste  cachée  à  mes  lecieurs,  je  serai  fort  aise 
qu'on  la  public,  et  qu'ils  en  soient  instruits; 
ce  sera  toujours  une  erreur  de  moins.  D'ail- 
leurs, comme  elle  ne  fait  tort  qu'à  moi  seul, 
et  que  mon  sentiment  n'en  est  pas  moins  bien 
établi,  j'espère  qu'elle  pourra  servir  d'amusé- 
ment  aux  critiques  :  j'aime  mieux  qu'ils  triom- 
phent de  mon  ignorance  que  de  mes  maximes  ; 
et  je  serai  toujours  tiès-contenl  que  les  vérités 
utiles  que  j'ai  soutenues  soient  épargnées  à  mes 
dépens. 

Recevez,  monsieur,  les  assurances  de  ma 
reconnoissance,  de  mon  esiime  et  de  mon 
respect. 


292 


CORRKSPONDANCE. 


A  M.   VERNES. 


Montmorency,  le  21  novembre  1738. 

Cher  Vcrnes,  plaignez-moi.  I.os  approches 
de  l'hiver  se  font  sentir.  Je  souffre,  cl  ce  n'est 
pas  le  pire  pour  ma  paresse.  Je  suis  accablé  de 
travail,  et  jamais  mon  dernier  écrit  ne  m'a 
coûté  la  moitié  de  la  peine  et  du  temps  à  faire 
que  me  coûteront  à  répondre  les  lettres  qu'il 
m'attire.  Je  voudrois  donner  la  préférence  à 
mes  concitoyens  ;  mais  cela  ne  se  peut  sans 
m'exposer;  car,  parmi  les  autres  lettres,  il  y 
en  a  de  très-dangereuses,  dans  lesquelles  on 
me  tend  visiblement  des  pièges,  auxquelles  il 
faut  pourtant  répondre,  et  répondre  prompte- 
mcnt,  de  peur  que  mon  silence  môme  ne  soit 
imputé  à  crime.  Faites  donc  en  sorte ,  mon 
ami,  qu'un  retard  de  nécessité  ne  soit  pas  at- 
tribué à  négligence,  et  que  mes  compatriotes 
aient  pour  moi  plus  d'indulgence  que  je  n'ai 
lieu  d'en  attendre  des  étrangers.  J'aurai  soin 
de  répondre  à  tout  le  monde  ;  je  désire  seule- 
ment qu'un  délai  forcé  ne  déplaise  à  personne. 
Vous  me  parlez  des  critiques.  Je  n'en  lirai 
jamais  aucune  :  c'est  le  parti  que  j'ai  pris  dès 
mon  précédent  ouvrage,  et  je  m'en  suis  très- 
bien  trouvé.  Après  avoir  dit  mon  avis,  mon 
devoir  est  rempli.  Errer  est  d'un  mortel,  et 
surtout  d'un  ignorant  comme  moi  ;  mais  je  n'ai 
pas  l'entêtement  de  l'ignorance.  Si  j'ai  fait  des 
fautes,  qu'on  les  censure  :  c'est  fort  bien  fait. 
Pour  moi,  je  veux  rester  tranquille  ;  et  si  la 
vérité  m'importe,  la  paix  m'importe  encore 
plus. 

Cher  Vernes,  qu'avons- nous  fait?  Nous 
avons  oublié  M.  Abauzit.  Ah!  diles,  méchant 
ami,  cet  homme  respectable,  qui  passe  sa  vie  à 
s'oublier  soi-même,  doit-il  ôtre  oublié  des  au- 
tres? Il  falloit  oublier  tout  le  monde  avant  lui. 
Que  ne  m'avez-vous  dit  un  mol  I  Je  ne  m'en 
consolerai  jamais.  Adieu. 

Je  n'oublie  pas  ce  que  vous  m'avez  demandé 
pour  votre  recueil  ;  mais...  du  temps  !  du  temps  ! 
Hélas  !  je  n'en  fais  cas  que  pour  le  perdre.  Ne 
trouvez-vous  pas  qu'avec  cela  mes  comptes  se- 
ront bien  rendus  ! 

A   M.   LE  DOCTELR  TRONCHIN. 
A  Montmorency,  ie  27  novembre  1738, 

Votre  lettre,  monsieur,  m'auroit  fait  grand 


plaisir  en  tout  temps  et  m'en  fait  surtout  au- 
jourd'hui; car  j'y  vois  qu'ayant  jugé  l'absent 
sans  I  entendre,  vous  ne  l'avez  pas  jugé  lout-à- 
faii  aussi  sévèrement  qu'on  me  l'avoildit.  Plus 
je  suis  indifférent  sur  les  jugemcns  du  public, 
moins  je  le  suis  sur  ceux  des  hommes  de  votre 
ordre;  mais,  quoique  j'aspire  à  mériter  l'estime 
des  honnêtes  gens,  je  ne  sais  mendier  celle  do 
personne,  et  j'avoue  que  c'est  la  chose  du  monde 
la  moins  importante  que  d'être  juste  ou  injuste 
envers  moi. 

Je  ne  doutois  pas  que  vous  ne  fussiez  de  mon 
avis,  ou  plutôt  que  je  ne  fusse  du  vôtre,  sur  la 
proposition  de  M.  d'Alembert,  et  je  suis  charmé 
que  vous  ayez  bien  voulu  confirmer  vous-même 
celte  opinion.  Il  y  aura  du  malheur  si  votre 
sagesse  et  voire  crédit  n'empêchent  pas  la 
comédie  de  s'établir  à  Genève,  et  de  se  mainte- 
nir à  nos  portes. 

A  l'égard  des  cercles,  je  convions  de  leurs 
abus,  et  je  n'en  doutois  pas;  c'est  le  sort  des 
choses  humaines;  mais  je  crois  qu'aux  cercles 
détruits  succéderont  de  plus  grands  abus  en- 
core. Vous  faites  une  distinction  très-judicieuse 
sur  la  différence  des  républiques  grecques  à 
la  nôtre,  par  rapport  à  l'éducation  publique  : 
mais  cela  n'empêche  pas  que  cette  éducation 
ne  puisse  avoir  lieu  parmi  nous,  et  qu'elle  ne 
l'ait  même  par  la  seule  force  des  choses,  soit 
qu'on  le  veuille,  soit  qu'on  ne  le  veuille  pas. 
Considérez  qu'il  y  a  une  grande  différence  en- 
tre nos  artisans  et  ceux  des  autres  pays.  Un 
horloger  de  Genève  est  un  homme  à  présenter 
partout  ;  un  horloger  de  Paris  n'est  bon  qu'à 
parler  de  montres.  L'éducation  d'un  ouvrier 
tend  à  former  ses  doigts,  rien  de  plus.  Cepen- 
dant le  citoyen  reste.  Bien  ou  mal,  la  tête  et  le 
cœur  se  forment;  on  trouve  toujours  du  temps 
pour  cela ,  et  voilà  à  quoi  l'institution  doit 
pourvoir.  Ici,  monsieur,  j'ai  sur  vous,  dans  le 
particulier,  l'avantage  que  vous  avez  sur  moi 
dans  les  observations  générales  :  cet  état  des 
artisans  est  le  mien,  celui  dans  lequel  je  suis 
né,  dans  lequel  j'aurois  dû  vivre,  et  que  je  n'ai 
quitté  que  pour  mon  malheur.  J'y  ai  reçu  cette 
éducation  publique,  non  par  une  institution 
formelle,  mais  par  des  traditions  et  des  maxi- 
mes qui,  se  transmettant  d'âge  en  âge,  don- 
noient  de  bonne  heure  à  la  jeunesse  les  lumiè- 
res qui  lui  conviennent  et  les  sentimeus  qu'elle 


AKNÉE  1759. 


295 


doit  avoir.  A  douze  ans,  j  etois  un  Romain  ;  à 
vingt,  j'avois  couru  le  monde,  cl  n'étois  plus 
qu'un  polisson.  Les  temps  sont  changés,  je  ne 
l'ignore  pas;  mais  c'est  une  injustice  de  rejeter 
sur  les  artisans  la  corruption  publique;  on  sait 
trop  que  ce  n'est  pas  par  eux  qu'elle  a  com- 
mencé. Partout  le  riche  est  toujours  le  premier 
corrompu,  le  pauvre  suit,  l'éiat  médiocre  est 
atteint  le  dernier.  Or,  chez  nous,  l'état  médio- 
cre est  l'horlogerie. 

Tant  pis  si  les  enfans  restent  abandonnés  à 
eux-mêmes.  Mais  pourquoi  le  sonl-ils?  Ce  n'est 
pas  la  faute  des  cercles;  au  contraire,  c'est  là 
qu'ils  doivent  être  élevés,  les  filles  par  les  mè- 
res, les  garçons  par  les  pères.  Voilà  précisé- 
ment l'éducation  moyenne  qui  nous  convient, 
entre  l'éducation  publique  des  républiques 
grecques,  et  l'éducation  domestique  des  mo- 
narchies, où  tous  les  sujets  doivent  rester  iso- 
lés, et  n'avoir  rien  de  commun  que  l'obéis- 
sance. 

li  ne  faut  pas  non  plus  confondre  les  exerci- 
ces que  je  conseille  avec  ceux  de  l'ancienne 
gymnastique.  Ceux-ci  formoieat  une  véritable 
occupation,  presque  un  métier  ;  les  autres  ne 
doivent  être  qu'un  délasseipent,  des  fêtes,  et 
je  ne  les  ai  proposés  qu'en  ce  sens.  Puisqu'il 
faut  des  amusemens,  voilà  ceux  qu'on  nous 
doit  offrir.  C'est  une  observation  qu'on  faisoit 
de  mon  temps,  que  les  plus  habiles  ouvriers  do 
Genève  étoient  précisément  ceux  qui  brillolent 
le  plus  dans  ces  sortes  d'exercices,  alors  en 
honneur  parmi  nous  :  preuve  que  ces  diver- 
sions ne  nuisent  point  l'une  à  l'autre,  mais  au 
contraire s'e'ntr'aident mutuellement;  le  temps 
qu'on  leur  donne  en  laisse  moins  à  la  c:«Lipule, 
et  empêche  les  citoyens  de  s'abrutir. 

Adieu,  monsieur;  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur.  Puissiez-vous  long-leraps  honorer 
votre  patrie,  et  faire  du  bien  au  genre  hu- 
main ! 


AH.   MOULTOU. 


Montmorency,  le  15  décembre  4758. 


Quoique  je  sois  incommodé  et  accablé  d'oc- 
cu{)niions  désagréables,  je  ne  puis,  monsieur, 
différer  yius  long-temps  à  vous  remercier  de 
\otrc  excellente  Icitre.  Je  ne  puis  vous  dire  à 


quel  point  elle  m'a  touché  et  charmé.  Je  l'ai 
relue  et  la  relirai  plus  d'une  fois  :  j'y  trouve  des 
traits  dignes  du  sens  de  Tacite  et  du  zèle  de 
Caion.  Il  ne  faut  pas  deux  lettres  comme  celle- 
là  pour  faire  connoîire  un  homme;  et  c'est 
d'après  cette  connoissance  que  je  m'honore  de 
votre  suffrage.  0  cher  Moultou  1  nouveau  Ge- 
nevois, vous  montrez  pour  la  patrie  toute  la 
fcrveurquelesnouvcaux  chrétiens  avoient  pour 
la  foi.  Puissiez-vous  l'étendre,  la  communiquer 
à  tout  ce  qui  vous  environne  !  Puissioz-vous 
réchauffer  la  tiédeur  de  nos  vieux  citoyens,  vt 
puissions-nous  en  acquérir  beaucoup  qui  vous 
ressemblent  !  car  malheureusement  il  nous  en 
reste  peu. 

Ne  sachant  si  M.  Vernes  vous  avoit  remis  un 
exemplai.'-e  do  mon  dernier  écrit,  j'ai  prié 
M.  Coindet  de  vous  en  envoyer  un  par  la  poste, 
et  il  m'a  promis  de  le  faire  contre-signer.  Si 
par  hasard  vous  aviez  reçu  les  deux,  et  que 
vous  n'en  eussiez  pas  disposé,  vous  m'obligeriez 
d'en  rendre  un  à  M.  Vernes;  car  j'apprends 
qu'il  a  distribué  pour  moi  tous  ceux  que  je  lui 
avois  fait  adresser,  et  qu'il  ne  lui  en  reste  pas 
un  seul.  Si  vous  n'en  avez  qu'un,  vous  m'offen- 
seriez de  songer  à  le  rendre  :  si  vous  n'en  avez 
point,  vous  m'affligeriez  de  ne  m'en  pas  avertir. 

Quoi!  monsieur,  le  respectable  Âbauzit  dai- 
gne me  lire,  il  daigne  m'approuver!  Je  puis 
donc  me  consoler  de  l'improbation  de  ceux  qui 
me  blâment;  car  il  est  bien  à  craindre  que,  si 
j'obteiiois  leur  approbation ,  je  ne  méritasse 
guère  la  sienne.  Adieu,  mon  cher  monsieur. 
Quand  vous  aurez  un  moment  à  perdre,  je 
vous  prie  de  me  le  donner,  il  me  semble  qu'il 
ne  sera  pas  perdu  pour  moi. 


M.   VERNES. 
Montmorency,  le  6  janvier  1759. 

Le  mariage  est  un  état  de  discorde  et  de 
trouble  pour  les  gens  corrompus,  mais  pour  les 
gens  de  bien  il  est  le  paradis  sur  la  terre.  Cher 
Vernes ,  vous  allez  être  heureux ,  peul-ôire 
l'êtes-vous  déjà.  Votre  mariage  n'est  point  se- 
cret; il  ne  doit  point  l'être;  il  a  l'approbation 
de  tout  le  monde,  et  ne  pouvoit  manquer  de 
l'avoir.  Je  me  fais  honneur  de  penser  que  votre 
épouse,  quoique  étrangère,  ne  le  sera  point 


294 


COnUESPONDANCE. 


parmi  nous.  Le  mérite  et  la  vertu  ne  sont  étran- 
gers que  parmi  les  méchans;  ajoutez  une  figure 
qui  n'est  commune  nulle  part,  mais  qui  sait 
bien  se  naturaliser  partout,  et  vous  verrez  que 
mademoiselle  C...  étoit  Genevoise  avant  de  le 
devenir.  Je  m'attendris,  en  songeant  au  bon- 
heur de  deux  époux  si  bien  unis,  à  penser  que 
c'est  le  sort  qui  vous  attend.  Cher  ami,  quand 
pourrai-je  en  être  témoin  ?  quand  verserai-je 
des  larmes  de  joie  en  embrassant  vos  chers  en- 
fans?  quand  me  dirai-je,  en  abordant  votre 
chère  épouse  :  «  Voilà  la  mère  de  faiViille  que 
»  j'ai  dépeinte  ;  voilà  la  femme  qu'il  faut  ho- 
»  norer?  » 

Je  ne  suis  point  étonné  de  ce  que  vous  avez 
fait  pour  M.  Abauzit,  je  ne  vous  en  remercie 
pas  même  ;  c'est  insulter  ses  amis  que  de  les 
remercier  de  quelque  chose.  Mais  cependant 
vous  avez  donné  votre  exemplaire  ;  et  il  ne  suffit 
pas  que  vous  en  ayez  un,  il  faut  que  vous  l'ayez 
de  ma  main.  Si  donc  il  ne  vous  en  reste  aucun 
des  miens,  marquez-le-moi;  je  vous  enverrai 
celui  que  je  m'étois  réservé,  et  que  je  n  ospé- 
ïois  pas  employer  si  bien.  Vous  serez  le  maître 
de  me  le  payer  par  un  exemplaire  de  VEcono- 
mie  ■politique,  car  je  n'en  ai  point  reçu. 

M.  de  Voltaire  ne  m'a  point  écrit.  Il  me  met 
tout-à-f;iit  à  mon  aise,  et  je  n'en  suis  pas  fâché. 
La  lettre  de  M.  Tronchin  rouloit  uniquement 
sur  mon  ouvrage  et  contenoit  plusieurs  objec- 
tions très-judicieuses,  sur  lesquelles  pourtant 
je  ne  suis  pas  de  son  avis. 

Je  n'ai  point  oublié  ce  que  vous  voulez  bien 
désirer  sur  le  Choix  littéraire.  Mais,  mon  ami, 
mettez-vous  à  ma  place,  je  n'ai  pas  le  loisir  or- 
dinaire aux  gens  de  lettres.  Je  suis  si  près  de 
mes  pièces,  que  si  je  veux  dîner  il  faut  que  je 
le  gagne  ;  si  je  me  repose,  il  faut  que  je  jeûne, 
et  je  n'ai,  pour  le  métier  d'auteur,  que  mes 
courtes  récréations.  Les  foibles  honoraires  que 
m'ont  rapportés  mes  écrits  m'ont  laissé  le  loisir 
d'être  malade,  et  de  mettre  un  peu  plus  de 
graisse  dans  ma  soupe;  mais  tout  cela  est  épuisé, 
et  je  suis  plus  près  de  mes  pièces  que  je  ne  l'ai 
jamais  été.  Avec  cela,  il  faut  encore  répondre 
à  cinquante  mille  lettres,  recevoir  mille  impor- 
tuns, et  leur  offrir  l'hospitalité.  Le  temps  s'en 
va  et  les  besoins  restent.  Cher  ami,  laissons 
passer  ces  temps  durs  de  maux,  de  besoins, 
d'importuniiés,  et  croyez  que  je  ne  ferai  rien 


si  proniptement  et  avec  tant  de  plaisir  que 
d'achever  le  petit  morceau  que  je  vous  destine, 
et  qui  malheureusement  ne  sera  guère  au  goût 
de  vos  lecteurs  ni  de  vos  philosophes,  car  il 
est  tiré  de  Platon  (*). 

Adieu,  mon  bon  ami.  Nous  sommes  tous  deux 
occupés  ;  vous,  de  votre  bonheur,  moi  de  mes 
peines  :  mais  l'amitié  partage  tout.  Mes  maux 
s'allègentquand  je  songe  que  vous  les  plaignez  ; 
ils  s'effacent  presque  par  le  plaisir  de  vous 
croire  heureux.  Ne  montrez  cette  lettrée  per- 
sonne, au  moins  le  dernier  article.  Adieu 
derechef. 


A  MADAME  DE  Cr£qUI. 

Montmorency,  le  13  janvier  1739. 

En  vérité,  madame,  s'il  ne  falloit  pas  vous 
remercier  de  votre  souvenir,  je  crois  que  je  ne 
vous  remercierois  point  de  vos  poulardes.  Que 
pouvois-je  faire  de  quatre  poulardes?  J'ai  com- 
mencé par  en  envoyer  deux  à  gens  dont  je  ne 
me  souciois  guère.  Cela  m'a  fait  penser  combien 
il  y  a  de  différence  entre  un  présent  et  un 
témoignage  d'amitié.  Le  premier  ne  trouvera 
jamais  en  moi  qu'un  cœur  ingrat;  le  second... 
0  madame  !  si  vous  m'aviez  fait  donner  de  vos 
nouvelles  sans  rien  m'envoyer  de  plus,  que 
vous  m'auriez  fait  riche  et  reconnoissant  !  au 
lieu  qu'à  présent  que  les  poulardes  sont  man- 
gées, tout  ce  que  je  puis  faire  de  mieux  c'est 
de  les  oublier  :  n'en  parlons  donc  plus.  Voilà  ce 
qu'on  gagne  à  me  faire  des  présens. 

J'aime  et  j'approuve  la  tendresse  maternelle 
qui  vous  fait  parler  avec  tant  d'émotion  de  l'ar- 
mée où  est  monsieur  votre  fils  ;  mais  je  ne  vois 
pas,  madame,  pourquoi  il  faut  absolument  que 
vous  vous  ruiniez  pour  lui  :  est-ce  qu'avec  le 
nom  qu'il  porte,  et  l'éducation  qu'il  a  reçue,  il 
a  besoin,  pour  se  distinguer,  de  ces  ridicules 
équipages,  qui  font  battre  vos  armées  et  mépri- 
ser vos  officiers?  Quand  le  luxe  est  universel, 
c'est  par  la  simplicité  qu'on  se  distingue  ;  et 
cette  distinction,  qui  laisseroit  un  homme  obs- 
cur dans   la  boue ,   ne   peut  qu'honorer  un 

C)  Ce  morceau  ttll'Essai  sur  l'imilation  théâtrale  (tome 
III,  page  183),  tiré  des  Dialogues  de  Platon.  Rousseau  le  lit  à 
l'occasion  de  sa  lettre  à  M.  dAlenibert,  daiislaiinellcil  ne  put 
l'insérer.  M.  P. 


AMNÉE  1759. 


295 


honttiic  (le  qualité.  Il  ne  faut  pas  que  monsieur 
votre  fils  souffre,  mais  il  faut  qu'il  n'ait  rien  de 
trop  :  quand  il  ne  brillera  pas  par  son  équipage, 
il  voudra  briller  par  son  mérite,  et  c'est  ainsi 
qu'il  peut  honorer  et  payer  vos  soins. 

A  proposd'éducation,  j'auroisquelques  idées 
sur  co  sujet  que  je  serois  bien  lenié  de  jcler 
sur  le  papier  si  j'avois  un  peu  d'aide;  mais  il 
faudroit  avoir  là-dessus  les  observations  qui 
nie  manquent.  Vous  êtes  mère ,  madame ,  et 
philosophe,  quoique  dévote;  vous  avez  élevé 
un  fils  ;  il  n'en  falloit  pas  tant  pour  vous  faire 
penser.  Si  vous  vouliez  jeter  sur  le  papier,  à 
vos  momcns  perdus,  quelques  réflexions  sur 
cette  matière ,  et  me  les  communiquer,  vous 
seriez  bien  payée  de  votre  peine  si  elles  m'ai- 
doicnt  à  faire  un  ouvrage  utile  :  et  c'est  de 
tels  dons  que  je  serois  vraiment  sensible  :  bien 
entendu  pourtant  que  je  ne  m'approprierois 
que  ce  que  vous  me  feriez  penser,  et  non  pas 
ce  que  vous  auriez  pensé  vous-même. 

Votre  lettre  m'a  laissé  sur  votre  santé  des 
inquiétudes  que  vous  m'obligeriez  de  vouloir 
lever  :  il  ne  faut  pour  cela  qu'un  mot  par  la 
poste.  Votre  Ame  se  porte  trop  bien,  elle  vous 
use  ;  vous  n'aurez  jamais  un  corps  sain.  Je  hais 
ces  santés  robustes,  ces  gens  qui  ont  tant  de 
force  et  si  peu  de  vie  ;  il  me  semble  que  je  n'ai 
vécu  moi-même  que  depuis  que  je  me  sens 
demi-mort.  Bonjour,  madame.  Il  faut  finir  par 
régime  ;  car  sûrement,  si  ma  règle  est  bonne, 
je  ne  guérirai  pas  en  vous  écrivant. 


pour  lui  demander  cette  restitution.  Il  ne  fit 
aucune  attention  à  ma  lettre  ni  à  mon  mémoire. 
J'espère,  monseigneur,  être  plus  heureux  au- 
jourd'hui ;  car  je  ne  demande  rien  que  dejusie, 
et  vous  ne  refusez  la  justice  à  personne. 
Jo  suis  avec  uu  profond  respect,  etc. 

MÉMOIRL. 


A  M.   LE  COMTE  DB  SAINT-FLORENTIN  ('). 
Montmorency,  le  H  février  4759. 
Monseigneur, 
J'apprends  qu'on  s'apprête  à   admettre  à 
rOpéra  de  Paris  une  pièce  de  ma  composition, 
intitulée  le  Devi7i  du  village.  Si  vous  daignez 
jeter  les  yeux  sur  le  mémoire  ci-joint,  vous 
verrez,  monseigneur,  que  cet  ouvrage  n'ap- 
partient point  à  l'Académie  royale  de  Musi- 
que.  Je  vous  supplie  donc  de  vouloir  bien 
lui  défendre  de   le  représenter,  et  ordonner 
que  la  partition  m'en  soit  restituée.  Il  y  a  trois 
ans  que  j'avois  écrit  à  M.  le  comte  d'Argenson 

(  )  <:ettc  lettre  et  le  mémoire  qui  suit  rureiit  remis  par 
M.  Sellon.  rcsidenc  «le  Genève,  à  M.  de  Saiiil-Florenti.i,  <|ui 
promit  une  réponse  et  qui  nVii  fit  point. 


Au  commencement  de  l'année  ^75>,  je  pré- 
sentai à  l'Opéra  un  petit  ouvrage  intitulé  le 
Devin  du  villagCy  qui  avait  été  représenté  de- 
vant le  roi  à  Fontainebleau  l'automne  précé- 
dent. Je  déclarai  aux  sieurs  Ilebel  et  Fran- 
cœur,  alors  inspecteurs  de  l'Académie  royale 
de  Musique,  en  présence  de  M.  Duclos  de  l'A- 
cadémie Françoise,  historiographe  de  France, 
que  je  ne  demandois  aucun  argent  de  ce  petit 
opéra  ;  que  je  me  conleniois  pour  son  prix  de 
mes  entrées  franches  à  perpétuité,  mais  que 
je  lesslipulois  expressément  ;  à  quoi  il  me  fut 
répondu  par  ledit  sieur  Kebel,  en  présence  du 
même  M.  Duclos,  que  cela  étoit  de  droit,  con- 
forme à  l'usage,  et  que  de  plus  il  m'étoit  dû 
des  honoraires  qu'on  auroit  soin  de  me  faire 
payer. 

Le  Devin  du  village  fut  joué;  et  quoique 
j'eusse  aussi  exigé  que  les  quatre  premières  re- 
présentations seroientfaitesj)ar  les  bons  acteurs, 
ce  qui  fut  accordé,  il  fut  mis  en  double  dès  la 
troisième  ;  et  la  pièce  eut  trente  et  une  repré- 
sentations de  suite  avant  Pâques,  sans  compter 
les  trois  capilations  où  elle  fut  aussi  donnée. 

Pour  les  honoraires  qui  m'étoicnt  dus  et  que 
je  n'avois  point  demandés,  on  m'apporta  chez 
moi  douze  cents  francs,  dont  je  signai  la  quit- 
tance, telle  qu'elle  me  fut  présentée. 

Le  Devin  du  village  fut  repris  après  Pâques, 
et  continué,  toute  l'année,  et  même  le  carnaval 
suLvant,  presque  sans  interruption  ,  mais  dans 
un  état  qui,  ne  me  laissant  pas  le  courage  d'en 
soutenir  le  spectacle,  m'a  toujours  forcé  de  m'en 
absenter  ;  et  c'est  une  année  de  non  jouissance 
de  mon  droit,  dont  je  ne  serois  que  trop  fondé 
à  demander  compte. 

Enfin,  dans  le  temps  que,  délivré  de  ce  cha- 
grin, je  croyois  pouvoir  profiter  sans  dégoût 
du  privilège  de  mes  entrées,  le  sieur  Neuville 
me  déclara,  à  la  porte  de  1  Opéra  ,  qu'il  avoit 
ordre  du  Bureau  delà  Ville  (')  de  me  les  refuser, 

{']  La  ville  de  Paris  tcnoit  alors  l'Opéra. 


296 


COUIIESPONDANCE. 


convenant  en  niômc  temps  qu'un  tel  procédé 
éioit  sans  exemple.  I*:t  en  effet,  si  telle  est  la  dis- 
tinction que  réserve  le  Bureau  de  la  Ville  à  ceux 
qui  font  à  la  fois  les  paroles  et  la  musique  d'un 
opéra,  et  aux  auteurs  des  ouvrages  qu'on  joue 
cent  fois  de  suite,  il  n'est  pas  étonnant  qu'elle 
soit  rare. 

Sur  cet  exposé  simple  et  fidèle,  je  me  crois 
en  droit  de  demander  la  restitution  de  mon  ma- 
nuscrit, etqu'il  soitdéfendu  à  l'Académie  royale 
de  Musique  de  jamais  représenter  le  Devin  du 
village,  sur  lequel  elle  a  perdu  son  droit  en 
violant  letraitéparlequelje  le  lui  avoiscédé;  car 
m'en  ôtant  le  prix  convenu  c'est  m'en  rendre  la 
propriété;  cela  est  incontestable  en  toute  justice. 

^  °  Ce  ne  seroit  pas  répondre  que  de  m'oppo- 
ser  un  règlement  prétendu  qui,  dit-on,  borne 
à  une  année  le  droit  d'entrée  pour  les  auteurs 
d'ofiéra  en  un  acte  :  règlement  qu'on  allègue 
sans  le  montrer,  qui  n'est  connu  de  personne, 
et  n'a  jamaiseu  d'exécution  contre  aucun  auteur 
avant  moi;  règlement  enfin  qui,  après  une  soi- 
gneuse vérification,  se  Jrouve  n'avoir  point 
existé  quand  mon  accord  fut  fait,  etqui,qDand 
on  l'auroit  établi  depuis,  ne  peut  avoir  un  effet 
rétroactif. 

2°  Quand  ce  règlement  exisleroit,  quand  il 
seroit  en  vigueur,  il  ne  peut  avoir  aucune  force 
vis-à-vis  de  moi  étranger,  qui  ne  le  connoissois 
point,  et  à  qui  on  ne  l'a  point  opposé  dans  le 
temps  que,  maître  de  mon  ouvrage,  je  ne  le  cé- 
dois  qu'en  stipulant  une  condition  contraire. 
N'a-t-on  pas  dérogé  à  ce  règlement  en  traitant 
avec  moi?  C'étoit  alors  qu'il  falloit  m'en  parler. 
Qui  ajamais  ouï  dire  qu'on  annuUe  une  conven- 
tion expresse  par  l'intention  secrète  de  ne  la 
pas  tenir? 

5°  Pourquoi  l'Académie  royale  de  Musique  se 
prévandroit-elle  contre  moi  d'un  règlement 
qu'elle-même  viole  à  mon  préjudice  ?  Si  lautour 
des  paroles  et  celui  de  la  musique  d'un  opéra 
d'un  acte  ont  chacun  leurs  entrées  pour  un  an, 
celui  qui  est  à  la  fois  l'un  et  l'autre  doit  les  avoir 
pour  deux,  à  moins  que  la  réunion  dos  talens 
qui  concourt  à  leur  perfection  ne  soit  un  titre 
contre  celui  qui  les  rassemble. 

4"  Si  l'intention  du  Bureau  de  la  Ville  étoit 
d'en  user  à  toute  rigueur  avec  moi,  il  falloit 
donc  commencer  par  me  payer  à  la  rigueur  ce 
«jui  m'étoit  dû.  Le  produit  d'un  grand  opéra. 


pour  chacun  des  deux  auteurs,  est  de  deux  mille 
livres  lorsqu'il  soutient  trente  représentations 
consécutives,  savoir,  cent  francs  pour  chacune 
des  dix  premières  représentations,  et  cinquante 
francs  pour  chacune  des  vingt  autres.  Or,  le 
tiers  de  quatre  mille  francs  est  de  plus  de  douze 
cents  francs.  Si  je  n'ai  pas  réclamé  le  surplus, 
ce  n'étoit  point  par  ignorance  de  mon  droit, 
mais  c'est  qu'ayant  stipulé  un  autre  prix  pour 
mon  ouvrage,  je  ne  voulois  pas  marchander  sur 
celui-là. 

Si  l'on  ajoute  à  ces  raisons  que,  contre  ce 
qu'on  m'avoit  promis,  mon  ouvrage  a  été  mis 
en  double  dès  la  troisième  représentation,  l'on 
trouvera  que  la  direction  de  l'Opéra,  n'ayant 
observé  avec  moi  ni  les  conditions  que  j'avois 
stipulées  ni  ses  propres  règlemens,  s'est  dé- 
pouillée comme  à  plaisir  de  toute  espèce  de 
droit  sur  ma  pièce.  Il  est  vrai  que  j'ai  reçu  douze 
cents  francs  que  je  suis  prêt  à  rendre  en  rece- 
vant ma  partition ,  espérant  qu'à  son  tour 
l'Académie  royale  de  Musique  voudra  bien  me 
rendrecompte  de  cent  représentations  ('  )  qu'elle 
a  faites  d'un  ouvrage  qu'elle  savoit  n'être  pas 
à  elle,  puisqu'elle  n'en  vouloit  pas  payer  le 
prix  convenu. 

Que  si  cette  Académie  a  des  plaintes  à  faire 
contre  moi,  elle  peut  les  faire  par-devant  les 
tribunaux,  et  non  pas  s'établir  juge  dans  sa 
propre  cause  ni  se  croire  en  droit  pour  cela  de 
s'emparer  de  mon  bien.  Sitôt  qu'on  est  mécon- 
tent d'un  homme,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  soit 
permis  de  le  voler. 


A   M.    LE  rSIEPS. 


Montmorency,  le  3  avril  4739. 


Eh  !  vive  Dieu  !  mon  bon  ami  ;  que  votre  lettre 
est  réjouissante!  des  cinquante  louis  !  des  cent 
louis  !  des  deux  cents  louis,  des  quatre  mille 
huit  cents  livres  !  ou  prendrai-je  des  coffres 
pour  mettre  tout  cela?  Vraiment  je  sui^tout 
émerveillé  de  la  générosité  de  ces  messieurs  de 
l'Opéra.  Qu'ils  ont  changé!  Oh!  les  honnêtes 
gens!  11  me  semble  que  je  vois  déjà  les  mon- 

(')  n  faut  ajouter  tontes  celles  de  cette  dernière  reprise  et 
des  suivantes,  où,  pour  le  coup,  les  directeurs,  qui  eux-mêmes 
avoient  contracté  avec  moi,  ne  pouvoicut  ignorer  iiuilsdispo- 
soicnt  d'un  bien  qui  ue  leur  apparteuoit  pas. 


ANNEE  175Î). 


297 


ceaux  d'or  étalés  sur  ma  table.  Malheureuse- 
ment un  pied  cloche  ;  mars  je  le  ferai  reclouer, 
•le  peur  que  tant  d'or  ne  vienne  à  rouler  par  les 
trous  du  plancher  dans  la  cave,  au  lieu  d'y  en- 
trer par  la  porte  en  bons  tonneaux  bien  reliés, 
digne  et  vrai  coffre-fort,  non  pas  lout-à-faii 
d'un  Genevois,  mais  d'un  Suisse.  Jusqu'ici 
M.  Duclos  m'a  gardé  le  secret  sur  ces  brillantes 
offres  ;  mais,  puisqu'il  est  chargé  de  me  les 
faire,  il  me  les  fera;  je  le  connois  bien,  il  ne 
gardera  sûrement  pas  l'argent  pour  lui.  Oh  1 
quand  je  serai  riche,  venez,  venez  avec  vos 
monstres  de  l'Escalade;  je  vous  ferai  manger 
un  brochet  long  comme  ma  chambre. 

Oh  çà,  notre  ami,  c'est  assez  rire,  mais  que 
l'argent  vienne.  Revenons  aux  faits.  Vous  ver- 
rez par  le  mémoire  ci-joint,  et  par  les  deux  let- 
tres qui  l'accompagnent,  l'état  de  la  question. 
Ces  lettres  ont  resté  toutes  deux  sans  réponse. 
Vous  me  dites  qu'on  me  blâme  dans  cette  af- 
faire ;  je  serois  bien  curieux  de  savoir  comment 
et  de  quoi.  Seroit-ce  d'être  assez  insolent  pour 
demanderjustice,  et  assez  fou  pour  espérer  que 
l'on  me  la  rendra?  Dans  cette  dernière  affaire 
j'ai  envoyé  un  double  de  mon  mémoire  à  M.  Du- 
clos, qui,  dans  le  temps ,  ayant  pris  un  grand 
intérêt  à  l'ouvrage,  fut  le  médiateur  et  le  témoin 
du  traité.  Encore  échauffé  d'un  entretien  qui 
ressembloit  à  ceux  dont  vous  me  parlez,  je 
marquois  un  peu  de  colère  et  d'indignation  dans 
ma  lettre  contre  les  procédés  des  directeurs  de 
l'Opéra.  Un  peu  calmé,  je  lui  récrivis  pour  le 
prier  de  supprimer  ma  première  lettre.  H  ré- 
pondit à  cette  première  qu'il  m'approuvoit  fort 
de  réclamer  tous  mes  droits; qu'il  m'étoit assu- 
rément bien  permis  d'être  jaloux  du  peu  que  je 
m'étois  réservé,  et  que  je  ne  devois  pas  douter 
qu'il  ne  fît  tout  ce  qui  dépendroit  de  lui  pour 
me  procurer  la  justice  qui  m'étoit  due.  11  ré- 
pondit à  la  seconde  qu'il  n'avoit  rien  aperçu 
dans  l'autre  que  je  pusse  regretter  d'avoir  écrit; 
qu'au  surplus  MM.  Rebel  et  Francœur  ne  fai- 
soient  aucune  difficulté  de  me  rendre  mes  en- 
trées, et  que,  comme  ils  n'étoient  pas  les  maî- 
tres de  l'Opéra  lorsque  l'on  me  les  refusa  ,  ce 
refus  n'étoit  pas  de  leur  fait.  Pendant  ces  pe- 
tites négociations,  j'appris  qu'ils  alloient  tou- 
jours leur  train,  sans  s'embarrasser  non  plus  de 
moi  que  si  je  n'avois  pas  existé;  qu'ils  avoient 
remis  le  Deinn  du  village...  vous  savez  com- 


ment! sans  m'écrira,  sans  me  rien  faire  dire, 
sans  m'envoyer  même  les  billets  qui  m'avoient 
été  promis  en  pareil  cas  quand  on  m'6ta  mes  en- 
trées; de  sorte  que  tout  ce  qu'avoient  fait  à  cet 
égard  les  nouveaux  directeurs  avoit  été  de 
renchérir  sur  la  malhonnêteté  des  autres.  Outré 
de  tant  d'insultes,  je  rejetai,  dans  ma  troisième 
lettre  à  M.  Duclos ,  l'offre  tardive  et  forcée  de 
me  redonner  les  entrées,  et  je  persistai  à  rede- 
mander la  restitution  de  ma  pièce.  M.  Duclos 
ne  m'a  pas  répondu  :  voilà  exactement  à  quoi 
l'affaire  en  est  restée. 

Or,  mon  ami,  voyons  donc,  selon  la  ri- 
gueur du  droit,  en  quoi  je  suis  à  blâmer.  Je 
dis  selon  la  rigueur  du  droit,  à  moins  que  les 
directeurs  de  l'Opéra  ne  se  fassent  des  insul- 
tes et  des  affronts  qu'ils  m'ont  faits,  un  titre 
pour  exiger  de  ma  part  des  honnêtetés  et  des 
grâces. 

Du  moment  que  le  traité  est  rompu,  mon 
ouvrage  m'appartient  de  nouveau.  Les  faits 
sont  prouvés  dans  le  mémoire.  Ai-je  tort  do 
redemander  mon  bien? 

Mais,  disent  les  nouveaux  directeurs,  l'in- 
fraction n'est  pas  de  notre  fait.  Je  le  suppose 
un  moment;  qu'importe?  le  traité  en  est-il 
moins  rompu?  je  n'ai  point  traité  avec  les  di- 
recteurs, mais  avec  la  direction.  Ne  tiendroit- 
il  donc  qu'à  des  changemens  simulés  de  direc- 
teurs pour  faire  impunément  banqueroute  tous 
les  huit  jours?  Je  ne  connois  ni  ne  veux  con- 
noître  les  sieurs  Rebel  et  Francœur.  Que  Gau- 
tier ou  Garguille  dirigent  l'Opéra,  que  me  fait 
cela?  J'ai  cédé  mon  ouvrage  à  l'Opéra  sous  des 
conditions  qui  ont  étévioiées,  je  l'ai  vendu  pour 
un  prix  qui  n'a  point  été  payé  ;  mon  ouvrage 
n'est  donc  pas  à  l'Opéra,  mais  à  moi  :  je  le  re- 
demande; en  le  retenant,  on  le  vole.  Tout  cela 
me  paroît  clair. 

Il  y  a  plus;  en  ne  réparant  pas  le  tort  que 
m'avoient  fait  les  anciens  directeurs,  les  nou- 
veaux l'ont  confirmé  ;  en  cela  d'autant  plus 
inexcusables  qu'ils  ne  pouvoient  pas  ignorer 
les  articles  d'un  traité  fait  avec  eux-mêmes  en 
personne.  Étois-je  donc  obligé  de  savoir  que 
l'Opéra,  où  je  n'allois  plus,  changeoit  de  di- 
recteurs? pouvois-je  deviner  si  les  derniers 
étoient  moins  iniques?  pour  l'apprendre,  îa\- 
loit-il  m'exposer  à  de  nouveaux  affronts,  aller 
leur  faire  ma  cour  à  leur  porte,  et  leur  de- 


298 


CORRESPONDANCE. 


mander  humblement  en  grâce  de  vouloir  bien 
ne  me  plus  voler?  S'ils  vouloient  garder  mon 
ouvrage,  c'éloit  à  eux  de  faire  ce  qu'il  falloit 
pour  qu'il  leur  appartînt  ;  mais  en  ne  désa- 
vouant pas  l'iniquité  de  leurs  prédécesseurs, 
ils  l'ont  partagée  ;  en  ne  me  rendant  pas  les 
entrées  qu'ils  savoient  m'être  dues,  ils  me  les 
ont  ôtées  une  seconde  fois.  S'ils  disent  qu'ils  ne 
savoient  pas  où  me  prendre ,  ils  mentent  ;  car 
ils  étoient  environnés  de  gens  de  ma  connois- 
sancc,  dont  ils  n'ignoroient  pas  qu'ils  pouvoient 
apprendre  où  j'étois.  S'ils  disent  qu'ils  n'y  ont 
pas  songé,  ils  mentent  encore  ;  car  au  moins, 
en  préparant  une  reprise  du  Devin  du  village, 
ils  ne  pouvoient  pas  ne  pas  penser  à  ce  qu'ils 
dévoient  à  l'auteur.  Mais  ils  n'ont  parlé  de  ne 
plus  me  refuser  les  entrées  que  quand  ils  y  ont 
été  forcés  par  le  cri  public  :  il  est  donc  faux 
que  la  violation  du  traité  ne  soit  pas  de  leur 
fait.  Ils  ont  fait  davantage,  ils  ont  renchéri  sur 
la  malhonnêteté  de  leurs  prédécesseurs;  car,  en 
me  refusant  l'entrée,  le  sieur  de  Neuville  me 
déclara,  de  la  part  de  ceux-ci ,  que,  quand  on 
joucroit  le  Devin  du  village,  on  auroit  soin  de 
m'envoyer  des  billets.  Or,  non-seulement  les 
nouveaux  ne  m'ont  parlé,  ni  écrit,  ni  fait 
écrire  ;  mais  quand  ils  ont  remis  le  Devin  du 
village,  ils  n'ont  pas  même  envoyé  les  billets 
que  les  autres  avoient  promis.  On  voit  que  ces 
gens-là ,  tout  fiers  de  pouvoir  être  iniques  im- 
punément, se  croiroieni  déshonorés  s'ils  fai- 
soient  un  acte  de  justice. 

En  recommençant  à  ne  me  plus  refuser  les 
entrées,  ils  appellent  cela  me  les  rendre.  Voilà 
qui  est  plaisant  !  Qu'ils  me  rendent  donc  les 
cinq  années  écoulées  depuis  qu'ils  me  les  ont 
ôtées  ;  la  jouissance  de  ces  cinq  années  ne  m'é- 
loit-cUc  pas  due?  n'entroit-elle  pas  dans  le 
traité  ?  Ces  messieurs  penseroient-ils  donc  être 
quittes  avec  moi  en  me  donnant  les  entrées  le 
dernier  jour  de  ma  vie?  Mon  ouvrage  ne  sau- 
roit  être  à  eux  qu'ils  ne  m'en  payent  le  prix  en 
entier.  Ils  ne  peuvent,  me  dira-t-on,  n)e  ren- 
dre le  temps  passé  :  pourquoi  me  l'ont-ils  ôté  ? 
c'est  leur  faute  ;  me  le  doivent-ils  moins  pour 
cela  ?  C'éloit  à  eux,  par  la  représentation  de 
cette  impossibilité,  et  par  de  bonnes  manières, 
d'obtenir  que  je  voulusse  bien  me  relâcher  en 
cila  de  mon  droit  ou  en  accepter  une  com- 
pensation. Ua\s,  bon!  je  vaux  bien  la  pei4)c 


qu'on  daigne  être  juste  avec  moi  !  soit.  Voyons 
donc  enfin  de  mon  côté  à  quel  titre  je  suis 
obligé  de  leur  faire  grâce.  Ma  foi,  puisqu'ils 
sont  si  rogues,  si  vains,  si  dédaigneux  do 
toute  justice,  je  dem;iude,  moi,  la  justice  en 
toute  rigueur;  je  veux  tout  le  prix  stipulé,  ou 
que  le  marché  soit  nul.  Que  si  l'on  me  refuse 
la  justice  qui  m'est  due,  comment  ce  refus 
fait-il  mon  tort?  et  qui  est-ce  qui  m'ôtcra  le 
droit  de  me  plaindre?  Qu'y  a-t-il  d'équitable, 
déraisonnable  à  répondre  à  cela?  Ne  devrois- 
je  point  peut-être  un  remercîmcnt  à  ces  mes- 
sieurs, lorsqu'à  regret,  et  en  rechignant,  ils 
veulent  bien  ne  me  voler  qu'une  partie  de  ce 
qui  m'est  dû? 

De  nos  plaideurs  manceaux  les  maximes  m'élonnent  ; 
Ce  qu'ils  ne  prennent  pas,  ils  disent  qu'ils  l(  donnent. 

Passons  aux  raisons  de  convenance.  Après 
m'avoir  ôté  les  entrées  tandis  que  j'étois  à  Pa- 
ris, me  les  rendre  quand  je  n'y  suis  plus,  n'est- 
ce  pas  joindre  la  raillerie  à  l'insulte?  ne  savent- 
ils  pas  bien  que  je  n'ai  ni  le  moyen  ni  l'inten- 
tion de  profiter  de  leur  offre  !  Eh  !  pourquoi 
diable  irois-je  si  loin  chercher  leur  Opéra?  n'ai- 
je  pas  tout  à  ma  porte  les  chouettes  de  la  forêt 
de  Montmorency? 

Ils  ne  refusent  pas,  dit  M.  Duclos.  de  me 
rendre  mes  entrées.  J'entends  bien  :  ils  me  les 
rendront  volontiers  aujourd'hui  pour  avoir  le 
plaisir  de  me  les  ôter  demain,  et  de  me  faire 
ainsi  un  second  affront.  Puisque  ces  gens-là 
n'ont  ni  foi  ni  parole,  qui  est-ce  qui  me  ré- 
pondra d'eux  et  de  leurs  intentions?  Ne  me 
sera-t-il  pas  bien  agréable  de  ne  me  jamais 
présenter  à  \&  porte  que  dans  l'attente  de  me 
la  voir  fermer  une  seconde  fois?  Ils  n'en  au- 
ront plus,  direz-vous,  le  prétexte.  Eh  !  par- 
donnez-moi, monsieur,  ils  l'auront  toujours; 
car  sitôtqu'il  faudra  trouver  leur  Opéra  beau 
qu'on  me  remène  aux  Carrières  I  Que  n'ont-ils 
f)roposé  cette  admirable  condition  dans  leur 
marché  !  jamais  ils  n'auroient  massacré  mon 
pauvre  Devin.  Quand  ils  voudront  me  chica- 
ner, monqueront-ils  de  prétextes?  Avec  des 
mensonges,  on  n'en  manque  jamais.  IN'ont- 
ils  pas  dit  que  je  faisois  du  bruit  au  spec- 
tacle, et  que  mon  exclusion  étoit  une  affaire  de 
police? 

Prcniicrcmcnl,  ils  mentent  :  j'en  prends  à 


ANNEb:  1759. 


2î)9 


icnioin  tout  le  parterre  ctl'amphiihcâtrcdo  ce 
temps-là.  De  ma  vie  je  n'ai  crié  ni  battu  des 
mains  aux  bouffons  ;  et  je  ne  pouvois  ni  rire 
ni  bâiller  à  l'Opéra  François,  puisque  je  n'y 
restois  jamais,  et  qu'aussiiAt  que  jentendois 
commencer  la  lugubre  psalmodie,  je  me  sau- 
vois  dans  les  corridors.  S'ils  avoient  pu  me 
prendre  en  faute  au  spectacle,  ils  se  se- 
roient  bien  gardés  de  m'en  éloigner.  Tout  le 
monde  a  su  avec  quel  soin  j'étois  consigné, 
recommandé  aux  sentinelles;  partout  on  n'at- 
tendoit  qu'un  mot,  qu'un  geste  pour  m'arrê- 
ter  ;  et  sitôt  que  j'allois  au  parterre,  j'étois 
environné  de  mouches  qui  cherchoient  à  m'cx- 
citer.  Imaginez-vous  s'il  fallut  user  de  pru- 
dence pour  ne  donner  aucune  prise  sur  moi. 
Tous  leurs  efforts  furent  vains  ;  car  il  y  a  long- 
temps que  je  me  suis  dit  :  Jean-Jacques,  puis- 
que tu  prends  le  dangereux  emploi  de  défenseur 
de  la  vérité,  sois  sans  cesse  attentif  sur  toi- 
même,  soumis  en  tout  aux  lois  et  aux  règles, 
afin  que,  quand  on  voudra  te  maltraiter,  on  ait 
toujours  tort.  Plaise  à  Dieu  que  j'observe  aussi 
bien  ce  précepte  jusqu'à  la  fin  de  ma  vie  que  je 
crois  lavoir  observé  jusqu'ici  !  Aussi,  mon  bon 
ami.jc  parle  ferme,  et  n'ai  peur  de  rien.  Je  sens 
qu'il  n'y  a  homme  sur  la  terre  qui  puisse  me 
faire  du  mal  justement;  et  quant  à  l'injustice, 
personne  au  monde  n'en  est  à  l'abri.  Je  suis 
le  plus  foible  des  êtres  ;  tout  le  monde  peut  me 
faire  du  mal  impunément.  J'éprouve  qu'on  le 
sait  bien,  et  les  insultes  des  directeurs  de 
l'Opéra  sont  pour  moi  le  coup  de  pied  de  l'âne. 
Rien  de  tout  cela  ne  dépend  de  moi  ;  qu'y  fe- 
rois-je?  Mais  c'est  mon  affaire  que  quiconque 
me  fera  du  mal,  fasse  mal,  et  voilà  de  quoi  je 
réponds. 

Premièrement  donc,  ils  mentent  ;  et  en  se- 
cond lieu,  quand  ils  ne  mentiroient  pas,  ils 
ont  tort  :  car,  quelque  mal  que  j'eusse  pu  dire, 
écrire  ou  faire,  il  ne  falloit  point  m'ôicr  les 
entrées,  attendu  que  l'Opéra  n'en  étant  pas 
moins  possesseur  de  mon  ouvrage,  n'en  devoit 
pas  moins  payer  le  prix  convenu.  Que  falloit- 
il  donc  faire?  m'arrèter,  me  traduire  devant 
les  tribunaux,  me  faire  mon  procès,  me 
faire  pendre,  écarteler,  brûler,  jeter  ma 
cendre  au  vent,  si  je  l'avois  mérité;  mais 
il  ne  falloit  pas  m'ôtcr  les  entrées.  Aussi  • 
bien,  comment,  étant  prisonnier  ou  pendu, 


serois-je  allé  faire  du  bruit  à  l'Opéra?  Ils 
disent  encore  :  Puisqu'il  se  déplait  à  notre 
théâtre,  quel  mal  lui  a-t-on  fait  de  lui  en  ôter 
l'entrée?  Je  réponds  qu'on  m'a  fait  tort,  vio- 
lence, injustice,  affront;  et  c'est  du  mal  que 
cela.  De  ce  que  mon  voisin  ne  veut  pas  em 
ployer  son  argent,  est-ce  à  dire  que  je  sois  en 
droit  d'aller  lui  couper  la  bourse? 

De  quelque  manière  que  je  tourne  la  chose, 
quelque  règle  de  justice  que  j'y  puisse  appli- 
quer, je  vois  toujours  qu'en  jugement  contra- 
dictoire, par-devant  tous  les  tribunaux  de  la 
terre,  les  directeurs  de  l'Opéra  seroient  à  l'in- 
stant condamnés  à  la  restitution  de  ma  pièce, 
à  réparation,  à  dommages  et  intérêts.  Mais  il 
est  clair  que  j'ai  tort,  parce  que  je  ne  puis  ob- 
tenir justice;  et  qu'ils  ont  raison,  parce  qu'ils 
sont  les  plus  forts.  Je  défie  qui  que  ce  soit  au 
monde  de  pouvoir  alléguer  en  leur  faveur  autre 
chose  que  cela. 

Il  faut  à  présent  vous  parler  de  mes  librai- 
res, et  je  commencerai  par  M.  Pissot.  J'ignore 
s'il  a  gagné  ou  perdu  avec  moi.  Toutes  les  fois 
que  je  lui  demandois  si  la  vente  alloit  bien,  il 
me  répondoit,  passablement ,  sans  que  jamais 
j'en  aie  pu  tirer  autre  chose.  Il  ne  m'a  pas 
donné  un  sou  de  mon  premier  discours  ni  au- 
cune espèce  de  présent,  sinon  quelques  exem- 
plaires pour  mes  amis.  J'ai  traité  avec  lui  pour 
la  gravure  du  Devin  du  village,  sur  le  pied 
de  cinq  cents  francs,  moitié  en  livres  et  moitié 
en  argent,  qu'il  s'obligea  de  me  payer  en  plu- 
sieurs fois  et  à  certains  termes;  il  ne  tint 
parole  à  aucun,  et  j'ai  été  obligé  de  courir 
long-temps  après  mes  deux  cent  cinquante 
livres. 

Par  rapport  à  mon  libraire  de  Hollande,  je 
l'ai  trouvé,  en  toutes  choses  exact,  attentif, 
honnête;  je  lui  demandai  vingt-cinq  louis  de 
mon  Discours  sur  l'Inégalité,  il  me  les  donna 
sur-le-champ,  et  il  envoya  de  plus  une  robe  à 
ma  gouvernante.  Je  lui  ai  demaiidé  trente  louis 
de  ma  Lettre  à  M.  d'Alembert,  il  me  les  donna 
sur-le-champ  :  il  n'a  fait,  à  celte  occasion, 
aucun  présent,  ni  à  moi  ni  à  ma  gouver- 
nante ('),  et  il  ne  le  devoit  pas;  mais  il  m'a  fait 
un  plaisir  que  je  n'ai  jamais  reçu  de  M.  Pissot, 

(')  Depuis  Ion  il  lui  a  fuit  nnc  pension  viagère  de  trois  cent» 
livrcii,  et  je  me  fais  un  sensible  plaisir  «le  rendre  public  un 
acte  aussi  raie  de  recoiiuoiboancc  et  de  géueruiiti'. 


50Ô 


COURESPONDANGK.. 


en  me  déclarant  de  bon  cœur  qu'il  faisoit  bien 
ses  affaires  avec  moi.  Voilà,  mon  ami,  les  faits 
dans  leur  exactitude.  Si  quelqu'un  vous  dit 
quelque  chose  de  contraire  à  cela,  il  ne  dit  pas 
vrai. 

Si  ceux  qui  m'accusent  de  manquer  de  désin- 
téressement entendent  par  là  que  je  ne  me 
verrois  pas  ôtcr  avec  plaisir  le  peu  que  je  gagne 
pour  vivre,  ils  ont  raison,  et  il  est  clair  qu'il 
n'y  a  pour  moi  d'autre  moyen  de  leur  paroître 
désintéressé  que  de  me  laisser  mourir  de  faim. 
S'ils  entendent  que  toutes  ressources  me  sont 
également  bonnes,  et  que  pourvu  que  l'ar- 
gent vienne,  je  m'embarrasse  peu  comment  il 
vient,  je  crois  qu'ils  ont  tort.  Si  j'étois  plus 
facile  sur  les  moyens  d'acquérir,  il  me  seroit 
moins  douloureux  de  perdre,  et  l'on  sait  bien 
qu'il  n'y  a  personne  de  si  prodigue  que  les 
voleurs.  Mais  quand  on  me  dépouille  injuste- 
ment de  ce  qui  m'appartient,  quand  on  m'ôte 
le  modique  produit  démon  travail,  on  me  fait 
un  lort  qu'il  ne  m'est  pas  aisé  de  réparer;  il 
m'est  bien  dur  de  n'avoir  pas  même  la  liberté 
de  m'en  plaindre.  Il  y  a  long-temps  que  le  pu- 
blic de  Paris  se  fait  un  Jean-Jacques  à  sa  mode, 
et  lui  prodigue  d'une  main  libérale  des  dons 
dont  le  Jean- Jacques  de  Montmorency  ne  voit 
jamais  rien.  Infirme  et  malade  les  trois  quarts 
de  l'année,  il  faut  que  je  trouve  sur  le  travail 
de  l'autre  quart,  de  quoi  pourvoir  à  tout.  Ceux 
qui  ne  gagnent  leur  pain  que  par  des  voie* 
honnêtes  corinoissent  le  prix  de  ce  pain,  et  ne 
seront  pas  surpris  que  je  ne  puisse  faire  du 
mien  de  grandes  largesses. 

Ne  vous  chargez  point,  croyez-moi,  de  me 
défendre  des  discours  publics,  vous  auriez  trop 
à  fairç  :  il  suffit  qu'ils  ne  vous  abusent  pas,  et 
que  votre  estime  et  votre  amitié  me  restent. 
J'ai  à  Paris  et  ailleurs  des  ennemis  cachés  qui 
n'oublieront  point  les  maux  qu'ils  m'ont  faits; 
car  quelquefois  l'offensé  pardonne,  mais  l'of- 
fenseur ne  pardonne  jamais.  Vous  devez  sentir 
combien  la  partie  est  inégale  entre  eux  et  moi. 
Répandus  dans  le  monde,  ils  y  font  passer  tout 
ce  qu'il  leur  plaît,  sans  que  je  puisse  ni  le  sa- 
voir ni  m'en  défendre  :  ne  sait-on  pas  que  l'ab- 
sent a  toujours  tort?  D'ailleurs,  avec  mon 
étourdie  franchise,  je  commence  par  rompre 
ouvertement  avec  les  gens  qui  m'ont  trompé. 
En  déclarant  haut  et  clair  que  celui  qui  se  dit 


mon  ami  ne  l'est  point,  et  que  je  no  suis  plus 
le  sien,  j'avertis  le  public  de  se  tenir  en  garde 
contre  le  mal  que  j'en  pourrois  dire.  Pour  eux, 
ils  ne  sont  pas  si  maladroits  que  cela.  C'est  une 
si  belle  chose  que  le  vernis  des  procédés  et  le 
ménagement  de  la  bienséance  !  La  haine  en 
tire  un  si  commode  parti  1  On  satisfait  sa  ven- 
geance à  son  aise  en  faisant  admirer  sa  géné- 
rosité :  on  cache  doucement  le  poignard  sous 
le  manteau  de  l'amitié,  et  l'on  sait  égorger  en 
feignant  de  plaindre.  Ce  pauvre  citoyen  !  dans 
le  fond  il  n'est  pas  méchant  ;  mais  il  a  une  mau- 
vaise tête  qui  le  conduit  aussi  mal  que  le  feroit 
un  mauvais  cœur.  On  lâche  mystérieusement 
quelque  mot  obscur,  qui  est  bientôt  relevé, 
commenté,  répandu  par  les  apprentis  philoso- 
phes ;  on  prépare  dans  d'obscurs  conciliabules 
le  poison  qu'ils  se  chargent  de  répandre  dans 
le  public.  Tel  a  la  grandeur  d'âme  de  dire 
mille  biens  de  moi,  après  avoir  pris  ses  mesu- 
res pour  que  personne  n'en  puisse  rien  croire. 
Tel  me  défend  du  mal  dont  on  m'accuse,  après 
avoir  fait  en  sorte  qu'on  n'en  puisse  douter. 
Voilà  ce  qui  s'appelle  de  Ihabileté!  Que  vou- 
lez-vous que  je  fasse  à  cela?  Entends-je  de  ma 
retraite  les  discours  que  l'on  tient  dans  les  cer- 
cles? Quand  je  les  entendrois,  irois-je,  pour  les 
démentir,  révéler  les  secrets  de  l'amitié,  même 
après  qu'elle  est  éteinte?  Non,  cher  Le  Nieps  : 
on  peut  repousser  les  coups  portés  par  des 
mains  ennemies  ;  mais  quand  on  voit  parmi  les 
assassins  son  ami  le  poignard  à  la  main,  il  ne 
reste  qu'à  s'envelopper  la  tête. 

Voilà  les  éclaircissemens  que  vous  m'avez 
demandés: je  suis  épouvanté  de  leur  longueur; 
mais  je  n'ai  pu  les  faire  en  moins  de  paroles, 
et  je  m'y  suis  étendu  pour  n'y  plus  revenir. 

Adieu,  mon  bon  et  digne  ami  :  que  de  cho- 
ses j'avois  à  vous  dire!  Mais  voire  cœur  vous 
parlera  pour  le  mien.  Je  me  sens  l'âme  émue, 
il  faut  quitter  la  plume 


A   M.    L£   MAKLCilAL   VV.  LUXliMBOURG. 
Moutnioreiicy ,  le  30  avril  <7oi). 

Monsieur, 

Je  n'ai  oublié  ni  les  grâces  dont  vous  m'avez 
comblé,  ni   l'engagement  auquel    le  respect 


ANNÉE  1750. 


301 


et  la  rcconnoissance  ne  m'ont  pas  permis  de 
mo  refuser.  Je  n'ai  perdu  ni  la  volonté  do  te- 
nir ma  parole ,  ni  le  sentiment  avec  lequel 
il  me  convient  d'accopler  l'honneur  que  vous 
m'avez  fait.  Mais,  monsieur  le  maréchal,  cet 
engafjement  no  pouvoit  ôlrc  que  conditionnel  ; 
et,  dans  Icxtrôme  distance  qu'il  y  a  de  vous  à 
moi,  ce  scroit  de  ma  part  une  témérité  inexcu- 
sable doser  habiter  votre  maison,  sans  savoir 
si  j'y  serois  vu  de  vous  et  de  madame  la  maré- 
chale avec  la  même  bienveillance  qui  vous 
a  porté  à  me  l'offrir. 

Vos  bontés  m'ont  nus  dans  une  perplexité 
qu'augmente  le  désir  de  n'en  pas  être  indigne. 
Je  conçois  comment  on  rejette  avec  un  respect 
froid  et  repoussant  les  avances  des  grands 
qu'on  n'estime  pas  :  mais  comment,  sans  m'ou- 
blier,  en  userois-je  avec  vous,  monsieur,  que 
mon  cœur  honore,  avec  vous  que  je  recher- 
cherois  si  vous  étiez  mon  égal?  N'ayant  jamais 
voulu  vivre  qu'avec  mes  amis,  je  n'ai  qu'un 
langage,  celui  de  l'amitié,  de  la  familiarité.  Je 
n'ignore  pas  combien  de  mon  état  au  vôtre  il 
faut  modifier  ce  langage  ;  je  sais  que  mon  res- 
pect pour  votre  personne  ne  me  dispense  pas 
de  celui  que  je  dois  à  votre  rang  ;  mais  je  sais 
mieux  encore  que  la  pauvreté  qui  s'avilit  de- 
vient bientôt  méprisable  ;  je  sais  qu'elle  a  aussi 
sa  dignité,  que  l'amour  même  de  la  vertu  l'o- 
blige de  conserver.  Je  suis  ainsi  toujours  dans 
le  doute  de  manquer  à  vous  ou  à  moi,  d'être 
familier  ou  rampant  ;  et  ce  danger  même  qui 
me  préoccupe  m'empêche  de  rien  faire  ou  de 
rien  dire  à  propos.  Déjà,  sans  le  vouloir,  je 
puis  avoir  commis  quelque  faute ,  et  cette 
crainte  est  bien  raisonnable  à  un  homme  qui 
ne  sait  point  comment  on  doit  se  conduire  avec 
les  grands,  qui  ne  s'est  point  soucié  de  l'ap- 
prendre, et  qui  n'aura  qu'une  fois  en  sa 
vie  regretté  de  ne  le  pas  savoir. 

Pardonnez  donc,  monsieur  le  maréchal,  la 
timidité  qui  me  fait  hésiter  à  me  prévaloir  d'une 
grûce  à  laquelle  je  devois  si  peu  m'attendre,  et 
dont  je  voudrois  ne  pas  abuser.  Je  n'ai  point, 
quant  à  moi,  changé  de  résolution  ;  mais  je 
crains  de  vous  avoir  donné  lieu  de  changer  de 
sentiment  sur  mon  compte.  Si  M.  Chassot  m'ap- 
prend, de  votre  part  et  de  celle  de  madame  la 
maréchale,  que  je  suis  toujours  le  bienvenu, 
vous  verrez,  par  mon  empressement  à  profiler 


de  vos  grâces,  que  ce  n'est  pas  la  crainte  d'être 
ingrat  qui  m'a  fait  balancer. 

Soit  que  j'habite  votre  maison  et  que  je  sois 
admis  quelquefois  auprès  de  votis,  soit  que  je 
reste  dans  la  distance  qui  me  convient,  les  bon- 
tés dont  vous  m'avez  honoré  et  la  manière 
dont  j'ai  tâché  dy  répondre,  ont  mis  désor- 
mais un  intérêt  commun  entre  nous.  L'estime 
réciproque  rapproche  tous  les  états  ;  quelque 
élevé  que  vous  soyez,  quelque  obscur  que  je 
puisse  être,  la  gloire  de  chacun  des  deux  ne 
doit  plus  être  indifférente  à  l'autre.  Je  me  dirai 
tous  les  jours  do  ma  vie  :  Souviens-toi  que  si 
M.  le  maréchal  duc  de  Luxembourg  t'honora 
de  sa  visite,  et  vint  s'asseoir  sur  la  chaise  de 
paille,  au  milieu  de  tes  pots  cassés,  ce  ne  fut 
ni  pour  ton  nom  ni  pour  ta  fortune,  mais  pour 
quelque  réputation  de  probité  que  tu  t'es  ac- 
quise; ne  le  fais  jamais  rougir  de  l'honneur 
qu'il  t'a  fait.  Daignez,  monsieur  le  maréchal, 
vous  dire  aussi  quelquefois  :  Il  est  dans  le  pa- 
trimoine de  mes  pères  un  solitaire  qui  s'inté- 
resse à  moi,  qui  s'attendrit  au  bruit  de  ma 
bénéficence,  qui  joint  les  bénédictions  de  son 
cœur  à  celles  des  malheureux  que  je  soulage, 
et  qui  m'honore,  non  parce  que  je  suis  grand, 
mais  parce  que  je  suis  bon. 

Recevez,  monsieur  le  maréchal,  les  humbles 
témoignages  de  ma  rcconnoissance  et  de  mon 
profond  respect. 


K  MADAME  LA  MARECHALE  DE   LUXEMBOURG. 
Au  petit  cliâteau  de  Montmorency,  le  iS  mai  1790. 

Madame, 

Toute  ma  lettre  est  déjà  dans  sa  date.  Que 
cette  date  m'honore!  que  je  l'écris  de  bon 
cœur!  je  ne  vous  loue  point,  madame,  je  ne, 
vous  remercie  point;  mais  j'habite  votre  mai- 
son. Chacun  a  son  langage,  j'ai  tout  dit  dans  le 
mien. 

Daignez,  madame  la  maréchale,  agréer  mon 
profond  respect. 


A   M.    LE  CHEVALIER   DE  LORENZI. 

Au  pelit  cbiteau,  le  21  mai  1759. 
Jai  fort  prudemment   fait ,  monsieur,    de 


502 


CORRESPONDANCE. 


supprimer  avec  vous  les  remercîmens  ;  vous 
m'auriez  donné  irop  d'affaires.  Tant  de  livres 
me  sont  venus  de  voire  part,  que  je  ne  sais  par 
lequel  commencer.  D'ailleurs ,  le  séjour  en- 
chanté que  j'habite  ne  me  laisse  guère  le  cou- 
rage de  lire,  pas  même  décrire,  au  moins 
pour  le  besoin.  Dans  les  charmantes  promena- 
des dont  je  me  vois  environné,  mes  pieds  me 
font  perdre  l'usage  de  mes  mains,  et  le  métier 
n'en  va  pas  mieux.  Si  la  campagne  a  besoin  de 
pluie,  j'(Mi  ai  grand  besoin  aussi.  Madame  la 
maréchale  m'a  marqué  qu'elle  craignoitque  je 
ne  fusse  pas  bien.  Elle  a  raison,  l'on  n'est  ja- 
mais bien  quand  on  n'est  pas  à  sa  place  ;  et, 
dès  qu'on  en  sort,  on  ne  sait  plus  comment  y 
rentrer.  Toutefois  je  nesaurois  me  repentir  de 
la  faute  que  je  puis  avoir  commise  ;  et,  dussé-je 
m'accoutunier  à  un  bien-être  pour  lequel  je 
n'étois  pas  fait,  je  ne  voudrois  pas,  pour  le 
repos  de  ma  vie,  avoir  reçu  d'une  autre  ma- 
nière l'honneur  et  les  grâces  dont  m'ont  com- 
blé njonsieur  et  madame  de  Luxembourg.  Je 
suis  fâché  qu'il  y  ait  si  loin  d'eux  à  moi.  Je  ne 
fais  ni  ne  veux  faire  ma  cour  à  personne  ;  pas 
même  à  eux.  J'ai  mes  règles,  mon  ton,  mes 
manières,  dont  je  ne  saurois  changer;  mais 
toute  la  sensibilité  que  les  témoignages  d'es- 
time et  de  bienveillance  peuvent  exciter  dans 
une  âme  honnête,  ils  la  trouveront  dans  la 
mienne.  Je  vois  qu'ils  s'efforcent  de  me  faire 
oublier  leur  rang  :  s'ils  réussissent,  je  réponds 
qu'ils  seront  contens  de  moi. 

Pour  vous,  monsieur,  je  ne  vous  dis  rien; 
j'ai  trop  à  vous  dire.  Il  faut  se  voir.  Ou  venez, 
ou  je  vais  vous  chercher.  Bonjour. 

M.  d'Alembert  m'a  envoyé  son  recueil,  où 
j'ai  vu  sa  réponse.  Je  m'étois  tenu  à  l'examen 
de  la  question ,  j'avois  oublié  l'adversaire.  11  n'a 
pas  fait  de  même;  il  a  plus  parlé  de  moi  que 
je  navois  parlé  de  lui;  il  a  donc  tort. 


A   M.    LK  MARlîCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Au  petit  château,  le  27  mai  <739. 

Monsieur, 

Voire  maison  est  charmante  ;  le  séjour  en  est 
délicieux.  Il  le  seroil  plus  encore  si  la  magni- 
ficence que  j'y  trouve  et  les  attentions  qui  m'y 


que  je  ne  suis  pas  chez  moi.  A  cela  près,  il  ne 
manque  au  plaisir  avec  lequel  je  l'habite  que 
celui  de  vous  en  voir  le  témoin. 

Vous  savez,  monsieur  le  maréchal,  que  les 
solitaires  ont  tous  l'esprit  romanesque.  Je  suis 
plein  de  cet  esprit  ;  je  le  sens  et  ne  m'en  afflige 
point.  Pourquoi  chercherois-je  à  guérir  dune 
si  douce  folie,  puisqu'elle  contribue  à  me  ren- 
dre heureux?  Gens  du  monde  et  de  la  cour, 
n'allez  pas  vous  croire  plus  sages  que  moi; 
nous  ne  différons  que  par  nos  chimères. 

Voici  donc  la  mienne  en  cette  occasion.  Je 
pense  que,  si  nous  sommes  tous  deux  tels  que 
j'aime  à  le  croire,  nous  pouvons  former  un 
spectacle  rare,  et  peut-être  unique,  dans  un 
commerce  d'estime  et  d'amitié  (vous  m'avez 
dicté  ce  mot)  entre  deux  hommes  d'états  si  di- 
vers, qu'ils  ne  sembloicnt  pas  faits  pour  avoir 
la  moindre  relation  entre  eux.  Mais  pour  cela, 
monsieur,  il  faut  rester  tel  que  vous  êtes,  et 
me  laisser  tel  que  je  suis.  Ne  veuillez  point  être 
mon  patron  ;  je  vous  promets,  moi,  de  ne  point 
être  votre  panégyriste; je  vous  promets  de  plus 
que  nous  aurons  fait  tous  deux  une  très-belle 
chose,  et  que  notre  société,  si  j'ose  employer 
ce  mot,  sera,  pour  l'un  et  pour  l'autre,  un  su- 
jet d'éloge  préférable  à  tous  ceux  que  l'adula- 
tion prodigue.  Au  contraire,  si  vous  voulez  me 
protéger,  me  faire  des  dons,  obtenir  pour  moi 
des  grâces,  me  tirer  de  mon  état,  et  que  j'ac- 
quiesce à  vos  bienfaits,  vous  n'aurez  recherché 
qu'un  faiseur  de  phrases,  et  vous  ne  serez  plus 
qu'un  grand  à  mes  yeux.  J'espère  que  ce  n'est 
pas  à  cette  opinion  réciproque  qu'aboutiront  les 
bontés  dont  vous  m'honorez. 

Mais,  monsieur,  il  faut  vous  avouer  tout 
mon  embarras.  Je  n'imagine  point  la  possibi- 
lité de  ne  voir  que  vous  et  madame  la  maré- 
chale, au  milieu  de  la  foule  inséparable  de  votre 
rang,  et  dont  vous  êtes  sans  cesse  environnés. 
C'est  pourtant  une  condition  dont  j'aurois  peine 
à  me  départir.  Je  ne  veux  ni  complaire  aux  cu- 
rieux, ni  voir,  pas  même  un  moment,  d'autres 
hommes  que  ceux  qui  me  conviennent  ;  et  si 
j'avois  cru  faire  pour  vous  une  exception,  je  ne 
l'aurois  jamais  faite.  Mon  humeur  qui  ne  souf- 
fre aucune  gêne,  mes  incommodités  qui  ne  la 
sauroient  supporter,  mes  maximes  sur  lesquel- 
les je  ne  veux  point  me  contraindre,  et  qui  sù- 
suivent  me  laissoient  un  peu  moins  apercevoir    rement  offonseroient  tout  autre  que  vous,  la 


ANNÉE  i7r>0. 


303 


paix  slirunii  et  le  repos  de  ma  vie,  loui  m'im- 
pose ladouce  loi  de  finir  comme  j'aicommencé. 
Rlonsieur  le  maréchal ,  je  souhaite  do  vous 
voir,  de  cultiver  votre  estime,  d'apprendre  de 
vous  à  la  mériter;  mais  je  ne  puis  vous  sacri- 
fier ma  retraite.  Faites  que  je  puisse  vous  voir 
seul,  et  trouvez  bon  que  je  ne  vous  voie  que 
de  cette  manière. 

Je  ne  me  pardonnerois  jamais  d'avoir  ainsi 
capitulé  avec  vous  avant  d'accepter  l'honneur 
de  vos  offres,  et  c'est  encore  un  hommage  que 
je  crois  devoir  à  votre  générosité,  de  ne  vous 
dire  mes  fantaisies  qu'après  m'être  mis  en  vo- 
tre pouvoir  :  car,  en  sentant  quels  devoirs  j'ai- 
lois  contracter,  j'en  ai  pris  l'engagement  sans 
crainte.  Je  n'ignore  pas  que  mon  séjour  ici, 
qui  n'est  rien  pour  vous,  est  pour  moi  d'une  ex- 
trême conséquence.  Je  sais  que,  quand  je  n'y 
nurois  couché  qu'une  nuit,  le  public,  la  posté- 
rité peut-être,  me  demanderoient  compte  de 
cette  seule  nuit.  Sans  doute  ils  me  le  demande- 
ront du  reste  de  ma  vie  ;  je  ne  suis  pas  en  peine 
de  la  réponse.  Monsieur,  ce  n'est  pas  à  moi  de 
la  faire.  En  vous  nommant,  il  faut  que  je  sois 
justifié,  ou  jamais  je  ne  saurois  l'être. 

Je  ne  crois  pas  avoir  besoin  d'excuse  pour 
le  ton  que  je  prends  avec  vous.  Il  me  semble 
que  vous  devez  m'entendre.  Monsieur  le  maré- 
chal, je  pourrois,  il  est  vrai,  vous  parler  en 
termes  plus  respectueux,  mais  non  pas  plus 
honorables. 


A   MADAMR  LA  HARKCHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Au  petit  château,  le  3  juin  4799. 
.   Madame, 

J'apf)rends  que  votre  santé  est  parfaitement 
rétablie,  et  je  compte  au  nombre  de  vos  bien- 
faits de  m'en  réjouir  et  de  vous  le  dire.  Si  cha- 
cun doit  veiller  sur  la  sienne  à  proportion  de 
ceux  qu'elle  intéresse,  songez  quelquefois, 
je  vous  supplie,  aux  nouvelles  raisons  que  vous 
avez  de  vous  conserver.  L'air  de  voire  parc  est 
si  bon  pour  les  malades,  qu'il  ne  doit  pas  l'être 
moins  pour  les  convalescens  ;  et  quant  à  moi, 
je  m'en  trouve  trop  bien  pour  ne  pas  vous  le 
conseiller.  .\gréez,  madame  la  maréchale,  les 
assurances  de  mon  profond  respect. 


A  H.    VEniSES. 

Montmorency,  le  Mjuin  1759. 

Je  suis  négligent,  cher  Vernes,  vous  le  sa- 
vez bien  ;  mais  vous  savez  aussi  que  je  n'oublie 
pas  mes  amis.  Jamais  je  ne  m'avise  de  compter 
leurs  lettres  ni  les  miennes,  et  quelque  exacts 
qu'ils  puissent  être,  je  pense  à  eux  plus  sou- 
vent qu'ils  ne  m'écrivent.  En  rien  de  ce  monde 
je  ne  m'inquiète  de  mes  torts  apparens,  pourvu 
que  je  n'en  aie  pas  de  véritables,  et  j'espère 
bien  n'en  avoir  jamais  à  me  reprocher  avec 
vous.  Quand  M.  Tronchin  vous  a  dit  que  j'a- 
vois  pris  le  parti  de  ne  plus  aller  à  Genève,  il 
a,  lui,  pris  la  chose  au  pis.  Il  y  a  bien  de  la 
différence  entre  n'avoir  pas  pris,  quant  à  pré- 
se«it,  la  résolution  d'aller  à  Genève,  ou  avoir 
pris  celle  de  n'y  aller  plus.  J'ai  si  peu  pris  cette 
dernière,  que,  si  je  savois  y  pouvoir  être  de  la 
moindre  utilité  à  quelqu'un,  ou  seulement  y 
être  vu  avec  plaisir  de  tout  le  monde,  je  parti- 
rois  dès  demain  ;  mais,  mon  bon  ami,  ne  vous 
y  trompez  pas,  tous  les  Genevois  n'ont  pas 
pour  moi  le  cœur  de  mon  ami  Vernes;  tout 
ami  de  la  vérité  trouvera  des  ennemis  partout; 
et  il  m'est  moins  dur  d'en  trouver  partout  ail- 
leurs que  dans  ma  patrie.  D'ailleurs,  mes  chers 
Genevois,  on  travaille  à  vous  metire  tous  sur 
un  si  bon  ton,  et  l'on  y  réussit  si  bien,  que  je 
vous  trouve  trop  avancés  pour  moi.  Vous  voilà 
tous  si  élégans,  si  brillans,  si  agréables;  que 
feriez-vous  de  ma  bizarre  figure  et  de  mes 
maximes  gothiques?  Que  deviendrois-je  au  mi- 
lieu de  vous,  à  présent  que  vous  avez  un  maî- 
tre (*)  en  plaisanteries  qui  vous  instruit  si  bien  ? 
Vous  me  trouveriez  fort  ridicule ,  et  moi  je 
vous  trouverois  fort  jolis;  nous  aurions  graiid'- 
peine  à  nous  accorder  ensemble.  Je  ne  veux 
point  vous  répéter  mes  vieilles  rabàcheries,  ni 
aller  chercher  de  l'humeur  parmi  vous.  Il  vaut 
mieux  rester  en  des  lieux  où,  si  je  vois  des  cho- 
ses qui  me  déplaisent,  l'intérêt  que  j'y  prends 
n'est  pas  assez  grand  pour  me  tourmenter. 
Voilà,  quant  à  présent,  la  disposition  où  je  me 
trouve,  et  mes  raisons  pour  n'en  pas  changer, 
tant  que,  ne  convenant  pas  au  pays  où  vous 
êtes,  je  ne  serai  pas  dans  ce  pays-ci  un  hôte 
très-insupportable,  et  jusqu'ici  je  n'y  suis  pas 
traité  comme  tel.  Que  s'il  m'arrivoit  jamais 

(*)  Voltaire. 


Ô04 


CORRKSPONDANCR. 


d'ôtre  oblige  d'en  sortir,  j'espère  que  je  ne 
rendrois  pas  si  peu  d'honneur  à  ma  patrie  que 
de  ia  prendre  pour  un  pis-aller. 

Adieu,  cher  Vernes.  Je  n'ai  pas  oublié  le 
temps  où  vous  m'offrîtes  de  me  venir  voir,  et 
où,  quand  je  vous  eus  pris  au  mot,  vous  ne 
m'en  parlâtes  plus.  Je  n'ai  rien  dit  quand  vous 
êtes  resté  garçon;  et  si,  maintenant  que  vous 
voilà  marié  et  que  la  chose  est  impossible,  je 
vous  en  parle,  cest  pour  vous  dire  que  je  ne 
désespère  point  d'avoir  le  plaisir  de  vous  em- 
brasser, non  pas  à  Montmorency,  mais  à 
Genève.  Adieu  de  tout  mon  cœur. 


\  M.   CARTIER. 


Montmorency,  le  1»  juillet  «739. 


Je  te  remercie  de  tout  mon  cœur,  mon  bon 
patriote,  et  de  l'intérêt  que  tu  veux  bien  pren- 
dre à  ma  santé,  et  des  offres  humaines  et  géné- 
reuses que  cet  intérêt  t'engage  à  me  faire  pour 
la  rétablir.  Crois  que,  si  la  chose  étoit  faisable, 
j'accepterois  ces  offres  avec  autant  et  plus  de 
plaisir  de  toi  que  de  personne  au  monde;  mais 
mon  cher,  on  t'a  mal  exposé  l'état  de  la  mala- 
die; le  mal  est  plus  grave  et  moins  mérité,  et 
un  vice  de  conformation,  apporté  dès  ma  nais- 
sance, achève  de  le  rendre  absolument  incura- 
ble. Tout  ce  qu'il  y  aura  donc  de  réel  dans 
l'effet  de  tes  offres,  c'est  la  reconnoissance 
qu'elles  m'inspirent,  et  le  plaisir  de  connoîire 
et  d'estimer  un  de  mes  concitoyens  de  plus. 

Quant  à  ton  style,  il  est  bon  et  honorable  : 
pourquoi  veux-tu  l'excuser,  puisqu'il  est  celui 
de  l'anutié?  Je  ne  peux  mieux  le  montrer  que 
je  l'approuve  qu'en  m'efforçant  de  l'imiter,  et 
il  ne  tient  qu'à  toi  de  voir  quec'est  de  bon  cœur. 
Ne  serois-lu  point  par  hasard  un  de  nos  frères 
les  quakers?  si  cela  est,  je  m'en  réjouis,  car  je 
les  aimé  beaucoup  ;  et  à  cela  près  que  je  ne  tu- 
toie pas  tout  le  monde,  je  me  crois  plus  quaker 
que  toi.  Cependant  peut-être  n'est-ce  pas  là  ce 
que  nous  faisons  de  mieux  l'un  et  l'autre  ;  car 
c'est  encore  une  autre  folie  que  d'être  sage  par- 
mi les  fous.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis  très-con- 
tent de  toi  et  de  ta  lettre,  excepté  la  fin,  où  tu 
te  dis  encore  plus  à  moi  qu'à  toi  ;  car  tu  mens, 
et  ce  n'est  pas  la  peine  de  se  mettre  à  tutoyer 
ks  jjens  pour  lour  dire  aussi  des  mensonges. 


Adieu,  cher  patriote,  je  le  salue  et  t'embrasse 
de  tout  mon  cœur.  Tu  peux  compter  que  je  ne 
mens  pas  en  cela. 


A  M. 


LE   MARECHAL  DE  LUXEMBOURG. 
Aoûl  4759. 


Assez  d'autres  vous  feront  des  complimens. 
Je  sais  combien  le  roi  vous  est  cher,  et  vous  ve- 
nez d'en  recevoir  un  nouveau  témoignage  d'es- 
time (*).  Je  sais  combien  vous  êtes  bon  père,  el 
ce  témoignage  est  une  grâce  pour  votre  fils. 
Vous  voyez  que  mon  cœur  entend  le  vôtre,  et 
qu'il  sait  quelle  sorte  de  plaisir  vous  touche  le 
plus;  il  le  sait,  il  le  sent,  il  s'en  félicite.  Ah  1 
monsieur  le  maréchal,  vous  ne  savez  pas  com- 
bien il  m'est  doux  de  voir  que  l'inégalité  n'est 
pas  incompatible  avec  l'amitié,  et  qu'on  peut 
avoir  plus  grand  que  soi  pour  ami. 


A   MADAME   LA  MARECHALE  DE  LUXEMBOURG 

Montmorency,  le  31  août  1739. 

Non ,  madame  la  maréchale ,  vous  ne  me 
faites  point  de  présens,  vous  n'en  faites  qu'à 
ma  gouvernante.  Quel  détour  !  Est-il  digne  de 
vous,  et  me  méprisez-vous  assez  pour  croire 
me  donner  ainsi  le  change?  En  vérité,  ma- 
dame, vous  me  faites  bien  souvenir  de  moi. 
J'allois  tout  oublier  hormis  mon  devoir  ;  et, 
comme  si  j'étois  votre  égal,  mon  cœur  eût  osé 
s'élever  jusqu'à  l'amitié;  mais  vous  ne  voulez 
que  de  la  reconnoissance,  il  faut  bien  tâcher  de 
vous  obéir. 


A   LA   MÊME. 
Montmorency,  le  29  octobre  1739. 

OÙ  êtes-vous  à  présent,  madame  la  maré- 
chale? à  Paris?  à  l'Ile-Adam?  à  Versailles? 
car  je  sais  que  vous  avez  fait  ce  mois-ci  tous 
ces  voyages.  Vous  me  trouverez  curieux  ;  mais 
puisque  cette  curiosité  m'inléresse,  elle  est 
dans  l'ordre.  A  Versailles,  vous  parlez  de  moi 

(')  La  survivance  de  sa  charge  de  capitaine  des  gardes  ac- 
cordée au  duc  ue  Jktnliiioreacy.  G.  P. 


ANNÉE  17.",9. 


305 


avec  M.  le  maréchal,  à  riIc-Adam,  vous  en 
parlez  avec  le  chevalier  de  Lorcnzi;  mais  à  Pa- 
ris ,  avec  qui  en  parlez-vous?  Je  mima{ïine 
quec'esià  Paris  qu'on  va  oublier  les  gens  qu'on 
aime;  et,  comme  je  le  hais,  je  l'accuse  de  tous 
les  maux  que  je  crains.  De  grâce,  madame  la 
maréchale,  songez  quelquefois  qu'il  existe  à 
Montmorency  un  pauvre  hermite  à  qui  vous 
avez  rendu  votre  souvenir  nécessaire,  et  qui 
ne  va  pointa  Paris.  Mais,  en  vérité,  je  ne  sai& 
de  quoi  je  m'inquiète;  après  les  bontés  dont 
vous  m'avez  honoré ,  dois-je  craindre  d'être 
oublié  dans  vos  courses?  et  dans  quelque  lieu 
que  vous  puissiez  être,  n'en  sais-je  pas  un  du- 
quel vous  ne  sortez  point? 

Vos  copies  ne  sont  pas  encore  commencées, 
mais  elles  vont  l'être.  En  toutes  choses,  il  faut 
suivre  l'ordre  et  la  justice.  Quelqu'un,  vous  le 
savez,  est  en  date  avant  vous  ;  ce  quelqu'un  me 
presse,  et  il  faut  bien  tenir  ma  parole,  puisque 
vous  ne  voulez  pas  que  je  dise  les  raisons  que 
j'aurois  de  la  retirer.  Je  vais  finir  la  cinquième 
partie  ;  et ,  avant  de  commencer  la  sixième,  je 
ferai  en  sorte  de  vous  envoyer  la  première  : 
mais,  madame  la  maréchale,  quoique  vous 
soyez  sûrement  une  bonne  pratique,  je  me  lais 
quelque  peine  de  prendre  de  votre  argent  :  ré- 
gulièrement ce  seroit  à  moi  de  payer  le  plaisir 
que  j'aurai  de  travailler  pour  vous. 

Grondez  un  peu  M.  le  maréchal,  je  vous  sup- 
plie, de  ce  que  dans  l'embarras  où  il  est,  il 
prend  la  peine  de  m'écrire  lui-même.  J'ai  désiré 
d'avoir  souvent  de  ses  nouvelles  et  des  vôtres, 
mais  non  pas  que  ce  fijt  lui  qui  m'en  donnât  ; 
ne  sait-il  pas  que  je  n'ai  plus  besoin  qu'il  m'é- 
crive? S'il  m'écrit  encore  une  fois  de  tout  le 
quartier,  je  croirai  lui  avoir  déplu.  Pour  vous, 
madame,  il  n'en  est  pas  toui-à-fait  de  même.  Je 
crois  que  j'ai  encore  besoin  de  quelques  mots 
d'amitié  ;  et  puis,  quand  je  serai  sûr  également 
de  tous  deux,  vous  pourrez  ne  jamais  m'écrire 
ni  l'un  ni  l'autre  que  je  n'en  serai  pas  moins 
content,  pourvu  que  mademoiselle  Gerirude  ou 
M.  Dubcrtier  m'apprennent  de  temps  en  temps 
que  vous  vous  portez  bien. 


d'ici  vos  ennuis,  et  que  je  les  partage  !  0  mon- 
sieur le  maréchal  !  quand  viendrez-vous  repren- 
dre ici,  dans  la  simplicité  de  nos  promenades 
champêtres,  le  contentement,  la  gaîié,  la  sé- 
rénité d'esprit?  Je  me  sais  presque  mauvais 
gré  de  la  tranquillité  dont  je  jouis  ici  sans  vous  : 
elle  n'est  plus  parfaite  quand  vous  ne  la  parta- 
gez pas. 

Depuis  ma  dernière  lettre,  je  n'ai  point  ea 
de  rechute,  et  je  suis  aussi  bien  que  je  puisse 
être  pour  la  saison.  Mais  vous,  monsieur,  faites- 
moi  dire  un  mot  de  vous,  je  vous  supplie.  Je 
voudrois  bien  aussi  savoir  oii  est  M.  le  duc  de 
Montmorency,  et  si  vous  ne  l'attendez  pas  cet 
hiver. 


A   M.   LE   MARKCHAL   DE   LUXEMBOURG. 
Novembre  (739. 

Quelle  vie  triste  et  pénible!  que  je  pressens 

T.    IV. 


A   M.    DELEYRE. 
Montmorency,  le  10  novembre  1759. 

Vous  voilà  donc,  mon  cher  Deleyre,  bien 
décidément  fou  ;  car  il  n'y  a  plus  de  doute  sur 
votre  dernière  lettre  :  heureusement  ce  sont  de 
ces  folies  qui  ont  leur  terme,  qui  ne  laissent 
après  leur  guérison  qu'un  peu  de  honte  pour 
cicatrice,  et  que  bien  peu  d'hommes  ont  droit 
de  ne  pas  pardonner.  Pour  moi,  vous  jugez 
bien  que  je  vous  la  pardonne  de  tout  mon  cœur; 
je  souhaite  seulement  qu'elle  ne  vous  fasse  pas 
faire  de  sottises. 

Puisque  vous  aimez,  vous  n'aimez  qu'un  ob- 
jet parfait  ;  cela  est  clair,  et  ce  n'est  assurément 
pas  de  quoi  je  dispute  :  mais  il  faut  m'excuser 
d'avoir  profané  je  ne  dis  pas  l'idole,  mais  la  di- 
vinité de  votre  cœur.  Il  faut  d'abord  vous  dire 
que  je  crus  qu'à  votre  départ  tout  étoit  fini,  et 
que  vous  ne  vous  souveniez  plus  de  vos  ancien- 
nes adorations  que  pour  vous  moquer  de  vous- 
même  et  de  votre  simplicité.  Naturellement  vous 
conviendrez  que  cette  opinion  n'étoit  pas  sans 
vraisemblance,  et  que  dos  amours  de  Paris  ne 
doivent  guère  durer  plus  long-temps  que  cela. 
J'avoisdonc  prisletonque  j'imaginoisque  vous 
prendriez  vous-même,  ou  que  du  moins  vous 
écouteriez  Volontiers  :  mais  non  ;  l'absence,  le 
sort  cruel,  vous  voilà  toujours  dans  les  senti- 
mens  héro'iques.  A  présent  que  je  le  sais ,  je 
changerai  le  ton  :  assurément  je  n'ai  pas  dessein 
de  vous  offenser,  et  je  conviens  que  celui  qui 

20 


306 


CORRESPONDANCK. 


laisse  mal  parler  de  ce  qu'il  aime ,  ou  n'aime 
point,  ou  n'est  qu'un  lâche. 

Mais  quelle  insulte  affreuse  lui  ai -je  donc 
faite,  |)Our  vous  plonger  dans  le  désespoir  où 
vous  semblez  être?  Ai-je  outragé  ses  mœurs,  | 
sa  vertu,  son  honnêteté?  car  c'est  sur  tout  cela 
que  vous  vous  épuisez  en  apologie  ;  et,  sans 
mentir,  j'aimerois  autant  que  vous  ne  vous  fus- 
siez pas  tant  gendarmé  là-dessus,  puisqu'il 
n'en  étoit  pas  question  :  c'est,  mon  cher  Dc- 
leyre,  une  maxime  de  guerre,  qu'il  faut  tou- 
jours attaquer  les  places  du  côté  le  mieux  for- 
tifié. Je  l'ai  traitée  de  commère,  il  est  vrai  ;  j'ai 
eu  tort  sans  doute,  et  je  l'aurois  bien  plus  au- 
jourd'hui, que  je  vous  sais  toujours  sous  le 
charme,  si  je  confirmois  une  épithète  aussi  peu 
respectueuse.  Mais  mettez-vous  un  moment  à 
ma  place  ;  je  me  disois:  Les  commères  sont  im- 
portunes, babillardes,  curieuses  ;  pour  conten- 
ter leur  curiosité,  peu  leur  importe  de  troubler 
le  repos  d'autrui.  Je  me  disois  qu'une  personne 
discrète  et  modeste  telle  que  vous  m'aviez  peint 
votre  maîtresse,  loin  de  vous  exciter  à  me  l'a- 
mener, vous  en  auroit  détourné  ;  elle  vous  au- 
roit  dit  (me  figurois-je)  :  Pourquoi  voulez-vous 
inquiéter  ce  pauvre  solitaire  ?  Laissons-le  dans 
sa  retraite,  puisqu'il  veut  y  rester;  je  n'aime 
point  à  contenter  mes  fantaisies  aux  dépens 
d'autrui.  Au  lieu  de  cela,  on  vient,  on  se  met 
au  guet,  on  me  poursuit,  on  s'embarrasse  fort 
peu  de  me  chasser  de  chez  moi  ;  on  questionne 
ma  gouvernante:  pourquoi  ceci? pourquoi  cela? 
on  s'amuse  à  me  faire  faire  un  fort  sot  person- 
nage, et  à  vous-même  un  autre ,  ne  vous  dé- 
plaise, qui  ne  valoit  guère  mieux.  Excusez,  mon 
pauvre  Deleyrc,  si,  dans  la  grossièreté  de  ma 
nomenclature,  j'ai  osé  appeler  cela  du  commé- 
rage :  pareille  expression  ne  m'échappera  plus. 
Mais  permettez-moi  de  vous  dire,  pour  la  der- 
nière fois,  que,  bien  que  foible  autant  qu'un 
autre ,  jamais  femme  ni  fille  à  pareils  procédés 
n'aura  l'honneur  de  me  rendre  amoureux 
d'elle. 

Quant  à  la  femme  dont  vous  me  parlez,  et 
qui  s'est,  dites-vous,  vantée  de  dîner  avec  moi, 
j'espère  qu'elle  n'a  pas  tenu  parole  ;  et  quant  à 
moi,  je  n'en  ai  entendu  parler  que  par  vous,  non 
plus  que  de  votre  maîtresse,  dont  je  ne  sais  pas 
même  le  nom.  Oh  !  pour  celle-là,  puisque  vous 
ne  la  protégez  pas,  je  vais  me  venger  sur  elle, 


et  en  faire  une  véritable  commère  ;  car,  voyez- 
vous,  il  m'en  faut  une  absolument,  et  je  vois 
bien  que  vous  m'abandonnez  celle-ci, comme  le 
chasseur  jette  à  l'épervier  un  morceau  de  chair 
pour  lui  faire  lâcher  sa  proie. 

Enfin  donc  vous  vous  êtes  choisi  une  maî- 
tresse tendre  et  vertueuse  1  Cela  n'est  pas  éton- 
nant; toutes  les  maîtresses  le  sont.  Vous  vous 
l'êtes  choisie  à  Paris  !  Trouver  à  Paris  une 
maîtresse  tendre  et  vertueuse,  c'est  n'être  pas 
malheureux.  Vous  lui  avez  fait  une  promesse 
de  mariage  !  Cher  Deleyre,  vous  avez  fait  une 
sottise;  car  si  vous  continuez  d'aimer,  la  pro- 
messe est  superflue;  si  vous  cessez,  elle  est  inu- 
tile, et  vous  peut  doimer  de  grands  embarras. 
Mais  peut-être  cette  promesse  a-t-elle  été  payée 
comptant  :  en  ce  cas  je  n'ai  plus  rien  à  dire. 
Vous  l'avez  signée  de  votre  sang?  cela  est 
presque  tragique  ;  mais  je  ne  sais  si  le  choix  de 
l'encre  dont  on  écrit  fait  quelque  chose  à  la  foi 
de  celui  qui  signe.  Je  vois  bien  que  l'amour 
rend  enfans  les  philosophes,  tout  aussi  bien 
que  nous  autres.  Cher  Deleyre,  sans  être  votre 
ami,  j'ai  de  l'amitié  pour  vous,  et  je  suis  alarmé 
de  l'état  où  vous  êtes.  Ah!  de  grâce,  songez 
que  l'amour  n'est  qu'illusion,  qu'on  ne  voit 
rien  tel  qu'il  est  tant  qu'on  aime  ;  et,  s'il  vous 
reste  une  étincelle  déraison,  ne  faites  rien  sans 
l'avis  de  vos  parens. 


A  MADAME   LA  MABECHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Moutmorency,  le  13  novembre  1759. 

Vous  ne  me  répondez  point,  madame  la  ma- 
réchale, votre  silence  m'effraie.  Il  faut  que  j'aie 
avec  vous  quelque  tort  que  j'ignore,  ou  que 
j'aie  eu  trop  raison,  peut-être,  de  craindre 
d'être  oublié.  Daignez  vous  mettre  à  ma  place, 
et  soyez  équitable.  Comblé  de  tant  de  caresses, 
n'ai-je  pas  dû  prévoir  la  fin  de  l'illusion  qui 
m'en  faisoit  trouver  digne?  Mais  où  est  ma 
faute?  Qu'ai-je  fait  pour  causer  cette  illusion? 
qu'ai-je  fait  pour  la  détruire?  Elle  devoit  ne 
point  commencer,  ou  ne  point  finir...  Quoi  !  si 
tôt...  C'eût  été  toujours  trop  tôt.  Si  mes  alar- 
mes vous  ont  offensée,  étoit-ce  en  lesjustifiant 
qu'il  falloit  m'en  punii? 

En  vérité,  dame  la  maréchale,  j'ai  le  re- 
gret de  ne  savoir  do  quoi  m'accnscr  ;  car,  dans 


ANNÉE  1759 

la  distance  qui  nous  sépare,  il  vaudroit  mieux 
que  le  tort  fût  à  moi  qu'à  vous.  Craignant  d'a- 
voir commis  quelque  faute  par  ignorance,  si 
vous  étiez  une  moins  grande  dame,  j'irois  me 
jeter  à  vos  pieds,  et  je  n'épargnerois  ni  sou- 
missions ni  prière  pour  effacer  vos  méconten- 
temens,  bien  ou  mal  fondés;  mais  dans  le 
rang  où  vous  êtes,  ne  vous  attendez  pas  que  je 
fasse  tout  ce  que  mon  cœur  me  demande;  je 
dois  bien  plutôt  me  punir  de  l'avoir  trop  écouté. 
Si  cette  lettre  reste  encore  sans  réponse,  je  me 
dirai  qu'il  n'en  faut  plus  espérer. 


>07 


A  LA  MÊME  {*). 

Ce  mercredi  soir,  1739. 

J'ai  beau  relire  le  passage  que  vous  avez 
transcrit,  il  faut,  madame,  que  je  vous  avoue 
ma  bêtise;  je  n'y  vois  point  ce  qui  peut  vous 
offenser  :  je  n'y  vois  qu'une  plaisanterie,  mau- 
vaise à  la  vérité,  mais  non  pas  criminelle,  puis- 
que la  seule  volonté  fait  le  crime  :  je  n'y  trouve 
à  blâmer  que  de  vous  avoir  déplu  ;  et  sans  ce 
malheur  je  la  pourrois  faire  encore,  et  ne  me 
la  reprocherois  pas  plus  qu'auparavant.  Dai- 
gnez donc  vous  expliquer  davantage;  dites-moi 
précisément  de  quoi  il  faut  que  je  me  repente, 
et  tenez-le  déjà  rétracté. 

Vous  voulez  savoir  des  nouvelles  de  ma 
santé  :  je  me  proposois  de  répondre  aujourd'hui 
là-dessus  au  petit  billet  que  M.  le  maréchal  me 
fit  écrire  mercredi  dernier  pour  s'en  informer. 
Trouvez  donc  bon  que  cette  réponse  vous  soit 
commune,  ainsi  que  tous  les  sentimens  de  mon 
cœur.  Je  me  porte  moins  bien  depuis  quelque 
temps  ;  les  approches  de  l'hiver  ne  sont  point 
pour  mqi  sans  conséquences  :  les  premières  ge- 
lées se  sont  fait  sentir  si  vivement  que  je  me 
suis  cru  lout-à-fait  arrêté.  Cependant  je  suis 
mieux  depuis  deux  ou  trois  jours  :  le  relâche- 
metïl  de  l'air  ma  beaucoup  soulagé;  et  si  cet 
état  continue,  je  n'aurai  pas  plus  à  me  plaindre 
rie  ma  santé  depuis  l'été  dernier  qu'elle  éioii  si 
bonne,  que  de  mon  sort  depuis  que  je  suis  ai- 
uiô  de  vous. 


(*)  Eo  rapprochant  cette  lettre  d'an  passage  des  Confessions 
(îivre  X,  toinc  < ,  pi?e  276),  on  voit  qu'elle  a  dû  être  écrite 
vers  la  liii  de  4759.  cVsl  ionc  k  tort  que  M.  Mussut-PaUiay  l'a 
classiV  p  irnii  les  lettre»  de  1761. 


A  M.  VERNfcS. 


UoDlmoreacy,  le  10  novembre  1759 


Je  sa  vois,  mon  cher  Vernes,  la  bonne  récep- 
tion que  vous  aviez  faite  à  l'abbé  de  Saint-Non, 
que  vous  laviez  fêté,  que  vous  l'aviez  présenté 
à  M.  de  Voltaire,  en  un  mot  que  vous  l'aviez 
reçu  comme  recommandé  par  un  ami  :  il  est 
parti  le  cœur  plein  de  vous,  et  sa  reconnois- 
sance  a  débordé  dans  le  mien.  Mais  pourquoi 
vous  dire  cela?  n'avez-vous  pas  eu  le  plaisir  de 
m'obliger?  ne  me  devez-vous  pas  aussi  de  la 
reconnoissance?  n'est-ce  pas  à  vous  désormais 
de  vous  acquitter  envers  moi  ? 

Il  n'y  a  rien  de  moi  sous  la  presse  ;  ceux  qui 
vous  l'ont  dit  vous  ont  trompé.  Quand  j'aurai 
quelque  écrit  prêt  à  paroîire,  vous  n'en  serez 
pas  instruit  le  dernier.  J'ai  traduit,  tant  bien 
que  mal,  un  livre  de  Tacite,  et  j'en  reste  là. 
Je  ne  sais  pas  assez  le  latin  pour  l'entendre, 
et  n'ai  pas  assez  de  talent  pour  le  rendre.  Je 
m'en  tiens  à  cet  essai  :  je  ne  sais  même  si  j'ati- 
rai  jamais  l'effronterie  de  le  faire  paroître  ; 
j'aurois  grand  besoin  de  vous  pour  l'en  rendre 
digne.  Mais  parlons  de  l'histoire  de  Genève. 
Vous  savez  mon  sentiment  sur  celte  entreprise; 
je  n'en  ai  pas  changé  :  tout  ce  qui  me  reste  à 
vous  dire,  c'est  que  je  souhaite  que  vous  fas- 
siez un  ouvrage  assez  vrai,  assez  beau  et  assez 
utile  pour  qu'il  soit  impossible  de  l'imprimer  ; 
alors,  quoi  qu'il  arrive,  votre  manuscrit  de- 
viendra un  monument  précieux  qui  fera  bénira 
jamais  votre  mémoire  par  tous  les  vrais  citoyens, 
si  tant  est  qu'il  en  reste  après  vous.  Je  crois  que 
vous  ne  doutez  pas  de  mon  empressement  à 
lire  cet  ouvrage;  mais  si  vous  trouvez  quelque 
occasion  pour  me  le  faire  parvenir,  à  la  bonne 
heure;  car,  pour  moi,  dans  ma  retraite,  je  ne 
suis  point  à  portée  d'en  trouver  les  occasions. 
Je  sais  qu'il  va  et  vient  beaucoup  de  gens  de 
Genève  à  Paris,  et  de  Paris  à  Genève  ;  mais  je 
connois  peu  tous  ces  voyageurs,  et  n'ai  nul 
dessein  d'en  beaucoup  connoître.  J'aime  en- 
core mieux  ne  pas  vous  lire. 

Vous  me  demandez  de  la  musique  :  eh  Dieu, 
cher  Vernes!  de  quoi  me  parloz-vous?  Je 
ne  connois  plus  d'autre  musique  que  celle  des 
rossignols;  et  les  chouettes  de  la  forêt  m'ont 
dédommagé  de  l'Opéra  de  Paris.  Revenu  au 
seul  goût  des  plaisirs  de  la  naturo,  je  méprise 


"508 


l'apprêt  dos  amusemens  des  villes.  Redevenu 
presque  enfant,  je  m'attendris  en  rappelant  les 
vieilles  chansons  de  Genève  ;  je  les  chante  d'une 
voix  éteinte,  et  je  finis  par  pleurer  sur  ma  pa- 
trie en  songeant  que  je  lui  ai  survécu.  Adieu. 


CORRESPONDANCE. 

A  M.   LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Montmorency,  le  2G  décembre  1759. 


A   M.    DE    BASTIDE. 


Moatniorency,  5  décembre  1739. 


J'aurois  voulu,  monsieur,  pouvoir  répondre 
à  l'honnêteté  de  vos  sollicitations,  en  concourant 
plus  utilement  à  votre  entreprise;  mais  vous 
savez  ma  résolution,  et,  faute  de  mieux,  je 
suis  réduit,  pour  vous  complaire,  à  tirer  de 
mes  anciens  barbouillages  le  morceau  ci-joint, 
comme  le  moins  indigne  des  regards  du  public. 
11  y  a  six  ans  que  M.  le  comte  de  Saint-Pierre 
m'ayant  confié  les  manuscrits  de  feu  M.  l'abbé 
son  oncle,  j'avois  commencé  d'abréger  ses 
écrits,  afin  de  les  rendre  plus  commodes  à 
lire,  et  que  ce  qu'ils  ont  d'utile  fut  plus  connu. 
Mon  dessein  étoit  de  publier  cetabrégé  en  deux 
volumes,  l'un  desquels  eût  contenu  les  extraits 
des  ouvrages,  et  l'autre  un  jugement  raisonné 
sur  chaque  projet  :  mais  après  quelque  essai 
de  ce  travail,  je  vis  qu'il  ne  m'étoit  pas  pro- 
pre, et  que  je  n'y  réussirois  point.  J'aban- 
donnai donc  ce  dessein,  aprèsl'avoir  seulement 
exécuté  sur  la  Paix  perpétuelle  etsur  la  Poly- 
synodie.  Je  vous  envoie,  monsieur,  le  premier 
de  ces  extraits,  comme  un  sujet  inaugural  pour 
vous  qui  aimez  la  paix,  et  dont  les  écrits  la 
respirent.  Puissions-nous  la  voir  bientôt  réta- 
blije  entre  les  puissances  1  car  entre  les  auteurs 
on  ne  l'a  jamais  vue,  et  ce  n'est  pas  aujourd'hui 
qu'on  doit  l'espérer.  Je  vous  salue,  monsieur, 
de  tout  mon  cœur  (*). 


(*)  Rousseau  avoit  cédé  pour  J2  louis  à  Bastide  son  extrait  de 
la  Pnix  perpétuelle,  mais  il  paroit  que  celui-ci  eut  défense 
de  faire  imprimer  cet  écrit  dans  son  journal  ;  il  se  décida  à  le 
fai re  imprimer  à  part  avec  quelques  retranchemens  que  le  cen- 
seur exigea.  Bastide  avoit  trouvé  le  titre  trop  simple;  il  auroit 
voulu  le  remplacer  par  un  autre  ;  mais  Rousseau  s'y  refusa  par 
une  lettre  dont  Bastide  a  publié  l'extrait  que  voici  :  •  A  l'égard 
du  titre,  je  ue  puis  consentir  qu'il  soit  changé  contre  un  autre 
qui  m'approprieroit  davantage  un  projet  qui  ne  m'appartient 
V>oint.  Il  est  vrai  que  j'ai  vu  l'objet  sous  un  autre  point  de  vue 
que  l'abbé  de  Saint-Pierre,  et  que  j'ai  quelquefois  donné  d'au- 
tres raisons  que  les  siennes.  Rien  n'empêclic  que  vous  ne  puis- 
siez, si  vous  voulez,  en  dire  un  mot  dans  V divertissement , 
pourvu  que  le  principal  honneur  demeure  toujours  à  cet  hom- 
me respectable....  Si  vous  mettez  mon  non),  n'allez  pas,  je 


J'apprends,  monsieur  le  maréchal,  la  perte 
que  vous  venez  de  faire  (*),  et  ce  moment  est 
un  de  ceux  où  j'ai  le  plus  de  regret  de  n'être 
pas  auprès  de  vous  ;  car  la  joie  se  suffit  à  elle- 
même,  mais  la  tristesse  a  besoin  de  s'épancher, 
et  l'amitié  est  bien  plus  précieuse  dans  la  peine 
quedans  le  plaisir.  Que  les  mortels  sont  à  plain- 
dre de  se  faire  entre  eux  desattachemens  dura- 
bles !  Ah  1  puisqu'il  faut  passer  sa  vie  à  pleurer 
ceux  qui  nous  sont  chers,  à  pleurer  les  uns 
morts,  les  autres  peu  dignes  de  vivre,  que  je 
la  trouve  peu  regrettable  à  tous  égards!  Ceux 
qui  s'en  vont  sont  plus  heureux  que  ceux  qui 
restent;  ils  n'ont  plus  rien  à  pleurer.  Ces  ré- 
flexions sont  communes  :  qu'importe?  en  sont- 
elles  moins  naturelles?  Elles  sont  d'un  homme 
plus  propre  à  s'affliger  avec  ses  amis  qu'à  les 
consoler,  et  qui  sent  aigrir  ses  propres  peines 
en  s'attendrissant  sur  les  leurs. 


A  MADAME  LA  MARECHALE  DE  LUXEMBOURG. 

45  janvier  1760. 

Je  vous  oublie  donc,  madame  la  maréchale? 
Si  vous  le  pensiez,  vous  ne  daigneriez  pas  me 
le  faire  dire  ;  et,  si  cela  étoit,  je  ne  vaudrois 
pas  la  peine  que  vous  vous  en  aperçussiez, 
ïaxez-moi  de  lenteur,  mais  non  p.is  de  négli- 
gence. L'exactitude  dépend  de  moi,  la  dili- 
gence n'en  dépend  pas.  Jugez-moi  sur  les  faits. 
Vous  savez  que  je  fais  pour  madame  d'Hou- 
detot  une  copie  pareille  à  la  vôtre.  Elle  avoit 
grande  envie  d'avoir  cette  copie,  et  moi  grande 
envie  de  lui  faire  plaisir.  Cependant  il  y  a  trois 
ans  que  cette  copie  est  commencée,  et  elle  n'est 
pas  finie  :  il  n'y  a  pas  encore  deux  mois  que  la 
vôtre  estcommencée,  et  vous  aurez  la  première 
partie  dans  huit  jours.  En  continuant  de  la 
même  manière,  vous  aurez  le  tout  en  moins 
d'un  an.  Comparez,  et  concluez.  Quand  j'aurai 
eu  le  temps  devons  expliquer  comment  je  tra- 
vaille et  comment  je  puis  travailler,  vous  juge- 
rez-vous  même  s'il  dépend  de  moi  d'aller  plus 

vous  supplie ,  mettre  poliment  M.  Rousseau;  mais  J.  J.  Rous' 
seau,  citoyen  de  Genève,  ni  plus  ni  moins.  »  G.  P. 

(')  De  la  duchesse  de  Villeroi,  sa  sœur.  G.  P. 


ANNEE  1760. 


309 


vile.  Eu  attendant ,  j'ai  un  peu  sur  le  cœur  le 
reproche  que  vous  m'avez  fait  faire.  Je  necroyois 
pas  que  vous  me  jugeassiez  sans  m'enteiidre, 
et  que  vous  me  jugeassiez  si  sévèrement.  Je 
n'oublierai  de  long-iemps  que  vous  m'accusez 
de  vous  oublier.  Consultez  un  peu  là-dessus 
M.  le  maréchal ,  je  vous  en  supplie.  11  y  a  un 
temps  infini  qucjc  ne  lui  ai  écrit.  Demandez-lui 
s'il  croit  pour  cela  que  je  l'oublie.  Madame,  il 
faut  éirc  lent  à  donner  son  estime,  afin  de  n'ê- 
tre pas  si  prompt  à  la  retirer. 


k   H.   MOULTOU. 


Montmorency,  29  janvier  1760. 


Si  j'ai  des  torts  avec  vous,  monsieur,  je  n'ai 
pas  celui  de  ne  les  pas  sentir  et  de  ne  me  les 
pas  reprocher.  Mon  silence  est  bien  plus  contre 
moi  que  contre  vous,  car  comment  répondre  à 
une  lettre  qui  m'honore  si  fort  et  où  je  me  rc- 
connois  si  peu?  Je  laisserai  de  votre  lettre  ce 
qui  ne  me  convient  pas  ;  je  ne  vous  rendrai 
point  les  éloges  que  vous  me  donnez;  je  sup- 
pose que  vous  n'aimeriez  pas  à  les  entendre, 
et  je  tâcherai  de  mériter  dans  la  suite  que  vous 
en  pensiez  autant  de  moi. 

Il  y  a  un  peu  de  la  faute  de  M.  Favre  (*)  si 
je  vous  réponds  si  tard.  Il  m'avoit  promis  de 
me  revenir  voir,  et  je  m'élois  promis,  après 
avoir  causé  un  peu  de  temps  avec  lui,  de  lui 
remettre  une  lettre  pour  vous;  je  l'ai  attendu, 
et  il  n'est  point  revenu.  Je  l'ai  reçu  avec  sim- 
plicité, mais  avec  joie.  Je  n'imagine  pas  qu'une 
pareille  réception  puisse  rebuter  un  Genevois 
et  un  ami  de  M.  Moultou.  Si  cela  pouvoit  être, 
mon  intention  seroit  bien  mal  remplie,  et  j'en 
serois  véril.iblement  affligé. 

M.  Favre  avoit  un  exiniil  de  votre  sermon 
sur  le  luxe  :  il  me  l'a  lu,  et  je  l'ai  prié  de  me 
le  prêter  pour  le  copier.  M'entendez -vous, 
monsieur  ? 

Au  reste  vous  êtes  le  premier,  que  je  sache, 
qui  ait  montré  que  la  feinte  charité  du  riche 
n'est  en  lui  qu'un  luxe  de  plus;  il  nourrit  les 
pauvres  comme  des  chiens  et  des  chevaux.  Le 
mal  est  que  les  chiens  et  les  chevaux  servent 
à  SOS  plaisirs ,  et  qu'à  la  fin  les  pauvres  l'en- 

(•)  Premier  syndic  de  la  république  de  Genève.     M.  P.         I 


nuient  ;  à  la  fin,  c'est  un  air  de  les  laisser  pé- 
rir, comme  c'en  fut  d'abord  un  de  les  assister. 

J'ai  peur  qu'en  montrant  l'incompatibilité  du 
luxe  et  de  l'égalité,  vous  n'ayez  fait  le  contraire 
de  ce  que  vous  vouliez  :  vous  ne  pouvez  igno- 
rer que  les  partisans  du  luxe  sont  tous  ennemis 
de  l'égalité.  En  leur  montrant  comment  il  la 
détruit,  vous  ne  ferez  que  le  leur  faire  aimer 
davantage.  H  falloit  faire  voir,  au  contraire, 
que  l'opinion  tournée  en  faveur  de  la  richesse 
et  du  luxe  anéantit  l'inégalité  des  rangs,  et  que 
tout  crédit  gagné  par  les  riches  est  perdu  pour 
les  magistrats.  Il  me  semble  qu'il  y  auroit  là- 
dessus  un  autre  sermon  bien  plus  utile  à  faire, 
plus  profond,  plus  politique  encore,  et  dans 
lequel,  en  faisant  votre  cour,  vous  diriez  des 
vérités  très-importantes  et  dont  tout  le  monde 
seroit  frappé. 

Vous  me  parlez  de  ce  Voltaire  1  Pourquoi  le 
nom  de  ce  baladin  souille-t-il  vos  lettres?  Le 
malheureux  a  perdu  ma  patrie  ;  je  le  haïrois 
davantage  si  je  le  méprisois  moins.  Je  ne  vois 
dans  ses  grands  talens  qu'un  opprobre  de  plus 
qui  le  déshonore  par  l'indigne  usage  qu'il  en 
fait.-  Ses  talens  ne  lui  servent,  ainsi  que  ses 
richesses,  qu'à  nourrir  la  dépravation  de  son 
cœur.  0 Genevois!  il  vous  paye  bien  de  l'asile 
que  vous  lui  avez  donné.  11  ne  savoit  plus  où 
aller  faire  du  mal  ;  vous  serez  ses  dernières 
victimes.  Je  ne  crois  pas  que  beaucoup  d'au- 
tres hommes  sages  soient  tentés  d'avoir  un  tel 
hôte  après  vous. 

Ne  nous  faisons  plus  illusion,  monsieur  :  je 
me  suis  trompé  dans  ma  lettre  à  M.  d'Alen>- 
bert  :  je  ne  croyois  pas  nos  progrès  si  grands, 
ni  nos  mœurs  si  avancées.  Nos  maux  sont  dé- 
sormais sans  remède  ;  il  ne  vous  faut  plus  que 
des  palliatifs,  et  la  comédie  en  est  un.  Homme 
de  bien,  ne  perdez  pas  votre  ardente  éloquence 
à  nous  prêcher  l'égalité,  vous  ne  seriez  plus 
entendu.  Nous  ne  sommes  encore  que  des  es- 
claves ;  apprenez-nous,  s'il  se  peut,  à  n'être 
pas  des  méchans,  non  ad  vetera  instiiula,  quœ 
jain  pridem,  corruplis  moribus,  ludibrio  sunf, 
revocansj  mais  en  retardant  le  progrès  du  mal, 
par  des  raisons  d'intérêt,  qui  seules  peuvent 
toucher  des  hommes  corrompus.  Adieu,  mon- 
sieur :  je  vous  embrasse. 

P.  S.  J'allois  faire  partir  ma  lettre  quand 
M.  Favre  est  entré.  J'ai  été  charmé  de  voir 


310 


CORRESPONDANCE. 


qu'il  n'cloit  pas  mécontent  de  moi.  J'ai  passé 
avec  lui  une  demi -journée  agréable;  nous 
avons  parlé  de  vous.  Il  m'a  dit  que  vous  médi- 
tiez un  second  sermon  sur  la  même  matière  ; 
j'en  suis  fort  aise.  Bonjour. 


A  H.   LE  MARÉCHiL  DE   LUXEMBOURG. 
Montmorency,  le  2  février  1760. 

Comptez-vous  les  mois,  monsieur  le  maré- 
chal? Pour  moi,  je  compte  les  jours,  et  il  me 
semble  que  je  trouve  cet  hiver  plus  long  que 
les  autres.  J'attends  avec  impatience  le  voyage 
de  Pâques  pour  célébrer  un  anniversaire  qui 
me  sera  toujours  cher.  J'ai  donc  oublié  d'user 
du  présent,  puisque  je  désire  l'avenir,  et  voilà 
de  quoi  vous  êtes  cause.  La  vie  n'est  plus  égale 
quand  le  cœur  a  des  besoins;  alors  le  temps 
passe  trop  lentement  ou  trop  vite  ;  il  n'a  sa 
mesure  fixe  que  pour  le  sage.  Mais  où  est  le 
sage?  Que  je  le  plains!  il  est  égal ,  parce  qu'il 
est  insensible  ;  ses  heures  ont  toutes  la  même 
longueur,  parce  qu'il  ne  jouit  d'aucune.  Je  ne 
voudrois  pas ,  pour  tout  au  monde,  un  ami 
dont  la  montre  iroit  toujours  bien.  M.  le  ma- 
réchal, vous  avez  fort  dérangé  la  mienne  ;  elle 
retarde  tous  les  jours  davantage,  elle  est  prête 
à  s'arrêter.  Je  voudrois  aller  la  remonter  près 
de  vous,  mais  cela  m'est  impossible;  mon  état 
et  la  saison  me  condamnent  à  vous  attendre. 


A  M.   VERNES. 

Montmorency,  le  9  février  t760. 

Il  y  a  une  quinzaine  de  jours,  mon  cher 
Vernes,  que  jai  appris  par  M.  Favre  votre  in- 
fortune; il  n'y  en  a  guère  moins  que  je  suis 
tombé  malade,  et  je  ne  suis  pas  rétabli.  Je  ne 
compare  point  mon  état  au  vôtre  ;  mes  maux 
actuels  ne  sont  que  physiques;  et  moi,  dont  la 
vie  n'est  qu'une  alternative  des  uns  et  des 
autres,  je  ne  sais  que  trop  que  ce  n'est  pas  les 
premiers  qui  transpercent  le  cœur  le  plus  vive- 
ment. Le  mien  est  fait  pour  partager  vos  dou- 
leurs ,  et  non  pour  vous  en  consoler.  Je  sais 
trop  bien,  par  expérience,  que  rien  ne  console 


que  le  temps,  et  que  souvent  ce  n'est  encore 
qu'une  affliction  de  plus  de  songer  que  le  temps 
nous  consolera.  Cher  Vernes,  on  n'a  pas  tout 
perdu  quand  on  pleure  encore  ;  le  regret  du 
bonheur  passé  en  est  un  reste.  Heureux  qui 
porte  encore  au  fond  de  son  cœur  ce  qui  lui 
fut  cher!  Oh  !  croyez-moi,  vous  ne  connoissez 
pas  la  manière  la  plus  cruelle  de  le  perdre; 
c'est  d'avoir  à  le  pleurer  vivant.  Mon  bon 
ami,  vos  peines  me  font  songer  aux  mien- 
nes; c'est  un  retour  naturel  aux  malheureux. 
D'autres  pourront  montrer  à  vos  douleurs  une 
sensibilité  plus  désintéressée,  mais  personne, 
j'en  suis  bien  sûr,  ne  les  partagera  plus  sincè- 
rement. 


A  MADAME  LA  COMTESSE  d'HOUDETOT. 
Montmorency,  1760. 

Je  suis  sensible  à  l'intérêt  que  vous  prenez  à 
mou  état.  S'il  pouvoit  être  soulagé,  il  le  seroit 
par  les  témoignages  de  votre  amitié.  Je  me  dis 
tout  ce  qu'il  me  faut  dire  sur  mes  injustices  : 
ce  seront  les  dernières,  et  vous  ne  recevrez 
plus  de  moi  des  plaintes  que  vous  n'avez  jamais 
méritées.  Je  ne  suis  pas  mieux,  c'est  tout  ce 
que  je  puis  vous  dire.  Je  n'ai  de  consolation  et 
de  témoignage  d'amitié  que  de  vous  seule,  et 
c'est  bien  assez  pour  moi  :  mais  il  n'est  pas 
étonnant  que  j'en  désire  de  fréquens  retours 
dans  un  temps  où  j'ignore  si  chaque  lettre  que 
je  reçois  de  vous,  et  chaque  lettre  que  je  vous 
écris ,  ne  sera  pas  la  dernière.  Adieu.  Voilà  la 
Julie  :  je  travaille  à  la  première  partie,  mais 
lentement,  selon  mes  forces.  Quoi  qu'il  arrive, 
souvenez-vous,  je  vous  en  conjure,  que  vous 
n'avez  jamais  eu  et  n'aurez  jamais  dami  qui 
vous  soit  aussi  sincèrement  et  aussi  purement 
attaché  que  moi.  Croyez  encore  qu'il  n'y  a  pas 
un  bon  sentiment  dans  une  âme  humaine  qui 
ne  soit  au  fond  de  la  mienne  et  que  je  n'y 
nourrisse  avec  plaisir.  Il  mo  seroit  doux,  si 
j'avois  à  ne  plus  vous  revoir,  de  vous  laisser 
au  moins  une  impression  de  moi  qui  vous  fit 
quelquefois  rappelermon  souvenir  avec  plaisir. 
Ne  donnez  point  la  Julie  à  relier,  je  vous 
prie,  jusqu'à  nouvel  avis,  car  je  voudrois  bien, 
de  quelque  manière  que  ce  soit,  qu'elle  ne  sor- 
tît point  de  vos  mains. 


ANNÉR  1760 

Il  faut  qiiô  vous  soyez  non  seulement  mon 
amie,  mais  mon  commissionnaire;  car  je  n'ai 
p!us  de  relation  qu'avec  vous.  Je  vous  prie  donc 
de  vouloir  bien  vous  faire  informer  à  la  poste 
s'il  faut  affranchir  les  Icllres  poui-  le  canton  de 
Berne.  J'ai  oublié  de  vous  recommander  le  se- 
cret sur  l'ouvrage  commencé  dont  je  vous  ai 
parlé.  Si  vous  en  avez  parlé  à  quelqu'un,  ihi'y 
a  point  de  votre  faute.  Je  vous  prie  de  me  le 
dire  naturellement,  mais  de  n'en  plus  reparler. 
Adieu,  encore  un  coup.  J'attends  de  vos  nou- 
velles, c'est  mon  seul  plaisir  en  ce  monde. 


Mi 


A   LA  Mf:ME. 


Ce  JeuJi  malin 


A  MADAME  LA  MARECHALE  DE   LUXEUBODRG. 
Montmorency,  8  mars  I7G0. 

Je  vous  sers  lentement  et  mal,  madame  la 
maréchale  :  il  ne  faut  pas  me  le  reprocher,  il 
faut  m'en  plaindre.  Je  n'aurai  jamais  de  tort 
envers  vous  qui  ne  soit  un  tourment  pour  moi  : 
c'est  vous  dire  assez  que  mon  lorl  est  involon- 
taire. Si  je  ne  suis  pas  plus  diligent  à  l'avenir, 
croyez  que  je  n'aurai  pas  pu  l'être.  En  vérité 
je  suis  la  dupe  de  l'état  que  j  ai  choisi.  J'ai  tout 
sacriSé  à  l'indépendance,  et  j'ai  tous  les  tracas 
de  la  fortune  :  je  supporterois  patiemment  tout 
le  reste,  mais  je  murmure  contre  les  occupa- 
tions désagréables  qui  m'arrachent  au  plaisir 
de  travailler  pour  vous. 

Je  viens  de  recevoir,  par  un  exprès  que  vous 
avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer,  une  lettre  de 
mon  libraire  de  Hollande,  sans  que  je  sache 
comment  elle  vous  est  parvenue.  Je  suppose 
que  c'est  par  M.  de  Malesherbcs;  mais  j'aurois 
besoin  d'en  être  sûr. 

Vous  savez  que  je  ne  vous  remercie  plus  de 
rien,  ni  vous,  madame,  ni  M.  le  maréchal. 
Vous  méritez  l'un  et  l'autre  que  je  ne  vous  dise 
rien  de  plus,  et  que  je  vous  laisse  interpréter 
ce  silence. 

Les  beaux  jours  approchent,  mais  ils  vien- 
nent bien  lentement.  J'ai  beau  compter,  ils 
n'en  viennent  pas  plus  vite  ;  ils  ne  seront  venus 
que  quand  vous  serez  ici.  Je  suis  forcé  de  finir; 
j'ai  vingt  lettres  indispensables  à  écrire,  dont 
pas  une  ne  m'intéresse;  et,  ce  qui  vous  fera 
juger  de  mon  sort  mieux  que  tout  ce  que  je 
pourrois  dire,  je  n'en  puis  faire  de  plus  courte 
«juc  celle-ci. 


J'apprends  les  plus  tristes  nouvelles,  ou  plu- 
tAt  elles  se  confirment,  car  madame  de  Ver- 
delin  m'avoit  fait  donner  avis  de  la  maladie  de 
M.  le  duc  de  Montmorency  ;  mais  n'en  sachant 
rien  de  personne  de  votre  maison,  je  croyois 
la  nouvelle  fausse,  et  j'avois  déjà  envoyé  chez 
votre  jardinier  une  lettre  où  je  parlois  à  M.  le 
maréchal  de  ces  bruits  et  de  mon  inquiétude, 
lettre  que  celle  de  M.  Dubertier  me  fait  retirer. 
Il  me  marque  qu'on  attend  aujourd'hui  des 
nouvelles  décisives,  et  me  prometde  m'en  faire 
part.  Je  vous  supplie,  madame  la  maréchale, 
de  lui  rappeler  sa  promesse,  et  de  me  faire 
instruire  exactement  de  l'état  des  choses  tant 
qu'il  y  aura  le  moindre  danger.  Je  suis  dans 
un  trouble  qui  me  permet  à  peine  d'écrire  :  je 
ne  vous  dis  rien  de  mon  état;  vous  en  pouvez 
juger  puisque  vous  ne  me  voyez  pas. 


A   M.   DE  MALESHERBES. 

Montmorency,  ie  6  mars  I7G0. 

Comblé  depuis  long-temps,  monsieur,  de 
vos  bontés,  j'en  profitois  en  silence,  bien  sûr 
que  vous  n'auriez  pu  m'en  croire  digne  si  vous 
m'y  eussiez  cru  peu  sensible,  et  bien  plus  sûr 
encore  que  vous  aimiez  mieux  mériter  des  re- 
mercîmens  que  d'en  recevoir.  Je  n'ai  donc 
point  été  surpris  de  la  permission  que  vous 
avez  donnée  à  M.  Bey,  mon  libraire,  de  vous 
adresser  les  épreuves  du  fade  recueil  qu'enfin 
je  fais  imprimer  ;  je  suis  même  tout  disposé  à 
croire,  et  à  m'en  glorifier,  que  cette  grâce  est 
plus  accordée  à  moi  qu'à  lui.  Mais,  monsieur, 
il  n'a  pu  vous  la  demander,  et  je  ne  puis  m'en 
prévaloir  qu'en  supposant  qu'elle  ne  vous  est 
pas  onéreuse  ;  et  c'est  sur  quoi  il  ne  m'a  point 
éclairci.  J'atlendois  cet  éclaircissement  d'une 
de  ses  lettres,  dont  il  fait  mention  dans  une 
autre,  et  qui  ne  m'est  pas  parvenue;  ce  qui 
ma  fait  prendre  la  liberté  de  vous  le  demander 
à  vous-même. 

Je  suis  trop  jaloux  de  votre  estime  pour  ne 
pas  souffrir  à  penser  que  ce  long  recueil  pas- 
sera tout  entier  sous  vos  yeux.  Mon  ridicule 
attachement  pour  ces   lettres   ne  m'aveugle 


CORRESPONDANCE. 


312 

point  sur  le  jugement  que  vous  en  porterez 
sans  doute,  el  qui  doit  être  confirmé  par  le  pu- 
blic; je  souhaiterois  seulement  que  ce  juge- 
ment se  bornât  au  livre,  et  ne  s'étendît  pas 
jusqu'à  l'éditeur.  Je  tâcherai,  monsieur,  de 
justifier  cette  indulgence  par  quelque  produc- 
tion plus  digne  de  l'approbation  dont  vous  avez 
honoré  les  précédentes. 
Les  épreuves  lues,  refermées  à  mon  adresse, 
«  t  mises  à  la  poste,  me  parviendront  exacte- 
ment. Si  les  paquets  étoient  fort  gros,  nous 
avons  un  messager  qui  va  quatre  fois  la  se- 
maine à  Paris,  et  dont  l'entrepôt  est  à  VUôtel 
de  Grammont,  rue  Saint-Germain-l'Auxerrois. 
Tous  les  paquets  qu'on  y  porte  à  mon  adresse 
me  parviennent  fidèlement  aussi,  et  même 
quelquefois  plus  tôt  que  par  la  poste,  parce  que 
le  messager  retourne  le  même  jour.  Recevez, 
monsieur,  avec  mes  très-humbles  excuses,  les 
assurances  de  ma  reconnoissance  et  de  mon 
profond  respect. 

AU    MÊME. 
Montmorency,  le  ii  mai  1760. 

M.  Rey  me  marque,  monsieur,  qu'il  a  mis 
à  la  poste,  le  8  de  ce  mois,  un  paquet  conte- 
nant l'épreuve  H  et  la  bonne  feuille  D  de  la 
première  partie  du  recueil  qu'il  imprime.  Je 
n'ai  point  reçu  ce  paquet,  et  il  ne  m'est  rien 
parvenu  l'ordinaire  précédent.  Permettez-moi 
donc,  monsieur,  de  vous  demander  si  vous 
avez  reçu  ce  même  paquet  ;  car,  comme  son 
retard  suspend  tout,  il  m'imporieroit  de  sa- 
voir où  il  faut  le  réclamer.  Le  contre-seing, 
votre  cachet,  votre  nom,  sont  trop  respectés 
pour  que  je  puisse  imaginer  qu'un  tel  paquet 
se  perde  à  la  poste  ;  et  je  connois  trop  vos  at- 
tentions, voire  exactitude,  pour  supposer  qu'il 
vous  soit  resté.  Mais,  monsieur,  est-il  bien 
sûr  que  les  envois  ne  passent  point  par  quel- 
que autre  main,  en  sortant  des  vôtres,  et  que 
peut-être  ces  misérables  feuilles  n'ont  pas 
quelque  lecteur  à  votre  insu?  Il  y  a  quinze 
jours  que  je  reçus  deux  paquets  consécutive- 
ment, l'un  le  lundi,  l'autre  le  lendemain  ;  et  je 
conjecturai  que  vous  n'aviez  pas  arrangé  ainsi 
cet  envoi.  Si  cela  étoit,  il  seroit  à  croire  qu'un 
paquet  pût  se  perdre  où  les  autres  se  retar- 
dent. 


C'est  à  regret,  monsieur,  que  je  fais  casser 
sous  vos  yeux  ces  minuties  ;  mais  j'y  suis  force 
par  la  'chose  même,  et  il  est  très-sûr  que  l'im- 
porlunité  que  je  vous  cause  me  fait  beaucoup 
plus  de  peine  que  mon  propre  embarras. 

Agréez,  monsieur,  les  assurances  de  mon 
profond  respect. 


A  M.   DE  BASTIDE. 

Le16juini;6a. 

M.  Duclos  vous  aura  dit,  monsieur,  qu'il 
m'envoya  la  semaine  dernière  l'argent  que  vous 
lui  aviez  remis  pour  moi;  et  j'ai  aussi  reçu, 
avant-hier,  le  premier  cahier  de  votre  nouvel 
ouvrage  périodique,  dont  je  vous  fais  mes  re- 
mercîmens(*).  Je  l'ai  lu  avec  plaisir;  cependant 
je  crains  que  le  style  n'en  soit  un  peu  trop  soi- 
gné. S'il  étoit  un  peu  plus  simple,  ne  pensez- 
vous  pas  qu'il  seroit  un  peu  plus  clair?  Une 
longue  lecture  me  paroît  difficile  à  soutenir  sur 
le  ton  que  vous  avez  pris.  Je  crains  aussi  que 
les  petites  lettres  dont  vous  coupez  les  matières 
ne  disent  pas  grand'chose.  Deux  ou  trois  su- 
jets variés,  mais  suivis,  feroient  peut-être  un 
tout  plus  agréable.  Si  je  ne  sais  ce  que  je  dis, 
comme  il  est  probable,  acte  de  mon  zèle,  et 
puis  jetez  mon  papier  au  feu. 

Quand  vous  ferez  imprimer  la  Paix  perpé- 
tuelle, vous  voudrez  bien,  monsieur,  ne  pas 
oublier  de  m'envoyer  les  épreuves.  J'approuve 
fort  le  changement  de  M.  Duclos.  Il  est  très- 
apparent  que  le  public  ne  prendroit  pas  le  mot 
de  secte  dans  le  sens  que  je  l'avois  écrit  ;  au 
reste  ce  sens  peut  être  contre  la  bonne  ac- 
ception du  mot,  mais  il  n'est  pas  contre  mes 
principes. 

il  y  a  une  note  où  je  dis  que,  dans  vingt  ans, 
les  Ânglois  auront  perdu  leur  liberté  :  je  crois 
qu'il  faut  mettre  le  reste  de  leur  liberté  ;  car 
il  y  en  a  d'assez  sots  pour  croire  qu'ils  l'ont  en- 
core. 

Quand  vous  me  demandez  de  vous  ouvrir 
mon  portefeuille,  voulez-vous,  monsieur,  in- 

(*)  j.  F.  de  Bastide,  mort  en  «798,  est  anteur  et  éditeur  de 
près  de  trente  ouvrages,  recueils,  journaux,  romans,  comé- 
dies, etc.,  tous  maintenant  oubliés.  L'ouvrage  périodique  dont 
il  sagit  ici  avoit  pour  titre  :  Le  Monde  comme  H  est  ;  il  na 
duré  que  deux  ans,  et  forme  4  volumes  iu-42.  ti   P. 


ANNÉE  1760. 


313 


suUer  à  ma  misère?  Non;  mais  vous  oubliez 
que  vous  avez  vu  le  fond  du  sac.  Je  vous  salue 
de  tout  mon  cœur. 


A  MADAME  LA  MARECHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Le  20  Juin  1760. 

Voici,  madame,  la  troisième  partie  des 
Lettres.  Je  lâcherai  que  vous  les  ayez  toutes 
au  mois  de  juillet,  et,  puisque  vous  ne  dédai- 
gnez pas  de  les  faire  relier,  je  me  propose  de 
donner  à  cette  copie  le  seul  mérite  que  puisse 
avoir  un  manuscrit  de  cette  espèce,  en  y  insé- 
rant une  petite  addition  qui  ne  sera  pas  dans 
l'imprimé  (*).  Vous  voyez,  madame  la  maré- 
chale, que  je  ne  vous  rends  pas  le  mal  pour  le 
mal  ;  car  je  cherche  à  trouver  quelque  chose 
qui  vous  amuse,  vous  et  M.  le  maréchal  ;  au 
lieu  que  vous  ne  cessez  de  vous  occuper  ici, 
l'un  et  l'autre,  à  me  rendre  ma  solitude  en- 
nuyeuse quand  vous  n'y  êtes  plus. 


A  LA  MÊME. 

Ce  lundi  20  juillet  1760. 

Vous  savez  mes  regrets,  et  vous  me  les  par- 
donnez :  je  ne  me  les  reproche  donc  plus,  et 
l'intérêt  que  vous  y  prenez  me  console  de  ma 
folie.  Mon  pauvre  Turc  n'étoit  qu'un  chien, 
mais  il  m'aimoit;  il  étoit  sensible,  désintéressé, 
d'un  bon  naturel.  Hélas  I  comme  vous  le  dites, 
combien  d'amis  prétendus  ne  le  valoient  pas  ! 
Heureux  même  si  je  retrouvois  ces  avantages 
dans  la  recherche  dont  vous  voulez  bien  vous 
occuper;  mais,  quel  qu'en  soit  le  succès,  j'y 
verrai  toujours  les  soins  de  i'amiiié  la  plus 
précieuse  qui  jamais  ait  flatté  mon  cœur;  et 
cela  seul  dédommage  de  tout.  J'ai  été  plus  ma- 
lade ces  temps  derniers,  j'ai  eu  des  vomisse- 
mens;  mais  je  suis  mieux,  et  il  me  reste  plus 
de  découragement  et  d'ennui  que  de  mal.  Je 
ne  puis  m'occuper  à  rien  :  les  romans  même 
finissent  par  m'ennuyer.  J'ai  voulu  prendre 
Childeric;  il  y  faut  renoncer.  C'en  est  fait, 
je  ne  redonnerai  de  ma  vie  un  seul  coup  de 
plume  ;  mes  vains  efforts  ne  feroient  qu'exciter 

(*)  C'étoieul  le»  Avenlures  de  mylord  Edouard  Bomstom 
dont  II  rcniit  le  manuscrit  à  madame  de  Luxembourg.    M.  V. 


votre  pitié.  Il  ne  me  reste  qu'une  occupation, 
qu'une  consolation  dans  la  vie,  mais  elle  est 
douce,  c'est  de  m'attendrir  en  pensant  à 
vous. 


A   LA  MÊME. 

Le  lundi  as  juillet  1760. 

Votre  lettre,  madame  la  maréchale,  m'a 
tiré  de  la  peine  où  me  tenoient  mille  bruits  po- 
pulair^es,  qui  tous  tendoicnt  à  m'alarmer.  H 
me  paroitra  toujours  bizarre  que  je  me  sois 
donné  des  attachemens  qui  m'intéressent  aux 
nouvelles  publiques  ;  mais,  quoi  qu'il  arrive,  ces 
nouvelles  ne  m'intéresseront  jamais  guère  par 
elles-mêmes,  et  je  me  soucierai  toujours  fort 
peu  du  sort  de  la  Normandie,  quand  M.  le  ma- 
réchal n'y  sera  pas.  Tant  qu'il  y  est,  rien  de 
ce  qui  s'y  passe  ne  peut  m'étre  indifférent  (*). 
Sa  santé,  sa  sûreté,  son  repos,  sa  gloire,  me 
rendent  attentif  à  tout  ce  qui  s'y  rapporte.  C'est 
un  des  inconvéniensinévitablesdansles attache- 
mens inégaux,  qu'on  n'évite  l'ingratitude  que 
par  l'indiscrétion  ;  et  je  n'ai  pas  peur  d'être  ja- 
mais tenté  de  délibérer  sur  cette  alternative, 
lorsqu'il  sera  question  de  vous.  Je  n'ai  offert 
ni  de  suivre  M.  le  maréchal,  ni  de  vous  aller 
voir.  Vous  avez,  là-dessus,  très-bien  dit  à  ma- 
dame du  Deffand  que  je  ne  me  déplaçois  pas 
ainsi.  Vous  avez  bien  raison  ;  ce  seroit  beau- 
coup me  déplacer  que  de  me  croire  quelque 
chose  en  pareilles  circonstances.  En  vous  rap- 
pelant la  lettre  que  je  vous  écrivis  à  l'occasion 
de  Saint-Martin,  je  vous  ai  parlé  pour  toute 
ma  vie,  et  je  vous  la  rappelle  pour  la  dernière 
fois.  Si  jamais  l'attachement  d'un  homme  qui 
n'a  que  du  zèle  pouvoit  vous  être  de  la  moindre 
utilité,  c'est  à  vous  de  vous  en  souvenir. 

J'espère,  madame,  par  ce  que  vous  me  mar- 
quez, que  le  voyage  de  M.  le  maréchal  ne  sera 
pas  de  longue  durée,  et  que  vous  n'irez  pas  à 
Rouen.  Puisque,  dans  le  fort  de  vos  inquiétu- 

(*)  En  1756,  le  maréclial  de  Luxembourg,  gouverneur  de 
Normandie,  s  étoit  rendu,  par  ordre  de  Louis  XV,  i  Rouen  , 
pour  faire  rayer  quelques  arrêts  du  parlement  de  cetie  ville , 
qui  contrarioient  les  volontés  royales,  et  pour  présider  à  l'en- 
registrement des  lettres  patentes  portant  cassation  de  ces  ar- 
rêta. Ces  missions  étoient  totijours  dé»agréable<.  U  paroft  que 
Rousseau  craignoit  que  le  maréchal  n'en  eût  encore  une  de 
celte  nature.  M.  P. 


51*  CORRKSPOiNDAINCE. 

des,  vous  avez  bien  voulu  penser  à  l'abbé  Mo- 
rellet,  j'espère  aussi  que,  quand  elles  seront 
calmées,  vous  voudrez  bien  ne  pas  l'oublier,  et 
que  vous  achèverez  la  bonne  œuvre  que  vous 
avez  si  bien  commencée.  Si  vous  receviez  quel- 
que nouvelle  favorable,  je  vous  supplieroisd'en 
faire  immédiatement  part  à  M.  d'Alembert, 
afin  que  le  pauvre  abbé  en  fût  instruit  plus 
promptement.  Deux  heures  de  peine  de  plus 
ou  de  moins  ne  sont  pas  une  pclite  affiiire  pour 
un  prisonnier,  et,  à  juger  de  son  cœur  par 
le  mien,  le  sentiment  de  vos  bienfaits  lui  doit 
être  trop  cher  pour  ne  pas  le  lui  donner  le  plus 
tôt  qu'il  est  possible. 


A  M. 


Moolmorency,  le  6  septembre  1760, 


A  LA  MÊME. 

Ce  mercredi  6  août. 

Je  suis  chargé,  madame,  par  l'abbé  Morel- 
let  de  vous  témoigner  sa  reconnoissance,  et 
pour  les  soins  que  vous  avez  bien  voulu  pren- 
dre en  sa  faveur,  et  pour  la  bonté  avec  laquelle 
vous  l'avez  reçu.  Il  m'a  écrit  de  la  campagne 
où  il  est,  et  il  m'a  marqué  qu'après  avoir  eu 
l'honneur  de  vous  voir,  il  n'étoit  plus  surpris 
que  vous  fussiez  exceptée  de  mon  renoncement 
au  monde  et  à  ses  pompes  :  ce  sont  ses  termes  ; 
de  sorte  que,  si  l'on  accuse  encore  ma  conduite 
d'être  en  contradiction  avec  mes  principes, 
j'aurai  toujours  une  réponse  assurée  quand  il 
vous  plaira  d'en  faire  les  frais,  très-sùr  d'avoir 
autant  réfuté  de  gens  que  vous  aurez  bien  vou- 
lu recevoir  de  visites.  M.  d'Alembert  me  prie 
aussi  d'être  son  interprète  envers  vous  (*).  Mais 
moi,  qui  ai  tant  de  choses  à  dire,  qui  sera  le 
mien?  mon  silence. 

Je  n'entends  point  parler  du  retour  de  M.  le 
maréchal;  je  vois  bien  qu'il  faut  renoncer  à 
l'espoir  de  vous  voir  cet  été.  Voilà  donc  déjà 
l'hiver  venu,  et  malheureusement  le  printemps 
n'en  est  pas  plus  rapproché  de  nous.  Vos  voya- 
ges en  ce  pays  m'ont  fait  perdre  la  montre 
d'Emile;  le  temps  ne  coule  plus  également 
pour  moi. 

O  I/abbé  UoreUet  fait  un  tout  autre  récit  dans  ses  mémoi- 
res, c'est  d'Alembert  qui  le  fit  sortir,  et  c'est  d'Alembert  qui 
remercia,  etc.  On  ne  répond  à  cela  que  par  un  fail;  c'est  qu'on 
Uentla  lettre  à  la  luarécbale,  d'elle-même.  M.  V, 


Il  y  a  long-temps,  monsieur,  que  je  vous 
dois  une  réponse  et  un  remercîment.  Ce  n'est 
ni  par  oubli,  ni  par  négligence,  que  je  ne  me  suis 
pas  plus  tôt  acquitté  de  ce  devoir.  Mais  vous 
souhaitiez  que  j'entrasse  avec  vous  dans  des  dis- 
cussions qui  demandent  plus  de  temps  que  mes 
occupations  et  la  saison  où  nous  sommes  ne 
m'en  ont  laissé  jusqu'ici.  II  faut  donc  que  vous 
me  permettiez  de  renvoyer  à  un  moment  de 
loisir  la  réponse  raisonnée  que  vous  exigez  de 
moi,  et  que  vous  vous  conlenticz,  quant  à  pré- 
sont, de  mon  remercîment  très-humble  à  l'at- 
tention dont  vous  m'avez  honoré. 

Quoique  je  sois  fort  éloigné  de  faire  cause 
commune  avec  les  philosophes  dont  vous  par- 
lez, je  ne  suis  pas  en  tout  de  votre  avis;  mais 
bien  loin  de  trouver  mauvais  que  vous  ne  soyez 
pas  du  mien,  je  ne  puis  qu'être  sensible  à  la 
manière  obligôanteethonnôtedont  vous  le  com- 
battez. Vous  pensez  trop  bien  ou  trop  mal  do 
moi,  monsieur;  vous  me  croyez  philosophe, 
et  je  ne  le  suis  pas  ;  vous  me  croyez  entêté  de 
mes  sentimens,  et  je  le  suis  encore  moins.  Je 
ne  puis  pas  faire  que  je  croie  ce  que  je  ne  crois 
pas,  et  que  je  ne  croie  pas  ce  que  je  crois; 
mais  ce  que  je  puis,  c'est  de  n'être  point  fâché 
contre  quiconque  n'étant  pas  de  mon  senti- 
ment, dit  le  sien  sans  détour  et  avec  franchise. 

Au  surplus,  je  doute  que  personne  au  monde 
aime  et  respecte  plus  sincèrement  la  religion 
que  moi,  ce  qui  n'empêche  pas  que  je  ne  dé- 
teste et  méprise  ce  que  les  hommes  y  ont  ajouté 
de  barbare,  d'injuste  et  de  pernicieux  à  la  so- 
ciété. Je  ne  renonce  pas  au  plaisir  de  discuter 
plus  au  long  ce  sujet  avec  votis.  En  attendant, 
trouvez  bon,  monsieur,  qu'avec  la  simplicité 
dont  j'use  avec  tout  le  monde,  je  vous  assure 
de  ma  reconnoissance  et  de  mon  respect. 


A   MADAME  LA  MARKCBALE  DE  LUXEHBOUKG. 

Montmorency,  le  6  octobre  1760. 

Vous  savez,  madame,  que  je  ne  vous  remer- 
cie plus  de  rien.  Je  mecontenterois  donc  de  vous 
parler  de  ma  santé  si  elle  n'étoit  assez  bonne 
pour  n'en  rien  duc.  Vous  me  faites  tort  de 


ANiNÉE  17G0. 


315 


croire  que  je  ne  me  soucie  pas  assez  de  me  con- 
server. Vous  et  M.  le  mai  échul  m'avez  rendu 
l'amour  de  la  vie  ;  elle  me  sera  chère  tant  que 
vous  y  prendrez  intérêt.  M.  le  prince  de  Couti 
est  venu  ici  avec  madame  de  Boufflers,  et  je 
n'ignore  pas  à  qui  s'adrcssoit  cette  visite.  Je  ne 
suis  point  surpris  que  l'honneur  de  votre  bien- 
veillance m'en  attire  d'autre  ;  mais  en  voyant 
la  considération  qu'on  me  témoigne,  je  suis  ef- 
frayé dos  dettes  que  je  vous  fais  contracter. 
Les  perdreaux  que  j'ai  reçus  me  confirment 
que  M.  le  maréchal  se  porte  bien,  et  que  vous 
ne  m'oubliez  ni  l'un  ni  l'autre.  Pour  moi,  je  ne 
sais  si  je  dois  être  bien  aise  ou  fâché  d'avoir  si 
peu  de  mérite  à  penser  continuellement  à  vous  ; 
mais  je  sais  bien  qu'il  ne  se  passe  pas  une 
heure  dans  la  journée  où  votre  nom  ne  soit 
prononcé  dans  ma  retraite  avec  attendrisse- 
ment et  respect. 

Votre  copie  n'est  pas  encore  achevée  ;  vous 
ne  sauriez  croire  combien  je  suis  détourné  dans 
cette  saison.  Mais  cependant,  madame,  vous 
aurez  la  sixième  partie  avant  le  -15,  ou  j'aurai 
manqué  de  parole  à  madame  d'Houdetot,  et  je 
tâche  de  n'en  manquer  à  personne. 


à  M.  LE  MARECHAL  DE  LUXEMBOURG. 
Le  7  octo))re  1760. 

Si  j'avois  à  me  fâcher  contre  vous,  monsieur 
le  maréchal,  ce  seroit  de  la  trop  grande  exacti- 
tude à  répondre  à  laquelle  vous  m'avez  accoutu- 
mé, et  qui  fait  que  je  m'alarme  aussitôt  que  vous 
en  manquez.  J'étois  inquiet,  et  je  n'avois  que 
trop  raison  de  l'être.  Madame  la  maréchale 
étoit  malade,  et  je  n'en  savois  rien  I  La  maladie 
de  madame  la  princesse  de  Robeck  vous  tenoit 
en  peine,  et  je  n'en  savois  rien  !  Après  cela, 
pensez-vous  que  je  puisse  être  tranquille  tou- 
tes les  fois  que  vous  tarderez  à  me  répondre? 
Comment  puis-je  alors  éviter  de  me  dire  que, 
si  tout  alloit  bien,  vous  auriez  déjà  répondu? 

Madame  la  maréchale  est  quitte  de  sa  fièvre  : 
mais  ce  n'est  pas  assez;  je  voudrois  bien  ap- 
prendre aussi  qu'elle  est  quitte  de  son  rhume 
et  n'a  plus  besoin  de  garder  le  lit.  Sans  écrire 
vous-même,  faites-moi  marquer,  je  vous  prie, 
par  quelqu'un  de  vos  gens,  comment  elle  se 
trouve.  Il  faut  bien  que  mon  attachement  vous 


coûte  un  peu  de  peine,  quand  il  no  me  laisse 
pas  non  plus  sans  souci. 

I.a  nouvelle  perte  dont  vous  êtes  menacé,  ou 
plutôt  que  vous  avez  déjà  faite,  vous  affligera 
sans  vous  surprendre;  vous  n'avez  que  trop 
eu  le  temps  de  la  pressentir  et  de  vous  y  prépa- 
rer. Après  l'avoir  pleurée  vivante,  vous  devez 
voir  avec  quelque  sorte  de  consolation  le  mo- 
ment qui  terminera  ses  langueurs.  Vivre  pour 
souffrir  n'est  pas  un  sort  désirable;  mais  ce 
qui  est  désirable  et  rare  est  de  porter  jusqu'à 
la  fin  de  ses  peines  la  sécurité  qui  les  adoucit; 
elle  cessera  de  souffrir  sans  avoir  eu  l'effroi  de 
cesser  de  vivre.  Tandis  qu'elle  est  dans  cet  état 
paisible ,  mais  sans  ressource ,  le  meilleur 
souhait  qui  me  reste  à  faire  pour  vous  et  pour 
elle  est  de  vous  savoir  bientôt  délivré  du  senti- 
ment de  ses  maux. 


A  H.   DELALIVE. 

Le  7  octobre  1760. 

J'étois  occupé,  monsieur,  au  moment  que  je 
reçus  votre  présent  (*),  à  un  travail  qui  ne 
pouvoit  se  remettre,  et  qui  m'empêcha  de  vous 
en  remercier  sur-le-champ.  Je  l'ai  reçu  avec  le 
plaisir  et  la  reconnoissance  que  me  donnent 
tous  les  témoignages  de  votre  souvenir. 

Venez,  monsieur,  quand  il  vous  plaira,  voir 
ma  retraite  ornée  de  vos  bienfaits  ;  ce  sera  les 
augmenter,  et  les  momens  que  vous  aurez  à 
perdre  ne  seront  point  perdus  pour  moi.  Quant 
au  scrupule  de  me  distraire,  n'en  ayez  point. 
Grâces  au  ciel,  j'ai  quitté  la  plume  pour  ne  la 
plus  reprendre  ;  du  moins  l'unique  emploi  que 
j'en  fais  désormais  craint  peu  les  distractions. 
Que  n'ai-je  été  toujours  aussi  sage  !  je  serois 
aimé  des  bonnes  gens,  et  ne  serois  point  connu 
des  autres.  Rentré  dans  l'obscurité  qui  me  con- 
vient ,  je  la  trouverai  toujours  honorable  et 
douce,  si  je  n'y  suis  point  oublié  de  vous. 


A  MADAME  DE  BOUFFLERS. 

Montmorency,  le  7  octobre  1760. 

Recevez  mes  justes  plaintes,  madame: j'ai 
reçu  de  la  part  de  monsieur  le  prince  de  ConCi 

(')  Une  collection  de  gravures. 


516 


CORRESPONDANCE. 


un  second  présont  de  gibier,  dont  sûrement 
vous  êtes  complice,  quoique  vous  sussiez  qu'a- 
près avoir  reçu  le  premierj'avois  résolu  de  n'en 
plus  accepter  d'autre.  Mais  S.  A.  S.  a  fait  ajou- 
ter dans  la  lettre  que  ce  gibier  avoit  été  tué  de 
sa  main  ;  et  j'ai  cru  ne  pouvoir  refuser  ce  se- 
cond acte  de  respect  à  une  attention  si  flatteuse. 
Deux  fois  je  n'ai  songé  qu'à  ce  que  je  devois 
au  prince;  il  sera  juste,  à  la  troisième,  que  je 
songe  à  ce  que  je  me  dois. 

Je  suis  vivement  touché  des  témoignages 
d'estime  et  de  bonté  dont  m'a  honoré  S.  A., 
et  auxquels  j'aurois  le  moins  dû  m'attendre.  Je 
sais  respecter  le  mérite  jusque  dans  les  princes, 
d'autant  plus  que,  quand  ils  en  ont,  il  faut 
qu'ils  en  aient  plus  que  les  autres  hommes.  Je 
n'ai  rien  vu  de  lui  qui  ne  soit  selon  mon  cœur, 
excepté  son  titre  ;  encore  sa  personne  m'attire- 
l-elle  plus  que  son  rang  ne  me  repousse.  Mais, 
madame,  avec  tout  cela,  je  n'enfreindrai  plus 
mes  maximes,  même  pour  lui.  Je  leur  dois 
peut-être  en  partie  l'honneur  qu'il  m'a  fait; 
c'est  encore  une  raison  pour  qu'elles  me  soient 
toujours  chères.  Si  je  pensois  comme  un  autre, 
eût-il  daigné  me  venir  voir?  Hé  bien  !  J'aime 
mieux  sa  conversation  que  ses  dons. 

Ces  dons  ne  sont  que  du  gibier,  j'en  conviens  ; 
mais  qu'importe?  ils  n'en  sont  que  d'un  plus 
grand  prix,  et  je  n'y  vois  que  mieux  la  con- 
trainte dont  on  use  pour  me  les  faire  accepter. 
Selon  moi,  rien  de  ce  que  Ton  reçoit  n'est  sans 
conséquence.  Quand  on  commence  par  accepter 
quelque  chose,  bientôt  on  ne  refuse  plus  rien. 
Sitôt  qu'on  reçoit  tout,  bientôt  on  demande,  et 
quiconque  en  vient  à  demander  fait  bientôt 
tout  ce  qu'il  faut  pour  obtenir.  La  gradation 
me  paroît  inévitable.  Or,  madame,  quoi  qu'il 
arrive,  je  n'en  veux  pas  venir  là. 

Il  est  vrai  que  M.  le  maréchal  de  Luxem- 
bourg m'envoie  du  gibier  de  sa  chasse,  et  que 
je  l'accepte.  Je  suis  bien  heureux  qu'il  ne  m'en- 
voie rien  de  plus,  carj'auroishontederien  refu- 
ser de  sa  main.  Mais  je  suis  très-sûr  qu'il  m'aime 
trop  pour  abuser  de  ses  droits  sur  mon  cœur,et 
pour  avilir  toute  la  pureté  de  mon  attachement 
pour  lui.  M.  le  maréchal  de  Luxembourg  est 
avec  moi  dans  un  cas  unique.  Madame,  je  suis 
à  lui  ;  il  peut  disposer  comme  il  lui  plaît  de 
son  bien. 

Voilà  une  bien  grande  lettre  employée  à  ne 


vous  parler  que  de  moi  :  mais  je  crois  que  voua 
ne  vous  tromperez  pas  à  ce  langage;  et  si  jo 
vous  fais  mon  apologie  avec  tant  d'inquiétude, 
vous  en  verrez  aisément  la  raison  (*). 


A   M.    LE  CHEVALIER   DE   LORENZI. 
Montmorency,  le  31  octobre  <760. 

Je  prévis  bien,  cher  chevalier,  que  le  mau- 
vais temps  VOUS  empêcheroit  de  venir  lundi 
dernier,  comme  vous  me  l'aviez  marqué,  et 
je  fus  plus  fâché  qu'alarmé  de  ne  vous  pas  voir 
arriver.  Je  n'aurois  même  goûté  qu'à  demi  le 
plaisir  de  passer  une  heure  ou  deux  avec  vous  ; 
car  j'étois  malade  et  insociable.  Je  suis  rétabli, 
ou  à  peu  près;  mais  je  ne  sais  si  l'hiver,  qui 
s'avance  en  manteau  fourré  de  neige,  me 
laissera  recouvrer  le  plaisir  perdu  aussitôt  que 
la  santé.  Quoi  qu'il  en  soit,  que  je  vous  re- 
voie ou  non,  je  pourrai  passer  des  moniens 
moins  agréables;  mais  je  n'en  penserai  pas 
moins  à  vous,  et  ne  vous  en  aimerai  pas  moins. 
Je  sens  que  je  me  suis  attaché  à  vous  sûrement 
plus  que  vous  ne  pensez  et  plus  que  je  n'ai  d  a- 
bord  pensé  moi-même.  J'en  juge  par  le  plaisir 
sensible  et  vrai  que  j'éprouve  quand  je  vous 
vois.  Je  ne  suis  pas  recherchant,  il  est  vrai  ;  et 
mon  cœur  est  usé  pour  l'amitié  :  je  laisse  venir 
ceux  qui  viennent,  et  s'en  aller  ceux  qui  s'en 
vont;  mais  j'aime  encore  à  être  aimé.  Quand 
on  me  convient  autant  que  vous,  je  ne  demeure 
guère  en  reste  ;  et  si  je  ne  suis  pas  le  premier 
à  mettre  ma  mise,  je  ne  le  suis  pas  non  plus  à 
la  retirer. 

Je  vous  remercierois  davantage  d'avoir  fait 
ma  commission  avec  tant  d'exactitude,  si  vous 


(*)  N'oublions  pas  que  dans  ses  Confessions  (livre  x,  p.  287) 
Rousseau  se  reproche  vivement  d'avoir  écrit  cette  lettre , 
comme  annonçant  moins  la  délicatesse  d'un  homme  fier  gui 
veut  conserver  sonindépendance,  que  la  rusticité  d'un  mal 
appris  qui  se  méconnoU.  —  A  l'occasion  de  la  visite  que  le 
prince  de  Conti  lui  lit  à  Mont-Louis ,  et  dont  le  récit  est  ter- 
miné par  ce  passage  des  Confessions,  nous  eussions  pu  rap- 
peler un  trait  de  notre  auteur  rapporté  par  Chamfort,  et  assez 
caractéristique  pour  mériter  d'être  conservé.  Ne  l'ayant  pax 
fait,  nous  pouvons  au  moins  lui  donner  place  ici. 

u  Ondisoit  à  J,-J.  Rousseau  qui  avoitgagné plusieurs  parties 
d'échecs  au  prince  de  Couti,  qu'il  ne  lui  avoit  pas  fait  sa  cour, 
et  qu'il  falloit  lui  en  laisser  gagner  quelques-unes.  Comment  ! 
dit-il,  je  lui  donne  la  tour.  >■  (Chamfout  (Caractères  et  anec- 
dotes. )  G«  P. 


ANNÉE  1760. 


317 


ne  l'aviez  fuite  aussi  avec  une  magnificence  qui 
m'effraie.  Je  soupçonne,  par  cet  essai,  que  vous 
n'êtes  pas  fort  propre  à  être  un  commissionnaire 
de  copiste.  Dépêchez-vous  bien  vite  de  m'en- 
voyer  mon  mémoire,  afin  que  je  sache  à  quoi 
men  tenir,  et  que  je  m'arrange  pourécorchor 
les  pratiques  de  manière  à  me  payer  bientôt  de 
toute  cette  profusion. 

La  Julie  s'avance,  et  je  commence  à  espérer 
que,  si  les  glaces  ne  ferment  pas  les  canaux  de 
bonne  heure,  elle  pourra  paroître  ici  cet  hiver. 
Vous  avez  pris  tant  d'intérêt  aux  sujets  d'estam- 
pes, que  vous  apprendrez  avec  plaisir  qu'ils 
seront  exécutés;  j'ai  vu  les  premiers  dessins  : 
j'en  suis  très-content,  et  l'on  en  grave  actuelle- 
ment les  planches.  Ce  n'est  pas  mon  libraire 
qui  a  fait  cette  entreprise  ;  c'est  un  M.  Coindet, 
mon  compatriote,  homme  de  goût,  qui  aime 
les  arts,  et  qui  s'y  connoît.  11  a  choisi  d'excel- 
lens  artistes,  et  l'ouvrage  sera  fait  avec  le  plus 
grand  soin  :  cela  fera,  ce  me  semble,  un  des 
plus  agréables  recueils  d'estampes  qu'on  ait  vus 
depuis  long-temps  ;  et  je  ne  doute  pas  que,  s'il 
y  avoit  quelque  succès  à  espérer  pour  le  livre, 
elles  n'y  pussent  contribuer  beaucoup  :  le  mal- 
heur  est  qu'elles  se  débiteront  séparément. 
Adieu,  cher  chevalier.  Je  vous  parle  de  mes 
affaires  parce  que  je  pense  à  moi  première- 
ment :  mais  c'est  à  vous  que  j'en  parle;  voyez 
quelle  conclusion  vous  devez  tirer  de  là. 


A  M.    «" 

Montmorency.  .     .  .  1760. 

Le  mol  propre  me  vient  rarement,  et  je  ne 
le  regrette  guère  en  écrivante  des  lecteurs  aussi 
clairvoyans  que  vous.  La  préface  (*)  est  impri- 
mée, ainsi  je  n'y  puis  plus  rien  changer.  Je  lai 
déjà  cousue  à  la  première  partie;  je  l'en  déta- 
cherai pour  vous  l'envoyer,  si  vous  voulez; 
mais  elle  ne  contient  rien  dont  je  ne  vous  aie 
déjà  dit  ou  écrit  la  substance;  et  j'espère  que 
vous  ne  tarderez  pas  à  l'avoir  avec  le  livre 
même;  car  il  est  en  route.  Malheureusement 
mes  exemplaires  ne  viennent  qu'avec  ceux  du 
libraire.  J'espère  pourtant  faire  en  sorte  que 
vous  ayez  le  vôtre  avant  que  le  livre  soit 
public. 


Comme  cette  préface  n'est  que  l'abrégé  de 
celle  dont  je  vous  ai  parlé,  je  persiste  dans  la 
pensée  de  donner  celle-ci  à  part  ;  mais  j'y  dis 
trop  de  bien  et  trop  de  mal  du  livre  pour  la 
donner  d'avance;  il  faut  lui  laisser  faire  son 
effet,  bon  ou  mauvais,  de  lui-même,  et  puis  la 
donner  après. 

Quant  aux  aventures  d'Edouard,  il  seroit 
trop  tard,  puisque  le  livre  est  imprimé  :  d'ail- 
leurs, craignant  de  succomber  à  la  tentation, 
j'en  ai  jeté  les  cahiers  au  feu,  et  il  n'en  reste 
qu'un  court  extrait  que  j'en  ai  fait  pour  ma- 
dame la  maréchale  de  Luxembourg,  et  qui  est 
entre  ses  mains. 

A  l'égard  de  ce  que  vous  me  dites  de  Wol- 
mar,  et  du  danger  qu'il  peut  faire  courir  à  l'é- 
diteur, cela  ne  m'effraie  point;  je  suis  sûr  qu'on 
ne  m'inquiétera  jamais  justement,  et  c'est  une 
folie  de  vouloir  se  précautionner  contre  l'injus- 
tice. Il  reste  là-dessus  d'importantes  vérités  à 
dire,  et  qui  doivent  être  dites  par  un  croyant. 
Je  serai  ce  croyant-là  ;  et  si  je  n'ai  pas  le  talent 
nécessaire,  j'aurai  du  moins  l'intrépidité.  A 
Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  ébranler  cet  arbre 
sacré  que  je  respecte,  et  que  je  voudrois  cimen- 
ter de  mon  sang  !  Mais  j'en  voudrois  bien  ôter 
les  branches  qu'on  y  a  greffées,  et  qui  portent 
de  si  mauvais  fruits. 

Quoique  je  n'aie  plus  reçu  de  nouvelles  de 
mon  libraire  depuis  la  dernière  feuille,  je  crois 
son  envoi  en  route,  et  j'estime  qu'il  arrivera  à 
Paris  vers  Noël.  Au  reste,  si  vous  n'êtes  pas  hon- 
teux d'aimer  cet  ouvrage,je  ne  vois  pas  pourquoi 
vous  vous  abstiendriez  de  dire  que  vous  l'avez 
lu,  puisque  cela  ne  peut  que  favoriser  le  débit. 
Pour  moi,  j'ai  gardé  le  secret  que  nous  nous 
sommes  promis  mutuellement;  mais  si  vous 
me  permettez  de  le  rompre,  j'aurai  grand  soin 
de  me  vanter  de  votre  approbation  (*). 

Un  jeune  Genevois  {") ,  qui  a  du  goût  pour  les 
beaux-arts,  a  entrepris  de  faire  graver,  pour 
ce  livre,  un  recueil  d'estampes  dont  je  lui  ai 
donné  les  sujets  :  comme  elles  ne  peuvent  êire 
prêtes  à  temps  pour  paroître  avec  le  livre,  elles 
se  débiteront  à  part. 

(*)  On  croit  que  cette  lettre  ét«>it  adressée  k  Ducio*. 
(")  H.  Coindet,  qui  étoit  commis  chez  MM.  Thélinton  «t 
Necker. 


(')  Celle  de  la  Nouvelle  Béloite. 


G.  P. 


5i8  CORRKSPONDANCE 

A  U.   LE  CHEVALIER  DE   LOREISZI. 
Montmorency,  le  S  novembre  1760. 


Vous  allez  à  Versailles,  mon  cher  chevalier; 
j'en  suis  charmé,  et  je  ne  me  croirai  pas  tout- 
à-fait  absent  des   personnes  que  vous  allez 
voir,  tant  que  vous  serez  auprès  d'elles.  Je  vous 
envierois  de  semblables  voyages  en  pareille  oc- 
casion, s'il   ne  falloit  vous  envier  en  même 
temps  votre  élat,  qui  vous  les  rend  convena- 
bles; et  chacun  doit  être  content  du  sien.  Allez 
donc,  cher  chevalier;  faites  un  bon  voyage  : 
parlez  de  moi,  parlez  pour  moi.  Vousconnois- 
sez  mes  sentimens,  vous  direz  mieux  que  je  ne 
dirois;  un  ami  vaut  mieux  qtie  soi-même  en 
mille  occasions,  et  surtout  en  celle-là.  Ne  man- 
quez pas,  à  votre  retour,  de  me  donner  am- 
plement des  nouvelles  ;  il  y  a  très-long-temps 
que  je  n'en  ai  aucune  d'aucun  côté  ;  la  voiture 
aux  provisions  est  venue  (')  que  j'étois  malade, 
et  je  n'en  ai  rien  su.  J'ai  envoyé,  le  ^  6  du  mois 
dernier,  un  paquet  à  madame  la  maréchale; 
je  n'ai  aucun  avis  de  la  réception. 

Vous  ne  me  soupçonnez  pas,  je  pense, 
d'être  insensible  au  souvenir  de  madame  de 
Boufflers;  ou  je  me  trompe  fort,  ou  vous  êtes 
bien  sûr  que  je  ne  pécherai  jamais  envers  elle 
par  ce  côté-là  :  mais  quand  vous  voulez  que  je 
lui  écrive,  nous  sommes  loin  de  compte  :  j'ai 
bien  de  la  peine  à  répondre  à  ceux  qui  m'écri- 
vent, ce  n'est  pas  pour  écrire  à  ceux  qui  ne  me 
répondent  point.  D'ailleurs  je  trouve  bien 
mieux  mon  compte  à  penser  à  elle  qu'à  lui 
écrire  ;  car  en  moi-même  je  lui  dis  tout  ce  qu'il 
me  plaît  ;  et,  en  lui  écrivant,  il  ne  faut  lui  dire 
que  ce  qui  convient.  Considérez  encore  que  les 
devoirs  et  les  soins  changent  selon  les  états. 
Vous  autres  gens  du  monde,  qui  ne  savez  que 
faire  de  votre  temps,  êtes  trop  heureux  d'avoir 
des  lettres  à  écrire  pour  vous  amuser;  mais 
quand  un  pauvre  copiste  a  passé  la  journée  à 
son  travail,  il  ne  s'en  délasse  point  à  écrire  des 
lettres  ;  il  faut  qu'il  quitte  la  plume  et  le  papier. 
Kn  générai,  je  suis  convaincu  qu'un  homme 

OLemot  PENDANT  est  vraisemblablement  omis.  —  C'est 
l'observation  qu  ont  faite  sur  ce  passage  tous  les  précédents 
éditeurs,  comme  pour  relever  sans  cloule  une  erreur  de  Rous- 
sean  dans  celte  omission.  Mais  cette  omission  ne  Ta-t-il  pas 
plnlôt  faite  a  dessein,  faisant  ainsi  passer  dans  le  style  épisto- 
laire  cette  locution  d'usage  dans  la  conversation  :  vous  vien- 
drez que  je  n'y  serai  pa$?  G,  P. 


sage  ne  doit  jamais  former  de  liaisons  dans  des 
conditions  fort  au-dessus  de  la  sienne;  car, 
quelque  convenance  d'humeur  et  de  caractère, 
quelque  sincérité  d'attachement  qu'il  y  trouve, 
il  en  résulte  toujours  dans  sa  manière  de  vivre 
une  multitude  d'inconvéniens  secrets  qu'il  sent 
tous  les  jours,  qu'il  ne  peut  dire  à  personne, 
et  que  personne  ne  peut  deviner.  Pour  moi,  à 
Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  jamais  rompre  des 
allachemens  qui  font  le  bonheur  de  ma  vie,  et 
qui  me  deviennent  plus  chers  de  jour  en  jour. 
Mais  j'ai  bien  résolu  d'en  retrancher  tout  ce  qui 
me  rapproche  d'une  société  générale  pour  la- 
quelle je  ne  suis  point  fait.  Je  vivrai  pour  ceux 
qui  m'aiment,  et  ne  vivrai  que  pour  eux. 
Je  ne  veux  plus  que  les  indifférons  me  volent 
un  seul  moment  de  ma  vie  ;  je  sais  bien  à  quoi 
l'employer  sans  eux. 

L'explication  que  vous  m'avez  donnée  au 
sujet  du  papier  ne  vous  justifie  pas  tout-à-fait 
de  la  profusion  dont  je  vous   accuse  :  mais 
comme  j'aurai  peu  d'argent  à  débourser,  grâce 
à  l'attention  de  M.  le  prince  de  Conti,  je  ne  me 
plains  pas  beaucoup  d'une  dépense  que  je  ne 
dois  payer  qu'on  chansons.  Afin  donc  de  n'être 
pas  chargé  d'un  dépôt,  je  prendrai  le  papier 
pour  mon  compte  ;  au  moyen  de  quoi  je  taxerai 
ma  copie  comme  si  j'avois  fourni  le  papier,  et 
nous  déduirons  sur  le  paiememt  trente-trois 
livres  avancées  par  son  altesse.  Quant  à  vous, 
je  consens  à  ne  vous  rembourser  les  neuf  francs 
qu'à  notre  première  entrevue  ;  mais  je  voudrois 
bien  ne  pas  les  garder  trop  long-temps.  Je  dois 
vous  dire  encore  que  le  grand  papier  destiné  à 
la  copie  du  manuscrit  a  été  un  peu  limé  par 
le  dos  dans  la  voiture;  ce  qui  peut  rendre  la 
reliure  plus  difficile  et  moins  solide  :  d'ailleurs 
la  forme  m'en  paroît  bien  grande  pour  être 
employée  dans  toute  sa  grandeur.  Ne  convien- 
droit-il  pasde  le  plier  en  deux  pour  lui  donner 
un  format  in-4'',  à  peu  près  comme  celui  du 
manuscrit?  De  cette  manière  la  limure  ne  seroit 
plus  au  dos,  mais  sur  la  tranche,  et  cela  s'en 
iroit  en  le  reliant.  Vous  pourrez  là-dessus  sa- 
voir à  loisir  les  intentions  du  prince  ;  car  j'ai 
commencé  par  la  musique,  et  je  ne  prendrai  le 
manuscrit  que  quand  elle  sera  faite.  Adieu, 
cher  chevalier.  Je  ne  vous  dirai  plus  que  je 
vous  aime  de  tout  mon  cœur;  mais  si  jamais 
je  cesse,  quod  absit,  alors  je  vous  le  dirai. 


ANNÉK  17G0. 


319 


P.  S.  Je  connois  un  traité  do  l'éducation  mé- 
dicinale des  enfans,  et  j'ai  trouvé  ce  litre  si 
béte,  que  je  n'ai  pas  daigné  lire  l'ouvrage:  mais 
que  celui  dont  vous  parlez  soit  celui-là  ou  un 
autre,  s'il  vous  lomboit  aisément  sous  la  main, 
je  ne  serois  pas  fâché  de  le  parcourir,  sinon, 
nous  pouvons  le  laisser  là.  Adieu  :  le  reste  pour 
une  autre  fois. 

«  Scriptus  et  in  tergo.  necdùci  iinitus,  Orestes.  « 


A  M.  DE  MALESHI.RBES. 


Montmorency,  le  17  novembre  f760. 


Je  vois,  monsieur,  par  la  réponse  dont  vous 
m'avez  honoré,  que  j'ai  commis,  sans  le  savoir, 
une  indiscrétion  pour  laquelle  je  vous  dois , 
avec  mes  humbles  excuses,  ma  justification, 
autant  qu'il  est  possible.  Prenant  donc  la  dis- 
cussion dans  laquelle  vous  voulez  bien  entrer 
avec  moi  comme  une  permission  d"y  entrer  à 
mon  tour,  j'userai  de  cette  liberté  pour  vous 
exposer  les  raisons  de  mon  sentiment,  que 
j'estimcrois  être  aussi  le  vôtre,  sur  l'affaire  en 
question. 

Je  remarquerai  d'abord  qu'il  y  a  sur  le  droit 
dos  gens  beaucoup  de  maximes  incontestées, 
lesquelles  sont  pourtant  et  seront  toujours  vai- 
nes et  sans  effet  dans  la  pratique,  parce  qu'elles 
portent  sur  une  égalité  supposée  entre  les 
états  comme  entre  les  hommes  ;  principe  qui 
n'est  vrai,  pour  les  premiers,  ni  de  leur  gran- 
deur, ni  de  leur  forme,  ni  par  conséquent  du 
droit  relatif  des  sujets,  qui  dérive  de  l'une  et 
do  l'autre.  Le  droit  naturel  est  le  môme  pour 
tous  les  hommes,  qui  tous  ont  reçu  de  la  na- 
ture une  mesure  commune  ,  et  des  bornes 
qu'ils  ne  peuvent  passer;  mais  le  droit  dos 
gens,  tenant  à  des  mesures  d'institutions  hu- 
maines et  qui  n'ont  point  de  terme  absolu , 
varie  et  doit  varier  de  nation  à  nation.  Les 
grands  états  en  imposent  aux  petits  et  s'en  font 
i-especter;  cependant  ils  ont  besoin  d'eux  et  plus 
besoin  peut-être  que  les  petits  n'ont  des  grands. 
Il  faut  donc  qu'ils  leur  cèdent  quelque  chose  en 
équivalent  de  ce  qu'ils  en  exigent.  Les  avati- 
tiiçres  pris  en  détail  ne  sont  pas  égaux,  mais 
ils  se  compensent  ;  et  de  là  naît  le  vrai  droit  des 
{'ons,  établi  non  dans  les  livres,  mais  entre  les 
hommes.  Les  uns  ont  pour  eux  les  honneur?. 


le  rang,  la  puissance;  les  autres,  le  profit 
ignoble,  et  la  petite  utilité.  Quand  les  grands 
états  voudront  avoir  à  eux  seuls  leurs  avanta- 
ges, et  partager  ceux  des  petits,  ils  voudront 
une  chose  impossible  ;  et,  quoi  qu'ils  fassent, 
ils  ne  parviendront  jamais  à  établir  dans  les 
petites  choses  cette  parité  qu'ils  ne  souffrent 
pas  dans  les  grandes. 

Les  différences  qui  naissent  de  la  nature  du 
gouvernement  ne  modifient  pas  moins  nécessai- 
rement iesdroits  respectifs  des  sujets.  La  liberté 
de  la  presse,  établie  en  Hollande ,  exige  dans 
la  police  de  la  librairie  des  réglemens  différens 
de  ceux  qu'on  lui  donne  en  France,  où  cette 
liberté  n'a  ni  nepeut  avoir  lieu.  Et  si  l'on  vouloit, 
par  des  traités  de  puissance  à  puissance,  établir 
une  police  uniforme  et  les  mêmes  réglemens 
sur  cette  matière  entre  les  deux  états,  ces 
traités  seroient  bientôt  sans  effet ,  ou  l'un  des 
deux  gouvernemens  changeroit  de  forme,  at- 
tendu que  dans  tout  pays  il  n'y  a  jamais  de  lois 
observées  que  celles  qui  tiennent  à  la  nature  du 
gouvernement. 

Le  débit  de  la  librairie  est  prodigieux  en 
France ,  presque  aussi  grand  que  dans  le  reste 
de  l'Europe  entière.  En  Hollande,  il  est  presque 
nul.  Au  contraire,  il  s'imprime  proportionnelle- 
ment plus  de  livres  en  Hollande  qu'en  France. 
Ainsi  l'on  pourroit  dire,  à  quelque  égard,  que 
la  consommation  est  en  France,  et  la  fiibrica- 
tion  en  Hollande,  quand  même  la  France  en- 
verroitcn  Hollande  plus  de  livres  qu'elle  n'en 
reçoit  du  même  pays;  parce  que,  oîi  le  Fran- 
çois est  consommateur,  le  Hollandois  n'est  que 
facteur;  la  France  reçoit  pour  elle  seule;  la 
Hollande  reçoit  pour  autrui.  Tel  est,  entre  les 
deux  puissances,  l'état  relatif  de  cette  partie 
du  commerce  ;  et  cet  état,  forcé  par  les  deux 
constitutions,  reviendra  toujours,  malgré  qu'on 
en  ait.  J'entends  bien  que  le  gouvernement  do 
France  voudroit  que  la  fabrique  Çùl  où  est  la 
consommation  :  mais  cela  ne  se  peut,  et  c'est 
lui-même  qui  l'empêche  par  la  rigueur  de  la 
censure.  H  ne  sauroit,  quand  il  le  voudroit, 
adoucir  cette  rigueur;  car  un  gouvernement 
qui  peut  tout  ne  peut  pas  s'ôter  à  lui-même  les 
chaînes  qu'il  est  forcé  de  se  donner  pour  con- 
tinuer de  tout  pouvoir.  Si  les  avantages  de  la 
puissance  arbitraire  sont  grands,  un  pouvoir 
modéré  a  aussi  les  siens,  qui  ne  sont  pas  moin- 


520 


CORRESPONDANCE 


drcs  :  c'est  de  faire,  sans  inconvénient,  tout  ce 
qui  est  utile  à  la  nation. 

Suivant  une  des  maximes  du  gouvernement 
de  France,  il  y  a  beaucoup  de  choses  qu'on  ne 
doit  pas  permettre,  et  qu'il  convient  de  tolé- 
rer :  d'où  il  suit  qu'on  peut  et  qu'on  doit  souf- 
frir l'entrée  d'un  tel  livre  dont  on  ne  doit  pas 
souffrir  l'impression.  Et,  en  effet,  sans  cela,  la 
France,  réduite  presque  à  sa  seule  littérature, 
fcroit  scission  avec  le  corps  de  la  république 
des  lettres,  retomberoit  bientôt  dans  la  bar- 
barie ,  et  perdroit  même  d'autres  branches  de 
commerce  auxquelles  celle-là  sert  de  contre- 
poids. Mais  quand  un  livre  imprimé  en  Hol- 
lande parce  qu'il  n'a  pu  ni  dû  être  imprimé  en 
France,  y  est  pourtant  réimprimé,  le  gouver- 
nement pèche  alors  contre  ses  propres  maxi- 
mes, et  se  met  en  contradiction  avec  lui-même. 
J'ajoute  que  la  parité  dont  il  s'autorise  est  illu- 
soire ;  et  la  conséquence  qu'il  en  tire,  quoique 
juste,  n'est  pas  équitable;  car,  comme  on  im- 
prime en  France  pour  la  France ,  et  en  Hol- 
lande encore  pour  la  France,  et  comme  on  ne 
laisse  pas  entrer  dans  le  royaume  les  éditions 
contrefaites  sur  celles  du  pays,  la  réimpres- 
sion ,  faite  en  Hollande,  d'un  livre  imprime 
eu  France  fait  peu  de  tort  au  libraire  françois  ; 
et  la  réimpression,  faite  en  France,  d'un  livre 
imprimé  en  Hollande,  ruine  le  libraire  hollan- 
dois.  Si  cette  considération  ne  touche  pas  le 
gouvernement  de  France,  elle  touche  le  gou- 
vernement de  Hollande,  et  il  saura  bien  la  faire 
valoir,  si  jamais  le  premier  lui  propose  de 
mettre  la  chose  au  pair. 

Je  sais  trop  bien ,  monsieur,  à  qui  je  parle 
pour  entrer  avec  vous  dans  un  détail  de  con- 
séquences et  d'applications.  Le  magistrat  et 
l'homme  d'état  versé  dans  ces  matières  n'a  pas 
besoin  des  éclaircissemens  qui  seroient  néces- 
saires à  un  homme  privé.  Mais  voici  une  ob- 
servation plus  directe,  et  qui  me  rapproche  du 
cas  particulier.  Lorsqu'un  libraire  hollandois 
commerce  avec  un  libraire  françois,  comme  ils 
liisent,  en  change,  c'est-à-dire  lorsqu'il  re- 
çoit le  paiement  de  ses  livres  en  livres,  alors  le 
profit  est  double  et  commun  entre  eux;  et, 
aux  frais  du  transport  près,  l'effet  est  absolu- 
ment le  même  que  si  les  livres  qu'ils  s'envoient 
réciproquement  étoient  imprimés  dans  les  lieux 
où  ilr.  se  débitent.  C'est  ainsi  que  Rey  a  traité 


ci-devant  avec  Pissot  et  avec  Durand  de  ce  qu'il 
a  imprimé  pour  moi  jusqu'ici.  De  plus,  le  li- 
braire hollandois ,  qui  craint  la  contrefaction, 
se  met  à  couvert,  et  traite  avec  le  libraire  fran- 
çois de  manière  que  celui-ci  se  charge ,  à 
ses  périls  et  risques,  du  débit  des  exemplaires 
qu'il  reçoit ,  et  dont  le  nombre  est  convenu 
entre  eux.  C'est  encore  ainsi  que  Rey  a  négocié 
pour  la  Julie.  Il  met  son  correspondant  fran- 
çois en  son  lieu  et  place  ;  et  suivant,  sans  le 
savoir,  le  conseil  que  vous  avez  bien  voulu  me 
donner  pour  lui,  il  lui  envoie  à  la  fois  la  moitié 
de  son  édition.  Par  ce  moyen,  la  contrefaction, 
si  elle  a  lieu,  ne  nuira  point  au  libraire  d'Am- 
sterdam, mais  au  libraire  de  Paris,  qui  lui  est 
substitué.  Ce  sera  un  libraire  françois  qui  en 
ruinera  un  autre;  ou  ce  seront  deux  libraires 
françois  qui  s'entre-ruineront  mutuellement. 

De  tout  ceci  se  déduisent  seulement  les  rai- 
sons qui  me  portoienl  à  croire  que  vous  ne  per- 
mettiez point  qu'on  réimprimât  en  France, 
contre  le  gré  du  premier  éditeur,  un  livre  im- 
primé d'abord  en  Hollande.  Il  me  reste  à  vous 
exposer  celles  qui  m'empêchent  et  de  consentir 
à  cette  réimpression  et  d'en  accepter  aucun  bé- 
néfice, si  elle  se  fait  malgré  moi.  Vous  dites, 
monsieur,  que  je  ne  dois  point  me  croire  lié 
par  l'engagement  que  j'ai  pris  avec  le  libraire 
hollandois,  parce  que  je  n'ai  pu  lui  céder  que 
ce  que  j'avois,  et  que  je  n'avois  pas  le  droit 
d'empêcher  les  libraires  de  Paris  de  copier  ou 
contrefaire  son  édition.  Mais  équitablement  je 
ne  puis  tirer  de  là  qu'une  conséquence  à  ma 
charge  ;  car  j'ai  traité  avec  le  libraire  sur  le 
pied  de  la  valeur  que  je  donnois  à  ce  que  je  lui 
ai  cédé.  Or,  il  se  trouve  qu'au  lieu  de  lui  vendre 
un  droit  que  j'avois  réellement,  je  lui  ai  vendu 
seulement  un  droit  que  je  croyois  avoir.  Si 
donc  ce  droit  se  trouve  moindre  que  je  n'avois 
cru,  il  est  clair  que,  loin  de  tirer  du  profit  de 
mon  erreur,  je  lui  dois  le  dédommagement  du 
préjudice  qu'il  en  peut  souffrir. 

Si  je  recevois  derechef  d'un  libraire  de  Paris 
le  bénéfice  que  j'ai  déjà  reçu  de  celui  d'Amster- 
dam, j'aurois  vendu  mon  manuscrit  deux  fois  ; 
et  comment  aurois-je  ce  droit  de  l'aveu  de  celui 
avec  qui  j'ai  traité,  puisqu'il  m'a  disputé  même 
le  droit  de  faire  une  édition  générale  et  uniqu(> 
de  mes  écrits,  revus  et  augmentés  de  nouvelles 
pièces?  Il  est  vrai  que,  n'ayant  jamais  pensé 


ANNfiE  1760. 


S2! 


m'dter  ce  droit  en  lui  cédant  mes  manuscrits, 
je  crois  pouvoir  en  ceci  passer  par-dessus  son 
opposition,  dont  il  m'a  fait  le  juge,  et  cela  par 
le  même  principe  qui  m'empêche,  monsieur, 
d'acquiescer  en  celte  occasion  à  votre  avis. 
Comme  je  me  sens  tenu  à  tout  ce  que  j'ai  ou 
énoncé  ou  entendu  mettre  dans  mes  marchés, 
je  ne  me  crois  tenu  à  rien  au-delà. 

Soit  donc  que  vous  jufjiez  à  propos  de  per- 
mettre ou  d'empêcher  la  contrefaciion  ou  réim- 
pression du  livre  dont  il  s'agit,  je  ne  puis,  en 
ma  qualité  d'éditeur,  ni  choisir  un  libraire 
François  pour  cette  réimpression,  ni  beaucoup 
moins  en  recevoir  aucune  sorte  de  bénéfice  en 
repos  de  conscience.  Mais  un  avantage  qui 
m'est  plus  précieux,  et  dont  je  profite  aveo.  le 
contentement  de  moi-même,  est  de  recevoir  en 
cette  occasion  de  nouveaux  témoignages  de  vos 
bontés  pour  moi,  et  de  pouvoir  vous  réitérer, 
monsieur,  ceux  de  ma  reconnoissance  et  de 
mon  profond  respect,  etc. 

P.-S.  Je  vous  demande  pardon,  monsieur, 
d'avoir  troublé  vos  délassemens  par  ma  précé- 
dente lettre.  J'attendrai  pour  faire  partir  celle- 
ci  votre  retour  de  la  campagne.  Je  n'ai  point 
non  plus  remis  encore  à  M.  Guérin  mon  petit 
manuscrit.  Je  trouve  une  lâcheté  qui  me  répu- 
gne à  vouloir  excuser  d'avance  en  public  un 
livre  frivole.  Il  vaut  mieux  laisser  d'abord  pa- 
roitre  et  juger  le  livre;  et  puis  je  dirai  mes 
raisons. 

Rey  me  parolt  fort  en  peine  de  n'avoir  point 
reçu,  monsieur,  la  permission  qu'il  vous  a 
demandée.  Je  lui  ai  marqué  qu'il  ne  devoil  point 
être  inquiet  de  ce  retard;  que  le  livre,  par 
son  espèce,  ne  pouvoit  souffrir  de  difficulté,  et 
que,  sur  toute  matière  suspecte,  il  étoit  le  plus 
circonspect  de  tous  les  écrits  que  j'avois  pu- 
bliés jusqu'ici.  J'espère  qu'il  ne  s'est  rien 
trouvé  dans  les  feuilles  qui  vous  en  ait  fait 
penser  autrement. 


AU   MÊME. 


Novembre  47C0. 


Lorsque  je  reçus,  monsieur,  la  première 
feuille  que  vous  eûtes  la  bonté  de  m'envoyer, 
je  n'imaginai  point  que  vous  vous  fussiez  fait 

T.    IV, 


le  moindre  scrupule  d'ouvrir  le  paquet  ;  et  ni 
la  lettre  que  je  vous  avois  écrite,  ni  la  réponsn 
dont  vous  m'aviez  honoré,  ne  me  donnoient 
lieu  de  concevoir  cette  idée.  Je  jugeai  simple- 
ment que,  n'ayant  pas  eu  le  loisir  ou  la  curio- 
sité d'ouvrir  cette  feuille,  vous  n'avirz  point 
pris  la  peine  inutile  d'ouvrir  le  paquet.  Cepen- 
dant, voyant  que  vous  n'aviez  pas  moins  eu 
l'intention  d'y  faire  ajouter  une  enveloppe 
contresignée ,  je  jugeai  que  celles  de  Rey 
étoient  inutiles,  et  je  lui  écrivis  d'envoyer  dés- 
ormais les  feuilles  sous  une  seule  enveloppe  à 
votre  adresse,  jugeant  que  vous  connottriez 
suffisamment ,  au  contenu ,  qu'il  m'étoit  des- 
tiné. En  voyant  le  billet  que  vous  avez  fait 
joindre  à  la  seconde  feuille,  je  me  suis  félicité 
de  ma  précaution  par  une  autre  raison  à  la- 
quelle je  n'avois  pas  songé,  et  dont  je  prends 
la  liberté  de  me  plaindre.  Si  malgré  nos  con- 
ventions vous  vous  faites  un  scrupule  d'ouvrir 
les  paquets,  comment  puis-je,  monsieur,  no 
m'en  pas  faire  un  de  permettre  qu'ils  vous 
soient  adressés?  Quand  Rey  vous  a  demandé 
cette  permission,  nous  avons  songé  lui  et  moi, 
que,  puisqu'il  falloit  toujours  que  le  livre  pas- 
sât sous  vos  yeux  comme  magistrat,  vous  vous 
feriez  un  plaisir,  comme  ami  et  protecteur  des 
lettres,  d'en  rendre  l'envoi  utile  au  libraire,  et 
commode  à  l'éditeur.  Si  vous  avez  résolu  de  ne 
point  lire  l'ouvrage,  peut-être  en  dois-je  être 
charmé  ;  mais,  si  vous  croyez  devoir  le  parcou- 
rir avant  d'en  permettre  l'entrée,  je  vous  prie, 
monsieur,  de  donner  la  préférence  aux  envois 
qui  me  sont  destinés,  afin  que  je  me  reproche 
moins  l'embarras  que  je  vous  cause,  et  que  je 
vous  en  sois  obligé  de  meilleur  cœur.  J'ai 
trouvé  la  première  épreuve  si  fautive,  que  j'ai 
chargé  Uey  de  renvoyer  la  bonne  feuille,  afin 
devoir  s'il  n'y  reste  rien  qui  puisse  exiger  des 
cartons.  En  continuant  ainsi,  vous  pourriez 
lire  l'ouvrage  moins  désagréablement  sur  la 
feuille  que  sur  l'épreuve  ;  mais  comme  cela 
doubloroit  la  grosseur  des  paquets ,  et  que 
la  feuille  ne  presse  pas  comme  l'épreuve, 
si  vous  ne  vous  souciez  pas  de  la  lire,  je  la  ferai 
venir  à  loisir  par  d'autres  occasions.  C'est  de 
quoi  je  jugerai  par  moi-même,  s'il  m'arrive  en- 
core des  paquets  fermés,  ou  que  la  feuille  ne 
soit  pas  coupée.  C'est  un  embarras  très-impor- 
tun que  celui  de  tous  ces  envois  et  renvois  de 

2\ 


322 


CORRESPONDANCE. 


feuilles  et  d'épreuves.  Je  ne  le  sentis  jamais 
mieux  que  depuis  que  vous  daignâtes  vous  en 
charger  ;  et  il  me  seroit  très-agréable  de  l'épar- 
guer  dans  la  suite  à  vous  et  à  moi.  Je  sais  aussi, 
par  ma  propre  expérience  et  par  des  témoi- 
gnages plus  récens,  que  je  pourrois  en  pareil 
cas  espérer  de  vous  toute  la  faveur  qu'un  ami 
do  la  vérité  peut  attendre  d'un  magistrat  éclairé 
et  judicieux:  mais,  monsieur,  je  voudrois  bien 
n'être  pas  gêné  dans  la  liberté  de  dire  ce  que 
je  pense,  ni  m'exposcr  à  me  repentir  d'a- 
voir dit  ce  que  je  pensois. 

Soyez  bien  persuadé ,  monsieur,  qu'on  ne 
peut  être  plus  reconnoissant  de  vos  bontés, 
plus  touché  de  votre  estime  que  je  le  suis,  ni 
vous  honorer  plus  respectueusement  que  je  le 
fais. 


AL'   MKME. 


Moatmoreiicy,  ic  HT  noveinui.?.  1760. 

ParfsitcmciH  sur,  monsieur,  que  ie  volume 
que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer  n'est 
pas  pour  moi;  je  prends  la  liberté  de  vous  le 
renvoyer,  jugveani  qu'il  fait  partie  de  l'exem- 
plaire que  vous  voule?:  bien  agréer.  M.  Rey 
l'aura  trouvé  trop  gros  pour  être  envoyé  tout  à 
la  fois;  et,  avec  son  étourderie  ordinaire,  il  aura 
manqué  de  s'expliquer  en  vous  l'adressant. 
Comme  il  m'a  envoyé  les  feuilles  en  détail,  et 
que  mes  exemplaires  viennent  avec  les  siens, 
il  n'est  pas  croyable  qu'il  eût  l'indiscrétion  d'en 
envoyer  un  par  la  poste  sans  que  je  le  lui  eusse 
commandé. 

Je  n'ai  jamais  pensé  ni  désiré  même  que 
vous  eussiez  la  patience  de  lire  ce  recueil  tout 
entier  ;  mais  je  souhaite  extrêmement  que  vous 
ayez,  monsieur,  celle  de  le  parcourir  assez 
pour  juger  de  ce  qu'il  contient.  Je  n'ai  point 
la  témérité  de  porter  mon  jugement  devant 
vous  sur  un  livre  que  je  publie;  j'en  appelois 
au  vôtre,  supposant  que  vous  l'aviez  lu.  En 
tout  autre  cas,  je  me  rétracte,  et  vous  supplie 
d'ordonner  du  livre  comme  si  je  n'en  avois 
rien  dit.  Mes  jeunes  correspondans  sont  des 
protestans  et  des  républicains.  Il  est  très-sim- 
ple qu'ils  parlent  selon  les  maximes  qu'ils 
doivent  avoir,  et  très-sûr  qu'ils  n'en  parlent 
qu'en  honnêtes  gens;  mais  cola  ne  suffi!  pas 


toujours.  Au  reste,  je  pense  que  tout  ce  qui 
peut  être  sujet  à  examen  dans  ce  livre  ne  sera 
guère  que  dans  les  deux  ou  trois  derniers 
volumes;  et  j'avoue  que  je  ne  les  crois  pas 
indignes  d  être  lus.  Ce  sera  toujours  quelque 
chose  que  do  vous  avoir  sauvé  l'ennui  des 
premiers. 

Je  n'ai  rien  à  répliquer  aux  éclaircissemens 
qu'il  vous  a  plu  de  me  donner  sur  la  question 
ci-devant  agitée,  au  moins  quant  à  la  considé- 
ration économique  et  politique.  Il  seroit  éga- 
lement contre  le  respect  et  contre  la  bonne 
foi  de  disputer  avec  vous  sur  ce  point.  J'attends 
seulement  et  je  désire  de  tout  mon  cœur  l'oc- 
casion de  recevoir  de  vous  les  lumières  dont 
j'ai  besoin  pour  débrouiller  de  vieilles  idées 
qui  me  plaisent,  mais  dont  au  surplus  je  ne 
ferai  jamais  usage.  Quant  à  ce  qui  me  regarde, 
je  pourrai  être  convaincu  sans  être  persuadé  ; 
et  je  sens  que  ma  conscience  argumente  là- 
dessus  mieux  que  ma  raison.  Je  vous  salue, 
monsieur,  avec  un  profond  respect. 


A   M.    DUCI.OS. 


Ce  mercredi  19  novembre  1760. 


En  vous  envoyant  la  cinquième  partie  je 
commence  par  vous  dire  ce  qui  me  presse  le 
plus  ;  c'est  que  je  m'aperçois  que  nous  avons 
plus  de  goiits  communs  que  je  n'avois  cru  , 
et  que  nous  aurions  dû  nous  aimer  tout  autre- 
ment que  nous  n'avons  fait.  Mais  votre  phi- 
losophie m'a  fait  peur;  ma  misanthropie  vous 
a  donné  le  change.  Nous  avons  eu  des  amis 
intermédiaires  qui  ne  nous  ont  connus  ni  l'un 
ni  l'autre,  et  nous  ont  empêchés  de  nous  bien 
connoîire.  Je  suis  fort  content  de  sentir  enfin 
cette  erreur,  et  je  le  serois  bien  plus  si  j'étois 
plus  près  de  vous. 

Je  lis  avec  délices  le  bien  que  vous  me  dites 
de  la  Julie;  mais  vous  ne  m'avez  point  fait 
de  critique  dans  le  dernier  billet  ;  et,  puisque 
l'ouvrage  est  bon,  plus  de  gens  m'en  diront 
le  bien  que  le  mal. 

Je  persiste,  malgré  vos  sentimens,  à  croire 
cette  lecture  très-dangereuse  aux  filles.  Je 
pense  même  que  Richardson  s'est  lourdement 
trompé  en  voulant  les  instruire   par  des  ro- 


ANNÉE 

mans;  c'est  mcllre  le  feu  à  la  maison  pour  faire 
jouer  les  pompes. 

A  la  quatrième  partie  vous  trouverez  que  le 
style  n'est  pas  feuillet  (*)  :  tiint  mieux.  Je 
trouve  la  même  chose;  mais  celui  qui  l'a  jugé 
tel  n'avoit  lu  que  la  première  partie;  et  j'ai 
peur  qu'il  n'eût  raison  aussi.  Je  crois  la  qua- 
irième  partie  la  meilleure  de  tout  le  recueil, 
et  j'ai  été  tenté  de  supprimer  les  deux  suivan- 
tes :  mais  peut-être  compensent-elles  l'agré- 
ment par  l'utilité;  et  c'est  dans  celte  opinion 
que  je  les  ai  laissées.  Si  Wolmar  pouvoit  ne 
pas  déplaire  aux  dévots,  et  que  sa  femme  plût 
aux  philosophes,  j'aurois  peut-être  publié  le 
livres  le  plus  salutaire  qu'on  pût  lire  dans  ce 
temps-ci. 


A  M.   JACOB  VERNET. 
Montmorency,  le  29  novembre  1760. 

Si  j'avois  reçu,  monsieur,  quinze  jours  plus 
tôt  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré  le  4  de 
ce  mois,  j'aurois  pu  faire  mention  assez  heu- 
reusement de  l'affaire  dont  vous  avez  la  bonté 
de  m'inslruire  ;  et  cela  d'autant  plus  à  propos 
que  le  livre  dans  lequel  j'en  aurois  parlé  n'étant 
point  fait  pour  être  vu  de  vous,  j'aurois  pu 
vous  y  rendre  honneur  plus  à  mon  aise  que 
dans  les  écrits  qui  doivent  passer  sous  vos 
yeux.  C'est  une  espèce  de  fade  et  plat  roman 
dont  je  suis  léditeur,  et  dont  quiconque  en 
aura  le  courage  pourra  me  croire  l'auteur  s'il 
veut.  J'ai  semé  par-ci  par-là  dans  ce  recueil 
de  lettres,  quelques  noies  sur  différens  sujets, 
et  celle  sur  le  préservatif  -^  seroit  venue  U  mer- 
veille; mais  il  est  trop  tard,  et  je  u'aurois  pu 
faire  arriver  cette  addition  en  Hollande  avant 
que  le  livre  y  fût  achevé  d'imprimer.  La  vie 
solitaire  que  je  mène  ici,  surtout  en  hiver,  ne 
me  donne  aucune  ressource  pour  suppléer  à 
cela  dans  la  conversation;  et  ce  qu'il  vient  de 
monde  à  mon  voisinage  en  été  prend  si  peu  de 
part  aux  affaires  littéraires,  que  je  n'espère 
pas  être  à  portée  de  transmettre  sur  celle-ci 
la  juste  indignation  dont  j'ai  été  saisi  à  la  lec- 
ture de  votre  lettre.  Je  n'en  négligerai  point 

(')  Expression  familière  à  Diderot.  Voyez  les  Confessions, 
livre  IX.  —  On  lit  dans  quelques  éditions,  feuillus  au  lieu  de 
(eullel,  M.  p. 


i7G0.  323 

l'occasion  si  je  la  trouve.  Kn  attendant,  je  me 
réjouis  de  tout  mon  cœur  que  l'évidence  de 
votre  justification  ait  confondu  la  calomnie,  et 
fait  retomber  sur  ses  auteurs  l'opprobre  dont 
ils  voudroient  couvrir  tous  les  défenseurs  de  la 
foi,  des  mœurs  et  de  la  vertu. 

Ainsi  donc  la  satire,  le  noir  mensonge  et  les 
libelles  sont  devenus  les  armes  des  philoso- 
phes et  de  leurs  partisans!  Ainsi  paie  M.  de 
Voltaire  l'hospitalité  dont,  par  une  funeste  in- 
dulgence, Genève  use  envers  lui  !  Ce  fanfaron 
d'impiété,  ce  beau  génie  et  cette  âme  basse, 
cet  homme  si  grand  par  ses  talens,  et  si  vil 
par  leur  usage ,  nous  laissera  de  longs  et 
cruels  souvenirs  de  son  séjour  parmi  nous.  La 
ruine  des  mœurs,  la  perle  de  la  liberté,  qui 
en  est  la  suite  inévitable,  seront  chez  nos  ne- 
veux les  monumens  de  sa  gloire  et  de  sa  recon- 
noissance.  S'il  reste  dans  leur  cœur  quelque 
amour  pour  la  patrie,  ils  détesteront  sa  mé- 
moire, et  il  en  sera  plus  souvent  maudit  qu'ad- 
miré. 

Ce  n'est  pas,  monsieur,  que  jaie  aussi 
mauvaise  opinion  de  l'état  actuel  de  notre  ville 
que  vous  paroissez  le  croire.  Je  sais  qu'il  y 
reste  beaucoup  de  vrais  citoyens  qui  ont  du 
sens  et  de  la  vertu,  qui  respectent  les  lois, 
les  magistrats,  qui  aiment  les  mœurs  et  la  li- 
berté. Mais  ceux-là  diminuent  tous  les  jours  ; 
les  autres  augmentent,  mox  daturos progeniem 
vitiosiorem.  La  pente  donnée  ,  rien  ne  peut 
désormais  arrêter  les  progrès  du  mal  :  la  géné- 
ration présente  l'a  commencé;  celle  qui  vient 
l'achèvera  ;  la  jeunesse  qui  s'élève  tarira  bien- 
tôt les  restes  du  sang  patriotique  qui  circule 
encore  parmi  nous  ;  chaque  citoyen  qui  meurt 
est  remplacé  par  quclqueagréable.  Le  ridicule, 
ce  poison  du  bon  sens  et  de  l'honnêteté,  la 
satire,  ennemie  de  la  paix  publique,  la  mol- 
lesse, le  faste  arrogant,  le  luxe,  ne  nous 
forment  dans  l'avenir  qu'un  peuple  de  petits 
plaisans,  de  bouffons,  de  baladins,  de  philo- 
sophes de  ruelle  et  de  beaux -esprits  de 
comptoir,  qui,  de  la  considération  qu'avoient 
ci-devant  nos  gens  de  lettres,  les  élèveront  à 
la  gloire  des  académies  de  Marseille  ou  d'An- 
gers ;  qui  trouveront  bien  plus  beau  d'être 
courtisans  que  libres,  comédiens  que  citoyens, 
et  qui  n'auroient  jamais  voulu  sortir  de  leur 
lit  à  l'escalade,  moins  par  lâcheté  que  par 


CORRESPONDANCE. 


524 

crainte  de  s'enrhumer.  Je  vous  avoue,  mon- 
sieur, que  tout  cela  n'est  guère  attrayant  pour 
un  homme  qui  a  encore  la  simplicité,  peut- 
être  la  folie,  de  se  passionner  pour  sa  patrie, 
et  auquel  il  ne  reste  d'autre  ressource  que  de 
détourner  les  yeux  des   maux   qu'il  ne  peut 

guérir. 

J'aime  le  repos,  la  paix  ;  la  haine  du  tracas 
et  des  soins  fait  toute  ma  modération,  et  un 
tempérament   paresseux    m'a   jusqu'ici    tenu 
lieu  de  vertu.  Moins  enivré  que  suffoqué  de  je 
ne  sais  quelle  petite  fumée,  j'en  ai  senti  cruel- 
lement l'amertume  sans  en  pouvoir  contracter 
le  goût  ;  et  j'aspire  au  retour  de  cette  heureuse 
obscurité  qui  permet  de  jouir  de  soi.  Voyant 
les  gens  de  lettres  s'entre-déchirer  comme  des 
loups,  et  sentant  toul-à-fait  éteints  les  restes 
de  chaleur  qui,  à  près  de  quarante  ans,  m'a- 
voient  mis  la  plume  à  la  main,  je  l'ai  posée 
avant  cinquante  pour  ne  la  plus  reprendre  ('). 
11  me  reste  à  publier  une  espèce  de  traité  d'é- 
ducation, plein  de  mes  rêveries  accoutumées, 
et  dernier  fruit  de  mes  promenades  champê- 
tres; après  quoi,  loin  du  public  et  livré  tout 
entier  à  mes  amis  et  moi,  j'attendrai  paisi- 
blement la  fin  d'une  carrière  déjà  trop  longue 
pour  mes  ennuis,  et  dont  il  est  indifférent  pour 
tout  le  monde  ei  pour  moi  en  quels  lieux  les 
restes  s'achèvent. 

Je  suis  charmé  du  voyage  chez  les  monta- 
gnons;  cela  montre  quelque  souvenir  de  leur 
panégyriste  chez  des  personnes  qu'il  aime  et 
qu'il  respecte  :  il  se  réjouit  de  n'avoir  pas  été 
trouvé  menteur  f).  Le  luxe  a  fait  du  progrès 
parmi  ces  bonnes  gens.  C'est  la  pente  géné- 
rale, c'est  le  gouffre  où  tout  périt  tôt  ou  tard. 
Mais  ce  progrès  s'accélère  quelquefois  par  des 
causes  particulières ,  et  voilà  ce  qui  avance 
notre  perte  de  deux  cents  ans.  Je  ne  puis  vous 
quitter ,  monsieur ,  comme  vous  voyez ,  à 
moins  que  le  papier  ne  m'y  force.  Tirez  de 

(<)  Les  deux  écrits  que  j'ai  publiés  depuis  Emile  ont  tous 
deux  été  faits  par  force  :  l'un  pour  la  défense  de  mon  honneur, 
laulre  pour  l'acquit  de  mon  dtvoir.  (Note  de  Housseau.  qui 
se  trouve  dans  l'ddition  donnée  Tpar  Du  Peyrou  en  «790,  et 
qui  a  élé  omise  dans  presque  toutes  les  éditions  postérieu- 
res.) 

(*)  Dans  l'édition  de  Du  Peyroii,  cette  phrase  es.t  autrement 
conçue.  «  Je  suis  charmé...  Cela  montre  que  mon  témoignage 
•  a  quelque  autorité  près  des  personnes  pour  qui  j'ai  tant  de 
1  respect,  et  je  me  réjouis  pour  elles,  pour  moi,  et  surtout 
»  pour  les  niontagnons.  de  n'avoir  pas  été  menteur.  .le  ne  suis 
,  point  étonné  que  le  luxe  ail  fait f'-  P- 


cela,  je  vous  prie,  la  conclusion  naturelle,  et 
recevez  les  assurances  de  mon  profond  res 
pect. 


A   MADAME   LA   MARÉCHALE  DE   LUXEMBOURG- 
Montmorency,  le  42  décembre  1760. 

Il  y  a  mille  ans,  madame,  que  je  n'ai  écrit  à 
vous  ni  à  M.  le  maréchal.  Mille  riens  m'occu- 
pent journellement,  et  jusqu'à  prendre  sur  ma 
santé,  sans  qu'il  me  soit  possible,  comme  que  je 
fasse,  de  me  délivrer  de  cet  importun  tracas. 
^^ais  une  autre  raison  bien  plus  agréable  de 
mon  silence  est  la  confiance  de  pouvoir  le  gar- 
der sans  risque.  Si  j'avois  peur  d'être  oublié, 
les  tracas  auroient  beau  venir,  je  trouverois 
bien  le  moment  d'écrire. 

Il  se  présente  plusieurs  occasions  de  dispo- 
ser de  mon  Traité  de  l'Éducation,  et  même  avec 
avantage.  Je  respecte  trop  l'engagement  que 
vous  m'avez  fait  prendre  pour  traiter  de  rien 
sans  votre  consentement.  Je  vous  le  demande, 
madaine,parceque  la  diligence  m'importe  beau- 
coup dans  cette  affaire,  et  que  j'y  mettrai  un 
nouveau  zèle  pour  mon  intérêt  que  celui  que 
vous  voulez  bien  y  prendre.  D'ailleurs  vous 
serez  instruite  des  conditions,  et  rien  ne  sera 
conclu  que  sous  votre  bon  plaisir.  Mon  libraire 
doit  arriver  dans  peu  dejours  à  Paris:  si,  comme 
je  le  désire,  il  a  la  préférence,  permettez-vous 
qu'il  aille  vous  porter  notre  accord  et  vous  en 
demander  la  ratification? 

J'ai  appris  la  perte  qu'a  faite  madame  la  du- 
chesse de  Montmorency  trop  tard  pour  lui  en 
écrire;  car,  quoique  le  chevalier  do  Lorenzi 
m'ait  marqué  qu'elle  étoit  fort  affligée,  j'ai 
jugé  qu'en  pareil  cas  une  grande  affliction 
étoit  trop  peu  fondée  pour  être  durable,  sur- 
tout quand  on  en  est  si  bien  consolé  par  ce 
qui  nous  reste,  et  même  par  ce  qu'on  a  droit 
d'espérer. 

Je  vois  s'avancer  avec  bien  de  l'impatience  le 
moment  qui  vous  rapprochera  d'un  pas  de 
Montmorency,  en  attendant  celui  qui  doit  vous 
y  ramener.  J'aspire  tous  les  matins  à  1  heure 
que  je  passe  à  causer  avec  M.  le  maréchal  près 
de  votre  lit;  et,  tant  que  mon  cœur  sera  sur 
ma  langue,  je  n'ai  pas  peur  que  mon  babil  ta- 


ANiNI^:!':  1760. 


523 


risse  auprès  de  vous  ;  mais  pour  vos  soupers,  je 
n'aspire  point  à  l'honneur  d'en  êire,  à  moins 
que  vous  n'ayez  la  charité  de  m'y  recevoir 
gratis;  car  je  me  sens  moins  en  étal  que  jamais 
d'y  payer  mon  écot,  et,  qui  pis  est,  fort  peu 
affligé  de  cette  misère. 

Je  dois  vous  dire  que  j'ai  fait  lire  la  Julie  à 
l'auteur  des  Confessions  ;  et  ce  qui  m'a  con- 
fondu est  qu'il  en  a  été  enchanté  :  il  a  plus  fait, 
il  a  eu  l'intrépidité  de  le  dire  en  pleine  Acadé- 
mie et  dans  des  lieux  tout  aussi  secrets  que 
cela.  Ce  n'est  pas  son  courage  qui  m'étonne  : 
mais  concevez-vous  M.  Duclos,  aimant  cette 
longue  traînerie  de  paroles  emmiellées  et  de 
fade  galimatias  ?  Pour  moi,  je  ne  scrois  pas  trop 
fûché  que  le  livre  se  trouvât  détestable,  après 
que  vous  l'auriez  jugé  bon  ;  car,  comme  on  ne 
vous  accuse  pas  d'avoir  un  goût  qui  se  trompe, 
je  saurois  bien  tirer  parti  de  cette  erreur. 

Avant  de  parler  de  payer  les  copies,  il  faut, 
madame,  que  vous  ayez  la  bonté  de  me  ren- 
voyer la  cinquième  partie  pour  la  corriger  ; 
après  cela  vous  me  donnerez  beaucoup  d'em- 
pressement pour  être  payé,  si  vous  me  pro- 
mettez mon  salaire  la  première  fois  que  j'aurai 
l'honneur  de  vous  voir. 


A  H.   GUERIN,   LIBRAIRE. 


Montmorency,  le  2i  décembre  1760. 


Si  j'avois  pu  sortir,  monsieur,  tous  ces 
Icmps-ci,  je  vous  aurois  sûrement  prévenu 
dans  la  visite  que  vousvouliez  n\e  faire  ;  j'aurois 
été  vous  remercier,  vous  embrasser,  vous  faire 
mes  adieux  jusqu'à  l'année  prochaine.  Mais  il  y 
a  six  semaines  que  je  suis  réduit  à  garder  la 
chambre,  et  cela  même  augmente  mes  incom- 
modités par  la  privation  de  tout  exercice  ; 
mais  c'est  une  folie  d'enfant  de  regimber  contre 
la  nécessité. 

Je  me  rapporte  à  ce  que  je  vous  ai  déjà  mar- 
qué sur  les  projets  que  les  bontés  de  M.  le  pré- 
sident de  Malesherbes  et  votre  amitié  pour  moi 
vous  font  faire  en  ma  faveur.  Il  m'est  impossi- 
ble d'empêcher  la  réimpression  du  roman, 
lorsque  M.  de  Malesherbes  y  donne  son  consen- 
tement. Mais  je  n'y  saurois  accédera  moins  que 
Rey  n'y  consente  aussi.  Son  consentement  sup- 


posé, alors  c'est  autre  chose,  et  je  donnerai 
volontiers  pour  cette  seconde  édition  les  cor- 
rections dont  la  première  a  grand  besoin.  A 
l'égard  des  planches  et  dessins,  je  vous  enver- 
rai M.  Coindet,  mon  compatriote,  jeune  hom- 
me de  mérite,  à  qui  je  voudrois  bien  que  son 
entreprise  ne  fût  pas  onéreuse,  et  elle  le  seroit 
sûrement,  s'il  ne  pouvoit  vendre  sa  collection 
que  trois  livres^  sans  compter  que  les  soins 
infinis  qu'il  se  donne  pour  la  perfection  de 
l'exécution,  méritent  bien  qu'il  n'ait  pas  perdu 
son  temps.  Je  lui  marquerai  de  vous  aller  voir. 
Quant  à  la  préface  en  dialogue,  aussitôt  que 
l'ouvrage  aura  paru,  je  vous  la  ferai  tenir  avec 
le  morceau  que  nous  avons  conclu  d'y  joindre, 
pour  en  disposer  comme  il  vous  plaira. 

Comme  je  ne  veux  faire  qu'une  seule  édititm 
de  la  collection  de  mes  écrits,  je  souhaite  qu'elle 
soit  complète,  et  pour  cela  il  faut  qu'elle  con- 
tienne ce  qui  me  reste  en  manuscrit.  Entre  au- 
tres mon  Traité  de  l'Éducation  doit,  ce  me 
semble,  être  donné  à  part.  Or,  je  n'imagine  pas 
qu'il  puisse  être  imprimé  dans  le  royaume,  au 
moins  pour  la  première  fois,  sansune  mutilation 
à  laquelle  je  ne  consentirai  jamais,  attendu  que 
ce  qu'il  faudroit  ôter  est  précisément  ce  que  le 
livre  a  de  plus  utile.  Je  ne  vois  d'autre  remède 
à  cet  inconvénient  que  de  faire  imprimer  d'a- 
bord le  livre  en  pays  étranger;  après  quoi, 
quand  il  aura  fait  son  premier  effet,  je  ne  crois 
pas  que  la  réimpression  en  France  souffre  les 
mêmes  difficultés.  Quant  au  choix  du  libraire 
et  aux  conditions  du  traité,  je  ne  demande  pas 
mieux  que  de  m'en  remettre  ;iux  personnes  qui 
veulent  bien  s'intéresser  à  moi.  Cette  difficulté 
levée,  je  n'en  vois  nulle  autre  de  ma  part  qui 
puisse  empêcher  l'exécution  de  votre  obligeant 
projet.  Je  doute  même  que  le  sieur  Pissot 
poussât  l'impudence  jusqu'à  réclamer  quelques 
droits  sur  les  écrits  que  j'ai  eu  la  bêtise  de  lui 
laisser  imprimer.  Au  reste,  je  no  m'oppose  pas 
à  ce  qu'il  entre  dans  la  société  projetée,  pourvu 
que,  quant  à  moi,  je  n'aie  rien  à  démêler  avec 
lui,  ni  en  bien  ni  en  mal,  ni  de  prés  ni  de  loin. 
Lorsqu'il  sera  q-aestion  de  faire  cette  collec- 
tion, je  vous  enverrai  ou  je  vous  porterai,  si 
vous  êtes  à  Saint-Brice,  la  note  des  pièces  qui 
doivent  y  entrer,  afin  que  vous  puissiez  vous 
décider  sur  le  format  et  le  nombre  des  volumes, 
après  quoi,  nous  tâcherons  de  distribuer  les 


5i>6 


CORUESPONDANGE. 


pièces  dans  Tordre  le  plus  avantageux.  Le  pa-    libraire, qui melaissantdansunc  ignorance  pro- 


pier  me  manque  pour  vous  parler  demes  belles 
plantations  qui  ne  sont  pas  encore  faites,  et 
auxquelles  j'espère  que  vous  et  mademoiselle 
Guérin  voudrez  bien  venir  l'année  prochaine 
donner  votre  bénédiction. 


A   M.    MOULTOU. 


Montmorency,  le  18  janvier  1761 . 


J'ai  voulu,  monsieur,  attendre,  pour  répon- 
dre à  votre  lettre  du  26  décembre,  de  pouvoir 
vous  donner  des  nouvelles  précises  de  mon  état 
et  de  mon  livre  (*). 

Quant  à  mon  état,  il  est  de  jour  en  jour  plus 
déplorable,  sans  pourtant  que  les  accidens 
aient  assez  changé  dénature  pour  que  je  puisse 
les  attribuer  aux  suites  de  celui  dont  je  vous  ai 
parlé.  Mes  douleurs  ne  sont  pas  fort  vives , 
mais  elles  sont  sans  relâche,  et  je  ne  suis  ni  jour 
ni  nuit,  un  seul  instant  sans  souffrir,  ce  qui 
m'aliène  tout-à-fait  la  tête,  et,  de  toutes  les 
situations  imaginables,  me  met  dans  celle  où  la 
patience  est  le  plus  difficile  :  cependant  elle  ne 
ma  pas  manqué  jusqu'ici,  et  j'espère  qu'elle 
ne  me  manquera  pas  jusqu'à  la  fin.  Le  progrès 
est  continuel,  mais  lent,  et  je  crains  que  ceci 
ne  soit  encore  long. 

Mon  livre  s'imprime,  quoique  lentement.  Il 
s'imprime  enfin  ;  et  je  suis  persuadé  que  j'ai  fait 
tort  au  libraire  en  lui  prêtant  de  mauvaises  in- 
tentions, contraires  à  ses  propres  iiitérêls.  Je  le 
crois  honnête  homme,  mais  peu  entendu.  Je 
vois  qu'il  ne  sait  pas  son  métier,  et  c'est  ce  qui 
m'a  trompé  sur  ses  intentions.  Quant  à  M.  Gué- 
rin, mes  soupçons  sur  son  compte  sont  encore 
plus  impardonnables, puisqu'ilsempoisonnoient 
des  soins  pleins  de  bienfaisance  et  d'amitié,  et 
tout-à-faitdésintéressés.  M.  Guérin  est  un  hom- 
me irréprochable,  qui  jouit  de  l'estime  univer- 
selle, et  qui  la  mérite  ;  et  quand  on  a  vécu  cin- 
quante ans  homme  de  bien,  on  ne  commence 
pas  si  tard  à  cesser  de  l'être.  Je  sens  amère- 
ment mes  torts  et  la  bassesse  de  mes  soupçons; 
mais,  si  quelque  chose  peut  m'excuser,  c'est 
mon  triste  état,  c'est  ma  solitude,  c'est  le  si- 
lence de  mes  amis,  c'est  la  négligence  de  mon 

(■]  L'Emile. 


fonde  de  tout  ce  qui  se  faisoit,  me  livroit  sans 
défense  à  l'inquiétude  de  mon  imagination  effa- 
rouchée par  milleindices  trompeurs, qui  me  [)a- 
roissoieut  autant  de  preuves.  Que  mon  injustice 
et  mes  torts  soient  donc,  mon  cher  Moultou, 
ensevelis,  par  voire  discrétion,  dans  un  éternel 
silence  :  mon  honneur  y  est  plus  intéressé  que 
celui  des  offensés. 

Durant  mes  longues  inquiétudes  je  suis  enfin 
venu  à  bout  de  transcrire  le  morceau  principal  ; 
et  quoique  je  n'aie  plus  les  mêmes  raisons  de  le 
mettre  en  sûreté,  je  suis  pourtant  déterminé  à 
vous  l'envoyer,  non-seulement  pour  réjouir 
mon  cœur,  en  vous  donnant  celte  marque  d'es- 
time et  de  confiance,  mais  aussi  pour  profiter 
de  vos  lumières,  et  vous  consulter  sur  ce  mor- 
ceau-là tandis  qu'il  en  est  temps.  Quant  au  fond 
des  sentimens,  je  n'y  veux  rien  changer,  parce 
que  ce  sont  les  miens  ;  mais  les  raisonnemens  et 
les  preuves  ont  grand  besoin  d'un  Âristarque 
tel  que  vous.  Lisez-le  avec  attention,  je  vous 
prie  ;  et  ce  que  vous  trouverez  à  y  corriger, 
changer,  ajouter  ou  retrancher,  marquez-le- 
moi  le  plus  vite  qu'il  vous  sera  possible,  car 
l'imprimeur  en  sera  là  dans  peu  de  jours  ;  et 
pour  peu  quevos  corrections tardent,jene  serai 
plus  à  temps  d'en  profiter,  ce  qui  pourroit  être 
un  très-grand  mal  pour  la  chose;  et  la  chose 
est  importante dansce  temps-ci.  Ne  m'indiquez 
pas  des  corrections,  faites-les  vous-même  :  je 
me  réserve  seulement  le  droit  de  les  admettre 
ou  de  ne  pas  les  admettre;  car,  pour  moi,  je 
n'en  ai  jamais  su  faire;  et  maintenant,  épuisé, 
fatigué,  accablé  de  travail  et  de  maux,  je  me 
senshors  d'étatde  changer  une  seule  ligne.  J'ai 
eu  soin  de  coter  sur  mon  brouillon  les  pages  de 
votre  copie;  ainsi,  vous  n'aurez  qu'à  marquer 
la  page  et  transcrire  en  deux  colonnes,  sur 
l'une  le  texte,  et  sur  l'autre  vos  corrections  : 
cela  me  suffira  pour  trouver  l'endroit  indiqué. 
Mercredi    20,    le    paquet  sera  mis  ici   à  la 
poste  :  ainsi  vous  devez  le  recevoir  trois  ou 
quatre  jours  après  cette  lettre.  N'en  parlez,  je 
vous  supplie,  à  personne  au  monde  :  je  n'en 
excepte  que  le  seul  Roustan,  avec  lequel  vous 
pouvez  le  lire  et  le  consulter,  si  vous  jugez  à 
propos,  et  qui,  j'espère,  sera  fidèle  au  secret 
ainsi  que  vous. 
Je  suis  sensiblementtouché  de  l'honneur  que 


ANNKI 

vous  voulez  rendre  à  ma  mémoire.  L'estime  et 
les  regrets  des  hommes  tels  que  vous  me  suffi- 
sent; il  ne  faut  point  d'autre  éloge.  Cependant 
les  témoignages  publics  de  votre  bon  cœur  flal- 
teroient  le  mien,  si  les  événemens  de  ma  vie 
qui  sont  propres  à  me  faireconnoître  pouvoient 
être  exposés  au  public  dans  tout  leur  jour. 
Mais  comme  ce  que  j'ai  eu  de  plus  estimable 
a  été  un  cœur  très-aimant,  tout  ce  qui  peut 
m'honorerdans  les  actions  de  ma  vie  est  ense- 
veli dans  des  liaisons  très-intimes,  et  n'en 
peut  être  tiré  sans  révéler  les  secrets  de  l'ami- 
tié, qu'on  doit  respecter  même  après  qu'elle 
est  éteinte,  et  sans  divulguer  des  faits  que  le 
public  ne  doit  jamais  savoir.  J'espère  pouvoir 
un  peu  causer  avec  vous  de  tout  cela  dans  nos 
bois,  si  vous  avez  le  courage  de  venir  ce  prin- 
temps,- comme  vous  m'en  avez  donné  l'espé- 
rance. Parlez-moi  franchement  sur  cela ,  afin 
que  je  sache  à  quoi  je  dois  m'attendre.  Je  dif- 
fère jusqu'à  voire  réponse  à  vous  envoyer  le 
morceau  dont  je'  vous  ai  parlé,  parce  qu'il  est 
écrit  fort  au  large ,  et  ne  vaut  pas  ,  en  vérité, 
les  frais  de  la  poste. 

Quant  à  ma  lettre  imprimée  à  M.  de  Vol- 
taire, les  démarches  dont  vous  parlez  ont  été 
déjà  faites  auprès  de  lui  par  daulres  et  par 
moi-même,  toujours  inutilement;  ainsi  je  ne 
pense  point  du  tout  qu'il  convienne  d'y  revenir. 
Je  dois  vous  dire  que  je  fais  imprimer  en 
Hollande  un  petit  ouvrage  qui  a  pour  titre  du 
Contrat  social,  ou  Principes  du  Droit  politique, 
lequel  est  extrait  d'un  plus  grand  ouvrage, 
intitulé:  Institutions  politiques,  entrepris  il  y  a 
dix  ans,  et  abandonné  en  quittant  la  plume, 
entreprise  qui,  d'ailleurs,  étoit  certainement 
au-dessus  de  mes  forces.  Ce  petit  ouvrage  n'est 
point  encore  connu  du  public,  ni  même  de  mes 
amis;  vous  êtes  le  premier  à  qui  j  en  parle. 
Comme  je  revois  aussi  les  épreuves,  jugez  si 
je  suis  occupé,  et  si  j'en  ai  assez  dans  l'état 
où  je  suis.  Adieu,  n'affranchissez  plus  vos 
lettres. 


17(11 


327 


A   M.    DE   MALESHERBfcS. 

MontmoreDcy,  le  28  janvier  «761. 


Permettez-moi,  monsieur,  de  vous  représen- 
ter que  la  seconde  édition  s'élant  faite  à  mon 


insu,  je  ne  dois  point  ménager  à  mes  dépens 
les  libraires  qui  l'ont  faite,  lorsqu'ils  ont  ou 
eux-mêmes  assez  peu  d  égards  pour  moi;  qu'aux 
fautes  de  la  première  édition  ils  ont  ajouté  des 
multitudes  de  contre-sens,  qu'ils  auroient  évi- 
tés si  j'avois  été  instruit  à  temps  de  leur  entre- 
prise et  revu  leurs  épreuves  :  ce  qui  étoit  sans 
difficulté  de  ma  part,  cette  seconde  édition  se 
faisant  par  votre  ordre,  et  du  consentement  de 
Uey.  J'aurois  pu  en  même  temps  coudre  quel- 
ques liaisons,  et  laisser  des  lacunes  moins  cho- 
quantes dans  les  endroits  retranchés.  Cepen- 
dant je  n'ai  pas  dit  un  mot  jusqu'ici,  si  ce  n'ci^i 
au  seul  M.  Coindet,  qui  est  au  fait  de  toute  cetiu 
affaire;  je  me  tairai  encore  par  respect  pour 
vous.  Mais  je  vous  avoue,  monsieur,  qu'il  est 
cruel  de  sacrifier  en  silence  sa  propre  réputa- 
tion à  des  gens  à  qui  l'on  ne  doit  rien. 

Le  sieur  Robin  a  grand  tort  d'oser  vous  dire 
que  je  lui  ai  promis  de  garder  chez  moi  les 
exemplaires  qu'il  devoii  m'envoyer.  Celte  pro- 
messe eût  été  absurde  ;  car  de  quoi  m'eût  servi 
de  les  avoir  pour  n'en  faire  aucun  usage?  Je 
lui  ai  promis  d'en  distribuer  le  moins  qu'il  élo;t 
possible,  et  de  manière  que  cela  ne  lui  nuisît 
pas.  Il  n'y  a  eu  que  six  exemplaires  distri- 
bués, des  douze  qu'a  reçus  pour  moi  M.  Coin- 
det. Je  lui  marque  aujourd'hui  de  faire  tous  ses 
efforts  pour  les  retirer.  Quant  aux  six  autres, 
ils  sont  chez  moi,  et  n'en  sortiront  point  sans 
votre  permission.  Voilà  tout  ce  que  je  puis  faire. 
Recevez,  monsieur,  les  assurances  de  mon  pro- 
fond respect,  etc. 


A   MADAME   DE  CREQUI. 

A  Montmorency,  le  50  janvier  176!. 

Madame,  votre  lettre  me  plaît,  me  touche, 
et  m'alarme.  On  fait  des  complimens  aux  gens 
indifférens;  mais  aux  personnes  qu'on  aime  on 
leur  parle  de  soi.  Je  vous  parlerai  de  moi  aussi 
dans  un  autre  temps;  mais  pour  le  présent 
parlez-moi  de  M.  l'ambassadeur  (*),  je  vous 
supplie  :  vous  savez  qu'il  a  depuis  long-temps 
tous  les  respects  de  mon  cœur,  et  votre  atta- 
chement pour  lui  me  rend  sa  vie  et  sa  santé 
encore  plus  chères.  Vous  pleurez  la  mort  d'un 
ami  ;  je  vous  plains  :  mais  je  connois  des  gens 

(')  H.  de  Froulay,  oncle  de  madame  de  Créqni.     M.  P. 


328 

plus  malheureux  que  vous.  Eh  !  madame,  c'est 
une  perte  bien  plus  cruelle  d'avoir  à  pleurer 
son  ami  vivant. 


A   LA  MÊME. 
A  Montmorency,  le  5  février  I76i. 

Je  suis,  madame,  pénétré  de  reconnoissance 
et  de  respect  pour  vous;  mais  je  ne  puis  ac- 
cepter un  présent  de  l'espèce  de  celui  que  vous 
m'avez  envoyé.  Je  ne  vends  pas  mes  livres  ;  et 
si  je  les  vendois,  je  ne  les  vendrois  pas  si  cher. 
Si  vous  avez  retiré  vos  anciennes  bontés  pour 
moi  au  point  de  dédaigner  un  exemplaire  des 
écrits  que  je  publie,  vous  pouvez  me  renvoyer 
celui-là  ;  je  le  recevrai  avec  douleur,  mais  en 
silence. 

Vous  me  marquez  qu'on  trouve  ce  livre  dan- 
gereux :  je  le  crois  en  effet  dangereux  aux  fri- 
pons, car  il  fait  aimer  les  choses  honnêtes. 
Vous  devez  concevoir  là-dessus  combien  il  doit 
être  décrié,  et  vous  ne  devez  point  être  fâchée 
pour  moi  de  ce  décri;  il  me  seroit  bien  plus 
humiliant  d'être  approuvé  de  ceux  qui  me  blâ- 
ment. Au  reste,  si  vous  voulez  en  juger  par 
vous-même,  je  crois  que  vous  pouvez  hasarder 
de  lire  ou  parcourir  les  trois  derniers  volumes  : 
le  pis  aller  sera  de  suspendre  votre  lecture  aus- 
sitôt qu'elle  vous  scandalisera. 

Vous  n'ignorez  pas,  madame,  que  je  n'ai 
jamais  fait  grand  cas  de  la  philosophie,  et  que 
je  me  suis  absolument  détaché  du  parti  des 
philosophes.  Je  n'aime  point  qu'on  prêche  l'im- 
piété :  voilà  déjà  de  ce  côté-là  un  crime  qu'on 
ne  me  pardonnera  pas.  D'un  autre  côté,  je 
blâme  l'intolérance,  et  je  veux  qu'on  laisse  en 
paix  les  incrédules  ;  or,  le  parti  dévot  n'est  pas 
plus  endurant  que  l'autre.  Jugez  en  quelles 
mains  me  voilà  tombé. 

Par-dessus  cela  il  faut  vous  dire  qu'une  équi- 
voque plaisante  de  M.  de  Marmontel  m'en  a 
fait  un  ennemi  personnel,  furieux  et  implaca- 
ble, attendu  que  la  vanité  blessée  ne  pardonne 
point.  Quand  ma  Lettre  contre  les  spectacles 
parut,  je  lui  en  adressai  un  exemplaire  avec 
ces  mots  :  Non  pas  à  l'auteur  du  Mer  cure,  mais 
à  M.  de  Marmontel.  y enienàois  par-là  que  j'en- 
voyois  le  livre  à  sa  personne,  et  non  pas  pour 
qu'il  en  parlât  dans  son  journal;  de  plus,  je 
voulois  dire  que  M.  de  Marmontel  étoit  capa- 


ble de  mieux  que  défaire  le  Mercure  de  France. 
C  étoit  un  compliment  que  je  lui  faisois;  il  y  a 
trouvé  une  injure  ;  et  d'après  cela  vous  pouvez 
bien  croire  que  tous  mes  livres  sont  dangereux 
tout  au  moins. 

Tels  sont  les  dignes  défenseurs  des  mœurs 
et  de  la  vérité.  Je  me  suis  rendu  justice  en 
m'éloignant  de  leur  vertueuse  troupe;  il  ne 
falloit  pas  qu'un  aussi  méchant  homme  désho- 
norât tant  d'honnêtes  gens.  Je  les  laisse  dire, 
et  je  vis  en  paix  ;  je  doute  qu'aucun  d'eux  en  fît 
autant  à  ma  place. 

Je  me  flatte  que  le  bon  Saint-Louis  m'a  trouvé 
le  même  que  j'étois  quand  vous  m'honoriez  de 
votre  estime.  Il  me  seroit  cruel  de  la  perdre, 
madame  ;  mais  il  me  seroit  encore  plus  cruel 
de  l'avoir  mérité.  Quelque  malheureux  qu'on 
puisse  être,  il  est  toujours  quelques  maux 
qu'on  peut  éviter.  Bonjour,  madame.  Vous  avez 
raison  de  me  renvoyer  à  ma  devise  ;  je  continue 
à  me  servir  de  mon  cachet  sans  honte ,  parce 
qu'il  est  empreint  dans  mon  cœur. 

J'apprends  avec  grand  plaisir  l'entier  réta- 
blissement de  M.  l'ambassadeur  ;  mais  vous  me 
parlez  de  votre  santé  d'un  Ion  qui  m'inquiète; 
cependant  Saint-Louis  me  dit  que  vous  êtes 
assez  bien.  Pour  moi,  la  solitude  m'ôte  sinon 
mes  maux,  du  moins  mes  soucis,  et  cela  fait 
que  j'engraisse  :  voilà  tout  le  changement  qui 
s'est  fait  en  moi. 


A  MADAME  D'aZ***  , 

Qui  m'avoit  envoyé  l'estampe  encadrée  de  son  portrait,  avec 
des  vers  de  son  mari  au-dessoui. 

Le  10  février  1761. 

Vous  m'avez  fait,  madame,  un  présent  bien 
précieux  ;  mais  j'ose  dire  que  le  sentiment  avec 
lequel  je  le  reçois  ne  m'en  rend  pas  indigne. 
Votre  portrait  annonce  les  charmes  de  votre 
caractère  :  les  vers  qui  l'accompagnent  achè- 
vent de  le  rendre  inestimable.  11  semble  dire  : 
Je  fais  le  bonheur  d'un  tendre  époux  ;  je  suis  la 
muse  qui  l'inspire,  et  je  suis  la  bergère  qu'il 
chante.  En  vérité,  madame,  ce  n'est  qu'avec 
un  peu  de  scrupule  que  je  l'admets  dans  ma 
retraite,  et  je  crains  qu'il  ne  m'y  laisse  plus 
aussi  solitaire  qu'auparavant.  J'apprends  aussi 
que  vous  avez  payé  le  port  et  même  à  très- 
haut'  prix  :  quant  à  cette  dernière  générosité, 
trouvez  bon  qu'elle  ne  soit  point  acceptée,  et 


ANNÉE  1761. 


329 


qu'à  la  première  occasion  je  prenne  la  liberté 
de  vous  rembourser  vos  avances  {'). 

Agréez,  madame,  toute  ma  reconnoissance, 
et  tout  mon  respect. 

A    M.   DE  MALESHERBES. 

Montmorency,  le  10  février  1761. 

J'ai  fait,  monsieur,  tout  ce  que  vous  avez 
voulu  ;  et  le  consentement  du  sieur  Bey  ayant 
levé  mes  scrupules,  je  me  trouve  riche  de  vos 
bienfaits.  L'intérêt  que  vous  daignez  prendre 
à  moi  est  au-dessus  de  mes  remercîmens;  ainsi 
je  ne  vous  en  ferai  plus  :  mais  M.  le  maréchal 
de  Luxembourg  sait  ce  que  je  pense  et  ce  que 
je  sens;  il  pourra  vous  en  parler.  N'aurai-je 
point,  monsieur,  la  satisfaction  de  vous  voir 
chez  lui  à  Montmorency  au  prochain  voyage  de 
Pâques,  ou  au  mois  de  juillet,  qu'il  y  fait  une 
plus  longue  station  et  que  le  pays  est  plus  agréa- 
ble? Si  je  n'ai  nul  autre  moyen  de  satisfaire 
mon  empressement  et  que  vous  vouliez  bien, 
dans  la  belle  saison,  me  donner  chez  vous  une 
heure  d'audience  particulière,  j'en  profiterai 
pour  aller  vous  rendre  mes  devoirs. 


A   MADAME  C      . 
Montmorency,  le  ^2  Tévrier  1761. 

Vous  avez  beaucoup  d'esprit,  madame,  et 
vous  l'aviez  avant  la  lecture  de  la  Julie  ;  cepen- 
dant je  n'ai  trouvé  que  cela  dans  votre  lettre  : 
d'où  je  conclus  que  cette  lecture  ne  vous  est 
pas  propre  puisqu'elle  ne  vous  a  rien  inspiré. 
Je  ne  vous  en  estime  pas  moins,  madame  ;  les 
âmes  tendres  sont  souvent  foibles,  et  c'est  tou- 
jours un  crime  à  une  femme  de  l'être.  Ce  n'est 
point  de  mon  aveu  que  ce  livre  a  pénétré  jus- 
qu'à Genève,  je  n'y  en  ai  pas  envoyé  un  seul 
exemplaire  ;  et,  quoique  je  ne  pense  pas  trop 
bien  de  nos  mœurs  actuelles,  je  ne  les  crois 
pas  encore  assez  mauvaises  pour  qu'elles  ga- 
gnassent de  remonter  à  l'amour. 

Recevez,  madame,  mes  très-humbles  remcr- 
eimens  et  les  assurances  de  mon  respect. 


A  M.   '" 

Montmorency,  le  13  février  1761. 

Je  n'ai  reçu  qu'hier,  monsieur,  la  lettre  que 
(']  Llle  avoit  donné  un  baii>er  au  porteur. 


VOUS  m'avez  écrite  le  5  de  ce  mois.  Vous  avez 
raison  de  croire  que  l'harmonie  de  l'âme  a  aussi 
ses  dissonances,  qui  ne  gâtent  point  TefiFet  du 
tout  :  chacun  ne  sait  que  trop  comment  elles  se 
préparent  ;  mais  elles  sont  difficiles  à  sauver. 
C'est  dans  les  ravissans  concerts  des  sphères 
célestes  qu'on  apprend  ces  savantes  successions 
d'accords.  Heureux, dans  ce  siècle  de  cacopho- 
nie et  de  discordance,  qui  peut  se  conserver 
une  oreille  assez  pure  pour  entendre  ces  divins 
concerts  I 

Au  reste,  je  persiste  à  croire,  quoi  qu'on  en 
puisse  dire,  que  quiconque,  après  avoir  lu  la 
Nouvelle  Héloïse,  la  peut  regarder  comme  un 
livre  de  mauvaises  mœurs,  n'est  pas  fait  pour 
aimer  les  bonnes.  Je  me  réjouis,  monsieur, 
que  vous  ne  soyez  pas  au  nombre  de  ces  infor- 
tunés, et  je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 


A  M.  d'alembert. 

Montmorency,  le  13  février  1761. 

Je  suis  charmé,  monsieur,  de  la  lettre  que 
vous  venez  de  m'écrire  ;  et,  bien  loin  de  me 
plaindre  de  votre  louange,  je  vous  en  remercie, 
parce  qu'elle  est  jointe  à  une  critique  franche 
et  judicieuse  qui  me  fait  aimer  l'une  et  l'autre 
comme  le  langage  de  l'amitié.  Quant  à  ceux 
qui  trouvent  ou  feignent  de  trouver  de  l'oppo- 
sition entre  ma  Lettre  sur  les  spectacles  et  la 
Nouvelle  Héloïse,  je  suis  bien  sûr  qu'ils  ne  vous 
en  imposent  pas.  Vous  savez  que  la  vérité, 
quoiqu'elle  soit  une,  change  de  forme  selon  les 
temps  et  les  lieux,  et  qu'on  peut  dire  à  Paris 
ce  qu'en  des  jours  plus  heureux  on  n'eût  pas 
dû  dire  à  Genève.  Mais  à  présent  les  scrupules 
ne  sont  plus  de  saison;  et  partout  où  séjournera 
long-temps  M.  de  Voltaire ,  on  pourra  jouer 
après  lui  la  comédie  et  lire  des  romans  sans 
danger.  Bonjour,  monsieur  ;  je  vous  embrasse, 
et  vous  remercie  derechef  de  votre  lettre  :  elle 
me  plaît  beaucoup. 


A  H.   PANCKOUCKE. 
Montmorency,  le  <5  février  1761. 

J'ai  reçu  le  ^2  de  ce  mois,  parla  poste,  une 
lettre  anonyme,  sans  date,  timbrée  de  Lille, 
et  franche  de  port.  Faute  d'y  pouvoir  répondre 


330 


CORRESPONDANCE. 


par  une  autre  voie,  je  déclare  publiquement  à 
l'auteur  de  cette  lettre  que  je  l'ai  lue  et  relue 
avec  émotion,  avec  attendrissement  ;  qu'elle 
m'inspire  pour  lui  la  plus  tendre  estime,  le  plus 
grand  désir  de  le  connoître  et  de  l'aimer  ; 
qu'en  me  parlant  de  ses  larmes,  il  m'en  a  fait 
répandre  ;  qu'enfin ,  jusqu'aux  éloges  outrés 
dont  il  me  comble,  tout  me  plaît  dans  cette 
lettre,  excepté  la  modeste  raison  qui  le  porte 
à  se  cacher. 


A  MADAME  LA  MARECHALE   DE   LUXEMBOURG. 
Montmorency,  le  <6  février  1761. 

Je  VOUS  dois  un  remercîment,  madame  la 
maréchale,  pour  le  beurre  que  vous  m'avez  en- 
voyé ;  mais  vous  savez  bien  que  je  suis  de  ces 
ingrats  qui  ne  remercient  guère.  D'ailleurs  ce 
petit  panier  m'inquiète  :  je  m'attendois  à  un 
petit  pot.  J'ai  peur  que  vous  ne  m'ayez  puni 
d'avoir  dit  étourdiment  mon  goût,  en  le  con- 
tentant (jux  dépens  du  vôtre.  En  ce  cas,  on  ne 
sauroit  donner  plus  poliment  une  leçon  plus 
cruelle.  J'ai  reçu  de  bon  cœur  votre  présent, 
madame  :  mais  je  ne  puis  me  résoudre  à  y  tou- 
cher ;  je  croirois faire  une  communion  indigne, 
je  croirois  manger  ma  condamnation. 

La  publication  de  la  Julie  m'a  jeté  dans  un 
trouble  que  ne  me  donna  jamais  aucun  de  mes 
écrits.  J'y  prends  un  intérêt  d'enfant  qui  me 
désole  ;  et  je  reçois  là-dessus  des  lettres  si  dif- 
férentes, que  je  ne  saurois  encore  à  quoi  m'en 
tenir  sur  son  succès,  si  M.  le  maréchal  n'avoit 
eu  la  bonté  de  me  rassurer.  La  préface  est  una- 
nimement décriée  ;  et  cependant  telle  est  ma 
prévention,  que  plus  je  la  relis,  plus  elle  me 
plaît.  Si  elle  ne  vaut  rien,  il  faut  que  j'aie  toul- 
à-fait  la  têle  à  l'envers.  Il  faudra  voir  ce  qu'on 
dira  de  la  grande.  Il  s'en  faut  bien,  à  mon  gré, 
qu'elle  vaille  l'autre.  Je  la  suppose  actuelle- 
ment entre  vos  mains  :  pour  moi,  je  ne  l'ai  pas 
encore.  Elle  devoit  paroître  aujourd'hui,  et  je 
n'en  ai  point  de  nouvelles. 

Vous  savez  sans  doute  que  madame  de  Bouf- 
flers  est  venue  me  voir.  Elle  ne  m'a  point  dit 
que  vous  lui  aviez  parlé;  mais  je  ne  me  suis  pas 
trompé  sur  celte  visite,  et  elle  m'a  fait  d'autant 
plus  de  plaisir.  Le  chevalier  de  Lorenzi  m'a 
écrit  deux  fois,  et  je  n'ai  pas  encore  trouvé  le 


moment  de  pouvoir  lui  répondre  ;  mais  il  doit 
savoir  que  j'aime  plus  que  je  n'écris  :  pour  lui, 
je  crois  qu'il  fait  le  contraire. 

Il  .souffle  un  grand  vent  qui  me  fait  beaucoup 
de  plaisir,  parce  que  les  vents  de  cette  espèce 
sont  les  pi  écurseurs  du  printemps.  Cette  saison 
commence,  madame,  le  jour  de  votre  arrivée; 
il  me  semble  que  le  vent  me  porte  à  pleines 
voiles  au  ^  2  de  mars. 


A  M.   DE  ***. 
Montmorency,  le  «9  février  iTfil. 

Voilà,  monsieur,  ma  réponse  aux  observa- 
tions que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer 
sur  la  Nouvelle  Héloïse.  Vous  l'avez  élevée  à 
l'honneur  auquel  elle  ne  s'attendoit  guère , 
d'occuper  des  théologiens  :  c'est  peut-être  un 
sort  attaché  à  ce  nom  et  à  celles  qui  le  portent 
d'avoir  toujours  à  passer  par  les  mains  de  ces 
messieurs-là.  Je  vois  qu'ils  ont  travaillé  à  la 
conversion  de  celle-ci  avec  un  grand  zèle,  et 
je  ne  doute  point  que  leurs  soins  pieux  n'en 
aient  fait  une  personne  très-orthodoxe  ;  mais 
je  trouve  qu'ils  l'ont  traitée  avec  un  peu  do 
rudesse  :  ils  ont  flétri  ses  charmes;  et  j'avoue 
qu'elle  me  plaisoit  plus,  aimable  quoique  hé- 
rétique, que  bigote  et  maussade  comme  la 
voilà.  Je  demande  qu'on  me  la  rende  comme 
je  l'ai  donnée,  ou  je  l'abandonnerai  à  ses 
directeurs. 


A   MADAME   LA   DUCHESSE  DE   MONTMORENCY. 

Montmorency,  le  21  février  1761. 

J'étois  bien  sûr,  madame,  que  vous  aimeriez 
la  Julie  malgré  ses  défauts,  le  bon  naturel  les 
efface  dans  les  cœurs  faits  pour  les  sentir.  J'ai 
pensé  que  vous  accepteriez  des  mains  de  ma- 
dame la  maréchale  de  Luxembourg  ce  léger 
hommage  que  je  n'osois  vous  offrir  moi-même. 
Mais  en  m'en  faisant  dos  remercîmens,  madame, 
vous  prévenez  les  miens,  et  vous  augmentez 
l'obligation.  J'attends  avec  empressement  le 
moment  de  vous  faire  ma  cour  à  Montmorency, 
et  de  vous  renouveler,  madame  la  duchesse, 
les  assurances  de  mon  profond  respect. 


ANNÉE  176i. 


551 


A  MADAME  DE  CREQUI. 
Montmorency,  le  3S  février  1761. 

Madame, 
Je  vous  dois  bien  des  réponses  ;  j'aimQ  à  re~ 
cevoir  de  vos  lettres;  j'ai  du  plaisir  à  vous  écrire; 
je  voudrois  vous  écrire  louR-iemps  ;  il  me  sem- 
ble que  j'ai  mille  choses  à  vous  dire,  mais  il 
m'estimpossibledevousécrireàmonaisequant 
à  présent  ;  les  tracas  m'absorbent,  me  tuent  ; 
je  suis  excédé.  Permettez  que  je  renvoie  à  un 
temps  plus  tranquille  le  plaisir  de  m'entretenir 
avec  vous.  Je  prends  part  à  tous  vos  soucis  : 
les  miens  ne  sont  pas  si  graves,  mais  ils  me 
touchent  d'aussi  près.  Si  vous  effectuez  jamais 
le  projet  d'aller  vivre  à  la  campagne,  ne  me 
laissez  pas  ignorer  votre  retraite;  car,  fussiez- 
vous  au  bout  du  royaume,  si  vous  ne  rebutez 
pas  ma  visite,  j'irai^  de  mon  pied,  faire  un 
pèlerinage  auprès  de  vous. 


A  MADAME  BOURETTE, 

Qui  ni'avoit  écrit  deux  lettres  consécutives  avec  des  vers,  et 
qui  m'invitoit  à  prendre  du  café  chez  elle  dans  une  tasse  in- 
crustée d'or,  que  M.  de  Voltaire  lui  avoit  donnée. 

Montmorency,  le  12  mars  1761. 

Je  n'avois  pas  oublié,  madame,  que  je  vous 
devois  une  réponse  et  un  remercîment  ;  jeserois 
plus  exact  si  Ton  me  laissoit  plus  libre;  mais  il 
faut  malgré  moi  disposer  de  mon  temps,  bien 
plus  comme  il  plaît  à  autrui  que  comme  je  le 
devroiset  le  voudrois.  Puisque  l'anonyme  vous 
avoit  prévenue,  il  étoit  naturel  que  sa  réponse 
précédât  aussi  la  vôtre  ;  et  d'ailleurs,  je  ne  vous 
dissimulerai  pas  qu'il  avoit  parlé  de  plus  près  à 
mon  cœur  que  ne  font  des  complimens  et  des 
vers. 

Je  voudrois,  madame,  pouvoir  répondre  à 
l'honneur  que  vous  me  faites  de  me  demander 
un  exemplaire  de  la  Julie;  mais  tant  de  gens 
vous  ont  encore  ici  prévenue,  que  les  exemplai- 
res qui  m'avoient  été  envoyés  de  Hollande  par 
mon  libraire  sont  donnés  ou  destinés,  et  je  n'ai 
nulle  espèce  de  relation  avec  ceux  qui  les  débi- 
tent à  Paris.  Il  faudroitdonceu  acheter  un  pour 
vous  l'offrir  :  et  cost,  vu  l'étal  de  ma  fortune, 
ce  que  vous  n'approuveriez  pas  vous-même  : 
de  plus,  je  ne  sais  point  payer  les  louanges  ;  et 


si  je  faisois  tant  que  do  payer  les  vôtres,  j'y 
voudrois  mettre  un  plus  haut  prix. 

Si  jamais  l'occasion  se  présente  de  profiter 
de  votre  invitation,  j'irai,  madame,  avec  grand 
plaisir  vous  rendre  visite  et  prendre  du  café 
chez  vous  :  mais  ce  ne  sera  pas,  s'il  vous  platf, 
dans  la  tasse  dorée  de  M.  de  Voltaire,  car  je  no 
bois  point  dans  la  coupe  de  cet  homme-là. 

Agréez,  madame,  que  je  vous  réitère  mes 
très-humbles  remerctmens  et  les  assurances 
de  mon  respect. 


A   M.   MOULTOU. 

Montmorency,  mars  1761. 

Il  fiiudroit  être  le  dernier  des  hommes  pour 
ne  pas  s'intéresser  à  l'infortunée  Louison.  La 
pitié,  la  bienveillance  que  son  honnête  histo- 
rien m'inspire  pour  elle,  ne  me  laissent  pas 
douter  que  son  zèle  à  lui-même  ne  puisse  être 
aussi  pur  que  le  mien  ;  et  cela  supposé,  il  doit 
compter  sur  toute  l'estime  d'un  homme  qui  ne 
la  prodigue  pas.  Grâces  au  ciel,  il  se  trouve, 
dans  un  rang  plus  élevé,  des  cœurs  aussi  sensi- 
bles, et  qui  ont  à  la  fois  le  pouvoir  et  la  volonté 
de  protéger  la  malheureuse  mais  estimable  vic- 
time de  l'infamie  d'un  brutal.  M.  le  maréchal 
de  Luxembourg,  et  madame  la  maréchale,  à 
qui  j'ai  communiqué  votre  lettre,  ont  été  émus, 
ainsi  que  moi,  à  sa  lecture;  ils  sont  disposés, 
monsieur,  à  vous  entendre  et  à  consulter  avec 
vous  ce  qu'on  peut  et  ce  qu'il  convient  de  faire 
pour  tirer  la  jeune  personne  de  la  détresse  où 
elle  est.  Ils  retournent  à  Paris  après  Pâques. 
Allez,  monsieur,  voir  ces  dignes  et  respectables 
seigneurs  ;  parlez-leur  avec  cette  simplicité 
touchante  qu'ils  aiment  dans  voire  lettre  ;  soyez 
avec  eux  sincère  en  tout,  et  croyez  que  leurs 
cœurs  bienfaisans  s'ouvriront  à  la  candeur  du 
vôtre.  Louison  sera  protégée  si  elle  mérite  de 
l'être;  et  vous,  monsieur,  vous  serez  esiinié 
comme  le  mérite  votre  bonne  action.  Que  si 
dans  celte  attente,  quoique  assez  courie,  la 
situation  de  la  jeune  personne  étoit  trop  dure, 
vous  devez  savoir  que,  quant  à  présent ,  je  puis 
payer,  modiquement  à  la  vérité,  le  tribut  dîi, 
par  quiconque  a  son  nécessaire,  aux  indigcns 
honnêtes  qui  ne  l'ont  pas. 


552 


CORRESPONDANCE. 


A   MADAME  LA  MARECHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Ce  jeudi  26. 

Vous  comptez  par  les  jours,  madame,  et  moi 
par  les  heures  ;  cela  fait  que  l'intervalle  me 
paroît  vingt-quatre  fois  plus  long  qu'à  vous, 
et  les  quinze  jours  qui  restent  jusqu'à  votre 
voyage  font,  selon  mon  calcul,  encore  un  an 
tout  entier. 

Je  ne  vous  croyois  pas  si  vindicative  :  pour 
avoir  osé  disputer  un  moment  sur  un  panier  de 
beurre,  je  m'en  vois  continuellement  jeter  des 
pots  par  la  tête.  Si  la  vengeance  n'est  pas  dure, 
elle  est  obstinée,  et  je  l'endure  avec  tant  de  pa- 
tience, qu'elle  doit  me  valoir  enfin  mon  pardon. 
Je  crois  que  M.  Coindet  m'aime  beaucoup, 
il  met  tous  ses  soins  à  me  le  prouver  :  et  moi  je 
l'aime  encore  plus  de  ce  que  vous  approuvez 
mon  attachement  pour  lui,  et  de  ce  qu'il  m'ap- 
porte souvent  de  vos  nouvelles.  Mais  il  m'a  fait, 
de  votre  part,  un  reproche  qui  me  confond, 
sur  le  premier  exemplaire  de  la  Julie.  En  vous 
le  promettant,  ne  l'ai-je  pas  promis  à  M.  le  ma- 
réchal? En  le  lui  donnant,  ne  vous  l'ai-je  pas 
donné?  Vous  auriez  beau  vouloir  être  deux,  je 
n'admettrai  jamais  ce  partage  ;  mon  attache- 
ment, mon  respect,  ne  vous  distinguent  plus 
l'un  de  l'autre  ;  vous  n'êtes  qu'un  dans  le  fond 
de  mon  cœur.  Comme  une  copie  étoit  déjà 
dans  vos  mains,  je  mis  l'exemplaire  dans  les 
siennes  ;  j'en  aurois  pu  faire  autant  dans  tout 
autre  cas;  et  toutes  les  fois  que  je  tiendrai  à 
l'un  ce  que  j'aurai  promis  à  l'autre,  je  croirai 
toujours  avoir  bien  rempli  ma  foi. 

Les  Ximénès  et  les  Voltaire  peuvent  critiquer 
la  Julie  à  leur  aise  (*)  :  ce  n'est  pas  à  eux  qu'elle 
est  curieuse  de  plaire;  et  tout  ce  qui  fâche  à 
l'éditeur,  de  leurs  critiques,  c'est  qu'ils  les 
fassent  de  si  loin.  Bonjour,  madame  la  maré- 
chale :  il  faut  absolument  que  vous  embrassiez 
M.  le  maréchal  de  ma  part.  Pour  vous,  il  faut 
se  mettre  à  genoux  en  lisant  la  fin  de  vos 
■  lettres,  les  baiser,  soupirer,  et  dire  :  Que  n'est- 
elle  ici? 


A  M.   MOULTOU. 

Montmorency,  le  29  mai  1761. 


(•)  Allusion  à  la  brochure  qui  fut  attribuée  au  marquis  de 
Mménè»,  et  intitulée  Lettres  sur  la  Nouvelle  Hélolse  de  J.  J. 
Rousseau,  1761,  in-8»  de  27  pages.  M.  Barbier,  bibliotliécaire 
an  conseil  d'état,  nous  a  dit  en  avoir  vu  le  manuscrit  autogra- 
phe chargé  de  corrections  et  d'additions  de  la  main  même  de 
Voltaire.  ^'  •*• 


Vous  pardonneriez  aisément  mon  silence, 
cher  Moultou,  si  vous  connoissicz  mon  état; 
mais,  sans  vous  écrire,  je  ne  laisse  pîis  de  pen- 
ser à  vous,  et  j'ai  une  proposition  à  vous  faire. 
Ayant  quitté  la  plume  et  ce  tumultueux  métier 
d'auteur,  pour  lequel  je  n'étois  point  né,  je 
m'étois  proposé,  après  la  publication  de  mes 
rêveries  sur  l'éducation,  de  finir  par  une  édi- 
tion générale  de  mes  écrits,  dans  laquelle  il  en 
seroit  entré  quelques-uns  qui  sont  encore  en 
manuscrit.  Si  peut-être  le  mal  qui  me  consume 
ne  me  laissoit  pas  le  temps  de  faire  celte  édi- 
tion moi-même,  seriez-vous  homme  à  faire  le 
voyage  de  Paris,  à  venir  examiner  mes  papiers 
dans  les  mains  où  ils  seront  laissés,  et  à  mettre 
en  état  de  paroître  ceux  que  vous  jugerez  bons 
à  cela?  11  faulvousprévenirque  vous  trouverez 
des  seniimens  sur  la  religion  qui  ne  sont  pas 
les  vôtres,  et  que  peut-être  vous  n'approuverez 
pas,  quoique  les  dogmes  essentiels  à  l'ordre 
moral  s'y  trouvent  tous.  Or  je  ne  veux  pas  qu'il 
soit  touché  à  cet  article  :  il  s'agit  donc  de  savoir 
s'il  vous  convient  de  vous  prêter  à  cette  édition 
avec  cette  réserve  qui,  ce  me  semble,  ne  peut 
vous  compromettre  en  rien,  quand  on  saura 
qu'elle  vous  est  formellement  imposée,  sauf  à 
vous  de  réfuter  en  votre  nom,  et  dans  l'ouvrage 
même,  si  vous  le  jugez  à  propos,  ce  qui  vous 
paroîtra  mériter  réfutation,  pourvu  que  vous 
ne  changiez  ni  supprimiez  rien  sur  ce  point  ; 
sur  tout  autre  vous  serez  le  maître. 

J'ai  besoin,  monsieur,  d'une  réponse  sur 
cette  proposition,  avant  de  prendre  les  derniers 
arrangomens  que  mon  état  rend  nécessaires.  Si 
votre  situation ,  vos  affaires,  ou  d'autres  rai- 
sons vous  empêchent  d'acquiescer,  je  ne  vois 
que  M.  Roustan,  qui  m'appelle  son  maître,  lui 
qui  pourroit  être  le  mien,  auquel  je  pusse  don- 
ner la  même  confiance,  et  qui,  je  crois,  ren- 
droit  volontiers  cet  honneur  à  ma  mémoire.  En 
pareil  cas,  comme  sa  situation  est  moins  aisée 
que  la  vôtre,  on  prendroit  des  mesures  pour 
que  ces  soins  ne  lui  fussent  pas  onéreux.  Si 
cela  ne  vous  convient  ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  tout 
restera  comme  il  est  ;  car  je  suis  bien  déterminé 
à  ne  confier  les  mêmes  soins  à  nul  homme  de 
lettres  de  ce  pays.  Réponse  précise  et  directe. 


ANNEE  1701. 


533 


je  vous  supplie;  1c  plus  l6t  qu'il  se  pourra, 
sans  vous  servir  de  la  voie  de  M.  Coindet.  Sur 
pareille  matière  le  secret  convient,  et  je  vous  le 
demande.  Adieu,  vertueux  Moultou  :  je  ne  vous 
fais  pas  des  complimens,  mais  il  ne  tient  qu'à 
vous  de  voir  si  je  vous  eslime. 

Vous  comprenez  bien  que  la  Nouvelle  Hé- 
loise  ne  doit  pas  entrer  dans  le  recueil  de  mes 
écrits. 


A  MADAME   LA   MARECHALE  DE  LUXEMBOURG   (*). 
Montmorency,  le  42  juin  4761 . 

Que  de  choses  j'aurois  à  vous  dire  avant  que 
de  vous  quitter!  Mais  le  temps  me  presse,  il 
faut  abréger  ma  confession,  et  verser  dans  vo- 
ire cœur  bienfaisant  mon  dernier  secret.  Vous 
saurez  donc  que  depuis  seize  ans  j'ai  vécu  dans 
la  plus  grande  intimité  avec  cette  pauvre  fille 
qui  demeure  avec  moi ,  excepté  depuis  ma  re- 
traite à  Montmorency,  que  mon  état  m'a  forcé 
de  vivre  avec  elle  comme  avec  ma  sœur  ;  mais 
ma  tendresse  pour  elle  n'a  point  diminué,  et, 
sans  vous,  l'idée  de  la  laisser  sans  ressource 
empoisonneroit  mes  derniers  instans. 

De  ces  liaisons  sont  provenus  cinq  enfans , 
qui  tous  ont  été  mis  aux  Enfans -Trouvés, 
avec  si  peu  de  précaution  pour  les  reconnoître 
un  jour,  que  je  n'ai  pas  même  gardé  la  date  de 
leur  naissance.  Depuis  plusieurs  années  le  re- 
mords de  celte  négligence  trouble  mon  repos, 
et  je  meurs  sans  pouvoir  la  réparer,  au  grand 
regret  de  la  mère  et  au  mien.  Je  fis  mettre  seu- 
lement dans  les  langes  de  l'aîné  une  marque 
dont  j'ai  gardé  le  double  ;  il  doit  être  né,  ce  me 
semble,  dans  l'hiver  de  1746  à  47,  ou  à  peu 
près.  Voilà  tout  ce  que  je  me  rappelle.  S'il  y 
avoit  le  moyen  de  retrouver  cet  enfant,  ce  se- 
roit  faire  le  bonheur  de  sa  tendre  mère  ;  mais 
j'en  désespère,  et  je  n'emporte  point  avec  moi 
celle  consolation.  Les  idées  dont  ma  faute  a 
rempli  mon  esprit  ont  contribué  en  grande  par- 
tie à  me  faire  méditer  le  Traité  de  l'Educa- 
tion; et  vous  y  trouverez,  dans  le  livre  P',  un 
passage  qui  peut  vous  indiquer  cette  disposi- 

(*)  Cette  lettre  a  été  imprimée  pour  là  première  fois  dans  le 
•leuxiëme  volume  du  Conservateur,  publié  par  M.  François 
de  NeufchâteaH  en  l'an  viii.  G.  P. 


tion  (*).  Je  n'ai  point  épousé  la  mère  ;  etje  n'y 
étois  point  obligé,  puisque  avant  de  me  lier 
avec  elle  je  lui  ai  déclaré  que  je  ne  l'épouserois 
jamais;  et  même  un  mariage  public  nous  eût 
été  impossible  à  cause  de  la  différence  de  reli- 
gion :  mais  du  reste  je  l'ai  toujours  aimée  et 
honorée  comme  ma  femme,  à  cause  de  son  bon 
cœur,  de  sa  sincère  affection,  de  son  désinté- 
ressement sans  exemple,  et  de  sa  fidélité  sans 
tache,  sur  laquelle  elle  ne  m'a  pas  même  oc- 
casionné le  moindre  soupçon. 

Voilà,  madame  la  maréchale,  la  trop  juste 
raison  de  ma  sollicitude  sur  le  sort  de  cetto 
pauvre  fille  après  qu'elle  m'aura  perdu,  telle- 
ment que ,  si  j'avois  moins  de  confiance  en 
votre  amitié  pour  moi  et  en  celle  de  M.  le  ma- 
réchal, je  partirois  pénétré  de  douleur  de  l'a- 
bandon où  je  la  laisse  ;  mais  je  vous  la  confie,  et 
je  meurs  en  paix  à  cet  égard.  Il  me  reste  à  vous 
dire  ce  que  je  pense  qui  conviendroit  le  mieux 
à  sa  situation  et  à  son  caractère,  et  qui  donne- 
roit  le  moins  de  prise  à  ses  défauts. 

Ma  première  idée  étoit  de  vous  prier  de  lui 
donner  asile  dans  votre  maison ,  ou  auprès  de 
l'enfant  qui  en  est  l'espoir,  jusqu'à  ce  qu'il  sor- 
tit des  mains  des  femmes  :  mais  infailliblement 
cela  ne  réussiroit  point  ;  il  y  auroit  Irop  d'inter- 
médiaire entre  vous  et  elle,  et  elle  a,  dans 
votre  maison,  des  malveillans  qu'elle  ne  s'est 
assurément  point  attirés  par  sa  faute,  et  qui 
trouveroient  infailliblement  l'art  de  la  disgra- 
cier tôt  ou  tard  auprès  de  vous  ou  de  M.  le 
maréchal.  Elle  n'a  pas  assez  de  souplesse  et  de 
prudence  pour  se  maintenir  avec  tant  d'esprits 
différons,  et  se  prêter  aux  petits  manèges  avec 
lesquels  on  gagne  la  confiance  des  maîtres, 
quelque  éclairés  qu'ils  soient.  Encore  une  fois 
cela  ne  réussiroit  point;  ainsi  je  vous  prie  de 
n'y  pas  songer. 

Je  ne  voudrois  pas  non  plus  qu'elle  demeu- 
rât à  Paris  de  quelque  manière  que  ce  fût;  bien 
sûr  que,  craintive  et  facile  à  subjuguer,  elle  y 
deviendroit  la  proie  et  la  victime  de  sa  nom- 
breuse famille,  gens  d'une  avidité  et  d'une 
méchanceté  sans  bornes,  auxquels  j'ai  eu  moi- 
même  bien  de  la  peine  à  l'arracher,  et  qui  sont 
cause  en  grande  partie  de  ma  retraite  en  cam- 
pagne. Si  jamais  elle  demeure  à  Paris,  elle  est 

(*)  Voyez  Emile,  liv.  i.  Voyez  aussi  les  Confessiom, 
livre  XII,  tome  T',  page  29*,  dans  cette  édition.       G,  P, 


534 


CORRESPONDANCE. 


perdue;  car,  leur  fùt-elle  cachée,  comme  elle 
est  d'un  bon  naturel ,  el  le  ne  pourra  jamais  s'abs- 
tenir de  les  voir,  et  en  peu  de  temps  ils  lui  su- 
ceront le  sang  jusqu'à  la  dernière  goutte,  et 
puis  la  feront  mourir  de  mauvais  traitemens. 

Je  n'ai  pas  de  moins  fortes  raisons  pour  sou- 
haiter qu'elle  n'aille  point  demeurer  avec  sa 
mère,  livrée  à  mes  plus  cruels  ennemis,  nour- 
rie par  eux  à  mauvaise  intention,  et  qui  ne 
cherchent  que  l'occasion  de  punir  cette  pauvre 
fille  de  n'avoir  point  voulu  se  prêter  à  leurs 
complots  contre  moi.  Elle  est  la  seule  qui  n'ait 
rien  eu  de  sa  mère,  et  la  seule  qui  l'ait  nourrie 
et  soignée  dans  sa  misère  ;  et  si  j'ai  donné,  du- 
rant douze  ans,  asile  à  cette  femme,  vous 
comprenez  bien  que  c'est  pour  la  fille  que  je 
l'ai  fait.  J'ai  mille  raisons,  trop  longues  à  dé- 
tailler, pour  désirer  qu'elle  ne  retourne  point 
avec  elle.  Ainsi ,  je  vous  prie  d'interposer 
même,  s'il  le  faut,  votre  autorité  pour  l'en  em- 
pêcher. 

Je  ne  vois  que  deux  partis  qui  lui  convien- 
nent :  l'un,  de  continuer  d'occuper  mon  loge- 
ment ('),  et  de  vivre  en  paix  à  Montmorency;  ce 
qu'elle  peut  faire  à  peu  de  frais  avec  votre  as- 
sistance et  protection,  tant  du  produit  de  mes 
écrits  que  de  celui  de  son  travail,  car  elle  coud 
très-bien,  et  il  ne  lui  manque  que  de  l'occupa- 
tion, que  vous  voudrez  bien  lui  donner  ou  lui 
procurer,  souhaitant  seulement  qu'elle  ne  soit 
point  à  la  discrétion  des  femmes  de  chambre, 
car  leur  tyrannie  et  leur  monopole  me  sont 
connus. 

L'autre  parti  est  d'être  placée  dans  quelque 
communauté  de  province  où  l'on  vit  à  bon  mar- 
ché, et  où  elle  pourroit  très-bien  gagner  sa  vie 
par  son  travail.  J'aimerois  moins  ce  parti  que 
l'autre,  parce  qu'elle  seroit  ainsi  trop  loin  de 
vous,  et  pour  d'autres  raisons  encore.  Vous 
choisirez  pour  le  mieux,  madame  la  maréchale  ; 
mais,  quelque  choix  que  vous  fassiez ,  je  vous 
supplie  de  faire  en  sorte  qu'elle  ait  toujours  sa 
liberté,  et  qu'elle  soit  la  maîtresse  de  changer 
de  demeure  sitôt  qu'elle  ne  se  trouvera  pas 
bien.  Je  vous  supplie  enfin  de  ne  pas  dédaigner 
de  prendre  soin  de  ses  petites  affaires,  en  sorte 

(')  Je  ne  vous  propose  point  de  lui  en  donner  un  vous-même 
à  Montmorency,  à  cause  de  Chassot  et  de  sa  famille,  qui  le  lui 
feroit  cruellement  payer.  Mon  loyer  n'étant  que  de  cinquante 
livres,  ne  lui  sera  pas  plus  onéreux  qu'une  chambre  à  l'aris. 


que,  quoi  qu'il  arrive,  elle  ait  du  pain  jusqu'à 
la  fin  de  ses  jours. 

J'ai  prié  M.  le  maréchal  dé  vous  consulter 
sur  le  choix  de  la  personne  qu'il  chargeroit  de 
veiller  aux  intérêts  de  la  pauvre  fille,  après 
mon  décès.  Vous  n'ignorez  pas  l'injuste  partia- 
lité que  marque  contre  elle  celui  qui  naturelle- 
ment seroit  choisi  pour  cela.  Quelque  estime 
que  j'aie  conçue  pour  sa  probité,  je  ne  voudrois 
pa§  qu'elle  restât  à  la  merci  d'un  homme  que 
je  dois  croire  honnête,  mais  que  je  vois  livré, 
par  un  aveuglement  inconcevable,  aux  intérêts 
et  aux  passions  d'un  fripon. 

Vous  voyez ,  madame  la  maréchale ,  avec 
quelle  simplicité,  avec  quelle  confiance  j'épan- 
che mon  cœur  devant  vous.  Tout  le  reste  de 
l'univers  n'est  déjà  plus  rien  à  mes  yeux.  Ce 
cœur  qui  vous  aima  sincèrement  ne  vit  déjà 
plus  que  pour  vous,  pour  M.  le  maréchal,  et 
pour  la  pauvre  fille.  Adieu,  amis  tendres  et 
chéris  ;  aimez  un  peu  ma  mémoire  ;  pour  moi, 
j'espère  vous  aimer  encore  dans  l'autre  vie  ; 
mais,  quoi  qu'il  en  soit  de  cet  obscur  et  redou- 
table mystère,  en  quelque  heure  que  la  mort 
me  surprenne,  je  suis  sur  qu'elle  me  trouvera 
pensant  à  vous. 


A   M.    VERNES. 


Montmorency,  le  24  juin  1761 . 


J'étois  presque  à  l'extrémité,  cher  concitoyen, 
quand  j'ai  reçu  votre  lettre,  et,  maintenant  que 
j'y  réponds ,  je  suis  dans  un  état  de  souffrances 
continuelles  qui,  selon  toute  apparence,  ne 
me  quitteront  qu'avec  la  vie.  Ma  plus  grande 
consolation,  dans  l'état  où  je  suis,  est  de  rece- 
voir des  témoignages  d'intérêt  de  mes  compa 
triotes,  et  surtout  de  vous,  cher  Vernes,  que 
j'ai  toujours  aimé  et  que  j'aimerai  toujours.  Le 
cœur  me  rit,  et  il  me  semble  que  je  me  ranime 
au  projet  d'aller  partager  avec  vous  cette  re- 
traite charmante  qui  me  tente  encore  plus  par 
son  habitant  que  par  elle-même.  Oh  1  si  Dieu 
raffermissoit  assez  ma  santé  pour  me  mettre  en 
état  d'entreprendre  ce  voyage,  je  ne  mourrois 
point  sans  vous  embrasser  encore  une  fois. 

Je  n'ai  jamais  prétendu  justifier  les  innom- 
brables défauts  de/a  iVoM^e/Ze/Te/owe;  je  trouve 
que  l'on  l'a  reçue  trop  favorablement;  et  dans 


ANNÉE  i7GI. 


OOJ 


les  jugemens  du  public,  j'ai  bien  moins  à  me 
plaindre  de  sa  rigueur  qu'à  me  louer  de  son 
indulgence  ;  mais  vos  griefs  contre  Wolmar  me 
prouvent  que  j'ai  mal  rempli  l'objet  du  livre, 
ou  que  vous  ne  l'avez  pas  bien  saisi.  Cet  objet 
émit  de  rapprocher  les  partis  opposés,  par  une 
estime  réciproque  ;  d'apprendre  aux  philoso- 
phes qu'on  peut  croire  en  Dieu  sans  être  hypo- 
crite, et  aux  croyans  qu'on  peut  être  incrédule 
sans  être  un  coquin.  Julie,  dévote,  est  une  leçon 
pour  les  philosophes,  et  Wolmar,  athée,  en  est 
une  pour  les  intolérans.  Voilà  le  vrai  but  du 
livre.  C'est  à  vous  de  voir  si  je  m'en  suis  écar- 
té (*).  Vous  me  reprochez  de  n'avoir  pas  fait 
changer  de  système  à  Wolmar  sur  la  fin  du 
roman  ■  mais,  mon  cher  Vernes,  vous  n'avez 
pas  lu  cette  fin  ;  car  sa  conversion  y  est  indi- 
quée avec  une  clarté  qui  ne  pouvoit  souffrir  un 
plus  grand  développement  sans  vouloir  faire 
une  capucinade. 

Adieu,  cher  Vernes  :  je  saisis  un  intervalle 
de  mieux  pour  vous  écrire.  Je  vous  prie  d'in- 
former de  ce  mieux  ceux  de  vos  amis  qui  pen- 
sent à  moi,  et  entre  autres,  messieurs  Moultou 
et  Roustan,  que  j'embrasse  de  tout  mon  cœur 
ainsi  que  vous. 


A   H.    MOLLET, 

En  réponse  à  une  lettre  qui  couteuoit  la  description  dune  fête 
niililaire  célébrée  à  Genève  le  3  juin  4761 . 

A  Montmorency,  le26  juin  1761. 

Je  vous  remercie,  monsieur,  de  tout  mon 
cœur,  de  la  charmante  relation  que  vous  m'a- 
vez envoyée  de  la  fête  du  5  de  ce  mois.  Je  l'ai 
lue  et  relue  avec  intérêt,  avec  attendrissement, 
avec  un  sincère  regret  de  n'en  avoir  pas  été  té- 
moin. De  tels  ainusemens  ne  sont  point  frivo- 
les, ils  réveillent  dans  les  cœurs  des  sentimens 
que  tout  tend  à  éteindre  dans  notre  siècle,  et 
môme  dans  notre  patrie;  puissiez-vous,  mon- 
sieur, vous  et  tous  les  bons  citoyens  qui  vous 
ressemblent,  ramener  parmi  nous  ces  goûts, 
ces  jeux,  ces  fêtes  patriotiques  qui  s'allient 
avec  les  mœurs,  avec  la  vertu,  qu'on  goûte  avec 
transport,  qu'on  se  rappelle  avec  délices,  et 
que  le  cœur  assaisonne  d'un  charme  que  n'au- 

(*)  n  est  re^'euu  depnis  sur  cette  idée  en  écrivant  ses  Con- 
fessions. Voyez  au  livre  ix,  tome  I,  page  228.  G.  P. 


ront  jamais  tous  ces  criminels  amusemens  si 
vantes  des  gens  à  la  mode  ! 

J'étois  très-mal,  monsieur,  quand  je  reçus  vo- 
tre lettre  ;  c'est  ce  qui  m'a  empêché  de  vous  en 
remercier  plus  tôt.  Quoique  je  continue  à  souf- 
frir beaucoup,  je  ne  puis  me  refuser  long- temps 
à  la  douce  et  salutaire  distraction  de  m'occupcr 
de  la  patrie  et  de  vous.  J'ai  lu  déjà  bien  des  fois 
votre  lettre  ;  je  la  lirai  bien  des  fois  encore  ;  si 
ce  n'est  pas  un  remède  à  mes  maux,  c'est  du 
moins  une  consolation.  Heureux  si  j'y  pouvois 
ajouter  l'espoir  de  vous  embrasser  quelque 
jour  à  Genève,  et  d'y  voir  encore  une  fois  en 
ma  vie  une  fête  pareille  à  celle  que  vous  décri- 
vez si  bien  !  Je  vous  salue  de  tout  mon  cœur  (*) . 


A  JACQUELINE  DANET  , 
sa  nourrice. 

Montmorency,  le  22  juillet  1761. 

Votre  lettre,  ma  chère  Jacqueline,  est  venue 
réjouir  mon  cœur  dans  un  moment  où  je  n'étois 
guère  en  état  d'y  répondre.  Je  saisis  un  temps 
de  relâche  pour  vous  remercier  de  votre  souve- 
nir et  de  votre  amitié,  qui  me  sera  toujours 
chère.  Pour  moi  je  n'ai  point  cessé  de  penser  à 
vous  et  de  vous  aimer.  Souvent  je  me  suis  dit 
dans  mes  souffrances  que  si  ma  bonne  Jacque- 
line n'eût  pas  tant  pris  de  peine  à  me  conserver 
étant  petit,  je  n'aurois  pas  souffert  tant  de 
maux  étant  grand.  Soyez  persuadée  que  je  ne 
cesserai  jamais  de  prendre  le  plus  tendre  inté- 
rêt à  votre  santé  et  à  votre  bonheur,  et  que  ce 
sera  toujours  un  vrai  plaisir  pour  moi  de  rece- 
voir de  vos  nouvelles.  Adieu,  ma  chère  et  bonne 
Jacqueline.  Je  ne  vous  parle  pas  de  ma  sanlé, 

(*}  Cette  lettre,  que  celui  à  qui  elle  étoit  adressée  s'empressa 
de  faire  imprimer  à  Genève  à  la  suite  de  la  sienne,  et  qui,  au 
rapport  de  l'historien  Picot  (  HUtoire  de  Genève,  tome  HI, 
page  509),  y\)roduisil  la  plus  vive  nensation,  a  jusqu  à  pré- 
sent échappé  à  tous  les  éditeurs  des  Œuvres  coinplëies.  Leur 
attention  i  cet  égard  auroit  dCi  cependant  être  excisée  par 
un  passage  d'une  lettre  à  Moultou  qu'on  verra  ci-après,  où 
Rousseau  se  plaint  fortement  de  celle  publication  paur  laquelle 

il  n'avoit  pas  été  consulté Nous  devons  la  découverte  de  la 

lettre  de  M.  Mollet  et  de  la  réponse  de  Rousseau  (  Brochure 
iM-12de  douze  pages  d'impression  sans  indication  de  libraire 
ni  de  lieu)  à  M.  P.  Prévost,  professeur  à  Genève.  Quant  à  la 
fête  de  milice  bourgeoise  dont  il  s'agit  ici,  elle  eut  lieu  i  l'oc- 
casion d'un  perfectionnement  dans  les  manœuvres  militaires 
dû  au  roi  de  Prusse,  et  que  les  Genevois  avoient  adopté. 

G.  P. 


53G 


CORRESPONDANCE. 


pour  ne  pas  vous  affliger;  que  le  bon  Dieu  con- 
serve la  vôtre,  et  vous  comble  de  tous  les  biens 
que  vous  désirez. 

Votre  pauvre  Jean-Jacques,  qui  vous  em- 
brasse de  tout  son  cœur. 


A  H.   MOULTOU. 


Montmorency,  le  24  juillet  1761. 


Je  ne  doutois  pas,  monsieur,  que  vous  n'ac- 
ceptassiez avec  plaisir  les  soins  que  je  prenois 
la  liberté  de  confier  à  votre  amitié,  et  votre 
consentement  m'a  plus  touché  que  surpiis.  Je 
puis  donc,  en  quelque  temps  que  je  cesse  de 
souffrir,  compter  que  si  mon  recueil  n'est  pas 
encore  en  état  de  voir  le  jour,  vous  ne  dédai- 
gnerez pas  de  l'y  mettre;  et  cette  confiance 
m'ôte  absolument  l'inquiétude  qu'il  est  difficile 
de  n'avoir  pas  en  pareil  cas  pour  le  sort  de  ses 
ouvrages.  Quant  aux  soins  qui  regardent  l'im- 
pression, comme  il  ne  faut  que  de  l'amitié  pour 
les  prendre,  ils  seront  remplis  en  ce  pays-ci  par 
les  amis  auxquels  je  suis  attaché,  et  que  je 
laisserai  dépositairesdemes  papiers  pourendis- 
poser  selon  leur  prudence  et  vos  conseils.  S'il 
s'y  trouve  en  manuscrit  quelque  chose  qui  mé- 
rite d'entrer  dans  votre  cabinet,  de  quoi  je 
doute,  je  m'estimerai  plus  honoré  qu'il  soit 
dans  vos  mains  que  dans  celles  du  public  ;  et 
mes  amis  penseront  comme  moi  !  Vous  voyez 
qu'en  pareils  cas  un  voyage  à  Paris seroit  indis- 
pensable ;  mais  vous  seriez  toujours  le  maître 
de  choisir  le  temps  de  votre  commodité;  et,  dans 
votre  façon  de  penser,  vous  ne  tiendriez  pas  ce 
voyage  pour  perdu,  non-seulement  par  le  ser- 
vice que  vous  rendriez  à  ma  mémoire,  mais  en- 
core par  le  plaisir  de  connoître  des  personnes 
estimables  et  respectables,  les  seuls  vrais  amis 
que  j'aie  jamais  eus,  et  qui  sûrement  devien- 
droient  aussi  les  vôtres.  En  attendant,  je  n'é- 
pargne rien  pour  vous  abréger  du  travail.  Le 
peu  de  momens  où  mon  état  me  permet  de 
m'occuper  sont  uniquement  employés  à  mettre 
au  net  mes  chiffons  ;  et,  depuis  ma  lettre  (*),je 
n'ai  pas  laissé  d'avancer  assez  la  besogne  pour 
espérer  de  l'achever,  à  moins  de  nouveaux  ac- 
cidens. 

(*)  Celle  du  29  mai.  Voyez  ci-devant,  page  552.      G.  P. 


Connoissez-vous  un  M.  Mollet,  dont  je  n'ai 
jamais  entendu  parler?  Il  m'écrivit,  il  y  a  quel- 
que temps,  une  espèce  de  relation  de  fête  mili- 
taire, laquelle  me  fit  grand  plaisir,  et  je  l'en 
remerciai.  Il  est  parti  de  là  pour  faire  impri- 
mer, sans  m'en  parler,  non-seulement  sa  let- 
tre, mais  ma  réponse,  qui  n'étoit  sûrement  pas 
faite  pour  paroître  en  public  (*).  J'ai  quelque- 
fois essuyé  de  pareilles  malhonnêtetés  ;  mais  ce 
qui  me  fâche  est  que  celle-ci  vienne  de  Genève. 
Cela  m'apprendra  une  fois  pour  toutes  à  ne 
plus  écrire  à  des  gens  que  je  ne  connois  point. 

Voici,  monsieur,  deux  lettres  dont  je  gros- 
sis à  regret  celle-ci  :  l'une  est  pour  M.  Rouslan, 
dont  vous  avez  bien  voulu  m'en  faire  parvenir 
une,  et  l'autre  pour  une  bonne  femme  qui  m'a 
élevé,  et  pour  laquelle  je  crois  que  vous  ne  re- 
gretterez pas  l'augmentation  d'un  port  de  let- 
tre, que  je  ne  veux  pas  lui  faire  coûter,  et  que 
je  ne  puis  affranchir  avec  sûreté  à  Montmo- 
rency. Lisez  dans  mon  cœur,  cher  Moultou,  le 
principe  de  la  familiarité  dont  j'use  avec  vous, 
et  qui  seroit  indiscrétion  pour  un  autre;  le  vô- 
tre ne  lui  donnera  pas  ce  nom-là.  Mille  choses 
pour  moi  à  l'ami  Vernes.  Adieu  :  je  vous  em- 
brasse tendrement. 


A   MADAME   LA   MARECHALE  DE   LUXEMBOURG. 
Lundi,  10  août. 

Je  vois  avec  peine,  madame  la  maréchale, 
combien  vous  vousen  donnez  pour  réparer  mes 
fautes  ;  mais  je  sens  qu'il  est  trop  tard,  et  que 
mes  mesures  ont  été  mal  prises.  Il  est  juste  que 
je  porte  la  peine  de  ma  négligence,  et  le  succès 
même  de  vos  recherches  ne  pourroit  plus  me 
donner  une  satisfaction  pure  et  sans  inquiétude; 
il  est  trop  tard,  il  est  trop  tard  :  ne  vous  oppo- 
sez point  à  l'effet  de  vos  premiers  soins,  mais 
je  vous  supplie  de  ne  pas  y  en  donner  davan- 
tage. J'ai  reçu  dans  cette  occasion  la  prouve  la 
plus  chère  et  la  plus  touchante  de  votre  amitié: 
ce  précieux  souvenir  me  tiendra  lieu  de  tout  ; 
et  mon  cœur  est  trop  plein  de  vous  pour  sen- 
tir le  vide  de  ce  qui  me  manque.  Dans  l'état  où 
je  suis,  cette  recherche  m'intéressoil  encore 
plus  pour  autrui  que  pour  moi  ;  et,  vu  le  carac- 

(*)  Voyez  cette  réponse  ci -devant,  page  335,  et  la  note  qui 
s'y  rapporte.  G.  V. 


ANNÉR  1701. 


.'37 


iftre  trop  facile  à  subjuguer  de  la  personne  en 
question,  il  n'est  pas  sûr  que  ce  qu'elle  eût 
trouvé  déjà  tout  formé,  soit  en  bien,  soit  en 
mal,  ne  fût  pas  devenu  pour  elle  un  présent 
funeste.  Il  eût  été  bien  cruel  pour  moi  de  la 
laisser  victime  d'un  bourreau. 

Vous  voulez  que  je  vous  parle  de  mon  état; 
n'est-il  pas  convenu  que  je  ne  vous  en  donne- 
rai des  nouvelles  que  quand  il  y  en  aura,  et  il 
n'y  en  a  pas  jusqu'ici  ?  Si  je  puis  parvenir  à  re- 
buler  enfin  les  importuns  consolateurs,  et  à 
jouir  tout-à-fait  de  la  solitude  que  mon  état 
exige,  j'aurai  du  moins  le  repos,  et cesi^,avcc 
le  petit  nombre  d'attachemens  qui  me  sont 
chers,  le  seul  bien  qui  me  reste  à  goûter  dans 
la  vie. 

A  LA  MÊME. 

ce  lundi  18,  été  de  1761. 

J'avois  espéré,  madame  la  maréchale,  de 
vous  porter  hier  moi-même  de  mes  nouvelles  à 
votre  passage  à  Saint-Brice;  mais  vos  relais 
n'étant  point  venus,  l'heure  étant  incertaine,  et 
le  temps  menaçant  de  pluie,  je  n'osai,  n'étant 
point  encore  bien  remis,  hasarder  cette  course 
sans  être  sûr  de  vous  rencontrer.  Vous  êtes 
trop  en  peine  de  mon  état;  il  n'est  pas  si  mau- 
vais qu'on  vous  l'a  fait  :  j'ai  plus  d'inquiétude 
que  de  douleurs,  et  les  alternatives  qui  se  suc- 
cèdent me  font  croire  que,  pour  cette  fois,  il 
n'empirera  pas  considérablement.  Si  vous  étiez 
actuellement  au  château,  je  vous  irois  voir  à 
l'ordinaire,  et  je  ne  serai  pas  assez  malheureux 
pour  ne  le  pouvoir  pas  quand  vous  y  serez.  Ce 
voyage,  dont  j'espère  profiter,  fait  mon  espoir 
le  plus  doux,  et  je  puis  vous  répondre  que  mon 
cœur  n'est  point  malade.  Quant  à  mon  corps, 
s'il  n'est  pas  bien,  c'est  une  espèce  de  soulage- 
ment |)0ur  moi  de  savoir  qu'il  ne  peut  être 
mieux,  ou  du  moins  que  cela  ne  dépend  pas 
des  hommes  ;  par  là  j'évite  la  peine  et  la  gêne 
attachées  à  la  crédulité  des  malades  et  à  la 
charlatanerie  des  médecins.  Je  ne  veux  plus 
ajouter  la  dépendance  de  ces  messieurs-là  à 
celle  de  la  nécessité,  dont  ils  ne  dispensent 
pas,  quoi  qu'ils  fassent  :  comme  j'ai  pris  mon 
parti  là-dessus  depuis  long-temps,  j'attends  de 
t  amitié  dont  vous  m'honorez  que  vous  voudrez 
bien  ne  m'en  plus  parler.  Bonjour,  madame 

T.    IV. 


la  maréchale;  conservez  votre  santé,  et  venez 
ni'aider  à  rétablir  la  mienne.  Si  votre  présence 
et  celle  de  monsieur  le  maréchal  ne  guérit  pas 
mes  souffrances,  elle  me  les  fera  oublier. 


A   LA   MÊME. 
Ce  vendredi  38,  été  de  176t. 

Voiià,  madame  la  maréchale,  la  Julie  an- 
glaise. Si  madame  la  comtesse  de  Boufflers 
prend  la  peine  de  la  parcourir  et  d'y  faire  des 
observations,  je  lui  serai  fort.obligéde  vouloir 
bien  me  les  communiquer  :  le  libraire  anglois 
m'en  demande  pour  une  nouvelle  édition,  et  je 
n'entends  pas  assez  la  langue  pour  me  fier  aux 
miennes. 

Je  ne  vous  dirai  point  que  j'ai  le  cœur  plein 
de  votre  voyage,  de  tous  vos  soins,  de  toutes 
vos  bontés  :  en  ceci  plus  on  sont,  moins  on  peut 
dire.  Je  ne  sais  si  vous  n'appelez  tout  cela  qu'une 
omelette,  mais  je  sais  qu'il  faut  m\  estomac 
bien  chaud  pour  la  digérer.  En  vérité,  madame, 
il  faut  toute  la  plénitude  des  seniimens  que 
vous  m'avez  inspirés  pour  suffire  à  la  recon- 
noissance  sans  rien  ôter  à  l'amitié. 


A  LA  MKME. 
A  Montmorency,  le  1*'  septembre  1761. 

Il  est  vrai,  madame  la  maréchale,  que  j'avois 
grand  besoin  de  votre  dernière  lettre  pour  me 
tranquilliser,  d'autant  plus  que,  par  une  fata- 
lité qui  me  poursuit  en  toutes  choses,  celle  de 
M.  le  maréchal,  qui  auroit  fait  le  même  effeJ, 
s'est  égarée  en  route,  et  ne  m'est  parvenue 
que  depuis  quelques  jours.  Depuis  que  vous 
avez  daigné  me  rassurer,  je  n'ai  plus  besoin  de 
réponse  ;  je  saurai  des  nouvelles  de  votre  santé  ; 
et  d'ailleurs,  puisque  vos  bontés  pour  moi  sont 
toujours  les  mêmes,  il  ne  me  faut  plus  de  nou- 
velles sur  ce  point-là.  J'ai  pourtant  un  peu  votre 
dernier  mot  sur  le  cœur  ;  vous  me  reprochez 
de  l'avoir  moins  tendre  que  vous.  Madame  la 
maréchale,  à  cela  je  n'ai  qu'un  mot  à  dire  :  à 
Dieu  ne  plaise  que  je  vous  cause  jamais  le  quart 
des  inquiétudes  et  des  peines  que  vous  m'avez 
fait  souffrir  dequis  deux  mois! 

22 


338  CORRESPONDANCE. 

A  MADAME  LATOUR. 

Montmorency,  leZOseptembré  1761. 


.respère,  madame,  maljîré  le  début  de  votre 
lettre,  que  vous  n'ôtcs  point  auteur,  que  vous 
n'eûtos  jamais  intention  de  l'ôtro,  et  que  ce 
n'est  point  un  combat  d'esprit  auquel  vous  me 
provoquez,  genre  d'escrime  pour  lequel  j'ai 
autant  d'aversion  que  d'incapacité.  Cependant 
vous  vous  êtes  promis,  dites-vous,  de  n'écrire 
de  vos  jours  ;  je  me  suis  promis  la  même  chose, 
madame,  et  sûrement  je  le  tiendrai.  Mais  cet 
engagement  n'est  relatif  qu'au  public;  il  ne 
s'étend  point  jusqu'aux  commerces  de  lettres, 
et  bien  m'en  prend  sans  doute  ;  car  il  seroit  fort 
à  craindre  que  la  vôtre  ne  me  coûtât  une  infi- 
délité. A  l'éditeur  dune  Julie  vous  en  annoncez 
une  autre,  une  réellement  existante,  dont  vous 
êtes  la  Claire,  .l'en  suis  charmé  pour  votre  sexe, 
et  même  pour  le  mien  ;  car,  quoi  qu'en  dise 
votre  amie,  sitôt  qu'il  y  aura  des  Julies  et  des 
Claires,  les  Saint-Preux  ne  manqueront  pas; 
avertissez-la  de  cela,  je  vous  supplie,  afin 
qu'elle  se  tienne  sur  ses  gardes  ;  et  vous-même, 
fussiez- vous  (ce  que  je  ne  présume  pas)  aussi 
folle  que  votre  modèle,  n'allez  pas  croire,  à  son 
exemple,  que  cela  suffit  pour  être  à  l'abri  des 
folies.  Peut-être  ce  que  je  vous  dis  ici  vous 
paroîtra-t-il  fort  inconsidéré  ;  mais  c'est  votre 
faute.  Que  dire  à  des  personnes  qu'on  aime  à 
croire  très-aimables  et  très-vertueuses,  mais 
qu'on  ne  connoît  point  du  tout?  Charmantes 
amies  I  si  vous  êtes  telles  que  mon  cœur  lo  sup- 
pose, puissiez-vous,  pour  Ihonneur  de  votre 
sexe,  et  pour  le  bonheur  de  votre  vie,  ne  trou- 
ver jamais  de  Saint-Preux  !  Mais  si  vous  êtes 
comme  les  autres,  puissiez-vous  ne  trouver  que 
des  Saint-Preux. 

Vous  parlez  de  faire  connoissance  avec  moi  ; 
vous  ignorez  sans  doute  que  l'homme  à  qui  vous 
écrivez,  affligé  d'une  maladie  incurable  et 
cruelle,  lutte  tous  les  jours  de  sa  vie  entre  la 
douleur  et  la  mort,  et  qiie  la  lettre  même  qu'il 
vous  écrit  est  souvent  interrompue  par  des  dis- 
tractions d'un  genre  bien  différent.  Toutefois 
je  ne  puis  vous  cacher  que  votre  lettre  me  donne 
un  désir  secret  de  vous  connoître  toutes  deux  ; 
et  que  si  notre  commerce  finit  là,  il  ne  me  lais- 
sera pas  sans  quelque  inquiétude.  Si  ma  curio- 
sité étoit  satisfaite,  ce  seroit  peut-être  bien  pis 


encore.  Malgré  les  ans,  les  maux,  la  raison,, 
l'expérience,  un  solitaire  ne  doit  point  s'expo- 
ser à  voir  des  Julies  et  des  Claires  quand  il  veut 
garder  sa  tranquillité. 

Je  vous  écris,  madame,  comme  vous  me  l'a- 
vez prescrit,  sans  m'informer  de  ce  que  vous 
ne  voulez  pas  qtie  je  sache.  Si  j'éiois  indiscret, 
il  ne  me  seroit  peut-être  pas  impossible  de  voi|s 
connoître  ;  mais  fussiez-vous  madame  de  Solar 
elle-même,  je  ne  saurai  jamais  de  votre  secret 
que  ce  que  j'en  apprendrai  de  vous.  Si  votre 
intenlionestqueje  ledevine,  vous  me  trouverez 
fort  bête  ;  mais  vous  n'avez  pas  dû  vous  atten- 
dre à  me  trouver  plus  d'esprit. 


A   M.    DOFFREVILLE,    A   DOUAI. 

Sur  celte  question  :  SiL  y  a  une  mobale  DÉMonraéB,  ou  s'it 
n'y  en  a  point. 

Montmorenty,  le  4  octobre  1761. 

La  question  que  vous  me  proposez,  monsieur, 
dans  votre  lettre  du  ^5  septembre,  est  impor- 
tante et  grave;  c^estde  sa  solution  qu'il  dépend 
de  savoir  s'il  y  a  une  morale  démontrée  ou  s'il 
n'y  en  a  point.  ^~ 

Votre  adversaire  soutient  que  tout  homme 
n'agit,  quoi  qu'il  fasse,  que  relativement  à  lui- 
même,  et  que,  jusqu'aux  actes  de  vertu  les 
plus  sublimes,  jusqu'aux  œuvres  de  charité  les 
plus  pures,  chacun  rapporte  tout  à  soi. 

Vous,  monsieur,  vous  pensez  qu'on  doit  faire 
le  bien  pour  le  bien,  même  sans  aucun  retour 
d'intérêt  personnel  ;  que  les  bonnes  œuvres 
qu'on  rapporte  à  soi  ne  sont  plus  des  actes  de 
vertu,  mais  d'amour -propre  :  vous  ajoutez 
que  nos  aumônes  sont  sans  mérite  si  nous  ne 
les  faisons  que  par  vanité  ou  dans  la  vue  d'é- 
carter de  noire  esprit  l'idée  des  misères  de  la 
vie  humaine;  et  en  cela  vous  avez  raison. 

Mais,  sur  le  fond  de  la  question,  je  dois  vous 
avouer  que  je  suis  de  l'avis  de  votre  adversaire: 
car,  quand  nous  agissons,  il  faut  que  nous 
ayons  un  motif  pour  agir,  et  ce  motif  ne  peut 
être  étranger  à  nous,  puisque  c'est  nous  qu'il 
met  en  œuvre;  il  est  absurde  d'imaginer  qu'é- 
tant moi,  j'agirai  comme  si  j'étois  un  autre. 
N'est-il  pas  vrai  que  si  l'on  vous  disoit  qu'un 
corps  est  poussé  sans  que  rien  le  touche,  vous 


ANNEE  1761 


339 


diriez  que  cela  n'est  pas  concevable?  C'est  la 
môme  chose  en  morale,  quand  on  croit  agir 
sans  nul  intérêt. 

Mais  il  faut  expliquer  ce  mot  d'intérêt,  car 
vous  pourriez  lui  dormer  tel  sens,  vous  et  votre 
adversaire,  que  vous  seriez  d'accord  sans  vous 
entendre,  et  lui-même  pourroit  lui  en  donner 
un  si  grossier,  qu'alors  ce  seroit  vous  qui  au- 
riez raison. 

Il  y  a  un  intérêt  sensuel  et  palpable  qui  se 
rapporte  uniquement  à  notre  bien-être  maté- 
riel, à  la  fortune,  à  la  considération,  aux  biens 
physiques  qui  peuvent  résulter  pour  nous  de  la 
bonne  opinion  d'autrui.  Tout  ce  qu'on  fait 
pour  un  tel  intérêt  ne  produit  qu'un  bien  du 
même  ordre ,  comme  un  marchand  fait  son 
bien  en  vendant  sa  marchandise  le  mieux  qu'il 
peut.  Si  j'oblige  un  autre  homme  en  vue  de 
m'acquérir  dos  droits  sur  sa  reconnoissance, 
je  ne  suis  en  cela  qu'un  marchand  qui  fait  le 
commerce,  et  même  qui  ruse  avec  l'acheteur. 
Si  je  fais  l'aumône  pour  me  faire  estimer  cha- 
ritable et  jouir  des  avantages  attachés  à  cette 
estime,  je  ne  suis  encore  qu'un  marchand  qui 
achète  de  la  réputation.  Il  en  est  à  peu  près  de 
même  si  je  ne  fais  cette  aumône  que  pour  me 
délivrer  de  l'importunité  d'un  gueux  ou  du 
spectacle  de  sa  misère.  Tous  les  actes  de  cette 
espèce  qui  ont  en  vue  un  avantage  extérieur 
ne  peuvent  porter  le  nom  de  bonnes  actions  ; 
I  et  l'on  ne  dit  pas  d'un  marchand  qui  a  bien  fait 
ses  affaires  qu*il  s'y  est  comporté  vertueuse- 
ment. 

Il  y  a  un  autre  intérêt  qui  ne  tient  point  aux 
avantages  de  la  société,  qui  n'est  relatif  qu'à 
nous-mêmes,  au  bien  de  notre  âme,  à  notre 
bien-être  absolu,  et  que  pour  cela  j'appelle  in- 
térêt spirituel  ou  moral,  par  opposition  au  pre- 
mier; intérêt  qui,  p#ur  n'avoir  pas  des  objets 
sensibles,  matériels,  n'en  est  pas  moins  vrai, 
pas  moins  grand,  pas  moins  solide,  et,  pour 
tout  dire  en  un  mol,  le  seul  qui,  tenant  inti- 
mement à  notre  nature,  tende  à  notre  vérita- 
ble bonheur.  Voilà,  monsieur,  l'intérêt  que 
la  vertu  se  propose,  et  qu'elle  doit  se  pro- 
poser, sans  rien  ôter  au  mérite,  à  la  pureté,  à 
la  bonté  morale  des  actions  qu'elle  inspire. 

Premièrement,  dans  le  système  de  la  reli- 
gion, c'est-à-dire  des  peines  et  dos  récom- 
penses de  l'autre  vie,  vous  voyez  que  l'intérêt 


de  plaire  à  l'auteur  de  notre  être  et  au  juge  su- 
prême de  nos  actions  est  d'une  importance  qui 
l'emporte  sur  les  plus  grands  maux,  qui  fait 
voler  au  martyre  les  vrais  croyans,  et  en  mémo 
temps  d'une  pureté  qui  peut  ennoblir  les  plus 
sublimes  devoirs.  La  loi  de  bien  faire  est  tirée 
de  la  raison  même  ;  et  le  chrétien  n'a  besoin 
que  de  logique  pour  avoir  de  la  vertu. 

Mais  outre  cet  intérêt,  qu'on  peut  regarder 
en  quelque  façon  comme  étranger  à  la  chose, 
comme  n'y  tenaiit  que  par  une  expresse  vo- 
lonté de  Dieu,  vous  me  demanderez  peut-être 
s'il  y  a  quelque  autre  intérêt  lié  plus  immédia- 
tement, plus  nécessairement  à  la  vortu  par  sa 
nature,  et  qui  doive  nous  la  faire  aimer  uni- 
quement pour  elle-même.  Ceci  tient  à  d'autres 
questions  dont  la  discussion  passe  les  bornes 
d'une  lettre,  et  dont,  par  cette  raison,  je  ne 
tenterai  pas  ici  l'examen  ;  comme ,  si  nous 
avons  un  amour  naturel  pour  l'ordre,  pour  le 
beau  moral;  si  cet  amour  peut  être  assez  vif 
par  lui-même  pour  primer  sjir  toutes  nos  pas- 
sions; si  la  conscience  est  innée  dans  le  cœur 
de  l'homme,  ou  si  elle  n'est  que  l'ouvrage  da 
préjugés  et  de  l'éducation  :  car  en  ce  dernier 
cas  il  est  clair  que  nul  n'ayant  en  soi-même 
aucun  intérêt  à  bien  faire  ne  peut  faire  aucun 
bien  que  par  le  profit  qu'il  en  attend  dautrui  ; 
qu'il  n'y  a  par  conséquent  que  des  sots  qui 
croient  à  la  vertu,  et  des  dupes  qui  la  prati- 
quent. Telle  est  la  nçuvelle  philosophie. 

Sans  m'embarquer  ici  dans  cette  métaphy- 
sique, qui  nous  mèncroit  trop  loin,  je  me 
contenterai  de  vous  proposer  un  fait  que  vous 
pourrez  mettre  en  question  avec  votre  adver- 
saire, et  qui,  bien  discuté,  vous  instruira  peut- 
être  mieux  de  ses  vrais  sentimens  que  vous  ne 
pourriez  vous  en  instruire  en  restant  dans  la 
généralité  de  votre  thèse. 

En  Angleterre,  quand  un  homme  est  accusé 
criminellement ,  douze  jurés  enfermés  dans 
une  chambre  pour  opiner,  sur  l'examen  de  la 
procédure,  s'il  est  coupable  ou  s'il  ne  l'est 
pas,  ne  sortent  plus  de  cette  chambre,  et  n'y 
reçoivent  point  à  manger  qu'ils  ne  soient  tous 
d'accord  ;  en  sorte  que  leur  jugement  est  tou- 
jours unanime  et  décisif  sur  le  sort  de  l'accusé. 

Dans  une  de  ces  délibérations,  les  preuves 
paroiesant  convaincantes,  onze  des  jurés  le 
condamnèrent  sans  balancer;  mais  le  douzième 


340 


CORRESPONDANCE. 


s'obsiina  tellement  à  l'absoudre,  sans  vouloir 
alléguer  d'autre  raison,  sinon  qu'il  le  croyoil 
innocent,  que,  voyant  ce  juré  déterminé  à 
mourir  de  faim  plutôt  que  d'être  de  leur  avis, 
tous  les  autres,  pour  ne  pas  s'exposer  au  même 
sort,  revinrent  au  sien,  et  raccusc  fut  nMivoyé 
absous. 

L'affaire  finie,  quelques-uns  des  jurés  pres- 
sèrent en  secret  leur  collègue  dé  leur  dire  la 
raison  de  son  obstination  ;  et  ils  surent  enfin 
que  c'étoit  lui-même  qui  avoit  fait  le  coup  dont 
l'autre  étoit  accusé,  et  qu'il  avoit  eu  moins 
d'horreur  de  la  mort  que  de  faire  périr  l'in- 
nocent chargé  de  son  propre  crime. 

Proposez  le  cas  à  votre  homme,  et  ne  man- 
quez pas  d'examiner  avec  lui  l'état  de  ce  juré 
dans  toutes  ses  circonstances.  Ce  n'étoit  point 
un  homme  juste,  puisqu'il  avoit  commis  un 
crime;  et,  dans  cette  affaire,  l'enthousiasme  de 
la  vertu  ne  pouvoit  point  lui  élever  le  cœur  et 
lui  faire  mépriser  la  vie.  Il  avoit  l'intérêt  le  plus 
réel  à  condamner  l'accusé  pour  ensevelir  avec 
lui  l'imputation  du  forfait;  il  devoit  craindre 
que  son  invincible  obstination  n'en  fîtsoupçon- 
ner  la  véritable  cause,  et  ne  fût  un  commen- 
cement d'indice  contre  lui  :  la  prudence  et  le 
soin  de  sa  sùreié  demandoient,  ce  semble, 
qu'il  fît  ce  qu'il  ne  fit  pas  ;  et  l'on  ne  voit  aucun 
intérêt  sensible  qui  dût  le  porter  à  faire  ce 
qu'il  fit.  Il  n'y  avoit  cependant  qu'un  intérêt 
très-puissant  qui  pût  le  déterminer  ainsi  dans 
le  secret  de  son  cœur  à  toute  sorte  de  risque  : 
quel  étoit  donc  cet  intérêt  auquel  il  sacrifioit 
sa  vie  même? 

S'inscrire  en  faux  contre  le  fait  seroit  pren- 
dre une  mauvaise  défaite;  car  on  peut  toujours 
l'établir  par  supposition,  et  chercher,  tout  in- 
térêt étranger  mis  à  part,  ce  que  feroit  en 
pareil  cas,  pour  l'intérêt  de  lui-même,  tout 
homme  dé  bon  sens  qui  no  seroit  ni  vertueux 
ni  scélérat. 

Posant  successivement  les  deux  cas  :  l'un, 
que  le  juré  ait  prononcé  la  condamnation  de 
l'accusé  et  l'ait  fait  périr  pour  se  mettre  en 
sûreté;  l'autre,  qu'il  l'ait  absous,  comme  il  fit, 
à  ses  propres  risques  ;  puis,  suivant  dans  les 
deux  cas  le  reste  de  la  vie  du  juré  et  la  proba- 
bilité du  sort  qu'il  se  seroit  préparé,  pressez 
voire  homme  de  prononcer  décisivement  sur 
cotte  conduite ,  et  d'exposer  nettement ,  de 


part  et  d'autre,  l'intérêt  et  les  motifs  du  parti 
qu'il  auroit  choisi;  alors,  si  voire  dispute  n'est 
pas  finie,  vous  connoîtrez  du  moins  si  vous 
vous  entendez  l'un  l'autre,  ou  si  vous  ne  vous 
entendez  pas. 

Que  s'il  distingue  entre  l'intérêt  d'un  crime 
à  commettre  ou  à  ne  pas  commettre,  et  celui 
d'une  bonne  action  à  faire  ou  à  ne  pas  faire, 
vous  lui  ferez  voir  aisément  que,  dans  l'hypo- 
thèse, la  raison  de  s'abstenir  d'un  crime  avan- 
tageux qu'on  peut  commettre  impunément  est 
du  même  genre  que  celle  de  faire,  entre  le  ciel 
et  soi,  une  bonne  action  onéreuse  ;  car  outre 
que,  quelque  bien  que  nous  puissions  faire, 
en  cela  nous  ne  sommes  que  justes,  on  ne  peut 
avoir  nul  intérêt  en  soi-même  à  ne  pas  faire  le 
mal  qu'on  n'ait  un  intérêt  semblable  à  faire  le 
bien  ;  l'un  et  l'autre  dérivent  de  la  même  source 
et  ne  peuvent  êlre  séparés.  __ 

Surtout,  monsieur,  songez  qu'il  ne  faut 
point  outrer  les  choses  au-delà  de  la  vérité,  ni 
confondre,  comme  faïsoient  les  stoïciens ,Ue 
bonheur  avec  la  vertu.^l  est  certain  que  faire 
le  bien  pour  le  bien  c'est  le  faire  pour  soi, 
pour  notre  propre  intérêt,  puisqu'il  donne  à 
l'âme  une  satisfaction  intérieure,  un  contente- 
ment d'elle-même  sans  lequel  il  n'y  a  point  de 
vrai  bonheur.  Il  est  sûr  encore  que  les  méchans 
sont  tous  misérables,^  quel  que  soit  leur  sort 
apparent,  parce  que  le  bonheur  s'empoisonne 
dans  une  âme  corrompue  comme  le  plaisir  des 
sens  dans  un  corps  malsain.  Mais  il  est  faux 
que  les  bons  soient  tons  heureux  dès  ce  monde; 
et  comme  il  ne  suffit  pas  au  corps  d'être  en 
santé  pour  avoir  de  quoi  se  nourrir,  il  ne  suf- 
fit pas  non  plus  à  l'âme  d'être  saine  pour  obte- 
nir tous  les  biens  dont  elle  a  besoin.  Quoiqu'il 
n'y  ait  que  les  gens  de  bien  qui  puissent  vivre 
contens,  ce  n'est  pas  à  dire  que  tout  homme  do 
bien  vive  content.  La  vertu  ne  donne  pas  le 
bonheur,  mais  elle  seule  apprend  à  en  jouir 
quand  on  l'a  :  la  vertu  ne  garantit  pas  des  maux 
de  cette  vie  et  n'en  procure  pas  les  biens;  c'est 
ce  que  ne  fait  pas  non  plus  le  vice  avec  toutes 
ses  ruses;  mais  la  vertu  fait  porter  plus  patiem- 
ment les  uns  et  goûter  plus  délicieusement  les 
autres.  Nous  avons  donc,  en  tout  état  de  cause, 
un  véritable  intérêt  à  la  cultiver,  et  nous  fai- 
sons bien  de  travailler  pour  cet  intérêt,  quoi- 
qu'il y  ait  des  cas  où  il  seroit  insuffisant  par 


ANNKI 

lui-même  sansTattenlc  d'une  vie  à  venir.  Voilà 
mon  sentiment  sur  la  question  que  vous  m'a- 
vez proposée. 

En  vous  remerciant  du  bien  que- vous  pensez 
de  moi,  je  vous  conseille  pourtant,  monsieur, 
de  ne  plus  perdre  votre  temps  à  me  défendre 
ou  à  me  louer.  Tout  le  bien  ou  le  mal  qu'on 
dit  d'un  homme  qu'on  ne  connotl  point  ne  si- 
gnifie pas  grand'chose.  Si  ceux  qui  m'accusent 
ont  tort,  c'est  à  ma  conduite  à  me  justifier; 
toute  autre  apologie  est  inutile  ou  superflue. 
J'aurois  dû  vous  répondre  plus  tôt;  mais  le 
triste  état  où  je  vis  doit  excuser  ce  retard. 
Dans  le  peu  d'intervalle  que  mes  maux  me 
laissent,  mes  occupations  ne  sont  pas  de  mon 
choix;  et  je  vous  avoue  que  quand  elles  en  se- 
roient,  ce  choix  no  seroit  pas  d'écrire  dos  let- 
tres. Je  no  réponds  point  à  celles  de  compliniens, 
et  je  ne  répondrois  pas  non  plus  à  la  vôtre,  si 
la  question  que  vous  m'y  proposez  ne  me  fai- 
soit  un  devoir  de  vous  en  dire  mon  avis.  Je 
vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur,, 


17GI. 


34f 


A   ATADAME   LA   MARUCUALL;   Dli   LUXEMBOURG 
Ce  mercreiU  18. 

Voici,  madame,  une  quatrième  partie  que 
VOUS  devriez  avoir  depuis  long-temps;  mais 
mon  libraire  et  dauires  tracas  dont  je  vous 
rendrai  compte  ne  ntc  laissent  pas  le  temps 
d'aller  plus  vite,  quelque  effort  que  je  fasse 
pour  cela.  Tous  les  tracas  du  monde  ne  justi- 
lieroient  pourtant  pas  mon  silence,  et  ne  m'au- 
roient  pas  empêché  d'écrire  à  M.  le  maréchal 
et  à  vous.  Mon  excuse  est  d'une  autre  espèce, 
ti  plus  propre  à  me  faire  trouver  grâce  auprès 
de  vous.  Dans  le  commencement  de  mes  alta- 
chemens,  j'écris  fréquemment  pour  les  serrer, 
pour  établir  la  confiance  ;  quand  elle  est  ac- 
quise, je  n'écris  plus  que  pour  le  besoin  ;  il  me 
semble  qu'alors  on  s'cnicnd  assez  sans  se  rien 
dire.  Si  vous  trouvez  cette  raison  valable, 
voici,  madame  la  maréchale,  comment  vous 
me  le  ferez  connoîire  ;  c'est  en  vous  faisant, 
pour  répondre,  la  même  règle  que  je  me  fais 
pour  écrire.  Quand  un  honnête  homme  indif- 
férent a  l'honneur  d'écrire  à  madame  la  maré- 
chale de  Luxembourg,  sa  politesse  peut  lui 
faire  un  devoir  de  répondre  ;  mais  quand  elle  | 


no  répondra  pas  exactement  à  celui  qu'elle  hfv 
norc  d'une  estime  particulière,  ce  silence  ne 
sera  pas  équivoque  et  vaudra  bien  une  lettre. 
Je  n'aime  pas  tout  ce  qui  se  fait  par  règle,  m 
ce  n'est  n'en  point  avoir  d'autre  que  son  cœur; 
et  je  suis  bien  sûr  que,  sans  me  dicter  de  fré- 
quentes lettres,  le  mien  ne  se  taira  jamais  pour 
vous.  J'apprends  à  l'instant  la  désertion  de  ce 
malheureux  Saint-Martin  :  la  plume  m'en  tombe 
des  mains.  Oh  !  si  vous  avez  des  fripons  à  votre 
service,  qui  jamais  aura  d'honnêtes  gens?  Que 
je  vous  plains  !  que  je  gémis  de  ce  qui  fait  l'ad- 
miration des  autres!  Que  la  Providence,  en 
vous  rendant  si  bons,  si  aimables,  si  estima- 
bles, vous  a  tous  deux  déplacés  !  Ah  !  vous  mé- 
ritiez d'être  nés  obscurs  et  libres,  de  n'avoir  ni 
maîtres  ni  valets,  de  vivre  pour  vous  et  pour 
vos  amis  :  vous  les  auriez  rendus  heureux,  et 
vous  l'auriez  été  vous-mêmes. 


-     \  MADAME   DE  LATOUR. 

Montmorency,  le  t9  octobre  1761. 

Le  plaisir  que  j'ai,  madame,  de  recevoir  do 
vous  une  seconde  lettre,  seroit  tempéré  ou  peut- 
être  augmenté  par  vos  reproches,  si  je  pouvois 
les  concevoir;  mais  c'est  à  quoi  je  fais  de  vains 
efforts.  Vous  me  parlez  d'une  lettre  de  votre 
amie  ;  je  n'en  ai  point  reçu  d'autre  que  celle 
qui  accompagnoit  la  vôtre  du  ^6,  et  qui  est  do 
même  dale;  et  cette  lettre,  ne  vous  déplaise, 
n'est  point  d'une  femme,  mais  seulement  d'un 
homme  ou  d'un  ange,  ce  qui  est  tout  un  pour 
mon  dépit.  Vous  sembloz  vous  plaindre  de  ma 
négligence  à  répondre,  et  plus  je  mérite  ce  re- 
proche de  toute  autre  part,  plus  votre  ingrati- 
tude en  augmente,  puisque  j'ai  répondu  à  votre 
première  lettre  le  surlendemain  de  sa  récepi  ion, 
et  que,  par  un  progrès  de  dili;îence  dont  je 
me  passerois  bien,  voilà  que  dès  le  lendemain 
je  réponds  à  la  seconde. 

Le  grand  mal  est  qu'en  vous  donnant  un 
homme  pour  ami,  vous  êtes  restée  femme;  et  la 
tromperie  est  d'autant  plus  cruelle  que  vous  ne 
m'avez  trompé  qu'à  demi.  Deux  hommes  me 
feroient  mille  pareils  tours  que  je  n'en  ferois 
que  rire;  mais  je  ne  sais  pourquoi  je  ne  puis 
vous  imaginer  tête  à  tête  avec  monsieur  Julie, 
concertant  vos  Icilrea  cl  tout  le  persifflage 


342 


CORRESPONDANCE. 


adressé  à  la  pauvre  dupe,  sans  des  mouvemens  j  art.  Ma  vie,  quoique  trisle  et  douloureuse,  ne 


de  colère,  et,  je  crois,  de  quelque  chose  de 
pis  :  si,  pour  me  venger,  je  voulois  vous  ima- 
giner horrible,  vous  vous  doutez  bien  que  cela 
me  réussiroit  mal  ;  je  me  venge  donc  au  con- 
traire en  vous  imaginant  si  charmante  que, 
comme  que  vous  puissiez  être,  j'ai  de  quoi  vous 
rendre  jalouse  de  vous.  Tout  ce  qui  me  déplaît 
dans  celte  vengeance  est  la  peur  de  la  prendre 
à  mes  dépens. 

Nouvelle  folie  qu'il  vous  faut  avouer.  En 
lisant  cette  lettre  désolante,  en  l'examinant  par 
tous  les  recoins,  pour  y  chercher  cette  chimé- 
rique Julie,  que  je  ne  puis  m'empêchcr  de  re- 
getter  presque  jusqu'aux  larmes,  j'ai  été  dé- 
couvrir que  le  timbre  de  la  petite  poste  a  voit  fait 
impression  au  papier,  à  travers  l'enveloppe, 
d'où  j'ai  conclu  que  l'auteur  de  cette  lettre  ne 
l'avoit  point  écrite  dans  votre  chambre.  Cette 
découverte  a  sur-le-champ  désarmé  ma  furie; 
et  j'ai  compris  par  là  que  je  vous  pardonnois 
plutôt  le  complot  de  me  tromper,  que  le  tête-à- 
tête  de  l'exécution.  Pour  Dieu,  madame,  vous 
qui  devez  faire  des  miracles^  tolérez  l'indiscré- 
tion de  ma  prière;  je  vous  demande  à  genoux 
de  rechanger  ce  monsieur  en  femme.  Abusez- 
moi,  mentez-moi,  mais,  de  grâce,  refaites-en, 
comme  vous  pourrez,  une  autre  Julie,  et  je  vous 
donnerai  àtoutesdeux  les  cœurs  de  mille  Saint- 
Preux  dans  un  seul. 

Quant  aux  lettres  que  vous  dites  m'avoir  été 
précédemment  écrites,  et  qu'il  est,  ajoutez-vous, 
impossible  de  supposer  ne  m'êtrc  pas  parve- 
nues, il  ne  faut  pas,  madame,  le  supposer,  il 
faut  en  être  persuadée.  Je  n'ai  point  reçu  ces 
lettres  :  si  je  les  avois  reçues,  j'aurois  pu  n'y 
()as  répondre,  du  moins  si  tôt,  car  je  suis  pa- 
resseux, souffrant,  triste,  occupé,  et  de  ma 
vie  je  n'ai  pu  avoir  d'exactitude  dans  les  corres- 
pondances qui  m'intéressoient  le  plus;  mais  je 
n'en  aurois  point  nié  la  réception,  et  je  n'aurois 
point  désavoué  mon  tort.  Je  juge  parle  tour  de 
vos  reproches  qu'  il  étoit  question  du  soin  de  ma 
santé,  et  je  suis  touché  de  l'intérêt  que  vous 
voulez  bien  y  prendre.  Loin  que  mon  dessein 
soit  de  mourir,  c'est  pour  vivre  jusqu'à  ma 
dernière  heure  que  j'ai  renoncé  aux  impostures 
des  médecins.  Vingt  ans  de  tourmens  et  d'ex- 
périence m'ont  suffisamment  instruit  sur  la  na- 
ture de  mon  mal  et  sur  l'insuffisance  de  leur 


m'est  pointa  charge  ;  elle  n'est  point  sans  dou- 
ceurs, tant  que  des  personnes  telles  que  vous 
me  paroissez  être  daignent  y  prendre  intérêt  ; 
mais  lutter  en  vain  pour  la  prolonger,  c'est 
l'user  et  raccourcir  ;  le  peu  qu'il  m'en  reste  m'est 
encore  assez  cher  pour  en  vouloir  jouiren  paix. 
Mon  parti  est  pris,  je  n'aime  pas  la  dispute,  et 
je  n'en  veux  point  soutenir  contre  vous;  mais  je 
ncchangeraipasderésolution.  Adieu,  madame, 
ici  finira  probablement  notre  courte  corres- 
pondance ;  jouissez  du  triomphe  aisé  de  me 
laisser  du  regret  à  la  finir.  Je  suis  sensible,  fa- 
cile, et  naturellement  fort  aimant;  je  ne  sais 
point  résister  aux  caresses.  D'une  seule  lettre 
vous  m'avez  déjà  subjugué,  j'avoue  aussi  que 
votre  feinte  Julie  ajoutpit  beaucoup  à  votre  em- 
pire ;  et  maintenant  encore  que  je  sais  qu'elle 
n'existe  pas,  son  idée  augmente  le  serrement 
de  cœur  qui  me  reste,  en  songeant  au  tour  que 
vous  m'avez  joué. 


AUX  INSIÉPARABLES  ,   HOMMES  OU  FEMMES. 

Ce  lundi  soir. 

Il  faut  l'avouer,  messieurs  ou  mesdames,  me 
voilà  tout  aussi  fou  que  vous  l'avez  voulu.  Votre 
commerce  me  devient  plus  intéressant  qu'il 
ne  convient  à  mon  Age,  à  mon  état,  à  mes  prin- 
cipes. Malgré  cela ,  mes  soupçons  mal  guéris 
ne  me  permettent  plus  de  continuer  sans  dé- 
fiance. Voilà  pourquoi  je  n'écris  point  nommé- 
ment à  Julie,  parce  qu'on  effet  si  elle  est  ce  que 
vous  dites ,  ce  que  je  désire ,  ou  plutôt  ce  que 
je  dois  craindre,  l'offense  est  moindre  de  ne  lui 
point  écrire,  que  de  lui  écrire  autrement  qu'il 
ne  faudroit.  Si  elle  est  femme,  elle  est  plus 
qu'un  ange,  il  lui  faut  des  adorations;  si  elle  est 
homme,  cet  homme  a  beaucoup  d'esprit;  mais 
l'esprit  est  comme  la  puissance,  on  en  abuse 
toujours  quand  on  en  a  trop.  Encore  un  coup, 
ceci  devient  trop  vif  pour  continuer  l'anonyme. 
Faites-vous  connoître,  ou  je  me  tais  ;  c'est  mon 
dernier  mot. 


A  MADAME  LA  MARECHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Montmorency,  22  octobre  1761. 

J'a'  reçu,  madame  la  maréchale,  une  très- 


ANNÉK  1761 


54^ 


énergique  réponse  de  M.  le  marcctial  (*),  et 
jaime  à  me  flailer  que  celle  réponse  vous  est 
commune  avec  lui,  d'autnnt  plus  que  vous  m'en 
faites  quelques-unes  de  ce  ton-là,  au  papier 
vous  que  vous  ny  mettez  pas.  Il  est  vrai  qu'une 
réponse  que  vous  écrivez  parle  pour  dix  que 
vous  n'écrivez  point,  et,  si  j'éiois  moii\s  insatia- 
ble, une  seule  do  vos  lettres  suffiroil  pour  ali- 
menter mon  cœur  pour  toute  ma  vie  :  mais 
cest  précisément  leur  prix  qui  me  rend  avide,  et 
je  trouve  que  vous  n'avezjamais  assez  dit  ce  que 
je  me  plais  tant  à  entendre  et  à  lire.  Au  moyen 
de  la  correspondance  nouvellement  établie, 
j'espère  que  vous  me  dispenserez  plus  libérale- 
ment (les  grâces  qui  me  sont  chères  ;  îl  ne  vous 
en  coûtera  qu'une  feuille  de  papier  et  mie 
adresse  de  votre  main  ;  car  il  me  faut,  s'il  vous 
plaît,  quelques  mots  que  vous  ayez  tracés,  et 
qui  me  donneront  la  confiance  de  supposer 
dans  la  lettre  tous  ceux  qui  n'y  seront  point, 
mais  que  vos  bontés  pour  moi  et  mon  ailache- 
ment  pour  vous  m'y  feront  supposer.  INous  ga- 
gnerons tous  deux  à  cet  arrangement,  ma- 
dame la  maréchale  :  vous  aurez  la  peine  d'écrire 
de  moins,  et  moi  j'aurai  le  plaisir  de  lire  des 
lettres,  moins  agréables  peut-être  que  vous  ne 
les  auriez  écrites,  mais,  en  revanche,  aussi  ten- 
dres qu'il  me  plaira. 


A   H.    R... 


Montmorency,  le  24  octobre  1761. 

Voire  lettre,  monsieur,  du  50  septembre, 
ayant  passé  par  Genève,  c'est-à-dire  ayant 
traversédeux  fois  la  France,  ne  m'est  parvenue 
qu'avant-hier.  J  y  ai  vu,  avec  une  douleur 
mêlée  d'indignation,  les  iraitemens  affreux  que 
souffrent  nos  malheureux  frères  dans  le  pays 
où  vous  êtes,  et  qui  m'éionncnt  d'autant  plus 
que  l'iniérêt  du  gouvernement  seroit,  ce  me 
semble,  de  les  laisser  en  repos,  du  moins  quant 
à  présent.  Je  comprends  bien  que  les  furieux 
qui  les  oppriment  consultent  bien  plus  leur  hu- 
meur sanguinaire  que  l'intérêt  du  gouverne- 

(*)  Le  marcclial  de  Luxembourg  n'avoit  envoyé  à  Rousseau 
qu'une  feuille  de  papier  blanc.  Il  parolt  qu'il  éloit  convenu 
eilre  eux  ()uc  cet  envoi  tiendroit  lieu  de  ri'ponsede  la  pari  du 
UKiréclial,  lorsqu'il  o'auroit  pas  le  temps  d'écrire  et  n'auroit 
rieu  de  nouveau  à  cummunupicr.  U.   i'. 


ment  ;  mais  j'ai  pourtant  quelque  peine  à  croire 
qu'ils  se  portassent  à  ce  point  de  cruauté  si  la 
conduite  de  nos  frères  n'y  donnoit  pas  quelque 
prétexte.  Je  sens  combien  il  est  dur  de  se  voir 
sans  cesse  à  la  merci  d'un  peuple  cruel,  sans 
appui,  sans  ressource,  ei  sans  avoir  môme  la 
consolation  d'entendre  en  paix  la  parole  de 
Dieu.  Mais  cependant,  monsieur,  celte  même 
parole  de  Dieu  est  formelle  sur  le  devoir  d'obéir 
aux  lois  des  princes.  F.a  défense  de  s'assembler 
est  incontestablement  dans  leurs  droits;  et, 
après  tout,  ces  assemblées  n'étant  pas  de  l'es- 
sence du  christianisme,  on  peut  s'en  abstenir 
sans  renoncer  à  sa  foi.  L'entreprise  d'enlever 
un  homme  des  mains  de  la  justice  ou  de  ses 
ministres,  fût-il  même  injuslenient  détenu,  est 
encore  une  rébellion  qu'on  ne  peut  justifier,  et 
que  les  puissances  sont  toujours  en  droit  de 
punir.  Je  comprends  qu'il  y  a  des  vexations  si 
dures  qu'elles  lassent  même  la  patience  des 
justes.  Cependant  qui  veut  être  chrétien  doit 
apprendre  à  souffrir,  et  tout  homme  doit  avoir 
une  conduite  conséquente  à  sa  doctrine.  Ces  ob- 
jections peuvent  être  mauvaises,  mais  toutefois 
si  on  me  les  faisoit,  je  ne  vois  pas  trop  ce  que 
j'aurois  à  répliquer.  ' 

Malheureusement  je  ne  suis  pas  dans  le  cas 
d'en  courir  le  risque.  Je  suis  très-peu  connu  do 
M....,  et  je  ne  le  suis  même  que  par  quelque 
tort  qu'il  a  eu  jadis  avec  moi,  ce  qui  ne  le  dis- 
poseroit  pas  favorablement  pour  ce  que  j'aurois 
à  luidire;  car,  comme  vous  devez  savoir,  quel- 
quefois l'offensé  pardonne,  mais  l'offenseur  ne 
pardonne  jamais.  Je  ne  suis  pas  en  meilleur 
prédicamenlauprès  des  ministres  ;  et  quand  j'ai 
eu  à  demandera  quelqu'un  d  eux  non  des  grâ- 
ces, je  n'en  demande  point,  mais  la  justice  la 
pliis  claire  et  la  plus  due,  je  n'ai  pas  même  ob- 
tenu de  réponse.  Je  ne  ferois,  par  un  -/.èle  in- 
discret, que  gâter  la  cause  pour  laquelle  je 
voudrois  m'intéresser.  Les  amis  de  la  vérité  ne 
sont  pas  bien  venus  dans  les  cours,  et  ne  doi- 
vent pas  s'attendre  à  l'être.  Chacun  a  sa  voca- 
tion sur  la  terre,  la  mienne  est  de  dire  au  public 
des  vérités  dures,  mais  \ililes  ;  je  tâche  de  la 
remplir  sans  membarrasser  du  mal  que  nï'en 
veulent  les  méchans,  et  qu'ils  me  font  quand 
ils  peuvent.  J'ai  prêché  l'humanité,  la  douceur, 
la  tolérance,  autant  qu'il  a  dépendu  de  moi;  ce 
n'est  pas  ma  faute  si  l'on  ne  m'a  pas  écouté  :  du 


344 


CORRESPONDANCE. 


reste,  je  me  suis  fait  une  loi  do  m'en  tenir  tou- 
jours aux  vérités  générales  :  je  ne  fais  ni  libel- 
les ni  satires  ;  je  n'attaque  point  un  homme, 
mais  les  hommes;  ni  une  action,  mais  un  vice. 
Je  ne  saurois,  monsieur,  aller  au-delà. 

Vous  avez  pris  un  meilleur  expédient  en  écri- 
vant à  M...  Il  est  fort  ami  de...,  et  se  feroit 
certainement  écouter  s'il  lui  parloit  pour  nos 
frères  ;  mais  je  doute  qu'il  mette  un  grand  zèle 
à  sa  recommandation  :  mon  cher  monsieur,  la 
volonté  lui  manque,  à  moi  le  pouvoir;  et  cepen- 
dant le  juste  pâtit.  Je  vois  par  votre  lettre  que 
vous  avez,  ainsi  que  moi,  appris  à  souffrir  à 
l'école  de  la  pauvreté.  Hélas!  elle  nous  fait 
compatir  aux  malheurs  des  autres;  mais  elle 
nous  met  hors  d'état  de  les  soulager.  Bonjour, 
monsieur,  je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 


V     A   MADAME  LA  MARECHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Ce  dimanche  26  octobre. 

Permettez,  madame  la  maréchale,  que  je 
VOUS  envoie  le  bulletin  de  ma  journée  d'hier. 
J'appris  le  matin  que  vous  deviez  passer  à  Saint- 
Brice,  entre  midi  et  une  heure.  Je  dînai  à  onze 
heures  et  demie ,  et  de  peur  d'arriver  trop 
tard,  voulant  gagner  le  temps  du  relai,  j'al- 
lai couper  le  grand  chemin  au  barrage  de 
Pierre-rite;  de  là  je  remontai  au  petit  pas 
jusqu'à  la  vue  de  Saint-Brice.  Là,  les  premiè- 
res gouttes  de  pluie  m'ayant  surpris,  je  fus  me 
réfugier  chez  le  curé  de  Groslay,  d'où,  voyant 
que  la  pluie  ne  faisoit  qu'augmenter,  je  pris 
enfin  le  parti  de  me  remettre  en  route,  et  j'ar- 
rivai chez  moi  mouillé  jusqu'aux  os,  crotté 
jusqu'au  dos,  et  qui  pis  est,  ne  vous  ayant 
point  vue.  Je  voudrois  bien,  madame  la  maré- 
chale, que  tous  ces  maux  excitassent  votre  pi- 
tié, et  me  valussent  un  petit  emplâtre  de  pa- 
pier blanc. 


A  LA   MÊME. 


Ce  mardi  matin- 


Bon  Dieu  !  madame,  quelle  lettre  !  quel  style  ! 
Lst-ce  bien  à  moi  que  vous  écrivez?  est-ce  une 
plaisanterie,  et  vous  moquez-vous  de  mes 
frayeurs?  J'aurois  ce  soupçon,  peut-être,  s'il 


ne  faisoit  que  m'humilier  ;  mais  il  vous  outrage, 
et  je  l'étoufFe.  Non,  non,  plus  d'alarmes,  plus 
d'inquiétudes;  cet  état  est  trop  cruel,  et  sans 
doute  il  est  trop  injuste;  j'y  renonce  pour  la 
vie  :  je  me  livré  dans  la  simplicité  de  mon  cœur 
à  toute  la  bonté  du  vôtre  ;  et  je  suis  bien  sûr, 
quelque  ton  que  vous  puissiez  prendre,  que 
je  ne  mériterai  jamais  que  vous  quittiez  celui 
de  l'amitié. 

Mais  quoi,  toujours  des  torts?  Vous  m'en 
reprochez  d'autres  au  sujet  du  livre.  Qu'ai-je 
donc  fait?  Que  vous  m'affligez!  Oui,  madame 
la  maréchale,  si  je  vous  ai  promis  quelque 
chose  que  j'aie  oublié,  il  faut  que  je  sois  un 
monstre  :  je  ne  sens  pas  en  moi  que  je  sois  fait 
pour  l'être;  en  vérité  je  croyois  être  en  règle. 
Je  vais  tout  quitter  à  l'instant  pour  me  mettre 
à  vos  copies,  et  je  vous  promets,  et  je  rp'en 
souviendrai,  que  je  ne  les  suspendrai  point 
sans  votre  congé. 

J'écris  ces  mots  à  la  hâte  pour  vous  renvoyer 
plus  tôt  votre  exprès  ;  je  voudrois  qu'il  eût  des 
ailes  pour  vous  porter  ce  témoignage  de  ma 
reconnoissance  et  de  mon  repentir.  Mais  pour- 
tant je  ne  puis  avoir  regret  au  souci  que  m'a 
donné  ma  mauvaise  tôte,  puisqu'il  m'attire  un 
soin  si  obligeant  de  votre  part. 


A  JULIE. 


Je  joindrois  une  épiltictc  si  j'en  savois  quelqu'une  qui  pût 
ajouter  à  ce  mot. 

30  octobre  1761. 

Oui,  madame,  vous  êtes  femme,  j'en  suis 
persuadé;  si,  sur  les  indices  contraires  que  je 
vous  dirai  quand  il  vous  plaira,  je  m'obstinois 
après  vos  protestations  à  en  douter  encore,  je 
ne  ferois  plus  de  tort  qu'à  moi.  Cela  posé,  je 
sens  que  j'ai  à  réparer  près  de  vous  toutes  Irs 
offenses  qu'on  peiitfaire  à  quelqu'un  qu'on  ne 
connoît  que  par  son  esprit;  mais  ce  devoir  ne 
m'effraie  point,  et  il  ftiudra  que  vous  soyez 
bien  inexorable,  si  la  disposition  où  je  suis  de 
m'humilier  devant  vous  ne  vous  apaise  pas. 
D'ailleurs,  vous  vous  trompez  fort  quand  vous 
regardez  votre  amour-propre  comme  offensé 
par  mes  doutes;  la  frayeur  que  j'avois  qu'ils  ne 
fussent  fondés  vous  en  venge  assez;  et  pensez- 
vous  que  ce  no  fût  rien,  quand  vous  avez  osé 


ANNEE  1761. 


Ô4ii 


prendre  ce  nom  de  Julie,  de  n*avoir  pu  vous  le 
disputer? 

La  condition  sur  laquelle  vous  daignez  sa- 
tisfaire l'empressement  que  j'ai  de  savoir  qui 
vous  êtes  me  confirme  qu'il  vous  est  bien  dû. 
Je  vous  rends  donc  justice  ;  mais  vous  ne  me  la 
rendez  pas,  quand  vous  me  supposez  plus  cu- 
rieux que  sensible.  Non,  madame,  ce  que  je 
n'aurois  pas  fait  pour  vous  complaire,  je  ne  le 
ferois  pas  pour  vous  connoitre,  et  je  ne  vous 
vendrois  pas  un  bien  que  vous  voulez  me  faire, 
pour  en  arracher  un  plus  grand  malgré  vous. 
Je  suppose  que  l'homme  que  vous  voulez  que 
je  voie  est  le  frère  Côme,  dont  vous  m'avez 
parlé  précédemment;  si  la  chose  étoit  à  faire, 
je  vous  obéirois,  et  vous  resteriez  inconnue  : 
mais  l'amitié  a  prévenu  l'humanité.  M.  le  ma- 
réchal de  Luxembourg  exigea  l'été  dernier  que 
je  le  visse;  j'obéis,  et  il  l'a  fait  venir  deux  fois. 
Le  frère  Côme  a  fait  ce  que  n'avoit  pu  faire 
avant  lui  nul  homme  de  l'art;  je  n'ai  rien  vu  de 
lui  qui  ne  soit  très-conforme  à  sa  réputation  et 
au  jugement  que  vous  en  portez;  enfin,  il  m'a 
délivré  d'une  erreur  fâcheuse,  en  vérifiant  que 
mon  mal  n'étoit  point  celui  que  je  croyois  avoir. 
Mais  celui  que  j'ai  n'en  est  ni  moins  inconnu, 
ni  moins  incurable  qu'auparavant,  et  je  n'en 
souffre  pas  moins  depuis  ses  visites  ;  ainsi, 
tous  les  soins  humains  ne  servent  plus  qu'à  me 
tourmenter.  Ce  n'est  sûrement  pas  vôtre  in- 
tention qu'ils  aient  cet  usage. 

Vous  me  reprochez  l'abus  de  l'esprit  qu'en 
vous  supposant  homme  j'avois  cru  voir  dans 
vos  lettres.  J'ignore  si  cette  imputation  est  fon- 
dée, mais  je  n'ai  jamais  cru  avoir  assez  d'esprit 
pour  en  pouvoir  abuser,  et  je  n'en  fais  pas  as- 
sez de  cas  pour  le  vouloir.  Mais  il  est  vrai  que 
dans  l'espèce  de  correspondance  qu'il  vous  a 
plu  d'établir  avec  moi,  l'embarras  de  savoir 
que  dire  a  pu  me  faire  recourir  à  de  mauvai- 
ses plaisanteries  qui  ne  me  vont  point,  et  dont 
je  me  tire  toujours  gauchement.  11  ne  tiendra 
qu'à  vous,  madame,  et  à  votre  aimable  amie, 
de  connoîlre  que  mon  cœur  et  ma  plume  ont 
un  autre  langage,  et  que  celui  de  l'estime  et 
de  la  confiance  ne  m'est  pas  absolument  étran- 
ger. Mais  vous  qui  parlez,  il  s'en  faut  beau- 
coup que  vous  soyez  disculpée  auprès  de  moi 
sur  ce  chapitre;  cl  je  vous  avertis  que  ce  grief 
nVst  pas  si  léger  à  mon  opinion  qu'il  ne  vaille 


la  peine  d'être  d'abord  discuté,  et  puis  tout-à- 
fait  ôté  d'une  correspondance  continuée. 

Après  ma  lettre  pliée,  je  m'aperçois  qu'on 
peut  lire  l'écriture  à  travers  le  papier,  ainsi  je 
mels  une  enveloppe. 


A  M.   LE  HARjÊCHAL  DE  LUXEMBOURG. 
Montmorency,  le  3  novembre  176t. 

Monsieur  le  maréchal,  je  ne  suis  point  un 
sinistre  interprète;  j'ai  donné  à  votre  lettre 
blanche  le  sens  qu'elle  devoit  avoir  :  mais  je 
vous  avoue  que  l'invincible  silence  de  madame 
la  maréchale  m'épouvante,  et  me  fait  craindre 
d'avoir  été  trop  confiant.  Je  ne  comprends  rien 
à  cet  effrayant  mystère,  et  n'en  suis  que  plus 
alarmé.  De  grâce,  faites  cesser  un  silence  aussi 
cruel.  Quelle  douleur  seroit  la  mienne  s'il  du- 
roitau  point  de  me  forcer  de  l'entendre  1  C'est 
ce  que  je  n'ose  même  imaginer. 


A  JULIE. 

Montmorency,  le  1 0  novembre  1 761 . 

Je  crois ,  madame ,  que  vous  avez  deviné 
juste,  et  que  je  me  serois  moins  avancé,  à  l'é- 
gard de  I  homme  en  question,  si,  malgré  ce 
que  m'avoit  écrit  votre  amie,  j'avois  cru  que 
ce  ne  fût  pas  le  frère  Côme.  Non,  ce  me  sem- 
ble, par  le  désir  de  me  faire  honneur  d'une  dé- 
férence que  je  ne  vouiois  pas  avoir,  mais  parce 
que  avant  d'avoir  vu  le  frère  Côme,  il  me  res- 
toit  à  faire  un  dernier  sacrifice,  que  vous  eus- 
siez sans  doute  obtenu,  quoique  j'en  susse  le 
désagrément  et  l'inutilité.  Maintenant  qu'il  est 
fait,  ce  sacrifice  a  mis  le  terme  à  ma  complai- 
sance, et  je  ne  veux  plus  rien  faire,  à  cet  égard, 
que  ce  que  j'ai  promis.  Je  ne  me  souviens  pas 
de  ma  lettre,  mais  soyez  vous-même  juge  de 
cet  engagement  :  si  je  ne  suis  tenu  à  rien,  je  ne 
veux  rien  accorder;  si  vous  me  croyez  lié  par 
ma  parole,  envoyez  M.  Sarbourg,  il  sera  con- 
tent de  ma  docilité.  Mais,  au  reste,  de  quelque 
manière  que  se  passe  cetteentrevue,  elle  ne  peut 
aboutir  de  sa  part  qu'à  un  examen  de  pure  cu- 
riosité ;  car,  s'il  osoit  entreprendre  ma  guérison, 
je  ne  serois  pas  assez  fou  pour  me  livrer  à  cette 


846 


COimESPONDANCE. 


entreprise,  et  je  suis  très-sûr  de  n'avoir  rien 
promis  de  pareil.  J'ai  senti  dès  l'enfance  les 
premières  atteintes  du  mal  qui  me  consume;  il 
a  sa  source  dans  quelque  vice  de  conformation 
né  avec  moi  ;  les  plus  crédules  dupes  de  la  mé- 
decine ne  le  furent  jamais  au  point  de  penser 
qu'elle  pût  guérir  de  ceux-là.  Elle  a  son  utilité, 
j'en  conviens  ;  elle  sert  à  leurrer  l'esprit  d'une 
vaine  espérance;  mais  les  emplâtres  de  cette 
espèce  ne  mordent  plus  sur  le  mien. 

A  l'égard  de  la  promesse  conditionnelle  de 
vous  faire  connoître,  je  vous  en  remercie  ;  mais 
je  vous  en  relève,  quelque  parti  que  vous  pre- 
niez au  sujet  de  M.  Sarbourg.  En  y  mieux  pen- 
sant, j'ai  changé  de  sentiment  sur  ce  point  ;  si, 
selon  votre  manière  d'interpréter,  vous  trouvez 
encore  là  une  indifférence  désobligeante,  ce  ne 
sera  pas  en  cette  occasion  que  je  vous  repro- 
cherai trop  d'esprit.  Mon  empressement  de  sa- 
voir qui  vous  êtes  venoit  de  ma  défiance  sur 
votre  sexe,  elle  n'existe  plus  ;  je  vous  crois 
femme,  je  n'en  doute  point,  et  c'est  pour  cela 
que  je  ne  veux  plus  vous  connoître  ;  vous  ne 
sauriez  plus  y  gagner,  et  moi  j'y  pourrois  trop 
perdre. 

Ne  croyez  pas,  au  reste,  que  jamais  j'aie 
pu  vous  prendre  pour  un  homme  ;  il  n'y  a  rien 
de  moins  alliable  que  les  deux  idées  qui  me 
tourmentoienl  :  j'ai  seulement  cru  vos  lettres 
de  la  main  d'un  homme  :  je  l'ai  cru,  fondé  sur 
l'écriture,  aussi  liée,  aussi  formée  que  celle 
d'un  homme;  sur  la  grande  régularité  de  l'or- 
thographe; sur  la  ponctuation  plus  exacte  que 
celle  d'un  prote  d'imprimerie;  sur  un  ordre 
que  lés  femmes  ne  mettent  pas  communément 
dans  leurs  lettres,  et  qui  m'empêchoit  de  me  fier 
à  la  délicatesse  qu'elles  y  mettent,  mais  que 
quelques  hommes  y  mettent  aussi  ;  enfin  sur  les 
citations  italiennes,  qui  me  déroutoicnt  le  plus. 
Le  temps  est  passé  des  Bouillon,  dos  La  Suze, 
des  La  Fayette,  des  dames  françoises  qui 
lisoient  et  aimoient  la  poésie  italienne.  Aujour- 
d'hui leurs  oreilles  racornies  à  voire  Opéra  ont 
perdu  toute  finesse,  toute  sensibilité;  ce  goût 
est  éteint  pour  jamais  parmi  elles. 

Ne  più  il  vestigio  appar  ;  ne  dir  si  puô 
Egli  qui  fue. 

Ajoutez  à  tout  cela  certain  petit  trait  accolé 
de  deux  points,  qui  finit  toutes  vos  lettres,  et 


qui  me  fournissoit  un  indice  décisif  au  gré  do 
ma  pointilleuse  défiance.  Où  diantre  avez-vous 
aussi  péché  ce  maudit  trait  qu'on  ne  fit  jamais 
que  dans  des  bureaux,  et  qui  m'a  tant  désolé? 
Charmante  Claire,  examinez  bien  la  jolie  main 
de  votre  amie  ;  je  parie  que  ses  petits  doigts  ne 
sauroient  faire  un  pareil  trait  sans  contracter 
un  durillon.  Mais,  ce  n'est  pas  tout;  vous  vou- 
lez savoir  sur  quoi  portoit  aussi  ma  frayeur 
que  celte  lettre  ne  fût  de  la  main  d'un  homme  : 
c'est  que  votre  Claire  vous  avait  donné  la  vie^ 
et  que  cet  homme-là  vous  tuoit. 

Il  est  vrai,  madame,  que  je  n'ai  pas  répondu 
à  vos  six  pages,  et  que  je  n'y  répondrois  pas  en 
cent.  Mais,  soit  que  vous  comptiez  les  pages, 
les  choses,  les  lettres,  je  serai  toujours  en 
reste  ;  et,  si  vous  exigez  autant  que  vous  don- 
nez, je  n'accepte  point  un  marché  qui  passe 
mes  forces.  Je  ne  sais  par  quel  prodige  j'ai  été 
jusqu'ici  plus  exact  avec  vous,  que  je  ne  con- 
nois  point,  que  je  ne  le  fus  de  ma  vie  avec  mes 
amis  les  plus  intimes.  Je  veux  conserver  ma 
liberté  jusque  dans  mes  attachemens;  je  veux 
qu'une  correspondance  me  soit  un  plaisir  et 
non  pas  un  devoir  ;  je  porte  cette  indépendance 
dans  l'amitié  même  :  je  veux  aimer  librement 
mes  amis  pour  le  plaisir  que  j'y  prends;  niais, 
sitôt  qu'ils  mettent  les  services  à  la  place  dos 
sentimens,  et  que  la  reconnoissance  m'est  im- 
posée, l'attachement  en  souffre,  et  je  ne  fais 
plus  avec  plaisir  ce  que  je  suis  forcé  de  faire. 
Tenez-vous  cela  pour  dit,  quand  vous  m'aurez 
envoyé  votre  M.  Sarbourg.  Je  comprends  que 
vous  n'exigerez  rien,  c'est  pour  cela  même  que 
je  vous  devrai  davantage,  et  que  je  m'acquit- 
terai d'autant  plus  mal.  Ces  dispositions  me 
font  peu  d'honneur,  sans  doute  ;  mais  les  ayant 
malgré  moi,  tout  ce  que  je  puis  faire,  est  de  les 
déclarer  :  je  ne  vaux  pas  mieux  que  cela.  Re- 
venant donc  à  nos  lettres,  soyez  persuadée  que 
je  recevrai  toujours  les  vôtres  et  celles  de  votre 
amie  avec  quelque  chose  déplus  que  du  plaisir ^ 
qu'elles  peuvent  charmer  mes  maux  et  parer 
ma  solitude  ;  mais,  quand  j'en  recevrois  dix  de 
suite  sans  faire  une  réponse,  et  que  vous  écri- 
vant enfin,  au  lieu  de  répondre  article  par  ar- 
ticle, je  suivrois  seulement  le  sentiment  qui 
me  fait  prendre  la  plume,  je  ne  ferois  rien  que 
j'aie  promis  de  ne  pas  faire,  et  à  quoi  vous  ne 
deviez  vous  altendre. 


C'est  «ncore  à  pou  près  la  même  chose  à  l'é- 
f];nrd  du  ton  de  mes  lettres.  Je  ne  suis  pas  poli, 
madame;  je  sens  dans  mon  cœur  de  quoi  me 
passer  de  l'être,  ot  il  y  surviendra  bien  du  chan- 
gement,si  jamais  je  suis  tenté  de  l'être  avec  vous. 
Voyez  encore  quelle  interprétation  votre  béni- 
gnité veut  donner  à  cela,  car  pour  moi  je  ne 
puis  m'expliquer  mieux.  D'ailleurs,  j'écris 
très-difficilement  quand  je  veux  châtier  mon 
style  :  j'ai  par-dessus  la  tête  du  métier  d'au- 
teur; la  Rêne  qu'il  impose  est  une  des  raisons 
qui  m'y  font  renoncer.  A  force  de  peine  et  de 
soin,  je  puis  trouver  enfin  le  tour  convenable 
et  le  mot  propre;  mais  je  ne  veux  mettre  ni 
peine  ni  soin  dans  mes  lettres;  j'y  cherche  le 
délassement  d  être  incessamment  vis-à-vis  du 
public;  et  quand  j'écris  avec  plaisir,  je  veux 
écrire  à  mon  aise.  Si  je  ne  dis  ni  ce  qu'il  faut, 
ni  comme  il  faut,  qu'importe?  Ne  sais-je  pas 
que  mes  amis  m'entendront  toujours;  qu'ils 
expliqueront  mes  discours  par  mon  carac- 
tère, non  mon  caractère  par  mes  discours,  et 
que  si  j'avois  le  malheur  de  leur  écrire  des  cho- 
ses malhonnêtes,  ils  seroient  sûrs  de  ne  m'a- 
voir  entendu  qu'en  y  trouvant  un  sens  qui  ne 
le  fût  pas?  Vous  me  direz  que  tous  ceux  à  qui 
j'écris  ne  sont  ni  mes  amis,  ni  obligés  de  me 
connoître.  Pardonnez- moi,  madame;  je  n'ai  ni 
neveux  avoir  de  simples  connoissances;  je  ne 
sais,  ni  ne  veux  savoir  comment  on  leur  écrit. 
Il  se  peut  que  je  mette  mon  commerce  à  trop 
haut  prix,  mais  je  n'en  veux  rien  rabattre,  sur- 
tout avec  vous,  quoique  je  ne  vous  connoissepas, 
car  je  présume  qu'il  m'est  plus  aisé  de  vous 
aimer  sans  vous  connoître,  que  de  vous  connoî- 
tre sans  vous  aimer.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est 
ici  une  affaire  de  convention  :  n'attendez  de 
moi  nulle  exactitude,  et  n'allez  plus  épiloguant 
sur  mes  mots.  Si  je  ne  vous  écris  ni  régulière- 
ment ni  convenablement,  je  vous  écris  pour- 
tant :  cela  dit  tout,  et  corrige  tout  le  reste. 
Voilà  mes  explications,  mes  conditions;  accep- 
tez ou  refusez,  mais  ne  marchandez  pas  ;  cela 
seroit  inutile. 

Je  vois  par  ce  que  vous  me  marquez,  et  paf 
la  couleur  de  votre  cachet,  que  vous  avez  fait 
quelque  perte,  et  je  sais  par  votre  amie  que 
vous  n'êtes  pas  heureuse  :  c'est  peut-être  à  cela 
que  je  dois  votre  commisération  et  l'intérêt  que 
vous  daignez  prendre  à  moi.  L'infortune  atten- 


ANNÉK  1761.  347 

drit  l'âme;  les  gens  heureux  sont  toujours 
durs.  Madame,  plus  le  cas  que  je  fais  de  votre 
bienveillance  augmente  ;  plus  je  la  trouve  trop 
chère  à  ce  prix. 

Je  vous  dirai  une  autre  fois  ee  que  je  pense 
de  l'afFraiichissement  do  votre  lettre,  et  de  la 
mauvaise  raison  que  vous  m'en  donnez.  En  at- 
tendant, je  vous  prie,  par  cette  raison  môme, 
de  ne  plus  continuer  d'affranchir,  c'est  le  vrai 
moyen  de  faire  perdre  les  lettres.  Je  suis  à  pré- 
sent fort  riche,  et  le  serai,  j'espère,  long-temps 
pour  cela;  tout  ce  que  j'ôie  à  la  vanité  dans  ma 
dépense,  c'est  pour  le  donner  au  vrai  plaisir. 


A  MADAME  LATOUR. 


Lundi  16. 


Ah  I  ces  maudits  médecins,  ils  me  la  tueront 
avec  leurs  saignées  (*).  Madame,  j'ai  été  très- 
sujet  aux  esquinancies,  et  toujours  par  les  sai- 
gnées elles  sont  devenues  pour  moi  des  mala- 
dies terribles.  Quand^  au  lieu  de  me  faire 
saigner,  je  rne  suis  contenté  de  me  gargariser, 
et  de  tenir  les  pieds  dans  leau  chaude,  le  mal 
de  gorge  s'est  en  allé  (**)  dès  le  lendemain  : 
mais  malheureusement  il  étoit  trop  tard; 
quand  on  a  commencé  de  saigner,  alors  il  faut 
continuer,  de  peur  d'élouffer.  Des  nouvelles, 
et  très-promptement,  je  vous  en  supplie;  je 
ne  puis,  quant  à  présent,  répondre  à  votre 
lettre  ;  et  moi-même  aussi  je  suis  encore  moins 
bien  qu'à  mon  ordinaire.  J'ajouterai  seulement, 
sur  votre  anonyme,  qu'il  n'est  guère  étonnant 
que  vous  ne  puissiez  deviner  ce  que  je  veux  ; 
car,  en  vérité,  je  ne  le  sais  pas  trop  moi-même. 
J'avoue  pourtant  que  toutes  ces  enveloppes  et 
adresses  me  semblent  assez  incommodes,  et 
que  je  ne  vois  pas  l'inconvénient  qu'il  y  auroit 
à  s'en  délivrer. 

Je  n'ai  montré  vos  lettres  à  personne  au 
monde.  Si  vous  prenez  le  parti  de  vous  nom- 
mer, j'approuve  très-fort  que  nous  conti- 
nuions à  garder  Vincognito  dans  notre  corres- 
pondance. 

(*)  Jean-Jacques  avoil  horreur  de  la  saignée,  il  la  retusa 
obstinément  dans  sa  chute  de  1776.  M.  P. 

(*')  On  doit  dire  s'en  est  allé,  et  non  s'est  en  allé.  U.  P; 


548  CORRESPONDANCE. 

A  L'ABBK  PE  J0D£LB. 

Montmorency,  le  46  novembre  47CI. 


Est-il  bien  naturel,  monsieur,  que,  pour 
avoir  des  éclaircissemens  sur  un  écrit  des  pas- 
teurs de  Genève,  vous  vous  adressiez  à  un 
liomme  qui  n'a  pas  l'honneur  d'être  de  leur 
nombre?  et  ne  seroit-ce  pas  matière  à  scandale 
de  voir  un  ecclésiastique  dans  un  séminaire 
demander  à  un  hérétique  des  instructions  sur 
la  foi,  si  l'on  ne  présumoit  que  c'est  une  ruse 
polie  de  votre  zèle  pour  me  faire  accepter  les 
vôtres?  Mais,  monsieur,  quelque  disposé  que 
je  puisse  être  à  les  recevoir  dans  tout  autre 
temps,  les  maux  dont  je  suis  accablé  me  for- 
cent de  vaquer  à  d'autres  soins  que  cette  petite 
escrime  de  controverse,  bonne  seulement  pour 
amuser  les  gens  oisifs  qui  se  portent  bien.  Re- 
cevez donc,  monsieur,  mes  remercîmens  de 
votre  soin  pastoral,  et  les  assurances  de  mon 
respect. 


A  JULIE. 


Montmorency,  24  novembre  176«. 

Vous  serez  peu  surprise,  madame,  et  peut- 
être  encore  moins  flattée,  quand  je  vous  dirai 
que  la  relation  de  votre  amie  m'a  louché  jus- 
qu'aux larmes.  Vous  êtes  faite  pour  en  faire 
verser,  et  pour  les  rendre  délicieuses  ;  il  n'y  a 
rien  là  de  nouveau  ni  de  bien  piquant  pour  vous. 
Mais  ce  qui  sans  doute  est  un  peu  plus  rare,  est 
que  votre  esprit  et  votre  âme  ont  tout  fait, 
sans  que  votre  figure  s'en  soit  mêlée;  et,  en 
vérité,  je  suis  bien  aise  de  vous  connoître  sans 
vous  avoir  vue,  afin  de  lui  dérober  un  cœur 
qui  vous  appartienne,  et  de  vous  aimer  autre- 
ment que  tous  ceux  qui  vous  approchent.  Pro- 
vidence immortelle!  il  y  a  donc  encore  de  la 
vertu  sur  la  terre  !  il  y  en  a  chez  des  femmes; 
il  y  en  a  en  France,  à  Paris,  dans  le  quartier 
du  Palais-Royal!    Assurément,   ce   n'est  pas 
là  que  j'aurois  été  la  chercher.  Madame,  il  n'y 
a  rien  de  plus  intéressant  que  vous  :  mais,  mal- 
gré tous  vos  malheurs,  je  ne  vous  trouve 
point  à  plaindre.  Une  âme  honnête  et  noble 
peut  avoir  des  afflictions;  mais  elle  a  des  dé- 
(lommagemens  ignorés  de  tous  les  autres,  et  je 
suis  tous  les  jours  plus  persuadé  qu'il  n'y  a 


point  de  jouissance  plus  délicieuse  que  celle  de 
soi-même,  quand  on  porte  un  cœur  content  de 
lui. 

Pardonnez-moi  ce  moment  d'enthousiasme. 
Vous  êtes  au-dessus  des  louanges  ;  elles  pro- 
fanent le  vrai  mérite,  et  je  vous  promets  que 
vous  n'en  recevrez  plus  de  moi.  Mais,  en  re- 
vanche, attendez-vous  à  de  fréquens  repro- 
ches; vous  ne  savez  peut-être  pas  que  plus 
vous  m'inspirez  d'estime,  plus  vous  me  rendez 
exigeant  et  difficile.  Oh  !  je  vous  avertis  que 
vous  faites  tout  ce  qu'il  faut,  vous  et  votre 
amie,  pour  que  je  ne  sois  jamais  content  de 
vous.  Par  exemple,  qu'est-ce  que  c'est  que 
ce  caprice,  après  que  vous  avez  été  rétablie^ 
de  ne  pas  m'écrire,   parce  que  je   ne  vous 
avois  pas  écrit?  Eh  !  mon  Dieu,  c'est  précisé- 
ment pour  cela  qu'il  falloit  écrire,  de  peur 
que  le  commerce  ne  languît  des  deux  côtés. 
Avez-vous  donc  oublié  notre  traité,  ou  est-c«î 
ainsi  que  vous  en  remplissez  les  conditions? 
Quoi!  madame,  vous  allez  donc  compter  mes 
lettres  par  numéros,  un,  deux,  trois,  pour 
savoir  quand  vous  devez  m'écrire,  et  quand 
vous  ne  le  devez  pas.  Faites  encore  une  fois 
ou  deux  un  pareil  calcul,  et  je  pourrai  vous 
adorer  toujours,  mais  je  ne  vous  écrirai  de 
ma  vie. 

Et  l'autrequi  vient  m'écrire  bêtement  qu'elle 
n'a  point  d'esprit  1  Je  suis  donc  un  sot,  moi, 
qui  luien  trouve  presque  autant  qu'à  vous? 
Cela  n'est-il  pas  bien  obligeant?  Aimable 
Claire,  pardonnez-moi  ma  franchise;  je  ne  puis 
m'empêcher  de  vous  dire  que  les  gens  d'esprit 
se  mettent  toujours  à  lexir  place,  et  que  chez 
eux  la  modestie  est  toujours  fausseté. 

Mais  si  elle  m'a  donné  quelque  prise  en  par- 
lant d'elle,  que  d'hommages  ne  m'arrache- 
l-el le  point  pour  son  compte  en  parlant  de 
vous!  avec  quel  plaisir  son  cœur  s'épanche 
sur  ce  charmant  texte  !  avec  quel  zèle,  avec 
quelle  énergie  elle  décrit  les  malheurs  et  les 
vertus  de  son  amie!  Vingt  fois,  en  lisant  sa 
dernière  lettre,  j'ai  baisé  sa  main  tout  au 
moins,  et  nous  étions  au  clavecin.  Encore 
si  c'étoit  là  mon  plus  grand  malheur!  mais 
non  :  le  pis  est  qu'il  faut  vous  dire  cela 
comme  un  crime  que  je  suis  obligé  de  vous 
confesser. 

Adieu,  belle  Julie  ;  je  no  vous  écrirai  de  six 


ANNÉE  1761. 


349 


semaines,  cela  est  résolu  :  voyez  ce  que  vous 
voulez  faire  durant  ce  temps-là.  Je  vous  parle- 
rois  de  moi  si  j'avois  quelque  chose  de  conso- 
lant à  vous  diro:  mais  quoi  I  plussouffrant  qu  a 
l'ordinaire,  accablé  de  tracas  et  de  chagrins  de 
toute  espèce,  mon  mal  est  le  moindre  de  mes 
maux.  Ce  n'est  pas  ici  le  moment  de  M.  Sar- 
bourg.  Je  n'ai  pas  oublié  son  article,  auquel 
votre  amie  revient  avec  tant  d'obslinaiion,  il 
sera  traité  dans  ma  première  lettre. 


A  M.    LE  MARECHAL  DE   LUXEMBOURG. 
BlontmorcDcy,  le  26  novembre  1761. 

Savez  -  VOUS  bien,  monsieur,  le  maréchal, 
que  celle  de  toutes  vos  lettres  dont  j'avois  le 
plus  grand  besoin,  savoir  la  dernière  sans 
date,  mais  timbrée  de  Fontainebleau,  ne  m'est 
arrivée  que  depuis  trois  ou  quatre  jours, 
quoique  je  la  croie  écrite  depuis  assez  long- 
temps? Je  soupçonne,  par  les  chiffres  et  les 
renseignemens  dont  elle  est  couverte,  qu'elle 
est  allée  à  Enghicn  en  Flandre  avant  de  me 
parvenir.  Ce  sont  des  fatalités  faites  pour  moi. 
Heureusement,  il  m'est  venu  dans  l'intervalle 
une  lettre  de  madame  la  maréchale,  qui  m'a 
rassuré  ;  la  vôtre  achève  de  me  rendre  le  re- 
pos, et  enBn  me  voilà  tranquille  sur  la  chose 
qui  m'intéresse  le  plus  au  monde.  Assurément 
je  n'avois  pas  besoin  qu'une  pareille  alarme 
vînt  me  faire  sentir  tout  le  prix  de  vos  bontés. 
Monsieur  le  maréchal,  il  me  reste  un  seul 
plaisir  dans  la  vie,  c'est  celui  de  vous  aimer 
et  d  être  aimé  de  vous.  Je  sens  que  si  jamais 
je  perdois  celui-là,  je  n'aurois  plus  rien  à 
perdre. 


A  JULIE. 


A  Montmorency,  le  39  novembre  1761. 


Encore  une  lettre  perdue ,  madame  !  Cela 
devient  fréquent,  et  il  est  bizarre  que  ce 
malheur  ne  m'arrive  qu'avec  vous.  Dans  le 
premier  transport  que  me  donna  la  relation 
de  votre  amie,  je  vous  écrivis ,  le  cœur  plein 
d'attendrissement,  d'admiration  et  les  yeux 
en  larmes.  Ma  lettre  fut  mise  à  la  poste,  sous 
son  adresse,  rue.....  comme  elle  me  l'avoit 


marqué.  Le  lendemain  je  reçus  la  vôtre,  où 
vous  me  tancez  démon  impolitesse,  et  je  crai- 
gnis de  là  que  la  dernière  ne  vous  eût  encore 
déplu;  car  je  n'ai  qu'un  ton,  madame;  et  je 
n'en  saurois  changer,  même  avec  vous.  Si 
mon  style  vous  déplaît,  il  faut  me  taire  ;  mais 
il  me  semble  que  mes  sentimens  devroient  me 
faire  pardonner.  Adieu,  madame;  je  ne  puis 
maintenant  vous  parler  de  mon  état,  ni  vous 
écrire  de  quelque  temps  ;  mais  soyez  sûre 
que,  quoi  qu'il  arrive,  votre  souvenir  me  sera 
cher. 

Mille  choses  de  ma  part  à  l'aimable  Claire; 
j'ai  du  regret  de  ne  pouvoir  écrire  à  toutes 
deux. 


A  M.   HOULTOU. 


Montmorency,  le  12  décembre  1761. 


Vous  voulez,  cher  Moultou,  que  je  vous 
parle  de  mon  étal.  11  est  triste  et  cruel  à  tous 
égards;  mon  corps  souffre,  mon  cœur  gémit, 
et  je  vis  encore.  Je  ne  sais  si  je  dois  m'attris- 
ter  ou  me  réjouir  d'un  accident  qui  m'est 
arrivé  il  y  a  trois  semaines,  et  qui  doit  natu- 
rellement augmenter  mais  abréger  mes  souf- 
frances. Un  bout  de  sonde  molle,  sans  laquelle 
je  ne  saurois  plus  pisser,  est  resté  dans  le 
canal  de  l'urètre,  et  augmente  considérable- 
ment la  difficulté  du  passage  ;  et  vous  savez 
que  dans  cette  partie-là  les  corps  étrangers 
ne  restent  pas  dans  le  même  état,  mais  crois- 
sent incessamment,  en  devenant  les  noyaux 
d'autant  de  pierres.  Dans  peu  de  temps  nous 
saurons  à  quoi  nous  en  tenir  sur  ce  nouvel 
accident. 

Depuis  long-temps  j'ai  quitté  la  plume  et 
tout  travail  appliquant;  mon  état  me  forceroit 
à  ce  sacrifice,  quand  je  n'en  aurois  pas  pris 
la  résolution.  Que  ne  l'ai -je  prise  trois  ans 
plus  tôti  Je  me  serois  épargné  les  cruelles 
peines  qu'on  me  donne  et  qu'on  me  prépare 
au  sujet  de  mon  dernier  ouvrage.  Vous  savez 
que  j'ai  jeté  sur  le  papier  quelques  idées  sur 
l'éducation.  Cette  importante  matière  s'est 
étendue  sous  ma  plume  au  point  de  faire  un 
assez  et  trop  gros  livre,  mais  qui  m'étoit  cher, 
j  comme  le  plus  utile,  le  meilleur,  et  le  dernier 
!  de  mes  écrits.  Je  me  suis  laissé  guider  dans 


350 


CORRESPONDANCE. 


la  disposition  de  cet  ouvrage  ;  et,  contre  mon 
avis,  mais  non  pas  sans  l'aveu  du  magistrat, 
le  manuscrit  a  été  remis  à  un  libraire  de  Paris, 
pour  l'imprimer  ;  et  il  en  a  donné  six  mille  fr., 
moitié  comptant,  et  moitié  en  billets  payables 
à  divers  termes.  Ce  libraire  a  ensuite  traité 
avec  un  autre  libraire  de  Hollande ,  pour  faire 
en  même  temps,  et  sur  ses  feuilles,  une  autre 
édition  parallèle  à  la  sienne,  pour  la  Hollande, 
l'Allemagne  et  l'Angleterre.  Vous  croiriez  là- 
dessus  que  l'intérêt  du  libraire  françois  étant 
de  retirer  et  faire  valoir  son  argent,  il  n'auroit 
eu  plus  grande  hâte  que  d'imprimer  et  pu- 
blier lé  livre  ;  point  du  tout,  monsieur;  Mon 
livre  se  trouve  perdu,  puisque  je  n'en  ai  aucun 
double,  et  mon  manuscrit  supprimé ,  sans 
qu'il  me  soit  possible  de  savoir  ce  qu'il  est  de- 
venu. Pendant  deux  ou  trois  mois,  le  libraire, 
feignant  de  vouloir  imprimer,  m'a  envoyé 
quelques  épreuves,  et  même  quelques  dessins 
de  planches  ;  mais  ces  épreuves  allant  et  re- 
venant incessamment  les  mêmes  y  sans  qu'il 
m'ait  jamais  été  possible  de  voir  une  seule 
bonne  feuille,  et  ces  dessins  ne  se  gravant 
point,  j'ai  enfin  découvert  que  tout  cela  ne  len- 
doit  qu'à  m'abuser  par  une  feinte  ;  qu'après  les 
épreuves  tirées  on  défaisoit  les  formes,  au  lieu 
d'imprimer,  et  qu'on  ne  songeoit  à  rien  moins 
qu'à  l'impression  de  mon  livre. 

Vous  me  demanderez  quel  peut  être  de  la 
part  du  libraire  le  but  d'une  conduite  si  con- 
traire à  son  intérêt  apparent.  Je  l'ignore;  il 
ne  peut  certainement  être  arrêté  que  par  un  in- 
térêt plus  grand,  ou  par  une  force  supérieure. 
Ce  que  je  sais,  c'est  que  ce  libraire  dépend 
d'un  autre  Ubraire  nommé  Guérin,  beaucoup 
plus  riche,  plus  accrédité,  qui  imprime  pour 
la  police ,  qui  voit  les  ministres,  qui  a  l'in- 
spection de  la  bibliothèque  de  la  Bastille,  qui 
est  au  fait  des  affaires  secrètes,  qui  a  la  con- 
fiance du  gouvernement,  et  qui  est  absolument 
dévoué  aux  jésuites.  Or,  vous  saurez  que  de- 
puis long-temps  les  jésuites  ont  paru  fort  in- 
quiets de  mon  traité  de  l'éducation  :  les  alarmes 
qu'ils  en  ont  prises  m'ont  fait  plus  d'honneur 
que  je  n'en  mérite,  puisque  dans  ce  livre  il 
n'est  pas  question  d'eux  ni  de  leurs  collèges, 
et  que  je  me  suis  fait  une  loi  de  ne  jamais  par- 
ler d'eux  dans  mes  écrits  ni  en  bien  ni  en  mal. 
Mais  il  est  vrai  que  celui-ci  contient  une  pro- 


fession de  foi  qui  n'est  pas  plus  favorable  aux 
intolérans  qu'aux  incrédules,  et  qu'il  faut  bien 
à  ces  gens-là  des  fanatiques,  mais  non  pas 
des  gens  qui  croient  en  Dieu.  Vous  saurez  de 
plus  que  ledit  Guérin,  par  mille  avances  d'a- 
mitié, m'a  circonvenu  depuis  plusieurs  années 
en  se  récriant  contre  les  marchés  que  je  faisois 
avec  Rey,  en  le  décriant  dans  mon  esprit,  et 
prenant  mes  intérêts  avec  une  générosité  sans 
exemple.  Enfin  ,  sans  vouloir  être  mon  impri- 
meur lui-même,  il  m'a  donné  celui-ci,  auquel 
sans  doute  il  a  fait  les  avances  nécessaires  pour 
avoir  le  manuscrit  ;  car,  malheureusement  pour 
eux,  il  n'étoit  plus  dans  mes  mains,  mais  dans 
celles  de  madame  de  Luxembourg,  qui  n'a  pas 
voulu  le  lâcher  sans  argent. 

Voilà  les  faits;  voici  maintenant  mes  con- 
jectures. On  ne  jette  pas  six  mille  francs  dans 
la  rivière  simplement  pour  supprimer  un  ma- 
nuscrit. Je  présume  que  l'état  de  dépérisse- 
ment où  je  suis  aura  fait  prendre  à  ceux  qui 
s'en  sont  emparés  le  parti  de  gagner  du  temps, 
et  différer  l'impression  du  mien  jusqu'après 
ma  mort.  Alors,  maîtres  de  l'ouvrage,  sur  le- 
quel personne  n'aura  plus  d'inspection,  ils  le 
changeront  et  falsifieront  à  leur  fantaisie;  et  le 
public  sera  tout  surpris  devoirparoîtreune  doc- 
trine jésuitique  sous  le  nom  de  J.  J.  Rousseau. 
-  Jugez  de  l'effet  que  doit  faire  une  pareille 
prévoyance  sur  un  pauvre  solitaire  qui  n'est  au 
fait  de  rien,  sur  un  pauvre  malade  qui  se  sent 
finir,  sur  un  auteur  enfin  qui  peut-être  a  trop 
cherché  sa  gloire,  mais  qui  ne  l'a  cherchée  au 
moins  que  dans  des  écrits  utiles  à  ses  sembla- 
bles. Cher  Moultou ,  il  faut  tout  mon  espoir 
dans  celui  qui  protège  l'innocence  pour  me  faire 
endurer  l'idée  qu'on  n'attend  que  de  me  voir  les 
yeux  fermés  pour  déshonorer  ma  mémoire  par 
un  livre  pernicieux.  Cette  crainte  m'agite  au 
point  que,  malgré  mon  état,  j'ose  entrepren- 
dre de  me  remettre  sur  mon  brouillon  pour  re- 
faire une  seconde  fois  mon  livre  :  mais,  en  pareil 
cas  même,  commenten  tirer  parti,  je  ne  dis  pas 
quant  à  l'argent;  car,  vu  la  matière  et  les  cir- 
constances, un  tel  livre  doit  donner  au  moins 
vingt  mille  francs  de  profit  au  libraire,  et  je  ne 
demande  qu'à  pouvoir  rendre  les  mille  écus  que 
j'ai  reçus;  mais  je  dis  quant  au  crédit  des  oppo- 
sans,  qui  trouveront  partout,  avec  leurs  intri- 
gues, le  moyen  d'arrêter  une  édition  dont  ils 


ANNÉE  \7(n. 


351 


soroni  inslruils?  Il  faudroit  un  libraire  en  état 
de  faire  une  pareille  entreprise;  et  Rey  pour 
cola  peut  être  bon  ;  mais  il  faudroit  aussi  de  la 
diligence  et  du  secret,  et  l'on  ne  peut  attendre 
de  lui  ni  l'un  ni  l'autre.  D'ailleurs  il  faut  du 
temps,  et  je  ne  sais  si  la  nature  m'en  donnera; 
sans  compter  que  ceux  qui  ont  intercepté  le 
livre  ne  seront  pas,  quels  qu'ils  soient,  gens  à 
laisser  l'autenren  repos,  s'il  vit  trop  long-temps 
à  leur  gré.  Souvent  l'offensé  pardonne,  mais 
l'offenseur  ne  pardonne  jamais.  Voilà  mes  em- 
barras :  je  crois  qu'un  plus  sage  en  auroit  à 
moins.  Prendre  le  parti  de  me  plaindre  seroit 
agir  en  enfant  :  Nescit  Or  eus  reddere  prœdam. 
Je  n'ai  pour  moi  que  le  droit  et  la  justice  contre 
des  adversaires  qui  ont  la  ruse,  le  crédit,  la 
puissance  :  c'est  le  moyen  de  se  faire  haïr. 

Cher  Moultou,  cher  Roustan,  soyez  tous 
deux,  dans  cet  état,  ma  consolation,  mon  es- 
pérance. Instruits  de  mon  malheur  et  de  sa 
cause,  promettez-moi,  si  mes  craintes  se  véri- 
fient, que  vous  ne  laisserez  pas  sans  désaveu 
passer  sous  mon  nom  un  livre  falsifié.  Vous 
reconnoîtrez  aisément  mon  style,  et  vous 
n'ignorez  pas  quels  sont  mes  sentimens  :  ils 
n'ont  point  changé.  J'ai  peine  à  croire  que  ja- 
mais des  jésuites  y  substituent  assez  adroite- 
ment les  leurs  pour  vous  en  imposer;  mais  au 
moins  ils  tronqueront  et  mutileront  mon 
livre,  et  par  cela  seul  ils  le  défigureront  :  en 
ôtant  mes  éclaircissemens  et  mes  preuves,  ils 
rendront  extravagant  ce  qui  est  démontré.  Pro- 
lestez hautement  contre  une  édition  infidèle, 
désavouez-la  publiquement  en  mon  nom  :  cette 
lettre  vous  y  autorise  ;  une  telle  démarche  est 
sans  danger  dans  le  pays  où  vous  êtes;  et 
prendre  la  juste  défense  d'un  ami  qui  n'est  plus, 
c'est  travailler  à  sa  propre  gloire.  Que  Roustaii 
ne  laisse  pas  avilir  la  mémoire  d'un  homme 
qu'il  honora  du  nom  de  son  maître.  Quelque 
peu  mérité  que  soit  de  ma  part  un  pareil  titre, 
cela  ne  le  dispense  pas  des  devoirs  qu'il  s'est 
imposés  en  me  le  donnant.  Rien  ne  l'obligeoit 
à  contracter  la  dette,  mais  maintenant  il  doit 
la  payer.  Vous  avez  en  commun  celle  de  l'ami- 
tié, d'autant  plus  sacrée  qu'elle  eut  pour  pre- 
mier fondement  l'estime  et  l'amour  de  la  vertu. 
Marquez-moi  si  vous  acceptez  l'engagement. 
J'ai  grand  besoin  de  tranquillité,  et  je  n'en 
aurai  point  jusqu'à  votre  réponse. 


Parlons  maintenant  de  votre  voyage.  L'espé- 
rance est  la  dernière  chose  qui  nous  quitte,  et 
je  ne  puis  renoncer  à  celle  que  vous  m'avez 
donnée.  Ohl  venez,  cher  Moultou.  Qui  sait  si 
le  plaisir  de  vous  voir,  de  vous  presser  contre 
mon  cœur,  ne  me  rendra  pas  assez  de  force 
pour  vous  suivre  dans  votre  retour,  et  pour 
aller  au  moins  mourir  dans  cette  terre  chérie 
où  je  n'ai  pu  vivre.  C'est  un  projet  d'enfant, 
je  le  sens  ;  mais  quand  toutes  les  autres  con- 
solations nous  manquent,  il  faut  bien  s'en  faire 
de  chimériques.  Venez,  cher  Moultou,  voilà 
l'essentiel;  si  nous  y  sommes  à  temps,  alors 
nous  délibérerons  du  reste.Quantau  passe-port, 
ayez-le  par  vos  amis,  si  cela  se  peut  ;  sinon,  je 
crois,  de  manière  ou  d'autre,  pouvoir  vous  le 
procurer  :  mais  je  vous  avoue  que  je  sens  une 
répugnance  mortelle  à  demander  des  grâces 
dans  un  pays  où  l'on  me  fait  des  injustices. 

Je  vous  remercie  de  ce  que  vous  avez  fait 
pour  moi  sur  la  lettre  à  M.  de  Voltaire,  et  je 
vous  prie  d'en  faire  aussi  mes  très-humbles  re- 
mercîmens  à  M.  le  syndic  Mussard.  Je  n'ai  pour 
raison  de  m'opposer  à  sa  publication  que  les 
égards  dus  à  M.  de  Voltaire,  et  que  je  ne  per- 
drai jamais,  de  quelque  manière  qu'il  se  con- 
duise avec  moi  ;  car  je  ne  me  sens  porté  à  l'imi- 
ter en  rien.  Cependant  puisque  cette  lettre  est 
déjà  publique,  il  y  auroit  peu  de  mal  qu'elle  le 
devînt  davantage  en  devenant  plus  correcte;  et 
je  ne  crains  sur  ce  point  la  critique  de  personne, 
honoré  du  suffrage  de  M.  Abauzil.  Faites  là- 
dessus  tout  ce  qui  vous  paroitra  convenable; 
je  m'en  rapporte  entièrement  à  vous. 

J'ai  trouvé,  parmi  mes  chiffons,  un  petit  mor- 
ceau que  je  vous  destine,  puisque  vous  l'avez 
souhaité.  Le  morceau  est  très-foible  ;  mais  il  a 
été  fait  pour  une  occasion  où  il  n'étoit  pas  per- 
mis de  mieux  faire,  ni  de  dire  ce  que  j'aurois 
voulu.  D'ailleurs  il|est  lisible  et  complet;  c'est 
déjà  quelque  chose  :  de  plus,  il  ne  peut  jamais 
être  imprimé,  parce  qu'il  a  été  fait  de  com- 
mande et  qu'il  m'a  été  payé  (*).  Ainsi  c'est  un 
dépôt  d'estime  et  d'amitié  qui  ne  doit  jamais 
passer  en  d'autres  mains  que  les  vôtres;  et 
c'est  uniquement  par  là  qu'il  peut  valoir  quel- 
que chose  auprès  de  vous.  Je  voudrois  bien 
espérer  de  vous  le  remettre  ;  mais  si  vous  m'in- 

(*)  L'oraison  funèbre  «lu  duc  d'Orléans. 


55â 


CORRESPONDANCE. 


diquez  quelque  occasion  pour  vous  l'envoyer, 
je  vous  l'enverrai. 

Que  Dieu  bénisse  votre  famille  croissante, 
el  donne  à  ma  patrie,  dans  vos  enfans,  des 
citoyens  qui  vous  ressemblent!  Adieu,  cher 
Moultou. 

P.  S.  ^  8  déc.  J'ai  suspendu  l'envoi  de  ma 
lettre  jusqu'à  plus  ample  éclaircissement  sur 
la  matière  principale  qui  la  remplit;  et  tout 
concourt  à  guérir  des  soupçons  conçus  mal  à 
propos,  bien  plus  sur  la  paresse  du  libraire 
que  sur  son  infidélité.  Or  ces  soupçons,  ébrui- 
tés, deviendroient  d'horribles  calomnies  ;  ainsi, 
jusqu'à  nouvel  avis,  le  secret  en  doit  demeurer 
entre  vous  et  moi  sans  que  personne  en  ait  le 
moindre  vent,  non  pas  même  le  cher  Roustan. 
Je  récrirois  même  ma  lettre,  ou  j'en  ferois 
une  autre,  si  j'avois  la  force  ;  inais  je  suis  ac- 
cablé de  mal  et  de  travail;  et  ce  qui  seroit 
indiscrétion  avec  un  autre  n'est  que  confiance 
avec  un  homme  vertueux.  Dans  cet  intervalle 
j'ai  travaillé  à  remettre  au  net  le  morceau  le 
plus  important  de  mon  livre,  et  je  voudrois 
trouver  quelque  moyen  de  vous  l'envoyer 
secrètement.  Quoique  écrit  fort  serré,  il  coù- 
teroit  beaucoup  par  la  poste.  Je  ne  suis  pas  à 
portée  d'affranchir  sûrement;  et  si  je  fais 
contre-signer  le  paquet,  mon  secret  tout  au 
moins  est  aventuré.  Marquez-moi  votre  avis 
là-dessus,  et  du  secret.  Adieu. 


A  MADAME  LA  MARECHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Montmorency,  le  15  décembre  1761. 

Je  ne  voulois  point,  madame  la  maréchale, 
vous  inquiéter  de  l'histoire  de  mon  malheur  ; 
mais  puisque  le  chevalier  vous  en  a  parlé  et 
que  vous  voulez  y  chercher  remède,  je  ne  puis 
vous  dissimuler  que  mon  livre  est  perdu.  Je  ne 
doute  nullement  que  les  jésuites  ne  s'en  soient 
emparés  avec  le  projet  de  ne  point  le  laisser 
paroî(re  de  mon  vivant;  et,  sûrs  de  ne  pas 
long-temps  attendre ,  d'en  substituer,  après 
ma  mort,  un  autre  toujours  sous  mon  nom, 
mais  de  leur  fabrique,  lequel  réponde  mieux 
à  leurs  vues.  11  faudroil  un  mémoire  pour  vous 
exposer  les  raisons  que  j'ai  de  penser  ainsi. 
Ce  qu'il  y  a  de  très-sûr,  au  moins,  c'est  que  le 
libraire  n'imprime  ni  ne  veut  imprimer,  qu'il 
a  trompé  M.  de  Malesherbes,  qu'il  vous  trom- 


pera, et  qu'il  se  moque  de  moi  avec  l'impu- 
dence d'un  coquin  qui  n'a  pas  peur  et  qui  se 
sent  bien  soutenu.  Cette  perte,  la  plus  sensible 
que  j'aie  jamais  faite,  a  mis  le  comble  à  mes 
maux,  et  me  coûtera  la  vie  :  mais  je  la  crois 
irréparable;  ce  qui  tombe  dans  ce  goûffre-là 
n'en  sort  plus  :  ainsi  je  vous  conjure  de  tout 
laisser  là  et  de  ne  pas  vous  compromettre  inu- 
tilement. Toutefois,  si  vous  voulez  absolument 
parler  au  libraire,  M.  de  Malesherbes  est  au 
fait  et  lui  a  parlé;  il  seroit  peut-être  à  propos 
qu'il  vous  vît  auparavant.  Si,  contre  toute  at- 
tente de  ma  part,  il  est  possible  d'avoir  mon 
manuscrit  en  rendant  tout ,  faites ,  madame 
la  maréchale,  et  je  vous  devrai  plus  que  la  vie. 
Les  quinze  cents  francs  que  j'ai  reçus  ne  doi- 
vent point  faire  d'obstacle;  je  puis  les  retrouver 
et  vous  les  envoyer  au  premier  signe. 


A  JULIE. 


A  Montmorency,  le  19  décembre  1761. 

Je  voudrois  continuer  à  vous  écrire,  madame, 
à  vous  et  à  votre  digne  amie;  mais  je  ne  puis, 
et  je  ne  supporterois  pas  l'idée  que  vous  attri- 
buassiez à  négligence  ou  à  indifférence  un  si- 
lence que  je  compte  parmi  les  malheurs  de  mon 
état.  Vous  exigez  de  l'exactitude  dans  le  com- 
merce,et  c'est  bien  le  moins  queje  doive  àcelui 
que  vous  daignez  lieravec  moi;  mais  cette  exac- 
titude m'est  impossible  :  ma  situation  empirée 
partage  mon  temps  entre  l'occupation  etlasouf- 
france  ;  il  ne  m'en  reste  plus  à  donner  à  mon 
plaisir.  11  n'est  pas  naturel  que  vous  vous  met- 
tiez à  ma  place,  vous  qui  avez  du  loisir  et  de 
la  santé;  mais  faites  donc  comme  les  dieux. 

Donnez  en  commandant  le  pouvoir  d'obéir. 

Il  faut,  malgré  moi,  finir  une  correspondance 
dans  laquelle  il  m'est  impossible  de  mettre 
assez  du  mien,  et  qu'avec  raison  vous  n'êtes 
point  d'humeur  d'entretenir  seules.  Si  peut- 
être  dans  la  suite....  mais....  c'est  une  folie  de 
vouloir  s'aveugler,  et  une  bêtise  de  regimber 
contre  la  nécessité.  Adieu  donc,  mesdames; 
forcé  par  mon  état,  je  cesse  de  vous  écrire, 
mais  je  ne  cesse  point  de  penser  à  vous. 

Je  découvre  à  l'instant  que  toutes  vos  lettres 
ont  été  à  Beaumont  avant  que  de  me  parvenir. 


ANNI^IR  1701. 


353 


Il  ne  falloit  que  Montmorency  sur  l'adresse, 
sans  parler  de  la  route  de  Beaumont. 


A   M.    MOULTOU  (*). 
Miiiitinorency,  le  23  décembre  1761. 

C'en  est  fait,  cher  Mnuliou,  nous  ne  nous 
reverrous  plus  que  dans  le  séjour  des  justes. 
Mon  sort  est  décidé  par  les  suites  de  l'accident 
dont  je  vous  ai  parlé  ci-devant;  et  quand  il  en 
sera  temps,  je  pourrai,  sans  scrupule,  prendre 
chez  mylord  Edouard  les  conseils  de  la  vertu 
mémen. 

Ce  qui  m'humilie  et  m'afflige  est  une  rin  si 
peu  digne,  j'ose  dire,  de  ma  vie,  et  du  moins  de 
mes  seniimeus.  Il  y  a  six  semaines  queje  ne  fais 
quedes  iniquités, et  n'imaginequedes  calomnies 
contre  deux  honnêtes  libraires,  dont  l'un  n'a  de 
tort  que  quelques  retards  involontaires,  et  l'au- 
tre un  zèle  plein  de  générosité  et  de  désinté- 
ressement, quej'ai  payé,  pour  toute  reconnois- 
sance,  d'une  accusation  de  fourberie.  Je  ne 
sais  quel  aveuglement,  quelle  sombre  humeur, 
inspirée  dans  la  solitude  par  un  mal  affreux, 
m'a  fait  inventer,  pour  en  noircir  ma  vie  et 
l'honneur  d'autrui,  ce  tissu  d'horreurs,  dont 
le  soupçon,  changé  dans  mon  esprit  prévenu 
presque  en  certitude,  n'a  pas  mieux  été  déguisé 
à  d'autres  qu'à  vous.  Je  sons  pourtant  que  la 
source  de  cette  folie  ne  fut  jamais  dans  mon 
cœur.  I.e  délire  de  la  douleur  m'a  fait  perdre 
la  raison  avant  la  vie  ;  en  faisant  des  actions  de 
méchant,  je  n'éiois  qu'un  insensé. 

Toutefois,  dans  l'état  de  dérangement  où  est 
ma  tête,  ne  me  fiant  plus  à  rien  de  ce  que  je  vois 
et  de  ce  queje  crois,  j'ai  pris  le  parti  d'achever 
la  copie  du  morceau  dont  je  vous  ai  parlé  ci-de- 
vant {***),  et  môme  de  vous  l'envoyer,  très- 
persuadé  qu'il  ne  sera  jamais  nécessaire  d'en 
faire  usage,  mais  plus  sûr  encore  queje  ne  ris- 
que rien  de  le  confier  à  votre  probité.  C'est 
avec  la  plus  grande  répugnance  que  je  vous  ex- 
torque les  frais  immenses  que  ce  paquet  vous 
coûtera  par  la  poste.  Mais  le  temps  presse  ;  et, 

(*)  Cette  lettre,  aiusi  que  la  suivante,  trouvi^e  dans  les  pa- 
piers de  lanteur,  n'ont  pas  été  envoyées i  leur  adresse;  mais 
puisque  Kou>seau  les  a  conservées,  ou  u  a  pas  cru  devoir  les 
supprimer.  (  Note  df  Du  Piyrou.  ) 

(")  Voyez  Nouvelle  Héloise,  troisième  partie,  lettre  xxii. 
Uonsseau  revient  sur  celte  idée,  et  en  termes  encore  plus 
clairs,  dans  une  lettre  à  Duclos  du  I"  août  4763.  G.  P, 

('•';  L'oraison  funèbre  ilu  duc  d'Orléans. 

T.    IV. 


tout  bien  pesé,  j'ai  pensé  que  de  tous  les  risques , 
celui  que  je  pouvois  regarder  comme  le  moin- 
dre étoit  celui  d'un  peu  d'argent.  Certainement 
j'aurois  fait  mieux  si  je  l'avois  pu  sans  danger. 
Mais  au  reste  en  supposant,  comme  je  l'espère, 
qu'il  ne  sera  jamais  nécessaire  d'ébruiter  cette 
affaire,  je  vous  en  demande  le  secret,  et  je  mets 
mes  dernières  fautes  à  couvert  sous  l'aile  de 
votre  charité.  Le  paquet  sera  mis,  demain  24 
décembre,  à  la  poste,  sans  lettre;  et  même  il  y 
a  quelque  apparence  que  c'est  ici  la  dernière 
que  je  vous  écrirai. 

Adieu,  cher  Moultou.  Vous  concevrez  aisé- 
ment que  la  Profession  defoi  du  vicaire  savoyard 
est  la  mienne.  Je  désire  trop  qu'il  y  ait  un  Dieu 
pour  ne  pas  le  croire  ;  et  je  meurs  avec  la  ferme 
confiance  que  je  trouverai  dans  son  sein  le  bon- 
heur et  la  paix  dont  je  n'ai  pu  jouir  ici-bas. 

J'ai  toujours  aimé  tendrement  ma  patrie  et 
mes  concitoyens  ;  j'ose  attendre  de  leur  part 
quelque  témoignage  de  bienveillance  pour  ma 
mémoire.  Je  laisse  une  gouvernante  presque 
sans  récompense,  après  dix-sept  ans  de  services 
et  de  soins  très-pénibles,  auprès  d'un  homme 
presque  toujours  souffrant.  Il  me  seroit  affreux 
de  penser  qu'après  m'avoir  consacré  ses  plus 
belles  années,  ellepasseroit  ses  vieux  jours  dans 
la  misère  et  l'abandon.  J'espère  que  cela  n'arri- 
vera pas  :  je  lui  laisse  pour  protecteurs  et  pour 
appuis  tous  ceux  qui  m" ont  aimé  do  mon  vivant . 
Toutefois,  si  cette  assistance  venoit  à  lui  man- 
quer, je  crois  pouvoir  espérer  que  mes  compa- 
triotes ne  lui  laisseroient  pas  mendier  son  pain. 
Engagez,  je  vous  supplie,  ceux  d'entre  eux  en 
qui  vous  connoissez  l'âme  genevoise  à  ne  jamais 
la  perdre  de  vue,  et  à  se  réunir,  s'il  le  falloit, 
pour  lui  aider  à  couler  ses  jours  en  paix  à  l'abri 
de  la  pauvreté. 

Voici  une  lettre  pour  mon  très-honoré  disci- 
ple. Je  crois  que  j'aurois  été  son  maître  en  ami- 
tié ;  en  tout  le  reste  je  me  serois  glorifié  de 
prendre  leçon  de  lui.  Je  souhaite  fort  qu'il  ac- 
cepte la  proposition  de  faire  la  préface  du  re- 
cueil de  mes  œuvres;  et  en  ce  cas  vous  voudrez 
bien  faire  avec  M.  le  maréchal  de  Luxembourg 
des  arrangemens  pour  lui  faire  agréer  un  pré- 
sent sur  l'édition.  Au  reste,  si  les  choses  ne 
tournoient  pas  comme  je  l'espère  pour  une  édi- 
tion en  France,  je  n'ai  point  à  me  plaindre  de  la 
probité  de  Rey,  etje  crois  qu'il  n'a  pas  non  plus 

23 


rv,4  C0R1\ESP0N1)ANCE. 

h  se  plaiiulredc  nies  écrits.  On  pourroit  s'adres 


Adieu  derechef.  Aimez  vos  devoirs,  cher 
Mouliou  ;  ne  cherchez  point  les  vertus  éclatan- 
tes. Élevez  avec  grand  soin  vos  enfans;  édifiez 
vos  nouveaux  compatriotes  sans  ostentation  et 
sans  dureté,  et  pensez  quelquefois  que  la  mort 
perd  beaucoup  de  ses  horreurs  quand  on  en  ap- 
proche avec  un  cœur  content  de  sa  vie. 

Gardez-moi  tous  deux  le  secret  sur  ces  lettres, 
du  moins  jusqu'après  l'événement,  dont  j'ignore 
encore  le  temps  quoique  sîirement  peu  éloigné. 
Je  commence  par  les  amis  et  les  affaires,  pour 
voir  ensuite  en  repos  avec  Jean-Jacques  si  par 
hasard  il  n'a  rien  oublié. 

vSi  vous  venez,  vous  trouverez  le  morceau 
que  je  vous'destinois  parmi  ce  qui  me  reste  en- 
core de  petits  manuscrits.  Si  vous  ne  venez 
pas,  et  qu'on  négligeât  de  vous  l'envoyer,  vous 
pouvez  le  demander,  car  votre  nom  y  est  en 
écrit.  C'est,  comme  je  crois  vous  l'avoir  déjà 
marqué,  une  oraison  funèbre  de  feu  M.  le  duc 
d'Orléans. 


\   M.    ROUSTAN. 


Moiifinoreiicy,  le  2^  Uccotiibre  ITGI . 


Mon  disciple  bien  aimé,  quand  je  reçus  votre 
dernière  lettre,  j'espérois  encore  vous  voir  et 
vous  embrasser  un  jour;  mais  le  ciel  en  or- 
donne autrement  :  il  faut  nous  quitter  avant  que 
de  nous  connoître.  Je  crois  que  nous  y  perdons 
tous  deux.  Vous  avez  du  talent,  cher  Roustan; 
quand  je  finissois  ma  courte  carrière,  vous 
commenciez  la  vôtre,  etj'augurois  que  vous 
iriez  loin.  La  gêne  de  votre  situation  vous  a 
forcé  d'accepter  un  emploi  qui  vous  éloigne  de 
la  culture  des  lettres.  Je  ne  regarde  point  cet 
éloignement  comme  un  malheur  pour  vous. 
Mon  cherRousian,  pesez  bien  ce  que  je  vais 
vous  dire.  J'ai  fait  quelque  essai  de  la  gloire  : 
tous  mes  écrits  ont  réussi;  pas  un  homme  de 
lettres  vivant,  sans  en  excepter  Voltaire,  n'a 
eu  des  momens  plus  brillans  que  les  miens;  et 
cependant  je  vous  proteste  que,  depuis  le  mo- 
ment que  j'ai  commencé  de  faire  imprimer,  ma 
vie  n'a  été  que  peine,  angoisse  et  douleur  de 
toute  espèce.  Je  n'ai  vécu  tranquille,  heureux, 


et  n'ai  eu  de  vrais  amis  que  durant  mon  oo3cu- 
rité.  Depuis  lors  il  a  fallu  vivre  de  funiée,  et 
tout  ce  qui  pouvoit  plaire  à  mon  cœur  a  fui  sans 
retour.  Mon  enfant,  fais-toi  petit,  disoit  à  son 
fils  cet  ancien  politique;  et  moi,  je  dis  à  mon 
disciple  Roustan  :  Mon  enfant,  reste  obscur; 
profite  du  triste  exemple  de  ton  maître.  Gardez 
cette  lettre,  Roustan  :  je  vous  en  conjure.  Si 
TOUS  en  dédaignez  les  conseils,  vous  pourrez 
réussir  sans  doute  ;  car,  encore  une  fois,  vous 
avez  du  talent,  quoique  encore  mal  réglé  par 
la  fougue  de  la  jeunesse  :  mais  si  jamais  vous 
avez  un  nom,  relisez  ma  lettre,  et  je  vous  pro- 
mets que  vous  ne  l'achèverez  pas  sans  pleu- 
rer. Votre  fanjille,  votre  fortune  étroite,  un 
émule,  tout  vous  tentera;  résistez,  et  sachez 
que,  quoi  qu'il  arrive,  l'indulgence  est  moins 
dure,  moins  cruelle  à  supporter  que  la  répu- 
tation littéraire. 

Toutefois  voulez-vous  faire  un  essai?  l'occa- 
sion est  belle;  le  titre  dont  vous  m'honorez 
vous  la  fournit,  et  tout  le  monde  approuvera 
qu'un  tel  disciple  fasse  une  préface  à  la  tète 
du  recueil  des  écrits  de  son  maître.  Faites 
donc  cette  préface  ;  faites-la  même  avec  soin, 
concertez-vous  là-dessus  avec  Moultou  :  mais 
gardez-vous  d'aller  faire  le  fade  louangeur; 
vous  feriez  plus  de  tort  à  votre  réputation 
que  de  bien  à  la  mienne.  Louez-moi  d'une  seule 
chose,  mais  louez-m'en  de  votre  mieux,  parce 
qu'elle  est  louable  et  belle,  c'est  d'avoir  eu 
quelque  talent  et  de  ne  m'être  point  pressé  de 
le  montrer,  d'avoir  passé  sans  écrire  tout  le 
feu  de  la  jeunesse  ;  d'avoir  pris  la  plume  à 
quarante  ans,  et  de  l'avoir  quittée  avant  cin- 
quante ;  car  vous  savez  que  telle  étoit  ma  réso- 
lution, et  le  Traité  de  l'Éducation  devoit  être 
mon  dernier  ouvrage,  quand  j'aurois  encore 
vécu  cinquante  ans.  Ge  n'est  pas  qu'il  n'y 
ait  chez  Rey  un  Traité  du  Contrat  social,  du- 
quel je  n'ai  encore  parlé  à  personne,  et  qui  ne 
paroîtra  peut-être  qu'après  l'Éducation;  mais 
il  luiestantérieur  d'un  grand  nombre  d'années. 
Faites  donc  cette  préface,  et  puis  des  sermons, 
et  jamais  rien  de  plus.  Au  surplus,  soyez  bon 
père,  bon  mari,  bon  régent,  bon  ministre,  bon 
citoyen,  homme  simple  en  toute  chose,  et  rien 
de  plus,  et  je  vous  promets  une  vie  heureuse. 
Adieu,  Roustan  ;  tel  est  le  conseil  do  votre  maî- 
tre et  ami  prêt  à  quitter  la  vie,  en  ce  moment 


ANNÉE  i7Gl 


555 


où  ceux  mômes  qui  n'ont  pas  aimp  la  vérité  la 
disent.  Adieu. 


A   M.   COIISDET. 

Uontinorencyi  ce  vendredi. 


Quelque  aimable  que  puisse  être  M.  l'abbé 
de  Grave,  comme  je  ne  le  connois  point,  et 
qu'en  France  tout  le  monde  est  aimable,  il  me 
semble  que  rien  nest  moins  pressé  que  d'abu- 
ser de  sa  complaisance  pour  l'amener  à  Mont- 
morency, sans  savoir  si  vous  ne  lui  ferez  point 
passer  une  mauvaise  journée  et  à  moi  aussi. 
Vous  êtes  toujours  là-dessus  si  peu  difficile , 
qu'il  faut  bien  que  je  le  sois  pour  tous  deux. 

A  l'égard  de  l'édilion  projetée,  si  tant  est 
qu'elle  doive  se  faire,  il  ne  convient  pas  qu'elle 
se  fasse  si  vite,  au  moins  si  j'y  dois  consentir. 
M.  de  Malesherbes  a  exigé  des  réponses  à  ses 
observations,  il  faut  me  laisser  le  temps  de  les 
faire  et  de  les  lui  envoyer.  Il  faut  laisser  à  Ro- 
bin le  temps  de  débiter  les  éditions  précéden- 
tes, afin  qu'il  ne  tire  pas  de  là  un  prétexte  pour 
ne  pas  payer  Rey.  Enfin  il  faut  me  laisser,  à 
moi,  le  temps  de  voir  pourquoi  je  dois  mutiler 
mon  livre,  pour  une  édition  dont  je  ne  me  sou- 
cie point  de  devenir  peut-être  un  jour  respon- 
sable au  gouvernement  de  Francede  ce  qui  peut 
y  déplaire  à  quelque  ministre  de  mauvaise  hu- 
meur. Puisque  la  permission  du  magistrat  ne 
met  à  couvert  de  rion,  quaurai-je  à  répondre 
à  ceux  qui  viendront  me  dire  :  Pourquoi  impri- 
mez-vous chez  nous  des  maximes  hérétiques  et 
républicaines?  Je  dirai  que  ce  sont  les  miennes 
et  celles  de  mon  pays.  Hé  I  bien,  me  dira-t-on, 
que  ne  les  imprimez-vous  hors  de  chez  nous? 
Qu'aurai-je  à  dire?  Vous  me  direz  que  je  n'ai 
qu'à  lesôter.  Autant  vaudroit  me  dire  de  n'être 
plus  moi.  Je  ne  puis  ni  ne  veux  les  ôter  qu'en 
ôtant  tout  le  livre.  Je  voudrois  bien  savoir  ce 
qu'on  peut  répondre  à  cela.  Tant  y  a  que,  si  je^ 
veux  bien  m'exposer,  je  veux  m'exposer  avec 
toute  ma  vigueur  première,  et  non  pas  déjà 
tout  châtré,  déjà  tout  tremblant,  et  comme  un 
homme  qui  a  déjà   peur.   Adieu,  mon   cher 
(loindet,  je  vous  embrasse  (*}, 

(')  CeHe  leUre  ne  porte  d'antre  date  qne  l'indication  dujnur 
lie  la  semaine;  Pabbi*  de  Grave  ayant  été  char«(é  par  M.  de  Ma- 
lesherbes de  surveiller  et  de  diriger  limpressiou  de  ÏÉmUe, 
elle  doit  avoif  été  écrite  vers  la  fin  de  t"6t  ou  dans  le  com- 
mencement de  1762. 

l 


A   H.   DE  MALESIItRBI-S. 
Moi.tniorriicy,  le  23  déceiiil)rn  I78l. 

Il  fut  un  temps,  monsieur,  où  vous  m'hono- 
râtes de  votre  estime,  et  où  je  ne  m'en  sentois 
pas  indigne  :  ce  temps  est  passé,  je  le  recon- 
nois  enfin  ;  et  quoique  votre  patience  et  vos 
bontés  envers  moi  soient  inépuisables,  je  ne 
puis  plus  les  attribuera  la  même  cause  sans  le 
plus  ridicule  aveuglement.  Depuis  plus  de  six 
semviines  ma  conduite  et  mes  lettres  ne  sont 
qu'un  tissu  d  iniquités,  de  folies,  d'impertinen- 
ces. Je  vous  ai  compromis,  monsieur,  j'ai  com- 
promis madame  la  maréchale  de  la  manière  la 
plus  punissable.  Vous  avez  tout  enduré,  tout 
fait  pour  calmer  mon  délire  ;  et  cet  excès  d'in- 
dulgence, qui  pouvoit  le  prolonger,  est  en  efi'et 
ce  qui  l'a  détruit.  J'ouvre  en  frémissant  les  yeux 
sur  moi,  et  je  me  vois  tout  aussi  méprisable  que 
je  le  suis  devenu.  Devenu  1  non;  l'homme  qui 
porta  cinquante  ans  le  cœur  que  je  sens  renaître 
en  moi  n'est  point  celui  qui  peut  s'oublier  au 
pointqueje  viens  de  faire  :  on  ne  demande  point 
pardon  à  mon  âge,  parce  qu'on  n'en  mérite 
plus:  mais,  monsieur,  je  ne  prends  aucun  in- 
térêt à  celui  qui  vient  d'usurper  et  déshonorer 
mon  nom.  Je  l'abandonne  à  votre  juste  indigna- 
tion, mais  il  est  mort  pour  ne  plus  renaître  : 
daignez  rendre  votre  estime  à  celui  qui  vous 
écrit  maintenant;  il  ne  sauroit  s'en  passer,  et 
ne  méritera  jamais  de  la  perdre.  Il  en  a  pour 
garant  non  sa  raison,  mais  son  état  qui  le  met 
désormais  à  l.'abri  des  grandes  passions. 
•  Quoique  je  m;  doive  ni  ne  veuille  plus,  mon- 
sieur, vous  importuner  de  l'affaire  de  Duchesne, 
et  que  je  prétende  encore  moins  m'excuser  en- 
vers lui,  je  ne  puis  cependant  me  dispenser  de 
vous  dire  que  s'il  étoit  vrai  qu'il  m'eût  proposé 
de  ne  m'envoyerles  bonnes  feuilles  que  volume 
à  volume,  alors  mes  alarmes  et  le  bruit  que 
j'en  ni  fait  ne  seroient  plus  seulement  les  actes 
d'un  fou,  mais  d'un  vrai  coquin. 

Il  faut  vous  avouer  aussi,  monsieur,  que  je 
n'ose  écrire  à  madame  la  maréchale,  et  que  je 
ne  sais  comment  m'y  prendre  auprès  d'elle, 
ignorant  à  quel  point  elle  peut  être  irriiée. 


A   M.    HUBER. 
Montmorency,  le  24  décembre  47W. 

J'étois,  monsieur,  dans  un  accès  du  plus 


3S6 


CORRESPONDANGK. 


cruel  des  maux  du  corps  quand  je  reçus  voire 
lettre  et  vos  idylles.  Après  avoir  lu  la  lettre, 
j'ouvris  machinalement  le  livre,  comptant  le 
refermer  aussitôt;  mais  je  ne  le  refermai  qu'a- 
près avoir  tout  lu,  et  je  le  mis  à  côté  de  moi 
pour  le  relire  encore.  Voilà  l'exacte  vérité.  Je 
sens  que  votre  ami  Gessner  est  un  homme  selon 
mon  cœur,  d'où  vous  pouvez  juger  de  son  tra- 
ducteur et  de  son  ami,  par  lequel  seul  il  m'est 
connu.  Je  vous  sais,  en  particulier,  un  gré  in- 
fini d'avoir  osé  dépouiller  notre  langue  de  ce 
sot  et  précieux  jargon  qui  ôte  toute  vérité  aux 
images  et  toute  vie  aux  sentimens.  Ceux  qui 
veulent  embellir  et  parer  la  nature  sont  des 
gens  sans  âme  et  sans  goût  qui  n'ont  jamais 
connu  ses  beautés.  Il  y  a  six  ans  que  je  coule 
dans  ma  retraite  une  vie  assez  semblable  à  celle 
de  Ménalque  et  d'Amyntas,  au  bien  près,  que 
j'aime  comme  eux,  mais  que  je  ne  sais  pas 
faire,  et  je  puis  vous  protester,  monsieur,  que 
jai  plus  vécu  depuis  ces  six  ans  que  je  n'avois 
fait  dans  tout  le  cours  de  ma  vie.  Maintenant 
vous  me  faites  désirer  de  revoir  encore  un  prin- 
temps, pour  faire  avec  vos  charmans  pasteurs 
de  nouvelles  promenades,  pour  partager  avec 
eux  ma  solitude,  et  pour  revoir  avec  eux  des 
asiles  champêtres,  qui  ne  sont  pas  inférieurs  à 
ceux  que  M.  Gessner  et  vous  avez  si  bien  dé- 
crits. Saluez-le  de  ma  part,  je  vous  supplie, 
et  recevez  aussi  mes  remercîmens  et  mes  salu- 
tations. 

Voulez-vous  bien ,  monsieur,  quand  vous 
écrirez  à  Zurich,  faire  dire  mille  choses  pour 
moi  à  M.  Usteri  ?  J'ai  reçu  de  sa  part  une  lettre 
que  je  ne  me  lasse  pas  de  relire,  et  qui  con- 
tient des  relations  d'un  paysan  plus  sage,  plus 
vertueux,  plus  sensé  que  tous  les  philosophes 
de  l'univers.  Je  suis  fâché  qu'il  ne  me  marque 
pas  le  nom  de  cet  homme  respectable  C^).  Je 
lui  voulois  repondre  un  peu  au  long,  mais  mon 
déplorable  état  m'en  a  empêché  jusqu'ici. 


A  MADAME  LA   MARECHALE  DE   LUXEMBOURG. 
Montmorency,  le  21  décembre  1761 . 

Je  sens  vivement  tous  mes  torts  et  je  les 

(*)  Il  désigne  ici  Jacques  Gujer,  surnommé  Klyiogg,  culti- 
vateur dans  la  paroisse  dUster,  canton  de  Zurich,  et  «jui  a 
donné  au  médecin  Hirzcl  l'idée  de  fon  Socrale  rustique. 
Vojez  la  lettre  du  tt  novembre  t76}.  G.  P. 


expie  :  oubliez-les,  madame  la  maréchale,  je 
vous  en  conjure.  Il  est  certain  que  je  nesaurois 
vivre  dans  votre  disgrâce  ;  mais  si  je  ne  mérite 
pas  que  cette  considération  vous  touche,  ayez, 
pour  m'en  délivrer,  moins  d'égard  à  moi  qu'à 
vous.  Songez  que  tout  ce  qui  est  grand  et  beau 
doit  plaire  à  votre  bon  cœur,  et  qu'il  n'y  a  rien 
de  si  grand  ni  de  si  beau  que  de  faire  grâce.  Je 
voulois  d'abord  supplier  M.  le  maréchal  d'em- 
ployer son  crédit  pour  obtenir  la  mienne;  mais 
j'ai  pensé  que  la  voie  la  plus  courte  et  la  plus 
simple  étoit  de  recourir  directement  à  vous,  et 
qu'il  ne  falloit  point  arracher  de  votre  complai- 
sance ce  que  j'aime  mieux  devoir  à  votre  seule 
générosité.  Si  l'histoire  de  mes  fautes  en  faisoit 
l'excuse,  je  reprendrois  ici  le  détail  des  indices 
qui  m'ont  alarmé,  et  que  mon  imagination 
troublée  a  changés  en  preuves  certaines  :  mais, 
madame  la  maréchale ,  quand  je  vous  aurai 
montré  comme  quoi  je  fus  un  extravagant,  je 
n'en  serois  pas  plus  pardonnable  de  l'être  ;  et  je 
ne  vous  demande  pas  ma  grâce  parce  qu'elle 
m'est  due,  mais  parce  qu'il  est  digne  de  vous 
de  me  l'accorder. 


A  MADAME   LATOUR. 


A  Montmorency,  le  tl  janvier  1763. 


Sainl-Preux  avoit  trente  ans,  se  portoit  bien, 
et  n'étoit  occupé  que  de  ses  plaisirs;  rien  ne 
ressemble  moins  à  Saint-Preux  que  J.-J.  Rous- 
seau. Sur  une  lettre  pareille  à  la  dernière,  Julie 
se  fût  moins  offensée  de  mon  silence  qu'alar- 
mée de  mon  état  ;  elle  ne  se  fût  point,  en  pa- 
reil cas,  amusée  à  compter  des  lettres  et  à  sou- 
ligner des  mots  :  rien  ne  ressemble  moins  à 

Jiilie  que  madame  de Vous  avez  beaucoup 

d'esprit,  madame,  vous  êtes  bien  aise  de  le 
montrer,  et  tout  ce  que  vous  voulez  de  moi  ce 
sont  des  lettres  :  vous  êtes  plus  de  votre  quar- 
tier que  je  ne  pensois. 


A   LA  MEME. 


Montmorency,  le  21  janvier  1762. 


Je  vous  ai  écrit,  madame,  espérant  à  peine 
de  revoir  le  soleil  ;  je  vous  ai  écrit  dans  un  état 


ANNKK  1702. 


357 


où,  si  vous  aviez  soufFert  la  centième  partie  de 
mes  maux,  vous  n'auriez  sûrement  guère  8on{»c 
à  m'écrire;  je  vous  ai  écrit  dans  des  monicns 
où  une  seule  ligne  est  sans  prix.  Là-dessus, 
tout  ce  que  vous  avez  fait  de  votre  côié  a  été  de 
compter  les  lettres,  et  voyant  que  j'élois  en 
reste  avec  vous  de  ce  côté,  de  m'envoyer  pour 
toute  consolation,  des  plaintes,  des  reproches, 
et  même  des  invectives.  Après  cela,  vous  ap- 
prenez dans  le  public  que  j'ai  été  très-mal,  et 
que  je  le  suis  encore;  cela  fait  nouvelle  pour 
vous.  Vous  n'en  avez  rien  vu  dans  mes  lettres; 
c'est,  madame,  que  votre  cœur  n'a  pas  autant 
d'esprit  que  votre  esprit.  Vous  voulez  alors 
être  instruite  de  mon  état,  vous  demandez  que 
ma  gouvernante  vous  écrive  ;  mais  ma  gouver- 
nante n'a  pas  d'autre  secrétaire  que  moi,  et 
quand  dans  ma  situation  l'on  est  obligé  de  faire 
ses  bulletins  soi-même,  en  vérité  l'on  est  bien 
dispensé  d'être  exact.  D'ailleurs  je  vous  avoue 
qu'un  commerce  de  querelles  n'a  pas  pour  moi 
d'assez  grands  charmes  pour  me  fatiguer  à 
l'entretenir.  Vous  pouvez  vous  dispenser  de 
mettre  à  prix  la  restitution  de  votre  estime  ;  car 
je  vous  jure,  madame,  que  c'est  une  restitution 
dont  je  ne  me  soucie  point. 


A   M.   DE  MALESHERBES. 

Montmorency,  le  8  février  1762. 

Sitôt  que  j'appris,  monsieur,  que  mon  ou- 
vrage seroit  imprimé  en  France,  je  prévis  ce 
qui  m'arrive  ;  et  j'en  suis  moins  fâché  que  si 
j'en  étois  surpris.  Mais  n'y  auroit-il  pas  moyen 
de  remédier  pourl'avenir  aux  inconvéniens  que 
je  prévois  encore,  si,  publiant  d'abord  les  deux 
premiers  volumes,  Duchesne  et  INéaulme  son 
correspondant  restent  propriétaires  des  deux 
autres?  Il  résultera  certainement  de  toutes  ces 
cascades  des  difficultés  et  des  embarras  qui 
pourroient  tellement  prolonger  la  publication 
de  mon  livre,  qu'il  seroit  à  la  fin  supprimé  ou 
mutilé,  ou  que  je  scrois  forcé  de  recourir  tôt 
ou  tard  à  quelque  expédient  dont  ces  libraires 
croiroient  avoir  à  se  plaindre.  Le  remède  à  tout 
cela  me  paroît  simple  ;  la  moitié  du  livre  est 
faite  ou  à  peu  près,  la  moitié  de  la  somme  est 
payée  ;  que  le  marché  soit  résilié  pour  le  reste, 
et  que  Duchesne  me  rende  mon  manuscrit  :  ce 


sera  mon  affaire  ensuite  d'en  disposer  comme 
je  l'entendrai.  Bien  entendu  que  cet  arrange- 
ment n'aura  liou  qu'avec  l'agrément  de  ma- 
dame la  maréchale,  qui  sûrement  ne  le  refu- 
sera pas  lorsqu'elle  saura  mes  raisons.  Si  vous 
vouliez  bien,  monsieur,  négocier  celte  affaire, 
vous  soulageriez  mon  cœur  d'un  grand  poids 
qui  m'oppressera  sans  relAche  jusqu'à  ce 
qu'elle  soit  eniicrement  terminée. 

Quant  aux  changemens  à  faire  dans  les  deux 
premiers  volumes  avant  leur  publication ,  je 
voudrois  bien  qu'ils  fussent  une  fois  tellement 
spécifiés,  que  je  fusse  assuré  qu'on  n'en  exigera 
pas  d'ultérieurs,  ou,  pour  parler  plus  juste, 
qu'ils  ne  seront  pas  nécessaires  ;  car,  monsieur, 
je  scrois  bien  fAché  que,  par  égard  pour  moi, 
vousiaissassiezrienqui  pût  tirrrà  conséquence: 
il  vaudroit  alors  cent  fois  mieux  suivre  l'idée 
d'envoyer  toute  l'édition  hors  du  pays.  C'est  de 
quoi  l'on  ne  peut  juger  qu'après  avoir  vu  bien 
précisément  à  quoi  se  réduit  tout  ce  qu'il  s'agit 
d'ôter  ou  de  changer;  car  je  crains  sur  toute 
chose  qu'on  n'y  revienne  à  deux  fois.  Pour 
prévenir  cela,  je  vous  supplie,  monsieur,  de  lire 
ou  faire  lire  les  deux  volumes  en  entier,  aïm 
qu'il  ne  s'y  trouve  plus  rien  qui  n'ait  été  vu. 

Je  ne  vous  parlerai  point  de  votre  visite,  ju- 
geant que  ce  silence  doit  être  entendu  de  vous. 
Agréez,  monsieur,  mon  profond  respect. 

Je  ne  vois  point  qu'il  soit  nécessaire  que  vous 
vous  donniez  la  peine  d'envoyer  ici  personne 
pour  cette  affaire  ;  il  suffira  peut-êire  de  m'en- 
voyer une  note  de  ce  qui  doit  être  ôté,  et  j'é- 
crirai là-dessus  à  Duchesne  de  faire  les  carions 
nécessaires;  car,  encore  une  fois,  monsieur, 
je  ne  veux  en  cette  occasion  disputer  sur  rien, 
et  je  scrois  bien  fâché  de  laisser  un  seul  mot  qui 
pût  faire  trouver  étrange  qu'on  eût  laissé  faire 
cette  édition  à  Paris.  Indiquez  seulement  ce 
qu'il  convient  qu'on  ôte,  et  tout  cela  sera  ôté. 
Une  seule  chose  me  fait  de  la  peine,  c'est  qu'on 
ne  sauroit  exiger  de  INéaulme  de  faire  en  Hol- 
lande les  mêmes  cartons,  et  que,  ne  les  faisant 
pas,  son  édition  pourroit  nuire  à  celle  de 
Duchesne. 


A  M.   MOULTOU. 
Montmorency,  le  16  février  «76i. 

Plus^  do  monsieur,  cher  Moultou ,  je   vous 


358 


CORRESPONDANCE. 


en  supplie  ;  je  ne  puis  souffrir  ce  mot-là  entre 
gens  qui  s'estiment  et  qui  s'aimenl:  je  tâcherai 
de  mériter  que  vous  ne  vous  en  serviez  plus  avec 
moi. 

Je  suis  touché  de  vos  inquiétudes  sur  n»a 
sûreté  ;  mais  vous  devez  comprendre  que,  dans 
l'état  où  je  suis,  il  y  a  plus  de  franchise  que  de 
courage  à  dire  des  vérités  utiles,  et  je  puis  dé- 
sormais mettre  les  hommes  au  pis,  sans  avoir 
(jrand'chose  à  perdre.  D'ailleurs,  en  tout  pays, 
je  respecte  la  police  et  les  lois  ;  et,  si  je  parois  ici 
les  éluder,  ce  n'est  qu'une  apparence  qui  n'est 
point  fondée;  on  ne  peut  être  plus  en  règle  que 
je  le  suis.  Il  est  vrai  que  si  l'on  m'attaquoit, 
je  ne  pourrois  sans  bassesse  employer  tous  mes 
avantages  pour  me  défendre  ;  mais  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  qu'on  ne  pourroit  m'attaquer 
justement,  et  cela  suffit  pour  ma  tranquillité  : 
toute  ma  prudence  dans  ma  conduite  est  qu'on 
ne  puisse  jamais  me  faire  mal  sans  me  faire 
tort;  mais  aussi  je  ne  me  dépars  pas  de  là. 
Vouloir  se  mettre  à  l'abri  de  l'injustice,  c'est 
tenter  l'impossible,  et  prendre  des  précautions 
qui  n'ont  point  de  fin.  J'ajouterai  qu'honoré 
dans  ce  pays  de  l'estime  publique,  j'ai  une 
grande  défense  dans  la  droiture  de  mes  inten- 
tions, qui  se  fait  sentir  dans  mes  écrits.  I.e 
François  est  naturellement  humain  et  hospita- 
lier :  que  gagneroit-on  de  persécuter  un  pau- 
vre malade  qui  n'est  sur  le  chemin  de  personne, 
et  ne  prêche  que  la  paix  et  la  vertu?  Tandis 
que  l'auteur  du  livre  de  l'Esprit  vit  en  paix 
dans  sa  pairie,  J.  J.  Rousseau  peut  espérer  de 
n'y  être  pas  tourmenté. 

Tranquillisez-vous  donc  sur  mon  compte,  et 
soyez  persuadé  que  je  ne  risque  rien.  Mais  pour 
mon  livre,  je  vous  avoue  qu'il  est  maintenant 
dans  un  état  de  crise  qui  me  fait  craindre  pour 
son  sort.  Il  faudra  peut-être  n'en  laisser  paroî- 
tre  qu'une  partie,  ou  le  mutiler  misérablement; 
et,  là-dessus,  je  vous  dirai  que  mon  parti  est 
pris.  Je  laisserai  ôter  ce  qu'on  voudra  des  deux 
premiers  volumes;  mais  je  ne  souffrirai  pas 
qu'on  touche  à  la  Profession  de  foi  :  il  faut 
qu'elle  reste  telle  qu'elle  est,  ou  qu'elle  soit 
supprimée  :  la  copie  qui  est  entre  vos  mains 
me  donne  le  courage  de  prendre  ma  résolution 
là-dessus.  Nous  en  reparlerons  quand  j'aurai 
quelque  chose  de  plus  à  vous  dire  ;  quanta  pré- 
sent tout  est  suspendu.  Le  grand  éloignement 


de  Paris  et  d'Amsterdam  fait  que  toute  cette 
affaire  se  traite  fort  lentement,  et  tire  extré*- 
mement  en  longueur. 

L'objection  que  vous  me  faites  sur  l'état  de 
la  religion  en  Suisse  et  à  Genève,  et  sur  le  tort 
qu'y  peut  faire  l'écrit  en  question,  seroit  plus 
grave  si  elle  étoit  fondée;  mais  je  suis  bien 
éloigné  de  penser  comme  vous  sur  ce  point. 
Vous  dites  que  vous  avez  lu  vingt  fois  cet  écrit  ; 
eh  bienl  cher  Mouliou ,  lisez-le  encore  une 
vingt-unième;  et  si  vous  persistez  alors  dans 
votre  opinion,  nous  la  discuterons. 

J'ai  du  chagrin  de  l'inquiétude  de  monsieur 
votre  père,  et  surtout  par  l'influence  qu'elle 
peut  avoir  sur  votre  voyage;  car,  d'ailleurs,  je 
pense  trop  bien  de  vous  pour  croire  que,  quand 
votre  fortune  seroit  moindre,  vous  en  fussiez 
plus  malheureux.  Quand  votre  résolution  sera 
tout-à-fait  prise  là-dessus,  marquez-le-moi, 
afin  que  je  vous  garde  ou  vous  envoie  le  miséra- 
ble chiffonauquel  votre  amitié  veutbien  mettre 
un  prix.  J'aurois  d'autant  plus  de  plaisir  à  vous 
voir  que  je  me  sens  un  peu  soulagé  et  plus  en 
état  de  profiter  de  votre  commerce  ;  j'ai  quel- 
ques instans  de  relâche  que  je  n'a  vois  pas  au- 
paravant, et  ces  instans  me  seroient  plus  chers 
si  je  vous  avois  ici.  Toutefois  vous  ne  me  devez 
rien,  et  vous  devez  tout  à  votre  père,  à  votre 
famille,  à  votre  état;  et  l'amitié  qui  se  cultive 
aux  dépens  du  devoir  n'a  plus  de  charmes. 
Adieu,  cher  Moultou;  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur.  J'ai  brûlé  votre  précédente  lettre  : 
mais  pourquoi  signer,  avez-vous  peur  que  je 
ne  vous  reconnoisse  pas? 


A  MADAME  LA  MARECHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Montmorency,  le  18  février  <762. 

Vous  êtes,  madame  la  maréchale,  comme  la 
Divinité,  qui  ne  parle  aux  mortels  que  par  les 
soins  de  sa  providence  et  les  dons  de  sa  libéra- 
lité. Quoique  ces  marques  de  votre  souvenir  me 
soient  très-précieuses,  d'autres  me  le  seroient 
encore  plus  :  mais  quand  on  est  si  riche,  on 
ne  doit  pas  être  insatiable;  et  il  faut  bien, 
quant  à  présent, me  contenter  du  bien  que  vous 
me  faites  en  signe  de  celui  que  vous  me  voulez. 
Avec  quel  empressement  je  vois  approcher  le 


ANNÉK  1762. 


359 


temps  do  recevoir  des  témoignages  d'nmitié  de 
votre  bouche,  et  combien  cet  empressement 
n'augmenteroit-il  pas  encore,  si  mes  maux,  me 
donnant  un  peu  de  relâche,  me  laissoient  plus 
en  état  d'en  profiter  1  Oh!  venez,  madame  la 
maréchale  :  quand,  aux  approches  de  Pâques, 
j'aurai  vu  M.  le  maréchal  et  vous,  en  quelque 
siluation  que  je  reste,  je  chanterai  d'un  cœur 
content  le  cantique  de  Siméou. 
'•''•  M.  de  Malesherbes  vous  aura  dit,  madame  la 
maréchale,  qu'il  se  présente,  sur  la  publication 
(le  mon  ouvrage,  quelques  difficultés  que  jai 
prévues  depuis  long-temps,  et  qu'il  faudra  lever 
par  des  changemcns  pour  la  partie  qui  est 
imprimée  ;  mais  quant  à  la  partie  qui  ne  l'est 
pas,  je  souhaite  fort,  tant  pour  la  sûreté  du  li- 
braire que  pour  ma  propre  tranquillité,  qu'elle 
ne  soit  pas  imprimée  en  France.  Ce  même 
libraire  ne  devant  plus  l'imprimer  lui-même,  il 
est  inutile  qu'il  en  reste  chargé  pour  la  faire 
imprimer  en  pays  étranger  par  un  autre  ;  et 
toutes  ces  cascades  diminuant  mon  inspec- 
tion sur  mou  propre  ouvrage,  le  laissent  trop 
à  la  discrétion  de  ces  messieurs-là.  Voilà  ce  qui 
me  fait  désirer,  si  vous  l'agréez,  que  le  traité 
soit  annulé  pour  cette  partie;  que  les  billets 
soient  rendus  à  Duchesne,  et  que  le  reste  de 
mon  manuscrit  me  soit  aussi  rendu.  J'aime 
beaucoup  mieux  supprimer  mon  ouvrage  que 
le  mutiler  ;  et,  s'il  lui  demeure,  il  faudra  néces- 
sairement qu'il  soit  mutilé,  gâté,  estropié  pour 
le  faire  paroître;  ou,  ce  qui  est  encore  pis, 
qu'il  reste  après  moi  à  la  discrétion  d'autrui, 
pour  être  ensuite  publié  sous  mon  nom  dans 
l'état  où  ton  voudra  le  mettre.  Je  vous  sup- 
plie, madame  la  maréchale,  de  peser  ces  con- 
sidérations, ei  de  décider  là-dessus  ce  que 
vous  jugez  à  propos  qui  se  fasse  ;  car  mon  plus 
grand  désir  dans  celte  affaire  est  qu'il  vous 
plaise  d'en  être  l'arbitre,  et  que  rien  ne  soit 
fait  que  sur  votre  décision. 


A  LA  MÊME. 

Montmorency,  le  19  février  1762. 


Je  vois,  madame  la  maréchale,  que  vous  ne 
vous  lassez  point  de  prendre  soin  de  mon  mal- 
i»eureiix  livre  :  et  véritablement  il  a  grand 
besoin  de  votre  protection  et  de  celle  de  M.  de 


Malesherbes,  qui  a  poussé  la  bonté  jusqu'à  ve- 
nir même  à  Montmorency  pour  cela.  Je  crains 
que  le  parti  de  faire  imprimer  les  deux  derniers 
volumes  en  Hollande  ne  devienne  chaque  jour 
sujet  à  plu8d'inconvéniens,par<îeque Duchesne, 
paresseux  ou  diligent  toujours  mal  à  propos,  a 
commencé  ces  deux  volumes,  quoique  je  lui 
eusse  écrit  de  suspendre  :  mais  comme,  de  peur 
d'en  trop  dire,  je  ne  lui  ai  écrit  qtie  par  forme 
de  conseil,  il  n'en  a  tenu  compte  ;  et  ce  sera  du 
travail  perdu  dont  il  faudra  le  dédommager,  à 
moins  qu'il  n'envoie  les  feuilles  en  Hollande; 
auquel  cas  autant  vaudroit  peut-être  qu'il  ache- 
vât et  prît  le  même  parti  pour  le  tout.  Je  souffre 
véritablement,  madame  la  maréchale,  du  tracas 
que  tout  ceci  vous  donne  depuis  si  long-temps; 
et  moi,  de  mon  côté,  j'en  suis  aussi  depuis 
cinq  mois  dans  des  angoisses  continuelles,  sans 
qu'il  me  soit  possible  encore  de  prévoir  quand 
et  comment  tout  ceci  finira.  Voici  une  petite  note 
en  réponse  à  celle  que  M.  de  Malesberbes  m'a 
envoyée,  et  que  je  suppose  que  vous  aurez  vue. 
Je  vous  supplie  de  la  lui  communiquer  quand 
il  sera  de  retour. 

Vous  me  marquez  et  M.  le  maréchal  me 
marque  aussi  que  vous  me  cherchez  un  chien. 
En  combien  de  manières  ne  vous  occupez-vous 
point  de  moi  !  Mais,  madame,  ce  n'est  pas  un 
autre  chien  qu'il  me  faut,  c'est  un  autre  Turc^ 
et  le  mien  étoit  unique  :  les  pertes  de  cette 
espèce  ne  se  remplacent  point.  J'ai  juré  que  mes 
attachemens  de  toutes  les  sortes  seroient  désor- 
mais les  derniers.  Celui-là,  dans  son  espèce, 
étoit  du  nombre  ;  et  pour  avoir  un  chien  auquel 
je  ne  m'attache  point,  je  l'aime  mieux  de  toute 
antre  main  que  de  la  vôtre.  Ainsi  ne  songez  plus, 
de  grâce,  à  m'en  chercher  un.  Bonjour,  madame 
la  maréchale;  bonjour,  monsieur  le  maréchal  :  je 
ne  vous  écris  jamais  à  l'un  ou  à  l'autre  sans  m'at- 
lendrir  sur  cette  réflexion,  qu'il  y  a  long-temps 
que  je  n'ai  plus  de  momens  heureux  de  la  pai  t 
des  hommes  que  ceux  qui  me  viennent  de  vous. 


A   LA    MËMK. 


Montmorency,  le  35  mars  1762. 


Il  faut,  madame  la  maréchale,  que  je  vous 
confie  mes  inquiétudes,  car  elles  troublent  mon 
cœur  à  proportion  qu'il  tient  à  ses  attachemens. 


360 


CORRESPONDANCE. 


M.  le  maréchal  ayant  élé  incommodé,  et  M.  Du- 
bettier  ayant  bien  voulu  m'informer  de  son  état, 
je  l'avois  prié  de  continuer  jusqu'à  son  entier 
rétablissement;  et  précisément  depuis  ce  mo- 
ment il  ne  m'a  pas  écrit  un  mot  :  le  même 
M.  Diibottier  est  venu  hier  à  Montmorency,  et 
ne  m'a  rien  fait  dire.  J'ai  écrit  en  dernier  lieu  à 
M.  le  maréchal,  et  il  ne  m'a  pas  répondu.  Le 
temps  du  voyage  approche  ;  il  avoit  accoutumé 
de  me  réjouir  le  cœur  en  me  rannonçant,et  celte 
fois  il  a  gardé  le  silence  :  enfin  tout  le  monde  se 
tail,  et  moi  je  m'alarme.  C'est  un  défaut  très- 
importun,  je  le  sens  bien,  aux  personnes  qui 
me  sont  chères,  mais  qui,  tenant  à  mon  carac- 
tère, est  impossible  à  guérir,  et  que  la  solitude 
et  les  maux  ne  font  qu'augmenter.  Ayez-en 
pitié,  madame  la  maréchale,  vous  qui  m'en 
pardonnez  tant  d'autres,  et  sur  qui  tant  de 
marques  d'intérêt  et  de  bontés  que  j'ai  reçues 
de  vous  en  dernier  lieu  m'empêchent  d'étendre 
mes  craintes;  engagez,  de  grâce,  M.  le  maré- 
chal à  les  dissiper  par  une  simple  feuille  de 
papier  blanc.  Ce  témoignage  si  chéri,  si  dé- 
siré, me  dira  tout;  et,  en  vérité,  j'en  ai  besoin 
pour  goûter  sans  alarme  l'attente  du  moment 
qui  s'approche,  et  pour  me  livrer  sans  crainte 
à  l'épanouissement  de  cœur  que  j'éprouve  tou- 
jours en  vous  abordant. 


A   MADAME  LATOBR. 

Ce  4  avril  1762. 


Ma  situation,  madame,  est  toujours  la  même, 
et  j'avoue  que  sa  durée  me  la  rend  quelquefois 
pénible  à  supporter;  elle  me  met  hors  d'étal 
d'entretenir  aucune  correspondance  suivie,  et 
le  ton  de  vos  précédentes  lettres  achevoit  de  me 
déterminera  n'y  plus  répondre;  mais  vous  en 
avez  pris  un  dans  les  dernières  auquel  j'aurai 
toujours  peine  à  résister.  N'abusez  pas  de  ma 
foiblesse,  madame  ;  de  grâce,  devenez  moins 
exigeante,  et  ne  faites  pas  le  tourment  de  ma 
vie  d'un  commerce  qui,  dans  tout  autre  état, 
en  feroit  l'agrément. 


votre  exprès,  que  je  fus  contraint  d'user  de  la 
permission  de  ne  lui  donner  qu'une  réponse 
verbale.  Je  n'ai  pas  un  cœur  insensible  à  l'inté- 
rêt qu'on  paroît  prendre  à  moi,  et  je  ne  puis 
qu'être  louché  de  la  persévérance  dune  per- 
sonne faite  pour  éprouver  celle  d'autrui;  mais, 
quand  je  songe  que  mon  âge  et  mon  état  ne  me 
laissent  plus  sentir  que  la  gêne  du  commerce 
avec  les  dames,  quand  je  vois  ma  vie  pleine 
d'assujettisscmens,  auxquels  vous  en  ajoutez  un 
nouveau,  je  voudrois  bien  pouvoir  accorder  le 
retour  que  je  vous  dois  avec  la  liberté  de  ne 
vous  écrire  que  lorsqu'il  m'en  prend  envie. 
Quant  au  silencede  votreamie,  j'en  avoisdeviné 
la  cause,  et  ne  lui  en  savois  point  mauvais  gré, 
quoiqu'elle  rendît  en  cela  plus  de  justice  à  ma 
négligence  qu'à  messentimens.  Du  reste,  cette 
fierté  ne  me  déplaît  pas,  et  je  la  trouve  de  fort 
bon  exemple.  Bonjour,  madame  ;  on  n'a  pas 
besoin  dêtre  bienfaisant  pour  vous  rendre  ce 
qui  vous  est  diî;  il  suffit  d'être  juste,  et  c'est 
ce  que  je  serai  toujours  avec  vous,  tout  au 
moins. 


A   LA  MEME. 

24  avril  1762. 

,  J'étois  si  occupé,  madame,  à  l'arrivée  de 


A  M.   MOULTOU. 

Montmorency,  le  23  avril  1762. 

Je  voulois,  mon  cher  concitoyen,  attendre 
pour  vous  écrire,  et  pour  vous  envoyer  le  chif- 
fon ci-joint,  puisque  vous  le  désirez ,  de  pou- 
voir vous  annoncer  définitivement  le  sort  de 
mon  livre  ;  mais  cette  affaire  se  prolonge  trop 
pour  m'en  laisser  attendre  la  fin.  Je  crois  que 
le  libraire  a  pris  le  parti  de  revenir  au  pre- 
mier arrangement,  et  de  faire  imprimer  en 
Hollande,  comme  il  s'y  étoit  d'abord  engagé. 
J'en  suis  charmé  ;  car  c'étoit  toujours  malgré 
moi  que,  pour  augmenter  son  gain,  il  prenoit 
le  parti  de  faire  imprimer  en  France,  quoique 
de  ma  part  je  fusse  autant  en  règle  qu'il  me 
convient,  et  que  je  a'eusse  rien  fait  sans  l'aveu 
du  magistrat.  Mais  maintenant  que  le  libraire 
a  reçu  et  payé  le  manuscrit,  il  en  est  le  maître. 
Il  ne  me  le  rendroit  pas  quand  je  lui  rendrois 
son  argent,  ce  que  j'ai  voulu  faire  inutilement 
plusieurs  fois,  et  ce  que  je  ne  suis  plus  en  état 
de  faire.  Ainsi  j'ai  résolu  de  ne  plus  m'in- 
quiéter  de  celte  affaire,  et  de  laisser  courir 
sa  fortune  au  livre,  puisqu'il  est  trop  tard 
pour  l'empêcher. 


ANNÉE  4762.' 


:^i 


Quoique  par  là  toute  discussion  sur  le  dan- 
ger de  la  profession  de  foi  devienne  inutile, 
puisque  assurément,  quand  je  la  voudrois  re- 
tirer, le  libraire  ne  me  la  rendroit  pas,  j'es- 
père pourtant  que  vous  avez  mis  ses  effets  au 
pis,  en  supposant  qu'elle  jetteroit  le  peuple 
parmi  nous  dans  une  incrédulité  absolue  :  car, 
premièrement,  je  n'ôte  pas  à  pure  perte,  et 
même  je  n'ôte  rien ,  et  j'établis  plus  que  je 
ne  détruis.  D'ailleurs  le  peuple  aura  toujours 
une  religion  positive,  fondée  sur  l'autorité  des 
hommes,  et  il  est  impossible  que,  sur  mon  ou- 
vrage ,  le  peuple  de  Genève  en  préfère  une 
autre  à  celle  qu'il  a.  Quant  aux  miracles,  ils 
ne  sont  pas  tellement  liés  à  cette  autorité 
qu'on  ne  puisse  les  en  détacher  à  certain  point; 
et  cette  séparation  est  très-importante  à  faire, 
afin  qu'un  peuple  religieux  ne  soit  pas  à  la  dis- 
crétion des  fourbes  et  des  novateurs  ;  car, 
quand  vous  ne  tenez  le  peuple  que  par  les  mi- 
racles, vous  ne  tenez  rien.  Ou  je  me  trompe 
fort,  ou  ceux  sur  qui  mon  livre  feroit  quelque 
impression  parmi  le  peuple,  en  seroient  beau- 
coup plus  gens  de  bien,  et  n'en  seroient  guère 
moins  chrétiens,  ou  plutôt  ils  le  seroient  plus 
essentiellement.  Je  suis  donc  persuadé  que  le 
seul  mauvais  effet  que  pourra  faire  mon  livre 
parmi  les  nôtres  sera  contre  moi,  et  même  je 
ne  doute  point  que  les  plus  incrédules  ne  souf- 
flent encore  plus  le  feu  que  les  dévots  :  mais 
cette  considération  ne  m'a  jamais  retenu  de 
faire  ce  que  j'ai  cru  bon  et  utile.  Il  y  a  long- 
temps que  j'ai  mis  les  hommes  au  pis;  et  puis 
je  vois  très-bien  que  cela  ne  fera  que  démas- 
quer les  haines  qui  couvent;  autant  vaut  les 
mettre  à  leur  aise.  Pouvez-vous  croire  que  je 
ne  m'aperçoive  pas  que  ma  réputation  blesse 
les  yeux  de  mes  concitoyens,  et  que,  si  Jean- 
Jacques  n'étoit  pas  de  Genève ,  Voltaire  y  eût 
été  moins  fêté  ?  Il  n'y  a  pas  une  ville  de  l'Eu- 
rope dont  il  ne  me  vienne  des  visites  à  Mont- 
morency, mais  on  ny  aperçoit  jamais  la  trace 
d'un  Genevois;  et,  quand  il  y  en  est  venu  quel- 
qu'un, ce  n'a  jamais  été  que  des  disciples  de 
Voltaire,  qui  ne  sont  venus  que  comme  espions. 
Voilà,  très-cher  concitoyen,  la  véritable  raison 
qui  m'empêchera  de  jamais  me  retirer  à  Ge- 
nève ;  un  seul  haineux  cmpoisonneroit  tout  le 
plaisir  d'y  trouver  quelques  amis.  J'arme  trop 
ma  patrie  pour  supporter  de  m'y  voir  haï  : 


il  vaut  mieux  vivre  et  mourir  en  exil.  Dites-moi 
donc  ce  que  je  risque.  Les  bons  sont  à  l'é- 
preuve, et  les  autres  me  haïssent  déjà.  Ils 
prendront  ce  prétexte  pour  se  montrer,  et  je 
saurai  du  moins  à  qui  j'ai  affaire.  Du  reste, 
nous  n'en  serons  pas  sitôt  à  la  peine.  Je  vois 
moins  clair  que  jamais  dans  le  sort  de  mon  li- 
vre; c'est  un  abtmede  mystère  où  je  ne  sau- 
rois  pénétrer.  Cependant  il  est  payé,  du  moins 
en  partie,  et  il  me  semble  que  dans  les  ac- 
tions des  hommes,  il  faut  toujours,  en  der- 
nier ressort,  remonter  à  la  loi  de  l'intérêt.  At- 
tendons. 

Le  Contrat  social  est  imprimé,  et  vous  en  re- 
cevrez, par  l'envoi  de  Rey,  douze  exemplaires, 
franc  de  port,  comme  j'espère;  sinon  vous 
aurez  la  bonté  de  m'envoyer  la  note  de  vos  dé- 
boursés. Voici  la  distribution  que  je  vous  prie 
de  vouloir  bien  faire  des  onze  qui  vous  reste- 
ront, le  vôtre  prélevé. 
Un  à  la  Bibliothèque,  etc. 
A  propos  de  la  Bibliothèque,  ne  sachant 
point  les  noms  dos  messieurs  qui  en  sont  char- 
gés à  présent,  et  par  conséquent  ne  pouvant 
leur  écrire,  je  vous  prie  de  vouloir  bien  letir 
dire  de  ma  part  que  je  suis  chargé,  par  M.  le 
maréchal  de  Luxembourg,  d'un  présent  pour 
la  Bibliothèque.  C'est  un  exemplaire  de  la  ma- 
gnifique édition  des  Fables  de  La  Fontaine , 
avec  des  figures  d'Oudry,  en  quatre  volumes 
in-folio.  Ce  beau  livre  est  actuellement  entre 
mes  mains,  et  ces  messieurs  le  feront  retirer 
quand  il  leur  plaira.  S'ils  jugent  à  propos  d'en 
écrire  une  lettre  de  remcrcîment  à  M.  le  maré- 
chal, je  crois  qu'ils  feroient  une  chose  conve- 
nable. Adieu,  cher  concitoyen  ;  ma  feuille  est 
finie,  et  je  ne  sais  finir  avec  vous  que  comme 
cela.  Je  vous  embrasse. 

P.  S.  Vous  verrez  que  cette  lettre  est  écrite 
à  deux  reprises ,  parce  que  je  me  suis  fait  une 
blessure  à  la  main  droite,  qui  m'a  long-temps 
empêché  de  tenir  la  plume.  C'est  avec  regret 
que  je  vous  fais  coûter  un  si  gros  port,  ma» 
vous  l'avez  voulu. 


A  HM.   DE  LA  SOCIETE  ECONOMIQUE   BE  BERNE. 
Montmorency,  le     avril  1762- 

Vous  êtes  moinsinconnus,  messieurs,  que  vou» 


562 


CORRESPONDANCE. 


ne  pensez,  il  faut  que  votre  société  ne  manque  !  poser  sur  l'effet  de  mes  soins.  Plusieurs  m'ont 
pas  de  célébrité  dans  le  monde,  puisque  le  \  lu,  quelques-uns  m'ont  approuvé  même;  et, 
bruit  en  est  parvenu  dans  cetasile  à  un  homme  I  comme  je  l'avois  prévu,  tous  sont  restés  ce 
qui  n'a  plus  aucun  commerce  avec  les  gens  de  !  qu'ils  étoient  auparavant.  Messieurs,  vous  di- 
lettres.  Vous  vous  montrez  par  un  côté  si  inté-  rez  mieux  et  davantage,  mais  vous  n'aurez  pas 
ressaut  que  votre  projet  ne  peut  manquer 
d'exciter  le  public,  et  surtout  les  honnêtes 
gens,  à  vouloir  vous  connoître;  et  pourquoi 
voulez-vous  dérober  aux  hommes  le  spectacle 
si  touchant  et  si  rare  dans  notre  siècle  de  vrais 
citoyens  aimant  leurs  frères  et  leurs  sembla- 
bles, et  s'occupant  sincèrement  du  bonheur  de 
la  patrie  et  du  genre  humain  ? 

Quelque  beau  cependant  que  soit  votre  plan, 
et  quelques  talens  que  vous  ayez  pour  l'exé- 
cuter, ne  vous  flattez  pas  d'un  succès  qui  ré- 
ponde entièrement  à  vos  vues.  Los  préjugés 
qui  ne  tiennent  qu'à  l'erreur  se  peuvent  dé- 
truire, mais  C8UX  qui  sont  fondés  sur  nos  vices 
ne  tomberont  qu'avec  eux.  Vous  voulez  com- 
mencer par  apprendre  aux  hommes  la  vérité 
pour  les  rendre  sages,  et,  tout  au  contraire, 
il  faudroit  d'abord  les  rendre  sages  pour  leur 
faire  aimer  la  vérité.  La  vérité  n'a  presque 
jamais  rien  fait  dans  le  monde,  parce  que  les 
hommes  se  conduisent  toujours  plus  par  leurs 
passions  que  par  leurs  lumières,  et  qu'ils  font 
le  mal,  approuvant  le  bien.  Le  siècle  où  nous 
vivons  est  des  plus  éclairés,  même  en  morale  : 
est-il  des  meilleurs?  Les  livres  ne  sont  bons 
à  rien  ;  j'en  dis  autant  des  académies  et  des 
sociétés  littéraires;  on  ne  donne  jamais  à  ce 
qui  en  sort  d'utile  qu'une  approbation  stérile  : 
sans  cela,  la  nation  qui  a  produit  les  Fénélon, 
les  Montesquieu,  les  Mirabeau,  ne  seroit-elle 
pas  la  mieux  conduite  et  la  plus  heureuse  de 
la  terre?  En  vaut-elle  mieux  depuis  les  écrits 
de  ces  grands  hommes?  et  un  seul  abus  a-t-il 
été  redressé  sur  leurs  maximes?  Ne  vous  flat- 
tez pas  de  faire  plus  qu'ils  n'ont  fait.  Non, 
messieurs,  vous  pourrez  instruire  les  peuples, 
mais  vous  ne  les  rendrez  ni  meilleurs  ni  plus 
heureux.  C'est  une  des  choses  qui  m'ont  le  plus 
découragé  durant  ma  courte  carrière  littéraire, 
de  sentir  que,  même  en  me  supposant  tous  les 
talens  dont  j'avois  besoin ,  j'atlaquerois  sans 
fruit  des  erreurs  funestes,  et  que,  quand  je 
les  pourrois  vaincre ,  les  choses  n'en  iroient 
pas  mieux.  J'ai  quelquefois  charmé  mes  maux 
en  satisfaisant  mon  cœur,  mais  sans  m'en  im- 


un  meilleur  succès;  et,  au  lieu  du  bien  public 
que  vous  cherchez,  vous  ne  trouverez  que  la 
gloire  que  vous  semblez  craindre* 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  puis  qu'être  sen- 
sible à  l'htmneur  que  vous  me  faites  de  m'asso- 
cier  en  quelque  sorte,  par  votre  correspon- 
dance, à  de  si  nobles  travaux.  Mais,  en  me 
la  proposant,  vous  ignoriez  sans  doute  que 
vous  vous  adressiez  à  un  pauvre  malade  qui, 
après  avoir  essayé  dix  ans  du  triste  métier 
d'auteur  pour  lequel  il  n'étoit  point  fait,  y  re- 
nonce dans  la  joie  de  son  cœur,  et  après  avoir 
eu  l'honneur  d'entrer  en  lice  avec  respect, 
mais  en  homme  libre ,  contre  une  tête  cou- 
ronnée, ose  dire,  en  quittant  la  plume  pour 
ne  la  jamais  reprendre  : 

Victor  cœsttis  artemque  repono. 

Mais  sans  aspirer  aux  prix  donnés  par  votre 
munificence,  j'en  trouverai  toujours  un  très- 
grand  dans  l'honneur  de  votre  estime  ;  et  si 
vous  me  jugez  digne  de  votre  correspondance, 
je  ne  refuse  point  de  l'entretenir  autant  que 
mon  état,  ma  retraite  et  mes  lumières  pour- 
ront le  permettre;  et,  pour  commencer  par 
ce  que  vous  exigez  de  moi,  je  vous  dirai  que 
votre  plan,  quoique  très-bien  fait,  me  pa- 
roît  généraliser  un  peu  trop  les  idées,  et  tour- 
ner irop  vers  la  métaphysique  des  recherches 
qui  deviendroient  plus  utiles,  selon  vos  vues, 
si  elles  avoient  des  applications  pratiques, 
locales  et  particulières.  Quant  à  vos  ques- 
tions, elles  sont  très-belles  ;  la  troisième  (') 
surtout  me  plaît  beaucoup  ;  c'est  celle  qui  me 
tenleroit  si  j'avois  à  écrire.  Vos  vues,  en  la 
proposant,  sont  assez  claires,  et  il  faudra  que 
celui  qui  la  traitera  soit  bien  maladroit  s'il  ne 
les  remplit  pas.  Dans  la  première,  où  vous  de- 
mandez quels  sont  les  moyens  de  tirer  un  peu- 
ple de  la  corruption^  outre  que  ce  mot  de  cor- 
ruption  me  paroît  un  peu  vague,  et  rendre  la 
question  presque  indéterminée,  il  faudroit  com- 
mencer peut-être  par  deniiinder  s'il  est  de  tels 
moyens,  car  c'est  de  quoi  l'on  peut  tout  au 

(1  )  X  Quel  peuple  a  jamais  été  le  plus  henreux  ?  » 


ANNEE  1762. 


zm 


moins  douter.  En  compensation  vous  pourriez 
dter  ce  que  vous  ajoutez  à  la  fin,  et  qui  n'est 
qu'une  répétition  de  la  question  même,  ou  en 
fail  une  autre  tout-à-fait  à  part  (^). 

Si  j'avoisà  traiter  votre  seconde  question  (2), 
je  ne  puis  vous  dissimuler  que  je  me  déciarerois 
avec  Platon  pour  l'affirmative,  ce  qui  stirement 
n'étoit  pas  votre  intention  en  la  proposant. 
Faites  comme  l'Académie  Françoise,  qui  pres- 
crit le  parti  que  l'on  doit  prendre  et  qui  se 
garde  bien  de  mettre  en  problème  les  ques- 
tions sur  lesquelles  elle  a  peur  qu'on  ne  dise 
la  vérité. 

La  quatrième  (3)  est  la  plus  utile ,  à  cause  de 
cette  application  locale  dont  j'ai  parléci-devanl; 
elle  offre  de  grandes  vues  à  remplir.  Mais  il 
n'y  a  qu'un  Suisse,  ou  quelqu'un  qui  con- 
noissc  à  fond  laconstitulion  physique,  politique 
et  morale  du  corps  helvétique,  qui  puisse  la 
traiter  avec  succès.  Il  faudroit  voir  soi-même 
pour  oser  dire  :  O  utinain!  Hélas!  c'est  aug- 
menter ses  regrets  de  renouveler  des  vœux 
formés  tant  de  fois  et  devenus  inutiles.  Bon- 
jour, monsieur  :  je  vous  salue,  vous  et  vos  col- 
lègues, de  tout  mon  cœur  et  avec  le  plus  vrai 
respect. 


M.   DE  MALESBERBES. 

MontmoreDcy,  le  7  mai  4762. 

C'est  à  moi,  monsieur,  de  vous  remercier 
de  ne  pas  dédaigner  de  si  (bibles  hommages, 
que  je  voudrois  bien  rendre  plus  dignes  de  vous 
être  offerts.  Je  crois,  à  propos  de  ce  dernier 
écrit,  devoir  vous  informer  d'une  action  du 
sieur  Rey,  laquelle  a  peu  d'exemples  chez  les 
libraires,  et  ne  sauroit  manquer  de  lui  valoir 
quelque  partie  des  bontés  dont  vous  m'honorez. 
C'est,  monsieur,  qu'en  reconnoissance  des  pro- 
fits qu'il  prétend  avoir  faits  sur  mes  ouvrages, 
il  vient  de  passer,  en  faveur  de  ma  gouver- 
nante, l'acte  d'une  pension  viagère  de  trois 
cents  livres,  et  cela  de  son  propre  mouvement 

(♦)  Voici  la  suite  de  ceUe  quesUon,  «  et  qael  est  le  plan  le 
>  pliu  parfdit  i|u'un  législateur  puisse  suivre  à  cet  égard?  • 

{*)  «  Est-il  des  préjugés  respectables  quuii  bon  citoyen  doive 
»  «e  taire  un  scrupule  de  conibaltre  publi(pienient?« 

(»)  «  Par  niicl  moyen  pourroit-on  resserrer  les  liaisons  et 
»  l'ami  lié  tutre  le»  citoyens  des  diverses  républiques  (lui  coui- 
»  posent  la  Confédération  helvétique?  » 


et  de  la  manière  du  monde  la  plus  obligeante. 
Je  vous  a  voue  qu'il  s'est  altaché  pour  le  reste  de 
ma  vie  un  ami  par  ce  procédé;  et  j'en  suis  d'au- 
tant plus  touché  que  ma  plus  grande  peine, 
dans  l'état  où  je  suis,  étoit  l'incertitude  de  ce- 
lui où  je  laisserois  cette  pauvre  fille  après  dix- 
sept  ans  de  services,  de  soins  et  d'attachement. 
Je  sais  que  le  sieur  Rey  n'a  pas  une  bonne  ré- 
putation dans  ce  pays-ci,  et  j'ai  eu  moi-mômo 
plus  d'une  occasion  de  m'en  plaindre,  quoique 
jamais  sur  des  discussions  d'intérêts,  ni  sur  sa 
fidélité  à  faire  honneur  à  ses  eiigagemens.  Mais 
il  est  constant  aussi  qu'il  est  généralement  esti- 
mé en  Hollande;  et  voilà,  ce  nio  semble,  un  fait 
authentique  quidoiteffacer  bien  des  imputations 
vagues.  En  voilà  beaucoup,  monsieur,  sur  une 
affaire  dont  j'ai  le  cœur  plein  ;  mais  le  vôtre  est 
fait  pour  sentir  et  pardonner  ces  choses-là. 


A   MADAME  LA   MARECHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Montmorency,  le  t9  mai  1762. 

Je  ue  croyois  pas,  madame  la  maréchale, 
que  votre  livre  pût  paroître  avant  les  fêtes  ; 
mais  Duchesne  me  marque  qu'ii  compte  pou- 
voir  le  mettre  en  débit  la  semaine  prochaine  ; 
et  vous  pensez  bien  que  je  vois  ce  qui  l'a  rendu 
diligent.  J'avois  destiné ,  pour  vos  distributions 
et  celles  de  M.  le  maréchal,  les  quarante  exem- 
plaires qui  ont  été  stipulés  de  plus  qne  les 
soixante  que  je  me  réserve  ordinairement;  mais 
mes  distributions  iudiepensubles  ont  tellement 
augmenté,  que  je  me  vois  forcé  de  vous  en 
voler  dix  pour  y  suffire;  sauf  restitution  ce- 
pendant, si  vous  tien  avez  pas  assez  :  encore 
ai-je  espéré  que  vous  voudiiez  bien  en  faire 
agréer  un  à  M.  le  prince  de  Conti,  et  un  autre 
à  M.  le  duc  de  Villeroi,  désirant  qu'ils  reçoi- 
vent quelque  prix  auprès  d'eux  de  la  main 
qui  les  offriia.  Je  voudrois  bien  en  présenter 
un  exemplaire  à  M.  le  marquis  d'Armcntières, 
qui  m'a  paru  prendre  intérêt  à  cet  ouvrage  ; 
mais  ne  sachant  comment  le  lui  envoyer,  je 
vous  supplie,  madartie  la  maréchale,  de  vou- 
loir bien,  si  vous  le  jugez  à  propos,  vous  char- 
ger de  cet  envoi,  et  j'en  remplirai  le  vide. 

J'ai  écrit  à  Duchesne  d'envoyer  h-s  tiente 
exemplaires  à  l'hôtel  de  Luxembourg,  dans  le 
courant  de  la  semaine,  et  de  commencer,  di- 


364 


CORRESPONDANCE. 


manche  prochain  25,  mes  distributions,  dont 
je  lui  ai  envoyé  la  note.  Si  vous  voulez  bien, 
madame  la  maréchale,  n'ordonner  les  vôtres 
que  le  même  jour,  cela  fera  que  moins  de  gens 
auront  à  se  plaindre  que  d'autres  aient  eu  le 
livre  avant  eux.  Au  reste,  quel  que  soit  son 
succès  dans  le  monde ,  mon  dernier  ouvrage 
ayant  été  publiquement  honoré  de  vos  soins  et 
de  votre  protection,  je  crois  ma  carrière  très- 
heureusement  couronnée  :  il  étoit  impossible 
de  mieux  finir. 

Pour  éviter  tout  double  emploi,  je  crois  de- 
voir vous  prévenir,  madame  la  maréchale,  que 
j'enverrai  un  exemplaire  à  madame  la  comtesse 
deBoufflers,  ainsi  qu'au  chevalier  de  Lorenzi. 


A   MADAME  LATOUR. 

A  Montmorency,  le  23  mai  1762. 

Vous  avez  fait,  madame,  un  petit  quiproquo: 
voilà  la  lettre  de  votre  heureux  papa  ;  rede- 
mandez-lui la  mienne,  je  vous  prie  :  étant  pour 
moi,  elle  est  à  moi,  je  ne  veux  pas  la  perdre; 
car  depuis  que  vous  avez  changé  de  ton,  votre 
douceur  me  gagne,  et  je  m'affectionne  de  plus 
en  plus  à  tout  ce  qui  me  vient  de  vous.  Ce  petit 
accident  même  ne  vous  rend  pas,  dans  mon  es- 
prit, un  mauvais  office;  et  dût-il  entrer  du 
bonheur  dans  cette  affaire,  on  ne  peut  que  bien 
penser  des  mœurs  d'une  jeune  femme  dont  les 
méprises  ne  sont  pas  plus  dangereuses. 

Mais,  à  juger  de  vos  sociétés  par  les  gens 
dont  vous  m'avez  parlé,  j'avoue  que  ce  préjugé 
vous  seroit  bien  moins  favorable.  Je  n'avois  de 
ma  vie  ouï  parler  de  Sire-Jean,  non  plus  que 
de  M.  Maillard,  dont  vous  m'avez  fait  men- 
tion ci-devant.  Mon  prétendu  jugement  contre 
vous  a  été  conirouvé  par  le  premier,  ainsi  que 
mon  prétendu  voyage  à  Paris  par  l'autre.  Je 
n'aime  point  à  prononcer  ;  je  ne  blâme  qu'avec 
connoissance ,  et  ne  vais  jamais  à  Paris.  Que 
faut-il  donc  penser  de  ces  messieurs-là ,  ma- 
dame, et  quelle  liaison  doit  exister  entre  vous 
et  de  tels  gens  ? 


doit  paroître  ces  fétos.  Il  est  certain  que  si  cette 
édition  se  débite,  Duchesne  est  ruiné,  et  que 
si  les  auteurs  ne  sont  pas  découverts,  je  suis 
déshonoré.  Quelque  nouvel  embarras  que  ceci 
vous  donne,  il  ne  faut  pas  qu'il  puisse  être  dit 
qu'une  affaire  entreprise  par  madame  la  maré- 
chale de  Luxembourg  ait  eu  une  si  triste  fin. 
J'ai  écrit  hier  à  M.  de  Malesherbes  :  mais  j'ai 
quelque  frayeur,  je  l'avoue,  qu'on  n'ait  abusé 
de  sa  confiance,  et  que  l'auteur  de  la  fraude 
ne  soit  plus  près  de  lui  qu'il  ne  pense.  Car  en- 
fin cet  auteur  est  l'imprimeur,  ou  le  correc- 
teur, ou  l'homme  chargé  de  cette  affaire,  ou 
moi.  Or,  il  est  bien  difficile  que  ce  soit  l'impri- 
meur, puisqu'ils   étoient  deux,  lesquels  n'a- 
voient  aucune  communication  ensemble  :  le 
correcteur  est  l'ami  du  libraire ,  et  même  tou- 
tes les  feuilles  n'ont  pas  passé  par  ses  mains. 
Resleroit  donc  à  chercher  le  fripon  entre  deux 
hommes  dont  je  suis  l'un.  J'écris  aujourd'hui  à 
M.  le  lieutenant  de  police,  et  je  vous  envoie 
copie  de  ma  lettre.  J'aurois  voulu  me  trouver 
à  votre  passage  au  retour  de  l'Ile-Adam  ;  mais 
je  n'ai  pu  venir  à  bout  de  savoir  si  c'éioit  au- 
jourd'hui ou  demain  que  vous  deviez  venir,  et 
je  suis  si  foible,  si  troublé,  si  occupé ,  que,  ne 
sachant  pas  non  plus  l'heure,  je  ne  tenterai 
pas  même  de  m'y  trouver,  espérant  me  dédom- 
mager mardi  prochain;  je  vous  excède,  ma- 
dame la  maréchale,  j'en  suis  navré;  mais  si 
cette  affaire  n'est  éclaircie,  il  faut  que  j'en 
meure  de  désespoir. 

Vous  comprenez  qu'il  ne  faudroit  pas  mon- 
trer ma  lettre  à  M.  de  Malesherbes,  mais  seu- 
lement le  prier  de  vouloir  bien  regarder  lui- 
siiême  à  cette  affaire.  Le  premier  colporteur 
saisi  d'un  exemplaire  de  la  fausse  édition  donne 
le  bout  de  la  pelotte  ;  il  n'y  a  plus  qu'à  dévider. 


A  MADAME  LA  MARECHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Vendredi  28  mai. 
Vous  savez,  madame  la  maréchale,  qu'il  y 
a  une  édition  contrefaite  de  mon  livre,  laquelle 


A   K.    P.n  SARTINE. 

UD  a  mai  1762. 

Monsieur, 
Permettez  que  l'auteur  d'un  livre  sur  l'édu- 
cation, au  sujet  duquel  requête  vous  a  été  pré- 
sentée, prenne  la  liberté  d'y  joindre  la  sienne. 
Si  l'édition  contrefaite  est  mise  en  vente,  mon 
libraire  en  souffrira  des  pertes  que  je  dois  par- 
tager ;  si  les  auteurs  de  la  fraude  ne  sont  pas 
connus ,  je  serai  suspect  d'en  être  complice. 


ANNÉE  1702. 


305 


N'en  voilà  que  trop,  monsieur,  pour  autoriser 
l'extrême  inquiétude  où  je  suis,  et  l'importu- 
nité  que  je  vous  cause.  A  la  manière  dont  s'y 
prennent  ces  éditeurs  frauduleux,  j'ai  lieu  de 
croire  qu'ils  se  sentent  appuyés,  et  même,  mal- 
gré vos  ordres,  le  colporteur  Desauges  (*)  en 
promet  à  ses  camarades  pour  la  veille  des  têtes. 
Mais  je  suis  fortement  persuadé,  sur  quelque 
protection  qu'ils  comptent,  qu'un  magistrat  de 
votre  intégrité  et  de  voire  fermeté  ne  permettra 
jamais  que  cette  protection  soit  portée  jusqu'à 
favoriser  les  fripons  aux  dépens  de  la  fortune 
du  libraire  et  de  la  réputation  de  l'auteur. 

Daignez,  monsieur,  agréer  mon  profond 
respect,  et  vous  rappeler  que  je  m'honorois  de 
ce  sentiment  pour  vous  avant  que  je  pusse  pré- 
voir que  j'implorerois  un  jour  votre  justice. 


A   MADAME  LATOUR. 

Ce  samedi  29. 

La  preuve,  madame,  que  je  n'ai  point  voulu 
mettre  en  égalité  votre  amie  et  vous,  est  que 
son  exemplaire  vous  a  été  remis ,  quoique 
j'eusse  son  adresse  ainsi  que  la  vôtre.  J'ai  pensé 
qu'ayant  une  fille  à  élever,  elle  seroit  peut-être 
bien  aise  de  voir  ce  livre,  et  comme  le  libraire 
le  vend  fort  cher,  et  qu'elle  n'est  pas  riche, 
j'ai  pensé  encore  que  vous  seriez  bien  aise  de 
le  lui  offrir.  Offrez-le-lui  donc,  madame,  non 
de  ma  part,  mais  de  la  vôtre,  et  ne  lui  faites 
aucune  mention  de  moi.  Du  reste,  quoi  que 
vous  puissiez  dire,  je  n'appellerai  ni  Julie  ni 
Claire  deux  femmes  dont  l'une  aura  des  secrets 
pour  l'autre  :  car,  si  j'imagine  bien  les  cœurs 
de  Julie  et  de  Claire,  ils  étoient  transparens 
l'un  pour  l'autre;  il  leur  étoit  impossible  de  se 
cacher.  Contentez- vous,  croyez-moi,  d'être 
Marianne;  et  si  cette  Marianne  est  telle  que  je 
me  la  figure,  elle  n'a  pas  trop  à  se  plaindre  de 
son  lot. 


A   M.    MOULTOU. 
Montmorency,  le  30  mai  1762. 

L'état  critique  où  étoient  vos  enfans  quand 

C)  On  lit  dans  toutes  les  éditions  antérieures  à  celle-ci  :  de 
Stugen  ;  c'est  évidemment  une  faute  d'impression  :  à  cette 
époque  le  colporteur  Désauges  étoit  bien  connu  pour  répandre 
louicb  les  éditions  contrefaites. 


vous  m'avez  écrit  me  fait  sentir  pour  vous  la 
sollicitude  et  les  alarmes  paternelles.  Tirez-moi 
d'inquiétude  aussitôt  que  vous  le  pourrez;  car, 
cher  Moultou,  je  vous  aime  tendrement. 

Je  suis  très-sensible  au  témoignage  d'estime 
que  je  reçoisdelapart  de  M.  de  Reventlow,dans 
la  lettre  dont  vous  m'avez  envoyé  l'extrait  :  mais 
outre  que  je  n'ai  jamais  aimé  la  poésie  françoise, 
et  que  n'ayant  pas  fait  de  vers  depuis  très- 
long-temps,  j'ai  absolument  oublié  cette  petite 
mécanique,  je  vous  dirai,  de  plus,  que  je  doute 
qu'une  pareille  entreprise  eût  aucun  succès; 
et,  quant  à  moi  du  moins,  je  ne  sais  mettre  en 
chanson  rien  de  ce  qu'il  faut  dire  aux  princes: 
ainsi  je  ne  puis  me  charger  du  soin  dont  veut 
bien  m'honorer  M.  de  Reventlow.  Cependant, 
pour  lui  prouver  que  ce  refus  ne  vient  point  de 
mauvaise  volonté,  je  ne  refuserai  pas  d'écrire 
un  mémoire  pour  l'instruction  du  jeune  prince, 
si  M.  de  Reventlow  veut  m'en  prier.  Quant  à  la 
récompense,  je  sais  d'où  la  tirer  sans  qu'il  s'en 
donne  le  soin.  Aussi-bien,  quelque  médiocre 
que  puisse  être  mon  travail  en  lui-même,  si  je 
faisois  tant  que  d'y  mettre  un  prix,  il  seroit 
tel  que  ni  M.  de  Reventlow,  ni  le  roi  de  Dane- 
marck,  ne  pourroiont  le  payer. 

Enfin  mon  livre  paroitdepuis  quelques  jours, 
et  il  est  parfaitement  prouvé  par  l'événement 
que  j'ai  payé  les  soins  officieux  d'un  honnête 
homme  des  soupçons  les  plus  odieux.  Je  ne  me 
consolerai  jamais  d'une  ingratitude  aussi  noire, 
et  je  porte  au  fond  de  mon  cœur  le  poiJeçPun 
remords  qui  ne  noe  quittera  plus. 

Je  cherche  quelque  occasion  de  vous  envoyer 
des  exemplaires,  et,  si  je  ne  puis  faire  mieux, 
du  moins  le  vôtre  avant  tout.  Il  y  a  une  édition 
de  Lyon  qui  m'est  très-suspecte,  puisqu'il  ne 
m'a  pas  été  possible  d'en  voir  les  feuilles;  d'ail- 
leurs le  libraire  Bruyset  qui  l'a  faite  s'est  si- 
gnalé dans  cette  affaire  par  tant  de  manœuvres 
artificieuses ,  nuisibles  à  Néaulme  et  à  Du- 
chesne,  que  la  justice,  aussi-bien  que  l'hon- 
neur de  l'auteur,  demandent  que  cette  édition 
soit  décriée  autant  qu'elle  mérite  de  l'être.  J'ai 
grand'peur  que  ce  ne  soit  la  seule  qui  sera  con- 
nue où  vous  êtes,  et  que  Genève  n'en  soit  in- 
fecté. Quand  vous  aurez  votre  exemplaire, 
vous  serez  en  état  de  faire  la  comparaison  et 
d'en  dire  votre  avis. 

Vous  avez  bien  «revu  que  je  serois  embar- 


sm 


CORRESPONDANCE. 


rassé  du  transport  des  Fables  de  La  Fontaine. 
Moi,  que  le  moindre  tracas  effarouche,  et  qui 
laisse  dépérir  mes  propres  livres  dans  les  trans- 
ports, faute  d'en  pouvoir  prendre  le  moindre 
soin,  jugez  du  souci  où  me  met  la  crainte  que 
celui-là  ne  soit  pas  assez  bien  emballé  pour  no 
point  souffrir  en  route,  et  la  difficulté  de  le 
faire  entrer  à  Paris  sans  qu'il  aille  traînant  des 
mois  entiers  à  la  chambre  syndicale.  Je  vous 
jure  que  j'aurois  mieux  aimé  en  procurer  dix 
autres  à  la  bibliothèque  que  de  faire  faire  une 
lieue  à  celui-là.  C'est  une  leçon  pour  une  autre 
fois. 

Vous  qui  dites  que  je  suis  si  bien  voulu  dans 
Genève ,  répondez  au  fait  que  je  vais  vous 
exposer.  Il  n'y  a  pas  une  ville  en  Europe  dont 
les  libraires  ne  recherchent  mes  écrits  avec  le 
plus  fjrand  empressement.  Genève  est  la  seule 
où  Rey  n'a  pu  négocier  des  exemplaires  du 
Contrat  social.  Pas  un  seul  libraire  n'a  voulu 
s'en  charger.  Il  est  vrai  que  l'entrée  de  ce  livre 
vient  d'être  défendue  en  France;  mais  c'est 
précisément  pour  cela  qu'il  devroil  être  bien 
reçu  dans  Genève;  car  même  j'y  préfère  hau- 
tement l'aristocratie  h  tout  autre  gouverne- 
ment. Répondez.  Adieu ,  cher  Moultou.  Des 
nouvelles  de  vos  enfans. 


A   MADAME   LA    MARQUISE   DE  CREQUI. 
Montmorency,  fin  de  mai  1762. 

C'est  vous,  mada«no,  qui  m'oubliez;  je  le 
sens  fort  bien  ;  mais  je  ne  vous  laisserai  pas 
faire;  car  si  j'ai  peine  à  former  des  liaisons,  j'en 
ai  plus  encore  à  les  rompre,  et  surtout  (*) 

J'aurai  donc  soin,  malgré  vous,  de  vous 
faire  quelquefois  souvenir  de  moi,  mais  non 
pas  de  la  môme  manière.  Ayant  posé  la  plume 
pour  ne  la  jamais  reprendre,  je  n'aurai  plus, 
grâces  au  ciel,  de  pareils  hommages  à  vous  of- 
frir (**)  ;  mais  pour  ceux  d'un  cœur  plein  de 
respect,  de  reconnoissance  et  d'attachement, 
ils  ne  finiront  pour  vous,  madame,  de  ma  part, 
qu'avec  ma  vie. 


(*)  cette  lettre  ne  fait  pas  partie  des  lettres  à  la  même  dame 
que  M  Pousens  a  publiées  en  1798,  mais  elle  se  trouve  dans 
le  recueil  donné  par  Du  Peyrou  en  t790,  et  elle  s'y  trouve 
avec  l'interruption  qui  se  voit  ici.  G.  p. 

(")  L'envoi  de  son  Emile.  (  IVole  de  Du  Peyrou.) 


Quoil  vous  voulez  faire  un  pèlerinage  à 
Montmorency?  Vous  y  viendrez  visiter  ces 
pauvres  reliques  genevoises,  qui  bientôt  ne 
seront  bonnes  qu'à  enchâsser?  Que  j'attends 
avec  empressement  ce  pèlerinage  d'une  espèce 
nouvelle,  où  l'on  ne  vient  pas  chercher  le  mi- 
racle, mais  le  faire;  car  vous  me  trouverez 
mourant,  et  je  ne  doute  pas  que  votre  pré- 
sence ne  me  ressuscite,  au  moins  pour  quinze 
jours.  Au  reste,  madame,  préparez- vous  à 
voir  un  joli  garçon,  qui  s'est  bien  formé  depuis 
cinq  ou  six  ans;  j'étois  un  peu  sauvage  à  la 
ville,  mais  je  suis  venu  me  civiliser  dans  les 
bois. 

M.  et  madame  de  Luxembourg  viennent  ici 
mardi  pour  un  mois.  J'ai  cru  vous  devoir  cet 
avertissement,  madame,  sur  la  répugnance 
que  vous  avez  à  vous  y  trouver  avec  eux.  Mais 
j'avoue  que  les  raisons  que  vous  en  alléguez 
me  semblent  très-mal  fondées;  et  de  plus,  j'ai 
pour  eux  tant  dattachement  et  d'estime,  que 
quand  on  ne  m'en  parle  pas  avec  éloge,  j'ai- 
merois  mieux  qu'on  ne  m'en  parlât  point  du 
tout. 

Puisque  vous  aimez  les  solitaires,  vous  ai- 
mez aussi  les  promenades  qui  le  sont  :  et, 
quoique  vous  connoissicz  le  pays,  je  vous  en 
promets  de  charmantes  que  vous  ne  connoissez 
sûrement  pas.  J'ai  aussi  mon  intérêt  à  cela; 
car,  outre  l'avantage  du  moment  présent,  j*au- 
rai  encore  {)our  l'avenir  celui  de  parcourir 
avec  plus  de  plaisir  les  lieux  où  j'aurai  eu  lo 
bonheur  de  vous  suivre. 


A    MADAME  LATOUR. 

Le  1"  juin  «762. 

Je  suis  mortifié,  madame,  que  mon  exem- 
plaire n'ait  pu  être  employé,  et  peut-être  ne 
vous  sera-t-il  pas  si  aisé  de  le  remplacer  que 
vous  avez  pu  le  croire  ;  car  on  dit  que  mon 
livre  est  anêié,  et  ne  se  vend  plus  :  à  tout 
événement,  il  reste  ici  à  vos  ordres.  Je  no 
renonce  qu'à  regret  à  l'espoir  de  vous  en  voir 
disposer,  et  je  vous  avoue  que  la  délicatesse  qui 
vous  en  empêche  n'est  pas  de  mon  goût.  Mais 
il  faut  se  soumettre,  nous  parlerons  du  reste 
plus  à  loisir.  Voire  voyage  est  une  affaire  à 
méditer;  car  je  vous  avoue  que,  malgré  mon 
état,  j'ai  grand'peur  de  vous. 


ANNEE  17G2. 


3(>7 


L\  MÊME. 

A  M.  M.  4  Juin  «763. 

J'ai,  madame,  une  rcquôte  à  vous  présenter; 
le  cœur  plein  de  vous,  j'oii  ai  parlé  à  madame 
la  maréchale  de  Luxembourg;  et,  sans  prévoir 
l'effet  de  mon  zèle,  je  lui  ai  inspiré  le  désir  de 
savoir  qui  vous  êtes,  et  peut-être  d'aller  plus 
loin.  Elle  m'a  donc  chargé  de  vous  demander  la 
permission  de  vous  nommer  à  elle,  et  je  dois 
ajouter  que  vous  m'obligerez  de  me  l'accorder. 
Mais,  du  reste,  vous  pouvez  me  signifier  vos 
volontés  en  toute  confiance,  vous  serez  fidèle- 
ment obéie.  La  seule  chose  que  je  vous  demande 
pour  l'acquit  de  ma  commission,  est,  en  cas  de 
refus,  de  vouloir  bien  tourner  votre  lettre  de 
manière  que  je  puisse  la  lui  montrer. 

Dois-je  désirer  ou  craindre  la  visite  que  vous 
semblez  me  promettre?  Je  crois,  en  vérité, 
qu'elle  môte  le  repos  d'avance  ;  que  sera-ce 
après  I  événement,  mon  Dieu  1  Que  voulez- 
vous  venir  fa  ire  ici  de  cesbeaux  yeux  vainqueurs 
des  Suisses?  ISe  sauroient-ils  du  moins  laisser 
en  paix  les  Genevois?  Ah!  respectez  mes  maux 
et  ma  barbe  grise,  ne  venez  pas  grêler  sur  le 
persil.  Il  faut  pourtant  achever  de  m'humilier, 
en  vous  disant  combien  les  préjugés  que  vous 
craignez  sont  chimériques.  Hélas!  ce  n'est  pas 
d'aujourd'hui  que  de  jolies  femmes  viennent 
impudemment  insultera  ma  misère,  et  me  faire 
à  la  fois  de  leurs  visites  un  honneur  et  un  af- 
front! Je  ne  sais  pourquoi  le  cœur  me  dit  que 
je  me  tirerai  mal  de  la  vôtre.  Non,  je  nai  ja- 
mais redouté  femme  autant  que  vous.  Cepen- 
dant je  dois  vous  prévenir  que  si  vous  voulez 
tout  de  bon  faire  ce  pèlerinage,  il  faut  nous 
concerter  d'avance,  et  convenir  du  jour  entre 
nous,  surtout  dans  une  saison  où,  sans  cesse 
accablé  d'importuns  de  toutes  les  sortes,  je 
suis  réduit  à  me  ménager  d'avance,  et  même 
avec  peine,  un  jour  de  pleine  liberté.  Vous 
pouvez  renvoyer  la  réponse  à  cet  article  à  quel- 
que autre  lettre,  et  n'en  point  parler  dans  la 
réponse  à  celle-ci. 

Je  n'ai  encore  montré  aucune  de  vos  lettres 
à  madame  de  Luxembourg;  et  si  je  lui  en  mon- 
tre, et  que  vous  ne  vouliez  pas  être  connue, 
soyez  sûre  que  j'y  mettrai  le  choix  nécessaire, 
et  qu'elle  ne  saura  jamais  qui  vous  êtes,  à 
moins  que  vous  n'y  consentiez.  Excusez  mon 


barbouillage  ;  j'écris  à  la  hAte,  fort  distrait,  et 
du  monde  dans  ma  chambre. 


A  M.  NEADLME. 


Moatmorency.  le  5  Jnin  1762. 


Je  reçois,  monsieur,  à  l'instant  et  dans  le 
même  paquet,  avec  six  feuilles  imprimées,  et 
cinq  cartons,  vos  quatre  lettres  des  20, 22,  24  et 
2G  mai.  J'y  vois  avec  déplaisir  la  continuati(m 
de  vos  plaintes  vis-à-vis  de  vos  deux  confrères; 
mais  n'étant  entré  ni  dans  les  traités  ni  dans  les 
négociations  réciproques,  je  me  borne  à  dési- 
rer que  la  justice  soit  observée,  et  que  vous 
soyez  tous  contens,  sans  avoir  droit  de  mingé- 
rer  dans  une  affaire  qui  ne  me  regarde  pas. 
J'ajouterai  seulement  que  j'aurois  souhaité,  et 
de  grand  cœur,  que  le  tout  eût  passé  par  vos 
mains  seules ,  et  qu'on  n'eût  traité  qu'avec 
vous;  mais,  n'ayant  pas  été  consulté  dans  cette 
affaire,  je  ne  puis  répondre  de  ce  qui  s'est  fait 
à  mon  insu. 

Je  vous  ai  dit,  monsieur,  et  je  le  répèle, 
qu'Emile  est  le  dernier  écrit  qui  soit  sorti  et 
sortira  jamais  de  ma  plume  pour  l'impression. 
Je  ne  comprends  pas  sur  quoi  vous  pouvez  in- 
férer le  contraire  ;  il  me  suffit  de  vous  avoir 
dit  la  vérité  :  vous  en  croirez  ce  qu'il  vous 
plaira. 

Je  suis  très-fâché  des  embarras  où  vous  dites 
être  au  sujet  de  la  Profession  de  foi  ;  mai* 
comme  vous  ne  m'avez  point  consulté  sur  le 
contenu  de  mon  manuscrit,  en  traitant  pour 
l'impression,  vous  n'avez  point  à  vous  prendre 
à  moi  des  obstacles  qui  vous  arrêtent,  et  d'au- 
tant moins  que  les  vérités  hardies  semées  dans 
tous  mes  livres  dévoient  vous  faire  présumer 
que  celui-là  n'en  seroit  pas  exempt.  Je  ne  vous 
ai  ni  surpris  ni  abusé,  monsieur  ;  j'en  suis  in- 
capable; je  voudrois  même  vous  complaire, 
mais  ce  ne  sauroit  être  en  ce  que  vous  exigez 
de  moi  sur  ce  point;  et  je  m'étonne  que  vous 
puissiez  croire  qu'un  homme  qui  prend  tant 
de  mesures  pour  que  son  ouvrage  ne  soit  point 
altéré  après  sa  mort  le  laisse  mutiler  durant 
sa  vie  (*). 

(*)  Pour  l'explication  de  ceci,  voyez  au  commencement  de 
l'Emile  la  première  des  notes  où  il  est  question  de  Formey. 

C.  P. 


3GS 


CORRESPONDANCE. 


A  l'égard  des  raisons  que  vous  m'exposez, 
vous  pouviez  vous  dispenser  de  cet  étalage»  et 
supposer  que  j'avois  pensé  à  ce  qu'il  me  conve- 
noit  de  faire.  Vous  dites  que  les  gens  mêmes 
qui  pensent  comme  moi  me  blâment.  Je  vous 
réponds  que  cela  ne  peut  pas  être;  car  moi, 
qui  sûrement  pense  comme  moi,  je  m'approuve, 
et  ne  fis  rien  de  ma  vie  dont  mon  cœur  fût  aussi 
content.  En  rendant  gloire  à  Dieu  ,  et  pariant 
pour  le  vrai  bien  des  hommes,  j'ai  fait  mon 
devoir  :  qu'ils  en  profitent  ou  non,  qu'ils  me 
blâment  ou  m'approuvent,  c'est  leur  affaire; 
je  ne  donnerois  pas  un  fétu  pour  changer  leur 
blâme  en  louange.  Du  reste,  je  les  mets  au  pis  ; 
que  me  feront-ils  que  la  nature  et  mes  maux  ne 
fassent  bientôt  sans  eux?  Ils  ne  me  donneront 
ni  ne  m'ôterontma  récompense;  elle  ne  dépend 
d'aucun  pouvoir  humain.  Vous  voyez  bien, 
monsieur,  que  mon  parti  est  pris.  Ainsi  je  vous 
conseille  de  ne  plus  en  parler,  car  cela  seroit 
parfaitement  inutile. 


A   M.   MOULTOU. 


Montmorency,  le  7  juin  t762. 


Je  me  garderois  de  vous  inquiéter,  cher 
Moultou,  si  je  croyois  que  vous  fussiez  tranquille 
sur  mon  compte;  mais  la  fermentation  est  trop 
forte  pour  que  le  bruit  n'en  soit  pas  arrivé  jus- 
qu'à vous  :  et  je  juge  par  les  lettres  que  je  re- 
çois des  provinces  que  les  gens  qui  m'aiment  y 
sont  encore  plus  alarmés  pour  moi  qu'à  Paris. 
Mon  livre  a  paru  dans  des  circonstance  mal- 
heureuses. Le  parlement  de  Paris,  pour  justi- 
fier son  zèle  contre  les  jésuites,  veut,  dit-on, 
persécuter  aussi  ceux  qui  ne  pensent  pascomme 
eux  ;  et  le  seul  homme  en  France  qui  croie  en 
Dieu  doit  être  la  victime  des  défenseurs  du 
christianisme.  Depuis  plusieurs  jours  tous  mes 
amis  s'efforcent  à  l'cnvi  de  m'eft'rayer  :  on  m'of- 
fre partout  des  retraites;  mais  comme  on  ne  me 
donne  pas,  pour  les  accepter,  des  raisons 
bonnes  pour  moi,  je  demeure;  car  votre  ami 
.1  ean-Jacques  n'a  point  appris  à  se  cacher.  Je 
pense  aussi  qu'on  grossit  le  mal  à  mes  yeux 
pour  tâcher  de  mébranler;  car  je  ne  saurois 
concevoir  à  quel  titre,  moi  citoyen  de  Genève, 
je  puis  devoir  compte  au  parlement  de  Paris 
d'un  livre  que  j'ai  fait  imprimer  en  Hollande 


avec  privilège  des  États -généraux.  Le  seul 
moyen  de  défense  que  j'entends  employer,  si 
l'on  m'interroge,  est  la  récusation  de  mes  juges  : 
mais  ce  moyenne  les  contentera  pas;  car  je 
vois  que,  tout  plein  de  son  pouvoir  suprême,  le 
parlement  a  peu  d'idée  du  droit  des  gens,  et  ne 
le  respectera  guère  dans  un  petit  particulier 
comme  moi.  Il  y  a  dans  tous  les  corps  des  inté- 
rêts auxquels  la  justice  est  toujours  subordon- 
née ;  et  il  n'y  a  pas  plus  d'inconvénient  à  brûler 
un  innocent  au  parlement  de  Paris,  qu'à  en 
rouer  un  autre  au  parlement  de  Toulouse.  11 
est  vrai  qu'en  général  les  magistrats  du  premier 
de  ces  corps  aiment  la  justice,  et  sont  toujours 
équitables  cl  modérés  quand  un  ascendant  trop 
fort  ne  s'y  oppose  pas;  mais  si  cet  ascendant 
agit  dans  cette  affaire,  comme  il  est  probable, 
ils  n'y  résisteront  point.  Tels  sont  les  hommes, 
cher  Moultou  ;  telle  est  cette  société  si  vantée  : 
la  justice  parle,  et  les  passions  agissent.  D'ail- 
leurs, quoique  je  n'eusse  qu'à  déclarer  ouver- 
tement la  vérité  des  faits,  ou,  au  contraire,  à 
user  de  quelque  mensonge  pour  me  tirer  d'af- 
faire, même  malgré  eux,  bien  résolu  de  ne  rien 
dire  que  de  vrai,  et  de  ne  compromettre  per- 
sonne, toujours  gêné  dans  mes  réponses,  je  leur 
donnerai  le  plus  beau  jeu  du  monde  pour  me 
perdre  à  leur  plaisir. 

Mais,  cher  Moultou,  si  la  devise  que  j'ai 
prise  n'est  pas  un  pur  bavardage,  c'est  ici  l'oc- 
casion de  m'en  montrer  digne  ;  et  à  quoi  puis-je 
employer  mieux  le  peu  de  vie  qui  me  reste? De 
quelque  manière  que  me  traitent  les  hommes, 
que  me  feront-ils  que  la  nature  et  mes  maux 
ne  m'eussent  bientôt  fait  sans  eux?  ils  pourront 
m'ôter  une  vie  que  mon  état  me  rend  à  charge, 
mais  ils  ne  m'ôteront  pas  ma  liberté  ;  je  la  con- 
serverai, quoi  qu'ils  fassent,  dans  leurs  liens  et 
dans  leurs  murs.  Ma  carrière  est  finie,  il  ne  me 
reste  plus  qu'à  la  couronner.  J'ai  rendu  gloire 
à  Dieu,  j'ai  parlé  pour  le  bien  des  hommes. 
0  ami  !  pour  une  si  grande  cause,  ni  toi  ni  moi 
ne  refuserons  jamais  de  souffrir.  C'est  aujour- 
d'hui que  le  parlement  rentre;  j'attends  en 
paix  ce  qu'il  lui  plaira  d'ordonner  de  moi. 

Adieu,  cher  Moultou;  je  vous  embrasse  ten- 
drement :  sitôt  que  mon  sort  sera  décide,  je 
vous  en  instruirai,  si  je  reste  libre  ;  sinon  vous 
l'apprendrez  par  la  voix  publique. 


ANNEE  1762. 


569 


A  MADAHb  DH  CRKQUI. 


^^^^  Monliiiorency,  le  7  jujn  1762. 

Je  vous  remercie,  madame,  de  l'avis  que 
vous  voulez  bien  me  donner  ;  on  me  le  donne 
de  toutes  parts,  mais  il  n'est  pas  de  mon  usa{»o  ; 
J.  J.  Rousseau  ne  sait  point  se  cacher.  D'ail- 
leurs, je  vous  avoue  qu'il  m'est  impossible  de 
concevoir  à  quel  titre  un  citoyen  de  Genève, 
imprimant  un  livre  en  Hollande,  avec  privilège 
des  États-généraux,  en  peut  devoir  compte  au 
parlement  de  Paris.  Au  reste,  j'ai  rendu  gloire 
à  Dieu,  et  parlé  pour  le  bien  des  hommes.  Pour 
une  si  digne  cause,  je  ne  refuserai  jamais  de 
souffrir.  Je  vous  réitère  mes  remercîmenls, 
madame,  et  n'oublierai  point  ce  soin  de  votre 
amitié. 


k  MADAME  LATOUR. 


A  Montmorency,  le  7  juin  1762. 


Rassurez- VOUS,  madame,  je  vous  supplie; 
vous  ne  serez  ni  nommée  ni  connue  :  je  n'ai  fait 
que  ce  que  je  pouvois  faire  sans  indiscrétion. 
Je  visiterai  dès  aujourd'hui  toutes  vos  lettres; 
et  n'ayant  pas  le  courage  de  les  brûler,  à 
moins  que  vous  ne  1  ordonniez,  j'en  ôterai  du 
moins  avec  le  plus  grand  soin  tout  ce  qui  pour- 
roit  servir  de  renseignement  ou  dindice  pour 
vous  reconnoîire.  Au  reste,  attendez  quelques 
jours  à  m'écrire.  On  dit  que  le  parlement  de 
Paris  veut  disposer  de  moi  ;  il  faut  le  laisser 
faire,  et  ne  pas  compromettre  vos  lettres  dans 
cette  occasion. 

Je  rouvre  ma  lettre  pour  vous  dire  que  j'au- 
rai grand  soin  d'ôter  aussi  votre  cachet,  et  do 
mettre  toutes  vos  lettres  en  sûreté;  ainsi,  soyez 
tranquille. 


A   M.    DE    LA    POPLIISieRC. 

Montmorency,  le  i  juin  1762. 

Non,  monsieur,  les  livres  ne  corrigent  pas 
les  hommes,  je  le  sais  bien  ;  dans  l'état  où  ils 
sont,  les  mauvais  les  rendroient  pires,  s'ils 
pouvoient  l'être,  sans  que  les  bons  les  rendis- 
sent meilleurs.  Aussi  ne  m'en  imposai-je  point, 
en  prenant  la  plume,  sur  l'inutilité  de  mes 

T     IV. 


écrils;  mais  j  ai  satisfait  mon  cœur  en  rendant 
hommage  à  la  vérité.  Kn  parlant  aux  hommes 
pour  leur  vrai  bien,  en  rendant  gloire  à  Dieu, 
en  arrachant  aux  préjugés  du  vice  l'autorité 
de  la  raison.,  je  me  suis  mis  en  état,  en  quittant 
la  vie,  de  rendre  à  l'auleur  de  mon  être  compte 
des  talents  qu'il  m'avoii  confiés.  Voilà,  mon- 
sieur, tout  ce  que  je  pouvois  faire  ;  rien  de  plus 
n'a  dépendu  de  moi.  Du  reste,  j'ai  fini  mu 
courte  lâche;  je  n'ai  plus  rien  à  dire,et  je  me 
tais.  Heureux,  monsieur,  si,  bientôt  oublié  des 
hommes,  et  rentré  dans  l'obscurité  qui  me 
convient,  je  conserve  encore  quelque  place 
dans  voire  estime  et  dans  votre  souvenir. 


A    M.    MOULTOL'. 

Yverciun,  le  15  juin1762. 

Vous  aviez  mieux  jugé  que  moi,  cher  Moul- 
tou  ;  l'événement  a  justifié  votre  prévoyance, 
et  votre  amitié  voyoit  plus  clair  que  moisur  mes 
dangers.  Après  la  résolution  où  vous  m'avez  vu 
dans  ma  précédente  lettre,  vous  serez  surpris 
de  me  savoir  maintenant  à  Yverdun  ;  mais  je 
puis  vous  dire  que  ce  n'est  pas  sans  peine,  et 
sans  des  considérations  très-graves,  que  j'ai  pu 
me  déterminer  à  un  parti  si  peu  de  mon  goût. 
J'ai  attendu  jusqu'au  dernier  moment  sans  me 
laisser  effrayer  ;  et  ce  ne  fut  qu'un  courrier, 
venu  dans  la  nuit  du  8  au  9,  de  M.  le  prince  de 
Conti  à  madame  de  Luxembourg,  qui  apporta 
les  détails  sur   lesquels  je  pris  sur-le-champ 
mon  parti.  Il  ne  s'agissoit  plus  de  moi  seul,  qui 
sûrement  n'ai  jamais  approuvé  le  tour  qu'on  a 
pris  dans  celle  affaire,  mais  des  personnes  qui, 
pour  l'amour  de  moi,  s'y  trouvoient  intéres- 
sées, et  qu'une  fois  arrêté,  mon  silence  même, 
ne  voulant  pas  mentir,  eût  compromises.  Il  a 
donc  fallu  fuir,  cher  Moultou,  et  m'exposer, 
dans  une  retraite  assez  difficile,  à  toutes  les 
transes  des  scélérats,  laissant  le  parlement  dans 
la  joie  de  mon  évasion,  et  très-résolu  de  suivre 
la  contumace  aussi  loin  qu'elle  peut  aller.  Ce 
n'est  pas,  croyez-moi,  que  ce  corps  me  haïsse 
et  ne  sente  fort  bien  son  iniquité  ;  mais  voulant 
fermer  la  bouche  aux  dévots  en  poursuivant  les 
jésuites,  il  m'eût,  sans  égard  pour  mon  triste 
état,  fait  souffrir  lès  plus  cruelles  tortures  :  il 
m'eût  fait  brûler  vif  avec  aussi  peu  de  plaisir 

24 


'MO 


COUKESPONDÂNCE. 


que  de  justice,  et  simplement  parce  que  cela 
l'arrangeoit.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  vous  jure, 
cher  Moultou,  devant  ce  Dieu  qui  lit  dans  mon 
cœur,  que  je  n'ai  rien  fait  en  tout  ceci  contre 
les  lois  ;  que  non-seulement  j'étois  parfaitement 
en  rfîgle,  mais  que  j'en  avois  les  preuves  les 
plus  authentiques,  et  qu'avant  de  partir  je  me 
suis  défait  volontairement  de  ces  preuves  pour 
la  tranquillité  d'autrui. 

Je  suis  arrivé  ici  hier  matin,  et  je  vais  errer 
dans  ces  montaj^nes  jusqu'à  ce  que  j'y  trouve 
un  asile  assez  ~snuvaî;e  pour  y  passer  en  paix  le 
reste  de  mes  misérables  jours.  Un  autre  me  de- 
niaiideroit  peut-être  pourquoi  je  ne  me  relire 
pas  à  Genève;  mais,  ou  je  connois  mal  mon 
ami  Moultou,  ou  il  ne  me  fera  siirement  pas 
cette  question  ;  il  sentira  que  ce  n'est  point  dans 
la  patrie  qu'un  malheureux  proscrit  doit  se  re- 
fit {i[ier;  qu'il  n'y  doit  point  porter  son  ignominie, 
ni  lui  faire  partager  ses  affronts.  Que  ne  puis- 
jp,  dès  cet  instant,  y  faire  oublier  ma  mé- 
moire! N'y  donnez  mon  adresse  à  personne; 
n'y  parlez  plus  de  moi;  ne  m'y  nommez  plus. 
Que  mon  nom  soit  effacé  de  dessus  la  terre  ! 
Ah!  Moultou,  la  Providence  s'est  trompée; 
pourquoi  m'a-t-elle  fait  naître  parmi  les  hom- 
mes, en  me  faisant  d'une  autre  espèce  qu'eux? 


A   M.    LE   MARÉCHAL   DE   LUXEMBOURG. 

Yverdun,  le  16  juin  i762 

Enfin  j'ai  mis  le  pied  sur  cette  terre  de  jus- 
tice et  de  liberté  qu'il  ne  falloit  jamais  quitter. 
Je  ne  puis  écrire  aujourd'hui...  11  étoit  temps 
d'arriver. 

Mon  adresse,  sous  le  couvert  de  M.  Daniel 
Roguin,  à  Yverdun  en  Suisse.  Les  lettres  ne 
parviennent  ici  qu'affranchies  jusqu'à  la  fron- 
tière. De  grâce,  monsieur  le  maréchal,  un  mot 
de  mademoiselle  Le  Vasseur.  J'attends  sa  ré- 
solution pour  prendre  la  mienne. 


A  M.    LE   PRINCE  DE  CONTI. 


Vverduii.  le  17  juin  1762. 

Monseigneur, 
Je  dois  à  V.A.S.  ma  vie,  ma  liborié,  mon 


honneur  même,  plus  augmenté  par  l'intérêt 
que  vous  daignez  prendre  à  moi  qu'altéré  par 
l'iniquité  du  parlement  de  Paris.  Ces  biens, les 
pliis  eslimés  des  hommes,  ont  un  nouveau  prix 
pour  celui  qui  les  tient  de  vous.  Que  ne  puis-je, 
monseigneur,  les  employer  au  gré  de  ma  re- 
connoissance  !  C'est  alors  qu«  je  me  glorifierois 
tous  les  jours  de  ma  vie  d'être  avec  le  plus 
profond  respect,  etc. 


A  MADAME   LA   MARECHALE  DE    LUXEMBOURG. 
Yverdun,  le  17  juin  1762. 

Vous  l'avez  voulu,  madame  la  maréchale.  Me 
voilà  donc  exilé  loin  de  tout  ce  qui  m'attachoit 
à  la  vie!  Est-ce  un  bien  de  la  conserver  à  ce 
prix?  Du  moins  en  perdant  le  bonheur  auquel 
vous  m'aviez  accoutumé,  ce  sera  quelque  con- 
solation dans  ma  misère  de  songer  aux  motifs 
qui  m'ont  déterminé. 

Etant  allé  à  Villeroy,  comme  nous  en  étions 
convenus,  je  remis  à  M.  le  duc  la  lettre  que 
vous  m'aviez  donnée  pour  lui.  Il  me  reçut  en 
homme  bien  voulu  de  vous,  et  me  donna  une 
lettre  pour  le  secrétaire  de  M.  le  commandivnt 
de  Lyon;  mais  réfléchissant  eu  chemin  que  ce- 
lui à  qui  elle  étoit  adressée  pouvoit  être  absent 
ou  malade,  et  qu'alors  je  serois  plus  embar- 
rassé peut-être  que  si  M.  le  duc  n'avoit  point 
écrit,  je  pris  le  parti  d'éviter  également  Lyon 
et  Besançon,  afin  de  n'avoir  à  comparoîtro 
par-devant  aucun  commandant  ;  et„  prenant 
entre  les  deux  une  route  moins  suivie,  je  suis 
venu  ici,  sans  accident,  par  Salins  et  Pontar- 
lier.  Je  dois  pourtant  vous  dire  qu'en  passant  à 
Dijon  il  fallut  donner  mon  nom,  et  qu'ayant 
pris  la  piumedans  l'intention  de  substituer  celui 
de  ma  mère  à  celui  de  mon  père,  il  me  l'ut  im- 
possible d'en  venir  à  bout  :  la  main  me  trem- 
bloit  tellement  que  je  fus  contraint  deux  fois 
de  f)Oser  la  plume;  enfiu  le  nom  de  Rousseau 
fut  le  seul  que  je  pus  écrire,  et  toute  ma  falsi- 
fication consista  à  supprimer  le  J  d'un  de  mes 
deux  prénoms.  Sitôt  que  je  fus  parti,  jecroyois 
toujours  entendre  la  maréchaussée  à  mes  trous- 
ses; et  un  courrier  ayant  passé  la  même  nuit 
sous  mes  fenêtres,  je  crus  aussitôt  qu'il  venoit 
m'arrêter.  Quels  sont  donc  les  tourments  du 
crime,  si  l'iniioccnce  opprimée  en  a  de  tels? 


ANNKK  1762. 


."71 


Je  suis  arrivé  ici  dans  un  accablement  incon- 
cevable ;  mais ,  depuis  deux  jours  que  j'y  suis, 
je  me  sens  déjà  beaucoup  mieux  :  l'air  natal, 
l'accueil  de  l'amitié,  la  beauté  des  lieux,  la 
saison,  tout  concourt  à  réparer  les  fatif^ues  du 
plus  triste  voyage.  Quand  j'aurai  reçu  de  vos 
nouvelles,  que  vous  m'aurez  dit  que  vous  m'ai- 
mez toujours,  que  M.  le  maréchal  m'aura  dit  la 
même  chose,  je  serai  tranquille  sur  tout  le  reste. 
Quelque  malheur  qui  m'attende,  une  consola- 
lion  qui  m'est  sûre  est  de  ne  l'avoir  pas  mérité. 

Voilà,  madame  la  maréchale,  une  lettre  pour 
M.  le  prince  de  Conii  ;  je  vous  supplie  de  la  lui 
faire  agréer,  et  d'y  joindre  tout  ce  qui  vous 
paroîtra  propre  à  lui  montrer  la  reconnois- 
sance  dont  je  suis  pénétré  pour  ses  bontés. 
Quand  l'innocence  a  besoin  de  faveurs  et  de 
grâces,  elle  est  heureuse  au  moins  de  les  rece- 
voir d'une  main  dont  elle  peut  s'honorer.  Je 
voudrois  écrire  à  madame  la  comtesse  de  Bouf- 
flers;  mais  l'heure  presse,  et  le  courrier  ne  re- 
partira de  huit  jours. 

N'ayant  point  encore  commencé  mes  recher- 
ches, j'ignore  en  quel  lieu  je  fixerai  ma  re- 
traite :  de  nouvelles  courses  m'effraient  trop 
pour  la  chercher  bien  loin  d'ici.  Tout  séjour 
m'est  bon  pourvu  qu'il  soit  ignoré,  et  que  l'in- 
justice et  la  violence  ne  viennent  pas  m'y  pour^- 
suivre,  et  c'est  un  malheur  qu'on  n'a  p;is  à 
craindre  en  ce  pays.  Je  n'ose  vous  demander 
jdes  nouvelles,  je  les  attends  horribles;  mais  les 
'jiigemens  du  piarlemeni  de  Paris  ne  sont  pas  si 
respectables  qu'on  n'en  puisse  appeler  à  l'Ku- 
rope  et  à  la  postérité.  Je  prends  la  liberté  de 
vous  recommander  ma  pauvre  gouvernante. 
Dans  quel  emijarras  je  l'ai  laisséo,  et  quel  bon- 
heur pour  elle  et  pour  moi  que  vous  ayez  été 
à  Montmorency  dans  ces  tenips  de  nos  cala- 
mités ! 


À  H.    LE  MARECHAL   DE   LUXEMBOURG. 

Yverdun,  le  17  juin  t762. 

Je  vous  écrivis  de  Dôle,  monsieur  le  maré- 
chal, samedi  dernier.  Hier  je  vous  écrivis  d'ici 
par  la  route  de  Genève  ;  et  je  vous  écris  au- 
jourd'hui ()ar  la  route  de  Pontarlier.  En  voilà 
maintenant  pour  huit  jours  avant  qu'aucun 
courrierne  reparte.  A  l'égard  de  ceux  de  Paris 


pour  ce  pays,  on  peut  écrire  presque  tous  les 
jours  ;  il  y  en  a  cependant  trois  de  préférence, 
mais  le  mercredi  est  le  meilleur. 

Si  quelque  chose  au  monde  pouvoif  me  con- 
soler de  m'être  éloigné  de  vous,  ce  seroit  de 
retrouver  ici ,  dans  un  digne  Suisse,  tout  l'ac- 
cueil de  l'amitié,  et  dans  tous  les  habitans  du 
pays  l'hospitalité  la  plus  douce  et  la  moins  gê- 
nante. Je  n'ai  pourtant  dit  mon  nom  qu'à 
M.  r»oguin,  et  je  ne  suis  connu  de  personne  que 
comme  un  de  ses  amis  ;  mais  je  ne  pourrai  évi- 
ter d'être  présenté,  aujourd'hui  ou  demain,  a 
M.  le  bailli,  qui  est  ici  le  gouverneur  de  la 
province.  J'espère  qu'en  m'ouvrant  à  lui  il  me 
gardera  le  secret. 

Tous  mes  arrangemens  ultérieurs  dépendent 
tellement  de  la  décision  de  mademoiselle  Le 
Vasseur,  qu'il  faut  que  j'en  sois  instruit  avant 
que  de  rien  faire.  Je  veriai  en  attendant  tous  les 
lieux  des  environs  où  je  puis  chercher  un  asile; 
mais  je  ne  le  choisirai  qu'après  quej'aurai  su  si 
elle  veut  le  partager  ;  et,  là-dessus.  Je  vous  sup- 
plie qu'il  ne  lui  soit  rien  insinué  pour  l'engager 
à  venir  si  elle  y  a  la  moindre  répugnance;  car 
l'empressement  de  l'avoir  avec  moi  n'est  que  le 
second  de  mes  désirs;  le  premier  sera  toujours 
qu'elle  soit  heureuse  et  contente,  et  je  crains 
qu'elle  ne  trouve  ma  retraite  trop  solitaire, 
qu'elle  ne  s'y  ennuie.  Si  elle  ne  vient  pas,  je  la 
regretterai  toute  ma  vie  ;  mais  sr  elle  vient,  son 
séjour  ici  ne  sera  pas  pour  moi  s.ins  embarras; 
cependant  qu'à  cela  ne  tienne,  et  fût-elle  ici  dès 
demain  ! 

Une  autre  chose  qui  me  tient  en  suspens, 
c'est  le  sort  des  petits  effets  que  j'ai  laissés:  s'ils 
me  restent,  ce  que  mademoiselle  Le  Vasseur 
ne  voudra  pas,  <'t  qui  sera  d'un  plus  facile  trans- 
port, pourroit  être  emballé  ou  encaissé,  et  en- 
voyé ici  par  les  soins  de  M.  de  Rougemoni, 
banquier,  rue  Beaubourg,  lequel  est  prévenu. 
Mais  si  le  parlement  juge  à  propos  de  tout  con- 
fisquer et  de  s'enrichir  de  mes  guenilles,  il  faut 
que  je  pourvoie  ici  peu  à  peu  aux  choses  dont 
j'ai  un  absolu  besoin.  Voulez-vous  bien,  mon- 
sieur le  maréchal,  rue  faire  donner  un  mot 
d'avis  sur  tout  cela,  et  vous  charger  des  lettres 
que  mademoiselle  Le  Vasseur  peut  avoir  à  m'é- 
crire?  car  elle  n'a  pas  mon  adresse,  et  je  sou- 
haite qu'elle  ne  soit  communiquée  à  personne, 
ne  voulant  plus  être  connu  que  de  vous.  Voici 


3T2 


CORRESPONDANCE. 


une  letlre  pour  elle.  Je  me  crois  autorisé,  par 
vos  bontés,  à  prendre  ces  sortes  de  libertés. 

Je  ne  vous  ai  point  fait  l'histoire  de  mon 
voyage  ;  il  n'a  rien  de  fort  intéressant.  Je  ne 
vous  renouvelle  plus  l'exposition  de  mes  senii- 
mens,  ils  seront  toujours  les  mêmes.  Mon  ten- 
dre aitacheinent  pour  vous  est  à  l'épreuve  du 
temps,  de  l'éloignement,  des  malheurs,  de  ces 
malheurs  mêmes  auxquels  le  cœur  d'un  honnête 
homme  ne  sait  point  se  préparer,  parce  qu'il 
n'est  pas  fait  pour  l'ignominie,  et  qui  l'absor- 
bent tout  entier  quand  ils  lui  sont  arrivés.  En 
cachant  ma  honte  à  toute  la  terre,  je  penserai 
toujours  à  vous  avec  attendrissement,  et  ce  pré- 
cieux souvenir  fera  ma  consolation  dans  mes 
misères.  Mais  vous,  monsieur  le  maréchal, 
daignerez-vous  quelquefois  vous  souvenir  d'un 
malheureux  proscrit? 


•H  MADEMOrSELLE  X.F.   VASSEUR. 

Yveidun,  le47  juin  17tj2. 

Ma  chère  enfant,  VOUS  apprendrezavec  grand 
plaisir  que  je  suis  en  sûreté.  Puissé-je  appren- 
dre bientôt  que  vous  vous  portez  bien  et  que 
VOUS  m'aimez  toujours!  Je  me  suis  occupé  de 
voMS  en  partant  et  durant  tout  mon  voyage  ;  je 
m'occupe  à  présent  du  soin  de  nous  réunir. 
Voyez  ce  que  vous  voulez  faire,  et  ne  suivez 
on  cela  que  votre  inclination;  car  quelque  répu- 
gnance que  j'aie  à  me  séparer  de  vous  après 
avoir  si  long-temps  vécu  ensemble,  je  le  puis 
cependant  sans  inconvénient,  quoique  avec  re- 
gret ;  et  même  votre  séjour  en  ce  pays  trouve 
des  difficultés  qui  ne  m'arréteroat  pourtant  pas 
s'H  vous  convient  d'y  venir.  Consultez-A'ous 
donc,  ma  chère  enfant,  et  voyez  si  vous  pour- 
rez supporter  ma  retraite.  Si  vous  venez,  je 
tâcherai  de  vous  la  rendre  doUce,  et  je  pour- 
voirai même,  autant  qu'il  sera  possible,  à  ce 
que  vous  puissiez  remplir  les  devoirs  de  votre 
religion  aussi  souvent  qu'il  vous  plaira.  Mais  si 
vous  aimez  mieux  rester,  faites-le  sans  scrupule, 
et  je  concourrai  toujours  de  tout  mon  pouvoir 
à  vous  rendre  la  vie  commode  et  agréable. 

Je  ne  sais  rien  de  ce  qui  se  passe;  mais  les 
iniquités  du  parlement  ne  peuvent  plus  me  sur- 
prendre, et  il  n'y  a  point  d'horreurs  auxquelles 
je  ne  sois  déjà  préparé.  Mon  enfant,  ne  me  mé- 


prisez pas  à  cause  de  ma  misère.  Les  hommes 
peuvent  me  rendre  malheureux,  mais  ils  n'e 
sauroient  me  rendre  méchant  ni  injuste;  et  vous 
savez  mieux  que  personne  que  je  n'ai  rien  fait 
contre  les  lois. 

J'ignore  comment  on  a\ira  disposé  des  effets 
qui  sont  restés  dans  ma  maison  ;  j'ai  toute  con- 
fiance en  la  complaisance  qu'a  eue  M. Dumoulin 
de  vouloir  bien  en  être  le  gardien.  Je  crois  que 
cela  pourraleverbiendesdifficultésque  d'autres 
auroient  pu  faire.  Je  ne  présume  pas  que  le 
parlement,  tout  injuste  qu'il  est,  ait  la  bassesse 
de  confisquer  mes  guenilles.  Cependant,  si  cela 
arrivoit,  venez  avec  rien,  mon  enfant,  eije  serai 
consolé  de  toutquand  je  vousaurai  près  de  moi. 
Si,  comme  je  le  crois,  on  ferme  les  yeux  et 
qu'on  vous  laisse  disposer  du  tout,  consultez 
MM.  Mathas,  Dumoulin,  de  La  Roche,  sur  la 
manière  de  vous  défaire  de  tout  cela  ou  de  la 
plus  grande  partie,  surtout  des  livres  et  des 
gros  meubles,  dont  le  transport  coûteroit  plus 
qu'ils  ne  valent  ;  et  vous  ferez  emballer  le  reste 
avec  soin,  afin  qu'il  me  soit  envoyé  par  une  voie 
qui  est  connue  de  >L  le  maréchal  :  niais,  avant 
tout,  vous  lâcherez  de  me  faire  parvenir  une 
malle  pleine  de  linge  et  de  bardes,  dont  j'ai 
un  très-grand  besoin,  donnant  avec  la  malle  un 
mémoire  exact  de  tout  ce  qu'elle  contient.  Si 
vous  venez,  vous  garderez  ce  qu'il  y  a  de  meil- 
leur et  qui  occupe  le  moins  de  volume,  pour 
l'apporter  avec  vous,  ainsi  que  l'argent  que  le 
reste  aura  produit,  dont  vous  vous  servirez 
pour  votre  voyage.  Si  cela,  joint  à  l'appoint  du 
compte  de  M.  de  La  Roche,  excède  ce  qui  vous 
est  nécessaire,  vous  le  convertirez  en  lettre  de 
change  par  lo  banquier  qui  dirigera  votre 
voyage;  car,  contre  mon  attente,  j'ai  trouvé 
qu'il  faisoit  ici  très -cher  vivre,  que  tout  y 
coûtoit  beaucoup,  et  que  s'il  faut  nous  remon- 
ter absolument  en  meubles  et  bardes,  ce  no 
sera  pas  une  petite  affaire.  Vous  savez  qu'il  y  a 
l'épinetie  etquclques  livresàrestituer,  et  M.  Ma- 
thas, et  le  boucher,  et  mon  barbier  à  payer  :  je 
vous  enverrai  un  mémoire  sur  tout  cela.  Vous 
avez  dû  trouver,  dans  le  couvercle  de  la  boîte 
aux  bonbons,  trois  ou  quatre  écusqui  doivent 
suffire  pour  le  payement  du  boucher. 

Je  ne  suis  point  encore  déterminé  sur  l'asile 
que  je  choisirai  dans  ce  pays.  J'attends  votre 
réponse  pour  me  fixer;  car  si  vous  ne  veniez  p.is 


ANNÉK  1762. 


S7S 


je  m'arrangerois  dilTéi  eninieut.  Je  vous  prie  do 
lémoiRiier  à  MM.  Malhas  et  Dumuiilin,  à  ma- 
dame de  Vcrdelin,  à  MM.  Alamanni  elMandar, 
à  M.  ei  madame  de  La  Uochc,  ci  généralement 
à  toutes  les  personnes  qui  vous  paroUrorït  s'in- 
téresser à  mon  sort,  combien  il  m'en  a  coûte 
pour  quitter  si  brusquement  tous  mes  amis,  et 
un  pays  où  j'étois  bien  voulu.  Vous  savez  le 
vrai  motif  démon  départ  ;  si  personne  n'eût  été 
compromis  dans  cette  malheureuse  affaire,  je 
ne  serois  sûrement  jamais  parti,  n'ayant  rien  à 
me  reprocher.  Ne  m.'^nquezpas  aussi  de  voirde 
ma  part  M.  le  curé,  et  de  lui  marquer  avoc 
quelle  édFficîKion  j'ai  t»)ujours  admiré  son  zcio 
et  toute  sa  conduite,  et  combien  j'ai  regretté  de 
m'éloigner  d'un  pasteur  si  respectable  dont 
l'exemple  me  rend(jit  meilleur.  M.  Alanjanni 
avoii  promis  de  me  faire  faire  un  bandage 
semblable  à  un  modèle  qu  il  m'a  montré, 
oxcepié  que  ce  qui  éloit  à  droite  devoil  être  à 
gauche  :  je  pense  que  ce  bandage  peut  très- 
bien  se  faire  sans  mesure  exacte,  en  n'ouvrant 
pas  les  boutonnières,  en  sorte  que  je  les  pour- 
rois  faire  ouvrir  ici  à  ma  mesure.  S'il  vouloit 
bien  prendre  la  peine  de  m'en  faire  faire  deux 
semblables,  je  lui  en  serois  sensiblement  obligé; 
vous  auriez  le  soin  de  lui  en  rembourser  le  prix 
et  de  me  les  envoyerdansla  première  malle  que 
vous  me  ferez  parvenir.  N'oubliez  pas  aussi  les 
étuis  à  bougies,  et  soyez  attentive  à  envelopper 
le  tout  avec  le  plus  grand  soin. 

Adieu,  ma  chère  enfant.  Je  me  console  un 
peu  des  embarras  où  je  vous  laisse,  par  les  bon- 
tés et  la  protection  de  M.  le  maréchal  et  de 
madame  la  maréchale,  quyie  vous  abandonne- 
ront pas  au  besoin.  M.  et  madame  Dubettier 
m'ont  paru  bien  disposés  pour  vous;  je  souhai- 
teroisquevous  fissiez  les  avances  d'un  raccom- 
modement, auquel  ils  se  prêteront  sûrement  : 
que  ne  puis-je  les  raccommoder  de  même  avec 
monsieur  et  madame  de  La  Roche  !  Si  j'étois  res- 
té j'aurois  tente  cette  bonne  œuvre,  et  j'ai  dans 
l'esprit  que  j'aurois  réussi.  Adieu  derechef.  Je 
vous  recommande  toutes  choses,  niais  surtout 
de  vous  conserver  et  de  prendresoin  devons. 


A   M.   MOULTOU. 

Yverdiin,  Is  22  Juin  1762. 

Ce  que  vous  me  maniucz,  cher  Mouliou,  est 


à  peine  croyable.  Quoi  !  décrété  sans  être  ouïl 
Et  où  est  le  délit?  où  sont  les  preuves?  Gene- 
vois, si  telle  est  votre  liberté,  je  la  trouve 
peu  regrettable.  Cité  à  comparoître,  j'étois 
obligéd'obéir,aulieu  qu'un  décret  de  prise-de- 
corps  ne  m'ordonnant  rien,  je  puis  demeurer 
tranquille.  Ce  n'est  pas  que  je  ne  veuille  purger 
le  décret,  et  me  rendre  dans  les  prisons  en 
temps  et  lieu,  curieux  d'entendre  ce  qu'on  peut 
avoir  à  me  djre;carj'avoucquejene  l'imagine 
pas.  Quant  à  présent,  je  pense  qu'il  est  à  propos 
de  laisser  au  Conseil  le  temps  de  revenir  sur 
lui-même,  et  de  mieux  voir  ce  qu'il  a  fait. 
D'ailleurs,  il  seroit  à  craindre  que  dans  ce  mo- 
ment de  chaleur  quelques  citoyens  ne  vissent 
pas  sans  murmure  le  traitement  qui  m'est  des- 
tiné, et  cela  pourroit  ranimer  des  aigreurs  qui 
doivent  rester  à  jamais  éteintes.  Mon  intention 
n'est  pas  déjouer  un  rôle,  mais  de  remplir  mon 
devoir. 

Je  ne  puis  yous  dissimuler,  cher  Moultou, 
que,  quelque  pénétré  que  je  sois  de  votre  con- 
duite dans  cette  affaire,  je  ne  saurois  l'approu- 
ver. Le  zèle  que  vous  marquez  ouvertement 
pour  mes  intérêts  ne  me  fait  aucun  bien  pré- 
sent, et  me  nuit  bea^jcoup  pour  l'avenir  en 
yous  nuisant  à  vous-même.  Vous  vous  ôtez  nu 
crédit  que  vous  auriez  employé  très-utilement 
pour  moi  dans  un  temps  plus  heureux.  Appre- 
nez à  louvoyer,  mon  jeune  ami,  et  ne  heurtez 
jamais  de  front  les  passions  des  hommes,  quand 
vous  voulez  les  ramener  à  la  raison^  L'envie  et 
la  haine  sont  maintenant  contre  moi  à  leur 
comble.  Elles  diminueront  quand,  ayant  depuis 
long-temps  cessé  d  écrire,  je  commencerai 
d'être  oublié  du  public,  et  qu'on  ne  craindra 
plus  de  moi  la  vérité.  Alors,  si  je  suis  encore, 
vous  me  servirez,  et  l'on  vous  écoutera.  Main- 
tenant taisez-vous;  respectez  la  décision  des 
magistrats  et  l'opinion  publique;  ne  m'aban- 
donnez pas  ouvertement,  ce  seroit  une  lâcheté; 
mais  parlez  peu  de  moi,  n'affectez  point  de  me 
défendre,  écrivez-moi  rarement,  et  surtotjt 
gardez-vous  de  me  venir  voir,  je  vous  le  défends 
avec  toute  l'autorité  de  l'amitié;  enfin,  si  vous 
voulez  me  servir,  servez-moi  à  ma  mode,  je  sais 
mieux  que  vous  ce  qui  me  convient. 

J'ai  fait  assez  bien  mon  voyage,  mieux  que  je 
n'eusse  osé  l'espérer  :  mais  ce  dernier  coup 
m'est  trop  sensible  pour  ne  pas  prendre  un  peu 


374  GOKRESPONDANCK. 

sur  ma  sanié.  Depuis  quelques  jours  je  sens 
(les  douleurs  qui  m'annoncent  peut-être  une 
rechute,  (lest  grand  dommage  de  ne  pas  jouir 
en  paix  d'une  retraite  si  agréable.  Je  suis  ici 
chez  un  ancien  et  digne  patron  et  bienfiuteur, 
doiu  l'honorable  et  nombreuse  famille  m'acca- 
ble, à  son  exemple,  d'amitiés  ot  de  caresses. 
Mon  bon  ami,  que  j  aime  à  être  bien  voulu  et 
caressé  !  Il  me  semble  que  je  ne  suis  plus  mal- 
heureux quand  on  maime  :  la  bienveillance  est 
douce  à  mon  cœur,  elle  me  dédommage  de  tout. 
Cher  iMoultou,  un  temps  viendra  peut-être  que 
je  pourrai  vous  presser  contre  mon  sein,  et  cet 
espoir  me  fait  encore  aimer  la  vie: 


trouve  grâce  devant  elles,  alors,  supposé  que 
mon  devoir  ne  m'appelle  point  à  Genève,  je 
passerai  le  reste  de  mes  jours  dans  la  con- 
fiance d'un  cœur  droit  et  sans  reproche, 
soumis  aux  justes  lois  du  plus  sage  des  souve- 
rains. 


A   M.   MOSLTOU. 


A  M.  DE  GINGINS  DE  MOIKY, 

Membre  du  conseil  souverain  de  la  république  de  Berne,  et 
Seigneur  bailli  à  Yverdun; 

Yverdun,  le  22  juin  1762. 

Monsieur, 
Vous  verrez,  par  la  lettre  ci-jointe,  que  je 
viens  d'être  décrété  à  Genève  de  prise-de-corps. 
Celie  que  j'ai  Ihpnneur  de  vous  écrire  n'a 
point  pour  objet  ma  sûreté  personnelle;  au 
contraire,  je  sais  que  mon  devoir  est  de  me 
rendre  dans  les  prisons  de  Genève,  puisqu'on 
m'y  a  jugé  coupable,  et  c'est  certainement  ce 
que  je  ferai  sitôt  que  je  serai  assuré  que  ma 
piésence  ne  causera  aucun  trouble  dans  ma 
patrie.  Je  sais,  d'ailleurs,  que  j'ai  le  bonheur  de 
vivre  sous  les  lois  d'un  souverain  équitable  et 
éclairé,  qui  ne  se  gouverne  point  par  les  idées 
d  autrui,  qui  peut  et  qui  veut  protéger  l'inno- 
cence opprimée.  Mais,  monsieur,  il  ne  me  suffit 
pas  dans  mes  malheurs  de  la  protection  même 
du  souverain,  si  je  ne  suis  encore  honoré  (ie  son 
estime,  et  s'il  ne  me  voit  de  bon  œil  chercher 
un  asile  dans  ses  états.  Cest  sur  ce  point, 
monsieur,  que  j'ose  implorer  vos  bontés,  et 
vous  supplier  de  vouloir  bien  faire  au  souve- 
rain Sénat  un  rapport  de  mes  respectueux  sen- 
timens.  Si  ma  démarche  a  le  malheur  de  ne  pas 
agréer  à  LL.  EE.,  je  ne  veux  poiiil  abuser 
d'une  protection  qu'elles  n'accorderoient  qu'au 
malheureux,  et  dont  l'homme  ne  leur  paroî- 
iroii  pas  digne,  et  je  suis  prêt  à  sortir  de  leurs 
états,  même  sans  ordre;  mais  si  le  défenseur 
de  la  cause  de  Dieu,  des  lois,  de  la  vertu. 


Yverdnn,  le24  juin-1762. 

Encore  un  mot,  cher  Moultou,  et  nous  ne 
nous  écrirons  plus  qu'au  besoin. 

INe  cherchez  point  à  parler  de  moi;  mais, 
dans  l'occasion,  dites  à  nos  magistrats  que  je 
les  respecterai  toujours,  même  injustes;  et  à 
tous  nos  concitoyens,  que  je  les  aimerai  tou- 
jours, même  ingrats.  Je  sens  dans  mes  mal-, 
heurs  que  je  n'ai  point  l'âme  haineuse,  et  c'est 
une  consolation  pour  moi  de  me  sentir  bon 
aussi  dans  l'adversité.  Adieu,  vertueux  Moul- 
tou; Simon  cœur  est  ainsi  pour  les  autres, 
vous  devez  comprendre  ce  qu'il  est  pour 
vous. 


A   M.    LE  MARECHAL   DE  LUXEMBOURG. 
Yverdun,  le  29  juin  1762. 

N'ayant  plus  à  Paris  d'autre  correspondance 
que  la  vôtre,  monsieur   le  maréchal,  je   me 
trouve  forcé  de  vous  importuner  de  mes  com- 
missions, puisque  je  ne  puis  m'-adresser  pour 
cela  qu'à  vous  seul.  Je  crois  qu'on  a  sauvé 
quelques  exemplaires  de  mon  dernier  livre. 
M.  le  bailli  d'Yverdun,  qui  m'a  fait  l'accueil 
le  plus  obligeant,  a  le  plus  grand  empresse- 
ment de  voir  cet  ouvrage;  et  moi  j'ai  le  plus 
grand  désir  et  le  plus  grand  intérêt  de  lui  com 
plaire.  J'en  ai  promis  aussi  un  à  mon  hôte  et  ; 
ami  M.  Roguin.  Il  s'agiroit  donc  d'en  faire  em-  Û, 
paqueter  deux  exemplaires,  de  les  faire  porter 
chez  M.   Rougemont,  rue  Beaubourg,  en  lui 
faisant  remarqner  sur  une  carte  qu'il  est  prié 
par  M.  D.  Roguin  de  les  lui  faire  parvenir  par 
la  voie  la  plus  courte  et  la  plus  sûre,  qui  est, 
je  pense,   le  carrosse  de  Besançon.  Pardon, 
monsieur  le  maréchal  ;  je  suis  dans  un  de  ces 
momens  qui  doivent  tout  excuser.  Mes  deux 
livres  viennent  d'exciter  la  plus  grande  fer- 


\mʥ.  4762. 


375 


inentation  dans  Genfevp.  Ôh  dix  que  la  voix 
publique  est  pour  moi  ;  cependant  ils  y  sont 
défendus  tous  les  deux.  Ainsi  nies  malheurs 
sont  sni  comble  ;  il  no  peut  plus  guère  ni'arri- 
ver  pis. 

J'attends  avec  grande  impatience  un  mot  sur 
la  décision  de  mademoiselle  l.e  Vasseur,  dont 
le  séjour  ici  ne  sera  pas  sans  inconvénient  ; 
mais  qu'à  cela  ne  tienne,  et  qu'elle  fasse  ce 
qu'elle  aimera  le  mieux. 


A  MADAME  CRAttiiR    DB  LOli. 

2jiiillft  1762. 

Il  y  a  longtemps,  madame,  que  rien  ne  m'é- 
tonne plus  do  la  f)ai  t  des  hommes,  pas  même  le 
bien  quand  ils  en  font.  Heureusement  je  mets 
toutes  les  vingt-quatre  heures  un  jour  de  plus  à 
couvert  de  leurs  caprices;  il  faudra  bientôt 
qu'ils  se  dépêchent  s'ils  veulent  me  rendre  la 
victime  de  leurs  jeux  d'enfans. 


A  MADAME   LA   COMTESSE  DK   BOUFFLKRS. 
Yverdua,  4  juillet  <762. 

Touché  de  l'intérêt  que  vous  prenez  à  mon 
sort,  je  voulois  vous  écrire,  niadame,  et  je  le 
voudrois  plus  que  jamais:  mais  ma  situation, 
toujours  empirée,  me  laisse  à  peine  un  moment 
à  dérober  aux  soins  les  plus  indispensables. 
Peut-être  dans  deux  joprs  serai-je  forcé  dépar- 
tir d'ici;  et  tandisque  j'y  reste,  je  vous  réponds 
qu'on  ne  m'y  laisse  pas  sans  occupation.il  faut 
attendre  que  je  puisse  respirer  pour  vous  ren- 
dre compte  de  moi.  Mademoiselle  Le  Vasseur 
mavoit  déjà  parlé  de  vos  bontés  pour  elle,  et 
de  celles  de  M.  le  prince  de  Conti.  J'emporte  en 
mon  cœur  tous  les  seniimens  qu'elles  m'ont 
inspirés:  puissent  des  jours  moins  orageux 
m'en  laisser  jouir  plus  à  mon  aiscl 

Vous  m'étonnez,  niadame,  en  me  reprochant 
mon  indignation  contre  le  parlement  de  Paris. 
Je  le  regarde  comme  une  troupe  d'étourdis  qui, 
dans  leurs  jeux,  font,  sans  le  savoir,  beaucoup 
de  mal  aux  hommes;  mais  cela  n'empêciic  pas 
qu'en  ne  l'accusant  envers  moi  que  d'iniquité, 
je  ne  me  sois  servi  du  mot  le  plus  doux  qu'il 
ctoit  possible.  Puisque  vous  avez  lu  le  livre. 


vous  savez  bien,  madame,  que  le  réquisitoire 
de  l'avocat-général  n'est  qu'un  tissu  de  calom- 
nies qui  ne  pourroient  sauver  que  *par  leur 
bêtise  le  chAtiment  dû  à  l'auteur,  quand  il  no 
seroit  qu'un  particulier.  Que  doit-ce  être  d'un 
homme  qui  ose  employer  le  sacré  caractère  de 
la  magistrature  à  faire  le  métier  qu'il  devroil 
punir? 

C'est  cependant  sur  ce  libelle  qu'on  se  hâte 
de  me  juger  dans  toule  l'Europe,  avant  que  le 
livre  y  soit  connu;  c'est  sur  ce  libelle  que,  sans 
m'assigner  ni  m'entendre,  on  a  commencé  par 
me  décréter,  à  Genève,  de  prise  de  corps;  et 
quand  enfin  mon  livre  y  est  arrivé,  sa  lecture 
y  a  causé  l'émotion,  la  fermentation  qui  y  rè- 
gne encore  à  tel  point,  que  le  magistral  dés- 
avoue son  décret,  nie  même  qu'd  l'ait  porté, 
et  refuse,  à  la  requête  même  de  ma  famille, 
la  communication  du  jugenient  rendu  en  con- 
seil à  celte  occasion  :  procédé  qui  n'eut  peut- 
être  jamais  d'exemple  depuis  (^ti'ij  existe,  des 
tribunaux.  '      '  ,     . 

Il  est  vrai  que  le  crédit  cle  M.  de  Voltaire  â 
Onève  a  beaucoup  contribué  à  cette  violence 
et  à  cette  précipitation.  C'est  à  l'instigation  de 
M.  de  Voltaire  qu'on  y  a  vengé,  contie  moi,  la 
cause  de  Dieu.  Mais  à  Berne,  où  le  même  ré- 
quisitoire a  éié  imprimé  dans  la  gazette,  il  y  a 
produit  un  tel  elîet,  que  je  sais,  de  M.  le  bailli 
même,  qu'il  attend,  peut-être  demain,  l'ordre 
de  me  faire  sortir  des  terres  de  la  république; 
et  je  puis  dire  qu'il  le  craint.  Je  sais  bieii  que, 
quand  mon  livre  sera  parvenu  à  Berne,  il  y 
excitera  la  même  indignation  qu'à  Genève 
contre  l'auteur  du  réquisitoiie ;  mais  en  atten- 
dant, je  serai  chassé;  l'on  ne  voudra  pas  s'en 
dédire,  et,  quand  on  le  voudroit,  il  ne  me 
conviendroil  pas  de  revenir.  Ainsi  successive- 
ment on  me  refusera  partout  l'air  et  l'eau.  Voilà 
l'effet  de  ces  procédures  si  régulières,  doni 
Vous  voulez  que  j'admire  l'équité. 

Vous  pouvez  bien  juger,  madame,  que  toutes 
ces  circonstances  ne  peuvent  que  me  rendre 
encore  plus  précieuses  les  offres  de  madame!'*, 
et,  si  j'ai  l'honneur  d'être  connu  de  vous,  vous 
pourrez  aisément  lui  faire  comprendre  à  qiiet 
point  j'en  suis  touché.  Mais,  madame,  où  est 
ce  château?  Faut-il  encore  faire  des  voyages, 
moi  qui  ne  puis  plus  me  tenir?  Non  ;  dans  l'état 
où  je  SUIS,  il  ne  me  reste  qu'à  me  laisser  chas- 


^ 


37G 


CORRESPONDANCE. 


ser  de  frontière  en  frontière,  jusqu'à  ce  que  je 
ne  puisse  plus  aller.  Alors  le  dernier  fera  de 
moi  ce  qu'il  lui  piaira.  A  l'égard  de  PAngie- 
torre,  vous  jugoz  bien  qu'elle  est  désormais 
pour  moi  comme  l'autre  monde  :  je  ne  la  rever- 
rai de  mes  jours. 

Je  devrais  maintenant  vous  parler  de  vos 
propres  offres,  madame,  de  ma  rcconnoissance, 
du  chevalier  de  Lorenzi,  de  miss  Becquet,  et 
de  mille  autres  choses  qui,  dans  vos  bontés  pour 
moi,  m'importent  à  vous  dire.  Mais  voilà  du 
monde  ;  le  papier  me  manque,  et  la  poste  par- 
tira bientôt,  il  faut  finir  pour  aujourd'hui. 


.,  .  A  M.   MOLLTOU. 

Yverdun,  6juilleH762. 

Je  vois  bien,  cher  concitoyen,  que  tant  que 
je  serai  malheureux  vous  ne  pourrez  vous  taire, 
et  cela  vraisemblablement  m'assure  vos  soins 
et  voire  correspondance  pour  le  reste  de  mes 
jours.  Plaise  à  Dieu  que  toute  votre  conduite 
dans  cette  affaire  ne  vous  fasse  pas  autant  de 
tort  qu'elle  vous  fera  d'honneur  !  Il  ne  falloit 
pas  moins,avec  votre  estime,  que  celle  de  quel- 
ques vrais  pères  de  la  patrie  pour  tempérer  le 
sentiment  de  ma  misère  dans  un  concours  de 
calamités  que  je  n'ai  jamais  dû  prévoir:  la  no- 
ble fermeté  de  M.  Jalabert  ne  me  surprend 
point.  J'ose  croire  que  son  sentiment  étoit  le 
plus  honorable  au  Conseil,  ainsi  que  le  plus 
équitable  ;  et  pour  cela  même  je  lui  suis  encore 
plus  obligé  du  courage  avec  lequel  il  l'a  soute- 
nu. C'est  bien  des  philosophes  qui  lui  ressem- 
blent qu'on  peut  dire  que  s'ils  gouvernoient  les 
états,  les  peuples  seroient  heureux. 

Je  suis  aussi  fâché  que  touché  de  la  démar- 
che des  citoyens  dont  vous  me  parlez.  Ils  ont 
cru,dansceiteaffaire,avoir  leurs  propresdroits 
à  défendre  sans  voir  qu'ils  me  faisoient  beau- 
coup de  mal.  Toutefois,  si  cette  démarche  s'est 
faite  avec  la  décence  et  le  respect  convenables, 
je  la  trouve  plus  nuisible  querépréhensible.Ce 
qu'il  y  a  de  très-sûr,  c'est  que  je  ne  l'ai  ni  sue 
ni  approuvée,  non  plus  que  la  requête  de 
ma  famille,  quoiqu'à  dire  le  vrai,  le  refus 
qu'elle  a  produit  soit  surprenant  et  peut-être 


moui. 
Plus  je  pèse  toutes  les  considérations,  plus  i  je  l'ai  jugé  plus  espion  qu'am 


je  me  confirme  dans  la  résolution  de  garder  le 
plus  parfait  silence.  Car  enfin  que  pourrois-je 
dire  sans  renouveler  le  crime  de  Cham?  Je  me 
tairai,  cher  Moultou,  majs  mon  livre  parlera 
pour  moi  ;  chacun  y  doit  voir  avec  évidence 
que  l'on  m'a  jugé  sans  m'avoir  lu. 

Donzel  est  venu  chargé  du  livre  de  Deluc; 
mais  il  ne  m'a  point  dit  être  envoyé  par  lui.  Ils 
prennent  bien  leur  temps  pour  me  faire  des  vi- 
sites I  Les  sermons  par  écrit  n'importunent 
qu'autant  qu'on  veut;  mais  que  M.  Deluc  ne 
m'en  vienne  pas  faire  en  personne»  Il  s*en  re- 
tourneroit  peu  content. 

Non-seulement  j'attendrai  le  mois  de  septem- 
bre avant  d'aller  à  Genève,  mais  je  ne  trouve 
pas  même  ce  voyage  fort  nécessaire  depuis  que 
le  Conseil  lui-même  désavoue  le  décret,  et  je 
ne  suis  guère  en  état  d'aller  faire  pareille  cor- 
vée. Il  faut  être  fou,  dans  ma  situation,  pour 
courir  à  de  nouveaux  désagrémens  quand  le 
devoir  ne  l'exige  pas.  J'aimerai  toujours  ma 
patrie,  mais  je  n'en  peux  plus  revoir  le  séjour 
avec  plaisir; 

.On  a  écrit  ici  à  M.  le  bailli  que  le  sénat  de 
Berne,  prévenu  par  le  réquisitoire  imprimé 
dans  la  gazette,  doit  dans  peu  m'envoyer  un 
ordre  de  sortir  dos  terres  de  la  république.  J'ai 
peine  à  croire  qu'une  pareille  délibération  soit 
mise  à  exécution  dans  un  si  sage  Conseil,  Sitôt 
que  je  saurai  mon  sort,  j'aurai  soin  de  vous  en 
instruire;  jusque-là,  gardez-moi  le  secret  sur 
ce  point. 

Ce  réquisitoire,  ou  plutôt  ce  libelle,  me  pour- 
suit d'étal  en  état  pour  me  faire  interdire  par- 
tout le  feu  et  l'eau.  On  vient  encore  de  l'im- 
primer dans  le  Mercure  de  Neuchâtel.  Est-il 
possible  qu'il  ne  se  trouve  pas  dans  tout  le  pu- 
blic un  seul  ami  de  la  justice  et  de  la  vérité  qui 
daigne  prendre  la  plume  et  montrer  les  calom- 
nies de  ce  sot  libelle,  lesquelles  ne  pourroient 
que  par  leur  bêtise  sauver  l'auteur  du  châti- 
ment qu'il  rccevroit  d'un  tribunal  équitable, 
(quand  il  ne  seroit  qu'un  particulier?  Que  doit- 
ce  être  d'un  homme  qui  ose  employer  le  sacré 
caractère  de  la  magistrature  à  faire  le  métier 
qu'il  devroit  punir?  Je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 

Je  dois  vous  dire  que  Donzel  m'a  questionné 
si  curieusement  sur  mes  correspondances,  que 

i. 


ANMiE  1762. 


57T 


AU  MEME. 


Ilotiers-Travers,  le  H  juillet  1762. 

Avant-hier,  cher  Moultou,  je  fus  averti  que 
le  lendemain  devoit  m'arriver  de  Berne  Tordre 
de  sortir  des  terres  de  la  république  dans  l'es- 
pace de  quinze  jours  ;  et  l'on  m'apprit  aussi  que 
cet  ordre  avoit  été  donné  à  regret,  aux  pres- 
santes sollicitations  du  Conseil  de  Genève.  Je 
jugeai  qu'il  me  convenoit  de  le  prévenir;  et 
avant  que  cet  ordre  arrivât  à  Yverdun  j'étois 
hors  du  territoire  de  Berne.  Je  suis  ici  depuis 
hier,  et  j'y  prends  haleinejusqu'à  ce  qu'il  plaise 
à  M.M.  de  Voltaire  et  Tronchin  de  m'y  poursui- 
vre et  de  m'en  faire  chasser  ;  cequeje  ne  doute 
pas  qui  n'arrive  bientôt.  J'ai  reçu  votre  lettre 
du  7  :  n'avez- vous  pas  reçu  la  mienne  du  6  ?  Ma 
situation  me  force  à  consentir  que  vous  écri- 
viez, si  vous  le  jugez  à  propos,  pourvu  que  ce 
soit  d'une  manière  convenable  à  vous  et  à  moi, 
sans  emportemens,  sans  satires,  surtout  sans 
éloges,  avec  douceur  et  dignité,  avec  force  et 
sagesse;  enfin,  comme  il  convient  à  un  ami  de 
lîj  justice  encore  plus  que  de  l'opprimé.  Du 
reste,  je  ne  veux  point  voir  cet  ouvrage  ;  mais  je 
dois  vous  avertir  que,  si  vous  l'exécutez  comme 
j'imagine,  il  immortalisera  votre  nom  (car  il 
faut  vous  nommer  ou  ne  pas  écrire).  Mais  vous 
serez  un  homme  perdu.  Pensez-y.  Adieu,  cher 
Jtfoultou. 

Vous  pouvez  continuer  de  m'écrire  sous  le 
pli  de  M.  Roguin,  ou  ici  directement;  mais 
écrivez  rarement. 


A   MYLORD   MARECHAL. 

Vitam  impendtre  vero. 

Juillet  1762. 

Mylord, 
Un  pauvre  auteur  proscrit  de  France,  de  sa 
patrie,  du  canton  de  Berne,  pour  avoir  dit  ce 
qu'il  pensoit  être  utile  et  bon,  vient  chercher 
un  asile  dans  les  états  du  roi.  Mylord,  ne  me  l'ac- 
cordez pas  si  je  suis  coupable, car  je  ne  demande 
pointde  grâce  et  ne  crois  point  en  avoir  besoin  ; 
mais  si  je  ne  suis  qu'opprimé,  il  est  digne  de 
vous  et  de  sa  majesté  de  ne  pas  me  refuser  le 
feu  et  l'eau  qu'on  veut  m'ôier  par  toute  la  terre. 
J'ai  cru  devoir  déclarer  ma  retraite  et  mon 


nom  trop  connu  par  mes  malheurs  ;  ordonnez 
de  mon  sort,  je  suis  soumis  à  vos  ordres  ;  mais 
si  vous  m'ordonnez  aussi  de  partir  dans  l'état 
où  je  suis,  obéir  m'est  impossible,  et  je  ne 
saurois  plus  où  fuir. 

Daignez,  mylord,  agréer  les  assurances  de 
mon  profond  respect. 


AU  ROI  DE  PRUSSE. 

A  Motien-Traven,  Juillet  1762. 
J'ai  dit  beaucoup  de  mal  de  vous;  j'en  dirai 
peut-être  encore  :  cependant,  chassé  de  France» 
de  Genève,  du  canton  de  Berne,  je  viens  cher- 
cher un  as\\e  dans  vos  états.  Ma  faute  est  peut- 
être  de  n'avoir  pas  commencé  par  là  :  cet  éloge 
est  de  ceux  dont  vous  êtes  digne.  Sire,  je  n'ai 
mérité  de  vous  aucune  grâce,  et  je  n'en  de- 
mande pas;  mais  j'ai  cru  devoir  déclarer  à 
votre  majesté  que  j'étois  en  son  pouvoir,  et 
que  j'y  voulois  être;  elle  peut  disposer  de  moi 
comme  il  lui  plaira. 


A  M.    MOULTOU. 

Motiers-Travers,  le  15  juillet  1762. 

Votre  dernière  lettre  m'afflige  fort,  cher 
Moultou.  J'ai  tort  dans  les  termes,  je  le  sens 
bien  ;  mais  ceux  d'un  ami  doivent-ils  être  si 
durement  interprétés,  et  ne  deviez-vous  pas 
vous  dire  à  vous-même  :  S'il  dit  mal,  il  ne 
pense  pas  ainsi? 

Quand  j'ai  demandé  s'il  ne  se  trouveroit  pas 
un  ami  de  la  justice  et  de  la  vérilé  pour  pren- 
dre ma  défense  contre  le  réquisitoire,  j'imagi- 
nois  si  peu  que  ce  discours  eiit  quelque  trait  à 
vous,  que  quand  vous  m'avez  proposé  de  vous 
charger  de  ce  soin,  j'en  ai  été  effrayé  pour 
vous,  comme  vous  l'aurez  pu  voir  dans  ma  pré- 
cédente. Il  ne  m'est  pas  même  venu  dans  l'es- 
prit qu'une  pareille  entreprise  vous  fût  prati- 
cable en  cette  occasion,  et  d'autant  moins  que 
mes  défenseurs,  si  jamais  j'en  ai,  ne  doivent 
point  être  anonymes.  Mais  sachant  que  vous 
voyez  et  connoissez  des  gens  de  lettres,  j'ai 
pensé  que  vous  pourriez  exciter  ou  encourager 
en  quelqu'un  d'eux  l'idée  de  faire  ce  que,  sans 
imprudence,  vous  ne  pouvez  faire  vous-même; 


378 


COIlliESPOKDANGE. 


et  que,  si  le  projet  était  bien  exécuté,  il  vous 
remercicroit  quelque  jour  peut-être  de  lo  lui 
avoir  suggéré. 

CependantjComme personne  ne  connoîtmieux 
qiHi  vous  votre  situation  et  vos  risques,  que 
d'ailleurs  cette  entreprise  est  belle  et  honnête, 
et  que  je  ne  connois  personne  au  monde  qui 
puisse  mieux  que  vous  s'en  tirer  et  s'en  faire 
honneur,  si  vous  avez  le  courage  de  la  tenter 
après  l'avoir  bien  examinée,  je  ne  m'y  oppose 
pas,  persuadé  que,  selon  l'état  des  choses  que 
je  ne  connois  point  et  que  vous  pouvez  connoî- 
ire,  elle  peut  vous  être  plus  glorieuse  que 
périlleuse.  C'est  à  vous  de  bien  peser  tout 
avant  que  de  vous  résoudre.  Mais  comme  c'est 
votre  avis  que  vous  devez  dire,  et  non  pas  le 
mien,  je  persiste  dans  la  résolution  de  ne  pas 
me  mêler  de  votre  ouvrage,  et  de  ne  le  voir 
qu'avec  le  public. 

Ce  que  M.  de  Voltaire  a  dit  à  madame  d' An- 
ville  sur  In  délibération  du  sénat  de  Berne 
à  mon  sujet  n'est  rien  moins  que  vrai,  et  il  le 
savoit  mieux  que  personne.  Le  9  de  ce  mois, 
M.  le  bailli  d  Yverdun  ,  homme  d'un  mérite 
rare,  et  que  j'ai  vu  s'attendrir  sur  mon  sort 
jusqu'aux  larmes,  m'avoua  qu'il  devoit  rece- 
voir le  lendemain  et  me  signifier  le  même  jour 
l'ordre  de  sortir  dans  quinze  jours  des  terres 
de  la  république.  Mais  il  est  vrai  que  cet  avis 
n'a  pas  passé  sans  contradiction  ni  sans  mur- 
mure, et  qu'il  y  a  eu  peu  d'approbateurs  dans 
le  Deux-Cents,  et  aucun  dans  le  pays.  Je  partis 
le  même  jour  9,  et  lo  lendemain  j'arrivai  ici, 
où,  malgré  l'accueil  qu'on  m'y  fait,  j'aurois 
lort  de  me  croire  plus  en  sûreté  qu'ailleurs. 
Mylord  maréchal  attend  à  mon  sujet  des  ordres 
du  roi,  et,  en  attendant,  m'a  écrit  la  réponse 
la  plus  obligeante. 

Comment  pouvez-vous  penser  que  ce  soit  par 
rapport  à  moi  que  je  veux  suspendre  notre  cor- 
respondance ?  Jugez-vous  que  j'aie  trop  de  con- 
solations pourvouloirencorem'ôter  les  vôtres? 
Si  vous  ne  craignez  rien  pour  vous,  écrivez, 
je  ne  demande  pas  mieux;  et  surtout  n'allez 
pas  sans  cesse  interprétant  si  mal  les  sentimens 
de  votre  ami.  Donnez  mon  adresse  à  M.  Usteri. 
Je  ne  me  cache  point  ;  on  m'écrit  même  et  l'on 
peut  m'écrire  ici  directement  sans  enveloppe  ; 
je  souhaite  seulement  que  tous  les  désœuvrés 
ne  se  mettent  pas  à  écrire  comme  ci-devant  ; 


aussi  bien  ne  répondrai-je  qu'à  mes  amis,  et  je 
ne  puis  être  exact  même  avec  eux.  Adieu  ;  ai- 
mez-moi comme  je  vous  aime,  et  de  grâce  ne 
m'affligez  plus. 

Remercieat  pour  moi  M.  Usteri,  je  vous  prie. 
Je  ne  rejette  point  ses  offres  ;  nous  en  pourrons 
reparler. 


A   M.    DE  GINGINS   DE  MOIRY. 

Motiers,  21  juiLlet  4763. 

J'use,  monsieur,  de  la  permission  que  vous 
m'ayez  donnée  de  rappeler  à  votre  souvenir  un 
homme  dont  le  cœur  plein  de  vous  et  de  vos 
bontés  conserva  toujours  chèrement  les  sen- 
timens que  vous  lui  avez  inspirés.  Tous  mes 
malheurs  me  viennent  d'avoir  trop  bien  pensé 
des  hommes.  Ils  me  font  sentir  combien  je 
m'étois  trompé.  J'avois  besoin,  monsieur,  d<î 
vous  connoître,  vous  et  le  petit  nombre  de  ceux 
qui  vous  ressemblent,  pour  ne  pas  me  repro- 
cher une  erreur  qui  m'a  coûté  si  cher.  Je  savois 
qu'on  ne  pouvoit  dire  impunément  la  vérité 
dansée  siècle,  ni  peut-être  dans  aucun  autre:  je 
rn'attendois  à  souffrir  pour  la  cause  de  Dieu  ; 
mais  je  ne  m'attendois  pas,  je  l'avoue,  aux  trai- 
temens  inouïs  que  je  viens  d'éprouver.  De  tous 
les  maux  de  la  vie  humaine,  l'opprobre  et  les 
affronts  sont  les  seuls  auxquelsl'honnêto  homme 
n'est  point  préparé.  Tant  de  barbarie  etd'achaf- 
nement  m'ont  surpris  au  dépourvu.  Calomnié 
publiquement  par  des  hommes  établis  pour 
venger  l'innocence,  traité  comme  un  malfaiteur 
dans  mon  propre  pays  que  j'ai  tâché  d'honorer, 
poursuivi,  chassé  d'asile  en  asile,  sentant  à  la 
fois  mes  propres  maux  et  la  honte  de  ma  patrie, 
j'avois  l'âme  émue  et  troublée,  j'étois  décou- 
ragé sans  vous.  Homme  illustre  et  respectable, 
vos  consolations  m'ont  fait  oublier  ma  misère, 
vos  discours  ont  élevé  mon  cœur,  votre  estime 
m'a  mis  en  état  d'en  demeurer  toujours  digne  : 
j'ai  plus  gagné  par  votre  bienveillance  que  je 
n'ai  perdu  par  mes  malheurs.  Vous  me  la  con- 
serverez, monsieur,  je  lespère,  malgré  les 
hurlemens  du  fanatisme  et  les  adroites  noir- 
ceurs de  l'impiété.  Vous  êtes  trop  vertueux 
pour  me  haïr  d  oser  croire  en  Dieu,  et  trop 
sage  pour  me  punir  d'user  de  la  raison  qu'il 
m'a  donnée. 


ANNEE  4762. 


579 


Motien,  Juillet  1762. 

J'ai  rempli  ma  mission,  monsieur,  j'ai  dit 
tout  ce  que  j'avois  à  dire;  je  regarde  ma  car- 
rière comme  finie  ;  H  ne  nie  reste  plus  qu'à  souf- 
frir et  mourir  ;  le  lieu  où  cela  doit  se  faire  est 
assez  indifférent.  I|  importoit  peut-êlre  que, 
parmi  tant  d'auteurs  menteurs  et  lâches,  il  en 
existât  un  d'une  autre  espèce  qui  osât  dire  aux 
hommesdcs  vérités  utiles  qui  feroicnt  leur  bon- 
heur s'ils  savoient  les  écouler.  Mais  il  n'impor- 
toit  pas  que  cet  homme  ne  fût  point  persécuté; 
au  contraire,  on  m'accuseroit  peut-être  d'avoir 
calomnié  mon  siècle  si  mon  histoire  même  n'en 
disoit  plus  que  mes  écrits;  et  je  suis  presque 
obligé  à  mes  contemporains  de  la  peine  qu  ils 
prennent  à  justifier  mon  mépris  pour  eux.  On 
en  lira  mes  écrits  avec  plus  de  confiance.  On 
verra  même,  et  j'en  suis  fâché,  que  j'ai  souvent 
trop  bien  pensé  des  hommes.  Quand  je  sortis 
de  France  je  voulus  honorer  de  ma  retraite 
l'état  de  l'Europe  pour  lequel  j'avois  le  plus 
d'estime,  et  j'eus  la  simplicité  de  croire  être 
remercié  de  ce  choix.  Je  me  suis  trompé  ;  n'en 
parlons  plus.  Vous  vous  imaginez  bien  que  je  ne 
suis  pas,  après  cette  épreuve,   tenté  de  me 
croire  ici  plus  solidement  établi.  Je  veux  rendre 
encore  cet  honneur  à  votre  pays  de  penser  que 
la  sûreté  que  je  n'y  ai  pas  trouvée  ne  se  trou- 
vera pour  moi  nulle  part.  Ainsi,  si  vous  voulez 
que  nous  nous  voyions  ici,  venez  tandis  qu'on 
m'y  laisse  ;  je  serai  charmé  de  vous  embrasser. 

Quant  à  vous,  monsieur,  et  à  votre  estima- 
ble société,  je  suis  toujours  à  votre  égard  dans 
les  mômes  dispositions  où  je  vous  écrivis  de 
Montmorency  (**) .  Je  prendrai  toujours  un  véri- 
table intérêt  au  succès  de  votre  entreprise,  et 
si  je  n'avois  formé  l'inébranlable  résolution  de 
ne  plus  écrire,  à  moins  que  la  furie  de  mes 
persécuteurs  ne  me  force  à  reprendre  enfin  la 
plume  pour  ma  défense,  je  me  ferois  un  hon- 
neur et  un  plaisir  d'y  contribuer;  mais,  mon- 
sieur, les  maux  et  l'adversité  ont  achevé  de 
m'ôter  le  peu  de  vigueur  d'esprit  qui  m'éloit 
resté;  je  ne  suis  plus  qu'un  être  végétatif,  une 

(')  L'alinéa  qui  termine  cette  lettre  fait  juger  que  celui  à  qui 
elle  est  adressée  étoit  un  des  membres  de  la  Société  économi- 
que de  Berne.  G.  P. 

(*■)  Voyez  ci-devant,  page  56t,  la  lettre  du  29  avril  1763. 


machine  ambulante;  il  ne  me  reste  qu'un  peu 
de  chaleur  dans  le  cœur  pour  aimer  mes  amis 
et  ceux  qui  méritent  de  l'être  :  j'eusse  été  bien 
réjoui  d'avoir  à  ce  titre  le  plaisir  de  vous  em- 
brasser. 


A  MADAME  LA  MARÉCBALB  DE  LUXEMBOURG. 
Motiers-Travers,  21  jnillet  1762. 

Je  me  hâte  de  vous  apprendre,  madame  la 
maréchale,  que  mademoiselle  Le  Vasseur  est 
arrivée  ici  hier  en  assez  bonne  santé,  et  le  cœur 
plein  de  nouveaux  sentimens  quelle  m'auroit 
communiqués  si  les  miens  pour  vous  étoient 
susceptibles  d'augmentation,  et  si  vos  bontés 
et  celles  de  M.  le  maréchal  n'avoient  pas  dès 
long-temps  atteint  la  mesure  où  les  augmenta- 
tions n'ajoutent  plus  rien.  Elle  m'a  apporté  un 
reçu  de  M.  Rougcmont  d'une  somme  trop 
considérable  pour  ôtre.fort  bien  en  règle,  puis- 
qu'entre  autres  articles  M.  de  La  Roche  rem- 
bourse en  entier  les  six  cents  francs  que  je  lui 
remis  au  voyage  de  Pâques,  sans  faire  aucune 
déduction  des  déboursés  qu'il  a  faits  pour  mes 
habits  d'Arménien  ;  erreur  sur  laquelle  j'at- 
tends éclaircissement  et  redressement. 

Vous  avez  su,  madame  la  maréchale,  que 
pour  prévenir  l'ordre  qui  venoit  de  m'être  si- 
gnifié de  sortir  du  canton  de  Berne  sous  quin- 
zaine, je  suis  venu,  avant,  l'intimation  de  cet 
ordre,  me  réfugier  dans  les  états  du  roi  de 
Prusse,  où  mylord  maréchal  d'Ecosse,  gouver- 
neur du  pays,  m'a  accordé,  avec  toutes  sortes 
d'honnêtetés,  la  permission  de  demeurer  jus- 
qu'à la  réception  des  ordres  du  roi,  auquel  il 
a  donné  avis  de  mon  arrivée.  En  attendant, 
voici  le  second  ménage  dont  je  commence  l'é- 
tablissement :  si  l'on  me  chasse  de  celui-ci,  je 
ne  sais  plus  où  aller,  et  je  dois  m  attendre  qu'on 
me  refusera  le  feu  et  l'eau  par  toute  la  terre. 
L'équitable  et  judicieux  réquisitoire  de  M,  Joly 
de  Fleuri  a  produit  tous  ces  effets  :  il  a 
donné  une  telle  horreur  pour  mon  livre,  qu'on 
ne  peut  se  résoudre  à  le  lire,  et  qu'on  n'a  rien 
de  plus  pressé  à  faire  que  de  proscrire  l'auteur 
comme  le  dernier  des  scélérats.  Quand  enfin 
quelque  téméraire  ose  faire  cette  abominable 
lecture  et  en  parler,  tout  surpris  de  ce  qu'on 
trouve  et  de  ce  qu'on  a  fait,  on  s'en  repent, 
comme  il  est  arrivé  à  Genève ,  et  comme  il  arrive 


580 


COKHESl'OiNDAiNCK. 


acluellement  à  Berne;  on  maudit  le  réquisi- 
toire et  son  fat  auteur  :  mais  l'infortuné  n'en 
demeure  pas  moins  proscrit  :  et  vous  savez  que 
la  maxime  la  plus  fondamentale  de  tout  gouver- 
nement est  de  ne  jamais  revenir  dos  sottises 
qu'il  a  faites.  Du  reste,  c'est  le  polichinelle  Vol- 
taire et  le  compère  Tronehin,  qui,  tout  douce- 
ment et  derrière  la  toile,  ont  mis  en  jeu  toutes 
les  autres  marionnettes  de  Genève  et  de  Berne  : 
celles  de  Paris  sont  menées  aussi,  mais  plus 
adroiteiçent  encore,  par  un  autre  arlequin  que 
vous  connoissez  bien.  Reste  à  savoir  s'il  y  a 
aussi  des  marionnettes  à  Berlin.  Je  vous  de- 
mande pardon  de  mes  folies  ;  mais,  dans  l'état 
où  je  suis,  il  faut  s'égayer  ou  s'égorger. 

J'ai  envoyé  ci-devant  à  M.  le  maréchal  copie 
d'une  lettre  d'un  membre  de  notre  conseil  des 
Deux-Cents  au  sujet  de  mon  Contrat  social. 
Cette  lettre  ayant  fait  beaucoup  d('  bruit,  l'au- 
teur a  pris  noblement  le  parti  de  la  reconnoîire 
par-devant  nos  quatre  syndics  ;  aussitôt  l'af- 
faire est  devenue  criminelle,  et  l'on  est  main- 
tenant occupé  et  embarrassé  peut-être  à  for- 
mer un  tribunal  pour  la  juger.  Trop  intéressé 
dans  tout  cela,  je  suis  suspect  en  jugeant  mes 
juges  ;  mais  j'avoue  que  les  Genevois  me  pa- 
roissent  devenus  fous.  Quoi  qu'il  en  soit,  qu'on 
fasse  tout  ce  qu'on  voudra,  je  ne  dirai  rien,  je 
n'écrirai  point,  je  resterai  tranquille  :  tout  ceci 
me  paroît  trop  violent  pour  pouvoir  durer. 

Excusez,  madame  la  maréchale,  mes  lon- 
gues jérémiades.  Avec  qui  épancherois-je  mon 
cœur,  si  ce  n'étoit  avec  vous?  Je  n'ai  pas  peur 
qu'elles  vous  ennuient,  mais  qu'elles  ne  vous 
chagrinent  :  encore  un  coup,  ceci  ne  sauroit 
durer.  Après  les  peines  vient  le  repos  ;  cette 
alternative  n'a  jamais  manqué  dans  ma  vie  : 
et  il  me  reste  un  espoir  très-solide,  c'est  que 
mon  sort  ne  peut  plus  changer  qu'en  mieux, 
à  moins  que  vous  ne  vinssiez  à  m'oublier  ;  mal- 
,\  heur  que  j'ai  d'autant  moins  à  craindre  que  je 
j^  ne  l'endurerois  pas  long-temps.  Après  vos 
%  bontés  et  celles  de  M.  le  maréchal,  rien  n'a 
tant  pénétré  mon  âme  que  celles  que  M.  le 
prince  de  Conti  a  daigné  étendre  jusqu'à  ma- 
demoiselle Le  Vasseur.  Pour  madame  la  comr- 
tesso  de  Boufflers,  il  faut  l'adorer.  Eh  !  pour- 
quoi me  plaindre  de  mes  malheurs?  ils  m'é- 
toient  nécessaires  pour  sentir  tout  le  prix  des 
biens  qui  m'étoicnt  laissés. 


On  peut  m'écrire  en  droiture  à  Motiers-Tra- 
vers,  sous  mon  nom,  ou,  si  l'on  aime  mieux, 
sous  le  couvert  de  M.  le  major  Girardier:  mais 
il  faut  que  les  lettres  soient  affranchies  jusqu'à 
Pontarlier,  11  ne  m'est  encore  arrivé  aucune 
malle. 

(*)  Quand  M.  de  La  Tour  a  voulu  faire  gra- 
ver mon  portrait  je  m'y  suis  opposé  ;  j'y  con- 
sens maintenant  si  vous  le  jugez  à  propos, 
pourvu  qu'au  lieu  d'y  mettre  mon  nom  l'on 
n'y  mette  que  ma  devise  :  ce  sera  désormais 
assez  me  nommer. 

Le  nom  de  ma  demeure  doit^tre  écrit  ainsi  ; 
A  Motiers-Tr avers,  par  Pontarlier» 


A   M.   MOULTOU. 

■Motiers,  le  24  juillet  1762. 

La  lettre  ci-jointe,  mon  bon  ami,  a  été  occa- 
sionnée par  une  de  M.  Marcet,  dans  laqtielle  il 
me  rapporte  colle  qu'il  a  écrite  à  Genève  au 
sujet  du  tribunal  légal  qu'on  dit  devoir  être 
formé  contre  M.  Pictet.  Comme  depuis  fort 
long-temps  je  n'ai  eu  nulle  correspondance 
avec  M.  Marcet,  et  que  j'ignore  quelle  est 
aujourd'hui  sa  manière  de  penser,  j'ai  cru  de- 
voir vous  adresser  la  lettre  que  je  lui  écris, 
pour  être  envoyée  ou  supprimée,  comme  vous 
le  jugerez  à  propos.  Au  reste,  ne  soyez  pas 
surpris  de  me  voir  changer  de  ton  ;  mon  ex- 
pulsion du  canton  de  Berne,  laquelle  vient  cer- 
tainement de  Genève,  a  comblé  la  mesure.  Un 
état  dans  lequel  le  poète  et  le  jongleur  régnent 
ne  m'est  plus  rien  ;  il  vaut  mieux  que  j'y  sois 
étranger  qu'ennemi.  Que  la  crainte  de  nuire  à 
mes  intérêts  dans  ce  pays-là  ne  vous  empêche 
donc  pas  d'envoyer  la  lettre,  si  vous  n'avez 
nulle  autre  raison  pour  la  supprimer.  Je  jugerai 
désormais  de  sang-froid  toutes  les  folies  qu'ils 
vont  faire,  et  je  les  jugerai  comme  s'il  n'étoit 
pas  question  de  moi. 

Si  vous  persistez  dans  le  projet  que  vous 
aviez  formé,  je  vous  recommande  sur  toute 
chose  le  réquisitoire  de  Paris,  fabriqué  à  Mont- 
morency par  deux  prêtres  déguisés,  qui  font 
la  Gazette  ecclésiastique,  et  qui  m'ont  pris  on 
haine  parce  que  je  n'ai  pas  voulu  me  faire  jan- 


(*)  Sur  le  dos  de  la  lettre. 


G   P. 


ANNÉK  17G2. 


381 


séniste.  Il  ne  faut  pourtant  pas  dire  tout  cela, 
du  moins  ouvertemeiil;  mais  en  montrant  com- 
bien ce  libelle  est  calomnieux  et  méchant,  il 
n'est  pas  défendu  de  montrer  combien  il  est 
bote.  Du  resie,  parlez  peu  de  Genève  et  de  ce 
qui  s'y  est  fait,  de  même  qu'à  Berne  et  même 
à  Neuchùtel,  où  l'on  vient  aussi  de  défendre 
mon  livre.  Il  fautavouer  que  le"s  prêtres  papis- 
tes ont  chez  les  réformés  des  recors  bien  zélés. 

Je  n'aimcrois  pas  trop  que  votre  ouvrage  fût 
imprimé  à  Zurich,  ou  du  moins  qu'il  ne  le  fût 
que  là;  car  ce  seroit  le  moyen  qu'il  ne  fût 
connu  qu'en  Suisse  et  à  Genève.  J'aimerois  bien 
mieux  qu'il  se  répandît  en  France  et  en  Angle- 
terre, où  je  suis  un  peu  plus  en  honneur.  Ne 
pourriez-vous  pas  vous  adresser  à  Rey,  sur- 
tout si  vous  vous  nommez?  Car,  si  vous  gardez 
l'anonyme,  il  ne  faudroit  peut-être  pas  vous 
servir  de  lui  de  peur  qu'on  ne  crût  que  l'ou- 
vrage vient  de  moi.  Du  reste,  travaillez  avec 
confiance,  et  n'allez  pas  vous  figurer  que  vous 
manquez  de  talent;  vous  en  avez  plus  que  vous 
ne  pensez.  D'ailleurs  l'amour  du  bien,  la  vertu, 
la  générosité,  vous  élèveront  l'âme.  Vous  son- 
gerez que  vous  défendez  l'opprimé,  que  vous 
écrivez  pour  la  vérité  et  pour  votre  ami  ;  vous 
traiterez  un  sujet  dont  vous  êtes  digne;  et  je 
suis  bien  trompé  dans  mon  espérance  si  vous 
n'effacez  votre  client.  Surtout  ne  vous  bat- 
tez pas  les  flancs  pour  faire.  Soyez  simple, 
et  aimez-moi.  Adieu. 

Convenons  que  nous  ne  parlerons  plus  de  cet 
écrit  dans  nos  lettres,  de  peur  qu'elles  ne  soient 
vues  ;  car  je  crois  qu'il  faut  du  secret. 

Après  un  long  silence,  je  viens  de  recevoir 
de  M.  Vernes  une  lettre  de  bavardage  et  de  ca- 
fardise,  qui  m'achève  de  dévoiler  le  pauvre 
homme.  Je  m'étois  bien  trompé  sur  son  compte. 
Ses  directeurs  l'ont  chargé  de  me  tirer,  comme 
on  dit,  les  vers  du  nez.  Vous  vous  doutez  bien 
qu'il  n'aura  pas  de  réponse. 


A  M.   MARCET. 

Vitam  impendere  vero. 


Votre  lettre,  monsieur,  sur  l'affaire  de 
M.  Pictetestjudicieuse;elle  va  très-bien  au  fait. 
Permettez -moi  d'y  ajouter  quelques  idées  pour 
achever  de  déterminer  l'état  de  la  question. 


i .  I.a  doctrine  de  la  Profession  de  foi  du  vi- 
caire savoyard  est-elle  si  évidemment  contraire 
à  la  religion  établie  à  Genève,  que  cela  n'ait  pas 
môme  pu  faire  une  question,  et  que  le  Conseil, 
quand  il  s'agissoit  de  l'honneur  et  du  sort  d'un 
citoyen,  ait  dû  sur  cet  article  ne  pas  même 
consulter  les  théologiens? 

2.  Supposé  que  celte  doctrineysoitcontraire, 
est-il  bien  sûr  que  J.  J.  Rousseau  en  soit  l'au- 
teur? L'est-il  même  qu'il  soit  l'auteur  du  livre 
qui  porte  son  nom?  Ne  peut-on  pas  faussement 
imprimer  le  nom  d'un  homme  à  la  tête  d'un 
livre  qui  n'est  pas  de  lui?  Ne  convenoit-il  pas 
de  commencer  par  avoir  ou  des  preuves  ou  la 
déclaration  de  l'accusé,  avant  de  procéder 
contre  sa  personne?  Oh  diroit  qu'on  s'est  hâté 
de  le  décréter  sans  l'entendre,  de  peur  de  le 
trouver  innocent. 

3.  Le  cas  du  parlement  de  Paris  est  lout-à- 
fait  difiFérent,  et  n'autorise  point  la  procédure 
du  Conseil  de  Genève.  Le  parlement  ayant  pré- 
tendu, je  ne  sais  sur  quel  fondement,  que  le 
livre  étoit  imprimé  dans  le  royaume  sans  ap- 
probation ni  permission,  avoit  ou  croyoil  avoir 
à  ce  titre  inspection  sur  le  livre  et  sur  l'auteur. 
Cependant  tout  le  monde  convient  qu'il  a  com- 
mis une  irrégularité  choquante  en  décrétant 
d'abord  de  prise-de-corps  celui  qu'il  devoit  pre- 
mièrement assigner  pour  être  ouï.  Si  cette  pro- 
cédure étoit  légitime,  la  liberté  de  tout  hon- 
nête homme  seroit  toujours  à  la  merci  du  pre- 
mier imprimeur.  On  dira  que  la  voix  publique 
est  unanime,  et  que  celui  à  qui  l'on  attribue  le 
livre  ne  le  désavoue  pas.  Mais,  encore  une  fois, 
ayant  que  de  flétrir  l'honneur  d'un  homme  irré- 
prochable, avant  que  d'attenter  à  la  liberté 
d'un  citoyen,  il  faudroit  quelque  preuve  posi- 
tive :  or,  la  voix  publique  n'en  est  pas  une;  et 
nul  n'est  tenu  de  répondre  lorsqu'il  n'est  pas 
interrogé.  Si  donc  la  procédure  du  parlement 
de  Paris  est  irrégulière  en  ce  point,  comme  il 
est  incontestable,  que  dirons-nous  de  celle  du 
Conseil  de  Genève,  qui  n'a  pas  le  moindre  pré- 
texte pour  la  fonder  ?  Quelquefois  on  se  hâte  de 
décréter  légèrement  un  accusé  qu'on  peut  sai- 
sir, de  peur  qu'il  ne  s'échappe;  mais  pourquoi 
le  décréter  absent,  à  moins  que  le  délit  ne  soit 
de  la  dernière  évidence  ?  Ce  procédé  violent  est 
sans  prétexte  ainsi  que  sans  raison.  Quand  le 
public  juge  avec  éiourderie,  il  est  d'autant 


382 


CORRESPONDANCE. 


moins  permis  aux  tribunaux  de  rimiler  que  le  I  effet  beaucoup  de  gens  ont  regardé  jusqu'ici 


public  se  rétracte  comme  il  juge  ;  au  lieu  que  la 
première  maxime  de  tous  les  gouvernemens  du 
monde  est  d'enlasser  plutôt  sottise  sur  sottise 
que  de  convenir  jamais  qu'ils  en  ont  fait  une, 
encore  moins  de  la  réparer. 

4.  Maintenant  supposons  le  livre  bien  recon- 
nu pour  être  de  l'auteur  dont  il  porte  le  nom  : 
il  s'agit  ensuite  de  savoir  si  la  Profession  de  foi 
en  est  aussi.  Autre  preuve  positive  et  juridique 
indispensable  en  cette  occasion  :  car  enfin,  l'au- 
teur du  livre  ne  s'y  donne  point  pour  celui  de 
la  Profession  de  foi  ;  il  déclare  que  c'est  un 
écrit  qu'il  transcrit  dans  son  livre  ;  et  cet  écrit, 
dans  le  préambule,  paroît  lui  être  adressé  par 
un  de  ses  concitoyens.  Voilà  tout  ce  qu'on  peut 
inférer  de  l'ouvrage  même;  aller  plus  loin 
c'est  deviner  :  et  si  l'on  se  mêle  une  fois  de  de- 
viner dans  les  tribunaux,  que  deviendront  les 
particuliers  qui  n'auront  pas  le  bonheur  de 
plaire  aux  magistrats?  Si  donc  celui  qui  est 
nommé  à  la  téie  du  livre  où  se  trouve  la  Profes- 
sion de  foi  doit  être  puni  pour  l'avoir  publiée, 
c'est  comme  éditeur  et  non  comme  auteur;  on 
n'a  nul  droit  de  regarder  la  doctrine  qu'elle 
contient  comme  étant  la  sienne,  surtout  après 
la  déclaration  qu'il  fait  lui-même  qu'il  ne  donne 
point  cette  profession  de  foi  pour  règle  des  sen- 
limens  qu'on  doit  suivre  en  matière  de  religion, 
et  il  dit  pourquoi  il  la  donne.  Mais  on  imprime 
tous  les  jours  dans  Genève  des  livres  catholi- 
ques, même  de  controverse,  sans  que  le  Con- 
seil cherche  querelle  aux  éditeurs.  Par  quelle 
injuste  partialité  punit -on  l'éditeur  genevois 
d'un  ouvrage  prétendu  hétérodoxe,  imprimé 
en  pays  étranger,  sans  rien  dire  aux  éditeurs 
genevois  d'ouvrages  incontestablement  hétéro- 
doxes, imprimés  dans  Genève  même? 

5.  A  regard  du  Contrat  social,  l'auteur  de 
cet  écrit  prétend  qu'une  religion  est  toujours 
nécessaire  à  la  bonne  constitution  d'un  état.  Ce 
sentiment  peut  bien  déplaire  au  poète  Voltaire, 
au  jongleur  Tronchin ,  et  à  leurs  satellites; 
mais  ce  n'est  pas  par  là  qu'ils  oseront  attaquer  le 
livre  en  public.  L'auteur  examine  ensuite  quelle 
est  la  religion  civile  sans  laquelle  nul  état  ne 
peut  être  bien  constitué.  Il  semble,  il  est  vrai, 
ne  pas  croire  que  le  christianisme,  du  moins 
celui  d'aujourd'hui,  soit  cette  religion  civile  in-r 
dispensable  à  toute  bonne  lé[]is!ation  :  et  en 


les  républiques  de  Sparte  et  de  Rome  comme 
bien  constituées,  quoiqu'elles  ne  crussent  pas 
en  Jésus-Christ.  Supposons  toutefois  qu'en 
cela  l'auteur  se  soit  trompé  :  il  aura  fait  une 
erreur  en  politique  ;  car  il  n'est  pas  ici  question 
d'autre  chose.  Je  ne  vois  point  où  sera  l'héré- 
sie, encore  moins  le  crime  à  punir. 

6.  Quant  aux  principes degouvernement  éta- 
blis dans  cet  ouvrage,  ils  se  réduisent  à  ces  deux 
principaux  :  le  premier,  que  légitimement  la 
souveraineté  appartient  toujours  au  peuple;  le 
second,  que  le  gouvernement  aristocratique  est 
le  meilleur  de  tous.  Peut-être  importeroit-ii 
beaucoup  au  peuple  de  Genève,  et  même  à  ses 
magistrats,  de  savoir  précisément  en  quoi  quel- 
qu'un d'eux  trouve  ce  livre  blâmable  et  son  au- 
teur criminel.  Si  j'étois  procureur-général  de  la 
république  de  Genève,  et  qu'un  bourgeois,  quel 
qu'il  fût,  osât  condamner  les  principes  établis 
dans  cet  ouvrage,  je  l'obligerois  à  s'expliquer 
avec  clarté,  ou  je  le  poursuivrois  criminel- 
lement comme  traître  à  la  patrie  et  criminel 
de  lèse-majesté. 

On  s'obstine  cependant  à  dire  qu'il  y  a  un  dé- 
cret secret  du  Conseil  coiitre  J.  J.  Rousseau,  et 
même  que  sa  famille  ayant  par  requête  de- 
mandé communication  de  ce  décret,  elle  lui  a 
été  refusée.  Cette  manière  ténébreuse  de  pro- 
céder est  effrayante;  elle  est  inouïe  dans  tous 
les  tribunaux  du  monde,  excepté  celui  des  in- 
quisiteurs d'état  à  Venise.  Si  jamais  elle  s'é- 
tablissoit  à  Genève,  il  vaudroit  mieux  être  né 
Turc  que  Genevois. 

Au  reste,  je  ne  puis  croire  qu'on  érige  contre 
M.  Pictet  le  tribunal  dont  vous  parlez.  En  tout 
cas,  ce  sera  fournir  à  un  homme  ferme,  qui  a 
du  sens,  de  la  santé,  des  lumières,  l'occasion  de 
jouer  un  très-beau  rôle,  et  de  donner  à  ses  con- 
citoyens de  grandes  leçons. 

Celui  qui  vous  écrit  ces  remarques  vous  aime 
et  vous  salue  de  tout  son  cœur. 


A  MADAME  LA  COMTESSK  DE   BOUFFLERS. 

A  MoUers-Traver»,  le  27  julUet  1762. 

J'ai  enfin  le  plaisir,  madame,  d'avoir  ici  ma- 
demoiselle Le  Vasseur,  et  j'apprends  d'elle  à 


ANNÉK  17G2. 


385 


combien  de  nouveaux  titres  je  dois  être  pénétré 
de  reconnoissunce  pour  les  bienfaits  que  M.  le 
prince  de  Conli  a  versés  sur  celte  pauvre  fille, 
pour  les  soins  bien  plus  précieux  dont  il  a  dai« 
f;né  l'honorer,  et  surtout,  madame,  pour  tout 
ce  que  vous  avez  fait  pour  elle  et  pour  moi  dans 
ces  momens  si  tristes  et  si  peu  prévus.  Pourquoi 
faut-il  que  la  détresse  et  l'oppression  qui  resser- 
rent mon  cœur  le  ferment  encore  à  l'effusion 
des  sentimens  dont  il  est  pénétré?  Tout  est  en- 
core en  dedans,  madame,  mais  tout  y  est,  et 
vous  m'avez  fait  encore  plus  de  bien  que  vous 
ne  pensez. 

La  réponse  du  roi  n'est  point  encore  venue 
sur  l'asile  que  j'ai  cherché  dans  ses  états,  et 
j'ignore  quels  seront  ses  ordres  à  mon  éf[ard. 
Après  ce  qui  vient  de  m'arriver  à  Berne,  je  ne 
dois  me  croire  en  sûreté  nulle  part  ;  et  j'avoue 
que,  sans  la  nécessité  qui  m'y  force,  ce  n'est 
pas  ici  que  je  leserois  venu  chercher,  quelque 
plaisir  que  me  fasse  mademoiselle  Le  Vasseur. 
Surcroît  d'embarras  s'il  faut  fuir  encore  ;  et  moi 
qui  ne  sait  plus  ni  où  ni  comment,  il  ne  me 
reste  qu'à  m'abandonner  à  la  Providence  et  à 
me  jeter  tête  baissée  dans  mon  destin.  L'argent 
ne  me  manque  pas  par  les  soins  que  l'on  a  pris 
de  ma  bourse  et  parce  qu'on  a  mis  dans  la 
sienne.  Mais  l'indigence  pourroit  augmenter 
mes  infortunes,  sans  que  l'argent  les  puisse 
adoucir,  et  je  n'ai  jamais  été  si  misérable  que 
quand  j'ai  été  le  plus  riche.  J'ai  toujours  ouï 
dire  que  l'or  éloil  bon  à  tout  sans  l'avoir  jamais 
trouvé  bon  à  rien. 

Vous  ne  sauriez  concevoir  à  quel  point  le  ré- 
quisitoire de  ce  Fleuri  a  effarouché  tous  nos 
minisires;  et  ceux-ci  sont  les  plus  remuans  de 
tous.  Ils  ne  me  voient  qu'avec  horreur  :  ils 
prennent  beaucoup  sur  eux  pour  me  souffrir 
dans  les  temples.  Spinosa,  Diderot,  Voltaire, 
Helvétius,  sont  des  saints  auprès  de  moi.  II  y  a 
presque  un  raccommodement  avec  le  parti  phi- 
losophique pour  me  poursuivre  de  concert  :  les 
dévots  ouvertement;  les  philosophes  en  secret, 
par  leurs  intrigues,  toujours  en  gémissant  tout 
haut  sur  mon  sort.  Le  poète  Voltaire  et  le  jon- 
gleur Tronchin  ont  admirablement  joué  leur 
rôle  à  Genève  et  à  Berne.  Nous  verrons  si  je 
prévois  juste,  mais  j'ai  peine  à  croire  qu'on  me 
laisse  tranquille  où  je  suis.  Cependant  jusqu'ici 
mj  lord  maréchal  paroîtm'y  voir  de  bon  œil.  J'ai 


reçu  hier,  sous  la  date  et  le  timbre  de  Metz,  d'un 
prétendu  baron  de  Corval,  une  lettre  à  mourir 
de  rire,  laquelle  sent  son  Voltaire  à  pleine 
gorge.  Je  ne  puis  résister,  madame,  à  l'envie 
de  vous  transcrire  quelques  articles  de  la  lettre 
de  M.  le  baron,  j'espère  qu'elle  vous  amusera. 

«  Je  voudrois  pouvoir  vous  adresser,  sans 
M  frais,  deux  de  mes  ouvrages.  Le  premier  est 
M  un  plan  d'éducation  tel  que  je  l'ai  conçu.  Il 
)t  n'approche  pasdel'excellence  du  vôtre,  mais 
»  jusqu'à  vous  j'étois  le  seul  qui  pût  se  flatter 
»  d'approcher  le  but  de  plus  près.  Le  second 
»  est  votre  Héloïse,  dont  j'ai  fait  une  comédie 
»  en  trois  actes,  en  prose,  le  mois  de  décembre 
»  dernier.  Je  l'ai  communiquée  à  gens  d'esprit, 
M  surtout  aux  premiers  acteurs  de  notre  théâtre 
»  messin.  Tout  l'ont  trouvée  digne  de  celui  de 
M  Paris  :  elle  est  de  sentiment,  dans  le  goût  de 
»  celles  de  feu  M.  de  La  Chaussée.  Je  l'ai 
»  adressée  à  M.  Dubois,  premier  commis  en 
»  chefdesbureaux  de  l'artillerie  et  du  génie,  il  y 
»  a  trois  mois,  sans  que  j'en  reçoive  de  réponse, 
H  je  ne  sais  pourquoi.  Si  j'eusse  connu  l'excel- 
»  lence  de  votre  cœur  comme  à  présent  et  que 
»  j'eusse  su  votre  adresse  à  Paris,  je  vous  l'au- 
»  roisadressée  pour  la  corriger  et  la  faire  re- 
»  cevoir  aux  François,  à  mon  profit. 

M  J'ai  une  proposition  à  vous  faire,  je  vous 
»  demande  le  même  service  que  vous  avez  reçu 
»  du  vicaire  savoyard;  c'est-à-dire  de  qie  reccr 
»  voir  chez  vous,  sans  pension,  pour  deux  ans  ; 
»  me  loger,  nourrir,  éclairer  et  chauffer.  Vous 
»  êtes  le  seul  qui  puissiez  me  conduire  de  toute 
«  façon  à  la  félicité  et  m'apprendre  à  mourir, 
«  Mon  excès  d'humanité,  inséparable  de  la  pi- 
»  tié,  m'a  engagé  à  cauiioimer  un  militaire 
»  pour  5,200  livres.  En  établissant  mesenfans, 
M  je  ne  me  suis  réservé  qu'une  pension  de 
M  ^  ,500  livres  :  la  voilà  plus  qu'absorbée  pour 
»  deux  ans;  c'est  ce  qui  me  force  à  partager* 
»  votre  pain  pendant  cet  intervalle.  Vous  n'au- 
»  rez  pas  sujet  de  vous  plaindre  de  moi  :  je  suis 
»  très-sobre  ;  je  n'aime  que  les  légumes,  et 
»  fort  peu  la  viande  ;  je  renchéris  sur  la  soupe, 
»  à  laquelle  je  suis  habitué  deux  fois  par  jour, 
»  je  mange  de  tout,  mais  jamais  de  ces  ragoûts 
»  faits  dans  le  cuivre,  ni  de  ces  ragoûts  raffî- 
»  nés  qui  empoisonnent. 

»  Je  vous  préviens  que  la  suite  d'une  chute 
»  nj'a  rendu  sourd  ;  cependant  j'entends  très- 


584 


CORRESPONDANCE. 


»  bien  de  l'oreille  gauche,  sans  qu'on  hausse  la 
»  voix,  pourvu  qu'on  me  parle  doucemeni  et 
»  de  près  à  cette  oreille.  De  loin  j'entends  avec 
»  la  plus  grande  facilité  par  des  signes  irès-fa- 
»  ciles  que  je  vous  apprendrai ,  ainsi  qu'à  vos 
»  amis.  Je  ne  suis  point  curieux;  je  ne  ques- 
M  lionne  jamais  ;  j'attends  qu'on  ait  la  bonté  de 
»  me  faire  part  de  la  conversation.  » 

Toute  la  lettre  est  sur  le  mêuje  ton.  Vous  me 
direz  qu'il  n'y  a  là  qu'une  folle  plaisanterie. 
J'en  conviens;  mais  je  vois  qu'en  plaisantant 
cet  honnête  homme  s'occupe  de  moi  continuel- 
lement, et,  madame,  cela  ne  vaut  rien.  Je  suis 
convaincu  qu'on  ne  me  laissera  vivre  en  paix 
sur  la  terre  que  quand  il  m'aura  oublié. 

Depuis  quinze  jours  je  me  mets  souvent  en 
devoir  d'écrire  au  chevalier  (deLorenzi  ),  et 
toujours  quelque  soin  pressant  m'en  empêche; 
et  même  à  présent  que  je  voulois  vous  parler  de 
vous,  madame,  de  madame  la  maréchale, 
voilà  qu'on  vient  m'arracher  à  moi-même  et 
aux  bienfaisantes  divinités  que  mon  cœur 
adore,  pour  aller,  en  vrai  manichéen,  servir 
celles  qui  peuvent  me  nuire,  sans  pouvoir  me 
faire  aucun  bien. 


A  M.  MOULTOU. 

Motiers,  3  août  4762. 

Je  soupçonne,  ami,  que  nos  lettres  sont  inter- 
ceptées, ou  du  moins  ouvertes;  car  la  dernière 
que  vous  m'avez  envoyée  de  notre  ami,  avec 
un  mot  de  vous  au  dos  d'une  autre  lettre  tim- 
brée de  Metz,  ne  m'est  parvenue  que  six  jours 
après  sa  date.  Marquez-moi,  je  vous  prie,  si 
vous  avez  reçu  celle  xjue  je  vous  écrivis  il  y  a 
huit  ou  dix  jours,  avec  une  réponse  à  un  ci- 
toyen de  Genève  qui  m'avoit  écrit  au  sujet  de 
l'affaire  de  M.  Pictet.  Je  vous  laissois  le  maître 
d'envoyer  cette  réponse  à  son  adresse,  ou  de 
la  supprimer  si  vous  le  jugiez  à  propos. 

Vous  aviez  raison  de  croire  que  quelqu'un 
qui  m'écriroit  àGenève  ne  seroit  pas  fort  au  fait 
do  ma  situation.  Mais  la  lettre  que  vous  m'avez 
envoyée,  quoique  datée  et  timbrée  de  Metz, 
sont  son  Voltaire  à  pleine  gorge,  et  je  ne  doute 
point  qu'elle  ne  soit  de  ce  glorieux  souverain  de 
Genève,  qui,  tout  occupé  de  ses  noirceurs,  ne 
néglige  pas  pour  cela  les  plaisanteries  ;  son 


génie  universel  suffit  à  tout.  J^aissez  donc  au 
rebut  les  lettres  qu'on  m'écrit  à  Genève;  mes 
amis  savent  bien  que  ce  n'est  pas  là  qu'il  faut 
me  chercher  désormais. 

Je  viens  de  recevoir  l'arrêt  du  parlement  qui 
me  concerne,  apostille  par  un  anonyme  que  j'ai 
lieu  de  soupçonner  être  un  évêque.  Quoi  qu'il 
en  soit ,  les  notes  sont  bien  faites  et  de  bonne 
main  ;  et  je  n'attends,  pour  vous  faire  passer  ce 
papier,  que  de  savoir  si  mes  paquets  et  lettres 
vous  parviennent  sûrement  et  dans  leur  temps. 
C'est  par  la  même  défiance  que  je  n'écris  point 
à  notre  ami,  que  je  ne  veux  pas  compromettre; 
car,  pour  vous,  il  est  désormais  trop  tard  ;  vous 
êtes  noté  d'amitié  pour  moi,  et  c'est  à  Genève 
un  crime  irrémissible.  Adieu. 

Réponse  aussitôt,  je  vous  prie,  si  cette  lettre 
vous  parvient.  Cachetez  les  vôtres  avec  un  peu 
plus  de  soin ,  afin  que  je  puisse  juger  si  elles 
ont  été  ouvertes. 


AU  MÊME.  ' 

tlotiers,  ce  10  août  1762. 

J'ai  reçu  hier  au  soir  votre  lettre  du  7  :  ainsi, 
à  quelques  petits  retards  près,  notre  corres- 
pondance est  en  règle  ;  et  si  l'on  n'ouvre  pas 
nos  lettres  à  Genève  on  ne  les  ouvre  sûrement 
pas  en  Suisse.  De  sorte  qu'à  moins  d'affaires 
plus  importantes  à  traiter,  et  malgré  les  voies 
intermédiaires  qu'on  pourra  vous  proposer,  je 
suis  d'avis  que  nous  continuions  à  nous  écrire 
directement  l'un  à  l'autre.         * 

Si  notre  ami  lisoit  dans  mon  cœur,  il  ne  se- 
roit pas  en  peine  de  mon  silence.  Dites-lui  que, 
s'il  peut  me  tenir  parole  sans  se  compromettre 
et  sans  qu'on  sache  où  il  va,  j'aimerois  bien 
mieux  l'embrasser  que  lui  écrire.  Son  projet  de 
me  réfuter  est  excellent,  et  peut  même  m'étre 
très-utile  et  très-honorable.  Il  est  bon  qu'on 
voie  qu'il  me  combat  et  qu'il  m'aime  ;  il  est  bon 
qu'on  sache  que  mes  amis  ne  me  sont  point  at- 
tachés par  esprit  de  parti ,  mais  par  un  sincère 
amour  pour  la  vérité,  lequel  nous  unit  tous. 

L'arrêt  est  si  volumineux  que  j'ai  mieux  aimé 
vous  transcrire  les  notes.  Attachez-vous  surtout 
à  la  huitième.  Quelle  doctrine  abominable  que 
celle  de  ce  réquisitoire,  qui  détruit  tout  prin- 
cipe commun  de  société  entre  les  fidèles  et  les 


ANNÉE  17G2. 


385 


autres  hommes  1  Conséquemmeni  à  celle  doc- 
trine il  faut  nécessairement  poursuivre  et  mas- 
sacrer comme  des  loups  tous  ceux  qui  ne  sont 
pas  jansénistes  :  car  si  la  loi  naturelle  est  cri- 
minelle, il  faut  brûler  ceux  qui  la  suivent  et 
rouer  ceux  qui  ne  la  suivent  pas.  Ce  que  vous 

a  mandé  M.  C ne  doit  point  vous  retenir; 

car,  outre  que  je  n'ai  pas  grand'foi  à  sesalma- 
nachs,  vous  devez  toujours  parler  du  parlement 
avec  le  plus  grand  respect,  et  même  avec  con- 
sidération de  l'avocàt-général.  Le  tort  de  ce 
magistrat  est  très-grand,  sans  doute,  d'avoir 
adopté  ce  réquisitoire  sans  avoir  lu  le  livre  ; 
mais  il  seroit  bien  plus  grand  encore  s'il  en  éioit 
lui-même  l'auteur.  Ainsi  séparez  toujours  le 
tribunal  et  Ihomme  du  libelle,  et  tombez  sur 
cet  horrible  écrit  comme  il  le  mérite.  C'est  un 
vrai  service  à  rendre  au  genre  humain  d'attirer 
sur  cet  écrit  toute  l'exécration  qui  lui  est  due; 
nul  ménagement  pour  votre  ami  ne  doit  l'em- 
porter sur  cette  considération. 

Je  sôuhaiterois  que  l'écrit  da  nôtt-e  ami  fût 
imprimé  en  France,  et  même  le  vôtre;  car  il 
est  bon  qu'ils  y  paroissent,  et  s'ils  sont  imprj- 
més  dehors  on  ne  les  y  laissera  pas  entrer. 
Je  pense  encore  qu'il  ne  trouvera  nulle  part 
ailleurs  un  certain  profil  de  son  ouvrage,  et  il 
faut  un  peu  faire  ce  qu'il  ne  fera  pas,  c'est-à- 
dire  songer  à  ses  intérêls.  Si  vous  jugez  à  pro- 
pos de  me  confier  ce  soin,  je  tâcherai  de  le 
remplir.  Cependant  je  crois  que  l'homme  dont 
je  vous  ai  parlé  ci-devant  pourroit  également 
se  charger  de  cette  affaire.  Mais,  comme  je  n'ai 
point  de  ses  nouvelles,  je  ne  me  soucie  pas  de 
lui  écrire  le  premier.  A  l'égard  de  la  Suisse  et 
de  Genève,  j'ai  cessé  de  prendre  intérêt  à  ce 
qu'on  y  pensoit  de  moi.  Ces  gens-là  sont  si  ca- 
fards, ou  si  faux,  ou  si  bêtes,  qu'il  faut  renon- 
cer à  les  éclairer. 

iMus  je  médite  sur  votre  entreprise,  plus  je 
la  trouve  grande  et  belle.  Jamais  plus  noble 
sujet  ne  put  être  plus  dignement  traite.  Voire 
état  môme  vous  permet  et  vous  prescrit  de 
mettre  dans  vos  discours  une  certaine  élévation 
qui  ne  siéroit  pas  à  tout  autre.  Quelle  louchanie 
voix  que  celle  du  chrétien  relevant  les  fautes 
de  son  ami!  et  quel  spectncle  aussi  de  le  voir 
couvrir  l'opprimé  de  l'égide  de  IP^vangile  î 
Ministre  du  Très-Haut,  faites  tomber  à  vos 
pieds  tous  ces  misérables,  sinon  jetez  la  plume 

T.   IV. 


et  courez  vous  cacher  ;  vous  ne  ferez  jamais 
rien. 

Il  est  certain  qu'il  y  a  des  gens  de  mauvaise 
humeur  à  Neuchàtel,  qiu  meurent  d'envie  d'i- 
miter les  autres  et  de  me  chercher  chicane  à  , 
leur  tour  ;  mais  outre  qu'ils  seront  retenus  par 
d'autres  gens  plus  sensés,  que  peuvent-ils  me 
faire?  Ce  n'est  pas  sous  leur  protection  que  jo 
me  suis  mis,  c'est  sous  celle  du  roi  de  Prusse  ; 
il  faut  attendre  ses  ordres  pour  disposer  de 
moi  :  en  attendant,  il  ne  paroît  pas  que  mylord 
maréchal  soit  d'avis  de  retirer  la  protection 
qu'il  m'a  accordée,  et  que  probablement  ils 
n'oseront  pas  violer.  Au  reste,  comme  l'expé- 
rience m^apprend  à  tout  mettre  au  pis,  il  ne 
peut  plus  rien  m'arriver  de  désagréable  à  quoi 
je  ne  sois  préparé.  Il  est  vrai  cependant  que 
dans  cette  affaire-ci  j'ai  trouvé  la  stupidité  pu- 
blique plus  grande  que  je  ne  l'aurois  attendu  ; 
car  quoi  de  plus  plaisant  que  de  voir  les  dé- 
vots se  faire  les  satellites  de  Voltaire  et  du 
parti  philosophique,  bien  plus  vivement  ulcéré 
qu'eux,  et  les  ministres  protestans  se  faire,  à 
ma  poursuite,  les  archers  des  prêtres?  La  mé- 
chanceté ne  me  surprend  plus;  mais  je  voUs 
avoue  que  la  bêtise,  poussée  à  ce  point, 
m'étonne  encore.  Adieu,  ami;  je  vous  em- 
brasse. 


A  MADAME   LA  MARECHALE  DE  LUXEMBOURG. 
Motiers-Ti-aven,  le  14  aoAt  1762. 

Voici,  madame  la  maréchale,  une  troisième 
lettre  depuis  mon  arrivée  à  Motiers.  Je  voua 
supplie  dé  ne  pas  vous  rebuter  de  mon  impor- 
tuÉRI;  il  est  difficile  de  n'être  pas  un  peu  plus 
inquiet  d'un  long  silence  à  un  si  grand  éloi- 
gnement  que  si  l'on  étoit  plus  à  portée.  Quand 
je  vous  écris,  madame,  vous  m'êtes  présente  ; 
c'est  en  quelque  sorte  comme  si  vous  m'écri- 
viez. Il  faut  se  dédommager  comme  on  peut 
d\.ce  qu'on  désire  et  qu'on  ne  sauroit  avoir. 
D'ailleuré  M.  le  maréchal  m'a  marqué  qu'il 
croyoit  que  vous  m'aviez  écrit  ;  et,  pour  savoir 
si  les  lettres  se  perdent ,  il  faut  accuser  ce 
qu'on  reçoit,  et  aviser  de  ce  qu'on  ne  reçoit 
pas. 


25 


li^G 


CORRESPONDANCE. 


A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOLFFLERS. 

Motiers-Travers,  août  1762. 

,Tai  reçu  dans  leur   temps,   madame,  vos 
'  deux  lettres  des  21  et  51  juillet,  avec  l'exlrait 
\)i\v  duplicata  d'un  P.  S.  de  M.  Hume,  que 
vous  y  avez  joint.  L'estime  de  cet  homme  uni- 
que efface  tous  les  outrages  dont  on  m'accable. 
M.  Hume   étoit    l'homme    selon    mon   cœur, 
même  avant  que  j'eusse  le  bonheur  de  vous 
connoître,    et  vos  sentimens  sur  son  compte 
ont  encore  augmenté  les  miens;  il  est  le  plus 
vrai  philosophe  que  je   connoisse,  et  1«  seul 
historien  qui  jamais  ait  écrit  avec  impartialité. 
Il  n'a  pas  plus  aimé  la  vérité  que  moi,  j'ose  le 
croire;  mais  j'ai  mis  de  la  passion  dans  sa  re- 
cherche, et  lui  n'y  a  mis  que  ses  lumières  et 
son  beau  génie.  L'amour-propre  m'a  souvent 
égaré  par  mon  aversion  même  pour  le  men- 
songe; j'ai  haï  le  despotisme  en  républicain, 
ot  l'intolérance  en  théiste.    M.   Hume   a   dit. 
Voilà  ce  que  fait  l'intolérance,  et  ce  que  fait  le 
(lospoiisme.  Il  a  vu  par  toutes  ses  faces  l'objet 
que  la  passion  ne  m'a  laissé  voir  que  par  un 
côté.   H   a  mesuré,  calculé  les    erreurs  des 
hommes  en  être  au-dessus  de  Ihumanité.  J'ai 
cent  fois  désiré  etje  désire  encore  voir  l'Angle- 
terre, soit  pour  elle-même,  soit  pour  y  con- 
verser avec  lui,  et  cultiver  son  amitié,  dont  je 
ne  me  crois  pas  indigne.  Mais  ce  projet  devient 
de  jour  en  jour  moins  praticable;  et  le  grand 
éloignement  des  lieux  suftiroit  seul  pour  le 
rendre  tel,  surtout  à  cause  du  tour  qu'il  iau- 
droit  faire,    ne  poqvant  plus  passer  par  la 
France. 

Quoi  1  madame,  moi  qui  ne  puis  plus,  sans 
horreur,  souffrir  l'aspect  d'une  rue,  moi  qui 
mourrai  de  tristesse  lorsque  je  cesserai  de  voir 
des  prés,  des  buissons,  des  arbres  devant  ma 
fenêtre,  irai-je  maintenant  habiter  la  ville  de 
Londres?  irai-je,  à  mon  âge,^  et  dans  mon 
état,  chercher  fortune  à  la  cour,  et  me  fourrer 
parmi  la  valetaille  qui  entoure  les  ministres? 
Non,  madame;  je  puis  être  embarrassé  des 
restes  d  une  vie  plus  longue  que  je  n'ai  compté; 
mais  ces  restes,  quoi  qu'il  arrive,  ne  seront 
point  si  mal  employés.  Je  ne  me  suis  que  trop 
montré  pour  mon  repos;  je  ne  commencerai 
vraiment  àjouir  de  moi  que  qtiand  on  ne  saura 


plus  qUe  j'e.xiste  :  or  je  ne  vois  pas,  dans  celle 
miinière  de  penser,  comment  le  séjour  de  l'An- 
gleterre me  seroit  possible;  car  si  je  n'en  tire 
pas  mes  ressources,  il  m'en  faudra  bien  plus 
là  qu'ailleurs.  Il  est  de  plus  très-douteux  que 
j'y  vécusse  dans  mon  indépendance  aussi  agréa- 
blement que  vous  le  supposez.  J'ai  pris  sur  la 
nation  angloise  une  liberté  qu'elle  ne  pardonne 
à  personne,  et  surtout  aux  étrangers,  c'est 
d'en  dire  le  mal  ainsi  que  le  bien  ;  et  vous  savez 
qu'il  faut  être  buse  pour  aller  vivre  en  Angle- 
terre mal  voulu  du  peuple  anglois.  Je  ne  doute 
pas  que  mon  dernier  livre  ne  m'y  fasse  détes- 
ter, ne  fût-ce  qu'à  cause  de  ma  note  sur  le 
Gobd  natured  people.  Vous  m'obligerez,  ma- 
dame, si  vous  pouvez  vous  informer  de  ce  qu'il 
en  est,  et  m'en  instruire. 

Quant  à  l'édition  générale  de  mes  écrits  à 
faire  à  Londres,  c'est  une  très-bonne  idée,  sur- 
tout si  ce  projet  peut  s'exécuter  en  mon  ab- 
sence. Cependant,  comme  l'impression  coûte 
beaucoup  en  Angleterre,  à  moins  que  l'édition 
ne  fût  magnifique  et  ne  se  fît  par  souscription, 
elle  seroit  difficile  à  faire,  et  j'en  tirerois  peu 
de  profit. 

Le  château  dé  Schleyden,  étant  moins  éloi-' 
gné,  seroit  plus  à  ma  portée,  et  l'avantage  de 
vivre  à  bon  marché,  que  je  n'ai  pas  ici,  seroit 
dans  mon  étal  une  grande  raison  de  préférence; 
mais  je  neconnois  pas  assez  M.  et  madame  de 
La  Mare  pour  savoir  s'il  me  convient  de  leur 
avoir  cette  obligation  ;  c'est  à  vous,  madame, 
et  à  madame  la  maréchale  à  me  décider  là-^ 
dessus.  A  l'égard  de  la  situation,  je  ne  connois 
aucun  séjour  triste  et  vilain  avec  de  la  verdure; 
mais  s'il  n'y  a  que  des  sables  ou  des  rochers 
tout  nus,  n'en  parlons  pas.  J'entends  peu  ce 
que  c'est  qu'aller  par  corvées;  mais,  sur  le 
seul  mot,  s'il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  d'arriver 
au  château,  je  n'irai  jamais.  Quant  au  troi- 
sième asile  dont  vous  me  parlez,  madame,  je 
suis  très-roconnoissant  de  celte   offre,   mais 
très-déterminé  à  n'en  pas  profiler.  Au  reste, 
il  y  a  du  temps  pour  délibérer  sur  les  autres; 
car  je  ne  suis  point  maintenant  en  état   de 
voyager;  ot,  quoique  les  hivers  soient  ici  longs 
et  rudes,  je  suis  forcé  d'y  passer  celui-ci  à 
tout  risque,  ne  présumant  pas  que  le  roi  de 
Prusse,  doflt  la  réponse  n'est  point  venue,  me 
refuse,  en  l'étal  où  je  suis,  l'asile  qu'il  a  sou- 


ANNÉE  1762. 


587 


vent  accordé  à  des  gens  qui  ne  le  mériioient 
guère. 

Voilà,  madame,  quant  à  présent,  ce  que  je 
puis  vous  dire,  sur  les  soins  relatifs  à  moi,  dont 
vous  voulez  bien  vous  occuper.  Soyez  persua- 
dée que  mon  sort  tient  bien  moins  à  l'effet  de 
ces  mêmes  soins  qu'à  l'intérêt  qui  vous  les 
inspire.  La  bonté  que  vous  avez  de  vous  souve- 
nir de  mademoiselle  Le  Vasseur  l'autorise  à 
vous  assurer  de  son  profond  respect.  Il  n'y  a 
pas  de  jour  qu'elle  ne  m'attendrisse  en  me 
parlant  de  vous  et  de  vos  bontés,  madame.  Je 
bénirois  un  malheur  qui  m'a  si  bien  appris 
à  vous  connoître,  s'il  ne  m'eût  en  même  temps 
éloigné  de  vous. 


A  MYLORD  MARÉCHAL. 

Motiers-Travers,  août  1762. 

Mylord, 

II  est  bien  juste  que  je  vous  doive  la  permis- 
sion que  le  roi  me  donne  d'habiter  dans  ses 
états,  car  c'est  vous  qui  me  la  rendez  précieuse  ; 
et  si  elle  m'eût  été  refusée,  vous  auriez  pu 
vous  reprocher  d'avoir  changé  mon  départ  en 
exil.  Quant  à  l'engagement  que  j'ai  pris  avec 
moi  de  ne  plus  écrire,  ce  n'est  pas,  j'ospére, 
une  condition  que  sa  majesté  entend  mettre  à 
l'asile  qu'elle  veut  bien  m'accorder.  Je  m'en- 
gage seulement,  et  de  trés-bon  cœur,  envers 
elle  et  votre  excellence,  à  respecter,  comme 
j'ai  toujours  fait,  dans  mes  écrits  et  dans  ma 
conduite,  les  lois,  le  prince,  les  honnêtes  gens, 
et  tous  les  devoirs  de  l'hospitalité.  En  général, 
j'estime  peu  de  rois,  et  je  n'aime  pas  le  gou- 
vernement monarchique  ;  mais  j'ai  suivi  la  rè- 
gle des  Bohémiens,  qui,  dans  leurs  excur- 
sions, épargnent  toujours  la  maison  qu'ils 
habitent.  Tandis  que  j'ai  vécu  en  France, 
Louis  XV'  n'a  pas  eu  de  meilleur  sujet  que  moi, 
et  sûrement  on  ne  me  verra  pas  moins  de  fidé- 
lité pour  un  prince  d'une  autre  étoffe.  Mais, 
quant  à  ma  manière  de  penser  en  général  sur 
quelque  matière  que  ce  puisse  être,  elle  est  à 
moi,  né  républicain  et  libre  ;  et,  tant  que  je  ne 
la  divulgue  pas  dans  l'étal  où  j'habite,  je  n'en 
dois  aucun  compte  au  souverain  ;  car  il  n'est 
pas  Juge  compétent  de  ce  qui  se  fait  hors  de 


chez  lui  par  un  homme  qui  n'est  pas  né  son 
sujet.  Voilà  mes  sentimens ,  mylord ,  cl  mes 
règles.  Je  ne  m'en  suis  jamais  départi,  et  je  ne 
m'en  départirai  jamais.  J'ai  dit  tout  ce  que 
j'avois  à  dire,  et  je  n'aime  pas  à  rabâcher.  Ainsi 
je  me  suis  promis  et  je  me  promets  de  ne  plus 
écrire;  mais  encore  une  fois  je  ne  l'ai  promis 
qu'à  moi. 

Non,  mylord,  je  n'ai  pas  besoin  que  leê 
agréables  de  Motiers  m'en  chassent  pour  dési- 
rer d'habiter  la  tour  carrée;  et  si  je  l'habitois, 
ce  ne  seroit  sûrement  pas  pour  m'y  rendre  in- 
visible ;  car  il  vaut  mieux  être  homme  et  votre 
semblable,  que  le  Tien  du  vulgaire  et  Dalay- 
Lama.  Mais  j'ai  commencé  à  m'arranger  dans 
mon  habitation,  et  je  ne  saurois  en  changer 
avant  l'hiver,  sans  une  incommodité  qui  effa- 
rouche ,  même  pour  vous.  Si  mes  pèlerinages 
ne  vous  sont  pas  importuns,  je  ferai  de  mon 
temps  un  partage  très-agréable,  à  peu  près 
comme  vous  le  marquez  au  roi.  Ici,  je  ferai  des 
lacets  avec  les  femmes  ;  à  Colombier,  j'irai  pen- 
ser avec  vous. 


A  MADiUtfE  LATOUR. 

Motiers-Travers,  le  20  août  1782. 

J'ai  reçu,  madame,  vos  trois  lettres  en  leur 
temps;  j'ai  tort  de  ne  vous  avoir  pas  à  l'instant 
accusé  la  réception  de  celle  que  vous  avez  en- 
voyée à  madame  de  Luxembourg,  et  sur  laquelle 
vous  jugez  si  mal  d'une  personne  dont  le  cœur 
m'a  fait  oublier  le  rang.  J'avois  cru  que  ma  si- 
tuation vous  feroit  excuser  des  retards  auxquels 
vous  deviez  être  accoutumée,  etquevousm'ao- 
cuseriez  pluiôt  de  négligence  que  madame  de 
Luxembourg  d'infidélité.  Je  m'efforcerai  d'ou- 
blier que  je  me  suis  trompé.  Du  reste,  puis- 
que, même  dans  la  circonstance  présente,  vous 
ne  savez  que  gronder  avec  moi,  nim'écrire  que 
des  reproches,  contentez-vous,  madame,  si  cela 
vous  amuse  :  je  m'en  complairai  peut-être  un 
peu  moins  à  vous  répondre;  mais  cela  n'empê- 
chera pas  que  je  ne  reçoive  vos  lettres  avec 
plaisir,  et  que  votre  amitié  ne  me  soit  toujours 
chère.  Vous  pouvez  m'écrire  en  droiture  ici,  en 
ajoutant,  par  Pontarlier;  mais  il  faut  faire  af- 
franchir jusqu'à  Pontarlier,  sans  quoi  les  lettres 
ne  passent  pas  la  frontière. 


5KB 


COUUKSPOiNDANCE. 


a  M.  Mi  MONTMOLLIN. 

.    Motiei's,  le  21  août  (762. 

monsieur, 

Le  respect  que  je  vous  porte,  et  mon  devoir, 
comme  voire  paroissien,  m'obligent,  avant 
d'approcher  de  la  sainte  table,  devons  faire  de 
messentiuiens  en  matière  de  foi  une  déclaration, 
devenue  nécessaire  par  l'étrange  préjugé  pris 
contre  un  de  mes  écrits,  sur  un  réquisitoire  ca- 
lomnieux dont  on  n'aperçoit  pas  les  principes 
détestables. 

Il  est  fâcheux  que  les  ministres  de  l'Évangile 
se  fassent  en  cette  occasion  les  vengeurs  de 
rilglise  romaine,  dont  les  dogmes  intolérans  et 
sanguinaires  sont  seuls  altaqués  et  détruits  dans 
mon  livre;  suivant  ainsi  sans  examen  une  auto- 
rité suspecte,  faute  d'avoir  voulu  m'entendre, 
ou  faute  même  da  m'avoir  lu.  Comme  vous 
n'êtes  pas,  monsieur,  dans  ce  cas-lâ,  j'attends 
de  vous  un  jugement  plus  équitable.  Quoi  qu'il 
en  soit,  l'ouvrage  porte  en  soi  tous  ses  éclair- 
cissemous;  et  comme  je  nepourrois  l'expliquer 
que  par  lui-même,  je  l'abandonne  tel  qu'il  est 
au  blâme  ou  à  l'approbation  des  sages,  sans 
vouloir  le  défendre  lii  le  désavouer. 

Me  bornant  donc  à  ce  qui  regarde  ma  per- 
sonne, je  vous  déclare,  monsieur,  avec  respect, 
que  depuis  ma  réunion  à  l'Église  dans  laquelle 
je  suis  né,  j'ai  toujours  fait  de  la  religion  chré- 
tienne réformée  une  profession  d'autant  moins 
suspecte,  qu'on  n'exigeoit  de  moi  dans  le  pays 
où  j'ai  v^cu  que  de  garder  le  silence,  et  laisser 
quelques  doutes  à  cet  égard,  pour  jouir  des 
avantages  civilsdont  j'étois  exclu  par  ma  reli- 
gion. Je  suis  attaché  de  bonne  foi  à  cette  reli- 
gion véritable  et  sainte,  et  je  le  serai  jusqu'à 
mon  dernier  soupir.  Je  désire  être  toujours  uni 
extérieurement  à  l'Église  comme  je  le  suis  dans 
le  fond  de  mon  cœur;  et,  quelque  consolant 
qu'il  soit  pour  moi  de  participer  à  la  commu- 
nion des  fidèles,  je  le  désire,  je  vous  proteste, 
autant  pour  leur  édification  et  pour  l'honneur 
(iu  culte  que  pour  mon  propre  avantage;  car  il 
n'est  pas  bon  qu'on  pense  qu'un  homme  de 
bonne  fcii  qui  raisonne  ne  peut  être  un  membre 
de  Jésus-Christ. 

J'irai,  monsieur,  recevoir  de  vous  une  réponse 
verbale,  et  vous  consulter  sur  la  manière  dont 
je  dois  me  conduire  en  cette  occasion  pour  ne 


donner  ni  surprise  au  pasteur  que  j'honore,  ni 
scandale  au  troupeau  que  je  voudrois  édifier. 

Agréez,  monsieur,  je  vous  supplie,  les  assu- 
rances de  tout  mon  respect. 


A  M.  JACOB  VERNëT. 


Motiers-Travers,  le  31  août  1762. 


Je  crois,  monsieur,  devoir  vous  envoyer  la 
lettre  ci-jointe  que  je  viens  de  recevoir  dans 
l'enveloppe  que  je  vous  envoie  aussi.  Épuisé  en 
ports  de  lettres  anonymes,  j'ai  d'abord  déchiré 
celle-ci  par  dépit  sur  le  bavardage  par  lequel 
elle  commence;  mais  ayant  repris  les  pièces  par 
un  mouvement  machinal,  j'ai  pensé  qu'il  pou- 
voit  vous  importer  de  cpnnoître  quels  sont  les 
misérables  qui  passent  leur  temps  à  écrire  ou 
dicter  de  pareilles  bêtises.  Nous  avons,  mon- 
sieur, des  ennemis  commuiïs  qui  cherchent  à 
brouiller  deux  hommes  d'honueur  qui  s'esti- 
meiTt  :  je  vous  réponds,  de  mon  côté,  qu'ils 
auront  beau  faire,  ils  rie  parviendront  pas  à 
m'ôter  la  confiancequeje  vous  ai  vouée  et  qui 
ne  se  démentira  jamais,  et  j'espère  bien  aussi 
conserver  les  mêmes  bontés  dont  vous  m'avez 
honoré  et  que  je  ne  mériterai  point  de  perdre. 
J'apprends  avec  grand  plaisir  que  non-seule- 
ment vous  ne  dédaignez  pas  de  prendre  la  plume- 
pour  me  combattre,  mais  que  même  vous  me 
faites  l'honneur  de  m'adresser  la  parole.  Je  suis 
(rès-persuadé  que,  sans  me  ménager  lorsque 
vous  jugez  que  je  me  trompe,  vous  pouvez 
faire  beaucoup  plus  de  bien  à  vous,  à  moi,  et 
à  lacausecommune,quesi  vous  écriviez  pour 
ma  défense,  tant  je  crois  avoir  bien  saisi  d'a- 
vance l'esprit  de  votre  réfutation.  Sur  cette 
idée,  je  ne  feindrai  point,  monsieur,  de  vous 
demander  quelques  exemplaires  de  votre  ou- 
vrage pour  en  distribuer  dans  ce  pays-ci.  Je 
me  propose  aussi  d'en  prévenir  mes  amis  en 
France  aussitôt  que  le  titre  m'en  sera  connu, 
persuadé  qu'il  suffira  de  l'y  faire  connoître 
pour  l'y  faire  bientôt  rechercher. 

Je  crois  devoir  vous  prévenir  que  sur  une 
lettre  que  j'ai  écrite  à  M.  de  Montmoliin,  pas- 
teur de  Motiers,  et  dont  je  vous  enverrai  copie 
si  vous  le  souhaitez,  au  cas  qu'elle  ne  vous  par- 
vienne pas  d'ailleurs,  il  a  non-seulement  con- 
senti, mais  désiré  que  je  m'approchasse  de  la 


AinNKE  i762. 


389 


sainte  table,  comme  j'ai  fait  avec  la  plus  grande 
consolation  dimanche  dernier.  Je  me  flatte, 
monsieur,  que  vous  voudrez  bien  ne  pas  dés- 
approuver ce  qu'a  fait  en  celle  occasion  l'un  de 
messieursvoscollègues,  ni  me  traiter  dans  voire 
écrit  comme  séparé  de  l'Église  réformée,  à  la- 
quelle m'étani  réuni  sincèrement  et  de  tout 
mon  cœur,  j'ai ,  depuis  ce  temps,  demeuré 
constamment  attaché,  et  le  si'rai  jusqu'à  la  fin 
de  ma  vie.  Recevez,  monsieur,  les  assurances 
inviolables  de  tout  mon  attachement  et  de  tout 
mon  respect. 

A  M.  MOLLTOU. 
Motieis-Travers,  I"  septembre  t7U2. 

J'ai  reçu  dans  son  temps,  mon  ami,  votre 
lettre  du  2\  août.  J'étois  alarmé  de  n'avoir 
rien  reçu  l'ordinaire  précédent,  parce  que  l'ami 
avec  qui  vous  aviez  conféré  me  marquoit  que 
vous  m'écriviez  par  ce  môme  ordinaire;  ce  qiii 
me  faisoit  craindre  que  voire  lettre  n'eût  été 
interceplée.  Il  me  paroît  maintenant  qu'il  n'en 
éioii  rien.  Cependant  je  persiste  à  croire  que 
si  nous  avions  à  nous  marquer  des  choses  im- 
portantes, il  faudroit  prendre  quelques  pré- 
cautions. 

J'ai  eu  le  plaisir  de  passer,  vendredi  dernier, 
la  journée  avep  M.  le  professeur  Hess,  lequel 
ma  appris  bien  des  choses  plus  nouvelles  pour 
moi  que  surprenantes,  entre  autres  l'histoire 
de  deux  lettres  que  vous  a  écrites  le  jongleur  à 
mon  sujet,  et  votre  réponse.  Je  suis  pénétré 
de  reconnoissance  de  vous  voir  rendre  de  jour 
en  jour  plus  estimable  et  plus  respectable  un  ami 
qui  m^'est  si  cher.  Pour  moi,  je  suis  persuadé 
que  le  poète  et  le  jongleur  méditent  quelque  pro- 
fonde noirceur,  pour  l'exécution  de  laquelle 
votre  vertu  leur  est  incommode.  Je  comprends 
qu'ils  travailleroient  plusà  leur  aise  si  je  n'avois 
plus  d'amis  là-bas.  Il  mevientjournellementde 
(ienève  des  affluences  d'espions  qui  font  ici  de 
nt.oi  les  perquisitions  les  plus  exactes.  Ils 
viennent  ensuite  se  renommer  à  moi  de  vous  et 
de  l'autre  ami  avec  une  affectation  qui  m'aver- 
tit assez  de  me  tenir  sur  la  réserve.  J'ai  résolu 
(le  ne  m'ouvrir  qu'à  ceux  qui  m'apporteront  des 
lettres.  Ainsi  n'écoutez  point  ce  que  tous  les 
autres  vous  dirx)nt  de  moi. 


Il  me  pleut  aussi  journellement  des  lettre» 
anonymes,  dans  lesquelles  je  reconnois  presque 
partout  les  fades  plaisanteries  et  le  goût  cor- 
rompu du  poète.  On  a  soin  de  les  faire  beau- 
coup voyager,  afin  de  me  mieux  dépayser  et 
de  m'en  rendre  les  poris  plus  onéreux.  Il  m'en 
est  venu  cette  semaine  une  dans  laquelle  on 
cherche,  fort  grossièrement  à  la  vérité,  à  me 
rendre  suspect  l'homme  de  poids  que  vous  me 
marquez  avoir  entrepris  de  me  réfuter,  et  dont 
vous  m'avez  envoyé  un  passage  qui  commence 
parce  mol  iestimonium.  J'ai  déchiré  cette  lettre, 
dans  un  premier  mouvement  de  mépris  pour 
l'auteur;  mais  ensuite  j'ai  pris  le  parti  d'envoyer 
les  pièces  à  M.  Vernet.  Il  est  clair  qu'on  cher- 
che à  me  brouiller  avec  notre  clergé;  très- cer- 
tainement on  ne  réussira  pas  de  mon  côté;  mais 
il  est  bon  qu'on  soit  averti  de  l'auire. 

Je  dois  vous  dire  qu'ensuite  dune  lettre  qiie 
j'avois  écrite  à  M.  de  Montmollin,  pasteur  de 
Motiers,  j'ai  été  admis  sans  difficulté  et  même 
avec  empressement,  à  la  sainte  table  dimanche 
dernier,  sans  qu'il  ait  même  été  question  d'ex- 
plication ni  de  rétractation.  Si  ma  lettre  ne  vous 
parvient  pas,  et  que  vous  en  désiriez  copie, 
vous  n'avez  qu'à  parler. 

Je  crois  qu'il  n'est  pas  prudent  que  ni  vous 
ni  Roustan  veniez  me  voir  celte  aimée  ;  car 
très-certainement  il  esliinpossible  que  ce  voyage 
demeure  caché.  Mais  si  je  puis  supporter  ici  la 
rigueur  de  l'hiver,  et  marcher  encore  l'année 
prochaine,  mon  projet  est  d'aller  faire  une 
tournée  dans  la  Suisse  et  surtout  à  Zurich.  Cher 
ami,  si  vous  pouviez  vous  arranger  pour  faire 
cette  promenade  avec  moi,  cela  seroit  char- 
mant. Je  verserois  à  loisir  mon  âme  tout  entière 
dans  la  vôtre,  et  puis  je  mourrois  sans  regret. 
Vous  m'écriviez  ces  mots  dans  votre  denuère 
lettre  :  Avec  les  notes  que  vous  avez  transcrit.  Il 
faut  transcrites.  C'est  une  faute  que  tout  le 
monde  fait  à  Genève.  Cherchez  ou  rappelez- 
vous  les  règles  de  la  langue  sur  les  participes 
déclinables  et  indéclinables.  Il  est  bond  y  pen- 
ser quand  on  imprime,  surtout  pour  la  pre- 
mière fois,  car  on  y  regarde  en  France  :  c'est, 
pour  ainsi  dire,  la  pierre  de  touche  du  gram- 
mairien. Pardon,  cher  ami  ;  l'intérêt  que  vous 
prenez  à  ma  gloire  doit  me  rendre  excusable, 
si  ma  tendre  sollicitude  pour  la  vôtre  va  quel- 
quefois jusqu'à  la  puérilité. 


590 


CORRESPONDANCE. 


Je  ne  vous  parle  poiut  de  la  réponse  du  roi 
de  Prusse;  je  suppose  que  vous  avez  appris 
que  sa  majesté  consent  qu'on  ne  me  refuse  pas 
le  feu  et  l'eau. 

A  M.  THÉODORE  ROUSSEAU. 

A  Mptiers,  le  i\  septenibre  I7C2. 

Quelque  plaisir,  nion  très-cher  cousin,  que 
me  fassent  vos  lettres,  il  m'est  impossible  de 
m'engager  à  vous  répondre  exactement,  car  il 
me  faudroit  plus  de  vingt-quatre  heures  dans 
la  journée  pour  répondre  à  toutes  les  lettres 
qui  me  pleuvent,  et  mon  état  ne  me  permet  pas 
d'écrire  sans  cesse.  Ne  me  reprochez  donc  pas. 
'e  vous  prie ,  que  je  vous  dédaigne,  et  que  je 
vous  refuse  des  réponses  ;  ce  langage  est  hors 
de  propos  entre  des  parens  qui  s'estiment  et 
qui  s'aiment,  et  vous  devez  bien  plutôt  me  plain- 
<ire  d'être  condamné  à  passer  ma  vie  entière  à 
faire  toute  autre  chose  que  ma  volonté.  J'ai 
reçu  voire  première  lettre,  recommandée  à 
M.  le  colonel  Roguin,  et  la  seconde  auroit  fait 
le  même  tour,  par  Yverdun,  si  les  commis  de 
ia  poste  n'eussent  eux  -  mêmes  rectifié  votre 
adresse.  Il  faut  m'écrire  directement  à  Môtiers- 
Travers;  de  cette  manière,  vos  lettres  me  par- 
viendront aussi  sûrement,  beaucoup  plus  tôt, 
et  coiîteront  moins. 

Je  ne  suis  point  étonné  qu'on  commence  à 
changer  de  manière  de  penser  sur  mon  compte 
à  Genève  ;  le  travers  qu'on  y  avoil  pris  étoit 
trop  violent  pour  pouvoir  durer.  Il  ne  faut, 
pour  en  revenir,  qu'ouvrir  les  yeux,  lire  soi- 
même,  et  ne  pas  me  juger  sur  l'intérêt  de  cer- 
taines gens. Pour  moi,  j'ai  déjà  vu  changer  cinq 
ou  six  fois  le  public  à  mon  égard  ;  mais  je  suis 
toujours  resté  le  même,  et  le  serai,  j'espère, 
jusqu'à  la  fin  de  mes  jours.  Dequelque  manière 
que  tout  ceci  se  termine,  il  me  restera  toujours 
un  souvenir  plein  de  reconnoissance  de  la  dé- 
marche que  vous  et  mon  cousin,  votre  père, 
avez  faite  en  cette  occasion  ;  démarche  sage, 
vertueuse,  faite  très-à-propos,  et  qui,  quoique 
en  apparenceinfructueuse,  ne  peut,  dans  la  suite 
des  temps,  qu'être  honorable  à  moi  et  à  ma 
famille  :  soyez  persuadé  que  je  ne  l'oublierai 
jamais. 

J'ai  ici  mademoiselle  l.e  Vasseur,  à  laquelle 
vous  avez  la  bonté  de  vous  intéresser.  Elle 


parle  souvent  de  vous,  et  de  tous  les  bons  tral- 
temens  qu'elle  et  moi  avons  reçus  de  vos  obli- 
geans  père  et  mère,  durant  mon  séjour  à  Ge- 
nève. Présentez-leur,  je  vous  prie,  mes  plus 
tendres  amitiés,  et  soyez  persuadé,  mon  très- 
cher  cousin,  que  je  vous  suis  attaché  pour  la 
vie. 


A  M.  PICTET. 

Motiers,  le  23  septembre  1762. 

Je  suis  touché,  monsieur,  de  votre  lettre  ; 
les  sentimens  que  vous  m'y  montrez  sont  de 
ceux  qui  vont  à  mon  cœur.  Je  sais  d'ailleurs 
que  l'intérêt  que  vous  avez  pris  à  mon  scit 
vous  en  a  fait  sentir  lihfluence;  et,  persuadé 
de  ia  sincérité  de  cet  intérêt,  je  ne  balance- 
rois  pas' à  vous  confier  mes  résolutions  si  j'en 
avois  f)ris  quelqu'une.  Mais,  monsieur,  i! 
s'en  faut  bien  que  je  ne  mérite  la  bonne  opi- 
nion que  yous  avez  prise  de  ma  philosophie. 
J'ai  été  irès-ému  du  traitement  si  peu  mérité 
qu'on  m'a  fait  dans  ma  patrie  ;  je  le  suis  en- 
eore;  et  quoique  jusqu'à  présent  cette  émo- 
tion ne  m'ait  pas  empêché  de  faire  ce  que  j'ai 
cru  être  de  mon  devoir,  elle  ne  me  permettroit 
pas,  tant  qu'elle  dure,  de  prendre  pour  l'ave- 
nir un  parti  que  je  fusse  assuré  m'êtreunique- 
ment  dicté  par  la  raison.  D'ailleurs,  monsieur, 
cette  persécution,  bien  que  plus  couverte,  n'a 
pas  Cessé.  On  s'est  aperçu  que  les  voies  publi- 
ques étoient  trop  odieuses  ;  on  en  emploie  main- 
tenant d'autres  qui  pourront  avoir  un  effet  plus 
sûr  sans  attirer  aux  persécuteurs  le  blâme  pu- 
blic ;  et  i!  faut  attendre  cet  effet  avant  de  pren- 
dre une  résolution  que  la  rigueur  de  mon  sort 
peut  rendre  superflue.  Tout  ce  que  je  puis 
faire  de  plus  sage  dans  ma  situation  présente 
est  de  ne  point  écouter  la  passion ,  et  de  plier 
les  voiles  jusqu'à  ce  qu'exempt  du  trouble 
qui  m'agite,  je  puisse  mieux  discerner  et  com- 
parer les  objets.  Durant  la  tempête,  je  cède, 
sans  mot  dire,  aux  coups  de  la  nécess.ié.  Si 
quelque  jour  elle  se  calme,  je  lâcherai  de  re- 
prendre le  gouvernail.  Au  reste,  je  ne  vous  dis- 
simulerai pas  que  le  parti  daller  vivre  dans  la 
patrie  me  paroît  très-périlleux  pour  moi  sans 
être  utile  à  personne.  On  a  beau  se  dédire  en 
public,  on  ne  sauroit  se  dissimuler  les  outrages 
qu'on  ma  faits;  et  je  connois  trop  les  hommes 
pour  ignorer  que  souvent  l'offensé  pardonne, 


ANNEE  1762. 


591 


nmisquel'oiTeiisour  ne  pardonne  jamais.  Ainsi, 
aller  vivre  à  Genève  n'est  autre  chose  que  m'al- 
ler  livrer  à  des  malveillans  puissans  et  habiles, 
qui  ne  manqueronl  ni  de  moyens  ni  de  volonté 
de  me  nuire.  Le  mal  qu'on  m'a  fait  est  un  trop 
grand  motif  pour  m'en  vouloir  toujours  faire  : 
le  seul  bien  après  lequel  je  soupire  est  le  repos. 
Peut-être  ne  le  trouverai-je  plus  nulle  part; 
mais  sûrement  je  ne  le  trouverai  jamais  à  Ge- 
nève, surtout  tant  que  le  poète  y  rèfjnera,  et 
que  le  jongleur  y  sera  son  f)reniiorininislre. 

Quant  à  ce  que  vous  me  dites  du  bien  que 
pourroit  opérer  mon  séjour  dans  la  patrie,  c'est 
un  motif  désormais  trop  élevé  pour  moi,  et 
que  même  je  ne  crois  pas  fort  solide  ;  car,  où  le 
ressort  public  est  usé,  les  abus  sont  sans  re- 
mède. L'état  et  les  mœurs  ont  péri  chez  nous; 
rien  ne  les  peut  faire  renaître.  Je  crois  quil 
nous  reste  quelques  bons  éitoyenâ,  mais  leur 
génération  s'éteint,  et  celle  qui  suit  n'en  four- 
nira plus.  Et  puis,  monsieur,  vous  nie  faites 
encore  trop  d'honneur  en  ceci.  J'ai  dit  tout  ce 
que  j'avois  à  dire,  je  me  tais  pour  jamais;  ou, 
si  je  suis  enfin  forcé  de  reprendre  la  plume,  ce 
ne  sera  que  pour  ma  propre  défense,  et  à  la 
dernière  extrémité.  Au  surplus,  ma  carrière 
est  finie  ;  j'ai  vécu:  il  ne  me  reste  qu'à  mourir 
en  paix.  Si  je  meretiroisàGenève,j'y  voudrois 
être  nul,  n'embrasser  aucun  parti,  ne  me  mê- 
ler de  rien,  rester  ignoré  du  public  s'il  étoit 
possible,  et  passer  le  peu  de  jours  que  peut 
durer  encore  ma  pauvre  machine  délabiée 
entre  quelques  amis,  dont  il  ne  tiendroit  qu'à 
vous  d'augmeuter  le  nombre.  Voilà,  monsieur, 
mes  sentimens  les  plus  secrets  et  mon  cœur  à 
découvert  devant  vous.  Je  souhaite  qii'en  cet 
état  il  ne  vous  paroisse  pas  indigne  de  quelque 
affection.  Vous  avez  tant  de  droits  à  mon  es- 
time que  je  me  tiendrois  heureux  d'en  avoir  à 
votre  amitié. 


A   MADAME  LATOUR. 

Uotien,  le  26  septembre  1762. 


Je  suis  encore  prêt  à  me  fâcher,  madame, 
do  la  crainte  que  vous  marquez  de  me  tour- 
menter par  vos  lettres.  Croyez,  je  vous  sup- 
plie, que  quand  vous  ne  m'y  gronderez  pas, 


elles  ne  me  lourmonteroni  que  par  le  désir  d'en 
voir  l'auteur,  de  lui  rendre  mes  hommages;  et 
je  vous  avoue  que,  de  cetle  manière,  \ous  n>c 
tourmentez  plus  de  jour  en  jour.  Vous  m'avez 
plus  d'obligation  que  vous  ne  pensez  de  la 
douceur  (pie  je  V(»us  force  d'avoir  avec  moi, 
car  elle  vous  donne  à  mon  imagination  toutes 
les  grâces  que  vous  pourriez  avoir  à  mes  yeux  : 
et  moins  vous  me  reprochez  ma  négligence, 
plus  vous  me  forcez  à  me  la  reprocher. 

La  feutme  qui  me  dit  le  tais-toi,  Jean-Jac- 
ques (*),u'étoit  point  madame  de  Luxembourg, 
que  je  ne  connoissois  pas  même  dans  ce  temps- 
là  ;  c'est  une  personne  que  je  n'ai  jamais  revue, 
mais  qui  dit  avoir  pour  moi  une  estime  dont  je 
me  liens  très-hoiioré.  Vous  dites  que  je  ne  suis, 
indifférent  à  personne;  tant  mieux:  je  ne  puis 
souffrir  les  tièdos,  et  j'aime  mieux  être  ha'i  de 
mille  à  outrance,  et  aimé  de  même  d'un  seul. 
Quiconque  ne  se  passionne  pas  pour  moi  n'est 
pas  digne  de  moi.  Comme  je  ne  sais  point  haïr, 
je  paie  en  mépris,  la  haine  des  autres,  et  cela 
ne  me  tourmente  point  :  ils  sont  pour  moi 
comme  n'existant  pas.  A  l'égard  de  mon  livre, 
vous  le  jugerez  comme  il  vous  plaira  ;  vous  sa- 
vezquej'ai  toujours  séparé  l'auteur  de  l'homme: 
on  peut  ne  pas  aimer  mes  livres,  et  je  ne  trouve 
point  cela  mauvais;  mais  quiconque  ne  maime 
pas  à  cause  de  mes  livres  est  un  fripon, jamais 
on  ne  m'ôtera  cela  de  l'esprit. 

C'est  en  effet  M.  de  Gisors  dont  j'ai  voulu 
parler  (**),  je  n'ai  pas  cru  qu'on  pût  s'y  trom 
per.  Nous  n'avons  pas  le  bonheur  de  \'kvie  dans 
un  siècle  où  le  même  éloge  se  puisse  appliquer 
à  plusieurs  jeunes  gens. 

Je  crois  que  vous  connoissez  M.  du  Terreaux; 
il  faut  que  je  vous  dise  unechose  que  je  souhaite 
qu'il  sache.  J'avois  demandé,  par  une  lettre  qui 
a  passé  dans  ses  mains,  un  exemplaire  du 
mandement  que  M.  l'archevêque  de  Paris  a 
donné  contre  moi.  M.  du  Terreaux,  voulant 
m'obliger,  a  préveim  celui  à  qui  je  m'adressois, 
et  m'a  envoyé  un  exemplaire  de  ce  mandement 
par  M.  son  frère,  qui,  avant  de  me  le  donner, 
a  pris  le  soin  de  le  faire  promener  par  tout 
Motiers;  ce  qui  ne  peut  faire  qu'un  fort  mau- 
vais effet  dans  un  pays  où  les  jugemens  de 
Paris  servent  de  règle,  et  où  il  m  importe  d'être 

(*)  Emile,  llv.  ii.    (")  Emile,  Ur.  v  (des  Voyages). 


392 


CORUi:SPOM)Ai\CE. 


bien  voulu.  Entre  nous,  il  y  a  bien  de  la  diffé- 
rence entre  les  deux  frères  pour  le  mérite.  En- 
gagez M.  dû  Terreaux,  si  jamais  il  m'honore 
de  quelque  envoi,  de  ne  le  point  faire  passer 
par  les  mains  de  son  frère,  et  prenez,  s'il  vous 
plaît,  la  même  requête  pour  vous. 

Bonjour,  madame  :  si  vous  ressemblez  à  vos 
lettres,  vous  êtes  mon  ange  ;  si  j'étois  des  vô- 
tres, je  vous  ferois  ma  prière  tous  les  malins. 


nultième  letlre,  j'<;n  avois  reçu  une  de  madame 
la  M,  de  L.  (la  maréchale  de  Luxembourg], 
dans  laquelle,  après  m'avoir  parlé  de  vos  pro- 
positions pour  l'Angleterre,  elle  ajoute  que 
vous  m'en  avez  fait  d'autres,  qu'elle  aimeroit 
bien  mieux  que  j'acceptasse.  Or,  n'ayant  point 
encore  reçu  la  lettre  où  vous  me  parlez  de 
l'offre  de  M.  le  P.  de  C.  (le  prince  de  Conii), 
pouvois-je  croire  autre  chose,  sinon  que  l'offre 
de  madame  de  La  M.  (La  Mare)  étoit  connue 
et  approuvée  de  madame  de  Luxembourg  ? 
J'étois  dans  cette  idée  quand  je  lui  répondis. 
Cependant  je  suis  persuadé  que  je  ne  lui  eu 
parlai  point;  mais  je  ne  me  souviens  pas  assez 
de  ma  lettre  pour  en  être  sûr. 

Voici  la  lettre  que  vous  m'ordonnez  de  vous 
renvoyer.  Mylord  maréchal,  qui  m'honore  de 
ses  bontés,  pense  comme  vous  sur  le  voyage 
d'Angleterre,  que  vous  me  proposez.  Je  ne  sais 
même  s  il  n'a  pas  aussi  écrit  à  M.  Hume  sur 
mon  conipte.  Je  me  rends  donc  ;  et  si,  après  le 
voyage  que  vous  vous  proposez  de  faire  dans 
cette  île  le  printemps  prochain,  vous  persistez 
à  croire  qu'il  me  convienne  d'y  aller,  j'irai, 
sous  vos  auspices,  y  chercher  la  paix,  que  je 
ne  puis  trouver  nulle  part.  Il  n'y  a  que  mon 
état  qui  puisse  nuire  à  ce  projet.  Les  hivers  ici 
sont  si  rudes,  et  les  approches  de  celui-ci  me 
sont  déjà  si  contraires,  que  c'est  une  espèce  de 
folie  d'étendre  mes  vues  au-delà.  Nous  parle- 
rons de  tout  cela  dans  le  temps  ;  mais  en  atten- 
dant, je  ne  puis  vous  cacher  que  je  suis  très- 
déterminé  à  ne  point  passer  par  la  France..  Il 
faut  qu'un  étranger  soit  fou  pourmeltrelepied 
dans  un  pays  où  l'on  ne  connoît  d'autre  jus- 
tice que  la  force,  et  où  l'on  ne  sait  pas  même 
ce  que  c'est  que  le  droit  des  gens. 

Vousaurez  su,  madame,  que  le  roi  de  Prusse 
a  fait  sur  mon  compte  une  réponse  très-obli- 
geante à  mylord  maréchal.  On  a  fait  courir 
J'espère,  madame,  avoir  gardé,  sur  lesobli-J  dans  le  public  un  extrait  de  cette  lettre  qui 


A   LA   MÊME. 

Motiers,  le  S  octobre  1762- 

J'ai  reçu  dans  leur  temps,  madame,  la  lettre 
qae  vous  m'avez  envoyée  par  M.  du  Terreaux, 
et  l'épître  qui  y  étoit  jointe.  J'ai  oublié  de  vous 
en  remercier;  j'ai  eu  grand  tort;  mais  enfin  je 
ne  saurois  faire  que  je  ne  l'aie  pas  oublié.  Au 
reste,  je  ne  sais  point  louer  les  louanges  qu'on 
me  donne,  ni  critiquer  les  vers  que  l'on  fait 
pour  moi  ;  et,  comme  je  n'aime  pas  qu'on  me 
fasse  plus  de  bien  que  je  n'en  demande,  je 
n'aime  pas  non  plus  à  remercier.  Je  suis  excédé 
de  lettres,  de  mémoires,  de  vers,  de  louanges, 
de  critiques,  de  dissertations  ;  tout  veut  des  ré- 
ponses ;  il  me  faudroit  dix  mains  et  dix  secré- 
taires: je  n'y  puis  plus  tenir.  Ainsi,  madame, 
puisque,  comme  que  je  m'y  prenne,  vous  avez 
l'obstination  d'exiger  toujours  une  prompte  ré- 
ponse, et  l'art  de  la  rendre  toujours  nécessaire, 
je  vous  demande  en  grâce  de  finir  notre  com- 
merce, comme  je  vous  demanderois  de  le  cul- 
tiver dans  un  autre  temps. 


A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLGRS- 

Motiers-Traveri,  le?  octobre  1762. 


géantes  offres  de  madame  de  La  M.  (La  Marc), 
le  secret  que  vous  me  recommandez  dans  votre 
letlre  du  ^  0  septembre.  Cependant,  comme  je 
n'ai  pas  un  souvenir  exact  de  ce  que  j'ai  pu 
écrire,  je  pourrois  y  avoir  manqué  par  inad- 
vertance, ayant  d'abord  cru  que  ce  secret  exigé 
n'étoit  que  la  délicatesse  d'un  cœur  noble  qui 
ne  veut  point  publier  ses  bienfaits.  Il  faut  de 


m'est  honorable  aussi,  mais  qui  n'est  pas  vrai; 
car  mylord  ne  l'a  montrée  à  personne,  pas 
même  à  moi.  Il  m'a  dit  seulement  que  le  roi  se 
feroit  un  plaisir  de  me  faire  bâtir  un  hermitage 
à  ma  fantaisie,  et  que  j'en  pourrois  choisir  moi- 
même  l'emplacement.  Je  vous  avoue  qu'une 
offre  si  bien  assortie  à  mon  goût  ma  changé  le 
cœur.  Je  ne  sais  point  résister  aux  caresses. 


plus  vous  dire  qu'avant  l'arrivée  de  votre  pé-     et  je  suis  bien  heureux  que  jamais  ministre  ne 


AiNNÉE  1762. 


393 


m'ait  voulu  tenter  par  là.  J'ai  répondu  à  iny- 
lord  que  j'étuis  touché  des  bontés  du  roi,  mais 
qu'il  me  seroit  impossible  de  dormir  dans  une 
maison  bâtie,  pour  moi,  d'une  main  royale; 
et  il  n'en  a  plus  été  question.  Madanie,  j'ai  trop 
mal  pensé  et  parlé  du  roi  de  Prusse  pour  rece- 
voir jamais  ses  bienfaits;  mais  je  l'aimerai 
toute  ma  vie. 

il  faut  que  je  vous  supplie,  madame,  de 
vouloir  bien  vous  faire  informer  de  M.  Dudos. 
Je  crains  qu'il  ne  soit  malade.  Il  ma  écrit  avec 
intérêt.  Je  lui  ai  répondu.  Il  m'a  récrit,  en  mo 
demandant  qui  éioient  mes  ennemis  et  quels,  et 
d'autres  détails  sur  ma  situation.  Je  l'ai  satis- 
fait pleinement  dans  une  seconde  réponse, dans 
laquelle  je  lui  ai  développé  toutes  les  menées 
du  poète,  du  jongleur,  et  de  leurs  amis.  l>dns 
la  même  lettre,  je  lui  demande,  à  mon  tour, 
des  nouvelles  de  ce  qui  se  passe  à  Paris  par 
rapport  à  moi,  selon  l'offre  qu'il  m'en  a  voit  faite 
lui-même.  Il  y  a  de  cela  plus  de  six  semaines, 
et  je  n'entends  plus  parler  de  lui.  M.  Duclos 
n'est  certainement  ni  un  faux  ami  ni  un  néjjli- 
gent  :  il  faut  absolument  qu'il  soit  malade.  Je 
vous  supplie  de  vouloir  bien  me  tirer  de  peine 
sur  son  compte.  Je  n'ai  point  encore  écrit  au 
chevalier  de  Lorenzi,  et  j'ai  grand  tort,  car  je 
n'ai  pas  cessé  un  moment  de  compter  sur  toute 
son  amitié,  quoiqueje  le  sache  très-liéavccd(?s 
gens  qui  ne  m'aiment  pas,  mais  qui  feignent  de 
m'aimer  avec  ceux  qui  m'aimenl,  et  qui  ne 
manqueront  pas  d'avoir  cette  feinte  avec  lui. 

Puisque  vous  daignez  vous  ressouvenir  de 
mademoiselle  Le  Vasscur,  permettez,  madame, 
qu'elle  vous  témoigne  sa  reconnoissance,  et 
qu'elle  vous  assure  do  son  profond  respect.  Le 
froid  augmente  ici  de  jour  en  jour,  et  le  pays 
est  tout  couvert  de  neige. 

Si  vous  aviez  la  bonté,  madame,  de  m'écrire 
directement,  vos  lettres  me  parviendroient 
beaucoup  plus  tôt;  car  il  faut  qu'elles  passent 
ici  pour  aller  à  Neuchâtcl. 


A  M.  MOULTOU. 
Moliers-Travers,  le  8  octobre  1762. 


J'ai  eu  le  plaisir,  cher  Moultou,  d'avoir  ici, 
durant  huit  jours,  l'ami  Roustan  et  ses  doux 
amis  ;  et  tout  ce  qu'ils  m'ont  dit  de  votre  amitié 


pour  moi  m'a  plus  touché  que  surpris.  Ils  ne 
m'ont  pas  beaucoup  parlé  des  jongleurs,  et 
tant  mieux  :  c'est  grand  dommage  de  perdre, 
à  parler  de  malveillans,  un  temps  consacré  à 
l'amitié.  Roustan'tD'a  dit  que  vous  n'aviez  pas 
encore  pu  travailler  à  votre  ouvrage,  mais  que 
vous  profiteriez  du  loisir  de  la  campagne  pour 
vous  y  mettre  tout  de  bon.  Ne  vous  pressez 
point,  cher  ami,  travaillez  à  loisir,  mais  réflé- 
chissez beaucoup;  car  vous  avez  fait  une  enire- 
prise  aussi  difficile  que  grande  et  honorable. 
Je  persiste  à  croire  qu'en  l'exécutant  comme  je 
pense,  et  comme  vous  le  pouvez  faire,  vous 
êtes  un  homme  immortalisé  et  perdu.  Pensez-y 
bien,  vous  y  êtes  à  temps  encore.  Mais  si  vous 
persévérez  dans  votre  projet,  gardez  mieux 
votre  secret  que  vous  n'avez  fait.  Il  n'est  plus 
temps  de  cacher  absolument  ce  qui  a  transpiré, 
mais  parlez-en  avec  négligence  comme  d'une 
enlropriso  de  longue  haleine  et  qui  n'est  pas 
prête  à  mettre  à  fin,  ni  près  de  là,  et  copcn- 
dant  allez  votre  train.  Tout  cela  se  peut  faire 
sans  altérer  la  vérité;  et  il  n'est  pas  toujours 
défendu  de  la  taire  quand  c'est  pour  la  mieux 
honorer. 

M.  V  ernet  m'a  enfin  répondu,  etjesuis  tombé 
des  nuosà  la  lecture  de  sa  lettre.  Il  ne  medenumde 
qu'une  rétractation  authentique,aussi  publique, 
prétcDd-il,  que  l'a  été  la  doctrine  qu'il  veut 
que  je  rétracte.  Nous  sommes  loin  de  compte 
assurément.  Mon  Dieu,  que  les  ministres  se 
conduisent  étourdiment  dans  cette  affaire  1  Le 
décret  du  parlement  de  Paris  leur  a  fait  à  tous 
tourner  la  tête.  Ils  avoient  si  beau  jeu  pour 
pousser  toujours  les  prêtres  on  avant  ot  se  tirer 
de  côté  !  mais  ils  veulent  absolument  faire  cause 
commune  avec  eux.  Qu'ils  fassent  donc^  ils 
me  mettront  fort  à  mon  aise  :  Tros  Ruiulvsve 
fuat,  j'aurai  moins  à  discerner  où  portent  mes 
coups;  etJB  vous  réponds  que  tout  roguos  qu'ils 
sont,  je  suis  fort  trompé  s'ils  ne  les  sentent. 
Quand  on  veut  s'érigor  en  juge  du  christia- 
nisme, il  faut  le  connoître  mieux  que  ne  font 
cesmossieurs;  et  je  suis  étonné  qu'on  ne  se  soit 
pas  encore  avisé  de  leur  apprendre  que  leur  tri- 
bunal n'est  pas  si  suprême  qu'un  chrétien  n'en 
puisse  appeler.  Il  me  sonible  que  je  vois  J.  J. 
Rousseau  élevant  une  statue  à  son  pasteur  Mor.t- 
moliin  sur  la  lêto  des  autres  ministres,  et  le 
vcriuonx  Moultou  couronnant  cette  statue  do 


594 


COIUIESPONDANGE. 


ses  propres  lauriers.  Toutefois  je  n'ai  point  en- 
core pris  la  plume  ;  je  veux  même  voir  un  peu 
mieux  la  suite  de  tout  ceci  avant  de  I;»  prendre. 
Peut-être  l'effet  de  cet  écrit  m'en  dis^ensera- 
t-il.  Si  la  chaleur  que  l'indignation  commence 
à  me  rendre  s'exhale  sur  le  papier,  je  ne  lais- 
serai du  moins  rien  paroître  avant  que  d'en 
conférer  avec  vous. 

J'avois  encore  je  ne  sais  combien  de  choses  à 
vous  dire  ;  mais  voilà  mes  chers  hôtes  prêts  à 
partir  :  ils  ont  une  longue  traite  à  faire,  ils 
vont  à  pied,  et  il  ne  faut  pas  les  retenir.  Adieu, 
je  vous  embrasse  tendrement. 


AU  MÊME. 
Motiers-Travers,  le  SU  octobre  1762. 

J'ai  eu  l'ami  Deluc,  comme  vous  me  l'aviez 
annoncé.  Il  m'est  ai  rivé  malade;  je  l'ai  soigné 
de  mon  mieux,  et  il  est  reparti  bien  rétabli.' 
G  est  un  excellent  ami,  un  homme  plein  dé 
sens,  de  droiture  et  de  vertu  ;  c'esl  le  plus  hon- 
nête et  le  plus  ennuyeux  des  hommes.  J'ai  de 
l'amitié,  de  l'estime,  et  même  du  respect  pour 
lui,  mais  je  redouterai  toujours  do  le  voir.  Ce- 
pendant je  ne  l'ai  pas  trouvé  tout-à-fait  si  assom- 
mant qu'à  Genève  :  en  revanche,  il  m'a  laissé 
ses  deux  livres  (*)  ;  j'ai  même  eu  la  foiblesse  de 
promettre  de  les  lire,  et  do  plus,  j'ai  com- 
mencé. Bon  Dieu,  quelle  lâche  !  moi  qui  rie 
dors  point  I  J'ai  de  l'opium  au  moins  pour  deux 
ans.  Il  voudroit  bien  me  rapprocher  de  vos 
messieurs,  et  moi  aussi  je  le  voudrois  de  tout 
mon  cœur;  mais  je  vois  clairement  que  ces 
gens-là,  mal  intentionnés  comme  ils  sont,  vou- 
dront me  remettre  sous  la  férule  ;  et  s'ils  n'ont 
pas  tout-à-fait  le  front  de  demander  des  rétrac- 
tations de  peur  que  je  ne  les  envoie  promener, 
ils  voudront  des  éclaircissemens  qui  cassent  les 
vitres,  et  qu'assurément  je  ne  donnerai  qu'au- 
tant que  je  le  pourrai  dans  mes  principes  ;  car 
Irès-certîiinemeni  ils  ne  me  feront  point  dire  ce 
que  je  ne  pense  pas.  D'ailleurs  n'est-il  pas  plai- 
sant que  ce  soit  à  moi  de  faire  les  frais  de  la 

(*)  François  Deluc,  mort  enJTSO,  est  père  des  deux  célèbres 
gf'otosucs  de  ce  nom.  I,cs  deux  seuls  ouvrages  qu'on  connoisse 
«1«  lui  sont  :  Lettre  centre  la  Fable  des  Abeilles,  \n-\2,  et 
Observations  sur  les  écrits  de  quelques  Savans  incrédules. 
Genève,  «762,  in-8".  G.  P.         ! 


réparation  des  affronts  que  j'ai  reçus?  On  com- 
mence par  brûler  le  livre,  et  l'on  demande  des 
éclaircissemens  après.  En  un  mol,  ces  mes- 
sieurs, que  je  croyois  raisonnables,  sont  ca- 
fards comme  les  autres,  et,  comme  eux,  sou- 
tiennent par  la  force  une  doctrine  qu'ils  ne 
croient  pas.  Je  prévois  que  tôt  ou  tard  il  fau- 
dra rompre  :  ce  n'est  pas  la  peine  de  renouer. 
Quand  je  vous  verrai,  nous  causerons  à  fond 
de  tout  cela. 

Vous  avez  très-bien  vu  l'état  de  la  question 
sur  le  dernier  chapitre  du  Contrat  social,  et  la 
critique  de  Iloustan  porte  à  faux  à  cet  égard  : 
mais  comme  cela  n'empêche  pas,  d'ailleurs,  que 
son  ouvrage  ne  soit  bon,  je  n'ai  pas  dû  l'enga- 
ger à  jeter  au  feu  un  écrit  dans  lequel  il  me  ré- 
fute; et  c'est  pourtant  ce  qu'il  auroit  dû  faire  si 
je  lui  avois  fait  voir  combien  il  s'est  trompé.  Je 
trouve  dans  cet  écrit  un  zèle  pour  la  liberté  qui 
me  le  fait  aimer.  Si  les  coups  portés  aux  tyrans 
doivent  passer  par  ma  poitrine,  qu'on  la  perce 
sans  scrupule,  je  la  livrerai  volontiers. 

Mettez-moi,  je  vous  prie,  aux  pieds  de  l'aima- 
ble dame  qui  daigne  s'intéresser  pour  ntoi.  Pour 
les  lacets,  l'usage  en  estcoiisacré,eije  n'en  suis 
plus  le  maître.  Il  faut,  potrr  en  obtenir  un, 
qu'elle  ah  la  bonté  de  redevenir  fille,  de  se  re- 
marier de  nouveau,  et  de  s'engager  à  nourrir 
de  son  lait  son  premier  enfant.  Pour  vous,  vous 
avez  des  filles  :  je  déposerai  dans  vos  mains 
ceux  qui  leur  sont  destinés.  Adieu,  cher  ami. 


A  M.   DE  MALESUERBES. 

ïlotiers-'fravers,  le  26  octobre  1762. 

Permettez,  monsieur,  qu'un  homme  tant  de 
fois  honoré  de  vos  grâces,  mais  qui  ne  vous 
en  demanda  jamais  que  de  justes  et  d  honnêtes, 
vous  en  demande  encore  une  aujourd'hui.  L'hi- 
ver dernier,  je  vous  écrivis  quatre  lettres  con- 
sécutives sur  mon  caractère  et  l'histoire  de  mon 
âme  dont  j'espérois  que  le  calme  ne  finiroit 
plus  (*),  je  souhaiterois  extrêmement  d'avoir 
une  copie  de  ces  quatre  lettres,  et  je  crois  que 
le  sentiment  qui  les  a  dictées  mérite  cette  com- 
plaisance de  votre  part.  Je  prends  donc  la  li- 
berté de  vous  demander  cette  copie  ;  ou  si  vous 

(*)  Voyez  tome  I",  page  391  et  suivantes. 


ANiNEE  17G2. 


395 


aimez  mieux  m'envoyer  les  originaux,  je  ne 
prendrai  que  le  temps  de  les  transcrire ,  et  vous 
les  enverrai,  si  vous  le  désirez,  dans  peu  de 
jours.  Je  serai ,  monsieur,  d  autant  plus  sensi- 
ble à  cette  grâce,  qu'elle  m'apprendra  que  mes 
malheurs  n'ont  point  altéré  votre  estime  et  vos 
bontés  pour  moi,  et  que  vous  ne  jugez  point 
les  hommes  sur  leur  destinée. 

Recevez,  monsieur,  les  assurances  de  mon 
profond  respect. 

Mon  adresse  est  à  Motiers-Travers,  comté 
de  Neufchûtel,  parPontarlier;  et  leslettresqui 
ne  sont  point  contre-signées  doivent  être  af- 
iranchics  jusqu'à  Pontarlicr. 


A  H.  HOUCHON, 
Ministre  du  Saint  Évangile,  à  Genève. 

Motiers,  le  29  octobre  «762. 

Bien  obligé,  très-cher  cousin,  de  votre  bonne 
visite,  de  votre  bon  envoi,  de  votre  bonne  let- 
tre, et  surtout  de  votre  bonne  amitié,  qui  donne 
du  prix  à  tout  le  reste.  Je  vous  assure  que  si 
vous  avez  emporté  ici  quelque  souvenir  agréa- 
ble, vous  y  avez  laissé  bien  des  consolations. 
Vous  me  faites  bénir  les  malheurs  qui  m'ont  at- 
tiré de  tels  amis.  Et  quel  cas  nedois-je  pas  faire 
d'un  attachement  formé  par  l'épreuve  qui  en 
brise  tant  d'autres?  Vous  me  devez  maintenant 
tous  lessentimens  que  vous  m'avez  inspirés,  et 
vous  ne  pourrez,  sans  ingratitude,  oublier  de 
votre  vie  que  les  deux  larmes  que  vous  avez 
versées  à  notre  premier  abord,  sont  tombées 
dans  mon  cœur. 

C'est  un  petit  mal  que  la  qualité  de  citoyen 
ne  soit  pas  énoncée  dans  le  baptistaire,  j'ai  tou- 
jours été  plus  jaloux  des  devoirs  que  des  droits 
de  ce  titre  honorable.  Je  me  suis  toujours  fait 
un  devoir  de  peu  exiger  des  hommes  :  en 
échange  du  bien  que  j'ai  tâché  de  leur  faire,  je 
ne  leur  ai  demandé  que  de  ne  me  point  faire  de 
mal.  Vous  voyez  comment  je  l'ai  obtenu.  Mais 
n'importe,  ils  auront  beau  faire,  je  serai  libre 
partout,  malgré  eux. 

Si  je  vous  ai  tenu  quelques  mauvais  propos, 
au  sujet  de  Tailas,  ce  dont  je  ne  me  souviens 
point,  j'ai  eu  tort,  et  je  vous  prie  de  l'oublier. 


Il  est  bon  qu'une  amitié  aussi  généreuse  que 
la  vôtre  commence  par  avoir  quelque  chose  a 
pardonner.  Je  n'approuve  pas ,  de  mon  côté  , 
que  vous  en  ayez  payé  le  port.  Je  vous  prie 
d'en  ajouter  le  déboursé  à  celui  du  baptistaire 
et  au  prix  de  l'atlas,  qu'un  ami  sera  chargé  de 
vous  rembourser. 

Mille  choses,  je  vous  supplie,  à  l'honnête 
anonyme  (*)  dont  je  vous  ai  montré  la  lettre; 
vous  savez  combien  elle  m'a  touché;  vous  n'a- 
vez là-dessus  à  lui  dire  que  ce  que  vous  avez 
vu  vous-même.  Adieu ,  cher  cousin ,  je  vous 
embrasse  et  vous  aime  de  tout  mon  cœur. 

Je  dois  une  lettre  au  bon  et  aimable  Beau- 
château,  mais  je  ne  sais  comment  lui  écrire, 
n'ayant  pas  son  adresse  (**). 


A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 

Le  50  octobre  4762. 

Eh  m'annonçant,  madame,  dans  votre  lettre 
du  22  septembre  (c'est,  je  crois,  le  22 octobre), 
un  changement  avantageux  dans  mon  sort  (***) , 
vous  m'avez  d'abord  fait  croire  queles  hommes 
qui  me  persécutent  s'étoicnt  lassés  de  leurs  mé- 
chancetés, que  le  parlement  de  Paris  avoit  levé 
son  inique  décret,  que  le  magistrat  de  Genève 
avoit  reconnu  son  tort,  et  que  le  public  me 
Fondoit  enfin  justice.  Mais  loin  de  là,  je  vois  , 
par  votre  lettre  même,  qu'on  m'intente  encore 
de  nouvelles  accusations  :  le  changement  de 
sortque  vous  m'annoncez  se  réduit  à  des  offres 
de  subsistances  dont  je  n'ai  pas  besoin  quanta 
présent;  et  comme  j  ai  toujours  compté  pour 
rien,  même  en  santé,  un  avenir  aussi  incertain 
que  la  vie  humaine,  c'est  pour  moi,  je  vous 
jure,  la  chose  la  plus  indifférente  que  d'avoir 
à  dmer  dans  trois  ans  d'ici. 

Il  s'en  faut  beaucoup  cependant,  que  je  sois 


(')  Cet  anonyme  étoit  M.  Philippe  Robin,  citoyen  distingué 
par  son  wérite'et  sestalens.  {Noie  de  M.  lUouchon.) 

(")  Cette  lettre  de  J.  J.  Rousseau  fut  écrite  à  la  suite  d'un 
voyage  que  tirent  en  octobre  4762,  à  Moliers-Travers,  trois 
jeunes  Genevois,  pour  y  visiter  leur  célèbre  compatriote,  après 
sétre  askui'és  de  sa  disposition  à  les  recevoir.  Ces  Genevois 
étoiriit  MM.  les  ministres  Moucboa  et  Roustan,  et  M.  Beau- 
chàtcau,  horloger.  M.  P. 

('";  Daus  sa  leUre,  madame  de  Boufflers,  prévenue  par  my- 
iord  maréchal,  engageoit  Rousseau  à  accepter  les  offres  du  roi 
de  Prusse.  G.  P. 


:ii)6 


COUKESPOKDANCK. 


insensible  aux  bontés  du  roi  de  Prusse;  au  con- 
traire.elles  augmentent  un  sentiment  très-doux, 
savoir,  l'attachement  que  j'ai  conçu  pour  ce 
grand  prince.  Quant  à  l'usage  que  j'en  dois 
faire,  rien  ne  presse  pour  me  résoudre,  et  j'ai 
du  temps  pour  y  penser* 

A  l'égard  des  offi  es  de  M.  Stanlay ,  comme  elles 
sont  toutes  pour  votre  compte,  madame,  c'est 
àvousde  lui  enavoirl'obligation.Je  n'ai  point  ouï 
parler  de  la  lettre  qu'il  vous  a  du  m'avoir  écrite. 
Je  viens  maintenant  au  dernier  article  de 
votre  lettre,  auquel  j'ai  peine  à  comprendre 
quelque  chose,  et  qui  me  surprend  à  tel  point, 
surtout  après  les  entretiens  que  nous  avonseus 
sur  cette  matière, quej'airegardé  plus  d'une  fois 
à  l'écriture  pour  voir  si  elle  éioit  bien  de  votre 
main.  Je  nesaiscequevouspouvez  désapprou- 
ver dans  la  lettre  que  j'ai  écrite  à  mon  pasteur 
dans  une  occasion  nécessaire.  A  vous  entendre 
avec  votre  ange, on  diroit  qu'il  s'agissoil  d'em- 
brasser une  religion  nouvelle,  tandis  qu'il  ne 
s'agissoit  que  de  rester  comme  auparavant 
dans  la  communion  de  mes  pères  et  de  mon 
pays,  dont  on  cherchoit  à  m'exclurc  :  il  ne  fal- 
loit  point  pour  cela  d'autre  ange  que  le  vicaire 
savoyard.  S'il  consacroiten  simplicité  de  con- 
science dans  un  culte  plein  de  mystères  incon- 
cevables, je  ne  vois  pas  pourquoi  J.  J.  Rous- 
seau ne  communieroit  pas  de  même  dans  un 
culte  où  rien  ne  choque  la  raison  ;  el  je  vois 
encore  moins  pourquoi ,  après  avoir  jusqu'ici 
professé  ma  religion  chez  les  catholiques  sans 
que  personne  m'en  fît  un  crime,  on  s'avise  tout 
d'un  coup  de  men  faire  un  fort  étrange  de  ce 
que  je  ne  la  quitte  pas  en  pays  protestant. 

Mais  pourquoi  cet  appareil  d'écrire  une  let- 
tre? Ah  !  pourquoi?  Le  voici.  M.  de  Voltaire 
me  voyant  opprimé  par  le  parlement  de  Paris, 
avec  la  générosité  naturelle  à  lui  et  à  son  parti 
saisit  ce  moment  de  me  faire  opprimer  de  même 
à  Genève,  et  d'opposer  une  barrière  insurmon- 
table à  mon  retour  dans  ma  patrie.  Un  des  plus 
sûrs  moyens  qu'il  employa  pour  cela  fut  de  me 
faire  regarder  comme  un  déserteur  de  ma  reli- 
gion :  car  là-dessus  nos  lois  sont  formelles,  et 
tout  citoyen  ou  bourgeois  qui  ne  professe  pas 
la  religion  qu'elles  autorisent  perd  par  là  même 
son  droit  de  cité.  \\  travailla  donc  (ie  toutes  ses 

forces  à  soulever  les  ministres  :  il  ne  réussit  pas 
avec  ceux  de  Genève,  qui  le  conuoissent  ;  mais 


il  ameuta  tellement  ceux  du  pays  dcVaud, 
que,  malgré  la  protection  et  l'amitié  de  M.  le 
bailli  d'Yvcrdun  et  de  plusieurs  magistrats  ,  il 
fallut  sortir  du  canton  de  Borne.  On  tenta  do 
faire  la  même  chose  en  ce  pays;  le  magistral 
municipal  de  Neuchâtel  défendit  mon  livre;  la 
classe  des  ministres  le  déféra  ;  le  conseil  d'état 
alloit  le  défendre  dans  tout  l'état,  et  peut-être 
procéder  contre  ma  personne  ;  mais  les  ordres 
de  mylord  maréchal  et  la  protection  déclarée 
du  roi  l'arrêtèrent  tout  court;  il  fallut  me  laisser 
tranquille.  Cependant  le  temps  de  la  commu- 
nion approchoit,  et  cette  époque  alloit  décider 
si  j'élois  sé[)aré  de  l'Église  protestante  ou  si  je 
nel'étoispas.  Dans  celte  circonstance,  ne  vou- 
lant pas  m'cxposer  à  un  affront  public,  ni  non 
plus  constater  tacitement,  en  ne  me  présentant 
pas,  la  désertion  qu'on  me  reprochoit,  je  pris 
le  parti  d'écrire  à  M.  de  JVlontmpllin  ,  pasteur 
de  la  paroisse,  une  lettre  qu'il  a  fait  courir, 
mais  dont  les  vollairiensontprissoin  de  falsifier 
beaucoupde  copies. J'étois  bienéloigné  d'atten- 
dre de  celte  lettre  l'effet  qu'elle  produisit  :  je  la 
regardois  comme  une  protestation  nécessaire, 
et  qui  auroit  son  usage  en  temps  et  lieu. Quelle 
fut  ma  surprise  et  ma  joie  de  voir  dès  le  lende- 
main chez  moi  M.  de  Montmollin  me  déclarer 
que  non-seulement  il  approuvoit  que  j'appro- 
chasse de  la  sainte  table,  mais  qu'il  m'en  prioit 
el  qu'il  m'en  prioit  de  l'aveu  unanime  de  tout 
le  consistoire,  pour  l'édification  de  sa  paroisse, 
dont  j'avois  l'approbation  etlcstime  !  Nous  eû- 
mes ensuite  quelques  conférences,  dans  les- 
quelles je  lui  développai  franchement  mes 
sentimens  tels  à  peu  près  qu'ils  sont  exposés 
dans  la  Profession  de  foi  du  vicaire,  appuyant 
avec  vérité  sur  mon  attachement  constant  à 
l'Évangile  et  au  christianisme,  et  ne  lui  dégui- 
sant pas  non  plus  mes  difficultés  et  mes  doutes. 
Lui,  de  son  côté,  connoissant  assez  mes  sen- 
timens par  mes  livres,  évita  prudemment  les 
points  de  doctrine  qui  auroient  pu  m'arrêter  ou 
le  compromettre;  il  ne  prononça  pas  même  le 
mot  de  rétractation,  n'insista  sur  aucune  expli- 
cation ;  et  nous  nous  séparâmes  contens  l'un  de 
l'autre.  Depuis  lors  j'ai  la  consolation  d'être  re- 
connu membre  de  son  Église.  1!  faut  être  op- 
primé, malade,  et  croire  en  Dieu,  pour  sentir 
combien  il  est  doux  de  vivre  parmi  ses  frères. 
M.  de  Montmollin,  ayant  à  justifier  sa  con- 


ANNÉE  1762. 


597 


dune  devant  ses  confrères,  fit  courir  ma  lettre. 
Elle  a  fait  à  Genève  un  effet  qui  a  mis  les  vol- 
tairiens  au  désespoir,  et  qui  a  redoublé  leur 
rage.  Des  foules  de  Genevois  sont  accourus  à 
Motiers,  m'embrassantavec  dés  larmes  de  joie, 
el  appelant  hautement  M.  de  Montmollin  leur 
bienfaileur  et  leur  père.  Il  est  môme  sur  que 
cette  affaire  auroit  des  suites  pour  peu  que  je 
fusse  d'humeur  à  m'y  prêter.  Cependant  il  est 
vrai  que  bien  des  ministres  sont  mécontens. 
Voilà,  pour  ainsi  dire,  la  Profession  de  foi  du 
vicaire  approuvée  en  tous  ses  points  par  un  de 
leurs  confrères  :  ils  ne  peuvent  digérer  Cola.  . 
Les  lins  murmurent,  les  autres  menacent  dé- 
crire; d'autres  écrivent  en  effet;  tous  veulent 
absolument  des  rétractations  et  clés  explications 
qu'ils  n'auront  jamais.  Que  dois-je  faire  a  pré- 
sent, madame,  à  votre  avis  ?  Irai-je  laisser  mon 
digne  pasteur  dans  les  lacs  où  il  s'est  mis  pour 
l'amour  de  moi?  L'abandonnerai-je  à  la  censure 
de  ses  confrèi-es?  au toriserai-je  cette  censure 
par  ma  conduite  et  par  mes  écrits?  et  démen- 
tant la  démarche  que  j'ai  faite,  lui  laisserai-je 
toute  la  honte  et  tout  le'  repentir  de  s'y  être 
prêté?  Non,  non,  madame;  on  me  traitera 
d'hypocrite  tant  qu'on  voudra,  noaisje  ne  serai 
ni  un  pei;lide  ni  un  lâche.  Je  tie  renoncerai 
point  à  la  religion  de  mes  pères,  à  cette  religion 
si  raisonnable,  si  pure,  si  conforme  à  la  simpli- 
cité de  l'Evangile,  où  je  suis  rentré  de  bonne 
fois  depuis  nombre  d'années,  et  que  j'ai  depuis 
toujours  hautement  professée.  Je  n'y  renoncerai 
point  au  moment  où  elle  fait  toute  la  consola- 
lion  de  ma  vie,  et  où  il  importe  à  1  honnête 
homme  qui  m'y  a  maintenu  que  j'y  demeure 
sincèrement  attaché.  Je  n'en  conserverai  pas 
non  plus  les  liens  extérieurs,  tout  chers  qu'ils 
me  sont,  aux  dépens  de  la  vérité  ou  dé  ce  que 
je  prends  pour  elle  ;  et  l'on  pourroit  m'excom- 
nmnier  et  me  décréter  bien  des  fois  avant  de  me 
faire  dire  ce  que  je  ne  pense  pas.  Du  reste,  je  me 
consolerai  d'une  imputation  d'hypocrisie  sans 
traisemblance  et  sans  preuves.  Un  auteur  qu'on 
bannit,  qu'on  décrète,  qu'on  brûle,  pour  avoir 
dit  hardiment  ses  sentimens, pour  s'être  nommé, 
pour  ne  vouloir  pas  se  dédire  ;  un  citoyen  ché- 
lissant  sa  patrie,  qui  aime  mieux  renoncer  à 
son  pays  qu'à  sa  franchise,  et  s'expatrier  que 
so  démentir,  est  un  hypocrite  d'une  espèce 
assea  nouvelle.  Je  ne  connois    dans  cet  état. 


qu'un  moyen  de  prouver  qu'on  n'est  pas  un 
hypocrite;  mais  cet  expédient  auquel  mes  en- 
nemis veulent  me  réduire  ne  me  conviendra  ja- 
mais,quoiqu'il  arrive;  c'est  d'êtreun  impie  ou- 
vertement. De  grâce,  expliquez-moi  donc,  ma- 
dame, ce  que  vous  voulez  dire  avec  votre  ange, 
et  ce  que  vous  trouvez  à  reprendre  à  tout  cela. 
Vous  ajoutez,  madanre,  qu'il  falloit  que  j'at- 
tendisse d'autres  circonstances  pour  professer 
ma  religion;  vous  avez  voulu  dire  pour  conti- 
nuer de  la  professer.  Je  n'ai  peut-être  que  trop 
attendu  par  une  fierté  dont  je  nesaurois  me  dé- 
faire. Je  n'ai  fait  aucune  démarche  tant  que  les 
ministres  m'ont  persécuté;  mais  quand  une  fois 
j'ai  été-sous  la  protection  du  roi,  et  qu'ils  n'ont 
plus  pu  me  rien  faire,  alors  j'ai  fait  mon  devoir, 
ou  ce  que  j'ai  cru  l'être.  J'attends  que  vous 
m'appreniez  en  quoi  je  me  suis  trompé. 
'  Je  Vous  envoie  l'extrait  d'un  dialogue  de 
M.  de  Voltaire  avec  un  ouvrier  de  ce  pays-ci 
qui  est  à  son  service.  J'ai  écrit  ce  dialogue  de 
niémoire,  d'après  le  récit  de  M.  de  Montmollin, 
qui  ne  me  l'a  rapporté  lui-même  que  sur  le  ré- 
cit de  l'ouvrier,  il  ya  plus  de  deux  mois.  Ainsi, 
le  tout  peut  n'être  pas  absolument  exact,  mais 
les  traits  principaux  sont  fidèles,  car  ils  ont 
frappé  M.  de  Montmollin;  il  les  a  retenus,  et 
vous  croyez  bien  que  je  ne  les  ai  pas  oubliés. 
Vous  y  verrez  que  M.  de  Voltaire  n'avoit  pas 
attendu  la  démarche  dont  vous  vous  plaignez 
pour  me  taxer  d'hypocrisie. 

Conversation  de  M.  de  Voltaire  avec  un  de  ses 
ouvriers  du  comté  de  Neuchâtel. 

M.    DE  VOLTAIRE. 

Est-il  vrai  que  vous  êtes  du  comté  de  Neu- 
chAtel? 

l'ouvrier. 
Oui,  monsieur. 

M.    DE   VOLTAIRE. 

Etes-vous  de  Neuchâtel  niême? 

LODVRIKR. 

Non,  monsieur;  je  suis  du  village  de  Bulle, 
dans  la  vallée  de  Travers. 

M.    DE   VOLTAIRE. 

Butte!  cela  est-il  loin  de  Motiers't 

l'ouvrier. 
K  une  petite  lieue. 


398 


CORRESPONDANCE. 


M.   DE  VOLTAIRE. 

Vous  avez  dans  votre  pnys  un  certain  per- 
sonnage de  celui-ci  qui  a  bien  fait  des  siennes. 
l'ouvrier. 
Qui  donc,  monsieur? 

M.    DE   VOLTAIRE. 

Un  certain  Jean-Jacques  Rousseau.  Le  con- 
iioissez-vous? 

l'ouvrier. 

Oui,  monsieur;  je  l'ai  vu  un  jour  à  Butte, 
dans  le  carrosse  de  M.  de  Montmoliin,  qui  se 
promenoit  avec  lui. 

M.   DE  VOLTAIRE. 

Comment!  ce  pied-plat  va  en  carrosse!  le 
voilà  donc  bien  fier  ! 

l'ouvrier. 
Oh  1  monsieur,  il  se  promène  aussi  à  pied.  Il 
court  comme  un  chat  maigre,  et  grimpe  sur 
toutes  nos  montagnes. 

M.    DE   VOLTAIRE. 

Il  pourroit  bien  grimper  quelque  jour  sur 
une  échelle.  H  eût  été  pendu  à  Paris  s'il  ne  se 
fût  sauvé  ;  et  il  le  sera  ici  s'il  y  vient. 
l'ouvrier-. 

Pendu ,  monsieur  !  11  a  l'air  d'un  si  bon 
homme  !  eh  mon  Dieu!  qu'a-t-il  donc  fait? 

M.    DE  voltaire. 

Il  a  fait  des  livres  abominables.  C'est  un 
impie,  un  athée. 

l'ouvrier. 
Vous  me  surprenez.  Il  va  tous  les  dimanclies 
à  l'église. 

M.   DE   voltaire. 

Ah!  l'hypocrite!  Et  que  dit-on  de  lui  dans 
le  pays  ?  V  a-i-il  quelqu'un  qui  veuille  le 
voir? 

l'ouvrier. 

Tout  le  monde,  monsieur;  tout  le  monde 
l'aime.  Il  est  recherché  partout;  et  on  dit  que 
mylord  lui  fait  aussi  bien  des  caresses. 

M.   DE  VOLTAIRE. 

C'est  que  mylord  ne  le  connoit  pas,  ni  vous 
non  plus.  Attendez  seulement  deux  ou  trois 
mois,  et  vous  connoîtroz  l'homme.  Les  gens  de 
Montmorency,  où  il  demeuroit,  ont  fait  des 
feux  de  joie  quand  il  s'est  sauvé  pour  n'être  pas 
pendu.  C'est  un  homme  sans  foi,  sans  hon- 
neur, sans  religion. 


L  OUVRIER. 

Sans  religion,  monsieur!  mais  on  dit  que 
vous  n'en  avez  pas  beaucoup  vous-même. 

M.    DE  VOLTAIRE. 

Qui?  moi,  grand  Dieu  !  et  qui  est-ce  qui  dit 
cela  ? 

l'ouvrier. 
Tout  le  monde,  monsieur. 

M.   DE  VOLTAIRE. 

Ah  !  quelle  horrible  calomnie  I  Moi  qui  ai 
étudié  chez  les  jésuites,  moi  qui  ai  parlé  de 
Dieu  mieux  que  tous  les  théologiens  ! 
l'ouvrier. 

Mais,  monsieur,  on  dit  que  vous  avez  fait 
bien  des  mauvais  livres. 

M.  de  voltaire. 

On  ment.  Qu'on  m'en  montre  un  seul  qui 
porte  mon  nom,  comme  ceux  de  ce  croquant 
portent  le  sien,  etc. 


AU  roi  DE  PRUSSE. 


Du  30  octobre  1763. 


Sire, 


Vous  êtes  mon  protecteur  et  mon  bienfai- 
teur, et  je  porte  un  cœur  fait  pour  la  recon- 
noissance  :  je  viens  m'acquiiter  avec  vous,  si  je 
puis. 

Vous  vouiez  me  donner  du  pain  ;  tfy  a-t-il 
aucun  de  vos  sujets  qui  en  manque?  Otez  de 
devant  mes  yeux  cette  épée  qui  m'éblouit  et 
me  blesse;  elle  n'a  que  trop  fait  son  devoir, 
et  le  sceptre  est  abandonné.  La  carrière  esî 
grande  pour  les  rois  de  votre  étoffe,  et  vous 
êtes  encore  loin  du  terme:  cependant  le  temps 
presse,  et  il  ne  vous  reste  pas  un  moment  à 
perdre  pour  aller  au  bout. 

Puissé-je  voir  Frédéric  le  juste  et  le  redouté 
couvrir  ses  états  d'un  peuple  nombreux  dont 
il  soit  le  père!  et  J.  J.  Rousseau,  l'ennemi  des 
rois,  ira  mourir  au  pied  de  son  trône  {*). 

(*)  Voilà  le  texte  de  cette  lettre,  tel  qu'il  existe  dans  l'édition 
de  Genève  (1762,  troisième  volume  du  supplément).  Après  ces 
mots  :  fias  un  moment  à  perdre  jiour  aller  au  bout,  oalrome 
cette  note  des  éditeurs  : 

•  Daus  le  brouillard  de  cette  lettre,  il  y  avoit,  au  lien  de 
•  cette  phrase  :  Sondfz  bien  votre  cœur,  6  Frédéric!  vou* 
»  convient-il  de  mourir  sans  avoir  été  le  ■plus  grand  des 
»  hommes  ?  Età  la  fin  de  la  lettre,  cette  autre  pîirase  :  f^oilà 
>  sire,  ce  qvej'avois  à  vous  dit  c  ;  il  ett  dovnr  à  peu  dervis 


ANNÉE  1762. 


309 


k  MYLORD   MARECHAL. 
,        Ko  lui  envoyant  la  lettre  précédente. 

A  Molicn,  le  t"  novembre  «762. 

Je  sens  bien,  mylord,  le  prix  de  votre  lettre 
à  madame  de  Boufders;  mais  elle  ne  m'ap- 
prend rien  de  nouveau,  et  vos  soins  généreux 
ne  peuvent  désormais  pas  plus  me  surprendre 
qu'ajouter  à  mes  sentimens.  Je  crois  n'avoir 
pas  besoin  de  vous  dire  combien  jesuis  touché 
des  bontés  du  roi  :  mais,  pour  vous  faire  mieux 
sentir  l'effet  de  vos  bontés  et  des  siennes,  je 
dois  vous  avouer  que  je  ne  l'aimois  point  au- 
paravant, ou  plutôt  on  m'avoit  trompé;  j'en 
haïssois  un  autre  sous  son  nom.  Vous  m'avez 
fait  un  cœur  tout  nouveau,  mais  un  cœur  à 
l'épreuve,  qui  ne  changera  pas  plus  pour  lui 
que  pour  vous. 

J'ai  de  quoi  vivre  deux  ou  trois  ans,  et 
jamais  je  n'ai  poussé  si  loin  la  prévoyance  : 
mais  fussé-je  prêt  à  mourir  de  faim,  j'aimerois 
mieux,  dans  l'état  actuel  de  ce  bon  prince, 
en  ne  lui  étant  bon  à  rien,  aller  brouter  l'herbe 
et  ronger  des  racines  que  d'accepter  de  hii  un 
morceau  de  pain.  Que  ne  puis-je  bien  plutôt, 
à  l'insu  de  lui-même  et  de  tout  le  monde,  aller 
jeter  la  pite  dans  un  trésor  qui  lui  est  néces- 

1  d^  l'entendre,  etiln'est  donné  à  aucun  de  l'entendredeux 
»  fois.  » 

Dn  Peyrou,  dans  son  recueil  publié  en  t790,  présente  un 
texte  qui  diffère  en  plusieurs  points  de  celui  de  l'édition  de 
Geoève.  En  voici  les  variantes  : 

Texte  de  l'édition  de  t790.    Textede  l'édition  de  Genève. 

....  Je  veux  m'acquitter...  ...  Je  viens  m'acquitter... 

....  cette  épée...elie  n'a  que  ...  cette  épée...  elle  u'a  que 
trop  bien  fait  son  service,  et...    trop  fait  son  devoir,  «t... 

La  carrière  des  rois  de  votre  La  carrière  est  grande  pour 
étoife  est  grande,  et...  les  rois  de  votre  étoffe,  et... 

...  pas  un  moment  i  perdre       ...  pas  un  inoment  à  perdre 
pour  y  arriver.  Sondez  bien  vo-    pour  aller  au  bout. 
Ire  cœur,  ô  Frédéric!  Pourrez- 
vous  vous  résoudre  à  mourir 
sans  avoir  été  le  plus  grand  des 
hommes  ? 

Pnissé-je  voir...  couvrir  en-  Puissé-je  voir...  couvrir  ses 
lin  ses  états,  etc.  états,  etc. 

Que  votre  majesté,  sire,  dai- 
gne agréer  mon  profond  res- 
pect, 

Tolède  du  Peyrou.  «  Je  donne  ici  cette  lettre  telle  qu'elle 
>  se  tronve  dans  un  brouillon  de  rauteur,  par  lui  corrigé  et 
•  resté  entre  mes  maios-  Mais  il  faut  aussi  la  donner  telle 
»  (|u'elle  a  paru  dans  l'édition  de  Genève,  d'après  un  autre 
B  brouillon,  lequel,  passé  de  mes  mains  en  celles  de  M.  Moul- 
■  tou,  n'y  est  plus  rentré-  La  voici  donc.  >  Puis  il  présente  le 
texte  tel  que  nous  l'avons  imprimé  cv-dessus.  u,  P. 


saire,  et  dont  il  sait  si  tien  user!  je  n'aurois 
rien  fait  de  ma  vie  avec  plus  de  plaisir.  Lais- 
sons-lui faire  une  paix  glorieuse,  rétablir  ses 
finances,  et  revivifier  ses  états  épuisés;  alors, 
si  je  vis  encore  et  qu'il  conserve  pour  moi 
les  mêmes  bontés,  vous  verrez  si  je  crains  ses 
bienfaits. 

Voici,  mylord,  une  lettre  que  je  vous  prie 
de  lui  envoyer.  Je  sais  quelle  est  sa  confiance 
en  vous,  et  j'espère  que  vous  ne  doutez  pas  de 
la  mienne;  mais  ce  qui  est  convenable  mar- 
che avant  tout.  La  lettre  ne  doit  être  vue  que 
du  roi  seul,  à  moins  qu'il  ne  le  permette. 

J'envoie  à  votre  excellence  un  paquet  dont  je 
la  supplie  d'agréer  le  contenu  ;  ce  sont  des 
fruits  de  mon  jardin.  Ils  ne  sont  pas  si  doux 
que  les  vôtres  :  aussi  n'ont-ils  été  arrosés  que 
de  lairmes.  ' 

Mylord,  il  n'y  a  pas  de  jour  qtie  mon  cœur 
ne  s'épanouisse  en  songeant  à  notre  château 
en  Espagne.  \\\  !  que  ne  peut-il  faire  le  qua- 
trième avec  nous,  ce  digne  homme  que  le  ciel 
a  condamné  à  pftyer  si  cher  la  gloire,  et  à  ne 
connoître  jamais  le  bonheur  de  la  vie  I  Rece- 
vez tout  mon  respect. 


A  M.  MOULTOU. 

13  novembre  .1763. 

Vous  ne  saurez  jamais  ce  que  votre  silence 
m'a  fjit  souffrir;  mais  votre  lettrem'a  rendu  la 
vie,  et  l'assuranceque  vous  me  donnez  mé  tran- 
quillise pour  le  reste  de  mes  jours.  Ainsi  écri- 
vez désormais  à  votre  aise  ;  votre  silence  ne 
m'alarmera  plus.  Mais,  cher  ami,  pardonnez 
les  inquiétudes  d'un  pauvre  solitaire  qui  ne  sait 
rien  de  ce  qui  se  passe,  dont  tant  de  cruels  sou- 
venirs attristent  l'imagination,  qui  ne  connolt 
dansla  vie  d'autre  bonheur  que  l'amitié,  et  qui 
n'aima  jamais  personne  autant  que  vous.  Félix 
se  nescit  amari,  dit  le  poète  ;  mais  moi  je  dis  : 
Félix  nescit  amare.  Des  deux  côtés,  les  circon- 
stances qui  ont  serré  notre  attachement  l'ont 
mis  à  l'épreuve,  et  lui  ont  donné  la  solidité 
d'une  amitié  de  vingt  ans. 

Je  ne  dirai  pas  un  mot  à  M.  de  Montmoliin 
pour  la  communication  de  la  lettre  dont  vous 
me  parlez  ;  il  fera  ce  qu'il  jugera  convenable 
pour  son  avantage*;  pour  moi,  je  ne  veux  pas 


400 


CORRESPONDANCE. 


faire  un  pas  ni  dire  un  mot  de  plus  dans  toute 
celle  affaire ,  et  je  laisserai  vos  gens  se  déme- 
ner comme  ils  voudront,  sans  m'en  mêler,  ni 
répondre  à  leurs  chicanes.  Ils  prétendent  me 
traiter  comme  un  enfant,  à  qui  l'on  commence 
par  donner  le  fouet,  et  puis  oh  lui  fait  deman- 
der pardon.  Ce  n'est  pas  tout-à-fait  mon  avis. 
Ce  n'est  pas  moi  qui  veux  donner  des  éclair- 
cissemens;  c'est  le  bonhomme  Deluc  qui  veut 
que  j'en  donne,  et  je  suis  très-fàché  de  ne  pou- 
voir en  cela  lui  complaire;  car  il  m'a  tout-à-l'ait 
gagné  le  cœur  ce  voyage,  et  j'ai  été  bien  plus 
content  de  lui  que  je  n'espérois.  Puisqu'on  n'a 
pas  été  content  de  ma  lettre,  on  ne  le  seroil  pas 
non  plus  de  mes  éclaircissemens.  Quoi  qu'on 
fasse,  je  n'en  veux  pas  dire  plus  qu'il  n'y  en  a; 
et  quand  on  me  presseroit  sur  le  reste,  je  crain- 
dois  que  M.  de  Monimollin  ne  fût  compromis  ; 
ainsi  je  ne  dirai  plus  rien  ;  c'est  un  parti  pris. 
Je  trouve,  en  revenant  sur  tout  ceci,  que 
nous  avons  donné  trop  d'importance  à  cette 
affaire  :  c'est  un  jeu  do  sots  enfans  dont  on  se 
*  fâche  pour  un  mometlt,  mais  dont  on  ne  fait 
que  rire  sitô-t  qu'on  est  de  sïing-froid.  Je  veux, 
pour  m'égayer,  battre  ces  gens-là  par  leurs 
propres  armes;  puisqu'ils  aiment  tant  à  chica- 
ner, nous  chicanerons,  et  je  ferai  en  sorte  que, 
voulant  toujours  attaquer,  ils  seront  forcés  de 
86  tenir  sur  la  défensive.  Il  est  impossible,  dé 
celte  manière,  que  je  me  compromette,  parctf 
que  je  ne  défendrai  point  mon  ouvrage,  je  ne 
ferai  qu'éplucher  les  leurs  ;  et  il  est  impossible 
qu'ils  ne  me  donnent  point  toutes  les  prises 
imaginables  pour  me  moquer  d'eux  :  car  mes 
objections  étant  insolubles  ils  ne  le  résoudront 
jamais  sans  dire  force  bêtises,  dont  je  me  ré- 
jouis d'avance  de  tirer  parti.  Gardez-vous  bien 
d'empêcher  l'ouvrage  de  M.  Verncs  de  paroî- 
tre.  Si  je  le  prends  en  gaîté,  comme  je  l'espère, 
il  me  fera  faire  un  peu  de  bon  sang  dont  j'ai 
grand  besoin. 

Vous  voyez  que  ce  projet  ne  rend  point  votre 
travail  inutile  ;  tant  s'en  faut.  La  besogne  en- 
tre nous  sera  très-bien  partagée;  vous  aurez 
défendu  l'honneur  de  votre  ami,  et  moi  j'aurai 
désarmé  mes  censeurs.  Vous  ferez  mon  apolo- 
gie, et  moi  la  critique  de  ceux  qui  m'auront  at- 
taqué. Vous  aurez  paré  les  coups  qu'on  me 
porte,  et  moi  j'en  aurai  porté  quelques-uns. 
[I  faut  que  je  sois  devenu  tout  d'un  coud  fort 


malin,  car  je  vous  jure  que  les  mains  me  dé- 
mangent ;  le  genre  polémique  n'est  que  trop  do 
mon  goût;  j'y  avois  renoncé  pourtant.  Que 
n'ai-je  seulement  un  peu  de  santé  1  Ceux  qui 
me  forcent  à  le  reprendre  ne  s'en  trouveroient 
pas  long-temps  aussi  bien  qu'ils  l'ont  espéré, 

Je  ne  me  remets  point  l'écriture  des  deux  li- 
gnes qui  terminent  votre  lettre;  mais  si  l'on 
croit  que  la  lettre  de  M.  de  Monimollin  à  M.  Sa- 
razin  nous  soit  bonne  à  quelque  chose ,  il  faut 
la  lui  demander  à  lui-même  ;  car  je  ne  veux  pas 
faire  cette  démarche-là.  Adieu,  cher  Moultou. 

Je  vous  prie  de  rembourser  à  M.  Mouchon 
le  prix  d'un  atlas  qu'il  m'a  envoyé,  le  port  du- 
dit  atlas  qu'il  a  affranchi,  et  les  frais  de  mou 
extrait  baptistaire,  quil  a  pris  la  peine  de  m'en- 
voyer  aussi.  Je  vous  dois  déjà  quelques  ports 
de  lettres  ;  ayez  la  bonté  de  tenir  une  note  de 
tout  cela  jusqu'au  printemps. 

J'oubliois  de  vous  manquer  que  le  roi  de 
Prusse  m'a  fait  faire,  par  mylord  maréchal , 
des  offres  très-obligeantes,  et  d'une  manière 
dont  je  suis  pénétré. 


>  .  AU   MKME. 

Môtiers-Travers,  le  15  novembre  17te. 

Je  reçois  à  l'instant,  cher  ami,  une  lettre 
de  M.  Deluc ,  que  je  viens  d'envoyer  à  M.  de 
Montniollin,  sans  le  solliciter  de  rien,  mais  le 
priant  seulement  de  me  faire  dire  ce  qu'il  a  ré- 
solu de  faire  quant  à  la  copie  qu'on  lui  de- 
mande, afin  que  je  m'arrange  aussi  de  mon 
côté  en  conséquence  de  ce  qu'il  aura  fait.  S'il 
prend  le  parti  d'envoyer  cette  copie,  moi,  de 
mon  côté,  je  lui  écrirai  en  peu  de  ligires  la  let- 
tre d'éclaircissement  que  M.  Deluc  souhaite, 
laquelle  pourtant  ne  dira  rien  de  plus  que  la 
précédente ,  parce  qu'il  n'est  pas  possible  de 
dire  plus.  S'il  ne  veut  pas  envoyer  cette  copie, 
moi,  de  mon  côté  ,  je  ne  dirai  plus  rien  ;  j'en 
resterai  là,  et  continuerai  de  vivre  en  bon  chré- 
tien réformé,  comme  j'ai  fait  jusqu'ici  de  tout 
mon  pouvoir. 

Le  moment  critique  approche  où  je  saurais! 
Genève  m'est  encore  quelque  chose.  Si  les  Gé- 
nçvois  se  conduisent  comme  ils  le  doivent ,  je 
me  reconnoîtrai  toujours  leur  concitoyen,  et 
les  aimerai  comme  ci-devant.  S'ils  me  nian- 


ANNKE  i762. 


401 


qucnt  dans  cette  occasion,  s  ils  oublient  quels 
affronts  et  quelles  insultes  ils  ont  à  réparer  en- 
veremoijeneccsserai  point  do  les  aimer;  mais, 
du  reste,  mon  parti  est  pris. 

Je  ne  puis  répondre  à  M.  Deluc  cet  ordi- 
naire, parce  que  ma  réponse  dépend  de  celle 
de  M.  de  Monimollin,  qui  m'a  fait  dire  simple- 
ment qu'il  viendroit  me  voir  ;  car,  depuis  plu- 
sieurs semaines,  l'état  où  je  suis  ne  me  permet 
pas  de  sortir.  Or,  comme  la  poste  part  dans 
peu  d'heures,  il  n'est  pas  vraisemblable  que 
j'aie  le  temps  (récrire  :  ainsi  je  n'écrirai  à 
M.  Deluc  que  jeudi  au  soir.  Je  vous  prie  de  le 
lui  dire,  afin  qu'il  ne  soit  pas  inquiet  de  mon 
silence. 

Il  est  certain  que,  quoi  qu'il  arrive,  je  ne 
demeurerai  jamais  à  Genève,  cela  est  bien  dé- 
cidé. Cependant  je  vous  avoue  que  les  appro- 
ches du  moment  qui  décidera  si  je  suis  encore 
Genevois,  ou  si  je  ne  le  suis  plus,  me  donnent 
une  vive  agitation  de  cœur.  Je  donnerois  tout 
au  monde  pour  être  à  la  fin  du  mois  prochain. 

Âdicu,  cher  ami. 


A  MADAME  LATOUR 

Motiers.  21  noven!brel762. 

Tu  m'aduli,  ma  tu  mi  piaci.  Il  faut  se  ren- 
dre, madame  ;  je  sens  tous  lesjouis  mieux  qu'il 
est  impossible  à  mon  cœur  de  vous  résister. 
Plus  je  gronde,  plus  je  m'enlace;  et,  à  la  ma- 
nière dont  vous  me  permettez  de  ne  vous  plus 
écrire,  vous  êtes  bien  sûre  de  n'être  pas  prise 
au  mot.  Oui,  vous  êtes  lomme;  je  le  sens  à  vo- 
tre ascendant  sur  moi;  je  le  sens  à  votre  adresse, 
et  il  y  a  longtemps  que  je  ne  m'avise  plus  d'en 
douter.  Je  ne  tenterai  donc  plus  de  briser  ces 
chaînes  si  pesantes  que  vous  me  doimez  si  lé- 
gèrement ;  mais,  de  grâce,  allégez-en  le  poids 
vous-même  ;  soyez  aussi  bonne  que  charmante; 
acceptez  mes  hommages  en  compensation  de 
ma  négligence,  et  ne  comptez  pas  si  rigoureu- 
sement avec  votre  serviteur. 

Il  est  certain,  madame,  que  j'ai  eu  tort  de 
parler  encore  à  M.  de  Ilougemont  de  ce  que  je 
vous  avois  dit  au  sujet  de  M.  du  Terreaux  ; 
mais  la  manière  dont  vous  m'aviez  répondu  me 
faisoit  douter  que  vous  en  parlassiez  à  M.  son 
frère,  et  il  convenoit  cependant  qu'il  le  sût. 

T.    IV. 


Voilà,  non  l'excuse,  mais  la   raison  de  moa 
tort. 

Je  vous  prie,  madame,  d'être  bien  persuadée 
de  deux  choses;  l'une,  que  si  vous  eussiez 
gardé  avec  moi  le  silence  que  j'avois  mérité, 
je  n'aurois  eu  garde  de  vous  laisser  faire,  du 
moins  jusqu'à  moublier  :  pour  peu  que  vous 
eussiez  encore  différé  à  m'écrire,  je  vous  au- 
rois  sûrement  prévenue;  et,  quelque  touché 
que  je  sois  de  votre  lettre,  je  suis  presque  fâ- 
ché que  vous  ne  m'ayez  pas  donné  cette  occa- 
sion de  vous  marquer  mon  empressement  et 
mon  repentir.  L'autre  vérité  que  je  vous  sup- 
plie de  croire  est  que,  bien  que  l'on  ne  se  cor- 
rige point  à  mon  âge,  et  que  je  ne  puisse, 
sans  vous  tromper,  vous  promettre  plus  d'exac- 
titude que  par  le  passé,  j'ai  pourtant  le  cœur 
pénétré  de  vos  bontés,  et  très-zélé  pour  m'en 
rendre  digne.  Voilà,  madame,  que  j'écrive  ou 
non,  sur  quoi  vous  devez  toujours  compter. 


A  M.  MOULTOU. 

MoUen,  2S  novembre  1762. 

Je  m'étois  attendu,  cher  ami,  à  ce  qui  vient 
de  se  passer  ;  ainsi  j'en  suis  peu  ému.  Peut-être 
n'a-t-il  tenu  qu'à  moi  que  cela  ne  se  passât  au- 
trement. Mais  une  maxime  dont  je  ne  me  dé- 
partirai jamais,  est  de  ne  faire  de  mal  à  per- 
sonne. Je  suis  charmé  de  ne  m'en  être  pas  dé- 
parti en  cette  occasion  ;  car  je  vous  avoue  que  la 
tentation  étoit  vive.  Savez-vous  à  quel  jeu  j'ai 
perdu  M.  Marcet?  Il  me  paroît  certain  que  je 
l'ai  perdu.  J'auroiscru  pouvoir  compter  sur  un 
ancien  ami  de  n»on  père.  Je  soupçonne  que  l'a- 
mitié de  M.  Deluc  m'a  ôié  la  sienne. 

Je  suis  charmé  que  vous  voyez  enfin  que  je 
n'en  ai  déjà  que  trop  fait.  Ces  messieurs  les 
Genevois  le  prennent,  en  vérité,  sur  un  singu- 
lier ton.  On  diroit  qu'il  faut  que  j'aille  encore 
demander  pardon  des  affronts  qu'on  m'a  faits. 
Et  puis,  quelle  extravagante  inquisition  !  L'on 
n'en  feroit  pas  tant  chez  les  catholiques.  En  vé- 
rité ces  gens-là  sont  bien  bêtement  rognes. 
Comment  ne  voient-ils  pas  qu'il  s'agit  bien  plus 
de  leur  intérêt  que  du  mien. 

Le  bonhomme  dispose  de  moi  comme  de  ses 
vieux  souliers;  il  veut  que  j'aille  courir  à  Ge- 
nève dans  une  saison  et  dans  un  état  où  je  ne 

2G 


402 


CORRESPONDANCE. 


puis  sortir,  je  ne  dis  pas  de  Moitiers,  mais  de 
ma  chambre.  Il  n'y  a  pas  de  sens  à  cela.  Je 
souhaite  de  tout  uwn  cœur  de  revoir  Genève, 
et  je  me  sens  un  cœur  fait  pour  oublier  leurs 
outrages  ;  maison  ne  m'y  verra  sùrementjamais 
en  homme  qui  demande  grâce  ou  qui  la  reçoit. 
Vous  voulez  m'envoyer  votre  ouvrage,  sup- 
posant que  je  suis  en  état  de  le  rendre  meilleur. 
Il  n'en  est  rien,  cher  ami;  je  n'ai  jamais  pu 
corriger  une  seule  phrase  ni  pour  moi  ni  pour 
les  autres.  J'ai  l'esprit  prinie-sauticr,  comme 
disoit  Montaigne  ;  passé  cela  je  ne  suis  rien. 
Dans  un  ouvrage  fait,  je  ne  vois  que  ce  qu'il 
y  a  ;  je  ne  vois  rien  de  ce  qu'on  y  peut  mettre. 
Si  je  veux  toucher  à  votre  ouvrage,  je  me  tour- 
menterai beaucoup,  et  je  le  gâterai  infaillible- 
ment, ne  fût-ce  que  parce  qu'il  s'agit  de  moi  : 
on  ne  sait  jamais  parler  de  soi  comme  il  faut. 
Je  vois  que  vous  vous  défiez  de  vous  ;  mais 
vous  devriez  vous  fier  un  peu  à  moi,  qui  peux 
mieux  que  vous  vous  mettre  à  votre  taux.  En 
ceci  seulement  je  jugerai  mieux  que  vous. 
Faites  de  vous-même;  vous  serez  moins  cor- 
rect, mais  plus  un.  Au  reste,  revenez  plusieurs 
fois  sur  votre  ouvrage  avant  que  de  le  donner. 
Je  crains  seulement  les  fautes  de  langue;  mais, 
si  vous  êtes  bien  attentif,  elles  ne  vous  échap- 
peront pas.  Je  crains  aussi  un  peu  les  boutades 
du  feu  de  la  jeunesse.  Attachez- vous  à  ôter  tout 
ce  qui  peut  être  exclamation  ou  déclamation. 
Simplifiez  votre  style,  surtout  dans  les  endroits 
où  les  choses  ont  de  la  chaleur.  J'ai  une  lec- 
ture à  vous  conseiller  avant  que  de  revoir 
pour  la  dernière  fois  votre  écrit,  c'est  celle  des 
Lellres persanes.  Celle  lecture  est  excellente  à 
tout  jeune  homme  qui  écrit  pour  la  première 
fois.  Vous  y  trouverez  pourtant  quelques  fau- 
tes de  langue.  En  voici  une  dans  la  quarante- 
deuxième  lettre  :  Tel  que  l'on  devrait  mépriser 
parce  qu'il  est  un  sot,  ne  rest souvent  queparce 
qu'il  est  un  homme  de  robe.  La  faute  est  de 
prendre  pour  le  participe  passif  méprisé,  qui 
n'est  pas  dans  la  phrase,  ï \nfiniù(  mépriser  qui 
y  est.  Les  Genevois  sont  encore  fort  sujets  à 
faire  cette  faute-là.  Toutefois,  si  vous  voulez 
absolument  menvoyer  votre  écrit,  faites.  Je 
ne  sais  lequel  de  vous  ou  de  moi  me  donnera 
le  plus  d'mtérèt  à  sa  lecture,  mais  je  vous 
répète  que  je  ne  vous  y  puis  être  d'aucune 
utilité. 


Je  vous  ai  parlé  des  offres  du  roi  de  Prusse 
et  de  ma  reconnoissance.  Mais  voudriez-vous 
que  je  les  eusse  acceptées?  est -il  nécessaire  de 
vous  dire  ce  que  j'ai  fait?  ces  choses-là  de- 
vroientse  deviner  entre  nous. 

Je  dois  vous  prévenir  d'une  chose.  Vous  avez 
dû  voir  beaucoup  d'inégalités  dans  mes  lettres; 
c'est  qu'il  y  en  a  beaucoup  dans  mon  humeur; 
el  je  ne  le  cache  point  à  mes  amis.  Mais  ma 
conduite  ne  se  règle  point  sur  nior)  humeur; 
elle  a  une  règle  plus  constante  ;  à  mon  âge,  on 
ne  change  plus.  Je  serai  ce  que  j'ai  été.  Je  ne 
suis  différent  qu'on  une  chose,  c'est  que  jus- 
qu'ici j'ai  eu  des  amis,  mais  à  présent  je  sens 
que  j'ai  un  ami. 

Vous  apprendrez  avec  plaisir  qu  Emile  a  le 
plus  grand  succès  en  Angleteir?,  On  en  esta  la 
seconde  édition  angloise.  Il  n'y  a  pas  d'exem- 
ple à  Londres  d'un  succès  si  rapide  pour  aucun 
livre  étranger,  et,  nota,  malgré  le  mal  que  j'y 
dis  des  Anglois. 


A  M.   DE  MOINTMOLLIN. 

Novembre  Ï762- 

Quand  je  me  suis  réuni,  monsieur,  il  y  a 
neuf  ans,  à  lÉglise,  je  n'ai  pas  manqué  de 
censeurs  qui  ont  blâmé  ma  démarche,  et  je 
n'en  manque  pas  aujourd'hui  que  j'y  reste  uni 
sous  vos  auspices,  contre  l'espoir  de  tant  de 
gens  qui  voudroient  m'en  voir  séparé.  Il  n'y  a 
rien  là  de  bien  étonnant;  tout  ce  qui  m'honore 
et  me  console  dé[)laîl  à  mes  ennemis;  et  ceux 
qui  voudroient  rendre  la  religion  méprisable 
sont  fâchés  qu'un  ami  de  la  vérité  la  professe 
ouvertement.  Nous  connoissons  trop,  vous  et 
moi,  les  hommes,  pour  ignorer  à  combien  de 
passions  humaines  le  feint  zèle  de  la  foi  sert  de 
manteau;  et  l'on  ne  doit  pas  s'attendre  à  voir 
l'athéisme  et  l'impiété  pluscharitablesque  n'est 
l'hypocrisie  ou  la  superstition.  J'espère,  mon- 
sieur, ayant  maintenant  le  bonheur  d'être  plus 
connu  de  vous,  que  vous  ne  voyez  rien  en  moi 
qui,  dénientant  la  déclaration  que  je  vous  ai 
faite,  puisse  vous  rendre  suspecte  ma  démar- 
che, ni  vous  donner  du  regret  à  la  vôtre.  S'il 
y  a  des  gens  qui  m'accusent  d'être  un  hypo- 
crite, c'est  parce  que  je  ne  suis  pas  un  impie  : 
ils  se  sont  arrangés  poui  m'accuser  de  l'un  ou 


ANNÉE  17G2. 


/i03 


de  l'autre,  sans  doute  parce  qu'ils  n'imaginent  j 
pas  qu'on  puisse  sincèrement  croire  en  Dieu,  i 
Vous  voyez  que,  de  quelque  manière  que  je 
me  conduise,  il  m'est  impossible  d'échapper  à 
l'une  des  deux  imputations.  Mais  vous  voyez 
aussi  que,  si  toutes  deux  sont  également  desti- 
tuées de  preuves,  celle  d'hypocrisie  est  pour- 
tant la  plus  inepte;  car  un  peu  d  hypocrisie 
m'eût  sauvé  bien  des  disgrâces;  et  ma  bonne 
foi  me  coûte  assez  cher,  ce  me  semble,  pour 
devoir  élre  au-dessus  de  tout  soupçon. 

Quand  nous  avons  eu,  monsieur,  des  entre- 
liens sur  mon  ouvrage,  je  vous  ai  dit  dans 
quelles  vues  il  avoit  été  publié,  et  je  vous  réi- 
tère la  même  chose  en  sincérité  de  cœur.  Ces 
vues  n'ont  rien  que  de  louable,  vous  en  êtes 
convenu  vous-même;  et  quand  vous  m'appre- 
nez qu'on  me  prête  celle  d'avoir  voulu  jeter  du 
ridicule  sur  le  christianisme,  vous  sentez  en 
même  temps  combien  cette  imputation  est  ri- 
dicule elle-même,  puisqu'elle  porte  unique- 
ment sur  un  dialogue  dans  un  langage  im- 
prouvé des  deux  côtés  dans  l'ouvrage  même, 
et  où  l'on  ne  trouve  assurément  rien  d'appli- 
cable au  vrai  chrétien.  Pourquoi  les  réformés 
prennent-ils  ainsi  fait  et  cause  pour  l'Eglise 
romaine?  pourquoi  s' échauffent-ils  si  fort 
quand  on  relève  les  vices  de  son  argumenta- 
tion, qui  n'a  point  été  la  leur  jusqu'ici  ?  Veu- 
lent-ils donc  se  rapprocher  peu  à  peu  de  ses 
manières  de  penser  comme  ils  se  rappro- 
chent déjà  de  son  intolérance,  contre  les 
principes  fondamentaux  de  leur  propre  com- 
munion ? 

Je  suis  bien  persuadé ,  monsieur,  que  si 
j'eusse  toujours  vécu  en  pays  protestant,  alors 
ou  la  Profession  du  vicaire  savoyard  n'eût 
point  été  faite,  ce  qui  certainement  eût  été  un 
mal  à  bien  des  égards,  ou,  selon  toute  appa- 
rence, elle  eût  eu  dans  sa  seconde  partie  un 
tour  fort  différent  de  celui  qu'elle  a. 

Je  ne  pense  pas  cependant  qu'il  faille  sup- 
primer les  objections  qu'on  ne  peut  résoudre  ; 
car  cette  adresse  subreptice  a  un  air  de  mau- 
vaise foi  qui  me  révolte,  et  me  fait  craindre 
qu'il  n'y  ail  au  fond  peu  de  vrais  croyans. 
Toutes  les  connoissances  humaines  ont  leurs 
obscurités,  leurs  difficultés,  leurs  objections 
que  l'esprit  humain  trop  borné  ne  peut  ré- 
soudre, I^a  géométrie  elle-même  en  a  de  telles 


que  les  géomètres  ne  s'avisent  point  de  sup- 
primer, et  qui  ne  rendent  pas  pour  cela  leur 
science  incertaine.  Les  objections  n'empêchent 
pas  qu'une  vérité  démontiéc  ne  soit  démontrée; 
et  il  faut  savoir  se  tenir  à  ce  qu'on  sait,  et  ne 
pas  vouloir  tout  savoir  môme  en  matière  do 
religion.  Nous  n'en  servirons  pas  Dieu  de 
moins  bon  cœur  ;  nous  n'en  serons  pas  moins 
vrais  croyans,  et  nous  en  serons  plus  humains, 
plus  doux,  plus  tolérans  pour  ceux  qui  ne 
pensent  pas  comme  nous  en  toute  chose.  A 
considérer  en  ce  sens  la  Profession  de  foi  du 
vicaire,  elle  peut  avoir  son  utilité  même  dans 
ce  qu'on  y  a  le  plus  improuvé.  En  tout  cas  il 
n'y  avoit  qu'à  résoudre  des  objections  aussi 
convenablement ,  aussi  honnêtement  qu'elles 
étoienl  proposées,  sans  se  fâcher  comme  si 
l'on  avoit  tort,  et  sans  croire  qu'une  objection 
est  suffisamment  résolue  lorsqu'on  a  brûlé  le 
papier  qui  la  contient. 

Je  n'épiloguerai  point  sur  les  chicanes  sans 
nombre  et  sans  fondement  qu'on  m'a  faites 
et  qu'on  me  fait  tous  les  jours.  Je  sais  suppor- 
ter dans  les  autres  des  manières  de  penser  qui 
ne  sont  pas  les  miennes  ;  pourvu  que  nous 
soyons  tous  unis  en  Jésus-Christ,  c'est  là  l'es- 
sentiel. Je  veux  seulement  vous  renouveler , 
monsieur,  la  déclaration  de  la  résolution  ferme 
et  sincère  où  je  suis  de  vivre  et  mourir  dans  la 
communion  de  l'Église  chrétienne  réformée. 
Rien  ne  m'a  plus  consolé  dans  mes  disgrâces 
que  d'en  faire  la  sincère  profession  auprès  de 
vous,  de  trouver  en  vous  mon  pasteur,  et  mes 
frères  dans  vos  paroissiens.  Je  vous  demande 
à  vous  et  à  eux  la  continuation  des  mêmes  bon- 
tés; et  comme  je  ne  crains  pas  que  ma  conduite 
vous  fasse  changer  de  sentiment  sur  mon 
compte,  j'espère  que  les  méchancetés  de  mes 
ennemis  ne  le  feront  pas  non  plus. 


1762. 

En  parlant,  monsieur,  dans  votre  gazetlo 
du  25  juin,  d'un  papier  appelé  réquisttoire, 
publié  en  France  contre  le  meilleur  et  le  plus 
utile  de  mes  écrits,  vous  avez  rempli  votre  of- 
fice, et  je  ne  vous  en  sais  pas  mauvais  gré;  je 
ne  me  plains  pas  même  que  vous  ayez  trans- 


404 


CORUESPONDANCE. 


dit  les  impulations  dont  ce  papier  est  rempli,  |  père  vindicatif  et  dénaturé,  lis  ont  la  voix  pu<c 


et  auxquelles  je  m'abstiens  de  donner  celle  qui 
leur  est  due. 

Mais  lorsque  vous  ajoutez  de  votre  chef  que 
je  suis  condamnable  au-delà  de  ce  qu'on  peut 
dire  pour  avoir  composé  le  livre  dont  il  s'agit, 
et  surtout  pour  y  avoir  mis  mon  nom,  comme 
s'il  étoit  permis  et  honnête  de  se  cacher  en  par- 
lant -au  public;  alors,  monsieur,  j'ai  droit  de 
me  plaindre  de  ce  que  vous  jugez  sans  connoî- 
ire  ;  car  il  n'est  p;is  possible  qu'un  homme 
éclairé  et  un  homme  de  bien  porte  avec  con- 
noissance  un  jugement  si  peu  équitable  sur 
un  livre  où  l'auteur  soutient  la  cause  do  Dieu, 
des  mœurs,  de  la  vertu,  contre  la  nouvelle 
philosophie,  avec  toute  la  force  dont  il  est  ca- 
pable. A'^ousavez  donné  trop  d'autorité  à  des 
procédures  irrégulières,  et  dictées  par  des 
motifs  particuliers  que  tout  le  monde  con- 
noît. 

Mon  livre,  monsieur,  est  entre  les  mains  du 
public,  il  sera  lu  tôt  ou  tard  par  des  hommes 
raisonnables,  peut-être  enfin  par  des  chré- 
tiens, qui  verront  avec  surprise,  et  sans  doute 
avec  indignation,  qu'un  disciple  de  leur  di- 
vin maitre  soit  traité  parmi  eux  comme  un 
scélérat. 

Je  vous  prie  donc,  monsieur,  et  c'est  une 
réparation  que  vous  me  devez,  de  lire  vous- 
même  le  livre  dont  vous  avez  si  légèrement  et 
si  mal  parié;  et  quand  vous  l'aurez  lu,  de 
vouloir  alors  rendre  compte  au  public,  sans 
faveur  et  sans  grâce,  du  jugement  que  vous  en 
aurez  porté.  Jfi  vous  salue,  monsieur,  de  tout 
mon  cçeur. 


blique  ;  et  ils  l'auront  partout  où  vous  parlerez 
pour  eux.  Il  me  semble  que  ce  nouveau  sujet 
vous  offre  d'aussi  grands  principes  à  dévelop- 
per, d'aussi  grandes  vues  à  approfondir  que 
les  précédens;  et  vous  aurez  de  plus  à  faire 
valoir  des  sentimens  naturels  à  tous  les  cœurs 
sensibles,  et  qui  ne  sont  pas  étrangers  au  vôtre. 
J'espère  encore  que  vous  compterez  pour  quel- 
que chose  la  recommandation  d'un  homme  que 
vous  avez  honoré  de  votre  amitié.  Macte  vir- 
iute,  cher  Mauléon.  C'est  dans  une  route  que 
vous  vous  êtes  frayée  (*)  qu'on  trouve  le  noble 
prix  que  je  vous  ai  depuis  si  longtemps  an- 
noncé, et  qui  est  seul  digne  de  vous. 


A   MADEMOISELLE  D  IVERNOtS, 

Fiile  de  M.  le  procureur-général  de  Neiifchâtel,  en  lui  envoyant 
le  premier  lacet  de  ma  façon  qu'elle  m'avoit  demandé  pour 
présent  de  noces. 

Le  voilà,  mademoiselle,  ce  beau  présent  de 
noces  que  vous  avez  désiré  :  s'il  s'y  trouve  du 
superflu,  faites,  en  bonne  ménagère,  qu'il  ait 
bientôt  son  emploi.  Portez  sous  d'heureux 
auspices  cet  emblème  des  liens  de  douceur  et 
d'amour  dont  vous  tiendrez  enlacé  votre  heu- 
reux époux,  et  songez  qu'en  portant  un  lacet 
tissu  par  la  main  qui  traça  les  devoirs  des  mè- 
res, c'est  s'engager  à  les  remplir. 


A  M.    LOYSEAU'  DE  MAULÉON 
Pour  lui  recommander  l'affaire  de  M.  Le  Uœiif  de  Valdahon. 

Voici,  mon  cher  Mauléon,  du  travail  pour 
vous,  qui  savez  braver  le  puissant  injuste,  et 
défendre  l'iimoccnt  opprimé.  11  s'agit  de  pro- 
téger par  vos  talens  un  jeune  homme  de  mé- 
rite qu'on  ose  poursuivre  criminellement  pour 
une  fauie  que  tout  homme  voudroit  commet- 
tre, et  qui  ne  blesse  d'autres  lois  que  celles  de 
l'avarice  et  de  l'opinion.  Armez  votre  éloquence 
de  traits  plus  doux  et  non  moins  pénéirans, 
en  faveur  de  deux  amans  persécutés  par  un 


A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOVFFLERS. 

Motlers,  le  26  novembre  1762. 

Je  reçois  à  l'instant,  madame,  la  lettre  dont 
vous  m'avez  honoré  le  |0  de  ce  mois  sous  le 
couvert  de  mylord  maréchal,  et  je  vous  avoue 
qu'elle  me  surprend  plus  encore  que  la  pré- 

(')  Ce  membre  de  phrase  n'est  pas  complet;  il  y  avoit  sans 
doute  dans  le  manuscrit  :  C'est  dans  une  rouie  comme  celle 
que  vous  vous  êtes  frayée,  ou  plutôt  dans  la  route.  Mais  nmi» 
ne  devions  rien  changerau  texte  de  l'édition  originale  (  celle  de 
Genève,  1782,  tome  xxiv,  et  in  8»,  et  tome  xii,  in-*»)  où  cette 
lettre,  ne  portant  aucune  énonciation  de  date,  a  été  imprimée 
pour  la  première  fois.  Elle  ne  se  trouve  point  dans  le  recueil  pu- 
blié par  Du  Peyrou.— Indépendamment  de  la  collection  des  Mé- 
moires et  Plaidoyers  de  Loyseau  de  Mauléon,  mentionnée  pré- 
cédemment (Confessions,  liv.  x),  il  en  existe  une  édition  en 
trois  volumes  in-S»,  Londres,  1780.  La  défense  du  comte  de 
Portes,  dont  Rousseau  parle  au  même  endroit,  a  eu  parUcu- 
lièrement  trois  éditions;  la  troisième  est  de  1769,  in-S».  G.  F. 


ANiNÉK  1762. 


405 


cédente.  J  ai  tant  d'osliinc  et  de  respeci  pour 
vous, que,  dussiez-vouscoutinuerà  m'en  écrire 
de  semblables,  elles  me  surprendroiont  tou- 
jours. 

Je  suis  pénétré  de  reconnoissance  et  de  res- 
pect pour  le  roi  de  Prusse  ;  mais  ses  bienfaits, 
souvent  répandus  avec  plus  de  générosité  que 
de  choix,  no  sont  pas  une  preuve  bien  sûre 
qu'on  les  mérite.  Si  j<;  les  accepiois,  je  croi- 
rois  lui  rendre  autant  d'honneur  que  j'en  rece- 
vrois  de  lui;  et  je  ne  suis  point  persuadé  que, 
par  cette  démarche ,  je  fisse  un  si  grand  dé- 
plaisir à  mes  ennemis. 

Je  crois,  madame,  que  si  jétois  dans  le  be- 
soin, et  que  j'eusse  recours  à  vous,  vous  con- 
sulteriez plus  votre  cœur  que  votre  fortune; 
mais  ce  que  vous  ne  feriez  pas  à  cet  égard, 
peut-ôtre  devrois-je  le  faire,  (lommeje  ne  suis 
pas  dans  ce  cas-là  ,  et  que  jusqu'ici  mes  amis 
ne  se  simt  point  aperçus  que  j'y  aie  été,  cette 
délibération  nie  paroît,  quant  à  présent,  fort 
inutile.  11  me  semble  que  je  n'ai  jamais  donné 
à  personne  occasion  de  prendre  un  si  grand 
souci  de  mes  besoins. 

Vous  persistez,  dites-vous,  à  croire  que  ma 
lettre  à  M.  de  Montmollin  étoit  peu  nécessaire. 
Je  ne  vois  pas  bien  comment  vous  pouvez  juger 
de  cela.  Je  vous  ai  dit  les  raisons  qui  m'ont  fait 
croire  qu'elle  l'éioit;  vous  auriez  dû  me  dire 
celles  qui  vous  font  penser  autrement. 

Vous  dites  qu'elle  a  fait  un  mauvais  effet; 
mais  sur  qui?  Si  c'est  sur  MM.  d  Alembert  et 
Voltaire,  je  m'en  félicite.  J  espère  n'être  ja- 
mais assez  malheureux  pour  obtenir  leur  ap- 
probation. 

Il  étoit  inutile  que  cette  lettre  courût;  et  je 
ne  l'ai  jjimais  montrée  à  personne.  Vous  dites 
l'avoir  vue  à  Paris.  Je  sais  qu'elle  a  été  falsifiée, 
et  je  vous  l'ai  dit  ;  cela  n'emportoit  pas  la  né- 
cessité de  vous  la  transcrire,  puisque  cette 
pièce  ayant  fait  ici  son  effet,  n'importe,  au 
surplus,  ni  à  vous,  ni  à  moi,  ni  à  personne. 
Cependant ,  puisqu'elie  vous  fait  plaisir,  la 
voilà  telle  que  je  lai  écrite  et  que  je  l'écrirois 
tout  à-l'heure  si  c'étoit  à  recommencer. 

J'ai  toujours  approuvé  que  mes  amis  me 
donnassent  des  avis,  mais  non  pas  des  lois.  Je 
veux  bien  qu'ils  me  conseillent,  mais  non  pas 
qu'ils  me  gouvernent.  Vous  avez  daigné,  ma- 
dame ,  remplir  avec  moi  le  soin  de  l'aniiiié  ;  je 


vous  en  remercie.  Vous  vous  en  tenez  là;  je 
vous  en  remercie  encore:  car  je  n'ainierois  pas 
être  obligé  démarquer  moi-même  la  borne  de 
votre  pouvoir  sur  moi. 

Ne  parlerons-nous  jamais  de  vous,  madame  ? 
Il  me  semble  pourtant  que  les  droits  et  les 
devoirs  de  l'anntié  devroient  être  réciproques. 
Verrez-vous  toujours  mes  malheurs,  et  ne 
verrai-je  jamais  vos  plaisirs  ou  ceux  des  per- 
sonnes qui  vous  approchent?  Vous  n'avez  pas 
besoin  de  mes  conseils,  je  le  sais  ;  mais  j'aurois 
le  plaisir  de  nie  réjouir  de  tout  ce  que  vous 
faites  de  bien  ;  j'approuverois,  je  m'attendn- 
rois,  je  m'égaieroisde  votre  joie,  et  tous  mes 
maux  seroient  oubliés. 

Je  n'ai  jamais  songé  à  vous  demander,  ma- 
dame, si  l'on  avoit  rendu  à  M.  le  prince  de 
Conti  la  musique  que  j'avois  copiée  pour  lui. 
Daignez  agréer  les  humbles  remercîmens  et 
respects  de  mademoiselle  Le  Vasscur. 


A   31 Y  LORD   MARECHAL. 

36  novembre  4SV1 

Non,  mylord,  je  ne  suis  ni  en  santé,  ni  con- 
tent; mais  quand  je  reçois  de  vous  quelque 
marque  de  bonté  et  de  souvenir,  je  m'attendris, 
j'oublie  mes  peines  :  au  surplus ,  j'ai  le  cœur 
abattu,  et  je  tire  bien  moins  de  courage  de  ma 
philosophie  que  de  votre  vin  d'Espagne. 

Madame  la  comtesse  de  Boufflers  demeure 
rue  Notrc-I)ame-de-Nazareih,  proche  le  Tem- 
ple; mais  je  ne  comprends  pas  comment  vous 
n'avez  pas  son  adresse,  puisqu'elle  me  marque 
que  vous  lui  avez  encore  écrit  pour  l'engager  à 
me  faire  accepter  les  offres  du  roi.  De  grâce, 
mylord,  ne  vous  servez  plus  de  médiateur  avec 
moi,  et  daignez  être  bien  persuadé,  je  vous 
supplie,  que  ce  que  vous  n'obtiendrez  pas  di- 
rectement ne  sera  obtenu  par  nul  autre.  Ma- 
dame de  Boufflers  semble  oublier,  dans  cette 
occasion,  le  respect  qu'on  doit  aux  malheuriMJx. 
Je  lui  réponds  plus  durement  que  je  ne  devrois, 
peut-être,  et  je  crains  que  cette  affaire  ne  me 
brouille  avec  elle,  si  même  cela  n'est  déjà  fait. 

Je  ne  sais,  mylord,  si  vous  songez  encore  à 
notre  château  en  Espagne  ;  mais  je  sens  que 
cette  idée,  si  elle  ne  s'exécute  pas,  fera  le  mal- 
heur de  ma  vie.  Tout  me  déplaît,  toutmcgéoe. 


40G 


CORRESPONDANCE. 


tout  m'importune  :  je  n'ai  plus  de  confiance  et 
de  liberté  qu'avec  vous,  et,  séparé  par  d'insur- 
montables obstacles,  du  peu  d'amis  qui  me  res- 
tent, je  ne  puis  vivre  en  paix  que  loin  de  toute  i 
autre  société.  C'est,  j'espère,  un  avantage  que 
j'aurai  dans  votre  terre,  n'étant  connu  là-bas 
de  personne,  et  ne  sachant  pas  la  langue  du 
pays.  Mais  je  crains  que  le  désir  d'y  venir  vous- 
même  n'ait  été  plutôt  une  fantaisie  qu'un  vrai 
projet  ;  et  je  suis  mortifié  aussi  que  vous  n'ayez 
aucune  réponse  de  M.  Hume,  Quoi  qu'il  en 
soit,  si  Je  ne  puis  vivreavec  vous,  je  veux  vivre 
seul.  Mais  il  y  a  bien  loin  d'ici  en  Ecosse ,  et  je 
suis  bien  peu  en  état  d'entreprendre  un  si  long 
trajet.  Pour  Colombier,  il  n'y  faut  pas  penser; 
j'aimerois  autant  habiter  une  ville  :  c'est  assez 
d'y  faire  de  temps  en  temps  des  voyages  lors- 
que je  saurai  ne  vous  pas  importuner. 

J'attends  pourtant  avec  impatience  le  retour 
de  la  belle  saison  pour  vous  y  aller  voir,  et  dé- 
cider avec  vous  quel  parti  je  dois  prendre,  si 
j'ai  encore  long-temps  à  traîner  mes  chagrins 
et  mes  maux  :  car  cela  commence  à  devenir 
long,  et  n'ayant  rien  prévu  de  ce  qui  m'arrive, 
j'ai  peine  à  savoir  comment  je  dois  m'en  tirer. 
J'ai  demandé  à  M^  de  Malesherbes  la  copie  de 
quatre  lettres  que  je  lui  écrivis  l'hiver  dernier, 
croyant  avoir  peu  de  temps  à  vivre,  et  n'ima- 
ginant pas  que  j'aurois  tant  à  souffrir.  Ces  let- 
tres contiennent  la  peinture  exacte  de  mon  ca- 
ractère, et  la  clef  de  toute  ma  conduite,  autant 
que  j'ai  pu  lire  dans  mon  propre  cœur.  L'in- 
térêt que  vous  daignez  prendre  à  moi  me  fait 
croire  que  vous  ne  serez  pas  fâché  de  les  lire, 
et  je  les  prendrai  en  allant  à  Colombier. 

On  m'écrit  de  Pétersbourg  que  l'impératrice 
fait  proposer  à  M.  d'Alembert  d'aller  élever 
son  fils.  J'ai  répondu  là-dessus  que  M.  d'Alem- 
bert avoit  de  la  philosophie,  du  savoir  et  beau- 
coup d'esprit,  mais  que  s'il  élevoit  ce  petit  gar- 
çon, il  n'en  feroit  ni  un  conquérant,  ni  un  sage, 
qu'il  en  feroit  un  arlequin. 

Je  vous  demande  pardon,  mylord,  de  mon 
ton  familier,  je  n'en  saurois  prendre  un  autre 
quand  mon  cœur  s'épanche;  et  quand  un  homme 
a  de  l'étoffe  en  lui-même,  je  ne  regarde  plus  à 
ses  habits.  Je  n'adopte  nulle  formule,  n'y 
voyant  aucun  terme  fixe  pour  s'arrêter  sans 
èa  0  (aux  :  j'en  pourrois  cependant  adopter  une 


auprès  de  vous,  mylord,  sans  courir  ce  risque , 
ce  seroit  celle  du  bon  Ibrahim  (*). 


A  M. 


...,  cimé d'ahbérier,  en  bugey(**), 

Moliers-Travers,  le  50  novembre  1762. 


Je  n'aurois  pas  tardé  si  long-temps,  mon- 
sieur, à  vous  témoigner  ma  reconnoissance  des 
soins  et  dos  bontés  que  vous  n'avez  cessé  d'à 
voir  pour  ma  gouvernante,  durant  son  voyage 
de  Paris  à  Besançon,  si  je  n'a  vois  égaré  votre 
adresse  qu'elle  me  remit  en  arrivant,  et  en  me 
rendant  compte  de  toutes  les  obligations  que 
nous  avions,  elle  et  moi,  à  votre  humanité  et 
à  votre  charité.  J'ai  retrouvé  cette  adresse  hier 
au  soir,  et  je  me  hâte  de  remplir  un  devoir  qui 
m'est  cher,  en  me  faisant  d'un  cœur  vraiment 
touché  les  remercîmens  de  cette  pauvre  fille  et 
les  miens.  Je  voudrois  être  en  état  de  rendre 
ces  remercîmens  moins  stériles,  en  vous  mar- 
quant, par  quelque  retour,  que  vous  n'avez 
pas  obligé  un  ingrat.  Si  jamais  l'occasion  s'en 
présente,  je  vous  demande  en  grâce  de  ne  pas 
oublier  le  citoyen  de  Genève,  et  d'être  persuadé 
qu'il  vous  est  acquis.  Recevez,  monsieur,  les 
respects  de  mademoiselle  Le  Vasseur  et  ceux 
d'un  homme  qui  vous  honore. 


A  MADAME    LATOCR. 

Motiers,  le  48  décembre  1762. 

Pour  le  coup,  madame,  vous  auriez  été  con- 
tente de  mon  exactitude,  si  j'avois  pu  suivre, 
en  recevant  votre  dernière  lettre,  la  résolution 
que  je  pris  d'y  répondre  dès  le  lendemain  ;  mais 
il  est  dit  que  je  voudrai  toujours  vous  plaire,  et 


(*)  Ibrahim,  esclave  turc  de  mylord  maréchal,  finissoit  le» 
lettres  qu'il  lui  adressoit  par  celte  formule  :  «  Je  suis  plus  vo- 
«  tre  ami  que  jamais.  Ibhahim.  » 

(*')  Thérèse  Le  Vasseur,  partie  en  juillet  1762,  par  lecarrosse 
de  Paris  à  Dijon,  pour  se  rendre  auprès  de  Rousseau,  fut  in- 
sultée par  deux  jeunesétourdis,  que  le  curé  d'Ambérier  ne  par- 
vint à  contenir  qu'en  portant  ses  plaintes  à  l'un  des  commis 
du  bureau.  Sensible  à  ce  service,  l'obligée  se  lit  connoitre  à 
son  protecteur,  et  lui  demanda  avec  instance  et  son  nom  et  son 
adresse.  C'est  à  cette  occasion  qu'ont  été  écrites  les  trois  let- 
tres adressées  à  M curé  d'Ambérier.  —Voyez  les  deux  au- 
tres lettres  ci-aprèsdes  23  août  et  15  décembre  1763.  Ceslettre» 
eurent  pour  Rousseau  des  suitesdésagréables  ;  il  le  fait  connoi- 
tre dans  sa  lettre  à  madame  de  Verdelin  du  28  janvier  suivant 

G  1>. 


ANlNÉr:  I7G2. 


407 


que  je  n'y  parviendrai  jamais.  Une  maudite 
fièvre  est  venue  traverser  mes  bonnes  résolu- 
tions; elle  m'a  abattu  au  point  d'en  garder  le 
lit,  ce  qui  ne  m'étoit  jamais  arrivé  dans  mes 
plus  grands  maux  :  sans  doute,  le  bon  usage 
que  je  voulois  faire  de  mes  forces  m'a  aidé  à  les 
recouvrer,  et  je  me  suis  dépêché  de  guérir  pour 
vous  offrir  les  prémices  de  ma  convalescence, 
si  tant  est  pourtant  qu'on  puisse  appeler  con- 
valescence l'état  où  je  suis  resté. 

Je  voudrois,  madame,  pouvoir  vous  donner 
l'éclaircissement  que  vous  désirez  sur  l'homme 
au  gros  poireau,  elje  voudrois,  pourmoi-même, 
connoître  un  homme  qui  m'ose  louer  publique- 
ment à  Paris  ;  car,  quoique  je  doive  peut-être 
bien  plus  à  vous  qu'à  lui  la  chaleur  de  son  zèle, 
ce  qu'il  a  dit  pour  vous  complaire  me  le  fait  au- 
tant aimer  que  s'il  lavoit  dit  pour  moi.  Mais 
ma  mémoire  ne  me  fournit  rien  d'applicable 
en  tout  au  signalement  que  vous  m'avez  donné. 
J'ai  fréquenté  dix  ans  Epinay  et  la  Chevrette  ; 
pendant  ce  temps-là,  on  a  représenté  beau- 
coup de  pièces,  et  exécuté  beaucoup  de  diver- 
tissemens  oùj'ai  quelquefois  fait  de  la  musique, 
el  où  divers  auteurs  ont  fait  des  paroles;  mais 
depuis  lors  tant  de  choses  me  sont  arrivées,  que 
je  ne  me  rappelle  tout  cela  que  fort  confusé- 
ment. Le  poireau  surtout  me  désoriente  ;  je  ne 
me  rappelle  pas  d'avoir  vécu  dans  une  certaine 
intimité  avec  quelqu'un  qui  en  eût  un,  si  ce 
n'est,  ce  me  semble,  M.  le  marquis  de  Croix- 
Mare,  qui,  à  la  vérité,  a  beaucoup  d'esprit, 
mais  qui  n'est  plus  ni  jeune,  ni  d'une  assez  jolie 
figure,  et  auquel  je  ne  me  suis  sûrement  jamais- 
mêlé  de  donner  des  conseils. 

Il  est  vrai,  madame,  que  je  ne  doute  plus 
que  vous  ne  soyez  femme  ;  vous  me  l'avez  trop 
bien  fait  sentir  par  l'empire  que  vous  avez  pris 
sur  moi,  et  par  le  plaisir  que  je  prends  à  m'y 
soumettre  ;  mais  vous  n'avez  pas  à  vous  plain- 
dre d'un  échange  qui  vous  donne  tant  de  nou- 
veaux droits,  en  vous  laissant  tous  ceux  que  je 
voulois  revendiquer  pour  mon  sexe.  Toutefois, 
puisque  vous  deviez  êlre  femme,  vous  deviez 
bien  aussi  vous  montrer.  Je  crois  que  votre  fi- 
gure me  tourmente  encore  plus  que  si  je  l'avois 
vue.  Si  vous  ne  voulez  pas  me  dire  comment 
vous  êtes  faite,  dites-moi  donc  du  moins  com- 
ment vous  vous  habillez,  afin  que  mon  imagi- 
nation se  fixe  sur  quelque  chose  que  je  sois  sûr 


vous  appartenir,  et  que  je  puisse  rendre  hom- 
mage à  la  personne  qui  porte  votre  robe,  sans 
crainte  de  vous  faire  une  infidélité. 


A    M.  MOULTOU. 


Moliers-Travers,  19  décembre  1762. 


Mon  cher  ami,  j'ai  été  assez  mal,  et  je  ne 
suis  pas  bien.  Les  effets  d'une  fièvre  causée  par 
un  grand  rhume  se  sont  fait  sentir  sur  la  partie 
foible,  et  il  me  semble  que  ma  vessie  veuille  se 
boucher  tout-à-fait.  Je  me  lève  pourtant,  et 
je  sors  quand  le  temps  le  permet;  mais  je  n'ai 
ni  la  tète  libre  ni  la  machine  en  bon  état.  La 
rigueur  de  l'hiver  peut  causer  tout  cela  :  je 
suis  persuadé  qu'aux  approches  du  temps  doux 
je  serai  mieux. 

Je  me  détache  tous  les  jours  plus  de  Genève  ; 
il  faut  êlre  fou  pour  s'affecter  des  torts  de  gens 
qui  se  conduisent  si  mal.  Je  pourrai  y  aller 
parce  que  vous  y  êtes  ;  mais  j'irai  voir  mon  ami 
chez  des  étrangers.  Du  reste,  ces  messieurs 
me  recevront  comme  il  leur  plaira.  L'Europe 
a  déjà  prononcé  entre  eux  et  moi  :  que  m'im- 
porte le  reste?  Nous  verrons  au  surplus  ce 
qu'ils  ont  à  me  dire  :  pour  moi,  je  n'ai  rien  à 
leur  dire  du  tout. 

Je  vous  envoie  ce  billet  par  le  messager  plu- 
tôt que  par  la  poste,  afin  que,  si  vous  avez  quel- 
que chose  à  m'envoyer,  vous  en  ayez  la  com- 
modité. Du  reste,  il  importe  de  vous  commu- 
niquer une  réflexion  que  j'ai  faite.  Vous  m'avez 
marqué  ci-devant  que  vous  n'aimiez  pas  votre 
coi^s,  et  que  voire  intention  étoit  de  le  quitter 
un  jour  :  nous  causerons  de  cela  quand  nous 
nous  verrons.  Mais  si  cette  résolution  pouvoit 
transpirer  chez  quelqu'un  de  ces  messieurs, 
peut-être  ne  chercheroient-ils  qu'une  occasion 
de  vous  prévenir;  et  il  est  bien  difficile  qu'ils 
ne  trouvassent  pas  cette  occasion  dans  l'écrit 
en  question,  s'ils  l'y  vouloienl  chercher.  Tout 
est  raison  pour  qui  ne  cherche  que  des  prétex- 
tes. Pensez  à  cela.  H  faut  quitter,  el  non  pas  se 
faire  renvoyer. 

Je  crois  que  myiord  maréchal  pourroit  aller 
dans  quelque  temps  à  Genève  voir  myiord  Stan- 
hope.  S'il  y  va,  allez  le  voir  et  nommez-vous. 
C'est  un  homme  froid,  qui  ne  peut  souffrir  les 
complimens,  et  qui  n'en  fait  à  personne  :  mais 


40S 


CORRESPONDANCE. 


c'psi  un  homme,  ei  je  crois  que  vous  serez  con- 
tent de  l'avoir  vu.  Du  rest,e,  ne  parlez  à  per- 
sonne de  ce  voyage.  11  ne  m'en  a  pas  demandé 
le  secret,  mais  il  n'en  a  parlé  qu'à  moi;  ce  qui 
me  fait  croire  ou  qu'il  a  changé  de  sentiment, 
ou  qu'il  veut  aller  incognito. 

Adieu,  cher  Moultou  :  je  compte  les  heures 
comme  des  siècles  jusqu'à  la  belle  saison. 


A  M.  D.  L.  C. 

Décembre  1762. 

Il  faut,  monsieur,  que  vous  ayez  une  grande 
opinion  de  votre  éloquence,  et  une  bien  petite 
du  discernement  de  l'homme  dont  vous  vous 
dites  enthousiaste,  pour  croire  l'intéresser  en 
votre  faveur  par  le  petit  roman  scandaleux  qui 
remplit  la  moitié  de  la  lettre  que  vous  m'avez 
écrite,  et  par  l'historiette  qui  le  suit.  Ce  que 
j  apprends  de  plus  sûr  dans  cette  lettre,  c'est 
que  vous  êtes  bien  jeune,  et  que  vous  me  croyez 
bien  jeune  aussi. 

Vous  voilà,  monsieur,  avec  votre  Zélie  comme 
ces  saints  de  votre  église,  qui,  dit-on,  couchoient 
dévotement  avec  des  filles  et  aitisoient  tous  les 
feux  des  tentations  pour  se  mortifier  en  com- 
baiiant  le  désir  de  les  éteindre.  J'ignore  ce  que 
vous  prétendez  par  les  détails  indécens  que 
vous  «n'osez  faire;  mais  il  est  difficile  de  les  lire 
sans  vous  croire  un  menteur  ou  un  impuissant. 
L'amour  peut  épurer  les  sens,  je  le  sais;  il 
est  cent  fois  plus  facile  à  un  véritable  amant 
«i'éire  sage  qu'à  un  autre  homme  :  l'amour  qui 
respecte  son  objet  en  chérit  la  pureté  :  c'est-une 
perfection  de  plus  qu'il  y  trouve,  et  qu'il  craint 
de  lui  ôter.  L'amour-propre  dédommage  un 
amant  des  privations  qu'il  s'impose  en  lui  mon- 
trant l'objet  qu'il  convoite  plus  digne  des  sen- 
timens  qu'il  a  pour  lui;  mais  si  sa  maîtresse, 
une  fois  livrée  à  ses  caresses,  a  déjà  perdu  toute 
modestie  ;  si  son  corps  est  en  proie  à  ses  attou- 
chemens  lascifs  ;  si  son  cœur  brûle  de  tous  les 
feux  qu'ils  y  portent  ;  si  sa  volonté  même,  déjà 
corrompue,  la  livre  à  sa  discrétion,  je  voudrois 
bien  savoir  ce  qui  lui  reste  à  respecter  en  elle. 
Supposons  qu'après  avoir  ainsi  souillé  la  per- 
sonne de  votre  maîtresse,  vous  ayez  obtenu  sur 
vous-même  l'étrange  victoire  dont  vous  vous 
vantez,  et  que  vous  en  ayez  le  mérite,  l'avcz- 


vous  obtenue  sur  elle,  sur  ses  désirs,  sur  ses 
sens  même?  Vous  vous  vantez  de  l'avoir  fait 
pâmer  entre  vos  bras  :  vous  vous  êtes  donc  mé- 
nagé le  sot  plaisir  de  la  voir  pâmer  seule?  Et 
c'étoit  là  l'épargner  selon  vous?  Non,  c'éloit 
l'avilir.  Klle  est  plus  méprisable  que  si  vous  en 
eussiez  joui.  Voudriez-vous  d'une  femme  qui 
seroit  sortie  ainsi  des  mains  d'un  autre?  Vous 
appelez  pourtant  tout  cela  des  sacrifices  à  la 
vertu.  Il  faut  que  vous  ayez  d'étranges  idées  de 
cette  vertu  dont  vous  parlez,  et  qui  ne  vous 
laisse  pas  même  le  moindre  scrupule  d'avoir 
déshonoré  la  fille  d'un  homme  dont  vous  man- 
giez le  pain.  Vous  n'adoptez  pas  les  maximes 
de  VHéloïse,  vous  vous  piquez  de  les  braver  ; 
il  est  faux,  selon  vous,  qu'on  ne  doit  rien  ac- 
corder aux  sens  quand  on  veut  leur  refuser 
quelque  chose.  En  accordant  aux  vôtres  tout 
ce  qui  peut  vous  rendre  coupable,  vous  ne 
leur  refusiez  que  ce  qui  pouvoit  vous  excuser. 
Votre  exemple,  supposé  vrai,  ne  fait  point 
contre  la  maxime,  il  la  confirme. 

Ce  joli  conte  est  suivi  d'un  autre  plus  vrai- 
semblable, mais  que  le  premier  me  rend  bien 
suspect.  Vous  voulez,  avec  Kart  de  votre  âge, 
émouvoir  mon  amour-propre,  et  me  forcer,  au 
moins  par  bienséance,  à  l'intéresser  pour  vous. 
Voilà,  monsieur,  de  tous  les  pièges  qu'on 
peut  me  tendre  celui  dans  lequel  on  me  prend 
le  moins,  surtout  quand  on  le  tend  aussi  peu 
finement.  Il  y  auroit  de  l'humeur  à  vous  blâmer 
de  la  manière  dont  vous  dites  avoir  soutenu  ma 
cause,  et  même  une  sorte  d'ingratitude  à  no 
vous  en  pas  savoir  gré.  Cependant,  monsieur, 
mon  livre  ayant  été  condamné  par  votre  parle- 
ment, vous  ne  pouviez  mettre  trop  de  modestie 
et  de  circonspection  à  le  défendre,  et  vous  ne 
devez  pas  me  faire  une  obligation  personnelle 
envers  vous  d'unejustice  que  vous  avez  dû  ren- 
dre à  la  vérité,  ou  à  ce  qui  vous  a  paru  l'être. 
Si  j'étois  sûr  que  les  choses  se  fussent  passées 
comme  vous  le  marquez,  je  croirois  devoir  vous 
dédommager,  si  je  pouvois,  d'un  préjudice  dont 
je  scrois  en  quelque  manière  la  cause  ;  mais 
cela  ne  m'engageroit  pas  à  vous  recommander 
sans  vous  connoître ,  préférablement  à  beau- 
coup de  gens  de  mérite  que  je  connois  sans 
pouvoir  les  servir,  et  je  me  garderois  de  vous 
procurer  des  élèves,  surtout  s'ils  avoient  des 
sœurs,  sans  autre  garant  de  leur  bonne  édu- 


ANNEE  1763. 


409 


cation  que  ce  que  vous  nVavez  appri?  de  vous 
et  la  pièce  do  vers  que  vous  m'avez  envoyée. 
Le  libraire  à  qui  vous  l'avez  présentée  a  eu  ton 
de  vousrépomire  aussi  brutalement  qu'il  la  fait, 
ei  l'ouvrage,  d  u  côté  de  la  composition ,  niost  pas 
aussi  mauvais  qu'il  l'a  paru  croire:  les  vers  sont 
faits  avec  facilité  ;  il  y  en  a  de  très-bons  parmi 
beaucoup  d'autres  foibles  et  peu  corrects  :  du 
reste,  il  y  règne  plutôt  un  ton  de  déclamation 
qu'une  certaine  chaleur  d'âme.  Zamon  se  tue 
en  acteur  de  tragédie:  cette  mort  ne  persuade 
ni  ne  touche  :  tous  les  seiilimens  sont  tirés  de 
la  nouvelle  Héloise  ;  on  en  trouve  à  peine  un 
qui  vous  appartienne;  cequi  n'est  pasun  grand 
signe  de  chaleur  de  votre  cœur  ni  de  la  vérité 
de  l'histoire.  D'ailleurs,  si  le  libraire  avoit  tort 
dans  un  sens,  il  avoit  bien  raison  dans  un  autre, 
auquel  vraisemblablement  il  ne  songeoit  pas. 
Comment  un  homme  qui  se  pique  de  vertu 
peut-il  vouloir  publier  une  pièce  d'où  résulte  la 
plus  pernicieuse  morale, une  piècepleined'ima- 
ges  licencieuses  que  rien  n'épure,  une  pièce 
qui  tend  à  persuader  aux  jeunes  personnes  que 
les  privautés  des  amans  sont  sans  conséquence, 
et  qu'on  peut  toujours  s'arrêter  où  l'on  veut; 
imixime  aussi  fausse  que  dangereuse,  et  propre 
à  détruire  toute  pudeur,  toute  honnêteté,  toule 
retenue  entre  les  deux  sexes?  Monsieur,  si 
TOUS  n'êtes  pas  un  homme  sans  mœurs,  sans 
principes,  vous  ne  ferez  jamais  imprimer  vos 
vers,  quoique  passables,  sans  un  correctif  suf- 
fisant pour  empêcher  le  mauvais  effet. 

Vous  avez  des  talens,  sans  doute,  mais  vous 
n'en  faites  pas  un  usage  qui  porte  à  les  encou- 
rager. Puissicz-vous,  monsieur,  en  faire  un 
meilleur  dans  la  suite,  et  qui  ne  vous  attire  ni 
regrets  à  vous-même,  ni  le  blâme  des  honnêtes 
gens!  Je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 

P.  S.  Si  vous  aviez  un  besoin  pressant  des 
deux  louis  que  vous  demandiez  au  libraire,  je 
pourrois  en  disposer  sans  m'incommoder  beau- 
coup. Parlez-moi  naturellement  :  ce  ne  seroit 
pas  vous  en  faire  un  don,  ce  seroit  seulement 
payer  vos  vers  au  prix  que  vous  y  avez  mis 
vous-même. 


A  MADAME   LATOUR. 

A  Motiers,  le  4  janvier  1763. 

ie  reçus,  madame,  le  28  du  mois  dernier. 


votre  lettre  du  23,  par  laquelle  vous  me  mena- 
ciez de  ne  me  pardonner  jamais,  si  vous  n'aviez 
pas  de  mes  nouvelles  le  jeudi  50.  J'ai  bien  senti 
tout  ce  qu'il  y  avoit  d'obligeant  dans  celte  me- 
nace, mais  cela  ne  m'en  rend  pas  moins  sensi- 
ble à  la  peine  que  vous  m'avez  fait  encourir  ; 
car,  vous  pouvez  bien  donner  le  désir  de  faire 
l'impossible,  mais  non  pas  le  moyen  d'y  réus- 
sir; et  il  étoit  de  toute  impossibilité  que  vous 
reçussiez  le  30  la  réponse  à  une  lettre  quoj'a- 
vois  reçue  le  28. 

Je  suis  à  peu  prés  comme  j'étois  quand  je 
vous  écrivis.  L'hiver  est  si  rude  ici,  qu'il  nj'est 
très-difficile  de  le  soutenir  dans  mon  état;  ce 
n'est  pas  du  moins  sans  souffrir  beaucoup,  et 
sans  sentir  que,  ne  me  permettre  le  silence  que 
quand  je  me  porterai  bien,  c'est  ne  nie  le  per- 
meltre  que  quand  je  serai  mort.  J  espère,  ma- 
dame, que  cette  lettre  vous  trouvera  bien  réta- 
blie de  votre  mal  de  gorge  ;  c'est  un  mal  auquel 
il  me  paroît  que  vous  êtes  sujette  ;  c  est  pour- 
quoi je  prendrai  la  liberté  de  vous  donner  un  des 
récipés  de  ma  médecine,  car  j'ai  été  fort  sujet 
aux  esquinancies  étant  jeune;  mais  j'ai  appris 
à  m'en  délivrer  lorsqu'^ellcs  commencent,  en 
mettant  mes  pieds  dans  l'eau  chaude,  et  les  y 
tenant  plusieurs  heures  ;  ordinairement  cela 
dégage  la  gorge,  soit  en  attirant  Ihumeur  en 
bas,  soit  de  quelque  autre  manière  que  j'i- 
gnore; je  sais  seulement  que  la  recette  a  sou- 
vent du  succès. 

J'aimerois,  madame,  à  converser  avec  vous 
à  mon  aise;  voire  esprit  est  net  et  lumineux, 
et  tout  ce  qui  vient  de  vous  m'attache  et  m'at- 
tire, à  quelque  petite  chose  près.  Pourquoi 
faut-il  que  la  nécessité  de  vous  écrire  si  sou- 
vent m'ôte  le  plaisir  de  vous  écrire  à  mon  aise? 
Je  voudrois  vous  écrire  moins  frcquenmient, 
elj'écrirois  de  plus  grandes  lettres;  mais  vous 
exigez  toujours  de  promptes  réponses;  cela  fait 
que  je  ne  puis  vous  écrire  que  dès  billets  fort 
mal  digérés  et  fort  raturés. 


A   M.   DUMOULIN, 

Procureur-fiscal  des.  A.  S.  monseigneur  le  prince  de  Condé» 
à  Uontniorency  prés  Pans. 

A  Uotiers-Traver»,  le  16  janvier  I76S. 

J'apprends,  monsieur,  avec  d'autant  plus 


410 


CORRESPONDANCK. 


do  douleur  la  perte  que  vous  venez  de  faire  de 
votre  digne  oncle,  qu'ayant  négligé  trop  long- 
temps de  l'assurer  de  mon  souvenir  et  de  ma 
reconnoissance,  je  l'ai  mis  en  droit  de  se  croire 
oublié  d'un  homme  qui  lui  étoit  obligé  et  qui 
lui  étoit  encore  plus  attaché,  et  à  vous  aussi. 
M.  Mathas  sera  regretté  et  pleuré  de  tous  ses 
amis  et  de  tout  le  peuple  dont  il  étoit  le  père. 
]l  ne  suffit  pas  de  lui  succéder,  monsieur,  il 
faut  le  remplacer.  Songez  que  vous  le  suivrez 
un  jour,  et  qu'alors  il  ne  vous  sera  pas  indif- 
fèrent d'avoir  fait  des  heureux  ou  des  miséra- 
bles. Puissiez-Yous  mériter  long-temps  et  ob- 
tenir bien  tard  l'honneur  d'être  aussi  regretté 
que  lui! 

Si  le  souvenir  des  momens  que  nous  avons 
passés  ensemble  vous  est  aussi  cher  qu'à  moi, 
je  ne  vous  recommanderai  point  un  soin  qui 
vous  soit  à  charge,  en  vous  priant  d'en  conser- 
ver les  monumens  dans  votre  petite  maison 
de  Saint-Louis:  entretenez  au  moins  mon  petit 
bosquet,  je  vous  en  supplie,  surtout  les  deux 
arbres  plantés  de  ma  main;  ne  souffrez  pas 
qu'Augustin  ni  d'autres  se  mêlent  de  les  tailler 
ou  de  les  façonner;  laissez-les  venir  librement 
sous  la  direction  de  la  nature,  et  buvez  quel- 
que jour  sous  leur  ombre  à  la  santé  de  celui  qui 
jadis  eut  le  plaisir  d'y  boire  avec  vous.  Par- 
donnez ces  petites  sollicitudes  puériles  à  l'at- 
tendrissement d'un  souvenir  qui  he  s'effacera 
jamais  de  mon  cœur.  Mes  jours  de  paix  se  sont 
passés  à  Montmorency,  et  vous  avez  contribué 
à  me  les  rendre  agréables.  Rappelez-vous-en 
quelquefois  la  mémoire;  pour  moi  je  la  con- 
serverai toujours. 

P.  S.  Mademoiselle  Le  Vasseur  vous  prie 
d'agréer  ses  respects  et  de  les  faire  agréer  à 
madame  Dumoulin.  Je  me  suis  placé  ici  à  por- 
tée d'un  village  catholique  pour  pouvoir  l'y  en- 
voyer, le  plus  souvent  qu'il  se  peut,  remplir 
son  devoir,  et  notre  pasteur  lui  prête  pour  cela 
sa  voiture  avec  grand  plaisir.  Je  vous  prie  de 
le  dire  à  M.  le  curé,^ui  paroissoit  alarmé  de 
ce  que  deviendroit  sa  religion  parmi  nous  au- 
tres. Nous  aimons  la  nôtre,  et  nous  respectons 
celle  d'autrui. 

Permettez  que  je  vous  prie  de  remettre  l'in- 
cluse à  son  adresse. 


A   MADEMOISELLE   DUCHKSNE, 
Sœur  de  rHûlel-Dieu  de  Montmorency,  à  Moiitniorency. 
Motier»,  le  16  janvier  «763. 

Non,  mademoiselle,  on  n'oublie  ici  ni  votre 
amitié  ni  vos  services;  et  si  mademoiselle  Le 
Vasseur  ne  vous  a  pas  remboursé  plus  tôt  les 
deux  louis  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  lui 
prêter,  c'est  que  sa  mère,  qui  les  a  reçus,  lui 
avoit  promis  et  lui  a  encore  fait  écrire  qu'elle 
vous  les  rendroit.  Elle  n'en  a  rien  fait, cela  n'est 
pas  étonnant;  ils  sont  passés  avec  le  reste.  As- 
surément si  cette  femme  a  mangé  tout  l'argent 
qu'elle  a  tiré  de  sa  fille  et  de  moi,  depuis  vingt 
ans,  il  faut  qu'elle  ait  une  terrible  avaloire.  Si 
vous  pouvez,  mademoiselle,  attendre  sans  vous 
gêner,  jusqu'à  Pâques,  cet  argent  vous  sera 
remboursé  à  Montmorency  ;  sinon,  prenez  la 
peine,  quand  vous  irez  à  Paris,  de  passer  à 
l'hôtel  de  Luxembourg,  et  en  montrant  cette 
lettre  à  M.  de  la  Roche,  que  d'ailleurs  j'aurai 
soin  de  prévenir,  il  vous  remettra  ces  deux 
louis  pour  lesquels  mademoiselle  Le  Vasseur 
vous  fait  ses  tendres  remercîmens,  ainsi  que 
pour  toutes  les  bontés  dont  vous  l'avez  honorée. 

A  l'égard  de  la  dame  Maingot,  il  est  très-sùr 
qu'il  ne  lui  est  rien  dû.  J'en  ai  pour  preuves, 
premièrement  la  probité  de  mademoiselle  Le 
Vasseur,  bien  incapable  assurément  de  nier 
une  dette;  la  somme  qu'elle  demande,  qui 
passe  ce  que  j'ai  pu  acheter  de  volaille  du- 
rant tout  mon  séjour  à  Montmorency  ;  mon 
usage  constant  de  tout  payer  comptant  à  me- 
sure que  j'achetois;  le  fait  particulier  de  qua- 
tre poulettes  qu'acheta  mademoiselle  Le  Vas- 
seur, pour  avoir  des  œufs  durant  le  carême, 
et  qu'elle  paya  comptant  au  garçon  de  ladite 
Maingot,  en  présence  de  la  mère  Nanon,  passé 
laquelle  emplette  il  n'est  pas  entré  une  pièce 
de  volaille  dans  ma  maison;  enfin  l'exactitude 
même  de  la  dame  Maingot  à  se  faire  payer, 
puisque  ma  retraite  fit  trop  de  bruit  pour  être 
ignorée  d'elle,  et  qu'il  n'est  pas  apparent  que, 
venant  tous  les  mercredis  au  marché,  elle  ne 
se  fût  pas  avisée  de  venir  chez  moi  demander 
son  dû.  C'est  pour  payer  les  bagatelles  que  je 
pouvois  devoir  que  mademoiselle  Le  Vasseur 
est  restée  après  moi.  Pourquoi  ne  s'est-elle  pas 
adressée  à  elle?  Donner  à  la  dame  Maingot  ce 


ANNÉE  1763. 


-iit 


qu'elle  demande  seroii  récompenser  la  fripon- 
nerie :  ce  n'est  assurément  pas  mon  avis. 

Je  regrette  beaucoup  le  bon  M.  iMathas,  et 
crois  qu'il  sera  regretté  dans  tout  le  pays.  Il 
faut  espérer  que  M.  Dumoulin  le  remplacera 
à  tous  égards,  et  n'héritera  pas  moins  de  sa 
bonté  que  de  son  bien.  Je  savois  que  madame 
de  Verdelin  avoit  fait  inoculer  ses  demoiselles; 
mais  je  suis  en  peine  d'elle-même,  n'ayant  pas 
de  ses  nouvelles  depuis  long-temps,  quoique  je 
lui  aie  écrit  le  dernier.  Comme  il  faut  nécessai- 
rement affranchir  les  lettres,  les  domestiques 
ne  sont  pas  toujours  exacts  là-dessus,  et  il  s'en 
perd  beaucoup  de  cette  manière.  Si  elle  vient 
ce  printemps  à  Soisi,  je  vous  prie  de  lui  parler 
de  moi  ;  c'est  une  bonne  et  aimable  dame,  dont 
l'amitié  m'étoit  bien  chère,  et  dont  je  regrette- 
rai toute  ma  vie  le  voisinage.  Je  suis  très-sen- 
sible, mademoiselle,  au  souvenir  de  toute  vo- 
tre famille  ;  je  vous  prie  de  lui  en  marquer  ma 
reconnoissanceet  d'y  faire  à  tout  le  monde  mes 
salutations,  de  même  qu'à  tous  les  honnêtes 
gens  de  Montmorency,  qui  vous  paroitroni 
avoir  conservé  quelque  amitié  pour  moi.  Mes 
respects  en  particulier  à  M.  le  curé,  si  vous  en 
trouvez  l'occasion.  Recevez  ceux  de  mademoi- 
selle Le  Vasseur  et  les  assurances  de  son  éter- 
nel attachement.  Croyez  aussi,  je  vous  supplie, 
que  je  conserverai  toute  ma  vie  les  sentimens 
de  respect,  d'estime  et  d'amitié  que  je  vous  ai 
voués. 


A  M.    LE  MARECHAL  DE  LUXEMBOURG. 

MoUers,  le  20  février  1763. 

Vous  voulez,  monsieur  le  maréchal,  que  je 
vous  décrive  le  pays  que  j'habite.  Mais  com- 
ment faire?  je  ne  sais  voir  qu'autant  que  je  suis 
ému  ;  les  objets  indifférens  sont  nuls  à  mes 
yeux  ;  je  n'ai  de  l'attention  qu'à  proportion  de 
l'intérêt  qui  l'excite  :  et  quel  intérêt  puis-je 
prendre  à  ce  que  je  retrouve  si  loin  de  vous? 
Des  arbres,  des  rochers,  des  maisons,  des 
hommes  même,  sont  autant  d'objets  isolés  dont 
chacun  en  particulier  donne  peu  d'émotion  à 
celui  qui  le  regarde  :  mais  l'impression  com- 
mune de  tout  cela,  qui  le  réunit  en  un  seul  ta- 
bleau, dépend  de  l'état  où  nous  sommes  en  le 
contemplant.  Ce  tableau,  quoique  toujours  le 


même,  se  peint  d'autant  de  manières  qu'il  y  a 
de  dispositions  différentes  dans  les  cœurs  des 
spectateurs;  et  ces  différences,  qui  font  celles 
de  nos  jugemens,  n'ont  pas  lieu  seulement  d'un 
spectateur  à  l'autre,  mais  dans  le  même  en  dif- 
férens  temps.  C'est  ce  que  j'éprouve  bien  sen- 
siblement en  revoyant  ce  pays  que  j'ai  tant 
aimé.  J'y  cn)yois  retrouver  ce  qui  m'avoit 
charmé  dans  ma  jeunesse  :  tout  est  changé; 
c'est  un  autre  paysage,  un  autre  air,  un  autre 
ciel,  d'autres  hommes;  et,  ne  voyant  plus  mes 
montagnons  avec  des  yeux  de  vingt  ans,  je  les 
trouve  beaucoup  vieillis.  On  regrette  le  bon 
temps  d'autrefois  ;  je  le  crois  bien  :  nous  attri- 
buons aux  choses  tout  le  changement  qui  s'est 
fait  en  nous  ;  et  lorsque  le  plaisir  nous  quitte, 
nous  croyons  qu'il  n'est  plus  nulle  part.  D'au- 
tres voient  les  choses  comme  nous  les  avons 
vues,  et  les  verront  comme  nous  les  voyons 
aujourd'hui.  Mais  ce  sont  des  descriptions  que 
vous  me  demandez,  non  des  réflexions;  et  les 
miennes  m'entrainent  comme  un  vieux  enfant 
qui  regrette  encore  ses  anciens  jeux.  Les  diver- 
ses impressions  que  ce  pays  a  faites  sur  moi  à 
différens  âges  me  font  conclure  que  nos  rela- 
tions se  rapportent  toujours  plus  à  nous  qu'aux 
choses,  et  que,  comme  nous  décrivons  bien 
plus  que  nous  ne  sentons  que  ce  qui  est,  il  fau- 
droit savoir  comment  étoit  affecté  l'auteur  d'un 
voyage  en  l'écrivant,  pourjuger  de  combien  ses 
peintures  sont  hu-deçà  ou  au-delà  du  vrai.  Sur 
ce  principe  ne  vous  étonnez  pas  de  voir  devenir 
aride  et  froid,  sous  ma  plume,  un  pays  jadis  si 
verdoyant,  si  vivant,  si  riant,  à  mon  gré  :  vous 
sentirez  trop  aisément  dans  ma  lettre  en  quel 
temps  de  ma  vie  et  en  quelle  saison  de  l'année 
elle  a  été  écrite. 

Je  sais,  monsieur  le  maréchal,  que,  pour 
vous  parler  d'un  village,  il  ne  faut  pas  commen- 
cer par  vous  décrire  toute  la  Suisse,  comme  si 
le  petit  coin  quej'habite  avoit  besoin  d'être  cir- 
conscrit d'un  si  grand  espace.  Il  y  a  pourtant 
des  choses  générales  qui  ne  se  devinent  point, 
et  qu'il  faut  savoir  pour  j.uger  des  objets  parti- 
culiers. Pour  connoître  Motiers,  il  faut  avoir 
quelque  idée  du  comté  de  ^euchâtel  ;  et  pour 
connoiirc  le  comté  de  INeuchàtel,  il  faut  en 
avoir  de  la  Suisse  entière. 

Elle  offre  à  peu  près  partout  les  mêmes  as- 
pects, des  lacs,  des  prés,  des  bois,  des  monta- 


412 


CORRESPONDANCE. 


Hiics  ;  et  les  Suisses  ont  aussi  tous  à  peu  près  les 
mêmes  mœurs,  mêlées  de  l'imitation  dos  autres 
peuples  et  de  leur  antique  simplicité.  Ils  ont 
dos  manières  de  vivre  qui  ne  changent  point, 
parce  qu'elles  tiennent  pour  ainsi  dire  au  sol, 
au  climat,  aux  besoins  divers,  et  qu'en  cela  les 
habitnns  sont  toujours  forcés  de  se  conformer 
à  ce  que  la  nature  des  lieux  leur  prescrit.  Telle 
est,  par  exemple,  la  distribution  de  leurs  ha- 
bitations, beaucoup  moins  réunies  en  villes  et 
en  bourgs  qu'en  France,  mais  éparses  et  dis- 
persées çà  et  là  surle  terrain  avec  beaucoup  plus 
d'égalité.  Ainsi,  quoique  la  Suisse  soit  en  géné- 
ral plus  peuplée  à  proportion  que  la  France, 
elle  a  de  moins  grandes  villes  et  de  moins  gros 
villages  :  en  revanche,  on  y  trouve  partout 
des  maisons  ;  le  village  couvre  toute  la  paroisse, 
et  la  ville  s'étend  sur  tout  le  pays.  La  Suisse  en- 
tière est  comme  une  grande  ville  divisée  en 
treize  quartiers,  dont  les  uns  sont  sur  les  val- 
lées, d'autres  sur  les  coteaux,  d'autres  sur  les 
montagnes.  Genève,  Saint-Gai  1 ,  Neuchâtel , 
sont  comme  les  faubourgs  :  il  y  a  des  quartiers 
plus  ou  moins  peuplés,  mais  tous  le  sont  assez 
pour  marquer  qu'on  est  toujours  dans  la  ville  : 
seulement  les  maisons,  au  lieu  d'être  alignées, 
sont  dispersées  sans  symétrie  et  sans  ordre, 
comme  on  dit  qu'étoient  celles  de  l'ancienne 
Rome.  On  ne  croit  plus  parcourir  des  déserts 
quand  on  trouve  des  clochers  parmi  les  sapins, 
des  troupeaux  sur  des  rochers,  des  manufac- 
tures dans  des  précipices,  des  ateliers  sur  des 
torrens.  Ce  mélange  bizarre  a  je  ne  sais  quoi 
d'animé,  de  vivant,  qui  respire  la  liberté,  le 
bien-être,  et  qui  fera  toujours  du  pays  où  il 
se  trouve  un  spectacle  unique  en  son  genre, 
mais  fait  seulement  pour  des  yeux  qui  sachent 
voir. 

Cette  égale  distribution  vient  du  grand  nom- 
bre de  petits  états  qui  divise  les  capitales,  de  la 
rudesse  du  pays,  qui  rend  les  transports  dif- 
ficiles, et  de  la  nature  des  productions,  qui, 
consistant  pour  la  plupart  en  pâturages,  exige 
que  la  consommation  s'en  fasse  sur  les  lieux 
mêmes,  et  tient  les  hommes  aussi  dispersés  que 
les  bestiaux.  Voilà  le  plus  grand  avantage  de  la 
Suisse,  avantage  que  ses  habitans  regardent 
peut-être  comme  un  malheur,  mais  qu'elle  tient 
d'elle  seule,  que  rien  ne  peut  lui  ôter,  qui, 
malgré  eux,  contient  ou  retarde  le  progrès  du 


luxe  et  des  mauvaises  mœurs,  et  qui  répa- 
rera toujours  à  la  longue  rétonnante  déperdi- 
tion d'hommes  qu'elle  fait  dans  les  pays  étran- 
gers. 

Voilà  le  bien  :  voici  le  mal  amené  parce  bien 
même.  Quand  les  Suisses;  qui  jndis  vivant  ren- 
fermés dans  leurs  montagnes  se  suffisoient  à 
eux-mêmes,  ont  commencé  à  communiquer 
avec  d'autres  nations,  ils  ont  pris  goût  à  leur 
manière  de  vivre,  et  ont  voulu  l'imiter;  ils  se 
sont  aperçus  que  l'argent  étoit  une  bonne 
chose,  et  ils  ont  voulu  en  avoir  :  sans  produc- 
tions et  sans  industrie  pour  l'attirer,  ils  se  sont 
mis  en  commerce  eux-mêmes,  ils  se  sont  ven- 
dus en  détail  aux  puissances;  ils  ont  acquis 
par-là  précisément  assez  d'argent  pour  sentir 
qu'ils  étoient  pauvres;  les  moyens  de  le  faire 
circuler  étant  presque  impossibles  dans  uii  pays 
qui  ne  produit  rien  et  qui  n'est  pas  maritime, 
cet  argent  leur  a  porté  de  nouveaux  besoins 
sans  augmenter  leurs  ressources.  Ainsi  leurs 
premières  aliénations  de  troupes  les  ont  forcés 
d'en  faire  de  plus  grandes  et  de  continuer  tou- 
jours. La  vie  étant  devenue  plus  dévorante,  le 
même  pays  n'a  plus  pu  nourrir  la  même  quan- 
tité d'habitans.C'^îst  la  raison  de  la  dépopula- 
tion qui  comn>once  à  sentir  dans  toute  la  Suisse. 
Elle  nourrissoit  ses  nombreux  habitans  quand 
ils  ne  sortoient  pas  de  chez  eux  ;  à  présent 
qu'il  en  sort  la  moitié,  à  peine  peut-elle  nourrir 
l'autre. 

Le  pis  est  que  de  cette  moitié  qui  sort  il  en 
rentre  assez  pour  corrompre  tout  ce  qui  reste 
par  l'imitation  des  usages  des  autres  pays,  et 
surtout  de  la  France,  qui  a  plus  de  troupes  suis- 
ses qu'aucune  autre  nation.  Je  dis  corrompre, 
sans  entrer  dans  la  question  si  les  mœurs  fran- 
çoises  sont  bonnes  ou  mauvaises  en  France, 
parce  que  cette  question  est  hors  de  doute  quant 
à  la  Suisse,  et  qu'il  n'est  pas  possible  que  les 
mêmes  usages  conviennent  à  des  peuples  qui, 
n'ayant  pas  les  mêmes  ressources  et  n'habitant 
ni  le  même  climat  ni  le  même  sol,  seront  tou- 
jours forcés  de  vivre  différemment. 

Le  concours  de  ces  deux  causes,  l'une  bonne 
et  l'autre  mauvaise,  se  fait  sentir  en  toutes  cho- 
ses :  il  rend  raison  de  tout  ce  qu'on  remarque 
de  particulier  dans  les  mœurs  des  Suisses,  et 
surtout  de  ce  contrasle.bizarre  de  recherche  et 
de  simplicité  qu'on  sent  dans  toutes  leurs  ma- 


ANNÉK  1765. 


413 


nières.  Ils  tournent  à  contre-sens  tous  les  usa- 
ges qu'ils  prennent,  non  pas  faute  d'esprit, 
mais  par  la  force  des  choses.  En  lrans[)ortant 
dans  leurs  bois  les  usages  des  grandes  villes, 
ils  les  appliquent  de  la  façon  la  plus  comique  ; 
ils  ne  savent  ce  que  c'est  qu'habits  de  campa- 
gne ;  ils  sont  parés  dans  leurs  rochers  comme 
ils  l'étoient  à  l*arls;  ils  portent  sous  leurs  sa- 
pins toutes  les  pompes  du  Palais-Royal,  et  j'en 
ai  vu  revenir  de  faire  leurs  foins  en  petite  veste 
et  falbala  de  mousseline.  Leur  délicatesse  a  tou- 
jours quelque  chose  de  grossier,  leur  luxe  a 
toujours  quelque  chose  de  rude.  Ils  ont  des  en- 
tremets, mais  ils  mangent  du  pain  noir;  ils 
servent  des  vins  étrangers,  et  boivent  de  la  pi- 
quette ;  des  ragoûts  Hns  accompagnent  leur 
lard  rance  et  leurs  choux  ;  ils  vous  offriront  à 
déjeuner  du  café,  du  fromage  ;  à  goiiter,  du 
ihé  avec  du  jambon  ;  les  femmes  ont  de  la  den- 
telle et  (le  fort  gios  linge,  des  robes  de  goiit 
avec  des  bas  de  couleur  :  leurs  valets,  alterna- 
tivement laquais  et  bouviers,  ont  l'habit  de  li- 
vrée en  servant  à  table,  et  mêlent  l'odeur  du 
fumier  à  celle  des  mets. 

Commeon  nejouitdu  luxe  qu'en  le  montrant, 
il  a  rendu  leur  société  plus  familière  sans  leur 
ôter  pourtant  le  goût  de  leurs  demeures  iso- 
lées. Personne  ici  nesl  surpris  de  me  voir  pas- 
ser l'hiver  en  campagne;  mille  gens  du  monde 
en  font  autant.  On  demeure  donc  toujours  sé- 
parés; mais  on  se  rapproche  par  de  longues  et 
fréquentes  visites.  Pour  étaler  sa  parure  et  ses 
meubles  il  faut  attirer  ses  voisins  et  les  aller 
voir  ;  et  comme  ces  voisins  sont  souvent  assez 
éloignés,  ce  sont  des  voyages  continuels.  Aussi 
jamais  nai-je  vu  de  peuple  si  allant  que  les 
Suisses  ;  les  François  n'en  approchent  pas. 
Vous  ne  rencontrez  de  toute  part  que  voitu- 
res ;  il  n'y  a  pas  une  maison  qui  n'ait  la  sienne, 
et  les  chevaux,  dont  la  Suisse  abonde,  ne  sont 
rien  moins  qu'inutiles  dans  le  pays.  iMais  comme 
ces  courses  ont  souvent  pour  objets  des  visites 
de  femmes,  quand  on  monte  à  cheval,  ce  qui 
commence  à  devenir  rare,  on  y  monte  en  jolis 
bas  blancs  bien  tirés,  et  l'on  fait  à  peu  près, 
pour  courir  la  poste,  la  même  toilette  que  pour 
aller  au  bal.  Aussi  rien  n'est  si  brillant  que 
les  chemins  de  la  Suisse;  on  y  rencontre  à  tout 
moment  des  petits  messieurs  et  des  belles  da- 
mes; on  n'y  voit*  que  bleu,  vert,  couleur  de 


rose,  on  se  croiroit  au  jardin  du  Luxembourg. 

Un  effet  de  ce  commerce  est  d'avoir  presque 
ôié  aux  hommes  le  goût  du  vin;  et  un  effet 
contraire  de  cette  vie  ambulante  est  d'avoir  ce- 
pendant rendu  le»  cabarets  fréquens  et  bons 
dans  toute  la  Suisse.  Je  ne  sais  pas  pourquoi 
l'on  vante  tant  ceux  do  France;  ils  n'appro- 
chent sûrement  pas  de  ceux-ci.  Il  est  vrai  qu'il 
y  fait  très-cher  vivre;  mais  cela  est  vrai  aussi 
de  la  vie  domestique,  et  cela  ne  sauroit  être  au- 
trement dans  un  pays  qui  produit  peu  de  den- 
rées, et  où  l'argent  ne  laisse  pas  de  circuler. 

Les  trois  seules  marchandises  qui  leur  en 
aient  fourni  jusqu'ici  sont  les  fromages,  les 
chevaux  et  les  hommes  ;  mais  depuis  l'intro- 
dtiction  du  luxe,  ce  commerce  ne  leur  suffit 
plus,  et  ils  y  ont  ajouté  celui  des  manufactures 
dont  ils  sont  redevables  aux  réfugiés  françois  : 
ressource  qui  cependant  a  plus  d'apparence 
que  de  réali(é;  car,  comme  la  cherté  des  den- 
rées augmente  avec  les  espèces,  et  que  la  cul- 
ture de  la  terre  se  néglige  quand  on  gagne 
davantage  à  d'autres  travaux,  avec  plus  d'ar- 
gent ils  n'en  sont  pas  plus  riches;  ce  qui  se 
voit  par  la  comparaison  avec  les  Suisses  catho- 
liques, qui,  n'ayant  pas  la  même  ressource, 
sont  plus  pauvres  d'argent  et  ne  vivent  pas 
moins  bien. 

Jl  est  fort  singulier  qu'un  pays  si  rude,  et 
dont  les  habitans  sont  si  enclins  à  sortir,  leur 
inspire  pourtant  un  amour  si  tendre,  que  le 
regret  de  l'avoir  quitté  les  y  ramène  presque 
tous  à  la  fin,  et  que  ce  regret  donne  à  ceux  qui 
n'y  peuvent  revenir  une  maladie  quelquefois 
mortelle,  qu'ils  appellent,  je  crois,  le  hemvé. 
Il  y  a  dans  la  Suisse  un  air  célèbre  appelé  le 
raiiz  des  vaches,  que  les  bergers  sonnent  sur 
leurs  cornets,  et  dont  ils  font  retentir  tous  les 
coteaux  du  pays.  Cet  air,  qui  est  peu  de  chose 
en  lui-même,  mais  qui  rappelle  aux  Suisses 
mille  idées  relatives  au  pays  natal,  leur  fait  ver- 
ser des  torrens  de  larmes  quand  ils  l'entendent 
en  terre  étrangère.  Il  en  a  même  fait  mourir 
de  douleur  un  si  grand  nombre,  qu'il  a  été  dé- 
fendu, par  ordonnance  du  roi,  de  jouer  le  ranz 
des  vaches  dans  les  troupes  suisses.  Mais,  mon- 
sieur le  maréchal,  vous  savez  peut-être  tout 
cela  mieux  que  moi,  et  les  réflexions  que  ce 
fait  présente  ne  vous  auront  pas  échappé.  Je  ne 
puis  m'empècher  de  remarquer  seulement  que 


414 


CORRESPONDANCE. 


la  France  est  assurément  le  meilleur  pays  du 
monde,  où  toutes  les  commodités  et  tous  les 
agrémens  de  la  vie  concourent  au  bien-être 
des  habitons.  Cependant  il  n'y  a  jamais  eu, que 
je  sache,  de  hemvé  ni  de  ranz  des  vaches  qui 
fît  pleurer  ou  mourir  de  regret  un  François  en 
pays  étranger  ;  et  cette  maladie  diminue  beau- 
coup chez  les  Suisses  depuis  qu'on  vit  plus 
agréablement  dans  leur  pays. 

Les  Suisses  en  général  sont  justes,  officieux, 
charitables,  amis  solides,  braves  soldats,  et 
bons  citoyens,  mais  intrigans,  défians,  jaloux, 
curieux,  avares,  et  leur  avarice  contient  plus 
leur  luxe  que  ne  fait  leur  simplicité.  Ils  sont 
ordinairement  graves  el  flegmatiques,  mais  ils 
sont  furieux  dans  la  colère,  et  leur  joie  est  une 
ivresse.  Je  n'ai  rien  vu  de  si  gai  que  leurs  jeux. 
Il  est  étonnant  que  le  peuple  françois  danse 
tristement,  languissaniinent,  de  mauvaise 
grâce,  et  que  les  danses  suisses  soient  sau- 
tillantes et  vives.  Les  hommes  y  montrent  leur 
vigueur  naturelle,  et  les  filles  ont  une  légèreté 
charmante;  on  diroit  que  la  terre  leur  brûle 
les  pieds. 

Les  Suisses  sont  adroits  et  rusés  dans  les  af- 
faires :  les  François  qui  les  jugent  grossiers 
sont  bien  moins  déliés  qu'eux  ;  ils  jugent  de 
leur  esprit  par  leur  accent.  La  cour  de  France 
a  toujours  voulu  leur  envoyer  des  gens  fins,  et 
s'est  toujours  trompée.  A  ce  genre  d'escrime, 
ils  battent  communément  les  François  :  mais 
envoyez-leur  des  gens  droits  et  fermes,  vous 
forez  d'eux  ce  que  vous  voudrez,  car  naturel- 
lement ils  vous  aiment.  Le  marquis  de  Bonac, 
qui  avoit  tant  d'esprit,  mais  qui  passoit  pour 
adroit,  n'a  rien  fait  en  Suisse;  et  jadis  le  ma- 
réchal de  Bassompierre  y  faisoit  tout  ce  qu'il 
vouloit,  parce  qu'il  étoit  franc,  ou  qu'il  passoit 
chez  eux  pour  l'être.  Les  Suisses  négocieront 
loujoursavec  avantage,  à  moins  qu'ils  ne  soient 
vendus  par  leurs  magistrats,  attendu  qu'ils 
peuvent  mieux  se  passer  d'argent  que  les  puis- 
sances ne  peuvent  se  passer  d'hommes:  car, 
pour  votre  blé,quand  ils  voudront  ils  n'en  auront 
pas  besoin.  Il  faut  avouer  aussi  que  s'ils  font 
bien  leurs  traités, ils  lesexécutent  encore  mieux: 
fidélité  qu'on  ne  se  pique  pas  de  leur  rendre. 

Je  ne  vous  dirai  rien,  monsieur  le  maréchal, 
lie  leur  gouvernement  el  de  leur  politique, 
parce  que  cela  me  mèueroit  trop  loin,  et  que 


je  ne  veux  vous  parler  que  de  ce  que  j'ai  vu. 
Quant  au  comté  de  Neuc'iâtel  où  j'habite,  vous 
savez  qu'il  appartient  au  roi  de  Prusse.  Cette 
petite  principauté,  après  avoir  été  démembrée 
du  royaume  de  Bourgogne  et  passé  successi- 
vement dans  les  maisons  de  Châlons,d'Ochberg 
et  de  Longueville,  tomba  enfin,  en  ^70",  dans 
celle  de  Brandebourg  par  la  décision  des  Etats 
du  pays,  juges  naturels  des  droits  des  préten- 
dans.  Je  n'entrerai  point  dans  l'examen  des 
raisons  sur  lesquelles  le  roi  de  Prusse  fut  pré- 
féré au  prince  de  Conti,  ni  des  influences  que 
purent  avoir  d'autres  puissances  dans  cette  af- 
faire ;  je  me  contenterai  de  remarquer  que, 
dans  la  concurrence  entre  ces  deux  princes, 
c'étoit  un  honneur  qui  ne  pouvoit  manquer  aux 
Neuchâtelois  d'appartenir  un  jour  à  un  grand 
capitaine.  Au  reste,  ils  ont  conservé  sous  leurs 
souverains  à  peu  près  la  même  liberté  qu'ont 
les  autres  Suisses:  mais  peut-être  en  sont-ils 
plus  redevables  à  leur  position  qu'à  leur  habi- 
leté ;  car  je  les  retrouve  bien  remuans  pour  des 
gens  sages. 

Tout  ce  que  je  viens  de  remarquer  des  Suis- 
ses, en  général,  caractérise  encore  plus  forte- 
ment ce  peuple-ci  ;  et  le  contraste  du  naturel  et 
de  l'imitation  s'y  fait  encore  mieux  sentir,  avec 
cette  différence  pourtant  que  le  naturel  a  moins 
d'étofl'e,  et  qu'à  quelque  petit  coin  près  la 
dorure  couvre  tout  le  fond.  Le  pays,  si  l'on  ex- 
cepte la  ville  et  les  bords  du  lac,  est  aussi  rude 
que  le  reste  de  la  Suisse  ;  la  vie  y  est  aussi  rus- 
tique; et  les  habitans,  accoutumés  à  vivre  sous 
des  princes,  s'y  sont  encore  plus  aflectionnés 
aux  grandes  manières  ;  de  sorte  qu'on  trouve 
ici  du  jargon,  des  airs,  dans  tous  les  états;  de 
beaux  parleurs  labourant  les  champs,  et  des 
courtisans  en  souquenille.  Aussi  appelle-t-on  les 
Neuchâtelois,  les  Gascons  de  la  Suisse.  Ils  ont  de 
l'esprit,  et  ils  se  piquent  de  vivacité:  ils  lisent  ; 
et  la  lecture  leur  profite:  les  paysans  mêmes  sont 
instruits;  ils  ont  presque  tous  un  petit  recueil  de 
livres  choisis  qu'ils  appellent  leur  bibliothèque  ; 
ils  sont  même  assez  au  courant  pour  les  nou- 
veautés ;  ils  font  valoir  tout  cela  dans  la  conver- 
sation d'une  manière  qui  n'est  point  gauche,  et 
ils  ont  presque  le  ton  du  jour  comme  s'ils  vi- 
voient  à  Paris.  Il  y  a  quelque  temps  qu'en  me 
promenant  je  m'arrêtai  devant  une  maison  où 
des  filles  faisoient  de  la  dentelle  ;  la  mère  ber- 


ANNÉE  17G3. 


41.1 


çoit  un  petit  enfant,  et  je  la  regardois  faire, 
quand  je  vis  sortir  de  la  cabane  un  gros  paysan , 
qui,  m'abordant  d'un  air  aisé,  me  dit  :  «  Vous 
N  voyez  quon  ne  suit  pas  trop  bien  vos  précep- 
«  tes;  mais  nos  femmes  tiennent  autant  aux 
«  vieux  préjugés  qu'elles  aimeni  les  nouvelles 
«  modes.  »  Je  tombois  des  nues.  J'ai  entendu 
parmi  ces  gens-là  cent  propos  du  même  ton. 

Beaucoup  d'esprit  et  encore  plus  de  préten- 
tion, mais  sans  aucun  goût,  voilà  ce  qui  m'a 
d'abord  frappé  chez  les  Neuchâtelois.  Ils  par- 
lent très-bien,  très-aisément  ;  mais  ils  écrivent 
platement  et  mal ,  surtout  quand  ils  veulent 
écrire  légèrement,  et  ils  le  veulent  toujours. 
Comme  ils  ne  savent  pas  même  en  quoi  consiste 
la  grâce  et  le  sel  du  style  léger,  lorsqu  ils  ont 
enfilé  des  phrases  lourdement  sémillantes  ils  se 
croient  autant  de  Voltaire  et  de  Crébillon.  Ils 
ont  une  manière  de  journal  dans  lequel  ils  s'ef- 
forcent d'être  gentils  et  badins.  Ils  y  fourrent 
même  de  petits  vers  de  leur  façon.  Madame  la 
maréchale  trouveroit  sinon  de  l'amusement,  au 
moins  de  l'occupation  dans  ce  Mercure,  car 
c'est  d'un  bout  à  l'autre  un  logogriphe  qui  de- 
mande un  meilleur  Œdipe  que  moi. 

C'est  à  peu  près  le  même  habillement  que 
dans  le  canton  de  Berne,  mais  un  peu  plus  con- 
tourné. Les  hommes  se  mettent  assez  à  la  fran- 
çoise  ;  et  c'est  ce  que  les  femmes  voudroient 
bien  faire  aussi  :  mais  comme  elles  ne  voyagent 
guère,  ne  prenant  pas  comme  eux  les  modes 
de  la  première  main,  elles  les  outrent,  les  dé- 
figurent ;  et  chargées  de  pretintailles  et  de 
falbalas,  elles  semblent  parées  de  guenilles. 

Quant  à  leur  caractère,  il  est  difficile  d'en 
juger,  tant  il  est  offusqué  de  manières  :  ils  se 
croient  polis  parce  qu'ils  sont  façonniers,  et 
gais  parce  qu'ils  sont  turbulens.  Je  crois  qu'il 
n'y  a  que  les  Chinois  au  monde  qui  puissent 
l'emporter  sur  eux  à  faire  des  complimens. 
Arrivez-vous  fatigué  ,  pressé  ,  n'importe  ,  il 
faut  d'abord  prêter  le  flanc  à  la  longue  bor- 
dée; tant  que  la  machine  est  montée  elle  joue, 
et  elle  se  remonte  toujours  à  chaque  arrivant. 
La  politesse  françoise  est  de  mettre  les  gens  à 
leur  aise,  et  même  de  s'y  mettre  aussi  :  la  po- 
litesse neuchâteloise  est  de  gêner  et  soi-même 
et  les  autres.  Ils  ne  consultent  jamais  ce  quivous 
convient,  mais  ce  qui  peut  étaler  leur  prétendu 
savoir-vivre.  Leurs  offres  exagérées  ne  tentent 


point  ;  elles  ont  toujours  je  ne  sais  quel  air  de 
formule,  je  ne  sais  quoi  de  sec  et  d'apprêté, 
qui  vous  invile  au  refus.  Ils  sont  pourtant  obli- 
geans,  officieux,  hospitaliers  très-réellement, 
surtout  pour  les  gens  de  qualité  :  on  est  toujours 
sûr  d'être  accueilli  d'eux  en  se  donnant  pour 
marquis  ou  comte  :  et  comme  une  ressource 
aussi  facile  tie  manque  pas  aux  aventuriers,  ils 
en  ont  souvent  dans  leur  ville,  qui  pour  l'ordi- 
naire y  sont  très-fêtés  :  un  simple  honnête 
homme  avec  des  malheurs  et  des  vertus  ne  le 
seroit  pas  de  même  ;  on  peut  y  porter  un  grand 
nom  sans  mérite,  mais  non  pas  un  grand  mé- 
rite sans  nom.  Du  reste,  ceux  qu'ils  servent 
une  fois  ils  les  servent  bien.  Ils  sont  fidèles  à 
leurs  promesses,  et  n'abandonnent  pas  aisé- 
ment leurs  protégés.  Il  se  peut  même  qu'ils 
soient  aimans  et  sensibles;  mais  rien  n'est  plus 
éloigné  du  ton  du  sentiment  que  celui  qu'ils 
prennent;  tout  ce  qu'ils  font  par  humanité  sem- 
ble être  fait  par  ostentation,  et  leur  vanité  ca- 
che leur  bon  cœur. 

Cette  vanité  est  leur  vice  dominant;  elle 
perce  partout,  et  d'autant  plus  aisément  qu'elle 
est  maladroite.  Ils  se  croient  tous  gentilshom- 
mes, quoique  leurs  souverains  ne  fussent  que 
des  gentilshommes  eux-mêmes.  Ils  aiment  la 
chasse,  moins  par  goût  que  parce  que  c'est  un 
amusement  noble.  Enfin  jamais  on  ne  vil  des 
bourgeois  si  pleins  de  leur  naissance  :  ils  ne  la 
vantent  pourtant  pas,  mais  on  voit  qu'ils  s'en 
occupent  ;  ils  n'en  sont  pas  fiers,  ils  n'en  sont 
qu'entêtés. 

Au  défaut  de  dignités  et  de  titres  de  nO' 
blesse  ils  ont  des  titres  militaires  ou  munici- 
paux en  telle  abondance,  qu'il  y  a  plus  de  gens 
litres  que  de  gens  qui  ne  le  sont  pas.  C'est 
M.  le  colonel,  M.  le  major,  M.  le  capitaine, 
M.  le  lieutenant,  M.  le  conseiller,  M.  le  châ- 
telain, M.  le  maire,  M.  le  justicier,  M.  le  pro- 
fesseur, M.  le  docteur,  M.  l'ancien  :  si  j'avois 
pu  reprendre  ici  mon  ancien  métier,  je  ne 
doute  pas  que  je  n'y  fusse  M.  le  copiste.  Les 
femmes  portent  aussi  les  titres  de  leurs  maris; 
madame  la  conseillère,  madame  la  ministre  : 
j'ai  pour  voisine  madame  la  major;  et  comme 
on  n'y  nomme  les  gens  que  par  leurs  titres, 
on  est  embarrassé  comment  dire  aux  gens  qui 
n'ont  que  leur  nom  ;  c'est  comme  s'ils  n'en 
t  avoient  p(>inl. 


416 


CORRESPONDANCE. 


Le  sexe  n'y  est  pas  beau  ;  on  dit  qu'il  a  dé- 
généré. Les  filles  ont  beaucoup  de  liberté,  et 
en  font  usage.  Elles  se  rassemblent  souvent 
en  société,  où  l'on  joue,  où  l'on  goûte,  où  l'on 
babille,  et  où  l'on  attire  tant  qu'on  peut  les 
jeunes  gens;  mais  par  malheur  ils  sont  rares, 
et  il  faut  se  les  arracher.  Les  femmes  vivent 
assez  sagement  :  il  y  a  dans  le  pays  d'assez 
bons  ménages,  et  il  y  en  auroit  bien  davan- 
tage si  cétoit  un  air  de  bien  vivre  avec  son 
niari.  Du  reste,  vivant  beaucoup  en  campa- 
gne, lisant  moins  et  avec  moins  de  fruit  que 
les  hommes,  elles  n'ont  pas  l'esprit  fort  orné  ; 
et,  dans  le  désœuvrement  de  leur  vie,  elles 
n'ont  d'autre  ressource  que  de  faire  de  la  den- 
telle, d'épier  curieusement  les  affaires  des  au- 
tres, de  médire  et  de  jouer.  Il  y  en  a  pour- 
tant de  fort  aimables;  mais  en  général  on  ne 
trouve  pas  dans  leur  entretien  ce  ton  que  la  dé- 
cence et  l'honnêteié  même  rendent  séducteur, 
ce  ton  que  les  Françoises  savent  si  bien  pren- 
dre quand  elles  veulent,  qui  montre  du  senti- 
ment, de  l'âme,  et  qui  promet  des  héroïnes 
de  roman.  La  conversation  des  Neuchâteloises 
est  aride  ou  badine;  elle  tarit  sitôt  qu'on  ne 
plaisante  pas.  Les  deux  sexes  ne  manquent  pas 
de  bon  naturel  ;  et  je  crois  que  ce  n'est  pas  un 
peuple  sans  mœurs;  mais  c'est  un  peuple  sans 
principes,  et  le  mot  de  vertu  y  est  aussi  étran- 
ger ou  aussi  ridicule  qu'en  Italie.  La  religion 
dont  ils  se  piquent  sert  plutôt  à  les  rendre  har- 
gneux que  bons.  Guidés  par  leur  clergé,  ils 
épilogueront  sur  le  dogme;  mais  pour  la  mo- 
rale, ils  ne  savent  ce  que  c'est  ;  car  quoiqu'ils 
parlent  beaucoup  de  charité,  celle  qu'ils  ont 
n'est  assurément  pas  l'amour  du  prochain, 
c'est  seulement  l'affectation  de  donner  l'au- 
mône. Un  chrétien  pour  eux  est  un  homme  qui 
va  au  prêche  tous  les  dimanches  ;  quoi  qu'il 
fasse  dans  l'intervalle,  il  n'importe  pas.  Leurs 
ministres,  qui  se  sont  acquis  un  grand  crédit 
sur  le  peuple  tandis  que  leurs  princes  étoient 
catholiques,  voudroient  conserver  ce  crédit  en 
se  mêlant  de  tout,  en  chicanant  siir  tout,  en 
étendant  à  tout  la  juridiction  de  l'Église  :  ils 
ne  voient  pas  que  leur  temps  est  passé.  Cepen- 
dant ils  viennent  encore  d'exciter  dans  l'état 
«ne  fermentation  qui  achèvera  de  les  perdre. 
L'importante  affaire  dont  il  s'agissoit  étoit  de 
«a  voir  si  les  peines  des  damnés  étoient  éternel- 


les. Vous  auriez  peine  à  croire  avec  quelle  cha- 
leur cette  dispute  a  été  agitée  ;  celle  du  jansé- 
nisme en  France  n'en  a  pas  approché.  Tous  les 
corps  assemblés,  les  peuples  prêts  à  prendre 
les  armes,  ministres  destitués,  magistrats  in- 
terdits, tout  marquoit  les  approches  d'une 
guerre  civile  ;  et  cette  affaire  n'est  pas  telle- 
ment finie  qu'elle  ne  puisse  laisser  de  longs 
souvenirs.  Quand  ils  se  seroient  tous  arrangés 
pour  aller  en  enfer,  ils  n'auroient  pas  plus  de 
souci  de  ce  qui  s'y  passe. 

Voilà  les  principales  remarques  que  j'ai  fai- 
tes jusqu'ici  sur  les  gens  du  pays  où  je  suis. 
Elles  vous  paroîtroient  peut-être  un  peu  dures 
pour  un  homme  qui  parle  de  ses  hôtes,  si  je  vous 
laissois  ignorer  que  je  ne  leur  suis  redevable 
d'aucune  hospitalité.  Ce  n'est  pointa  messieurs 
de  Neuchâtel  que  je  suis  venu  demander  un 
asile  qu'ils  ne  m'auroient  sûrement  pas  ac- 
cordé, c'est  à  mylord  maréchal,  et  je  ne  suis 
ici  que  chez  le  roi  de  Prusse.  Au  contraire,  à 
mon  arrivée  sur  les  terres  de  la  principauté, 
le  magistrat  de  la  ville  de  Neuchâtel  s'est,  pour 
tout  accueil,  dépêché  de  défendre  mon  livre 
sans  le  connoîîre;  la  classe  des  ministres  l'a 
déféré  de  même  au  conseil  d'état  :  on  n'a  ja- 
mais vu  deç  gens  plus  pressés  d'imiter  les  sot- 
tises de  leurs  voisins.  Sans  la  protection  dé- 
clarée de  mylord  maréchal,  on  ne  m'eût  sûre- 
ment point  laissé  en  paix  dans  ce  village.  Tant 
de  bandits  se  réfugient  dans  le  pays,  que  ceux 
qui  le  gouvernent  ne  savent  pas  distinguer  des 
malfaiteurs  poursuivis  les  innocens  opprimés, 
ou  se  mettent  peu  en  peine  d'en  faire  la  diffé- 
rence. La  maison  que  j'habite  appartient  à  une 
nièce  de  mon  vieux  ami  M.  Roguin.  Ainsi,  loin 
d'avoir  nulle  obligation  à  messieurs  de  Neu- 
châtel, je  n'ai  qu'à  m'en  plaindre.  D'ailleurs 
je  n'ai  pas  mis  le  pied  dans  leur  ville,  ils  me 
sont  étrangers  à  tous  égards  ;  je  ne  leur  dois 
que  justice  en  parlant  d'eux,  et  je  la  leur  rends. 

Je  la  rends  de  meilleur  cœur  encore  à  ceux 
d'entre  eux  qui  m'ont  comblé  de  caresses,  d'of- 
fres, de  politesses  de  toute  espèce.  Flatté  de 
leur  estime  et  touché  de  leurs  bontés ,  je  me 
ferai  toujours  un  devoir  et  un  plaisir  de  leur 
marquer  mon  attachement  et  ma  reconnois- 
sance;  mais  l'accueil  qu'ils  m'ont  fait  n'a  rien 
de  commun  avec  le  gouvernement  neuchâte- 
lois,  qui  m'en  eût  fait  un  bien  différent  s'il  en 


ANNÉE  1765. 


417 


eOtété  le  maître.  Je  dois  dire  encore  que,  si 
la  mauvaise  volonté  du  corps  des  ministres 
n'est  pas  douteuse,  j'ai  beaucoup  à  me  louer 
en  particulier  de  celui  dont  j'habite  la  paroisse. 
Il  me  vint  voir  à  mon  arrivée,  il  me  fit  mille 
oflFres  de  services  qui  n'étoient  point  vaines, 
comme  il  me  l'a  prouvé  dans  une  occasion  es- 
sentielle où  il  s'est  exposé  à  la  mauvaise  hu- 
meur de  plus  d'un  de  ses  confrères,  pour  s'être 
montré  vrai  pasteur  envers  moi.  Je  m'atlen- 
dois  d'autant  moins  de  sa  part  à  cette  justice 
qu'il  avoit  joué  dans  les  précédentes  brouille- 
ries  un  rôle  qui  n'annonçoit  pas  un  ministre 
tolérant.  C'est  au  surplus  un  homme  assez  gai 
dans  la  société,  qui  ne  manque  pas  d'esprit, 
qui  fait  quelquefois  d'assez  bons  sermons,  et 
souvent  de  fort  bons  contes. 

Je  m'aperçois  que  cette  lettre  est  un  livre, 
et  je  n'en  suis  encore  qu'à  la  moitié  de  ma  re- 
lation. Je  vais ,  monsieur  le  maréchal ,  vous 
laisser  reprendre  haleine,  et  remettre  le  se- 
cond tome  à  une  autre  fois  (*). 


k  MADAME   LATOUR. 


A  Motiers,  le  27  janvier  4763. 


Je  reçois  presqu'en  même  temps,  madame, 
vos  étrennes  et  votre  portrait,  deux  présens 
qui  sont  précieux  ;  l'un  parce  qu'il  vous  re- 
présente, et  lautre  parce  qu  il  vient  de  vous. 
Il  me  semble  que  vous  avez  prévu  le  besoin 
que  j'auroisde  ralmanach,pour  contenir  l'ef- 
fet que  feroit  sur  moi  la  description  de  votre 
personne,  et  pour  m'avertir  honnêtement 
qu'un  homme  né  le  4  juillet  4712  ne  doit  pas, 
le  27  janvier  4  763,  prendre  un  intérêt  si  cu- 
rieux à  certains  articles,  sous  peine  d'être  un 
vieux  fou.  Malheureusement  le  poison  me  pa- 
roît  plus  fort  que  le  remède,  et  votre  lettre  est 
plus  propre  à  nie  faire  oublier  mon  âge,  que 
votre  almanach  à  m'en  faire  souvenir.  1!  n'eût 
pas  fallu  d'autre  magie  à  Médée  pour  rajeunir 
le  vieux  Éson  :  et  si  1  Aurore  étoit  faite  comme 
vous,  Titon  décrépit  pouvoit  être  encore  ma- 
lade, que  ses  ans  et  ses  maux  dévoient  dispa- 

(•)  Pour  apprécier  les  divers  jugnnrns  portés  d.ins  ceUe 
liMtre  ,  le  lecttur  voudra  bien  faire  attention  à  l'époque  de  sa 
date  et  au  lieu  qu'babiloit  notre  auteur.  (  ^'ole  des  édiUvrs 
de  Genève.) 

T.    IVî 


roître  en  la  voyant.  Pour  moi,  si  loin  de  vous 
je  ne  gagne  à  tout  cela  que  des  regrets  et  du 
ridicule  ;  un  cœur  rajeuni  n'est  qu'un  nouveau 
mal  avec  tant  d'autres,  et  rien  n'est  plus  sot 
qu'un  barbon  de  vingt  ans.  Aussi  je  ne  vou- 
drois  pas,  pour  tout  au  monde,  être  exposé  dé- 
sormais à  voir  ce  joli  visage  d'un  ovale  parfait, 
et  qui  n'est  pas  la  partie  la  moins  blanche  de 
votre  personne  ;  j'aurois  toujours  peur  que  ces 
petites  mouches  couleur  de  rose  ne  devinssent 
pour  moi  transparentes,  et  que,  pour  mieux 
apprécier  le  teint  du  visage,  quelque  frileuse 
que  vous  puissiez  être,  mon  esprit  indiscret 
n'allât,  à  travers  mille  voiles,  chercher  des 
pièces  de  comparaison. 

Comc  per  acqua  o  per  cristallo  inlero 
Trapassd  il  raggio,  e  no'l  divide  o  parte  ; 
Per  entro  il  chiuso  raanto  osa  il  pensiero 
Si  penetrar  nella  vietata  parte. 

Tasso,  Geb.  g.  IV,  32. 

Mais,  madame,  laissons  un  peu  votre  teint 
et  votre  figure,  qu'il  n'apparlient  pas  à  une 
imagination  de  cinquante  ans  de  profaner,  et 
parlons  plutôt  de  celte  aimable  physionomie 
faite  pour  vous  donner  des  amis  de  tout  âge, 
et  qui  promet  un  cœur  propre  à  les  conserver. 
Il  ne  tiendra  pas  à  moi  qu'elle  n'achève  ce  que 
vos  lettres  ont  si  bien  commencé,  et  que  je 
n'aie  pas  pour  vous,  le  reste  de  ma  vie,  un  at- 
tachement digne  d'un  caractère  aussicharmanf . 
Combien  il  va  m'être  agréable  de  me  faire  dire 
par  une  aussi  jolie  bouche  tout  ce  que  vous  m'é- 
crirez d'obligeant,  et  de  lire  dans  des  yeux  d'un 
bleu  foncé,  armés  d'une  paupière  noire,  l'a- 
mitié que  vous  me  témoignez  !  Mais  cette  mémo 
amitié  m'impose  des  devoirs  que  je  veux  rem- 
plir ;  et  si  mon  âge  rend  les  fadeurs  ridicules, 
il  fait  excuser  la  sincérité.  Je  vous  pardonne 
bien  d'idolâtrer  un  peu  votre  chevelure,  et  je 
partage  même  d'ici  celte  idolâtrie  ;  mais  l'ap- 
probation que  je  puis  donner  à  votre  manière 
de  vous  coiffer  dépend  d'une  question  qu'il  ne 
faut  jamais  faire  aux  femmes,  et  que  je  vous 
ferai  pourtant.  Madame,  quel  âge  avez-vous  ? 

Puisque  vous  avez  lu  le  chiflFon  qui  accom- 
pagnoit  le  lacet  dont  vous  me  parlez,  vous 
savez,  madame,  à  quelle  occasion  il  a  été  en- 
voyé, et  sous  quelles  conditions  on  en  peut  ob- 
tenir un  semblable.  Ayez  la  bonté  de  redevenir 
fille,  de  vous  marier  tout  de  nouveau,  de  vous 

27 


418 


CORRESPONDANCE. 


engager  à  nourrir  vous-même  votre  premier 
enfant,  et  vous  aurez  le  plus  beau  lacet  que  je 
puisse  faire.  Je  me  suis  engagé  à  n'en  jamais 
donner  qu'à  ce  prix  :  je  ne  puis  violer  ma 
promesse. 

Je  suis  fort  sensible  à  l'inlérêt  que  M.  du 
Terreaux  veut  bien  prendre  à  ma  santé ,  et 
plus  encore  au  soin  de  la  main  qui  m'a  fait 
passer  sa  recette;  mais  ayant  depuis  long- 
temps abandonné  ma  vie  et  mon  corps  à  la 
seule  nature,  je  ne  veux  point  empiéter  sur 
elle,  ni  me  mêler  de  ce  que  je  ne  sais  pas.  J'ai 
appris  à  souffrir,  madame;  cet  art  dispense 
d'apprendre  à  guérir,  et  n'en  a  pas  les  incon- 
vénieiis.  Toutefois,  s'il  ne  tient  qu'à  quelques 
verres  d'eau  pour  vous  complaire,  je  veux  bien 
les  boire  dans  la  saison  ,  non  pour  ma  santé, 
mais  à  la  vôtre;  je  voudrois  faire  pour  vous 
(les  choses  plus  difficiles,  pourvu  qu'elles  eus- 
sent un  autre  objet.  > 


K  M.    LE   MARECHAL  DE    LUXEMBOURG. 

Motiers,  le  28  janvier  1763. 

Il  faut,  monsieur  le  maréchal,  avoir  du  cou- 
rage pour  décrire  en  cette  saison  le  lieu  que 
.j'habite.  Des  cascades,  des  glaces,  des  rochers 
nus,  des  sapins  noirs  couverts  de  neige,  sont 
les  objets  dont  je  suis  entouré  ;  et  à  l'image  de 
l'hiver  le  pays  ajoutant  l'aspect  de  l'aridité 
ne  promet,  à  le  voir,  qu'une  description  fort 
triste.  Aussi  a-t-il  l'air  assez  nu  en  toute  saison; 
mais  il  est  presque  effrayant  dans  celle-ci.  Il 
faut  donc  vous  le  représenter  comme  je  l'ai 
trouvé  en  y  arrivant,  et  non  comme  je  le  vois 
aujourd'hui ,  sans  quoi  l'intérêt  que  vous  pre- 
nez à  moi  m'empêcheroit  de  vous  en  rien  dire. 

Figurez-vous  donc  un  vallon  d'une  bonne 
demi-lieue  de  large,  et  d'environ  deux  lieues 
de  long,  au  milieu  duquel  passe  une  petite  ri- 
vière appelée  la  Reuss,  dans  la  direction  du 
nord-ouest  au  sud-est.  Ce  vallon,  formé  par 
deux  chaînes  de  montagnes  qui  sont  des  bran- 
ches du  Mont-Jura  et  qui  se  resserrent  par  les 
deux  bouts,  reste  pourtant  assez  ouvert  pour 
laisser  voir  au  loin  ses  prolongemens,  lesquels, 
divisés  en  rameaux  par  les  bras  des  monta- 
gnes, offrent  plusieurs  belles  perspectives.  Ce 
vallon,  appelé  le  Val-de-Travers,  du  nom  d'un 


village  qui  est  à  son  extrémité  orientale,  est 
garni  de  quatre  ou  cinq  autres  villages  à  peu 
de  distance  les  uns  des  autres  :  celui  de  Motiers, 
qui  forme  le  milieu,  est  dominé  par  un  vieux 
château  désert,  dont  le  voisinage  et  la  situa- 
tion solitaire  etsauvage  m'attirent  souvent  dans 
mes  promenades  du  matin,  d'autant  plus  que 
je  puis  sortir  de  ce  côté  par  une  porte  de  der- 
rière sans  passer  par  la  rue  ni  devant  aucune 
maison.  On  dit  que  les  bois  et  les  rochers  qui 
environnent  ce  château  sont  fort  remplis  de  vi- 
pères; cependant,  ayant  beaucoup  parcouru 
tous  les  environs,  etm'étant  assis  à  toutes  sor- 
tes de  places,  je  n'en  ai  point  vu  jusqu'ici. 

Outre  ces  villages  on  voit  vers  le  bas  des 
montagnes  plusieurs  maisons  éparses,  qu'on 
appelle  des  prises,  dans  lesquelles  on  tient  des 
bestiaux  et  dont  plusieurs  sont  habitées  par 
les  propriétaires,  la  plupart  paysans.  Il  y  en  a 
une  entre  autres  à  mi-côte  nord,  par  consé- 
quent exposée  au  midi,  sur  une  terrasse  natu- 
relle, dans  la  plus  admirable  position  que  j'aie 
jamais  vue ,  et  dont  le  difficile  accès  m'eût 
rendu  l'habitation  très-commode.  J'en  fus  si 
tenté,  que  dès  la  première  fois  je  m'étois  pres- 
que arrangé  avec  le  propriétaire  pour  y  loger; 
mais  on  m'a  depuis  tant  dit  de  mal  de  cet 
homme,  qu'aimant  encore  mieux  la  paix  et  la 
sûreté  qu'une  demeure  agréable,  j'ai  pris  le 
parii  de  rester  où  je  suis.  La  maison  que  j'oc- 
cupe est  dans  une  moins  belle  position,  mais 
elle  est  grande,  assez  commode;  elle  a  une 
g'Qlerie  extérieure  où  je  me  promène  dans  les 
mauvais  temps;  et,  ce  qui  vaut  mieux  que  tout 
le  reste,  c'est  un  asile  offert  par  l'amitié. 

La  Reuss  a  sa  source  au-dessus  d'un  village  ' 
appelé  Saint-Sulpice,  à  l'extrémité  occidentale 
du  vallon  ;  elle  en  sort  au  village  de  Travers, 
à  l'autre  extrémité ,  où  elle  commence  à  se 
creuser  un  lit,  qui  devient  bientôt  précipice, 
et  la  conduit  enfin  dans  le  lac  de  Neuchâtel. 
Celte  Reuss  est  une  très-jolie  rivière,  claire  et 
brillante  comme  de  l'argent,  où  les  truites  ont 
bien  de  la  peine  à  se  cacher  dans  des  touffes 
d'herbes.  On  la  voit  sortir  tout  d'un  coup  de 
terre  à  sa  source,  non  point  en  petite  fontaine 
ou  ruisseau,  mais  toute  grande  et  déjà  rivière, 
comme  la  fontaine  de  Vaucluse,  en  bouillon- 
nant à  travers  les  rochers.  Comme  cette  source 
est  fort  enfoncée  dans  les  roches  escarpées 


ANNI^.E  1703. 


411) 


d'une  montagne,  on  y  est  toujours  à  l'ombre; 
et  la  fraîcheur  continuelle,  le  bruit,  les  chutes, 
le  cours  de  l'eau,  m'attirant  l'été  à  travers  ces 
roches  brûlantes,  me  font  souvent  mettre  en 
luigc  pour  aller  chercher  le  frais  près  de  ce  mur- 
mure, ou  plutôt  près  de  ce  fracas,  plus  flatteur 
à  mon  oreille  que  celui  de  la  rue  Sainl-Mariin. 

L'élévation  des  montagnes  qui  forment  le 
vallon  n'est  pas  excessive,  mais  le  vallon  même 
est  montagne,  étant  fort  élevé  au-dessus  du  lac  ; 
et  le  lac,  ainsi  que  le  sol  de  toute  la  Suisse,  est 
encore  extrêmement  élevé  sur  les  pays  de  plai- 
nes, élevés  à  leur  tour  au-dessus  du  niveau  de 
hi  mer.  On  peut  juger  sensiblement  de  la  pente 
totale  par  le  long  et  rapide  cours  dos  rivières, 
qui,  des  montagnes  de  Suisse,  vont  se  rendre 
les  unes  dans  la  Méditerranée  et  les  autres  dans 
l'Océan.  Ainsi,  quoique  la  Reuss  traversant  le 
vallon  soit  sujette  à  de  fréquens  débordemens, 
qui  font  des  bords  de  son  lit  une  espèce  de  ma- 
rais, on  n'y  sent  point  le  marécage,  l'air  n'y 
est  point  humide  et  malsain,  la  vivacité  qu'il 
tire  de  son  élévation  l'empêchant  de  rester  long- 
temps chargé  de  vapeurs  grossières  ;  les  brouil- 
lards, assez  fréquens  le  matin,  cèdent  pour  l'or- 
dinaireà  l'action  du  soleil  à  mesure  qu'il  s'élève. 

Comme  entre  les  montagnes  et  les  vallées  la 
vue  est  toujours  réciproque,  celle  dont  je  jouis 
ici  dans  un  fond  n'est  pas  moins  vaste  que  celle 
que  j'avois  sur  les  hauteurs  de  Montmorency, 
mais  elle  est  d'un  autre  genre;  elle  ne  flatte 
pas,  elle  frappe;  elle  est  plus  sauvage  que 
riante;  l'art  n'y  étale  pas  ses  beautés,  mais  la 
majesté  de  la  nature  en  impose  ;  et,  quoique  le 
parc  de  Versailles  soit  plus  grand  que  ce  vallon, 
il  ne  paroîtroit  qu'un  colifichet  en  sortant  d'ici. 
Au  premier  coup  d'oeil,  le  spectacle,  tout  grand 
qu'il  est,  semble  un  peu  nu  ;  on  voit  très-peu 
d'arbres  dans  la  vallée;  ils  y  viennent  mal,  et 
ne  donnent  presque  aucun  fruit;  l'escarpement 
des  montagnes,  étant  très-rapide,  montre  en 
divers  endroits  le  gris  des  rochers;  le  noir  des 
sapins  coupe  ce  gris  d'une  nuance  qui  n'est  pas 
riante,  et  ces  sapins  si  grands,  si  beaux  quand 
on  est  dessous,  ne  paroissent  au  loin  que  des 
arbrisseaux,  ne  promettent  ni  l'asile  ni  l'onibre 
qu'ils  donnent  :  le  fond  du  vallon,  presque  au 
niveau  de  la  rivière,  semble  n'offrir  à  ses  deux 
bords  qu'un  large  marais  où  l'on  ne  sauroit 
marcher  ;  la  réverbération  des  rochers  n'an- 


nonce pas,  dans  un  lieu  sans  arbres,  une  pro- 
menade bien  fraîche  quand  le  soleil  luit;  sitôt 
qu'il  se  couche,  il  laisse  à  peine  un  crépuscule, 
et  la  hautejir  des  monts,  interceptant  toute  la 
lumière,  fait  passer  presque  à  l'instant  du  jour 
à  la  nuit. 

Mais,  si  la  première  impression  de  tout  cela 
n'est  pas  agréable,  elle  change  insensiblement 
par  un  examen  plus  détaillé;  et,  dans  un  pays 
011  l'on  croyoit  avoir  tout  vu  du  premier  coup 
d'oeil,  on  se  trouve  avec  surprise  environné 
d'objets  chaque  jour  plus  intéressans.  Si  la 
promenade  de  la  vallée  est  un  peu  uniforme, 
elle  est  en  revanche  extrêmement  commode  ; 
tout  y  est  du  niveau  le  plus  parfait,  les  chemins 
y  sont  unis  comme  des  allées  de  jardin,  les 
bords  de  la  rivière  offrent  par  places  de  larges 
pelouses  d'un  plus  beau  vert  que  les  gazons  du 
Palais-Royal,  et  l'on  s'y  promène  avec  délices 
le  long  de  celte  belle  eau,  qui  dans  le  vallon 
prend  un  cours  paisible  en  quittant  ses  cailloux 
et  ses  rochers  qu'elle  retrouve  au  sortir  du 
Val-de-Travers.  On  a  proposé  de  planter  ses 
bords  de  saules  et  de  peupliers,  pour  donner, 
durant  la  chaleur  du  jour,  de  l'ombre  au  bétail 
désolé  par  les  mouches.  Si  jamais  ce  projet 
s'exécute,  les  bords  de  la  Reuss  deviendront 
aussi  charmans  que  ceux  de  Lignon,  et  il  ne 
leur  manquera  plus  que  des  Âstrées,  des  Sil- 
vandres,  et  un  d'Urfé. 

Comme  la  direction  du  vallon  coupe  oblique- 
ment le  cours  du  soleil,  la  hauteur  des  monts 
jette  toujours  de  l'ombre  par  quelque  côté  sur 
la  plaine;  de  sorte  qu'en  dirigeant  ses  pro- 
menades, et  choisissant  ses  heures,  on  peut 
aisément  faire  à  l'abri  du  soleil  tout  le  tour  du 
vallon.  D'ailleurs,  ces  mômes  montagnes,  in- 
terceptant ses  rayons,  font  qu'il  se  lève  tard  et 
se  couche  de  bonne  heure,  en  sorte  qu'on  n'en 
est  pas  long-temps  brûlé.  Nous  avons  presque 
ici  la  clef  de  l'énigme  du  ciel  de  trois  aunes  (*), 
et  il  est  certain  que  les  maisons  qui  sont  près  de 
la  source  de  la  Reuss  n'ont  pas  trois  heures  de 
soleil,  même  en  été. 

Lorsqu'on  quitte  le  bas  du  vallon  pour  se 
promener  à  mi-côte,  comme  nous  fîmes  une 

(*)  Allusion  i  ces  vrrs  des  Bucolii|aes  : 

«  Die  quibut  in  terrin,  et  eris  milii  itiftgnui  Apollo, 
»  Trrs  p>te«t  rirli  spalium  non  anipliù<  ulnas.  » 

E(;l.  III.  V.  li>5.  G.  P. 


4i0 


CORRESPONDANCE. 


fois,  monsieur  le  maréchal,  le  long  des  Cham- 
peaux,  du  côié  d'Antlilly,  on  n'a  pas  une  pro- 
menade aussi  commode;  mais  cet  agrément  est 
bien  compensé  par  la  variété  des  sites  et  des 
points  de  vue,  par  les  découvertes  que  Ton  fait 
sans  cesse  autour  de  soi,  par  les  jolis  réduits 
qu'on  trouve  dans  les  gorges  des  montagnes, 
où  le  cours  des  torrens  qui  descendent  dans  la 
vallée,  les  hêtres  qui  les  ombragent,  les  coteaux 
qui  les  entourent  offrent  des  asiles  verdoyans 
et  frais  quand  on  suffoque  à  découvert.  Ces  ré- 
duits, ces  petits  vallons,  ne  s'aperçoivent  pas 
tant  qu'on  regarde  au  loin  les  montagnes,  et 
cela  joint  à  l'agrément  du  lieu  celui  de  la  sur- 
prise, lorsqu'on  vient  tout  d'un  coup  à  les  dé- 
couvrir. Combion  de  fois  je  me  suis  figuré, 
vous  suivant  à  la  promenade  et  tournant  autour 
d'un  rocher  aride,  vous  voir  surpris  et  charmé 
de  retrouver  des  bosquets  pour  les  dryades, 
où  vous  n'auriez  cru  trouver  que  des  antres  et 
des  ours  ! 

Tout  le  pays  est  plein  de  curiosités  naturelles 
qu'on  ne  découvre  que  peu  à  peu,  et  qui,  par 
ces  découvertes  successives,  lui  donnent  cha- 
que jour  l'attrait  de  la  nouveauté.  La  botanique 
offre  ici  ses  trésors  à  qui  sauroit  les  connoîlre  ; 
et  souvent,  en  voyant  autour  de  moi  cette  pro- 
fusion de  plantes  rares,  je  les  foule  à  regret 
sous  le  pied  d'un  ignorant.  1!  est  pourtant  né- 
cessaire d'en  connoîtrc  une  pour  se  garantir  de 
ses  terribles  effets  ;  c'est  le  napel.  Vous  voyez 
une  très-belle  plante  haute  de  trois  pieds,  gar- 
nie de  jolies  fleurs  bleues,  qui  vous  donnent 
envie  de  la  cueillir;  mais,  à  peine  l'a-t-on  gar- 
dée quelques  minutes,  qu'on  se  sent  saisi  de 
maux  de  tête,  de  vertiges,  d'évanouissemens, 
et  l'on  périroit  si  l'on  ne  jetoil  promptement  ce 
funeste  bouquet.  Cetle  plante  a  souvent  causé 
des  accidens  à  des  enfans  et  à  d'autres  gens  qui 
ignoroientsa  pernicieuse  vertu.  Pour  les  bes- 
tiaux, ils  n'en  approchent  jamais,  et  ne  brou- 
tent pas  même  1  herbe  qui  l'entoure.  Les  fau- 
cheurs l'extirpent  autant  qu'ils  peuvent  ;  quoi 
qu'on  fasse,  l'espèce  en  reste,  et  je  ne  laisse 
pas  d'en  voir  beaucoup  en  me  promenant  sur 
les  montagnes  ;  mais  on  l'a  détruite  à  peu  près 
dans  le  vallon. 

A  une  petite  lieue  de  Motiers,  dans  la  sei- 
gneurie de  Travers,  est  une  mine  d'asphallo, 
qu'on  dit  qui  s'étend  sous  tout  le  pays  :  les  ha- 


bitans  lui  attribuent  modestement  la  gaîté  donl 
ils  se  vantent,  et  qu'ils  prétendent  se  trans- 
meilre  même  à  leurs  bestiaux.  Voilà  sans  doute 
une  belle  vertu  de  ce  minéral  ;  mais,  pour  en 
pouvoir  sentir  l'efficace ,  il  ne  faut  pas  avoir 
quitté  le  château  de  Montmorency.  Quoi  qu'il 
en  soit  des  merveilles  qu'ils  disent  de  leur 
asphalte,  j'ai  donné  au  seigneur  de  Travers  un 
moyen  sûr  d'en  tirer  la  médecine  universelle  ; 
c'est  de  faire  une  bonne  pension  à  Lorry  ou  à 
Bordeu. 

Au-dessus  de  ce  même  village  de  Travers,  il 
se  fit  il  y  a  deux  ans  une  avalanche  considéra- 
ble, et  de  la  façon  du  monde  la  plus  singulière. 
Un  homme  qui  habite  au  pied  de  la  montagne 
avoit  son  champ  devant  sa  fenêtre,  entre  la 
montagne  et  sa  maison.  Un  matin,  qui  suivit 
une  nuit  d'orage,  il  fut  bien  surpris,  en  ouvrant 
sa  fenêtre,  de  trouver  un  bois  à  la  place  de  son 
champ  ;  le  terrain,  s'éboulant  tout  d'une  pièce, 
avoit  recouvert  son  champ  des  arbres  d'un  bois 
qui  étoit  au-dessus;  et  cela,  dit-on,  fait  entre 
les  deux  propriétaires  le  sujet  d'un  procès  qui 
pourroit  trouver  place  dans  le  recueil  de  Pita- 
val  (*).  L'espace  que  l'avalanche  a  mis  à  nu  est 
fort  grand  et  paroît  de  loin  ;  mais  il  faut  en 
approcher  pour  juger  de  la  force  de  l'éboule- 
ment,  de  l'étendue  du  creux,  et  de  la  grandeur 
des  rochers  qui  ont  été  transportés.  Ce  fait 
récent  et  certain  rend  croyable  ce  que  dit  Pline 
d'une  vigne  qui  avoit  été  ainsi  transportée  d'un 
côté  du  chemin  à  l'autre.  Mais  rapprochons-nous 
de  mon  habitation. 

J'ai  vis-à-vis  de  mes  fenêtres  une  superbe 
cascade,  qui,  du  haut  de  la  montagne,  tombe 
par  l'escarpement  d'un  rocher  dans  le  vallon, 
avec  un  bruit  qui  se  fait  entendre  au  loin  sur- 
tout quand  les  eaux  sont  grandes.  Cette  cas- 
cade est  très  en  vue  ;  mais  ce  qui  ne  l'est  pas 
de  même  est  une  grotte  à  côté  de  son  bassin, 
de  laquelle  l'entrée  est  difficile ,  mais  qu'on 
trouve  au  dedans  assez  espacée,  éclairée  par 
une  fenêtre  naturelle,  cintrée  en  tiers-point, 
et  décorée  d'un  ordre  d'architecture  qui  n'est 
ni  toscan  ni  dorique,  mais  l'ordre  de  la  nature 
qui  sait  mettre  des  proportions  et  de  Iharmonie 
dans  ses  ouvrages  les  moins  réguliers.  Instruit 

(')  Gayot  de  Pitaval,  mort  en  1743,  auteur  de  plusieurs  col- 
lections et  recueils,  notamment  de  celui  des  Causes  célèbres, 
en  20  vohimes  in  t2.  ('••  r. 


ANNICK  1763. 


421 


de  la  situation  de  celte  grotte,  je  m'y  rendis 
seul  l'été  dernier  pour  la  contempler  à  mon 
aise,  l/extrôme  sécheresse  me  donna  la  facilité 
d'y  entrer  par  une  ouverture  enfoncée  et  très- 
surbaissée,  en  me  traînant  sur  le  ventre,  car 
la  fenêtre  est  trop  haute  pour  qu'on  puisse  y 
passer  sans  échelle.  Quand  jo  fus  au-dedans, 
je  m'assis  sur  une  pierre,  et  je  me  mis  à  con- 
templer avec  ravissement  cette  superbe  salle 
dont  les  ornemens  sont  des  quartiers  de  roches 
diversement  situés,  et  formant  la  décoration  la 
plus  riche  que  j'aie  jamais  vue,  si  du  moins  on 
peut  appeler  ainsi  celle  qui  montre  la  plus 
grande  puissance,  celle  qui  attache  et  intéresse, 
celle  qui  fait  penser,  qui  élève  I  lime,  celle  qui 
force  l'homme  à  oublier  sa  petitesse  pour  ne 
penser  qu'aux  œuvres  de  la  nature.  Des  divers 
rochers  qui  meublent  cette  caverne,  les  uns  dé- 
tachés et  tombés  de  la  voûte,  les  autres  encore 
pendans  et  diversement  situés,  marquent  tous 
dans  cette  mine  naturelle  l'effet  de  quelque 
explosion  terrible  dont  la  cause  paroît  difficile 
à  imaginer,  car  même  un  tremblement  de  terre 
ou  un  volcan  n'expliqueroit  pas  cela  d'une  ma- 
nière satisfaisante.  Dans  le  fond  de  la  grotte, 
qui  va  en  s'élevant  de  même  que  sa  voûte,  on 
monte  sur  une  espèce  d'estrade ,  et  de  là,  par 
une  pente  assez  roide,  sur  un  rocher  qui  mène 
de  biaisa  un  enfoncement  très-obscur  par  où 
l'on  pénètre  sous  la  montagne.  Je  n'ai  point  été 
jusque-là,  ayant  trouvé  devant  moi  un  trou  large 
et  profond  qu'on  ne  sauroit  franchir  qu'avec 
une  planche.  D'ailleurs,  vers  le  haut  de  cet  en- 
foncement, et  presque  à  l'entrée  de  la  galerie 
souterraine,  est  un  quartier  de  rocher  très- 
imposant;  car,  surpendu  presque  en  l'air,  il 
porte  à  faux  par  un  de  ses  angles,  et  penche 
tellement  en  avant  qu'il  semble  se  détacher  et 
partir  pour  écraser  le  spectateur.  Je  ne  doute 
pas  cependant  qu'il  ne  soit  dans  cette  situation 
depuis  bien  des  siècles,  et  qu'il  n'y  reste  encore 
plus  long-temps  :  mais  ces  sortes  d'équilibres, 
îiuxquels  les  yeux  ne  sont  pas  faits,  ne  laissent 
pas  de  causer  quelque  inquiétude,  et  quoiqu'il 
fallût  peut-être  des  forces  immenses  pour  ébran- 
ler ce  rocher  qui  paroît  si  prêt  à  tomber,  je 
craindrois  d'y  toucher  du  bout  du  doigt,  et  ne 
voudrois  pas  plus  rester  dans  la  direction  de 
SI  chute  que  sous  lépée  de  Damoclès. 

I,a  galerie  souterraine  à  laquelle  cette  grotte 


sert  de  vestibule  ne  continue  pas  d'aller  en 
montant;  mais  elle  prend  sa  pente  un  peu  vers 
le  bas,  et  suit  la  même  inclinaison  dans  tout 
l'espace  qu'ona  jusqu'ici  parcouru.  Des  curieux 
s'y  sont  engagés  à  diverses  fois  avec  dos  domes- 
tiques, des  flambeaux  et  tous  les  secours  né- 
cessaires ;  mais  il  faut  du  courage  pour  pénétrer 
loin  dans  cet  effroyable  lieu,  et  de  la  vigueur 
pour  ne  pas  s'y  trouver  mal.  On  est  allé  jusqu'à 
près  de  demi-liene,  en  ouvrant  le  passage  où 
il  est  trop  étroit,  et  sondant  avec  précaution 
les  gouffres  et  fondrières  qui  sont  à  droite  et  à 
gauche  :  mais  on  prétend,  dans  le  pays,  qu'on 
peut  aller  par  le  même  souterrain  à  plus  do 
deux  lieues  jusqu'à  l'autre  côté  de  la  montagne, 
où  l'on  dit  qu'il  aboutit  du  côté  du  lac,  non 
loin  de  l'embouchure  de  la  Keuss. 

Au-dessous  du  bassin  de  la  même  cascade  est 
une  autre  grotte  plus  petite,  dont  l'abord  est' 
embarrassé  de  plusieurs  grands  cailloux  et 
quartiers  de  roche  qui  paroissent  avoir  été  en- 
traînés là  parles  eaux.  Cette  grotte-ci,  n'étant 
pas  si  praticable  que  l'autre,  n'a  pas  de  même 
tenté  les  curieux.  Le  jour  que  j'en  examinai  l'ou- 
verture il  faisoit  une  chaleur  insupportable;  ce- 
pendant il  en  sortoit  un  vent  si  vif  et  si  froid, 
que  je  n'osai  rester  long-temps  à  l'entrée,  et 
toutes  les  fois  que  j'y  suis  retourné  j'ai  toujours 
senti  le  même  vent;  ce  qui  me  fart  juger  qu'elle 
a  une  communication  plus  immédiate  et  moins 
embirrassée  que  l'autre. 

A  l'ouest  de  la  vallée,  une  montagne  la  sé- 
pare en  deux  branches,  l'une  fort  étroite,  où 
sont  le  village  de  Saiut-Sulpice,  la  source  de  la 
Reuss,  et  le  chemin  de  Pontarlier.  Sur  ce  che- 
min, l'on  voit  encore  une  grosse  chaîne,  scellée 
dans  le  rocher,  et  mise  là  jadis  par  les  Suisses 
pour  fermer  de  ce  côté-là  le  passage  aux  Bour- 
guignons. 

L'autre  branche,  plus  large,  et  à  gauche  de 
la  première,  mène  par  le  village  de  Bute  à  un 
pays  perdu  appelé  la  Côte  aux  Fées,  qu'on 
aperçoit  de  loin  parce  qu'il  va  en  montant.  Ce 
pays,  n'étant  sur  aucun  chemin,  passe  pour 
très-sauvage,  et  en  quelque  sorte  pour  le  bout 
du  monde.  Aussi  prétend-on  que  c'étoit  autre- 
fois le  séjour  des  fées,  et  le  nom  lui  en  est  resté  : 
on  y  voit  encore  leur  salle  d'assemblée  dans  une 
troisième  caverne  qui  porte  aussi  leur  nom,  et 
qui  n'est  pas  moins  curieuse  que  les  précédentes. 


422 


CORRESPONDANCE. 


Je  n'ai  pas  vu  cette  groUe  aux  Fées,  parce 
qu'elle  est  assez  loin  d'ici;  mais  on  dit  qu'elle 
éloitsuperbeinentornée,etronyvoyoitencore, 
il  n'y  a  pas  long-temps,  un  trône  et  des  sièges 
très-bien  taillés  dans  le  roc.  Tout  cela  a  été  gâté 
et  ne  paroit  presque  plus  aujourd'hui.  D'ail- 
leurs, l'entrée  de  la  grotte  est  presque  entière- 
mentbouchée  par  les  décombres,  par  les  brous- 
sailles; et  la  crainte  des  serpens  et  des  bêtes  veni- 
meuses rebute  les  curieux  d'y  vouloir  pénétrer. 
Mais  si  elle  eût  été  praticable  encore  et  dans  sa 
première  beauté,  et  que  madame  la  maréchale 
eût  passé  dans  ce  pays,  je  suis  sûr  qu'elle  eût 
voulu  voir  cette  grotte  singulière,  n'eût-ce  été 
qu'en  faveur  de  Fleur  d'Épine  et  des  Facar- 
dins  (*). 

Plus  j'examine  en  détail  l'état  et  la  position 
de  ce  vallon,  plus  je  me  persuade  qu'il  a  jadis 
été  sous  l'eau  ;  que  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui 
le  Val-de-Travers  fut  autrefois  un  lac  formé  par 
la  Reuss,  la  cascade,  et  d'autres  ruisseaux,  et 
contenu  par  les  montagnes  qui  l'environnent, 
«le  sorte  que  je  ne  doute  point  que  je  n'habite 
l'ancienne  demeure  des  poissons;  en  effet,  le 
sol  du  vallon  est  si  parfaitement  uni,  qu'il  n'y 
a  qu'un  dépôt  formé  par  les  eaux  qui  puisse  l'a- 
voir ainsi  nivelé.  Le  prolongement  du  vallon, 
loin  de  descendre,  monte  le  long  du  cours  de  la 
Reuss  ;  de  sorte  qu'il  a  fallu  des  temps  infinis  à 
ceiierivièrepoursecaver,danslesabîmesqu'elle 
forme,  un  cours  en  sens  contraire  à  l'inclinai- 
son du  terrain.  Avant  ces  temps,  contenue  de 
ce  côté,  de  même  que  de  tous  les  autres,  el 
forcée  de  refluer  sur  elle-même,  elle  dutenSn 
remplir  le  vallon  jusqu'à  la  hauteur  de  la  pre- 
mière grotte  que  j'ai  décrite,  par  laquelle  elle 
trouva  ou  s'ouvrit  un  écoulement  dans  la  ga- 
lerie souterraine  qui  lui  servoit  d'aqueduc. 

Le  petit  lac  demeura  donc  constamment  à 
cette  hauteur  jusqu'à  ce  que,  par  quelques  ra- 
vages, fréquens  au  pied  des  montagnes  dans 
les  grandes  eaux,  des  pierres  ou  graviers  em- 
barrassèrent tellement  le  canal,  que  les  eaux 
n'eurent  plus  un  cours  suffisant  pour  leur  écou- 
iemenl.  Alors  s'étant  extrêmement  élevées,  et 
agissant  avec  une  grande  force  contre  les  ob- 
stacles qui  les  relenoient,  elles  s'ouvrirent  enfin 
quelque  issue  par  le  côté  le  plus  faible  et  le  plus 

(')  Pcrsouiiages  des  contes  d'Uamilton. 


bas.  Les  premiers  filets  échappés  ne  cessant  de 
creuser  et  de  s'agrandir,  et  le  niveau  du  lac 
baissant  à  proportion,  à  force  de  temps  le  val- 
lon dut  enfin  se  trouver  à  sec.  Cette  conjecture, 
qui  m'est  venue  en  examinant  la  grotte  où  l'on 
voit  des  traces  sensibles  du  cours  de  l'eau,  s'est 
confirmée  premièrement  par  le  rapport  de  ceux 
qui  ont  été  dans  la  galerie  souterraine,  et  qui 
m'ont  dit  avoir  trouvé  des  eaux  croupissantes 
dans  les  creux  des  fondrières  dont  j'ai  parlé; 
elle  s'est  confirmée  encore  dans  les  pèlerinages 
que  j'ai  faits  à  quatre  lieues  d'ici  pour  aller  voir 
mylord  maréchal  à  sa  campagne  au  bord  du 
lac,  et  où  je  suivois,  en  montant  la  montagne, 
la  rivière  qui  descendoit  à  côté  de  moi  par  des 
profondeurs  effrayantes,  que,  selon  toute  ap- 
parence, elle  n'a  pas  trouvées  toutes  faites,  et 
qu'elle  n'a  pas  non  plus  creusées  en  un  jour. 
Enfin,  j'ai  pensé  que  l'asphalte,  qui  n'est  qu'un 
bitume  durci,  étoit  encore  un  indice  d'un  pays 
long-temps  imbibé  par  les  eaux.  Si  j'osoiscroire 
que  ces  folies  pussent  vous  amuser,  je  trace- 
rois  sur  le  papier  une  espèce  de  plan  qui  pût 
vous  éclaircir  tout  cela  :  mais  il  faut  attendre 
qu'une  saison  plus  favorable  et  un  peu  de  relâ- 
che à  mes  maux  me  laissent  en  état  de  parcou- 
rir le  pays. 

On  peut  vivre  ici  puisqu'il  y  a  des  habitans. 
On  y  trouve  même  les  principales  commodités 
de  la  vie,  quoique  unpeu  moins  facilement  qu'en 
France.  Les  denrées  y  sont  chères,  parce  que 
le  pays  en  produit  peu  et  qu'il  est  fort  peuplé, 
surtouldepuis  qu'on  y  a  établi  des  manufactures 
de  toile  peinte,  et  que  les  travaux  d'horlogerie 
et  de  dentelle  s'y  multiplient.  Pour  y  avoir  du 
pain  mangeable, il  faut  le  faire  chez  soi;  etc'est 
le  parti  que  j'ai  pris  à  l'aide  de  mademoiselle 
Le  Vasseur;  la  viande  y  est  mauvaise,  non  que 
le  pays  n'en  produise  de  bonne,  mais  tout  le 
bœuf  va  à  Genève  ou  à  Neuchâtel,et  l'on  ne  lue 
ici  que  de  la  vache.  La  rivière  fournit  d'excel- 
lente truite,  mais  si  délicate,  qu'il  faut  la  man- 
ger sortant  de  l'eau.  Le  vin  vient  de  Neuchâtel, 
et  il  est  très-bon,  surtout  le  rouge  :  pour  moi, 
je  m'en  tiens  au  blanc,  bien  moins  violent,  à 
meilleur  marché,  et  selon  moi  beaucoup  plus 
sain.  Point  de  volaille,  peu  de  gibier,  point  de 
fruit,  pas  même  des  pommes;  seulement  des 
fraises  bien  parfumées,  en  abondance,  et  qui 
durent  long-temps.  Le  laitage  y  est  excellent, 


ANNÉE  17G.-). 


423 


moins  pourtant  que  le  fromage  de  Viry,  pré- 
paré par  mademoiselle  Hose  ;  les  eaux  y  sont 
claires  et  légères  :  ce  n'est  pas  pour  moi  une 
chose  indifférente  que  de  bonne  eau,  et  je  me 
Feniirai  longtemps  du  mal  que  m'a  fait  celle  de 
Montmorency.  J'ai  sous  ma  fenêtre  une  très- 
belle  fontaine  dont  le  bruit  fait  une  de  mes  dé- 
lices. Ces  fontaines,  qui  sont  élevées  cl  taillées 
en  colonnes  ou  en  obélisques,  et  coulent  par 
des  tuyaux  de  fer  dans  de  grands  bassins,  sont 
un  des  ornemens  de  la  Suisse.  Il  n'y  u  si  chétif 
village  qui  n'en  ait  au  moins  deux  ou  trois,  les 
maisons  écartées  ont  presque  chacune  la  sienne, 
et  l'on  en  trouve  même  sur  les  chemins  pour  la 
commodité  des  passans,  hommes  et  bestiaux.  Je 
ne  saurois  exprimer  combien  l'aspect  de  toutes 
ces  belles  eaux  coulantes  est  agréable  au  milieu 
des  rochers  et  des  bois  durant  les  chaleurs';  l'on 
est  déjà  rafraîchi  par  la  vue,  et  l'on  est  tenté 
d'en  boire  sans  avoir  soif. 

Voilà,  monsieur  le  maréchal,  de  quoi  vous 
former  quelque  idée  du  séjour  que  j'habilo,  et 
auquel  vous  voulez  bien  prendre  intérêt.  Je 
dois  l'aimer  comme  le  seul  lieu  de  la  terre  où 
la  vérité  ne  soit  pas  un  crime,  ni  l'amour  du 
genre  humain  une  impiété.  J'y  trouve  la  sûreté 
sous  la  protection  de  mylord  maréchal,  et  l'a- 
grément dans  son  commerce.  Des  habitans  du 
lieu  m'y  montrent  de  la  bienveillance  et  ne  me 
traitent  point  en  proscrit.  Comment  pourrois-je 
n'être  pas  louché  des  bontés  qu'on  m'y  témoi- 
gne, moi  qui  dois  tenir  à  bienfait  de  la  part  des 
hommes  tout  le  mal  qu'ils  ne  me  font  pas?  Ac- 
coutumé à  porter  depuis  si  long-temps  les  pe- 
santes chaînes  de  la  nécessité,  je  passerois  ici 
sans  regret  le  reste  de  ma  vie,  si  j'y  pouvois 
voir  quelquefois  ceux  qui  me  la  font  encore 
aimer. 


A   M.   MOULTOU. 

Hotiers,  le  30  janvier  1763. 

Je  suis  en  souci,  cher  ami,  de  ce  que  vous 
m'avez  marqué  que  ma  lettre  par  le  messager 
vous  est  arrivée  mal  cachetée.  Je  cachette  ce- 
pendant avec  soin  toutes  les  lettres  que  je  vous 
écris.  Cela  m'apprendra  à  ne  plus  me  servir  du 
messager.  Mais  ce  n'est  pas  assez,  il  faut  véri- 


fier le  fait  ;  coupez  le  cachet  de  ma  lettre, et  me 
l'envoyez;  je  verrai  bien  si  l'on  y  a  touché.  Si 
on  l'a  fait,  je  crois  que  c'est  ici,  le  messager 
ayant  différé  son  départ  de  plusieurs  jours, du- 
rant lesquels  il  avoit  ma  lettre,  dont  il  aura  pu 
parler,  et  que  les  curieux  auront  été  tentés  de 
lire.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'estime  que,  dans  lo 
doute,  si  la  lettre  a  été  ouverte,  vous  ne  devez 
point  donner  votre  écrit,  du  moins  quant  à  pré- 
sent. 

Comment  avez-vous  pu  imaginer  que  si  j'a- 
vois  écrit  des  mémoires  de  ma  viej'auroischoisi 
M.  de  Montmollin  pour  l'en  faire  dépositaire? 
Soyez  sûr  que  la  reconnoissance  que  j'ai  pour 
sa  conduite  envers  moi  ne  m'aveugle  pas  à  ce 
point  ;  et  quand  je  me  choisirai  un  confesseur, 
ce  ne  sera  sûrement  pas  un  homme  d'église; 
car  je  ne  regarde  pas  mon  cher  Moultou  comme 
tel.  Il  est  certain  que  la  vie  de  votre  malheureux 
ami,  que  je  regarde  comme  finie,  est  tout  ce 
qui  me  reste  à  faire,  et  que  l'histoire  d'un 
homme  qui  aura  le  courage  de  se  montrer  intus 
et  in  ciite  peut  être  de  quelque  instruction  à  ses 
semblables;  mais  celle  entreprisea  des  difficul- 
tés presque  insurmontables;  car, malheureuse- 
ment, n'ayant  pas  toujours  vécu  seul,  je  ne  sau- 
rois me  peindre  sans  peindre  beaucoup  d'autres 
gens;  et  je  n'ai  pas  le  droit  d'être  aussi  sincère 
pour  eux  que  pour  moi,  du  moins  avec  le  pu- 
blic et  de  leur  vivant.  Il  y  auroit  peut-être  des 
arrangemens  à  prendre  pour  cela  qui  deman- 
deroient  le  concours  d'un  homme  sûr  et  d'un 
véritable  ami  :  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que 
je  médite  sur  cette  entreprise,  qui  n'est  pas  si 
légère  qu'elle  peut  vous  paroîire;  et  je  ne  vois 
qu'un  moyen  de  l'exécuter,  duquel  je  voudrois 
raisonner  avec  vous.  J'ai  une  chose  à  vous  pro- 
poser. Dites-moi,  cher  Moultou, si  je  rcprenois 
assez  de  force  pour  être  sur  pied  cet  été,  pour- 
riez-vous  vous  ménager  deux  ou  trois  mois  à 
medonner  pour  les  passera  peu  prèslêieàtête? 
Je  ne  voudrois  pour  cela  choisir  ni  Motiers,  ni 
Zurich,  ni  Genève,  mais  un  lieu  auquel  je  pense, 
et  où  les  importuns  ne  viendroient  pas  nous 
chercher,  du  moins  de  sitôt.  Nous  y  trouverions 
un  hôte  et  un  ami,  et  même  des  sociétés  très- 
agréables,  quand  nous  voudrions  un  peu  quit- 
ter notre  solitude.  Pensez  à  cela,  et  dites-m'en 
votre  avis.  Il  ne  s'agit  pas  d'un  long  voyage. 
Plus  je  pense  à  ce  projet,  et  plus  je  le  trouve 


424 


COUKESPONDANCE. 


charmant.  C'est  mon  dernier  château  en  Espa- 
gne, dont  lexécution  ne  tient  qu'à  ma  santé  et 
à  vos  affaires.  Pensez-y,  et  me  répondez.  Cher 
ami,  que  je  vive  encore  deux  mois,  et  je  meurs 
content. 

Vous  me  proposez  d'aller  près  de  Genève 
chercher  des  secours  à  mes  maux?  Et  quels 
secours  doue?  Je  n'en  connois  point  d'autres, 
quand  je  souffre,  que  la  patience  et  la  tran- 
quillilé:  mes  amis  même  alors  me  sont  insup- 
portables, parce  qu'il  faut  que  je  me  gène  pour 
ne  pas  les  affliger.  Me  croyez-vous  donc  de 
ceux  qui  méprisent  la  médecine  quand  ils  se 
portent  bien,  et  l'adorent  quand  ils  sont  ma- 
lades? Pour  moi,  quand  je  le  suis,  je  me  tiens 
coi,  en  attendant  la  mort  ou  la  guérison.Si  j'é- 
tois  malade  à  Genève,  c'est  ici  que  je  viendrois 
chercher  les  secours  qu'il  me  faut. 

J'écris  à  Roustan  pour  lui  conseiller  d'ajouter 
quelque  autre  écrit  au  sien,  pour  en  faire  une 
espèce  de  volume  dont  il  sera  plus  aisé  de  tirer 
quelque  parti  que  d'une  petite  brochure.  Don- 
nez-lui le  même  conseil. Si  son  ouvrage  étoit  de 
nature  à  pouvoir  être  imprimé  à  Paris  (on  paye 
mieux  les  manuscrits  là  qu'en  Hollande,  où 
rien  ne  met  à  l'abri  des  contrefaçons),  je  pour- 
rois  le  lui  négocier  bien  plus  aisément;  mais 
cela  n'est  pas  possible.  Tandis  qu'il  travaillera, 
le  temps  du  voyage  de  Rey  viendra,  et  je  lui 
parlerai.  Je  lui  ai  pourtant  écrit  ;  mais  il  ne  m'a 
point  encore  répondu.  Si  Roustan  veut  s'en 
tenir  à  ce  qu'il  a  fait,  il  y  a  un  Grasset  à  l.au- 
sanne  qui  peul-être  pourroit  s'en  charger  :  cela 
seroit  bien  plus  commode,  et  épargneroit  dos 
embarras  et  des  frais.  Il  n'y  a  pas  longtemps 
que  Rey  m'a  refusé  un  excellent  manuscrit  au 
profit  d'une  pauvre  veuve,  et  duquel  mylord 
maréchal  est  dépositaire.  Cela  me  fait  craindre 
qu'il  n'en  fasse  autant  de  celui-ci. 

Adieu  ;  je  vous  embrasse.  Mon  état  est  tou- 
jours le  même  :  mais  cependant  l'hiver  tend  à 
sa  fin  :  nous  verrons  ce  que  pourra  faire  une 
saison  moins  rude. 

Savez-vous  qu'on  entreprend  à  Paris  une 
édition  générale  de  mes  écrits  avec  la  permis- 
sion du  gouvernement?  Que  dites-vous  de  cela? 
Savez-vous  que  l'imbécille  Néaulme  et  l'infa- 
tigableFormeytravaillentà  mutiler  monJÉ?/î//e, 
auquel  ils  auront  l'audace  de  laisser  mon  nom, 
après  l'avoir  rendu  aussi  plat  qu'eux? 


A  M.  PETIT- PIERRE, 

PBOGUBEUB  k  NEVCHITEL. 

Motiers 176?. 

Je  n'ai  point,  monsieur,  de  satisfaction  à 
faire  au  christianisme,  parce  que  je  ne  l'ai  point 
offensé;  ainsi  je  n'ai  que  faire  pour  cela  du 
livre  de  M.  Denise  (*). 

Toutes  les  preuves  de  la  vérité  de  la  religion 
chrétienne  sont  contenues  dans  la  Bible.  Ceux 
qui  se  mêlent  d'écrire  ces  preuves  ne  font  que 
les  tirer  de  là  et  les  retourner  à  leur  mode.  Il 
vaut  mieux  méditer  l'original  et  les  en  tirer 
soi-même  que  de  les  chercher  dans  le  fatras  de 
ces  auteurs.  Ainsi,  monsieur,  je  n'ai  que  faire 
encore  pour  cela  du  livre  de  M.  Denise. 

Cependant,  puisque  vous  m'assurez  qu'il  est 
bon,  je  veux  bien  le  garder  sur  votre  parole 
pour  le  lire  quand  j'en  aurai  le  loisir,  à  condi- 
tion que  vous  aurez  la  bonté  de  me  faire  dire 
ce  que  vous  a  coiité  l'exemplaire  que  vous 
m'avez  envoyé,  et  de  trouver  bon  que  j'en  re- 
mette le  prix  à  votre  commissionnaire  ;  faute 
de  quoi  le  livre  lui  sera  rendu  sous  quinze 
jours  pour  vous  être  renvoyé. 

Je  passe,  monsieur,  à  la  réponse  à  vos  deux 
questions. 

Le  vrai  christianisme  n'est  que  la  religion 
naturelle  mieux  expliquée,  comme  vous  le 
dites  vous-même  dans  la  lettre  dont  vous  m'a- 
vez honoré.  Par  conséquent,  professer  la  re- 
ligion naturelle  n'est  point  se  déclarer  contre 
le  christianisme. 

Toutes  les  connoissances  humaines  ont  leurs 
objections  et  leurs  difficultés  souvent  insolu- 
bles. Le  christianisme  a  les  siennes,  que  l'ami 
de  la  vérité,  l'homme  de  bonne  foi,  le  vrai  chré- 
tien, ne  doivent  point  dissimuler.  Rien  ne  me 
scandalise  davantage  que  de  voir  qu'au  lieu  de 
résoudre  ces  difficultés,  on  me  reproche  de  les 
avoir  dites. 

Où  prenez-vous,  monsieur,  que  j'aie  dit  que 
mon  motif  à  professer  la  religion  chrélicnne 
est  le  pouvoir  qu'ont  les  esprits  de  ma  sorte 
d'édifier  et  de  scandaliser?  Cela  n'est  assuré- 
ment pas  dans  ma  lettre  à  M.  de  Montmollin,ni 
rien  d'approchant,  et  je  n'ai  jamais  dit  ni  écrit 
pareille  sottise. 

(*)  Denise, professeur  de  philosophie  au  collège  de.  Montaigo 
à  Paris,  a  publié  la  P'érilé  delà  religion  chrélienne,  dé- 
montrée par  ordre  géomélrique.  Paris,  1717,  iu-12.    G.  P. 


ArSNÊIi  1763. 


42o 


Je  iraimc  ni  iroslime  les  lettres  anonymes, 
et  je  n'y  réponds  jamais;  mais  j'ai  cru,  mon- 
sieur, vous  devoir  une  exception  par  respect 
pour  voire  âge  et  pour  votre  zèle.  Quant  à  la 
formule  que  vous  avez  voulu  m'éviter  en  ne 
vous  signant  pas,  c'étoit  un  soin  superflu  ;  car 
je  n'écris  rien  que  je  ne  veuille  avouer  haute- 
ment, et  je  n'emploie  jamais  de  formule. 


A  M.  MOULTOU. 


A  Uotiers,  le  17  février  t763. 


Je  me  suis  hâté  de  brûler  votre  lettre  du  4, 
comme  vous  le  désiriez;  je  ferai  plus,  je  tâ- 
cherai de  l'oublier.  Je  ne  sais  ce  qui  vous  est 
arrivé;  mais  vous  avez  bien  changé  de  langage. 
Il  y  a  six  mois  que  vous  étiez  indigné  contre 
M.  de  Voltaire,  de  ce  qu'il  mesupposoit  capa- 
ble du  quart  des  bassesses  que  vous  me  con- 
seillez maintenant.  Vos  conseils  peuvent  élre 
bons,  mais  ils  ne  me  conviennent  pas.  Je  sais 
bien  qu'après  avoir  donné  le  fouet  aux  enfans, 
très-souvent  à  tort,  on  leur  fait  encore  deman- 
der pardon  ;  mais  outre  que  cet  usage  m'a  tou- 
jours paru  extravagant,  il  ne  va  pas  à  ma 
barbe  grise.  Ce  n'est  point  à  l'oflfensé  à  de- 
mander pardon  des  outrages  qu'il  a  reçus;  je 
m'en  tiens  là.  Ce  que  j'ai  à  faire  est  de  par- 
donner, et  c'est  ce  que  je  fais  de  bon  cœur, 
même  sans  qu'on  nie  le  demande  ;  mais  que 
j'aille,  à  mon  âgo,  solliciter,  comme  un  éco- 
lier, des  certificats  de  consistoire,  il  me  paroît 
singulier  que  vous  l'ayez  imaginé  possible.  Vos 
ministres  et  moi  sommes  loin  de  compte  :  ils 
ont  cru,  sur  ma  lettre  à  M.  de  Montmollin, 
avoir  trouvé  une  occasion  favorable  de  me  faire 
ramper  sous  eux.  Ils  auront  tout  le  temps  de 
se  désabuser.  Puisqu'ils  se  sont  ôté  mon  es- 
lime,  ils  s'accommoderont,  s'il  leur  plaît,  de 
mon  mépris.  Je  leur  ai  donné  des  témoignages 
publics  de  cette  estime,  j'ai  eu  tort,  et  voilà  le 
seul  tort  qu'il  me  reste  à  réparer. 

Mon  cher,  je  suis  dans  ma  religion  tolérant 
par  principes,  car  je  suis  chrétien  :  je  tolère 
tout,  hors  l'intolérance  ;  mais  toute  inquisition 
m'est  odieuse.  Je  regarde  tous  les  inquisiteurs 
comme  autant  de  satellites  du  diable.  Par  cette 
raison,  je  ne  voudrois  pas  plus  vivre  à  Genève 
qu'à  Goa.  Il  n'y  a  que  les  athées  qui  puissent 


vivre  en  paix  dans  ces  pays-là,  parce  que 
toutes  les  professions  de  foi  ne  coûtent  rien  à 
qui  n'en  a  dans  le  cœur  aucune;  et,  quelque 
peu  que  je  sois  attaché  à  la  vie,  je  ne  suis  point 
curieux  d'aller  chercher  le  sort  des  Servet. 
Adieu  donc,  messieurs  les  brûleurs.  Rousseau 
n'est  point  votre  homme  ;  puisque  vous  ne  vou- 
lez point  de  lui,  parce  qu'il  est  tolérant,  il  ne 
veut  point  de  vous  par  la  raison  contraire. 

Je  crois,  mon  cher  Moultou,  que  si  nous 
nous  étions  vus  et  expliqués,  nous  nous  serions 
épargné  bien  des  malentendus  dans  nos  let- 
tres. Vous  ne  pouvez  pas  vous  mettre  à  ma 
place,  ni  voir  les  choses  dans  mon  point  de 
vue.  Genève  reste  toujours  sous  vos  yeux,  et 
s'éloigne  des  miens  tous  les  jours  davantage; 
j'ai  pris  mon  parti. 

J'ai  peur  que  mon  état,  qui  empire  sans 
cesse,  ne  m'empêche  d'exécuter  notre  projet  : 
en  ce  cas  il  faudra  que  vous  me  veniez  voir;  et 
à  tout  événement,  ce  seroit  toujours  un  préli- 
minaire qui  me  feroit  grand  plaisir.  Adieu. 

J'approuve  très-fort  que  vous  ne  songiez 
pointa  publier  ce  que  vous  avez  fait.  Tout  cela 
ne  serviroit  plus  à  rien,  et  vous  ne  feriez  que 
vous  compromettre. 


A   M.    DAVID  HUMIi:- 
Motiers-Travera,  le  19  février  1765. 

Je  n'ai  reçu  qu'ici,  monsieur,  et  depuis  peu, 
la  lettre  dont  vous  m'honoriez  à  Londres  le 
2  juillet  dernier,  supposant  que  j'étois  dans 
cette  capitale.  C'étoit  sans  doute  dans  votre 
nation  et  le  plus  près  de  vous  qu'il  m'eût  été 
possible  que  j'aurois  cherché  ma  retraite,  si 
j'avois  prévu  l'accueil  qui  m'attendoit  dans  ma 
patrie.  Il  n'y  avoit  qu'elle  que  je  pusse  préfé- 
rer à  l'Angleterre  ;  et  cette  prévention,  dont 
j'ai  été  trop  puni,  m'étoit  alors  bien  pardonna- 
ble; mais,  à  mon  grand  étonnement,  et  même 
à  celui  du  public,  je  n'ai  trouvé  que  des  af- 
fronts et  des  outrages  où  j'espérois  sinon  de  la 
reconnoissance,  au  moins  des  consolations. 
Que  de  choses  m'ont  fait  regretter  l'asile  et 
l'hospitalité  philosophique  qui  m'aitendoient 
près  de  vous  !  Toutefois  mes  malheurs  m'en 
ont  toujours  rapproché  en  quelque  manière. 
La  proteçtion^çlles  boutés  de  mylord  maréchal, 


426 


CORRESPONDANCE. 


votre  illustre  et  digne  compatriote,  m'ont  fait 
trouver,  pour  ainsi  dire,  l'Ecosse  au  milieu  de 
h  Suisse  :  il  vous  a  rendu  présent  à  nos  en- 
tretiens, il  m'a  fait  faire  avec  vos  vertus  la 
cnnnoissance  que  je  n'avois  faite  encore  qu'avec 
vos  talens;  il  m'a  inspiré  la  plus  tendre  amitié 
pour  vous,  et  le  plus  ardent  désir  d'obtenir  la 
vôtre  avant  que  je  susse  que  vous  étiez  disposé 
à  me  l'accorder.  Jugez,  quand  je  trouve  ce 
penchant  réciproque,  combien  j'aui  ois  de  plai- 
sir à  m'y  livrer  1  Non,  monsieur,  je  ne  vous 
rendois  que  la  moitié  de  ce  qui  vous  étoit  dti 
quand  jen'avois  pour  vous  que  de  l'admiration. 
Vos  grandes  vues,  votre  étonnante  impartia- 
lité, votre  génie,  vous  élèveroient  trop  au- 
dessus  dos  hommes  si  voire  bon  cœur  ne  vous 
en  rapprochoit.  Mylord  maréchal,  en  m'appre- 
iiant  à  vous  voir  encore  plus  aimable  que 
sublime,  me  rend  tous  les  jours  votre  com- 
merce plus  désirable,  et  nourrit  en  moi  l'em- 
pressement qu'il  m'a  fait  naître  de  finir  mes 
jours  près  de  vous.  Monsieur,  qu'une  meilleure 
santé,  qu'une  situation  plus  commode,  ne  me 
mettent-elles  à  portée  de  faire  ce  voyage  comme 
je  le  désirerois  1  Que  ne  puis-je  espérer  de  nous 
voir  un  jour  rassemblés  avec  mylord  dans  votre 
commune  patrie  qui  deviendroit  la  mienne  î  Je 
bénirois  dans  une  société  si  douce  les  malheurs 
par  lesquels  j'y  fus  conduit,  et  je  croirois  n'a- 
voir commencé  de  vivre  que  du  jour  qu'elle 
auroit  commencé.  Puissé-je  voir  cet  heureux 
jour  plus  désiré  qu'espéré  !  Avec  quel  trans- 
port je  m'écrierois  en  touchant  l'heureuse  terre 
où  sont  nés  David  Hume  et  le  maréchal  d'E- 
cosse : 

i Salve,  fatismilii  débita  tellus! 

»  Hic  duraiis,  iiaec  patria  est.  » 


A   MADAME   LATOUR. 

Motiers,  le  20  février  1763. 

Vous  trouverez-ci joint,  madame,  une  preuve 
que  je  suis  plus  négligent  à  répondre  à  vos 
lettres  qu'à  m'acquiticr  de  vos  commissions, 
surtout  de  celles  qui  sont  d'espèce  à  pouvoir 
me  rapprocher  de  vous.  Il  s'agit,  dans  le  mé- 
moire ci-joint,  d'une  terre  qui  est  à  quelques 
lieues  de  moi,  et  où  je  pourrois  quelquefois 
vous  aller  voir.  Ne  soyez  pas  surprise  de  ma 


diligence.  Le  seigneur  de  ladite  terre,  qui  sans 
doute  ne  se  soucie  pas  qu'on  sache  ici  sitôt 
qu'elle  est  à  vendre,  souhaite,  en  cas  qu'elle  ne 
vous  convienne  pas,  que  le  secret  lui  en  soit 
gardé.  Si  elle  peut  vous  convenir,  c'est  autre 
chose  ;  il  faut  bien  alors  que  vous  puissiez  con- 
sulter et  faire  examiner.  Je  vous  prie,  quand 
vous  me  ferez  réponse  sur  le  mémoire,  de  la 
faire  de  manière  que  je  la  puisse  montrer  pour 
preuve  que  je  n'ai  pas  pris  la  recherche  d'une 
terre  sous  mon  bonnet. 

Quoique  j'aie  été  six  mois  voisin  de  M.  Bail- 
lod,  je  ne  le  connois  que  de  vue,  et  je  ne  con- 
nois  point  du  tout  la  personne  qui  est  avec  lui. 
Voilà,  madame,  tout  ce  que  je  puis  dire  de 
l'un  et  de  l'autre. 

Je  n'ai  jamais  entendu,  sur  la  description  de 
votre  personne,  que  le  visage  en  fût  la  partie 
la  plus  blanche  :  si  j'ai  dit  cela  dans  ma  lettre, 
il  faut  que  j'aie  pris  un*  mot  pour  l'autre,  er- 
reur que  le  sens  de  la  phrase  eut  dû  vous  faire 
sentir.  Je  me  suis  représenté  un  joli  visage, 
délicat  et  blanc,  à  la  vérité,  mais  non  pas  aux 
dépens  du  reste  ;  et,  quelque  blancheur  que 
puisse  avoir  votre  teint  en  général,  soyez  per- 
suadée que  mon  imagination  ne  le  noircit  pas. 
Je  sais  qu'un  peu  d'incrédulité  peut  avoir  ses 
avantages,  mais  je  ne  saurois  mentir,  même  à 
ce  prix. 

A  l'effort  que  vous  a  coûté  l'aveu  de  votre 
âge,  je  croyois  que  vous  m'alliez  dire  au  moins 
quarante  ans.  Je  me  souviens  que  ma  dernière 
passion,  et  c'a  été  certainement  la  plus  vio- 
lente, fut  pour  une  femme  qui  passoit  trente 
ans  (*).  Elle  avoitpour  sa  coiffure  le  même  goût 
que  vous,  et  il  est  impossible  que  le  vôtre  soit 
mieux  fondé  :  elle  étoit  charmante  toujours; 
coiffée  en  cheveux  elle  étoit  adorable.  Mais  mes 
yeux  se  fermèrent  devant  ma  raison  ;  j'osai  lui 
dire  qu'il  y  avoit  plus  de  grâce  que  de  décence 
dans  sa  coiffure,  et  qu'il  la  falloit  laisser  aux 
jeunes  personnes  à  marier.  Elle  en  aimoit  un 
autre  et  n'eut  jamais  pour  moi  que  de  la  bien- 
veillance ;  mais  cette  franchise  ne  me  l'ôta  pas, 
et  dès-lors  elle  m'en  devint  plus  précieuse  en- 
core :  je  vous  dis  vrai. 

Je  suis  très-pressé,  le  courrier  va  partir;  nous 
traiterons  du  monsieur  dans  une  autre  lettre  : 


(*]  Madame  d'Houdetot. 


M.  P. 


ANNÉE  1763. 


AiL7 


aussi  bien  jo  crains  que  la  lecture  de  celic-ci  no 
vous  Ole  I  envie  de  m'honorer  d'un  meilleur 
titre,  en  me  le  faisant  mériter. 


A  M.   MOULTOU. 

Holiert,  a6fën-!er1763. 

Je  n'ai  puint  trouvé,  cher  Moultou,  dans  la 
jetire  de  M.  Deluc  celle  que  vous  me  marquez 
lui  avoir  remise;  je  comprends  que  vous  vous 
êtes  ravisé.  Je  puis  avoir  mis  de  l'humeur  dans 
lu  mienne,  et  j'ai  eu  tort  :  je  trouve,  au  con- 
traire, beaucoup  de  raison  dans  la  vôtre  ;  mais 
j'y  vois  en  même  temps  un  certain  ton  redressé, 
cent  fois  pire  que  l'humeur  et  les  injures.  J'ai- 
merois  mieux  que  vous  eussiez  déraisonné. 
Quand  j'aurai  tort,  dites-moi  mes  vérités  fran- 
chement et  durement,  mais  ne  vous  redressez 
pas,  je  vous  en  conjure:  car  cela  finiroit  mal. 
Je  vous  aime  tendrement,  cher  ami,  et  vous 
m'êtes  d'autant  plus  précieux  que  vous  serez  le 
dernier  et  qu'après  vous  je  n'en  aurai  plus 
d'autres;  mais,  à  mon  âge,  on  a  pris  son  pli; 
c'est  au  vôtre  qu'on  en  prend  un.  Il  faut  vous 
accommoder  de  moi  tel  que  je  suis,  ou  me  lais- 
ser là. 

J'admire  avec  reconnoissance  et  respect  les 
infatigables  soins  du  bon  M.  Deluc;  mais,  en 
vérité,  je  suis  si  excédé  de  toutes  leurs  tracasse- 
ries genevoises  que  je  ne  puis  plus  les  souffrir. 
Je  ne  leur  dis  rien,  je  ne  leur  demande  rien,  je 
ne  veux  rien  avoir  à  faire  avec  eux.Je  les  ai  lais- 
sés brûler,  décréter,  censurer  tout  à  leur  aise  : 
que  me  veulent-ils  de  plus?  Kt  ces  imbécilles 
bourgeois,  qui  regardent  tout  cela  du  haut  de 
leur  gloire,  comme  si  cela  ne  les  intéressoii 
point,  et,  au  lieu  de  réclamer  hautement  contre 
la  violation  des  lois,  s'amusent  à  vouloir  me 
faire  dire  mon  catéchisme,  et  à  se  demander 
ce  que  je  ferai  tandis  qu'ils  demeurent  les  bras 
croisés,  que  me  veulent-ils?  Je  ne  saurois  le 
comprendre.  Je  croyois  que  les  Genevois  étoient 
des  hommes,  et  ce  ne  sont  que  des  caillettes.  Je 
sens  que  mon  cœur  s'intéresse  encore  un  peu  à 
eux,  par  le  souvenir  de  mon  bon  père,  qui  cer- 
tainement valoit  mieux  qu'eux  tous.  Mais  l'in- 
térêt devient  bien  foible  quand  l'esiime  ne  le 
soutient  plus.  Dans  l'état  où  je  suis,  ennuyé  de 
tout,  et  surtout  de  la  vie,  le  repos  et  la  paix 


sont  les  seuls  biens  que  je  puisse  goûter  encore. 
Voulez-vous  que  j'y  renonce  pour  aller  cher- 
cher des  corrections,  des  leçons,  des  répri- 
mandes et  de  nouveaux  affronts  parmi  des  gens 
que  je  méprise?  Ohl  par  ma  foi,  non. 

J'avois  barbouillé  une  espèce  de  réponse  à 
l'archevêque  de  Paris ,  et  malheureusement, 
dans  un  moment  d'impatience,  je  l'envoyai  à 
Rey.  En  y  mieux  pensant,  je  l'ai  voulu  retirer  : 
il  n'étoit  plus  temps;  il  m'a  marqué,  en  ré- 
ponse, qu'il  avoit  déjà  commencé.  J'en  suis 
très-fàché.Il  n'est  pas  permis  de  s'échauffer  en 
parlant  de  soi  ;  et,  sur  des  chicanes  de  doctrine 
on  ne  peut  que  vétiller.  L'écrit  est  froid  et  plat. 
J'en  prévois  l'effet  d'avance;  mais  la  sottise  est 
faite:  il  est  inutile  de  se  tourmenter  d'un  mal 
sans  remède.  Bonjour. 


A   M.   DbLUC. 

Motiers,  le  36  février  1765. 

Je  n'ai  point,  mon  cher  ami,  de  déclaration 
à  faire  à  M.  le  premier  syndic,  parce  qu'on  a 
commencé  par  méjuger  sans  me  lire  ni  m'en- 
tendre ,  et  qu'une  déclaration  après  coup  ne 
sauroit  faire  que  ce  qui  a  été  fait  n'ait  pas  été 
fait.  C'est  pourtant  par  là  qu'il  faudroit  com- 
mencer pour  remettre  les  choses  dans  le  cas  do 
la  déclaration  que  vous  demandez. 

Je  ne  puis  dire  que  je  suis  fâché  d'avoir 
écrit  ce  qu'il  n'est  pas  vrai  que  je  sois  fâché 
d'avoir  écrit,  puisque,  au  contraire,  si  ce  que 
j'ai  écrit  et  publié  étoit  à  écrire  ou  à  publier  je 
l'écrirois  aujourd'hui  et  le  publierois  demain. 

Je  pourrois  dire,  tout  au  plus,  que  je  suis 
fâché  qu'on  ait  pu  tirer  de  mes  écrits  des  pré- 
textes pour  me  persécuter;  mais  jamais  ce  mot 
d' animadversion  du  Conseil  ne  me  conviendra. 
Il  faut  iniquité,  et  violation  des  lois.  Je  ne  sais 
nommer  les  choses  que  par  leur  nom. 

Je  ne  puis  ni  ne  veux  rien  dire,  ni  rien  faire, 
en  quelque  manière  que  ce  soit,  qui  ait  l'air  de 
réparation  ni  d'excuses,  parce  qu'il  est  infâme 
et  ridicule  que  ce  soit  à  l'offensé  de  faire  satis- 
faction à  l'offenseur. 

Les  éclaircissemcns  que  vous  me  proposez 
I  sont  bons  el  bien  tournés.  Je  les  aurois  pu  don- 
{  nçr.si  i'on.n'çùt  pas  voulu  m'y  contr<>ind:e;. 


438 


CORRESPONDANCE. 


mais  je  suis  las  de  faire  l'enfant,  et  indigné  de 
voir  des  Genevois  faire  si  sottement  les  inquisi- 
teurs. Les  éclaircissemens  nécessaires  sont  tous 
dans  mes  écrits  et  dans  ma  conduite:  je  n'en  ai 
plus  d'autres  à  donner. 

Vos  Genevois,  dites-vous,  se  demandent. 
Que  fera  Rousseau?  Je  trouve  que  ceux  qui  di- 
sent, //  ne  fera  rien,  parlent  très-sensément, 
puisqu'on  effet  il  n'a  rien  à  faire.  Quant  à  ceux 
qui  disent,  //  se  fera  connoUre,  j'ignore  ce 
qu'ils  attendent;  mais  je  sais  bien  que  si  cela 
n'est  pas  fait,  cela  ne  se  fera  jamais.  Moi  aussi 
je  me  demandois,  Que  feront  les  Genevois?  Je 
répondois,  Ils  se  feront  connaître.  C'est  aussi  ce 
qu'ils  ont  fait. 

Je  suis  surpris  que  mon  ami  Deluc  puisse  me 
conseiller  de  faire  à  Berne  des  bassesses  que  je 
ne  veux  pas  faire  à  Genève.  Je  vous  jure  que 
les  procédés  des  Bernois  ne  me  touchent  guère  : 
ce  sont  ceux  des  Genevois  qui  m'ont  navré.  S'ils 
veulent  être  les  derniers  à  réparer  leurs  torts, 
je  les  en  dispense. 

Je  ne  suis  nullementen  état  d'aller  à  Genève; 
je  n'en  ai  point  la  moindre  envie;  et  si  jamais 
j'y  vais  (ce  qui,  vu  le  sort  qui  m'attend,  n'est  à 
désirer  ni  pour  mon  repos,  ni  pour  ma  sûreté, 
ni  pour  l'honneur  des  Genevois),  ce  ne  sera 
siirement  pas  en  suppliant. 

J'ai  été  citoyen  tant  que  j'ai  cru  avoir  une 
patrie.  Je  me  trompois;  je  suis  désabusé.  L'in- 
sulte qui  m'a  été  faite  m'est  commune,  comme 
vous  le  dites  fort  bien,  avec  les  lois  et  la  reli- 
gion :  les  affronts  qu'on  partage  avec  elles  sont 
des  triomphes.  Cependant  les  membres  de  l'état 
restent  tranquilles  spectateurs  dans  cette  affaire 
comme  si  elle  ne  les  regardoit  pas.  A  la  bonne 
heure.  Pour  moi,  je  déclare  que  désormais  elle 
me  regarde  encore  moins.  Si  je  m'obstinois  à 
faire  seul  le  don  Quichotte,  ce  qui  fut  jusqu'ici 
le  zèle  d'un  patriote  deviendroit  l'entêtement 
d'un  fou.  Personne  ne  sait  mieux  que  les  Gene- 
vois si  je  leur  suis  bon  à  quelque  chose:  pour 
moi,  je  sais  par  expérience  qu'ils  ne  me  sont 
bons  à  rien. 

Voilà  vos  livres,  cher  ami:  je  me  suis  efforcé 
de  les  lire  ;  mais  je  vous  avoue  que  votre  Ditton 
accable  ma  pauvre  tête.  Il  me  noie  dans  une 
mer  de  paroles  dont  je  ne  puis  me  tirer.  Tout 
ce  qu'il  me  semble  d'apercevoir,  c'est  qu'il  tient 
en  l'air  une  grosse  massue  qu'il  remue  sans 


cesse,  d'un  air  fort  terrible  et  menaçant',  et 
quand  il  vient  à  frapper,  ce  qu'il  fait  rarement 
et  pour  cause,  on  sent  que  la  massue  n'est  que 
du  coton. 

Bonjour,  homme  de  bien  ;  je  vous  embrasse  ; 
et,  Genevois  ou  non,  je  serai  toujours  votre 
ami. 


A  M. 


BEAU-CHATEAU. 

A  Moliers,  26  février  1763. 


Je  ne  sais,  mon  cher  Beau-Château, comment 
vous  faites  ;  vous  me  louez,  et  vous  me  plaisez. 
C'est  sans  doute  que  vos  louanges  parlent  au 
cœur  ;  et  j'en  porte  un  qui  ne  sait  point  résister 
à  cela.  Je  me  souviens  qu'avant  de  prendre  la 
plume  je  disois  à  mes  amis  :  Je  ne  voudrois 
savoir  écrire  que  pour  me  faire  aimer  des  bons 
et  ha'ir  des  méchans.  Maintenant  je  la  pose, 
avec  la  gloire  d'avoir  bien  rempli  mon  objet. 
Combien  de  fois,  entrant  dans  une  assemblée, 
je  me  suis  applaudi  de  voir  éiinceler  la  fureur 
dans  les  yeux  des  fripons,  et  l'œil  de  la  bien- 
veillance ra'accueillir  dans  les  gens  de  bien! 
Non  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de  ces  derniers  qui 
trouvent  mes  livres  mal  faits  et  qui  ne  sont  pas 
de  mon  avis,  mais  il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne 
m'aime  à  cause  de  mes  livres.  Voilà  ma  cou- 
ronne, cher  Beau-Château  ;  qu'elle  me  paroît 
belle  !  elle  est  parée  sur  ma  tête  par  les  mains 
de  la  vertu.  Puissé-je  être  digne  de  la  porter! 
Je  n'ai  fait  ni  ne  ferai  l'apologie  de  la  Profes- 
sion de  foi  du  vicaire  :  j'espère,  comme  vous  le 
dites,  qu'elle  n'en  a  pas  besoin.  Je  laisse  bour- 
donner à  leur  aise  les  Comparet  et  autres  in- 
sectes venimeux  (*)  qui  me  vont  picotant  aux 
jambes.  Leurs  blessures  sont  si  peu  dangereu- 
ses, que  je  ne  daigne  pas  même  les  écraser  des- 
sus. iMais  quant  aux  gens  en  place  qui  ont  la 
bassesse  de  m'insuUer,  je  puis  avoir  quelque 
chose  à  leur  dire:  ils  ont  si  grand  besoin  de  le- 
çons, et  si  peu  d'hommes  leur  en  osent  donner, 
que  je  me  crois  spécialement  appelé  à  cet  ho- 
norable et  périlleux  emploi.  Malheureusement 
je  n'ai  plus  de  talens,  mais  je  me  sens  du  cou- 
rage encore. 


(')  Allusion  à  une  brochure  contre  la  Profession  de  foi  du 
vicaire  savoyard,  intitulée  :  Lettre  à  M.  J.  J.  Rousseau,  par 
J.  A.  Comparet.  Gencoe,  1762,  G.  P. 


ANNÉK  i7C3. 


429 


Vous  faites  bien  ,  cher  Beau-Château ,  de 
m'aimer,  vous  et  vos  compagnons  de  voyage  ; 
ce  n'est  qu'une  dette  que  vous  payez.  Quand 
vous  pourrez  me  revenir  voir,  soit  ensemble, 
soit  séparément,  vous  me  ferez  du  bien  ;  et 
j'espère  que  plus  nous  nous  verrons,  plus  nous 
nous  aimerons.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 


A  M"^ 


Molier.o,  1765. 


Il  est ,  diics-vous ,  très-cher  ami ,  quatre 
cents  citoyens  et  bourgeois  qui  ont  paru  n>é- 
contens  de  ce  qui  s'est  passé.  Il  s'en  est  donc 
trouvé  cinq  ou  six  cents  qui  en  ont  été  con- 
tons. Que  voulez-vous  que  j'aille  faire  parmi 
ces  gens-là? 

Vt)us  me  proposez  un  voyage  dans  une  saison 
où  je  ne  puis  pas  même  sortir  de  ma  chambre  : 
c'est  un  arrangement  que  mon  état  rend  impos- 
sible. Il  y  a  vingt  ans  que  je  n'ai  fait  une  licuc 
en  hiver.  Si  jamais  j'entreprends  un  voyage 
en  pareille  saison,  ce  ne  sera  sûrement  pas  pour 
aller  à  Genève. 

Vous  me  demandez  le  compliment  que  je  fe- 
rois  à  M.  le  premier  syndic.  Je  serois  fort  em- 
barrassé de  vous  le  dire.  Je  n'aurois  assurément 
qii'iii)  fort  mauvais  compliment  à  lui  faire.  Ce 
n'est  la  peine  d'aller  si  loin  pour  cela. 

Depuis  quand  est-ce  à  l'offensé  de  demander 
excuse?  Que  l'on  commence  par  me  faire  la  sa- 
tisfaction qui  m'est  due;  je  lâcherai  d'y  répon- 
dre convenablement. 

Tous  vos  messieurs  se  tourmentent  beaucoup 
de  savoir  pourquoi  M.  de  Montmollin  ne  m'a 
p;is  excommunié.  Je  les  trouve  plaisans.  Et  de 
quoi  se  mêlent-ils?  Je  pense  avoir  autant  de 
droits  sur  eux  qu'ils  en  ont  sur  moi,  cependant 
je  ne  vais  point  m'informer  curieusement  s'ils 
disent  bien  leur  catéchisme  et  s'ils  ont  bien  fait 
leurs  pâqiies. 

Que  je  sois,  du  moins  quant  à  présent,  or- 
thodoxe, juif,  païen,  athée,  que  leur  importe? 
ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit;  la  question  est 
de  savoir  si  les  lois  ont  été  violées,  et  si,  quel 
que  je  sois,  on  m'a  traité  injustement  :  voilà  ce 
qui  leur  importe,  et  sûrement  beaucoup  plus 
qu'à  moi;  car,  par  rapport  à  moi,  la  chose  est 


faite,  ou  ne  me  fera  pas  pis  ;  mais  les  consé- 
quences les  regardent.  Tandis  qu'ils  traitent 
cette  affaire  du  haut  de  leur  grandeur,  faut-il 
donc  que  j'en  fasse  pour  eux  tous  les  frais,  et 
que  je  vienne  en  suppliant  demander  qu'on  me 
pardonne  les  affronts  que  j'ai  reçus?  Ce  n'est 
pas  mon  avis.  Que  les  choses  en  restent  là, 
puisque  cela  leur  convient.  On  verra  qui  dans 
la  suite  s'en  trouvera  le  plus  mal,  d'eux  ou  de 
moi. 

Cher  ami ,  je  vous  l'ai  dit,  et  je  vous  le  ré- 
pète de  bon  cœur  :  j'aime  encore  mes  compa- 
triotes; je  sens  vivement,  dans  mes  malheurs, 
l'atteinte  qui  a  été  portée  à  leurs  droits  et  à  leur 
liberté.  Quoi  qu'il  arrive,  je  ne  veux  jamais 
demeurer  à  Genève,  cela  est  bien  décidé.  Mais, 
s'ils  avoient  vu  le  tort  que  leur  fait  celui  que 
j'ai  reçu,  et  combien  ils  ont  d'intérêt  qu'il  soit 
réparé,  j'aurois  agi  de  concert  avec  eux  dans 
celte  affaire,  autant  que  mon  honneur  outragé 
l'eût  permis.  Alors,  après  avoir  commencé  par 
remettre  les  choses  dans  l'état  où  elles  doivent 
être,  s'ils  ont  tant  d'envie  de  me  régenter,  ils 
m'auroient  régenté  tout  leur  soûl.  Mais  com- 
ment ne  voient-ils  pas  qu'avant  cela  l'inquisi- 
tion qu'ils  veulent  établir  sur  moi  est  imperti- 
nente et  ridicule?  S'ils  sont  assez  fous  pour 
exiger  que  je  m'y  prête,  je  ne  suis  pas  assez  sot 
pour  m'y  prêter.  Ainsi  je  n'ai  rien  à  dire  à 
M.  de  Montmollin,  attendu  que  ni  M.  de  Mont- 
mollin ni  moi  n'avons  pas  plus  de  compte  à  leur 
rendre  que  nous  n'en  avons  à  leur  demander. 

Les  affronts  qui  m'ont  été  faits  ne  peuvent 
être  suffisamment  réparés  que  par  une  invita- 
tion honnête  et  formelle  de  retourner  à  Ge- 
nève. Si  l'on  peut  se  résoudre  à  une  démarche 
si  décente  et  si  convenable,  si  due,  il  faudra 
qu'on  soit  bien  difficile  si  l'on  n'est  pas  content 
de  la  manière  dont  j'y  répondrai.  Alors  on 
pourra  s'enquêter  de  ma  foi,  el  je  serai  tou- 
jours prêt  à  en  rendre  compte.  Sans  cela,  ne 
parlons  plus  de  celle  affaire,  car  nul  autre  ex- 
pédient ne  peut  me  convenir. 


A   M.    MARCEL, 

Solu-directeur  des  plai:>irs  et  maître  de  dause  de  la  cour  Uu. 
duc  de  Saxe-Gotlia. 

Uutiers,  le  I"  mars  1763. 

J'ai  lu,  monsieur,  avec  un  vrai  plaisir,  la 


430 


CORRESPONDANCE. 


lettre  que  vous  m'avez  fait  Ihonneur  de  m'é- 
crira (*),  et  j'y  ai  trouvé,  je  vous  jure,  une 
des  meilleures  critiques  qu'on  ait  faites  de  mes 
écrits.  Vous  êtes  élève  et  parent  de  M.  Mar- 
cel ;  vous  défendez  votre  maître,  il  n'y  a  rien 
là  que  de  louable  ;  vous  professez  un  art  sur 
lequel  vous  me  trouvez  injuste  et  mal  instruit, 
et  vous  le  justifiez  :  cela  est  assurément  très- 
permis  :  je  vous  parois  un  personnage  fort 
singulier  tout  au  moins,  et  vous  avez  la  bonté 
de  me  le  dire  plutôt  qu'au  public.  On  ne  peut 
rien  de  plus  honnête,  et  vous  me  mettez,  par 
vos  censures,  dans  le  cas  de  vous  devoir  des 
remercîmens. 

Je  ne  sais  si  je  m'excuserai  fort  bien  près  de 
vous ,  en  vous  avouant  que  les  singeries  dont 
j'ai  taxé  M.  Marcel  tomboient  bien  moins  sur 
son  art  que  sur  sa  manière  de  le  faire  valoir. 
Si  j'ai  tort,  même  en  cela,  je  l'ai  d'autant  plus, 
que  ce  n'est  point  d'après  autrui  que  je  l'ai 
jugé,  mais  d'après  moi-même.  Car,  quoi  que 
vous  en  puissiez  dire,  j'étois  quelquefois  ad- 
mis à  l'honneur  de  lui  voir  donner  ses  leçons; 
et  je  me  souviens  que,  tout  autant  de  profanes 
que  nous  étions  là,  sans  excepter  son  écolière, 
nous  ne  pouvions  nous  tenir  de  rire  à  la  gravité 
magistrale  avec  laquelle  il  prononçoit  ses  sa- 
vants apophlhegmes.Encoreune  fois,  monsieur, 
je  ne  prétends  point  m'excuser  en  ceci  ;  tout  au 
contraire,  j'aurois  mauvaise  grâce  à  vous  sou- 
tenir que  M.  Marcel  faisoit  des  singeries ,  à 
vous  qui  peut-être  vous  trouvez  bien  de  l'imi- 
ter ;  car  mon  dessein  n'est  assurément  ni  de 
vous  offenser  ni  de  vous  déplaire.  Quant  à  l'i- 
neptie avec  laquelle  j'ai  parlé  de  voire  art,  ce 
tort  est  plus  naturel  qu'excusable  ;  il  est  celui 
de  quiconque  se  mêle  de  parler  de  ce  qu'il  ne 
sait  pas.  Mais  un  honnête  homme  qu'on  avertit 
de  sa  faute  doit  la  réparer  ;  et  c'est  ce  que  je 
crois  ne  pouvoir  mieux  faire  en  cette  occasion 
qu'en  publiant  franchement  votre  lettre  et  vos 
corrections,  devoir  que  je  m'engage  à  remplir 
en  temps  et  lieu.  Je  ferai,  monsieur,  avec  grand 
plaisir  cette  réparation  publique  à  la  danse  et 
à  M.  Marcel,  pour  le  malheur  que  j'ai  eu  de 
leur  manquer  de  respect.  J'ai  pourtant  quel- 
(jjie  lieu  de  penser  que  votre  indignation  se  fût 

(*  I  L'auteur  de  cette  lettre  l'a  fait  imprimer  sous  le  titre  de 
Lettrée  M.  J  J.Ronssenu,  par  M.  M'", soits-diiecleur, tic, 
<76:^,  in-8'. 


un  peu  calmée,  si  mes  vieilles  rêveries  eussent 
obtenu  grâce  devant  vous.  Vous  auriez  vu  que 
je  ne  suis  pas  si  ennemi  de  votre  art  que  vous 
m'accusez  de  l'être,  et  que  ce  n'est  pas  une 
grande  objection  à  me  faire  que  son  établis- 
sement dans  mon  pays ,  puisque  j'y  ai  pro- 
posé moi-même  des  bals  publics,  desquels  j'ai 
donné  le  plan.  Monsieur,  faites  grâce  à  mes 
torts  en  faveur  de  mes  services  ;  et  quand  j'ai 
scandalisé  pour  vous  les  gens  austères,  par- 
donnez-moi quelques  déraisonnemens  sur  un 
art  duquel  j'ai  si  bien  mérité. 

Quelque  autorité  cependant  qu'aient  sur  moi 
vos  décisions,  je  tiens  encore  un  peu,  je  l'a- 
voue, à  la  diversité  des  caractères  dont  je  pro- 
posois  l'introduction  dans  la  danse.  Je  ne  vois 
pas  bien  encore  ce  que  vous  y  trouvez  d'impra- 
ticable, et  il  me  paroît  moins  évident  qu'à  vous 
qu'on  s'cnnuieroit  davantage,  quand  les  danses 
seroient  plus  variées.  Je  n'ai  jamais  trouvé  que 
ce  fût  un  amusement  bien  piquant  pour  une 
assemblée,  que  cette  enfilade  d'éternels  me- 
nuets par  lesquels  on  commence  et  poursuit 
un  bal ,  et  qui  ne  disent  tous  que  la  même 
chose,  parce  qu'ils  n'ont  tous  qu'un  seul  ca- 
ractère; au  lieu  qu'en  leur  en  donnant  seule- 
ment deux,  tels,  par  exemple,  que  ceux  de  la 
blonde  et  de  la  brune,  on  les  eût  pu  varier  de 
quatre  manières  qui  les  eussent  rendus  tou- 
jours pittoresques  et  plus  souvent  intéressans, 
la  blonde  avec  le  brun,  la  brune  avec  le  blond, 
la  brune  avec  le  brun,  et  la  blonde  avec  le 
blond.  Voilà  l'idée  ébauchée  :  il  est  aisé  de  la 
perfectionner  et  de  l'étendre  ;  car  vous  com- 
prenez bien,  monsieur,  qu'il  ne  faut  pas  pres- 
ser ces  différences  de  blonde  et  de  brune  ;  le 
teint  ne  décide  pas  toujours  du  tempérament; 
telle  brune  est  blonde  par  l'indolence,  telle 
blonde  est  brune  par  la  vivacité,  et  l'habile 
artiste  ne  juge  pas  du  caractère  par  les  che- 
veux. 

Ce  que  je  dis  du  menuet,  pourquoi  ne  le  di- 
rois-je  pas  des  contredanses  et  de  la  plate  sy- 
métrie sur  laquelle  elles  sont  toutes  dessinées? 
Pourquoi  n'y  introduiroit-on  pas  de  savantes 
irrégularités,  comme  dans  une  bonne  décora- 
tion, des  oppositions  et  des  contrastes,  comme 
dans  les  parties  de  la  musique?  On  fait  chanter 
ensemble  Heraclite  et  Démocrite  ;  pourquoi  ne 
les  feroit-on  pas  danser? 


AISiNEE  1703. 


451 


Quels  tableaux  charnians,  quelles  scènes  va- 
riées ne  pourroil  point  introduire  dans  la  danse 
un  génie  inventeur,  qui  sauroit  la  tirer  de  sa 
froide  uniformité,  et  lui  donner  un  langage  et 
des  sentimens  comme  en  a  la  musique!  Mais 
votre  M.  Marcel  n'a  rien  inventé  que  des  phra- 
ses qui  sont  mortes  avec  lui  ;  il  a  laissé  son  art 
dans  le  même  état  où  il  l'a  trouvé  :  il  l'eût  servi 
plus  utilement,  en  pérorant  un  peu  moins,  et 
dessinant  davantage  ;  et,  au  lieu  d'admirer  tant 
de  choses  dans  un  menuet,  il  eût  mieux  fait  de 
les  y  mettre.  Si  vous  vouliez  faire  un  pas  de 
plus,  vous,  monsieur,  que  je  suppose  homme 
de  génie,  peut-être,  au  lieu  de  vous  amuser  à 
censurer  mes  idées,  chercheriez-vous  à  éten- 
dre et  rectifier  les  vues  qu'elles  vous  offrent  ; 
vous  deviendriez  créateur  de  votre  art  ;  vous 
rendriez  service  aux  hommes  qui  ont  tant  de 
besoin  qu'on  leur  apprenne  à  avoir  du  plaisir  ; 
vous  immortaliseriez  votre  nom,  et  vous  auriez 
cette  obligation  à  un  pauvre  solitaire  qui  ne 
vous  a  point  offensé,  et  que  vous  voulez  haïr 
sans  sujet. 

Croyez-moi,  monsieur,  laissez  là  des  criti- 
ques qui  ne  conviennent  qu'aux  gens  sans  ta- 
lens,  ir.capables  de  rien  produire  d'eux-mê- 
mes, et  qui  ne  savent  chercher  de  la  réputation 
qu'aux  dépens  de  celle  d'autrui.  Échauffez 
votre  tête,  et  travaillez  ;  vous  aurez  bientôt 
oublié  ou  pardonné  mes  bavardises,  et  vous 
trouverez  que  les  prétendus  inconvéniens  que 
vous  objectez  aux  recherches  que  je  propose  à 
faire  seront  des  avantages  quand  elles  auront 
réussi.  Alors,  grâce  à  la  variété  des  genres , 
l'art  aura  de  quoi  contenter  tout  le  monde,  et 
prévenir  la  jalousie  en  augmentant  l'émulation. 
Toutes  vos  écolières  pourront  briller  sans  se 
nuire,  et  chacune  se  consolera  d'en  voir  d'au- 
tres exceller  dans  leurs  genres,  en  se  disant  : 
J'excelle  aussi  dans  le  mien  ;  au  lieu  qu'en  leur 
faisant  faire  à  toutes  la  même  chose,  vous  lais- 
sez sans  aucun  subterfuge  l'amour-propre  hu- 
milié ;  et  comme  il  n'y  a  qu'un  modèle  de  per- 
fection, si  l'une  excelle  dans  le  genre  unique, 
il  faut  que  toutes  les  autres  lui  cèdent  ouverte- 
ment la  primauté. 

Vous  avez  bien  raison,  mon  cher  monsieur, 
de  dire  que  je  ne  suis  pas  philosophe.  Mais 
vous  qui  parlez,  vous  ne  feriez  pas  mal  de  tâ- 
cher de  l'être  un  peu.  Cela  seroil  plus  avanta- 


geux à  votre  art  que  vous  ne  semblez  le  croire. 
Quoi  qu'il  en  soit,  ne  fâchez  pas  lee  philoso- 
phes, je  vous  le  conseille;  car  tel  d'entre  eux 
pourroil  vous  donner  plus  d'instruction  sur  la 
danse  que  vous  ne  pourriez  lui  en  rendre  sur  la 
philosophie  ;  et  cela  ne  laisseroit  pas  d'être 
humiliant  pour  un  élève  du  grand  Marcel. 

Vous  me  taxez  d'être  singulier,  et  j'espère 
que  vous  avez  raison.  Toutefois  vous  auriez  pu, 
sur  ce  point,  me  faire  grâce  en  faveur  de  vo- 
tre maître,  car  vous  m'avouerez  que  M.  Marcel 
lui-même  étoit  un  homme  fort  singulier.  Sa 
singularité,  je  l'avoue,  étoit  plus  lucrative  que 
la  mienne  ;  et,  si  c'est  là  ce  que  vous  me  re- 
prochez ,  il  faut  bien  passer  condamnation  ; 
mais  quand  vous  m'accusez  aussi  de  n'être  pas 
philosophe,  c'est  comme  si  vous  m'accusiez  de 
n'être  pas  maître  à  danser.  Si  c'est  un  tort  à 
tout  homme  de  ne  pas  savoir  son  métier,  ce 
n'en  est  point  un  de  ne  pas  savoir  le  métier 
d'un  autre.  Je  n'ai  jamais  aspiré  à  devenir  phi- 
losophe, je  ne  me  suis  jamais  donné  pour  tel  ; 
je  ne  le  fus,  ni  ne  le  suis,  ni  ne  veux  l'être. 
Peut-on  forcer  un  homme  à  mériter  malgré  lui 
un  titre  qu'il  ne  veut  pas  porter?  Je  sais  qu'il 
n'est  permis  qu'aux  philosophes  de  parler  phi- 
losophie ;  mais  il  est  permis  à  tout  homme  de 
parler  de  la  philosophie;  et  je  n'ai  rien  fait  de 
plus.  J'ai  bien  aussi  parlé  quelquefois  de  la 
danse,  quoique  je  ne  sois  pas  danseur;  et,  si 
j'en  ai  parlé  même  avec  trop  de  zèle,  à  votre 
avis,  mon  excuse  est  que  j'aime  la  danse,  au 
lieu  que  je  n'aime  point  du  tout  la  philosophie. 
J'ai  pourtant  eu  rarement  la  précaution  que 
vous  me  prescrivez,  de  danser  avec  les  filles, 
pour  éviter  la  tentation;  mais  j'ai  eu  souvent 
l'audace^de  courir  le  risque  tout  entier,  en 
osant  les  v^ir  danser  sans  danser  luoi-même. 
Ma  seule  prefeauiion  a  été  de  me  Llrer  moins 
aux  impressions\les  objets  qu'agJréflexions 
qu'ils  me  faisoient  naître,  et  de  i^jJTr  quelque- 
fois, pour  n'être  par  séduit.  Je  '^ts  fâché,  mon 
cher  monsieur,  que  mes  rêveries  aient  eu  le 
malheur  de  vous  déplaire.  Je  vous  assure  que 
ce  ne  fut  jamais  mon  intention  ;  et  je  vous  salue 
de  tout  mon  cœur. 


432 


A  M.   DE 


MoUers,Ie6mar8l765. 


J'ai  eu,  monsieur,  l'imprudence  de  lire  le 
mandement  que  M.  l'archevêque  de  Pans  a 
donné  contre  mon  livre,  la  foiblesse  d'y  répon- 
dre, et  l'étourderie  d'envoyer  aussitôt  cette 
réponse  à  Rey.  Revenu  à  moi,  j'ai  voulu  la 
retirer;  il  n'étoit  plus  temps,  l'impression  en 
étoit  commencée,  et  il  n'y  a  plus  de  remède  à 
une  sottise  faite.  J'espère  au  moins  que  ce  sera 
la  dernière  en  ce  genre.  Je  prends  la  liberté  de 
vous  faire  adresser  par  la  poste  deux  exem- 
plaires de  ce  misérable  écrit  ;  l'un  que  je  vous 
supplie  d'agréer,  et  l'autre  pour  M...,  à  qui  je 
vous  prie  de  vouloir  bien  le  faire  passer,  non 
comme  une  lecture  à  faire  ni  pour  vous  ni  pour 
lui,  mais  comme  un  devoir  dont  je  m'acquitte 
envers  l'un  et  l'autre.  Au  reste,  je  suis  per- 
suadé, vu  ma  position  particulière,  vu  la  gêne 
à  laquelle  j'étois  asservi  à  tant  d'égards,  vu  le 
bavardage  ecclésiastique  auquel  j'étois  forcé  de 
me  conformer,  vu  l'indécence  qu'ily  auroit  à 
s'échauffer  en  parlant  de  soi,  qu'il  eût  été  fa- 
cile à  d'autres  de  mieux  faire,  mais  impossible 
de  faire  bien.  Ainsi  tout  le  mal  vient  d'avoir 
pris  la  plume  quand  il  ne  falloit  pas. 


A   H.   KIRCHBËRGER, 


Motiers,  le  ^7  mars  )762. 

Si  jeune,  et  déjà  marié  1  Monsieur,  vous  avez 
entrepris  de  bonne  heure  une  grande  tâche.  Je 
sais  que  la  maturité  de  l'esprit  peut  suppléer  à 
l'âge,  et  vous  m'avez  paru  promettre  ce  sup- 
plément. \o«s  "'""^^'^'^^ceVuv Mitrailleurs  en 
mérite,  et'  je  ^^*?^  ^-^e.  W  u  eft|"répouse  que 
vous  vous'i  êtes  c  ren^^f*  ««ut  pas  moins, 

cherKircrhToe^S^y'^      >TQ^ve  heureux  un  éta- 

blissemenî^    siV^®  .     ^oç^e âge  seul  malarme 
^Ui  tftui  ve  '  . 

pour  vous;  ,    *^"      ,      .2  me  rassure.  Je  suis 

toujours  persuade  que  le  vrai  bonheur  de  la 
vie  est  dans  un  mariage  bien  assorti;  et  je  ne 
le  suis  pas  moins  que  tout  le  succès  de  cette  car- 
rière dépend  de  la  façon  de  la  commencer.  Le 
tour  que  vont  prendre  vos  occupations,  vos 
soins,  vos  manières,  vos  affections  domesti- 
ques, durant  la  première  année,  décidera  de 
toutes  les  autres.  C'est  maintenant  que  te  sort 


CORRESPONDANCE. 

de  vos  jours  est  entre  vos  mains  ;  plus  tard,  il 
dépendra  de  vos  habitudes.  Jeunes  époux, 
vous  êtes   perdus  si  vous  n'êtes  qu'amans  ; 
mais  soyez  amis  de  bonne  heure  pour  l'être 
toujours.  La  confiance,  qui  vaut  mieux  que 
l'amour,  lui  survit  et  le  remplace.  Si  vous  sa- 
vez l'établir  entre  vous,  votre  maison  vous 
plaira  plus  qu'aucune  autre  ;  et  dès  qu'une  fois 
vous  serez  mieux  chez  vous  que  partout  ail- 
leurs, je  vous  promets  du  bonheur  pour  le 
reste  de  votre  vie.  Mais  ne  vous  mettez  pas 
dans  l'esprit  d'en  chercher  au  loin ,  ni  dans  la 
célébrité,  ni  dans  les  plaisirs,  ni  dans  la  for- 
tune. La  véritable  félicité  ne  se  trouve  point 
au  dehors  ;  il  faut  que  votre  maison  vous  suf- 
fise, ou  jamais  rien  ne  vous  suffira. 

Conséquemment  à  ce  principe,  je  crois  qu'il 
n'est  pas  temps,  quant  à  présent,  de  songer  à 
l'exécution  du  projet  dont  vous  m'avez  parlé. 
La  société  conjugale  doit  vous  occuper  plus  que 
la  société  helvétique  :  avant  que  de  publier  les 
annales  de  celle-ci,  mettez-vous  en  état  d'en 
fournir  le  plus  bel  article.  Il  faut  qu'en  rap- 
portant les  actions  d'autrui  vous  puissiez  dire 
comme  le  Corrége  :  Et  moi  aussi  je  suis  homme. 
Mon  cher  Kirchberger,  je  crois  voir  germer 
beaucoup  de  mérite  parmi  la  jeunesse  suisse; 
mais  la  maladie  universelle  vous  gagne  tous.  Ce 
mérite  cherche  à  se  faire  imprimer;  et  je  crains 
bien  que  de  cette  manie  dans  les  gens  de  votre 
état,  il  ne  résulte  un  jour  à  la  tête  de  vos  ré- 
publiques plus  de  petits  auteurs  que  de  grands 
hommes.  Il  n'appartient  pas  à  tous  d'être  des 
Haï  1er. 

Vous  m'avez  envoyé  un  livre  très-précieux 
et  de  fort  belles  cartes;  comme  d'ailleurs  vous 
avez  acheté  l'un  et  l'autre,  il  n'y  a  aucune  pa- 
rité cà  faire  en  aucun  sens  entre  ces  envois  et  le 
barbouillage  dont  vous  faites  mention.  De  plus, 
vous  vous  rappellerez,  s'il  vous  plaît,  que  ce 
sont  des  commissions  dont  vous  avez  bien  voulu 
vous  charger,  et  qu'il  n'est  pas  honnête  de 
transformer  des  commissions  en  présens.  Ayez 
donc  la  bonté  de  me  marquer  ce  que  vous  coù- , 
tent  ces  emplettes,  afin  qu'en  acceptant  la 
peine  qu'elles  vous  ont  donnée  d'aussi  bon  coeur 
que  vous  l'avez  prise,  je  puisse  au  moms  vous 
rendre  vos  déboursés,  sans  quoi  je  prendrai  lo 
parti  de  vous  renvoyer  le  livre  et  les  cartes. 
Adieu,  très-bon  et  aimable  Kirchbergt^r ; 


ANNÉE  1763. 


43? 


faites,  je  vous  prie,  agréer  mes  hommages  à 
madame  votre  épouse  ;  dites-lui  combien  elle  a 
droit  à  ma  reconnoissanccen  faisant  le  bonheur 
d'un  homme  que  j'en  crois  si  digne  et  auquel 
je  prends  un  si  tendre  intérêt. 


M.   DANIEL  ROGUIN. 

HoUen,  man  i763. 

Je  ne  trouve  pas,  très-bon  papa,  que  vous 
ayez  interprété  ni  bénignement  ni  raisonnable- 
ment h  raison  de  décence  et  de  modestie  qui 
m'empêcha  de  vous  offrir  mon  portrait,  et  qui 
m'empêchera  toujours  de  l'offrir  à  personne. 
O'tle  raison  n'est  point,  comme  vous  le  préten- 
dez, un  cérémonial,  mais  une  convenance  tirée 
de  la  nature  des  choses,  et  qui  ne  permet  à  nul 
homme  discret  de  porter  ni  sa  figure  ni  sa  per- 
sonne où  elles  ne  sont  pas  invitées,  comme  s'il 
étoit  sûr  de  faire  en  cela  un  cadeau  ;  au  lieu 
que  c'en  doit  être  un  pour  lui,  quand  on  lui  té- 
moigne là-dessus  quelque  empressement. Voilà 
le  sentiment  que  je  vous  ai  manifesté,  et  au 
lieu  duquel  vous  me  prêtez  l'intention  de  ne 
vouloir  accorder  un  tel  présent  qu'aux  prières. 
C'est  me  supposer  un  motif  de  fatuité  où  j'en 
mcitois  un  de  modestie.  Cela  ne  me  paroit  pas 
dans  l'ordre  ordinaire  de  votre  bon  esprit. 

Vous  m'alléguez  que  les  rois  et  les  princes 
donnent  leurs  portraits.  Sans  doute  ils  lesdon- 
nent  à  leurs  inférieurs  comme  un  honneur  ou 
une  récompense  ;  et  c'est  précisément  pour  cela 
qu'il  est  impertinent  à  de  petits  particuliers  de 
croire  honorer  leurs  égaux,  comme  les  rois 
honorent  leurs  inférieurs.  Plusieurs  rois  don- 
nent aussi  leur  main  à  baiser  en  signe  de  faveur 
et  de  distinction.  Dois-je  vouloir  faire  à  mes 
amis  la  môme  grâce?  Cher  papa,  quand  je  serai 
roi,  je  ne  manquerai  pas,  en  superbe  monar- 
que, de  vous  offrir  mon  portrait  enrichi  de  dia- 
nians.  En  attendant,  je  n'irai  pas  sottement 
m'imaginer  que  ni  vous  ni  personne  soit  em- 
pressé de  ma  mince  figure;  et  il  n'y  a  qu'un 
témoignage  bion  positif  de  la  part  de  ceux  qui 
s'en  soucient,  qui  puisse  me  permettre  de  le 
supposer,  surtout  n'ayant  pas  le  passe-port  des 
diamans  pour  accompagner  le  portrait. 

T.    IV. 


Vous  me  citez  Samuel  Bernard.C'est,  je  vous 
l'avoue,  un  singulier  modèle  que  vous  me  pro- 
posez à  imiter.  J'aurois  cru  que  vous  me  dé- 
siriez ses  millions,  mais  non  pas  ses  ridicules. 
Pour  moi,  je  serois  bien  fâché  de  les  avoir  avec 
sa  fortune;  elle  seroit  beaucoup  trop  chère  à 
ce  prix.  Je  sais  qu'il  avoit  l'impertinence  d'of- 
frir son  portrait,  même  à  gens  fort  au-dessus 
de  lui.  Aussi,  entrant  un  jour  en  maison  étran- 
gère dans  la  garde-robe,  y  trouva-t-il  ledit 
portrait  qu'il  avait  ainsi  donné  ,  fièrement 
étalé  au-dessus  de  la  chaise  percée.  Je  sais 
cette  anecdote,  et  bien  d'autres  plus  plaisantes, 
de  quelqu'un  qu'on  en  pouvoit  croire;  car 
c'étoit  le  président  de  Boulainvillers. 

Monsieur  ***  donnoit  son  portrait?  Je  lui  en 
fais  mon  compliment.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est 
que  si  ce  portrait  est  l'estampe  que  j'ai  vue  avec 
des  vers  pompeux  au-dessous,  il  falloit  que, 
pour  oser  faire  un  tel  présent  lui-même,  ledit 
monsieur  fût  le  plus  grand  fat  que  la  terre  ait 
porté.Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  vécu  aussi  quelque 
peu  avec  des  gens  à  portraits,  et  à  portraits  re- 
cherchables  ;  je  les  ai  vus  tous  avoir  d'autres 
maximes  :  et,  quand  je  ferai  tant  que  de  vou- 
loir imiter  des  modèles,  je  vous  avoue  que  ce 
ne  sera  ni  le  juif  Bernard  ni  monsieur***  que  je 
choisirai  pour  cela.  On  n'imite  que  les  gens  à 
qui  l'on  voudroit  ressembler. 

Je  vous  dis,  il  est  vrai,  que  le  portrait  que  je 
vous  montrai  étoit  le  seul  que  j'avois;  mais 
j'ajoutai  que  j'en  aitendois  d'autres,  et  qu'on 
le  gravoit  encore  en  Arménien.  Quand. je  me 
rappelle  qu'à  peine  y  daignâtes-vous  jeter  les 
yeux,  que  vous  ne  m'en  dites  pas  un  seul  mot, 
que  vous  marquâtes  là-dessus  la  plus  pro- 
fonde indifférence,  je  ne  puis  mempôcher  de 
vous  dire  qu'il  auroit  fallu  que  je  fusse  le  plus 
extravagant  des  hommes  pour  croire  vous  faire 
le  moindre  plaisir  en  vous  le  présentant;  et  je 
dis,  dès  le  même  soir,  à  mademoiselle  Le  Vas- 
seur  la  mortification  que  vous  m'aviez  faite  ;  car 
j'avoue  que  j'avois  attendu,  et  même  mendié 
quelque  mot  obligeant  qui  me  mît  en  droit  de 
faire  le  reste.  Je  suis  bien  persuadé  maintenant 
que  ce  fut  discrétion  et  non  dédain  de  voire 
part;  mais  vous  me  permettrez  de  vous  dire 
que  cette  discrétion  étoit  pour  moi  un  peu  hu- 
miliante, et  que  c'étoit  donner  un  grand  prix 
aux  deux  sous  qu'un  tel  portrait  peut  valou-. 

28 


454 


CORRKSPONDANGt:. 


A   MYLORD  M\RÉCH\L. 

Le  21  mars  1763. 

Il  y  a  dans  votre  lettre  du  19  un  article  qui 
m'a  donné  des  palpitations  ;  c'est  celui  de 
l'Ecosse.  Je  ne  vous  dirai  là-dessus  qu'un  mot, 
c'est  que  je  donnerois  la  moitié  des  jours  qui 
me  restent  pour  y  passer  l'autre  avec  vous. 
Mais,  pour  Colombier,  ne  comptez  pas  sur  moi . 
Je  vous  aime,  mylord  ;  mais  il  ftiut  que  mon 
séjour  me  plaise,  et  je  ne  puis  souffrir  ce  pavs- 
là. 

Il  n'y  a  rien  d'égal  à  la  position  de  Frédéric. 
Il  paroît  qu'il  en  sent  tous  les  avantages,  et 
qu'il  saura  bien  les  faire  valoir.  Tout  le  péni- 
ble et  le  difffcile  est  fait:  tout  ce  quidemandoit 
le  concours  de  la  fortune  est  lait.  Il  ne  lui  reste 
à  présent  à  remplir  que  des  soins  agréables, 
et  dont  l'effet  dépend  de  lui.  Cest  de  ce  mo- 
ment qu'il  va  s'élever,  s'il  veut,  dans  la  posté- 
lité  un  monument  unique  ;  il  na  travaillé 
jusqu'ici  que  pour  son  siècle.  Le  seul  piège 
dangereux  qui  désormais  lui  reste  à  éviter  est 
celui  de  la  flatterie;  s'il  se  laisse  louer,  il  est 
perdu.  Qu'il  sache  qu'il  n'y  a  plus  déloges  di- 
gnes de  lui  que  ceux  qui  sortiront  dos  cabanes 
de  ses  paysaus. 

Savez-vous,  mylord,  que  Voltaire  cherche  à 
se  raccommoder  avec  moi?  Il  a  eu  sur  mon 
compte  un  long  entretien  avec  Moultou,  dans 
lequel  il  a  supérieurement  joué  son  rôle  :  il  n'y 
en  a  point  d'étranger  au  talent  de  ce  grand 
comédien, doits  instructîis  et  artepelasgâ.  Pour 
moi,  je  ne  puis  lui  promettre  une  estime  qui  ne 
dépend  pas  de  moi;  mais,  à  cela  près,jeserai, 
quand  il  le  voudra,  toujours  prêt  à  tout  oublier  ; 
car  je  vous  jure,  mylord,  que  de  toutes  les  ver- 
tus chrétiennes  il  n'y  en  a  point  qui  me  coûte 
moins  que  le  pardon  des  injures.  Il  est  certain 
que,  si  la  protection  des  Calas  lui  a  fait. grand 
honneur,  les  persécutions  qu'il  m'a  fait  essuyer 
à  Geiïève  lui  en  ont  peu  fait  à  Paris;  elles  y 
ont  excité  un  cri  universel  d'indignation.  J'y 
jouis,  malg?é  mes  malheurs,  d'un  honneur  qu'ïl 
n'aura  jamais  nulle  pari  ;  c'est  d'avoir  laissé  ma 
mémoire  en  estime  dans  le  pays  où  j'ai  vécu. 
Bonjour,  mylord. 


A  M,  MOULTOU.  T'^î^ 

Motiers,  le  21  mars  1763 

Voilà, xher  Moultou,  puisque  vous  le  voulez, 
un  exemplaire  de  ma  lettre  à  M.  de  Beaumonf. 
J'en  ai  remis  deux  autres  an  messager  depuis 
plusieursjours;  mais  il  diffère  son  départ  d'un 
jour  à  l'autre,  et  ne  partira,  je  crois,  que  mer- 
credi. J'aurai  soin  de  vous  en  faire  parvenir  da- 
vantage. En  attendant,  ne  mettez  ces  deux- là 
qu'en  des  mains  sûres,  jusqu'à  ce  que  l'ouvrage 
paroisse,  de  peur  de  contrefaction. 

J'ai  attendu  pour  juger  les  Genevois,  que  je 
fusse  de  sang-froid.  Ils  sont  jugés.  J'aurois  déjà 
fait  la  dén)<nrchc  dont  vous  me  parlez  si  mylord 
maréchal  ne  m'avoit  engagé  à  différer,  et  je 
vois  que  vous  pensez  comme  lui.  J'attendrai 
donc,  pour  la  faire,  de  voir  l'effet  de  la  lettre 
que  je  vous  envoie  :  mais  quand  cet  effet  les 
ramèneroit  à  leur  devoir,  j'en  serois,  je  vous 
jure,  très-médiocrement  flatté.  Ils  sont  si  sots 
et  si  rognes  que  le  bien  même  ne  m'intéresse- 
roit  désormais  de  leur  part  guère  plus  que  le 
mal.  On  ne  lient  plus  guère  aux  gens  qu'on 
méprise. 

M  de  Voltaire  vous  a  paru  m'aimer  parce 
qu'il  sait  que  vous  m'aimez:  soyez  persuadé 
qu'avec  les  gens  de  son  parti  il  tient  un  autre 
langage.  €et  habile  comédien,  dolis  instructus 
et  arte  pelasgâ,  sait  changer  de  ton  selon  les 
gens  à  qui  il  a  affaire.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  ja- 
mais il  arrive  qu'il  revienne  sincèrement,  j'ai 
déjà  les  bras  ouverts;  car,  de  toutes  les  vertus 
chrétiennes,  l'oubli  des  injures  est,  je  vous 
jure,  celle  qui  me  coûte  le  moins.  Point  d'a- 
vances, ce  seroit  une  lâcheté;  mais  comptez 
que  je  serai  toujours  prêt  à  répondre  aux  sien- 
nes d'une  manière  dont  il  sera  content.  Partez 
de  là,  si  jamais  il  vous  en  reparle.  Je  sais  que 
vous  ne  voulez  pas  me  compromettre,  et  vous 
savez,  je  crois,  que-  vous  pouvez  répondre  de 
votre  ami  en  toute  chose  honnête.  Les  man- 
œuvres de  M.  de  Voltaire,  qui  ont  tant  d'ap- 
probateurs à  Genève,  ne  sont  pas  vues  du  même 
œil  à  Paris  :  elles  y  ont  soulevé  tout  le  monde, 
et  balancé  le  bon  effet  de  la  protection  des  Ca- 
las. Il  est  certain  que  ce  qu'il  peut  faire  de 
mieux  pour  sa  gloire  est  de  se  raccommoder 
avec  moi. 
Quand  vous  voudrez  venir,  il  faudra  nous 


ANNÉE  i7C5. 


435 


concerter.  Je  dois  aller  voir  mylord  maréchal 
avant  son  départ  pour  Berlin  :  vous  pourriez 
ne  pas  me  trouver;  d'ailleuis  la  saison  n'est 
pas  assez  avancée  pour  le  voyafïe  de  Zurich,  ni 
même  pour  la  promenade.  Quand  je  vous  au- 
rai, je  voudrois  vous  tenir  un  peu  long-temps. 
J'aime  mieux  différer  mon  plaisir  et  en  jouira 
mon  aise.  Doutez-vous  que  tout  ce  qui  vous  ac- 
compagnera ne  soit  bien  reçu? 


A   M.    J.    BURNAND   (  ). 

Motiors,  le  21  mars  <  763. 

La  réponse  à  voire  objection,  monsieur,  est 
dans  le  livre  même  d  où  vous  la  tirez.  Lisez 
plus  attentivement  le  texte  et  les  notes,  vous 
trouverez  celte  objection  résolue. 

Vous  voulez  qne  j'ôte  de  mon  livre  ce  qui  est 
contre  la  religion  :  mais  il  n'y  a  dans  mon  livre 
rien  qui  soit  contre  la  religion. 

Je  voudrois  pouvoir  vous  complaire  en  fai- 
sant le  travail  que  vous  me  prescrivez.  Mon- 
sieur, je  suis  infinne,  épuisé;  je  vieillis  :  j'ai 
fait  ma  tAche,  mal  sans  doute,  mais  de  mon 
mieux.  J'ai  proposé  mes  idées  à  ceux  qui  con- 
duisent les  jeunes  gens;  mais  je  ne  sais  pas 
écrire  pour  les  jeunes  gens. 

Vous  m'apprenez  qu'il  faut  vous  dire  tout, 
ou  que  vous  n'entendez  rien.  Cela  me  fait  dés- 
espérer,, monsieur,  que  vous  m'entendiez  ja- 
mais; car  je  n'ai  point,  moi,  le  talent  de  parler 
auv  gens  à  qui  il  faut  tout  dire. 

Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


A  MADAME    DE   ***. 

Le  27  mars  4763. 

Que  votre  lettre,  madame,  m'a  donné  d'é- 
motions "diverses!  Ah!  cette  pauvre  madame 
de  ***...!  pardoimez  si  je  commence  par  elle. 

Cj  m.  Burnard,  à  qui  cette  lettre  est  ailressée,  avoit  repro- 
ché à  Rousseau  la  publication  de  la  Profeiixioii  de  foi  du  vi- 
caire savoyard  coulre  celle  maxime  expresse  du  vicaire  ini- 
niéme  : 

I  Tant  qu'il  reste  quelque  bonne  croyance  parmi  les  hommes, 
>  il  ne  faut  point  troubler  les  Smrs  paisibles,  ni  alanner  la  fui 
»  des  simples  par  des  dlfticullés  qu'ils  ne  peuvent  résoudre,  et 
»  qui  les  inquiètent  sans  les  éclairer.  • 

(  Note  de  Du  Peyrou.  ) 


Tant  de  malheurs...,  une  amitié  de  treizeans... 
Femme  aimable  et  infortunée...!  Vous  la  plai- 
gnez, madame,  vous  avez  bien  raison  :  son  mé- 
rite doit  vous  intéresser  pour  elle;  mais  vous 
la  plaindriez  bien  davantage  si  vous  aviez  vit 
comme  moi  toute  sa  résistance  à  ce  falal  ma- 
riage. Il  semble  qu'elle  prévoyoit  son  sort. 
Pour  celle-là,  lesécus  ne  l'ont  pas  éblouie;  on 
la  bien  rendue  malheureuse  malgré  elle.  Hé- 
las 1  elle  n'est  pas  la  seule.  De  combien  de  maux 
j'ai  à  gémir!  je  ne  suis  point  étonné  des  bons 
procédés  de  madame  ***;  rien  de  bien  ne  me 
surprendra  de  sa  part  :  je  l'ai  toujours  estimée 
et  honorée;  mais  avec  tout  cela  elle  n'a  pas  l'âme 
de  madante  de  ***.  Diles-moi  ce  qu'est  devenu 
ce  misérable;  je  n'ai  plus  entendu  parler  de  lui. 

Je  pense  comme  vous,  madame;  je  n'aime 
point  que  vous  soyez  à  Paris.  Paris,  le  siège 
du  goût  et  de  la  politesse,  convient  à  votre  es- 
prit, à  votre  ton,  à  vos  manières  ;  mais  le  sé- 
jour du  vice  ne  convient  point  à  vos  mœurs,  et 
une  ville  où  l'amitié  ne  résiste  ni  à  l'adversité 
ni  à  l'absence  ne  sauroit  plaire  à  votre  cœur. 
Cette  contagion  ne  le  gagnera  pas,  n'est-ce  pas, 
madame?  Que  ne  lisez-vOus  dans  le  mien  l'at- 
tendrissement avec  lequel  il  m'a  dicté  ce  mot- 
là  !  L'heureux  ne  sait  s'il  est  aimé,  dit  un  poète 
latin  ;  et  moi  j'.ojouie.  L'heureux  ne  sait  pas 
iiimer.  Pour  moi,  grâces  au  ciel,  j'ai  bien  fait 
toutes  mes  épreuves;  je  sais  à  quoi  m'en  tenir 
sur  le  cœur  des  autres  et  sur  le  mien.  11  est  bien 
constaté  qu'il  ne  me  reste  que  vous  seule  en 
France,  et  quelqu'un  qui  n'est  pas  encore  jugé, 
mais  qui  ne  lardera  pas  à  lêire. 

S'il  faut  moins  regretter  les  amis  que  l'adver- 
sité nousôteque  priser  ceu?:  qu'elle  nous  donne, 
j'ai  plus  gagné  que  perdu  ;  car  elle  m'en  a  donné 
un  qu'assurément  elle  ne  m'ôiera  pas.  Vous 
comprenez  que  je  veux  parler  de  mylord  maré- 
chal. Il  m'a  accueilli,  il  m'a  honoré  dans  mes 
disgrâces,  plus  peut-être  qu'il  n'eût  fait  du- 
lant  ma  prospérité.  Les  grandes  âmes  ne  por- 
tent pas  seulement  du  respect  au  mérite,  elles 
en  portent  encore  au  malheur.  Sans  lui  j'éiois 
tout  aussi  mal  reçu  dans  ce  pays  que  dans  lesau- 
tres,  el  je  ne  voyois  plus  d'asile  autour  de  moi. 
Mais  un  bienfait  plus  précieux  que  sa  protection 
est  l'amitié  dont  il  m'honore,  etqu'assurémentje 
ne  perdrai  point.  Il  me  restera  celui-là,  j'en  ré- 
ponds. Je  suis  bien  aise  que  vous  m'ayez  mar- 


456 


COURESPONDANGF. 


que  ce  qu'en  pensoit  M.  d' A***  :  cela  me  prouve 
qu'ilsecoiinoîten  hommes;  et  qui  s'y  connoît 
est  de  leur  classe.  Je  compte  aller  voir  ce  digne 
protecteur  avant  son  départ  pour  Berlin  :  je  lui 
parlerai  de  M.  d'A***  et  de  vous,  madame;  il 
n'y  a  rien  de  si  doux  pour  moi  que  de  voir 
ceux  qui  m'aiment  s'aimer  entre  eux. 

Quand  des  quidams  sous  le  nom  de  S***  ont 
voulu  se  porter  pour  juges  de  mon  livre,  et  se 
sont  aussi  bêtement  qu'insolemment  arrogé  le 
droit  de  me  censurer,  après  avoir  rapidement 
parcouru  leur  sot  écrit,  je  l'ai  jeté  par  terre  et 
j'ai  craché  dessus  pour  toute  réponse.  Mais  je 
n'ai  pu  lire  avec  le  même  dédain  le  mandement 
qu'a  donné  contre  moi  M.  l'archevêque  de  Pa- 
ris; premièrement  parce  que  l'ouvrage  en  lui- 
même  est  beaucoup  moins  inepte,  et  parce  que, 
malgré  les  travers  de  l'auteur,  je  l'ai  toujours 
estimé  et  respecté.  Ne  jugeant  donc  pas  cet  écrit 
indigne  d'une  réponse,  j'en  ai  fait  une  qui  a  été 
imprimée  en  Hollande,  et  qui,  si  elle  n'est  pas 
encore  publique,  le  sera  dans  peu.  Si  elle  pé- 
nètre jusqu'à  Paris  et  que  vous  en  entendiez 
parler,  madame,  je  vous  prie  de  me  marquer 
naturellement  ce  qu'on  en  dit  ;  il  m'importe  de 
le  savoir.  Il  n'y  a  que  vous  de  qui  je  puisse  ap- 
prendre ce  qui  se  passe  à  mon  égard  dans  un 
pays  où  j'ai  passé  une  partie  de  ma  vie,  où  j'ai 
eu  des  amis,  et  qui  ne  peut  me  devenir  indiffé- 
rent. Si  vous  n'étiez  pas  à  portée  de  voir  cette 
lettre  imprimée,  et  que  vous  pussiez  m'indiquer 
quelqu'un  de  vos  amis  qui  eût  ses  ports  francs, 
je  vous  l'enverrois  d'ici;  car  quoique  la  bro- 
chure soit  petite,  en  vous  l'envoyant  directe- 
ment elle  vous  coûleroit  vingt  fois  plus  de  port 
que  ne  valent  l'ouvrage  et  l'auteur. 

Je  suis  bien  touché  des  bontés  de  mademoi- 
selle L***  et  des  soins  qu'elle  veut  bien  prendre 
pour  moi  ;  mais  je  serois  bien  fâché  qu'un  ausii 
joli  travail  que  le  sien,  et  si  digne  d'être  mis  en 
vue,  restâtcachésous  mes  grandes  vilaines  man- 
ches d'Arménien;  en  vérité  je  ne  saurois  me 
résoudre  à  le  profaner  ainsi,  ni  par  conséquent 
à  l'accepter,  à  moins  qu'elle  ne  m'ordonne  de  le 
porter  en  écharpe  ou  en  collier,  comme  un  or- 
dre de  chevalerie  institué  en  son  honneur. 

Bonjour,  madame  ;  recevez  les  hommages  de 
votre  pauvre  voisin.  Vous  venez  de  me  faire 
passer  une  demi-heure  délicieuse,  et  en  vérité 
j'en  avois  besoin  ;  car  depuis  quelques  mois  je 


souffre  presque  sans  relâche  de  mon  mal  et  de 
mes  chagrins.  Mille  choses,  je  vous  supplie,  à 
M.  le  marquis. 

A   M.   J.   BURNAND. 

Motiers,  le  28  mars  1763. 

Solution  de  l'objection  de  M.  Burnand  : 

Mais,  quand  vue  fois  tout  est  ébranlé,  on  doit 
conserver  le  tronc  aux  dépens  des  branches,  etc. 

Voilà,  je  crois,  ce  que  le  bon  vicaire  pourroit 
dire  à  présent  au  public  (*). 

M.  Burnand  m'assure  que  tout  le  monde 
trouve  qu'il  y  a  dans  mon  livre  beaucoup  de 
choses  contre  la  religion  chrétienne.  Je  ne  suis 
pas,  sur  ce  point  comme  sur  bien  d'autres,  de 
l'avis  de  tout  le  monde,  etd'autant  moins  que, 
parmi  tout  ce  monde-là,  je  ne  vois  pas  un  chré- 
tien. 

Un  homme  qui  cherche  des  explications  pour 
compromettre  celui  qui  les  donne  est  peu  géné- 
reux; mais  l'opprimé  qui  n'ose  les  donner 
est  un  lâche,  je  n'ai  pas  peur  de  passer  pour 
tel.  Jene  crainspointles  explications:  je  crains 
les  discours  inutiles;  je  crains  surtout  les  dés- 
œuvrés, qui,  ne  sachant  à  quoi  passer  leur 
temps,  veulent  disposer  du  mien. 

Je  prie  M.  Burnand  d'agréer  mes  salutations. 


A   M.    DE   MONTMOLLIN, 
En  lui  envoyant  ma  Leitiik  a  M.  dkBeaijmont. 
Hotiers,  le  28  mars  1763. 

Voici,  monsieur,  un  écrit  devenu  nécessaire. 
Quoique  mes  agresseurs  y  soient  un  peu  malme- 
nés, ils  le  seroient  davantage  si  je  ne  vous  trou- 
vois  pas  en  quelque  sorte  entre  eux  et  moi. 
Comptez,  monsieur,  que,  si  vous  cessiez  de  leur 
servir  de  sauvegarde,  ils  ne  s'en  tireroieiit  pas 
à  si  bon  marché.  Quoiqu'il  en  soit,  j'espère  que 
vous  serez  content  de  la  classe  à  part  où  j'ai 
tâché  de  vous  mettre;  et  il  ne  tiendra  qu'à  vous 
deconnoître,  et  dans  cet  écrit  et  dans  toute  ma 
vie,  qu'en  usant  avec  moi  des  procédés  hon- 
nêtes, vous  n'avez  pas  obligé  un  ingrat. 


A  M.   MOULTOU. 
Motiers-Travers,  ce  28  avril  176:5. 

Ce  n'éloit  pas,  cher  ami,  que  je  désapprou- 

(*)  C"  qui  est  ici  en  italique  est  tiré  de  la  Profession  de  foi. 


ANNEE  1765. 


437 


vasse  l'envoi  d'un  exemplaire  en  Franco,  que 
je  ne  vous  ai  pas  répondu  sur-Ic-champ  ;  mais 
l'ennui,  les  tracas,  les  souffrances,  les  impor- 
tuns, me  rendent  paresseux  :  l'cxaciiiude  est 
un  travail  qui  passe  ma  force  actuelle.  Faites 
ce  que  vous  voudrez;  votre  envoi  ne  sera  qu'i- 
nutile ;  voilà  tout.  Vous  n'avez  que  trois  exem- 
plaires, j'attends  d'en  avoir  davantage  pour 
vous  en  envoyer  ;  encore  ne  sais-je  pas  trop 
comment. 

Vernet  est  un  fourbe.  Je  n'approuve  point 
qu'on  lui  fasse  lire  l'ouvrage,  encore  moins 
qu'on  le  lui  prête.  Il  ne  veut  le  voir  que  pour 
le  faire  décrier  par  les  petits  vipereaux  qu'il 
élève  à  la  brochette,  et  par  lesquels  il  répand 
contre  moi  son  fade  poison  dans  les  Mercures 
de  Neuchàtel. 

Vous  devez  comprendre  qu'un  carton  est 
impossible  dès  qu'une  fois  un  ouvrage  est  sorti 
de  la  boutique  du  libraire.  Si  vous  voulez  en 
faire  un  pour  Genève  en  particulier,  soit,  j'y 
consens  ;  mais  je  ne  veux  pas  m'en  mêler,  et 
soyez  persuadé  que  cela  ne  servira  de  rien. 
Quand  on  cherche  des  prétextes,  on  en  trouve. 
Les  Genevois  m'ont  trop  fait  de  mal  pour  ne 
pas  me  haïr  ;  et  moi,  je  les  connois  trop  pour 
ne  les  pas  mépriser.  Je  prévois  mieux  que  vous 
l'effet  de  la  Lettre.  J'ai  honte  de  porter  encore 
ce  même  titre  dont  je  ra'honorois  ci-devant  : 
dans  six  mois  d'ici  je  compte  en  être  délivré. 

Votre  aventure  avec  la  compagnie  ne  m'é- 
tonne point  ;  elle  me  confirme  dans  le  jugement 
que  j'ai  porté  de  toute  cette  prêtraillo.  Je  ne 
doute  point  qu'en  effet  voire  amitié  pour  moi 
n'ait  produit  votre  exclusion  :  mais  loin  d'en 
être  fâché  je  vous  en  félicite.  L'état  d'homme 
d'église  ne  peut  plus  convenir  à  un  homme  de 
bien  ni  à  un  croyant.  Quittez-moi  ce  collet  qui 
vous  avilit;  cultivez  en  paix  les  lettres,  vos 
amis,  la  vertu  ;  soyez  libre,  puisque  vous  pou- 
vez l'être.  Les  marchands  de  religion  n'en 
sauroient  avoir.  Mes  malheurs  m'ont  instruit 
trop  tard;  qu'ils  vous  instruisent  à  temps. 

Je  souffre  beaucoup,  cher  ami  :  je  me  suis 
remis  à  l'usage  des  sondes  pour  tâcher  de  me 
procurer  un  peu  de  relâche  quand  vous  serez 
avec  moi.  Je  me  ménage  ce  temps  comme  le 
plus  [>récieiix  de  ma  vie,  ou  du  moins  le  plus 
doux  qui  me  reste  à  passer.  Ménagez-vous  la 
libci  lé  de  venir  quand  jo  vous  écrirai  ;  car  mal- 


heureusement je  suis  encore  moins  niailre  de 
mon  temps  que  vous  du  vôtre. 

J'ai  toujours  oublié  de  vous  dire  que  j'ai  à 
Yverdun  un  cabriolet  que  je  neserois  pas  fâché 
de  trouver  à  vendre.  Pourroit-il  vous  servir, 
en  attendant,  dans  nos  petits  pèlerinages? 
l*our  moi,  vous  savez  que  je  n'aime  aller  qu'à 
pied.  Si  vous  avez  des  jambes,  nous  nous  en 
servirons,  mais  à  petits  pas,  car  je  ne  saurois 
aller  vile  tii  faire  de  longues  traites;  mais  je 
vais  toujours.  Nous  causerons  à  notre  aise;  cela 
sera  délicieux.  Je  vous  embrasse. 

Si  vous  amenez  quelqu'un,  tâchez  au  moins 
que  nous  puissions  un  peu  nous  voir  seuls. 


A  M.   l'abbé  de  la  porte. 

MoUers.  le  4  avril  I76S. 

Vous  pouvez  savoir,  monsieur,  que  je  n'ai 
jamais  concouru  ni  consenti  à  aucun  des  re- 
cueils de  mes  écrits  qu'on  a  publiés  jusqu'ici  ; 
et,  par  la  manière  dont  ils  sont  faits,  on  voit 
aisément  que  l'auteur  ne  s'en  est  pas  mêlé. 
Ayant  résolu  d'en  faire  moi-même  une  édition 
générale,  en  prenant  congé  du  public,  je  le 
vois  avec  peine  inondé  d'éditions  détestables 
et  réitérées,  qui  peut-être  le  rebuteront  aussi 
de  la  mienne  avant  qu'il  soit  en  état  d'en  juger. 
Kn  apprenant  qu'on  en  préparoit  encore  une 
nouvelle  où  vous  êtes,  je  ne  pus  m'empêcher 
d'en  faire  des  plaintes;  ces  plaintes,  trop  du- 
rement interprétées,  donnèrent  lieu  à  un  avis 
de  la  gazette  de  Hollande,  que  je  n'ai  dicté  ni 
approuvé,  et  dans  lequel  on  suppose  que  le 
sieur  Rey  a  seul  le  droit  de  faire  cette  édition 
générale  :  ce  qui  n'est  pas.  Quand  il  en  a  fait 
lui-même  un  recueil  avec  privilège,  il  l'a  fait 
sans  mon  aveu  ;  et  au  contraire,  en  lui  cédant 
mes  manuscrits,  je  me  suis  expressément  ré- 
servé le  droit  de  recueillir  le  tout,  et  de  le  pu- 
blier où  et  quand  il  me  plairoit.  Voilà,  mon- 
sieur, la  vérité. 

Mais,  puisque  ces  éditions  furtives  sont  in- 
évitables, et  que  vous  voulez  bien  présider  à 
celle-ci,  je  ne  doute  point,  monsieur,  que  vos 
soins  ne  la  mettent  fort  au-dessus  des  autres  : 
dans  cette  opinion,  je  prends  le  parti  de  diffé- 
rer la  mienne  ,  et  je  me  félicite  que  vous  ayez 
fait  assez  do  cas  de  m«s  rêveries  pour  daigner 


438 


CORRESPONDANCE. 


vous  eu  occuper.  Malheureusement  le  public, 
toujours  de  mauvaise  humeur  contre  moi  ,  se 
plaindra  que  vous  m'honorez  à  ses  dépens.  Il 
dira  qu'un  éditeur  tel  que  vous  lui  rend  moins 
qu'il  ne  lui  dérobe  ;  et  quand  vous  pourrez  lui 
plaire  et  l'éclairer  par  vos  écrits,  il  regrettera 
le  temps  que  vous  prodiguez  aux  miens  (*). 

Je  vous  remercie,  monsieur,  d'avoir  bien 
voulu  m'envoyerlanotedespiècesqui  dévoient 
entrer  dans  votre  recueil  :  vous  êtes  le  premier 
éditeur  do  mes  écrits  qui  ait  eu  cette  attention 
pour  moi.  Entre  celles  de  ces  pièces  dont  je 
ne  suis  pas  l'auteur,  j'y  en  trouve  une  qui  ne 
doit  être  là  d'aucune  manière;  c'est  Je  Peiil 
Prophète  (**).  Je  vous  prie  de  le  retrancher,  si 
vous  êtes  à  temps  ;  sinon,  de  vouloir  bien  dé- 
clarer que  cet  ouvrage  n'est  point  de  moi,  et 
que  je  n'y  ai  pas  la  moindre  part. 

Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mon 
respect  et  mes  salutations. 


A   M.   J.    Bl)RNAIND. 

Motiers,  le4  avril  1763. 

Je  suis  très-contont,  monsieur,  de  votre  der- 
nière lettre,  et  je  me  fais  un  très-grand  plaisir 
de  vous  le  dire.  Je  vois  avec  regret  que  je  vous 
avois  mal  jugé.  Mais,  de  grâce,  meitez-vous  à 
ma  place.  Je  reçois  des  milliers  de  lettres  où, 
sous  prétexte  de  me  demander  des  explica- 
tions, on  ne  cherche  qu'à  me  tendre  des  piè- 
ges. Il  me  faudroit  de  la  santé,  du  loisir  et  des 
siècles  pour  entrer  dans  tous  les  détails  c[u'on 
me  demande  ;  et,  pénétrant  le  motif  secret  de 
tout  cela,  je  réponds  avec  franchise,  avec  du- 
reté même,  à  l'intention  plutôt  qu'à  l'écrit. 
Pour  vous ,  monsieur,  que  mon  âpreté  n'a 
point  révolté,  vous  pouvez  compter^ie  ma  part 
sur  toute  l'estime  que  mérite  votre  procédé 
honnête,  et  sur  une  disposition  à  vous  aimer, 
qui  probablement  aura  son  effet  si  jamais  nous 
nous  connoissuns  davantage.  En  attendant,  re- 
cevez, monsieur,  je  vous  supplie,  mes  excuses 
et  mes  sincères  salutations.  ' 

(*)  L'édition  des  œuvres  de  Rousseau  donnée  par  Tabbé  de 
T>a  Porte  s'esl  faite  à  Paris  chez  Dnchesne,  sous  la  rubrique  de 
ïyeucliàtel  ;  elle  forme  dix-huit  volumes  iu-8°  et  in-12. 

(")  Brochure  de  Giimm  sur  la  musique  françoise.  Voyez 
f'ow/wro>i«,  livre  viH.  G.  P.        - 


A  MADAME  LATOUR. 

Le  7  avril  I76S 

Je  suis  d'autant  plus  en  peine  de  vous,  ma- 
dame, que  n'ayant  pas  de  vos  nouvelles  de- 
puis long-temps,  je  sais  que  M.  Brcguet  n'en  a 
pas  non  plus.  Je  me  souviens  bien  cependant 
que  vous  m'avez  écrit  la  dernière  ;  mais  si  vous 
comptiez  à  la  rigueur  avec  moi,  à  combien 
d'égards  ne  resterois-je  pas  insolvable  I  Vous 
m'avez  accoutumé  à  plus  d'indulgence,  et  cela 
me  fait  craindre  que  votre  silence  actuel  n'ait 
quelque  cause  dont  la  crainte  m'alarme  beau- 
coup. De  grâce ,  madame  ,  Iranquil lisez-moi 
par  un  mot  de  lettre.  Dans  l'incertitude  de  ce 
qui  peut  être  arrivé,  je  n'ose  faire  celle-ci  plus 
longue,  jusqu'à  ce  que  je  sois  assuré  que  ce 
que  j'écris  continue  à  vous  parvenir. 


A   H.   WATELET. 

Motiers,  1765. 

Vous  me  traitez  en  auteur,  monsieur  ;  vous 
me  faites  des  complimens  sur  mon  livre.  Je  n'ai 
rien  à  dire  à  cela,  c'est  l'usage.  Ce  même  usage 
veut  aussi  qu'en  avalant  modestement  votre 
encens,  je  vous  en  renvoie  une  bonne  partie. 
Voilà  pourtant  ce  que  je  ne  ferai  pas  ;  car, 
quoique  vous  ayez  des  talens  très-vrais,  très- 
aimables,  les  qualités  que  j'honore  en  vous  les 
effacent  à  mes  yeux  ;  c'est  par  elles  que  je  vous 
suis  attaché  ;  c'est  par  elles  que  j'ai  toujours 
désiré  votre  bienveillance;  et  l'on  ne  m'a  jamais 
vu  rechercher  les  gens  à  talens  qui  n'avoient 
que  des  talens.  Je  m'applaudis  pourtant  de 
ceux  auxquels  vous  m'assurez  que  je  dois  votre 
estime,  puisqu'ils  me  procurent  un  bien  dont 
je  fais  tant  de  cas.  Les  miens  tels  quels  ont 
cependant  si  peu  dépendu  de  ma  volonté,  ils 
m'ont  attiré  tant  de  maux,  ils  m'ont  abandonné 
si  vite,  que  j'aurois  bien  voulu  tenir  cette  ami- 
tié, dont  vous  permettez  que  je  me  flatte,  de 
quelque  chose  qui  m'eût  été  moins  funeste, 
que  je  pusse  dire  être  plus  à  moi. 

Ce  sera,  monsieur,  pour  votre  gloire,  au 
moins  je  le  désire  et  je  l'espère,  que  j'aurai 
blâmé  le  merveilleux  de  l'Opéra.  Si  j'ai  eu  tort, 
comme  cela  peut  très-bien  être,  vous  m'aurez 
réfuté  par  le  fait,  et  si  j'ai  raison,  le  succès 


A^NKK  1763. 


4^9 


dans  un  mauvais  genre  n'eu  rendra  voire  triom- 
phe que  plus  éciaiant.  Vous  voyez,  monsieur, 
par  l'expérience  constante  du  théâtre,  que  ce 
n'est  jainiùs  le  choix  du  {jenre  bon  ou  mauvais 
qui  décide  du  sort  d'une  pièce.  Si  la  vôtre  est 
nuéressanto  mal{»ré  les  machines,  soutenue 
i  d'une  bonne  musique  elle  doit  réussir;  et  vous 
l  aurez  PU,  comme  Quinault,  le  mérite  de  la  dif- 
\  ficulté  vaincue.  Si,  par  supposition,  elle  ne 
'  l'est  pas,  votre  goût,  votre  aimable  poésie, 
l'auront  ornée  au  moins  de  détails  charmaiis 
qui  la  rendront  agréable  ;  et  c'en  est  assez  pour 
plaire  à  l'Opéra  françois.  Monsieur,  je  tiens 
beaucoup  plus,  je  vous  jure,  à  votre  succès 
qu'à  mon  opinion,  et  non-seulement  pour  vous, 
mais  aussi  pour  votre  jeune  musicien  ;  car  le 
grand  voyage  que  l'amour  de  l'art  lui  a  fait  en- 
treprendre, et  que  vous  avez  encouragé,  m'est 
garant  que  son  talent  n'est  pas  médiocre.  Il 
faut  en  ce  genre,  ainsi  qu'on  bien  d'autres, 
avoir  déjà  beaucoup  en  soi-même  pour  sentir 
combien  on  a  besoin  d'acquérir.  Messieurs, 
donnez  bientôt  votre  pièce,  et,  dussé-je  être 
pendu,  je  Tirai  voir  si  je  puis. 


A   M.   MOULTOU. 
*f:'  Moticrs,  ce  samedi  16  avril  1763. 

Voici,  cher  MquUou,  puisque  vous  le  vou- 
lez, encore  deux  exemplaires  delà  lettre  ;  c'est 
tout  ce  qui  me  reste  avec  le  mien.  Je  n'entends 
pas  dire  qu'il  s'en  soit  répandu  dans  le  public 
aucun  autre  que  ceux  que  j'ai  donnés;  et  je 
n'ai  plus  aucune  nouvelle  de  Uey  :  ainsi  il  se 
pourroit  très-bien  que  quelqu'un  fiit  venu  à 
bout  de  supprimer  l'édition.  En  ce  cas,  il  im- 
porteroit  de  placer  très-bien  ces  exen)plaires, 
puisqu  ils  seroient  difficiles  et  peut-être  impos- 
sibles à  remplacer.  Si  vous  trouviez  à  propos 
d'en  donner  un  à  M.  le  colonel  Piclet,  lequel  m'a 
écrit  des  lettres  très-honnêtes,  vous  me  feriez 
grand  plaisir. 

Je  comprends  quel  est  l'endroit  où  M.  Deluc 
croit  se  reconnoître.  Il  se  trompe  fort.  Mon  ca- 
ractère n'est  assurément  pas  de  tympaniser  mes 
amis  ;  mais  le  bon  homme,  avec  toute  sa  sa- 
gesse, n'a  pu  éviter  un  piège  dans  lequel  nous 
tomboas  tous  :  c  est  de  croire  tout  leuionçJc! 


sans  cesse  occupé  de  noas  en  bien  ou  en  mat, 
tandis  que  souvent  on  n'y  pense  guère. 

Quand  vous  viendrez,  je  vous  montrerai  dans 
des  centaines  de  lettres  une  rame  de  lourds 
sermons  dont  je  me  suis  plaint;  et  quels  ser- 
mons, grand  Dieul  II  m'en  coûte,  depuis  que 
je  suis  ici,  dix  louis  en  ports  de  lettres  pour 
des  réprimandes,  des  injures  et  des  bêtises;  et 
ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  un 
de  ces  sots-là  qui  ne  pense  être  le  seul  et  ne  pré- 
tende m'occuper  tout  entier. 

Il  est  certain  que  j'ai  mieux  prévu  que  vous 
l'effet  do  la  Lettre  à  M.  de  Beaumont,  Tout  ce 
que  je  puis  fairede  bien  ne  fera  janiais  qu'aigrir 
la  rage  des  Genevois.  Elle  est  à  un  point  incon- 
cevable. Je  suis  persuadé  qu'ils  viendront  à 
bout  de  m  en  rendre  enfin  la  victime.  Mon  seul 
crime  est  de  les  avoir  trop  aimés  :  mais  ils  ne 
me  le  pardonneront  jamais.  Soyez  persuadé 
que  je  les  vois  mieux  d  ici  que  vous  d'où  vous 
êtes.  Je  ne  vois  qu'un  seul  moyen  d'attiédir 
leur  fureur  ;  cela  presse.  Envoyez-moi,  je  vous 
prie,  le  nom  et  l'adresse  de  M.  le  premier 
syndic. 

Venez  quand  vous  voudrez,  je  vous  attends. 
Mes  malheurs,  à  tous  égards,  sont  à  leur  der- 
nier terme;  mais  seulement  que  je  vous  em- 
brasse, et  tout  est  oublié. 


A    M.    LE   MARECHAL   DE   LUXEMBOURG. 

Moliers-Travers,  te  25  avril  1763. 

Pardonnez-moi,  monsieur  le  maréchal,  une 
nouvelle  iniportunité  :  il  s'agit  d'un  doute  qui 
me  rend  malheureux,  et  dont  personne  ne  peut 
me  tirer  plus  aisément  ni  plus  sûrement  que 
vous.  Tout  le  monde  ici  me  trouble  de  mille 
vaines  alarmes  sur  de  prétendus  projets  contre 
ma  liberté.  J'ai  pour  voisin  depuis  quelque 
temps  un  gentilhomme  hongrois,  homme  de 
mérite,  dans  l'entretien  duquel  je  trouve  des 
consolations.  On  vient  de  recevoir  et  de  me 
montrer  un  avis  que  cet  étranger  est  au  service 
de  France,  et  envoyé  tout  exprès  pour  m'atti- 
rer  dans  quelque  piège.  Cet  avis  a  tout  l'air 
d'une  basse  jalousie.  Outre  que  je  ne  suis  assu- 
rément pas  un  personnage  assez  important  pour 
mériter,  tant  de  soins,  je  ne  puis  reconnoître 


440 


CORRESP'ONDANGE. 


l'esprit  françois  à  tant  de  barbarie,  ni  soup- 
çonner un  honnête  homme  sur  des  imputations 
on  l'air.  Cependant  on  se  fait  ici  un  plaisir  ma- 
lin de  m'effraycr.  A  les  en  croire,  je  ne  suis 
pas  même  en  sûreté  à  la  promenade ,  et  je  n'en- 
tends parler  que  de  projets  de  m'enlevcr.  Ces 
projets  sont-ils  réels?  Est-il  vrai  qu'on  en  veuille 
à  ma  personne?  Si  cela  est,  l'exécution  n'en 
sera  pas  difficile,  et  je  suis  près  d'aller  me  ren- 
dre moi-même  où  l'on  voudra,  aimant  mille 
fois  mieux  passer  le  reste  de  mes  jours  dans  les 
fers  que  dans  les  agitations  continuelles  où  je 
vis,  et  en  défiance  de  tout  le  monde.  Je  ne  de- 
mande ni  faveur  ni  grâce,  je  ne  demande  pas 
même  justice;  je  ne  veux  qu'être  éclairci  sur 
les  intentions  du  gouvernement.  Ce  n'est  nulle- 
ment pour  me  mettre  à  couvert  que  je  désire 
en  être  instruit,  comme  on  le  connoîlra  par  ma 
conduite  ;  et  si  l'on  ne  pense  pas  à  moi,  ce  me 
sera  un  grand  soulagement  d'en  être  instruit. 
Un  mot  d'éclaircissement  de  vous  me  rendra  la 
vie.  Je  ne  puis  croire  que  ma  prière  soit  indis- 
crète. Je  n'entends  pas  pour  cela  que  vous  me 
répondiez  de  rien  :  marquez-moi  simplement  ce 
que  vous  pensez,  et  je  suis  content;  le  doute 
m'est  cent  fois  pireque  le  mal.  Si  vous  connois- 
siez  de  quelle  angoisse  votre  réponse  telle 
qu'elle  soit  peut  me  tirer,  je  connois  votre 
cœur,  monsieur  le  maréchal,  et  je  suis  bien  sûr 
que  vous  ne  tarderiez  pas  à  la  faire. 


A  M.   MOULTOU. 

MoUers,  le  7  mai  1765. 

Pour  Dieu,  cher  ami,  ne  laissez  point  cou- 
rir cet  impertinent  bruit  d'une  résidence  au- 
près des  Cantons.  Je  parierois  que  c'est  une 
invention  de  mes  ennemis,  pour  me  faire  re- 
garder comme  un  homme  abandonné,  quand 
on  saura  combien  ce  bruit  est  faux.  Vous  savez 
que  je  viens  de  perdre  mylord  maréchal,  mon 
protecteur,  mon  ami,  et  le  plus  digne  des  hom- 
mes ;  mais  vous  ne  pouvez  savoir  quelle  perte 
je  fais  en  lui.  Pour  me  mettre  en  sûreté,  autant 
qu'il  est  possible,  contre  la  mauvaise  volonté 
des  gens  de  ce  pays,  il  m'envoya,  avant  son  dé- 
part, des  lettres  de  naturalité  :  c'est  peut-être 
ce  fait  augmenté  et  défiguré  qui  a  donné  lieu 
au  sot  bruit  dont  vous  me  parlez.  Quoi  qu'il 


en  soit,  jugez  si  dans  mon  accablement  j'ai  be- 
soin de  vous.  Venez,  ne  laissez  pas  plus  long- 
temps en  presse  un  cœur  accoutumé  à  s'épan- 
cher, et  qui  n'a  plus  que  vous.  Marquez-moi 
à  peu  près  le  jour  de  votre  arrivée ,  et  venez 
tomber  chez  moi  :  vous  y  trouverez  votre  cham- 
bre prête. 

Comme  M.  Pictet  m'a  toujours  écrit  sous  le 
couvert  d'autrui,  je  vous  adresse  pour  lui  cette 
lettre,  dans  le  doute  s'il  n'y  a  point  dans  une 
correspondance  directe  quelque  inconvénient 
que  je  ne  sais  pas. 

Ne  vous  tourmentez  pas  beaucoup  do  ce  qui 
se  fait  à  Gevève  à  mon  égard  ;  cela  ne  m'inté- 
resse plus  guère.  Je  consens  à  vous  y  accom- 
pagner, si  vous  voulez,  mais  comme  je  ferois 
dans  une  autre  ville.  Mon  parti  est  pris;  mes 
arrangemens  sont  faits.  Nous  en  parlerons. 


AU.   FAVRE ,  . 

Premier  syndic  de  la  république  de  Genève. 
Motiers-Travers,  lel2maH763- 

Monsieur, 

Revenu  du  long  étonnement  où  m'a  jeté  de 
la  part  du  magnifique  Conseil  le  procédé  que 
j'en  devois  le  moins  attendre,  je  prends  enfin 
le  parti  que  l'honneur  et  la  raison  me  prescri- 
vent, quelque  cher  qu'il  en  coûte  à  mon  cœur. 

Je  vous  déclare  donc,  monsieur,  et  je  vous 
prie  de  déclarer  au  magnifique  Conseil  que 
j'abdique  à  perpétuité  mon  droit  de  bourgeoi- 
sie et  de  cité  dans  la  ville  et  république  de  Ge- 
nève. Ayant  rempli  de  mon  mieux  les  devoirs 
attachés  à  ce  titre  sans  jouir  d'aucun  de  ses 
avantages,  je  ne  crois  point  être  en  reste  avec 
l'état  en  le  quittant.  J'ai  tâché  d'honorer  le 
nom  de  genevois;  j'ai  tendrement  aimé  mes 
compatriotes;  je  n'ai  rien  oublié  pour  me  faire 
aimer  d'eux;  on  ne  sauroit  plus  mal  réussir; 
je  veux  leur  complaire  jusque  dans  leur  haine. 
Le  dernier  sacrifice  qui  me  reste  à  faire  est 
celui  d'un  nom  qui  me  fut  si  cher.  Mais,  mon- 
sieur, ma  patrie,  en  me  devenant  étrangère, 
ne  peut  me  devenir  indifférente;  je  lui  reste 
attaché  par  un  tendre  souvenir;  et  je  n'oublie 
d'elle  que  ses  outrages.  Puisse-t-elle  prospé- 
rer toujours,  et  voir  ^augmenter  sa  gloire  I 


ANiNEE  1763. 


441 


Puisse-t-olle  abonder  en  citoyens  meilleurs,  et 
surtout  plus  heureux  que  moi  ! 

Recevez,  je  vous  prie,  monsieur,  les  assu- 
rances de  mon  profond  respect. 


A  M.    MARC  CHAPPUIS. 


Motlen.  le  12  mai  1763. 


>Ui 


Vous  verrez,  monsieur,  je  le  présume,  la 
lettre  que  j'écris  à  M.  le  premier  syndic.  Piai- 
gnoz-moi,vousqui  connoissez  mon  cœur,d  être 
forcé  de  faire  une  démarche  qui  le  déchire.  Mais 
après  les  affronts  que  j'ai  reçus  dans  ma  patrie, 
qui  ne  sont  ni  ne  peuvent  être  réparés ,  m'en 
roconnoître  encore  membre  seroit  consentir  à 
mon  déshonneur.  Je  ne  vous  ai  point  écrit, 
monsieur,  durant  mes  disgrâces  :  les  malheu- 
reux doivent  être  discrets.  Maintenant  que  tout 
ce  qui  peut  m'arriver  de  bien  et  de  mal  est  à 
peu  près  arrivé,  je  me  livre  tout  entier  aux  sen- 
timents qui  me  plaisent  et  me  consolent,  et 
soyez  persuadé,  monsieur,  je  vous  supplie,  que 
ceux  qui  m'attachent  à  vous  ne  s'affoibliront 
jamais. 


A  MADAME  LATOUR. 

A  Motiers,  le  14  mal  1763 

Vous  avez  des  peines,  madame,  qui  ajou- 
tent aux  miennes,  et  moi  l'on  me  fait  vivre 
dans  un  tumulte  continuel ,  qui  ne  rend  peut- 
être  que  trop  excusable  l'inexactitude  que  vous 
avez  la  bonté  de  me  reprocher.  Je  vous  rcmer- 
cierois  des  choses  vives  que  vous  me  dites  là- 
dessus,  si  je  n'y  voyois  qu'en  rendant  justice  à 
ma  négligence  vous  ne  la  rendez  pas  à  mes  sen- 
timens.  Mon  cœur  vous  venge  assez  de  mes 
torts  avec  vous  pour  vous  épargner  le  soin  de 
m'en  punir,  et  ces  torls  ont  pour  principe  un 
défaut,  mais  non  pas  un  vice.  Comment  pou- 
vez-vous  me  soupçonner  de  tiédeur  au  milieu 
des  adversités  que  j'éprouve?  L'heureux  ne  sait 
s'il  est  aimé,  disoit  un  ancien  poète  ;  et  moi  j'a- 
joute, L'heureux  ne  sait  pas  aimer.  Jamais  je 
n'eus  le  cœur  si  tendre  pour  mes  amis  que  de- 
puis que  mes  malheurs  m'en  ont  si  peu  laissé. 
Croyez-m'en,  madame,  je  vous  supplie;  je  vous 
compte  avec  attendrissement  dans  ce  petit  nom 


bre,  et  dans  les  convenances  qui  nous  lient,  j'en    ^ 
vois  avec  douleur  une  de  trop. 

Je  vous  avoue  que  je  ne  relis  pas  vos  lettres 
depuis  assez  long-temps  :  vous  concluez  de  là 
qu'elles  me  sont  indifférentes,  et  c'est  tout  le 
contraire.  Il  faudroit,  pour  me  juger  équitable- 
ment,  vous  faire  une  idée  de  ma  situation,  et 
cela  vous  est  impossible;  il  faut  la  connoître 
pour  la  comprendre,  je  ne  dois  pas  même  ten 
ter  de  vous  l'expliquer.  Je  vous  dirai  seulement 
que,  parmi  des  ballots  de  lettres  que  je  reçois 
continuellement,  j'en  mets  à  part  des  liasses 
qui  me  sont  chères,  et  dans  lesquelles  les  vô- 
tres n'occupent  sûrement  pas  le  dernier  rang; 
mais  le  tout  reste  mêlé  et  confondu  jusqu'à  ce 
que  j'aie  le  loisir  d'en  faire  le  triage.  Parmi  les 
qualités  que  vous  avez ,  et  qui  me  manquent, 
l'esprit  d'arrangement  est  une  de  celles  dont 
la  privation  me  cause,  sinon  le  plus  grand  pré- 
judice, au  moins  le  plus  continuel.  Tous  mes 
papiers  sont  pêle-mêle  ;  pour  en  trouver  un, 
il  faut  les  feuilleter  tous,  et  je  passe  ma  vie  et 
à  chercher  et  à  brouiller  davantage,  sans  qu'a- 
près mille  résolutions  il  m'ait  jamais  été  possi- 
ble de  me  corriger  là-dessus.  Il  s'agit  donc  de 
trier  vos  lettres,  et  pour  cela  il  faut  tout  ren- 
verser, tout  fureter  ;  pour  mettre  tout  en  ordre 
il  faut  commencer  par  tout  mettre  sens  dessus 
dessous  :  cela  demande  un  temps  qu'on  ne  me 
laisse  pas  à  présent,  et  un  domicile  assuré  que 
je  suis  bien  loin  d'avoir  en  ce  pays.  Je  ne  pré- 
vois pas  de  pouvoir  faire  celte  revue  avant  l'hi- 
ver, temps  où  la  mauvaise  saison  forcera  les 
importuns  à  me  laisser  quelque  trêve,  et  où  ma 
situation  sera  probablement  plus  stable  qu'elle 
ne  l'est  à  présent.  C'est  un  temps  de  plaisir  que 
je  me  ménage,  que  celui  que  je  passerai  à  vous 
relire,  et  à  m'arranger  pour  pouvoir  vous  relire 
souvent.  Jusqu'à  ce  moment,  qu'il  ne  dépend 
pas  de  moi  d'accélérer,  usez,  de  grâce,  avec 
moi  d'indulgence ,  et  croyez  que  mon  cœur 
n'est  indifférent  sur  rien  de  ce  que  vous  m'é- 
crivez, quoique  je  ne  réponde  pas  à  tout,  et 
même  que  j'en  oublie  quelque  chose. 

Quoique  je  fusse  bien  fâché  de  recevoir  le 
monsieur  dans  vos  lettres,  je  vondrois  bien, 
madame,  y  trouver  un  titre,  et  il  me  semble 
que  vous  me  l'aviez  promis  :  je  vous  avertis  que 
ce  n'est  pas  de  CCS  choses  qu'il  soit  permis  d'ou- 
blier. Il  faut  pourtant  avouer  que  j'en  ai  oublié 


t,¥2  GOiiilKSPOiNDANCL: 

une,  et  que,  si  vous  me  jiigoz  à  la  rigneur.cet 
oubli  me  rend  indigne  de  la  savoir;  c'est  votre 
nom  de  baptême,  que  vous  m'avez  dit  dans 
une  de  vos  lettres,  et  que  je  rougis  devant  vous 
de  ne  pouvoir  me  rappeler.  Je  n'ai  que  cet  aveu 
pour  ma  justification  ;  mais  vous  qui  lisez  si 
bien  dans  les  cœurs,  vous  excuserez  le  mien  : 
quand  un  crime  de  cette  espèce  nous  rend  vrai- 
ment coupable,  on  ne  l'avoue  jamais.  De  grâce, 
le  joli  nom  de  baptême  ;  car  notez  que  je  me 
souviens  très-bien  qu'il  l'est.  En  vérité,  vous 
êtes  trop  ma  dame  pour  que  je  vous  appelle 
madame  plus  long-temps. 

Si  je  veux  voir  votre  portrait  1  Ah  1  non-seu- 
lement le  voir,  mais  l'avoir  s'il  étoit  possible.  A 
la  vérité,  je  suis  bien  éloigné  d'avoir  du  super- 
flu ;  mais  si  une  copie  de  ce  précieux  portrait, 
faite  pourtant  de  bonne  main,  pouvoit  ne  coûter 
que  huit  à  dix  pistoles,  ce  ne  seroit  pas  les 
prendre  sur  mon  nécessaire,  ce  seroit  y  pour- 
voir. Voyez  ce  qui  se  peut  faire,  et  ce  que  vous 
pouvez  permettre  que  je  fasse.  Un  présent  d'un 
prix  inestimable  sera  voire  consentement; 
vous  sentez  que  ma  proposition  en  exclut  toute 
autre. 

Je  ne  vous  ai  point  envoyé,  madame,  d'ex- 
plication ultérieure  sur  la  terre  en  question; 
d'abord  parce  que  je  remis  votre  lettre  à  M.  no- 
tre châtelain,  qui  l'envoya  à  M.  de  Bioley,son 
beau-frère,  et  celui-ci  l'a  gardée  un  temps  in- 
fini. Ensuite,  je  trouvai  que  les  éclaircissemens 
qui  me  furent  donnés  verbalement  n'ajoutoient 
rien  à  ce  que  je  vous  avois  déjà  écrit.  On  con- 
sent, et  l'on  avoit  déjà  consenti  à  toutes  les  con- 
sultations qui  peuvent  vous  être  utiles  ;  on  vous 
prie  seulement  de  n'en  parler  qu'autant  qu'il 
convient  à  vos  intérêts.  Quant  aux  petites  par- 
lies  dont  la  recette  est  composée,  elles  ne  cau- 
sent aucun  embarras,  puisqu'elles  s'apportent 
toutes  au  château  le  jour  marqué,  et  qu'on  peut 
affermer  le  tout,  ou  charger  un  receveur  de  ce 
détail.  Une  autre  raison  encore  a  un  peu  ra- 
lenti le  zèle  que  j'avois  de  vous  voir  acquérir 
des  possessions  en  ce  pays  ;  mais  cette  raison 
ne  regardant  absolument  que  moi,  ne  doit  rien 
changer  à  vos  projets:  ainsi  nous  en  parlerons 
plus  à  loisir. 

Me  voilà  bien  en  train  de  babiller,  et  tant  pis 
pour  vous,  madame,  car,  quand  je  bavarde 
tant,  je  ne  sais  plus  ce  que  je  dis  :  tant  pis  aussi 


pour  moi,  peut-être;  jai  peur,  quand  ma  fer- 
veur se  réchauffe,  que  la  vôtre  ne  vienne  à  s'at- 
tiédir. N'auroit-elle  point  déjà  commencé? 


M.   MARC  CHAPPUIS. 

Motier»,  le  26  mai  1765. 

Je  vois,  monsieur,  par  la  lettre  dont  vous 
m'avez  honoré  le  ^ 8  de  ce  mois,  que  vous  me 
jugez  bien  légèrement  dans  mes  disgrâces.  Il  en 
coûte  si  peu  d'accabler  les  malheureux,  qu'on 
est  presque  toujours  disposé  à  leur  faire  un 
crime  de  leur  malheur. 

Vous  dites  que  vous  ne  comprenez  rien  à  ma 
démarche  :  elle  est  pourtant  aussi  claire  que  la 
triste  nécessité  qui  m'y  a  réduit.  Flétri  publi- 
quement dans  ma  patrie  sans  que  personne  ail 
réclamé  contre  cette  flétrissure,  après  dix  mois 
d'attente ,  j'ai  dû  prendre  le  seul  parti  propre 
à  conserver  mon  honneur  si  cruellement  offen- 
sé. C'est  avec  la  plus  vive  douleur  que  je  m'y 
suis  déterminé  :  mais  que  pouvois-je  faire? 
Demeurer  volontairement  membre  de  l'état 
après  ce  qui  s'étoit  passé,  n'étoit-ce  pas  consen- 
tir à  mon  déshonneur? 

Je  ne  comprends  point  comment  vous  m'o- 
sez demander  ce  que  m'a  fait  la  patrie.  Un 
homme  aussi  éclairé  que  vous  ignore-t-il  que 
toute  démarche  publique  faite  parle  magistrat 
est  censée  faite  par  tout  l'état  lorsque  aucun  de 
ceux  qui  ont  droit  de  la  désavouer  ne  la  dés- 
avoue? Quand  le  gouvernement  parle  et  que 
tous  les  citoyens  se  taisent,  appienez  que  la 
patrie  a  parlé. 

Je  ne  dois  pas  seulement  compte  de  moi  aux 
Genevois,  je  le  dois  encore  à  moi-même,  au 
public,  dont  j'ai  le  malheur  d'être  connu,  et  à 
la  postérité,  de  qui  je  le  serai  peut-être.  Si  j'é- 
tois  assez  sot  pour  vouloir  persuader  au  reste 
de  l'Europe  que  les  Genevois  ont  désapprouvé 
la  procédure  de  leurs  magistrats,  ne  s'y  mo- 
queroit-on  pas  de  moi?  INe  savons-nous  pas, 
medifoit'Onjque  la  bourgeoisie  a  droit  de  faire 
des  représentations  dans  toutes  les  occasions  où 
elle  croit  les  lois  lésées  et  où  elle  improuve  la 
conduite  des  magistrats?  Qu'a-t-elle  fait  ici  de- 
puis près  d'un  an  que  vous  avez  attendu?  Si  cinq 
ou  six  bourgeois  seulement  eussent  protesté, 
l'on  pourroit  vous  croire  sur  les  scntimens  que 


ANNÉE  i763.   •'» 


44: 


TOUS  leur  prêtez.  Celle  démarche  éloit  facile, 
légitime;  elle  ne  troubloit  point  l'ordre  public  : 
pourquoi  donc  ne  l'a-l-on  pas  faite?  Le  silence 
de  tous  ne  dément-il  pas  vos  assertions?  Mon- 
trez-nous les  signes  du  désaveu  que  vous  leur 
prêtez.  Voilà,  monsieur,  ce  qu'on  me  diroit  et 
qu'on  auroit  raison  de  me  dire.  On  ne  juge 
point  les  hommes  par  leurs  pensées,  on  les  juge 
sur  leurs  actions. 

Il  y  avoit  peut-être  divers  moyens  de  me 
venger  de  l'outrage,  mais  il  n'y  en  avoit  qu'un 
de  le  repousser  sans  vengeance  ;  et  c'est  celui 
que  j'ai  pris.  Ce  moyen,  qui  ne  fait  de  mal 
qu'à  moi,  doit-il  m'attirer  des  reproches  au  lieu 
des  consolations  que  je  devois  espérer? 

Vous  dites  que  je  n'avois  pas  droit  de  deman- 
der l'abdication  de  ma  bourgeoisie  :  mais  le  dire 
n'est  pas  le  prouver.  Nous  sommes  bien  loin  de 
compte;  car  je  n'ai  point  prétendu  demander 
cette  abdication,  mais  la  donner.  J'ai  assez 
étudié  mes  droits  pour  les  connoître,  quoique 
je  ne  les  aie  exercés  qu'une  fois,  et  seulement 
pour  les  abdiquer.  Ayant  pour  moi  l'usage  de 
tous  les  peuples,  l'autorité  de  la  raison,  du  droit 
naturel,  de  Grotius,  de  tous  les  jurisconsultes, 
et  même  l'aveu  du  Conseil,  je  ne  suis  pas  obligé 
de  me  régler  sur  votre  erreur.  Chacun  sait  que 
tout  pacte  dont  une  des  parties  enfreint  les  con- 
ditionsdevient  nul  pourTautre.  Quand  je  devois 
tout  à  la  patrie,  ne  me  devoit-elle  rien?  J'ai 
payé  ma  dette,  a-t-ellç  payé  la  sienne?  On 
n'a  jamais  droit  de  la  déserter,  je  l'avoue  ;  mais 
quand  elle  nous  rejette,  on  a  toujours  droit  de 
la  quitter  ;  on  le  peut  dans  les  cas  que  j'ai  spé- 
ci^és,  et  même  on  le  doit  dans  le  mien.  Le 
serment  que  j'ai  fait  envers  elle,  elle  l'a  fait 
envers  moi.  En  violant  ses  engagemens,  elle 
m'affranchit  des  miens;  et,  en  me  les  rendant 
ignominieux,  elle  me  fait  un  devoir  d'y  renon- 
cer. 

Vous  dites  que  si  des  citoyens  se  présentoient 
au  Conseil  pour  demander  pareille  chose,  vous 
ne  seriez  pas  surpris  qu'on  les  incarcérât.  Ni 
moi  non  plus,  je  n'en  serois  pas  surpris,  parce 
que  rien  d'injuste  ne  doit  surprendre  de  la  part 
de  quiconque  a  la  force  en  main.  Mais  bien 
qu'une  loi,  qu'on  n'observa  jamais,  défende 
au  citoyen  qui  veut  demeurer  tel  de  sortir  sans 
congé  du  territoire  ;  comme  on  n'a  pas  besoin  de 
demander  l'usage  d'un  droit  qu'on  a,  quand  un 


Genevois  veut  quitter  sa  patrie  tout-à-fait  pour 
aller  s'établir  en  pays  étranger,  personne  ne 
songe  à  lui  en  faire  un  crime,  et  on  ne  l'incar- 
cère point  pour  cela.  Il  est  vrai  qu'ordinaire- 
ment cette  renonciation  n'est  pas  solennelle, 
mais  c'est  qu'ordinairement  ceux  qui  la  font, 
n'ayant  pas  reçu  des  affronts  publics,  n'ont  pas 
besoin  de  renoncer  publiquement  à  la  société 
qui  les  leur  a  faits. 

Monsieur,  j'ai  attendu,  j'ai  médité,  j'ai  cher- 
ché long-temps  s'il  y  avoit  quelque  moyen  d'é- 
viter une  démarche  qui  m'a  déchiré.  Je  vous 
avois  confié  mon  honneur,  ô  Genevois,  et  j'étois 
tranquille  ;  mais  vous  avez  si  mal  gardé  ce  dépôt 
que  vous  me  forcez  de  vous  l'ôter. 

Mes  bonsanciens  compatriotes,  que  j'aimerai 
toujours  malgré  votre  ingratitude,  de  grâce, 
ne  me  forcez  pas  par  vos  propos  durs  et  mal- 
honnêtes, de  faire  publiquement  mon  apologie. 
Épargnez-moi,  dans  ma  misère,  la  douleur  de 
me  défendre  à  vos  dépens. 

Souvenez-vous,  monsieur,  que  c'est  malgré 
moi  que  je  suis  réduit  à  vous  répondre  sur  ce 
ton.  La  vérité,  dans  cette  occasion,  n'en  a  pas 
deux.  Si  vous  m'attaquiez  moins  durement,  je 
ne  chercherois  qu'à  verser  mes  peines  dans 
votre  sein.  Votre  amitié  me  sera  toujours  chère, 
je  me  ferai  toujours  un  devoir  de  la  cultiver  ; 
mais  je  vous  conjure,  en  m'ecrivant,  de  ne 
pas  me  la  rendre  si  cruelle,  et  de  mieux  con- 
sulter votre  bon  cœur.  Je  vous  embrasse  de 
tout  le  mien. 


A   M.   MOULTOU. 

Motiers,  le  4  juin  1763. 

J'ai  si  peu  de  bons  momens  en  ma  vie,  qu'à 
peine  espérois-je  d'en  retrouver  d'aussi  doux 
que  ceux  que  vous  m'avez  donnes.  Grand  merci , 
cher  ami  :  si  vous  avez  été  content  de  moi,  je 
l'ai  été  encore  plus  de  vous;  cette  simple  vé- 
rité vaut  bien  vos  éloges.  Âimons-nous  assez 
l'un  l'autre  pour  n'avoir  plus  à  nous  louer. 

Vous  me  donnez  pour  mademoiselle  C...  une 
commission  dont  je  m'acquitterai  mal  précisé- 
ment à  cause  de  mon  estime  pour  elle.  Le  re- 
froidissement de  M.  G...  (*)  me  fait  mal  penser 


C)  C'est  du  célèbre  Gibbon  qu'il  est  question,  et  de  madame 
Necker,  dout  le  nom  de  deiuuisclle  étoit  Curchold. 


444 


CORIŒSPONDANGE. 


de  lui  ;  j'ai  revu  son  livre  ;  il  y  court  après  l'es- 
pril;  ii  s'y  guindé  :  M.  G....  n'est  point  mon 
homme;  je  ne  puis  croire  qu'il  soit  celui  de 
mademoiselle  C...  :  qui  ne  sent  pas  son  prix 
n'est  pas  digne  d'elle  ;  mais  qui  l'a  pu  sentir,  et 
s'en  détache,  est  un  homme  à  mépriser.  Elle 
ne  sait  ce  qu'elle  veut  ;  cet  homme  la  sert  mieux 
que  son  propre  cœur.  J'aime  cent  (ois  mieux 
qu'il  la  laisse  pauvre  et  libre  au  milieu  de  vous, 
que  de  l'emmener  être  malheureuse  et  riche  en 
Angleterre.  En  vérité,  je  souhaite  que  M.  G.... 
ne  vienne  pas.  Je  voudrois  me  déguiser,  mais 
je  ne  snurois;  je  voudrois  bien  faire,  et  je  sens 
que  je  gâterai  tout. 

Je  tombe  des  nues  au  jugement  de  M.  de 
Monclar.  Tous  les  hommes  vulgaires,  tous  les 
petits  littérateurs  sont  faits  pour  crier  toujours 
au  paradoxe,  pour  me  reprocher  d'être  outré; 
mais  lui  que  je  croyois  philosophe,  et  du  moins 
logicien,  quoi!  c'est  ainsi  qu'il  m'a  lu!  c'est 
ainsi  qu'il  me  juge  !  Il  ne  m'a  donc  pas  entendu. 
Si  mes  principes  sont  vrais,  tout  est  vrai  ;  s'ils 
sont  faux,  tout  est  faux  ;  car  je  n'ai  tiré  que  des 
conséquences  rigoureuses  et  nécessaires.  Que 
veut-il  donc  dire  ?  Je  n'y  comprends  rien.  Je 
suis  assurément  comblé  et  honoré  de  ses  éloges, 
mais  autant  seulement  que  je  peux  l'être  de 
ceux  d'un  homme  de  mérite  qui  ne  m'entend 
pas.  Du  reste,  usez  de  sa  lettre  comme  il  vous 
plaira  ;  elle  ne  peut  que  mètre  honorable  dans 
le  public.  Mais,  quoi  qu'il  dise,  il  sera  toujours 
clair  entre  vous  et  moi  qu'il  ne  m'entend 
point. 

Je  suis  accablé  de  lettres  de  Genève.  Vous  ne 
sauriez  imaginer  à  la  fois  la  bêtise  et  la  hauteur 
de  ces  lettres.  H  n'y  en  a  pas  une  où  l'auteur  ne 
se  porte  pour  mon  juge,  et  ne  me  cite  à  son  tri- 
bunal pour  lui  rendre  compte  de  ma  conduite. 
Un  M.  B....t,  qui  m'a  envoyé  toute  sa  procé- 
dure, prétend  que  je  n'ai  point  reçu  d'affront, 
et  que  le  Conseil  avoit  droitde  flétrir  mon  livre, 
sans  commencer  par  citer  l'auteur.  lime  dit,  au 
sujet  de  mon  livre  brûlé  par  le  bourreau,  que 
l'honneur  ne  souffre  point  du  fait  d'un  tiers.  Ce 
qui  signifie  (au  moins  si  ce  mot  de  tiers  veut 
dire  ici  quelque  chose)  qu'un  homme  qui  reçoit 
un  soufflet  d'un  autre  ne  doit  point  se  tenir 
pour  insulté.  J'ai  pourtant,  parmi  tout  ce 
fatras,  reçu  une  lettre  qui  m'a  attendri  jus- 
qu'aux larmes  :  elle  est  anonyme,  et,  par  une 


simplicité  qui  m'a  louché  encore  en  me  faisant 
rire,  l'auteur  a  ou  soin  d'y  renfermer  le  port. 

Je  souhaite  de  tout  mon  cœur  que  les  choses 
soient  laissées  comme  elles  sont,  et  que  je  puisse 
jouir  tranquillementdu  plaisir  de  voir  mes  amis 
à  Genève,  sans  affaires  et  sans  tracas  ;  je  parti- 
rai sitôt  que  j'aurai  reçu  de  vos  nouvelles.  Je 
vous  manderai  le  jour  de  notre  arrivée,  et  je 
vous  prierai  de  nous  louer  une  chaise  pour 
partir  le  lendemain  matin.  Adieu,  cher  ami  ; 
mille  respects  à  M.  votre  père  et  à  madame  vo- 
tre épouse;  elle  n'a  point  à  se  plaindre,  j'espère, 
de  votre  séjour  à  Motiers;  si  vous  y  avez  ac- 
quis le  corps  d'Emile,  vous  n'y  avez  point 
perdu  le  cœur  de  Saint-Preux,  et  je  suis  bien 
sûr  que  vous  aurez  toujours  l'un  et  l'autre  pour 
elle. 

Voici  des  lettres  que  j'ai  reçues  pour  vous. 
Mille  amitiés  à  M.  Le  Sage.  Je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur. 


A  H.    A.    A. 


Motiers,  le  5  juia  4763. 

Voici,  monsieur,  la  petite  réponse  que  vous 
demandez  aux  petites  difficultés  qui  vous 
tourmentent  dans  ma  lettre  à  M.  de  Beau- 
mont  (*). 

^  o  Le  christianisme  n'est  que  le  judaïsme  ex- 
pliqué et  accompli.  Donc  les  apôtres  ne  irans- 
gressoient  point  les  lois  des  Juifs  quand  ils  leur 
enseignoient  l'Évangile  :  mais  les  Juifs  les  persé- 
cutèrent, parce  qu'ils  ne  les  entendoient  pas, 
ou  qu'ils  feignoient  de  ne  les  pas  entendre  :  ce 
n'est  pas  la  seule  fois  que  le  cas  est  arrivé. 

2»  J'ai  distingué  les  cultes  où  la  religion 
essentielle  se  trouve,  etceux  où  elle  ne  se  trouve 
pas.  Les  premiers  sont  bons,  les  autres  mauvais; 
j'ai  dit  cela.  On  n'est  obligé  de  se  conformer  à 
la  religion  particulière  de  l'état,  et  il  n'est  même 
permis  de  la  suivre,  que  lorsque  la  religion  es- 
sentielle s'y  trouve,  comme  elle  se  trouve,  par 
exemple,  dans  diverses  communions  chrétien- 

(•)  Voici  le  passage  objecté  : 

«  Je  crois  qu'un  homme  de  bien,  dans  qnel(iue  religion  qu'il 
»  vive  de  bonne  foi,  peut  être  sauvé.  Mais  je  ne  crois  pas  pour 
1  cela  qu'on  puisse  légitimement  introduire  dans  un  pays  des 
»  religions  étrangères  sans  la  permission  du  souverain  ;  car  si 
»  ce  n'est  pas  directement  désobéir  à  Dieu,  c'est  désobéir  aux 
»  lois,  et  qui  désobéit  aux  lois  désobéit  à  Dieu,  •  (  Lellt  e  A 
M.  de  Beau  mont.)  ^'^'- 


ANNÉK  1763. 


445 


nés,  dans  le  mahométisme,  dans  le  judaïsme  : 
mais  dans  le  paganisme,  c'étoit  autre  chose  ; 
comme  très-évidemment  la  religion  essentielle 
ne  s'y  trouvoit  pas,  il  étoit  permis  aux  apôires 
de  prêcher  contre  le  paganisme,  même  parmi 
les  païens,  et  même  malgré  eux. 

5°  Quand  tout  cela  ne  seroit  pas  vrai,  que 
s'ensuivroit-il  ?  Bien  qu'il  ne  soit  pas  permis 
aux  membres  de  l'état  d'attaquer  de  leur  chef 
la  foi  du  pays,  il  ne  s'ensuit  point  que  cela  ne 
soit  pas  permis  à  ceux  à  qui  Dieu  l'ordonne  ex- 
pressément. Le  catéchisme  vous  apprend  que 
c'est  le  cas  de  la  prédication  de  l'Evangile. 
Parlant  humainement,  j'ai  dit  le  devoir  commun 
des  hommes;  mais  je  n'ai  point  dit  qu'ils  ne 
dussent  point  obéir  quand  Dieu  a  parlé.  Sa  loi 
peut  dispenser  d'obéir  aux  lois  humaines  ;  c'est 
un  principe  de  votre  foi  que  je  n'ai  point  com- 
battu. Donc  en  introduisant  une  religion  étran- 
gère, sans  la  permission  du  souverain,  les 
apôtres  n'étoient  point  coupables.  Cette  petite 
réponse  est,  je  pense,  à  votre  portée,  et  je  pense 
qu'elle  suffit. 

Tranquillisez-vous  donc,  monsieur,  je  vous 
prie,  et  souvenez-vous  qu'un  bon  chrétien, 
simple  et  ignor.int,  tel  que  vous  m'assurez 
être,  devroit  se  borner  à  servir  Dieu  dans  la 
simplicité  de  son  cœur,  sans  s'inquiéter  si  fort 
des  seniimens  d'autrui. 


A  M.   THEODORE   ROUSSEAU. 

Motiers,  le  5  juin  1763. 

Je  vous  aurois  envoyé  sur-le-champ,  mon 
très-cher  cousin,  la  copie  que  vous  me  deman- 
dez de  ma  lettre  à  M.  le  premier  syndic,  si  je 
n'eusse  pas  été  informé  que  cettre  lettre  étoit 
publique  à  Genève  peu  de  jours  après  sa  ré- 
ception, de  sorte  que  je  ne  puis  douter  que  vous 
n'en  ayez  eu  communication  peu  de  temps 
après  l'envoi  de  la  vôtre.  Si  cependant  cela  né- 
toit  pas,demandez-en  communication  à  M. Chap- 
puis  ou  à  M.  Deluc  ;  ils  ne  vous  la  refuseront 
sûrement  pas.  Tout  le  monde  me  demande  des 
copies  de  mes  lettres,  sans  songer  que  je  n'ai 
point  de  secrétaire,  et  que  quand  je  passerois 
ma  vie  à  faire  des  copies,  je  ne  suffirois  pas  à 
la  curiosité  du  public.  Votre  cas,  mon  cher  cou- 
sin, est  très-différent,  et  i'en  fais  bien  la  dis- 


tinction :  aussi,  si  je  pouvois  présumer  que  vous 
n'eussiez  pas  déjà  celle  que  vous  me  demandez, 
vous  la  ferois-je  à  l'instant.  Mais  je  suis  assuré 
que  ce  seroit  un  soin  superflu. 

Il  me  semble  que  vous  vous  exprimez  avec 
moi  en  termes  peu  convenables  sur  la  triste  dé- 
marche que  j'ai  été  obligé  de  faire  pour  la  dé- 
fense de  mon  honneur,  chargé  par  le  Ck)n8eil 
d'une  flétrissure  ptiblique,  contre  laquelle  per- 
sonne n'a  réclamé  et  à  laquelle  ce  seroit  con- 
sentir que  de  rester  volontairement  membre  do 
l'état  où  je  l'ai  reçue.  Vous  devez  sentir  et  plain- 
dre mon  affliction  dans  une  démarche  néces- 
saire qui  me  déchire  :  mais  quel  droit  avez- 
vous  de  me  supposer  irrité  lorsque  je  ne  fais  du 
mal  qu'à  moi  ?  Vous  dites  que  c'est  un  coup  san- 
glant pour  mes  parens;  et  tout  au  contraire, 
c'est  un  soin  cruel,  mais  indispensable,  que  je 
devois  à  ma  personne,  à  mon  nom,  à  ceux  qui 
le  portent  ainsi  que  moi.  Si  j'étois  capable  de 
boire  dos  affronts  sans  m'en  défendre,  c'est 
alors  que  ma  famille  auroit  droit  de  se  plaindre 
de  l'avilissement  qu'elle  partageroit  avec  moi. 
J'attendois  de  vous  des  remercîmens  pour 
n'avoir  pas  laissé  déshonorer  votre  nom.  J'es- 
pérois  du  moins  que  vous  me  plaindriez  dans 
mes  malheurs.  Dispensez-vous,  je  vous  prie,  à 
l'avenir  de  me  faire  des  reproches  injustes  et 
déraisonnables  que  je  n'ai  sûrement  pas  méri- 
tés. Du  reste,  soyez  persuadé,  mon  cher  cou- 
sin, qu'en  renonçant  à  ma  patrie  je  n'ai  point 
renoncé  à  ma  famille  :  elle  me  sera  toujours 
chère.  Et  mon  cher  cousin  Théodore  doit  être 
assuré  de  trouver  toujours  en  nioi  un  bon  pa- 
rent et  ami  qui  ne  l'oubliera  jamais.  Je  vous 
embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A  MADAME  LATOUR- 


A  Motiers,  le  <7jiiin  4765. 


Quel  silence  !  quel  temps  j'ai  choisi  pour  le 
garder  1  0  cette  charmante  Marianne  !  que  pen- 
sera-t-elle,  que  dira-l-elle  maintenant  de  celui 
qu'elle  a  honoré  du  précieux  nom  d'ami,  et  qui, 
pour  prix  de  ce  bienfait,  se  tait  avec  elle  depuis 
six  semaines?  Quand  je  pense  combien  je  suis 
coupable,  la  plume  me  tombe  des  mains,  et  je 
n'ai  plus  le  front  de  continuer  d'écrire.  Il  le  faut 
cependant,  pour  ne  pas  aggraver  le  crime  par 


446 


CORUESPONDANCE. 


le  repeniir.  Soyez  donc  aussi  clémente  qu'ai- 
mable; acceptez  ma  contrition.  Je  ne  mérite 
grâce  qu'en  un  seul  point,  mais  tel  qu'il  suffira 
pour  l'obtenir  de  vous,  je  l'espère  :  c'est  que  je 
sens  tout  mon  crime,  et  ne  cherche  point  à 
l'excuser. 

En  vérité,  je  suis  bien  heureux  que  vous 
soyez  si  bonne:  car,  si  vous  vouliez  ne  pas  l'ê- 
tre, vous  auriez  de  terribles  manières  de  tirer 
sur  les  gens.  //  n'y  a  pas  jusqu'à  l'exactitude 
de  l'adresse  qui  ne  m'ait  été  jusqu'à  l'âme.  C'est 
une  bombe  que  cela,  douce  Marianne,  et  je 
m'en  sens  d'autant  plus  écrasé,  que  je  ne  l'ai 
que  trop  attirée.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  humiliant 
pour  moi  est  qu'à  présent  elle  m'échappe  en- 
core, cette  adresse,  qui  m'est  pourtant  si  chère, 
et  qu'il  faudra  qu'avant  d'envoyer  cette  lettre 
j'aille  passer  trois  heures  à  la  rechercher  dans 
un  plein  coffre  de  papiers  qui  me  sont  tous 
aussi  importans,  mais  non  pas  aussi  chers  que 
vos  lettres.  Malgré  cela,  si  vous  lisiez  dans 
mon  cœur,  vous  le  verriez  plein  de  sentimens 
pour  vous,  dont  l'effet  peut  aller  plus  loin  que 
de  mettre  exactement  une  adresse. 

Vous  ne  voulez  pas  me  laisser  échapper  sur 
la  petite  chose  que  je  disois  me  déplaire  en  vous. 

:  11  faut  pcmrtant  que  vous  me  fassiez  grâce  en- 
core sur  ce  point;  car  il  m'est  impossible  de 
vous  satisfaire,  et  vous  seriez  bien  étonnée  si  je 
vous  en  disois  la  raison.  Qu'il  vous  suffise,  je 
vous  supplie,  d'être  sûre  comme  vous  devez 
l'être,  puisque  c'est  la  vérité,  que  cette  petite 
chose,  si  jamais  elle  a  existé,  n'existe  plus  ;  que 
de  toutes  les  choses  que  je  connois  de  vous,  il 
y  en  a  mille  qui  m'enchantent,  et  pas  une  qui 
me  déplaise,  surtout  depuis  que  vous  n'exigez 
plus,  dans  notre  commerce,  l'exactitude  qu'il 
m'est  impossible  d'y  mettre  ;  mais  j'avoue  que 
si  la  vôtre  se  relâche,  je  me  voudrai  bien  du 
mal  de  n'oser  vous  rien  reprocher. 

Je  ne  l'aurai  donc  point,  le  portrait  de  cette 
charmante  Marianne  1  Elle  l'a  ainsi  décidé.  Je 
vous  avoue  pourtant  que  la  raison  sur  laquelle 

'  vous  me  refusez  la  permission  de  le  faire  copier 
m'auroit  fait  rire, si  le  refus  m'eiit  moins  fâché. 
lin  pauvre  barbon  malade  et  sec  comme  moi 
ooit  être  Dien  her  de  n'être  pas  pour  vous  un 
homme  sans  conséquence  :  mais  puisque  j'en 
porte  les  charges,  j'en  devrois  bien  avoir  aussi 
lesdroils. 


Il  est  vrai,  madame,  que  selon  la  loi,  les 
catholiques  ne  doivent  pas  acquérir  des  terres 
dans  le  canton  de  Berne  ;  mais  on  m'assure  que 
les  permissions  ne  sont  pas  difficiles  à  obtenir; 
et,  en  effet,  il  yen  a  divers  exemples,  du  moins 
à  ce  qu'on  me  dit;  car,  pourmoi,  je  n'en  con- 
nois pas.  J'ai  écrit  dans  le  canton  même  pour 
avoir  des  éclaircissemens  plus  sûrs;  mais  je 
n'ai  pas  encore  de  réponse.  Pour  moi,  si  cette 
acquisition  ne  peut  se  faire,  j'en  serai  bien  con- 
solé, puisque,  si  ma  santé  me  le  permet,  je  suis 
déterminé  à  quitter  ce  pays,  et  que  si  elle  ne 
me  le  permet  pas,  je  ne  serois  pas  en  état  d'y 
profiter  de  votre  voisinage.  Mylord  maréchal  a 
prir  tout  de  bon  son  parti,  et  va  en  Ecosse,  où 
je  lirai  joindre  sitôt  que  je  serai  en  état  de  sup- 
porter le  voyage;  ce  que  malheureusement  je 
ne  saurois  a  présent,  sans  quoi  je  serois  déjà 
parti  pour  la  Hollande,  où  il  m'a  marqué  qu'il 
m'attendoit  quelques  jours.  Malgré  mon  dépé- 
rissement je  ne  puis  renoncer  à  la  douce  espé- 
rance d'aller  enfin  passer  le  reste  de  ma  vie  en 
paix  entre  George  Keith  et  David  Hume. 

Bonjour,  belle  Marianne,  je  voudrois  bien 
qu'au  lieu  d'habiter  le  quartier  du  Palais- 
Royal,  vous  habitassiez  la  ville  d'Aberdeen  (*)  ; 
j'aurois  du  moins  quelque  espoir  de  vous  y  voir 
un  jour. 

A  M.  MOULTOU. 

Moticrs-Travers,  ce  lundi  27  juin  1763. 

Je  suis  (Ml  peine  de  vous,  mon  cher  Moul- 
lou  ;  seriez-vous  malade?  Je  le  demande  à  tout 
le  monde,  ot  ne  puis  avoir  de  réponse.  Vous 
qui  étiez  si  exact  à  m'écrire  dans  les  autres 
temps,  comment  vous  taisez-vous  dans  la  cir- 
constance présente?  Ce  silence  a  quelque  chose 
d'alarmant. 

Je  viens  de  recevoir  une  lettre  de  M.  Marc 
Chappuis  ,  dans  laquelle  il  me  parle  ainsi  : 
«  Vous  avez  envoyé  dans  cette  ville  copie  de  la 
»  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  mé- 
»  crire  le  26  mai  dernier...  Cette  copie,  que 
))  je  n'ai  point  vue,  est  tronquée,  ce  que  m'a 
))  assuré  M.  Moultou,  qui  m'est  venu  deman- 
»  der  lecture  de  l'original.  » 

(*)  Mylord  maréchal  pressoit  Rousseau  de  venir  en  Ecosse 
avec  lui.  Ses  ferres  étoient  près  d'Aberdeen,  ville  inaritiir.e 
de  ce  pays.         .,„,,,/    , ,    ..,.,       M.  P. 


ANiNÉR  1763. 


Ail 


Cet  étrange  pnssnge  demande  explication.  Je 
lattends  de  vous,  mon  cIut  Moultou;  et  ce 
n'est  qu'après  avoir  reçu  voire  réporjse  que  je 
ferai  la  mienne  à  M.  Cliappuis.  M.  de  Snutern 
vous  fait  mille  amitiés;  recevez  les  respects  de 
mademoiselle  Le  Vasseur  et  les  embrassemens 
de  voire  ami. 

AU   MÊME. 
Motien-Travers,  ce  7  juillet  1763. 

Voire  avis  est  honiiôtc  et  sage.  Je  reconnois 
la  voix  d'un  ami  :  je  vous  roniercio,  et  j'en  pro- 
fite. Mats  avec  aussi  peu  de  crédit  à  Genève, 
que  puis-je  faire  pour  m'y  faire  écouler,  sur- 
tout dans  une  affaire  qui  n'est  pas  tellement  la 
niienne  qu'elle  ne  soit  aussi  celle  de  tous?  Re- 
noncer, au  moins  pour  ma  part,  à  l'intérêt  que 
j'y  puis  avoir,  en  déclarant  nettement,  comme 
je  le  fais  aujourd  hui,  qu'à  quelque  prix  que  ce 
soit  je  n'accepterai  jamais  la  restitution  de  ma 
bourgeoisie,  et  que  je  ne  rentrerai  jamais  dans 
(Iciiève.  J'ai  fait  serment  de  l'un  et  de  l'autre  : 
ainsi  me  voilà  lié  sans  retour;  et  tout  ce  qu'on 
peut  faire  pour  me  rappeler  est  par  conséquent 
inutile  et  vain.  J'écris  de  plus  à  Deluc  une  lettre 
iiès-forte,  pour  l'engager  à  se  retirer;  j'en 
écris  autant  à  mon  cousin  Rousseau.  Voilà  tout 
ce  que  je  puis  faire  ;  et  je  le  fais  de  très-bon 
cœur  :  rien  de  plus  ne  dépend  de  moi.  L'inter- 
f)rét<uion  qu'on  donne  à  ma  lettre  à  Chappuis 
est  aussi  raisonnable  que  si ,  lorsque  j'ai  dit 
non,  l'on  en  concluoit  que  j'ai  voulu  dire  oui. 
Voulez-vous  que  je  me  défende  devant  des  four- 
bes ou  des  stupides?  Je  n'ai  jamais  rien  su  dire 
à  ces  gens-là,  et  je  ne  veux  pas  commencer.  Ma 
conduite  est,  ce  me  semble,  uniforme  et  claire  ; 
pour  l'inlerpréter  il  ne  faut  que  du  bon  sens  et 
un  cœur  droit.  Adieu,  cher  Moultou.  J'aurois 
bien  quelque  chose  à  vous  représenter  sur  ce 
que  vous  avez  dit  à  Chappuis,  que  j'a vois  tron- 
qué la  copie  de  sa  lettre  ;  car,  quoique  cela  ait 
été  dit  à  bonne  intention,  il  ne  faut  pas  désho- 
norer ses  amis  pour  les  servir  (*).  Vous  m'a- 
vouez, à  la  vérité,  que  cette  copie  n'est  point 
tronquée;  mais  il  croit  lui  qu'elle  l'est  :  il  le 
doit  croire,  puisque  vous  le  lui  avez  dit,  et  il 

(*)  n  ne  m'avolt  pas  compris,  et  vit  bien  que  je  savois  aussi 
bien  que  lui  cette  maxime.  {Note de  M.  Moultou.  ) 


part  de  là  pour  me  croire  et  me  dire  un  homme 
capable  de  falsification.  11  ne  me  parofi  pas 
avoir  si  grand  lort,  quoiqu'il  se  tronijie. 

Au  reste,  quoi  que  vous  en  puissiez  du  e,  je 
ne  lui  écrirai  point  comme  à  mon  ami,  puisque 
je  sais  qu'il  ne  l'est  pas.  J'écris  à  M.  de  Gauffe- 
courl.  O  ce  respectable  Abauzii  !  je  suis  donc 
condamné  à  ne  le  revoir  jamais!  Ah!  je  mo 
trompe,  j'espère  lé  voir  dans  le  séjour  des  jus- 
tes !  Vax  attendant  que  cette  commune  patrie 
nous  rassemble,  adieu,  mon  ami. 

Le  pauvre  baron  est  parti  en  me  chargeant 
de  mille  choses  pour  vous.  Je  suis  resté  seul,  et 
dans  quel  moment  ! 


A  H.   DELUC. 


MotitTS,  le  7juillel  1763. 


Je  crains,  mon  cher  ami,  que  votre  zèle  pa- 
triotique n'aille  un  peu  trop  loin  dans  cette  oc- 
casion, et  que  votre  amour  pour  les  lois  n'expose 
à  quelque  atteinte  la  plus  importante  de  toutes, 
qui  est  le  salut  de  l'état.  J'apprends  que  vous 
et  vos  dignes  concitoyens  méditez  de  nouvelles 
représentations;  et  la  certitude  de  leur  inutilité 
me  fait  craindre  qu'elles  ne  compromettent 
enfin  vis-à-vis  les  uns  des  autres  ou  la  bour- 
geoisie, ou  les  magistrats.  Je  ne  prétends  pas 
me  donner  dans  cette  affaire  une  imporUinco 
qu'au  surplus  je  ne  tiendrois;  que  do  mes  mal- 
heurs :  je  sais  que  vous  avez  à  redresser  des 
griefs  qui,  bien  que  relatifs  à  de  simples  parti- 
culiers, blessent  la  liberté  publique.  Mais,  soit 
que  je  considère  cette  démarche  relativement  à 
moi,  ou  relativement  au  corps  de  la  bourgeoi- 
sie, je  la  trouve  également  inutile  et  dange- 
reuse ;  et  j'ajoute  même  que  la  solidité  de  vos 
raisons  tournera  toute  à  votre  commun  préju- 
dice, en  ce  qu'ayant  mis  en  poudre  les  sophis- 
mes  de  sa  réponse,  vous  forcerez  le  Conseil  à  ne 
pouvoir  plus  répliquer  que  par  un  sec  //  n'y  a 
lieu,  Gl  par  conséquent  de  rentrer,  par  le  fait, 
en  possession  de  son  prétendu  droit  négatif  (*), 
qui  réduiroità  rien  celui  que  vous  avez  défaire 
des  représentations.  Que  si,  après  cela,  vous 

(*)  Voyei  ce  qui  est  dit  sur  ce  droit  qu'avoit  ou  que  s'arro- 
geoit  le  Sénat  ou  petit  Conseil,  dans  le  tableau  qui  se  trouve 
en  tête  des  Lettres  de.  la  Montagne,  de  la  coiistiiution  de  Ge- 
nève à  IVpoque  où  Rousseau  écrivoit.  M.  P. 


448 


CORRESPONDANCE. 


vous  obstinez  à  poursuivre  le  redressement  de 
griefs  (que  très-certainement  vous  n'obtiendrez 
point),  il  ne  vous  reste  plus  qu'une  voie  légi- 
time, dont  l'effet  n'est  rien  moins  qu'assuré,  et 
qui ,  donnant  atteinte  à  votre  souveraineté , 
établiroit  une  planche  très-dangereuse,  et  se- 
roit  un  mal  beaucoup  pire  que  celui  que  vous 
voulez  réparer. 

Je  sais  qu'une  famille  intrigante  et  rusée  (*), 
s'étayant  d'un  grand  crédit  au-dehors,  sape  à 
grands  coups  les  fondemens  de  la  république, 
et  que  ses  membres,  jongleurs  adroits  et  gens 
à  deux  envers,  mènent  le  peuple  par  l'hypo- 
crisie et  les  grands  par  l'irréligion.  Mais  vous 
et  vos  concitoyens  devez  considérer  que  c'est 
vous-mêmes  qui  l'avez  établie  ;  qu'il  est  trop 
tard  pour  tenter  de  l'abattre,  et  qu'en  suppo- 
sant même  un  succès  qui  n'est  pas  à  présumer, 
vous  pourriez  vous  nuire  encore  plus  qu'à  elle, 
et  vousdétruire  en  l'abaissant.  Croyez-moi,  mes 
amis,  laissez-la  faire;  elle  touche  à  son  terme, 
et  je  prédis  que  sa  propre  ambition  la  perdra 
sans  que  la  bourgeoisie  s'en  mêle.  Ainsi,  par 
rapport  à  la  république,  ce  que  vous  voulez 
faire  n'est  pas  utile  en  ce  moment  ;  le  succès  est 
impossible,  ou  seroit  funeste,  et  tout  repren- 
dra son  cours  naturel  avec  le  temps. 

Par  rapport  à  moi,  vous  connoisscz  ma  ma- 
nière de  penser,  et  M.  d'Ivernois,  à  qui  j'ai  ou- 
vert mon  cœur  à  son  passage  ici,  vous  dira, 
comme  je  vous  l'ai  écrit,  et  à  tous  mes  amis, 
que,  loin  de  désirer  en  celte  circonstance  des 
représentations,  j'aurois  voulu  qu'elles  n'eus- 
sent point  été  faites,  et  que  je  désire  encore 
plus  qu'elles  n'aient  aucune  suite.  Il  estcertain, 
comme  je  l'ai  écrit  à  M.  Chappuis,  qu'avant 
ma  lettre  à  M.  Favre,  des  représentations  de 
quelques  membres  de  la  bourgoisie,  suffisant 
pour  marquer  qu'elle  improuvoit  la  procédure, 
et  mettant  par  conséquent  mon  honneur  à 
couvert,  eussent  empêché  une  démarche  que 
je  n'ai  faite  que  par  force,  avec  douleur,  et 
quand  je  ne  pouvois  plus  m'en  dispenser  sans 
consentir  à  mon  déshonneur.  Mais  une  fois 
faite,  et  mon  parti  pris,  cette  démarche  ne 
me  laissant  plus  qu'un  tendre  souvenir  de  mes 
anciens  compatriotes,  et  un  désir  sincère  de 
les  voir  vivre  en  paix ,  toute  démarche  subsé- 


(*)  La  famille  Troncliin. 


M.  r. 


quente,  et  relative  à  celle-là,  m'a  paru  dépla* 
cée,  inutile  ;  et  je  ne  l'ai  ni  désirée  ni  approu- 
vée. J'avoue  toutefois  que  vos  représentations 
m'ont  été  honorables,  en  montrant  que  la  pro- 
cédure faite  contre  moi  étoit  contraire  aux  lois, 
et  improuvée  par  la  plus  saine  partie  de  l'état. 
Sous  ce  point  de  vue,  quoique  je  n'aie  point 
acquiescé  à  ces  représentations,  je  ne  puis 
en  être  fâché.  Mais  tout  ce  que  vous  ferez  de 
plus  maintenant  n'est  propre  qu'à  en  détruire 
le  bon  effet,  et  à  faire  triompher  mes  ennemis 
et  les  vôtres,  en  criant  que  vous  donnez  à  la 
vengeance  ce  que  vous  ne  devez  qu'au  main- 
tien des  lois. 

Je  vous  conjure  donc,  mon  vertueux  ami, 
par  votre  amour  pour  la  patrie  et  pour  la  paix, 
de  laisser  tomber  cette  affaire,  ou  même  d'en 
abandonner  ouvertement  la  poursuite ,  au 
moins  pour  ce  qui  me  regarde,  afin  que  voire 
exemple  entraîne  ceux  qui  vous  honorent  de 
leur  confiance,  et  que  les  griefs  d'un  particu- 
lier qui  n'est  plus  rien  à  l'état  n'en  troublent 
point  le  repos.  Ne  soyez  en  peine  ni  du  juge- 
ment qu'on  portera  de  cette  retraite,  ni  du 
préjudice  qu'en  pourroit  souffrir  la  liberté.  La 
réponse  du  Conseil,  quoique  tournée  avec  toute 
l'adresse  imaginable,  prête  le  flanc  de  tant  de 
côtés,  et  vous  donne  de  si  grandes  prises,  qu'il 
n'y  a  point  d'homme  un  peu  au  fait  qui  ne 
sente  le  motif  de  votre  silence,  et  qui  ne  juge 
que  vous  vous  taisez  pour  avoir  trop  à  dire.  Et, 
quant  à  la  lésion  des  lois,  comme  elle  en  de- 
viendra d'autant  plus  grande  qu'on  en  aura  plus 
vivement  poursuivi  la  réparationsans  l'obtenir, 
il  vaut  mieux  fermer  les  yeux  dans  une  occa- 
sion où  le  manteau  de  l'hypocrisie  couvre  les 
attentats  contre  la  liberté,  que  de  fournir  aux 
usurpateurs  le  moyen  de  consommer,  au  nom 
de  Dieu,  l'ouvrage  de  leur  tyrannie. 

Pour  moi,  mon  cher  ami,  quelque  disposé 
que  je  fusse  à  me  prêter  à  tout  ce  qui  pouvoit 
complaire  à  mes  anciens  concitoyens,  et  à  re- 
prendre avec  joie  un  titre  qui  me  fut  si  cher, 
s'il  m'eût  été  restitué  de  leur  gré ,  d'un  com- 
mun accord,  et  d'une  manière  qui  me  l'eût  pu 
rendre  acceptable,  vos  démarches  en  cette  oc- 
casion, et  les  maux  qui  peuvent  en  résulter, 
me  forcent  à  changer  de  résolution  sur  ce  point, 
et  à  en  prendre  une  dont ,  quoi  qu'il  arrive, 
rien  ne  me  fera  départir.  Je  vous  déclare  donc, 


ANNÉE  1765. 


449 


el  j'en  ai  fait  le  serment,  que  de  mes  jours  je  ne 
remettrai  le  pied  dans  vos  murs,  et  que,  con- 
tent de  nourrir  dans  mon  cœur  les  seniimens 
d'un  vrai  citoyen  de  Genève,  je  n'en  repren- 
drai jamais  le  titre  :  ainsi  toute  démarche  qui 
pourroit  tendre  à  me  le  rendre  est  inutile  et 
mrr  vaine.  Après  avoir  sacrifié  mes  droits  les  plus 
chers  à  I  honneur,  je  sacrifie  aujourd'hui  mes 
espérances  à  la  paix.  Il  ne  me  reste  plus  rien  à 
faire.  Adieu. 


A  M.   DE   GAUFECOURT. 

Motiers,  le  7  juillet  176S. 

J'apprends,  cher  papa,  que  vous  êtes  à  Ge- 
nève; et  cela  redouble  mon  regret  de  ne  pou- 
voir passer  dans  cette  ville,  comme  je  comptois 
faire,  après  toutes  ces  tracasseries,  pour  aller 
à  Chnmbéri  voir  mes  anciens  amis.  Forcé  de 
renoncer  à  ma  bourgeoisie  ,  pour  ne  pas  con- 
sentir à  mon  déshonneur,  j'aurois  passé  comme 
un  étranger;  et  avec  quel  plaisir  j'eusse  oublié, 
dans  les  bras  du  cher  Gauffecourt ,  tous  les 
maux  qu'on  rassemble  sur  ma  tête  I  mais  les 
démarches  tardives  et  déplacées  de  la  bour- 
geoisie, et  l'étrange  réponse  du  Conseil,  me 
forcent,  de  peur  d'attiser  le  feu  par  ma  pré- 
sence, à  m'abstenir  d'un  voyage  que  je  voulois 
faire  en  paix.  Après  s'être  tù  quand  il  falloit 
iparler,  on  parle  quand  il  faut  se  taire  et  que 
tout  ce  qu'on  peut  dire  n'est  plus  bon  à  rien. 

L'affection  que  j'aurai  toujours  pour  ma  pa- 
trie me  fait  désirer  sincèrement  que  tout  ceci, 
qui  s'est  fait  contre  mon  gré,  n'ait  aucune  suiie, 
et  je  l'ai  écrit  à  mes  amis.  Mais  ne  m'ayant  ni 
défendu  dans  mon  malheur,  ni  consulté  dans 
leur  démarche,  auront-ils  plus  d'égard  à  mes 
représentations,  qu'ils  n'en  eurent  à  mes  inté- 
rêts lorsqu'ils  n'êtoient  que  ceux  des  lois  et  les 
leurs  ?  Dans  le  doute  de  mon  crédit  sur  leur  es- 
prit, j'ai  pris  le  dernier  parti  que  je  devois 
prendre,  en  leur  déclarant  que,  quoi  qu'il  ar- 
rivât, et  quoi  qu'ils  fissent,  je  ne  reprendrois 
jamais  le  titre  de  leur  citoyen  (*) ,  et  ne  rentre- 
rois  jamais  dans  ieurs  murs.  C'est  à  quoi  je  suis 

(") ...  de  leur  citoyen.  Conrorme  an  texte  de  l'édition  donnée 
par  Du  Feyrou  en  1790,  où  cette  lettre  a  été  imprimée  pour 
la  preinièie  fols,  et  où  par  erreur  sans  doute  on  a  mis  citoyen 
l\o\>r concitoyen.  M.  P. 

l.IV, 


aussi  très-déterminé,  et  c'est  le  seul  moyen  qui 
me  restoit  d'assoupir  toute  cette  affaire,  au- 
tant du  moins  que  mon  intérêt  y  peut  influer. 
Ce  seroit,  j'en  conviens,  me  donner  une  impor- 
tance bien  ridicule,  si  on  ne  l'eiit  rendue  né- 
cessaire ,  et  dont  je  ne  saurois  d'ailleurs  être 
fort  vain,  puisque  je  ne  la  dois  qu'à  mes  mal- 
heurs. Ainsi,  rien  ne  manque  à  mes  sacrifices. 
Puissent-ils  être  aussi  utiles  que  je  les  fais  de 
bon  cœur,  quoique  déchiré  1 

Ce  qui  m'afflige  le  plus  dans  cette  résolution 
est  l'impossibilité  où  elle  me  met  d'embrasser 
jamais  mes  amis  à  Genève,  ni  vous  par  consé- 
quent qui  êtes  le  plus  ancien  de  tous.  Faut-il 
donc  renoncer  pour  toujours  à  cet  espoir?  Cher 
papa,  j'espère  que  votre  santé  raffermie  ne 
vous  rend  plus  les  bains  d'Aix  nécessaires; 
mais  jadis  c'étoit  pour  vous  un  voyage  de  plai- 
sir plus  que  de  besoin.  S'il  pouvoit  l'être  en- 
core ,  quelle  consolation  ce  seroit  pour  moi 
d'aller  vous  y  voir  I  Je  crois  que  je  mourrois 
de  joie  en  vous  serrant  dans  mes  bras.  Je  tra- 
verserois  le  lac,  le  Chablais,  le  Faucigny,  pour 
vous  aller  joindre.  L'amitié  me  donneroit  des 
forces  ;  la  peine  ne  me  coûteroit  rien. 

On  dit  que  les  jongleurs  ont  acheté  Marc 
Chappuis  avec  votre  emploi.  Je  les  trouve  bien 
prodigues  dans  leurs  emplettes.  Il  est  vrai  que 
celle-là  se  fait  à  vos  dépens,  et  c'est  tout  ce  qui 
m'en  fâche.  Assurément  ,  si  je  n'ai  pas  une 
belle  statue,  ce  ne  sera  pas  la  faute  des  jon- 
gleurs; ils  se  tourmentent  furieusement  pour 
en  élever  le  piédestal.  Donnez-moi  de  vos  nou- 
velles. Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A  M.    USTERI,   PROFESSEUR   A   ZURICH. 

Sur  le  chapitre  viu  du  dernier  livre  du  ConmÂT  social. 
Motiers,  le  15juJlleH7<53. 

Quelque  excédé  que  je  sois  de  disputes  et 
d'objections,  et  quelque  répugnance  que  j'aie 
d'employer  à  ces  petites  guerres  le  précieux 
commerce  de  l'amitié,  je  continue  à  répondre 
à  vos  difficultés,  puisque  vous  l'exigez  ainsi.  Je 
vous  dirai  donc,  avec  ma  franchise  ordinaire, 
que  vous  ne  me  paroissez  pas  avoir  bien  saisi 
l'état  de  la  question.  La  grande  société,  la  so- 
ciété humaine  en  général,  est  fondée  sur  l'hu- 

•20 


4S0 


CORTŒSPOiNDÀNCE. 


manité,  sur  la  bienfaisance  universelle.  Je  dis, 
et  j'ai  toujours  dit  que  le  christianisme  est  fa- 
vorable à  celle-là. 

Mais  les  sociétés  particulières,  les  sociétés 
politiques  et  civiles  ont  un  tout  autre  principe  ; 
ce  sont  des  établissemens  purement  humains, 
dont  par  conséquent  le  vrai  christianisme  nous 
détache  comme  de  tout  ce  qui  n'est  que  terres- 
tre. Il  n'y  a  que  les  vices  des  hommes  qui  ren- 
dent ces  établissemens  nécessaires ,  et  il  n'y  a 
que  les  passions  humaines,  qui  les  conservent. 
Otez  tous  les  vices  à  vos  chrétiens,  ils  n'auront 
plus  besoin  de  magistrats  ni  de  lois;  ôtoz-leur 
toutes  les  passions  humaines,  le  lien  civil  perd 
à  l'instant  tout  son  ressort,  plus  d'émulation, 
plus  de  gloire,  plus  d'ardeur  pour  les  pré- 
férences. L'intérêt  particulier  est  détruit  ;  et 
faute  d'un  soutien  convenable,  l'état  politique 
tombe  en  langueur. 

Votre  supposition  d'une  société  politique  et 
rigoureuse  de  chrétiens,  tous  parfaits  à  la  ri- 
gueur, est  donc  contradictoire  ;  elle  est  en- 
core outrée  quand  vous  n'y  voulez  pns  admet- 
tre un  seul  homme  injuste ,  pas  un  seul  usu»;- 
pateur.  Sera-t-elle  plus  parfaite  que  celle  des 
apôtres?  et  cependant  il  s'y  trouva  un  Judas... 
Sera-t-elle  plus  parfaite  que  celle  des  anges? 
el  le  diable,  dit-on,  en  est  sorti.  Mon  cher  ami, 
vous  oubliez  que  vos  chrétiens  seront  des  hom- 
mes, et  que  la  perfection  que  je  leur  suppose 
est  celle  que  peut  comporter  l'humanité.  Mon 
livre  n'est  pas  fait  pour  les  dieux. 

Ce  n'est  pas  tout.  Vous  donnez  à  vos  citoyens 
un  tact  moral,  une  finesse  exquise  :  et  pour- 
quoi? parce  qu'ils  sont  bons  chrétiens.  Com- 
ment 1  nul  ne  peut  être  bon  chrétien  à  votre 
compte  sans  être  un  La  Rochefoucauld,  un  La 
Bruyère?  A  quoi  pensoit  donc  notre  maître, 
quand  il  bénissoit  les  pauvres  en  esprit?  Celte 
assertion-là,  premièrement,  n'est  pas  raison- 
nable ,  puisque  la  finesse  du  tact  moral  ne  s'ac- 
quiert qu'à  force  de  comparaisons,  et  s'exerce 
même  infiniment  mieux  sur  les  vices  que  l'on 
cache  que  sur  les  vertus  qu'on  ne  cache  point. 
Secondement,  cette  même  assertion  est  con- 
traire à  toute  expérience,  et  l'on  voit  constam- 
ment que  c'est  dans  les  plus  grandes  villes, 
cnez  les  peuples  les  plus  corrompus ,  qu'on 
apprend  à  mieux  pénétrer  dans  les  cœurs,  à 
mieux  observer  les  hommes,  à  mieux  interpré- 


ter leurs  discours  par  leurs  sentimens,  à  mieux 
distinguer  la  réalité  de  l'apparence.  TSierez- 
vous  qu'il  n'y  ait  d'infiniment  meilleurs  obser- 
vateurs moraux  à  Paris  qu'en  Suisse?  ou  con- 
clurez-vous  de  là  qu'on  vit  plus  vertueusement 
à  Paris  que  chez  vous? 

Vous  dites  que  vos  citoyens  seroient  infini- 
ment choqués  de  la  première  injustice.  Je  \e 
crois  ;  mais  quand  ils  la  verroient,  il  ne  seroit 
plus  temps  d'y  pourvoir,  et  d'autant  mieux 
qu'ils  ne  se  permettroient  pas  aisément  de  mal 
penser  de  leur  prochain,  ni  de  donner  une  mau- 
vaise interprétation  à  ce  qui  pourroit  en  avoir 
une  bonne.  Cela  seroit  trop  contraire  à  la  cha- 
rité. Vous  n'ignorez  pas  que  les  ambitieux 
adroits  se  gardent  bien  de  commencer  par  des 
injustices;  au  contraire,  ils  n'épargnent  rien 
pour  gagner  d'abord  la  confiance  et  l'estime  pu- 
blique par  la  pratique  extérieure  de  la  vertu  ; 
ils  ne  jettent  le  masque  et  ne  frappent  les  grands 
coups  que  quand  leur  partie  est  bien  liée,  et 
qu'on  n'en  peut  plus  revenir.  Cromwell  ne  fut 
connu  pour  un  tyran  qu'après  avoir  passé 
quinze  ans  pour  le  vengeur  des  lois  et  le  défen- 
seur de  la  religion. 

Pour  conserver  votre  république  chrétienne, 
vous  rendrez  ses  voisins  aussi  justes  qu'elfe:  à 
la  bonne  heure.  Je  conviens  qu'elle  se  défendra 
toujours  assez  bien  pourvu  qu'elle  ne  soit  point 
attaquée.  A  l'égard  du  courage  que  vous  don- 
nez à  ses  soldats,  par  le  simple  amour  de  la 
conservation,  c'est  celui  qui  ne  manque  à  per- 
sonne. Je  lui  ai  donné  un  motif  encore  plus 
puissant  sur  dos  chrétiens;  savoir,  l'amour  du 
de>'^oir.  Là-dessus,  je  crois  pouvoir,  pour  toute 
réponse,  vous  renvoyer  à  mon  livre,  où  ce 
point  est  bien  discuté.  Comment  ne  voyez- 
vous  pas  qu'il  n'y  a  que  de  grandes  passions 
qui  fassent  de  grandes  choses  ?  Qui  n'a  d'autre 
passion  que  celle  de  son  salut  ne  fera  jamais 
rien  de  grand  dans  le  temporel.  Si  Mutius  Scœ- 
vola  n'eût  été  qu'un  saint,  croyez-vous  qu'il 
eût  fait  lever  le  siège  de  P>ome  ?  Vous  me  citerez 
peut-être  la  magnanime  Judith.  Mais  nos  chré- 
tiennes hypothétiques,  moins  barbarement  co- 
quettes, n'iront  pas,  je  crois,  séduire  leurs 
ennemis,  et  puis  coucher  avec  eux  pour  les 
massacrer  durant  leur  sommeil. 

Mon  cher  ami,  je  n'aspire  pas  à  vous  con- 
vaincre. Je  sais  qu'il  n'y  a  pas  deux  têtes  orga- 


ANNÉE  1765. 


451 


uiséesde  même,  et  qu'après  bien  des  disputes, 
bien  des  objeclions,  bien  des  éclaircissemens, 
chacun  fînit  toujours  par  rester  dans  son  sen- 
timent comme  auparavant.  D'ailleurs,  quelque 
philosophe  que  vous  puissiez  être,  je  sens  qu'il 
faut  toujours  un  peu  tenir  à  l'état.  Encore  une 
fois,  je  vous  réponds  parce  que  vous  le  voulez  ; 
mais  je  ne  vous  en  estimerai  pas  moins  pour 
ne  pas  penser  comme  moi.  J'ai  dit  mon  avis  au 
public,  et  j'ai  cru  le  devoir  dire,  en  choses 
importantes  et  qui  intéressent  l'humanité.  Au 
reste,  je  puis  m'être  trompé  toujours,  et  je  me 
suis  trompé  souvent  sans  doute.  J'ai  dit  mes 
raisons;  c'est  au  public,  c'est  à  vous  à  les  pe- 
ser, à  les  juger,  à  choisir.  Pour  moi,  je  n'en  sais 
pas  davantage,  et  je  trouve  très-bon  que  ceux 
qui  ont  d'autres  sentimens  les  gardent,  pourvu 
qu'ils  me  laissent  en  paix  dans  le  mien. 


A   M.    F.   II.   ROUSSEAU. 

Juillet  «763. 

Une  absence  de  quelques  jours  m'a  empêché, 
mon  très-cher  cousin,  de  répondre  plus  tôt  à 
votre  lettre,  et  de  vous  marquer  mon  regret 
sur  la  perte  de  mon  cousin  votre  père.  Il  a  vécu 
en  homme  d'honneur,  il  a  supporté  la  vieillesse 
avec  courage,  et  il  est  mort  en  chrétien.  Une 
carrière  ainsi  passée  est  digne  d'envie  :  puis- 
sions-nous, mon  cher  cousin,  vivre  et  mourir 
comme  lui  1 

Quant  à  ce  que  vous  me  marquez  des  repré- 
sentations qui  ont  été  faites  à  mon  sujet,  et 
auxquelles  vous  avez  concouru,  je  reconnois, 
mon  cher  cousin,  dans  cette  démarche  le  zèle 
d'un  bon  parent  et  d'un  digne  citoyen  ;  mais 
j'ajouterai  qu'ayant  été  faites  à  mon  insu,  et 
dans  un  temps  où  elles  ne  pouvoient  plus  pro- 
duire aucun  effet  utile,  il  eût  peut-être  été  mieux 
qu'elles  n'eussent  point  été  faites,  ou  que  mes 
amis  et  parents  n'y  eussent  point  acquiescé. 
J'avoue  que  l'affront  reçu  par  le  Conseil  est 
pleinement  réparé  par  le  désaveu  authentique 
de  la  plus  saine  partie  de  l'état  :  mais  comme  il 
peut  naître  de  cetle  démarche  des  semences  de 
mésintelligence,  auxquelles,  même  après  ma 
retraite,  je  serois  au  désespoir  d'avoir  donné 
lieu,  je  vous  piie,  mon  cher  cousin,  vous  et 
tous  ceux  qui  daignent  s'inlércsser  à  moi,  de 


vouloir  bien,  du  moins  pour  ce  qui  me  regarde, 
renoncer  à  la  poursuite  de  cette  affaire,  et  vous 
retirer  du  nombre  des  représentans.  Pour  moi, 
content  d'avoir  fait  en  toute  occasion  mon  de- 
voir envers  ma  patrie,  autant  qu'il  a  dépendu  de 
moi,  J'y  renonce  pour  toujours,  avec  douleur, 
mais  sans  balancer;  et  afin  que  le  désir  de  mon 
rétablissement  n'y  trouble  jamais  la  paix  pu- 
blique, je  déclare  que,  quoi  qu'il  arrive,  je  ne 
reprendrai  de  mes  jours  le  titre  de  citoyen  de 
Genève,  ni  ne  rentrerai  dans  ses  murs.  Croyez 
que  mon  attachement  pour  mon  pays  ne  tient 
ni  aux  droits,  ni  au  séjour,  ni  au  titre,  mais 
à  des  nœuds  que  rien  ne  sauroit  briser;  croyez 
aussi,  mon  très-cher  cousin,  qu'en  cessant 
d'être  votre  concitoyen,  je  n'en  reste  pas  moins 
pour  la  vie  votre  bon  parent  et  véritable  ami. 


A  M.   DUCLOS. 


Motien,  le  50  juillet  176J. 


Bien  arrivé,  mon  cher  philosophe.  Je  pré- 
voyois  votre  jugement  sur  l'Angleterre.  Pour 
des  yeux  comme  les  vôtres,  les  hommes  sont 
les  mêmes  par  tous  pays  ;  les  nuances  qui  les 
distinguent  sont  trop  superficielles,  le  fond  de 
l'étoffe  domine  toujours.  Tout  comparé,  vous 
vous  décidez  pour  votre  pays  :  ce  choix  est  na- 
turel. Après  y  avoir  passé  les  plus  belles  années 
de  ma  vie  j'en  ferois  de  bon  cœur  autant.  Je 
crois  pourtant  qu'en  général  j'aimerois  mieux 
que  mon  ami  fût  Anglois  que  François.  J'avois 
beaucoup  d'amis  en  France;  mes  disgrâces  sont 
venues,  etj'en  ai  conservé  deux.  En  Angleterre, 
j'en  aurois  eu  moins  peut-être,  mais  je  n'en  au- 
rois  perdu  aucun. 

J'ai  fait  pour  mon  pays  ce  que  j'ai  fait  pour 
mes  amis.  J'ai  tendrement  aimé  ma  patrie,  tant 
que  j'ai  cru  en  avoir  une.  A  l'épreuve,  j'ai 
trouvé  que  je  me  trompois.  En  me  détachant 
d'une  chimère,  j'ai  cessé  d'être  un  homme  à 
visions  ;  voilà  tout.  Vous  voudriez  que  je  fisse 
un  manifeste;  c'est  supposer  que  j'en  ai  besoin. 
Cela  me  paroît  bizarre  qu'il  faille  toujours  me 
justifier  de  l'iniquité  d'autrui,  et  que  je  sois 
toujours  coupable,  uniquement  parce  que  je 
suis  persécuté.  Je  ne  vis  point  dans  le  monde, 
je  n'y  ai  nulle  correspondance,  je  ne  sais  rien 
de  ce  qui  s'y  dit.  Mes  ennemis  y  sont  à  leur 


4:)2 


CORRESPONDANCE. 


aise;  ils  savent  bien  que  leurs  discours  ne  me 
parviennent  pas.  Me  voilà  donc,  comme  à  l'in- 
quisition, forcé  de  me  défendre  sans  savoir  de 
quoi  jo  suis  accusé. 

Kn  parlant  de  la  renonciation  à  ma  bour- 
f]eoisie,vous  dites  que  beaucoup  de  citoyens 
ont  réclamé  en  ma  faveur  :  que  j'avois  donc  des 
(ixceptions  à  faire.  Entendons-nous,  ujon  cher 
philosophe  :  les  réclamations  dont  vous  parlez, 
n'ayant  été  faites  qu'après  ma  démarche,  ne 
pouvoient  pas  me  fournir  un  motif  pour  m'en 
abstenir.  Cette  démarche  n'a  point  été  préci- 
pitée, elle  n'a  été  faite  qu'après  dix  mois  d'at- 
tente, durant  lesquels  personne  n'a  dit  un  mot 
en  public,  si  ce  n'est  contre  moi.  Alors  le  con- 
sentement do  tous  étant  présume  de  leur  si- 
lence, rester  volontairement  membre  d'un  état 
oii  j'avois  été  flétri  n'étoit-ce  pas  consentir  moi- 
même  à  mon  déshonneur  ?  et  me  restoit-il  une 
voie  plus  honnéle,  plus  juste,  plus  modérée  de 
protester  contre  cette  injure,  que  de  me  reti- 
rer paisiblement  de  la  société  où  elle  m'avoit 
été  l^iite?  Nos  lois  les  plus  précises  ayant  été, 
de  toutes  manières,  foulées  aux  pieds  à  mon 
éfjard,  à  quoi  pouvois-je  rester  engagé  de  mon 
c6té,  lorsque  les  liens  de  la  patrie  n'étoient 
plus  rien  envers  moi  que  ceux  de  l'ignominie, 
do  l'injustice  et  de  la  violence? 

Celte  retraite  fit  ouvrir  les  yeux  à  la  bour- 
geoisie :  elle  sentit  son  tort,  elle  en  eut  honle  ; 
et,  selon  le  retour  ordinaire  de  l'amour-propre, 
pour  s'en  disculper,  elle  tâcha  de  me  l'imputer. 
On  m'écrivit  des  lettres  de  reproches.  En  ré- 
ponse, j'exposai  mes  raisons  :  elles  éloient  sans 
réplique.  On  voulut  trop  tard  réparer  la  faute 
et  revenir  sur  une  chose  faite.  On  n'avoit  rien 
dit  quand  il  falloit  parler,  on  parla  quand  il  ne 
restoitqu'à  se  taire,  et  tout  ce  qu'on  pouvoit 
dire  n'aboutissoit  plus  à  rien.  La  bourgeoisie 
fit  des  représentations,  le  Conseil  les  éluda  par 
des  réponses  dont  l'adresse  ne  put  sauver  le 
ridicule  :  mais  i  y  a  long-temps  qu'on  s'est 
mis  au-dessus  des  sifflets.  La  bourgeoisie  vou- 
lut insister;  les  esprits  s'échaufl'oient,  la  més- 
inteUigence  allôit  devenir  brouillerie,  et  peut- 
être  pis.  Je  vis  alors  qu'il  me  restoit  quelque 
chose  à  faire.  Mes  amis  savoient  que,  toujours 
attaché  par  le  cœur  à  mon  pays,  je  reprendrois 
avec  joie  le  titre  auquel  j'avois  été  forcé  de  re- 
noncer, lorsque  d'un  commun  accord  il  me  sc- 


roit  convenablement  rendu.  Le  désir  de  mon 
rétablissement  paroissoit  être  le  seul  motif  de 
leur  démarche  :  il  falloit  leur  ôter  cette  source 
de  discorde.  Pour  leur  faire  abandonner  la 
poursuite  d'une  affaire  qui  pouvoit  les  mener 
trop  loin,  je  leur  ai  donc  déclaré  que  jamais, 
quoi  qu'il  arrivât,  je  ne  rentrerois  dans  leurs 
murs;  que  jamais  je  ne  reprendrois  la  qualité 
de  leur  concitoyen,  et  qu'ayant  confirmé  par 
serment  cette  résolution,  je  n'étois  plus  le 
maître  d'en  changer.  Comme  je  n'ai  voulu  con- 
server aucune  correspondance  suivie  à  Genève, 
jigiiore  absolument  ce  qui  s'y  est  passé  depuis 
ce  temps-là:  mais  voilà  ce  que  j'ai  fait.  Après 
avoir  sacrifié  mes  droits  les  plus  chers  à  mon 
honneur  outragé,  j'ai  sacrifié  à  la  paix  mes 
dernières  espérances.  Tels  sont  mes  torts  dans 
cette  affaire  ;  je  ne  m'en  connois  point  d'autres. 

Vous  voudriez,  dites-vous,  que  je  fisse  voir 
à  tout  le  monde  comment,  étant  mal  avec 
beaucoup  de  gens,  je  devrois  être  bien  avec 
tous  :  mais  je  serois  fort  embarrassé  moi-même 
de  dire  pourquoi  je  suis  mal  avec  quelqu'un; 
car  je  défie  qui  que  ce  soit  au  monde  d'oser 
dire  que  je  lui  aie  jamais  fait  ou  voulu  le 
moindre  mal.  Ceux  qui  me  persécutent  ne  me 
persécutent  que  pour  le  seul  plaisir  de  nuire: 
ceux  qui  me  haïssent  ne  peuvent  me  haïr  qu'à 
cause  du  mal  qu'ils  m'ont  fait.  Ils  se  complai- 
sent dans  leur  ouvrage;  ils  ne  me  pardonne- 
ront jamais  leur  propre  méchanceté.  Or,  qu'ils 
fassent  donc  tout  à  leur  aise;  bientôt  je  pourrai 
les  mettre  au  pis.  Cependant  ils  auront  beau 
m'accabler  de  maux,  il  leur  en  reste  un  pour 
ma  vengeance  que  je  leur  défie  de  me  faire 
éprouver  ;  c'est  le  tourment  de  la  haine,  avec 
lequel  je  les  tiens  plus  malheureux  que  moi. 
Voilà  tout  ce  que  je  puis  dire  sur  ce  chapitre. 
Au  reste,  j'ai  passé  cinquante  ans  de  ma  vie 
sans  apprendre  à  faire  mon  apologie  ;  il  est 
trop  tard  pour  commencer. 

M.  Cramer  n'est  point  du  Conseil  ;  il  est  le  li- 
braire, même  l'ami  de  M.  deVoltaire;  et  l'on  sait 
ce  que  sont  les  amis  de  Voltaire  par  rapport  à 
nioi  ;  du  reste,  je  ne  le  connois  point  du  tout. 
Je  sais  seulement  qu'en  général  tous  les  Gene- 
vois du  grand  air  me  haïssent,mais  qu'ils  savent 
se  plier  aux  goûts  de  ceux  qui  leur  parlent.  Ils 
ont  soin  de  ne  pas  perdre  leurs  coups  en  l'air, 
ils  ne  les  lâchent  que  quand  ils  portent. 


ANNÉE  nos. 


455 


Me  voici  au  bout  de  mon  papier  et  de  mon 
bavardage  sans  avoir  pu  vous  parler  de  vous. 

ÎJne  réflexion  bien  simple,  mon  cher  philo- 
sophe, et  je  finis.  Je  vous  ai  tendrement  aimé 
dans  les  jours  brillans  de  ma  vie,  et  vous  savez 
que  l'adversité  n'endurcit  pas  le  cœur.  Je  vous 
embrasse. 


AU   MÊME. 


Mutien,  le  i"  août. 

Depuis  ma  lettre  écrite,  ma  situation  physi- 
que a  tellement  empiré  et  s'est  tellement  déter- 
minée que  mes  douleurs,  sans  relâche  et  sans 
ressource,  me  mettent  absolument  dans  le  cas 
de  l'exception  marquée  par  niylord  Edouard  en 
répondant  à  Saint-Preux  (*)  :  Usqneadeone  mori 
miserum  est?  J'ignore  encore  quel  parti  je  pren- 
drai :  si  j'en  prends  un,  ce  sera  le  plus  tard 
qu'il  me  sera  possible,  et  cesera  sans  impatience 
et  sans  désespoir,  comme  sans  scrupule  et  sans 
crainte.  Si  mes  fautes  m'effniient,  mon  cœur 
me  rassure.  Je  partiroisavepdéfiance,  si  jecon- 
iioissois  UM  hommemeilleur  que  moi  ;  maisje  les 
ai  bien  vus,  je  lesaibien  éprouvés,  etsouventà 
mes  dépens.  Si  le  bonheur  inaltérable  est  fait 
pour  quelqu'un  de  mon  espèce,  je  ne  suis  pas 
en  peine  de  moi  :  je  ne  vois  qu'une  alternative, 
et  elle  me  tranquillise  ;  n'être  rien,  ou  être  bien . 

Adieu ,  mon  cher  philosophe  :  quoi  qu'il  ar- 
rive, voici  probablement  la  dernière  fois  que  je 
vous  écrirai;  car  mes  souffrances,  ne  pouvant 
qu'augmenter ,  incessamment  me  délivreront 
d'ellesoum'absorberont  tout  entier. Souvenez- 
vous  quelquefois  d'un  homme  qui  vous  aima 
tendrement  et  sincèrement,  et  n'oubliez  pas  que 
dans  les  derniers  momens  où  sa  tête  et  son 
cœur  furent  libres,  il  les  occupa  de  vous. 

P.  S.  Lorsque  vous  apprendrez  que  mon 
sort  sera  décidé,  ce  que  je  ne  puis  prévoir  moi- 
même  ,  priez  de  ma  part  M.  Duchesne  de  vou- 
loir bien  tenir  à  mademoiselle  Le  Vasseur  ce 
qu'il  m'a  promis  pour  moi.  Elle,  de  son  côlé, 
lui  enverra  le  papier  qu'il  m'a  demandé. 

Quelle  âme  que  celle  de  cette  bonne  fille  1 
Quelle  fidélité,  quelle  affection,  quelle  pa- 
tience I  Elle  a  fait  toute  ma  consolation  dans 
mes  malheurs  ;   elle,  me  les  a  fait  bénir.  El 

(•)  Nouvelle  Hétolse,  troisième  partie,  lettre  Kii.    G.  P. 


maintenant,  pour  le  prix  de  vingt  ans  d'atta- 
chement et  de  soins ,  je  la  laisse  seule  et  sans 
protection,  dans  un  pays  où  elle  en  auroitsi 
grand  besoin  !  j'espère  que  tous  ceux  qui  m'ont 
aimé  lui  transporteront  les  sentimens  qu'ils  ont 
eus  pour  moi  ;  elle  en  est  digne,  c'est  un  cœur 
tout  semblable  au  mien  {*]. 


A  M.  MARTINET, 

chez  lui. 

V^ous  ne  m'aimez  point,  monsieur,  je  le  sais; 
mais  moi  je  vous  estime  ;  je  sais  que  vous  êtes 
un  homme  juste  et  raisonnable  :  cela  me  suffit 
pour  laisser  en  toute  confiance  mademoiselle  Le 
Vasseur  sous  votre  protection.  Elle  en  est  di- 
gne ;  elle  est  connue  et  bien  voulue  de  ce  qu'il 
y  a  de  plus  grand  en  France  :  tout  le  monde 
approuvera  tout  ce  que  vous  aurez  fait  pour 
elle,  et  mylord  maréchal,  en  particulier,  vous 
en  saura  gré.  Voilà  bien  dos  raisons,  monsieur, 
qui  me  rassurent  contre  l'effet  d'un  peu  de  froi- 
deur entre  nous.  Je  vous  fais  remettre  un  tes- 
tament qui  peut  n'avoir  pas  toutes  les  formali- 
tés requises  ;  mais  s'il  ne  contient  rien  que  do 
raisonnable  et  de  juste ,  pourquoi  le  casseroit- 
on?Jemefie  bien  encore  à  votre  intégrité  dans 
ce  point.  Adieu,  monsieur; je  pars  pour  la  pa- 
trie des  âmes  justes.  J'espère  y  trouver  peu 
d'évêques  et  de  gens  d'église,  mais  beaucoup 
d'hommes  comme  vous  et  moi.  Quand  vous  y 
viendrez  à  votre  tour,  vous  arriverez  en  pays 
de  connoissance.  Adieu  donc  derechef,  mon- 
sieur; au  revoir. 


A    M.  MOULTOU. 


MoUers,  lundi  1  "  août  1765.  ■ , 

Je  vous  remercie,  mon  cher  Moultou,  du  li- 
vre de  M.  Vernes  que  vous  m'avez  envoyé  :  l'é- 
tat où  je  suis  ne  mepermetpasdele  lire,  encore 
moins  d'y  répondre;  et,  quand  je  le  pourrois, 
je  ne  le  ferois  assurément  pas.  Je  ne  réponds 
jamais  qu'à  des  gens  que  j'estime. 

(')  Cette  lettre,  sans  indication  de  l'année,  parott  avoir  été 
écrite  le  lendemain  de  celle  du  50  juillet,  qu'on  vient  de  lire, 
mais  n'avoir  pas  été  envoyée  à  son  adresse.  Celle  qui  !>uit  doit 
avoir  été  écrite  dans  le  même  temps.  (  Note  de  Du  Peyrou.) 


454 


CORKESPONDANCE. 


Je  suis  persuadé  que  ce  que  M.  Vernes  me 
pardonne  le  moins,  est  d'avoir  attaqué  le  livre 
d'Helvétius,  quoique  je  laie  fait  avec  toute  la 
décence  imaginable,  en  passant,  sans  le  nom- 
mer, ni  même  le  désigner,  si  ce  n'est  en  ren- 
dant honneur  à  son  bon  caractère.  Dans  les 
pages  7^  et  72  de  M.  Vernes,  qui  me  sont  tom- 
bées sous  les  yeux ,  il  me  fait  un  grand  crime 
d'avoir  employé  ce  qu'il  appelle  le  jargon  de  la 
métaphysique  ;  et  il  suppose  que  j'ai  eu  besoin 
de  ce  jargon  pour  établir  la  religion  naturelle, 
au  lieu  que  je  n'en  ai  eu  besoin  que  pour  attaquer 
îe  matérialisme.  Le  principe  fondamental  du 
livre  de  l'Esprit  estque/w^'er  est  sentir ^  d'où  il 
suit  clairement  que  tout  n'est  que  corps.  Ce 
principe  étant  établi  par  des  raisonnemens  mé- 
taphysiques ,  ne  pouvoit  être  attaqué  que  par 
de  semblables  raisonnemens.  C'est  ce  que 
M.  Vernes  ne  me  pardonne  pas.  La  métaphysi- 
que ne  l'édifie  que  dans  le  livre  d'Helvétius  ; 
elle  le  scandalise  dans  le  mien. 

Je  n'approuve  pourtant  pas  que  le  public  voie 
l'article  de  ma  lettre  qui  le  regarde;  j'exige 
môme  que  vous  ne  le  montriez  à  personne,  qu'à 
lui  seul  si  vous  voulez.  Je  n'eus  jamais  de  pen- 
chant à  la  haine  ;  et  je  crois  qu'à  ma  place 
l'homme  du  monde  le  plus  haineux  s'attiédiroit 
fort  sur  la  vengeance.  Mon  ami ,  laissons  tous 
ces  gens-làtriompher  à  leur  aise  ;  ils  ne  me  fer- 
meront pas  la  patrie  des  âmes  justes ,  dans  la- 
quelle j'espère  parvenir  dans  peu. 

J'avoue  que  dans  de  certains  momensj'aurois 
grand  besoin  de  quelque  consolation.  En  proie 
à  des  douleurs,  sans  relâche  et  sans  ressource, 
je  suis  dans  le  casde  l'exception  faite  par  mylord 
Edouard  en  répondant  à  Saint-Preux,  ou  jamais 
homme  au  monde  n'y  fut.  Toutefois  je  prends 
patience  ;  mais  il  est  bien  cruel  de  n'avoir  pas  la 
main  d'un  ami  pour  me  fermer  les  yeux,  moi  à 
quicedevoiratant  coûté,  et  qui  l'ai  rendu  de  si 
bon  cœur.  H  est  bien  cruel  de  laisser  ici ,  loin 
de  son  pays,  cette  pauvre  fille  sans  amis,  sans 
protection,  et  de  ne  pou  voir  pas  mêmelui  assu- 
rer la  possession  de  mes  guenilles  pour  prix  de 
vingt  ans  de  soins  et  d'attachement.  Elle  a  des 
défauts,  cher  Moultou  ;  mais  c'est  une  belle 
âme.  J'ai  tort  de  me  plaindre  de  manquer  de 
consolations;  je  les  trouve  en  elle;  quand  nous 
avons  déploré  mes  malheurs  ensemble ,  ils  sont 
presque  tous  oubliés  :  cependant  leur  sentiment 


revient  ets'aggrave  par  la  continuité  des  maux 
du  corps. 

Je  voulois  écrire  au  cherGaufFecourt;  je  n'en 
ai  pour  aujourd'hui  ni  le  temps  ni  la  force; 
dites-lui,  je  vous  prie,  que  j'ai  un  extrême  re- 
gret de  r.e  pouvoir  l'accompagner;  je  le  désirois 
trop  pour  devoir  l'espérer.  Qu'il  ne  manque  pas 
d'embrasser  pour  moi  M.  de  Conzié,  comte  des 
Charmettes,  et  de  lui  témoigner  combien  j'étoia 
disposé  à  me  rendre  à  son  invitation;  mais 

<  Me  anteit  sxva  nécessitas , 
»  Clavos  traitâtes  et  cuneos  manu 
>  Gestans  ahenâ.  » 

Mademoiselle  Le  Vasseur  persiste  à  vous  prier 
de  lui  renvoyer  sa  robe,  si  vous  ne  l'avez  pas 
vendue.  Bonjour, 


A  MADAME   LATOUR. 

2\  août  4763. 

J'ai  reconnu,  très-bonne  Marianne,  la  sollici- 
tude de  votre  amitié  dans  la  lettre  que  madame 
Prieur  a  écrite  ici  à  madame  Boy-de-Ia-Tour  ; 
vous  et  madame  Prieur  ignorez  sans  doute  que 
madame  Boy-de-la-Tour  ne  demeure  pas  ici, 
mais  à  Lyon.  Comme  la  lettre  a  été  reçue  par 
gens  peu  propres  à  garder  les  secrets  d'autrui, 
en  me  chargeant  d'y  répondre ,  je  me  suis 
pressé  de  la  retirer.  Si  j'étois  en  meilleur  état , 
que  j'aurois  de  choses  à  vous  dire  sur  la  der- 
nière que  vous  m'avez  écrite ,  et  sur  les  pré- 
cieuses taches  dont  elle  est  enrichie!  Mais  je 
souffre,  chère  Marianne,  et  mon  corps  fait  taire 
mon  cœur.  Si  je  croyoisque  cette  paralysie  dût 
durer  toujours,  je  me  regarderois  comme  déjà 
mort  ;  mais  si  mon  état  me  laisse  quelque  relâ- 
che, je  le  consacrerai  à  penser  à  vous ,  et  je  vous 
redevrai  la  vie.  Envoyez-moi  votre  portrait  ce- 
pendant; peut-être  sa  vue  ranimera-t-elle  un 
sentiment  qui  s'attiédit  par  mes  souffrances, 
mais  qui  ne  s'éteindra  jamais  pour  vous. 

Au  reste ,  ne  vous  effrayez  pas  trop  de  ma  si- 
tuation actuelle;  elle  étoit  pire  ces  temps  der- 
niers; mais  j'avois  des  momens  de  relâche  ,  et 
maintenant  je  n'en  ai  plus.  J'aimerois  mieux  de 
plus  vives  douleurs  et  des  intervalles;  mais, 
souffrant  continuellement ,  je  ne  suis  tout  entier 


ANNÉE  1765. 


455 


à  rien,  pas  même  à  vous.  Ainsi,  ne  faites  plus  j 
honneur  à  ma  sagesse  d'un  détachement  qui 
n'est  que  l'effet  de  mes  maux.  Qu'ils  me  lais- 
sent un  moment  à  moi-même,  et  vous  retrou- 
verez bfentôt  votre  ami. 


A   M.   DIVERNOIS. 

Motiers,  te  2-2  août  <765. 

Recevez,  monsieur,  mes  remercimens  des 
attentions  dont  vous  continuez  de  m'honoror, 
et  des  peines  que  vous  voulez  bien  prendre  en 
ma  faveur.  Sans  M.  Deluc  et  sans  vous,  j'ignore- 
rois  absolument  l'état  des  choses,  ne  conservant 
plus  aucune  relation  dans  Genève  par  laquelle 
j'en  puisse  être  informé.  Je  vois,  par  ce  que 
vous  avez  la  bonté  de  me  marquer,  qu'après 
toutes  ces  démarches  les  choses  resteront, 
comme  je  l'avois  prévu,  dans  le  même  état  où 
elles  étoient  auparavant.  Il  peut  arriver  cepen- 
dant que  tout  cela  rendra,  du  moins  pour 
quelque  temps,  le  Conseil  un  peu  moins  violent 
dans  ses  entreprises  ;  mais  je  suis  trompé  si  ja- 
mais il  renonce  à  son  système,  et  s  il  ne  vient 
à  bout  de  l'exécuter  à  la  fin.  Voilà,  monsieur, 
puisque  vous  le  voulez,  ce  que  je  pense  de  l'issue 
de  cette  affaire,  à  laquelle  je  ne  prends  plus, 
quant  à  moi,  d'autre  intérêt  que  celui  que  mon 
tendre  attachement  pour  la  bourgeoisie  de  Ge- 
nève m'mspire,  et  qui  ne  s'éteindra  jamais  dans 
mon  cœur.  Permettez,  monsieur,  que  je  vous 
adresse  la  lettre  ci-jointe  pour  M.  DeJuc.  Made- 
moiselle LeVasseur  vous  remercie  de  l'honneur 
que  vous  lui  faites,  et  vous  assure  de  son  res- 
pect. Toute  votre  famille  se  porte  bien,  au  res- 
pectable docteur  près,  qui  décline  de  jour  en 
jour.  Il  faut  toute  la  force  de  son  âme  pour  lui 
faire  supporter  avec  courage  le  poids  de  la  vie. 
Quelle  leçon  pour  moi,  qui  souffre  moins  et  qui 
suis  moins  patient!  Je  vous  embrasse,  mon- 
sieur, et  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 


A  W ,  CURÉ  D'aMBÉRIER  EN  fiUGKY  (*) , 

Motiers-Travers,  le  25  août  4765. 

Vos  bontés,  monsieur,  pour  ma  gouvernante 
(■)  Voyei  la  Icllre  du  50  novembre  1762,  pa«e  4oe. 


et  pour  moi  sont  sans  cesse  présentes  à  mon 
cœur  et  au  sien.  A  force  d"y  penser,  nous  voilà 
tentés  d'en  user  encore, et  peut-être  d'en  abu- 
ser. Il  faut  vous  communiquer  notre  idée,  afin 
que  vous  voyiez  si  elle  ne  vous  sera  point  im- 
portune, et  si  vous  voudrez  bien  porter  l'hu- 
manité jusqu'à  y  acquiescer. 

L'élat  de  dépérissement  où  je  suis  ne  peut 
durer;  et  à  moins  d'un  changement  bien  im- 
prévu, je  dois  naturellement,  avant  la  fin  de 
l'hiver,  trouver  un  repos  que  les  hommes  ne 
pourront  plus  troubler.  Mon  unique  regret 
sera  de  laisser  cette  bonne  et  honnête  fille  sans 
appui  et  sans  amis,  et  de  ne  pouvoir  pas 
même  lui  assurer  la  possession  des  guenilles 
que  je  puis  laisser.  Elle  s'en  tirera  comme  elle 
pourra  :  il  ne  faut  pas  lutter  inutilement  contre 
la  nécessité.  Mais,  comme  elle  est  bonne  ca<^ 
tholique,  elle  ne  veut  pas  rester  dans  un  pays 
d'une  autre  religion  que  la  sienne,  quand  son 
attachement  pour  moi  ne  l'y  retiendra  plus. 
Elle  ne  voudroit  pas  non  plus  retourner  à  Pa- 
ris ;  il  y  fait  trop  cher  vivre,  et  la  vie  bruyante 
de  ce  pays-là  n'est  pas  de  son  goût.  Elle  vou- 
droit trouver,  dans  quelque  province  reculée, 
où  l'on  vécût  à  bon  compte,  un  petit  asile,  soit 
dans  une  communauté  de  filles,  soit  en  prenant 
son  petit  ménage  dans  un  village  ou  ailleurs, 
pourvu  qu'elle  y  soit  tranquille. 

J'ai  pensé,  monsieur,  au  pays  que  vous  ha- 
bitez, lequel  a,  ce  me  semble,  les  avantages 
qu'elle  cherche,  et  n'est  pas  bien  éloigné  d'ici. 
Voudriez-vous  bien  avoir  la  charité  de  lui  ac- 
corder votre  protection  et  vos  conseils,  devenir 
son  patron,  et  lui  tenir  lieu  de  père?  Il  me 
semble  que  je  ne  serois  plus  en  peine  d'elle 
en  la  laissant  sous  votre  garde;  et  il  me  sem- 
ble aussi  qu'un  pareil  soin  n'est  pas  moins  di- 
gne de  votre  bon  cœur  que  de  votre  minis- 
tère. C'est,  je  vous  assure,  une  bonne  et  hon- 
nête fille,  qui  me  sert  depuis  vingt  ans  avec 
l'attachement  d'une  fille  à  son  père,  plutôt  que 
d'un  domestique  à  son  maître.  Elle  a  des  dé- 
fauts, sans  doute  ;  c'est  le  sort  de  l'huma- 
nité :  mais  elle  a  dos  vertus  rares,  un  cœur 
excellent,  une  honnêteté  de  mœurs,  une  fidé- 
lité et  un  désintéressement  à  toute  épreuve. 
Voilà  de  quoi  je  réponds  après  vingt  ans  d'ex- 
périence. D'ailleurs  elle  n'est  plus  jeune  et  ne 
veut  d'établissement  d'aucune  espèce.  Je  sou- 


456 


COimESPONDANCE. 


haite  qu'elle  passe  ses  jours  dans  une  honnête 
indépendance,  et  qu'elle  ne  serve  personne 
après  moi.  Elle  n'a  pas  pour  cela  de  grandes 
ressources,  mais  elle  saura  se  contenier  de 
peu.  Tout  son  revenu  se  borne  à  une  pension 
viagère  de  trois  cents  francs,  que  lui  a  faite 
mon  libraire.  Le  peu  d'argent  que  je  pourrai 
lui  laisser  servira  pour  son  voyage  et  pour  son 
petit  emménagement.  Voilà  tout,  monsieur, 
voyez  si  cela  pourra  suffire  à  cette  pauvre  fille 
pour  subsister  dans  le  pays  où  vous  êtes,  et 
si,  par  la  connoissance  que  vous  avez  du  local, 
vous  voudrez  bien  lui  en  faciliter  les  moyens. 
Si  vous  consentez,  je  ferai  ce  qu'il  faut;  et  je 
n'aurai  plus  de  souci  pour  elle,  si  je  puis  me 
fluUer  qu'elle  vivra  sous  vos  yeux.  Un  mot  de 
réponse,  monsieur,  je  vous  en  supplie,  afin 
que  je  prenne  mes  arrangemens.  Je  vous  de- 
mande pardon  du  désordre  de  ma  lettre  ;  mais 
je  souffre  beaucoup;  et,  dans  cet  état,  ma 
main  ni  ma  léte  ne  sont  pas  aussi  libres  que 
je  voudrois  bien. 

Je  me  flatte,  monsieur,  que  celte  lettre  vous 
atteste  mes  sentimens  pour  vous  ;  ainsi  je  n'y 
ajouterai  rien  davantage  que  les  assurances  de 
mon  respect. 

P.  S.  Je  suis  obligé  de  vous  prévenir,  mon- 
sieur, que  par  la  Suisse  il  faut  affranchir  jus- 
qu'à Pontarlier.  Quoique  votre  précédente  let- 
tre me  soit  parvenue,  il  seroit  fort  douteux  si 
j'aurois  ce  bonheur  une  seconde  fois.  Je  sens 
toute  mon  indiscrétion  ;  mais,  ou  je  me  trompe 
fort,  ou  vous  ne  regretterez  pas  de  payer  le 
plaisir  de  faire  du  bien. 


•A  M. 


Motiers-Travers,  le  H  septembre  1763. 

Je  ne  sais,  monsieur,  si  vous  vous  rappelle- 
rez un  homme  autrefois  connu  de  vous;  pour 
moi,  qui  n'oublie  point  vos  honnêtetés,  je  me 
suis  rappelé  avec  plaisir  vos  traits  dans  ceux 
de  M.  votre  fils,  qui  m'est  venu  voir  il  y  a 
quelques  jours.  Le  récit  de  ses  malheurs  m'a 
vivement  touché  ;  la  tendresse  et  le  respect  avec 
lesquels  il  m'a  parlé  de  vous  ont  achevé  de 
m'intércsser  pour  lui.  Ce  qui  lui  rend  ses  maux 
plus  aggravans  est  qu'ils  lui  viennent  d'une 


main  si  chère.  J'ignore,  monsieur,  quelles  sont 
ses  fautes,  mais  je  vois  son  affliction;  je  sais 
que  vous  êtes  père,  et  qu'un  père  n'est  pas 
fait  pour  être  inexorable.  Je  crois  vous  donner 
un  vrai  témoignage  d'attachement  en  vous 
conjurant  de  n'user  plus  envers  lui  d'une  ri- 
gueur désespérante,  et  qui,  le  faisant  errer 
de  lieu  en  lieu  sans  ressource  et  sans  asile, 
n'honore  ni  le  nom  qu'il  porte,  ni  le  père  dont 
il  le  tient.  Réfléchissez,  monsieur,  quel  seroit 
son  sort  si,  dans  cet  état,  il  avoit  le  malheur 
de  vous  perdre.  Attendra-t-il  des  parens,  des 
collatéraux,  une  commisération  que  son  père 
lui  aura  refusée?  et  si  vous  y  comptez,  com- 
ment pouvez-vous  laisser  à  d'autres  le  soin  d'ê- 
tre plus  humains  que  vous  envers  votre  fils? 
Je  ne  sais  point  comment  cette  seule  idée  ne 
désarme  pas  votre  bon  cœur.  D'ailleurs  de  quoi 
s'agit-il  ici?  de  faire  révoquer  une  malheureuse 
lettre  de  cachet  qui  n'auroit  jamais  dû  être  sol- 
licitée. Votre  fils  ne  vous  demande  que  sa  li- 
berté, et  il  n'en  veut  user, que  pour  réparer 
ses  torts  s'il  en  a.  Cette  demande  même  est  un 
devoir,  qu'il  vous  rend  :  pouvez-vous  ne  pas 
seiiiir  le  vôtre?  Encore  une  fois,  pensez-y, 
monsieur,  je  ne  veux  que  cela  ;  la  raison  vous 
dira  le  reste. 

Quoique  M.  de  M.  ne  soit  plus  ici,  je  sais, 
si  vous  m'honorez  d'une  réponse,  où  lui  faire 
passer  vos  ordres;  ainsi  vous  pouvez  les  lui 
donner  par  mon  canal.  Recevez,  monsieur, 
mes  salutations  et  les  assurances  de  mon  res- 
pect. 


A  M.  G.,  LIEUTENANT-COLONtL 

Septembre  <763. 

Je  crois,  monsieur,  que  je  serois  fort  aise 
de  vous  connoîire  ;  mais  on  me  fait  faire  tant 
de  connoissances  par  force,  que  j'ai  résolu  de 
n'en  plus  faire  volontairement  :  votre  franchise 
avec  moi  mérite  bien  que  je  vous  la  rende,  et 
vous  consentez  de  si  bonne  grâce  que  je  ne 
vous  réponde  pas,  que  je  ne  puis  trop  tôt  vous 
répondre  ;  car  si  jamais  j'étois  tenté  d'abuser  de 
la  liberté,  ce  seroit  moins  de  celle  qn'on  me 
laisse  que  de  celle  qu'on  voudroit  m'ôier..  Vous 
êtes  lieutenant-colonel,  monsieur,  j'en  suis  fort 
aise;  mais  fussiez-vous  prince,  et,  qui  plus 


ANNÉK  1763. 


457 


est,  laboureur,  comme  je  n'ai  qu'un  ton  avec 
tout  le  monde  ,  je  n'en  prendrai  pas  un  autre 
avec  vous.  Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout 
mon  cœur. 


A  M.  LE  PRINCE  LOUIS-EUGÈNE  DE  WIRTEMBERG. 
Motiers ,  le  29  octobre  1763. 

Vous  me  faites,  monsieur  le  duc,  bien  plus 
d'honneur  que  je  n'en  mérite  Votre  altesse  sé- 
rénissime  aura  pu  voir  dans  le  livre  qu'elle  dai- 
gne citer  que  je  n'ai  jamais  su  comment  il  faut 
élever  les  princes,  et  la  clameur  publique  me 
persuade  que  je  ne  sais  comment  il  faut  élever 
personne.  D'ailleurs  les  disgrâces  et  les  maux 
m'ont  affecté  le  cœur  et  affoibli  la  tête.  Il  ne  me 
reste  de  vie  que  pour  souffrir,  je  n'en  ai  plus 
pour  penser.  A  Dieu  ne  plaise  toutefois  que 
je  me  refuse  aux  vues  que  vous  m'exposez  dans 
votre  lettre.  Elle  me  pénètre  de  respect  et  d'ad- 
miration pour  vous.  Vous  paroissez  plus  qu'un 
homme,  puisque  vous  savez  l'être  encore  dans 
votre  rang.  Disposez  de  moi,  monsieur  le 
duc;  marquez-moi  vos  doutes,  je  vous  dirai 
mes  idées  ;  vous  pourrez  me  convaincre  aisé- 
ment d'insuffisance,  mais  jamais  de  mauvaise 
volonté. 

Je  supplie  votre  altesse  sérénissime  d'agréer 
les  assurances  de  mon  profond  respect. 


k  MADAME  LATOUR. 


A  Motiers,  le  2  octobre  1763. 


Vous  n'avez  pu ,  chère  Marianne ,  recevoir 
le  22  réponse  à  votre  lettre  du  ^5  que  je  n'ai 
reçue  que  le  26,  et  cela  par  plusieurs  raisons. 
Premièrement,  vous  mettez  dans  vos  calculs 
plus  de  précision  que  les  postes  dans  leur  ser- 
vice. Mes  lettres  me  parviennent  fidèlement, 
mais  jamais  régulièrement,  et  je  trouve  pres- 
que toujours  quelque  retard  sur  les  dates.  En 
second  lieu ,  je  fais  des  absences  le  plus  sou- 
v(Mit  que  je  puis,  attendu  que  la  marche  est 
très-nécessaire  à  mon  état,  et  que  les  espions 
et  les  importuns  me  rendent  mon  habitation  in- 
supportable. J'étois  donc  absent  quand  votre 
lettre  est  venue,  et  elle  m'a  attendu  quelques 


jours  chez  moi.  Enfin,  par  des  précautions, 
que  les  curieux  d'ici  rendent  nécessaires,  ma 
correspondance  en  France  est  assujettie  à  quel- 
que retard.  J'ai  pris  avec  le  directeur  des  postes 
de  Poiitarlierun  arrangement,  par  lequel  il  me 
fait  tous  les  samedis  un  paquet  des  lettres  ve- 
nues pendant  la  semaine ,  et  moi  je  lui  en  fais 
un  tous  les  dimanches  des  réponses  que  j'ai 
écrites  dans  la  semaine.  Or,  comme  je  les  date 
ordinairement  du  jour  qu'elles  doivent  partir 
d'ici,  le  retard  des  miennes  n'est  pas  constaté 
par  les  dates,  au  lieu  que  celles  que  je  reçois, 
selon  les  jours  où  elles  sont  écrites,  en  restent 
quelquefois  six  ou  sept  à  Ponlarlier  avant  que 
de  me  parvenir.  Cet  arrangement  est  sujet  à 
inconvénient,  j'en  conviens,  mais  il  est  néces- 
saire. L'exactitude  que  vous  mettez,  et  que 
vous  exigez  dans  le  commerce,  me  force  à  tous 
ces  détails. 

Me  dire  que  vous  comptez  sur  la  promesse 
que  je  vous  ai  faite  de  vous  renvoyer  votre 
portrait,  c'est  m'en  faire  souvenir  ;  je  crois  que 
cela  n'étoit  pas  nécessaire.  Il  est  vrai  que  si  je 
pouvois  manquer  à  ma  parole,  et  vous  trom- 
per, c'en  seroit  l'occasion  la  plus  tentante  et  la 
plus  excusable;  mais  ma  faute  seroit  plus  par- 
donnable que  votre  crainle  ;  vous  eussiez  mieux 
fait  d'en  courir  le  risque  de  bonne  grâce. 

Je  ne  doute  pas  que  votre  envoi  ne  me  par- 
vienne aussi  sûrement  que  toutes  mes  lettres  ; 
cependant,  pour  surcroît  de  précaution,  vous 
pouvez  me  l'adresser  sous  enveloppe  q  l'adresse 
de  M.  Junet,  directeur  des  postes  à  Pontarlier. 
S'il  arrive  ici  durant  mon  absence,  n'en  soyez 
point  en  peine  ;  j'ai  une  gouvernante  aussi  sûre 
et  plus  soigneuse  que  moi.  Quant  à  l'effet,  je 
n'en  puis  parler  d'avance.  Ce  sera  beaucoup 
s'il  vous  est  avantageux.  Je  crois  que  la  pein- 
tresse  ne  vous  a  pas  flattée;  mais  je  vous  vois 
déjà  de  la  main  d'un  autre  peintre,  duquel  je 
n'en  oserois  dire  autant. 

Vous  me  donnez  des  leçons  très-tendres  et 
très-sensées,  dont  je  tâcherai  de  profiter.  Si 
mes  ennemis  ne  faisoientque  me  persécuter,  cela 
seroit  supportable  ;  mais  ils  m'obsèdent  et 
m'ennuient;  voilà  comme  ils  me  feront  mourir. 
Aimez-moi,  chère  Marianne,  écrivez-moi, 
consolez-moi  :  voilà  mon  meilleur  remède. 

Je  reçois  votre  lettre  du  27  septembre  :  elle 
me  ravit  et  me  navre.  Il  est  bien  cruel  que  de 


458 


CORRESPONDANCE. 


toutes  les  suppositions  que  mon  silence  vous 
fait  faire,  il  n'y  en  ait  pas  une  qui  l'excuse. 


A   LA   MÊME. 

Le  <  6  octobre  1765. 

Le  voilà  donc  enfin,  ce  précieux  portrait,  si 
justement  désiré  I  II  m'arrive  au  moment  où  je 
suis  entouré  d'importuns  et  d'étrangers,  et  ce 
n'est  pas  la  seule  conformité  qu'il  me  donne  en 
cet  instant  avec  Saint-Preux  (*).  Vous  permet- 
trez bien,  belle  Marianne,  que  je  prenne  un 
peu  de  temps  pour  le  considérer  et  lui  rendre 
mes  hommages.  Pour  moins  abuser,  cepen- 
dant, de  votre  complaisance,  et  ne  pas  prolon- 
ger vos  inquiétudes,  je  compte  vous  le  renvoyer 
l'ordinaire  prochain ,  c'est-à-dire  dans  huit 
jours.  En  attendant,  j'ai  cru  devoir  vous  don- 
ner avis  de  sa  réception,  afin  de  vous  tranquil- 
liser là-dessus. 


A  M.    LE   PRIPfCE  l.-E.  DE  WIRTEMBERG, 

Motiers,  le  «7  octobre  <763. 

J'attendois,  monsieur  le  duc,  pour  répondre 
à  la  lettre  dont  m'a  honoré  votre  altesse  séré- 
nissime  le  4  octobre,  d'avoir  reçu  celle  où  elle 
m'annonçoit  des  questions  que  j'aurois  tâché 
de  résoudre.  L'objet  du  commerce  que  vous 
daigncK  me  proposer  m'a  paru  trop  intéressant 
pour  devoir  y  mêler  rien  de  superflu  ;  et  je  suis 
bien  éloigné  de  croire  que,  hors  cet  objet  si  di- 
gne de  tous  vos  soins,  mes  lettres  par  elles- 
mêmes  puissent  mériter  votre  attention. 

Sur  ce  principe ,  j'ai  cru ,  monsieur  le  duc, 
que  le  respect  le  mieux  entendu  que  je  pouvois 
vous  témoigner  étoit  de  m'en  tenir  exactement 
à  l'exécution  de  vos  ordres,  de  répondre  à  vos 
questions  le  plus  précisément  et  le  plus  claire- 
ment qu'il  me  seroit  possible,  et  d'en  rester  là, 
sans  m'ingérer  à  mêler  du  verbiage  ou  des 
louanges  aux  devoirs  que  vous  m'imposez.  Je 
n'ai  donc  point  répondu  d'abord  à  votre  pré- 
cédente lettre,  parce  que  vous  ne  me  deman- 
diez rien.  Lorsque  vous  m'honorerez  de  vos 
ordres,  vousserez content,  sinon  de  mes  efforts, 

(')AbMt)e//c//^/oJ!<f,  partie  II,  letlreiiu.  Ji.  j».         | 


au  moins  de  mon  zèle.  J'ai  toujours  cru  qu'o- 
béir et  se  taire  étoit  la  manière  la  plus  conve- 
nable de  faire  sa  cour  aux  grands. 

Je  dois  vous  prévenir  encore  qu'une  certaine 
exactitude  est  désormais  au-dessus  de  mes  for- 
ces. Les  maux  qui  m'accablent,  les  importuns 
qui  m'excèdent,  m'ôtent  la  plus  grande  partie 
de  mon  temps  ;  la  nécessité  de  ma  situation  en 
absorbe  une  autre;  enfin,  le  découragement 
me  rejette  insensiblement  dans  toute  l'indo:- 
lence  pour  laquelle  j'éiois  né.  Je  ne  vous  pro- 
mets donc  point  des  réponses  ponctuelles,  c'est 
un  engagement  qui  passe  mes  forces  et  que  je 
serois  hors  d'état  de  tenir.  Mais  je  vous  pro- 
mets bien ,  et  mon  cœur  m'atteste  que  cette 
promesse  ne  sera  point  vaine,  de  m'occuper 
beaucoup  du  respectable  objet  de  vos  lettres, 
d'y  réfléchir,  d'y  méditer,  et  de  ne  vous  ré- 
pondre qu'après  avoir  fait  tous  mes  efl'orts 
pour  ne  pas  me  tromper  dans  mes  vues.  Ainsi, 
lorsque  je  passerai  trois  mois  sans  vous  écrire, 
ne  présumez  pas,  je  vous  supplie,  que  ces  trois 
mois  soient  perdus  pour  les  soins  que  vous 
m'imposez.  Ce  que  je  ne  dirai  pas  ne  sauroit 
nuire,  mais  je  ne  puis  trop  penser  à  ce  que  je 
dirai. 

Si  cet  arrangement  vous  convient,  j'attends 
vos  ordres ,  et  je  m'en  acquitterai  de  mon 
mieux  ;  s'il  ne  vous  convient  pas,  je  déplore- 
rai mon  impuissance,  et  resterai  pénétré  toute 
ma  vie  de  n'avoir  pu  mieux  répondre  à  la  con- 
fiance dont  vous  aviez  daigné  m'honorer. 

Au  reste,  la  lecture  du  papier  que  vous  m'a- 
vez envoyé  m'a  mis  dans  une  sécurité  bien  par- 
faite sur  le  sort  de  cet  heureux  enfant.  Sous  les 
yeux  de  M.  Tissot,  sous  les  vôtres,  le  plus  dif- 
ficile est  déjà  fait  ;  et  pour  achever  votre  ou- 
vrage il  suffit  de  n'y  rien  gâter. 

Agréez,  monsieur  le  duc,  je  vous  supplie, 
les  assurances  de  mon  profond  respect. 


A  M.    REGNAULT,    A  LYON. 

Au  sujet  d'une  offre  d'argent  dont  il  éloit  chargé  de  la  part 
d'un  inconnu  qui,  ayant  appris  que  Rousseau  relevoit  d'une 
maladie  dangereuse,  avoit  supposé  que  ce  secours  pouvoit 
lui  être  utile. 

Motiers,  le  21  octobre  1763. 

J'ignore,  monsieur,  sur  quoi  fondé  l'in- 
connu dont  vous  me  parlez  se  croit  en  droit  de 
me  faire  des  présens;  ce  que  je  sais,  c'est  que. 


ANNÉE  1763. 


At^ 


si  jamais  j'en  accepte,  il  faudra  que  je  com- 
mence par  bien  connotlre  celui  qui  croira  mé- 
riter la  préférence,  et  que  je  pense  comme  lui 
sur  ce  point. 

Je  suis  fort  sensible  aux  offres  obligeantes 
que  vous  me  faites.  N'étant  pas,  quant  à  pré- 
sent, dans  le  cas  de  m'en  prévaloir,  je  vous  en 
fais  mes  remerctmens,  et  vous  salue,  monsieur, 
de  tout  mon  cœur. 


A    MADAME    LATOUR. 


Hotien,  le  2S  octobre  1765. 


Voilà  votre  portrait ,  chère  Marianne  ;  je 
paie  tout  le  plaisir  qu'il  m'a  fait  par  la  peine 
que  j'éprouve  à  m'en  détacher.  Mais  j'ai  pro- 
mis, et,  comme  Saint-Preux,  dussé-je  en  mou- 
rir, il  faut  mériter  votre  estime  (*).  J'avoue  que 
celui  de  vos  deux  portraits  qui  ne  peut  me  quit- 
ter ne  ressembloit  pas  exactement  à  l'autre,  et 
tant  mieux;  désormais  pour  moi  vous  êtes  dou- 
ble; j'ai  le  plaisir  de  vous  aimer  sous  deux  fi- 
gures ;  c'est  comme  avoir  deux  maîtresses  à  la 
fois,  c'est  passer  délicieusement  de  l'une  à  l'au- 
tre, c'est  goûter  les  plaisirs  de  l'inconstance, 
sans  manquer  de  fidélité. 

II  est  affreux  d'être  obligé  de  finirau  moment 
qu'on  a  tant  à  dire  ;  mais  tel  est  mon  sort.  Je 
sens  avec  douleur  qu'il  est  impossible  que  vous 
soyez  jamais  contente  de  moi.  Vous  jouissez  de 
tout  votre  loisir,  et  je  vous  devrois  tout  le  mien; 
mais  on  ne  m'en  laisse  aucun.  Cependant  vous 
sae  jugez  sur  ce  que  je  dois,  et  non  sur  ce  que 
je  puis;  en  cela  vous  n'êtes  pas  injuste,  mais 
vous  êtes  désolante.  Adieu,  chère  Marianne, 
on  ne  me  laisse  pas  écrire  un  mot  de  plus. 


k  MADAME  DE  LUZE  WARNAY. 

Motiers,  le  2  novembre  <76S. 


i,<.  Pour  me  venger,  madame,  de  vos  présens, 
j'ai  résolu  de  ne  vous  en  remercier  que  quand 
ils  seroient  mangés,  et,  grâces  aux  hôtes  qui 
Die  sont  venus,  la  vengeance  a  été  plus  courte 

'  n  Aokm"**  ff^'*>'s<!,  P^i'ic  I.  lettre  xi.ti.       M.  P. 


qu'elle  n'eiit  dii  l'être.  Vous  avez  cru  qu'ayant 
tant  de  droits  sur  moi  vous  deviez  avoir  aussi 
celui  de  me  faire  des  présens,  n(iême  sans  m'en 
prévenir;  à  la  bonne  heure  :  mais  ces  présens, 
que  le  messager  qui  les  apporta  disoit  tenir 
d'une  autre  main,  m'ont  coûté  bien  des  tour- 
mens  avant  de  remonter  à  leur  sourco,  et  je  les 
ai  un  peu  achetés  à  force  de  recherches  et  de 
lettres.  Je  vous  en  remercie  enfin,  madame,  et 
j'ai  trouvé  les  raisins  et  les  biscuits  excellens  ; 
mais,  comme  je  crains  encore  plus  la  peine  que 
je  n'aime  les  bonnes  choses,  je  vous  supplie  ce- 
pendant de  ne  pas  m'envoyer  souvent  des  ca- 
deaux au  même  prix. 

Agréez,  madame,  que  je  fasse  mes  saluta- 
tions à  M.  de  Luze ,  et  que  je  vous  assure  de 
tout  mon  respect. 


AU  PRINCE  L.-E.  DE    WJRTEHBERG. 

Motiers,  le  <0  noveiiil>re  <765. 

Si  j'avois  le  malheur  d'être  né  prince,  d'être 
enchaîné  par  les  convenances  de  mon  état, 
que  je  fusse  contraint  d'avoir  un  train,  une 
suite,  des  domestiques,  c'est-à-dire  des  maîtres, 
et  que  pourtant  j'eusse  une  âme  assez  élevée 
pour-  vouloir  être  homme  malgré  mon  rang, 
pour  vouloir  remplir  les  grands  devoirs  de  père, 
de  mari,  de  citoyen  de  la  république  humaine, 
je  sentirois  bientôt  les  difficultés  de  concilier 
tout  cela ,  celle  surtout  d'élever  mes  enfans  pour 
l'état  où  les  pioça  la  nature,  en  dépit  de  celui 
qu'ils  ont  parmi  leurs  égaux. 

Je  commencerois  donc  par  me  dire,  11  ne  faut 
pas  vouloir  des  choses  contradictoires;  il  ne  faut 
pas  vouloir  être  et  n'être  pas.  La  difficulté  que 
je  veux  vaincre  est  inhérente  à  la  chose;  si  l'état 
de  la  chose  ne  peut  changer,  il  faut  que  la  diffi- 
culté reste.  Je  dois  sentir  que  je  n'obtiendrai  pas 
tout  ce  que  je  veux  :  mais  n'importe,  ne  nous  dé- 
courageons point.  De  loutce  qui  estbien,je  ferai 
toutcequi  est  possible;  monzèleetma  vertu  m'en 
répondent  :  une  partie  de  la  sagesse  est  de  porter 
lejougde  la  nécessité:  quand  le  sage  fait  le  reste, 
il  a  tout  fait.  Voilà  ce  que  je  me  diroissij'étois 
prince.  Après  cela  j'irois  en  avant  sans  me  rebu- 
ter, sans  rien  craindre;  et,  quel  que  fût  mon 
succès,  ayant  fait  ainsi,  je  serois  content  do 
moi.  Je  ne  crois  pas  que.  j'eusse  tort  de  l'être» 


460 


COKRESPONDAINCE. 


11  faut,  monsieur  le  duc,  commencer  par 
vous  bien  mettre  dans  l'esprit  qu'il  n'y  a  point 
d'oeil  paternel  que  celui  d'un  père,  ni  d'oeil  ma- 
ternel que  celui  d'une  mère.  Je  voudrois  em- 
ployer vingt  rames  de  papier  à  vous  répéter  ces 
deux  lignes,  tant  je  suis  convaincu  que  tout  en 
dépend. 

Vous  êtes  prince,  rarement  pourrez- vous 
être  père  :  vous  aurez  trop  d'autres  soins  à  rem- 
plir ;  il  faudra  donc  que  d'autres  remplissent  les 
vôtres.  Madame  la  duchesse  sera  dans  le  même 
cas  à  peu  près. 

De  là  suit  cette  première  règle.  Faites  en  sorte 
que  votre  enfant  soit  cher  à  quelqu'un. 

Il  convient  que  ce  quelqu'un  soit  de  son  sexe. 
L'âge  est  très-difficile  à  déterminer.  Par  d'im- 
portantes raisons  il  la  faudroit  jeune.  Mais  une 
jeune  personne  a  bien  d'autres  soins  en  tête 
que  de  veiller  jour  et  nuit  sur  un  enfant.  Ceci 
est  un  inconvénient  inévitable  et  déterminant. 

Ne  la  prenez  donc  pas  jeune,  ni  belle  par  con- 
séquent, car  ce  seroit  encore  pis.  Jeune,  c'est 
elle  que  vous  aurez  à  craindre;  belle,  c'est  tout 
ce  qui  l'approchera. 

II  vaut  mieux  qu'elle  soit  veuve  que  fille. 
Mais  si  elle  a  des  enfans,  qu'aucun  d'eux 
ne  soit  autour  d'elle,  et  que  tous  dépendent  de 
vous. 

Point  de  femme  à  grands  sentimens,  encore 
moins  de  bel  esprit.  Qu'elle  ait  assez  d'esprit 
pour  vous  bien  entendre,  non  pour  raffiner  sur 

vos  instructions. 

Il  importe  qu'elle  ne  soit  pas  trop  facile  à  vi- 
vre, et  il  n'importe  pas  qu'elle  soit  libérale.  Au 
contraire,  il  la  faut  rangée,  attentive  à  ses  inté- 
rêts. 11  est  impossible  de  soumettre  un  prodigue 
à  la  règle  ;  on  tient  les  avares  par  leur  propre 
défaut. 

Point  d'étourdie  ni  d'évaporée  ;  outre  le  mal 
de  la  chose,  il  y  a  encore  celui  de  l'humeur, 
car  toutes  les  folles  en  ont^  et  rien  n'est  plus 
à  craindre  que  l'humeur  :  par  la  même  rai- 
son les  gens  vifs,  quoique  plus  aimables, 
me  sont  suspects  à  cause  de  l'emportement. 
Comme  nous  ne  trouverons  pas  une  femme 
parfaite,  il  ne  faut  pas  tout  exiger  :  ici  la  dou- 
ceur est  de  précepte  ;  mais,  pourvu  que  la  rai- 
son la  donne,  elle  peut  n'être  pas  dans  le  tem- 
pérament. Je  l'aime  aussi  mieux  égale  et  froide 
qu'accueillante  et  capricieuse.  En  toutes  choses 


préférez  un  caractère  sûr  à  un  caractère  bril- 
lant. Celte  dernière  qualité  est  même  un  incon- 
vénient pour  notre  objet;  une  personne  faite 
pour  être  au-dessus  des  autres  peut  être  gâtée 
par  le  mérite  de  ceux  qui  l'élèvent.  Elle  en 
exige  ensuite  autartt  de  tout  le  monde,  et  cela 
la  rend  injuste  avec  ses  inférieurs. 

Du  reste,  ne  cherchez  dans  son  esprit  aucune 
culture  ;  il  se  farde  en  étudiant,  et  c'est  tout. 
Elle  se  déguisera  si  elle  sait  ;  vous  la  connoîtrez 
bien  mieux  si  elle  est  ignorante  :  dût-elle  ne  pas 
savoir  lire,  tant  mieux;  elle  apprendra  avec 
son  élève.  La  seule  qualité  d'esprit  qu'il  faut 
exiger,  c'est  un  sens  droit. 

Je  ne  parle  point  ici  des  qualités  du  cœur  ni 
des  mœurs,  qui  se  supposent,  parce  qu'on  se 
contrefait  là-dessus.  On  n'est  pas  si  en  garde 
sur  le  reste  du  caractère,  et  c'est  par  là  que  de 
bons  yeux  jugent  du  tout.  Tout  cecidemande- 
roit  peut-être  de  plus  grands  détails;  mais  ce 
n'est  pas  maintenant  de  quoi  il  s'agit. 

Je  dis,  et  c'est  ma  première  règle,  qu'il  faut 
que  l'enfant  soit  cher  à  cette  personne-là.  Mais 
comment  faire? 

Vous  ne  lui  ferez  point  aimer  l'enfant  en  lui 
disant  de  l'aimer,  et  avant  que  l'habitude  ait 
fait  naître  l'attachement  :  on  s'amuse  quelque- 
fois avec  les  autres  enfans,  mais  on  n'aime  que 
les  siens. 

Elle  pourroit  l'aimer  si  elle  aimoit  le  père  ou 
la  mère  ;  mais  dans  votre  rang  on  n'a  point 
d'amis,  et  jamais,  dans  quelque  rang  que  ce 
puisse  être,  on  n'a  pour  amis  les  gens  qui  dé- 
pendent de  nous. 

Or  l'affection  qui  ne  naît  pas  du  sentiment, 
d'où  peut-elle  naître  si  ce  n'est  de  l'intérêt? 

Ici  vientuneréflexionqueleconcoursde  mille 
autres  confirme  ;  c'est  que  les  difficultés  que 
vous  ne  pouvez  ôter  de  votre  condition,  vous 
ne  les  éluderez  qu'à  force  de  dépense. 

Mais  n'allez  pas  croire ,  comme  les  autres, 
que  l'argent  fait  tout  par  lui-même,  et  que 
pourvu  qu'on  paie  on  est  servi.  Ce  n'est  pas 
cela. 

Je  ne  connois  rien  de  si  difficile  quand  on 
est  riche  que  de  faire  usage  de  sa  richesse 
pour  aller  à  ses  fins.  L'argent  est  un  ressort 
dans  la  mécanique  morale,  mais  il  repousse 
toujours  la  main  qui  le  fait  agir.  Faisons  quel- 
ques observations  nécessaires  pour  notre  objet. 


ANNÉE  1763. 


401 


Nous  voulons  que  l'enfant  soit  cher  à  sa  {gou- 
vernante, il  faut  pour  cela  que  le  sort  de  la 
gouvernante  soit  lié  à  celui  do  l'enfant.  Il  ne 
faut  pas  qu'elle  dépende  seulement  des  soins 
qu  elle  lui  rendra,  tant  parce  qu'on  n'aime 
fîuèrc  les  gens  qu'on  sert,  que  parce  que  les 
soins  payés  ne  sont  qu'apparens  :  les  soins 
réels  se  négligent,  et  nous  cherchons  ici  des 
soins  réels. 

H  faut  qu'elle  dépende  non  de  ses  soins,  mais 
de  leur  succès,  et  que  sa  fortune  soit  attachée 
à  l'effet  de  l'éducation  qu'elle  aura  donnée. 
Alors  seulement  elle  se  verra  dans  son  élève  et 
s'affectionnera  nécessairement  à  elle;  elle  ne 
lui  rendra  pas  un  service  de  parade  et  de  mon- 
tre, mais  un  service  réel;  ou  plutôt,  en  la  ser- 
vant, elle  ne  servira  qu'elle-même,  elle  ne  tra- 
vaillera que  pour  soi. 

Mais  qui  sera  juge  de  ce  succès?  La  foi  d'un 
père  équitable,  et  dont  la  probité  est  bien  éta- 
blie, doit  suffire:  la  probité  est  un  instrument 
sûr  dans  les  aflraires,  pourvu  qu'il  soit  joint  au 
discernement. 

Le  père  peut  mourir.  Le  jugement  des  fem- 
mes n'est  pas  reconnu  assez  sûr,  et  l'amour 
maternel  est  aveugle.  Si  la  mère  étoit  établie 
juge  au  défaut  du  père,  ou  la  gouvernante  ne 
s'y  fieroit  pas,  ou  elle  s'occuperoit  plus  à  plaire 
à  la  mère  qu'à  bien  élever  l'enfant. 

Je  ne  m'étendrai  pas  sur  le  choix  des  juges 
de  l'éducation  ;  il  faudroil  pour  cela  des  con- 
noissances  particulières  relatives  aux  person- 
nes. Ce  qui  importe  essentiellement,  c'ost  que 
la  gouvernante  ait  la  plus  entière  confiance  dans 
l'intégrité  du  jugement,  qu'elle  soit  persuadée 
qu'on  ne  la  privera  point  du  prix  de  ses- soins 
si  elle  a  réussi,  et  que,  quoi  qu'elle  puisse  dire, 
elle  ne  l'obtiendra  pas  dans  le  cas  contraire.  11 
ne  faut  jamais  qu'elle  oublie  que  ce  n'est  pas  à 
sa  peine  que  ce  prix  sera  dû,  mais  au  succès. 

Je  sais  bien  que,  soit  qu'elle  ait  fait  son  de- 
voir ou  non,  ce  prix  ne  sauroit  lui  manquer. 
Je  ne  suis  pas  assez  fou,  moi  qui  connois  les 
hommes,  pour  ni'imaginer  que  ces  juges,  quels 
qu'ils  soient ,  iront  déclarci'  solennellement 
qu'une  jeune  princesse  de  quinze  à  vingt  ans 
a  été  mal  élevée.  Mais  cette  réflexion  que  je 
fais  là,  la  bonne  ne  la  fera  pas  ;  quand  elle  la 
feroit,  elle  ne  s'y  fieroit  pas  tellement  qu'elle 
en  néiilige.^t  des  devoirs  dont  dépend  son  sort. 


sa  fortune,  son  existence.  Et  ce  qu'il  importe 
ici  n'est  pas  que  la  récompense  soit  bien  admi- 
nistrée, mais  l'éducation  qui  doit  l'obtenir. 

Comme  la  raison  nue  a  peu  de  force,  l'inté- 
rêt seul  n'en  a  pas  tant  qu'on  croit.  L'imagina- 
tion seule  est  active.  C'est  une  passion  que  nous 
voulons  donnera  la  gouvernante;  et  l'on  n'ex- 
cite les  passions  que  par  l'imagination.  Une  ré- 
compense promise  en  argent  est  très-puissante, 
mais  la  moitié  de  sa  force  se  perd  dans  le  loin- 
tain de  l'avenir. On  compare  de  sang-froid  l'in- 
tervalle et  l'argent,  on  compense  le  risque  avec 
la  fortune,  et  le  cœur  reste  tiède.  Etendez  pour 
ainsi  dire  l'avenir  sous  les  sens,  afin  de  lui 
donner  plus  de  prise  ;  présentez-le  sous  des  fa- 
ces qui  le  rapprochent,  qui  flattent  l'espoir  et 
séduisent  l'esprit.  On  se  perdroit  dans  la  mul- 
titude de  suppositions  qu'il  faudroit  parcourir, 
selon  les  temps,  les  lieux,  les  caractères.  Un 
exemple  est  un  cas  dont  on  peut  tirer  l'induc- 
tion pour  cent  mille  autres. 

Ai-je  afi^aire  à  un  caractère  paisible,  aimant 
l'indépendance  et  le  repos;  je  mène  promener 
cette  personne  dans  une  campagne  :  elle  voit 
dans  une  jolie  situation  une  petite  maison  bien 
ornée,  une  basse-cour,  un  jardin,  des  terres 
pour  l'entretien  du  maître,  les  agrémens  qui 
peuvent  lui  en  faire  aimer  le  séjour.  Je  vois  ma 
gouvernante  enchantée  :  on  s'approprie  tou- 
jours par  la  convoitise  ce  qui  convient  à  notre 
bonheur.  Au  fort  de  son  enthousiasme,  je  la 
prends  à  part  ;  je  lui  dis,  élevez  ma  fille  à  ma 
fantaisie;  tout  ce  que  vous  voyez  est  à  vous. 
Et  afin  qu'elle  ne  prenne  pas  ceci  pour  un  mot 
en  l'air,  j'en  passe  l'acte  conditionnel  :  elle 
n'aura  pas  un  dégoût  dans  ses  fonctions  sur  le- 
quel son  imagination  n'applique  cette  maison 
pour  emplâtre. 

Encore  un  coup,  ceci  n'est  qu'un  exemple. 

Si  la  longueur  du  temps  épuise  et  fatigue 
l'imagination,  l'on  peut  partager  l'espace  et 
la  récompense  en  plusieurs  termes,  et  même  à 
plusieurs  personnes  :  je  ne  vois  ni  difficultés  ni 
inconvénient  à  cela.  Si  dans  six  ans  mon  enfant 
est  ainsi,  vous  aurez  telle  chose.  Le  terme  venu 
si  la  condition  est  remplie,  on  tient  parole,  et 
l'on  est  libre  des  deux  côtés. 

Bien  d'autres  avantages  découleront  de  l'ex- 
pédient que  je  propose;  mais  je  ne  peux  ni  ne 
dois  tout  dire.  L'enfant  aimera  sa  gouvernante, 


4G^ 


CORRESPONDANCE. 


surtout  si  elle  est  d'abord  sévère  et  que  l'en- 
fant ne  soit  pas  encore  gâté.  L'effet  de  l'habi- 
luae  est  naturel  et  sûr;  jamais  il  n'a  manqué 
que  par  la  faute  des  guides.  D'ailleurs  la  jus- 
tice a  sa  mesure  et  sa  règle  exacte  ;  au  lieu  que 
la  complaisance  qui  n'en  a  point  rend  les  en- 
ftins  toujours  exigeans  et  toujours  mécontens. 
L'enfant  donc  qui  aime  sa  bonne  sait  que  le 
sort  de  cette  bonne  est  dans  le  succès  de  ses 
soins;  jugez  de  ce  que  fera  l'enfant  à  mesure 
que  son  intelligence  et  son  cœur  se  formeront. 

Parvenue  à  certain  âge,  la  petite  fille  est  ca- 
pricieuse ou  mutine.  Supposons  un  moment 
critique  important,  où  elle  ne  veut  rien  en- 
tendre; ce  moment  viendra  bien  rarement,  on 
sent  pourquoi.  Dans  ce  moment  fâcheux  la 
bonne  manque  de  ressource  ;  alors  elle  s'atten- 
drit en  regardant  son  élève,  et  lui  dit  :  C'en 
est  donc  fait,  tu  in'ôles  le  pain  de  ma  vieillesse! 

Je  suppose  que  la  fille  d'un  tel  père  ne  sera 
pas  un  monstre  :  cela  étant,  l'effet  de  ce  mot 
est  sûr;  mais  il  ne  faut  pas  qu'il  soit  dit  deux 
fois. 

On  peut  faire  en  sorte  que  la  petite  se  le  dise 
à  toute  heure  ;  et  voilà  d'où  naissent  mille  biens 
à  la  fois.  Quoi  qu'il  en  soit,  croyez-vous  qu'une 
femme  qui  pourra  parler  ainsi  à  son  élève  ne 
s'affectionnera  pas  à  elle?  On  s'affectionne  aux 
gens  sur  la  tête  desquels  on  a  mis  des  fonds; 
c  est  le  mouvement  de  la  nature,  et  un  mouve- 
ment non  moins  naturel  est  de  s'affectionner  à 
son  propre  ouvrage,  surtout  quand  on  en  at- 
tend son  bonheur.  Voilà  donc  notre  première 
recette  accomplie. 

Seconde  règle. 

Il  faut  que  la  bonne  ait  sa  conduite  toute  tra- 
cée et  une  pleine  confiance  dans  le  succès. 

Le  mémoire  instructif  qu'il  faut  lui  donner 
est  une  pièce  très-importante.  11  faut  qu'elle 
l'étudié  sans  cesse;  iLfaut  qu'elle  le  sache  par 
cœur,  mieux  qu'un  ambassadeur  ne  doit  savoir 
ses  instructions.  Mais  ce  qui  est  plus  important 
encore,  c'est  qu'elle  soit  parfaitement  convain- 
cue qu'il  n'y  a  point  d'autre  route  pour  aller 
au  but  qu'on  lui  marque,  et  par  conséquent  au 
sien. 

îl  ne  faut  pas  pour  cela  lui  donner  d'abord 
le  mémoire.  H  faut  lui  dire  premièrement  ce 
que  vous  voulez  faire,  lui  montrer  l'état  de 


votre  enfant.  Là-dessus  toute  dispute  ou  ob- 
jection de  sa  part  est  inutile  :  vous  n'avez  point 
de  raisons  à  lui  rendre  de  votre  volonté.  Mais 
il  faut  lui  prouver  que  la  chose  est  faisable,  et 
qu'elle  ne  l'est  que  par  les  moyens  que  vous 
proposez  :  c'est  sur  cela  qu'il  faut  beaucoup 
raisonner  avec  elle  :  il  faut  lui  dire  vos  raisons 
clairement,  simplement,  au  long,  en  termes 
à  sa  portée.  Il  faut  écouter  ses  réponses,  ses 
sentimens,  ses  objections,  les  discuter  à  loisir 
ensemble,  non  pas  tant  pour  ses  objections 
mêmes,  qui  probablement  seront  superficielles, 
que  pour  saisir  l'occasion  de  bien  lire  dansson 
esprit,  de  la  bien  convaincre  que  les  moyens 
que  vous  indiquez  sont  les  seuls  propres  à  réus- 
sir. Il  faut  s'assurer  que  de  tout  point  elle  est 
convaincue,  non  en  paroles,  mais  intérieure- 
ment. Alors  seulement  il  faut  lui  donner  le  mé- 
moire, le  lire  avec  elle,  l'examiner,  l'éclaircir, 
le  corriger  peut-être,  et  s'assurer  qu'elle  l'en- 
tend parfaitement. 

Il  surviendra  souvent,  durant  l'éducation, 
des  circonstances  imprévues;  souvent  les  choses 
prescrites  ne  tourneront  pas  comme  on  avoit 
cru  :  les  élcmens  nécessaires  pour  résoudre  les 
problèmes  moraux  sont  en  très-grand  nombre, 
et  un  seul  omis  rend  la  solution  fausse.  Cela 
demandera  des  conférences  fréquentes,  des 
discussions,  deséclaircissemens  auxquels  il  ne 
faut  jamais  se  refuser,  et  qu'il  faut  même  ren- 
dre agréables  à  la  gouvernante  par  le  plaisir 
avec  lequel  on  s'y  prêtera.  C'est  encore  un  fort 
bon  moyen  de  l'étudier  elle-même. 

Ces  détails  me  semblent  plus  particulière- 
ment la  tâche  de  la  mère.  Il  faut  qu'elle  sache  lo 
mémoire  aussi  bien  que  la  gouvernante  ;  mais 
il  faut  qu'elle  le  sache  autrement.  La  gouver- 
nante le  saura  par  les  règles,  la  mère  le  saura 
par  les  principes  ;  car  premièrementayantreçu 
une  éducation  plus  soignée,  et  ayant  eu  l'esprit 
plus  exercé,  elle  doit  être  plus  en  état  de  géné- 
raliser ses  idées,  et  d'en  voir  tous  les  rapports; 
et  de  plus,  prenant  au  succès  un  intérêt  plus 
vif  encore,  elle  doit  plus  s'occuper  des  moyens 
d'y  parvenir. 

Troisième  règle.  La  bonne  doit  avoir  un  pou- 
voir absolu  sur  l'enfant. 

Cette  règle  bien  entendue  se  réduit  à  celle- 
ci,  que  le  mémoire  seul  doit  tout  gouverner: 


corps  et  d'âme  où  vous  exigez  qu'elle  mette    car,  quand  chacun  se  réglera  scrupuleusement 


ANNÉE  1765. 


465 


sur  le  mémoire ,  il  s'ensuit  que  tout  le  monde 
agira  toujours  de  concert,  sauf  ce  qui  pourroit 
être  ignoré  des  uns  ou  des  autres;  mais  il  est 
aisé  de  pourvoir  à  cela. 

Je  n'ai  pas  perdu  mon  objet  de  vue ,  mais 
j'ai  été  forcé  de  faire  un  bien  grand  détour. 
Voilà  déjà  la  difficulté  levée  en  grande  partie; 
car  notre  élève  aura  peu  à  craindre  des  do- 
mestiques quand  la  seconde  mère  aura  tant 
d'intérêt  à  la  surveiller.  Parlons  à  présent  de 
ceux-ci. 

Il  y  a  dans  une  maison  nombreuse  des 
moyens  généraux  pour  tout  faire,  et  sans  les- 
quels on  ne  parvient  jamais  à  rien. 

D'abord  les  mœurs,  l'imposante  image  de  la 
vertu, devant  laquelle  toutfléchit, jusqu'au  vice 
même;  ensuite  l'ordre,  la  vigilance,  enfin  l'in- 
térêt, le  dernier  de  tous  :  j'ajoutorois  la  vanité  ; 
mais  l'état  servile  est  trop  près  de  la  misère  ;  la 
vanité  n'a  sa  grande  force  que  sur  les  gens  qui 
ont  du  pain. 

Pour  ne  pas  me  répéter  ici,  permettez,  mon- 
sieur le  duc,  que  je  vous  renvoie  à  la  quatrième 
partie  de  VHétoïse,  lettre  dixième.  Vous  y  trou- 
verez un  recueil  de  maximes  qui  me  paroissent 
fondamentales  pour  donner  dans  une  maison, 
grande  ou  petite,  du  ressort  à  l'autorité;  du 
reste,  je  conviens  de  la  difficultéde  l'exécution, 
parce  que,  de  tous  les  ordres  d'hommes  ima- 
ginables ,  celui  des  valets  laisse  le  moins  de 
prise  pour  le  mener  où  l'on  veut.  Mais  tous  les 
raisonnemens  du  monde  ne  feront  pas  qu'une 
chose  ne  soit  pas  ce  qu'elle  est,  que  ce  qui  n'y 
est  pas  s'y  trouve,  que  des  valets  ne  soient  pas 
des  valets. 

Le  train  d'un  grand  seigneur  est  susceptible 
de  plus  et  de  moins,  sans  cesser  d'être  conve- 
nable. Je  pars  de  là  pour  établir  ma  première 
maxime. 

^''  Réduisez  votre  suite  au  moindre  nombre 
de  gens  qu'il  soit  possible  ;  vous  aurez  moins 
d'ennemis,  et  vous  en  serez  mieux  servi  S'il 
y  a  dans  votre  maison  un  seul  homme  qui  n'y 
soit  pas  nécessaire,  il  y  est  nuisible,  soyez-en 
sûr. 

2°  Mettez  du  choix  dans  ceux  que  vous  gar- 
derez, et  préférez  de  beaucoup  un  service  exact 
à  un  service  agréable.  Ces  gens  qui  aplanissent 
tout  devant  leur  maître  sont  tous  des  fripons. 
Surtout  point  de  dissipateur. 


3°  Soumettez-les  à  la  règle  en  toute  chose, 
même  au  travail,  ce  qu'ils  feront  dùi-il  n'éiio 
bon  à  rien. 

4*  Faites  qu'ils  aient  un  grand  intérêt  à  res- 
ter long-tenn>s  à  votre  service,  qu'ils  s'y  atta- 
chent à  mesure  qu'ils  y  restent,  qu'ils  crai- 
gnent par  conséquent  d'autant  plus  d'en  sortir 
qu'ils  y  sont  restés  plus  long-temps.  La  raison 
et  les  moyens  de  cela  se  trouvent  dans  le  livre 
indiqué. 

Ceci  sont  les  données  que  je  peux  supposer, 
parce  que ,  bien  qu'elles  demandent  beaucoup 
de  peine,  enfin  elles  dépendent  de  vous.  Cela 
posé  : 

Quelque  temps  avant  que  de  leur  parler, 
vous  avez  quelquefois  des  entretiens  à  table  sur 
l'éducation  de  votre  enfant,  et  sur  ce  que  vous 
vous  proposez  de  faire  ,  sur  les  difficultés  que 
vous  aurez  à  vaincre,  et  sur  la  ferme  résolution 
où  vous  êtes  de  n'épargner  aucun  soin  pour 
réussir.  Probablement  vos  gens  n'auront  pas 
manqué  de  critiquer  entre  eux  la  manière  ex- 
traordinaire d'élever  l'enfant;  ils  y  auront 
trouvé  de  la  bizarrerie  :  il  la  faut  justifier,  mais 
simplement  et  en  peu  de  mots.  Du  reste,  il  faut 
montrer  votre  objet  beaucoup  plus  du  côté 
moral  et  pieux  que  du  côté  philosophique.  Ma- 
dame la  princesse,  en  ne  consultant  que  son 
cœur,  peut  y  mêler  des  mots  charmans;  M.  Tis- 
sot  peut  ajouter  quelques  réflexions  dignes 
de  lui. 

On  est  si  peu  ancnutumé  «le  voir  les  grands 
avoir  des  entrailles,  aimer  la  vertu,  s'occuper 
de  leurs  enfans,  que  ces  conversations  courtes 
et  bien  ménagées  ne  peuvent  manquer  de  pro- 
duire un  grand  effet.  Mais  surtout  nulle  ombre 
d'affectation  ;  point  de  longueur.  Les  domesti- 
ques ont  l'œil  très-perçant  :  tout  seroit  perdu 
s'ils  soupçonnoient  seulement  qu'il  y  eût  en  cela 
rien  de  concerté  ;  et  en  effet  rien  ne  doit  l'être. 
Bon  père,  bonne  mère,  laissez  parler  vos  cœurs 
avec  simplicité  :  ils  trouveront  des  choses  tou- 
chantes d'eux-mêmes  ;  je  vois  d'ici  vos  domes- 
tiques derrière  vos  chaises  se  prosternerdevant 
leur  maître  au  fond  de  leurs  cœurs.  Voilà  les 
dispositions  qu'il  faut  faire  naître,  et  dont  il 
faut  profiter  pour  les  règles  que  nous  avons  à 
leur  prescrire. 

Ces  règles  sont  de  deux  espèces,  selon  le  ju- 
gement que  vous  porterez  vous-même  de  l'état 


46^ 


CORRESPONDANCE. 


do  votre  maison  et  des  mœurs  de  vos  gens. 

Si  vous  croyez  pouvoir  prendre  en  eux  une 
confiance  raisonnable  et  fondée  sur  leur  intérêt, 
il  ne  s'agira  que  d'un  énoncé  clair  et  bref  de  la 
manière  dont  on  doit  se  conduire  toutes  les  fois 
qu'on  approchera  de  votre  enfant,  pour  ne  point 
contrarier  son  éducation. 

Que  si,  malgré  toutes  vos  précautions,  vous 
croyez  devoir  vous  défier  de  ce  qu'ils  pourront 
dire  ou  faire  en  sa  présence,  la  règle  alors  sera 
plus  simple,  et  se  réduira  à  n'en  approcher  ja- 
mais sous  quelque  prétexte  que  ce  soit. 

Quel  de  ces  deux  partis  que  vous  choisissiez, 
il  faut  qu'il  soit  sans  exception,  et  le  même  pour 
vos  gens  de  tout  étage ,  excepté  ce  que  vous 
destinez  spécialement  au  service  de  l'enfant,  et 
qui  ne  peut  être  en  trop  petit  nombre  ni  trop 
scrupuleusement  choisi. 

Un  jour  donc  vous  assemblez  vos  gens ,  et, 
dans  un  discours  graveet  simple,  vous  leurdirez 
que  vous  croyez  devoir  en  bon  père  apporter 
tous  vos  soins  à  bien  élever  l'enfant  que  Dieu 
vous  a  donné  :  «  Sa  mère  et  moi  sentons  tout  ce 
»  qui  nuisit  à  la  nôtre.  Nous  l'en  voulons  pré- 
»  ser\^r;  et,  si  Dieu  bénit  nos  efforts,  nous 
»  n'aurons  point  de  compte  à  lui  rendre  des 
»  défauts  ou  des  vices  que  notre  enfant  pour- 
»  roit  contracter.  Nous  avons  pour  cela  de 
»  grandes  précautions  à  prendre  :  voici  celles 
»  qui  vous  regardent ,  et  auxquelles  j'espère 
»  que  vous  vous  prêterez  en  honnêtes  gens, 
»  dont  les  premiers  devoirs  sont  d'aider  à  rem- 
»  plir  ceux  de  leurs  maîtres.  » 

Après  l'énoncé  de  la  règle  dont  vous  prescri- 
vez l'observation,  vous  ajoutez  que  ceux  qui  se- 
ront exacts  à  la  suivre  peuvent  compter  sur 
votre  bienveillance  et  même  sur  vos  bienfaits. 
«  Mais  je  vous  déclare  en  même  temps,  pour- 
»  suivez-vous  d'une  voix  plus  haute ,  que  qui- 
»  conque  y  aura  manqué  une  seule  fois,  et  en 
»  quoi  que  ce  puisse  être,  sera  chassé  sur-le- 
11  champ  et  perdra  ses  gages.  Comme  c'est  là 
»  la  condition  sous  laquelle  je  vous  garde ,  et 
))  que  je  vous  en  préviens  tous ,  ceux  qui  n  y 
»  veulent  pas  acquiescer  peuvent  sortir.  » 

Des  règles  si  peu  gênantes  ne  feront  sortir 
que  ceux  qui  seroient  sortis  sans  cela  :  ainsi  vous 
ne  perdez  rien  à  leur  mettre  le  marché  à  la  main , 
et  vous  leur  en  imposez  beaucoup.  Peut-être  au 
commencement  quelque  étourdi  en  sera-t-il  la 


victime,  et  il  faut  qu'il  le  soit.  Fût-ce  le  mailre 
d'hôtel,  s'il  n'est  chassé  comme  un  coquin ,  tout 
est  manqué.  Mais  s'ils  voient  une  fois  que  c'est 
tout  de  bon,  et  qu'on  les  surveille,  on  aura 
désormais  peu  besoin  de  les  surveiller. 

Mille  petits  moyens  relatifs  naissent  de  ceux- 
là  :  mais  il  ne  faut  pas  tout  dire,  et  ce  mémoire 
est  déjà  trop  long.  J'ajouterai  seulement  un 
avis  très-important  et  propre  à  couper  court 
au  mal  qu'on  n'aura  pu  prévenir;  c'est  d'exami- 
ner toujours  l'enfant  avec  le  plus  grand  soin, 
et  de  suivre  attentivement  les  progrès  de  son 
corps  et  de  son  cœur.  S'il  se  fait  quelque  chose 
autour  de  lui  contre  la  règle,  l'impression  s'en 
marquera  dans  l'enfant  même.  Dès  que  vous  y 
verrez  un  signe  nouveau,  cherchez-en  la  cause 
avec  soin  ;  vous  la  trouverez  infailliblement.  A 
certain  âge  il  y  a  toujours  remède  au  mal  qu'on 
n'a  pu  prévenir,  pourvu  qu'on  sache  le  con- 
noître  et  qu'on  s'y  prenne  à  temps  pour  le 
guérir. 

Tous  ces  expédiens  ne  sont  pas  faciles,  et  je  ne 
réponds  pas  absolument  de  leur  succès  ;cepe^n- 
dan  t  je  crois  qu'on  y  peut  prendre  une  confiance 
raisonnable,  et  je  ne  vois  rien  d'équivalent  dont 
j'en  puisse  dire  autant. 

Dans  une  route  toute  nouvelle,  il  ne  faut  pas 
chercher  des  chemins  battus,  et  jamais  entre- 
prise extraordinaire  et  difficile  ne  s'exécute  par 
des  moyens  aises  et  communs. 

Du  reste,  ce  ne  sont  peut-être  ici  que  les  dé- 
lires d'un  fiévreux.  La  comparaison  de  ce  qui 
est  à  ce  qui  doit  être  m'a  donné  l'esprit  roma- 
nesque et  m'a  toujours  jeté  loin  de  tout  ce  qui 
se  fait.  Mais  vous  ordonnez,  monsieur  le  duc, 
j'obéis.  Ce  sont  mesiidées  que  vous  demandez, 
les  voilà.  Je  vous  tromperois  si  je  vous  donnois 
la  raison  des  autres  pour  les  folies  qui  sont  à 
moi.  En  les  faisant  passer  sous  les  yeux  d'un  si 
bon  juge,  je  ne  crains  pas  le  mal  qu'elles  peu- 
vent causer. 


A  M.    L  ABB£  DE 


Motiers-Travers,  Je  27  novembre  1763. 


J'ai  reçu,  monsieur,  la  lettre  obligeante  dans 
laquelle  votre  honnêtecœurs'épanche  avec  moi. 
Je  suis  touché  de  vos  sentimens  et  reconnois- 
sant  de  votre  zèle  •  mais  je  ne  vois  pas  bien  sur 


ANNÉE  1763. 


46» 


quoi  vous  me  consultez.  Vous  me  dites,  J'ai  de 
la  naissance  dont  je  dois  suivre  la  vocation, 
parce  que  mes  parens  le  veulent  ;  apprenez-moi 
ce  que  je  dois  faire  :  je  suis  genlilhommo,  et 
veux  vivre  comme  tel;  apprenez-moi  toutefois 
à  vivre  en  homme  :  j'ai  des  préjugés  que  je  veux 
respecter  ;  apprenez-moi  toutefois  à  les  vaincre. 
Je  vous  avoue,  monsieur,  que  je  ne  sais  pas  ré- 
pondre à  cela. 

Vousmeparlezavec  dédain  des  deux  seuls  mé- 
tiers que  la  noblesse  connoisse  et  qu'elle  veuille 
suivre  ;  cependant  vous  avez  pris  un  de  ces  mé- 
tiers. Mon  consrîil  est,  puisque  vous  y  êtes,  que 
vous  tâchiez  de  le  faire  bien.  Avant  de  prendre 
un  étal,  on  ne  peut  trop  raisonner  sur  son 
objet;  quand  il  est  pris,  il  en  faut  remplir  les 
devoirs,  c'est  alors  tout  ce  qui  reste  à  faire. 

Vous  vous  dites  sans  fortune,  sans  biens;  vous 
ne  savez  comment,  avec  de  la  naissance  (car  la 
naissance  revient  toujours  ) ,  vivre  libre  et  mou- 
rir vertueux.  Cependant  vous  offrez  un  asile  à 
une  personne  qui  m'est  attachée;  vous  m'assu- 
rez que  madame  votre  mère  la  mettra  à  son 
aise  ;  le  fils  d'une  dame  qui  peut  mettre  une 
étrangère  à  son  aise  doit  naturellement  y  être 
aussi  ;  il  peut  donc  vivre  libre  et  mourir  ver- 
tueux. Les  vieux  gentilshommes,  qui  valoient 
bien  ceux  d'aujourd'hui,  cultivoient  leurs  ter- 
res et  faisoient  du  bien  à  leurs  paysans.  Quoi 
que  vous  en  puissiez  dire,  je  ne  croispas  que  ce 
fût  déroger  que  d'en  faire  autant. 

Vous  voyez,  monsieur,  que  je  trouve  dans 
votre  lettre  même  la  solution  des  difficutés  qui 
vous  embarrassent.  Du  reste,  excusez  ma  fran- 
chise ;  je  dois  répondre  à  votre  estime  par  la 
mienne,  et  je  ne  puis  vous  en  donner  une  preuve 
plus  siire  qu'en  osant,  tout  gentilhomme  que 
vous  êtes,  vous  dire  la  vérité. 

Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


A  MADAME  DE  B.   {*) 

Décembre  1765. 

Je  n'ai  rien,  madame,  à  vous  dire  sur  le  ju- 

(*)  Voici  quel  étoit  le  début  de  la  lettre  de  madame  de  B"*, 
iaquelle  celle-ci  sert  de  réponse. 

Paris,  10  novembre  1763. 
Monsieur, 
'  ï\  y  a  environ  un  iiiuis  (|iie  jVus  l'honneur  de  vous  écrire  : 
T.    IV. 


gement  que  vous  avez  porté  de  la  probité  de 
M.  de  Voltaire  ;  je  vous  dirai  seulement  que  je 
n'ai  point  reçu  la  lettre  que  vous  lui  avez 
adressée  pour  moi,  et  que  je  n'ai  envoyé  ni 
à  vous  ni  à  personne  l'imprimé  intitulé  :  Sermon 
des  cinquante,  que  je  n'ai  même  jamais  vu.  Du 
reste,  ii  me  paroît  bizarre  que,  pour  me  faire 
parvenir  une  lettre,  vous  vous  soyez  adressée 
au  chef  de  mes  persécuteurs. 

A  l'égard  des  doutes  que  vous  pouvez  avoir, 
madame,  sur  certains  points  de  la  religion, 
pourquoi  vous  adressez-vous,  pour  les  lever, 
à  un  homme  qui  n'en  est  pas  exempt  lui-même  ? 
Si  malheureusement  les  vôtres  tombent  sur  les 
principes  de  vos  devoirs,  je  vous  plains;  mais 
s'ils  n'y  tombent  pas,  de  quoi  vous  mettez-vous 
en  peine?  Vous  avez  une  religion  qui  dispense 
deloutexamen;suivez-laensimpliciiédecœiir. 
('/est  le  meilleur  conseil  que  je  puis  vous  don- 
ner, et  je  le  prends  autant  que  je  peux  pour 
moi-même. 

Ileccvez,  madame,  mes  salutations  et  mon 
respect. 


A  H 

Molicr»,  7  décembre  1763. 

La  vérité  que  j'aime ,  monsieur  n'est  pas 
tant  métaphysique  que  morale  :  j'aime  la  vé- 
rité, parce  que  je  hais  le  mensonge  ;  je  ne  puis 
être  inconséquent  là-dessus  que  quand  je  serai 
de  mauvaise  foi.  J'aimerois  bien  aussi  la  vérité 
métaphysique  si  je  croyois  qu'elle  fût  à  notre 
portée,  mais  je  n'ai  jamais  vu  qu'elle  fût  dans 
les  livres  ;  et,  désespérant  de  l'y  trouver,  je  dé- 
daigne leur  instruction,  persuadé  que  la  vérilé 
qui  nous  est  utile  est  plus  prés  de  nous,  et 
qu'il  ne  faut  pas,  pour  l'acquérir,  un  si  grand 
appareil  de  science.  Votre  ouvrage,  monsieur, 
peut  donner  cette  démonstration  promise  et 
manquée  par  tousies  philosophes;  mais  je  ne  puis 
changer  de  principe  sur  des  raisons  que  je  ne 

•  ignorant  votre  adresse,  j'envoyai  ma  lettre  bien  cachetée  à 
»  M.  de  Vollaire;  avec  l'assurance  île  cotte  probité  conmiune  à 
>  toiis  les  iionnétes  gens,  je  le  priai  de  vous  renvoyer.  Mais 
»  (|uelle  a  été  ma  surprise  lorsque,  le  i  de  ce  mois,  j'ai  reçu  en 
»  réponse  un  imprimé  (pii  a  pour  titre:  Sermon  den  cinquante. 
»  Seroit-ce  vous,  monsieur,  on  M.  de  A'oltaire,  qui  me  l'avez. 
»  envoyé?  je  n'ose  penser  que  c'est  vous,  etc.  »  (  Note  extraits 
de  l'édition  de  Genève,  tome  xxiv,  in-8,  page  124.) 

Voyez  ci-aprcs  la  lettre  au  prince  te  Wirtemberg,  du  II 
mars  1764.  G.  p. 

50 


4GG' 


CORRESPONDANCE. 


connoispas.Cependantvotreconfiance  m'enini-  j  en  garde  contre  la  partialité  :  c'est  par  celui  do 
pose;  vous  promettez  tant  et  si  hautement,  je  j  ces  deux  effets  qui  doit  l'emporter  sur  l'autre. 


trouve  d'ailleurs  tant  de  justesse  et  de  raison 
Jans  votre  manière  d'écrire,  que  je  serois  sur- 
pris qu'il  n'y  en  eût  pas  dans  votre  philosophie; 
et  je  devrois  peu  l'être,  avec  ma  vue  courte, 
que  vous  vissiez  où  je  n'avois  pas  cru  qu'on  pût 
voir.  Or  ce  doute  me  donne  de  l'inquiétude, 
parce  que  la  vérité  que  je  connois,  ou  ce  que  je 
prends  pour  elle,  est  très-aimable,  qu'il  en  ré- 
sulte pour  moi  un  état  très-doux,  et  que  je  ne 
conçois  pas  comment  j  en  pourrois  changer  sans 
y  perdre.  Si  messentimensétoient  démontrés, 
je  m'inquiéterois  peu  des  vôtres;  mais,  à  par- 
ler sincèrement,  je  suis  allé  jusqu'à  la  persua- 
sion sans  aller  jusqu'à  la  conviction.  Je  crois, 
mais  je  ne  sais  pas  ;  je  ne  sais  pas  même  si  la 
science  qui  me  manque  me  sera  bonne  quand  je* 
l'aurai,  et  si  peut-être  alors  il  ne  faudra  point 
qtie  je  dise  :  Alto  qvœsivit  cœlo  lucem,  inge- 
muitqiie  repertâ. 

Voilà,  monsieur,  la  solution  ou  du  moins  l'é- 
claircissement des  inconséquences  que  vous 
m'avez  reprochées.  Cependant  il  me  paroît  bi- 
zarre que,  pour  vous  avoir  dit  mon  sentiment 
quand  vous  me  l'avez  demandé,  je  sois  réduit 
à  faire  mon  apologie.  Je  n'ai  pris  la  liberté  de 
vous  juger  que  pour  vous  complaire  ;  je  puis 
m'êire  trompé,  sans  doute,  mais  se  tromper 
n'est  pas  avoir  tort. 

Vous  me  demandez  pourtant  encore  un  con- 
seil sur  un  sujet  très-grave,  et  je  vais  peut-être 
vous  répondre  encore  tout  de  travers  ;  mais  heu- 
reusement ce  conseil  est  de  ceux  que  jamais 
auteur  ne  demande  que  quand  il  a  déjà  pris  son 
parti. 

Je  remarquerai  d'abord  que  la  supposition 
que  votre  ouvrage  renferme  la  découverte  de  la 
vérité,  ne  vous  est  pas  particulière;  et  si  cette 
raison  vous  engage  à  publier  votre  livre,  elle 
doit  de  même  engager  tout  philosophe  à  pu- 
blier le  sien.  J'ajouterai  qu'il  ne  suffit  pas  de  con- 
sidérer le  bien  qu'un  livre  contient  en  lui-même, 
mais  le  mal  auquel  il  peut  donner  lieu;  il  faut 
songer  qu'il  trouvera  peu  de  lecteurs  judi- 
cieux bien  disposés,  et  beaucoup  de  mouvais 
coeurs,  encore  plus  de  mauvaises  têtes.  Il  faut, 
avant  de  le  publier,  comparer  le  bien  et  le  mal 
qu'il  peut  faire,  et  les  usages  avec  les  abus.  Pe- 


qu'il  est  bon  ou  mauvais  à  publier. 

Je  ne  vous  connois  point,  monsieur  ;  j'ignore 
quel  est  votre  sort,  votre  état,  votre  âge;  et 
cela  pourtant  doit  régler  mon  conseil  par  rap- 
port à  vous.  Tout  ce  que  fait  un  jeune  homme  a 
moins  de  conséquence,  ettout  se  répare  ou  s'ef- 
face avec  le  temps.  Mais  si  vous  avez  passé  la 
maturité,  ah  1  pensez-y  cent  fois  avant  de  trou- 
bler la  paix  de  votre  vie  ;  vous  ne  savez  pas 
quelles  angoisses  vous  vous  préparez.  Pendant 
quinze  ans,  j'ai  ouï  dire  à  M.  de  Fontenelle  que 
jamais  livre  n'avoit  donné  tant  de  plaisir  que  de 
chagrin  à  son  auteur  (*)  :  c'étoit  l'heureux  Fon- 
tenelle qui  disoit  cela.  Monsieur,  dans  la  ques- 
tion sur  laquelle  vous  me  consultez,  je  ne  puis 
vous  parler  que  par  mon  exemple  :  jusqu'à  qua- 
rante ans  je  fus  sage  ;  à  quarante  ans  je  pris  la 
plume,  et  je  la  pose  avant  cinquante,  malgré 
quelques  vains  succès , maudissant  tous  lesjours 
de  la  vie  celui  où  mon  sot  orgueil  me  lafit  pren- 
dre ,  où  je  vis  mon  bonheur,  mon  repos,  ma 
santé  s'en  aller  en  fumée,  sans  espoir  de  les  re- 
couvrer jamais.  Voilà  l'homme  à  qui  vous  de- 
mandez conseil. 

Je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 


*ez  bien  votre  livre  sur  celte  règle,  et  tenez-vous  '  Peyrou  donnée  en  nso, 


A  M.  DE  CONZIÉ,  COMTE  DES  CHARMETTES. 

A  Motiers-Travers,  7  décembre  1765. 

Je  voudrois,  mon  cher  comte,  voir  multiplier 
encore  le  nombre  de  mes  agresseurs,  si  chacun 
de  leurs  ouvrages  me  valoit  un  témoignage  de 
votre  souvenir.  Je  reçois  avec  plaisir  et  recon- 
noissance  celui  que  vous  me  donnez  en  m'em- 
voyant  l'écrit  du  père  Gerdil  :  quoique  en  effet 
cet  écrit  me  paroisse  un  peu  froid,  je  le  trouve 
assez  gentil  pour  un  moine 

J'avois  chargé  M.  de  Gauffecourt  de  vous 
témoigner  mon  regret  de  ne  pouvoir  vous  aller 
voir  cet  été  comme  je  l'avois  résolu.  Le  com- 
mencement de  l'hiver  m'a  jeté  dans  un  état  si 
triste  qu'il  ne  me  permet  guère  de  faire  des 
projets  pour  l'avenir.  Toutefois,  si  la  belle  sai- 
son me  rend  les  forces  que  le  froid  m'ôte,  je 
me  propose  toujours  de  vous  aller  voir.  S'il  arri- 

(') ....  TaiK  de  plaisir.  Conforme  au  texte  de  l'édition  de 
(;enéve,  deuxième  svpplement,  1789,  et  de  l'édition  de  Du 


ANNÉE  17G3. 


4G7 


Toit  que  vous  vous  rapprochassiez  du  Chablais, 
cela  me  seroit  bien  commode;  el,  en  ce  cas,  je 
vous  prierois  de  m'en  prévenir  aussi  ;  car,  ne 
pouvant  déterminer  d'avance  le  temps  de  mon 
voyage,  il  me  siéroit  mal  de  l'avoir  fait  en  pure 
perte,  et  d'aller  jusque-là  sans  vous  y  trouver. 
Soyez  persuadé  que  rien  ne  peut  ralentir  l'ar- 
dent désir  que  j'ai  de  vous  voir  et  de  vous  em- 
brasser. Il  me  semble  qu'un  moment  si  doux 
me  rendra  tout  le  temps  heureux  que  je  re- 
grette, et  me  fera  oublier  tous  ceux  qui  n^'en 
ont  si  tristement  séparé.  Moi  qui  suis  si  dés- 
abusé de  la  vie,  et  qui  ne  forme  plus  de  projets, 
je  ne  puis  renoncer  à  celui-là.  Après  avoir  tout 
comparé,  je  ne  trouve  point  de  meilleur  peuple 
que  le  vôtre;  je  voudrois  de  tout  mon  cœur 
passer  dans  son  sein  le  reste  de  mes  jours,  et 
me  mettre  de  cette  manière  à  portée  de  conten- 
ter, au  moins  de  temps  à  autre,  le  besoin  que 
mon  cœur  a  de  vous. 


A  M 

Il  faut  vous  faire  réponse,  monsieur,  puis- 
que vous  la  voulez  absolument,  et  que  vous  la 
demandez  en  termes  si  honnêtes.  11  me  semble 
pourtant  qu'à  votre  place  je  me  serois  moins 
obstiné  à  l'exiger.  Je  me  serois  dit.  J'écris 
parce  que  j'ai  du  loisir,  et  que  cela  m'amuse  : 
l'homme  à  qui  je  m'adresse  peut  n'être  pas  dans 
le  môme  cas,  et  nul  n'est  tenu  à  une  corres- 
pondance qu'il  n'a  point  acceptée  :  j'offre  mon 
amitié  à  un  homme  que  je  ne  connois  point,  et 
qui  me  connoît  encore  moins  ;  je  la  lui  offre  sans 
autre  titre  auprès  de  lui  que  les  louanges  que 
je  lui  donne  et  q^ue  je  me  donne,  sans  savoir 
s'il  n'a  pas  déjà  plus  d'amis  qu'il  n'en  peut  cul- 
tiver, sans  savoir  si  mille  autres  ne  lui  font  pas 
la  même  offre  avec  le  même  droit  ;  comme 
si  l'on  pouvoit  se  lier  ainsi  de  loin  sans  se 
connoître,  et  devenir  insensiblement  l'ami  de 
toute  la  terre.  L'idée  d'écrire  à  un  homme 
dont  on  lit  les  ouvrages,  et  dont  on  veut  avoir 
une  lettre  à  montrer,  est-elle  donc  si  singu- 
lière qu'elle  ne  puisse  être  venue  qu'à  moi 
seul  ?  Et  si  elle  étoit  venue  à  beaucoup  de 
gens,  faudroit-il  que  cet  homme  passât  sa  vie 
à  faire  réponse  à  des  foules  d'amis  inconnus,  et 
qu'il  négligeât  pour  eux  ceux  qu'il  s'est  choi- 
sis? On  dit  qu'il  s'est  retiré  dans  une  solitude; 


cela  n'annonce  pas  un  grand  penchant  à  faire 
de  nouvelles  connoissances.  On  assure  aussi 
qu'il  n'a  pour  tout  bien  que  le  fruit  de  son  tra- 
vail; cela  ne  laisse  pas  un  grand  loisir  pour  en- 
tretenir un  commerce  oiseux.  Si,  par-dessus 
tout  cela  peut-être,  il  eût  perdu  la  santé,  s'il 
étoit  tourmenté  d'une  maladie  cruelle  et  dou- 
loureuse qui  le  laissât  à  peine  en  élat  de  vaquer 
aux  soins  indispensables,  ce  seroit  une  tyran- 
nie bien  injuste  et  bien  cruelle  de  vouloir  qu'il 
passât  sa  vie  à  répondre  à  des  foules  de  désœu  - 
vrés  qui,  ne  sachant  que  faire  de  leur  temps, 
useroient  très-prodiguement  du  sien.  Laissons 
donc  ce  pauvre  homme  en  repos  dans  sa  re- 
traite ;  n'augmentons  pas  le  nombre  des  impor- 
tuns qui  la  troublent  chaque  jour  sans  discré- 
tion, sans  retenue,  et  même  sans  humanité.  Si 
ses  écrits  m'inspirent  pour  lui  de  la  bienveil- 
lance, et  que  je  veuille  céder  au  penchant  de  la 
lui  témoigner,  je  ne  lui  vendrai  point  cet  hon- 
neur en  exigeant  de  lui  des  réponses,  et  je  lui 
donnerai  sans  trouble  et  sans  peine  le  plaisir 
d'apprendre  qu'il  y  a  dans  le  monde  d'honnêtes 
gens  qui  pensent  bien  de  lui,  et  qui  n'en  exi- 
gent rien. 

Voilà,  monsieur,  ce  que  je  me  serois  dit  si 
j'avois  été  à  votre  place;  chacun  a  sa  manière 
de  penser  :  je  ne  blâme  point  la  vôtre,  mais  je 
crois  la  mienne  plus  équitable.  Peut-être  si  je 
vous  connoissois  me  féliciterois-je  beaucoup  de 
votre  amitié;  mais,  content  des  amis  que  j'ai, 
je  vous  déclare  que  je  n'en  veux  point  faire  de 
nouveaux  ;  et  quand  je  le  voudrois,  il  ne  seroit 
pas  raisonnable  que  j'allasse  choisir  pour  cela 
des  inconnus  si  loin  de  moi.  Au  reste,  je  no 
doute  ni  de  votre  esprit  ni  de  votre  mérite.  Ce- 
pendant le  ton  militaire  et  galant  dont  vous 
parlez  de  conquérir  mon  cœur,  seroit,  je  crois, 
plus  de  mise  auprès  des  femmes  qu'il  ne  le  se- 
roit avec  moi. 


A  M     LE  PRINCK   L.   E.   DE  WIRTEMBERG 

Motiers,  le  15  décembre  «763. 

Vous  m'avez  tiré,  monsieur  le  duc,  d'une 
grande  inquiétude,  en  m'appronant  la  résolu- 
tion où  vous  êtes  d'élever  vous-même  votre 
enfant.  Je  vous  suggérois  des  moyens  dont  je 


408 


CORRESPONDANCK. 


scntoi»  moi-môme  l'insuffisance  ;  grAccs  au  ciel, 
votre  vertu  les  rend  supt^rdus.  Si  vous  persé- 
vérez, je  ne  suis  plus  en  peine  du  succès.  Tout 
ira  bien,  par  cela  seul  que  vous  y  veillerez  vous- 
môme.  Mais  j'avoue  que  vous  confondez  fort 
toutes  mes  idées  :  j'étois  bien  éloigné  de  croire 
qu'il  existât  dans  ce  siècle  un  homme  sembla- 
ble à  vous;  et,  quand  j'auroîs  soupçonné  son 
existence,  j'aurois  été  bien  éloigné  de  le  cher- 
cher dans  votre  rang.  Je  n'ai  pu  lire  sans  émo- 
tio»  votre  dernière  lettre.  Est- il  donc  vrai  que 
j'ai  pu  contribuer  aux  vertueuses  résolutions 
que  vous  avez  prises?  J'ai  besoin  de  le  croire 
pour  mettre  un  contre-poids  à  mes  afflictions. 
Avoir  fait  quelque  bien  sur  la  terre  est  une  con- 
solation qui  manqijoit  à  mon  cœur  ;  je  vous  fé- 
licite de  me  l'avoir  donnée,  et  je  me  glorifie  de 
la  recevoir  de  vous. 

Vous  voyez  votre  enfant  précoce  :  je  n'en 
suis  pas  étonné,  vous  êtes  père.  Il  est  vrai 
qu'un  père  que  la  philosophie  a  conservé  tel,  a 
bien  d'autres  yeux  que  le  vulgaire.  D'ailleurs 
le  témoignage  de  M.  Tissot  légalise  le  vôtre  :  et 
puis  vous  citez  des  faits.  De  ces  faits,  il  y  en  a 
que  je  conçois,  d'autres  non.  Les  enfans  dis- 
tinguent de  bonne  heure  les  odeurs  comme 
différentes,  comme  foibles  ou  fortes,  mais  non 
pas  comme  bonnes  ou  mauvaises:  la  sensation 
vient  de  la  nature;  la  préférence  ou  l'aversion 
n'en  vient  pas.  Cette  observation,  que  j'ai  faite 
en  particulier  sur  l'odorat  n'est  pas  applicable 
aux  autres  sens:  ainsi  le  jugement  que  la  petite 
porte  sur  cet  article  est  déjà  une  chose  acquise. 

Elle  a  changé  de  voix  pour  témoigner  ses 
désirs:  cela  doit  être.  D'abord  ses  plaintes,  ne 
marquant  que  l'inquiétude  du  malaise,  res- 
sembloient  à  des  pleurs.  Maintenant  l'expé- 
rience lui  apprend  qu'on  lécoute  et  qu'on  la 
soulage.  Sa  plainte  est  donc  devenue  un  lan- 
gage; au  lieu  de  pleurer,  elle  parle  à  sa  ma- 
nière. 

De  ce  qu'elle  voit  avec  le  même  plaisir  les 
nouveaux  venus  et  les  vieilles  connoissances, 
vous  en  concluez  qu'elle  aura  le  caractère  ai- 
mant. Ne  vous  fiez  pas  trop  à  cette  observa- 
tion; d'aulres  en  tircroient  peut-être  un  signe 
de  coquetterie  plutôt  que  de  sensibilité.  Pour 
noi,  j'en  tire  un  indice  différent  de  tous  les 
deux,  et  qui  n'est  pas  de  mauvais  augure;  c'est 
qu'elle  aura  du  caractère  :  car  le  signe  le  plus 


assuré  d'un  cœur  foiblo  est  l'empire  que  l'ha- 
bitude a  sur  lui. 

Si  réellement  votre  enfant  est  précoce,  il 
vous  donnera  beaucoup  plus  de  peine  ;  mais  il 
vous  en  dédommagera  bien  plus  tôt  :  ainsi  gar- 
dez cependant  de  vous  prévenir  au  point  de  lui 
appliquer  avant  le  temps  une  méthode  qui  ne 
lui  seroit  pas  convenable.  Observez,  examiiiez, 
vérifiez,  et  ne  gâtez  rien;  dans  le  doute,  il 
vaut  toujours  mieux  attendre. 

Au  reste,  quoi  que  vous  fassiez,  j'ai  la  plus 
grande  confiance  dans  votre  ouvrage,  et  je  suis 
persuadé  que  tout  ira  bien.  Quand  vous  vous 
tromperiez,  ce  que  je  ne  présume  pas,  ce  ne 
seroit  jamais  en  chose  grave  ;  et  les  erreurs  des 
pères  nuisent  toujours  moins  que  la  négligence 
des  instituteurs.  Il  ne  me  reste  qu'une  seule  in- 
quiétude, c'est  que  vous  n'ayez  entrepris  cette 
grande  tâche  sans  en  prévoir  toutes  les  diffi- 
cultés, et  qu'en  s'offrant  de  jour  en  jour,  elles 
ne  vous  rebutent.  Dans  une  première  ferveur, 
rien  ne  coiite,  mais  un  soin  continuel  accable 
à  la  fin;  et  les  meilleures  résolutions,  qui  dé- 
pendent de  la  persévérance,  sont  rarement  à 
l'épreuve  du  temps.  Je  vous  supplie,  monsieur 
le  duc,  de  me  pardonner  ma  franchise  ;  elle 
vient  de  l'admiration  que  vous  m'inspirez. 
Votre  entreprise  est  trop  belle  pour  ne  pas 
éprouver  des  obstacles,  et  il  vaut  mieux  vous 
y  préparer  d'avance  que  d'en  rencontrer  d'im- 
prévus. 

Ce  que  vous  me  dites  de  la  manière  dont 
vous  voulez  acquérir  des  amis  m'apprend  com- 
bien vous  méritez  d'en  faire;  mais  où  seront 
les  hommes  dignes  que  vous  soyez  le  leur? 

Je  supplie  V.  A.  S.  d'agréer  mon  profond 
respect. 


A  M.  M*'*,  CURÉ  d'aMBÉRIER  EIS  BUGEY  (*). 
Motiers-Travers,  le  <3  décembre  1763. 

Si  je  ne  me  faisois  une  peine  de  vous  impor- 
tuner trop  souvent,  monsieur,  d'une  corres- 
pondance dont  vous  seul  faites  tous  les  frais,  je 
n'aurois  pas  tardé  si  long-temps  à  vous  remer- 
cier de  la  réponse  favorable  que  votre  charité 
vous  a  fait  faire  à  ma  proposition  au  sujet  de 

(*)  Voyez  la  lettre  du  30  novembre  1762,  page  406. 


AiNlNLl!;  1765. 


4bi> 


madeinoiselle  l.e  Vasseui.  Je  iic  prévois  pas  , 
encore  quand  elle  se  trouvera  dans  le  cas  de  i 
profiter  de  vos  bontés.  J'ai  été  fort  mal  l'été  j 
dernier;  mais  l'automne  m'a  doimédu  relâche  j 
au  point  de  pouvoir  faire,  dans  le  pays,  quel-  j 
ques  voyages  pédestres,  très-utiles  à  ma  santé. 
Mais  le  retour  de  l'hiver  a  produit  son  effet  or- 
dinaire en  me  remettant  aussi  bas  que  j'étois 
au  printemps.  Si  je  puis  atteindre  la  belle  sai- 
son ,  j'en  espère  le  même  soulagement  qu'elle 
m'a  souvent  procuré.  Mais  si  dans  la  vie  ordi- 
naire on  doit  compter  sur  si  peu  de  chose,  la 
mienne  est  telle  qu'on  n'y  peut  compter  sur 
rien.  Dans  cette  position,  j'ai  instruit  mademoi- 
selle Le  Vasseur  de  toutes  vos  bonlés,  dont  elle 
est  pénétrée  :  je  lui  ai  donné  votre  adresse  afin 
qu'elle  vous  écrive  en  cas  d'accident.  Tandis 
qu'elle  seroit  occupée  à  recueillir  ici  jnes  gue- 
nilles, vous  pourriez  concerter  avec  elle  le 
moyen  de  faire  son  voyage  avec  le  plus  d'éco- 
nomie et  le  plus  commodément.  Je  pensequ'elle 
pourroit  prendre  une  voiture  à  Neuchâtel  pour 
Genève,  et  que  là  vous  pourriez  lui  en  envoyer 
une  qui  la  conduiroit  mieux  que  celle  qu'elle 
pourroit  prendre  à  Genève  même.  Quoi  qu'il 
en  soit ,  je  suis  tranquillisé  par  vous  sur  le  sort 
de  cette  pauvre  fille.  Je  n'ai  plus  rien  qui  m'in- 
quiète sur  le  mien  ,  et  je  vous  dois  en  grande 
partie  la  paix  dont  je  jouis  dans  mon  triste 
état. 

Bonjour,  monsieur  ;  je  suis  plein  de  vous  et 
de  vos  bontés,  et  je  voudrois  être  un  jour  à 
portée  de  voir  et  d'embrasser  un  aussi  digne 
officier  de  morale.  Vous  savez  que  c'est  ainsi 
que  l'abbé  de  Saint-Pierre  appeloit  ses  col- 
lègues les  gens  d'église. 

Agréez,  monsieur,  mes  salutations  et  mon 
respect. 


A  M.   d'iVERNOIS. 

.    Motiers,  le  t7  décembre  17G3. 

Je  reçois  à  l'instant,  monsieur,  une  lettre 
de  votre  compagnon  de  voyage,  par  laquelle 
j'apprends  qu'il  l'a  aussi  bien  fini  quecommencé, 
et  qu'il  s'est  mieux  trouvé  de  vos  auspices  que 
des  miens.  Je  m'en  réjouis  de  tout  mon  cœur, 
et  je  voudrois  bien  être  à  portée  de  me  senlir 
de  la  même  influence;  car  j'en  ai  encore  plus 


besoin  que  lui,  et  le  remède  ne  me  plairoit  pas 
moins.  Quant  à  votre  querelle  avec  madame 
votre  femme,  vous  m'avez  bien  l'air  de  nio 
prendre  pour  arbitre  honoraire,  et  de  m'avoir 
déjà  soufflé  le  raccommodement.  Quoi  qu'il  en 
soit,  je  vais  remplir  mon  office  en  vous  con- 
damnant tous  les  deux;  elle  pour  réclamer, 
après  quatorze  enfans,  les  droits  de  Sophie  : 
car  en  ce  point  il  vaut  mieux  jamais  que  tard; 
et  vous  pour  lui  reprocher  sa  paresse  en  vrai 
paresseux  vous-même,  qui  voudroit  faire  à  la 
fois  beaucoup  d'ouvrage,  pour  n'y  pas  revenir 
si  souvent. 

Je  vous  salue ,  monsieur,  et  vous  honore  de 
tout  mon  cœur. 

Mille  amitiés  et  complimcns  devotreaimable 
cousine.  M.  son  frère  a  enfin  reçu  son  brevet, 
et  je  m'en  réjouis  de  tout  mon  cœur. 


A   MADAME   LATOUR. 

  Motiers,  le  25  décembre  1763.    . 

Je  ne  répondrai ,  madame ,  aux  imputations 
dont  vous  me  chargez  par  votre  dernière  lettre 
que  par  des  faits.  Lorsque  je  reçus  votre  por- 
trait ,  j'avois  chez  moi  un  Genevois  venu  exprès 
pour  me  voir,  et  je  n'avois  pas  cessé  d'avoir 
des  étrangers  depuis  plus  de  six  semaines;  deux 
jours  après  j'eus  un  gentilhomme  westphalien 
et  un  Génois  ;  six  jours  après ,  j'eus  deux  Zuri- 
quois  qui  me  restèrent  huit  jours  ;  quelques 
jours  aprèsj'eus  un  Genevois  convalescent, qui, 
étant  venu  chez  moi  changer  d'air,  y  retomba 
malade ,  et ,  n'est  enfin  reparti  que  depuis  huit 
jours.  Il  n'est  pas  toujours  aisé  de  fermer  sa 
porte  aux  visites  qui  vous  viennent  decinquante, 
soixante,  et  cent  lieues  ;  et ,  dans  mon  étroite 
situation,  je  me  passerois  fort  de  l'honneur 
que  me  font  tant  de  gens  de  venir  s'établir 
chez  moi.  Outre  cela,  j'ai  continuellement  un 
grand  nombre  de  lettres  à  répondre  ;  je  ne  ré- 
ponds point  à  celles  de  complimens  ou  d'in- 
jures, et  je  prends  mon  temps  pour  répondre 
aux  lettres  d'amitié  :  mais  il  y  en  a  un  très- 
grand  nombre  d'autres  où  l'on  daigne  me  con- 
sulter sur  des  objets  imporians  et  pressés  pour 
ceux  qui  m'écrivent,  et  dont  je  ne  puis  différer 
les  réponses  sans  manquer  à  mon  devoir;  ces 
temps  derniers ,  en  particulier,  j'étois  occupé  à 


470 


CORRESPONDANCE. 


un  mémoire  pour  M.  le  prince  de  Wirtemberg, 
qui  m'avoit  consultésur  l'éducation  de  sa  fille; 
et  je  suis  maintenant  occupé  à  un  travail  en- 
core plusgravepourquelqu'unquiena  besoin, 
et  qui  par  conséquent  est  en  droit  de  l'exiger. 
Mon  triste  état,  qui  empire  toujours  en  cette 
saison,  me  réduit  journellement  à  porter  une 
sonde  plusieurs  heures ,  durant  lesquelles  toute 
occupation  m'est  impossible;  il  faut  ensuite 
que  je  fasse  un  exercice  d'une  heure  ou  deux 
pour  me  faire  suer;  et,  quand  je  passe  un  seul 
jour  sans  employer  ce  remède,  je  paye  cruelle- 
ment cette  négligence  durant  la  nuit;  au  mi- 
lieu de  tout  cela ,  un  homme  qui  n'a  pas  un  sou 
de  renie  ne  vit  pas  de  l'air,  et  il  faut  quelques 
soins  aussi  pour  pourvoir  au  pain.  Mais  je  ris, 
de  ma  simplicité  de  prétendre  faire  entendre 
raison  sur  une  situation  si  différente  à  une 
femme  de  Paris,  oisive  par  état, et  qui  n'ayant 
})0ur  toute  occupation  que  d'écrire  et  recevoir 
des  lettres,  entend  que  tous  ses  amis  ne  soient 
occupés  non  plus  que  du  même  objet. 

Pour  échapper  à  linfluence  des  importuns, 
et  pour  me  livrer  à  l'exercice  qui  m'est  néces- 
saire ,  je  fais  l'été,  dans  mes  bons  intervalles, 
des  courses  dans  le  pays;  dans  une  de  ces 
absences  M.  Breguet  vint  me  voir  à  Motiers, 
tandis  que  j'étois  à  Yverdun  :  me  voilà  coupable 
encore  pour  n'avoir  pas  deviné  son  voyage  de 
n'avoir  pas  en  conséquence  rompu  le  mien. 

Vous  êtes ,  madame ,  une  femme  très-aima- 
ble; je  ne  connois  personne  qui  écrive  des 
lettres  mieux  que  vous.  Je  vous  crois  le  cœur 
aussi  bon  que  vous  avez  l'esprit  agréable ,  et 
votre  amitié  m'est  très-précieuse  ;  mais  ,  dans 
l'état  où  je  suis,  ma  tranquillité  me  l'est  encore 
plus;  et,  puisque  je  ne  puis  entretenir  avec 
vous  qu'une  correspondance  orageuse ,  j'aime 
encore  mieux  n'en  avoir  plus  du  tout.  Au  reste, 
je  vous  déclare  que  c'est  ici  ma  dernière  apolo- 
gie, et  je  vous  préviens  qu'il  suffira  désormais 
que  vous  exigiez  une  prompte  réponse  pour 
être  sûre  de  n'en  point  recevoir  du  tout. 


A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 

Motiers,  le  28  décembre  <763. 

Votre  lettre,  madame,  m'a  fait  un  plaisir 
d'autant  plus  sensible  que  je  m'y  attendois 


moins.  Je  craignois ,  il  est  vrai,  d'avoir  perdu 
votre  amitié;  et,  sans  avoir  à  me  reprocher 
celte  perte,  je  la  mettois  au  nombre  des  mal- 
heurs qui  m'accablent  et  que  je  ne  me  suis  pas 
attirés.  Je  suis  charmé  pour  moi,  madame  ,  et 
je  suis  bien  aise  aussi  pour  vous  qu'il  n'en  soit 
rien  ;  il  ne  tiendra  sûrement  pas  à  moi  que  je 
ne  me  conserve  toute  ma  vie  un  bien  qui  m'est 
si  précieux.  L'intérêt  que  je  vous  ai  vu  prendre 
à  mes  disgrâces  ne  peut  pas  plus  sortir  de  mon 
cœur  que  n'en  sortiront  les  sentimens  qu'il  avoit 
conçus  pour  vous-même  auparavant.  Je  me 
réjouis  de  n'apprendre  votre  rougeole  et  votre 
mélancolie  qu'après  voire  guérison.  Tâchez 
d'êtreaussi  bien  quitte  de  l'une  que  de  l'autre. 
Eh  !  comment  la  mélancolie  osoit-elle  se  loger 
dans  une  âme  si  belle,  parée  d'un  habit  qui  lui 
va  si  bien,  faite  à  tant  d'égards  pour  faire  ado- 
rer la  vertu  et  pour  la  rendre  heureuse  par 
elle  ?  Ne  dussiez-vous  jouir  que  du  bien  que 
vous  faites,  je  n'imagine  pas  ce  qui  devroit  man- 
quer à  votre  bonheur. 

Après  vous  avoir  parlé  de  vous,  comment 
oser  parler  de  moi  ?  Mon  âme ,  surchargée , 
travaille  à  soutenir  ses  disgrâces  sans  s'en  lais- 
ser accabler;  et  depuis  l'entrée  de  l'hiver,  il 
ne  manque  aux  maux  que  mon  corps  souffre 
que  le  degré  nécessaire  pour  s'en  délivrer  tout- 
à-fait.  Dans  cet  état ,  vous  me  demandez  quels 
sont  mes  projets  :  grâce  au  ciel  je  n'en  fais 
plus ,  madame  ;  ce  n'est  plus  la  peine  d'en 
faire  ;  c'est  une  inquiétude  dont  mes  maux 
m'ont  enfin  délivré.  Le  dernier,  le  plus  chéri, 
celui  qui  ne  peut,  même  à  présent,  sortir  de 
mon  cœur,  étoit  de  rejoindre  mylord  maréchal; 
de  donner  mes  derniers  jours  à  mon  ami,  mon 
protecteur,  mon  père,  au  seul  homme  qui  m'ait 
tendu  la  main  dans  ma  misère ,  gt  qui  m'en 
ait  consolé.  Mais  cet  espoir  m'étoit  trop  doux; 
il  m'échappe  encore  :  mon  triste  état  me  l'ôte; 
il  ne  m'en  reste  presque  plus  que  le  désir,  à 
moins  que  le  reste  de  l'hiver  ne  m'épargne ,  et 
que  le  retour  de  la  belle  saison  ne  fasse  un  mi- 
racle; je  n'attends  plus  d'autre  changement  à 
mon  sort  ici-bas  que  son  terme;  il  ne  me  reste 
plus  qu'à  souffrir  et  mourir.  Cela  se  peut  faire 
ici  tout  comme  ailleurs;  et  si  je  ne  puis  rejoindre 
mylord  maréchal,  je  ne  songe  plus  à  changer 
de  place  :  ce  dont  j'ai  besoin  désormais  se  trouve 
partout. 


ANNÉE  1764. 


47i 


II  y  a  long-temps  que  je  n'ai  eu  de  nouvelles 
de  mylord  maréchal  ;  je  soupçonne  que  dans  lo 
long  trajet  nos  lettres  s'égarent ,  car  je  suis 
parfaitement  sûr  qu'il  ne  m'oublie  pas,  et  j'en 
ai  la  preuve  par  ce  qu'il  vient  de  faire  en  ma 
faveur  auprès  de  vous.  Ah  !  ce  digne  homme  ! 
au  bout  de  la  terre  il  seroit  mon  bienfaiteur  en- 
core, et  mon  cœur  iroit  l'y  chercher.  Ayez  la 
bonté,  madame,  de  lui  faire  parvenir  l'incluse: 
je  le  connois;  je  sais  qu'il  m'aime,  et  vous  lui 
ferez  plaisir  presque  autant  qu'à  moi. 

Vous  voulez  que  J3  vous  donne  des  nouvelles 
de  mademoiselle  Le  Vasseur  :  c'est  une  bonne 
et  honnête  personne  ,  digne  de  l'honneur  que 
vous  lui  faites.  Chaque  jour  ajoute  à  mon  es- 
time pour  elle,  et  la  seule  chose  qui  me  rend 
désormais  l'habitation  de  ce  pays  déplaisante, 
est  de4'y  laisser  sans  amis  après  moi  qui  la  pro- 
tègent contre  l'avarice  des  gens  de  loi  qui  dissi- 
peront mes  guenilles  et  visiteront  mes  chiffons. 
Du  reste,  l'air  de  ce  pays  lui  est  plus  favorable 
qu'à  moi,  et  elle  s'y  porte  mieux  qu'à  Montmo- 
rency, quoiqu'elle  s'y  plaise  moins.  Permettez- 
lui,  madame,  de  vous  faire  ici  ses  remercîmens 
très-humbles,  et  de  joindre  ses  respects  aux 
miens. 


A  M.   l'abbé  de  ***. 

Motiers,  le  6  janvier  1764. 

Quoi  !  monsieur,  vous  avez  renvoyé  vos  por- 
traits de  famille  et  vos  titres!  vous  vous  êtes 
défait  de  votre  cachet!  Voilà  bien  plus  de 
prouesses  que  je  n'en  aurois  fait  à  votre  place. 
J'aurois  laissé  les  portraits  où  ils  étoient;  j'au- 
rois  gardé  mon  cachet  parce  que  je  ravois;j'au- 
rois  laissé  moisir  mes  titres  dans  leur  coin, 
sans  m'imagmer  même  que  tout  cela  valût  la 
peine  d'en  faire  un  sacrifice  :  mais  vous  êtes 
pour  les  grandes  actions  :  je  vous  eu  félicite  de 
tout  mon  cœur. 

A  force  de  me  parler  de  vos  doutes ,  vous 
m'en  donnez  d  inquiétans  sur  votre  compte; 
vous  me  faites  douter  s'il  y  a  des  choses  dont 
vous  ne  doutiez  pas  :  ces  doutes  mêmes,  à  me- 
sure qu'ils  croissent,  vous  rendent  tranquille  ; 
vous  vous  y  reposez  comme  sur  un  oreiller  de 
paresse.  Tout  cela  m'effraieroit  beaucoup  pour 
vous,  si  vos  grands  scrupules  ne  me  rassu- 


roient.  Ces  scrupules  sont  assurément  respec- 
tables comme  fondes  sur  la  venu;  mais  l'obli- 
gation d'avoir  de  la  vertu,  sur  quoi  la  fondez- 
vous?  11  seroit  bon  de  savoir  si  vous  êtes  bien 
décidé  sur  ce  point  :  si  vous  l'êtes,  je  me  ras- 
sure. Je  ne  vous  trouve  plus  si  sceptique  que 
vous  affectez  de  l'être,  et  quand  on  est  bien 
décidé  sur  les  principes  de  ses  devoirs,  le  reste 
n'est  pas  une  si  grande  affaire.  Mais,  si  vous 
ne  l'êtes  pas,  vos  inquiétudes  me  semblent  peu 
raisonnées.  Quand  on  est  si  tranquille  dans  lo 
doute  de  ses  devoirs ,  pourquoi  tant  s'affecter 
du  parti  qu'ils  nous  imposent  ? 

Votre  délicatesse  sur  l'état  ecclésiastique  est 
sublime  ou  puérile ,  selon  le  degré  do  vertu 
que  vous  avez  atteint.  Cette  délicatesse  est  sans 
doute  un  devoir  pour  quiconque  remplit  tous 
les  autres;  et  qui  n'est  faux  ni  menteur  en  rien 
dans  ce  monde  ne  doit  pas  l'être  même  en  cela. 
Mais  je  ne  connois  que  Socrate  et  vous  à  qui  la 
raison  pût  passer  un  tel  scrupule  ;  car  à  nous 
autres  hommes  vulgaires  il  seroit  impertinent 
et  vain  d'en  oser  avoir  un  pareil.  Il  n'y  a  pas 
un  de  nous  qui  ne  s'écarte  de  la  vérité  cent 
fois  le  jour  dans  le  commerce  des  hommes  en 
choses  claires,  importantes,  et  souvent  préju- 
diciables ;  et  dans  un  point  de  pure  spéculation 
dans  lequel  nul  ne  voit  ce  qui  est  vrai  ou  faux, 
et  qui  n'importe  ni  à  Dieu  ni  aux  hommes,  nous 
nous  ferions  un  crime  de  condescendre  aux  pré- 
jugés de  nos  frères ,  et  de  dire  oui  où  nul  nest 
en  droit  de  dire  non  !  Je  vous  avoue  qu'un 
homme  qui,  d'ailleurs  n'étant  pas  un  saint, 
s'aviseroii  tout  de  bon  d'un  scrupule  que  l'abbé 
de  Saint-Pierre  et  Fcnelon  n'ont  pas  eu,  me 
deviendroit  par  cela  seul  très-suspect.  Quoi! 
dirois-je  en  moi-même  ,  cet  homme  refuse 
dembrasser  le  noble  état  d'officier  de  morale, 
un  état  dans  lequel  il  peut  être  le  guide  et  le 
bienfaiteur  des  hommes ,  dans  lequel  il  peut 
les  instruire,  les  soulager,  les  consoler,  les  pro- 
téger, leur  servir  d'exemple,  et  cela  pour 
quelques  énigmes  auxquelles  ni  lui  ni  nous 
n'entendons  rien,  et  qu'il  n'avoit  qu'à  pren- 
dre et  donner  pour  ce  qu'elles  valent,  en  ra- 
menant sans  bruit  le  christianisme  à  son  véri- 
table objet!  Non,  conclurois-je,  cet  homme 
ment,  il  nous  trompe;  sa  fausse  vertu  n'est 
point  active,  elle  n'est  que  de  pure  ostentation; 
il  faut  être  un  hypocrite  soi-même  pour  oser 


472 


CORRESPONDANCE. 


taxer  d'hypocrisie  détestable  ce  qui  n'est  au 
fond  qu'un  formulaire  indifférent  en  lui-même, 
mais  consacré  par  les  lois.  Sondez  bien  votre 
cœur,  monsieur,  je  vous  en  conjure  :  si  vous  y 
trouvez  cetle  raison  telle  que  vous  me  la  don- 
nez ,  elle  doit  vous  déterminer,  et  je  vous  ad- 
mire. Mais  souvenez-vous  bien  qu'alors  si 
vous  n'êtes  le  plus  digne  des  hommes,  vous 
aurez  été  le  plus  fou. 

A  la  manière  dont  vous  me  demandez  des 
préceptes  de  vertu,  l'on  diroit  que  vous  la  re- 
gardez comme  un  métier.  Non ,  monsieur,  la 
vertu  n'est  que  la  force  de  faire  son  devoir 
dans  les  occasions  difficiles;  et  la  sagesse,  au 
contraire,  est  d'écarter  la  difficulté  de  nos  de- 
voirs. Heureux  celui  qui ,  se  contentant  d'être 
homme  de  bien,  s'est  mis  dans  une  position  à 
n'avoir  jamais  besoin  d'être  vertueux!  Si  vous 
n'allez  à  la  campagne  que  pour  y  porter  le 
faste  de  la  vertu,  restez  à  la  ville.  Si  vous  vou- 
lez à  toute  force  exercer  les  grandes  vertus, 
l'état  de  prêtre  vous  les  rendra  souvent  néces- 
saires ;  mais  si  vous  vous  sentez  les  passions  as- 
sez modérées ,  l'esprit  assez  doux ,  le  cœur 
assez  sain  pour  vous  accommoder  d'une  vie 
égale ,  simple  et  laborieuse ,  allez  dans  vos 
terres,  faites-les  valoir,  travaillez  vous-même, 
soyez  le  père  de  vos  domestiques,  l'ami  de  vos 
voisins,  juste  et  bon  envers  tout  le  monde  : 
laissez  là  vos  rêveries  métaphysiques,  et  ser- 
vez Dieu  dans  la  simplicité  de  votre  cœur; 
vous  serez  assez  vertueux. 

Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 

Au  reste,  je  vous  dispense,  monsieur,  du 
secret  qu'il  vous  plaît  de  m'offrir,  je  ne  sais 
pourquoi.  Je  n'ai  pas,  ce  me  semble,  dans  ma 
conduite,  l'air  d'un  homme  fort  mystérieux. 


A  M.    LE   PRINCE    L.  E.    DE   WIRTEMBERG. 
Motiers,  le  21  janvier  1764. 

Je  m'attendois  bien,  monsieur  le  duc,  que 
la  manière  dont  vous  élevez  votre  enfant  ne 
passeroit  pas  sans  critique  et  sans  opposition, 
et  je  vous  avoue  que  je  sais  quelque  gré  au 
révérend  docteur  de  celle  qu'il  vous  a  faite  ; 
car  ses  objections  étoient  plus  propres  à  vous 
réjouir  qu'à  vous  ébranler;  et  moi  j'ai  profité 


de  la  gaîté  qu'elles  vous  ont  donnée.  On  ne 
peut  rien  de  plus  plaisant  que  l'exposé  de  ses 
raisons,  et  je  crois  qu'il  seroit  difficile  qu'il  en 
fût  plus  content  que  moi  :  je  crains  pourtant 
qu'il  ne  les  trouve  pas  tout-à-fait  péremptoires; 
car  s'il  a  pour  lui  les  chardonnerets,  les  che- 
nilles, les  escargots,  en  revanche  il  a  contre 
lui  les  vers,  les  limaçons,  les  grenouilles,  et 
cela  doit  l'intriguer  furieusement. 

Je  ne  suis  pas  fort  surpris  non  plus  des  pe- 
tits désagrémens  qui  peuvent  rejaillir,  à  cette 
occasion,  sur  M.  Tissot;  je  crains  même  que 
l'accord  de  nos  principes  sur  ce  point  n'ajoute 
au  chagrin  qu'on  lui  témoigne  ;  l'influence 
d'un  certain  voisinage  nourrit  dans  le  canton 
de  Berne  une  furieuse  animosité  contre  moi, 
que  les  traitemens  qu'on  m'y  a  faits  aigrissent 
encore.  On  oublie  quelquefois  les  offenses  qu'on 
a  reçues ,  mais  jamais  celles  qu'on  a  faites  ; 
et  ces  messieurs  ne  me  pardonnent  point  le 
tort  qu'ils  ont  avec  moi  :  tels  sont  les  hommes. 
Ce  qui  me  rassure  pour  M.  Tissot ,  c'est  qu'il 
leur  est  trop  nécessaire  pour  qu'ils  ne  lui  pas- 
sent pas  de  mieux  penser  qu'eux  :  c'est  aux 
rêveurs  purement  spéculatifs  qu'il  n'est  pas 
permis  de  dire  des  vérités  que  rien  ne  rachète. 
Le  bienfaiteur  des  hommes  peut  être  vrai  im- 
punément, mais  il  n'en  faut  pas  moins,  je  l'a- 
voue ;  et  s'il  étoit  moins  directement  utile*  il 
seroit  bientôt  persécuté. 

Permettez  que  je  supplie  votre  altesse  séré- 
nissime  de  vouloir  bien  lui  remettre  le  bar- 
bouillage ci-joint,  roulant  sur  une  métaphysi- 
que assez  ennuyeuse,  et  dont,  par  cette  raison, 
je  ne  vous  propose  pas  la  lecture,  ni  même  à 
M.  Tissot  ;  mais  la  bonté  qu'il  a  eue  de  m'en- 
voyer  ses  ouvrages  m'impose  l'obligation  de 
lui  faire  hommage  des  miens.  J'ai  même  été 
deux  fois  l'été  dernier  sur  le  point  d'employer 
à  lui  aller  rendre  sa  visite  un  des  pèlerinages 
que  mes  bons  intervalles  m'ont  permis  ;  mais 
quelque  plaisir  que  ce  devoir  m'eût  fait  à  rem- 
plir, je  m'en  suis  abstenu  pour  ne  pas  le  com- 
promettre, et  j'ai  sacrifié  mon  désir  à  son  repos. 

Vous  m'inspirez  pour  M.  et  madame  de  Gol- 
lowkin  toute  l'estime  dont  vous  êtes  pénétré 
pour  eux  ;  mais,  flatté  de  l'approbation  qu'ils 
donnent  à  mes  maximes,  je  ne  suis  pas  sans 
crainte  que  leur  enfant  ne  soit  peut-être  un 
jour  la  victime  de  mes  erreurs.  Par  bonheur  je 


ANNÉE  1764. 


47S 


dois,  sur  le  portrait  que  vous  m'avez  tracé, 
les  supposer  assez  éclairés  pour  discerner  le 
vrai  et  ne  pratiquer  que  ce  qui  est  bien.  Ce- 
pendant il  me  reste  toujours  une  frayeur  fon- 
dée sur  l'extrôme  difficulté  d'une  telle  éduca- 
tion ;  c'est  qu'elle  nesl  bonne  que  dans  son 
tout,  qu'autant  qu'on  y  persévère,  et  que  s'ils 
viennent  à  se  relâcher  ou  à  changer  de  sys- 
tème, tout  ce  qu'ils  auront  fait  jusqu'alors 
gfttera  tout  ce  qu'ils  voudront  faire  à  lavenir. 
Si  l'on  ne  va  jusqu'au  bout,  c'est  un  grand  mal 
d'avoir  commencé. 

J'ai  relu  plusieurs  fois  votre  lettre,  et  je  ne 
l'ai  point  lue  sans  émotion.  Les  chagrins,  les 
maux  ,  les  ans,  ont  beau  vieillir  ma  pauvre 
machine,  mon  cœur  sera  jeune  jusqu'à  la  fin, 
et  je  sens  que  vous  lui  rendez  sa  première  cha- 
leur. Oserois-jevous  demander  si  nous  ne  nous 
sommes  jamais  vus?  N'est-ce  point  avec  vous 
que  j'ai  eu  l'honneur  de  causer  un  quart 
d'heure,  il  y  a  huit  ou  dix  ans,  à  Passy,  chez 
M.  de  La  Poplinière?  Je  n'ai  pas,  comme  vous 
voyez,  oublié  cet  entretien  ;  mais  j'avoue  qu'il 
m'eût  fait  une  autre  impression  sij'avois  prévu 
la  correspondance  que  nous  avons  maintenant, 
et  le  sujet  qui  l'a  fait  naître. 

Qu'ai-je  fait  pour  mériter  les  bontés  de  ma- 
dame la  princesse?  Rien  n'est  si  commun  que 
des  barbouilleurs  de  papier  :  ce  qui  est  si  rare, 
c'est  une  femme  do  son  rang  qui  aime  et  rem- 
plit ses  devoirs  de  mère,  et  voilà  ce  qu'il  faut 
admirer. 


A  MADAME  LA  MARQUISE  DE  VERDELIN. 

Motiers,  le  28  janvier  1764. 

Vos  regrets  sont  bien  légitimes,  madame,  ce 
que  VOUS  me  marquez  des  derniers  momeiis  de 
M.  de  Verdelin  prouve  qu'il  vous  étoit  sincère- 
ment attaché.  El  combien  ne  devoit-il  pas  l'être  ! 
Cependant,  comme  dans  l'état  où  il  étoit  il  a 
plus  gagné  que  vous  n'avez  perdu,  les  senli- 
mens  qu'il  vous  laisse  doivent  être  plus  relatifs 
à  lui  qu'à  vous.  D'ailleurs  moi  qui  sais  combien 
vous  êtes  bonne  mère,  et  qu'en  le  perdant  vous 
avez  pour  ainsi  dire  acquis  vos  enfans,  tout  ce 
que  je  puis  faire  en  cette  circonstance,  par  res- 
pect pour  votre  bon  cœur  et  pour  sa  mémoire, 
est  de  ne  vous  pas  féliciter. 


Il  est  vrai ,  madame,  que,  m'étant  trouvé 
plus  mal  cet  été,  j'ai  écrit  à  un  curé  qui  avoit 
fait  la  route  avec  mademoiselle  Le  Vasseur, 
pour  la  lui  recommander,  sachant  qu'elle  ne  se 
soucioit  pas  de  retourner  à  Paris,  où  elle  ne 
manqueroit  pas  d'être  tyrannisée  et  dévalisée 
de  nouveau  par  toute  son  avide  famille.  Sur  les 
attentions  qu'il  avoit  eues  pour  elle,  sur  les  dis- 
cours qu'il  lui  avoit  tenus,  j'avois  pris  la  plus 
grande  opinion  de  cet  honnête  homme,  et  je  la 
lui  recommandois ,  non  pas  pour  lui  être  à 
charge,  comme  il  paroît  par  ma  lettre  même, 
puisqu'elle  a,  par  la  pension  de  mon  libraire, 
de  quoi  vivre  en  province  avec  économie,  mais 
seulement  pour  diriger  sa  conduite  et  ses  petites 
affaires  dans  un  pays  qui  lui  est  inconnu.  Mais 
le  bon  homme  est  parti  delà  pour  supposer  que 
j'implorois  ses  charités  pour  elle,  et  pour  faire 
courir  ma  lettre  par  tout  Paris,  au  point  de 
proposer  à  un  libraire  de  l'imprimer.  J'ai  gagné 
par-là  d'être  instruit  à  temps  et  de  pouvoir 
prendre  d'autres  mesures.  J'ai  la  plus  grande 
confiance  en  vous,  madame,  et  l'intérêt  que  vous 
daignez  prendre  à  elle  et  à  moi  fait  la  conso- 
lation de  ma  vie.  Mais  connoissant  ses  façons 
de  penser,  son  étal,  ses  inclinations,  ce  qui  con- 
vientà  son  bonheur,  je  ne  lui  conseillerai  ja- 
mais d'aller  vivre  à  Paris  ni  dans  la  maison 
d'autrui,  bien  convaincu,  par  ma  propre  expé- 
rience, qu'on  n'est  jamais  libre  que  chez  soi. 
Du  reste,  je  compte  si  parfaitement  sur  votre 
souvenir,  qu'en  quelque  lieu  qu'elle  vive,  je 
ne  doute  point  que  vous  n  ayez  la  bonté  de  la 
recommander,  de  la  protéger,  de  vous  inté- 
resser à  elle  ;  et  j'avois  si  peu  de  doute  là-dessus, 
que,  sans  ce  que  vous  m'en  dites  dans  votre 
dernière  lettre,  je  ne  me  serois  pas  même  avisé 
de  vous  en  parler. 

Garderez-vous  Soisi,  madame,  ou  vivrez- 
Yous  toujours  à  Paris?  Lesquelles  de  vos  filles 
prendrez-vous  auprès  de  vous'  Restercz-vous 
à  l'hôtel  d'Aubeterre ,  ou  prendrez-vous  une 
maison  à  vous?  Le  voyage  de  Saintonge,  que 
vous  méditez,  sera,  selon  moi,  bien  inutile; 
quelque  tendresse  qu'ait  pour  vous  M.  votre 
père,  à  son  âge  on  n'aime  guère  à  se  déplacer. 
J'éprouve  bien  cette  répugnance,  moi  que  les 
infirmités  ont  déjà  rendu  si  vieux.  Je  suis  ici 
l'hiver  au  milieu  des  glaces,  l'été  en  proie  à 
mille  importuns,  Irès-chèrcmcnt  pour  la  vie; 


474 


CORRESPONDANCE. 


en  toute  saison  ma  demeare  a  ses  incommo- 
dités. Cependant  je  ne  puis  me  résoudre  à  me 
déplacer;  le  moindre  embarras  m'effraie,  et 
je  crois  que  j'aurai  moins  de  peine  à  déména- 
ger de  mon  corps  que  de  ma  maison.  Bonjour, 
madame. 


A  MADEMOISELLE  JULIE  BONDELI. 

Motiers,  le  28  janvier  1764. 

Vous  savez  bien,  mademoiselle,  que  les  cor- 
respondans  de  votre  ordre  font  toujours  plaisir 
et  n'incommodent  jamais;  mais  je  ne  suis  pas 
assez  injuste  pour  exiger  de  vous  une  exacti- 
tude dont  je  ne  me  sens  pas  capable,  et  la  mise 
est  si  peu  égale  entre  nous,  que,  quand  vous 
répondriez  à  dix  de  mes  lettres  par  une  des  vô- 
tres, vous  seriez  quitte  avec  moi  tout  au  moins. 

Je  trouve  M.  Schulthess  bien  payé  de  son 
goût  pour  la  vertu  par  l'intérêt  qu'il  vous  in- 
spire ;  et ,  si  ce  goût  dégénère  en  passion  près 
de  vous,  cepourroit  bien  être  un  peu  la  faute 
du  maître.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  lui  veux  trop 
de  bien  pour  le  tirer  de  votre  direction  en  le 
prenant  sous  la  mienne  ;  et  jamais,  ni  pour  le 
bonheur,  ni  pour  la  vertu,  il  n'aura  regret  à 
sa  jeunesse,  s'il  la  consacre  à  recevoir  vos  in- 
structions. Au  reste,  si,  comme  vous  le  pensez, 
les  passions  sont  la  petite-vérole  de  l'âme,  heu- 
reux qui,  pouvant  la  prendre  encore,  iroit  s'i- 
noculer à  Kœnitz  !  Le  mal  d'une  opération  si 
douce  seroit  le  danger  de  n'en  pas  guérir.  N'al- 
lez pas  vous  fâcher  de  mes  douceurs,  je  vous 
prie,  je  ne  les  prodigue  pas  à  toutes  les  fem- 
mes, et  puis  on  peut  être  un  peu  vaine. 

Je  ne  puis ,  mademoiselle,  répondre  à  votre 
question  sur  les  Lettres  d'un  citoyen  de  Ge- 
nève (*),  car  cet  ouvrage  m'est  parfaitement  in- 
connu, et  je  ne  sais  que  par  vous  qu'il  existe. 
Il  est  vrai  qu'en  général  je  suis  peu  curieux  de 
ces  sortes  d'écrits  ;  et,  quand  ils  seroient  aussi 
obligeans  qu'ils  sont  insultans  pour  l'ordinaire, 
je  n'irois  pas  plus  à  la  chasse  des  éloges  que  des 
injures.  Du  reste,  sitôt  qu'il  est  question  de  moi, 
tous  les  préjugés  sont  qu'en  effet  l'ouvrage  est 
une  satire  ;  mais  les  préjugés  sont-ils  faits  pour 

(*)  C'est  une  mihérable  parodie  de  la  Nouvelle  Hélolse,  qui 
parut  sans  nom  d' auteur  en  1765.  G.  P. 


l'emporter  sur  vos  jugemens?  D'ailleurs,  je  ne 
vois  pas  que  ce  livre  soit  annoncé  dans  la  ga- 
zette de  Berne  ;  grande  preuve  qu'il  ne  m'est 
pas  injcirieux. 

Je  n'ose  vous  parler  de  mon  état,  il  contris- 
teroit  votre  bon  cœur.  Je  vous  dirai  seulement 
que  je  ne  puis  me  procurer  des  nuits  suppor- 
tables qu'en  fendant  du  bois  tout  le  jour,  mal- 
gré ma  foiblesse,  pour  me  maintenir  dans  une 
transpiration  continuelle,  dont  la  moindre  sus- 
pension me  fait  cruellement  souffrir.  Vous  avez 
raison  toutefois  de  prendre  quelque  intérêt  à 
mon  existence  :  malgré  tous  mes  maux,  elle 
m'est  chère  encore  par  les  sentimens  d'estime 
et  d'affection  qui  m'attachent  au  vrai  mérite  ; 
et  voilà,  mademoiselle,  ce  qui  ne  doit  pas  vous 
être  indifférent. 

Acceptez  un  barbouillage  qui  ne  vaut  pas  la 
peine  d'en  parler,  et  dont  je  n'ose  vous  pro- 
poser la  lecture  que  sous  les  auspices  de  i'ami 
Platon. 


A  H.  d'escherisy. 

Motier»,  le  2  février  1764. 

Je  ne  suis  pas  si  pressé,  monsieur,  de  juger, 
etsurtoutenmal,despersonnesquejencconnois 
point;  et  j'aurois  tort,  plus  que  tout  homme  au 
monde,  de  donner  un  si  grand  poids  aux  impu- 
tations du  tiers  et  du  quart.  L'estime  des  gens 
de  mérite  est  toujours  honorable,  et,  comme 
on  vous  a  peint  à  moi  comme  tel,  je  ne  puis  que 
m'applaudirde  la  vôtre.  Au  reste,  si  notre  goût 
commun  pour  la  retraite  ne  nous  rapproche  pas 
l'un  de  l'autre,  ayez-y  peu  de  regret  ;  j'y  perds 
plus  que  vous,  peut-être  :  on  dit  votre  com- 
merce fort  agréable ,  et  moi  je  suis  un  pauvre 
malade  fort  ennuyeux  ;  ainsi,  pour  l'amour  de 
vous,  demeurons  comme  noussommes,  et  soyez 
persuadé,  je  vous  supplie,  que  je  n'ai  pas  le 
moindre  soupçon  que  vous  pensiez  du  mal  do 
moi,  ni  par  conséquent  que  vousen  vouliezdire. 

Recevez ,  monsieur,  je  vous  supplie,  mes 
remercîmens  de  votre  lettre  obligeante,  et  mes 
salutations. 


ANNEE  1764. 


475 


A  MADAME  LATOUR. 


8  février  4764. 

Je  suis  fort  en  peine  de  vous ,  madame.  Quoi- 
que je  n'aime  pas  à  me  savoir  dans  voire  dis- 
grâce, j'aime  encore  mieux  regarder  votre  si- 
lence comme  une  punition  que  vous  m'imposez, 
que  comme  un  signe  que  vous  êtes  malade.  Un 
mol,  je  vous  supplie,  sur  la  cause  de  ce  si- 
lence,  afin  que,  si  c'est  le  malheur  de  vous  dé- 
plaire, je  m'en  afflige;  mais  que  je  ne  porte 
pas  à  la  fois  deux  maux  pour  un. 

Je  reçois  à  l'instant  votre  lettre  du  50  jan- 
vier, jy  vois  que  mes  pressentimens  n'étoient 
que  trop  justes.  J'ospère  que  vous  êtes  bien  ré- 
tablie ;  toutefois  votre  lettre  ne  me  rassure  pas 
assez.  Un  mot  sur  votre  état  présent ,  je  vous 
supplie.  Je  n'en  puis  dire  aujourd'hui  davan- 
tage ;  le  paquet  de  France  ne  m'arrive  qu'au 
moment  où  je  dois  fermer  le  mien. 


A  M.   PANCKOUCKE. 


ftlotiers,  le  12  février  1764. 


Je  vois  avec  plaisir,  monsieur,  par  votre 
lettre  du  25  janvier,  que  vous  ne  m'avez  point 
oublié,  et  je  vous  prie  de  croire  que,  quant  à 
moi,  je  me  souviendrai  de  vous  toute  ma  vie 
avec  amitié. 

Je  regarde  votreétablissementà  Paris  comme 
un  moyen  presque  assuré  de  parvenir  promp- 
tement  à  votre  bien-être  du  côté  de  la  fortune, 
vu  le  goût  effréné  de  littérature  qui  règne 
en  celte  grande  ville,  et  qu'étant  vous-même 
homme  de  lettres,  vous  saurez  bien  choisir  vos 
entreprises. 

le  ne  refuse  point ,  monsieur,  le  cadeau  que 
vous  voulez  me  faire  de  ce  que  vous  avez  im- 
primé; il  me  sera  précieux  comme  un  témoi- 
gnage de  votre  amitié  :  mais  si  vous  exigez  de 
moi  de  tout  lire ,  ne  m'envoyez  rien  ;  car,  dans 
l'état  où  je  suis,  je  ne  puis  plus  supporter  au- 
cune lecture  sérieuse,  et  tout  ouvrage  de  rai- 
sonnement m'ennuie  à  la  mort.  Des  romans  et 
des  voyages,  voilà  désormais  tout  ce  que  je  puis 
souffrir,  et  je  m'imagine  qu'un  homme  grave 
comme  vous  n'imprime  rien  de  tout  cela. 


A   H.   PICTET. 


MoUersJel"  mars  1764. 

Je  suis  flatté ,  monsieur,  que ,  sans  un  fré- 
quent commerce  de  lettres,  vous  rendiez  jus- 
tice à  mes  sentimens  pour  vous  :  ils  seront  aussi 
durables  que  l'estime  sur  laquelle  ils  sont  fon- 
dés ;  et  j'espère  que  le  retour  dont  vous  m'ho- 
norez ne  sera  pas  moins  à  l'épreuve  du  temps 
etdu  silence.  La  seule  chose  changée  entre  nous 
est  l'espoir  d'une  connoissance  personnelle. 
Cette  attente  ,  monsieur,  m'étoit  douce  ;  mais 
il  y  faut  renoncer,  si  je  ne  puis  la  remplir  que 
sur  lés  terres  de  Genève  ou  dans  les  environs. 
Là-dessus  mon  parti  est  pris  pour  la  vie  ;  et  je 
puis  vous  assurer  que  vous  êtes  entré  pour 
beaucoup  dans  ce  qu'il  m'en  a  coûté  de  le  pren- 
dre. Du  reste  je  sens  avec  surprise  qu'il  m'en 
coûtera  moins  de  le  tenir  que  je  ne  m'étois  fi- 
guré. Je  ne  pense  plus  à  mon  ancienne  patrie 
qu'avec  indifférence  ;  c'est  même  un  aveu  que 
je  vous  fais  sans  honte ,  sachant  bien  que  nos 
sentimens  ne  dépendent  pas  de  nous  ;  et  cette 
indifférence  étoit  peut-être  le  seul  qui  pouvoit 
rester  pour  elle  dans  un  cœur  qui  ne  sut  jamais 
haïr.  Ce  n'est  pas  que  je  me  croie  quitte  en- 
vers elle;  on  ne  l'est  jamais  qu'à  la  mort.  J'ai 
le  zèle  du  devoir  encore,  mais  j'ai  perdu  celui 
de  rattachement. 

Mais  où  est-elle,  cette  patrie?  Existe-t-elle 
encore  ?  Votre  lettre  décide  cette  question.  Ce 
ne  sont  ni  les  murs  ni  les  hommes  qui  font  la 
patrie  ;  ce  sont  les  lois ,  les  mœurs,  les  coutu- 
mes, le  gouvernement,  la  constitution ,  la  ma- 
nière d'être  qui  résulte  de  tout  cela.  La  patrie 
est  dans  les  relations  d'état  à  ses  membres  : 
quand  ces  relations  changent  ou  s'anéantissent, 
la  patrie  s'évanouit.  Ainsi,  monsieur,  pleurons 
la  nôtre  ;  elle  a  péri ,  et  son  simulacre  qui  reste 
encore  ne  sert  plus  qu'à  la  déshonorer. 

Je  me  mets,  monsieur,  à  votre  place,  et  je 
comprends  combien  le  spectacle  que  vous  avez 
sous  les  yeux  doit  vous  déchirer  le  cœur.  Sans 
contredit  on  souffre  moins  loin  de  son  pays  que 
de  le  voir  dans  un  état  si  déplorable  ;  mais  les 
affections,  quand  la  patrie  n'est  plus,  se  res- 
serrent autour  de  la  famille,  et  un  bon  père  se 
console  avec  ses  enfans  de  ne  plus  vivre  avec 
ses  frères.  Cela  nie  fait  comprendre  que  dea 


476 


CORRESPONDANCE. 


intérêts  si  chers ,  malgré  les  objets  qui  nous 
affligent,  ne  vous  permettront  pas  de  vous  dé- 
payser. Cependant ,  s'il  arrivoit  que  par  voyage 
ou  par  déplacement  vous  vous  éloignassiez  de 
Genève,  il  me  seroit  très-doux  de  vous  embras- 
ser; car,  bien  que  nous  n'ayons  plus  de  com- 
mune patrie,  j'augure  des  sentimens  qui  nous 
animent  que  nous  ne  cesserons  point  d'être 
concitoyens;  et  les  liens  de  l'estime  et  de  l'a- 
mitié demeurent  toujours  quand  même  on  a 
rompu  tous  les  autres.  Je  vous  salue,  monsieur, 
de  tout  mon  cœur. 


A  M.    l'abbé  de  ***. 

Motiers,  le  4  mars  1 764 . 

J'ai  parcouru,  monsieur ,  la  longue  lettre  où 
vous  m'exposez  vos  sentimens  sur  la  nature  de 
l'âme  et  sur  l'existence  de  Dieu.  Quoique  j'eusse 
résolu  de  ne  plus  rien  dire  sur  ces  matières,  j 'ai 
cru  vous  devoir  une  exception  pour  la  peine 
que  vous  avez  prise,  et  dont  il  ne  m'est  pas  aisé 
de  démêler  le  but.  Si  c'est  d'établir  entre  nous 
un  commerce  de  dispute,  je  ne  saurois  en  cela 
vous  complaire  ;  car  je  ne  dispute  jamais ,  per- 
suadé que  chaque  homme  a  sa  manière  de  rai- 
sonner qui  lui  est  propre  en  quelque  chose,  et 
qui  n'est  bonne  en  tout  à  nul  autre  que  lui.  Si 
c'est  de  me  guérir  des  erreurs  où  vous  méju- 
gez être ,  je  vous  remercie  de  vos  bonnes  in- 
tentions, mais  je  n'en  puis  faire  aucun  usage, 
ayant  pris  depuis  longtemps  mon  parti  sur  ces 
choses-là.  Ainsi ,  monsieur,  votre  zèle  philoso- 
phique est  à  pure  perte  avec  moi,  et  je  ne  serai 
pas  plus  votre  prosélyteque  votre  missionnaire. 
Je  ne  condamne  pointvos  façons  de  penser,  mais 
daignez  me  laisser  les  miennes,  car  je  vous  dé- 
clare que  je  n'en  veux  pas  changer. 

Je  vous  dois  encore  des  remercîmens  du  soin 
que  vous  prenez  dans  la  même  lettre  de  m'ôter 
l'inquiétude  que  m'avoient  donnée  les  premiè- 
res sur  les  principes  de  la  haute  vertu  dont 
vous  faites  profession.  Sitôt  que  ces  principes 
vous  paraissent  solides,  le  devoir  qui  en  dérive 
doit  avoir  pour  vous  la  même  force  que  s'ils 
l'étoient  en  effet  :  ainsi  mes  doutes  sur  leur 
solidité  n'ont  rien  d'offensant  pour  vous;  mais 
je  vous  avoue  que ,  quant  à  moi ,  de  tels  prin- 


cipes me  paroîiroient  frivoles  ;  et  sitôt  que  je 
n'en  admeitrois  pas  d'autres ,  je  sens  que  dans 
le  secret  de  mon  cœur  ceux-là  me  mettroient 
fort  à  l'aise  sur  les  vertus  pénibles  qu  ils  pa- 
roîtroient  m'imposer  :  tant  il  est  vrai  que  les 
mêmes  raisons  ont  rarement  la  même  prise  en 
diverses  têtes ,  et  qu'il  ne  faut  jamais  disputer 
de  rien  ! 

D'abord  l'amour  de  l'ordre,  en  tant  que  cet 
ordre  est  étranger  à  moi,  n'est  point  un  senti- 
ment qui  puisse  balancer  en  moi  celui  de  mon 
intérêt  propre  ;  une  vue  purement  spéculative 
ne  sauroitdans  le  cœur  humain  l'emporter  sur 
les  passions;  ce  seroit  à  ce  qui  est  moi  préférer 
ce  qui  m'est  étranger  :  ce  sentiment  n'est  pas 
dans  la  nature.  Quant  à  l'amour  de  l'ordre  dont 
je  fais  partie,  il  ordonne  tout  par  rapport  à  moi, 
et  comme  alors  je  suis  seul  le  centre  de  cet  or- 
dre ,  il  seroit  absurde  et  contradictoire  qu'il  ne 
me  fît  pas  rapporter  toutes  choses  à  mon  bien 
particulier.  Or  la  vertu  suppose  un  combat 
contre  nous-mêmes,  et  c'est  la  difficulté  de  la 
victoire  qui  en  fait  le  mérite  ;  mais,  dans  la  sup- 
position ,  pourquoi  ce  combat?  Toute  raison , 
tout  molif  y  manque.  Ainsi  point  de  vertu  pos- 
sible par  le  seul  amour  de  l'ordre. 

Le  sentiment  intérieur  est  un  motif  très-puis- 
sant sans  doute  ;  mais  les  passions  et  l'orgueil 
l'altèrent  et  l'étouffent  de  bonne  heure  dans 
presque  tous  les  cœurs.  De  tous  les  sentimens 
que  nous  donne  une  conscience  droite,  les  deux 
plus  forts  et  les  seuls  fondemens  de  tous  les 
autres  sont  celui  de  la  dispensation  d'une  pro- 
vidence et  celui  de  l'immortalité  de  l'âme  : 
quand  ces  deux-là  sont  détruits ,  je  ne  vois  plus 
ce  qui  peut  rester.  Tant  que  le  sentiment  inté- 
rieur me  diroit  quelque  chose,  il  me  défendroit, 
si  j'avois  le  malheur  d'être  sceptique,  d'alar- 
mer ma  propre  mère  des  doutes  que  je  pour- 
rois  avoir. 

L'amour  de  soi-même  est  le  plus  puissant, 
et,  selon  moi,  le  seul  motif  qui  fait  agir  les 
hommes.  Mais  comment  la  vertu ,  prise  abso- 
lument et  comme  un  être  métaphysique,  se 
fonde-t-elle  sur  cet  amour-là?  c'est  ce  qui  me 
passe.  Le  crime,  dites-vous,  est  contraire  à 
celui  qui  le  commet  ;  cela  est  toujours  vrai  dans 
mes  principes,  et  sauvent  très-faux  dans  les 
vôtres.  Il  faut  distinguer  alors  les  tentations, 
les  positions,  l'espérance  plus  ou  moins  grande 


ANNÉE  \WA. 


An 


qu'on  a  qu'il  reste  inconnu  ou  impuni.  Com- 
munénicni  le  crime  a  pour  motif  d'éviter  un 
{;rand  mal  ou  d'acquérir  un  grand  bien  ;  sou- 
vent il  parvient  à  son  but.  Si  ce  sentiment  n'est 
pas  naturel,  quel  sentiment  pourra  l'être?  l.e 
crime  adroit  jouit  dans  cette  vie  de  tous  les 
avantages  de  la  fortune  et  même  de  la  gloire. 
La  justice  et  les  scrupules  ne  font  ici-bas  que 
des  dupes.  Olez  la  justice  éternelle  et  la  pro- 
longation de  mon  être  après  celte  vie,  je  ne 
vois  plus  dans  la  vertu  qu'une  folie  à  qui  l'on 
donne  un  beau  nom.  Pour  un  matérialiste  l'a- 
mour de  soi-même  n'est  que  l'amo/ur  de  son 
corps.  Or,  quand  Régulus  alloit,  pour  tenir  sa 
foi,  mourir  dans  les  tourmens  à  Carthage,  je 
ne  vois  point  ce  que  l'amour  de  son  corps  fai- 
soit  à  cela. 

Une  considération  plus  forte  encore  confirme 
les  précédentes;  c'est  que  dans  votre  système, 
le  mot  même  de  vertu  ne  peut  avoir  aucun 
sens;  c'est  un  son  qui  bat  l'oreille,  et  rien  de 
plus.  Car  enfin,  selon  vous,  tout  est  néces- 
saire :  où  tout  est  nécessaire,  il  n'y  a  point  de 
liberté  ;  sans  liberté,  point  de  moralité  dans  les 
actions;  sans  la  moralité  des  actions,  où  est  la 
vertu?  Pour  moi,  je  ne  le  vois  pas.  En  parlant 
du  sentiment  intérieur  je  devois  mettre  au  pre- 
mier rang  celui  du  libre  arbitre;  mais  il  suffît 
de  l'y  renvoyer  d'ici. 

Ces  raisons  vous  paroîtront  très-foibles,  je 
n'en  doute  pas  ;  mais  elles  me  paroissent  fortes 
à  moi;  et  cela  suffit  pour  vous  prouver  que, 
si  par  hasard  je  devenois  votre  disciple,  vos 
leçons  n'auroient  fait  de  moi  qu'un  fripon.  Or 
un  homme  vertueux  comme  vous  ne  voudroit 
pas  consacrer  ses  peines  à  mettre  un  fripon  de 
plus  dans  le  monde,  car  je  crois  qu'il  y  a  bien 
autant  de  ces  gens-là  que  d'hypocrites,  et 
qu'il  n'est  pas  plus  à  propos  de  les  y  multi- 
plier. 

Au  reste  je  dois  avouer  que  ma  morale  est 
bien  moins  sublime  que  la  vôtre,  et  je  sens  que 
ce  sera  beaucoup  même  si  elle  me  sauve  de 
votre  mépris.  Je  ne  puis  disconvenir  que  vos 
imputations  d'hypocrisie  ne  portent  un  peu  sur 
moi.  Il  est  très-vrai  que  sans  être  en  tout  du 
sentiment  de  mes  frères,  et  sans  déguiser  le 
mien  dans  l'occasion,  je  m'accommode  très-bien 
du  leur  :  d'accord  avec  eux  sur  les  principes 
de  nos  devoirs,  je  ne  dispute  point  sur  le  reste. 


qui  me  paroît  (rès-peu  important.  Rn  attendant 
que  nous  sachions  certainement  qui  de  nous  a 
raison,  tant  qu'ils  me  souffriront  dans  leur 
communion,  je  continuerai  d'y  vivre  avec  un 
véritable  attachement.  La  vérité  pour  nous  est 
couverte  d'un  voile,  mais  la  paix  et  l'union  sont 
des  biens  certains. 

Il  résulte  de  toutes  ces  réflexions  que  nos  fa- 
çons de  penser  sont  trop  différentes  pour  que 
nous  puissions  nous  entendre,  et  que  par  con- 
séquent un  plus  long  commerce  entre  nous  ne 
peut  qu'être  sans  fruit.  Le  temps  est  si  court, 
et  nous  en  avons  besoin  pour  tant  de  choses, 
qu'il  ne  faut  pas  l'employer  inutilement.  Je 
vous  souhaite,  monsieur,  un  bonheur  solide, 
la  paix  de  l'âme,  qu'il  me  semble  que  vous 
n'avez  pas,  et  je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 


A   MADAME  LATOUR. 

A  Uotiers,  le  10  mars  1764. 

Quelque  mécontente  que  vous  soyez  de  moi, 
chère  Marianne,  vous  ne  sauriez  l'être  plus 
que  je  le  suis  moi-même.  Mais  des  regrets  sté- 
riles ne  me  rendront  pas  meilleur;  mes  plis  sont 
pris,  et  je  sens  avec  douleur  qu'à  mon  âge  et 
dans  mon  état  on  ne  se  corrige  plus  de  rien. 
J'aurois  désiré,  tel  que  je  suis,  que  vous  ne 
m'eussiez  pas  lout-à-fait  abandonné.  Cepen- 
dant, si  vous  ne  me  jugez  plus  digne  de  vos 
lettres  ni  de  votre  souvenir,  j'en  aurai  de  la 
douleur,  mais  je  n'en  murmurerai  pas.  Quanta 
moi,  je  ne  vous  oublierai  de  ma  vie;  et,  dussiez- 
vous  ne  plus  me  répondre,  je  vous  écrirai  tou- 
jours quelquefois,  mais  sans  gêne  et  sans  règle, 
car  je  n'en  puis  mettre  à  rien. 


A   H.    LK   PRINCE   L.    H.  DE   WIRTEHBERG. 
Il  mars  1764. 

Qui,  moi,  des  contes?  à  mon  âge  et  dans 
mon  état?  Non,  prince,  je  ne  suis  plus  dans 
l'enfance,  ou  plutôt  je  n'y  suis  pas  encore;  et, 
malheureusement  je  ne  suis  pas  si  gai  dans  mes 
maux  que  Scarron  l'étoit  dans  les  siens.  Je  dé- 
péris tous  les  jours;  j'ai  des  comptes  à  rendre, 
et  point  de  contes  à  faire.  Ceci  m'a  bien  l'air 


478 


CORRESPONDANCE. 


d'un  bruit  préliminaire  répandu  par  quelqu'un 
qui  veut  m'hoiiorer  d'une  gentillesse  de  sa  fa- 
çon. Divers  auteurs,  non  contens  d'attaquer 
mes  sottises,  se  sont  mis  à  m'imputer  les  leurs. 
Paris  est  inondé  d'ouvrages  qui  portent  mon 
nom,  et  dont  on  a  soin  de  faire  des  chefs-d'œu- 
vre de  bôtise,  sans  doute  afin  de  mieux  trom- 
per les  lecteurs.  Vous  n'imagineriez  jamais 
quels  coups  détournés  on  porte  à  ma  réputa- 
tion, à  mes  mœurs,  à  mes  principes.  En  voici 
un  qui  vous  fera  juger  des  autres. 

Tous  les  amis  de  M.  de  Voltaire  répandent  à 
Paris  qu'il  s'intéresse  tendrement  à  mon  sort 
(et  il  est  vrai  qu'il  s'y  intéresse).  Ils  font  en- 
tendre qu'il  est  avec  moi  dans  la  plus  intime 
liaison.  Sur  ce  bruit,  une  femme  qui  ne  me 
connoît  point  me  demande  par  écrit  quelques 
éclaircissemens  sur  la  religion,  et  envoie  sa 
lettre  à  M.  de  Voltaire,  le  priant  de  me  la  faire 
passer.  M.  de  Voltaire  garde  la  lettre  qui  m'est 
adressée,  et  renvoie  à  cetle  dame,  comme  en 
réponse,  le  Sermon  des  cinquante.  Surprise  d'un 
pareil  envoi  de  ma  part,  cette  femme  m'écrit 
par  une  autre  voie  ;  et  voilà  comment  j'apprends 
ce  qui  s'est  passé  (*). 

Vous  êtes  surpris  que  ma  Lettre  sur  la  Pro- 
vidence n'ait  pas  empêché  Candide  de  naître? 
C'est  elle,  au  contraire,  qui  lui  a  donné  nais- 
sance ;  Candide  en  est  la  réponse.  L'auteur 
m'en  fit  une  de  deux  pages  dans  laquelle  il  bat- 
toit  la  campagne,  et  Candide  parut  dix  mois 
après.  Jevoulois  philosopher  avec  lui  ;  en  ré- 
ponse il  m'a  persifflé.  Je  lui  ai  écrit  une  fois 
que  je  1^  haïssois,  et  je  lui  en  ai  dit  les  raisons. 
Il  ne  m'a  pas  écrit  la  même  chose,  mais  il  me 
l'a  vivement  fait  sentir.  Je  me  venge  en  profi- 
lant des  excellentes  leçons  qui  sont  dans  ses 
ouvrages,  et  je  le  force  à  continuer  de  me  faire 
du  bien  malgré  lui. 

Pardon,  prince:  voilà  trop  de  jérémiades; 
mais  c'est  un  peu  votre  faute  si  je  prends  tant 
de  plaisir  à  m'épancher  avec  vous.  Que  fait  ma- 
dame la  princesse?  Daignez  me  parler  quel- 
quefois de  son  état.  Quand  aurons-nous  ce 
précieux  enfant  de  l'amour  qui  sera  l'élève  de 
la  vertu?  Que  ne  deviendra-t-il  point  sous  de 
tels  auspicesf  de  quelles  fleurs  charmantes,  de 
quels  fruits  délicieux  ne  couronnera-t-il  point 
devant  la  lettre  à   madame  de  B*«*.  page 


les  liens  de  ses  dignes  parens?  Mais  cepondant 
quels  nouveaux  soins  vous  sont  imposés!  Vos 
travaux  vont  redoubler;  y  pourrcz-vous  suf- 
fire? aurez-vous  la  force  de  persévérer  jusqu'à 
la  fin  ?  Pardon,  monsieur  le  duc;  vos  sentimens 
connus  me  sont  garans  de  vos  succès.  Aussi 
mon  inquiétude  ne  vient-elle  pas  de  défiance, 
mais  du  vif  intérêt  que  j'y  prends. 


(*)  Voyez  ci 
463. 


A  MADAME  DE   LliZE. 

Motiers,  le  17  mars  1764. 

Il  est  dit,  madame,  que  j'aurai  toujours  be- 
soin de  votre  indulgence,  moi  qui  voudrois  mé- 
riter toutes  vos  bontés.  Si  je  pouvois  changer 
une  réponse  en  visite,  vous  n'auriez  pas  à  vous 
plaindre  de  mon  exactitude,  et  vous  me  trou- 
veriez peut-être  aussi  importun  qu'à  présent 
vous  me  trouvez  négligent.  Quand  viendra  ce 
temps  précieux  où  je  pourrai  aller  au  Biez  ré- 
parer mes  fautes,  ou  du  moins  en  implorer  le 
pardon?  Ce  ne  sera  point,  madame,  pour  voir 
ma  mince  figure  que  je  ferai  ce  voyage  ;  j'au- 
rai un  motif  d'empressement  plus  satisfaisant 
et  plus  raisonnable.  Mais  permettez-moi  de  me 
plaindre  de  ce  qu'ayant  bien  voulu  loger  ma 
ressemblance,  vous  n'avez  pas  voulu  me  faire 
la  faveur  tout  entière  en  permettant  qu'elle 
vous  vînt  de  moi.  Vous  savez  que  c'est  une  va- 
nité qui  n'est  pas  permise  d'oser  offrir  son  por- 
trait ;  mais  vous  avez  craint  peut-être  que  ce 
ne  fût  une  trop  grande  faveur  de  le  demander; 
votre  but  étoit  d'avoir  une  image,  et  non  d'en- 
orgueillir l'original.  Aussi  pour  me  croire  chez 
vous  il  faut  que  j'y  sois  en  personne,  et  il  faut 
tout  l'accueil  obligeant  que  vous  daignez  m'y 
faire  pour  ne  pas  me  rendre  jaloux  de  moi. 

Permettez,  madame,  que  je  remercie  ici  ma- 
dame de  Faugnes  de  l'honneur  de  son  souvenir, 
et  que  je  l'assure  de  mon  respect.  Daignez 
agréer  pour  vous  la  même  assurance,  et  pré- 
senter mes  salutations  à  M.  de  Luze. 


madame  de  B*** 
G.  P, 


A   MYLORD   MARÉCHAL. 

25  mars  1764. 

Enfin,  mylord,  j'ai  reçu  dans  son  temps, 


ANNÉR  17G4. 


479 


par  M.  Rougeinont ,  votre  lettre  du  2  février , 
e»  c'est  de  toutes  les  réponses  dont  vous  me 
parlez  la  seule  qui  me  soit  parvenue.  J'y  vois, 
par  votre  dégoût  de  l'Ecosse,  par  l'incertitude 
du  choix  de  votre  demeure ,  qu'une  partie  de 
nos  châteaux  en  Espagne  est  déjà  détruite,  et 
je  crains  bi<Mi  que  le  progrès  de  mon  dépéris- 
sement, qui  rend  chaque  jour  mon  dépla- 
cement plus  difficile,  n'achève  de  renverser 
l'autre.  Que  le  cœur  de  l'homme  est  inquiet! 
Quand  j'éiois  près  de  vous,  je  soupirois,  pour  y 
être  plus  à  mon  aise,  après  le  séjour  de  l'E- 
cosse; et  maintenant  je  donneroistoutau  monde 
pour  vous  voir  encore  ici  gouverneur  de  Neu- 
châtel.  Mes  vœux  sont  divers ,  mais  leur  objet 
est  toujours  le  même.  Revenez  à  Colombier, 
myloi  d ,  cultiver  votre  jardin ,  et  faire  du  bien  à 
des  ingrats,  même  malgré  eux;  peut-on  termi- 
ner plus  dignement  sa  carrière?Celte  exhorta- 
lion  de  ma  part  est  intéressée,  j'en  conviens  ; 
mais  si  elle  offensoit  votre  gloire,  le  cœur  de 
votre  enfant  ne  se  la  pcrmettroit  jamais. 

J'ai  beau  vouloir  me  flatter,  je  vois,  mylord, 
qu'il  faut  renoncer  à  vivre  auprès  de  vous;  et 
malheureusement  je  n'en  perdrai  pas  si  facile- 
ment le  besoin  que  l'espoir.  La  circonstance  où 
vous  m'avez  accueilli  m'a  fait  une  impression 
que  les  jours  passés  avec  vous  ont  rendue  inef- 
façable :  il  me  semble  que  je  ne  puis  plus  être 
libre  que  sous  vos  yeux ,  ni  valoir  mon  prix  que 
dans  votre  estime.  L'imagination  du  moins  me 
rapprocheroit ,  si  je  pouvois  vous  donner  les 
bons  momens  qui  me  restent  :  mais  vous  m'a- 
vez refusé  des  mémoires  sur  voire  illustre  frère. 
Vous  avez  eu  peur  que  je  ne  fisse  le  bel  esprit, 
et  que  je  ne  gâtasse  la  sublime  simplicité  du 
probusvixit,  fortis  obiit.  Ah  1  mylord,  fiez-vous 
à  mon  cœur;  il  saura  trouver  un  ton  qui  doit 
plaire  au  vôtre  pour  parler  de  ce  qui  vous  ap- 
partient. Oui ,  je  donnerois  tout  au  monde 
pour  que  vous  voulussiez  me  fournir  des  maté- 
riaux pour  m'occuper  do  vous,  de  votre  fa- 
mille, pour  pouvoir  transmettre  à  la  postérité 
quelque  témoignage  de  mon  attachement  pour 
vous  et  de  vos  bontés  pour  moi.  Si  vous  avez 
la  complaisance  de  m'envoyer  quelques  mé- 
moires, soyez  persuadé  que  votre  confiance  ne 
sera  point  trompée  :  d'ailleurs  vous  serez  le 
juge  de  mon  travail  ;  et  comme  je  n'ai  d'autre 
objet  que  de  satisfaire  un  besoin  qui  me  tour- 


mente, si  j'y  parviens,  j'aurai  fait  ce  que  j'ai 
voulu.  Vous  déciderez  du  reste ,  et  rien  ne  sera 
publié  que  de  votre  aveu.  Pensez  à  cela  ,  my- 
lord, je  vous  conjure,  et  croyez  que  vous  n'au- 
rez pas  peu  fait  pour  le  bonheur  de  ma  vie,  si 
vous  me  mettez  à  portée  d'en  consacrer  le  reste 
à  m'occuper  de  vous  (*). 

Je  suis  touché  de  ce  que  vous  avez  écrit  à 
M.  le  conseiller  Rougemont  au  sujet  de  mon 
testament.  Je  compte,  si  je  me  remets  un  peu, 
l'aller  voir  cet  été  à  Saint-Aubin  pour  en  con- 
férer avec  lui.  Je  me  détournerai  pour  passer 
à  Colombier  :  j'y  reverrai  du  moins  ce  jardin, 
ces  allées,  ces  bords  du  lac  où  se  sont  faites  de 
si  douces  promenades  et  où  vous  devriez  venir 
les  recommencer,  pour  réparer  du  moins,  dans 
un  climat  qui  vous  étoit  salutaire ,  l'altération 
que  celui  d'Edimbourg  a  faite  à  votre  santé. 

Vous  me  promettez ,  mylord  ,  de  me  donner 
de  vos  nouvelles  et  de  m'instruire  de  vos  di- 
rections itinéraires  :  ne  l'oubliez  pas,  je  vous 
en  supplie.  J'ai  été  cruellement  tourmenté  de 
ce  long  silence.  Je  ne  craignois  pas  que  vous 
m'eussiez  oublié,  mais  je  craignois  pour  vous 
la  rigueur  de  Phiver.  L'été  je  craindrai  la  mer, 
les  fatigues,  les  déplacemens,  et  de  ne  savoir 
plus  où  vous  écrire. 


A  MADAME  ROGUIN,   NÉE  BOCGUET. 
A  Hotiers,  le  51  mars  1764 

Assurément,  madame,  vous  serez  une  bonne 
mère,  et  avec  le  zèle  que  vous  me  marquez 
pour  les  devoirs  attachés  à  ce  lien ,  c'eût  été 
grand  dommage  que  M.  Roguin  ne  vous  eût  pas 
mise  dans  l'état  de  les  remplir.  Vous  vous  in- 
quiétez déjà  de  votre  enfant,  du  temps  où  vous 
pourrez  commencer  à  le  baigner  dans  l'eau 

{•)  Celui  dont  Rousseau  désiroit  écrire  la  vie  étoit  le  frère  ca- 
det de  mylord  maréchal,  Jacques  Keilh.  géuéral  célèbre  qui, 
après  avoir  glorieusement  combattu  pour  la  Russie  dans  «es 
guerres  contre  les  Turcs  et  les  Suédois,  et  y  avoir  obtenu  le 
bâton  de  maréchal,  passa  au  service  du  grand  Frédéric,  qui  fai- 
soit  le  plus  grand  ca»  de  ses  talents  militairej  et  de  ses  hautes 
quahtés  sous  tous  les  rapports.  Il  se  distingua  surioiil  dans  la 
guerre  de  sept  ans,  et  périt  an  champ  dhonueur  en  1758.  Le 
prohus  vixit,  forlis  obiit.  est  la  réponse  que  lit  mylord  maré- 
chal lui-même  à  Formey,  qui  lui  témoignoit  le  désir  de  faire  lé- 
logede  son  frère.— Il  est  à  regretter  qu'il  nait  pas  donné  «uile 
à  l'offre  que  lui  fait  Rousseau  dans  celte  leltre,  et  sur  laquelle 
nous  vern»ns  celui  ci  revenir  encore  plusieurs  fois.     G.  P. 


480 


CORRESPONDANCE. 


froide,  do  la  manière  de  parvenir  graduelle-    fait  supporter  les  soins  d'une  éducation  si  pé- 
nientà  lui  couvrir  la  tête,  et  il  n'est  pas  encore  i  nible,  et  du  courage  qui  leur  fait  braver  les 


né.  C'est  là  ,  madame,  une  sollicitude  mater- 
nelle très-bien  placée  à  certains  égards;  à d'au- 
Ures,  un  peu  précoce;  mais  très-louable  eh 
tous  sens  et  qui  mérite  que  j'y  réponde  de  mon 
mieux. 

En  premier  lieu ,  il  importe  fort  peu  que  l'en- 
fant soit  dans  un  panier  d'osier  ou  dans  autre 
chose.  Qu'il  soit  couché  un  peu  mollement,  un 
peu  de  biais  ,  et  souvent  au  grand  air.  S'il  est 
en  liberté ,  il  ne  tardera  pas  d'acquérir  la  force 
nécessaire  pour  se  donner  latliiude  qui  lui 
convient.  Et  d'ailleurs ,  il  ne  sera  pas  toujours 
couché  ,  puisqu'une  aussi  bonne  nourrice  que 
vous  voulez  l'être,  daignera  bien  le  tenir  quel- 
quefois sur  ses  bras. 

Vous  désirez  le  baigner  de  très-bonne  heure 
dans  l'eau  froide.  C'est  très-bien  fait ,  madame. 
Mon  avis  est  que ,  pour  ne  rien  risquer,  on 
commence  dès  le  jour  de  sa  naissance.  Le  quart 
du  monde  chrétien ,  c'est-à-dire  tous  les  Russes 
et  la  plupart  des  Grecs,  baptisent  les  enfans 
nouveau-nés,  en  les  plongeant  trois  fois  de  suite 
dans  l'eau  toute  froide  et  même  glacée.  Faites 
la  même  chose,  madame,  baptisez  votre  enfant 
par  immersion  deux  fois  le  jour,  et  n'ayez  pas 
peur  des  rhumes. 

Vous  songez  de  trop  loin  au  temps  de  lui 
couvrir  la  tête  ;  mais  je  n'en  vois  pas  bien  la 
nécessité.  Cette  nécessité  ne  viendra  sûrement 
jamais,  si  c'est  un  garçon.  Si  c'est  une  fille, 
vous  pourrez  y  songer  lors  de  sa  première 
communion,  et  cela  moins  pour  obéir  à  la  rai- 
son qu'à  saint  Paul ,  qui  veut  que  les  femmes 
aient  la  tête  couverte  dans  l'église.  A  la  bonne 
heure  donc,  puisque  saint  Paul  le  veut  comme 
cela.  Mais  le  reste  du  temps,  qu'elle  soit  tou- 
jours coiffée  en  cheveux  jusqu'à  l'âge  de  trente 
ans,  qu'une  pareille  coiffure  devient  indécente 
et  ridicule  dans  une  femme.  Comme  un  exem- 
ple dit  plus  sur  tout  ceci  que  cent  pages  d'expli- 
cation ,  je  joins  ici,  madame,  l'extrait  d'un 
mémoire  où  vous  pourrez  voir  en  faits  les  solu- 
tions de  vos  difficultés.  Quoique  les  Sophies  et 
les  hmiles  soient  rares,  comme  vous  dites  fort 
bien ,  il  s'en  élève  pourtant  quelques-uns  en 
Europe ,  même  en  Suisse,  et  même  à  votre  voi- 
sinage, et  le  succès  promet  déjà  à  leurs  dignes 
pères  et  mères  le  prix  de  la  tendresse  qui  leur 


clabauderies  des  sots,  des  gens  d'église,  et  les 
ricaneries  encore  plus  sottes  des  beaux-esprits. 
Si  vous  voulez ,  madame ,  faire  par  vous- 
même  les  observations  nécessaires,  prenez  la 
peine  d'aller  près  de  Lauzanne  voirM.  le  prince 
de  Wirtemberg.  C'est  sa  fille  unique  qu'il  élève 
de  la  manière  marquée  dans  le  mémoire  ;  et  s'il 
vous  faut  là-dessus  des  explications  plus  dé- 
taillées, vous  pourrez  consulter  l'illustre  M.  Tis- 
sot.  Prenez  ses  avis,  madame  :  c'est  le  meilleur 
que  je  puisse  vous  donner.  Agréez,  je  vous 
supplie ,  mes  salutations  et  mon  respect. 


A   MYLORD  MARECHAL. 

.    51  mars  1764. 

Sur  l'acquisition ,  mylord  ,  que  vous  avez 
faite,  et  sur  l'avis  que  vous  m'en  avez  donné, 
la  meilleure  réponse  quej'aie  à  vous  faire  est  de 
vous  transcrire  ici  ce  que  j'écris  sur  ce  sujet  à 
la  personne  que  je  prie  de  donner  cours  à  cette 
lettre ,  en  lui  parlant  des  acclamations  de  vos 
bons  compatriotes. 

«  Tous  les  plaisirs  ont  beau  être  pour  les  mé- 
»  chans ,  en  voilA  pourtant  un  que  je  leur  défie 
»  de  goûter.  î!  n'a  rien  eu  de  plus  pressé  que 
»  de  me  doniter  avis  du  changement  de  sa  for- 
»  tune:  vous  devinez  aisément  pourquoi.  Féli- 
»  citez-moi  de  tous  mes  malheurs,  madame; 
»  ils  m'ont  donné  pour  ami  mylord  maréchal.  » 

Sur  vos  offres ,  qui  regardent  mademoiselle 
Le  Vasseur  et  moi ,  je  commencerai ,  mylord , 
par  vous  dire  que ,  loin  de  mettre  de  l'amour- 
propre  à  me  refuser  à  vos  dons ,  j'en  mettrai 
un  très-noble  à  les  recevoir.  Ainsi  là-dessus 
point  de  dispute;  les  preuves  que  vous  vous 
intéressez  à  moi ,  de  quelque  genre  qu'elles 
puissent  être ,  sont  plus  propres  à  m'enorgueil- 
lir  qu'à  m'humilier,  et  je  ne  m'y  refuserai  ja- 
mais ;  soit  dit  une  fois  pour  toutes. 

Mais  j'ai  du  pain  quant  à  présent;  et,  au 
moyen  des  arrangemens  que  je  médite ,  j'en 
aurai  pour  le  reste  de  mes  jours.  Que  me  ser- 
viroit  le  surplus? Rien  ne  me  manque  de  ce  que 
je  désire  et  qu'on  peut  avoir  avec  de  l'argent. 
Mylord,  il  faut  préférer  ceux  qui  ont  besoin  à 
ceux  qui  n'ont  pas  besoin,  et  je  suis  dans  ce 


ANNÉE  1764. 


481 


dernier  cas.  D'ailleurs,  je  n'aime  point  qu'on  mo 
parle  de  testamens.  Je  ne  voudrois  pas  ôire,  moi 
le  sachant,  dans  celui  d'un  indifférent  :  jugez  si 
je  voudrois  me  savoir  dans  le  vôtre. 

Vous  savez,  mylord,  que  mademoiselle  Le 
Vasseur  a  une  petite  pension  de  mon  libraire 
avec  laquelle  elle  peut  vivre  quand  elle  ne 
m'aura  plus.  Cepcndantj'avoue  que  le  bien  que 
vous  voulez  lui  faire  m'est  plus  précieux  que  s'il 
mo  regardoit  directement,  et  je  suis  extrême- 
ment (ouchéde  ce  moyen  trouvé  par  votre  cœur 
de  contenter  la  bienveillance  dont  vous  m'ho- 
norez. Mais  s'il  se  pouvoit  que  vous  lui  assignas- 
siez plutôt  la  rente  de  la  somme  que  la  somme 
même,  cela  m'éviteroit  l'embarras  de  chercher 
à  la  placer,  sorte  d'affaire  où  je  n'entends 
rien. 

J'espère,  mylord  ,  que  vous  aurez  reçu  ma 
précédente  leiire.  M'accorderez-vous  des  mé- 
moires? Pourrai-je  écrire  l'histoire  de  votre 
maison  ?  Pourrois-je  donner  quelques  éloges  à 
ces  bons  Écossois  à  qui  vous  êtes  si  cher,  et  qui 
par  là  me  sont  chers  aussi  ?^ 


AU  MÊME. 


Avril  1764. 


J'ai  répondu  très-exactement,  mylord,  à 
chacune  de  vos  deux  lettres  du  2  février  et  du 
6  n\ars ,  et  j'espère  que  vous  serez  content  de 
ma  façon  de  penser  sur  les  bontés  dont  vous 
m'honorez  dans  la  dernière.  Je  reçois  à  l'instant 
celle  du  26  mars,  et  j'y  vois  que  vous  prenez 
le  parti  que  j'ai  toujours  prévu  que  vous  pren- 
driez à  la  fin.  En  vous  menaçant  d'une  descente, 
le  roi  l'a  effectuée;  et,  quelque  redoutable 
qu'il  soit,  il  vous  a  encore  plus  sûrement  con- 
quis par  sa  lettre  (*)  qu'il  n!auroit  fait  par  ses 

(•)  Voici  cette  lettre,  d'après  la  ifersion  qu'en  a  publiée  d'A- 
lenibert,  dans  son  éloge  de  mylord  inaréclial. 

<  Je  disputerois  bien  avec  les  habitans  d'Édimbouri;  l'avan- 
»  tage  de  vous  posséder  :  si  j'avois  des  vaisseaux,  je  méditerois 
»  une  descente  en  Ecosse  pour  enlever  mon  cber  mylord  et 

>  pour  l'emmener  ici  ;  mais  nos  barques  de  l'Elbe  sont  peu 

•  propres  à  une  pareille  expédition.  H  n'y  a  que  vous  sur  qui  je 

>  pui!<se  compter.  J'étois  ami  de  votre  frère,  je  lui  avois  des 

>  obligatious;  je  suis  le  vdtre  de  cœur  et  d'àme  :  voilà  nus 

•  titres;  voilà  les  droits  que  j'ai  sur  vous.  Vous  vivrez  ici  dans 
»  le  sein  de  l'amitié,  de  la  liberté  et  de  la  philosophie  :  il  n'y 

•  a  que  cela  dans  le  monde,  mon  cher  mylord;  quand  on  a 
f  passé  par  toutes  les  métamorphoses  des  états,  quand  on  a 
»  eoftté  de  tout,  on  co  revient  là.  •  G.  P. 

T.    IV. 


armos.  L'asile  qu'il  vous  presse  d'acce[)ler  est 
le  seul  digne  de  vous.  Allez,  mylord,  à  votre 
destination  ;  il  vous  convient  de  vivre  auprès 
(le  Frédéric  comme  il  m'eût  convenu  de  vivre, 
auprès  de  George  Keith.  Il  n'est  ni  dans  l'ordre 
de  la  justice  ni  dans  celui  de  la  fortune  que 
mon  bonheur  soit  préféré  au  >ôlrc.  D'ailleurs 
mes  maux  empirent  et  deviennent  presque 
insupportables  :  il  ne  me  reste  qu'à  souffrir  cl 
mourir  sur  la  terre  ;  et  en  vérité  c'eût  été 
dommage  de  n'aller  vous  joindre  que  pour 
cela. 

Voila  donc  ma  dernière  espérance  éva- 
nouie...... Mylord,  puisque  vous  voilà  devenu 

si  riche  et  si  ardent  à  verser  sur  moi  vos  dons, 
il  en  est  un  que  j'ai  souvent  désiré,  et  qui  mal- 
heureusement me  devient  plus  désirable  encore 
lorsque  je  perds  l'espoir  de  vous  revoir.  Je  vous 
laisse  expliquer  cette  énigme;  le  cœur  d'un 
père  est  fait  pour  la  deviner. 

Il  est  vrai  que  le  trajet  que  vous  préférez  vous 
épargnera  de  la  fatigue;  mais  si  vous  n'étiez 
pas  bien  fait  à  la  mer  elle  pourroit  vous  éprou- 
ver beaucoup  à  votre  âge,  surtout  s'il  revenoit 
du  gros  temps.  En  ce  cas,  le  plus  long  trajet  par 
terre  me  paroîtroit  préférable,  môme  au  risque 
d'un  peu  de  fatigue  de  plus.  Comme  j'espère 
aussi  que  vous  attendrez  pour  vous  embarquer 
que  la  saison  soit  moins  rude,  vous  voulez  bien, 
mylord ,  que  je  compte  encore  sur  une  do  vos 
lettres  avant  votre  départ. 


A   M.    A. 


Uotiers-Travets.  le  7  avril  4764. 

L'état  où  j'étois ,  monsieur,  au  moment  où 
votre  lettre  me  parvint,  m'a  empêché  de  vous 
en  accuser  plus  tôt  la  réception,  et  de  vous  re- 
mercier comme  je  fais  aujourd'hui  du  plaisir 
que  m'a  fait  ce  témoignage  de  votre  souvenir.  . 
J'en  suis  plus  touché  que  surpris;  et  j'ai  too^^ 
jours  bien  cru  que  l'amitié  dont  vous  m'hono- 
riez dans  mes  jours  prospères  ne  se  refroidiroit 
ni  par  mes  disgrâces  ni  par  mon  exil.  De  mon 
côté,  sans  avoir  avec  vous  des  relations  suivies, 
je  n'ai  point  cessé,  monsieur,  de  prendre  inté- 
rêt aux  changemens  agréables  que  vous  avez 
éprouvés  depuis  nos  anciennes  liaisons.  Je  no 
doute  point  que  vous  ne  soyez  aussi  bon  mari 


i82 


CORRESPONDAKCE. 


et  aussi  digne  père  de  famille  que  vous  étiez 
homme  aimable  élaiu  gnrçoii,  que  vous  no  vous 
appliquiez  à  donnera  vos  enfans  une  éducation 
raisonnabie  et  vertueuse,  et  que  vous  ne  fas- 
siez le  bonheur  d'une  femme  dé  mérite  qui  doit 
faire  le  vôtre.  Toutes  ces  fdées, 'fruits  de  l'es- 
lime  qui  vous  est  due,  mé  rendent  la  vôtre  plus 
précieuse. 

Je  voudrois  vous  rendre  compte  de  moi  pour 
répondre  à  l'intérêt  que  vous  daignez  y  pren- 
dre :  mais  que  vous  dirois-je?  Je  ne  fus  jamais 
bien  grand'chose  ;  maintenant  je  ne  suis  plus 
rien  ;  je  me  regarde  comme  ne  vivant  déjà  plus. 
Ma  pauvre  machine  délabrée  me  laissera  jus- 
qu'au bout,  j'espère,  une  âme  saine  quant  aux 
seniimens  et  à  la  volonté;  mais,  du  côté  de 
l'entendement  et  des  idées,  je  suis  aussi  malade 
de  l'esprit  que  du  corps.  Peut-être  est-ce  un 
avantage  pour  ma  situation.  Mes  maux  me 
rendent  mes  malheurs  peu  sensibles.  Le  cœur 
se  tourmente  moins  quand  le  corps^  souffre,  el 
la  nature  me  donne  tant  d'affaires  que  l'injus- 
tice des  hommes  ne  me  touche  plus.  Le  remède 
est  cruel ,  je  l'avoue;  mais  enfin  c'en  est  un 
pour  moi .  car  les  plus  vives  douleurs  me  lais- 
sent toujours  quelque  relâche,  au  lieu  que  les 
grandes  afflictions  ne  m'en  laissent  point.  11  est 
donc  bon  que  je  souffre  et'que  je  dépérisse  pour 
être  moins  attristé  ;  et  j'aimerois  mieux  être 
Scarron  malade  que  Timon  en  santé.  Mais  si  je 
suis  désormais  peu  sensible  aux  peines ,  je  le 
suis  encore  aux  consolations  ;  et  c'en  sera  tou- 
jours une  pour  moi  d'apprendre  que  vous  vous 
portez  bien  ,  que  vous  êtes  heureux  ,  et  que 
vous  continuez  de  m'aimer.  Je  vous  salue,  mon- 
sieur, et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A   M.   LE   PRINCE   L.    E.  DE    WIRTEMBERG- 

t  Motiers,  le  i  5  avril  «  764 . 

Ne  vous  plaignez  pas  de  vos  disgrâces,  prince. 
Comme  elles  sont  l'ouvrage  de  votre  courage 
et  de  vos  vertus ,  elles  sont  aussi  l'instrument 
de  votre  gloire  et  de  votre  bonheur.  Vaincre 
Frédéric  eût  été  beaucoup,  sans  doute;  mais 
vaincre  dans  son  propre  cœur  les  préjugés  et 


dites  la  vérité,  combien  de  batailles  gagnées 
vous  eussent  donné  dans  l'opinion  des  hommes 
ce  que  vous  donne  au  fond  de  votre  cœur  une 
heure  de  jouissance  des  plaisirs  de  l'amour  con- 
jugal et  paternel?  Quand  vos  succès  eussent 
fait  aux  hommes  quelque  vrai  bien,  ce  qui  me 
paroît  fort  douteux  ;  car  qu'importe  au  peuple 
qui  perde  ou  qui  gagne?  vous  auriez  méconnu 
les  vrais  biens  pour  vous-même  ;  et,  séduit  par 
les  acclamations  publiques,  vous  n'eussiez  plus 
mis  votre  bonheur  que  dans  les  jugemens  d'au- 
irui.  Vous  avez  appris  à  le  trouver  en  vous,  à 
en  être  le  maître,  et  à  en  jouir  malgré  la  reine 
et  malgré  les  jaloux.  Vous  l'avez  conquis, 
pour  ainsi  dire;  c'étoit  la  meilleure  conquête  à 
faire. 

La  fumée  de  la  gloire  est  enivrante  dans  mon 
métier  comme  dans  le  vôtre.  J'ignore  si  cette 
fumée  m'a  porté  à  la  tête,  mais  elle  m'a  souvent 
fait  mal  au  cœur;  et  il  est  bien  difficile  qu'au 
milieu  des  triomphes  un  guerrier  ne  sente  pas 
quelquefois  la  même  atteinte  ;  car  si  les  lauriers 
des  héros  sont  plus  brillans,  la  culture  en  est 
aussi  plus  pénible,  plus  dépendante,  et  souvent 
on  la  leur  fait  payer  bien  cher. 

La  manière  de  vivre  isolé  et  sans  prétention 
que  j'ai  choisie,  et  qui  me  rend  à  peu  près  nul 
sur  la  terre,  m'a  mis  à  portée  d'observer  et 
comparer  toutes  les  conditions  depuis  les  pay- 
sans jusqu'aux  grands.  J'ai  pu  facilement  écar- 
ter l'apparence;  car  j'ai  été  partout  admis  dans 
le  commerce  et  même  dans  la  familiarité.  Je  me 
suis,  pour  ainsi  dire,  incorporé  dans  tous  les 
états  pour  les  bien  étudier.  J'ai  vu  leurs  senti- 
mens,  leurs  plaisirs,  leurs  désirs,  leur  manière 
interne  d'être  ;  j'ai  toujours  vu  que  ceux  qui 
savoient  rendre  leur  situation  non  la  plus  écla- 
tante, mais  la  plus  indépendante,  étoient  les 
plus  près  de  toute  la  félicité  permise  à  l'homme; 
que  les  sentimens  libres  qu'ils  cultivoient,  tels 
que  l'amour,  l'amitié,  étoient  tout  autrement 
délicieux  que  ceux  qui  naissent  des  relations 
forcées  que  donnent  l'état  et  le  rang;  que  les 
affections  enfin  qui  tenoient  aux  personnes  et 
qui  étoient  du  choix  du  cœur  étoient  infiniment 
plus  douces  que  celles  qui  tenoient  aux  choses 
et  que  déterminoit  la  fortune. 

Sur  ce  principe  il  m'a  semblé,  dès  les  pre- 
mières lettres  dont  vous  m'avez  honoré,  et 


!es  passions  qui  subjuguent  les  conquérans 

comme  1rs  autres  hommes,  est  plus  encore.  El,  î  toutes  les  suivantes  confirment  ce  jugement. 


rsLh 

que  vous  aviez  fait  le  plus  grand  pas  pour  ar- 
river au  bonheur  ;  que,  de  prince  et  de  général 
se  faire  père,  mari,  véritable  homme,  n'étoit 
point  aller  aux  privations,  mais  aux  jouissan- 
ces; que  vos  présentes  occupations  marquoient 
l'état  de  votre  âme  de  la  façon  la  moins  équi- 
voque; que  votre  respect  pour  le  sublime 
Klyiogg  (*)  moniroit  combien  vous  en  méritiez 
vous-même;  qu'enfin  vous  pouviez  avoir  des 
chagrins,  parce  que  tout  homme  en  a;  mais 
que,  si  quelqu'un  dans  le  monde  approchoii  par 
sa  situation  et  par  ses  sentimens  du  vrai  bon- 
heur, ce  dcvoit  être  vous;  et  que,  sur  la  disgrâce 
qui  vous  avoit  conduit  à  cet  état  simple  et  dési- 
rable, vous  pouviez  dire,  comme  Thémistocle, 
Nous  périssions,  si  nous  n'eussions  péri.  Voilà, 
prince,  ma  façon  de  penser  sur  votre  situation 
présente  et  passée.  Si  je  me  trompe,  ne  me  dé- 
trompez pas. 

Une  femme  du  pays  de  Vaud,  qui  se  prétend 
grosse,  m'a  écrit  pour  me  demander  des  con- 
seils sur  l'éducation  de  son  enfant.  Sa  lettre  me 
paroit  un  persifflage  perpétuel  sur  mes  chimé- 
riques idées.  J'ai  pris  la  liberté  de  lui  citer  pour 
réponse  votre  petite  Sophie  et  la  manière  dont 
voua  avez  le  courage  de  l'élever.  J'espère  n'a- 
voir point  commis  en  cela  d'indiscrétion  (**);  si 
je  l'avois  fait,  je  vous  prierois  de  me  le  dire  afin 
que  je  fusse  plus  retenu  une  autre  fois. 

Si  vous  approuviez  que  nos  lettres  finissent 
désormais  sans  formule  et  sanssàgnalure,  il  me 
semble  que  cela  seroit  plus  commode.  Quand 
les  sentimens  sont  connus,  quand  l'écriture  est 
connue,  il  ne  reste  à  prendre  sur  cet  article  que 
des  soins  qui  me  semblent  superflus  :  en  at- 
tendant que  votre  exemple  m'autorise  avec 
vous  à  cet  usage,  agréez,  monsieur  le  duc,  je 
vous  supplie,  les  assurances  de  mon  profond 
respect. 


17G4. 


483 


A  M.   LE  HARécHAL  DE  LUXEMBOURG. 
MoUers,  Ie2l  avril  <76l. 

Je  suis  alarmé,  monsieur  le  maréchal,  d'ap- 
prendre à  l'instant  que  vous  n'êtes  pas  allé  ce 

(*)  Voyez  ci-après  la  lettre  de  H.  Uirzel,  du  41  novembre 
17G*. 

C')\\  parle  sans  doute  de  la  lettre  de  madame  Rogiiin.  du 'l 
mars.  Voyez  ci-devant  page  480.  a.  e» 


printemps  à  Montmorency.  Je  crains  que  la 
suite  d'une  indisposition  qu'on  m'avoit  dccrito 
comme  léijèrc,  ci  dont  je  vous  croyois  rétabli, 
n'ait  mis  oblaclc  à  ce  voyage.  Permettez  que 
je  vous  supplie  de  me  faire  écrire  un  mot  sur 
votre  état  présent.  Je  sais  qu'il  faudroil  tou- 
jours savoir  se  retirer  avant  que  d'être  impor- 
tun, et  qu'on  y  est  obligé ,  du  moins  quand  on 
sent  qu'on  l'est  devenu.  Mais,  monsieur  le  ma 
réchal,  comme  les  sentimens  que  vous  daignâ- 
tes cultiver  ne  peuvent  sortir  de  mon  cœur,  je 
ne  puis  perdre  non  plus  les  inquiétudes  qui  en 
sont  inséparables.  Je  serai  discret  désormais 
sur  tout  autre  article  ;  mais,  je  ne  puis  me  ré- 
soudre à  l'être,  quand  j»suis  en  peine  de  votre 
santé. 


M.    DIVERNOIS 

Moliers,  le  2i  avril  <764. 

Je  me  réjouis,  monsieur,  de  vous  savoir  heu- 
reusement de  retour  de  votre  voyage;  et  je  me 
réjouirois  bien  aussi  de  celui  que  vous  avez  la 
bonté  de  me  proposer,  si  j'étois  en  état  de  l'ac- 
cepter ;  mais  c'est  à  quoi  ma  situation  présente 
ne  me  permet  pas  de  penser.  D'ailleurs  je  vous 
avouerai  franchement  qu'il  entre  dans  mes  at- 
rangemens  de  ne  dépendre  que  de  ma  volonté 
dans  mes  courses,  de  n'en  faire  par  conséquent 
qu'avec  gens  qui  n'ont  point  d'affaire,  et  qui 
n'ont  une  voiture  ni  devant  ni  derrière  eux. 
Mais  si  je  ne  puis,  monsieur,  avoir  le  plaisir  do 
vous  suivre,  j'attends  du  moins  avec  empresse- 
ment celui  de  vous  embrasser;  ce  seroit  un  bien 
de  plus  dans  ma  vie  d'en  pouvoir  jouir  plus  sou- 
vent. 

Oserois-je  vous  charger  d'une  petite  com  - 
mission?  M.  Deluc  l'aîné  a  ou  la  bonté  de  m'cn- 
voyer  un  baril  de  miel  de  Chamouni,  comme 
je  l'en  avois  prié.  Je  lui  ai  écrit  là-dessus  sans 
recevoir  de  réponse.  Vous  m'obligeriez  beau- 
coup, monsieur,  si  vous  vouliez  bien  solderavec 
lui  cette  petite  affaire,  en  y  ajoutant  quelques 
affranchissemens  de  lettres  que  je  lui  dois 
aussi,  et  je  vous  rembourserois  ici  le  tout  à  vo- 
tre passage.  Je  vous  connois  trop  obligeant 
pour  croire  avoir  là-dessus  d'excuse  à  vous 
faire,  llecevez  les  remercîmens  et  respects  de 
mademoiselle  Le  Vasseur,  et  faites,  je  voiis 


484 


CORRESPONDANCE. 


supplie,  agréer  les  miens  à  madame  d'Ivernois. 
îe  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


A  MAD\ME  LATOUR. 

A  Motiers,  le  28  avril  1764. 

Tant  que  ma  situation  ne  changera  pas,  l'au- 
rai, chère  Marianne,  avec  le  chagrin  de  ne 
pouvoir  vous  écrire  que  des  lettres  rares  et 
courtes,  celui  de  sentir  que  vous  imputez  tou- 
jours en  vous-même  mon  malheur  à  ma  mau- 
vaise volonté  ;  car  je  sais  qu'il  n'est  pas  dans  le 
oœur  humain  de  se  mettre  à  la  place  des  autres 
dans  les  choses  qu'onexige  d'eux.  Au  reste, 
un  article  de  vos  lettres,  auquel  je  ne  répon- 
drois  pas  quand  j'aurois  le  temps  et  la  santé 
qui  me  manquent,  est  celui  des  louanges.  Le  si- 
lence est  la  seule  bonne  réponse  que  je  sache 
faire  à  cet  ariicle-là. 

Les  pièces  de  mes  écrits  que  vous  avez  in-^  2, 
et  que  vous  me  demandez  in-S",  ont,  pour  la 
plupart  été  imprimées,  dans  ce  dernier  for- 
mat, chez  Pissot,  quai  de  Conti,  à  la  descente 
du  Pont- Neuf  ;  \e  Discours  sur  l'économie  poli- 
tique a  aussi  été  imprimé  in-S"  à  Genève,  chez 
Duvillard.  Je  n'ai  aucune  de  ces  pièces  déta- 
chées de  l'unique  exemplaire  que  je  me  suis 
réservé  de  mes  écrits,  et  je  n'ai  plus  aucune  re- 
lation avec  les  libraires  qui  les  ont  imprimées. 
Cependant,  ne  vous  mettez  pas  en  quête  de  ces 
pièces  de  six  semaines  d'ici;  car  j'espère,  avant 
ce  terme,  pouvoir  vous  les  procurer  toutes 
d'une  bonne  édition,  et  cela  sans  embarras. 
Voilà,  chère  Marianne,  ce  que  j'ai  quant  à  pré- 
sent à  vous  répondre  sur  les  éclaircissemens  que 
vous  m'avez  demandés.  J'attends  maintenant  la 
question  que  vous  avez  à  me  faire  ;  j'espère 
qu'elle  n'a  nul  Irait  à  mon  sincère  attachement 
pour  vous;  car,  quelque  mécontente  que  vous 
soyez  de  ma  correspondance,  je  ne  vous  par- 
donnerois  pas  de  rien  mettre  en  doute  qui  pût 
se  rapporter  à  cet  objet-là. 


quelques  exemplaires  du  Recueil  que  vous  ve- 
nez de  faire  imprimer,  je  vous  prie  de  vouloir 
bien  en  faire  porter  un  in-8°  broché,  chez  ma- 
dame de  L.  T.,  rue  de  Richelieu,  entre  la  rue 
Neuve-Saint-Augustin,  et  lesécuries  de  madame 
la  duchesse  d'Orléans;  et,  si  elle  veut  le  payer, 
de  défendre  à  celui  qui  le  portera  de  recevoir 
l'argent. 


A   M.    GUY. 


A  MotierSj  le  6  mai  4764. 

Puisque  vous  voulez  bien  que  je  dispose  de 


A  mâdemoisfxle  d.  m. 

Le  7  mai  1764. 

Je  ne  prends  pas  le  change ,  Henriette,  sur 
l'objet  de  votre  lettre,  non  plus  que  sur  votre 
date  de  Paris  (*).  Vous  recherchez  moins  mon 
avis  sur  le  p.nrli  que  vous  avez  à  prendre  que 
mon  approbation  pour  celui  que  vous  avez  pris. 
Sur  chacune  de  vos  lignes  je  lis  ces  mots  écrits 
en  gros  caractères  :  Voyons  si  vous  aurez  le 
front  de  condamner  à  ne  plus  penser  ni  lire 
quelqu'un  qui  pense  et  écrit  ainsi.  Cette  inter- 
prétation n'est  assurément  pas  un  reproche,  et 
je  ne  puis  que  vous  savoir  gré  de  me  mettre  au 
nombre  de  ceux  dont  les  jugemens  vous  impor- 
tent. Mais  en  me  flattant,  vous  n'exigez  pas,  io 
crois,  que  je  vous  flatte  ;  et  vous  déguiser  mon 
sentiment,  quand  il  y  va  du  bonheur  de  votre 
vie,  seroit  mal  répondre  à  l'hoQueur  que  vous 
m'avez  fait. 

Commençons  par  écarter  les  délibérations 
inutiles.  Il  ne  s'agit  plus  de  vous  réduire  à  cou- 
dre et  broder.  Henriette,  on  ne  quitte  pas  sa 
tête  comme  son  bonnet,  et  l'on  ne  revient  pas 
plus  à  la  simplicité  qu'à  l'enfance  ;  l'esprit  une 
fois  en  effervescence  y  reste  toujours,  et  qui- 
conque a  pensé  pensera  toute  sa  vie.  C'est  là  le 
plus  grand  malheur  de  l'état  de  réflexion:  plus 
<  <  on  sent  les  maux,  plus  on  les  augmente  ;  et 
tous  nos  efforts  pour  en  sortir  ne  font  que 
nous  y  embourber  plus  profondément. 

Ne  parlons  donc  pas  de  changer  d'état,  mais 
du  parti  que  vous  pouvez  tirer  du  vôtre.  Cet 

(')  Il  pensnitqnela  lettre  à  laquelle  il  répondoit,  quoique  da- 
tée de  Taris,  éloit  réellement  écrite  de  Neufchâtel,  et  il  l'attri- 
buuit  à  une  dame  qui  alors  habitoit  cette  ville,  et  qu'il  savoit 
être  une  savante  et  un  bel  esprit  en  titre  ;  et  c'est  dans  cette 
idée  que  sa  réponse  est  conçue.  Il  reconnoit  sa  nipprise  dans 
la  lettre  qu'on  verra  ci-après  à  la  date  du  4  novembre  même 
aunée,  adressée  à  la  même  demoiselle  D.  M.,  véritable  auteur 
de  celle  à  laquelle  celle-ci  sert  de  réponse.  G .  P. 


ANNÉE  1VG4. 


48: 


état  est  malheureux,  il  doit  toujours  l'être.  Vos 
maux  sont  grands  et  sans  remède;  vous  les 
sentez,  vous  en  gémissez  ;  et,  pyur  les  rendre 
supportables,  vous  cherchez  du  moins  un  pal- 
liatif. N'est-ce  pas  là  l'objet  que  vous  vous  pro- 
posez dans  vos  plans  d'études  et  d'occupations? 

Vos  moyens  peuvent  être  bons  dans  une  autre 
vue,  mais  c'est  votre  fin  qui  vous  trompe,  parce 
que  ne  voyant  pas  la  véritable  source  de  vos 
maux,  vous  en  cherchez  l'adoucissement  dans  la 
cause  qui  les  fit  naître.  Vous  les  cherchez  dans 
votre  situation,  tandis  qu'ils  sont  votre  ouvrage. 
Combien  de  personnes  de  mérite  nées  dans  le 
bien-être,  et  tombées  dans  l'indigence,  l'ont 
supportée  avec  moins  de  succès  et  de  bonheur 
que  vous,  et  toutefois  n'ont  pas  ces  réveils 
tristes  et  cruels  dont  vous  décrivez  l'hort-eur 
avec  tant  d'énergie?  Pourquoi  cela?  Sans  doute 
elles  n'auront  pas,  direz-vous,  une  âme  aussi 
sensible.  Je  n'ai  vu  personne  en  ma  vie  qui  n'en 
dît  autant.  Mais  qu'est-ce  enfin  que  cette  sensi- 
bilité si  vantée?  Voulez-vous  le  savoir,  Hen- 
riette? c'est  en  dernière  analyse  un  amour- 
propre  qui  se  compare.  J'ai  mis  le  doigt  sur  le 
siège  du  mal. 

Toutes  vos  misères  viennent  et  viendront  de 
vous  être  affichée.  Par  cette  manière  de  cher- 
cher le  bonheur  il  est  impossiblequ'on  le  trouve. 
On  n'obtient  jamais  dans  l'opinion  des  autres 
la  place  qu'on  y  prétend.  S'ils  nous  l'accordent 
à  quelques  égards,  ils  nous  la  refusent  à  mille 
autres,  et  une  seule  exclusion  tourmente  plus 
que  ne  flattent  cent  préférences.  C'est  bien  pis 
encore  dans  une  femme  qui,  voulant  se  faire 
homme,  met  d'abord  tout  son  sexe  contre  elle, 
et  n'est  jamais  prise  au  mot  par  le  nôtre  ;  en 
sorte  que  son  orgueil  est  souvent  aussi  mortifié 
par  les  honneurs  qu'on  lui  rend  que  par  ceux 
qu'on  lui  refuse.  Elle  n'a  jamais  précisément  ce 
qu'elle  veut,  parce  qu'elle  veut  des  choses  con- 
tradictoires, et  qu'usurpant  les  droits  d'un  sexe 
sans  vouloir  renoncer  à  ceux  de  l'autre,  elle 
n'en  possède  aucun  pleinement. 

Mais  le  grand  malheur  d'une  femme  qui  s'af- 
fiche est  de  n'attirer,  ne  voir  que  des  gens  qui 
font  comme  elle,  et  d'écarter  le  mérite  solide  et 
modeste  qui  ne  s'affiche  pofnt,  et  qui  ne'  court 
point  où  s'assemble  la  foule.  Personne  ne  juge 
si  mal  et  si  faussement  des  hommes  que  les  gens 
à  prétentions  ;  car  ils  ne  les  jugent  que  d'.-iprès 


eux-mêmes  et  ce  qui  leur  ressemble  ;  et  ce  n'est 
certainement  pas  voir  le  genre  humain  par  son 
beau  côté.  Vous  êtes  mécontente  de  toutes  vos 
sociétés  :  je  le  crois  bien  ;  celles  où  vous  avez 
vécu  étoient  les  moins  propres  à  vous  rendre 
heureuse;  vous  n'y  trouviez  personne  en  qui 
vous  pussiez  prendre  cette  confiance  qui  sou- 
lage. Comment  l'auriez-vous  trouvée  parmi 
des  genâ  tout  occupés  d'eux  seuls,  à  qui  vous 
demandiez  dans  leur  cœur  la  première  [)lace, 
et  qui  n'en  ont  pas  même  une  seconde  à  don- 
ner? Vous  vouliez  briller,  vous  vouliez  primer, 
et  vous  vouliez  être  aimée  :  ce  sont  des  choses 
incompatibles.  Il  faut  opter.  Il  n'y  a  point  d'a- 
mitié sans  égalité,  et  il  n'y  a  jamais  d'égalité 
reconnue  entre  gens  à  prétentions.  Il  ne  suffit 
pas  d'avoir  besoin  d'un  ami  pour  en  trouver, 
il  faut  encore  avoir  de  quoi  fournir  aux  besoins 
d'un  autre.  Parmi  les  provisions  que  vous  avez 
faites^  vous  avez  oublié  celle-là. 

La  marche  par  laquelle  vous  avez  acquis  des 
connoissances  n'en  justifie  ni  l'objet  ni  l'usage. 
Vous  avez  voulu  paroîtro  philosophe;  c'étoit 
renoncer  à  l'être;  et  il  valoit  beaucoup  mieux 
avoir  l'air  d'une  fille  qui  attend  un  mari,  que 
d'un  sage  qui  attend  de  l'encens.  Loin  de  trou- 
ver le  bonheur  dans  l'elïet  des  soins  que  vous 
n'avez  donnés  qu'à  la  seule  apparence,  vous 
n'y  avez  trouvé  que  des  biens  apparens  et  des 
maux  véritables.  L'état  de  réflexion  où  vous 
vous  êtes  jetée  vous  a  fait  faire  incessamment 
des  retours  douloureux  sur  vous-même;  et 
vous  voulez  pourtant  bannir  ces  idées  par  le 
même  genre  d'occupation  qui  vous  les  donna. 

Vous  voyez  l'erreur  de  la  route  que  vous  avez 
prise,  et,  croyai^t  en  changer  par  votre  projet, 
vous  allez  encore  au  même  but  par  un  détour. 
Ce  n'est  point  pour  vous  que  vous  voulez  re- 
venir à  l'étude,  c'est  encore  pour  les  autres. 
Vous  voulez  faire  des  provisions  de  connois- 
sances pour  suppléer  dans  un  autre  âge  à  la 
figure  :  vous  voulez  substituer  l'empire  du  sa- 
voir à  celui  des  charmes. 

Vous  ne  voulez  pas  devenir  la  complaisante 
d'une  autre  femme,  mais  vous  voulez  avoir  des 
complaisans.  Vous  voulez  avoir  des  anus,  c'est- 
à-dire  une  cour.  Car  les  amis  d'une  femme  jeune 
ou  vieille  sont  toujours  ses  courtisans;  ils  la 
servent  ou  la  quittent,  et  vous  prenez  de  loin 
des  mesures  pour  les  retenir,  afin  d'être  tou- 


486 


CORRESPONDANCE. 


jours  fe  centre  d'une  sphère,  petite  ou  grande. 
Je  crois  sans  cela  que  les  provisions  que  vous 
voulez  faire  seroieni  la  chose  la  plus  inutile 
pour  l'objet  que  vous  croyez  bonnement  vous 
proposer.  Vous  voudriez,  dites-vous,  vous 
mettre  en  état  d'entendre  les  autres.  Avez  vous 
besoin  d'un  nouvel  acquis  pour  cela  ?  Je  ne  sais 
pas  au  vrai  quelle  opinion  vous  avez  de  votre 
intelligence  actuelle;  mais  dussiez-vous  avoir 
pour  amis  des  Œdipes,  j'ai  peine  à  croire  que 
vous  soyez  fort  curieuse  de  j;imais  entendre  les 
gens  que  vous  ne  pouvez  entendre  aujourd'hui. 
Pourquoi  donc  tant  de  soins  pour  obtenir  ce 
que  vous  avez  déjà?  Non,  Henriette,  ce  n'est 
pas  cela  ;  mais,  quand  vous  seriez  une  sibylle, 
vous  voulez  prononcer  des  oracles  :  votre  vrai 
projet  n'est  pas  tant  d'écouter  les  autres  que 
d'avoir  vous-même  des  audileurs.  Sous  pré- 
texte de  travailler  pour  l'indépendance,  vous 
ravaillez  encore  pour  la  domination.  C'est 
ainsi  que,  loin  d'alléger  le  poids  de  l'opinion 
qui  vous  rend  malheureuse,  vous  voulez  en 
aggraver  le  joug.  Ce  n'est  pas  le  moyen  de  vous 
procurer  des  réveils  plus  sereins. 

Vous  croyez  que  le  seul  soulagement  du  sen- 
timent pénible  qui  vous  tourmente  est  de  vous 
éloigner  de  vous.  Moi,  tout  au  contraire,  je 
crois  que  c'est  de  vous  en  rapprocher. 

Toute  votre  lettre  est  pleine  de  preuves  que 
jusqu'ici  l'unique  but  de  toute  votre  conduite  a 
été  de  vous  mettre  avantageusement  sous  les 
yeux  d'autrui.  Comment,  ayant  réussi  dans  le 
public  autant  que  personne,  et  en  rapportant 
si  peu  de  satisfaction  intérieure,  n'avez-vous  pas 
senti  que  ce  n'étoit  pas  là  le  bonheur  qu'il  vous 
falloit,  et  qu'il  étoit  temps  de  changer  de  plan  ? 
Le  vôtre  peut  être  bon  pour  la  gloire,  mais  il 
est  mauvais  pour  la  félicité.  11  ne  faut  point 
chercher  à  s'éloigner  de  soi^  parce  que  cela 
n'est  pas  possible,  et  que  tout  nous  y  ramène 
malgré  que  nous  en  ayons.  Vous  convenez  d'a- 
voir passé  des  heures  très-douces  en  m'écri- 
vant  et  me  parlant  de  vous.  Il  est  étonnant  que 
cette  expérience  ne  vous  mette  pas  sur  la  voie, 
et  ne  vous  apprenne  pas  où  vous  devez  cher- 
cher sinon  le  bonheur,  au  moins  la  paix. 

Cependant,  quoique  mes  idées  en  ceci  dif- 
fèrent beaucoup  des  vôtres,  nous  sommes  à 
peu  près  d'accord  sur  ce  que  vous  devez  faire. 
L'étude  est  désormais  pour  vous  la  lance  d'A- 


chille, qui  doit  guérir  la  blessure  qu'elle  a  faite. 
Mais  vous  ne  voulez  qu'anéantir  la  douleur,  et 
je  voudrois  ôter  la  cause  du  mal.  Vous  voulez 
vous  distraire  fle  vous  par  la  philosophie:  moi , 
je  voudrois  quelle  vous  détachât  de  tout  et 
vous  rendît  à  vous-même.  Soyez  sûre  que  vous 
ne  serez  contente  des  autres  que  quand  vous 
n'aurez  plus  besoin  d'eux,  et  que  la  société  ne 
peut  vous  devenir  agréable  qu'en  cessant  de 
vous  être  nécessaire.  N'ayant  jamais  à  vous 
plaindre  de  ceux  dont  vous  n'exigerez  rien, 
c'est  vous  alors  qui  leur  serez  nécessaire;  et 
sentant  que  vous  vous  suffisez  à  vous-même, 
ils  vous  sauront  gré  du  mérite  que  vous  voulez 
bien  mettre  en  commun.  Ils  ne  croiront  plus 
vous  faire  grâce  ;  ils  la  recevront  toujours.  Les 
agrémens  de  la  vie  vous  rechercheront  par  cela 
seul  que  vous  ne  les  rechercherez  pas  ;  et  c'est 
alors  que,  contente  de  vous  sans  pouvoir  être 
mécontente  des  autres,  vous  aurez  un  sommeil 
paisible  et  un  réveil  délicieux. 

Il  est  vrai  que  des  études  faites  dans  des  vues 
si  contraires  ne  doivent  pas  beaucoup  se  res- 
sembler, et  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  la 
culture  qui  orne  Tesprit  et  celle  qui  nourrit 
l'âme.  Si  vous  aviez  le  courage  de  goûter  un 
projet  dont  l'exécution  vous  sera  d'abord  très- 
pcnible,  il  faudroit  beaucoup  changervos  direfc- 
tions.  Cela  demanderoit  d'y  bien  penser  avant 
de  se  mettre  à  l'ouvrage.  Je  suis  malade,  oc- 
cupé, abattu,  j'ai  l'esprit  lent;  il  me  faut  des 
efforts  pénibles  pour  sortir  du  petit  cercle  d'i- 
dées qui  me  sont  familières,  et  rien  n'en  est 
plus  éloigné  que  votre  situation.  11  n'est  pas  juste 
que  je  me  fatigue  à  pure  perte;  car  j'ai  peme  à 
croire  que  vous  vouliez  entreprendre  de  refon- 
dre, pour  ainsi  dire,  toute  votre  constitution 
morale.  Vous  avez  trop  de  philosophie  pour  ne 
()as  voir  avec  effroi  cette  entreprise.  Je  déses- 
pérerois  de  vous  si  vous  vous  y  mettiez  aisé- 
ment. N'allons  donc  pas  plus  loin  quant  à  pré-- 
seni  ;  il  suffit  que  votre  principale  question  est 
résolue  :  suivez  la  carrière  des  lettres  ;  il  ne  vous 
en  reste  plus  d  autre  à  choisir. 

Ces  lignes  que  je  vous  écris  à  la  hâte,  distrait 
et  souffrant,  ne  disent  peut-être  lien  de  ce  qu'il 
faut  dire  :  mais  les  erreurs  que  ma  précipita- 
tion peut  m'avoir  fait  faire  ne  sont  pas  irrépa- 
rables. Ce  qu'il  falloit,  avant  toute  chose,  étoit 
de  vous  faire  sentir  combien  vous  m'iritére?sez; 


ANNEE  I7G4. 


481 


et  je  crois  que  vous  n'en  douterez  pas  en  li- 
sant celte  lettre.  Je  ne  vous  regardois  jusqu'ici 
que  comme  une  belle  penseuse  qui,  si  elle  avoit 
reçu  un  caractère  de  la  nature,  avoit  pris  soin 
de  l'étouffer,  de  l'anéantir  sous  lextérieur, 
comme  un  deceschefs-d'œuvrejetésenbronze, 
qu'on  admire  par  les  dehors  et  dont  le  dedans 
est  vide.  Mais  si  vous  savez  pleurer  encore  sur 
votre  étal,  il  n'est  pas  sans  ressource  ;  tant 
qu'il  reste  au  cœur  un  peu  d'étoffe,  il  ne  faut 
désespérer  de  rien. 


A  MADAME  DE  V...-N. 

Hotiers,  Ie13mai1764. 

Quoique  tout  ce  que  vous  m'écrivez,  mada- 
me, me  soit  intéressant,  l'article  le  plus  im- 
portant de  votre  dernière  lettre  en  mérite  une 
lout  entière,  et  fera  l'unique  sujet  de  celle-ci. 
Je  parledes  propositions  qui  vous  ont  fait  hâier 
votre  retraite  à  la  campagne.  La  réponse  néga- 
tive que  vous  y  avez  faite  et  le  motif  qui  vous 
l'a  inspirée  sont,  comme  tout  ce  que  vous  fai- 
tes, marqués  au  coin  de  la  sagesse  et  de  la  vertu; 
mais  je  vous  avoue,  mon  aimable  voisine,  que 
les  jugemens  que  vous  portez  sur  la  conduite 
de  la  personne  me  paroissent  bien  sévères;  et 
je  ne  puis  vous  dissimuler  que,  sachant  com- 
bien sincèrement  il  vous  étoit  attaché,  loin  de 
voir  dans  son  éloignement  un  signe  de  tiédeur, 
jyai  bien  plutôt  vu  les  scrupules  d'un  cœur  qui 
croit  avoir  à  se  défier  de  lui-même  ;  et  le  genre 
de  vie  qu'il  choisit  à  sa  retraite  montre  assez 
ce  qui  l'y  a  déterminé.  Si  un  amant  quitté  pour 
la  dévotion  ne  doit  pas  se  croire  oublié,  l'indice; 
est  bien  plus  fort  dans  les  hommes;  et,  comme 
cette  ressource  leur  est  moins  naturelle,  il  faut 
qu'un  besoin  plus  puissant  les  force  d'y  recou- 
rir. Ce  qui  m'a  confirmé  dans  mon  seiitimeni, 
c'est  son  empressement  à  revenir  du  moment 
qu'il  a  cru  pouvoir  écouter  son  penchant  sans 
crime  ;  et,  cette  démarche,  dont  votre  délica- 
tesse me  paroît  offensée,  est  à  mes  yeux  une 
preuve  de  la  sienne,  qui  doit  lui  mériter  toute 
votre  estime,  de  quelque  manière  que  vous  en- 
visagiez d'ailleurs  son  retour. 

Ceci,  madame,  ne  diminue  absolument  rien 
de  la  solidité  de  vos  raisons  quant  à  vos  devoirs 


envers  vos  enfans.  Le  parti  que  vous  prenez  est 
sans  contredit  le  seul  dont  ils  n'aient  pas  à  se 
plaindre  et  le  plus  digne  de  vous  ;  mais  ne  g&tez 
pas  un  acte  de  vertu  si  grand  et  si  pénible  par 
un  dépit  déguisé,  et  par  un  sentiment  injuste 
envers  un  homme  aussi  digne  de  votre  estime 
par  sa  conduite  que  vous-même  est  par  la  vôtre 
digne  de  l'estime  de  tous  les  honnêtes  gens. 
J'oserai  dire  plus  :  votre  motif,  fondé  sur  vos 
devoirs  de  mère,  est  grand  et  pressant,  mais  il 
peut  n'être  que  secondaire.  Vous  êtes  trof)  jeune 
encore,  vous  avez  un  cœur  trop  tendre  et  plein 
d'une  inclination  trop  ancienne  pour  n'être  pas 
obligée  à  compter  avec  vous-même  dans  ce  que 
vous  devez  sur  ce  point  à  vos  enfans. Pour  bien 
remplir  ses  devoirs,  il  ne  faut  point  s'en  impo- 
ser d'insupportables:  rien  de  ce  qui  est  juste 
et  honnête  n'est  illégitime  ;  quelque  chers  que 
vous  soient  vos  enfans,  ce  que  vous  leur  devez 
sur  cet  article  n'est  point  ce  que  vous  deviez  à 
votre  mari.  Pesez  donc  les  choses  en  bonne 
mère,  mais  en  personne  libre.  Consultez  si 
bien  votre  cœur  que  vous  fassiez  leur  avantage, 
mais  sans  vous  rendre  malheureuse,  car  vous 
ne  leur  devez  pas  jusque-là.  Après  cela,  si  vous 
persistez  dans  vos  refus,  je  vous  en  respecterai 
davantage;  mais  si  vous  cédez,  je  ne  vous  en 
estimerai  pas  moins. 

Je  n'ai  pu  me  refuser  à  mon  zèle  de  vous  ex- 
poser mes  sentimens  sur  une  matière  si  im- 
portante et  dans  le  moment  où  vous  êtes  à 
temps  de  délibérer.  M.  de***  ne  nti'a  écrit  ni  fait 
écrire  ;  je  n'ai  de  ses  nouvelles  ni  directement 
ni  indirectement  ;  et  quoique  nos  anciennes 
liaisons  m'aient  laissé  de  l'attachement  pour 
lui,  je  n'ai  eu  nul  é^ard  à  son  intérêt  dans  ce 
que  je  viens  de  vous  dire  (*).  Mais  moi  que  vous 
laissâtes  lire  dans  votre  cœur,  et  qui  en  vis  si 
bien  la  tendresse  et  I  honnêteté;  moi  qui  quel- 
quefois vis  couler  vos  larmes^  je  n'ai  point  ou- 

(*)  Pans  le  recueil  public  par  Du  Peyron,  l'adresse  de  cette 
lettre  est  ainsi  indiquée:  àmad.  Dli  f^-  ....N.,  ce  qui  nous  dis- 
pose à  croire  qu'elle  est  adressée  à  madame  de  Verdelin,  qui 
étoit  en  effet  la  voisine  de  Kous^eau  à  Montmorenry,  Or  h  s 
Mémoiros  lie  madame  de  Verdclin  nous  ap,  rennent  qu'avant 
son  veuvage  madame  de  Verdelm  ivoit  pour  amant  M.  de  Ma:- 
gency,  et  que  ce  dernier,  très- frivole  d'ailleurs  etsans  caractèro 
décidé,  HYoit,  quoique  vivant  dans  une  société  de  philosophes 
et  d'iu.Tédules^des  retours  fréquensvers  une  opinion  et  des 
sentimens  tout  contraires.  Si  noln;  cimjicture  t st  fondée,  ce 
serait  donc  de  M.  de  Alargency  qu'il  seri)it  question  ddoscetie 
lettre.  Voyez  ci-aprèsla  lettre  écrite  de  Wootton,  aoùt'176  :. 
"ni  donne  un  nouvel  appui  a  celte  conjecture.         G.  r. 


488 


CORUESPONDANCE. 


blié  l'impression  qu'elles  m'ont  faite,  et  je  ne 
suis  pas  sans  crainte  sur  celle  qu'elles  ont  pu 
vous  laisser.  Mériterois-je  l'amitié  dont  vous 
m'honorez  si  je  néf^ligeois  en  ce  moment  les 
devoirs  qu'elle  m'impose  ? 


A  MADEMOISELLE  GALLEY  , 

En  loi  envoyant  un  lacfit. 

14  m<>M764. 

Ce  présent,  ma  bonne  amie,  vous  fut  destiné 
du  moment  que  j'eus  le  bien  de  vous  connoîire, 
et,  quoi  qu'en  pût  dire  votre  modestie,  j'étois 
sûr  qu'il  auroit  dans  peu  son  emploi.  La  ré- 
compense suit  de  près  la  bonne  œuvre.  Vous 
étiez  cet  hiver  garde-malade,  et  ce  printemps 
Dieu  vous  donne  un  mari  :  vous  lui  serez  cha- 
ritable, et  Dieu  vous  donnera  des  enfans;  vous 
les  élèverez  en  sage  mère,  et  ils  vous  rendront 
heureuse  un  jour.  D'avance  vous  devez  l'être 
par  les  soins  d'un  époux  aimable  et  aimé,  qui 
saura  vous  rendre  le  bonheur  qu'il  attend  de 
vous.  Tout  ce  qui  promet  un  bon  choix  m'est 
garant  du  vôtre  ;  des  liens  d'amitié  formés  dès 
l'enfance,  éprouvés  par  le  temps,  fondés  sur 
la  connoissance  des  caractères  ;  l'union  dis 
cœurs  que  le  mariage  affermit,  mais  ne  pro- 
duit pas;  l'accord  des  esprits  où  des  deux  parts 
la  bonté  domine,  et  où  la  gaîié  de  l'un,  la  so- 
lidité de  l'autre,  se  tempérant  mutuellement, 
rendront  douce  et  chère  à  tous  deux  1  austère 
loi  qui  fait  succéder  aux  jeux  de  l'adolescence 
des  soins  plus  graves,  mais  plus  touchans. 
Sans  parler  d'autres  convenances,  voilà  de 
bonnes  raisons  de  compter  pour  toute  la  vie 
sur  un  bonheur  commun  dans  l'état  où  vous 
entrez,  et  que  vous  honorerez  par  votre  con- 
duite. Voir  vérifier  un  augure  si  bien  fondé 
sera ,  chère  Isabelle ,  une  consolation  très- 
douce  pour  votre  ami.  Du  reste,  la  connois- 
sance que  j'ai  de  vos  principes  et  l'exemple  de 
madame  votre  sœur  me  dispensent  de  faire 
avec  vous  des  conditions.  Si  vous  n'aimez  pas 
les  enfans,  vous  aimerez  vos  devoirs.  Cet  amour 
me  répond  de  l'autre  ;  et  votre  mari,  dont  vous 
fixerez  les  goûts  sur  divers  articles,  saura  bien 
changer  le  vôtre  sur  celui-là. 

En  prenant  la  plume  j'étois  plein  de  ces 
idées.  Les  voilà  pour  tout  compliment.  Vous 


attendiez  peut-être  une  lettre  faite  pour  être 
montrée;  mais  auriez-vous  dû  me  la  pardon- 
ner, et  reconnoîtriez-vous  l'amitié  que  vous 
m'avez  inspirée,  dans  une  épître  où  je  songe- 
rois  au  public  en  parlant  à  vous? 


A   H.   DE  SAUTTERSHEIH. 

Moticrs,  le  20  mai  1764. 

Mettez-vous  à  ma  place,  monsieur,  et  jugez- 
vous.  Quand,  trop  facile  à  céder  à  vos  avances, 
j'épanchois  mon  cœur  avec  vous,  vous  me 
trompiez.  Qui  me  répondra  qu'aujourd'hui 
vous  ne  me  trompez  pas  encore?  Inquiet  de 
votre  long  silence,  je  me  suis  fait  informer  de 
vous  à  la  cour  de  Vienne:  votre  nom  n'y  est 
connu  de  personne.  Ici  votre  honneur  est  com- 
promis, et,  depuis  voire  départ,  une  salope, 
appuyée  de  certaines  gens,  vous  a  chargé  d'un 
enfant.  Qu'êtes-vous  allé  faire  à  Paris?  Qu'y 
faites-vous  maintenant,  logé  précisément  dans 
la  rue  qui  a  le  plus  mauvais  renom  ?  Que  vou- 
lez-vous que  je  pense?  J'eus  toujours  du  pen- 
chant à  vous  aimer:  mais  je  dois  subordonner 
mes  goûts  à  la  raison,  et  je  ne  veux  pas  être 
dupe.  Je  vous  plains  ;  mais  je  ne  puis  vous  ren- 
dre ma  confiance  que  je  n'aie  des  preuves  que 
vous  ne  me  trompez  plus. 

Vous  avez  ici  des  effets  dans  deux  malles 
dont  une  est  à  moi.  Disposez  de  ces  effets,  je 
vous  prie,  puisqu'ils  vous  doivent  être  utiles, 
et  qu'ils  m'embarrasseroient  dans  le  transport 
des  miens  si  je  quittois  Motiers.  Vous  me  pa- 
roissez  être  dans  le  besoin  ;  je  ne  suis  pas  non 
plus  trop  à  mon  aise.  Cependant,  si  vos  besoins 
sont  pressans,  et  que  les  dix  louis  que  vous 
n'acceptâtes  pas  l'année  dernière  puissent  y 
porter  quelque  remède,  parlez-moi  clairenreni. 
Si  je  connoissois  mieux  votre  état,  je  vous  pré- 
viendrois;  mais  je  voudrois  vous  soulager,  non 
vous  offenser. 

Vous  êtes  dans  un  âge  où  l'âme  a  déjà  pris 
son  pli,  et  où  les  retours  à  la  vertu  sont  diffi- 
ciles. Cependant  les  malheurs  sont  de  grandes 
leçons  :  puissiez-vous  en  profiter  pour  rentrer 
en  vous-même!  Il  est  certain  que  vous  étiez  fait 
pour  être  un  homme  de  mérite.  Ce  seroit  grand 
dommage  que  vous  trompassiez  votre  vocation. 
Quant  à  moi,  je  n'oublierai  jamais  l'attache- 


ANNÉE  1764. 


480 


ment  que  j'eus  pour  vous;  et  ai  j'achcvois  de 
vous  en  croire  indigne,  je  m'en  consolerois  dif- 
ficilement. 


A   M.   DE  p. 


2S  mai  4764. 


Je  sais,  monsieur,  que,  depuis  deux  ans, 
Paris  fourmille  décrits  qui  portent  mon  nom, 
mais  dont  heureusement  peu  de  gens  sont  les 
dupes.  Je  nai  ni  écrit  :ii  vu  ma  prétendue  let- 
tre à  M.  J'archevôque  d'Auch,  et  la  date  de 
Neufchâtel  prouve  que  Pauleur  n'est  pas  même 
instruit  de  ma  demeure. 

Je  n'avois  pas  attendu  les  exhortations  des 
protesiaiis  de  F'rance  pour  réclamer  contre  les 
mauvais  traitemens  qu'ils  essuient.  Ma  lettre  à 
M.  l'archevêque  de  Paris  porte  un  témoignage 
assez  éclatant  du  vif  intérêt  que  je  prends  à 
leurs  peines  :  il  seroit  difficile  d  ajouter  à  la 
force  des  raisons  que  j'apporte  pour  engager 
le  gouvernement  à  les  tolérer,  et  j'ai  même  lieu 
de  présumer  qu'il  y  a  fait  quelque  attention. 
Quel  gré  m'en  ont-ils  su?  On  diroit  que  cette 
lettre,  qui  a  ramené  tant  de  catholiques,  n'a 
fait  qu'achever  d'aliéner  les  protcstans  ;  et 
combien  d'entre  eux  ont  osé  m'en  fnire  un  nou- 
veau crime!  comment  voudriez-vous,  mon- 
sieur, que  je  prisse  avec  succès  leur  défense, 
lorsque  j'ai  moi-même  à  me  défendre  de  leurs 
outrages?  Opprimé,  persécuté,  poursuivi  chez 
eux  de  toutes  parts  comme  un  scélérat,  je  les 
ai  vus  tous  réunis  pour  achever  de  m'accabler; 
et  lorsque  enfin  la  protection  du  roi  a  mis  ma 
personne  à  couvert,  ne  pouvant  plus  autre- 
ment me  nuire,  ils  n'ont  cessé  de  m'injurier. 
Ouvrez  jusqu'à  vos  Mercures,  et  vous  verrez 
de  quelle  façon  ces  charitables  chrétiens  m'y 
traitent  :  si  je  continuois  à  prendre  leur  cause, 
ne  me  demanderoit-on  pas  de  quoi  je  me  mêle? 
Ne  jugeroit-on  pas  qu'apparemment  je  suis  de 
ces  braves  qu'on  mène  au  combat  à  coups  de 
bâton?  «  Vous  avez  bonne  grâce  de  venir  nous 
»  prêcher  la  tolérance  ,  me  diroit-on  ,  tandis 
tt  que  vos  gens  se  montrent  plus  intolérans  que 
»  nous.  Votre  propre  histoire  dément  vos  prin- 
)>  cipes,  et  prouve  que  les  réformés,  doux  peul- 
»  être  quand  ils  sont  foibles,  sont  très-violens 
>>  sitôt  qu'ils  sont  les  plus  forts.  Los  uns  vous 


»  décrètent ,  les  autres  vous  bannissent ,  les 
»  autres  vous  reçoivent  en  rechignant.  Cepen- 
»  dant  vous  voulez  que  nous  les  traitions  sur 
»  des  maximes  de  douceur  qu'ils  n'ont  pas 
»  eux-mêmes I  Non,  puisqu'ils  persécutent,  ils 
»  doivent  être  persécutés;  c'est  la  loi  de  l'é- 
»  quité  qui  veut  qu'on  fasse  à  chacun  comme  il 
»  fait  aux  autres.  Croyez-nous,  ne  vous  n^êlez 
»  plus  de  leurs  affaires,  car  ce  ne  sont  point 
»  les  vôtres.  Ils  ont  grand  soin  de  le  déclarer 
»  tous  les  jours  en  vous  reniant  pour  leur  frère, 
»  en  protestant  que  votre  religion  n'est  pas  la 
»  leur.  » 

Si  vous  voyez,  monsieur,  ce  que  j'aurois  do 
solide  à  répondre  à  ce  discours ,  ayez  la  bonté 
de  me  le  dire;  quant  à  moi  je  ne  le  vois  pas. 
Et  puis  que  sais-je  encore?  peut-être,  en 
voulant  les  défendre,  avancerois-je  par  mé- 
garde  quelque  hérésie,  pour  laquelle  on  me 
feroit  saintement  briiler.  Enfin,  je  suis  abattu, 
découragé,  souffrant,  et  l'on  me  donne  tant 
d'affaires  à  moi-même ,  que  je  n'ai  plus  le 
temps  de  me  mêler  de  celles  d'autrui. 

Recevez  mes  salutations,  monsieur,  je  vous 
supplie,  et  les  assurances  de  mon  respect. 


A  M.   PANCKOUCEE. 

Motiers-Travers,  le  23  mai  4764. 

Je  lirai  avec  grand  plaisir  lesécritsdeM.  Beau- 
rieu,  et  sur  votre  exhortation,  j'ai  déjà  com- 
mencé par  Y  Elève  de  la  nature.  On  ne  peut  p;!S 
en  effet  penser  avec  plus  d'esprit,  ni  dire  plus 
agréablement.  Je  lui  conseille  toutefois  de  s'at- 
tacher toujours  plus  aux  sujets  qu'on  peut  trai- 
ter en  descriptions  et  en  images  qu'à  ceux  de 
discussion  et  d'analyse,  et  qu'en  général  aux 
matières  de  raisonnement.  Un  traité  d'Agricul- 
ture sera  tout-à-fait  de  son  genre;  et  s'il  choi- 
sit bien  ses  matériaux,  il  peut  à  un  livre  très- 
utile  donner  tout  l'agrément  des  Géorgiques  (*) . 

(*)  Malgré  celte  opinion  de  Rousseau  sur  le  penre  pn>pre  i 
Beaurieu,  cet  auteur,  à  qui  des  manières  originales  et  un  exté- 
rieur singulier,  plus  que  son  talent  réel,  ont  donné  quelque 
réputation  pendant  sa  vie,  a  écrit  sur  beaucoup  de  sujets,  mais 
ne  s'est  point  occupé  d'agriculture.  De  tous  se»  ouvrages,  /'£- 
lève  de  la  nature,  qui  pendant  cpielque  temps  fut  aUrilmé  à 
Rousseau,  et  qui  dut  peut-être  à  celte  opinion  tout  son  succès, 
est  le  seul  dont  on  a  conservé  le  souvenir.  Beaurieu  est  mort 
à  1  liA^iital  en  1793,  Agé  de  C7  an».  G.  P. 


^90 


CORRESPONDANCE. 


Je  me  fais  bien  du  scrupule  de  toucher  aux 
ouvrages  de  Richardson,  surtout  pour  les  abré- 
ger; car  je  n'aimerois  guère  être  abrégé  moi- 
même  ,  bien  que  je  seule  le  besoin  qu'en  au- 
roient  plusieurs  de  mes  écrits;  ceux  de  Ri- 
chardson  en  ont  besoin  incontestablement.  Ses 
entretiens  de  cercle  sont  surtout  insupporta- 
bles ;  car,  comme  il  n'avoit  pas  vu  le  grand 
monde,  il  en  ignoroit  entièrement  le  ton;  j'ose- 
rois  tenter  de  faire  ce  que  vous  me  proposez  ; 
mais  n'exigez  pas  que  je  fasse  vite  ;  car,  malade 
et  paresseux ,  occupé  d'ailleurs  à  préparer 
l'édition  générale  par  laquelle  je  me  propose 
d'achever  ma  carrière  littéraire,  je  n'aurai  de 
long-temps,  si  je  vis,  que  très-peu  de  temps  à 
donner  à  une  compilation  :  d'ailleurs,  n'en- 
tendant pas  l'anglois,  il  me  faudroit  toutes  les 
traductions  qui  ont  été  faites,  pour  les  compa- 
rer et  choisir;  et  tout  cela  est  embarrassant 
pour  vous,  pour  moi,  ou  plutôt  pour  tous  les 
deux.  Si  j'achève  jamais  ma  grande  édition, 
et  que  je  lui  survive,  alors  seulement  je  pour- 
rai m'occuper  uniquement  de  ces  choses-là,  et 
je  me  ferai  un  plaisir  d'entrer  dans  vos  vues 
autant  que  ma  situation,  ma  sanlé  et  mon  es- 
prit indolent  me  le  permettront. 

J'oubliois  de  vous  dire  que  le  recueil  que 
vous  avez  vu  ne  s'est  point  fait  sous  mes  yeux. 
C'est  M.  l'abbé  de  La  Porte  qui  l'a  fait  (*)  ;  je 
n'ai  su  les  pièces  qu'il  contenoit  qu'à  la  récep- 
tion des  exemplaires  qui  m'ont  été  envoyés. 
J'en  ai  pourtant  fourni  quelques-unes,  mais 
non  pas  votre  Prédiction  (**),  que  je  n'ai  même 
jamais  communiquée  à  personne,  non  que  je 
ne  nj'en  fasse  honneur,  mais  parce  que  je  n'en 
aurois  pas  disposé  sans  votre  permission. 

Je  vous  suis  obligé  de  faire  assez  de  cas  de 
jnes  écrits  pour  leur  donner  dans  votre  cabinet 
une  place  de  prédilection.  Je  serai  fort  aise 
qu'ils  vous  fassent  quelquefois  souvenir  de  leur 
auteur,  qui  vous  aime  depuis  long-temps,  et 
qui  désire  être  toujours  aimé  de  vous. 


(*)  Voyez  ci-devant  la  lettre  à  l'abbé  de  La  Porte  du  4  avril 
•  763.  G.  P. 

('*)  C'est  le  titre  d'un  petit  écrit  apologétique  publié  par 
Panckouke,  et  que  l'abbé  de  La  Porte  a  fait  réimprimer  à  la 
suite  de  l'édition  qu'il  a  donnée  de  la  Kouvtlle  He'loïse,  en 
«764.  G.  P. 


A  H.   LE  PRINCE  L.   E.  DE  WIRTEMBERG. 
Motiers,  le  28  mai  1764. 

Je  reçois  avec  reconnoissance  le  livre  que 
vous  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer  ;  et  lorsque 
je  relirai  cet  ouvrage,  ce  qui,  j'espère,  m'arri- 
vera  quelquefois  encore,  ce  sera  toujours  dans 
l'exemplaire  que  je  tiens  de  vous.  Ces  entretiens 
ne  sont  point  de  Phocion,  ils  sont  de  l'abbé  de 
Mably,  frère  de  l'abbé  de  Condiliac,  célèbre 
par  d'excellens  livres  de  métaphysique ,  et 
connu  lui-même  par  divers  ouvrages  de  poli- 
tique, très-bons  aussi  dans  leur  genre.  Cepen- 
dant on  retrouve  quelquefois  dans  ceux-ci  de 
ces  principes  de  la  politique  moderne,  qu'il  se- 
roit  à  désirer  que  tous  les  hommes  de  votre  rang 
blâmassent  ainsi  que  vous.  Aussi ,  quoique 
l'abbé  de  Mably  soit  un  honnête  homme  rempli 
de  vues  très-saines,  j'ai  pourtant  été  surpris  de 
le  voir  s'élever,  dans  ce  dernier  ouvrage,  à 
une  morale  si  pure  et  si  sublime.  C'est  pour 
cela  sans  doute  que  ces  entretiens,  d'ailleurs 
très-bien  faits,  n'ont  eu  qu'un  succès  médiocre 
en  France  ;  mais  ils  en  ont  eu  un  très-grand  en 
Suisse ,  où  je  vois  avec  plaisir  qu'ils  ont  été 
réimprimés. 

J'ai  le  cœur  plein  de  vos  deux  dernières  let- 
tres ;  je  n'en  reçois  pas  une  qui  n'augmente  mon 
respect  et,  si  j'ose  le  dire,  mon  attachement 
pourvous.  L'homme  vertueux,  le  grand  homme 
élevé  par  les  disgrâces,  me  fait  tout-à-fait  ou- 
blier le  prince  et  le  frère  d'un  souverain  ;  et,  vu 
l'antipathie  pour  cet  état  qui  m'est  naturelle, 
ce  n'est  pas  peu  de  m'avoir  amené  la.  Nous 
pourrions  bien  cependant  n'être  pas  toujours 
de  même  avis  en  toute  chose  ;  et,  par  exemple, 
je  ne  suis  pas  trop  convaincu  qu'il  suffise  pour 
être  heureux  de  bien  remplir  les  devoirs  de  son 
emploi.  Sûrement  Turenne,  en  brûlant  le  Pa- 
latinat  par  l'ordre  de  son  prince,  ne  jouissoit  pas 
du  vrai  bonheur;  et  je  ne  crois  pus  que  les 
fermiers-fj'énéraux  les  plus  appliqués  autour  de 
leurs  tapis  verts  en  jouissent  davantage  :  mais 
si  ce  sentiment  est  une  erreur,  elle  est  plus 
belle  en  vous  que  la  vérité  même  ;  elle  est  digne 
de  qui  sut  se  choisir  un  état  dont  tous  les  devoirs 
sont  des  vertus. 

Le  cœur  me  bat  à  chaque  ordinaire  dans  l'at- 
tente du  moment  désiré  qui  doit  tripler  votre 
être.  Tendres  époux,  que  vous  êtes  heureux! 


AMNÉE  1764. 


491 


Que  vous  alle^  le  devenir  encore,  en  voyant 
multiplier  des  devoirs  si  charmans  à  remplir  1 
Dans  Indisposition  dame  où  je  vous  vois  tous  les 
deux,  non,  je  n'imafline  aucun  bonheur  pareil 
au  vôtre.  Hélas!  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  la 
vertu  seule  ne  le  donne  pas,  mais  elle  seule 
nous  le  fait  connoître,  et  nous  apprend  à  le 
goûter. 


A   M.  ***('). 

Motiers,  le  28  mai  n64. 

C'est  rendre  un  vrai  service  à  un  solitaire 
éloigné  de  tout,  que  de  l'avertir  de  ce  qui  se 
passe  par  rapport  à  lui.  Voilà,  monsieur,  ce 
que  vous  avez  très-obligeamnicnt  fait  en  m'en- 
voyant  un  exemplaire  de  ma  prétendue  lettre  à 
M.  l'archevêque  d'Auch. 

Cette  lettre,  comme  vous  l'avez  deviné,  n'est 
pas  plus  de  moi  que  tous  ces  écrits  pseudony- 
mes qui  courent  Paris  sous  mon  nom.  Je  n'ai 
point  vu  le  mandement  auquel  elle  répond,  je 
n'en  ai  même  jamais  ouï  parler,  et  il  y  a  huit 
jours  que  j'ignorois  qu'il  y  eût  un  iM.  duTillel 
au  monde.  J'ai  peine  à  croire  que  l'auteur  de 
cette  lettre  ait  voulu  persuader  sérieusement 
qu'elle  étoit  de  moi.  N'ai-je  pas  assez  des 
affaires  qu'on  me  suscite  sans  m'aller  mêler  de 
celles  d'autrui?  Depuis  quand  m'a-l-on  vu  de- 
venir honime  de  parti?  Quel  nouvel  intérêt 
m'auroit  fait  changer  si  brusquement  de  maxi- 
mes? Les  jésuites  sont-ils  en  meilleur  état  que 
quand  je  refusois  d'écrire  contre  eux  dans 
leurs  disgrâces?  Quelqu'un  me  connoît-il  assez 
lâche,  assez  vil  pour  insulter  aux  malheureux? 
Eh!  si  j'oubliois  les  égards  qui  leur  sont  dus, 
de  qui  pourroient-ils  en  attendre?  Que  m'im- 
porte enfin  le  sort  des  jésuites,  quel  qu'il  puisse 
être?  Leurs  ennemis  se  sont-ils  montrés  pour 
moi  plus  tolérans  qu'eux?  La  triste  vérité 
délaissée  est-elle  plus  chère  aux  uns  qu'aux  au- 
tres? et,  soit  qu'ils  triomphent  ou  qu'ils  suc- 
combent, en  serai-je  moins  persécuté?  D'ail- 
leurs, pour  peu  qu'on  lise  attentivement  cette 
lettre,  qui  ne  sentira  pas  comme  vous  que  je 
n'en  suis  point  l'auteur?  Les  maladresses  y  sont 
entassées  :  elle  est  datée  de  Neuchûtel,  où  je 

(')  Voltaire  écrivant  à  Damilaville  au  sujet  de  cette  lettre  lui 
<li  mande  s'il  est  vrai  que  c'est  h  Duclos  qu'elle  étuil  adressée. 


n'ai  pas  mis  le  pied  ;  on  y  emploie  la  formule 
du  très-humble  serviteur,  dont  je  n'use  avec  per- 
sonne ;  on  m'y  fait  prendre  le  titre  de  citoyen 
de  Genève  auquel  j'ai  renoncé  :  tout  en  com- 
mençant on  s'échauffe  pour  M.  de  Voltaire,  le 
plus  ardent,  le  plus  adroit  de  mes  persécuteurs, 
et  qui  se  passe  bien,  je  crois,  d'un  défenseur 
tel  que  moi  :  on  affecte  quelques  imitations  de 
mes  phrases,  et  ces  imitations  se  démentent 
l'instant  après  :  le  style  de  la  lettre  peut  être 
meilleur  que  le  mien,  mais  enfin  ce  n'est  pas  le 
mien  ;  on  m'y  prête  des  expressions  basses;  on 
m'y  fait  dire  des  grossièretés  qu'on  ne  trouvera 
certainement  dans  aucun  de  mes  écrits  ;  on  m'y 
fait  dire  vous  à  Dieu  ;  usage  que  je  ne  blâme 
pas,  mais  qui  n'est  pas  le  nôtre.  Pour  me  sup- 
poser l'auteur  de  cette  lettre,  il  faut  supposer 
aussi  que  j'ai  voulu  me  déguiser.  Il  n'y  falloit 
donc  pas  mettre  mon  nom  ;  et  alors  on  auroit 
pu  persuader  aux  sots  qu'elle  étoit  de  moi. 

Telles  sont,  monsieur,  les  armes  dignes  de 
mesadversairesdontilsachèventdem'accabler. 
Non  contens  de  m'outrager  dans  mes  ouvrages, 
ils  prennent  le  parti  plus  cruel  encore  de  m'at- 
tribuer  les  leurs.  A  la  vérité  le  public  jusqu'ici 
n'a  pas  pris  le  change,  et  il  faudroit  qu'il  fiît 
bien  aveuglé  pour  le  prendre  aujourd'hui.  La 
justice  que  j'en  attends  sur  ce  point  est  une 
consolation  bien  foible  pourtant  de  maux.  Vous 
savez  la  nouvelle  affliction  qui  m'accable  :  la 
perte  de  M.  de  Luxembourg  met  le  comble  à 
toutes  les  autres;  je  la  sentirai  jusqu'au  tom- 
beau. Il  fut  mon  consolateur  durant  sa  vie,  il 
sera  mon  protecteur  après  sa  mort  :  sa  chère 
et  honorable  mémoire  défendra  la  mienne  des 
insultes  de  mes  ennemis;  et  quand  ils  voudront 
la  souiller  par  leurs  calomnies,  on  leur  dira: 
Comment  cela  pourroit-il  être?  le  plus  honnête 
homme  de  France  fut  son  ami. 

Je  vous  remercie  et  vous  salue,  monsieur,  do 
tout  mon  cœur. 


A   M.   DELEYRIi. 

Moliers,  3  juin  1704. 


J'avois  reçu  toutes  vos  lettres,  cher  Deleyre, 
et  j'ai  aussi  reçu  celle  que  m'a  fait  passer  en 
dernier  lieu  M.  Sabaitier.  Je  ne  crois  pas  vous 
avoir  proposé  d'établir  entre  nous  une  cor- 


492 


CORRESPONDANCE. 


respondance  suivie  ;  non  qu'elle  ne  me  soit 
agréable,  mais  parce  que  ma  paresse  natu- 
relle, mon  état  languissant,  les  lettres  dont  je 
suis  accablé,  les  survenans  dont  ma  maison 
ne  désemplit  point,  m'empêcheroient  de  la 
suivre  régulièrement.  Mais,  comme  je  vous 
ainje  et  que  je  désire  que  vous  m'aimiez,  je  re- 
cevrai toujours  avec  plaisir  les  détails  que  vous 
voudrez  me  faire  de  la  situation  de  votre  âme 
et  de  vos  affaires,  dos  marques  de  votre  con- 
fiance et  de  votre  amitié.  Je  me  ménagerai  aussi 
par  intervalles  le  plaisir  de  vous  écrire,  et 
quand  j'aurai  le  temps  d'épancher  mon  cœur 
avec  vous,  ce  sera  un  soulagement  pour  moi. 
Voilà  ce  que  je  puis  vous  promettre  ;  mais  je  ne 
vous  promets  point  dans  mes  réponses  une 
exactitude  que  je  n'y  sus  jamais  mettre.  On  n'a 
que  trop  de  devoirs  à  remplir  dans  la  vie  sans 
s'en  imposer  encore  de  nouveaux. 

Vos  deux  dernières  lettres  me  fourniroient 
ample  matière  à  disserter,  tant  sur  vos  disposi- 
tions actuelles  que  sur  votre  manière  d'envisa- 
ger l'histoire  grecque  et  romaine  :  comme  si, 
commençant  cette  étude,  vous  y  eussiez  cher- 
ché d'autres  êtres  que  des  hommes,  et  que  ce  ne 
fût  pas  bien  assez  d'y  en  trouver  de  meilleurs 
dans  leurs  étoffes  que  ne  sont  nos  contempo- 
rains. Mais,  mon  cher,  l'accablement  où  me 
jettent  les  maux  du  corps  et  de  l'âme,  et  tout 
récemment  la  perte  de  M.  de  Luxembourg,  qui 
m'a  porté  le  dernier  coup,  m'ôtent  la  force  de 
penser  et  d'écrire.  Vous  le  savez,  j'avois  pour 
amis  tout  ce  qu'il  y  avoit  d'illustre  parmi  les 
gens  de  lettres;  je  les  ai  tous  perdus  pleins  de 
vie;  aucun,  pas  même  Duclos,  ne  m'est  resté 
dans  mes  disgrâces  (*).  J'en  fais  un  parmi  les 
grands  :  c'est  celui  qui  se  trouve  à  l'épreuve  ; 
et  la  mort  vient  me  l'ôter.  Quel  renversement 
d'idées  !  sur  quels  nouveaux  principes  faut-il 
donc  remonter  ma  raison?  Je  suis  trop  vieux 
pour  supporter  un  tel  bouleversement;  je  suis 
trop  sensible  pour  philosopher  uniquement  sur 


(*)  Ces  mots  pas  même  Dvclos,  ont  d'autant  plus  lieu  d'é- 
tonner en  cette  occasion,  qu'on  voit  ci-après,  sous  la  date  du 
2  décembre  <764,  et  du  <5  janvier  1763,  deux  lettres  i  ce  même 
Duclos,  où  les  sentiments  de  confiance  et  d'amitié  que  Roasseau 
lui  a  si  constamment  et  si  vivement  témoignés,  ne  paroissent 
pas  avoir  subi  la  moindre  altération.  Ces  deux  lettres,  les  der- 
nières que  Duclos  paroisse  avoir  reçues,  semblent  même,  com- 
parées aux  précédentes,  respirer  une  affection  encore  plus 
tendre.  O.  P. 


mes  perles.  Ma  tête  n'y  est  plus  ;  je  ne  sens  plus 
que  mes  douleurs,  je  ne  vois  plus  qu'un  chaos. 
Cher  Deleyre,  j'ai  trop  vécu. 

Avant  de  finir,  reparlons  de  la  manière  do 
lier  notre  correspondance,  au  moins  telle  que 
je  puis  l'entretenir.  Puisque  vous  avez  reçu  1 1 
lettre  que  je  vous  ai  écrite  directement,  et  que 
j'ai  reçu  la  vôtre,  nous  ne  sommes  point  fondés 
par  notre  expérience  à  nous  défier  des  postos 
d'Italie  (*).  La  médiation  de  M.  Sabattier,  plus 
embarrassante,  ne  fait  qu'augmenter  la  peine 
et  la  dépense,  puisqu'il  faut  multiplier  les  en- 
veloppes, lui  écrire  à  lui-même,  affranchir 
pour  Turin  comme  pour  Parme,  payer  des 
ports  plus  forts  encore.  En  tout  ma  peine  me 
coûte  plus  que  mon  argent.  Ainsi  je  suis  d'avis 
que  nous  revenions  au  plus  simple,  en  nous 
écrivant  directement.  Si  l'on  ouvre  nos  lettres, 
que  nous  importe?  Nous  ne  tramons  pas  de 
conspirations.  Si  nous  trouvons  qu'elles  se  per- 
dent, il  sera  temps  alors  de  prendre  d'autres 
mesures.  Quant  à  présent,  contentons-nous  de 
les  numéroter,  comme  je  fais  celle-ci;  ce  sera 
le  moyen  de  reconnoître  si  on  en  a  intercepté 
quelqu'une.  Je  ne  croyois  vous  écrire  qu'un 
mot,  et  me  voilà  à  la  troisième  page.  La  consé- 
quence est  facile  à  tirer.  Mon  respect,  je  vous 
prie,  à  madame  Deleyre,  et  mes  salutations  à 
M.  l'abbé  de  Condillac.  Je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur. 


A  MADAME  LA  MARÉCIIALE  DE  LUXEMBOURG. 
Motiers,  le  3  juin  1764. 

C'est  en  vain  que  je  lutte  contre  moi-même 
pour  vous  épargner  les  importuniiés  d'un  mal- 
heureux ;  la  douleur  qui  me  déchire  ne  connoît 
plus  de  discrétion.  Ce  n'est  pas  à  vous  que  je 
m'adresserois,  madame  la  maréchale,  si  je  con- 
noissois  quelqu'un  qui  eût  été  plus  cher  au  digne 
ami  que  j'ai  perdu.  Mais  avec  qui  puis-je  mieux 
déplorer  cette  perte  qu'avec  la  personne  du 
monde  qui  la  sent  le  plus?  et  comment  ceux 
qu'il  aima  peuvent-ils  rester  divisés?  Leurs 
cœurs  ne  devroient-ils  pas  se  réunir  pour  le 
pleurer?  Si  le  vôtre  ne  vous  dit  plus  rien  pour 

(*)  Deleyre  étolt  i  celte  époque  bibliothécaire  de  linfaut  duc 
de  l'arme,  dont  l'abbé  de  Condillac  étoit  précepteur,    G.  I'. 


ANNÉE  1764. 


493 


moi,  prenez  du  moins  quelque  intérêt  à  mes 
misères  par  celui  que  vous  savez  qu'il  y  pre- 
noit. 

Biais  c'est  trop  me  flatter,  sans  doute  :  il  avoit 
cessé  d'y  en  prendre,  à  voire  exemple  il  m'avoit 
oublié.  Uéias  1  qu'ai-je  fait?  Quel  est  mon 
crime,  si  ce  n'est  de  vousavoir  tropaimésl  un  et 
l'autre,  cl  de  m'être  apprêté  ainsi  les  regrets 
dont  je  suis  consumé  ?  Jusqu'au  dernier  instant 
vous  avez  joui  de  sa  plus  tendre  affection  ;  la 
mort  seule  a  pu  vous  l'ôter  :  mais  moi,  je  vous 
ai  perdus  tous  deux  pleins  de  vie;  je  suis  plus 
à  plaindre  que  vous. 


A  LA  MÊME. 

Hotiera,  le  17  juin  1764. 

Que  mon  état  est  affreux  1  et  que  votre  lettre 
m'a  soulagé!  Oui,  madame  la  maréchale,  la 
certitude  d'avoir  été  aimé  de  M.  le  maréchal, 
sans  me  consoler  de  sa  perte,  en  adoucit  l'a- 
mertume, et  fait  succéder  à  mon  désespoir  dos 
larmes  précieuses  et  douces  dont  je  ne  cesserai 
d  honorer  sa  mémoire  tous  les  jours  de  ma  vio. 
J'ose  dire  qu'il  me  la  devoit  cette  amitié  sincère 
que  vous  m'assurez  qu'il  eut  toujours  pour  moi; 
car  mon  cœur  n'eut  jamais  d'attachement  plus 
vrai,  plus  vif,  plus  tendre,  que  celui  qu'il  m'a- 
voit inspiré.  C'est  encore  un  de  mes  regrets  que 
les  tristes  bienséances  m'aient  souvent  empêché 
de  lui  faire  connoître  jusqu'à  quel  point  il  m'é- 
toit  cher.  J'en  puis  dire  autant  à  votre  égard, 
madame  la  maréchale,  et  j'en  ai  pour  preuve 
bien  cruelle  les  déchiremens  que  j'ai  sentis  dans 
la  persuasion  d'être  oublié  de  vous.  Mon  des- 
sein n'est  point  d'entrer  en  explication  sur 
le  passé.  Vous  dites  m'avoir  écrit  la  dernière  : 
nous  sommes  là-dessus  bien  loin  de  compte; 
mais  vos  bontés  me  sont  si  précieuses,  que, 
pourvu  qu'elles  me  soient  rendues,  je  mecharge- 
rai  volontiers  d'un  tort  que  mon  cœur  n'eut  ja- 
mais, et  qu'il  saura  bien  vous  faire  oublier.  Je 
consens  que  vous  ne  m'accordiez  rien  qu'à  titre 
de  grâce.  Mais,  si  je  n'ai  point  mérité  votre  ami- 
tié, songez,je  vous  supplie,  que,  de  votre  propre 
aveu,  M.  le  maréchal  m'accordoit  la  sienne. 
C'est  en  son  nom,  c'est  au  nom  de  sa  mémoire 
qui  nous  est  si  chère  à  tousdeux,quc  je  réclame 
de  votre  part  les  sentimens  qu'il  eut  pour  moi. 


et  que,  de  mon  côté,  je  voue  à  la  personne  qu'il 
aima  le  plus  tous  ceux  que  j'avois  pour  lui.  Il  est 
impossible  de  dire  davantage.  Je  ne  demande 
ni  do  fréquentes  lettres,  ni  des  réponses  exac- 
tes; mais  quand  vous  sentirez  que  je  dois  être 
inquiet  (  et,  quand  on  aime  les  gens,  cela  se  de- 
vine), faites-moi  dire  un  mot  par  M.  de  la  Ro- 
che, et  je  suis  content. 


A  M.    DE  SAUTTERSBEIM. 

HoUen.  le  21  juin  1764. 

Je  suis  honteux  d'avoir  tardé  si  long-temps, 
monsieur,  à  vous  répondre.  Je  sais  mieux  que 
personne  quels  privilèges  d'attention  méritent 
les  infortunés;  mais,  à  ce  même  titre,  je  mé- 
rite aussi  quelque  indulgence,  et  je  ne  difTérois 
que  pour  pouvoir  vous  dire  quelque  chose  de 
positif  sur  les  dix  louis  dont  vous  craignez  de 
vous  prévaloir,  de  peur  de  n'être  pas  en  état 
de  me  les  rendre.  Mais  soyez  bien  tranquille 
sur  cet  article,  puisque  ma  plus  constante  maxi- 
me, quand  je  prête  (ce  qui,  vu  ma  situation, 
m'arrive  rarement),  est  de  ne  compter  jamais 
s«r  la  restitution,  et  même  de  ne  la  pas  exiger. 
Ce  qui  retarde  à  cet  égard  l'exécution  de  ma 
promesse  est  un  événement  malheureux  qui  ne 
mejaisse  pas  disposer  dans  le  moment  d'un  ar- 
gent qui  m'appartient.  Sitôt  que  je  le  pourrai, 
je  n'oublierai  pas  qu'une  chose  offerte  est  une 
chose  due,  quand  il  n'y  a  que  l'impuissance  de 
rendre  qui  empêche  d'accepter. 

J'ai  du  penchant  à  croire  que  pour  le  présent 
vous  me  parlez  sincèrement;  mais  à  moins  d'en 
être  sur,  je  ne  puis  continuer  avec  vous  une 
correspondance  qui,  aux  termes  où  nous  avons 
été,  ne  pourroit  qu'être  désagréable  à  tout 
deux  sans  nue  confinnce  réciproqiie.  Malheu- 
reusement ma  sanlé  est  si  mauvaise,  mon  état 
est  si  triste,  et  fai  tant  d'embarras  plus  pres- 
sans,  que  je  ne  puis  vaquor  maintenant  aux  re- 
cherches nécessaires  pour  vérifier  votre  his- 
toire et  votre  conduite,  ni  demeurer  avec  vous 
en  liaisonsque  cette  vérification  ne  soit  faite;  ce 
qui  emporte  de  votre  côté  la  nécessité  de  dispo- 
ser de  ce  que  vous  avez  laissé  chez  moi,  et  que 
je  souhaite  de  ne  pas  garder  plus  long-temps. 
Je  voudrois  donc,  monsieur,  vous  faire  acheter 
une  autre  malle  à  la  place  de  la  mienne,  dont 


494 


CORRESPONDANCK. 


j'ai  besoin,  et  que  vous  trouvassiez  un  autre  dé- 
positaire qui  se  chargeât  de  vos  effets,  ou  que 
vous  me  marquassiez  par  quelle  voie  je  dois 
vous  les  envoyer. 

Mon  dessein  n'est  pas  d'entrer  en  discussion 
sur  les  explications  de  votre  dernière  lettre. 
Vous  demandez,  par  exemple,  si  la  servante  de 
la  maison  de  ville  a  des  preuves  que  i'enfant 
qu'elle  vous  donne  estde  vous  :  ordinairement 
on  ne  prend  pas  des  témoins  dans  ces  sortes 
d'affaires.  Mais  elle  a  fait  ses  déclarations  juri- 
diques, et  prêté  serment  au  moment  de  l'accou- 
chement, selon  la  forme  prescrite  en  ce  pays 
par  la  loi;  et  cela  fait  foi,  en  justice  et  dans  le 
public,  par  défaut  d'opposition  de  votre  part. 

Quelles  qu'aient  été  vos  mœurs  jusqu'ici, 
vous  êtes  à  portée  encore  de  rentrer  en  vous- 
même;  et  l'adversité,  qui  achève  de  perdre 
ceux  qui  ont  un  penchant  décidé  au  mal,  peut, 
si  vous  en  faites  un  bon  usage,  vous  ramener 
au  bien,  pour  lequel  il  m'a  toujours  paru  que 
vous  étiez  né.  L'épreuve  est  rude  et  pénible  ; 
mais  quand  le  mal  est  grand  le  remède  y  doit 
être  proportionné.  Adieu,  monsieur  Je  com- 
prends que  votre  situation demanderoit  dénia 
part  autre  chose  que  des  discours,  mais  la 
mienne  me  tient  enchaîné  pour  le  présent.  Pre- 
nez, s'il  est  possible,  un  peu  de  patience,  et 
soyez  persuadé  qu'au  moment  que  je  pourrai 
disposer  de  la  bagatelle  en  question,  vous  aurez 
de  mes  nouvelles.  Je  vous  salue,  monsieur,  de 
tout  mon  cœur. 


A   M.    DK  CHAHFORT. 

Le  28  juin  <764. 

J'ai  toujours  désiré,  monsieur,  d'être  oublié 
de  la  tourbe  insolente  et  vile  qui  ne  songe  aux 
infortunés  que  pour  insulter  à  leur  misère;  mais 
l'estime  des  hommes  de  mérite  est  un  précieux 
dédommagement  de  ses  outrages,  et  je  ne  puis 
qu'être  flatté  de  l'honneur  que  vous  m'avez  fait 
en  m'envoyant  votre  pièce  (*).  Quoique  accueil- 
lie du  public,  elle  doit  l'être  des  connoisseurs 
et  des  gens  sensibles  aux  vrais  charmes  de  la 
nature.  L'effet  le  plus  sur  de  mes  maximes,  qui 


(•)  La  jeune  Indienne,  comédie  en  un  acte,  en  vers,  repré- 
sonlée  en  17C4.  G.  P. 


est  de  m'attirer  la  haine  des  méchans  et  l'af- 
fection des  gens  de  bien,  et  qui  se  marque 
autant  par  mes  malheurs  que  par  mes  succès, 
m'apprend,  par  l'approbation  dont  vous  hono- 
rez mes  écrits,  ce  qu'on  doit  attendre  des  vô- 
tres, et  me  fait  désirer,  pour  l'utilité  publique, 
qu'ils  tiennent  tout  ce  que  promet  votre  début. 
Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


A  M.   DIVERNOIS. 

Muliers,  le  6  juillet  1764. 

J'apprends,  monsieur,  avec  grand  plaisir 
votre  heureuse  arrivée  à  Genève,  et  je  vous  re- 
mercie de  l'inquiétude  que  vous  donne  ma  scia- 
tique  naissante.  Des  personnes  à  qui  je  suis  at- 
taché, et  qui  me  marquent  qu'elles  me  viennent 
voir,  m'ôtent  la  liberté  de  partir  pour  Aix.  Je 
vous  prie  de  ne  pas  envoyer  la  flanelle,  doi)t 
je  vous  remercie,  et  dont  il  me  seroit  impos- 
sible de  faire  un  usage  assez  suivi  pour  m'en 
ressentir.  Les  soins  qui  gênent  et  qui  durent 
m'importunent  plus  que  les  maux,  et  en  toute 
chose  j'aime  mieux  souffrir  qu'agir. 

La  réponse  du  Conseil  aux  dernières  repré- 
sentations ne  m'étonne  point;  mais  ce  qui  m'é- 
tonne, c'est  la  persévérance  des  citoyens  et 
bourgeois  à  faire  des  représentations. 

La  brochure  que  vous  m'avez  envoyée  me 
paroît  d'un  homme  qui  a  trop  d'étoffe  dans  la 
têle  pour  n'en  avoir  pas  un  peu  dans  le  cœur. 
Si  jamais  il  prend  part  à  quelque  affaire,  il  fera 
poids  dans  le  parti  qu'il  embrassera. 

Celui  à  qui  je  me  suis  adressé  pour  les  airs 
de  mandoline  m'a  marqué  qu'il  les  feroit  gra- 
ver. Ainsi ,  il  ne  me  reste  qu'à  vous  remercier 
pour  cela  de  la  peine  que  vous  avez  bien  voulu 
prendre. 

Mademoiselle  Le  Vasseur  vous  remercie  de 
l'honneur  de  voire  souvenir,  et  vous  assure  de 
son  respect.  Je  vous  prie  d'assurer  du  mien 
madame  d'Ivernois.  J'embrasse  M.  Deluc,  et 
vous  salue,  monsieur  de  tout  mon  cœur. 

Je  reçois  à  l'instant  la  flanelle,  et  vous  en  re- 
mercie, en  attendant  le  plaisir  de  vous  voir. 


ANNÉE  1764. 


49S 


A  M.   H.   D.   P.  n 

Mollets,  le  15  juiUet  1764. 

Si  mes  raisons,  monsieur,  contre  la  propo- 
sition qui  m'a  été  faite  par  le  canal  de  M.  P*** 
vousparoissentmauvaises.cellesqucvousm'ob- 

jectez  ne  me  semblent  pas  meilleures;  et  dans 
ce  qui  regarde  ma  conduite ,  je  crois  pouvoir 
rester  juge  des  motifs  qui  doivent  me  déter- 
miner. 

Il  ne  s'agit  pas,  je  le  sais ,  de  ce  que  tel  ou 
tel  peut  mériter  par  la  loi  du  talion ,  mais  il 
s'agit  de  l'objection  par  laquelle  les  catholiques 
me'  fermeroient  la  bouche  en  m'accusant  de 
combattre  ma  propre  religion .  Vous  écrivez  con- 
tre les  persécuteurs ,  me  diroient-ils ,  et  vous 
vous  dites  protestant  1  Vous  avez  donc  tort  ;  car 
les  protestans  sont  tout  aussi  persécuteurs  que 
nous ,  et  c'est  pour  cela  que  nous  ne  devons 
point  les  tolérer,  bien  sûrs  que,  s'ils  devenoicnt 
les  plus  forts,  ils  ne  nous  toléreroient  pas  nous- 
mêmes.  Vous  nous  trompez ,  ajouteroient-ils, 
ou  vous  vous  trompez  en  vous  mettant  en  con- 
tradiction avec  les  vôtres,  et  nous  prêchant 
d'autres  maximes  que  les  leurs.  Ainsi,  l'ordre 
veut  qu'avant  d'attaquer  les  catholique  je  com- 
mence par  attaquer  les  protestans ,  et  par  leur 
montrer  qu'ils  ne  savent  par  leur  propre  reli- 
gion. Est-ce  là ,  monsieur,  ce  que  vous  m'or- 
donnez de  faire?  Cette  entreprise  préliminaire 
rejetieroit  l'autre  encore  loin  ;  et  il  me  paroît 
que  la  grandeur  de  la  tâche  ne  vous  effraie 
guère,  quand  il  n'est  question  que  de  l'imposer. 
Que  si  les  argumens  ad  hominem  qu'on  m'ob- 
jecteroit  vous  paroissent  peu  embarrassans,  ils 
me  le  paroissent  beaucoup  à  moi  ;  et,  dans  ce 
cas,  c'est  à  celui  qui  sait  les  résoudre  d'en  pren- 
dre le  soin. 

Il  y  a  encore ,  ce  me  semble,  quelque  chose 
de  dur  et  d'injuste  de  compter  pour  rien  tout 
ce  que  j'ai  fait,  et  de  regarder  ce  qu'on  me  pres- 
crit comme  un  nouveau  travail  à  faire.  Quand 
on  a  bien  établi  une  vérité  par  cent  preuves  in- 
vincibles, ce  n'est  pas  un  si  grand  crime,  à  mon 
avis,  de  ne  pas  courir  après  la  cent  et  unième, 
surtout  si  elle  n'existe  pas.  J'aime  à  dire  des 
choses  utiles,  mais  je  n'aime  pas  à  les  répéter; 
et  ceux  qui  veulent  absolument  des  redites 

(*)  cette  lettre  parolt  faire  suite  à  celle  du 23  mal  précédent. 
Voyei  page  489. 


n'ont  qu'à  prendre  plusieurs  exemplaire»  du 
môme  écrit.  Les  protestans  de  France  jouissent 
maintenant  d'un  repos  auquel  je  puis  avoir  con- 
tribué, non  par  de  vaines  déclamations  comme 
tant  d'autres,  mais  par  de  fortes  raisons  poli- 
tiques bien  exposées.  Cependant  voilà  qu'ils  me 
pressent  d'écrire  en  leur  faveur  :  c'est  faire 
trop  de  cas  de  ce  que  je  puis  faire,  ou  trop  peu 
de  ce  que  j'ai  fait.  Ils  avouent  qu'ils  sont  tran- 
quilles; mais  ils  veulent  être  mieux  que  bien, 
et  c'est  après  que  je  les  ai  servis  de  toutes  mes 
forces  qu'ils  me  reprochent  de  ne  les  pas  servir 
au-delà  de  mes  forces. 

Ce  reproche,  monsieur,  me  paroît  peu  re- 
connoissant  de  leur  part,  et  peu  raisonné  de 
la  vôtre.  Quand  un  homme  revient  d'un  long 
combat,  hors  d'haleine  et  couvert  de  blessures, 
est-il  temps  de  l'exhorter  gravement  à  prendre 
les  armes,  tandis  qu'on  se  tient  soi-même  en 
repos?  Eh  !  messieurs,  chacun  son  tour,  je  vous 
prie.  Si  vous  êtes  si  curieux  dos  coups,  allez  en 
chercher  votre  part  :  quant  à  moi,  j'en  ai  bien 
la  mienne  ;  il  est  temps  de  songer  à  la  retraite  t 
mes  cheveux  gris  m'avertissent  que  je  ne  suis 
plus  qu'un  vétéran,  mes  maux  et  mes  malheurs 
me  prescrivent  le  repos,  et  je  ne  sors  point  de 
la  lice  sans  y  avoir  payé  de  ma  personne.  Sat 
patriœ  Priamoque  dalum.  Prenez  mon  rang, 
jeunes  gens,  je  vous  le  cède  ;  gardez-le  seule- 
ment comme  j'ai  fait,  et  après  cela  ne  vous  tour- 
mentez pas  plus  des  exhortations  indiscrètes  et 
des  reproches  déplacés ,  que  je  ne  m'en  tour- 
menterai désormais. 

Ainsi,  monsieur,  je  confirme  à  loisir  ce  que 
vous  m'accusez  d'avoir  écrit  à  la  hâte,  et  que 
vous  jugez  n'être  pas  digne  de  moi  ;  jugement 
auquel  j'éviterai  de  répondre,  faute  de  l'enten- 
dre suffisamment. 

Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie,  les  assu- 
rances de  tout  mon  respect. 


A   MADAME  DE  CRÉQU'. 

Motiers-Travers,  le  21  juillet  4764. 

Vous  ne  m'auriez  pas  prévenu ,  madame,  si 
ma  situation  m'eût  permis  de  vous  faire  souve- 
nir de  moi  ;  mais  si  dans  la  prospérité  l'on  doit 
aller  au-devant  de  ses  amis ,  dans  l'adversité  ii 


400 


CORRESPONDANCE. 


n'est  permis  que  d'attendre.  Mes  malheurs, 
l'absence  et  la  mort ,  qui  ne  cessent  de  m'en 
ôtcr,  me  rendent  plus  précieux  ceux  qui  me 
restent.  Je  n'avois  pas  besoin  d'un  si  triste  mo- 
tif pour  faire  valoir  votre  lettre;  mais  j'avoue, 
madame,  que  la  circonstance  où  elle  m'est  ve- 
nue ajoute  encore  au  plaisir  qu'en  tout  autre 
temps  j'aurois  eu  de  la  recevoir.  Je  reconnois 
avec  joie  toutes  vos  anciennes  bontés  pour  moi 
dans  les  vœux  que  vous  daignez  faire  pour  ma 
conversion.  Mais,  quoique  je  sois  trop  bon 
chrétien  pour  êtrejamaiscalholique,je  ne  m'en 
crois  pas  moins  de  la  même  religion  que  vous  : 
car  la  bonne  religion  consiste  beaucoup  moins 
dans  ce  qu'on  croit  que  dans  ce  qu'on  fait. 
Ainsi,  madame,  restons  comme  nous  sommes; 
et,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  nous  nous  re- 
verrons bien  plus  purement  dans  l'autre  monde 
que  dans  celui-ci.  C'eût  été  un  très-grand  hon- 
neur pour  votre  gouvernement  que  J.  J.  Rous- 
seau y  vécût  et  mourût  tranquille  ;  mais  l'esprit 
étroit  de  vos  petits  parlementaires  ne  leur  a  pas 
permis  de  voir  jusque-là,  et,  quand  ils  l'auroient 
vu,  riniérêt  particulier  ne  leur  eût  pas  permis 
de  chercher  la  gloire  nationale  au  préjudice  de 
leur  vengeance  jésuitique  et  des  petits  moyens 
qui  tenoient  à  ce  projet.  Je  connois  trop  leur 
portée  pour  les  exposer  à  faire  une  seconde  sot- 
tise; la  première  a  suffi  pour  me  rendre  sage. 
L'air  de  ce  lieu-ci  me  tuera ,  je  le  sais  :  mais 
n'importe,  j'aime  mieux  mourir  sous  l'autorité 
des  lois  que  de  vivre  éternel  jouet  des  petites 
passions  des  hommes.  Madame ,  Paris  ne  me 
reverra  jamais;  voilà  sur  quoi  vous  pouvez 
compter.  Je  suis  bien  fâché  que  cette  certitude 
m'ôte  l'espoir  de  vous  revoir  jamais  qu'en  es- 
prit; car  je  crois  qu'avec  toute  votre  dévotion 
vous  ne  pensez  pas  qu'on  se  revoie  autrement 
dans  l'autre  vie.  Recevez,  madame,  mes  salu- 
tations et  mon  respect,  et  soyez  bien  persua- 
dée, je  vous  supplie,  que,  mort  ou  vif,  je  ne 
vous  oublierai  jamais. 


A  H.   S^GUiER  DE  SAINT-BniSSON  (*). 
Motiers,  le  22  juillet  1764. 

Je  crains,  monsieur,  que  vous  n'alliez  un 
peu  vite  en  besogne  dans  vos  projets;  il  fau- 

(*)  Voyez  les  Confessions,  livre  XII,  tome  1".  oa-es  324-52». 


droit,  quand  rien  no  vous  presse,  proportion- 
ner la  maturité  des  délibérations  à  l'importance 
des  résolutions.  Pourquoi  quitter  si  brusque- 
ment l'état  que  vous  aviez  embrassé,  tandis  que 
vous  pouviez  à  loisir  vous  arranger  pour  en 
prendre  un  autre,  si  tant  est  qu'on  puisse  ap- 
peler un  état  le  genre  de  vie  que  vous  vous  êtes 
choisi,  et  dont  vous  serez  peut-être  aussitôt  re- 
buté que  du  premier?  Que  risquiez-vous  à  met- 
tre un  peu  moins  d'impétuosité  dans  vos  démar- 
ches, et  à  tirer  parti  de  ce  retard,  pour  vous 
confirmer  dans  vos  principes,  et  pour  assurer 
vos  résolutions  par  une  plusmûreétudede  vous- 
même?  Vous  voilà  seul  sur  la  terre  dans  l'âge 
où  l'homme  doit  tenir  à  tout;  je  vous  plains, 
et  c'est  pour  cela  que  je  ne  puis  vous  approu- 
ver, puisque  vous  avez  voulu  vous  isoler  vous- 
même  au  moment  où  cela  vous  convenoit  le 
moins.  Si  vous  croyez  avoir  suivi  mes  princi- 
pes, vous  vous  trompez  ;  vous  avez  suivi  l'im- 
pétuosité de  votre  âge  ;  une  démarche  d'un  tel 
éclat  valoit  assurément  la  peine  d'être  bien  pe- 
sée avant  d'en  venir  à  l'exécution.  C'est  une 
chose  faite,  je  le  sais  :  je  veux  seulement  vous 
faire  entendre  que  la  manière  de  la  soutenir  et 
d'en  revenir  demande  un  peu  plus  d'examen 
que  vous  n'en  avez  mis  à  la  faire. 

Voici  pis.  L'effet  naturel  de  cette  conduite  a 
été  de  vous  brouiileravec  madame  votre  mère. 
Je  vois,  sans  que  vous  me  le  montriez,  le  fil  de 
tout  cela  ;  et,  quand  il  n'y  auroit  que  ce  que 
vous  me  dites,  à  quoi  bon  aller  effaroucher  la 
conscience  tranquille  d'une  mère,  en  lui  mon- 
trant sans  nécessité  des  sentimens  différens  des 
siens?  Il  falloit,  monsieur,  garder  ces  senti- 
mens au-dedans  de  vous  pour  la  règle  de  votre 
conduite,  et  leur  premier  effet  devoit  être  de 
vous  faire  endurer  avec  patience  les  tracasse- 
ries de  vos  prêtres ,  et  de  ne  pas  changer  ces 
tracasseries  en  persécutions,  en  voulant  secouer 
hautement  le  joug  de  la  religion  où  vous  étiez 
né.  Je  pense  si  peu  comme  vous  sur  cet  article, 
que  quoique  le  clergé  protestant  me  fasse  une 
guerre  ouverte,  et  que  je  sois  fort  éloigné  de 
penser  comme  lui  sur  tous  les  points ,  je  n'en 
demeure  pas  moins  sincèrement  uni  à  la  com- 
munion de  noire  Église,  bien  résolu  d'y  vivre 
et  d'y  mourir  s'il  dépend  de  moi  :  car  il  est  très- 
consolant  pour  un  croyant  affligé  de  rester  en 
eonimuiiauté  de  culte  avec  ses  frères,  et  de 


ANNÉE  1704. 


497 


servir  Diou  conjoiiilcmcntavcc  eux.  Je  vous  di- 
rai plus,  cl  je  vous  déclare  que,  si  j'étois  né 
catholique,  je  domcurerois  catholique,  sachant 
bien  que  votre  Église  met  un  frein  très-salu- 
taire aux  écarts  de  la  raison  humaine,  qui  no 
trouve  ni  fond  ni  rive  quand  elle  veut  sonder 
l'abtme  des  choses  ;  et  je  suis  si  convaincu  de 
iutiliié  de  ce  frein,  que  je  m'en  suis  moi-même 
imposé  un  semblable,  en  me  prescrivant,  pour 
le  reste  de  ma  vie,  des  règles  de  foi  dont  je  ne 
me  permets  plus  de  sortir.  Aussi  je  vous  jure 
que  je  ne  suis  tranquille  que  depuis  ce  temps- 
là,  bien  convaincu  que,  sans  cette  précaution, 
je  ne  l'aurois  été  de  ma  vie.  Je  vous  parle, 
monsieur,  avec  effusion  de  cœur,  et  comme  un 
père  parleroit  à  son  enfant.  Votre  brouilierie 
avec  madame  votre  mère  me  navre.  J'avois  dans 
mesmalheurs  la  consolation  de  croire  que  mes 
écrits  ne  pouvoient  faire  que  du  bien  ;  voulez- 
vous  m'ôter  encore  celte  consolation?  Je  sais 
que  s'ils  font  du  mal,  ce  n'est  que  faute  d'êlrc 
entendus;  mais  j'aurîii  toujours  le  regret  de 
n'avoir  pu  me  faire  entendre.  Cher  Saint-Bris- 
son ,  un  fils  brouillé  avec  sa  mère  a  toujours 
tort  :  de  tous  les  sciitimons  naturels,  le  seul 
demeuré  parmi  nous  est  l'afFeclion  maternelle. 
Le  droit  des  mères  est  le  plus  sacré  que  je  con- 
noisse;  en  aucun  cas  on  ne  peut  le  violer  sans 
crime  :  raccommodez-vous  donc  avec  la  vôtre. 
Allez  vous  jeter  à  ses  pieds  ;  à  quelque  prix  que 
ce  soit,  apaisez-la  :  soyez  sûr  que  son  cœur 
vous  sera  rouvert  si  le  vôtre  vous  ramène  à  elle. 
Ne  pouvez-vous  sans  fausseté  lui  faire  le  sacri- 
fice de  quelques  opinions  inutiles,  ou  du  moins 
les  dissimuler?  Vous  ne  serez  jamais  appelé  à 
persécuter  personne  ;   que  vous  importe  le 
reste?  Il  n'y  a  pas  deux  morales.  Celle  du 
christianisme  et  celle  de  la  philosophie  sont  la 
même,  l'une  et  l'autre  vous  impose  ici  le  même 
devoir  ;  vous  pouvez  le  remplir,  vous  le  devez; 
la  raison,  l'honneur,  votre  intérêt,  tout  le  veut  ; 
moi  je  l'exige  pour  répondre  aux  sentimens 
dontvous  m'honorez.  Si  vous  le  faites,  comptez 
sur  mon  amitié ,  sur  toute  mon  estime ,  sur 
mes  soins,  si  jamais  ils  vous  sont  bons  à  quel- 
que chose.  Si  vous  ne  le  faites  pas,  vous  n'avez 
qu'une  mauvaise  tête;  ou,  qui  pis  est,  votre 
cœur  vous  conduit  mal,  et  je  ne  veux  conser- 
ver des  liaisons  qu'avec  des  gens  dont  la  tête 
et  le  cœur  soient  sains. 

T.  IV. 


A  u.  d'ivi-rnois. 

Yvcrdun,  le  uivrcndi  i"  août  1704. 


Le  voyage,  monsieur,  qui  doit  me  rappro- 
cher de  vous,  est  commencé  ;  mais  je  no  sais 
quand  il  s'achèvera,  vu  les  pluies  qui  tombent 
aciuellement,  et  qui  rendent  les  chemins  dés- 
agréables pour  un  piéton.  Toutefois  supposant 
que  la  pluie  cesse  et  que  le  chemin  se  ressu'e 
passablement  d'ici  à  demain  après  dîner,  je  mo 
propose  d'aller  coucher  à  Goumoins,  après- 
demain  à  Morges  où  j'attendrai  peut-être  un 
jour  ou  deux.  Comme  j'en  crois  les  cabarets 
mauvais  et  le  séjour  ennuyeux,  je  tâcherai  de 
trouver  un  bateau  pour  traverser  à  Thonon, 
où  je  séjournerai  quelques  jours  attendant  de 
vos  nouvelles.  Je  vous  marque  ma  marche  un 
peu  en  détail,  afin  que,  si  vous  vouliez  me 
joindre  à  Morges,  vous  puissiez  savoir  quand 
m'y  trouver  :  mais  encore  une  fois,  ma  ma- 
nière de  voyager  fait  que  tous  mes  arrangemens 
dépendent  du  temps.  Je  serai  charmé  de  vous 
voir  et  nos  amis ,  à  condition  que  je  ne  serai 
point  gêné  dans  ma  manière  de  vivre,  et  qu'on 
n'amènera  point  de  femme,  quelque  plaisir  que 
j'eusseen  tout  autre  temps  de  faire  connaissance 
avec  madame  d'Ivernois.  Je  lui  présente  mon 
respect,  cl  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon 
cœur. 


AU   MEME. 


Motiers,  le  20  août  1764. 

El)  arrivant  ici  avant-hier,  monsieur,  en  mé- 
diocre état,  je  reçus  avec  des  centaines  de 
lettres  la  vôtre  pour  m'en  consoler,  mais  à  la- 
quelle l'importunité  des  autres  m'empêche  de 
répondre  en  détail  aujourd  hui. 

Je  suis  très-sensible  à  la  grâce  que  veut  mo 
faire  M.  Guyot  :  ce  seroit  en  abuser  que  de 
prendre  toutes  ses  bougies  au  prix  auquel  il 
veut  bien  me  les  passer.  D'ailleurs,  il  ne  me 
paroit  pas  que  celle  que  vous  m'avez  envoyée 
soit  exactement  semblable  aux  miennes  ;  il  fau- 
droit,  pour  en  faire  l'essai  convenablement,  et 
plus  de  loisir  et  un  plus  grand  nombre.  A  tout 
événement,  si  de  ces  cinq  douzaines  M.  Guyot 
vouloit  bien  en  céder  deux,  je  pourrois,  sur  ces 
vingt-quatre  bougies,  faire  cet  hiver  des  es- 


498 


COURIiSPONDANCE. 


sais  qui  me  décidcroient  sur  ce  qui  pourroit 
lui  en  rester  au  printemps  ;  et,  si  pour  ce  nom- 
bre il  permet  le  choix,  je  les  aimerois  mieux 
grises  ou  noires  que  rouges ,  ot  surtout  des 
plus  longues  qu'il  ait,  puisque  je  suis  oblige 
de  mettre  à  toutes  des  allonges  qui  m'incom- 
modent beaucoup,  mais  qui  sont  nécessaires 
pour  que  la  bougie  pénètre  jusqu'à  l'obstacle. 
Vous  aurez  la  Nouvelle  Uéloïse  ;  mais,  comme 
je  suppose  que  vous  notes  pas  pressé,  j'atten- 
drai que  les  tracas  me  laissent  respirer.  Du 
reste,  ne  vous  faites  pas  tant  valoir  pour  m'a- 
voir  demandé  cette  bagatelle;  votre  intention 
se  pénètre  aisément.  Les  autres  donnent  pour 
recevoir  ;  vous  faites  tout  le  contraire,  et  même 
vous  abusez  de  ma  facilité.  Ne  m'envoyez  point 
de  l'eau  d'Auguste,  parce  qu'en  vérité  je  n'en 
saurois  que  faire,  ne  la  trouvant  pas  fort  agréa- 
ble,   et  n'ayant  pas  grand'foi  à  ses  vertus. 
Quant  à  la  truite,  l'assaisonnement  et  la  main 
qui  l'a  préparée  doivent  rendre  excellente  une 
chose  naturellement  aussi  bonne;  mais  mon 
état  présent  m'interdit  l'usage  de  ces  sortes  de 
mets.  Toutefois  ce  présent  vient  d'une  part 
qui  nï'empéche  de  le  refuser,  et  j'ai  grand  - 
peur  que  ma  gourmandise  ne  m'empêche  de 
m'en  abstenir. 

Je  dois  vous  avertir,  par  rapport  àl'eau  d'Au- 
guste, de  ne  plus  vous  servir  d'une  aiguille  de 
-uivre,  ou  de  vous  abstenir  d'en  boire  ;  car  la 
liqueur  doit  dissoudre  assez  de  cuivre  pour  ren- 
dre cette  boisson  pernicieuse  et  pour  en  faire 
même  un  poison.  Ne  négligez  pas  cet  avis. 

J'aurois  cent  choses  à  vous  dire;  mais  le 
temps  me  presse,  il  faut  finir;  ce  neseioit  pas 
sans  vous  faire  tous  les  remercîmens  que  je 
vous  dois,  si  des  paroles  y  pouvoient  suffire. 
Bien  des  respects  à  madame,  je  vous  supplie; 
mille  choses  à  nos  amis  ;  recevez  les  remercî- 
mens el  les  salutations  de  mademoiselle  Le  Vas- 
seur,  et  d'un  homme  dont  le  cœur  est  plein  de 
vous. 

Je  ne  puis  m'cmpêcher  de  vous  réitérer  que 
l'idée  d'adresser  D  à  5  est  unechose  excellente; 
c'esiune  mine  d'orque  cette  idéeentredes  mains 
qui  sauront  l'exploiter. 


A  MYLORD  HARécHAL. 


4)"J 


llotiers,  le  21  août  1764. 

I>e  plaisir  que  m'a  causé,  mylord,  la  nou- 
velle de  votre  heureuse  arrivée  à  Berlin,  par 
votre  lettre  du  mois  dernier,  a  été  retardé  par 
un  voyage  que  j'avois  entrepris,  et  que  la  las- 
situde et  le  mauvais  temps  m'ont  fait  abandon- 
ner à  moitié  chemin.  Un  premier  ressentiment 
de  sciatique,  mal  héréditaire  dans  ma  famille, 
m'effrayoit  avec  raison.  Car  jugez  de  ce  que 
deviendroit,  cloué  dans  sa  chambre,  un  pau- 
vre malheureux  qui  n'a  d'autre  soulagement  ni 
I  d'autre  plaisir  dans  la  vie  que  la  promenade, 
et  qui  n'est  plus  qu'une  machine  ambulante?  Je 
m'étois  donc  mis  en  chemin  pour  Aix  dans 
l'intention  d'y  prendre  la  douche  et  aussi  d  y 
voir  mes  bons  amis  les  Savoyards,  le  meilleur 
peuple,  à  mon  avis ,  qui  soit  sur  la  terre.  J'ai 
fait  la  route  jusqu'à  Morges  pédesirement,  à 
mon  ordinaire,  assez  caressé  partout.  En  tra- 
versant le  lac,  et  voyant  de  loin  les  clochers  de 
Genève,  je  me  surpris  à  soupirer  aussi  lâche- 
ment que  j'aurois  fait  jadis  pour  une  perfide 
maîtresse.  Arrivé  àThonon,  il  a  fallu  rétrogra 
der,  malade  et  sous  une  pluie  continuelle.  Enfin 
me  voici  de  retour,  non  cocu  à  la  vérité,  mais 
battu,  mais  content,  puisque  j'apprends  votre 
heureux  retour  auprès  du  roi ,  et  que  mon 
protecteur  et  mon  père  aime  toujours  son  en- 
fant. 

Ce  que  vous  m'apprenez  de  l'atTranchisse- 
ment  des  paysans  de  Poméranie,  joint  à  tous 
les  autres  traits  pareils  que  vous  m'avez  ci- 
devant  rapportés ,  me  montre  partout  deux 
choses  également  belles,  savoir,  dans  l'objet 
le  génie  de  Frédéric,  et  dans  le  choix  le  cœur 
de  George.  On  feroit  une  histoire  digne  d'im- 
mortaliser le  roi  sans  autres  mémoires  que  vos 
lettres. 

A  propos  de  mémoires,  j'attends  avec  im- 
patience ceux  que  vous  m'avez  promis.  J'aban- 
di)nnerois  volontiers  la  vie  particulière  de  votre 
frère  si  vous  les  rendiez  assez  amples  pour  en 
pouvoir  tirer  Ihistoire  de  votre  maison.  J'y 
pourrois  parler  au  long  de  l'Ecosse  que  vous 
aimez  tant ,  et  de  votre  illustre  frère  et  de  son 
illustre  frère,  par  lequel  tout  cela  m'est  devenu 
cher.  Il  est  vrai  que  cette  entreprise  seroil  im- 
mense et  fort  au-dessus  de  mes  forces,  surtout 


ANNÉE  1764 


499 


dans  l'état  où  je  suis;  mais  il  s'agit  moins  do 
faire  un  ouvrage  que  de  m'occuper  de  vous, 
cl  do  fixer  mes  indociles  idées  qui  voudroient 
aller  leur  train  malgré  moi.  Si  vous  voulez  que 
j'écrive  la  vie  de  l'ami  dont  vous  me  parlez, 
que  votre  volonté  soit  faite  ;  la  mienne  y  trou- 
vera toujours  son  compte,  puisque  on  vous 
obéissant  je  m'occuperai  de  vous.  Bonjour, 
mylord. 


A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 

Hotiers,  le  26  août  1764. 

Après  les  preuves  touchantes,  madame,  que 
j'ai  eues  do  votre  amitié  dans  les  plus  cruels 
momens  de  ma  vie,  il  y  auroit  à  moi  de  l'in- 
gratitude de  n'y  pas  compter  toujours;  mais  il 
faut  pardonner  beaucoup  à  mon  état  :  la  con- 
fiance abandonne  les  malheureux ,  et  je  sens 
au  plaisir  que  m'a  fait  votre  lettre,  que  j'ai  be- 
soin d  éire  ainsi  rassuré  quelquefois.  Cette  con- 
solation ne  pouvoit  me  venir  plus  à  propos  : 
après  tant  de  portos  irréparables,  et  en  dernier 
lieu  colle  de  M.  de  Luxembourg,  il  m'importe 
de  sentir  qu'il  me  reste  des  biens  assez  précieux 
pour  valoir  la  peine  de  vivre.  Le  moment  où 
j'eus  le  bonheur  de  le  connoîUe  ressembloit 
beaucoup  à  celui  où  je  l'ai  perdu  ;  dans  l'un  et 
Hans  l'autre,  j'élois  affligé,  délaissé,  nwilade  : 
.1  me  consola  de  tout  ;  qui  me  consolera  de  lui  ? 
Les  amis  que  j'avois  avant  de  le  perdre;  car 
mon  cœur,  usé  par  les  maux,  et  déjà  durci 
par  les  ans,  est  fermé  désormais  à  tout  nouvel 
attachement. 

Je  ne  puis  penser,  madame,  que  dans  los 
critiques  qui  regardent  l'éducation  de  M.  votre 
fi!s,  vous  compreniez  ce  que,  sur  le  parti  que 
vous  avez  pris  de  l'envoyer  à  Leyde,  j'ai  écrit 
au  chevalier  L***  f).  Critiquer  quelqu'un , 
c'est  blâmer  dans  le  public  sa  conduite;  mais 
dire  son  sentiment  à  un  ami  commun  sur  un 
pareil  sujet  ne  s'appellera  jamais  critiquer,  à 
moins  que  l'amitié  n'impose  la  loi  de  ne  dire 
jamais  ce  qu'on  pense,  même  en  chosrs  où  les 
gens  du  meilleur  sens  peuvent  n'être  pas  du 
même  avis.  Après  la  manière  dont  j'ai  constam- 
ment pensé  et  parlé  de  vous,  madame,  je  me 

(')  Sans  doute  le  chevalier  de  Lorenzi. 


décrierois  moi-même  si  je  m'avisois  de  vous 
critiquer.  Je  trouve  à  la  vérité  beaucoup  d'in- 
convénient à  envoyer  les  jeunes  gens  dans  les 
universités;  mais  je  trouve  aussi  que,  selon  les 
circonstances,  il  peut  y  en  avoir  davantage  à 
ne  pas  le  faire,  et  l'on  n'a  pas  toujours  en  ceci 
le  choix  du  plus  grand  bien  ,  mais  du  moindre 
mal.  D'ailleurs  une  fois  la  nécessité  de  ce  parti 
supposée,  je  crois  comme  vous  qu'il  y  a  moins 
de  danger  en  Hollande  que  partout  ailleurs. 

Je  suis  ému  de  ce  que  vous  m'avez  marqué 
de  MM.  les  comtes  de  B***  :  jugez ,  madame ,  si 
la  bienveillance  des  hommes  de  ce  mérite  m'est 
précieuse,  à  moi  que  celle  même  des  gens  que 
je  n'estime  pas  subjugue  toujours.  Je  ne  sais 
ce  qu'on  eût  fait  de  moi  par  les  caresses  :  heu- 
reusement on  ne  s'est  pas  avisé  de  me  gàier  là- 
dessus.  On  a  travaillé  sans  relâche  à  donner  à 
mon  cœur,  et  peut-être  à  mon  génie ,  le  ressort 
que  naturellement  ils  n'avoient  pas.  J'étois  né 
foible;  les  mauvais  traitemens  m'ont  fortifié  : 
à  force  de  vouloir  m'avilir,  on  m'a  rendu  fier. 

Vous  avez  la  bonté,  madame,  de  vouloir  de8 
détails  sur  ce  qui  me  regarde.  Que  vous  dirai-je? 
rien  n'est  plus  uni  que  ma  vie,  rien  n'est  plus 
borné  que  mesprojets;  jevisau  jourla  journée 
sans  souci  du  lendemain,  ou  plutôt  j'achève  de 
vivre  avec  plusde  lenteurqiie  je  navois  compté. 
Je  ne  m'en  irai  pas  plus  tôt  qu'il  ne  plaît  à  la 
naiurc  :  mais  ses  longueurs  ne  laissent  pas  de 
m'ombarrasser,  car  je  n'ai  plus  rien  à  faire  ici. 
Le  dégoût  de  toutes  choses  me  livre  toujours 
plus  à  l'indolence  et  à  l'oisivelé.  Les  maux  phy- 
siques me  donnent  seuls  un  peu  d'activité.  Le 
séjour  que  j  habite ,  quoique  assez  sain  pour 
les  autres  hommes  ,  est  pernicieux  pour  mon 
état  ;  co  qui  fait  que,  pour  me  dérober  aux  in- 
jures de  lair  et  à  l'importunité  des  désœuvrés, 
je  vais  errant  par  le  pays  durant  la  belle  saison  ; 
mois  aux  approches  de  l'hiver,  qui  est  ici  très- 
rude  et  très-long,  il  faut  revenir  et  souffrir.  Il 
y  a  long-temps  que  je  cherche  à  déloger  :  mais 
où  aller?  comment  m'arranger?  J'ai  tout  à  la 
fois  l'embarras  de  l'indigence  et  celui  des  ri- 
chesses :  toute  espèce  de  soin  m'effraie  ;  le 
transport  de  mes  guenilles  et  de  mes  livres  par 
ces  montagnes  est  pénible  et  coûteux  :  c'est  bien 
la  peine  de  déloger  de  ma  maison,  dans  l'at- 
tente de  déloger  bientôt  de  mon  corps  !  Au  lieu 
que,  restant  où  je  suis,  j'ai  des  journées  déli.- 


500 


CORRESPONDANCE. 


cieuscs ,  errant ,  sans  souci ,  sans  projet ,  sans 
affaires,  de  bois  en  bois  et  de  rochers  en  rochers, 
rêvant  toujours  et  ne  pensant  point.  Je  donne- 
rois  tout  au  monde  pour  savoir  la  botanique  ; 
c'est  la  véritable  occupation  d'un  corps  ambu- 
lant et  d'un  esprit  paresseux  :  je  ne  répondrois 
pas  que  je  n'eusse  la  folie  d'essayer  de  l'ap- 
prendre, si  je  savois  par  où  commencer.  Quant 
à  ma  situation  du  côté  des  ressources,  n'en 
soyez  point  en  peine  ;  le  nécessaire,  même  abon- 
dant, ne  m'a  point  manqué  jusqu'ici,  et  proba- 
blement ne  me  manquera  pas  sitôt.  Loin  do 
vous  gronder  de  vos  offres ,  madame ,  je  vous 
en  remercie;  mais  vous  conviendrez  qu'elles 
seroient  mal  placées  si  je  m'en  prévalois  avant 
le  besoin. 

Vous  vouliez  des  détails  ;  vous  devez  être 
contente.  le  suis  très-content  des  vôtres,  à  cela 
près  que  je  n'ai  jamais  pu  lire  le  nom  du  lieu 
que  vous  habitez.  Peut-être  le  connois-je;  et  il 
me  seroit  bien  doux  de  vous  y  suivre,  du  moins 
par  l'imagination.  Au  reste,  je  vous  plains  de 
n'en  être  encore  qu'à  la  philosophie.  Je  suis 
bien  plus  avancé  que  vous,  madame;  sauf  mon 
devoir  et  mes  amis,  me  voilà  revenu  à  rien. 

Je  ne  trouve  pas  le  chevalier  si  déraison- 
nable puisqu'il  vous  divertit  ;  s'il  n'étoit  que 
déraisonnable ,  il  n'y  parviendroit  sûrement 
pas.  Il  est  bien  à  plaindre  dans  les  accès  de  sa 
goutte,  car  on  souffre  cruellement  ;  mais  il  a  du 
moins  l'avantage  de  souffrir  sans  risque.  Des 
scélérats  ne  l'assassineront  pas,  et  personne  n'a 
intérêt  à  le  tuer.  Étes-vous  à  portée,  madame, 
de  voir  souvent  madame  la  maréchale'  Dans 
les  tristes  circonstances  où  elle  se  trouve,  elle 
a  bien  besoin  de  tous  ses  amis,  et  surtout  de 
vous. 


k   M.  LE  PRmCE  L.   E.  DE   WIRTEMBERG. 
notiers,  le  S  septembre  17(>4. 

J'apprends  avec  plus  de  chagrin  que  de  sur- 
prise l'accident  qui  vous  a  forcé  d'ôter  à  votre 
second  enfant  sa  nourrice  naturelle.  Ces  relus 
de'Iait  sont  assez  communs  ;  mais  ils  ne  sont  pas 
tous  sur  le  compte  de  la  nature ,  les  mères 
pour  l'ordinaire  y  ont  bonne  part.  Cependant, 
on  cette  occasion,  mes  soupçons  tombent  plus 
sur  le  père  que  sur  la  mère.  Vous  me  parlez  de 


!  ce  joli  sein  en  époux  jaloux  de  lui  conserver 
1  toute  sa  fraîcheur,  et  qui ,  au  pis  aller,  aime 
mieux  que  le  dégât  qui  peut  s'y  faire  soit  de  sa 
I  façon  que  de  celle  de  l'enfant  :  mais  les  voluptés 
!  conjugales  sont  passagères,  et  les  plaisirs  de 
j  l'amant  ne  font  le  bonheur  ni  du  père  ni  do 
l'époux. 

Rien  de  plus  intéressant  que  les  détails  des 
progrès  de  Sophie.  Ces  premiers  actes  d'auto- 
rité ont  été  très-bien  vus  et  très-bien  réprimés. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  dans  l'éducation  est 
de  ne  donner  aux  pleurs  des  enfans  ni  plus  ni 
moins  d'attention  qu'il  est  nécessaire.  Il  faut 
que  l'enfant  demande,  et  non  qu'il  commande; 
il  faut  que  la  mère  accorde  souvent,  mais  qu'elle 
ne  cède  jamais.  Je  vois  que  Sophie  sera  très- 
rusée;  et  tant  mieux,  pourvu  qu'elle  ne  soit  ni 
capricieuse  ni  impérieuse;  mais  je  vois  qu'elle 
aura  grand  besoin  de  la  vigilance  paternelle  et 
maternelle,  et  de  l'esprit  de  discernement  que 
vous  y  joignez.  Je  sens,  au  plaisir  et  à  l'inquié- 
tude que  me  donnent  toutes  vos  lettres,  que 
le  succès  de  l'éducation  de  cette  chère  enfairt; 
m'intéresse  p  resque  autant  que  vous. 


A  MADAME  LATOUR. 
Au  cbamp-du-Moulin,  le  9  «eptembre  1764. 

J'ai  reçu  toutes  vos  lettres,  chère  Marianne, 
je  sens  tous  mes  torts;  pourtant  j'ai  raison. 
Dans  les  tracas  où  je  suis ,  l'aversion  d'écrire 
des  lettres  s'étend  jusqu'aux  personnes  à  qui  je 
suis  forcé  de  les  adresser,  et  vous  êtes,  en  pa- 
reil cas,  une  de  celles  à  qui  je  me  sens  le  moins 
disposé  d'écrire.  Si  ce  sont  absolument  des 
lettres  que  vous  voulez,  rien  ne  m'excuse  ;  mais 
si  l'amitié  vous  suffit,  restez  en  repos  sur  ce 
point.  Au  surplus,  daignez  attendre,  je  vous 
écrirai  quand  je  pourrai. 

Mille  choses,  je  vous  supplie,  au  papa,  s'il 
est  encore  auprès  de  vous. 


A  M.  DU  PEYROD. 

12  septembre  1764. 

Je  prends  le  parti ,  monsieur,  suivant  votre 
idée,  d'attendre  ici  votre  passage  :  s'il  arrive 


ANNKE  17Gi. 


501 


que  vous  alliez  à  Cressier,  je  pourrai  prendre 
celui  de  vous  y  suivre,  et  c'est  de  tous  les  ar- 
rangcnieiis  celui  qui  nie  plaira  le  plus.  En  ce 
cas-là  jirai  seul,  c'esl-à-dirc  sans  mademoiselle 
Le  Vasscur,  et  je  resterai  seulement  deux  ou 
trois  jours  pour  essai,  ne  pouvant  guère  ni'é- 
loigner  en  ce  moment  plus  long-temps  d'ici. 
Je  comprends,  au  temps  que  demande  la  dame 
Guinchard  pour  ses  préparatifs,  quelle  me 
prend  pour  un  Sybarite.  Peut-être  aussi  veut- 
elle  soutenir  la  réputation  du  cabaret  de  Cres- 
sier ;  mais  cela  lui  sera  difficile,  puisque  les 
plats,  quoique  bons,  n'en  font  pas  la  bonne 
chère,  et  qu'on  n'y  remplace  pas  l'hôto  par  un 
cuisinier.  Vous  avez  à  Monlezi  un  autre  hAte  qui 
n'est  pas  plus  facile  à  remplacer,  et  des  hôtes- 
ses qui  le  sont  encore  moins.  Monlezi  doit  être 
une  espèce  de  mont  Olympe  pour  tout  ce  qui 
l'habite  en  pareille  compagnie.  Bonjour,  mon- 
sieur :  quand  vous  reviendrez  parmi  les  mor- 
tels, n'oubliez  pas,  je  vous  prie,  celui  de  tous 
qui  vous  honore  le  plus,  et  qui  veut  vous  of- 
frir, au  lieu  d'encens^  des  sentiraens  qui  le 
valent  bien. 


AU  MÊME. 


Ce  dimanche  matin,  septembre  1764. 


Mon  état  met  encore  plus  d'obstacles  que  le 
temps  à  mon  départ.  Ainsi  j'abandonne,  pour 
le  présent,  mon  premier  projet  de  voyage,  qui 
ne  me  permeltroit  pas  dêtre  ici  de  retour  à  la 
fin  du  mois,  ce  qu'il  faut  absolument  ;  mais  au 
lieu  de  cela,  je  prendrai  le  parti  de  descendre 
à  Neuchàiel,  et  d'y  passer  quelques  jours  avec 
vous;  ainsi  vous  pouvez,  si  vous  y  descendez, 
me  prendre  avec  vous,  ou  nous  descendrons 
séparément,  toujours  en  supposant  que  mon 
état  le  permette. 

Je  fais  mille  salutations  et  respects  à  tous  les 
habitans  et  habitantes  de  Monlezi.  Je  ne  dois 
entrer  pour  rien  dans  l'arrangement  de  voyage 
de  M.  Chaillet,  parce  que  je  ne  prévois  pas 
pouvoir  descendre  aussitôt  que  lui.  Madame 
Boy  de  La  Tour  me  charge  do  lui  marquer,  de 
même  qu'à  madame,  l'empressement  qu'elle  a 
de  les  voir  ici.  Elle  leur  fait  dire  aussi  pour 
nouvelle  que  madame  de  Froment  est  arrivée 


hier  à  Colombier.  Nous  verrons  votre  besogne 
quand  nous  nous  verrons,  et  c'est  surtout  pour 
on  conférer  ensemble  que  je  veux  passer  deux 
ou  trois  jours  avec  vous.  J'écris  si  à  la  hâte, 
que  je  ne  sais  ce  que  je  dis,  sinon  quand  je 
vous  assure  que  je  vous  aime  de  tout  mon 
cœur. 

Le  portrait  est  fait,  et  on  le  trouve  assez  res- 
semblant ;  mais  le  peintre  n'en  est  pas  content. 


H.    DIVERNOIS. 


MoUen,  le  18  septembre  1761. 


La  difficulté,  monsieur,  de  trouver  un  loge- 
ment qui  me  convienne  me  force  à  demeurer 
ici  cet  hiver;  ainsi  vous  m'y  trouverez  à  votre 
passage.  Je  viens  de  recevoir,  avec  voire  lettre 
du  ^  I ,  le  mémoire  que  vous  m'y  annoncez  :  je 
n'ai  point  celui  de  E  à  G,  et  je  n'ai  aucune  nou- 
velle de  C;  ce  qui  me  confirme  dans  l'opinior 
oùj'étois  sur  son  sort. 

Je  suis  charmé,  mais  non  surpris,  de  ce  que 
vous  me  marquez  de  la  part  de  M.  Âbauzit.  Cet 
homme  vénérable  est  trop  éclairé  pour  ne  pas 
voir  mes  intentions,  et  trop  vertueux  pour  ne 
pas  les  approuver. 

Je  savois  le  voyage  de  M.  le  dnc  de  Randan  : 
deux  carrossées  d'officiers  du  régiment  du  roi, 
qui  l'ont  accompagné,  et  qui  me  sont  venus 
voir,  m'en  ont  dit  des  détails.  On  leur  avoit  as- 
suré à  Genève  que  j'étois  un  loup-garou  ina- 
bordable. Ils  ne  sont  pas  édifiés  de  ce  qu'on  leur 
a  dit  de  moi  dans  ce  pays-là. 

J'aurai  soin  de  mettre  une  marque  dislinc- 
live  aux  papiers  qui  me  viennent  de  vous;  mais 
je  vous  avertis  que,  si  j'en  dois  faire  usage,  il 
faudra  qu'ils  me  restent  très-long-temps,  aussi 
bien  que  tout  ce  qui  est  entre  mes  mains  et 
tout  ce  dont  j'ai  besoin  encore.  Nous  en  cause- 
rons quand  j'aurai  le  plaisir  de  vous  voir,  mo- 
ment que  j'attends  avec  un  véritable  empresse- 
ment. Mes  respects  à  madame  d'Ivernois,  et 
mes  salutations  à  nos  amis.  Je  vous  embrasse. 

Je  crois  vous  avoir  marqué  que  j'avois  ici  la 
harangue  de  M.  Chouet. 


9n 


COllKESPONDANGE. 


A   U.   DU   PEYROU. 


Le  ^^  septembre  1764. 


Le  temps  qu'il  fait  ni  mon  état  présent  ne 
me  permettent  pas,  monsieur,  de  fixer  le  jour 
auquel  il  me  sera  possible  d'aller  à  Cressicr. 
Mais  s'il  faisoit  beau  et  que  je  fusse  mieux,  je 
tâcherois,  d'aujourd  hui  ou  de  demain  en  huit, 
d'aller  coucher  à  Neuchâtel  ;  et  de  là,  si  voiro 
carrosse  étoit  chez  vous,  je  pourrois,  puisque 
vous  le  permettez,  le  prendre  pour  aller  à  Crcs- 
sier.  Mon  désir  d'aller  passer  quelques  jours 
près  de  vous  est  certain;  mais  je  suis  si  accou- 
tumé avoir  contrarier  mes  projets,  que  je  n'ose 
presque  plus  en  faire  ;  toutefois  voilà  le  mien, 
quant  à  présent;  et,  s'il  arrive  que  j'y  renonce, 
j'aurai  sûrement  regret  de  n'avoir  pu  l'exécu- 
ter. Mille  remercîinens,  monsieur,  et  saluta- 
tions de  tout  mon  cœur. 

Je  ne  comprends  pas  bien,  monsieur,  pour- 
quoi vous  avez  affranchi  votre  lettre.  Comme  je 
n'aime  pas  poiniiller,  je  n'affranchis  pas  la 
mienne.  Quand  on  s'écarte  de  l'usage,  il  faut 
avoir  des  raisons  ;  j'en  aurois  une,  et  vous  n'en 
aviez  point  que  je  sache. 


M.    DANIEL   ROGUIN. 
Motiers,  le  22  septembre  1764. 

Je  suis  vivement  touché,  très-cher  papa,  de 
la  perte  que  nous  venons  de  faire  ;  car,  outre 
que  nul  événement  dans  votre  famille  ne  m'est 
étranger,  j'ai  pour  ma  part  à  regretter  toutes 
les  bontés  dont  mhouoroit  M.  le  banneret.  La 
tranquillité  de  ses  derniers  momens  nous  mon- 
tre bien  que  l'horreur  qu'on  y  trouve  est  moins 
dans  la  chose  que  dans  la  manière  de  l'envisa- 
ger. Une  vie  intègre  est  à  tout  événement  un 
grand  moyen  de  paix  dans  ces  momens-là,  et 
la  sérénité  avec  laquelle  vous  philosophez  sur 
cette  matière  vient  autant  de  votre  cœur  que 
de  votre  raison.  Cher  papa,  nous  n'abrégerons 
pas,  comme  le  défunt,  notre  carrière  à  force  de 
vouloir  la  prolonger  ;  nous  laisserons  disposer 
de  nous  à  la  nature  et  à  son  auteur,  sans  trou- 
bler notre  vie  par  l'effroi  de  la  perdre.  Quand 
les  maux  ou  les  ans  auront  mûri  ce  fruit  éphé- 
mère, nous  le  laisserons  tomber  sans  murmure  ; 


et  tout  ce  qu'il  peut  arriver  de  pis  en  toute 
supposition  est  que  nous  cesserons  alors,  mo 
d'aimer  le  bien,  vous  d'en  faire. 


A  M.   DE  CHAMFORT, 


Motiers,  le  6  octobre  1764. 


Je  vous  remercie,  monsieur,  de  votre  der- 
nière pièce  (*)  et  du  plaisir  que  m'a  fait  sa  lec- 
ture. Elle  décide  le  talent  qu'annonçoit  la  pre- 
mière, et  déjà  l'auteur  m'inspire  assezd'estime 
pour  oser  lui  dire  du  mal  de  son  ouvrage.  Je 
n'aime  pas  trop  qu'à  votre  âge  vous  fassiez  le 
grand-père,  que  vous  me  donniez  un  intérêts! 
tendre  pour  le  petit-fils  que  vous  n'avez  point, 
et  que,  dans  une  épître  où  vous  dites  de  si  belles 
choses,  je  sente  que  ce  n'est  pas  vous  qui  par- 
lez. Evitez  cette  métaphysique  à  la  mode,  qui 
depuis  quelque  temps  obscurcit  tellement  les 
vers  françois  qu'on  ne  peut  les  lire  qu'avec 
contention  d'esprit.  Les  vôtres  ne  sont  pas  dans 
ce  cas  encore  ;  mais  ils  y  tomberoient  si  la  dif- 
férence qu'on  sent  enti*e  votre  première  pièce 
et  la  seconde  alloit  en  augmentant.Votre  épître 
abonde,  non-seulement  en  grands  sentimens, 
mais  en  pensées  philosophiques,  auxquelles  je 
rcprocherois  quelquefois  de  l'être  trop.  Par 
exemple,  en  louant  dans  les  jeunes  gens  la  foi 
qu'ils  ont  et  qu'on  doit  à  la  vertu,  croyez-vous 
que  leurfaire  entendre  que  cette  foi  n'est  qu'une 
erreur  de  leur  âge,  soit  un  bon  moyen  de  la 
leur  conserver?  Il  ne  faut  pas,  monsieur,  pour 
paroître  au-dessus  des  préjugés,  saper  les  fon- 
demens  de  la  morale.  Quoiqu'il  n'y  ait  aucune 
parfaite  vertu  sur  la  terre,  il  n'y  a  peut-être 
aucun  homme  qui  ne  surmonte  ses  penchans 
en  quelque  chose,  et  qui  par  conséquent  n'ait 
quelque  vertu;  les  uns  en  ont  plus,  les  autres 
moins  :  mais  si  la  mesure  est  indéterminée, 
est-ce  à  dire  que  la  chose  n'existe  point?  C'est 
ce  qu'assurément  vous  ne  croyez  point,  et  que 
pourtant  vous  faites  entendre.  Je  vous  con- 
damne, pour  réparer  cette  faute,  à  faire  une 
pièce  où  vous  prouverez  que,  malgré  les  vices 
des  hommes,  il  y  a  parmi  eux  des  vertus,  et 
même  de  la  vertu,  et  qu'il  y  en  aura  toujours. 
Voilà,  monsieur,  de  quoi  s'élever  à  la  plus 

(*)  Épûred'un  Père  à  son  fils  surla  naissance  d'an  pdil- 
/ils. 


ANNÉK  1764. 


,105 


haute  philosophie.  11  y  en  a  «lavaiUage  à  com- 
baitre  les  préjugés  philosophiques  qui  sont 
nuisibles  qu  à  combaltre  les  préjugés  popu- 
laires qui  sont  utiles.  Entreprenez  hardiment 
cet  ouvrage  :  et  si  vous  le  traitez  comme  vous 
le  pouvez  faire,  un  prix  ne  sauroit  vous  man- 
quer (*). 

En  vous  parlant  des  gens  qui  m'accablent 
dans  mes  malheurs  et  qui  me  portent  leurs 
coups  en  secret,  j'étois  bien  éloigné,  monsieur, 
de  songer  à  rien  qui  eût  le  moindre  rapport 
au  parlement  de  Paris.  J'ai  pour  cet  illustre 
corps  les  mômes  sentimens  qu'avant  ma  dis- 
grâce, et  je  rends  toujours  la  même  justice  à 
ses  membres,  quoiqu'ils  me  l'aient  si  mal  ren- 
due. Je  veux  même  penser  qu'ils  ont  cru  faire 
envers  moi  leur  devoir  d'hommes  publics;  mais 
c'en  étoit  un  pour  eux  de  mieux  l'apprendre. 
On  trouveroit  difficilement  un  fait  où  le  droit 
des  gens  fût  violé  de  tant  de  manières  :  mais 
quoique  les  suites  de  cette  affaire  m'aient 
plongé  dans  un  gouffre  de  malheurs  d'où  je  ne 
sortirai  de  ma  vie,  je  n'ensais  nul  mauvais  gréa 
ces  messieurs.  Je  sais  que  leur  but  n'étoit  point 
de  me  nuire,  mais  seulement  d'aller  à  leurs  fins. 
Je  suis  qu'ils  n'ont  pour  moi  ni  amitié  ni  haine, 
que  mon  être  et  mon  sort  est  la  chose  du 
monde  qui  les  intéresse  le  moins.  Je  me  suis 
trouvé  sur  leur  passage  comme  un  caillou  qu'on 
pousse  avec  le  pied  sans  y  regarder.  Je  connois 
à  peu  près  leur  portée  et  leurs  principes.  Ils  ne 
doivent  pas  dire  qu'ils  ont  fait  leur  devoir, 
mais  qu'ils  ont  fait  leur  métier. 

Lorsque  vous  voudrez  m'honorer  de  quelque 
témoignage  de  souvenir  et  me  faire  quelque 
part  de  vos  travaux  littéraires,  je  les  recevrai 
toujoursavec  intérêt  et  reconnoissance.  Je  vous 
salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


A  H.   MARTEAU. 


Uotiers,  le  M  octobre  I7C4. 


J'ai  reçu,  monsieur,  au  retour  d'une  tournée 
que  j'ai  faite  dans  nos  montagnes,  votre  lettre 
du  4  août  et  l'ouvrage  que  vous  y  avez  joint. 
J'y  ai  trouvé  des  sentimens,  de  l'honnêteté,  du 
goût  ;  et  il  m'a  rappelé  avec  plaisir  notre  an- 

(*)  Cliamrort  avoit  envoyé  son  épftrc  au  concours  pour  le 
prix  de  poésie  proposé  par  l'Académie  franroise.      U   P. 


cienno  coniioissance.  Je  ne  voudrois  pourtant 
plus  qu'avec  le  talent  que  vous  paroissez  avoir, 
vous  en  bornassiez  l'emploi  à  de  pareilles  ba- 
gatelles. 

Ne  songez  pas,  monsieur,  à  venir  ici  avec 
une  femme  et  douze  cents  livres  de  rente  via- 
gère pour  toute  fortune.  I.a  liberté  met  ici  tout 
le  monde  à  son  aise.  Le  commerce  qu'on  ne 
gêne  point  y  fleurit;  on  y  a  beaucoup  d'argent 
et  peu  de  denrées;  ce  n'est  pas  le  moyen  d'y 
vivre  à  bon  marché.  Je  vous  conseille  aussi  de 
bien  songer,  avant  de  vous  marier,  à  ce  que 
vous  allez  faire.  Une  rente  viagère  n'est  pas  une 
grande  ressource  pour  une  famille.  Je  re- 
marque d'ailleurs  que  tous  les  jeunes  gens  à 
nïarier  trouvent  des  Sophies  :  mais  je  n'entends 
plus  parler  de  Sophies  aussitôt  qu'ils  sont  ma- 
riés. 

Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


A  M.  LALIAUD 


Uoliers,  le  M  octobre  1764. 


Voici,  monsieur,  celle  des  trois  estampes  que 
vous  m'avez  envoyées  qui,  dans  le  nombre  des 
gens  que  j'ai  consultés,  a  eu  la  pluralité  des 
voix.  Plusieurs  cependant  préfèrent  celle  quj 
est  en  habit  françois,  et  l'on  peut  balancer  avec 
raison,  puisque  l'une  et  l'autre  ont  été  gravées 
sur  le  même  portrait,  peint  par  M.  de  La  Tour. 
Quant  à  l'estampe  où  le  visage  est  de  profil,  elle 
n'a  pas  la  moindre  ressemblance  :  il  paroîtque 
celui  qui  l'a  faite  ne  m'avoit  jamais  vu  ;  et  i> 
s'est  même  trompé  sur  mon  âge. 

Je  voudrois,  monsieur,  être  digne  de  l'hon- 
neur que  vous  me  faites.  Mon  portrait  figure 
mal  parmi  ceux  des  grands  philosophes  dont 
vous  me  parlez  :  mais  j'ose  croire  qu'il  n'est 
pas  déplacé  parmi  ceux  des  amis  de  la  justice 
et  de  la  vérité.  Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout 
mon  cœur. 


A   M.   LK  PRINCE   L.   E.   DE  WIRTEMBfiRG. 

itiotiers,  le  H  octobre  1764. 

C'est  à  regret,  prince,  que  je  me  prévaux 
quelquefois  des  conditions  que  mon  état  et  la 


604 

nécessité  plus  quo  ma  paresse,  m'ont  forcé  de 
faire  avec  vous.  Je  vous  écris  rarement;  mais 
j'ai  toujours  le  cœur  plein  de  vous  et  de  tout  ce 
qui  vous  est  cher.  Votre  constance  à  suivre  le 
genre  dévie  si  sage  et  si  simple  que  vous  avez 
choisi  me  fait  voir  que  vous  avez  tout  ce  qu'il 
faut  pour  l'aimer  toujours  ;  et  cela  m'attache  et 
m'intéresse  à  vous  comme  si  j'étois  votre  égal, 
ou  plutôt  comme  si  vous  étiez  le  mien  ;  car  ce 
n'est  que  dans  les  conditions  privées  que  l'on 
connoît  l'amitié. 

Le  sujet  des  deux  épitaphes  que  vous  m'avez 
envoyées  est  bien  moral  :  la  pensée  en  est  fort 
belle  ;  mais  avouez  que  les  vers  de  l'une  et  de 
l'autre  sont  bien  mauvais.  Des  vers  plats  sur 
une  plate  pensée  font  du  moins  un  tout  assorti  ; 
au  lieu  qu'à  mal  dire  une  belle  chose  on  a  le 
double  tort  de  mal  dire  et  de  la  gâter. 

Il  me  vient  une  idée  en  écrivant  ceci  ;  ne  se- 
riez-vous  point  l'auteur  d'une  de  ces  deux  piè- 
ces? Cela  seroit  plaisant,  et  je  le  voudrois  un 
peu.  Que  n'avez-vous  fait  quatre  mauvais  vers, 
afin  que  je  pusse  vous  le  dire,  et  que  vous  m'en 
aimassiez  encore  plus  ! 


CORRESPONDANCE. 


A   M.    DE   LA    TOUR 

A  Moticri,  le  14  octobre  1764. 

Oui,  monsieur,  j'accepte  encore  mon  second 
portrait  (*).  Vous  savez  que  j'ai  fait  du  premier 
un  usage  aussi  honorable  à  vous  qu'à  moi,  et 
bien  précieux  à  mon  cœur.  M.  le  maréchal  de 
Luxembourg  daigna  l'accepter  :  madame  la 
maréchale  a  daigné  le  recueillir.  Ce  monument 
de  votre  amitié,  de  votre  générosité,  de  vos 
rares  talens,  occupe  une  place  digne  de  la  main 
dontil  estsorii.  J'en  destine  au  second  une  plus 
humble,  mais  dont  le  même  sentiment  a  fait 
choix.  Il  ne  me  quittera  point,  monsieur,  cet 
admirable  portrait  qui  me  rend  en  quelque  fa- 
çon l'original  respectable  :  il  sera  sous  mes  yeux 
chaque  jour  de  ma  vie  :  il  parlera  sans  cesse 
à  mon  cœur  :  il  sera  transmis  après  moi  dans 
ma  famille  :  et  ce  qui  me  flatte  le  plus  dans 
cette  idée  est  qu'on  s'y  souviendra  toujours  de 
noire  amitié. 

(*)  C'est  d'après  ces  portraits  que  nonsâvons  fait  graver  ce  - 
lui  qui  se  trouve  an  i"'  volume  de  notre  édiliou.  Voyez  aussi 
le  fac  simile  de  cette  lettre. 


Je  vous  prie  instammentde  vouloir  bien  don- 
ner à  M.  Le  Nieps  vos  directions  pour  l'embal- 
lage. Je  tremble  que  cet  ouvrage,  que  je  me 
réjouis  de  faire  admirer  en  Suisse,  ne  souffre 
quelque  atteinte  dans  le  transport. 


A   H.   LE  NIEPS. 

Motiers,  'e  14  octobre  1764. 

Puisque,  malgré  ce  que  je  vous  avois  mar- 
qué ci-devant,  mon  bon  ami,  vous  avez  jugé  à 
propos  de  recevoir  pour  moi  mon  second  por- 
trait de  M.  de  La  Tour,  je  ne  vous  en  dédirai 
pas.  L'honneur  qu'il  m'a  fait,  l'estime  et  l'a- 
mitié réciproque,  les  consolations  que  je  reçois 
de  son  souvenir  dans  mes  malheurs,  ne  me 
laissent  pas  écouter  dans  cette  occasion  une  dé- 
licatesse qui,  vis-à-vis  de  lui,  seroit  une  espèce 
d'ingratitude.  J'accepte  ce  second  présent,  et  il 
ne  m'est  point  pénible  de  joindre  pour  lui  la 
reconnaissance  et  l'attachement.  Faites-moi  le 
plaisir,  cher  ami,  de  lui  remeltrej'incluse,  et 
priez-le,  comme  je  fais,  de  vous  donner  ses 
avis  sur  la  manière  d'emballer  et  voiturer  ce 
bel  ouvrage,  afin  qu'il  ne  s'endommage  pas 
dans  le  transport.  Employez  quelqu'un  d'en- 
tendu pour  cet  emballage,  et  prenez  la  peine 
aussi  de  prier  MM.  Rougemoni  de  vous  indi- 
qijer  des  voituriers  de  confiance  à  qui  l'on 
puisse  remettre  la  caisse  pour  qu'elle  me  par- 
vienne siîrement  et  que  ce  qu'elle  contiendra 
ne  soit  point  tourmenté.  Comme  il  ne  vient  pas 
de  voituriers  de  Paris  jusqu'ici,  il  faut  l'adres- 
ser, par  lettre  de  voiture,  à  M.  Junct,  direc- 
teur des  postes  à  Poiitarlier,  avec  prière  de  me 
la  faire  parvenir.  Vous  ferez,  s'il  vous  plaît, 
une  note  exacte  de  vos  déboursés,  et  je  vous 
les  ferai  rembourser  aussitôt.  Je  suis  impatient 
de  m'honorer  en  ce  pays  du  travail  d'un  aussi 
illustre  artiste,  et  des  dons  d'un  homme  aussi 
vertueux. 

Le  mauvais  temps  ne  me  permit  pas  de 
suivre  cet  été  ma  route  jusqu'à  Aix,  pour  une 
misérable  sciatique  dont  les  premières  attein- 
tes, jointes  à  mes  autres  maux,  m'ont  ef- 
frayé. Je  vis  à  Thonon  quelques  Genevois,  et 
entre  autres  celui  dont  vous  parlez,  et  en  ce 
point  vous  avez  été  très-bien  informé,  mais  non 
sur  le  reste,  puisque  nous  nous  séparâmes  tous 


ANNÉE  1764. 


505 


fort  contens  les  uns  des  autres.  M.  D.  a  des 
défauts  qui  sont  assez  désagréables  ;  mais  c'est 
un  honnête  homme,  bon  citoyen,  qui,  sans 
cagoterie,  a  de  la  religion,  et  des  mœurs  sans 
âprcté.  Je  vous  dirai  qu'à  mon  voyage  de  Ge- 
nève, en  n54,  il  me  parut  désirer  de  se  rac- 
commoder avec  vous  ;  mais  je  n'osai  vous  en 
parler,  voyant  l'éloignement  que  vous  aviez 
pour  lui  :  cependant  il  me  scroit  fort  doux  de 
voir  tous  ceux  que  j'aime  s'aimer  entre  eux. 

Après  avoir  cherché  dans  tout  le  pays  une 
habitation  qui  me  convînt  mieux  que  celle-ci, 
j'ai  partout  trouvé  des  inconvéniensqui  m'ont 
retenu,  et  sur  lesquels  je  me  suis  enfin  déter- 
miné à  revenir  passer  l'hiver  ici.  Bien  sûr  que 
je  ne  trouverai  la  santé  nulle  part,  j'aime  au- 
tant trouver  ici  qu'ailleurs  la  fin  de  mes  misè- 
res. Les  maux,  les  ennuis,  les  années  qui  s'ac- 
cumulent me  rendent  moins  ardent  dans  mes 
désirs,  et  moins  actif  à  les  satisfaire  ;  puisque 
le  bonheur  n'est  pas  dans  cette  vie,  n'y  multi- 
plions pas  du  moins  les  tracas. 

Nous  avons  perdu  le  banneret  Roguin  , 
homme  de  grand  mérite ,  proche  parent  de 
notre  ami,  et  très-regreité  de  sa  famille,  de  sa 
ville  et  de  tous  les  gens  do  bien.  C'est  encore, 
en  mon  particulier,  un  ami  de  moins;  hélas! 
ils  s'en  vont  tous,  et  moi  je  reste  pour  survivre 
à  tant  de  pertes  et  pour  les  sentir.  Il  ne  m'en 
demeure  plus  guère  à  faire ,  mais  elles  me 
seroient  bien  cruelles.  Cher  ami ,  conservez- 
vous. 


A  M.   MO'JLTOU. 

Uotiers,  le  43  octobre  1764. 

Voici  la  lettre  que  vous  m'avez  envoyée.  Je 
suis  peu  surpris  de  ce  qu'elle  contient ,  m«iis 
vous  paroissez  avoir  une  si  grande  opinion  de 
celui  à  qui  vous  vous  adressiez,  qu'il  peut  vous 
être  bon  d'avoir  vu  ce  qu'il  en  étoit. 

Vous  songez  à  changer  de  pays  ;  c'est  fort 
bien  fait,  à  mon  avis  ;  mais  il  eût  été  mieux  en- 
core de  commencer  par  changer  de  robe,  puis- 
que celle  que  vous  portez  ne  peut  plus  que  vous 
déshonorer.  Je  vous  aimerai  toujours,  et  je  n'ai 
point  cessé  de  vous  estimer  ;  mais  je  veux  que 
mes  amis  sentent  ce  qu'ils  se  doivent,  et  qu'ils 
f^ssent.lour  devoir  pour  eux-mêmes  aussi  bie;n 


qu'ils  le  font  pour  moi.  Adieu ,  cher  Moultou  ; 
je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A  M.   DELEYRE. 

Motiers,  le  17  octobre  4764. 

J'ai  le  cœur  surchargé  de  mes  torts,  cher 
Deleyre;  je  comprends  par  votre  lettre  qu'il 
m'est  échappé  dans  un  moment  d'humeur  des 
expressions  désobligeantes,  dont  vous  auriez 
raison  d'être  offensé ,  s'il  ne  falloit  pardonner 
beaucoup  à  mon  tempérament  etàma  situation. 
Je  sens  que  je  me  suis  mis  en  colère  sans  sujet 
et  dans  une  occasion  où  vous  méritiez  d'être 
désabusé  et  non  querellé.  Si  j'ai  plus  fait  et  que 
je  vous  aie  outragé,  comme  il  semble  par  vos 
reproches,  j'ai  fait  dans  un  emportement  ridi- 
cule ce  que  dans  nul  autre  temps  je  n'aurois  fait 
avec  personne,  et  bien  moins  encore  avec  vous. 
Je  suis  inexcusable ,  je  l'avoue ,  mais  je  vous  ai 
offensé  sans  le  vouloir.  Voyez  moins  l'action 
que  l'intention,  je  vous  en  supplie.  Il  est  per- 
mis aux  autres  hommes  de  n'être  que  justes, 
mais  les  amis  doivent  être  démens. 

Je  reviens  de  longues  courses  que  j'ai  faites 
dans  nos  montagnes,  et  même  jusqu'en  Savoie, 
où  je  comptois  aller  prendre  à  Aix  les  bains  pour 
une  sciatique  naissante  qui,  par  son  progrès, 
m'ôtoit  le  seul  plaisir  qui  me  reste  dans  la  vie, 
savoir  la  promenade.  Il  a  fallu  revenir  sans 
avoir  été  jusque-là.  Je  trouve  en  rentrant  chez 
moi  des  tas  de  paquets  et  de  lettres  à  faire  tour- 
ner la  tête.  Il  faut  absolument  répondre  au 
tiers  de  tout  cela  pour  le  moins.  Quelle  lâche! 
Pour  surcroît,  je  commence  à  sentir  cruelle- 
ment les  approches  de  l'hiver,  souffrant,  oc- 
cupé, surtout  ennuyé  :  jugez  de  ma  situation  1 
N'attendez  donc  de  moi,  jusqu'à  ce  qu'elle 
change,  ni  de  fréquentes  ni  de  longues  lettres; 
mais  soyez  bien  convaincu  que  je  vous  aime, 
que  je  suis  fâché  de  vous  avoir  offensé ,  et  que 
je  no  puis  être  bien  avec  moi-même  jusqu'à  ce 
que  j'aie  fait  ma  paix  avec  vous. 


A   M.    FOULQDIER, 

Au  sujet  da  mémoibk  de  M.  de  J....  sub  les  mabuges  du 

PBO'fESTANS. 

Motiers,  le  48  octobre  4764. 

Voici,  monsieur,  le  mémoire  que  vous  avez 


506 


COHRESPONDAINCE. 


eu  la  bonté  de  m'envoyer.  H  m'a  paru  fort  bien 
fait  ;  il  dit  assez  et  ne  dit  rien  de  trop,  il  y  au- 
roitseuionieni  quelques  petites  fautes  de  langue 
à  corriger,  si  l'on  vouloil  le  donner  au  public  : 
mais  ce  n'est  rien  :  l'ouvrage  est  bon,  et  ne  senl 
point  tro[)  son  théologien. 

Il  me  paroît  que  depuis  quelque  temps  le 
gouvernement  de  France,  éclairé  par  quelques 
bons  écrits,  se  rapproche  assez  d'une  tolérance 
tacite  en  faveur  des  protestans.  Mais  je  pense 
aussi  que  le  moment  de  l'expulsion  des  jésuites 
le  force  à  plus  de  circonspection  que  dans  un 
autre  temps,  de  peur  que  ces  pères  et  leurs 
amis  ne  se  prévalent  de  cette  indulgence  pour 
confondre  leur  cause  avec  celle  de  la  religion. 
Cela  étant,  ce  moment  ne  seroit  pas  le  plus  fa- 
vorable pour  agir  à  la  cour;  mais,  en  attendant 
qu'il  vînt,  on  pourroit  continuer  d'instruire  et 
d'intéresser  le  public  par  des  écrits  sages  et 
modérés,  forts  de  raisons  d'état  claires  et  pré- 
cises, et  dépouillées  de  toutes  ces  aigres  et 
puériles  déclamations  trop  ordinaires  aux  gens 
d'église.  Je  crois  même  qu'on  doit  éviter  d'ir- 
riter trop  le  clergé  catholique  :  il  faut  dire  les 
faits  sans  les  charger  de  réflexions  offensantes. 
Concevez,  au  contraire,  un  mémoire  adressé 
aux  évéques  de  France  en  termes  décens  et 
respectueux,  et  où,  sur  des  principes  qu'ils 
n'oseroient  désavouer,  on  interpelleroit  leur 
équité,  leur  charité,  leur  commisération,  leur 
patriotisme,  et  même  leur  christianisme.  Ce 
mémoire,  je  le  sais  bien,  ne  changeroit  pas  leur 
volonté,  mais  il  leur  fcroit  honte  de  la  montrer, 
et  les  empêcheroit  peut-être  de  persécuter  si 
ouvertement  et  si  durement  nos  malheureux 
frères.  Je  puis  me  tromper  ;  voilà  ce  que  je 
pense.  Pour  moi  je  n'écrirai  point,  cela  ne 
m'est  pas  possible  ;  mais  partout  où  mes  soins 
et  mes  conseils  pourront  être  utiles  aux  oppri- 
més, ils  trouveront  toujours  en  moi,  dans  leur 
malheur,  l'intérêt  et  le  zèle  que  dans  les  miens 
je  n'ai  trouvés  chez  personne. 


A  M.   LE  COMTE  CHARLES  DE  ZINZENDORFF. 

Motiers,  le  20  octobre  1764. 

J'avois  résolu ,  monsieur,  de  vous  écrire.  Je 
suis  fâché  que  vous  m'ayez  prévenu  }  mais  je 


n'ai  pu  trouver  jusqu'ici  le  temps  de  chercher 
dans  des  tas  de  lettres  la  matière  du  mémoire 
dont  vous  vouliez  bien  vous  charger.  Tout  ce 
que  je  me  rappelle  à  ce  sujet  est  que  l'homme 
en  question  s'appelle  M.  de  Sauttersheim  ,  fiU 
d'un  bourgmestre  de  Bude,  et  qu'il  a  été  em- 
ployé durant  deux  ans  dans  une  des  chambres 
dont  sont  composés  à  Vienne  les  différens  con- 
seils de  la  reine.  C'est  un  homme  d'environ 
trente  ans ,  d'une  bonne  taille ,  ayant  assez 
d'embonpoint  pour  son  âge,  brun,  portant  ses 
cheveux,  d'un  visage  assez  agréable,  ne  man- 
quant pas  d'esprit.  Je  ne  sais  de  lui  que  des 
choses  honnêtes,  et  qui  ne  sont  point  d'un  aven- 
turier. 

J'étois  bien  sûr,  monsieur,  que  lorsque  vous 
auriez  vu  M.  le  prince  de  Wirtemberg,  vous 
changeriez  de  sentiment  sur  son  compte,  et  je 
suis  bien  sur  maintenant  que  vous  n'en  chan- 
gerez plus.  Il  y  a  long-temps  qu'à  force  de 
m'inspirer  du  respect  il  m'a  fait  oublier  sa 
naissance;  ou,  si  je  m'en  souviens  quelquefois 
encore,  c'est  pour  honorer  tant  plus  sa  vertu. 

Les  Corses,  par  leur  valeur,  ayant  acquis 
l'indépendance,  osent  aspirer  encore  à  la  li- 
berté. Pour  l'établir,  ils  s'adressent  au  seul  ami 
qu'ils  lui  connoissent.  Puisse-t-il  justifier  l'hon- 
neur de  leur  choix! 

Je  recevrai  toujours,  monsieur,  avec  em- 
pressement, des  témoignages  de  votre  souve- 
nir, et  j'y  répondrai  de  même.  Ils  ne  peuvent 
que  me  rappeler  la  journée  agréable  que  j'ai 
passée  avec  vous,  et  nourrir  le  désir  d'en  avoir 
encore  de  pareilles.  Agréez,  monsieur,  mes  sa- 
lutations et  mon  respect. 

Je  suis  bien  aise  que  vous  connoissiez  M.  De- 
luc;  c'est  un  digne  citoyen.  Il  a  été  l'utile  dé- 
fenseur de  la  liberté  de  sa  patrie  ;  maintenant 
il  voudroit  courir  encore  après  cette  liberté  qui 
n'est  plus  :  il  perd  son  temps. 


A   MADAME    LATOUR. 


▲  Hotiers,  le  31  octobre  1764. 


La  fin  de  votre  dernière  lettre,  chère  Ma- 
rianne ,  m'a  fait  penser  que  je  pourrois  peut- 
être  vous  obliger,  en  vous  mettant  à  portée  de 
me  rendre  un  bon  office.  Voici  de  quoi  il  s'a- 


ANNÉE  4764. 


J07 


gii  :  Mon  portrait,  peint  en  pastel  par  M.  de 
La  Tour,  qui  m'on  a  fait  présent,  a  été  remis 
par  lui  à  M.  Le  Nieps,  rue  de  Savoie,  pour  me 
le  faire  parvenir.  Comme  je  ne  voudrois  pas 
exposer  ce  bel  ouvra{»e  à  être  gâté  dans  la  route 
par  des  rouliers,  j'ai  pensé  que  si  voire  bon 
papa  étoit  encore  à  Paris,  et  qu'il  pût,  sans  in- 
commodité, mettre  la  caisse  sur  sa  voiture,  il 
voudroit  bien  peut-être,  en  votre  faveur,  se 
charger  de  cet  embarras.  Cependant,  comme 
il  se  présentera  dans  peu  quelque  autre  occasion 
non  moins  favorable,  je  vous  prie  de  ne  faire 
usage  de  celle-ci  qu'en  toute  discrétion. 

Je  rends  justice  à  vos  seniimens,  chère  Ma- 
rianne; je  vous  prie  de  la  rendre  aux  miens, 
malgré  mes  torts  :  le  premier  effet  des  appro- 
ches de  l'hiver  sur  ma  pauvre  machine  délabrée, 
un  surcroît  d'occupations  inopinément  surve- 
nues, de  nouveaux  inconnus  qui  m'écrivent,  de 
nouveaux  survenans  qui  m'arrivent,  tout  cela 
ne  me  permet  pas  d'espérer  de  mieux  faire  à 
l'avenir,  et  cela  même  est  mon  excuse.  Si  le 
tout  venoit  de  mon  cœur,  il  iiniroit  ;  mais  ve- 
nant de  ma  situation,  il  faut  qu'il  dure  autant 
qu'elle.  Au  reste,  à  quelque  chose  malheur  est 
bon  :  vous  écrire  plus  souvent  me  seroit  sans 
doute  une  occupation  bien  douce,  mais  j'y  per- 
drois  aussi  le  plaisir  de  voir  avec  quelle  prodi- 
gieuse variété  de  tours  élégans  vous  savez  me 
reprocher  la  rareté  de  mes  lettres,  sans  que  ja- 
mais les  vôtres  se  ressemblent.  Je  n'en  lis  pas 
une  sans  me  voir  coupable  sous  un  nouveau 
point  de  vue.  En  achevant  de  lire ,  je  pense  à 
vous,  et  je  me  trouve  innocent. 


A   MADAME   P"*. 

Motien,  le  24  octobre  1764. 

J'ai  reçu  vos  deux  lettres,  madame;  c'est 
avouer  tous  mes  torts  :  ils  sont  grands,  mais 
involontaires;  ils  tiennent  aux  désagrémens  de 
mon  état.  Tous  les  jours  je  voulois  vous  ré- 
pondre, et  tous  les  jours  des  réponses  plus  in- 
dispensables venoienl  renvoyer  celle-là  ;  car 
enfin,  avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  on 
ne  sauroit  passer  la  vie  à  faire  des  réponses  du 
malin  jusqu'au  soir.  D'ailleurs  je  n'en  connois 
pointde  meilleure  aux  sentimensobligeans dont 


vous  m'honorez  que  de  iftchor  d'en  être  digne, 
et  de  vous  rendre  ceux  qui  vous  sont  dus. Quant 
aux  opinions  sur  lesquelles  vous  me  marquez 
que  nous  ne  sommes  pas  d'accord,  qu'aurois- 
je  à  dire,  moi,  qui  ne  dispute  jamais  avec  per- 
sonne, qui  trouve  très-bon  que  chacun  ait  ses 
idées,  et  qui  ne  veux  pas  plus  qu'on  se  sou- 
mette aux  miennes  que  me  soumettre  à  celles 
dautrui?  Ce  qui  me  sembloit  utile  et  vrai,  j'ai 
cru  de  mon  devoir  de  le  dire;  mais  je  n'eus  ja- 
mais la  manie  de  vouloir  le  faire  adopter,  et  jo 
réclame  pour  moi  la  liberté  que  je  laisse  à  t^ut 
le  monde.  Nous  sommes  d'accord,  madame, 
sur  les  devoirs  des  gens  de  bien,  je  n'en  doute 
point.  Gardons  au  reste,  vous  vos  sentimens, 
moi  les  miens,  et  vivons  en  paix.  Voilà  mon 
avis.  Je  vous  salue,  madame,  avec  respect  et 
de  tout  mon  cœur. 


A   MADAME  DE   LUZE. 

Motiers,  le  27  octobre  1764. 

Vous  me  faites,  madame,  vous  et  mademoi- 
selle Bondely,  bien  plus  d'honneur  queje  n'en 
mérite.  H  y  a  long-temps  que  mes  maux  et  ma 
barbe  grise  m'avertissent  que  je  n'ai  plus  le 
droit  de  braver  la  neige  et  les  frimas  pour  aller 
voir  les  dames.  J'honore  beaucoup  mademoi- 
selle Bondely,  et  je  fais  grand  cas  de  son  élo- 
quence; mais  elle  me  persuadera  difficilement 
que,  parcequellea  toujours  le  printemps  avec 
elle,  l'hiver  et  ses  glaces  ne  sont  pas  autour  de 
moi.  Loin  de  pouvoir  en  ce  moment  faire  des 
visites,  je  ne  suis  pas  même  en  état  d'en  rece- 
voir. Me  voilà  comme  une  marmotte,  terré  pour 
sept  mois  au  moins.  Si  j'arrive  au  bout  de  ce 
temps  j'irai  volontiers,  madame,  au  niiiieu  des 
fleurs  et  de  la  verdure,  me  réveiller  auprès  de 
vous;  mais  maintenant  je  m'engourdis  avec  la 
nature  :  jusqu'à  ce  qu'elle  renaisse  je  no  vis 
[>lus. 


A   MYLOnD   MARECHAL. 

Motiers-Travers,  le  29  octobre  i764. 


Je  voudrois,  mylord,  pouvoir  supposer  que 
vous  n'avez  point  reçu  mes  lettres,  je  serois 


508 


COHr.  ES  POND  ANGE, 


beaucoup  uioms  aiuisjie  ;  mais  outre  qu'il  n'est 
pas  possible  qu'il  ne  vous  en  soit  parvenu  quel- 
qu'une, si  le  cas  pouvoit  être,  les  bontés  dont 
vous  m'honoriez  vous  auroient  à  vous-même 
inspiré  quelque  inquiétude;  vous  vous  seriez  in- 
formé de  moi  ;  vous  m'auriez  fait  dire  au  moins 
quelques  mots  par  quelqu'un  :  mais  point; 
mille  gens  en  ce  pays  ont  de  vos  nouvelles,  et  je 
suis  le  seul  oublié.  Cela  m'apprend  mon  mal- 
heur; mais,  qui  m'en  apprendra  la  cause?  je 
cesse  de  la  chercher,  n'en  trouvant  aucune  qui 
soit  digne  de  vous. 

Mylord,  les  sentimens  que  je  vous  dois  et  que 
je  vous  ai  voués  dureront  toute  ma  vie;  je  ne 
penserai  jamais  à  vous  sans  attendrissement  ;  je 
vous  regarderai  toujours  comme  mon  protec- 
teur et  mon  père.  Mais  comme  je  ne  crains  rien 
tant  que  d'être  importun,  et  que  je  ne  sais  pas 
nourrir  seul  une  correspondance,  je  cesserai  de 
vous  écrire  jusqu'à  ce  que  vous  m'ayez  per- 
nn'sde  continuer. 

Daignez,  mylord,  je  vous  supplie,  agréer 
mon  profond  respect. 


A  M.   THEODORE  ROOSSEAU. 

Motiers,le  5i  octobre  ^^6i. 

Si  j'avois,  mon  cher  cousin,  dix  mains,  dix 
secrétaires,  une  santé  robuste  et  beaucoup  de 
loisirs,  je  serois  inexcusable  envers  vous,  envers 
M.  Chirol  et  beaucoup  d'autres  ;  mais  ne  pou- 
vant suffire  à  tout,  je  me  borne  aux  choses  in- 
dispensables, et  quant  aux  simples  lettres  de 
souvenir,  je  m'en  dispense,  bien  sûr  que  mes 
parens  et  mes  amis  n'ont  pas  besoin  de  ce  té- 
moignage du  mien.  Si  j'avois  pu  faire  ce  que 
souhaitoit  M.  Chirol,  je  l'aurois  fait  tout  de 
suite;  mais  il  m'a  paru  peu  nécessaire  de  lui 
marquer  que  je  ne  le  pouvois  pas;  je  voudrois 
de  tout  mon  cœur  pouvoir  contribuer  à  ses 
avantages,  mais  je  n'ai  rien  à  lui  fournir  pour 
imprimer.  Quant  à  vous,  mon  cher  cousin, 
j'espère  que  vous  voudrez  bien  pardonner  quel- 
que inexactitude  dans  nies  réponses,  qui  mar- 
quent bien  plus  la  confiance  que  j'ai  dans  votre 
amitié  que  l'attiédissement  de  la  mienne.  Je 
salue  avec  respect  ma  cousine  votre  mère,  et 
vous  embrasse,  mon  cher  cousin,  de  tout  mon 
.coeur. 


A   MADEMOISELLE   D.    H. 

Uotiers,  le  4  novembre  «70  S 

Si  votre  situation, mademoiselle,  VOUS  laisseà 
peine  le  temps  de  m'écrire,  vous  devez  conce- 
voir que  la  mienne  m'en  laisse  encore  moins 
pour  vous  répondre.  Vous  n'êtes  que  dans  la 
dépendance  des  affaires  et  des  gens  à  qui  vous 
tenez  ;  et  moi  je  suis  dans  celle  de  toutes  les  af- 
faires et  de  tout  le  monde,  parce  que  chacun, 
me  jugeant  libre,  veut  par  droit  de  premier  oc- 
cupant disposer  de  moi.  D'ailleurs,  toujours 
harcelé,  toujours  souffrant,  accablé  d'ennuis, 
et  dans  un  état  pire  que  le  vôtre,  j'emploie  à 
respirer  le  peu  de  momens  qu'on  me  laisse  ;  je 
suis  trop  occupé  pour  n'être  pas  paresseux. 
Depuis  un  mois  je  cherche  un  moment  pour 
vous  écrire  à  mon  aise  :  ce  moment  ne  vient 
point  ;  il  faut  donc  vous  écrire  à  la  dérobée,  car 
vous  m'intéressez  trop  pour  vous  laisser  sans 
réponse.  Je  connois  peu  de  gens  qui  m'at- 
tachent davantage,  et  personne  qui  m'étonne 
autant  que  vous. 

Si  vous  avez  trouvé  dans  ma  lettre  beaucoup 
de  choses  qui  ne  cadroient  pas  à  la  vôtre,  c'est 
qu'elle  étoit  écrite  pour  une  autre  que  vous.  Il  y 
a  dans  votre  situation  des  rapports  si  frappans 
avec  celle  d'une  autre  personne,  qui  précisé- 
ment étoit  à  Neuchâtel  quand  je  reçus  votre 
lettre,  que  je  ne  doutai  point  que  cette  lettre  ne 
vînt  d'elle  ;  et  je  pris  le  change  dans  l'idée  qu'on 
cherchoit  à  me  le  donner  (*).  Je  vous  parlai 
donc  moins  sur  ce  que  vous  me  disiez  de  votre 
caractère,  que  sur  ce  qui  m'étoit  connu  du  sien. 
Je  crus  trouver  dans  sa  manie  de  s'afficher,  car 
c'est  une  savante  et  un  bel-esprit  en  titre,  la 
raison  du  malaise  intérieur  dont  vous  me  faisiez 
le  détail  :  je  commençai  par  attaquer  cette  ma- 
nie, comme  si  c'eût  été  la  vôtre,  et  je  ne  dou- 
tai point  qu'en  vous  ramenant  à  vous-même 
je  ne  vous  rapprochasse  du  repos,  dont  rien 
n'est  plus  éloigné,  selon  moi,  que  l'état  d'une 
femme  qui  s'affiche. 
Une  lettre  faite  sur  un  pareil  quiproquo  doit 

(*)  Vo5'ez  la  leMre  précédente  à  mademoiselle  D.  M.,  du  7 
mai  même  année.  Pour  expliquer  cette  méprise  de  Rousseau, 
il  faut  croire  que  la  personne  à  laquelle  il  avoit  adressé  sa  let- 
tre du  7  mai,  et  colle  à  laquelle  il  répond  ici,  portoient  toutes 
deux  le  même  nom.  Rien  d'ailleurs  n*a  pu  nous  faire  connoitre 
l'une  ou  1  autre.  g.  P. 


ANNÉE  17G4. 


509 


contenir  bien  des  balourdises.  Cependant  il  y 
avoit  cela  de  bon  dans  mon  erreur,  qu'elle  me 
donnoit  la  clef  do  l'éiat  moral  de  celle  à  qui  jo 
pensois  écrire;  et,  sur  cet  état  supposé,  je 
croyois  entrevoir  un  projet  à  suivre  pour  vous 
tirer  des  an^^oisses  que  vous  me  décriviez,  sans 
recourir  aux  distractions  qui,  selon  vous,  en 
sont  le  seul  remède,  et  qui,  selon  moi,  ne  sont 
pas  même  un  palliatif.  Vous  m'apprenez  que  je 
me  suis  trompé ,  et  que  je  n'ai  rien  vu  de  ce 
que  je  croyois  voir.  Comment  trouverois-je  un 
remède  à  votre  état,  puisque  cet  état  m'est 
inconcevable  ?  Vous  m'êtes  une  énigme  affli- 
geante et  humiliante.  Je  croyois  connoître  le 
cœur  humain ,  et  je  ne  connois  rien  au  vôtre. 
Vous  souffrez,  et  je  ne  puis  vous  soulager. 

Quoi  1  parce  que  rien  d'étranger  à  vous  ne 
vous  contente,  vous  voulez  vous  fuir  ;  et,  parce 
que  vous  avez  à  vous  plaindre  des  autres,  parce 
que  vous  les  méprisez,  qu'ils  vous  en  ont  donné 
le  droit,  que  vous  sentez  en  vous  une  âme  digne 
d'estime,  vous  ne  voulez  pas  vous  consoler  avec 
elle  du  mépris  que  vous  inspirent  celles  qui  ne  lui 
ressemblent  pas?  Non,  je  n'entends  rien  à  cette 
bizarrerie,  elle  me  passe. 

Cette  sensibilité  qui  vous  rend  mécontente  de 
tout  ne  devoit-elle  pas  se  replier  sur  elle-même? 
ne  dcvoit-elle  pas  nourrir  votre  cœur  d'un  sen- 
timent sublime  et  délicieux  d'amour-propre? 
n'a-t-on  pas  toujours  en  lui  la  ressource  contre 
l'injustice  et  le  dédommagement  de  l'insensibi- 
lité? Il  est  si  rare,  dites-vous,  de  rencontrer 
une  âme.  11  est  vrai  ;  mais  comment  peut-on  en 
avoir  une  et  ne  pas  se  complaire  avec  elle?  Si 
l'on  sent,  à  la  sonde,  les  autres  étroites  et  res- 
serrées, on  s'en  rebute,  on  s'en  détache;  mais 
après  s'être  si  mal  trouvé  chez  les  autres ,  quel 
plaisirn'a-t-on  pasde  rentrerdans  sa  maison? Je 
sais  combien  le  besoin  d'attachement  rend  affli- 
geante aux  cœurs  sensibles  l'impossibililé  d'en 
former  ;  je  sais  combien  cet  état  est  triste  ;  mais 
je  sais  qu'il  a  pourtant  des  douceurs;  il  fait 
verser  des  ruisseaux  de  larmes  ;  il  donne  une 
mélancolie  qui  nous  rend  témoignage  de  nous- 
mêmes  el  qu'on  ne  voudroit  pas  ne  pas  avoir; 
il  fait  rechercher  la  solitude  comme  le  seul  asile 
où  l'on  se  retrouve  avec  tout  ce  qu'on  a  raison 
d'aimer.  Je  ne  puis  trop  vous  le  redire,  je  ne 
connois  ni  bonheur  ni  repos  dans  l'éloignement 
de  soi-même  :  el,  au  contraire,  je  sens  mieux, 


de  jour  en  jour,  qu'on  ne  peut  être  heureux  sur 
la  terre  qu'à  proportion  qu'on  s'éloigne  des 
choses  et  qu'on  se  rapproche  de  soi.  S'il  y  a 
quelque  sentiment  plus  doux  que  l'estime  de 
soi-même,  s'il  y  a  quelque  occupation  plus  ai- 
mable que  celle  d'augmenter  ce  sentiment,  jo 
puis  avoir  tort;  mais  voilà  comme  je  pense  : 
jugez  sur  cela  s'il  m'est  possible  d'entrer  dans 
vos  vues,  et  même  de  concevoir  votre  état. 

Jo  ne  puis  m'empêcher  d'espérer  encore  que 
vous  vous  trompez  sur  le  principe  de  votre  mal- 
aise, et  qu'au  lieu  de  venir  du  sentiment  qui  ré- 
fléchit sur  vous-même,  il  vient  au  contraire  de 
celui  qui  vous  lie  encore  à  voire  insu  aux  ciioses 
dont  vous  vous  croyez  détachée,  et  dont  peut- 
être  vousdésespérez  seulement  de  jouir.  Je  vou- 
drois  que  cela  fût,  je  verrois  une  prise  pour  agir; 
mais  si  vous  accusez  juste ,  je  n'en  vois  point. 
Si  j'avois  actuellement  sous  les  yeux  votre  pre- 
mière lettre,  et  plus  de  loisir  pour  y  réfléchir, 
peut-être  parviendrois  je  à  vous  comprendre, 
et  je  n'y  épargnerois  pas  ma  peine,  car  vous 
m'inquiétez  véritablement  ;  mais  cette  lettre  est 
noyée  dans  des  tas  de  papier  :  il  me  faudroit 
pour  la  retrouver  plus  de  temps  qu'on  ne  m'en 
laisse  ;  je  suis  forcé  de  renvoyer  cette  recherche 
à  d'autres  momens.  Si  l'inutilité  de  notre  cor- 
respondance ne  vous  rebutoit  pas  de  m'écrire, 
ce  seroit  vraisemblablement  un  moyen  de  vous 
entendre  à  la  fin.  Mais  je  ne  puis  vous  promet- 
tre plus  d'exactitude  dans  mes  réponses  que  je 
ne  suis  en  état  d'y  en  mettre  ;  ce  que  je  vous 
promets  et  que  je  tiendrai  bien,  c'est  de  m'oc- 
cuper  beaucoup  de  vous  et  de  ne  vous  oublier 
de  ma  vie.  Votre  dernière  lettre,  pleine  de  traits 
de  lumière  et  de  sentimens  profonds,  m'afFecle 
encore  plus  que  la  précédente.  Quoi  que  vous 
en  puissiez  dire,  je  croirai  toujours  qu'il  ne  lient 
qu'à  celle  qui  l'a  écrite  de  se  plaire  avec  elle- 
même,  et  de  se  dédommager  par  là  dos  rigueurs 
de  son  sort. 


A  M.    D***. 
Motiers,  le  4  uovenibre  t764. 


Bien  des  remercimens ,  monsieur,  du  Dic- 
tionnaire philosophique.  Il  est  agréable  à  lire; 
il  y  règne  une  bonne  morale  ;  il  seroit  à  sou- 


510 


haiter  qu'elle  fût  dans  le  cœur  de  l'auteur  et  de 
tous  les  hommes.  Mais  ce  même  auteur  est  pres- 
que toujours  de  mauvaise  foi  dans  les  extraits 
de  l'Écriture;  il  raisonne  souvent  fort  mal  :  et 
l'air  de  ridicule  et  de  mépris  qu'il  jette  sur  des 
seniimcns  respectés  des  hommes  ,  rejaillissant 
sur  les  hommes  mêmes,  me  paroît  un  outrage 
fait  à  la  société.  Voilà  mon  seniiinent,  et  pcui- 
êire  mon  erreur,  que  je  me  crois  permis  de 
dire,  mais  que  je  n'entends  faire  adopter  à  qui 
que  ce  soit. 

Je  suis  fort  touché  de  ce  que  vous  me  mar- 
quez de  la  part  de  iM.  et  de  madame  de  BufFon. 
Je  suis  bien  aise  de  vous  avoir  dit  ceque  jepen- 
sois  de  cet  homme  illustre  avant  que  son  sou- 
venir réchauffât  mes  sentimens  pour  lui ,  afin 
d'avoir  tout  I  honneur  de  la  justice  que  j'aime  à 
lui  rendre,  sans  que  mon  amour-propre  s'en 
soit  mêlé.  Ses  écrits  m'instruiront  et  me  plai- 
ront toute  ma  vie.  Je  lui  crois  des  égaux  parmi 
ses  contemporains  en  qualité  de  penseur  et  de 
philosophe  ;  mais  en  qualité  d'écrivain  je  ne  lui 
on  connois  point  :  c'est  la  plus  belle  plume  de 
son  siècle  ;  je  ne  doute  point  que  ce  ne  soit  là  le 
jugement  de  la  postérité.  Un  de  mes  regrets  est 
de  n'avoir  pas  été  à  portée  de  le  voir  davantage 
et  de  profiter  de  ses  obligeantes  invitations  ;  je 
sens  combien  ma  tête  et  mes  écrits  auroient  ga- 
gné dans  son  commerce.  Je  quittai  Paris  au 
moment  de  son  mariage  :  ainsi  je  n'ai  point  eu 
le  bonheur  de  connoître  madame  de  Buffon  ; 
mais  je  sais  qu'il  a  trouvé  dans  sa  personne  et 
dans  son  mérite  laimablc  et  digne  récompense 
du  sien.  Que  Dieu  les  bénisse  l'un  et  l'autre  de 
vouloir  bien  siiitéresser  à  ce  pauvre  proscrit  ! 
Leurs  bontés  sont  une  des  consolations  de  ma 
vie  :  qu'ils  sachent,  je  vous  en  supplie,  que  je 
les  honore  et  les  aime  de  tout  mon  cœur. 

Je  suis  bien  éloigné,  monsieur,  de  renoncer 
aux  pèlerinages  projetés.  Si  la  ferveur  de  la 
botanique  vous  dure  encore,  et  que  vous  ne  re- 
butiez pas  un  élève  à  barbe  grise,  je  compte 
plus  que  jamais  aller  herboriser  cet  été  sur  vos 
pas.  Mes  pauvres  Corses  ont  bien  maintenant 
d'autres  affaires  que  d'aller  établir  l'Utopie  au 
milieu  d'eux.  Vous  savez  la  marche  des  troupes 
françoises  :  il  faut  savoir  ce  qu'il  en  résultera. 
En  attendant ,  il  faut  gémir  tout  bas  et  aller 
herboriser. 

Vous  me  rendez  fier  en  me  marquant  que 


CORUESPOKDA^Ci:. 

mademoiselle  B***  n'ose  me  venir  voir  à  cause 
des  bienséances  de  son  sexe ,  et  qu'elle  a  peur 


de  moi  comme  d'un  circoncis.  Il  y  a  quinze  ans 
que  les  jolies  femmes  me  faisoient  en  France 
l'affront  de  me  traiter  comme  un  bon  homme 
sans  conséquence,  jusqu'à  venir  dîner  avec  moi 
tête  à  tête  dans  la  plus  insultante  familiarité, 
jusqu'à  m'embrasser  dédaigneusement  devant 
tout  le  monde,  comme  le  grand-père  de  leur 
nourrice.  Grâces  au  Ciel ,  me  voilà  bien  rétabli 
dans  ma  dignité,  puisque  les  demoiselles  me 
font  l'honneur  de  ne  m'oser  venir  voir  {*). 


A  M.  l'abbé  de  ***. 

Motiers-Travers,  le  H  novembre  «764. 

Vous  voilà  donc,  monsieur,  tout  d'un  coup 
devenu  croyant.  Je  vous  félicite  de  ce  miracle, 
car  c'en  est  sans  doute  un  de  la  grâce,  et  la 
raison  pour  l'ordinaire  n'opère  pas  si  subite- 
ment. Mais ,  ne  me  faites  pas  hoimeur  de  votre 
conversion,  je  vous  prie  ;  je  sens  que  cet  hon- 
neur ne  m'appartient  point.  Un  homme  qui  ne 
croit  guère  aux  miracles  n'est  pas  fort  propre 
à  en  faire  ;  un  homme  qui  ne  dogmatise  ni  no 
dispu  te  n'est  pasun  fort  bon  convertisseur.  Je  dis 
quelquefois  mon  avis  quand  on  me  le  demande, 
et  que  je  crois  que  c'est  à  bonne  intention  ;  mais 
je  n'ai  point  la  folie  d'en  vouloir  faire  une  loi 
pour  d'autres,  et  quand  ils  m'en  veulent  faire 
une  du  leur,  je  m'en  défends  du  mieux  que  je 
puis  sans  chercher  à  les  convaincre.  Je  n'ai  rien 
fait  de  plus  avec  vous:  ainsi,  monsieur,  vousavez 
seul  tout  le  mérite  de  votre  résipiscence,  et  je 
ne  songeois  sûrement  point  à  vous  catéchiser. 

Mais  voici  maintenant  les  scrupules  qui  s'é- 
lèvent. Les  vôtres  m'inspirent  du  respect  pour 
vos  sentimens  sublimes,  et  je  vous  avoue  ingé- 
nument que,  quant  à  moi,  qui  marche  un  peu 
plus  terre  à  terre,  j'en  serois  beaucoup  moins 
tourmenté.  Je  me  dirois  d'abord  que  de  con- 
fesser mes  fautes  est  une  chose  utile  pour  m'en 
corriger,  parce  que,  me  faisant  une  loi  de  dire 

(•)  Tout  dispose  à  croire  que  cette  lettre  est  adressée  i  Du 
Peyrou,  qui  sans  doute  étoit  en  correspondance  avec  Biifton. 
D'autres  lettres  au  même  Du  Peyrou  semblent  bien  confirmer 
celte  conjecture.  Cependant  la  présente  n'étant  pas  comprise 
dans  la  correspondance  avec  Du  Peyrou  publiée  en  1805,  et 
cette  même  lettre  ne  portant  en  tête  que  l'initiale  D  dans  l'é- 
dition originale  (  Genève,  tome  XXIV  ) ,  nous  n'avons  pas  cru 
devoir  rien  changer  à  cette  indication.  G.  P. 


ANNÉE  176^. 


511 


io»t  et  do  dire  vrai,  je  serois  souvent  retenu 
d'en  commettre  par  la  honte  de  les  révéler. 

II  est  vrai  qu'il  pounoit  y  avoir  quelque  em- 
barras sur  la  foi  robuste  qu'on  exige  dans  votre 
I^.glise,  et  que  chacun  n'est  pas  maître  d'avoir 
comme  il  lui  plaît.  Mais  de  quoi  s'agit-il  au  fond 
dans  celle  affaire?  du  sincère  désir  de  croire, 
d'une  soumission  ducœur  plus  que  de  la  raison  : 
car  enfin  la  raison  ne  dépend  pas  de  nous,  mais 
la  volonté  en  dépend  ;  et  c'est  par  la  seule  vo- 
l«mié  qu'on  peut  être  soumis  ou  rebelle  à  1  É- 
glise.  Je  commencerois  donc  par  me  choisir 
pour  confesseur  un  bon  prêtre,  un  homme  sage 
et  sensé,  tel  qu'on  en  trouve  partout  quand  on 
les  cherche.  Je  lui  dirois  :  Je  vois  l'océan  de 
difficultés  où  nage  l'esprit  humain  dans  ces  ma- 
tières ;  le  mien  ne  cherche  point  à  s'y  noyer  ;  je 
cherche  ce  qui  est  vrai  et  bon  ;  je  le  cherche 
sincèrement  ;  je  sens  que  la  docilité  qu'exige 
l'Église  est  un  état  désirable  pour  être  en  paix 
avec  soi  :  j'aime  cet  état,  jy  veux  vivre;  mon 
esprit  murmure,  il  est  vrai,  mais  mon  cœur  lui 
impose  silence,  et  mes  seniimens  sont  tous 
contre  mes  raisons.  Je  ne  crois  pas,  mais  je 
veux  croire,  et  je  le  veux  de  tout  mon  cœur. 
Soumis  à  la  foi  malgré  mes  lumières,  quel  ar- 
gument puis-je  avoir  à  craindre?  Je  suis  plus 
fidèle  que  si  j'étois  convaincu. 

Si  mon  confesseur  n'est  pas  un  sot,  que  vou- 
lez-vous qu'il  me  dise?  Voulez- vous  qu'il  exige 
bêtement  de  moi  l'impossible? qu'il  m'ordonne 
de  voir  du  rouge  où  je  vois  du  bleu  ?  Il  me  dira  : 
Soumettez-vous.  Je  répondrai  :  C'est  ce  que  je 
fais.  Il  priera  pour  moi,  et  me  donnera  l'abso- 
lution sans  balancer;  car  il  la  doit  à  celui  qui 
croit  de  toute  sa  force,  et  qui  suit  la  loi  de  tout 
son  cœur. 

Mais  supposons  qu'un  scrupule  mal  entendu 
le  retienne,  il  se  contentera  de  m'exhorter  en 
secret  et  de  me  plaindre  ;  il  m'aimera  même  :  je 
suis  sûr  que  ma  bonne  foi  lui  gagnera  le  cœur. 
Vous  supposez  qu'il  mira  dénoncer  à  l'official  ; 
et  pourquoi?  qu'a-t-il  à  me  reprocher?  de  quoi 
foulez-vous  qu'il  m'accuse  ?  d'avoir  trop  fidèle- 
ment rempli  mon  devoir?  Vous  supposez  un 
extravagant,un  frénétique:ce  n'estpas  l'homme 
que  j'ai  choisi.  Vous  supposez  de  plus  un  scé- 
lérat abominable  que  je  peux  poursuivre,  dé- 
mentir, faire  pendre  peut-être,  pour  avoir  sapé 
!o  sacrement  par  sa  base,  pour  avoir  causé  le 


plus  dangereux  scandale,  pour  avoir  violé 
sans  nécessité,  sans  utilité,  le  plus  saint  d^ 
tous  les  devoirs,  quand  j'élois  si  bien  dans  le 
mien,  que  je  n'ai  mérité  que  des  éloges.  Cette 
supposition,  je  l'avoue,  une  fois  admise,  pa- 
roît  avoir  ses  difficultés. 

Je  trouve  en  général  que  vous  les  pressez  en 
homme  qui  n'est  pas  fâché  d'en  faire  naître.  Si 
tout  se  réunit  contre  vous,  si  les  prêtres  vous 
poursuivent,  si  le  peuple  vous  maudit,  si  la 
douleur  fait  descendre  vos  parens  au  tombeau, 
voilà,  je  l'avoue,  des  inconvéniens  bien  terri- 
bles pour  n'avoir  pas  voulu  prendre  en  cé- 
rémonie un  morceau  de  pain.  Mais  que  faire 
enfin?  me  demandez- vous.  Là-dessus  voici, 
monsieur,  ce  que  j'ai  à  vous  dire. 

Tant  qu'on  peut  être  juste  et  vrai  dans  la  so- 
ciété des  hommes,  il  est  des  devoirs  difficiles 
sur  lesquels  un  ami  désintéressé  peut  être  uti- 
lement consulté. 

Mais  quand  une  fois  les  institutions  humai- 
nes sont  à  tel  point  de  dépravation  qu'il  n'est 
plus  possible  d'y  vivre  et  d'y  prendre  un 
parti  sans  mal  faire,  alors  on  r.«  doit  plus  con- 
sulter personne;  il  faut  n'écouter  que  son  pro- 
pre cœur,  parce  qu'il  est  injuste  et  malhonnête 
de  forcer  un  honnête  homme  à  nous  conseiller 
le  mal.  Tel  est  mon  avis. 

Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


A  H.   HmZEL  (' 

i\  novembre  <  76*.     • 

Je  reçois,  monsieur,  avec  reconnoissance, 
la  seconde  édition  du  Socrate  rustique,  et  les 
bontés  dont  m'honore  son  digne  historien. 
Quelque  étonnant  que  soit  le  héros  de  votre 
livre,  l'auteur  ne  l'est  pas  moins  à  mes  yeux. 
1 1  y  a  plus  de  paysans  respectables  que  de  savans 
qui  les  respectent  et  qui  l'osent  dire.  Heureux 
le  pays  où  les  Clyioggs  cultivent  la  terre,  et 
oùdesHirzels  cultivent  les  lettres  I  l'abondance 
y  règne  et  les  vertus  y  sont  en  honneur. 

Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mes 
remercîmens  et  mes  salutations. 

(•)  Jean-Gaspard  Hirzel.  médecin  de  Zuricb,  mort  en  180.", 
auteur  de  l'ouvrage  qui  a  pour  titre  :  Socrate  ruslifut,  ou 
Dfscriplion  de  la  conduite  économique  et  morale  d'yiipay- 
san  philosophe;  livre  qui  a  été  traduit  dana presque  toutes  les 
langues  de  l'Europe.  M.  P. 


512 


COmiESPONDANCE. 


A  U.  DE  MALESUERBES. 
Motlers-Travers,  par  Pontarlier,  le  H  novembre  176». 

J'use  rarement,  monsieur,  de  la  permission 
que  vous  m'avez  donnée  de  vous  écrire;  mais 
les  malheureux  doivent  être  discrets.  Mon  cœur 
n'est  pas  plus  changé  que  mon  sort,  et,  plongé 
dans  un  abîme  de  maux  dont  je  ne  sortirai  de 
ma  vie,  j'ai  beau  sentir  mes  misères,  je  sens 
toujours  vos  bontés. 

En  apprenant  votre  retraite,  monsieur,  j'ai 
plaint  les  gens  de  lettres;  mais  je  vous  ai  féli- 
cité (*).  En  cessant  d'être  à  leur  tête  par  votre 
place,  vous  y  serez  toujours  par  vos  talens;  par 
eux,  vous  embellissez  votre  âme  et  votre  asile. 
Occupé  des  charmes  de  la  littérature ,  vous 
n'êtes  plus  forcé  d'en  voir  les  calamités;  vous 
philosophez  plus  à  votre  aise,  et  votre  cœur  a 
moins  à  souffrir.  C'est  un  moyen  d'émulation, 
selon  moi,  bien  plus  sûr,  bien  plus  digne  d'ac- 
cueillir et  distinguer  le  mérite  à  Malesherbes 
que  de  le  protéger  à  Paris. 

Où  est-il,  où  est-il  ce  château  de  Malesher- 
bes, que  j'ai  tant  désiré  de  voir?  Les  bois,  les 
jardins,  auroient  maintenant  un  attrait  de  plus 
pour  moi  dans  le  nouveau  goût  qui  me  gagne. 
Je  suis  tenté  d'essayer  la  botanique,  non  comme 
vous,  monsieur,  en  grand  et  comme  une  branche 
de  l'histoire  naturelle,  mais  tout  au  plus  en  gar- 
çon apothicaire,  pour  savoir  faire  ma  tisane  et 
mes  bouillons.  C'est  le  véritable  amusement 
d'un  solitaire  qui  se  promène  et  qui  ne  veut 
penser  à  rien.  11  ne  me  vient  jamais  une  idée 
vertueuse  et  utile  que  je  ne  voie  à  côté  de  moi 
la  potence  ou  l'échafaud  ;  avec  un  Linnaeusdans 
la  poche  et  du  foin  dans  la  tête,  j'espère  qu'on 
ne  me  pendra  pas.  Je  m'attends  à  faire  les  pro- 
grès d'un  écolier  à  barbe  grise  :  mais  qu'im- 

(*)  Malesherbes,  premier  président  de  la  Cour  des  Aides,  et 
qui  conserva  cette  présidence  jusqu'en  iT76,  avoit  de  plus  la 
direction  de  la  librairie,  et  c'est  de  cettedirection  qu'il  est  ques- 
tion ici.  Mais  dans  l'intéressante  Notice  qu'a  donnée  M.  Dubois 
sur  Malesherbes,  on  lit  (  page  53  de  la  troisième  édition  )  que 
ce  fut  an  mois  de  décembre  4768  qu'il  cessa  d'avoir  cette 
direction.  Or  cette  date,  qui  d'ailleurs  est  certaine,  ne  s'accorde 
pas  avec  ia  date  de  la  lettre  de  Rousseau,  date  qui  ne.-t  pas 
plus  susceptible  d'être  contestée,  puisqu'il  y  parle  des  Lettres 
de  la  Montagne qnil  vient  de  faire  imprimer  en  Hollande, 
impression  qui  réellement  eut  lieu  en  1764.  Il  en  résulte  que 
Rousseau  félicitant  Malesherbes  sur  sa  retraite  comme  direc- 
teur de  la  librairie,  n'en  parle  en  cet  instant  que  sur  un  oiiï- 
dire,  qui  ne  fut  confirmé  par  l'événement  que  quatre  ans  après. 

G.  P. 


porte?  Je  ne  veux  pas  savoir,  mais  étudier;  et 
celte  étude,  si  conforme  à  ma  vie  ambulante, 
m'amusera  beaucoup  et  me  sera  salutaire  :  on 
n'étudie  pas  toujours  si  utilement  que  cela. 

Je  viens,  à  la  prière  de  mes  anciens  conci- 
toyens, de  faire  imprimer  en  Hollande  une  es- 
pèce de  réfutation  des  Lettres  de  la  campagne, 
écrit  que  peut-être  vous  aurez  vu.  Le  mien  n'a 
trait  absolument  qu'à  la  procédure  faite  à  Ge- 
nève contre  moi  et  à  ses  suites  :  je  n'y  parle  des 
François  qu'avec  éloge,  de  la  médiation  de  la 
France  qu'avec  respect;  il  n'y  a  pas  un  mot 
contre  les  catholiques  ni  leur  clergé  ;  les  rieurs 
y  sont  toujours  pour  lui  contre  nos  ministres. 
Enfin  cet  ouvrage  auroit  pu  s'imprimer  à  Paris 
avec  privilège  du  roi,  et  le  gouvernement  au- 
roit dû  en  être  bien  aise.  M.  de  Sartine  en  a  dé- 
fendu l'entrée.  J'en  suis  fâché,  parce  que  cette 
défense  me  met  hors  d'état  de  faire  passer  sous 
vos  yeux  cet  écrit  dans  sa  nouveauté,  n'osant, 
sans  votre  permission,  vous  le  faire  envoyer 
par  la  poste. 

Agréez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mon 
profond  respect. 

On  dit  que  la  raison  pour  laquelle  M.  de  Sar- 
tine a  défendu  l'entrée  de  mon  ouvrage  est  que 
j'ose  m'y  justifier  contre  l'accusation  d'avoir 
rejeté  les  miracles.  Ce  M.  de  Sartine  m'a  bien 
l'air  d'un  homme  qui  ne  seroit  pas  fâché  de  me 
faire  pendre,  uniquement  pour  avoir  prouvii 
que  je  ne  méritois  pas  d'être  pendu.  France, 
France,  vous  dédaignez  trop  dans  votre  gloire 
les  hommes  qui  vous  aiment  et  qui  savent 
écrire  I  Quelque  méprisables  qu'ils  vous  pa- 
roissent,  ce  seroit  toujours  plus  sagement  fait 
de  ne  pas  les  pousser  à  bout. 


A   M.  LE  PRINCE  L.    E.   DE   WIRTEMBERG. 
Motiers,  le  IS  novembre  1764. 

Il  est  certain  que  vos  vers  ne  sont  pas  bons, 
et  il  est  certain  de  plus,  que,  si  vous  vous  pi- 
quiez d'en  faire  de  tels  ou  même  de  vous  y  troi) 
bien  connoître,  il  faudroit  vous  dire  comme  un 
musicien  disoit  à  Philippe  de  Macédoine  qui 
critiquoit  ses  airs  de  flûte  :  A  Dieu  ne  plaise, 
sire,  que  tu  saches  ces  choses-là  mieux  que 
moi  !  Du  reste,  quand  on  ne  croit  pas  faire  de 


ANNÉE  1764. 


513 


bons  vers,  il  est  toujours  permis  d'eu  faire, 
pourvu  qu'on  ne  ics  estime  que  ce  qu'ils  valent, 
et  qu'on  no  les  montre  qu'à  ses  amis. 

Il  y  a  bien  du  lemps  que  je  n'ai  des  nouvelles 
de  nos  petites  élèves,  de  leur  digne  précepteur, 
ut  de  leur  aimable  gouvcrnunie.  De  gr&ce,  une 
petite  relation  de  l'état  présent  des  choses. 
J'aime  à  suivre  les  progrès  de  ces  chers  enfans 
dans  tout  leur  détail. 

Il  est  vrai  que  les  Corses  m'ont  fait  proposer 
de  travailler  à  leur  dresser  un  plan  de  gouver- 
nement. Si  ce  travail  est  au-dessus  de  mes  for- 
ces il  n'est  pas  au-dessus  de  mon  zèle.  Du  reste, 
c'est  une  entreprise  à  méditer  long-temps,  qui 
demande  bien  des  préliminaires;  et  avant  d'y 
songer  il  faut  voir  d'abord  ce  que  la  France 
veut  faire  de  ces  pauvres  gens.  En  attendant, 
je  crois  que  le  général  Paoli  mérite  l'estime  et 
le  respect  do  toute  la  terre ,  puisque  étant  le 
maiire  ,  il  n'a  pas  craint  de  s'adresser  à  quel- 
qu'un qu'il  sait  bien,  la  guerre  excepté,  ne  vou- 
loir laisser  personne  au-dessus  des  lois.  Je  suis 
prêt  à  consacrer  ma  vie  à  leur  service  ;  mais, 
pour  ne  pas  m'exposer  à  perdre  mon  temps, 
j'ai  débuté  par  toucher  l'endroit  sensible.  Nous 
verrons  ce  que  cela  produira. 


A  H.   D  IVERNOIS. 

Motiers,  le  29  novembre  1764. 

Je  m'aperçois  à  l'instant ,  monsieur,  d'un 
quiproquo  que  je  viens  de  faire ,  en  prenant 
dans  votre  lettre  le  6  décembre  pour  le  6  jan- 
vier. Cela  me  donne  l'espoir  de  vous  voir  un 
mois  plus  tôt  que  je  ii'avois  cru  ,  et  je  prends 
le  parti  de  vous  I  écrire,  de  peur  que  vous  n'i- 
maginiez peut-être  sur  ma  lettre  d'aujourd'hui 
que  je  voudrois  renvoyer  aux  Rois  voire  visite, 
de  quoi  je  scrois  bien  fâché.  M.  de  Payraube 
sort  d'ici ,  et  m'a  apporté  votre  lettre  et  vos 
nouveaux  cadeaux.  INous  avons  pour  le  présent 
beaucoup  de  comptes  à  faire,  et  d'autres  ar- 
rangcmcns  à  prendre  pour  l'avenir.  D'aujour- 
d'hui en  huit  donc,  j'attends,  monsieur,  le 
plaisir  de  vous  embrasser;  et  en  attendant  je 
vous  souhaite  un  bon  voyage  et  vous  salue  de 
tout  mon  cœur. 


y 


A  M.   ou   PEYROU. 


Uotien,  le  28  novembre  t76<. 


T.    IV. 


Le  temps  et  mes  tracas  ne  me  permettent 
pas,  monsieur,  de  répondre  à  présent  à  votre 
dernière  lettre,  dont  plusieurs  arliclos  m'ont 
ému  et  pénétré  :  je  destine  uniquement  cellc-ci 
à  vous  consulter  sur  un  article  qui  m'intéresse, 
et  sur  lequel  je  vous  épargnerois  cette  impor- 
tunité,  si  je  connoissois  quoiqu'un  qui  me  parût 
plus  digne  que  vous  de  toute  ma  confiance. 

Vous  savez  que  je  médite  depuis  long-temps 
de  prendre  le  dernier  congé  du  public  par  une 
édition  généralede  mes  écrits,  pour  passer  dans 
la  retraite  et  le  repos  le  reste  des  jours  qu'il 
plaira  à  la  Providence  de  me  départir.  Cette 
entreprise  doit  m'assurer  du  pain,  sans  lequel 
il  n'y  a  ni  repos,  ni  liberté  parmi  les  hommes  : 
le  recueil  sera  d'ailleurs  le  monument  sur  le- 
quel je  compte  obtenir  de  la  postérité  le 
redressement  des  jugemens  iniques  de  mes 
contemporains.  Jugez  par  là  si  je  dois  regarder 
comme  importante  pour  moi  une  entreprise 
sur  laquelle  mon  indépendance  et  ma  réputa- 
tion sont  fondées. 

Le  libraire  Fauche,  aidé  d'un  associé,  ju- 
geant que  cette  affaire  lui  peut  êlr(>  avantageuse, 
désire  de  s'en  charger  ;  et,  pressentant  l'obsta- 
cle que  la  pédanterie  de  vos  ministraux  peut 
mettre  à  son  exécution  dans  Neuchâtel,  il  pro- 
jette, en  supposant  l'agrément  du  Conseil  d'é- 
tat, dont  pourtant  je  doute,  d'étjiblir  son  im- 
primerie à  Moliers,  ce  qui  me  soroit  très- 
commode;  et  il  est  certain  qu'à  considérer  la 
chose  en  homme  d'état,  tous  les  membres  du 
gouvernement  doivent  favoriser  cetie  entre- 
prise qui  versera  peut-être  cent  mille  écus  dans 
le  pays. 

Cet  agrément  donc  supposé  (c'est  son  af- 
faire), il  reste  à  savoir  si  ce  sera  la  mienne  de 
consentir  à  cette  proposition,  et  de  me  lier  par 
un  traité  en  forme.  Voilà,  monsieur,  sur  quoi 
je  vous  consulte.  Premièrement,  croyez-vous 
que  ces  gens-là  puissent  être  en  état  de  con- 
sommer cette  affaire  avec  honneur,  soit  du 
côté  de  la  dépense,  soit  du  côté  de  l'exécution? 
car  l'édition  que  je  propose  de  faire,  étant  lies- 
tinée  aux  grandes  bibliothèques,  doit  être  un 
chef-d'œuvre  de  typographie,  et  je  n'épargne- 
rai point  ma  peine  pour  ce  que  c'en  soit  un  de 

53 


5H 


GOllUESPOiNDAINCE. 


correction.  En  second  lieu,  croyez- vous  que 
les  engagemens  qu'ils  prendront  avec  moi 
soient  assez  sûrs  pour  que  je  puisse  y  compter, 
et  navoir  plus  de  souci  là-dessus  le  reste  de  ma 
vie?  En  supposant  que  oui,  voudrez-vous  bien 
ni'aider  de  vos  soins  et  de  vos  conseils  pour 
établir  mes  sûretés  sur  un  fondement  solide? 
Vous  sentez  que  mes  infirmités  croissant,  et 
la  vieillesse  avançant  par-dessus  le  marché,  il 
ne  faut  pas  que ,  hors  d'état  de  gagner  mon 
pain ,  je  m'expose  au  danger  d'en  manquer. 
Voilà  l'examen  que  je  soumets  à  vos  lumières, 
et  je  vous  prie  de  vous  en  occuper  par  amitié 
pour  moi.  Votre  réponse,  monsieur,  réglera  la 
mienne.  J'ai  promis  de  la  donner  dans  quinze 
>urs.  Marquez-moi,  je  vous  prie,  avant  ce 
«mps-là,  votre  sentiment  sur  cette  affaire, 
afin  que  je  puisse  me  déterminer. 


A   M.   DUCLOS. 


Motiers,  le  2  décembre  <764. 


Je  crois,  mon  cher  ami,  qu'au  point  où  nous 
en  sommes,  la  rareté  des  lettres  est  plus  une 
marque  de  confiance  que  de  négligence  :  votre 
silence  peut  m'inquiéter  sur  votre  santé,  mais 
non  sur  votre  amitié,  et  j'ai  lieu  d'attendre  de 
vous  la  même  sécurité  sur  la  mienne.  Je  suis 
errant  tout  l'été,  malade  tout  l'hiver,  et  en  tout 
temps  si  surchargé  de  désœuvrés  ,  qu'à  peine 
ai-je  un  moment  de  relâche  pour  écrire  à  mes 
amis. 

Le  recueil  fait  par  Duchesne  est  en  effet  in- 
complet, et,  qui  pis  est,  très-fautif;  mais  il  n'y 
manque  rien  que  vous  ne  connoissiez ,  excepté 
ma  réponse  aux  Lettres  écrites  de  la  campagne, 
qui  n'est  pas  encore  publique.  J'espérois  vous 
la  faire  remettre  aussitôt  qu'elle  seroit  à  Paris  ; 
mais  on  m'apprend  que  M.  de  Sartine  en  a  dé- 
fendu l'entrée,  quoique  assurément  il  n'y  ait 
pas  un  mot  dans  cet  ouvrage  qui  puisse  déplaire 
à  la  France  ni  aux  François,  et  que  le  clergé  ca- 
tholique y  ait  à  son  tour  les  rieurs  aux  dépens 
du  nôtre.  Malheur  aux  opprimés  !  surtout  quand 
ils  le  sont  injustement,  car  alors  ils  n'ont  pas 
même  le  droit  de  se  plaindre  ;  et  je  ne  serois  pas 
étonné  qu'on  me  fit  pendre  uniquement  pour 


avoir  dit  et  prouvé  que  je  ne  méritois  pas  d'ôi- 
tre  décrété.  Je  pressens  le  contrecoup  de  cette 
défense  en  ce  pays.  Je  vois  d'avance  le  parti 
qu'en  vont  tirer  mes  implacables  ennemis,  et 
surtout  ipse  doit  fabricator  Epeus. 

J'ai  toujours  le  projet  de  faire  enfin  moi-même 
un  recueil  de  mes  écrits,  dans  lequel  je  pour- 
rai faire  entrer  quelques  chiffons  qui  sont  en- 
core en  manuscrits ,  et  entre  autres  le  petit 
conte  {*)  dont  vous  parlez,  puisque  vous  jugez 
qu'il  en  vaut  la  peine.  Mais  outre  que  cette  en- 
treprise m'effraie,  surtout  dans  l'état  où  je  suis, 
je  ne  sais  pas  trop  où  la  faire.  En  France  il  n'y 
faut  pas  songer.  La  Hollande  est  trop  loin  de 
moi.  Les  libraires  de  ce  pays  n'ont  pas  d'assez 
vastes  débouchés  pour  cette  entreprise,  les  pro- 
fits en  seroienl  peu  de  chose,  et  je  vous  avoue 
que  je  n'y  songe  que  pour  me  procurer  du  pain 
durant  le  reste  de  mes  malheureux  jours,  ne 
me  sentant  plus  en  état  d'en  gagner.  Quant 
aux  mémoires  de  ma  vie,  dont  vous  parlez,  ils 
sont  trop  difficiles  à  faire  sans  compromettre 
personne;  pour  y  songer,  il  faut  plus  de  tran- 
quillité qu'on  ne  m'en  laisse,  et  que  je  n'en  au- 
rai probablement  jamais  :  si  je  vis  toutefois,  je 
n'y  renonce  pas.  Vous  avez  toute  ma  confiance, 
mais  vous  sentez  qu'il  y  a  des  choses  qui  ne  se 
disent  pas  de  si  loin. 

Mes  courses  dans  nos  montagnes ,  si  riches 
en  plantes,  m'ont  donné  du  goût  pour  la  bota- 
nique: cette  occupation  convient  fort  à  une  ma- 
chine ambulante  à  laquelle  il  est  interdit  de 
penser.  Ne  pouvant  laisser  ma  tête  vide,  je  la 
yeux  empailler;  c'est  de  foin  qu'il  faut  l'avoir 
pleine  pour  être  libre  et  vrai,  sans  crainte  d'ê- 
tre décrété.  J'ai  l'avantage  de  ne  connoître  en- 
core que  dix  plantes,  en  comptant  l'hysope  ; 
j'aurai  long-temps  du  plaisir  à  prendre  avant 
d'en  être  aux  arbres  de  nos  forêts. 

J'attendsavec  impatience  votre  nouvelle  édi- 
tion des  Considérations  sur  les  mœurs.  Puisque 
vous  avez  des  facilités  pour  tout  le  royaume, 
adressez  le  paquet  à  Pontarlier,  à  moi  directe- 
ment, ce  qui  suffit;  ou  à  M.  Junet,  directeur 
des  postes;  il  me  le  fera  parvenir.  Vous  pouvez 
aussi  le  remettre  à  Duchesne,  qui  me  le  fera 
passer  avec  d'autres  envois.  Je  vous  demande- 
rai même ,  sans  façon ,  de  faire  relier  l'exem- 

(*)  La  Reine  fan(asqne. 


ANNÉE  1764. 


oi5 


pldirc,  ce  que  je  ne  puis  faire  ici  sans  le  gâter  ; 
je  le  prendrai  secrètement  dans  ma  poche  en 
allant  herboriser  ;  et,  quand  je  ne  verrai  point 
d'archers  autour  de  moi,  j'y  jetterai  les  yeux  à 
la  dérobée.  Mon  cher  ami,  comment  faites-vous 
pour  penser,  être  honnête  homme,  et  ne  vous 
pas  faire  pendre?  Cela  me  paroit  difficile,  en 
vérité.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A   MYLORD   MARÉCHAL. 

8  décembre  1764. 

Sur  la  dernière  lettre,  mylord,  que  vous  avez 
dû  recevoir  de  moi,  vous  aurez  pu  juger  du 
plaisir  que  m'a  causé  celle  dont  vous  m'avez  ho- 
noré le  24  octobre.  Vous  m'avez  fait  senlir  un 
peu  cruellement  à  quoi  point  je  vous  suis  atta- 
ché, et  trois  mois  de  silence  de  votre  part  m'ont 
plus  affecté  et  navré  que  ne  fit  le  décret  du 
Conseil  de  Genève.  Tant  de  malheurs  ont  rendu 
mon  cœur  inquiet,  et  je  crains  toujours  de  per- 
dre ce  que  je  désire  si  ardemment  de  conser- 
ver. Vous  êtes  mon  seul  protecteur,  le  seul 
honvme  à  qui  j'aie  de  véritables  obligations,  le 
seul  ami  sur  lequel  je  compte,  le  dernier  auquel 
je  me  sois  attaché,  et  auquel  il  n'en  succédera 
jamais  d'autres.  Jugez  sur  cela  si  vos  bontés 
me  sont  chères,  et  si  votre  oubli  m'est  facile  à 
supporter. 

Je  suis  fâché  que  vous  ne  puissiez  habiter 
votre  maison  que  dans  un  an.  Tant  qu'on  en  est 
encore  aux  châteaux  en  Espagne,  toute  habita- 
tion nous  est  bonne  en  attendant;  mais  quand 
enfin  l'expérience  et  la  raison  nous  ont  appris 
qu'il  n'y  a  de  véritable  jouissance  que  celle  de 
soi-même,  un  logement  commode  et  un  corps 
sain  deviennent  les  seuls  biens  de  la  vie,  et  dont 
le  prix  se  fait  sentir  de  jour  en  jour,  à  mesure 
qu'on  est  détaché  du  reste.  Comme  il  n'a  pas 
fallu  si  long-temps  pour  faire  votre  jardin,  j'es- 
père que  dès  à  présent  il  vous  amuse,  et  que 
vous  en  tirez  déjà  de  quoi  fournir  ces  oilles  si 
savoureuses,  que,  sans  être  fort  gourmand,  je 
regrette  tous  les  jours. 

Que  ne  puis-je  m'instruire  auprès  de  vous 
dans  une  culture  plus  utile,  quoique  plus  in- 
grate I  Que  mes  bons  et  infortunés  Corses  ne 
peuvent-ils,  par  mon  entremise,  profiter  de 
vos  longues  et  profondes  observations  sur  les 


hommes  et  les  gouverncmcns  !  mais  je  suis  loin 
de  vous.  N'importe;  sans  songer  à  l'impossi- 
bilité du  succès,  je  m'occuperai  de  ces  pauvres 
gens  comme  si  mes  rêveries  leur  pouvoient  être 
utiles.  Puisque  je  suis  dévoué  aux  chimères,  je 
veux  du  moins  m'en  forger  d'agréables.  En  son- 
geant à  ce  que  les  hommes  pourroienl  être,  jo 
tâcherai  d'oublier  ce  qu'ils  sont.  Les  Corses 
sont,  comme  vous  le  dites  fort  bien,  plus  près 
de  cet  état  désirable  qu'aucun  autre  peuple. 
Par  exemple,  je  ne  crois  pas  que  la  dissolubi- 
lité des  mariages,  très-utile  dans  le  Brande- 
bourg, le  fût  de  long-temps  en  Corse,  où  la 
simplicité  des  mœurs  et  la  pauvreté  générale 
rendent  encore  les  grandes  passions  inactives 
et  les  mariages  paisibles  et  heureux.  Les  fem- 
mes sont  laborieuses  et  chastes;  les  hommes 
n'ont  de  plaisirs  que  dans  leur  maison  ;  dans 
cet  état,  il  n'est  pas  bon  de  leur  faire  envisager 
comme  possible  une  séparation  qu'ils  n'ont 
nulle  occasion  de  désirer. 

Je  n'ai  point  encore  reçu  la  lettre  avec  la  tra- 
duction de  Fletcher  que  vous  m'annoncez.  Je 
l'attendois  pour  vous  écrire;  mais,  voyant  que 
le  paquet  ne  vient  point,  je  ne  puis  différer 
plus  long-temps.  Mylord,  j'ai  le  cœur  plein  do 
vous  sans  cesse.  Songez  quelquefois  à  votre 
fils  le  cadet. 


A   M.    DU   PEYROU. 

8  décembte  1704. 

Quoique  les  affaires  et  les  visites  dont  je  suis 
accablé  ne  me  laissent  presque  aucun  moment  à 
moi,  et  que  d'ailleurs  celle  qui  m'occupe  en  ce 
moment  me  rende  nécessaired'en  délibérer  avec 
vous,  monsieur,  puisque  vous  y  consentez,  no 
pouvant  me  ménager  du  temps  pour  suffire  à 
tout ,  je  donne  la  préférence  au  soin  de  vous 
tranquilliser  sur  ce  terrible  B  qui  vous  inquiète, 
et  qui  vous  aparu  suffisant  pour  effacer  ou  ba- 
lancer le  témoignage  de  tous  mes  écrits  et  de 
ma  vie  entière,  sur  les  sentimens  que  j'ai  con- 
stamment professés  et  que  je  professerai  jus- 
qu'à mon  dernier  soupir.  Puisqu'une  seule  let- 
tre del'alphabet  a  tant  de  puissancej.il  faut  croire 
désormais  aux  vertus  des  talismans.  Ce  B  signi- 
fie Bon,  cela  est  certain;  inaiscomme  vous  m'en 
demandez  l'explication ,  sans  me  transcrire  les 


5iG 


CORRESPOND.VNCE. 


passages  auxquels  il  se  rapporte,  et  dont  je  n'ai 
pas  le  moindre  souvenir,  je  ne  puis  vous  satis- 
faire que  préalablement  vous  n'ayez  eu  la  bonté 
de  m'envoyer  ces  passages  ,  en  y  ajoutant  le 
sens  que  vous  donnez  au  B  qui  vous  inquiète; 
car  il  est  à  présumer  que  ce  sens  n'est  pas  le 
mien.  Peut-être  alors,  en  vous  développant  ma 
pensée,  viendrai-je  à  bout  de  vous  édifier  sur 
ce  point.  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire  d'avance 
est  que  non-seulement  je  ne  suis  pas  maiéria- 
iisic,  mais  que  je  ne  me  souviens  pas  même 
d'avoir  été  un  seul  m  ornent  de  ma  vie  tenté  de 
le  devenir.  Bien  est-il  vrai  que  sur  un  grand 
nombre  de  propositions  je  suis  d'accord  avec 
les  matérialistes,  et  celles  où  vous  avez  vu  des 
B  sont  apparemment  de  ce  nombre;  mais  il  ne 
s'ensuit  nullement  que  ma  méthode  de  déduc- 
tion et  la  leur  soient  la  même,  et  me  conduise 
aux  mêmes  conclusions.  Je  ne  puis,  quant  à 
présent,  vous  en  dire  davantage,  et  il  faut  sa- 
voir sur  quoi  roulent  vos  difficultés  avant  de 
songer  à  les  résoudre.  En  attendant,  j'ai  des 
excuses  à  vous  faire  du  souci  que  vous  a  causé 
mon  indiscrétion,  et  je  vous  promets  que  si  ja- 
mais je  suis  tenté  de  barbouiller  des  marges  de 
livres,  je  me  souviendrai  de  cette  legon. 


A  M.    LALIACD. 


Motiers,  le  9  décembre  1764. 


Je  voudrois,  monsieur,  pour  contenter  votre 
obligeante  fantaisie ,  pouvoir  vous  envoyer  le 
profil  que  vous  me  demandez;  mais  je  ne  suis 
pas  en  lieu  à  trouver  aisément  quelqu'un  qui  le 
sache  tracer.  J'espérois  me  prévaloir  pour  cela 
de  la  visite  qu'un  graveur  hollandois,  qui  va 
s'établira  Morat,  avoit  dessein  de  me  faire; 
mais  il  vient  de  n\e  marquer  que  des  affaires 
indispensables  ne  lui  en  laissoient  pas  le  temps. 
Si  M.  iiiotard  fait  un  tour  jusqu'ici,  comme  il 
paroîi  le  désirer,  c'est  une  autre  occasion  dont 
je  profiterai  pour  vous  complaire,  pour  peu  que 
l'étal  cruel  où  je  suis  m'er)  laisse  le  pouvoir.  Si 
cette  seconde  occasion  me  manque,  je  n'en  vois 
pas  de  prochaine  qui  puisse  y  suppléer.  Au 
reste,  je  prends  peu  d'intérêt  à  ma  figure,  j'en 
prends  peu  même  à  mes  livres;  mais  j'en  prends 
beaiicoup  à  l'estime  des  honnêtes  gens,  dont 


les  cœurs  ont  lu  dans  le  mien.  C'est  dans  le  vif 
amour  du  juste  et  du  vrai,  c'est  dans  des  pen- 
chans  bons  et  honnêtes,  qui  sans  doute  m'alta- 
cheroient  à  vous,  que  je  voudrois  vous  faire 
aimer  ce  qui  est  véritablement  moi,  et  vous  lais 
ser  de  mon  effigie  intérieure  un  souvenir  qui 
vous  fût  intéressant.  Je  vous  salue,  monsieur, 
de  tout  mon  cœur. 


A  M.    ABAUZIT,  , 

Eu  lui  envoyant  les  Lkttbes  de  i*  noNTiCNE.  i 

Motiers,  le  9  décembre  4764. 

Daignez,  vénérable  Âbauzit,  écouter  mes 
justes  plaintes.  Combien  j'ai  gémi  que  le  Con- 
seil et  les  ministres  de  Genève  m'aient  mis  en 
droit  de  leur  dire  des  vérités  si  dures  1  Mais 
puisque  enfin  je  leur  dois  ces  vérités,  je  veux 
payer  ma  dette.  Ils  ont  rebuté  mon  respect,  ils 
auront  désormais  toute  ma  franchise.  Pesez  mes 
raisons  et  prononcez.  Ces  dieux  de  chair  ont  pu 
me  punir  si  j'étois  coupable;  mais  si  Caton 
m'absout,  ils  n'ont  pu  que  m'opprimer. 


A    M.    MONTPFROUX,    RESIDENT  DE   FRANCE   A 
GENÈVE. 

Uotierg,  le  9  décembre  <7C). 

L'écrit,  monsieur,  qui  vous  est  présenté  de 
ma  part,  contient  mon  apologie  et  celle  de 
nombre  d'honnêtes  gens  offensés  dans  leurs 
droits  par  l'infraction  des  miens.  La  place  que 
vous  remplissez,  monsieur,  et  vos  anciennes 
bontés  pour  moi,  m'engagent  également  à  met- 
tre sous  vos  yeux  cet  écrit.  Il  peut  devenir  une 
des  pièces  d'un  procès  au  jugement  duquel 
vous  présiderez  peut-être.  D'ailleurs,  aussi  zélé 
sujet  que  bon  patriote,  vous  aimerez  me  voir 
célébrer  dans  ces  lettres  (*)  le  plus  beau  monu- 
ment du  règne  de  Louis  XV,  et  rendre  aux 
François,  malgré  mes  malheurs,  toute  la  jus- 
lice  qui  leur  est  due. 

Je  vous  supplie,  monsieur,  d'agréer  mon  res- 
pect. 

(*)  La  pacification  des  tronliles  de  Genève  par  la  médiation 
de  la  France  et  des  goiiverncinens  de  Zurich  et  de  Berne,  et 
redit  de  1738  qui  en  résulta,  sous  !a  garantie  des  trois  pu  ssan- 
ces.  tVoyez  les  Lettres  de  la  montagne,  Letfre  vii.^    G.  P. 


A  M.    DU   PKYROU. 


Motiera,  le  <3  décembre  1764. 

Je  VOUS  parlerai  maintenant,  monsieur,  de 
mon  affaire  (*),  puisque  vous  voulez  bien  vous 
charger  de  mes  intérêts.  J'ai  revu  mes  gens  : 
leur  société  est  augmentée  d'un  libraire  de 
France,  homme  entendu,  qui  aura  l'inspection 
de  la  partie  typographique.  Ils  sont  en  état  de 
faire  les  fonds  nécessaires  sans  avoir  besoin  de 
souscription,  et  c'est  d'ailleurs  une  voie  à  la- 
quelle  je  ne  consentirai  jamais  par  de  très- 
bonnes  raisons,  trop  longues  à  détailler  dans 
une  lettre. 

En  combinant  toutes  les  parties  de  l'entre- 
prise, et  supposant  un  plein  succès,  j'estime 
qu'elle  doit  donner  un  profit  net  de  cent  mille 
francs.  Pour  aller  d'abord  au  rabais,  rédui- 
sons-le à  cinquante.  Je  crois  que,  sans  être  dé- 
raisonnable, je  puis  porter  mes  prétentions  au 
quart  de  cette  somme  ;  d'autant  plus  que  cette 
entreprise  demande  de  ma  part  un  travail  as- 
sidu de  trois  ou  quatre  ans,  qui  sans  doute 
achèvera  de  m'épuiser,  et  me  coûtera  plus  de 
peine  à  préparer  et  revoir  mes  feuilles  que  je 
n'en  eus  à  les  composer. 

Sur  cette  considération,  et  laissant  à  part 
celle  du  profit,  pour  ne  songer  qu'à  mes  be- 
soins, je  vois  que  ma  dépense  ordinaire  depuis 
vingt  ans  a  été,  l'un  dans  l'autre,  de  soixante 
louis  par  an.  Cette  dépense  deviendra  moindre 
lorsque  absolument  séquestré  du  public  je  ne 
serai  plus  accablé  de  ports  de  lettres  et  de  visi- 
tes, qui,  par  la  loi  de  l'hospitalité,  me  forcent 
d'avoir  une  table  pour  les  survenans. 

Je  pars  de  ce  petit  calcul  pour  fixer  co  qui 
m'est  nécessaire  pour  vivre  en  paix  le  reste  de 
mes  jours,  sans  manger  le  pain  de  personne; 
résolution  formée  depuis  long-temps,  et  dont, 
quoi  qu'il  arrive,  je  ne  me  départirai  jamais. 
Je  compte  pour  ma  part  sur  un  fonds  de  dix 
à  douze  mille  livres;  et  j'nime  mieux  ne  pas 
faire  l'entreprise  s'il  faut  me  réduire  à  moins, 
parce  qu'il  n'y  a  que  le  repos  du  reste  de  mes 
jours  que  je  veuille  acheter  par  quatre  ans 
d'esclavage. 

Si  ces  messieurs  peuvent  me  faire  cette 
somme,  mon  dessein  est  de  la  placer  en  rentes 

(*)  L'étlitiou  générale  de  ses  ouvrage:). 


.iNNÉE  1764.  517 

viagères;  et,  puisque  vous  voulez  bien  vous 
charger  de  cet  emploi,  elle  vous  sera  comptée, 
et  tout  est  dit.  Il  convient  seulement,  pour  la 
sûreté  de  la  chose,  que  tout  soit  payé  avant  que 
l'on  commence  l'impression  du  dernier  volume, 
parce  que  je  n'ai  pas  le  temps  d'attendre  1.; 
débit  de  l'édition  pour  assurer  mon  éiat. 

Maiscommc  une  telle  somme  en  argent  comp- 
tant pourroit  gêner  les  entrepreneurs,  vu  les 
grandes  avances  qui  leur  sont  nécessaires,  ils 
aimeront  mieux  me  faire  une  rente  viagère; 
ce  qui,  vu  mon  âge,  et  l'état  de  ma  santé, 
leur  doit  probablement  tourner  plus  à  compte. 
Ainsi,  moyennant  des  sûretés  dont  vous  soyez 
content,  j'accepterai  la  rente  viaf^ère,  sauf  une 
somme  en  argent  comptant  lorsqu'on  commen- 
cera l'édition  ;  et,  pourvu  que  cotte  somme  ne 
soit  pas  moindre  que  cinquante  louis,  je  m'en 
contente,  en  déduction  du  capital  dont  on  me 
fera  la  rente. 

Voilà,  monsieur,  les  divers  arrangemens 
dont  je  leur  laisserois  le  choix  si  je  Iraitois  di- 
rectement avec  eux  :  mais,  comme  il  se  peut 
que  je  me  trompe,  ou  que  j'exige  trop,  ou  qu'il 
y  ait  quelque  meilleur  parti  à  prendre  pour  eux 
ou  pour  moi,  je  n'entends  point  vous  donner 
en  cela  des  règles  auxquelles  vous  deviez  vous 
tenir  dans  cette  négociation.  Agissez  pour  moi 
comme  un  bon  tuteur  pour  son  pupille  :  mais 
ne  chargez  pas  ces  messieurs  d'un  traité  qui 
leur  soit  onéreux.  Cette  entreprise  n'a  de  leur 
part  qu'un  objet  de  profit,  il  faut  qu'ils  ga- 
gnent ;  de  ma  part  elle  a  un  autre  objet,  il  suf- 
fît que  je  vive,  et,  toute  réflexion  faite,  je  puis 
bien  vivre  à  moins  de  ce  que  je  vous  ai  marqué. 
Ainsi  n'abusons  pas  de  la  résolution  où  ils  pa- 
roissent  être  d'entreprendre  cette  affaire  à  quel- 
que prix  que  ce  soit  :  comme  tout  le  risque  de- 
meure de  leur  côté,  il  doit  être  compensé  par 
les  avantages.  Faites  l'accord  dans  cet  esprit, 
et  soyez  sûr  que  de  ma  part  il  sera  ratifié. 

Je  vous  voisavec  plaisir  prendre  cette  peine  : 
voilà,  monsieur,  le  seul  compliment  que  je 
vous  ferai  jamais. 


A  MADAME  LATOUR. 
A  Uotiers,  le  16  décembre  1764. 


Je  n'ai  pas  eu,  chère  Marianne,  en  recevant 


518 


COPiRESPONDANGE. 


mon  portrait,  que  M.  Breguct  a  eu  la  bonté 
de  m'envoyer^  le  plaisir  que  vous  m'annonciez 
de  le  recevoir  lui-même.  La  fatigue,  le  mauvais 
temps  qu'il  a  eu  durant  son  voyage,  l'ont  re- 
tenu malade  dans  sa  maison;  et  moi,  depuis 
deux  mois  enfermé  dans  la  mienne,  je  suis  hors 
d'état  d'aller  le  remercier,  et  lui  demander  un 
peu  en  détail  de  vos  nouvelles,  comme  je  me 
l'étois  proposé.  Donnez-m'en  doncvousmême, 
chère  Marianne,  en  attendant  que  je  puisse  voir 
votre  bon  papa,  si  digne  de  l'éloge  que  vous 
enfaitesetdel'altachementque  vous  avez  pour 
lui.  Quant  à  moi,  je  ne  suis  qu'un  ami  peu  dé- 
monstratif, quoique  vrai,  réputé  négligent, 
parce  que  ma  situation  me  force  à  le  paroître, 
et  trop  heureux  de  recevoir  de  vous,  à  titre 
de  grâce,  des  sentimens  que  vous  me  devrez 
quand  les  miens  vous  seront  mieux  connus.  En 
attendant,  il  vaut  mieux  que  vous  m'aimiez  et 
que  vous  me  grondiez,  que  si  vous  paroissiez 
contente  sans  l'être.  Tant  que  vous  exercerez 
sur  moi  l'autorité  de  l'amitié,  je  croirai  qu'au 
fond  vous  rendez  justice  à  la  mienne,  et  que 
c'est  pour  me  laisser  moins  voir  ma  misère 
que  vous  vous  en  prenez  à  ma  volonté.  Voilà 
du  moins  le  seul  sens  que  devroient  avoir  vos 
reproches  ;  si  je  pouvois  vous  écrire  et  vous 
complaire  autant  que  je  le  désire,  et  que  vous 
fussiez  équitable,  le  papa  lui-même  ne  vous 
seroit  pas  plus  cher  que  moi. 

J'apprends  avec  grand  plaisir  qu'il  est  beau- 
coup mieux. 


A   M.   DIVERNOIS. 

Moliers,  le  <7  décembre  t764. 

Il  est  bon,  monsieur,  que  vous  sachiez  que, 
depuis  votre  départ  d'ici,  je  n'ai  reçu  aucune 
de  vos  lettres,  ni  nouvelles  d'aucune  espèce  par 
le  canal  de  personne,  quoique  vous  m'eussiez 
promis  de  m'annoncer  votre  heureuse  arrivée 
à  Genève,  et  de  m'écrire  même  auparavant. 
Vous  pouvez  concevoir  mon  inquiétude.  Je  sais 
bien  que  c'est  l'ordinaire  qu'on  m'accable  de 
lettres  inutiles,  et  que  tout  se  taise  dans  les 
momens  essentiels  ;  je  m'étois  flatté  cependant 
qu'il  y  auroit  dans  celui-ci  quelque  exception 
en  ma  faveur.  Je  me  suis  trompé.  Il  faut  pren- 
dre patience,  et  se  résoudre  à  attendre  qu'il 


vous  plaise  de  me  donner  des  nouvelles  de 
votre  santé,  que  je  souhaite  être  bonne  de 
tout  mon  cœur. 
>Ies  respects  à  madame,  je  vous  supplie. 


A   M.    rANCKOLCKE. 

Motiers,  le  21  décembre  176*. 

Je  suis  sensible  aux  bontés  de  M.  de  Buffon, 
à  proportion  du  respect  et  de  l'estime  que  j'ai 
pour  lui  ;  sentimens  que  j'ai  toujours  haute- 
ment professés,  et  dont  vous  avez  été  témoin 
vous-même.Ily  a  des  amisdont  la  bienveillance 
mutuelle  n'a  pas  besoin  dune  correspondance 
expresse  pour  se  nourrir,  et  j'ai  osé  me  placer 
avec  lui  dans  cette  classe-là.  Si  c'est  une  illusion 
de  ma  part,  elle  est  bien  pardonnable  à  la 
cause  quila produit.  Jenele  mets  point  dans  une 
distribution  d'exemplaires,  sachant  bien  qu'il 
me  mettroit  dans  celle  des  siens;  et  que,  connue 
il  n'y  a  point  de  proportion  dans  ces  choses-là, 
je  n'aime  point  donner  un  œuf  pour  avoir  un 
bœuf. 

Le  quidam  qui  s'irrite  si  fort  que  j'aie  mis 
une  devise  à  mon  livre,  doit  s'irriter  bien  plus 
que  je  l'aie  entourée  d'une  couronne  civique; 
et  bien  plus  encore,  que  j'aie,  dans  ce  même 
livre,  justifié  la  devise  et  mérité  la  couronne. 


A   M.   DE   MOKTMOIUN, 

En  lui  e  ivoyaut  les  Lettbes  écrite.s  de  l\  «ontagme. 
Le  25  décembre  1764. 

Plaignez-moi,  monsieur,  d'aimer  tant  la 
paix,  et  d'avoir  toujours  la  guerre.  Je  n'ai  pu 
refuser  à  mes  anciens  compatriotes  de  prendre 
leur  défense  comme  ils  avoient  pris  la  mienne. 
C'est  ce  que  je  ne  pouvois  faire  sans  repousser 
les  ouiragesdont,par  la  plus  noire  ingratitude, 
les  ministres  de  Genève  ont  eu  la  bassesse  de 
m'accabler  dans  mes  malheurs,  et  qu'ils  ont 
osé  porter  jusque  dans  la  chaire  sacrée.  Puis- 
qu'ils aiment  si  fort  la  guerre,  ils  l'auront;  et, 
après  mille  agressions  de  leur  part,  voici  mon 
premier  acte  d'hostilité,  dans  lequel  toutefois 
je  défends  une  de  leurs  plus  grandes  préroga- 
tives qu'ils  se  laissent  lâchement  enlever;  car, 
pour  insulter  à  leur  aise  au  malheureux,  ils 


ANNÉE  176i. 


519 


rampent  volontiers  sous  la  tyrannie.  La  que- 
relle, au  reste,  est  tout-à-fait  personnelle  entre 
eux  et  moi;  ou,  si  j'y  fais  entrer  la  religion  pro- 
testante pour  quelque  chose,  c'est  comme  son 
défenseur  conire  ceux  qui  veulent  la  renverser. 
Voyez  mes  raisons,  monsieur,  etsoyez  persuadé 
que,  plus  on  me  mettra  dans  la  nécessité  d'ex- 
pliquer mes  sentimens,  plus  il  en  résultera 
d'honneur  pour  votre  conduite  envers  moi,  et 
pour  la  justice  que  vous  m'avez  rendue. 

Recevez,  monsieur,  je  vous  prie,  mes  salu-. 
tations  et  mon  respect. 


A  M.  d'ivernois. 

Métiers,  le  29  décembre  1764. 

J'ai  reçu,  monsieur,  toutes  les  lettres  que 
vous  m'avez  fait  l'amitié  de  m'écrire  ;  jusqu'à 
celle  du  25  inclusivement.  J'ai  aussi  reçu  les 
estampes  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'en- 
voyer;  mais  le  messager  de  Genève  n'étant 
point  encore  de  retour,  je  n'ai  pas  reçu,  par 
conséquent,  les  deux  paquets  que  vous  lui  avez 
remis,  et  je  n'ai  pas  non  plus  entendu  parler 
encore  du  paquet  que  vous  m'avez  envoyé  par 
le  voiturier.  Je  prierai  M.  le  trésorier  de  s'en 
faire  informer  à  Neufchâtel,  puisqu'il  y  doit 
être  de  retour  depuis  plusieurs  jours. 

Les  vacherins  que  vous  m'envoyezseront  dis- 
tribués en  votre  nom  dans  votre  famille.  La 
caisse  de  vin  de  Lavaux,  que  vous  m'annoncez, 
ne  sera  reçue  qu'en  payant  le  prix,  sans  quoi 
elle  restera  chez  M.  d'Ivernois.  Je  croyois  que 
vous  feriez  quelque  attention  à  ce  dont  nous 
étions  convenus  ici  :  puisque  vous  n'y  voulez 
pas  avoir  égard,  ce  sera  désormais  mon  affaire; 
et  je  vous  avoue  que  je  commence  à  craindre 
que  le  train  que  vous  avez  pris  ne  produise  en- 
tre nous  une  rupture  qui  m'affligeroit  beau- 
coup. Ce  qu'il  y  a  de  parfaitement  sûr,  c'est 
que  personne  au  monde  ne  sera  bien  reçu  à 
vouloir  me  faire  des  présens  par  force;  les  vô- 
tres, monsieur,  sont  si  fréquens,  et,  j'ose  dire, 
si  obstinés,  que  de  la  part  de  tout  autre  homme, 
en  qui  je  reconnoîtrois  moins  de  franchise,  je 
croirois  qu'il  cache  quelque  vue  secrète  qui  ne 
se  docouvriroit  qu'en  temps  et  lieu. 

Mou  cher  monsieur,  vivons  bons  amis,  je 
vous  en  supplie.  Les  soins  que  vous  vous  donnez 


pour  mes  petites  commissions  me  sont  très  pré- 
cieux. Si  vous  voulez  que  je  croie  qu'ils  ne  vous 
sont  pas  importuns,  faites-moi  des  comptes  si 
exacts,  qu'il  n'y  soit  pas  même  oublié  le  papier 
pour  les  paquets,  ou  la  ficelle  des  emballages; 
à  cette  condition  j'accepte  vos  soins  obligoans, 
et  toute  mon  affection  ne  vous  est  pas  moins 
acquise  que  ma  reconnoissance  vous  est  due. 
Mais,  de  grâce,  ne  rendez  pas  là-dessus  une 
troisième  explication  nécessaire,  car  elle  seroit 
la  dernière  bien  sûrement. 

Je  suis  et  serai  même  plusieurs  années  hors 
d'état  de  m'occupor  des  objets  relatifs  à  l'im- 
primé qu'une  personne  vous  a  remis  pour  me  le 
prêter  ;  ainsi,  s'il  faut  s'en  servir  promptement, 
je  serai  contraint  de  le  renvoyer  sans  en  faire 
usage.  Mon  intention  étoit  de  rassembler  des 
matériaux  pour  le  temps  éloigné  de  mes  loisirs, 
si  jamais  il  vient,  de  quoi  je  doute  :  ainsi  ne 
m'envoyez  rien  là-dessus  qui  ne  puisse  rester 
entre  mes  mains,  sans  autre  condition  que  de 
l'y  retrouver  quand  on  voudra. 

Vous  trouverez  ci-jointe  la  copie  de  la  lettre 

de  remercîment  que  M.   C r  m'a  écrite. 

Comment  se  peut-il  qu'avec  un  cœur  si  aimant 
et  si  tendre  je  ne  trouve  partout  que  haine  et 
que  malveillans?  je  ne  puis  là-dessus  me 
vaincre  :  lidée  d'un  seul  ennemi,  quoique  in- 
juste, me  fait  sécher  de  douleur.  Genevois, 
Genevois,  il  faut  que  mon  amitié  pour  vous  me 
coûte  à  la  fin  la  vie. 

Obligez-moi,  mou  cher  monsieur,  en  m'en- 
voyani  la  note  do  l'argent  que  vous  avez  dé- 
boursé pour  toutes  mes  commissions,  ou  d'eu 
tirer  sur  moi  le  moutani  par  lettre  de  change, 
ou  de  me  marquer  par  qui  je  dois  vous  le  faire 
tenir.  N'omettez  pas  ce  qu'a  fourni  M.  Deluc. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


K  M.   DU   PËYROU. 

...31  décembre  1764. 

Votre  lettre  m'a  touché  jusqu'aux  larmes.  Je 
vois  que  je  ne  me  suis  pas  trompé,  et  que  vous 
av(>z  une  âme  honnête.  Vous  serez  un  houuue 
précieux  à  mon  cœur.  Lisez  l'imprimé  ci- 
joint  (*).  Voilà,  monsieur,  à  quels  ennemis  j'ai 

(*}  Le  libelle  intitulé,  Sentiment  des  citoyens,     G.  P. 


uso 


CORRESPONDANCE. 


affaire  ;  voilà  les  armes  dont  ils  m'attaquent. 
Renvoyez-moi  celte  pièce  quand  vous  l'aurez 
lue;elle  entrera  dans  les  monumensderiiistoire 
de  ma  vie.  Oh  !  quand  un  jour  le  voile  sera  dé- 
chiré, que  la  postérité  m'aimera  1  qu'elle  bénira 
ma  mémoire!  Vous,  aimez-moi  maintenant,  et 
croyez  que  je  n'en  suis  pas  indigne.  Je  vous 
embrasse. 


A  M.    D  IVERNOIS. 


Mutiers,  le  31  décembre  1764. 


Je  reçois,  mon  cher  monsieur,  votrelettredu 
28  et  les  feuilles  de  la  réponse;  vous  recevrez 
aussi  bientôt  la  musique  que  vous  demandez. 
J'ai  reçu  par  co  même  courrier  un  imprimé  in- 
titulé. Sentiment  des  citoyens.  J'ai  d'abord  re- 
connu le  style  pastoral  de  M.  Vernes,  défenseur 
de  la  foi,  de  la  vérité,  de  la  vertu  et  de  la  cha- 
rité chrétienne.  Les  citoyens  ne  pouvoieni  choi- 
sir un  plus  digne  organe  pour  déclarer  au 
public  leurs  sentimens.  Il  est  très  à  souhaiter 
que  celte  pièce  se  répande  en  Europe;  elle 
achèvera  ce  que  le  décret  a  commencé. 

Tout  ce  que  me  marque  M.  le  Premier 
est  d'un  magistrat  bien  sage.  Si  les  autres 
l'étoient  autant,  tout  seroit  bientôt  pacifié,  et 
les  choses  rcntrcroient  dans  l'état  douteux 
où  peut-être  il  seroit  à  désirer  qu'elles  fussent 
encore.  Mais  fiez-vous  aux  sottises  que  l'ani- 
mosité  leur  fera  faire  :  ils  vont  désormais  tra- 
vailler pour  vous. 

Les  deux  exemplaires  que  demandeM***  sont 
sans  doute  pour  travailler  dessus  :  mais  n'im- 
porte ;  je  les  lui  enverrois  avec  grand  plaisir  si 
j'en  avois  l'occasion,  surtout  s'il  v^ouloit  pren- 
dre le  ton  de  M.  Vernes.  Si  par  hasard  c'étoit 
en  effet  par  goût  pour  l'ouvrage,  M**"*^  seroit 
un  théologien  bien  étonnant  :  mais,  laissez-les 
faire.  La  colère  les  transporte  :  comme  ils  vont 
prêter  le  flanc  !  Oh  1  monsieur,  si  tous  ces  gens- 
là,  moins  brutaux,  moins  rogues,  s'étoient 
avisés  de  me  prendre  par  des  caresses,  j'étois 
perdu  ;  je  sens  que  jamais  je  n'aurois  pu  résis- 
ter ;  mais,  pnr  le  côté  qu'ils  m'ont  pris,  je  suis 
à  l'épreuve,  lis  feront  tant  qu'ils  me  rendront 
illustre  et  grand,  au  lieu  que  j'étois  fait  pour 
n'être  jamais  qu'un  pelit  garçon.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 


A   M.    DUCHESISE,   LIBRMRE  A   PARIS. 

Motiers.  le  6  janvier  1763. 

Je  vous  envoie,  monsieur,  une  pièce  impri- 
mée et  publiée  à  Genève  (*),  et  que  je  vous  prie 
d'imprimer  et  publier  à  Paris,  pour  mettre  le 
public  en  état  d'entendre  les  deux  parties,  en 
attendant  les  autres  réponses  plus  foudroyantes 
qu'on  prépare  à  Genève  contre  moi.  Celle-ci  est 
de  M.  Vernes,  si  toutefois  je  ne  me  trompe  ;  il 
ne  faut  qu'attendre  pour  s'en  éclaircir  :  car,  s'il 
en  est  l'auteur,  il  ne  manquera  pas  de  la  re- 
connoître  hautement,  selon  le  devoir  d'un 
homme  d'honneur  et  d'un  bon  chrétien  ;  s'il 
ne  l'est  pas,  il  la  désavouera  de  même,  et  le 
public  saura  bientôt  à  quoi  s'en  tenir. 

Je  vous  connois  trop,  monsieur,  pour  croire 
que  vous  voulussiez  imprimer  une  pièce  pa- 
reille, si  elle  vous  venoit  d'une  autre  main; 
mais,  puisque  c'est  moi  qui  vous  en  prie,  vous 
ne  devez  vous  en  faire  aucun  scrupule. 

N.  B.  En  faisant  lui-même  réimprimer  ce  libelle  à  Pari», 
Koiisseau  y  a  joint  quelques  notes  que  nous  allons  reproduire, 
en  les  faisant  précéder  des  passages  du  libelle  auxquels  cha- 
cime  d'elles  se  rapporte. 

«  Lorsqu'il  mêla  l'irréligion  à  ses  romans, 
»  nosmagistratsfurentindispensablementobli- 
»  gés  d'imiter  ceux  de  Paris  et  de  Berne  ', 
»  dont  les  uns  le  décrétèrent  et  les  autres  le 
»  chassèrent.  » 

'  Je  ne  fus  cbassé  du  canton  de  Berne  qu'on  mois  après  le 
décret  de  Genève. 

«  Figurons-nous,  ajoute-t-il,  une  âme  infer- 
»  nale  analysant  ainsi  l'Evangile.  Eh  !  qui  l'a 
»  jamais  ainsi  analysé?  où  est  cette  âme  infer- 
»  nale  '  ?  » 

*  I(  paroît  que  l'auteur  de  cette  pièce  pourroit  mieux  ré- 
pondre que  personne  à  sa  question.  Je  prie  le  lecteur  de  ne 
pas  manquer  de  consulter  dins  l'endroit  qu'il  cite,  ce  qui  pré- 
cède et  ce  qui  suit. 

«  Considérons  qui  les  traite  ainsi  (nos  pas- 
»  teurs)  :  est-ce  un  savant....  est-ce  un  homme 
»  de  bien....?  Nous  avouons  avec  douleur  et  en 
»  rougissant  que  c'est  un  homme  qui  porte  en- 
»  core  les  marques  funestes  de  ses  débauches  ; 
»  et  qui,  déguisé  en  saltimbanque,  traîne  avec 
»  lui ,  de  village  en  village ,  la  malheureuse 

(*)  Le  libelle  intitulé  Sentiment  des  citoyens.  Voyez  les 
Confi-silons,  tome  I,  page  335.  t;.  P. 


ANNÉE  1765. 


521 


»  dont  il  fil  mourir  la  mère,  et  dont  il  a  exposé 
n  lo8  enfans  à  la  porte  d'un  hôpital,  en  rejetant 
»  les  soins  qu'une  personne  charitable  vouloit 
»  avoir  d'eux,  et  en  abjurant  tous  les  sentimens 
M  do  la  nature,  comme  il  dépouille  ceux  de 
M  l'honneur  et  de  la  religion  '.  » 

*  Je  veux  faire  avec  simplicité  la  déclaration  que  semble  exi- 
^•^r  de  moi  cet  article.  Jamais  aucune  maladie,  de  celleti  dont 
parle  Ici  l'auteur,  ni  petite  ni  grande,  n'a  souillé  mou  corps. 
Olle  dont  je  suis  affligé  n'y  a  pas  le  moindre  rapport;  elle  est 
née  avec  moi,  comme  le  savent  des  personnes  encore  vivantes 
qui  ont  pris  soin  de  mon  enfance.  Cette  maladie  est  connue  de 
MM.  Malouin,  Morand,  Tliierry,  Uaran,  et  du  frère  Côme.  S'il 
s'y  trouve  la  moindre  marque  de  débauclie,  je  les  prie  de  me 
confondre  et  de  me  faire  Iionte  de  ma  devise.  La  personne  sage 
et  généralement  estimée  qui  me  soigne  dans  mes  maux  et  me 
console  dans  mesafilictions  n'est  mallieureuse  que  parce  qu'elle 
partage  le  sort  d'un  homme  fort  malheureux  ;  sa  mère  est  ac- 
tuellement pleine  dévie  et  en  bonne  santé  malgré  sa  vieille^8e. 
Je  n'ai  Jamais  exposé  ni  fait  exposer  aucun  enfant  à  la  porte 
d'aucun  hôpital  ni  ailleurs.  Une  personne  qui  auroit  eu  la  cha- 
rité dont  on  parle  auroit  eu  celle  d'en  garder  le  secret,  et  cliacun 
sent  que  ce  n'est  pas  de  Genève,  où  je  n'ai  point  vécu,  et  d'où 
tant  d'animosité  se  répand  contre  moi,  qu'on  doit  attendre  des 
informations  fidèles  sur  ma  conduite.  Je  n'ajouterai  rien  à  ce 
passage,  sinon  qu'au  meurtre  près,  j'aimerois  mieux  avoir  fait 
ce  dont  son  auteur  m'accuse,  que  J'en  avoir  écrit  un  pareil. 

«  C'est  donc  là  celui  qui  parle  des  devoirs  de 
»  la  société  1  Certes  il  ne  remplit  pas  ses  de- 
»  voirs  quand,  dans  le  même  libelle,  trahissant 
»  la  confiance  d'un  ami*,  il  fait  imprimer  une 
n  de  ses  lettres,  pour  brouiller  ensemble  trois 
»  pasteurs.  C'est  ici  qu'on  peut  dire....  de  ce 
»  même  écrivain,  auteur  d'un  roman  d'éduca- 
»  lion ,  que,  pour  élever  un  jeune  homme,  il 
»  faut  commencer  par  avoir  été  bien  élevé 2.  » 

(')  Je  crois  devoir  avertir  le  public  qus  le  théologien  qui  a 
écrit  la  lettre  dont  j'ai  donné  un  extrait  n'est  ni  ne  fut  jamais 
mon  ami  ;  que  je  ne  l'ai  vu  qu'une  fois  en  ma  vie,  et  qu'il  n'a 
pas  la  moindre  chose  à  démêler,  ni  eu  bien  ni  en  mal.  avec  les 
niinbtres  de  Genève.  Cet  avertissement  m'a  paru  nécessaire 
pour  prévenir  les  téméraires  applications. 

*  Tout  le  monde  accordera,  je  pense,  k  l'auteur  de  cette 
pièce,  que  lui  et  moi  n'avons  pas  plus  eu  la  même  éducation, 
que  nous  n'avons  la  même  religion. 

»  Pourquoi  réveille-t-il  nos  anciennes  que- 
)i  relies?  Veut-il  que  nous  nous  égorgions  ' 
»  parce  qu'on  a  briilé  un  mauvais  livre  à  Paris 
»  et  à  Genève?  » 

*  On  peut  voir  dans  ma  conduite  les  douloureux  sacrifices 
que  j'ai  faits  pour  ne  pas  troubirr  la  paix  de  ma  patrie,  et, 
tians  mon  ouvrage,  avec  quelle  force  j'cxliorte  les  citoyens  à 
ne  la  troubler  jamais,  k  quelque  extrémité  qu'on  les  réduise. 


A  M.   '" 

Au  sujet  d*nn  hèmoibb  en  favcub  dis  PBOTBSTing,  que  l'on 
devoit  adresser  aux  évëques  de  France. 

...  4765. 

La  lettre,  monsieur,  et  le  mémoire  de  M.***, 
que  vous  m'avez  envoyés,  confirment  bien  l'es- 
time et  le  respect  que  j'avois  pour  leur  auteur. 
Ily  adansce  mémoire  dos  choses  qui  sont  tout- 
à-fait  bien  ;  cependant  il  me  paroît  que  le  plan 
et  l'exécution  demanderoient  une  refonte  con- 
forme aux  excellentes  observations  contenues 
dans  votre  lettre.  L'idée  d'adresser  un  mémoire 
aux  évêques  n'a  pas  tant  pour  but  de  les  per- 
suader eux-mêmes,  que  de  persuader  indirecte- 
ment la  cour  et  le  clergé  catholique,  qui  seront 
plus  portés  à  donner  au  corps  épiscopal  le  tort 
dont  on  ne  les  chargera  pas  eux-mêmes.  D'où 
il  doit  arriver  que  les  évêques  auront  honio 
d'élever  des  oppositions  à  la  tolérance  des  pro- 
testans,  ou  que,  s'ils  font  ces  oppositions,  ils 
attireront  contre  eux  la  clameur  publique  et 
peut-être  les  rebuffades  de  la  cour. 

Sur  cette  idée,  il  paroît  qu'il  ne  s'agit  pas 
tant,  comme  vous  le  dites  très-bien,  d'explica- 
tions sur  la  doctrine,  qui  sont  assez  connues  et 
ont  été  données  mille  fois,  que  d'une  ex()o^iln)ll 
politique  et  adroite  de  l'utilité  dont  les  protes- 
tans  sont  à  la  France  ;  à  quoi  I  on  peut  ajouter 
la  bonne  remarque  de  M.***,  sur  l'impossibilité 
reconnue  de  les  réunir  à  l'Lglise,  et  par  consé- 
quent sur  l'inutilité  de  les  oppi  imer  ;  oppres- 
sion qui,  ne  pouvant  les  détruire,  ne  peut  ser- 
vir qu'à  les  aliéner. 

En  prenant  les  évêques  qui,  pour  la  plupart, 
sont  des  plus  grandes  maisons  du  royaume, 
du  cêté  des  avantages  de  leur  naissance  et  de 
leurs  places,  on  peut  leur  montrer  avec  force 
combien  ils  doivent  être  attachés  au  bien  de  l'é- 
tat à  proportion  du  bien  dont  il  les  comble,  et 
des  privilèges  qu'il  leur  accorde  ;  combien  il 
seroit  horrible  à  eux  de  préférer  leur  intérêt  et 
leurambition  particulière  au  bien  général  d'une 
société  dont  ils  sont  les  principaux  membres; 
on  peut  leur  prouver  que  leurs  devoirs  de 
citoyens,  loin  d'être  opposés  à  ceux  de  leur  mi- 
nistère, en  reçoivent  de  nouvelles  forces;  que 
l'humanité,  la  religion,  la  patrie,  leur  prescri- 
vent la  même  conduite  et  la  même  obligation  do 
protéger  leurs  malheureux  frères  opprimés  plu- 


Sâ3 


COliKESPOiNDANCE. 


lot  que  de  les  poursuivre.  11  y  a  mille  choses 
vives  et  saillantes  à  dire  là-dessus,  en  leur  fai- 
sant honte,  d'un  côié,  de  leurs  maximes  bar- 
bares, sans  pourtant  les  leur  reprocher  ;  et  de 
l'autre,  en  excitant  contre  eux  lindignaiion  du 
ministère  et  des  autres  ordres  du  royaume, 
sans  pourtant  paroîire  y  lâcher. 

Je  suis,  monsieur,  si  pressé,  si  accablé,  si 
surchargé  de  lettres,  que  je  ne  puis  vous  jeter 
ici  quelques  idées  qu'avec  la  plus  grande  rapi- 
dité. Je  voudrois  pouvoir  entreprendre  ce  mé- 
moire, mais  cela  m'est  absolument  impossible, 
et  j'en  ai  bien  du  regret;  car,  outre  la  plaisir 
do  bien  faire,  j'y  trouverois  un  des  plus  beaux 
sujets  qui  puissent  honorer  la  plume  d'un  au- 
tour. Cet  ouvrage  peut  être  un  chef-d'œuvre 
do  politique  et  d'éloquence,  pourvu  qu'on  y 
mette  le  temps  ;  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  puisse 
être  bien  traité  par  un  théologien.  Je  vous  sa- 
lue, monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


A   M.  SÉGUIER  DE   SAINT-BRISSON. 

Motiers,  janvier  1765. 

J'ai  reçu,  monsieur,  votre  lettre  du  27  dé- 
cembre ;  j'ai  aussi  lu  Ariste  et  Philopenès. 
Malgré  le  plaisir  que  m'ont  fait  l'un  et  l'autre, 
jo  !ie  me  ropens  point  du  mal  que  je  vous  ai  dit 
(lu  premier;  et  ne  doutez  pas  que  je  ne  vous  en 
ouEse  dit  du  second,  si  vous  m'eussiez  consulté. 
Mon  cher  Saint-Brisson,  jo  ne  vous  dirai  jamais 
assez  avec  quelle  douleur  je  vous  vois  entrer 
dans  une  carrière  couverte  de  fleurs  et  semée 
d'abîmes,  où  l'on  ne  peut  éviter  de  se  corrompre 
ou  de  se  perdre ,  où  l'on  devient  malheureux 
ou  méchant  à  mesure  qu'on  avance ,  et  très- 
souvent  l'un  et  l'autre  avant  d'arriver.  Le  mé- 
tier d'auteur  n'est  bon  que  pour  qui  veut  servir 
les  passions  des  gens  qui  mènent  les  autres  ; 
mais  pour  qui  veut  sincèrement  le  bien  de  l'hu- 
manité, c'est  un  métier  funeste.  Aurez-vous 
plus  de  zèle  que  moi  pour  la  justice  ,  pour  la 
vérité,  pour  tout  ce  qui  est  honnête  et  bon? 
aurez-vous  des  sentimens  plus  désintéressés, 
une  religion  plus  douce,  plus  tolérante,  plus 
pure,  plus  sensée?  Aspirerez-vous  à  moins  de 
choses? suivrez-voijs  une  route  plus  solitaire? 
irez-vous  sur  le  chemin  de  moins  de  gens?  Cho- 
querez-vous  moins  de  rivaux  et  de  concurrens? 
évitorez-vous  avec  plus  de  soin  de  croiser  les 


intérêts  de  personne?  et  toutefois  vous  voyez  ;jo 
ne  sais  comment  il  existe  dans  le  monde  un  seul 
honnête  homme  à  qui  mon  exemple  ne  fasse  pas 
tomber  la  plume  des  mains.  Faitesdu  bien,  mou 
cher  Saint-Brisson,  mais  non  pas  des  livres; 
loin  de  corriger  les  méchans,  ils  ne  font  que 
les  aigrir.  Le  meilleur  livre  fait  très-peu  de  bien 
aux  honimes  et  beaucoup  de  mal  à  son  auteur. 
Je  vous  ai  déjà  vu  aux  champs  pour  une  bro- 
chure qui  n'étoit  pas  même  fort  malhonnête  ;  à 
quoi  devez-vous  vous  attendre  si  ces  choses 
vous  blessent  déjà  I 

Comment  pouvez-vous  croire  que  je  veuille 
passer  en  Corse,  sachant  que  les  troupes  fran- 
çoises  y  sont?  Jugez-vous  que  je  n'aie  pas  assez 
de  mes  malheurs  sans  en  aller  chercher  d'au- 
tres? Non,  monsieur,  dans  l'accablement  où  je 
suis,  j'ai  besoin  de  reprendre  haleine  ;  j'ai  be- 
soin d'aller  plus  loin  de  Genève  chercher  quel- 
ques momens  de  repos;  car  on  ne  m'en  laissera 
nulle  part  un  long  sur  la  terre ,  je  ne  puis  plus 
l'espérer  que  dans  sou  sein.  J'ignore  encore  de 
quel  côté  j'irai;  il  ne  m'en  reste  plus  guère  à 
choisir.  Je  voudrois,  chemin  faisant,  me  cher- 
cher quelque  retraite  fixe,  pour  m'y  transplan- 
ter tout-à-fait,  où  l'on  eût  l'humanité  de  me 
recevoir,  et  de  me  laisser  mourir  en  paix.  Mais 
où  la  trouver  parmi  les  chrétiens?  La  Turquie 
est  trop  loin  d'ici. 

Ne  doutez  pas,  cher  Saint-Brisson,  qu'il  ne 
me  fût  fort  doux  de  vous  avoir  pour  compa- 
gnon de  voyage,  pour  consolateur,  et  pour 
garde-malade  ;  mais  j'ai  contre  ce  même  voyage 
de  grandes  objections  par  rapport  à  vous.  Pre- 
miièrcment,  ôtcz-vous  de  l'esprit  de  me  con- 
sulter sur  rien,  et  de  trouver  dans  mon  en- 
tretien la  moindre  ressource  contre  l'ennui. 
L'étourdissement  où  me  jettent  des  agitations 
sans  relâche  m'a  rendu  stupide  ;  ma  tête  est  en 
léthargie,  mon  cœur  même  est  mort;  je  ne  sens 
ni  ne  pense  plus.  II  me  reste  un  seul  plaisir  dans 
la  vie;  j'aime  encore  à  marcher,  mais  en  mar- 
chant je  ne  rêve  pas  même;  j'ai  les  sensations 
des  objets  qui  me  frappent,  et  rien  de  plus  :  je 
voulois  essayer  d'un  peu  de  botanique  pour 
m'amuser  du  moins  à  reconnoître  en  chemin 
quelques  plantes;  mais  ma  mémoire  est  abso- 
lument éteinte;  elle  ne  peut  pas  même  aller 
jusque-là.  Imaginez  le  plaisir  de  voyager  avec 
un  pareil  automate- 


ANNÉE  17C5. 


525 


Ce  n'est  pas  tout.  Je  sens  le  mauvais  effet 
que  votre  voyage  ici  fera  pour  vous-môme. 
Vous  n'êtes  déjà  pas  trop  bien  auprès  dos  dé- 
vots; voulez-vous  achever  de  vous  perdre?  Vos 
compatriotes  mêmes,  en  général,  ne  nous  par- 
donnent pas  de  me  connoltre  ;  comment  vous 
pardonneroient-ils  de  m'aimer?Je  suis  très- 
faché  que  vous  m'ayez  nommé  à  la  tête  de  votre 
Ariste  :  ne  faites  plus  pareille  sotiise,  ou  je  me 
brouille  avec  vous  tout  de  bon.  Dites-moi  sur- 
tout de  quel  œil  vous  croyez  que  votre  famille 
verra  ce  voy.nge  :  madame  votre  mère  en  fré- 
mira; je  frémis  moi-même  à  penser  aux  funes- 
tes effets  qu'il  peut  produire  auprès  de  vos  pro- 
ches. Et  vous  voulez  que  je  vous  laisse  faire! 
G'estvouloir  quejesois  le  dernier  des  hommes. 
Non,  monsieur,  obtenez  l'agrément  de  madame 
votre  mère,  et  venez.  Je  vous  embrasse  avec  la 
plus  grande  joie,  mais  sans  cela  n'en  parlons 
plus. 


A  M.  MOULTOU. 

HoUen,  le  7  janvier  4765. 

Il  étoit  bien  cruel,  monsieur,  que  chacun  de 
nous  désirant  si  fort  conserver  l'amitié  de  l'au- 
tre, crût  également  l'avoir  perdue.  Je  me  sou- 
viens très-bien,  moi  qui  suis  si  peu  exact  à 
éci  ire,  de  vous  avoir  écrit  le  dernier.  Votre  si- 
lence obstiné  me  navra  l'âme,  et  me  fit  croire 
que  ceux  qui  vouloient  vous  détacher  de  moi 
avoient  réussi  ;  cependant,  même  dans  cette 
supposition,  je  plaignois  votre  foiblesse  sans 
accuser  votre  cœur;  et  mes  plaintes,  peut-être 
indiscrètes,  prouvoient,  mieux  que  n'eût  fait 
mon  silence,  l'amertume  de  ma  douleur.  Que 
pouvoit  faire  de  plus  un  homme  qui  ne  s'est 
jamais  départi  de  ces  deux  maximes,  et  ne  s'en 
veut  jamais  départir;  l'une  de  ne  jamais  re- 
chercher personne,  l'autre  de  ne  point  courir 
après  ceux  qui  s'en  vont?  Votre  retraite  m'a 
déchiré  :  si  vous  revenez  sincèrement,  votre 
retour  me  rendra  la  vie.  Malheureusement  je 
trouve  dans  votre  lettre  plus  d'éloges  que  de 
sentimcns.  Je  n'ai  que  faire  de  vos  louanges, 
et  je  donncrois  mon  sang  pour  votre  amitié. 

Quant  à  mon  dernier  écrit,  loin  de  l'avoir 
fait  par  animosité,  je  ne  l'ai  fait  qu'avec  la  plus 
grande  répugnance^  et  vivement  sollicité  :  c'est 


un  devoir  que  j'ai  rempli  sans  m'y  complaire  : 
niais  je  n'ai  qu'un  ton  ;  tant  pis  pour  ceux  qui 
mo  forcent  de  le  prendre ,  car  je  n'en  changerai 
sûrement  pas  pour  eux.  Du  reste,  ne  craignez 
rien  de  l'effet  de  mon  livre  ;  il  ne  fera  du  mal 
qu'à  moi.  Je  connois  mieux  que  vous  la  bour- 
geoisie de  Genève  :  elle  n'ira  pas  plus  loin  qu'il 
ne  faut,  je  vous  en  réponds. 

•  ni  motus  anitnoniin  atque  baec  certair.ina  lanta 
1  Pulverig  exigui  jactu  compressa  quiesceut.  » 

Moultou,  je  n'aime  à  vous  voir  ni  ministre 
ni  citoyen  de  Genève.  Dans  l'état  où  sont  les 
n)œurs,  les  goûts,  les  esprits  dans  celte  ville, 
vr>us  n'êtes  pas  fait  pour  l'habiter.  Si  celte  dé- 
claration vous  fâche  encore,  ne  nous  raccom- 
modons pas,  car  je  ne  cesserai  point  de  vous  la 
faire.  Le  plus  mauvais  parti  qu'un  homme  de 
votre  portée  puisse  prendre  est  celui  de  se  par- 
tager. Il  faut  être  tout-à-fait  comme  les  autres, 
ou  tout-à-fait  comme  soi.  Pensez-y.  Je  vous 
embrasse. 

Saluez  de  ma  part  votre  vénérable  père. 


A   M.    DIVI-RINOIS. 


Motiers,  le  7  janvier  1765. 


J'ai  reçu,  monsieur,  avec  vos  dernières  let- 
tres, comprise  celle  du  5 ,  la  réponse  aux  Let- 
tres écrites  de  la  campagne.  Cet  ouvrage  est 
excellent,  et  doit  être  en  tout  temps  le  manue' 
des  citoyens.  Voilà,  monsieur,  le  ton  respec- 
tueux, mais  ferme  et  noble,  qu'il  faut  toujours 
prendre,  au  lieu  du  ton  craintif  et  rampant 
dont  on  n'osoit  sortir  autrefois,  mais  il  ne  faiit 
jamais  passer  au-delà.  Vos  magistrats  n'étant 
plus  mes  supérieurs,  je  puis,  vis-à-vis  d'eux, 
prendre  un  ton  qu'il  ne  vous  conviendroit  pas 
d'imiter. 

Je  vous  remercie  derechef  des  soins  sans  nom- 
bre que  vous  avez  bien  voulu  prendre  pour  mes 
petites  commissions,  mais  qui  sont  grandes  par 
la  peine  continuelle  qu'elles  vous  donnent;  car 
il  semble,  à  votre  activité,  que  vous  ne  pouvez 
être  occupé  que  de  moi.  Vos  soins  obligeons, 
monsieur,  peuvent  niêtre  aussi  utiles  que  votre 
ami  lié  me  sera  précieuse  ;  et  lorsque  vous  vou- 
drez bien  observer  nos  conditions,  une  fois  à 


524  CORRESPONDANCR. 

mon  aise  de  ce  côté,  bien  sûr  de  vos  bontés, 
/  e  n'épargnerai  point  vos  peines. 

Je  n'ai  point  encore  donné  le  louis  de  votre 
part  à  ma  pauvre  voisine;  premièrement,  par- 
ce que  sa  santé  étant  passable  à  présont,  elle 
n  'est  pas  absolument  sous  la  condition  que  vous 
y  avez  mise  ;  et  en  second  lieu ,  parce  que 
vous  exigez  de  n'être  pas  nommé,  condition 
que  je  ne  puis  admettre ,  parce  que  ce  seroit 
faire  présumer  à  ces  bonnes  gens  que  celte  li- 
béralité vient  de  moi ,  et  que  je  me  cache  par 
modestie,  idée  à  laquelle  il  ne  me  convient  pas 
de  donner  lieu. 

Bien  des  remercîmens  à  M.  Deluc  fils,  de  sa 
bonne  volonté.  Je  ne  vouscacherai  pas  que  l'op- 
tique me  seroit  fort  agréable;  mais,  première- 
ment, je  ne  consentirai  point  que  M.  Deluc, 
déjà  si  chargé  d'autres  occupations,  s'en  donne 
la  peine  lui-même,  et  je  crains  que  cette  fan- 
taisie ne  coûte  plus  d'argent  que  je  n'y  en  puis 
mettre  pour  le  présent.  Mais  il  m'a  promis  de 
me  pourvoir  d'un  microscope;  peut-être  même 
en  faudroit-il  deux.  Il  en  sait  l'usage,  il  déci- 
dera. Je  serois  bien  aise  aussi  d'avoir,  en  cou- 
leurs bien  pures,  un  peu  d'outremer  et  de 
carmin,  du  vert  de  vessie,  et  de  la  gomme 
arabique. 

Il  est  très  à  désirer  que  la  fermentation  cau- 
sée par  les  derniers  écrits  n'ai  rien  de  tumul- 
tueux. Si  les  Genevois  sont  sages,  ils  se  réuni- 
ront, mais  paisiblement;  il  ne  se  livreront  à 
aucune  impétuosité,  et  ne  feront  aucune  dé- 
marche brusque.  II  est  vrai  que  la  longueur  du 
temps  est  contre  eux  ;  car  on  travaillera  forte- 
ment à  les  désunir,  et  tôt  ou  tard  on  réussira. 
La  combinaison  des  droits,  des  préjugés,  des 
circonstances,  exige  dans  les  démarches  autant 
de  sagesse  que  de  fermeté.  Il  est  des  momens 
qui  ne  reviennent  plus  quand  on  les  néglige; 
mais  il  faut  autant  de  pénétration  pour  les  con- 
noître  que  d'adresse  à  les  saisir.  N'y  auroit-il 
pas  moyen  de  réveiller  un  peu  le  Deux-Cents? 
S'il  ne  voit  pas  ici  son  intérêt,  ses  membres  ne 
sont  que  des  cruches.  Mais  tenez-vous  sûrs 
qu'on  vous  tendra  des  pièges,  et  craignez  les 
faux  frères.  Profitez  du  zèle  apparent  de  M.  Ch., 
mais  ne  vous  y  fiez  pas,  je  vous  le  répète.  Ne 
comptez  point  non  plus  sur  l'homme  dontvous 
m'avez  envoyé  une  réponse.  S'il  faut  agir,  que 
ce  soit  plus  loin.  Du  reste,  je  commence  à  pen- 


ser que  si  l'on  se  conduit  bien,  cette  ressource 
hasardeuse  ne  sera  pas  nécessaire. 

Vous  voulez  une  inscription  sur  votre  exem- 
plaire. Mes  bons  Saint-Gervaisiens  en  ont  mis 
une  qui  se  rapporte  à  l'ouvrage  :  en  voici  une 
autre  qui  se  rapporte  à  l'auieur  :  Alto  quœsivil 
cœlo  lucem,  ingemuitque  repertâ. 

Je  suis  fâché  de  vous  donner  du  latin  ;  mais 
le  françoisne  vaut  rien  pour  ce  genre;  il  est 
mou,  il  est  mort,  il  n'a  pas  plus  de  nerf  que 
de  vie. 

Mille  remercîmens,  je  vous  prie,  à  madame 
d'Ivernois,  pour  la  bonté  qu'elle  a  eue  de  pré- 
sider à  l'achat  pour  mademoiselle  Le  Vasseur. 
Son  goût  se  montre  dans  ses  emplettes  comme 
son  esprit  dans  ses  lettres.  Je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur. 

Voici  une  lettre  pour  M.  Moultou  :  la  sienne 
m'a  fait  le  plus  grand  plaisir  et  mon  cœur  en 
avoit  besoin. 

Je  m'aperçois  que  l'inscription  ci-dessus  est 
beaucoup  trop  longue  pour  l'usage  que  vous 
en  voulez  faire.  En  voici  une  de  l'invention  de 
M.  Moultou,  qui  dit  à  peu  près  la  même  chose 
en  moins  de  mots  :  Luget  et  monet. 

J'oubliois  de  vous  dire  que  le  premier  de  ce 
mois  MM.  de  Couvet  me  firent  prier,  par  une 
députation,  de  vouloir  bien  agréer  la  bour- 
geoisie de  leur  communauté  ;  ce  que  je  fis  avec 
reconnoissance;  et,  le  lendemain,  un  des  gou- 
verneurs avec  le  secrétaire  m'apportèrent  des 
lettresconçues  en  termes  très-obligeans  et  très- 
honorables,  et  dans  le  cartouche  desquelles, 
dessiné  en  miniature,  ils  avoient  eu  l'attention 
de  mettre  ma  devise.  Je  leur  dis,  car  je  ne  veux 
rien  vous  taire,  que  je  me  tenois  plus  libre, 
sujet  d'un  roi  juste,  et  plus  honoré  d'être  mem- 
bre d'une  communauté  oii  régnoit  l'égalité 
et  la  concorde ,  que  citoyen  d'une  république 
où  les  lois  n'étoient  qu'un  mot,  et  la  liberté 
qu'un  leurre.  Il  est  dit  dans  les  lettres  que  la  dé- 
libération a  été  unanime  aux  suffrages  de  cent 
vingt-cinq  voix. 

Hier  l'abbaye  de  l'arquebuse  de  Couvet  me 
fit  offrir  le  même  honneur,  et  je  l'acceptai  de 
même.  Vous  savez  que  je  suis  déjà  de  celle  de 
Motiers.  Je  vous  avoue  que  je  suis  plus  flatté 
de  ces  marques  de  bienveillance,  après  un 
assez  long  séjour  dans  le  pays  pour  que  ma 
conduite  et  mes  mœurs  y  fussent  connues,  que 


ANNÉE  176 


o. 


525 


si  elles  m'eussent  été  prodiguées  d'abord  en  y 
arrivant. 


A  M.   DE  GAUFFECOURT. 
Motiers-Travers,  le  12  Janvier  <76S. 

Je  suis  bien  aise,  mon  cher  pnpa,  que  vous 
puissiez  envisager,  dans  la  sérénité  de  votre 
paisible  apathie,  les  agitations  et  les  traverses 
de  ma  vie,  et  que  vous  ne  laissiez  pas  de  pren- 
dre aux  soupirs  qu'elles  m'arrachent  un  inté- 
rêt digne  de  notre  ancienne  amitié. 

Je  voudrois  encore  plus  que  vous  que  le  mot 
parût  moins  dans  les  Lettres  écrites  de  la  mon- 
tagne; mais  sans  le  moi  ces  lettres  n'auroient 
point  existé.  Quand  on  fit  expirer  le  malheu- 
reux Calas  sur  la  roue^  il  lui  étoit  difficile  d'ou- 
blier qu'il  étoit  là. 

Vous  douiez  qu'on  permette  une  réponse. 
Vous  vous  trompez,  ils  répondront  par  des 
libelles  diffamatoires  :  c'est  ce  que  j'attends 
pour  achever  de  les  écraser.  Que  je  suis  heu- 
reux qu'on  ne  se  soit  pas  avisé  de  me  prendre 
par  des  caresses!  j'étois  perdu,  je  sens  que  je 
n'aurois  jamais  résisté.  Grâce  au  ciel,  on  ne 
m'a  pas  gâté  de  ce  côié-là,  et  je  me  sens  iné- 
branlable par  celui  qu'on  a  choisi.  Ces  gens-là 
feront  tant  qu'ils  me  rendront  grand  et  illustre, 
au  lieu  que  naturellement  je  ne  devois  être 
qu'un  petit  garçon.  Tout  ceci  n'est  pas  fini: 
vous  verrez  la  suite,  et  vous  sentirez,  je  l'es- 
père, que  les  outrages  et  les  libelles  n'auront 
pas  avili  votre  ami.  Mes  salutations,  je  vous 
prie,  à  M.  de  Quinsonas  :  les  deux  lignes  qu'il 
a  jointes  à  votre  lettre  me  sont  précieuses  ;  son 
amitié  me  paroit  désirable;  et  il  scroit  bien 
doux  de  la  former  par  un  médiateur  tel  que 
vous. 

Je  vous  prie  de  faire  dire  à  M.  Bourgeois 
que  je  n'oublie  point  sa  lettre,  mais  que  j'at- 
tends pour  y  répondre  d'avoir  quelque  chose 
de  positif  à  lui  marquer.  Je  suis  fâché  de  ne 
pas  savoir  son  adresse. 

Bonjour,  bon  papa  :  parlez-moi  de  temps  en 
temps  de  votre  santé  et  de  votre  amitié.  Je  vous 
embrasse  de  tout  mon  cœur. 

P.  S.  Il  paroit  à  Genève  une  espèce  de  désir 
de  se  rapprocher  de  part  et  d'autre.  Plût  à 
Dieu  que  ce  désir  fût  sincère  d'un  côté, 
et  que  j'eusse  la  joie  de  voir  finir  des  divi- 


sions dont  je  suis  la  cause  innocente!  plût  à 
Dieu  que  je  pusse  contribuer  moi-même  à 
cette  bonne  œuvre  par  toutes  les  déférences  ot 
satisfactionsque  l'honneur  peut  me  permettre  ! 
Je  n'aurois  rien  fait  do  ma  vie  d'aussi  bon 
cœur,  et  dès  ce  moment  je  me  tairois  pour 
jamais. 


A   M.    DUCLOS. 


Uutiprt,  le  13  Jaovirr  1765- 


J'attendois,  mon  cher  ami,  pour  vous  remer- 
cier de  votre  présent  que  j'eusse  eu  le  plaisir 
de  lire  cette  nouvelle  édition,  et  de  la  comparer 
avec  la  précédente  ;  mais  la  situation  violente 
où  me  jette  la  fureur  de  mes  ennemis  ne  me 
laisse  pas  un  moment  de  relâche  ;  et  il  faut  ren- 
voyer les  plaisirs  à  des  momens  plus  heureux, 
s'il  m'est  encore  permis  d'en  attendre.  Votre 
portrait  n'avoit  pas  besoin  de  la  circonstance 
pour  me  causer  de  l'émotion  ;  mais  il  est  vrai 
qu'elle  en  a  été  plus  vivo  par  la  comparaison 
de  mes  misères  présentes  avec  le  temps  où 
j'avois  le  bonheur  de  vous  voir  tous  les  jours. 
Je  voudrois  bien  que  vous  me  fissiez  l'amitié  de 
m'en  donner  une  seconde  épreuve  pour  mon 
porte-feuille.  Les  vrais  amis  sont  trop  rares 
pour  qu'en  effet  la  planche  ne  restât  pas  long- 
temps neuve,  si  vous  n'en  donniez  qu'une 
épreuve  à  chacun  des  vôtres  ;  mais  j'ose  ici  dire, 
au  nom  de  tous,  qu'ils  sont  bien  dignes  que 
vous  l'usiez  pour  eux. 

Quoique  je  sache  que  vous  n'êtes  point  fait 
pour  en  perdre,  je  suis  peu  surpris  que  vous 
ayez  à  vous  plaindre  de  ceux  avec  lesquels  j'ai 
été  forcé  de  rompre.  Je  sens  que  quiconque  est 
un  faux  ami  pour  moi  n'en  peut  être  un  vrai 
pour  personne. 

Ils  travaillent  beaucoup  à  me  faciliter  l'entre- 
prise d'écrire  ma  vie,  que  vous  m'exhortez  do 
reprendre.  11  vient  de  paroître  à  Genève  un 
libelle  effroyable,  pour  lequel  la  d;une  d'Épi- 
nay  a  fourni  des  mémoires  à  sa  manière,  les- 
quels me  mettent  déjà  fort  à  mon  aise  vis  à- vis 
(1  elle  et  de  ce  qui  l'entoure.  Dieu  me  préserve 
toutefois  de  l'imiter  même  en  me  défendant  I 
Mais  sans  révéler  les  secrets  qu'elle  m'a  con- 
fiés, il  m'en  reste  assez  de  ceux  que  je  ne  tiens 


M6 


CORRESPONDANCE. 


pas  d'elle  pour  la  faire  connoître  autant  qu'il 
est  nécessaire  en  ce  qui  se  rapporte  a  moi.  Elle 
ne  me  croit  pas  si  bien  instruit;  mais,  puis- 
qu'elle m'y  force,  elle  apprendra  quelque  jour 
combien  j'ai  été  discret.  Je  vous  avoue  cepen- 
dant que  j'ai  peine  encore  à  vaincre  ma  répu- 
fïnance,  et  je  prendrai  du  moins  mes  mesures 
pour  que  rien  ne  paroisse  de  mon  vivant.  Mais 
j'ai  beaucoup  à  dire,  et  je  dirai  tout;  je  no- 
mettrai  pas  une  de  mes  fautes,  pas  même  une 
de  mes  mauvaises  pensées.  Je  me  peindrai  tel 
que  je  suis  :  le  mal  offusquera  presque  tou- 
jours le  bien  ;  et,  malgré  cela,  j'ai  peine  à 
croire  qu'aucun  de  mes  lecteurs  ose  dire.  Je 
suis  meilleur  que  ne  fut  cet  homme-là. 

Cher  ami,  j'ai  le  cœur  oppressé,  j'ai  les  yeux 
gonflés  de  larmes  ;  jamais  être  humain  n'é- 
prouva tant  de  maux  à  la  fois.  Je  me  tais,  je 
souffre,  et  j'étouffe.  Que  ne  suis-je  auprès 
de  vous  I  du  moins  je  respirerois.  Je  vous  em- 
brasse. 


A  M.  d'ivernois. 

Motiers,  le  17  janvier  1763. 

Votre  lettre,  monsieur,  du  9  de  ce  mois  ne 
m'est  parvenue  qu'hier,  et  très-certainement 
elle  avoit  été  ouverte. 

Il  me  semble  que  je  ne  serois  pas  de  votre 
avis  sur  la  question  de  porter  ou  de  ne  pas 
porter  au  Conseil  général  les  griefs  de  la  bour- 
geoisie, puisqu'en  supposant  de  la  part  du  pe- 
tit Conseil  le  refus  de  la  satisfaire  sur  ces  griefs, 
il  n'y  a  nul  autre  moyen  de  prouver  qu'il  y  est 
obligé  :  car  enfin  de  ce  que  des  particuliers  se 
plaignent,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'ils  aient  raison 
(le  se  plaindre;  et  de  ce  qu'ils  disent  que  la  loi 
a  été  violée,  il  ne  s'ensuit  pas  que  cela  soit 
vrai,  surtout  quand  le  Conseil  n'en  convient 
pas.  Je  vois  ici  deux  parties,  savoir;  les  repré- 
sentans  et  le  petit  Conseil.  Qui  sera  juge  entre 
les  deux? 

D'ailleurs  la  grande  affaire  en  cette  occasion 
est  d'annuler  le  prétendu  droit  négatif  dans  sa 
partie  qui  n'est  pas  légitime  (*)  ;  et  rien  n'est 
plus  important  pour  constater  cette  nullité  que 

(*)  Pour  bien  comprendre  ceUe  lettre  et  une  partie  de  celles 
qui  suivent,  il  faut  connoftre  la  constitution  politique  de  Ge- 
nève à  l'époque  où  elles  furent  écrites.  On  en  trouve  un  tableau 
succinct  en  tète  des  Lettres  de  la  montagne.  G.  e. 


l'appel  au  Conseil  général.  Le  fait  seul  de  celle 
assemblée  donneroit  aux  représentans  gain  de 
cause,  quand  même  leurs  griefs  n'y  seroicnl 
pas  adoptés. 

Je  conviens  que  par  la  diminution  du  nom- 
bre cette  souveraine  assemblée  perdra  peu  à 
peu  son  autorité  ;  mais  cet  inconvénient,  peut- 
être  inévitable,  est  encore  éloigné,  et  il  est 
bien  plus  grand  en  renonçant  dès  à  présent 
aux  Conseils  généraux.  II  est  certain  que  votre 
gouvernement  tend  rapidement  à  l'aristocratie 
héréditaire  ;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'on  doive 
abandonner  dès  à  présent  un  bon  remède,  et 
surtout  s'il  est  unique,  seulement  parce  qu'on 
prévoit  qu'il  perdra  sa  force  un  jour.  Mille  in- 
cidens  peuvent  d'ailleurs  retarder  ce  progrès 
encore;  mais  si  le  petit  Conseil  demeure  seul 
j«ge  de  vos  griefs,  en  tout  état  de  cause  vous 
êtes  perdus. 

La  question  me  parott  bien  établie  dans  ma 
huitième  lettre.  On  se  plaint  que  la  loi  est  trans- 
gressée. Si  le  Conseil  convient  de  cette  trans- 
gression et  la  répare,  tout  est  dit,  et  vous 
n'avez  rien  à  demander  de  plus;  mais  s'il  n'en 
convient  pas,  ou  refuse  de  la  réparer  ,que  vous 
rcste-t-il  à  demander  pour  l'y  contraindre?  un 
Conseil  général. 

L'idée  de  faire  une  déclaration  sommaire 
des  griefs  est  excellente  ;  mais  il  faut  éviter  de 
la  faire  d'une  manière  trop  dure,  qui  mette  le 
Conseil  trop  au  pied  du  mur.  Demander  que  le 
jugement  contre  moi  soit  révoqué, c'est  deman- 
der une  chose  insupportable  pour  eux,  et  au^si 
parfaitement  inutile  pour  vous  que  pour  moi. 
Il  n'est  pas  même  sûr  que  l'affirmative  passât 
au  Conseil  général,  et  ce  soroit  m'exposer  à 
un  nouvel  affront  encore  plus  solennel.  Mais 
demander  si  l'article  88  de  l'ordonnance  ecclé- 
siastique ne  s'applique  pas  aux  auteurs  des 
livres  ainsi  qu'à  ceux  qui  dogmatisent  de  vive 
voiXjC  est  exiger  une  décision  très-raisonnable, 
qui  dans  le  droit  aura  la  même  force,  en  sup- 
posant l'affirmative,  que  si  la  procédure  éloit 
annulée,  mais  qui  sauve  le  Conseil  de  l'affront 
de  l'annuler  ouvertement.  Sauvez  à  vos  magis- 
trats des  rétractations  humiliantes,  et  prévenez 
les  interprétations  arbitraires  pour  l'avenir.  Il 
y  a  cependant  des  points  sur  lesquels  on  doit 
exiger  les  déclarations  les  plus  expresses  ;  tels 
sont  les  tribunaux  sans  syndics,  tels  sont  les 


ANNÉE  1765. 


527 


emprisonncmcns  faits  d'office,  etc.  Laissez  là, 
messieurs,  le  petit  point  d'honneur,  et  allez  au 
solide.  Voilà  mon  avis. 

J'ai  reçu  les  couleurs  ot  le  microscope  ;  mille 
remerciniens,  et  à  M.  Deluc.  N'oubliez  pas,  je 
vous  supplie,  de  tenir  une  note  exacte  de  tout. 
Dans  celle  que  vous  m'avez  envoyée  vous  avez 
oublié  la  flanelle  ;  je  vous  prie  de  réparer  cette 
omission. 

J'ai  fait  donner  le  louis  à  ma  voisine.  Digne 
homme,  que  les  bénédictions  du  ciel  sur  vous 
et  sur  votre  famille  augmentent  de  jour  en 
jour  une  fortune  dont  vous  faites  un  si  noble 
usage  ! 

Le  messager  doit  partir  la  semaine  prochaine. 
Je  voudrois  que  vous  attendissiez  les  occasions 
de  vous  servir  de  lui  plutôt  que  d'importuner 
incessamment  M.  le  trésorier  pour  tant  de  peins 
articles  qui  ne  pressent  point  du  tout,  et  dont 
l'expédition  lui  donne  encore  plus  d'incommo- 
dité qu'à  moi  d'avantage. 

Ne  faites  rien  mettre  dans  la  gazette.  Le 
gazetier,  vendu  à  mes  ennemis,  altéreroit  in- 
failliblement voire  article,  ou  l'cmpoisonneroit 
dans  quelque  autre.  D'ailleurs  à  quoi  bon? 
Que  ne  suis-je  oublié  du  genre  humain  I  que  ne 
puis-je,  aux  dépens  de  cette  petite  gloriole, 
qui  ne  me  flatta  de  ma  vie,  jouir  du  repos  que 
j'idolâtre,  de  cette  paix  si  chère  à  mon  cœur,  et 
qu'on  ne  goûte  que  dans  l'obscurité!  Oh  !  si  je 
puis  faire  une  fois  mes  derniers  adieux  au  pu- 
blic !....  Mais  peut-être  avant  cet  heureux  mo- 
ment faut-il  les  faire  à  la  vie.  La  volonté  de  Dieu 
soit  faite.  Je  vous  embrasse  tendrement. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  donner  cours  à 
cette  lettre  pour  Chambéri.  Je  ne  puis  faire  la 
procuration  que  vous  demandez  que  dans  la 
belle  saison,  voulant  qu'elle  soit  légalisée  à 
Yverdun  ou  à  Neuchâtel,  par  des  raisons  que 
je  vous  expliquerai  et  qui  n'ont  aucun  rapport 
à  la  chose. 


A   M.   PICTET. 

Motiers,  le  19  Janvier  176S. 


Vous  auriez  toujours,  monsieur,  des  répon- 
ses bien  promptes  si  ma  diligence  à  les  faire 
étoit  proportionnée  au  plaisir  que  je  reçois  de 
vos  lettres  :  mais  il  me  semble  que,  par  égard 


pour  ma  triste  situation,  vous  m  avez  promis 
sur  cet  article  une  indulgence  dont  assurément 
mon  cœur  n'a  pas  besoin,  mais  que  les  trac.is 
des  faux  empressés,  et  l'indolence  de  mon 
état,  me  rendent  chaque  jour  plus  nécessaire. 
Rappelez-vous  donc  quelquefois,  je  vous  sup- 
plie, les  sentimens  que  je  vous  ai  voués,  et  ne 
concluez  rien  de  mon  silence  contre  mes  dé- 
clarations. 

Vous  aurez  pu  comprendre  aisément,  mon- 
sieur, à  la  lecture  des  Lettres  de  la  montagne, 
combien  elles  ont  été  écrites  à  contre-coeur.  Je 
n'ai  jamais  rempli  devoir  avec  plus  de  répu- 
gnance que  celui  qui  m'imposoit  cette  tâche; 
mais  (Bnfin  c'en  étoit  un  tant  envers  moi  qu'en- 
vers ceux  qui  s'étoient  compromis  en  prenant 
ma  défense.  J'auroispu,j'en  conviens,  le  rem- 
plir sur  un  autre  ton  ;  mais  je  n'en  ai  qu'un; 
ceux  qui  ne  l'aiment  pas  ne  dévoient  pas 
me  forcer  à  le  prendre.  Puisqu'ils  s'étudient  à 
m'obliger  de  leur  dire  leur  vérité,  il  faut  bien 
user  du  droit  qu'ils  me  donnent.  Que  je  suis 
heureux  qu'ils  ne  se  soient  pas  avisés  de  me 
gâter  par  des  caresses  !  Je  sens  bien  mon  cœur  ; 
j'étois  perdu  s'ils  m'avoientprisdece  côté-là; 
mais  je  me  crois  à  l'épreuve  par  celui  qu'i's 
ont  préféré. 

Ce  que  j'ai  dit  est  si  simple,  que  vous  ne  pou- 
vez m'en  savoir  aucun  gré,  mais  vous  pouvez 
m'en  savoir  un  peu  de  ce  que  je  n'ai  pas  osé 
dire,  et  vous  n'ignorez  pas  la  raison  qui  m"a 
rendu  discret. 

Puisque  vous  avez  cependant,  monsieur,  le 
courage  d'avouer  dans  ces  circonstances  l'ami- 
tié dont  vous  m'honorez,  je  m'en  honore  trop 
moi-même  pour  ne  pas  vous  prendre  au  mot. 
Jusqu'ici  je  n'ai  point  indiscrètement  parlé  de 
notre  correspondance,  et  je  n'ai  laissé  voir  au- 
cune de  vos  lettres;  mais  par  la  permission 
que  vous  m'en  donnez,  j'ai  montré  la  dernière. 
Par  les  talens  qu'elle  annonce,  elle  mérite  à  son 
auteur  la  célébrité;  mais  elle  la  lui  mérite  en- 
core à  meilleur  titre  par  les  vertus  qui  s'y  font 
sentir. 


A   M.   DU    PliYKOU. 

Motiers,  le  24  janvier  1763. 


Je  vous  avoue  que  je  ne  vois  qu'avec  effroi 


r)i<s 


CORRESPONDANCE. 


l'engagement  (*)  que  je  vais  prendre  avec  la 
compagnieen  questions!  l'affaire  se  consomme; 
ainsi  quand  elle  manqueroit,  j'en  serois  très- 
peu  puni.  Cependant,  comme  j'y  trouverois 
des  avantages  solides,  et  une  commodité  très- 
grande  pour  l'exécution  d'une  entreprise  que 
j'ai  à  cœur,  que  d'ailleurs  je  ne  veux  pas  ré- 
pondre malhonnêtement  aux  avances  de  ces 
inessieurs,je  désire,  si  l'entreprise  serompt,que 
ce  ne  soit  pas  par  ma  faute.  Du  reste,  quoique 
je  trouve  les  demandes  que  vous  avez  faites  en 
mon  nom  un  peu  fortes,  je  suis  fort  d'avis,  puis- 
qu'elles sont  faites,  qu'il  n'en  soit  rien  rabattu. 
Je  vous  reconnois  bien,  monsieur,  dans  l'ar- 
rangement que  vous  me  proposez  au  défaut  de 
celui-là  ;  mais  quoique  j'en  sois  pénétré  de 
reconnoissance,  je  me  reconnoîtrois  peu  moi- 
même  si  je  pouvois  l'accepter  sur  ce  pied-là  : 
toutefois  j'y  vois  une  ouverture  pour  sortir, 
avec  votre  aide,  d'un  furieux  embarras  où  je 
suis.  Car,  dans  l'état  précaire  où  sont  ma  santé 
et  ma  vie,  je  mourrois  dans  une  perplexit,é  bien 
cruelle  en  songeant  que  je  laisse  mes  papiers, 
mes  effets,  et  ma  gouvernante,  à  la  merci  d'un 
inconnu.  Il  y  aura  bien  du  malheur  si  l'intérêt 
que  vous  voulez  bien  prendre  à  moi,  et  la  con- 
fiance que  j'ai  en  vous  ne  nous  amènent  pas  à 
quelque  arrangement  qui  contente  votre  cœur 
sans  faire  souffrir  le  mien.  Quand  vous  serez 
une  fois  mon  dépositaire  universel,  je  sepai 
tranquille;  et  il  me  semble  que  le  repos  de 
mes  jours  m'en  sera  plus  doux  quand  je  vous 
en  serai  redevable.  Je  voudrois  seulement  qu'au 
f)réalable  nous  puissions  faire  une  connoissance 
encore  plus  intime.  J'ai  des  projets  de  voyage 
pour  cet  été.  Ne  pourrions-nous  en  faire  quel- 
qu'un ensemble?  Votre  bâtiment  vous  occupera- 
i-il  si  fort  que  vous  ne  puissiez  le  quitter  quel- 
ques semaines,  même  quelques  mois,  si  le  cas  y 
échoit?  Mon  cher  monsieur,  il  faut  commencer 
par  beaucoup  se  connoître  pour  savoir  bien  ce 
qu'on  fait  quand  on  se  lie.  Je  m'attendris  à  pen- 
ser qu'après  une  vie  si  malheureuse,  peut-être 
irouverai-je  encore  des  jours  sereins  près  de 
vous,  et  que  peut-être  une  chaîne  de  traverses 
m'a-t-elle  conduit  à  l'homme  que  la  Providence 
appelle  à  me  fermer  les  yeux.  Au  reste,  je  vous 
parle  de  mes  voyages  parce  qu'à  force  d'habi- 
tude les  déplacemens  sont  devenus  pour  moi 
O  Pour  une  édilion  générale  de  ses  ouvrages.       G   P. 


des  besoins.  Durant  toute  la  belle  saison  il 
m'est  impossible  de  rester  plus  de  deux  ou 
trois  jours  en  place  sans  me  contraindre  et  sans 
souffrir. 


A  M.   LE  COMTE  DE  B. 


Motiers,  le  26  janvier  1765. 


Je  suis  pénétré,  monsieur,  des  témoignages 
d'estime  et  de  confiance  dont  vous  m'honorez  : 
mais,  comme  vous  dites  fort  bien,  laissons  les 
complimens,  et,  s'il  est  possible,  allons  à  l'utile. 

Je  ne  crois  pas  que  ce  que  vous  désirez  de  moi 
se  puisse  exécuter  avec  succès  d'emblée  dans 
une  seule  lettre,  que  madame  la  comtesse  sen- 
tira d'abord  être  votre  ouvrage.  Il  vaut  mieux, 
ce  me  semble,  puisque  vous  m'assurez  qu'elle 
est  portée  à  bien  penser  de'moi,  que  je  fasse 
avec  elle  les  avances  d'une  correspondance  qui 
fera  naître  aisément  les  sujets  dont  il  s'agit,  et 
sur  lesquels  je  pourrai  lui  présenter  mes  ré- 
flexions de  moi-même  à  mesure  qu'elle  m'en 
fournira  l'occasion.  Car  il  arrivera  de  deux 
choses  l'une;  ou,  m'accordant  quelque  con- 
fiance, elle  épanchera  quelquefois  son  honnête 
et  vertueux  cœur  en  m'écrivant,  et  alors  la  li- 
berté quejeprendrai  de  lui  dire  mon  sentiment, 
autorisée  par  elle-même,  ne  pourra  lui  déplaire; 
ou  elle  restera  dans  une  réserve  quidoitme  ser- 
vir de  règle,  et  alors,  n'ayant  point  l'honneur 
d'être  connu  d'elle,  de  quel  droit  m'ingérer  à 
lui  donner  des  leçons?  I.a  lettre  ci-jointe  est 
écrite  dans  cette  vue  et  prépare  les  matières 
dont  nous  aurons  à  traiter  si  ce  texte  lui  agrée. 
Disposez  de  cette  lettre,  je  vous  supplie,  pour 
la  donner  ou  la  supprimer  selon  qu'il  vous  pa- 
roîtra  plus  convenable. 

En  vérité,  monsieur,  je  suis  enchanté  de 
vous  et  de  votre  digne  épouse.  Qu'aimable  et 
tendre  doitêtre  un  mari  qui  peint  sa  femme  sous 
des  traits  si  charmans!  Elle  peut  vous -aimer 
trop  pour  votre  repos,  mais  jamais  trop  pour 
votre  mérite,  ni  vous  l'aimer  jamais  assez  pour 
le  sien.  Je  ne  connois  rien  de  plus  intéressant 
que  le  tableau  de  votre  union ,  et  tracé  par  vous- 
même.  Toutefois  voyez  que  sans  y  songer 
vous  n'ayez  donné  peut-être  à  sa  délicatesse 
quelque  raison  particulière  de  craindre  votre 
éloignement.  Monsieur,  les   cœurs  sensibles 


ANNÉE  1765. 


529 


sont  faciles  à  blesser;  tout  les  alarme,  et  ils 
sont  d'un  si  grand  prix  qu'ils  valent  bien  les 
peines  qu'on  prend  à  les  contenter.  Les  soins 
amoureux  de  nouveaux  époux  bientôt  se  relâ- 
chent; les  témoignages  d'un  attachement  du- 
rable fondé  sur  l'estime  et  sur  la  vertu  sont 
moins  frivoles  et  font  plus  d'effet.  Laissez  à  vo- 
tre femme  le  plaisir  de  sacrifier  quelquefois  ses 
goûts  aux  vôtres;  mais  qu'elle  voie  toujours  que 
vous  cherchez  votre  bonheur  dans  le  sien,  et 
que  vous  la  distinguez  des  autres  femmes  par 
dessentimcnsà  l'épreuve  du  temps.  Quand  une 
fois  elle  sera  bien  convaincue  de  la  solidité  de 
votre  attachement,  elle  n'aura  pas  peur  que 
vous  lui  soyez  enlevé  par  des  folles.  Pardon, 
monsieur  :  vous  demandez  des  avis  pour  ma- 
dame la  comtesse,  et  c'est  à  vous  que  j'ose  en 
donner.  Mais  vous  m'inspirez  un  intérêt  si  vif 
pour  votre  union,  qu'en  vous  parlant  de  tout 
ce  qui  me  semble  propre  à  l'affermir  je  crois 
déjà  me  môler  de  vos  affaires. 


A    MADAME   LA   COMTESSE   DE  B. 

Motiers,  le  26  janvier  î765. 

J'apprends, madame,  que  vousêtesunefemme 
aussi  vertueuse  qu'aimable,  que  vous  avez  pour 
votre  mari  autant  de  tendresse  qu'il  en  a  pour 
vous,  et  que  c'est  à  tous  égards  dire  autant  qu'il 
est  possible.  On  ajoute  que  vous  m'honorez  de 
votre  estime,  et  que  vous  m'en  préparez  môme 
un  témoignage  qui  me  donneroit  l'honneur 
d'appartenir  à  votre  sang  par  des  devoirs  (*). 

En  voilà  plus  qu'il  ne  faut,  madame,  pour 
m'attacher  par  le  plus  vif  intérêt  au  bonheur 
d'un  si  digne  couple,  et  bien  assez,  j'espère, 
pour  m'autoriser  à  vous  marquer  ma  reconnois- 
sance  pour  la  part  qui  me  vient  de  vous  des 
bontés  qu'a  pour  moi  M.  le  comte  de  "*.  J'ai 
pensé  que  l'heureux  événement  qui  s'approche 
pouvoit,  selon  vos  arnmgemens ,  me  mettre 
avec  vous  en  correspondance  ;  et  pour  un  objet 
si  respectable  je  sens  du  plaisir  à  le  prévenir. 

Une  autre  idée  me  fait  livrera  mon  zèle  avec 
confiance.  Le  devoir  de  M.  le  comte  de  ***  rap- 
pelleront quelquefois  loin  de  vous.  Je  rends  trop 
dejusticeàvosseniimens  nobles  pourdouterque 

(')  I.a  coiiitciise  de  B.  avoit  paru  souhaiter  que  Rousseau 
voulût  être  le  parrain  de  l'enfant  dont  eilc  étoit  sur  le  point 
d'accoucher.  '-P. 

T.  IV. 


si  le  charme  de  votre  présence  lui  faisoit  oublier 
ces  devoirs,  vous  ne  les  lui  rappelassiez  vous- 
même  avec  courage.  Comme  un  amour  fondé 
sur  la  vertu  peut  sans  danger  braver  l'absence, 
il  n'a  rien  de  la  mollesse  du  vice  ;  il  se  renfonce 
par  les  sacrifices  qui  lui  coûtent,  et  dont  il  s'ho- 
nore à  ses  propres  yeux.  Que  vous  êtes  heu- 
reuse, madame,  d'avoir  un  mérite  qui  vous 
met  au-dessus  des  craintes,  et  un  époux  qui 
sait  si  bien  en  sentir  le  prixl  Plus  il  aura  do 
comparaisons  à  faire,  plus  il  s'applaudira  de 
son  bonheur. 

Dans  ces  intervalles  vous  passerez  un  temps 
très-doux  à  vous  occuper  de  lui,  des  chers  ga- 
ges de  sa  tendresse,  à  lui  en  parler  dans  vos 
lettres,  à  en  parler  à  ceux  qui  prennent  part  à 
votre  union.  Dans  ce  nombre,  oserois-je,  ma- 
dame, me  compter  auprès  de  vous  pour  quel- 
que chose?  J'en  ai  le  droit  par  messentimens: 
essayez  si  j'entends  les  vôtres,  si  je  sens  vos 
inquiétudes,  si  quelquefois  je  puis  les  calmer. 
Je  ne  me  flatte  pas  d'adoucir  vos  peines;  mais 
c'est  quelque  chose  que  de  les  partager,  et 
voilà  ce  que  je  ferai  de  tout  mon  cœur.  Rece- 
vez, madame,  je  vous  supplie,  les  assurances 
de  mon  respect. 

A   MYLORD   MARIÉCHAL. 

26  janvier  4765. 

J'espérois,  mylord,  finir  ici  mes  jours  en 
paix  ;  je  sens  que  cela  n'est  pas  possible.  Quoi- 
que je  vive  en  toute  sûreté  dans  ce  pays  sous  la 
protection  du  roi,  je  suis  trop  près  de  Genève 
et  de  Berne  qui  ne  me  laisseront  point  en  re- 
f)0s.  Vous  savez  à  quel  usage  ils  jugent  à  propos 
d'employer  la  religion  :  ils  en  font  un  gros  tor- 
chon de  paille  enduit  de  boue,  qu'ils  me  four- 
rent dans  la  bouche  à  toute  force  pour  me  met- 
tre en  pièces  tout  à  leur  aise,  sans  que  je  puisse 
crier.  Il  faut  donc  fuir  malgré  mes  maux,  mal- 
gré ma  paresse  ;  il  faut  chercher  quelque  en- 
droit paisible  où  je  puisse  respirer.  Mais  où 
aller?  Voilà,  mylord,  sur  quoi  je  vous  consulte. 

Je  ne  vois  que  deux  pays  à  choisir,  l'Angle- 
terre ou  l'Italie.  L'Angleterre  seroit  bien  plus 
selon  mon  humeur,  mais  elle  est  moins  conve- 
nable à  ma  santé,  et  je  ne  sais  pas  la  langue  : 
grand  inconvénient  quand  on  s'y  transplante 
seul.  D'ailleurs  il  y  fait  si  cher  vivre,  qu'un 

54 


530 


CORRESPONDANCE. 


homme  qui  manque  de  grandes  ressources  n'y 
doit  point  aller,  à  moins  qu'il  ne  veuille  s'intri- 
guer pour  s'en  procurer,  chose  que  je  ne  ferai 
de  ma  vie  ;  cela  est  plus  décidé  que  jamais. 

Le  climat  de  l'Italie  me  conviendroit  fort,  et 
mon  état,  à  tous  égards,  me  le  rend  de  beau- 
coup préférable.  Mais  j'ai  besoiu  de  protection 
pour  qu'on  m'y  laisse  tranquille  :  il  faudroit  que 
quelqu'un  des  princes  de  ce  pays-là  m'accordât 
un  asile  dans  quelqu'une  de  ses  maisons ,  afin 
que  le  clergé  ne  pût  me  chercher  querelle  si 
par  hasard  la  fantaisie  lui  en  prenoit  :  et  cela  ne 
me  paroît  ni  bienséant  à  demander  ni  facile  à 
obtenir  quand  on  ne  connoit personne.  J'aime- 
rois  assez  le  séjour  de  Venise ,  que  je  connois 
déjà;  mais  quoique  Jésus  ait  défendu  la  ven- 
geance à  ses  apôtres,  Saint- Marc  ne  se  pique 
pas  d'obéir  sur  ce  point.  J'ai  pensé  que  si  le  roi 
ne  dédaignoit  pas  de  m'honorer  de  quelque  ap- 
parente commission  ,  ou  de  quelque  titre  sans 
fonctions  comme  sans  appointemens,  et  qui  ne 
signifiât  rien  que  l'honneur  que  j'aurois  d'être 
à  lui,  je  pourrois  sous  cette  sauvegarde,  soil  à 
Venise,  soit  ailleurs,  jouir  en  sûreté  du  respect 
qu'on  porte  à  tout  ce  qui  lui  appartient.  Voyez, 
mylorcl,sidanscetteoccurrenceyotresollicitude 
paternelle  imagineroit  quelque  chose  pour  me 
préserver  d'aller  sous  les  plombs,  ce  qui  seroit 
finir  assez  tristement  une  vie  bien  malheu- 
reuse (*).  C'est  une  chose  bien  précieuse  à  mon 
cœur  que  le  repos,  mais  qui  me  seroit  bien  plus 
précieuse  encore  si  je  la  tenois  de  vous.  Au 
reste,  ceci  n'est  qu'une  idée  qui  me  vient,  et 
qui  peut-être  est  très-ridicule.  Un  mot  de  votre 
part  me  décidera  sur  ce  qu'il  en  faut  penser. 


A   M.    DU   PEYROU. 

Motiers,  le  31  janvier  1763. 

Voici ,  monsieur,  deux  exemplaires  de  la 
pièce  que  vous  avez  déjà  vue,  et  que  j'ai  fait 

(*)  Cette  expression  sous  les  plombs  a  fort  embarrassé  les 
éditeurs  de  Genève.  En  voici  l'explication  :  Le  palais  de  Saint- 
Marc,  à  Venise,  est  couvert  de  grandes  lames  de  plomb,  et  l'on 
croyoit  alors  communément  que  quand  les  inquisiteurs  d'état 
vouloient  se  débarrasser  sans  forme  de  procès  d'un  homme 
suspect,  ils  le  faisoient  renfermer  dans  un  des  cabinets  prati- 
qués immédiatement  sous  ces  lames,  qui,  devenant  brûlantes 
par  l'ardeur  du  soleil,  donnoient  au  malheureux  prisonnier 
une  fièvre  chaude  dont  il  mouroit  en  très-pen  de  temps.  On 
aime  à  douter  d'ime  cruauté  plus  atroce  encore  que  celle  de 
Busiris.  Toujours  est-il  vrai  qu'à  Venise  on  ne  parloit  jamais 
de  ces  plombs  qu'avec  le  frisson  de  la  terreur.       G.  F, 


imprimera  Paris  (*).  C'étoit  la  meilleure  ré- 
ponse qu'il  me  convenoit  d'y  faire. 

Voici  aussi  la  procuration  sur  votre  dernier 
modèle  :  jedoute  qu'elle  puisse  avoir  son  usage. 
Pourvu  que  ce  ne  soit  ni  votre  faute  ni  la  mienne, 
il  importe  peu  que  l'affaire  se  rompe  ;  naturel- 
lement je  dois  m'y  attendre,  et  je  m'y  attends. 

Voici  enfin  la  lettre  de  M.  de  BufFon,  de  la- 
quelle je  suis  extrêmement  touché.  Je'veuxlui 
écrire  (**)  ;  mais  la  crise  horrible  où  je  suis  ne  me 
le  permettra  pas  si  tôt.  Je  vous  avoue  cependant 
que  je  n'entends  pas  bien  le  conseil  qu'il  me 
donne  de  ne  pas  me  mettreà  dosM.  de  Voltaire  ; 
c'est  comme  si  l'on  conseilloità  un  passant,  at- 
taqué dans  un  grand  chemin,  de  ne  pas  se  met- 
tre à  dos  le  brigand  qui  l'assassine.  Qu'ai-je 
fait  pour  m'attirer  les  persécutions  de  M.  de 
Voltaire  ;  et  qu'ai-je  à  craindre  de  pire  de  sa 
part?  M.  de  Buffon  veut-il  que  je  fléchisse  ce 
tigré  altéré  de  mon  sang?  Il  sait  bien  que  rien 
n'apaise  ni  ne  fléchit  jamais  la  fureur  des  tigres. 
Si  je  rampois  devant  Voltaire,  il  en  triomphe- 
roit  sans  doute,  mais  il  ne  m'en  égorgeroit 
pas  moins.  Des  bassesses  me  déshonoreroient, 
et  ne  me  sauveroient  pas.  Monsieur,  je  sais 
souffrir,  j'espère  apprendre  à  mourir;  et  qui 
sait  cela  n'a  jamais  besoin  d'être  lâche. 

Il  a  fait  jouer  les  pantins  de  Berne  à  l'aide 
de  son  âme  damnée  le  jésuite  Bertrand  :  il  joue 
à  présent  le  même  jeu  en  Hollande.  Toutes  les 
puissances  plient  sous  l'ami  des  ministres  tant 
politiques  que  presbytériens.  A  cela  que  puis-je 
faire?  Je  ne  doute  presque  pas  du  sort  qui 
m'attend  sur  le  canton  de  Berne,  si  j'y  mets  les 
pieds;  cependant  j'en  aurai  le  cœur  net,  et  je 
vevx  voir  jusqu'où,  dans  ce  siècle  aussi  doux 
qu'éclairé,  la  philosophie  et  l'humanité  seront 
poussées.  Quand  l'inquisiteur  Voltaire  m'aura 
fait  brûler,  cela  ne  sera  pas  plaisant  pour  moi, 
je  l'avoue;  mais  avouez  aussi  que,  pour  la 
chose,  cela  ne  sauroii  l'être  plus. 

Je  ne  sais  pas  encore  co  que  je  deviendrai  cet 
été.  Je  me  sens  ici  trop  près  de  Genève  et  de 
Berne  pour  y  goûter  un  moment  de  tranquil- 
lité. Mon  corps  y  est  en  sûreté,  mais  mon  âme 
y  est  incessamment  bouleversée.  Je  voudrois 
trouver  quelque  asile  où  je  pusse  au  moins  acho- 

(*)  Le  libelle  intitulé  Sentiment  des  citoyens.       G.  P. 
("*)  S'il  a  réellement  écrit  à  Buffon,  sa  lettre  n'a  jamais  été 
pubii^^  *j'  P- 


ANNÉE  1765. 


HT1 


ver  de  vivre  en  paix.  J'ai  quoique  envie  d'aller 
chercher  en  Italie  une  inquisition  plus  douce, 
et  un  climat  moins  rude.  J'y  suis  désiré,  et  je 
suis  sûr  d'y  être  accueilli.  Je  ne  me  propose 
pourtant  pas  de  me  transplanter  brusquement, 
mais  d'aller  seulement  reconnoître  les  lieux,  si 
mon  état  me  le  permet,  et  qu'on  me  laisse  les 
passages  libres,  de  quoi  je  doute.  Le  projet  de 
ce  voyage  trop  éloigné  ne  me  permet  pas  de 
songer  à  le  faire  avec  vous,  et  je  crains  que 
l'objet  qui  mêle  faisoit  surtout  désirer  ne  s'é- 
loigne. Ce  que  j'avois  besoin  deconnoître  mieux 
n'étoit  assurément  pas  la  conformité  de  nos 
sentimcns  et  de  nos  principes,  mais  celle  de  nos 
humeurs,  dans  la  supposition  d'avoir  à  vivre 
ensemble  comme  vous  aviez  eu  Ihonnêteté  de 
me  le  proposer.  Quelque  parti  que  je  prenne, 
vous  connoîtrez,  monsieur,  je  m'en  flalte,  que 
vous  n'avez  pas  mon  estime  et  ma  confiance  à 
demi  ;  et,  si  vous  pouvez  me  prouver  que  cer- 
tains arrangemens  ne  vous  porteront  pas  un 
notable  préjudice,  je  vous  remettrai,  puisque 
vous  le  voulez  bien,  l'embarras  de  tout  ce  qui 
regarde  tant  la  collection  de  mes  écrits  que 
l'honneur  de  ma  mémoire;  et,  perdant  toute 
autre  idée  que  de  me  préparer  au  dernier 
passage,  je  vous  devrai  avec  joie  le  repos  du 
reste  de  mes  jours. 

J'ai  l'esprit  trop  agité  maintenant  pour  pren- 
dre un  parti;  mais,  après  y  avoir  mieux  pensé, 
quelque  parti  que  je  prenne,  ce  ne  sera  point 
sans  en  causer  avec  vous,  et  sans  vous  faire 
entrer  pour  beaucoup  dans  mes  résolutions 
dernières.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A  M.    SMNT-BOURGEOIS. 

MoUen,  le  2  février  1765. 

J*ai  reçu,  monsieur,  avec  la  lettre  que  vous 
m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  le  29  janvier, 
l'écrit  que  vous  avez  pris  la  peine  d'y  joindre. 
Je  vous  remercie  de  l'une  et  de  l'autre. 

Vous  m'assurez  qu'un  grand  nombre  de  lec- 
teurs me  traitent  d'homme  plein  d'orgueil,  de 
présomption,  d'arrogance;  vous  avez  soin  d'a- 
jouter que  ce  sont  là  leurs  propres  expressions. 
Voilà,  monsieur,  de  fort  vilains  vices  dont  je 
dois  lâcher  de  me  corriger.  Mais  sans  doute 
ces  messieurs,  qui  usent  si  libéralement  de  ces 
termes,  sont  eux-mêmes  si  remplis  d'humilité. 


de  douceur  et  de  modestie,  qu'il  n'est  pas  aisé 
d'en  avoir  autant  qu'eux.  n 

Je  vois,  monsieur,  que  vous  avez  de  la  santé, 
du  loisir  et  du  goût  pour  la  dispute  :  je  vous 
en  fais  mon  compliment;  et  pour  moi,  qui  n'ai 
rien  de  tout  cela,  je  vous  salue,  monsieur,  de 
tout  mon  cœur. 

A  M.   PAUL  CHAPPCIS. 

Mutiers.  le  2  février  476S. 

J'ai  lu,  monsieur,  avec  grand  plaisir  la  let- 
tre dont  vous  m'avez  honoré  le  <8  janvier.  J'y 
trouve  tant  de  justesse,  de  sens,  et  une  si  hon- 
nête franchise,  que  j'ai  regret  de  ne  pouvoir 
vous  suivre  dans  les  détails  où  vous  y  êtes  en- 
tré. Mais,  de  grâce,  mettez-vous  à  ma  place  ; 
supposez-vous  malade,  accablé  de  chagrins, 
d'affaires,  de  lettres,  de  visites,  excédé  d'im- 
portuns de  toute  espèce  qui,  ne  sachant  que 
faire  de  leur  temps,  absorberoicnt  impitoya- 
blement le  vôtre,  et  dont  chacun  voudroit  vous 
occuper  de  lui  seul  et  de  ses  idées.  Dans  cette 
position,  monsieur,  car  c'est  la  mienne,  il  me 
faudroit  dix  têtes,  vingt  mains,  quatre  secré- 
taires, et  des  jours  de  quarante-huit  heures 
pour  répondre  à  tout;  encore  ne  pourrois-je 
contenter  personne,  parce  que  souvent  deux 
lignes  d'objections  demandent  vingt  pages  de 
solutions.  H 

Monsieur,  j'ai  dit  ce  que  je  savois,  et  peut- 
être  ce  que  je  ne  savois  pas  ;  ce  qu'il  y  a  de  sûr, 
c'est  que  je  n'en  sais  pas  davantage  ;  ainsi  je 
ne  ferois  plus  que  bavarder;  il  vaut  mieux  me 
taire.  Je  vois  que  la  plupart  de  ceux  qui  m'é- 
crivent pcnsentcomme  moi  sur  quelques  points, 
et  différemment  sur  d'autres  :  tous  les  hom- 
mes en  sont  à  peu  près  là  ;  il  ne  faut  point  se 
tourmenter  de  ces  différences  inévitables,  sur- 
tout quand  on  est  d'accord  sur  l'essentiel, 
comme  il  me  paroît  que  nous  le  sommes  vous 
et  moi. 

Je  trouve  les  chefs  auxquels  vous  réduisez 
les  éclaircissemens  à  demander  au  Conseil  assez 
raisonnables.  Il  n'y  a  que  le  premier  qu'il  faut 
retrancher  comme  inutile,  puisque,  ne  vou- 
lant jamais  rentrer  dans  Genève,  il  m'est  par- 
faitement égal  que  le  jugement  rendu  contre 
moi  soit  ou  ne  soit  pas  redressé.  Ceux  qui  pen- 
sent que  l'intérêt  ou  la  passion  m'a  fait  agir 


532 


CORRESPONDANCE. 


dans  celte  affaire,  lisent  bien  mal  le  fond  de 
mon  cœur.  Ma  conduite  est  une,  et  n'a  jamais 
varié  sur  ce  point  :  si  mes  contemporains  ne  me 
rendent  pas  justice  en  ceci,  je  m'en  console  en 
me  la  rendant  à  moi-même,  et  je  l'attends  de 
la  postérité. 

Bonjour,  monsieur.  Vous  croyez  que  j'ai 
fait  avec  vous  en  finissant  ma  lettre  ;  point  du 
tout  :  ayant  oublié  votre  adresse,  il  faut  main- 
tenant la  retourner  chercher  dans  votre  pre- 
mière lettre,  perdue  dans  cinq  cents  autres, 
où  il  me  faudra  peut-être  une  demi-journée 
pour  la  trouver.  Ce  qui  achève  de  m'étourdir 
est  que  je  manque  d'ordre  :  mais  le  décourage- 
ment et  la  paresse  m'absorbent,  m'anéan- 
tissent, et  je  suis  trop  vieux  pour  me  corriger 
de  rien.  Je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 


A  MADAME   LA  MARQUISF.   DE  VERDIXIN. 
Motiers,  le  3  février  «765. 

Au  milieu  des  soins  que  vous  donne,  mada- 
me, le  zèle  pour  votre  famille,  et  au  premier 
moment  de  votre  convalescence,  vous  vous 
occupez  de  moi  ;  vous  pressentez  les  nouveaux 
dangers  où  vont  me  replonger  les  fureurs  de 
mes  ennemis,  indignés  que  j'aie  osé  montrer 
leur  injustice.  Vous  ne  vous  trompez  pas,  ma- 
dame ;  on  ne  peut  rien  imaginer  de  pareil  à  la 
rage  qu'ont  excitée  les  Lettres  de  la  montagne. 
Messieurs  de  Berne  viennent  de  défendre  cet 
ouvrage  en  termes  très-insultans  :  je  ne  serois 
pas  surpris  qu'on  me  fît  un  mauvais  parti  si»r 
leurs  terres,  lorsque  j'y  remettrai  le  pied.  Il  faut 
en  ce  pays  même  toute  la  protection  du  roi 
pour  m'y  laisser  en  siireté.  Le  Conseil  de  Ge- 
nève, qui  souffle  le  feu  tant  ici  qu'on  Hollande, 
attend  le  moment  d'agir  ouvertement  à  son 
tour,  et  d'achever  de  m'écraser,  s'il  lui  est  pos- 
sible. De  quelque  côté  que  je  me  tourne,  je  ne 
vois  que  griffes  pour  me  déchirer  et  que  gueu- 
les ouvertes  pour  m'engloutir.  J'espérois  du 
moins  plus  d'humanité  du  côté  de  la  France  ; 
mais  j'avois  tort;  coupable  du  crime  irré- 
missible d'être  injustement  opprimé,  je  n'en 
dois  attendre  que  mon  coup  de  grâce.  Mon 
parti  est  pris,  madame;  je  laisserai  tout  faire, 
tout  dire,  et  je  me  tairai  :  ce  n'est  pourtant 
pas  faute  d'avoir  à  parler.      '  !'  '        'p    " 


Je  sens  qu'il  est  impossible  qu'on  me  laisse 
respirer  en  paix  ici.  Je  suis  trop  près  de  Ge- 
nève et  de  Berne.  La  passion  de  cette  heureuse 
tranquillité  m'agite  et  me  travaille  chaque  jour 
davantage.  Si  je  n'espérois  la  trouvera  la  fin, 
jesens  que  ma  constance  achèveroit  de  m'aban- 
donner.  J'ai  quelque  envie  d'essayer  de  l'Italie, 
dont  le  climat  et  l'inquisition  me  seront  peut- 
être  plus  doux  qu'en  France  et  qu'ici.  Je  tâ- 
cherai cet  été  de  me  traîner  de  ce  côté-là  pour 
y  chercher  un  gîte  paisible;  et,  si  je  le  puis 
trouver,  je  vous  promets  bien  qu'on  n'enten- 
dra plus  parler  de  moi.  Repos,  repos,  chère 
idole  de  mon  cœur,  où  le  trouverai-je?  Est-il 
possible  que  personne  n'en  veuille  laisser  jouir 
un  homme  qui  ne  troubla  jamais  celui  de  per- 
sonne? Je  ne  serois  pas  surpris  d'être  à  la  fin 
forcé  de  me  réfugier  chez  les  Turcs,  et  je  ne 
doute  point  que  je  n'y  fusse  accueilli  avec  plus 
d'humanité  et  déquité  que  chez  les  chrétiens. 

On  vous  dit  donc,  madame,  que  M.  de  Vol- 
taire m'a  écrit  sous  le  nom  du  général  Paoli, 
et  que  j'ai  donné  dans  le  piège.  Ceux  qui  di- 
sent cela  ne  font  guère  plus  d'honneur,  ce  me 
semble,  à  la  probité  de  M.  de  Voltaire  qu'à 
mon  discernement.  Depuis  la  réception  de  vo- 
tre lettre,  voici  ce  qui  m'est  arrivé.  Un  cheva- 
lier de  Malte,  qui  a  beaucoup  bavardé  dans 
Genève,  et  qui  dit  venir  d'Italie,  est  venu 
me  voir,  il  y  a  quinze  jours,  de  la  part  du  gé- 
néra! Paoli,  faisant  beaucoup  l'empressé  des 
commissions  dont  il  se  disoit  chargé  près  de 
moi,  mais  me  disant  au  fond  très-peu  de  chose, 
etm'étalant,  d'un  air  important,  d'assez  ché- 
tives  paperasses  fort  pochetées.  A  chaque  pièce 
qu'il  me  moniroit,  il  étoit  tout  étonné  de  me 
voir  tirer  d'un  tiroir  la  même  pièce,  et  la  lui 
montrer  à  mon  tour.  J'ai  vu  que  cela  le  morti- 
fioit  d'autant  plus,  qu'ayant  fait  tous  ses  ef- 
forts pour  savoir  quelles  relations  je  pouvois 
avoir  eues  en  Corse,  il  n'a  pu  là-dessus  m'arra- 
cher  un  seul  mot.  Comme  il  ne  m'a  point  ap- 
porté de  lettres,  et  qu'il  n'a  voulu  ni  se  nommer 
ni  me  donner  la  moindre  notion  de  lui,  je  l'ai 
remercié  des  visites  qu'il  vouloit  continuer  de 
me  faire.  Il  n'a  pas  laissé  de  passer  encore  ici 
dix  ou  douze  jours  sans  me  revenir  voir.  J'i- 
gnore ce  qu'il  y  a  fait.  On  m'apprend  qu'il  est 
reparti  d'hier. 

Vous  vous  imaginez  bien,  madame,  qu'il 


ANNEK  1763. 


533 


n'est  plus  question  pour  moi  de  la  Corse,  tant 
û  cause  de  l'état  où  je  me  trouve,  que  par  mille 
raisons  qu'il  vous  est  aisé  d'imaginer.  Ces  mes- 
sieurs dont  vous  me  parlez  (*)  ont  de  la  santé, 
du  pain,  du  repos;  ils  ont  la  tête  libre  et  le 
cœur  épanoui  par  le  bien-être  ;  ils  peuvent  mé- 
diter et  travailler  à  leur  aise.  Selon  toute  appa- 
rence les  Iroupes  françoises,  s'ils  vont  dans  le 
pays,  ne  maltraiteront  point  leurs  personnes; 
cl,  s'ils  n'y  vont  pas,  n'empêcheront  point  leur 
travail.  Jo  désire  passionnément  voir  une  lé- 
gislation de  leur  façon;  mais  j'avoue  que  j'ai 
peine  à  voir  quel  fondement  ils  pourroient  lui 
donner  en  Corse,  car  malheureusement  les 
femmes  de  ce  pays-là  sont  très-laides,  et  très- 
chastes,  qui  pis  est. 

Que  mon  voyage  projeté  n'aille  pas ,  ma- 
dame, vous  faire  renoncer  au  vôtre.  J'en  ai 
plus  besoin  que  jamais,  et  tout  peut  très-bien 
s'arranger,  pourvu  que  vous  veniez  au  com- 
mencement ou  à  la  fin  de  la  belle  saison.  Je 
compte  ne  partir  qu'à  la  fin  do  mai,  et  revenir 
au  mois  de  septembre. 


A   MADAME  GUYEINET. 


Motiers,  le  6  février  1765. 


Que  j'apprenne  à  ma  bonne  amie  mes  bon- 
nes nouvelles.  Le  22  janvier,  on  a  brûlé  mon 
livre  à  La  Haye  ;  on  doit  aujourd'hui  le  brûler  à 
Genève;  on  le  brûlera,  j'espère, encore  ailleurs. 
Voilà,  par  le  froid  qu'il  fait,  des  gens  bien 
brûlans.  Que  de  feux  de  joie  brillent  à  mon  hon- 
neur dans  l'Europe  !  Qu'ont  donc  fait  mes  au- 
tres écrits  pour  n'être  pas  aussi  brûlés?  et  que 
n'en  ai-je  à  faire  brûler  encore  !  Mais  j'ai  fini 
pour  ma  vie;  il  faut  savoir  mettre  des  bornes 
à  son  orgueil.  Je  n'en  mets  point  à  mon  aila- 
chement  pour  vous,  et  vous  voyez  qu'au  mi- 
lieu de  mes  triomphes  je  n'oublie  pas  mes  amis. 
Augmentez-en  bientôt  le  nombre,  chère  Isa- 
belle ;  j'en  attends  l'heureuse  nouvelle  avec  la 
plus  vive  impatience.  II  ne  manque  plus  rien 
à  ma  gloire  ;  mais  il  manque  à  mon  bonheur 
dèire  grand-papa  {**). 

(*)  Helvéïius  et  Diderot,  auxquels  les  Corses,  disoit-on,  s'é- 
toient  adressés  pour  avoir  un  plan  de  législation.      G.  P. 
(**)  Madame  Guyenet  appeloit  Rou'seau  son  papa.  G.  P. 


A   MADAME   DE  CHENONCEAUX. 

Motiers,  le  6  février  4765. 

Je  suis  entraîné  ,  madame  ,  dans  un  torrent 
de  malheurs  qui  m'absorbe  et  m  Ole  le  temps 
de  vous  écrire.  Je  me  soutiens  cependant  assez 
bien.  Je  n'ai  plus  de  tète ,  mais  mon  cœur  me 
reste  encore. 

Faites-moi  l'amitié,  madame,  de  faire  tenir 
cette  lettre  à  M.  l'abbé  de  Mably,  et  de  me  faire 
passer  sa  réponse  aussitôt  qu'il  se  pourra.  On 
fait  circuler  sous  son  nom  ,  dans  Genève  ,  une 
lettre  avec  laquelle  on  achève  de  me  traîner  par 
les  boues ,  et  toujours  vers  le  bûcher.  Je  serois 
sûr  que  cette  lettre  n'est  pas  de  lui ,  par  cela 
seul  qu'elle  est  lourdement  écrite  ;  j'en  suis  en- 
core plus  sûr,  parce  qu'elle  est  basse  et  mal- 
honnête. Mais  à  Genève,  où  l'on  se  connotl 
aussi  mal  en  style  qu'en  procédés ,  le  public 
s'y  trompe.  Je  crois  qu'il  est  bon  qu'on  le  dés- 
abuse, autant  pour  l'honneur  de  M.  l'abbé 
de  lf«bly  que  pour  le  mien. 


A   M.    l'aBBÉ    de   mably. 

Motiers,  le  6  février  1765. 

Voici,  monsieur,  une  lettre  qu'on  vous  at- 
tribue, et  qui  circule  dans  Genève  à  la  faveur 
de  votre  nom.  Daignez  me  marquer  non  ce  que 
j'en  dois  croire,  mais  ce  que  j'en  dois  dire,  car 
je  n'en  puis  parler  comme  j'en  pense  que  quand 
vous  m'y  aurez  autorisé. 

Si  mes  malheurs  ne  vous  ont  point  fait  ou- 
blier nos  anciennes  liaisons,  et  l'amitié  dont 
vous  m'honorâtes ,  conservez-la  ,  monsieur,  à 
un  homme  qui  n'a  point  mérité  de  la  perdre, 
et  qui  vous  sera  toujours  attaché  (*). 

(')  A  la  suite  de  cette  lettre,  Rousseau  a  transcrit  celle  qui 
est  attribuée  à  l'abbé  de  Mably.  Elle  est  du  H  janvier  1763,  et 
l'extrait  lui  en  fut  envoyé  à  Genève,  le  4  février  suivant,  par 
un  anonyme.  Voici  cet  extrait  : 

«  Une  chose  qui  me  fâche  beaucoup,  c'est  la  lecture  que  je 
»  viens  de  faire  des  Lettres  de  la  montagne,  et  voilà  toutes 
»  mes  idées  bouleversées  sur  le  compte  de  Rousseau.  Je  le 
>  croyois  honnête  homme;  je  croyois  que  sa  morale  étoitsé- 
»  rieuse,  qu'elle  étoit  dans  son  cœur,  et  non  pas  au  bout  de  sa 
t  plume.  Il  me  fait  prendre  malgré  moi  une  autre  façon  de 
1  penser,  et  j'en  suis  bien  alfligé.  S'il  sétoit  borné  à  prétendre 
»  que  son  déisme  est  un  bon  christianisme,  et  qu'on  a  eu  tort 
n  de  briMcr  son  livre  et  de  d'créter  sa  personne,  on  pourroit 


554 


CORRESPONDANCE. 


A  H.   D. 


Motiers,  le  7  février  176». 


Je  ne  doute  point,  monsieur,  qu'hier,  jour 
de  Deux-Cents ,  on  n'ait  brûlé  mon  livre  à  Ge- 
nève ;  du  moins  toutes  les  mesures  étoient  prises 
pour  cela.  Vous  aurez  su  qu'il  fut  brûlé  le  22  à 
La  Haye.  Rey  me  marque  que  l'inquisiteur  (*)  a 
écrit  dans  ce  pays-là  beaucoup  de  lettres,  et 
que  le  ministre  Chais,  de  Genève,  s'est  donné 
de  grands  mouvemens.  Au  surplus ,  on  laisse 
Rey  fort  tranquille.  Tout  cela  n'est-il  pas  plai- 
sant? Cette  affaire  s'est  tramée  avec  beaucoup 
de  secret  et  de  diligence  ;  car  le  comte  de  B***, 
qui  m'écrivit  peu  de  jours  auparavant,  n'en  sa- 
voit  rien.  Vous  me  direz,  Pourquoi  ne  l'a-t-il 
pas  empêché  au  moment  de  l'exécution  ?  Mon- 
sieur, j'ai  partout  des  amis  puissans,  illustres, 
et  qui,  j'en  suis  très-sûr,  m'aiment  de  tout  leur 
cœur;  mais  ce  sont  tous  gens  droits,  bons,  doux, 
pacifiques,  qui  dédaignent  toute  voie  oblique. 
Au  contraire,  mes  ennemis  sont  ardens,  adroits, 
intrigans,  rusés,  infatigables  pour  nuire,  et  qui 
manœuvrent  toujours  sous  terre ,  comme  les 
taupes.  Vous  sentez  que  la  partie  n'est  pas  égale. 
L'inquisiteur  est  l'homme  le  plus  actif  que  la 

■  rire  de  ses  sophismes,  de  ses  paralogisraes  et  de  ses  paradoxes, 
1  et  on  aurait  dit  qu'il  est  fâcheux  que  l'homme  le  plus  éloquent 
»  de  sou  siècle  nait  pas  le  sens  commun.  Mais  cet  homme  finit 

>  par  être  une  espèce  de  conjuré.  Est-ce  Érostrate  qui  veut 
»  brûler  le  temple  d'Éphèse?  est-ce  un  Giacchus?  Je  sais  bien 

>  que  les  trois  dernières  lettres,  dans  lesquelles  Rousseau  alta- 
»  que  votre  gouvernement,  ne  sont  remplies  que  de  déclama- 
»  tions  et  de  mauvais  raisonnemens  ,  mais  il  est  à  craindre 
.  que  tout  cela  ne  paroisse  très-juste,  très  sage  et  très-raison- 
*  nable  à  des  têtes  échaurfées,  et  qui  ne  savent  pas  juger  et 
»  goûter  leur  bonheur.  Je  croirois  que  votre  gouvernement  est 
»  aussi  bon  qu'il  peut  l'être,  eu  égard  à  sa  situation  ;  et,  dans  ce 
.  cas,  c'est  un  crime  que  d'en  troubler  Iharmouie.  J'espère 
I  que  cette  affaire  n'aura  aucune  suite  fâcheuse;  et  l'excellente 
9  tête  qui  a  fait  les  Lettres  de  la  campagne  a  sans  doute  tout 
1  ce  qu'il  faut  pour  entretenir  l'ordre  au  milieu  de  la  fermen- 

>  tation,  ouvrir  les  yeux  du  peuple,  et  de  lui  faire  connoître 

>  ses  erreurs,  ou  plutôt  celles  de  Rousseau.  Que  voulez  vous! 
1  II  n'est  point  de  bonheur  parfaitpour  les  hommes,  ni  de  gou- 

>  vernement  sans  inconvénient.  La  liberté  veut  être  achetée; 
»  elle  est  exposée  à  des  momens  d'agitation  et  d'inquiétude. 
»  Malgré  cela,  elle  vaut  mieux  que  le  despotisme.  Je  vous  de- 
»  manderois  pardon,  madame,  de  vous  parler  si  gravement,  si 

>  vous  étiez  Parisienne  ;  mais  vous  êtes  Genevoise,  et  des 
»  choses  sérieuses  vous  plaisent  plus  que  nos  colifichets.  • 

L'anonyme  avoit  accompagné  cet  envoi  du  billet  suivant  : 
«  O  toi,  le  plus  vertueux  et  le  plus  modeste  de  tous  les  bom- 
r  mes,  surtout  pour  les  statues  et  les  médailles,  juge  k  présent 

>  lequel  les  mérite  le  mieux,  de  celui-ci  ou  de  toi  !»  (  Note  de 
Du  Peyrov.  ) 

C*)  Voltaire.  ^-  P- 


terre  ait  produit;  il  gouverne  en  quelque  façon 
toute  l'Europe. 

Tu  dois  régner  :  ce  monde  est  fait  pour  les  méchants. 

Je  suis  très-sûr  qu'à  moins  que  je  ne  lui  sur- 
vive, je  serai  persécuté  jusqu'à  la  mort. 

Je  ne  digère  point  que  M.  de  Buffon  suppose 
que  c'est  moi  qui  m'attire  sa  haine.  Eh  !  qu'ai-je 
donc  fait  pour  cela  ?  Si  l'on  parle  trop  de  moi, 
ce  n'est  pas  ma  faute  ;  je  me  passerois  d'une 
célébrité  acquise  à  ce  prix.  Marquez  à  M.  de 
Buffon  tout  ce  que  votre  amitié  pour  moi  vous 
inspirera  ;  et,  en  attendant  que  je  sois  en  état 
de  lui  écrire ,  parlez-lui ,  je  vous  supplie ,  de 
tous  les  sentimens  dont  vous  me  savez  pénétré 
pour  lui. 

M.  Vernes  désavoue  hautement,  et  avec  hor- 
reur, le  libelle  où  j'ai  mis  son  nom.  Il  m'a  écrit 
là-dessus  une  lettre  honnête,  à  laquelle  j'ai 
répondu  sur  le  même  ton ,  offrant  de  contri- 
buer, autant  qu'il  me  seroit  possible,  à  ré- 
pandre son  désavœu.  Malgré  la  certitude  où  je 
croyois  être  que  l'ouvrage  étoit  de  lui,  certains 
faits  récens  me  font  soupçonner  qu'il  pourroit 
bien  être  de  quelqu'un  qui  se  cache  sous  son 
manteau. 

Au  reste,  l'imprimé  de  Paris  s'est  très-promp- 
teinenl  et  très-singulièrement  répandu  à  Ge- 
nève. Plusieurs  particuliers  en  ont  reçu  par  la 
poste  des  exemplaires  sous  enveloppe,  avec  ces 
seuls  mots,  écrits  d'une  main  de  femme  :  Lisez, 
bonnes  gens!  Je  donnerois  tout  au  monde  pour 
savoir  qui  est  cette  aimable  femme  qui  s'inté- 
resse si  vivement  à  un  pauvre  opprimé,  et  qui 
sait  marquer  son  indignation  en  termes  si  brefs 
et  si  pleins  d'énergie. 

J'avois  bien  prévu,  monsieur,  que  votre  cal- 
cul ne  seroit  pas  admissible,  et  qu'auprès  d'un 
homme  que  vous  aimez  voire  cœur  feroit  dé- 
raisonner votre  tête  en  matière  d'intérêt.  Nous 
causerons  de  cela  plus  à  notre  aise,  en  herbori- 
sant cet  été;  car  loin  de  renoncer  à  nos  cara- 
vanes, même  en  supposant  le  voyage  d'Italie, 
je  veux  bien  tâcher  qu'il  n'y  nuise  pas.  Au  reste, 
je  vous  dirai  que  je  sens  en  moi,  depuis  quel- 
ques jours,  une  révolution  qui  m'étonne.  Ces 
derniers  événemens  qui  dévoient  achever  de 
m'accabler,  m'ont,  je  ne  sais  comment,  rendu 
tranquille,  et  même  assez  gai.  Il  me  semble 
que  je  donnois  trop  d'importance  à  des  jeux 


ANiNÉE  1765. 


555 


d'enfans.  Il  y  a  dans  toutes  ces  brûleries  quel- 
que chose  de  si  niais  et  de  si  béic,  qu'il  faut 
être  plus  enfant  qu'eux  pour  s'en  émouvoir. 
Ma  vie  morale  est  finie.  Est-ce  la  peine  de  tant 
choisir  la  terre  où  je  dois  laisser  mon  corps?  I.a 
partie  la  plus  précieuse  de  moi-même  est  déjà 
morte  :  les  hommes  n'y  peuvent  plus  rien, et  je 
ne  regarde  plus  tous  ces  tas  de  magistrats  si 
barbares  que  comme  autant  de  vers  qui  s'amu- 
sent à  ronger  mon  cadavre. 

La  machine  ambulante  se  montera  donc  cet 
été  pour  aller  herboriser  ;  et,  si  l'amitié  peut  la 
réchauffer  encore ,  vous  serez  le  Prométhée 
qui  me  rapportera  le  feu  du  ciel.  Bonjour, 
monsieur. 


A  M.  MOULTOU. 

Motiers,  le  7  février  1765. 

Cher  ami,  comptons  donc  désormais  l'un 
sur  l'autre,  et  que  notre  confiance  soit  à  l'é- 
preuve de  l'éloignement,  du  silence,  et  de  la 
froideur  d'une  lettre;  car  quoiqu'on  ait  toujours 
le  même  cœur,  on  n'est  pas  toujours  de  la 
même  humeur.Votre  état  me  touche  vivement  : 
qui  doit  mieux  sentir  vos  peines  que  moi  qui 
vous  aime?  et  qui  doit  mieux  compatir  aux 
maux  de  votre  père,  que  moi  qui  en  sens  si 
souvent  de  pareils?  J'ai  dans  ce  moment  une 
attaque  qui  n'est  pas  légère.  Jugez  au  milieu  de 
tout  le  reste. 

Oui,  je  vous  désire  hors  de  Genève.  Je  doute 
que  la  plus  pure  vertu  pût  s'y  conserver  tou- 
jours telle,  surtout  parmi  l'ordre  de  gens  avec 
qui  vous  vivez.  Jugez  de  leur  parti  par  leurs 
manœuvres;  ils  ont  toutes  celles  du  crime;  ils 
ne  travaillent  que  sous  terre  comme  les  taupes  ; 
leurs  procédés  sont  aussi  noirs  que  leurs  cœurs. 
J'ai  reçu  avant-hier  une  lettre  anonyme,  où  l'on 
mo  faisoit ,  d'un  air  de  triomphe ,  l'extrait 
d'une  prétendue  lettre  de  l'abbé  de  Mably,  que 
l'abbé  de  Mably  n'a  très-sûrement  jamais  écrite. 
Cette  lettre  est  lourde  et  maladroite  ;  elle  sent 
le  terroir,  elle  est  malhonnête  et  basse  à  la  ma- 
nière de  ces  messieurs.  On  y  dit  d'un  ton  de 
sixième  :  Est-ce  Érostrate  qui  veut  brûler  le 
temple  d'Éphèse  ?  Est-ce  un  Gracchus?  etc. 
Cependant,  au  nom  de  l'abbé  de  Mably,  voilà. 


j'en  suis  sûr,  tout  voire  Deux-Cents  à  genoux, 
tous  vos  bourgeois  pris  pour  dupes.  Ils  ne  ré- 
sistent jamais  à  la  fausse  autorité  des  noms  ;  on 
a  beau  les  tromper  tous  les  jours,  ils  ne  voient 
jamais  qu'on  les  trompe. 

En  faisant  imprimer  à  Paris  la  lettre  de 
M.  Vernes,  j'ai  bien  eu  soin  de  relever  par  une 
note  l'endroit  qu'il  prétendoit  vous  regarder. 
Je  n'ai  pas  besoin  qu'on  me  dise  ces  choses  là; 
je  les  sens  d'avance.  Il  m'a  écrit  une  lettre  hon- 
nête, je  lui  ai  répondu  poliment.  S'il  désavoue 
la  pièce  en  termes  convenables,  et  qu'il  s'en 
tienne  là,  je  ne  répliquerai  rien,  car  jo  suis  las 
de  querelles  :  mais  s'il  s'avise  de  faire  le  mau- 
vais, nous  verrons.  Il  sera  difficile  de  prouver 
juridiquement  qu'il  est  auteur  de  la  pièce;  ce- 
pendant je  me  crois  en  état  de  pousser  les  in- 
dices si  près  de  la  preuve,  que  le  public  n'en 
doutera  pas  plus  que  moi.  Vous  êtes  très  à  por- 
tée de  m'aider  dans  ces  recherches,  et  cela  bien 
secrètement.  Cependant,  si  les  perquisitions 
sur  ce  point  sont  difficiles,  il  n'en  est  pas  de 
même  sur  les  propos  qu'il  tenoit  publiquement 
et  sans  mesure  lorsque  l'ouvrage  parut  :  là- 
dessus  il  vous  est  très-aisé  d'avoir  des  faits,  des 
discours  articulés,  avec  les  circonstances  des 
lieux,  des  temps,  des  personnes.  Faites  ces  re- 
cherches avec  soin,  je  vous  en  prie  ;  ou,  si  vous 
partez,  chargez  de  ce  soin  quelqu'un  de  vos 
amis  ou  des  miens;  quelqu'un  sur  qui  vous 
puissiez  compter,  et  qu'il  n'est  pas  même  né- 
cessaire que  je  connoisse,  puisqu'il  peut  m 'en- 
voyer, sans  signer,  les  faits  qu'il  aura  ramas- 
sés :  mais  il  faudroit  se  servir  d'une  voie  sûre, 
ou  garder  un  double  de  ce  qu'on  m'envoie, 
pour  me  le  renvoyer  au  besoin  par  duplicata. 
Ces  recherches  peuvent  m'être  très- importan- 
tes. J'espère  cependant  qu'elles  seront  super- 
flues; car,  encore  un  coup,  je  suis  bien  résolu  do 
n'en  faire  usage  qu'à  la  dernière  extrémité,  et 
s'il  me  pousse  contre  le  mur.  Autrement,  je  res- 
terai en  repos,  cela  est  sûr. 

Ecrivez-moi  avant  votre  départ.  J'espère  que 
vous  m'écrirez  aussi  de  Montpellier,  et  que 
vous  m'y  donnerez  votre  adresse  et  des  nou- 
velles de  voire  digne  père.  Vous  savez  qu'on 
vient  de  brûler  mon  livre  à  La  Haye  ;  c'est  le 
ministre  Chais  et  l'inquisiteur  Voltaire  qui  ont 
arrangé  cela;  Rey  me  le  marque.  Il  ajoute  que 
dans  le  pays  tout  le  monde  est  d'un  étonne- 


536 


CORRESPONDANCE. 


ment  sans  égal  de  cette  belle  expédition  :  pour  ' 
moi,  ces  choses-là  .ne  m'éionnent  plus,  mais 
elles  me  font  toujours  rire.  Je  parieroisma  tête 
qu'hier  votre  Deux-Cents  en  a  fait  autant. 

Si  vous  pouvez  m'envoyer  un  exemplaire  du 
libelle,  de  l'impression  de  Genève,  vous  me  fe- 
rez plaisir.  Je  n'ai  plus  le  mien,  l'ayant  envoyé 
à  Paris. 

En  ce  moment,  ce  qu'on  m'écrit  de  Vernes 
me  fait  douter  si  peut-être  l'ouvrage  ne  seroil 
point  d'un  autre,  qui  auroit  pris  toutes  ses  me- 
sures pour  le  lui  faire  attribuer.  Que  ne  don- 
nerois-je  point  pour  savoir  la  vérité! 

Je  sais  des  gens  qui  auroient  grand  besoin 
d'une  plume,  et  je  sais  un  homme  bien  digne 
de  la  leur  fournir.  11  le  pourroit  sans  se  com- 
promettre; et  puisqu'il  aime  la  vertu,  jamais 
il  n'en  auroit  fait  un  plus  bel  acte. 


A  M.    LE  NIEPS. 

Motiers,  le  8  février  4763. 

Je  com>mençois  à  être  inquiet  de  vous,  cher 
ami  ;  votre  lettre  vient  bien  à  propos  me  tirer 
de  peine.  La  violente  crise  où  je  suis  me  force 
à  ne  vous  parler,  dans  celle-ci,  que  de  moi.  Vous 
aurez  vu  qu'on  a  brûlé  le  22  mon  livre  à  La 
Haye.  Rey  me  marque  que  le  ministre  Chais 
s'est  donné  beaucoup  de  mouvemens,  et  que 
l'inquisiteur  Voltaire  a  écrit  beaucoup  de  lettres 
pour  cette  affaire.  Je  pense  qu'avant-hier  le 
Deux-Cents  en  a  faitautaTità  Genève;  du  moins 
tout  éloit  préparé  pour  cela.  Toutes  ces  brûle- 
ries sont  si  bêtes  qu'elles  ne  font  plus  que  me 
faire  rire.  Je  vous  envoie  ci-joint  copie  d'une 
lettre  {*)  que  j'écrivis  avant-hier  là-dossus  à  une 
jeune  femme  qui  m'appelle  son  papa.  Si  la  lettre 
yous  paroît  bonne,  vous  pouvez  la  faire  courir, 
pourvu  que  les  copies  soient  exactes. 

Prévoyant  les  chagrins  sans  nombre  que 
m'attireroit  mon  dernier  ouvrage,  je  ne  le  fis 
qu'avec  répugnance,  malgré  moi,  et  vivement 
sollicité.  Le  voilà  fait,  publié,  brûlé.  Je  m'en 
tiens  là.  Non-seulement  je  ne  veux  plus  me  mê- 
ler des  affaires  de  Genève,  ni  même  en  en- 
tendre parler;  mais,  pour  le  coup,  je  quitte 
tout-à-fait  la  plume,  et  soyez  assuré  que  rien 

(*)  C'est  celle  à  madame  Guyenet,  du  6  février,  ci-devant 
page  333. 


au  monde  ne  me  la  fera  reprendre.  Si  l'on  m'eût 
laissé  faire,  il  y  a  long-temps  que  j'aurois  pris 
ce  parti  ;  mais  il  est  pris  si  bien  que,  quoi  qu'il 
arrive,  rien  ne  m'y  fera  renoncer.  Je  ne  de- 
mande au  ciel  que  quelque  intervalle  de  paix 
jusqu'à  ma  dernière  heure,  et  tous  mes  mal- 
heurs seront  oubliés  ;  mais,  dût-on  me  pour- 
suivre jusqu'au  tombeau,  je  cesse  de  me  défen- 
dre. Je  ferai  comme  les  enfans  et  les  ivrognes, 
qui  se  laissent  tomber  tout  bonnement  quand 
on  les  pousse,  et  ne  se  font  aucun  mal;  au  lieu 
qu'un  homme  qui  veut  se  roidir,  n'en  tombe 
pas  moins,  et  se  casse  une  jambe  ou  un  bras 
par-dessus  le  marché. 

On  répand  donc  que  c'est  l'inquisiteur  qui 
m'a  écrit  au  nom  des  Corses,  et  que  j'ai  donné 
dans  un  piège  si  subtil.  Ce  qui  me  paroit  ici 
tout-à-fait  bon, est  que  l'inquisiteur  trouve  plai- 
sant de  se  faire  passer  pour  faussaire,  pourvu 
qu'il  me  fasse  passer  pour  dupe.  Supposons 
que  ma  stupidité  fût  telle  que,  sans  autre  in- 
formation, j'eusse  pris  cette  prétendue  lettre 
pour  argent  comptant,  est-il  concevable  qu'une 
pareille  négociation  se  fût  bornée  à  cette  unique 
lettre,  sans  instructions,  sans  éclaircissemens, 
sans  mémoires,  sans  précis  d'aucune  espèce? 
ou  bien  M.  de  Voltaire  aura-t-il  pris  la  peine  de 
fabriquer  aussi  tout  cela?  Je  veux  que  sa  pro- 
fonde érudition  ait  pu  tromper  sur  ce  point 
mon  ignorance;  tout  cela  n'a  pu  se  faire  au 
moins  sans  avoir  de  ma  part  quelque  réponse, 
ne  fût-ce  que  pour  savoir  si  j'acceptois  la  pro- 
position. Il  ne  pouvoit  même  avoir  que  cette 
réponse  en  vue  pour  attester  ma  crédulité  ; 
ainsi  son  premier  soin  a  dû  être  de  se  la  faire 
écrire  :  qu'il  la  montre,  et  tout  sera  dit. 

Voyez  comment  ces  pauvres  gens  accordent 
leurs  flûtes.  Au  premier  bruit  d'une  lettre  que 
j'avois  reçue,  on  y  mit  aussitôt  pour  emplâtre 
que  MM.  Helvétius  et  Diderot  en  avoient  reçu 
de  pareilles.  Que  sont  maintenant  devenues  ces 
lettres  ;  M.  de  Voltaire  a-t-il  aussi  voulu  se  mo- 
quer d'eux?  Je  ris  toujours  de  vos  Parisiens, 
de  ces  esprits  si  subtils,  de  ces  jolis  faiseurs 
d'épigrammes,  que  leur  Voltaire  mène  inces- 
samment avec  des  contes  de  vieilles  qu'on  ne 
feroit  pas  croire  aux  enfans.  J'ose  dire  que  ce 
Voltaire  lui-même,  avec  tout  son  esprit,  n'est 
qu'une  bête,  un  méchant  très- maladroit.  Il  me 
ooursuit,  il  m'écrase,  il  me  persécute,  et  peut- 


AN^E^:  1763. 


537 


être  me  fera-t-il  périr  à  la  fin  :  grande  mer- 
veille, avec  cent  mille  livres  de  rente,  tant  d'a- 
mis puissans  à  la  cour,  et  tant  do  si  basses  cajo- 
leries contre  un  pauvre  homme  dans  mon  étai  ! 
J'ose  dire  que  si  Voltaire,  dans  une  situation 
pareille  à  la  mienne,  osoit  m'attaquer,  et  que 
je  daignasse  employer  conlre  lui  ses  propres 
armes,  il  seroit  bientôt  terrassé.  Vous  allez  ju- 
ger de  la  finesse  de  ses  pièges  par  un  fait  qui 
peut-êtrea  donné  lieu  au  bruit  qu'il  a  répandu, 
comme  s'il  eût  été  sûr  d'avance  du  succès  d'une 
ruse  si  bien  conduite. 

Un  chevalier  de  Malte,  qui  a  beaucoup  ba- 
vardé dans  Genève,  çt  dit  venir  d'Italie,  est 
venu  me  voir,  il  y  a  quinze  jours,  de  la  part 
du  général  Paoli,  faisant  beaucoup  l'empressé 
des  commissions  dont  il  se  disoit  chargé  près 
de  moi,  mais  me  disant  au  fond  très-peu  de 
chose,  et  m'étalant  d'un  air  important  d'assez 
chétives  paperasses  fort  pochetées.  A  chaque 
pièce  qu'il  me  montroit,  il  étoil  tout  étonné  de 
me  voir  tirer  d'un  tiroir  la  même  pièce,  et  la 
lui  montrera  mon  tour.  J'ai  vu  que  cela  le  mor- 
tifioit  d'autant  plus,  qu'ayant  fait  tous  ses  ef- 
forts pour  savoir  quelles  relations  je  pouvojs 
avoir  eues  en  Corse,  il  n'a  pu  là-dessus  m'ar- 
racher  un  seul  m(>t.  Comme  il  ne  m'a  point  ap- 
porté de  lettres,  et  qu'il  n'a  vouluni  se  nommer, 
ni  me  donner  In  moindre  notion  de  lui,  je  l'ai 
remercié  des  visites  qu'il  vouloit  continuer  de 
me  faire.  Il  n  a  pas  laissé  de  passer  encore  ici 
dix  ou  douze  jours  sans  nie  revenir  voir. 

Tout  cela  peut  être  une  chose  fort  simple. 
Peut-être,  ayant  quelque  envie  de  me  voir, 
n*a-t-il  cherché  qu'un  prétexte  pour  s'intro- 
duire, et  peut-être  est-ce  un  galant  homme, 
très-bien  intentionné,  et  qui  n'a  d'autre  tort, 
dans  ce  fait,  que  d'avoir  fait  un  peu  trop  l'em- 
pressé pour  rien.  Mais  comme  tant  de  malheurs 
doivent  m'avoir  appris  à  me  tenir  sur  mes 
gardes,  vous  m'avouerez  que  si  c'est  un  piège, 
il  n'est  pas  fin. 

M.  Vernes  m'a  écrit  une  lettre  honnête  pour 
désavouer  avec  horreur  le  libelle.  Je  lui  ai  ré- 
pondu très-honnêtement,  et  je  me  suis  obli{;é 
de  contribuer^  autant  qu'il  m'est  possible,  à 
répandre  son  désaveu,  dans  le  doute  que 
quelqu'un  plus  méchant  que  lui  ne  se  cache 
sous  son  manteau. 


A  MADAME  LATOUR. 


A  Motiers,  le  10  février  4765. 

L'orage  nouveau  qui  m'entraîne  et  me  sub- 
merge ne  me  laisse  pas  un  moment  de  paix  pour 
écrire  à  l'aimable  Marianne;  mais  rien  ne  m'ô- 
tera  ceux  que  je  consacre  à  penser  à  elle,  et 
à  faire  d'un  si  doux  souvenir  une  des  consola- 
tions de  ma  vie. 

Prêt  à  faire  partir  ce  mot,  je  reçois  votre 
lettre;  j'en  avois  besoin,  j'étois  en  peine  de 
vous.  Puisque  vous  voilà  rétablie,  j'aime  mieux 
qu'il  y  aiteu  de  l'altération  dans  votre corpsque 
dans  votre  cœur  ;  le  mien,  quoi  que  vous  en  di- 
siez, est  pour  vous  toujours  le  même;  et  si  tant 
d'atteintes  cruelles  le  forcent  à  se  concentrer 
plus  en  dedans,  il  y  nourrit  toutes  les  affections 
qui  lui  sont  chères.  Vous  avez  un  ami  bien  mal- 
heureux :  mais  vous  l'avez  toujours 


.  .  Je  ne  cache  point  ma  foiblesse  rn  vous  écri- 
vant; vous  sentez  ce  que  cela  veut  dire. 


A  HYLORD  MARÉCHAL. 

lloUen,  le  1  f  février  1765. 

Vous  savez,  mylord,  une  partie  de  ce  qui 
m'arrive,  la  brûlerie  de  La  Haye,  la  défense  de 
Berne,  ce  qui  se  prépare  à  Genève;  mais  vous 
ne  pouvez  savoir  tout.  Des  malheurs  si  con- 
stans,  une  animosité  si  universelle,  commeii- 
çoient  à  m'accabler  tout-à-fait.  Quoique  les 
mauvaises  nouvelles  se  multiplient  depuis  la  ré- 
ception de  votre  lettre,  je  suis  plus  tranquille 
et  même  assez  gai.  Quand  ils  m'auront  fait  tout 
le  mal  qu'ils  peuvent,  je  pourrai  les  mettre  au 
pis.  Grâces  à  la  protection  du  roi  et  à  la  vôtre, 
ma  personne  est  en  sûreté  contre  leurs  at- 
teintes :  mais  elle  ne  l'est  pas  contre  leurs  tra- 
casseries; et  ils  me  le  font  bien  sentir.  Quoi 
qu'il  en  soit,  si  ma  tête  s'afFoiblit  et  s'altère, 
mon  cœur  me  reste  en  bon  état.  Je  l'éprouve 
en  lisant  votre  dernière  lettre  et  le  billet  que 
vous  avez  écrit  pour  la  communauté  de  Couvei. 
Je  crois  que  M.  Meuron  s'acquittera  avec  plai- 
sir de  la  commission  que  vous  lui  donnez  :  je 
n'en  dirois  pas  autant  de  l'adjoint  que  vous  lui 
associez  pour  cet  effet,  malgré  l'empressement 


538 


CORRESPONDANCE. 


qu'il  affecte.  Un  des  tourmens  de  ma  vie  est 
d'avoir  quelquefois  à  me  plaindre  des  gens  que 
vous  aimez,  elàmelouerdeceuxque  vous  n'ai- 
mez pas.  Combien  tout  ce  qui  vous  est  attaché 
me  seroit  cher  s'il  vouloit  seulement  ne  pas  re- 
pousser mon  zèle  !  mais  vos  bontés  pour  moi 
font  ici  bien  des  jaloux;  et,  dans  l'occasion, 
ces  jaloux  ne  me  cachent  pas  trop  leur  haine. 
Puisse-t-elle  augmenter  sans  cesse  au  même 
prix  1  Ma  bonne  sœur  Émetulla ,  conservez- 
moi  soigneusement  notre  père  :  si  je  le  perdois 
je  serois  le  plus  malheureux  des  êtres. 

Avez-vous  pu  croire  que  j'aie  fait  la  moindre 
démarche  pour  obtenir  la  permission  d'impri- 
mer ici  le  recueil  de  mes  écrits,  ou  pour  empê- 
cher que  cette  permission  ne  fût  révoquée? 
Non,  mylord,  j'étois  si  parfaitement  là-dessus 
dans  vos  sentimens,  sans  les  connoître,  que 
dès  le  commencement  je  parlai  sur  ce  ton  aux 
associés  qui  se  présentèrent,  et  à  Du  Peyrou, 
qui  a  bien  voulu  se  charger  de  traiter  avec  eux. 
La  proposition  est  venue  d'eux,  et  je  ne  me 
suis  point  pressé  d'y  consentir.  Du  reste,  je 
n'ai  rien  demandé,  je  ne  demande  rien,  je  ne 
demanderai  rien  ;  et,  quoi  qu'il  arrive,  on  ne 
pourra  pas  se  vanter  de  m'avoir  fait  un  refus, 
qui,  après  tout,  me  nuira  moins  qu'à  eux- 
mêmes  puisqu'il  ne  fera  qu'ôter  au  pays  cinq 
ou  six  cent  mille  francs  que  j'y  aurois  fait  en- 
trer de  cette  manière,  et  qu'on  ne  rebutera 
peut-être  pas  si  dédaigneusement  ailleurs.  Mais 
s'il  arrivoit,  contre  toute  attente,  que  la  permis- 
sion fût  accordée  ou  ratifiée,  j'avoue  que  j'en 
serois  louché  comme  si  personne  n'y  gagnoit 
que  moi  seul,  et  que  je  m'attacherois  au  pays 
pour  le  reste  de  ma  vie. 

Gomme  probablement  cela  n'arrivera  pas, 
et  que  le  voisinage  de  Genève  me  devient  de 
jour  en  jour  plus  insupportable,  je  cherche  à 
m'en  éloigner  à  tout  prix  :  il  ne  me  reste  à 
choisir  que  deux  asiles,  l'Angleterre  ou  l'Italie. 
Mais  l'Angleterre  est  trop  éloignée;  il  y  fait 
trop  cher  vivre,  et  mon  corps  ni  ma  bourse 
n'en  supponeroient  pas  le  trajet.  Reste  l'Italie, 
et  surtout  Venise,  dont  le  climat  et  l'inqui- 
sition sont  plus  doux  qu'en  Suisse;  mais  saint 
Marc ,  quoique  apôtre ,  ne  pardonne  guère  , 
et  j'ai  bien  dit  du  mal  de  ses  enfans.  Toutefois 
je  crois  qu'à  la  fin  j'en  courrai  les  risques,  car 
j'aime  encore  mieux  la  prison  et  la  paix,  que 


la  liberté  et  la  guerre.  Le  tumulte  oii  je  suis  ne 
me  permet  encore  de  rien  résoudre  ;  je  vous 
en  dirai  davantage  quand  mes  sens  seront  plus 
rassis.  Un  peu  de  vos  conseils  me  seroit  bien 
nécessaire  ;  car  je  suis  si  malheureux  quand 
j'agis  de  moi-même,  qu'après  avoir  bien  rai- 
sonné, détériora  sequor. 


A  M.   DELEYRE. 

Motiers,  le  H  février  «765. 

Je  répondis ,  cher  Deleyre ,  à  votre  lettre 
(n°  4)  par  un  gentilhomme  écossois  nommé 
M.  Roswell,  qui,  devant  s'arrêter  à  Turin, 
n'arrivera  peut-être  pas  à  Parme  aussitôt  que 
cette  lettre.  Mais  une  bévue  que  j'ai  faite  est 
d'avoir  mis  ma  lettre  ouverte  dans  celle  que  je 
lui  écrivis  en  la  lui  adressant  à  Genève.  Il  m'en 
a  remercié  comme  d'une  marque  de  confiance: 
il  se  trompe,  ce  n'est  qu'une  marque  d'étour- 
derie.  J'espère,  au  reste,  que  le  mal  ne  sera 
pas  grand  ;  car  quoique  je  ne  me  souvienne 
pas  de  ce  que  contenoit  ma  lettre,  je  suis  sûr 
de  n'avoir  aucun  secret  qui  craigne  les  yeux 
d'un  tiers. 

Vous  ne  sauriez  avoir  l'idée  de  l'orage 
qu'excite  contre  moi  la  publication  des  Lettres 
écrites  de  la  montagne.  C'est  une  défense  que 
je  derois  à  mes  anciens  concitoyens,  et  que  je 
me  devois  à  moi-même  :  mais  comme  j'aime 
encore  mieux  mon  repos  que  ma  justification, 
ce  sera  mon  dernier  écrit,  quoi  qu'il  arrive.  Si 
je  puis  faire  le  recueil  général  que  je  projette, 
jefinirai  par  là,  et,  grâces  au  ciel ,  le  public  n'en- 
tendra plus  parler  de  moi.  Si  M.  Boswell  étoi» 
parti  d'ici  huit  jours  plus  tard,  je  lui  aurois  re- 
mis pour  vous  un  exemplaire  de  ce  dernier 
écrit,  qui,  au  reste,  n'intéresse  que  Genève  et 
les  Genevois;  mais  je  ne  le  reçus  qu'après  son 
départ. 

Une  amie  de  M.  l'abbé  de  Condillac  et  de 
moi  me  marqua  de  Paris  sa  maladie  et  sa  gué- 
rison  dans  la  même  lettre  :  ce  qui  me  sauva 
l'inquiétude  d'apprendre  la  première  nouvelle 
avant  l'autre.  Je  vois  cependant,  en  reprenant 
votre  lettre,  que  vous  m'aviez  marqué  cette 
première  nouvelle,  mais  dans  le  post-scriptum, 
si  séparé  du  reste,  et  en  si  petit  caractère,  qu'il 
m'avoit  échappé  dans  une  fort  grande  lettre 


ANNEE  1765. 


559 


que  je  ne  pus  lire  que  1res  à  la  hâte  dans  la  cir- 
constance où  je  la  reçus.  La  même  amie  me 
marque  qu'il  doit  retourner  en  France  l'année 
prochaine,  et  que  peut-être  aurai-je  le  plaisir 
de  le  voir.  Ainsi  soit-il. 

Je  savois  déjà  par  les  bruits  publics  ce  que 
je  savois  des  triomphes  du  jongleur  Tronchin 
dans  votre  cour.  La  pierre  renchérira  s'il  faut 
un  buste  à  chaque  inoculateur  de  la  petite-vé- 
role ;  et  je  trouve  que  l'abbé  Condillac  méritoii 
mieux  ce  buste  pour  i'avoir  gagnée,  que  lui 
pour  l'avoir  guérie. 

Donnez-moi  de  vos  nouvelles,  cher  Deleyre, 
et  de  celles  de  madame  Deleyre.  Vous  m'ap- 
prenez à  connoltre  cette  digne  femme,  et  à  vous 
aimer  autant  de  votre  attachement  pour  elle, 
que  je  vous  en  blâmois  avant  votre  mariage, 
quand  je  ne  la  connoissois  pas.  C'est  une  répa- 
ration dont  elle  doit  être  contente,  que  celle 
que  la  vertu  arrache  à  la  vérité.  Je  vous  em- 
brasse. 


A  H.   DU   PEYROU. 

Motien.  le  U  février  1765. 

Voici,  monsieur,  le  projet  que  vous  avez  pris 
la  peine  de  me  dresser  :  sur  quoi  je  ne  vous  dis 
rien,  par  la  raison  que  vous  savez.  Je  vous 
prie,  si  cette  affaire  doit  se  conclure,  de  vou- 
loir bien  décider  de  tout  à  votre  volonté;  je 
confirmerai  tout,  car  pour  moi  j'ai  maintenant 
l'esprit  à  mille  lieues  de  là;  et,  sans  vous,  je 
n'irois  pas  plus  loin,  par  le  seul  dégoût  de  par- 
ler d'affaires.  Si  ce  que  les  associés  disent  dans 
leur  réponse,  article  premier,  de  mon  Ouvrage 
sur  la  musique^  s'entend  du  Dictionnaire,  je 
m'en  rapporte  là-dessus  à  la  réponse  verbale 
que  je  leur  ai  faite.  J'ai  sur  cette  compilation 
des  engageniens  antérieurs  qui  ne  me  permet- 
tent plus  den  disposer;  et  s'il  arrivoit  que, 
changeant  de  pensée,  je  le  comprisse  dans  mon 
recueil,  ce  que  je  ne  promets  nullement,  ce  ne 
seroit  qu'après  qu'il  auroit  élé  imprimé  à  part 
par  le  libraire  auquel  je  suis  engagé. 

Vous  ne  devez  point,  s'il  vous  plaît,  passer 
outre,  que  les  associés  n'aient  le  consentement 
formel  du  Conseil  d'état,  que  je  doute  fort  qu'ils 
obtiennent.  Quant  à  la  permission  qu'ils  ont 
demandée  à  lacour,jedoute encore  plusqu'elie 


leur  soit  accordée.  Mylord  maréchal  connott 
là-dessus  mes  intentions  ;  il  sait  que  non-seule- 
ment je  ne  demande  rien,  mais  que  je  suis  très- 
déterminé  à  ne  jamais  me  prévaloir  de  son  cré- 
dita la  cour,  pour  y  obtenir  quoi  que  ce  puisse 
être,  relativement  au  pays  où  je  vis,  qui  n'ait 
pas  l'agrément  du  gouvernement  particulier  du 
pays  même.  Je  n'entends  me  mêler  en  aucune 
façon  de  ces  choses-là,  ni  traiter  qu'elles  ne 
soient  décidées. 

Depuis  hier  que  ma  lettre  est  écrite,  j'ai  la 
preuve  de  ce  que  je  soupçonnois  depuis  quel- 
ques jours,  que  l'écrit  de  Vernes  irouvoit 
ici  parmi  les  femmes  autant  d'applaudissement 
qu'il  a  causé  d'indignation  à  Genève  et  à  Paris, 
et  que  trois  ans  d'une  conduite  irréprochable 
sous  leurs  yeux  mêmes  ne  pouvoient  garantir 
la  pauvre  mademoiselle  Le  Vasseur  de  l'effet 
d'un  libelle  venu  d'un  pays  où  ni  moi  ni  elle 
n'avons  vécu.  Peu  surpris  que  ces  viles  âmes 
ne  se  connoissent  pas  mieux  en  vertu  qu'en  mé- 
rite, et  se  plaisent  à  insulter  aux  malheureux, 
je  prends  enfin  la  ferme  résolution  de  quitter 
ce  pays,  ou  du  moins  ce  village,  et  d'aller 
chercher  une  habitation  où  l'on  juge  les  gens 
sur  leur  conduite,  et  non  sur  les  libelles  de 
leurs  ennemis.  Si  quelque  autre  honnête  étran- 
ger veut  connoître  Moliers,  qu'il  y  passe,  s'il 
peut,  trois  ans,  comme  j'ai  fait,  et  puis  qu'il  en 
dise  des  nouvelles. 

Si  je  trouvois  à  Neuchâtel  ou  aux  environs 
un  logement  convenable,  je  serois  homme  à 
l'aller  occuper  en  attendant  (*]. 


A   M.    DASTIER. 

MoUen,  le  17  février  f  768.j 

Les  nralheureux  jours  que  je  passe  au  milieu 
des  tempêtes  m'empêchent,  monsieur,  d'en- 
tretenir avec  vous  une  correspondance  aussi 

(*)  Les  deux  alinéa  ci-dessus  ne  se  trouvent  point  dans  la 
correspondance  avec  Du  Peyrou  publiée  en  180.',  mais  seule- 
ment dans  l'édition  de  Genève  (  1789.  tome  III  du  second  Sup- 
plémenl).  U  paroitqueDu  Peyrou  avoit  cru  devoir  les  suppri- 
mer, ne  les  regardant  que  comme  l'effet  d'un  bavardage  de  la 
gouvernante  de  Rousseau,  qui  dès  lors  clierchoil  i  noircir  les 
habitans  de  Motiers  dans  l'esprit  de  son  maître  et  à  le  dégoft- 
ter  de  ce  séjour.  Le  témoignage  du  comte  d'Escherny  vient  à 
l'appui  de  cette  conjecture.  Voyez  au  livre  XII  des  Confessions 
le  commencement  de  la  note,  tome  I.  page  536.       (î.  P. 


540 


CORRESPONDANCE. 


fréquente  qu'il  seroii  à  désirer  pour  mon  in- 
struction et  pour  ma  consolation.  Les  bruits 
publics  auront  peut-être  porté  jusqu'à  vous 
l'idée  des  nouvelles  persécutions  que  nn'atiire 
l'ouvrage  auquel  vous  avez  daigné  vous  inté- 
resser. J'ai  cherché  tous  les  moyens  de  vous  en 
faire  parvenir  un  exemplaire;  mais  il  m'en  est 
venu  si  peu  de  Hollande,  si  lentement,  avec 
tant  d'embarras;  j'en  suis  si  peu  le  maître,  et 
les  occasions  pour  aller  jusqu'à  vous  sont  si 
rares,  qu'apprenant  qu'on  a  imprimé  à  Lyon 
cet  ouvrage,  je  ne  doute  point  qu'il  ne  vous 
parvienne  beaucoup  plus  tôt  par  celte  voie, 
qu'il  ne  m'est  possible  de  vous  le  faire  parvenir 
d'ici.  Ainsi  ma  destinée  est  d'être  en  tout  pré- 
venu par  vos  bontés,  sans  pouvoir  remplir  en- 
vers vous  aucun  des  devoirs  qu'elles  m'impo- 
sent. Acceptez  le  tribut  des  malheuret'x  et  des 
foibles,  la  reconnoissance  et  l'intention. 

Les  éclaircissemens  que  vous  avez  bien  voulu 
me  donner  sur  les  affaires  de  Corse  m'ont  abso- 
lument fait  abandonner  le  projet  d'aller  dans 
ce  pays-là,  d'autant  plus  que  n'en  recevant 
plus  de  nouvelles,  je  dois  juger,  par  les  em- 
presscmens  suspects  de  quelques  inconnus, 
que  je  suis  circonvenu  par  des  pièges  dont  je 
veux  tâcher  de  me  garantir.  Cependant  on  m'a 
fait  parvenir  quelques  pièces  dont  je  puis  tirer 
parti,  du  moins  pour  mon  amusement,  dans  la 
ferme  résolution  où  je  suis  de  me  tenir  en  re- 
pos pour  le  reste  de  ma  vie,  et  de  ne  plus  oc- 
cuper le  public  de  moi.  Dans  cette  position, 
monsieur,  je  souhaiterois  fort  que  vous  voulus- 
siez bien,  dans  vos  plus  grands  loisirs,  conti- 
nuer à  me  communiquer  vos  observations  et 
vos  idées,  et  m'indiquer  les  sources  où  je  pour- 
rois  puiser  les  instructions  relatives  à  cet  objet. 
Ne  pensez-vous  pas  que  M.  de  Curzai  doit  avoir 
là-dessus  de  fort  bons  mémoires,  et  que,  s'il 
vouloit  les  communiquer  à  un  homme  zélé, 
mais  discret,  ils  ne  pourroient  que  lui  faire 
honneur,  sans  le  compromettre,  puisque  rien 
ne  resteroit  écrit  de  ma  part  là-dessus  que  de 
son  aveu,  et  qu'il  ne  seroit  nommé  qu'autant 
qu'il  consentiroit  à  l'être?  Si  vous  approuvez 
cette  idée,  ne  pourriez-vous  point  m'aider  à 
découvrir  où  est  M.  de  Curzai,  me  procurer 
exactement  son  adresse,  et  me  mettre  même  en 
correspondance  avec  lui? 

Me  voici  bientôt  à  la  fin  d'un  hiver  passé  un 


peu  moins  cruellement  que  le  précédent  quant 
au  corps,  mais  beaucoup  plus  quant  à  l'âme. 
J'ignore  encore  ce  que  je  deviendrai  cet  été.  Je 
suis  ici  trop  voisin  de  Genève  pour  y  pouvoir 
jamais  jouir  d'un  vrai  repos.  Je  suis  bien  tenté 
d'aller  chercher  du  côté  de  l'Italie  quelque  asile 
où  le  climat  et  l'inquisition  soient  plus  doux 
qu'ici.  D'ailleurs,  mille  désœuvrés  me  mena- 
cent de  toutes  parts  de  leurs  importunes  visites, 
auxquelles  je  voudrois  bien  échapper.  Que  ne 
suis-je  plus  à  portée,  monsieur,  de  recevoir  la 
vôtre,  et  que  j'en  aurois  besoin  !  mais,  en  vé- 
rité, l'on  ne  fait  point  un  si  long  trajet  par  par- 
tie de  plaisir  :  et  nmi,  dans  ma  vie  orageuse,  je 
ne  suis  pas  assez  maître  de  l'avenir  pour  pou- 
voir faire  un  plan  fixe,  sur  l'exécution  duquel 
je  puisse  compter.  Un  de  ceux  qui  me  rient  le 
plus  est  d'aller  passer  quelques  semaines  avec 
un  gentilhomme  savoyard,  de  mes  très-anciens 
amis,  dans  une  de  ses  terres.  Seroit-il  impos- 
sible d'exécuter  de  là  l'ancien  projet  d'un  ren- 
dez-vous à  la  Grande-Chartreuse  ?  Si  cette  idée 
vous  plaisoit,  je  sens  qu'elle  auroit  la  préférence. 
Je  n'ai  point  écrit  à  madame  de  la  Tour  du  Pin  ; 
le  nombre  et  la  force  de  mes  tracas  absorbent 
tous  mes  bons  desseins.  Si  vous  lui  écrivez, 
qu'elle  apprenne  au  moins  mes  remords,  je 
vous  en  supplie.  Si  ma  faute  m'attiroit  sa  dis- 
grâce, je  ne  m'en  consolerois  pas. 

Vous  ne  me  parlez  point,  monsieur,  du  petit 
compte  de  l'huile  et  du  café.  Il  n'est  pas  permis 
d'être  aussi  peu  soigneux  pour  les  comptes 
quand  on  l'est  si  fort  pour  les  commissions.  Je 
vous  salue,  monsieur,  et  vous  embrasse  avec 
le  plus  véritable  attachement. 


A  M.  MOULTOU. 


Motiers,  le  28  février  176S. 


Ce  qui  arrive  ne  me  surprend  point;  je  l'ai 
toujours  prévu,  et  j'ai  toujours  dit  qu'en  pareil 
cas  il  falloit  s'en  tenir  là.  Au  lieu  de  faire  tout 
ce  qu'on  peut.il  suffit  de  faire  tout  ce  qu'on  doit, 
et  cela  est  fait.  On  ne  sauroit  aller  plus  loin 
sans  exposer  la  patrie  et  le  repos  public,  ce  que 
le  sage  ne  doit  jamais.  Quand  il  n'y  a  plus  de 
liberté  commune,  il  reste  une  ressource,  c'est 
de  cultiver  la  liberté  particulière,  c'est-à-dire  la 


ANNEE  4765. 


541 


vertu .  L'homme  vertueux  est  toujours  libre, 
car  en  faisant  toujours  son  devoir,  il  ne  fait 
jamais  que  ce  qu'il  veut.  Si  la  bourgeoisie  de 
(ienève  savoit  remonter  ses  principes ,  épurer 
ses  goûts,  prendre  des  mœurs  plus  sévères,  en 
livrant  ces  messieurs  à  l'avilissement  des  leurs, 
elle  leur  deviendroit  encore  si  respectable,  qu'a- 
vec leur  morgue  apparente  ils  Irembleroient 
devant  elle  ;  et  comme  les  jongleurs  de  toute 
espèce  et  leurs  amis  ne  vivront  pas  toujours, 
tel  changement  de  circonstances  étrangères 
pourroit  les  mettre  à  portée  de  faire  examiner 
enfin  par  la  justice  ce  que  la  seule  force  décide 
aujourd'hui. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  saluer  MM.  De- 
luc  de  ma  part,  et  leur  dire  que  je  ne  puis  ieur 
écrire.  Comme  cela  n'est  plus  nécessaire  ni 
utile,  il  n'est  pas  raisonnable  de  l'exiger.  On  ne 
doit  pas  m'envier  le  repos  que  je  demande,  et 
je  crois  l'avoir  assez  payé. 

Tâchez  de  m'envoyer,  avant  votre  départ,  ce 
dont  vous  m'avez  parlé ,  non  pour  en  faire  à 
présent  aucun  usage ,  mais  pour  prendre  d'a- 
vance tous  les  arrangemens  nécessaires  pour 
en  faire  usage  un  jour.  J'aurois  même  autre 
chose,  et  d'un  genre  plus  agréable,  à  vous 
proposer;  mais  nous  en  parlerons  à  loisir.  Je 
vous  embrasse. 


K  M.   LE  PRINCE  L.   E.  DE  WIRTEMBERG. 
Hotiers,  le  «8  février  1768. 

A  l'arrivée  de  M.  de  Schlieben  et  de  Maitzan, 
je  les  reçus  pour  vous,  prince;  ensuite  je  les 
gardai  pour  eux-mêmes,  et  j'achetai  une  jour- 
née agréable  à  leurs  dépens.  J'en  ai  si  rarement 
de  telles,  qu'il  est  bien  naturel  que  j'en  profite; 
et ,  sur  les  sentimens  d'humanité  que  je  leur 
connois,  ils  doivent  être  bien  aises  de  me  l'avoir 
donnée. 

Ils  sont  attachés  au  vertueux  prince  Henri 
par  des  senlimens  qui  les  honorent  :  pleins  de 
tout  ce  qu'ils  venoient  de  voir  auprès  de  vous, 
ils  ont  versé  dans  n^on  cœur  attristé  un  baume 
de  vie  et  de  consolation.  Leurs  discours  y  por- 
toient  un  peu  de  ce  feu  qui  brille  encore  dans 
de  grandes  âmes;  et  j'ai  presque  oublié  mes 
misères  en  songeant  de  qui  j'avois  l'honneur 
d'être  aimé. 


En  tout  autre  temps,  je  ne  craindrois  pas 
une  brouillerie  avec  la  princesse  pour  me  mé- 
nager l'avantage  d'un  raccommodement;  mais, 
en  vérité,  je  suis  aujourd'hui  si  maussade,  que 
n'ayant  point  mérité  la  querelle,  à  peine  osé-je 
espérer  le  pardon.  Dites-lui  toutefois,  je  vous 
supplie,  que  l'amour  paternel  n'est  pas  exclusif 
comme  l'amour  conjugal  ;  qu'un  cœur  de  père, 
sans  se  partager,  se  multiplie,  et  qu'ordinaire- 
ment les  cadets  n'ont  pas  la  plus  mauvaise  part. 
Mon  Isabelle  est  l'aînée,  et  devoit  être  la  seule  ; 
mais  sa  sœur  est  bien  ingrate  d'oser  me  traiter 
de  volage,  elle  qui  d'abord  m'a  forcé  de  l'être, 
et  qui  me  force  à  présent  de  ne  l'être  plus. 

Si  j'ai  fait  quelques  vers  dans  ma  jeunesse, 
comme  ils  ne  valoient  pas  mieux  que  les  vôtres, 
j'ai  pris  pour  moi  le  conseil  que  je  vous  ai  donné. 
Les  Benjamites  ou  le  Lévite  d'Éphraïm,  est  une 
espèce  de  petit  poëme,  en  prose,  de  sept  à  huit 
pages,  qui  n'a  de  mérite  que  d'avoir  été  fait 
pour  me  distraire  quand  je  partis  de  Paris,  et 
qui  n'est  digne  en  aucune  manière  de  paroîiro 
aux  yeux  du  héros  qui  daigne  en  parler. 


A   M.   D  IVKRNOIS. 

Motiers,  le  22  février  1763. 

Oii  êtes-vous,  monsieur?  que  f,iites-vous? 
comment  vous  portez- vous?  Votre  absence  et 
votre  long  silence  me  tiennent  en  peine.  C'est 
votre  tour  d'être  paresseux  :  à  la  bonne  heure, 
pourvu  que  je  sache  que  vous  vous  portez  bien, 
et  que  madame  d'Ivernois,  que  je  supplie  d'a- 
gréer mon  respect,  veuille  bien  m'en  faire  in- 
former par  un  bulletin  de  deux  lignes. 

Le  tour  qu'ont  pris  vos  affaires ,  messieurs, 
et  les  miennes,  la  persuasion  que  la  vérité  ni  la 
justice  n'ont  plus  aucune  autorité  parmi  les 
hommes ,  l'ardent  désir  de  me  ménager  quel- 
ques momens  de  repos  sur  la  fin  de  ma  triste 
carrière,  m'ont  fait  prendre  l'irrévocable  réso- 
lution de  renoncer  désormais  à  tout  commerce 
avec  le  public,  à  toute  correspondance  hors  de 
la  plus  absolue  nécessité,  surtout  à  Genève,  et 
de  me  ménager  quelques  douleurs  de  moins,  en 
ignorant  tout  ce  qui  se  passe ,  et  à  quoi  je  ne 
peux  plus  rien.  Les  bontés  dont  vous  m'avez 
comblé,  et  l'avantage  que  j'ai  de  vous  vojr 


542 


CORRESPONDANCE. 


deux  fois  l'année,  me  feront  pourtant  faire  pour 
vous ,  si  vous  l'agréez ,  une  exception ,  au 
moyen  de  laquelle  j'aurai  le  plaisird'avoiraussi, 
de  temps  en  temps,  des  nouvelles  de  nos  amis, 
auxquels  je  ne  cesserai  absolument  point  de 
m'intéresser. 

Votre  aimable  parente,  la  jeune  madame 
Guyenet,  après  une  couche  assez  heureuse,  est 
si  mal  depuis  deux  jours,  qu'il  est  à  craindre 
que  je  ne  la  perde.  Je  dis  moi,  car  sûrement, 
de  tout  ce  qui  l'entoure,  rien  ne  lui  est  plus  vé- 
ritablement attaché  que  moi  ;  et  je  le  suis 
moins  à  cause  de  son  esprit,  qui  me  paroit 
pourtant  d'autant  plus  agréable  qu'elle  est 
moins  pressée  de  le  montrer,  qu'à  cause  de  son 
bon  cœur  et  de  sa  vertu;  qualités  rares  dans 
tous  les  pays  du  monde,  et  bien  plus  rares  en- 
core dans  celui-ci. 

Pour  moi,  mon  cher  monsieur,  je  ne  vous  dis 
rien  de  ma  situation  particulière;  vous  pouvez 
l'imaginer.  Cependant,  depuis  ma  résolution, 
je  me  sens  l'âme  beaucoup  plus  calme.  Comme 
je  m'attends  à  tout  de  la  part  des  hommes ,  et 
qu'ils  m'ont  déjà  fait  à  peu  près  du  pis  qu'ils 
pouvoient,  je  tâcherai  de  ne  plus  m'affligcr  que 
des  maux  réels ,  c'est-à-dire  de  ceux  que  ma 
volonté  peut  faire,  ou  de  ceux  que  mon  corps 
peut  souffrir.  Ces  derniers  me  retiennent  ac- 
tuellement dans  des  entraves  que  je  tiens  de 
votre  charité ,  mais  qui  ne  laissent  pas  d'être 
fort  pénibles.  J'attends  avec  empressement  de 
vos  nouvelles  ;  et  vous  embrasse,  mon  cher 
monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


A  MH.  DELUC. 

24  février  1765. 

J'apprends,  messieurs,  que  vous  êtes  en 
peine  des  lettres  que  vous  m'avez  écrites.  Je  les 
ai  toutes  reçues  jusqu'à  celle  du  ^5  février  in- 
clusivement. Je  regarde  votre  situation  comme 
décidée.  Vous  êtes  trop  gens  de  bien  pour 
pousser  les  choses  à  l'extrême,  et  ne  pas  préfé- 
rer la  paix  à  la  liberté.  Un  peuple  cesse  d'être 
libre  quand  les  lois  ont  perdu  leur  force  ;  mais 
la  vertu  ne  perd  jamais  la  sienne,  et  l'homme 
vertueux  demeure  libre  toujours.  Voilà  désor- 
mais, messieurs,  votre  ressource  :  elle  est  assez 


grande,  assez  belle  pour  vous  consoler  de  tout 
ce  que  vous  perdez  comme  citoyens. 

Pour  moi,  je  prends  le  seul  parti  qui  me 
reste,  et  je  le  prends  irrévocablement.  Puisque 
avec  des  intentions  aussi  pures,  puisque  avec 
tant  d'amour  pour  la  justice  et  pour  la  vérité, 
je  n'ai  fait  que  du  mal  sur  la  terre,  je  n'en  veux 
plus  faire,  et  je  me  retire  au-dedans  de  moi.  Je 
ne  veux  plus  entendre  parler  de  Genève,  ni  de 
ce  qui  s'y  passe.  Ici  finit  notre  correspondance. 
Je  vous  aimerai  toute  ma  vie ,  mais  je  ne  vous 
écrirai  plus.  Embrassez  pour  moi  votre  père* 
Je  vous  embrasse,  messieurs,  de  tout  mon 
cœur. 


  M.   MEURON. 
Procureur-général. 

25  février  4765. 

J'apprends,  monsieur,  avec  quelle  bonté  de 
cœur  et  avec  quelle  vigueur  de  courage  vous 
avez  pris  la  défense  d'un  pauvre  opprimé. 
Poursuivi  par  la  classe,  et  défendu  par  vous,  je 
puis  bien  dire  comme  Pompée,  ficlrix  causa 
dits  placuit,  sed  vita  Catoni. 

Toutefois  je  suis  malheureux,  mais  non  pas 
vaincu  ;  mes  persécuteurs,  au  contraire,  ont  tout 
fait  pour  ma  gloire,  puisque  c'est  par  eux  que 
j'ai  pour  protecteur  le  plus  grand  des  rois,  pour 
père  le  plus  vertueux  des  hommes,  et  pour  pa- 
tron l'un  des  plus  éclairés  des  magistrats. 


A  M.   DE  P.   (*). 

25  février  «765. 

Votre  lettre,  monsieur,  m'a  pénétré  jus- 
qu'aux larmes.  Que  la  bienveillance  est  une 
douce  chose  !  et  que  ne  donnerois-je  pas  pour 
avoir  celle  de  tous  les  honnêtes  gens  1  Puissent 
mes  nouveaux  patriotes  (**)  m 'accorder  la  leur 
à  votre  exemple  !  puisse  le  lieu  de  mon  refuge 
être  aussi  celui  de  mes  attachemens  1  Mon  cœur 
est  bon;  il  est  ouvert  à  tout  ce  qui  lui  res- 

(*)  Ces  lettres  initiales  indiquent  le  colonel  Pury,  ou  dePory, 
dont  il  est  question  dans  les  Confessions,  et  qui  demeuroit  à 
Couvet.  Il  étoit  bean-pére  de  Du  Peyrou.  G.  P. 

(•*)  Mes  nouveaux  patriotes. ..  texte  de  l'édition  de  Genève; 
c'est  sans  doute  compatriotes  qu'il  faudroit  lire.  G.  P. 


ANNÉE  1765. 


543 


semble;  il  n'a  besoin,  j'en  suis  très-sùr,  que 
d'être  connu  pour  être  aimé.  Il  reste ,  après  la 
santé,  trois  biens  qui  rendent  sa  perte  plus 
supportable,  la  paix,  la  liberté,  l'amitié.  Tout 
cela,  monsieur,  si  je  le  trouve,  me  deviendra 
plus  doux  encore  lorsque  j'en  pourrai  jouir 
près  de  vous. 


A   M.    DK  G.    p.    A.    A. 

Février  (765. 

J'atlendois  des  réparations,  monsieur,  et 
vous  en  exigez  :  nous  sommes  fort  loin  de 
compte.  Je  veux  croire  que  vous  n'avez  point 
concouru,  dans  les  lieux  où  vous  êtes,  aux  ini- 
quités qui  sont  l'ouvrage  de  vos  confrères;  mais 
il  falloit,  monsieur,  vous  élever  contre  une 
manœuvre  si  opposée  à  l'esprit  du  christia- 
nisme, et  si  déshonorante  pour  votre  état.  La 
lâcheté  n'est  pas  moins  répréhensible  que  la 
violence  dans  les  minisires  du  Seigneur.  Dans 
tous  les  pays  du  monde  il  est  permis  à  l'inno- 
cent de  défendre  son  innocence  :  dans  le  vô- 
tre on  l'en  punit  ;  on  fait  plus,  on  ose  employer 
la  religion  à  cet  usage.  Si  vous  avez  protesté 
contre  cette  profanation,  vous  êtes  excepté 
dans  mon  livre,  et  je  ne  vous  dois  point  de  ré- 
paration :  si  vous  n'avez  pas  protesté,  vous 
êtes  coupable  de  connivence,  et  je  vous  en 
dois  encore  moins. 

Agréez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mes 
salutations  et  mon  respect. 


A  MADAME  LA  GÉNÉRALE  SANDOZ. 

Motiers,  25  février  lY65. 

L'admiration  me  tue,  et  surtout  de  votre 
part.  Ah  1  madame,  un  peu  d'amitié,  et,  parmi 
tant  d'affronts,  je  serai  le  plus  glorieux  des 
êtres.  Votre  patrie  (*)  est  injuste,  sans  doute  ; 
mais  avec  le  mal  elle  a  produit  le  remède. 
Peut-elle  me  faire  quelque  injustice  que  votre 
estime  ne  puisse  réparer?  La  lettre  que  vous 
m'avez  envoyée  est  d'un  homme  d'église  ;  c'est 
tout  dire,  et  peut-être  trop,  car  il  paroît  assez 
modéré.  Mais,  vu  le  traitement  que  je  viens 


d'essuyer  à  l'instigation  de  ses  confrères,  j'at- 
tendois  des  réparations,  et  il  en  exige  :  vous 
voyez  que  nous  sommes  loin  de  compte.  Con- 
servez-moi vos  bontés,  madame  ;  elles  me  sc;- 
ronl  toujours  précieuses,  et  j'aspire  au  bon- 
heur d'être  à  portée  de  les  cultiver. 


A   M.   CLAIRAUT. 
Motiers-Traverc,  le  3  ni.irs  1703. 

Le  souvenir,  monsieur,  de  vos  anciennes 
bontés  pour  moi  vous  cause  une  nouvelle  im- 
portunité  de  ma  part.  Il  s'agiroit  de  vouloir 
bien  être,  pour  la  seconde  fois,  censeur  d'un  de 
mes  ouvrages.  C'est  une  très-mauvaise  rapsodie 
que  j'ai  compilée,  il  y  a  plusieurs  années,  sous 
le  nom  de  Dictionnaire  de  musique,  et  que  je 
suis  forcé  de  donner  aujourd'hui  pour  avoir  du 
pain.  Dans  letorrentdemalheurs  qui  m'entraîne 
je  suis  hors  d'état  de  revoir  ce  recueil.  Je  sais 
qu'il  est  plein  d'erreurs  et  de  bévues.  Si  quel- 
que intérêt  pour  le  sort  du  plus  malheureux  des 
hommes  vous  portoit  à  voir  son  ouvrage  avec 
un  peu  plus  d'attention  que  celui  d'un  autre, 
je  vous  serois  sensiblement  obligé  de  toutes  les 
fautes  que  vous  voudriez  bien  corriger  chemin 
faisant.  Les  indiquer  sans  les  corrigerne  seroit 
rien  faire,  car  je  suis  absolument  hors  d'état 
d'y  donner  la  moindre  attention  ;  et  si  vous  dai- 
gnez en  user  comme  de  votre  bien  pour  chan- 
ger, ajouter,  ou  retrancher,  vous  exercerez 
une  charité  très-utile,  et  dont  je  serai  très-re- 
connoissant.  Recevez,  monsieur,  mes  t«ès- 
humbles  excuses  et  mes  salutations  (*). 


(*)  La  Hollande. 


G.  P. 


A  M.   DU  PEYROU.  ^ 

Le  4  mars  176S. 

Je  vous  dois  une  réponse,  monsieur,  je  le 
sais.  L'horrible  situation  de  corps  et  d'âme  où 
je  me  trouve  m'ôte  la  force  et  le  courage  d'é- 
crire. J'attendois  de  vous  quelques  mots  de 
consolation ,  mais  je  vois  que  vous  comptez  à 
la  rigueur  avec  les  malheureux.  Ce  procédé 

(*)  clairaiit  est  mort  dans  le  mois  de  mai  de  la  même  anné  •, 
et  n'a  pu  répondre  au  désir  que  Rousseau  lui  témoigne  dans 
cette  leUre.  G.  P. 


544 


COUIÎESPONDANCE. 


n'est  pas  iDJuste,  mais  il  est  un  peu  dur  dans 
l'amitié. 


AU  MHME. 

Moliers,  le  7  mars  1763. 

Pour  Dieu,  ne  vous  fâchez  pas,  et  sachez 
pardonner  quelques  loris  à  vos  amis  dans  leur 
misère.  Je  n'ai  qu'un  ton ,  monsieur,  il  est 
quelquefois  un  peu  dur  :  il  ne  faut  pas  me  ju- 
ger sur  mes  expressions,  mais  sur  ma  conduite. 
Elle  vous  honore  quand  mes  termes  vous  offen- 
sent. Dans  le  besoin  que  j'ai  des  consolations 
de  l'amitié,  je  sens  que  les  vôtres  me  man- 
quent, et  je  m'en  plains  :  cela  est-il  donc  si  dés- 
obligeant? 

Si  j'ai  écrit  à  d'autres,  comment  n'avez-vous 
pas  senti  l'absolue  nécessité  de  répondre,  et 
surtout  dans  la  circonstance,  à  des  personnes 
avec  qui  je  n'ai  point  de  correspondance  habi- 
tuelle, et  qui  viennent  au  fort  de  mes  malheurs 
y  prendre  le  plus  généreux  intérêt  ?  Je  croyois 
que,  sur  ces  lettres  mêmes,  vous  vous  diriez, 
il  n'a  pas  le  temps  de  m'écrire,  et  que  vous  vous 
souviendriez  de  nos  conventions.  Falloit-il 
donc,  dans  une  occasion  si  critique,  abandon- 
ner tous  mes  intérêts,  toutes  mes  affaires,  mes 
devoirs  même  de  peur  de  manquer  avec  vous 
à  l'exactitude  d'une  réponse  dont  vous  m'aviez 
dispensé?  Vous  vous  seriez  offensé   de   ma 
crainte,  et  vous  auriez  eu  raison.  L'idée  même, 
irès-fausse  assurément,  que  v^us  aviez  de  m'a- 
voir  chagriné  par  votre  lettre,  n'étoit-elle  pas 
poiir  votre  bon  cœur  un  motif  de  réparer  le 
mal  que  vous  supposiez  m'a  voir  fait?  Dieu  vous 
préserve  d'affliction!  mais,  en  pareil  cas, soyez 
sûr  que  je  ne  compterai  pas  vos  réponses.  En 
tout  autre  cas,  ne  comptez  jamais  mes  lettres, 
ou  rompons  tout  de  suite,  car  aussi  bien  ne 
tarderions-nous  pas  à  rompre.  Mon  caractère 
vous  est  connu,  je  ne  saurois  le  changer. 

Toutes  vos  autres  raisons  ne  sont  que  trop 
bonnes.  Je  vous  plains  dans  vos  tracas,  et  les 
approches  de  votre  goutte  me  chagrinent  sur- 
tout vivement,  d'autant  plus  que,  dans  l'ex- 
trême besoin  de  me  distraire,  je  me  promettois 
des  promenades  délicieuses  avec  vous.  Je  sens 
encore  que  ce  que  je  vais  vous  dire  peut  être 
bien  déplacé  parmi  vos  affaires  ;  mais  il  faut 


vous  montrer  si  je  vous  crois  le  cœur  dur,  et 
si  je  manque  de  confiance  en  votre  amitié.  Je 
ne  fais  pas  des  complimens,  mais  je  prouve. 

Il  faut  quitter  ce  pays,  je  le  sens;  il  est  trop 
près  de  Genève,  on  ne  m'y  laisseroit  jamais  en 
repos.  Il  n'y[a  guère  qu'un  pays  catholique  qui 
me  convienne  ;  et  c'est  de  là,  puisque  vos  mi- 
nistres veulent  tant  la  guerre,  qu'on  peut  leur 
en  donner  le  plaisir  tout  leur  soûl.  Vous  sen- 
tez, monsieur,  que  ce  déménagement  a  ses  em- 
barras. Voulez-vous  être  dépositaire  de  mes 
effets  en  attendant  que  je  me  fixe?  voulez-vous 
acheter  mes  livres,  ou  m'aider  à  les  vendre? 
voulez-vous  prendre  quelque  arrangement, 
quant  à  mes  ouvrages,  qui  me  délivre  de  l'hor- 
reur d'y  penser,  et  de  m'en  occuper  le  reste 
de  ma  vie?  Toute  cette  rumeur  est  trop  vive 
et  trop  folle  pour  pouvoir  durer.  Au  bout  de 
deux  ou  trois  ans,  toutes  les  difficultés  pour 
l'impression  seront  levées,  surtout  quand  je 
n'y  serai  plus.   En  tous  cas,  les  autres  lieux, 
même  au  voisinage,  ne  manqueront  pas.  11  y 
a  sur  tout  cela  des  détails,  qu'il  seroit  trop 
long  d'écrire,  et  sur  lesquels,  sans  que  vous 
soyez  marchand  et  sans  que  vous  me  fassiez 
l'aumône,  cet  arrangement  peut  mètre  utile, 
et  ne  vous  pas  être  onéreux.  Cela  demande 
d'en  conférer.  Il  faut  voir  seulement  si  vos  af- 
faires présentes  vous  permettent  de  penser  à 
celle-là. 

Vous  savez  donc  le  triste  état  de  la  pauvre 
madame  Guyenet,  femme  aimable,  d'un  vrai 
mérite,  d'un  esprit  aussi  fin  que  juste,  et  pour 
qui  la  vertu  n'étoit  pas  un  vain  mot  :  sa  famille 
est  dans  la  plus  grande  désolation,  son  mari 
est  au  désespoir,  et  moi  je  suis  déchiré.  Voilà, 
monsieur,  l'objet  que  j'ai  sous  les  yeux  pour 
me  consoler  d'un  tissu  de  malheurs  sans  exem- 
ple. 

J'ai  des  accès  d'abattement,  cela  est  assez 
naturel  dans  l'état  de  maladie,  et  ces  accès  sont 
très-sensibles,  parce  qu'ils  sont  lesmomens  où 
je  cherche  le  plus  à  mépancher;  mais  ils  sont 
courts ,  et  n'influent  point  sur  ma  conduite. 
Mon  état  habituel  est  le  courage,  cl  vous  le 
verrez  peut-être  dans  celte  affaire,  si  l'on  me 
pousse  à  bout;  car  je  me  fais  une  loi  d'être  pa- 
tient jusqu'au  moment  où  l'on  ne  peut  plus 
l'être  sans  lâcheté.  Je  ne  sais  quelle  diable  de 
mouche  a  piqué  vos  messieurs  ;  mais  il  y  a  bien 


# 


ANNÉE  1765. 


545 


de  l'extravagance  à  tout  ce  vacarme;  ils  en 
rougiront  sitôt  qu'ils  seront  calmés. 

Mais,  que  dites-vous,  monsieur,  de  létour- 
derie  de  vos  ministres,  qui,  vu  leurs  mœurs, 
leur  crasse  ignorance,  devroient  iremblcrqu'on 
n'aperçût  quils  existent,  et  qui  vont  soltcment 
payer  pour  les  autres  dans  une  affaire  qui  ne 
les  regarde  pas?  Je  suis  persuadé  qu'ils  s'ima- 
ginent qiio  je  vais  rester  sur  la  défensive,  et 
faire  le  pénitent  et  le  suppliant  :  le  Conseil  de 
Genève  le  croyoit  aussi,  je  l'ai  désabusé;  je  me 
charge  de  les  désabuser  de  même.  Soyez-moi 
témoin,  monsieur,  de  mon  amour  pour  la 
paix,  et  du  plaisir  avec  lequel  j'avois  posé  les 
armes  :  s'ils  me  forcent  à  les  reprendre,  je  les 
reprendrai,  car  je  ne  veux  pas  me  laisser  bat- 
tre à  terre;  c'est  un  point  tout  résolu.  Quelle 
prise  ne  me  donnent-ils  pas?  A  trois  ou  quatre 
près,  que  j'honore  et  que  j'excepte,  que  sont 
les  autres?  quels  mémoires  n'aurai-je  pas  sur 
leur  compte?  Je  suis  tenté  de  faire  ma  paix 
avec  tous  les  autres  clergés,  aux  dépens  du 
vôtre,  d'en  faire  le  bouc  d'expiation  pour  les 
péchés  d'Israël.  L'invention  est  bonne,  et  son 
succès  est  certain.  Ne  seroit-ce  pas  bien  servir 
l'état,  d'abattre  si  bien  leur  morgue,  de  les 
avilir  à  tel  point,  qu'ils  ne  pussent  jamais  plus 
ameuter  les  peuples?  J'espère  ne  pas  me  livrer 
à  la  vengeance;  mais  si  je  les  touche,  comptez 
qu'ils  sont  morts.  Au  reste,  il  faut  première- 
ment attendre  l'excommunicalion  ;  car,  jusqu'à 
ce  moment,  ils  me  tiennent  ;  ils  sont  mes  pas- 
teurs, et  je  leur  dois  du  respect.  J'ai  là-dessus 
des  maximes  dont  je  ne  me  départirai  jamais, 
et  c'est  pour  cela  même  que  je  les  trouve  bien 
peu  sages  de  m'aimer  mieux  loup  que  brebis. 


A  M.   MOULTOU. 

9  mars  <7$3. 

Vous  ignorez,  je  le  vois,  ce  qui  se  passe  ici 
par  rapport  à  moi.  Par  des  manœuvres  souter- 
raines que  j  ignore,  les  minisires,  iMonimollin 
ti  leur  tête,  se  sont  tout  à  coup  déchaînés  con- 
tre moi,  mais  avec  une  telle  violence  ques 
malgré  mylord  maréchal  et  le  rof  même,  je  sui, 
chassé  d'ici  sans  savoir  plus  où  trouver  d'asile 
sur  la  terre;  il  ne  m'en  reste  que  dans  son  sein. 

T.    IV. 


Cher  MouUou,  voyez  mon  sort.  Les  plus  grands 
scélérats  trouvent  un  refuge  ;  il  n'y  a  que  votre 
ami  qui  n'en  trouve  point.  J'aurois  encore 
l'Angleterre;  mais  quel  trajet,  quelle  fatigue, 
quelle  dépense!  Encore  si  j'étois  seul!...  Que 
la  nature  est  lente  à  me  tirer  d'affaire  I  Je 
ne  sais  ce  que  je  deviendrai  ;  mais  en  quelque 
lieu  que  j'aille  terminer  ma  misère,  souvenez- 
vous  de  votre  ami. 

Il  n'est  plus  question  de  mon  édition  gêné- 
raie.  Selon  toute  apparence,  je  ne  trouverai 
plus  à  la  faire;  et,  quand  je  le  pourrois,  je  ne 
sais  si  je  pourrois  vaincre  1  horrible  aversion 
que  j'ai  conçue  pour  ce  travail.  Je  ne  regarde 
aucun  de  mes  livres  sans  frémir,  et  tout  ce  que 
je  désire  au  monde  est  un  coin  de  terre  où  je 
puisse  mourir  en  paix,  sans  toucher  ni  papier 
ni  plume. 

Je  seuff  le  prix  de  ce  que  vous  avez  fait  pen- 
dant que  nous  ne  nous  écrivions  plus.  Je  me 
plaignois  de  vous,  et  vous  vous  occupiez  de  ma 
défense.  On  ne  remercie  pas  de  ces  choses-là, 
on  les  sent.  On  ne  fait  point  d'excuse,  on 
corrige. 

Voici  la  lettre  de  M.  Garcio  :  il  vient  bien 
noblement  à  moi  au  moment  de  mes  plus  cruels 
malheurs.  Du  reste,  ne  m'instruisez  plus  de 
ce  qu'on  pense  ou  de  ce  qu'on  dit:  succès,  re- 
vers, discours  publics,  tout  m'est  devenu  de  la 
plus  grande  indifférence.  Je  n'aspire  qu'à  mou- 
rir en  repos.  Ma  répugnance  à  me  cacher  est 
enfin  vaincue.  Je  suis  à  peu  près  déterminé  à 
changer  de  nom,  et  à  disparoîire  de  dessus  la 
terre.  Je  sais  déjà  quel  nom  je  prendrai;  je 
pourrai  le  prendre  sans  scrupule  ;  je  ne  men- 
tirai sûrement  pas.  Je  vous  embrasse. 

En  finissant  cette  lettre,  qui  est  écrite  de- 
puis hier,  j'étois  dans  le  plus  grand  abatte- 
ment où  j'aie  été  de  ma  vie.  M.  de  Montmollin 
entra,  et,  dans  cette  entrevue,  je  retrouvai 
toute  la  vigueur  que  je  croyois  m'avoir  tout-à- 
fait  abandonné.  Vous  jugerez  comment  je  m'en 
suis  tiré  par  la  relation  que  j'en  envoie  à  l'homme 
du  roi,eidont  je  joins  ici  copie,  que  vous  pou- 
vez montrer.  L'assemblée  est  indiquée  pour  la 
semaine  prochaine.  Peut-être  ma  contenanc*^ 
en  imposera-t-elle.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que 
je  ne  fléchirai  pas.  En  attendant  qu'on  sache 
quel  parti  i's  auront  pris,  ne  montrez  cette 
lettre  à  personne.  Bon  voyage. 

55 


546  CORRESPONDANCE. 

A   M.    MEURON, 
Conseiller  détat  et  procureur-général  à  NeucJiàlel. 
Motiers,  le  9  mars  «765. 


Hier, monsieur,  M.  de  Montmollin  m  honora 
d'une  visite,  dans  laquelle  nous  eûmes  une  con- 
férence assez  vive.  Après  m'avoir  annoncé  l'ex- 
communication formelle  comme  inévitable,  il 
me  proposa,  pour  prévenir  le  scandale,  un 
tempérament  que  je  refusai  net.  Je  lui  dis  que 
je  ne  voulois  point  d'un  état  intermédiaire;  que 
je  voulois  être  dedans  ou  dehors,  en  paix  ou 
en  guerre,  brebis  ou  loup.  Il  me  fit  sur  cette 
affaire  plusieurs  objections  que  je  mis  en  pou- 
dre ;  car,  comme  il  n'y  a  ni  raison  ni  justice  à 
tout  ce  qu'on  fait  contre  moi,  sitôt  qu'on  entre 
en  discussion  je  suis  fort.  Pour  lui  montrer  que 
ma  fermeté  n'étoit  point  obstination,  encore 
moins  insolence,  j'offris,  si  la  classe  vouloit 
rester  en  repos,  de  m'engager  avec  lui  de  ne 
plus  écrire  de  ma  vie  sur  aucun  point  de  reli- 
gion. Il  répondit  qu'on  se  plaignoit  que  j'avois 
déjà  pris  cet  engagement,  et  que  j'y  avois  man- 
qué. Je  répliquai  qu'on  avoit  tort;  que  je  pou- 
vois  bien  l'avoir  résolu  pour  moi,  mais  que  je 
ne  l'avois  promis  à  personne.  Il  protesta  qu'il 
n'étoit  pas  le  maître,  qu'il  craignoit  que  la 
classe  n'cûl  déjà  pris  sa  résolution.  Je  répondis 
que  j'en  étois  fâché,  mais  que  j'avois  aussi  pris 
la  mienne.  En  sortant,  il  me  dit  qu'il  feroit  ce 
qu'il  pourroit  ;  je  lui  dis  qu'il  feroit  ce  qu'il  vou- 
droit,  et  nous  nous  quittâmes.  Ainsi,  monsieur, 
jeudi  prochain,  ou  vendredi  au  plus  tard,  jo 
jetterai  l'épée  ou  le  fourreau  dans  la  rivière. 

Comme  vous  êtes  mon  bon  défenseur  et  pa- 
tron, j'ai  cru  vous  devoir  rendre  compte  de 
cette  entrevue.  Recevez,  je  vous  supplie,  mes 
salutations  et  mon  respect. 


K   M.   LE  PROFESSEUR  DE  MONTMOLLIN. 

PardéférencepourM.le  professeur  de  Mont- 
mollin, mon  pasteur,  et  par  respect  pour  la 
vénérable  classe,  j'offre,  si  on  l'agrée,  de 
m'engager,  par  un  écrit  signé  de  ma  main,  à 
ne  jamais  publier  aucun  nouvel  ouvrage  sur 
aucune  matière  de  religion,  même  de  n'en  ja- 
mais traiter  incidemment  dans  aucun  nouvel 


ouvrage  que  je  pourrois  publier  sur  tout  autre 
sujet;  et  de  plus,  je  continuerai  à  témoigner, 
par  mes  sentimens  et  par  ma  conduite,  tout  le 
prix  que  je  mets  au  bonheur  d'être  uni  à  l'É- 
glise. 

Je  prie  M.  le  professeur  de  communiquer 
cette  déclaration  à  la  vénérable  classe. 

Fait  à  Motiers,  le  10  mars  4  765. 


MADAME    LATOUR. 


Motiers,  le  10  mars  1763. 


J'ai  lu  votre  lettre  avec  la  plus  grande  atten- 
tion, j'ai  rapproché  tous  les  rapports  qui  pou- 
voient  m'en  faire  juger  sainement:  c'étoit  pour 
mon  cœur  une  affaire  importante. 

Vous  étiez  flatteuse  durant  ma  prospérité, 
vous  devenez  franche  dans  mes  misères:  à  quel- 
que chose  malheur  est  bon. 

J'aime  la  vérité,  sans  doute;  mais  si  jamais 
j'ai  le  malheur  d'avoir  un  ami  dans  l'état  où  je 
suis,  et  que  je  ne  trouve  aucune  vérité  conso- 
lante à  lui  dire,  je  mentirai. 

On  peut  donner  en  tout  temps  à  son  ami  le 
blâme  qu'on  croit  qu'il  mérite;  mais,  quand 
on  choisit  le  moment  de  ses  malheurs,  il  faut 
s'assurer  qu'on  a  raison. 

Lorsque  je  disois,  il  faut  se  taire,  et  ne  pas 
imiter  le  crime  de  Cham,  j'étois  citoyen  de  Ge- 
nève ;  je  ne  dois  que  la  vérité  à  ceux  par  qui  je 
ne  le  suis  plus. 

Lorsque  je  disois,  il  faut  se  taire,  je  n 'avois 
que  ma  cause  à  défendre,  et  je  me  taisois  ;  mais 
quand  c'est  un  devoir  de  parler,  il  ne  faut  pas- 
se taire  :  voyez  l'avertissement.  Adieu,  Ma- 
rianne. 


A   M.    LE   p.    DE   FÉLICE. 

Motiers,  le  14  mars  1765. 

Je  n'ai  point  fait,  monsieur,  l'ouvrage  inti- 
tulé des  Princes;  je  ne  l'ai  point  vu  ;  je  doute 
même  qu'il  existe.  Je  comprends  aisément  de 
quelle  fabrique  vient  cette  invention,  comme 
beaucoup  d'autres,  et  je  trouve  que  mes  enne- 
mis se  rendent  bien  justice  en  m'attaquant  avec 
des  armes  si  dignes  d'eux.  Comme  je  n'ai  jama  s 
désavoué  aucun  ouvrage  qui  fût  de  moi,  j'ai  le 


ANNÉE  1765. 


647 


droit  d'en  être  cru  sur  ceux  que  je  déclare  n'en 
pas  être.  Je  vous  prie,  monsieur,  de  recevoir  et 
de  publier  celte  déclaration  eu  fiiveur  de  la 
vérité,  et  d'un  homme  qui  n'a  qu'elle  pour  sa 
défense.  Recevez  mes  très-humbles  saluta- 
tions. 


A  M.   DU  PEYROU. 

UoHers,  le  M  mars  1765. 

Voici,  monsieur,  votre  lettre.  En  la  lisant  j'é- 
toisdans  votre  cœur  :  elle  est  désolante.  Je  vous 
désolerai  peut-être  moi-même  en  vous  avouant 
que  celle  qui  l'écrit  me  paroît  avoir  de  bons 
yeux,  beaucoup  d'esprit,  et  point  d'âme.  Vous 
devriez  en  faire  non  votre  an»ie ,  mais  votre 
folle,  comme  les  princes  avoient  jadis  des  fous, 
c'est-à-dire  d'heureux  étourdis, qui  osoient  leur 
dire  la  vérité.  Nous  parlerons  de  cette  lettre 
dans  un  tête-à-tête.  Cher  Du  Peyrou,  croyer- 
moi,  continuez  d'être  bon  et  d'aimer  les  hom- 
mes; mais  ne  comptez  jamais  avec  eux. 

Premier  acte  d'ami  véritable,  non  dans  vos 
offres,  mais  dans  vos  conseils  ;  je  les  atlendois 
de  vous  :  vous  n'avez  pas  trompé  mon  attente. 
Le  désir  de  me  venger  de  votre  prêtraille  éloit 
né  dans  le  premier  mouvement  ;  c'étoit  un  effet 
de  la  colère  ;  mais  je  n'agis  jamais  dans  le  pre- 
mier mouvement,  et  ma  colère  est  courte.  Nous 
sommes  de  même  avis  :  ils  sont  en  sûreté,  et  je 
ne  leur  ferai  sûrement  pas  l'honneur  d'écrire 
contre  eux. 

Non-seulement  je  n'ai  pas  dessein  de  quitter 
ce  pays  durant  l'orage,  je  ne  veux  pas  même 
quitter  Motiers ,  à  moins  qu'on  n'use  de  vio- 
lence pour  m'en  chasser,  ou  qu'on  ne  me  mon- 
tre un  ordre  du  roi  sous  l'immédiate  protection 
duquel  j'ai  l'hoimeur  d'être.  Je  tiendrai  dans 
cette  affaire  la  contenance  que  je  dois  à  mon 
protecteur  et  à  moi.  Mais,  de  manière  ou  d'au- 
tre ,  il  faudra  que  cette  affaire  finisse.  Si  l'on 
me  fait  traîner  dehors  par  des  archers,  il  faut 
bien  que  je  m'en  aille  ;  si  l'on  finit  par  me  lais- 
ser en  repos,  je  veux  alors  m'en  aller,  c'est  im 
point  résolu.  Que  voulez-vous  que  je  fasse  dans 
un  pays  où  l'on  me' traite  plus  mal  qu'un  mal- 
faiteur? Pourrai-je  jamais  jeter  sur  ces  gens-là 
un  autre  œil  que  celui  du  mépris  et  de  l'indi- 


gnation? Je  m'avilirois  aux  yeux  de  toute  la 
terre  si  je  restois  au  milieu  d'eux. 

Je  suis  bien  aise  que  vous  ayez  d'abord  senti 
et  dit  la  vérité  sur  le  prétendu  livre  des  princes: 
mais  savez-vous  qu'on  a  écrit  de  Berne  à  l'im- 
primeur d'YverduH  de  me  demander  ce  livre  et 
de  l'imprimer,  que  ce  seroit  une  bonne  affaire  ? 
J'ai  d'abord  senti  les  soins  officieux  de  l'ami 
Bertrand  ;  j'ai  tout  de  suite  envoyé  à  M.  Félice 
la  lettre  dont  copie  ci-jointe,  le  faisant  prier  de 
l'imprimer  et  de  la  répandre.  Comme  il  est  li- 
vré à  gens  qui  ne  m'aiment  pas,  j'ai  prié  M.  Ro- 
guin,  en  cas  d'obstacle,  de  vous  en  donner  avis 
par  la  poste  ;  et  alors  je  vous  serois  bien  obligé 
si  vous  vouliez  la  donner  tout  de  suite  à  Fau- 
che, et  la  lui  faire  imprimer  bien  correcte- 
ment. Il  faut  qu'il  la  verse,  le  plus  prompte- 
ment  qu'il  sera  possible,  à  Berne,  à  Genève, 
et  dans  le  pays  de  Vaud  ;  mais  avant  qu'elle 
paroisse  ayez  la  bonté  de  la  relire  sur  l'impri- 
mé, de  peur  qu'il  ne  s'y  glisse  quelque  faute. 
Vous  sentez  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  petit 
scrupule  d'auteur,  mais  de  ma  sûreté  et  de  ma 
liberté  peut-être  pour  le  reste  de  ma  vie.  En 
attendant  l'impression  vous  pouvez  donner  et 
envoyer  des  copies. 

Je  ne  serai  peut-être  en  état  de  vous  écrire 
de  long-temps.  De  grâce,  mettez-vous  à  ma 
place,  et  ne  soyez  pas  trop  exigeant.  Vous  de- 
vriez sentir  qu'on  ne  me  laisse  pas  du  temps  de 
reste;  mais  vous  en  avez  pour  me  donner  de 
vos  nouvelles,  et  même  des  miennes  :  car  vous 
savez  ce  qui  se  pas_se  par  rapport  à  moi  ;  pour 
moi  je  l'ignore  parfaitement. 

Je  vous  embrasse. 


A   M.    MkURON , 
Procureur-général  à  Neuchâtel. 

Motiers,  le  25  itan  1765. 

Je  ne  sais,  monsieur,  si  je  ne  dois  pas  bénir 
mes  misères,  tant  elles  sont  accompagnées  de 
consolations.  Votre  lettre  m'en  a  donné  de  bien 
douces,  et  j'en  ai  trouvé  de  plus  douces  encore 
dans  le  paquet  qu'elle  contenoit.  J'avois  exposé 
à  mylord  maréchal  les  raisons  qui  me  faisoient 
désirer  de  quitter  ce  pays  pour  chercher  la 
tranquillité  cl  pour  l'y  laisser.  11  approuve  ces 


o48 


CORRESPONDANCE. 


raisons,  et  il  est,  comme  moi,  d'avis  que  j'en 
sorte  :  ainsi,  monsieur,  c'est  un  parti  pris,  avec 
regret,  je  vous  jure,  mais  irrévocablement.  As- 
surément tous  ceux  qui  ont  des  bontés  pour 
moi  ne  peuvent  désapprouver  que,  dans  le  triste 
otat  où  je  suis,  j'aille  chercher  une  terre  de 
pjux  pour  y  déposer  mes  os.  Avec  plus  de  vi- 
gueur et  de  santé  je  consentirois  à  faire  face  à 
mes  persécuteurs  pour  le  bien  public  ;  mais  ac- 
cablé d'infirmités  et  de  malheurs  sans  exemple, 
je  suis  peu  propre  à  jouer  un  rôle,  et  il  y  auroii 
de  la  cruauté  à  me  l'imposer.  Las  de  combats 
et  de  querelles  ,  je  n'en  peux  plus  supporter. 
Qu'on  me  laisse  aller  mourir  en  paix  ailleurs, 
car  ici  cela  n'est  pas  possible,  moins  par  la 
mauvaise  humeur  des  habitants,  que  par  le  trop 
grand  voisinage  de  Genève,  inconvénient  qu'a- 
vec la  meilleure  volonté  du  monde  il  ne  dépend 
pas  d'eux  de  lever. 

Ce  parti,  monsieur,  étant  celui  auquel  on 
vouloit  me  réduire,  doit  naturellement  faire 
tomber  toute  démarche  ultérieure  pour  m'y 
forcer.  Je  ne  suis  point  encore  en  état  de  me 
transporter,  et  il  me  faut  quelque  temps  pour 
mettre  ordre  à  mes  affaires,  durant  lequel  je 
puis  raisonnablement  espérer  qu'on  ne  me  trai- 
tera pas  plus  mal  qu'un  Turc,  un  juif,  un  pa'ien, 
un  athée,  et  qu'on  voudra  bien  me  laisser  jouir, 
pour  quelques  semaines,  de  Thospitalilé  qu'on 
ne  refuse  à  aucun  étranger.  Ce  n'est  pas,  mon- 
sieur, que  je  veuille  désormais  me  regarder 
comme  tel  ;  au  contraire,  l'honneur  d'être  in- 
scrit parmi  les  citoyens  du  pays  me  sera  tou- 
jours précieux  par  lui-même ,  encore  plus  par 
la  main  dont  il  me  vient,  et  je  mettrai  toujours 
au  rang  de  mes  premiers  devoirs  le  zèle  et  la 
fidélité  que  je  dois  au  roi,  comme  notre  prince 
et  comme  mon  protecteur.  J'avoue  que  j'y  laisse 
un  bien  très-regrettable,  mais  dont  je  n'en- 
tends point  du  tout  me  dessaisir.  Ce  sont  les 
amis  que  j'y  ai  trouvés  dans  mes  disgrâces,  et 
que  j'espère  y  conserver  malgré  mon  éloigne- 
cnent. 

Quant  à  MM.  les  ministres,  s'ils  trouvent  à 
propos  d'aller  toujours  en  avant  avec  leur  con- 
sistoire, je  me  traînerai  de  mon  mieux  pour  y 
comparoître,  en  quelque  état  que  je  sois,  puis- 
qu'ils le  veulent  ainsi  ;  et  je  crois  qu'ils  trouve- 
ront, pour  ce  que  j'ai  à  leur  dire,  qu'ils  au- 
roient  pu  se  passer  de  tant  d'appareil.  Du  reste 


ils  sont  fort  les  maîtres  de  m'excommutner,  si 
cela  les  amuse  :  être  excommunié  de  la  façon  de 
M.  de  Voltaire  m'amusera  fort  aussi. 

Permettez,  monsieur,  que  cette  lettre  soit 
commune  aux  deux  messieurs  qui  ont  eu  la 
bonté  de  m'écrire  avec  un  intérêt  si  généreux. 
Vous  sentez  que ,  dans  les  embarras  où  je  me 
trouve,  je  n'ai  pas  plus  le  temps  que  les  termes 
pour  exprimer  combien  je  suis  touché  de  vos 
soins  et  des  leurs.  Mille  salutations  et  respects. 

A   MADAME   d'iVERNOIS. 

Motiers,  le  25  mars  1765. 

Je  suis  comblé  de  vos  bontés ,  madame ,  et 
confus  de  mes  torts  :  ils  sont  tous  dans  ma  si- 
tuation ,  je  vous  assure  ;  aucun  n'est  dans  mes 
seniiinens.  Vous  avez  trop  bien  deviné,  ma- 
dame, le  sort  de  notre  aimable  et  infortunée 
amie  (*).  M.  Tissot  m'a  fait  l'amitié  de  venir  la 
Voir;  sous  sa  direction  est-elle  déjà  beaucoup 
nueux.  Je  ne  doute  point  qu'il  n'achève  de  réta- 
blir son  corps  et  sa  tête,  mais  je  crains  que  son 
cœur  ne  soit  plus  k)ng-temps  malade,  et  que 
l'amitié  même  ne  puisse  pas  grand'chose  sur  un 
mal  auquel  la  médecine  ne  peut  rien. 

Pourquoi,  madame,  n'avez-vous  pas  ouvert 
ma  lettre  pour  M.  votre  mari?  J'y  avois  compté; 
une  médiatrice  telle  que  vous  ne  peut  que  ren- 
dre notre  commerce  encore  plus  agréable. 
Dites-lui ,  je  vous  supplie,  mille  choses  pour 
moi  que  je  n'ai  pas  le  temps  de  lui  dire  ;  j'ai  le 
temps  seulement  de  l'aimer  de  tout  mon  cœur, 
et  j'emploie  bien  ce  temps-là  :  pour  l'employer 
mieux  encore,  je  voudrois  que  vous  daignas- 
siez en  usurper  une  partie,  il  faut  finir,  ma- 
dame. Mille  salutations  et  respects. 


AU  CONSISTOIRE  DE   MOTIERS. 

Mot  ers,  le  2a  mars  1763. 

Messieurs, 

Sur  votre  citation  j'avois  hier  résolu,  malgré 
mon  état,  de  comparoître  aujourd'hui  par- 
devant  vous  ;  mais  sentant  qu'il  me  seroit  im- 

(♦)  Madame  Guyenet  qne  les  suites  d'une  couctie  laborieuse 
avoieut  récluile à  lexfrémité. 


ANNÉR  1765. 


!U0 


possible,  malgré  toute  ma  bonne  volonté,  de 
soutenir  uue  lonf;ue  sé.ince,  et  sur  la  inatièrc 
de  foi  qui  fait  l'unique  objet  de  cette  citation, 
réfléchissant  que  je  pouvois  également  m'ox-* 
pliquiT  par  écrit,  je  n'ai  point  douté,  mes- 
sieurs, que  la  douctMir  de  la  charité  ne  s'alliiU 
l'n  vous  au  zèle  de  la  foi,  et  que  vous  n'agréas- 
siez dans  cotte  lettre  la  même  réponse  que  j'au- 
rois  pu  faire  de  bouche  aux  questions  de  M.  de 
Montmollin,  quelles  qu'elles  soient. 

Il  me  parok  donc  qu'à  moins  que  la  rigueur 
dont  la  vénérable  classe  juge  à  propos  d'user 
contre  moi  ne  soit  fondée  sur  une  loi  positive, 
qu'on  m'assure  ne  pas  exister  dans  cet  état, 
rien  n'est  plus  nouveau ,  plus  irrégulier,  plus 
attentatoire  à  la  liberté  civile,  ot  surtout  plus 
contraire  à  l'esprit  de  la  religion,  qu'une  pa- 
reille procédure  en  pure  matière  de  foi. 

Car,  ntessieurs,  je  vous  supplie  déconsidé- 
rer que,  vivant  depuis  long-temps  dans  le  sein 
lie  l'Église,  et  n'étant  ni  pasteur,  ni  professeur, 
ni  chargé  d'aucune  partie  de  l'instruction  pu- 
blique, je  ne  dois  être  soumis,  moi  particulier, 
moi  simple  Bdèle,  à  aucune  interrogation  ni 
inquisition  sur  la  foi  ;  de  (elles  inquisitions, 
inouïes  dans  ce  pays,  sapant  tous  les  fonde- 
mons  de  la  réformation,  et  blessant  à  la  fois  la 
liberté  évangélique,  la  charité  chrétienne,  l'au- 
torité du  prince,  et  les  droits  des  sujets,  soit 
comme  membres  de  l'Église,  soit  comme  ci- 
toyens de  l'état.  Je  dois  toujours  compte  de  mes 
actions  et  de  ma  conduite  aux  lois  et  aux  hom- 
mes ;  mais  puisqu'on  n'admet  point  parmi  nous 
(i  Église  infaillible  qui  ait  droit  de  prescrire  à 
ses  membres  ce  qu'ils  doivent  croire,  donc, 
une  fois  reçu  dans  l'Église,  je  ne  dois  plus  qu'à 
Dieu  seul  compte  de  ma  foi. 

J'ajoute  à  cela  que  lorsque  après  la  publica- 
tion de  VEmile  je  fus  admis  à  la  communion 
tians  cette  paroisse ,  il  y  a  près  de  trois  ans,  par 
M.  de  Montmollin,  je  lui  fis  par  écrit  une  dé- 
claration dont  il  fut  si  pleinement  satisfait,  que 
non-seulement  il  n'exigea  nulle  autre  explica- 
tion sur  le  dogme,  mais  qu'il  me  promit  même 
de  n'en  point  exiger.  Je  me  liens  exactement  à 
sa  promesse,  et  surtout  à  ma  déclaration.  Et 
quelle  conséquence,  quelle  absurdité,  quel 
scandale  ne  seroit-ce  point  de  s'en  être  con- 
tenté, après  la  publication  d'un  livre  où  le 
christiaiiisnio  sembluii  si  violemment  attaqué. 


et  de  ne  s'en  pas  contenter  maintenant,  après 
la  publication  d'un  autre  livre  où  l'auteur  peut 
errer,  sans  doute,  puisqu'il  est  homme,  mais  où 
du  moins  il  erre  en  chrétien,  puisqu'il  ne  cesse 
de  s'appuyer  [Ms  à  pas  sur  l'autorité  de  l'Évan- 
gile V  (yétoit  alors  qu'on  pouvoit  m'ôler  la  com- 
munion ;  mais  c'est  à  présent  qu'on  devroitme 
la  rendre.  Si  vous  faites  le  contraire,  messieurs, 
pensez  à  vos  consciences  ;  pour  moi,  quoi  qu'il 
arrive,  la  mienne  est  en  paix. 

Je  vous  dois,  messieurs,  et  je  veux  vous  ren- 
dre toutes  sortes  de  déférences,  et  je  souhaite 
de  tout  mon  cœur  qu'on  n'oublie  pas  assez  la 
protection  dont  le  roi  m'honore  pour  me  forcer 
d'implorer  celle  du  gouvenement. 

Uecevez,  messieurs,  je  vous  supplie,  les  as- 
surances de  tout  mon  respect. 

Je  joins  ici  la  copie  de  la  déclaration  sur  la- 
quelle je  fus  admis  à  la  communion  en  \  762,  e  t 
que  je  confirme  aujourd  hui. 


A  M.    DU   PEYROU. 

Le  6  avilt  1765. 

Je  souffre  beaucoup  depuis  quelques  jours, 
et  les  tracas  que  je  croyois  finis,  et  que  je  vois 
se  multiplier,  ne  contribuent  pas  à  me  tranquil- 
liser le  corps  ni  l'âme.  Voilà  donc  de  nouvelles 
lettres  d'éclat  à  écrire  ,  de  nouveaux  engage- 
mens  à  prendre,  et  qu'il  faut  jeter  à  la  tête  de 
tout  le  monde,  jusqu'à  ce  que  je  trouve  quel- 
qu'un qui  les  daigne  agréer.  Voilà,  toute  chose 
cessante,  un  déménagement  à  faire.  Il  faut  me 
réfugier  à  Couvet,  parce  que  j'ai  le  malheur 
d'être  dans  la  disgrâce  du  ministre  de  Moiiers  : 
il  faut  vite  aller  chercher  un  autre  ministre  et 
un  autre  consistoire  ;  car  sans  ministre  et  sans 
consistoire,  il  ne  m'est  plus  permis  de  respirer; 
et  il  faut  errer  de  paroisse  en  paroisse,  jusqu'à 
ce  que  je  trouve  un  ministre  assez  bénin  pour 
daigner  me  tolérer  dans  la  sienne. 

Cependant  M.  de  Pury  appelle  cela  le  pays 
le  plus  libre  de  la  terre,  à  la  bonne  heure; 
mais  cette  liberté-là  n'est  pas  de  mon  goût. 
M.  de  Pury  sait  que  je  ne  veux  plus  rien  avoir 
à  faire  avec  les  ministres;  il  me  l'a  conseillé  lui- 
même  ;  il  sait  que  naturellement  je  suis  désor- 
mais dans  ce  cas  avec  celui-ci  :  il  sait  que  le 
Conseil  d'état  m'a  exempté  de  la  juridiction  de 


i.'ÎO 


CORRESPONDANCE. 


son  consistoire  :  par  quelle  étrange  maxime 
vout-il  que  je  m'aille  refourrer  tout  exprés  sous 
la  juridiction  d'un  autre  consistoire  dont  le 
Conseil  dclat  ne  m'a  point  exempté,  et  sous 
celle  d'un  autre  ministre  qui  me  tracassera  plus 
poliment,  sans  doute,  mais  qui  me  tracassera 
toujours  ;  voudra  poliment  savoir  comme  je 
pense,  et  que  poliment  j'enverrai  promener? 
Si  j'avois  une  habitation  à  choisir  dans  ce  pays, 
ce  seroit  celle-ci,  précisément  par  la  raison 
qu'on  veut  que  j'en  sorte.  J  en  sortirai  donc 
puisqu'il  le  faut  ;  mais  ce  ne  sera  sûrement  pas 
pour  aller  à  Couvet. 

Quant  à  la  lettre  que  vous  jugez  à  propos 
que  j'écrive  pour  promettre  le  silence  pendant 
mon  séjour  en  Suisse,  j'y  consens  ;  je  désire- 
rois  seulement  que  vous  me  fissiez  l'amitié  de 
m'envoyer  le  modèle  de  cette  lettre,  que  je 
transcrirai  exactement,  et  de  me  marquer  à 
qui  je  dois  l'adresser.  Garrot(ez-moi  si  bien  que 
je  ne  puisse  plus  remuer  ni  pied  ni  patte;  voilà 
mon  cœur  et  mes  mains  dans  les  liens  de  l'ami- 
tié. Je  suis  très-déterminé  à  vivre  er)  repos,  si 
je  puis,  et  à  ne  plus  rien  écrire,  quoi  qu'il  ar- 
rive, si  ce  n'est  ce  que  vous  savez,  et  pour  la 
Corse,  s'il  le  faut  absolument,  et  que  je  vive 
assez  pour  cela.  (]e  qui  me  fâche,  encore  un 
coup,  c'est  d'aller  offrant  cette  promesse  de 
porte  en  porto,  jusqu'à  ce  qu'il  se  trouve  quel- 
qu'un qui  la  daigne  agréer  :  je  ne  sache  rien  au 
monde  de  plus  humiliant  ;  c'est  donner  à  mon 
silence  une  importance  que  personne  n'y  voit 
que  moi  seul. 

Pardonnez,  monsieur,  l'humeur  qui  me 
ronge  ;  j'ai  onze  lettres  sur  la  table ,  la  plupart 
très-désagréables,  et  qui  veulent  toutes  la  plus 
prompte  réponse.  Mon  sang  est  calciné,  la  fiè- 
vre me  consume,  je  ne  pisse  plus  du  tout,  et 
jamais  rien  ne  m'a  tant  coûté  de  ma  vie  que 
cette  promesse  authentique  qu'il  faut  que  je 
fasse  d'une  chose  que  je  suis  bien  déterminé  à 
tenir,  que  je  la  promette  ou  non.  Mais,  tout  en 
grognant  fort  maussadement,  j'ai  le  cœur  plein 
des  seniimens  les  plus  tendres  pour  ceux  qui 
s'intéressent  si  généreusement  à  mon  repos,  et 
qui  me  donnent  les  meilleurs  conseils  pour  l'as- 
surer. Je  sais  qu'ils  ne  me  conseillent  que  pour 
mon  bien,  qu'ils  ne  prennent  à  tout  cela  d'autre 
intérêt  que  le  mien  propre.  Moi,  de  mon  côté, 
tout  en  murmurant,  je  veux  leur  complaire, 


sans  songer  à  ce  qui  m'est  bon.  S'ils  me  deman- 
doient  pour  eux  ce  qu'ils  me  demandent  pour 
moi-même,  il  ne  me  coûteroit  plus  rien  ;  mais 
comme  il  est  permis  de  faire  en  rechignant  soi» 
propre  avantage,  je  veux  leur  obéir,  les  aimer, 
et  les  gronder.  Je  vous  embrasse. 

P.  S.  Tout  bien  pensé,  je  crois  pourtant  qu'a-| 
vaut  le  départ  de  M.  Meuron  je  ferai  ce  qu'on 
désire.  Ma  paresse  commcfice  toujours  par  se 
dépiter,  mais  à  la  fin  mou  cœur  cède. 

Si  je  restois,  j'en  revicndrois,  en  attendant 
que  votre  maison  fût  faite,  au  projet  de  cher- 
cher quelque  jolie  habitation  près  de  Neuchâ- 
lel,  et  de  m'abandonner  à  quelque  société  où 
j'eusse  à  la  fois  la  liberté  et  le  commerce  des 
hommes.  Je  n'ai  pas  besoin  de  société  pour 
me  garantir  de  l'ennui,  au  contraire;  mais  j'en 
ai  besoin  pour  me  détourner  de  rêver  et  d'é- 
crire. Tant  que  je  vivrai  seul,  ma  tête  ira  mal- 
gré moi. 


A   MYLORD   MARECHAL. 

Le6avriU763. 

Il  me  paroit,  mylord,  que,  grâces  aux  soins 
des  honnêtes  gens  qui  vous  sont  attachés,  les 
projets  des  prédicans  contre  moi  s'en  iront  en 
fumée,  ou  aboutiront  tout  au  plus  à  me  garan- 
tir de  l'ennui  de  leurs  lourds  sermons.  Je  n'en- 
trerai point  dans  le  détail  de  ce  qui  s'est  passé, 
sachant  qu'on  vous  en  a  rendu  unfidélecompte; 
mais  il  y  auroit  de  l'ingratitude  à  moi  de  ne 
vous  rien  dire  de  la  chaleur  que  M.  Chaillet  a 
mise  à  toute  cette  affaire,  et  de  l'activité  pleine 
à  la  fois  de  prudence  et  de  vigueur  avec  la- 
quelle M.  Meuron  l'a  conduite.  A  portée,  dans 
la  place  où  vous  l'avez  mis,  d'agir  et  parler  au 
nom  du  roi  et  au  vôtre,  il  s'est  prévalu  de  cet 
avantage  avec  tant  de  dextérité,  que,  sans  in- 
disposer personne,  il  a  ramené  tout  le  Conseil 
d'état  à  son  avis;  ce  qui  n'étoit  pas  peu  de 
chose,  vu  l'extrême  fermentation  qu'on  avoit 
trouvé  le  moyen  d'exciter  dans  les  esprits.  La 
manière  dont  il  s'est  tiré  de  cette  affaire  prouve 
qu'il  est  très  en  état  d'en  manier  de  plus  gran- 
des. 

Lorsque  je  reçus  voire  lettre  du  ^0  mars 
avec  les  petits  billets  numérotés  qui  l'accom- 
gnoient,  je  me  sentis  le  cœur  si  pénétré  de 


ANNEK  1765. 


551 


ces  tendres  soins  de  votre  part,  que  je  m'op.nn- 
chai  là-dessus  avec  M.  le  prince  I^ouisde  Wir- 
lemberg,  homme  d'un  mérite  rare,  épuré  par 
les  disgrâces,  et  qui  m'honore  de  sa  correspon- 
dance el  de  son  amitié.  Voici  là-dessus  sa  ré- 
ponse; je  vous  la  transmets  mot  à  mot  :  «  Je 
N  n'ai  pas  douté  un  moment  que  le  roi  de 
>»  Prusse  ne  vous  soutint  ;  mais  vous  me  faites 
M  chérir  mylord  maréchal  :  veuillez  lui  témoi- 
M  gner  toute  la  vivacité  des  seniimens  que 
»  cet  homme  respectable  m'inspire.  Jamais 
»  personne  avant  lui  ne  s'est  avisé  de  faire  un 
»  journal  si  honorable  pour  I  humanité.  » 

Quoiqu'il  me  paroisse  à  peu  près  décidé 
que  je  puis  jouir  en  ce  pays  de  toute  la  siîrelé 
possible,  sous  la  protection  du  roi,  sous  la  vô- 
tre, et  grâces  à  vos  précautions,  comme  sujet 
de  l^'éiat  (*),  cependant  il  me  paroît  toujours 
impossible  qu'on  m'y  laisse  tranquille.  Ge- 
nève n'en  est  pas  plus  loin  qu'auparavant,  et 
les  brouillons  de  minisires  me  ha'issent  encore 
plus  à  cause  du  mal  qu'ils  n'ont  pu  me  faire. 
On  ne  peut  compter  sur  rien  de  solide  dans  un 
pays  où  les  têtes  s'échauffent  tout  d'un  coup 
sans  savoir  pourquoi.  Je  persiste  donc  à  vou- 
loir suivre  votre  conseil  et  m'éloigner  d'ici.  Mais 
comme  il  n'y  a  plus  de  danger,  rien  ne  presse  ; 
et  je  prendrai  tout  le  temps  de  délibérer  et  de 
bien  peser  mon  choix,  pour  ne  pas  faire  une 
sottise,  et  m'aller  mettre  dans  de  nouveaux  lacs. 
Toutes  mes  raisons  contre  l'Angleterre  subsis- 
tent ;  et  il  sufHi  qu'il  y  ait  des  ministres  dans  ce 
pays-là  pour  me  faire  craindre  d'en  approcher. 
Monétat  etmon  goût  m'attirent  également  vers 
l'Italie;  et  si  la  lettre  dont  vous  m'avez  en- 
voyé copie  obtient  une  réponse  favorable,  je 
penche  extrêmement  pour  en  profiter.  Cette 
lettre,  mylord,  est  un  chef-d'oeuvre;  pas  un 
mot  de  trop,  si  ce  n'est  des  louanges  :  pas  une 
idée  omise  pour  aller  au  but.  Je  compte  si  bien 
sur  son  effet,  que,  sans  autre  sûreté  qu'une  pa- 
reille lettre,  j'irois  volontiers  me  livrer  aux  Vé- 
nitiens. Cependant,  comme  je  puis  attendre, 
et  que  la  saison  n'est  pas  bonne  encore  pour 
passer  les  monts,  je  ne  prendrai  nul  parti  dé- 
rinitif  sans  en  bien  consulter  avec  vous. 

Il  est  certain,  mylord,  que  je  n'ai  pour  le 
moment  nul  besoin  d'argent.  Cependantje  vous 

(*)  Lord  mai-éclial  lui  avoit  obtenu  des  lettres  denatiirall- 
sjtion.  U.  P. 


l'ai  dit,  je  vous  le  répète,  loin  de  me  défendre 
de  vos  dons,  je  m'en  tiens  honoré.  Je  vous  dois 
les  biens  les  plus  précieux  de  la  vie  ;  marchan- 
der sur  les  autres  seroii  de  ma  part  une  ingra- 
titude. Si  je  quitte  ce  pays,  je  n'oublierai  pas 
qu'il  y  a  dans  les  mains  de  M.  Meuron  cin- 
quante louis  dont  je  puis  disposer  au  besoin. 
Je  n'oublierai  pas  non  plus  de  remercier  le 
roi  de  ses  grâces.  Ça  toujours  été  mon  dessein 
si  jamais  je  quittois  ses  étals.  Je  vois,  mylord, 
avec  une  grande  joie,  qu'en  tout  ce  qui  esi  con- 
venable et  honnête  nous  nous  entendons  sans 
nous  être  communiqués. 


K   M     DESCHERINY. 

Hotiers,  le  6  avril  4765. 

Je  n'entends  pas  bien,  monsieur,  ce  qu'après 
sept  ans  de  silence  M.  Diderot  vient  tout  à  coup 
exiger  de  moi.  Je  ne  lui  demande  rien.  Je  n'ai 
nul  désaveu  à  faire.  Je  suis  bien  éloigné  de  lui 
vouloir  du  mal,  encore  plus  de  lui  en  faire  ou 
d'en  dire  de  lui  ;  je  sais  respecter  jusqu'à  la  fin 
les  droits  de  l'amitié,  même  éteinte,  mais  je 
ne  la  rallume  jamais;  c'est  ma  plus  inviolable 
maxime. 

J'ignore  encore  où  m'entraînera  ma  desti- 
née. Ce  que  je  sais,  c'est  que  je  ne  quitterai 
qu'à  regret  un  pays  où,  parmi  beaucoup  de 
personnes  que  j'estime,  il  y  en  a  quelques- 
unes  que  j'aime  et  dont  je  suis  aimé.  Mais, 
monsieur,  ce  que  j'aime  le  plus  au  monde,  et 
dont  j'ai  le  plus  de  besoin,  c'est  la  paix  :  je  la 
chercherai  jusqu'à  ce  que  je  la  trouve,  ou  que 
je  meure  à  la  peine,  V^oilà  la  seule  chose  sur 
laquelle  je  suis  bien  décidé. 

J'espérois  toujours  vous  rapporter  votre  mu- 
sique; mais,  malade  et  distrait,  je  n'ai  pas  le 
temps  d'y  jeter  les  yeux.  M.  de  Montmollin  a 
jugé  à  propos  de  m'occuper  ici  d'autres  chan- 
sons bien  moins  amusantes.  Il  a  voulu  me  faire 
chanter  ma  gamme,  et  s'est  fait  un  peu  chan- 
ter la  sienne  ;  que  Dieu  nous  préserve  de  pa- 
reille musique!  Ainsi  soit-il.  Je  vous  salu», 
monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


âSi 


CORUESPOINDAINGE. 


A   M.    LALIAUD. 


Motiers,  le  7  avril  I7ti3. 

Puisque  vous  le  vouiez  absolument,  mon- 
sieur, voici  deux  mauvaises  esquisses  que  j'ai 
fait  faire,  faute  de  mieux,  par  une  manière  de 
peintre  qui  a  p.issé  par  Neuchàtel.  La  grande 
est  un  profil  à  silhouette,  où  j'ai  fait  ajouter 
quelques  traits  en  crayon  pour  mieux  détermi- 
ner la  position  des  traits  ;  l'autre  est  un  profil 
tiré  à  la  vue.  On  ne  trouve  pas  beaucoup  de 
ressemblance  à  l'un  ni  à  l'autre  :  j'en  suis  fâché, 
mais  je  n'ai  pu  faire  mieux  ;  je  crois  même  que 
vous  me  sauriez  quelque  gré  de  cette  petite 
attention,  si  vous  connoissiez  la  situation  où 
j'étois  quand  je  me  suis  ménagé  le  moment  de 
vous  complaire. 

Il  y  a  un  portrait  de  moi  très  ressemblant 
dans  lapparlement  de  madame  la  maréchale 
de  Luxembourg.  Si  M.  Lemoine  prenoit  la 
peine  de  s'y  transporter  et  de  demander  de 
ma  part  M.  de  La  Roche,  je  ne  doute  pas  qu'il 
n'eût  la  complaisance  de  le  lui  montrer. 

Je  ne  vous  connois,  monsieur,  que  par  vos 
lettres  ;  mais  elles  respirent  la  droiture  et  l'hon- 
nêteté; elles  me  donnent  la  plus  gratide  opi- 
nion de  votre  ftme;  l'estime  que  vous  m'y 
témoignez  me  flatte,  et  je  suis  bien  aise  que 
vous  sachiez  qu'elle  fait  une  des  consolations 
de  ma  vie. 


A  M.  d'ivernois. 

Motiers,  le  8  avril  1763. 

Bien  arrivé,  mon  cher  monsieur;  ma  joie 
est  grande,  mais  elle  n'est  pas  complète,  puis- 
que vous  n'avez  pas  passé  par  ici.  Il  est  vrai 
que  vous  y  auriez  trouvé  une  fermentation  dés- 
agréable à  votre  amitié  pour  moi.  J'espère, 
quand  vous  viendrez,  que  vous  trouverez  tout 
pacifié.  La  chance  commence  à  tourner  extrê- 
mement. Le  roi  s'est  si  hautement  déclaré, 
mylord  maréchal  a  si  vivement  écrit,  les  gens 
en  crédit  ont  pris  mon  parti  si  chaudement, 
que  le  Conseil  d  état  s'est  unanimement  déclaré 
pour  moi,  et  m'a,  par  un  arrêt,  exempté  de 
la  juridiction  du  consistoire,  et  assuré  la  pro- 


généraloment  hués  :  l'homme  à  qui  vous  avez  , 
écrit  est  consterné  et  furieux;  il  ne  lui  reste, 
plus  d'autres  ressources  que  d'ameuter  la  ca- 
naille, ce  qu'il  a  fait  jusqu'ici  avec  assez  dej 
succès.  Un  dos  plus  plaisants  bruits  qu'il  fait! 
courir  est  que  j'ai  dit  dans  mon  dernier  livre 
que  les  femmes  n'avoient  point  d'âme;  ce  qui 
les  met  dans  une  telle  fureur  par  tout  le  Val-de- 
Travers,  que,  pour  être  honoré  du  sort  d'Or- 
phée, je  n'ai  qu'à  sortir  de  chez  moi.  C'est  tout 
le  contraire  à  Neuchàtel,  où  toutes  les  dames 
sont  déclarées  en  ma  faveur.  Le  sexe  dévot  y 
traîne  les  ministres  dans  les  boues.  Une  des  plus 
aimables  disoit,  il  y  a  quelques  jours,  en  pleine 
assemblée,  qu'il  n'y  avoit  qu'une  seule  chose 
qui  la  scandalisât  dans  tous  mes  écrits;  c'étoit 
l'éloge  de  M.  de  Monimollin.  Les  suites  de  cette 
affaire  m'occupent  extrêmement.  M.  Andrié 
m'est  arrivé  de  Berlin  de  la  part  de  mylord 
maréchal.  H  me  survient  de  toutes  parts  des 
multitudes  de  visites.  Je  songe  à  déménager  de 
cette  maudite  paroisse  pour  aller  m'établir  près 
de  iNeuchâtel,  où  tout  le  monde  a  la  bonté  deme 
désirer.  Par-dessus  tous  ces  tracas,  mon  triste 
état  ne  me  laisse  point  de  relâche,  et  voici  le 
septième  mois  que  je  ne  suis  sorti  qu'une  seule 
fois,  dont  je  me  suis  trouvé  fort  mal.  Jugez 
d'après  tout  cela  si  je  suis  en  état  de  recevoir 
M.  de  Servan,  quelque  désir  que  j'en  eusse; 
dans  tout  le  cours  de  ma  vie  il  n'auroit  pas  pu 
choisir  plus  mal  son  temps  pour  me  venir  voir. 
Dissuadez-l'en,  je  vous  supplie,  ou  qu'il  ne 
s'en  prenne  pas  à  moi  s'il  perd  ses  pas. 

Je  ne  crois  pas  avoir  écrit  à  personne  que 
peut-être  je  serois  dans  le  cas  d'aller  à  Berlin. 
11  m'a  tant  passé  de  choses  par  la  tête  que  celle- 
là  pourroit  y  avoir  passé  aussi  ;  mais  jesuispres- 
que  assuré  de  n'en  avoir  rien  dit  à  qui  que  ce 
soit.  La  mémoire  que  je  perds  absolument 
m'empêche  de  rien  affirmer.  Des  motifs  très- 
doux,  très-pressans,  très-honorables,  m'y  atti- 
reroient  sans  doute,  mais  le  climat  me  fait  peur. 
Que  je  cherche  au  moins  la  bénignité  du  soleil, 
puisque  je  n'en  dois  point  attendre  des  hom- 
mes. J'espère  que  celle  de  l'amitié  me  suivra 
partout.  Je  connois  la  vôtre,  et  je  m'en  prévau- 
drois  au  besoin;  mais  ce  n'est  pas  l'argent  qui 
me  manque,  et,  si  j'en  avois  besoin,  cinquante 
louis  sont  à  Neuchàtel  à  mes  ordres,  grâce  à  la 


leciion  du  gouvernement.  Les  ministres  sont  I  prévoyance  de  mylord  maréchal 


i^ 


4  M.   DU  PEYROU. 

8avrin7C3. 

Je  n'ai  le  temps,  monsieur,  que  de  vous 
écrire  un  mol.  Votre  inquiétude  m'en  donne 
une  irès-Rrande.  Sil  est  cruel  d'avoir  des  pei- 
nes, il  l'est  bien  plus  encore  de  ne  connoître 
pas  un  ami  tendre,  pas  un  honnête  homme 
dans  le  sein  duquel  on  les  puisse  épancher. 


A   HADEMOISKLLE   D'iVERNOIS. 

Motiers,  leyavriM76d. 

Au  moins,  mademoiselle,  n'allez  pas  m'ac^ 
cuser  aussi  de  croire  que  les  femmes  n'ont 
point  d'âme  ;  car,  au  contraire,  je  suis  per- 
suadé que  toutes  celles  qui  vous  ressemblent 
en  ont  au  moins  deux  à  leur  disposition.  Quel 
dommage  que  la  vôtre  vous  suffise!  J'en  con- 
nois  une  qui  se  plairoit  fort  à  loger  en  même 
heu.  Mille  respects  à  la  chère  maman  et  à  toute 
la  famille.  Je  vous  prie,  mademoiselle,  d'agréer 
les  miens. 


ANNÉE  1765.  553 

I  devoir,  l'honneur  môme,  mont  forcé  de  pren- 
dre la  plume  pour  ma  défense  et  pour  celle 
d'autrui,  je  n'ai  rempli  qu'à  regret  un  devoir 
si  triste,  et  j'ai  regardé  cette  cruelle  nécessité 
comme  un  nouveau  malheur  pour  moi.  Mainte- 
nant, monsieur,  que,  giAce  a»  ciel,  j'en  suis 
quitte,  je  m'impose  la  loi  de  me  taire,  et,  pour 
mon  repos  et  pour  celui  del'éiatoùj'ai  le  bon- 
heur de  vivre,  je  m'engage  librement,  tant  que 
j'aurai  le  même  avantage,  à  ne  plus  traiter  au- 
cune matière  qui  puisse  y  déplaire,  ni  dans 
aucun  des  étals  voisins.  Je  ferai  plus;  je  rentre 
avec  plaisir  dans  l'obscurité  où  j'aurois  dû  tou- 
jours vivre,  et  j'espère  sur  aucun  sujet  ne  plus 
occuper  le  public  de  moi.  Je  voudrois  de  tout 
mon  cœur  offrira  ma  nouvelle  patrie  un  tribut 
plus  digne  d'elle  :  je  lui  sacrifie  un  bien  très- 
peu  regrettable,  et  je  préfère  infiniment  au 
vain  bruit  du  monde  l'amitié  de  ses  membres 
et  la  faveur  de  ses  chefs. 

Recevez,   monsieur,  je  vous  supplie,  mes 
très-humi)les  salutations. 


A   M.    HkURON  , 
Procureur-général  à  Neuchâtel. 

lUotiers.  le  9  avril  176). 

Permettez,  monsieur,  qu'avant  votre  départ 
je  vous  supplie  de  joindre  à  tant  de  soins  obli- 
geans  pour  moi  celui  de  faire  agréer  à  mes- 
sieurs du  Conseil  d'état  mon  profond  respect  et 
ma  vive  rcconnoissance.  II  m'est  extrêmement 
consolant  de  jouir,  sons  l'agrément  du  gouver- 
nement de  cet  état,  de  la  proteciion  dont  le  roi 
m'honore,  et  des  bontés  de  mylord  maréchal  ; 
de  si  précieux  actes  de  bienveillance  m'impo- 
sent de  nouveaux  devoirs  que  mon  cœur  rem- 
plira toujours  avec  zèle,  non-seulement  en 
fidèle  sujet  de  l'état,  mais  en  homme  particu- 
lièrement obligé  à  l'illustre  corps  qui  le  gou- 
verne. Je  me  flatte  qu'on  a  vu  jusqu'ici  dans 
ma  conduite  une  simplicité  sincère,  et  autant 
d'aversion  pour  la  dispute  que  d'amour  pour  la 
paix.  J'ose  dire  que  jamais  homme  ne  chercha 
moins  à  répandre  ses  opinions,  et  ne  fut  moins 
auteur  dans  la  vie  privée  et  sociale  ;  si,  dans  la 
chaîne  de  mes  disgrâces,  les  sollicitations,  le 


A  M.   DU   PEYROU. 

Vemiredi,  12  avril  1765 

Plus  j'étois  touché  de  vos  peines,  plusj'é- 
tois  fâché  contre  vous;  et  en  cela  j'avois  tort; 
le  commencement  de  votre  lettre  me  le  prouve. 
Je  ne  suis  pas  toujours  raisonnable,  mais 
j'aime  toujours  qu'on  me  parle  raison.  Jç  vou- 
drois connoître  vos  peines  pour  les  soulager, 
pour  les  partager  du  moins.  Les  vrais  épanche- 
mens  du  cœur  veulent  non-seulement  l'amitié, 
mais  la  familiarité,  et  la  familiarité  ne  vient 
que  par  l'habitude  de  vivre  ensemble.  Puisse 
un  jour  cette  habitude  si  douce  donner,  entre 
nous,  à  l'amitié  tous  ses  charmes!  Je  les  sen- 
tirai trop  bien  pour  ne  pas  vous  les  faire  sentir 
aussi. 

La  sentence  de  Cicéron  que  vous  demandez 
est,  amicus  Plato,  amicus  Aristoteles,  sed  niagis 
arnica  verilas  (*).  Mais  vous  pourrez  la  resser- 

(')  C'étoit  l'épigraphe  projetée  pour  une  lettre  apologétique 
des  principes  et  de  la  conduite  de  Rousseau  dans  son  aftaire 
avecMontraoltin  et  sou  consistoire,  lettre  que  Du  Pejrouavuit 
l'intention  de  publier,  et  qu'il  publia  en  eiïrt  pru  de  temps 
après.  Pour  l'intelligence  complète  des  lettres  au  même  Du 
Peyrou  qui  vont  suivre  jusqu'à  celle  du  8  auAt  1765  inclusive- 
nient,  voyez  la  note  applicable  i  celte  demie,  e.      U.  P. 


554 


CORRESPONDANCE. 


rcr,  en  n'employant  q(ie  les  deux  premiers 
mots  et  los  trois  derni(?rs,  et  souvenez-vous 
qu'elle  emporte  l'obligaiion  de  me  dire  mes 
vérités.  Au  lieu  de  vous  dire  précisément  si 
vous  devez  employer  le  terme  de  conclave  inqui- 
aitorial/yàwnQ  mieux  vous  exposer  le  principe 
sur  lequel  je  me  détermine  en  pareil  doute. 
Qu'une  expression  soit  ou  ne  soit  pas  ce  qu'on 
appelle  Françoise  ou  du  bel  usage,  ce  n'est  pas 
de  cela  qu'il  s'agit  :  on  ne  parle  et  l'on  n'écrit 
que  pour  se  faire  entendre;  pouvu  qu'on  soit 
intelligible,  on  va  à  son  but;  quand  on  est  clair, 
on  y  va  encore  mieux  :  pariez  donc  clairement 
pour  quiconque  entend  le  françois.  Voilà  la 
règle,  et  soyez  sûr  que,  fissiez-^ous  au  surplus 
cinq  cents  barbarismes,  vous  n'en  aurez  pas 
moins  bien  écrit.  Je  vais  plus  loin,  et  je  sou- 
tiens qu'il  faut  quelquefois  faire  des  fautes  de 
grammaire  pour  être  plus  lumineux.  C'est  en 
cela,  et  non  dans  toutes  les  pédanteries  du  pu- 
risme, que  consiste  le  véritable  art  d'écrire. 
Ceci  posé,  j'examine,  sur  celte  règle,  le  con- 
clave inquisitorial,  ot  je  me  demande  si  ces 
deux  mots  réunis  présentent  à  l'esprit  une 
idée  bien  une  et  bien  nette,  et  il  me  paroîtque 
non.  Le  mot  conclave  en  latin  ne  signifie  qu'une 
chambre  retirée,  mais  en  françois  il  signifie 
l'assemblée  des  cardinaux  pour  l'élection  du 
pape.  Cette  idée  n'a  nul  rapport  à  la  vôtre,  et 
elle  exclut  même  celle  de  l'inquisition.  Voyez 
si,  peut-être  en  changeant  le  premier  mot,  et 
mettant,  par  exemple,  celui  desijnode  inquisi- 
torial, vous  n'iriez  pas  mieux  à  votre  but.  Il 
semble  même  que  le  mot  synode  pris  pour  une 
assemblée  de  ministres,  contrastant  avec  celui 
dHnquisitorial,  feroit  mieux  sentir  l'inconsé- 
quence de  ces  messieurs.  L'union  seule  de  ces 
deux  mots  feroit  à  mon  sens  un  argument  sans 
réplique  ;  et  voilà  en  qtioi  consiste  la  finesse  de 
l'emploi  de  mots.  Pardon,  monsieur,  de  mes 
longueries  ;  mais  comme  vous  pouvez  avoir 
quelquefois,  dans  l'honnêteté  de  votre  âme, 
l'occasion  de  parler  au  public  pour  le  bien  de 
la  vérité,  j'ai  cru  que  vous  seriez  peut-être 
bien  aise  de  connoître  la  règle  générale  qui  me 
paroît  toujours  bonne  à  suivre  dans  le  choix 
des  mots. 

Comme  je  suis  très-persuadé  que  votre  ou- 
vrage n'aura  nul  besoin  de  ma  révision,  je  vous 
prie  de  m'en  dispenser  à  cause  de  la  matière. 


Il  convient  que  je  puisse  dire  que  je  n'y  ai  au- 
cune part  et  que  je  ne  l'ai  pas  vu.  Il  est  même 
inutile  de  m'envoyer  aucune  des  pièces  que 
vous  vous  proposez  d'y  mettre,  puisqu'il  me 
suffira  de  les  trouver  toutes  dans  l'imprimé. 

Au  train  dont  la  neige  tombe,  nous  e»  au- 
rons ce  soir  plus  d'un  pied  :  cela,  et  mon  état 
encore  empiré,  m'ôtera  le  plaisir  de  vous  aller 
voir  aussitôt  que  je  l'espérois.  Sitôt  que  je  le 
pourrai,  comptez  que  vous  verrez  celui  qui 
vous  aime. 


AU  MÊME. 


«5  avril  1763. 

Je  prends  acte  du  reproche  que  vous  me 
faites  de  trop  de  précipitation  vis-à-vis  de 
M.  Vernes,  et  je  vous  prédis  que  dans  trois  mois 
d'ici  vous  me  reprocherez  trop  de  lenteur  et  de 
modération. 

Je  n'aime  pas  que  les  choses  qui  se  sont  pas- 
sées dans  le  tête-à-tête, se  publient;  c'est  pour- 
quoi la  note  sur  laquelle  vous  me  consultez  est 
peu  de  mon  goût.  Je  n'aime  pas  même  trop, 
dans  le  texte,  l'épithète  si  doux,  donnée  aux 
éloges  du  professeur.  Il  y  a  de  l'erreur  dans 
mes  éloges,  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  de 
la  fadeur,  et  quand  il  y  en  auroit,  je  ne  vou- 
drois  pas  que  ce  fût  vous  qui  la  relevassiez.  Au 
reste,  je  n'exige  rien,  je  dis  mon  goût,  suivez 
le  vôtre. 

Charité  veut  dire  amour,  ainsi  l'on  n'aime 
jamais  que  par  charité;  c'est  par  charité  que  je 
vous  aime  et  que  je  veux  être  aimé  de  vous. 
Mais  ce  mot  part  d'une  âme  triste,  et  n'échappe 
pas  à  la  mienne.  J'ai  besoin  d'être  auprès  de 
vous;  mais  pas  un  moment  de  relâche,  ni  dans 
le  mauvais  temps,  ni  dans  mon  état  :  cela  est 
bien  cruel.  Fi  du  Monsieur,  je  ne  puis  le  souf- 
frir. Je  vous  embrasse. 


KV  MÊME. 


2a  avril  f703. 


L'amitié  est  une  chose  si  sainte,  que  le  nom 
n'en  doit  pas  même  être  employé  dans  l'usage 
ordinaire;  ainsi  nous  serons  amis,  et  nous  ne 


ANNÉE  1765. 


55.") 


nous  dirons  pas  mon  ami.  J'eus  un  surnom  ja- 
dis que  je  crois  mériter  mieux  que  jamais  ;  à 
Paris,  on  ne  m'appeloii  que  le  cifoycn.  A  votre 
égard,  prenez  un  nom  de  société  qui  vous  plaise 
et  que  je  puisse  vous  donner.  Je  nie  plais  à 
songer  que  vous  devez  être  un  jour  mou  cher 
hôte,  et  jaimerois  à  vous  en  donner  le  titre 
d'avance  ;  mais  celui-là  ou  un  autre,  prenez-en 
un  qui  soit  de  votre  {ïoùt,  et  qui  supprime  en- 
tre nous  le  maussade  mol  de  monsieur,  que 
l'amitié  et  sa  familiarité  doivent  proscrire. 

Votre  petite  note  est  très-bien.  Sur  ce  que 
j'apprends,  il  me  paroît  important  que  vous 
preniez  vos  mesures  si  justes  et  si  sûres,  que 
l'écrit  paroisse  avant  la  générale  de  mai.  J'ai 
eu  le  plaisir  de  voir  M.  de  Pury  :  c'est  un  di- 
gne homme  dont  je  n'oublierai  jamais  les  ser- 
vices. Je  souffre  toujours  beaucoup. 

Je  vous  embrasse. 

Examinez  toujours  le  cachet  de  mes  lettres, 
pour  voir  si  elles  n'ont  point  été  ouvertes,  et 
pour  cause;  je  me  servirai  toujours  de  la  lyre. 


A  M.  d'ivernois. 

Mutiers,  le22avr>l  <763. 

J'ai  reçu,  monsieur,  tous  vos  envois,  et  ma 
sensibilité  à  votre  amitié  augmente  de  jour  en 
jour  :  mais  j'ai  une  grâce  à  vous  demander; 
c'est  de  ne  me  plus  parler  des  affaires  de  Ge- 
nève, et  ne  plus  m'envoyer  aucune  pièce  qui  s'y 
rapporte.  Pourquoi  veut-on  absolument,  par 
de  si  tristes  images,  me  faire  finir  dans  l'afflic- 
tion le  reste  des  malheureux  jours  que  la  na- 
ture m'a  comptés,  ut  m'ôter  un  repos  dont  j'ai 
si  grand  besoin,  et  que  j'ai  si  chèrement  acheté? 
Quelque  plaisir  que  me  fasse  votre  correspon- 
dance, si  vous  continuez  d'y  faire  entrer  des 
objets  dont  je  ne  puis  ni  ne  veux  plus  m'occu- 
per,  vous  me  forcerez  d'y  renoncer. 

Parmi  cequem'a  apporté  le  neveu  deM.Vieus- 
seux,  il  y  avoit  une  lettre  de  Venise,  où  celui 
qui  l'écrit  a  eu  l'étourderie  de  ne  pas  marquer 
son  adresse.  Si  vous  savez  par  quelle  voie  est 
venue  cette  lettre,  informez-vous,  de  grâce,  si 
je  ne  pourrois  pas  me  servir  de  la  même  voie 
pour  faire  parvenir  ma  réponse. 

Je  vous  remercie  du  vin  de  I^unel  ;  mais,  mon 
cher  monsieur,  nous  sommes  convenus,  ce  me 


semble,  que  vous  ne  m'enverriez  plus  rien  de 
ce  qui  ne  vous  coûte  rien.  Vous  me  paroissez 
n'avoir  pas  pour  cette  convention  la  même  mé- 
moire qui  vous  sert  si  bien  dans  mes  commis- 
sions. 

Je  ne  peux  rien  vous  dire  du  chevalier  de 
Malte;  il  est  encore  à  Neuchfttel.  Il  m'a  ap- 
porté une  lettre  de  M.  de  Paoli  qui  n'est  cei- 
tainement  pas  supposée  :  cependant  la  con- 
duite de  cet  homme-là  est  en  tout  si  extraor- 
dinaire que  je  ne  puis  prendre  sur  moi  de  m'y 
fier;  et  je  lui  ai  remis  pourM.  Paoli  une  réponse 
qui  ne  signifie  rien  ,  et  qui  le  renvoie  à  notre 
correspondance  ordinaire,  laquelle  n'est  pas 
connue  du  chevalier.  Tout  ceci ,  je  vous  prie, 
entre  nous. 

Mon  étal  empire  au  lieu  de  s'adoucir.  Il  me 
vient  du  monde  des  quatre  coins  de  l'Europe. 
Je  prends  le  parti  de  laisser  à  la  poste  les  lettres 
que  je  ne  connois  pas,  ne  pouvant  plus  y  suf- 
fire. Selon  toute  apparence  je  ne  pourrai  guère 
jouir  à  ce  voyage  du  plaisir  de  vous  voir  tran- 
quillement. Il  faut  espérer  qu'une  autre  fois  je 
serai  plus  heureux. 

La  lieutenante  est  à  Neuchâtel.  Je  ne  veux 
lui  faire  votre  commission  que  de  bouche.  Je 
crains  qu'elle  ne  pût  vous  aller  voir  seule,  et 
que  la  compagnie  qu'elle  seroit  forcée  de  se 
donner  ne  fût  pas  trop  du  goût  de  madame 
d'ivernois,  à  quije  présente  mon  respect.  J'em- 
brasse tendreuïent  son  cher  mari. 

Bien  des  salutations  aux  amis  et  bonnes  con- 
noissances. 


A   H.  COINDET. 

Motiers,  le  27  avril  4766. 

Je  devrois,  mon  cher  Coindet,  vous  écrire 
souvent,  ne  fût-ce  que  pour  vous  remercier. 
Mais  acceptez,  je  vous  prie,  la  bonne  volonté 
pour  l'effet;  car,  en  ce  moment,  eussé-je  dix 
mains  et  dix  secrétaires,  je  ne  suffirois  pas  à 
tout  ce  qu'on  me  force  décrire.  Je  dois  aussi 
des  remercîmens  à  M.  Watelet  et  à  M.  Loiseau. 
Quand  je  ne  leur  en  devrois  pas,  je  voudrois 
leur  écrire.  En  attendant  que  je  puisse  là-des- 
sus me  satisfaire,  faites-leur  les  plus  tendres 
salutations  de  ma  part. 

Je  comprends  qu'on  a  pu  vous  marquer  de 


.^5G 


CORRESPONDANCE. 


Genève  que  je  quiuois  Motiers.  On  y  a  si  bien 
travaillé  pour  cela,  qu'on  n'a  pas  douié  du  suc- 
cès. Je  ne  sais  pas  encore  si  je  prendrai  le 
parti  de  complaire  à  ces  messieurs,  mais  jus- 
qu'ici cela  dépend  uniquement  de  ma  volonté, 
et  il  est  apparent  que  cela  n'en  dépendra  pas 
moins  dans  la  suite. 

Vous  aurez  su  que  je  portois  autrefois  l'ho- 
norable surnom  de  citoyen  par  excellence, 
lorsquejel'avois beaucoup  moins  méritéqu'au- 
jourd'hui.  Vous  pouvez  voir,  par  la  couronne 
civique  dontj'ai  entouré  ma  devise,  à  la  tête  de 
mon  dernier  ouvrage,  quelle  justice  je  sens 
m'être  due  à  cet  égard.  Je  souhaite  qu'au  moins 
mes  amis  me  l'accordent ,  en  me  rendant  ce 
nom  de  citoyen ,  qui  m'est  si  cher,  et  que  j'ai 
payé  si  cher.  Ce  n'est  point  pour  moi  un  litre 
vain,  puisqu'outre  que,  par  une  élection  una- 
nime, j'ai  ici  une  patrie  qui  m'a  choisi,  s'il  est 
sur  la  terre  un  état  où  règne  la  justice  et  la 
liberté,  je  suis  citoyen  né  de  cet  état-là. 
Conclusion  :  je  fus  et  je  suis  le  citoyen.  Qui- 
conque m'aime  ne  doit  plus  me  donner  d'autre 
nom. 

A  mesure  que  vous  m'envoyez  quelquechose, 
vous  ne  m'en  marquez  point  le  prix.  Cela  fait 
que  je  ne  puis  vous  rendre  vos  déboursés.  Vous 
prétendez  que  je  ne  vous  devois  qu'un  écu 
pour  le  cadre  de  l'amitié  :  c'est  une  moquerie, 
mais  soit;  depuis  lors  le  compte  doit  être  aug- 
menté. Donnez-m'en  la  note  ,  et  je  chargerai 
Duchesne  de  vous  rembourser.  Car,  pour  vos 
soins,  je  ne  puis  les  payer  qu'en  reconnois- 
sance ,  puisque  c'est  le  seul  prix  que  vous  en 
voulez  agréer.  Le  Corneille  est  admirable ,  c'est 
dommage  qu'il  ait  été  un  peu  chiffonné  dans 
le  transport.  J'ai  reçu  la  charmante  oiseleuse 
avec  un  nouveau  plaisir,  augmenté  par  les  bon- 
lés  de  l'aimable  graveur.  11  mérite  un  nouveau 
remercîment  pour  celui  dont  il  me  dispense; 
sans  m'acquittcr,  une  lettre  me  coûte;  c'est 
me  faire  un  second  présent  que  de  m'en 
exempter. 

Je  vois,  par  le  présent  que  vous  m'avez  en- 
voyé de  la  part  de  M.  Watelet ,  que  madame 
Le  Comte,  ni  lui,  n'ont  pas  voulu  profaner, 
dans  mes  mains,  leurs  propres  ouvrages.  Ils 
m'auroient  pourtant  été  beaucoup  plus  pré- 
cieux que  toute  autre  estampe  ;  mais,  du  reste, 
on  ne  sauroit  refuser  plus  magnifiquement. 


Voici  le  huitième  mois  que  je  ne  suis  sorti  de 
la  chambre.  Plaignez-moi,  mon  cherCoindet, 
vous  qui  savez  que  je  n'ai  plus  d'autre  plaisir 
que  la  promenade,  et  que  je  ne  suis  qu'une 
machine  ambulante.  Encore  ma  prison  me  se- 
roit-elle  moins  rude,  si  du  moins  j'y  vivois  tran- 
quille, et  qu'on  m'y  laissât  le  temps  d'écrire  à 
mon  aise  à  mes  amis.  Je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 

Pour  trouver,  s'il  se  peut,  le  repos  après  le- 
quel je  soupire,  je  preinis  le  parti  de  vider  ma 
tête  de  toute  idée,  et  de  l'empailler  avec  du 
foin.  Je  gagnerai  à  cela  de  mettre  un  nouvel  m- 
térêt  à  mes  promenades,  par  le  plaisir  d'herbo- 
riser. Je  voudrois  trouver  un  recueil  do  plantes 
gravées,  bien  ressemblantes,  quand  même  il 
faudroit  y  mettre  un  certain  prix.  INe  pourriez- 
vous  point  m'aider  dans  cette  recherche?  Cela 
me  procureroit  encore  le  plaisir  de  m'occuper 
l'hiver  à  les  enluminer. 


A   M.    DU    PEYROU. 

Le  29  avril  1765. 

Votre  avis,  mon  cher  hôte,  de  ne  faire  pas- 
ser aucun  exemplaire  par  mes  mains  est  très- 
sage  :  c'est  une  réflexion  que  j'avois  faite  moi- 
même,  et  que  je  comptois  vous  communiquer. 

J'ai  reçu  volt  c  présent  (*)  ;  je  vous  en  remer- 
cie ;  il  me  fait  grand  plaisir,  et  je  brûle  d'èire 
à  portée  d'en  faire  usage.  J'ai  plus  que  jamais 
la  passion  pour  la  botanique,  mais  je  vois  avec 
confusion  que  je  ne  connois  pas  encore  assez 
de  plantes  empiriquement  pour  les  étudier  par 
système.  Cependant  je  ne  me  rebuterai  pas,  et 
je  me  propose  d'aller,  dans  la  belle  saison , 
passer  une  quinzaine  de  jours  près  de  M.  Ga- 
gnebin  pour  me  mettre  en  état  du  moins  do 
suivre  Linnœus. 

J'ai  dans  la  tête  que,  si  vous  pouvez  vous  sou- 
tenir jusqu'au  temps  de  notre  caravane,  elle 
vous  garantira  d'être  arrêté  durant  le  reste  de 
l'année,  vu  que  la  goutte  n'a  point  de  pins 
grand  ennemi  que  l'exercice  pédestre.  Vous 
devriez  prendre  la  botanique  pour  remède, 
quand  vous  ne  la  prendriez  pas  par  goût.  Au 
reste,  je  vous  avertis  que  le  charme  de  celte 
science  consiste  surtout  dans  l'élude  anatomi- 

(*)  Les  ouvrages  de  Linnseus.  G.  V. 


ANNÉE  1705. 


557 


que  des  plantes.  Je  no  puis  faire  celte  élude  à 
mon  gré  faute  des  insirumcns  nécessaires, 
comme  microscopes  de  diverses  mesures  de 
foyer,  peiiios  pinces  bien  menues,  semblables 
aux  brusselles  des  joailliers;  ciseaux  très-fins  à 
découper.  Vous  devriez  lâcher  de  vous  pourvoir 
de  tout  cela  pour  notre  course;  et  vous  verrez 
que  l'usage  en  est  très-agréable  el  très-instruc- 
tif. Vous  me  parlez  du  temps  remis  :  il  ne  i'esl 
assurément  pas  ici  :  j*ai  fait  quelques  essais  de 
sortie  qui  m'ont  réussi  médiocrement,  et  ja- 
mais sans  pluie.  Il  me  tarde  d'aller  vous  em- 
brasser, mais  il  faut  faire  des  visites,  et  cela 
m'épouvante  un  peu,  surtout  vu  mon  étal. 

Notre  archiprêlre  (*)  continue  ses  ardentes 
philippiques;  il  en  a  fait  hier  une,  dans  laquelle 
il  s'est  tellement  attendri  sur  les  miracles,  qu'il 
fondoit  en  larmes,  et  y  faisoit  foncire  ses  pieux 
auditeurs.  Il  paroît  avoir  pris  le  parli  le  plus 
sûr  ;  c'est  de  ne  point  s'embarrasser  du  Conseil 
d'état  ni  de  la  classe,  mais  d'aller  ici  son  train 
en  ameutant  la  canaille.  Cependant  tout  s'est 
borné  jusqu'à  présent  à  quelques  insultes;  et, 
comme  je  ne  réponds  rien  du  tout,  ils  auront 
difficilement  occasion  d'aller  plus  loin. 

Quand  verrez-vous  la  fin  de  ce  vilain  pro- 
cès? Je  voudrois  aussi  voir  déjà  votre  bâti- 
ment fini  pour  y  occuper  ma  cellule,  et  vous 
appeler  tout  de  bon  mon  cher  hôte.  Bonjour. 

L'homme  d'ici  paroit  absolument  forcené, 
et  déterminé  à  pousser  lui  seul  les  choses  aussi 
loin  qu'elles  peuvent  aller.  Il  me  paroît  tou- 
jouri  plaisant  qu'un  hommeaussi  généralement 
méprisé  n'en  soit  pas  moins  redoutable.  S'il 
espère  m'effrayer  au  point  de  me  faire  fuir, 
il  se  trompe. 


AU   MÊME. 

2  mai  1763. 

Mon  cher  hôte,  votre  lettre  à  mylord  maré- 
chal est  très-belle;  il  n'y  a  pas  une  syllabe  à 
ajouter  ni  à  retrancher,  et  je  vous  garantis 
qu'elle  lui  fera  le  plus  grand  plaisir. 

Je  vois  par  le  tour  que  prennent  les  choses 
que  l'archiprétre  sera  bientôt  forcé  de  me  lais- 
ser en  repos  :  c'est  alors  que  je  veux  sortir  de 
Motierf,   lorsqu'il  sera  bien   établi  qu'étant 

(*)  MonlmoUiD. 


maître  dy  rester  tranquille  ma  retraite  n'aura 
point  l'air  de  fuite.  Je  crois  qu'en  pareil  cas 
je  me  délermitierai  tout-à-fail  a  être  à  Cressier 
l'hôte  de  mon  hôte,  au  moins  si  cela  lui  con- 
vient. Mais,  quoique  la  maison  soit  trop  grande 
pour  moi,  il  me  la  faudroit  tout  entière,  accom- 
modée, meublée,  bien  fermée,  et  avec  le  petit 
jardin.  Voilà  bien  dos  choses,  voyez  si  ce  n'est 
pas  trop.  Il  y  a  plus  :  quoique  au  point  où  nous 
en  sommes  ce  soit  peut-être  à  moi  une  sorte 
d'ingratitude  de  ne  pas  accepter  ce  logement 
gratuitement,  il  faut,  pour  m'y  mettre  toui-à- 
fait  à  mon  aise,  que  vous  me  lou'iez  comme 
vous  pourriez  faire  à  tout  autre,  et  que  vous 
y  compreniez  les  frais  pour  le  mettre  en  état. 
Cela  posé,  je  pourrois  bien  m'y  établir  pour 
le  reste  de  ma  vie,  sauf  à  occuper  près  de 
vous  un  autre  appartement  en  ville,  quand 
votre  bâtiment  sera  fait.  Voila,  mon  cher  hôte, 
mes  châteaux  en  Espagne;  voyez  s'il  vous  con- 
vient de  les  réaliser. 

On  me  mande  de  Berne  que  le  sieur  Ber- 
trand a  demandé  le  29  au  sénat  sa  démission, 
et  l'a  obtenue  sans  difficulté;  on  ajoute  qu'il 
quittera  Berne.  Le  voyage  de  M.  Chaillet  n'au- 
roit-il  point  contribué  à  cela? 

Si  le  temps  s'obstine  à  être  mauvais,  je  suis 
bien  tenté  d'accepter  votre  offre  ;  en  ce  cas, 
vous  pourriez  expédier  vos  tracas  les  plus  pres- 
sés le  reste  de  cette  semaine,  et  m'envoyer 
voire  carrosse  lundi  ou  mardi  prochain.  Je 
vous  irois  joindre  à  Neuchâtel,  et  de  là  nous 
irions  ensemble  à  Bienne,  à  pied,  s'il  faisoit 
beau,  CM  carrosse  s'il  faisoit  mauvais.  Ce  qui 
m'embarrasse  est  que  je  voudrois  aller  aupa- 
ravant à  Gorgier  voir  M.  Aiidrié,  et  je  ne  sais 
comment  arranger  ces  diverses  courses,  d'au- 
tant moins  qu'il  faut  absolument  que  je  sois 
de  retour  ici  les  huit  ou  dix  derniers  jours  du 
mois.  Vous  pourriez,  dimanche  au  soir,  mé- 
crire  volresentiment;  lundi  au  soir  je  vous  ferois 
me  réponse;  et  si  le  mauvais  temps  conlinuoit, 
vous  m'enverriezvotre  carrosse  pour  me  rendre 
mercredi  prés  de  vous  :  mais,  s'il  fait  beau, 
j'irai  premièrement  et  pédestrement  à  Gorgier. 
Voilà  mes  arrangemens,  sauf  les  vôtres  et  sauf 
les  obstacles  tirés  de  mon  état,  qui  ne  s'amé- 
liore point.  Peut-être  la  vie  sédentaire  et  mé- 
ditative, la  désagréable  occupation  d'écrire  des 
lettres,  l'attitude  d'être  assis  qui  me  nuit  et  quo 


ft5S 


CORRESPONDANCE. 


je  déteste,  contribuent-elles  à  m'entretenir  dans 
ce  mauvais  état. 

Je  reviens  aux  tracasseries  d'ici,  qui  ne  me 
fâchent  pas  tant  par  rapport  «à  moi,  que  par  rap- 
port à  ces  braves  anciens  qui  méritent  tant  d'en- 
couragement, et  que  la  canaille  accable  d'op- 
probres. Tout  ce  qui  s'est  fait  en  leur  faveur 
n'a  pas  été  assez  solennel;  des  arrêts  secrets 
n'arrêtent  point  la  populace  qui  les  ignore.  Un 
arrêt  affiché,  ou  quelque  témoignage  public 
d'approbation,  voilà  ce  qu'on  leurdevroit  pour 
l'utilité  publique,  et  ce  qui  mortifieroit  plus 
cruellement  l'archiprêtre  que  toutes  les  cen- 
sures du  Conseil  d'état  ou  de  la  classe,  faites  à 
huis  clos.  Je  prédis  qu'il  ny  a  qu'un  expédient 
de  cette  espèce  qui  puisse  finir  tout,  el  sur-le- 
champ.  Je  vous  embrasse. 

A  vue  de  pays,  je  ne  crois  pas  que  la  se- 
maine prochaine  je  sois  encore  en  éiat  de 
voyager,  à  moins  d'une  révolution  bien  subite 
que  le  temps  ni  mon  état  ne  me  promettent 
paS: 


AU  H£ME. 

Jeudi,  23  mai  1763. 

J'espère,  mon  cher  hôte,  que  cette  vilaine 
goutte  n'aura  fait  que  vous  mienacer.  Dansez 
et  marchez  beaucoup  ;  tourmentez-la  si  bien 
qu'elle  nous  laisse  en  repos  projeter  et  faire 
notre  course.  On  dit  que  les  pèlerins  n'ont  ja- 
mais la  goutte;  rien  n'est  donc  tel  pour  l'évi- 
ter que  de  se  faire  pèlerin. 

Sultan  m'a  tenu  quelques  jours  en  peine  : 
sur  son  état  présent  je  suis  parfaitement  ras- 
suré ;  ce  qui  m'alarmoit  le  plus  étoit  la  promp- 
titude avec  laquelle  sa  plaie  s'étoit  refermée; 
il  avoit  à  la  jambe  un  Irou  fort  profond  ;  elle 
étoit  enflée,  il  soufFroit  beaucoup  et  ne  pouvoit 
se  soutenir.  En  cinq  ou  six  heures,  avec  une 
simple  application  de  thériaque,  plus  d'enflure, 
plus  de  douleur,  plus  de  trou,  à  peine  en  ai-je 
pu  retrouver  la  place  :  il  est  gaillardement  re- 
venu de  son  pied  à  Motiers,  et  se  porte  à  mer- 
veille depuis  ce  temps-là.  Comme  vous  avez 
des  chiens,  j'ai  cru  qu'il  étoit  bon  de  vous  ap- 
prendre l'histoire  de  mon  spécifique;  elle  est 
aussi  étonnante  que  certaine.  Il  faut  ajouter 
que  je  l'ai  mis  au  lait  durant  quelques  jours; 


c'est  une  précaution  qu'il  faut  toujours  prendre 
sitôt  qu'un  animal  est  blessé. 

Il  est  singulier  que  depuis  trois  jours  je  res- 
sens les  mêmes  attaques  que  j'ai  eues  cet  hiver  : 
il  est  constaté  que  ce  séjour  ne  me  vaut  rien  à 
aucun  égard.  Ainsi,  mon  parti  est  pris  ;  tirez- 
moi  d'ici  au  plus  vite.  Je  vous  embrasse. 


AU   MEME. 


23  mai  1763. 


Dans  la  crainte  que  vous  n'ayez  besoin  de 
voire  Mémoire,  je  vous  le  renvoie  après  l'avoir 
lu.  Je  l'ai  trouvé  fort  bien  raisonné;  il  me  pa- 
roît  seulement  que  vous  assujettissez  les  socié- 
tés en  général  à  des  lois  plus  rigoureuses  qu'el- 
les ne  sont  établies  par  le  droit  public;  car, 
par  exemple,  selon  vos  principes.  A,  étant 
allié  de  B,  ne  pourroit  postérieurement  s'en- 
gager à  fournir  à  C  des  troupes  en  certains  cas 
contre  B,  engagement  qui  toutefois  se  con- 
tracte et  s'exécute  fréquemment,  sans  qu'on 
prétende  avoir  enfreint  l'alliance  antérieure. 

Vous  aurez  su  les  nouvelles  tentatives  et  leur 
mauvais  succès,  ce  qui  n'empêche  pas  que  ce 
séjour  ne  soit  devenu  pour  moi  absolument  in- 
habitable :  ainsi  j'accepte  tous  vos  bons  soins, 
soit  pour  Suchié,  soit  pour  Ci  essier,  soit  pour 
la  Coudre;  je  m'en  rapporte  entièrenient  à 
votre  choix:  et,  pour  moi,  je  ne  vois  qu'une 
raison  de  préférence,  après  celle  de  loger  chez 
vous,  c'est  pour  le  logement  qui  sera  le  plus 
tôt  prêt. 

Il  me  paroît  que  vous  pouvez  prendre  votre 
parti  sur  la  brochure  ;  je  pense  même  que  cette 
afi'aire,  une  fois  éventée,  en  deviendra  partout 
plus  difficile  à  exécuter,  et  je  vous  conseille 
d'abandonner  celte  entreprise  :  que  si  vous  per- 
sistez, vous  avez  de  nouvelles  pièces  à  joindre 
à  votre  recueil  ;  et,  tandis  que  vous  le  complé- 
terez, il  faut  travailler  d'avance  à  prendre  si 
bien  vos  mesures  que  le  manuscrit  n'aille  à  sa 
destination  qu'au  moment  qu'on  pourra  l'exé- 
cuter, et  après  que  toutes  les  difficultés  seront 
prévues  et  levées.  La  Hollande  me  paroît  dés- 
ormais le  seul  endroit  sûr;  mais  il  faut  compter 
sur  six  mois  d'attente. 
Je  suis  bien  éloigné  d'avoir  maintenant  le 


ANNÉE  1765. 


o59 


loisir  de  travailler  a  noire  écrit.  Comme  ce 
n'est  pas  un  acte  où  le  notaire  doive  mettre  la 
main,  et  que  notre  convention  générale  est 
faite,  rien  ne  presse  sur  le  reste  ;  c'est  ce  que 
nous  pourrons  rédiger  ensemble  à  loisir.  Il 
s'agit  seulement  de  savoir  quand  vous  me  per- 
mettrez d'en  parler  à  mes  amis  ;  car  rien  de 
ce  qui  s'intéresse  à  moi  ne  doit  ignorer  que  je 
vous  devrai  le  repos  de  ma  vie. 


A  M.   PANCKOUCKE. 

Motiers-Travers,  29  mai  17fi5. 

Votre  dernière  lettre,  monsieur,  m'a  non- 
seulement  désabusé,  mais  attendri.  Oublions 
réciproquement  nos  torts,  sûrs  que  le  cœur 
n'y  a  point  de  part,  et  soyons  amis  comme  au- 
paravant, même  plus,  s'il  est  possible  ;  c'est 
l'effet  que  doit  produire  un  vrai  retour  entre 
honnêtes  gens. 

Il  est  vrai  que  les  fanatiques  de  ce  pays,  ex- 
cités, vous  comprenez  bien  par  qui,  ont  suscité 
contre  moi  un  violen^orage,  dont  tout  l'effet 
est  retombé  sur  eux  ;  parce  qu'ils  m'avoient 
trouvé  doux,  ils  ont  cru  me  trouver  foible  :  ils 
se  sont  trompés.  Tous  leurs  efforts  pour  me 
nuire  ou  m'épouvanter  ont  tourné  à  leur  con- 
fusion, et  leur  ont  attiré  les  mortifications  les 
plus  cruelles.  J'ai  fait  plus  que  des  souverains 
n'osent  faire,  en  triomphant  d'eux.  Battus  dans 
toutes  les  formes  légitimes ,  ils  prennent  le 
parti  d'ameuter  la  canaille,  et  de  se  faire  chefs 
de  bandits.  Cette  voie  est  assez  bonne  avec  les 
peuples  de  ce  vallon.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  les 
mets  au  pis.  Dans  le  zèle  qui  les  dévore,  ils 
pourront  me  faire  assassiner  ;  mais  très-sûre- 
ment ils  ne  me  feront  pas  fuir.  11  y  a  cependant 
long-tempsque  j'ai  résolu  d'aller  m'établir  dans 
le  bas  parmi  les  hommes;  mais  j'attendrai  que 
les  loups  enragés  d'ici  aient  achevé  de  hurler 
et  de  mordre.  Après  cela,  s'ils. me  laissent  vi- 
vre, je  les  quitterai.  Qu'un  autre  étranger  y 
tienne,  s'il  peut,  trois  ans,  comme  j'ai  fait,  et 
puis  qu'il  en  dise  des  nouvelles. 


vaut  ce  que  vous  m'aviez  marqué,  j'ai  suspendu 
mes  courses  et  mes  affaires  pour  revenir  vous 
attendre  ici  dès  le 20  :  cependant  ni  moi  ni  per- 
sonne n'avons  entendu  parler  de  vous.  Je  crains 
que  vous  ne  soyez  malade;  faites-moi  du  moins 
écrire  deux  mots  par  charité. 

Il  m'est  impossible  de  vous  attendre  plus 
long-temps  que  deux  ou  troisjoursencore  ;  mais 
je  ne  serai  jamais  assez  éloigné  d'ici  pour  que, 
lorsque  vous  y  viendrez,  nous  ne  puissions  pas 
nous  joindre.  On  vous  dira  chez  moi  où  je 
serai  ;  et,  selon  vos  arrangemens  de  route,  vous 
viendrez,  ou  l'on  m'enverra  chercher. 

Voici,  monsieur,  deux  lettres  pour  Gônes, 
auxquelles  je  vous  prie  de  donner  cours  en  fai- 
sant affranchir,  s'il  est  nécessaire.  J'attends 
de  vOs  nouvelles  avec  la  plus  grande  impa- 
tience, et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A  M.  d'ivernois. 

Motiers,  le  30  mai  176Jt. 

Je  suis  très-inquiet  de  vous,  monsieur.  Sui- 


k   M.    KLUPFFEL. 

ftlotiers,  mai  1765. 

C'est  pas,  mon  cher  ami,  faute  d'empresse- 
ment à  vous  répondre  que  j'ai  différé  si  long- 
temps ;  mais  les  tracas  dans  lesquels  je  me  suis 
trouvé,  et  un  voyage  que  j'ai  fait  à  l'autre  ex- 
trémité du  pays,  m'ont  fait  renvoyer  ce  plaisir 
à  un  moment  plus  tranquille.  Si  javois  fait  le 
voyage  de  Berlin,  j'aurois  pensé  que  je  passois 
près  d'un  ancien  ami,  et  je  me  serois  détourné 
pour  aller  vous  embrasser.  Un  autre  motif  en- 
core m'eût  attiré  dans  votre  ville,  c'eût  été  le 
désir  d'être  présenté  par  vous  à  madame  la 
duchesse  de  Saxe-Gotha,  et  de  voir  de  près 
cette  grande  princesse,  qui,  fût-elle  personne 
privée,  feroit  admirer  son  esprit  et  son  mérite. 
La  reconnoissance  m'auroit  fait  même  un  de- 
voird'accomplir  ce  projet  après  la  manière  obli- 
geante dont  il  a  plu  à  S.  X.  S.  d'écrire  sur 
mon  compte  à  mylord  maréchal;  et,  au  risque 
de  lui  faire  dire  :  N'étoit-ce  que  cela?  j'aurois 
justifié  par  mon  obéissance  à  ses  ordres  mon 
empressement  à  lui  faire  ma  cour.  Mais,  mon 
cher  ami,  ma  situation  à  tous  égards  ne  ma 
permetplusd'entreprendre  de  grands  voyages, 
et  un  homme  qui  huit  mois  de  l'année  ne  peut 
sortir  de  sa  chambre  n'est  guère  en  état  do 
faire  des  voyages  de  deux  cents  lieues.  Toutes 
les  bontés  dont  mylord  maréchal  m'honore. 


im 


CORRESPONDANCE. 


tous  les  sentimcns  qui  m'attachent  à  cet  homme 
respectable,  me  font  désirer  bien  vivement  de 
finir  mes  jours  près  de  lui  :  mais  il  sait  que 
c'est  un  désir  qu'il  m'est  impossible  de  satis- 
faire ;  et  il  ne  me  reste,  pour  nourrir  cette  es- 
pérance, que  celle  de  le  revoir  quelque  jour 
en  ce  pays.  Je  voudrois,  mon  cher  ami,  pou- 
voir nourrir  par  rapport  à  vous  la  même  es- 
pérance :  ce  seroit  une  grande  consolation 
pour  moi  de  vous  embrasser  encore  une  fois 
en  ma  vie,  et  de  retrouver  en  vous  l'ami  ten- 
dre et  vrai  près  duquel  j'ai  passé  de  si  douces 
heures,  et  que  je  n'ai  jamais  cessé  de  regretter. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


BILLET  A  M.   DIS  VOLTAIRE. 

Hotiers,  le  31  mai  1763. 

Si  M.  de  Voltaire  a  dit  qu'au  lieu  d'avoir 
été  secrétaire  de  l'ambassadeur  de  France  à 
Venise  j'ai  été  son  valet,  M.  de  Voltaire  en  a 
menti  comme  un  impudent. 

Si  dans  les  années  <745  et  ^744  je  n'ai  pas 
été  premier  secrétaire  de  l'ambassadeur  de 
France,  si  je  n'ai  pas  fait  les  fonctions  de  se- 
crétaire d'ambassade,  si  je  n'en  ai  pas  eu  les 
honneurs  au  sénat  de  V^enise,  j  en  aurai  menti 
moi-même. 


A   H.    DESCHERNY. 

Moliers,  le  V  juin  1763. 

Je  suis  bien  sensible,  monsieur,  et  à  la  bonté 
que  vous  avez  de  penser  à  mon  logement,  et  à 
celle  qu'ont  les  obligeans  propriétaires  de  la 
maison  de  Cornaux,  de  vouloir  bien  m'accor- 
der  la  préférence  sur  ceux  qui  se  sont  présentés 
pour  l'habiter.  Je  vais  à  Yverdun  voir  mon  ami 
M.  Roguin,  et  mon  amie  madame  Boy  de  La 
Tour,  qui  est  malade,  et  qui  croit  que  je  lui 
peux  être  de  quelque  consolation.  J'espère  que 
dans  quelques  jours  M.  DuPeyrousera  rétabli, 
et  que,  vous  trouvant  tous  en  bonne  santé,  je 
pourrai  consulter  avec  vous  sur  le  lieu  où  je 
dois  planter  le  piauet.  Cette  manière  de  cher- 
cher est  si  agréable,  qu'il  est  naturel  que  je  ne 
sois  pas  pressé  de  trouver.  Bien  des  saluta- 
tions, monsieur,  de  tout  mou  cœur. 


A  M.  DU  PEYROU. 

Hardi,  H  juin  1765. 

Si  je  reste  un  jour  de  plus  je  suis  pris  :  je  para 
donc,  mon  cher  hôte,  pour  la  Ferrière,  où  je 
vous  attendrai  avec  le  plus  grand  empresse- 
ment, mais  sans  m'impatienter.  Ce  qui  achève 
de  me  déterminer  est  qu'on  m'apprend  que 
vous  avez  commencé  à  sortir.  Je  vous  recom- 
mande de  ne  pas  oublier  parmi  vos  provisions, 
café,  sucre,  cafetière,  briquet,  et  tout  l'attirail 
pour  faire,  quand  on  veut,  du  café  dans  les 
bois.  Prenez  Linnœus  et  Sauvages,  quelque 
livre  amusant,  et  quelque  jeu  pour  s'amuser 
plusieurs,  si  l'on  est  arrêté  dans  une  maison 
par  le  mauvais  temps.  Il  faut  tout  prévoir  pour 
prévenir  le  désœuvrement  et  l'ennui. 

Bonjour  :  je  compte  partir  demain  matin, 
s'il  fait  beau,  pour  aller  coucher  au  Locle,  et 
dîner  ou  coucher  à  la  Ferrière  le  lendemain 
jeudi.  Je  vous  embrasse. 


AU  MÊME. 
A  la  Ferrière,  le  IC  juin  1765. 

Me  voici,  mon  cher  hôte,  à  la  Ferrière,  où 
je  ne  suis  arrivé  que  pour  y  garder  la  chambre, 
avec  un  rhume  affreux,  une  assez  grosse  fièvre, 
et  une  esquinancie,  mal  auquelj'étois  très-sujet 
dans  ma  jeunesse,  mais  dont  j'espérois  que 
l'âge  m'auroit  exempté.  Je  me  trompois;  cette 
attaque  a  été  violente,  j'espère  qu'elle  sera 
courte.  La  fièvre  est  diminuée,  ma  gorge  se 
dégage,  j'avale  plus  aisément  ;  mais  il  m'est  en  - 
core  impossible  de  parler. 

J'apprends,  par  deux  lettres  que  je  viens  de 
recevoir  de  M.  de  Pury,  qu'il  a  pris  la  peine, 
allant,  comme  je  pense,  à  Monlezi,  de  passer 
chez  moi  ;  j'étois  déjà  parti  :  j'y  ai  regret  pour 
bien  des  raisons;  entre  autres,  parce  que  nous 
serions  convenus  du  temps  et  de  la  manière  de 
nous  réunir.  Il  m'apprend  que  vous  ne  pourrez 
de  long-temps  vous  mettre  en  campagne  :  cela 
me  faitprendre  le  parti  de  me  rendre  auprès  de 
vous  ;  car  je  ne  puis  me  passer  plus  long-lemps 
de  vous  voir.  Ainsi  vous  pouvez  attendre  votre 
hôte  au  plus  tard  sur  la  fin  de  la  semaine,  à 
moins  que  d'ici  à  ce  temps  je  n'aie  de  vos  non  - 
velles.  Si  vous  pouviez  venir  à  cheval  jusqu'ici, 


A^^ÉE  1765. 


rjGl 


je  ne  doute  pas  que  l'excellent  air,  la  beauté 
du  paysage,  et  la  tranquillité  du  pays,  ne  vous 
fît  touK^s  sortes  de  biens,  et  que  vous  ne  vous 
y  rétablissiez  plus  promptement  qu'où  vous 
étos. 

Je  n'écris  point  à  M.  le  colonel ,  parce  que  je 
ne  sais  s'il  est  à  Neuchâtel  ou  à  sa  montagne; 
mais  je  vous  prie  de  vouloir  bien  lui  dire  ou  lui 
marquer  que  je  ne  connoispas  assez  M.  Fischer 
pour  le  juger;  que  M.  le  comte  de  Dohna,  qui 
a  vécu  avec  lui  plus  que  moi,  doit  en  mieux  ju- 
ger ;  et  qu'un  homme  ne  se  juge  pas  ainsi  de  la 
première  vue.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'il  a 
des  connoissances  et  de  l'esprit;  il  me  paroît 
d'une  humeur  complaisante  et  douce;  sa  con- 
versation est  pleine  de  sens  et  d'honnêteté  ;  j'ai 
même  vu  de  lui  des  choses  qui  paroissent  m'an- 
noncer  des  mœurs  et  de  la  vertu.  Quand  il  n'est 
question  que  de  voyager  avec  un  homme,  ce 
seroii  être  difficile  de  demander  mieux  que 
cela. 

Au  peu  que  j'ai  vu  sur  la  botanique,  je  com- 
prends que  je  repartirai  d'ici  plus  ignorant  que 
je  n'y  suis  arrivé,  plus  convaincu  du  moins  de 
mon  ignorance,  puisqu'en  vérifiant  mes  con- 
noissances sur  les  plantes,  il  se  trouve  que  plu- 
sieurs de  celles  que  je  croyois  connoîire,  je  ne 
les  connoissois  point.  Dieu  soit  loué!  c'est  tou- 
jours apprendre  quelque  chose  que  d'apprendre 
qu'on  ne  sait  rien.  Le  messager  attend  et  me 
presse;  il  faut  finir.  Bonjour,  mon  cher  hôte  ; 
je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


AU  MÊME. 

Motiers,  le  29  juin  1765. 

Savez-vous,  mon  cher  hôte,  que  vous  me 
gâtez  si  fort,  qu'il  me.-t  désormais  fort  pénible 
de  vivre  éloigné  de  vous?  Depuis  deux  jours 
que  je  suis  de  retour,  il  m'ennuie  déjà  de  ne 
point  vous  voir.  Je  songe,  en  conséquence,  à 
redescendre  dès  demain,  et  voici  un  arrange- 
ment qui  fait  à  présent  mon  château  en  Espa- 
gne, et  qui  se  réalisera  ou  se  réformera  selon 
que  le  temps,  votre  santé  et  votre  volonté  me  le 
permettront. 

Si  le  temps  se  remet  a»ijourdhui,  nous  des- 
cendrons demain,  M.  d'Ivernois,  mademoiselle 
I.e  Vasseur,  et  moi;  et,  comme  il  n'est  question 

T.  IV. 


que  d'une  nuit,  pour  no  pas  nous  séparer  nous 
coucherons  à  l'auberge.  Kc  lundi ,  j'irai  avec 
M.  d'Ivornois  faire  une  promenade, d'où  nous 
serons  de  retour  le  Icndem.iin.  M.  o  Ivornois 
continuera  son  voyage,  et  moi  j'irai  avec  ma- 
demoiselle Le  Vasseur  voir  la  maison  de  Cres- 
sier.  Nous  pourrons  y  séjourner  un  jour  ou 
deux,  si  nous  trouvons  des  lits,  pour  avoir  le 
temps  d'aller  voir  l'île;  puis  nous  reviendrons. 
Mademoiselle  Le  Vasseur  s'en  retournera  à 
Motiers,  et  moi  j'attendrai  près  de  vous  que 
nous  puissions  faire  la  caravane  du  Creux  du 
vent,  après  quoi  chacun  s'en  retournera  à  ses 
affaires. 

Comme  la  petite  course  que  je  dois  faire  avec 
M.  d'Ivernois  me  rapproche  du  pont  de  Thielle, 
je  pourrois  de  là  me  rendre  directement  à 
Cressier,  et  mademoiselle  Le  Vasseur  s'y  ren- 
dre aussi,  de  son  côté,  si  elle  trouvoit  une  voi- 
ture, ou  que  vous  pussiez  lui  en  prêter  une. 

Tous  ces  arrangemens  un  peu  précipités 
sont  inévitables,  sans  quoi,  restant  ici  quelques 
jours  encore,  je  suis  intercepté  pour  le  reste  de 
la  belle  saison.  Il  faut  même,  en  supposant  leur 
exécution  possible,  que  le  secret  en  demeure 
entre  nous,  sans  quoi  nous  serons  poursuivis, 
où  que  nous  soyons,  par  les  gens  qui  me  vien- 
dront voir,  et  qui,  ne  me  trouvant  pas  ici,  me 
chercheront  où  que  je  sois.  Au  reste,  mon  état 
est  si  sensiblement  empiré  depuis  mon  retour 
ici,  que  je  crains  beaucoup  d'y  passer  l'hiver, 
et  que,  malgré  tous  les  embarras,  si  Ciessier 
peut  être  prêt  au  commencement  d'octobre,  je 
suis  déterminé  à  m'y  transplanter. 

Je  vous  écris  à  la  hâte,  mon  très-cher  hôte, 
accablé  de  petits  tracas  qui  m'excèdent.  Comme 
mon  voyage  dépend  du  temps,  qui  paroît  se 
brouiller,  il  n'est  pas  sûr  que  j'arrive  demain 
à  Neuchâtel.  A  tout  événement,  vous  pourriez 
envoyer  demain  au  soir  à  la  Couronne,  et,  si 
j'y  suis  arrivé,  m'y  faire  passer  vos  observa- 
tions sur  les  arrangemens  proposés  ;  car, 
comme  j'arriverai  le  soir  pour  repartir  le  ma- 
tin, je  ne  veux  pas  même  qu'on  me  voie  dans 
les  rues.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


AU   MÊME. 
A  l'ile  de  la  Moite,  le  4  juillet  1763. 

Je  suis,  mon  cher  hôte  et  mon  ami,  dans 

56 


5G2 


CORRESPONDANCE. 


l'île,  et  je  compte  y  rester  quelques  jours,  jus- 
qu'à ce  que  j'y  reçoive  de  vos  nouvelles.  J'ima- 
gine qu'il  ne  vous  sera  pas  difficile  de  m'en  don- 
ner par  le  canal  de  M.  le  major  Chambrier.  Au 
premier  signe,  je  vous  rejoins  :  c'est  à  vous  de 
voir  en  quel  temps  vous  aurez  plus  de  loisir  à 
me  d')nner.  Ne  soyez  point  inquiet  de  me  savoir 
ici  seul.  J'y  attendrai  de  vos  nouvellesavec  em- 
pressement ,  mais  sans  impatience.  J'emploie- 
rai ce  loisir  à  repasser  un  peu  les  événemens 
de  ma  vie  et  à  préparer  mes  Confessions.  Je 
souhaite  de  consommer  un  ouvra^je  où  je  pour- 
rai parler  de  mon  cher  hôte  d'une  manière  qui 
contente  mon  cœur.  Bonjour. 


AU   MÊME. 
A  Brot,  le  lundi  15  juillet  1765. 

Vos  gens ,  mon  cher  hôte ,  ont  été  bien 
mouillés  et  le  seront  encore,  de  quoi  je  suis 
bien  fâché  :  ainsi  trouvant  ici  un  char  à  banc, 
je  ne  les  mènerai  pas  plus  l>>in. 

Je  pars  le  cœur  plein  de  vous,  et  aussi  em- 
pressé de  vous  revoir  que  si  nous  ne  nous  étions 
vus  depuis  long  temps.  Puissé-je  apprendre  à 
notre  première  entrevue  que  tous  vos  tracas 
sont  finis  et  que  vous  avez  l'esprit  aussi  tran- 
quille que  votre  honnête  cœur  doit  être  con- 
tent de  lui-même  et  serein  dans  tous  les  temps  ! 
La  cérémonie  de  ce  matin  met  dans  le  mien  la 
satisfaction  la  plus  douce.  Voilà ,  mon  cher 
hôte,  les  traits  qui  me  peignent  au  vrai  l'âme 
de  mylord  maréchal ,  et  me  montrent  qu'il 
connoit  la  mienne.  Je  ne  connois  personne  plus 
fait  pour  vous  aimer  et  pour  être  aimé  devons. 
Comment  ne  verrois-je  pas  enfin  réunis  tous 
ceux  qui  m'aiment?  ils  sont  dignes  de  s'aimer 
tous.  Je  vous  embrasse. 

Mademoiselle  Le  Vasseur  est  pénétrée  do  vos 
bontés,  et  veut  absolument  que  je  vous  le  dise. 


A  M.   D  IVERNOIS. 


Motiers,  le  20  juillet  «763. 


J'arrive  il  y  a  trois  jours;  je  reçois  vos  lettres, 
vos  envois,  M.  Chappuis,  etc.  Mille  remercî- 
mens.  Je  vous  renvoie  les  deux  lettres.  J'ai  bien 


les  bilboquets ,  mais  je  ne  puis  m'en  servir, 
parce  que ,  outre  que  les  cordons  sont  trop 
courts,  je  n'en  ai  point  pour  changer  et  qu'ils 
s'usent  très-promptement. 

Je  vous  remercie  aussi  du  livre  de  M.  Clapa- 
rède  (*).  Comme  mes  plantes  et  mon  bilboquet 
me  laissent  peu  de  temps  à  perdre,  je  n'ai  lu 
ni  ne  lirai  ce  livre,  que  je  crois  fort  beau.  Mais 
ne  m'envoyez  plus  de  tous  ces  beaux  livres  ;  car 
je  vous  avoue  qu'ils  m'ennuient  à  la  mort  et 
que  je  n'aime  pas  à  m'ennuyer. 

Mille  salutations  à  M.  Deluc  et  à  sa  famille.  Je 
le  remercie  du  soin  qu'il  veut  bien  donner  à 
l'optique.  Je  n'ai  point  d'estampes.  Je  le  prie 
d'en  faire  aussi  l'empiète,  et  de  les  choisir 
belles  et  bien  enluminées;  car  je  n'aurai  pas  le 
temps  de  les  enluminer.  Une  douzaine  me  suf- 
fira quant  à  présent  :  je  souhaite  que  l'illusion 
so*it  parfaite,  ou  rien. 

Mademoiselle  Le  Vasseur  a  reçu  votre  en- 
voi, dont  elle  vous  fait  ses  remercîmens,  et 
moi  mes  reproches.  Vous  êtes  un  donneur  in- 
supportable ;  il  n'y  a  pas  moyen  de  vivre  avec 
vous. 

J'ai  passé  huit  ou  dix  jours  charmans  dans 
l'île  de  Saint-Pierre,  mais  toujours  obsédé  d'im- 
portuns :  j'excepte  de  ce  nombre  M.  deCraf- 
fenried,  bailli  de  Nidau,  qui  est  venu  dîner 
avec  moi;  c'est  un  homme  plein  d'esprit  et  de 
connoissances,  titré,  très-opulent,  et  qui,  mal- 
gré cela,  me  paroît  penser  très-bien  et  dire 
tout  haut  ce  qu'il  pense. 

Je  reçois  à  l'instant  vos  lettres  et  envois 
des  ^  6  et  ^  7.  Je  suis  surchargé,  accablé,  écrasé 
de  visites,  de  lettres  et  d'affaires,  malade  par- 
dessus le  marché;  et  vous  voulez  que  j'aille  à 
Morges  m'aboucher  avec  M.  Vernes  !  il  n'y  a 
ni  possibilité  ni  raison  à  cela.  Laissez- lui  faire 
ses  perquisitions;  qu'il  prouve,  et  il  sera  con- 
tent de  moi  :  mais  en  attendant  je  ne  veux  nul 
commerce  avec  lui.  Vous  verrez  à  votre  pre- 
mier voyage  ce  que  j'ai  fîiit;  vous  jugerez  de 
mes  preuves  et  de  celles  qui  peuvent  les  dé- 
truire. En  attendant  je  n'ai  rien  publié;  je  ne 
publierai  rien  sans  nouveau  sujei  de  parler.  Je 
pardonne  de  tout  mon  cœur  à  M.  Vernes , 

(*)  C'étoit  un  professeur  de  théologie  à  Genève.  11  est  auteur 
de  plusieurs  ouvrages  relatifs  à  cette  science-  Celui  dont  il 
s'agit  ici  avoit  pour  titre  Considérait  ns  sur  les  Miracles, 
176S.  in-X».  G.  P. 


ANNÉE  «765. 


565 


même  en  le  supposant  coupable  :  je  suis  fAchè 
de  lui  avoir  nui;  je  ne  veux  plus  lui  nuire,  à 
moins  que  je  n'y  sois  forcé.  Je  donnerois  tout 
au  monde  pour  le  croire  innocent,  afin  qu'il 
connût  mon  coeur  et  qu'il  vît  comment  je  ré- 
pare mes  torts.  Mais  avant  de  le  déclarer  inno- 
cent il  faut  que  je  le  croie  ;  et  je  crois  si  décidé- 
ment !e  contraire,  que  je  n'imagine  pas  même 
comment  il  pourra  me  dépersuader.  Qu'il 
prouve,  et  je  suis  à  ses  pieds.  Mais,  pour  Dieu, 
s'il  est  coupable,  conseillez-lui  de  se  taire  ;  c'est 
pour  lui  le  meilleur  parti.  Je  vous  embrasse. 

Notre  archiprêtrc  {*)  fait  imprimer  à  Yverdun 
une  réponse  que  le  magistrat  de  Neuchâtel  a 
refusé  la  permission  d'imprimer  à  cause  des 
personnalités.  Je  suis  bien  aise  que  toute  la 
terre  connoisse  la  frénésie  du  personnage.  Vous 
savez  que  le  colonel  Pury  a  été  fait  conseiller 
d'état.  Si  notre  homme  ne  sent  pas  celui-là,  il 
faut  qu'il  soit  ladre  comme  un  vieux  porc. 

Ma  lettre  a  par  oubli  retardé  d'un  ordinaire. 
Tout  bien  pensé  j'abandonne  l'optique  pour  la 
botanique  :  et  si  votre  ami  étoit  à  portée  de  me 
faire  faire  les  petits  outils  nécessaires  pour  la 
dissection  des  fleurs,  je  serois  siir  que  son  in- 
telligence suppléeroit  avantageusement  à  celle 
des  ouvriers.  Ces  outils  consistent  dans  trois 
ou  quatre  microscopes  de  différens  foyers,  de 
petites  pinces  délicates  et  minces  pour  tenir  les 
fleurs,  des  ciseaux  très-fins,  canifs  et  lancettes, 
pour  les  découper.  Je  serois  bien  aise  d'avoir  le 
tout  à  double,  excepté  les  microscopes,  parce 
qu'il  y  a  ici  quelqu'un  qui  a  le  même  goût  que 
moi  et  qui  a  été  mal  servi. 


AU  MÊME 


Motiers,  le  I"  août  <7<i5. 

Si  votis  n'êtes  point  ennuyé,  monsieur,  de 
mériter  des  remercîmens,  moi  je  suis  ennuyé 
d'en  faire  ;  ainsi  n'en  parlons  plus.  Je  suis,  en 
vérité,  fort  embarnissé  de  l'emploi  du  présent 
de  mademoiselle  votre  fille.  La  bonté  qu'elle  a 
eue  de  s'occuper  de  moi  mérite  que  je  m'en 
fasse  honneur,  et  je  n'ose.  Je  suis  à  la  fois  vain 
et  sot  ;  c'est  trop;  il  faudroit  choisir.  Je  crois 
que  je  prendrai  le  parti  de  tourner  la  chose 


(*)  MonhnolUn. 


G.  P. 


en  plaisanterie,  et  de  dire  qu'une  jeune  demoi- 
selle m'enchaîne  par  les  poignets  ("). 

Je  suis  indigné  de  l'insultante  lettre  du  mi- 
nistre :  il  vous  croit  le  cœur  assez  bas  pour  pen- 
ser comme  lui.  Il  est  inutile  que  je  vous  envoie 
ce  que  je  I  ui  écrirois  à  votre  place  ;  vous  ne  vous 
en  serviriez  pas.  Suivez  vos  propres  mouve- 
mens  ;  vous  trouverez  assez  ce  qu'il  faut  lui  dire, 
et  vous  le  lui  direz  moins  durement  que  moi. 

M.  Deluc  est  en  vérité  trop  complaisant  de 
se  prêter  ainsi  à  toutes  mes  fantaisies;  mais  je 
vous  avoue  qu'il  ne  sauroit  me  faire  plus  de 
plaisir  que  de  vouloir  bien  s'occuper  de  mes 
petits  instrumens.  Je  raffole  de  la  botanique; 
cela  ne  fait  qu'empirer  tous  les  jours;  je  n'ai 
plus  que  du  foin  dans  la  tête  :  je  vais  devenir 
plante  moi-même  un  de  ces  matins,  et  je  prends 
déjà  racine  à  Motiers,  en  déi)it  de  l'archiprêtre 
qui  continue  d'ameuter  la  canaille  pour  m'en 
chasser. 

J'ai  grande  envie  de  voir  M.  de  Conzié,  mais 
je  ne  compte  pas  pouvoir  aller  à  sa  terre  pour 
cette  année  :  j'ai  regret  aux  plaisirs  dont  cela 
me  prive;  mais  il  faut  céder  à  la  nécessité. 

Les  lettres  de  l'archiprêtre  sont,  à  ce  qu'on 
dit,  imprimées;  je  sais  pourquoi  elles  ne  pa- 
roissent  pas.  Il  est  étonnant  que  vous  ayez  cru 
que  je  lui  ferois  l'honneur  de  lui  répondre; 
serez-vous  toujours  la  dupe  de  ces  bruiis-là? 

Mes  respects  à  madame  d'Ivernois.  Recevez 
ceux  de  mademoiselle  Le  Vasseur  et  les  saluta- 
tions de  celui  quivous  aime. 


A  MADEMOISELLE  d'IVERNOIS. 

Motifrs,  le  T'  août  17(5. 

Vous  me  remerciez,  mademoiselle,  du  pré- 
sent que  vous  me  faites  ;  et  moi  je  devrois  vous 
le  reprocher  :  car  si  je  vous  fais  aimer  le  tra- 
vail, vous  me  faites  aimer  le  luxe:  c'est  rendre 
le  mal  pour  le  bien.  Je  puis,  il  est  vrai,  vous 
remercier  d'un  autre  miracle  aussi  grand  et 
plus  utile  ;  c'est  de  me  rendre  exact  à  répondre 
et  de  me  donner  du  plaisir  à  l'être.  J'en  aurai 
toujours,  mademoiselle,  à  vous  témoigner  ma 
reconnoissance  et  à  mériter  votre  amitié. 

(*)  Elle  a  voit  envoyé  à  Rousseau  une  paire  de  manchettes. 

a.  p. 


nu 


CORRESPONDANCE. 


Mes  respects,  je  vous  prie,  à  la  très-bonne 
nuiman. 


A   M.    DU   PEYROU  (*). 


Motiers-Travers,  le  8  août  1765. 


Non,  monsieur,  jamais,  quoi  que  l'on  en 
dise,  je  ne  me  repentirai  d'avoir  loué  M.  de 
MontmollinJ'ai  loué  de  lui  ce  que  j'en  connois- 
sois,  sa  conduite  vraiment  pastorale  envers 
moi;  je  n'ai  point  loué  son  caractère,  que  je  ne 
connoissois  pas;  je  n'ai  point  loué  sa  véracité, 
sa  droiture.  J'avouerai  même  que  son  exté- 
rieur, qui  ne  lui  est  pas  favorable,  son  ton, son 
air,  son  regard  sinistre,  me  repoussoient  mal- 
{»ré  moi:  j'étois  étonné  de  voir  tant  de  douceur, 
d'humanité,  de  vertus,  se  cacher  sous  une  aussi 
sombre  physionomie;  mais  j'étouffois  ce  pen- 
chant injuste.  Falloit-il  juger  d'un  homme  sur 
des  signes  trompeurs  que  sa  conduite  démentoit 
si  bien  ?  falloil-il  épier  malignement  le  principe 
secret  d'une  tolérance  peu  attendue?  Je  hais 
cet  art  cruel  d'empoisonner  les  bonnes  actions 
d'autrui,  et  mon  cœur  ne  sait  point  trouver  de 
mauvais  motifs  à  ce  qui  est  bien.  Plus  jesentois 
en  moi  d'éloignement  pour  M.  de  Montmollin, 
plus  je  cherchois  à  le  combattre  par  la  recon- 
noissance  que  je  lui  devois.  Supposons  dere- 
chef possible  le  même  cas,  et  tout  ce  que  j'ai 
fait  je  le  referoi*  encore. 

Aujourd'hui  M.  de  Montmollin  lève  le  mas- 
que et  se  montre  vraiment  tel  qu'il  est.  Sa  con- 
duite présente  explique  la  précédente.  Il  est 


(•)  Dans  cette  lettre  Rousseau  n'appelle  point  Du  Peyrou 
vwn  cher  hôte,  parce  qu'elle  est  écrite  exprès  pour  être  rendue 
j)nbli(|ue.  Déjà,  sans  se  nommer,  et  sous  le  titre  de  Lettres  à 
M*",  Pu  Peyron  avoit,  de  concert  avec  Rousseau  et  guidé  par 
lui.  comme  on  Ta  vu  par  les  lettres  précédeutes  des  12,  15  et 
22  avril,  publié  dans  le  même  mois  l'apologie  de  son  auii,  apo- 
logie à  laquelle  Monlmotlin  avoit  répliqué  longuement  et  avec 
violence,  sous  le  titre  de  i{t7»«/«<iort  dubbelleintUulé  Lktthe 
A  M  "*'.  C'est  de  cet  écrit  de  Montmollin  (ju'il  estquesiion  dans 
le  cours  de  la  présente  lettre.  Encouragé  parcelle  ci,  et  décidé, 
d'après  le  conseil  de  Roussca  s  à  ne  plus  garder  l'anonyme,  Du 
reyrou  publia,  dans  le  mois  d'août  suivant,  et  sous  le  titre  de 
Lettre  à  nnjlord  comte  de  Weniiss,  une  seconde  lettre  à  l'ap- 
pui (le  sa  première,  et  dans  le?  pièces  justificatives  qu'il  y  joi- 
gnit il  lit  entrer  la  Lettre  de  Rousseau  reproduite  ici.  Enfin  en 
septembre  suivant,  peu  de  jours  après  la  lapidation  de  Mo- 
tiers,  et  sous  le  même  titre  que  celui  de  sa  seconde  lettre,  Du 
Peyrou  en  a  publié  une  troisième,  dans  laquelle  il  fait  le  récit 
de  cet  événement.  Os  trois  lettres  de  Du  Peyrou,  et  la  réfuta- 
tion de  Montmollin,  ont  été  réunie»  et  réimprimées  à  Lon- 
dres, avec  toutes  leurs  annexes,  in-12,  1766.  G,  P. 


clair  que  sa  prétendue  tolérance,  qui  le  quitte 
au  moment  qu'elle  eût  été  le  plus  juste,  vient 
de  la  même  source  que  ce  cruel  zèle  qui  l'a  pris 
subitement.  Quel  étoit  son  objet,  quel  est-il  à 
présent?  je  l'ignore;  je  sais  seulement  qu'il  ne 
sauroit  être  bon.  Non-seulement  il  m'admet 
avec  empressement,  avec  honneur  à  la  commu- 
nion, mais  il  me  recherche,  me  prône,  me  fête, 
quand  je  parois  avoir  attaqué  de  gaîté  de  cœur 
le  christianisme  :  et  quand  je  prouve  qu'il  est 
faux  que  je  l'aie  attaqué,  qu'il  est  faux  du  moins 
que  j'aie  eu  ce  dessein,  le  voilà  lui-même  atta- 
quant brusquement  ma  sûreté,  ma  foi,  ma  per- 
sonne; il  veut  m'excommunier,  me  proscrire; 
il  ameute  la  paroisse  après  moi,  il  me  poursuit 
avec  un  acharnement  qui  tient  de  la  rage.  Ces 
disparates  sont-elles  dans  son  devoir?  Non;  la 
charité  n'est  point  inconstante,  la  vertu  ne  se 
contredit  point  elle-même,  et  la  conscience  n'a 
pas  deux  voix.  Après  s'être  montré  si  peu  tolé- 
rant, il  s'étoit  avisé  trop  tard  de  l'être  ;  cotte  af- 
fectation ne  lui  alloit  point  :  et,  comme  elle  n'a- 
busoit  personne,  il  a  bien  fait  de  rentrer  dans 
son  état  naturel.  En  détruisant  son  propre  ou- 
vrage,en  me  faisant  plus  de  mal  qu'il  ne  m'avoit 
fait  de  bien,  il  m'acquitte  envers  lui  de  toute 
rcconnoissance;  je  ne  lui  dois  plus  que  la  vé- 
rité, je  me  la  dois  à  moi-même;  et,  puisqu'il 
me  force  à  la  dire,  je  la  dirai. 

Vous  voulez  savoir  au  vrai  ce  qui  s'est  passé 
entre  nous  dans  celle  affaire.  M.  de  Montmollin 
a  fait  au  public  sa  relation  en  homme  d'église, 
et  trempant  sa  plume  dans  ce  miel  empoisonné 
qui  tue,  il  s'est  ménagé  tous  les  avantages  de 
son  état.  Pour  moi,  monsieur,  je  vous  ferai  la 
mienne  du  ton  simple  dont  les  gens  d'honneur 
se  parlent  entre  eux.  Je  ne  m'étendrai  point  en 
protestations  d'être  sincère;  je  laisse  à  voire 
esprit  sain,  à  voire  cœur  ami  de  la  vérité,  le 
soin  de  la  démêler  entre  lui  et  moi. 

Je  ne  suis  point,  grâces  au  ciel,  de  ces  gens 
qu'on  fête  et  que  l'on  méprise  ;  j'ai  l'honneur 
d'être  de  ceux  que  l'on  estime  et  qu'on  chasse. 

Quand  je  me  réfugiai  dans  ce  pays,  je  n'y  ap- 
portai de  recommandation  pour  personne,  pas 
même  pour  mylord  maréchal.  Je  n'ai  qu'une 
recommandation  que  je  porte  partout,  et  près 
de  mylord  maréchal  il  n'en  faut  point  d'autre. 
Deux  heures  après  mon  arrivée,  écrivant  à 
S.  E.  pour  l'en  informer  et  me  mettre  sous  sa 


ANNÉE  1765. 


5G5 


protection,  je  vis  entrer  un  homme  inconnu 
qui ,  s'étant  nommé  le  pasteur  du  lieu,  me  fil 
des  avances  de  toute  espèce,  et  qui,  voyant  que 
j'écrivois  à  mylord  maréchal,  m'offrit  d'ajou- 
ter de  sa  main  quelques  lignes  pour  me  recom- 
mander. Je  n'acceptai  point  cette  offre  :  ma 
lettre  partit,  et  j'eus  l'accueil  que  peut  espérer 
l'innocence  opprimée,  partout  où  régnera  la 
vertu. 

Comme  je  ne  m'attendois  pas  dans  la  circon- 
stance à  trouver  un  pasteur  si  liant,  je  contai 
dès  le  même  jour  cette  histoire  à  tout  le  monde, 
et  entre  autres  à  M.  le  colonel  Hoguin ,  qui, 
plein  pour  moi  dos  bontés  les  plus  tendres, 
avoit  bien  voulu  m'accompagnor  jusqu'ici. 

Les  empressemens  de  M.  de  Montmollin  con- 
tinuèrent :  je  crus  devoir  en  profiter  ;  et,  voyant 
approcher  la  communion  de  septembre,  je  pris 
le  parti  do  lui  écrire  pour  savoir  si,  malgré  la 
rumeur  publique ,  je  pouvois  m'y  présenter. 
Je  préférai  une  lettre  à  une  visite  pour  éviter 
les  explications  verbales  qu'il  auroit  pu  vouloir 
pousser  trop  loin.  C'est  même  sur  quoi  je  tâ- 
chai de  le  prévenir  ;  car  déclarer  que  je  ne  vou- 
lois  ni  désavouer  ni  défendre  mon  livre,  c'étoit 
dire  assez  que  je  ne  voulois  entrer  sur  ce  point 
dans  aucune  discussion.  Et  en  effet,  forcé  de 
défendre  mon  honneur  et  ma  persoime  au  sujet 
de  ce  livre  ,  j'ai  toujours  passé  condanmaiion 
sur  les  erreurs  qui  pouvoient  y  être,  me  bor- 
nantàmonirerqu'ellesne  prouvoicntpointque 
l'auteur  voulût  attaquer  le  christianisme,  et 
qu'on  avoit  tort  de  le  poursuivre  criminelle- 
ment pour  cela. 

M.  de  Moutmollin  écrit  que  j'allai  le  lende- 
main savoir  sa  réponse  :  c'est  ce  que  j'aurois 
fait  s'il  ne  fi!(t  venu  me  l'apporter.  Ma  mémoire 
peut  me  tromper  sur  ces  bagatelles;  mais  il  me 
préviut,  ce  me  semble  ;  et  je  me  souviens  au 
moins  que  par  les  démonstrations  de  la  plus 
vive  joie  il  me  marqna  combien  ma  démarche 
lui  faisoit  de  plaisir.  Il  me  dit  en  propres  ter- 
mes que  lui  et  son  troupeau  s  en  tenoient  hono- 
rés, et  que  cette  démarche  inespérée  alloit 
édifier  tous  les  fidèles.  Ce  moment,  je  vous  l'a- 
voue, fut  un  des  plus  doux  de  ma  vie.  Il  faut 
connoitre  tous  mes  malheurs,  il  faut  avoir 
éprouvé  les  peines  d'un  cœur  sensible  qui  perd 
tout  ce  qui  lui  étoit  cher,  pour  juger  combien 
il  m'étoil  consolant  de  tenir  à  une  société  de 


frères  qui  me  dédommageroit  des  pertes  que 
j'avois  faites,  et  des  amis  que  je  ne  pouvois  plus 
cultiver.  Il  me  sembloit  qu'uni  de  cœur  avec  ce 
petit  troupeau  dans  un  culte  affectueux  et  rai- 
sonnable ,  j'oublierois  plus  aisément  tous  mes 
ennemis.  Dans  les  premiers  temps  je  m'alten- 
drissois  au  temple  jusqu'aux  larmes.  N'ayant 
jamais  vécu  chez  les  protestans,  je  m'étois  fait 
d'eux  et  de  leur  clergé  des  images  angéliques  ; 
ce  culte  si  simple  et  si  pur  étoit  précisément  ce 
qu'il  falloit  à  mon  cœur  ;  il  me  sembloit  fait  ex- 
près pour  soutenir  le  courage  et  l'espoir  des 
malheureux  ;  tous  ceux  qui  le  partageoient  me 
sembloient  autant  de  vrais  chrétiens  unis  entre 
eux  parla  plus  tendre  charité.  Qu'ils  m'ont  bien 
guéri  d'une  erreur  si  douce  !  Mais  enfin  j'y  étois 
alors,  et  c'étoit  d'après  mes  idées  que  je  jugeois 
du  prix  d'être  admis  au  milieu  deux. 

Voyant  que  durant  cette  visite  M.  de  Mont- 
mollin ne  me  disoit  rien  sur  mes  sentimens  en 
matière  de  foi,  je  crus  qu'il  réservoit  cet  entre- 
tien pour  un  autre  temps,  et  sachant  combien 
ces  messieurs  sont  enclins  à  s'arroger  le  droit 
qu'ils  n'ont  pas  déjuger  de  la  foi  des  chrétiens, 
je  lui  déclarai  que  je  n'eritendois  me  soumettre 
à  aucune  interrogation  ni  à  aucun  éclaircisse- 
ment quel  qu'il  pût  être.  Il  me  répondit  qu  il 
n'en  exigeroit  jamais,  et  il  m'a  là-dessus  si  bien 
tenu  parole,  je  l'ai  toujours  trouvé  si  soigneux 
d'éviter  toute  discussion  sur  la  doctrine,  que 
jusqu'à  la  dernière  affaire,  il  ne  m'en  a  jamais 
dit  un  seul  mot,  quoiqu'il  me  soit  arrivé  de  lui 
en  parler  quelquefois  moi-même. 

Ia's  choses  se  passèrent  de  cette  sorte  tant 
avant  qu'après  la  communion  ;  toujours  même 
empressement  de  la  part  de  M.  de  Montmollin, 
et  toujours  même  silence  sur  les  matières  Ihéo- 
logiques.  Il  portoit  même  si  loin  l'esprit  de 
tolérance,  et  le  montroit  si  ouvertement  dans 
ses  sermons,  qu'il  m'inquiétoit  quelquefois  pour 
lui-même.  Comme  je  lui  étois  sincèrement  atta- 
ché ,  je  ne  lui  déguisois  point  mes  alarmes,  et 
je  me  souviens  qu'un  jour  qu'il  prêchoit  très- 
vivement  contre  l'intolérance  des  protestans, 
je  fus  très-effrayé  de  lui  entendre  soutenir  avec 
chaleur  que  l'Église  réformée  avoit  grand  be- 
soin d'une  réformation  nouvelle,  tant  dans  la 
doctrine  que  dans  les  mœurs.  Je  n'imaginois 
guère  alors  qu'il  fourniroit  dansf)eu  lui-même 
une  si  grande  preuve  de  ce  besoin. 


ÎÎ66 


COKUESPONDANCE. 


j  Sa  tolérance  et  I  honneur  qu'elle  lui  faisoit 
dans  le  monde  excitèrent  la  jalousie  de  plu- 
sieurs de  ses  confrères ,  surtout  à  lienève.  Ils 
ne  cessèrent  de  le  harceler  par  des  reproches, 
et  de  lui  tendre  des  pièges  où  il  est  à  la  fin 
tombé.  J'en  suis  fâché,  mais  ce  n'est  assuré- 
ment pas  ma  faute.  Si  M.  de  Montmollin  eût 
voulu  soutenir  une  conduite  si  pastorale  par 
des  moyens  qui  en  fussent  dignes ,  s'il  se  fût 
contenté,  pour  sa  défense,  d'employer  avec 
courage,  avec  franchise,  les  seules  armes  du 
christianisme  et  de  la  vérité  ,  quel  exemple  ne 
donnoit-il  point  à  l'Église,  à  l'Europe  entière  i 
quel  triomphe  ne  s'assuroit-il  point  !  H  a  pré- 
féré les  armes  de  son  métier,  et  les  sentant 
mollir  contre  la  vérité,  pour  sa  défense,  il  a 
voulu  les  rendre  offensives  en  m'aitaquant.  Il 
s'est  trompé,  ces  vieilles  armes,  fortes  contre  qui 
les  craint,  foibles  contre  qui  les  brave,  se  sont 
brisées.  Il  s'étoit  mal  adressé  pour  réussir. 

Quelques  mois  après  mon  admission  ,  je  vis 
entrer  un  soir  M.  de  Montmollin  dans  ma  cham- 
bre; il  avoit  l'air  embarrassé;  il  s'assit  et  garda 
long-temps  le  silence;  il  le  rompit  enfin  par  un 
de  ces  longs  exordes  dont  le  fréquent  besoin 
lui  a  fait  un  talent.  Venant  ensuite  à  son  sujet, 
il  me  dit  que  le  parti  qu'il  avoit  pris  de  m'ad- 
mettre  à  la  communion  lui  avoit  attiré  bien  des 
chagrins  et  le  blâme  de  ses  confrères,  qu'il  étoit 
réduit  à  se  justifier  là-dessus  d'une  manière  qui 
pût  leur  fermer  la  bouche,  et  que  si  la  bonne 
opinion  qu'il  avoit  de  mes  sentimens  lui  avoit 
fait  supprimer  les  explications  qu'à  sa  place  un 
autre  auroit  exigées,  il  ne  pouvoit,  sans  se 
compromettre,  laisser  croire  qu'il  n'en  avoit  eu 
aucune. 

Là-dessus,  tirant  doucement  un  papier  de  sa 
poche,  il  se  mit  à  lire,  dans  un  projet  de  let- 
tre à  un  ministre  de  Genève,  des  détails  d'en- 
tretiens qui  n'avoient  jamais  existé,  mais  où  il 
plaçoit,  à  la  vérité  fort  heureusement,  quelques 
mots  par-ci  par-là,  dits  à  la  volée  et  sur  un  tout 
autre  objet.  Jugez,  monsieur,  de  mon  étonne- 
ment;  il  fut  tel  quejeus  besoin  d<î  toute  la  lon- 
gueur de  celle  lecture  pour  me  remettre  en 
l'écoutant.  Dans  les  endroits  où  la  fiction  étoit 
la  plus  forte  ,  il  s'interrompoit  en  me  disant  : 
Vous  sentez  la  nécessité...  7na  sitvation...  ma 
place...  il  faut  bien  un  peu  se  prêter.  Celte  let- 
tre, au  reste,  étoit  faite  avec  assez  d'adresse, 


et,  à  peu  de  chose  près,  il  avoit  grand  soi» 
de  ne  m'y  faire  dire  que  ce  que  j'aurois  pu  dire 
en  effet.  En  finissant  il  me  demanda  si  j'ap- 
prouvois  cette  lettre,  et  s'il  pouvoit  l'envoyer 
telle  qu'elle  étoit. 

Je  répondis  que  je  le  plaignois  d'être  réduit 
à  de  pareilles  ressources  ;  que,  quant  à  moi,  je 
ne  pouvois  rien  dire  de  semblable  ;  mais  que, 
puisque  c'éloit  lui  qui  se  chargeoit  de  le  dire, 
c'étoit  son  affaire  et  non  pas  la  mienne  ;  que  je 
n'y  voyois  rien  non  plus  que  je  fusse  obligé  de 
démentir.  Comme  tout  ceci,  reprit-il,  ne  peut 
nuire  à  personne ,  et  peut  vous  être  utile  arnsi 
qu'à  moi,  je  passe  aisément  sur  un  petit  scru- 
pule qui  ne  feroit  qu'empêcher  le  bien  ;  mais 
dites-moi,  au  surplus,  si  vous  êtes  content  de 
celte  lettre,  et  si  vous  n'y  voyez  rien  à  chan- 
ger pour  qu'elle  soit  mieux.  Je  lui  dis  que  je  la 
trouvois  bien  pour  la  fin  qu'il  s'y  proposoit.  Il 
me  pressa  tant,  que,  pour  lui  complaire,  je 
lui  indiquai  quelques  légères  corrections  qui  ne 
signifioient  pas  grand'chose.  Or  il  faut  savoir 
que,  de  la  manière  dont  nous  étions  assis,  l'é- 
critoire  étoit  devant  M.  de  Montmollin  ;  mais 
durant  tout  ce  petit  colloque,  il  la  poussa  comme 
par  hasard  devant  moi  ;  et  comme  je  tenois  alors 
sa  lettre  pour  la  relire,  il  me  présenta  la  plume 
pour  faire  les  changemens  indiqués;  ce  que  je 
fis  avec  la  simplicité  que  je  mets  à  toute  chose. 
Cela  fait,  il  mit  son  papier  dans  sa  poche,  et 
s'en  alla. 

Pardonnez-moi  ce  long  détail  ;  il  étoit  né- 
cessaire. Je  vous  épargnerai  celui  de  mon  der- 
nier entrelien  avec  M.  de  Montmollin,  qu'il  est 
plus  aisé  d'imaginer.  Vous  comprenez  ce  qu'or 
peut  répondre  à  quelqu'un  qui  vient  froide- 
ment vous  dire  :  Monsieur,  j'ai  ordre  de  vous 
casser  la  tôte  ;  mais  si  vous  voulez  bien  vous 
casser  la  jambe,  peut-être  se  contentera-t-on  de 
cela.  M.  de  Montmollin  doit  avoir  eu  quelque- 
fois à  traiter  de  mauvaises  affaires;  cependant 
je  ne  vis  de  ma  vie  un  homme  aussi  embarrassé 
qu'il  le  fut  vis-à-vis  de  moi  dans  celle-là  :  rien 
n'est  plus  gênant  en  pareil  cas  que  d'être  aux 
prises  avec  un  homme  ouvert  et  franc  ,  qui . 
sans  combattre  avec  vous  de  subtilités  et  de 
ruses,  vous  rompt  en  visière  à  tout  moment» 
M.  de  Montmollin  assure  que  je  lui  dis  en  le  quit- 
tant que,  s'il  venoit  avec  de  bonnes  nouvel- 
les, je  l'embrasserois  ;  sinon  que  nous  nous 


ANNÉE  1765. 


567 


tournerions  le  dos.  J'ai  pu  dire  des  choses  équi-  { 
vnlenies,  mais  en  ternies  plus  honnêtes;   el  j 
quant  à  ces  dernières  expressions,  je  suis  très- 
sùr  de  ne  m'en  être  point  servi.  M.  de  Mont- 
mollin  peut  reconnotire  qu'il  ne  me  fait  pas  si 
aisément  tourner  le  dos  qu'il  l'avoit  cru. 

Quant  au  dévot  paihos  dont  il  use  pour 
prouver  la  nécessité  de  sévir,  on  sent  pour 
quelle  sorte  de  gens  il  est  fait,  et  ni  vous  ni 
Hioi  n'âvons  rien  à  leur  dire.  Laissant  à  part  ce 
jargon  d'inquisiteur,  je  vais  examiner  ses  rai- 
sons vis-à-vis  de  moi,  sans  entrer  dans  celles 
qu'il  pouvoit  avoir  avec  d'autres. 

Ennuyé  du  triste  métier  d'auteur,  pour  le- 
quel j'étois  si  peu  fait,  j'avois  depuis  long- 
temps résolu  d'y  renoncer.  Quand  l'Emile  pa- 
rut, j'avois  déclaré  à  tous  mes  amis  à  Paris,  à 
Genève  et  ailleurs,  que  c'étoit  mon  dernier  ou- 
vrage, et  qu'en  l'achevant  je  posois  la  plume 
pour  ne  la  plus  reprendre.  Beaucoup  de  lettres 
me  restent  où  l'on  chei  choit  à  me  dissuader  de 
ce  dessein.  En  arrivant  ici,  j'avois  dit  la  même 
chose  à  tout  le  monde,  à  vous-même  ainsi  qu'à 
M.  de  Montmollin.  Il  est  le  seul  qui  se  soit  avisé 
de  transformer  ce  propos  en  promesse,  et  de 
prétendre  que  je  m'étois  engagé  avec  lui  de  ne 
plus  écrire,  parce  que  je  lui  en  avois  montré 
l'intention.  Si  je  lui  disois  aujourd'hui  que  je 
compte  aller  demain  à  Neuchâtel,  prendroit-il 
acte  de  cette  parole,  et  si  j'y  manquois,  m'en 
feroit-il  un  procès?  C'est  la  même  chose  ab- 
solunient,  et  je  n'ai  pas  plus  songé  à  faire  une 
promesse  à  M.  de  Montmollin  qu'à  vous,  d'une 
résolution  dont  j'informois  simplement  l'un  et 
l'autre. 

M.  de  Montmollin  oseroit-il  dire  qu'il  ait  en- 
tendu la  chose  autrement?  oseroit-il  affirmer, 
comme  il  l'ose  faire  entendre,  que  c'est  sur  cet 
engagement  prétendu  qu'il  m'admit  à  la  com- 
munion? La  preuve  du  contraire  est  qu'à  la 
publication  de  ma  Lettre  à  M.  Carchevéque  de 
Paris,  M.  de  Montmollin,  loin  de  m'accuser  de 
lui  avoir  manqué  de  parole,  fut  très-content  de 
cet  ouvrage,  qu'il  en  fit  l'éloge  à  moi-même  el 
à  tout  le  monde,  sans  dire  alors  un  mot  de  cette 
fabuleuse  promesse  qu'il  m'accuse  aujourd'hui 
de  lui  avoir  faite  auparavant.  Remarquez  pour- 
tant que  cet  écrit  est  bien  plus  fort  sur  les  mys- 
tères et  même  sur  les  miracles  que  celui  dont 
il  fait  maintenant  tant  de  bruit  ;  remarquez 


encore  que  j'y  parle  de  même  en  mon  nom, 
et  non  plus  au  nom  du  vicaire.  Peut-on  cher- 
cher des  sujets  d'excommunication  dans  co 
dernier,  qui  n'ont  pas  même  été  des  sujets  de 
plainte  dans  l'autre? 

Quand  j'aurois  fait  à  M.  de  Montmollin  cette 
promesse,  à  laquelle  je  ne  songeai  de  ma  vie, 
prétendroit-il  qu'elle  fût  si  absolue  qu'elle  na 
supportât  pas  la  moindre  exception,  pas  même 
d'imprimer  un  mémoire  pour  ma  défense, 
lorsque  j'aurois  un  procès?  Et  quelle  exception 
m'étoit  mieux  permise  que  celle  où,  me  justi- 
fiant, je  le  justifiois  lui-même,  où  je  monirois 
qu'il  étoit  faux  qu'il  eût  admis  dans  son  I^.gliso 
un  agresseur  de  la  religion?  Quelle  promesse 
pouvoit  m'acquitter  de  ce  que  je  devois  à  d'au- 
tres et  à  moi-même?  Comment  pouvois-je 
supprimerunécritdêfcnsif  pour  mon  honneur, 
pour  celui  de  mos  anciens  compatriotes;  un 
écrit  que  tant  de  grands  motifs  rendoient  né- 
cessaire et  où  javois  à  remplir  de  si  saints  de- 
voirs? A  qui  M.  de  Montmollin  fera-t-il  croire 
que  je  lui  ai  promis  d'endurer  l'ignominie  ou 
silence?  A  présent  même  que  j'ai  pris  avec  un 
corps  respectable  un  engagement  formel,  qui 
est-ce,  dans  ce  corps,  qui  m'accuseroit  d'y 
manquer,  si,  forcé  par  les  outrages  de  M.  de 
Moutmollin,  je  prenois  le  parti  de  les  repousser 
aussi  publiquement  qu'il  ose  les  faire?  Quelque 
promesse  que  fasse  un  honnête  homme,on  n'exi- 
gera jamais,  on  présumera  bien  moins  encore, 
qu'elle  aille  jusqu'à  se  laisser  déshonorer. 

En  publiantles  Leltresécritesde  lamontagne, 
je  fis  mon  devoir  et  je  ne  manquai  point  à  M.  de 
Montmollin.  Il  en  jugea  lui-même  ainsi,  puis- 
que, après  la  publication  de  l'ouvrage,  dont  je 
lui  avois  envoyé  un  exemplaire,  il  ne  changea 
point  avec  moi  de  manière  d'agir.  Il  le  lut  avec 
plaisir,  m'en  parla  avec  éloge;  pas  un  mol 
qui  sentît  l'objection.  Depuis  lors  il  me  vit  long- 
temps encore,  toujours  de  la  meilleure  amitié; 
jamais  la  moindre  plainte  sur  mon  livre.  Ou 
parloit  dans  ce  temps-là  d'une  édition  générale 
de  mes  écrits  ;  non-seulementil  approu  voit  cette 
entreprise,  il  désiroit  même  s'y  intéresser  :  il 
me  marqua  ce  désir,  que  je  n'encourageai  pas, 
sachant  que  la  compagnie  qui  s'étoit  formée  s»> 
trouvoit  déjà  trop  nombreuse,  et  ne  vouloit 
plus  d'autre  associé.  Sur  mon  peu  d'empresse- 
ment, qu'il  remarqua  trop,  il  réfléchit  quel- 


ItAfi 


COKRESPOINDANGE. 


que  temps  après  que  la  bienséance  de  son  état 
ne  lui  perniettoit  p«is  d'entrer  dans  cette  en- 
treprise. C'est  alors  que  la  classe  prit  le  parti 
de  s'y  opposer,  et  fit  des  représentations  à  la 
cour. 

Du  reste,  la  bonne  intelligence  étoit  si  pai- 
faite  encore  entre  nous,  et  mon  dernier  ou- 
vrage y  inettoit  si  peu  d'obstacle,  que,  long- 
temps après  sa  publication,  M.  de  Montmolliii, 
causant  avec  moi,  me  dit  qu'il  vouioit  deman- 
der à  la  cour  une  augmentation  de  prébende, 
et  me  proposa  de  mettre  quelques  lignes  dans 
la  lettre  qu'il  écriroit  pour  cet  effet  à  mylord 
maréchal.  Cette  forme  (ie  recommandation  me 
paroissant  trop  familière,  je  lui  denmndai  quinze 
jours  pour  en  écrire  à  mylord  maréchal  aupa- 
ravant. Il  se  tut,  et  ne  m'a  plus  parlé  de  cette 
afl'aire.  I3ès  lors  il  commença  de  voir  d'un  au- 
tre œil  les  Lettres  de  la  montagne,  sans  cepen- 
dant en  improuver  jamais  un  seul  mot  en  ma 
présence.  Une  fois  seulement  il  me  dit  :  Pour 
moi,  je  crois  aux  miracles.  J'aurpis  pu  lui  ré- 
pondre :  J'y  crois  tout  autant  que  vous. 

Puisque  je  suis  sur  mes  torts  avec  M.  de 
Montmollin,  je  dois  vous  avouer,  monsieur, 
que  je  m'en  reconnois  d'autres  encore.  Pénétré 
pour  lui  de  reconnoissance,  j'ai  cherché  toutes 
les  occasions  de  la  lui  marquer,  tant  en  public 
qu'en  particulier  :  mais  je  n'ai  point  fait  d'un 
sentiment  si  noble  un  trafic  d'intérêt;  l'exem- 
ple ne  m'a  point  gagné,  je  ne  lui  ai  point  fait 
de  présens,  je  ne  sais  pas  acheter  les  choses 
saintes.  M.  de  Montmollin  vouloit  savoir  toutes 
mes  affaires,  connoHre  tous  mes  correspon- 
dans,  diriger,  recevoir  mon  testament,  gou- 
verner mon  petit  ménage  :  voilà  ce  que  je  n'ai 
point  souffert.  M.  de  Montmollin  aime  à  tenir 
table  long-temps;  pour  moi  c'est  un  vrai  sup- 
plice. Rarement  il  a  mangé  chez  moi,  jamais 
je  n'ai  mangé  chez  lui.  Enfin  j'ai  toujours  re- 
poussé avec  tous  les  égards  et  tout  le  respect 
possible  l'intimité  qu'il  vouloit  établir  entre 
nous.  Elle  n'est  jamais  un  devoir  dés  qu'elle  ne 
convient  pas  à  tous  deux. 

Voilà  mes  torts,  je  les  confesse  sans  pouvoir 
m'en  repentir  :  ils  sont  grands,  si  l'on  veut, 
mais  ils  sont  les  seuls,  et  j'atteste  quiconque 
connoît  un  peu  ces  contrées,  si  je  ne  m'y  suis 
pas  souvent  rendu  désagréable  aux  honnêtes 
gens  par  mon  zèle  à  louer  dans  M.  de  Montmol- 


lin ce  que  j'y  trouvois  de  louable.  Le  rôle  qu'il 
avoit  joué  précédemment  le  rendoit  odieux, 
l'on  n'aimoit  pas  à  me  voir  effacer  par  ma  pro- 
pre histoire  celle  des  maux  dont  il  fut  l'auteur. 

Cependant ,  quelques  mécontentemens  se- 
crets qu'il  eût  contre  moi,  jamais  il  n'eût  pris 
pour  les  faire  éclater  un  moment  si  mal  choisi, 
si  d'autres  motifs  ne  l'eussent  porté  à  ressaisir 
l'occasion  fugitive  qu'il  avoit  d'abord  laissé 
échapper  :  il  voyoit  trop  combien  sa  conduite 
alloit  être  choquante  et  contradictoire.  Que  de 
combats  n'a-t-il  pas  dû  sentir  en  lui-môme 
avant  d'oser  afficher  une  si  claire  prévari- 
cation! Car  passons  telle  condamnation  qu'on 
voudra  sur  les  Lettres  de  la  montagne,  en  di- 
ront-elles, enfin,  plus  que  ï Emile,  après  le- 
quel j'ai  été  non  pas  laissé,  mais  admis  à  la 
table  sacrée  ?  plus  que  la  Lettre  à  M.  de  Beau^ 
mont,  sur  laquelle  on  ne  m'a  pas  dit  un  seul 
mot?  Qu'elles  ne  soient,  si  l'on  veut,  qu'un 
tissu  d'erreurs,  que  s'ensuivra-t-il?  qu'elles  ne 
m'ont  point  justifié,  et  que  l'auteur  d'Emile 
demeure  inexcusable  ;  mais  jamais  que  celui  des 
Lettres  écrites  de  la  montagne  doive  en  parti- 
culier être  condamné.  Après  avoir  fait  grâce  à 
un  homme  du  crime  dont  on  l'accnse,  le  punit- 
on  pour  s'être  mal  défendu?  Voilà  pourtant  ce 
que  fait  ici  M.  de  Montmollin,  et  je  le  défie,  lui 
et  tous  ses  confrères,  de  citer  dans  ce  dernier 
ouvrage  aucun  des  sentimens  qu'ils  censurent, 
que  je  ne  prouve  être  plus  fortement  établi 
dans  les  précédens. 

Mais,  excité  sous  main  par  d'autres  gens,  il 
saisit  le  prétexte  qu'on  lui  présente,  sûr  qu'en 
criant  à  tort  et  à  travers  à  l'impie,  on  met  tou- 
jours le  peuple  en  fureur  ;  il  sonne  après  coup 
le  tocsin  de  Moliers  sur  un  pauvre  homme, 
pour  s'être  osé  défendre  chez  les  Genevois;  et 
sentant  bien  que  le  succès  seul  pouvoit  le  sau- 
ver du  blâme,  il  n'épargne  rien  pour  se  l'as- 
surer. Je  vis  à  Motiers  :  je  ne  veux  point  parler 
de  ce  qui  s'y  passe,  vous  le  savez  aussi  bien  que 
moi;  personne  à  Neuchâtel  ne  l'ignore;  les 
étrangers  qui  viennent  le  voient,  gémissent, 
et  moi  je  me  tais. 

M.  de  Montmollin  s'excuse  sur  les  ordres  de 
la  classe.  Mais  supposons-les  exécutés  par  di's 
voies  légitimes;  si  ces  ordres  étoient  justes, 
comment  a  voit-il  attendu  si  tard  à  le  sentir? 
comment  ne  les  prévenoit-il  point  lui-même  que 


ANNÉE  1765. 


^9 


cefa  regardoit  spécialement?  comment,  après 
avoir  lu  et  relu  les  Lettres  de  la  montagne,  n'y 
avoit-il  jamais  trouvé  un  mot  à  reprendre,  ou 
pourquoi  ne  m'en  avoit-il  rien  dit,  à  moi  son 
paroissien,  dans  plusieurs  visites  quil  m'avoit 
faites?  Qu  etoit  devenu  son  zèle  pastoral?  Vou- 
droit-il  qu'on  le  prît  pour  un  imbécille  qui  ne 
sait  voir  dans  un  livre  de  scm  métier  ce  qui  y 
est  que  quand  on  le  lui  montre?  Si  ces  ordres 
étoient  injustes,  pourquoi  s'y  souniettoit-il?  Un 
ministre  de  l'Évangile,  un  pasteur, doit-il  persé- 
cuter par  obéissance  un  homme  qu'il  sait  être 
innocent?  Ignoroit-il  que  paroître  même  en  con- 
sistoire est  une  peine  ignominieuse,  un  affront 
cruel  pour  un  homme  de  mon  âge,  surtout 
dans  un  village  où  l'on  ne  connoît  d'autres  ma- 
tières consistoriales  que  des  admonitions  sur 
les  mœurs?  11  y  a  dix  ans  que  je  fus  dispensé 
à  Genève  de  paroître  en  consistoire  dans  une 
occasion  beaucoup  plus  légitime,  et,  ce  que  je 
me  reproche  presque,  contre  le  texte  formel 
de  la  loi.  Mais  il  n'est  pas  étonnant  que  Ton 
connoisse  à  Genève  des  bienséances  que  l'on 
ignore  à  Motiers. 

Je  ne  sais  pour  qui  M.  de  Montmollin  prend 
ses  lecteurs  quand  il  leur  dit  qu'il  n'y  avoit 
point  d'inquisition  dans  cette  affaire  ;  c'est 
comme  s'il  disoit  qu'il  n'y  avoit  point  de  con- 
sistoire; car  c'est  la  même  chose  en  cette  occa- 
sion. Il  fait  entendre,  il  assure  même  qu'elle 
ne  devoit  point  avoir  de  suite  temporelle  :  le 
contraire  est  connu  de  tous  les  gens  au  fait  du 
projet;  et  qui  ne  sait  qu'en  surprenant  la  reli- 
gion du  Conseil  d'état,  on  l'avoit  déjà  engagé  à 
faire  des  démarches  qui  tendoient  à  m'ôter  la 
protection  du  roi  ?  Le  pas  nécessaire  pour  ache- 
verétoiil'excommunication;  après  quoi  de  nou- 
yelles  remontrances  au  Conseil  d'élat  auroient 
fait  le  reste  :  on  s'y  étoit  engagé  ;  et  voilà  d'où 
vient  la  douleur  de  n'avoir  pu  réussir.  Car 
d'ailleurs  qu'importe  à  M.  de  Montmollin? 
Craint-il  que  je  ne  me  présente  pour  communier 
de  sa  main?  Qu'il  se  rassure  :  je  ne  suis  pas 
aguerri  aux  communions,  comme  je  vois  tant 
de  gens  l'être  :  j'admire  ces  estomacs  dévots 
toujours  si  prêts  à  digérer  le  pain  sacré;  le 
mien  n'est  pas  si  robuste. 

Il  dit  qu'il  n'avoit  qu'une  question  très-sim- 
ple à  me  faire  de  la  part  de  la  classe.  Pourquoi 
donc,  en  me  citant,  ne  me  fii-il  pas  signifier 


cette  question?  Quelle  est  cette  ruse  d'user  de 
surprise,  et  de  forcer  les  gens  de  répondre  à 
l'instant  même,  sans  leur  donner  un  moment 
pour  rénéchir?  C'est  qu'avec  cette  question  de 
la  classe  dont  M.  de  Montmollin  parle,  il  m'en 
réservoit  de  son  chef  d'autres  dont  il  ne  parle 
point,  et  sur  lesquelles  il  ne  vouloit  p:is  que 
j'eusse  le  temps  de  me  préparer.  On  sait  que 
%on  projet  éioit  absolument  de  me  prendre  en 
faute,  et  do  m'embarrasser  partant  d'interro- 
gations captieuses  qu'il  en  vînt  à  bout;  il  savoit 
combien  j'étois  languissant  et  foible.  Je  ne  veux  "^ 
pas  l'accuser  d'avoir  eu  le  dessein  d  épuisrr  mes 
forces;  mais  quand  je  fus  cité,  j'étois  mahide, 
hors  d'état  de  sortir,  et  gardant  la  chambre 
depuis  six  mois:  c'étoit  l'hiver  ;  il  faisoit  froid, 
et  c'est,  pour  un  pauvre  infirme,  un  étrange 
spécifique  qu'une  séance  de  plusieurs  heures, 
debout,  interrogé  sans  relâche,  sur  des  matiè- 
res de  théologie,  devant  des  anciens  dont  les 
plus  instruits  déclarent  n'y  rien  entendre.  N'im- 
porte ;  on  ne  s'informa  pas  même  si  je  pouvois 
sortir  de  mon  lit,  si  j'avois  la  force  d'aller,  s'il 
faudroitme  faire  porter;  on  ne  s'embarrassoii 
pas  de  cela  :  la  charité  pastorale,  occupée  des 
choses  de  la  foi,  ne  s'abaisse  pas  aux  terrestres 
soins  de  cette  vie. 

Vous  savez,  monsieur,  ce  qui  se  passa  dans 
le  consistoire  en  mon  absence,  comment  s'y  fit 
la  lecture  de  ma  lettre,  et  les  propos  qu'on  y 
tint  pour  en  empêcher  l'effet  ;  vos  mémoires  là- 
dessus  vous  viennent  de  la  bonne  source.  Con- 
cevez-vous qu'après  cela  M.  de  Montmollin 
change  tout  à  coup  d'état  et  de  titre,  et  que 
s'étant  fait  commissaire  de  la  classe  pour  solli- 
citer l'affaire,  il  redevienne  aussitôt  pasteur 
pour  la  ju^ert  J'agissois,  dit-W,  comme  pas- 
teur, comme  chef  du  consistoire,  et  non  comme 
représentant  de  la  vénérable  classe.  C'éioa  bien 
tard  changer  de  rôle,  après  en  avoir  fait  jus- 
qu'alors un  si  différent.  Craignons,  monsieur, 
les  gens  qui  font  si  volontiers  deux  personnages 
dans  la  même  affaire;  il  est  rare  que  ces  deux 
en  fassent  un  bon. 

11  appuie  la  nécessité  de  sévir  sur  le  scandale 
causé  par  mon  livre.  Voilà  des  scrupules  tout 
nouveaux,  qu'il  n'eut  point  du  iem[)s  de  Y  Emile. 
Le  scandale  fut  tout  aussi  grand  pour  le  moins; 
les  gens  d'église  et  les  gazetiers  ne  firent  pas 
moins  de  bruit;  on  brûloil,ou  brayoit,on  m'in- 


5:o 


CUKHESPOINDAINCE. 


sulioit  par  loule  l'Europe.  Al.  de  Moritmollin 
irouve  aujourd'hui  des  raisons  de  ni'excomniu- 
nier  dans  celles  qui  ne  l'empêchèrent  pas  alors 
de  m'admcitre.  Son  zèle,  suivant  le  précepte, 
prend  toutes  les  formes  pour  agir  selon  les 
temps  et  les  lieux.  Mais  qui  est-ce,  je  vous  prie, 
qui  excita  dans  sa  paroisse  le  scandale  dont  il 
se  plaint  au  sujet  de  mon  dernier  livre?  Qui 
est-ce  qui  affectoit  d'en  faire  un  bruit  affreux, 
et  par  soi-même  et  par  des  gens  apostés?  Qui 
est-ce,  parmi  tout  ce  peuple  si  saintement  for- 
cené, qui  auroitsu  que  j'avois  commis  le  crime 
énorme  de  prouver  que  le  Conseil  de  Genève 
ni'avoit  condamné  à  tort,  si  l'on  n'eût  pris  soin 
de  le  leur  dire,  en  leur  peignant  ce  singulier 
crime  avec  les  couleurs  que  chacun  sait?  Qui 
d'entre  eux  est  même  en  étal  de  lire  mon  livre 
etd'entendrecedont  il  s'agit?  Exceptonsjsil'on 
veut,  l'ardent  satellite  de  M.  de  iMontmollin,  ce 
grand  maréchal  qu'il  cite  si  fièrement,  ce  grand 
clerc,  le  Boirude  de  son  église,  qui  se  connoît 
si  bien  en  fers  de  chevaux  et  en  livres  de  (héo- 
logie.  Je  veux  le  croire  en  état  de  lire  à  jeun  et 
sans  épeler  une  ligne  entière;  quel  autre  des 
ameutés  en  peut  faire  autant?  En  entrevoyant 
sur  mes  pages  les  mots  d'évangile  et  de  miracles, 
ils  eiuroient  cru  lire  un  livre  de  dévotion  ;  et  me 
sachant  bon  homme,  ils  auroient  dit  :  Que  Dieu 
le  bénisse  il  nous  édifie.  Mais  on  leur  a  tant  as- 
suré quej'étois  un  homme  abominable,  un  im- 
pie, qui  disoit  qu'il  n'y  avoit  point  de  Dieu,  et 
que  les  femmes  n'avoient  point  dame,  que, 
sans  songer  au  langage  si  contraire  qu'on  leur 
tenoit  ci-devant,  ils  ont  à  leur  tour  répété  : 
C^est  un  impie,  un  scélérat,  c'est  l'Antéchrist; 
il  faut  l'excommunier,  le  brûler!  On  leur  a  cha- 
ritablement I  époiidu  :  Sans  doute  ;  mais  criez, 
et  laissez-nous  {aire,  tout  ira  bien. 

La  marche  ordinaire  de  messieurs  les  gens 
d'église  me  paroît  admirable  pour  aller  à  leur 
but  :  après  avoir  établi  en  principe  leur  compé- 
tence sur  tout  scandale,  ils  excitent  le  scandale 
sur  tel  objet  qu'il  leur  plaît,  et  puis,  en  vertu 
de  ce  scandale  qui  est  leur  ouvrage,  ils  s'em- 
parent de  l'affaire  pour  la  juger.  Voilà  de  quoi 
se  rendre  maîtres  de  tous  les  peuples, de  toutes 
les  lois,  de  tous  les  rois,  et  de  toute  la  terre, 
sans  qu'on  ait  le  moindre  mot  à  leur  dire.  Vous 
rappelez-vous  le  conte  de  ce  chirurgien  dont  la 
boutique  donjioil  sur  deux  rues,  et  qui. sortant 


par  une  porte  estroptok  les  passans,  puis  re»- 
troit  subtilement,  et  pour  les  panser  ressortoit 
par  l'autre?  Voilà  l'histoire  de  tous  les  clergés 
du  monde,  excepté  que  le  chirurgien  guéris- 
soit  du  moins  ses  blessés,  et  que  ces  messieurs, 
en  traitant  les  leurs,  les  achèvent. 

N'entrons  point,  monsieur,  dans  les  intri- 
gues secrètes  qu'il  ne  faut  pas  mettre  au  grand 
jour.  Mais  si  M.  de  Montmollm  n'eût  voulu 
qu'exécuter  l'ordre  de  la  classe,  ou  faire  l'ac- 
quit de  sa  conscience,  pourquoi  l'acharnemeni 
qu'il  a  mis  à  cette  affaire?  pourquoi  ce  tumulte 
excité  dans  le  pays  ?  pourquoi  ces  prédica- 
tions violentes  ?  pourquoi  ces  conciliabules  ? 
pourquoi  tant  de  sots  bruits  répandus  pour 
tâcher  de  m'effrayer  par  les  cris  de  la  popu- 
lace? Tout  cela  n'est-il  pas  notoire  au  public? 
M.  de  Montmollin  le  nie  ;  et  pourquoi  non, 
puisqu'il  a  bien  nié  d'avoir  prétendu  deux  voix 
dans  le  consistoire?  Moi,  j'en  vois  trois,  si  je 
ne  me  trompe  :  d'abord  celle  de  son  diacre, qui 
n'étoit  là  que  comme  son  représentant;  la  sienne 
ensuite,  qui  formoit  l'égalité;  et  celle  enfin 
qu'il  vouloit  avoir  pour  départager  les  suffra- 
ges. Trois  voix  à  lui  seul,  c'eût  été  beaucoup, 
même  pour  absoudre;  il  les  vouloit  pour  con- 
damner, et  ne  put  les  obtenir  :  où  étoit  le  mal  ? 
M.  de  Montmollin  étoit  trop  heureux  que  son 
consistoire,  plus  sage  que  lui,  l'eût  tiré  d'af- 
faire avec  la  classe,  avec  ses  confrères,  avec  ses 
correspondans,  avec  lui-même.  Jai  fait  mon 
devoir,  auroii-il  dit,  j'ai  vivement  poursuivi  la 
chose:  mon  consistoire  n'a  pas  jugé  comme 
moi,  il  a  absous  Rousseau  contre  mon  avis,  (le 
n'est  pas  ma  faute;  je  me  retire;  je  n'en  puis 
faire  davantage  sans  blesser  les  lois,  sans  dés- 
obéir au  prince, sans  troubler  le  repos  public; 
je  suis  trop  bon  chrétien,  trop  bon  citoyen, 
trop  bon  pasteur  pour  rien  tenter  de  sembla- 
ble. Après  avoir  échoué  il  pouvoit  encore , 
avec  un  peu  d'adresse,  conserver  sa  dignité  et 
recouvrer  sa  réputation  ;  mais  l'amour-propre 
irrité  n'est  pas  si  sage;  on  pardonne  encore 
moins  aux  autres  le  mal  qu'on  leur  a  voulu 
faire  que  celui  qu'on  leur  a  fait  en  effet.  Fu- 
rieux de  voir  manquer  à  la  face  de  I  Eu- 
rope ce  grand  crédit  dont  il  aime  à  se  vanter, 
il  ne  peut  quitter  la  partie;  il  dit  en  classe 
qu'il  n'est  pas  sans  espoir  de  la  renouer;  il  le 
tente  dans  un  autre  consistoire  :  mais  pour 


AMSÉE  1765. 


671 


se  montrer  moins  à  découvert,  il  ne  la  propose 
pas  lui-même,  il  la  fait  proposer  par  son  maré- 
chal, par  cet  instrument  de  ses  menées,  qu'il 
appelle  à  témoin  qu'il  n'en  a  pas  fait.  Cela  n'é- 
toii-il  pas  Hnemeiit  trouvé?  Ce  n'est  pas  que 
M.  de  Montmollin  ne  soit  fin  :  mais  un  homme 
que  la  colère  aveugle  ne  fait  plus  que  des  sot- 
tises, quand  il  se  livre  à  sa  passion. 

Celte  ressource  lui  manque  encore.  Vous  croi- 
riezqu'au  moins  alors  ses  efforts  s'arrêtent  là: 
point  du  tout;  dans  l'assemblée  suivante  de  la 
classe,  il  propose  un  autre  expédient,  fondé 
sur  l'impossibilitéd'éluder  l'activité  de  l'officier 
du  prince  dans  sa  paroisse;  c'est  d'attendre  que 
j'aie  passé  dans  une  autre,  «t  là  de  recommen- 
cer les  poursuites  sur  nouveaux  frais.  En  con- 
séquence de  ce  bel  expédient,  les  sermons  em- 
portés recommencent  ;  on  met  derechef  le  peu- 
ple en  rumeur,  comptant,  à  force  de  désagré- 
nient,  me  forcer  enfin  de  quitter  la  paroisse. 
En  voilà  trop,  en  vérité,  pour  un  homme  aussi 
tolérant  que  M.  de  Montmollin  prétend  l'être, 
et  qui  n'agit  que  par  l'ordre  de  son  corps. 

Ma  lettre  s'allonge  beaucoup,  monsieur;  mais 
il  le  faut,  et  pourquoi  la  couperois-je?seroit-ce 
l'abréger  que  d'en  multiplier  les  formules? 
Laiss(ms  à  M.  de  Montmollin  le  plaisir  de  dire 
dix  fois  de  suite  ;  Dinazarde,  ma  sœur,  dormez- 
vous? 

Je  n'ai  point  entamé  la  question  de  droit  ;  je 
me  suis  interdit  cette  matière.  Je  me  suis  borné 
dans  la  seconde  partie  de  cette  lettre  à  vous 
prouver  que  M.  de  Montmollin,  malgré  le  Ion 
béat  qu'il  afFocto,  n'a  point  été  conduit  dans 
cette  affaire  par  le  zèle  de  la  foi,  ni  par  son  de- 
voir; mais  qu'il  a,  selon  l'usage,  fait  servir 
Dieu  d'instrument  à  ses  passions.  Or  jugez  si 
pour  de  telles  fins  on  emploie  des  moyens  qui 
soient  honnêtes,  et  dispensez-moi  d'entrer  dans 
des  détails  qui  feroient  gémir  la  vertu. 

Dans  la  première  partie  de  ma  lettre  je  rap- 
porte des  faits  opposés  à  ceux  qu'avance  M.  de 
Montmollin.il  avoiteu  l'art  de  se  ménager  des 
indices  auxquels  je  n'ai  pu  répondre  que  par  le 
récit  fidèle  de  ce  qui  s'est  passé.  De  ces  asser- 
tions contraires  de  sa  part  et  de  la  mienne  vous 
conclurez  que  l'un  des  deux  est  un  menteur, 
et  j'avoue  que  cette  conclusion  me  paroît  juste. 

En  voulant  finir  ma  lettre  et  poser  sa  bro- 


se  présentent  sans  nombre,  et  il  ne  faut  pas 
toujours  recommencer.  Cependant,  comment 
passer  ce  que  j'ai  dans  cet  instantsousies  yeux  ? 
Que  feront  nos  ministres,  se  disoit-on  publique- 
ment? défendront-ils  l'Evangile  attaqué  si  ou- 
vertement par  ses  ennemis  ?  C'est  donc  moi  qui 
suis  l'ennemi  de  l'Évangile,  parce  que  je  m'in- 
digne qu'on  le  défigure  et  qu'on  l'avilisse?  Eh  ! 
que  ses  prétendus  défenseurs  n'imitent-ils  l'u- 
sage que  j'en  voudrois  faire  !  que  n'en  prennent- 
ils  ce  qui  les  rendroit  bons  et  justes,  que  n'en 
laissent-ils  ce  qui  ne  sert  de  rien  à  personne,  et 
qu'ils  n'entendent  pas  plus  que  moi! 

Si  un  citoijen  de  ce  pays  avait  osé  dire  ou 
écrire  quelque  chose  d'approchant  à  ce  qu'avance 
M.  Rousseau,  ne  séviroit-onpas  contre  lui  ?iNon 
assurément;  j'ose  le  croire  pour  1  honneur  de 
cet  état.  Peuples  de  Neuchàtel,  quelles  seroient 
donc  vos  franchises,  si,  pour  quelque  point  qui 
fourniroit  matière  de  chicane  aux  ministres, 
ils  pouvoient  poursuivre  au  milieu  de  vous  l'au- 
teur d'un  factum  imprimé  à  l'autre  bout  de  l'Eu- 
rope, pour  sa  défense  en  pays  étranger? M.  de 
Montmollin  m'a  choisi  pour  vous  imposer  en 
moi  ce  nouveau  joug  :  mais  serois-je  digne  d'a- 
voir été  reçu  parmi  vous,  si  j'y  laissois,  par 
mon  exemple,  une  servitude  que  je  n'y  ai  point 
trouvée? 

M.  Rousseau,  nouveau  citoijen,  a-t-il  donc 
plus  de  privilèges  que  tous  les  anciens  citoyens? 
Je  ne  réclame  pas  même  ici  les  leurs;  je  ne  ré- 
clame que  ceux  que  j'avois  étant  homme,  et 
comme  simple  étranger.  Le  correspondant  que 
M.  de  Montmollin  fait  parler,  ce  merveilleux 
correspondant  qu  il  ne  nomme  point,  et  qui  lui 
donne  tant  de  louange,  est  un  singulier  raison- 
neur, ce  me  semble.  Je  veux  avoir,  selon  lui, 
plus  de  privilèges  que  tous  les  citoyens,  parce 
que  je  résiste  à  des  vexations  que  n'endura  ja- 
mais aucun  citoyen.  Pour  m'ôter- le  droit  de  dé- 
fendre ma  bourse  contre  un  voleur  qui  voudroit 
me  la  prendre,  il  n'auroit  donc  qu'à  me  dire  : 
Vous  êtes  plaisant  de  ne  vouloir  pas  que  je  vous 
vole  !  Je  volerois  bien  un  homme  du  pays,  s'il 
passoit  au  lieu  de  vous. 

Remarquez  qu'ici  M.  le  professeur  de  Mont- 
mollin est  le  seul  souverain,  le  despote  qui  me 
condamne  ;  et  que  la  loi,  le  consistoire,  le  ma- 
gistrat, le  gouvernement,  le  gouverneur,  le  roi 


chure,  je  la  feuillette  encore.  Les  observations  I  môme  qui  meproiégent,  sont  autant  de  re- 


572 


COURliSPONDAlNCE. 


belles  à  l'auloriié  suprême  de  M.  le  professeur 
deMontmullin. 

L'anonyme  demande  si  Je  ne  me  suis  pas  sou- 
mis comme  citoyen  aux  lois  de  l'état  et  aux 
usages,  et  de  l'affirmative,  qu'assurément  on 
ne  lui  contestera  pas,  il  conclut  que  je  me  suis 
soumis  à  une  loi  qui  n'existe  point,  et  à  un 
usage  qui  n'eut  jamais  lieu. 

M.  de  Montmollin  dit  à  cela  que  cette  loi 
existe  à  Genève,  et  que  je  me  suis  plaint  moi- 
même  qu'on  l'a  violée  à  mon  préjudice.  Ainsi 
donc  la  loi  qui  existe  à  Genève,  el  qui  n'existe 
pas  à  Motiet  s,  on  la  viole  à  Genève  pour  me  dé- 
créter, et  on  la  suit  à  Motiers  pour  m'excom- 
munier  Convenez  que  me  voilà  dans  une 
agréable  position  1  Cétoit  sans  doute  dans  un 
(lèses  momens  de  gaîté  que  M.  de  Montmollin 
fit  ce  raisonnenient-Ià. 

II  plaisante  à  peu  près  sur  le  môme  ton  dans 
une  noiesurl'olTreOqueje  voulus  bien  faire  à 
la  classe,  à  condition  qu'on  me  laissât  en  repos; 
i!  dit  que  c'est  se  moquer,  et  qu'on  ne  fait  pas 
ainsi  la  loi  à  ses  supérieurs. 

Premièrement,  il  se  moque  lui-même  quand 
il  piétcnd  qu'offrir  une  satisfaction  très-obsé- 
quieuse et  très-raisonnable  à  gens  qui  se  plai- 
gnent; quoique  à  tort,  c'est  leur  faire  la  loi. 

iMais  la  plaisanterie  est  d'avoir  appelé  mes- 
sieurs de  la  classe  mes  supérieurs,  comme  si 
j'étois  homme  d'église.  Car  qui  ne  sait  que  la 
classe,  ayant  juridiction  sur  le  clergé  seulement, 
et  n'ayant  au  surplus  rien  à  commander  à  qui 
que  ce  soit,  ses  membres  ne  sont  comme  tels 
les  supérieurs  de  personne  (*)  ?  Or  de  me  trai- 
ter en  homme  d'église  est  une  plaisanterie  fort 
déplacée  à  mon  avis.  M.  de  Montmollin  sait 
très-bien  que  je  ne  suis  point  homme  d'église, 
el  que  j'ai  même,  grâces  au  ciel,  très-peu  de 
vocation  pour  le  devenir. 

Encore  quelques  motssurlalcttreque  j'écri- 
vis au  consistoire,  et  j'ai  fini.  M.  deMonlmoilin 
promet  peu  de  commentaires  sur  cette  lettre.  Je 

(')  offre  dont  le  secret  fut  si  bien  gardé,  que  personne  n'en 
sut  rien  que  quand  je  le  publiai,' et  qui  fut  si  malhonnélement 
reçue,  qu'on  ne  daigna  pas  y  faire  la  moindre  réponse  :  il  fal- 
lut même  que  je  fisse  redemander  à  M.  de  Montmollin  ma  dé- 
claration, qiVil  s'était  doucement  appropriée. 

(')  Il  faudroit  croire  que  la  tête  tourne  à  M.  de  Montmollin , 
si  Ion  lui  supposoit  assez  d'arrogance  pour  vouloir  sérieuse- 
ment donner  à  messieurs  de  la  classe  quelque  supériorité  sur 
les  autres  sujets  d  i  roi.  \\  n'y  a  pas  cent  ans  (jue  ces  supérieurs 
prétendus  ne  signoi  nt  qu  après  tous  les  autres  corps. 


crois  qu'il  fait  très-bien,  et  qu'il  eût  mieux  fait 
encore  de  n'en  poinldonnerdu  tout.  Permettez 
que  je  passe  en  revue  ceux  qui  me  regardent  : 
l'examen  ne  sera  pas  long. 

Comment  répondre,  dit-il,  à  des  questions 
qu'on  i^wore?  Comme  j'ai  fait,  en  prouvant  d'a- 
vance qu'on  n'a  point  le  droit  de  questionner. 

Une  foi  dont  on  ne  doit  compte  qu'à  Dieu  ne 
se  publie  pas  dans  toute  Œurope. 

Et  pourquoi  une  foi  dont  on  ne  doit  compte 
qu'à  Dieu  ne  se  publieroit-ellc  pas  dans  toute 
l'Europe? 

Remarquez  l'étrange  prétention  d'empêcher 
un  homme  de  dire  son  sentiment,  quand  on  lui 
en  prête  d'autres;  de  lui  fermer  la  bouche  et 
de  le  faire  parler. 

Celui  qui  erre  en  chrétien  redresse  volontiers 
ses  erreurs.  Plaisant  sophisme! 

Celui  qui  erre  en  chrétien  ne  sait  pas  qu'il 
erre.  S'il  redressoit  ses  erreurs  sans  les  con- 
noître,  il  n'erreroit  pas  moins,  et  de  plus  il 
mentiroit.  Ce  ne  seroit  plus  errer  en  chrétien. 

Est-ce  s'appuyer  sur  l'autorité  de  l'Evangile 
que  de  rendre  douteux  les  miracles?  Ouï^  quand 
c'est  par  l'autorité  même  de  l'Évangile  qu'on 
rend  douteux  les  miracles. 

Et  d'y  jeter  du  ridicule  ?  Pourquoi  non , 
quand,  s'appuyant  sur  l'Évangile,  on  prouve 
que  ce  ridicule  n'est  que  dans  les  interpréta- 
tions des  théologiens? 

Je  suis  sûr  que  M.  de  Montmollin  se  félicitoit 
ici  beaucoup  de  son  laconisme.  Il  est  toujours 
aisé  de  répondre  à  de  bons  raisonnemens  par 
des  sentences  ineptes. 

Quant  à  la  note  de  Théodore  de  BezCy  il  n'a 
pas  voulu  dire  autre  chose,  sinon  que  la  foi  du 
chrétien  n'est  pas  appuyée  uniquement  sur  les 
miracles. 

Prenez  garde,  monsieur  le  professeur;  ou 
vous  n  entendez  pas  le  latin,  ou  vous  êtes  un 
homme  de  mauvaise  foi. 

Ce  passage ,  non  satis  tuta  fides  eorum  qui 
miraculis  nituntur,  ne  signifie  point  du  tout, 
comme  vous  le  prétendez ,  que  la  foi  du  chré- 
tien n'est  pas  appuyée  uniquement  sur  les  mi- 
racles. 

Au  contraire,  il  signifie  très-exactement  que 
la  foi  de  quiconque  s'appuie  sur  les  miracles  est 
peu  solide.  Ce  sens  se  rapporte  fort  bien  au  pas- 
sage de  saint  Jean  qu'il  commente  ,  et  qui  dit 


ANNI'E  17G5. 


573 


de  Jésus  que  plusieurs  crurent  en  lui,  voyant 
SCS  miracles  ;  mais  qu'il  ne  leur  confioit  poinl 
pour  cela  sa  personne,  parce  qu'il  les  contiois- 
soit  bien.  Pensez-vous  qu'il  auroil  aujourd'hui 
plus  de  confiance  en  ceux  qui  font  tant  de  bruit 
de  la  môme  foi  ? 

Ne  croiroil-on  pas  entendre  M.  Rousseau 
dire,  dans  sa  Lettre  à  l'archevêque  de  Paris, 
qu'on  devroit  lui  dresser  des  statues  pour  son 
Emile?  Notez  que  cela  se  dit  au  moment  où, 
pressé  par  la  comparaison  d'Emile  et  des  Let- 
tres de  la  montagne ,  M.  de  Montmollin  ne  sait 
comment  s'échapper  ;  il  se  lire  d'affaire  par  une 
gambade. 

S'il  falloit  suivre  pied  à  pied  ses  écarts,  s'il 
falloit  examiner  le  poids  de  ses  affirmations, 
et  analyser  les  singuliers  raisonnemcns  dont  il 
nous  paie,  on  ne  finiroit  pas,  et  il  faut  finir. 
Au  bout  de  tout  cela,  fier  de  s'être  nommé,  il 
s'en  vante.  Je  ne  vois  pas  trop  là  de  quoi  se 
vanter.  Quand  une  fois  on  a  pris  son  parti  sur 
certaine  chose,  on  a  peu  de  mérite  à  se  nom- 
mer. 

Pour  vous,  monsieur,  qui  gardiez  par  mé- 
nagement pour  lui  l'anonyme  qu'il  vous  repro- 
che, nommez-vous,  puisqu'il  le  veut  ;  accep- 
tez des  honnêtes  gens  l'éloge  qui  vous  est  dû  ; 
montrez-leur  le  digne  avocat  de  la  cause  juste, 
l'historien  de  la  vérité,  l'apologiste  des  droits 
de  l'opprimé,  de  ceux  du  prince,  de  l'état  et 
des  peuples,  tous  attaqués  par  lui  dans  ma 
personne.  Mes  défenseurs ,  mes  protecteurs, 
çont  connus  ;  qu'il  montre  à  son  tour  son 
anonyme  et  ses  partisans  dans  cette  affaire  : 
il  en  a  déjà  nommé  deux;  qu'il  achève.  Il  m'a 
fait  bien  du  mal  :  il  vouloit  m'en  faire  bien 
davantage;  que  iout  le  monde  connoisse  ses 
amis  et  les  miens  ;  je  ne  veux  point  d'autre 
vengeance. 

Recevez,  monsieur,  mes  tendres  saluta- 
tions. 


A   MADAMB    LATOUR. 

A  Motiers.  le  M  aoAt  1765. 


i  Chère  Marianne,  vous  êtes  affligée,  et  je  suis 
désarmé  ;  je  m'attendris  en  me  représentant 
vos  beaux  yeux  en  larmes.  Vos  larmes  séche- 
ront, mais  mes  malheurs  ne  finiront  qu'avec 


ma  vie.  Que  cela  vous  engage  désormais  à  les 
resf)ecter,  et  à  ne  plus  compter  avec  mes  dé- 
fauts, car  vous  auriez  trop  à  faire  ,  et  à  mon 
âge  on  ne  se  corrige  plus  de  rien  :  les  violens 
reproches  m'indignent  et  ne  me  subjuguent 
pas.  J'avois  rompu  trop  légèrement  avec  vous, 
j'avois  tort;  mais  en  me  peignant  comme  un 
monstre,  vous  ne  m'auriez  pas  ramoné;  je  vous 
aurois  laissé  dire  et  je  me  serois  tu,  car  je  sa- 
vois  bien  que  je  n'éiois  pas  un  monsire.  Quand 
nos  amis  nous  manquent,  il  faut  les  gronder, 
mais  il  ne  faut  jamais  leur  mettre  le  marché  à 
la  main  sur  l'estime  qu'on  leur  doit,  cl  qu'ils 
savent  bien  qu'on  ne  peut  leur  ôter,  quoi  qu'il 
arrive.  Pardon ,  chère  Marianne ,  j'avois  le 
cœur  encore  un  peu  gros  de  vos  reproches ,  il 
falloit  le  dégonfler.  A  présont  tâchons  d'oublier 
nos  enfantillages;  laissez-moi  me  dire  mon  fait 
sur  les  miens,  je  m'en  acquitterai  mieux  que 
vous.  Après  cela,  pardonnez-moi,  n'en  parlons 
plus ,  et  aimons-nous  bien  tous  trois.  Ce  der- 
nier mot  servira  de  réponse  à  votre  amie  ;  j'es- 
père qu'elle  ne  la  trouvera  pas  trop  courte  ;  je 
ne  voudrois  pas  avoir  dit  ce  mot-là  même,  si 
je  la  soupçonnois  de  croire  qu'on  peut  dire 
plus. 

Je  dois  des  ménagemens  à  votre  tristesse,  et 
ne  veux  point  vous  parler  de  mon  état  présont  ; 
mais ,  si  de  long-temps  je  ne  peux  pas  vous 
écrire,  n'interprétez  pas  ce  silence  en  mauvaise 
part. 

«' 

A   M.    D'IVKRNOIS.  ^ 

Moliers,  le  1S  août  1765. 

J'ai  reçu  tous  vos  envois,  monsieur,  et  je 
vous  remercie  des  commissions  ;  elles  sont  fort 
bien ,  et  je  vous  prie  aussi  d'en  faire  mes  re- 
mercimensà  M.  Deluc.  A  l'égard  des  abricots, 
par  respect  pour  madame  divernois ,  je  veux 
bien  ne  pas  les  renvoyer  ;  mais  j'ai  là-dessus 
deux  choses  à  vous  dire,  et  je  vous  les  dis  pour 
la  dernière  fois  :  l'une,  qu'à  faire  aux  gens  des 
cadeaux  malgré  eux ,  et  à  les  servir  à  notre 
mode  et  non  pas  à  la  leur,  je  vois  plus  de  vanité 
que  d'amitié  ;  l'autre,  que  je  suis  très-déterminé 
à  secouer  toute  espèce  de  joug  qu'on  peut  vou- 
loir m'imposer  malgré  moi ,  quel  qu'il  puisse 
être  ;  que  quand  cela  ne  peut  se  faire  qu'en 


«74 


CORRESPONDANCE. 


rompant ,  je  romps ,  et  que ,  quand  une  fois  i 
j'ai  rompu,  je  ne  renoue  jamais;  c'est  pour  la 
vie.  Votre  amitié ,  monsieur,  m'est  trop  pré- 
cieuse pour  que  je  vous  pardonnasse  jamais  de 
m'y  avoir  fait  renoncer. 

Les  cadeaux  sont  un  petit  commerce  d'amitié 
fort  a^^réable  quand  ils  sont  réciproques  :  mais 
ce  commerce  demande  de  part  et  dautre  de  la 
peine  et  des  soins ,  et  la  peine  et  les  soins  sont 
le  fléau  dé  ma  vie  ;  j'aime  mieux  un  quart 
d'heure  d'oisiveté  que  toutes  les  confitures  de 
la  terre.  Voulez-vous  me  faire  des  présens  qui 
soient  pour  mon  cœur  d'un  prix  inestimable? 
procurez-moi  des  loisirs,  sauvez-moi  des  visi- 
tes ,  foHrnissez-moi  des  moyens  do  n'écrire  à 
personne;  alors  je  vous  devrai  le  bonheur  de 
ma  vie,  et  je  reconnoîtrai  les  soins  du  véritable 
ami;  autrement  non. 

M.  Marcuard  est  venu  lui  cinq  ou  sixième  : 
j'étois  malade,  je  n'ai  pu  le  voir  ni  lui  ni  sa 
compagnie.  Je  suis  bien  aise  de  savoir  que  les 
visites  que  vous  me  forcez  de  faire  m'en  attirent. 
Maintenant  que  je  suis  averti,  si  j'y  suis  repris 
ce  sera  ma  faute. 

Votre  M.  de  Fournière,  qui  part  de  Bor- 
deaux pour  me  venir  voir,  ne  s'embarrasse  pas 
si  cela  me  convient  ou  non.  Comme  il  faut  tous 
ses  petits  arrangemens  sans  moi,  il  ne  trouvera 
pas  mauvais,  je  pense,  que  je  prenne  les  miens 
sans  lui. 

Quant  à  M.  Liotard ,  son  voyage  ayant  un 
but  déterminé  qui  se  rapporte  plus  à  moi  qu'à 
lui ,  il  mérite  une  exception  et  il  l'aura.  Les 
grands  talens  exigent  des  égards.  Je  ne  ré- 
ponds pas  qu'il  me  trouve  on  état  de  me  laisser 
peindre,  mais  je  réponds  qu'il  aura  lieu  d'être 
content  de  la  réception  que  je  lui  ferai.  Au 
reste,  avertissez-le  que,  pour  être  sûr  de  me 
trouver,  et  de  me  trouver  libre,  il  ne  doit  pas 
venir  avant  le  4  ou  le  5  de  septembre. 

Je  suis  étonné  du  front  qu'a  eu  le  sieur  Du- 
rey  de  se  présenter  chez  vous,  sachant  que 
vous  m'honorez  de  votre  amitié.  Je  ne  sais  s'il 
a  fait  ce  qu'il  vous  a  dit  :  mais  je  suis  bien  sûr 
qu'il  ne  vous  a  pas  dit  tout  ce  qu'il  a  fait.  C'est 
le  dernier  des  misérables. 

J'ai  vu  depuis  quelque  temps  beaucoup  d' An- 
glois ,  mais  M.  Wilkes  n'a  pas  paru,  que  je 
sache.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


h  M.   MOULTOU. 

Uotier»,  le  tS  août  4765. 

J'ai  tort,  cher  Moultou,  de  ne  vous  avoir  pas 
accusé  sur-le-champ  la  réception  de  l'argent  et 
de  l'étoffe.  Je  n'ai  que  mon  état  pour  excuse; 
mais  celte  excuse  n'est  que  trop  bonne  malheu- 
reusement. Cet  état  est  toujours  le  même,  et 
ma  seule  consolation  est  qu'il  ne  peutplus  guère 
changer  en  pis.  Il  n'y  a  plus  aucune  apparence 
au  voyage  d'Ecosse.  C'étoit  là  que  j'aurois  voulu 
vivre;  mais  tout  pays  est  bon  pour  mourir, 
excepté  toutefois  celui-ci ,  quand  on  laisse 
quelque  chose  après  soi. 

Je  crois  que  vous  avez  bien  fait  de  vous  dé- 
tacher de  Vernes.  Les  gens  faux  sont  plus  dan- 
gereux amis  qu'ennemis  :  d'ailleurs  c'est  une 
petite  perte  ;  je  lui  ai  toujours  trouvé  peu  d'es- 
prit avec  beaucoup  de  prétention  :  mais  je  l'ai- 
mois,  le  croyant  bon  homme.  Jugez  comment 
j'en  dois  penser  aujourd'hui  que  je  sais  qu'il 
n'est  qu'un  méchant  sot.  Cher  ami,  ne  me 
parlez  plus  de  lui,  je  vous  prie  ;  ne  joignons  pas 
aux  sentimens  douloureux  dos  idées  déplaisan- 
tes :  la  paix  de  l'âme  est  le  seul  bien  qui  reste 
à  ma  portée,  et  le  plus  précieux  dont  je  puisse 
jouir;  je  m'y  tiens.  J'espère  qu'à  ma  dernière 
heure  le  scrutateur  des  cœurs  ne  trouvera  dans 
le  mien  que  la  justice  et  l'amitié. 

Puisque  vous  n'avez  pas  voulu  déduire  ni  me 
marquer  le  prix  de  la  laine ,  comme  je  vous  en 
avois  prié ,  j'exige  au  moins  que  vous  ne  vous 
mêliez  plus  des  autres  commissions  de  made- 
moiselle Le  Vasseur,  qui  me  charge  de  vous 
présenter  ses  remercîmens  et  ses  respects.  Pour 
moi,  dans  l'état  où  je  suis,  à  moins  qu'il  ne 
change,  il  ne  me  faut  plus  d'autres  provisions 
que  celles  qu'on  peut  emporter  avec  soi.  Bon- 
jour, mon  ami;  je  vous  embrasse. 


k  H.  D'IVERNOIS. 

Uotiers,  le  23  août  1763. 

Engagez ,  monsieur,  je  vous  prie ,  M.  Lio- 
tard non-seulement  à  venir  seul,  à  moins  qu'il 
ne  lui  soit  extrêmement  agréable  de  venir  avec 
M.  Wilkes,  mais  à  diflrérer  son  départ  jusqu'au 
mois  d'octobre  :  car  en  vérité,  l'on  ne  me  laisse 
plus  respirer.  Il  m'est  absolument  nécessaire 


K^é- 


ANNÉR  !76r>. 


575 


<le  reprendre  haleine  ;  cl  lorsqu'une  conipaf;nio 
que  j'iUlends  à  la  fin  de  ce  mois  sera  repartie, 
je  serai  forcé  de  partir  moi-niêtne  pour  quel- 
que temps ,  pour  éviter  quelques-unes  des 
bandes  qui  me  tombent,  non  plus  par  deux  ou 
trois,  comme  autrefois,  mais  par  sept  ou  huit 
à  la  fois. 

Vousavez  eu  bien  tort  dimaginer  que  je  vou- 
lusse cesser  de  vous  écrire,  puisque  l'excefition 
est  faite  pour  vous  depuis  loug-iemps.  Il  est 
vrai  que  je  voudrois  que  cela  ne  devînt  une  tâ- 
che onéreuse  ni  pour  vous  ni  pour  moi.  Ecri- 
vons à  noire  aise  et  quand  nous  en  aurons  la 
commodité.  Mais  si  vous  voulez  m'asservir  ré- 
gulièrement à  vous  écrire  tous  leshuitou  quinze 
jours,  je  vous  déclare  une  fois  pour  toutes  que 
cela  ne  m'est  pas  possible  ;  et,  quand  vous  vous 
plaindrez  de  m'avoir  écrit  tant  de  lettres  sans 
réponse,  vous  voudrez  bien  vous  tenir  pour  dit 
une  fois  pour  toutes  :  Pourquoi  m  en  écrivez- 
vous  tant? 

Tout  en  vous  querellant  j'abuse  de  votre 
complaisance.  Voici  une  réponse  pour  Venise: 
vous  m'avez  dit  que  vous  pourriez  la  faire  te- 
nir ;  ainsi  je  vous  l'envoie  sans  savoir  l'adresse. 
Ceux  qui  ont  remis  la  lettre  à  laquelle  celle-ci 
répond  y  suppléeront.  Je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur. 


A   M.    DU    PEYROU. 

Motiers,  le  29  août  j763. 

J'espère  que  vous  serez  arrivé  à  Neuch;Uel 
heureusement.  Donnez-moi  de  vos  nouvelles, 
mais  ne  vous  servez  plus  de  la  poste. J'ai  résolu 
de  ne  plus  écrire  ni  de  recevoir  aucune  lettre 
par  celte  voie;  el  je  suis  même  forcé  de  prendre 
ce  parti,  puisque  personne,  de  ma  part,  ne 
peut  approcher  du  bureau  sans  y  être  insidié. 
Il  faut,  au  lieu  de  cela,  se  servir  de  la  messa- 
gerie, qui  part  d'ici  tous  les  mardis  au  soir,  et 
de  Neuchâtel  tous  les  jeudis  au  soir.  Si  vos  gens 
sont  embarrassés  de  trouver  cette  femme,  ils 
pourront  déposer  leurs  titres  à  la  Couronnerai 
mesdemoiselles  Peiitpierre  voudront  bien  se 
charger  de  l'en  charger.  Je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur. 


K  M.   D'iVERNOlâ. 
Npiicliâlcl,  ce  lundi  10  septembre  1765. 

Les  bruits  publics  vous  apprendront,  mon- 
sieur, ce  qui  s'est  passé,  et  comment  le' pas- 
teur de  Motiers  s'est  fait  ouvertement  capitaine 
de  coupe-jarrets.  Votre  amitié  pour  moi  m'<'n- 
gage  à  me  presser  de  vous  tranquilliser  sur  mon 
compte.  Grâcesau  ciel  je  suis  en  sûreté,  el  hors 
de  Motiers,  où  je  com[)te  ne  retourner  de  ma 
vie  :  mais  malheureusement  ma  gouvernaijtc 
et  mon  bagage  y  sont  erjcorc;  mais  j'espère 
que  le  gouvernement  donnera  des  ordres  qui 
contiendront  ces  enragés  et  leur  digne  chef. 
En  attendant  que  vous  soyez  mieux  instruit  de 
tout,  je  vous  conseille  de  ne  pas  vous  fier  à  ce 
que  vous  écriront  vos  parens,  et  je  suis  forcé 
de  vous  déclarer  qu'ils  ont  pris,  dans  celte  oc- 
casion, un  parti  qui  les  déshonore.  Aimez-moi 
toujours;  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur,  et 
je  vous  embrasse. 

Adressez  tout  simplement  vos  lettres  à  M.  Du 
Peyrou  à  Neuchâtel  ;  el  pour  éviter  les  enve- 
loppes, mettez  simplement  une  croix  au-dessus 
de  l'adresse;  il  saura  ce  que  cela  veut  dire. 


A  M.   DU   PEYROU. 

Ce  dimanche  à  midi  13  septembre. 

M.  le  ntajorChambrier  vient,  mon  cher  hôte, 
de  m'eiivoyer,  par  un  bateau  exprès,  lesdetix 
lettres  que  M.  Jcannin  avoit  eu  la  bonté  de  me 
faire  passer,  et  qui  auroient  été  assez  tôt  dans 
tin  Riois  d'ici.  Si  vous  n'avez  pas  la  bonté  de 
faire  entendre  à  M.  le  major  qu'à  moins  de  cas 
très-pressans  il  ne  faut  pas  envoyer  des  ba- 
teaux exprès,  je  ferai  des  frais  effroyables  en 
lettres  inutiles,  et  d'autant  plus  onéreux,  que 
je  ne  pourrai  pas  refuser  mes  lettres,  comme 
je  le  fai^ois  par  la  poste.  J'espérois  avoir,  dans 
celte  île,  l'avantage  que  les  lettres  me  parvien- 
droient  difficilement,  et  au  contraire  j'en  suis 
accablé  de  toutes  parts,  avec  celte  différence 
qu'il  faut  payer  les  bateliers  qui  les  portent  dix 
fois  plus  que  par  la  poste.  Faites-moi  l'amitié, 
je  vous  supplie,  ou  de  refuser  net  toutes  celles 
qui  vous  viendront,  ou  de  les  garder  toutes 
jusqu'à  quelque  occasion  moins  coûteuse.  Si  je 
ne  prends  pas  quelque  résolution  désespérée, 
je  serai  entièrement  écrasé  ici  par  les  lettres  el 
par  les  visites. 


576 


CORRESPONDAINCE. 


Je  ne  sais  ce  que  vous  ferez  de  la  Vision;  elle 
ne  sauroit  paroître  avec  les  trois  fautes  ef- 
froyables que  j'y  trouve.  L'une  page  5,  ligne  5, 
en  remontant,  dessous,  lisez,  des  sons;  la  se- 
conde, page  9,  ligne  4,  en  remontant,  amu- 
seront, lisez,  ameuteront  ;  et  la  troisième,  page 
A  5,  ligne  i  ^ ,  cris,  lisez,  coup. 

J'aurois  mille  choses  à  vous  dire;  le  bateau 
est  arrivé  au  moment  qu'on  alloit  se  mettre  à 
table,  et  je  fais  attendre  tout  le  monde  pour  le 
dîner;  qui  me  désole. 

Lorsque  mademoiselle  Le  Vasseur  sera  venue 
avec  tout  mon  bagage,  il  faut  qu'elle  attende  à 
Neuchâtel  de  mes  nouvelles,  et  je  ne  puis  m'ar- 
ranger  définitivement  qu'après  la  réponse  de 


nulle  part,  surtout  dans  cette  île  :  ils  pardon^' 
neront.  Je  vous  enverrai  la  semaine  prochaine 
la  lettre  pour  MM.  de  Couvet. 

Ne  comptiez-vous  pas  paroître  cette  semaine? 
Donnez-moi  des  nouvelles  de  cela.  M.  de  Vau- 
Iravers  m'a  amené  hier  des  ministres  dont  je 
me  serois  bien  passé. 

Je  m'arrange  sur  ce  que  vous  m'avez  marqué 
de  la  messagerie.  Je  puis  envoyer  à  La  Neu- 
ville tous  les  samedis  et  même  tous  les  mercre- 
dis, s'il  éloit  nécessaire.  On  ira  retirer  mes 
lettres  à  la  poste,  et  l'on  y  portera  les  mien- 
nes; cola  sera  plus  simple  et  évitera  les  casca- 
des. Si  vos  tracas  vous  permettent  de  me  don- 
ner un  peu  au  long  de  vos  nouvelles,  tant 


Berne,  que  j'aurai  mardi  au  soir  tout  au  plus  mieux;  sinon,  un  bonjour,  je  me  porte  bien, 

tôt.  Mille  choses  à  tous  ceux  qui  m'aiment,  mais  me  suffit.  Mille  choses  au  commandant  de  la 

point  de  lettres  sur  toutes  choses,  si  ce  n'est  placesous  les  ordres  duquel  j'ai  fait  service  une 

pour  matières  intéressantes.  Je  vous  embrasse,  nuit.  Je  vous  embrasse. 


AU  mVME. 


A  rile  de  Saint-Pierre,  le  18  septembre  1763. 

Enfin,  mon  cher  hôte,  me  voici  sûr  à  peu 
près  (le  rester  ici,  mais  avec  de  si  grandes  in- 
commodités, qu'il  faut  en  vérité  toute  ma  répu- 
gnance à  m'éloigner  de  vous  pour  me  les  faire 
endurer.  Il  s'agit  maintenant  d'avoir  ici  made- 
moiselle Le  Vasseur  avec  mon  bagage.  Le  rece- 
veur compte  envoyer  lundi,  ou  le  premier  beau 
jour  de  la  semaine  prochaine,  un  bateau  char{;é 
de  fruits  à  Neuchâtel  ;  et  pour  l'amour  de  moi, 
il  s'est  offert  d'y  aller  lui-même  :  en  consé- 
quence, j'écris  à  mademoiselle  Le  Vasseur  de 
se  tenir  prête  pour  profiter  d'une  si  bonne  oc- 
casidn,  du  moins  pour  le  bagage;  car,  quant 
à  elle,  j'aimerois  autant  qu'elle  cherchât  quel- 
que autre  voiture,  pour  peu  qu'il  ne  fît  pas 
très-beau,  ou  qu'elle  eût  quelque  répugnance 
à  venir  sur  un  bateau  chargé.  Ayez  la  bonté 
qui  vous  est  ordinaire,  de  donner  à  tout  cela  le 
coup  d'oeil  de  l'amitié. 

Je  suis  si  occupé  de  mon  petit  établissement, 
que  je  ne  puis  songer  à  autre  chose,  ni  écrire 
à  personne.  Je  dois  cependant  des  multitudes 
de  lettres,  surtout  à  MM.  Meuron,  Chaillet, 
Sturler,  Martinet.  Comment  donc  faire?  écrire 
du  matin  au  soir?  c'est  ce  que  je  ne  puis  faire 


*% 


AU   MEME. 


Le  29  septembre. 


En  vous  envoyant,  mon  cher  hôte,  un  petit 
bonjour  avec  les  lettres  ci-jointes,  je  n'ai  que  le 
temps  de  vous  marquer  que  mademoiselle  Le 
Vasseur,  vos  envois  et  mon  bagage,  me  sont 
heureusement  arrivés.  Jusqu'ici,  aux  arrivans 
près  qui  ne  cessent  pas,  tout  va  bien  de  ce 
côté.  Puisse-l-il  en  être  de  même  du  vôtre  1  Je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


AU   M£ME. 
Ce  dimanche  6  octobre,  à  raid:. 

J'envoie,  mon  cher  hôte,  à  madame  la  com- 
mandante dix  mesures  de  pommes  reinettes, 
que  je  la  supplie  d'agréer,  non  comme  un  pré- 
sent que  je  prends  la  liberté  de  lui  faire, 
mais  en  échange  du  café  que  vous  m'avez  des- 
tiné. 

Depuis  ma  lettre  écrite  et  partie  cematin,  j'ai 
reçu  votre  paquet  du  3.  Je  vois  avec  douleur  le 
procès  qu'on  vous  prépare.  Vous  avez  affaire 
au  plus  déterminé  des  scélérats,  et  vous  êtes 
un  homme  de  bien  ;  jugez  des  avantages  qu'il 
aura  sur  vous.  Mensonges,  cabales,  fourberies. 


"*. 


ANNÉE  1765. 


577 


noirceurs,  faux  sermens,  faux  témoins,  su- 
bornation de  juges;  quelles  armes  terribles 
dont  vous  êtes  privé,  et  qu'il  emploiera  contre 
vous  1  J'avoue  que  si  sa  famille  le  soutient,  il 
faut  qu'elle  soit  composée  de  membres  qui  se 
donnent  tout  ouvertement  pour  gens  de  sac  et 
de  corde;  mais  il  faut  s'attendre  à  tout  de  la 
part  des  hommes,  et  je  suis  fâché  de  vous  dire 
que  vous  vivez  dans  un  pays  plein  de  gens  d'es- 
prit, mais  qui  n'imaginent  pas  même  qu'il  existe 
quelque  chose  qui  se  puisse  appeler  justice  et 
vertu.  J'ai  l'âme  navrée,  et  tout  ceci  met  le 
comble  à  mes  malheurs. 

Vous  pouvez ,  si  vous  voulez ,  m'envoyer  la 
petite  caisse  par  le  retour  du  bateau  qui  portera 
les  pommes  et  qui  la  conduira  à  Cerlier,  où  je 
la  ferai  prendre.  Mon  généreux  ami ,  je  vous 
embrasse  le  cœur  ému  et  les  yeux  en  larmes. 


KV   MÊME. 


Le  7  octobre. 


Voici,  mon  cher  hôte,  un  troisième  paquet 
depuis  l'arrivée  de  mademoiselle  Le  Vasseur. 
Comme  je  vous  sais  fort  occupé,  qu'il  a  fait 
fort  mauvais,  et  que  votre  ouvrage  n'a  peut- 
être  point  encore  paru,  je  ne  suis  point  en  peine 
de  votre  silence,  et  j'espère  que  vous  vous  por- 
tez bien.  Pour  moi,  je  n'en  puis  pas  dire  au- 
tant, et  c'est  dommage.  Il  ne  me  manque  que  de 
la  santé  pour  être  parfaitement  content  dans 
celte  île,  dont  je  ne  compte  plus  sortir  de  l'an- 
née. Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

Mille  remercîmens  et  très-humbles  respects 
de  mademoiselle  Le  Vasseur. 


AU  MÊME. 


tenu  de  vous.  A  l'éloge  que  vous  faisiez  de  ces 
gens-là,  je  croyois  qu'ils  alloient  étouffer  ce 
monstre  entre  deux  matelas.  Tant  qu'il  ne 
s'est  montré  que  demi-coquin,  ils  ont  paru  le 
désapprouver;  mais,  depuis  qu'il  s'est  faù  ou- 
vertement chef  de  brigands,  les  voilà  tous  ses 
satellites.  Que  Dieu  vous  délivre  d'eux  et  moi 
aussi  1  Tirez-vous  de  leurs  mains  comme  vous 
pourrez,  et  tenons-nous  désormais  bien  loin  do 
pareilles  gens. 


Ce  vendredi  ii  uctobre. 

Je  suppose,  mon  cher  hôte,  que  vous  aurez 
reçu  un  mot  de  lettre  où  je  vous  accusois  In  ré- 
ception du  dernier  paquet,  contenant,  entre 
autres,  un  exemplaire  de  votre  réponse  au  si- 
caire  de  Motiers.  Deux  heures  après  je  reçus 
votre  billet  du  samedi  ;  je  n'ai  montré  la  réponse» 
è  personne,  et  ne  la  montrerai  point.  Je  suis 
curieux  d'apprendre  ce  que  sa  famille  aura  ob> 

T.    IV, 


KV  MÊME. 


Mardi  soir,  15  octobre. 

Voici,  mon  cher  hôte,  deux  lettres  auxquelles 
je  vous  prie  de  vouloir  bien  donner  cours.  J'ai 
reçu ,  avec  la  vôtre  du  9 ,  la  petite  caisse  et  le 
café  sur  lequel  vous  m'avez  bien  triché,  puis- 
que la  quantité  en  est  bien  plus  forte  que  celio- 
en  échange  de  laquelle  j'envoyois  les  pommes. 

J'apprends  avec  bien  de  la  peine  et  toiiç  vos 
tracas  et  les  maladies  successives  de  tous  vos 
gens,  surtout  de  M.  Jeannin ,  qui  vous  est  tou- 
jours fort  utile  et  qui  mérite  qu'on  s'intéresse 
pour  lui.  Je  vous  avoue,  au  reste,  que  je  no 
suis  pas  fâché  que  la  négociation  en  question 
se  soit  rompue,  surtout  par  la  fnute  de  ce  Sa- 
cripant; car  j'étois  presque  sûr  d'avance  de  co 
qu'il  auroit  écrit  et  dità  tout  le  monde  au  sujet 
du  juste  désaveu  que  vous  exigiez,  et  qu'il  n'au- 
roit  pas  manqué  de  donner  pour  un  acte  de  s» 
complaisance  envers  sa  famille,  que  vous  avi(  z 
intéressée  ponr  vous  tirer  d'embarras.  Je  so- 
rois  assez^  curieux  de  savoir  ce  qui  s'est  fait 
dans  le  conseil  de  samedi,  fort  inutilement  au 
reste,  puisque  ces  messieurs  n'ont  aucune  force 
pour  faire  valoir  leur  autorité,  et  que  tout  abou- 
tit à  des  arrêts  presque  clandestins,  qu'on 
ignore  ou  dont  on  se  moque. 

J'ai  vu  ici  M.  l'intendant  de  l'hôpital  à  qii: 
M.  Sturler  avoit  eu  la  bonté  d'écrire ,  et  qui 
lui  a  manifesté  de,  meilleures  intentions  que 
celles  que  je  lui  crois  en  effet.  J'ai  poussé  jus- 
qu'à la  bassesse  des  avances  pour  captiver  sa 
bienveillancl^  qui  me  paroissent  avoir  fort  mal 
réussi.  Ce  qui  me  console  est  que  mon  séjour 
ici  ne  dépend  pas  de  lui,  et  qu'il  n'osera  pcut- 
A(rn  pog  témoigner  la  mauvaise  volonté  qu'il 

57 


sr» 


CORRESPONDANCE. 


peut  avoir,  voyant  qu'en  général  on  ne  voit  pas 
à  Berne  de  mauvais  œil  mon  séjour  ici,  et  que 
M.  le  bailli  de  Nidau  paroît  aussi  m'y  voir  avec 
plaisir.  Je  ne  sais  s'il  convientde  faire  cette  con- 
fidence à  M.  Chaillet  dont  le  zèle  est  quelque- 
fois trop  impétueux.  Mais,  si  vous  aviez  occa- 
sion d'en  toucher  quelque  chose  à  M.  Sluricr, 
j  avoue  que  je  n'en  serois  pas  fâché,  quand  ce 
ne  seroit  que  pour  savoir  au  juste  les  vrais  sen- 
timens  de  leursExcelIencesà  ce  sujet  ;  car  enfin 
il  seroit  désagréable  d'avoir  fait  beaucoup  de 
dépense  pour  ni'accommoder  ici,  et  d'être 
obligé  d'en  partir  au  printemps. 
i  Je  voudroisde  tout  mon  cœur  complaire  à 
M.  d'Escherny  :  mais  convenez  qu'il  n'auroit 
guère  pu  prendre  plus  mal  son  temps  pour 
mettre  en  avant  cette  affaire.  D'ailleurs  ce  n'est 
point  ici  le  moment  d'en  parler,  pour  des  mi- 
sons qui  ne  reganient  ni  mylord,  ni  M.  d'Es- 
cherny, ni  moi,  et  dont  je  vous  ferai  confi- 
dence, quand  nous  nous  verrons,  sous  le  sceau 
du  secret.  Ainsi  je  suis  prêt  à  renvoyer  à 
M.  d'Escherny  ses  papiers,  s'il  est  pressé  :  s'il 
ne  l'est  pas,  le  temps  peut  venir  d'en  faire 
usage,  et  alors  il  doit  être  sûr  de  ma  bonne  vo- 
lonté; mais  je  ne  puis  rien  promettre  au  delà. 

En  parcourant  votre  ouvrage ,  j'avois  trouvé 
quelques  corrections  à  faire  ;  mais  le  relisant  à 
la  hâie,  je  n'en  ai  su  retrouver  que  trois  mar- 
quées dans  le  papier  ci-joint. 

Voici  quelques  notes  de  commissions  qui  ne 
pressent  point,  et  dont  vous  ferez  celles  que 
vous  pourrez,  lorsque  vous  viendrez  ici,  puis- 
que vous  me  flattez  de  venir  bientôt. 

À"  Les  deux  rasoirs  que  vous  m'avez  donnés 
sont  déjà  gâtés,  soit  par  la  maladresse  de  mes 
essais,  soit  à  cause  de  l'extrême  rudesse  de 
ma  barbe;  il  m'en  faudroit  au  moins  encore 
quatre,  afin  que  je  n'eusse  pas  sans  cesse  re- 
cours à  des  expédiens  très-incommodes  dans 
ma  position,  pour  les  faire  repasser.  Mais  peut- 
être  les  faudroil-il  un  peu  moins  fins  pour  une 
si  forte  barbe. 

2°  J'aurois  besoin  d'un  cahier  de  papier  doré 
pour  mes  herbiers  ;  je  préférerois  du  papier 
doré  en  plein  à  celui  qui  a  des  ramages. 

J'ai  peine  à  me  désaccoutumer  tout  d'un 
coup  de  lire  la  gazette,  et  à  ne  plus  rien  sa- 
voir des  affaires  de  l'Europe.  Comme  vous  pre- 
nez et  gardez,  je  crois,  quelque  gazette,  si 


M.  Jeannin  vouloit  bien  me  les  envoyer  suiin 
après  suite  dans  les  occasions,  je  serois  très- 
attenlif  à  n'en  point  égarer,  et  à  les  lui  ren- 
voyer de  même.  Je  ne  me  soucie  point  de  ga- 
zettes récentes,  ni  d'avoir  souvent  des  paquets  ; 
il  me  suffira  seulement  qu'il  n'y  ait  point  d'in- 
terruption dans  la  suite;  du  reste,  le  temps  n'y 
fait  rien.  J'ai  cessé  de  les  lire  depuis  le  ^*'  sep- 
tembre. 

Dans  l'accord  pour  ma  pension,  il  entre  en- 
tre autre  choses  une  étrenne  annuelle  pour  ma- 
dame la  receveuse.  Ne  pourriez-vous  pas  m'ai- 
dera trouverquelque  cadeau  honnêteà  lui  faire, 
et  qui  cependant  ne  passât  pas  trente  à  trente- 
six  francs  de  France?  Je  sais  qu'elle  a  envie 
d'avoir  une  tabatière  de  femme.  Nous  avons 
jusqu'à  la  fin  de  l'année,  mais  la  rencontre  peut 
venir  plus  tôt.  Voilà  tout  ce  qui  me  vient  à  pré- 
sent; mais  je  sens  que  j'oublie  bien  des  choses. 
Mille  pardons  et  embrassemens. 


AU   MEME. 
Ue  de  Saint-Pierre,  le  (7  octobre  1765. 

On  me  chasse  d'ici,  mon  cher  hôto.  Le  climat 
de  Berlin  est  trop  rude  pour  moi  ;  je  me  déter- 
mine à  passer  en  Angleterre,  où  j'aurois  dû 
d'abord  aller.  J'aurois  grand  besoin  de  tenir 
conseil  avec  vous;  mais  je  ne  puis  aller  à  Neu- 
châtel  :  voyez  si  vous  pourriez  par  charité  vous 
dérober  à  vos  affaires  pour  faire  un  tour  jus- 
qu'ici. Je  vous  embrasse. 


A   M.    DE  GRAFFENRIED 

Bailli  à  Mdau. 

r  • 

lie  de  Saint-Pierre,  le  17  octobre  I7S3. 

1 

Monsieur, 
J'obéirai  à  l'ordre  de  leurs  Excellences  avec 
le  regret  de  sortir  de  votre  gouvernement  et  de 
votre  voisinage,  mais  avec  la  consolation  d'em- 
porter votre  estime  et  celle  des  honnêtes  gens. 
Nous  entrons  dans  une  saison  dure,  surtout 
pour  un  pauvre  infirme  :  je  ne  suis  point  pré- 
paré pour  un  long  voyage,  et  mes  affaires  de- 
manderoient  quelques  préparations.  J'aurois 
souhaité,  monsieur,  qu'il  vous  eût  plu  de  me 


ANNÉE  1765. 


S79 


marquer  si  l'on  m'ordoniioit  de  partir  sur-le- 
chnmp,  ou  si  l'on  vouloil  bien  m'accorder 
quelques  semaines  pour  prendre  les  arrange- 
mens  nécessaires  à  ma  situation.  Kn  attendant 
qu'il  vous  plaise  de  me  prescrire  un  terme,  que 
je  m'efforcerai  môme  d'abréger,  je  supposerai 
qu'il  m'est  permis  de  séjourner  ici  jusqu'à  ce  que 
j'aie  mis  l'ordre  le  plus  pressant  à  mes  affaires. 
Ce  qui  me  rend  ce  retard  presque  indispensable, 
est  que,  sur  les  indices  que  je  croyois  sûrs,  je 
me  suis  arrangé  pour  passer  ici  le  reste  de  ma 
vie  avec  l'agrément  tacite  du  souverain.  Je  vou- 
drois  être  sûr  que  ma  visite  ne  vous  déplairoit 
pas;  quelque  précieux  que  me  soient  les  mo- 
mens  en  cette  occasion,  j'en  déroberai  de  bien 
agréables  pour  aller  vous  renouveler,  monsieur, 
les  assurances  de  mon  respect. 


AU    HÊMH. 
Ile  de  Saint-Pierre,  le  20  octobre  1765. 

Monsieur, 

Le  triste  état  où  je  me  trouve  et  la  confiance 
que  j'ai  dans  vos  bontés  me  déterminent  à  vous 
supplier  de  vouloir  bien  faire  agréer  à  leurs 
Excellences  une  proposition  qui  tend  à  me  déli- 
vrer une  fois  pour  toutes  des  tourmens  d'une 
vie  orageuse,  et  qui  va  mieux,  ce  me  semble, 
au  but  de  ceux  qui  me  poursuivent  que  ne  fera 
mon  éloignement.  J'ai  consulté  ma  situation, 
mon  âge,  mon  humeur,  mes  forces;  rien  de 
tout  cela  ne  me  permet  d'entreprendre  en  ce 
moment,  et  sans  préparation,  de  longs  et  pé- 
nibles voyages,  d'aller  errant  dans  des  pays 
froids,  et  de  me  fatiguer  à  chercher  au  loin  un 
asile,  dans  une  saison  où  mes  infirmités  ne  me 
permettent  pas  même  de  sortir  de  la  chambre. 
Après  ce  qui  s'est  passé,  je  ne  puis  me  résoudre 
à  rentrer  dans  le  territoire  de  Neuchâtel,  où  la 
protection  du  prince  et  du  gouvernement  ne 
sauroit  me  garantir  des  fureurs  d'une  popu- 
lace excitée  qui  ne  connoît  aucun  frein  ;  et  vous 
comprenez,  monsieur,  qu'aucun  des  états  voi- 
sins ne.  voudra  ou  n'osera  donner  retraite  à  un 
malheureux  si  durement  chassé  de  celui-ci. 

Dans  cette  extrémité,  je  ne  vois  pour  moi 
qu'une  seule  ressource,  et, quelque  effrayante 
qu'elle  paroisse,  je  la  prendrai  non-seulement 
sans  répugnance,  mais  avec  empressement,  si 


leurs  Kxcollences  veulent  bien  y  consentir;  c'est 
qu'il  leur  plaise  que  je  passe  en  prison  le  reste 
de  mes  jours  dans  quelqu'un  de  leurs  châteaux 
ou  tel  autre  lieu  de  leurs  étals  qu'il  leur  sem- 
blera bon  de  choisir.  J'y  vivrai  à  mes  dépens, 
et  je  donnerai  siireié  de  n'être  jamais  à  leur 
charge;  je  me  soumets  à  n'avoir  ni  papier,  ni 
plume,  ni  aucune  communication  au-dchors, 
si  ce  n'est  pour  l'absolue  nécessité  et  par  le 
canal  de  ceux  qui  seront  chargés  de  moi  ;  seu- 
lement qu'on  me  laisse,  avec  l'usage  de  quel- 
ques livres,  la  liberté  de  me  promener  quel- 
quefois dans  un  jardin,  et  je  suis  content. 

Ne  croyez  point,  monsieur,  qu'un  expédient 
si  violent  en  apparence  soit  le  fruit  du  déses- 
poir; j'ai  l'esprit  très-calme  en  ce  moment:  je 
me  suis  donné  le  temps  d'y  bien  penser,  et 
c'est  d'après  la  profonde  considération  de  mon 
état  que  je  m'y  détermine.  Considérez,  je  vous 
supplie,  que  si  ce  parti  est  extraordinaire,  ma 
situation  l'est  encore  plus  :  mes  malheurs  sont 
sans  exemple  ;  la  vie  orageuse  que  je  mène  sans 
relâche  depuis  plusieurs  années  seroit  terri- 
ble pour  un  homme  en  santé  :  jugez  ce  qu'elle 
doit  être  pour  un  pauvre  infirme  épuisée  de 
maux  et  d'ennuis,  et  qui  n'aspire  qu'à  mourir 
en  paix.  Toutes  les  passions  sont  éteintes  dans 
mon  cœur,  il  n'y  reste  que  l'ardent  désir  du 
repos  et  de  la  retraite;  je  les  trouverois  dans 
l'habitation  que  je  demande.  Délivré  des  im- 
portuns, à  couvert  de  nouvelles  catastrophes, 
j'attendrois  tranquillement  la  dernière,  et  n'é- 
tant plus  instruit  de  ce  qui  se  passe  dans  le 
monde,  je  ne  serois  plus  attristé  de  rien.  J'aime 
la  liberté,  sans  doute,  mais  la  mienne  n'est 
point  au  pouvoir  des  hommes,  et  ce  ne  seront 
ni  des  murs  ni  des  clefs  qui  me  l'ôteront.Cette 
captivité,  monsieur,  me  parott  si  peu  terrible, 
je  sens  si  bien  que  je  jouirois  de  tout  le  bon- 
heur que  je  puis  encore  espérer  dans  cette  vie, 
que  c'est  par  la  même  que,  quoiqu'elle  doive 
délivrer  mes  ennemis  de  toute  inquiétude  à 
mon  égard,  je  n'ose  espérer  de  l'obtenir  :  mais 
je  ne  veux  rien  avoir  à  me  reprocher  vis-à-vis 
de  moi,  non  plus  que  vis-à-vis  d'autrui  :  je 
veux  pouvoir  me  rendre  témoignage  que  j'ai 
tenté  tous  les  moyens  praticables  et  honnêtes 
qui  pouvoienl  m'assurer  le  repos,  et  préve- 
nir les  nouveaux  orages  qu'on  me  force  d'aller 
chercher. 


580 


CORRESPONDANCE. 


Je  connois,  monsieur,  les  senlimens  d'hu- 
maniié  dont  votre  âme  généreuse  est  remplie  : 
je  sens  tout  ce  qu'une  grâce  de  cette  espèce 
peut  vous  coûter  à  demander  ;  mais  quand  vous 
aurez  -compris  que,  vu  ma  situation,  cette 
grâce  en  seroit  en  effet  une  très-grande  pour 
moi,  ces  mêmes  sentimens,  qui  font  votre  ré- 
pugnance, me  sont  garans  que  vous  saurez  la 
surmonter.  J'attends,  pour  prendre  définitive- 
m  ent  mon  parti,  qu'il  vous  plaise  de  m'honorer 
(le  quelque  réponse. 

Daignez,  monsieur,  je  vous  supplie,  agréer 
mes  excuses  et  mon  respect. 


AU   MÊME. 

Le  22  octobre  1765. 

Je  puis,  monsieur,  quitter  samedi  prochain 
l'île  de  Saint-Pierre,  et  je  me  conformerai  en 
cela  à  l'ordre  de  leurs  Excellences  :  mais,  vu 
l'étendue  de  leurs  états  et  ma  triste  situation, 
il  m'est  absolument  impossible  de  sortir  le 
même  jour  de  l'enceinte  de  leur  territoire.  J'o- 
béirai en  tout  ce  qui  me  sera  possible.  Si  leurs 
Excellences  me  veulent  punir  de  ne  l'avoir  pas 
fait,  elles  peuvent  disposer  à  leur  gré  de  ma 
personne  et  de  ma  vie  :  j'ai  appris  à  m'atten- 
dre  à  tout  de  la  part  des  hommes;  ils  ne  pren- 
dront pas  mon  âme  au  dépourvu. 

Recevez,  homme  juste  et  généreux,  les  as- 
surances de  ma  respectueuse  reconnoissance, 
et  d'un  souvenir  qni  ne  sortira  jamais  de  mon 
cœur. 


A  M.   DO   PEYROU. 

Vendredi  matin  23  octobre. 

Je  vous  prie  de  tâcher  d'obtenir  de  quelqu'un 
qui  connoisse  cette  route  un  itinéraire  exact, 
avec  les  noms  des  villes,  bourgs,  lieux,  et 
bonnes  auberges.  Vous  pourrez  me  l'envoyer 
à  Basie  ou  à  Francfort,  par  une  adresse  que  je 
demanderai  à  M.  de  Luze.  Je  pars  à  l'instant. 
Je  vous  embrasse  mille  fois. 


A   H.   DE  GRAFFEISRIËD. 

Bienne,  Je  23  octobre  «765. 
Je  reçois,  monsieur,  avec  reconnoissance 


les  nouvelles  marques  de  vos  attentions  et  de 
vos  bontés  pour  moi  :  mais  je  n'en  profiterai 
pas  pour  le  présent;  les  piévenances  et  solli- 
citations de  ]MM.  de  Bienne  me  déterminent  à 
passer  quelque  temps  avec  eux,  et,  ce  qui  me 
flatte,  à  votre  voisinage.  Agréez,  monsieur,  je 
vous  supplie,  mes  remercimens,  mes  saluta- 
tions et  mon  respect. 


A  M.    DU   PEYROU. 

Bienne,  le  27  octobre  1763. 

Jai  cédé,  mon  cher  hôte,  aux  caresses  et 
aux  sollicitations  ;  je  reste  à  Bienne,  résolu  d'y 
passer  l'hiver,  ctj'ai  lieu  decroireque  je  l'y  pas- 
serai tranquillement.  Cela  fera  quelque  chan- 
gement dans  nos  arrangemens ,  et  mes  effets 
pouvant  me  venir  joindre  avec  mademoiselle 
Le  Vasseur,  je  pourrai,  pendant  l'hiver,  faire 
moi-même  le  catalogue  de  mes  livres.  Ce  qni 
me  flatte  dans  tout  ceci  est  que  je  reste  votre 
voisin,  avec  l'espoir  de  vous  voir  quelquefois 
dans  vos  momens  de  loisir.  Donnez-moi  de  vos 
nouvelles  et  de  celles  de  nos  amis.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 


'  AU   MÊME. 

Bienne,  lundi  28  octobre  {765. 

On  m'a  trompé,  mon  cher  hôte,  je  pars  de- 
main matin  avant  qu'on  me  chasse.  Donnez- 
moi  de  vos  nouvelles  à  BasIe.  Je  vous  recom- 
mande ma  pauvre  gouvernante.  Je  ne  puis 
écrire  à  personne,  quelque  désir  que  j'en  aie; 
je  n'ai  pas  même  le  temps  de  respirer,  ni  la 
force.  Je  vous  embrasse. 


AU  MÊME. 


A  Basle,  30  octobre. 

J'arrive  malade,  mais  sans  grand  accident. 
M.  de  Luze  a  eu  soin  de  me  pourvoir  d'une 
chambre,sans  quoi  jen'en  aurois  point  trouvé, 
vu  la  foire.  Je  partirai  pour  Strasbourg  le  plus 
tôt  qu'il  me  sera  possible,  peut-être  dès  de- 
main; mais  je  suis  parfaitement  sûr  mainte- 


ANNÉE  1765. 


nant  qu'il  m'est  lolalemeiit  impossible  de  sou- 
lonir  à  présont  le  voyafje  do  Berlin.  J'ignore 
absolument  ce  que  je  ferai  ;  je  renvoie  à  déli- 
bérer à  Strasbourg.  Je  souhaite  fort  d'y  rece- 
voir de  vos  nouvelles.  Je  compte  loger  à  ï Es- 
prit, chez  M.  Weisse;  cependant,  n'étant  en- 
core bien  sûr  de  rion ,  ne  m'écrivez  à  cette 
adresse  que  ce  qui  peut  se  perdre  sans  incon- 
vénient. Mon  cher  hôte ,  aimez-moi  toujours. 
Je  vous  aime  et  vous  embrasse  do  tout  mon 
cœur. 


581 


A  H.   DE  LUZE. 

Strasbourg,  le  4  novembre  1765. 

J'arrive ,    monsieur ,    du    plus    détesiablo 
voyage,  à  tous  égards,  que  j'aie  fait  de  ma  vie. 
J'arrive  excédé,  rendu;  mais  enfin  j'arrive,  et, 
grâces  à  vous ,  dans  une  maison  où  je  puis  me 
remettre  et  reprendre  haleine  à  mon  aise,  car 
je  no  puis  songer  à  reprendre  de  long-temps 
ma  route;  et  si  j'en  ai  encore  une  pareille  à 
celle  que  je  viens  de  faire ,  il  me  sera  totale- 
ment impossible  de  la  soutenir.  Je  ne  me  pré- 
vaux point  sitôt  de  votre  lettre  pour  M.  Zolli- 
coffer;  car  j'aime  fort  le  plaisir  de  prince  do 
garder  l'incognito  le  plus  long-temps  qu'on 
peut.  Que  no  puis-je  le  garder  le  reste  de  ma 
vie  !  je  serois  encore  un  heureux  mortel.  Je  ne 
sais  au  reste  comment  m'accueilleront  les  Fran- 
çois; mais  s'ils  font  tant  que  de  me  chasser, 
ils  ne  choisiront  pas  le  temps  que  je  suis  ma- 
lade, et  s'y  prendront  moins  brutalement  que 
les  Bernois.  Je  suis  d'une  lassitude  à  ne  pou- 
voir tenir  la  plume.  Le  cocher  veut  repartir 
dès  aujourd'hui.  Je  n'écris  donc  point  à  M.  Du 
Peyrou  :  veuillez  suppléer  à  ce  que  je  ne  puis 
faire;  je  lui  écrirai  dans  la  semaine  infaillible- 
ment. Il  faut  que  je  lui  parle  de  vos  attentions 
et  de  vos  bontés  mieux  que  je  ne  peux  faire  à 
vous-même.  Ma  manière  d'en  remercier  est 
d'en  profiter;  et,  sur  ce  pied,  l'on  ne  peut  être 
mieux  remercié  que  vous  l'êtes  :  mais  il  est 
juste  que  je  lui  parle  de  l'effet  qu'a  produit  sa 
recommandation.  Bonjour,  monsieur;  bonne 
foire  et  bon  voyage.  J'espère  avoir  le  plaisir  de 
vous  embrasser  encore  ici. 


A   M.    DU   PEYROU. 
Straibourg,  le  S  novembre  <76S. 

Je  suis  arrive,  mon  cher  hôte,  à  Strasbourg 
samedi,  tout-à-fait  hors  d'étal  de  continuer  ma' 
route,  tant  par  l'effet  de  mon  mal  et  do  la  fa- 
ligue,  que  par  la  fièvre  et  une  chaleur  d'en- 
trailles qui  s'y  sont  jointes.  Il  m'est  aussi  im- 
possible d'aller  maintenant  à  Potzdam  qu'à  la 
Chine,  et  je  ne  sais  plus  trop  ce  que  je  vais 
devenir;  car  probablement  on  ne  me  laissera 
pas  long-temps  ici.  Quand  on  est  une  fois  au 
point  où  je  suis,  on  n'a  plus  de  projets  à  faire  ; 
il  ne  reste  qu'à  se  résoudre  à  toutes  choses, 
et  plier  la  tôle  sous  le  pesant  joug  de  la  néces- 
sité. 

J'ai  écrità  mylord  maréchal;  je  voudrois at- 
tendre ici  sa  réponse.  Si  Ion  me  ch,isse,'j'irai 
chercher  de  l'autre  côté  du  Rhin  quelque  hu- 
manité, quelque  hospitalité;  si  je  n'en  trouve 
plus  nulle  part,  il  faudra  bien  chercher  quel- 
que moyen  de  s'en  passer.  Bonjour,  non  plus 
mon  hôte,  mais  toujours  mon  ami.  George 
Keith  et  vous  m'attachez  encore  à  la  vie;  do 
tels  liens  ne  se  rompent  pas  aisément. 

Je  vous  embrasse. 


AU   MÊME. 


Strasbourg,  le  10  novembre  1765. 

Rassurez- vous,  mon  cher  hôte,  et  rassurez 
nos  amis  sur  les  dangers  auxquels  vous  me 
croyez  exposé.  Je  ne  reçois  ici  que  des  mar- 
ques de  bienveillance ,  et  tout  ce  qui  com- 
mando dans  la  ville  et  dans  la  province  paroît 
s'accorder  à  me  favoriser.  Sur  ce  que  m'a  dit 
M.  le  maréchal,  que  je  vis  hier,  je  dois  me  re- 
garder comme  aussi  en  sûreté  à  Strasbourg 
qu'à  Berlin.  M.  Fischer  m'a  servi  avec  toute 
la  chaleur  et  tout  le  zèle  d'un  ami,  et  il  a  eu 
le  plaisir  de  trouver  tout  le  monde  aussi  bien 
disposé  qu'il  pouvoit  le  désirer.  On  me  fait 
apercevoir  bien  agréablement  que  je  ne  suis 
plus  en  Suisse. 

Je  n'ai  que  le  temps  de  vous  marquer  ce  mot 
pour  vous  rassurer  sur  mon  compte. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


582 


CORRESPONDANCE. 

AU   MÊHK. 
Strasbourg,  le  17  uoveiiibre  <7C3. 


Je  reçois ,  mon  cher  hôte ,  votre  lettre  n°  6. 
Vous  aurez  vu  par  les  miennes  que  je  renonce 
absolument  au  voyage  de  Berlin ,  du  moins 
pour  cet  hiver,  à  moins  que  mylord  maréchal, 
à  qui  j'ai  écrit,  ne  fût  d'un  avis  contraire.  Mais 
je  le  connois  ;  il  veut  mon  repos  sur  toute  chose, 
ou  plutôt  il  ne  veut  que  cela.  Selon  toute  ap- 
parence, je  passerai  l'hiver  ici.  On  ne  peut  rien 
ajouter  aux  marques  de  bienveillance,  d'es- 
time, et  même  de  respect,  qu'on  m'y  donne, 
depuis  M.  le  maréchal  et  les  chefs  du  pays, 
jusqu'aux  derniers  du  peuple.  Ce  qui  vous  sur- 
prendra est  que  les  gens  d'église  semblent  vou- 
loir renchérir  encore  sur  les  aulrés.  Ils  ont  l'air 
de  me  dire  dans  leurs  manières  :  Distinguez- 
nous  de  vos  ministres  ;  vous  voyez  que  nous  ne 
pensons  pas  comme  eux. 

Je  ne  sais  pas  encore  de  quels  livres  j'aurai 
besoin  ;  cela  dépendra  du  choix  de  ma  de- 
meure; mais,  en  quelque  lieu  que  ce  soit,  je 
suis  absolument  déterminé  à  reprendre  la  bo- 
tanique. En  conséquence,  je  vous  prie  de  vou- 
loir bien  faire  trier  d'avance  tous  les  livres  qui 
en  traitent ,  figures  et  autres ,  et  les  bien  en- 
caisser. Je  voudrois  aussi  que  mes  herbiers  et 
plantes  sèches  y  fussent  joints;  car,  ne  con- 
noissant  pas  à  beaucoup  près  toutes  les  plantes 
qui  y  sont,  j'en  peux  tirer  encore  beaucoup 
d'instruction  sur  les  plantes  de  la  Suisse,  que 
je  ne  trouverai  pas  ailleurs.  Sitôt  que  je  serai 
arrêté ,  je  consacrerai  le  goût  que  j'ai  pour  les 
herbiers  à  vous  en  faire  un  aussi  complet  qu'il 
me  sera  possible,  et  dt)nt  je  tâcherai  que  vous 
soyez  content. 

Mon  cher  hôte,  je  ne  donne  pas  ma  con- 
fiance à  demi  ;  visitez,  arrangez  tous  mes  pa- 
piers, lisez  et  feuilletez  tout  sans  scrupule.  Je 
vous  plains  de  l'ennui  que  vous  donnera  tout  ce 
fatras  sans  choix,  et  je  vous  remercie  de  l'ordre 
que  vous  y  voudrez  mettre.  Tâchez  de  ne  pas 
changer  les  numéros  des  paquets ,  afin  qu'ils 
nous  servent  toujours  d'indications  pour  les  pa- 
piers dont  je  puis  avoir  besoin.  Par  exemple, 
je  suis  dans  le  cas  de  désirer  beaucou  p  de  faire 
usage  ici  de  deux  pièces  qui  sont  dans  le  nu- 
méro ^2,  l'une  est  Pygmalion  et  l'autre  Y  En- 
gagement téméraire.  Le  directeur  du  spectacle 


a  pour  moi  mille  attentions;  il  m'a  donné  pour 
mon  usage  une  petite  loge  grillée  ;  il  m'a  fait 
faire  une  clef  d'une  petite  porte  pour  en- 
trer incognito;  il  fait  jouer  les  pièces  qu'il 
juge  pouvoir  me  plaire.  Je  voudrois  tâcher  de 
reconnoître  ses  honnêtetés,  et  je  crois  que  quel- 
que barbouillage  de  ma  façon,  bon  ou  mauvais, 
lui  seroit  utile  par  la  bienveillance  que  le  pu- 
blic a  pour  moi,  et  qui  s'est  bien  marquée  au 
Devin  du  village.  Si  j'osois  espérer  que  vous 
vous  laissassiez  tenter  à  la  proposition  de  M.  de 
Luze,  vous  apporteriez  ces  pièces  vous-même, 
et  nous  nous  amuserions  à  les  faire  répéter. 
Mais  comme  il  n'y  a  nulle  copie  de  Pygmalion 
il  en  faudroit  faire  faire  une  par  précaution, 
surtout  si,  ne  venant  pas  vous-même,  vous 
preniez  le  parti  d'envoyer  le  paquet  par  la 
poste  à  l'adresse  de  M.  Zollicoffer,  ou  par  oc--- 
casion .  Si  vous  venez,  mandez-le-moi  à  l'avance, 
et  donnez-moi  le  temps  de  la  réponse.  Selon 
les  réponses  que  j'attends ,  je  pourrois  ,  si  la 
chose  ne  vous  étoit  pas  trop  importune,  vous 
prier  de  permettre  que  mademoiselle  Le  Vas-f 
seur  vînt  avec  vous.  Je  vous  embrasse. 

Je  reçois  en  ce  moment  le  numéro  7.  Écrivez 
toujours  par  M.  Zollicoffer. 


à  M.  d'ivernois. 

A  Strasbourg,  le  It  novembre  i76S. 

Ne  soyez  point  en  peine  de  moi,  monsieur  ; 
grâces  au  ciel ,  je  ne  suis  plus  en  Suisse ,  je  le 
sens  tous  les  jours  à  l'accueil  dont  on  m'honore 
ici  ;  mais  ma  santé  est  dans  un  délabrement  fa- 
cile à  imaginer.  Mes  papiers  et  mes  livres  sont 
restés  dans  un  désordre  épouvantable  :  la  malle 
que  vous  savez  a  été  remise  à  M.  Martinet,  châ- 
telain du  Val-de-Travers  ;  vos  papiers  sont  res- 
tés parmi  les  miens  ;  n'en  soyez  point  en  peine  ; 
ils  se  retrouveront,  mais  il  faut  du  temps.  Vous 
pouvez  m'écrire  ici  ou  à  l'adresse  de  M.  Du 
Peyrou  à  Neuchâtel.  Vous  pouvez  aussi,  et 
même  je  vous  en  prie,  tirer  sur  moi  à  vue  pour 
l'argent  que  je  vous  dois  et  dont  j'ignore  la 
somme.  Je  ne  vous  dis  rien  de  vos  parens; 
mais  malgré  ce  que  vous  m'avez  fait  dire  par 
M.  Desarts ,  je  compte  et  compterai  toujours 
sur  votre  amitié,  comme  vous  pouvez  toujours 


ANNÉE  1765. 


585 


conipier  sur  la  mienne.  Je  vous  embrasse  de 
loul  niun  cœur. 


A  M.  DU   PKYROU. 

Strasbourg,  le  25  novembre  <7(i5. 

J'ai,  mon  cher  hôie,  voire  numéro  8  et  tous 
les  précédens.  Ne  soyez  point  en  peine  du  pas- 
se-port; ce  n'est  pas  une  choses!  absolument 
nécessarie  que  vous  le  supposez,  ni  si  difficile 
à  renouveler  au  besoin  ;  mais  il  me  sera  toujours 
précieux  par  la  main  dont  il  me  vient  et  par  les 
soins  dont  il  est  la  preuve. 

Quelque  plaisir  que  j'eusse  à  vous  voir,  le 
changement  que  j'ai  été  forcé  de  mettre  dans 
ma  manière  de  vivre  ralentit  mon  empresse- 
ment à  cet  égard.  Les  fréquens  dîners  en  ville, 
et  la  fréquentation  des  femmes  et  des  gens  du 
monde,  à  quoi  je  m'étois  livré  d'abord,  en  re- 
tour de  leur  bienveillance,  m'imposoient  une 
gêne  qui  a  tellement  pris  sur  ma  santé,  qu'il  a 
fallu  tout  rompre  et  devenir  ours  par  néces- 
sité. Vivant  seul  ou  avec  Fischer,  qui  est  un 
très-bon  garçon,  je  ne  serois  à  portée  de  par- 
tager aucun  amusement  avec  vous,  et  vous 
iriez  sans  moi  dans  le  monde,  ou  bien,  ne  vi- 
vant qu'avec  moi,  vous  seriez  dans  cette  ville 
sans  la  connoître.  Je  ne  désespère  pas  des 
moyens  de  nous  voir  plus  agréablement  et  plus 
à  notre  aise,  mais  cela  est  encore  dans  les  fu- 
turs contingens  :  d'ailleurs,  n'étant  pas  encore 
décidé  sur  moi-même,  je  ne  le  suis  pas  sur  le 
voyage  de  mademoiselle  Le  Vasseur.  Cepen- 
dant, si  vous  venez,  vous  êtes  sûr  de  me  trou- 
ver encore  ici  ;  et,  dans  ce  cas,  je  serois  bien 
aise  d'en  être  instruit  d'avance,  afin  de  vous 
faire  préparer  un  logement  dans  cette  maison  ; 
car  je  ne  suppose  pas  que  vous  vouliez  que  nous 
soyons  séparés. 

L'heure  presse,  le  monde  vient  ;  je  vous 
quitte  brusquement  ;  mais  mon  cœur  ne  vous 
quitte  pas. 


A  M.   DE  LUZE. 


Strasbourg,  le  27  novembre  1763. 


Je  me  réjouis,  monsieur,  de  votre  heureuse 
arrivée  à  l'aris,  et  je  suis  sensible  aux  bons 


soins  dont  vous  vous  êtes  occupé  pour  moi  dès 
l'instant  même  :  c'est  une  suite  de  vos  bontés 
pour  moi,  qui  ne  m'étonne  plus,  mais  qui  me 
touche  toujours.  J'ai  différé  d'un  jour  à  vous 
répondre,  pour  vous  envoyer  la  copie  que  vous 
demandez,  et  que  vous  trouverez  ci-jointe  : 
vous  pouvez  la  lire  à  qui  il  vous  plaira  ;  mais  je 
vous  prie  de  ne  la  pas  laisser  transcrire.  Il  est 
superflu  de  prendre  de  nouvelles  informations 
sur  la  sûreté  de  mon  passage  à  Paris  :  j'ai  là- 
dessus  les  meilleures  assurances;  mais  j'ignore 
encore  si  je  serai  dans  le  cas  de  m'en  prévaloir, 
vu  la  saison,  vu  mon  état  qui  ne  me  permet 
pas  à  présent  de  me  mettre  en  roule.  Sitôt  que 
je  serai  déterminé  de  manière  ou  d'autre,  je 
vous  le  manderai.  Je  vous  prie  de  me  mainte- 
nir dans  les  bons  souvenirs  de  madame  de  Fau- 
gnes,  et  de  lui  dire  que  l'empressement  de  la 
revoir,  ainsi  que  M.  de  Faugnes,  et  d'entrete- 
nir chez  eux  une  connoissance  qui  s'est  faite 
chez  vous,  entre  pour  beaucoup  dans  le  désir 
que  j'ai  de  passer  par  Paris.  J'ajoute  de  grand 
cœur,  et  j'espère  que  vous  n'en  doutez  pas, 
que  ma  tentation  d'aller  en  Angleterre  s'aug- 
mente extrêmement  par  l'agrément  de  vous  y 
suivre,  et  de  voyager  avec  vous.  Voilà  quant  à 
présent  tout  ce  que  je  puis  dire  sur  cet  article  : 
je  ne  tarderai  pas  à  vous  parler  plus  positive- 
ment; mais  jusqu'à  présent  cet  arrangement 
est  très-douteux.  Recevez  mes  plus  tendres  sa- 
lutations; je  vous  embrasse,  monsieur,  de  tout 
mon  cœur. 

Prêt  à  fermer  ma  lettre,  je  reçois  la  vôtre  sans 
date,  qui  contient  les  éclaircissemens  que  vous 
avez  eu  la  bonté  de  prendre  avec  Guy;  ce  qui 
me  détermine  absolument  à  vous  aller  joindre 
aussitôt  que  je  serai  en  état  de  soutenir  le 
voyage.  Faites-moi  entrer  dans  vos  arrange- 
mens  pour  celui  de  Londres  :  je  me  réjouis 
beaucoup  de  le  faire  avec  vous.  Je  ne  joins  pas 
ici  ma  lettre  à  M.  de  GrafFenried,  sur  ce  que 
vous  me  marquez  qu'elle  court  Paris.  Je  mar- 
querai à  M.  Guy  le  temps  précis  de  mon  dé- 
part; ainsi  vous  en  pourrez  être  informé  par 
lui.  Qu'il  ne  m'envoie  personne,  je  trouverai 
ici  ce  qu'il  me  faut.  Hey  m'a  envoyé  son  com- 
mis, pour  m'emmeneren  Hollande;  il  s'en  re- 
tournera comme  il  est  venu. 


bS4t 

A    M.    DU   FKYROU. 

Strasbourg,  le  30  novembre  1765. 

Tout  bien  pesé,  je  me  détermine  à  passer  en 
Angleterre.  Si  j  etois  en  état,  je  partirois  dès 
demain  ;  mais  ma  rétention  me  tourmente  si 
cruellement,  qu'il  faut  laisser  calmer  celle  at- 
taque, employant  ma  ressource  ordinaire.  Je 
compte  être  en  état  de  partir  dans  huit  ou  dix 
jours;  ainsi  ne  m'écrivez  plus  ici,  votre  lettre 
ne  m'y  trouveroit  pas;  avertissez,  je  vous  prie, 
mademoiselle  Le  Vasseur  de  la  même  chose  :  je 
compte  m'arrêter  à  Paris  quinze  jours  ou  trois 
semaines;  je  vous  enverrai  mon  adresse  avant 
do  partir.  Au  reste,  vous  pouvez  toujours  mé- 
crire  par  M.  de  Luze,  que  je  compte  joindre  à 
Paris  pour  faire  avec  lui  le  voyage.  Je  suis  très- 
fâché  de  n'avoir  pas  encore  écrit  à  madame  de 
l.uze.  Elle  me  rend  bien  peu  de  justice  si  elle 
est  inquiète  de  mes  sentimens;  ils  sont  tels 
qu'elle  les  mérite,  et  c'est  tout  dire.  Je  m'atta- 
che aussi  très-véritablement  à  son  mari.  Il  a 
l'air  froid  et  le  cœur  chaud;  il  ressemble  en  cela 
à  mon  cher  hôte  :  voilà  les  gens  qu'd  me  faut. 

J'approuve  très-fort  d'user  sobrement  de  la 
poste,  qui  en  Suisse  est  devenue  un  brigan- 
dage public  :  elle  est  plus  respectée  en  France  ; 
mais  les  ports  y  sont  cxorbitans,  et  j'ai,  de- 
puis mon  arrivée  ici,  plus  de  cent  francs  de 
porls  de  lettres.  Retenez  et  lisez  les  leltres  qui 
¥0us  viennent  pour  moi;  ne  m'envoyez  que 
celles  qui  l'exigent  absolument;  il  suffit  d'un 
petit  extrait  des  autres. 

Je  reçois  en  ce  moment  votre  paquet  n"  \0. 
Vous  devez  avoir  reçu  une  de  mes  lettres  où  je 
vous  priois  d'ouvrir  toutes  celles  qui  vous  ve- 
noient  à  mon  adresse  :  ainsi  vos  scrupules  sont 
fort  mal  placés.  Je  ne  sais  si  je  vous  écrirai  en- 
core avant  mon  départ  ;  mais  ne  m'écrivez  plus 
ici.  Je  vous  embrasse  de  la  plus  tendre  amitié. 


A   M.    D  IVERNOIS. 


Strasbourg,  le  2  décembre  4765. 


Vous  ne  doutez  pas,  monsieur,  du  plaisir 
avec  lequel  j'ai  reçu  vos  deux  leltres  cl  celle  de 
M.  Deluc.  On  s'attache  à  ce  qu'on  aime  à  pro- 
portion des  maux  qu'il  nous  coiite.  Jugez  par 
là  si  mon  cœur  est  toujours  au  mjjieu  de  vous. 


CORRESPOINDAINGE. 

Je  suis  arrivé  dans  cette  ville  malade  et  rendu 
de  fatigue.  Je  m'y  repose  avecleplaisirqu  ona 
de  se  retrouver  parmi  les  humains,  en  sortant 
du  milieu  des  bêtes  féroces.  J'ose  dire  que  de- 
puis le  commandant  de  la  province  jusqu'au 
dernier  bourgeois  de  Strasbourg,  tout  le  monde 
désiroit  de  me  voir  passer  ici  mes  jours  :  mais' 
telle  n'est  pas  ma  vocation.  Hors  d'état  de  sou  - 
tenir  la  route  de  Berlin,  je  prends  le  parti  de 
passer  en  Angleterre.  Je  m'arrêterai  quinze 
jours  ou  trois  semaines  à  Paris,  et  vous  pou- 
vez m'y  donner  de  vos  nouvelles  chez  la  veuve 
Duchesne,  libraire,  rue  Saint-Jacques. 

Je  vous  remercie  de  la  bonté  que  vous  avez 
eue  de  songer  à  mes  commissions.  J'ai  d'autres 
prunes  à  digérer;  ainsi  disposez  des  vôtres. 
Quant  aux  bilboquets  et  aux  mouchoirs,  je 
voudrois  bien  que  vous  pussiez  me  les  envoyer 
à  Paris,  car  ils  me  fcroient  grand  plaisir;  mais 
à  cause  que  les  mouchoirs  sont  neufs,  j'ai 
peur  que  cela  ne  soit  difficile.  Je  suis  mainte- 
nant très  en  état  d'acquitter  votre  petit  mé- 
moire sans  m'incommuder.  Il  n'en  sera  pas  de 
même  lorsque,  après  les  frais  d'un  voyage  long 
et  coûteux,  j'en  serai  à  ceux  de  mon  premier 
établissement  en  Angleterre  :  ainsi,  je  voudrois 
bien  que  vous  voulussiez  lirer  sur  moi  à  Paris 
à  vue,  le  montant  du  mémoire  en  question.  Si 
vous  voulez  absolument  remettre  cette  affaire 
au  temps  où  je  serai  plus  tranquille,  je  vous 
prie  au  moins  de  me  marquer  à  combien  tous 
vos  déboursés  se  montent,  et  permettre  que  je 
vous  en  fasse  mon  billet.  Considérez,  mon  bon 
ami,  que  vous  avez  une  nombreuse  famille  à 
qui  vous  devez  compte  de  l'emploi  de  votre 
temps,  et  que  le  partage  de  votre  fortune, 
quelque  grande  qu'elle  puisse  être,  voiis  oblige 
à  n'en  rien  laisser  dissiper,  pour  laisser  tous 
vos  enfans  dans  une  aisance  honnête.  Moi,  de 
mon  côté,  je  serai  inquiet  sur  cette  petite  dette 
tant  qu'elle  ne  sera  pas  ou  payée  ou  réglée.  Au 
reste,  quoique  celle  violente  expulsion  n>e  dé- 
range, après  un  peu  d'embarras  je  me  trouve- 
rai du  pain  et  le  nécessaire  pour  le  reste  de  mes 
jours,  par  des  arrangemens  dont  je  dois  vous 
avoir  parlé;  et  quant  à  présent  rien  ne  me 
manque.  J'ai  tout  l'argent  qu'il  me  faut  pour 
mon  voyage  et  au-delà,  et  avec  un  peu  d'é- 
conomie, je  compte  me  retrouver  bientôt  au 
courant  comme  auparavant.  J'ai  cru  vous  de- 


ANNEK  1765. 


585 


voir  ces  détails  pour  tranquilliser  votre  hon- 
nête cœur  sur  le  compte  d'un  homme  que  vous 
aimez.  Vous  sentez  que  dans  le  désordre  et 
la  précipitation  d'un  départ  brusque,*  je  n'ai 
pu  emmener  mademoiselle  Le  Vasseur  errer 
avec  moi  dans  cette  saison ,  jusqu'à  ce  que 
j'eusse  un  gîte  ;  je  l'ai  laissée  à  l'île  Saint-Pier- 
re, où  elle  est  très-bien  et  avec  de  très-honnê- 
tes gens.  Je  pense  à  la  faire  venir  ce  printemps, 
on  Angleterre,  par  le  bateau  qui  part  d'Yver- 
dun  tous  les  ans.  Bonjour,  monsieur;  mille 
tendres  salutations  à  votre  chère  famille  et  à 
tous  nos  amis;  je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 


A   H.   DAVm  HUME. 

Straabourg,  le  4  décembre  I76S. 

Vos  bontés,  monsieur,  me  pénètrent  au- 
tant qu'elles  m'honorent.  La  plus  digne  ré- 
ponse que  je  puisse  faire  à  vos  offres  est  de 
les  accepter,  et  je  les  accepte.  Je  partirai  dans 
cinq  ou  six  jours  pour  aller  me  jeter  entre  vos 
bras;  c'est  le  conseil  de  mylord  maréchal,  mon 
protecteur,  mon  ami,  mon  père  ;  c'est  celui  de 
madame  de  Boufflers  dont  la  bienveillance 
éclairée  me  guide  autant  qu'elle  me  console; 
enfin  j'ose  dire  c'est  celui  de  mon  cœur,  qui 
se  plaît  à  devoir  beaucoup  au  plus  illustre  de 
mes  contemporains,  dont  la  bonté  surpasse  la 
gloire.  Je  soupire  après  une  retraite  solitaire 
et  libre  où  je  puisse  finir  mes  jours  en  paix.  Si 
vos  soins  bienfaisans  me  la  procurent,  je  joui- 
rai tout  ensemble  et  du  seul  bien  que  mon  cœur 
désire,  et  du  plaisir  de  le  tenir  de  vous.  Je  vous 
salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


A  M.   DE   LUZE. 

Parb.  le  16  décembre  1763. 

l'arrivé  chez  madame  Duchesne  plein  du 
désir  de  vous  voir,  de  vous  embrasser,  (^  de 
coficerter  avec  vous  le  prompt  voyage  de  Lon- 
dres, s'il  y  a  moyen.  Je  suis  ici  dans  la  plus 
parfaite  sûreté;  j'en  ai  on  poche  l'assurance 
la  plus  précise  (*).  Cependant,  pour  éviter 
d'être  accablé,  je  veux  y  rester  le  moins  qu'il 

(*)  n  avoit  an  passe-port  du  ministère  bon  pour  trois  mois. 

G.  P. 


me  sera  possible,  et  garder  le  plus  parfait  in- 
cognito, s'il  se  peut  :  ainsi  ne  me  décelez,  je 
vous  prie,  à  qui  que  ce  soit.  Je  voudrois  vous 
aller  voir;  mais,  pour  ne  pas  promener  mon 
bonnet  dans  les  rues,  je  désire  que  vous  puis- 
siez venir  vous-même  le  plus  tôt  qu'il  se  pourra. 
Je  vous  embrasse,  monsieur,  de  tout  mon 
cœur  (*). 


A   M.   DU   PEYROU. 

Paris,  le  17  décembre  4765. 

J'arrive  d'hier  au  soir,  mon  aimable  hôte  et 
ami.  Je  suis  venu  en  poste,  mais  avec  une  bonne 
chaise,  et  à  petites  journées.  Cependant  j'ai 
failli  mourir  en  route  ;  j'ai  été  forcé  de  m'arrê- 
ler  à  Épernay,  et  j'y  ai  passé  une  telle  nuit,  que 
je  n'espérois  plus  revoir  le  jour  :  toutefois  me 
voici  à  Paris  dans  un  état  assez  passable.  Je 
n'ai  vu  personne  encore,  pas  même  M.  de  Luze, 
mais  je  lui  ai  écrit  en  arrivant.  J'ai  le  plus 
grand  besoin  de  repos;  je  sortirai  le  moins  que 
je  pourrai.  Je  ne  veux  pas  m'exposer  derechef 
aux  dîners  et  aux  fatigues  de  Strasbourg.  Je 
ne  sais  si  M.  de  Luze  est  toujours  d'humeur 
de  passera  Londres;  pour  moi,  je  suis  déter- 
miné à  partir  le  plus  tôt  qu'il  me  sera  possible, 
et  tandis  qu'il  n\e  reste  encore  des  forces,  pour 
arriver  enfin  en  lieu  de  repos. 

Je  viens  en  ce  moment  d'avoir  la  visite  de 
M.  de  Luze,  qui  nj'a  remis  votre  billet  du  7,  daté 
de  Berne.  J'ai  écrit  en  effet  la  lettre  à  M.  le 
bailli  de  Nidau  ;  mais  je  ne  voulus  point  vous 
en  parler  pour  ne  point  vous  affliger  :  ce  sont, 
je  crois,  les  seules  réticences  que  l'amitié  per- 
mette. 

(♦)  Ceite  intention  si  formelle  de  garder  le  fins  parfait  in- 
cognito, et  i'empressetneiit  que  nous  lui  verrons  bientôt  mon- 
trer à  quitter  ce  théâtre  public  (  lettre  ci-après  du  26  décem- 
bre), sufliroicnt  pour  démentir  ce  qui  est  raconté  à  ce  sujet 
dans  la  correspondance  de  Gi  imm  (  édition  du  Furne,  tome  V, 
page  5  ) . 

«  Rousseau  est  revenu  à  Paris  le  17  décembre.  Le  lende- 
>'  main  il  s'est  proint^ué  au  Luxembourg  eu  habit  arniéuirn... 
»  il  s'est  aussi  promené  tous  les  jours  à  une  certaine  heure  sur 
»  le  boulevard  dans  la  partie  la  plus  proche  de  sou  logement. 
»  Cette  affectation  de  se  montrer  en  public  s.ms  nécessité,  fn 
»  dépit  de  la  prise  de  corps,  a  choqué  le  ministre,  qui  avoit 
»  cédé  aux  instances  de  ses  protecteurs,  en  lui  accordant  la 
»  permission  de  traverser  le  royaume  pour  se  rendic  en  An- 
»  gletirrc.  On  lui  a  fait  dire  parla  police  de  partir  sans  aucun 
»  délai,  s'il  ne  vouloit  être  arrêté.  En  conséquence  il  quittera 
i>  Paris  samedi  4jauvier,  accompagné  de  D.  Hume.  »  G.  P. 


586 


CORRESPONDANCE. 


Voici  une  lettre  pour  cette  pauvre  fille  qui 
est  à  l'île  :  je  vous  prie  de  la  lui  faire  passer  le 
plus  promptement  qu'il  se  pourra;  elle  sera 
utile  à  sa  tranquillité.  Dites,  je  vous  supplie,  à 
madame  la  commandante  (*)  combien  je  suis 
louché  de  son  souvenir,  et  de  l'intérêt  qu'elle 
veut  bien  prendre  à  mon  sort.  J'aurois  assuré- 
ment passé  des  jours  bien  doux  près  de  vous  et 
d'elle  ;  mais  je  n'étois  pasappelé  à  tant  de  bien. 
Faute  du  bonheur  que  je  ne  dois  plus  attendre, 
cherchons  du  moins  la  tranquillité.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 


logement,  vos  lettres  sous  la  même  adresse  rp* 
parviendront  également. 


A  M.  d'ivkrnois. 

Paris,  le  18  décembre  1765. 

Avant-hier  au  soir,  monsieur,  j'arrivai  ici 
très-fiitigué,  très-malade,  ayant  le  plus  grand 
besoin  de  repos.  Je  n'y  suis  point  incognito,  et 
je  n'ai  pas  besoin  d'y  être  :  je  ne  me  suis  jamais 
caché,  et  je  ne  veux  pas  commencer.  Comme 
j'ai  pris  mon  parti  sur  les  injustices  des  hommes, 
je  les  mets  au  pis  sur  toutes  choses,  et  je  m'at- 
tends à  tout  de  leur  part,  même  quelquefois  à 
ce  qui  est  bien.  Jai  écrit  en  effet  la  lettre  à  M.  le 
bailli  de  Nidau;  mais  la  copie  que  vous  m'avez 
envoyée  est  pleine  de  contre-sens  ridicules  et 
de  fautes  épouvantables.  On  voit  de  quelle 
boutique  elle  vient.  Ce  n'est  pas  la  première 
fabrication  de  cette  espèce,  et  vous  pouvez 
croire  que  des  gens  si  fiers  de  leurs  iniquités 
ne  sont  guère  honteux  de  leurs  falsifications. 
Il  court  ici  des  copies  plus  fidèles  de  cette  lettre, 
qui  viennent  de  Berne ,  et  qui  font  assez  d'ef- 
fet. M.  le  Dauphin  lui-même,  à  qui  ou  l'a  lue 
dans  son  lit  de  mort ,  en  a  paru  touché,  et  a 
dit  là-dessus  des  choses  qui  feroient  bien  rou- 
gir mes  persécuteurs,  s'ils  les  savoient,  et  qu'ils 
fussent  gens  à  rougir  de  quelque  chose. 

Vous  pouvez  m'écrire  ouvertement  chez  nia- 
dame  Duchesne,où  jesuis  toujours.  Cependant 
j  apprends  à  l'instant  que  M.  le  prince  de  Conti 
a  eu  la  bonté  de  me  faire  préparer  un  lo- 
gement au  Temple,  et  qu'il  désire  que  je  l'aille 
occuper.  Je  ne  pourrai  guère  me  dispenser 
d'accepter  cet  honneur  ;  mais,  malgré  mon  dé- 

(*)  C'étoil  la  mère  de  Da  Peyrou,  reuve  d'un  cotninaodant 
de  Surinam.  tl-  P« 


AU  MÊMK. 

Paris,  le  29  décembre  1765. 

Votre  lettre,  mon  bon  ami,  m'alarme  plus 
qu'elle  ne  m'instruit.  Vous  me  parlez  de  niy- 
lord  maréchal  pour  avoir  la  protection  du  roi; 
mais  de  quel  roi  entendez-vous  parler  ?  Je  puis 
me  faire  fort  de  celle  du  roi  de  Prusse,  mais 
de  quoi  vous  serviroit-elle  auprès  de  la  média- 
tion? Et  s'il  est  question  du  roi  de  France,  quel 
crédit  mylord  maréchal  a-t-il  à  sa  cour?  Em- 
ployer cette  voie  seroit  vouloir  tout  gâter. 

Mon  bon  ami,  laissez  faire  vos  amis,  et  soyez 
tranquille.  Je  vous  donne  ma  parole  que  si  la 
médiation  a  lieu,  les  misérables  qui  vous  me- 
nacent ne  vous  fcrontaucun  mal  par  cette  voie- 
là.  Voilà  sur  quoi  vous  pouvez  compter.  Cepen- 
dant ne  négligez  pas  l'occasion  de  voir  M.  le 
résident,  pour  parer  aux  préventions  qu'on 
peut  lui  donner  contre  vous:  du  reste,  je  vous 
le  répète,  soyez  tranquille;  la  médiation  ne 
vous  fera  aucun  mal. 

Je  déloge  dans  deux  heures  pour  aller  occu- 
per au  Temple  l'appartement  qui  m'y  est  des- 
tiné. Vous  pourrez  m'écrire  à  l'hôtel  de  Sainte 
Simon,  au  Temple^  à  Paris.  Je  vous  embrasse 
de  la  plus  tendre  amitié. 


A   H.    DU.   LUZË. 

22  décembre  1763. 

I/affliction,  monsieur,  où  la  perte  d'un 
père  tendrement  aimé  plonge  en  ce  moment 
madame  de  Verdelin,  ne  me  permet  pas  de  me 
livrera  des  amusemens,  tandis  qu'elle  est  dans 
les  larmes.  Ainsi  nous  n'aurons  point  de  mu- 
sique aujourd'hui.  Je  serai  cependant  chez  moi 
ce  soir  commeà  l'ordinaire  ;  et,  s'il  entre  dans 
vos  arrangemens  d'y  passer,  ce  changement 
ne  m'ôtera  pas  le  plaisir  de  vous  y  voir.  Mille 
salutations. 

A  MADAME  LATOUR 

A  Paris,  le  24  décembre  1763. 

J'ai  reçu  vos  deux  lettres,  madame;  toujours 


ANNÉli;  1765. 


587 


des  reproches!  Comme,  dans  quelque  situation 
que  je  puisse  être,  je  n'ai  jamais  autre  chose 
de  vous,  je  me  le  liens  pour  dit,  et  m'arrange 
un  peu  là-dessus. 

Mon  arrivée  et  mon  séjour  ici  ne  sont  point 
un  secret.  Je  ne  vous  ai  point  été  voir  parceque 
je  ne  vais  voir  personne,  et  qu'il  ne  me  seroit 
pas  possible,  avec  la  meilleure  santé  et  le  plus 
grand  loisir,  de  suffire,  dans  un  si  court  es- 
pace, à  tous  les  devoirs  que  j  aurois  à  remplir. 
Cen  seroit  remplir  un  bien  doux  daller  vous 
rendre  mes  hommages;  mais,  outre  que  j'i- 
gnore si  vous  pardonneriez  cette  indiscrétion  à 
un  homme  avec  lequel  vous  ne  voulez  qu'une 
correspondance  mystérieuse  ,  ce  seroit  me 
brouiller  avec  tous  mes  anciens  amis  de  don- 
ner sur  eux  aux  nouveaux  la  préférence  ;  et, 
comme  je  n'en  ai  pas  trop,  que  tous  me  sont 
chers,  je  n'en  veux  perdre  aucun,  si  je  puis, 
par  ma  faute. 


A    M.   DU    PEYROU. 


A  Paris,  le  24  décembre  17C5. 


Je  vous  envoie,  mon  cher  hôte,  linclase  ou- 
verte, afin  que  vous  voyiez  de  quoi  il  s'agit. 
Tout  le  monde  me  conseille  de  faire  venir  tout 
de  suite  mademoiselle  Le  Vasseur,  et  je  compte 
sur  votre  amitié  et  sur  vos  soins  pour  lui  pro- 
curer les  moyens  de  venir  le  plus  promptenient 
et  le  plus  commodément  qu'il  sera  possible.  Je 
voudrois  qu'elle  vînt  tout  de  suite,  ou  qu'elle 
attendît  le  mois  d'avril,  parce  que  je  crains 
pour  elle  Ics.approches  de  l'équinoxe  où  la  mer 
est  très  orageuse.  Disposez  de  tout  selon  votre 
prudence,  en  faisant,  pour  l'amour  de  moi, 
grande  attention  à  sa  commodité  et  à  sa  sûreté. 

Notre  voyage  est  arrangé  pour  le  commen- 
cement de  janvier  ;  M.  de  Luze  aura  pu  vous 
en  rendre  compte.  J'ai  l'honneur  d'être,  en  at- 
tendant, Ihôie  de  M.  le  prince  deConti.  Il  a 
voulu  que  je  fusse  logé  et  servi  avec  une  magni- 
ficence qu'Usait  bien  n'être  pas  selon  mon  goût; 
mais  je  comprends  que,  dans  la  circonstance, 
il  a  voulu  donner  en  cela  un  iénu)ignage  public 
de  l'estime  dont  il  nVhonore.  Il  désiroit  beau- 
coup me  retenir  tout-à-fait,  et  métablir  dans 
un  de  ses  châteaux  à  douze  lieues  d  ici;  mais 
il  y  avoità  cela  une  condition  nécessaire  que  je 


n'ai  pu  me  résoudre  d'accepter,  quoiqu'il  ait 
employé  durant  deux  jours  consécutifs  toute 
son  éloquence,  et  il  en  a  beaucoup,  pour  me 
persuader.  L'inquiétude  où  il  étoit  sur  mes  res- 
sources m'a  déterminé  à  lui  exposer  no«  ar- 
rangemens;  j'ai  fait,  par  la  même  raison,  la 
môme  confidence  à  tous  mes  amis  devenus  les 
vôtres,  et  qui,  j'ose  le  dire,  ont  conçu  pour 
vous  la  vénération  qui  vous  est  due.  Cepen- 
dant, une  inquiétude  déplacée  sur  tous  les  ha- 
sards leur  a  fait  exiger  de  moi  une  promesse 
dont  il  faut  que  je  m'acquitte,  irès-persuadé 
que  c'est  un  soin  bien  superflu;  c'est  de  vous 
prier  deprendre  les  mesures  convenables  pour 
que,  si  j'avois  le  malheur  de  vous  perdre,  je  no 
fusse  pas  exposé  à  mourir  de  faim.  Au  reste, 
c'est  un  arrangement  entre  vous  et  vos  héri- 
tiers, sur  lequel  il  me  suffit  de  la  parole  que 
vous  m'avez  donnée. 

On  se  fait  une  fête  en  Angleterre  d'ouvrir 
une  souscription  pour  l'impression  de  mesou-> 
vrages.  Si  vous  voulez  en  tirer  parti,  j'ose  vous 
assurer  que  le  produit  en  peut  être  inmiense, 
et  plus  grand  de  mon  vivant  qu'après  ma  mort. 
Si  cette  idée  pouvoit  vous  déterminer  à  y  Caire 
un  voyage,  je  désirerois  autant  de  la  voir  exé- 
cutée, que  je  le  craignois  en  toute  autre  occa- 
sion. 

Je  ne  voudrois  pas,  mon  cher  hôte,  séparer 
mes  livres  ;  il  faut  vendre  tout  ou  m'envoyer 
tout.  Je  pense  que  les  livres,  1  herbier,  et  les 
estampes,  le  tout  bien  emballé,  peut  mètre 
envoyé  par  la  Hollande,  sans  que  les  frais  soient 
immenses,  et  je  ne  doute  pas  que  MiM.  Por(a«- 
lès,  et  surtout  M.  Paul,  qui  m'a  fait  des  offres 
si  obligeantes,  ne  veuille  bien  se  charger  de  ce 
soin.  Toutefois,  si  vous  trouvez  l'occasion  de 
vous  défaire  du  tout,  sauf  les  livres  de  botani- 
que dont  j'ai  absolument  besoin,  j'y  consens.  Je 
pense  que  vous  ferez  bien  aussi  de  m'envoyer 
toutes  les  lettres  et  autres  papiers  relatifs  à  mes 
mémoires,  parce  que  mon  projet  est  de  rassem- 
bler et  transcrire  d'abord  toutes  mes  pièces 
justificatives;  après  quoi  je  vous  renverrai  les 
originaux  à  mesure  que  je  les  transcrirai.  Vous 
devez  en  avoir  déjà  la  première  liasse  ;  j'attends, 
pour  faire  la  seconde,  une  trentaine  de  lettres 
de  ^58,  qui  doivent  être  entre  vos  mains. 
Pijginalion  ne  m'est  plus  nécessaire,  n'étant 
plus  à  Strasbourg;  mais  je  ne  serois  pas  fâché 


588 


COURESPOJNDANGE. 


de  pouvoir  lire  à  mes  amis  le  Lévite  d'Ephraim 
dont  beaucoup  de  gens  me  parlent  avec  cu- 
riosité. 

Je  vous  écris  avec  beaucoup  de  distraction, 
parce  qu'il  me  vient  du  monde  sans  cesse,  et 
que  je  n'ai  pas  un  moment  à  moi.  Extérieure- 
ment, je  suis  forcé  d'être  à  tous  les  survenans; 
intérieurement,  mon  cœur  est  à  vous,  soyez- 
en  sûr.  Je  vous  embrasse. 

Si  vous  me  répondez  sur-le-champ,  je  pour- 
rai recevoir  encore  voire  lettre,  soit  sous  le  pli 
de  M.  de  Luze,  soit  directement  à  l'hôtel  de 
Saint-Simon,  au  Temple. 


A  M.   DE  LUZE.     ^        .1 

26  déceiubtc  <765. 

Je  ne  saurois,  monsieur,  durer  plus  lonjj 
temps  sur  ce  théâtre  public.  l*ourriez-vous,  par 
charité,  accélérer  un  peu  noiredépari?M.Hunie 
consent  à  partir  le  jeudi  2  à  midi  pour  aller 
coucher  à  Senlis.  Si  vous  pouvez  vous  prêter 
à  cet  arrangement,  vous  me  ferez  le  plus  grand 
plaisir.  Nous  n'aurons  pas  la  berline  à  quatre; 
ainsi  vous  prendrez  votre  chaise  de  poste, 
M.  Hume  la  sienne,  et  nous  changerons  de 
temps  en  temps.  Voyez,  de  grâce,  si  tout  cela 
vous  convient,  et  si  vous  voulez  m'envoyer 
quelque  chose  à  mettre  dans  ma  malle.  Mille 
tendres  salutations. 


A  M.   DIVERNOIS. 


Paris,  le  30  décembre  «765. 


Je  reçois,  mon  bon  ami,  votre  lettre  du  23. 
Je  suis  très-fâché  que  vous  n'ayez  pas  été  voir 
M.  de  Voltaire.  Avez-vous  pu  penser  que  cette 
démarche  me  feroit  de  la  peine?  que  vous  con- 
noissez  mal  mon  cœur  !  Eh,  plût  à  Dieu  qu'une 
heureuse  réconciliation  entre  vous,  opérée  par 
les  soins  de  cet  homme  illustre,  me  faisant  ou- 
blier tous  ses  torts,  me  livrât  sans  mélange  à 
mon  admiration  pour  lui!  Dans  les  temps  où 
il  m'a  le  plus  cruellement  traité,  j'ai  toujours 
eu  beaucoup  moins  d'aversion  pour  lui  que  d'a- 
mour pour  mon  pays.  Quel  que  soit  l'hogime 
qui  vous  rendra  la  paix  et  la  liberté,  il  me  sera 


toujours  cher  el  respectable.  Si  c'est  Voltaire, 
il  pourra  du  reste  me  faire  tout  le  mal  qu'il 
voudra  ;  mes  vœux  constans,  jusqu'à  mon  der- 
nier soupir,  seront  pour  son  bonheur  el  pour 
sa  gloire. 

Laissez  menacer  les  jongleurs;  telfiertqui 
ne  tue  pas  (*).  Votre  sort  est  presque  entre  les 
mains  do  M.  de  Voltaire  ;  s'il  est  pour  vous,  les 
jongleurs  vous  feront  fort  peu  de  mal.  Je  vous 
conseille  et  vous  exhorte,  après  que  vous  l'au- 
rez suffisamment  sondé,  de  lui  donner  votre 
confiance.  11  n'est  pas  croyable  que,  pouvant 
être  l'admiration  de  l'univers,  il  veuille  en  de- 
venir l'horreur  :  il  sent  trop  bien  l'avantage  de 
sa  position  pour  ne  pas  la  mettre  à  profit  pour 
sa  gloire.  Je  ne  puis  penser  qu'il  veuille,  en 
vous  trahissant,  se  couvrir  d'infamie.  En  un 
mot,  il  est  votre  unique  ressource  :  ne  vousl'ô- 
tez  pas.  S'il  vous  trahit,  vous  êtes  perdu,  je 
l'avoue;  mais  vous  l'êtes  également  s'il  ne  se 
mêle  pas  de  vous.  Livrez-vous  donc  à  lui  ron- 
dement et  franchement  ;  gagnez  son  cœur  par 
cette  confiance  ;  prêtez-vous  à  lout  accommo- 
dement raisonnable.  Assurez  les  lois  et  la  li- 
berté ;  mais  sacrifiez  l'amour-propre  à  la  paix. 
Surtout  aucune  mention  de  moi,  pour  ne  pas 
aigrir  ceux  qui  me  haïssent;  et  si  M.  de  Vol- 
taire vous  sert  comme  il  le  doit,  s'il  entend  sa 
gloire,  combloz-le  d'honneurs,  et  consacrez  à 
Apollon  pacificateur,  Phœbo  pacatori,  la  mé- 
daille que  vous  m'aviez  destinée. 


A   M     DU   PtYROU. 

A  Paris,  le  «*' janvier  1766 

Je  reçois,  mon  cher  hôte,  votre  lettre  du  24, 
n°  ^5;  je  pars  demain  pour  le  public,  et  sa- 
medi réellement.  Toujours  embarrassé  de  mes 
préparatifs  et  de  mes  continuelles  audiences, 
je  ne  puis  vous  écrire  que  quelques  mots  rapi- 
dement. 

N'ayant  pas  le  temps  suffisant  pour  relire 
vos  lettres  avec  attention,  je  ne  les  ferai  pas  im- 
primer, d'autant  que  c'est  la  chose  la  moins 
nécessaire.  On  ne  pont  rien  ajouter  au  mépris 
et  à  l'horreur  qu'on  a  ici  pour  vos  ministres  ; 

C)  G'étoit  la  devise  de  la  maison  de  Solar  qu'il  expliqua  dans 
un  repas.  Voyfz  Confessions,  tome  I,  page  48.  M.  P. 


ANNÉE  1766. 


S89 


et  celle  afFairo  commence  à  être  si  vieille,  que, 
selon  l'esprit  léger  du  pays,  on  ne  pourroii  se 
résoudre  à  y  revenir  sans  ennui.  J'apprends 
que  la  cour  vous  donne  un  gouverneur  ;  j'ima- 
gine que  celte  nouvelle  ne  fait  pas  un  grand 
plaisir  au  sicaire  et  à  ses  satellites. 

Je  ne  sais  quel  parti  aura  pris  mademoiselle 
Le  Vasseur.  On  l'attend  ici  ;  mais  le  froid  est  si 
terrible  que  je  souffre  à  imaginer  cette  pauvre 
fille  en  route ,  seule ,  et  par  le  temps  qu'il  fait. 
Dirigez  tout  pour  le  mieux,  soit  pour  accélérer 
son  départ,  soit  pour  le  retarder  jusqu'après 
l'équinoxe.  Il  faut  nécessairement  l'un  ou  l'au- 
tre ;  le  pis  seroit  de  temporiser. 

Tâchez ,  je  vous  en  prie ,  de  m'cnvoyer  par 
mademoiselle  Le  Vasseur  toutes  les  lettres,  mé- 
moires, brouillons,  etc.,  depuis  ^758  jusqu'à 
H  762,  mois  de  juin  inclusivement,  c'est-à-dire 
jusqu'à  mon  départ  de  Paris ,  attendu  que  la 
première  chose  que  je  vais  faire  sera  de  mettre 
au  net  toute  cette  suilc  de  pièces,  de  peur  d'en 
perdre  la  trace.  Mon  voyage  ici  ne  m'a  pas  été 
tout-à-fail  inutile  pour  mon  objet.  J'y  ai  acquis 
sur  la  source  de  mes  malheurs  des  lumières 
nouvelles,  dont  il  sera  bon  que  le  public  à  venir 
soit  instruit.  Je  vous  recommande  mes  plantes 
sèches.  Ce  recueil  fait  en  Suisse  me  sera  bien 
précieux  en  Angleterre,  oii  j'espère  m'en  occu- 
per. Si  vous  pouvez  remettre  à  mademoiselle  Le 
Vasseur  une  copie  du  Lévite,  ou  un  brouillon 
qui  doit  être  parmi  mes  papiers,  je  vous  en 
serai  fort  obligé.  Vous  savez  qu'il  y  a  parmi  mes 
cstamçes  une  épreuve  d'une  petite  fillequi  baise 
un  oiseau,  et  que  cette  épreuve  vous  étoii  des- 
tinée. Je  vous  en  parle,  parce  que  celte  estampe 
est  charmante,  et  qu'elle  ne  se  vend  point.  Il 
doit  y  en  avoir  deux  en  noir  et  une  en  rouge  ; 
choisissez.  M.  Watelct  a  ranimé  ici  mon  goût 
pour  les  estampes ,  par  celles  dont  il  m'a  fait 
cadeau.  Je  veux  vous  faire  faire  connoissancc 
avec  lui.  Lorsque  vous  ferez  imprimer  mes  écrits, 
il  se  chargera  volontiers  de  la  direction  des 
planches,  et  c'est  un  grand  point  que  cet  article 
soit  bien  exécuté. 

J'ai  cherché  le  moment  pour  écrire  à  M.  de 
Vautravers,  à  qui  je  dois  des  remercîmens  ;  je 
n'ai  pu  le  trouver  dans  ce  tourbillon  de  Paris, 
où  je  suis  entraîné  ;  je  suis  ici  dans  mon  hôiel 
de  Saint-Simon  ,  comme  Sancho  dans  son  île 
(le  Hiuauiria,  en  repjpsentalion  toute  la  jour- 


née. J'ai  du  monde  de  tous  états,  depuis  l'in- 
stant où  je  me  lève  jusqu'à  celui  où  je  me  cou- 
che, et  je  suis  forcé  de  m'habiller  en  public. 
Je  n'ai  jamais  tant  souffert  ;  mais  heureusement 
cela  va  finir. 

On  écrit  de  Genève  que  vous  êtes  en  relation 
avec  iM.  de  Voltaire;  je  suis  persuadé  qu'il  n'en 
est  rien;  non  que  cela  me  fît  aucune  peine, 
mais  parce  que  vous  ne  m'en  avez  rien  dit.  Je 
suis  obligé  de  partir  sans  pouvoir  vous  donner 
aucune  adresse  pour  Londres;  mais,  par  le 
moyen  de  M.  de  Luze,  j'espère  que  notre  com- 
munication sera  bientôt  ouverte.  J'ai  le  cœur 
attendri  des  bontés  de  madame  la  comman- 
dante, et  de  l'intérêt  qu'elle  prend  à  mon  sort. 
Je  connois  son  excellent  cœur,  elle  est  votre 
mère  ;  je  suis  malheureux,  comment  ne  s'inié- 
resseroit-elle  pas  à  moi?  Quand  je  pense  à  vous, 
j'ai  cent  mille  choses  à  vous  dire;  quand  je  vous 
écris,  rien  ne  me  vient,  j'achève  de  perdre  en- 
tièrement la  mémoire.  Grâces  au  ciel,  ce  n'est 
pas  d'elle  que  dépendent  les  souvenirs  qui 
m'attachent  à  vous.  Je  vous  embrasse  tendrc- 
«lent. 


A   MADAME  DE  CnéQUI. 

Au  Temple,  le  I"  janvier  4706. 

Le  désir  de  vous  revoir,  madame  ,  formoit 
un  de  ceux  qui  m'attiroient  à  Paris.  La  néces- 
sité, la  dure  nécessité,  qui  gouverne  toujours 
ma  vie,  m'empêche  de  le  satisfaire.  Je  pars  avec 
la  cruelle  certitude  de  ne  vous  revoir  jamais  : 
mais  mon  sort  n"a  point  changé  mon  âme  ;  rat- 
tachement, le  respect,  la  reconnoissance,  tous 
les  seniimens  que  j'eus  pour  vous  dans  les  mo- 
mens  les  plus  heureux,  m'accompagneront 
dans  mes  richesses  jusqu'à  mon  dernier  sou- 
pirn. 


A  MADAME   LATOUR. 

Le  2  janvier  J7G6. 

Je  pars,  chère  Marianne,  avec  le  regret  d  '. 
n'avoir  pu  vous  revoir.  Je  n'ai  pas  plus  oublié 
que  vous  ma  promesse;  mais  ma  situation  la 

(*)  M'aceompagneront  dans  mes  richesses...  C'esl  !.■  texte 
de  lâliiion  originale  donnée  par  Pougens  en  i798  (  polit  in-Vi. 
page  33).  Mais  le  mot  richesses  n'offre  ici  aucun  sens;  cest 
sans  doute  de/rfwcouirrttcriritiuilfaudroitsubslituer.  G  P. 


590 


CORRESPONDANCE. 


rendoit  conditionnelle  :  plaignez-moi  sans  me  i  sur  mon  compte ,  sans  me  les  faire  partager 
condamner.  Depuis  que  je  vous  ai  vue,  j'ai  un  dans  ma  retraite.  Puissé-je  ne  plus  rien  savoir 
nouvel  intérêt  de  n'être  pas  oublié  de  vous.  Je  |  de  ce  qui  se  passe  en  terre-ferme,  hors  ce  qui 


vous  écrirai,  je  vous  donnerai  mon  adresse?  Je 
désire  extrêmement  que  vous  m'aimiez,  que 
vous  ne  me  fassiez  plus  de  reproches,  et  encore 
plus  de  n'en  point  mériter.  Mais  il  est  trop  tard 
pour  me  corriger  de  rien  ;  je  resterai  tel  que  je 
ftuis,  et  il  ne  dépend  pas  plus  de  moi  d'être  plus 
«limable,  que  de  cesser  de  vous  aimer. 


A  MADAME  LA  COHTESSR  DE  BOUFFLERS. 
Londres,  18  janvier  1766. 

Nous  sommes  arrivés  ici,  madame,  lundi 
dernier,  après  un  voyage  sans  accident;  je 
n'ai  pu  ,  comme  je  l'espérois,  me  transporter 
d'abord  à  la  campagne.  M.  Hume  a  eu  la  bonté 
d'y  venir  hier  faire  une  tournée  avec  moi,  pour 
chercher  un  logemfint.  Nous  avons  passé  à 
Fulham  ,  chez  le  jardinier  auquel  on  avoit 
songé;  nous  avons  trouvé  une  maison  très- 
malpropre,  où  il  n'a  qu'une  seule  chambre  à 
donner,  laquelle  a  deux  lits,  dont  l'un  est  main- 
tenant occupé  par  un  malade ,  et  qu'il  n'a  pas 
même  voulu  nous  montrer.  Nous  avons  vu 
quelques  endroits  sur  lesquels  nous  ne  sommes 
pas  encore  décidés  ;  mon  désir  ardent  étant  de 
m'éloigner  de  Londres,  et  M.  Hume  pensant 
que  cela  ne  se  peut  sans  savoir  l'anglais,  je  ne 
puis  mieux  faire  que  de  m'en  rapporter  entiè- 
rement à  la  direction  d'un  conducteur  si  zélé. 
Cependant  je  vous  avoue,  madame,  que  je  ne 
renoncerois  pas  facilement  à  la  solitude  dont  je 
m'étois  flatté  et  où  je  comptois  nourrir  à  mon 
aise  les  précieux  souvenirs  des  bontés  de  M.  le 
prince  de  Conti  et  des  vôtres. 

M.  Hume  m'a  dit  qu'il  couroit  à  Paris  une  pré- 
tendue lettre  que  le  roi  de  Prusse  m'a  écrite  (*). 
Le  roi  de  Prusse  m'a  honoré  de  sa  protection 
la  plus  décidée  et  des  offres  les  plus  obli- 
geantes; mais  il  ne  m'a  jamais  écrit.  Comme 
toutes  ces  fabrications  ne  tarissent  point,  et  ne 
tariront  vraisemblablement  pas  si  tôt,  je  dési- 
rerois  ardemment  qu'on  voulût  bien  me  les 
laisser  ignorer,  et  que  mes  ennemis  en  fussent 
pour  les  tourmens  qu'il  leur  plaît  de  se  donner 

(*)  /appendice  aux  Confessions,  tome  1",  page  555. 


intéresse  les  personnes  qui  me  sont  chères!  J'ap- 
prends ,  par  une  lettre  de  Neuchâtel ,  que  ma- 
demoiselle Le  Vasseur  est  actuellement  en  route 
pour  Paris  ;  peut-être  au  moment  où  vous  re- 
cevrez cette  lettre,  madame,  sera-t-elle  déjà 
chez  madame  la  maréchale  :  je  prends  la  liberté 
de  la  recommander  de  nouveau  à  votre  protec- 
tion ,  et  aux  bons  conseils  de  miss  Beckett,  Je 
souhaite  qu'elle  vienne  me  joindre  le  plus  tôt 
qu'il  lui  sera  possible  :  elle  s'adressera  à  Calais, 
à  M.  Morel  Disque,  négociant;  et  à  Douvres,  à 
M.  Minet,  maître  des  Paquebots,  qui  l'adres- 
sera à  M.  Steward,  à  Londres. 

Je  ne  puis  rien  vous  dire  de  ce  pays,  madame, 
que  vous  ne  sachiez  mieux  que  moi  ;  il  me  pa- 
roît  qu'on  m'y  voit  avec  plaisir,  et  cela  m'y  at- 
tache. Cependant  j'aimerois  mieux  la  Suisse 
que  l'Angleterre,  mais  j'aime  nueux  les  Anglois 
que  les  Suisses.  Votre  séjour  chez  celte  nation, 
quoique  court,  lui  a  laissé  des  impressions 
qui  m'en  donnent  de  bien  favorables  sur  son 
compte.  Tout  le  monde  m'y  parle  de  vous, 
même  en  songeant  moins  à  moi  qu'à  soi.  Ou  s'y 
souvient  de  vos  voyages  comme  d'un  bonheur 
pour  l'Angleterre,  et  je  suis  sûr  dy  trouver 
partout  la  bienveillance,  en  me  vantant  de  la 
vôtre.  Cependant,  comme  tout  ce  qu'on  dit  ne 
vaut  pas,  à  mon  gré,  ce  que  je  sens,  je  voudrois 
de  l'hôtel  de  Saint-Simon  avoir  été  transporté 
dans  la  plus  profonde  solitude  rj'aurois  été  bien 
sûr  de  n'y  jamais  rester  seul.  Mon  amour  pour 
la  retraite  ne  m'a  pourtant  pas  fait  encore  ac- 
cepter aucun  des  logemens  qu'on  m'a'ofFertsen 
campagne.  Me  voilà  devenu  difficile  en  hôle. 

Lorsque  vous  voudrez  bien,  madame,  me 
faire  dire  un  mot  de  vos  nouvelles,  soit  directe- 
ment, soit  par  M.  Hume,  permettez  que  je  vous 
prie  de  m'en  faire  donner  aussi  sur  la  santé  de 
madame  la  maréchale. 

Après  avoir  écrit  cette  lettre,  j'apprends  que 
M.  Hume  a  trouvé  un  seigneur  du  pays  de 
Galles,  qui,  dans  un  vieux  monasfère  où  loge 
un  de  ses  fermiers,  lui  fait  offre  pour  moi  d'un 
logement  précisément  tel  que  je  le  désire.  Cette 
nouvelle,  madame,  me  comble  de  joie.  Si  dans 
cette  contrée,  si  éloignée  et  si  sauvage,  je  puis 
passer  en  paix  les  derniers  jours  de  ma  vie,  ou- 


ANNÉE  1706. 


501 


blié  des  hommes,  cet  intervalle  de  repos  me 
fera  bienlAt  oublier  louies  mes  misères,  et  je 
serois  redevable  à  M.  Hume  de  tout  le  bonheur 
auquel  je  puisse  encore  aspirer. 


A   M.   DU   PCYROU. 


A  L<»iMlre».  le  27  J»nvler  1706. 


Je  reçois,  mon  cher  hôte,  votre  n''  ^6.  Je 
vous  écrivis,  il  y  a  quelques  jours  ;  mais  comme 
il  y  eut  quelque  quiproquo  sur  l'afFranchisse- 
ment  de  ma  lettre,  et  qu'elle  pourroit  être  per- 
due, je  vous  on  répéterai  les  articles  les  plus 
importaiis,  avec  les  changemens  que  de  nou- 
velles instructions  m'engagent  d'y  faire. 

Rey  me  marque  qu'il  désireroit  bien  d'avoir 
un  exemplaire  de  vos  lettres  et  des  pièces  pour 
et  contre  ;  faites  en  aorte  de  les  lui  envoyer.  On 
ne  connoissoit  ici  que  votre  première  lettre  : 
Becketl  et  de  Hondl  la  faisoient  traduire  et  im- 
primer, je  leur  ai  fourni  le  reste.  Mais  M.  Hume 
seroit  d'avis  qu'on  fît  encore  une  lettre  sur  ma 
retraite  à  I  île  de  Saint-Pierre,  puis  à  Bienne, 
et  enfin  en  France  et  ici.  Vous  devriez,  mon 
cher  hôte,  faire  cette  lettre  adressée  à  M.  Hu- 
me qui  en  sera  charmé,  et  auquel  vous  aurez 
(les  choses  si  honnêtes  à  dire  sur  les  iendr«'s 
soins  qu'il  a  pris  de  moi,  et  sur  l'accueil  distin- 
gué qu'il  m'a  procuré  en  Angleterre.  L'éloge  de 
la  nation  vient  là  comme  de  cire;  en  vérité  elle 
le  nïériie  bien,  et  c'est  une  bonne  leçon  pour 
les  autres.  11  me  semble  que  vous  pouvez  traiter 
l'affaire  de  Berne  sans  vous  compromeiire,  et, 
même,  en  louant  la  majeure  et  plus  saine  par  tie 
du  gouvernement,  qui  a   désapprouvé  assez 
hautement  ce   coup  fourré;  mais  pour  ces 
manans  de  Bienne,  ils  méritent  en  vérité  d'être 
iraînésparlesboues.  Vouspourrezjoindre  pour 
nouvelles  pièces  justificatives  les  nouveaux  res- 
critsde  la  cour,  les  arrêts  du  Conseil  d'état,  et 
même  les  certificats  donnés  au  sicaire,  com- 
mentés en  peu  de  mots,  ou  sans  commentaire, 
et  vous  pourrez  parlerd'une  prétendue  lettre  du 
roi  de  Prusse,  à  moi  adressée,  et  sûrement  de 
fabrication  genevoise,  qui  a  couru  Paris,  et  qui 
est  en  opposition  parfaite  avec  les  sentimens, 
les  discours,  les  rescriis,  et  la  conduite  du  roi 
dans  toute  cette  affaire.  Si  vous  voulez  entre- 
prendre ce  petit  travail,  il  faut  vous  prçs^vr. 


car  nous  avons  fait  suspendre  l'impression  du 
reste  pour  attendre  ce  complément  que  vous 
pourriez  envoyer  aussi  à  Bey,  au  moyen  de 
quoi  Félice  et  les  autres  fripons  seroient  assez 
petiauts,  voyafit  vos  lettres,  qu'ils  prennent 
tant  de  peine  à  supprimer,  publiques  en  Hol- 
lande et  traduites  à  Londres.  Le  sujet  est  assez 
be.iu,  ce  me  semble,  et  le  correspondant  que 
je  vous  donne  ne  fournit  pas  moins.  Je  vous  re- 
commande aussi  les  deux  baillis  qui  mont  pro- 
tégé ,  chacun  dans  son  gouvernement ,  M.  do 
Moiry  et  M.  de  Graffenried.  M.  Hume  croit  que 
ma  lettre  à  ce  dernier  doit  entrer  dans  les 
pièces  justificatives.  Vous  pourrez  faire  adres- 
ser votre  paquet  bien  au  net  à  M.  Hume,  dans 
York- Buildings,  Buckingham-sireet,  London. 
S'il  arrivoit  que  vous  ne  voulussiez  pas  vous 
charger  de  cette  nouvelle  besogne,  il  faudroit 
l'en  avertir.  Au  reste,  priez-le  de  revoir  et  de 
retoucher;  il  écrit  et  parle  le  françois  comme 
l'anglois,  c'est  tout  dire. 

Je  suis  absolument  déterminé  pour  l'habita- 
tion du  pays  de  Galles,  et  je  compte  m'y  rendre 
au  commencement  du  printemps.  En  attendant 
l'arrivée  de  mademoiselle  Le  Vasseur,  je  vais 
habiter  un  village  auprès  de  Londres,  appelé 
Chiswick,  où  je  l'attendrai  et  où  nous  pren- 
drons quelques  semaines  de  repos,  car  on  n'en 
peut  avoir  ici  par  l'affluence  du  monde  dont  on 
estaccablé.  Cependant  je  ne  rendsaucune  visite, 
et  l'on  ne  s'en  fâche  pas.  Les  manières  angloises 
sont  fort  de  mon  goût  ;  ils  savent  marquer  de 
l'estime  sans  flagorneries  ;  ce  sont  les  antipodes 
du  babillage  de  Neuchâtel.  Mon  séjour  ici  fait 
plus  de  sensation  que  je  n'îiurois  pu  croire. 
M.  le  prince  héréditaire,  beau-frére  du  roi, 
m'est  venu  voir,  mais  incognito,  ainsi  n'en  par- 
lez pas.  Louez,  en  {général,  le  bon  accueil, 
mais  sans  aucun  détail.  Je  vous  écris  sans  règle 
et  sans  ordre,  sûr  que  vous  ne  montrez  n)es 
lettres  à  personne. 

Je  vous  avoue  que  je  n'aime  pas  trop  votre 
correspondance  avec  M.  Misoprist,  et  surtout 
l'impression  dont  vous  vous  chargez.  Je  ne  re- 
connoispas  là  votre  sagesse  ordinaire.  Ignorez- 
vous  que  jamais  homme  n'eut  avec  Voltaire  des 
affaires  de  cette  espèce  qu'il  ne  s'en  soU 
repenti  !  Dieu  veuille  qu'ainsi  ne  soit  pas 
de  vous' 
Je  vous  remercie  de  vos  bons  soins  au  sujet 


592 


GOURESPOWMNCE. 


'  de  MM.  Guinaud  it  Hankey.  Je  ne  serai  pas  à 
portée,  vivani  à  soixante  lieues  de  Londres,  de 
leur  demander  de  l'argent  quand  j  en  aurai  be- 
soin. Il  vaudra  mieux  que  vous  preniez;  la  peine 
de  m'envoyer  périodiquement  des  billets,  ou 
lettres  sur  eux,  que  je  pourrai  négocier  dans  la 
province.  Puisque  mademoiselle  Le  Vasseur 
n'a  pas  pris  les  trente  louisquejevousavoislais- 
sés,  vousm'obligerezdem'envoyersurcesmes- 
sieurs  un  papier  de  cette  somme,  déduction 
faite  des  divers  déboursés  que  vous  avez  faits 
pour  moi.  M.  Hume  me  fera  parvenir  votre 
lettre.  Je  ne  vois  plus  M.  de  Luze,  et  malheu- 
reusement nous  avons  perdu  son  adresse.  Je 
vous  embrasse  tendrement.  Mille  respects  à  la 
bonne  maman,  et  amitiés  à  tous  vos  amis. 

Comme  M.  Hume  ne  résidera  pas  toujours  à 
Londres,  vous  pourrez  faire  adresser  ou  re- 
mettre vos  lettres  à  M.  Steward ,  York-Buil- 
dings, Buckinyham-sireet. 
V  ,  Je  rouvre  ma  lettre  pour  vous  dire  qu'après 
^  avoir  mieux  pensé,  je  ne  suis  point  d'avis  que 
vous  écriviez  cette  nouvelle  lettre  pour  éviter 
toute  nouvelle  tracasserie,  surtout  avec  vos  voi- 
sins. Restons  en  paix,  mon  cher  hôte,  cultivez 
la  philosophie,  amusez-vous  à  la  botanique, 
laissez  nos  ministres  pour  ce  qu'ils  sont,  et 
surtout  ne  vous  mêlez  point  de  faire  imprimer 
les  écrits  de  Voltaire,  car  infailliblement  vous 
en  auriez  du  chagrin;  mais  ramassez  toujours 
les  pièces  qui  regardent  mon  affaire  pour  l'ob- 
jet que  vous  savez. 


;^    ..  A  M.  d'ivernois. 

*     ^■:.  Chiswick,  le  29  janvier  «766. 

Je  suis  arrivé  heureusement  dans  ce  pays  : 
j'y  ai  été  accueilli,  et  j'en  suis  très-content  : 
mais  ma  santé,  mon  humeur,  mon  état,  de- 
mandent que  je  m'éloigne  de  Londres  ;  et,  pour 
ne  plus  entendre  parler,  s'il  est  possible,  de 
mes  malheurs,  je  vais  dans  peu  me  confiner 
dans  le  pays  de  Galles.  Puissé-je  y  mourir  en 
paix  !  C'est  le  seul  vœu  qui  me  reste  à  faire. 
Je  vous  embrasse  tendrement. 


A  mad)(mb  la  comtesse  de  boufflers. 

A  Chiswick,  le  6  f<'vrier  476P. 

f*M'ai^chaiigé. d'habitatjon    madame,  depuis 


I  que  j'ai  eu  I  honneur  de  vous  écrire.  M>  de 
Luze,  qui  aura  celui  de  vous  remetire  celte  let- 
,  tre,  et  qui  m'est  venu  voir  dans  ma  nouvelle 
habitation,  pourra  vous  en  rendre  compte: 
quelque  agréable  quelle  soit,  j'espère  n'y  de- 
meurer que  jusqu'après  l'arrivée  de  mademoi- 
selle Le  Vasseur,  dont  je  n'ai  aucune  nouvelle 
et  dont  je  suis  fort  en  peine,  ayant  calculé,  sur 
le  jour  de  son  départ  et  sur  l'empressement  que 
je  lui  connois,  qu'elle  devroit  naturellement 
être  arrivée.  Lorsqu'elle  le  sera,  et  qu'elle  aura 
pris  le  repos  dont  sûrement  elle  aura  grand 
besoin,  nous  partirons  pour  aller,  dans  le  pays 
de  Galles,  occuper  le  logement  dont  je  vous  ai 
parlé,  madame,  dans  ma  précédente  lettre.  Je 
soupire  incessamment  après  cet  asile  paisible, 
où  l'on  me  promet  le  repos,  et  dont,  si  je 
le  trouve,  je  ne  sortirai  jartSais.  Cependant 
M.  Hume,  plus  difficile  que  moi  sur  mon  bien, 
craint  que  je  ne  le  trouve  pas  si  loin  de  Lon- 
dres. Depuis  l'engagement  du  pays  de  Galles, 
on  lui  a. proposé  d'autres  habitations  qui  lui  pa- 
roissent  préférables,  entre  autres  une  dans  l'île 
de  Wight,  offerte  par  M.   Stanley.  L'île  de 
Wight  est  plus  à  portée,  dans  un  climat  plus 
doux  et  moins  pluvieux  que  le  pays  de  Galles, 
et  le  logement  y  sera  probablement  plus  com- 
mode. Mais  le  pays  est  découvert;  de  grands 
vents;  des  montagnes  pelées;  peu  d'arbres; 
beaucoup  de  monde  ;   l^s  vivres  aussi   chers 
qu'à  Londres.  Tout  cela  ne  m'accommode  pas 
du  tout.  Le  pays  de  Galles  ressemble  entière- 
ment à  la  Suisse,  excepté  les  habitans.  Voilà 
précisément  ce  qu'il  me  faut.  Si  je  me  logeois 
pour  mes  amis  et  que  M.  Hume  restât  à  I^ondres, 
je  serois  tenté  d'y  rester  aussi.  Maiscomme  lui- 
même,  en  suivant  ce  principe  a  choisi,  Paris,  et 
que  je  ne  puis  pas  l'y  suivre,  je  suis  réduit  à  me  lo- 
ger pour  moi .  En  ce  cas ,  c'est  en  Galles  qu'il  faut 
que  j'aille;  car  enfin,  quoi  qu'on  puisse  dire,  per  - 
sonne  ne  connoît  mieux  que  moi  ce  qui  me  con- 
vient. C'est  beaucoup,  sans  doute,  de  trouver 
sur  la  terre  un  endroit  où  l'on  me  laisse  :  mais 
si  j'en  trouve  en  même  temps  un  où  je  me  plaise, 
n'est-ce  pas  encore  plus  ?  Si  je  vais  dans  l'île  de 
Wight,  j'en  voudrai  sortir  ;  mais  si  je  vais  au 
pays  de  Galles  j'y  voudrai  mourir.  Pensez-y 
bien,  madame,  je  vous  en  supplie.  M.  Hume 
m'a  menacé  de  vous  mettre  dans  son  parti.  Je 
vous  avoue  aue  «e  meurs  d'envie  de  gagner  de 


■■Tn' 


ANNÉE  1766. 


595 


vitesse;  ei  Je  sens  que  je  ne  scrois  jamais  assez 
bien  pour  moi-même,  si  vous  ne  me  trouvez 
bien  aussi.  J'en  dirois  presque  autant  à  M.  Hu- 
me pour  tous  les  soins  qu'il  a  pris  et  qu'il 
prend  de  moi.  Je  n'imagine  pas  comment,  sans 
lui,  j'aurois  pu  faire  pour  me  tirer  d'affaire. 


A   M.    DU   PEYROU. 

A  chiswick,  le  1S  février  4766. 

J'ai  reçu  presque  à  la  fois  deux  bien  grands 
plaisirs,  mademoiselleLe  Vasseur  et  votre  n°  H  ; 
j'apprends  par  l'une  et  par  l'autre  combien 
vous  êtes  occupé  de  vos  affaires,  et  encore  plus 
des  miennes.  La  nouvelle  arrivée  n'a  rien  eu 
de  plus  pressé  que  d'entrer  avec  moi  dans  les 
détails  de  vos  bontés  pour  elle,  qui  m'ont  tou- 
ché, sans  doute,  mais  qui  ne  m'ont  pas  surpris. 
Je  n'ajoute  rien  là-dessus;  vous  savez  pourquoi. 
Je  n'attends  plus,  pour  me  mettre  en  roule  avec 
elle  pour  le  pays  de  Galles,  qu'un  peu  de  repos 
pour  elle,  et  un  temps  plus  doux  pour  tous  les 
deux,  l-a  Tamise  a  été  prise,  la  gelée  a  été 
terrible  ;  nous  avons  eu  l'un  des  plus  rudes 
hivers  dont  j'aie  connaissance;  il  semble  que  la 
charité  chrétienne  de  messieurs  de  Berne  l'ait 
choisi  tout  exprès  pour  me  faire  voyager. 

Mademoiselle  Le  Vasseur  ne  m'a  point  ap- 
porté la  petite  caisse,  qui  n'a  dû  arriver  à  Paris 
que  le  jour  qu'elle  en  est  partie.  J'espère  que 
madame  de  Faugnes  aura  la  bonté  d'en  pren- 
dre soin;  je  l'ai  recommandée  aussi  à  M.  de 
Luze,qui  partitsamedidernieren  bonne  santé, 
mais  fort  peu  contentde  Londres.  Au  moyen  de 
toutes  vos  précautions,  j'ai  lieu  d'espérer  que 
ces  papiers  me  parviendront  sains  et  saufs.  Ce- 
r  pendant  je  ne  puis  me  défendre  d'en  être  un 
peut  inquiet,  vu  l'importance  dont  ils  sont  pour 
les  recueils  dont  je  vais  m'occuper, 

Dans  mes  deux  précédentes  lettres,  j'entrois 
dans  de  longs  détails  sur  l'envoi  de  mes  livres 
et  papiers.  J'ai  quelque  lieu  de  craindre  que  la 
^"î  première  n'ait  éié  perdue;  mais  la  deuxième 
suffit  pour  vous  guider  dans  l'envoi  que  vous 
voulez  m'en  faire,  et  qui  réellement  me  fera 
grand  plaisir  dans  ma  retraite;  ce  qui  m'eUr 
feroit  bien  plus  encore,  seroit  l'espoir  de  vous  y 
voir  un  jour.  Si  jamais  M.  de  Cerjeat  vous  y  at- 
tire, j'aurai  bien  des  raisons  de  l'aimer.  Je  n'ai 

T,    IV. 


pas  ou'i  parler  de  lui»  et  je  ne  cherche  pas  de 
nouvelles  connoissances;  mais,  s'il  cherche  à 
me  voir,  je  le  recevrai  comme  votre  ami,  et 
j'oublierai  qu'il  croit  aux  miracles. 

Je  ne  vois  pas  sans  inquiétude  votre  com- 
merce avec  M.  Misoprist;  j'ai  peur  qu'il  n'en 
résulte  enfin  quelque  chagrin  pour  vous.  Je  ne 
vous  conseille  point  de  faire  imprimer  son  ma- 
nuscrit; quant  à  la  lettre  véritable,  ce  peut 
être  une  plaisanterie  sans  conséquence.  Cepen- 
dant, je  trouve  qu'il  est  au-dessous  de  vous  de 
vous  occuper  de  ce  cuistre  de  Montmollin,  et 
de  sa  vile  séquelle.  Oubliez  que  toute  cette 
canaille  existe;  ces  gens-là  n'ont  du  seniiment 
qu'aux  épaules,  et  l'on  ne  peut  leur  répondre 
qu'à  coups  de  bâton.  Je  ne  sais  ce  qu'a  dit  le 
mo4neBergeron,et  nom'ensoucieguère.Quand 
vous  aurez  prouvé  que  tous  ces  gens-là  sont 
des  fripons,  vous  n'aurez  dit  que  ce  que  tout 
le  monde  sait.  Cependant,  n'oubliez  pas  de  ras- 
sembler toutes  les  pièces  qui  me  regardent,  et 
de  me  les  envoyer  quand  vous  en  aurez  l'occa- 
sion. Je  n'ai  vu  qu'une  seule  des  lettres  de  Vol- 
taire dont  vous  me  parlez;  c'est,  je  crois,  la 
dix-septième  ou  dix-huitième  lettre.  Je  n'ai 
point  vu  non  plus  la  prétendue  lettre  du  roi  de 
Prusse,  à  moi  adressée;  et  pourquoi  vous  l'at- 
tribuez à  M.  Horace  Walpole,  c'est  ce  que  je 
ne  sais  point  du  tout. 

On  travaille  ici  à  traduire  vos  lettres,  et  ja» 
donné  pour  cela  mon  exemplaire  corrigé  commo 
j'ai  pu  ;  mais  l'ouvrage  va  si  lentement,  et  la 
traduction  est  si  mauvaise,  que  j'aimerois,  je 
crois,  presque  autant  que  tout  cela  ne  parût 
peint  du  tout.  Rey  auroit  désiré  les  avoir  pour 
les  imprimer,  et  je  vous  avoue  que  je  suis  sur- 
pris que  vous  ne  vous  serviez  pas  de  lui  pour 
toutes  ces  petites  pièces,  dont  vous  pourriez 
vous  faire  envoyer  des  exemplaires  par  la  poste, 
plutôt  que  des  imprimeurs  autour  de  vous,  qui, 
environnés  des  pièges  de  nos  ennemis,  y  sont 
infailliblement  pris,  soit  comme  fripons,  soit 
comme  dupes.  Il  me  paroît  certain  que  Félice 
a  supprimé  vos  lettres  avec  autant  de  soin  qu'il 
a  répandu  celles  de  ce  misérable.  On  troive 
partout  les  siennes;  on  n'entend  parler  des 
vôtres  nulle  part,  et  assurément  ce  n'est  pas 
la  préférence  du  mérite  qui  fait  ici  celle  du 
cours.  Ou  n'imprimez  rien ,  ou  n'imprimez 
qu'au  loin ,  comme  j'ai  fait. 

58 


594 


CORRESPONDANCE. 


J'attends  aujourd'hui  M.  Guinaud,  avec  qui 
je  prendrai  des  arrangemens  pour  notre  cor- 
respondance. J'espère  vous  écrire  encore  avant 
mon  départ  ;  cependant  je  ne  puis  causer  tran- 
quillement avec  vous  que  de  ma  retraite. 

Je  ne  sais  pas  trop  ce  que  signifie  Misoprist  ; 
il  me  paroîi  qu'il  signifie  ennemi  de  je  ne  sais 
quoi,  quoique  je  m'en  doute  et  vous  aussi. 


A  M.  d'ivernois. 

Chiswick,  le  23  février  1766. 

Je  reçois,  monsieur,  votre  lettre  du  ^"  de 
ce  mois.  Je  sens  la  douleur  qu'a  dû  vous  causer 
la  perte  de  madame  votre  mère,  et  l'amitié  me 
la  fait  partager.  C'est  le  cours  de  la  nature, 
que  les  parens  meurent  avant  leurs  enfans,  et 
que  les  enfans  de  ceux-ci  restent  pour  les  con- 
soler. Vous  avez  dans  votre  famille  et  dans  vos 
amis  de  quoi  ne  vous  laisser  sentir  d'un  telle 
perte  que  ce  que  votre  bon  naturel  ne  lui  peut 
refuser. 

Vous  n'avez  pas  dû  penser  que  je  voulusse 
être  redevable  à  M.  de  Voltaire  de  mon  réta- 
blissement. Qu'il  vous  serve  utilement,  et  qu'il 
continue  au  surplus  ses  plaisanteries  sur  mon 
compte  ;  elles  ne  me  feront  pas  plus  de  chagrin 
que  de  mal.  Jaurois  pu  mhonorer  de  son  ami- 
tié s'il  en  eût  été  capable;  je  n'aurois  jamais 
voulu  de  sa  protection  :  jugez  si  j'en  veux,  après 
ce  qui  s'est  passé.  Son  apologie  est  pitoyable; 
il  ne  me  croit  pas  si  bien  instruit.  Parlez-lui 
toujours  de  ma  part  en  termes  honnêtes  ;  n'ac- 
ceptez ni  ne  refusez  rien.  Le  moins  d'explica- 
tion que  vous  aurez  avec  lui  sur  mon  compte 
sera  le  mieux,  à  moins  que  vous  n'aperceviez 
clairement  qu'il  revient  de  bonne  foi  :  mais  il 
a  tous  les  torts,  il  faut  qu'il  fasse  toutes  les 
avances  ;  et  voilà  ce  qu'il  ne  fera  jamais.  Il  veut 
pardonner  et  protéger  :  nous  sommes  fort  loin 
de  compte. 

Je  ne  connois  point  M.  de  Guerchi,  ambas- 
sadeur de  France  en  cette  cour  ;  et,  quand  je  le 
connoîtrois,  je  doute  que  sa  recommandation 
ni  celle  dun  autre  fût  de  quelque  poids  dans 
vos  affiiires.  Votre  sort  est  décidé  à  Versailles. 
M.  de  Beauieville  ne  fera  qu'exécuter  l'arrêt 
prononcé.  Toutefois  je  tente  de  lui  écrire,  quoi- 
que je  sois  très-peu  connu  de  lui.  Je  voudrois 


qu'il  vous  connût  et  qu'il  voua  aîmât,  ce  qui  esl 
à  peu  près  la  même  chose.  Une  lettre  sert  au 
moins  à  faire  connoissance  :  vous  pourrez  donc 
lui  rendre  la  mienne  après  l'avoir  cachetée,  si 
vous  le  jugez  à  propos.  Je  vous  l'envoie  à  Bor- 
deaux pour  plus  de  sûreté;  mais  surtout  n'en 
parlez  ni  ne  la  montrez  à  personne.  Je  vous  en 
ferai  peut-être  passer  à  Genève  un  double  par 
duplicata  pour  plus  de  sûreté. 

Je  vous  suis  obligé  de  votre  lettre  de  crédit  : 
je  serai  peut-être  dans  le  cas  d'en  faire  usage. 
Selon  mes  arrangemens  avec  M.  Du  Peyrou,  il 
a  écrit  à  son  banquier  de  me  donner  l'argent 
que  je  lui  demanderois.  Je  lui  ai  demandé  vingt- 
cinq  louis;  il  ne  m'a  fait  aucune  réponse.  Je  ne 
suis  pas  d'humeur  de  demander  deux  fois:  ainsi, 
quand  j'aurai  découvert  l'adresse  de  MM.  Lu- 
cadou  et  Drake,  que  vous  ne  m'avez  pas  don- 
née, je  les  prierai  peut-être  de  m'avancer  cette 
somme ,  et  j'en  ferai  le  reçu  de  manière  qu'd 
vous  serve  d'assignation  pour  être  remboursé 
par  M.  Du  Peyrou. 

Jaurois  à  vous  consulter  sur  autre  chose. 
J'ai  chez  madame  Boy  de  La  Tour  trois  mille 
livres  de  France,  et  mademoiselle  Le  Vasseur 
quatre  cents.  L'augmentation  de  dépense  que 
le  séjour  d'Angleterre  va  m'occasioimer  méfait 
désirer  de  placer  ces  sommes  en  rentes  viagères 
sur  la  lête  de  mademoiselle  Le  Vasseur.  Le  pe- 
tit revenu  de  cetargeni  doubleroit  de  cette  ma- 
nière, et  ne  seroit  pas  perdu  pour  cette  pauvre 
fille  à  ma  mort.  Il  se  fait,  à  ce  qu'on  dit,  un  em- 
prunt en  France;  croyez-vous  que  je  pourrois 
placer  là  mon  argent  sans  risque? y  serois-jo  à 
temps?  pourriez-vous  vous  charger  de  cette 
affaire  ?  à  qui  faudroit-il  que  je  remisse  le  billet 
pourretirercetargent,etcelapourroit-il  se  faire 
convenablemontsans  en  avoirprévenu  madame 
Boy  de  La  Tour?  Voyez.  Dans  1  éloignement 
où  je  vais  être  de  Londres,  les  correspondances 
seront  longues  et  difficiles;  c'est  pour  cela  que 
je  voudrois,  en  partant,  emporter  assez  d'ar- 
gent pour  avoir  le  temps  de  m'arranger.  D'ail- 
leurs, j'écrirai  peu  ;  j'attendrai  des  occasions 
pour  éviter  d'immenses  ports  de  lettres,  et  je 
ne  recevrai  point  de  lettre  par  la  poste.  Jaurai 
soin  de  donner  une  adresse  à  M.  C;isenovc  avant 
de  partir  ;  ce  que  je  compte  faire  dans  quinze 
jours  au  plus  tard.  Bon  voyage,  heureux  re- 
tour. Jo  vous  embrasse. 


ANNÉE  1766. 


595 


Je  suppose  que  vous  avez  reçu  la  lettre  que 
le  vous  ai  écrite  de  Londres,  il  y  a  environ  trois 
semaines  ou  un  mois. 

Il  me  vient  une  pensée.  Une  histoire  de  la 
médiation  pourroii  devenir  un  ouvrafje  inléros- 
sanl.  Recueillez,  s'il  se  peut ,  des  pièces,  des 
anecdotes,  des  faits  sans  faire  semblant  de  rien. 
Je  regrette  plusieurs  pièces  qui  éloient  dans  la 
malle,  et  qui  seroient  nécessaires.  Ceci  n'est 
qu'un  projet  qui ,  j'espère,  ne  s'exécutera  ja- 
mais, au  moins  de  ma  part.  Toutefois,  de  ma 
part  ou  d'une  autre,  un  bon  recueil  de  maté- 
riaux auroit  tôt  ou  tard  son  emploi.  En  faisant 
un  peu  causer  Voltaire,  on  en  pourroit  tirer 
d'excellentes  choses.  Je  vous  conseille  de  le 
voir  quelquefois;  mais  surtout  ne  me  compro- 
mettez pas. 

Je  ne  comprends  pas  ce  que  j'ai  pu  vous  en- 
voyer à  la  place  de  cette  lettre  que  je  vous  écri- 
vois,  en  vous  envoyant  celle  pour  M.  de  Beau- 
teville.  Je  me  hâte  de  réparer  cette  étourderie. 
Voici  voire  lettre.  Vous  pourrez  juger  si  ce  que 
j'ai  pu  vous  envoyer  à  la  place  demande  de 
m'étre  renvoyé.  Pour  moi,  je  n'en  sais  rien. 


vertus,  et  par  leur  bon  sens.  Ce  ne  sont  point 
des  hommes  brillans,  intrigans,  versés  dans 
l'artde  séduire;  mais  ce  sontdedignes  citoyens, 
distingués  autant  par  une  conduite  sage  et  me- 
surée, que  par  leur  attachement  à  la  constitu- 
tion et  aux  lois.  Daignez,  monsieur,  leur  ac- 
corder un  accueil  favorable,  et  les  écouter  avec 
bonté.  Ils  vous  exposeront  leurs  raisons  et  leurs 
droits  avec  toute  la  candeur  et  la  simplicité  de 
leur  caractère,  et  je  m'assure  que  vous  trou- 
verez en  eux  mon  excuse  pour  la  liberté  que 
je  prends  de  vous  les  présenter. 

Je  supplie  votre  excellence  d'agréer  mon 
profond  respect. 


A  H.   LE  CHEVALIER  DE   BEAUTEVILLE. 
A  Chiswick,  le  23  février  1766. 

Monsieur, 
C'est  au  nom,  cher  à  votre  cœur,  de  feu  M.  le 
maréchal  de  Luxembourg  ,  que  j'ose  rappeler 
à  votre  souvenir  un  homme  à  qui  l'honneur  de 
son  amitié  valut  celui  d'être  connu  de  vous. 
Dans  la  noble  fonction  que  va  remplir  votre 
excellence  vous  entendrez  quelquefois  parler 
de  cet  infortuné.  Vous  connoîtrez  ses  malheurs 
dans  leur  source,  et  vous  jugerez  s'ils  étoient 
mérités.  Toutefois,  quelque  confiance  qu'il  ait 
en  voss  entimens  intègres  et  généreux ,  il  n'a 
rien  à  demander  pour  lui-même  ;  il  sait  endu- 
rer des  torts  qui  ne  sont  point  roparés;  mais 
il  ose,  monsieur,  présenter  à  votre  excellence 
un  homme  de  bien,  son  ami,  et  digne  de  l'être 
de  tous  les  honnêtes  gens.  Vous  voudrez  con- 
noître  la  vérité,  et  prêter  à  ses  défenseurs  une 
oreille  impartiale.  M.  d'Ivernois  est  en  état  de 
vous  la  dire  et  par  lui-même  et  par  ses  amis, 
tous  estimables  par  leurs  mœurs  ,  par  leurs 


A   M.    LE  COMTE   ORLOFF 

Sur  l'ofTre  à  lui  faite  par  ce  seigneur  d'une  retraite  dans  une 

de  ses  terres  en  Russie. 


Ilalton,  le  23  février  1766. 

Vous  vous  donnez,  monsieur  le  comte,  pour 
avoir  des  singularités  :  en  effet,  c'en  est  pres- 
que une  d'être  bienfaisant  sans  intérêt  ;  et  c'en 
est  une  bien  plus  grande  de  l'êire  de  si  loin 
pour  quelqu'un  qu'on  ne  connoît  pas.  Vos  of- 
fres obligeantes,  le  ton  dont  vous  me  les  avez 
faites,  et  la  description  de  l'habitation  que  vous 
me  destinez,  seroient  assurément  très-capables 
de  m'y  attirer,  si  j'étois  moins  infirme,  plus 
allant,  plus  jeune,  et  que  vous  fussiez  plus  prés 
du  soleil  :  je  craindrois  d'ailleurs  qu'en  voyant 
celui  que  vous  honorez  dune  invitation,  vous 
n'y  eussiez  quelque  regret  :  vous  vous  atten- 
driez à  une  manière  dhomme  de  lettres,  un 
beau  diseur,  qui  devroit  payer  en  frais  d'es- 
prit et  de  paroles  votre  généreuse  hospitalité; 
et  vous  n'auriez  qu'un  bonhomme  bien  simple, 
que  son  goût  et  ses  malheurs  ont  rendu  fort 
solilaire,  et  qui,  pour  tout  amusement,  herbo- 
risant toute  la  journée,  trouve  dans  ce  com- 
merce avec  les  |)lantes  cette  paix  si  douce  à 
son  cœur,  que  lui  ont  refusée  les  humains. 

Je  n'irai  donc  pas,  monsieur,  habiter  votre 
maison  ;  mais  je  me  souviendrai  toujours  avec 
reconnoissance  que  vous  me  l'avez  offerte,  et 
je  regretterai  quelquefois  de  n  y  être  pas  pour 
cultiver  les  bontés  et  l'amitié  du  maître. 

Agréez,  monsieur  le  comte,  je  vous  supplie, 


^ 


596 


CORRESPONDANCE. 


mes  rcmercîmens  très-sincères  et  mes  très- 
iiumbles  salutations. 


A  M.  DU  peyIrou. 

A  Chisvick,  le  2  mars  1766. 

Depuis  votre  n°  il,  mon  cher  hôte,  jo  n'ai 
rien  reçu  de  vous,  et,  comme  vous  m'avez  ac- 
coutumé à  des  letlres  plus  fréquentes,  ce  re- 
tard m'alarme  un  peu  sur  votre  sanlé.  Je  vous 
ai  écrit  deux  fois  par  M.  Guinard  :  si  vous  eus- 
siez reçu  mes  lettres ,  vous  ne  les  auriez  pas 
laissées  sans  réponse.  Comme  la  conduite  de 
M.  Guinard  me  le  rend  un  peu  suspect,  je 
prends  le  parti  de  vous  écrire  par  d'autres  voies, 
jusqu'à  nouvel  avis  de  votre  part.  En  général, 
je  serai  plus  tranquille  sur  notre  correspon- 
dance, quand  personne  de  Neuchâtel,  ni  qui 
tienne  aux  Neuchâtelois,  n'y  aura  part. 

Mademoiselle  Le  Vasseur  m'a  remis  le  pa- 
quet que  vous  lui  avez  confié  ;  j'y  ai  trouvé  les 
papiers  cotés,  dans  la  lettre,  et  entre  autres  ce- 
lui que  vous  me  priez  de  ne  pas  décacheter; 
vous  serez  obéi  fidèlement,  mon  cher  hôte  ;  et, 
comme  le  cas  que  vous  exceptez  n'est  pas  dans 
l'ordre  naturel,  j'espère  que  ni  elle,  ni  moi,  ne 
serons  pas  assez  malheureux  pour  que  le  pa- 
quet soit  jamais  décacheté. 

Je  n'entends  plus  parler  ni  de  Hondt  ni  de 
vos  lettres,  dont  je  lui  ai  donné  le  seul  exem- 
plaire qui  me  restoit,  pour  le  faire  traduire  et 
imprimer.  11  seroit  singulier  que  vos  taupes, 
qui  travaillent  toujours  sous  terre ,  eussent 
poussé  jusque-là  leurs  chemins  obscurs.  Rey  est 
le  seul  libraire  à  qui  je  me  fie;  il  y  a  du  mal- 
heur que  jamais  vous  ne  vous  soyez  adressé  à 
lui  :  il  est  sûr  et  ardent  ;  l'ouvrage  auroit  couru 
partout,  malgré  le  sicaire  et  les  brigands  de  sa 
bande  ;  c'est  maintenant  une  vieille  affaire  qu'il 
est  inutile  de  renouveler.  Mais  ne  manquez  pas, 
je  vous  prie,  de  m'envoyer  avec  mes  livres  un 
autre  exemplaire  de  vos  lettres,  et  deux  ou 
trois  de  la  Vision. 

Certaines  iqstructions  m'ont  un  peu  dégoâté, 
non  du  pays  de  Galles,  mais  de  la  maison  que 
j'y  devois  habiter.  Je  ne  sais  pas  encore  où  je  me 
fixerai  ;  chacun  me  tiraille  de  son  côté,  et  quand 
je  prends  une  résolution,  tousconspirentàm'en 
faire  changer.  Je  compte  pourtant  être  absolu- 


ment déterminé  dans  moins  de  quinze  jours,  et 
j'aurai  soin  de  vous  informer  de  la  résolution 
que  j'aurai  prise.  En  attendant,  vous  pouvez 
m'écrire  sous  le  couvert  de  MM.  Lucadou  and 
Drak,  marchants,  in  Union-Court,  Broad 
Street,  London.  Donnez-moi  de  vos  nouvelles. 
Je  vous  embrasse. 

Recevez  mille  remercîmens  el  salutations  de 
mademoiselle  Le  Vasseur,  qui  vous  prie  aussi 
de  joindre  ses  respects  aux  miens  près  de  ma- 
dame la  Commandante. 


AU  MÊME. 

A  Chiswick,  le  H  mars  1766. 

Enfin,  mon  cher  hôte,  après  un  silence  de 
six  semaines,  votre  n"  ^8  vient  me  tirer  de 
peine.  Je  vois  que  mes  lettres  ne  vous  parvien- 
nent pas  fidèlement.  Tâchons  donc  d'établir  une 
règle  plus  lente,  puisqu'il  le  faut,  mais  plus 
sûre.  Je  vous  écrirai  sous  l'adresse  de  Paris  que 
vous  me  marquez,  et  vous  pourrez,  par  la  même 
voie,  m'écrire  sous  celle-ci  : 

Ta  MM.  Lucadou  and  Drak,  Union-Court, 
London. 

En  quelque  lieu  de  l'Angleterre  que  je  sois, 
ces  messieurs  auront  soin  de  m'y  faire  passer 
vos  lettres  ;  mais  ne  vous  chargez  d'aucunes 
lettres,  et  ne  donnez  mon  adresse  à  personne. 

J'ai  reçu  les  trente  livres  sterling  dont  vous 
m'avez  envoyé  l'assignation,  et  vous  voyez  que 
cette  voie  est  la  plus  prompte  pour  cet  effet. 
Je  ne  voulois  pas  m'éloigner  de  Londres  que 
je  ne  fusse  bien  pourvu  d'argent,  à  cause  du 
temps  qu'il  me  faudra  pour  m'ouvrir  des  cor- 
respondances sûres  et  commodes  pour  en  rece- 
voir. En  attendant,  j'ai  été  faire  unepromenade 
dans  la  province  de  Surrey,  où  j'ai  été  extrême- 
ment tenté  de  me  fixer  ;  mais  le  trop  grand  voisi- 
nage de  Londres,  ma  passion  croissante  pour  la 
retraite,  et  je  ne  sais  quelle  fatalité  qui  me  déter- 
mineindépendammentdelaraison,m'entraînent 
dans  les  montagnes  de  Derbyshire,  et  je  compte 
partir  mercredi  prochain  pour  aller  finir  mes 
jours  dans  ce  pays  là.  Je  brûle  d'y  être  pour  res- 
pireraprèstantde  fatigues  et  de  courses,  et  pour 
m'pntretp.nir  avec  VOUS  plus  à  mon  aise  que  jo 


ANNEE  1766. 


597 


n'ai  pu  faire  jusqu'à  présont.  Je  dôcrirai  mou 
habitation,  mou  cher  hôte,  dans  l'espoir  de 
vous  y  voir  quelque  jour  user  de  votre  droit, 
puis  user  davantage  du  mien  dans  la  vôtre.  Si 
cette  douce  idée  ne  meconsoloildansma  tris- 
tesse, je  craindrois  que  Tair  épais  de  celte  ile  ne 
prit  à  la  Bn  trop  sur  mou  humeur. 

M.  Hume  m'a  donné  l'adresse  ci-jointe  pour 
son  ami,  M.  Walpoie,  qui  part  de  Paris  dans 
un  mois  dici;  mais  par  des  raisons  trop  lon- 
gues à  déduire  par  lettres ,  je  voudrois  qu'on 
n'employât  cette  voie  que  faute  de  toute  autre. 
On  m'a  parlé  de  la  prétendue  lettre  du  roi  de 
Prusse,  mais  on  ne  m'avoit  point  dit  qu'elle  eût 
été  répandue  par  M.  Walpoie  ;  et  quand  j'en  ai 
parlé  à  M.  Hume,  il  i\c  m'a  dit  ni  oui  ni  non. 

Je  n'entends  point  parler  des  traductions  de 
vos  lettres  :  M.  Hume  m'a  pourtant  dit  qu'elles 
alloient  leur  train  ;  mais  on  ne  m'a  rien  montré. 
Ces  relations  ne  peuvent  faire  aucune  sensation 
dans  ce  pays,  où  l'on  ne  sait  pas  même  que  j'ai 
eu  des  affaires  à  Neuchâtel,  dont  les  prêtres  ne 
sont  connus  que  par  le  sort  du  pauvre  Petit- 
Pierre.  Ces  misérables  sont  partoutsi  méprisés, 
que  s'occuper  d'eux,  c'est  grêler  sur  le  persil. 
Croyez-moi,  oubliez-les  totalement;  à  quel- 
que prix  que  ce  soit,  ils  sont  trop  honorés  de 
notre  souvenir.  On  sait  ici  que  j'ai  été  per- 
sécuté à  Genève,  et  l'on  en  est  indigné.  Le 
clergé  anglois  me  regar<ie  à  peu  près  comme 
un  confesseur  de  la  foi.  Du  reste,  il  se  lient 
ici  comme  dans  toute  grande  ville,  beaucoup 
de  propos  ineptes,  bons  et  mauvais.  Le  public 
en  générai  ne  vaut  pas  la  peine  qu'on  s'occupe 
de  lui. 

Gomment  va  votre  bâtiment?  Est-il  confirmé 
que  vous  aurez  de  l'eau?  Quoique  absent ,  je 
m'intéresserai  toujours  à  votre  demeure ,  et 
mon  cœur  y  habitera  toujours. 


A   M.   HUME. 

Wootton,  le  22  mars  1766. 

Vous  voyez  déjà,  mon  cher  patron,  par  la 
date  de  ma  lettre,  que  je  suis  arrivé  au  lieu  de 
ma  destination  ;  mais  vous  ne  pouvez  voir  tous 
les  charmes  que  j'y  trouve;  il  faudroitconnoî- 
tre  le  lieu  et  lire  d?ins  mon  cœur.  Vous  y  de- 
vez lire  au  moins  les  scntimcns  qui  vous  re- 


gardent, et  que  vous  avez  si  bien  méiités.  Si 
je  vis  dans  cet  agréable  asile  aussi  heureux 
que  je  l'espère,  une  des  douceurs  de  ma  vie 
sera  de  penser  que  je  vous  les  dois.  Faire  un 
homme  heureux,  c'est  mériter  de  l'être.  Puis- 
siez-vous  trouver  en  vous-même  le  prix  de  tout 
ce  que  vous  avez  fait  pour  moi  !  Seul,  j'aurois 
pu  trouver  de  Ihospitalité  peut-être  ;  mais  je  ne 
l'aurois  jamais  aussi  bien  goûtée  qu'en  la  te- 
nant de  votre  amitié.  Conservez-la-nioi  tou- 
jours, mon  cher  patron  ;  aimez-moi  pour  moi 
qui  vous  dois  tant,  pour  vous-même;  aimez- 
moi  pour  le  bien  que  vous  m'avez  fait.  Je  sens 
tout  le  prix  de  votre  sincère  amitié  ;  je  la  dé- 
sire ardemment;  j'y  veux  répondre  par  toute 
la  mienne,  et  je  sens  dans  mon  cœur  de  quoi 
vous  convaincre  un  jour  qu'elle  n'est  pas  non 
plus  sans  quelque  prix.  Comme,  pour  des  rai- 
sous  dont  nous  avons  parlé ,  je  ne  veux  rien 
recevoir  par  la  poste,  je  vous  prie,  lorsque 
vous  ferez  la  bonne  œuvre  de  m'écrire,  de  re- 
mettre votre  lettre  à  M.  Davenport.  L'affaire 
de  ma  voiture  n'est  pas  arrangée  parce  que 
je  sais  qu'on  m'en  a  imposé  :  c'est  une  petite 
faute  qui  peut  n'être  que  l'ouvrage  d'une  va- 
nité obligeante,  quand  elle  ne  revient  pas  deux 
fois.  Si  vous  y  avez  trempé,  je  vous  conseille 
de  quitter,  une  fois  pour  toutes,  ces  petites  ru- 
ses qui  ne  peuvent  avoir  un  bon  principe  quand 
ellessetournenten  pièges  contre  lasinjpliciié.  Je 
vous  embrasse,  mon  cher  patron,  avec  le  n>éme 
cœur  que  j'espère  et  désire  trouver  en  vous. 


AU   MEME. 


VVooUon,  le  29  iiiars  I7CC. 

Vous  avez  vu,  mon  cher  patron,  par  la  lettre 
que  M.  Davenport  a  dû  vous  remettre,  combien 
je  me  trouve  ici  placé  selon  mon  goût.  J'y  sorois 
peut-être  plusà  monaisesil'onyavoit  pour  moi 
moins  d'attentions;  mais  les  soins  d'un  si  ga- 
lant homme  sont  trop  obligeans  pour  s'en  fâ  - 
cher  :  et,  comme  tout  est  mêlé  d'inconvéniens 
dans  la  vie,  celui  d'être  trop  bien  est  un  d<5 
ceux  qui  se  tolèrent  le  plus  aisément.  J'en  trouve 
un  plus  grand  à  ne  pouvoir  me  faire  bien  en-  • 
tendre  des  domestiques ,  ni  surtout  à  entendre 
un  mot  do  ce  qu'ils  me  disent.  Heureusement 
mademoiselle  Le  Vasseur  me  sert  d'interprète. 


598 


CORRESPONDAiNCE. 


et  ses  doigts  parlent  mieux  que  ma  langue.  Je 
trouve  même  à  mon  ignorance  un  avantage  qui 
pourra  faire  compensation,  c'est  d'écarter  les 
oisifs  en  les  etmuyant.  J'ai  eu  hier  la  visite  de 
M.  le  ministre,  qui,  voyant  que  je  ne  lui  parlois 
que  françois,  n'a  pas  voulu  me  parler  anglois; 
de  sorte  que  l'entrevue  s'est  passée  à  peu  près 
sans  mot  dire.  J'ai  pris  goût  à  l'expédient;  je 
m'en  servirai  avec  tous  mes  voisins,  si  j'en  ai  ; 
et  dussé-je  apprendre  l'anglois,  je  ne  leur  par- 
lerai que  françois,  surtout  si  j'ai  le  bonheur 
qu'ils  n'en  sachent  pas  un  mot.  C'est  à  peu  près 
la  ruse  des  singes  qui,  disent  les  Nègres,  ne 
veulent  pas  parler,  quoiqu'ils  le  puissent,  de 
peur  qu'on  ne  les  fasse  travailler. 

Il  n'est  point  vrai  du  tout  que  je  sois  con- 
venu avec  M.  Gosset  de  recevoir  un  modèle  en 
présent.  Au  contraire,  je  lui  en  demandai  le 
prix,  qu'il  me  dit  être  d'une  guinée  et  demie, 
ajoutant  qu'il  m'en  vouloit  faire  la  galanterie, 
ce  que  je  n'ai  point  accepté.  Je  vous  prie  donc 
de  vouloir  bien  lui  payer  le  modèle  en  question, 
dont  M.  Davenport  aura  la  bonté  de  vous  rem- 
bourser. S'il  n'y  consent  pas,  il  faut  le  lui  ren- 
dre et  le  faire  acheter  par  une  autre  main.  H 
est  destiné  pour  M.  Du  Peyrou,  qui  depuis 
long-temps  désire  avoir  mon  portrait,  et  en  a 
fait  faire  un  en  miniature  qui  n'est  point  du 
tout  ressemblant.  Vous  êtes  pourvu  mieux  que 
lui  ;  mais  je  suis  fâché  que  vous  m'ayez  ôté  par 
une  diligence  aussi  flatteuse  le  plaisir  de  rem- 
plir le  même  devoir  envers  vous.  Ayez  la  bonté, 
mon  cher  patron,  de  faire  remettre  ce  modèle 
à  MM.  Guinand  et  Hankey,  Liltle-Saint-Hel- 
len's,  Bishopsgale,  street,  pour  l'envoyer  à 
M.  Du  Peyrou  par  la  première  occasion  sûre. 
Il  gèle  ici  depuis  que  j'y  suis:  il  a  n^igé  tous 
les  jours;  le  vent  coupe  le  visage  ;  malgré  cela, 
j'aimerois  mieux  habiter  le  trou  d'un  des  lapins 
de  cette  garenneque  le  plus  bel  appartementde 
Londres.  Bonjour,  mon  cher  patron  ;  je  vous 
embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A    M.   DU   PEYROU. 

A  WooUoii  en  Derbyshire,  le  29  mars  J766. 

Après  tant  de  fatigues  et  de  courses,  j'ar- 
rive enfin  dans  un  asile  agréable  et  solitaire, 
où  j'espère  pouvoir  respirer  en  paix.  Je  vous 


dois  la  description  de  mon  séjour  et  le  détail  de 
mes  voyages  ;  jusqu'ici  je  n'ai  pu  vous  écrire 
qu'à  la  hâte,  et  toujours  interrompu.  Sitôt  que 
j'aurai  repris  haleine,  mes  premiers  soins  se-r 
rout  de  m'occuper  de  vous  et  avecvous.  Quant 
à  présent,  un  voyage  de  cinquante  lieues  avec 
tout  mon  équipage,  les  soins  d'un  nouvel  éta- 
blissement, les  communications  qu'il  faut  m'as- 
surer,  et  surtout  le  besoin  d'un  peu  de  repos, 
me  font  continuer  de  ne  vous  écrire,  mon  cher 
hôte,  que  pour  les  choses  pressantes  et  néces- 
saires, et  tel  étoit,  par  votre  amitié  pour  moi 
l'avis  de  mon  arrivée  au  refuge  que  j'ai  choisi. 

Par  le  prix  excessif  des  ports,  et  par  l'in- 
discrétion des  écrivains,  je  suis  forcé  de  renon- 
cer absolument  à  rien  recevoir  par  la  poste. 
Cela,  et  l'éloignement  des  grandes  routes,  re- 
tardera beaucoup  nos  lettres;  mais  elles  n'en 
arriveront  pas  moins  sûrement,  si  l'on  suit  bien 
mes  directions.  Dans  un  mois  ou  cinq  semaines 
d'ici,  le  maître  de  cette  maison  vient  de  Lon- 
dres y  faire  un  voyage.  Il  m'apportera  tout  ce 
qu'on  lui  remettra  jusqu'à  ce  temps-là.  C'est 
un  homme  de  distinction  et  de  probité,  auquel 
on  peut  prendre  toute  confiance. 

Je  vous  destine  un  petit  cadeau  qui,  j'espère, 
vous  fera  plaisir  ;  c'est  mon  portrait  en  relief 
très-bien  fait  et  très-ressemblant.  J'écris  aujour- 
d'hui à  vos  banquiers,  pour  qu'ils  aient  la  bonté 
de  s'en  charger  et  de  vous  le  faire  parvenir. 
Si  j'étois  à  portée  de  prendre  ce  soin  moi-même, 
je  ne  les  en  chargerois  pas  ;  mais  l'impossibilité 
de  mieux  faire  est  mon  excuse  auprès  de  vous. 
Un  bon  peintre  d'ici  m'a  aussi  peint  à  l'huile 
pour  M.  Hume;  le  roi  a  voulu  voir  son  ouvrage, 
et  il  a  si  bien  réussi  qu'on  croit  qu'il  sera  gravé. 
Si  l'estampe  est  bonne,  j'aurai  soin  qu'elle  vous 
parvienne  aussi.  Ne  croyez  pas  que  ce  soient 
des  cadeaux.  Si  jamais  il  passe  à  Neuchâtel  un 
bon  peintre,  je  meurs  d'envie  de  vous  vendre 
bien  cher  mon  portrait. 

Le  besoin  de  vous  voir  augmente  de  jour  en 
jour  ;  je  ne  me  flatte  pas  de  le  satisfaire,  cette 
année;  mais  marquez-moi  si,  pour  l'année  pro- 
chaine, je  ne  puis  rien  espérer.  Si  vous  ne  vou- 
lez pas  venir  jusqu'ici  j'irai  au-devant  de  vous 
à  Londres,  et  il  ne  faut  pas  moins  que  cet  objet 
pour  m'y  faire  retourner;  mais  je  pense  que 
vous  ne  serez  pas  fâché  devoir  un  peu  l'Angle- 
terre et  la  retraite  que  je  me  suis  choisie  ;  je 


ANNÉE  1766. 


599 


trois  que*  vous  en  serez  content.  Je  sens  tous 
les  jours  mieux  que  je  n'ai  que  deux  amis  sûrs: 
mon  cœur  a  besoin  de  se  consoler  avec  lun 
de  l'absence  de  l'autre.  En  attendant,  ne  don- 
nez, à  mon  sujet,  votre  confiance  à  personne 
au  monde  qu'au  seul  mylord  maréchal.  Quoi 
qu'on  vous  dise,  quoi  qu'on  vous  écrive  pour 
mes  intérêts,  tenez-vous  en  garde ,  et,  sans 
montrer  de  défiance,  ne  vous  livrez  point.  Cet 
avis  peut  devenir  important  à  votre  ami.  J'ai 
dit  à  tout  le  monde  mes  arrangemens;  ce  se- 
cret m'eût  trop  pesé  sur  le  cœur;  mais  que 
personne  que  vous  seul  ne  s'en  mêle,  ni  ne 
sache  môme  où  et  quand  vous  avez  l'intention 
d'exécuter  l'entreprise  qui  regarde  mes  écrits. 

J'attends  avec  ardeur  mes  livres  de  botani- 
que ;  pour  les  autres,  quand  vous  en  différeriez 
l'envoi  jusqu'à  l'autre  année,  il  n'y  auroit  peut- 
être  pas  un  grand  mal.  Je  n'entends  plus  par- 
ler de  l'impression  de  vos  lettres  ;  cela,  et  d'au- 
tres choses,  me  rend  de  Hondt  un  peu  suspect. 
Je  crois  cependant  qu'on  peut  se  servir  de  lui 
pour  l'envoi  de  mes  livres.  Le  comte  de  Bin- 
tinck  s'attend  qu'ils  lui  seront  adressés,  et  en- 
suite à  son  fils  qui  est  ici  :  mais  je  n'aime  pas 
avoir  obligation  à  ces  grands  seigneurs.  Je  me 
remets  de  tout  à  votre  prudence. 

Mylord  maréchal  me  marque  qu'il  écrit  à  ses 
gens  d'affaires  de  vous  remettre  les  trois  cents 
guinées,  s'ils  ne  l'ont  pas  encore  fait.  A  cause 
du  grand  éloignement,  je  prends  le  parti  de 
numéroter  mes  lettres,  à  votre  exemple,  à 
commencer  par  celle-ci.  La  dernière  de  vous 
que  j'ai  reçue  étoit  le  n.  49.  Mes  tendres  res- 
pects à  la  bonne  maman.  Je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur. 

Ne  m'envoyez  avec  mes  livres  aucun  de  mes 
papiers,  qu'à  mesure  que  je  vous  les  deman- 
derai, et  que  je  vous  renverrai  les  autres.  Je 
vous  prie  de  ne  pas  oublier  mon  livre  de  mu- 
sique vert,  car  j'ai  ici  une  épinette.  Du  reste, 
tout  est  déjà  rassemblé  ici,  moi,  ma  gouver- 
nante, mon  bagage,  et  jusqu'à  Sultan,  qui 
m'a  donné  des  peines  incroyables.  Il  a  été 
perdu  deux  fois,  et  mis  dans  les  papiers  pu- 
blics. Est-il  confirmé  que  vous  avez  de  l'eau? 
Votre  maison  s'avance-t-elle?  Le  temps  d'her- 
boriser approche,  en  profiterez-vous  ?  Je  vous 
le  conseille  extrêmement.  Si  les  attaques  de 
goutte  ne  vous  font  pas  grâce,  du  moins  elles 


viendront  plus  lard,  et  ce  seroit  toujours  un 
grand  avantage  do  gagner  une  année  en  dix. 
Mais  il  faut  oublier  que  vous  êtes  encore  jeune, 
jusqu'à  ce  que  vous  preniez  le  parti  de  vous 
marier. 


A   M.  J.    p.   COINDhT 
chez  UU.  Thélusson  et  Necker,  à  Paris. 

A  Wootton  en  Derbysbire.  le  29  mars  1766. 

J'ai  reçu  vos  lettres,  cher  Coindet,  et  celle 
de  madame  de  Chenonceaux.  J'ai  différé  dé 
vous  répondre  jusqu'au  moment  où  j'arriverois 
en  lieu  de  repos  où  je  puisse  respirer.  J'en 
avois  grand  besoin,  je  vous  jure,  et  le  voisinage 
de  Londres  m'étoit  aussi  importun  que  Londros 
même  par  l'extrême  affluence  des  curieux.  J'ai 
répondu  sur-le-champ  à  la  dernière  lettre  de 
madame  de  Chenonceaux  ;  le  sujet  le  demandoit 
absolument.  11  m'importe  extrêmement  de  sa- 
voir si  ma  lettre  lui  est  parvenue  et  si  elle  n'a 
pas  essuyé  de  retard,  pour  juger  de  la  fidélité 
des  gens  à  qui  je  l'ai  confiée.  J'ai  aussi  reçu  in- 
directement des  nouvelles  de  M.  Watelet  et  de 
nouvelles  preuves  de  ses  soins  bienfaisans  par 
ses  recommandations  en  ma  faveur.  Un  des 
plus  doux  emplois  de  mes  loisirs  sera  de  lui 
écrire  quelquefois.  Je  voudrois  qu'il  fût  tenté 
de  venir  voir  ma  solitude;  elle  ne  seroit  pas 
indigne,  à  quelques  égards,  d'occuper  ses  re- 
gards et  ses  talens.  Je  suis  fâché  de  ne  pouvoir 
faire  aucun  usage  de  l'adresse  que  vous  m'avez 
donnée;  mais  je  suis  à  cinquante  lieues  do 
Londres,  et  bien  résolu  de  n'y  retourner  que 
quand  je  ne  pourrai  faire  autrement.  Me  voilà 
comme  régénéré  par  un  nouveau  baptême, 
ayant  été  bien  mouillé  en  passant  la  mer.  J'ai 
dépouillé  le  vieil  homme,  et,  hors  quelques 
amis  parmi  lesquels  je  vous  compte,  j'oublie 
tout  ce  qui  se  rapporte  à  cette  terre  étrangère 
qui  s'appelle  le  continent.  Les  auteurs,  les 
décrets,  les  livres,  cette  acre  fumée  de  gloire 
qui  fait  pleurer,  tout  cela  sont  des  folies  de 
l'autre  monde  auxquelles  je  ne  prends  plus  do 
part  et  que  je  me  vais  hâter  d'oublier.  Je  ne 
puis  jouir  encore  ici  des  charmes  de  la  cam- 
pagne, ce  pays  étant  enseveli  sous  la  neige; 
mais,  en  attendant,  je  me  repose  de  mes  Ion- 


600 


CORRESPONDANCE. 


gués  courses,  je  prends  haleine,  je  jouis  de    inscrit  parmi  vos  peuples,  je  garde  l'amour  de» 
moi,  et  me  rends  le  témoignage  que,  pendant    devoirs  que  j'y  ai  contractés.  Permettez,  sire 
_„iu^..„  j'  i„    qyg  y^g  bontés  me  suivent  avec  ma  reconnois- 


quinze  ans  que  j'ai  eu  le  malheur  d'exercer  le 
triste  métier  d'homme  de  lettres,  je  n'ai  con- 
tracté aucun  des  vices  de  cet  état;  l'envie,  la 
jalousie,  l'esprit  d'intrigue  otdecharlatanerie, 
n'ont  pas  un  instant  approché  de  mon  cœur. 
Je  ne  me  sens  pas  même  aigri  par  les  persécu- 
tions, par  les  infortunes,  et  je  quitte  la  car- 
rière aussi  sain  de  cœur  que  j'y  suis  entré. 
Voilà,  cher  Coindet,  la  source  du  bonheur  que 
je  vais  goûter  dans  ma  retraite,  si  l'on  veut 
bien  m'y  laisser  en  paix.  Les  gens  du  monde 
ne  conçoivent  pas  qu'on  puisse  vivre  heureux 
et  content  vis  à  vis  de  soi  ;  et  moi,  je  ne  con-« 
Çois  pas  qu'on  puisse  être  heureux  d'une  autre 
manière.  De  quoi  sera-t-on  content  dans  la  vie 
si  l'on  ne  l'est  pas  du  seul  homme  qu'on  ne 
quitte  point?  Voilà  bien  de  la  morale  pour  un 
homme  du  monde,  mais  pas  trop  pour  un  er- 
mite. Au  lieu  de  vous  parler  de  vous,  je  vous 
parle  de  moi  ;  cela  n'est  pas  fort  poli ,  sans 
doute,  mais  cela  est  tout  naturel.  Usez-en  de 
même  avec  moi,  parlez-moi  de  vous  à  voire 
tour,  et  soyez  sûr  de  me  faire  grand  plaisir. 
La  difficulté  est  de  me  faire  parvenir  vos  let- 
tres, car,  pour  plusieurs  bonnes  raisons,  je 
n'en  reçois  aucune  par  la  poste,  qui  ne  vient 
pas  jusqu'au  village  voisin  de  cette  maison.  En 
attendant  d'autres  arrangemens  plus  commo- 
des, faites  remettre  votre  lettre  à  Londres, 
chez  M.  Davenport,  nextdoor  lord  Egremonti*] , 
IHccadilkj.  Parce  moyen  elle  mo  parviendra. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

Rappelez-moi  quelquefois,  je  vous  prie,  au 
souvenir  de  M.  et  madame  d'Azincourt. 

Jo  serois  bien  aise  de  savoir  exactement 
votre  adresse,  afin  de  pouvoir  vous  écrire  par 
occasions  quand  elles  se  présenteront. 


sance,  et  que  j'aie  toujours  l'honneur  d'être 
votre  protégé,  comme  je  serai  toujours  votre 
plus  fidèle  sujet. 


AU   ROI  DE  FRUSS2. 

Wootton,  le  50  mars  (766. 


Sire, 


Je  dois  au  malheur  qui  me  poursuit  deux 
biens  qui  m'en  consolent  :  la  bienveillance  de 
mylord  maréchal,  et  la  protection  de  votre  ma- 
jesté. Forcé  de  vivre  loin  de  l'état  où  je  suis 


(M  Près  de  l'hôtel  du  lord  Égremont. 


M.  P. 


A  M.   LE  CHEVALU'.R  d'ÉON. 

Wootton,  le  Si  mars  4766 

J'étois,  monsieur,  à  la  veille  de  mon  départ 
pour  cette  province,  lorsque  je  reçus  le  paquet 
que  vous  m'avez  adressé;  et,  ne  l'ayant  ouvert 
qu'ici,  je  n'ai  pu  lire  plus  tôt  la  lettre  que  vous 
m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire.  Je  n'ai  même 
encore  pu  que  parcourir  rapidement  vos  Mé- 
moires. C'en  est  assez  pour  confirmer  l'opinion 
que  j'avois  des  rares  talens  de  l'auteur,  mais 
non  pas  pour  juger  du  fond  de  la  querelle  entre 
vous  et  M.  de  Guerchi. J'avoue  pourtant,  mon- 
sieur, que,  dans  le  principe,  je  crois  voir  le 
tort  de  votre  côté  ;  et  il  ne  me  paroit  pas  juste 
que,  comme  ministre,  vous  vouliez,  en  votre 
nom  et  à  ses  frais,  faire  la  même  dépense  qu'il 
eût  faite  lui-même;  mais,  sur  la  lecture  de  vos 
Mémoires,  je  trouve  dans  la  suite  de  cette  af- 
faire des  torts  beaucoup  plus  graves  du  côté  de 
M.  de  Guerchi  ;  et  la  violence  de  ses  poursuites 
n'aura,  je  pense,  aucun  de  ses  propres  amis 
pour  approbateur.  Tout  ce  que  prouve  l'avan- 
tage qu'il  a  sur  vous  à  cet  égard,  c'est  qu'il 
est  le  plus  fort,  et  que  vous  êtes  le  plus  foible. 
CiCla  met  contre  lui  tout  le  préjugé  de  l'injus- 
tice; car  le  pouvoir  et  l'impunité  rendent  les 
forts  audacieux;  le  bon  droit  seul  est  l'arme 
des  foibles  ;  et  cette  arme  leur  crève  ordinaire- 
ment dans  les  mains.  J'ai  éprouvé  tout  cela 
comme  vous,  monsieur;  et  ma  vie  est  un  tissu 
de  preuves  en  faits  que  la  justice  a  toujours  tort 
contre  la  puissance.  Mon  sort  est  tel  que  j'ai 
dû  l'attendre  de  ce  principe.  J'en  suis  accablé 
sans  en  être  surpris;  je  sais  que  tel  est  l'ordre, 
plus  moral,  mais  naturel  des  choses.  Qu'un  prê- 
tre huguenot  me  fasse  lapider  par  la  canaille, 
qu'un  Conseil  ou  qu'un  parlement  me  décrète, 
qu'un  Sénat  m'outrage  degaîtéde  cœur,  qu'il 
me  chasse  barbarement,  au  cœur  de  l'hiver, 
moi  malade,  sans  ombre  de  plainte,  de  justice 
ni  de  raison,  j'en  sou fFrc^saiis^ doute;  mais  je 


ANNÉE  1766. 


601 


ne  m'en  fâche  pas  plus  que  de  voir  détacher 
un  rocher  sur  ma  tête,  au  moment  que  je  passe 
au-dessous  de  lui.  Monsieur,  les  vices  des  hom- 
mes sont  en  grande  partie  l'ouvrage  de  leur 
situation;  l'injustice  marche  avec  le  pouvoir. 
^Jous,  qui  sommes  victimes  et  persécutés,  si 
nous  étions  à  la  place  de  ceux  qui  nous  pour- 
suivent, nous  serions  peut-être  tyrans  et  per- 
sécuteurs comme  eux.  Cette  réflexion,  si  hu- 
miliante pour  l'humanilé,  n'ôte  pas  le  poids 
des  disgrâces,  maiselle  en  ôte  l'indignation  qui 
les  rend  accablantes.  On  supporte  son  sort  avec 
plus  de  patience ,  quand  on  le  sent  attaché 
à  notre  constitution. 

Je  ne  puis  qu'applaudir,  monsieur,  à  l'article 
qui  termine  votre  lettre.  Il  est  convenable  que 
vous  soyez  aussi  content  de  votre  religion  que 
je  le  suis  de  la  mienne,  et  que  nous  restions 
chacun  dans  la  nôtre  en  sincéri'ié  de  cœur.  La 
vôtre  est  fondée  sur  la  soumission,  et  vous  vous 
soumettez.  La  mienne  est  fondée  sur  la  dis- 
cussion, et  je  raisonne.  Tout  cela  est  fort  bien 
pour  gens  qui  ne  veulent  être  ni  prosélytes  ni 
missionnaires,  comme  je  pense  que  nous  ne 
voulons  l'être,  ni  vous  ni  moi.  Si  mon  prin- 
cipe me  paroît  le  plus  vrai,  le  vôtre  me  paroît 
le  plus  commode;  et  un  grand  avantage  que 
vousavez,  est  que  votre  clergé  s'y  tient  bien,  au 
lieu  que  le  nôtre,  composé  de  petits  barbouil- 
lons, à  qui  l'arrogance  a  tourné  la  tête,  ne  sait 
ni  ce  qu'il  veut  ni  ce  qu'il  dit,  et  n'ôte  l'in- 
faillibilité à  l'Eglise  qu'afin  de  l'usurper  chacun 
pour  soi.  Monsieur,  j'ai  éprouvé,  comme  vous, 
des  tracasseries  d'ambassadeurs  :  que  Dieu 
vous  préserve  de  celles  des  prêtres  !  Je  finis  par 
ce  vœu  salutaire,  en  vous  saluant  très-hum- 
blement, monsieur,  et  de  tout  mon  cœur. 


K  M.   D'IVKRNOIS. 

WooUon.  le  51  iiiars  1766. 

Je  vous  écrivis  avant-hier,  mon  ami,  et  je 
reçus  le  même  soir  voire  lettre  du  4  5.  Klle  avoit 
été  ouverte  et  recachetée.  Elle  me  vint  par 
M.  Hume,  très-lié  avec  le  fils  de  ïronchin  le 
jongleur,  et  demeurant  dans  la  même  maison  ; 
très-lié  encoreàParis  avec  mes  plus  dangereux 
ennemis,  et  auquel,  s'il  n'est  pas  un  fourbe, 
['aurai  intérieurement  bien  des  réparations  à 


faire.  Je  lui  dois  de  la  reconnoissance  pour  tous 
les  soins  qu'il  a  pris  de  moi  dans  un  pays  dont 
j'ignore  la  langue.  Il  s'occupe  beaucoup  de  mes 
petits  intérêts,  mais  ma  réputation  n'y  gagne 
pas  ;  et  je  ne  sais  comment  il  arrive  que  les  pa- 
piers publics,  qui  parloient  beaucoup  de  moi, 
et  toujours  avec  honneur  avant  notre  arrivée, 
depuis  qu'il  est  à  Londres  n'en  parlent  plus, 
ou  n'en  parlent  quedésavantageusement.  Tou- 
tes mes  affaires,  toutes  mes  lettres  passent  par 
ses  mains  ;  celles  que  j'écris  n'arrivent  point  ; 
celles  que  je  reçois  ont  été  ouvertes.  Plusieurs 
autres  faits  me  rendent  tout  suspect  de  sa  part, 
jusqu'à  son  zèle.  Je  ne  puis  voir  encore  quelles 
sont  ses  intentions,  mais  je  ne  puis  m'cmpêcher 
de  les  croire  sinistres,  et  je  suis  fort  trompé  si 
toutes  nos  lettres  ne  sont  éventées  par  les  jon- 
gleurs qui  tâcheront  infailliblement  d'en  tirer 
parti  contre  nous.  En  attendant  que  je  sache 
mieux  sur  quoi  compter,  voyez  décacheter  plus 
soigneusement  vos  lettres,  et  je  verrai  de  mon 
côté  de  m'ouvrir  avec  vos  correspondans  une 
communication  directe,  sans  passer  par  ce 
dangereux  entrepôt. 

Puisqu'un  associé  vous  étoit  nécessaire,  je 
crois  que  vous  avez  bien  fait  de  choisir  M.  De- 
luc.  Il  joint  la  probité  avec  les  lumières  et  l'ac- 
tivité dans  le  travail  :  trouvant  tout  cela  dans 
votre  association,  et  l'y  portant  vous-même,  il 
y  aura  bien  du  malheur  si  vous  n'avez  pas  lieu 
tous  deux  d'en  être  contens.  J'y  gagnerai  beau- 
coup moi-même  si  elle  vous  procure  du  loisir 
pour  me  venir  voir.  J'imagine  que  si  vous  pré- 
veniez de  ce  dessein  M.  Du  Peyrou,  il  ne  seroit 
pas  impossible  que  vousfissiez  le  voyageensem- 
ble,  en  l'avançant  ou  retardant  selon  qu'il  con- 
viendroità  tous  deux.  J'ai  grand  besoin  d'épan- 
cher mon  cœur,  etde  consulter  de  vrais  amis  sur 
ma  situation.  Je  croyois  être  à  la  fin  de  mes  mal- 
heurs, et  ils  ne  font  que  de  commencer.  Livré 
sans  ressource  à  de  faux  amis,  j'ai  grand  besoin 
d'en  trouver  de  vrais  qui  meconsolent  et  qui  me 
conseillent.  Lorsque  vous  voudrez  partir,  aver- 
tissez-m'en d'avance,  et  mandez-moi  si  vous 
passerez  par  Paris  ;  j'ai  des  commissions  pour 
ce  pays-là  que  des  amis  seuls  peuvent  faire.  Je 
ne  saurois,  quant  à  présent,  vous  envoyer  de 
procuration,  n'ayant  point  ici  aux  environs  de 
notaire,  surtout  qui  parle  françois,  et  étant 
bien  éloigné  de  savoir  assez  d'anglois  pour  dire 


G02 


CORRESPONDANCE. 


des  choses  aussi  compliquées.  Comme  l'affaire 
ne  presse  pas,  elle  s'arrangera  entre  nous  lors 
de  votre  voyage.  En  attendant,  veillez  à  vos 
affaires  particulières  et  publiques.  Songez  bien 
plus  aux  intérêts  de  l'état  qu'aux  miens.  Que 
votre  constitution  se  rétablisse, s'ilest  possible; 
oubliez  tout  autre  objet  pour  ne  songer  qu'à 
celui-là;  et  du  reste  pourvoyez-vous  de  tout 
ce  qui  peut  rendre  votre  voyage  utile  autant 
qu'il  peut  l'être  à  tous  égards. 

Vous  m'obligerez  de  communiquer  à  M.  Du 
Peyrou  cette  lettre,  du  moins  le  commence- 
ment. Je  suis  très  en  peine  pour  établir  de  lui 
à  moi  une  correspondance  prompte  et  sûre.  Je 
ne  connois  que  vous  en  qui  je  me  fie,  et  qui 
soyez  posté  pour  cela  ;  mais  un  expédient  aussi 
indiscret  ne  se  propose  guère,  et  ne  peut  avoir 
que  la  nécessité  pour  excuse.  Au  reste,  nous 
sommes  sûrs  les  uns  des  autres;  renonçons  à 
de  fréquentes  lettres  que  l'éloignemcnt  expose 
à  trop  de  frais  et  de  risques  ;  n'écrivons  que 
quand  la  nécessité  le  requiert  ;  examinons  bien 
le  cachet  avant  de  l'ouvrir,  l'état  des  lettres, 
leurs  dates,  les  mains  par  où  elles  passent.  Si 
on  les  intercepte  encore,  il  est  impossible  qu'a- 
vec ces  précautions  ces  abus  durent  long-temps. 
Je  ne  serois  pas  étonné  que  celle-ci  fût  encore 
ouverte  et  même  supprimée,  parce  que,  la 
poste  étant  loin  d'ici,  il  faut  nécessairement  un 
intermédiaire  entre  elle  et  moi  ;  mais  avec  le 
temps  je  parviendrai  à  désorienter  les  curieux  ; 
et,  quant  à  présent,  ils  n'en  apprendront  pas 
plus  qu'ils  n'en  savent.  Je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur. 


A  MYLORD  STR\FF0RD. 

Woolton,  5  avril  1766. 

Les  témoignages  de  votre  souvenir,  mylord, 
et  de  vos  bontés  pour  moi,  me  feront  toujoui^ 
autant  de  plaisir  que  d'honneur.  J'ai  regret  de 
n'avoir  pu  proBter  à  Chiswick  de  la  dernière 
promenade  que  vous  y  avez  faite.  J'espère  ré- 
parer bientôtcette  perte  en  ce  pays.  Je  voudrois 
être  plus  jeune  et  mieux  portant,  j'irois  vous 
rendre  quelquefois  mes  devoirs  en  Yorkshire  ; 
mais  quinze  lieues  sont  beaucoup  pour  un  pié- 
ton presque  sexagénaire;  car  dès  que  je  suis 
une  fois  en  place,  je  ne  voyage  plus  pour  mon 


plaisir  autrement  qu'à  pied.  Toutefois  je  ne  re- 
nonce pas  à  cette  entreprise,  et  vous  pouvez 
vous  attendre  à  voir  quelque  jour  un  pauvre 
garçon  herboriste  aller  vous  demander  l'hos- 
pitalité. Pour  vous,  mylord,  qui  avez  des  che- 
vaux et  des  équipages,  si  vous  faites  quelque 
pèlerinage  équestre  dans  ce  canton,  et  quelque 
station  dansia  maison  que  j'habite,  outre  l'hon- 
neur qu'en  recevra  le  maître  du  logis,  vous  fe- 
rez une  œuvre  pie  en  faveur  d'un  exilé  de  la 
terre  ferme,  prisonnier,  mais  bien  volontaire, 
dans  le  pays  de  la  liberté.  Agréez,  mylord, 
je  vous  supplie,  mes  salutations  et  mon  res- 
pect. 


A   MADAMK   LA  COMTESSE   DE  6013FFLERS. 

A  WootloD,  le  5  avril  1766. 

Vous  avez  assurément,  madame,  et  vous 
aurez  toute  ma  vie,  le  droit  de  me  demander 
compte  de  moi.  J'attèndois,  pour  remplir  un 
devoir  qui  m'est  si  cher,  qu'arrivé  dans  un  lieu 
de  repos  j'eusse  un  moment  à  donner  à  mes 
plaisirs.  Grâce  aux  soins  de  M.  Hume,  ce  mo- 
ment est  enfin  venu,  et  je  me  hâte  d'en  profi- 
ter. J'ai  cependant  peu  de  choses  à  vous  dire 
sur  les  détails  que  vous  me  demandez.  Vivant 
dans  un  pays  dont  j'ignore  la  langue,  et  tou- 
jours sous  Ja  conduite  d'autrui,  je  n'ai  guère 
qu'à  suivre  les  directions  qu'on  me  donne. 
D'ailleurs,  loin  du  monde  et  de  la  capitale, 
ignorant  tout  ce  qu'on  y  dit,  et  ne  désirant  pas 
l'apprendre,  je  sais  ce  qu'on  veut  me  dire  et 
rien  de  plus.  Peu  de  gens  sont  moins  instruits 
que  moi  de  ce  qui  me  regarde. 

Les  petits  événemens  de  mon  voyage  ne  mé- 
ritent pas,  madame,  de  vous  en  occuper.  Du- 
rant la  traversée  de  Calais  à  Douvres,  qui  se 
fit  de  nuit  et  dura  douze  heures,  je  fus  moins 
malade  que  M.  Hume;  mais  je  fus  mouillé  et 
gelé,  et  j'ai  plutôt  senti  la  mer  que  je  ne  l'ai 
vue.  J'ai  été  accueilli  à  Londres,  j'ai  eu  beau- 
coup de  visites,  beaucoup  d'offres  de  service, 
des  habitations  à  choisir.  J'en  ai  enfin  choisi 
une  dans  cette  province  :  je  suis  dans  la  mai- 
son d'un  galant  homme  dont  M.  Hume  m'a  dit 
beaucoup  de  bien  qui  n'a  été  démenti  par  per- 
sonne. II  a  paru  vouloir  me  mettre  à  mon  aise  : 
j'ignore  encore  ce  qu'il  en  sera,  mais  ses  atten- 


ANNÉE  1766. 


603 


fions  seules  m'empêchent  d'oublier  que  je  suis 
dans  la  maison  d'autrui. 

Vous  voulez,  madame,  que  je  vous  parle  de 
In  nation  angloise;  il  faudroit  commencer  par 
la  connoîire,  et  ce  n'est  pas  l'affaire  d'un  jour. 
Trop  biiMi  instruit  par  l'expérience,  je  ne  ju- 
gerai jamais  légèrement,  ni  des  nations,  ni  des 
hommes ,  même  de  ceux  dont  j'aurai  à  me 
plaindre  ou  à  me  louer.  D'ailleurs  je  ne  suis 
point  à  portée  de  connoître  les  Anglois  par  eux- 
mêmes  :  je  les  connois  par  Ihospitalité  qu'ils 
ont  exercée  envers  moi,  et  qui  dément  la  répu- 
tation qu'on  leur  donne.  11  ne  m'appartient  pas 
de  juger  mes  hôtes.  On  ma  trop  bien  appris 
cela  en  France  pour  que  je  puisse  l'oublier  ici. 

Je  voudrois  vous  obéir  en  tout,  madame; 
mais,  de  grâce,  ne  me  parlez  plus  de  faire  des 
livres,  ni  même  des  gens  qui  en  font.  Nous 
avons  des  livres  de  morale  cent  fois  plus  qu'il 
n'en  faut,  et  nous  n'en  valons  pas  mieux.  Vous 
craignez  pour  moi  le  désœuvrement  et  l'ennui 
de  la  retraite  :  vous  vous  trompez,  madame , 
je  ne  suis  jamais  moins  ennuyé  ni  moins  oisif 
que  quand  je  suis  seul.  Il  me  reste,  avec  les 
amusemens  de  la  botanique,  une  occupation 
bien  chère  et  à  laquelle  j'aime  chaque  jour  da- 
vantage à  me  livrer.  J'ai  ici  un  homme  qui  est 
de  ma  connoissance ,  et  que  j'ai  grande  envie 
de  connoître  mieux,  l.a  société  que  je  vais  lier 
avec  lui  nj'empêchera  d'en  désirer  aucuneautre. 
Je  l'estime  assez  pour  ne  pas  craindre  une  in- 
timité à  laquelle  il  m'invite;  et,  comme  il  est 
aussi  maltraité  que  moi  par  les  hommes,  nous 
nous  consolerons  mutuellement  de  leurs  ou- 
trages, en  lisant  dans  le  cœur  de  noire  ami 
qu'il  ne  les  a  pas  mérités. 

Vous  dites  qu'on  me  reproche  des  para- 
doxes. Eh!  madame,  tant  mieux.  Soyez  sûre 
qu'on  me  reprocheroit  moins  de  paradoxes,  si 
l'on  pouvoit  me  reprocher  des  erreurs.  Quand 
on  a  prouvé  que  je  pense  autrement  que  le 
peuple,  ne  me  voilà-t-il  pas  bien  réfuté!  Un 
saint  homme  de  moine,  appelé  Cachot  (*)  vient 

(*)  Ce  saint  liomme  s'appeloit  Cajot.  Son  livre  e>t  intitulé  les 
Plagiais  de  M.  J.-J.  Rousseau  de  Genève  sur  l  éducation, 
par  D.  J.  C.  B.  (  Dom  Joseph  Cajot,  bénédictin  ) ,  1765,  \  vol. 
in-12.  Les  autres  critiques  prélendoient  que  VÉmile  neconte- 
noit  que  des  nouveautés  hardies;  celui-ci  dit  qu'il  ne  renferme 
rien  de  nouveau.  II  appelle  Jean-Jacques  vn  lapetasseur 
d'écrits,  un  ho  "me  engvenillé  des  ouvrages  d'autrui,  né- 
goce auquel  il  doit  sn  frêle  renommée.  M-  P. 


en  revanche  de  faire  un  gros  livre  pour  prou- 
ver qu'il  n'y  a  rien  à  moi  dans  les  miens,  et 
que  je  n'ai  rien  dit  que  d'après  les  autres.  Je 
suis  d'avis  de  laisser,  pour  toute  réponse,  aux 
prises  avec  sa  révérence  ceux  qui  me  re- 
prochent, à  si  grands  cris,  de  vouloir  penser 
seul  autrement  que  tout  le  monde. 

J'ai  eu  de  vous,  madame,  une  seule  lettre  : 
aucune  nouvelle  de  madame  la  maréchale,  de- 
puis l'arrivée  de  mademoiselle  Le  Vasseur,  pas 
même  par  M.  de  La  Roche  ;  j'en  suis  très  en 
peine,  à  cause  de  l'état  de  sa  santé.  Les  com- 
munications avec  le  continent  deviennent  plus 
difficiles  de  jour  en  jour.  Les  lettres  que  j'écris 
n'arrivent  pas  ;  celles  que  je  reçois  ont  été  ou- 
vertes. Dans  un  pays  où,  par  l'ignorance  de  la 
langue,  on  est  à  la  discrétion  d'autrui,  il  faut 
être  heureux  dans  le  choix  de  ceux  à  qui  l'on 
donne  sa  confiance,  et,  à  juger  par  l'expé- 
rience ,  j'aurois  tort  de  compter  sur  le  bon- 
heur. Il  en  est  un  cependant  dont  je  suis  jaloux 
et  que  je  ne  mériterai  jamais  de  perdre;  c'est 
la  continuation  des  bontés  de  M.  le  prince  de 
Conli ,  qui  a  daigné  m'en  donner  de  si  écla- 
tantes marques,  de  la  bienveillance  de  madame 
la  maréchale,  et  de  la  vôtre ,  dont  mon  cœur 
sent  si  bien  le  prix.  Madame,  quelque  sort  qui 
m'attende  encore,  et  dans  quelque  lieu  que  je 
vive  et  que  je  meure,  mes  consolalions  seront 
bien  douces,  tant  que  je  ne  serai  point  oublié 
de  vous. 


A  MYLORD 


Le  7  avril  1766. 


Ce  n'est  plus  de  mon  chien  qu'il  s'agit,  my- 
lord,  c'est  de  moi-même.  Vous  verrez  par  la 
lettre  ci-jointe  pourquoi  je  souhaile  qu'elle  pa- 
roisse dans  les  papiers  publics,  surtout  dans  le 
Saint-James  Chronicle,  s'il  est  possible.  Cela 
ne  sera  pas  aisé,  selon  mon  opinion,  ceux  qui 
m'entourent  de  leurs  embiiches  ayant  ôté  à 
mes  vrais  amis  et  à  moi-même  tout  moyen  de 
faire  entendre  la  voix  de  la  vérité.  Cependant 
il  convient  que  le  public  apprenne  qu'il  y  a  des 
traîtres  secrets  qui ,  sous  le  masque  d'une 
amitié  perfide,  travaillent  sans  relâche  à  me 
I  déshonorer.  Une  fois  averti ,  si  le  public  veut 
»*  encore  être  irompé,  qu  il  le  soit;  je  n'aurai  plus 


G04 


CORRESPONDANGEv 


rien  à  lui  dire.  J'ai  cru,  niylord,  qu'il  ne  scroit 
pas  au-dessous  de  vous  de  m'accorder  votre 
assistance  en  celte  occasion.  A  notre  première 
entrevue,  vous  jugerez  si  je  la  mérite,  et  si  j'en 
ai  besoin.  En  attendant,  ne  dédaignez  pas  ma 
confiance  ;  on  ne  m'a  pas  appris  à  la  prodiguer; 
les  trahisons  que  j'éprouve  doivent  lui  donner 
quelque  prix. 


K  l'auteur  du  SAINT-JAMES  CHRONICLE. 

Wootton,  le  7  avril  1766. 

Vous  avez  manqué ,  monsieur,  au  respect 
que  tout  particulier  doit  aux  têtes  couronnées 
en  attribuant  publiquement  au  roi  de  Prusse 
une  lettre  pleine  d'extravagance  et  de  méchan- 
ceté, dont  par  cela  seul  vous  deviez  savoir  qu'il 
ne  pouvoit  être  l'auteur.  Vous  avez  même  osé 
transcrire  sa  signature  comme  si  vous  l'aviez 
vue  écrite  de  sa  main.  Je  vous  apprends,  mon- 
sieur, que  cette  lettre  a  été  fabriquée  à  Paris, 
et,  ce  qui  navre  et  déchire  mon  cœur,  que 
l'imposteur  a  des  complices  en  Angleterre. 

Vous  devez  au  roi  de  Prusse ,  à  la  vérité,  à 
moi ,  d'imprimer  la  lettre  que  je  vous  écris  et 
que  je  signe,  en  réparation  d'une  faute  que 
vous  vous  reprocheriez  sans  doute  si  vous 
saviez  de  quelles  noirceurs  vous  vous  rendez 
l'instrument.  Je  vous  fais,  monsieur,  mes  sin- 
cères salutations. 


A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 

Wootton,  le  9  avril  1766. 

C'est  à  regret,  madame,  que  je  vais  affliger 
votre  bon  cœur;  mais  il  faut  absolument  que 
vous  connoissiez  ce  David  Hume,  à  qui  vous 
m'avez  livré,  comptant  me  procurer  un  sort 
tranquille.  Depuis  notre  arrivée  en  Angleterre, 
où  je  ne  connois  personne  que  lui,  quelqu'un 
qui  est  très  au  fait,  et  fait  toutes  mes  affaires, 
travaille  en  secret ,  mais  sans  relâche ,  à  m'y 
déshonorer,  et  réussit  avec  un  succès  qui  m'é- 
tonne. Tout  ce  qui  vient  de  m'arriver  en  Suisse 
a  été  déguisé;  mon  dernier  voyage  de  Paris 
et  l'accueil  que  j'y  ai  reçu  ont  été  falsifiés.  On 
a  fait  entendre  que  j'étois  généralement  mé- 


prisé et  décrié  en  France  pour  ma  mauvaise 
conduite,  et  que  c'est  pour  cela  principalement 
que  je  n'osois  m'y  montrer.  On  a  mis  dans  les 
papiers  publics  que  ,  sans  la  protection  de 
M.  Hume,  je  n'aurois  osé  dernièrement  tra- 
verser la  France  pour  m'embarquer  à  Calais; 
mais  qu'il  m'avoit  obtenu  le  passe-port  dont  je 
m'étois  servi.  On  a  traduit  et  imprimé  comme 
authentique  la  fausse  lettre  du  roi  de  Prusse, 
fabriquée  par  d'Alembert,  et  répandue  à  Paris 
par  leur  ami  commun  Walpole.  On  a  pris  à 
tâche  de  me  présenter  à  Londres  avec  made- 
moiselle Le  Vasseur,  dans  tous  les  jours  qui 
pouvoient  jeter  sur  moi  du  ridicule.  On  a  fait 
supprimer,  chez  un  libraire,  une  édition  et  tra- 
duction qui  s'alloit  faire  des  lettres  de  M.  Du 
Peyrou.  Dans  moins  de  six  semaines,  tous  les 
papiers  publics,  qui  d'abord  ne  parloient  de 
moi  qu'avec  honneur,  ont  changé  de  langage, 
et  n'en  ont  plus  parlé  qu'avec  mépris. 

La  cour  et  le  public  ont  de  même  rapide- 
ment changé  sur  mon  compte  ;  et  les  gens  sur- 
tout avec  qui  M.  Hume  a  le  plus  de  liaisons,  sont 
ceux  qui  se  distinguent  par  le  mépris  le  plus 
marqué,  affectant,  pour  l'amour  de  lui,  de 
vouloir  me  faire  la  charité  plutôt  qu'honnê- 
teté ,  sans  le  moindre  témoignage  d'affection 
ni  d'estime,  et  comme  persuadés  qu'il  n'y  a 
que  des  services  d'argent  qui  soient  à  l'usage 
d'un  homme  comme  moi.  Durant  le  voyage  il 
m'avoit  parlé  du  jongleur  Tronchin  comme  d'un 
homme  qui  avoit  fait  près  de  lui  des  avances 
traîtresses,  et  dont  il  étoit  fondé  à  se  défier  :  il 
se  trouve  cependant  qu'il  loge  à  Londres  avec 
le  fils  dudit  jongleur,  vit  avec  lui  dans  la  plus 
grande  intimité  ,  et  vient  de  le  placer  auprès 
de  M.  Michel ,  ministre  à  Berlin ,  où  ce  jeune 
homme  va  ,  sans  doute  ,  chargé  d'instructions 
qui  me  regardent.  J'ai  eu  le  malheur  de  loger 
deux  jours  chez  M.  Hume,  dans  cette  même 
maison,  venant  de  la  campagne  à  Londres.  Je  ne 
puis  vous  exprimer  à  quel  point  la  haine  et  le  dé- 
dain se  sont  manifestés  contre  moi  dans  les  hô- 
tesses et  les  servantes,  et  de  quel  accueil  infâme 
on  y  a  régalé  mademoiselle  Le  Vasseur.  Enfin  je 
suis  presque  assuré  de  reconnokre,  au  ton  hai- 
neux et  méprisant,  tous  les  gens  avec  qui 
M.  Hume  vient  d'avoir  des  conférences  ;  et  je  l'ai 
vu  cent  fois,  même  en  ma  présence,  tenir  indi- 
rectement lesproposqui  pouvoient  le  plus  indis- 


ANNÉE  I7G6. 


GOo 


poser  contre  moi  ceux  à  qui  il  parloit.  Deviner 
quel  est  son  but,  c'est  ce  qui  m'est  difficile, 
d'autant  plus  qu'étant  à  sa  discrétion  et  dans 
un  pays  dont  j'ignore  la  langue,  toutes  mes 
lettres  ont  passé  jusqu'ici  par  ses  mains  ;  qu'il 
a  toujours  été  très-avide  de  les  voir  et  de  les 
avoir;  que  de  celles  que  j'ai  écrites,  peu  sont 
parvenues;  que  presque  toutes  celles  que  j'ai 
reçues  avoient  été  ouvertes  ;  etceiles  d'où  j'au- 
rois  pu  tirer  quelque  éclaircissement,  proba- 
blement supprimées.  Je  ne  dois  pas  oublier 
deux  petites  remarques;  l'une,  que  le  pre- 
mier soir  depuis  notre  départ  de  Paris,  étant 
couchés  tous  trois  dans  la  même  chambre, 
j'entendis  au  milieu  de  la  nuit  David  Hume  s'é- 
crier plusieurs  fois  à  pleine  voix  :  Je  tiens 
J.-J.  Rousseau!  ce  que  je  ne  pus  alors  inter- 
préter que  favorablement  ;  cependant  il  y  avoit 
dans  le  ton  je  ne  sais  quoi  d'effrayant  et  de  si- 
nistre que  je  n'oublierai  jamais.  La  seconde 
remarque  vient  d'une  espèce  d'épanchement 
que  j'eus  avec  lui  après  une  autre  occasion  de 
lettre  que  je  vais  vous  dire.  J'avois  écrit  le  soir 
sur  sa  table  à  madame  de  Chenonceaux.  Il  étoit 
très-inquiet  de  savoir  ce  que  j'écrivois,  et  ne 
pouvoit  presque  s'abstenir  d'y  lire.  Je  ferme 
ma  lettre  sans  la  lui  montrer  :  il  la  demande 
avidement,  disant  qu'il  l'enverra  le  lendemain 
par  la  poste  ;  il  faut  bien  la  donner;  elle  reste 
sur  sa  table.  Lord  Newnham  arrive  ;  David  sort 
un  moment,  je  ne  sais  pourquoi.  Je  reprends 
ma  lettre  en  disant  que  j'aurai  le  temps  de  l'en- 
voyer le  lendemain  :  mylord  Newnham  s'offre 
de  l'envoyer  par  le  paquet  de  l'ambassadeui- 
de  France  ;  j'accepte.  David  rentre  ;  tandis  que 
lord  Newnham  fait  son  enveloppe,  il  tire  son 
cachet  ;  David  offre  le  sien  avec  tant  d'empres- 
sement qu'il  faut  s'en  servir  par  préférence.  On 
sonne,  lord  Newnham  donne  la  lettre  au  do- 
mestique pour  l'envoyer  sur-le-champ  chez 
l'ambassadeur.  Je  me  dis  en  moi-même  :  Je 
suis  sûr  que  David  va  suivre  le  domestique.  Il 
n'y  manqua  pas,  et  je  parierois  tout  au  monde 
que  ma  lettre  n'a  pas  été  rendue,  ou  qu'elle 
avoit  été  décachetée. 

A  souper,  il  fixoit  aUernativemcnt  sur  ma- 
demoiselle Le  Vasseur  et  sur  moi  des  regards 
qui  m'effrayèrent  et  qu'un  honnête  homme 
n'est  guère  assez  malheureux  pour  avoir  re- 
çus de  la  nature.  Quand  elle  fut  montée  pour 


s'aller  coucher  dans  le  chenil  qu'on  lui  avoit 
destiné,  nous  restâmes  quelque  temps  sans 
rien  dire  :  il  me  fixa  de  nouveau  du  môme  air  : 
je  voulus  essayer  de  le  fixer  à  mon  tour,  il  me 
fut  impossible  de  soutenir  son  affreux  regard. 
Je  sentis  mon  âme  se  troubler,  j'étois  dans  une 
émotion  horrible;  enfin  le  remords  de  mal  ju- 
ger d'un  si  grand  homme  sur  des  apparences, 
prévalut;  je  me  précipitai  dans  ses  bras  tout 
en  larmes,  en  m'écriant  :  Non,  David  Hume 
n'est  pas  un  traître,  cela  n'est  pas  possible;  et 
s'il  n'étoit  pas  le  meilleur  des  hommes,  il  fau- 
droit  qu'il  en  fût  le  plus  noir.  A  cela  mon 
homm«,au  lieu  de  s'attendrir  avec  moi,  ou  de 
se  mettre  en  colère,  au  lieu  de  me  demander  des 
explications,  reste  tranquille,  répond  à  mes 
transports  par  quelques  caresses  froides,  en  me 
frappant  de  petits  coups  sur  le  dos,  et  s'écriant 
plusieurs  fois  :  Mon  cher  monsieur!  Quoi  donc, 
mon  cher  monsieur  ?  J'avoue  que  cette  ma- 
nière de  recevoir  mon  épanchement  me  frappa 
plus  que  tout  le  reste.  Je  partis  le  lendemain 
pour  cette  province,  où  j'ai  rassemblé  de  nou- 
veaux faits,  réfléchi,  combiné,  et  conclu,  en 
attendant  que  je  meure. 

J'ai  toutes  mes  facultés  dans  un  bouleverse- 
ment qui  ne  me  permet  pas  de  vous  parler 
d'autre  chose.  Madame,  ne  vous  rebutez  pas 
par  mes  misères,  et  daignez  m'aimer  encore, 
quoique  le  plus  malheureux  des  hommes. 

J'ai  vu  le  docteur  Galti  en  grande  liaison 
avec  notre  homme  :  et  deux  seules  entrevues 
m'ont  appris  certainement  que,  quoi  que  vous 
on  puissiez  dire,  le  docteur  Gatti  ne  m'amie 
pas.  Je  dois  vous  avertir  aussi  que  la  boîte  que 
vous  m'avez  envoyée  par  lui  avoit  été  ouverte, 
et  qu'oTi  y  avoit  mis  un  autre  cachet  que  le 
vôtre.  Il  y  a  presque  de  quoi  rire  à  penser 
combien  mes  curieux  ont  été  punis. 


HH. 


BECKET  ET  DE   HONDT , 
libraires  >  Londres 

Wootton,  le  9  avril  1766. 


J'étois  surpris,  messieurs,  de  ne  point  voir 
paroîire  la  traduction  et  l'impression  des  lettres 
de  M.  Du  Peyrou,  que  je  vous  ai  remises  et 
dont  vous  me  paroissiez  si  empressés  :  mais 


606 


CORRESPONDANCE. 


en  lisant  dans  les  papiers  publics  une  préten- 
due lettre  du  roi  de  Prusse  à  moi  adressée,  j'ai 
d'abord  compris  pourquoi  celles  de  M.  Du 
Peyrou  ne  paroissoicnt  point.  A  la  bonne  heure, 
messieurs,  puisque  le  public  veut  être  trompé, 
qu'on  le  trompe;  j'y  prends  quant  à  moi  fort 
peu  dintérêt,et  j'espère  que  les  noires  vapeurs 
qu'on  y  excite  à  Londres  ne  troubleront  pas  la 
sérénité  de  l'air  que  je  respire  ici.  Mais  il  me 
paroît  que,  ne  faisant  aucun  usage  de  cet  exem- 
plaire, vous  auriez  dû  songer  à  me  le  rendre 
avant  que  je  vous  en  fisse  souvenir.  Ayez  la 
bonté,messieurs,  je  vous  prie,de  faire  remettre 
cet  exemplaire  à  mon  adresse,  chez  M.  Daveii- 
port,  demeurant  près  du  lord  Égremont,  en 
Piccadilly.  Je  vous  fais,  messieurs,  mes  très- 
humbles  salutations  (*). 


A  M.   F.   H.   ROUSSEAU. 

Wootton,  le  10  avril  17C6. 

Je  me  reprocherois,  mon  cher  cousin,  de  tar- 
der plus  long-temps  à  vous  remercier  des  visites 
et  amitiés  que  vous  m'avez  faites  pendant  mon 
séjour  à  Londres  et  au  voisinage.  Je  n'ai  point 
oublié  vos  offres  obligeantes,  et  je  m'en  pré- 
vaudrai dans  l'occasion  avec  confiance,  sûr  de 
trouver  toujours  en  vous  un  bon  parent  comme 
vous  le  trouverez  toujours  en  moi.  Je  n'ai  pas 
oublié  non  plus  que  j'avois  compté  parler 
de  vos  vues  à  un  certain  homme  au  sujet  du 
voyage  d'Italie.  Sur  la  conduite  extraordinaire 
et  peu  netle  de  cet  homme,  il  m'est  d'abord 
venu  des  soupçons  et  ensuite  des  lumières 
qui  m'ont  empêché  de  lui  parler,  et  qui,  je 
crois,  vous  en  empêcheront  de  même,  quand 
vous  saurez  que  cet  homme,  à  l'abri  d'une 
amitié  traîtresse,  a  formé  avec  deux  ou  trois 
complices  l'honnête  projet  de  déshonorer  votre 
parent;  qu'il  est  en  tniin  d'exécuter  ce  projet, 
si  on  le  laisse  faire.  Ce  qui  me  frappe  le  plus  en 
cette  occasion,  c'est  la  légèreté,  et,  j'ose  dire, 
l'étourderie  avec  laquelle  les  Ânglois,sur  la  foi 
de deuxou  trois  fourbesdont  la  conduite  double 
et  traîtresse  devroit  les  saisir  d'horreur,  jugent 

(♦)  Les  lettres  dont  il  s'agit  ont  été  imprimées  en  françois,  et 
publiées  à  Londres  chez  les  mêmes  libraire»,  in-t  2, 1766.  — Des 
f  irconslances  tout-à-fait  indépendantes  de  la  volonté  de  ces  li- 


braire* en  avoieot retardé  l'impression. 


G.  l» 


du  caractère  et  des  mœurs  d'un  étranger  qu'ils 
neconnoissentpoint,etqu'ilssaventêtreeslimé, 
honoré  et  respecté  dans  les  lieux  où  il  a  passé 
sa  vie.Voilà  ce  singulier  abrégé  de  mon  histoire, 
où  l'on  me  donne  entre  autres  pour  fils  d'un 
musicien,  courant  Londres  comme  une  pièce 
authentique.  Voilà  qu'on  imprime  effrontément 
dans  leurs  feuilles  que  M.  Hume  a  été  mon  pro- 
tecteur en  France,  et  que  c'est  lui  qui  m'a  ob- 
tenu le  passe-port  avec  lequel  j'ai  passé  derniè- 
rement à  Paris.  Voilà  cette  prétendue  lettre  du 
roi  de  Prusse,  imprimée  dans  leurs  feuilles,  et 
les  voilà,  eux,  ne  doutant  pas  que  cette  lettre, 
chef-d'œuvre  de  galimatias  et  d'impertinence, 
n'ait  réellement  été  écrite  par  ce  prince,  sans 
que  pas  un  seul  s'avise  de  penser  qu'il  seroit 
pourtant  bon  de  m'entendre  et  de  savoir  ce  que 
j'ai  à  dire  à  tout  cela.  En  vérité,  de  si  mauvais 
juges  de  la  réputation  ne  méritent  pas  qu'un 
homme  sensé  se  mette  fort  en  peine  de  celle 
qu'il  peut  avoir  parmi  eux  :  ainsi  je  les  laisse 
dire,  en  attendant  que  le  moment  vienne  de 
les  faire  rougir.  Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  y  a  des 
lâches  et  des  traîtres  dans  ce  pays,  il  y  a  aussi 
des  gens  d'honneur  et  d'une  probité  sûre  aux- 
quels un  honnête  homme  peut  sans  honte  avoir 
obligation.  C'est  à  eux  que  je  veux  parler  de 
vous  si  l'occasion  s'en  présente,  et  vous  pouvez 
compter  que  je  ne  la  laisserai  pas  échapper. 
Adieu,  mon  cher  cousin;  portez-vous  bien  et 
soyez  toujours  gai.  Pour  moi,  je  n'ai  pas  trop 
de  quoi  l'être  ;  mais  j'espère  que  les  noires  va- 
peurs de  Londres  ne  troubleront  pas  la  séré- 
nité de  l'air  que  je  respire  ici.  Je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur. 


A   LORD  "". 
Wootton,  le  19  avril  1766. 

Je  ne  saurois,  mylord,  attendre  votre  retour 
à  Londres  pour  vous  faire  les  remercîmcns  que 
je  vous  dois.  Vos  bontés  m'ont  convaincu  que 
j'avois  eu  raison  de  compter  sur  votre  généro- 
sité. Pour  excuser  l'indiscrétion  qui  m'y  a  fait 
recourir,  il  suffit  de  jeter  un  coup  d  œil  sur 
ma  situation.  Trompé  par  des  traîtres  qui,  ne 
pouvant  me  déshonorer  dans  les  Houx  où  j'avois 
vécu,  m'ont  entraîné  dans  un  pays  où  je  suis 
inconnu  et  dont  j'ignore  la  langue,  afin  d'y 


ANNÉE  17G6. 


607 


exécuter  plus  aisément  leur  abominable  projet, 
je  me  trouve  jeté  dans  cotte  île  après  des  mal- 
heurs sans  exemple.  Seul,  sans  appui,  sans 
amis,  sans  défense,  abandonné  à  la  témérité  des 
jii{^emens  publics,  et  aux  elTets  qui  en  sont  la 
suite  ordinaire,  surtout  chez  un  peuple  qui  na- 
turellement n'aime  pas  les  étrangers,  j'avois  le 
plus  grand  besoin  d'un  protecteur  qui  ne  dé- 
daignât pas  ma  confiance;  et  où  pouvois-je 
mieux  le  chercher  que  parmi  cette  illustre  no- 
blesse à  laquelle  je  me  piaisois  à  rendre  hon- 
neur, avant  de  penser  qu'un  jour  j'aurois  be- 
soin d'elle  pour  m'aider  à  défondre  le  mien? 
Vous  me  dites,  mylord,  qu'après  s'être  un 
peu  amusé  votre  public  rend  ordinairement 
justice;  mais  c'est  un  amusement  bien  cruel, 
ce  me  semble,  que  celui  qu'on  prend  aux  dé- 
pens des  infortunés,  et  ce  n'est  pas  assez  de 
finir  par  rendre  justice  quand  on  commence 
par  en  manquer.  Japportois  au  sein  de  votre 
nation  deux  grands  droits  qu'elle  eût  dû  res- 
pecter davantage  ;  le  droit  sacré  de  l'hospita- 
lité, et  celui  dos  égards  que  l'on  doit  aux  mal- 
heureux :  j'y  apportois  l'estime  universelle  et 
le  respect  même  de  mes  ennemis.  Pourquoi 
m'a-l-on  dépouillé  chez  vous  de  tout  cela  ? 
Qu'ai-je  fait  pourmériter  un  traitement  sicruel? 
En  quoi  me  suis-je  mal  conduit  à  Londres, 
où  l'on  me  traiioit  si  favorablement  avant  que 
j'y  fusse  arrivé?  Quoi!  mylord,  des  diffamations 
secrètes,  qui  ne  devroient  produire  qu'une 
juste  horreur  pour  les  fourbes  qui  les  répan- 
dent, suffiroient  pour  détruire  l'effet  de  cin- 
quante ans  d'honneur  et  de  mœurs  honnêiosl 
Non,  les  pays  où  je  suis  connu  ne  me  juge- 
ront point  d'après  votre  public  mal  instruit; 
l'Europe  entière  continuera  de  me  rendre  la 
justice  qu'on  me  refuse  en  Angleterre  ;  et  l'é- 
clatant accueil  que,  malgré  le  décret,  je  viens 
de  recevoir  à  Paris  à  mon  passage,  prouve 
que,  partout  où  ma  conduite  est  connue,  elle 
m'attire  Ihoimeur  qui  m'est  dû.  Cependant  si  le 
public  françois eût  été  aussi  prompt  à  mal  juger 
que  le  vôtre,  il  en  eût  eu  le  même  sujet.  L'année 
dernière  onfitcourirà Genève  un  libelleaffreux 
sur  ma  conduite  à  Paris.  Pour  toute  réponse,  je 
fis  imprimer  ce  libelle  à  Paris  même.  Il  y  fut 
reçu  comme  il  méritoit  de  l'être,  et  il  semble  que 
tout  ce  que  les  deux  sexes  ont  d'illustre  et  de 
vertueux  dans  celte  capitale,  ait  voulu  me  ven- 


ger f)ar  les  plus  grandes  marques  d'estime  des 
outrages  de  mes  vils'ennomis. 

Vous  direz,  mylord,  qu'on  me  connott  à  Pa- 
ris et  qu'on  ne  me  connoît  point  à  I^ondres  :  voilà 
précisément  de  quoi  je  me  plains.  On  n'ôte 
point  à  un  homme  d'honneur,  sans  le  connoî- 
tre  et  sans  l'entendre,  l'estime  publique  dont 
il  jouit.  Si  jamais  je  vis  en  Angleterre  aussi 
long-temps  que  j'ai  vécu  en  France,  il  faudra 
bien  qu'enfin  votre  public  me  rende  son  es- 
time ;  mais  quel  gré  lui  en  saurai-je  lorsque 
je  l'y  aurai  forcé? 

Pardonnez,  mylord,  cette  longue  lettre  :  me 
pardonneiicz-vous  mieux  d'être  indifférent  à 
ma  réputation  dans  votre  pays?  Les  Anglois  va- 
lent bien  qu'on  soit  fAché  de  les  voir  injustes, 
et  qu'afin  qu'ils  cessent  de  l'être,  on  leur  fasse 
sentir  combien  ils  le  sont.  Mylord,  les  malheu- 
reux sont  malheureux  partout.  En  Franco,  on 
les  décrète;  en  Suisse,  on  les  lapide;  on  Angle- 
terre, on  les  déshonore  :  c'est  leur  vendre 
cher  l'hospitalité. 


A   H. 


Avril  17C6. 

J'apprends,  monsieur,  avec  quelque  sur- 
prise, de  quelle  manière  on  me  traite  à  Londres 
dans  un  public  plus  léger  que  je  n'aurois  cru. 
Il  me  semble  qu'il  vaudroit  beaucoup  mieux 
refuser  aux  infortunés  tout  asile  que  de  les  ac- 
cueillir pour  les  insulter,  et  je  vous  avoue  que 
l'hospitalité  vendue  au  prix  du  déshonneur  me 
paroîttrop  chère.  Je  trouve  aussi  que  pour  juger 
un  homme  qu'on  ne  connoît  point,  il  faudroit 
s'en  rapporter  à  ceux  qui  le  connoissent;  et  il 
me  paroît  bizarre  qu'emportant  de  tous  les  pays 
où  j'ai  vécu  l'estime  ot'la  considération  des 
honnêtes  gens  et  du  public,  l'Angleterre,  où 
j'arrive,  soit  le  seul  où  on  me  la  rofuso.  C'est 
en  même  temps  ce  qui  me  console  :  l'accueil 
que  je  viens  de  recevoir  à  Paris,  où  j'ai  passé 
ma  vie,  me  dédommage  de  tout  ce  qu'on  dit  à 
Londres.  Comme  les  Anglois,  un  pou  léj^ers  à 
juger,  ne  sont  pourtant  pas  injustes,  si  jamais 
je  vis  en  Angleterre  aussi  long-temps  qu'en 
France,  j'espère  à  la  fin  n'y  être  pas  moins 
estimé.  Je  sais  que  tout  ce  qui  se  passe  à  mon 
égard  n'est  point  naturel,  qu'une  nation  toTit 
entière   ne   change   pas   immédiatement   du 


008 


CORRESPONDANCE. 


blanc  au  noir  sans  cause,  et  que  cette  cause 
secrète  est  d'autant  plus  dangereuse  qu'on  s'en 
défie  moins  :  c'est  cela  même  qui  devroit  ouvrir 
les  yeux  du  public  sur  ceux  qui  le  mènent; 
mais  ils  se  cachent  avec  trop  d'adresse  pour 
qu'il  s'avise  de.  les  chercher  où  ils  sont.  Un  jour 
il  en  saura  davantage,  et  il  rougira  de  sa 
légèreté.  Pour  vous,  monsieur,  vous  avez  trop 
de  sens  et  vous  êtes  trop  équitable  pour  être 
compté  parmi  ces  juges  plus  sévères  que  judi- 
cieux. Vous  m'avez  honoré  de  votre  estime,  je 
ne  mériterai  jamais  de  la  perdre;  et  comme 
vous  avez  toute  la  mienne,  j'y  joins  la  con- 
fiance que  vous  méritez. 

LETTRE  DE  HUME  k  M.   ***  {*). 

Lisie  Street  Leicester  Fields,  ce  tO  de  mai  1766. 

J'ai  besoin  de  bien  d'apologies,  monsieur, 
auprès  de  vous,  d'avoir  tarde  si  long-temps  de 
reconnoître  l'honneur  que  vous  m'avez  fait; 
mais  j'ai  différé  de  vous  répondre  jusqu'au 
temps  que  notre  ami  seroit  établi,  et  auroit  eu 
quelque  expérience  de  sa  situation.  Il  paroît 
être  à  présent  dans  la  situation  la  plus  heu- 
reuse, ayant  égard  à  son  caractère  singulier, 
et  il  m'écrit  qu'il  en  est  parfaitement  content. 
Il  est  à  cinquante  lieues  éloigné  de  Londres, 
dans  la  province  de  Derby,  un  pays  célèbre 
pour  ses  beautés  naturelles  et  sauvages.  M.  Da- 
venport,  un  très-hoiméie  homme  et  très-riche, 
lui  donne  une  maison  qu'il  habile  fort  rare- 
ment lui-même;  et  comme  il  y  entretient  une 
table  pour  ses  domestiques,  qui  ont  soin  de  la 
maison  et  dos  jardins,  il  ne  lui  est  pas  difficile 
d'accommoder  notre  ami  et  sa  gouvernante  de 
tout  ce  que  des  personnes  si  sobres  et  si  mo- 
dérées peuvent  souhaiter.  11  a  la  bonté  de  pren- 
dre trente  livres  sterling  par  an  de  pension  ;  car 

(•)  Nous  avons  pensé  que  le  Incteur  verroit  ici  avec  intérêt  ce 
quci  dans  le  temps  même  où  Rousseau  formoit  des  plaintes 
si  amères,  Hume  écrivoit  sur  son  compte,  n'ayant  pas  encore 
la  moindre  idée  de  ce  dont  celui-ci  l'acciisoit,  et  du  change- 
ment total  qui  s'étoit  opéré  dans  ses  sentiinens.  Cette  lettre, 
qui  fait  partie  du  petit  r<  cueil  de  lettres  posthumes  publié  par 
M.  Pougeus  en  1798,  est  adressée  par  Hume  à  l'un  de  ses  amis 
k  Paris.  Le  même  recueil  contient  une  autre  lettie  de  Hume, 
non  moins  intéressante,  écrite  à  l'époque  où  Rousseau  quitta 
l'Angleterre,  et  que  nous  reproduirons  également,  du  moins 
par  extrait,  à  la  suite  de  la  dernièie  lettre  de  notre  auteur,  se 
rapportant  au  même  temp'.  G.  P» 


sans  cela  notre  ami  n'auroit  mis  le  pied  à  la 
maison.  S'il  est  possible  qu'un  homme  peut  vi- 
vre sans  occupation,  sans  livres,  sans  société 
et  sans  sommeil,  il  ne  quittera  pas  ce  lieu  sau- 
vage et  solitaire,  où  toutes  les  circonstances 
qu'il  a  jamais  demandées  semblent  concourir 
pour  le  rendre  heureux.  Mais  je  crains  la  foi- 
blesse  et  l'inquiétude  naturelle  à  tout  homme, 
surtout  à  un  homme  de  son  caractère.  Je  ne 
serois  pas  surpris  qu'il  quittât  bientôt  cette 
retraite;  mais  en  ce  cas-là,  il  sera  obligé 
d'avouer  qu'il  n'a  pas  connu  ses  propres 
forces,  et  que  l'homme  n'est  pas  fait  pour  être 
seul.  Au  reste,  il  a  été  reçu  parfaitement  bien 
dans  ce  pays-ci.  Tout  le  monde  s'est  empressé 
de  lui  montrer  des  politesses,  et  la  curiosité 
publique  lui  étoit  même  à  charge. 

Madame  de  BDufflers  vous  a  sans  doute  ap- 
pris les  bontés  que  le  roi  d'Angleterre  a  eues 
pour  lui.  Le  secret  qu'on  veut  garder  sur  cette 
affaire  est  une  circonstance  bien  agréable  à  no- 
Ire  ami.  Il  a  un  peu  la  foiblesse  de  vouloir  se 
rendre  intéressant  en  se  plaignant  de  sa  pau- 
vreté et  de  sa  mauvaise  santé  ;  mais  j'ai  décou- 
vert par  hasard  qu'il  a  quelques  ressources 
d'argent,  petites  à  la  vérité,  mais  qu'il  nous  a 
cachées  quand  il  nous  a  rendu  compte  de  ses 
biens.  Pour  ce  qui  regarde  sa  santé,  elle  me 
paroît  plutôt  robuste  qu'infirme  ;  à  moins  que 
vous  ne  vouliez  compter  les  accès  de  mélan- 
colie et  de  spleen  auxquels  il  est  sujet.  C'est 
grand  donnnage  :  il  est  fort  aimable  par  ses 
manières;  il  est  d'un  cœur  honnête  et  sensible; 
mais  ces  accès  l'éloignont  de  la  société,  le  rem- 
plissent d'humeur,  et  donnent  quelquefois  à  sa 
conduite  un  air  de  bizarrerie  et  de  violence, 
qualités  qui  ne  lui  sont  pas  naturelles. 

Je  vous  prie,  mon  cher  monsieur,  de  me 
garder  une  place  dans  votre  souvenir.  Je  me 
flatte  de  profiter,  l'été  prochain,  de  l'amitié 
que  vous  avez  la  bonté  de  me  marquer.  Des 
accidens  imprévus  ont  retardé  jusqu'ici  mor^ 
retour  en  France.  J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

David  HUMK. 


A   MADAME   DE   LUZE. 

Wootton,  le  10  mai  1706. 


Suis-je  assez  heureux    madame,  poui  au» 


ANNÉE  1766. 


Ow' 


vous  pensiez  quelquefois  à  mes  tons  et  pour 
que  vous  me  sachiez  mauvais  gré  d'un  si  long 
silence?  J'en  serois  trop  puni  si  vous  n'y  étiez 
pas  sensible.  Dans  le  tumulte  d'une  vie  ora- 
geuse, combien  jai  regretté  les  douces  heures 
que  je  passois  près  de  vous  I  combien  de  fois 
les  premiers  momens  du  repos  après  lequel 
je  soupirois  ont  été  consacrés  d'avance  au  plai- 
sir de  vous  écrire  I  J'ai  maintenant  celui  de 
remplir  cet  engagement,  et  les  agrémens  du 
lieu  que  j'habite  m'invitent  à  m'y  occuper  de 
vous,  madame,  et  de  M.  de  Luze,  qui  m'en  a 
fait  trouver  beaucoup  à  y  venir.  Quoique  je 
n'aie  point  directement  de  ses  nouvelles,  j'ai 
su  qu'il  étoit  arrivé  à  Paris  en  bonne  santé; 
et  j'espère  qu'au  moment  où  j'écris  cette  let- 
tre, il  est  heureusement  de  retour  près  de  vous. 
Quelque  intérêt  que  je  prenne  à  ses  avantages, 
je  ne  puis  m'empôcher  de  lui  envier  celui-là, 
et  je  vous  jure,  madame,  que  cette  paisible 
retraite  perd  pour  moi  beaucoup  de  son  prix, 
quand  je  songe  qu'elle  est  à  trois  cents  lieues  de 
vous.  Je  voudrois  vous  la  décrire  avec  tous  ses 
charmes,  afin  de  vous  tenter,  je  n'ose  dire  de 
m'y  venir  voir,  mais  de  la  venir  voir;  et  moi 
j'en  profiterois. 

Figurez-vous,  madame,  une  maison  seule, 
non  fort  grande,  mais  fort  propre,  bâtie  à 
mi-côte  sur  le  penchant  d'un  vallon,  dont  la 
pente  est  assez  interrompue  pour  laisser  des 
promenades  de  plain-pied  sur  la  plus  belle 
pelouse  de  l'univers.  Au  devant  de  la  maison 
règne  une  grande  terrasse,  d'où  l'œil  suit  dans 
une  demi-circonférence  quelques  lieues  d'un 
paysage  formé  de  prairies,  d'arbres,  de  fer- 
mes éparses,  de  maisons  plus  ornées,  et  bordé 
en  forme  de  bassin  par  des  coteaux  élevés  qui 
bornent  agréablement  la  vue  quand  elle  ne 
pourroit  aller  au-delà.  Au  fond  du  vallon,  qui 
sert  à  la  fois  de  garenne  et  de  pâturage,  on 
entend  murmurer  un  ruisseau  qui,  d'une  mon- 
lagne  voisine,  vient  couler  parallèlement  à  la 
maison,  et  dont  les  petits  détours,  les  casca- 
des, sont  dans  une  telle  direction,  que  des  fe- 
nêtres et  de  la  terrasse  l'œil  peut  assez  long- 
temps suivre  son  cours.  Le  vallon  est  garni, 
par  places ,  de  rochers  et  d'arbres  où  Ion 
trouve  des  réduits  délicieux,  et  qui  ne  laissent 
pas  de  s'éloigner  assez  de  temps  en  temps  du 
ruisseau  pour  offrir  sur  ses  bords  des  pro- 

1.  IV. 


menades  commodes  à  l'abri  des  vents  et  même 
de  la  pluie;  en  sorte  que  par  le  plus  vilain 
temps  du  monde  je  vais  tranquillement  herbo- 
riser sous  les  roches  avec  les  moutons  et  les 
lapins;  mais  hélas,  madame,  je  n'y  trouvp 
point  de  scordivm  ! 

Au  bout  de  la  terrasse  à  gauche  sont  des  bA- 
timens  rustiques  et  le  potager  ;  à  droite  sont  des 
bosquets  et  un  jet-d'eau.  Derrière  la  maison  est 
un  pré  entouré  d'une  lisière  de  bois,  laquelle, 
tournant  au-delà  du  vallon,  couronne  le  parc, 
si  l'on  peut  donner  ce  nom  à  une  enceinte  à  la- 
quelle on  a  laissé  toutes  les  beautés  de  la  nature. 
Ce  pré  mène,  à  travers  un  petit  village  qui  dé- 
pend de  la  maison ,  à  une  montagne  qui  en  est  à 
une  demie-lieue,  et  dans  laquelle  sont  diverses 
minesde plombque l'on  exploite. Âjoutezqu'aux 
environs  on  a  le  choix  des  promenades,  soit 
dans  des  prairies  charmantes,  soit  dans  les  bois, 
soitdansdes  jardins  à  l'angloise.moinspeignés, 
mais  de  meilleur  goût  que  ceux  des  François. 

La  maison,  quoique  petite,  est  très-logeable 
et  bien  distribuée.  Il  y  a  dans  le  milieu  de  la  fa- 
çade un  avant-corps  à  l'angloise,  par  lequel  la 
chambre  du  maître  de  la  maison,  et  la  mienne, 
qui  est  au-dessus  ,  ont  une  vue  de  trois  côtés. 
Son  appartement  est  composé  de  plusieurs  piè- 
ces sur  le  devant,  et  d'un  grand  salon  sur  le 
derrière  :  le  mien  est  distribué  de  même,  ex- 
cepté que  je  n'occupe  que  deux  chambres,  en- 
tre lesquelles  et  le  salon  est  une  espèce  de  ves- 
tibule ou  d'antichûnnbre  fort  singulière,  éclai- 
rée par  une  large  lanterne  de  vitrage  au  mi- 
lieu du  toit. 

Avec  cela,  madame,  je  dois  vous  dire  qu'on 
fait  ici  bonne  chère  à  la  mode  du  pays,  c'est- 
à-dire  simple  et  saine  ,  précisément  comme  il 
me  la  faut.  Le  pays  est  humide  et  froid;  ainsi 
les  légumes  ont  peu  de  goût,  le  gibier  aucun  ; 
mais  la  viande  y  est  excellente,  le  laitage  abon- 
dant et  bon.  Le  maître  de  cette  maison  la  trouve 
trop  sauvage  et  s'y  tient  peu.  Il  en  a  de  plus 
riantes  qu'il  lui  préfère,  et  auxquellesje  la  pré- 
fère, moi,  par  la  même  raison.  J'y  suis  non- 
seulement  le  maître  mais  mon  maître,  ce  qui  est 
bien  plus.  Pointdegrand  village  auxenvirons  :  la 
ville  la  plus  voisine  en  esta  deux  lieues;  par  con- 
séquent peu  de  voisinsdésœuvrés.  Sans  le  mini»^ 
tre,  qui  m'a  pris  dans  une  affection  singulière, 
je  serois  icidixmoisderannéeabsolumcntseul. 

39 


6f0 


COURFSPONDANCE. 


Que  pensez-vous  de  mon  habitation,  ma- 
dame ?  la  trouvez-vous  assez  bien  choisie,  et  ne 
croyez-vous  pas  que  pour  on  préférer  une  autre 
il  faille  être  ou  bien  sage  ou  bien  fou?  Hé  bien, 
madame,  il  s'en  prépare  une  peu  loin  de  Biez, 
plus  près  du  Tertre,  que  je  regretterai  sans  cesse 
et  où,  malgré  l'envie,  mon  cœur  habitera  tou- 
jours. Je  ne  la  regreiterois  pas  moins  quand 
celle-ci  m'offriroil  tous  les  autres  biens  possi- 
bles, excepté  celui  de  vivre  avec  ses  amis.  Mais 
au  reste,  après  vous  avoir  peint  le  beau  côté, 
je  ne  veux  pas  vous  dissimuler  qu'il  y  en  a  d'au- 
tres, et  que,  comme  dans  toutes  les  choses  de 
la  vie,  les  avantages  y  sont  mêlés  d'inconvé- 
niens.  Ceux  du  climat  sont  gi  ands  ;  il  est  tardif 
et  froid  ;  le  pays  est  beau,  mais  trisie,  la  na- 
ture y  est  engourdie  et  paresseuse;  à  peine  avons- 
nous  déjà  dos  violettes,  les  arbres  n'ont  encore 
aucunes  feuilles;  jamais  on  n'y  entend  de  rossi- 
gnols; tous  les  signes  du  [)rintemps  disparois- 
sent  devant  moi.  Mais  ne  gâtons  pas  le  tableau 
vraique  je  viensde  faire;  il  est  pris  dans  le  point 
de  vue  où  je  veux  vous  montrer  ma  demeure, 
afin  que  vos  idées  s'y  promènent  avec  plaisir. 
Ce  n'est  qu'auprès  de  vous,  madame,  que  je 
pouvois  trouver  une  société  préférable  à  la  so- 
litude. Pour  la  former  dans  cette  province,  il  y 
faudroit  transporter  votre  famille  entière,  une 
partie  de  Neuchâiel,  et  presque  toutYverdun. 
Encore  après  cela,  comme  l'homme  est  insatia- 
ble, me  faudroit -il  vos  bois,  vos  monts,  vos 
vignes,  enfin  tout  jusqu'au  lac  et  ses  poissons. 
Bonjour,  madame,  mille  iendres  salutations 
à  M.  de  Luze,  Parlez  quelquefois  avec  ma- 
dame de  Froment  et  madame  de  Sandoz  de 
ce  pauvre  exilé.  Pourvu  qu'il  ne  le  soit  jamais 
de  vos  cœurs,  tout  autre  exil  lui  sera  suppor- 
table. 


A    M.    DE   LUZR. 

WooUon,  le  10  iii^i  1766. 

Quoique  ma  longue  lettre  à  madame  de  Luze 
soit,  monsieur,  à  votre  intention  comme  à  la 
sienne,  je  ne  puis  m'empêcher  d'y  joindre  un 
mot  pour  vous  remercier  et  des  soins  que  vous 
oyez  bien  voulu  prendre  pour  réparer  la  ban- 
queroute que  j'avois  faite  à  Strasbourg  sans  en 
rien  savoir,  et  de  votre  obligeante  lelire  du 


^0  avril.  J'ai  senti,  à  l'extrême  plaisir  que  m'a 
fait  sa  lecture,  combien  je  vous  suis  attaché  et 
combien  tous  vos  bons  procédés  pour  moi  ont 
jeté  de  ressentimens  dans  mon  âme.  Comptez, 
monsieur,  que  je  vous  aimerai  toute  ma  vie,  et 
qu'un  des  regrets  qui  me  suivent  en  Angleterre 
est  d'y  vivre  éloigné  de  vous.  J'ai  formé  dans 
votre  pays  des  attachemens  qui  me  le  rendront 
toujours  cher,  et  le  désir  de  m'y  revoir  un  jour, 
que  vous  voulez  bien  me  témoigner,  n'est  pas 
moins  dans  mon  cœur  que  dans  le  vôtre  :  mais 
comment  espérer  qu'il  s'accomplisse  ?  Si  j'avois 
fait  quelque  faute  qui  m'eût  attiré  la  haine  de  vos 
compatriotes,  si  je  m'étois  mal  conduit  en  quel- 
que chose,  si  j'avois  quelque  tort  à  me  repro- 
cher, j^espérerois,  en  le  réparant,  parvenir  à  le 
leur  faireoublier  et  à  obtenir  leur  bienveillance; 
mais  qu'ai-jc  fait  pour  la  perdre?  en  quoi  me 
suis-je  mal  conduit?  à  qui  ai-je  manqué  dans 
la  moindre  chose?  à  qui  ai-je  pu  rendre  service 
que  je  ne  l'aie  pas  fait?  Et  vous  voyez  comme 
ils  m'ont  traité.  Mettez-vous  à  ma  place,  et  di- 
tes-moi s'il  est  possible  de  vivre  parmi  des  gens 
qui  veulent  assommer  un  homme  sans  grief, 
sans  motif,  sans  plainte  contre  sa  personne,  et 
uniquement  parce  qu'il  est  malheureux.  Je  sens 
qu'il  seroit  à  désirer,  pour  l'honneur  de  ces 
messieurs,  que  je  retournasse  finir  mes  jours  au 
milieu  d'eux  :  je  sens  que  je  le  désirerois  moi- 
même;  mais  je  sens  aussi  que  ce  seroit  une  haute 
folie  à  laquelle  la  prudence  ne  me  permet  pas 
de  songer.  Ce  qui  me  reste  à  espérer  en  tout 
ceci  est  de  conserver  les  amis  que  j'ai  eu  le  bon- 
heur d'y  faire  ;  et  d'être  toujours  aimé  d'eux 
quoique  absent.  Si  quelque  chose  pouvoit  me 
dédommager  de  leur  commerce,  ce  seroit  celui 
du  galanthomme  dont  j  habite  la  maison,  et  qui 
n'épargne  rien  pour  m'en  rendre  le  séjour  agréa- 
ble; tous  les  gentilshommes  des  environs,  tous 
les  ministres  des  paroisses  voisines  ont  la  bonté 
de  me  marquer  des  empressemens  qui  me  tou- 
chent, en  ce  qu'ils  me  montrent  la  disposition 
générale  du  pays  :  le  peuple  même,  malgré  mon 
équipage,  oublie  en  ma  faveur  sa  dureté  ordi- 
naire envers  les  étrangers.  Madame  de  Luze 
vous  dira  comment  est  le  pays  ;  enfin  j'y  trou- 
verois  de  quoi  n'en  regretter  aucun  autre,  si 
j'étois  plus  près  du  soleil  et  de  mes  amis.  Bon- 
jour, monsieur,  je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 


ANNÉE  1766. 


611 


A  M.    DU   l'EYROU. 

A  Woollon.  le  10  mai  1766. 

Hier,  mon  cher  hôte,  j'ai  reçu,  par  M.  l)a- 
venport,  vos  n"»  20,  2^ ,  22  et  25,  par  lesquels 
je  vois  avec  inquiétude  que  vous  n'aviez  point 
encore  reçu  mon  n°  ^ ,  que  je  vous  ai  écrit  d'ici, 
et  où  je  vous  priois  de  ne  m'envoyer  que  mes 
livres  de  botanique,  avec  mon  calepin,  et  d'at- 
tendre pour  le  reste  à  l'année  prochaine  ;  prière 
que  je  vous  confirme  avec  instance,  s'il  en  est 
encore  temps.  Je  suis  surtout  très-fâché  que 
vous  m'envoyiez  aussi  des  papiers  que  je  ne  vous 
ai  point  demandés,  et  sur  lesquels  j'étois  tran- 
quille, les  sachant  entre  vos  mains,  au  lieu 
qu'ils  vont  courir  des  hasards  que  vous  ne  pou- 
vez prévoir,  ne  sachant  pas  comme  moi  tout  ce 
qui  se  passe  à  Londres.  Retirez-les,  je  vous  en 
conjure ,  s'il  est  encore  temps ,  et  pour  Dieu, 
ne  m'en  envoyez  plus  désormais  que  je  ne  vous 
lesdemande.  Ce  n'étoit  pas  pour  rien  que  j'avois 
numéroté  les  liasses  que  je  vous  laissois. 

Ceux  que  vous  avez  envoyés  à  madame  de 
Faugnes  sont  en  route,  et  je  compte  les  rece- 
voir au  premier  jour.  C'est  un  grand  bonheur 
qu'ils  n'aient  pas  été  confiés  à  M.  Walpole,  que 
je  regarde  comme  l'agent  secret  de  trois  ou  qua- 
tre honnêtes  gens  de  par  le  monde quiont  formé 
entre  eux  un  complot  auquel  je  ne  comprends 
rien,  mais  dont  je  vois  et  sens  l'exécution  suc- 
cessive de  jour  en  jour.  La  prétendue  lettre  du 
roi  de  Prusse  est  certainement  de  d'Alem- 
bert  (*)  ;  en  y  jetant  les  yeux,  j'ai  reconnu  son 
slyle,  comme  si  je  la  lui  avois  vu  écrire  :  elle  a 
été  publiée,  traduite  dans  les  papiers,  de  môme 
qu'une  autre  pièce  du  môme  auteur  sur  le  môme 
sujet.  On  a  aussi  imprimé  et  traduit  une  lettre 
de  M.  de  Voltaire  à  moi  adressée,  auprès  de  la- 
quelle le  libelle  de  Vernes  n'est  que  du  miel. 
Mais  cessons  de  parler  de  ces  matières  attris- 
tantes, et  qui  ne  m'affligeroient  pourtant  guère, 
si  mon  cœur  n'eût  été  navré  par  de  plus  sensi- 
bles coups.  Mon  cher  hôte,  je  sens  bien  le  prix 
d'un  ami  fidèle  ,  et  que  ma  confiance  en  vous 
redouble  de  charmes,  par  la  difficulté  de  la 
placer  aussi  bien  nulle  part. 

Je  suis  très  en  peine  pour  établir  notre  cor- 
respondance d'une  manière  stable  et  sûre  ;  car 

(*)  Elle  étoit  (le  M.  Walpole,  mais  corrigée  par  plusieurs 
honmies  du  lettres,  Voytz  1rs  Cohfcsàioiis,  tome  V,  page  353. 


la  résolution  où  je  suis  de  rompre  tout  autre 
commerce  de  lettres  ne  me  rend  le  vôtre  que 
plus  nécessaire.  Ah  !  cher  ami ,  que  ne  vous 
ai-je  cru,  et  que  n'ai-je  resté  à  portée  de  passer 
mes  jours  auprès  de  vous!  Je  sens  vivement  la 
perte  que  j'ai  faite,  et  je  ne  m'en  consolerai  ja- 
mais. Je  suis  en  peine  de  plusieurs  lettres  que 
j'ai  fait  passer  par  MM.  Lucadou  et  Drake,  et 
dont  je  ne  reçois  aucune  réponse.  J'espère  ce- 
pendant qu'ils  n'ont  pas  des  commis  négligens; 
il  faut  prendre  patience,  et  continuer.  M.  Lu- 
cadou est  un  honnôte  homme,  et  ami  de  mes 
amis:  je  ne  crains  pas  qu'il  abuse  de  ma  con- 
fiance, mais  je  crains  de  lui  être  importun. 

Mon  intention  est  bien  de  parler  à  mylord 
maréchal  de  M.  d'Escherny,  et  de  faire  usage 
de  sa  petite  note  ;  mais  ce  n'est  pas  en  ce  mo- 
ment de  commotion  que  cela  peut  se  faire.  S'il 
est  pressé,  il  faut ,  malgré  moi,  que  je  laisse  à 
d'autres  le  plaisir  de  le  servir.  J'ai  pour  mylord 
maréchal  le  môme  embarras  que  pour  vous  de 
m'ouvrir  une  correspondance  sûre  ;  je  me  suis 
adressé  à  M.  Rougemont ,  je  n'en  ai  aucune 
réponse;  j  ignore  s'il  a  fait  passer  ma  lettre,  et 
s'il  veut  bien  continuer. 

Quant  à  ce  qui  regarde  ma  subsistance,  nous 
prendrons  là-dessus  les  moyens  que  vous  juge- 
rez à  propos;  et  puisque  vous  pensez  que  je 
puis  fournir  de  six  mois  en  six  mois  des  assigna- 
tions sur  vos  banquiers  de  Paris ,  je  le  ferai  ; 
mais,  de  grâce,  envoyez-moi  le  modèle  de  ces 
assignations  :  car  je  ne  vois  pas  bien  ,  je  vous 
l'avoue,  en  quels  termes  elles  doivent  être  con- 
çues sur  des  banquiers  que  je  ne  connois  pas, 
et  qui  ne  me  doivent  rien. 

Je  finis  à  la  hâte  ,  en  vous  saluant  de  tout 
mon  cœur.  Mille  respects  à  la  chère  et  bonne 
maman. 


A   MADAME   DE  CREQUI. 

M  i  1766. 

Bien  loin  de  vous  oublier,  madame ,  je  fais 
un  de  mes  plaisirs  dans  cette  retraite  de  me  rap- 
peler les  heureux  temps  de  ma  vie.  Ils  ont  été 
rares  et  courts  ;  mais  leur  souvenir  U-s  multi- 
plie :  c'est  le  passé  qui  me  rend  le  présent  sup- 
portable, et  j'ai  trop  besoin  de  vous  pour  vous 
oublier.  Je  ne  vous  écrirai  pas  pouriaiiit,  ma- 


612 


CORUKSPONDANCE. 


dame,  et  je  renonceà  tout  commerce  de  lettres, 
hors  les  cas  d'absolue  nécessité.  Il  est  temps  de 
chercher  le  repos,  etje  sens  que  je  n'en  puisavoir 
quen  renonçant  à  toute  correspondance  hors 
du  lieu  que  j'habite.  Je  prends  donc  mon  parti 
trop  tard,  sans  doute,  mais  assez  tôt  pour  jouir 
des  jours  tranquilles  qu'on  voudra  bien  me  lais- 
ser. Adieu,  madame.  L'amilié  dont  vous  m'a- 
vez honoré  me  sera  toujours  présente  et  chère  ; 
daignez  aussi  vous  en  souvenir  aueiquefois. 


A   M.   P£  MALESHERBES. 

Woottop,  le  40  mai  4766. 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui ,  monsieur,  que 
j'aime  à  vous  ouvrir  mon  coeur  et  que  vous  me 
le  permettez.  La  confÎMnce  que  vous  m'avez 
inspirée  m'a  déjà  fait  sentir  près  de  vous  que 
l'affliction  même  a  quelquefois  ses  douceurs  ; 
mais  ce  prix  de  lépanchement  me  devient  bien 
plus  sensible  depuis  que  mes  maux ,  portés  à 
leur  comble,  ne  me  laissent  plus  dans  la  vie 
d'autre  espoir  que  des  consolal.ions,  et  depuis 
qu'à  mon  dernier  voyage  à  Paris  j'ai  si  bien 
achevé  de  vous  connoître.  Oui ,  monsieur, 
avouer  un  tort ,  le  déclarer,  est  un  effort  de 
justice  assez  rare  ;  mais  s'accuser  au  malheu- 
reux qu'on  a  perdu,  quoique  innocemment,  et 
ne  l'en  aimer  que  davantage,  est  un  acte  de 
force  qui  n'apparienoit  qu'à  vous.  Voire  Ame 
honore  l'humanité,  et  la  rétablit  dans  mon  es- 
lime.  Je  savois  qu'il  y  avoit  encore  de  l'amitié 
parmi  les  hommes  ;  mais  sans  vous  j'ignorerois 
qu'il  y  eût  de  la  vertu. 

Laissez-moi  donc  vous  écrire  mon  état  une 
seconde  fois  en  ma  vie.  Que  mon  sort  a  changé 
depuis  mon  séjour  de  Montmorency  !  Vous 
m'avez  cru  malheureux  alors ,  et  vous  vous 
trompiez;  si  vous  me  croyez  heureux  mainte- 
nant, vous  vous  trompez  davantage.  Vous  allez 
connoître  un  genre  de  malheurs  digne  de  cou- 
ronner tous  les  autres,  et  qu'on  vérité  je  n'au- 
rois  pas  cru  fait  pour  moi. 

Je  vivois  en  Suisse  en  homme  doux  et  paisi- 
ble, fuyant  le  monde  ,  ne  me  mêlant  de  rien, 
ne  disputant  jamais,  ne  parlant  pas  mêmç  de 
mes  opinioi'.s.  On  m'en  chasse  par  des  persécu- 
tions, sans  sujet,  sans  motif,  sans  prét.exiç, 
les  plus  violentes,  les  moins  méritées  qu'il  soit 
possible  d'imaginer,  et  qu'on  a  la  barbarie  de 


me  reprocher  encore,  comme  si  je  me  les  élois 
attirées  par  vanité.  Languissant,  malade,  af- 
fligé, je  m'acheminois,  à  l'entrée  de  l'hiver, 
vers  Berlin.  A  Strasbourg,  je  reçois  de  M.  Hume 
les  invitations  les  plus  tendres  de  me  livrer  à  sa 
conduite,  et  de  le  suivre  en  Angleterre,  où  il  se 
charge  de  me  procurer  une  retraite  agréable  tt 
tranquille.  J'avois  eu  déjà  le  projet  de  m'y  reti- 
rer; mylord  maréchal  me  Tavoit  toujours  con- 
seillé ;  ]VL  le  duc  d'Aumont  avoit,  à  la  prière  de 
madame  de  Verdelin,  demandé  et  obtenu  pour 
moi  un  passe-port.  J'en  fais  usage;  je  pars  le 
coeur  plein  du  bon  David  ,  je  cours  à  Paris  me 
jeter  entre  ses  bras.  M.  le  prince  de  Conii  m'ho- 
nore de  l'accueil  plus  convenable  à  sa  généro- 
sité qu'à  ma  situation  ,  et  auquel  je  me  prête 
par  devoir,  mais  avec  répugnance ,  prévoyant 
combien  oies  ennemis  m'en  feroient  payer  cher 
l'éclat. 

Ce  fut  un  spectacle  bien  doux  pour  moi  que 
l'augmentation  sensible  de  bienveillance  pour 
M.  Hume,  que  cette  bonne  œuvre  produisit 
dans  tout  Paris  :  il  devoit  en  être  touché  comme 
moi  ;  je  doute  qu'il  le  fût  de  la  même  manière. 
Quoi  qu'il  on  soit,  voilà  de  ces  complimens  à  la 
française,  que  j'aime,  et  que  les  autres  nations 
ne  savent  guère  imiter. 

Mais  ce  qui  me  fit  une  peine  extrême  fui  de 
voir  que  M.  le  prinoç  de  Conti  m'accabloit  en 
sa  présence  de  si  grandes  bontés,  qu'elles  au- 
roient  pu  passer  pour  railleuses  si  j'eusse  été 
moins  à  plaindre,  ou  que  le  prince  eût  été 
moins  généreux  '  toutes  les  attentions  étoient 
pour  moi;  M,  Hume  étoit  oublié  en  quelque 
sof  te.  ou  iiiviié  à  y  concourir,  il  étoit  clair  que 
cette  préférence  d'humanité  dont  j'étois  l'objet 
e\\  njpntroit  pour  lui  une  beaucoup  plus  flat- 
teuse ;  ç'étoit  lui  dire  :  Mq»  ami  Hume,  aidez- 
moi  a  warqver  de  la  conimisération  à  cet  infor- 
tuné. Mais  son  coeur  jaloux  fut  trop  bête  pour 
septir  cette  distinction-là. 

}j()\ts  partons.  11  étoit  si  occupé  diQ  moi  qu'il 
en  parloit  même  durant  son  çommeil,  voua 
saurez  ci-apiès  ce  qu'il  di^  à  la.  f)r«ûière  cou- 
chée. Eu  débarquant  à  Douvres ,.  transporté  de 
toucher  enfin  cette  terre  de  liberté,  et  d'y  être 
amené  par  cet  homme  illustre,  j;©  lui  $autai  au 
cou,  je  l'embrassai  étroitement  sans  rien  dire, 
mais  en  couvrant  son  visage  de  baisers  et  de 
pl.eurs.  Ce  n'e^t  pas  la  seule  fois  ni  la  plusreniar- 


ANNÉE  1766. 


615 


quablo  où  il  ait  pu  voir  en  moi  les  saisissemens 
dun  cœur  pénéiré.  Je  oc  sais  pas  trop  ce  qu'il 
fait  de  ces  souvenirs,  s'ils  lui  viennent,  mais 
j  ai  dans  l'esprit  qu'il  en  doit  quelquefois  ôlre 
importuné. 

Nous  sommes  fôtés  arrivant  à  Londres;  dans 
les  deux  chambres,  à  la  cour  même,  on  s'em- 
presse à  me  marquer  de  la  bienveillance  et  de 
l'estime.  M.  Hume  me  présente  de  très-bonne 
grâce  à  tout  le  monde;  et  il  éioit  naturel  de  lui 
attribuer,  comme  je  faisois,  la  meilleure  partie 
de  ce  bon  accueil.  L'affluence  méfait  trouver  le 
séjour  de  la  ville  incommode  :  aussitôt  les  mai- 
sons de  campagne  se  présentent  en  foule  ;  on 
m'en  offre  à  choisir  dans  toutes  les  provinces. 
M.  Hume  se  charge  des  propositions;  il  me  les 
fait,  il  me  conduit  même  à  deux  ou  trois  cam- 
pagnes voisines;  j'hésite  long-temps  sur  le 
choix;  je  me  détermine  enfin  pour  cette  pro- 
vince. Aussitôt  M.  Hume  arrange  tout,  les 
embarras  s'aplanissent;  je  pars;  j'arrive  dans 
une  habitation  commode,  agréable  et  solitaire  : 
le  maître  prévoit  tout,  rien  ne  me  manque;  je 
suis  tranquille,  indépendant.  Voilà  le  moment 
si  désiré  où  tous  mes  maux  doivent  finir  :  non, 
c'est  là  qu'ils  commencent  plus  cruels  que  je 
ne  les  avois  encore  éprouvés. 

Peut-être  n'ignorez- vouspas,monsieur,qu'a- 
vant  mon  arrivée  en  Angleterre  elle  étoit  un 
des  pays  de  l'Europe  où  j'avois  le  plus  de  répu- 
tation,j'oserois  presque  dire,  de  considération  ; 
les  papiers  pubHcs  étoient  pleins  de  mes  éloges, 
et  il  n'y  avoitqu'uft  cri  d'indignation  contre 
mes  persécuteurs.  Ce  ton  se  soutient  à  mon  ar- 
rivée ;  les  papiers  l'annoncèrent  en  triomphe  ; 
l'Angleterre  s'honoroit  d'être  mon  refuge,  et 
elle  en  glorifioit  avec  justice  ses  lois  et  son  gou- 
vernement, tout  à  coup,  et  sans  aucune  cause 
assignable,  ce  ton  change,  mais  si  fort  et  si 
vite  que  dans  tous  les  caprices  du  public  on 
n'en  vit  jamais  un  plus  étonnant.  Le  signal  fut 
donné  dans  un  certain  magasin,  aussi  plein 
d'inepties  que  de  mensonges,  et  où  l'auteur, 
bien  instruit,  me  donnoit  pour  fils  de  musi- 
cien. Dès  ce  moment,  tout  part  avec  un  accord 
d'insultes  et  d'outrages  qui  tient  du  prodige  ; 
des  foules  de  livres  et  d'écrits  m'attaquent  per- 
sonnellement, sans  ménagement,  sans  discré- 
tion, et  nulle  feuille  n'oscroit  paroiire  si  elle  ne 
contenoil  quelque  malhonnêteté  contre  moi. 


Trop  accoutumé  aux  injures  du  public  pour 
m'en  affecter  encore,  je  ne  laissois  pas  d'être 
surpris  de  ce  changement  si  brusque,  de  ce 
concert  si  parfaitement  unanime,  qucpas  un  de 
ceux  qui  m'avoient  tant  loué  ne  dti  un  seul  mot 
pour  ma  défense.  Je  trouvois  bizarre  que  pré- 
cisément après  le  retour  de  M.  Hume,  qui  a 
tant  d'influence  ici  sur  les  gens  de  lettres  et  de 
si  grandes  liaisons  avec  eux,  sa  présence  eût 
produit  un  effet  si  contraire  à  celui  que  j'en 
pouvois  attendre;  que  pas  un  de  ses  amis  ne  se 
fût  montré  le  mien  ;  et  l'oi»  voyoil  bien  que  les 
gens  qui  me  traitoient  èi  mal  n'étoicnt  pas  ses 
ennemis,  piiisqu'en  faisant  sonner  haut  sa  qua- 
lité de  ministre,  ils  disoient  que  je  n'avois  tra- 
versé la  France  qUé  sôus  sai  protection  ;  qu'il 
m'avoit  obtenu  un  passe-port  de  la  cour  de 
France  ;  et  peu  s'en  falloit  qu'ils  n'ajoutassent 
que  j'avois  fait  le  voyage  à  ses  frais.  Une  autre 
chose  m'étonnoit  davantage.  Tous  m'avoient 
également  caressé  à  mon  arrivée  ;  mais  à  me- 
sure que  notre  séjour  se  prolongeoit,  je  voyois 
de  la  façon  la  plus  sensible  changer  avec  moi 
les  manières  de  ses  amis.  Toujours,  je  l'avotie, 
ils  ont  pris  les  mêmes  soins  en  ma  faveur  ;  mais, 
loin  de  me  marquer  la  même  estime,  ils  accom- 
^agnoient  leurs  services  de  l'air  dédaigneux  le 
plus  choquant  :  on  eût  dit  qu'ils  ne  cherchoient 
à  m'obliger  que  pour  avoir  droit  de  me  mar- 
quer du  mépris.  Malheureusement  ils  s'étoient 
emparés  de  moi.  Que  faire,  livré  à  leur  merci 
dans  un  pays  dont  je  ne  sa  vois  pas  la  langue? 
Baisser  la  tête  et  ne  pas  voir  les  affronts.  Si 
quelques  Anglois  ont  continué  à  me  marquer 
de  t'eàtimé,  ce  sont  uniquement  ceux  avec  qui 
M.  Hume  n'a  aucune  liaison. 

Les  flagorneiies  m'ont  toujours  été  suspec- 
tes. 11  m'en  a  fait  des  plus  basses  et  de  toutes 
les  façons  ;  mais  je  n'ai  jamais  trouvé  dans  son 
langage  rien  qui  sentit  la  vraie  amitié.  On  eût 
dit  même  qu'en  voulant  me  faire  des  patrons  il 
cherchoit  à  m'ôter  leur  bienveillance  :  il  vou- 
loit  plutôt  que  j'en  fusse  assisté  qu'aimé;  et 
cent  fois  j'ai  été  surpris  du  tour  révoltant  qu'il 
donnoit  à  ma  conduite  près  des  gens  qui  pou- 
voient  s'en  offenser.  Un  exemple  éclaircira  ceci. 
M.  Penneck,  du  muséum,  ami  de  mylord  ma- 
réchal, et  pasteur  d'une  paroisse  où  l'on  vou- 
loit  m'établir,  vient  me  voir  ;  M.  Hume,  moi 
présent,  lui  fait  mes  excuses  de  ne  l'avoir  pas 


G14 


GORUESPONDANCE. 


prévenu.  Le  docteur  M aty,  lui  dit-il,  nousavoit 
invités  pour  jeudi  au  Muséum,  où  M.  Rousseau 
devait  vous  voir;  mais  il  préféra  d'aller  avec 
madame  Garrick  à  la  comédie  :  on  ne  peut  pas 
faire  tant  de  choses  en  un  jour. 

On  répand  à  Paris  une  fausse  lettre  du  roi 
de  Prusse,  qui  depuis  a  été  traduite  et  impri- 
mée ici.  J'apprends  avec  éionnement  que  c'est 
un  M.  Walpole,  ami  de  M.  Hume,  qui  fait 
courir  celte  lettre  :  je  lui  demande  si  cela  est 
vrai  ;  au  lieu  de  me  répondre,  il  me  demande 
froidement  de  qui  je  le  tiens  ;  et  quelques  jours 
après,  il  veut  que  je  confie  à  ce  même  M.  Wal- 
pole des  papiers  qui  m'intéressent  et  que  je 
cherche  à  faire  venir  en  sûreté.  Je  vois  cette 
prétendue  lettre  du  roi  de  Prusse,  et  j'y  recon- 
nois  à  l'instant  le  style  de  M.  d'Alembert, 
autre  ami  de  M.  Hume,  et  mon  ennemi  d'au- 
tant plus  dangereux  qu'il  a  soin  de  cacher  sa 
haine.  J'apprends  que  le  fils  du  jongleur  Tron- 
chin,  mon  plus  mortel  ennemi,  est  non-seule- 
ment un  ami  de  M.  Hume,  mais  qu'il  loge  avec 
lui;  et  quand  M.  Hume  voit  que  je  sais  cela, 
il  m'en  fait  la  confidence,  m'assurant  que  le  fils 
ne  ressemble  pas  au  père.  J'ai  logé  deux  ou 
trois  nuils  avec  ma  gouvernante  dans  celte 
même  maison,  chez  M.  Hume  ;  et  à  l'accueil 
que  nous  ont  fait  ses  hôtesses,  qui  sont  ses 
amies,  j'ai  jugé  de  la  façon  dont  lui,  ou  cet 
homme  qu'il  dit  ne  pas  ressembler  à  son  père, 
leur  avoit  parlé  d'elle  et  de  moi. 

Tous  ces  faits  combinés,  et  d'autres  sembla- 
bles que  j'observe,  me  donnent  insensiblement 
une  inquiétude  que  je  repousse  avec  horreur. 
Cependant  les  lettres  que  j'écris  n'arrivent  pas  ; 
plusieursdc  cellesque  jereçoisont  été  ouvertes, 
et  toutes  ont  passé  par  les  mains  de  M.  Hume  :  si 
quelqu'une  lui  échappe,  il  ne  peut  cacher  l'ar- 
denie  avidité  de  la  voir.  Un  soir  je  vois  encore 
chez  lui  une  manœuvre  de  lettre  dont  je  suis 
frappé.  Voici  ce  que  c'est  que  cette  manœuvre, 
car  il  peut  importer  de  la  détailler.  Je  vous  l'ai 
dit,  monsieur;  dans  un  fait  je  veux  tout  dire. 
Après  souper,  gardant  tous  deux  le  silence  au 
coin  de  son  feu,  je  m'aperçois  qu'il  me  regarde 
fixement,  ce  qui  lui  arrive  sauvent  et  d'une 
manière  assez  remarquable.  Pour  cette  fois  son 
regard  ardent  et  prolongé  devient  presque  in- 
quiétant. J'essaie  de  le  fixer  à  mon  tour  ;  mais 
en  arrêtant  mes  yeux  sur  les  siens  je  sens  un 


frémissement  inexplicable,  et  je  suis  bientôt 
forcé  de  les  baisser.  La  physionomie  et  le  ton 
du  bon  David  sontd'un  bon  homme  ;  mais  il  faut 
que,  pour  me  fixer  dans  nos  tête-à-tête,  ce  bon 
homme  ait  trouvé  d'autres  yeux  que  les  siens. 

L'impression  de  ce  regard  me  reste  :  mon 
trouble  augmente  jusqu'au  saisissement.  Bien- 
tôt un  violent  remords  me  gagne  ;  je  m'indigne 
de  moi-même.  Enfin  dans  un  transport  que  je 
me  rappelle  encore  avec  délices,  je  me  jette  à 
son  cou,  je  le  serre  étroitement,  je  l'inonde  de 
mes  larmes;  je  m'écrie  :  Non,  non,  David 
Hume  n'est  pas  un  traître;  s'il  n'étoit  le  meil- 
leur des  hommes,  il  faudrait  qu'il  en  fut  le  plus 
noir.  David  Hume  me  rend  mes  embrasse- 
mens,  et  tout  en  me  frappant  de  petits  coups 
sur  le  dos,  me  répète  plusieurs  fois  d'un  ton 
tranquille  :  Quoi!  mon  cher  monsieur!  Eh! 
mon  cher  monsieur!  quoi  donc!  mon  cher  mon- 
sieur !  Il  ne  me  dit  rien  de  plus;  je  sens  que 
mon  cœur  se  resserre;  notre  explication  finit 
là  ;  nous  allons  nous  coucher,  et  le  lendemain 
je  pars  pour  la  province. 

Je  reviens  maintenant  à  ce  que  j'entendis  à 
Roye  la  première  nuit  qui  suivit  notre  départ. 
Nous  étions  couchés  dans  la  même  chambre,  et 
plusieurs  fois  au  milieu  de  la  nuit  je  l'entendis 
s'écrier  avec  une  véhémence  extrême  :  Je  tiens 
J.-J.  Rousseau!  Je  pris  ce  mots  dans  un  sens 
favorable  qu'assurément  le  ton  n'indiquoit  pas; 
c'est  un  ton  dont  il  m'est  impossible  de  donner 
l'idée,  et  qui  n'a  nul  rapport  à  celui  qu'il  a 
pendant  le  jour,  et  qui  correspond  très-bien 
aux  regards  dont  j'ai  parlé.  Chaque  fois  qu'il 
dit  ces  mots,  je  sentis  un  tressaillement  d'effroi 
dont  je  n'étois  pas  le  maître  :  mais  il  ne  me  fal- 
lut qu'un  moment  pour  me  remettre  et  rire  de 
ma  terreur;  dès  le  lendemain,  tout  fut  si  par- 
faitement oublié,  que  je  n'y  ai  pas  même  pensé 
durant  tout  mon  séjour  à  Londres  et  au  voisi- 
nage. Je  ne  m'en  suis  souvenu  que  depuis  mon 
arrivée  ici,  en  repassant  toutes  les  observations 
que  j'ai  faites,  et  dont  le  nombre  augmente  de 
jour  en  jour  ;  mais  à  présent  je  suis  trop  sûr  de 
ne  plus  l'oublier.  Cet  homme,  que  mon  mau- 
vais destin  semble  avoir  forgé  tout  exprès  pour 
moi,  n'est  pas  dans  la  sphère  ordinaire  de 
I  humanité,  et  vous  avez  assurément  plus  que 
personne  le  droit  de  trouver  son  caractère  in- 
croyable. Mon  dessein  n'est  pas  aussi  que  vous 


ANNÉE  1766. 


015 


le  jugiez  sur  mon  rapport,  mais  seulement  que 
vous  ju(>iez  de  mu  situation. 

Seul  dans  un  pays  qui  m'est  inconnu,  parmi 
des  peu|)les  peu  doux,  dont  je  ne  sais  pas  la 
langue,  et  qu'on  excite  à  me  haïr,  sans  appui, 
sans  ami,  sans  moyen  de  parer  les  atteintes 
qu'on  me  porte,  je  pourrois  pour  cela  seul  sem- 
bler fort  à  plaindre.  Je  vous  proteste  cependant 
que  ce  n'est  ni  aux  désagrémens  que  j'essuie, 
ni  aux  dangers  que  je  peux  courir  queje  suis 
sensible  :  j'ai  même  si  bien  pris  mon  parti  sur 
ma  réputation,  que  je  ne  songe  plus  à  la  défen- 
dre ;  je  l'abandonne  sans  peine,  au  moins  du- 
rant ma  vie,  à  mes  infatigables  ennemis.  Mais 
de  penser  qu'un  homme  avec  qui  je  n'eus  ja- 
mais aucun  démêlé,  un  homme  de  mérite,  es- 
timable par  ses  talens,  estimé  par  son  caractère, 
me  tend  les  bras  dans  ma  détresse,  et  m'étouffe 
quand  je  m'y  suis  jeté;  voilà,  monsieur,  une 
idée  qui  m'atterre.  Voltaire,  d'Alembert,  Tron- 
chin,  n'ont  jamais  un  instant  affecté  mon  âme  ; 
mais  quand  je  vivrois  mille  ans,  je  sens  que 
jusqu'à  ma  dernière  heure  jamais  David  Hume 
ne  cessera  de  m'être  présent. 

Cependant  j'endure  mes  maux  avec  assez  de 
patience,  et  je  me  félicite  surtout  de  ce  que 
mon  naturel  n'en  est  point  aigri  :  cela  me  les 
rend  moins  insupportables.  J'ai  repris  mes  pro- 
menades solitaires,  mais  au  lieu  d'y  rêver,  j 'her- 
borise, c'est  une  distraction  dont  je  sens  le  be- 
soin :  malheureusement  elle  ne  m'est  pas  ici 
d'une  grande  ressource;  nous  avons  peu  de 
beaux  jours  ;  j'ai  de  mauvais  yeux,  un  mauvais 
microscope  ;  je  suis  trop  ignorant  pour  herbo- 
riser sans  livres,  et  je  n'en  ai  point  encore  ici  : 
d'ailleurs  mes  nuits  sont  cruelles,  mon  corps 
souffre  encore  plus  que  mon  cœur;  la  perte 
totale  du  sommeil  me  livre  aux  plus  tristes 
idées;  l'air  du  pays  joint  à  tout  cela  sa  sombre 
influence,  etje  commence  à  sentir  fréquemment 
que  j'ai  trop  vécu.  Le  pis  est  que  je  crains  la 
mort  encore,  nou-seulement  pour  elle-même, 
non-seulement  pour  n'avoir  pas  un  de  mes  amis 
qui  puisse  adoucir  mes  dernières  heures;  mais 
surtout  pour  l'abandon  total  où  je  laisserois  ici 
la  compagne  de  mes  misères,  livrée  à  la  bar- 
barie, ou,  qui  pis  est,  à  l'insultante  pitié  de 
ceux  dont  les  soins  ne  sont  qu'un  raffinement 
de  cruauté  pour  faire  endurer  l'opprobre  en 
silence.  Je  ne  sais  pas,  en  vérité,  quelles  res- 


sources la  philosophie  offre  à  un  homme  dans 
mon  éiat.  Pour  moi,  je  n'en  vois  que  deux  qui 
soient  à  mon  usage,  l'espérance  et  la  résijjna- 
tion. 

Le  plaisir,  monsieur,  que  j'ai  de  vous  écr  ire 
est  si  parfaitement  indépendant  de  l'attente 
d'une  réponse,  que  je  ne  vous  envoie  pour  cela 
aucune  adresse,  bien  sûr  que  vous  ne  vous  ser- 
virez pas  de  celle  de  M.  Hume,  avec  qui  j'ai 
rompu  toute  communication.  Vossentimensme 
sont  connus,  il  ne  m'en  faut  pas  davantage  ; 
j'aurai  l'équivalent  de  cent  lettres  dans  l'assu- 
rance où  je  suis  que  vous  pensez  à  moi  quel- 
quefois avec  intérêt.  Je  prends  le  parti  de  sup- 
primer désormais  tout  commerce  de  lettres, 
hors  les  cas  d'absolue  nécessité,  de  ne  plus  lire 
ni  journaux  ni  nouvelles  publiques,  et  de  pas- 
ser dans  l'ignorance  de  ce  qui  se  dit  et  se  fait 
dans  le  monde  les  jours  paisibles  qu'on  voudra 
me  laisser. 

Je  fais,  monsieur,  les  vœux  les  plus  vrais  et 
les  plus  tendres  pour  votre  félicité. 


K   M. 


LE   GÉNÉRAL  CONWAY  , 
secrétaire  d'état.' 


Le  22  mal  1766. 

Monsieur, 

Vivement  touché  des  grâces  dont  il  plaît  à 
sa  majesté  de  m'honorer,  et  de  vos  bontés  qui 
me  les  ont  attirées,  j'y  trouve  dés  à  présentée 
bien  précieux  à  mon  cœur  d'intéresser  à  mon 
sort  le  meilleur  des  rois  et  l'homme  le  plus  di- 
gne d'être  aimé  de  lui.  Voilà,  monsieur,  un 
avantage  que  je  ne  mériterai  point  de  perdre. 
Mais  il  faut  vous  parler  avec  la  franchise  que 
vous  aimez  :  après  tant  de  malheurs  je  me 
croyois  préparé  à  tous  les  événemens  possibles  ; 
il  m'en  arrive  pourtant  que  je  n'avois  pas  pré- 
vus, et  qu'il  n'est  pas  même  permis  à  un  hon- 
nête homme  de  prévoir.  Ils  m'en  affectent 
d'autant  plus  cruellement,  et  le  trouble  où  ils 
me  jettent  m'ôtarit  la  liberté  d'esprit  nécessaire 
pour  me  bien  conduire,  tout  ce  que  me  dit  ta 
raison,  dans  un  état  aussi  triste^  est  de  sus- 
pendre ma  résolution  sur  toute  affaire  impor- 
tante, telle  qu'est  pour  moi  celle  dont  il  s'agit. 
Loin  de  me  refuser  aux  bienfaits  du  roi  par 


616 


CORRESPONDANCE. 


l'orfïucil  qu'on  m'impute,  je  lemetlroisà  m'en 
glorifier;  et  tout  ce  que  j'y  vois  de  pénible  est 
de  ne  pouvoir  m'en  honorer  aux  yeux  du  pu- 
blic comme  aux  miens  propres.  Mais  lorsque 
je  les  recevrai,  je  veux  pouvoir  me  livrer  tout 
entier  aux  sentimens  qu'ils  m'inspirent,  et  n'a- 
voir le  cœur  plein  que  des  bontés  de  sa  majesté 
et  des  vôtres  :  je  ne  crains  pas  que  cette  façon 
de  penser  les  puisse  altérer.  Daignez  donc, 
monsieur,  me  les  conserver  pour  des  temps 
plus  heureux  :  vous  connoîtrez  alors  que  je  n'ai 
différé  de  m'en  prévaloir  que  pour  tâcher  de 
m'en  rendre  plus  digne. 

Agréez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mes  très- 
humbles  salutations  et  mon  respect. 


K  M.    DU   PEYROL', 

A  Wootlon,  le  M  mai  176G. 

J'ai  reçu,  mon  cher  hôte,  votre  n°  24  par 
M.  d'Ivernois,  et  je  reçois  en  ce  moment  votre 
n°  25.  Je  vous  remercie  de  l'inquiétude  que 
vous  y  marquez  sur  mon  état,  excepté  pour- 
tant ce  mot  :  M'auriez-vous  oublié?  qu'un  plus 
long  silence  ni  rien  au  monde  n'autoriseroit  ja- 
mais. J'aurois  cru  qu'entre  vous  et  moi  nous 
n'en  étions  plus,  depuis  long-temps,  à  de  pa- 
reilles craintes.  Je  vous  écris  rarement,  je  vous 
en  ai  prévenu  ;  mais  je  vous  écris  régulièrement  ; 
et,  lorsque  vous  vous  livriez  à  ce  cruel  doute, 
vous  avez  dû  recevoir  mon  n»  2.  De  grâce,  en- 
tendons-nous bien.  Je  ne  puis  souvent  écrire, 
surtout  à  présent  que  mon  hôte  et  sa  famille 
sont  ici.  Il  y  a,  ce  dont  je  gémis,  trois  cents 
lieues  de  distance  entre  nous;  il  faut  plusieurs 
entrepôts  à  nos  lettres,  qui  les  retardent,  et 
qui  peuvent  les  retarder  davantage.  Enfin, 
vous  pouvez  au  pis  vous  dire  :  Il  est  mort  ou 
malade;  mais  jamais  :  M'a-t-il  oublié? 

Autre  grief.  M.  Hume  vous  apprend,  dites- 
vous,  que  la  province  de  Derby  m'a  nommé  un 
des  commissaires  des  barrières,  et  vous  me  re- 
prochez de  ne  vous  en  avoir  rien  dit.  Vous  au- 
riez raison,  si  cela  étoit  vrai;  mais  je  n'ai  ja- 
mais ouï  parler  de  pareille  folie  ;  je  vous  ai  pré- 
venu d'être  en  garde  contre  tout  ce  qui  pouvoit 
venir  de  M.  Hume,  et  de  n'ajouter  aucune  foi 
à  tout  ce  qu'on  vous  diroit  de  moi.  De  grâce, 
une  fois  pour  toutes,  n'en  croyez  que  ce  que 


je  vous  dirai  moi-même  ;  vous  vous  épargnerez 
bien  des  jugemcns  injustes  sur  mon  compte. 
Par  une  suite  de  cette  même  facilité  à  tout 
croire,  vous  voilà  persuadé,  sur  le  rapport  de 
M.  de  Luze,  que  je  désire  voir  mes  écrits  im- 
primés de  mon  vivant;  j'ignore  sur  le  rapport 
de  qui  M.  de  Luze  lui-même  a  pu  le  croire;  ce 
n'est  sûrement  pas  sur  le  mien,  et  je  vous  dé- 
clare et  vous  répète,  pour  la  dernière  fois,  dans 
la  sincérité  de  mon  âme,  que  mon  plus  ardent 
désir  est  que  le  public  n'entende  plus  parler 
de  moi  de  mon  vivant.  Une  fois  pour  toutes, 
croyez-moi  sincère;  ne  vous  gênez  jamais  sur 
cette  affaire;  mais  soyez  persuadé  que,  toute 
chose  égale,  j'aime  mieux  qu'elle  ne  se  fasse 
qu'après  ma  mort.  Il  est  vrai  que  j'ai  cru  que 
les  planches  auroient  pu  se  graver  d'avance,  et 
qu'elles  auroient  pu  s'exécuter  mieux  de  mon 
vivant. 

Je  me  flatte  que  vous  aurez  reçu  ma  précé- 
dente assez  à  temps  pour  ne  faire  partir  que 
mes  livres  de  botanique  et  herbiers,  et  retenir 
le  reste,  quant  à  présent.  Je  suis  très-content 
de  mon  habitation,  de  mon  hôte,  de  mes  voi- 
sins, à  quelques  inconvéniens  près  ;  mais,  puis- 
qu'il y  en  a  pourtant,  le  sage  ne  les  fuit  pas,  il 
les  supporte,  et  il  m'en  coûte  peu  d'être  sage 
en  cela.  Mais  je  vous  avoue  (et  que  ceci  soit  à 
jamais  entre  nous  deux  sans  aucune  exception) 
que  je  sens  cruellement  votre  absence,  et  que 
j'ai  peine  à  me  détacher  de  l'espoir  de  retour- 
ner un  jour  mourir  auprès  de  vous.  Mon  cœur 
ne  peut  renoncer  aux  douces  idées  qu'il  s'étoit 
faites  ;  plus  j'aime  le  recueillement  et  la  retraite, 
plus  l'intimité  de  l'amitié  m'est  nécessaire,  sur- 
tout vers  la  fin  de  ma  carrière  et  de  mes  jours, 
où  je  n'ai  plus  d'autre  projet  à  former  que  l'u- 
sage du  présent.  Je  pense  aussi,  et  votre  der- 
nière lettre  me  le  confirme,  que  je  ne  vous  se- 
rois  pas  tout-à-fait  inutile  pour  la  douceur  de 
la  vie,  surtout  si  vous  ne  vous  mariez  pas  en- 
core, comme  j'y  vois  peu  d'acheminement.  Cest 
pourtant  une  chose  à  laquelle  il  est  temps  de 
songer  ou  jamais.  Il  y  auroit  là-dessus  trop  de 
choses  à  dire  pour  une  lettre;  c'est  un  beau  texte 
que  j 'aurai  lorsque  vous  viendrez  me  voir.  Quoi 
qu'il  en  soit,  nous  avons  en  tout  état  de  cause 
assez  de  goûts  communs  pour  les  cultiver  en- 
semble avec  agrément,  et  je  ne  doute  pas  qu'un 
jour  ou  l'autre  l'entrepri&o  du  Dictionnaire  de 


ANNÉE  1766. 


617 


botanique  ne  se  réveille,  et  ne  nous  fournisse 
pour  plusieurs  années  les  plus  agréables  occu- 
pations. Jo  vous  conseille  de  ne  pas  abandon- 
ner ce  goût;  il  lient  à  des  connoissances  char- 
mantes, et  il  peut  les  étendre  à  l'intini.  Voilà, 
mon  cher  hôte ,  un  château  en  Espagne ,  le 
seul  qui  me  reste  à  faire ,  et  auquel  je  n'ai  pas 
la  force  de  renoncer.  Et  pourquoi  ne  s'exécu- 
teroit-il  pas  un  jour?  Laissons  au  public  le 
temps  de  m'oublier,  à  vos  gens  de  Neuchàtel 
de  s'apaiser,  peut-être  de  se  repentir  :  prépa- 
rons à  loisir  toutes  choses  dans  le  plus  profond 
silence,  et  sans  que  personne  au  monde  pé- 
nètre nos  vues  :  rien  ne  nous  presse,  nous 
sommes  les  maîtres  du  temps.  Dans  quatre  ou 
cinq  ans,  quand  votre  maison  sera  faite,  et  que 
vous  l'habiterez,  je  ne  vois  point  d'impossibilité 
que  vous  redeveniez  dans  le  fait  mon  cher  hôte. 
En  attendant,  je  suis  tranquille  dans  ma  re- 
traite; le  pis  sera  d'y  rester;  j'espère  au  moins 
vous  y  voir  quelquefois.  Pensez  à  tout  cela,  et 
dites-m'en  votre  avis,  mais  surtout  entre  vous 
et  moi  sans  aucun  confident  quelconque.  Tout 
est  manqué,  si  âme  vivante  vient  à  pénétrer  ce 
projet. 

Je  ne  sais  ce  qu'est  devenu  le  portrait  que  je 
vous  avois destiné;  j'ai  rompu  toute  correspon- 
dance avec  M.  Hume,  et  je  suis  déterminé, 
quoi  qu'il  arrive,  à  ne  lui  récrire  jamais.  Je  re- 
garde le  triumvirat  de  Voltaire,  de  d'Âlembert 
et  de  lui  comme  une  chose  certaine.  Je  ne  pé- 
nètre point  leur  projet,  mais  ils  en  ont  un.  Je 
ne  m'en  tourmenterai  plus;  je  n'y  songerai  pas 
môme,  vous  pouvez  y  compter.  Mais,  en  at- 
tendant que  la  vérité  se  découvre,  je  ne  veux 
avoir  aucun  commerce  avec  aucun  des  trois; 
puissent-ils  m'oublier  comme  je  les  oublie  1 
Quant  au  portrait,  vous  l'aurez,  vous  pouvez 
y  compter;  mais  je  vous  demande  du  temps 
pour  me  mettre  au  fait  de  toute  chose.  Je  veux, 
s'il  se  peut,  me  faire  oublier  à  Londres  comme 
ailleurs.  Cela  est  très-nécessaire  au  repos  de 
ma  vie,  et  surtout  à  l'exécution  de  mon  projet. 
Je  vous  embrasse. 

Je  voudrois  bien  que  la  Vision  ne  fût  pas 
perdue;  n'en  pourroii-on  pas  du  moins  avoir 
une  copie  de  quelque  façon?  Il  suffiroit  de  me 
l'envoyer  cet  automne  par  M.  d  Ivernois. 

Je  dois  vous  avertir  que  je  n'ai  rien  écrit  à 
personne  de  semblable  à  ce  que  vous  me  mar- 


quez, et  que  depuis  près  de  deux  ans  je  n'ai 
plus  de  correspondance  avec  M.  Mouliou ,  ne 
sachant  pas  même  où  il  est. 


A  H.   DlVERnOIS. 

Wootton  le  31  mai  1766. 

M.  Lucadou  aura  pu  vous  marquer,  mon- 
sieur, combien  j'étoisen  peine  de  vous;  et  votre 
lettre  du  28  avril  m'a  tiré  d'une  grande  inquié- 
tude. Je  suis  dans  la  plus  grande  joie  du  projet 
que  vous  avez  formé  de-me  venir  voir  cette  an- 
née; je  suis  fâché  seulement  que  ce  soit  trop 
tard  pour  jouir  des  charmes  du  lieu  que  j'ha- 
bite; il  est  délicieux  dans  cette  saison,  mais  en 
novembre  il  sera  triste  ;  il  aura  grand  besoin 
que  vous  veniez  en  égayer  l'habitant.  Il  faudra 
prévenir  M.  Du  Peyrou  de  votre  voyage,  au 
cas  qu'il  ait  quelque  chose  à  m'envoyer.  J'au- 
rois  souhaité  que  vous  pussiez  venir  ensemble 
pour  que  le  voyage  fût  plus  agréable  à  tous  les 
deux;  mais  je  trouverai  mon  compte  à  vous 
voir  l'un  après  l'autre;  je  serai  tout  entier  à 
chacun  des  deux,  et  j'aurai  deux  fois  du  plaisir. 

Si  mes  vœux  pouvoient  contribuer  à  rétablir 
parmi  vous  les  lois  et  la  liberté,  je  crois  que 
vous  ne  doutez  pas  que  Genève  ne  redevînt  une 
république;  mais, messieurs,  puisque  les  tour- 
mens  que  votre  sort  futur  donne  à  mon  cœur 
sont  à  pure  perte,  permettez  que  je  cherche  à 
les  adoucir  en  pensant  à  vos  affaires  le  inoins 
qu'il  est  possible.  Vous  avez  publié  que  je  vou- 
lois  écrire  l'histoire  de  la  médiation  :  je  serois 
bien  aise  seulement  d'en  savoir  l'histoire;  mais 
mon  intention  n'est  assurément  pas  de  l'écrire; 
et,  quand  je  l'écrirois,  je  me  garderois  de  la 
publier.  Cependant,  si  vous  voulez  me  rassem- 
bler les  pièces  et  mémoires  qui  regardent  cette 
affaire,  vous  sentez  qu'il  n'est  pas  possible 
qu'ils  me  soient  jamais  indifFérens;  mais  gardez- 
les  pour  les  apporter  avec  vous,  et  ne  m'en  en- 
voyez plus  par  la  poste,  car  les  ports  en  ce  pays 
sont  si  exorbitans,  que  votre  paquet  précédent 
m'a  coûté  de  Londres  ici  quatre  livres  dix  sous 
de  France.  Au  reste,  je  vous  préviens,  pour  la 
dernière  fois,  que  je  ne  veux  plus  faire  souve- 
nir le  public  que  j'existe,  et  que  de  ma  part  il 
n'entendra  plus  parler  de  moi  durant  ma  vie. 


618 


CORRESPONDANCE. 


Je  suis  en  repos,  je  veux  tâcher  d'y  rester.  Par 
une  suite  du  désir  de  me  faire  oublier,  j'écris 
le  moins  de  lettres  qu'il  m'est  possible;  hors 
trois  amis,  en  vous  comptant ,  j'ai  rompu  toute 
autre  correspondance,  et,  pour  quoi  que  ce 
puisse  être,  je  n'en  renouerai  plus.  Si  vous 
voulez  que  je  continue  à  vous  écrire,  ne 
montrez  plus  mes  lettres  et  ne  parlez  plus  de 
moi  à  personne,  si  ce  n'est  pour  les  commis- 
sions dont  votre  amitié  me  permet  de  vous 
charger. 

Je  voudrois  bien  que  votre  associé,  que  je 
salue,  eût  le  temps  d'en  faire  une  avant  votre 
départ.  J'ai  perdu  presque  tous  mes  microsco- 
pes ;  et  ceux  qui  me  restent  sont  ternis  et  incom- 
modes, en  ce  qu'il  me  faudroit  trois  mains  pour 
m'en  servir  :  une  pour  tenir  le  microscope,  une 
autre  pour  tenir  la  plante  en  état  à  son  foyer,  et 
la  troisième  pour  ouvrir  la  fleur  avec  une  pointe, 
cten  tenirles  parties  soumisesà  l'inspection.  N'y 
auroit-il  point  moyen  d'avoir  un  microscope 
auquel  on  pût  attacher  l'objet  dans  la  situation 
qu'on  voudroit,  sans  avoir  besoin  de  le  tenir, 
afin  d'avoir  au  moins  une  main  libre  et  que 
l'objet  ne  vacillât  pas  tant?  Los  ouvriers  de 
Londres  sont  si  exorbilamment  chers,  et  je 
suis  si  peu  à  portée  de  me  faire  entendre,  que 
je  crois  qu'il  y  auroit  à  gagner  de  toutes  ma- 
nières à  faire  faire  mes  petits  instrumens  à 
Genève,  surtout  sous  des  yeux  comme  ceux 
de  M.  Deluc  :  il  faudroit  plusieurs  verres  au 
microscope,  et  tous  extrêmement  polis.  Il  me 
manque  aussi  quelques  livres  de  botanique; 
mais  nous  serons  à  temps  d'en  parler  quand 
vous  serez  sur  votre  départ ,  de  même  que  de 
quelques  commissions  pour  Paris,  où  je  sup- 
pose que  vous  passerez,  à  moins  que  vous 
n'aimiez  mieux  vous  embarquer  à  Bordeaux. 

Voltaire  a  fait  imprimer  et  traduire  ici  par 
ses  amis  une  lettre  à  moi  adressée,  où  l'arro- 
gance et  la  brutalité  sont  portées  à  leur  com- 
ble, otoù  il  s'applique,  avec  une  noirceur  in^ 
fernale,  à m'aitirer  la  hainede  la  nation.  Heureu- 
sement la  sienne  est  si  maladroite,  il  a  trouvé 
le  secret  d'ôter  si  bien  tout  crédit  à  ce  qu'il 
peut  dire,  que  cet  écrit  ne  sert  qu'à  augmen- 
ter le  mépris  que  l'on  a  ici  pour  lui.  La  sotte 


cheteur.  Il  est  si  bête  qu'il  ne  fait  qu'appren- 
dre à  tout  le  monde  combien  il  se  tourmente 
de  moi. 

L'homme  dont  je  vous  ai  parlé  dans  ma  pré- 
cédente lettre  a  placé  0  fils  chez  l'homme  de  B, 
qui  va  près  de  C.  Vous  comprenez  de  quelles 
commissions  ce  petit  barbouillon  peut  être 
chargé;  j'en  ai  prévenu  D» 

Vos  offres  au  sujet  de  l'argent  qui  est  chez 
madame  Boy  de  la  Tour  sont  assurément  très- 
obligeantes  ;  le  mal  que  j'y  vois  est  qu'elles  ne 
sont  pas  acceptables  :  on  ne  place  point  au  dix 
pour  cent  sur  deux  têtes.  Sur  celle  de  made- 
moiselle Le  Vasseur  passe,  cela  se  peut  ac- 
cepter. A  cotte  condition ,  je  vous  enverrai  le 
billet  pour  retirer  cet  argent,  ou  bien  nous 
arrangerons  ici  cette  affaire  à  votre  voyage.  Je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A   M.  DU  PEYROO. 

Le  Ujuin  1766. 

C'est  bien  mon  tour  d'être  inquiet  de  votre 
silence,  et  je  le  suis  beaucoup,  tant  à  cause  de 
votre  exactitude  ordinaire,  que  des  approches 
de  la  goutte  que  vous  avez  parucraindre.Veuille 
le  ciel  que  vous  n'ayez  pas  une  si  bonne  excuse 
à  me  donner!  Mais,  si  vous  êtes  pris  en  effet, 
ce  dont  je  tremble,  je  vous  prie  en  grâce  de 
me  faire  écrire  un  mot  par  M.  Jeannin;  car 
j'aime  encore  mieux  être  sûr  d'un  mal  que  d'en 
redouter  mille  autres.  Votre  n»  25  est  du  -12 
mai  ;  depuis  lors  je  n'ai  rien  reçu  ;  et  je  ne  sais 
pas  encore  si  vous  avez  fait  partir  quelque 
chose  par  Mandrot,  dont  vous  m'annonciez  le 
départ  pour  le  24.  Mon  hôte  (non  pas  l'hôte  de 
mon  cœur  par  excellence  ) ,  M.  Davenport,  est 
venu  passer  ici  trois  semaines  avec  sa  famille. 
C'est  un  très-galant  homme,  plein  d'attentions 
et  de  soins.  Je  suis  convenu  avec  lui  de  l'adresse 
suivante,  sous  laquelle  vous  pouvez  m'écrire 
sans  enveloppe,  et  sansque  mon  nom  paroisse. 
Pourvu  que  vous  mettiez  très-exactement  l'a- 
dresse comme  elle  est  marquée,  ni  plus  ni 
moins,  et  que  vous  fassiez  mettre  vos  lettres 
à  la  poste  à  Londres  ou  à  Paris,  en  les  affran- 


chissant jusqu'à  Londres,  elles  me  parvien- 
hauteur  que  ce  pauvre  homme  affecte  est  un  j  dront  sûrement,  promplenieut ,  et  personne 
ridicule  qui  va  toujours  en  augmentant.  Il  croit  |  ne  les  ouvrira  que  moi.  M.  Davenport,  à  W  ooi- 
faire  le  prince ,  et  ne  fait  en  effet  que  le  cro-  i  ton  Arsbornbag.  Derbyshire. 


ANNÉE  i766. 


G19 


Adieu,  mon  cher  et  très-cher  hôte,  je  vous 
embrasse  mille  fois  de  tout  mon  cœur. 


AU   MÊME. 


Wootton,  le  24  Juin  4766. 

J'ai  reçu ,  mon  cher  hôte ,  votre  n°  26  qui 
m'a  fait  firand  bien.  Je  me  corrigerai  d'autant 
plus  difficilement  de  l'inquiétude  que  vous  me 
reprochez,  que  vous  ne  vous  en  corrigez  pas 
trop  bien  vous-même  quand  mes  lettres  tardent 
à  vous  arriver;  ainsi,  médecin,  guéris-toi  toi- 
même;  mais  non ,  mon  cher  ami ,  cette  tendre 
inquiétude  et  la  cause  qui  la  produit  est  une 
trop  douce  maladie  pour  que  ni  vous  ni  moi 
nous  en  voulions  guérir.  Je  prendrai  toutefois 
les  mesures  que  vous  m'indiquez  pour  ne  pas  me 
tourmenter  mal  à  propos  ;  et,  pour  commencer, 
j'inscris  aujourd'hui  la  date  de  cette  lettre  en 
recommençant  par  n°  ^,  afin  de  voir  successi- 
vement une  suite  de  numéros  bien  en  ordre. 
Ma  première  ferveur  d'arrangement  est  tou- 
jours une  chose  admirable  ;  malheureusement 
elle  ne  dure  pas. 

Je  vous  suis  bien  obligé  des  ordres  que  vous 
avez  donnés  à  vos  banquiers  à  mon  sujet.  Ma 
situation  me  force  à  me  prévaloir  des  seize  cents 
livres  par  an,  même  avant  que  vous  ayez  reçu 
les  trois  cents  louis  de  mylord  maréchal,  qui, 
j'espère,  ne  tarderont  pas  beaucoup  encore. 
Je  n'ai  point  de  scrupule  sur  cet  arrangement, 
par  rapport  à  vous  dont  je  conuois  le  cœur, 
et  dont  je  suppose  la  fortune  en  état  d'y  répon- 
dre :  je  n'en  ai  pas  non  plus  par  rapport  à  moi, 
dont  le  cœur  répond  au  vôtre,  et  qui  crois  pou- 
voir vous  fournir  de  quoi  ne  rien  perdre  avec 
moi,  pourvu  que  vous  puissiez  attendre.  S'il 
arrivoil  que  les  tracas  d'aflFaires  d'intérêt  dont 
vous  m'avez  parlé  influassent  sur  votre  situa- 
tion présente,j'exige  qu'en  pareil  cas  vous  me  le 
disiez  franchement,  parce  que  je  puis  trouver 
d'autres  ressources,  auxquelles  je  préfère  le 
plaisir  de  tenir  de  vous  ma  subsistance ,  mais 
qui  peuvent  au  besoin  me  servir  de  supplément. 
J'ai  bien  des  choses  à  vous  dire  que  je  ne  puis 
confier  à  une  lettre  qui  peut  s'égarer.  Quand 
vous  viendrez,  je  vous  dirai  ce  qui  s'est  passé, 
et  je  crois  que  vous  conviendrez  que  j'ai  fait  ce 
que  j'ai  dû  faire  ;  mais  ce  que  je  dois  sur  toute 
chose  est  de  ne  vous  pas  laisser  mettre  à  l'é- 


troit pour  l'amourde  moi.  Ainsi,  promettez-moi 
de  me  parler  sans  détour  dans  l'occasion,  et 
commencez  dès  à  présent  si  vous  êtes  dans  le 
cas. 

J'aurois  fort  souhaité  que  vous  n'eussiez  pas 
fait  partir  mes  livres;  mais  cVstune  affaire  faite: 
je  sens  que  l'objet  de  toute  la  peine  que  vous 
avez  prise  pour  cela,  n'étoit  que  de  me  fournir 
des  amusemens  dans  ma  retraite  ;  cependant 
vous  vous  êtes  trompé.  J'ai  perdu  tout  goût 
pour  la  lecture,  et  hors  des  livres  de  botani- 
que, il  m'est  impossible  de  lire  plus  rien.  Ainsi 
je  prendrai  le  parti  de  faire  rester  tous  ces  li- 
vres à  Londres ,  et  de  m'en  défaire  comme  je 
pourrai, attendu  que  leur  transportjusqu'ici  me 
coûteroit  beaucoup  au-delà  de  leur  valeur,  que 
cettedépensemeseroit  fort  onéreuse,  que  quand 
ils  seroient  ici  je  ne  saurois  pas  trop  où  les 
mettre  ni  qu'en  faire.  Je  suis  charmé  qu'au 
moins  vous  n'ayez  pas  envoyé  les  papiers. 

Soyez  moins  en  peine  de  mon  humeur,  mon 
cher  hôte,  et  ne  le  soyez  point  de  ma  situation. 

Le  séjour  que  j'habite  est  fort  de  mon  goût  ;  le 
maître  de  la  maison  est  un  très-galant  homme, 
pour  qui  trois  semaines  de  séjour  qu'il  a  fait  ici 
avec  sa  famille  ont  cimenté  l'attachement  que 
ses  bons  procédés  m'avoient  donné  pour  lui. 
Tout  ce  qui  dépend  de  lui  est  employé  pour  me 
rendre  le  séjour  de  sa  maison  agréable.  II  y 
a  des  inconvéniens,  mais  où  n'y  en  a-t-il  pas? 
Si  j'avois  à  choisir  de  nouveau  dans  toute  l'An- 
gleterre, je  ne  choisirois  pas  d'autre  habita- 
tion que  celle-ci  :  ainsi  j'y  passerai  très-patiem- 
ment tout  le  temps  que  j'y  dois  vivre  ;  et  si  j'y 
dois  mourir,  le  plus  grand  mal  que  j'y  trouve 
est  de  mourir  loin  do  vous,  et  que  l'hôte  de  mon 
cœur  ne  soit  pas  aussi  celui  de  mes  cendres; 
car  je  me  souviendrai  toujours  avec  attendris- 
sement de  notre  premier  objet,  et  les  idées 
tristes,  mais  douces,  qu'il  me  rappelle  valent 
sûrement  mieux  que  celle  du  bal  de  votre  folle 
amie.  Mais  je  ne  veux  pas  m'engager  dans  ces 
sujets  mélancoliques  qui  vous  feroient  mal  au- 
gurer de  mon  état  présent,  quoique  à  tort  :  et 
je  vous  dirai  qu'il  m'est  venu  cotte  semaine  de 
la  compagnie  de  Londres,  hommes  et  femmes, 
qui  tous,  à  mon  accueil,  à  mon  air,  à  ma  ma- 
nière de  vivre,  ont  jugé,  contre  ce  qu'ils  avoient 
pensé  avant  de  me  voir,  que  j'étois  heureux 
dans  ma  retraite  ;  et  il  est  vrai  que  je  n'ai  ja- 


6â0 


CORRESPONDANCE. 


mais  vécu  plus  à  mon  âisc,  ni  mieux  suivi  mon 
humeur  du  matin  au  soif.  Il  est  certain  que  la 
fausse  lettre  du  roi  de  Prusse  et  les  premières 
clabauderies  de  Londres  m'ont  alarmé  dans  la 
crainte  que  cela  n'influât  sur  mon  repos  dans 
cette  province,  et  qu'on  n'y  voulût  renouveler 
les  scènes  de  Moticrs.  Mais  sitôt  que  j'ai  été 
tranquillisé  sur  ce  chapitre,  et  qu'étant  une  fois 
connu  dans  mon  voisinage  j'ai  vu  qu'il  étoit  im- 
possible que  les  choses  y  prissent  ce  tour-là, 
je  me  suis  moqué  de  tout  le  reste  ,  et  si  bien, 
que  je  suis  le  premier  à  rire  de  toutes  leur  fo- 
lies. Il  n'y  a  que  la  noirceur  de  celui  qui  sous 
main  fait  aller  tout  cela,  qui  me  trouble  encre  : 
cet  homme  a  passé  mes  idées  ;  je  n'en  imaginois 
pas  de  faits  comme  lui.  Mais  parlons  de  nous. 
Il  me  manque  de  vous  revoir  pour  chasser  tout 
souvenir  cruel  de  mon  âme.  Vous  savez  ce  qu'il 
me  faudroit  de  plus  pour  mourir  heureux,  et 
je  suppose  que  vous  avez  reçu  la  lettre  que  je 
vous  ai  écrite  par  M.  d'Ivernois  :  mais  comme  je 
regarde  ce  projet  comme  une  belle  chimère,  je 
ne  me  flatte  pas  de  le  voir  réaliser.  Laissons  la 
direction  de  l'avenir  à  la  Providence.  En  atten- 
dant, j'herborise,  je  me  promène,  je  médite 
le  grand  projet  dont  je  suis  occupé  {*)  ;  je  compte 
mème,quand  vous  viendrez,  pouvoir  déjà  vous 
remettre  quelque  chose;  mais  la  douce  paresse 
me  gagne  chaque  jour  davantage,  et  j'ai  bien 
de  la  peine  à  me  mettre  à  l'ouvrage  ;  j'ai 
pourtant  de  l'étoffe  assurément,  et  bien  du 
désir  de  la  mettre  en  œuvre.  Mademoiselle  Le 
Vasseur  est  très-sensible  à  votre  souvenir  :  elle 
n'a  pas  appris  un  seul  mot  d'anglois  ;  j'en  avois 
appris  une  trentaine  à  Londres  ,  que  j'ai  tous 
oubliés  ici,  tant  leur  terrible  baragouin  est  in- 
déchiffrable à  mon  oreille.  Ce  qu'il  y  a  de  plai- 
sant est  que  pas  une  âme  dans  fa  maison  ne  sait 
un  mot  de  françois  :  cependant  sans  s'entendre 
on  va  et  Ton  vit.  Bonjour, 

J'écrirai  à  Berlin  la  semaine  prochaine,  et  je 
parlerai  de  M.  d'Escherny.  Mille  salutations  de 
ma  part  à  tous  ceux  qui  m'aiment,  et  mille  ten- 
dres respects  à  la  bonne  maman. 


votre  conscience,  en  disoit  assez;  mais  puis- 
qu'il entre  dans  vos  Vues  de  ne  pas  l'entendre, 
je  parlerai. 

Je  vous  connois,  monsieur,  et  vous  ne  l'igno- 
rez pas.  Sans  liaisons  antérieures,  sans  que- 
relles, sans  démêlés,  sans  nous  connoitre  au- 
trement que  par  la  réputation  littéraire,  vous 
vous  empressez  à  m'offrir  dans  mes  malheurs 
Vos  amis  et  vos  soins  ;  touché  de  votre  géné- 
rosité ,  je  me  jette  entre  vos  bras  :  vous  m'a- 
menez en  Angleterre,  en  apparence  pour  m'y 
procurer  un  asile,  et  en  effet  pour  m'y  désho- 
norer :  vous  vous  appliquezà cette  noble  œuvre 
avec  un  zèle  digne  de  voire  cœur,  et  avec  un 
art  digne  de  vos  talens.  Il  n'en  falioit  pas  tant 
pour  réussir  ;  vous  vivez  dans  le  grand  monde, 
et  moi  dans  la  retraite  :  le  public  aime  à  être 
trompé,  et  vous  êtes  fait  pour  le  tromper.  Je 
Connois  pourtant  un  homme  que  vous  né  trom- 
perez pas,  c'est  vous-même.  Vous  savez  aVec 
quelle  horreur  mon  cœur  repoussa  le  premier 
soupçon  de  vos  desseins.  Je  vous  dis,  en  vous 
embrassant  les  yeux  en  larmes,  que  si  vous 
n'étiez  pas  le  meilleur  des  hommes,  il  faudroit 
que  vous  en  fussiez  le  plus  noir.  En  pensant  à 
votre  conduite  secrète,  vous  vous  direz  quel- 
quefois que  vous  n'êtes  pas  le  meilleur  des  hom- 
mes; et  je  doute  qu'avec  cette  idée  vous  en 
soyez  jamais  le  plus  heureux. 

Je  laisse  un  libre  cours  aux  manœuvres  de 
vos  amis  et  aux  vôtres,  et  je  vous  abandonne 
avec  peu  de  regret  ma  réputation  durant  ma 
vie,  bien  sûr  qu'un  jour  on  nous  rendra  justice 
à  tous  deux.  Quant  aux  bons  offices  en  matièi'ô 
d'intérêt,  avec  lesquels  vous  vous  masquez,  je 
vous  en  remercie  et  vous  en  dispense.  Je  me 
dois  de  n'avoir  plus  de  commerce  avec  vous, 
et  de  n'accepter,  pas  même  à  mon  avantage, 
aucune  affaire  dont  vous  soyez  le  médiateur. 
Adieu,  monsieur  :  je  vous  souhaite  le  plus  vrai 
bonheur  ;  mais  comme  nous  ne  devons  plus 
rien  avoir  à  nous  dire,  voici  la  dernière  lettre 
que  vous  recevrez  de  moi. 


A  M.  HUME. 

Le  23  juin  1766. 

Je  croyois  que  mon  silence ,  interprété  par 

(*)  Celui  d'écrire  se»  Confections.  G.  P. 


A  M.   d'iVERNOIS. 

Wootton,  le  28  juin  «766. 

Je  vois,  monsieur,  par  votre  lettre  du  9,  qu'à 
celte  date  vous  n'aviez  pas  reçu  ma  précé- 


ANNÉE  1766. 


621 


dénie,  quoiqu'elle  dût  vous  ètro  arrivée,  et 
que  je  vous  l'eusse  adressée  par  vos  correspon- 
daiis  ordinaires,  comme  je  fais  celle-ci.  L'état 
critique  do  vos  affaires  me  navre  l'âmo;  mais 
ma  situation  me  force  à  me  borner  pour  vous 
à  des  soupirs  et  des  vœux  inutiles.  Je  n'aurai 
pns  m(Jme  la  témérité  de  risquer  des  conseils 
sur  votre  conduite,  dont  le  mauvais  succès  me 
feroit  gémir  toute  ma  vie  si  les  choses  venoieni 
à  mal  tourner,  et  je  ne  vois  pas  assez  clair 
dans  les  secrètes  intrigues  qui  décideront  de 
YOtre  sort,  pour  juger  des  moyens  les  plus  pro- 
pres à  vous  servir.  Le  vif  intérêt  même  que  jo 
prends  à  vous  vous  nuiroit  si  je  le  laissois  pa- 
roltre;  et  je  suis  si  infortuné  que  mon  mal- 
heur s'étend  à  tout  ce  qui  m'intéresse.  J'ai  fait 
ce  que  j'ai  pu,  monsieur;  j'ai  mal  réussi  ;  je 
réussirois  plus  mal  encore  :  et,  puisque  je  vous 
suis  inutile,  n'ayez  pas  la  cruauté  de  m'affliger 
sans  cesse  dans  cette  retraite,  et,  par  huma- 
nité, respectez  le  repos  dont  j'ai  si  grand 
besoin. 

Je  sens  que  je  n'en  puis  avoir  tant  que  je 
conserverai  des  relations  avec  le  continent.  Je 
n'en  reçois  pas  une  lettre  qui  ne  contienne  des 
choses  affligeantes;  et  d'autres  raisons,  trop 
longues  à  déduire,  me  forcent  à  rompre  toute 
correspondance,  même  avec  mes  amis,  hors  les 
cas  de  la  plus  grande  nécessité.  Je  vous  aime 
tendrement,  et  j'attends  avec  la  plus  vive  im- 
patience la  visite  que  vous  me  promettez;  mais 
comptez  peu  sur  mes  lettres.  Quand  je  vous 
aurai  dit  toutes  les  raisons  du  parti  que  je  : 
prends ,  vous  les  approuverez  vous-même  ; 
eilles  ne  sont  pas  de  nature,  à  pouvoir  être  mises 
par  écrit.  S'il  arrivoit  que  je  ne  vous  écrivisse 
plus  jusqu'à  votre  déport»  je  vous  prie  d'en 
prévenir  dans  le  temps  M.  Du  Peyrou,  afin  que, 
s'il  a  quelque  chose  à  m'envoyer,  il  vous  le 
remette;  et  en  passant  à  Paris,  vous  m'obli- 
gerez aussi  d'y  voir  M;  Guy,  chez  la  veuve 
Duchesne,  afin  qu'il  vous  remette  ce  qu'il  a 
d'imprimé  de  mon  Dictionnaire  de  Musique, 
et  que  j'en  aie  par  vous  des  nouvelles,  car  je 
n'en  ai  plus  depuis  long-temps.  Mon  cher  mon- 
sieur, je  ne  serai  tranquille  que  quand  je  serai 
Qii])lié  :  je  voudrois  être  mort  dans  la  mémoire 
des  hommes.  Parlez  de  moi  le  moins  que  vous 
pourrcZi  même  à  nos  amis;  n'en  parlez  plus 
du  tout  à  ***,  vous  avez  vu  comment  il  me  rend 


justice;  je  n'en  attends  plus  que  de  la  posté- 
rité parmi  les  hommes,  et  de  Dieu  qui  voit 
mon  cœur  dans  tous  les  temps.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 


A  U.  CRANVIUE. 


1766. 


Quoique  je  sois  fort  incommodé,  monsieur, 
depuis  deux  jours,  je  n'aurois  assurément  pas 
marchandé  avec  ma  santé,  pour  la  faveur  que 
vous  vouliez  me  faire,  et  je  me  préparois  à  en 
profiter  ce  soir  :  mais  voilà  M.  Davenport  qui 
m'arrive;  il  a  l'honnêteté  de  venir  exprès  pour 
me  voir  :  vous,  monsieur,  qui  êtes  si  plein 
d'honnêteté  vous-même,  vous  n'approuveriez 
pas  qu'au  moment  de  son  arrivée  je  commen- 
çasse par  m'éloigner  de  lui.  Je  regrette  beau- 
coup l'avantage  dont  je  suis  privé  :  mais  du 
reste  je  gagnerai  peut-être  à  ne  pas  me  mon- 
trer. Si  vous  daignez  parler  de»moi  à  madame 
la  duchesse  de  Portiand  avec  la  même  bonté 
dont  vous  m'avez  donné  tant  de  marques,  il 
vaudra  mieux  pour  moi  qu'elle  me  voie  par 
vos  yeux  que  par  les  siens,  et  je  me  consolerai 
par  le  bien  qu'elle  pensera  de  moi  de  celui  que 
j'aurai  perdu  moi-même. 

Je  dois  une  réponse  à  un  charmant  billet; 
mais  l'espoir  de  la  porter  me  fait  différer  à  la 
faire.  Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie, 
mes  très-humbles  salutations 


AU   MÊME. 


Puisque  M.  Granville  m'interdit  de  lui  rendre 
des  visites  au  milieu  des  neiges,  il  permettra 
du  moins  que  j'envoie  savoir  de  ses  nouvelles 
et  comment  il  s'est  tiré  de  ces  terribles  che- 
mins. J'espère  que  la  neige  qui  recommence 
pourra  retarder  assez  son  départ  pour  que  je 
puisse  trouver  le  moment  d'aller  lui  souhaiter 
un  bon  voyage.  Mais,  que  j'aie  ou  non  le  plaisir 
de  le  revoir  avant  qu'il  parte,  mes  plus  tendres 
vœux  l'accompagneront  toujours. 


AU   MÊME. 

Voici,  monsieur,  un  petit  morceau  de  potsr- 


G22 


CORRESPONDANCE. 


son  de  montagne  qui  ne  vaut  pas  celui  que  vous 
m'avez  envoyé  ;  aussi  je  vous  l'offre  en  hom- 
mage et  non  pas  en  échange,  sachant  bien  que 
toutes  vos  bontés  pour  moi  ne  peuvent  s'ac- 
quitter qu'avec  les  sentimens  que  vous  m'avez 
inspirés.  Je  me  faisois  une  fête  d'aller  vous 
prier  de  me  présenter  à  madame  votre  sœur, 
mais  le  temps  me  contrarie.  Je  suis  malheureux 
en  beaucoup  de  choses,  car  je  ne  puis  pas  dire 
en  tout,  ayant  un  voisin  tel  que  vous. 


AU   MÊME. 


Je  suis  fâché,  monsieur,  que  le  temps  ni  ma 
santé  ne  me  permettent  pas  d'aller  vous  rendre 
mes  devoirs  et  vous  faire  mes  remercîmens 
aussitôt  que  je  le  désirerois;  mais  en  ce  moment, 
extrêmement  incommodé,  je  ne  serai  de  quel- 
ques jours  en  état  de  faire  ni  même  de  recevoir 
des  visites.  Soyez  persuadé,  monsieur,  je  vous 
prie,  que  sitôt  que  mes  pieds  pourront  me 
porter  jusqu'à  vous,  ma  volonté  m'y  conduira. 
Je  vous  fais,  monsieur,  mes  très-humbles  sa- 
lutations. 


AU   MÊME. 


Je  suis  très-sensible  à  vos  honnêtetés,  mon- 
sieur, et  à  vos  cadeaux  ;  je  le  serois  encore  plus 
s'ils  revenoient  moins  souvent.  J'irai  le  plus  tôt 
que  le  temps  nie  le  permettra  vous  réitérer  mes 
remercîmens  et  mes  reproches.  Si  je  pouvois 
m'entretenir  avec  votre  domestique,  je  lui  de- 
manderois  des  nouvelles  de  votre  santé;  mais 
j'ai  lieu  de  présumer  qu'elle  continue  d'être 
meilleure.  Ainsi  soit-il. 


AU   MEME. 


J'ai  été,  monsieur,  assez  incommodé  ces 
trois  jours,  el  je  ne  suis  pas  fort  bien  aujour- 
d'hui. J'apprends  avec  grand  plaisir  que  vous 
vous  portez  bien  ;  et  si  le  plaisir  donnoit  la 
santé,  celui  de  votre  bon  souvenir  me  pro- 
cureroit  cet  avantage.  Mille  très-humbles  sa- 
lutations 


A  MADSMOISKLLE   DEWBS, 
aujourd'hui  madame  Port. 


«766. 


Ne  soyez  pas  en  peine  de  ma  santé,  ma  belle 
voisine  ;  elle  sera  toujours  assez  et  trop  bonne 
tant  que  je  vous  aurai  pour  médecin.  J'aurois 
pourtant  grande  envie  d'être  malade  pour  en- 
gager, par  charité,  madame  la  comtesse  et 
vous  à  ne  pas  partir  sitôt.  Je  compte  aller  lundi, 
s'il  fait  beau,  voir  s'il  n'y  a  point  de  délai  à 
espérer,  et  jouir  au  moins  du  plaisir  de  voir 
encore  une  fbis  rassemblée  la  bonne  et  aimable 
compagnie  de  Calwick,  à  laquelle  j'offre  en 
attendant  mille  très-humbles  salutations  et  res- 
pects. 


A   M.   DAVENPORT. 


WoottOD,  le  a  juillet  1766. 


Je  vous  dois,  monsieur,  toutes  sortes  de  dé- 
férences ;  et  puisque  M.  Hume  demande  abso- 
lument une  explication,  peut-être  la  lui  dois-je 
aussi  :  il  l'aura  donc,  c'est  sur  quoi  vous  pou- 
vez compter.  Mais  j'ai  besoin  de  quelques  jours 
pour  me  remettre,  car  en  vérité  les  forces  me 
manquent  lout-à-fait.  Mille  très-humbles  salu- 
tations. 


A   M.   DAVID  HUME  {*). 

Wootton,  le  fO  juillet  1766. 

Je  suis  malade,  monsieur,  et  peu  en  état 
d'écrire  ;  mais  vous  voulez  une  explication,  il 
faut  vous  la  donner.  Il  n'a  tenu  qu'à  vous  de 
l'avoir  depuis  long-temps;  vous  n'en  voulûtes 
point  alors,  je  me  tus;  vous  la  voulez  aujour- 
d'hui, je  vous  l'envoie.  Elle  sera  longue,  j'en 
suis  fâché  ;  mais  j'ai  beaucoup  à  dire,  et  je  n'y 
veux  pas  revenir  à  deux  fois. 

(*)  Cette  lettre  et  toutes  les  précédentes  de  Rousseau  à  Hume, 
ont  été  insérées  par  ce  dernier  dans  le  Mémoire  justificatif  pu- 
blié en  son  nom  sous  le  titre  d'Exposé  surcincl,  et  dont  nous 
avons  suffisamment  parlé  dans  notre  ^ppenriice  (t.  I.  p  553\ 
Hume  a  joint  à  cetie  lettre  des  notes  explicatives  que  pourront 
lire  dans  ÏEjcpoié  ceux  de  nos  lecteurs  qui,  après  ce  que  nous 
avons  dit  de  cette  affligeante  querelle,  y  prendront  encore 
quelque  intérêt,  et  voudront  juger  par  eui-mémes  des  alléga- 
1101»  et  des  torts  respectifs.  G-  V. 


A]N^E1':  17G6. 


623 


Je  ne  vis  point  dans  le  monde;  j'ignore  ce 
qui  s'y  passe  ;  je  n'ai  point  de  parti,  point  d'as- 
socié, point  d'intrigue;  on  ne  me  dit  rien,  je 
ne  sais  que  ce  que  je  sens  ;  mais  comme  on  me 
le  fait  bien  sentir,  je  le  sais  bien.  Le  premier 
soin  de  ceux  qui  trament  des  noirceurs  est  de 
se  mettre  à  couvert  des  preuves  juridiques;  il 
ne  feroit  pas  bon  leur  intenter  procès.  La  con- 
viction intérieure  admet  un  autre  genre  de 
preuves  qui  règlent  les  sentimens  d'an  hon- 
nête homme.  Vous  saurez  sur  quoi  sont  fondés 
les  miens. 

Vous  demandez,  avec  beaucoup  de  con- 
fiance, qu'on  vous  nomme  votre  accusateur. 
Cet  accusateur,  monsieur,  est  le  seul  homme 
au  monde  qui,  déposant  contre  vous,  pouvoit 
se  faire  écouter  de  moi  ;  c'est  vous-même.  Je 
vais  me  livrer  sans  réserve  et  sans  crainte  à 
mon  caractère  ouvert  :  ennemi  de  tout  ar- 
tifice, je  vous  parlerai  avec  la  même  franchise 
que  si  vous  étiez  un  autre  en  qui  j'eusse  toute 
la  confiance  que  je  n'ai  plus  en  vous.  Je  vous 
ferai  l'histoire  des  mouvemens  de  mon  âme,  et 
de  ce  qui  les  a  produits,  et  nommant  M.  Hume 
en  tierce  personne,  je  vous  ferai  juge  vous- 
même  de  ce  que  je  dois  penser  de  lui  :  malgré 
la  longueur  de  ma  lettre,  je  n'y  suivrai  pas 
d'autre  ordre  que  celui  de  mes  idées,  commen- 
çant par  les  indices  et  finissant  par  la  démon- 
stration. 

Je  quittois  la  Suisse,  fatigué  de  traitemens 
barbares,  mais  qui  du  moins  ne  mettoiciit  en 
péril  que  ma  personne,  et  laissoient  mon  hon- 
neur en  sûreté.  Je  suivois  les  mouvemens  de 
mon  cœur,  pour  aller  joindre  mylord  maré- 
chal, quand  je  reçus  à  Strasbourg,  de  M.  Hume, 
l'invitation  la  plus  tendre  de  passer  avec  lui  en 
Angleterre,  où  il  me  promettoit  l'accueil  le 
plus  agréable,  et  plus  de  tranquillité  que  je 
n'y  en  ai  trouvé.  Je  balançai  entre  l'ancien  ami 
et  le  nouveau,  j'eus  tort  ;  je  préférai  ce  dernier, 
j'eus  plus  grand  tort;  mais  le  désir  de  con- 
noître  par  moi-même  une  nation  célèbre  dont 
on  mcdisoit  tant  de  mal  et  tant  de  bien,  l'em- 
porta. Sûr  de  ne  pas  perdre  George  Keith,  j'é- 
tois  flatté  d'acquérir  David  Hume.  Son  mérite, 
ses  rares  talens,  l'honnêteté  bien  établie  de  son 
caractère  me  faisoient  désirer  de  joindre  son 
amitié  à  celle  dont  m'honoroit  son  illusire  com- 
patriote; et  je  me  faisoisune  sorte  do  gloire  de 


montrer  un  bel  exemple  aux  gens  de  lettres 
dans  l'union  sincère  de  deux  hommes  dont  les 
principes  étoient  si  difFérens. 

Avant  l'invitation  du  roi  de  Prusse  et  de  my- 
lord maréchal,  incertain  sur  le  lieu  de  ma  re~ 
traite,  j'avois  demandé  et  obtenu,  par  mes 
amis,  un  passe-port  de  la  cour  de  France,  dont 
je  me  servis  pour  aller  à  Paris  joindre  M.  Hume. 
Il  vil,  et  vit  trop  peut-être,  l'accueil  que  je 
reçus  d'un  grand  prince,  et,  j'ose  dire,  du  pu- 
blic. Je  me  prêtai  par  devoir,  mais  avec  répu- 
gnance, à  cet  éclat,  jugeant  combien  l'envie  de 
mes  ennemis  en  seroit  irritée.  Ce  fut  un  spec- 
tacle bien  doux  pour  moi  que  l'augmentation 
sensible  de  bienveillance  pour  M.  Hume,  que 
la  bonne  œuvre  qu'il  alloit  faire  produisit  dans 
tout  Paris.  Il  devoit  en  être  touché  comme  moi  ; 
je  ne  sais  s'il  le  fut  de  la  même  manière. 

Nous  partons  avec  un  de  mes  amis  qui,  pres- 
que uniquement  pour  moi,  faisoit  le  voyage 
d'Angleterre.  En  débarquant  à  Douvres,  trans- 
porté de  toucher  enfin  cette  terre  de  liberté, 
et  d'y  être  amené  par  cet  homme  illustre,  je  lui 
saute  au  cou,  je  l'embrasse  étroitement  sans 
rien  dire,  mais  en  couvrant  son  visage  de  bai- 
sers et  de  larmes  qui  parloient  assez.  Ce  n'est 
^pas  la  seule  fois  ni  la  plus  remarquable  où  il 
,^ait  pu  voir  en  moi  les  saisissemens  d'un  cœur 
pénétré.  Je  ne  sais  ce  qu'il  fait  de  ces  souvenirs, 
)'ils  lui  viennent  ;  j'ai  dans  l'esprit  qu'il  en  doit 
(quelquefois  être  importuné. 

Nous  sommes  fêtés  arrivant  à  Londres,  on 
s'  3mpresse  dans  tous  les  états  à  me  marquer 
dv  la  bienveillance  et  de  l'estime.  M.  Hume  me 
présente  de  bonne  grâce  à  tout  le  monde  :  il 
étoit  naturel  de  lui  attribuer,  comme  je  faisois, 
la  meilleure  partie  de  ce  bon  accueil  :  mon  cœur 
étoit  plein  de  lui,  j'en  parlois  à  tout  le  monde, 
j'en  écrivois  à  tous  mes  amis  ;  mon  attachement 
pour  lui  prenoit  chaque  jour  de  nouvelles 
forces  :  le  sien  paroissoit  pour  moi  des  plus 
tendres,  et  il  m'en  a  quelquefois  donné  des 
marques  dont  je  me  suis  senti  très-touché. 
Celle  de  faire  faire  mon  portrait  en  grand  ne 
fut  pourtant  pas  de  ce  nombre  ;  cette  fantaisie 
me  parut  trop  affichée,  et  j'y  trouvai  je  ne  sais 
quel  air  d'ostentation  qui  ne  me  plut  pas.  C'est 
tout  ce  que  j'aurois  pu  passer  à  M.  Hume,  s'd 
eiJt  été  homme  à  jeter  son  argent  par  les  fe- 
nêtres, et  qu'il  eût  eu  dans  une  galerie  tous  les 


624 


CORRESPONDANCE. 


portraits  de  ses  amis.  Au  reste,  j'avouerai  sans 
peinrt  qu'en  cela  je  puis  avoir  tort. 

Mais  ce  qui  me  parut  un  acte  d'amitié  et  de 
générosité  des  plus  vrais  et  des  plus  estima- 
bles, des  plus  dignes  en  un  mot  de  M.  Hume, 
ce  fut  le  soin  qu'il  prit  de  solliciter  pour  moi 
de  lui-même  une  pension  du  roi,  à  laquelle  jo 
n'avois  assurément  aucun  droit  d'aspirer.  Té- 
moin du  zèle  qu'il  mit  à  cette  affaire,  j'en  fus 
vivement  pénétré  :  rien  ne  pouvoit  plus  me 
flatter  qu'un  service  de  cette  espèce,  non  pour 
l'intérêt  assurément  :  car,  trop  attaché  peut- 
être  à  ce  que  je  possède,  je  ne  sais  point  dési- 
rer ce  que  je  n'ai  pas;  et  ayant  par  mes  amis 
et  par  mon  travail  du  pain  suffisamment  pour 
vivre,  jen'ambitionne rien  de  plus:  mais  l'hon- 
neur de  recevoir  des  témoignages  de  bonté, 
je  ne  dirai  pas  d'un  si  grand  monarque ,  mais 
d'un  si  bon  père,  d'un  si  bon  mari,  d'un  si  bon 
maitre,  d'un  si  bon  ami,  et  surtout  d'un  si 
honnête  homme,  m'afifecloit  sensiblement  ;  et 
quand  je  considérois  encore  dans  cette  grâce 
que  le  ministre  qui  l'avoit  obtenue  étoit  la  pro- 
bité vivante,  celle  probité  si  utile  aux  peuples, 
et  si  rare  dans  son  état,  je  ne  pouvois  que  me 
glorifier  d'avoir  pour  bienfaiteurs  trois  des 
hommes  du  monde  que  j'aurois  le  plus  désirés 
pour  amis.  Aussi,  loin  ae  me  refuser  à  la  pen- 
sion offerte,  je  ne  mis,  pour  l'accepter,  qu'une 
condition  nécessaire  ;  savoir,  un  consentement 
dont,  sans  manquer  à  mon  devoir,  je  ne  pou- 
vois me  passer. 

Honoré  des  empressemens  de  tout  le  monde, 
je  tâchai  d'y  répondre  convenablement.  Cepen- 
dant ma  mauvaise  santé  et  l'habitudede  vivreà 
la  campagne  me  firent  trouver  le  séjour  de  la 
ville  incommode  :  aussitôt  les  maisons  de  cam- 
pagne se  présentent  en  foule  ;  on  m'en  offre  à 
choisir  dans  toutes  les  provinces.  M.  Hume  se 
charge  des  propositions,  il  me  les  fait,  il  me 
conduit  même  à  deux  ou  trois  campagnes  voi- 
sines :  j'hésite  long-temps  sur  le  choix  ;  il  aug- 
mentoit  celte  incertitude.  Je  me  détermine  en- 
fin pour  cette  province;  et  d'abord  M.  Hume 
arrange  tout;  les  embarras  s'aplanissent;  je 
pars;  j'arrive  dans  cette  habitation  solitaire, 
commode,  agréable  :  le  maître  de  la  maison 
piévoU  tont»  pourvoit  à  tout;  rien  ne  manque; 
je  suis  tranquille,  indépendant.  Voilà  le  mo- 
iwnl  si  désiré  où  tous  mes  maux  doivent  finir  ; 


non,  c'est  là  qu'ils  commencent,  plus  cruels  que 
je  ne  les  avois  encore  éprouvés.  >o 

J'ai  parlé  jusqu'ici  d'abondance  de  cœur,  et 
rendant  avec  le  plus  grand  plaisir  justice  aux 
bons  offices  de  M.  Hume.  Que  ce  qui  me  reste 
à  dire  n'est-il  de  la  même  nature  !  Rien  ne  me 
coûtera  jamais  de  ce  qui  pourra  l'honorer.  li 
n'est  permis  de  marchander  sur  leprix  des  bien- 
faits que  quand  on  nous  accuse  d'ingratitude; 
et  M.  Hume  m'en  accuse  aujourd  hui.  J'oserai 
donc  faire  une  observation  qu'il  rend  néces- 
saire. En  appréciant  ses  soins  par  la  peine  et  le 
temps  qu'ils  lui  coûtoient,  ils  étoient  d'un  prix 
inestimable,  encore  plus  par  sa  bonne  volonté  : 
pour  le  bien  réel  qu'ils  mont  fait,  ils  ont  plus 
d'apparence  que  de  poids.  Je  ne  venois  point 
comme  un  mendiant  quêter  du  pain  en  Angle- 
terre, j'y  apportois  le  mien  ;  j'y  venois  absolu- 
ment chercher  un  asile,  et  il  est  ouvert  à  tout 
étranger.  D'ailleurs  je  n'y  étois  point  telle- 
ment inconnu,  qu'arrivant  seul  j'eusse  manqué 
d'assistances  et  de  services.  Si  quelques  per- 
sonnes m'ont  recherché  pour  M.  Hume,  d'au- 
tres aussi  m'ont  recherché  pour  moi  ;  et,  par 
exemple,  quand  M.  Davenport  voulut  bien 
m'offrir  l'asile  que  j'habite,  ce  ne  fut  pas  pour 
lui,  qu'il  ne  connoissoit  point,  et  qu'il  vitseuie- 
ment  pour  le  prier  de  faire  et  d'appuyer  son 
obligeante  proposition.  Ainsi,  quand  M.  Hume 
tâche  aujourd'hui  d'aliéner  de  moi  cet  honnête 
homme,  il  cherche  à  m'ôter  ce  qu'il  ne  m'a  pas 
donné.  Tout  ce  qui  s'est  fait  de  bien  se  seroit 
fait  sans  lui  à  peu  près  de  môme,  et  peut-être 
mieux;  mais  le  mal  ne  se  fût  point  fait.  Car 
pourquoi  ai-je  des  ennemis  en  Angleterre? 
pourquoi  ces  ennemis  sont-ils  précisément  les 
amis  de  M.  Hume?  qui  est-ce  qui  a  pu  m'atti- 
rer  leur  inimitié?  Ce  n'est  pas  moi,  qui  ne  les 
vis  de  ma  vie,  et  qui  ne  les  connois  pas;  je 
n'en  aurois  aucun  si  j'étois  venu  seul. 

J'ai  parlé  jusqu'ici  de  faits  |)ublics  et  notoi- 
res, qui,  par  leur  nature  et  par  ma  reconnois- 
sance,  ont  eu  le  plus  grand  éclat.  Ceux  qui  me 
restent  à  dire  sont  non-seulement  particuliers, 
mais  secrets,  du  moins  dans  leur  cause,  et  l'on 
a  pris  toutes  les  mesures  possibles  pour  qu'ils 
restassent  cachés  au  public  ;  mais,  bien  connus 
de  la  personne  intéressée,  ils  n'en  opèrent  pas 
moins  sa  propre  conviction. 

Peu  de  temps  après  notre  arrivée  à  Londres, 


ANNÉE  176G. 


025 


j'y  remarquai  dans  les  esprits,  à  mon  égard, 
un  changement  sourd  qui  bientôt  devint  très- 
sensible.  Âvantqueje  vinsse  en  Angleterre, elle 
étoit  un  des  pays  de  l'Europe  où  j'avois  le  plus 
de  réputation  ,j  'oserois  presque  dire  de  considé- 
ration; les  papiers  publics  étoient  pleins  de  mes 
éloges,  et  il  n'y  avoit  qu'un  cri  contre  mes  per- 
sécuteurs. Ce  ton  se  soutint  à  mon  arrivée;  les 
papiersl'annoncèrenten  triomphe;  l'Angleterre 
s'honoroit  d'être  mon  refuge;  elle  en  glorifioit 
avec  justice  ses  lois  et  son  gouvernement.  Tout 
à  coup,  et  sans  aucune  cause  assignable,  ce 
ton  change,  mais  si  fort  el  si  vite  que  dans  tous 
les  caprices  du  public  on  n'en  voit  guère  de 
plus  étonnant.  Le  signal  fut  donné  dans  un  cer- 
tain magasin,  aussi  plein  d'inepties  que  de  men- 
songes, où  l'auteur,  bien  instruit,  ou  feignant 
de  l'être,  me  donnoit  pour  fils  de  musicien.  Dès 
ce  moment  les  imprimés  ne  parlèrent  plus  de 
moi  que  d'une  manière  équivoque  ou  malhon- 
nête :  tout  ce  qui  avoit  trait  à  mes  malheurs 
étoit  déguisé,  altéré,  présenté  sous  un  faux 
jour,  et  toujours  le  moins  à  mon  avantage  qu'il 
étoit  possible  :  loin  de  parler  de  l'accueil  que 
j'avois  reçu  à  Paris,  et  qui  n'avoit  fait  que  trop 
de  bruit,  on  ne  supposoit  pas  même  que  j'eusse 
osé  paroitre  dans  cette  ville,  et  un  des  amis 
de  M.  Hume  fut  très-surpris  quand  je  lui  dis 
que  j'y  avois  passé. 

Trop  accoutumé  à  l'inconstance  du  public 
pour  m'en  aifecter  encore,  je  ne  laissois  pas 
d'être  étonné  de  ce  changement  si  brusque,  de 
ce  concert  si  singulièrement  unanime,  que  pas 
un  de  ceux  qui  m'avoient  tant  loué  absent,  ne 
parût,  moi  présent,  se  souvenir  de  mon  exis- 
tence. Je  trouvois  bizarreque  précisément  après 
le  retour  de  M.  Hume,  qui  a  tant  de  crédit  à 
Londres,  tant  d'influence  sur  les  gens  de  lettres 
et  les  libraires,  et  de  si  grandes  liaisons  avec 
eux,  sa  présence  eût  produit  un  effet  si  con- 
traire à  celui  qu'on  en  pouvoit  attendre;  que, 
parmi  tant  d'écrivains  de  toute  espèce,  pas  un 
de  ses  amis  ne  se  montrât  le  mien  ;  et  l'on  voyoit 
bien  que  ceux  qui  parloient  de  moi  n'étoient 
pas  ses  ennemis,  puisqu'cn  faisant  sonner  son 
caractère  public,  ils  disoient  que  j'avois  tra- 
versé la  France  sous  sa  protection,  à  la  faveur 
d'un  passe-port  qu'il  m'avoit  obtenu  de  la  cour; 
et  peu  s'en  falloit  qu'ils  ne  fissent  entendre  que 
j'avois  fait  le  voyage  à  sa  suite  et  à  ses  frais.      | 

T.   IV. 


Ceci  ne  signifioit  rien  encore  et  n'étoit  que 
singulier;  mais  ce  qui  l'étoit  davantage,  fut  que 
le  ton  de  ses  amis  ne  changea  pas  moins  avec 
moi  que  celui  du  public  :  toujours,  je  me  fais 
un  plaisir  de  le  dire,  leurs  soins,  leurs  bons 
offices  ont  été  les  mêmes,  et  très-grands  en  ma 
faveur  ;  mais  loin  de  me  marquer  la  même  es- 
time, celui  surtout  dont  je  veux  parler,  et 
chez  qui  nous  étions  descendus  à  notre  arri- 
vée (*),  accompagnoit  tout  cela  de  propos  si 
durs,  et  quelquefois  si  choquans,  qu'on  eût  dit 
qu'il  ne  cherchoit  à  m'obliger  que  pour  avoir 
droit  de  me  marquer  du  mépris.  Son  frère, 
d'abord  très-accueillant,  très-honnête,  changea 
bientôt  avec  si  peu  de  mesure,  qu'il  ne  daignoit 
pas  même,  dans  leur  propre  maison,  me  dire 
un  seul  mot,  ni  me  rendre  le  salut,  ni  aucun 
des  devoirs  qu'on  rend  chez  soi  aux  étrangers. 
Rien  cependant  n'étoit  survenu  de  nouveau  que 
l'arrivée  de  J.  J.  Rousseau  et  de  David  Hume; 
et  certainement  la  cause  de  ces  changomens  ne 
vint  pas  de  moi,  à  moins  que  trop  de  simplicité, 
de  discrétion,  de  modestie,  ne  soit  un  moyen 
de  mécontenter  les  Anglois. 

Pour  M.  Hume,  loin  de  prendre  avec  moi  un 
ton  révoltant,  il  donnoit  dans  l'autre  extrême. 
Les  flagorneries  m'ont  toujours  été  suspectes, 
il  m'en  a  fiiit  de  toutes  les  façons  ('],  au  point 
de  me  forcer  n'y  pouvant  tenir  davantage,  à 
lui  en  dire  mon  sentiment.  Sa  conduite  le  dis- 
pensoit  fortde  s'étendre  en  paroles;  cependant, 
puisqu'il  en  vouloit  dire,  j'aurois  voulu. qu'à 
toutes  ces  louanges  fades  il  eût  substitué  quel- 
quefois la  voix  d'un  ami  :  mais  je  n'ai  jamais 
trouvé  dans  son  langage  rien  qui  sentit  la  vraie 
amitié;  pas  même  dans  la  façon  dont  il  parloitde 
moi  à  d'autres  en  ma  présence.  On  eût  dit  qu'en 
voulant  me  faire  des  patrons  il  cherchoit  à  m'ô- 
ter  leur  bienveillance,  qu'il  vouloit  plutôt  que 
j'en  fusse  assisté  qu'aimé;  etj'ai  été  quelquefois 
surpris  du  tour  révoltant  qu'il  donnoit  à  ma 
conduite  près  des  gens  qui  pouvoients'en  offen- 
ser. Un  exemple  éclaircira  ceci.  M.  Pennech,  du 
Muséum,  ami  de  mylord  maréchal,  et  pasteur 
d'une  paroisse  où  l'on  vouloit  m'établir,  vint 

(*)  U,  Jean  Steward. 

(*)  J'en  dirai  seulement  une  qui  m'a  fait  rire;  c'étoitde  faire 
en  sorte,  quand  je  venois  le  voir,  que  je  trouvasse  toujours  sur 
sa  table  un  tome  de  l'HéloUe  :  comiue  si  je  ne  counoissois  pas 
assez  le  goût  de  M.  Hume  pour  être  assuré  |ue  de  tous  les  li- 
vres qui  existent,  l'tf^/<n«e  doit  être  pour  lui  le  pins  ennnyeux. 

^0 


CORRESPONDANCE. 


nous  voir.  M.  Hume,  moi  présent,  lui  fait  mes 
excuses  de  ne  l'avoir  pas  prévenu.  Le  docteur 
Maty,  lui  dit-il,  nous  avoit  invités  pour  jeudi 
au  Muséum  où  M.  Rousseau  devoit  vous  voir; 
mais  il  préféra  d'aller  avec  madame  Garrick  à  la 
comédie  :  on  ne  peut  pas  faire  tant  de  choses  en 
un  jour.  Vous  m'avouerez,  monsieur,  que  c'é- 
toit  là  une  étrange  façon  de  me  capter  la  bien- 
veillance de  M.  Pcnnech. 

Je  ne  sais  ce  qu'avoit  pu  dire  en  secret  M.  Hu- 
me à  ses  connoissances  :  mais  rien  n'étoit  plus 
bizarre  que  leur  façon  d'en  user  avec  moi,  de 
son  aveu,  souvent  même  par  son  assistance. 
Quoique  ma  bourse  ne  fût  pas  vide,  que  je 
n'eusse  bf^soin  de  celle  de  personne,  et  qu'il  le 
sût  très-bien,  l'on  eiît  dit  que  je  n'étois  là  que 
pour  vivre  aux  dépens  du  public,  et  qu'il  n'étoit 
question  que  de  me  faire  l'aumône,  de  manière 
à  m'en  sauver  un  peu  l'embarras.  Je  puis  dire 
que  cette  affectation  continuelle  et  choquante 
est  une  des  choses  qui  m'ont  fait  prendre  le 
plus  en  aversion  le  séjour  de  Londres.  Ce  n'est 
sûrement  pas  sur  ce  pied  qu'il  faut  présenter  en 
Angleterre  un  homme  à  qui  l'on  veut  attirer 
un  peu  de  considération  :  mais  cette  charité 
peut  être  bénignement  interprétée,  et  je  con- 
sens qu'elle  le  soit.  Avançons. 

On  répand  à  Paris  une  fausse  lettre  du  joi 
de  Prusse  à  moi  adressée,  et  pleine  de  la  plus 
cruelle  malignité.  J'apprends  avec  surprise  que 
c'est  un  M.Walpole,  ami  de  M.  Hume,  qui  ré- 
pand cette  lettre  ;  je  lui  demande  si  cela  est 
vrai;  mais, pour  toute  réponse,  il  me  demande 
de  qui  je  le  tiens.  Un  moment  auparavant,  il 
m'avoit  donné  une  carte  pour  ce  môme  M.  Wal- 
pole,  afin  qu'il  se  chargeât  de  papiers  qui  m'im- 
portent; et  que  je  veux  faire  venir  de  Paris  en 
sûreté. 

J'apprends  que  le  fîls  du  jongleur  Tronchin, 
mon  plus  mortel  ennemi,  est  non-seulement 
l'ami,  le  protégé  de  M.  Hume,  mais  qu'ils  lo- 
gent ensemble  ;  et  quand  M.  Hume  voit  que  je 
sais  cela,  il  m'en  fait  la  confidence,  m'assurant 
que  le  fils  ne  ressemble  pas  au  père.  J'ai  logé 
quelques  nuits  dans  cette  maison  chez  M.  Hume 
avec  ma  gouvernante  ;  et  à  l'air,  à  l'accueil  dont 
nous  ont  honorés  ses  hôtesses,  qui  sont  ses 
amies,  j'ai  jugé  de  la  façon  dont  lui,  ou  cel 
homme  qu'il  dit  ne  pas  ressembler  à  son  père, 
ont  pu  leur  parler  d'elle  et  de  moi. 


Ces  faits  combinés  entre  eux  et  avec  une  cer- 
taine apparence  générale  me  donnent  insensi- 
blement une  inquiétude  que  je  repousse  avec 
horreur.  Cependant  les  lettres  que  j'écris  n'ar- 
rivent pas  :  j'en  reçois  qui  ont  été  ouvertes,  et 
toutes  ont  passés  par  les  mains  de  M.  Hume.  Si 
quelqu'une  lui  échappe,  il  ne  peut  cacher  l'ar- 
dente avidité  de  la  voir.  Un  soir,  je  vois  encoro 
chez  lui  une  manœuvre  de  lettre  dont  je  suis 
frappé  (').  Après  le  souper,  gardant  tous  deux 
le  silence  au  coin  de  son  feu,  je  m'aperçois  qu'il 
me  fixe,  comme  il  lui  arrivoit  souvent,  et  d'une 
manière  dont  l'idée  est  difficile  à  rendre.  Pour 
cette  fois,  son  regard  sec,  ardent,  moqueur  et 
prolongé,  devient  plus  qu'inquiétant.Pour  m'en 
débarrasser,  j'essayai  de  le  fixer  à  mon  tour; 
mais  en  arrêtant  mes  yeux  sur  les  siens,  je 
sens  un  frémissement  inexprimable,  et  bientôt 
je  suis  forcé  de  les  baisser.  La  physionomie  et 
le  ton  du  bon  David  sont  d'un  bon  homme, 
mais  où,  grand  Dieu  1  ce  bon  homme  emprunte- 
t-il  les  yeux  dont  il  fixe  ses  amis? 

L'impression  de  ce  regard  me  reste  et  m'agite; 
mon  trouble  augmente  jusqu'au  saisissement; 
si  l'épanchement  n'eût  succédé,  j'étouffois.Bien- 
tôt  un  violent  remords  me  gagne;  je  m'indi- 
gne de  moi-même;  enfin,  dans  un  transport 
que  je  me  rappelle  encore  avec  délices,  je  m'é- 
lance à  son  cou,  je  le  serre  étroitement;  suffo- 
qué de  sanglots,  inondé  de  larmes,  je  m'écrie 
d'une  voix  entrecoupée:  Non,  non,  David 
Hume  n'est  pas  un  traître;  s'il  n'étoit  le  meilleur 

{')  n  faut  dire  ce  que  c'est  que  cette  manœuvre.  J'écrivois 
sur  la  table  de  M.  Hume,  en  son  absence,  une  réponse  i  une 
lettre  que  je  venois  de  recevoir.  11  arrive,  très-curieux  de  savoir 
ce  que  jécrivols,  et  ne  pouvant  presque  s'abstenir  d'y  lire.  Je 
ferme  ma  lettre  sans  la  lui  montrer  ;  et  comme  je  la  mettois 
dans  ma  poche,  il  la  demande  avidement,  dUant  qu'il  l'enverra 
le  lendemain,  jour  de  poste.  La  lettre  reste  sur  la  table.  Lord 
Newnham  arrive,  M.  Hume  sort  un  moment;  je  reprends  ma 
lettre,  disant  que  j'aurai  le  temps  de  l'envoyer  le  lendemain. 
Lord  Newnham  m'offre  de  l'envoyer  par  le  paquet  de  M.  l'am- 
bassadeur de  France;  j'accepte.  M.  Hume  rentre  tandis  que 
lord  Newnham  fait  son  enveloppe;  il  tire  son  cachet  :  M.  Hume 
offre  le  sien  avec  tant  d'empressement,  qu'il  faut  s'en  servir 
par  préférence.  On  sonne;  lord  Newnham  donne  la  lettre  au 
laquais  de  M.  Hume  pour  la  remettre  au  sien,  qui  attend  en  bas 
avec  son  carosse,  afin  qu'il  la  porte  chez  M.  Tambassadeur.  A 
peine  le  laquais  de  M.  Hume  étoit  hors  de  la  porte,  que  je  me 
dis  :  je  parie  que  le  maître  va  le  suivre  :  il  n'y  manqua  pas.  Ne 
sachant  comment  laisser  seul  mylord  Newnham,  j'hésitai  quel- 
que temps  avant  que  de  suivre  à  mon  tour  M.  Hume;  je  n'a- 
perçus rien  ;  mais  il  vit  très-bien  que  j'élois  inquiet.  Ainsi, 
quoique  je  n'aie  reçu  aucune  réponse  à  ma  leUre.  je  ne  doute 
pas  qu'elle  ne  soit  parvenue  ;  mais  je  doute  un  peu,  je  l'avoue, 
qu'elle  n'ait  été  lue  auparavant. 


ANNÉE  1766. 


G27 


des  hommeSfil faudrait  qu*ilen  fût  le  plus  noir. 
David  Hume  me  rend  poliment  mes  embrasse- 
mens,  et,  tout  en  me  frappant  de  petits  coups 
sur  le  dos,  me  répète  plusieurs  fois  d'un  ton 
tranquille  :  Quoi  l  mon  cher  monsieur  !  Eh  !  mon 
cher  monsieur  !  Qui  donc!  mon  cher  monsieur! 
Il  ne  me  dit  rien  de  plus  ;  je  sens  que  mon  cœur 
se  resserre;  nous  allons  nous  coucher,  et  je 
pars  le  lendemain  pour  la  province. 

Arrivé  dans  cet  agréable  asile  où  j'étois  venu 
chercher  le  repos  de  si  loin,  je  devois  le  trou- 
ver dans  une  maison  solitaire,  commode  et 
riante,  dont  le  maître,  homme  d'esprit  et  de 
mérite,  n'épargnoit  rien  de  ce  qui  pouvoit  m'en 
faire  aimer  le  séjour.  Mais  quel  repos  peut-on 
goûter  dans  la  vie  quand  le  cœur  est  agité? 
Troublé  de  la  plus  cruelle  incertitude,  et  ne  sa- 
chant que  penser  d'un  homme  que  je  devois 
aimer,  je  cherchai  à  me  délivrer  de  ce  doute  fu- 
neste en  rendant  ma  confiance  à  mon  bienfai- 
teur; car,  pourquoi,  par  quel  caprice  inconce- 
vable, eût-il  eu  tant  de  zèle  à  l'extérieur  pour 
mon  bien  être,  avec  des  projets  secrets  contre 
mon  honneur?  Dans  les  observations  qui  m'a- 
voient  inquiété,  chaque  fait  en  lui-même  étoit 
peu  de  chose ,  il  n'y  avoit  que  leur  concours 
d'étonnant;  et  peut-être,  instruit  d'autres 
faits  que  j'ignorois,M.  Hume  pouvoit-il,  dans 
un  éclaircissement,  me  donner  une  solution  sa- 
tisfaisante. La  seule  chose  inexplicable  étOit 
qu'il  se  fût  refusé  à  un  éclaircissement,  que  son 
honneur  et  son  amitié  pour  moi  rendoient  éga- 
lement nécessaire.  Je  voyois  qu'il  y  avoit  là 
quelque  chose  que  je  ne  comprenois  pas,  et  que 
je  mourois  d'envie  d'entendre.  Avant  donc  de 
me  décider  absolument  sur  son  compte,  je  vou- 
lus faire  un  dernier  effort,  et  lui  écrire  pour  le 
ramener,  s'il  se  laissoit  séduire  à  mes  ennemis, 
ou  pour  le  faire  expliquer  de  manière  ou  d'au- 
tre. Je  lui  écrivis  une  lettre  ('),  qu'il  dut  trouver 
fort  naturelle  s'il  étoit  coupable,  mais  fort  ex- 
traordinaire s'il  ne  l'étoit  pas;  car  quoi  de  plus 
extraordinaire  qu'une  lettre  pleine  à  la  fois  de 
gratitude  sur  ses  services  et  d'inquiétudes  sur 
ses  sentimens,  et  où,  mettant  pour  ainsi  dire 
se^  actions  cT un  côté  et  ses  intentions  de  l'au- 

(*)  n  paroit,  par  ce  qu'il  m'écrit  en  dernier  lien,  qn'i)  est 
très-coiitent  de  cette  lettre  et  qo'll  la  trouve  fort  bien  (*). 

(')  La  l«Ur«  d«  Roatietu  est  telle  du  t2  inart.  Cl-d<rait,  page  W7. 


tre,  au  lieu  de  parler  des  preuves  d'antiiio  qu'il 
m'avoit  données,  je  le  prie  de  m'aimera  cause 
dn  bien  qu'il  m'avoit  fait?  Je  n'ai  pas  pris  mes 
précautions  d'assez  loin  pour  garder  une  copie 
de  cette  lettre  ;  mais,  puisqu'il  les  a  prises  lui, 
qu'il  la  montre  ;  et  quiconque  la  lira,  y  voyant 
un  homme  tourmenté  d'une  peine  secrète  qu'il 
veut  faire  entendre  et  qij'il  n'ose  dire,  sera  cu- 
rieux, je  m'assure,  de  savoir  quel  éclaircisse- 
ment cette  lettre  aura  produit,  surtout  à  la 
suite  de  la  scène  précédente.  Aucun,  rien  du 
tout:  M.  Hume  se  contente,  en  réponse,  de  me 
parler  des  soins  obligeans  que  M.  Dnvenport  se 
propose  de  prendre  en  ma  faveur;  du  reste, 
pas  un  seul  mot  sur  le  principal  sujet  de  ma 
lettre,  ni  sur  l'état  de  mon  cœur  dont  il  devoit 
si  bien  voir  le  tourment.  Je  fus  frappé  de  ce 
silence,  encore  plus  que  je  ne  l'avois  été  de  son 
flegme  à  notre  dernier  entretien.  J'avois  tort, 
ce  silence  étoit  fort  naturel  après  l'autre,  et 
j'aurois  dû  m'y  attendre;  car  quand  on  a  osé 
dire  en  face  d'un  homme  :  Je  suis  lente  de  vous 
croire  un  traître,  et  qu'il  n'a  pas  eu  la  curiosité 
de  demander  sur  quoi  y  l'on  peut  compter  qu'il 
n'aura  pareille  curiosité  de  sa  vie  ;  et  pour  peu 
quelesindices  le  chargent,  cet  homme  est  jugé. 

Après  la  réception  de  sa  lettre,  qui  tarda 
beaucoup,  je  pris  enfin  mon  parti,  et  résolus 
de  ne  lui  plus  écrire.  Tout  me  confirma  bientôt 
dans  la  résolution  de  rompre  avec  lui  tout 
commerce.  Curieux  au  dernier  point  du  détail 
de  mes  moindres  affaires,  il  ne  s'étoit  pas  borné 
à  s'en  informer  de  moi  dans  nos  entretiens; 
mais  j'appris  qu'après  avoir  commencé  par 
faire  avouer  à  ma  gouvernante  qu'elle  en  étoit 
instruite ,  il  n'avoit  pas  laissé  échapper  avec 
elle  un  seul  tête-à-tête  sans  l'interroger  jusqu'à 
l'mportunité,  sur  mes  occupations,  sur  mes  res- 
sources, sur  mes  amis,  sur  mes  connoissances, 
sur  leur  nom,  leur  état,  leur  demeure;  et, 
avec  une  adresse  jésuitique,  il  avoit  demandé 
séparément  les  mêmes  choses  à  elle  et  à  moi. 
On  doit  prendre  intérêt  aux  affaires  d'un  ami; 
mais  on  doit  se  contenter  de  ce  qu'il  veut  nous 
en  dire,  surtout  quand  il  est  aussi  ouvert,  aussi 
confiant  que  moi,  et  tout  ce  petit  cailletage  de 
commère  convient,  on  ne  peut  pas  plus  mal,  à 
un  philosophe. 

Dans  le  même  temps,  je  reçois  encore  deux 
lettres  qui  ont  été  ouvertes  :  l'un  de  M.  Bos- 


G28 


CORRESPONDANCE. 


wel,  dont  le  cachet  étoit  en  si  mauvais  état, 
que  M.  Davenport,  en  la  recevant,  le  fit  re- 
marquer au  laquais  de  M.  Hume;  et  l'autre  de 
M.  d'Ivernois,  dans  un  paquet  de  M.  Hume, 
laquelle  avoit  été  recacheléeau  moyen  d'un  fer 
chaud  qui,  maladroitement  appliqué,  avoit 
brûlé  le  papier  autour  de  l'empreinte.  J'écrivis 
à  M.  Davenport  pour  le  prier  de  garder  par 
devers  lui  toutes  les  lettres  qui  lui  seroient  re- 
mises pour  moi,  et  de  n'en  remettre  aucune  à 
personne,  sous  quelque  prétexte  que  ce  fût. 
J'ignore  si  M.  Davenport,  bien  éloigné  de  pen- 
ser que  celte  précaution  pût  regarder  M.  Hume, 
lui  montra  ma  lettre  ;  mais  je  sais  que  tout  di- 
soit  à  celui-ci  qu'il  avoit  perdu  ma  confiance, 
et  qu'il  n'en  alloit  pas  moins  son  train  sans 
s'embarrasser  de  la  recouvrer. 

Mais  que  devins-je  lorsque  je  vis  dans  les 
papiers  publics  la  prétendue  lettre  du  roi  de 
Prusse,  que  je  n'avois  pas  encore  vue  ;  cette 
fausse  lettre  imprimée  en  françois  et  en  an- 
glois,  donnée  pour  vraie,  même  avec  la  signa- 
ture du  roi,  et  que  j'y  reconnus  la  plume  de 
M.  d'Âlemberl,  aussi  sûrement  que  si  je  la 
lui  avois  vu  écrire  ! 

A  l'instant  un  trait  de  lumière  vint  m'éclairer 
sur  la  cause  secrète  du  changement  étonnant 
et  prompt  du  public  anglois  à  mon  égard,  et 
je  vis  à  Paris  le  foyer  du  complot  qui  s'exécu- 
toit  à  Londres. 

M.  d'Alembert,  autre  ami  très-intime  de 
M.  Hume,  étoit  depuis  long-temps  mon  ennemi 
caché,  et  n'épioit  que  les  occasions  de  me  nuire 
sans  se  commettre  ;  il  étoit  le  seul  des  gens  de 
lettres  d'un  certain  nom  et  de  mes  anciennes 
connaissances  qui  ne  me  fût  point  venu  voir,  ou 
qui  ne  m'eût  rien  fait  direà  mon  dernier  passage 
à  Paris.  Je  connoissois  ses  dispositions  secrètes, 
mais  je  m'en  inquiétois  peu,  me  contentant 
d'en  avertir  mes  amis  dans  l'occasion.  Je  me 
souviens  qu'un  jour,  questionné  sur  son  compte 
par  M.  Hume,  qui  questionna  de  même  ensuite 
ma  gouvernante,  je  lui  dis  que  M.  d'Alembert 
étoit  un  homme  adroit  et  rusé,  il  me  contredit 
avec  une  chaleur  dont  je  m'étonnai,  ne  sachant 
pas  alors  qu'ils  étoientsi  bien  ensemble,  et  que 
c'étoit  sa  propre  cause  qu'il  défendoit. 

La  lecture  de  cette  lettre  m'alarma  beau-^ 
coup;  et  sentant  quej'avois  été  attiré  en  An- 
gleterre en  vertu  d'un  projet  qui  çommençoit 


à  s'exécuter,mais  dontj'ignorois  le  but,jesen- 
tois  le  péril  sans  savoir  où  il  pouvoit  être,  ni  de 
quoi  j'avois  à  me  garantir  :  je  me  rappelai  alors 
quatre  mots  effrayans  de  M.  Hume,  que  je  rap- 
porterai ci-après.  Que  penser  d'un  écrit  où  l'on 
me  faisoit  un  crime  de  mes  misères,  qui  tendoit 
à  m'ôter  la  commisération  de  tout  le  monde 
dans  mes  malheurs,  et  qu'on  donnoit  sous  le 
nom  du  prince  même  qui  m'avoit  protégé,  pour 
en  rendre  l'effet  plus  cruel  encore  I  Que  devois- 
je  augurer  de  la  suite  d'un  tel  début?  Le  peu- 
ple anglois  lit  les  papiers  publics,  et  n'est  déjà 
pas  trop  favorable  aux  étrangers.  Un  vêtement 
qui  n'est  pas  le  sien  suffit  pour  le  mettre  de 
mauvaise  humeur;  qu'en  doit  attendre  un  pau- 
vre étranger  dans  ses  promenades  champêtres, 
le  seul  plaisir  de  la  vie  auquel  il  s'est  borné? 
quand  on  aura  persuadé  à  ces  bonnes  gens  que 
cet  homme  aime  qu'on  le  lapide,  ils  seront  fort 
tentés  de  lui  en  donner  l'amusement.  Mais  ma 
douleur,  ma  douleur  profonde  et  cruelle,la  plus 
amère  que  j'aie  jamais  ressentie,  ne  venoit  pas 
du  péril  auquel  j'étois  exposé  ;  j'en  avois  trop 
bravé  d'autres  pour  être  fort  ému  de  celui-là  ; 
la  trahison  d'un  faux  ami,  dont  j'étois  la  proie, 
étoit  ce  qui  portoit  dans  mon  cœur  trop  sensi- 
ble l'accablement,  la  tristesse  et  la  mort.  Dans 
l'impétuosité  d'un  premier  mouvement,  dont 
jamais  je  ne  fus  le  maitre,  et  que  mes  adroits 
ennemis  savent  faire  naître  pour  s'en  prévaloir, 
j'écris  des  lettres  pleines  de  désordre,  où  je  ne 
déguise  ni  mon  trouble  ni  mon  indignation. 

Monsieur,  j'ai  tant  de  choses  à  dire  qu'en 
chemin  faisant  j'en  oublie  la  moitié.  Par  exem- 
ple, une  relation  en  forme  de  lettre  sur  mon  sé- 
jour àMontmorency  fut  portée  par  des  libraires 
à  M.  Hume,  qui  me  la  montra.  Je  consentis 
qu'elle  fût  imprimée  ;  il  se  cherge  d'y  veiller  : 
elle  n'a  jamais  paru.  J'avois  apporté  un  exem- 
plaire des  Lettres  de  M.  Du  Peyrouy  contenant 
la  relation  des  affaires  de  Neuchâtel,  qui  me 
regardent  ;  je  les  remis  aux  mêmes  libraires  à 
leur  prière,  pour  les  faire  traduire  et  réimpri- 
mer; M.  Hume  se  chargea  d'y  veiller  ;  elles 
n'ont  jamais  paru  (').  Dès  que  la  fausse  lettre 
du  roi  de  Prusse  et  sa  traduction  parurent,  je 
compris  pourquoi  les  autres  écrits  resîoient 

(')  Les  libraires  viennent  de  me  marquer  que  cette  édition 
est  faite  et  prête  à  parottre.  Cela  peut  être,  mais  il  est  trop 
tard,  et,  qui  pis  est,  trop  à  propos. 


ANNÉE  iTGC). 


Oî20 


supprimés,  et  je  l'écrivis  aux  libraires.  J'écri- 
vis d'autres  lettres  qui  probablement  ont  couru 
dans  Londres;  enfin  j'employai  le  crédit  d'un 
homme  de  mérite  et  de  qualité  pour  faire  met- 
tre dans  les  papiers  une  déclaration  de  l'impos- 
ture :  dans  cette  déclaration,  je  laissois  parot- 
tre  toute  ma  douleur,  et  je  n'en  déguisois  pas 
la  cause. 

Jusqu'ici  M.  Hume  a  semblé  marcher  dans 
les  ténèbres,  vous  l'allez  voir  désormais  dans  la 
lumière  et  marcher  à  découvert.  Il  n'y  a  qu'à 
toujours  aller  droit  avec  les  gens  rusés  ;  tôt  ou 
tard  ils  se  décèlent  par  leurs  ruses  mêmes. 

Lorsque  cette  prétendue  lettre  du  roi  de 
Prusse  fut  publiée  à  Londres,  M.  Hume,  qui 
certainement  savoit  qu'elle  étoit  supposée, 
puisque  je  le  lui  avois  dit,  n'en  dit  rien,  ne 
m'écrit  rien ,  se  tait,  et  ne  songe  pas  même  à 
faire  en  faveur  de  son  ami  absent  aucune  dé- 
claration de  la  vérité.  11  ne  falloit ,  pour  aller 
au  but,  que  laisser  dire  et  se  tenir  coi;  c'est  ce 
qu'il  fit. 

M.  Hume  ayant  été  mon  conducteur  en  An- 
gleterre, y  étoit  en  quelque  façon  mon  protec- 
teur, mon  patron.  S'il  étoit  naturel  qu'il  prît  ma 
défense,  il  ne  l'étoit  pas  moinsqu'ayant  une  pro- 
testation publique  à  faire,  je  m'adressasse  à  lui 
pour  cela.  Ayant  déjà  cessé  de  lui  écrire,  je 
n'avois  garde  de  recommencer.  Je  m'adresse  à 
un  autre.  Premier  soufflet  sur  la  joue  de  mon 
patron  :  il  n'en  sent  rien. 

En  disant  que  la  lettre  étoit  fabriquée  à  Pa- 
ris, il  m'importoit  fort  peu  lequel  on  entendît 
de  M.  d'Alembcrt  ou  de  son  prêle-nom,  M.  Wal- 
pole  ;  mais,  en  ajoutant  que  ce  qui  navroit  et 
déchiroit  mon  cœur  étoit  que  l'imposteur  avoit 
des  complices  en  Angleterre ,  je  m'expliquois 
avec  la  plus  grande  clarté  pour  leur  ami  qui 
étoit  à  Londres,  et  qui  vouloit  passer  pour  le 
mien  ;  il  n'y  avoit  certainement  que  lui  seul  en 
Angleterre  dont  la  haine  pût  déchirer  et  navrer 
mon  cœur.  Second  soufflet  sur  la  joue  de  mon 
patron  :  il  n'en  sent  rien. 

Au  contraire,  il  feint  malignement  que  mon 
affliction  venoit  seulement  de  la  publication  de 
celte  lettre,  afin  de  me  faire  passer  pour  un 
homme  vain ,  qu'une  satire  affecte  beaucoup. 
Vain  ou  non,  j'élois  mortellement  affligé;  il  le 
savoit  et  ne  m'écrivoit  pas  un  mot.  Ce  tendre 
ami,qui  a  tant  à  cœur  que  ma  bourse  soit  pleine, 


se  soucie  assez  peu  que  mon  cœur  soit  déchiré. 

Un  autre  écrit  parott  bientôt  dans  les  mêmes 
feuilles  de  la  même  main  que  le  premier,  plus 
cruel  encore,  s'il  étoit  possible,  et  où  l'auteur 
ne  peut  déguiser  sa  rage  sur  l'accueil  que  j'a- 
vois  reçu  à  Paris.  Cet  écrit  ne  m'affecta  plus; 
il  ne  m'apprenoit  rien  de  nouveau  ;  les  libelles 
pouvoient  aller  leur  train  sans  m'émouvoir,  et 
le  volage  public  lui-même  se  lassoit  d'être  long- 
temps occupé  du  même  sujet.  Ce  n'est  pas  le 
compte  des  comploteurs  qui,  ayant  ma  répu- 
tation d'honnête  homme  à  détruire,  veulent  de 
manière  ou  d'autre  en  venir  à  bout.  Il  fallut 
changer  de  batterie. 

L'affaire  de  la  pension  n'étoit  pas  terminée  : 
il  ne  fut  pas  difficile  à  M.  Hume  d'obtenir  de 
l'humanité  du  ministre  et  de  «la  générosité  du 
prince  qu'elle  le  fût  :  il  fut  chargé  de  me  le  mar- 
quer, il  le  fit.  Ce  moment  fut,  je  l'avoue,  un 
des  plus  critiques  de  ma  vie.  Combien  il  m'en 
coûta  pour  faire  mon  devoir  1  Mes  engagemens 
précédens ,  l'obligation  de  correspondre  avec 
respect  aux  bontés  du  roi,  l'honneur  d'être 
l'objet  de  ses  attentions,  de  celles  de  son  minis- 
tre, le  désir  de  marquer  combien  j'y  élois  sen- 
sible, même  l'avantage  d'êlre  un  peu  plus  au 
large  en  approchant  de  la  vieillesse  accablé 
d'ennuis  et  de  maux,  enfin  l'embarras  de  trou- 
ver une  excuse  honnête  pour  éluder  un  bien- 
fait déjà  presque  accepté;  tout  me  rendoit  dif- 
ficile et  cruelle  la  nécessité  d'y  renoncer,  car 
il  le  falloit  assurément ,  ou  me  rendre  le  plus 
vil  de  tous  les  hommes  en  devenant  volontaire- 
ment l'obligé  de  celui  dont  j'étois  trahi. 

Je  fis  mon  devoir,  non  sans  peine  ;  j'écrivis 
directement  à  M.  le  général  Conway ,  et  avec 
autant  de  respect  et  d'honnêteté  qu'il  me  fut 
possible,  sans  refus  absolu  ;  je  me  défendis  pour 
le  présent  d'accepter.  M.  Hume  avoit  été  le  né- 
gociateur de  l'affaire,  le  seul  même  qui  en  eût 
parlé;  non-seulement  je  ne  lui  répondis  point, 
quoique  ce  fût  lui  qui  m'eût  écrit,  mais  je  ne 
dis  pas  un  mot  de  lui  dans  ma  lettre.  Troisième 
soufflet  sur  la  joue  de  mon  patron  ;  et  pour  ce> 
lui-là ,  s'il  ne  le  sent  pas ,  c'est  assurément  sa 
faute  :  il  n'en  sent  rien. 

Ma  lettre  n'étoit  pas  claire ,  et  ne  pouvoit 
l'être  pour  M.  le  général  Conway ,  qui  ne  sa- 
voit pas  à  quoi  tenoit  ce  refus  ;  mais  elle  l'étoit 
fort  pour  M.  Hume  qui  le  savoit  très-bien  : 


630 


CORRESPONDANCE. 


cependant  il  feint  de  prendre  le  change ,  tant 
sur  le  sujet  de  ma  douleur  que  sur  celui  de  mon 
refus,  et,  dans  un  billet  qu'il  m'écrit,  il  me  fait 
entendre  qu'on  me  ménagera  la  continuation 
des  bontés  du  roi,  si  je  me  ravise  sur  la  pen- 
sion. En  un  mot  il  prétend  à  toute  force,  et  quoi 
qu'il  arrive,  demeurer  mon  patron  malgré  moi. 
Vous  jugez  bien,  monsieur,  qu'il  n'attendoit 
pas  de  réponse,  et  il  n'en  eut  point. 

Dans  ce  même  temps  à  peu  près ,  car  je  ne 
sais  pas  les  dates ,  et  cette  exactitude  ici  n'est 
pas  nécessaire,  parut  une  lettre  de  M.  de  Vol- 
taire à  moi  adressée,  avec  une  traduction  an- 
gloise  qui  renchérit  encore  sur  l'original  (*).  Le 
noble  objet  de  ce  spirituel  ouvrage  est  de  m'at- 
tirer  le  mépris  et  la  haine  de  ceux  chez  qui  je 
me  suis  réfugié.  Je  ne  doutai  point  que  mon 
cher  patron  n'eût  été  un  des  instrumens  de 
cette  publication ,  surtout  quand  je  vis  qu'en 
tâchant  d'aliéner  de  moi  ceux  qui  pouvoient  en 
ce  pays  me  rendre  la  vie  agréable ,  on  avoit 
omis  de  nommer  celui  qui  m'y  avoit  conduit. 
On  savoit  sans  doute  que  c'étoit  un  soin  super- 
flu, et  qu'à  cet  égard  rien  ne  restoit  à  faire.  Ce 
nom ,  si  maladroitement  oublié  dans  cette  lettre, 
me  rappela  ce  que  dit  Tacite  du  portrait  de 
Bruius  omis  dans  une  pompe  funèbre,  que 
chacun  l'y  distinguoit  précisément  parce  qu'il 
n'y  étoit  pas. 

On  ne  nommoit  donc  pas  M.  Hume ,  mais  il 
vit  avec  les  gens  qu'on  nommoit  ;  il  a  pour  amis 
tous  mes  ennemis,  on  le  sait  :  ailleurs  les  Tron- 
chin,  les  d'Alembert,  les  Voltaire;  mais  il  y  a 
bien  pis  à  Londres,  c'est  que  je  n'y  ai  pour  en- 
nemis que  ses  amis.  Eh  pourquoi  y  en  aurois-je 
d'autres?  pourquoi  même  y  ai-je  ceux-là? 
Qu'ai-je  fait  à  lord  Littleton  que  je  ne  connois 
même  pas?  Qu'ai-je  fait  à  M.  Walpole  que  je 
ne  connois  pas  davantage?  Que  savent-ils  de 
moi,  sinon  que  je  suis  malheureux  et  l'ami  de 
leur  ami  Hume?  Que  leur  a-t-il  donc  dit,  puis- 
que ce  n'est  que  par  lui  qu'ils  me  connoissent? 
Je  crois  bien  qu'avec  le  rôle  qu'il  fait,  il  ne  se 
démasque  pas  devant  tout  le  monde  ;  ce  ne  se- 
roit  plus  être  masqué.  Je  crois  bien  qu'il  ne 
parle  pas  de  moi  à  M.  le  général  Conway  ni  à 
M.  le  duc  de  Richmond  comme  il  en  parle 

n  C'est  la  lettre  au  docteur  Jean-Jacques  Pansophe 
qu'oo  a  su  depuis  être  de  M.  Bordes.  g.  P. 


dans  ses  entretiens  secrets  avec  M.  Walpole ,  et 
dans  sa  correspondance  secrète  avec  M.  d'A- 
lembert ;  mais  qu'on  découvre  la  trame  qui 
s'ourdit  à  Londres  depuis  mon  arrivée,  et  l'on 
verra  si  M.  Hume  n'en  tient  pas  les  principaux 
fîls. 

Enfin  le  moment  venu  qu'on  croit  propre  à 
frapper  le  grand  coup,  on  en  prépare  l'effet 
par  un  nouvel  écrit  satirique  qu'on  fait  mettre 
dans  les  papiers.  S'il  m'étoit  resté  jusqu'alors 
le  moindre  doute,  comment  auroit-il  pu  tenir 
devant  cet  écrit,  puisqu'il  contenoit  des  faits 
qui  n'étoient  connus  que  de  M.  Hume,  chargés, 
il  est  vrai,  pour  les  rendre  odieux  au  public? 

On  dit  dans  cet  écrit  que  j'ouvre  ma  porte 
aux  grands ,  et  que  je  la  ferme  aux  petits. 
Qui  est-ce  qui  sait  à  qui  j'ai  ouvert  ou  fermé  ma 
porte ,  que  M.  Hume ,  avec  qui  j'ai  demeuré  et 
par  qui  sont  venus  tous  ceux  que  j'ai  vus?  li 
faut  en  excepter  un  grand  que  j'ai  reçu  de  bon 
cœur  sans  le  connoître ,  et  que  j'aurois  reçu 
de  bien  meilleurcœurencoresi je  l'avois  connu. 
Ce  fut  M.  Hume  qui  me  dit  son  nom  quand  il 
fut  parti.  En  l'apprenant,  j'eus  un  vrai  chagrin 
que,  daignant  monter  au  second  étage,  il  ne  fût 
pas  entré  au  premier. 

Quant  aux  petits ,  je  n'ai  rien  à  dire.  J'au- 
rois désiré  voir  moins  de  monde;  mais,  ne 
voulant  déplaire  à  personne,  je  me  laissois  di- 
riger par  M.  Hume ,  et  j'ai  reçu  de  mon  mieux 
tous  ceux  qu'il  m'a  présentés,  sans  distinction 
de  petits  ni  de  grands. 

On  dit  dans  ce  même  écrit  que  je  reçois  mes 
parens  froidement,  pour  ne  rien  dire  de  plus. 

Cette  généralité  consiste  à  avoir  une  fois  reçu 
assez  froidement  le  seul  parent  que  j'aie  hors 
de  Genève ,  et  cela  en  présence  de  M.  Hume. 
C'est  nécessairement  ou  M.  Hume  ou  ce  parent 
qui  a  fourni  cet  article.  Or,  mon  cousin ,  que 
j'ai  toujours  connu  pour  bon  parent  et  pour 
honnête  homme,  n'est  point  capable  de  fournir 
à  des  satires  publiques  contre  moi  ;  d'ailleurs, 
borné  par  son  état  à  la  société  des  gens  de 
commerce,  il  ne  vit  pas  avec  des  gens  de  lettres, 
ni  avec  ceux  qui  fournissent  des  articles  dans 
les  papiers,  encore  moins  avec  ceux  qui  s'oc- 
cupent à  des  satires  :  ainsi  l'article  ne  vient  pas 
de  lui.  Tout  au  plus  puis-je  penser  que  M.  Hume 
aura  tâché  de  le  faire  jaser,  ce  qui  n'est  pas 
absolument  difficile,  et  qu'il  aura  tourné  ce 


ANINÉK  1766. 


631 


qu'il  lui  a  dil  de  la  manière  la  plus  favorable  à 
ses  vues.  Il  est  bon  d'ajouter  qu'après  ma  rup- 
ture avec  M.  Hume  j'eu  avois  écrit  à  ce  cou- 
sin-là. 

Enfin  on  dit  dans  ce  même  écrit  que  je  suis 
sujet  à  changer  d'amis.  Il  ne  faut  pas  être  bien 
fin  pour  comprendre  à  quoi  cela  prépare. 

Distinguons.  J'ai  depuis  vingt-cinq  et  trente 
ans  des  amis  très-solides.  J'en  ai  de  plus  nou- 
veaux, mais  non  moins  sûrs,  que  je  garderai 
plus  longtemps  si  je  vis.  Je  n'ai  pas  en  général 
trouvé  la  même  sûreté  chez  ceux  que  j'ai  faits 
parmi  les  gens  de  lettres  :  aussi  j'en  ai  changé 
quelquefois,  et  j'en  changerai  tant  qu'ils  me 
seront  suspects;  car  je  suis  bien  déterminé  à  ne 
garder  jamais  d'amis  par  bienséance  :  je  n'en 
veux  avoir  que  pour  les  aimer. 

Si  jamais  j'eus  une  conviction  intime  et  cer- 
taine, je  l'ai  que  M.  Hume  a  fourni  les  maté- 
riaux de  cet  écrit.  Bien  plus,  non-seulement 
j'ai  cette  certitude,  mais  il  m'est  clair  qu'il  a 
voulu  que  je  l'eusse  :  car  comment  supposer  un 
homme  aussi  fin,  assez  maladroit  pour  se  dé- 
couvrir à  ce  point,  voulant  se  cacher? 
,  Quel  étoit  son  but  ?  Rien  n'est  plus  clair  en- 
core; c'étoit  de  porter  mon  indignation  à  son 
dernier  terme,  pour  amener  avec  plus  d'éclat 
le  coup  qu'il  me  préparoit.  Il  sait  que,  pour  me 
faire  faire  bien  des  sottises,  il  suffit  de  me  met- 
tre en  colère.  Nous  sommes  au  moment  criti- 
que qui  montrera  s'il  a  bien  ou  mal  raisonné. 

Il  faut  se  posséder  autant  que  fait  M.  Hume, 
il  faut  avoir  son  flegme  et  toute  sa  force  d'esprit 
pour  prendre  le  parti  qu'il  prit,  après  tout  ce  qui 
s'étoit  passé.  Dans  l'embarras  où  j'étois,  écri- 
vant à  M.  le  général  Conway,  je  ne  pus  rem- 
plir ma  lettre  que  de  phrases  obscures  dont 
M.  Hume  fit,  comme  mon  ami,  l'interprétation 
qui  lui  plut.  Supposant  donc,  quoiqu'il  sût 
très-bien  le  contraire,  que  c'étoit  la  clause  du 
secret  qui  me  faisoit  de  la  peine,  il  obtient  de 
M.  le  général  qu'il  voudroit  bien  s'employer 
pour  la  faire  lever.  Alors  cet  homme  stoïque 
et  vraiment  insensible  m'écrit  la  lettre  la  plus 
amicale,  où  il  me  marque  qu'il  s'est  employé 
pour  faire  lever  la  clause;  mais  qu'avant  toute 
chose  il  faut  savoir  si  je  veux  accepter  sans  cette 
condition,  pour  ne  pas  exposer  sa  majesté  à  un 
second  refus. 

C'étoit  ici  le  moment  décisif,  la  fin,  l'objet 


de  tous  ses  travaux  ;  il  lui  falloit  une  réponse, 
il  la  vouloit.  Pour  que  je  ne  pusse  me  dispen- 
ser de  la  faire,  il  envoie  à  M.  Davenport  un  du- 
plicata de  sa  lettre,  et,  non  content  de  cette 
précaution,  il  m'écrit  dans  un  autre  billet 
qu'il  ne  sauroit  rester  plus  long-temps  à  Lon- 
dres pour  mon  service.  La  tête  me  tourna 
presque  en  lisant  ce  billet.  De  mes  jours  je  n'ai 
rien  trouvé  de  plus  inconcevable. 

Il  l'a  donc  enfin  cette  réponse  tant  désirée, 
et  se  presse  déjà  d'en  triompher.  Déjà,  écrivant 
à  M.  Davenport,  il  me  traite  d'homme  féroce 
et  de  monstre  d'ingratitude  :  mais  il  lui  faut 
plus;  ses  mesures  sont  bien  prises,  à  ce  qu'il 
pense  :  nulle  preuve  contre  lui  ne  peut  échap- 
per. Il  veut  une  explication  ;  il  l'aura,  et  la 
voici. 

Rien  ne  la  conclut  mieux  que  le  dernier  trait 
qui  l'amène.  Seul,  il  prouve  tout,  et  sans  répli- 
que. 

Je  veux  supposer,  par  impossible,  qu'il  n'est 
rien  revenu  à  M.  Hume  de  mes  plaintes  contre 
lui  :  il  n'en  sait  rien,  il  les  ignore  aussi  parfai- 
tement que  s'il  n'eût  été  faufilé  avec  personne 
qui  en  fût  instruit,  aussi  parfaitement  que  si 
durant  ce  temps  il  eût  vécu  à  la  Chine;  mais  ma 
conduite  immédiate  entre  lui  et  moi,  les  derniers 
mots  si  frappans  que  je  lui  dis  à  Londres,  la 
lettrequisuivitpleined'inquiétudeeldecrainte, 
mon  silence  obstiné  plus  énergique  que  des 
paroles,  ma  plainte  amère  et  publique  au  sujet 
de  la  lettre  de  M.  d'Âlembert,  ma  lettre  au  mi- 
nistre, qui  ne  m'a  point  écrit,  en  réponse  à 
celle  qu'il  m'écrit  lui-même,  et  dans  laquelle  je 
ne  dis  pas  un  mot  de  lui  ;  enfin  mon  refus^ 
sans  daigner  m'adresser  à  lui,  d'acquiescer  à 
une  affaire  qu'il  a  traitée  en  ma  faveur,  moi  le 
sachant,  et  sans  opposition  de  ma  part  ;  tout 
cela  parle  seul  du  ton  le  plus  fort,  je  ne  dis  pas 
à  tout  homme  qui  auroit  quelque  sentiment 
dans  l'âme,  mais  à  tout  homme  qui  n'est  pas 
hébété. 

Quoi  1  après  que  j'ai  rompu  tout  commerce 
avec  lui  depuis  près  de  trois  mois,  après  que  je 
n'ai  répondu  à  pas  une  de  ses  lettres,  quelque 
important  qu'en  fût  le  sujet,  environné  des 
marques  publiques  et  particulières  de  l'afflic- 
tion que  son  infidélité  me  cause,  cet  homme 
éclairé,  ce  beau  génie,  naturellement  si  clair- 
voyant, et  volontairement  si  stupide,  ne  voit 


632 


CORRESPONDANCE. 


rien,  n'entend  rien,  ne  sent  rien,  n'est  ému 
de  rien,  et  sans  un  seul  mot  de  plainte,  de  jus- 
tification, d'explication,  il  continue  à  se  don- 
ner, malgré  moi,  pour  moi,  les  soins  les  plus 
grands,  les  plus  empressés  ;  il  m'écrit  affec- 
tueusement qu'il  ne  peut  rester  à  Londres  plus 
long-temps  pour  mon  service;  comme  si  nous 
étions  d'accord  qu'il  y  restera  pour  cela  !  Cet 
aveuglement,  cette  impassibilité,  cette  obsti- 
nation, ne  sont  pas  dans  la  nature  ;  il  faut  ex- 
pliquer cela  par  d'autres  motifs.  Mettons  cette 
conduite  dans  un  plus  grand  jour,  car  c'est  un 
point  décisif. 

Dans  cette  affaire,  il  faut  nécessairement 
que  M.  Hume  soit  le  plus  grand  ou  le  dernier 
des  hommes  ;  il  n'y  a  pas  de  milieu.  Reste  à  sa- 
voir lequel  c'est  des  deux. 

Malgré  tant  de  marques  de  dédain  de  ma  part, 
M.  Hume  avoit-il  l'étonnante  générosité  de 
vouloir  me  servir  sincèrement?  il  savoit  qu'il 
m'étoit  impossible  d'accepter  ses  bons  offices, 
tant  que  j'aurois  de  lui  les  sentimens  que  j'a- 
vois  conçus;  il  avoit  éludé  l'explication  lui- 
même.  Ainsi,  me  servant  sans  se  justifier,  il 
rendoit  ses  soins  inutiles  :  il  n'étoit  donc  pas 
généreux. 

S'il  supposoit  qu'en  cet  état  j'accepterois  ses 
soins,  il  supposoit  donc  que  j'étois  un  infâme. 
C'étoit  donc  pour  un  homme  qu'il  jugeoit  être 
un  infâme  qu'il  sollicitoit  avec  tant  d'ardeur 
une  pension  du  roi.  Peut-on  rien  penser  de 
plus  extravagant  ? 

Mais  que  M.  Hume,  suivant  toujours  son 
plan,  se  soit  dit  à  lui-même  :  Voici  le  moment 
de  l'exécution  :  car,  pressant  Rousseau  d'ac- 
cepter la  pension,  il  faudra  qu'il  l'accepte  ou 
qu'il  la  refuse.  S'il  l'accepte,  avec  les  preuves 
que  j'ai  en  main,  je  le  déshonore  complètement; 
s'il  la  refuse  après  l'avoir  acceptée,  on  a  levé 
tout  prétexte,  il  faudra  qu'il  dise  pourquoi; 
c'est  là  que  je  l'attends  :  s'il  m'accuse,  il  est 
perdu. 

Si,  dis-je,  M.  Hume  a  raisonné  ainsi,  il  a  fait 
une  chose  fort  conséquente  à  son  plan,  et  par 
là  même  ici  fort  naturelle  ;  et  iKn'y  a  que  cette 
unique  façon  d'expliquer  sa  conduite  dans  cette 
affaire  ;  car  elle  est  inexplicable  dans  tonte  au- 
tre supposition  :  si  ceci  n'est  pas  démontré,  ja- 
mais rien  ne  le  sera. 

L'état  critique  où  il  m'a  réduit  me  rappelle 


bien  fortement  les  quatre  mots  dont  j'ai  parlé 
ci-devant,  et  que  je  lui  entendis  dire  et  répéter 
dans  un  temps  où  je  n'en  pénétrois  guère  la 
force.  C'étoit  la  première  nuit  qui  suivit  notre 
départ  de  Paris.  Nous  étions  couchés  dans  la 
même  chambre,  et  plusieurs  fois  dans  la  nuit  je 
l'entendis  s'écrier  en  françois,  avec  une  véhé- 
mence extrême  :  Je  tiens  J.  J.  Rousseau! 
J'ignore  s'il  veilloit  ou  s'il  dormoit;  l'expres- 
sion est  remarquable  dans  la  bouche  d'un 
homme  qui  sait  trop  bien  le  françois  pour  se 
tromper  sur  la  force  et  le  choix  des  termes.  Ce- 
pendant je  pris,  et  je  ne  pouvois  manquer  alors 
de  prendre  ces  mots  dans  un  sens  favorable, 
quoique  le  ton  l'indiquât  encore  moins  que  l'ex- 
pression :  c'est  un  ton  dont  il  m'est  impossible 
de  donner  l'idée,  et  qui  correspond  très-bien 
aux  regards  dont  j'ai  parlé.  Chaque  fois  qu'il 
dit  ces  mots  je  sentis  un  tressaillement  d'effroi, 
dont  je  n'étois  pas  le  maître  :  mais  il  ne  me 
fallut  qu'un  moment  pour  me  remettre  et  rire 
de  ma  terreur  :  dès  le  lendemain  tout  fut  si 
parfaitement  oublié  que  je  n'y  ai  pas  même 
pensé  durant  tout  mon  séjour  à  Londres  et  au 
voisinage.  Je  ne  m'en  suis  souvenu  qu'ici ,  où 
tant  de  choses  m'ont  rappelé  ces  paroles,  et  me 
les  rappellent,  pour  ainsi  dire,  à  chaque  ins- 
tant. 

Ces  mots  dont  le  ton  retentit  sur  mon  cœur 
comme  s'ils  venoient  d'être  prononcés;  les  longs 
et  funestes  regards  tant  de  fois  lancés  sur  moi  ; 
les  petits  coups  sur  le  dos  avec  des  mots  de 
mon  cher  monsieur  y  en  réponse  au  soupçon  d'ê- 
tre un  traître;  tout  cela  m'affecte  à  un  tel  point 
après  le  reste ,  que  ces  souvenirs ,  fussent-ils 
lesseuIs,fermeroienttoutretouràla  confiance  : 
et  il  n'y  a  pas  une  nuit  où  ces  mois  :  Je  tiens 
J.  J.  Rousseau  !  ne  sonnent  encore  à  mon  oreille 
comme  si  je  les  entendois  de  nouveau. 

Oui ,  monsieur  Hume ,  vous  me  tenez ,  je  le 
sais,  mais  seulement  par  des  choses  qui  me  sont 
extérieures  ;  vous  me  tenez  par  l'opinion,  par 
les  jugemens  des  hommes  ;  vous  me  tenez  par 
ma  réputation,  par  ma  sûreté  peut-être  ;  tous 
les  préjugés  sont  pour  vous  :  il  vous  est  aisé  de 
me  faire  passer  pour  un  monstre  comme  vous 
avez  commencé,  et  je  vois  déjà  l'exultation  bar- 
bare de  mes  implacables  ennemis.  Le  public, 
en  général,  ne  me  fera  pas  plus  de  grâce  :  sans 
autre  examen ,  il  est  toujours  pour  les  services 


■m 


ANNÉE  1766. 


633 


rendus,  parce  que  chacun  est  bien  aise  d'invi- 
ter à  lui  en  rendre  en  montrant  qu'il  sait  les 
sentir.  Je  prévois  aisément  la  suite  de  tout  cela, 
surtout  dans  le  pays  où  vous  m'avez  conduit, 
et  où,  sans  amis ,  étranger  à  tout  le  monde ,  je 
suis  presque  à  votre  merci.  Les  gens  sensés 
comprendront  cependant  que,  loin  que  j'aie  pu 
chercher  cette  affaire,  elle  étoit  ce  qui  pouvoit 
m'arriver  de  plus  terrible  dans  la  position  où  je 
suis;  ils  sentiront  qu'il  n'y  a  que  ma  haine  in- 
vincible pour  toute  fausseté ,  et  l'impossibilité 
de  marquer  de  l'estime  à  celui  pour  qui  je  l'ai 
perdue,  qui  aient  pu  m'empôcher  de  dissimuler 
quand  tant  d'intérêts  m'en  faisoient  une  loi  : 
mais  les  gens  sensés  sont  en  petit  nombre ,  et 
ce  ne  sont  pas  eux  qui  font  le  bruit. 

Oui,  monsieur  Hume,  vous  me  tenez  par  tous 
les  liens  de  cette  vie;  mais  vous  ne  me  tenez  ni 
par  ma  vertu  ni  par  mon  courage,  indépendant 
de  vous  et  des  hommes,  et  qui  me  restera  tout 
entier  malgré  vous.  Ne  pensez  pas  m'effrayer 
par  la  crainte  du  sort  qui  m'attend.  Je  connois 
les  jugemens  des  hommes,  je  suis  accoutumée 
leur  injustice,  et  j'ai  appris  à  les  peu  redouter. 
Si  votre  parti  est  pris,  comme  j'ai  tout  lieu  de 
le  croire,  soyez  sûr  que  le  mien  ne  l'est  pas 
moins.  Mon  corps  est  affoibli,  mais  jamais  mon 
Ame  ne  fut  plus  ferme.  Les  hommes  feront  et 
diront  ce  qu'ils  voudront,  peu  m'importe; ce 
qui  m'importe  est  d'achever,  comme  j'ai  com- 
mencé, d'être  droit  et  vrai  jusqu'à  la  fin,  quoi 
qu'il  arrive,  et  de  n'avoir  pas  plus  à  me  repro- 
cher une  lâcheté  dans  mes  misères,  qu'une  in- 
solence dans  ma  prospérité.  Quelque  opprobre 
qui  m'attende  et  quelque  malheur  qui  me  me- 
nace, je  suis  prêt.  Quoiqu'à  plaindre,  je  le  se- 
rai moins  que  vous,  et  je  vous  laisse  pour  toute 
vengeance  le  tourment  de  respecter,  malgré 
vous,  l'infortuné  que  vous  accablez. 

En  achevant  cette  lettre,  je  suis  surpris  de  la 
force  que  j'ai  eue  de  l'écrire.  Si  l'on  mouroit  de 
douleur,  j'en  serois  mort  à  chaque  ligne.  Tout 
est  également  incompréhensible  dans  ce  qui  se 
passe.  Une  conduite  pareille  à  la  vôtre  n'est  pas 
dans  la  nature  ;  elle  est  contradictoire ,  et  ce- 
pendant elle  m'est  démontrée.  Abîme  des  deux 
côtés  1  Je  péris  dans  l'un  ou  dans  l'autre.  Je 
suis  le  plus  malheureux  des  humains  si  vous 
êtes  coupable  ;  j'en  suis  le  plus  vil  si  vous  êtes 
innocent.  Vous  me  faites  désirer  d'être  cet  ob- 


jet méprisable.  Oui ,  l'état  où  je  me  verrois, 
prosterné,  foulé  sous  vos  pieds,  criant  miséri- 
corde, et  faisant  tout  pour  l'obtenir,  publiant 
à  haute  voix  mon  indignité ,  et  rendant  à  vos 
vertus  le  plus  éclatant  hommage ,  seroit  pour 
mon  cœur  un  état  d'épanouissement  et  de  joie 
après  l'état  d'élouffement  et  de  mort  où  vous 
l'avez  mis.  Il  ne  me  reste  qu'un  mol  à  vous  dire. 
Si  vous  êtes  coupable,  ne  m'écrivez  plus;  cela 
seroit  inutile,  et  sûrement  vous  ne  me  trompe- 
rez pas.  Si  vous  êtes  innocent ,  daignez  vous 
justifier.  Je  connois  mon  devoir,  je  l'aime  et 
l'aimerai  toujours,  quelque  rude  qu'il  puisse 
être.  Il  n'y  a  pas  d'abjection  dont  un  cœur  qui 
n'est  pas  né  pour  elle  ne  puisse  revenir.  Encore 
un  coup,  si  vous  êtes  innocent,  daignez  vous 
justifier  :  si  vous  ne  l'éles  pas,  adieu  pour  jamais. 


A  M.   DU   PËYROU. 

Le  19  juillet. 

J'avois  le  pressentiment  de  votre  goutte,  et 
j'en  sentais  l'inquiétude  tandis  que  vous  en  sen- 
tiez le  mal.  Vous  en  voilà,  j'espère,  délivré, 
du  moins  pour  cette  année.  La  prévoyance  de 
ces  retours  annuels  est  terrible  ;  cependant  si 
de  vives  douleurs  laissoient  raisonner,  ce  seroit 
quelque  consolation,  tandis  qu'elles  durent,  de 
sentir  qu'on  achète  à  ce  prix  onze  mois  de  re- 
pos. Quant  à  moi ,  si  je  pouvois  rassembler  en 
un  point  ce  que  je  souffre  en  détail,  j'en  feruis 
le  marché  de  grand  cœur;  car  les  intervalles 
de  repos  donnent  seuls  un  prix  à  la  vie.  Mais, 
comme  je  ne  doute  point  que  cette  somme  de 
douleurs  ne  fut  beaucoup  moindre  que  la  vô- 
tre ,  je  sens  que  ce  triste  marché  ne  doit  pas 
vous  agréer.  Cependant,  à  toute  mesure,  souf- 
frir beaucoup  me  paroft  encore  préférable  à 
souffrir  toujours.  0  mon  hôte  !  ne  renouvelons 
pas  nos  douleurs ,  dans  leur  relâche ,  en  nous 
en  rappelantlecruel  souvenir.  Contentuns-nous 
de  tâcher,  comme  vous  faites,  d'adoucir  la  ri- 
gueur de  leurs  attaques  par  toutes  les  précau- 
tions que  la  raison  peut  suggérer.  Celle  du 
grand  exercice  me  paroît  excellente  ;  la  goutte 
doit  son  origine  à  la  vie  sédentaire  ;  il  faut  du 
moinsempêcher  sa  causedela  nourrir.  Vous  sem- 
blez  mettre  e n  pa rite  l'exercice  pédestre ,  l 'éq ues- 
tre  et  le  mouvement  du  carrosse;  c'est  en  quoi 


^IF" 


651 


CORUESPOINDANOE. 


je  ne  suis  pas  de  votre  avis.  Le  carrosse  est  à 
peine  un  mouvement,  et  posant,  à  cheval,  sur 
son  derrière  et  sur  ses  pieds ,  on  a  plus  d'à 
moitié  le  corps  en  repos.  Dans  la  marche  à 
pied  toutes  les  articulations  agissent,  et  le 
mouvement  du  sang  accéléré  excite  une  trans- 
piration salutaire.  H  n'est  pas  possible  que , 
tandis  qu'on  marche ,  une  sécrétion  d'humeur 
se  fasse  hors  de  son  lieu.  Marchez  donc,  voya- 
gez, herborisez  ;  allez  à  Cressier  à  pied,  reve- 
nez de  même ,  dût  quelque  taureau  vous  faire 
en  passant  les  honneurs  du  bois. 

Quant  à  l'abstinence  que  vous  voulez  vous 
prescrire,  je  l'approuve  aussi,  pourvu  qu'elle 
n'aille  pas  trop  loin.  Continuez  de  ne  pas  sou- 
per, vous  en  dormirez  plus  paisiblement  et 
mieux.  Ne  joignez  pas  le  souper  au  dîner  en 
doublant  la  dose ,  c'est  encore  fort  bien  ;  mais 
n'allez  pas  sortir  de  là  pour  vivre  en  anacho- 
rète ,  et  peser  vos  alimens  comme  Sanctorius. 
Beaucoup  d'exercice  et  beaucoup  d'abstinence 
vont  mal  ensemble  ;  c'est  un  régime  que  n'ap- 
prouve pas  la  nature ,  puisqu'à  proportion  de 
l'exercice  qu'on  fait,  elle  augmente  l'appétit.  Il 
faut  être  sobre  jusque  dans  la  sobriété.  Choi- 
sissez vos  mets  sans  les  mesurer.  Ayez  une  ta- 
ble frugale,  mais  suffisante  :  que  tout  y  soit  sim- 
ple ,  mais  bon  dans  son  espèce.  Point  de  pri- 
meurs ,  rien  de  recherché ,  rien  de  rare ,  mais 
tout  bien  choisi  dans  son  meilleur  temps.  C'est 
ainsi  que  j'ai  vécu  dans  mon  petit  ménage ,  et 
que  j'y  vivrois  toujours ,  quand  j'aurois  cent 
mille  écus  de  rente.  Je  me  souviens  d'avoir 
mangé  chez  vous  du  pain  de  farine  échauffée 
et  du  poisson  qui  n'étoit  pas  frais  ;  voilà  qui  est 
pernicieux.  Je  sais  que  madame  la  Comman- 
dante y  fait  tout  son  possible  :  malheureuse- 
ment, on  n'est  pas  riche  impunément.  Mais 
voilà  surtout  où  doit  porter  sa  vigilance  et  la 
vôtre;  que  rien  ne  soit  fin,  que  tout  soit  sain. 

Il  y  a ,  mon  cher  hôte ,  une  sorte  d'absti- 
nence que  je  crois  beaucoup  plus  importante 
à  votre  état,  et  qui  seule,  je  n'en  doute  point, 
pourroit  opérer  votre  guérison.  Le  vieux  Du- 
moulin répétoit  souvent  que  jamais  homme 
continent  n'avoit  eu  la  goutte  ;  et  il  disoit  aux 
goutteux  qui  se  mettoient  au  lait  :  Buvez  du  vin 
de  Champagne ,  et  quittez  les  filles.  Mon  cher 
hôte ,  je  ne  suis  point  content  de  ce  que  vous 
m'avez  écrit  à  ce  sujet  :  ce  que  vous  regardez 


comme  la  consolation  de  votre  existence  est  pré- 
cisément ce  qui  vous  la  rend  à  charge.  Un  sang 
appauvri  ne  porte  au  cerveau  que  des  esprits 
languissans  et  morts,  et  n'engendre  que  des 
idées  tristes.  Laissez  reprendre  à  votre  sang 
tout  son  baume ,  bientôt  vous  verrez  aussi  la 
nature  et  les  êtres  reprendre  à  vos  yeux  une  face 
riante,  et  vous  sentirez  avec  délices  le  plaisir 
d'exister.  La  santé  du  corps,  la  vigueur  de 
l'âme,  la  vivacité  de  l'esprit,  la  galté  de  l'hu- 
meur, tout  vient  à  ce  grand  point ,  et  le  seul 
régime  utile  aux  vaporeux  est  précisément  le 
seul  dont  ils  ne  s'avisent  jamais.  Je  vous  prêche 
un  jeûne  que  l'habitude  contraire  a  rendu  fort 
difficile,  je  le  sais  bien;  mais  là-dessus,  la 
goutte  doit  être  un  meilleur  prédicateur  que 
moi.  Cependant  il  s'agit  moins  ici  de  grands 
efforts  que  d'une  certaine  adresse,  il  faut  moins 
songer  à  vaincre  qu'à  éviter  le  combat.  II  faut 
savoir  se  distraire  et  s'occuper  beaucoup,  mais 
surtout  agréablement;  car  les  occupations  dé- 
plaisantes ont  besoin  de  délassement ,  et  voilà 
précisément  où  nous  attend  l'ennemi.  Mon  cher 
hôte,  j'ai  le  plus  grand  besoin  de  vous  ;  je  don- 
nerois  la  moitié  de  ma  vie  pour  "ous  voir  heu- 
reux et  sain ,  et  je  suis  persuadé  que  cela  dé- 
pend de  vous  encore.  J'ai  une  grande  entre- 
prise à  vous  proposer.  Essayez  un  an  de  mon 
pénible  mais  utile  régime.  Si  dans  un  an  la 
machine  n'est  pas  remontée,  si  l'âme  ne  se  ra- 
nime pas,  si  la  goutte  revient  comme  aupara- 
vant, je  me  tais;  reprenez  votre  train.  Mais, 
de  grâce,  pensez  à  ce  que  votre  ami  vous  pro- 
pose ;  si  vous  pouvez  encore  aspirer  au  bonheur 
et  à  la  santé ,  de  si  grands  objets  ne  méritent-ils 
pas  des  sacrifices?  Pour  les  rendre  moins  oné- 
reux, donnez-vous  quelque  goût  qui  devienne 
enfin  passion,  s'il  est  possible,  et  qui  remplisse 
tous  vos  loisirs.  Je  vous  ai  conseillé  la  bota- 
nique ;  je  vous  la  conseille  encore ,  à  cause  du 
double  profit  de  l'amusement  et  de  l'exercice, 
et  que  quand  on  a  bien  herborisé  dans  les  ro- 
chers pendant  la  journée,  on  n'est  pas  fâché  le 
soir  d'aller  coucher  seul .  J'y  vois  des  avantages 
que  d'autres  occupations  réuniroient  difficile- 
ment aussi  bien.  Toutefois  suivez  vos  goûts 
quels  qu'ils  soient,  mais  occupez-vous  tout  de 
bon  ;  vous  sentirez  quels  charmes  prennent 
par  degrés  les  connoissances,  à  mesure  qu'on 
les  cultive.  Tel  curieux  analyse  avec  plus 


ANNÉE  1766. 


635 


do  plaisir  une  jolie  fleur  qu'une  julie  fille.  Dieu 
veuille,  mon  très-cher  hôie,  que  bientôt  ainsi 
soit  de  vous. 

J'écrirai  cette  semaine  à  mylord  maréchal 
pour  l'affaire  de  M.  d'Escherny,  à  qui  je  vous 
prie  de  faire  mes  salutations  et  mes  excuses  de 
ce  que  je  ne  lui  réponds  pas  ;  c'est  une  suite  de 
la  résolution  que  j'ai  prise  de  n'écrire  plus  à 
personne  qu'au  seul  mylord  maréchal  et  à  vous. 
Je  sens  combien  il  importe  au  repos  du  reste  de 
ma  vie  que  je  sois  totalement  oublié  du  public. 
Je  serois  pourtant  bien  fâché  que  mes  amis 
m'oubliassent  ;  mais  c'est  ce  que  je  n'ai  pas  à 
craindre  de  ceux  qui  sout  près  de  vous  :  et 
quelque  jour,  eux  ou  leurs  enfans  auront  des 
preuves  que  je  ne  les  oublie  pas  non  plus.  Mais 
quand  on  écrit,  les  lettres  se  montrent;  on 
parle  d'un  homme ,  et  il  m'importe  qu'on  cesse 
de  parler  de  moi,  au  pointd'être  censé  mort  de 
mon  vivant.  Je  ne  me  suis  pas  réservé  une  seule 
correspondance  à  Paris,  à  Genève,  à  Lyon,  pas 
même  à  Yverdun  ;  mais  mon  cœur  est  toujours 
le  même,  et  je  me  flatte,  mon  cher  hôte,  que 
dans  tout  ce  qui  est  à  votre  portée,  vous  vou- 
drezbicnsuppléeràmonsilencedansl'occasion. 
Je  suis  très-fâché  que  M.  de  Pury,  que  j'aime 
de  tout  mon  cœur,  ait  à  se  plaindre  de  quelques 
propos  de  mademoiselle  Le  Yasseur,  qui  pro- 
bablement lui  ont  été  mal  rendus  ;  mais  je  suis 
surpris  en  même  temps  qu'un  homme  d'autant 
d'esprit  daigne  faire  attention  à  ces  petits  ba- 
vardages femelles.  Les  femmes  sont  faites  pour 
cailleter,  et  les  hommes  pour  en  rire.  J'ai  si  bien 
pris  mon  parti  sur  tous  ces  dits  et  redits  de  com- 
mères, qu'ils  sont  pour  moi  comme  n'existant 
pas;  etiln'y  aquecemoyende  vivreen  repos. 

Je  vous  suis  obligé  de  la  copie  de  la  lettre 
de  M.  Hume  que  vous  m'avez  envoyée.  C'est  à 
peu  près  ce  que  j'imaginois.  L'article  des  trente 
livres  sterling  de  pension  m'a  fai4  rire.  Vous 
pourrez,  du  moins  je  m'en  flatte,  juger  par 
vous-même  de  ce  qu'il  en  est.  Je  renvoie  à  ce 
même  temps  les  explications  qui  le  regardent 
sur  ce  qui  s'est  passé  entre  lui  et  moi.  Je  vois, 
par  vos  lettres  et  par  celles  de  M.  d'Escherny, 
que  vous  me  jugez  l'un  et  l'autre  fort  affecté 
des  satires  publiques  et  du- radotage  de  ce  pau- 
vre Voltaire.  Je  laisse  croire  aux  autres  ce  qu'il 
leur  plaît;  mais  comment  se  peut-il  que  vous  me 
connoissiez  si  mal  encore,  vous  qui  savez  que  je 


fais  imprimer  moi-même  les  libelles  qui  se  font 
contre  moi  ?  Soyez  bien  persuadé  que  depuis 
long-temps  rien,  de  la  part  de  mes  ennemis  ni 
du  public,  ne  peut  m'affecter  un  seul  moment. 
Les  coups  qui  me  navrent  me  sont  portés  de 
plus  près,  et  j'en  serois  digne  si  je  n'y  étois  pas 
sensible.  Si  le  prédicant  de  Montmollin  publioit 
des  satires  contre  vous,  je  crois  qu'elles  ne  vous 
blesseroient  guère,  mais  si  vous  appreniez  que 
J.  J.  Rousseau  s'entend  avec  lui  pour  cela,  res- 
teriez-vous  de  sang  froid  ?  J'espère  que  non. 
Voilà  le  cas  où  je  me  trouve.  De  grâce,  mon 
bon  hôte,  ne  soyez  pas  si  prompt  à  méjuger 
sans  m'entendre.  Quelque  jour  vous  convien- 
drez, je  m'assure,  que  je  suis  en  Angleterre  le 
même  que  je  fus  auprès  de  vous. 

J'étois  bien  sûr  que  les  trois  cents  louis  ne 
tarderoient  pas  d'arriver.  Celui  qui  les  envoie 
est  un  bon  papa  qui  n'oublie  pas  ses  enfans  ; 
mois,  au  compte  que  vous  faites  à  ce  sujet,  il  me 
paroit  que  mon  cher  tuteur,  si  on  le  laissoit 
faire,  auroit  besoin  soi-mêmed'un  autre  tuteur. 
Nous  parlerons  de  cela  une  autre  fois.  J'ai  tiré 
sur  vos  banquiers  une  lettre  de  sept  cent  trente 
li  vres  de  France,  lesquelles,jointes  aux  soixante- 
dix  livres  marquées  sur  votre  compte,  font 
huit  cents  livres  pour  le  premier  semestre.  Je 
n'ai  point  encore  reçu  de  nouvelles  de  mes 
livres.  Mille  tendres  salutations  à  tous  nos 
amis ,  et  respects  à  la  très-bonne  maman.  Je 
vous  embrasse. 


A  MYLORD  MARECHAL. 

Le20iaUlet4766. 

La  dernière  lettre,  mylord,  que  j'ai  reçue  de 
vous  étoit  du  25  mai.  Depuis  ce  temps  j'ai  été 
forcé  de  déclarer  mes  sentimens  à  M.  Hume  :  il 
a  voulu  une  explication,  ill'a  eue;  j'ignore  l'u- 
sage qu'il  en  fera.  Quoi  qu'il  en  soit,  tout  est 
dit  désormais  entre  lui  et  moi.  Je  voudrois 
vous  envoyer  copie  des  lettres ,  mais  c'est  un 
livre  pour  la  grosseur.  Mylord ,  le  sentiment 
cruel  que  nous  ne  nous  verrons  plus  charge  mon 
cœur  d'un  poids  insupportable  ;  je  donnerois 
la  moitié  de  mon  sang  pour  vous  voir  un  seul 
quart  d'heure  encore  une  fois  dans  ma  vie  :  vous 
savez  combien  ce  quart  d'heure  me  seroit  doux, 
mais  vous  ignorez  combien  il  me  seroit  impor- 
tant. 


636 


CORRESPONDANCE. 


Après  avoir  bien  réfléchi  sur  ma  situation 
présente,  je  n'ai  trouvé  qu'un  seul  moyen  pos- 
sible de  m'assurer  quelque  repos  sur  mes  der- 
niers jours  ;  c'est  de  me  faire  oublier  des  hom- 
mes aussi  parfaitement  que  si  je  n'existois  plus, 
si  tant  est  qu'on  puisse  appeler  existence  un 
reste  de  végétation  inutile  à  soi-même  et  aux 
autres,  loin  de  tout  ce  qui  nous  est  cher.  En 
conséquence  de  celte  résolution  j'ai  pris  celle 
de  rompre  toute  correspondance  hors  le  cas 
d'absolue  nécessité.  Je  cesse  désormais  d'écrire 
et  de  répondre  à  qui  que  ce  soit.  Je  ne  fais  que 
deux  seules  exceptions,  dont  l'une  est  pour 
M.  Du  Peyrou  ;  je  crois  superflu  de  vous  dire 
quelle  est  l'autre  :  désormais  tout  à  l'amitié, 
n'existant  plus  que  par  elle,  vous  sentez  que 
j'ai  plus  besoin  que  jamais  d'avoir  quelquefois 
de  vos  lettres. 

Je  suis  très-heureux  d'avoir  pris  du  goût 
pour  la  botanique  :  ce  goût  se  change  insensi- 
blementcn  une  passion  d'enfant,  ou  plutôt  en  un 
radotage  inutile  et  vain,  car  je  n'apprends  au- 
jourd'hui qu'en  oubliant  ce  que  j'appris  hier; 
mais  n'importe  :  si  je  n'ai  jamais  le  plaisir  de  sa- 
voir, j'aurai  toujours  celui  d'apprendre,  et  c'est 
tout  ce  qu'il  me  faut.  Vous  ne  sauriez  croire 
combien  l'étude  des  plantes  jette  d'agrément 
sur  mes  promenades  solitaires.  J'ai  eu  le  bon- 
heur de  me  conserver  un  cœur  assez  sain  pour 
que  les  plus  simples  amusemens  lui  suffisent, 
et  j'empêche,  en  m'empaillant  la  tête  qu'il  n'y 
reste  place  pour  d'autres  fatras. 

L'occupation  pour lesjoursde pluie,  fréquens 
en  ce  pays,  est  d'écrire  ma  vie,  non  ma  vie  ex- 
térieure comme  les  autres,  mais  ma  vie  réelle, 
celle  de  mon  âme,  l'histoire  de  mes  sentimens 
les  plus  secrets.  Je  ferai  ce  que  nul  homme  n'a 
fait  avant  moi,  ce  que  vraisemblablement  nul 
autre  ne  fera  dans  la  suite.  Je  dirai  tout,  le  bion, 
le  mal,  tout  enfin  ;  je  me  sens  une  âme  qui  se 
peut  montrer.  Je  suis  loin  de  cette  époque 
chérie  de  ^762,  mais  j'y  viendrai,  je  l'espère. 
Je  recommencerai,  du  moins  en  idée,  ces  pèle- 
rinages de  Colombier,  qui  furent  les  jours  les 
plus  purs  de  ma  vie.  Que  ne  peuvent-ils  re- 
commencer encore,  et  recommencer  sans  cesse  ! 
je  ne  demanderois  point  d'autre  éternité. 

M.  Du  Peyrou  me  marque  qu'il  a  reçu  les 
trois  cents  louis.  Ils  viennent  d'un  bon  père 
qui,  non  plus  que  celui  dont  il  est  l'image, 


n  attend  pas  que  ses  eufans  lui  demandent 
leur  pain  quotidien. 

Je  n'entends  point  ce  que  vous  me  dites 
d'une  prétendue  charge  que  les  habitans 
de  Derbyshire  m'ont  donnée.  Il  n'y  a  rien  de 
pareil,  je  vous  assure,  et  cela  m'a  tout  l'air 
d'une  plaisanterie  que  quelqu'un  vous  aura 
faite  sur  mon  compte;  du  reste,  je  suis 
très-content  du  pays  et  des  habitans,  autant 
qu'on  peut  l'être  à  mon  âge  d'un  climat  et 
d'une  manière  de  vivre  auxquels  on  n'est  pas 
accoutumé.  J'espérois  que  vous  me  parleriez 
un  peu  de  votre  maison  et  de  votre  jardin,  ne 
fût-cequ'en  faveur  de  la  botanique.  Ah  1  que  ne 
suis-je  à  portée  de  ce  bienheureux  jardin,  dût 
mon  pauvre  Sultan  le  fourrager  un  peu  comme 
il  fit  celui  de  Colombier  I 


A   M.    DAVENPORT. 


1766. 


Je  suis  bien  sensible,  monsieur,  à  l'attention 
que  vous  avez  de  m'envoyer  tout  ce  que  vous 
croyez  devoir  m' intéresser.  Ayant  pris  mon 
parti  sur  l'affaire  en  question,  je  continuerai , 
quoi  qu'il  arrive,  de  laisser  M.  Hume  faire  du 
bruit  tout  seul,  et  je  garderai,  le  reste  de  mes 
jours,  le  silence  que  je  me  suis  imposé  sur  cet 
article.  Au  reste,  sans  affecter  une  tranquillité 
stoïque,  j'ose  vous  assurer  que,  dans  ce  déchaî- 
nement universel,  je  suis  ému  aussi  peu  qu'il  est 
possible,  et  beaucoup  moins  que  je  n'aurois  cru 
l'être,  si  d'avance  on  me  l'eût  annoncé  ;  mais  ce 
que  je  vous  proleste  et  ce  que  je  vous  jure,  mon 
respectable  hôte,  en  vérité  et  à  la  face  du  ciel , 
c'est  que  le  bruyant  et  triomphant  David  Hume, 
dans  tout  l'éclat  de  sa  gloire,  me  paroît  beau- 
coup plus  à  plaindre  que  l'infortuné  J.  J.  Rous- 
seau, livré  i»la  diffamation  publique.  Je  ne  vou- 
drois  pour  rien  au  monde  être  à  sa  place,  et  j'y 
préfère  de  beaucoup  la  mienne,  même  avec 
l'opprobre  qu'il  lui  a  plu  d'y  attacher. 

J'ai  craint  pour  vous  ces  mauvais  temps  pas- 
sés. J'espère  que  ceux  qu'il  fait  à  présent  en 
répareront  le  mauvais  effet.  Je  n'ai  pas  été 
mieux  traité  que  vous,  et  je  ne  connois  plus 
guère  de  bon  temps  ni  pourmoncœur  ni  pour 
mon  corps  :  j'excepte  celui  que  je  passe  auprès 
de  vous:  c'est  vous  dire  assez  avec  quel  empres- 


.VNNÉE  1766. 


637 


sèment  je  vous  attends  cl  votre  chère  famille, 
que  je  remercie  et  salue  de  toute  mon  âme. 


A  M.  GUY. 


WoottOD,  le  2  août  1766. 


Je  me  serois  bien  passé,  monsieur,  d'appren- 
dre les  bruits  obligeans  qu'on  répand  à  Paris 
sur  mon  compte,  et  vous  auriez  bien  pu  vous 
passer  de  vous  joindre  à  ces  cruels  amis  qui  se 
plaisent  à'm'enfoncer  vingt  poignards  dans  le 
cœur.  Le  parti  que  j'ai  pris  de  m'ensevelirdans 
cette  solitude,  sans  entretenir  plus  aucune  cor- 
respondance dans  le  monde,  est  l'effet  de  ma 
situation  bien  examinée.  La  ligue  qui  s'est  for- 
mée contre  moi  est  trop  puissante,  trop  adroite, 
trop  ardente,  trop  accréditée,  pour  que,  dans 
ma  position,  sans  autre  appui  que  la  vérité,  je 
sois  en  état  de  lui  faire  face  dans  le  public. 
Couper  les  têtes  de  cette  hydre  ne  serviroit  qu'à 
les  multiplier  ;  et  je  n'aurois  pas  détruit  une  de 
leurs  calomnies,  que  vingt  autres  plus  cruelles 
lui  succéderoient  à  l'instant.  Ce  que  j'ai  à  faire 
est  de  bien  prendre  mon  parti  sur  lesjuge- 
mens  du  public,  de  me  taire,  et  de  tâcher  au 
moins  de  vivre  et  mourir  en  repos. 

Je  n'en  suis  pas  moins  reconnoissant  pour 
ceux  que  Tintérèt  qu'ils  prennent  à  moi  en- 
gage à  m' instruire  de  ce  qui  se  passe  :  en 
m'affligeant,  ils  m'obligent;  s'ils  me  font  du 
mal,  c'est  en  voulant  me  faire  du  bien.  Ils 
croient  que  ma  réputation  dépend  d'une  lettre 
injurieuse,  cela  peut  être;  mais,  s'ils  croient 
que  mon  honneur  en  dépend,  ils  se  trompent. 
Si  l'honneur  d'un  homme  dépendoit  des  injures 
qu'on  lui  d't»  et  des  outrages  qu'on  lui  fait,  il 
y  a  long-temps  qu'il  ne  me  resteroit  plus  d'hon- 
neur à  perdre  ;  mais,  au  contraire,  il  est  même 
au-dessous  d'un  honnête  homme  de  repousser 
de  certains  outrages.  On  dit  que  M.  Hume  me 
iraite  de  vile  canaille  et  de  scélérat.  Si  je  savois 
répondre  à  de  pareils  noms,  je  m'en  croirois 
digne. 

Montrez  cette  lettre  à  mes  amis,  et  priez-les 
de  se  tranquilliser.  Ceux  qui  ne  jugent  que  sur 
des  preuves  ne  me  condamneront  certainement 
pas,  et  ceux  qui  jugent  sans  preuves  ne  valent 
pas  la  peine  qu'on  les  désabuse.  M.  Hume  écrit, 


dit-on,  qu'il  veut  publier  toutes  les  pièces  re- 
latives à  cette  affaire;  c'est,  j'en  réponds,  ce 
qu'il  se  gardera  de  faire,  ou  ce  qu'il  se  gardera 
bien  au  moins  de  faire  fidèlement.  Que  ceux  qui 
seront  au  fait  nous  jugent,  je  le  désire;  que 
ceux  qui  no  sauront  que  ce  que  M.  Hume  vou- 
dra leur  dire  ne  laissent  pas  de  nous  juger  ; 
cela  m'est,  je  vous  jure,  très-indifférent.  J'ai 
un  défenseur  dont  les  opérations  sont  lentes, 
mais  sûres  :  je  les  attends. 

Je  me  bornerai  à  vous  présenter  une  seule 
réflexion.  Il  s'agit,  monsieur,  de  deux  hommes 
dont  l'un  a  été  amené  par  l'autre  en  Angleterre 
presque  malgré  lui  :  l'étranger,  ignorant  la 
langue  du  pays,  ne  pouvant  parler  ni  entendre, 
seul,  sans  amis,  sans  appui,  sans  connois- 
sance,  sans  savoir  même  à  qui  confier  une  lettre 
en  sûreté,  livré  sans  réserve  à  l'autre  et  aux 
siens,  malade,  retiré  et  ne  voyant  personne, 
écrivant  peu,  est  allé  s'enfermer  dans  le  fond 
d'une  retraite  où  il  herborise  pour  toute  occu- 
pation :  le  Breton,  homme  actif,  liant,  intri- 
gant, au  milieu  de  son  pays,  de  ses  amis,  de 
ses  parens,  de  ses  patrons,  de  ses  patriotes,  en 
grand  crédit  à  la  cour,  à  la  ville,  répandu 
dans  le  plus  grand  monde,  à  la  tête  des  gens 
de  lettres,  disposant  des  papiers  publics,  en 
grande  relation  chez  l'étranger,  surtout  avec  les 
plus  mortels  ennemis  du  premier.  Dans  cette 
position,  il  se  trouve  que  l'un  des  deux  a  tendu 
des  pièges  à  l'autre.  Le  Breton  crie  que  c'est 
cette  vile  canaille,  ce  scélérat  d'étranger  qiii  lui 
en  tend  :  l'étranger,  seul,  malade,  abandonné, 
gémit,  et  ne  répond  rien.  Là-dessus  le  voilà 
jugé,  et  il  demeure  clair  qu'il  s'est  laissé  mener 
dans  le  pays  de  l'autre,  qu'il  s'est  mis  à  sa  merci 
tout  exprès  pour  lui  faire  pièce  et  pour  conspi- 
rer contre  lui.  Que  pensez-vousdece  jugement? 
Si  j'avois  été  capable  de  former  un  projet  aussi 
monstrueusement  extravagant,  oii  est  l'homme 
ayant  quelque  sens,  quelque  humanité,  qui  ne 
devroit  pas  dire  :  Vous  faites  tort  à  ce  pauvre 
misérable  ;  il  est  trop  fou  pour  pouvoir  être  un 
scélérat  :  plaignez-le,  saignez-le;  mais  ne  l'in- 
juriez pas.  J'ajouterai  que  le  ton  seul  que  prend 
M.  Hume  devroit  décréditer  ce  qu'il  dit  ;  ce  ton 
si  brutal,  si  bas,  si  indigne  d'un  homme  qui  se 
respecte,  marque  assez  que  l'âme  qui  l'a  dicté 
n'est  pas  saine  ;  il  n'annonce  pas  un  langage 
digne  de  foi.  Je  suis  étonné,  je  l'avoue,  com- 


658 


CORRESPONDANCE. 


ment  ce  ton  seul  n'a  pas  excité  Pindignation  pu- 
blique. C'est  qu'à  Paris  c'est  toujours  celui  qui 
crie  le  plus  fort  qui  a  raison.  Â.  ce  combat- là 
je  n'emporterai  jamais  la  victoire,  et  je  ne  la 
disputerai  pas. 

Voici,  monsieur,  le  fait  en  peu  de  mots.  II 
m'est  prouvé  que  M.  Hume,  lié  avec  mes  plus 
cruels  ennemis,  d'accord  à  Londres  avec  des 
gens  qui  se  montrent,  et  à  Paris  avec  tel  qui  ne 
se  montre  pas,  m'a  attiré  dans  son  pays,  en 
apparence  pour  m'y  servir  avec  la  plus  grande 
ostentation,  et  en  effet  pour  m'y  diffamer  avec 
la  plus  grande  adresse;  à  quoi  il  a  très-bien 
réussi.  Je  m'en  suis  plaint  :  il  a  voulu  savoir 
mes  raisons;  je  les  lui  ai  écrites  dans  le  plus 
grand  détail  ;  si  on  les  demande,  il  peut  les  dire; 
quant  à  moi,  je  n'ai  rien  à  dire  du  tout. 

Plus  je  pense  à  la  publication  promise  par 
M.  Hume,  moins  je  puis  concevoir  qu'il  l'exé- 
cute. S'il  l'ose  faire,  à  moins  d'énormes  falsi- 
fications, je  prédis  hardiment  que,  malgré  son 
extrême  adresse  et  celle  de  ses  amis,  sans  même 
que  je  m'en  mêle,  M.  Hume  est  un  homme  dé- 
masqué. 


A   HYLORD   MARECHAL. 

Le  9  août  1766. 

Les  choses  incroyables  que  M.  Hume  écrit  à 
Paris  sur  mon  compte  me  font  présumer  que, 
s'il  l'ose,  il  ne  manquera  pas  de  vous  en  écrire 
autant;  je  ne  suis  pas  en  peine  de  ce  que  vous 
en  penserez.  Je  me  flatte,  mylord,  d'être  assez 
connu  de  vous,  et  cela  me  tranquillise;  mais 
il  m'accuse  avec  tant  d'audace  d'avoir  refusé 
malhonnêtement  la  pension,  après  l'avoir  ac- 
ceptée, que  je  crois  devoir  vous  envoyer  une 
copie  fidèle  de  la  lettre  que  j'écrivis  à  ce  sujet  à 
M.  le  général  Conway.  J'étois  bien  embarrassé 
dans  cette  lettre,  ne  voulant  pas  dire  la  véritable 
cause  de  mon  refus,  et  ne  pouvant  en  alléguer 
aucune  autre.  Vous  conviendrez,  je  m'assure, 
que  si  l'on  peut  s'en  tirer  mieux  que  je  ne  fis, 
on  ne  peut  du  moins  s'en  tirer  plus  honnête- 
ment. J'ajouterai  qu'il  est  faux  que  j'aie  jamais 
accepté  la  pension;  j'y  mis  seulement  votre 
agrément  pour  condition  nécessaire,  et,  quand 
cet  agrément  fut  venu,  M.  Hume  alla  en  avant 
sans  me  consulter  davantage.  Comme  vous  ne 


pouvez  savoir  ce  qui  s'est  passé  en  Angleterre 
à  mon  égard  depuis  mon  arrivée,  il  est  impos- 
sible que  vous  prononciez  dans  cette  affaire, 
avec  connoissance,  entre  M.  Hume  et  moi  :  ses 
procédés  secrets  sont  trop  incroyables,  et  il  n'y 
a  personne  au  monde  moins  fait  que  vous  pour 
y  ajouter  foi.  Pour  moi,  qui  les  ai  sentis  si  cruel- 
lement, et  qui  n'y  peux  penser  qu'avec  la  dou- 
leur la  plus  amère,  tout  ce  qu'il  me  reste  à  dé- 
sirer est  de  n'en  reparler  jamais;  mais  comme 
M.  Hume  ne  garde  pas  le  même  silence,  et  qu'il 
avance  les  choses  les  plus  fausses  du  ton  le  plus 
affirmatif,  je  vous  demande  aussi,  mylord,  une 
justice  que  vous  ne  pouvez  me  refuser  ;  c'est 
lorsqu'on  pourra  vous  dire  ou  vous  écrire  que 
j'ai  fait  volontairement  une  chose  injuste  ou 
malhonnête,  d'être  bien  persuadé  que  cela  n'est 
pas  vrai. 


A  MADAME  LA  MARQUISE   DE  VZRDELIN. 
wootton,  août  1766. 


y  11 


J'ai  attendu,  madame,  votre  retour  à  Paris 
pour  vous  répondre,  parce  qu'il  y  a,  pour 
écrire  des  provinces  d'Angleterre  dans  les 
provinces  de  France,  des  embarras  que  j'au- 
rois  peine  à  lever  d'ici. 

Vous  me  demandez  quels  sont  mes  griefs 
contre  M.  Hume.  Des  griefs  ?  non,  madame, 
ce  n'est  pas  le  mot  :  ce  mot  propre  n'existe 
pas  dans  la  langue  françoise,  et  j'espère,  pour 
l'honneur  de  l'humanité,  qu'il  n'existe  dans 
aucune  langue. 

M.  Hume  a  promis  de  publier  toutes  les  pièces 
relatives  à  cette  affaire  :  s'il  tient  parole,  vous 
verrez,  dans  la  lettre  que  je  lui  ai  écrite  le 
^  0  juillet,  les  détails  que  vous  demandez,  du 
moins  assez  pour  que  le  reste  soit  superflu. 
D'ailleurs,  vous  voyez  sa  conduite  publique 
depuis  ma  dernière  lettre  (*)  ;  elle  parle  assez 
clair,  ce  me  semble,  pour  que  je  n'aie  plus  be- 
soin de  rien  dire. 

Je  vous  dois  cependant,  madame,  d'exami- 
ner ce  que  vous  m'alléguez  à  ce  sujet. 

Que  la  fausse  lettre  du  roi  de  Prusse  soit  de 
M.  d'Alembert,  ami  de  M.  Hume,  ou  de  M.  Wal- 
pole,  ami  de  M.  Hume,  ce  n'est  pas,  au  fond, 

(*)  Voyez  ci-devant  la  lettre  du  13  roai  1764,  page  487. 


ANNEE  17G6. 


G59 


de  cela  qu'il  8*a|>it;  c'est  de  savoir,  quel  que 
8011  l'auteur  de  la  lettre,  si  M.  Hume  en  est  com- 
plice. Vous  voulez  que  madame  du  Doffand  ait 
travaillé  à  cette  lettre  ;  à  la  bonne  heure  :  mais 
deux  autres  écrits,  mis  successivement  dans  les 
mêmes  papiers,  et  de  la  môme  main,  ne  sont 
sillrenient  pas  de  celle  d'une  femme;  et,  quant  à 
M.  Walpole,  tout  ce  que  je  puis  dire  est  qu'il 
faut  assurément  que  je  me  connoisse  mal  en 
style  pour  avoir  pu  prendre  le  françois  d'un 
Ânglois  pour  le  françois  de  M.  d'Âlembert. 

Votre  objection,  tirée  du  caractère  connu  de 
M.  Hume,  est  très-forte,  et  m'étonnera  toujours: 
il  n'a  pas  fallu  moins  que  ce  que  j'ai  vu  et  senti 
d'opposé  pour  le  croire.  Tout  ce  que  je  peux 
conclure  de  cette  contradiction,  est  qu'appa- 
remment M.  Hume  n'a  jamais  haï  que  moi  seul  ; 
mais  aussi  quelle  haine,  quel  art  profond  à  la 
cacher  et  à  l'assouvir I  le  môme  cœur  pourroit-il 
suffire  à  deux  passions  pareilles? 

On  vous  marque  que  j'ai  voué  à  M.  Hume 
une  haine  implacable,  parce  qu'il  veut  me  dés- 
honorer en  me  forçant  d'accepter  des  bienfaits. 
Savez-vous  bien,  madame,  ce  que  mylord  ma- 
réchal, à  qui  vous  me  renvoyez,  eût  fait  si  on 
lui  eût  dit  pareille  chose?  11  eût  répondu  que 
cela  n'étoit  pas  vrai,  et  n'eût  pas  même  daigné 
m'en  parler. 

Tout  ce  que  vous  ajoutez  sur  l'honneur  que 
m'eût  fait  une  pension  du  roi  d'Angleterre  est 
très-juste  ;  il  est  seulement  étonnant  que  vous 
ayez  cru  avoir  besoin  de  me  dire  ces  choses-là. 
Pour  vous  prouver,  madame,  que  je  pense 
exactement  comme  vous  sur  cet  article,  je  vous 
envoie  ci-jointe  la  copie  d'une  lettre  que  j'écri- 
Yis,  il  y  a  trois  mois,  à  M.  le  général  Conway, 
et  dans  laquelle  j'étois  même  fort  embarrassé, 
sentant  déjà  les  trahisons  de  M.  Hume,  et  ne 
voulant  cependant  pas  le  nommer.  Il  ne  s'agit 
pas  de  savoir  si  cette  pension  m'eût  été  hono- 
rable, mais  si  elle  l'étoit  assez  pour  que  je 
dusse  l'accepter  à  tout  prix,  môme  à  celui  de 
l'infamie. 

Quand  vous  me  demandez  quel  est  le  sujet 
qui  ose  solliciter  son  maître  pour  un  homme 
qu'il  veut  avilir,  vous  ne  voyez  pas  qu'il  faisoit 
de  cette  sollicitation  son  grand  moyen  pour 
^n'accuser  bientôt  de  la  plus  noire  ingratitude. 
Si  M.  Hume  eût  travaillé  publiquement  à  m'a- 
vilir  lui-même,  vous  auriez  raison  ;  mais  il  ne 


faut  pas  supposer  qu'il  exécutoit  avec  bétisc  un 
projet  si  profondément  médité  :  cette  objection 
seroit  bonne  encore,  si,  connu  depuis  long- 
temps de  M.  Hume,  j'avois  été  inconnu  du  roi 
d'Angleterre  et  de  sa  cour;  mais  votre  lettre 
même  dit  le  contraire  :  cette  affaire  ne  pouvoit 
tourner,  comme  elle  a  fait,  qu'à  l'avantage  de 
M.  Hume.  Toute  la  cour  d'Angleterre  dit  main- 
tenant :  Ce  pauvre  homme!  il  croit  que  tout  le 
monde  lui  ressemble;  nous  y  avons  été  trompés 
comme  lui. 

Dans  le  plan  qu'il  s'étoit  fait,  et  qu'il  a  si 
pleinement  exécuté,  de  paroitre  me  servir  en 
public  avec  la  plus  grande  ostentation,  et  de  me 
diffamer  ensuite  avec  la  plus  grande  adresse,  il 
devoit  écrire  et  parler  honorablement  de  moi. 
Vouliez-vous  qu'il  allât  dire  du  mal  d'un  homme 
pour  lequel  il  affectoit  tant  d'amitié?  c'eût  été 
se  contredire,  et  jouer  très-mal  son  jeu  :  il  vou- 
loit  parottre  avoir  été  pleinement  ma  dupe  ;  il 
préparoit  l'objection  que  vous  me  faites  au- 
jourd'hui. 

Vous  me  renvoyez,  sur  ce  que  vous  appelez 
mes  griefs,  à  mylord  maréchal,pour  en  juger: 
mylord  maréchal  est  trop  sage  pour  vouloir, 
d'où  il  est,  voir  mieux  que  moi  ce  qui  se  passe 
où  je  suis;  et  quand  un  homme,  entre  quatre 
yeux,  m'enfonce  à  coups  redoublés  un  poi- 
gnard dans  le  sein,  je  n'ai  pas  besoin,  pour 
savoir  s'il  m'a  touché,  de  l'aller  demander  à 
d'autres. 

Finissons  pour  jamais  sur  ce  sujet,  je  vous 
supplie.  Je  vous  avoue,  madame,  touîe  ma  foi- 
blesse.  Si  je  savoisque  M.  Hume  ne  fût  pas  dé- 
masqué avant  sa  mort,  j'aurois  peine  à  croire 
encore  à  la  Providence. 

Je  me  fais  quelque  scrupule  de  mêler  dans 
une  même  lettre  des  sujets  si  disparates;  mais 
cette  atteinte  de  goutte  que  vous  avez  sentie, 
mais  les  incommodités  de  vos  enfans,  ne  me 
permettent  pas  de  vous  rien  dire  ici  d'eux  et  de 
vous.  Quant  à  la  goutte,  il  n'est  pas  naturel 
qu'elle  vous  maltraite  beaucoup  à  votre  âge, 
et  j'espère  que  vous  en  serez  quitte  pour  un 
ressentiment  passager;  mais  je  n'envisage  pas 
de  même  cette  humeur  scrofuleuse,  qui  paroit 
avoir  été  transmise  à  vos  enfans  par  leur  père  ; 
l'âge  pubère  les  guérira,  comme  je  l'espère,  ou 
rien  ne  les  guérira  ;  et,  dans  ce  dernier  cas,  je 
vois  une  raison  de  plus  de  combler  les  vœux 


640 


CORRESPONDANCE. 


'^■ 


d'un  honnête  homme  qui  a  toute  votre  estime, 
etqui  mérite  tout  votre  attachement.  Vos  filles, 
malgré  leur  mérite,  leur  naissance  et  leur  bien, 
se  marieront  peut-être  avec  peine,  et  peut-être 
aurez-vous  vous-même  quelque  scrupule  de  les 
marier.  Ah  1  madame,  les  races  de  gens  de  bien 
sont  si  rares  sur  la  terre  1  voulez-vous  en  lais- 
ser éteindre  une?  A  la  place  des  simples  et 
vrais  sentimens  de  la  nature,  qu'on  étouffe, 
on  a  fourré  dans  la  société  je  ne  sais  quels  raf- 
finemens  de  délicatesse  que  je  ne  saurois  souf- 
frir. Croyez-moi,  croyez-en  votre  ami,  et  l'ami 
de  toutes  choses  honnêtes;  mariez-vous, puis- 
que votre  âge  et  votre  cœur  le  demandent; 
l'intérêt  même  de  vos  filles  ne  s'y  oppose  pas. 
Vos  enfans  des  deux  parts  auront  les  biens  de 
leur  père,  et  ils  auront  de  plus  les  uns  dans  les 
autres  un  appui,  que  vous  rendrez  très-solide 
par  l'attachement  mutuel  que  vous  leur  saurez 
inspirer.  Mon  intérêt  aussi  se  mêle  à  ce  conseil, 
je  vous  l'avoue;  je  sens  et  j'ai  grand  besoin  de 
sentir  qu'on  n'est  pas  tout-à-fait  misérable 
quand  on  a  des  amis  heureux  (*).  Soyez-le  l'un 
et  l'autre,  et  l'un  par  l'autre;  qu'au  milieu  des 
afflictions  qui  m'accablent,  j'aie  la  consolation 
de  savoir  que  j'ai  deux  amis  unis  et  fidèles  qui 
parlent  quelquefois  avec  attendrissement  de 
mes  misères  ;  elles  m'en  seront  moins  rudes  à 
supporter.  J'aime  à  envisager  comme  faite  une 
chose  qui  doit  se  faire.  Permettez-moi  de  vous 
conseiller,  lorsque  vous  serez  dans  votre  nou- 
veau ménage,  de  bien  choisir  ceux  à  qui  vous 
accorderez  l'entrée  de  votre  maison  :  qu'elle 
ne  soit  pas  ouverte  à  tout  le  monde,  comme  la 
plupart  des  maisons  de  Paris.  Ayez  un  petit 
nombre  d'amis  sûrs,  et  tenez-vous-en  à  leur 
commerce  :  ayez-en,  si  vous  voulez,  qui  aient 
de  la  littérature,  cela  jelte  de  l'agrément  dans 
la  société;  mais  point  de  gens  de  lettres  de 
profession,  sur  toute  chose;  jamais  aucun  au- 
teur quel  qu'il  soit.  Souvenez-vous  de  cet  avis, 
madame;  et  soyez  sûre  que,  si  vous  le  négli- 
gez, vous  vous  en  trouverez  mal  tôt  ou  tard. 

Je  n'ai  pas  la  force  d'étendre  jusqu'à  vous 
ma  résolution  de  ne  plus  écrire;  c'est  une  ré- 
solution que  j'avois  pourtant  prise,  mais  qu'il 
est  impossible  à  mon  cœur  d'exécuter  :  je  vous 

{'\  Cr^s  conseils  prouvent  que  Jean- Jacques  avoit  de  l'amitié 
pour  l'amaut  de  madame  de  Verdelln  etdout  elle  voulait  faire 
•on  mari.  H  ne  le  devint  pas.  C'étoit  M.  de  Margency.  M.  F. 


écrirai  quelquefois,  madame,  mais  rarement 
peut-être  ;  je  voudrois  qu'en  cela  vous  ne  m'i- 
mitassiez pas^Je  ne  dois  pas  vous  affliger,  et 
vous  pouvez  me  consoler.  Je  vous  prie  de  ne 
remettre  vos  lettres  ni  à  M.  Coindet  ni  à  per- 
sonne, mais  de  les  envoyer  vous-même  sous 
l'adresse  ci-j ointe,  exactement  suivie,  sans  que 
mon  nom  y  paroisse  en  aucune  façon  :  en  pre- 
nant soin  de  faire  affranchir  les  lettres  jusqu'à 
Londres,  elles  parviendront  sûrement,  et  per- 
sonne ne  les  ouvrira  que  moi;  mais  il  faut. tâ- 
cher, par  économie,  d'éviter  les  paquets,  et 
d'écrire  plutôt  des  lettres  simples  sur  d'aussi 
grand  papier  qu'on  veut  ;  car,  quelque  grosse 
que  soit  une  lettre  simple,  elle  ne  paie  que  pour 
simple;  mais  la  moindre  enveloppe  renchérit 
le  port  exorbitamment.  Le  dernier  paquet  de 
M.  Coindet  m'a  coûté  six  francs  de  port  :  je  ne 
les  ai  pas  regrettés  assurément  ;  ce  paquet  con- 
tenoit  une  lettre  de  vous  ;  mais  en  tout  ce  qui 
peut  se  faire  avec  économie,  sans  que  la  chose 
aille  moins  bien,  je  suis  dans  une  position  qui 
m'en  rend  le  soin  très-utile.  Au  reste,  je  ne  sais 
pas  qui  peut  vous  avoir  dit  que  j'étois  à  vingt- 
cinq  lieues  de  Londres  ;  j'en  suis  à  cinquante 
bonnes;  et  j'ai  mis  quatre  jours  à  les  faire,  avec 
les  mêmes  chevaux  à  la  vérité.  Recevez,  ma- 
dame, les  salutations  de  la  plus  tendre  amitié. 


A   M.    MARC-MICBEL  REV.    ' 

Woolton.  août  1766. 

Je  reçois,  mon  cher  compère,  avec  grand 
plaisir  de  vos  nouvelles  :  l'impossibilité  de  trou- 
ver nulle  part  ce  repos  après  lequel  mon  cœur 
soupire  inutilement  m'eût  fait  un  scrupule  de 
vous  donner  des  miennes,  pour  ne  pas  vous 
affliger.  D'ailleurs,  voulant  me  recueillir  en 
moi-même,  autant  qu'il  est  possible,  et  ne  plus 
rien  savoir  de  ce  qui  se  passe  dans  le  monde 
par  rapport  à  moi,  j'ai  rompu  tout  commerce 
de  lettres,  hors  les  cas  d'absolue  nécessité  .-cela 
fera  que  je  vous  écrirai  plus  rarement  désor- 
mais; mais  soyez  sûr  que  mon  attachement 
pour  vous,  et  pour  toutce  qui  vous  appartient, 
est  toujours  le  même,  et  que  ce  seroit  une 
grande  consolation  pour  moi  dans  la  vieillesse 
qui  s'approche,  au  milieu  d'un  cortège  de  dou- 


ANNÉE  1766. 


Gii 


leurs  de  toute  espèce ,  d'embrasser  ma  chère 
filleule  avant  ma  mort. 

J'ai  su  que  vous  aviez  eu  aussi  quelques  af- 
faires désagréables  :  j'en  étois  en  peine;  et  je 
vous  aurois  écrit  à  ce  sujet ,  si  vous  ne  m'aviez 
prévenu.  J'augure  ,  sur  ce  que  vous  ne  m'en 
dites  rien,  que  tout  cela  n'a  pas  eu  des  suites,  et 
je  m'en  réjouis  de  tout  mon  cœur;  mais  mon 
amitié  pour  vous  ne  me  permet  pas  de  vous 
taire  mon  sentimert  sur  ces  sortes  d'affaires. 
Tandis  que  vous  commenciez  et  que  vous  aviez 
besoin  de  mettre,  pour  ainsi  dire,  à  la  loterie, 
il  vous  convenoit  de  courir  quelques  risques 
pour  vous  avancer  ;  mais  maintenant,  que  votre 
maison  est  bien  établie,  que  vos  affaires,  comme 
ie  le  suppose,  sont  en  bon  état,  ne  les  déran- 
gez pas  par  votre  faute  :  jouissez  en  paix  de  la 
fortune  dont  la  Providence  a  béni  votre  tra- 
vail; et,  au  lieu  d'exposer  le  bien  de  vos  en- 
fans  et  le  vôtre,  contentez-vous  de  l'entretenir 
en  sûreté,  sans  plus  vous  permettre  d'entre- 
prises hasardeuses.  Voilà ,  mon  cher  compère, 
un  conseil  de  l'amitié,  et,  je  crois,  de  la  raison  : 
si  vous  trouvez  qu'il  soit  à  votre  usage ,  pro- 
fitez-en. 

Vos  gazettes  disent  donc  que  M.  Hume  est 
mon  bienfaiteur,  et  que  je  suis  son  pn)tégé. 
Que  Dieu  me  préserve  d'être  souvent  protégé 
de  la  sorte,  et  de  trouver  en  ma  vie  encore  un 
pareil  bienfaiteur!  Je  présume  que  cet  article 
n'est  que  préparatoire,  et  qu'il  en  suivra  bien- 
tôt un  second  aussi  véridique ,  aussi  humain, 
aussi  juste.  Qu'importe  ,  mon  cher  compère? 
laissons  dire,  et  M.  Hume,  et  les  plénipoten- 
tiaires, et  les  puissances ,  et  les  gazetiers,  et  le 
public,  et  tout  le  monde;  qu'ils  crient,  qu'ils 
m'outragent,  qu'ils  m'insultent,  qu'ils  disent 
et  fassent  tout  ce  qu'ils  voudront  :  mon  âme, 
en  dépit  doux ,  restera  toujours  la  même  ;  il 
n'est  pas  au  pouvoir  des  hommes  de  la  changer. 
Le  public  désormais  est  mort  pour  moi  ;  je  vous 
prie,  quand  vous  m'écrirez,  de  ne  me  reparler 
jamais  de  ce  qu'on  y  dit. 

MM.  Becket  et  de  Hondt  ne  m'ont  point  parlé 
de  la  pension  de  mademoiselle  Le  Vasseur;  et 
comme  l'année  n'est  pas  écoulée,  cela  ne  presse 
pas  :  mais  je  vous  prie  de  ne  vous  servir  jamais 
de  ces  messieurs ,  pour  me  rien  envoyer,  ni 
pour  rien  qui  me  regarde  ;  j'ai  senti,  dans  plus 
dune  affaire,  l'influence  que  M.  Hume  a  sur 

T.    IV. 


eux.  Il  vient  de  m'en  arriver  une  qui  mérite 
d'être  contée.  M.  Du  Peyrou  ayant  jugé  à  pro- 
pos de  m'cnvoyer  mes  livres ,  je  l'avois  prié  de 
les  adresser  à  ces  messieurs  ,  qui  s'êtoicnt  of- 
ferts. Ayant  une  collection  considérable  d'es- 
tampes, dont  les  droits,  exigés  à  la  rigueur, 
auroient  passé  mes  ressources,  je  les  priai  de 
tâcher  de  faire  mitiger  le  droit,  d'autant  plus 
que  la  moitié  de  mes  estampes  ne  valant  pas  ce 
droit,  j'aimerois  mieux  les  abandonner  que  de 
le  payer  sans  rabais  :  ces  messieurs  promet- 
tent de  faire  de  leur  mieux  :  ils  reçoivent  mes 
livres,  et,  outre  quinze  louis  de  port,  en  pren  - 
nenl  quinze  autres  chez  mon  banquier  pour 
les  frais  de  douane  ;  gardent  et  fouillent  les  li- 
vres ,  tant  qu'il  leur  plaît,  sans  me  rien  mar- 
quer de  leur  arrivée,  m'envoient  enfin  sans 
avis  un  ballot  que  je  les  avois  priés  de  m'en- 
voyer  sitôt  que  les  miens  arriveroienl.  J'ouvre 
ce  ballot  où  mes  estampes  étoient  ;  je  trouve  les 
porte-feuilles  vides,  et  pas  une  seule  estampe 
ni  petite  ni  grande,  sans  qu'ils  aient  même  dai- 
gné me  marquer  ce  qu'ils  en  avoient  fait.  Ainsi 
j'ai  quinze  louis  de  port,  autant  de  douane, 
sans  savoir  sur  quoi ,  et  pour  cent  louis  d'es- 
tampes perdues,  sans  qu'il  m'en  reste  une 
seule  (*).  Je  ne  sais  si  les  livres  que  vous  avez 
vus  doivent  payer  à  Londres  mille  écus  de 
douane  ;  mais  je  sais  bien  que  si  je  les  revends, 
comme  il  le  faut  bien,  je  n'en  retirerai  f)as  la 
moitié  de  cette  somme.  Il  y  a  un  seul  article 
d'une  livre  sterling  (c'est  près  d'un  louis)  pour 
une  vieille  guitare  sourde,  brisée  et  pourrie, 
qui  m'a  coûté  six  francs  de  France,  et  dont  je 
ne  les  retrouverai  jamais  ;  cela  ne  se  feroit  pas 
à  Alger,  mais  cela  se  fait  à  Londres,  grâces 
aux  bons  soins  de  ces  messieurs.  Si  je  laisse 
long-temps  mes  livres  dans  leur  magasin  ,  et 
s'ils  me  font  payer  à  proportion  pour  l'entre- 
pôt, ne  le  pouvant  pas,  je  serai  forcé  de  leur 
laisser  mes  livres  :  ainsi  j'aurai  perdu,  par 
leurs  bons  soins,  tous  mes  livres,  toutes  mes 
estampes,  et  trente  louis  d'argent  comptant. 
Que  dites-vous  de  cela?  Je  crois  que  ces  mes- 
sieurs sont  par  eux-mêmes  de  fort  honnêtes 
gens;  mais  je  crois  aussi  qu'à  mon  égard  ils 
cèdent  trop  à  l'instigation  d'autrui  :  c'est  pour- 
quoi je  veux  n'avoir  avec  eux,  si  je  puis,  au- 

(*)  Ces  estampes,  déplacées  des  porte-fenilles  qui  les  coote- 
noient,  se  sont  retrouvées  dans  un  autre  ballot.  G.  p. 


642 


CORRESPONDANCE. 


cune  sorte  d'affaires,  de  peur  de  m'en  trouver  i  flattois  que  mon  silence  ne  produiroit  pas  ie 


toujours  plus  mal.  Je  chercherai,  si  vous  y  con- 
sentez ,  à  me  prévaloir  sur  vous  des  trois  cents 
francs  de  mademoiselle  Le  Vasseur,  soit  par 
lettre  de  change,  soit  en  vous  envoyant  d'An- 
gleterre son  reçu,  en  échange  duquel  vous 
en  donnerez  l'argent  à  celui  qui  vous  le  remet- 
tra. 

Je  dois  avoir  parmi  mes  livres  un  exemplaire 
de  la  musique  du  Devin  du  village  :  si  vous  per- 
sistez à  vouloir  le  faire  graver,  je  pourrois 
corriger  cet  exemplaire,  et  vous  l'ehvoyer; 
mais  il  faut  du  temps,  non-seulement  pour  at- 
tendre l'occasion,  mais  pour  le  faire  venir  de 
Londres,  parce  qu'il  faut  que  je  donne  commis- 
sion à  quelqu'un  de  confiance  d'ouvrir  la  balle 
où  il  est,  pour  l'en  tirer  et  me  l'envoyer  ;  ce  qui 
ne  peut  se  faire  avant  cet  hiver.  Je  suis  très- 
fâché  que  vous  publiiez  la  Reine  fantasque, 
parce  que  cela  peut  faire  encore  des  tracasse- 
ries désagréables  pour  vous  et  pour  moi. 

Guy  m'a  écrit  au  sujet  du  Dictionnaire  de 
Musique  :  il  se  plaint  de  vous  et  de  vos  propo- 
sitions ,  qu'il  trouve  déraisonnables  :  je  lui  ai 
répondu  qu'il  fît  comme  il  l'entendroit;  que  je 
vous  aimois  fort  tous  les  deux ,  mais  que  des 
affaires  de  libraire  à  libraire ,  je  ne  m'en  mê- 
lerois  de  mes  jours.  Mille  tendres  salutations  à 
madame  Rey.  J'embrasse  la  chère  petite  et  son 
cher  papa. 

Voici  une  adresse  dont  il  faut  vous  servir 
désormais,  quand  vous  m'écrirez  :  ne  faites 
point  d'enveloppe;  et,  quoique  mon  nom  ne 
paroisse  point  sur  la  lettre,  soyez  sûr  que  per- 
sonne ne  l'ouvrira  que  moi,  et  qu'elle  me  par- 
viendra sûrement ,  pourvu  que  vous  suiviez 
exactement  l'adresse,  et  que  vous  affranchis- 
siez jusqu'à  Londres,  sans  quoi  les  lettres 
pour  les  provinces  d'Angleterre  restent  au 
rebut. 


A    M.    D  IVERNOIS. 


Wootton,  le  16  août  1766. 


Je  suis  extrêmement  en  peine  de  vous,  mon- 
sieur, n'ayant  point  de  vos  nouvelles  depuis  le 
21  juin  :  je  vous  ai  marqué ,  il  est  vrai ,  que  je 
ne  vous  écrirois  pas  ;  mais,  comme  vous  n'étiez 
pas  dans  le  même  embarras  que  moi ,  je  me 


vôtre;  et  j'espère  au  moins,  puisque  vous  ne 
m'avez  rien  écrit  de  contraire  à  la  promesse 
que  vous  m'avez  faite  de  me  venir  voir  cet  au- 
tomne ,  que  cetle  promesse  sera  exécutée  : 
ainsi  je  vous  attends  au  mois  de  novembre, 
fâché  seulement  que  vous  ne  preniez  pas  une 
meilleure  saison. 

Je  vous  prie  de  voir,  en  passant  à  Lyon,  ma- 
dame Boy  de  la  Tour,  ma  bonne  amie,  et  sa 
chère  fille, et  de  m'apporter  amplement  de  leurs 
nouvelles  :  apprenez-moi  le  rétablissement 
de  la  première ,  et  le  bonheur  de  la  seconde 
dans  son  mariage  ;  rien  ne  manquera  à  mon 
plaisir  en  vous  embrassant  :  assurez-les  de  ma 
tendre  et  constante  amitié  pour  elles,  el  dites- 
leur  que  vous  leur  expliquerez  à  votre  retour 
pourquoi  je  ne  leur  ai  point  écrit,  moi  qui 
pense  continuellement  à  elles,  et  pourquoi  je 
n'écris  plus  à  personne,  hors  le  cas  de  néces- 
sité. 

Vous  ne  manquerez  pas,  je  vous  prie ,  en 
passant  à  Paris,  de  voir  madame  la  veuve  Du- 
chesne,  libraire,  et  M.  Guy,  à  qui  je  compte  en- 
voyer une  lettre  pour  vous ,  où  je  rassemble- 
rai ce  que  je  peux  avoir  à  vous  dire  d'ici  à  ce 
temps-là,  concernant  votre  voyage  :  en  atten- 
dant, je  vous  préviens  de  ne  donner  votre  con- 
fiance à  personne  à  Londres  sur  ce  qui  me 
regarde;  mais  de  remettre,  s'il  se  peut,  les 
affaires  que  vous  pourriez  avoir  dans  cette  ca- 
pitale à  votre  retour,  où  vous  pourrez  aussi  m'y 
rendre  des  services.  Je  vous  prie  aussi  de  ne 
m'amener  personne  de  Londres,  qui  que  ce 
puisse  être,  et  quelque  prétexte  qu'ils  puissent 
prendre  pour  vous  accompagner  :  il  suffira  que 
vous  preniez,  pour  la  route,  un  domestique  qui 
sache  la  langue;  je  ne  vois  pas  que  vous  puissiez 
vous  en  passer;  car  dans  la  route,  ni  dans 
cette  contrée ,  personne  ne  sait  un  seul  mot  de 
françois. 

Je  ne  vous  envoie  point  cette  lettre  par  M.  Lu- 
cadou  ;  vous  en  saurez  la  raison  quand  nous 
nous  serons  vus  :  ne  me  répondez  pas  non  plus 
par  son  canal  ;  mais  envoyez  votre  lettre  à 
M.  Du  Peyrou ,  qui  aura  la  bonté  de  me  la  faire 
parvenir;  je  vous  avoue  même  que  je  dé- 
sirerois  que  M.  Lucadou  ne  fût  pas  pré- 
venu de  votre  voyage,  de  crainte  qu'il  ne  sur- 
vînt des  obstacles  qui  vous  empêcheroient  de 


ANNÉE  1766. 


643 


l'achever.  Je  ne  puis  vous  en  dire  ici  davan- 
laRB  ;  mais  lout  ce  que  je  désire  pour  ce  moment 
le  plus  au  monde,  est  de  vous  voir  arriver  en 
bonne  santé.  Je  vous  embrasse. 


A  M.    ou   PEYROU. 

WooUon,  le  16  août  «766. 

Je  ne  doute  point,  mon  cher  hôte,  que  les 
choses  incroyables  que  M.  Hume  écrit  partout 
ne  vous  soient  parvenues,  et  je  ne  suis  pas  en 
peine  de  l'effet  qu'elles  feront  sur  vous.  Il  pro- 
met au  public  une  relation  de  ce  qui  s'est  passé 
entre  lui  et  moi,  avec  le  recueil  des  lettres.  Si 
ce  recueil  est  fait  fidèlement,  vous  y  verrez, 
dans  celle  que  je  lui  ai  écrite  le  ^0  juillet,  un 
ample  détail  de  sa  conduite  et  de  la  mienne,  sur 
lequel  vous  pourrez  juger  entre  nous;  mais 
comme  infailliblement  il  ne  fera  pas  cette  pu- 
blication, du  moins  sans  les  falsifications  les 
plus  énormes,  je  me  réserve  à  vous  mettre  au 
fait,  par  le  retour  de  M.  d'Ivernois;  car  vous 
copier  maintenant  cet  immense  recueil,  c'est 
ce  qui  ne  m'est  pas  possible,  et  ce  seroit  rou- 
vrir toutes  mes  plaies  :  j'ai  besoin  d'un  peu  de 
trêve  pour  reprendre  mes  forces  prêtes  à  me 
manquer;  du  reste  je  le  laisse  déclamer  dans 
le  public  et  s'emporter  aux  injures  les  plus 
brutales;  je  ne  sais  point  quereller  en  char- 
retier :  j'ai  un  défenseur  dont  les  opérations 
sont  lentes,  mais  sûres;  je  les  attends  et  je 
me  tais. 

Je  vous  dirai  seulement  un  mot  sur  une  pen- 
sion du  roi  d'Angleterre  dont  il  a  été  question, 
et  dont  vous  m'aviez  parlé  vous-même  :  je  ne 
vous  répondis  pas  sur  cet  article,  non-seule- 
ment à  cause  du  secret  que  M.  Hume  exigeoit, 
au  nom  du  roi,  et  que  je  lui  ai  fidèlement  gardé 
jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  publié  lui-même,  mais 
parce  que,  n'ayant  jamais  bien  comptésur  cette 
pension,  je  ne  voulois  vous  flatter  pour  moi 
de  cette  espérance  que  quand  je  serois  assuré 
de  la  voir  remplir.  Vous  sentez  que  rompant 
avec  M.  Hume,  après  avoir  découvert  ses  tra- 
hisons, je  ne  pouvois,  sans  infamie,  accepter 
des  bienfaits  qui  me  venoient  par  lui  :  il  est 
vrai  que  ces  bienfaits  et  ces  trahisons  semblent 
s'accorder  fort  mal  ensemble;  tout  cela  s'ac- 


corde pourtant  fort  bien.  Son  plan  éioit  de  mu 
servir  publiquement  avec  la  plus  grande  osten- 
tation, et  de  me  diffamer  en  secret  avec  la 
plus  grande  adresse  :  ce  dernier  objet  a  été 
parfaitement  rempli  ;  vous  aurez  la  clef  de  tout 
cela.  En  attendant,  comme  il  publie  partout 
qu'après  avoir  accepté  la  pension,  je  l'ai  mal- 
honnêtement refusée,  je  vous  envoie  une  copie 
de  la  lettre  que  j'écrivis  à  ce  sujet  au  ministre, 
par  laquelle  vous  verrez  ce  qu'il  en  est.  Je 
reviens  maintenant  à  ce  que  vous  m'en  avez 
écrit. 

Lorsqu'on  vous  marqua  que  la  pension  m'a- 
voit  été  offerte,  cela  étoit  vrai  ;  mais  lorsqu'on 
ajouta  que  je  l'avois  refusée,  cela  étoit  parfai- 
tement faux;  car,  au  contraire,  sans  aucun 
doute  alors  sur  la  sincérité  de  M.  Hume,  je  ne 
mis,  pour  accepter  cette  pension,  qu'une  con- 
dition unique,  savoir  l'agrément  de  mylord 
maréchal,  que,  vu  ce  qui  s'étoit  passé  à  Neu- 
châtel,  je  ne  pouvois  me  dispenser  d'obtenir. 
Or,  nous  avions  eu  cet  agrément  avant  mon 
départ  de  Londres;  il  ne  restoil  de  la  part  de 
la  cour  qu'à  terminer  l'affaire;  ce  que  je  n'es- 
pérois  pourtant  pas  beaucoup  ;  mais  ni  dans  ce 
temps-là,  ni  avant,  ni  après,  je  n'en  ai  parlé 
à  qui  que  ce  fût  au  monde,  hors  le  seul  my- 
lord maréchal,  qui  sûrement  m'a  gardé  le  se- 
cret :  il  faut  donc  que  ce  secret  ait  été  ébruité 
de  la  part  de  M.  Hume.  Or,  comment  M.  Hume 
a-t-il  pu  dire  que  javois  refusé,  puisque  cela 
étoit  faux,  et  qu'alors  mon  intention  n'étoit  pas 
même  de  refuser?  Cette  anticipation  ne  mou- 
tre-t-elle  pas  qu'il  savoit  que  je  serois  bientôt 
forcé  à  ce  refus,  et  qu'il  entroit  même  dans 
son  projet  de  m'y  forcer,  pour  amener  les 
choses  au  point  où  il  les  a  mises?  La  chaîne  de 
tout  cela  me  paroîl  importante  à  suivre  pour 
le  travail  d<mt  je  suis  occupé;  et  si  vous  pou- 
viez parvenir  à  remonter,  par  votre  ami,  à  la 
source  de  ce  qu'il  vous  écrit,  vous  rendriez  un 
grand  service  à  la  chose  et  à  moi-même. 

Les  choses  qui  se  passent  en  Angleterre  à 
mon  égard  sont,  je  vous  assure,  hors  de  toute 
imagination  :  j'y  suis  dans  la  f)Ius  complète 
diffamation  où  il  soit  possible  d'être,  sans  que 
j'aie  donné  à  cela  la  moindre  occasion,  et  sans 
que  pas  une  âme  puisse  dire  avoir  eu  person- 
nellement le  moindre  méconlentement  de  moi. 
Il  paroît  maintenant  que  le  projet  de  M.  Hume 


644 


CORRESPONDANCE. 


et  de  ses  associés  est  de  me  couper  toute  res- 
source, t^ute  communication  avec  le  continent, 
et  de  me  faire  périr  ici  de  douleur  et  de  misère. 
J'espère  qu'ils  ne  réussiront  pas  :  mais  deux 
choses  me  font  trembler  :  l'une  est  qu'ils  tra- 
vaillent avec  force  à  détacher  de  moi  M.  Da- 
venport,  et  que,  s'ils  réussissent,  je  suis  abso- 
lument sans  asile,  et  sans  savoir  que  devenir; 
l'autre,  encore  plus  effrayante,  est  qu'il  faut 
absolument  que,  pour  ma  correspondance  avec 
vous,  j'aie  un  commissionnaire  à  Londres,  à 
cause  de  l'affranchissement  jusqu'à  cette  capi- 
tale, qu'il  ne  m'est  pas  possible  de  faire  ici;  je 
me  sers  pour  cela  d'un  libraire  que  je  ne  con- 
nois  point,  mais  qu'on  m'assure  être  fort 
honnête  homme;  si  par  quelque  accident  cet 
homme  venoit  à  me  manquer,  il  ne  me  reste 
personne  à  qui  adresser  mes  lettres  en  sûreté, 
et  je  ne  saurois  plus  comment  vous  écrire  :  il 
faut  espérer  que  cela  n'arrivera  pas  ;  mais,  mon 
cher  hôte,  je  suis  si  malheureux  !  11  ne  me  fau- 
droit  que  ce  dernier  coup. 

Jo  tâche  de  fermer  dv  to-.js  côtés  la  porte  aux 
nouvelles  affligeantes  ;  je  i^e  lis  plus  aucun  pa- 
pier public  ;  je  ne  répondis  plus  à  aucune  lettre, 
ce  qui  doit  rebuter  à  la  fin  de  m'en  écrire  ;  je 
ne  parle  que  de  choses  indifférentes  au  seul 
voisin  avec  lequel  je  converse,  parce  qu'il  est 
le  seul  qui  parle  françois.  11  ne  m'a  pas  été  pos- 
sible, vu  la  cause,  de  n'être  pas  affecté  de  celte 
épouvantable  révolution,  qui,  je  n'en  doute 
pas,  a  gagné  toute  l'Europe;  mais  cette  émo- 
tion a  peu  duré  ;  la  sérénité  est  revenue,  et 
j'espère  qu'elle  tiendra  :  car  il  me  paroît  diffi- 
cile qu'il  m'arrive  désormais  aucun  malheur 
imprévu.  Pour  vous,  mon  cher  hôte,  que  tout 
cela  ne  vous  ébranle  pas  :  j'ose  vous  prédire 
qu'un  jour  l'Europe  portera  le  plus  grand  res- 
pect à  ceux  qui  en  auront  conservé  pour  moi 
dans  mes  disgrâces. 


A  MADAME   LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 
Wootton,  le  30  août  «766. 

Une  chose  me  fait  grand  plaisir,  madame, 
dans  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur 
de  m'écrire  le  27  du  mois  dernier,  et  qui  ne 
m'est  parvenue  que  depuis  peu  de  jours  ;  c'est 


de  connoître  à  son  ton  que  vous  êtes  en  bonne 
santé. 

Vous  dites,  madame,  n'avoir  jamais  vu  do 
lettrescmblable  à  celiequej'aiécriteàM.llume; 
cela  peut  être,  car  je  n'ai,  moi,  jamais  rien 
vu  de  semblable  à  ce  qui  y  a  donné  lieu  -.cette 
lettre  ne  ressemble  pas  du  moins  à  celles  qu'é- 
crit M.  Hume,  et  j'espère  n'en  écrire  jamais 
qui  leur  ressemblent. 

Vous  me  demandez  quelles  sont  les  injures 
dont  je  me  plains.  M.  Hume  m'a  forcé  de  lui 
dire  que  je  voyois  ses  manœuvres  secrètes,  et 
je  l'ai  fait;  il  m'a  forcé  d'entrer  là-dessus  en 
explication  ;  je  l'ai  fait  encore,  et  dans  le  plus 
grand  détail.  Il  peut  vous  rendre  compte  de 
tout  cela,  madame  ;  pour  moi,  je  ne  me  plains 
de  rien. 

Vous  me  reprochez  de  me  livrer  à  d'odieux 
soupçons  :  à  cela  je  réponds  qjie  je  ne  me  livre 
point  à  des  soupçons  :  peut-être  auriez-vous 
pu,  madame,  prendre  pour  vous  un  peu  des 
leçons  que  vous  me  donnez,  n'être  pas  si  fa- 
cile à  croire  que  je  croyois  si  facilement  aux 
trahisons,  et  vous  dire  pour  moi  une  partie  des 
choses  que  vous  vouliez  que  je  me  disse  pour 
M.  Hume. 

Tout  ce  que  vous  m'alléguez  en  sa  faveur 
forme  un  préjugé  très-fort,  très-raisonnable, 
d'un  très-grand  poids,  surtout  pour  moi,  et 
que  je  ne  cherche  point  à  combattre;  mais  les 
préjugés  ne  font  rien  contre  les  faits.  Je  m'abs- 
tiens de  juger  du  caractère  de  M.  Hume,  que  je 
ne  connois  pas  ;  je  ne  juge  que  sa  conduite  avec 
moi,  que  je  connois.  Peut-être  suis-je  le  seul 
homme  qu'il  ait  jamais  ha'ï,  mais  aussi  quelle 
haine!  Un  même  cœur  suffîroii-il  à  deux 
comme  celle-là? 

Vous  vouliez  quejemerefusasse  àTévidenco, 
c'est  ce  que  j'ai  fait  autant  que  j'ai  pu;  que 
je  démentisse  le  témoignage  de  mes  sens,  c'«st 
un  conseil  plus  facile  à  donner  qu'à  suivre  ;  que 
je  ne  crusse  rien  de  ce  que  je  sentois;  que  je 
consultasse  les  amis  que  j'ai  en  France  :  mais 
si  je  ne  dois  rien  croire  de  ce  que  je  vois  et  de 
ce  que  je  sens,  ils  croiront  bien  moins  encore, 
eux  qui  ne  le  voient  pas,  et  qui  le  sentent  en- 
core moins. Quoi,  madame!  quand  un  homme 
vient  entre  quatre  yeux  m'enfoncer,  à  coups 
redoublés,  un  poignard  dans  le  sein,  il  faut, 
avant  d'oser  lui  dire  qu'il   me  frappe,  que 


ANiNEK  17GG. 


G45 


j'aille  deinaiider  à  d'aulres  s'il  m'a  frappé? 

L'extrême  emportement  que  vous  trouvez 
dans  ma  lettre  me  fait  présumer,  madame, 
que  vous  n'êtes  pas  do  sang-froid  vous-même, 
ou  que  la  copie  que  vous  avez  vue  est  falsifiée. 
Dans  la  circonstance  funeste  où  j'ai  écrit  celte 
U'tire,  et  où  M.  Hume  m'a  forcé  de  l'écrire,  sa- 
chant bien  ce  qu'il  en  vouloit  faire ,  j'ose  dire 
qu'il  falloit  avoir  une  âme  forte  pour  se  modérer 
à  ce  point.  11  n'y  a  que  les  infortunés  qui  sentent 
combien,  dans  l'excès  d'une  affliction  de  cette 
espèce,  il  est  difficile  d'allier  la  douceur  avec 
la  douleur. 

M.  Hume  s'y  est  pris  autrement,  je  l'avoue; 
tandis  qu'en  réponse  à  cette  même  lettre  il  m'é- 
crivoit  en  termes  décens  et  même  honnêtes,  il 
écrivoil  à  M.  d  Holbach  et  à  tout  le  monde  en 
termes  un  peu  différons;  il  a  rempli  Paris,  la 
France,  les  gazettes,  l'Europe  entière,  de  cho- 
ses que  ma  plume  ne  sait  pas  écrire,  et  qu'elle 
ne  répétera  jamais  :  étoit-ce  comme  cela,  ma- 
dame, que  j'aurois  dû  faire? 

Vous  dites  que  j'aurois  dû  modérer  mon  em- 
portement contre  un  homme  qui  m'a  réelle- 
ment servi.  Dans  la  longue  lettre  que  j'ai  écrite 
le  ^0  juillet,  à  M.  Hume,  j'ai  pesé  avec  la  plus 
grande  équité  les  services  qu'il  m'a  rendus  : 
il  étoit  digne  de  moi  d'y  faire  partout  pencher 
ta  balance  en  sa  faveur,  et  c'est  ce  que  j'ai  fait: 
mais  quand  tous  ces  grands  services  auroient 
eu  autant  de  réalité  que  d'ostentation,  s'ils 
n'ont  été  que  des  pièges  qui  couvroient  les  plus 
noirs  desseins,  je  ne  vois  pas  qu'ils  exigent  une 
grande  reconnoissance. 

Les  liens  de  l'amiliê  sont  respectables  même 
après  qu*ils  sont  rompus  :  cela  est  vrai,  mais  cela 
suppose  que  ces  liens  ont  existé  ;  malheureuse- 
ment ils  ont  existé  de  ma  part  ;  aussi  le  parti 
que  J'ai  pris  de  gémir  tout  bas  et  de  me  taire 
est-il  l'effet  du  respect  que  je  me  dois. 

El  les  seules  apparences  de  ce  sentiment  le 
sont  aussi.  Voilà,  madame,  la  plus  étonnante 
maxime  dont  j'aie  jamais  entendu  parler.  Com- 
moni  !  sitôt  qu'un  homme  prend  en  public  le 
masque  de  l'amitié,  pour  me  nuire  plus  à  son 
aise,  sans  même  daigner  se  cacher  de  moi,  si- 
tôt qu'il  me  baise  en  m'assassinant,  je  dois  n'o- 
ser plus  me  défendre,  ni  parer  ses  coups,  ni 
m'en  plaindre,  pas  même  à  lui  1...  Je  ne  puis 
croire  que  c'est  là  ce  que  vous  avez  voulu  dire; 


cependant,  en  relisant  ce  passage  dans  votre 
lettre,  je  n'y  puis  trouver  aucun  autre  sens. 

Je  vous  suis  obligé,  madame,  des  soins  que 
vous  voulez  prendre  pour  ma  défense,  mais 
je  ne  les  accepte  pas  :  M.  Hume  a  si  bien  jeté 
le  masque,  qu'à  présent  sa  conduite  parle  et 
dit  toul  à  qui  ne  veut  point  s'aveugler  ;  mais 
quand  cela  ne  seroit  pas,  je  ne  veux  point  qu'on 
me  justifie,  parce  que  je  n'ai  pas  besoin  de 
justification,  et  je  ne  veux  pas  qu'on  m'ex- 
cuse, parce  que  cela  est  au  dessous  de  moi  ;  je 
souhaiterois  seulement  que  ,  dans  l'abime  de 
malheurs  où  je  suis  plongé,  les  personnes  que 
j'honore  m'écrivissent  des  lettres  moins  acca- 
blantes, afin  que  j'eusse  au  moins  la  consola- 
tion de  conserver  pour  elles  tous  les  senlimens 
qu'elles  m'ont  inspirés. 


k  M.  D^IVERISOIS. 

Wootton,  le  30  août  t76G. 

J'ai  lu,  monsieur,  dans  votre  lettre  du  51 
juillet,  l'article  de  la  gazette  que  vous  y  avez 
transcrit,  et  sur  lequel  vous  me  demandez  des 
instructions  pour  ma  défense.  Eh  !  de  quoi,  je 
vous  prie,  voulez-vous  me  défendre  ;  de  l'ac- 
cusation d'être  un  infâme?  Mon  bon  ami,  vous 
n'y  pensez  pas  :  lorsqu'on  vous  parlera  de  cet 
article,  etdes  étonnantes  lettres  qu'écrit  M.  Hu- 
me, répondez  simplement  :  Je  connois  mon 
ami  Rousseau  ;de  pareilles  accusations  ne  sau- 
roient  le  regarder  :  du  reste,  faites  comme 
moi,  gardez  le  silence,  et  demeurez  en  repos: 
surtout  ne  me  parlez  plus  de  ce  qu'on  dit  dans 
le  public  et  dans  les  gazettes  ;  il  y  a  long-temps 
que  tout  cela  est  mort  pour  moi. 

Il  y  a  cependant  un  point  sur  lequel  je  désire 
que  me&amis  soient  instruits,  parce  qu'ils  pour- 
roient  croire,  comme  ils  ont  fait  quelquefois, 
et  toujours  à  tort,  que  des  principes  outrés 
me  conduisent  à  des  choses  déraisonnables. 
M.  Hume  a  répandu  à  Paris  et  ailleurs  que  j'a- 
vois  refusé  brutalement  une  pension  de  deux 
mille  francs  du  roi  d'Angleterre,  après  lavoir 
acceptée  :  je  n'ai  jamais  parlé  à  personne  de 
cette  pension  que  le  roi  vouloit  qui  fût  se- 
crète, et  je  n'en  aurois  parlé  de  ma  vie,  si 
M.  Hume  n'eût  commencé.  L'histoire  en  se- 
roit longue  à  déduire  dans  une  lettre;  il  suffit 
que  vous  sachiez  contmcnt  ie  m'en  défendisi 


646 


CORRESPONDANCE. 


quand  ayant  découvert  les  manœuvres  secrè- 
tes de  M.  Hume,  je  dus  ne  rien  accepter  par 
la  médiation  d'un  homme  qui  me  trahissoit. 
Voici,  monsieur,  une  copie  delà  lettre  que  j'é- 
crivis à  ce  sujet  à  M.  le  général  Conway,  secré- 
taire d'état.  J'étois  d'autant  plus  embarrassé 
dans  cette  lettre  que  par  un  excès  de  ménage- 
ment, je  ne  voulois  ni  nommer  M.  Hume,  ni 
dire  mon  vrai  motif  :  je  l'envoie  pour  que  vous 
jugiez,  quant  à  présent,  d'une  seule  chose,  si 
j'ai  refusé  malhonnêtement.  Quand  nous  nous 
verrons,  vous  saurez  le  reste  :  plaise  à  Dieu  que 
ce  soit  bientôt  1  Toutefois,  ne  prenez  rien  sur 
vos  affaires  d'aucune  espèce  :  je  puis  attendre  : 
et  dans  quelque  temps  que  vous  veniez ,  je 
vous  verrai  toujours  avec  le  même  plaisir.  Je 
me  rapporte  en  toute  chose  à  la  lettre  que  je 
vous  ai  écrite,  il  y  a  une  quinzaine  de  jours, 
par  voie  d'ami  ;  je  vojis  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 

P.  S.  Il  faut  que  vous  ayez  une  mince  opi- 
nion de  mon  discernement  en  fait  de  style, 
pour  vous  imaginer  que  je  me  trompe  sur  celui 
de  M.  de  Voltaire,  et  que  je  prends  pour  être 
de  lui  ce  qui  n'est  pas;  et  il  faut  en  revanche 
que  vous  ayez  une  haute  opinion  de  sa  bonne 
foi,  pour  croire  que  dès  qu'il  renie  un  ouvrage 
c'est  une  preuve  qu'il  n'est  pas  de  lui. 


A  MADAME  LA  DUCHESSE  DE  PORTLAND. 


VVootton,  le  3  septembre  1766. 


Madame , 


Quand  je  n'aurois  eu  aucun  goût  pour  la  bo- 
tanique, les  plantes  que  M.  Granville  m'a  re- 
mises de  votre  part  m'en  auroient  donné  ;  et, 
pour  mériter  les  trésors  que  je  tiens  de  vous, 
je  voudrois  apprendre  à  les  connoître  ;  mais, 
madame  la  duchesse,  il  me  manque  le  plus  es- 
sentiel  pour  cela,  et  cen'est  pas  assez  pour  moi 
do  vos  herbes,  il  me  faudroit  de  plus  vos  ins- 
tructions; que  ne  suis-je  à  portée  d'en  profiter 
quelquefois!  Si,  commençant  trop  tard  celte 
étude,  je  n'avois  jamais  l'honneur  de  savoir, 
j'aurois  du  moins  le  plaisir  d'apprendre  et  celui 
d'apprendre  auprès  de  vous  :  j'y  trouverois 
cette  précieuse  sérénité  d'âme  que  donne  la 
contemplation  des  merveilles  qui  nous  eittou- 


rent;  et,  que  j'en  devinsse  ou  non  meilleur  bo- 
taniste, j'en  deviendrois  sûrement  et  plus  sage 
et  plus  heureux.  Voilà,  madame  la  duchesse, 
un  bien  que  j'aime  à  chercher  à  votre  exemple, 
et  qu'on  ne  recherche  jamais  en  vain;  plus  l'es- 
prit s'éclaireets'instruit,  plus  le  cœur  demeure 
paisible;  l'étude  de  la  nature  nous  détache  de 
nous-mêmes  et  nous  élève  à  son  auteur.  C'est 
en  ce  sens  qu'on  devient  vraiment  philosophe  ; 
c'est  ainsi  que  l'histoire  naturelle  et  la  botani- 
que ont  un  usage  pour  la  sagesse  et  pour  la 
vertu.  Donner  le  change  à  nos  passions  par  le 
goût  des  belles  connoissances,  c'est  enchaîner 
les  amours  avec  des  liens  de  fleurs. 

Daignez,  madame  la  duchesse,  recevoir  avec 
bonté  mon  profond  respect. 


A    M.    ROUSTAN. 


Wootton,  le  7  septembre  1766. 


Vous  méritez  bien ,  monsieur,  l'exception 
que  je  fais  pour  vous  de  très-bon  cœur  au  parti 
quej'aipris  de  rompre  toute  correspondance  de 
lettres,  et  de  n'écrire  plus  à  personne,  hors  les 
cas  de  nécessité.  Je  ne  veux  pas  vous  laisser  un 
moment  la  fausse  opinion  que  je  ne  vois  en  vous 
qu'un  homme  d'église,  et  j'ajouterai  que  je  suis 
bien  éloigné  de  voir  les  ecclésiastiques  en  gé- 
néral de  l'œil  que  vous  supposez  :  ils  sont  bien 
moins  mes  ennemis  que  des  instrumens  aveu- 
gles et  ostensibles  dans  les  mains  de  mes  en- 
nemis adroits  et  cachés.  Le  clergé  catholique, 
qui  seul  avoit  à  se  plaindre  de  moi,  ne  m'a  ja- 
mais fait  ni  voulu  aucun  mal  ;  et  le  clergé  pro- 
testant, qui  n'avoit  qu'à  s'en  louer,  ne  m'en  a 
fait  et  voulu  que  parce  qu'il  est  aussi  stupide 
que  courtisan,  et  qu'il  n'a  pas  vu  que  ses  en- 
nemis et  les  miens  le  faisoient  agir  pour  me 
nuire  contre  tous  ces  vrais  intérêts.  Je  reviens 
à  vous,  monsieur,  pour  qui  mes  sentimens  n'ont 
point  changé,  parce  que  je  crois  les  vôtres  tou- 
jours 1rs  mêmes,  et  que  les  hommes  de  votre 
étoffe  prennentmoins  l'esprit  de  leurétat  qu'ils 
n'y  portent  le  leur.  Je  n'ai  pas  craint  que  les 
clameurs  de  M.  Hume  fissent  impression  sur 
vous,  ni  sur  M.  Abauzit,  ni  sur  aucun  de  ceux 
qui  me  connoissent;et,  quant  au  public,  il  est 
mort  pour  moi  ;  ses  jugemens  insensés  l'ont  tué 


ANNRE  1760. 


017 


dans  mon  cœur  :  je  ne  connois  plus  d'autre  bien 
que  celui  de  la  paix  de  l'âme  et  des  jours  ache- 
vés en  repos,  loin  du  tumulte  et  des  hommes  ;  et 
si  les  méchans  ne  veulent  pas  m'oublier,  peu 
m'importe;  pour  moi,  je  les  ai  parfaitement 
oubliés.  M.  Hume ,  en  m'accablant  publique- 
ment des  outrages  que  vous  savez ,  a  promis 
de  publier  les  faits  et  les  pièces  qui  les  autori- 
sent. Peut-être  voudroit-il  aujourd'hui  n'avoir 
pas  pris  cet  engagement ,  mais  il  est  pris  en- 
fin :  s'il  le  remplit,  vous  trouverez  dans  sa  re- 
lation l'éclaircissement  que  vous  demandez; 
s'il  ne  le  remplit  pas ,  vous  en  pourrez  juger 
par  là  même  :  un  tel  silence,  après  le  bruit 
qu'il  a  fait,  seroit  décisif.  Il  faut  ,  monsieur, 
que  chacun  ait  son  tour;  c'est  à  présent  celui 
de  M.  Hume  :  le  mien  viendra  tard  ;  il  viendra 
toutefois,  je  m'en  fie  à  la  Providence.  J'ai  un 
défenseur  dont  les  opérations  sont  lentes,  mais 
sûres  ;  je  les  attends,  et  je  me  tais.  Je  suis  tou- 
ché du  souvenir  de  M.  Abauzit  et  de  ses  obli- 
geantes inquiétudes  :  saluez-le  tendrement  et 
respectueusement  de  ma  part  ;  marquez-lui 
qu'il  ne  se  peut  pas  qu'un  homme  qui  sait  ho- 
norer dignement  la  vertu,  en  soit  dépourvu  lui- 
même  :  assurez-le  que,  quoi  que  puissent  faire 
et  dire,  et  M.  Hume,  et  les  gazeiiers,  et  les  plé- 
nipotentiaires, et  toutes  les  puissances  de  la 
terre,  mon  âme  restera  toujours  la  même  :  elle 
a  passé  par  toutes  les  épreuves,  et  les  a  soute- 
nues; il  n'est  pas  au  pouvoir  des  hommes  de  la 
changer.  Je  vous  remercie  de  l'offre  que  vous 
me  faites  de  m'instruire  de  ce  qui  se  passe; 
mais  je  ne  I  accepte  pas  :  je  ne  prévois  que 
trop  ce  qui  arrivera,  comme  j'ai  prévu  tout  ce 
qui  arrive.  I.a  bourgeoisie  n'a  démenti  en  rien 
la  haute  opinion  que  j'avois  d'elle  ;  sa  conduite, 
toujours  sage,  modérée ,  et  ferme  dans  d'aussi 
cruelles  circonstances,  offre  un  exemple  peut- 
être  unique,  et  bien  digne  d'être  célébré.  Ja- 
mais ils  n'ont  mieux  mérité  de  jouir  de  la  li- 
berté qu'au  moment  qu'ils  la  perdent  ;  et  j'ose 
dire  qu'ils  effacent  la  gloire  de  ceux  qui  la  leur 
ont  acquise.  Vous  devriez  bien,  monsieur,  for- 
mer la  noble  entreprise  de  célébrer  ces  hom- 
mes magnanimes,  en  faisant  l'oraison  funèbre 
de  leur  liberté  :  votre  cœur  seul ,  même  sans 
vos  lalens,  suffiroit  pour  vous  faire  exécuter 
supérieurement  cette  entreprise  ;  et  jamais  Iso- 
crate  et  Démosthène  n'ont  traité  de  plus  grand 


sujet.  Faites-le,  monsieur,  avec  majesté  et 
simplicité;  ne  vous  y  permettez  ni  satire  ni  in- 
vective, pas  un  mot  choquant  contre  les  des- 
tructeurs de  la  république;  les  faits,  sans  y 
ajouter  de  réflexion  ,  quand  ils  seront  à  leur 
charge.  Détournez  vos  regards  de  l'iniquité 
triomphante,  et  ne  voyez  que  la  vertu  dans 
les  fers.  Imitez  cette  ancienne  prêtresse  d'Athè- 
nes, qui  ne  voulut  jamais  prononcer  d'impré- 
cations contre  Âlcibiade,  disant  qu'elle  étoit 
ministre  des  dieux,  non  pour  excommunier  et 
maudire,  mais  pour  louer  et  bénir. 


A  MYLORD   MARÉCHAL. 

7  seplembre  4766. 

Je  ne  puis  vous  exprimer,  mylord,  à  quel 
point,  dans  les  circonstances  où  je  me  trouve, 
je  suis  alarmé  de  votre  silence.  La  dernière 
lettre  que  j'ai  reçue  de  vous  étoit  du...  Seroit-il 
possible  que  les  terribles  clameurs  de  M.  Hume 
eussent  fait  impression  sur  vous,  et  m'eussent, 
au  milieu  de  tant  de  malheurs,  ôté  la  seule  con- 
solation qui  me  resloit  sur  la  terre?  Non,  my- 
lord ,  cela  ne  peut  pas  être  ;-  votre  âme  ferme 
ne  peut  être  entraînée  par  l'exemple  de  la  foule  : 
votre  esprit  judicieux  ne  peut  être  abusé  à  ce 
point.  Vous  n'avez  point  connu  cet  homme, 
personne  ne  l'a  connu,  ou  plutôt  il  n'est  plus 
le  même.  Il  n'a  jamais  ha'i  que  moi  seul  ;  mais 
aussi  quelle  haine  1  un  même  cœur  pourroil-il 
suffire  à  deux  comme  celle-là?  Il  a  marché  jus- 
qu'ici dans  les  ténèbres,  il  s'est  caché;  mais 
maintenant  il  se  montre  à  découvert.  Il  a  rem- 
pli l'Angleterre,  la  France,  les  gazettes,  I  Eu- 
rope entière  ,  de  cris  auxquels  je  ne  sais  que 
répondre,  et  d'injures  dont  je  me  croirois  digne 
si  je  daignois  les  repousser.  Tout  cela  ne  dé- 
cèle-t-il  pas  avec  évidence  le  but  qu'il  a  caché 
jusqu'à  présentavec  tant  de  soin?  Mais  laissons 
M.  Hume,  je  veux  l'oublier  malgré  les  maux 
qu'il  ma  faits  :  seulement  qu'il  ne  m'ôto  pas 
mon  père;  cette  perte  est  la  seule  que  je  ne 
pourrois  supporter.  Avez-vous  reçu  n)es  deux 
dernières  lettres,  l'une  du  20  juillet  et  l'autre  du 
9  août?  Ont-elles  eu  le  bonheur  d'échapper  aux 
filets  qui  sont  tendus  tout  autour  de  moi,  et  au 
travers  desquels  peu  de  chose  passe?  Il  parott 


648 


CORRESPONDANCE. 


que  l'intention  de  mon  persécuteur  et  de  ses 
amis  est  de  m'ôter  toute  communication  avec 
le  continent,  et  de  me  faire  périr  ici  de  douleur 
et  de  misère  ;  leurs  mesures  sont  trop  bien  pri- 
ses pour  que  je  puisse  aisément  leur  échapper. 
Je  suis  préparé  à  tout  et  je  puis  tout  supporter 
hors  votre  silence.  Je  m'adresse  à  M.  Rouge- 
mont;  je  ne  connois  que  lui  seul  à  Londres  à 
qui  j'ose  me  confier  :  s'il  me  refuse  ses  services, 
je  suis  sans  ressource  et  sans  moyen  pour  écrire 
à  mes  amis.  Ah,  mylordi  qu'il  me  vienne  une 
lettre  de  vous,  et  je  me  console  de  tout  le  reste  I 


A  M.   RICHARD   D  AVENPORT. 

Wootton,  le  M  septembre  J766. 

Après  le  départ,  monsieur,  de  ma  précédente 
loitre,  j'en  reçus  enfin  une  de  M.  Becket  :  il  me 
marque  que  les  estampes  sont  dans  une  des  au- 
tres caisses;  ainsi  je  n'ai  plus  rien  à  dire  :  mais 
vous  m'avouerez  que,  ne  les  trouvant  pas  dans 
la  caisse  oij  elles  dévoient  être,  et  trouvant  les 
porte-feuilles  vides,  il  étoit  assez  naturel  que  je 
les  crusse  perdues.  Il  me  reste  à  vous  faire  mes 
excuses  de  vous  avoir  donné  pour  cette  affaire 
bien  de  l'embarras  mal  à  propos. 

Vous  recevez  si  bien  vos  hôtes,  et  votre  habi- 
tation me  paroît  si  agréable,  que  j'ai  grande  en- 
vie de  retourner  vous  y  voir  l'année  prochaine. 
Si  vous  n'étiez  pas  pressé  pour  la  plantation  de 
votre  jardin  et  que  vous  voulussiez  attendre 
jusqu'à  Tannée  prochaine,  il  me  viendroit  peut- 
être  quelques  idées,  car,  quant  à  présent,  j'ai 
l'esprit  encore  trop  rempli  de  choses  tristes, 
pour  qu'aucune  idée  agréable  vienne  s'y  pré- 
senter; mais  l'asile  où  je  suis,  et  la  vie  douce 
que  j'y  mène  m'en  rendront  bientôt,  quand 
rien  du  dehors  ne  viendra  les  troubler.  Puissé- 
je  être  oublié  du  public,  comme  je  l'oublie! 
Quoi  que  vous  en  disiez,  je  préférerois,  et  je 
croirois  faire  une  chose  cent  fois  plus  utile  de 
découvrir  une  seule  nouvelle  plante,  que  de 
prêcher  pendant  cinquante  ans  tout  le  genre 
humain. 

Nous  avons  depuis  quelques  jours  un  bien 
mauvais  temps,  dont  je  serois  moins  affligé  si 
j'espérois  qu'il  ne  s'étendît  pas  jusqu'à  Daven- 
port.  J'en  salue  de  tout  mon  cœur  les  habitans, 
et  surtout  le  bon  et  aimable  maître. 


A  HfLORO   MARECHAL. 

Wootton,  le  27  septembre  I7«t5. 

Je  n'ai  pas  besoin ,  mylord ,  de  vous  dire 
combien  vos  deux  dernières  lettres  m'ont  fait 
de  plaisir  et  m'étoient  nécessaires.  Ce  plaisir  a 
pourtant  été  tempéré  par  plus  d'un  article, 
par  un  ,  surtout,  auquel  je  réserve  une  lettre 
exprès,  et  aussi  par  ceux  qui  regardent  M.  Hu- 
me, dont  je  ne  saurois  lire  le  nom,  ni  rien  qui 
s'y  rapporte,  sans  un  serrement  de  cœur  et  un 
mouvement  convulsif ,  qui  fait  pis  que  de  me 
tuer,  puisqu'il  me  laisse  vivre.  Je  ne  cherche 
point,  mylord,  à  détruire  l'opinion  que  vous 
avez  de  cet  homme,  ainsi  que  toute  l'Europe; 
mais  je  vous  conjure,  par  votre  cœur  paternel, 
de  ne  me  reparler  jamais  de  lui  sans  la  plus 
grande  nécessité. 

Je  ne  puis  me  dispenser  de  répondre  à  ce 
que  vous  m'en  dites  dans  votre  lettre  du  5  de 
ce  mois.  Je  vois  avec  douleur,  me  marquez- 
vous,  que  vos  ennemis  mettront  sur  le  compte  de 
M.  Hume  tout  ce  qu'il  leur  plaira  d'ajouter  au 
démêlé  d'entre  vous  et  lui.  Mais  que  pourroient- 
ils  faire  de  plus  que  ce  qu'il  a  fait  lui-même? 
Diront-ils  de  moi  pis  qu'il  n'en  a  dit  dans  les 
lettres  qu'il  a  écrites  à  Paris,  par  toute  l'Eu- 
rope, et  qu'il  a  fait  mettie  dans  toutes  les  ga- 
zettes? Mes  autres  ennemis  me  font  du  pis  qu'ils 
peuvent  et  ne  s'en  cachent  guère;  lui  fait  pis 
qu'eux  et  se  cache  ,  et  c'est  lui  qui  ne  man- 
quera pas  de  mettre  sur  leur  compte  le  mal 
que  jusqu'à  ma  mort  il  ne  cessera  de  me  faire 
en  secret. 

Vous  me  dites  encore,  mylord,  que  je  trouve 
mauvais  que  M.  Hume  ait  sollicité  la  pension 
du  roi  d'Angleterre  à  mon  insu.  Comment  avez- 
vous  pu  vous  laisser  surprendre  au  point  d'af- 
firmer ainsi  ce  qui  n'est  pas?  Si  cela  étoit  vrai, 
je  serois  un  extravagant  tout  au  moins  ;  mais 
rfen  n'est  plus  faux.  Ce  qui  m'a  fâché,  c'étoit 
qu'avec  sa  profonde  adresse  il  se  soit  servi  de 
cette  pension ,  sur  laquelle  il  revenoit  à  mon 
insu,  quoique  refusée,  pour  me  forcer  de  lui 
motiver  mon  relus  et  de  lui  faire  la  déclaration 
qu'il  vouloit  absolument  avoir  et  que  je  voulois 
éviter,  sachant  bien  l'usage  qu'il  en  vouloit 
faire.  Voilà,  mylord,  l'exacte  vérité,  dont  j'ai 
les  preuves,  et  que  vous  pouvez  affirmer. 


ANNÉE  1766. 


019 


Grâces  au  ciel,  j'ai  fini  quant  à  présent  sur  ce 
jjui  regarde  M.  Hume.  Le  sujet  dont  j'ai  main- 
tenant à  vous  parler  est  tel  que  je  ne  puis  me 
résoudre  à  le  mêler  avec  celui-là  dans  la  même 
lettre;  je  le  réserve  pour  la  première  que  je 
vous  écrirai.  Méuagcz  pour  moi  vos  précieux 
jours,  je  vous  en  conjure.  Ah!  vous  ne  savez 
pas,  dans  l'abîme  de  malheurs  où  je  suis  plongé, 
quel  seroit  pour  moi  celui  de  vous  survivre  1 


A  MADAME        . 

Wootton,  le  27  septembre  1766. 

Le  cas  que  vous  m'exposez,  madame,  est 
dans  le  fond  très-commun,  mais  mêlé  de  choses 
si  extraordinaires,  que  votre  lettre  a  l'air  d'un 
roman.  Votre  jeune  homme  n'est  pas  de  son 
siècle;  c'est  un  prodige  ou  un  monstre.  Il  y  a 
des  monstres  dans  ce  siècle,  je  le  sais  trop,  mais 
plus  vils  que  courageux,  et  plus  fourbes  que 
féroces.  Quant  aux  prodiges,  on  en  voit  si  peu 
que  ce  n'est  pas  la  peine  d'y  croire,  et  si  Cas- 
sius  en  est  un  de  force  d  âme,  il  n'en  est  assu- 
rément pas  un  de  bon  sens  et  de  raison. 

Il  se  vaille  de  sacrifices  qui,  quoiqu'ils  fas- 
sent horreur,  seroient  grands  s'ils  étoient  pé- 
nibles, et  seroient  héroïques  s'ils  étoient  néces- 
saires; mais  où,  faute  de  lune  ou  de  l'autre  de 
ces  conditions,  je  ne  vois  qu'une  extravagance 
qui  me  fait  très-mal  augurer  de  celui  qui  lésa 
faits.  Convenez,  madame,  qu'un  amant  qui  ou- 
blie sa  belle  dans  un  voyage,  qui  en  redevient 
amoureux  quand  il  la  revoit,  qui  l'épouse  et 
puis  qui  s'éloigne,  et  l'oublie  encore,  qui  pro- 
met sèchement  de  revenir  à  ses  couches  et  n'en 
fait  rien,  qui  revient  enfin  pour  lui  dire  qu'il 
l'abandonne,  qui  part  et  ne  lui  écrit  que  pour 
confirmer  cette  belle  résolution;  convenez, 
dis-je,  que  si  cet  homme  eut  de  l'amour,  il  n'en 
eut  guère,  et  que  la  victoire  dont  il  se  vante 
avec  tant  de  pompe,  lui  coûte  probablement 
beaucoup  moins  qu'il  ne  vous  dit. 

Mais,  supposant  cet  amour  assez  violent  pour 
se  faire  honneur  du  sacrifice,  où  en  esl  la  né- 
cessité? Cest  ee  qui  me  passe.  Qu'il  s'occupe 
du  sublime  emploi  de  délivrer  sa  patrie,  cela 
est  fort  beau,  et  je  veux  croire  que  cola  est 


utile;, mais  no  se  permettre  aucun  scntimeni 
étranger  à  ce  devoir,  pourquoi  cela?  Tous  les 
sentimens  vertueux  nes'étayent-ils  pas  les  uns 
les  autres,  et  peut-on  en  détruire  un  sans  les 
afFoibir  lousIJ' ai  cru  lunff-tem  ps,(i\t-i\,coTn  bi- 
ner mesaffcctions  avec  mes  devoirs. \\  n'ya  ()oint 
là  de  combinaisons  à  faire.quand  ces  affections 
elles-mêmes  sont  des  devoirs.  L'illusion  cesse, 
el  je  vois  qu'un  vrai  citoyen  doit  les  abolir. 
Quelle  est  donc  cette  illusion,  et  où  a-t-il  pria 
cette  affreuse  maxime?  S'il  est  de  tristes  situa- 
tions dans  la  vie,  s'il  est  de  cruels  devoirs  qui 
nous  forcent  quelquefois  à  leur  en  sacrifier 
d'autres,  à  déchirer  notre  cœur  pour  obéira  la 
nécessité  pressante  ou  à  l'inflexible  vertu,  en 
est-il,  en  peut-il  jamais  être  qui  nous  forcent 
d'étouffer  des  sentimens  aussi  légitimes  que 
ceux  de  l'amour  filial,  conjugal,  paicrnel?  et 
tout  homme  qui  se  fait  une  expresse  loi  de 
n'être  plus  ni  fils,  ni  mari,  ni  père,  ose-t-il  usur- 
per le  nom  de  citoyen,  ose-t-il  usurper  le  nom 
d'homme  ? 

On  diroit,  madame,  en  lisant  votre  lettre, 
qu'il  s'agit  d'une  conspiration.  I,es  conspira- 
tions peuvent  être  des  actes  héroïques  de  pa- 
triotisme, et  il  y  en  a  eu  de  telles  ;  mais  presque 
toujours  elles  ne  sont  que  des  crimes  punissa- 
bles, dont  les  auteurs  songent  bien  moins  à  ser- 
vir la  patrie  qu'à  l'asservir,  et  à  la  délivrer  de 
ses  tyrans  nu'à  l'être.  Pour  moi,  je  vous  dé- 
clare que  je  ne  voudrois  pour  rien  au  monde 
avoir  trempé  dans  la  conspiration  la  plus  légi- 
time ;  parce  que  enfin  ces  sortes  d'entreprises 
ne  peuvent  s'exécuter  sans  troubles,  sans  dés- 
ordres, sans  violences,  quelquefois  sans  effu- 
sion de  sang,  et  qu'à  mon  avis  le  sang  d'un 
seul  homme  est  d  un  plus  grand  prix  que  la 
liberté  de  tout  le  genre  humain.  Ceux  qui  ai- 
ment sincèrement  la  liberté  n'ont  pas  besoin, 
pour  la  trouver,  de  tant  de  machines,  et,  sans 
causer  ni  révolutions  ni  troubles,  quiconque 
veut  être  libre  l'est  en  effet. 

Posons  toutefois  cette  grande  entreprise 
comme  un  devoir  sacré  qui  doit  régner  sur  tous 
les  autres  ;  doit-il  pour  cela  les  anéantir,  et  ces 
différens  devoirs  sont-ils  donc  à  tel  point  in- 
compatibles qu'on  ne  puisse  servir  la  patrie 
sans  renoncer  à  l'humanité?  Votre  Cassius  est- 
il  donc  le  premier  qui  ait  formé  le  projet  de  dé- 
livrer la  sienne,  et  ceux  qui  l'ont  exécuté  l'ont- 


650 


CORRESPONDANCE. 


ils  fait  au  prix  des  sacrifices  dont  il  se  vantp? 
Kes  Pélopidas,  les  Brutus,  les  vrais  Cassius,  et 
tant  d'autres,  ont-ils  eu  besoin  d'abjurer  tous 
les  droits  du  sang  et  de  la  nature  pour  accom- 
plir leurs  nobles  dessoins?  Y  eut-il  jamais  de 
meilleurs  fils,  de  meilleurs  maris,  de  meilleurs 
pères  que  ces  grands  hommes  ?  La  plupart,  au 
contraire,  concertèrent  leurs  entreprises  au  sein 
de  leurs  familles;  et  Brutus  osa  révéler,  sans 
néccssiié,  son  secret  à  sa  femme,  uniquement 
parce  qu'il  la  trouva  digne  d'en  être  déposi- 
taire. Sans  aller  si  loin  chercher  des  exemples, 
je  puis,  madame,  vous  en  citer  un  plus  moderne 
d'un  héros  à  qui  rien  ne  manque  pour  être  à 
côté  de  ceux  de  l'antiquité,  que  d'être  aussi 
connu  qu'eux  ;  c'est  le  comte  Louis  de  Ficsque, 
lorsqu'il  voulut  briser  les  fers  de  Gênes,  sa  pa- 
trie, et  la  délivrer  du  joug  des  Doria.  Ce  jeune 
homme  si  aimable,  si  vertueux,  si  parfait, for- 
ma ce  grand  dessein  presque  dès  son  enfance, 
et  s'éleva,  pour  ainsi  dire,  lui-même  pour  l'exé- 
cuter. Quoique  très-prudent,  il  le  confia  à  son 
frère,  à  sa  famille,  à  sa  femme  aussi  jeune  que 
lui  ;  et,  après  des  préparatifs  très-grands,  très- 
lents,  très-difficiles,  le  secret  fut  si  bien  gardé, 
I  entreprise  fut  si  bien  concertée  et  eut  un  si 
plein  succès,  que  le  jeune  Fiesque  étoit  maître 
deCênes  au  moment  qu'il  périt  par  un  accident. 
Je  ne  dis  pas  qu'il  soit  sage  de  révéler  ces 
sortes  de  secrets,  même  à  ses  proches,  sans  la 
plus  grande  nécessité  :  mais  autre  chose  est, 
garder  son  secret,  et  autre  chose,  rompre  avec 
ceux  à  qui  on  le  cache  :  j'accorde  même  qu'en 
méditant  un  grand  dessein  l'on  est  obligé  de  s'y 
livrer  quelquefois  au  point  d'oublier,  pour  un 
temps,  des  devoirs  moins  pressans  peut-être, 
mais  non  moins  sacrés  sitôt  qu'on  peut  les  rem- 
plir; mais  que,  de  propos  délibéré,  de  gaîté  de 
cœur,  le  sachant,  le  voulant,  on  ait  avec  la 
barbarie  de  renoncer  pour  jamais  à  tout  ce  qui 
nous  doit  être  cher,  celle  de  l'accabler  de  celte 
déclaration  cruelle,  c'est,  madame,  ce  qu'au- 
cune situation  imaginable  ne  peut  ni  autoriser 
ni  suggérer  même  à  un  homme  dans  son  bon 
sons  qui  n'est  pas  un  monstre.  Ainsi  je  conclus, 
quoique  à  regret,  que  votre  Cassius  est  fou, 
tout  au  moins;  et  je  vous  avoue  qu'il  m'a  tout- 
à-fait  l'air  d'un  ambitieux  embarrassé  de  sa 
femme,  qui  veut  couvrir  du  masque  de  l'hé- 
ro'i'sme  son  inconstance  et  ses  projets  d'agran- 


dissement :  or,  ceux  qui  savent  employer  à  son 
âge  de  pareilles  ruses  sont  des  gens  qu'on  ne 
ramène  jamais,  et  qui  rarement  en  valent  la 
peine. 

Il  se  peut,  madame,  que  je  me  trompe  ;  c'est 
à  vous  d'en  juger.  Je  voudrois  avoir  des  choses 
plus  agréables  à  vous  dire;  mais  vous  me  de- 
mandez mon  sentiment,  il  faut  vous  le  dire,  ou 
me  taire,  ou  vous  tromper.  Des  trois  partis  j'ai 
choisi  le  plus  honnête  et  celui  qui  pouvoit  le 
mieux  vous  marquer,  madame,  ma  déférence 
et  mon  respect. 


A   M.    DU    PEYROU. 

A  Woollon,  le  4  oclobre  1766. 

Tu  qfioqve. ..! 

J'ai  reçu,  mon  cher  hôte,  votre  lettre  n°  52; 
je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  quel  effet  elle  a 
fait  sur  moi  ;  j'ai  besoin  plutôt  de  vous  dire 
qu'elle  ne  m'a  pas  achevé.  Celle  n"  50  ne  me 
préparoitpasà  colle-ltà;  ce  que  vous  aviez  écrit 
à  Panckoucke  m'y  préparoit  encore  moins;  et 
j'aurois  juré,  surtout  après  la  promesse  que 
vous  m'aviez  faite,  que  vous  étiez  à  l'épreuve 
du  voyage  de  Genève.  J'avois  tort;  je  devrois 
savoir  mieux  que  [)ersonne  qu'il  ne  faut  jurer 
de  rien.  Le  soin  que  vous  prenez  de  me  ramas- 
ser les  jugemens  du  public  sur  mon  compte 
m'apprend  assez  quels  sont  les  vôtres,  et  je  vois 
que  si  vous  exigez  que  je  me  justifie,  c'est  sur- 
tout auprès  devons  ;  car,  quant  au  public,  vous 
savez  que  vos  soins  là-dessus  sont  inutiles,  que 
mon  parti  est  pris  sur  ce  point,  et  que  de  mon 
vivant  je  n'ai  plus  rien  à  lui  dire. 

Mais,  avant  de  parler  de  ma  justification, 
parlons  de  la  vôtre  ;  car  enfin  je  n'ai  aucun  tort 
avec  vous,  que  je  sache,  et  vous  en  avez  avec 
moi  de  peu  pardonnables  ;  puisqu'avant  de  se 
résoudre  d'accabler  un  ami  dans  mon  état,  \V 
faut  s'assurer  d'avoir  dix  fois  raison,  après  quoi 
l'on  a  tort  encore.  J'entre  en  matière. 

Je  vous  disois  dans  ma  précédente  lettre  que, 
lorsqu'on  vous  marqua  que  la  pension  m'avoit 
été  offerle,  cela  étoit  vrai;  mais  que  lorsqu'on 
ajouta  que  je  l'avois  refusée,  cela  étoit  faux; 
qu'il  étoit  faux  même  que  j'eusse  alors  l'inten- 
tion de  la  refuser;  que,  comme  c'étoit  alors 
un  secret,  je  n'en  avois  parlé  à  q4ji  que  ce  fùi  ; 


ANNÉE  1766. 


651 


qu'il  falloit  donc  que  ce  bruit  anticipé  fût  venu 
de  M.  Hume,  qui  lui-même  avoit  exigé  le 
secret,  etc.,  etc. 

Là-dessus,  voici  votre  réponse  :  de  peur  de 
la  mai  extraire,  je  la  transcrirai  mot  à  mot. 

«  Votre  lettre  au  {ïénéral  Conway  est  du  \2 
»  mai,  et  I  affaiye  de  votre  démêlé  n'a  éclaté 
»  dans  ce  pays  et  à  Genève  que  sur  la  fin  de 
»  juillet;  à  Paris,  dans  le  courant  du  même 
»  mois,  ou  dans  celui  de  juin.  Il  est  donc  pos- 
»  sible  que  M.  Hume  n'oit  parlé,  dans  sa  lettre 
»  à  d'Alembert,  de  votre  pension,  que  sur  le 
»  refus  de  l'accepter  fait  à  M.  Conway.  Je  dis 
»  possible, parce  que,  n'ayant  pas  la  date  de  la 
B  lettre  à  d'Alembert,  je  ne  peux  pas  l'assurer; 
»  mais  l'époque  en  est  du  mois  de  juin  au  plus 
»  tôt.  Ainsi,  la  conséquence  que  vous  tirez  con- 
B  tre  Hume  de  cette  circonstance  n'est  pas 
B  nécessaire,  et  le  secret  ébruité  de  la  pension 
B  n'a  eu  lieu  qu'après  votre  refus.  Je  vous  fais 
»  cette  réflexion  pour  vous  enf[ager  à  bien 
»  combiner  les  dates,  à  bien  vous  en  assurer, 
B  avant  d'établir  sur  elles  aucunes  inductions. 
B  II  me  sera  difficile  d'avoir  la  date  de  cette 
B  lettre  à  d'Alembert,  puisqu'elle  ne  se  com- 
B  munique  plus,  mais  je  tâcherai  d'en  savoir 
B  ce  que  je  pourrai.  Ce  que  j'en  sa  vois  venoit 
»  d'une  lettre  de  M.  Fischer  au  capitaine 
B  Steinerde  Couvet;  la  lettre  était  de  fraîche 
B  date,  et  je  vous  écrivis  sur-le-champ  son 
B  contenu,  et  cela  le  51  juillet,  b 

Il  paroît,  par  tout  ce  récit,  que  je  vous  en 
ai  imposé  dans  le  mien,  en  antidatant  le  bruit 
répandu  de  mon  refus,  pour  en  accuser 
M.  Hume.  Je  crois  que  vous  n'avez  pas  tiré  po- 
sitivement cette  conséquence;  mais  comme 
elle  suit  nécessairement  de  votre  exposé,  sur- 
tout de  la  fin,  il  a  bien  fallu,  malgré  vous, 
qu'elle  se  présentât  au  moins  dans  l'éloigne- 
nient,  puisqu'il  étoit  totalement  impossible,  de 
la  manière  que  vous  présentez  la  chose,  que  je 
fusse  dans  l'erreur  sur  ce  point  ;  et,  quand  j'y 
auroisété,  cette  erreur  sur  pareil  sujet  eût  été 
une  étourderie  impardonnable  à  mon  âge,  et 
ne  pouvoit  que  rendre  mon  caractère  très-sus- 
pect. Or,  sans  vous  parler  dos  devoirs  de  l'a- 
mitié, ceux  de  l'équité,  de  l'humanité,  du  res- 
pect qu'on  doit  aux  malheureux,  vouloient  que 
vous  commençassiez  par  bien  vous  assurer  des 
faits  qui  entraînoient  cette  conséquence,  et  ! 


que  vous  ne  vous  fiassiez  pas  légèrement  à 
votre  mémoire  pour  m'imputer  une  pareille 
méchanceté.  Avant  d'aller  plus  loin,  je  vous 
supplie  de  rentrer  ici  en  vous-même,  et  de  vous 
demander  si  j'ai  tort  ou  raison. 

Suivez  maintenant  ce  que  j'ai  à  vous  dire. 

Premièrement  je  viens  de  relire,  en  entier, 
votre  lettre  du  51  juillet,  n°  50,  et  je  n'y  ai 
pas  trouvé  un  seul  mot  de  M.  d'Alembert,  ni 
de  M.  Fischer,  ni  de  M.  Steiner,  ni  de  rien  de 
ce  que  vous  dites  y  avoir  mis  à  ce  sujet,  et  il 
n'en  est  question,  que  je  sache,  dans  aucune 
autre  de  vos  lettres. 

Mais  voici  ce  que  vous  m'écriviez  le  1 6  mars, 
dans  votre  n"  21  : 

«  Si  vous  avez  besoin  d'un  homme  sûr, 
»  adressez-vous  hardiment  à  mon  ami  Cerjeat  ; 
B  je  vous  fournis  son  adresse  à  tout  événement. 
»  Il  me  dit  que  l'on  prétend  que  le  roi  vous  a 
»  offert  une  pension  que  vous  avez  refusée, 
»  par  la  raison  que  vous  n'aviez  pas  voulu  ac- 
»  cepter  celle  que  le  roi  de  Prusse  vouloit  vous 
»  faire,  que  vous  ne  voulez  pas  recevoir  des 
»  Suisses,  et  que  vous  vous  plaignez  de  l'ac- 
B  cueil  que  vous  avez  trouvé  en  Angleterre.  » 

V'ici  là-dessus  comment  je  raisonnois  en 
vous  écrivant  le  ^6  août. 

M.  de  Cerjeat  n'a  pu  vous  écrire  de  Londres 
plus  tard  que  le  commencement  de  mars,  ce 
que  vous  me  marquez  de  Neuchâtel  du  \  6. 

Or,  au  commencement  de  mars,  j'étois  en- 
core à  Londres,  d'où  je  ne  suis  parti  que  lé  49 
pour  ce  pays. 

Au  commencement  de  mars,  M.  Hume  avoit 
encore  toute  ma  confiance,  et  javois  eu  la 
bêtise  de  ne  pas  le  pénétrer,  quoiqu'il  entrât 
dans  son  profond  projet  que  je  le  pénétrasse 
et  que  personne  au  monde  ne  le  pénétrât  que 
moi  seul. 

Au  commencement  de  mars,  j'étois  très-dé- 
terminé, sauf  l'aveu  de  mylord  maréchal,  d'ac- 
cepter la  pension  si  réellement  elle  m'étoit 
donnée;  chose  dont,  à  la  vérité,  j'ai  toujours 
douté. 

Et  au  commencement  de  mars,  je  n'avois 
parlé  de  cette  pension  à  qui  que  ce  fût  qu'au 
seul  mylord  maréchal ,  du  consentement  de 
M.  Hume,  et  l'on  ne  pouvoit  encore  avoir  la 
réponse. 

Je  concluois  de  là  qu'il  falloit  que  le  bruit 


6o2 


COKKKSPOiNDANCE. 


parvenu  à  M.  de  Cerjeai  eûi  été  répandu  par 
M.  Hume,  qui  in'avoit  recommandé  le  secret, 
ei  je  pcnsois,  comme  je  le  pense  encore,  qu'il 
eût  peut-être  été  très-important  pour  moi  qu'on 
put  remonter  à  la  source  de  ee  premier  bruit: 
mais  j'avoue  que  dans  l'état  déplorable  où  j'a- 
chève ma  malheureuse  vie,  il  est  plus  aisé  de 
m'accablcr  que  de  me  servir. 

Combinez  et  concluez  vous-même  :  pour 
moi,  je  n'ajouterai  rien.  Voilà,  monsieur,  mon 
premiergrief.Commençons,  si  vous  voulez  bien, 
par  le  mettre  en  règle,  avant  que  d'aller  plus 
loin.  Aussi  bien,  je  S(mis  que  mes  forces  achè- 
vent de  m'abandonner,  et  j'ai  besoin  d'un  peu 
de  relâche  dans  le  travail  cruel  auquel,  au  lieu 
de  consolations  que  j'attendois  de  vous,  il  vous 
plaît  de  me  condamner.  Je  reprendrai  votre  let- 
tre articlepar  article;  et.avecl'âmequeje  vous 
coimois,  vous  gémirez  de  l'avoir  écrite;  mais, 
en  attendant  elle  aura  fait  son  effet.  Je  a'^ous 
embrasse,  mon  cher  hôte,  de  tout  mon  cœur. 
J'ai  reçu  réponse  de  mylord  maréchal  sur 
l'affaire  de  M.  d  Escherny.  Dans  ma  première 
lettre,  je  vous  ferai  l'extrait  de  la  sienne. 

Je  reçois  en  ce  moment  votre  n"  55,  et  j'y 
vois  que  M.  de  l.uze  nie  que  nous  ayons  jamais 
couché  nous  trois  dans  la  même  chambre  du- 
rant la  route.  M.  de  Luze  nie  celai  Mon  Dieu! 
suis-je  parmi  des  hommes?  Mon  Dieu!  mais  je 
crois  que  c'est  un  défaut  de  mémoirelMon  Dieu! 
demandez,  de  grâce,  à  M.  de  Luze,  comment 
donc  nous  couchâmes  à  Roye,  je  crois  que  c'est 
à  Roye,  la  première  nuit  de  notre  départ  de 
Paris?  Rappèlez-lui  que  nous  occupâmes  une 
chambre  à  trois  lits,  dont  je  donne  ici  le  plan 
pour  éviter  une  longue  description... 

La  main  me  tremble,  je  ne  saurois  tracer  la 
figure.  Il  y  avoit  deux  lits  des  deux  côtés  de  la 
porte,  et  un  dans  le  fond  à  main  droite,  que 
j'occupai  ;  la  cheminée  étoit  entre  mon  lit  et  ce- 
lui de  M.  de  Luze,  qui  étoit  à  main  droite  en 
entrant.  M.  Hume  occupoit  celui  de  la  gauche, 
et  faisoit  diagonale  avec  moi.  La  table  où  nous 
avions  soupe  étoit  devant  la  cheminée,  entre  le 
lit  de  M.  de  Luze  et  le  mien.  Je  me  couchai  le 
premier,  M.  de  Luze  ensuite,  M.  Hume  le  der- 
nier. Je  le  vois  encore  prendre  sa  chemise  à 
manches  étroites  plissées...  Mon  Dieu  !...  Par- 
lez, de  grâce,  à  M.  de  Luze;  et  son  domestique 
tiie-t-il  aussi?  Non,  ce  domestique  est  un  valet, 


mais  c'est  un  homme.  Malheureusement  je  ne 
l'ai  pas  revu  depuis  notre  arrivée  à  Londres; 
iln'apointeud'étrennes...  mais  c'est  un  homme 
enfin.  Si  nous  n'avions  pas  couché  dans  la 
même  chambre,  imaginez-vous  à  quel  degré 
iroit  ma  stupidité  d'aller  choisir  un  pareil  men- 
songe, et  concevez-vous  que  Hume  l'eût  laissé 
passer  sans  le  relever?  J'ose  dire  plus  :  Hume, 
tout  Hume  qu'il  est,  ne  le  niera  pas,  s'il  ne  sait 
pas  que  M.  de  Luze  le  nie.  Ah  Dieu!  parmi 
quels  êtres  suis-je!  Toute  chose  cessante, 
parlez  à  M.  de  Luze,  et  me  répondez  un  mot, 
un  seul  mot,  et  je  ne  vous  demande  plus  rien. 
Il  me  paroît,  messieurs,  que  vous  avez  l'un  e 
l'autre  peu  de  mémoire  au  service  de  la  vérii 
et  des  malheureux. 

Il  n'y  avoit  sur  votre  n"  55  qu'un  petit  bri* 
de  cire,  très-légèrement  mis,  et  le  peu  d'em- 
preinte qui  paroît  n'est  pas  de  votre  cachet.  Si 
cette  lettre  a  été  ouverte,  jugez  de  ce  qu'il  peut 
en  arriver! 


AU  MEME. 


A  Wooton,  le  45  octobre  4766. 


J'apprends,  mon  cher  hôte,  par  votre  u°  54, 
le  sujet  qui  vous  conduit  à  Belfort.  Tous  mes 
vœux  vous  y  accompagnent;  puissiez-vous  y 
recouvrer  votre  bonne  ouïe  !  Je  vois  mainte- 
nant, avec  une  peine  extrême,  qu'elle  ne  s'af- 
fecte plus  qu'à  force  de  bruit. 

J'ai  vu  aussi  l'extrait  de  la  lettre  de  mylord 
maréchal,  où  il  vous  dit  que  je  blâme  M.  Hume 
d'avoir  demandé  et  obtenu  la  pension  sans  mon 
aveu .  J'avoue  rondement  que  si  cela  est,  je  suis 
un  extravagant  tout  au  moins.  Je  n'ai  rien  à 
dire  de  plus  sur  cet  article  ;  et,  dès  que  mylord 
maréchal  m'accuse,  je  ne  sais  pas  me  justifier, 
ou  du  moins  je  ne  le  sais  que  par-devant  lui. 

Revenons  à  vous. 

J'ai  fait  sur  vos  trois  dernières  lettres  de» 
réflexions  qu'il  faut  que  je  vous  communique. 
Supposons  que  je  fusse  mort  avant  de  les  avoir 
reçues,  et  par  conséquent  avant  d'avoir  pu 
m'expliquer  avec  vous,  ni  avec  M.  de  Luze, 
ni  avec  mylord  maréchal. 

Parce  qu'une  lettre  de  M.  d'Alembert  parloit 
d'un  bruit  répandu  à  Paris  du  refus  de  la  pen- 
sion du  roi  d'Angleterre,  vous  auriez  continué 


ANNÉE  1766. 


655 


de  conclure  que  ce  bruil  n'avoil  pu  courir 
à  Londres  auparavant,  et,  ayant  parfaitement 
oublié  ce  que  vous  avoil  écrit  M.  de  Cerjeat, 
vous  seriez  persuadé  que  j'avois  antidaté  ce 
même  bruit,  tout  exprès  pour  en  accuser 
M.  Hume. 

Mylord  maréchal,  qui  prend  pour  un  grief, 
cedontjeme  plains,  un  fait  que  je  lui  rapporte 
en  preuve  d'un  autre  fait,  auroit  toujours  vu 
que  je  blâmois  M.  Hume  quand  j'aurois  i\ù  le 
remercier;  et  il  eût  conclu  de  là  que  non-seu- 
lement je  m'abusois  sur  le  compte  du  bon  Da- 
vid, mais  que  j'avois  cherché  les  chicanes  les 
plus  ridicules  pour  avoir  le  plaisir  de  rompre 
avec  lui. 

M.  de  Luze,  fondé  sur  cet  admirable  argu- 
ment, qu'il  vous  a  donné  pour  bon,  et  que  vous 
avez  pris  pour  tel,  que  lorsqu'en  route  deux 
passagers  couchent  dans  la  même  chambre  il 
est  impossible  qu'il  y  en  couche  un  troisième; 
M.  de  Luze,  dis-je,  eût  tenu  bon  dans  celte 
persuasion,  que,  puisqu'il  avoit  toujours  cou- 
ché dans  la  même  chambre  que  M.  Hume,  je 
n'y  avois  jamais  couché.  Il  eût  donc  cru  d'a- 
bord, comme  il  a  fait,  que  la  lettre  à  M.  Hume, 
où  jedisois  y  avoir  couché,  étoit  falsifiée.  Mais, 
quand  enfin  l'on  eût  vérifié  que  la  lettre  éioit 
authentique  sur  cet  article,  il  eût  nécessaire- 
ment conclu  qu'avec  une  impudence  incroyable 
j'avois  inventé  celte  fausseté  pour  appuyer  une 
calomnie. 

Je  pourrois  ajouter  ici  l'article  de  M.  Vernes, 
sur  lequel  vous  êtes  revenu  deux  fois  de  suite  ; 
mais  je  le  réserve  pour  un  autre  lieu.  Les  trois 
précédens  me  suffisent,  quant  à  présent. 

De  ces  trois  jugemens  communiqués  entre 
vous  et  bien  combinés,  il  eût  résulté  qu'avec 
tous  mes  beaux  raisonnemens,  et  avec  toute  la 
feinte  probité  dont  je  m'étois  paré  durant  ma 
vie,  je  n'étois  au  fond  qu'un  insensé,  un  men- 
teur, un  calomniateur,  un  scélérat;  et,  comme 
l'autorité  de  mes  plus  vrais  amis  n'étoit  pas 
suspecte,  si  ma  mémoire  eût  passé  à  la  posté- 
rité, elle  n'y  eût  passé  que  comme  celle  d'un 
malfaiteur,  dont  on  se  souvient  uniquement 
pour  le  détester. 

Et  tout  cela,  parce  que  M.  de  Luze  n'a  point 
de  mémoire  et  raisonne  mal  ;  parce  que  M.  Du 
Peyrou  n  a  point  d«  mémoire  et  raisonne  mal; 
et  parce  que  mylord  maréchal,  prévenu  que  je 


blâme  à  tort  le  bon  David,  voit  partout  ce 
blAme,  et  même  où  je  n'en  ai  point  mis. 

Cela  m'a  bien  appris,  mon  cher  hôte,  ce  que 
vaut  l'opinion  des  hommes  quels  qu'ils  soient, 
età  quoi  tient  cequel'on  appelle  dans  le  monde 
honneur  et  réputation,  puisque  l'événement  le 
plus  cruel,  le  plus  terrible  de  ma  vie  entière, 
celui  dont  j'ai  porté  le  coup  accablant  avec  le 
plus  de  constance,  où  je  n'ai  pas  fait  une  dé- 
marche qui  ne  soit  un  acle  de  vertu,  est  préci- 
sément celui  qui,  si  je  n'y  avois  pas  survécu, 
m'attiroit  une  ignominie  éternelle,  non  pas 
seulement  de  la  part  du  slupide  public,  mais 
de  la  part  des  hommes  du  meilleur  sens,  et  de 
mes  plus  solides  amis. 

En  devenant  insensible  aux  jugemens  du  pu- 
blic, je  n'ai  fait  que  la  moitié  de  ma  tâche  ;  j'ai 
gardé  toute  ma  sensibilité  à  l'estime  de  ceux 
qui  ont  toute  la  mienne,  et  par  là  je  me  suis 
assujetti  à  tous  les  jugemens  inconsidérés  qu'ils 
peuvent  faire,  à  toutes  les  erreurs  où  ils  peu- 
vent tomber,  puisqu'enfin  ils  sont  hommes. 
Prévoyant  de  loin  tous  les  moyens  détournés 
qu'on  alloit  mettre  en  usage  pour  vous  déta- 
cher de  moi ,  tous  les  pr  éjugés  dont  on  alloit 
tâcher  de  vous  éblouir,  quelles  sages  mesures 
n'ai-je  pas  prises  pour  vous  en  garantir?  Comp- 
tant, comme  j'avois  le  droit  de  le  faire,  sur  vo- 
tre confiance  en  ma  probité,  j'avois  commencé 
par  vous  conjurer  de  ne  rien  croire  de  moi  que 
ce  que  je  vous  en  éciirois  moi-niême  :  vous 
me  l'aviez  promis  très-positivement;  et  là  pre- 
mière chose  que  vous  avez  faite  a  été  de  man- 
quer à  cette  promesse.  Vous  ne  vous  êtes  pas 
contenté  do  vous  livrer  à  tous  les  bruits  du 
coin  des  rues,  sur  ce  que  je  ne  vous  avois  point 
écrit,  mais  même  sur  ce  que  je  vous  avois  écrit  ; 
sitôtquequelqu'un  s'est  trouvé  en  contradiction 
avec  moi,  c'est  lui  que  vous  avez  cru,  et  c'est 
moi  que  vous  avez  refusé  de  croire.  Lxemple  : 
dans  ce  que  je  vous  avois  marqué  des  mauvais 
offices  que  le  bon  David  me  rendoit  auprès  de 
M.  Davenport,  un  M.  de  Bruhl  écrit  le  con- 
traire, et  aussitôt  vous  me  demandez  si  je  suis 
bien  sûr  de  ce  que  je  vous  ai  écrit.  Vous  me 
permettrez  de  ne  pas  trouver,  en  cette  occasion, 
la  question  fort  obligeante.  Je  n'ai  pas,  il  est 
vrai,  l'honneur  d'êtreenvoyéd'un  prince;  mais, 
en  revanche,  je  suis  votre  ami,  et  connu  de 
vous  ou  devant  l'être. 


654 


CORRESPONDANCE. 


Le  résultat  de  toutes  ces  réflexions,  que  je  j  idées  souvent  ne  le  sont  guère;  et  voilà  ce  qui, 
vous  communique,  est  de  me  détacher  pour  dans  le  fort  de  mes  afflictions,  a  souvent  achevé 
jamais  de  l'opinion  des  hommes,  quels  qu'ils  de  m'abatire.  Kn  me  supposant  tous  les  torts 
soient,  et  même  de  ceux  qui  me  sont  les  plus  dont  vous  m'avez  chargé,  il  falloit  peut-être 
chers.  Vous  avez  et  vous  aurez  toujours  toute  j  attendre  un  autre  moment  pour  me  les  dire,  ou 


mon  estime;  mais  je  n)e  passerai  de  la  vôtre, 
puisque  vous  la  relirez  si  légèrement,  et  je  me 
consolerai  de  la  perdre  en  méritant  de  la  con- 
server toujours.  Je  suis  las  de  passer  ma  vie 
en  continuelles  apologies,  de  me  justifier  sans 
cesse  auprès  de  mes  amis,  et  d'essuyer  leurs 
réprimandes  lorsque  j'ai  mérité  tous  leurs  ap- 
plaudissemens.  Ne  vous  gênez  pas  plus  désor- 
mais que  vous  n'avez  fait  jusqu'ici  sur  ce  cha- 
pitre ;  continuez ,  si  cela  vous  amuse,  à  me 
rapporter  les  folies  et  les  mensonges  que  vous 
entendez  débiter  sur  mon  compte.  Rien  de  tout 
cela  ne  me  fâchera  plus,  je  vous  le  jure  ;  mais 
je  n'y  répondrai  de  ma  vie  un  seul  mot. 

Ceci,  du  reste,  regarde  uniquement  l'ave- 
nir; car  je  vous  ai  promis  d'examiner  avec  vous 
votre  n"  52,  et  je  veux  tenir  ma  parole,  mais 
il  faut  finir  pour  aujourd'hui.  Dans  l'état  où  je 
suis,  la  lâche  que  vous  m'imposez  ne  peut  se 
remplir  sans  reprendre  haleine.  Je  finis  donc 
en  vous  réitérant  mes  plus  tendres  vœux  pour 
votre  rétablissement,  et  en  vous  embrassant, 
mon  cher  hôte,  de  tout  mon  cœur. 


AU   MEME. 


Wootton,  le  iS  novembre  47()6. 

Je  vois  avec  douleur,  cher  ami,  par  votre 
n^SS,  que  je  vous  ai  écrit  des  choses  déraison- 
nables dont  vous  vous  tenez  offensé.  Il  faut  que 
vous  ayez  raison  d'en  juger  ainsi,  puisque  vous 
êtes  de  sang-froid  en  lisant  mes  lettres,  et  que 
je  ne  le  suis  guère  en  les  écrivant  ;  ainsi  vous 
êtes  plus  en  état  que  moi  de  voir  les  choses 
telles  qu'elles  sont.  Mais  cette  considération 
doit  être  aussi  de  votre  part  une  plus  grande 
raison  d'indulgence  :  ce  qu'on  écrit  dans  le 
trouble  ne  doit  pas  être  envisagé  comme  ce 
qu'on  écrit  de  sang-froid.  Un  dépit  outré  a  pu 
me  laisser  échapper  des  expressions  démenties 
par  mon  cœur,  qui  n'eut  jamais  pour  vous  que 
des  sentimens  honorables.  Au  contraire,  quoi- 
que vos  expressions  le  soient  toujours,  vos 


du  moins  vous  résoudre  à  endurer  ce  qui  en 
pouvoit  résulter.  Je  ne  prétends  pas,  à  Dieu  ne 
plaise,  m'excuser  ici,  ni  vous  charger,  mais 
seulement  vous  donner  des  raisons,  qui  me 
semblent  justes,  d'oublier  les  torts  d'un  ami 
dans  mon  état.  Je  vous  en  demande  pardon  de 
tout  mon  cœur  ;  j'ai  grand  besoin  que  vous  me 
l'accordiez,  et  je  vous  proteste,  avec  vérité, 
que  je  n'ai  jamais  cessé  un  seul  moment  d'avoir 
pour  vous  tous  les  sentimens  que  j'aurois  dé- 
siré vous  trouver  pour  moi. 

La  punition  a  suivi  de  près  l'offense.  Vous  ne 
pouvez  douter  du  tendre  intérêt  que  je  prends 
à  tout  ce  qui  tient  à  votre  santé,  et  vous  refu- 
sez de  me  parler  des  suites  de  votre  voyage  de 
Belfort.  Heureusement  vous  n'avez  pu  être  mé- 
chant qu'à  demi,  et  vous  me  laissez  entrevoir 
un  succès  dont  je  brûle  d'apprendre  la  confir- 
mation. Écrivez-moi  là-dessus  en  détail,  mon 
aimable  hôte,  donnez-moi  tout  à  la  fois  le  plai- 
sir de  savoir  que  vos  remèdes  opèrent,  et  celui 
d'apprendre  que  je  suis  pardonné.  J'ai  le  cœur 
trop  plein  de  ce  besoin  pour  pouvoiraujourd'hui 
vous  parler  d'autre  chose,  et  je  finis  en  vous 
répétant  du  fond  de  mon  âme  que  mon  tendre 
attachement  et  mon  vrai  respect  pour  vous  ne 
peuvent  pas  plus  sortir  de  mon  cœur  que  l'a- 
mour de  la  vertu. 


A   M.    LALUUD. 
Wootton,  le  15  novembre   7t6. 

A  peine  nous  connoissons-nous,  monsieur, 
et  vous  me  rendez  les  plus  vrais  services  de  l'a- 
mitié :  ce  zèle  est  donc  moins  pour  moi  que  pour 
la  chose,  et  m'en  est  d'un  plus  grand  prix.  Je 
vois  que  ce  même  aniourdc  la  justice,  qui  brûla 
toujours  dans  mon  cœur,  brûle  aussi  dans  le 
vôtre:  rien  ne  lie  tant  lésâmes  que  cette  confor- 
mité. La  nature  nous  fit  amis  ;  nous  ne  sommes, 
ni  vous  ni  moi,  disposés  à  l'en  dédire.  J'ai  reçu 
le  paquet  que  vous  m'avez  envoyé  par  la  voie 
de  M.  Dutens  ;  c'est  à  mon  avis  la  plus  sûre. 
Le  duplicata  m'a  pourtant  déjà  été  annoncé,  et 


ANNEE  1766. 


65ÎÎ 


je  ne  doule  pas  qu'il  ne  me  parvienne.  J'admire 
l'inlrépidilé  des  auteurs  de  cet  ouvrage,  cl  sur- 
tout s'ils  le  laissent  répandre  à  Londres,  ce  qui 
me  parott  difficile  à  empêcher.  Du  reste,  ils 
peuvent  faire  et  dire  tout  à  leur  aise  :  pour 
moi,  je  n'ai  rien  à  dire  de  M.  Hume,  sinon 
que  je  le  trouve  bien  insuftaiit  pour  un  bon 
homme,  ci  bien  bruyant  pour  un  philosophe. 
Bonjour,  monsieur;  je  vous  aimerai  toujours, 
mais  je  ne  vous  écrirai  pas,  à  moins  de  néces- 
sité ;  cependant  je  serois  bien  aise,  par  précau- 
tion, d'avoir  votre  adresse.  Je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur,  et  vous  prie  de  dire  à 
M.  Sauttersheim  que  je  suis  sensible  à  son  sou- 
venir, et  n'ai  point  oublié  notre  ancienne  ami- 
tié. Je  suis  aussi  surpris  que  fâché  qu'avec  de 
l'esprit,  des  talens,  de  la  douceur,  et  une  assez 
jolie  figure,  il  ne  trouve  rien  à  faire  à  Paris. 
Cela  viendra  ,  mais  les  commencemens  y  sont 
difficiles. 


TRADUCTION   D'LNK   LKTTRE  DE  DWI»   HUME 
A   SUARD  (*). 

Edimbourg,  19  novembre  17()6. 

le  ne  saurois,  monsieur,  trop  vous  remer- 
cier de  la  complaisance  que  vous  avez  mise  à 
traduire  un  ouvrage  qui  ne  méritoit  guère  votre 
attention  ni  celle  du  public  (**).  Je  suis  on  ne 
peut  plus  satisfait  de  ce  travail;  l'introduction 
m'a  semblé  particulièrement  écrite  avec  une 
grande  prudence  et  une  rare  discrétion,  si  j'en 
excepte  la  partialité  que  vous  montrez  en  ma 
faveur.  Je  reie  plais  du  moins  à  la  regarder 
comme  un  gage  de  votre  amitié.  Vous  et  M.  d'A- 
lembert  avez  agi  sagement  en  adoucissant 
quelques  expressions  ,  surtout  dans  les  notes, 
et  je  ferai  usage  de  ces  corrections  dans  l'édi- 
tion angloise.  Cet  écrit  ne  fut  pas  d'abord  des- 
tiné à  être  lu  du  public  ;  et  sans  un  concours  de 

(*)  Cette  lettre,  écrite  en  anglois,  vient  d'être  publiée  comme 
inéditt  àam  un  nouveau  journal  anglois,  intitulé  IVew-Mon- 
t/i/j/->/flgrasine,  et  fait  partie  du  numéro  de  janvier  1820.  Le 
journaliste  annonce  qu'elle  lui  a  été  communiquée  par  M.  Cam- 
peuon,  membre  de  l'Institut,  et  possesseur  des  papiers  de  celui 
à  qui  elle  est  adressée.  —  Le  lecteur  jugera  par  lui  même  si 
elle  ne  méritoit  pas  d'être  traduite  et  de  trouver  place  dans 
cette  édition.  G.  P. 

(")  C'est  celui  qui  a  pour  titre  :  Exposé  succinct  de  la  con- 
testation qui  s'est  élevée  entre  M.  Hume  et  M.  Rousseau. 
Voyez  V/iffendice  aux  Confessions  G.  P. 


circonstances  imprévues,  je  ne  l'eusse  pas  fait 
imprimer.  Je  ne  suis  pas  surpris  que  les  per- 
sonnesqui  ne  connoissent  pas  les  circonstances, 
et  qui  ne  sont  pas  à  même  de  les  apprécier, 
blâment  cet  appel  au  public  ;  mais  il  est  certain 
que  si  j'eusse  persévéré  dans  mon  silence,  on 
auroit  fini  par  me  regarder  comme  le  coupable; 
et  ceux  qui  me  blâment  à  présent  m'auroient, 
avec  une  apparence  de  raison ,  encore  blâmé 
davantage.  Je  regarde  toute  cette  affaire  comme 
un  malheur  dans  ma  vie  :  et  cependant  à  cette 
heure  que  tout  est  terminé,  et  qu'il  est  facile 
de  rectifier  les  erreurs,  je  ne  crois  pas  pouvoir 
m'accuser  moi-même  de  la  plus  légère  impru- 
dence, si  ce  n'est  toutefois  d'avoir  accueilli  cet 
homme  quand  il  s'est  jeté  dans  mes  bras;  et, 
sans  doute  on  m'eût  trouvé  cruel  si  je  l'avois 
repoussé.  Pouvois-je  m 'attendre  à  rencontrer 
un  tel  prodige  d'orgueil  et  de  férocité  ?  Rien  de 
semblable  n'avoit  existé  jusque  alors.  Mais,  une 
fois  qu'il  m'eût  déclaré  la  guerre  d'une  ma- 
nière si  violente,  il  n'eût  pas  été  prudent  de 
garder  le  silence  avec  mes  amis,  et  de  lui  lais- 
ser le  temps  de  trouver  une  occasion  favorable 
pour  frapper  ma  réputation.  De  mes  amis,  l'af- 
faire a  passé  dans  le  public,  qui  s'y  est  inté- 
ressé plus  qu'à  une  aventure  privée.  Cet  inté- 
rêt extraordinaire  m'a  forcé  à  mettre  sous  ses 
yeux  l'histoire  tout  entière.  Si  cependant  quel- 
qu'un s'obstine  à  penser  qu'avec  plus  de  pru- 
dence j'aurois  pu  éviter  tous  ces  désagrémens, 
je  suis  très-disposé  à  convenir  que  ce  n'est  pas 
la  première  imprudence  de  ce  genre  dont  je  me 
sois  rendu  coupable. 

Comme  vous  je  pense  que  Rousseau  répon- 
dra; cependant  il  est  difficile  d'imaginer  ce 
qu'il  pourra  dire  encoie ,  après  les  détails 
longs,  minutieux  et  fatigans  dans  lesquels  il 
est  déjà  entré.  11  seroit  ridicule  qu'il  vint  révé- 
ler quelque  fait  d'importance  qu'il  prélendroit 
avoir  omis,  après  avoir  cité  comme  des  méfaits 
mes  regards  et  ceux  des  femmes  qui  étoient  lo- 
gées sous  le  même  toit  que  moi.  Mais  quoi  qu'il 
puisse  dire,  je  suis  bien  résolu  à  me  taire  là- 
dessus  le  reste  de  mes  jours;  je  laisserai  chacun 
penser  de  ces  événemens  tout  ce  qu'il  voudra. 
Je  crois  que,  dans  le  monde,  on  disputera  seu- 
j  lement  pour  savoir  si  Rousseau  est  plus  fou 
I  que  méchant ,  ou  s'il  n'est  pas  l'un  et  l'autre 
I  dans  une  égale  proportion.  Vous  dites  qu'il  a 


65è 


CORRESPONDANCE. 


d««s  admirateurs  qui  prétendent  encore  à  l'ex- 
cuser. Prétendent-ils  que  d'Alenibert,  Horace 
Walpole,  et  moi,  nous  avons  formé  une  con- 
spiration pour  l'entraîner  en  Angleterre,  et  le 
ruiner  en  le  plaçant  dans  une  habitation  plus 
commode,  et  en  doublant  son  revenu  ?  Si  celte 
accusation  n'est  pas  mise  en  avant,  comment 
entreprendre  d'excuser  son  odieuse  conduite 
à  mon  égard  ? 

Si  je  pouvois  regarder  Rousseau  comme  un 
des  écrivains  classiques  de  la  France,  pont- 
être  imagitierois-je  que  cette  histoire,  tout  ab- 
surde qu'elle  est,  passera  à  la  postérité  et  l'in- 
téressera autant  que  nos  propres  contempo- 
rains :   mais   en  vérité  ,   ses  ouvrages  sont 
remplis  de  tant  d'extra  va  fiances,  que  je  ne  puis 
pas  cioire  que  la  diction  seale  parvienne  à  les 
soutenir.  Il  a  lui-même  quelque  crainte  que 
cela  n'arrive.  Je  vous  confierai  l'anecdote  sui- 
vante, parce  qu'elle  ne  sauroit  lui  porter  pré- 
judice; autrement  je  ne  voudrois  rien  répéter 
de  ce  qui  s'est  passé  dnns  le  temps  de  notre  an- 
cienne intimité.  Quand  nous  étions  en  route, 
il  me  dit  qu'il  éioit  résolu  à  se  perfectionner 
dans  la  langue  angloise  ;  ot  comme  il  avoit  ap- 
prisqu'il  existoit  deux  traductions  de  son  Emile, 
il  vouloit  se  les  procurer  pour  les  lire  et  en  faire 
la  comparaison  ;  étant  d'avance  familiarisé  avec 
le  sujet,  il  comprendroit  plus  facilement  la 
version.  Aussitôt  arrivés,  je  lui  procurai  les 
livres  en  question.  Après  les  avoir  gardés  deux 
ou  trois  jours,  il  me  les  renvoya,  disant  qu'ils 
ne  lui  avoient  été  d'aucune  utilité  ;  qu'il  n'avoit 
pas  eu  la  patience  de  les  lire  ;  qu'au  reste,  il  en 
étoit  de  même  de  l'original ,  et  de  tous  les  au- 
tres écrits  qu'il  avoit  publiés;  il  ne  pouvoit  plus 
les  revoir  sans  dégoût. —  Il  est  surprenant, 
lui  répliquai -je,  que  des  ouvrages  si  vantés 
pour  leur  éloquence  ne  causent  aucune  salis- 
faction  à  leur  auteur.  —  Quant  au  style ,  je  ne 
suis  pas  ,  me   répondit-il ,  trop  mécontent  ; 
mais  je  crains  toujours  qu'Us  ne  pèchent  par  le 
fond  (*),  et  que  leur  éclat  n'ait  que  la  durée 
d'un  jour. 

(La  Lettre  est  terminée  par  un  alinéa  de  com- 
plimens  à  Suard.) 

C)  Ces  niot»  sont  en  francois  dans  l'origina 


A   MADI-,M0I8ELLE   TEWIS. 

Wootton,  le  9  (lécenibie  4766. 


Ma  belle  voisine,  vous  me  rendez  injuste  et 
jaloux  pour  la  première  fois  de  ma  vie  ;  je  n'ai 
pu  voir  sans  envie  les  chaînes  dont  vous  hono- 
riez mon  Sultan  ;  et  je  lui  ai  ravi  l'avantage  de 
les  porter  le  premicT  :  j'en  aurois  dû  parer 
votre  brebis  chérie  ,  mais  je  n'ai  osé  empiéter 
sur  les  droits  d'uti  jeune  et  ainuib'c  berg<'r  ; 
c'est  déjà  trop  passer  les  miens  de  faiie  U'  ga- 
lant à  mon  âge;  mais  puisque  vous  me  lavez 
fait  oublier,  tâchez  de  l'oublier  vous  même, 
et  pensez  moins  au  barbon  qui  vous  rend  hom- 
mage, qu'au  soin  que  vous  avez  pris  de  lui  ra- 
jeunir le  cœur. 

Je  ne  veux  pas,  ma  belle  voisine,  vous  en- 
nuyer plus  long-temps  de  mes  vieilles  sornettes: 
si  je  vous  contois  toutes  les  bontés  et  amitiés 
dont  votre  cher  oncle  m'honore,  je  scrois  en- 
core ennuyeux  par  mes  longueurs;  ainsi  je  me 
tais.  Mais  revenez  lété  prochain  en  être  le 
témoin  vous-même  ,  et  ramenez  madame  la 
comtesse  (')  à  condition  que  nous  serons  cette 
fois-ci  les  plus  forts,  et  qu'au  lieu  de  vous  lais- 
ser enlever  comme  cette  année,  vous  nous  ai- 
derez à  la  retenir. 


A  MYLORD   MARECHXL. 

H  décembre  1766. 

Abréger  la  correspondance  (*)...  Mylord , 


(<)  Madame  la  comtesse  Cowper,  veuve  du  feu  comte  Cow- 
per,  lille  du  comte  de  Graiidville. 

(•)  La  lettre  de  mylord  maréchal  à  laquelle  celle-ci  sert  de 
réponse  se  terminoit  ainsi  :  •  Je  suis  vieux,  infirme  ;  j'ai  trop 
»  peu  de  mémoire.  Je  ne  sais  plus  ce  que  jai  écrit  à  M.  Du  Pef - 
»  rou,  mais  je  sais  positivement  que  je  désirois  vous  servir  en 
»  assoupissant  une  querelle  sur  des  soupçons  qui  me  parois- 
»  sent  mal  fondé»,  et  non  pas  vous  ôter  un  ami.  Peut-être  ai-je 
»  fait  quelque  sottise  :  pour  les  éviter  à  l'avenir,  ne  trouvez  pas 
»  mauvais  que  j'abrège  la  correspondance,  comme  j'ai  déjà  fait 
»  avec  tout  le  momie,  même  avec  mes  plus  proches  parens 
»  et  amis,  pour  finir  mes  jours  dans  la  tranqu  llité.  Bonsoir.  » 

»  Je  dis  abrégn.  car  je  désirerai  toujours  savoirde  temps  en 
»  temps  des  nouvelles  de  votre  santé,  et  qu'elle  soit  bonne.  » 

D'amples  éclaircissemens  à  ce  sujet,  et  la  preuve  de  l'amitié 
que  mylord  maréchal  conserva  pour  Rousse.u  jusqu'à  ses  der- 
niers momens.  se  trouvent  dans  la  Rcpovse  d'une.  an,myme 
(madame  La  Tour  de  FranqueviUe  )  à  un  anonyme,  insérée 
dans  l'édition  de  Genève,  tome  6  du  supplément,  et  dans  l  HU- 
toire  d"  la  vie  et  des  ouvrages  de  J.  J.  Rousseau,  r  I^et  II , 
I  article  Ktith. 


ANNÉE  1766. 


657 


que  m'annoncez-vous,  cl  quel  temps  prenez- 
▼ous  pour  cela  !  Serois-je  dans  votre  disgrâce? 
Ah  I  dans  tous  les  malheurs  qui  m'accablent, 
voilà  le  seul  que  je  ne  saurois  supporter.  Si 
j'ai  des  torts,  daignez  les  pardonner  ;  en  est-il, 
on  peut-il  être  que  mes  senlimens  pour  vous  ne 
doivent  pas  racheter?  Vos  bontés  pour  moi 
font  toute  la  consolation  de  ma  vie  t  voulez- 
vous  m'ôter  cette  unique  et  douce  consolation? 
Vous  avez  cessé  d'écrire  à  vos  parens!  Eh! 
qu'importe,  tous  vos  parens,  tous  vos  amis  en- 
semble !  ont-ils  pour  vous  un  attaciiemcntcom- 
parable  au  mien?  Eh  !  mylord,  c'est  votre  âge, 
ce  sont  mes  maux  qui  nous  rendent  plus  utiles 
l'un  à  l'autre  :  à  quoi  peuvent  mieux  s'em- 
ployer les  restes  de  la  vie  qu'à  s'entretenir  avec 
ceux  qui  nous  sont  chers?  Vous  m'avez  promis 
une  éternelle  amitié  ;  je  la  veux  toujours,  j'en 
suis  toujours  digne.  Les  terres  et  les  mers  nous 
séparent,  les  hommes  peuvent  semer  bien  des 
erreurs  entre  nous  ;  mais  rien  ne  peut  séparer 
mon  cœur  du  vôtre,  et  celui  que  vous  aimâtes 
une  fois  n'a  point  changé.  Si  réellement  vous 
craignez  la  peine  d'écrire,  c'est  mon  devoir  de 
vous  l'épargner  autant  qu'il  se  peut  :  je  ne  de- 
mande, à  chaque  fois,  que  deux  lignes,  tou- 
jours les  mêmes,  et  rien  de  plus  :  J'ai  reçu 
votre  lettre  de  telle  date  y  je  me  porte  bien,  et 
ie  vous  aime  toujours.  Voilà  tout;  répétez-moi 
ces  dix  mots  douze  fois  l'année,  et  je  suis  con- 
tent. De  mon  côté  j'aurai  le  plus  grand  soin  de 
ne  vous  écrire  jamais  rien  qui  puisse  vous  im- 
portuner ou  vous  déplaire  ;  mais  cesser  de  vous 
écrire  avant  que  la  mort  nous  sépare  :  non, 
mylord,  cela  qc  peut  pas  être  ;  cela  ne  se  peut 
pas  plus  que  cesser  de  vous  aimer. 

Si  vous  tenez  votre  cruelle  résolution,  j'en 
mourrai  ;  ce  n'est  pas  le  pire;  mais  j'en  mour- 
rai dans  la  douleur,  et  je  vous  prédis  que  vous 
y  aurez  du  regret.  J'attends  une  réponse,  je 
l'attends  dans  les  plus  mortelles  inquiétudes; 
mais  je  connois  votre  âme,  et  cela  me  rassure  : 
si  vous  pouvez  sentir  combien  celle  réponse 
m'est  nécessaire,  je  suis  très-siir  que  je  l'aurai 
promptement. 


A  M.  d'ivernois. 

Wootton,  le  1t  décembre  17M. 

J'étois  extrêmement  en  peine  de  vous,  mon- 

T.    IV. 


sieur,  quand  j'ai  reçu  votre  lettre  du  ^9  no- 
vembre, qui  m'a  tranquillisé  sur  votre  santé  et 
sur  votre  amitié,  mais  qui  m'a  donné  des  dou- 
leurs, dont  la  perte  de  votre  enfant,  quelque 
touché  que  je  sois  de  tout  ce  qui  vous  afflige, 
n'est  pourtant  pas  la  plus  vive.  Cette  vie,  mon- 
sieur, n'est  le  temps  ni  de  la  vérité  ni  de  la  jus- 
tice :  il  faut  s'en  consoler  par  l'attente  d'une 
meilleure. 

Tout  bien  pesé,  je  ne  suis  pas  fâché  que  vous 
n'ayez  pas  fait  cette  année  la  bonne  œuvre  que 
vous  vous  étiez  proposée,  mais  je  le  suis  beau- 
coup que  vous  m'ayez  laissé  dans  la  plus  par- 
faite incertitude  sur  l'avenir.  Il  m'importeroit 
de  savoir  à  quoi  m'en  tenir  sur  ce  point.  Il  ne 
s'agit  que  d'un  oui  ou  d'un  non  de  votre  part, 
que  j'entendrai  sans  qu'il  soit  besoin  de  plus 
grande  explication. 

C'est  à  regret  que  je  vous  écris  si  rarement 
et  si  peu  :  ce  n'est  pas  faute  d'avoir  de  quoi  vous 
entretenir;  mais  il  faut  attendre  de  plus  sûres 
occasions.  Mes  respects  à  madame  d'ivernois; 
j'embrasse  tendrement  tout  ce  qui  vous  est 
cher,  tous  ceux  qui  m'aiment,  et  surtout  votre 
associé. 


A  H.   DAVtNPORT. 

22  décembre  4766. 

Quoique  jusqu'ici ,  monsieur,  malgré  mes 
sollicitations  et  mes  prières,  je  n'aie  pu  obtenir 
de  vous  un  seul  mot  d'explication,  ni  de  réponse 
sur  les  choses  qu'il  m'importe  le  plus  de  savoir, 
mon  extrême  confiance  en  vous  m'a  fait  endurer 
patiemment  ce  silence,  bien  que  très-extraor- 
dinaire. Mais,  monsieur,  il  est  temps  qu'il  cesse: 
et  vous  pouvez  juger  des  inquiétudes  dont 
je  suis  dévoré,  vous  voyant  prêt  à  partir  pour 
Londres,  sans  m'accorder,  malgré  vos  pro- 
messes, aucun  des  éclaircissemensque  je  vous 
ai  demandés  avec  tant  d'instances.  Chacun  a 
son  caractère;  je  suis  ouvert  et  confiant  plus 
qu'il  ne  faudroit  peut-être  :  je  ne  demande  pas 
que  vous  le  soyez  comme  moi  ;  mais  c'est  aussi 
pousser  trop  loin  le  mystère,  que  de  refuser 
constamment  de  me  dire  sur  quei  pied  je  suis 
dans  votre  maison,  et  si  j'y  suis  de  trop  ou  non. 
Considérez,  je  vous  supplie,  ma  situation,  et 
jugez  de  mes  embarras;  quel  parti  puis-je 
prendre,  si  vous  refusez  de  me  parler?  Dois-je 

A2 


CS8 


CORRESPONDANCE. 


rester  dans  votre  maison  malgré  vous  ?  en  pu  is- 
je  sortir  sans  votre  assistance? Sans  amis,  sai«^ 
connoissaiices,  enfoncé  dans  un  pays  dont  j'i- 
gnore la  langue,  je  suis  entièrement  à  la  merci 
de  vos  gens  :  c'est  à.votre  invitation  que  j'y  suis 
venu,  et  vous  m'avez  aidé  à  y  venir;  il  con- 
fient, ce  me  semble,  que  vous  m'aidiez  de 
même  à  en  partir,  si  j'y  suis  de  trop.  Quand 
j'y  resterois ,  il  faudroit  toujours,  malgré 
toutes  vos  répugnafices,  que  vous  eussiez  la 
bonté  de  prendre  des  arrangeniens  qui  rendis^ 
sent  mon  séjour  chez  vous  moins  onéreux 
pour  l'un  et  pour  l'autre.  Les.  honnêtes  gens 
gagnent  toujours  à  s'expliquer  et  s'entendre 
entre  eux  :  si  vous  entriez  avec  moi  dans  les 
détails  dont  vous  vous  fiez  à  vos  gens,  vous 
seriez  moins  trompé  et  je  serois  mieux  traité, 
nous  y  trouverions  tous  deux  notre  avantage; 
vous  avez  trop  d'esprit  pour  ne  pas  voir  qu'il 
y  a  des  gens  à  qui  mon  séjour  dans  voire 
maison  déplaît  beaucoup,  et  qui  feront  de 
leur  mieux  pour  me  le  rendre  désagréable. 

Que  si,  malgré  toutes  ces  raisons,  vous  con- 
tinuez à  garder  avec  moi  le  silence,  cette  ré- 
ponse jiK)rs  deviendra  très-claire,  et  vous  ne 
trouverez  [)as  mauvais  que,  sans  m'obstincr 
davantage  inutilement,  je  pourvoie  à  ma  re- 
traite comme  je  pourrai,  sans  vous  en  parler 
davantage,  emportant  un  souvenir  très-recon- 
noissant  de  l'hospitalité  que  vous  m'avez  of- 
ferte, mais  ne  pouvant  me  dissimuler  les  cruels 
embarras  où  je  .me  suis  mis  en  l'acceptant. 


A  LORD   VICOMTE   DE   ISUNCTIAM  , 
aujourd'hui  comte  de  Harcourt. 

Wootton,  24  décembre  4766. 

Je  croirois,  mylord,  exécuter  peu  honnête- 
ment la  résolution  que  j'ai  prise  de  me  défaire 
de  mes  estampes  et  de  mes  livres,  si  je  ne  vous 
priois  de  vouloir  bien  commencer  par  en  retirer 
les  estampes  dont  vous  avez  eu  la  bonté  de  me 
faire  présent.  J'en  fais  assurément  tout  le  cas 
possible,  et  la  nécessité  de  ne  rien  laisser  sous 
mes  yeux  qui  me  rappelle  un  goût  auquel  je 
veux  renoncer  pouvoit  seule  en  obtenir  le  sacri- 
fice. S'il  y  a  dans  mon  petit  recueil,  soit  d'es- 
tampes, soit  de  livres,  quelque  chose  qui  puisse 


vous  convenir,  je  vous  prie  de  me  faire  l'hon^ 
neur  de  l'agréer,  et  surtout  par  préférence  ce 
qui  me  vient  de  votre  digne  ami  M.  Watelet,  et 
qui  ne  doit  passer  qu'en  main  d'ami  Etjfin. 
mylord,  si  vous  êtes  à  portée  d'aider  au  débit 
du  reste,  je  reconnoîtrai,  dans  cette  bonté,  les 
soins  officieux  dont  vous  m'avez  permis  de  me 
prévaloir.  C'est  chez  M.  Oavenport  que  vous 
pourrez  visiter  le  tout,  si  vous  voulez  bien  en 
prendre  la  peine.  Il  demeure  en  Piccadilly,  à 
côté  de  lord  Égremont.  Recevez,  mylord,  je 
vous  prie,  les  assurances  de  ma  reconnoissance 
et  de  mon  respect. 


A   M. 


Janvier  1767. 

Ce  que  vous  me  marquez,  monsieur,  que 
M.  Dey  Verdun  a  un  poste  chcj.  le  général  Con- 
way,  m'explique  une  énigme  à  laquelle  je  ne 
pouvois  rien  comprendre,  et  que  vous  verrez 
dans  la  lettre  dont  je  joins  ici  une  copie  faite 
sur  celle  que  M.  Hume  a  envoyée  à  M.  Daven- 
port.  Je  ne  vous  la  communique  pas  pour  que 
vous  vérifiiez  si  ledit  M.  Deyverdun  a  écrit  cette 
lettre,  chose  dont  je  ne  doute  nullement,  ni 
s'il  est  en  effet  l'auteur  des  écrits  en  question, 
mis  dans  le  Saint-James  Chronicle,  ce  que  je 
sais  parfaitement  être  faux;  d'ailleurs  ledit 
M.  Deyverdun,  bien  instruit,  et  bien  préparé 
à  son  rôle  de  prête-nom,  et  qui  peut-être  l'a 
commencé  lorsque  lesdits  écrits  furent  portés 
au  Saint-James  Chronicle,  est  trop  sur  ses  gar- 
des pour  que  vous  puissiez  maintenant  rien 
savoir  de  lui;  mais  il  n'est  pas  impossible  que 
dans  la  suite  desteinps,  ne  paroissant  instruit 
de  rien  et  gardant  soigneusement  le  secret  que 
je  vous  confie,  vous  parveniez  à  pénétrer  le 
secret  de  toutes  ses  manœuvres,  lorsque  ceux 
qui  s'y  sont  prêtés  seront  moins  sur  leurs  gar- 
des; et  tout  ce  que  je  souhaite,  dans  cette  af- 
faire, est  que  vous  découvriez  la  vérité  par 
vous-même.  Je  pense  aussi  qu'il  importe  tou- 
jours de  connoître  ceux  avec  qui  l'on  peut  avoir 
à  vivre,  et  de  savoir  si  ce  sont  d  honnêtes  gens  : 
or,  que  ledit  Deyverdun  ait  fait  ou  non  les 
écrits  dont  il  se  vante,  vous  savez  maintenant, 
ce  me  semble,  à  quoi  vous  en  tenir  avec  lui. 
Vous  êtes  jeune,  vous  me  survivrez,  j'espère, 


ANNÉE  1767. 


G39 


de  beaucoup  dannées,  et  ce  m'est  une  consola- 
lion  très-douce  de  penser  qu'un  jour,  quand  le 
fond  de  cette  triste  affaire  sera  dévoilé,  vous 
serez  à  portée  d'en  vérifier  par  vous-même 
beaucoup  de  faits,  que  vous  saurez  de  mon  vi- 
vant sans  qu'ils  vous  frappent,  parce  qu'il  vous 
est  impossible  d'en  voir  les  rapports  avec  mes 
malheurs.  Je  vous  embrasse  do  tout  mon  cœur. 


A  M.. 


2  janvier  1767. 

Quand  je  vous  pris  au  mot,  monsieur,  sur 
la  liberté  que  vous  m'accordiez  de  ne  vous  pas 
répondre,  j'étois  bien  éloigné  de  croire  que  ce 
silence  pût  vous  inquiéter  sur  l'effet  de  voire 
précédente  lettre  :  je  n'y  ai  rien  vu  qui  ne  con- 
firmât les  senlimens  d'estime  et  d'attachement 
que  vous  m'avez  inspirés;  et  ces  senlimens  sont 
si  vrais, que  si  jamais  j'étois  dans  lecas  de  quitior 
cotte  province,  je  souhaiierois  que  ce  fût  pour 
me  rapprocher  de  vous.  Je  vous  avoue  pour- 
tant que  je  suis  si  touché  des  soins  de  M.  Uaven- 
port,  et  si  content  de  sa  société,  que  je  ne  me 
priverois  pas  sans  regret  d'une  hospitalité  si 
douce;  mais  comme  il  souffre  à  peine  que  je  lui 
rembourse  une  partie  des  dépenses  que  je  lui 
coûte,  il  y  auroit  trop  d'indiscrétion  à  rester 
toujours  chez  lui  sur  le  même  pied,  et  je  ne 
croirois  pouvoir  me  dédommager  des  agréniens 
que  j'y  trouve,  que  par  ceux  qui  m'attendroient 
auprès  de  vous.  Je  pense  souvent  avec  plaisir  à 
la  ferme  solitaire  que  nous  avons  vue  ensemble 
et  à  l'avanlagedy  êiro  votre  voisin  ;  mais  ceci 
sont  plutôt  des  souhaits  vagues  que  des  projets 
d'une  prochaine  exécution.  Ce  qu'il  y  a  de  bien 
réel  est  le  vrai  plaisir  que  j'ai  de  correspondre 
en  toute  occasion  à  la  bienveillance  dont  vous 
m'honorez,  et  de  la  cultiver  autant  qu'il  dépen- 
dra de  moi. 

11  y  a  long-iemps,  monsieur,  que  je  me  suis 
donné  le  conseil  de  la  dame  dont  vous  parlez  : 
j'aurois  dû  le  prendre  plus  tôt;  mai^  il  vaut 
mieux  tard  que  jamais.  M.  liume  étoit  pour 
moi  une  connoissance  de  trois  mois,  qu'il  ne 
m'a  pas  convenu  d'entretenir  :  après  un  pre- 
mier mouvement  d'indignation  dont  je  nétois 
pas  le  maître,  je  me  suis  retiré  paisiblement  : 
ii  a  voulu  une  rupture  formelle;  il  a  fallu  lui 


complaire  :  il  a  voulu  ensuite  une  explication  ; 
j'y  ai  consenti.  Tout  cela  s'est  passé  entre  lui  et 
moi  :  il  a  jugé  à  propos  d'en  faire  le  vacarme 
que  vous  savez;  il  l'a  fait  tout  seul,  je  me  suis 
tu  ;  je  continuerai  de  me  taire,  et  je  n'ai  rien 
du  tout  à  dire  de  M.  Hume,  sinon  que  je  le 
trouve  un  peu  insultant  pour  un  bon  homme, 
et  un  peu  bruyant  pour  un  philosophe.  , 

Comment  va  la  botanique?  vous  en  occupez- 
vous  un  peu  ?  voyez-vous  des  gens  qui  s'en  oc- 
cupent? pour  moi,  j'en  raffole,  je  m'y  acharne, 
et  je  n'avance  point  :  j'ai  totalement  perdu 
la  mémoire,  et  de  plus,  je  n'ai  pas  de  quoi 
l'exercer;  car  avant  de  retenir  il  faut  appren- 
dre, et  ne  pouvant  trouver  par  moi-même  les 
noms  dos  plantes,  je  n'ai  nul  moyen  de  les 
savoir  :  il  me  semble  que  tous  les  livres  qu'on^ 
écrit  sur  la  botanique  ne  sont  bons  que  pour^ 
ceux  qui  la  saventdéjà.  J'ai  acquis  voire  Slilling 
flet,  et  je  n'en  suis  pas  plus  avancé.  J'ai  pris  le 
parti  de  renoncer  à  toute  lecture,  et  de  vendre 
mes  livres  et  mes  estampes,  pour  acheter  des 
plantes  gravées  :  sans  avoir  le  plaisir  d'appren- 
dre, j'aurai  celui  d'étudier  ;  ot  pour  mon  objet 
cela  revient  à  peu  près  au  môme. 

Au  reste,  je  suis  très-heureux  de  m'être  pro- 
curé une  occupation  qui  demande  de  l'exercice; 
car  rien  ne  me  fait  tant  de  mal  que  de  rester 
assis,  ou  d'écrire  ou  lire  :  et  c'est  une  des  rai- 
sons qui  me  font  renoncer  à  tout  commerce  de 
lettres,  hors  les  cas  de  nécessité.  Je  vous  écrirai 
dans  peu;  mais  de  grâce,  monsieur,  une  fois 
pour  toutes,  ne  prenez  jamais  mon  silence  pour 
un  signe  de  refroidissement  ou  d'oubli,  et  soyez 
persuadé  que  c'est  pour  mon  cœur  une  conso- 
lation très-douce,  d'être  aimé  de  ceux  qui  sont 
aussi  dignes  que  vous  d'être  aimés  eux-mêmes: 
mes  respects  empressés  à  M.  Malihus,  je  vous 
en  supplie;  recevez  ceux  de  mademoiselle  Le 
Vasseur,  et  mes  plus  cordiales  salutations. 


REPONSES 
aux  questions  faites  par  M.  de  chativel  (*). 
A  Woolton,  le  5  janvier  1767. 

Jamais,  ni  en  Mo'J,  ni  en  aucun  autre  temps, 

I      (*)  Voyez  dans  ia  Correspondance  de  Voltaire  sa  lettre  à 
I  Hume,  daiée  de  Ferney,  2J  octobre   1766.  Ces  Révonses  de 


6G0 


CORUESPONDANCE. 


M.  Marc  Chappuis  ne  m'a  proposé,  de  la  pari 
de  M.  de  Voltaire,  d'habiter  une  petite  maison 
appelée  l'Hermitage.  En  4755,  M.  de  Voltaire, 
me  pressant  de  revenir  dans  ma  patrie,  m'invi- 
toit  d'aller  boire  du  lait  de  ses  vaches.  Je  lui 
répondis.  Sa  lettre  et  la  mienne  furent  publi- 
ques. Je  ne  me  ressouviens  pas  d'avoir  eu  de  sa 
part  aucune  autre  invitation. 

Ce  que  j'écrivis  à  M.  de  Voltaire,  en  1760, 
n'étoit  point  une  réponse.  Ayant  retrouvé  par 
hasard  le  brouillon  de  cette  lettre,  je  la  trans- 
cris ici,  permettant  à  M.  deChauvel  d'en  faire 
l'usage  qu'il  lui  plaira  (') 

Je  ne  me  souviens  point  cxactrment  de  ce 
que  j'écrivis,  il  y  a  vingt-trois  ans,  à  M.  du  Theil  : 
mais  il  est  vrai  que  j'ai  été  domestique  de  M.  de 
Montaigu,  ambassadeur  de  France  à  Venise, 
et  que  j'ai  mangé  son  pain,  comme  ses  gentils- 
hommes étoient  ses  domestiques  et  mangeoient 
son  pain  :  avec  cette  différence,  que  j'avois  par- 
tout le  pas  sur  les  gontilshommes,  que  j'allois 
au  sénat,  que  j'assistois  aux  conférences,  et 
que  j'allois  en  visite  chez  les  ambassadeurs  et 
ministres  étrangers  ;  ce  qu'assurément  les  gen- 
tilshommes de  l'ambassadeur  n'eussent  osé 
faire.  Mais  bien  qu'eux  et  moi  fussions  ses  do- 
mestiques, il  ne  s'ensuit  point  que  nous  fus- 
sions ses  valets. 

Il  est  vrai  qu'ayant  répondu  sans  insolence, 
mais  avec  fermeté,  aux  brutalités  de  l'ambas- 
sadeur, dont  le  ton  rcssembloil  assez  à  celui  de 
M.  de  Voltaire,  il  me  menaça  d'appeler  ses  gens, 
et  de  me  faire  jeter  par  les  fenêtres.  Mais  ce  que 
M.  de  Voltaire  ne  dit  pas,  et  dont  tout  Venise 
rit  beaucoup  dans  ce  temps-là,  c'est  que  sur 
celte  menace,  je  m'approchai  de  la  porte  de  son 
cabinet,  où  nous  étions;  puis  l'ayant  fermée, 
et  mis  la  clef  dans  ma  poche,  je  revins  à  M.  de 
Montaigu,  et  lui  dis  :  Non  pas  s'il  vous  plaît, 
monsieur  l'ambassadeur.  Les  tiers  sont  incom- 
modes dans  les  explications.  Trouvez  bon  que 
celle-ci  se  passe  entre  nous.  A  l'instant  son  ex- 
cellence devint  très-poli  :  nous  nous  séparâmes 


Rousseau  ont  pour  objet  de  détruire  une  partie  des  assertions 
calomnieuses  qu'elle  contient  Rousseau  sans  doute  dédaigne 
de  répondre  aux  autres,  relatives  aux  relations  qui  avoieuteu 
lieu  entre  Vo'taire  et  lui.  Mais  M.  Gingiiené  (  note  H  de  son 
ouvrage  sur  les  Confessions  )  s'est  chargé  de  ceUe  noble  lâche, 
et  n'a  rien  la'ssé  à  désirer  sur  ce  point.  G.  P. 

0)  On  trouvera  cette  lettre  dans  le  livre  X  de»  Confessiont, 
tome  1.  p  'Re  285  de  cette  édition.) 


fort  honnêtement;  et  je  sortis  de  sa  maison, 
non  pas  honteusement,  comme  il  plaît  à  M.  de 
Voltaire  de  me  faire  due,  mais  en  triomphe. 
J'allai  loger  chez  l'abbé  Patizel,  chancelier  du 
consulat.  Le  lendemain,  M.  Le  Blond,  consul 
de  France,  me  donna  un  dîner,  où  M.  de  Sainl- 
Cyr  et  une  partie  de  la  légation  fraiiçoise  se 
trouva  ;  toutes  les  bourses  me  furent  ouvertes, 
et  j'y  pris  l'argent  dont  j'avois  besoin,  n'ayant 
pu  être  payé  de  mes  appointemens.  Enfin,  je 
partis  accompagné  et  fêté  de  tout  le  monde  : 
tandis  que  l'ambassadeur,  seul  et  abandonné 
dans  son  palais,  y  rongeoit  son  frein.  M.  Le 
Blond  doit  être  maintenant  à  Paris,  et  peut  at- 
tester tout  cela  ;  le  chevalier  de  Carrion,  alors 
mon  confrère  et  mon  ami,  secrétaire  de  l'am- 
bassadeur d'Espagne ,  et  depuis  secrétaire 
d'ambassade  à  Paris,  y  est  peut-être  encore,  et 
peut  attester  la  même  chose.  Des  foules  de  let- 
tres et  de  témoins  la  peuvent  attester;  mais 
qu'importe  à  M.  de  Voltaire? 

Je  n'ai  jamais  rien  écrit  ni  signé  de  pareil  à 
la  déclaration  que  M.  de  Voltaire  dit  que  M.  de 
Montmollin  a  entre  les  mains,  signée  de  moi. 
On  peut  consulter  là-dessus  ma  lettre  du  8 
août  4765,  adressée  à  M.  Du  Peyrou,  impri- 
mée avec  les  siennes  à  lord  Wemyss. 

Messieurs  de  Berne  m'ayant  chassé  de  leurs 
états  en  4  775,  à  l'entrée  de  l'hiver, le  peu  d'es- 
poir de  trouver  nulle  part  la  tranquilli:é  dont 
j'avois  si  grand  besoin,  joint  à  ma  foiblesse  et 
au  mauvais  état  de  ma  santé,  qui  m'ôtoit  le 
courage  d'entreprendre  un  long  voyage  dans 
une  saison  si  rude,  m'engagea  d'écrire  à  M.  le 
bailli  de  Nidau  une  lettre  qui  a  couru  Paris, 
qui  a  arraché  des  larmes  à  tous  les  honnêtes 
gens,  et  des  plaisanteries  au  seul  M.  de  Voltaire. 

M.  de  Voltaire  ayant  dit  publiquement  à 
huit  citoyens  de  Genève,  qu'il  étoit  faux  que 
j'eusse  jamais  été  secrétaire  d'un  ambassadeur, 
et  que  je  n'avois  été  que  son  valet,  un  d'entre 
eux  m'instruisit  de  ce  discours;  et  dans  le  pre- 
mier mouvement  de  mon  indignation,  j'en- 
voyai à  M.  de  Voltaire  un  démenti  condition- 
nel, dont  j'ai  oublié  les  termes,  mais  qu'il  avoit 
assurément  bien  mérité. 

Je  me  souviens  très-bien  d'avoir  une  fois  dit 
à  quelqu'un  que  je  me  sentois  le  cœur  ingrat, 
et  que  je  n'aimois  point  les  bienfaits.  Mais  co 
n'étoit  pas  après  les  avoir  reçus  que  je  tenois 


AMNÉE  1707. 


661 


ce  discours  ;  c'cloit  au  contraire  pour  m'en  dé- 
fendre; et  cela,  monsieur,  est  très-différent. 
Celui  qui  veut  me  servir  à  sa  modo,  et  non  p:is 
à  la  mienne,  cherche  l'ostentation  du  titre  de 
bienfaiteur  ;  et  je  vous  avoue  que  rien  au  monde 
ne  me  touche  moins  que  pareils  soins.  A  voir 
la  multitude  prodigieuse  de  mes  bienfaiteurs, 
on  doit  me  croire  dans  une  situation  bien  bril- 
lante. J'ai  pourtant  beau  regarder  autour  de 
moi,  je  n'y  vois  point  les  grands  monumens  de 
tant  de  bienfaits.  Le  seul  vrai  bien  dont  je  jouis 
est  la  liberté;  et  ma  liberté,  grâces  au  ciel,  est 
mon  ouvrage.  Quelqu'un  s'ose-t-il  vanter  d'y 
avoir  contribué?  Vous  seul,  ô  George  Keithl 
pouvez  le  faire  ;  et  ce  n'est  pas  vous  qui  m'ac- 
cuserez d'ingratitude.  J'ajoute  à  mylord  ma- 
réchal ,  mon  ami  Du  Peyrou.  Voilà  mes  vrais 
bienfaileurs.Je  n'en  connoispointd'autres.  Vou- 
lez-vous donc  me  lier  par  des  bienfaits?  Faites 
qu'ils  soient  de  mon  choix  et  non  pas  du  vôtre  ; 
et  soyez  sûr  que  vous  ne  trouverez  de  la  vie  un 
cœur  plus  vraiment  reconnoissant  que  le  mien. 
Telle  est  ma  façon  de  penser,  que  je  n'ai  point 
déguisée  ;  vous  êtes  jeune  ;  vous  pouvez  la  dire 
à  vos  amis  ;  et  si  vous  trouvez  quelqu'un  qui  la 
blâme,  ne  vous  fiez  jamais  à  cet  homme-là. 


A   M.    DU  PEYROU. 

A  WooltOD,  le  8  janvier  1767. 

Que  Dieu  comble  de  ses  bénédictions  mon 
cher  hôte,  qui,  par  une  réconciliation  parfaite, 
accordeà  mon  cœur  la  paixdont  il  avoit  besoin  1 
Je  prends  à  bon  augure,  dans  ces  circonstan- 
ces, celle  que  vous  m'annoncez  pour  le  reste 
de  mes  jours  à  la  fin  de  votre  n°  58.  Si  je  puis 
obtenir  que  le  public  m'oublie,  comptez  que  je 
ne  réveillerai  plus  ses  souvenirs.  La  posté- 
rité me  rendra  justice,  j'en  suis  très-sùr,  cela 
me  console  des  outrages  de  mes  contempo- 
rains. 

C'est  sans  contredit  une  chose  bien  douce 
qu'une  réconciliation,  mais  elle  est  précédée  de 
momens  si  tristes ,  qu'il  n'en  faut  plus  acheter 
à  ce  prix.  La  première  source  de  notre  petite 
mésintelligence  est  venue  du  défaut  de  votre 
mémoire  et  de  la  confiance  que  vous  n'avez  pas 
laissé  d'y  avoir.  Dans  vos  deux  pénultièmes  let- 


tres, par  exemple,  parlant  de  ce  que  vous  avoit 
dit  iM.  de  Luze ,  vous  supposez  m'avoir  écrit 
qu'il  disoit  que  je  n'avois  point  couché  à  Calais 
dans  la  même  chambre  que  M.  Hume,  fait  qui 
est  très-vrai.  Si  c'étoit  là,  en  effet,  ce  que  voua 
m'aviez  écrit  auparavant,  j'aurois  eu  grand 
tort  de  m'en  formaliser,  et  mes  réponses  se- 
roient  très-ridicules.  Mais,  mon  cher  hôte,  vo- 
tre n°  55  ne  parloit  point  du  tout  de  Calais ,  et 
décidoit  nettement  que  je  n'avois  jamais  couché 
dans  la  même  chambre  avec  M.  Hume;  voici 
vos  propres  termes  : 

De  Luze  doute  que  vous  ayez  en  effet  écrit 
que  vous  couchiez  dans  lamêtne  chambre  où  étoit 
Hume,  parce  que,  dit-il,  c'est  lui  de  Luze  qui  a 
toujours  pendant  la  route  occupé  la  même  cham- 
bre avec  M.  Hume,  et  que  vous  étiez  seul  dans  la 
vôtre.  Ce  mot  toujours  est  décisif,  ce  me  sem- 
ble, non-seulement  pour  Calais,  mais  pour 
toute  la  route  ;  et  ma  réponse ,  très-blâmable 
quanta  l'emportement,  est  juste  quant  au  rai- 
sonnement. 

Dans  votre  n°  56,  vous  me  marquez  que  j'jii 
rompu  publiquement  avec  M.  Hume.  Mon  cher 
hôte,  où  avez-vous  pris  cela?  Mettez-vous  donc 
sur  mon  compte  le  vacarme  qu'a  fait  le  bon 
David,  pendant  que  je  n'ai  pas  dit  un  seul  mot, 
si  ce  n'est  à  lui  seul,  dans  le  plus  grand  secret, 
et  seulement  quand  il  m'y  a  forcé?  Comme  j'é- 
tois  instruit  de  son  projet,  je  craignois  plus  que 
la  mort  l'éclat  de  cette  rupture  ;  je  m'en  défen- 
dis de  tout  mon  pouvoir,  et  je  ne  la  fis  enfin  que 
par  des  lettres  bien  cachetées,  tandis  qu'il  fai- 
soit  faire  un  grand  détour  aux  siennes  pour  me 
les  envoyer  ouvertes  par  M.  Davenport.  Ces 
lettres,  s'il  ne  les  eût  montrées,  n'eussent  été 
vues  que  de  lui,  et  je  n'en  aurois  parlé  même 
à  personne  au  monde,  qu'à  mylord  maréchal 
et  à  vous.  Appelez-vous  cela  rompre  publique- 
ment? 

Dans  votre  n"  58,  vous  m'accusez  d'avoir 
mis  de  la  méchanceté  dans  ma  lettre  du  ^  0  juil- 
let. Ce  que  je  viens  de  dire  répond  d'avance  à 
cette  accusation.  La  méchanceté  consiste  dans 
le  dessein  de  nuire.  Quand  ma  lettre  eût  con- 
tenu des  choses  effroyables,  quel  mal  pouvoit- 
elle  faire  à  iM.Aume,  n'étant  vue  que  de  lui  seul? 
Il  pouvoit  y  avoir  do  la  brutalité  dans  cette 
lettre,  jamais  de  la  mcclianceté,  puisqu'il  n'en 
pouvoit  résulter  aucun  préjudice  poureclui  à 


602 


CORRESPONDANCE. 


qui  elle  étoit  écrite ,  qu'autant  qu'il  le  vouloit  j  m'écrivez,  pour  y  avoir  recours  au  besoii   "«ur 
bien.  Mais,  de  grâce,  relisez  avec  moins  de  \  mes  réponses.  Un  troisième  moyen  seroit  que. 


prévention  cette  lettre  :  dans  la  position  oii  je 
l'ai  écrite,  elle  est,  j'ose  le  dire,  un  prodige  de 
force  d'âme  et  de  modération.  Forcé  de  m'ex- 
pliquer  avec  un  fourbe  insigne,  qui,  sous 
l'appareil  des  services,  travaille  à  ma  diffama- 
tion, je  pousse  le  ménagement  jusqu'à  ne  lui 
parler  qu'en  tierce  personne,  pour  éviter,  dans 
ce  que  j'avois  à  lui  dire ,  la  dureté  des  apos- 
trophes. Cette  lettre  est  pleine  de  ses  éloges 
(vous  voyez  comment  il  me  les  a  rendus)  ;  par- 
tout la  raison  qui  discute,  pas  un  seul  trait 
d'insulte  ou  d'humeur,  pas  un  mouvement  d'in- 
dignation ,  pas  un  mot  dur,  si  ce  n'est  quand 
la  force  du  raisonnement  le  rend  si  nécessaire, 
qu'on  ne  sauroit  ôter  le  mot  sans  énerver  l'ar- 
gument; encore,  alors  même,  ce  mot  n'est-il 
jamais  direct  et  affirmatif ,  mais  hypothétique 
etconditionnel.  Si  vous  blâmez  celte  lettre,  j'en 
suis  d'autant  plus  fâché  que  je  veux  qu'on  j  uge 
par  elle  l'âme  qui  l'a  dictée. 

Cette  sévérité  de  jtigemens,  qui  va  jusqu'à 
l'injustice,  est  aussi  loin  de  votre  cœur  que  de 
votre  raison,  et  ne  vient  que  du  défaut  de  vo- 
tre mémoire.  Vous  recevez  deséclaircissemens 
qui  vous  font  changer  d'idée ,  et  vous  oubliez 
que  je  ne  suis  pas  instruit  de  ce  changement; 
vous  voyez  que  ma  rupture  avec  M.  Hume  est 
publique,  et  vous  oubliez  que  je  n'ai  aucune 
part  à  cette  publicité  ;  vous  voyez  que  je  lui 
dis  des  choses  dures  qui  sont  imprimées,  et 
vous  oubliez  également  que  c'est  lui  qui  m'a 
forcé  de  les  lui  dire  ,  et  que  c'est  lui  qui  les  a 
fait  imprimer.  Ce  que  vous  avez  écrit  vous 
échappe  ou  se  modifie,  et  il  résulte  de  tout  cela 
que  je  vous  parois  déraisonner  toujours,  parce 
qu'au  lieu  de  répondre  à  votre  idée  présente, 
que  je  ne  saurois  deviner,  je  réponds  à  celle 
que  vous  m'avez  communiquée ,  et  dont  vous 
ne  vous  souvenez  plus. 

Il  y  auroit  à  cela  deux  remèdes  en  votre  pou- 
voir :  le  premier  seroit  que  vous  voulussiez  bien 
présumer  un  peu  moins  de  votre  mémoire  et 
un  peu  plus  de  ma  raison ,  en  sorte  que,  quand 
ma  réponse  cadreroit  mal  avec  ce  que  vous 
croyez  m'avoirécritjvoussupposassiezqu'il  faut 
que  vous  m'ayez  écrit  autre  chose,  plutôt  que  de 
conclure  que  je  ne  sais  ce  que  je  dis  ;  l'autre  se- 
roit de  garder  des  copies  des  lettres  que  vous 


toutes  les  fois  que  je  réponds  à  quelque  article 
de  vos  lettres ,  je  commençasse  par  transcrire 
dans  la  mienne  l'article  auquel  je  réponds  ;  mais 
cette  manière  de  s'armer  jusqu'aux  dents  avec 
ses  amis  me  paroît  si  cruelle ,  que  j'aime  cent 
fois  mieux  me  présenter  nu  et  être  navré. 

Outre  les  emportemens  Irès-condamnables 
que  je  me  reproche  de  mon  côté,  je  tâcherai  de 
me  guérir  aussi  d'une  mauvaise  fierté  qui  me 
fait  négliger  des  avis  utiles,  pour  vous  mettre 
en  garde  sur  ce  qu'on  vous  dit  contre  moi.  Par 
exemple,  quand  vous  commençâtes  à  me  par- 
ler de  M.  Brulh  avec  de  grands  éloges,  je  ne  vou- 
lus rien  vous  répondre  là-dessus,  et,  en  effet,  je 
n'ai  rien  à  dire  contre  ces  éloges,  parce  que  je  ne 
connois  point  du  tout  lo  caractère  de  M.  Brulh. 
Mais  ce  que  j'aurois  pourtant  dû  vous  dire  est 
qu'il  vint  me  voiràChiswick,etquesonabord, 
son  air,  son  ton  ,  ses  manières  ,  me  repoussè- 
rent à  tel  point,  qu'il  ne  fut  pas  en  moi  de  le 
bien  recevoir. 

Je  finis  sur  ce  sujet  désagréable ,  pour  ne 
vous  en  reparler  jamais.  J'aurois,  sur  certaines 
questions  que  vous  me  faites  dans  votre  lettre, 
beaucoup  de  choses  à  vous  dire  que  je  n'ose 
confier  au  papier.  J'ignore  encore  si  l'ami  qui 
devoit  venir  cet  autonme  pourra  venir  ce  prin- 
temps. Je  crains  qu'il  ne  soit  enveloppé  dans 
les  malheurs  de  sa  patrie  ;  s'il  ne  vient  pas ,  je 
ne  vois  qu'une  ressource  pour  vous  parler  en 
sûreté,  c'est  un  chiffre  auquel  je  travaille,  et 
qu'il  faudra  bien  risquer  de  vous  envoyer  par 
la  poste,  faute  de  plus  sûre  voie.  Examinez 
avec  grand  soin  l'état  du  cachet  de  la  lettre  qui 
le  contiendra ,  pour  savoir  si  elle  n'a  point  été 
ouverte  ;  je  vous  préviens  qu'elle  sera  cachetée 
avec  le  talisman  arabesque  que  vous  connoissez, 
et  dont  on  ne  sauroit  lever  et  rappliquer  l'em- 
preinte sans  qu'il  y  paroisse.  Je  viens  de  recevoir 
de  M.  de  Cerjeat  une  invitation  trop  obligeante 
pour  que  j'en  méconnoisse  la  source.  Quand 
vous  aurez  mon  chiffre,  nous  en  dirons  davan- 
tage. Adieu,  mon  cher  hôte;  je  sens  toute  vo- 
tre amitié,  et  vous  devez  connoître  assez  mon 
cœur  pour  juger  de  la  mienne.  Mille  tendres 
respects  à  la  bonne  maman.  Mylord  maréchal 
me  disoit  que  les  hivers  étoicnt  doux  en  An- 
gleterre :  nous  avons  ici  un  pied  de  glace  et 


ANiNÈE  1767. 


C65 


trois  pieds  de  neige;  je  ne  sentis  de  ma  vie  un 
froid  si  piquant. 

On  vient  de  m'appremlre  que  les  papiers  pu- 
blics disent  la  santé  de  niylord  maréchal  en 
mauvais  état.  Kli  quoi  I  mon  Dieu  !  toujours  des 
malheurs,  et  toujours  des  plus  terribles  1  Ce 
qui  me  rassure  un  peu  est  qu'en  conférant  la 
date  de  sa  dernière  lettre  avec  celle  de  ces  nou- 
velles, je  les  crois  fausses,  mais  je  ne  puis  me 
défendre  d'une  extrême  inquiétude;  il  no  m'é- 
crira peut-être  de  très-long-temps  ;  si  vous  avez 
de  ses  nouvelles  récentes,  je  vous  conjure  de 
m'en  donner.  Je  vous  embrasse. 

Recevez  les  remercîmens  et  respects  de  ma- 
demoiselle Le  Vasseur. 

Je  compte  tirer  dans  quelques  jours  sur 
vos  banquiers  une  lettre  de  change  de  huit 
cents  francs. 

—       i 

A   M.    LE   MARQUIS    DE   MIRABEAU.. 

Woolton,  le  51  janvier  1767. 

11  est  digne  de  l'ami  dés  hommes  de  consoler 
les  affligés.  La  lettre,  monsieur,  que  vous  m'avez 
fait  l'honneur  de  m'écrire,  la  circonstance  où 
elle  a  été  écrite,  le  noble  sentimentqui  l'adictée, 
la  main  respectable  dont  elle  vient,  l'infortuné 
à  qui  elle  s'adresse,  tout  concourt  à  lui  donner 
dans  mon  cœur  le  prix  qu'elle  reçoit  du  vôtre  : 
en  vous  lisant,  en  vous  aimant  par  conséquent, 
j'ai  souvcntdésiré  d'être  connu  ot  aimé  de  vous. 
Je  ne  m'attendois  pas  que  ce  seroit  vous  qui 
feriez  les  avances,  et  cela  précisément  au  mo- 
ment où  j'étois  universellement  abandonné; 
mais  la  générosité  ne  sait  rien  faire  à  demi,  et 
votre  lettre  en  a  bien  la  plénitude.  Qu'il  seroit 
beau  que  l'ami  des  hommes  donnât  retraite  à 
l'ami  de  l'égalité!  Votre  offre  m'a  si  vivement 
pénétré,  j'en  trouve  l'objet  si  honorable  à 
l'un  et  à  l'autre,  que,  par  un  autre  effet,  bien 
contraire,  vous  me  rendrez  malheureux  peut- 
être,  par  le  regret  de  n'en  pas  profiter;  car, 
quelque  doux  qu'il  me  fût  d'êire  votre  hôte,  je 
vois  peu  d'espoir  à  le  devenir;  mon  âge  plus 
avancé  que  le  vôtre,  le  grand  éloignement, 
mes  maux  qui  me  rendent  les  voyages  très- 
pénibles,  l'amour  du  repos,  de  la  solitude,  le 
désir  d'être  oublié  pour  mourir  en  paix,  me 
font  redouter  de  me  rapprocher  dos  grandes 


villes  où  mon  voisinage  pourroit  réveiller  une 
sorte  d'attention  qui  fait  mon  tourment.  D'ail- 
leurs, pour  ne  parler  que  de  ce  qui  me  lien- 
droit  plus  près  de  vous,  sans  douter  de  ma  sû- 
reté du  côté  du  Parlement  de  Paris,  je  lui  dois 
ce  respect  de  ne  pas  aller  le  braver  dans  son 
ressort,  comme  pour  lui  faire  avouer  tacite- 
ment son  injustice,  je  le  dois  à  votre  ministère, 
à  qui  trop  de  marques  affligeantes  me  font  sen- 
tir que  j'ai  eu  le  malheur  de  déplaire,  et  cela 
sans  que  j'en  puisse  imaginer  d'autre  cause 
qu'un  malentendu  d'autant  plus  cruel  que,  sans 
lui,  ce  qui  m'attira  mes  disgrâces  m'eût  dû 
mériter  des  faveurs.  Dix  mots  d'explication 
prouveroient  cela;  mais  c'est  un  des  malheurs 
atlachésà  la  puissance  humaine,  et  à  ceux  qui 
lui  sont  soumis,  que  quand  les  grands  sont  une 
fois  dans  l'erreur,  il  est  impossible  qu'ils  en 
reviennent.  Ainsi,  monsieur,  pour  ne  point 
m'exposer  à  de  nouveaux  orages,  je  me  tiens 
au  seul  parti  qui  peut  assurer  le  repos  de  mes 
derniers  jours.  J'aime  la  France,  je  la  regret- 
terai toute  ma  vie;  si  mon  sort  dépendoit  do 
moi,  j'iroisy  finir  mes  jours,  et  vous  seriez  mon 
hôte,  puisque  vous  n'aimez  pas  que  j'aie  un  pa- 
tron; mais,  selon  toute  apparence,  mes  vœux 
et  mon  cœur  feront  seuls  le  voyage,  et  mes  os 
resteront  ici. 

Je  n'ai  pas  eu,  monsieur,  sur  vos  écrits, 
l'indiff^érence  de  M.  Hume,  et  je  pourrois  si 
bien  vous  en  parler,  qu'ils  sont,  avec  deux 
traités  de  botanique,  les  seuls  livres  que  j'aie 
apportés  avec  moi  dans  ma  malle,  mais  outre 
que  je  crois  votre  sublime  amour-propre  trop 
au-dessus  de  la  petite  vanité  d'auteur,  pour  ne 
pas  dédaigner  ces  formulaires  d'éloges,  je  suis 
déjà  trop  loin  de  ces  sortes  de  matières  pour 
pouvoir  en  parler  avec  justesse  et  même  avec 
plaisir  :  tout  ce  qui  tient  par  quelque  côté  à  la 
littérature  et  à  un  métier  pour  lequel  certai- 
nement je  n'étois  pas  né,  m'est  devenu  si  parfai- 
tement insupportable,  et  son  souvenir  me  rap- 
pelle tant  de  tristes  idées,  que,  pour  n'y  plus 
penser,  j'ai  pris  le  parti  de  me  défaire  de  tous 
mes  livres,  qu'on  m'a  très  mal  à  propos  envoyés 
de  Suisse  :  les  vôtres  et  les  miens  sont  partis 
avec  tout  le  reste.  J'ai  pris  toute  lecture  dans 
un  tel  dégoût,  qu'il  a  fallu  renoncer  à  mon 
Pluiarque  :  la  fatigue  même  de  penser  me  de- 
vient chaque  jour  plus  pénible.  J  aime  à  rêver^ 


6G4 


CORRESPONDANCE. 


mais  librement,  en  laissant  errer  ma  tète  et  sans 
m'asservir  à  aucun  sujet;  et,  maintenant  que 
je  vous  écris,  je  quitte  à  tout  moment  la  plume 
pour  vous  dire  en  me  promenant  mille  choses 
charmantes,  qui  disparoisscnt  sitôt  que  je  re- 
viens à  mon  papier.  Celte  vie  oisive  et  contem- 
plative que  vous  n'approuvez  pas,  et  que  je 
n'excuse  pas,  me  devient  chaque  jour  plus  dé- 
licieuse; errer  seul,  sans  fin  et  sans  cesse, 
parmi  les  arbres  et  les  rochers  qui  entourent 
ma  demeure,  rêver,  ou  plutôt  cxtravagucr  à 
mon  aise,  et,  comme  vous  dites,  bayer  aux 
corneilles;  quand  ma  cervelle  s'échauffe  trop, 
la  calmer  en  analysant  quelque  mousse  ou 
quelque  fougère  ;  enfin  me  livrer  sans  gêne  à 
mes  fantaisies,  qui,  grâces  au  ciel,  sont  toutes 
en  mon  pouvoir  :  voilà,  monsieur,  pour  moi  la 
suprême  jouissance ,  à  laquelle  je  n'imagine 
rien  de  supérieur  dans  ce  monde  pour  un 
homme  à  mon  âge  el  dan's  mon  état.  Si  j'allois 
dans  une  de  vos  terres,  vous  pouvez  compter 
que  je  ne  prendrois  pas  le  plus  petit  soin  en  fa- 
veur du  propriétaire  ;  je  vous  verrois  voler, 
piller,  dévaliser,  sans  jamais  en  dire  un  seul 
mot,  ni  à  vous  ni  à  personne  :  tous  mes  mal- 
heurs me  viennent  de  cette  ardente  haine  de 
l'injustice,  que  je  n'ai  jamais  pu  dompter.  Je 
me  le  tiens  pour  dit  :  il  est  temps  d'être  sage, 
ou  du  moins  tranquille  ;  je  suis  las  de  guer- 
res et  de  querelles;  je  suis  bien  sûr  de  n'en 
avoir  jamais  avec  les  honnêtes  gens,  et  je  n'en 
veux  plus  avec  les  fripons,  car  celles-là  sont 
trop  dangereuses.  Voyez  donc,  monsieur,  quel 
homme  utile  vous  mettriez  dans  votre  maison. 
A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  avilir  votre  of- 
fre par  cette  objection  I  mais  c'en  est  une  dans 
vos^maximes,  et  il  faut  être  conséquent. 
r'En  censurant  cette  nonchalance,  vous  me 
[répéterez  que  c'est  n'être  bon  à  rien  que  n'être 
I  bon  que  pour  soi  (*)  :  mais  peut-on  être  vrai- 
I  ment  bon  pour  soi ,  sans  être,  par  quelque 
i  côté,  bon  pour  lesautres?  D'ailleurs,  considérez 
qu'il  n'appartient  pas  à  fout  ami  des  hommes 
d'être,  comme  vous,  leur  bienfaiteur  en  réa- 
lité. Considérez  que  je  n'ai  ni  état  ni  fortune, 
que  je  vieillis,  que  je  suis  infirme,  abandonné, 
persécuté,  détesté,  et  qu'en  voulant  faire  du 
bien  je  ferois  du  mal,  surtout  à  moi-même. 

(*)  C'est  la  même  pensée  que  dans  VÉmile,  livre  V,  mais  elle 
rrçoiMci  une  modillcaîion  et  une  exception.  G.  P. 


J'ai  reçu  mon  congé  bien  signifié,  par  la  nature 
et  par  les  hommes  :  je  l'ai  pris  et  j'en  veux 
profiter.  Je  ne  délibère  plus  si  c'est  bien  ou  mal 
fait,  parce  que  c'est  une  résolution  prise,  et 
rien  ne  m'en  fera  départir.  Puisse  le  public 
m'oublier  comme  je  l'oublie  !  S'il  ne  veut  pas 
m'oublier,  peu  m'importe  qu'il  m'admire  ou 
qu'il  me  déchire;  tout  cela  m'est  indifférent; 
je  tâche  de  n'en  rien  savoir,  et  quand  je  l'ap- 
prends je  né  m'en  soucie  guère.  Si  l'exemple 
d'une  vie  innocente  et  simple  est  utile  aux  hom- 
mes, je  puis  leur  faire  encore  ce  bien-là  ;  mais 
c'est  le  seul,  et  je  suis  bien  déterminé  à  ne  vi- 
vre plus  que  pour  moi  et  pour  mes  amis,  en 
très-petit  nombre,  mais  éprouvés,  et  qui  me 
suffisent  :  encore  aurois-je  pu  m'en  passer, 
quoique  ayant  un  cœur  aimant  et  tendre,  pour 
qui  des  attachemens  sont  de  vrais  besoins  ;  mais 
ces  besoins  m'ont  souvent  coûté  si  cher,  que 
j'ai  appris  à  me  suffire  à  moi-même,  et  je  me 
suis  conservé  I  âme  assez  saine  pour  le  pouvoir. 
Jamais  sentiment  haineux,  envieux,  vindicatif, 
n'approcha  de  mon  cœur.  Le  souvenir  de  mes 
amis  donne  à  ma  rêverie  un  charme  que  le  sou- 
venir de  mes  ennemis  ne  trouble  point.  Je  suis 
tout  entier  où  je  suis,  et  point  où  sont  ceux  qui 
me  persécutent.  Leur  haine,  quand  elle  n'agit 
pas,  ne  trouble  qu'eux,  et  je  la  leur  laisse  pour 
toute  vengeance.  Je  ne  suis  pas  parfaitement 
heureux,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  parfait  ici- 
bas,  surtj}ut  le  bonheur  ;  mais  j'en  suis  aussi 
près  que  je  puisse  l'être  dans  cet  exil.  Peu  de 
chose  de  plus  combleroit  mes  vœux,  moins  de 
maux  corporels,  un  climat  plus  doux,  un  ciel 
plus  pur,  un  air  plus  serein,  surtout  des  cœurs 
plus  ouverts,  où,  quand  le  mien  s'épanche,  il 
sentît  que  c'est  dans  un  autre.  J'ai  ce  bonheur 
en  ce  moment  ;  et  vous  voyez  que  j'en  profite  ; 
mais  je  ne  l'ai  pas  tout-à-fait  impunément  ;  vo- 
tre lettre  me  laissera  des  souvenirs  qui  ne  s'ef- 
faceront pas,  et  qui  me  rendront  parfois  moins 
tranquille.  Je  n'aime  pas  les  pays  arides,  et  la 
Provence  m'attire  peu  ;  mais  cette  terre  en  An- 
goumois,  qui  n'est  pas  encore  en  rapport,  et 
où  l'on  peut  retrouver  quelquefois  la  nature,  me 
donnera  souvent  des  regrets  qui  ne  seront  pas 
tous  pour  elle.  Bonjour,  monsieur  le  marquis. 
Je  hais  les  formules,  et  je  vous  prie  de  m'en 
dispenser.  Je  vous  salue  très-humblement  et 
de  tout  mon  cœur. 


-wr 


ANNEK  1767. 


GC« 


k  M.  d'ivernois. 

Wootlon,  le  5t  janvier  4767. 

Jamais,  monsieur,  je  n'ai  écrit,  ni  dit,  ni 
pensé  rien  de  pareil  aux  exlravagances  qu'on 
vous  dit  avoir  été  trouvées  écrites  de  ma  main 
dans  les  papiers  de  M.  Le  Nieps,  non  plus  que 
rien  de  ce  que  M.  de  Voltaire  publie,  avec  son 
impudence  ordinaire,  être  écrit  et  signé  de  moi 
dans  les  mains  du  ministre  Montmollin.  Votre 
inépuisable  crédulité  ne  me  fâche  plus,  mais 
elle  m'étonne  toujours,  et  d'autant  plus  en  cette 
occasion,  que  vous  avez  pu  voir  dans  nos  liai- 
sons que  je  ne  suis  pas  visionnaire,  et  dans  le 
Contrat  social,  que  je  n'ai  jamais  approuvé  le 
gouvernement  démocratique.  Avez-vous  donc 
assez  grande  opinion  de  la  probité  de  mes  en- 
nemis pour  les  croire  incapables  d'inventer  des 
mensonges,  et  peuvent-ils  obtenir  votre  estime 
aux  dépens  de  celle  que  vous  me  devez? 

Tandis  que  votre  facilité  à  tout  croire  en 
montre  si  peu  pour  moi,  la  mienne  pour  vous 
et  vos  magnanimes  compatriotes  augmente  de 
jour  en  jour.  Le  courage  et  la  fermeté  n'est 
pas  en  eux  ce  qui  frappe,  je  m'y  attendois  : 
mais  je  ne  m'attendois  pas,  je  l'avoue,  à  voir 
tant  de  sagesse  en  même  temps  au  milieu  des 
plus  grands  dangers.  Voici  la  première  fois 
qu'un  peuple  a  montré  ce  grand  et  beau  spec- 
tacle; il  mérite  d'être  inscrit  dans  les  fastes  de 
l'histoire.  Vos  magistrats,  messieurs,  se  con- 
duisent dans  toute  cette  affaire  comme  un  peu- 
pie  forcené  ;  et  vous  vous  conduisez,  dans  les 
périls  terribles  qui  vous  menacent,  avec  toute  la 
dignitédes  plus  respectables  magistrats.  Jecrois 
voir  le  sénat  de  Rome  assis  gravement  dans  la 
place  publique,  attendant  la  mort  de  la  main 
des  Gaulois.  Voici  la  première  et  dernière  fois 
que,  depuis  notre  entrevue  de Thonon,  je  me 
serois  permis  de  vous  parler  de  vos  affaires  ; 
mais  je  n'ai  pu  refuser  ce  mol  d'admiration  à 
celle  que  vous  m'inspirez.  Vous  savez  quel  fut 
constamment  mon  avis  dans  cette  entrevue;  et, 
comme  je  vous  rends  de  bon  cœur  la  justi^ce 
qui  vous  est  due,  j'espère  que  vous  ne  me  re- 
fuserez pas  non  plus,  dans  l'occasion  celle  que 
vous  me  devez.  Je  n'ai  rien  de  plus  à  vous  dire. 
De  tels  hommes  n'ont  assurément  plus  besoin 
de  consens,  et  ce  n'est  p.ns  à  moi  de  leur  en 
donner.  Mon  service  est  fait  pour  le  reste  de 


ma  vie  ;  il  ne  me  reste  qu'à  monrir  en  repos  si 
je  puis. 

Vous  ne  doutez  pas,  mon  ami,  du  tendre  em- 
pressement que  j'aurois  de  vous  voir.  Cepen- 
dant il  convient,  pour  mon  repos  et  pour  votre 
avantage,  que  nous  ne  nous  livrions  à  ce  plaisir 
que  quand  tout  sera  fini  de  manière  ou  d'autre 
dans  votre  ville.  Le  public,  qui  me  connoît  si 
peu,  et  qui  me  juge  si  mal ,  ne  doute  pas  que 
je  n'aille  toujours  semant  parmi  vous  la  dis- 
corde; et  l'on  prétend  m'avoir  vu  moi-même 
le  mois  dernier,  caché  en  Suisse  pour  cet  effet. 
Tout  ce  que  vous  feriez  de  bien  seroit  mal,  si- 
tôt qu'on  présumeroit  que  c'est  moi  qui  l'ai 
conseillé.  Ne  venez  donc  que  couronné  d'un  ra- 
meau d'olives,  afin  que  nous  goûtions  le  plai- 
sir de  nous  voir  dans  toute  sa  pureté.  Puisse 
arriver  bientôt  cet  heureux  moment!  personne 
au  monde  n'y  sera  plus  sensible  que  le  cœur 
de  votre  ami. 


A  M.   DUTENS. 

Wootton,  le  5  février  4767. 

J'étois,  monsieur,  vraiment  peiné  de  ne  pou- 
voir, faute  de  savoir  votre  adresse,  vous  faire 
les  remercimens  que  je  vous  devois.  Je  vous  en 
dois  de  nouveaux  pour  m'avoir  tiré  de  celte 
peine,  et  surtout  pour  le  livre  de  votre  compo- 
sition que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'en- 
voyer  (*).  Je  suis  fâché  de  ne  pouvoir  vous  en 
parler  avec  connoissance ,  mais  ayant  renoncé 
pour  ma  vie  à  tous  les  livres,  je  n'ose  faire  ex- 
ception pour  le  vôtre  :  car,  outre  que  je  n'ai 
jamais  été  assez  savant  pour  juger  de  pareille 
matière,  je  craindrois  que  le  plaisir  de  vous 
lire  ne  me  rendit  le  goût  de  la  littérature,  qu'il 
m'importe  de  ne  jamais  laisser  ranimer.  Seule- 
ment je  n'ai  pu  m'empêcher  de  parcourir  l'ar- 
ticle de  la  botanique,  à  laquelle  je  me  suis  con- 
sacré pour  tout  amusement  ;  et  si  votre  sen- 
timent est  aussi  bien  établi  sur  le  reste,  vous 
aurez  forcé  les  modernes  à  rendre  l'hommage 

(*)  C'est  l'ouvrage  intitulé  Recherches  sur  l'origine  des  dé- 
couvertes attribuées  aux  modernes,  publié  en  4766,  et  ilonl 
la  quatrième  édition  est  de  4812,  2  vol.  in-S".  Butens,  auteur 
et  éditeur  de  beaucoup  d'ouvrages,  étoit  an  François  établi  i 
Londres,  où  11  est  mort  en  4842,  étaut  membre  de  la  Société 
royale,  et  ayant  le  titre  d'historiographe  du  roi  de  la  Grande- 
Bretagne.  G.  Pi 


600 


UUKliLtJPUiNUAlNCE. 


qu'ils  doivent  aiSt  nnciens.  Vous  nvez  très-sa- 
{jcnient  fait  de  ur  pas  appuyer  sur  les  vers  de 
(llaudhén;  l'autorité  eût  été  d'autant  plus  foi- 
ble,  que  des  trois  arbres  qu'il  nomme  après 
le  palmier,  il  n'y  en  a  qu'un  qui  porte  les  deux 
sexes  sur  difFérens  individus  (*).  Au  reste,  je 
ne  conviendrai  pas  tout-à-fait  avec  vous  que 
Tournefort  soit  le  plus  {jrand  botaniste  du  siè- 
cle; il  a  la  fl[l»)ire  d'avoir  fait  le  premier  de  la 
botanique  une  étude  vraiment  méthodique; 
mais  cette  élude  encore  après  lui  n'étoit  qii'une 
étude  d'af)othicaire.  11  éioit  réservé  à  l'illustre 
Linnaeus  d'en  faire  une  science  philosophique. 
Je  sais  avec  quel  mépris  on  affecte  on  France 
de  traiter  ce  grand  naturaliste,  mais  le  reste 
de  l'Europe  l'en  dédommage,  et  la  postérité 
l'en  vengera.  Ce  que  je  dis  est  assurément  sans 
partialité,  et  par  le  seul  amour  de  la  vérité 
et  (Je  la  justice;  car  je  ne  connois  ni  M.  Lin- 
nœus,  ni  aucun  de  ses  disciples,  ni  aiicun  de 
ses  amis. 

Je  n'écris  point  à  M.  Laliaud ,  parce  que  je 
me  suis  interdit  toute  correspondance,  hors  les 
cas  de  nécessité  ;  mais  je  suis  vivement  touché 
et  de  son  zèle,  et  de  celui  de  l'estimable  ano- 
nyme dont  il  m'a  envoyé  l'écrit  (**),  et  qui  pre- 
nant si  généreusement  ma  défense,  sans  me 
connoître,  me  rend  ce  zèle  pur  avec  lequel  j'ai 
souvent  combattu  pour  la  justice  et  la  vérité, 
ou  pour  ce  qui  m'a  paru  l'être,  sans  partialité, 
sans  crainte  et  contre  mon  propre  intérêt.  Ce- 
pendant jedésire  sincèrement  qu'on  laisse  hur- 
ler tout  leur  soiil  ce  troupeau  de  loups  enra- 
gés, sans  leur  répondre.  Tout  cela  ne  fait 
qu'entretenir  les  souvenirs  du  public,  et  mon 
repos  dépend  désormais  d'en  être  entièrement 
oublié.  Votre  estime,  monsieur,  et  celle  des 
hommes  de  mérite  qui  vous  ressemblent,  est 
assez  pour  moi.  Pour  plaire  aux  méchans,  il 

(■)  Voici  ces  vers  qui,  en  effet,  rapprocliés  de  ceux  qui  les 
précè-ieiit  et  de  ceux  qui  les  suivent,  n'offrent  autre  chose 
(ju  un  trait  d  iinagiuatioa,  ne  prouvant  rien  par  lui  même  : 

«  Virunt  in  Venerem  frondes,  omnisque  vicissim 
■  Félix  arber  «mat,  nutant  ad  mutua  palms 
»  Focdera,  populeo  susptrat.populus  ictu  , 
»  El  platanl  platanis,  «Inoque  assimilât  alnus.  n 

Clacdian.  ,  de  Muptiis  llonorii  et  Mari».  G.  P. 


faudroit  leur  ressembler;  je  n'achèterai  pas  à 
ce  prix  leur  bienveillance. 

Agréez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mes  sa- 
lutations et  mon  respect. 

Vous  pouvez,  monsieur,  remettre  à  M.  Da- 
venport  ou  m'expédier  par  la  poste  à  son 
adresse  ce  que  vous  pourrez  prendre  la  peine 
do  m'envoyer  :  lune  et  l'autre  voie  est  à  votre 
choix  et  me  paroît  sûre.  Quand  M.Davenport 
n'est  pas  à  Londres,  il  n'y  a  plus  alors  que  la 
poste  pour  les  lettres,  et  le  ivaggon  d'Ashbown 
pour  les  gros  paquets.  On  m'écrit  qu'il  se  fait 
à  I>ondres  une  collecte  pour  l'infortuné  peuple 
de  Genève;  si  vous  savez qïitcst  chargé  des  de- 
niers de  cette  collecte,  vous  m'obligerez  d'en 
informer  M.  Davenport. 


A   M.    LE  DUC  DE   GRfcFFTON. 

Wootlon,  le  7  février  4767. 

Monsieur  le  duc , 

Je  vous  dois  des  remercîmens  que  je  vous , 
prie  d'agréer.  Quoique  les  droits  qu'on  avoit 
exigés  pour  mes  livres  à  la  douane  me  parus- 
sent forts  pour  la  chose  et  pour  ma  bourse  , 
j'élois  bien  éloigné  d'en  demander,  et  d'en  dé- 
sirer le  remboursement.  Vos  bontés,  très-gra- 
tuites sur  ce  point,  en  sont  d'autant  plus  obli- 
geantes ;  et  puisque  vous  voulez  que  j'y 
reconnoissemêmecellesduroi,  jemetiensaussi 
flatté  qu'honoré  d'une  grâce  d'un  prix  inesli- 
Koable ,  par  la  source  dont  elle  vient,  et  je  la 
reçois  avec  la  reconnoissance  et  la  vénération 
que  je  dois  aux  faveurs  de  sa  majesté,  passant 
par  des  mains  aussi -dignes  de  les  répandre. 

Daignez ,  M.  le  duc,  recevoir  avec  bonté  les 
assiarancesdemon  profond  respect. 


A  MADAME  LATODR.       * 

AVootton,  le  7  février  1767. 

Je  viens  de  recevoir,  dans  la  même  brochure, 
deux  pièces  dont  on  ne  m'a  point  voulu  nom- 
mer les  auteurs,  La  lecture  de  la  première  m'a 
fait  chérir  le  sien,  sans  me  le  faire  connoître. 
Pour  la  seconde,  en  la  lisant  le  cœur  m'a  battu, 
et  j'ai  reconnu  ma  chère  Marianne.  J'espère 
qu'elle  me  connoît  aussi. 


ANNÉE  1767. 


cr,7 


-«  A   M.   GUY. 

^^^  WooltoD,  le  7  février  1767. 

J'ai  lu,  monsiour.avec  aitondrissement  l'ou- 
vrage de  mes  défenseurs(')  donl  vous  ne  m'aviez 
point  parlé.  Il  me  semble  que  ce  n'éioit  pas  pour 
moi  que  leurs  honorables  noms  dévoient  êire 
un  secret,  comme  si  l'on  vouloit  les  dérober  à 
n>a  reconnoissance.  Je  ne  vous  pardonnerois 
jamais  surtout  de  m'avoir  tu  celui  de  la  dame, 
si  je  ne  l'eusse  à  l'instant  deviné.  C'est  de  ma 
part  un  bien  petit  mérite  :  je  n'ai  pas  assez  d'a- 
mis capables  de  ce  zèle  et  de  ce  talent  pour 
avoir  pu  m'y  tromper.  Voici  une  lettre  pour 
elle, à  laquelle  je  n'ose  mettre  son  nom,  à  cause 
des  risques  que  peuvent  -courir  mes  letlres, 
mais  où  elle  verra  que  je  la  reconnois  bien.  Je 
vous  charge,  M.  Guy,  ou  plutôt  j'ose  vous  per- 
mettre en  la  lui  remettant,  de  vous  mettre  en 
mon  nom  à  genoux  devant  elle,  et  de  lui  bai- 
ser la  main  droite,  cette  charmante  main  plus 
auguste  que  celle  des  impératrices  et  des  rei- 
nes, qui  sait  défendre  et  honorer  si  pleinement 
et  si  noblement  l'innocence  avilie.  Je  me  flatte 
que  j'aurois  reconnu  de  même  son  digne  collè- 
gue, si  nous  nous  étions  connus  auparavant, 
mais  je  n'ai  pas  eu  ce  bonheur;  et  je  ne  sais  si 
je  dois  m'en  féliciter  ou  m'en  plaindre,  tant  je 
trouve  noble  et  beau  que  la  voix  de  l'équité  sé- 
léve  en  ma  faveur,  du  sein  même  des  inconnus. 
Les  éditeurs  du  factum  de  M.  Hume  disent 
qu'il  abandonne  sa  cause  au  jugement  des  es- 
prits droits  et  des  cœurs  honnêtes  :  c'est  là  ce 
qu'eux  et  lui  se  garderont  bien  de  faire,  mais 
ce  que  je  fais  moi  avec  confiance,  et  qu'avec 
de  pareils  défenseurs  j'aurois  fait  avec  succès. 
Cependant  on  a  omis  dans  ces  deux  pièces  des 
choses  très-essentielles  ;  et  on  y  a  fait  des 
méprises  qu'on  eiit  évitées  si,  m'avertissant  à 
temps  de  ce  qu'on  vouloit  faire,  on  m'eût  de- 
mandé des  éclaircissemens.  Il  est  étonnant  que 
personne  n'ait  encore  mis  la  question  sous  son 
vrai  point  de  vue  ;  il  ne  falloit  que  cela  seul,  et 
tout  étoit  dit. 

Au  reste,  il  est  certain  que  la  lettre  que  je 
vous  écrivis  a  été  traduite  par  extraits  faits, 

O  C'e»t  le  Préci$  ou  Observations  sur  l'Exposé  succinct, 
dont  il  a  été  parlé  dans  \a  note  TprécéAente  ;  ces  Observations 
étaient  suivies  (l'une  lettre  de  madame '"(Latoiir  deFranque- 
ville)  i  l'auteur  de  la  Justification  de  M-  Rousseau.    G.  P. 


comme  vous  pouvez  penser,  dans  les  f)apier8 
de  I.ondres,  et  il  n'est  pas  difficile  de  com- 
prendre d'où  venoienl  ces  extraits,  ni  pour 
quelle  fin.     ^ 

Miiis  vojpi  un  fait  assez  bizarre  qu'il  est  fù- 
cheux  que  mes  dignes  défenseurs  n'nient  pas 
su.  Croiriez-vous  que  les  deux  feuilles  que  j'ai 
citées  du  Saint-James  Chronicle  ont  disparu  en 
Angleterre?  M.  Davenport  les  a  fait  chercher 
inutilement  chez  l'imprimeur  et  dans  les  cafés 
de  Londres,  sur  une  indication  suffisante,  par 
son  libraire,  qu'il  m'a  assuré  être  un  honnéio 
homme,  et  il  n'a  rien  trouvé;  les  feuilles  sont 
éclipsées.  Je  ne  ferai  point  de  commentaires 
sur  ce  fait,  mais  convenez  qu'il  donne  à  pen- 
ser. Oh!  mon  cher  monsieur  Guy,  faut-il  donc 
mourir  dans  ces  contrées  éloignées,  sans  re- 
voir jamais  la  face  d'un  ami  sûr,  dans  le  sein 
duquel  je  puisse  épancher  mon  cœur  1 


A  MYLORD  COMTE   DE  H/IRCOURT. 

Woolton,  le  i  février  1767. 

Il  est  vrai,  mylord,  que  je  vous  croyois  ami 
de  M.  Hume  ;  mais  la  preuve  que  je  vous  croyois 
encore  plus  ami  de  la  justice  et  de  la  vérité  est 
que,  sans  vous  écrire,  sans  vous  prévenir  en 
aucune  façon,  je  vous  ai  cité  et  nommé,  avec 
confiance,  sur  un  fait  qui  étoit  à  sa  charge, 
sans  crainte  d'être  démenti  par  vous.  Je  ne  suis 
pas  assez  injuste  pour  juger  mal  par  M.  Hume 
de  tous  ses  amis  :  il  en  a  qui  le  connoissent  et 
sont  très-dignes  de  lui  ;  mais  il  en  a  aussi  qui 
ne  le  connoissent  pas;  etceux-!à  méritent  qu'on 
les  plaigne,  sans  les  en  estimer  moins.  Je  suis 
irès-touché,  mylord,  de  vos  lettres,  et  très- 
sensible  au  courage  que  vous  avez  de  vous 
montrer  de  mes  amis  parmi  vos  compatriotes 
et  vos  pareils,  mais  je  suis  fâché  pour  eux  qu'il 
faille  à  cela  du  courage  :  je  connois  des  gens 
mieux  instruits  chez  lesquels  on  y  metiroit  de 
la  vanité. 

Je  vous  prouverai,  mylord,  mon  entière  et 
pleine  confiance  en  me  prévalant  de  vos  offres  ; 
et  dès  à  présent  j'ai  une  grâce  à  vous  deman- 
der, c'est  de  me  donner  des  nouvelles  de 
M.Watelet.  H  est  ancien  ami  de  M.  d'Alembert, 
m:iis  il  est  aussi  mon  ancienne  connoissance  ; 


ms 


COHIlESPONDAiNCE. 


et  les  seuls  jugemens  que  je  crains  sont  ceux 
des  gens  qui  ne  me  connoissent  pas.  Je  puis 
bien  dire  de  M.  Watelet,  au  sujet  de  M.  d  Â- 
lembert,  ce  que  j'ai  dit  de  vous  au  sujet  de 
M.  Hume  ;  mais  je  connois  l'incroyable  ruse 
de  mes  ennemis  capable  d'enlacer  dans  ses 
pièges  adroits  la  raison  et  la  vertu  mêmes. 
Si  M.  Watelet  m'aime  toujours,  de  grâce, 
pressez-vous  de  me  le  dire,  car  j'ai  grand 
besoin  de  le  savoir.  Agréez,  mylord,  je  vous 
supplie,  mes  très-humbles  salutations  et  mon 
respect. 


A  M.   DAVENPORT. 

Le  7  février  1767. 

J'ai  reçu  hier,  monsieur,  votre  lettre  du  3, 
par  laquelle  j'apprends  avec  grand  plaisir  votre 
entier  rétablissement.  Je  ne  puis  pas  vous  an- 
noncer le  mien  tout-à-fait  de  même;  je  suis 
mieux  cependant  que  ces  jours  derniers. 

Je  suis  fort  sensible  aux  soins  bienfaisans  de 
M.  Fitzherbert,  surtout  si,  comme  j'aime  à  le 
croire,  il  en  prend  autant  pour  mon  honneur 
que  pour  mes  intérêts.  Il  semble  avoir  hérité 
des  empressemens  de  son  ami  M.  Hume.  Comme 
j'espère  qu'il  n'a  pas  hérité  de  ses  sentimens, 
je  vous  prie  de  lui  témoigner  combien  je  suis 
touché  de  ses  bontés. 

Voici  une  lettre  pour  M.  le  duc  de  Graffton, 
que  je  vous  prie  de  fermer  avant  de  la  lui  faire 
passer.  Je  dois  des  remcrcîmens  à  tout  le  monde; 
et  vous ,  monsieur,  à  qui  j'en  dois  le  plus,  êtes 
celui  à  qui  j'en  fais  le  moins  :  mais,  comme 
vous  ne  vous  étendez  pas  en  paroles,  vous  ai- 
mez sans  doute  à  être  imité.  Mes  salutations,  je 
vous  supplie,  et  celles  de  mademoiselle  Le  Vas- 
seur  à  vos  chers  enfans  et  aux  dames  de  voire 
maison.  Agréez  son  respect  et  mes  irès-hum- 
bles  salutations. 


kV  MÊME. 


Février  1767. 

Bien  loin,  monsieur,  qu'il  puisse  jamais  m'ê- 
tre  entré  dans  l'esprit  d'être  assez  vain,  assez 
sot,  et  assez  mal  appris  pour  refuser  les  grâces 
du  roi,  je  les  ai  toujours  regardées  et  les  regar- 
-derai  toujours  comme  le  plus  grand  honneur 


qui  me  puisse  arriver.  Quand  je  consultai  my- 
lord maréchal  si  je  les  accepterois,  ce  n'étoit 
certainement  pas  que  je  fusse  là-dessus  en 
doute,  mais  c'est  qu'un  devoir  particulier  et 
indispensable  ne  me  permettoit  pas  de  le  faire 
que  je  n'eusse  son  agrément.  J'étois  bien  sûr 
qu'il  ne  le  refuseroit  pas.  Mais,  monsieur, 
quand  le  roi  d'Angleterre  et  tous  les  souverains 
de  l'univers  mettroient  à  mes  pieds  tous  leurs 
trésors  et  toutes  leurs  couronnes,  par  les  mains 
de  David  Hume,  ou  de  quelque  autre  homme 
de  son  espèce,  s'il  en  existe,  je  les  rejetterois 
toujours  avec  autant  d'indignation  que,  dans 
tout  autre  cas,  je  les  recevrois  avec  respect  et 
reconnoissance.  Voilà  mes  sentimens,  dont  rien 
ne  me  fera  départir.  J'ignore  à  quel  sort,  à 
quels  malheurs  la  Providence  me  réserve  en- 
core; mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  les  senti- 
mens de  droiture  et  d'honneur  qui  sont  gravés 
dans  mon  cœur  n'en  sortiront  jamais  qu'avec 
mon  dernier  soupir.  J'espère,  pour  cette  fois, 
que  je  me  serai  exprimé  clairement. 

Il  ne  faut  pas,  mon  cher  monsieur,  je  vous 
en  prie,  mettre  tant  de  formalités  à  l'affaire  de 
mes  livres  :  ayez  la  bonté  de  montrer  le  cata- 
logue à  un  libraire,  qu'il  note  les  prix  de  ceux 
des  livres  qui  en  valent  la  peine  ;  sur  cette  esti- 
mation, voyezs'il  y  en  a  quelques-uns  dont  vous 
ou  vos  amis  puissiez  vous  accommoder;  brûlez 
le  reste,  et  ne  cédez  rien  à  aucun  libraire,  afin 
qu'il  n'aille  pas  sonner  la  trompette  par  la  ville 
I  qu'il  a  des  livres  à  moi.  Il  y  en  a  quelques-uns, 
entre  autres  le  livre  de  l'Esprit,  in-4°,  de  la 
première  édition,  qui  est  rare,  et  où  j'ai  fait 
quelques  notes  aux  marges;  je  voudrois  bien 
que  ce  livre-là  ne  tombât  qu'entre  des  mains 
amies.  J'espère,  mon  bon  et  cher  hôte,  que 
vous  ne  me  ferez  pas  le  sensible  affront  de 
refuser  le  petit  cadeau  de  mes  ouvrages. 

Les  estampes  avoient  été  mises  par  mon  ami 
dans  le  ballot  des  livres  de  botanique  qui  m'a 
été  envoyé;  elles  ne  s'y  sont  pas  trouvées,  et 
les  porte-feuilles  me  sontarrivés vides:  j'ignore 
absolument  où  Becket  a  jugé  à  propos  de  four- 
rer ce  qui  étoit  dedans. 

Je  voulois  remettre  à  des  momens  plus  tran- 
quilles de  vous  parler  en  détail  de  vos  envois  : 
ce  qui  m'en  plaît  le  plus  est  que  si  vous  entendez 
que  je  reste  dans  votre  maison  jusqu'à  ce  que 
la  muscade  et  la  cannelle  soient  consommées, 


.àÈL. 


AN.NÈE  1767. 


669 


je  n'en  démarrer;»!  pas  d  un  bon  siècle.  Le  tabac 
est  très-bon,  et  même  trop  bon,  puisqu'il  s'en 
consomme  plus  vite  :  je  vous  fais  mon  remer- 
cimcnt  de  l'empletie ,  et  non  pas  de  la  chose, 
puisque  c'est  une  commission ,  et  vous  savez 
les  règles.  L'eau  de  la  reine  de  Hongrie  m'a  fait 
le  plus  grand  plaisir,  et  j'ai  reconnu  là  un  sou- 
venir et  une  attention  de  M.  de  Luzonne,  à  quoi 
j 'ai  été  fort  sensible.  Mais  qu'est-ce  que  c'est  que 
dos  petits  carrés  de  savon  parfumé?  à  quoi 
diable  sert  ce  savon?  je  veux  mourir  si  j'en 
sais  rien,  à  moins  que  ce  ne  soit  à  faire  la  barbe 
aux  puces.  Le  café  n'a  pas  encore  été  essayé, 
parce  que  vous  en  aviez  laissé,  et  qu'ayant  été 
malade  il  en  a  fallu  suspendre  l'usage.  Je  me 
perds  au  milieu  de  tout  cet  inventaire.  J'espère 
que,  pour  le  coup,  vous  ne  ferez  pas  de  même, 
et  que  vous  recueillerez  les  mémoires  des  mar- 
chands, afin  que  quand  vous  serez  ici,  et  qu'il 
s'agira  de  savoir  ce  que  tout  cela  coule,  vous 
ne  me  disiez  pas,  comme  à  l'ordinaire,  je  n'en 
sais  rien.  Tant  de  richesses  me  mettroient  de 
bonne  humeur  si  les  désastres  de  nos  pauvres 
Genevois,  et  mes  inquiétudes  sur  mylord  maré- 
chal, n'empoisonnoient  toute  ma  joie.  J'ai  craint 
pour  vous  l'impression  de  ces  temps  humides, 
et  je  la  sens  aussi  pour  ma  part.  Voici  le  plus 
mauvais  mois  de  l'année  ;  il  faut  espérer  que 
celui  qui  le  suivra  nous  traitera  mieux.  Ainsi 
soit-il.  Mademoiselle  Le  Vasseur  et  moi  faisons 
nos  salutations  à  tout  ce  qui  vous  appartient,  et 
vous  prions  d'agréer  les  nôtres. 


A  M.  DIVEBNOIS. 

Wootton,  le  7  février  1767. 

J'ai  fait,  cher  ami,  une  étourderie  épouvan- 
table, qui  sûrement  me  coûtera  plus  cher  qu'à 
vous.  Dans  une  distraction  causée  par  la  diver- 
sité des  affaires  pressées,  je  vous  ai  adressé  en 
droiture  une  lettre  dans  laquelle  je  parlois  ou- 
vertement de  votre  futur  voyage ,  et  d'autres 
choses  où  le  secret  n'cioit  pas  moins  requis. 
Comme  je  ne  doute  pas  un  instant  que  cette  let- 
tre ne  soit  interceptée,  je  vous  en  transcris  ce 
quej'ai  pu  tirer  d'un  premierchiffon  barbouillé, 
qu'il  a  fallu  recommencer  (*). 

C)  C'est  la  lettre  du  81  janvier  1767,  ci -devant,  pjge  66S. 


Voilà  ce  que  je  vous  écrivois  il  y  a  huit  jours 
et  que  je  vous  confirme  :  mais  ayant  appris  de- 
puis lorsà  quelle  extrémité  votre  pauvre  peuple 
est  réduit ,  je  sens  déchirer  mes  entrailles  pa- 
triotiques, et  je  crois  devoir  vous  dire  qu'il  est, 
selon  moi ,  temps  de  céder.  Vous  le  pouvez 
sans  honte  ,  puisque  la  résistance  est  inutile, 
et  vous  le  devez  pour  conserver  ce  qui  vous 
reste,  après  vos  lois  et  votre  liberté.  Quand  je 
dis  ce  qui  vous  reste,  je  n'entends  pas  bassement 
vos  biens,  mais  votre  pays,  vos  familles,  et  ces 
multitudes  de  pauvres  compatriotes,  à  qui  le 
pain  est  encore  plus  nécessaire  que  la  liberté. 
J'apprends  que  vous  vous  cotisez  généreuse- 
ment pour  ces  pauvres  gens  ;  je  voudrois  bien 
pouvoir  suivre  ce  bon  exemple.  J'enverrai  quel- 
que bagatelle  aux  collecteurs  de  I  .ondres,  selon 
mes  moyens;  mais  je  vous  prie  d'avoir  recours 
pour  moi  à  madame  Boy  de  La  Tour,  afin 
qu'étant  une  des  causes  innocentes  des  misères 
de  ce  pauvre  peuple ,  je  contribue  aussi  en 
quelque  chose  à  son  soulagement. 

Adieu,  mon  ami  ;  je  vous  embrasse  tendre- 
ment. J'ai  le  plus  grand  besoin  de  vous  voir; 
mais,  encore  un  coup,  ne  venez  que  quand  vos 
affaires  seront  finies.  Ce  délai  importe,  et  vous 
pourriez  trouver  quelque  obstacle  à  passer. 
Malgré  mon  étourderie,  venez  à  petit  bruit  au- 
tant qu'il  sera  possible.  Mais  j'ai  changé  d'avis 
sur  votre  séjour  à  Londres,  et  je  serois  bien  aise 
que  vous  vous  y  arrêtassiez  quelques  jours  pour 
connoître  un  peu  par  vous-même  l'air  du  bu- 
reau ;  car  enfin ,  si  de  là  vous  voulez  absolu- 
ment venir,  personne  n'aura  le  pouvoir  de  vous 
en  empêcher.  J'embrasse  nos  amis  :  ne  m'ou- 
bliez pas,  je  vous  en  supplie,  auprès  de  madame 
d'Ivernois. 

Bien  des  remercîmens  et  respects  de  made- 
moiselle Le  Vasseur.  Si  je  ne  vous  ai  pas  tou- 
jours répété  la  même  chose  à  chaque  lettre, 
c'est  qu'il  me  sembloii  queccla  n'avoit  plus  be- 
soin d'être  dit ,  car  il  n'y  a  pas  de  fois  qu'elle 
ne  m'en  ait  chargé. 


A   UYLORD  UARECBAL. 

Le  8  février  1767. 


Quoi,  mylord,  pas  un  seul  mot  de  vousl 
Quel  silence,  et  qu'il  est  cruel  !  Ce  n'est  pas  le 


070 


CORKESPOiNDANCE. 


pis  encore  :  madame  la  duchesse  de  Poriland 
m'a  donné  les  plus  {grandes  alarmes  on  me  mar- 
quant que  les  papiers  publics  vous  avoient  dit 
fort  mal,  et  me  priant  do  lui  dire  de  vos  nou- 
velles. Vousconnoissez  mon  cœur,  vous  pouvez 
jujjer  de  monéiat  ;  craindre  à,la  fois  pour  votre 
amitié  et  pour  votre  vie,  ah  !  c'en  est  trop.  J'ai 
écrit  aussitôt  à  M.  Uougcmont  pour  avoir  de 
vos  nouvelles  :  il  m'a  marqué  qu'en  effet  vous 
aviez  été  fort  malade ,  mais  que  vous  étiez 
mieux.  Il  n'y  a  pas  là  de  quoi  me  rassurer  assez, 
tant  que  je  ne  recevrai  rien  de  vous.  Mon  pro- 
tecteur, mon  bienfaiteur,  mon  ami,  mon  père, 
aucun  de  ces  titres  ne  pourra-t-il  vous  émou- 
voir? Je  me  prosterne  à  vos  pieds  pour  vous 
demander  un  seul  mot.  Que  voulez-vous  que  je 
marque  à  madame  de  Portiand?  lui  dirai-je  : 
Madame,  mylord  maréchal  m'aimoit,  mais  il 
me  trouve  trop  malheureux  pour  m' aimer  en- 
core; il  ne  m'écrit  plus  La  plume  me  tombe 
des  mains. 


I      A  M.    GRANVILLE 

Wootton,  février  1767. 

Je  crois,  monsieur,  la  tisane  du  médecin  es- 
pagnol meilleure  et  plus  saine  que  le  bouillon 
rouge  du  médecin  françois  ;  la  provision  de 
miel  n'est  pas  moins  bonne ,  et  si  les  apothi- 
caires fournissoient  daussi  bonnes  droguesque 
vous  ,  ils  auroient  bientôt  ma  pratique;  mais, 
badinage  à  part,  que  j'aie  avec  vous  un  mo- 
ment d'explication  sérieuse. 

Jadis  j'aimois  avec  passion  la -liberté,  l'éga- 
lité; et,  voulant  vivre  exempt  des  obligations 
dont  je  ne  pouvois  macquitier  en  pareille  mon- 
noie,  je  me  refusois  aux  cadeaux  même  de  mes 
amis,  ce  qui  m'a  souvent  attiré  bien  des  que- 
relles. Maintenant  j'ai  changé  de  goût,  et  c'est 
moins  la  liberté  que  la  paix  que  j'aime  ;  je  sou- 
pire incessamment  après  elle;  je  la  préfère  dés- 
ormais à  tout:  je  la  veux  à  tout  prix  avec  mes 
amis;  je  la  veux  même  avec  mes  ennemis ,  s'il 
est  possible.  J'ai  donc  résolu  d'endurer  désor- 
mais des  uns  tout  le  bien  ,  et  des  autres  tout 
le  mal  qu'ils  voudront  me  faire,  sans  disputer, 
sans  m'en  défendre ,  et  sans  leur  résister  en 
quelque  façon  que  ce  soit.  Je  me  livre  à  tous 
pour  faire  de  moi,  soit  pour,  soit  contre,  en- 


tièrement à  leur  volonté  :  ils  peuvent  tout, 
hors  de  m'engager  dans  uiie  dispute,  ce  qui 
très-certainement  n'arrivera  plus  de  mes  jours. 
Vous  voyez,  monsieur,  d  après  cela,  combien 
vous  avez  beau  jeu  avec  moi  dans  les  cadeaux 
continuels  qu'il  vous  plaît  de  me  faire  :  mais  il 
faut  tout  vous  dire  :  sans  les  refuser,  je  n'en 
serai  pas  plus  reconnoissant  que  si  vous  ne  m'en 
faisiez  aucun.  Je  vous  suis  attaché,  monsieur, 
et  je  bénis  le  ciel,  dans  mes  misères,  de  la 
consolation  qu'il  m'a  ménagée  en  me  donnant 
un  voisin  tel  que  vous:  mon  cœur  est  plein  de 
l'intérêt  que  vous  voulez  bien  prendre  à  moi, 
de  vos  attentions,  de  vos  soins,  de  vos  bontés, 
mais  non  pas  de  vos  dons  :  c'est  peine  perdue, 
je  vous  assure;  ils  n'ajoutent  rien  à  mes  senti- 
mens  pour  vous ,  je  ne  vous  en  aimerai  pas 
moins,  et  je  serai  beaucoup  plus  à  mon  aise  si 
vous  voulez  bien  les  supprimer  désormais. 

Vous  voilà  bien  averti,  monsieur  ;  vous  savez 
comment  je  pense,  et  je  vous  ai  parlé  très-sé- 
rieusement. Du  reste ,  votre  volonté  soit  faite 
et  non  pas  la  mienne;  vous  serez  toujours  le 
maître  d'en  user  comme  il  vous  plaira. 

Le  temps  est  bien  froid  pour  se  mettre  en 
route.  Cependant,  si  vous  êtes  absolument  ré- 
solu de  partir,  recevez  tous  mes  souhaits  pour 
votre  bon  voyage  et  pour  votre  prompt  et  heu- 
reux retour.  Quand  vous  verrez  madame  la 
duchesse  de  Portiand  ,  faites-lui  ma  cour,  je 
vous  supplie;  rassurcz-la  sur  l'étal  de  mylord 
maréchal.  Cependant,  comme  je  ne  serai  par- 
faitement rassuré  moi-même  que  qiiand  j'aurai 
de  ses  nouvelles,  sitôt  que  j'en  aurai  reçu  j'au- 
rai l'honneur  d  en  faire  part  à  madame  la  du- 
chesse. Adieu ,  monsieur,  derechef;  bon  voyage, 
et  souvenez-vous  quelquefois  du  pauvre  her- 
mite  votre  voisin. 

Vous  verrez  sans  doute  votre  aimable  nièce  : 
je  vous  prie  de  lui  parler  quelquefois  du  captif 
qu'elle  a  mis  dans  ses  chaînes  et  qui  s'honore 
de  les  porter. 


A  MYLORD  COMTE  DE  HARCODRT. 
Wootton,  le  44  février  1767. 

Vous  m'avez  donné,  mylord,  le  premier  vrai 
plaisir  que  j'aie  goûté  depuis  long-temps,  en 
m'apprenant   que  j'étois   toujours   aimé    de 


ANNÉE  1767. 


G7I 


M.  Watclet.  Je  lo  mérite ,  en  vérité ,  par  mes 
sentimens  pour  lui  ;  et  moi  qui  m'inquiète  très- 
médiocrement  do  lestime  du  public,  je  sens 
que  je  n'aurois  jamais  pu  me  passer  de  la  sienne. 
Il  ne  faut  absolument  point  que  ses  estampes 
soient  en  vente  avec  les  autres;  et  puisque,  de 
peur  de  reprendre  un  goût  auquel  je  veux  re- 
noncer, jo  n'ose  les  avoir  avec  moi,  je  vous 
prie  de  les  prendre  au  moins  en  dépôt,  jusqu'à 
ce  que  vous  trouviez  à  les  lui  renvoyer, qu  à  en 
faire  un  usafje  convenable.  Si  vous  trouviez  par 
hasard  à  les  changer  entre  les  mains  do  quelque 
amateur  contre  un  livre  de  botanique,  à  la 
bonne  heure,  j'aurois  le  plaisir  de  mettre  à  ce 
livre  le  nom  de  M.  Watelet  ;  mais  pour  les  ven- 
dre, jamais.  Pour  le  reste,  puisque  vous  voulez 
bien  chercher  à  m'en  défaire,  je  laisse  à  votre 
entière  disposition  le  soin  de  me  rendre  ce  bon 
office,  pourvu. que  cela  se  fasse,  de  la  part  des 
acheteurs,  sans  faveur  et  sans  préférence,  et 
qu'il  ne  soil  pas  question  de  moi.  Puisque  vous 
ne  dédaignez  pas  de  vous  donner  pour  moi  ce 
petit  tracas,  j'attends  de  la  candeur  de  vos  sen- 
limens,  que  vous  consulterez  plus  mon  goût 
que  mon  avantage;  ce  sera  m'obliger  double- 
ment. Ce  n'est  point  un  produit  nécessaire  à  ma 
subsistance;  je  le  destine  en  entier  à  des  livres 
de  botanique,  seul  et  dernier  amusement  au- 
quel je  me,suis  consacré. 

L'honneur  que  vous  faites  à  mademoiselle  Le 
Vasseur  de  vous  souvenir  d'elle,  l'autorise  à 
vous  assurer  de  sa  reconnoissance  et  de  son 
respect.  Agréez,  mylord,  je  vous  supplie,  les 
mêmes  sentimens  de  ma  part. 

P.  S.  Il  doit  y  avoir  parmi  mes  estampes  un 
petiiporte-feuillecontenantdebonnes  épreuves 
de  celles  de  tous  mes  écrits.  Oserai-je  me  flatter 
que  vous  ne  dédaignerez  pas  ce  foible  cadeau, 
et  de  placer  ce  porte-feuille  parmi  les  vôtres?  Je 
prends  la  liberté  devons  prier,  mylord,  de  vou- 
loir bien  donner  cours  à  la  lettre  ci-jointe. 


A  M.  DU  PEYROU. 

Wootton,  le  !4  février  1767. 


Je  confesse,  mon  cher  hôte,  le  tort  que  j'ai 
ru  de  ne  pas  répondre  sur-!e  champ  à  voire 
u"  39;  car,  malgré  la  honte  d'avouer  votre  cré- 


dulité, je  vois  quo  l'autorité  du  vuiiurier  Le 
Comte  avoit  fait  une  grande  impression  sur 
votre  esprit.  Je  me  fâchois  d'abord  de  cette 
petite  foiblesseqni  me  paroissoit  peu  d'accord 
avec  le  grand  seO»  que  je  vous  connois;  mais 
chacun  a  les  siennes,  et  il  n'y  a  qu'un  homme 
bien  estimable  à  qui  l'on  n'en  puisse  pas  repro- 
cher de  plus  grandes  que  celles-là.  J'ai  été  ma- 
lade, et  je  ne  suis  pas  bien  ;  jai  eu  des  tracas 
qui  ne  sont  pas  finis,  et  qui  m'ont  empêché 
d'exécuter  la  résolution  que  j'avois  prise  do 
vous  écrire  au  plus  vite  que  je  n'étois  pas  à 
Morges  ;  mais  j'ai  pensé  que  mon  n°  7  vous  le 
diroit  assez,  et  d'ailleurs  qu'une  nouvelle  dts 
celte  espèce  disparoîtroit  bientôt  pour  faire 
place  à  quelque  autre  aussi  raisonnable. 

Vous  savez  que  j'ai  peu  de  foi  aux  grands 
guérisseurs.  J'ai  toujours  eu  une  médiocre 
opinion  du  succès  de  votre  voyage  de  Belforl, 
et  vos  dernières  lettres  ne  l'ont  que  trop  con- 
firmée. Consolez-vous,  mon  cher  hôte;  vos 
oreilles  resteront  à  peu  près  ce  qu'elles  sof^l; 
mais,  quoi  que  j'aie  pu  vous  en  dire  dans  ma 
colère,  |es  oreilles  de  votre  esprit  sont  assez 
ouvertes  pour  vous  consolepd'avoir  le  tympan 
matériel  un  peu  obstrué  :  ce  n'est  pas  le  défaut 
de  votre  judiciaire  qui  vous  rend  crédule,  c'est 
l'excès  de  voire  bonté  ;  vous  estimez  trop  mes 
eiHiemis  pour  les  croire  capables  d  inventerdcs 
mensonges  et  de  payer  des  pieds-plats  pour  les 
divulguer  :  il  est  vrai  que,  si  vous  n'êtes  pas 
détrompé,  ce  n'est  pas  leur  faute. 

Je  tremble  que  mylord  maréchal  ne  soit  dans 
le  même  cas,  mais  d'une  manière  bien  plus 
cruelle,  puisqu'il  ne  s'agit  pas  de  moins  que  de 
perdre  l'amitié  de  celui  de  tous  les  hommes  à 
qui  je  dois  le  p!us  et  à  qui  je  suis  le  ^(us  atta- 
ché. Je  ne  sais  ce  qu'ont  pu  manœuvrer  auprès 
de  lui  le  bon  David  et  le  fils  du  jongleur  qui 
est  à  Berlin;  mais  mylord  maréchal  ne  m'écrit 
plus,  et  m'a  même  annoncé  qu'd  cesseroii  de 
m'écrire,  sans  m'en  dire  aucune  autre  raison, 
sinon  qu'il  étoit  vieux, qu'il  écrivoit  avec  peine, 
qu'il  avoit  cessé  d'écrire  à  ses  parons ,  etc. 
Vous  jugez  si  mon  cœur  est  la  dupe  de  pareils 
prétextes.  Madame  la  duchesse  de  Poruand, 
avec  qui  j'ai  faitconnoissancel  etéderniei  chez 
un  voisin,  m'a  porté  en  mémo  temps  \e  plus 
sensible  coup,  en  me  marquant  que  les  nou- 
velles publiques  l'avoient  dit  à  rextrémité,  et 


672 


CORRESPONDANCE. 


**. 


mo  demandant  de  ses  nouvelles.  Dans  ma 
frayeur,  je  me  suis  hâté  décrire  à  M.  Rouge- 
mont  pour  savoir  ce  qu'il  en  étoit.  Il  m'a  ras- 
suré sur  sa  vie,  en  me  marquant  qu'en  effet  il 
avoit  éié  fort  mal,  mais  qu'il  étoit  beaucoup 
mieux.  Qni  me  rassurera  maintenant  sur  son 
cœur?  Depuis  le  22  novembre,  date  de  sa  der- 
nière lettre,  je  lui  ai  écrit  plusieurs  fois,  et  sur 
quel  ton!  Point  de  réponse.  Pour  comble,  je 
ne  sais  quelle  contenance  tenir  vis-à-vis  de  ma- 
dame de  Portland,  à  qui  je  ne  puis  différer  plus 
long-tcpips  de  répondre,  et  à  qui  je  ne  veux 
pas  dire  ma  peine.  Rendez-moi,  je  vous  en  con- 
jure, le  service  essentiel  d'écrire  à  mylord  ma- 
réchal, epgagez-le  à  ne  pas  me  juger  sans 
m'eniendre,  à  me  dire  au  moins  de  quoi  je  suis 
accusé.  Voilà  le  plus  cruel  des  malheurs  de  ma 
vie  et  qui  terminera  tous  les  autres. 

J'oubliois  de  vous  dire  que  M.  le  duc  de 
Graffton,  premier  commissaire  de  la  trésore- 
rie, ayant  appris  la  vexation  exercée  à  la 
douane,  au  sujet  de  mes  livres,  a  fait  ordonner 
au  douanier  de  rembourser  cet  argept  à  Becket, 
qui  l'avoit  payé  pour  moi,  et  que,  dans  le  billet 
par  lequel  il  m'en  a  fait  donner  avis,  il  a  ajouté 
un  compliment  Irès-honnête  de  la  part  du  roi. 
Tout  cela  est  fort  honorable,  mais  ne  console 
pas  mon  cœur  de  la  peine  secrète  que  vous  sa- 
vez. Je  vous  embrasse,  mon  cher  hôte,  de  tout 
mon  cœur. 


A  H.   DUTENS. 


Wootlon,  le  «6  février  1767. 


Je  suis  bien  reconnoissant,  monsieur,  des 
soins  obligeans  que  vous  voulez  bien  prendre 
pour  la  vente  de  mes  bouquins  ;  mais,  sur  votre 
lettre  et  celles  de  M.  Davenport,  je  vois  à  cela 
des  embarras  qui  me  dégoùteroient  tout-à-fait 
de  les  vendre,  si  jesavoisoù  les  mettre;  car  ils 
ne  peuvent  rester  chez  M.  Davenport,  qui  ne 
f^arde  pas  son  appartement  toute  l'année.  Je 
n'aime  point  une  vente  publique,  môme  en 
permettant  qu'elle  se  fasse  sous  votre  nom; 
car,  outre  que  le  mien  est  à  la  tête  de  la  plupart 
de  mes  livres,  on  se  doutera  bien  qu'un  filtras 
si  mal  choisi  et  si  mal  conditionné  ne  vient  pas 
de  vous.  Il  n'y  a  dans  ces  quatre  ou  cinq  caisses 


qu'une  centaine  au  plus  de  volumes  qui  soient 
bons  et  bien  conditionnés  :  tout  le  reste  n'est 
que  du  fumier,  qui  n'est  pas  même  bon  à  brû- 
ler, parce  que  le  papier  en  est  pourri  :  hors 
quelques  livres  que  je  prenois  en  paiement  des 
libraires,  je  me  pourvoyois  magnifiquement 
sur  les  quais,  et  cela  nie  fait  rire  de  la  duperie 
des  aclu'leurs  qui  s'attendroient  à  trouver  des 
livres  choisis  et  de  bonnes  éditions.  J'avois 
pensé  que  ce  qui  étoit  de  débit  se  réduisant  à  si 
peu  de  chose,  M.  Davenport  et  deux  ou  trois 
de  ses  amisauroient  pu  s'en  accommoder  entre 
eux  sur  lesiimaiion  d'un  libraire  ;  le  reste  eût 
servi  à  plier  du  poivre,  et  tout  cela  se  seroil 
fait  sans  bruit.  Mais  assurément  tout  ce  fatras, 
qui  m'a  été  envoyé  bien  malgré  moi  de  Suisse, 
et  qui  n'en  valoit  ni  le  port  ni  la  peine,  vaut 
encore  moins  celle  que  vous  voulez  bien  pren- 
dre pour  son  débit.  Encore  un  coup,  mon  em- 
barras est  de  savoir  où  les  fourrer.  S'il  y  avoit 
dans  votre  maison  quelque  garde-meuble  ou 
grenier  vide  où  l'on  put  les  mettre  sans  vous 
incommoder,  je  vous  serois  obligé  de  vouloir 
bien  le  permettre,  et  vous  pourriez  y  voir  à 
loisir  s'il  s'y  trouveroit  par  hasard  quelque 
chose  qui  pût  vous  convenir  ou  à  vos  amis. 
Autrement  je  ne  sais  en  vérité  que  faire  de 
toute  cette  friperie  qui  me  peine  cruellement, 
quand  je  songe  à  tous  les  embarras  qu'elle 
donne  à  M.  Davenport.  Plus  il  s'y  prête  volon- 
tiers, plus  il  est  indiscret  à  moi  d'abuser  de  sa 
complaisance.  S'il  faut  encore  abuser  de  la  vô- 
tre, j'ai,  comme  avec  lui,  W  nécessité  pour  ex- 
cuse, et  la  persuasion  consolante  du  plaisir  que 
vous  prenez  l'un  et  l'autre  à  m'obliger.  Je  vous 
en  fais,  monsieur,  mes  remercimens  de  tout 
mon  cœur,  et  je  vous  prie  d'agréer  mes  très- 
humbles  salutations. 

Si  la  vente  publique  pouvoit  se  faire  sans 
qu'on  vît  mon  nom  sur  les  livres  et  qu'on  se 
doutât  d'où  ils  viennent,  à  la  bonne  heure.  Il 
m'importe  fort  peu  que  les  acheteurs  voient 
ensuite  qu'ils  éloient  à  moi;  mais  je  ne  veux 
pas  risquerqu'ilslesachenld'avance,etje  m'en 
rapport^  là-dessus  à  votre  candeur. 


* 


'•?' 


^' 


ANNÉE  il&i. 


G75 


A   MAUEMOlSELLb  TBÉUDORE  , 
de  l'AcadéDiie  royale  <le  musique  (*). 

Sans  date. 

On  ne  peut  plus  être  surpris  que  je  le  suis, 
mademoiselle,  de  recevoir  une  lettre  datée  de 
l'Académie  royale  de  musique,  par  laquelle  on 
réclame  des  conseils  de  ma  part  pour  y  bien 
vivre.  Vos  expressions  peignent  l'honnêteté 
avec  tant  de  franchise  et  de  candeur,  que  je  ne 
vous  renverrai  pas,  pour  en  recevoir,  à  ceux 
qui  ont  coutume  d'en  donner  à  celles  qui  s'y 
présentent.  Je  ne  puis  cependant  pas  vous  four- 
nir les  préceptes  que  vous  me  demandez  :  ne 
doutez  nullement  de  ma  bonne  volonté  à  vous 
satisfaire;  mais  je  suis  moi-même  fort  embar- 
rassé pour  mon  propre  compte,  quoique  je  ne 
sois  DIS  dans  une  carrière  aussi  glissante  :  je 
suis  donc  hors  d'étal  de  vous  diriger  dans  celle 
où  vous  êtes  entrée. 

Je  n'ai  à  vous  conseiller  que  de  vous  arrêter 
à  deux  principes  généraux,  qui  me  parroissent 
être  la  base  de  toutes  nos  actions,  dans  tel  état 
que  le  destin  nous  ait  placés.  Le  premier  c'est 
de  ne  jamais  vous  écarter  du  respect  que  vous 
paroissez  avoir  pour  les  bonnes  mœurs;  et, 
pour  y  réussir,  évitez  l'impulsion  du  cœur  et 
des  sens,  et  qu'une  extrême  prudence  en  soit 
le  correctif. 

Le  second,  dont  vous  devez  sentir  toute  la 
nécessité,  c'est  de  fuir,  autant  que  vous  le  pour- 
rez, la  société  de  vos  compagnes  et  de  leurs 
adulateurs;  rien  ne  perd  aussi  facilement  que 
le  poison  de  la  louange  et  l'air  contagieux  de 
cet  endroit...  Jetez  les  yeux  autour  de  vous,  et 
vous  remarquerez  que  ceux  ou  celles  qui  le  res- 
pirent, sans  être  en  garde  contre  son  effet,  ont 
le  teint  flétri  et  l'extérieur  de  machines  détra- 
quées. Voilà,  mademoiselle,  les  seules  réflexions 
que  je  vous  engage  à  faire.  Quant  au  reste,  vous 
me  paroissez  être  douée  de  toute  la  pénétration 
nécessaire  pour  parer  aux  inconvéniens  qui  re- 
naissent à  chaque  moment  dans  ce  séjour.  Ac- 
ceptez, je  vous  prie,  la  considération  qu'a  pour 
vous  votre,  etc. 

(*)  On  trouve  dans  le  tome  III,  page  569,  une  pièce  de  vers 
adressée  k  une  demoiselle  Théodore,  qu'on  |)eut  supposer  la 
même  que  celle  dont  il  s'agit  ici.  O.  p. 


A   M.    GRANVILLE. 


Février  I7«7. 


T.  IV. 


J'étois,  monsieur,  extrêmement  inquiet  de 
votre  départ  mercredi  au  soir  ;  mais  je  me  ras- 
surai le  jeudi  matin,  lejugeant  absolument  im- 
praticable; j'étois  bien  éloigné  de  penser  même 
que  vous  le  voulussiez  essayer.  De  grâce,  ne 
faites  plus  de  pareils  essais  jusqu'à  ce  que  le 
temps  soit  bien  remis  et  le  chemin  bien  battu. 
Que  la  neige  qui  vous  retient  à  Caiwich  ne 
laisse-t-elle  une  galerie  jusqu'à  Wootton,  j'en 
ferois  souvent  la  mienne;  mais  dans  l'état  où 
est  maintenant  cette  route,  je  vous  conjure  de 
ne  la  pas  tenter,  ou  je  vous  proteste  que,  le  len- 
demain du  jour  où  vous  viendrez  ici,  vous  me 
verrez  chez  vous  quelque  temps  qu'il  fasse. 
Quelque  plaisir  que  j'aie  à  vous  voir,  je  ne  veux 
pas  le  prendre  au  risque  de  votre  santé. 

Je  suis  très-sensible  à  votre  bon  souvenir.  Je 
ne  vous  dis  rien  de  vos  envois  ;  seulement, 
comme  les  liqueurs  ne  sont  point  à  mon  usage 
et  que  je  n'en  bois  jamais,  vous  permettrez  que 
je  vous  renvoie  les  deux  bouteilles,  afin  qu'elles 
ne  soient  pas  perdues.  J'enverrois  chercher  du 
mouton  s'il  n'y  avoit  tant  de  viande  à  mon 
garde-manger  que  je  ne  sais  plus  où  la  mettre. 
Bon>Dur,  monsieur.  Vous  parlez  toujours  d'un 
pardon  dont  vous  avez  plus  besoin  que  denvie, 
puisque  vous  ne  vous  corrigez  point.  Comptez 
moins  sur  mon  indulgence,  mais  comptez  tou- 
jours sur  mon  plus  sincère  attachement. 

AU   MÊME. 

28  février  1767. 

Que  fait  mon  bon  et  aimable  voisin?  com- 
ment se  portc-t-il?  J'ai  apprisavecgrand  plai- 
sir son  heureuse  arrivée  à  Bath ,  malgré  les 
temps  affreux  qui  ont  dû  traverser  son  voyage  : 
mais  maintenant  comment  s'y  irouve-t-il?  la 
santé,  les  eaux,  les  amusemens,  comment  va 
tout  cela?  Vous  savez,  monsieur,  que  rien  de 
ce  qui  vous  touche  ne  peut  m'être  indifférent: 
l'atiachementque  je  vous  ai  voué  s'est  formé  de 
liens  qui  sont  voire  ouvrage  ;  vous  vous  êtes  ac- 
quis trop  de  droits  sur  n\oi  pour  ne  m'en  avoir 
pas  un  peu  donné  sur  vous  :  et  il  n'est  pas  juste 

43 


-^ 


674. 


CORRESPONDANCE. 


que  j'ignore  ce  qui  m'intéresse  si  véritable- 
ment. Je  devrois  aussi  vous  parler  de  moi,  parce 
qu'il  faut  vous  rendre  compte  de  votre  bien  ; 
mais  je  ne  vous  dirois  toujours  que  les  mêmes 
choses  :  paisible,  oisif,  souffrant,  prenant  pa- 
tience, pestant  quelquefois  contre  le  mauvais 
temps  qui  m'empêche  d'aller  autour  des  rochers 
furetant  des  mousses,  et  contre  l'hiver  qui  re- 
tient Calwich  désert  si  long-temps.  Amusez- 
vous,  monsieur;  je  le  désire  ,  mais  pas  assez 
pour  reculer  le  temps  de  votre  retour,  car  ce 
seroit  vous  amuser  à  mes  dépens.  Mademoi- 
selle Le  Vasseur  vous  demande  la  permission 
de  vous  rendre  ici  ses  devoirs,  et  nous  vous 
supplions  l'un  et  l'autre  d'agréer  nos  très-hum- 
bles salutations. 


A   M.   DUTENS. 

Wootton,  le  2  mars  1767. 

Tous  mes  livres,  monsieur,  et  tout  mon  avoir 
ne  valent  assurément  pas  les  soins  que  vous 
voulez  bien  prendre  et  les  détails  dans  les- 
quels vous  voulez  bien  entrer  avec  moi.  J'ap- 
prends que  M.  Davenport  a  trouvé  les  caisses 
dans  une  confusion  horrible  ;  et  sachant  ce  que 
c'est  que  la  peine  d'arranger  des  livres  dépa- 
reillés, je  voudrois  pour  tout  au  monde  ne 
l'avoir  pas  exposé  à  cette  peine,  quoique  je  sa- 
che qu'il  la  prend  de  très-bon  cœur.  S'il  se 
trouve  dans  tout  cela  quelque  chose  qui  vous 
convienne  et  dont  vous  vouliez  vous  accommo- 
der de  quelque  manière  que  ce  soit,  vous  me 
ferez  plaisir  sans  doute,  pourvu  que  ce  ne  soit 
pas  uniquement  l'intention  de  me  faire  plaisir 
qui  vous  détermine.  Si  vous  voulez  en  transfor- 
mer le  prix  en  une  petite  rente  viagère,  de 
tout  mon  cœur;  quoiqu'il  ne  me  semble  pas 
que,  l'Encyclopédie  et  quelques  autres  livresde 
choix  ôtés,  le  reste  en  vaille  la  peine,  et  d'au- 
tant moins  que  le  produit  de  ces  livres  n'étant 
point  nécessaire  à  ma  subsistance ,  vous  serez 
absolument  le  maître  de  prendre  voire  temps 
pour  les  payer  tout  à  loisir  en  une  ou  plusieurs 
fois,  à  moi  ou  à  mes  héritiers,  tout  comme  il 
vous  conviendra  le  mieux.  En  un  mot,  je  vous 
laisse  absolument  décider  de  toute  chose,  et 
m'en  rapporte  à  vous  sur  tous  les  points,  hors 
un  seul,  qui  est  celui  des  sûretés  dont  vous  me 


parlez  ;  j'en  ai  une  qui  me  suffit ,  et  je  ne  veux 
entendre  parler  d'aucune  autre,  c  est  la  probité 
de  M.  Dutens. 

Je  me  suis  fait  envoyer  ici  le  ballot  qui  con- 
tenoit  mes  livres  de  botanique  dont  je  ne  veux 
pas  me  défaire,  et  quelques  autres  dont  j'ai  ren- 
voyé à  M.  Davenport  ce  qui  s'est  trouvé  sous 
ma  main  ;  c'est  ce  que  contenoit  le  ballot  qui 
est  rayé  sur  le  catalogue.  Les  livres  dépareillés 
l'ont  été  dans  les  fréquens  déménagemens  que 
j'ai  été  forcé  de  faire  ;  ainsi  je  n'ai  pas  de  quoi 
les  compléter.  Ces  livres  sont  de  nulle  valeur, 
et  je  n'en  vois  aucun  autre  usage  à  faire  que  de 
les  jeter  dans  la  rivière,  ne  pouvant  les  anéan- 
tir d'un  acte  de  ma  volonté. 

Vos  lettres,  monsieur,  et  tout  ce  que  je  vois 
de  vous  m'inspirent  non-seulement  la  plus 
grande  estime,  mais  une  confiance  qui  m'attire 
et  me  donne  un  vrai  regret  de  ne  pas  vous  con- 
noître  personnellement.  Je  sens  que  cette  con- 
noissance  m'eût  été  très-agréable  dans  tous  les 
temps,  et  très-consolante  dans  mes  malheurs. 
Je  vous  salue,  monsieur,  très-humblement,  et 
de  tout  mon  cœur. 


A  MYLORD  COMTE  DE  HARCOURT. 

Wootton,  le  5  mars  1767.         , 

Je  ne  suis  pas  surpris,  mylord,  de  l'état  où 
vous  avez  trouvé  mes  estampes  :  je  m'attendos 
à  pis;  mais  il  me  paroît  cependant  singulier 
qu'il  ne  s'en  soit  pas  trouvé  une  seule  de  M.  Wa- 
telet;  quoique  parmi  beaucoup  de  gravures 
qu'il  m'avoit  donnée,  il  y  en  eût  peu  des  sien- 
nes, il  y  en  avoit  pourtant  :  la  préférence  qu'on 
leur  a  donnée  fait  honneur  à  son  burin.  J'en 
avois  un  beaucoup  plus  grand  nombre  de 
M.  l'abbé  de  Saint-Nom.  Si  elles  s'y  trou- 
vent, je  ne  voudrois  pas  non  plus  qu'elles  fus- 
sent vendues  ;  car  quoique  je  n'aie  pas  l'hon- 
neur de  le  connoître  personnellement,  elles 
étoient  un  cadeau  de  sa  part.  Si  vous  ne  les 
aviez  pas,  mylord,  et  qu'elles  pussent  vous 
plaire,  vous  m'obligeriez  beaucoup  de  vouloir 
les  agréer.  Le  papier  que  vous  avez  eu  la  bonté 
de  m'envoyer  est  de  la  main  de  mylord  maré- 
chal, et  me  rappelle  qu'il  y  a  dans  mon  recueil 
un  portrait  de  lui,  sans  nom,  mais  tête  nue  et 
très-ressemblant,  que  pour  rien  au  monde  je 


ANNÉE  1767. 


67o 


ne  voudrois  perdre,  et  dont  j  avois  oublié  de 
vous  parler;  c'est  la  seule  estampe  que  je 
veuille  me  réserver»;  et  quand  elle  me  laisseroil 
la  fantaisie  d'avoir  les  portraits  des  hommes  qui 
lui  ressemblent,  ce  f;oût  ne  seroit  par  ruineux. 
Je  sens  avec  combien  d'indiscrétion  j'abuse  de 
votre  temps  et  de  vos  bontés;  mais  quelque 
peine  que  vous  donne  la  recherche  de  ce  por- 
trait, j'en  aurois  une  infiniment  plus  grande  à 
m'en  voir  privé.  Si  vous  parvenez  à  le  retrou- 
ver, je  vous  supplie,  mylord,  de  vouloir  bien 
l'envoyer  à  M.  Davenport,  afin  qu'il  le  joigne 
au  premier  envoi  quil  aura  la  bonté  de  me 
faire. 

Comme,  après  tout,  mon  recueil  étoit  assez 
peu  de  chose,  que  probablement  il  ne  s'est  pas 
accru  dans  les  mains  des  douaniers  et  des  li- 
braires, et  que  les  retranchemens  que  j'y  fais 
font  du  reste  un  objet  de  très-peu  de  valeur,  j'ai 
à  me  reprocher  de  vous  avoir  embarrassé  de 
ces  bagatelles  ;  mais,  pour  vous  dire  la  vérité, 
mylord  ,  je  ne  cherchois  qu'un  prétexte  pour 
me  prévaloir  de  vos  offres  et  vous  montrer  ma 
confiance  en  vos  bontés. 

J'oubliois  de  vous  parler  de  la  découpure  de 
M.  Huber;  c'est  effectivement  M.  de  Voltaire 
en  habit  de  théâtre  (*).  Comme  je  ne  suis  pas 
tout-à-fait  aussi  curieux  d'avoir  sa  figure  que 
celle  de  mylord  maréchal,  vous  pouvez,  my- 
lord, à  votre  choix,  garder,  ou  jeter,  ou  don- 
ner, ou  brûler  ce  chiffon  ;  pourvu  qu'il  ne  me 
revienne  pas,  c'est  tout  ce  que  je  désire.  Agréez, 
mylord,  je  vous  supplie,  les  assurances  de 
mon  respect. 


jamais  vos  bonnes  grâces  et  votre  amitié ,  sans 
qu'il  me  soit  même  possible  de  savoir  et  d'ima- 
giner d'où  me  vient  cette  perte,  n'ayant  pas  un 
sentiment  dans  mon  cœur,  pas  une  action  dans 
ma  conduite  qui  n'ait  dû,  j'ose  le  dire,  confir- 
mer cette  précieuse  bionvoillance  que,  selon 
vos  promesses  tant  de  fois  réitérées,  jamais  rien 
ne  pouvoit  m'ôler.  Je  connois  aisément  tout  ce 
qu'on  a  pu  faire  auprès  de  vous  pour  me  nuire: 
je  l'ai  prévu,  je  vous  en  ai  prévenu  ;  vous  m'a- 
vez assuré  qu'on  ne  réussiroit  jamais,  j'ai  dû 
le  croire.  A-t-on  réussi  malgré  tout  cela?  voilà 
ce  qui  me  passe;  et  comment  a-t-on  réussi  au 
point  que  vous  n'ayez  pas  mémo  daigné  me 
dire  de  quoi  je  suis  coupable,  ou  du  moins  de 
quoi  je  suis  accusé?  Si  je  suis  coupable,  pour- 
quoi me  taire  mon  crime?  si  je  ne  le  suis  pas, 
pourquoi  me  traiter  en  criminel?  En  m'annon- 
çant  que  vous  cesserez  de  m'écrire,  vous  me 
faites  entendre  que  vous  n'écrirez  plus  à  per- 
sonne ;  cependant  j'apprends  que  vous  écrivez 
à  tout  le  monde,  et  que  je  suis  le  seul  excepté, 
quoique  vous  sachiez  dans  quel  tourment  m'a 
jeté  votre  silence.  Mylord,  dans  quelque  erreur 
que  vous  puissiez  être,  si  vous  connoissiez,  je 
ne  dis  pas  mes  sentimens,  vous  devez  les  con- 
noître,  mais  ma  situation,  dont  vous  n'avez  pas 
l'idée,  votre  humanité  du  moins  vous  parleroit 
pour  moi. 

Vous  êtes  dans  l'erreur,  mylord,  et  c'est  ce 
qui  me  console  :  je  vous  connois  trop  bien  pour 
vous  croire  capable  d'une  aussi  itïcompréhen- 
sible  légèreté,  surtout  dans  un  temps  où,  venu 
par  vos  conseils  dans  le  pays  que  j'habite,  j'y 
vis  accablé  de  tous  les  malheurs  les  plus  sensi- 
bles à  un  homme  d'honneur.  Vous  êtes  dans 
l'erreur,  je  le  répète;  l'homme  que  vous  n'ai- 
mez plus  mérite  sans  doute  votre  disgrâce; 
mais  cet  homme,  que  vous  prenez  pour  moi, 
n'est  pas  moi  :  je  n'ai  point  perdu  votre  bien- 
veillance, parce  que  je  n'ai  point  mérité  de  la 
perdre,  et  que  vous  n'êtes  ni  injuste  ni  incon- 
stant. On  vous  aura  figuré  sous  mon  nom  un 
fantôme;  je  vous  l'abandonne,  et  j'attends  que 
les  piiK compliqués.  Uexceiioit surtout  à  figurer  ainsi  le  proni  I  votre  illusion  cesse,  bien  sûr  qu'aussitôt  que 

vous  me  verrez  tel  que  je  suis,  vous  m'aimerei 
comme  auparavant. 

Mais  en  attendant,  ne  pourrai-je  du  moins 
savoir  si  vous  recevez  mes  lettres?  Ne  me  reste- 
t-il  nul  moyen  d'apprendre  des  nouvelles  de 


A  MYLORD  MARECHAL. 

Le  19  mars  1767. 

C'en  est  donc  fait,  mylord ,  j'ai  perdu  pour 

(')  Hnber  éfolt  un  Genevois  qui  s'étoit  attaché  à  Voltaire,  et 
qui,  pendant  vingtans,  Técuf  avec  lui  dans  une  Intime  familia- 
rité. Habile  dans  les  arts  du  dessin,  il  s'étoit  acquis  une  réputa- 
tion par  i\n  talent  vraiment  extraordinaire,  oeini  de  découper 
le  papier  de  manière  »  représenter  les  objets  les  plus  délicats  et 


de  Voltaire,  et  y  avoit  acquis  une  telle  facilité  qu'il  découpoit 
ce  profil  sans  y  voir,  ou  les  mains  derrière  le  dos.  Il  le  faisoit 
exécuter  par  son  chat,  en  lui  présentant  à  mordre  une  tranche 
de  fromage,  et  il  avoit  une  manière  plus  originale  encore  de  le 
représenter  lui-méme  surla  neige. — La  plupart  des  découpures 
de  Huber,  exécutées  snr  vélin,  sont  en  Angleterre  dans  les  ca- 
binets des  curieux.  On  lea  a  lithograpfaiées  i  Paris.     G.  P. 


G76 


CORRESPONDANCE. 


votre  saille  qu'en  m'infoi  niant  au  liors  et  au 
quart,  et  n'eu  recevant  que  de  vieilles,  qui  ne 
me  tranquillisent  pas?Ne  voudriez-vous  pas  du 
moins  peruieitie  qu'un  de  vos  laquais  m'écrivît 
de  temps  en  temps  comment  vous  vous  poi  tez? 
Je  nie  résifjne  à  tout,  mais  je  ne  conçois  rien  de 
pluscruel  que  l'incertitude  continuelle  où  je  vis 
sur  ce  qui  m'intéresse  le  plus 


A   H.    DU   PEYROU. 

Wootton,  le  22.mar8  ir67. 

Apostille  d'une  lettre  de  M.  L.  Dutens  du  ^9 
confirmée  par  une  lettre  de  M.  Davcnport  de 
même  date,  en  conséquence  d'un  message  reçu 
la  veille  de  M.  le  général  Conway. 

w  Je  viens  d'apprendre  de  M.  Davenport  la 
))  nouvelle  agréable  que  le  roi  vous  avoii  ac- 
»  cordé  une  pension  de  cent  livres  sterling.  La 
»  manière  dont  le  roi  vous  donne  cette  marque 
»  de  son  estime  m'a  fait  autant  de  plaisir  que  la 
»  chose  même  ;  et  je  vous  félicite  de  tout  mon 
))  cœur  de  ce  que  ce  bienfait  vous  est  conféré 
»  du  plein  gré  de  sa  majesté  et  du  secrétaire 
»  d'état,  sans  que  la  moindre  sollicitation  y  ait 
»  eu  part.  » 

l>e  plus  vrai  plaisir  que  me  fasse  cette  nou- 
velle est  celui  que  je  sais  qu'elle  fera  à  mes 
amis;  c'est  pourquoi,  mon  cher  hôte ,  je  me 
presse  de  vous  la  communiquer;  faites-la,  par 
la  même  raison ,  passer  à  mon  ancien  et  res- 
pectable ami  M.  Roguin ,  et  aussi ,  je  vous  en 
prie,  à  Dïon  ami  M.  d  Ivernois  ;  je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 

Comme  dans  peu  j'irai ,  si  je  puis,  à  Lon- 
dres, ne  m'écrivez  plus  que  sous  mon  propre 
nom;  et  si  vous  écrivez  à  M.  d  Ivernois,  don- 
nez-lui le  même  avis. 


A  H.   DUTENS. 

WoottoD,  le  26  mars  1767 

J'espère ,  monsieur,  que  cette  lettre ,  desti- 
née à  vous  offrir  mes  souhaits  de  bon  voya- 
ge, vous  trouvera  encore  à  Londres.  Ils  sont 
bien  vifs  et  bien  vrais  pour  votre  heureuse 
route,  agréable  séjour,  et  retour  en  bonne 
santé.  Témoignez,  y.  vous  prie    dans  le  pays 


où  vous  allez,  à  tous  ceux  qui  m'aiment,  que 
mon  cœur  n'est  pas  en  reste  avec  eux,  puisque 
avoir  de  vrais  amis  et  les  aimer  est  le  seul  plai- 
sir auquel  il  soit  encore  sensible.  Je  n'ai  aucune 
nouvelle  de  l'élargissement  du  pauvre  Guv, 
je  vous  serai  très-obligé  si  vous  voulez  bien 
m'en  donner,  avec  celle  de  votre  heureuse  ar- 
rivée. Voici  une  correction  omise  à  la  fin  de 
l'errata  que  je  lui  ai  envoyé  ;  ayez  la  bonté  de 
la  lui  remettre. 

Je  reçois,  monsieur,  comme  je  le  dois,  la 
grâce  dont  il  plaît  au  roi  de  mhonorer,  et  à  la- 
quellej'avoissi  peu  lieu  de  m'aitendre.  J'aime  à 
y  voir,  de  la  part  de  M.  le  général  Conway, 
des  marquesd'une  bienveillance  que  je  désirois 
bien  plus  que  je  n'osois  l'espérer.  L'effet  des 
faveurs  du  prince  n'est  guère,  en  Angleterre, 
de  capter  à  ceux  qui  les  reçoivent  celles  du  pu- 
blic. Si  celle-ci  faisoit  pourtant  cet  effet,  j'en 
serois  d'autant  plus  comblé,  que  c'est  encore 
un  bonheur  auquel  je  dois  peu  m'aitendre  ;  car 
on  pardonne  quelquefois  les  offenses  qu'on  a 
reçues,  maisjamaiscelles  qu'on  a  faites;  et  il  n'y 
a  point  de  haine  plus  irréconciliable  que  celle 
des  gens  qui  ont  tort  avec  nous. 

Si  vous  payez  trop  cher  mes  livres ,  mon- 
sieur, je  mets  le  trop  sur  votre  conscience,  car 
pour  moi  je  n'en  peux  mais.  Il  y  en  a  encore  ici 
quelques-uns  qui  reviennent  à  la  masse,  entre 
autres  l'excellente  Historia  Jîorentina,  de  Ma- 
chiavel, ses  Discours  sur  Tite-Livc,  et  le  traité 
de  Legibus  romanis,  de  Sigonius.  Je  prierai 
M.  Davenport  de  vous  les  faire  passer.  La 
rente  (*)  que  vous  me  proposez,  trop  forte  pour 
le  capital,  ne  me  paroît  pas  acceptable,  même 
à  mon  âge  ;  cependant  la  condition  d'être  éteinte 
à  la  mort  du  premier  mourant  des  deux  la  rend 
moins  disproportionnée  ;  et,  si  vous  le  préférez 
ainsi ,  j'y  consens ,  car  tout  est  absolument 
égal  pour  moi. 

Je  songe,  monsieur,  à  me  rapprocher  de 
Londres,  puisque  la  nécessité  l'ordonne;  car 
j'y  ai  une  répugnance  extrême  que  la  nouvelle 
de  la  pension  augmente  encore.  Mais,  quoique 
comblé  des  atten I ions  généreuses  de  M.  Daven - 
port,  je  ne  puis  rester  plus  long-temps  dans  sa 
maison ,  où  même  mon  séjour  lui  est  très  à 
charge,  et  je  ne  vois  pas  qu'ignorant  la  langue, 

(*)  Celle  de  dix  livres  sterling. 


ANNÉE  4767. 
il  me  soit  permis  d'établir  mon  ménage  à  la 


07  7 


campa{];ne,  et  d'y  vivre  sur  un  autre  pied  que 
celui  où  je  suis  ici.  Or,  j'aimerois  autant  me  met- 
tre à  la  merci  de  tous  les  diables  de  l'enfer  qu'à 
celle  des  domestiques  anglois.  Ainsi  mon  parti 
est  pris  ;  si,  après  quelques  recherches  que  je 
veux  faire  encore  dans  ces  provinces,  je  ne 
trouve  pas  ce  qu'il  me  faut,  j'irai  à  Londres  ou 
aux  environs  me  mettre  en  pension  comme  j'é- 
tois,  ou  bien  prendre  mon  petit  ménage  à  l'aide 
d'un  petit  domestique  françois  ou  suisse,  iille 
ou  garçon,  qui  parle  anglois  et  qui  puisse  faire 
mes  emplettes.  L'augmentation  de  mes  moyens 
me  permet  de  former  ce  projet,  le  seul  qui 
puisse  m'assurer  le  repos  et  l'indépendance, 
sans  lesquels  il  n'est  point  de  bonheur  pour 
moi. 

Vous  me  parlez,  monsieur,  de  M.  Frédéric 
Putcns,  votre  ami ,  et  probablement  votre  pa- 
rent. Avec  mon  étourderie  ordinaire  sans  son- 
ger à  la  diversité  des  noms  de  baptême,  je  vous 
ai  pris  tous  deux  pour  la  même  personne;  et, 
puisque  vous  êtes  amis,  je  ne  me  suis  pas  beau- 
coup trompé.  Si  j'ai  son  adresse,  et  qu'il  ait 
pour  moi  la  même  bonté  que  vous,  j'aurai 
pour  lui  la  même  confiance,  et  j'en  userai  dans 
l'occasion. 

Derechef,  monsieur,  recevez  mes  vœux  pour 
votre  heureut  voyage,  et  mes  très-humbles 
salutations. 


A   M.    LE  GÉNÉRAL  CONV*rAY. 

Wootton,  le  2r)  mars  i767. 

Monsieur, 
Aussi  louché  que  surpris  de  la  faveur  dont  il 
plaît  au  roi  de  m'honorer,  je  vous  supplie  d'ê- 
tre auprès  de  sa  majesté  l'organe  de  ma  vive 
reconnaissance.  Je  n'avois  droit  à  ses  attentions 
que  par  mes  malheurs;  j'en  ai  maintenant  aux 
égards  du  public  par  ses  grâces,  et  je  dois  es- 
pérer que  l'exemple  de  sa  bienveillance  m'ob- 
tiendra celle  de  tous  ses  sujets.  Je  reçois,  mon- 
sieur, le  bienfait  du  roi  comme  l'arrhe  d'une 
époque  heureuse  autant  qu'honorable ,  qui 
m'assure,  sous  la  protection  de  sa  majesté,  des 
jours  désormais  paisibles.  Puissé-je  n'avoir  à 
les  remplir  que  des  vœux  les  plus  purs  et  les 
plus  vifs  pour  la  gloire  de  son  régne  et  pour  la 
prospérité  de  son  auguste  maison  ! 


Les  actions  nobles  et  généreuses  portent  tou- 
jours leur  récompense  avec  elles.  Il  vous  est 
aussi  na.urel,  monsieur,  de  vous  féliciter  d'en 
faire,  qu'il  est  flatteur  pour  moi  d'en  être  l'ob- 
jet. Mais  ne  parlons  point  de  mes  (alens,  je 
vous  supplie,  je  sais  me  mettre  à  ma  place,  et 
je  sens,  à  l'impression  que  font  sur  mon  cœur 
vos  bontés,  qu'il  est  en  moi  quelque  chose  plus 
digne  de  votre  estime  que  de  médiocres  talens, 
qui  scroient  moins  connus  s'ils  m'avoient  attiré 
moins  de  maux,  et  dont  je  ne  fais  cas  que  par 
la  cause  qui  les  fit  naître,  et  par  l'usage  auquel 
ils  étoient  destinés. 

Je  vous  supplie,  monsieur,  d'agréer  les  sen- 
timens  de  ma  gratitude  et  mon  profond  res- 
pect. 


A   H Y LORD  COMTE   DE  HARCOURT. 

Woutloii,  le  2  avril  I7G7. 

J'apprends,  mylord,  par  M.  Davenport , 
que  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  défaire  de 
toutes  mes  estampes,  hors  une.  Serois-je  as- 
sez heureux  pour  que  cette  estampe  exceptée 
fût  celle  du  roi?  je  le  désire  assez  pour  l'espé- 
rer ;  en  ce  cas,  vous  auriez  bien  lu  dans  mon 
cœur,  et  je  vous  prierois  de  vouloir  conserver 
soigneusement  cette  estampe  jusqu'à  ce  que 
j'aie  l'honneur  de  vous  voir  et  de  vous  remer- 
cier de  vive  voix  :  je  la  joindrois  à  celle  de  my- 
lord maréchal,  pour  avoir  le  plaisir  de  con- 
templer quelquefois  les  traits  de  mes  bienf;ii- 
teurs,  et  de  me  dire  en  les  voyant  qu'il  est  en- 
core des  hommes  bienfaisans  sur  la  terre. 

Celle  idée  m'en  rappelle  une  autre,  que  ma 
mémoire  absolumentéieinle  avoit  laissé  échap- 
per :  ce  portrait  du  roi  avec  une  vingtaine  d'au- 
tres me  viennent  de  M.  Hamsay,  qui  ne  voulut 
jamais  m'en  dire  le  prix  :  ainsi  ce  prix  lui  ap- 
partient et  non  pas  à  moi  :  mais  comme  proba- 
blement il  ne  voudroit  pas  plus  l'accepter  au- 
jourd'hui que  ci-devant,  et  que  jen'en  veux  pas 
non  plus  faire  mon  profit,  je  ne  vois  à  cela  d  au- 
tre expédient  que  de  distribuer  aux  pauvres  le 
produit  de  ces  estampes;  et  je  crois,  mylord, 
qu'une  fonction  de  charité  ne  peut  rien  avoir 
que  l'humanité  de  votre  cœur  dédaigne.  La  dif- 
ficulté seroit  de  savoir  quel  est  ce  produit,  ne 
pouvant  moi-même  me  rappeler  le  nombre  et 


678 


CORRESPONDANCE. 


Il  qualTié  de  ces  estampes;  ce  que  je  sais,  c'est 
que  ce  sont  toutes  gravures  angloises,  dont  je 
n'avois  que  quelques  autres  avant  celles-là. 
Pour  ne  pas  abuser  de  vos  bontés,  mylord,  au 
point  de  vous  engager  dans  de  nouvelles  re- 
cherches, je  ferai  une  évaluation  grossière  de 
ces  gravures,  et  j'estime  que  le  prix  n'en  pour- 
roit  guère  passer  quatre  ou  cinq  guinées  :  ainsi, 
pour  aller  au  plus  sûr,  ce  sont  cinq  guinées 
sur  le  produit  du  tout  que  je  prends  la  liberté 
de  vous  prier  de  vouloir  bien  distribuer  aux 
pauvres.  Vous  voyez,  mylord,  comment  j'en 
use  avec  vous.  Quoique  je  sois  persuadé  que 
mon  importunité  ne  passe  pas  votre  complai- 
sance, si  j'avois  prévu  jusqu'où  je  serois  forcé 
de  la  porter,  je  me  serois  gardé  de  m'oublier  à 
ce  point.  Agréez,  mylord,  je  vous  supplie, 
mes  très-humbles  excuses  et  mou  respect. 


A   M.  DU   PUYROIJ. 

A  Wootton,  le  2  avril  1767. 

0  mon  cher  et  aimable  hôte  !  qu'avez-vous 
fait?  Vous  êtes  tombé  dans  le  pot  au  noir  bien 
cruellement  pour  moi.  Votre  n°  42,  que  vous 
avez  envoyé  pour  plus  de  sûreté  par  une  autre 
voie,  est  précisément  tombé  à  Londres  entre 
les  mains  de  mon  cousin  Jean  Rousseau,  qui 
demeure  chez  M.  Colombies,  à  qui  on  l'a  mal- 
heureusement adressé.  Or  vous  saurez  que 
mon  très-cher  cousin  est  en  secret  l'âme  dam- 
née du  bon  David,  alerte  pour  saisir  et  ouvrir 
toutes  les  lettres  et  paquets  qui  m'arrivent  à 
Londres;  et  la  vôtre  a  été  ouverte  très-certai- 
nement, ce  qui  est  d'autant  plus  aisé,  que  vous 
cachetez  toujours  très-mal,  avec  de  mauvaise 
cire,  et  que  vous  en  mettez  trop  peu;  la  cire 
noire  ne  cacheté  jamais  bien.  Voire  lettre  a 
très-certainement  été  ouverte. 

Mon  cher  hôte,  je  suis  de  tous  côtés  sous  le 
piège  ;  il  est  impossible  que  je  m'en  lire  si  votre 
ami  ne  m'en  tire  pas,  mais  j'espère  qu'il  le  fera; 
il  n'y  a  certainement  que  lui  qui  le  puisse,  et  il 
semble  que  la  Providence  l'a  envoyé  dans  mon 
voisinage  pour  cette  bonne  œuvre.  Il  s'agit  pre- 
mièrement de  sauver  mes  papiers,  car  on  les 
guette  avec  une  grande  vigilance,  etl'on  espère 
bien  qu'ils  n'échapperont  pas.  Toutefois,  s'il 


m'envoie  l'exprès  que  je  lui  ai  demandé  avant 
que  M.  Davenport  arrive,  ils  sont  tout  prêts; 
je  les  lui  remettrai,  et  ils  passeront  entre  les 
mains  de  votre  ami,  qui  ne  sauroit  y  veiller 
avec  trop  de  soin,  ni  trop  attendre  une  occa- 
sion sûre  pour  vous  les  faire  passer  ;  car  rien 
ne  presse,  et  l'essentiel  est  qu'ils  soient  en  sû-^ 
reié. 

Reste  à  savoir  si  ma  lettre  à  M.  de  C.  est  al- 
lée sûrementeten  droiture.  Lesgens  qui  portent 
et  rapportent  mes  lettres,  ceux  de  la  poste,  tout 
m'est  également  suspect  ;  je  suis  dans  les  mains 
de  tout  le  monde,  sans  qu'il  me  soit  possible 
de  faire  un  seul  mouvement  pour  me  dégager. 
Vous  me  faites  rire  par  le  sang-froid  avec  le- 
quel vous  me  marquez ,  Adressez-vous  à  celui- 
ci  ou  à  celui-là;  c'est  comme  si  vous  me  disiez. 
Adressez-vous  à  un  habitant  de  la  lune.  S'a- 
dresser est  un  mot  bientôt  dit ,  mais  il  faut  sa- 
voir comment;  il  n'y  a  que  la  face  d'un  ami  qui 
puisse  me  tirer  d'affaire,  toutes  les  lettres  ne 
font  que  me  trahir  etm'embourber.  Celles  que 
je  reçois  et  que  j'écris  sont  toutes  vues  par  mes 
ennemis;  ce  n'est  pas  le  moyen  de  me  tirer  de 
leurs  mains. 

Si  le  ciel  veut  que  ma  précédente  lettre  à 
M.  de  C.  ait  échappé  à  mes  gardes,  qu'il  l'ait 
reçue,  et  qu'il  envoie  l'exprès,  nous  sommes 
forts  ;  car  j'ai  mon  second  chiffre  tout  prêt;  je 
le  ferai  partir  avec  cette  lettre-ci,  et  j'espère 
qu'il  ne  tombera  plus  dans  les  mains  de  M.  Co- 
lombies ni  de  mon  cher  cousin.  S'il  m'arrive  de 
me  servir  du  premier,  ce  sera  pour  donner  le 
change;  n'ajoutez  aucune  foi  à  ce  que  je  vous 
marqueraide  cette  manière,  à  moins  que  vousne 
lisiez  en  tête  ce  mot,  écrit  de  ma  main.  Vrai. 

Je  vous  enverrai  une  note  exacte  des  paquets 
que  j'envoie  à  votre  ami,  et  que  j'aurai  bien 
droit  d'appeler  le  mien,  s'il  accomplit  en  ma 
faveur  la  bonne  œuvre  qu'il  veut  bien  faire;  et 
cette  note  sera  assez  détaillée  pour  que,  si  j'ai 
le  bonheur  de  passer  en  terre  ferme,  vous  puis- 
siez indiquer  les  paquets  dont  nous  aurons  be- 
soin. 

Je  ne  puis  vous  écrire  plus  long-temps.  Je 
donnerois  la  moitié  de  ma  vie  pour  être  en  terre 
ferme,  et  l'autre  pour  pouvoir  vous  embrasser 
encore  une  fois  et  puis  mourir. 

Il  faut  que  je  vous  marque  encore  que  ce 
n'est  ni  pour  le  Contrat  social,  ni  pour  les  Lei" 


ANWEK  1767. 


679 


très  de  la  montagne,  que  lu  pauvre  Guy  a  été 
mis  i  la  Bnstilie;  c'est  pour  les  Mémoires  de 
Al.  de  la  (Ihalotuh.  I^anckoucke  est,  je  crois, 
(le  bonne  foi  ;  mais  n'écoutez  aucune  de  ses 
nouvelles  ;  elles  viennent  toutes  de  mauvaise 
main. 

Je  tiens  cette  lettre  et  le  chiffre  tout  prêts, 
niais  viendra-l-on  les  chercher?  Viendra-t-on 
me  chercher  moi-même?  0  destinée!  ô  mon 
ami  !  priez  pour  moi  ;  il  me  semble  que  je  n'ai 
pas  mérité  les  malheurs  qui  m'accablent. 

Le  courrier  n'arrivant  point,  j'ai  le  temps 
d'ajouter  encore  quelques  mots.  Que  vous  en- 
voyiez vos  lettres  par  la  France  ou  par  la  Hol- 
lande, cela  est  bien  indifférent  à  la  chose; 
c'est  entre  Londres  et  Wootton  que  le  filet 
est  tendu,  et  il  est  impossible  que  rien  en 
échappe. 

Pour  être  prêt  au  moment  que  l'homme  ar- 
rivera, s'il  arrive,  je  vais  cacheter  celle  lettre 
avec  le  second  chiffre.  Le  6  avril,  je  fais  par- 
tir par  la  poste  une  espèce  de  duplicata  de 
cette  lettre.  Il  sera  intercepté,  cela  est  sûr; 
mais  peut-être  la  laissera-t-on  passer  après 
l'avoir  lu. 


AU   MÊME. 
A  Wootton,  le  4  avril  1767. 

Votre  n"  42,  mon  cher  hôte,  m'est  parvenu, 
après  avoir  été  ouvert,  et  ne  pouvoit  manquer 
de  l'être  par  la  voie  que  vous  avez  choisie,  puis- 
qu'il a  été  adressé  par  M.  votre  parent  à  M.  Co- 
lombies  de  Londres,  lequel  a  pour  commis  un 
mien  cousin.  Pâme  damnée  du  bon  David,  et 
alerte  pour  intercepter  et  ouvrir  tout  ce  qui 
m'est  adressé  du  continent,  presque  sans  ex- 
ception. 

Votre  inutile  précaution  porte  sur  cette  sup- 
position bien  fausse  que  nos  lettres  sont  ouver- 
tes entre  Londres  et  Neuchâtel;  et  point  du 
tout,  c'est  entre  Londres  et  Wootton  ;  et,  comme 
de  quelque  adresse  que  vous  vous  serviez,  il 
faut  toujours  qu'elles  passent  ici  par  d'autres 
mains  avant  d'arriver  dans  les  miennes,  il  s'en- 
suit que,  par  quelque  route  qu'elles  viennent, 
cela  est  très-indifférenl  pour  la  stirelé.  Les  pré- 
cautions sont  telles,  qu'il  est  impossible  qu'il 
eu  échappe  aucune  sans  être  ouverte,  à  moins 


qu'on  ne  le  veuille  bien.  Ainsi,  la  poste  me  tra- 
hit et  ne  sauroit  me  servir.  Il  n*y  a  dans  ma 
position  que  la  vue  d'un  homme  sûr  qui  puisse 
m'être  utile.  Présence,  ou  rien. 

Je  fais  des  tentatives  pour  aller  à  Londres; 
je  doute  qu'elles  me  réussissent  :  d'ailleurs  ce 
voyage  est  très-hasardeux,  à  cause  du  dépôt 
qui  est  ici  dans  mes  mains,  qui  vous  appartient, 
et  dont  l'ardent  désir  de  vous  le  faire  passer 
en  sûreté  fait  tout  le  tourment  de  ma  vie.  Le 
désir  de  s'emparer  de  ce  dépôt  à  ma  mort,  et 
peut-être  de  mon  vivant,  est  une  des  principales 
raisons  pourquoi  je  suis  si  soigneusement  sur- 
veillé. Or,  tant  que  je  suis  ici,  il  est  en  sûreté 
dans  ma  chambre;  je  suis  presque  assuré  qu'il 
lui  arrivera  malheur  en  route,  sitôt  que  j'en 
serai  éloigné.  Voilà,  mon  cher  hôte,  ce  qui  fait 
que,  quand  même  je  serois  libre  de  me  dépla- 
cer, je  ne  m'y  exposerois  qu'avec  crainte,  pres- 
que assuré  de  perdre  mon  dépôt  dans  le  trans- 
port. Que  de  tentatives  j'ai  faites  pour  le  met- 
tre en  sûreté  !  Mais  que  puis-je  faire  tant  que 
personne  ne  vient  à  mon  secours?  Quand  vous 
m'écrivez  tranquillement  :  Adressez-vous  à  ce- 
lui-ci ou  à  celui-là,  c'est  comme  si  vous  m'é- 
criviez :  adressez-vous  à  un  habitant  de  la  lune. 
Mon  cher  hôte,  libre  et  maître  dans  sa  maison 
à  Neuchâtel,  parlant  la  langue,  et  entouré  de 
gens  de  bonne  volonté,  juge  de  ma  situation 
par  la  sienne.  Il  se  trompe  un  peu. 

J'ai  travaillé  un  peu  à  ma  besogne  au  milieu 
du  tumulte  et  des  orages  dont  j'étois  entouré; 
c'est  mon  travail,  ce  sont  mes  matériaux  pour 
la  suite,  qui  me  tiennent  en  souci  ;  je  souffre  à 
penser  qu'il  faudra  que  tout  cela  périsse.  Mais, 
si  je  ne  suis  secouru,  je  n'ai  qu'un  par  ti  à  pren- 
dre, el  je  le  prendrai  quand  je  me  sentirai 
pressé,  soit  par  la  mort,  soit  par  le  danger; 
c'est  de  brûler  le  tout,  plutôt  que  de  le  laisser 
tomber  entre  les  mains  de  mes  ennemis.  Vous 
voilà  averti,  mon  cher  hôte;  si  vous  trouvez 
que  j'ai  mieux  à  faire,  apprenez-le-moi,  mais 
n'oubliez  pas  que  vos  lettres  seront  vues. 

Je  vous  ai  doimé  avis  de  la  pension.  Je  vo  s 
d'ici,  sur  cet  avis,  toutes  les  fausses  idées  que 
vous  vous  faites  sur  ma  situation:  votre  erreui 
est  excusable  ;  mais  elle  est  grande.  Si  vous  sa- 
viez comment,  par  qui  et  pourquoi  cette  pen- 
sion m'est  venue,  vous  m'en  féliciteriez  moins. 
Vous  me  demanderez  peut-être  un  jour  pour- 


680 


CORRESPONDANGK. 


auoi  je  ne  l'ai  pas  refusée;  je  crois  que  j'aurai 
«Je  quoi  bien  répondre  à  cela. 

H  importoit  de  vous  donner,  une  fois  pour 
toutes,  les  explications  contenues  dans  cette 
lettre,  que  je  suis  pressé  de  finir.  Je  l'adresse 
à  M.  RouRCinont  de  Londres,  en  qui  seul  je 
puis  prendre  confiance;  si  on  la  lui  laisse  arriver, 
elle  vous  arrivera.  Mille  remercîmens  empres- 
sés et  respect  à  la  plus  digne  des  mamans.  Re- 
cevez ceux  de  mademoiselle  Le  Vasseur.  Je  vous 
embrasse,  mon  cher  hôte,  de  tout  mon  cœur. 

Vous  devez  comprendre  pourquoi  je  ne  vous 
parle  pas  ici  de  votre  ami;  faites  de  même. 


A  M.   D  IVERNOIS. 

Wootton,  le  6  avril  1767. 

J  ai  reçu,  mon  bon  ami,  votre  dernière  let- 
tre et  lu  le  mémoire  que  vous  y  avez  joint.  Ce 
mémoire  est  fait  de  main  de  maître  et  fondé  sur 
d'excellens  principes;  il  m'inspire  une  grande 
estime  pour  son  auteur  quel  qu'il  soit:  mais  n'é- 
tant plus  capable  d'attention  sérieuse  et  de  rai- 
sonnemens  suivis,  je  n'ose  prononcer  sur  la  ba- 
lance des  avantages  respectifs  et  sur  la  solidité 
de  l'ouvrage  qui  en  résultera;  ce  que  je  crois 
voirbien clairement,  c'estqu'il  vousoffre,  dans 
votre  position,  l'accommodement  le  meilleur  et 
le  plus  honorable  que  vous  puissiez  espérer.  Je 
voudrois,  tant  ma  passion  de  vous  savoir  paci- 
fiés est  vive,  donner  la  moitié  de  mon  sang  pour 
apprendre  que  cet  accord  a  reçu  sa  sanction. 
Peut-être  neseroit-il  pasà  désirer  que  j'en  fusse 
l'arbitre  ;  je  craindrois  que  l'amour  de  la  paix 
ne  fût  plus  fort  dans  mon  cœur  que  celui  de  la 
liberté.  Mes  bons  amis,  sentez-vous  bien  quelle 
gloire  ce  seroil  pour  vous  de  part  et  d'autre  que 
ce  saint  et  sincère  accord  fût  votre  propre  ou- 
vrage, sans  aucun  concours  étranger?  Au  reste, 
n'attendez  rien  nide l'Arigleterre nide  personne 
t]ue  de  vous  seuls;  vos  ressources  sont  toutes 
dans  votre  prudence  et  dans  votre  courage; 
elles  sont  grandes,  grâces  au  ciel, 
.  J'ai  prié  M.  Du  Peyrou  de  vous  donner  avis 
que  le  roi  m'avoit  gratifié  d'une  pension.  Si  ja- 
mais nous  nous  revoyons,  je  vous  en  dirai  da- 


trop  malheureux  en  toute  chose  pour  espérer 
plus  aucun  vrai  plaisir  en  cette  vie.  Adieu,  mon 
amî  ;  adieu,  mes  amis.  Si  votre  liberté  est  ex- 
posée, vous  a  vezdn  moins  l'avantage  et  la  gloire 
de  pouvoir  la  défendre  et  la  réclamer  ouverte- 
ment. Je  connois  des  gens  plus  à  plaindre  que 
vous.  Je  vous  embrasse. 


A  M.    LE  MARQUIS  DE  MIKABEAll. 

Wootton,  le  8  avril  1767. 

Je  difFérois,  monsieur,  de  vous  répondre, 
dans  l'espoir  de  m'entretenir  avec  vous  plus  à 
mon  aise  quand  je  serois  délivré  de  certaines 
distractions  assez  graves  ;  mais  les  découvertes 
que  je  fais  journellement  sur  ma  véritable  si- 
tuation les  augmentejat,  et  ne  me  laissent  plus 
guère  espérer  de  les  voir  finir  :  ainsi,  quelque 
douce  que  me  fût  votre  correspondance,  il  y 
faut  renoncer  au  moins  pour  un  temps,  à  moins 
d'une  mise  aussi  inégale  dans  la  quantité  que 
dans  la  valeur.  Pour  éclaircir  un  problème  sin- 
gulier qui  m'occupe  dans  ce  prétendu  pays  de 
liberté,  je  vais  tenter,  et  bien  à  contre-cœur, 
un  voyage  de  Londres.  Si,  contre  mon  attente, 
je  l'exécute  sans  obstacle  et  sans  accident,  je 
vous  écrirai  de  là  plus  au  long. 

Vous  admirez  Richardson  :  monsieur  le  mar- 
quis, combien  vous  l'admireriez  davantage,  si, 
comme  moi,  vous  étiez  à  portée  de  comparer 
les  tableaux  de  ce  grand  peintre  à  la  nature; 
de  voir  combien  ses  situations,  qui  paroissent 
romanesques,  sont  naturelles;  combien  ses 
portraits,  qui  paroissent  chargés,  sont  vrais I 
Si  je  m'en  rapportois  uniquement  à  mes  obser- 
vations, je  croirois  même  qu'il  n'y  a  de  vrais 
que  ceux-là;  car  les  capitaines  Tomlinson  me 
pleuvent,  et  je  n'ai  pas  aperçu  jusqu'ici  ves- 
tige d'aucun  Belfort.  Mais  j'ai  vu  si  peu  de 
monde,  et  l'île  est  si  grande,  que  cela  prouve 
seulement  que  je  suis  malheureux. 

Adieu,  monsieur.  Je  ne  verrai  jamais  le  châ- 
teau de  Trye  ;  et,  ce  qui  m'afflige  encore  davan- 
tage, selon  toute  apparence,  je  ne  serai  jamais 
à  portée  d'en  voir  le  seigneur;  mais  je  1  hono- 
rerai et  chérirai  toutema  vie:  je  me  souviendrai 
toujours  que  c'est  au  plus  fort  de  mes  misères 


vantage  :  mais  mon  cœur,  qui  désire  ardem- 
ment ce  bonheur,  ne  me  le  promet  plus.  Je  suis  I  que  son  noble  cœur  m'a  fait  des  avances  d'à- 


mitié;  et  la  mienne,  qui  n'a  rien  de  méprisa- 
ble, lui  est  acquise  jusqu'à  mon  dernier  soupir, 


A  MYLORD  COMTE  DE  HARCOURT. 

WooUon,  le  «  avril  4767. 

Je  ne  puis,  mylord,  que  vous  réitérer  mes 
très-humblos  excuses  et  remercîmens  de  toutes 
les  peines  que  vous  avez  bien  voulu  prendre  en 
ma  faveur.  Je  vous  suis  très-obligé  de  m'avoir 
conservé  le  portrait  du  roi.  Je  le  reverrai  sou- 
vent avec  grand  plaisir,  et  je  me  livre  envers 
sa  majesté  à  toute  la  plénitude  de  ma  reconnois- 
sance,  très-assuré  qu'en  faisant  le  bien  elle  n'a 
point  d'autre  vue  que  de  bien  faire.  Puisque 
vous  savez  au  justeà  quoi  monte  le  prodiiitdes 
estampes  dont  M.  Ramsay  avoit  eu  l'honnêteté 
de  me  faire  cadeau,  vous  pouvez  y  borner  la 
distribution  que  vous  voulez  bien  avoir  la  bonté 
de  faire  aux  pauvres,  et  remettre  le  surplus  à 
M.  Davenport,  qui  veut  bien  se  charger  de  me 
l'apporter.  J'aspire,  mylord,  au  moment  d'al- 
ler vous  rendre  mes  actions  de  grâces  et  mes 
devoirs  en  personne,  et  il  ne  tiendra  pas  à  moi 
que  ce  ne  soit  avant  votre  départ  de  Londres, 
R,ecevez  en  attendant,  je  vous  supplie,  mylord, 
mes  très-humbles  salutations  et  mon  respect. 

P.  S^  Je  ne  vous  parle  point  de  ma  santé, 
parce  qu'elle  n'est  pas  meilleur,  et  que  ce  n'est 
pas  la  peine  d'en  parler  pour  n'avoir  que  les 
mêmes  choses  à  dire.  Celle  de  mademoiselle  Le 
Vasseur,  à  laquelle  vous  avez  la  bonté  de  vous 
intéresser,  est  très-mauvaise,  et  il  n'est  pas 
bien  étonnant  qu'elle  empire  de  jour  en  jour. 


ANNÉE  1767. 


G8i 


A  M.   DAVENPORT. 

Wootton,  le  30  avril  1767. 

Un  maître  de  maison,  monsieur,  est  obligé 
de  savoir  ce  qui  se  passe  dans  la  sienne,  sur- 
tout à  l'égard  des  étrangers  qu'il  y  reçoit.  Si 
vous  ignorez  ce  qui  se  passe  dans  la  vôtre  à 
mon  égard  depuis  Noël,  vous  avez  tort  ;  si  vous 
le  savez  et  que  vous  le  souffriez,  vous  avez  plus 
grand  tort  :  mais  le  tort  le  moins  excusable  est 
d'avoir  oublié  votre  promesse,  et  d  être  allé 
tranquillement  vous  établir  à  Davenport,  sans 


vous  embarrasser  si  l'homme  qui  vous  atton- 
doit  ici  sur  votre  parole  y  étoit  à  son  aise  ou 
non.  En  voilà  plus  qu'il  ne  faut  pour  me  fnire 
prendre  mon  parti.  Demain,  monsieur,  je  quitte 
votre  maison.  J'y  laisse  mon  petit  équipage,  et 
celui  de  mademoiselle  Le  Vasseur,  et  j'y  laisse 
le  produit  de  mes  estampes  et  livres  pour  sû- 
reté des  frais  faits  pour  ma  dépense  depuis  Noël. 
Je  n'ignore  ni  les  embûches  qui  m'attendent, 
ni  l'impuissance  où  je  suis  de  m'en  garantir; 
mais,  monsieur,  j'ai  vécu  ;  il  ne  me  reste  qu'à 
finir  avec  courage  une  carrière  passée  avec 
honneur.  Il  est  aisé  de  m'opprimer,  mais  diffi- 
cile de  m'avilir.  Voilà  ce  qui  me  rassure  contre 
les  dangers  que  je  vaisconrir.Recevezderechef 
mes  vifs  et  sincères  remercîmens  de  la  noble 
hospitalité  que  vous  m'avez  accordée.  Si  elle 
avoit  fini  comme  elle  a  commencé,  j'emporte- 
rois  de  vous  un  souvenir  bien  tendre,  qui  ne 
s'efFaceroit  jjimais  de  mon  cœur.  Adieu,  mon- 
sieur :  le  regretterai  souvent  la  demeure  que 
je  quitte  ;  mais  je  regretterai  beaucoup  davan- 
tage d'avoir  ou  un  hôte  si  aimable,  et  de  n'en 
avoir  pu  faire  mon  ami. 


A  M.   LE  GÉNÉRAL  CONWAY  (*). 

Douvres,  *767. 

Monsieur, 

J'ose  VOUS  supplier  de  vouloir  bien  prendre 
sur  vos  affaires  le  temps  de  lire  cette  lettre,  seul 
et  avec  attention.  C'est  à  votre  jugement  éclairé, 
c'est  à  votre  âme  saine  que  j'ai  à  parler.  Je  suis 
sûr  de  trouver  en  vous  tout  ce  qu'il  faut  pour 
peser  avec  sagesse  et  avec  équité  ce  que  j'ai  à 
vous  dire.  J'en  serai  moins  sûr  si  vous  consul- 
tez tout  autre  que  vous. 

J'ignore  avec  quel  projet  j'ai  été  amené  en 
Angleterre  :  il  y  en  a  eu  un,  cela  est  certain  ; 
j'en  juge  par  son  effet,  aussi  grand,  aussi  plein 

(*)  C'est  dans  le  recueil  publié  par  Du  Peyrou  (  Neiichâlel, 
1790)  que  cette  lettre  a  été  imprimée  pour  la  première  fois. 
Elle  s  y  trouve  sans  date  et  sans  adresse,  et  l'éditeur  y  dit  en 
note  :  «  On  peut  supposer  que  l'auteur  l'a  écrite  en  avril  on  rn 
»  mai  I7fi7,  peu  de  temps  avant  son  départ  d'Angleterre,  et  l'a 
»  adrt-ssée  à  cpielque  personne  en  place,  pent-éire  à  M.  le  gé- 
»  néral  Conway.  »  Cette  supposition  n'en  est  plus  une  maJnte- 
nant  qu'une  lettre  de  Hume,  qu'on  verra  ci-aprè»,  a  ôié  tout 
doute  sur  ce  point,  etnonsa  appris  que  Rousseau  l'avoil  écrite 
étant  à  Douvres,  troublé  sans  cesse  par  la  crainte  d'être  retenu 
de  force  en  Angleterre.  G.  P. 


G82 


CORRESPONDANCE. 


qu'il  auroit  pu  lêuc  quand  ce  projet  eût  été 
une  affaire  d'état.  Mais  comment  le  sort,  la  ré- 
putation dun  pauvre  infortuné,  pourroient-i!s 
jamais  faire  une  affaire  d  état?  C'est  ce  qui  est 
trop  peu  concevable  pour  que  je  puisse  m'ar- 
rêtera pareille  supposition.  Cependant,  que  les 
hommes  les  plus  élevés,  les  plus  distingués, 
les  plus  estimables,  qu'une  nation  tout  entière, 
se  prêtent  aux  passions  d'un  particulier  qui 
veut  en  avilir  un  autre,  c'est  ce  qui  se  conçoit 
encore  moins.  Je  vois  l'effet;  la  cause  uj'est  ca- 
chée, et  je  me  suis  tourmenté  vainement  pour 
la  pénétrer  :  mais  quelle  que  soit  cette  cause, 
les  suites  en  seront  les  mêmes  ;  et  c'est  de  ces 
suites  qu'il  s'ajjit  ici.  Je  laisse  le  passé  dans  son 
obscurité;  c'est  maintenant  l'avenir  que  j'exa- 
mine. 

J'ai  été  traité  dans  mon  honneur  aussi  cruel- 
lement qu'il  soit  possible  de  l'être.  Ma  diffama- 
lion  est  telle  en  Angleterre  que  rien  ne  peut 
l'y  relever  de  mon  vivant.  Je  prévois  cependant 
ce  qui  doit  arriver  après  ma  mort,  par  la  seule 
force  de  la  vérité,  et  sans  qu'aucun  écrit  pos- 
thume de  ma  part  s'en  mêle  ;  mais  cela  viendra 
lentement,  et  seulement  quand  les  révolutions 
du  gouvernement  auront  mis  tous  les  faits  pas- 
sés en  évidence.  Alors  ma  mémoire  sera  réha- 
bilitée; mais  de  mon  vivant  je  ne  gagnerai  rien 
à  cela. 

Vous  concevez,  monsieur,  que  cette  ignomi- 
nie intolérable  au  cœur  d'un  homme  d'hon- 
neur rend  au  mien  le  séjour  de  l'Angleterre 
insupportable.  Mais  on  ne  veut  pas  que  j'en 
sorte;  je  le  sens,  j'en  ai  mille  preuves,  et  cet 
arrangement  est  très-naturel  ;  on  ne  doit  pas 
me  laisser  aller  publier  au-dehors  les  outrages 
que  j'ai  reçus  dans  l'île,  ni  la  captivité  dans  la- 
quelle j'ai  vécu  j  on  ne  veut  pas  non  plus  que 
uïcs  mémoires  {».aîsent  dans  le  continent  et  ail- 
leurs, instruire  une  autre  génération  des  maux 
que  m'a  fait  souffrir  celle-ci.  Quand  je  dis  on, 
j'entends  les  premiers  auteurs  de  mes  disgrâ- 
ces :  à  Dieu  ne  plaise  que  l'idée  que  j'ai,  mon- 
sieur, de  votre  respectable  caractère  me  per- 
n)etle  jamais  de  penser  que  vous  ayez  trempé 
dans  le  fond  du  projet  !  Vous  ne  me  connoissiez 
point;  on  vous  a  fait  croire  de  moi  beaucoup 
de  choses  ;  lillusion  de  l'amitié  vous  a  prévenu 
pour  mes  ennemis  ;  ils  ont  abusé  de  votre  bien- 
veillance, et,  par  une  suite  de  mon  malheur 


ordinaire,  les  nobles  sentimens  de  voire  coeur, 
qui  vous  auroit  parlé  pour  moi  si  j'eusse  été 
mieux  connu  de  vous,  m'ont  nui  par  l'opinion 
qu'on  vous  en  a  donnée.  Maintenant  le  mal  est 
sans  remède;  il  est  presque  impossible  que 
vous  soyez  désabusé;  c'est  ce  que  je  ne  suis 
pas  à  portée  de  tenter;  et,  dans  l'erreur  où 
vous  êtes,  la  prudence  veut  que  vous  vous  pi  ô- 
tiez  aux  mesures  de  mes  ennemis. 

J'oserai  pourtant  vous  faire  une  proposition 
qui,  je  crois,  doit  parler  également  à  votre 
cœur  et  à  votre  sagesse  :  la  terrible  extrémité 
où  je  suis  réduit  en  fait,  je  l'avoue,  ma  seule 
ressource;  mais  cette  ressource  en  est  peut- 
être  également  une  pour  mes  ennemis  contre 
les  suites  désagréables  que  peut  avoir  poureux 
mon  dernier  désespoir. 

Je  veux  sortir,  monsieur,  de  l'Angleterre 
ou  de  la  vie  ;  et  je  sens  bien  que  je  n'ai  pas  le 
choix.  Les  manœuvres  sinistres  que  je  vois 
m'annoncent  le  sort  qui  m'attend,  si  je  feins 
seulement  de  vouloir  m'embarquer.  J'y  suis 
déterminé  pourtant,  parce  que  toutes  les  hor- 
reurs de  la  mort  n'ont  rien  de  comparable  à 
celles  qui  m'environnent.  Objet  de  la  risée  et 
de  l'exécration  publique,  je  ne  me  vois  envi- 
ronné que  des  signes  affreux  qui  m'annoncent 
ma  destinée.  C'est  trop  souffrir,  monsieur,  et 
toute  interdiction  de  correspondance  m'an- 
nonce assez  que,  sitôt  que  l'argent  qui  me  reste 
sera  dépensé,  je  n'ai  plus  qu'à  mourir.  Dans 
ma  situation,  ce  sera  un  soulagement  pour  moi» 
etc'est  le  seul  désormais  qui  me  reste  ;  mais  j'ai 
bien  de  la  peine  à  penser  que  mon  malheur  ne 
laisse  après  lui  nulle  trace  désagréable.  Quel- 
que habilement  que  la  chose  ait  été  concertée, 
quelque  adroite  qu'en  soit  l'exécution,  il  res- 
tera des  indices  peu  favorables  à  l'hospitalité 
nationale.  Je  suis  malheureusement  trop  connu 
pour  que  ma  fin  tragique  ou  ma  disparition 
demeurent  sans  commentaires;  et  quand  tant 
de  complices  garderoient  le  secret ,  tous  mes 
malheurs  précédens  mettront  trop  de  gens  sur 
la  trace  de  celui-ci,  pour  que  les  ennemis  de  mes 
ennemis  (car  tout  le  monde  en  a)  n'en  fassent 
pas  quelque  jour  un  usage  qui  pourra  leur  dé- 
plaire. On  ne  sait  jusqu'où  ces  choses-là  peuvent 
aller,  et  l'on  n'est  plus  maître  de  les  arrêter 
quand  une  fois  elles  marchent.  Convenez,  mon- 
sieur, qu'il  y  auroit  quelque  avantage  à  pou- 


ANNÉE  1767. 


683 


voir  se  dispenser  d'en  venir  à  celte  extrémité. 

Or  on  le  peut,  et  prudemment  on  le  doit. 
Dalf][nez  m'écouter.  Jusqu'à  présent  j'ai  tou- 
jours pensé  à  laisser  après  moi  des  mémoires 
qui  missent  au  fait  la  postérité  des  vrais  évé- 
nemens  de  ma  vie  :  je  les  ai  commencés ,  dé- 
posés en  d'autres  niains,  et  désormais  abandon- 
nés. Ce  dernier  coup  m'a  fait  sentir  l'impossi- 
bilité d'exécuter  ce  dessein  ,  et  m'en  a  totale- 
ment ôté  l'envie. 

Je  suis  sans  espoir,  sans  projet,  sans  désir 
même  de  rétablir  ma  réputation  détruite,  parce 
que  je  sais  qu'après  moi  cela  viendra  de  soi- 
même,  et  qu'il  me  faudroit  des  efforts  immenses 
pour  y  parvenir  de  mon  vivant.  Le  décourage- 
ment m'a  gagné;  la  douce  amitié,  l'amour  du 
repos,  sont  les  seules  passions  qui  me  restent, 
et  je  n'aspire  qu'à  finir  paisiblement  mes  jours 
dans  le  sein  d'un  ami.  Je  ne  vois  plus  d'autre 
bonheur  pour  moi  sur  la  terre  ;  et ,  quand 
j'aurois  désormais  à  choisir,  je  sacrifierois  tout 
à  cet  unique  désir  qui  m'est  resté. 

Voilà,  monsieur,  l'homme  qui  vous  propose 
de  le  laisser  aller  en  paix ,  et  qui  vous  engage 
sa  foi,  sa  parole,  tous  les  sentimens  d'honneur 
dont  il  fait  profession,  et  toutes  ces  espérances 
sacrées  qui  font  ici-bas  la  consolation  des  mal- 
heureux, que  non-seulement  il  abandonne  pour 
toujours  le  projet  d'écrire  sa  vie  et  ses  mé- 
moires, mais  qu'il  ne  lui  échappera  jamais,  ni 
de  bouche,  ni  par  écrit,  un  seul  mot  de  plainte 
sur  les  malheurs  qui  lui  sont  arrivés  en  Angle- 
terre ;  qu'il  ne  parlera  jamais  de  M.  Hume,  ou 
qu'il  n'en  parlera  qu'avec  honneur;  et  que, 
lorsqu'il  sera  pressé  de  s'expliquer  sur  les  plain- 
tes indiscrètes  qui ,  dans  le  fort  de  ses  peines, 
lui  sont  quelquefois  échappées,  il  les  rejettera 
sans  mystères  sur  son  humeur  aigrie  et  portée 
à  la  défiance  et  aux  ombrages  par  des  malheurs 
continuels.  Je  pourrai  parler  de  la  sorte  avec 
vérité,  n'ayant  que  trop  d'injustes  soupçons  à 
me  reprocher  par  ce  malheureux  penchant, 
ouvrage  de  mes  désastres,  et  qui  maintenant  y 
met  le  comble.  Je  m'engage  solennellement  à 
lie  jamais  écrire  quoi  que  ce  puisse  être ,  et 
sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  pour  être  im- 
primé ou  publié,  ni  sous  mon  nom,  ni  en  ano- 
nyme, ni  de  mon  vivant,  ni  après  ma  mort. 

Vous  trouverez,  monsieur^  ces  promesses 
bien  fortes,  elles  ne  le  sont  pas  trop  pour  la  dé- 


tresse oîi  je  suis.  Vous  me  demanderez  des  ga- 
rans  pour  leur  exécution;  cela  est  très-juste  : 
les  voici  ;  je  vous  prie  de  les  peser. 

Premièrement  tous  mes  papiers  relatifs  à 
l'Angleterre  y  sont  encore  dans  un  dépôt.  Je 
les  ferai  tous  remettre  entre  vos  mains,  et  j'y 
en  ajouterai  quelques  autres  assez  importans 
qui  sont  restés  dans  les  miennes.  Je  partirai  à 
vide  et  sans  autres  papiers  qu'un  petit  porte- 
feuille absolument  nécessaire  à  mes  affaires,  et 
que  j'offre  à  visiter  {*). 

Secondement,  vous  aurez  cette  lettre  signée 
pour  garant  de  ma  parole;  et  de  plus,  une  autre 
déclaration  que  je  remettrai  en  partant  à  qui 
vous  me  prescrirez,  et  telle  que,  si  j'étois  ca- 
pable de  jamais  l'enfreindre  de  mon  vivant,  ou 
après  ma  mort,  cette  seule  pièce  anéantiroit 
tout  ce  que  je  pourrois  dire,  en  montrant  dans 
son  auteur  un  infâme  qui,  se  jouant  de  ses  pro- 
messes les  plus  solennelles,  ne  mérite  d'être 
écouté  sur  rien.  Ainsi  mon  travail ,  détruisant 
son  propre  objet,  en  rendroit  la  peine  aussi  ri- 
dicule que  vaine. 

En  troisième  lieu ,  je  suis  prêt  à  recevoir 
toujours  avec  le  même  respect  et  la  même  re- 
connoissance  la  pension  dont  il  plaît  au  roi  de 
m'honorer.  Or,  je  vous  demande,  monsieur, 
si,  lorsque  honoré  d'une  pension  du  prince, 
j'étois  assez  vil,  assez  infâme  pour  mal  parler 
de  son  gouvernement,  de  sa  nation  et  de  ses 
sujets,  il  seroit  possible  en  aucun  temps  qu'on 
m'écoutât  sans  indignation,  sans  mépris  et  sans 
horreur.  Monsieur,  je  me  lie  par  les  liens  les 
plus  forts  et  les  plus  indissolubles.  Vous  ne 
pouvez  pas  supposer  que  je  veuille  rétablir 
mon  honneur  par  des  moyens  qui  me  ren- 
droient  le  plus  vil  des  mortels. 

Il  y  a,  monsieur,  un  quatrième  garant, 
plus  sûr,  plus  sacré  que  tous  les  autres,  et  qui 
vous  répond  de  moi,  c'est  mon  caractère  connu 
pendant  cinquante  et  six  ans.  Esclave  de  ma 
foi ,  fidèle  à  ma  parole ,  si  j'étois  capable  de 
gloire  encore ,  je  m'en  ferois  une  illustre  et 
Hère  de  tenir  plus  que  je  n'aurois  promis  ;  mais, 
plus  concentré  dans  moi-même ,  il  me  suffit 
d'avoir  en  cela  la  conscience  de  mon  devoir. 
Eh  !  monsieur,  pouvez-vous  penser  que,  do 
l'humeur  dont  je  suis,  je  puisse  aimer  la  vie 

(•)  J'offre  à  visiter.  Conforme  au  texte  de  l'édition  origi- 


681 


CORRESPONDANCE. 


en  portant  la  bassesse  et  le  remords  dans  ma  1  la  plus  extravagante,  datée  de  Spalding,  dans 
solitude?  Quand  la  droiture  cessera  de  m'être  |  le  comté  de  Lincoln.  Il  dit  à  ce  magistrat  qu'il 
chère,  c'est  alors  que  je  serai  vraiment  mort  au 

bonheur. 

Non,  monsieur,  je  renonce  pour  jamais  à 
tous  souvenirs  pénibles.  Mes  malheurs  n'ont 
rien  d'assez  amusant  pour  les  rappeler  avec 
plaisir;  je  suis  assez  heureux  si  je  suis  libre,  et 
que  je  puisse  rendre  mon  dernier  soupir  dans 
le  sein  d'un  ami.  Je  ne  vous  promets  en  ceci 
que  ce  que  je  me  promets  à  moi-même,  si  je 
puis  goîiter  encore  quelques  jours  de  paix  avant 
ma  mort. 

Je  n'ai  parlé  jusqu'ici,  monsieur,  qu'à  votre 
raison  :  }e  n'ai  qu'un  mot  maintenant  à  dire  à 
votre  cœur.  Vous  voyez  un  malheureux  réduit 
au  désespoir,  n'attendant  plus  que  la  manière 
de  sa  dernière  heure.  Vous  pouvez  rappeler  cet 
infortuné  <à  la  vie,  vous  pouvez  vous  en  rendre 
le  sauveur,  et  du  plus  misérable  des  hommes, 
en  faire  encore  le  plus  heureux.  Je  ne  vous  en 
dirai  pas  davantage,  si  ce  n'est  ce  dernier  mot 
qui  vaut  la  peine  d  être  répété.  Je  vois  mon 
heure  extrême  qui  se  prépare  ;  ie  suis  résolu, 
s'il  le  faut,  de  l'aller  chercher,  et  de  périr  ou 
d'être  libre  ;  il  n'y  a  plus  de  milieu. 


EXTRAIT   d'une  LETTRE   DE  HUME  (*). 

Je  ne  sais  si  vous  avez  entendu  parler  des 
derniers  événemens  arrivés  à  ce  pauvre  mal- 
heureux Rousseau,  qui  est  devenu  tout-à-fait 
extravagant,  et  qui  mérite  la  plus  grande  com- 
passion, tl  y  a  environ  trois  semaines  qu'il  par- 
tit, sans  en  donner  le  moindre  avis,  de  chez 
M.  Davenport ,  n'emmenant  avec  lui  que  sa 
gouvernante,  laissant  la  plus  grande  partie  de 
ses  effets  et  environ  trente  guinées  d'argent. 
On  trouva  aussi  une  lettre  sur  sa  table,  pleine 
de  reproches  contre  son  hôte,  auquel  il  impu- 
toit  d'avoir  été  complice  de  mon  projet  pour  le 
ruiner  et  le  déshonorer.  11  prit  le  chemin  de 
Londres;  et  M.  Davenport  me  pria  de  le  faire 
chercher  et  de  découvrir  comment  on  pourroit 
lui  envoyer  son  bagage  et  son  argent.  On  fut 
quinze  jours  sans  en  entendre  parler,  jusqu'à 
ce  qu'enfin  le  chancelier  reçût  de  lui  la  lettre 

{*)  Voyez  la  note  jointe  à  uiVB  lettre  précédente  du  même,  ci- 
devant,  page  655. 


est  en  chemin  pour  Douvres ,  dans  le  dessein 
de  quitter  le  royaume  (observez  que  Spalding 
s'éloigne  tout-à-fait  du  chemin);  mais  qu'il 
n'ose  pas  faire  un  pas  de  plus  ni  sortir  de  la 
maison,  dans  la  crainte  de  ses  ennemis.  Il  con- 
jure donc  le  chancelier  de  lui  envoyerim  guide 
autorisé  pour  le  conduire ,  et  il  le  lui  demande 
comme  le  dernier  acte  d'hospitalité  de  cette  na- 
tion envers  lui.  Quelques  jours  après,  j'appris 
de  M.  Davenport  qu'il  avoil  reçu  une  nouvelle 
lettre  de  Rousseau,  datée  encore  de  Spalding, 
dans  laquelle  il  lui  témoigne  le  plus  vif  repen- 
tir. Il  parle  de  sa  triste  et  malheureuse  situa- 
tion, et  annonce  le  dessein  de  retourner  dans 
sa  première  retraite   de  Wootlon.  J'espérai 
qu'il  auroit  recouvré  ses  sens  ;  point  du  tout. 
Au  bout  de  quelques  heures  le  général  Conway 
reçut  une  lettre  de  lui,  datée  de  Douvres,  dis- 
tant de  deux  cents  milles  de  Spalding.  Il  n'avoit 
guère  mis  que  deux  jours  à  faire  cette  longue 
route.  Il  n'y  a  rien  de  plus  fou  que  cette  lettre  : 
il  suppose  qu'il  est  prisonnier  d'état  entre  les 
mains  du  général  Conway,  et  cela,  en  consé- 
quence de  mes  suggestions;  il  le  conjure.  .  . 
• «f 

(Hume  donne  ici  la  substance  de  celte  lettre  qui  vient 
d'être  mue  sous  les  yeux  du  lecteur.  ) 

Je  vous  informe  de  tous  ces  détails,  afin  que 
vous  voyiez  que  ce  pauvre  homme  est  absolu- 
ment fou,  et  que  par  conséquent  il  ne  peut 
être  dans  le  cas  d'être  poursuivi  par  les  lois 
ni  l'objet  d'une  peine  civile.  Il  a  certainement 
passé  à  Calais;  et  se  trouvant  dans  le  ressort 
du  parlement  de  Paris,  il  sera  probablement 
arrêté,  et  peut-être  traité  sans  aucun  égard  à 
sa  malheureuse  situation.  Quand  j'étoisà  Paris, 
j'ai  vu  des  traits  d'une  animosité  peu  commune 
contre  lui  de  la  part  de  plusieurs  menibres  de 
cet  illustre  corps,  et  je  crains  que  sa  présence 
ne  fasse  revivre  contre  lui  ce  même  zèle  ardent 
et  amer.  Il  me  paroît  donc  intéressant  que 
quelques  personnes  de  poids  et  de  mérite  sa- 
chent de  la  première  main  le  véritable  étal  des 
choses,  afin  que  les  ennemis  de  ce  malheureux 
homme, voyant  leur  vengeance  pleinementras- 
sasiée  par  ses  infortunes  passées,  n'appesantis- 
sent pas  plus  long  temps  cur  lui  des  peines  trop 
fortes  pour  qu'un  homme  puisse  les  soutenir, 


ANNEE  1707. 


685 


J'ai  parlé  à  M.  de  Guerchy,  afin  qu'il  représenic 
la  chose  sous  co  point  de  vue,  s'il  en  écrit  à  sa 
cour,  ei  je  vous  adresse  cette  lettre  à  cachet 
volant,  sous  l'enveloppe  de  M.  de  Monti^ny, 
pour  le  cas  où  vous  auriez  quille  l*aris.  Il  faut 
que  vous,  ou  lui,  instruisiez  M.  de  Malesher- 
bes.  M.  Trudaine  joindra  aussi  ses  bons  offices  ; 
et  je  ne  doute  pas  que  par  vos  efforts  réunis, 
ets'agissantd'une  chose  aussi  raisonnable,  vous 
ne  lui  procuriez  une  entière  sûreté.  S'il  pou- 
voii  être  établi  dans  uns  retraite  sûre  et  tran- 
quille, sous  la  protection  de  quelque  personne 
prudente,  il  a  de  quoi  subvenir  à  tous  ses  be- 
soins :  il  a,  si  je  ne  me  trompe,  environ  cent 
louis  de  rente  de  lui-même.  Le  roi  d'Angleterre 
vient  de  lui  en  accorder  encore  autant;  et  l'on 
pourroit  trouver  quelque  part  en  France  quel- 
que personne  qui,  par  égard  pour  son  génie, 
le  traiteroit  avec  amitié,  et  l'empéchoroit  de 
faire  du  mal  à  lui  et  aux  autres.  11  seroit  à  pro- 
pos que  sa  gouvernante  entrât  dans  le  projet  : 
je  sais  copeMidant  que  M.  Davenport  n'avoii  pas 
uiie  idée  bien  avantageuse  de  son  caractère  ni 
de  sa  conduite  lorsqu'ils  vivoient  chez  lui; 
■nais  Rousseau  est  accoutumé  à  cette  femme, 
et  elle  sait  mieuxquequi  qtre  cesoitentrer  dans 
ses  humeurs.  On  soupçonne  qu'elle  a  entretenu 
toutes  ses  chmières  afin  de  le  chasser  d'un  pays 
où,  n'ayant  personne  avec  qui  elle  pût  parler, 
elle  s'ennuvoit  à  la  mort. 


A  M.   E.   J ,   CHIRURGIEN. 

Le  «3  mai  (*)  4767. 

Vous  me  parlez,  monsieur,  dans  une  langue 
littéraire  de  sujets  de  littérature,  comme  à  un 
homme  de  lettres;  vous  m'accablez  d'éloges  si 
pompeux,  qu'ils  sont  ironiques;  el  vous  croyez 
m'enivrer  d'un  pareil  encens?  vous  vous  trom- 
[)ez,  monsieur,  sur  tous  ces  points  :  je  ne  suis 
point  homme  de  lettres  :  je  le  fus  pour  mon 
malheur;  depuis  long-temps  j'ai  cessé  de  l'être; 
I  ien  de  ce  qui  se  rapporte  à  ce  métier  ne  me 
convient  plus.  Les  grands  éloges  ne  m'ont  ja- 

(■>)  U  y  a  certainement  une  erreur  dans  l'indication  du  mois; 
ce  doit  être  avril  au  lieu  de  mai.  Le  t3  mai  il  étoil  en  roule  pour 
revenir  en  France.  Conséqnemment  ceUe  lettre  devroit  être 
placée  après  celle  adressée  i  mylord  comte  de  Harcourt. 

M.  P. 


mais  flatté  ;  aujourd'hui  surtout  que  j'ai  plus 
besoin  de  consolation  que  d'encens,  je  les 
trouve  bien  déplacés  :  c'est  comme  si,  quand 
vous  allez  voir  un  pauvre  malade,  au  lieu  de 
le  panser,  vous  lui  faisiez  des  complimens. 

J'ai  livré  mes  écrits  à  la  censure  publique  ; 
elle  les  traite  aussi  sévèrement  que  ma  per- 
sonne :  à  la  bonne  heure;  je  ne  prétends  pas 
avoir  eu  raison  :  je  sais  seulement  que  mes  in- 
tentions étoient  assez  droites,  assez  pures,  assez 
salutaires,  pour  devoir  m'obtenir  quelque  in- 
dulgence. Mes  erreurs  peuvent  être  grandes  : 
messentimensauroient  dû  les  racheter.  Je  crois 
qu'il  y  a  beaucoup  de  choses  sur  lesquelles  on 
n'a  pas  voulu  m'entendre  :  telle  esî,  par  exem- 
ple, l'origine  du  droit  naturel,  sur  laquelle 
vous  me  prêtez  des  sentimcns  qui  n'ont  jamais 
été  les  miens.  C'est  ainsi  qu'on  aggrave  mes 
fautes  réelles  de  toutes  celles  qu'on  juge  à  pro- 
pos de  in'attribuer.  Je  me  tais  devant  les  hom- 
mes, et  je  remets  ma  cause  entre  les  mains  de 
Dieu,  qui  voit  mon  cœur. 

Je  ne  répondrai  donc  point,  monsieur,  ni 
aux  reproches  que  vous  me  faites  au  nom  dau- 
trui,  ni  aux  louanges  que  vous  mo  donnez  de 
vous-même  ;  les  uns  ne  sont  pas  plus  mérités 
que  les  autres.  Je  ne  vous  rendrai  rien  de  pa- 
reil, tant  parce  que  je  ne  vous  connois  pas  que 
parce  que  j'aime  à  être  simple  et  vrai  en  toutes 
choses.  Vous  vous  dites  chirurgien  :  si  vous 
m'eussiez  parlé  botanique,  et  des  plantes  que 
produit  votre  contrée,  vous  m'auriez  fait  plai- 
sir, et  j'en  aurois  pu  causer  avec  vous  :  mais 
pour  de  mes  livres,  et  de  toute  autre  espèce  de 
livres,  vous  m'en  parleriez  inutilement,  parce 
que  je  ne  prends  plus  d'iniérêi  à  tout  cela.  Je 
ne  vous  réponds  point  en  latin,  par  la  raison 
ci-devant  énoncée;  il  ne  me  reste  de  -.etle  lan- 
gue qu'autant  qu'il  en  faut  pour  enicndre  les 
phrases  de  Linnaeus.  Hecevez,  monsieur,  mes 
irès-hunibles  salutations. 


K   M.    LR    MARQLIS    DE   MIRABEAU. 

Calais,  le  22  mai  1767 

J'arrive  ici,  monsieur,  après  bien  des  aven- 
tures bizarres,  qui  feroient  un  détail  plus  long 
qu'amusant.  Je  voudrois  de  tout  mon  cœur  al- 
ler finir  mes  jours  au  château  de  Trye  ;  mais. 


G86 


CORRESPONDANCE. 


pour  entreprendre  un  pareil  établissement,  il 
faudroit  plus  de  certitude  de  sa  durée  que  vous 
ne  pouvez  la  donner.  Je  ne  vois  pour  moi  qu'un 
repos  stable,  cest  dans  l'état  de  Venise,  et, 
malgré  l'immensité  du  trajet,  je  suis  déterminé 
à  le  tenter.  Ma  situation,  à  tous  égards,  me 
forcera  à  des  stations  que  je  rendrai  aussi  cour- 
tes qu'il  me  sera  possible.  Je  désire  ardemment 
d'en  faire  une  petite  à  Paris  pour  vous  y  voir, 
si  j  y  puis  ganier  l'incognitaconvenable,  et  que 
je  sois  assuré  que  ce  court  séjour  ne  déplaise 
pas.  Permettez  que  je  vous  consulte  là-dessus, 
résolu  de  passer  tout  droit  et  le  plus  prompte- 
ment  qu'il  me  sera  possible,  si  vous  jugez  que 
ce  soit  le  meilleur  parti.  Je  ne  vous  en  dirai  pas 
davantage  ici,  monsieur;  mais  j'attends  avec 
empressement  de  vos  nouvelles,  et  je  compte 
m'arrêter  à  Amiens  pour  cela.  Ayez  la  bonté 
de  m'y  répondre  un  mot  sous  le  couvert  de 
M.  Barthélemi  Midy,  négociant.  Cette  réponse 
réglera  ma  marche.  Puisse-t-elle,  monsieur, 
me  livrer  à  l'ardent  désir  que  j'ai  de  voir  et 
d'embrasser  le  respectable  ami  des  hommes  I 


A   M.    DD   PEYROB. 

Calais,  le  22  mai  1767. 

J'arrive  ici  transporté  de  joie  d'avoir  la  com- 
municationrouverteetsùreavecmoncherhôte, 
et  de  n'avoir  plus  l'espace  des  mers  entre  nous. 
Je  pars  demain  pour  Amiens,  où  j'attendrai  de 
vos  nouvelles,  sous  le  couvert  de  M.  Barthéle- 
mi Midy,  négociant.  Je  ne  vous  en  dirai  pas 
davantage  aujourd'hui;  mais  je  n'ai  pas  voulu 
tarder  à  rompre,  aussitôt  qu'il  m'éioit  possi- 
ble, le  silence  forcé  que  je  garde  avec  vous 
depuis  si  longtemps. 


A   M.    LE  MARQUIS   DE  MIRABEAU. 

Amiens,  le  2  juin  1767. 

J'ai  différé,  monsieur,  de  vous  écrire  jusqu'à 
ce  que  je  pusse  vous  marquer  le  jour  de  mon 
départ  et  le  lieu  de  mon  arrivée.  Je  compte 
partir  demain,  et  arriver  après-demain  au  soir 
à  Saint-Denis  où  je  séjournerai  le  lendemain, 
vendredi  pour  y  attendre  de  vos  nouvelles.  Je 
logerai  aux  Trois  JH/aî/Ze^s.  Comme  on  trouve 


des  fiacres  à  Saint-Denis,  sans  prendre  la  peine 
d'y  venir  vous-même,  il  suffit  que  vous  ayez 
la  bonté  d'envoyer  un  domestique  qui  nous 
conduise  dans  l'asile  hospitalier  que  vous  vou- 
lez bien  me  destiner.  Il  m'a  été  impossible  de 
rester  inconnu  comme  je  l'avois  désiré,  et  je 
crains  bien  que  mon  nom  ne  me  suive  à  la  piste. 
A  tout  événement,  quelque  nom  que  me  don- 
nent les  autres,je  prendrai  celui  deM.  Jacques; 
et  c'est  sous  ce  nom  que  vous  pourrez  me  faire 
demander  aux  Trois  Maillets.  Rien  n'égale  le 
plaisir  avec  lequel  je  vais  habiter  votre  maison, 
si  ce  n'est  le  tendre  empressement  que  j'ai 
d'en  embrasser  le  vertueux  maître. 


A  M.   DU    PEYROU.  ? 

Le  5  juin  4767. 

Je  n'ai  pu,  mon  cher  hôte,  attendre,  comme 
je  l'avois  compté,  de  vos  nouvelles  à  Amiens. 
Les  honneurs  publics  qu'on  a  voulu  m'y  ren- 
dre (*),  et  mon  séjour  en  cette  ville,  devenu 
trop  bruyant  par  les  empressemens  descitoyens 
et  des  militaires,  m'ont  forcé  de  m'en  éloigner 
au  bout  de  huit  jours.  Je  suis  maintenant  chez 
le  digne  ami  des  hommes,  où,  après  une  si  lon- 
gue interruption,  j'attends  enfin  quelques  mots 
de  vous.  Mon  intention  est  de  ne  rien  épargner 
pour  avoir  avec  vous  une  entrevue  dont  mon 
cœur  a  le  plus  grand  besoin  ;  et  si  vous  pouvez 
venir  jusqu'à  Dijon,  je  partirai  pour  m'y  rendre 
à  la  réception  de  votre  réponse,  pleurant  d'at- 
tendrissement el  de  joie  au  seul  espoir  de  vous 
embrasser.  Je  ne  vous  en  dirai  pas  ici  da- 
vantage. Ecrivez-moi  sous  le  couvert  de  M.  le 
marquis  de  Mirabeau,  à  Paris  :  votre  lettre  me 
parviendra.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 


A   M.    LE   MARQUIS  DE   dlRABEAU. 
Fleuiy  ('*).  ce  vendredi,  à  midi,  5  juin  1767. 

II  faut,  monsieur,  jouir  de  vos  bontés  et  de 
vos  soins,  et  ne  vous  remercier  plus  de  rien. 

(*)  Voyez  notre  Appendice,  aux  Confessions,  tome  l",  page 
355.  ^-  P' 

(")  Maison  de  campagne  du  marquis  de  Mirabeau,  dans  le 
lerritoiic  de  MeuUon,  a  deux  lieues  de  Paris.  G.  P, 


ANNKË  1767. 


(387 


L'air,  la  maison,  le  jardin,  ic  parc,  tout  est  ad- 
mirable; et  je  me  suis  dépêché  de  m'emparcr 
de  tout  par  la  possession,  c'est-à-dire  par  la  jouis- 
sance. J  ai  parcouru  tous  les  environs,  et  au 
retour  j'ai  trouvé  M.  Garçon  qui  m'a  tiré  de 
peine  sur  votre  retour  d'hier,  et  m'a  donné  l'es- 
poir de  vous  voir  demain.  Je  ne  veux  point  me 
laisser  donner  d'inquiétudes.  Mais,  quelque 
agréable  et  douce  que  me  soit  l'habitation  de 
votre  maison,  mon  intention  est  toujours  de  les 
prévenir.  Mille  très-humbles  salutations  et  res- 
pects de  mademoiselle  I.e  Vasseur. 


MÊME. 
Ce  mardi  9  Juin  1767. 

Votre  présence,  monsieur,  votre  noble  hos- 
pitalité ,  vos  bontés  de  toute  espèce,  ont  mis  le 
comble  aux  sentimens  que  m'avoient  insf)irés 
vos  écrits  et  vos  lettres.  Je  vous  suis  attaché  par 
tous  les  liens  qui  peuvent  rendre  un  homme 
respectable  et  cher  à  un  autre;  mais  je  suis  venu 
d'Angleterre  avec  une  résolution  qu'il  ne  m'est 
pas  permis  de  changer,  puisque  je  ne  saurois 
devenir  votre  hôte  à  demeure,  sans  contrac- 
ter des  obligations  qu'il  n'est  pas  en  mon  pou- 
voir ni  même  en  ma  volonté  de  reniplir;  et, 
pour  répondre  une  fois  pour  toutes  à  un  mot 
que  vous  m'avez  dit  en  passant,  je  vous  répète 
et  vous  déclare  que  jamais  je  ne  reprendrai  la 
plume  pour  le  public,  sur  quelque  sujet  que  ce 
puisse  être  ;  que  je  ne  ferai  ni  ne  laisserai  rien 
imprimer  de  moi  avant  ma  mort,  même  de  ce 
qui  reste  encore  en  manuscrit;  que  je  ne  puis 
ni  ne  veux  rien  lire  désormais  de  ce  qui  pouK- 
roit  réveiller  mes  idées  éteintes,  pas  même  vos 
propres  écrits;  que  dés  à  présent  je  suis  mort 
à  toute  littérature,  sur  quelque  sujet  que  ce 
puisse  être,  et  que  jamais  rien  ne  me  fera 
changer  de  résolution  sur  ce  point.  Je  suis  as- 
surément pénétré  pour  vous  de  reconnoissance, 
mais  non  pas  jusqu'à  vouloir  ni  pouvoir  me  ti- 
rer de  mon  anéantissement  mental.  N'attendez 
rien  de  moi,  à  moins  que,  pour  mes  péchés,  je 
ne  devienne  empereur  ou  roi  ;  encore  ce  que  je 
ferai  dansce  cas  sera-t-il  moins  pour  vous  que 
pour  mes  peuples,  puisque  en  pareil  cas, 
quand  je  ne  vous  dcvrois  rien ,  je  ne  le  ferois 
pas  moins. 


En  outre,  quoi  que  vous  puissiez  faire,  au 
Bignon,jeseroischez  vous,  et  je  ne  puis  être  à 
mon  aise  que  chez  moi;  je  serois  dans  le  res- 
sort du  parlement  de  Paris,  qui,  par  raison  de 
convenance,  peut,  au  moment  qu'on  y  pensera 
le  moins,  faire  une  excursion  nouvelle,  in  ani- 
ma vili  :  je  no  veux  pas  le  laisser  exposé  à  la 
tentation. 

J'irois  pourtant  voir  votre  terre  avec  grand 
plaisir  si  cela  ne  faisoit  pas  un  détour  inutile, 
elsi  je  ne  craignois  un  peu,  quand  j'y  serois, 
d'avoir  la  tentation  d'y  rester  :  là-dessus,  toute- 
fois, votre  volonté  soit  faite;  je  ne  résisterai 
jamaisau  bien  que  vous  voudrez  me  laire  quand 
je  le  sentirai  conforme  à  mon  bien  réel  ou  de 
fantaisie  ;  car  pour  moi  c'est  tout  un.Ce<^ue  je 
crains  n'est  pas  de  vous  être  obligé,  mais  de 
vous  être  inutile. 

Je  suis  très-surpris  et  très  en  peine  de  ne  re- 
cevoir aucune  nouvelle  d'Angleterre,et  surtout 
de  Suisse,  dont  j'en  attends  avec  inquiétude. 
Ce  relard  me  met  dans  le  cas  de  faire  à  vous  et 
à  moi  le  plaisir  de  rester  ici  jusqu'à  ce  que  j'en 
aie  reçu,  et  par  conséquent  celui  de  vous  y 
embrasser  quelquefois  encore,  sachant  que  les 
œuvres  de  miséricorde  plaisent  à  votre  cœur. 
Je  remets  donc  à  ces  doux  momensce  qu'il  me 
reste  à  vous  dire,  et  surtout  à  vous  remercier 
du  bien  que  vous  m'avez  procuré  dimanche 
au  soir,  et  que  par  la  manière  dont  je  l'ai  senti 
je  mérite  d'avoir  encore.  Vale,  et  me  ama. 


A   M.    DU    PEYROU. 

L«IOJuin1767 


Je  reçois,  mon  cher  hôte,  votre  n»  46  ;  je  n'ai 
point  reçu  les  trois  précédens.  Je  veux  suppo- 
ser, pour  ma  consolation,  que  la  goutte  nest 
point  venue,  et  que,  selon  vos  arrangemens, 
vous  arriverez  aujourd'hui  ou  demain  à  Paris. 
Cela  étant,  allez,  je  vous  supplie,  au  Luxem- 
bourg, voir  M.  le  marquis  de  Mirabeau;  vous 
saurez  par  lui  de  mes  nouvelles.  Il  n'est  pré- 
venu de  rien,  parce  que  je  ne  l'ai  pas  vu  depuis 
la  réception  de  votre  lettre  ;  mais  il  suffira  de 
vous  nommer.  Ne  sachant  si  celte  lettre  vous 
parviendra,  je  n'en  dirai  pas  ici  davantage.  Je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


688 


CORRESPONDANCE. 


Si  par  hasard  M.  le  marquis  de  Mirabeau 
n'étoit  pas  chez  lui,  demandez  M.  Garçon,  son 
secrétaire. 


A  H.   LE   MARQUIS   DK   MIRABEAU. 

Ce  vendredi  19  juin  <767. 

Je  lirai  votre  livre,  puisque  vous  le  voulez; 
ensuite  j'aurai  à  vous  remercier  de  l'avoir  lu  : 
mais  il  ne  résultera  rien  de  plus  de  celte  lecture 
que  la  confirmation  des  sentimens  que  vous 
m'avez  inspirés,  etde  mon  admiration  pour  vo- 
tre grand  et  profond  génie,  ce  que  je  me  permets 
de  vous  dire  en  passant  et  seulement  une  fois.  Je 
ne  vous  réponds  pas  môme  de  vous  suivre  tou- 
jours parce  qu'il  m'a  toujours  été  pénible  de 
penser,  fatigant  de  suivre  les  pensées  des  au- 
tres, et  qu'à  présent  je  ne  le  puis  plus  du  tout. 
Je  ne  vous  remercie  point,  mais  je  sors  de  vo- 
ire maison  fier  d'y  avoir  été  admis,  et  plus  dé- 
sireux que  jamais  de  conserver  les  bontés  et 
l'amitié  du  maître.  Du  roste,  quelque  mal  que 
vous  pensiez  de  la  sensibilité  prise  pour  toute 
nourriture,  c'est  l'unique  qui  m'est  restée;  je 
ne  visplus  que  par  le  cœur.  Je  veux  vousaimer 
autant  que  je  vous  respecte.  C'est  beaucoup; 
mais  voilà  tout;  n'attendez  jamais  de  moi  rien 
de  plus.  J'emporterai  si  je  puis  votre  livre  de 
plantes;  s'il  m'embarrasse  trop,  je  le  laisserai, 
dans  l'espoir  de  revenir  quelque  jour  le  lire 
plus  à  mon  aise.  Adieu,  mon  cher  et  respecta- 
ble hôte;  je  pars  plein  de  vous,  et  content  de 
moi,  puisque  j'emporte  voire  estime  et  voire 
amitié. 


A    M.    DU   PEYROU. 


Au  Château  de  Trye,  le  21  juin  17(i7. 


J'arrive  heureusement,  mon  cher  hôte,  avec 
M.  Coindet,  qui  vous  rendra  compte  de  l'état 
des  choses.  J'espère,  les  premiers  embarras  le- 
vés, pouvoir  couler  ici  des  jours  assez  tran- 
quilles, sous  la  protection  du  grand  prince  qui 
me  donne  cet  asile.  Donnez-m'y  souvent  de  vos 
nouvelles,  cher  ami;  vous  savez  combien  elles 
sont  nécessaires  à  mon  bonheur.  Vous  pouvez 
remettre  vos  lettres  à  M.  Coindet,  ou  les  faire 
mettre  à  la  poste  sous  cette  adresse  :  A  M.  Ma- 


noury,  lieutenant  des  chasses  de  M.  le  prince 
de  Conti,  pour  remettre  à  M.  Renou ,  au  châ- 
teau de  Trye ,  par  Gisors.  Quand  vous  aurez 
quelque  paquet  à  me  faire  tenir,  il  y  a  un  car- 
rosse de  Gisors  qui  va  à  Paris  tous  les  mercre- 
dis, et  revient  tous  les  samedis,  mais  je  ne  sais 
pas  où  en  est  le  bureau  à  Paris  ;  cela  n'est  pas 
difficile  à  trouver;  il  faut  se  servir  par  le  car- 
rosse de  la  même  adresse.  M.  Coindet  va  partir, 
je  suis  très-pressé  ;  je  finis  en  vous  embrassant 
de  tout  mon  cœur. 


A   M.    LE  MARQUIS   DE   MIRABEAU. 

Trye-le-Château,  le  24  juin  1767 

J'espérois,  monsieur,  vous  rendre  compte 
un  peu  en  détail  de  ce  qui  regarde  mon  arrivée 
et  mon  habitation  ;  mais  une  douleur  fort  vive 
qui  me  tient  depuis  hier  à  la  jointure  du  poi- 
gnet me  donne  à  tenir  la  plume  une  difficulté 
qui  me  force  d'abréger.  Le  château  est  vieux, 
le  pays  est  agréable,  et  j'y  suis  dans  un  hos- 
pice qui  ne  me  laisseroit  rien  à  regretter,  si  je  ne 
sortois  pas  de  Fleury.  J'ai  apporté  votre  livre 
de  plantes,  dont  j'aurai  grand  soin;  j'ai  apporté 
voire  Philosophie  rurale,  que  j'ai  essayé  de  lire 
et  de  suivre  sans  pouvoir  en  venir  à  bout  :  j'y 
reviendrai  toutefois.  Je  réponds  de  la  bonne 
volonté,  mais  non  pas  du  succès.  J'ai  aussi  ap- 
porté la  clef  du  parc;  j'étois  en  train  d'empor- 
ter toute  la  maison  ;  je  vous  renverrai  cette  clef 
par  la  première  occasion.  Je  vous  prie  de  me 
garder  le  secret  sur  mon  asile  ;  M.  le  prince  de 
Conti  le  désire  ainsi,  et  je  m'y  suis  engagé.  Le 
nom  de  Jacques  ne  lui  ayant  pas  plu,  j'y  ai 
substitué  celui  que  je  signe  ici,  et  sous  lequel 
j'espère ,  monsieur,  recevoir  de  vos  nouvelles 
à  l'adresse  suivante.  Agréez,  monsieur,  mes 
salutations  très-humbles.  Je  vous  révère  et  vous 
embrasse  de  tout  mon  cœur. 

Renou. 


A   MYLORD   HARCOURT. 

Le  10  juillet  1767. 


Je  reçois  seulement  en  ce  moment,  inylord, 
la  lettre  que  vous  m"a\  ez  fait  l'honneur  de  m'é- 
crire  le  7  mai,  et  le  billet  que  vous  m'avez  eu- 


ANNÉE  1767. 


G80 


voyé  sous  la  même  date.  Kn  vous  remerciant 
de  l'une  et  de  l'autre,  et  en  vous  réitérant  mes 
très-humbU's  excuses  de  la  peine  que  vous  avez 
bien  voulu  prendre  en  ma  faveur,  permettez 
qu'étant  éloigné  de  vous  je  prenne  la  liberté  de 
me  recommander  à  l'honneur  de  votre  souve- 
nir, de  vous  assurer  que  vos  bontés  ne  sorti- 
ront point  de  ma  mémoire,  et  de  vous  renou- 
veler les  protestations  de  ma  reconnoissance  et 
de  mon  respect. 

Je  vous  demande  la  permission,  mylord,  de 
ne  point  dater,  quant  à  présent,  du  lieu  de  ma 
retraite,  et  de  ne  plus  signer  un  nom  sous  le- 
quel j'ai  vécu  si  malheureux.  Vous  ne  tarderez 
pas  d'être  instruit  de  celui  que  j'ai  pris,  et  sous 
lequel  je  vous  rendrai  désormais  mes  homma- 
ges, si  vous  me  permettez  de  vous  les  renou- 
veler quelquefois.  Si  vous  m'honorez  d'une  ré- 
ponse, M.  Watelet  est  à  portée  de  me  la  faire 
passer. 


m'en,  je  vous  conjure,  le  plus  tôt  que  vous 
pourrez.  Adieu,  mon  cher  hôte  :  puisse  la 
Providence  vous  conduire  et  vous  ramener  heu  - 
rcusement. 


A   H.   DU   PEYROU. 

Le  22  juillet  1767. 

Je  suis,  mon  cher  hôte,  dans  les  plus  gran- 
des alarmes  de  n'avoir  aucune  nouvelle  de  vous 
depuis  votre  départ.  Si  vous  m'avez  écrit,  il 
faut  que  vos  lettres  se  soient  dévoyées ,  et  je 
n'imagine  que  la  goutte  qui  ait  pu  vous  empê- 
cher d'écrire.  Cette  idée  me  fait  frémir,  en 
pensant  à  ce  que  c'est  que  d'être  pris  de  la 
goutte  hors  de  chez  soi,  et  peut-être  même  en 
route  dans  un  cabaret.  Âh  !  cher  ami,  si  je  le 
croyois  bien,  si  je  savois  où,  rien  ne  m'empê- 
cheroit  d'aller  vous  y  joindre  ;  votre  silence  me 
tient  dans  une  angoisse  d'autant  plus  cruelle 
que,  dans  le  doute,  je  mets  toujours  les  choses 
au  pis.  De  grâce,  si  ma  lettre  vous  parvient, 
en  quelque  état  que  vous  soyez,  faites-moi 
écrire  un  mot;  faites-le  écrire  à  double,  l'un 
où  je  suis  directement  à  mon  adresse  que  vous 
savez,  et  l'autre  à  l'adresse  de  M.  Coindet,  que 
vous  savez  aussi.  Il  est  étonnant  que  je  ne  sa- 
che ou  que  je  ne  me  rappelle  pas  votre  nom  de 
baptême  :  cela  me  tient  en  quelque  embarras 
pour  vous  distinguer,  en  écrivant  à  M.  Du  Pey- 
rou  d'Amsterdam,  à  qui  j'adresse  cette;  lettre. 
Je  n'ai  pas  le  courage  de  vous  parler  de  moi 
jusqu'à  ce  que  j'aie  de  vos  nouvelles.  Donnez- 

T.    IV. 


M.    LE    MARQUIS  DE  MIRABEAC 

Trye,  le  26  Juillet  1767. 

J'aurois  dû,  monsieur,  vous  écrire  en  rece- 
vant votre  dernier  billet;  mais  j'ai  mieux  aimé 
tarder  quelques  jours  encore  à  réparer  ma  né- 
gligence, et  pouvoir  vous  parler  en  même 
temps  du  livre  (*)  que  vous  m'avez  envoyé. 
Dans  l'impossibdité  de  le  lire  tout  entier,  j'ai 
choisi  les  chapitres  où  l'auteur  casse  les  vitres, 
et  qui  m'ont  paru  les  plus  importans.  Cette  lec- 
ture m'a  moins  satisfait  que  je  ne  m'y  attendois; 
et  je  sens  que  les  traces  de  mes  vieilles  idées,  ra- 
cornies dans  mon  cerveau,  ne  permettent  plus 
à  des  idées  si  nouvelles  d'y  faire  de  fortes  im- 
pressions. Je  n'ai  jamais  pu  bien  entendre  ce 
que  c'étoit  que  cette  évidence  qui  sert  de  base 
au  despotisme  légal,  et  rien  ne  m'a  paru  moins 
évident  que  le  chapitre  qui  traite  de  toutes  ces 
évidences.  Ceci  ressemble  assez  au  système  de 
l'abbé  de  Saint-Pierre  ,  qui  prétendoit  que  la 
raison  humaine  alloit  toujours  en  se  perfection- 
nant, attendu  que  chaque  siècle  ajoute  ses  lu- 
mières à  celles  des  siècles  précédens.  Il  ne  voyoit 
pas  que  l'entendement  humain  n'a  toujoitrs 
qu'une  même  mesure  et  très-étroite,  qu'il  perd 
d'un  côté  tout  autant  qu'il  gagne  de  l'autre, 
et  que  des  préjugés  toujours  renaissans  nous 
ôtent  autant  de  lumières  acquises  que  la  raison 
cultivée  en  peut  remplacer.  Il  me  semble  que 
l'évidence  ne  peut  jamais  être  dans  les  lois  na- 
turelles et  politiques  qu'en  les  considérant  par 
abstraction.  Dans  un  gouvernement  particu 
lier,  que  tant  d'élémens  divers  composent, 
cette  évidence  disparoît  nécessairement.  Car  la 
science  du  gouvernement  n'est  qu'une  science 
decombinaisons,d'applicationsetd'exceptions, 
selon  les  temps,  les  lieux,  les  circonstances. 
Jamais  le  public  ne  peut  voir  avec  évidence  les 
rapports  et  le  jeu  de  tout  cela.  Et,  de  grâce, 

{•)  l.'Oidre  naturel  et  essentiel  des  Sociétés  folititjves 
(  1767.  in -4",  on  2  vol.  in-12)  par  Mercier  de  La  Rivière,  an- 
cien inlendiintde  la  Martinique:  c'étoit  un  des  partisans  les  plus 
outras  du  système  des  écrivains  dits  écoiiomùirs.      G.  P. 

44 


690 


CORRESPONDANCE. 


qu'arrivera-i-il,  que  deviendront  vos  droits  sa- 
crés de  propriété  dans  de  grands  dangers,  dans 
des  calamités  extraordinaires,  quand  vos  va- 
leurs disponibles  ne  suffiront  plus,  et  que  le 
salus  populi  suprema  lex  esto  sera  prononcé 
par  le  despote? 

Mais  supposons  toute  cette  théorie  des  lois  na- 
turelles  toujours  parfaitement  évidente,  même 
dans  ses  applications ,  et  d'une  clarté  qui  se 
proportionne  à  tous  les  yeux;  comment  des 
philosophes  qui  connoissent  le  cœur  humain 
peuvent-ils  donner  à  cette  évidence  tant  d'au- 
torité sur  les  actions  des  hommes?  comme  s'ils 
ignoroientque  chacun  se  conduit  très-rarement 
par  ses  lumières  et  très-fréquemment  par  ses 
passions.  On  prouve  que  le  plus  véritable  in- 
térêt du  despote  est  de  gouverner  légalement, 
cela  est  reconnu  de  tous  les  temps;  mais  qui 
est-ce  qui  se  conduit  sur  ses  plus  vrais  intérêts? 
le  sage  seul,  s'il  existe.  Vous  faites  donc,  mes- 
sieurs, de  vos  despotes  autant  de  sages.  Pres- 
que tous  les  hommes  connoissent  leurs  vrais  in- 
térêts, et  ne  les  suivent  pas  mieux  pour  cela. 
I.e  prodigue  qui  mange  ses  capitaux  sait  parfai- 
tement qu'il  se  ruine,  et  n'en  va  pas  moins  son 
train  :  de  quoi  sert  que  la  raison  nous  éclaire 
quand  la  passion  nous  conduit? 

«  Video  meliora  proboque, 
»  Détériora  sequor.  » 

Voilà  ce  que  fera  votre  despote,  ambitieux, 
prodigue,  avare,  amoureux,  vindicatif,  jaloux, 
foible;  car  c'est  ainsi  qu'ils  font  tous,  et  que 
nous  faisons  tous.  Messieurs,  permettez-moi  de 
vous  le  dire ,  vous  donnez  trop  de  force  à  vos 
calculs,  et  pas  assez  aux  penchans  du  cœur 
humain  et  au  jeu  des  passions.  Votre  système 
est  très-bon  pour  les  gens  de  1  utopie;  il  ne 
vaut  rien  pour  les  ^nfans  d'Adam. 

Voici,  dans  mes  vieilles  idées,  le  grand  pro- 
blème en  politique,  que  je  compare  à  celui  de 
la  quadrature  du  cercle  en  géométrie,  et  à  celui 
des  longitudes  en  astronomie  :  Trouver  une 
forme  de  gouvernement  qui  mette  la  loi  au-des- 
sus de  l'homme. 

Si  cette  forme  est  trouvable,  cherchons-la  et 
tâchons  de  l'établir.  Vousprétendez,  messieurs, 
trouver  cette  loi  dominante  dans  l'évidence  des 
autres.  Vous  prouvez  trop;  car  celte  évidence 
a  dîi  être  dans  tous  les  gouvernemens ,  ou  ne 
sera  jamais  dans  aucun. 


Si  malheureusement  cette  forme  n'est  pas 
trouvable,  et  j'avoue  ingénument  que  je  crois 
qu'elle  ne  l'est  pas,  mon  avis  est  qu'il  faut  pas- 
ser à  l'autre  extrémité ,  et  mettre  tout  d'un 
coup  l'homme  autant  au-dessus  de  la  loi  qu'il 
peut  l'être,  par  conséquent  établir  le  despo- 
tisme arbitraire,  et  le  plus  arbitraire  qu'il  est 
possible  :  je  voudrois  que  le  despote  pût  être 
dieu.  En  un  mot,  je  ne  vois  point  de  milieu 
supportableentre  la  plus  austère  démocratie  et 
le  hobbisme  le  plus  parfait  :  car  le  conflit  des 
hommes  et  des  lois ,  qui  met  dans  l'état  une 
guerre  intestine  continuelle,  est  le  pire  de  tous 
les  états  politiques. 

Mais  les  Caligula  ,  les  Néron ,  les  Tibère  I... 
Mon  Dieu  !..  >  je  me  roule  par  terre,  et  je  gémis 
d'être  homme. 

Je  n'ai  pas  entendu  tout  ce  que  vous  avez  dit 
des  lois  dans  votre  livre,  et  ce  qu'en  dit  l'auteur 
nouveau  dans  le  sien.  Je  trouve  qu'il  traite  un 
peu  légèrement  des  diverses  formes  de  gou- 
vernement, bien  légèrement  surtout  des  suffra- 
ges. Ce  qu'il  a  dit  des  vices  du  despotisme  élec- 
tif est  très-vrai,  ces  vices  sont  terribles.  Ceux 
du  despotisme  héréditaire,  qu'il  n'a  pas  dits,  le 
sont  encore  plus. 

Voici  un  second  problème  qui  depuis  long- 
temps m'a  roulé  dans  l'esprit. 

Trouver  dans  le  despotisme  arbitraire  une 
forme  de  succession  qui  ne  soit  ni  élective  ni  hé- 
réditaire, ou  plutôt  qui  soit  à  la  fois  l'une  et 
Vautre,  et  par  laquelle  on  s'assure,  autant  qu  il 
est  possible,  de  n'avoir  ni  des  Tibère,  ni  des 
Néron. 

Si  jamais  j'ai  le  malheur  de  m'occuper  dere- 
chef de  cette  folle  idée  ,  je  vous  reprocherai 
toute  ma  vie  de  m'avoir  ôté  de  mon  râtelier. 
J'espère  que  cela  n'arrivera  pas;  mais,  mon- 
sieur, quoi  qu'il  arrive,  ne  me  parlez  plus  (ie 
votre  despotisme  légat.  Je  ne  saurois  le  goûter 
ni  même  l'entendre  ;  et  je  ne  vois  là  que  deux 
mots  contradictoires ,  qui  réunis  ne  signifient 
rien  pour  moi. 

Je  connois  d'autant  moins  votre  principe  de 
population,  qu'il  me  paroît  inexplicable  en  lui- 
même,  contradictoire  avec  les  faits,  impossible 
à  concilier  avec  l'origine  des  nations.  Selon 
vous,  monsieur,  la  population  multiplicame 
n'auroit  dû  commencer  que  quand  elle  a  cessé 
réellemeni.  Dans  mes  vieilles  idées,  sitôt  qu'il 


ANNÉE  1767. 


691 


V  a  eu  pour  un  sou  de  ce  que  vous  appelez  ri- 
chesse ou  valeur  disponible,  sitôt  qu'on  s'est 
fait  le  premier  échange,  la  population  mul- 
tiplicative a  dû  cesser;  c'est  aussi  ce  qui  est 
nrrivé. 

Votre  système  économique  est  admirable. 
Rien  n'est  plus  profond,  plus  vrai,  mieux  vu, 
plus  utile.  Il  est  plein  de  grandes  et  sublimes 
vérités  qui  transportent.  Il  s'étend  à  tout  :  le 
champest  vaste;  mais  j'ai  peur  qu'il  n'aboutisse 
à  des  pays  bien  différens  de  ceux  où  vous  pré- 
tendez aller. 

J'ai  voulu  vous  marquer  mon  obéissance  en 
vous  montrant  que  je  vous  avois  du  moins  par- 
couru. Maintenant,  illustre  ami  dos  hommeset  le 
mien,  je  me  prosterne  à  vos  pieds  pour  vous  con- 
jurer d'avoir  pitié  de  mon  état  et  de  mes  mal- 
heurs, de  laisser  en  paix  ma  mourante  tête,  de 
n'y  plus  réveiller  des  idées  presque  éteintes,  et 
qui  ne  peuvent  renaître  que  pour  m'abîmer  dans 
de  nouveaux  gouffres  de  maux.  Aimez-moi 
toujours,  mais  ne  m'envoyez  plus  de  livres, 
n'exigez  plus  que  j'en  lise  ;  ne  tentez  pas  même 
de  m'éclairer  si  je  m'égare  :  il  n'est  plus  temps. 
On  ne  se  convertit  point  sincèrement  à  mon 
âge.  Je  puis  me  tromper,  et  vous  pouvez  me 
convaincre,  mais  non  pas  me  persuader.  D'ail- 
leurs, je  ne  dispute  jamais;  j'aime  mieux 
céder  et  me  taire  :  trouvez  bon  que  je  m'en 
tienne  à  cette  résolution.  Je  vous  embrasse 
de  la  plus  tendre  amitié  et  avec  le  plus  vrai 
respect. 


A  M.    DU  PEYROH  . 

Lel"  aoùH767. 

Si,  comme  je  l'espère,  mon  très-cher  hôte, 
vous  avez  reçu  ma  lettre  précédente,  vous  y 
aurez  vu  combien  j'avois  besoin  de  la  vôtre  du 
20  pour  me  tranquilliser  sur  votre  voyage, 
(irâces  à  Dieu,  vous  voilà  arrivé  exempt  de 
goutte  ;  et,  quand  même  elle  vous  prendroit  où 
vous  êtes,  ce  qui,  je  me  flatte,  n'arrivera  pas, 
j'en  serois  moins  effrayé  que  de  vous  savoir  ar- 
rêté en  route  dans  une  auberge,  malheur  que 
j'ai  craint  dans  ces  circonstances  par-dessus 
tout.  Si  voire  vie  ambulante  de  cette  année  pou- 
voit,  pour  cette  fois,  vous  exempter  de  goutte,  je 
ne  désespérerois  pas  qu'avec  vos  précautions  et 


la  botanique,  vous  n'en  fussiez  peut-être  délivré 
tout-à-fait.  Ainsi  soit- il. 

Je  ne  vous  dirai  pas  ce  qui  s'est  pa«sé  ici  de- 
puis votre  départ;  peut-être  cela  changera-t-il 
avant  votre  retour.  Son  altesse,  qui  malheu- 
reusement a  fait  un  voyage,  doit  revenir  dans  , 
peu  de  jours. 

J'écris,  comme  vous  le  désirez,  à  Douvres; 
maisje  tire  un  mauvais  augure,  pour  le  sort  des 
lettres  de  change,  de  ce  que  votre  lettre  ne  vous 
a  pas  été  renvoyée.  Si  vous  m'eussiez  con- 
sulté quand  vous  la  fîtes  partir,  je  vous  au- 
rois  conseillé  d'attendre  une  autre  occasion. 
J'espère  que  vous  aurez  été  plus  heureux  à  re- 
tirer l'opéra. 

Je  suis  encore  incertain  sur  la  meilleure  voie 
pour  avoir  recoursà  vos  banquiers,  c'est-à-dire 
sur  le  meilleur  nom  à  prendre.  Comme  cela  ne 
presse  point  du  tout,  nous  aurons  le  temps  d'en 
délibérer.  S'il  ne  vous  étoit  pas  incommode  de 
vous  charger  vous-même  du  semestre  échu 
quand  vous  viendrez  me  voir,  cela  feroit  que, 
n'ayant  rien  à  recevoir  d'eux  jusqu'à  l'année 
prochaine,  j'aurois  tout  le  temps  de  penser  aux 
meilleurs  arrangemens  pourcela.  En  attendant, 
il  est  à  croire  que  l'afFaire  de  la  pension  sera 
déterminée  de  manière  ou  d'autre  ;  elle  ne  l'est 
pas  jusqu'ici. 

Je  comprends  que  celle  de  vos  affaires  que 
vous  avez  terminée  la  première  où  vous  êtes  est 
celle  d'autrui,  et  je  vous  reconnois  bien  là. 
Tâchez,  cher  ami,  d'arranger  si  solidement  les 
vôtres,  que  vous  n'ayez  pas  souvent  de  pareils 
voyages  à  faire.  Il  vaut  encore  mieux  s'aller 
promener  au  creux  du  vent  par  la  pluie,  qu'en 
Hollande  par  le  beau  temps. 

Je  n'ai  ici  ni  carte,  ni  livres,  ni  instructions, 
pour  votre  roule;  maisje  suis  très-sûr  que  vous 
pouvez  venir  ici  en  droiture  sans  avoir  besoin 
de  passer  par  Paris.  Je  crois  que  Boauvais  n'est 
pas  fort  éloigné  de  votre  route;  il  y  en  a  une 
de  Beauvais  à  Gisors,  et  la  distance  de  ces  deux 
villes  n'est  que  de  six  lieues;  les  mêmes  che- 
vaux de  poste  les  font,  à  ce  qu'on  m'a  dit.  Ce 
château  est  sur  la  même  route ,  ou  du  moins 
très-près  et  seulement  à  demi-lieue  de  Gisors. 
Vous  pouvez  aisément  vous  arranger  pour  y 
venir  mettre  pied  à  terre ,  et  vous  enverrez 
votre  voiture  et  vos  gens  à  Gisors. 

Je  vous  prie  de  dire  pour  moi  mille  choses  à 


692 


COUKESPOJNDANCE. 


M.  et  à  madame  Rey.  Voyez  aussi,  de  grâce, 
ma  petite  filleule;  embrassez-la  de  ma  part.  Je 
serois  bien  aise  d'avoir  à  votre  retour  quel- 
ques détails  sur  la  figure  et  le  caractère  de  cette 
chère  enfant;  elle  a  cinq  ans  passés;  on  doit 
commencer  d'y  voir  quelque  chose. 

J'attendsde  vos nouvellesavec  la  plus  vive  im- 
patience; instruisez-moi,  le  plus  tôt  que  vous 
pourrez,  du  temps  de  votre  départ,  et,  s'il  se 
peut,  de  celui  de  votre  arrivée.  Celte  idée  me 
fait  d'avance  tressaillir  de  joie.  Ma  sœur  vous 
baise  les  mains  et  partage  mon  empressement. 
Adieu,  mon  cher  hôte,  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 

Ne  pourrioz-vous  point  trouver  où  vous  êtes 
Y Agrostog raphia ,  ou  Traité  des  Gramen  de 
Scheuzer?  il  est  impossible  de  l'avoir  à  Paris. 
Si  vous  pouviez  aussi  trouver  la  Méthode  de 
Ludwig,  ou  quelque  autre  bon  livre  de  botani- 
que, vous  me  feriez  grand  plaisir.  Les  miens 
sont  en  Angleterre  avec  mes  guenilles,  et  l'on 
ne  se  presse  pas  de  me  les  renvoyer. 


A   M.    GRANVILLE. 

De  France,  le  i''  août  1767. 

Si  j'avois  eu ,  monsieur,  l'honneur  de  vous 
écrire  autant  de  fois  que  je  l'ai  résolu ,  vous 
auriez  été  accablé  de  mes  lettres  ;  mais  les  tra- 
cas d'une  vie  ambulante,  et  ceux  d'une  multi- 
tude de  survenans  ont  absorbé  tout  mon  temps, 
jusqu'à  ce  que  je  sois  parvenu  à  oblenirun  asile 
un  peu  plus  tranquille.  Quelque  agréable  qu'il 
soit,  j'y  sens  souvent,  monsieur,  la  privation 
de  votre  voisinage  et  de  votre  société,  et  j'en 
remplis  souvent  la  solitude  du  souvenir  de  vos 
bontés  pour  moi.  Peu  s'en  est  fallu  que  je  ne 
sois  retourné  jouir  de  tout  cela  chez  mon  ancien 
et  aimable  hôte  :  mais  la  manière  dont  vos  pa- 
piers publics  ont  parlé  de  ma  retraite  m'a  dé- 
terminé à  la  faire  entière,  et  à  exécuter  un  pro- 
jet dont  vous  avez  été  le  premier  confident.  Je 
vous disois alors  qu'en  quelque  lieu  que  jefusse 
je  ne  vous  oublierois  jamais;  j'ajoute  mainte- 
nant qu'à  ce  souvenir  si  bien  dû  se  joindra  toute 
ma  vie  le  regret  de  lenlretenir  de  si  loin. 

Permettez  du  moins  que  ce  regret  soit  tem- 
péré par  le  plaisir  de  vous  demander  et  d'ap- 


prendre quelquefois  de  vos  nouvelles,  et  à  réité- 
rer de  temps  en  temps  les  assurances  de  ma 
reconnoissance  et  de  mon  respect. 


M.  GUY 


Ecrite  de  Normandie,  le  6  août  4767. 

Remerciez  mon  excellente  amie,  madame  La 
Tour,  de  son  petit  billet,  et  dites-lui  que  les 
premiers  épanouissemens  de  mon  cœur  seront 
pour  elle  ;  je  ne  peux  rien  de  plus  quant  à  pré- 
sent. Elle  m'avoit  envoyé  son  adresse,  mais  sa 
lettre  est  restée  avec  mes  papiers,  et  il  m'est 
impossible  de  m'en  souvenir 


A   M.    LE   MARQUIS   DE   MmABEAU 

Trye,  le  42  août  1767. 

Je  suis  affligé,  monsieur,  que  vous  me  mettiez 
dans  le  cas  d'avoir  un  refus  à  vous  faire;  mais 
ce  que  vous  me  demandez  est  contraire  à  ma 
plus  inébranlable  résolution,  même  à  mes  en- 
gagemens,  et  vous  pouvez  être  assuré  que  de 
ma  vie  une  ligne  de  moi  ne  sera  imprimée  de 
mon  aveu.  Pour  ôter  même  une  fois  pour  tou- 
tes les  sujets  de  tentation,  je  vous  déclare  que 
dès  ce  moment  je  renonce  pour  jamais  à  toute 
autre  lecture  que  des  livres  de  plantes,  et  même 
à  celle  des  articles  de  vos  lettres  qui  pourroieni 
réveiller  en  moi  des  idées  que  je  veux  et  dois 
étouffer.  Après  cette  déclaration,  monsieur,  si 
vous  revenez  à  la  charge,  ne  vous  offensez  pas 
que  ce  soit  inutilement. 

Vous  voulez  que  je  vous  rende  compte  de  la 
manière  dont  je  suis  ici.  Non,  mon  respectable 
ami  ;  je  ne  déchirerai  pas  votre  noble  cœur  par 
un  semblable  récit. Les  traitemensquej'éprouvo 
en  ce  pays  de  la  part  de  tous  les  habitans  sas'.s 
exception,  et  dès  l'instant  de  mon  arrivée,  sont 
trop  contraires  à  l'esprit  de  la  nation  et  aux  in  - 
tentions  du  grand  prince  qui  m'a  donné  cet 
hospice,  pour  que  je  les  puisse  imputer  qu'à  un 
esprit  de  vertige  dont  je  ne  veux  pas  même  re- 
chercher la  cause.  Puissent-ils  rester  ignorés  de 
toute  la  terre  1  et  puissé-je  parvenir  moi-mémo 
à  les  regarder  comme  non  avenus  ! 


ANNÉE 

Je  fais  dt^s  vœux  pour  l'heureux  voyafie  de 
m.1  bonne  et  belle  compatriote  quo  je  crois  déjà 
partie.  Je  suis  bien  fier  que  madame  la  com- 
tesse ait  daifjné  se  rappeler  un  homme  qui  n'a 
eu  qu'un  moment  I  honneur  de  paroîire  à  ses 
yeux,  et  dont  les  abords  ne  sont  pas  brillans; 
elle  auroit  trop  à  faire  s'il  falloit  qu'elle  {jardât 
un  peu  des  souvenirs  qu'elle  laisse  à  quiconque 
n  eu  le  bonheur  de  la  voir.  Recevez  mes  plus 
K'ndres  embrassemens. 


A  HADAHK  LA   MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Trye,  le  t6  aoùl  17«i7. 

Je  compte  si  parfaitement,  madame  la  ma- 
réchale, sur  la  continuation  de  toutes  vos  bon- 
tés pour  moi,  que  je  viens  y  recourir  avec  la 
plus  parfaite  confiance,  en  vous  suppliant  d'ob- 
tenir de  M.  le  prince  de  Conti  la  permission  de 
quitlerce  séjour  sans  encourir  sa  disgrâce.  J'ose 
désirer  encore  desavoir  si  le  gouvernement  ap- 
prouve, ou  non,  que  je  m'établisse  dans  quel- 
quecoindu  royaume,  oùje  puisse  vivre  et  mou- 
rir en  paix,  sous  la  protection  de  son  altesse, 
ou  si  je  dois  continuer  ma  route  pour  chercher 
un  asile  ailleurs.  Je  vous  conjure,  madame  la 
maréchale,  par  une  mémoire  respectable  et  si 
chère  à  votre  cœur,  de  vouloir  prendre  les  in- 
formations nécessaires  pour  me  tirer  de  l'in- 
ceriilude  où  je  suis  sur  ce  qu'il  m'est  permis  de 
faire;  car  ma  résolution  est  de  n'accepter  plus 
de  logement  gratuit  chez  personne.  Le  grand 
prince  qui  a  bien  voulu  m'en  accorder  un  sera 
mon  dernier  hôte,  et  je  crois  devoir  à  l'honneur 
qu'il  m'a  fait  de  n'en  accepter  plus  de  personne 
un  semblable.  Mais,  pour  oser  me  donner  un 
asile  indépendant,  il  faut,  quelque  obscur  et 
reculé  qu'il  soit,  et  quelque  incognito  que  je 
garde,  que  j'aie  quelque  sûreté  d'y  être  laissé 
en  paix.  Ah!  madame,  qae  je  vous  doive  le 
repos  des  derniers  jours  de  ma  vie;  il  m'en 
parottra  cent  fois  plus  doux. 


A   M.    LE   MARQUIS   DE   MIRABEAU. 

Ce  22  août  1767. 

Je  vous  dois  bien  des  remercîmens,  mon- 
sieur, pour  votre  dernière  lettre,  er  le  vous  les 


1767.  695 

fais  de  tout  mon  cœur.  Elle  m'a  tiré  d'une 
grande  peine  ;  car,  vous  étant  aussi  sincèrement 
attaché  que  je  le  suis,  je  ne  pourrois  rester  un 
moment  tranquille  dansia  crainte  de  vous  avoir 
déplu.  Grâces  à  vos  bontés,  me  voilà  tranquil- 
lisé sur  ce  point.  Vous  me  trouvez  grognon  : 
passe  pour  cela  :  je  réponds  du  moins  que  vous 
ne  me  trouverez  jamais  ingrat;  mais  n'exigez 
rien  de  ma  déférence  et  de  mon  amitié  contre 
la  clause  que  j'ai  le  plus  expressément  stipulée  ; 
car  je  vous  confirme,  pour  la  dernière  fois,  que 
ce  seroit  inutilement. 

J'ai  tort  de  n'avoir  rien  mis  pour  M.  l'abbé, 
mais  ce  tort  n'est  qu'extérieur  et  apparent,  je 
vous  jure.  Il  me  semble  que  les  hommes  de  son 
ordre  doivent  deviner  l'impression  qu'ils  font 
sans  qu'on  la  leur  témoigne.  La  raison  même 
qui  mempêchoil  de  répondre  à  sa  politesse  est 
obligeante  pour  lui,  puisque  c'éioit  la  crainte 
d'être  entraîné  dans  des  discussions  que  je  me 
suis  interdites,  et  où  j'avoispeur  de  n'être  pas 
le  plus  fort.  Je  vous  dirai  tout  franchement  que 
j'ai  parcouru  chez  vous  quelques  pages  de  son 
ouvrage,  que  vous  aviez  négligemment  laissé 
sur  le  bureau  de  M.  Garçon,  et  que  sentant 
que  je  mordois  un  peu  à  I  hameçon,  je  me  suis 
dépêché  de  fe:  mer  le  livre  avant  que  j  y  fusse 
toul-à-faitpris.  Or,  prêchez  et  patrocinez  tout 
à  votre  aise,  je  vous  promets  que  je  ne  rouvri- 
rai de  mes  jours  ni  celui-là,  ni  les  vôtres,  ni  au- 
cun autre  de  pareil  acabit  :  hors  l'Astrée,  je  ne 
veux  plus  que  des  livres  qui  m'ennuient,  ou 
qui  ne  parlent  que  de  mon  foin. 

Je  crains  bien  que  vous  n'ayez  deviné  trop 
juste  sur  la  source  de  ce  qui  se  passe  ici,  et  dont 
vous  ne  sauriez  même  avoir  l'idée;  mais  tout 
cela  n'étant  point  dans  l'ordre  naturel  des  cho- 
ses ne  fournit  point  de  conséquence  contre  le 
séjour  de  la  campagne,  et  ne  m'en  rebute  assu- 
rément pas.  Ce  qu'il  faut  fuir  n'est  pas  la  cam- 
pagne, mais  les  maisons  des  grands  et  des  prin- 
ces qui  ne  sont  point  les  maîtres  chez  eux,  et 
ne  savent  rien  de  ce  qui  s'y  fait.  Mon  malheur 
est,  premièrement,  d  habiter  dans  un  château, 
et  nonpassousun  toit  de  chaume;  chez  autrui, 
et  non  pas  chez  moi,  et  surtout  d'avoir  un  hôte 
si  élevé,  qu'entre  lui  et  moi  il  faut  nécessaire- 
ment des  intermédiaires.  Je  sens  bien  qu'il  faut 
me  détacher  de  l'espoir  d'un  sort  tranquille  et 
d'une  vie  rustique;  mais  je  ne  puis  m'empêchcr 


694 


CORRESPONDANCE. 


de  soupirer  en  y  songeant.  Aimez-moi  et  plai- 
gnez-moi. Ahl  pourquoi  faut-il  que  j'aie  fait 
des  livres?  j'étois  si  peu  fait  pour  ce  triste  mé- 
tier 1  J'ai  le  cœur  serré,  je  finis  et  vous  em- 
brasse. 


■-^- 


A  M.    d'IVERNOIS. 
Au  cbâteaii  de  Trye,  ce  24  août  1767. 


Je  n'ai  reçu  que  depuis  peu  de  jours,  mon 
bon  ami,  votre  lettre  du  20  mai,  adressée  à 
Wootton;  elle  étoit  dans  le  plus  triste  état  du 
monde,  à  demi  brûlée,  et  paroissant  avoir  été 
ouverte  plusieurs  fois  :  les  pièces  que  vous  y 
avez  jointes,  ayant  grossi  le  paquet  ont  aug- 
menté la  curiosité.  Je  nesais  pourquoi  vous  vous 
obstinez  à  m'envoyer  de  pareilles  pièces  ;  peine 
qui  ne  peut  servir  de  rien,  ni  à  vous,  ni  à  moi, 
ni  à  personne,  et  qui  empêchera  toujours  que 
vos  lettres  nemeparviennent  fidèlement.  Quand 
vos  affaires  seront  accommodées,  apprenez-le- 
moi  pour  consoler  mon  cœur  :  jusque-là  ne 
me  parlez  que  de  vous. 

Lorsque  je  doutois  que  vous  vinssiez  me  voir 
à  Wootton,  ce  n'étoit  pas  de  votre  volonté  que 
j'étois  en  peine,  mais  bien  des  obstacles  que 
vous  trouveriez  à  l'exécuter  :  soyez  persuadé 
que,  si  vous  m'étiez  venu  voir  en  Angleterre, 
de  quelque  manière  que  vous  vous  y  fussiez 
pris,  vous  n'auriez  point  passé  Londres.  Si  ja- 
mais la  concorde  renaît  parmi  vous,  j'ai  lieu 
d'espérer  que  n'ayant  plus  à  courir  si  loin, 
vous  aurez  moins  de  difficultés  à  me  rejoindre  : 
M.  Du  Peyrou  vous  en  indiquera  les  moyens 
quand  il  sera  temps,  et  soyez  sûr  que  l'espoir 
de  vous  embrasser  est  un  de  ceux  qui  me  font 
encore  aimer  la  vie. 

Je  ne  sais  comment  j'avoisoublié  de  vous  ren- 
dre compte  de  l'affaire  dont  vous  m'aviez  chargé 
à  Berlin;  j'aurois  juré  de  vous  en  avoir  rendu 
compte  il  y  a  long-temps;  car,  dans  mon  pre- 
mier moment  de  relâche,  j'écrivis  à  cet  effet  à 
mylord  maréchal  ;  c'étoit  précisément  quand 
M.  Michel  venoit  d'être  nommé.  Mylord  me  ré- 
pondit qu'il  étoit  allé  exprès  à  Berlin  pour  par- 
ler aux  ministres  de  votre  affaire  ;  qu'il  falloit 
nécessairement  que  vous  vous  adressassiez  di- 
rectement à  eux  ou  au  vice-gouverneur  ;  que, 
depuis  la  nomination  du  dernier,  il  ne  lui  con- 


venoit  plus  de  se  mêler  d'aucune  affaire  qui  re- 
gardât Neuchâtel  en  aucune  sorte  ;  qu'il  avoit 
refusé  au  colonel  Chaillet  de  se  mêler  d'une  af- 
faire pareille  à  celle  qu'il  venoit  de  proposer  à 
ma  sollicitation,  et  qu'il  me  prioit  de  ne  plus  me 
charger  à  l'avenir  de  recommandations  auprès 
de  lui  de  quelque  espèce  qu'elles  pussent  être. 
Je  ne  doute  pas  qu'en  vous  adressant  directe- 
ment au  ministère,  votre  affaire  ne  passât  sans 
difficulté,  d'autant  plus  qu'elle  a  déjà  été  pro- 
posée, etqu'on  est  toujours  bien  venu  dans  celte 
cour-là  quand  on  se  présente  avec  de  l'argent. 
En  partant  de  l'île  de  Saint-Pierre,  je  laissai  vos 
papiers  avec  tous  les  miens  à  M.  Du  Peyrou, 
des  mains  de  qui  vous  les  retirerez  sans  diffi- 
culté, quand  il  vous  plaira. 

Je  n'ai  laissé  nuls  papiers  à  l'île  de  Saint- 
Pierre  qu'il  m'importe  de  ravoir,  mais  comme 
j'aime  toujours  mieux  qu'ils  soient  en  mains 
amies  qu'en  d'autres,  si  vous  voulez  les  retirer 
en  mon  nom,  vous  n'avez  qu'à  m'envoyer  la 
formule  du  billet  qu'il  faut  que  je  fasse  pour 
cela,  et  je  vous  l'enverrai  sans  délai. 

Comme,  lorsque  vos  affaires  publiques  se- 
ront terminées,  vous  pourriez  avoir  quelque 
voyage  à  faire  dans  le  pays  où  je  suis,  sans  pas- 
ser par  Neuchâtel,  je  vous  préviens  que,  si  de 
Paris  vous  pouvez  vous  rendre  au  château  de 
Trye,  près  de  Gisors,  et  demander  M.  Renou, 
il  vous  donnera  de  mes  nouvelles  sûres.  Gisors 
est  à  quinze  petites  lieues  de  Paris,  et  il  y  a  un 
carrosse  public  qui  part  de  Gisors  tous  les  mer- 
credis, et  de  Paris  tous  les  samedis,  et  fait  la 
route  en  été  dans  un  jour.  Je  vous  embrasse, 
mon  bon  ami,  de  tout  mon  cœur,  ainsi  que 
tout  ce  qui  vous  est  cher,  et  tous  nos  amis. 

M.  Du  Peyrou  étant  tombé  malade  à  Paris, 
cette  lettre  a  été  prodigieusement  retardée. 

Ce  8  novembre. 

Autre  relard  bien  plus  long  :  M.  Du  Peyrou 
étant  retombé  malade  ici,  et  y  ayant  été  retenu 
plus  de  deux  mois,  vous  pouvez  juger  si  ces 
longs  relards  me  tiennent  en  inquiétude,  et  me 
rendent  vos  promptes  nouvelles  nécessaires, 
sur  les  tristes  choses  que  j'apprends. 


ANNÉE  1767. 


r>9r> 


A  M.   DU  PEYROU. 

Le  8  septembre  4767. 

J'ai  reçu  avant-hier  au  soir  votre  lettre  du  3; 
malgré  l'oubli ,  elle  avoii  été  décachetée ,  mais 
l'enveloppe  à  mylord  maréchal,  qu'il  a  eu  l'im- 
prudence de  me  laisser,  ne  l'avoit  point  été. 
Que  cela  vous  serve  de  règle  quand  vous  m'é- 
crirez. Je  prendrai  le  parti  de  porter  moi-même 
cette  lettre  à  la  poste;  mais,  comme  cela  sera 
remarqué  et  qu'on  y  pourvoira  par  la  suite,  je 
n'y  reviendrai  pas,  et  je  vous  dirai  tout  dans 
celle-ci. 

Que  j'ai  craint  cette  cruelle  goutte,  cruelle 
pour  l'un  et  pour  l'autre,  pour  moi  surtout  à  di- 
vers égards  I  J'espère  encore  que  cette  atteinte 
n'aura  pas  de  suite,  et  ne  vous  empêchera  pas 
de  me  venir  voir.  Mon  excellent  et  cher  hôte, 
ce  sera  la  dernière  fois  que  nous  nous  verrons; 
j'en  ai  le  pressentiment  trop  bien  fondé.  Puisse 
ce  dernier  des  heureux  momens  de  ma  vie 
achever  de  vous  dévoiler  le  cœur  de  votre  ami  ! 
Coindet  fera  tous  ses  efforts  pour  venir  avec 
vous;  évitez  ce  cortège;  après  ce  que  je  sais, 
il  empoisonneroit  mes  plaisirs.  J'étois  sûr  que, 
puisque  vous  jugiez  à  propos  de  le  consulter 
sur  votre  route ,  il  feroit  en  sorte  de  vous  dé- 
goûter de  venir  ici  directement.  Il  vous  aura 
embarrassé  de  traverses  inutiles,  et  de  fausses 
difficultés  des  maîtres  de  poste.  Gardez  sa  let- 
tre, et  montrez  cet  article  à  gens  instruits,  vous 
verrez  ce  qu'ils  vous  diront. 

Mon  cher  hôte,  vous  m'avez  perdu  sans. le 
vouloir,  sans  le  savoir,  et  bieii  innocemment, 
mais  sans  ressource.  Le  concours  fortuit  de 
mon  voyage  ici  et  du  vôtre  en  Hollande  a  passé 
chez  mes  persécuteurs  pour  une  affaire  arran- 
gée entre  nous.  On  vous  a  cru  chargé  d'une 
négociation  avec  Rey.  Le  papier  que  vous 
avez  adressé  pour  moi  à  Coindet  par  son  ca- 
nal les  a  encore  effarouchés  ;  leur  conscience 
agitée  alarme  leurs  télés ,  et  leur  persuade 
toujours  que  j'écris.  Connoissant  si  peu  le 
charme  d'une  vie  oisive,  solitaire  et  simple,  ils 
ne  peuvent  croire  que  c'est  tout  de  bon  que 
j'herborise,  que  ces  papiers  et  ces  petits  livres 
étoient  destinés  à  coller  et  dessiner  des  plantes 
sur  le  transparent;  et  j'ai  vu  clairement  que 
Coindet,  à  qui  j'ai  parlé  de  cet  emploi  que  j'en 
voulois  faire,  n'en  a  rien  cru.  Tous  ses  propos, 


toutes  ses  manœuvres  m'ont  dit  tout  ce  qui  se 
passoitdans  son  âme  et  qu'il  croyoit  bien  ca- 
ché; et  ce  Coindet,  qui  se  croit  si  fin,  n'est  qu'un 
fat.  Fiez-vous  encore  moins  qu'à  lui  à  la  dame 
à  qui  il  vous  a  présenté,  et  dont  il  est  envers 
moi  l'âme  damnée.  Elle  m'a  trompé  six  ans; 
il  y  en  a  deux  qu'elle  ne  me  trompe  plus,  et 
j'avois  tout-à-fait  rompu  avec  elle.  M.  le  prince 
de  Conti,  qui  ne  sait  rien  de  tout  cela,  et  poussé 
par  quelqu'un  qui,  pour  mieux  cacher  son  jeu, 
montre  avoir  peu  de  liaison  avec  elle,  m'a  re- 
mis, pour  ainsi  dire,  entre  ses  mains,  comme 
en  celles  d'une  amie,  et  elle  fait  usage  de  ce 
moyen  pour  m'achover.  De  mon  côté,  profitant 
enfin  de  vos  avis,  je  feins  de  ne  rien  voir;  en 
m'étouffant  le  cœur,  je  leurs  rends  caresses 
pour  caresses.  Ils  dissimulent  pour  me  per- 
dre, et  je  dissimule  pour  me  sauver;  mais, 
comme  je  n'y  gagne  rien,  je  sens  que  je  ne  sau- 
rois  dissimuler  encore  long-temps;  il  faut  tôt 
ou  tard  que  l'orage  crève.  Tout  ceci  vous  sur- 
prend trop  pour  pouvoir  le  croire.  Vous  vous 
rappelez  le  voyage  auprès  de  moi,  l'argent 
offert,  le  passe-port;  et  ne  devinant  pas  à  quoi 
tout  cela  étoit  destii-.é,  votre  honnête  cœur  de- 
meure incrédule  ;  soit  :  je  ne  demande  pas  à 
vous  persuader  quant  à  présent;  mais  je  de- 
mande que  vous  suspendiez  les  actes  de  votre 
confiance  en  elle  pour  ce  qui  me  regarde,  en 
attendant  que  vous  sachiez  si  j'ai  tort  ou  raison. 
Je  crois  qw^  M.  le  prince  de  Conti  et  madame 
de  Luxembourg ,  me  voyant  menacé  de  bien 
des  dangers,  ont  voulu  sincèrement  m'en  met- 
tre à  couvert,  en  s'assurant,  à  la  vérité,  de  moi 
par  des  entours  qui  n'ont  pas  paru  suffisans 
aux  deux  dames  pour  rassurer  leur  ami.  On  a 
donc  suscité  contre  moi  toute  la  maison  du 
prince,  les  prêtres,  les  paysans,  tout  le  pays. 
On  n'a  pas  douté,  connoissant  la  fierté  de  mon 
caractère,  que  je  ne  me  dérobasse  à  l'opprobre 
avec  promptitude  et  indignation.  C'est  ce  que 
j'ai  cent  fois  voulu  faire,  et  quej'auroisfaità  la 
fin  peut-être,  si  ma  pauvre  sœur,  la  raison,  et 
une  rechute  de  ma  maladie,  n'étoient  venues  à 
mon  secours.  Madame  de  V. ,  qui  ne  m'a  vu  ve- 
nir qu'à  regret,  n'a  pu  déguiser  assez,  ni  Coin- 
det non  plus,  leur  extrême  désir  de  m'en  voir 
sortir.  Cet  empressement,  si  peu  naturel  à  des 
amis  dans  ma  position,  m'a  fait  ouvrir  les  yeux, 
et  m'a  rendu  patient  et  sage.  Ma  sœur,  le  seul 


CQo 


CORRESPONDANCE. 


véritable  ami  qu'avec  vous  j'aie  dans  le  monde, 
et  qu'à  cause  de  cela  mes  ennemis  ont  en  haine, 
me  disoit  sans  cesse,  quoiqu'elle  portât  la  plus 
{grande  et  plus  sensible  part  des  outrages  :  At- 
tendez, souffrez,  et  prenez  patience,  le  prince 
ne  vous  abandonnera  pas.  Voulez-vous  donner 
à  vos  ennemis  l'avantage  qu'ils  demandent,  de 
crier  que  vous  ne  pouvez  durer  nulle  part?  Les 
sages  discours  de  cette  pauvre  fille  étoienl  ren- 
forcés par  la  raison,  Où  aller?  Ou  me  réfugier? 
Où  trouver  un  plus  sûr  abri  contre  mes  enne- 
mis? Où  ne  ni'atteindront-ils  pas,  s'ils  m'attei- 
gnent ici  même?  Où  aller  aux  approches  de 
l'hiver,  et  sentant  déjà  les  atteintes  de  mon  mal  ! 
Une  dernière  réflexion  m'a  décidé  à  tout  souf- 
frir et  à  rester,  quoi  qu'on  fasse.  Si  l'on  ne 
vouloit  que  s'assurer  de  moi,  c'est  ici  qu'il  me 
faudroit  laisser;  car  je  suis  à  leur  merci,  pieds 
et  poinjïs  liés  :  mais  on  veut  absolument  m'at- 
tirer  à  Paris;  pourquoi?  je  vous  le  laisse  à  de- 
viner. La  partie  sans  doute  est  liée  :  on  veut 
ma  perte,  on  veut  ma  vie,  pour  se  délivrer  de 
ma  garde  une  fois  pour  toutes.  11  est  impossi- 
ble de  donner  à  ce  qui  se  passe  une  autre  ex- 
plication. Ainsi ,  rien  ne  pourra  me  tirer  d'ici 
que  la  force  ouverte.  Outrages,  ignominie, 
mauvais  traiiemens ,  j'endurerai  tout ,  et  je 
me  suis  déterminé  d'y  périr.  Mon  Dieu  !  si  le 
public  étoit  instruit  de  ce  qui  se  passe ,  quelle 
indignation  pour  les  François,  qu'on  les  fît  les 
salellites  des  Anglois  pour  assouvir  la  rage 
d'un  Ecossois,  et  qu'on  les  forçât  de  me  punir 
eux-mêmes  d'avoir  cherché  chez  eux  un  asile 
contre  la  barbarie  de  leurs  ennemis  naturels  ! 
Voilà  des  explications  qu'il  falloit  absolu- 
ment vous  donner,  pour  régler  votre  conduite 
à  mon  égard  au  milieu  de  mes  ennemis  qui 
vous  trompent,  et  pour  vous  éclairer  sur  les 
vrais  services  que  votre  amitié  peut  me  rendre 
dans  l'occasion.  J'espère  que  vous  pourrez  ve- 
nir. Vous  devez  sentir  combien  mon  cœur  a 
besoin  de  celte  consolation  ;  si  je  la  perds,  que 
j'aie  au  moins  celle  de  voir  votre  ami  M.  de 
Luze.  S'il  vous  porte  mes  derniers  embrasse- 
mens,  je  me  console  et  me  résigne.  Mais  lequel 
des  deux  qui  vienne,  qu'il  tâche  surtout  de  venir 
seul.  J'ai  demandé  permission  à  M.  le  prince  de 
Conti  de  vous  recevoir  dans  son  château.  Je 
n'ai  point  de  réponse  encore  ;  si  vous  arrivez 
avant  elle,  il  convient  de  loger  à  Gisors  ;  il  n'y  a 


que  demi-lieue  d'ici,  et  nous  pourrons  égale- 
ment passer  les  journées  ensemble.  Si  je  puis 
vous  recevoir  au  château  ,  votre  laquais  sera 
logé  près  de  vous,  et  nous  ferons  en  sorte  qu'il 
ne  meure  pas  de  faim.  Je  vous  embrasse  dans 
les  plus  tendres  élans  d'un  cœur  brisé  d'a|«^ 
fliction,  mais  tout  plein  de  vous. 

Marquez-moi  la  réception  de  cette  lettre 
bien  exactement  et  promptement;  mais  n'en- 
trez dans  aucun  des  articles  qu'elle  contient. 
Présence  ou  rien  :  souvenez-vous  de  cela.  Ah  I 
cette  funeste  goutte!  Cher  ami,  quelque  dou- 
loureuse qu'elle  puisse  être ,  elle  vous  fera 
moins  de  mal  qu'à  moi.  Quand  vous  viendrez, 
vous  ou  M.  de  Luze,  ne  me  prévenez  point  du 
jour  dans  vos  lettres;  venez  sans  avertir,  c'est 
le  plus  sûr. 


A  H.   DE  SARTINE, 

lieutenant-général  de  police. 

A  Trye-le-Château,  le  9  septembre  1767. 

Monsieur, 

Permettez  que  j'aie  l'honneur  d'exécuter 
près  de  vous  l'ordre  exprès  que  m'a  donné 
l'auteur  d'un  livre  intitulé  Dictionnaire  de  mu- 
sique par  J.  J.  Rousseau ,  qui  s'imprime  chez 
la  veuve  Duchesne.  Cet  ordre  est ,  monsieur, 
de  m'opposer  de  sa  part,  comme  je  fais,  à  la 
publication  de  cet  ouvrage  qui  porte  son  nom, 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  été  de  nouveau  soumis  à  la 
censure,  attendu  que  des  passages  raturés  et 
rétablis  dans  le  manuscrit  peuvent  faire  naître 
des  difficultés  que  le  premier  censeur,  étant 
mort,  ne  pourroit  lever,  et  que  l'auteur  veut 
prévenir.  Vous  êtes  très-humblement  supplié, 
monsieur,  d'arrêter  ladite  publication  jusqu'à 
ce  temps-là. 

J'ai  l'honneurd'être  avec  un  profond  respect. 

Renou  (*). 


A  M.   DU  PEYROU. 

Le  9  septembre  1767. 

Aujourd'hui,  mon  cher  hôle,  j'écris  à  M.  de 
Sartine  et  à  Guy  ,  pour  arrêter  la  publica- 

(*)  Rousseau  ne  pouvoit  écrire  en  son  nom  au  magistrat 
chargé  de  la  police,  à  cause  de  l'arrêt  du  parlement.    M.  P. 


ANNÉE  1767. 


C87 


tion  du  Dictionnajre  jusqu'à  ce  qu'il  ait  été  sou- 
mis derechef  à  la  censure.  Vous  pouvez  com- 
prendre que  j'ai  des  raisons  graves  pour  pren- 
dre cette  précaution.  Si  cette  cruelle  goutte 
vous  laisse  en  état  d'aller,  voyez  Guy  sur-le- 
champ,  je  vous  en  supplie;  sachez  s'il  a  reçu 
ma  lettre,  et  s'il  se  met  en  devoir  d'en  exécuter 
le  contenu.  Faites- moi  passer  sa  réponse,  et 
répondez-moi  vous-même  aussitôt  que  vous 
pourrez.  Vous  devez  comprendre  que  je  ne  serai 
pas  à  mon  aise  jusqu'au  moment  où  je  recevrai 
des  nouvelles  de  cette  affaire.  Si  mon  malheur 
veut  que  la  goutte  vous  retienne,  priez  M.  de 
Luze  de  vouloir  bien  se  charger  de  ma  com- 
mission, car  elle  ne  souffre  aucun  retard. 
Donnez-moi  de  vos  nouvelles;  aimez  et  plai- 
gnez votre  ami;  c'est  tout  ce  que  j  ai  la  force 
de  vous  dire.  Adieu. 


A  MADAME  LA   MARQUISE  DE  MESMtS. 
Du  12  septembre  1767. 

Jereconnois,  madame,  vos  bontés  ordinaires 
dans  les  soins  que  vous  prenez  pour  me  procu- 
rer unasileoùl'on  veuille  bien  nepasm'interdire 
le  feu  et  l'eau;  mais  je  connois  trop  bien  ma 
situation  pour  attendre  de  ces  soins  bienfaisans 
un  succès  qui  me  procure  le  repos  après  lequel 
j'ai  vainement  soupiré,  et  que  je  ne  cherche 
plus  parce  que  je  ne  l'espère  plus. 

Vivement  touché  de  l'intérêt  que  M.  le  comte 
de***  veut  bien  prendre  à  mes  malheurs,  je  vous 
su [)plie,  madame,  de  vouloir  bien  lui  faire  passer 
les  témoignages  de  ma  très-humble  reconnois- 
sance;  c'est  une  de  mes  peines  de  ne  pouvoir 
aller  moi-même  la  lui  témoigner  :  mais  quant 
au  voyage  ici  que  son  excellence  daigne  propo- 
ser, je  ne  suis  pas  assez  vain  pour  en  accepter 
l'offre,  et  ces  honneurs  bruyans  ne  conviennent 
plus  à  l'état  d  humiliation  dans  lequel  je  suis 
appelé  à  finir  mes  jours  :  je  ne  crois  pas  non 
plus  qu'il  convienne  de  risquer  auprès  de  M.  le 
comte  de***,  ni  auprès  de  personne,  aucune 
demande  en  ma  faveur,  puisque  ce  ne  seroit 
qu'aller  chercher  d'infaillibles  refus  qui  ne  fe- 
roientqu'empirermasituation.s'ilétoiipossiblo. 

f.e  parti  que  j'ai  pris  d'attendre  ici  ma  des- 
tinée est  le  seul  qui  me  convienne,  et  je  ne  puis 
faire  aucune  espèce  de  démarche  sans  aggraver 


sur  ma  tête  le  poids  de  mes  malheurs;  je  sais 
que  ceux  qui  ont  entrepris  de  me  chasser  d'ici 
n'épargneront  aucune  sorte  d'efforts  pour  y 
parvenir  ;  mais  je  les  attends;  je  m'y  prépare, 
et  il  no  reste  plus  qu'à  savoir  lesquels  auront  le 
plus  de  constance,  eux  pour  persécuter,  ou 
moi  pour  souffrir.  Que  si  la  patience  m'échappe 
à  la  fin,  et  que  mon  courage  succombe,  mon 
parti  en  pareil  cas  est  encore  pris  :  c'est  de  m'é- 
loigner,  si  je  peux,  de  l'orage  qui  m'accable; 
mais  sans  empressement,  sans  précaution,  sans 
crainte,  sans  me  cacher,  sans  me  montrer,  et 
avec  la  simplicité  qui  convient  à  l'innocence.  Je 
considère,  madame,  qu'ayant  près  de  soixante 
ans,  accablé  de  malheurs  et  d'infirmités,  les 
restes  de  mes  tristes  jours  ne  valent  pas  la  fa- 
ligue  de  les  mettre  à  couvert  :  je  ne  vois  plus 
rien  dans  cette  vie  qui  puisse  me  flatter  ni  me 
tenter;  loin  d'espérer  quelque  chose,  je  ne  sais 
pas  même  que  désirer  :  l'amour  seul  du  repos 
me  restoit  encore;  l'espoir  m'en  est  ôté  :  je  n'en 
ai  plus  d'autre  :  je  n'attends  plus,  je  n'espère 
plus  que  la  fin  de  mes  mrsères  :  queje  l'obtienne 
de  la  nature  ou  des  hommes,  cela  m'est  assez 
indifférent;  et,  de  quelque  manière  qu'on 
veuille  disposer  de  moi,  l'on  me  fera  toujours 
moins  de  mal  que  de  bien.  Je  pars  de  celte  idée, 
madame  ;  je  les  mets  tous  au  pis,  et  je  me  tran- 
quillise dans  ma  résignation. 

Il  suit  de  là  que  tous  ceux  qui  veulent  bien 
s'intéresser  encore  à  moi  doivent  cesser  de  se 
donner  en  ma  faveur  des  mouvemens  inutiles: 
remettre,  à  mon  exemple,  mon  sort  dans  les 
mains  de  la  Providence,  et  ne  plus  vouloir  ré- 
sister à  la  nécessité,  voilà  ma  dernière  résolu- 
tion; que  ce  soit  la  vôtre  aussi,  madame,  à 
mon  égard  ,  et  même  à  l'égard  de  cette  chère 
enfant  que  le  ciel  vous  enlève  sans  qu'aucun 
secours  humain  puisse  vous  la  rendre;  que  tous 
les  soins  que  vous  lui  rendrez  désormais  soient 
pourcontenlervotre  tendresse  et  la  lui  montrer, 
mais  qu'ils  ne  réveillent  plus  en  vous  une  espé- 
rance cruelle  qui  donne  la  mort  à  chaque  fois 
qu'on  la  perd. 


A  H. 


DU   PEYROU. 

Le  12  septembre  «767. 


Vous  me  consolez  beaucoup,  mon  cher  hôte, 
par  votre  lettre  du  9  :  car  j'en  avois  reçu  une 


698 


CORRESPONDANCE. 


auparavant  de  M.  Coindet,  qui  m'avoit  appris  j  ce  que  vous  soyez  bien  délivré,  mais  ménager 
vos  vives  souffrances  ;  et  même  j'en  ai  reçu  de    votre  attention  et  vos  forces  pour  vous  mettre 


lui  une  autre  du  ^0,  qui  ne  me  permet  de  me 
livrer  qu'avec  crainte  à  l'espoir  que  vous  me 
donniez  la  veille,  puisqu'il  me  marque  que  vous 
êtes  toujours  le  même.  Ne  me  trompez  pas, 
mon  très-aimable  hôie,  sur  votre  état,  quel 
qu'il  soit  ;  car  linceriiiude  et  le  doute  me  tuent, 
et  me  font  toujours  les  maux  pires  qu'ils  ne 
sont.  Quand  vous  serez  en  convalescence,  don- 
nez-vous tout  le  temps  de  vous  bien  rétablir  où 
vous  êtes;  et  quand  vos  forces  seront  suffisam- 
ment revenues  pour  aller  à  la  campagne,  venez 
ici  passer  une  quinzaine  de  jours.  Vous  y  trou- 
verez un  bon  air,  un  beau  pays,  un  logement 
au  château,  une  terre  bien  garnie  de  gibier,  et 
la  permission  de  chasser  autant  que  cela  vous 
amusera.  Jespèreque  ce  voyage, après  lequel 
jesoupire  avec  passion,  sera  salutaire  à  l'un  et  à 
l'autre,  et  effacera  jusqu'aux  dernières  traces 
des  maux  de  votre  corps  et  de  mon  cœur.  Du 
reste,  ne  vous  pressez  point;  rien  ne  périclite,  et 
retardez  plutôt  de  quelques  jours  pour  pouvoir 
m'en  donner  davantage,  que  de  vous  exposer 
avant  le  parfait  rétablissement.  Vous  pouvez 
m'avertir  quelques  jours  d'avance,  afin  qu'on 
prépare  votre  chambre;  ou  si  vous  venez  sans 
être  attendu,  que  ce  soit  d'aussi  bonne  heure 
qu'il  se  pourra.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 

Je  ne  vois  point  d'inconvénient  de  me  préve- 
nir du  jour  où  vous  arriverez. 


AU   MEME. 


Le  18  septembre  1767. 

Je  vous  écrivis  hier,  mon  cher  hôte,  en  même 
temps  qu'à  M.  de  Luze  ;  et  j'ai  tellement  égaré 
ma  lettre,  qu'il  m'est  impossible  de  la  retrou- 
ver. Je  ne  sais  pas  même  quand  celle-ci  pourra 
partir,  n'étant  pas  en  état  aujourd'hui  de  la 
porter  moi-même  à  Gisors,  et  trouvant  très- 
difficilement  des  exprès  pour  y  envoyer.  En 
vous  marquant  la  joie  que  m'avoit  causée  la  vue 
de  votre  écriture,  je  vous  grondois  de  vous  être 
fatigué  à  écrire  trois  pages.  Trois  lignes  dans 
votre  étal  suffisent  pour  me  tranquilliser  ;  et 
non-seulemenl  vous  devez  garder  le  lit  jusqu'à 


en  état  de  venir  ici  plus  tôt  achever  de  vous 
rétablir.  Par  le  cours  que  prend  votre  goutte, 
il  me  semble  qu'elle  veuille  se  transformer 
en  sciatique.  Ordinairement  les  douleurs  de 
celle-ci  sont  moindres;  et  je  sais  par  l'exem- 
ple de  mon  défunt  ami  GaufFecourt,  qui  s'en 
étoit  guéri ,  qu'on  s'en  débarrasse  plus  aisé- 
ment. 

Vous  me  donnez  d'excellentes  nouvelles  qui 
me  font  grand  plaisir.  Je  suis  bien  aise  que 
vous  ayez  en  main  toutes  les  pièces  sur  lesquel- 
les vous  pourrez  juger  à  loisir  si  je  suis  timbré 
ou  non;  mais  il  est  très-vrai  que  je  n'avois  pas 
compté  que  le  tout  nous  revînt  si  facilement. 

Je  ne  me  sens  pas  bien  depuis  quelque  temps, 
et  je  crains  de  payer  le  long  relâche  dont  j'ai 
joui.  M.  Hume  a  dit  partout  que  M.  de  Luze 
lui  avoitassuré  que  je  n'avois  point  de  maladie. 
Le  frère  Côme,  ni  Morand,  ni  Malouin,  etc., 
ne  sont  sûrement  pas  là-dessus  de  l'avis  de 
M.  de  Luze  ;  et  malheureusement,  en  ce  moment 
surtout,  j'en  suis  encore  moins.  Si  les  peines 
de  l'âme  remédioient  aux  maux  du  corps,  je 
devrois  me  porter  à  merveille.  Mais  du  courage 
et  un  ami  sont  un  grand  remède  aux  premiè- 
res, au  lieu  qu'il  n'y  a  de  remède  aux  dernières 
que  la  patience  et  la  mort.  J'apprends  que  Ro- 
bert, peu  content  de  George ,  n'est  pas  non 
plus  fort  à  son  aise.  Il  faut  espérer  qu'enfin 
tout  changera  ou  finira. 

Bonjour,  mon  cher  hôte;  donnez-moi  de  vos 
nouvelles;  mais  si  vous  écrivez  vous-même, 
quatre  lignes  suffisent.  Entre  nous,  les  mots 
d'amitié  n'ont  plus  besoin  de  se  dire.  Deux 
mots  sur  les  affaires  et  quatre  sur  la  santé. 
Voilà  tout. 

J'envoie  cette  lettre  aujourd'hui,  ainsi  elle 
doit  arriver  demain. 


AU  MEME. 


Le  21  sepleoibre  t767. 


Pas  un  mot  de  vous,  mon  très-cher  hôte,  de- 
puis plus  de  huit  jours!  que  ce  silence  m'in- 
quiète! Seroit-ce  une  rechute?  M.  de  Luze 
n'auroit-il  pas  eu  du  moins  la  charité  de  m'ccrire 


ANNb.E  1767. 


699 


un  mol?  Quelque  leitre  seroit-ello  égarée? 
J'ai  écrit  à  M.  de  Luze  dans  la  semaine  ;  je  vous 
avois  écrit  le  même  jour.  Je  perdis  ma  lellre  ; 
je  vous  écrivis  le  lendemain.  Mon  Dieu!  être  si 
proche,  vous  savoir  malade,  et  ne  point  ap- 
prendre de  vos  nouvelles  !  Que  sera-ce  donc 
quand  nous  serons  éloignés?  Si  de  quelques 
jours  je  n'apprends  rien  de  vous,  je  prendrai 
le  parti  d'envoyer  uu  exprès  à  Paris,  si  j'en 
trouve,  car  c'est  encore  une  autre  difficulté. 
Que  je  suis  à  plaindre  ! 

M.  le  prince  de  Conti,  qui  devoit  venir  ici  la 
semaine  dernière,  n'est  point  venu.  Il  a  pris  la 
peine  de  mécrire  pour  me  marquer  la  cause  de 
son  retard,  et  m'annoncer  son  voyage  pour  la 
semaine  prochaine.  J'aurois  passionnément  dé- 
siré que  vos  forces  vous  eussent  permis  de  venir 
ici  pour  le  même  temps,  afin  d'avoir  le  plaisir 
de  vous  présenter  à  lui.  Cependant,  comme  il 
est  très-dangereux  de  se  déplacer,  après  une 
pareille  attaque,  avant  le  plus  parfait  rétablis- 
sement, gardez-vous  d'anticiper  sur  votre  con- 
valescence ;  mais,  mon  ami,  donnez-moi  de  vos 
nouvelles,  ou  je  ne  sais  ce  que  je  ferai. 


AU  HÊME. 


27  septembre  1767. 

Vous  pouvez,  mon  cher  hôte,  juger  du  plai- 
sir que  m'a  fait  votre  dernière  lettre,  par  l'in- 
quiétude que  vous  avez  trouvée  dans  ma  précé- 
dente, et  que  vous  blâmez  avec  raison  :  mais 
considérez  qu'après  tant  de  longues  agitations 
i  propres  à  troubler  ma  tête,  au  lieu  du  repos 
dont  javois  besoin  pour  la  raffermir,  je  me 
trouve  ici  submergé  dans  des  mers d  indignités 
et  d'iniquités,  au  moment  même  où  tout  parois- 
soit  concourir  à  rendre  n>a  retraite  honorable 
et  paisible.  Cher  ami,  si  avec  un  cœur  malheu- 
reusement trop  sensible,  et  si  cruellement  et  si 
continuellement  navré,  il  reste  dans  ma  tête 
encore  quelques  fibres  saines,  il  faut  que  natu- 
rellement le  tout  ne  fût  pas  trop  mal  conformé  : 
le  seul  remède  efficace  encore,  et  dont  j'ose 
espérer  tout,  est  le  cœur  d'un  ami  pressé  sur 
le  mien:  venez  donc;je  n'ai  que  vous  seul,  vous 
iesàvez;c'estbienassez;jen'enregrctteaucun; 


je  n'en  veux  plus  d'autre  ;  vous  serez  désormais 
tout  le  genre  humain  pour  moi.  Venez  verser 
sur  mes  blessures  enfiamniées  le  baume  de 
l'amitié  et  de  la  raison  :  l'attente  de  cet  élixir 
salutaire  en  anticipe  déjà  l'effet. 

Ce  que  vous  me  marquez  de  Neuchâtel  n'est 
pas  un  spécifique  bon  pour  mon  état;  je  crois 
que  vous  le  sentez  suffisamment;  et  malheureu- 
sement mes  devoirs  sont  toujours  si  cruels,  ma 
position  est  toujours  si  dure,  que  j'ose  à  |)eine 
livrer  mon  cœur  à  ses  vœux  secrets,  entre  le 
prince  qui  m'a  donné  asile,  et  les  peuples  qui 
m'ont  persécuté. 

M.  le  prince  de  Conti  n'est  point  encore 
venu,  j'ignore  quand  il  viendra  ;  on  lattendoit 
hier  :  je  ne  sais  ce  qu'il  fera  ;  mais  je  lis  dans 
la  contenance  des  comploteurs  qu'ils  craignent 
peu  son  arrivée,  que  leur  partie  est  bien  liée, 
et  qu'ils  sont  siirs,  malgré  leur  maître,  de  par- 
venir à  me  chasser  d'ici.  Nous  verrons  ce  qu'il 
en  sera  ;  je  crois  que  c'est  le  cas  de  faire  pouf  : 
ils  ne  s'y  attendent  pas. 

Le  parti  que  vous  prenez  de  ne  sortir  du  lit 
que  parfaitement  rétabli  est  très-sage;  mais  il 
ne  faut  pas  sauter  trop  brusquement  de  vos  ri- 
deaux dans  la  rue,  cela  seroit  dangereux  :  faites 
mettre  des  nattes  dans  votre  chambre,  au  dé- 
faut de  tapis  de  pied  ;  donnez-vous  le  temps  de 
vous  bien  rétablir,  avant  de  songer  à  venir,  et 
en  attendant  arrangez  tellement  vos  affaires, 
que  vous  n'ayez  à  partir  d'ici  que  quand  vous 
vous  y  ennuierez:  faites  en  sorte  de  vous  laisser 
maître  de  tout  votre  temps  ;  je  ne  puis  tropvous 
recommander  cette  précaution  :  j'aime  mieux 
vous  avoir  plus  tard,  et  vous  garder  plus  long- 
temps. Enfin  je  vous  conjure  derechef,  avec 
instance,  de  pourvoir  si  bien  d'avance  à  toute 
chose,  que  rien  ne  puisse  vous  faire  partir  d'ici 
que  votre  volonté. 

Nous  avons  ici  des  échecs,  ainsi  n'en  appor> 
tez  pas  ;  mais  si  vous  voulez  apporter  quelques 
volans,  vous  ferez  bien,  car  les  miens  sont  gâ- 
tés ou  ne  valent  rien  :  je  suis  bien  aise  que  vous 
vous  renforciez  assez  aux  échocs  pour  me  don- 
ner du  plaisir  à  vous  battre  ;  voilà  tout  ce  que 
vous  pouvez  espérer  ;  car,  à  moitis  que  vous  ne 
receviezavantage,  mon  pauvre  ami,  vous  serez 
battu  et  toujours  battu.  Je  me  souviens  qu'ayant 
1  honneur  de  jouer,  il  y  a  six  ou  sept  ans,  avec 
M.  le  prince  de  Conti,  je  lui  gagnai  trois  par- 


700 


CORUESPONDANCE. 


tics  de  suite,  tandis  que  tout  son  cortège  nie 
faisoit  des  grimaces  de  possédés  :  en  quittant 
le  jeu,  je  lui  dis  gravement  :  Monseigneur,  je 
respecte  trop  votre  altesse  pour  ne  pas  tou- 


rne paroît  pressé,  ni  pour  lui,  ni  pour  moi  : 
donnez-vous  tout  le  temps  de  reprendre  vos 
forces  et  de  vous  accoutumer  à  l'air.  Je  ne  puis 
vous  dire  à  quel  point  la  brièveté  du  temps  que 


jours  gagner.  Mon  ami,  vous  serez  battu,  et    vous  pouvez  me  donner  m'afflige;  je  vous  con- 


bien  battu;  je  ne  serois  pas  même  fâché  que 
cela  vousdégoùtâtdes  échecs,  car  je  n'aime  pas 
que  vous  preniez  du  goût  pour  des  amusemens 
si  fatigans  et  si  sédentaires. 

A  propos  de  cela,  parlons  de  votre  régime  ; 
il  est  bon  pour  un  convalescent,  mais  très-mau- 
vais à  prendre  à  votre  âge,  pour  quelqu'un  qui 
doit  agir  et  marcher  beaucoup  :  ce  régime  vous 
affoiblira  et  vous  ôtera  le  goût  de  l'exercice. 
iSe  vous  jetez  point  comme  cela,  je  vous  en 
conjure,  dans  les  exirêmes  systématiques;  ce 
ncst  pas  ainsi  que  la  nature  se  mène  :  croyez- 
moi,  prenez-moi  pour  lemédecin  de  votre  corps, 
comnieje  vous  prends  pour  le  médecin  de  mon 
âino;  nous  nous  en  trouverons  bien  tous  deux. 
Je  vous  préviens  même  qu'il  me  seroit  impos- 
sible de  vous  tenir  ici  aux  légumes,  attendu 
qu'il  y  a  ici  un  grand  potager  d'où  je  nesaurois 
avoir  un  poil  d'herbe,  parce  que  son  altesse  a 
ordonné  à  son  jardinier  de  me  fournir  de  tout: 
voilà,  mon  ami,  comment  les  princes,  si  puis- 
sans  et  si  craints  où  ils  ne  sont  pas,  sont  obéis 
et  craints  dans  leur  maison.  Vous  aurez  ici  d'ex- 
cellent bœuf,  d'excellent  potage,  d'excellent 
gibier.  Vous  niangerez  peu  ;  je  me  charge  de 
voire  régime,  et  je  vous  promets  qu'en  parlant 
d  ici  vous  serez  gras  comme  un  moine,  et  sain 
comme  une  bêle  ;  car  ce  n'est  pas  voire  esto- 
mac, mais  votre  cervelle  que  je  veux  mettre  au 
régime  frugivore.  Je  vous  Ferai  brouter  avec 
moi  de  mon  foin.  Ainsi  soii-il.  Bonjour. 

Mille  choses  de  ma  part  à  M.  de  Luze.  Hélas  ! 
avec  qui  nous  nous  sommes  vus  !  dans  quel 
moment  nous  nous  sommes  quittés!  Ne  nous 
reverrons-nous  point? 


AU   MEME. 


Ce  lundi,  5  octobre  <767- 


Je  VOUS  écris,  mon  cher  hôte,  un  mot  très  à 
la  hâte,  pour  vous  proposer  si,  avant  de  venir 
ici,  vous  ne  pourriez  point  aller  voir  Robert, 
sans  le  prévenir  de  votre  visite,  afin  que  nous 
en  ayons  des  nouvelles  sûres.  Du  reste,  rien  ne 


jure  au  moins  de  prendre  toutes  les  mesures 
possibles  pour  pouvoir  le  prolonger  autant  qu'il 
dépendra  de  vous.  Mon  cher  hôte,  je  suis  peut- 
être  appelé  au  malheur  de  vieillir,  mais  tout 
me  dit  que  le  jour  où  vous  me  quitterez  sera 
le  dernier  où  j'aurai  souhaité  de  vivre. 

Je  vous  envoie  une  liste  que  j'avois  faite  de 
livres  de  botanique  que  je  voulois  acquérir 
à  loisir  ;  comme  elle  est  considérable,  et  que  les 
livres  sont  chers,  je  souhaiterois  seulement 
dacquérir,  s'il  éioit  possible,  un  ou  deux  des 
quatre  ou  cinq  premiers.  Si,  dans  quelqu'une 
de  vos  courses,  vous  pouviez,  à  l'aide  de  Panc- 
koucke,  recouvrer  surtout  le  premier,  vous  me 
feriez  un  très-grand  plaisir.  Il  n'y  a  presque 
point  de  livres  de  botanique  chez  les  libraires 
de  Paris,  et  l'on  y  est  très-barbare  sur  cet  ar- 
ticle; cependant  je  crois  que  Didot  le  jeune 
ou  Chevalier  en  ont  quelques-uns.  Sans  vouloir 
compter  avec  vous  à  la  rigueur,  ce  qui  me 
seroit  bien  impossible,  je  vous  prie  pourtant 
de  tenir  toujours  note  exacte  de  vos  déboursés 
pour  moi,  afin  de  me  laisser  la  liberté  de  vous 
donner  les  commissions.  Je  vous  embrasse. 


AU  Même. 

9  octul>re  4767. 

Je  vous  écris  un  mot  à  la  hâte  pour  vous  dire 
que  le  patron  de  la  case  est  venu  ici  mardi,  seul, 
et  n'a  point  chassé  ;  de  sorte  que  j'ai  profité  de 
tous  les  momens  que  ce  grand  prince,  et,  pour 
plus  dire,  que  ce  digne  homme  a  passés  ici  :  il 
me  les  a  donnés  tous.  Vous  connoissez  mon 
cœur;  jugez  comment  j'ai  senti  celte  grâce  : 
hélas!  que  ne  peut-il  voir  le  mal  et  en  couper  la 
source!  mais  il  ne  me  reste  qu'à  me  résigner; 
et  c'est  ce  que  je  fais  aussi  pleinement  qu'il  se 
peut. 

Cher  hôte,  venez  :  nous  aurons  des  légumes, 
non  pas  de  son  jardin,  car  il  n'en  est  pas  le 
maître;  mais  un  bon  homme  qu'on  trompoit 
s'est  détaché  de  la  ligue,  et  je  compte  nj'arran- 
ger  avec  lui  pour  mes  fournitures,  que  je  n'ai 


ANNÉE  1767. 


701 


pu  faire  jusqu'ici,  ni  sans  payer,  ni  en  payant. 
Samedi,  soupant  avec  son  altesse,  je  mangeai 
du  fruit  pour  la  seule  ft)is  depuis  deux  mois  :  je 
le  lui  dis  tout  bonnement;  le  lendemain  il  m'en- 
voya le  bassin  qu'on  lui  avoil  servi  la  veille,  et 
qui  me  fit  {jrand  plaisir;  car  il  faut  vous  dire 
que  je  suis  ici  environné  de  jardins  et  d'arbres, 
comme  Tantale  au  milieu  des  eaux.  Mon  étala 
tous  égards  ne  peut  so  représenter;  mais  ve- 
nez ;  il  changera  du  moins  tandis  que  vous  serez 
avec  moi. 

Votre  précaution  d'aller  par  degrés  est  ex- 
cellente; continuez  de  même,  et  ne  vous  pres- 
sez point  :  mais  je  vous  conjure  de  si'bien  faire, 
que  vous  vous  pressiez  encore  moins  de  partir 
d'ici  quand  vous  y  serez.  Vous  faites  très-bien 
de  porter  à  vos  pieds  vos  nattes  et  vos  tapis  de 
pied  ;  la  façon  dont  vous  me  proposez  cette  ter- 
rible énigme  m'a  fait  mourir  de  rire  ;  je  suis 
l'Œdipe  qui  fera  l'effort  de  la  deviner,  c'est 
que  vous  avez  des  pantoufles  de  laine  garnies 
de  paille.  Si  vos  attaques  déchecs  sont  de  la 
force  de  vos  énigmes,  je  n'ai  qu'à  me  bien  tenir. 
Bonjour. 

Les  oreilles  ont  dû  vous  tinter  pendant  que 
son  altesse  étoit  ici.  Bonjour  derechef;  je  ne 
croyois  écrire  qu'un  mot ,  et  je  ne  saurois 
finir. 


A   M.    DLTENS. 

46  uctubre  1707. 


Puisque  M.  Dutens  juge  plus  commode  que 
la  petite  rente  qu'il  a  proposée  pour  prix  des 
livres  de  J.  J.  Rousseau  soit  payée  à  Londres, 
même  pour  cette  année,  où  cependant  l'un  et 
l'autre  sont  en  ce  pays,  soit.  11  y  aura  toutefois 
sur  la  formule  de  la  lettre  de  change  qu'il  lui  a 
envoyée, un  petit  retriinchemenl  à  f.iire,  sur  le- 
quel il  seroit  à  propos  que  M.  Frédéric  Dutens 
fût  prévenu  ;  c'est  celui  du  lieu  de  la  date  :  car 
quoique  Rousseau  sache  très- bien  que  sa  de- 
meure est  connue  de  tout  le  monde,  il  lui  con- 
vient cependant  de  ne  point  autoriser  de  son 
fait  cette  coniioissanco.  Si  celte  suppression 
|)ouvoil  faire  difficulté,  M.  Dutens  seroit  prié 
de  chercher  le  moyen  de  la  lever,  ou  de  reve- 
nir au  paiement  du  capital,  faute  de  pouvoir 
établir  commodément  celui  de  la  rente. 


J.  J.  Rousseau  a  laissé  entre  les  mains  do 
.M.  Da\enporl  un  supplément  de  livres  à  la  dis- 
position de  M.  Dutens,  pour  être  réunis  à  lu 
niasse. 


A   M.   DU   PEYROU. 

Le  17  octobre  1767. 

J'ai,  mon  cher  hôte,  votre  lettre  du  ^3,  et 
j'y  vois,  avec  la  plus  grande  joie,  que  vos  for- 
ces revenues  graduellement,  et  par  là  plus  soli- 
dement, vous  mettent  en  état  de  faire  à  Paris 
le  grand  garçon;  mais  je  voudrois  bien  que 
vous  n'y  fissiez  pas  trop  l'homme,  et  que  vous 
vinssiez  ici  affermirvotre  virilité, de  peurd'éire 
tenté  de  l'exercer  où  vousêtes.Vousmeparoissez 
?n  train  d'abuser  un  peu  de  la  permission  que 
je  vous  ai  donnée  d'y  prolonger  votre  séjour. 
Écoutez;  j'ai  bien  mesuré  cette  permission  sur 
les  besoins  de  votre  santé,  mais  non  pas  sur 
ceux  de  vos  plaisirs,  et  je  ne  me  sens  pas  assez 
désintéressé  sur  ce  point  pour  consentir  que 
vous  vous  amusiez  à  mes  dépens.  Ne  venez  pas, 
après  vous  être  solacié  à  Paris  tout  à  votre  aise, 
me  dire  ici  que  vous  êtes  pressé  de  partir,  que 
vos  affaires  vous  talonnent,  etc.;  je  vousavertis 
qu'un  tel  langage  ne  prendroit  pas  du  tout, que 
sur  ce  point  je  n'entendrois  pas  raillerie, et  que 
j'ai  tout  au  moins  le  droit  d'exiger  que  vous  ne 
soyez  pas  plus  pressé  de  partir  d'ici,  que  vous 
ne  l'avez  été  d'y  venir  :  pensez  à  cela  très-sérieu- 
sement,je  vous  prie;  et  faitessurtout  les  choses 
d'assez  bonne  grâce  pour  mériter  que  je  vous 
pardonne  les  huit  jours  dont  vous  avez  eu  le 
front  de  me  parler.  Au  premier  moment  où  vous 
vous  déplairez  ici,  partez-en,  rien  n'est  plus 
juste,  mais  arrangez- vous  de  telle  sorte  qu'il 
n'y  ait  que  l'ennui  qui  vous  en  puisse  chasser  : 
j  ai  dit. 

Je  ne  suis  pas  absolument  fâché  des  petits 
tracas  qu'a  pu  vous  donner  la  recherche  des 
livres  de  botanique  ;  promenades,  diversions, 
distractions,  sont  choses  bonnes  pour  la  conva- 
lescence :  mais  il  ne  faut  pas  vous  inquiéter 
du  peu  de  succès  de  vos  recherches;  j'en  étois 
déjà  presque  sûr  d'avance;  et  c'éioii  en  pré- 
voyant qu'on  irouveroit  peu  de  livres  de  bota- 
nique à  Paris,  que  j'en  notois  un  grand  nom- 
bre pour  mettre  au  hasard  la  rencontre  de  quel- 


702 


CORRESPONDANCE. 


qu'un.  Il  est  étonnant  à  quel  point  de  crasse 
ignorance  et  de  barbarie  on  reste  en  France  sur 
cette  belle  et  ravissante  étude,  que  l'illustre 
Linnseus  a  mise  à  la  mode  dans  tout  le  reste  de 
l'Europe.  Tandis  qu'en  Allemagne  et  en  An- 
gleterre les  princes  et  les  grands  font  leurs  dé- 
lices de  l'étude  dos  plantes,  on  la  regarde  en- 
core ici  comme  une  étude  d'apothicaire;  etvous 
ne  sauriez  croire  quel  profond  mépris  on  a 
conçu  pour  moi,  dans  co  pays,  en  me  voyant 
herboriser.  Ce  superbe  tapis  dont  la  lerre  est 
couverte  ne  montre  à  leurs  yeux  que  lavemens 
et  qu'emplâlres,  et  ils  croient  que  je  passe  ma 
vie  à  faire  des  purgations.  Quelle  surprise  pour 
eux,  s'ils  avoient  vu  madame  la  duchesse  de 
Portiand,  dont  j'ai  l'honneur  d'être  l'herbo- 
riste, grimper  sur  des  rochers  où  j'avois  peine 
à  la  suivre,  pour  aller  chercher  la  chamœdrys 
frutescens  et  la  saxifraga  alpina!  Or,  pour  re- 
venir, il  n'y  a  donc  rien  de  surprenant  que  vous 
ne  trouviez  pas  à  Paris  des  livres  de  plantes,  et 
je  prendrai  le  parti  de  faire  venir  d'ailleurs  ceux 
dont  j'aurai  besoin. 

Si  M.  de  Luze  n'est  pas  encore  parti,  comme 
je  l'espère,  je  vous  prie  de  lui  dire  mille  bonnes 
choses  pour  moi,  et  de  l'en  charger  d'autant 
pour  madame  de  Luze.  J'ose  à  peine  vous  par- 
ler de  la  bonne  maman, sentant  bien  qu'en  cette 
occasion  ses  vœux  sont  très-opposés  aux  miens  ; 
mais,  en  vérité,  c'est  presque  la  seule  où  je  ne 
lui  fisse  pas,  et  même  avec  plaisir,  le  sacrifice 
de  ma  propre  satisfaction. 

Voilà  l'heure  de  la  poste  qui  presse;  le  do- 
mestique attend  et  m'importune  :  il  faut  finir  en 
vous  embrassant. 


A  M\DAME  LATOUR. 

Ce  29  octobre  4767. 


Chère  et  respectable  Marianne,  ce  n'est  pas 
sans  souffrir  que  je  me  suis  abstenu  si  long- 
temps de  vous  écrire.  Dans  peu  vous  aurez  de 
mes  nouvelles  par  une  voie  sûre  ;  daignez  atten- 
dre et  ne  pas  mal  penser  de  votre  ami. 


A  M.   LE  MARQUIS  DE  MIRABEAU. 

Ce  12  décembre  1767. 

Je  consens  de  tout  mon  cœur,  mon  illustre 


ami,  que  vous  fassiez  imprimer,  avec  les  pré- 
cautions dont  vous  parlez,  la  lettre  que  vous 
m'avez  fiiit  l'honneur  de  m'écrire,  etje  vous  re- 
mercie de  l'honnêteté  avec  laquelle  vous  voulez 
bien  medemander  mon  consentementpourcela. 
Vous  voilà  donc  embarqué  tout  de  bon  dans 
les  guerres  littéraires  :  que  j'en  suis  affligé,  et 
que  je  vous  plains!  Sans  prendre  la  liberté  de 
vous  dire  là-dessus  rien  de  mon  chef,  j'oserai 
vous  transcrire  ici  deux  vers  du  Tasse  que  je 
me  rappelle  et  auxquels  je  n'ajouterai  rien  : 

«  Giunta  è  tua  gloria  al  «ommo,  e  per  innanzi 
»  Fuggir  le  dubbie  beurre  a  te  conviene.  » 

Je  vous  honore  et  vous  embrasse,  monsieur, 
de  tout  mon  cœur. 


A   M.  DU  PEYROU. 

Ce  6  janvier  1768. 

J'étois,  mon  cher  hôte,  dans  un  tel  souci 
sur  votre  voyage,  que,  (ant  pour  retirer  le 
paquet  ci-joint,  que  je  savois  être  au  bureau, 
que  dans  l'attente  de  votre  lettre,  la  poste  étant 
arrivée  plus  tard  qu'à  l'ordinaire,  j'envoyai 
trois  fois  de  suite  à  Gisors  :  enfin  je  la  reçois 
cette  lettre  si  impatiemment  attendue;  et  après 
l'avoir  déchirée  pour  l'ouvrir  plus  vite,  au  lieu 
du  détail  que  j'y  cherchois  j'y  vois  pour  début 
celui  du  départ  de  mes  lettres.  Mon  Dieu,  qu'en 
le  lisant  vous  me  paroissiez  haïssable!  Ma  foi, 
si  c'est  là  de  la  politesse,  je  la  donne  au  diable 
de  bien  bon  cœur. 

Enfin  vous  voilà  heureusement  arrivé,  mal- 
gré ce  premier  accident  dont  l'histoire  m'eût 
fait  trembler,  si  votre  lettre  n'eût  éié  datée  de 
Paris.  Convenez  qu'en  ce  moment-là  vous  dû- 
tes sentir  qu'il  n'est  pas  inutile  à  un  convales- 
cent d'avoir  avec  soi  un  ami  en  route,  et  qu'au 
fond  du  cœur  vous  m'avez  su  gré  de  ma  triche- 
rie. Voilà  les  seules  que  je  sais  faire,  mais  je  ne 
m'en  corrigerai  pas. 

Je  suis  très-charmé  que  vous  soyez  content 
de  vos  petits  repas  tête  à  tête,  et  je  désire  ex- 
trêmement que  vous  preniez  l'habilude  de  dî- 
ner en  ville  le  moins  qu'il  se  pourra,  d'autant 
plus  que  le  froid  terrible  qu'il  fait,  et  dont  l'in- 
fluence m'est  bien  cruelle,  la  neige  abondante 
par  laquelle  il  se  terminera  probablement, doi- 
vent vous  empêcher  de  songer  à  votre  départ 


ANNÉE  17G8. 


703 


jusqu'à  ce  que  le  temps  s'adoucisse,  et  que  les 
chemins  deviennent  praticables;  quoique  je 
vous  avoue  bien  que  votre  lonf;  séjour  à  Paris 
ne  me  laisseroit  pas  sans  inquiétude ,  si  vous 
n'aviez  avec  vous  un  bon  surveillant  qui,  j'es- 
père, ne  s'embarrassera  pas  plus  que  moi  de 
vous  déplaire  pour  vous  conserver.  Je  me  tran- 
quillise donc,  et  je  tranquillise  de  mon  mieux 
ma  pauvre  sœur,  non  moins  inquiète  que  moi, 
espérant  que,  dans  ce  temps  rigoureux,  vous 
veillerez  attentivementl'unsurrautre,  en  sorte 
que  vous  vous  rendiez  tous  deux  à  vos  pénates, 
sains  et  saufs.  Ainsi  soit-il.  Cette  bonne  fille  est 
transportée  de  joie  de  votre  heureuse  arrivée, 
et  je  vois  avec  grand  plaisir  qu'elle  cède  à  cette 
pente  si  naturelle  et  si  honorable  au  cœur  hu- 
main, de  s'attacher  aux  gens,  avec  plus  de  ten- 
dresse, par  les  soins  qu'on  leur  a  rendus.  Quant 
à  ce  que  vous  ajoutez  qu'elle  s'est  fait  gronder 
plus  d'une  fois  par  son  frère,  à  cause  des  soins, 
desatlentions  et  (les complaisances  qu'elle  avoit 
pour  vous,  cela  me  paroîtsi  plaisant,  que,  n'é- 
tant pas  aussi  gaillard  que  vous,  je  n'y  trouve 
rien  à  répondre. 

Vous  avez  raison  de  croire  que  les  détails  de 
vos  déjeuner  et  dîner  me  font  grand  plaisir  : 
ajoutez  même,  et  grand  bien;  car  ils  me  ren- 
dent l'appétit  que  le  froid  excessif  m'ôte. 

Voici,  mon  cher  hôte,  une  réponse  de  ma- 
dame l'abbesse  de  Gomer-Fontaine.  Cette  ré- 
ponse étoit  accompagnée  d'un  petit  bi'lei  Irès- 
obligeant  pour  moi,  et  pour  ma  sœur,  de  jolies 
breloques  de  religieuses.  Celte  dame  est  jeune, 
bonne,  très-aimable;  et  je  crois  que  vous  au- 
riez aimé  à  lui  rendre  des  douceurs  qui  fussent 
autant  de  son  goilt  que  les  siennes  l'éioient  du 
vôtre.  Je  ne  manquerai  pas  de  lui  faire  quel- 
quefois votre  cour,  sitôt  que  la  saison  le  per- 
mettra. 


K  MYLORD   COMTE   DE   BARCOURT. 
13  janvier  1768. 

Je  me  reprocherois,  mylord,  d'avoir  tardé  i 
si  long-temps  à  vous  écrire  et  à  vous  remer- 
cier, si  je  ne  me  rendois  le  témoignage  que  la 
volonté  y  étoil  toute  entière,  et  que  ce  que  je 
veux  faire  est  toujours  ce  que  je  fais  le  moins. 
J'ai,  entre  autres,  été  depuis  trois  mois  parde- 


malade,  et  jen'ai  pas  quitté  le  chevet  d'un  ami, 
qui  grâce  au  ciel,  est  enfin  parfaitement  réta- 
bli. Je  vous  offre ,  mylord ,  les  prémices  de 
mes  loisirs;  et  c'est  avec  autant  d'empressement 
que  de  reconnoissance  que ,  touché  de  toutes 
les  bontés  dont  vous  m'avez  honoré,  je  vous  en 
demande  la  continuation.  Il  ne  tiendra  pasà  moi 
qu'en  les  cultivant  avec  le  plus  grand  soin  je 
ne  vous  témoigne  en  toute  occasion  combien 
elles  me  sont  précieuses. 

J'ai  reçu  depuis  long-temps  l'argent  du  billet 
que  vous  prîtes  la  peine  de  m'envoyer  pour  le 
produit  des  estampes;  et  c'est  encore  un  de 
mes  torts  les  moins  excusables  de  ne  vous  en 
avoir  pas  tout  de  suiteaccusé  la  réception  ;  mais 
je  me  reposois  un  peu  en  cela  sur  votre  ban- 
quier, qui  n'aura  pas  manqué  de  vous  en  don- 
ner avis.  Vous  me  demandez,  mylord,  ce  qu'il 
falloit  faire  des  estampes  de  M.  Watelet  :  nous 
étions  convenus  que,  puisque  vous  ne  les  aviez 
pas  et  qu'elles  vous  étoient  agréables,  vous  les 
ajouteriez  à  vos  porte-feuilles,  d'autant  plus 
qu'elles  ne  pouvoient  passer  décemment  et  con- 
venablement que  dans  les  mains  d'un  ami  de 
l'auteur  :  ainsi  j'espère  qu'à  ce  titre  vous  ne 
dédaignerez  pas  de  les  accepter.  A  I  égard  de 
l'estampe  du  roi,  je  désire  extrêmement  qu'elle 
me  parvienne;  et,  si  vous  permettez  que  j'a- 
buse encore  de  vos  bontés,  j'ose  vous  supplier 
de  la  faire  envelopper  avec  soin  dans  un  rou- 
leau. Je  désire  extrêmement  recevoir  bientôt 
cette  belle  estampe  que  j'aurai  soin  de  faire  en- 
cadrer convenablement  pour  avoir  les  traits  de 
mon  auguste  bienfaiteur  incessamment  gravés 
sous  mes  yeux,  comme  ses  bontés  le  sont  dans 
mon  cœur. 

Daignez,  mylord,  continuer  à  m'honorer  des 
vôtres,  et  quelquefois  des  marques  de  votre 
souvenir:  je  tâcherai,  de  mon  côté,  de  ne  me 
pas  laisser  oublier  de  vous,  en  vous  renouve- 
lant, autant  que  cela  ne  vous  importunera  pas, 
les  assurances  de  mon  plus  entier  dévouement 
et  de  mon  plus  vrai  respect. 


LE   MARQUIS   DE   MIRABEAU. 

13  janvier  1768. 


J'ai,  mon  illustre  ami,  pour  vous  écrire, 
laissé  passer  le  temps  des  sots  complimensdic- 


704 


CORRESPOND ANGE. 


tés  non  par  le  cœur,  mais  par  le  jour  et  par 
l'heure,  et  qui  partent  à  leur  moment  comme  la 
détente  dune  horloge.  Messeniimens  pour  vous 
sont  trop  vrais  pour  avoir  besoin  d'être  dits,  et 
vous  les  méritez  trop  bien  pour  manquer  do  les 
coniioître.  Je  vous  plains  du  fond  de  mon  cœur 
des  tracas  où  vous  êtes;  quoi  que  vous  on  di- 
siez, je  vous  vois  enibarqué,  sinon  dans  dos 
querellos  littéraires,  au  moins  dans  des  querel- 
les économiques  ot  politiques;  ce  qui  seroit  peut- 
être  encore  pis,  s'il  étoit  possible.  Je  suis  prêt 
à  tomber  en  défaillance  au  seul  souvenir  de  tout 
cela;  permettez  que  je  n'en  parle  plus,  que  je 
n'y  pense  plus  que  par  le  tendre  intérêt  que  je 
prends  à  votre  repos,  à  votre  gloire.  Je  puis 
bien  tenir  les  mains  élevées  pendant  le  combat, 
mais  non  pas  me  résoudre  à  le  regarder. 

Parlons  de  chansons,  cola  vaudra  nueux  : 
seroit-il  possible  que  vous  songeassiez  tout  de 
bon  à  faire  un  opéra?  Oh  !  que  vous  seriez  ai- 
mable, et  que  j'aimerois  mieux  vous  voir  chan- 
ter à  l'Opéra  que  crier  dans  le  désert!  non 
qu'on  ne  vous  écoute  et  qu'on  ne  vous  lise , 
mais  on  ne  vous  suit  ni  ne  veut  vous  entendre. 
Ma  foi,  monsieur,  faisons  comme  les  nourrices, 
qui,  quand  lesenfans  grondent,  leur  chantent 
et  les  font  danser.  Votre  seule  proposition  m'a 
déjà  mis,  moi  vieux  radoteur,  parmi  ces  en- 
fans-là  ;  et  il  s'en  faut  peu  que  ma  muse  chenue 
ne  soit  prête  à  se  ranimer  aux  accens  de  la 
vôtre;  ou  même  à  la  seule  annonce  de  ces  ac- 
cens. Je  ne  vous  en  dirai  pas  aujourd'hui  da- 
vantage, car  votre  proposition  m'a  tout  l'air  de 
n'être  qu'une  vaine  amorce,  pour  voir  si  le  vieux 
fou  mordroit  encore  à  l'hameçon.  A  présent 
que  vous  en  avez  à  peu  près  le  plaisir,  dites- 
moi  tout  rondement  ce  qui  en  est,  et  je  vous 
dirai  franchement,  moi,  ce  que  j'en  pense,  et 
ce  que  je  crois  y  pouvoir  faire  :  après  cela,  si  le 
cœur  vous  en  dit,  nous  en  pourrons  causer 
avec  mon  aimable  payse,  qui  nous  donnera  sur 
tout  cela  de  très-bons  conseils.  Adieu,  mon  il- 
lustre ami  ;  je  vous  embrasse  avec  respect,  mais 
de  tout  mon  cœur. 


A  MADAME  LATOUR. 

A  Trye,  le  20  janvier  1768. 

Lorsque  je  vous  écrivis  un  mot,  il  y  a  trois 


mois,  chère  Marianne,  j'avois  le  cœur  plein 
despérancos  flatteuses  qui  se  sont  bien  cruel- 
lement évanouies,  l/intercoption  d'une  corres- 
pondance directe  étant  plus  que  probable  ,  je 
comptois,  entre  autres,  épancher  ce  cœur  dans 
le  vôtre  par  une  voie  qui  me  paroissoit  aussi 
sûre  que  douce.  Il  n'en  est  plus  question  :  le 
ciel ,  qui  veut  qu'il  ne  manque  rien  à  ma  misèro, 
m'ôte  la  plus  précieuse  consolation  des  infor- 
tunés. 

Sentirsi.  ho  Dei  !  morir. 
Et  non  potcr  mai  dir, 
Morir  mi  sento! 

MÉTiSTiSE. 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  prendre  mon  parti 
de  bonne  grâce,  et  je  le  prends  du  moins  irré- 
vocablement :  je  me  condamne  à  un  silence 
éternel  sur  mes  malheurs,  et  je  ferai  tout  pour 
en  effacer  le  souvenir  et  le  sentiment  dans  mon 
cœur  même.  Ma  dernière  consolation  est  d'ap- 
procher de  leur  terme;  et  comme  ceux  qui  les 
veulent  prolonger  au-delà  de  ma  vie  sont  mor- 
tels aussi,  ce  terme  ne  sera  qu'un  peu  reculé 
peut-être  ;  mais  enfin  le  temps  et  la  vérité  re- 
prendront leur  empire  ;  et,  quoi  que  mes  con- 
temporains puissent  faire,  ma  mémoire  ne  res- 
tera pas  toujours  sans  honneur.  La  destinée  du 

grand  R (*),  avec  lequel  j'ai  tant  de  choses 

communes,  sera  la  mienne  jusqu'au  bout.  Il 
n'a  point  eu  le  bonheur  de  se  voir  justifié  de 
son  vivant  ;  mais  il  l'a  été  par  l'un  de  ses  plus 
cruels  ennemis,  après  la  mort  de  l'un  et  do 
l'autre.  Je  compte  trop,  non  sur  mon  bonheur, 
mais  sur  la  Providence,  pour  ne  pas  espérer  au 
moins  celui-là  ;  et  il  m'est  doux  de  penser  qu'un 
jour  le  nom  de  ma  chère  Marianne  recevra  les 
honneurs  qui  lui  seront  dus  ,  à  la  tête  du  petit 
nombre  de  ceux  qui  ont  eu  le  courage  de  me 
défendre  de  mon  vivant. 

Je  finis  sur  cette  matière  pour  n'y  revenir 
de  mes  jours,  et  je  vous  supplie  que  ce  soit  au- 
jourd'hui la  dernière  fois  qu'il  en  sera  question 
entre  nous.  Mais  donnoz-moi  quelquefois  de  vos 
nouvelles;  recevez  des  miennes  avec  bonté; 
que  ma  digne  avocate  soit  toujours  mon  amie, 
et  qu'elle  soit  sûre  que,  pour  les  services  vrais, 
dont  je  fais  cas,  et  rendus  en  silence,  tels  que 
celui  que  j'ai  reçu  d'elle,  la  reconnoissance  de 
ce  cœur  qu'on  traite  d'ingrat  est  des  plus  rares 

(*)  Jean-Baptiste  Rousseau. 


Si 


ANNÉE  1768. 


7o;; 


parmi  les  hommes,  puisqu'elle  se  tourne  toute 
en  attachement. 

Je  crois  que  le  mieux  seroit  de  nous  écrire 
directement;  et,  comme  que  ce  soit,  ne  rappe- 
lons, dans  aucune  do  nos  lettres,  du  sujet  de 
celle-ci.  Je  suppose  que  vous  savez  sous  quel 
nom  Je  suis  connu  ici. 


A  M.   GRANVILLE. 


Trye,  le  M  janvier  1768. 


Je  n'auroispastanlésiionfî-temps,  monsieur, 
à  vous  remercier  du  plaisir  que  m'a  fait  la  let- 
tre dont  vous  m'avez  honoré  le  6  novembre, 
sans  beaucoup  de  tracas  qui ,  venus  à  la  tra- 
verse, m'ont  empêché  de  disposerde  mon  temps 
comme  jaurois  voulu,  i.es  témoignages  de  vo- 
tre souvenir  et  de  votre  amitié  me  seront  tou- 
jours aussi  chers  que  vos  honnêtetés  et  vos 
bontés  m'ont  été  sensibles  pendant  tout  le  temps 
que  j'ai  eu  le  bonheur  d'être  voire  voisin.  Ce 
qui  ajoute  à  mon  déplaisir  de  vous  écrire  si  tard 
est  la  crainte  quecette  lettre,  vous  trouvant  déjà 
parti  de  Caiwich,  ne  fasse  un  bien  long  circuit 
pour  vous  aller  chercher  à  Baih.  Je  désire  fort, 
monsieur,  que  vous  ayez  cette  fois  entrepris 
ce  voyage  annuel  plus  par  habitude  que  par 
nécessité,  et  que  toutefois  les  eaux  vous  fassent 
tant  de  bien  que  vous  puissiez  jouir  en  paix  de 
la  belle  saison  qui  s'approche,  dans  votre  char- 
mante demeure,  sans  aucun  ressentiment  de 
vos  précédentes  incommodités.  Vous  y  trouve- 
rez, je  pense,  à  votre  retour,  un  barbouillage 
nouvellement  imprimé,  où  je  me  suis  mêlé  de 
bavarder  sur  la  musique,  et  dont  j'ai  fait  adres- 
ser un  exemplaire  à  M.  Rougemont,  avec  prière 
de  vous  le  faire  passer.  Aimant  la  musique,  et 
vous  y  connoissant  aussi  bien  que  vous  faites, 
vous  ne  dédaignerez  peut-être  pas  de  donner 
quelques  momens  de  solitude  et  d'oîsiveté  à 
parcourir  une  espèce  de  livre  qui  en  traite  tant 
bien  que  mal  :  j'aurois  voulu  pouvoir  mieux 
faire  ;  mais  enfin  le  voilà  tel  qu'il  est. 

Le  défaut  d'occasion,  monsieur,  pour  faire 
partir  cette  lettre,  rend  sa  date  bien  surannée, 
et  me  l'a  fait  écrire  à  deux  fois  :  l'occasion  même 
d'un  ami  prêt  à  partir,  et  qui  veut  bien  s'en 
charger,  ne  me  laisse  pas  le  temps  de  trans- 
crire ma  réponse  à  l'aimable  bergère  de  Cal- 

IV. 


wich,  et  me  force  à  la  laisser  partir  un  pou 
barbouillée  :  veuillez  lui  faire  excuser  celle  pe- 
tite irrégularité ,  ainsi  que  celle  du  défaut  do 
signature,  dont  vous  pouvez  savoir  la  raison. 
Recevez,  monsieur,  mes  salutations  empressées 
et  mes  vœux  pour  l'afFermissement  de  votre 
santé. 

l'herboriste 

DR  Li  DUCBISSB  DE  PonTLtRD. 

P.  S.  Comme  l'exemplaire  du  Dictionnaire 
de  musique  qui  vous  étoit  destiné  avoii  été 
adressé  à  M.  Vaillant,  qui  n'a  jamais  paru  fort 
soigneux  des  commissions  qui  me  regardent, 
j'en  ai  fait  envoyer  depuis  un  second  à  M.  Rou- 
gemont pour  vous  le  faire  passer  au  défaut  du 
premier. 


A   MADEMOISFXLE   DEWES. 

Le  23  janvier  <7C8. 

Si  je  VOUS  ai  laissé,  ma  belle  voisine,  une  em- 
preinte que  vous  avez  bien  gardée,  vous  m'en 
avez  laissé  une  autre  que  j'ai  gardée  encore 
mieux.  Vous  n'avez  n>on  cachet  que  sur  un  pa- 
pier qui  peut  se  perdre  ,  mais  j'ai  le  vôtre 
empreint  dans  mon  cœur,  d'où  rien  ne  peut 
l'effacer  :  puisqu'il  étoit  certain  que  j'empor- 
tois  votre  gage  ,  et  douteux  que  vous  eussiez 
conservé  le  mien ,  c'éloit  moi  seul  qui  devois 
désirer  de  vérifier  la  chose;  c'est  moi  seul  qui 
perds  à  ne  l'avoir  pas  fait.  Ai-je  donc  besoin, 
pour  mieux  sentir  mon  malheur,  que  vous  m'en 
fassiez  encore  un  crime?  cela  n'est  pas  trop 
humain.  Mais  votre  souvenir  me  console  de  vos 
reproches;  j'aime  mieux  vous  savoir  injuste 
qu'indifférente,  et  je  voudrois  être  grondé  do 
vous  tous  les  jours  au  même  prix.  Daignez 
donc,  ma  belle  voisine,  ne  pas  oublier  toul-à- 
fait  votre  esclave,  et  continuer  à  lui  dire  quel- 
quefois ses  vérités.  Pour  moi,  si  j'osois  à  mon 
tour  vous  dire  les  vôtres ,  vous  me  trouveriez 
trop  galant  pour  un  barbon.  Bonjour,  ma  belle 
voisine.  Puissiez-vous  bientôt,  sous  les  auspices 
du  cher  et  respectacle  oncle,  donner  un  pasteur 
à  vos  brebis  de  Caiwich  ! 


45 


70G  CORRESPONDANCE 

M.   tV.  MARQUIS  DR  MIRABEAU. 

^-  Trye,  le  28  janvier  1768. 


Je  me  souviens,  mon  illustre  ami,  que  le  jour 
où  je  renonçai  aux  petites  vanités  du  monde,  et 
en  même  temps  à  ses  avantages,  je  me  dis  en- 
tre autres,  en  me  défaisant  de  ma  montre  : 
Grâce  au  ciel,  je  n'aurai  plus  besoin  de  savoir 
l'heure  qu'il  est.  J'aurois  pu  me  dire  la  même 

•liose  sur  le  quantième,  en  me  défaisant  de  mon 

Imanach  ;  mais,  quoique  je  n'y  tienne  plus  par 
(os  affaires,  j'y  tiens  encore  par  l'amitié  ;  cela 
rend  mes  correspondances  plus  douces  et  moins 
fréquentes  :  c'est  pourquoi  je  suis  sujet  à  me 
tromper  dans  mes  dates  de  semaine,  et  même 
quelquefois  de  mois.  Car,  quoique  avec  l'al- 
manach  je  sache  bien  trouverlequantièmedans 
la  semaine,  sachant  le  jour,  quand  il  s'agit  de 
trouver  aussi  la  semaine,  je  suis  totalement  en 
défaut.  J'y  devrois  pourtant  être  moins  avec 
vous  qu'avec  tout  autre,  puisque  je  n'écris  à 
personne  plus  souvent  et  plus  volontiers  qu'à 
vous. 

Conclusion  :  nous  ne  ferons  d'opéra  ni  l'un 
ni  l'autre  ;  c'est  de  quoi  j'étois  d'avance  à  peu 
près  sûr.  J'avoue  pourtant  que,  dans  ma  situa- 
tion présente,  quelque  distraction  attachante 
et  agréable  me  seroit  nécessaire.  J'aurois  be- 
soin sinon  de  faire  de  la  musique ,  au  moins 
d'en  entendre,  et  cela  me  feroit  même  beau- 
coup plus  de  bien.  Je  suis  attaché  plus  que  ja- 
mais à  la  solitude;  mais  il  y  a  tant  d'entours 
déplaisans  à  la  mienne,  et  tant  de  tristes  sou- 
venirs m'y  poursuivent  malgré  moi,  qu'il  m'en 
faudroit  une  autre  encore  plus  entière,  mais  où 
des  objets  agréables  pussent  effacer  l'impres- 
sion de  ceux  qui  m'occupent,  et  faire  diversion 
au  sentiment  de  mes  malheurs.  Des  spectacles 
où  je  pusse  être  seul  dans  un  coin  et  pleurer  à 
mon  aise,  de  la  musique  qui  pût  ranimer  un 
peu  mon  cœur  affaissé;  voilà  ce  qu'il  me  fau- 
droit pour  effacer  toutes  les  idées  antérieures, 
et  me  ramener  uniquement  à  mes  plantes,  qui 
m'ont  quitté  pour  trop  long-temps  cet  hiver.  Je 
n'aurai  rien  de  tout  cela,  car  en  toutes  choses 
es  consolations  les  plus  simples  me  sont  refu- 
ses; ïïiais  il  me  faut  un  peu  de  travail  surmoi- 

nên»^  T&our  y  suppléer  de  mon  propre  fonds. 
>  tS  à  Paris  que  je  retourne  en  Angleterre. 

i  V  1  i^'î  feiïi  suipris,  car  le  public  me  con- 


noît  si  bien,  qu'il  méfait  toujours  faire  exacte- 
ment le  contraire  des  choses  que  je  fais  en  effet. 
M.  Davenport  m'a  écrit  des  lettres  très-hon- 
nêtes et  très-empressées  pour  me  rappeler 
chez  lui.  Je  nai  pas  cru  devoir  répondre  bru- 
talement à  ses  avances,  mais  je  n'ai  jamais 
marqué  l'inleniicm  d'y  retourner.  Honoré  des 
bienfaits  du  souverain,  et  des  bontés  de  beau- 
coup de  gens  de  mérite  dans  ce  pays-là,  j'y 
suis  attaché  par  reconnoissance,  et  je  ne  doute 
pas  qu'avec  un  peu  de  choix  dans  mes  liaisons 
je  n'y  pusse  vivre  agréablement  ;  mais  l'air  du 
pays  qui  m'en  a  chassé  n'a  pas  changé  depuis 
ma  retraite,  et  ne  me  permet  pas  de  songer  au 
retour.  Celui  de  France  est  de  tous  les  airs  du 
monde  celui  qui  convient  le  mieux  à  mon  corps 
et  à  mon  cœur;  et,  tant  qu'on  me  permettra  d'y 
vivre  en  liberté  ,  je  ne  choisirai  point  d'autre 
asile  pour  y  finir  mes  jours. 

On  me  presse  pour  la  poste  ;  et  je  suis  forcé 
de  finir  brusquement,  en  vous  saluant  avre 
respect  et  vous  embrassant  de  tout  mon  cœur. 


A   MADAME  LATOUR. 

Ce  28  janvier  1768 

Je  crains  bien,  chère  Marianne  qu'une  lettre 
que  je  vous  écrivis  il  y  a  dix  ou  douze  jours 
ne  se  soit  égarée  par  ma  faute,  en  ce  que,  m'é- 
tant  très-mal  à  propos  fié  à  ma  mémoire,  qui 
est  entièrement  éteinte ,  au  lieu  de  mettre  sur 
l'adresse  la  rue  du  Croissant,  je  mis  seulement 
la  rue  du  Gros-Chenet.  Ce  qui  augmenteroit 
mon  chagrin  de  cette  perte  est  que  j'entrois, 
dans  cette  lettre,  dans  bien  des  détails  que  j'au- 
rois désiré  n'être  vus  que  de  vous.  Peut-être 
aussi  que  votre  silence  ne  vient  que  de  ce  que 
vous  ignorez  mon  adresse.  Elle  est  tout  sim- 
plement, à  M.  Renou,  à  Trye,  par  Gisors.  J'at- 
tends de  vous  un  mot  tf'éclaircissement,  et 
j'attends  en  même  temps  des  nouvelles  de  votre 
santé,  et  l'assurance  que  vous  m'aimez  tou- 
jours. 

A  M.  d'ivernois. 

Trye,  le  29  janvier  1768, 

J'ai  reçu,  mon  digne  ami ,  votre  paquet  du 
22,  et  il  me  seroit  également  parvenu  sous  l'a- 


ANNÉK  1768. 


707 


(Iresse  que  je  vous  ai  donnée,  quand  vous  n'au- 
riez pas  pris  rinulile  précaution  de  la  dou- 
ble enveloppe,  sous  laquelle  il  n'est  pns  même 
à  propos  que  le  nom  de  voire  ami  paroisse  en 
aucune  façDU.  C'est  avec  le  plus  scMisible  plaisir 
que  j'ai  enfin  appris  de  vos  nouvelles;  mais  j'ai 
été  vivement  ému  de  l'envoi  de  votre  famille  à 
Lausanne  :  cela  ni'apprend  assez  à  quelle  ex- 
trémité votre  pauvre  ville  et  tant  de  braves 
gens  dont  elle  est  pleine  sont  à  la  veille  d  être 
réduits.  Tout  persuadé  que  je  sois  que  rien 
ici-bas  ne  mérite  d'être  acheté  au  prix  du  sang 
humain,  et  qu'il  n'y  a  plus  de  liberté  sur  la 
terre  que  dans  le  cœur  de  l'homme  juste,  je 
sens  bien  toutefois  qu'il  est  naturel  à  des  gens 
de  courage,  qui  ont  vécu  libre,  de  préférer 
une-  mort  honorable  à  la  plus  dure  servitude  ; 
cependant,  même  dans  le  cas  le  plus  clair  de  la 
juste  défense  de  vous-mêmes,  la  certitude  où  je 
suis,  qu'eussiez-vous  pour  un  moment  l'avan- 
tage, vos  malheurs  n'en  seroient  ensuite  que 
plus  grands  et  plus  sûrs,  me  prouve  qu'en  tout 
état  de  cause  les  voies  de  fait  ne  peuvent  ja- 
mais vous  tirer  de  la  situation  critique  où 
vous  êtes,  qu'en  aggravant  vos  malheurs.  Puis 
donc  que,  perdus  de  toutes  façons,  supposé 
qu'on  ose  pousser  la  chose  à  l'extrême,  vous 
êtes  prêts  à  vous  ensevelir  sous  les  ruines  de 
la  patrie,  faites  plus  :  osez  vivre  pour  sa  gloire 
au  moment  qu'elle  n'existera  plus.  Oui,  mes- 
sieurs, il  vous  reste,  dans  le  cas  que  je  suppose, 
un  dernier  parti  à  prendre,  et  c'est,  j'ose  le 
dire,  le  seul  qui  soit  digne  de  vous;  c'est,  au 
lieu  de  souiller  vos  mains  dans  le  sang  de  vos 
compatriotes,  de  leur  abandonner  ces  murs 
qui  dévoient  être  l'asile  delà  liberté,  etqui  vont 
n'être  plus  qu'un  repaire  de  tyrans;  c'est  den 
sortir  tous,  tous  ensemble,  en  plein  jour,  vos 
femmes  et  vos  enfans  au  milieu  de  vous,  et, 
puisqu'il  faut  porter  des  fers,  d'aller  porter  du 
moins  ceux  de  quelque  grand  prince,  et  non 
pas  l'insupportable  etodieux  joug  de  vos  égaux. 
Et  ne  vous  imaginez  pas  qu'en  pareil  cas  vous 
resteriez  sans  asile  ;  vous  ne  savez  pas  quelle 
estime  et  quel  respect  votre  courage,  votre  mo- 
dération, votre  sagesse,  ont  inspiré  pour  vous 
dans  toute  l'Kurope.  Je  n'imagine  pas  qu'il  s'y 
trouveaucun  souverain,  je  n'en  excepteaucun, 
qui  ne  reçût  avec  honneur,  j'ose  dire  avec  res- 
pect, celte  colonie  émigranie  d'hommes  trop 


vertueux,  pour  ne  savoir  pas  être  sujets  aussi 
fidèles  qii'ilsfurentzélés  citoyens.  Je  comprends 
bien  qu'en  pareil  cas  plusieurs  d'entre  vous 
seroient  ruinés  :  mais  je  pense  que  les  gens  qui 
savent  sacrifier  leur  vie  au  devoir  sauroient  sa- 
crifier leurs  biens  à  l'honneur,  et  s'applaudir 
de  ce  sacrifice  ;  et,  îjprès  tout,  ceci  n'est  qu'un 
dernier  expédient  pour  conserver  sa  vertu  et 
son  innocence  quand  tout  le  reste  est  perdu.  Le 
cœur  plein  de  celle  idée,  je  ne  me  pardonne- 
rois  pas  de  n'avoir  osé  vous  la  communiquer. 
Du  reste,  vous  êtes  éclairés  et  sages;  je  suis 
très-sûr  que  vous  prendrez  toujours  en  tout  le 
meilleur  parti,  et  je  ne  puis  croire  qu'on  laisse 
jamais  aller  les  choses  au  point  qu'il  est  bon 
d'avoir  prévu  d'avance  pour  être  prêts  à  tout 
événement. 

Si  vosafFaires  vous  hissent  quelques  momens 
à  donner  à  d'autres  choses  qui  ne  sont  rien 
moins  que  pressées,  en  voici  une  qui  me  tient 
au  cœur,  et  sur  laquelle  je  voudrois  vous  prier 
de  prendre  quelque  éclaircissement,  dans  quel- 
qu'un des  voyages  que  je  suppose  que  vous  fe- 
rez à  Lausanne,  tandis  que  votre  famille  y  sera. 
Vous  savez  que  j'a»  à  Nion  une  tante  qui  m'a 
élevé,  et  que  j'ai  toujours  tendrement  aimée, 
quoiquej'aieune  fois,  comme  vous  pouvez  vous 
en  souvenir  sacrifié  le  plaisir  de  la  voir  à  l'em- 
pressement d'aller  avec  vous  joindre  nos  amis. 
Elle  est  fort  vieille,  elle  soigne  un  mari  fort 
vieux;  j'ai  peur  qu'elle  n'ait  plus  de  peine  que 
son  âge  ne  comporte,  et  je  voudrois  lui  aider  à 
payer  une  servante  pour  la  soulager.  Malheu- 
reusement, quoique  je  n'aie  augmenté  ni  mon 
train,  ni  ma  cuisine,  que  je  n'aie  aucun  domes- 
tique à  mes  gages,  et  que  je  sois  ici  logé  et 
chauffé  gratuitement,  ma  position  me  rend  la 
vie  si  dispendieuse,  que  ma  pension  me  suffit 
à  peine  pour  les  dépenses  inévitables  dont  je 
suis  chargé.  Voyez,  cher  ami,  si  cent  fraoics 
de  France  par  an  pourroient  jeter  quelque  dou- 
ceur tlans  la  vie  de  ma  pauvre  vi(Mile  tante,  et 
si  vous  pourriez  les  lui  faire  accepter.  En  ce  cas, 
la  première  année  courroit  depuis  le  commen- 
cement de  celle-ci,  et  vous  pourriez  (a  tirer  sur 
moi  d'avance,  aussitôt  que  vous  aurez  arrangé 
cette  petite  affaire-là.  Mais  je  vous  conjure  de 
voir  que  cet  argent  soit  employé  selon  sa  des- 
tination, et  non  pas  au  profit  de  parens  ou  voi- 
sins âpres,  qui  souvent  obsèdent  les  vieilles 


708 


CORRESPONDANCE. 


gens.  Pardon,  cher  ami  :  je  choisis  bien  mal 
mon  temps;  mais  il  se  peut  qu'il  n'y  en  ait  pas 
à  pi'rdre. 

AU   MÊME. 
Du  châteaa  de  Trye,  ce  9  février  1768. 

Daiiii)  l'incertitude,  mon  excellent  ami,  de  la 
meilleure  voie  pour  vous  faire  passer  celte  let- 
tre sûrement  et  promptement,  je  prends  le 
parti  de  risquer  directement  ce  duplicata,  et 
il'en  adresser  un  autre  à  M.  Coindet,  pour  vous 
le  faire  passer.  C'est  une  lettre  qu'il  a  reçue  rt 
qu'il  m'a  envoyée  qui  a  occasionné  la  mienne. 
I.e  temps  me  presse  ;  je  suis  rendu  de  fatigue, 
navré  de  douleur,  dans  la  crainte  d'une  cata- 
strophe. Au  nom  de  Dieu,  faites-moi  passer  des 
nouvelles  sitôt  que  le  sort  de  votre  pauvre  état 
sera  décidé.  0  la  paix,  la  paix,  mon  bon  ami  ! 
Hélas  1  il  n'y  a  que  cela  de  bon  dans  cette  courte 
vie.  J'embrasse  nos  amis;  je  vous  embrasse 
de  toute  la  tendresse  de  mon  cœur.  J'implore 
la  bénédiction  du  ciel  sur  vos  soins  patrioti- 
ques, et  j'en  attends  le  succès  avec  la  plus  vive 
impatience. 

J'espère  que  vous  avez  reçu  ma  précédente, 
que  je  vous  ai  adressée  en  droiture.  C'est  tou- 
jours la  voie  qu'il  faut  préférer,  surtout  pour 
tout  ce  qui  peut  demander  du  secret. 


AU  MEME. 

Le  9  février  176«. 

On  m'a  communiqué,  mon  bon  ami,  quel- 
ques ariicies  des  deux  projets  d'accommodc- 
nieutquivous  sont  proposés,  et  j'apprends  que 
le  Conseil  général,  qui  doit  en  décider,  est  fixé 
au  28.  Quoique  tant  de  précipitation  ne  me 
'laisse  pas  le  temps  de  poser  suffisamment  ces 
articles,  quoique  je  ne  sois  pas  sur  les  lieux, 
que  j'ignore  l'état  des  choses,  que  je  n'aie  ni 
papiers,  ni  livres,  et  que  ma  mémoire,  abso- 
lument éteinte,  ne  me  rappelle  pas  même  votre 
constitution,  je  suis  trop  affecté  de  votre  situa- 
lion,  pour  ne  pas  vous  dire,  bien  qu'à  la  hâie, 
mon  opinion  sur  les  moyens  qu'on  vous  offre 
d'en  sortir.  Quelque  mal  digérée  que  soit  celte 
opinion,  je  nr  hiisse  pas,  messieurs,  de  vous 
l'exposer  avec  confiance  non  oas  en  moi,  mais 


en  vous,  très- sûr  que,  si  je  me  trompe,  von'» 
démêlerez  aisément  mon  erreur. 

Dans  l'extrait  qui  m'a  été  envoyé,  il  n'y  ?, 
du  projet  appelé  le  second,  qu'un  seul  article, 
qui  est  aussi  le  second;  savoir,  l'élection  de 
la  moitié  du  petit  Conseil  par  le  Conseil  gé- 
néral :  ce  second  article  n'étant  bon  à  pas 
grand'chose,  je  ne  dirai  rien  du  projet  dont  il 
est  tiré. 

Je  parlerai  de  l'autre,  après  avoir  posé  deux 
principes  que  vous  ne  contesterez  pas  ;  l'un, 
qu'un  accommodement  ne  suppose  pas  qu'on 
cède  tout  d'un  côté  et  rien  de  l'autre,  mais 
qu'on  se  rapproche  des  deux  côtés;  l'autre, 
qu'il  n'est  pas  question  de  victoire  dans  cette 
affaire,  ni  de  donner  gain  de  cause  aux  néga- 
tifs ou  aux  représentans,  mais  de  faire  le  plus 
grand  bien  de  la  chose  commune,  sans  songer 
si  l'on  est  Rulule  ou  Troyen. 

Cela  posé,  j'oserai  vous  dire  que  ce  projet 
me  paroîtnon-seulement  acceptable,  mais,  avec 
quelques  changemens,  et  l'addition  d'un  ou 
deux  articles,  !e  meilleur  peut-êiie  que  vous 
puissiez  adopter. 

Le  petit  Conseil  tend  fortement  à  la  plus  dure 
aristocratie  :  les  maximes  des  représentans 
vont  par  leurs  conséquences,  non-seulement 
à  l'excès,  mais  à  l'abus  de  la  démocratie,  cela 
est  certain.  Or,  il  ne  faut  ni  l'un  ni  l'autre  dans 
votre  république  ;  vous  le  sentez  tous  :  entre  le 
petit  Conseil,  violent  aristocrate,  et  le  Conseil 
général,  démocrate  effréné,  où  trouver  une 
force  intermédiaire  qui  contienne  l'un  et  l'au- 
tre, et  soit  la  clef  du  gouvernement  ?  Elle  existe 
cette  force,  c'est  le  conseil  du  Deux-Cents; 
mais  pourquoi  cette  force  ne  va-t-elle  pas  à 
son  but?  pourquoi  le  Deux-Cents,  au  lieu  de 
contenir  le  Vingt-Cinq,  en  est-il  l'esclave? M'y 
a-t-il  pas  moyen  de  corriger  cela?  Voilà  pré- 
cisément de  quoi  il  s'agit. 

Avant  d'entrer  dans  l'examen  des  moyens, 
permettez-moi,  messieurs,  d'insister  sur  une 
réflexion  dont  j'ai  le  cœur  plein.  Les  meilleures 
institutions  humaines  ont  leurs  défauts  :  la  vô- 
tre, excellente  à  tant  d'égards,  a  celui  d'être 
une  source  éternelle  de  divisions  intestines.  Dos 
familles  dominantes  s'enorgueillissent,  abusent 
de  leur  pouvoir,  excitent  la  jalousie;  le  peuple, 
sentant  son  droit,  s'indigne  d'être  ainsi  traîné 
dans  la  fange  par  ses  égaux  ;  des  tribunaux 


L 


AINNEK  1708. 


709 


concurrens  se  chicaneni,  se  contre-poinlent; 
des  brigues  disposent  des  éleclions;  l'autorité 
et  la  liberté,  dans  un  conflit  perpétuel,  portent 
leurs  querelles  jusqu'à  la  guerre  civile:  j'ai  vu 
vos  concitoyens  armés  senir'égorger  dans  vos 
murs;  en  ce  moment  même,  cette  horrible  ca- 
tastrophe est  prête  à  renaître;  et  quand,  dans 
vos  plans  de  réforme,  vous  devriez,  par  des 
moyens  de  concorde  et  de  paix,  par  des  éta- 
biissemens  doux  et  sages,  tâcher  de  couper  la 
racine  à  ces  mnux,  vous  allez,  comme  à  plaisir 
les  attiser,  en  excitant  parmi  vous  de  nouvelles 
animosités,  de  nouvelles  hainos,  par  la  plus 
dure  de  toutes  les  censures,  par  l'inquisition 
du  grabeau.  Cela,  messieurs,  permettez-moi 
de  le  dire,  n'est  assurément  pas  bien  pensé. 
Premièrement,  le  Conseil  ne  souffrira  jamais 
un  établissement  trop  humiliant  pour  de  fiers 
magistrats;  ei  quanti  ils  le  soufFriroient,  je  dis, 
pour  le  bien  de  la  paix  et  de  la  patrie,  il  ne 
seroit  point  à  désirer  qu'il  eût  lieu.  Loin  d'éta- 
blir de  nouveaux  grabeaux,  vous  feriez  mieux 
d'abolir  ceux  qui  existent,  mais  qui,  très-heu- 
reusement, ne  signifiant  rien  du  tout,  peuvent 
rester  sans  danger. 

Cela  dit,  je  passe  à  mon  sujet  :  il  s'agit  d'un 
gouvernement  mixte,  mais  difficile  à  combiner, 
où  le  peuple  soit  libre  sans  être  maître,  et  où 
le  magistrat  commande  sans  tyranniser.  Le 
vice  de  votre  constitution  n'est  pas  de  trop  gê- 
ner la  liberté  du  peuple;  au  contraire,  cette  li- 
berté légitime  ne  va  que  trop  loin,  et^  quoi 
qu'on  en  puisse  dire,  il  n'est  pas  bon  que  le 
Conseil  général  soit  nécessaire  à  tout. 

Mais  le  vice  inhérent  et  fondamental  est  dans 
le  défaut  de  balance  et  d'équilibre  dans  les  trois 
autres  Conseils  qui  composentle  gouvernement; 
ces  trois  Conseils,  dont  deux  sont  à  peu  près 
inutiles,  sont  si  mal  combinés,  que  leur  force 
est  en  raison  inverse  de  leur  autorité  légale, 
et  que  l'mférieur  domine  tout  :  il  est  impossi- 
ble que  ce  vice  reste,  et  que  la  machine  puisse 
aller  bien. 

Ce  qu'il  y  a  d'heureux  pourtant  dans  celle 
machine,  qui  ne  laisse  pas  d'être  admirable, 
est  que  cet  important  équilibre  peut  s'établir 
sans  rien  changer  aux  principales  pièces;  tous 
les  ressorts  sont  bons,  il  ne  s'agit  que  de  les 
faire  jouer  un  peu  différemment. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  fùchcux  est  que  cette  ré- 


forme demande  des  sacrifices,  et  précisément 
de  la  part  des  deux  corps  qui  jusqu'ici  ont  paru 
le  moins  disposés  à  en  faire;  savoir,  le  Conseil 
général  et  celui  des  Vingt-Cinq. 

Or,  voilà  que,  par  plusieurs  articles  que 
j'ai  sous  les  yeux,  les  Vingt-Cinq  offrent  d'eux- 
mêmes  presque  tout  ce  qu'on  pourroit  avoir  à 
leur  demander;  môme  en  un  sens,  davantage. 
Ajoutez  un  seul  article,  mais  indispensable, 
et  le  petit  Conseil  a  fait,  de  son  côté,  tous  les 
pas  nécessaires  vers  un  accord  raisonnable 
et  solide  :  cet  article  regarde  l'élection  des 
syndics,  dans  la  supposition,  presque  impos- 
sible, que  le  cas  qui  se  présente  ici  pour  la 
première  fois  depuis  la  fondation  de  la  répu- 
blique, y  pût  renaître  une  seconde  fois  ;  auquel 
cas,  au  lieu  de  présenter  derechef  le  Conseil 
en  corps,  comme  on  va  faire,  il  faudroit,  se- 
lon moi,  se  résoudre  à  présenter  de  nouveaux 
candidats,  tirés  des  Soixante  :  je  dirai  mes  rai- 
sons ci-après. 

Que  le  Conseil  général  veuille  céder  à  son 
tour,  ou  plutôt  échanger,  contre  l'élection  des 
Soixante  qu'il  gagne,  un  droit,  un  seul  droit 
qu'il  prétend,  mais  qu'on  lui  conteste,  et  dont 
il  n'est  point  en  possession  ;  au  moyen  de  cela, 
tout  est  fait  :  je  parle  du  droit  de  prononcer 
souverainement  et  en  dernier  ressort  sur  l'ob- 
jet des  représentations;  en  un  mot,  c'est  le 
droit  négatif  qu'il  s'agit  d'accorder  au  Deux- 
Cents,  déjà  juge  suprême  de  tous  les  autres 
appels.  Peut-être  est-il  parlé,  dans  le  projet, 
de  cet  article,  et  cela  doit  être,  mais  l'extrait 
que  j'ai  non  dit  rien. 

Avec  ces  additions  et  quelques  légères  mo- 
difications au  reste,  le  projet  dont  les  articles 
sont  sous  mes  yeux  me  paroît  offrir  un  moyen 
de  pacification  convenable  à  tout  le  monde, 
raisonnable  du  moins,  solide  et  durable  aultant 
qu'on  peut  l'espérer  de  l'état  présent  des  cho- 
ses et  de  la  disposition  des  esprits;  et  je  crois 
qu'il  en  résulteroitun  gouvernement  qui,  sans 
être  plus  composé  que  l'ancien, seroit  mieux  lié 
dans  ses  parties,  et  par  conséquent  plus  fort 
dans  son  tout. 

C'est  surtout  dans  le  second  article  que  con- 
siste essentiellement  la  bonté  du  projet  :  par 
cet  article,  le  Conseil  des  Soixante  est  en  entier 
élu  par  le  Conseil  général,  et  tous  les  membres 
du  petit  Conseil  doivent  être  tirés  du  Soixante 


710. 


CORRESPONDANCE. 


^car  il  faut  ôler  d'ici  les  auditeurs).  L'idée  de 
donner  une  existence  à  ce  Conseil  des  Soixante, 
qui  n'étoii  rien  auparavant,  est  très-bonne  ;  elle 
est  due  aux  médiateurs  :  il  faut  en  profiter,  et 
leur  en  savoir  gré.  Ceci  suppose  qu'on  revê- 
tira ce  corps  de  nouvelles  attributions  qui  lui 
donneront  du  poids  dans  l'état  ;  mais  bien  qu'il 
soit  rempli  par  le  peuple,  ce  n'est  pourtant  pas 
en  lui-même  que  s'opérera  son  plus  grand  ef- 
fet, mais  dans  le  Deux-Cents,  dont  les  mem- 
bres rentreront  ainsi  dans  la  dépendance  du 
Conseil  général,  maître  de  leur  ouvrir  ou  fer- 
mer à  son  gré  la  porte  des  grandes  magistra- 
tures. Voilà  précisément  la  solution  très-simple 
et  très-sùre  du  problème  que  je  proposois  au 
commencement  de  cette  leltre. 

Par  le  premier  article,  on  accorde  au  Conseil 
général  l'élection  de  la  moitié  des Deux-Cenls; 
je  ne  serois  pas  trop  d'avis  qu'on  acceptât  cette 
concession  :  ces  moitiés  d'élection  sont  moins 
efficaces  qu'embarrassantes.  11  ne  faut  pas  con- 
sidérer les  élections  faites  par  le  peuple,  par 
leur  effet  subséquent,  qui  n'est  rien,  mais  par 
leur  effet  antérieur,  qui  est  tout.  Les  syndics 
sont  élus  par  le  Conseil  général  :  voyez  toute- 
fois comment  ils  le  traitent!  Le  peuple  ne  doit 
pas  espérer  de  ses  créatures  plus  de  reconnois- 
sance  qu'il  n'en  a  pour  ses  bienfaiteurs.  Ce 
n'est  pas  à  ce  qu'on  fait  après  être  élu,  mais  à 
ce  qu'on  a  fait  pour  être  élu,  qu'il  faut  regar- 
der en  bonne  politique.  Quand  le  peuple  tire 
Res  magistrats  de  son  propre  sein,  il  n'aug- 
mente de  rien  sa  force;  mais  quand  il  les  tire 
d'un  autre  corps,  il  se  donne  de  la  force  sur  ce 
corps-là.  Voilà  pourquoi  l'élection  du  Soixante 
vous  donnera  de  l'ascendant  en  Deux-Cents, 
et  pourquoi  l'élection  du  petit  Conseil  donnera 
de  l'ascendant  au  Deux-Cents  en  Soixante.  Vous 
en  auriez  par  les  syndics  sur  le  Vingt-Cinq 
même,  s'il  étoit  plus  nombreux,  ou  que  le 
choix  ne  fût  pas  forcé.  C'est  ainsi  que  les  plus 
simples  moyens,  les  meilleurs  en  toute  chose, 
vont  tout  remettre  dans  l'ordre  légitime  et  na- 
turel. 

11  suit  de  là  que  le  privilège  d'élire  la  moitié 
du  Deux-Cents  vous  est  beaucoup  moins  avan- 
tageux qu'il  ne  semble,  et  cela  est  trop  remuant 
pour  votre  ville,  trop  bruyant  pour  votre  Con- 
seil général.  Le  jeu  de  la  machine  doit  être 
aussi  facile  que  simple,  et  toujours  sans  bruit, 


autant  qu'il  se  peut.  L'élection  du  Deux-Cenls, 
laissée  au  petit  Conseil,  a  pourtant  de  grands 
inconvéniens,  je  l'avoue;  mais  n'y  auroit-il 
pas,  pour  y  pourvoir,  quelque  expédient  plus 
court  et  mieux  entendu?  Par  exemple,  où  se- 
roit  le  mal  que  cette  élection  fût  une  des  nou- 
velles attributions  dont  on  revêtiroit  le  Conseil 
dés  Soixante?  Le  petit  Conseil  lui-même  y  de- 
vroit  d'autant  moins  répugner  que,  par  sa  pré- 
sidence et  par  son  nombre,  qui  fait  presque  la 
moitié  du  nombre  total,  il  n'auroit  guère  moins 
d'influence  dans  ses  élections  que  s'il  continuoit 
seul  à  les  faire  :  je  n'imagine  pas  que  ceci  fasse 
une  grande  difficulté. 

Mais  je  crains  que  l'article  de  l'élection  des 
syndics  n'en  fasse  davantage,  et  ne  coûte  beau- 
coup au  Conseil  ;  car  il  y  a,  chez  les  hommes 
les  plus  éclairés,  des  entêtemens  dont  ils  ne  se 
doutent  pas  eux-mêmes,  et  souvent  ils  agissent 
par  obstinarion,  pensant  agir  par  raison.  Ils 
s'effraieront  de  la  possibilité  d'un  cas  qui  ne 
sauroit  même  arriver  désormais,  surtout  si  la 
loi  qui  doit  y  pourvoir  passe.  Le  Conseil  des 
Vingt-Cinq  sent  trop  sa  puissance  absolue;  il 
sent  trop  que  tout  dépend  de  lui,  que  lui  seul 
ne  dépend  de  rien,  de  rien  du  tout;  cela  doit 
le  rendre  dur,  exigeant,  impérieux,  quelque- 
fois injuste.  Pour  son  propre  intérêt,  pour  se 
faire  supporter,  il  faut  qu'il  dépende  de  quel- 
que chose;  car  le  ton  qu'il  a  pris  ne  peut  être 
souffert  par  des  hommes.  Eh  !  quelle  plus  lé- 
gère dépendance  peut-il  s'imposer  que  celle, 
non  pas  de  souffrir,  mais  de  prévoir,  seule- 
ment dans  un  cas  extrême,  la  perte  passagère 
d'un  syndicat  en  idée,  et  qui  réellement  ne  sor- 
tira jamais  de  son  corps?  Cependant  ce  sacri- 
fice idéal  et  purement  chimérique  peut  et  doit 
produire  un  grand  effet,  pour  leur  rendre  cet 
esprit  humain  et  patriotique  qui  pareil  s'être 
éteint  parmi  eux.  Eh  1  s'il  en  reste  un  seul  à 
qui  quelque  goutte  de  sang  genevois  coule  en- 
core dans  les  veines,  comment  ne  frémit-il  pas 
en  songeant  au  péril  auquel  ils  viennent  d'ex- 
poser l'état  pour  vous  asservir,  et  dont  ils  n'ont 
été  garantis  eux-mêmes  que  par  votre  fermeté, 
par  votre  sagesse,  par  la  modération  des  mé- 
diateurs, quoique  si  cruellement  prévenus? 
Comment  les  chefs  de  la  république  pouvoient- 
ils  ne  pas  prévoir,  en  exposant  ainsi  sa  liberté, 
que  le  peuple  en  auroit  avant  eux  déploré  la 


ANNEK  17G8. 


711 


perte,  mais  qu'ils  lauroienl  sentie  avant  lui  ! 
Kij  voyant  un  moyen  si  doux,  mais  si  sûr,  de 
^<irantir  leurs  successeurs  de  pareille  incar- 
tade, ils  devroient,  s'ils  aimoient  leur  pays,  le 
proposer  eux-mêmes,  quand  personne  avant 
eux  ne  l'auroit  proposé.  Pour  moi,  je  vous 
déclare  que  cet  article  me  paroît  d'une  si 
grande  importance,  que  rien,  selon  moi,  ne 
devroit  vous  y  faire  renoncer,  pas,  quand 
on  vous  céderoit  tout  le  reste,  pas,  quand  les 
Conseils  voudroient  en  échange  renoncer  au 
droit  négatif. 

Mais  je  ne  vous  dissimulerai  pas  non  plus  que 
ce  droit  négatif  attribué,  non  pas  au  petit  Con- 
seil, ni  même  au  Soixante,  mais  au  Deux-Cents, 
me  paroît  si  nécessaire  au  bon  ordre,  au  main- 
tien de  toute  police,  à  la  tranquillité  publique, 
à  la  force  du  gouvernement,  que,  quand  on 
y  voudroit  renoncer,  vous  ne  devriez  jamais  le 
permettre.S'il  n'y  a  pointd'arbitresdes  plaintes, 
comment  finiront-elles?  Si  le  Conseil  général, 
auteur  des  lois,  veut  être  aussi  juge  des  faits, 
vous  n'êtes  plus  citoyens,  vous  êtes  magistrats; 
c'est  l'anarchie  d'Athènes,  tout  est  perdu.  Que 
chacun  rentre  dans  sa  sphère,  et  s'y  tienne, 
tout  est  sauvé.  Encore  une  fois,  ne  soyez  ni  né- 
gatifs, ni  représentans  ;  soyez  patriotes,  et  ne 
reconnoissezpour  vos  droits  que  ceux  qui  sont 
utiles  à  cette  petite  mais  illustre  république, 
que  de  si  dignes  citoyens  couvrent  de  gloire. 

Ce  n'est  point,  messieurs,  à  des  gens  comme 
vous  qu'il  faut  tout  dire.  Je  ne  m'arrêterai  point 
à  vousdéiailler  lesavantages  du  projet  proposé, 
dans  l'état  où  vous  pouvez  raisonnablement  de- 
mander qu'on  le  mette,  et  où  les  changemens  à 
faire  sont  autant  contre  vous  que  pour  vous. 
Je  n'ai  rien  dit,  par  exemple,  de  l'abolition  du 
plus  grand  fléau  de  voire  patrie,  de  cette  auto- 
rité devenue  héréditaire  et  lyrannique,  usurpée 
et  réunie  par  des  familles  qui  en  abusoient  si 
cruellement.  C'est  à  cette  première  entrée 
qu'il  faut  attendre  et  repousser  au  passage  tout 
ce  qui  est  de  même  sang,  ou  de  même  nom; 
car  une  fois  dans  le  Conseil;  soyez  sûrs  qu'ils 
parviendront  au  syndicat  malgré  vous;  mais  ils 
n  entreront  pas  dans  le  Conseil  malgré  vous  : 
c'est  à  vous  d'y  veiller,  cl  cela  devient  très- 
facile.  Encore  une  fois,  cette  observation  ni 
d'autres  pareilles  ne  sont  pas  de  celles  qu'on  a 
besoin  de  vous  rappeler;  c'est  assez  d'avoir 


établi  les  principes,  les  conséquences  ne  vous 
échapperont  pas. 

Je  me  suis  hâté,  mon  bon  ami,  de  vous  faire 
ab  hoc  et  ab  hâc  mes  petites  observations,  dans 
la  crainte  de  les  rendre  trop  tardives.  Si  je  me 
suis  trompé  dans  cet  examen  trop  précipité, 
hommes  sages  et  respectables,  pardonnez  mon 
erreur  à  mon  zèle  ;  je  crois  sincèrement  que  le 
projet  dont  il  s'agit  seroit,  dans  son  exécution, 
favorable  à  la  liberté,  à  la  tranquillité,  à  la 
paix  ;  je  crois,  de  plus,  que  cette  paix  vous  est 
très-nécessaire,  que  les  circonstances  sont  pro- 
pres à  la  faire  avantageusement ,  et  ne  le 
redeviendront  peut-être  jamais.  Puissé-je  en 
apprendre  bientôt  l'heureuse  nouvelle  et  mou- 
rir de  joie  au  même  instant!  je  mourrois  plus 
heureusement  que  je  n'ai  vécu.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 


A   M.    DU   FEVKOU  . 

40  février  I76«. 

Votre  no  5,  mon  cher  hôte,  me  donne  le 
plaisir  impatiemment  attendu  d'apprendre  vo- 
tre heureuse  arrivée,  dont  je  félicite  bien  sin- 
cèrement l'excellente  maman  et  tous  vos  amis. 
Vous  aviez  tort,  ce  me  semble,  d'être  inquiet  de 
mon  silence.  Pour  un  homme  qui  n'aime  pas  à 
écrire,  j'étois  assurément  bien  en  règle  avec 
vous  qui  l'aimez.  Votre  dernière  lettre  étoit  une 
réponse; je  la  reçus  le  dimanche  au  soir  :  elle 
m'annonçoit  votre  départ  pour  le  mardi  matin, 
auquel  cas  il  étoit  de  toute  impossibilité  qu'une 
lettre  que  je  vous  aurois  écrite  à  Paris  vous  y 
f)ût  trouver  encore,  et  il  étoit  naturel  que  j'at- 
tendisse, pour  vous  écrire  à  Neuchâtel,  de  vous 
y  savoir  arrivé,  la  neige  ou  d'autres  accidens, 
dans  cette  saison ,  pouvant  vous  arrêter  en 
route.  Ma  santé,  du  reste,  est  à  peu  près 
comme  quand  vous  m'avez  quitté  ;  je  garde  mes 
tisons;  l'indolence  et  l'abattement  me  gagnent  : 
je  ne  suis  sorti  que  trois  foisdepuis  votre  départ, 
et  je  suis  rentré  presque  aussitôt.  Je  n'ai  pins 
de  cœur  à  rien,  pas  même  aux  plantes.  Ma- 
noury,  plus  noir  de  cœur  que  de  barbe,  abu- 
sant de  l'éloignement  et  des  distractions  de  son 
maître,  ne  cesse  de  me  tourmenter,  et  veut  ab- 
solument m'expulser  d'ici  ;  tout  Cf  la  ne  rend  pas 
ma  rie  agréable  ;  et  quand  elle  (ïsseroit  d'êiro 


712 


CORRESPONDANCE. 


orageuse,  n'y  voyant  plus  même  un  seul  objet 
de  désir  pour  mou  cœur,  j'en  trouverois  tou- 
jours le  reste  insipide. 

Mademoiselle  Renou ,  qui  n'aitendoit  pas 
moins  impatiemment  que  moi  des  isouvellcsde 
votre  arrivée,  l'a  apprise  avec  la  plus  grande 
joie,  que  votre  bon  souvenir  augmente  encore. 
Pas  un  de  nos  déjeuners  ne  se  passe  sans  parler 
de  vous  ;  et  j'en  ai  un  renseignement  mémorial 
toujours  présent  dans  le  pot-de-chambre  qui 
vousservoit  de  tasse,  ei  dont  j'ai  pris  la  liberté 
d'hériter. 

J'ai  reçu  votre  vin,  dont  je  vous  remercie, 
mais  que  vous  avez  eu  tort  d'envoyer  :  il  est 
agréable  à  boire;  mais  pour  naturel,  je  n'en 
crois  rien.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  arrivera  de 
celte  affaire  comme  de  beaucoup  d'autres,  que 
l'un  fait  la  faute  et  que  l'autre  la  boit. 

Rendez,  je  vous  prie,  mes  salutations  et 
amitiés  à  tous  vos  bons  amis  et  les  miens,  sur- 
tout à  votre  aimable  camarade  de  voyage  à  qui 
je  serai  toujours  obligé.  Mes  respects,  en  parti- 
culier, à  la  reine  des  mères,  qui  est  la  vôtre, 
et  aussi  à  la  reine  des  femmes,  qui  est  madame 
de  Luze.  Je  suis  bien  fâché  de  n'avoir  pas  un 
lacet  à  envoyer  à  sa  charmante  fille,  bien  sûr 
qu'elle  méritera  de  le  porter. 

il  faut  finir,  car  la  bonne  maman  Chevalier 
est  pressée  et  attend  ma  lettre.  Je  prends 
l'unique  expédient  que  j'ai  de  vous  écrire 
d  ici  en  droiture,  en  vous  adressant  ma  lettre 
chez  M.  Junet.  Adieu,  mon  cher  hôte;  je  vous 
embrasse  et  vousrecommande,  sur  toute  chose, 
l'amusement  et  la  gaîté  :  vous  me  direz  :  Mé- 
decin, guéris-toi  toi-même;  mais  les  drogues 
pour  cela  me  manquent,  au  lieu  que  vous  les 
avez. 

J'ai  tant  lanterné  que  la  bonne  dame  est  par- 
tie, et  ma  lettre  n'ira  que  demain  peut-être, 
ou  du  moins  ne  marchera  pas  aussi  sûrement. 


A  M.   D  IVERNOIS. 

Du  château  de  Trye,  ce  25  février  1768. 


Je  reçois,  mon  bon  ami,  avec  votre  lettre  du 
\7,  le  mémoire  que  vous  y  avez  joint;  et  quand 
je  sorois  en  état  d'y  faire  les  observations  que 
vous  me  demandez,  il  est  clair  que  le  temps  i  lettre  par  M.  Coindet  :  il  n'en  a  pas  été  content, 
me  manqueroit  pour  cela,  puisque  celle  lettre,     et  n^-e  l'a  rendue.  Je  m'en  étois  douté  d'avance. 


écrite  sur  le  moment  même,  aura  peine,  sup- 
posé même  que  rien  n'en  suspende  la  marche, 
à  vous  arriver  avant  le  28.  Mais,  mon  excellent 
ami,  je  sens  que  ma  mémoire  est  éteinte,  que 
ma  tête  est  en  confusion,  que  de  nouvelles  idées 
n'y  peuvent  plus  entrer,  qu'il  me  faut  même  un 
temps  et  des  efforts  infinis  pour  reprendre  la 
trace  de  celles  qui  m'ont  été  familières.  Je  no 
suis  plus  en  état  de  comparer,  de  combiner  ;  je 
ne  vois  qu'un  nuage  en  parcourant  votre  mé- 
moire; je  n'y  vois  qu'une  chose  claire,  que  je 
savois,  mais  qui  m'est  bien  confirmée,  c'est 
que  les  rédacteurs  de  ce  mémoire  sont  assez  in- 
struits, assez  éclairés,  assez  sages  pour  faire  par 
eux-mêmesunebesogne  toutaussi  bonne  qu'elle 
peut  l'être,  et  que,  dans  l'objet  qui  les  occupe, 
ils  n'ont  besoin  que  de  temps,  et  non  pas  de 
conseils,  pour  la  rendre  parfaite.  J'y  vois  bien 
clairement  encore  que,  comme  je  l'avois  prévu , 
la  précipitation  de  ma  lettre  précédente ,  et 
l'ignorance  d'une  foule  de  choses  qu'il  faltoit 
savoir  m'y  ont  fait  tomber  dans  de  grandes 
bévues,  dont  vous  en  relevez  dans  votre  lettre 
une  qui  maintenant  me  saute  aux  yeux. 

Cependant  je  suis  dans  la  plus  intime  per- 
suasion que  votre  état  a  le  plus  grand  besoin 
d'une  prompte  pacification,  et  quede  plus  longs 
délais  vous  peuvent  précipiter  dans  les  plus 
grands  malheurs.  Dans  cette  position,  il  me 
vient  une  idée  qui  doit  sûrement  être  venue  à 
quelqu'un  d'entre  vous,  et  dont  je  ne  vois  pas 
pourquoi  vous  ne  feriez  pas  usage,  parce 
qu'elle  peut  avoir  de  grands  avantages  sans  au- 
cun inconvénient.  Ce  seroit,  pour  vous  donner 
le  temps  de  peser  un  ouvrage  qui  demande  ce- 
pendant la  plus  prompte  exécution,  défaire  un 
règlement  provisionnel  qui  n'eût  force  de  loi 
que  pour  vingt  ans, durant  lesquels  on  auroit  le 
temps  d'en  observer  la  force  et  la  marche,  et 
au  bout  desquels  il  seroit  abrogé,  modifié  ou 
confirmé,  selon  que  l'expérience  en  auroit  fait 
sentir  les  inconvéniens  ou  les  avantages.  Pour 
moi,  je  n'aperçois  que  ce  seul  expédient  pour 
concilier  la  diligence  avec  la  prudence;  et 
j'avoue  que  je  n'en  aperçois  pas  le  danger.  La 
paix,  mes  amis,  la  paix,  et  promptement,  ou  je 
meurs  de  peur  que  tout  n'aille  mal. 

Vous  ne  recevrez  point  le  duplicata  de  ma 


ANWÈE  1768. 


715 


L'article  IX,  page  40,  commence  par  ces 
mois,  S'il  se  publioU....  Il  faul,  ce  nie  semble, 
ajouter  ces  deux-ci,  dans  Vélat;  car,  enfin  ,  il 
me  paroîi  absurde  et  ridicule  que  le  gouverne- 
ment de  Genève  prétende  avoir  juridiction  sur 
les  livres  qui  s'impriment  hors  de  son  territoire 
dans  tout  le  reste  du  monde;  et  parce  que  le 
petit  Conseil  a  fait  une  fois  celte  faute,  il  ne  faul 
pas  pour  cela  la  consacrer  dans  vos  lois,  d'au- 
tant plus  que  je  ne  demande,  ni  ne  désire,  ni 
n'approuve  que  l'on  revienne  jamais  sur  cette 
affaire,  puisque  ayant  fait  un  serment  solennel 
de  ne" rentrer  jamais  dans  Genève,  si  ce  petit 
grief  étoit  redressé,  il  nedépendroit  pas  de  moi 
de  tirer  aucun  parti  de  ce  redressement;  ce  dont 
je  suis  bien  aise  de  vous  prévenir,  de  peur  que 
votre  zèle  amical  ne  vous  inspirât  dans  la  suile 
quelque  démarche  inutile  sur  un  point  qui  doit 
à  jamais  rester  dans  l'oubli.  Au  reste,  je  mots  si 
peu  defierlé  à  cette  résolution,  que,  si  par  quel- 
que démarche  respectueuse  je  pouvoisôterune 
partie  du  levain  d'aigreur  qui  fermente  encore, 
je  la  ferois  de  tout  mon  cœur. 

Je  finis  à  la  hâte  ce  griffonnage,  que  je  n'aj 
pas  même  le  temps  de  relire,  tantjesuis  pressé 
de  le  faire  partir. 

Eh  mon  Dieu  !  cher  ami,j'oubliede  vous  par- 
ler dece  que  vous  avez  fait  pour  ma  bonne  tante, 
el  de  l'argent  que  vous  avez  avancé  pour  moi. 
Hélas!  je  suis  si  occupé  de  vous  que  je  ne  songe 
pas  même  à  ce  que  vous  faites  pour  moi.  Mais, 
mon  digne  ami,  vousconnoissez  mon  cœur,  je 
m'en  flatte,  et  vous  êtes  bien  sur  que  cet  oubli 
ne  durera  pas  long-temps.  Ahl  plaise  au  ciel 
que  votre  première  lettre  m'annonce  une  bonne 
nouvelle  !  Si  je  tarde  encore  un  instant,  ma  let- 
tre n'est  plus  à  temps.  Je  vous  embrasse. 


k  MJIDAME  LA   COMTESSE  DK  BOUFFLERS. 
Le  25  février  1768. 

Je  vieillis  dans  les  ennuis,  mon  âme  est  af- 
foiblie,  ma  tête  est  perdue;  mais  mon  cœur 
est  toujours  le  même  :  il  n'est  pas  étonnant 
qu'il  me  ramène  à  vos  pieds.  Madame,  vous 
n'êtes  pas  exempte  de  lorts  envers  moi  :  je  sens 
vivement  les  miens;  mais  tant  de  maux  souf- 
ferts n'ont-ils  rien  expié?  Je  ne  sais  pas  reve- 


nir à  demi;  vous  me  connoissez  assez  pour  en 
être  assurée.  Ne  dois-jedonc  plus  rien  espérer 
de  vous?  Ah  I  madame,  rentrez  en  vous-même, 
et  consultez  votre  âme  noble.  Voyez  qui  vous 
sacrifiez,  et  à  qui?  Je  vous  demande  une  heure 
entre  le  ciel  et  vous  pour  cette  comparaison. 
Souvenez-vous  du  temps  où  vous  avez  tout  fait 
pour  moi.  Combien  vos  soins  bienfaisans  seront 
honorés  un  jour  !  Kh  !  pourquoi  détruire  ainsi 
votre  propre  ouvrage?  pourquoi  vous  en  ôter 
tout  le  prix?  Pensez  que,  dans  l'ordre  naturel, 
vous  devez  beaucoup  me  survivre,  et  qu'enfin 
la  vérité  reprendra  ses  droits.  Les  hommes  fins 
et  accrédités  peuvent  tout  pendant  leur  vie  : 
ils  fascinent  aisément  les  yeux  de  la  multitude, 
toujours  admiratrice  de  la  prospérité  :  mais 
leur  crédit  ne  leur  survit  pas,  et  sa  chute  met 
à  découvert  leurs  intrigues.  Ils  peuvent  pro- 
duire une  erreur  publique,  mais  ils  ne  la  peu- 
vent  éterniser;    et  j'ose  prédire  que  vous 
verrez  tôt  ou  lard  ma  mémoire  en  honneur. 
Faudra-t-il  qu'alors  mon  souvenir,  fait  pour 
vous  flatter,  vous  trouble  ?  faudra-t-il  que  vous 
vous  disiez  en  vous-même  :  J'ai  vu  sans  pitié 
traîner,  étouffer  dans  la   fange,  un  homme 
digne  d'estime,  dont  les  sentimensavoient  bien 
mérité  de  moi?  Non,  madame,  jamais  la  géné- 
rosité que  je  vous  connois  no  vous  permettra 
d'avoir  un  pareil  reproche  à  vous  faire.  Pour 
l'amour  de  vous,  tirez-moi  de  l'abime  d'iniqui- 
tés où  je  suis  plongé.  Faites-moi  finir  mes  jours 
en  paix  :  cela  dépend  de  vous,  et  fera  la  gloire 
et  la  douceur  des  vôtres.  Les  motifs  que  je 
vous  présente  vous  montrent  de  quelle  espèce 
sont  ceux  que  jecroisfails  pour  vous  émouvoir. 
De  toutes  les  réparations  que  je  pouvois  vous 
faire,  voilà,  madame,  celle  qui  m'a  paru  la  plus 
digne  de  vous  et  de  moi. 


A    M.   DU   PEYROU. 

s  mars  4768. 

Voire  n°6,  mon  cher  hôte,  m'afflige  en  m'ap- 
prenant  que  vous  avez  un  nouveau  ressenti- 
ment de  goutte  assez  fort  pour  vous  empê- 
cher de  sortir.  Je  crois  bien  que  ces  petits 
accès  plus  frcquens  vous  garantiront  des  gran- 
des attaques.  Mais  comme  l'un  de  ces  deux  étals 
est  aussi  incommode  que  l'autre  est  donlou- 


vu 


COURESPONDANCE. 


reux,  je  ne  sais  si  vous  vous  accommoderiez 
d'avoir  ainsi  changé  vos  grandes  douleurs  en 
peliie  monnoie;  mais  il  est  à  présumer  que  ce 
n'est  qu'une  queue  decette  goutte  effarouchée, 
et  que  tout  reprendra  dans  peu  son  cours  na- 
turel. Apprenez  donc,  une  fois  pour  toutes,  à 
ne  vouloir  pas  guérir  malgré  la  nature  ;  car 
c'est  le  moyen  presque  assuré  d'augmenter  vos 
maux. 

A  mon  égard,  les  conseils  que  vous  me  don- 
nez sont  plus  aisés  à  doimer  qu'à  suivre.  Les 
herborisations  et  les  promenades  seroient  en 
effetde  douces  diversions  à  mes  ennuis,  si  elles 
m'étoient  laissées;  mais  les  gens  qui  disposent 
de  moi  n'ont  garde  de  me  laisser  cette  res- 
source. Le  projet  dont  iMM.  Manoury  et  Des- 
champs sont  les  exécuteurs  demande  qu'il  ne 
m'en  reste  aucune.  Comme  on  m'attend  au 
passage,  on  n'épargne  rien  pour  me  chasser 
d'ici  ;  et  il  paroît  que  Ion  veut  réussirdans  peu, 
de  manière  ou  d'autre.  Un  des  meilleurs  moyens 
que  l'on  prend  pour  cela  est  de  lâcher  sur  moi 
la  populace  des  villages  voisins.  On  n'ose  plus 
mettre  personne  au  cachot,  et  dire  que  c'est 
moi  qui  le  veux  ainsi;  maison  a  fermé,  barré, 
barricadé  le  château  de  tous  les  côtés  :  il  n'y  a 
plus  ni  passage  ni  communication  par  les  cours 
ni  par  la  terrasse;  et,  quoique  cette  clôture 
me  soit  très-incommode  à  moi-même,  on  a 
soin  de  répandre,  par  les  gardes  et  par  d'au- 
tres émissaires,  que  c'est  le  Monsieur  du  châ- 
teau qui  exige  tout  cela  pour  faire  pièce  aux 
paysans.  J'ai  senti  l'elïetde  ce  bruit  dans  deux 
sorties  que  jai  faites,  et  cela  ne  m'excitera  pas 
à  les  multiplier.  J  ai  prié  le  fermier  de  me  faire 
faire  une  clef  deson  jardin,  qui  est  assez  grand, 
et  ma  résolution  est  de  borner  mes  promena- 
des à  ce  jardin  et  au  petit  jardin  du  prince,  qui, 
comme  vous  savez,  est  grand  comme  la  main 
et  enfoncé  comme  un  puits.  Voilà,  mon  cher 
hôte  ,  comment  au  cœur  du  royaume  de 
France  les  mains  étrangères  s'appesantissent 
encore  sur  moi.  A  1  égard  du  patron  de  la  case, 
on  l'empêche  de  rien  savoir  de  ce  qui  se  passe 
et  de  s'en  mêler.  Je  suis  livré  seul  et  sans  res- 
source à  ma  constance  et  à  mes  persécuteurs. 
J'espère  encore  leur  faire  voir  que  la  besogne 
qu'ils  ont  entreprise  nest  pas  si  facile  à  exécu- 
ter qu'ils  l'ont  cru.  Voilà  bien  du  verbiage  pour 
deux  mois  de  réponse  qu'il  vous  falloitsur  cet 


article.  Mais  j'eus  toujours  le  cœur  expansif  ; 
je  ne  serai  jamais  bien  corrigé  de  cela,  et  votre 
devise  ne  sera  jamais  la  mienne. 

J'ai  découvertavecunepeineinfinie  les  noms 
de  botanique  de  plusieurs  plantes  de  Garsault. 
Jai  aussi  réduit,  avec  non  moins  de  peine,  les 
phrases  de  Sauvages  à  la  nomenclature  triviale 
deLinnaeus,  qui  est  très-commode.  Si  le  plaisir 
d'avoir  un  jardm  vous  rend  un  peu  de  goût 
pour  la  botanique,  je  pourrai  vous  épargner 
beaucoup  de  travail  pour  la  synonymie,  en 
vous  envoyant  pour  vos  exemplaires  ce  que  j'ai 
noté  dans  les  miens,  et  il  est  absolument  néces- 
saire de  débrouiller  cette  partie  critique  de  la 
botanique  pour  reconnoître  la  même  plante,  à 
qui  souvent  chaque  auteur  donne  un  nom  dif- 
férent. 

Je  ne  vous  parle  point  de  vos  affaires  publi- 
ques ;  non  que  je  cesse  jamais  d'y  prendre  in- 
térêt, mais  parce  que  cet  intérêt,  borné  par  ses 
effets  à  des  vœux  aussi  vrais  qu'impuissans  de 
voir  bientôt  rétablir  la  paix  dans  toutes  vos  con- 
trées, ne  peut  contribuer  en  rien  à  l'accélérer. 

Adieu,  mon  cher  hôte  :  mes  hommages  à 
la  meilleure  des  mères;  mille  choses  au  bon 
M.  Jeannin,  et  à  tous  ceux  qui  m'aiment,  et  à 
tous  ceux  que  vous  aimez. 


M.   MOULTOU. 
A  Trye,  par  Gisors,  le  7  mars  17fi8. 

Comme  j'ignore,  monsieur,  ce  que  M.  Coin- 
del  a  pu  vous  écrire,  je  veux  vous  rendre  compte 
moi-même  de  ce  que  j'ai  fait.  Sitôt  qu'il  meut 
envoyé  votre  première  lettre,  j'en  écrivis  une  à 
M.  d'Ivernois,  le  seul  correspondant  que  je  me 
sois  laissé  à  Genève,  et  auquel  même,  depuis 
mon  funeste  départ  pour  l'Angleterre,  je  n'a- 
vois  pas  écrit  plus  de  cinq  ou  six  fois.  Cette 
lettre,  raisonnée  de  mon  mieux,  mais  pressante 
et  impartiale  autant  qu'il  étoit  possible,  pé- 
choit  en  plusieurs  points  faute  de  connoissance 
de  la  situation  de  vos  affaires,  dont  jenesavois 
absolument  rien  que  ce  qui  en  étoit  dit  dans  la 
vôtre  ;  j'y  blâmois  fortement  le  grabeau  pro- 
posé; j'y  proposois  le  projet  du  Conseil,  dont 
j'avois  l'extrait  dans  votre  lettre,  comme  excel- 
lent en  lui-même,  sauf  quelques  changemens 
et  additions,  les  unes  favorables,  les  autres con- 


ANNÉE  i768. 


715 


traires  aux  ropiésentans ,  selon  qu'il  m'avoit 
paru  nécessaire  pour  faire  un  tout  plus  solide 
01  bien  pondéré.  J'avois  écrit  celte  lettre  à  la 
hAte,  elle  éioit  très-louflue  :  je  l'envoyai  ou- 
verte à  M.  Coindet,  le  priant  de  la  faire  passer  à 
son  adresse ,  et  do  vous  en  envoyer  en  nȐme 
temps  une  copie.  Quelques  jours  après  il  me 
marqua  n'avoir  rien  fait  de  tout  cela,  parce 
qu'il  ne  trouvoit  pas  qtie  cette  lettre  allât  à  son 
but.  Il  est  venu  me  voir,  et  je  me  la  suis  fait 
rendre  :  joffre  de  vous  l'envoyer  quand  il  vous 
piaira,  afin  que  vous  en  puissiez  juger  vous- 
même.  Comme  le  moment  pressoit,  et  que  je 
prévovtti?  un  peu  ce  qu'a  fait  M.  Coindel,  j'a- 
vois envoyé  en  même  temps  le  brouijlon  de  la 
même  lettre  en  duplicata, directementàM.  d'I- 
vernois,  dont  les  amis  ne  l'ont  pas  non  plus  ap- 
prouvée, et  il  m  est  arrivé  ce  qu'il  arrive  ordi- 
nairement à  tout  homme  impartial  entre  deux 
partis  échauffes,  qui  cherche  sincèrement  l'in- 
térêt Commun  et  ne  va  qu'au  bien  de  la  chose; 
j'ai  déplu  également  des  deux  côiés.  Voyant  les 
esprits  si  peu  disposés  encore  à  se  rapprocher, 
et  sentant  toutefois  combien  la  plus  prompte 
pacification  vous  est  à  tous  importante  et  né- 
cessaire, j'ai  eu  depuis  une  autre  idée  que  j'ai 
communiquée  encore  à  M.  d'ivernois;  mais  je 
ne  sais  s'il  aura  reçu  ma  letlre  :  ce  seroit  de  tâ- 
cherdu  moins  de  faire  un  règlement  provision- 
nel pour  vingt  ans,  au  bout  desquels  on  pour- 
roit  l'annuler  ou  le  confirmer,  selon  qu'on 
I  auroit  reconnu  bon  ou  mauvais  à  l'usage  :  on 
doit  tout  faire  pour  apaiser  ce  moment  de  cha- 
leur qui  peut  avoir  les  suites  les  plus  funestes. 
Quand  on  ne  se  fera  plus  un  devoir  cruel  de 
m'affliger,  quand  je  ne  serai  plus,  et  que  les 
circonstances  seront  changées,  les  esprits  se 
rap[)rocheront  naturellement,  et  chacun  sen- 
tira tôt  ou  tard  que  son  plus  vrai  bien  n'est  que 
dans  le  bien  de  la  patrie. 

Vous  devez  le  savoir,  monsieur;  si  j'en  a  vois 
été  cru,  non-seulement  on  n'eût  point  soutenu 
les  représentations,  mais  on  n'en  eût  point  fait; 
car  naturellement  je  sentois  qu'elles  ne  pou- 
voient  avoir  ni  succès  ni  suite ,  que  tout  étoit 
contre  les  représentans,  et  qu'ils  seroient  in- 
failliblement les  victimes  de  leur  zèle  patrio- 
tique. J'èlois  bien  éloigné  de  prévoir  le  grand 
ct«boau  spectacle  qu'ils  vieynenl  de  donner  à 
l'univers,  «tl  qui,  quoi  qu'en  puissent  dire  nos 


contemporains,  fera  l'admiration  de  la  posté- 
rité. Cela  devroil  bien  guérir  vos  magistrats, 
d'ailleurs  si  éclairés,  si  sages  sur  tout  autre 
point,  de  l'erreur  de  regarder  le  peuple  de 
Genève  comme  une  populace  ordinaire.  Tant 
qu'ils  ont  agi  sur  ce  faux  préjugé  ils  ont  fait 
de  grandes  fautes  qu'ils  ont  bien  payées  ;  et  je 
prédis  qu'il  en  sera  de  même  tant  qu'ils  s'obsti- 
neront dans  ce  mépris  très-mal  entendu  :  quand 
on  veut  asservir  un  peuple  libre,  il  faut  savoir 
employer  des  moyens  assortis  à  son  génie ,  et 
rien  n'est  plus  aisé;  mais  ils  sont  loin  de  ces 
moyens-là.  Je  reviens  à  itioi  :  le  malheur  que 
j'ai  eu  d'être  impliqué  dans  lescommencemens 
de  vos  troubles  m'a  fait  un  devoir,  dont  je  ne 
me  suis  jamais  départi,  de  n'être  ni  la  cause  ni 
le  prétexte  de  leur  continuation.  C'est  ce  qui 
m'a  empêché  d'aller  purger  le  décret ,  c'est  ce 
qui  m'a  fait  renoncer  à  ma  bourgeoisie ,  c'est 
ce  qui  m'a  fait  faire  le  serment  solennel  de  ne 
rentrer  jamais  dans  Genève,  c'est  ce  qui  m'a 
fait  écrire  et  parler  à  tous  mes  amis  comme  j'ai 
toujours  fait;  et  j'ai  encore  renouvelé  en  dernier 
lieu  ,  à  M.  d'ivernois,  les  mêmes  déclarations 
que  j'ai  souvent  faites  sur  cet  article,  ajoutant 
même  que,  s'il  ne  tenoit  qu'à  une  démarche 
aussi  respectueuse  qu'il  soit  possible  pour  apai- 
ser l'animosité  du  Conseil,  j'étois  prêt  à  la  faire 
hautement  et  de  tout  mon  cœur  :  pourvu  que 
vous  ayez  la  paix  ,  rien  ne  me  coûtera  ,  mon- 
sieur, je  vous  proteste,  et  cela  sans  espoir  d'au- 
cun retour  de  justice  et  d  honnêteté  de  la  part 
de  personne.  Lee  réparations  qui  me  sont  dues 
ne  me  seront  faites  qu'après  ma  mort,  je  le 
sais,  mais  elles  seront  grandes  et  sincères  ;  j'y 
compte ,  et  cela  me  suffit.  Malheureusement 
je  ne  peux  rien  ;  je  n'ai  nulle  espèce  de  crédit 
dans  Genève,  pas  même  parmi  les  représen- 
tans. Si  j'en  avoiseu,  je  vous  le  répète,  tout  ce 
qui  s'est  fait  ne  se  seroit  point  fait.  D'ailleurs 
je  ne  puis  qu'exhorter»  mais  je  ne  veux  pas 
tromper  :  je  dirai ,  comme  je  le  crois,  que  la 
paix  vaut  mieux  que  la  liberté,  qu'il  ne  reste 
plus  d'asile  à  la  liberté  sur  la  terre  que  dans  le 
cœur  de  l'homme  juste,  et  que  ce  n'est  pas  la 
peine  de  se  batailler  pour  le  reste  ;  mais  quand 
il  s'agira  de  peser  un  projet  et  d'en  dire  mon 
sentiment,  je  le  dirai  sans  déguisenient.  En- 
core une  fois,  je  veux  exhorter,  mais  non  pas 
tromper. 


7i6 


CORRESPONDANCE. 


Je  suis  bien  aise,  monsieur,  que  vous  pen- 
siez savoir  que  je  suis  tranquille  et  que  cela 
vous  fasse  plaisir.  Cependant,  si  vous  connois- 
sioz  ma  véritable  situation,  vous  ne  me  croiriez 
pas  si  liors  des  mains  de  M.  Hume ,  et  vous  ne 
vous  adresseriez  pas  à  M.  Coindet  pour  dire  le 
ma!  que  vous  pouvez  penser  de  cet  homme-là. 
Adieu,  monsieur  :  je  ferai  toujours  cas  de  votre 
amitié,  et  je  serai  toujours  flatté  d'en  recevoir 
des  témoif;iiages  ;  mais  comme  vous  n'ignorez 
ni  mon  habitation  ni  le  nom  que  jy  porte,  vous 
me  ferez  plaisir  de  m'écrire  directement  par 
préférence ,  ou  de  faire  passer  vos  lettres  par 
d'autres  mains;  et  surtout  ne  soyez  jamais  la 
dupe  de  ceux  qui  font  le  plus  de  bruit  de  leur 
{jrandeamitiépour  moi.J'oublioisde  vous  dire 
que  M.  Coindet  ne  m'envoya  que  le  29,  c'esl- 
à-dire  le  lendemain  du  Conseil  général ,  votre 
lettre  du  j  0  ;  que  je  ne  la  reçus  que  le  5  mars, 
et  que  par  conséquent  il  n'étoit  plus  temps  d'en 
faire  usage.  Du  reste ,  ordonnez  ;  je  suis  prêt. 


A   M.   D  IVERNOIS. 

Au  château  de  Trye,  le  8  mars  4768. 

Voire  lettre ,  mon  ami ,  du  29 ,  me  fait  fré- 
mir! Ah!  cruels  amis,  quelles  angoisses  vous 
me  donnez  !  n'ai-je  donc  pas  assez  des  miennes? 
3e  vous  exhorte  de  toutes  les  puissances  de 
mon  âme  de  renoncer  à  ce  malheureux  grabeau 
qui  sera  la  cause  de  votre  perte,  et  qui  va  sus- 
citer contre  vous  la  clameur  universelle  qui  jus- 
qu'à présent  étoit  en  votre  faveur.  Cherchez 
d'autres  équivalens,  consultez  vos  lumières, 
pesez,  imaginez,  proposez  ;  mais,  je  vous  en  con- 
jure, hâtez-vous  de  finir,  et  de  finir  en  hommes 
de  bien  etde  paix, etavecautantde  modération, 
de  sagesse  et  de  gloire  que  vous  avez  commencé. 
N'attendez  pas  que  votre  étonnante  union  se 
relâche,  et  ne  comptez  pas  qu'un  pareil  miracle 
dure  encore  long-temps.  L'expédient  d'un  rè- 
glement provisionnel  peut  vous  faire  passer  sur 
bien  des  choses  qui  pourront  avoir  leur  correc- 
tif dans  un  meilleur  temps  :  ce  moment  court 
et  passager  vous  est  favorable  ;  mais  si  vous  ne 
le  saisissez  rapidement,  il  va  vous  échapper; 
tout  est  contre  vous,  et  vous  êtes  perdus.  Je 
pense  bien  différemment  de  vous  sur  la  chance 
générale  de  l'avenir  j  car  je  suis  très-persuadé 


que  dans  dix  ans,  et  surtout  dans  vingt,  elie 
sera  beaucoup  plus  avantageuse  à  la  cause  des 
représentans,eicela me  paroît  infaillible:  mais 
on  ne  peut  pas  tout  dire  par  lettres,  cola  de- 
viendroit  trop  long  :  enfin,  je  vous  en  ..onjure 
derechef  par  vos  familles,  par  votre  patrie, 
par  tous  vos  devoirs,  finissez  et  promptement, 
dussiez-vous  beaucoup  céder  :  ne  changez  pas 
la  constance  en  opiniâtreté  ;  c'est  le  seul  moyen 
de  conserver  l'estime  publique  que  vous  avez 
acquise,  et  dont  vous  sentirez  le  prix  un  jour. 
Mon  cœur  est  si  plein  de  cette  nécessité  d'un 
prompt  accord,  qu'il  voudroit  s'élancer  au  mi- 
lieu de  vous,  se  verser  dans  tous  les  vôtres  pour 
vous  la  faire  sentir. 

Je  diffère  de  vous  rembourser  les  cent  francs 
que  vous  avez  avancés  pour  moi ,  dans  l'espoir 
d'une  occasion  plus  commode.  Lorsque  vous 
songerez  à  réaliser  votre  ancien  projet,  point 
de  confidens,  point  de  bruit,  point  de  noms,  et 
surtout  défiez-vous  par  préférence  de  ceux  qui 
font  ostentation  de  leur  grande  amitié  pour 
moi.  Adieu  ,  mon  ami  :  Dieu  veuille  bénir  vos 
travaux  et  les  couronner  !  Je  vous  embrasse. 


A  M.    LK   MARQUIS   DE   MIRABEAU. 
9  mars  4768. 

Je  ne  vous  répéterai  pas,  mon  illustre  ami, 
les  monotones  excuses  de  mes  longs  silences, 
d'autant  moins  que  ce  seroit  toujours  à  recom- 
mencer ;  car  à  mesure  que  mon  abattement  et 
mon  découragement  augmentent,  ma  paresse 
augmente  en  même  raison.  Je  n'ai  pins  d'acti- 
vité pour  rien  ;  plus  même  pour  la  promenade, 
à  laquelle  d'ailleurs  je  suis  forcé  de  renoncer 
depuis  quelque  temps.  Réduit  au  travail  très- 
fatigant  de  me  lever  ou  de  me  coucher,  je 
trouve  cela  de  trop  encore;  du  reste,  je  suis 
nul.  Ce  n'est  pas  seulement  là  le  mieux  pour 
ma  paresse,  c'est  le  mieux  aussi  pour  ma  rai- 
son ;  et  comme  rien  n'use  plus  vainement  la  vie 
que  de  regimber  contre  la  nécessité,  le  meilleur 
parti  qui  me  reste  à  prendre,  et  que  je  prends, 
est  de  laisser  faire  sans  résistance  ceux  qui 
disposent  ici  de  moi. 

La  proposition  d'aller  vous  voir  à  Fleury  est 
aussi  charmante  qu'honnête,  et  je  sens  que  l'ai- 
mable société  que  j'y  Irourerois  seroit  en  effet 


ANNÉE  17G8. 


717 


un  spécifique  excellent  contre  ma  tristesse.  Vos 
expédieiis,  mon  illustre  ami,  vont  mieux  à  mon 
cœur  que  voire  morale  ;  je  la  trouve  trop  haute 
pour  moi,  plus  sioïque  que  consolante  ;  et  rien 
ne  me  paroit  moins  calmant  pour  les  gens  qui 
souffrent  que  de  leur  prouver  qu'ils  n'ont  point 
de  m;il.  Ce  pèlerinage  me  tente  beaucoup,  et 
c'est  précisément  pour  cela  que  je  crains  de  ne 
le  pouvoir  faire  ;  il  ne  m'est  pas  donné  d'avoir 
tant  de  plaisir.  Au  reste,  je  ne  prévois  d'obsta- 
cle vraiment  dirimant  que  la  durée  de  mon  état 
présent  qui  ne  me  permettroit  pas  d'entrepren- 
dre un  voyage  quoique  assez  court.  Quant  à  la 
voloniéje  vous  jure  qu'elle  y  est  tout  entière, 
de  même  que  la  sécurité.  J'ai  la  certitude  que 
vous  ne  voudriez  pas  m'exposer,  et  lexpérience 
que  votre  hospitalité  est  aussi  sûre  que  douce. 
De  plus,  le  refuge  que  je  suis  venu  chercher  au 
sein  de  votre  nation  sans  précaution  d'aucune 
espèce,  sans  autre  sûreté  que  mon  estime  pour 
elle,  doit  montrer  ce  que  j'en  pense,  et  que  je 
ne  prends  pas  pourargeni  comptant  les  terreurs 
que  l'on  cherche  à  me  donner.  Enfin,  quand 
un  homme  de  mon  humeur,  et  qui  n'a  rien  à  se 
reprocher,  veut  bien,  en  se  livrant  sans  réserve 
à  ceux  qu'il  pourroit  craindre,  se  soumettre 
aux  précautions  suffisantes  pour  ne  les  pas  for- 
cer à  le  voir,  assurément  une  telle  conduite 
marque  non  pas  de  l'arrogance,  mais  de  la  con- 
fiance; elle  est  un  témoignage  d'estime  auquel 
on  doit  être  sensible,  et  non  pas  une  témérité 
dont  on   se    puisse  offenser.   Je  suis  certain 
qu'aucun  esprit  bien  fait  ne  peut  penser  autre- 
ment. 

Comptez  donc,  mon  illustre  ami,  qu'aucune 
crainte  ne  m'empêchera  de  vous  aller  voir.  Je 
n'ai  rien  altéré  du  droit  de  ma  liberté,  et  dif- 
ficilement ferai-je  jamais  de  ce  droit  un  usage 
plus  agréable  que  celui  que  vous  m'avez  pro- 
posé. Mais  mon  état  présent  ne  me  permet  cet 
espoir  qu'autant  qu'il  changera  en  mieux  avec 
la  saison;  cest  de  quoi  je  ne  puis  juger  que 
quand  elle  sera  venue.  En  attendant  recevez 
mot»  respect,  mes  remercîmens,  et  mes  em- 
brassemens  les  plus  tendres. 


U.    DU   PEYROU. 

Le  24  mars  1768. 

J'ai  répondu,  mon  cher  hôte,  à  votre  n»  6, 
et  il  me  semble  que  cette  réponse  auroil  dû  vous 
être  parvenue  avant  le  départ  de  votre  n»  7; 
mais,  n'ayant  ni  mémoire  pour  me  rappeler 
les  dates,  ni  soin  pour  suppléer  à  ce  défaut, 
je  ne  puis  rien  affirmer,  et  je  laisse  un  peu 
notre  correspondance  au  hasard,  comme  toutes 
les  choses  de  la  vie,  qui,  tout  bien  compté, 
ne  valent  pas  la  sollicitude  qu'on  prend  pour 
elles.  J'approuve  cependant  très-fort  que  vous 
n'ayez  pas  la  même  indifférence,  et  que  vous 
vous  pressiez  de  vouloir  mettre  en  règle  nos 
affaires  pécuniaires;  je  vous  avoue  même  que 
sur  ce  point  je  n'avois  consenti  à  laisser  les 
choses  comme  elles  sont  restées,  que  parce  qu'il 
me  sembloit  qu'à  tout  prendre,  ce  qui  demeu- 
roit  dans  vos  mains  valoit  bien  ce  qui  a  passé 
dans  les  miennes. 

Je  n'ai  point  prétendu,  non  plus  que  vous, 
annuleren  partie  l'arrangementque  nousavions 
fait  ensemble,  mais  en  entier,  et  vous  avez  dû 
voir  par  ma  précédente  lettre  que  la  chose  ne 
peut  être  autrement.  H  s'ensuit  de  cette  ré- 
siliation, comme  vous  avez  vu  dans  mon  mé- 
moire, que  je  vous  reste  débiteur  des  cent 
louis  que  j'ai  reçus  de  vous,  et  qu'il  faut  que  je 
vous  restitue,  puisque,  outre  le  recueil  de  tous 
mes  écrits  et  papiers,  qui  est  entre  vos  mains, 
et  dont  il  ne  s'agit  plus,  vous  ne  croyez  pas  de- 
voir vous  permettre  de  prendre  cette  somme 
sur  les  trois  cents  louis  que  vous  avez  reçus  de 
mylord  maréchal  ;j'avois  cru,  moi,  l'y  pouvoir 
assigner,  parce  qu'enfin,  si  ces  trois  cents  Ibuis 
appartenoientàquelqu'un,c'étoit  à  moi, depuis 
que  mylord  maréchal  m'en  avoit  fait  présent, 
quemême  il  me  lesavoitvoulu remettre, etque 
c'étoit  à  mon  instante  prière  qu'il  avoit  cherché 
à  m'en  constituer  la  rente  par  préférence.  Vous 
avez  la  preuve  de  cela  dans  les  lettres  qu'il  m'a 
écrites  à  ce  sujet,  et  qui  sont  entre  vos  mains 
avec  les  autres.  D'ailleurs,  il  me  sembloit  que 
sans  rien  changer  à  la  destination  de  cette  rente, 
quatre  ou  cinq  ans,  dont  une  partie  est  déjà 
écoulée,  suffisoient  pour   acquitter  ces  cent 
louis.  Ainsi,  vous  laissant  nanti  de  toutes  ma- 
nières, je  nesongeois  guère  à  ce  remboursement 
actuel  en  quoi  j'avois  tort  ;  car  il  est  clair  que 


718 


CORRESPONDANCE. 


tous  ces  raisonnemens,  bons  pour  moi,  ne 
pouvoient  avoir  pour  vous  la  même  force. 

Bref,  j'ai  reçu  de  vous  cent  louis  qu'il  faut 
vous  restituer;  rien  n'est  plus  clair  ni  plus 
juste.  Il  reste  à  voir,  mon  cher  hôte,  par  quelle 
voie  vous  voulez  que  je  vous  rembourse  cette 
somme.  Je  n'ai  pas  de  banquiers  à  mes  ordres, 
et  je  ne  puis  vous  la  faire  tenir  à  Neuchâtel; 
mais  je  puis,  en  nous  arrangeant,  vous  la  faire 
payer  à  Paris,  à  Lyon,  ou  ici;  choisissez,  et 
marquez-moi  votre  décision.  J'attends  là-dessus 
vos  ordres,  et  je  pense  que  plus  tôt  cette  affaire 
sera  terminée,  et  mieux  ce  sera. 

Pour  vous  punir  de  ne  rien  dire  de  précis  sur 
votre  santé,  je  ne  vous  dirai  rien  de  la  mieime. 
Dans  votre  précédente  lettre  vous  étiez  content 
de  votre  estomac  et  de  votre  état,  à  la  goutte 
près,  à  laquelle  vous  devez  être  accoutumé. 
Dans  celle-ci  vous  trouvez  chez  vous  la  nature 
en  décadence.  Pourquoi  cela?  Parce  que  vous 
êtes  sourd  et  goutteux;  mais  il  y  a  vingt  ans 
que  vous  l'êies,  et  votre  état  n'est  empiré  que 
pour  avoir  à  toute  force  voulu  guérir.  On  ne 
meurt  pointde  la  surdité,  et  l'on  ne  meurt  guère 
de  la  goutte  que  par  sa  faute.  Mais  vous  aimez  à 
vous  affubler  la  tête  d'un  drap  mortuaire;  et 
d'ici  à  l'âge  de  quatre-vingts  ans  que  vous  êtes 
fait  pour  atteindre,  vous  passerez  votre  vie  à 
faire  des  arrangemens  pour  la  mort.  Croyez- 
moi,  mon  cher  hôte,  tenez  votre  âme  en  état 
de  ne  la  pas  craindre;  du  reste,  laissez-la  venir 
quand  elle  voudra,  sans  lui  faire  l'honneur  de 
tant  songera  elle,  et  soyez  sûr  que  vos  héritiers 
sauront  bien  arranger  vos  papiers,  sans  vous 
tanttourmenter  pour  leur  en  épargner  la  peine. 

Je  suis  bien  obligé  à  M.  Panckoucke  de  vou- 
loir bien  songer  à  moi  dans  la  distribution  de 
sa  traduction  de  Lucrèce.  Je  la  lirois  avec  plaisir 
si  je  iisois  quelque  chose;  mais  vous  auriez  pu 
lui  dire  que  je  ne  lis  plus  rien.  D'ailleurs,  je  ne 
vois  pas  pourquoi  vous  voulez  lui  indiquer 
M.  Coindet.  Son  confrère  Guy  étoit  plus  à  sa 
portée.  Vous  devez  savoir  que  je  n'aime  pas 
extrêmement  que  M.  Coindet  se  donne  tant  de 
peine  pour  mes  affaires;  et,  si  j'en  étois  le 
maître,  il  ne  s'endonneroit  plus  du  tout. 

Mademoiselle  Renou  vous  remercie  de  vos 
bonnes  amitiés,  et  vous  fait  les  siennes;  mettez- 
nous  l'un  et  l'autre  aux  pieds  de  la  bonne  ma- 
man, le  compte  répondre  à  madame  de  Luze 


dans  ma  première  lettre  :  je  salue  M.  Jeanniii, 
et  vous  embrasse,  mon  cher  hôte,  de  tout  mon 
cœur. 

Je  vais  aujourd'hui  dîner  à  Gisors,  où  je  suis 
attendu  ;  et  je  compte  y  porter  moi-même  cette 
lettre  à  la  poste.  Comme  il  faut  tout  prévoir,  a 
votre  exemple,  et  que  je  puis  mourir  d'apo- 
plexie, au  cas  que  vous  n'ayez  plus  de  mes 
nouvelles  par  moi-même,  adressez-vous  à  ceux 
qui  seront  en  possession  de  ce  que  je  laisse  ici; 
ils  vous  paieront  vos  cent  louis.  Adieu. 


A  M. 


d'ivernois 

24  mars  1768. 


Enfin,  je  respire  ;  vous  aurez  la  paix,  et  vous 
l'aurez  avec  un  garant  sûr  qu'elle  sera  solide^ 
savoir,  l'estime  publique  et  celle  de  vos  magis- 
trats, qui,  vous  traitant  jusqu'ici  comme  un 
peuple  ordinaire,  n'ont  jamais  pris,  sur  ce  faux 
préjugé,  que  de  fausses  mesures.  Ils  doivent 
être  enfin  guéris  de  ceite  erreur,  et  je  ne 
doute  pas  que  le  discours  tenu  par  le  pro- 
cureur-général en  Deux-Cents  ne  soit  sincère. 
Cela  posé,  vous  devez  espérer  que  l'on  ne  ten- 
tera de  long-temps  de  vous  surprendre,  ni  de 
tromper  les  puissances  étrangères  sur  votre 
compte  ;  et  ces  deux  moyens  manquant,  je 
n'en  vois  plus  d'autres  pour  vous  asservir. Mes 
dignes  amis,  vous  avez  pris  les  seuls  menons 
contre  lesquels  la  force  même  perd  son^jEet, 
l'union,  la  sagesse,  et  le  courage.  Quoi  que 
puissent  faire  les  hommes,  on  est  toujours 
libre  quand  on  sait  mourir. 

Je  voudrois  à  présent  que  de  votre  côté  vous 
ne  fissiez  pas  à  demi  les  choses,  et  que  la  con- 
corde une  fois  rétablie  ramenât  la  confiance  et 
la  subordination  aussi  pleine  et  entière  que  s'il 
n'y  eût  jamais  eu  de  dissension.  Le  respect  pour 
les  magistrats  fait  dans  les  républiques  la  gloire 
des  citoyens,  et  rien  n'est  si  beau  que  de  savoir 
se  soumettre  après  avoir  prouvé  qu'on  savoit 
résister.  Le  peuple  de  Genève  s'est  toujours 
distingué  par  ce  respect  pour  ses  chefs  qui  le 
rend  lui-même  si  respectable.  C'est  à  présent 
qu'il  doit  ramener  dans  .son  sein  toutes  les  ver- 
tus sociales  que  l'amour  de  l'ordre  établit  sur 
l'amour  de  la  liberté.  Il  est  impossible  qu'une 
patrie  qui  a  de  tels  enfans  ne  retrouve  pas  enfin 


ANNÉE  1768. 


7\d 


ses  pères;  et  c'est  alors  que  la  grande  famille  i  consentement,  il  ne  sera  sollicité.  Je  suis  sûr(l( 


sera  tout  à  la  fois  illustre,  florissante,  heureuse, 
et  donnera  vraiment  au  monde  un  exemple  di- 
gne d'imitation.  Pardon,  cher  ami;  eniporié 
par  mes  désirs,  je  fais  ici  sottement  le  prédica- 
teur; mais  après  avoir  vu  cequ(>  vous  étiez,  je 
suis  plein  de  ce  que  vous  pouvez  être.  Des  hom- 
mes si  sages  nont  assurément  pas  besoin  d  ex- 
hortation f)()ur  continuera  l'être;  mais  moi, 
j'ai  besoin  de  donner  quelque  essor  aux  plus 
ardens  vœux  de  mon  cœur. 

Au  reste,  je  vous  félicite  en  particulier  d'un 
bonheur  qui  n'est  pas  toujours  atlachéà  la  bonne 
cause,  c'est  d'avoir  trouvé  pour  le  soutien  de 
la  vôtre  des  talens  capables  de  la  faire  valoir. 
Vos  mémoires  sont  des  chefs-d'œuvre  de  logi- 
que et  de  diction.  Je  sais  quelles  lumières  ré- 
gnent dans  vos  cercles,  qu'on  y  raisonne  bien, 
qu'on  y  connoit  à  fond  vos  édiis  ;  mais  on  n'y 
trouve  pas  communément  des  gensqui  tiennent 
aussi  la  plume  :  celui  qui  a  tenu  la  vôtre,  quel 
qu'il  soit,  est  un  homme  rare  ;  n'oubliez  jamais 
la  reconnoissance  que  vous  lui  devez. 

A  l'égard  de  la  réponse  amicale  que  vous  me 
demandez  sur  ce  qui  me  regarde,  je  la  ferai 
avec  la  plus pleineconfiance.  Rien  dansie  monde 
n'a  plus  affligé  et  navré  mon  cœur  que  le  décret 
de  Genève.  Il  n'en  fut  jamais  de  plus  inique, 
de  plus  absurde  et  de  plus  ridicule.  Cependant 
il  n'a  pu  détacher  mes  affections  de  ma  pa- 
trie, et  rien  au  monde  ne  les  en  peut  détacher. 
Il  m'est  indifférent,  quant  à  mon  sort,  que  ce 
décretsoitannuléou  subsiste,  puisqu'il  ne  m'est 
possible  en  aucun  cas  de  profiter  de  mon  ré- 
tablissement ;  mais  il  ne  me  seroit  pourtant 
pas  indifférent,  je  l'avoue,  que  ceux  qui  ont 
commis  la  faute  sentissent  leur  tort,  et  eus- 
sent le  courage  de  le  réparer.  Je  crois  qu'en 
pareil  cas  j'en  mourrois  de  joie,  parce  que  j'y 
verrois  la  fin  d  un  haine  implacable,  et  que  je 
,pounois  de  bonne  grâce  me  livrer  aux  senti- 
niens  respectueux  que  mon  cœur  m'inspire, 
sans  crainte  do  m'avilir.  Tout  ce  qiie  je  puis 
vous  dire  à  ce  sujet  est  que  si  cela  arrivoit,  ce 
qu'assurément  je  n'espère  pas,  le  Conseil  se- 
roit content  de  mes  seiitimens  et  de  ma  con- 
duite, et  il  connoîiroit  bientôt  quel  immortel 
honneur  il  s'est  fait.  Mare  je  vous  avoue  aussi 
que  ce  rétablissement  ne  sauroit  me  flatter 
s'il  ne  vient  d'eux-mêmes,  et  jamais,  de  mon 


vos  sentimens;  les  preuves  m'en  sont  inutiles: 
mais  celles  des  leurs  me  toucheroient  d'autant 
plus  que  je  m'y  attends  moins.  Bref,  s'ils  font 
cette  démarche  d'eux-mêmes,  je  ferai  mon  de- 
voir; s'ils  ne  la  font  f)as,  ce  ne  sera  pas  la  seule 
injustice  dont  j'aurai  à  me  consoler;  et  je  ne 
veux  pas,  en  tout  éiat  de  cause,  risquer  de 
servir  de  pierre  d'achoppement  au  plus  par- 
fait rétablissement  de  la  concorde. 

Voici  un  mandat  sur  la  veuve  Duchesne,  pour 
les  cent  francs  que  vous  avez  bien  voulu  avan- 
cer à  ma  bonne  vieille  tante.  Je  vous  redois 
autre  chose,  mais  malheureusement  je  n'en 
sais  pas  le  montant. 


A   MADAME  LA   COMTESSK  DE  BOLFFLERS. 
Try«>,  24  mars  «768.  . 

Votre  lettre  me  touche,  madame,  parce  que 
jy  crois  reconnoître  le  langage  du  cœur;  ce 
langage  qui,  de  votre  part,  m'eiîl  rendu  le  plus 
heureux  des  hommes  et  à  bien  peu  de  frais. 
Mais,  n'espérant  plus  rien,  et  ne  sachant  plus 
même  que  désirer,  je  ne  vous  imponunerai 
plus  de  mes  plaintes.  Si  mon  sort,  quel  qu'il 
soit,  vous  en  arrachoit  quelqu'une,  je  m'en 
croirois  moins  malheureux, 

La  lettre  de  M.  le  prince  de  Çonti  me  met  en 
grande  peine  sur  son  état  actuel.  Oserois-je 
espérer,  madame,  que  vous  voudrez  bien 
m'en  l'aire  écrire  un  mot  par  quelqu'un  de  vos 
gens,  ou  ceux  de  son  altesse? 

Je  finis  brusquement,  étant  attendu  pour 
aller  à  Gisors. 


A  M/  LE  DUC   DE  CHOISEUL. 

A  Trye,  le  27  mars  1768. 

Monseigneur, 

Vous  daignez  m'écouter.  De  quel  poids  je 
me  sens  soulagé!  Si  vous  eussiez  bien  voulu 
me  voir,  il  me  semble  que  je  n'aurois  eu  be- 
soin de  vous  rien  dire,  et  qu'à  l'instant  vous 
auriez  lu  dans  mon' cœur. 

Un  mot  que  me  dit  M.  de  Luxembourg  (*)  à 
mon  départ  pour  la  Suisse  autorise  le  détail 

(')  c'est  lorsque  ce  maréchal  lui  demanda  s  11  avoit  parlé  mal 
du  duc  de  Choiaeul.  (  Confettiont,  tome  1",  page  SO^. } 


720 


CORRESPONDANCK. 


dans  lequel  je  vnis  entrer,  et  qui  seroil  super-    éclata  ce  célèbre  pacte  de  famille  (*)  :  quel  au- 


flu  s'il  vous  eût  rendu  ma  réponse  :  mais  le 
meilleur  et  le  plus  aimable  des  hommes  n'en 
fut  pas  toujours  le  plus  courageux  (*). 

On  vous  a  donné  de  quelques  passages  de 
mes  écrits,  des  interprétations  non-seulement 
si  fausses  et  si  peu  naturelles  que  le  public  ne 
s'en  est  jamais  douté,  mais  si  contraires  à  mes 
vues, que  leseuldeces  passages  (**) qu'on  m'ait 
cité  contient  l'éloge  le  plus  vrai,  le  plus  grand, 
j'ose  dire  le  plus  digne  que  vous  recevrez  peut- 
être  jamais,  et  dont  trop  de  modestie  a  pu  seul 
vous  empêcher  de  sentir  l'application.  Mon- 
sieur le  duc,  je  n'ai  pointde  protestation  à  vous 
faire.  Je  dirai  les  faits,  et  vous  jugerez. 

Tous  les  ministres  qui  vous  ont  précédé  de- 
puis long-temps  m'ont  paru  fort  au-dessous  de 
leurs  places  :  toutes  les  personnes,  n'importe 
le  soxe,  qui  se  sont  mêlées  de  l'administration, 
n'ont  eu,  selon  moi,  que  de  petites  vues,  des 
demi-talens,  des  passions  basses,  et  de  l'ava- 
rice plutôt  que  de  l'ambition.  Enfin,  j'eus  pour 
eux  tous  un  mépris  peut-être  injuste,  mais  qui 
alloit  jusqu'à  la  haine,  et  que  je  n'ai  jamais 
beaucoup  déguisé.  Tous  mes  penchaiis,  au 
contraire,  vous  favorisèrent  dès  le  premier 
instant.  Je  préjugeai  que  vous  alliez  rendre  au 
ministère  l'éclat  obscurci  par  ces  gens-là,  et 
quand  le  bruit  courut  que  de  vous  el  d'une  des 
personnes  dont  je  viens  de  parler,  lun  des  doux 
déplaceroit  l'autre,  je  fis  en  votre  faveur  des 
vœux  qui  ne  furent  pas  aussi  secrets  qu'il  l'au- 
roil  fallu.  Peu  après,  M.  de  Luxembourg,  par 
hasard,  vous  parla  de  moi,  et,  sur  l'essai  que 
j'avois  fait  à  Venise,  vous  offrîtes  de  m'occu- 
per  (***).  Je  fus  d'autant  plus  sensible  à  cette  of- 
fre, que  jamais  les  gens  en  place  ne  m'ont  gâté 
par  leurs  bontés.  Environ  dans  le  même  tem[)S 

(*)  Témoin  !e  genre  de  protection  que  donna  M.  de  Luxem- 
bourg à  Kousseaii  lors  de  l'arrêt  du  parlement,  et  qui  se  borna 
à  favoriser  sa  fuite  avec  des  circonstances  qui  prouvent  com- 
bien le  maréchal  craignoit  d'éire  compromis  ;  le  soin  qu'il  prit 
de  se  faire  rendre  les  lettres  dans  lesquelles  il  approuvoit  et 
l'impression  à'Énii'e,  el  la  doctrine  de  cet  ouvrage.  Si  le  ma- 
réchal, si  le  prince  de  Coiili,  si  M.  de  Malesherbes  eussent  dit 
hautement  :  «  M.  Rousseau  ne  voutoit  point  imprimer  Emile 
«  en  France;  c'<st  nous  qui  l'y  avons  engagé,  autorisé  même 
«  en  quelque  sorte  par  l'influrnce  que  dévoient  avoir  sur  son 
«  espritetlerangque  nous  occupons  et  les  fonctions  (  dedirec- 
«  teur  de  la  librairie)  dont  l'nn  de  nous  est  revêtu;» croira- 
ton  que  celte  déclaration,  qui  n'eût  contenu  que  la  plus 
exode  vérité,  n'efit  produit  aucun  effet?  M.  P. 

(•')  Contrat  social,  liv.  lit,  chap.  vi,  tome  1",  page  668. 

(***)  Confessions,  tome  l",  page  292. 


gure  n'en  tirai-je  point  pour  une  administra- 
tion qui  commençoit  ainsi  !  Je  mettois  alors  la 
dernière  main  au  Contrat  social  (**).  Le  cœur 
plein  de  vous,  j'y  portai  mon  jugement  et  mon 
pronostic  avec  une  confiance  que  le  temps 
a  confirmée,  et  que  l'avenir  ne  démentira  pas. 
Vous  qu'honore  la  vérité,  reconnoissez  son 
langage.  Le  passage  dont  je  viens  de  vous  don- 
ner l'explication  est  le  seul  où  j'aie  voulu  parler 
de  vous.  Si  l'on  a  cherché  de  sinistres  applica- 
tions à  quelque  autre,  j'en  appelle  au  bon  sens 
pour  les  réfuter,  et  je  suis  prêt  à  montrer  par- 
tout ce  que  j'ai  voulu  dire.  Me  serois-je  aussi 
sottement  contredit  moi-même  en  faisant  l'é- 
loge et  la  satire  du  même  en  même  temps?  Cela 
est- il  donc  dans  mon  caractère,  et  m'a-t-on  vu 
quelquefois  souffler  ainsi  de  la  même  bouche  le 
froid  et  le  chaud?  Qu'on  se  figure  un  étranger 
à  ma  place,  au  sein  de  la  France,  où  il  se  plaît, 
aimant  à  publier  des  vérités  hardies,  mais  gé- 
nérales, dont  jamais  ni  satire  ni  nulle  applica- 
tion personnelle  (***)  et  maligne  n'a  souillé  les 
écrits,  qui  jamais  ne  repoussa  qu'avec  décence 
el  dignité  les  traits  envenimés  de  ses  adver- 
saires, et  qui  fonda  toujours  sa  fière sécurité  sur 
des  princi[)es  et  des  maximes  irréprochables  : 
concevra- t-on  jamais  qu'un  tel  homme,  animé 
jusqu'alors  de  sentimens  grands  et  nobles,  passe 
lout-à-coup,  sans  sujet,  sans  motif,  aux  der- 
niers termes  de  la  plus  brutale,  de  la  plus  ex- 
travagante férocité;  aille  provoquer  à  plaisir 
l'indignation  dun  ministre,  l'espoir  de  la  nation 
qui  vient  de  marquer  pour  lui  de  la  bienveil- 
lance, et  chercher  si  tard  à  s'ôter  dans  ses  mal- 
heurs l'estime  et  la  commisération  du  public, 
qsi,  touten  aimant  la  satire,  ditavec  raison  des 
satiriques  punis,  il  n'a  que  ce  qu'il  mérite?  Je 
connois  les  hommes  et  leurs  inconséquences; 
je  sais  trop  que  je  n'en  suis  pas  exempt  ;  mais 


(*)Signélel5aoAH761. 

(**)  Publié  dans  les  premiers  mois  de  1762,  quelque  temps 
avant  l Emile.  M.  P. 

(•")  C'est  une  justice  rigoureuse  qu'il  se  rend;  et  il  est  en 
effet  remarqnablequelorsqu'il  aréponduàsescritiquesjl  laisse 
de  côté  la  personne  pour  ne  s'occuper  que  de  l'ouvrage,  ou, 
s'il  parle  de  l'auteur,  c'est  toujours  en  termes  honorables.  S'il 
s'évertue  aui  dépens  d»  l'abbé  Gautier,  il  ne  s'attache  qu'à  la 
singularité  de  sa  logique,  à  la  marche  que  suit  ce  pauvre  criti- 
que en  copiant  celle  de  Rousseau,  et  jusqu'à  sa  prosopopée  de 
Fabricius.  Dans  sa  réplique  à  l'archevêque,  il  rend  un  hommage 
éclatant  aux  vertus  du  prélat.  M.  P. 


ANNEE  1768. 


721 


je  prononce  hautement  que  celle-là  n'est  pas 
dans  la  nature.  D'ailleurs,  si  j'eusse  été  capable 
de  penser  et  d'écrire  de  telles  folios,  me  serois- 
je  abstenu  de  les  dire,  moi,  si  confiant, si  ouvert, 
si  facile  à  montrer  ma  pensée  en  toute  chose? 
La  terre  est  couverte  de  mes  implacables  enne- 
mis, qui  tous  ont  été  mes  amis  ou  feint  de  l'être, 
et  cette  remarque  ajoute  au  poids  de  ce  que  je 
vais  affirmer.  Monseigneur,  je  défie  toute  âme 
vivante  de  m'avoir  jamais  ouï  parler  de  vous  et 
de  votre  administration  qu'avec  le  plus  grand 
honneur.  Enfin,  daignez  voir  comment  je  suis 
revenu  dans  ce  pays.  Pour  aller  à  Londres,  je 
traversai  la  France  avec  un  passe-port  qu'on 
disoit  m'êlre  nécessaire.  Sous  ma  propre  di- 
rection ,  j'y  suis  revenu  seul ,  me  livrer  plei- 
nement à  vous,  me  jeter  dans  vos  bras,  si  j'ose 
ainsi  parler,  avec  empressement,  sans  précau- 
tion, sans  crainte,  sans  autre  sûreté  que  votre 
humanité  et  mon  innocence ,  et  sachant  très- 
bien  que  les  prétextes  ne  vous  auroient  pas 
manqué  pourm'opprimcr,  si  vous  l'aviez  voulu. 
Quoique  je  me  sentisse  dans  votre  disgrâce, 
j'ai  compté  sur  votre  générosité,  et  j'ai  bien 
fait.  Mais  cette  conduite  prouve  la  vérité  de 
mon  estime,  et  ce  que  j'ai  pensé  de  vous  dans 
tous  les  temps.  Un  homme  qui  dans  le  secret 
de  son  cœur  se  seroit  senti  coupable ,  eût  pu 
trouver  la  même  sûreté  dans  le  même  asile, 
mais  jamais  il  n'eût  osé  l'y  chercher. 

Voilà,  monsieur  le  duc,  ce  que  j'avois  à  vous 
dire,  et  que  j'aurois  ardemment  désiré  vous 
dire  de  bouche,  quoique  je  ne  sache  point  du 
tout  parler  :  mais  mon  cœur  eût  parlé  pour 
moi,  et  vous  auriez  entendu  son  langage.  Sans 
être  exempt  d'inquiétude  sur  la  route  de  ma 
lettre,  je  ne  crains  assurément  pas  qu'une  fois 
parvenue  entre  vos  mains  elle  puisse  jamais 
me  nuire  ;  mais  un  penchant  naturel  me  faisoit 
espérer ,  je  l'avoue ,  qu'en  me  présentant  à 
vous,  ce  penchant  n'agiroit  pas  sur  moi  seul. 
Sûr  que  je  n'étois  dans  votre  disgrâce  que  par 
l'effet  d'une  erreur,  j'ai  toujours  espéré  que 
cette  erreur  seroit  détruite,  et  que  j'aurois  en- 
fin quelque  part  à  vos  bontés.  J'y  compte 
maintenant,  j'y  ai  des  droits,  j'ose  le  dire  ,  et 
je  les  réclamerai  sans  rougir  ;  puisque,  de  tou- 
tes les  grâces  que  vous  pouvez  répandre  ,  je 
n'aspire  qu'à  celle  de  jouir  sous  votre  pro- 
tection du  repos  et  de  la  liberté  que  je  n'ai 

T.    IV. 


point  mérité  de  perdre ,  et  dont  je  n'abuserai 
jamais. 

Agréez,  monseigneur,  je  vous  supplie,  mou 
sincère  et  profond  respect. 

J.  J.  HOUSSEAU. 

Si  vous  m'honorez  d'une  réponse  sous  le  nom 
de  Renou,  trois  mots  suffisent,  Je  vous  crois; 
et  je  suis  content  (*). 


A  M.  d'ivernois. 

S8  mars  17M. 

Je  ne  me  pardonnerois  pas ,  mon  ami ,  de 
vous  laisser  l'inquiétude  qu'a  pu  vous  donner 
ma  précédente  lettre  sur  les  idées  dont  j'étois 
frappé  en  l'écrivant.  Je  fis  ma  promenade 
agréablement  ;  je  revins  heureusement  ;  jereçus 
des  nouvelles  qui  me  firent  plaisir;  et,  voyant 
que  rien  de  tout  ce  que  j'avois  imaginé  n'est 
arrivé,  je  commence  à  craindre,  après  tant  de 
malheurs  réels,  d'en  voir  quelquefois  d'imagi- 
naires qui  peuvent  agir  sur  mon  cerveau.  Ce 
que  je  sais  bien  certainement,  c'est  que,  quel- 
que altération  qui  survienne  à  ma  tête,  mon 
cœur  restera  toujours  le  même  ,  et  qu'il  vous 
aimera  toujours.  J'espère  que  vous  commen- 
cez à  goûter  les  doux  fruits  de  la  paix.  Que 
vous  êtes  heureux  !  ne  cessez  jamais  de  l'être. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


AU  MÊME. 


26  avril  1768. 


Quoique  je  fusse  accoutumé,  mon  bon  ami^ 
à  recevoir  de  vous  des  paquets  fréquens  ei 
coûteux,  j'ai  été  vivement  alarmé  à  la  vue  du 
dernier,  taxé  et  payé  six  livres  quatre  sous  de 
port.  J'ai  cru  d'abord  qu'il  sagissoit  de  quel- 
que nouveau  trouble  dans  votre  ville,  dont  vous 
m'envoyiez  à  la  hâte  l'important  et  cruel  dé- 
tail ;  mais  à  peine  en  ai-je  parcouru  cinq  ou  six 
lignes ,  que  je  me  suis  tranquillisé  ,  voyant  de 
quoi  il  s'agissoit;  et,  de  peur  d'être  tenté  d'en 
lire  davantage ,  je  me  suis  pressé  de  jeter  mes 

(*)  Au  haut  de  ceUe  lettre  autographe  sont  écrits  an  crayon 
par  le  duc  de  Choiseul,  ces  mots,  refondu  le  29.       M.  P. 

46 


722 


CORRESPONDANCE. 


six  livres  quatre  sous  au  feu ,  surpris  ,  je  l'a- 
voue, que  mon  ami,  M.  d'Ivernois,  m'envoyât 
(le  pareils  paquets  de  si  loin  par  la  poste ,  et 
bien  plus  surpris  encore  qu'il  m'osât  conseiller 
d'y  répondre.  Mes  conseils,  mon  bon  ami,  me 
paroisscnt  meilleurs  que  les  vôtres ,  et  ne  mé- 
ritoient  assurément  pas  un  pareil  retour  do  vo- 
tre part. 

A  mon  départ  pour  Gisors,  regardant  cette 
course  comme  périlleuse,  je  vous  envoyai  un 
billet  de  cent  francs  sur  madame  Duchesne, 
afin  que  s'il  mésarrivoit  de  moi  vous  n'en  fus- 
siez pas  pour  ces  cent  francs,  dont  vous  m'a- 
viez fait  l'avance.  Il  vous  a  plu  de  supposer 
que  cet  envoi  vouloit  dire  :  Ne  venez  pas.  Une 
interprétation  si  bizarre  est  peu  naturelle  ;  si 
je  ne  vous  connoissois,  je  croirois,  moi,  qu'elle 
étoit  de  votre  part  un  mauvais  prétexte  pour 
ne  pas  venir,  après  m'en  avoir  témoigné  tant 
d'envie  :  mais  je  ne  suis  pas  si  prompt  que  vous 
à  mésinterpréter  les  motifs  de  mes  amis  :  et  je 
me  contenterai  de  vous  assurer,  avec  vérité , 
que  rien  jamais  ne  fut  plus  éloigné  de  ma  pen- 
sée, eu  écrivant  ce  billet,  que  le  motif  que  vous 
m'avez  supposé. 

Si  j'élois  en  état  de  faire  d'une  manière  sa- 
tisfaisante la  lettre  dont  vous  m'avez  dit  le  su- 
jet,je  vous  en  enverrois  ci-joint  le  modèle  ;  mais 
mon  cœur  serré  ,  ma  tête  en  désordre ,  toutes 
mes  facultés  troublées,  ne  me  permettent  plus 
de  rien  écrire  avec  soin,  même  avec  clarté  ;  et 
il  ne  me  reste  précisément  qu'assez  de  sagesse 
pour  ne  plus  entreprendre  ce  que  je  ne  suis 
plus  en  état  d'exécuter.  11  n'y  a  point  à  ce  re- 
fus de  mauvaise  volonté,  je  vous  le  jure  ;  et  je 
suis  désormais  hors  d'état  d'écrire  pour  moi- 
même  les  choses  même  les  plus  simples,  et  dont 
j'aurois  le  plus  grand  besoin. 

Je  crois,  mon  bon  ami,  pour  de  bonnes  rai- 
sons, devoir  renoncer  à  la  pension  du  roi  d'An- 
gleterre ;  et,  pour  desraisons  non  moinsbonnes, 
j'ai  rompu  irrévocablement  l'accord  que  j'avois 
fait  avec  M.  Du  Peyrou.  Je  ne  vous  consulte 
pas  sur  ces  résolutions  ,  je  vous  en  rends 
compte  ;  ainsi  vous  pouvez  vous  épargner  d'in- 
utiles efforts  pour  m'en  dissuader.  Il  est  vrai 
que  foible ,  infirme ,  découragé ,  je  reste  à 
peu  près  sans  pain  sur  mes  vieux  jours,  et 
hors  d'état  d'en  gagner  :  mais  qu'à  cela  ne 


ou  d'autre.  Tant  que  j'ai  vécu  pauvre,  j'ai  vécu 
heureux  ;  et  ce  n'est  que  quand  rien  ne  m'a 
manqué  pour  le  nécessaire  que  je  me  suis  senti 
le  plus  malheureux  des  mortels  :  peut-être  le 
bonheur,  ou  du  moins  le  repos  que  je  cherche, 
reviendra-t-il  avec  mon  ancienne  pauvreté. 
Une  attention  que  vous  devriez  peut-être  à  l'é- 
tat où  je  rentre,  seroit  d'être  un  peu  moins  pro- 
digue en  envois  coûteux  par  la  poste,  et  de  ne 
pas  vous  imaginer  qu'en  me  proposant  le  rem- 
boursement des  ports ,  vous  serez  pris  au  mot. 
Il  est  beaucoup  plus  honnête  avec  des  amis, 
dans  le  cas  où  je  me  trouve,  de  leur  écono- 
miser la  dépense,  que  d'offrir  de  la  leur  rem- 
bourser. 

Bonjour,  mon  cher  d'Ivernois  ;  je  vous  aime 
et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

J'espère  que  vous  n'irez  pas  inquiéter  ma 
bonne  vieille  tante  sur  la  suite  de  sa  petite 
pension.  Tant  qu'elle  et  moi  vivrons,  elle  lui 
sera  continuée,  quoi  qu'il  arrive,  à  moins  que 
je  ne  sois  tout-à-fait  sur  le  point  de  mourir 
de  faim,  et  j'ai  confiance  que  cela  n'arrivera 
pas. 

P.  S.  Quand  M.  Du  Peyrou  me  marqua  que 
la  salle  de  comédie  avoit  été  brûlée,  je  craignis 
le  contre-coup  de  cet  accident  pour  la  cause 
des  représentans  ;  mais  que  ce  soit  à  moi  que 
Voltaire  l'impute,  je  vois  là  de  quoi  rire  :  je 
n'y  vois  point  du  tout  de  quoi  répondre  ,  ni  se 
fâcher.  Les  amis  de  ce  pauvre  homme  feroient 
bien  de  le  faire  baigner  et  saigner  de  temps  en 
temps. 


A  M.   DU  PEYROU. 

A  Tryp,  le  29  avril  1768. 

Notre  correspondance,  mon  cher  hôte,  prend 
un  tour  si  peu  consolant  pour  des  cœurs  at- 
tristés, qu'il  faut  du  courage  pour  Tontretenir 
dans  l'état  où  nous  sommes;  et  le  courage  qui 
donne  de  l'activité  n'a  jamais  été  mon  fort. 
Maintenant,  prendre  une  plume  est  presque 
au-dessus  de  mes  forces.  J 'aimerois  autant  a  voir 
la  massue  d'Hercule  à  manier.  Ajoutez  que 
l'état  où  m'arrivent  vos  lettres  me  fait  voir 


qu'elles  ont  bien  des  inspecteurs  avant  de  me 
U«nne,  la  Providence  y  pourvoira  de  manière  i  parvenir  ;  il  en  doit  être  à  peu  près  de  même 


ANNÉE  1768. 


725 


des  miennes;  et  tout  cela  n'est  pas  bien  encou- 
rageant pour  écrire. 

L'état  dans  lequel  vous  vous  sentez  est  vrai- 
ment cruel,  d'autant  plus  que  la  cause  n'en 
est  pas  claire,  et  qu'il  n'est  pas  clair  non  plus, 
selon  moi,  lequel  des  deux  a  le  plus  besoin  de 
traitement  de  la  tête  ou  du  corps.  Depuis  ce 
qui  s'est  passé  ici  durant  votre  maladie  et  du- 
rant votre  convalescence  ;  depuis  que  je  vous  ai 
vu  faire  à  la  hâte  votre  testament,  et  vous 
presser  de  mettre  ordre  à  vos  affaires,  tandis 
que  vous  vous  rétablissiez  à  vue  d'oeil;  depuis 
la  singulière  façon  dont  je  vous  ai  vu  traiter  en 
toute  chose  avec  celui  qui  n'avoit  que  vous 
d'ami  sur  la  terre,  qui  n'avoit  de  .confiance 
qu'en  vous  seul,  qui  n'aimoit  encore  la  vie  que 
pour  la  passer  avec  vous,  avec  celui  enfin  dont 
vous  étiez  la  dernière  et  la  seule  espérance;  je 
vous  avoue  qu'en  résumant  tout  cela,  je  me 
trouve  forcé  de  conclure  de  deux  choses  l'une, 
ou  que  dans  tous  les  temps  j'ai  mal  connu  votre 
cœur,  ou  qu'il  s'est  fait  de  terribles  change- 
mons  dans  votre  tête  :  comme  la  dernière  opi- 
nion est  plus  honnête  et  plus  vraisemblable,  je 
m'y  tiens,  et  cela  posé,  je  ne  puis  m'empêcher 
de  croire  que  cette  tête  un  peu  tracassée  a  une 
très-grande  part  dans  le  dérangement  de  votre 
machine  ;  et,  si  cela  est,  je  tiens  votre  mal  in- 
curable, parce  qu'une  âme  aussi  peu  expan- 
sive  que  la  vôtre  ne  peut  trouver  au-dehors 
aucun  remède  au  mal  qu'elle  se  fait  à  soi-même. 
Il  se  peut  très-bien,  par  exemple,  que  l'affoi- 
blissement  de  votre  vue  ne  soit  que  trop  réel, 
et  qu'à  force  d'avoir  voulu  rétablir  vos  oreilles, 
vous  ayez  nui  à  vos  yeux.  Cependant,  si  j'étois 
près  de  vous,  je  voudrois,  par  une  inspection 
scrupuleuse  de  vos  yeux,  et  surtout  du  gau- 
che, voir  si  quelque  altération  extérieure  an- 
nonce celle  que  vous  sentez;  et  je  vous  avoue 
que  si  je  u'apercevois  rien  au-dehors,  j'aurois 
un  fier  soupçon  que  le  mal  est  plus  à  l'autre 
extrémité  du  nerf  optique  qu'à  celle  qui  tapisse 
le  fond  de  l'œil.  Je  vous  dirois,  Consultez  sur 
vos  yeux  quelqu'un  qui  s'y  connoisse,  si  ce 
n'étoit  vous  exposer  à  donner  votre  confiance 
à  gens  qui  ont  intérêt  à  vous  tromper.  Tâchez 
de  voir,  mon  bon  ami,  c'est  tout  ce  que  je  puis 
vous  dire.  Vous  voilà,  ou  je  me  trompe  fort, 
dans  le  cas  où  la  foi  guérit,  dans  le  cas  où  il  faut 
direau  boiteux  :  Charge  tonpetii  lit,  et  marche. 


Toutes  les  explications  dans  lesquelles  vous 
entrez  sur  nos  affaires  sotit  admirables  assu- 
rément; mais  elles  n'empêchent  pas,  ce  me 
semble,  qu'ayant  nettement  refusé  de  voua 
rembourser  de  vos  cent  louis  sur  l'argent  qui 
vous  a  été  remis  par  mylord  maréchal,  il  ne 
s'ensuive  avec  la  dernière  évidence,  qu'il  faut, 
ou  que  je  tire  de  ma  poche  ces  cent  louis  pour 
vous  les  rendre,  ou  que  je  vous  en  reste  débi- 
teur. Or  je  ne  veux  point  vous  rester  débiteur, 
et  il  ne  seroit  pas  honnête  à  vous  de  vouloir 
m'y  contraindre.  Si  donc  vous  persistez  à  ne 
pas  vouloir  vous  rembourser  des  cent  louis 
sur  l'argent  qui  vous  a  été  remis  pour  moi,  il 
faut  bien  de  nécessité  que  vous  les  receviez  de 
moi. 

Vous  me  dites  à  cela  que  vous  ne  pouvez 
rien  changer  à  la  destination  de  la  somme  qui 
vous  a  été  remise,  sans  le  gré  du  constituant. 
Fort  bien  ;  mais  si,  comme  il  pourroit  très-bien 
arriver,  le  constituant  ne  vous  répond  rien, 
que  ferez-vous?  Refuserez-vous  de  vous  rem- 
bourser de  ces  cent  louis,  parce  que  je  ne  veux 
pas  recevoir  les  deux  cents  autres?  Vous  m'a- 
vouerez qu'un  pareil  refus  seroit  un  peu  bi- 
zarre, et  qu'il  est  difficile  de  voir  pourquoi 
vous  serez  plus  embarrassé  de  deux  cents  louis 
que  de  trois  cents.  Vous  me  pressez  de  vous 
répondre  catégoriquement  si  je  veux  recevoir 
la  rente  viagère,  oui  ou  non.  Je  vous  réponds 
à  cela  que  si  vous  refusez  de  vous  rembourser 
sur  le  capital,  je  la  recevrai  jusqu'à  la  concur- 
rence du  payement  des  cent  louis  que  je  vous 
dois;  que  si  vous  exigez  pour  cela  que  je  m'en- 
gage à  la  recevoir  encore  dans  la  suite  ,  c'est, 
ce  me  semble,  usurper  un  droit  que  vous  n'a- 
vez point.  Je  la  recevrai,  mon  cher  hôie,  jus- 
qu'à ce  que  vous  soyez  payé  ;  après  cela ,  je 
verrai  ce  que  j'aurai  à  faire;  enfin,  si  vous  per- 
sistez à  vouloir  des  conditions  pour  l'avenir,  je 
persiste  à  n'en  vouloir  point  faire,  et  vous 
n'avez  qu'à  tout  garder.  Bien  entendu  qu'aus- 
sitôt que  la  somme  qui  vous  a  été  remise  pour 
moi,  par  mylord  maréchal,  lui  sera  restituée, 
il  faudra  bien  qu'à  votre  tour  vous  receviez  la 
restitution  des  cent  louis. 

Tout  ce  que  vous  me  dites  sur  la  solennité 
nécessaire  dans  la  rupture  de  notre  accord,  et 
sur  les  raisons  que  nous  aurons  à  donner  de 
cette  rupture  me  paroît  assez  bizarre.  Je  u« 


724 


CORRESPONDANCE. 


vois  pas  a  qui  nous  serons  obligés  de  rendre 
compte  d'un  traité  fait  entre  nous  seuls,  qui  ne 
legardoit  que  nous  seuls,  et  de  sa  rupture.  Je 
ne  crois  pas  vos  héritiers  assez  méchans,  si  je 
vous  survis,  pour  vouloir  me  forcer,  le  poi- 
gnard sur  la  gorge,  à  recevoir  une  rente  dont 
je  ne  veux  point.  Et,  supposant  que  je  fusse 
obligé  de  dire  pourquoi  j'ai  dû  rompre  cet  ac- 
cord, je  vous  trouve  là-dessus  des  scrupules 
d'urie  tournure  à  laquelle  je  n'entends  rien.  On 
(iiroit,  on  vérité,  que  vous  voulez-vous  faire  en- 
vers moi  un  mérite  desménagemensque  j'avois 
la  délicatesse  d'avoir  pour  vous.  Ah!  par  ma 
foi,  c'en  est  trop  aussi,  et  il  n'est  pas  permis  à 
une  cervelle  humaine  d'extravaguer  à  ce  point. 
Prenez  votre  parti  là-dessus,  mon  cher  hôte, 
et  dites  hautement  tout  ce  que  vous  aurez  à 
dire.  Pour  moi,  je  vous  déclare  que  désormais 
je  ne  m'en  ferai  pas  faute,  et  que  j'ai  déjà  com- 
mencé. Ma  conduite  là-dessus  sera  simple, 
comme  en  toutes  choses  ;  je  dirai  fidèlement  ce 
qui  s'est  passé,  rien  de  plus  :  chacun  conclura 
ensuite  comme  il  jugera  à  propos. 

On  dit  que  les  affaires  de  votre  pays  vont 
très-mal,  j'en  suis  vraiment  affligé,  à  cause  de 
beaucoup  d'honnêtes  gens  à  qui  je  m'iniéresse. 
Ou  prétend  aussi  que  M.  de  Voltaire  m'accuse 
d'avoir  brûlé  la  salle  de  la  comédie  à  Genève. 
Voilà,  sur  mon  Dieu,  encore  une  autre  accu- 
sation, dont  très-assurément  je  ne  me  défen- 
drai pas.  il  faut  avouer  que  depuis  mon  voyage 
d'Angleterre,  me  voilà  travesti  en  assez  joli 
garçon  1  Ma  foi,  c'est  trop  faire  le  rôle  d'Hera- 
clite ;  je  crois  qu'à  bien  peser  la  manière  dont 
on  mène  les  hommes,  je  finirai  par  rire  de  tout. 
Adieu,  mon  cher  hôte,  je  vous  embrasse. 


AU   MÊME. 

ATrye,  le  «Ojuin  1768. 

Je  vois,  mon  cher  hôte,  que  nos  discussions, 
au  lieu  de  s'éclaircir^  s'embrouillent.  Comme 
je  n'aime  pas  les  chicanes,  je  reviens  à  cette 
affaire  aujourd'hui  pour  la  dernière  fois.  Je 
trouve  le  désir  que  vous  avez  de  la  mettre  en 
règle  fort  raisonnable  ;  mais  je  ne  vois  pas  que 
vous  preniez  les  moyens  d'en  venir  à  bout. 

En  exécution  d'un  accord  entre  nous ,  qui 
n'existe  plus,  j'ai  reçu  de  vous  cent  louis,  qu'il 


faut,  par  conséquent,  que  je  vous  restitue. 
Vous  avez,  de  votre  côté,  le  dépôt  de  mes  écrits, 
tant  imprimés  que  manuscrits,  de  toutes  mes 
lettres  et  papiers,  tous  les  matériaux  nécessaires 
pour  écrire  ma  triste  vie,  dont  le  commence- 
ment vous  est  aussi  parvenu.  Vous  avez  de  plus 
reçu  trois  cents  louis  de  mylord  maréchal  pour 
le  capital  d'une  rente  viagère  dont  il  m'a  fait  le 
présent. 

Dans  cet  état,  j'ai  cru  et  j'ose  croire  encore 
pouvoir  acquitter  ces  cent  louis  avec  ce  qui 
reste  entre  vos  mains,  quoique  je  renonçasse  à 
la  rente  viagère;  et  cette  renonciation,  loin 
d'être  un  obstacle  à  cet  arrangement,  devoit  le 
favoriser,  parce  que,  prenant  cette  sommesur 
le  capital  ou  sur  la  rente,  à  votre  choix,  j'ac- 
ceptois  avec  respect  et  reconnoissance  cette 
partie  du  don  de  mylord  maréchal,  et  que  ce 
ne  pouvoit  pas  être  à  vous  de  me  dire  :  Accep- 
tez le  tout  ou  rien. 

Je  vous  proposai  donc  premièrementde pren- 
dre ces  cent  louis  sur  le  capital.  A  cela  vous 
m'objectâtes  que  vous  ne  pouviez  rien  changer 
à  la  destination  de  ce  fonds,  sans  le  consente- 
ment de  celui  qui  vous  l'avoit  remis.  Le  con- 
sentement de  mylord  maréchal  vousayantdonc 
paru  nécessaire  n'a  cependant  point  été  obtenu, 
par  la  raison  qu'il  n'a  point  été  demandé.  Ainsi, 
voilà  un  obstacle. 

Je  vous  proposai  ensuite  de  laisser  subsister 
la  rente  viagère ,  jusqu'à  ce  que  ces  cent  louis 
fussent  acquittés,  sauf  à  voir  après  comment  on 
feroit;  et  cet  arrangement  étoit  d'autant  plus 
naturel,  qu'étant  usé  de  chagrins,  de  maux, 
et  déjà  sur  l'âge,  ma  mort,  dans  l'intervalle, 
pouvoit  dénouer  la  difficulté.  Vous  n'avez  fait 
aucune  réponse  à  cet  article,  qui  n'avoit  besoin 
du  consentement  de  personne,  puisqu'il  n'étoit 
que  l'exécution  fidèle  des  intentions  du  consti- 
tuant. 

Mais,  au  lieu  de  ce  second  article,  sur  lequel 
vous  n'avez  rien  dit,  voici  une  difficulté  nou- 
velle que  vous  avez  élevée  sur  le  premier.  Je  la 
transcris  ici  mot  pour  mot  de  votre  lettre. 

«  Observez  que  vous  n'êtes  pas  le  seul  inté- 
»  ressé  dans  cette  affaire,  et  que  la  rente  est 
»  réversible  à  une  autre  personne  après  vous, 
»  et  cela  pour  les  deux  tiers.  Cette  considéra- 
»  tion  seule  doit,  ce  me  semble,  décider  la 
»  question  entre  nous.  » 


ANNÉE  1768. 


72o 


C'étoit  là,  mon  cher  hôte,  une  observation 
qu'il  m'était  difHcile  de  Faire,  puisque  cet  arti- 
cle de  votre  lettre  est  la  première  nouvelle  que 
j'aie  jamais  eue  de  cette  prétendue  réversion. 
Celle  clause,  il  est  vrai,  faisoit  partie  du  traité 
qui  étoil  entre  vous  et  moi,  mais  elle  n'avoit 
rien  de  commun,  que  je  sache,  avec  la  constitu- 
tion de  mylord  maréchal;  et,  si  elle  eût  existé, 
il  n'est  pas  concevable  que  ni  lui  ni  vous  ne 
m'en  eussiez  jamais  dit  un  seul  mot.  Elle  n'est 
pas  même  compatible  avec  la  quotité  de  la 
somme  constituée,  attendu  qu'une  telle  clause, 
vous  rendant  la  rente  plus  onéreuse,  eût  exigé 
un  fonds  plus  considérable,  et  mylord  maré- 
chal est  trop  galant  homme  pour  vouloir  être 
généreux  à  vos  dépens.  Ainsi,  à  moins  que  je 
n'aie  la  preuve  péremptoire  de  cette  réversion, 
vous  me  permettrez  de  croire  qu'elle  n'existe 
pas,  et  que,  par  défaut  de  mémoire,  vous  au- 
rez confondu  une  clause  du  traité  annulé  avec 
une  constitution  de  rente  où  il  n'en  a  jamais  été 
question. 

Je  dirai  plus:  quand  même  cette  clause  cxis- 
teroit  réellement,  loin  d'empêcher  l'exécution 
de  l'arrangement  proposé,  elle  en  leveroit  les 
difficultés,  et  le  favoriscroit  pleinement;  car 
ôtez  (lu  capital  les  cent  louis  que  j'assigne  pour 
votre  remboursement,  reste  précisément  le  ca- 
pital des  quatre  cents  livres  de  rente  que  vous 
pouvez  payer  dés  à  présont  à  celle  à  qui  elles 
sont  destinées.conimesij'éiois  déjà  mort.  Celle 
solution  répond  à  tout. 

Mais  je  crains  que,  puisque  vous  voilà  en 
train  de  scrupules,  vous  n'en  ayez  tant,  que 
noire  arrangement  définitif  ne  soit  pas  prêt  à 
se  faire.  Pour  moi.  Je  vous  déclare  que  non- 
seulement  rien  ne  m'e  presse,  maisquejeconsens 
de  tout  mon  cœur  à  laisser  toujours  les  choses 
sur  le  pied  où  elles  sont,  croyant,  dans  cet 
état,  pouvoir  en  sûreté  de  conscience  ne  pas  me 
regarder  comme  votre  débiteur. 

Quant  à  mes  écrits  et  papiers  qui  sont  en- 
tre vos  mains,  ils  y  sont  bien  ;  permettez  que 
je  les  y  laisse,  résolu  de  ne  les  plus  revoir  et  de  \ 
ne  m'en  remêler  de  ma  vie.  Ce  recueil,  s'il  se 
conserve,  deviendra  précieux  un  jour;  s'il  se 
démembre,  il  s'y  trouve  suffisamment  d'ou- 
vrages manuscrits  pour  en  tirer  d'un  libraire 
le  remboursement  des  avances  que  vous  m'a- 
vez faites.  Si  vous  prenez  ce  parti,  j'exige  ou 


que  rien  ne  paroisse  de  mon  vivant,  ou  que 
rien  ne  porte  mon  nom,  ni  présent,  ni  passé. 
Au  reste,  il  n'y  a  pas  un  de  ces  écrits  qui  soit 
suspect  en  aucune  manière,  et  qui  ne  puisse 
être  imprimé  à  Paris,  même  avec  privilège  et 
permission.  Le  parti  qui  me  conviendroit  le 
mieux,  je  vous  l'avoue,  srroit  que  tout  fût  li- 
vré aux  flammes,  et  c'est  même  ce  que  je  vous 
prie  instamment  et  positivement  de  faire.  Si 
vous  voyez  enfin  quelque  moyen  de  vous  rem- 
bourser de  vos  avances  sur  le  fonds  qui  est  en- 
tre vos  mains,  que  je  n'entende  plus  parler  de 
ces  malheureux  papiers,  je  vous  en  supplie; 
que  je  n'aie  plus  d'aulre  soin  que  de  m'armor 
contre  les  maux  que  l'on  me  destine  encore, 
et  que  de  chercher  à  mourir  en  paix,  si  je  puis. 
Amen. 

Le  tour  qu'ont  pris  vos  affaires  publiques 
m'afflige,  mais  ne  me  surprend  point.  J'ai  vu 
depuis  long-temps,  et  je  vous  le  dis  ici  dès  vo- 
tre arrivée,  que  le  pays  où  vous  êtes  ne  servoit 
que  de  prétexte  à  de  plus  grands  projets,  et 
c'est  ce  qui  doit,  en  quelque  façon,  consoler 
ceux  qui  Ihabitent;  car,  de  quelque  manière 
qu'ils  se  fussent  conduits,  l'événement  eût  été 
le  même,  et  il  n'en  seroit  arrivé  ni  plus  ni  moins. 
Vous  avez  eu  le  projet  d'en  sortir;  je  crois  que 
ce  projet  seroit  bon  à  exécuter,  à  tout  risque, 
si  vous  aimez  h\  tranqurlliié.  Je  sais  que  la  bonne 
maman  n'en  sortiroit  pas  sans  peine;  mais  il  y 
a  eu  déjà  des  spectacles  qui  devroient  aider  à 
la  déterminer.  Je  regretterois  pour  elle  et  pour 
vous  votre  maison,  ce  beau  lac,  votre  jardin; 
mais  la  paix  vaut  mieux  que  tout;  etje  sais  cela 
mieux  que  personne,  moi  qui  fais  tout  pour 
elle,  et  qui  ne  me  rebute  pas  même  par  l'im- 
possibilité certaine  de  l'obtenir. 

A  propos  de  jardin,  avez-vous  fait  semer 
dans  le  vôtre  ma  graine  d'apocyn?  J'en  ai  fait 
semer  et  soigner  ici  sur  couche  et  sous  cloche, 
et  j'ai  eu  toutes  les  poines  du  monde  d'en  sauver 
quelques  pieds  qui  languissent;  je  crains  qu'il 
n'en  vienne  aucun  à  bien.  Je  n'aurois  jamais 
cru  cette  plante  si  difficile  a  cultiver.  \Ln  re- 
vanche, j'ai  semé  dans  le  petit  jardin  du  car- 
thamus  laniitus  qui  vient  à  merveille,  des  medi- 
cago  scutellala  et  inlertextu,  qui  sont  déjà  en 
fleurs,  et  dont  je  compte  chaque  jour  les  brins, 
les  poils,  les  feuilles,  avec  des  ravissemens 
toujours  nouveaux.  Je  suis  occupé  maintenant 


726 


CORRESPONDANCE. 


à  mettre  en  ordre  un  très-be!  herbier,  dont  un 
jeune  homme  est  venu  ici  me  faire  présent,  et 
qui  contient  un  très-grand  nombre  de  plantes 
étrangères  et  rares,  parfaitement  belles  et  bien 
conservées.  Je  travaille  à  y  fondre  mon  petit 
herbier  que  vous  avez  vu,  et  dont  la  misère 
fait  mieux  ressortir  la  magnificence  de  l'autre. 
Le  tout  forme  dix  grands  cartons  ou  volumes 
in-folio,  qui  contiennent  environ  quinze  cents 
plantes,  près  de  deux  mille  en  comptant  les  va- 
riétés. J'y  ai  fait  faire  une  belle  caisse  pour 
pou  voir  l'emporter  partout  commodément  avec 
moi.  Ce  sera  désormais  mon  unique  bibliothè- 
que, et,  pourvu  qu'on  ne  m'en  ôte  pas  la  jouis- 
sance, je  défie  les  hommes  de  me  rendre  mal- 
heureux désormais.  Je  suis  obligé  à  M.  d'Ks- 
cherny  de  son  souvenir,  et  je  suis  fort  aise 
d'apprendre  de  ses  nouvelles.  Comme  je  ne  me 
suis  jamais  tenu  pour  brouillé  avec  lui,  nous 
n'avons  pas  besoin  de  raccommodement.  Du 
reste,  je  serai  toujours  fort  aise  de  recevoir  de 
lui  quelque  signe  de  vie,  surtout  quand  vous 
serez  son  médiateur  pour  cela. 


A  M.    LE   PRINCE  DE  CONTI. 

Trye-Ie-Château,  juin  1788. 

Monseigneur, 
Ceux  qui  composent  votre  maison  (je  n'en 
excepte  personne)  sont  peu  faits  pour  me  con- 
noître  ;  soit  qu'ils  me  prennent  pour  un  espion, 
soit  qu'ils  me  croient  honnête  homme,  tous  doi- 
vent également  craindre  mes  regards.  Aussi, 
monseigneur,  ils  n'ont  rien  épargné,  et  ils  n'é- 
pargnerontrien, chacun  par  les  manœuvres  qui 
leur  conviennent,  pour  me  rendre  haïssable  et 
méprisable  à  tous  les  yeux,  et  pour  me  forcer 
de  sortir  enfin  de  votre  château.  Monseigneur, 
en  cela  je  dois  et  je  veux  leur  complaire.  Les 
grâces  dont  m'a  comblé  votre  altesse  sérénis- 
sime  suffisent  pour  me  consoler  de  tous  les  mal- 
heurs qui  m'attendent  en  sortant  de  cet  asile, 
où  la  gloire  et  l'opprobre  ont  partagé  mon  sé- 
jour. Ma  vie  et  mon  cœur  sont  à  vous,  mais 
mon  honneur  est  à  moi  ;  permettez  que  j'obéisse 
à  sa  voix  qui  crie,  et  que  je  sorte  dès  demain 
de  chez  vous  :  j'ose  dire  que  vous  le  devez.  Ne 
laissez  pas  un  coquin  de  mon  espèce  parmi  ces 
honnêtes  gens. 


A  M.  DU  PEYROO. 

Lyon,  le  20  juin  I76«. 

Je  ne  me  pardonnerois  pas,  mon  cher  hôte, 
de  vous  laisser  ignorer  mes  marches,  ou  les 
apprendre  par  d'autres  avant  moi.  Je  suis  à 
Lyon  depuis  deux  jours,  rendu  des  fatigues  de 
la  diligence,  ayant  grand  besoin  d'un  peu  de 
repos,  et  très-empressé  d'y  recevoir  de  vos  nou- 
velles, d'autant  plus  que  le  trouble  qui  règne 
dans  le  pays  où  vous  vivez  me  tient  en  peine, 
et  pour  vous,  et  pour  nombre  d'honnêtes 
gens  auxquels  je  prends  intérêt.  J'attends  de 
vos  nouvelles  avec  l'impatience  de  l'amitié. 
Donnez-m'en,  je  vous  prie,  le  plus  tôt  que  vous 
pourrez. 

Le  désir  de  faire  diversion  à  tant  d'attristans 
souvenirs,  qui  à  force  d'afFoctor  mon  cœur 
altéroient  ma  tête,  m'a  fait  prendre  le  parti  de 
chercher,  dans  un  peu  de  voyages  et  d'herbo- 
risations, les  amusemens  et  distractions  dont 
j'avois  besoin  ;  et  le  patron  de  la  case  ayant  ap- 
prouvé cette  idée,  je  l'ai  suivie  :  j'apporte  avec 
moi  mon  herbier  et  quelques  livres  avec  les- 
quels je  me  propose  de  faire  quelques  pèleri- 
nages de  botanique.  Je  souhaiterois,  mon  cher 
hôte,  que  la  relation  de  mes  trouvailles  pût 
contribuer  à  vous  amuser;  j'en  aurois  encore 
plus  de  plaisir  à  les  faire.  Je  vous  dirai,  par 
exemple,  qu'étant  allé  hier  voir  madame  Boy 
de  La  Tour  à  sa  campagne,  j'ai  trouvé  dans  sa 
vigne  beaucoup  d'aristoloche,  que  je  n'avois 
jamais  vue,  et  qu'au  premier  coup  d'œil  j'ai 
reconnue  avec  transport. 

Adieu,  mon  cher  hôte  :  je  vous  embrasse,  et 
j'attends  dans  votre  première  lettre  de  bonnes 
nouvelles  de  vos  veux. 


AD  MEME. 


Lyon,  le  6  juillet  I76S. 

Je  comptois,  mon  cher  hôte,  vous  accuser 
la  réception  de  votre  réponse,  par  ma  bonne 
amie  madame  Boy  de  La  Tour;  mais  je  n'ai  pu 
trouver  un  moment  pour  vous  écrire  avant  son 
départ:  et  même  à  présent,  prêt  à  partir  pour 
aller  herboriser  à  la  grande  Chartreuse,  avec 
belle  et  bonne  compagnie  botaniste,  que  j'ai 
trouvée  et  recrutée  en  ce  pays,  je  n'ai  que  le 


ANNÉE  1768. 


727 


temps  de  rous  envoyer  un  petit  bonjour  à 
la  hâte. 

Mademoiselle  Ronou  a  reçu  à  Trye  beaucoup 
de  lettres  pour  moi,  parmi  lesquelles  je  ne 
doute  point  que  celle  que  vous  m'écriviez  oc 
se  trouve;  mais  comme  lu  paquet  est  un  peu 
gros,  et  que  j'attends  l'occasion  de  le  faire  ve- 
nir, s'il  y  a  dans  ce  que  vous  me  marquiez  quel- 
que chose  qui  presse,  vous  ferez  bien  de  tne 
lerépéterici.  Si,commejcledésirois,  etcomme 
je  le  désire  encore,  vous  avez  pris  le  parti  de 
brûler  tous  mes  livres  et  papiers,  j  en  suis,  je 
vous  jure,  dans  la  joie  de  mon  cœur  :  mais,  si 
vous  les  avez  conservés,  il  y  en  a  quelques-uns, 
je  l'avoue,  que  je  neserois  pas  fâché  de  revoir, 
pour  remplir,  par  un  peu  de  distraction,  les 
mauvais  jours  d'hiver,  où  mon  étal  et  la  sai- 
son m'empêchent  d'herboriser  ;  celui  surtout 
qui  m'intéresseroit  le  plus  seroit  le  commen- 
cement du  roman  intitulé  :  Emile  et  Sophie,  ou 
les  Solitaires.  Je  conserve  pour  cette  entreprise 
uafoible  que  je  ne  combats  pas,  parce  que  j'y 
trouverois  au  contraire  un  spécifique  utile  pour 
occuper  mes  momens  perdus,  sans  rien  mêler 
à  cette  occupation  qui  me  rappelât  les  souve- 
nirs de  mes  malheurs,  ni  de  rien  qui  s'y  rap- 
porte. Si  ce  fragment  vous  tomboit  sous  la 
main,  et  que  vous  pussiez  me  l'envoyer,  soit 
le  brouillon,  soit  la  copie,  par  le  retour  de 
madame  Boy  de  La  Tour,  cet  envoi,  je  l'a- 
voue, me  feroil  un  vrai  plaisir. 

Comment  va  la  goutte ,  comment  va  l'œil 
gauche?  S'il  n'empire  pas,  il  guérira;  et  je  vois 
avec  grand  plaisir,  par  vos  lettres,  qu'il  va  sen- 
siblement mieux.  Mon  cher  hôte,  que  n'avcz- 
vous  en  goût  modéré  le  quart  de  ma  passion 
pour  les  plantes  I  Votre  plus  grand  mal  est  ce 
goût  solitaire  et  casanier,  qui  vous  fait  croire 
être  hors  d'état  de  faire  de  l'exercice.  Je  vous 
promets  que,  si  vous  vous  mettiez  tout  de  bon 
à  vouloir  faire  un  herbier,  la  fantaisie  de  faire 
un  testament  ne  vous  occuperoit  plus  guère. 
Que  n'êtes-vous  des  nôtres!  vous  trouveriez 
dans  noire  guide  et  chef,  M.  de  la  Tourette, 
un  botaniste  aussi  savant  qu'aimable,  qui  vous 
feroit  aimer  les  sciences  qu'il  cultive.  J'en  dis 
autant  de  M.  l'abbé  Rosier;  et  vous  trouveriez 
dans  M.  l'abbé  de  Grange-Blanche,  et  dans 
votre  hôte,  deux  condisciples  plus  zélés  qu'in- 
struits, dont  l'ignorance  auprès  de  leurs  maî- 


tres mettroit  souvent  à  l'aise  votre  amour- 
propre. 

Adieu,  mon  cher  hôte  :  nous  parlons  demain 
dans  le  même  carrosse  tous  les  quatre,  et  nous 
n'avons  pas  plus  de  temps  qu'il  ne  nous  en  faut 
le  reste  de  la  journée,  pour  rassembler  assez  de 
porte-feuilles  et  de  papiers  pour  l'immense  col- 
lection que  nous  allons  faire.  Nous  ne  laisserons 
rien  à  moissonner  après  nous.  Je  vous  rendrai 
compte  de  nos  travaux.  Je  vous  embrasse.  Vous 
pouvez  continuer  à  m'écrire  chez  M.  Boy 
de  l.a  Tour. 


A   HADEMOISELLB   LB   VASSEUR , 
sous  le  nom  de  mademoiselle  Renou. 
Grenoble,  ce  25  juillet,  i  trois  heures  du  matin,  176S. 

Dans  une  heure  d'ici,  chère  amie,  je  parti- 
rai pour  Chambéry,  muni  de  bons  passe-ports 
et  de  la  protection  des  puissances,  mais  non  pas 
du  sauf-conduitdesphilosophes  que  vous  savez. 
Si  mon  voyage  se  fait  heureusement,  je  compte 
être  ici  de  retour  avant  la  fin  de  la  semaine,  et 
je  vous  écrirai  sur-le-champ.  Si  vous  ne  rece- 
vez pas  dans  huit  jours  de  mes  nouvelles,  n'en 
attendez  plus,  et  disposez  de  vous  à  l'aide  des 
protections  en  qui  vous  savez  que  j'ai  tout» 
confiance,  et  qui  ne  vous  abandonneront  pas. 
Vous  savez  où  sont  les  effets  en  quoi  consis- 
toient  nos  dernières  ressources:  tout  est  à  vous. 
Je  suis  certain  que  les  gens  d'honneur  qui  en 
sont  dépositaires  ne  tromperont  point  mes  in- 
tentions ni  mes  espérances.  Pesez  bien  toute 
chose  avant  de  prendre  un  parti.  Consultez 
madame  l'abbesse  (*)  ;  elle  est  bienfaisante , 
éclairée  ;  elle  nous  aime,  elle  vous  conseillera 
bien;  mais  je  doute  qu'elle  vous  conseille  de 
rester  auprès  d'elle.  Ce  n'est  pas  dans  unç 
communauté  qu'on  trouve  la  liberté  ni  la  paix  ; 
vous  êtes  accoutumée  à  l'une,  vous  avez  besoin 
de  l'autre.  Pour  être  libre  et  tranquille,  soyez 
chez  vous,  et  ne  vous  laissez  subjuguer  par 
personne.  Si  j'avois  un  conseil  à  vous  donner, 
ce  seroit  de  venir  à  Lyon.  Voyez  l'aimable  M;i- 
delon  ;  demeurez,  non  chez  elle,  mais  auprès 
d'elle.  Ciette  excellente  fille  a  rempli  de  tout 

(')  Madame  de  Nardaillac,  al)be>8e  de  (iomer-Fontdine,  ab- 
baye située  à  peu  de  distance  du  clilleau  de  Trye.       o.  P. 


728 


GORRESPOINDANCE. 


point  mon  pronostic  :  elle  n'avoit  pas  quinze 
ans  que  j'ai  hautement  annoncé  quelle  femme 
et  quelle  mère  elle  seroit  un  jour.  Elle  l'est 
maintenant,  et,  grâces  au  ciel,  si  solidement  et 
avec  si  peu  d'éclat,  que  sa  mère,  son  mari,  ses 
frères,  ses  sœurs,  tous  ses  proches,  ne  se  dou- 
tent pas  eux-mêmes  du  profond  respect  qu'ils 
lui  portent,  et  croient  ne  faire  que  l'aimer  de 
tout  leur  cœur.  Aimez-la  comme  ils  font,  chère 
amie  ;  elle  en  est  digne,  et  vous  le  rendra  bien. 
Tout  ce  qu'il  restoitde  vertu  sur  la  terre  semble 
s'être  réfugié  dans  vos  deux  cœurs.  Souvenez- 
vous  de  votre  ami  l'une  et  l'autre  ;  parlez-en 
quelquefois  entre  vous.  Puisse  ma  mémoire 
vous  être  toujours  chère ,  et  mourir  parmi 
les  hommes  avec  la  dernière  des  deux! 

Depuis  mon  départ  de  Trye  j'ai  des  preuves 
de  jour  en  jour  plus  certaines  que  l'œil  vigi- 
lant de  la  malveillance  ne  me  quitte  pas  d'un 
pas,  et  m'attend  principalement  sur  la  fron- 
tière :  selon  le  parti  qu'ils  pourront  prendre, 
ils  me  feront  peut-être  du  bien  sans  le  vouloir. 
Mon  principal  objet  est  bien ,  dans  ce  petit 
voyage,  d'aller  sur  la  tombe  de  cette  tendre 
mère  que  vous  avez  connue,  pleurer  le  mal- 
heur que  j'ai  eu  de  lui  survivre  ;  mais  il  y  entre 
aussi,  je  l'avoue,  du  désir  de  donner  si  beau 
jeu  à  mes  ennemis,  qu'ils  jouent  enfin  de  leur 
reste  ;  car  vivre  sans  cesse  entouré  de  leurs  sa- 
tellites flagorneurs  et  fourbes  est  un  état  pour 
moi  pire  que  la  mort.  Si  toutefois  mon  attente 
et  mes  conjectures  me  trompent,  et  que  je  re- 
vienne comme  je  suis  allé,  vous  savez,  chère 
sœur,  chère  amie,  qu'ennuyé,  dégoûté  de  la 
vie,  je  n'y  cherchois  et  n'y  trouvois  plus  d'autre 
plaisir  que  de  chercher  à  vous  la  rendre  agréa- 
ble et  douce  :  dans  ce  qui  peut  m'en  rester  en- 
core, je  ne  changerai  ni  d'occupation  ni  de 
goût.  Adieu,  chère  sœur;  je  vous  embrasse 
en  frère  et  en  ami. 


A  If.   LE  COMTE  DE  TOINNERRE. 

Bourgoia,  le  16  aoi'it  1768. 

Monsieur, 
î'espère  que  la  lettre  que  j'eus  l'honneur  ce 
vous  écrire  à  mon  départ  de  Grenoble  vous 
aura  été  remise,  et  je  vous  demande  la  permis- 


sion de  vous  renouveler  d'ici  les  assurances  de 
ma  reconnoissance  ctde  mon  respect.Un  voyage 
presque  aussitôt  suspendu  que  commencé  ne 
me  laisse  pas  espérer  de  le  pousser  bien  loin,  et 
la  certitude  que  les  manœuvres  que  je  voudrois 
fuir  me  préviendront  partout  m'en  ôteroit  le 
courage,  quand  mes  forces  me  le  donneroient. 
De  toutes  les  habitations  qu'on  m'a  fait  voir,  la 
maison  de  M.  Faure,  qui  a  l'honneur  d'être 
connu  de  vous,  m'a  paru  celle  où  l'on  m'au- 
roit  voulu  par  préférence,  et  c'est  aussi  celle 
de  toutes  les  retraites  (  pour  me  servir  d'un 
mot  doux)  où  je  pouvois  être  confiné,  celle  où 
j'aurois  préféré  vivre.  Quelques  inconvéniens 
m'ont  alarmé  ;  s'ils  pouvoientseleverous'adou' 
cir,  que  le  maître  de  la  maison,  qui  me  paroît 
galant  homme,  conservât  la  même  bonne  vo- 
lonté, et  que  vous  ne  dédaignassiez  pas,  mon- 
sieur, d'être  notre  médiateur,  je  penserois  que 
puisqu'il  faut  bien  céder  à  la  destinée,  le  meil- 
leur parti  qui  me  resteroit  à  prendre  seroit  de 
vivre  dans  sa  maison. 

J'ose  vous  supplier,  monsieur,  si  vous  rele- 
vez pour  moi  quelques  lettres,  de  vouloir  bien 
me  les  faire  parvenir  ici,  où  je  suis  logé  à  la 
Fontaine  d'or. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  respect,  etc.      >{ 


AU  MÊME.  " 

Bourgoin,  le  21  août  4768. 

Monsieur, 

Je  prends  la  liberté  de  vous  adresser  mes 
observations  sur  la  note  de  M.  Faure  que  vous 
avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer.  J'attends  sa  ré- 
ponse pour  prendre  ma  résolution,  ne  pou- 
vant m'aller  confiner  dans  cette  solitude  sans 
savoir  à  quoi  je  m'engage  en  y  entrant. 

Permettez,  monsieur  le  comte,  que  je  vous 
réitère  ici  mes  remercîmens  très-humbles,  en 
vous  suppliant  d'agréer  mon  respect. 


AU  MÊME. 

Bourgoin,  le  23  aoftt  1768. 

Monsieur, 
Permettez  que  je  prenne  la  liberté  de  vous 


ANNÉE  1768. 


729 


envoyer  une  lettre  que  je  viens  de  recevoir  de 
M.  Bovier,  et  copie  de  ma  réponse.  Si  vous  dai- 
fynez  mander  le  malheureux  dont  il  s'afjit,  et 
tirer  au  clair  cette  affaire,  vous  feriez,  mon- 
sieur le  comte,  une  œuvre  digne  de  votre  gé- 
nérosité. J'ai  l'honneur,  elc. 


AU   MÊME. 
BourgoJo,  le  26  août  f768. 

Monsieur, 

J'ai  l'honneur  de  vous  adresser  une  lettre 
en  réponse  à  celle  de  M.  Faure  que  vous  avez 
bien  voulu  me  Faire  passer.  Ses  propositions  sont 
si  honnêtes,  qu'il  ne  l'est  presque  pas  de  les  ac- 
cepter. Cependant,  forcé  par  ma  situation  d'ê- 
tre indiscret,  je  réduis  ces  propositions  sous 
une  forme  qui,  je  pense,  lèvera  toute  difficulté 
entre  lui  et  moi. 

Mais  il  en  existe  une,  monsieur  le  comte, 
qu'il  dépend  de  vous  seul  de  lever,  dans  l'im- 
posture qui  a  donné  lieu  aux  deux  lettres  que 
j'ai  pris  lalibertédevousenvoyer  dernièrement. 
Car  si,  vivant  sous  votre  protection,  je  ne  puis 
obtenir  aucune  satisfaction  d'une  fourberie 
aussi  impudente  et  aussi  clairement  démontrée, 
à  quoi  dois-je  m'attendre  au  milieu  de  ceux  qui 
l'ont  fabriquée,  si  ce  n'est  à  me  voir  harceler 
sans  cesse  par  de  nouveaux  imposteurs  soufflés 
par  les  mêmes  gens ,  et  enhardis  par  l'impunité 
du  premier?  Il  faudroit  assurément  que  je  fusse 
le  plus  insensé  des  hommes  pour  aller  me  four- 
rer volontairement  dans  un  tel  enfer.  Je  com- 
prends bien  qu'on  m'attend  partout  avec  les 
mêmes  armes,  mais  encore  n'irai-je  pas  choisir 
par  préférence  les  lieux  où  l'on  a  commencé 
d'en  user. 

J'attends  vos  ordres,  monsieur  le  comte  ;  je 
compte  sur  votre  équité,  et  j'ai  l'honneur 
d'être ,  avec  autant  de  confiance  que  de  res- 
pect, etc. 


A  M.  LAUAUD. 


Bourgoin,  le  31  août  1768. 


Nous  vous  devons  et  nous  vous  faisons, 


monsieur,  mademoiselle  Kenou  et  moi,  les 
plus  vifs  remcrctmens  de  toutes  vos  bontés 
pour  tous  les  deux  ;  mais  nous  ne  vous  en  fe- 
rons ni  l'un  ni  l'autre  pour  la  campagne  de 
voyage  que  vous  lui  avez  donnée.  J'ai  le  plaisir 
d'avoir  ici,  depuis  quelques  jours,  celle  de  mes 
infortunes;  voyant  qu'à  tout  prix  elle  vouloit 
suivre  ma  destinée,  j'ai  fait  en  sorte  au  moins 
qu'elle  pijt  la  suivre  avec  honneur.  J'ai  cru  ne 
rien  risquer  de  rendre  indissoluble  un  attache- 
ment de  vingl-cinq  ans,  que  l'estime  mutuelle, 
sans  laquelle  il  n'est  point  d'amitié  durable, 
n'a  fait  qu'augmenter  incessamment.  La  tendre 
et  pure  fraternité  dans  laquelle  nous  vivons 
depuis  treize  ans  n'a  point  changé  de  nature 
par  le  nœud  conjugal;  elle  est,  et  sera  jusqu'à 
la  mort,  ma  femme  par  la  force  de  nos  liens,  et 
ma  sœur  par  leur  pureté.  Cet  honnête  et  saint 
engagement  a  été  contracté  dans  toute  la  sim- 
plicité, mais  aussi  dans  toute  la  vérité  de  la 
nature,  en  présence  de  deux  hommes  de  mé- 
rite et  d'honneur,  officiers  d'artillerie,  et  l'un 
fils  d'un  de  mes  anciens  amis  du  bon  temps, 
c'est-à-dire,  avant  que  j'eusse  aucun  nom  dans  le 
monde  ;  et  l'autre,  maire  de  cette  ville,  et  proche 
parent  du  premier  (*).  Durant  cet  acte  si  court 
et  si  simple,  j'ai  vu  fondre  en  larmes  ces  deux 
dignes  hommes,  et  je  ne  puis  vous  dire  com- 
bien cette  marque  de  la  bonté  de  leurs  cœurs 
m'a  attaché  à  l'un  et  à  I  autre. 

Je  ne  suis  pas  plus  avancé  sur  le  choix  de  ma 
demeure  que  quand  j'eus  l'honneur  de  vous 
voir  à  Lyon,  et  tant  de  cabarets  et  de  courses 
ne  facilitent  pas  un  bon  établissement.  Les 
nouveaux  voyages  à  faire  me  font  peur,  sur- 
tout à  l'entrée  de  la  saison  où  nous  touchons, 
et  je  prendrai  le  parti  de  m'arrêter  volontaire- 
ment ici ,  si  je  puis ,  avant  que  je  me  trouve, 
par  ma  situation,  dans  l'impossibilité  d'y  res- 
ter et  dans  celle  d'aller  plus  loin.  Ainsi,  mon- 
sieur, je  me  vois  forcé  de  renoncer,  pour  cette 
année  ,  à  l'espoir  de  me  rapprocher  de  vous, 
sauf  à  voir  dans  la  suite  ce  que  je  pourrai  faire 
pour  contenter  mon  désir  à  cet  égard. 

Recevez  les  salutations  de  ma  femn)e,elcelles, 

(*)  Ils  sont  nommés  l'un  et  l'autre  dans  la  lettre  au  comte  de 
Tonnerre  ci-après,  en  date  du  18  «eptrmlire.  Le  premier  s'ap- 
peloit  de  Roaicrei  le  second,  cousin  du  premier,  et  maire  de 
Bourgoiu.  étoit  M,  de  Champagneux.  On  ne  voit  pas,  dans  le« 
Confessions,  le  père  de  ce  M.  de  llorière,  lijjurer  parmi  sei 
anciens  amis  du  bon  tentps.  G.  V. 


730  CORRESPONDANCE. 

monsieur,  d'un  homme  qui  vous  aime  de  tout 
son  cœur. 


A   M.    LE   COMTE   UE   TONNERRE. 

Bourgoin,  !e  l*' septembre  <7f«. 

Monsieur, 

Je  suis  très-sensible  à  la  bonté  que  vous  avez 
eue  de  mander  et  interroger  le  sieur  ïhevenin 
sur  le  prêt  qu'il  dit  avoir  fait,  il  y  a  environ  dix 
ans,  à  moi,  ou  à  un  homme  de  même  nom  que 
moi,  et  dont  il  m'a  fait  demander  la  restitution 
par  M.  Bovicr.  Mais  je  prendrai  la  liberté,  mon- 
sieur le  comte,  de  n'être  pas  de  votre  avis  sur 
la  bonne  foi  dudit  Thevenin,  puisqu'il  est  im- 
possible de  concilier  cette  bonne  foi  avec  les 
circonstances  qu'il  rapporte  de  son  prétendu 
prêt,  et  avec  les  lettres  de  recommandation 
qu'il  dit  que  l'emprunteur  lui  donna  pour  MM.  de 
Faugues  et  Aldman.  Cet  homme  vous  paroît 
borné,  cela  peut  être  ;  un  imposteur  peut  très- 
bien  n'êtrequ'un  sot,etceIa  meconfi.rmejseule- 
nient  dans  la  persuasion  qu'il  a  été  dirigé  aussi 
bien  qu'encouragé  dans  l'invention  de  sa  petite 
histoire,  dont  les  contradictions  sont  un  incon- 
vénieni  difficile  à  éviter  dans  les  fictions  les 
mieux  concertées.  Il  y  a  même  une  autre  con- 
tradiction bien  positive  entre  lui ,  qui  vous  a 
dit,  monsiour,  n'avoir  parlé  de  cette  affaire  à 
qui  que  ce  soit  qu'à  M.  Bovier,  son  voisin  ,  et 
le  même  M.  Bovier,  qui  m'écrit  que  ledit  The- 
venin lui  en  a  fait  parler  par  le  vicaire  de  sa 
paroisse.  Je  persiste  donc  dans  la  résolution  de 
ne  point  retourner  dans  les  lieux  où  celte  his- 
toire a  été  fabriquée,  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
assez  bien  éclaircie  pour  ôier  aux  fabricateurs, 
quels  qu'ils  soient,  la  fantaisie  d'en  forger  de- 
rechef de  semblables.  Je  trouve  ici  un  loge- 
ment trop  cher  pour  pouvoir  le  garder  long- 
temps, mais  où  j'aurai  le  temps  d'en  chercher 
un  plus  à  ma  portée,  où  je  puisse  me  croire  a  l'a- 
bri des  imposteurs.  Je  n'y  suis  pas  moins  sous 
votre  protection  qu'à  Grenoble  ;  et,  si  le  men- 
songe et  la  calomnie  m'y  poursuivent,  j'évite- 
rai du  moins  le  désavantage  d'être  précisément 
à  leur  foyer. 

Daignez,  monsieur,  agréer  derechef  mes 
excuses  des  importunités  que  je  vous  cause ,  et 
mes  actions  de  grâces  de  la  bonté  avec  Inquelle 


vous  voulez  bien  les  endurer.  Si  l'on  ne  me  har- 
celoit  jainais,  je  demeurerois  tranquille  et  ne 
serois  point  indiscret  ;  mais  ce  n'est  pas  l'inten- 
tion de  ceux  qui  disposent  de  moi. 

Recevez  avec  bonté,  je  vous  supplie,  mon- 
sieur le  comte,  les  assurances  de  mon  respect. 

Renou. 

Permettez,  monsieur,  que  je  joigne  ici  une 
lettre  pour  M.  Faure. 


A   UNE  DAME   DE  LYON  (*). 

Rourgoiii,  le  5  septembre  4768. 

Vous  trouverez  ci-joint  un  papier  dont  voici 
l'occasion  :  ayant  été  malade  ici  et  détenu  dans 
une  chambre  pendant  quelques  jours,  dans  le 
fort  de  mes  chagrins,  je  m'amusai  à  tracer, 
derrière  une  porte,  quelques  lignes  au  rapide 
trait  du  crayon  ,  qu'ensuite  j'oubliai  d'effacer 
en  quittant  ma  chambre,  pour  en  occuper  une 
plus  gi-ande  à  deux  lits  avec  ma  femme.  Des 
passans  malintentionnés  ,  à  ce  qu'il  m'a  paru, 
ont  trouvé  ce  barbouillage  dans  la  chambre  que 
j'avois  quittée ,  y  ont  effacé  des  mots  ,  en  on» 
ajouté  d'autres ,  et  l'ont  transcrit  pour  en  faire 
je  ne  sais  quel  usage.  Je  vous  envoie  une  copip 
exacte  de  ces  lignes  ,  afin  que  MM.  vos  frères 
puissent  et  veuillent  bien  constater  les  falsifi- 
cations qu'on  y  peut  faire,  en  cas  qu'elles  se 
répandent.  J'ai  transcrit  même  les  fautes  et  les 
redites,  afin  de  ne  rien  changer. 

Sentiment  du  public  sur  mon  compte,  dans  les 
divers  états  qui  le  composent. 

Les  rois  et  les  grands  ne  disent  pas  ce  qu'ils 
pensent  ;  mais  ils  me  traiteront  toujours  hono- 
rablement. 

La  vraie  noblesse,  qui  aime  la  gloire  et  qui 
sait  que  je  m'y  connois,  m'honore  ei  se  tait. 

(*)  Cette  lettre  a  été  imprimée  pour  la  première  fois  dans  la 
Correspondance  littéraire  de  Grimm  (tome  tO,  pnge252). 
Nous  aurions»  nous  défier  d'une  source  aussi  suspecte,  si  l'écrit 
qui  fait  suite  à  cette  lettre  ne  se  trouvoit  également  dans  l'édi- 
tion de  Poinçot,  tome  xxviii,  page  282.  Les  éditeurs  annoncent 
le  tenirde  M. de  Champagneux.niairede  Bourgoin,  qui, disent- 
ils,  Tn  transcrit  lui-même  a vet  la  ■plus  exacte  fidélité;  el 
comme  ceméme  écrit,  dans  l'édition  de  Poinçot,  offre  avec  ce- 
lui qui  est  rapporté  par  Grimm  des  différences  assez  notables, 
c'cf  l  d'après  cette  édition  qnc  nous  le  donnerons  Ici.    G.  P. 


ANNÉE  1768. 


731 


Les  magistrats  me  haïssent  à  cause  du  mal 
qu'ils  m'ont  fait. 

Les  philosophes,  que  j'ai  démasqués,  veu- 
lent à  tout  prix  me  perdre  ;  ils  y  réussiront. 

Les  évoques,  fiers  de  leur  naissance  et  de 
leur  état,  m'estiment  sans  me  craindre,  et  s'ho- 
norent en  me  marquant  des  égards. 

Les  prêtres,  vendus  aux  philosophes,  aboient 
après  moi  pour  faire  leur  cour. 

Les  beaux  esprits  se  vengent,  en  m'insul- 
tant,  de  ma  supériorité  qu'ils  sentent. 

Le  peuple,  qui  fut  mon  idole,  ne  voit  en  moi 
qu'une  perruque  mal  peignée  et  un  homme 
décrépit. 

Les  femmes,  dupes  de  deux  p....  froid  qui 
les  méprisent,  trahissent  l'homme  qui  mérita 
le  mieux  d'elles  {*). 

Les  magistrats  (**)  ne  me  pardonneront  ja- 
mais le  mal  qu'ils  m'ont  fait. 

Le  magistrat  de  Genève  sent  ses  torts,  sait 
que  je  les  lui  pardonne,  et  les  répâreroit  s'il 
l'osoit. 

Les  chefs  du  peuple,  élevés  sur  mes  épaules, 
voudroient  me  cacher  si  bien  que  l'on  ne 
vît  qu'eux. 

Les  auteurs  me  pillent  et  me  blâment;  les 
fripons  me  maudissent,  et  la  canaille  me  hue. 

Les  gens  de  bien,  s'il  en  existe  encore,  gé- 
missent tout  bas  sur  mon  sort;  et  moi  je  le 
bénis  s'il  peut  instruire  un  jour  les  mortels. 

Voltaire,  que  j'empêche  de  dormir,  paro- 
diera ces  lignes.  Ses  grossières  injures  sont  un 
hommage  qu'il  est  forcé  de  me  rendre  malgré 
lui  (***) 


A   M.    LE  COMTE  DE  TONNERRE. 

Boiirgoin,  le  6  septembre  1768. 

II  y  a  peu  de  résolutions  et  il  n'y  a  point  de 
répugnance  par-dessus  lesquelles  le  désir  d'ap- 

(')  Rousseau  veut  désigner  ici  d'Alembert  el  Grimm 
(")  Dans  la  Correspondance  de  Grimm,  au  lieu  de,  les  ma- 
giitrats;  on  lit,  les  Suitses.  G.  P. 

(**■)  Il  ne  faut  pas  oublier  qne  cet  écrit  fut  tracé,  comme  le 
ditRoussean,  derriàrr  vue  j>oite,au  rn/'idet'ai' du  crayon, 
^^iie  les  copies  qu'on  (  n  fit  furent  iiietactes.  En  supposant  la 
l(^tre  aiitheniiipie,  on  y  vdif  que  l'auteur  n'avoit  certainement 
pas  le  projet  île  conserver  ces  [dirases  détachées,  et  qu'elles 
n'ont  été  transmises  que  parce  qu'on  les  avolt  altérées  en  les 

IruiiM/'rtvifil  II     n  ' 


profondir  l'affaire  du  sieur  Thevenin  ne  me 
fasse  passer;  et  si  ma  confrontation,  sous  vos 
yeux,  avec  cet  homme,  peut  vous  engager, 
monsieur,  à  la  suivre  jusqu'au  bout,  je  suis 
prêt  à  partir.  Permettez  seulement  que  j'ose 
vous  demander  auparavant  l'assurance  que  ce 
voyage  ne  sera  point  inutile;  que  vous  ne  dé- 
daignerez aucune  des  précautions  convenables 
pour  constater  la  vérité,  tant  à  vos  yeux  qu'à 
ceux  du  public,  et  que  le  motif  d'éviier  l'éclat, 
que  je  ne  crains  point,  n'arrêtera  aucune  des 
démarches  nécessaires  à  cet  effet.  Il  ne  seroit 
assurément  pas  digne  de  votre  générosité,  ni 
de  la  protection  dont  vous  m'honorez,  que  des 
imposteurs  pussent  à  leur  gré  me  promener  de 
ville  en  ville,  m'attirer  au  milieu  d'eux,  et  m'y 
rendre  impunément  le  jouet  de  leurs  suppôts. 

J'attends  vos  ordres,  monsieur  le  comte,  et 
quelque  parti  qu'il  vous  plaise  de  prendre  sur 
cette  affaire,  dont  je  vous  cause  à  regret  la 
longue  importunité,  je  vous  supplie  de  vouloir 
bien  me  renvoyer  la  lettre  de  M.  Bovier,  et  la 
copie  de  ma  réponse,  que  j'eus  l'honneur  de 
vous  envoyer. 

Je  vous  supplie,  monsieur  le  comte,  d'a- 
gréer avec  bonté  ma  reconnoissance  et  mon 
respect. 


A  M.    DU   PEYROU. 


Bourgoin,  le  9  septembre  1768. 


Uauscrivaiil. 


M.  P, 


Après  diverses  courses ,  mon  cher  hôte,  qui 
ont  achevé  de  me  convaincre  qu'on  étoit  bien 
déterminé  à  ne  me  laisser  nulle  part  la  tran- 
quillité que  j'étois  venu  chercher  dans  ces  pro- 
vinces, j'ai  pris  le  parti,  rendu  de  fatigue  et 
voyant  la  saison  s'avancer,  de  m'arrêler  dans 
cette  petite  ville  pour  y  passer  l'hiver.  A  peine 
y  ai-je  été,  qu'on  s'est  pressé  de  m'y  harceler 
avec  la  petite  histoire  que  vous  allez  lire  dans 
l'extrait  d'une  lettre  qu'un  certain  avocat 
Bovier  m'écrivit  de  Grenoble  le  22  du  mois 
dernier. 

«  Le  sieur  Thevenin,  chamoiseurdeson  mé- 
»  lier,  se  trouva  logé  il  y  a  environ  dix  ans 
»  chez  le  sieur  Janin,  hôte  du  bourg  des  Ver- 
»  dièrcs-de-Jouc,  près  de  Neuchâtel,  avec 
»  M.  Rousseau,  qui  se  trouva  lui-même  dans 
)t  le  cas  d'avoir  besoin  de  quelque  argent,  et 


732 


CORRESPONDANCE. 


»  qui  s'adressa  au  sieur  Janin,  son  hôte,  pour 
»  obtenir  cet  argent  du  sieur  Thevenin  :  ce  der- 
»  nier,  n'osant  pas  présenter  à  M.  Rousseau  la 
»  modique  somme  qu'il  demandoit,  attendit  son 
»  départ,  et  l'accompagna  effectivement  des 
»  Verdières-de-Jouc  jusqu'à  Saint-Sulpiceavec 
»  ledit  Janin  ;  et  après  avoir  dîné  ensemble 
»  dans  une  auberge  qui  a  un  soleil  pour  en- 
»  seigne,  il  lui  fit  remettre  neuf  livres  de  France 
»  par  ledit  Janin.  M.  Rousseau,  pénétré  de  re- 
»  connoissance,  donna  audit  Thevenin  quel- 
)»  ques  lettres  de  recommandation ,  entreautres 
»  une  pour  M.  deFaugnes,  directeur  des  sels  à 
»  Yverdun,  et  une  pour  M.  Aldiman,  de  la 
»  même  ville,  dans  laquelle  M.  Rousseau  signa 
»  son  nom,  et  signa  le  Voyageur  perpétuel  dans 
»  une  autrepour  quelqu'une  Paris,  dontlesieur 
»  Thevenin  ne  se  rappelle  pas  le  nom.  » 

Voici  maintenant,  mon  cher  hôte,  copie  de 
ma  réponse,  en  date  du  23. 

«  Je  n'ai  pas  pu,  monsieur,  loger  il  y  a  en- 
»  viron  dix  ans  où  que  ce  fût,  près  de  Neuchâ- 
»  tel,  parce  qu'il  y  en  a  dix,  et  neuf,  et  huit, 
»  et  sept,  que  j'en  étois  fort  loin,  sans  en  avoir 
»  approché  durant  tout  ce  temps  plus  près  de 
»  cent  lieues. 

»  Je  n'ai  jamais  logé  au  bourg  des  Verdières, 
»  et  n'en  ai  même  jamais  entendu  parler  :  c'est 
»  peut-être  le  village  des  Verrières  qu'on  a 
»  voulu  dire;  j'ai  passé  dans  ce  village  une 
»  seule  fois,  il  n'y  a  pas  cinq  ans,  allant  à 
»  Pontarlier;  j'y  repassai  en  revenant;  je  n'y 
»  logeai  point;  j'étois  avec  un  ami  (qui  n'étoit 
»  pas  le  sieur  Thevenin);  personne  autre  ne 
»  revint  avec  nous;  et,  depuis  lors,  je  ne  suis 
»  pas  retourné  aux  Verrières. 

»  Je  n'ai  jamais  vu,  que  je  sache,  le  sieur 
»  Thevenin,  chamoiseur;  jamais  je  n'ai  ouï 
»  parler  de  lui,  non  plus  que  du  sieur  Janin, 
w  mon  prétendu  hôte.  Je  ne  connois  qu'un  seul 
»  M.  Jeannin,  mais  il  ne  demeure  point  aux 
»  Verrières,  il  demeure  à  Neuchâtel,  et  il  n'est 
»  point  cabaretier;  il  est  secrétaire  d'un  de 
»  mes  amis. 

»  Je  n'ai  jamais  écrit,  autant  qu'il  m'en  sou- 
»  vient,  à  M.  de  Faugnes,  et  je  suis  sûr  au 
)i  moins  de  ne  lui  avoir  jamais  écrit  de  lettre 
»  de  recommandation,  n'étant  pas  assez  lié 
»  avec  lui  pour  cela  :  encore  moins  ai-je  pu 
»  écrire  à  M.  Aldiman,  d'Yverdun,  que  je  n'ai 


»  vu  de  ma  vie,  et  avec  lequel  je  n'eus  jamais 
»  nulle  espèce  de  liaison. 

»  Je  n'ai  jamais  signé  avec  mon  nom  le  Voija- 
»  g ew perpétuel,  premièrement  parce  que  cela 
»  n'est  pas  vrai,  et  surtout  ne  l'étoit  pas  alors, 
»  quoiqu'il  le  soit  devenu  depuis  quelques  an- 
»  nées  ;  en  second  lieu,  parce  que  je  ne  tourne 
»  pas  mes  malheurs  en  plaisanteries,  et  qu'en- 
»  fin,  si  cela  m'arrivoit,  je  tâcherois  qu'elles 
»  fussent  moins  plates. 

»  J'ai  quelquefois  prêté  de  l'argent  à  Neu- 
»  châtel,  mais  je  n'y  en  empruntai  jamais,  par 
»  la  raison  très-simple  qu'il  ne  m'a  jamais  man- 
»  que  dans  ce  pays-là  ;  et  vous  m'avouerez 
»  monsieur,  qu'ayant  pour  amis  tous  ceux  qui 
»  y  tcnoient  le  premier  rang,  il  eût  été  du 
»  moins  fort  bizarre  que  j'allasse  emprunter 
»  neuf  francs  d'un  chamoiseur  que  je  ne  con- 
»  noissois  pas,  et  cela  à  un  quart  de  lieue  de 
»  chez  moi;  car  c'est  à  peu  près  la  distance 
K  de  Saint- Sulpice,  où  l'on  dit  que  cet  ar- 
»  gent  m'a  été  prêté,  à  Motiers,  où  je  demeu- 
»  rois.  » 

Vous  croiriez,  mon  cher  hôte,  sur  cette  let- 
tre et  sur  ma  réponse  que  j'ai  envoyée  au  com- 
mandant de  la  province,  que  tout  a  été  fini, 
et  que,  l'imposture  étant  si  clairement  prou- 
vée, l'imposteur  a  été  châtié  ou  bien  censuré  : 
point  du  tout;  l'affaire  est  encore  là,  et  ledit 
Thevenin,  conseillé  par  ceux  qui  l'ont  aposié, 
se  retranche  à  dire  qu'il  a  peut-être  pris  un  au- 
tre M.  Rousseau  pour  J.  J.  Rousseau,  et  per- 
siste à  soutenir  avoir  prêté  la  somme  à  un 
homme  de  ce  nom,  se  tirant  d'affaire,  je  ne 
sais  comment,  au  sujet  des  lettres  de  recom- 
mandation :  de  sorte  qu'il  ne  me  reste  d'autre 
moyen  pour  le  confondre  que  d'aller  moi-même 
à  Grenoble  me  confronter  avec  lui  ;  encore  ma 
mémoire  trompeuse  et  vacillante  peut-elle  sou- 
vent m'abuser  sur  les  faits.  Les  seuls  ici  qui 
me  sont  certains  est  de  n'avoir  jamais  connu 
ni  Thevenin  ni  Janin  ;de  n'avoir  jamais  voyagé 
ni  mangé  avec  eux;  de  n'avoir  jamais  écrit  à 
M.  Aldiman  ;  de  n'avoir  jamais  emprunté  de 
l'argent,  ni  peu  ni  beaucoup,  de  personne  du- 
rant mon  séjour  à  Neuchâtel  ;  je  ne  crois  pas 
non  plus  avoir  jamais  écrit  à  M.  de  Faugnes, 
surtout  pour  lui  recommander  quelqu'un;  ni 
jamais  avoir  signé  le  Voyageur  perpétuel;  ni 
jamais  avoir  couché  aux  Verrières,  quoiqu'il 


ANNÉE  i7G8. 


733 


ne  me  soit  pas  possible  de  me  rappeler  où  nous 
couchàmesen  revenant  de  Pontarlieravec  Saui- 
tersheim,  dit  le  Baron;  car  en  allant  je  me 
souviens  parfaitement  que  nous  n'y  couchAmes 
pas.  Je  vous  fais  tous  ces  détails,  mon  cher 
h6te,  afin  que  si,  par  vos  amis,  vous  pouvez 
nvoirquelqueéclaircissemcntsur  tous  ces  faits, 
vouft^me  rendiez  le  bon  office  de  m'en  faire 
part  le  plus  tôt  qu'il  sera  possible.  J'écris  par 
ce  même  courrier  à  M.  du  Terreau,  maire  des 
Verrières,  à  M.  Breguet,  à  M.  Guyenet,  lieu- 
tenant du  Val-de-Travers,  mais  sans  leur  faire 
jiucun  détail  ;  vous  aurez  la  bonté  d'y  suppléer, 
s'il  est  nécessaire,  par  ceux  de  cette  lettre. 
Vous  pouvez  m'écrire  ici  en  droiture;  mais  si 
vous  avez  des  éclaircissemens  iniéressans  à  me 
donner,  vous  ferez  bien  de  me  les  envoyer  par 
duplicata,  sous  enveloppe,  à  l'adresse  de  M.  le 
comte  de  Tonnerre,  lieutenant-général  des  ar- 
mées du  roi,  commandant  pour  sa  majesté  en 
Dauphiné,  à  Grenoble. \ous  pourrez  même  m'é- 
crire à  l'ordinaire  sous  son  couvert  :  mes  lettres 
me  parviendront  plus  lentement,  mais  plus  sû- 
rement qu'en  droiture. 

J'espère  qu'on  est  tranquille  à  présent  dans 
votre  pays.  Puisse  le  ciel  accorder  à  tous  les 
hommes  la  paix  qu'ils  ne  veulent  pas  me 
laisser  1  Adieu,  mon  cher  hôte;  je  vous  em- 
brasse. 


A  M.   LE  COMTE  DE  TONNERRE. 

Bourgoin,  le  13  septembre  1768. 

Monsieur, 
Comme  je  ne  puis  douter  que  vous  ne  sach  ioz 
parfaitement  à  quoi  vous  en  tenir  sur  le  compte 
du  sieur  Thevenin,  je  crois  voir  par  la  dernière 
lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'é- 
crire, qu'on  vous  trompe  comme  on  (rompe 
M.  le  prince  de  Conti,  et  que  mon  futur  voyage 
de  Grenoble  est  une  affaire  concertée  dont  la 
fable  de  ce  malheureux  n'est  que  le  prétexte. 
Vous  aviez  la  bonté  de  désirer  que  ce  motif 
m'attirât  aux  environs  de  cette  capitale.  J'i- 
gnore, monsieur  le  comte,  d'où  naît  ce  désir 
et  si  je  dois  vous  en  rendre  grâces;  tout  ce  que 
je  sais  est  que  les  moyens  employés  à  cet  effet 
ne  sont  pas  extrêmement  attirans.  Malgré  les 
embarras  où  je  suis  je  pars  demain  pour  me 


rendre  à  vos  ordres;  jeudi  j'aurai  l'honneur  de 
me  présentera  votre  aadience,ei  j'espère  qu'il 
vous  plaira  d'y  mander  ledit  Thevenin.  Je  re- 
partirai vendredi  matin,  quoi  qu'il  arrive,  si 
l'on  m'en  laisse  la  liberté. 
J'ai  l'honneur  d'être  avec  respect, 
Monsieur, 

Votre  trèft-humbie  et  très-obéissant  serviteur, 

Renou. 


AU   UKME. 
Bourgoin,  le  18  septembre  1768. 

Monsieur, 

Le  contre-temps  de  votre  absence  à  mon  ar- 
rivée à  Grenoble  m'affligea  d'autant  plus  que, 
sentant  combien  il  m'importoit  que,  selon  votre 
désir,  mon  entrevue  avec  le  sieur  Thevenin  se 
passât  sous  vos  yeux,  et  ne  pouvant  le  trouver 
qu'à  l'aide  de  M.  Bovier,  que  j'aurois  voulu  ne 
pas  voir,  je  me  voyois  forcé  d'attendre  à  Gre- 
noble votre  retour,  à  quoi  je  ne  pouvois  me 
résoudre,  ou  de  revenir  l'attendre  ici,  ce  qui 
m'exposoit  à  un  second  voyage.  J'aurois  pris, 
monsieur,  ce  dernier  parti,  sans  la  lettre  que 
vous  me  fîtes  l'honneur  de  m'écrire  le  ^5,  et 
qui  me  fut  envoyée  à  la  nuit  par  M.  Bovier. 
Je  compris  par  cette  lettre,  qu'afin  que  mon 
voyage  ne  fût  pas  inutile,  vous  pensiez  que  je 
pouvois  voir  ledit  Thevenin,  quoique  en  votre 
absence;  et  c'est  ce  que  je  fis  par  l'entremise 
de  M.  Bovier,  auquel  il  fallut  bien  recourir 
pour  cela. 

Je  le  vis  tard,  à  la  hâte,  en  deux  reprises: 
j'étois  en  proie  à  mille  idées  cruelles,  indigné, 
navré  de  me  voir,  après  soixante  ans  d'hon- 
neur, compromis,  seul,  loin  de  vous,  sans  ap- 
pui, sans  amis,  vis-à-vis  d'un  pareil  misérable, 
et  surtout  de  lire  dans  les  cœurs  des  assistans, 
et  de  ceux  même  à  qui  je  m'étois  confié,  leur 
mauvaise  volonté  secrète. 

Mais  quelque  courte  qu'ait  été  cette  confé- 
rence, elle  a  suffi  pour  l'objet  que  je  m'y  pro- 
posois.  Avant  d'y  venir,  permettez-moi,  mon- 
sieur le  comte,  une  petite  observation  qui  s'y 
rapporte  :  M.  Bovier  m'avoit  induit  en  erreur, 
en  me  marquant  que  c'étoit  personnellement  à 
moi  que  ledit  Thevenin  avoit  prêté  neuf  francs; 


734 


CORRESPONDANCE. 


au  lieu  que  Thevenin  lui-môme  dit  seulement 
les  avoir  fait  passer  par  la  main  d'aulrui,  en 
prêt  ou  en  don  (car  il  ne  s'explique  pas  claire- 
ment là-dessus),  à  un  homme  appelé  Rousseau, 
duquel  ;iu  reste  il  ne  donne  pas  le  moindre 
renseignement,  ni  de  son  nom,  ni  do  son  âge, 
ni  de  son  état,  ni  do  sa  demeure,  ni  de  sa 
figure,  ni  de  son  habit,  excepté  la  couleur,  et 
qu'il  s'étoit  signé  dans  une  lettre  :  le  Voyageur 
perpétuel  M. ^o\\Qr,%\xv  le  plus  simple  rapport 
d'un  quidam,  qu'il  dit  ne  pas  connoître,  part 
de  ces  seuls  indices,  et  do  celui  du  lieu  où  se 
sont  vus  ces  deux  hommes,  pour  m'écrire  en 
ces  termes  :  «  Je  crois  vous  faire  plaisir  de  vous 
«  rappeler  un  homme  qui  vous  a  rendu  un  ser- 
»  vice,  il  y  a  près  de  dix  années,  et  qui  se 
»  trouve  aujourd'hui  dans  le  cas  que  vous  vous 
»  en  souveniez.  »  Ce  même  M.  Bovier,  dans 
sa  lettre  précédente,  me  parloit  ainsi  :  «  Je  vous 
»  ai  vu  ;  j'ai  été  émerveillé  de  trouver  une  àmc 
»  aussi  belle  que  la  vôtre,  jointe  à  un  génie 
»  aussi  sublime.  »  Voilà,  ce  me  semble,  cetle 
belle  âme  transformée  un  peu  légèrement  en 
celle  d'un  vil  emprunteur,  et  d'un  plus  vil  ban- 
queroutier :  il  faut  que  les  belles  âmes  sôieiîf 
bien  communes  à  Grenoble;  car  assurément  on 
ne  les  y  met  pas  à  haut  prix. 

Voici  la  substance  de  la  déclaration  dudit 
Thevenin,  tant  en  présence  de  M.  Bovier  et  de 
sa  famille,  que  de  M.  de  Champagneux,  maire  et 
châtelain  de  Bourgoin,  de  son  cousin,  M.  de 
Rozière,  officier  d'artillerie,  et  d'un  autre  of- 
ficier du  mémo  corps,  leur  ami,  dont  j'ignore 
le  nom,  laquelle  déclaration  a  été  faite  en  plu- 
sieurs fois,  avec  des  variations,  en  hésitant,  en 
se  reprenant,  quoique  assurément  il  dût  avoir 
la  mémoire  bien  fraîche  de  ce  qu'il  avoit  dit 
tant  de  fois,  et  à  vous,  monsieur  le  comte,  et 
avant  vous  à  M.  Bovier. 

Que  de  la  Charité-sur-Loire ,  qui  est  son 
pays,  venant  en  Suisse,  et  passant  aux  Ver- 
rières-de-Jouc,  dans  un  cabaret  dont  l'hôte 
s'appelle  Janin,  un  homme  nommé  Rousseau, 
le  voyant  mettre  à  genoux,  lui  demanda  s'il 
étoit  catholique;  que  là-dessus  s'étant  pris  de 
conversation,  cet  homme  lui  donna  une  lettre 
de  recommandation  pour  Yverdun  ;  qu'ayant 
continué  de  demeurer  ensemble  dans  ledit  ca- 
baret, ledit  Rousseau  le  pria  de  lui  prêter  quel- 
que argent,  et  lui  donna ,  deux  jours  après,  deux 


autres  lettres  de  recommandation  ;  savoir  :  une 
seconde  pour  Yverdun,  et  l'autre  pour  Paris, 
oii  ledit  Rousseau  lui  dit  qu'il  avoit  mis  pour 
signature, /e  Voyageur  perpétuel  ;  qu'en  recon- 
noissance  de  ce  service,  lui,  Thevenin,  lui  fit  re- 
mettre neuf  francs  par  Janin,  leur  hôte,  après 
un  voyage  qu'ils  firent  tous  trois  des  Verrières 
àSaint-Siilpice,  où  ils  dînèrent  encore  ensem- 
ble; qu'ensuite  ils  se  séparèrent;  que  lut,  The- 
venin, se  rendit  de  là  à  Yverdun,  et  porta  les 
deux  lettres  de  recommandation  à  leurs  adres- 
ses, l'une  pour  M.  de  Faugnes,  l'autre  pour 
M.  Aldiman;  que,  ne  les  ayant  trouvés  ni  l'un 
ni  l'autre,  il  remit  ses  lettres  à  leurs  gens, 
sans  que,  pendant  deux  ans  qu'il  resta  sur  les 
lieux,  la  fantaisie  lui  ait  pris  de  retourner  chez 
ces  messieurs,  voir,  du  moins  par  curiosité, 
l'effet  de  ces  mêmes  lettres  qu'il  avoit  si  bien 
payées.  A  l'égard  de  la  lettre  de  recommanda- 
tion pour  Paris,  signée  le  Voyageur  perpétuel, 
il  l'envoya  à  la  Charité  sur-Loire,  à  sa  femme, 
qui  la  fit  passer  par  le  curé  à  son  altesse,  dont 
il  ne  se  souvient  point. 

Quant  à  la  personne  dudit  Rousseau,  j'ai 
déjà  dit  qu'il  ne  s'en  rappeloit  rien,  ni  rien  de 
ce  qui  s'y  rapporte  :  interrogé  si  ledit  Rous- 
seau portoit  son  chapeau  sur  la  tête  ou  sous  le 
bras,  il  a  dit  ne  s'en  pas  souvenir;  s'il  poi  toit 
perruque  ou  s'il  avoit  ses  cheveux,  a  dit  qu'il 
ne  s'en  souvenoit  pas  non  plus,  et  que  cela  ne 
faisoit  pas  une  différence  bien  sensible  :  inter- 
rogé sur  l'habillement,  il  a  dit  que  tout  ce  qu'il 
s'en  rappeloit,  étoit  qu'il  portoit  un  habit  gris, 
doublé  de  bleu  ou  de  yert  :  interrogé  s'il  savoit 
la  demeure  dudit  Rousseau,  a  dit  qu'il  n'en 
savoit  rien;  s'il  n'avoit  plus  eu  de  ses  nou- 
velles, a  dit  que,  durant  tout  son  séjour  à 
Yverdun  et  à  Kstavayé,  où  il  alla  travailler  en 
sortant  do  là ,  il  n'a  jamais  plus  ouï  parler 
dudit  Rousseau,  et  n'a  su  ce  qu'il  étoit  de- 
venu, jusqu'à  ce  qu'apprenant  qu'il  y  avoit  un 
M.  Rousseau  à  Grenoble,  il  s'est  adressé,  par 
le  vicaire  de  la  paroisse,  à  son  voisin,  M.  Bo- 
vier, pour  savoir  si  ledit  sieur  Rousseau  ne 
seroit  point  son  homme  des  V(  rrières  ;  chose 
qu'il  n'a  pourtant  jamais  affirmée,  ni  dite,  ni 
crue,  mais  dont  il  vouloitsimplement  s'informer. 

Comme  sa  déclaration  laissoit  assez  indéter- 
miné le  temps  de  l'époque,  j  ai  parcouru,  pour 
le  fixer,  ceux  de  ses  papiers  qu'il  a  bien  voulu 


ANNÉE  1768. 


733 


me  montrer,  et  j'y  ai  trouvé  un  certificat  daté 
du  50  juillet  -1763  ,  par  lequel  le  sieur  Cuche, 
chamoiseur  d'Yverdun  ,  atteste  que  ledit  The- 
veuin  a  demeuré  chez  lui  pendant  environ  deux 
ans,  etc. 

Supposant  donc  que  Thevenin  soit  entré 
chez  le  sieur  Cuche,  inuncdiatement  à  son  ar- 
rivée à  Yverdun,  et  qu'il  se  soit  rendu  immé- 
diatement à  Yverduu  en  quittant  ledit  Rous- 
seau à  Saint-Sulpice,  cela  détermine  le  temps 
de  leur  entievut'  à  la  fin  de  l'été  ^61  au  plus 
tard.  Il  est  possible  que  celte  époque  remonte 
plus  haut;  mais  il  ne  l'est  pas  qu'elle  soit  plus 
récente,  puisqu'il  faudroit  alors  que  celte  ren- 
contre se  fût  faite  du  temps  que  ledit  Theve- 
nin étoit  déjà  à  Yverdun  ,  au  lieu  qu'elle  se  fit 
avant  qu'il  y  fût  arrivé. 

J'ai  demandé  à  cet  homme  le  nom  du  maître 
chez  lequel  il  travailloit,  à  Grenoble  :  il  me  l'a 
dit;  je  l'ai  oublié.  Je  lui  ai  demandé  pour  qui 
ce  maître  travailloit,  quelles  éioieiit  ses  prati- 
ques; il  m'a  dit  qu'il  n  en  savoit  rien,  et  qu'il 
n'en  connoissoit  aucun.  Je  lui  ai  demandé  s'il 
ne  travailloit  point  pour  son  voisin,  M.  Bovier 
le  père,  qui  est  ganiier,  il  m'a  dit  qu'il  n'en 
savoit  rien,  et  M.  Bovier  fils,  prenant  la  parole, 
a  dit  que  non;  et  il  falloit  bien  ne  effet  qu'ils  ne 
se  connussent  point,  puisque,  pour  parvenir 
à  lui  parler,  ledit  Thevenin  a  eu  recours  au  vi- 
caire de  la  paroisse. 

Voilà,  dans  ce  qu'a  dit  cet  homme,  tout  ce 
qui  me  paroît  avoir  trait  à  la  question. 

Cette  question  en  peut  offrir  deux  distinc- 
tes, premièrement,  si  ledit  Thevenin  dit  vrai 
ou  s'il  ment. 

Supposant  qu'il  dit  vrai,  seconde  question  : 
quel  est  l'homme  nommé  Rousseau,  auquel  il 
a  prêté  son  argent,  sans  connoitre  de  lui  que 
le  nom  ?  car  enfin  l'idenliié  des  noms  ne  fait 
pas  celle  des  personnes  ;  et  il  ne  suffit  pas,  n'en 
déplaise  à  M.  Bovier,  de  porter  le  nom  de 
Rousseau,  pour  être,  par  cela  seul,  le  débiteur 
ou  l'obligé  du  sieur  Thevenin. 

Il  n'y  a,  selon  le  récit  du  dernier,  que  trois 
personnes  en  état  d'en  attester  la  vérité  ;  savoir, 
le  Rousseau  dont  il  ne  connoît  que  le  nom, 
Thevenin  lui-même,  et  l'hôic  Janin,  qui  est 
absent  .  d'ailleurs,  le  témoignage  des  deux 
premiers,  comme  parties,  est  nul,  à  moins 
qu'ili  ne  soient  d'accord  ;  et  celai  du  dernier 


seroit  suspect  s'il  favorisoit  Thevenin  ;  car  il 
peut-être  son  complice  ;  il  peut  même  être  le 
seul  fripon,  comme  vous  l'avez,  monsieur, 
soupçonné  vous-même;  il  peut  encore  être 
gagné  par  ceux  qui  ont  apposté  l'autre.  Il  n'est 
décisif  qu'au  cas  qu'il  condamne  Thevenin.  En 
tout  état  de  cause,  je  ne  vois  pas  à  tout  cela  de 
quoi  faire  preuve  sans  d'autres  informations. 
Il  estvraiquelescirconstancesdu  récit  de  The- 
venin neseroient  pasun  préjugé  qui  lui  fût  bien 
favorable,  quand  même  il  auroit  affaire  au 
dernier  dos  malheureux,  qui  auroit  tous  les 
autres  préjugés  contre  lui;  mais  enfin  tout  cola 
ne  sont  pas  des  preuves.  Qu'un  garçon  cha- 
moiseur, qui  court  le  pays  pour  chercher  de 
l'ouvrage,  s'aille  mettre  à  genoux  en  parade 
dans  un  cabaretprotesiant  ;  qu'un  autre  homme 
qui  le  voit  conclue  de  là  qu'il  est  catholique,  lui 
en  fasse  compliment,  lui  offre  des  lettres  de  rcr- 
commandaiion,  et  lui  demande  de  l'argent  sans 
le  coniioître  et  sans  on  être  connu  d'aucune  fa- 
çon, qu'au  lieu  de  présumer  de  là  que  l'em- 
prunteur est  un  escroc,  et  que  ses  recomman- 
dations sont  des  torche  culs,  l'autre,  transporté 
du  bonheur  de  les  obtenir,  tire  aussitôt  neuf 
francs  de  sa  bourse  cossue;  qu'il  ait  même  la 
complaisante  délicatesse  de  noser  les  donner 
lui-même  à  celui  qui  ose  bien  les  lui  demander  ; 
qu'il  attende  pour  cola  d'être  en  un  autre  lieu, 
et  de  les  lui  faire  modestement  présenter  par 
un  autre  homme  :  tout  cela,  tout  inopte  et  risi- 
ble  qu'il  est,  n'est  pas  absolument  impossible. 

Que  le  prêteur  ou  le  donneur  passe  trois 
jours  avec  l'emprunlour;  qu'il  mange  avec  lui  ; 
qu'il  voyage  avec  lui  sans  savoir  comment  il  est 
fait,  s'il  porte  perruque  ou  non,  s'il  est  grand  ou 
petit,  noir  ou  blond,  sans  retenir  la  moindre 
chose  de  sa  figure  :  cela  paroit  si  singulier, 
que  je  lui  en  fis  l'objection.  A  cela  il  me  répon- 
dit qu'en  marchant,  lui,The  venin,  étoit  derrière 
l'autre  et  ne  le  voyoit  que  par  le  dos,  et  qu'à 
table  il  ne  le  voyoii  pas  bien  non  plu»,  parce 
que  ledit  Rousseau  ne  se  tenoit  pas  assis,  mais 
sepromenoit  par  la  chambre  en  mangeant.  H 
faut  convenir,  en  riant  de  plus  fort,  que  cela 
n'est  pas  encore  impossible. 

Il  ne  l'est  pas  enfin  que,  desdites  lettres  de 
recommandation  si  f)récieuses,  aucune  ne  soit 
parveimc,  attendu  (\ue  lediJ^TIievenin,  modeste 
pour  les  lettres  comme  pour  l'argent,  ne  voulut 


756 


CORRESPONDANCE. 


'^''4^^ 


pas  les  rendre  lui-même,  ni  s'informer  au 
moins  de  leur  effet,  quoiqu'il  demeurât  dans  le 
même  lieu  qu'habitoient  ceux  à  quielies  étoient 
adressées,  qu'il  les  vît  peut-être  dix  fois  par 
jour,  et  que  ce  fût  au  moins  une  curiosité  fort 
naturelle,  de  savoir  si  un  coureur  de  cabarets, 
à  l'affût  des  écus  des  passans,  pouvoit  être 
réellement  en  liaison  avec  ces  messieurs-là.  Si, 
comme  il  est  à  craindre,  aucune  desdites  lettres 
n'est  parvenue,  ce  sont  ces  coquins  de  valets, 
à  qui  l'honnête  Thevenin  les  a  remises,  qui  lui 
auront  joué  le  tour  de  les  {»arder.  Je  ne  dis  rien 
de  là  lettre  pour  Paris;  il  est  si  clair  qu'une 
recommandation  pour  Paris  est  extrêmement 
utile  à  un  garçon  chamoiseur  qui  va  travailler 
à  Yverdun  ! 

Pardon,  monsieur;  je  ris  de  ma  simplicité,  et 
j'admire  votre  patience;  mais  enfin,  si  The- 
venin n'est  pas  un  imposteur,  il  faut,  de  néces- 
sité absolue,  que  toutes  ces  folies  soient  autant 
de  vérités. 

Supposons-les  telles,  et  passons  outre  ;  voilà 
le  généreux  Thevenin,  créancier  et  bienfaiteur 
d'un  nommé  Rousseau,  lequel,  comme  le  dit 
très-bien  M.  Bovier,  doit  être  pénétré  de  re- 
connoissance.  Quel  est  ce  Rousseau? lui, The- 
venin, n'en  sait  rien,  mais  M.  Bovier  le  sait 
pour  lui,  et  présume,  avec  beaucoup  de  vrai- 
semblance, que  ce  Rousseau  est  l'infortuné 
Jean  -  Jacques  Rousseau ,  si  connu  par  ses 
malheurs  passés,  et  qui  le  sera  bien  plus  encore 
par  ceux  qu'on  lui  prépare.  Je  ne  sache  pas 
cependant  que,  parmi  ces  multitudes  d'atroces 
et  ridicules  charges  que  ses  ennemis  inventent 
journellement  contre  lui,  ils  l'aient  jamais  ac- 
cusé d'être  uncoureur  de  cabaret,  une  croche- 
teurde  bourse,  qui  va  pochetant  quelques  écus 
çà  et  là,  chez  le  premier  va-nu-pieds  qu'il  ren- 
contre. Si  le  Jean-Jacques  Rousseau  qu'on 
connoît  pouvoits'abaisser  à  pareille  infamie,  il 
faudroit qu'on  l'eût  vu,  pour  le  pouvoircroire; 
et  encore,  après  l'avoir  vu,  n'en  croiroit-on 
rien.  M.  Bovier  est  moins  incrédule:  le  simple 
doute  d'un  misérable  qu'il  ne  connoît  point  se 
transforme,àses  yeux, en  certitude,et  lui  prouve 
qu'une  belle  âme  qu'il  connoît  est  celle  du  plus 
vil  des  mendians  ou  du  plus  lâche  des  fripons. 

Si  le  Jean-Jacques  Rousseau  dont  il  s'agit 
n'est  qu'un  infâme;  ce  n'est  pas  tout;  il  faut 
encore  qu'il  soit  un  sot,  car  s'il  accepte  les  neuf 


francs  que  ledit  Thevenin  ne  lui  donne  pas  de 
la  main  à  la  main, mais  qu'il  lui  fait  donner  par 
un  autre  homme,  habitant  du  pays,  il  doit  s'at- 
tendre qu'ils  lui  seront  reprochés  mille  fois  le 
jour  :  il  doit  compter  qu'à  chaque  fois  qu'on 
citera,  dans  le  pays,  quelque  trait  de  sa  facilité 
à  répandre,  et  de  sa  répugnance  à  recevoir,  le 
sieur  Janin  ne  manquera  pas  de  dire  :  «  Eh  1  par 
»  Dieu ,  cet  homme  n'est  pas  toujours  si  fier  ; 
»  il  a  demandé  et  reçu  neuf  francs  d'un  faquin 
»  d'ouvrier  qui  logeoit  dans  mon  auberge;  vt 
»  j'en  suis  bien  sûr,  car  c'est  moi  qui  les  ai 
»  livrés.  »  Quand  on  commença  d'ameuter  le 
peuple  contre  ce  pauvre  Jean-Jacques,  et  qu'on 
le  faisoit  lapider  jusque  dans  son  lit,  Janin  au- 
roit  fait  sa  fortune  avec  cette  histoiij^  ;  son  ca- 
baret n'auroit  pas  désempli.  Thevenin  fait  bien 
de  la  conter  à  Grenoble;  mais  s'il  l'osoit  conter 
à  Saint-Sulpiceou  auxVerrières,  etdanstoutle 
pays  où  ce  même  Jean-Jacques  a  pourtant  reçu 
tant  d'outrages,  et  qu'il  dit  qu'elle  le  regarde, 
je  suis  sûr  que  les  habitans  lui  cracheroient  au 
nez. 

Préjugés  vrais  ou  faux  à  part,  passons  aux 
preuves,  et  permettez,  monsieur  le  comte,  que 
nous  examinions  un  peu  le  rapport  de  notre 
homme,  et  que  nous  voyions  s'il  se  peut  rap- 
porter à  moi. 

Le  sieur  Thevenin  fit  connoissance  avec  ledit 
Rousseau  aux  Verrières,  et  ils  y  demeurèrent 
ensemble  deux  ou  trois  jours,  logés  chez  Janin. 
J'ai  demeuré  long-temps  à  Motiers  sans  aller 
aux  Verrières,  et  je  n'y  ai  jamais  été  qu'une 
seule  fois,  allant  à  Pontarlier  avec  M.  de  Saut- 
tersheim,  dit,  dans  le  pays,  le  baron  de  Saut- 
tern.  Je  n'y  couchai  point  en  allant,  j'en  suis 
très-sûr  ;  je  suis  très-persuadéque  je  n'y  couchai 
point  en  revenant,  quoique  je  n'en  sois  pas  sûr 
de  même;  mais  si  j'y  couchai,  ce  fut  sans  y  sé- 
journer, et  sans  quitter  le  baron.  Thevenin  dit 
cependant  que  son  homme  étoit  seul.  Ma  mé- 
moire affoiblie  me  sert  mal  sur  les  faits  récens; 
mais  il  en  est  sur  lesquels  elles  ne  peut  me  trom- 
per ;  et  je  suis  aussi  sûr  de  n'avoir  jamais  sé- 
journé, ni  peu,  ni  beaucoup,  aux  Verrières,  que 
je  suis  sûr  de  n'avoir  jamais  été  à  Pékin. 

Je  ne  suis  donc  pas  l'homme  qui  resta  deux 
ou  trois  jours  aux  Verrières,  à  contempler  les 
génuflexions  du  dévot  Thevenin. 

Je  ne  peux  guère  être,  non  plus,  celui  qui  lui 


ANNÉK  i7G8. 


737 


demanda  de  l'argonl  à  emprunter  aux  mêmes 
Verrières,  parce  que,  outre  M.  du  Terreau, 
maire  du  lieu  ,  j'y  connoissois  beaucoup  un 
M.  Breguet,  très-galant  homme,  qui  m'auroit 
fourni  tout  l'argent  dont  j'aurois  eu  besoin,  et 
avec  lequel  j'ai  eu  bien  des  querelles  pour  n'a- 
voir pu  tenir  la  promesse  que  je  lui  avois 
faite  de  l'y  aller  voir.  Si  j  avois  logé  là  seul, 
c'eût  été  chez  lui,  selon  toute  apparence,  et  non 
pas  chez  le  sieur  Janin ,  surtout  quand  j'aurois 
été  sans  argent. 

Je  ne  suis  point  l'homme  à  l'habit  gris  doublé 
de  bleu  ou  de  vert,  parce  que  je  n'en  ai  ja- 
mais porté  de  pareil  durant  tout  mon  séjour  en 
Suisse  ;  je  n'y  ai  jamais  voyagé  qu'en  habit 
d'Arménien,  qui  sûrement  n'étoit  doublé  ni  de 
vert  ni  de  bleu.  Thevenin  ne  se  souvient  pas  si 
son  homme  avoit  ses  cheveux  ou  la  perruque, 
s'il  portoit  son  chapeau  sur  la  tête  ou  sous  le 
bras;  un  Arménien  ne  porle  point  de  chapeau 
du  tout,  et  son  équipage  est  trop  remarquable 
pour  qu'on  en  perde  totalement  le  souvenir, 
après  avoir  demeuré  trois  jours  avec  lui,  et 
après  l'avoir  vu  dans  la  chambre  et  en  voyage, 
par  devant,  par  derrière,  et  de  toutes  les  fa- 
çons. 

Je  ne  suis  point  l'homme  qui  a  donné  au  sieur 
Thevenin  une  lettre  de  recommandation  pour 
M.  de  Faugnes,  que  je  ne  connoissois  pas  mênje 
encorequandleditTheveninallaàYverdun;etje 
ne  suis  point  l'homme  qui  lui  a  donné  une  lettre 
de  recommandation  pour  M.  Aldiman,  que  je 
n'ai  connu  de  ma  vie ,  et  que  je  ne  crois  pas 
même  avoir  été  de  retour  d'Italie  à  Yverdun, 
sous  la  même  date  ('). 

Je  ne  suis  point  1  homme  qui  a  donné  au 
sieur  Thevenin  une  lettre  de  recomnmndation 
pour  Paris,  signée  le  Voyageur  perpétuel.  Je  ne 
crois  pas  avoir  jamais  employé  celte  plate 
signature  ;  et  je  suis  parfaitement  sûr  de  n'avoir 
pu  l'employer  à  l'époque  de  ma  prétendue  ren- 
contre avec  Thevenin  ;  car  cette  lettre  devant 
étreantérieureàrarrivéeduditTheveninàYver- 
dun,  dut  l'être,  à  plus  forle  raison,  à  son  départ 
de  la  môme  ville.  Or,  même  en  ce  temps-là  je 
ne  pouvois  signer  le  Voyageur  perpétuel,  avec 
une  apparence  de  vérité  d'aucune  espèce  ;  car 
durant  l'espace  de  dix-huit  ans,  depuis  mon  re- 

(M  J'ai  appris  seulcnient  depuis  quelques  jours  que  le  secré 
taire  baillival  d'Yverdun  s'appeloit  aussi  M.  Aldiman. 

T.    IV, 


tour  d'Italie  à  Paris,  jusqu'à  mon  départ  pour 
la  Suisse,  je  n'avois  fait  qu'un  seul  voyage  ;  ec 
il  est  absurde  de  donner  le  nom  de  Voyageur 
perpétuel  à  un  homme  qui  ne  fait  qu'un  voyage 
en  dix-huit  ans.  Depuis  la  date  de  mon  arrivée 
à  Motiers  jusqu'à  celle  du  départ  de  Thevenin 
d'Yverdun,  je  n'avois  fait  encore  aucune  pro- 
menade dans  le  pays,  qui  pût  porter  le  nom  de 
voyage.  Ainsi  cette  signature,  au  moment  que 
Thevemn  la  suppose,  eût  été  non-seulement 
plate  et  sotte ,  mais  fausse  en  tous  sens ,  et  de 
toute  fausseté. 

Il  n'est  pas  non  plus  fort  aisé  de  croire  que  je 
sois  le  même  Rousseau  dont  Thevenin  n'a  plus 
ouï  parler,  durant  tout  son  séjour  en  Suisse, 
puisqu'on  n'y  parloitquedeccihomme  infernal, 
qui  osoit  croire  en  Dieu  sans  croire  aux  mira- 
cles, contre  lequel  les  prédicans  prêchoient 
avec  le  plus  saint  zèle,  et  qu'ils  nommoient 
haulement  V Antéchrist.  Je  suis  sûr  qu'il  n'y 
avoit  pas,  dans  toute  la  Suisse,  un  honnête 
1  chamoiseur  qui  n'édifiât  son  quartier  en  m'y 
1  maudissant  saintement  mille  fois  le  jour  ;  et  je 
crois  que  le  bénin  Thevenin  n'étoit  pas  des  der- 
niers à  s'acquitter  de  cette  bonne  œuvre.  Mais, 
sans  rien  conclure  de  tout  cela,  je  finis  par  ma 
preuve  péremploire. 

Je  ne  suis  point  l'homme  qui  a  pu  se 
trouver  aux  Verrières  et  à  Saint-Sulpice  avec 
le  sieur  Thevenin  ,  quand  ,  venant  de  la  Cha- 
rité-sur-Loire ,  il  alloit  à  Yverdun  ;  car  il  n'a 
pu  passer  aux  Verrières  plus  tard  que  l'été 
de  ^76^,  puisque  le  30  juillet  1765,  il  y  avoit 
environ  deux  ans  qu'il  demeuroit  chez  le  sieur 
Cuche ,  et  probablement  davantage  qu'il  de- 
meuroit à  Yverdun.  Or,  au  vu  et  au  su  de  toute 
la  France,  j'ai  passé  l'année  entière  de  1761, 
et  la  moitié  de  la  suivante,  tranquille  à  Mont- 
morency ;  je  ne  pouvois  donc  pas,  dès  l'année 
précédente,  avoir  couru  les  cabarets  aux  Ver- 
rières et  à  Saint-Sulpice.  Ajoutez,  je  vous  sup- 
plie, qu'arrivant  en  Suisse  je  n'allai  pas  tout 
de  suite  à  Motiers;  ajoutez  encore  qu'arrivé  à 
Motiers,  et  tout  occupé  jusqu'à  l'hiver  de  mon 
établissement,  je  ne  fis  aucun  voyage  du  reste 
de  l'année,  ni  bien  avant  dans  la  suivante. 
Selon  Thevenin,  notre  rencontre  a  dû  se  faire 
avant  qu'il  allât  à  Yverdun  ;  et,  selon  la  vérité, 
il  étoit  déjà  parti  de  cette  ville  quand  je  fis  mon 
premier  et  unique  voyage  aux  Verrières  :  je 

47 


738 


CORRESPONDANCE. 


n'éiois  donc  pas  l'homme  portant  le  nom  de 
Rousseau  qu'il  y  rencontra  ;  c'est  ce  que  j'avois 
à  prouver. 

Quel  étoit  cet  homme?  je  l'ignore  :  ce  que 
je  sais,  c'est  que,  pour  que  ledit  Thevenin 
ne  soit  pas  un  imposteur,  il  faut  que  cet  autre 
hommese  trouve, c'est-à-direque  son  existence 
soit  connue  sur  les  lieux  ;  il  faut  qu'il  s'y  soit 
trouvé  dans  l'année  ^  761 ,  qu'il  s'appelât  Rous- 
seau, qu'il  eût  un  habit  gris  doublé  de  vert  ou 
de  bleu,  qu'il  ait  écrit  des  lettres  à  MM.  de 
Faugnes  et  Aldiman  ,  qui  par  conséquent 
étoient  de  sa  connoissance  ;  qu'il  ait  écrit  une 
autre  lettre  à  Paris,  signée  le  Voyageur  perpé- 
tuel; qu'après  avoir  passé  deux  jours  arec  The- 
venin aux  Verrières ,  ils  aient  encore  été  de 
compagnie  à  Saint-Sulpice  avec  Janin  leur  hôle, 
et  qu'après  y  avoir  dîné  tous  trois  ensemble, 
ledit  Thevenin  ait  fait  donner  audit  Rousseau 
neuf  francs  par  ledit  Janin,  La  vérification  de 
tous  ces  faits  gît  en  informations,  que  je  ne  suis 
point  en  état  de  faire ,  et  qui  ne  m'intéressent 
en  aucune  sorte  ,  si  ce  n'est  pour  prouver  ce 
que  je  sais  bien  sans  cela ,  savoir,  que  ledit 
Thevenin  est  un  imposteur  aposlé.  J'ai  pourtant 
écrit  dans  le  pays  pour  avoir  là-dessus  des 
éclaircissemens,  dont  j'aurai  l'honneur,  mon- 
sieur, de  vous  faire  part,  s'ils  me  parviennent  ; 
mais  comment  pourrois-je  espérer  que  des  let- 
tres de  celte  espèce  échapperont  à  l'intercep- 
tion, puisque  celles  même  que  j'adresse  à  M.  le 
prince  de  Conli  n'y  échappent  pas,  et  que  la 
dernièrequej'eusrhonneurdeluiécrire,etque 
je  mis  moi-même  à  la  poste,  en  partant  de  Gre- 
noble, ne  lui  est  pas  parvenue  ?  Mais  ils  auront 
beau  faire,  je  me  ris  des  machines  qu'ils  entas- 
sent sans  cesse  autour  de  moi  ;  elles  s'écroule- 
ront par  leur  propre  masse,  et  le  cri  de  la  vé- 
rité percera  le  ciel  tôt  ou  tard. 

Agréez ,  monsieur  le  comte ,  les  assurances 
de  mon  respect. 

jipostUle  de  l'auteur. 

N.  B.  Cette  lettre  est  restée  sans  réponse,  de  même  qu'une 
au^re  écrite  encore  l'oi  dinaire  suivant  à  M.  le  comte  de  Ton- 
nerre en  lui  en  envoyant  une  dans  laquelle  M-  Roguin  me  don- 
noit  desinfurinations  surle  sieur  Thevenin,  et  qui  ne  m'a  point 
«té  renvoyée-  Depuis  lors,  je  n'ai  reçu  ni  de  M.  de  Tonnerre, 
ni  d'aucuneâme  vivante,  aucun  avis  de  rien  de  ce  qui  s'est  pas- 
sé à  Grenoble  au  sujet  de  cette  affaire,  ni  de  ce  qu'est  devenu 
ledit  Tlievenin. 


AU  MÊME. 
Bourgoin,  le  20  septembre  4768. 


Monsieur, 
A  compte  des  éclaircissemens  que  j'ai  de- 
mandés sur  l'histoire  du  sieur  Thevenin,  voici 
toujours  une  lettre  de  M.  Roguin  d'Yverdun, 
respectable  vieillard,  mon  ami  de  trente  ans, 
et  celui  de  feu  M.  de  Rozière ,  père  de  M.  de 
Rozière,  officier  d'artillerie,  par  qui  cette  lettre 
m'est  parvenue.  Vous  y  verrez,  monsieur,  que 
le  bénin  Thevenin  n'en  est  pas  à  son  coup  d'es- 
sai d'impostures,  et  qu'il  a  été  ci-devant  con- 
damné ,  par  arrêt  du  parlement  de  Paris ,  à 
être  fouetté,  marqué,  et  envoyé  aux  galères 
pour  fabrication  de  faux  actes.  Vous  y  verrez 
un  mensonge  bien  manifeste  dans  sa  dernière 
déclaration  ,  puisqu'il  m'a  dit,  à  moi,  n'avoir 
pu  joindre  M.  de  Faugnes  pour  lui  remettre  la 
lettre  de  recommandation  de  R.,  ni  pour  en 
apprendre  l'efïet;  et  vous  voyez ,  par  la  lettre 
de  M.  Roguin  ,  qu'il  sait  bien  le  joindre  pour 
lui  remettre  la  lettre  du  curé  de  Tovency-les- 
Filles,  et  pour  le  circonvenir  de  ses  mensonges 
au  sujet  de  M.  Thevenin  de  Tanley,  conseiller 
au  parlement  de  Paris.  Si  mes  lettres  et  leurs 
réponses  parviennent  fidèlement,  j'aurai  dans 
peu  réponse  directe  de  M.  de  Faugnes,  et  la  dé- 
claration de  Janin,  que  je  lui  ai  fait  demander 
par  le  premier  magistrat  du  lieu. 

Veuillez ,  monsieur  le  comte ,  agréer  avec 
bonté  mon  respect.  Renou. 

Rieh  ne  presse  pour  le  renvoi  de  la  lettre 
ci-jointe.  Je  vous  supplie  seulement,  monsieur, 
d'ordonner  qu'elle  ne  soit  pas  égarée,  et  qu'on 
me  la  renvoie  quand  elle  ne  servira  plus  à  rien. 


A  M.   LALIAUD. 


A  Bourgoin,  le  21  septembre  1768. 


Je  ne  puis  résister,  monsieur,  au  désir  de 
vous  donner,  par  la  copie  ci-jointe,  une  idée 
de  la  manière  dont  je  suis  traité  dans  ce  pays. 
Sitôt  que  je  fus  parti  de  Grenoble  pour  venir 
ici,  l'on  y  déterra  un  garçon  chamoiseur  nommé 
Thevenin,  qui  me  redemandoit  neuf  francs, 
qu'il  prétendoit  m'avoir  prêtés  en  Suisse,  et 
qu'il  prétend  à  présent  m'avoir  donnés,  parce 


AKNÉE  1768. 


739 


que  ceux  qui  l'instruisent  ont  senti  le  ridicule 
de  faire  prêter  de  l'arpient  par  un  passant  à 
quelqu'un   qui  demeure  dans  le  pays.  Celle 
extravagante  histoire,  qui  partout  ailleurs  eût 
attiré  audit  Thevenin  le  traitement  qu'il  mérite, 
lui  attire  ici  la  faveur  publique  ;  et  il  n'y  a  per- 
sonne à  Grenoble,  et  parmi  les  gens  qui  m'em- 
tourent,  qui  ne  donnât  tout  au  monde  pour  que 
Thevenin  se  trouvât  l'honnête  homme  et  moi  le 
fripon  :  malheureusement  poureux,  j'apprends 
à  l'instant,  par  une  lettre  de  Suisse,  qui  m'est 
arrivée  sous  couvert  étranger,  que  ledit  The- 
venin a  eu  ci-devant  l'honneur  d'être  condam- 
né ,  par  un  arrêt  du  parlement  de  Paris,  à  être 
marqué  et  envoyé  aux  galères,  pour  fabrica- 
tion de  faux  actes,  dans  un  procès  qu'il  eut 
l'impudence  d'intenter  à  M.  Thevenin  de  Tan- 
ley,  conseiller  honoraire  actuel  au  parlement, 
rue  des  Enfans- Rouges,  au  Marais  (').  J'ai 
écrit  en  Suisse  pour  avoir  des  informations 
sur  le  compte  de  ce  misérable  :  je  n'ai  eu  en- 
core que  cette  seule  réponse  qui  heureusement 
n'est  pas  venue  directement  à  mon  adresse. 
J'ai  écrit  à  M.  de  Faugnes,  receveur  général 
des  finances  à  Paris,  lequel  a  connu,  à  ce  qu'on 
me  marque,  ledit  Thevenin  ;  je  n'en  ai  aucune 
réponse  :  je  crains  bien  que  mes  lettres  ne 
soient  interceptées  à  ia  poste.  M.  de  Faugnes 
demeure  rue  F«'ydeau.  Si,  sans  vous  incom- 
moder, vous  pouviez,  monsieur,  passer  chez 
lui  et  chez  M.  Thevenin  de  Tanley,  vous  tire- 
riez peut-être  de  ces  messieurs,  des  informa- 
lions  qui  me  seroient  utiles  pour  confondre  mon 
coquin,  malgré  ia  faveur  de  ses  honnêtes  pro- 
tecteurs. 

Je  vois  que  ma  difTamaiion  est  jurée  et  qu'on 
veut  l'opérer  à  tout  prix  :  mon  intention  n'est 
pas  de  daigner  me  défendre,  quoiqu'cn  celte 
occasion  je  n'aie  pu  résisterau  désir  de  démas- 
quer I  imposteur,  mais  j'avoue  qu'enfin  dé- 
goûté de  la  France  je  n'aspire  plus  qu'à  m'en, 
éloigner,  et  du  foyer  des  complots  dont  je  suis 
la  victime.  Je  n'espère  pas  échapper  à  mes  en- 
nemis, en  quelque  lieu  que  je  me  réfugie  ;  mais, 

(')  L'arrêt  est  du  tO  mars  1761.  Il  fut  permis  à  Jean  Theve- 
nin de  Tanley  et  consorts  de  le  faire  imprimer,  publier  et  afli- 
cher.  On  y  voit  même  que  ledit  Nicolas-Éloi  Thevenin,  de  la 
Charilé-sur-Loire,  est  condamné  au  carcan,  en  place  de  Grève, 
pour  y  demeurer  depuis  midi  jus(ju'j  deux  heures,  ayant  écri- 
leau  devant  et  derrière,  portant  ces  mots  :  Calomniateur  et 
imposteur  insigne. 


en  les  forçant  de  multiplier  leurs  complices,  je 
rends  leur  secret  plus  difficile  à  garder  et  je  le 
crois  déjà  au  point  de  ne  pouvoir  me  survivre  : 
c'est  tout  ce  qui  me  reste  à  désirer  désormais. 
Bonjour,  monsieur.  Votre  dernière  lettre  m'est 
bien  parvenue;  cela  me  fait  espérer  le  même 
bonheur  pour  celle-ci,  et  peut-être  pour  votre 
réponse  :  faiu's-la  un  peu  promptemenl,  je 
vous  supplie,  si  vous  voulez  que  je  ia  reçoive; 
car  dans  une  quinzaine  de  jours  je  pourrois 
bien  n'être  plus  ici.  Ma  femme  vous  prie  d'a- 
gréer ses  obéissances  :  recevez  mes  très-hum- 
bles salutations. 


A   M.  DU   PEYROl). 

Bourgoin,  le  26  septembre  I76f . 

Je  reçois  en  ce  moment,  mon  cher  hAte, 
votre  lettre  du  20,  et  j'y  apprends  les  progrès 
de  votre  rétablissement  avec  une  satisfaction  à 
laquelle  il  ne  manque,  pour  être  entière,  que 
d'aussi  bonnes  nouvellesde  la  santé  de  la  bonne 
maman.  Il  n'y  a  rien  à  faire  à  sa  sciatique  que 
d'attendre  les  trêves,  et  prendre  patience  :  vous 
êies  dans  le  même  cas  pour  votre  goutte  ;  et, 
après  la  Leçon  terrible  pour  vous  et  pour  d'au- 
tres que  vous  avez  reçue,  j'espère  que  vous 
renoncerez  une  bon  ne  fois  à  la  fantaisie  de  gué- 
rir de  la  goutte,  de  tourmenter  votre  estomac 
et  vos  oreilles,  et  de  vouloir  changer  votre 
constitution  avec  du  petit  lait,  des  purgatifs  et 
des  drogues;  et  que  vous  prendrez  une  bonne 
fois  le  parti  de  suivre  et  d'aider,  s'il  se  peut, 
la  nature,  mais  non  de  la  contrarier. 

Je  ne  sais  pourquoi  vous  vous  imaginez  qu'il 
a  fallu,  pour  me  marier,  quitter  le  nom  que  je 
porte  (*)  ;  ce  ne  sont  pas  les  noms  qui  se  ma- 
rient, ce  sont  les  personnes;  et  quand,  dans 
cette  simple  et  sainte  cérémonie,  les  noms  en- 
tieroient  comme  partie  constituante,  celui  que 
je  porte  auroit  suffi,  puisque  je  n'en  reconnois 
plus  d'autres.  S'il  s'agissoit  de  fortune  et  de 
biens  qu'il  fallût  assurer,  ce  seroit  autre  chose, 
-mais  vous  savez  très-bien  que  nous  ne  sommes 
ni  elle  ni  moi  dans  ce  cas-là  ;  chacun  des  deux 
est  à  l'autre  avec  tout  son  être  et  son  avoir, 
voilà  tout. 

(*)  Celui  de  Rcnou,  qu'il  avoit  pris  en  allant  habiter  le  châ- 
teau de  Trye  G.  P. 


740 


CORRESPOND AKCE. 


Pour  vous  mettre  au  fait  de  l'histoire  de 
l'honnête  Thevenin,  jo  prends  le  parti  de  vous 
faire  passer,  par  AI.  Boy  do  l.a  Tour,  partie 
d'une  lettre  que  j'écrivis ,  il  y  a  huit  jours,  au 
commandant  de  notre  province,  et  qui  contient 
la  relation  d'une  entrevue  que  j'ai  eue  avec  ce 
malheureux  qui  ne  m'a  point  connu,  mais  qui 
s'étoit  précautionné  là-dessus  d'avance,  en  di- 
sant qu'il  ne  reconnoîtroit  point  ledit  Rousseau, 
s'il  le  voyoit.  A  l'égard  du  temps,  Thevenin 
disoit  d'abord  dix  ans,  mais  ensuite  il  a  rap- 
proché l'époque,  et  il  l'a  laissée  assez  vague 
pour  qu'elle  puisse  cadrera  tout.  Les  anachro- 
nismes  et  les  contradictions  ne  lui  font  rien  du 
tout,  attendu  qu'à  toutes  les  objections  qu'on 
lui  peut  faire,  il  a  cette  réponse  péremptoirc 
qu'il  est  trop  honnête  homme  et  trop  bon  chré- 
tien pour  vouloir  tromper;  ce  qui  n'a  pourtant 
pas  empêché  cet  honnête  homme  et  ce  bon 
chrétien  d'être  ci-devant  condamné  aux  galè- 
res, comme  je  l'ai  appris  de  M.  Roguin.  Au 
reste,  je  n'ai  aucune  réponse  ni  de  M.  Guyenet, 
ni  d'aucun  de  ceux  à  qui  j'ai  écrit  au  Val-de- 
Travers;  ce  qui  peut  venir  de  l'adresse  que  je 
leur  ai  donnée,  savoir  celle  de  M.  le  comle  de 
Tonnerre,  commandant  du  Dauphiné,  qui  per- 
mettoit  que  pour  plus  de  sûreté  je  lui  fisse 
adressermes  lettres,  et  jusqu'ici  il  me  les  a  voit 
fait  passer  très-fidèlement  ;  mais  depuis  une 
quinzaine  de  jours  il  est  en  campagne,  et  je 
n'ai  plus  de  lui  ni  lettres  ni  réponses. 

Pouviez-vous  espérer,  mon  cher  hôte,  que 
la  liberté  se  maintiendroit  chez  vous,  vous  qui 
devez  savoir  qu'il  ne  reste  plus  nulle  part  de 
liberté  sur  la  terre,  si  ce  n'est  dans  le  cœur  de 
l'homme  juste,  d'où  rien  ne  la  peut  chasser? 
Il  me  semble  aussi,  je  l'avoue,  que  vos  peuples, 
n'usoient  pas  de  la  leur  en  hommes  libres,  mais 
en  gens  effrénés.  Il  ignoroient  trop,  ce  me 
semble,  que  la  liberté,  de  quelque  manière 
qu'on  en  jouisse,  ne  se  maintient  qu'avec  de 
grandes  vertus. Ce  qui  me  fâche  d'eux  est  qu'ils 
avoient  d'abord  les  vices  de  la  licence,  ctqu'iis 
vont  tomber  maintenant  dans  ceux  de  la  ser- 
vitude. Partout  excès  :  la  vertu  seule,  dont  on 
ne  s'avise  jamais,  feroit  le  milieu. 

Recevez  mes  remercîmens  des  papiers  que 
vous  avez  remis  à  uolre  amie,  et  qui  pourront 
medonnerquelquesdistractionsdoiit  j'ai  grand 
l)esoin.  Je  vous  remercie  aussi  des  plantes  que 


vous  aviez  charge  Gagnebin  de  recueillir,  quoi- 
qu'il n'ait  pas  rempli  votre  intention.  C'est  de 
cette  bonne  intention  que  je  vous  remercie;  elle 
me  fl;Ute  plus  que  toutes  les  plantes  du  monde. 
Les  tracas  éternels  qu'on  me  fait  souffrir  me 
dégoûtent  un  peu  de  la  botanique,  qui  ne  me 
paroîtun  amusement  délicieux  qu'autant  qu'on 
peut  s'y  livrer  tout  entier.  Je  sens  que  pour  peu 
que  l'on  me  tourmente  encore  je  m'en  déta- 
cherai tout-à-fait.  Je  n'ai  pas  laissé  pourtant  de 
trouver  en  ce  pays  quelques  plantes,  sinon 
jolies,  au  moins  nouvelles  pour  moi  ;  entre 
autres,  près  de  Grenoble,  VOsijrts  et  le  Téré- 
binthe;  ici  le  Cenchrusracemosusy(\\x\  m'a  beau- 
coup surpris,  parce  que  c'est  un  gramen  mari- 
time; VHypopiiis,  plante  parasite  qui  tient  de 
l'orobanche  ;  le  Crépis  fcetida  qui  sent  l'amande 
amère  à  pleine  gorge,  et  quelques  autres  que 
je  ne  me  rappelle  pas  en  ce  moment.  Voilà, 
mon  cher  hôte,  plus  de  botanique  qu'il  n'en 
faut  à  votre  stoïque  indifférence.  Vous  pouvez 
m'écrire  en  droiture  ici  sous  le  nom  de  Renou. 
J'ai  grand'peur,  s'il  ne  survient  quelque  amé- 
lioration dans  mon  état  et  dans  mes  affaires, 
d'être  réduit  à  passer  avec  ma  femme  tout 
l'hiver  dans  ce  cabaret,  puisque  je  ne  trouve 
pas  sur  la  terre  une  pierre  pour  y  poser  ma 
tête. 


AU   MbME. 


Bonrgoin,  le  2  octobre  1768. 


Quelle  affreuse  nouvelle  vous  m'apprenez, 
mon  cher  hôte,  et  que  mon  cœur  en  est  affecté  I 
Je  ressens  le  cruel  accident  de  votre  pauvre  ma- 
man comme  elle,  ou  plutôt  comme  vous,  et 
c'est  tout  dire.  Une  jambe  cassée  est  un  mal- 
heur que  mon  père  eut  étant  déjà  vieux,  et  qui 
lui  arriva  de  même  en  se  promenant,  tandis 
que  dans  ses  terribles  fatigues  de  chasse,  qu'il 
ainioit  à  la  passion,  jamais  il  n'avoit  eu  le  moin- 
dre accident.  Sa  jambe  guérit  très-facilement 
et  très-bien,  malgré  son  âge;  etj'espérerois  la 
même  chose  de  madame  la  Commandante,  si  la 
fracture  n'étoit  dans  une  place  où  le  traitement 
est  incomparablement  plus  difficile  et  plus 
douloureux.  Toutefois  avec  beaucoup  de  ré- 
signation, de  patience,  de  temps,  et  les  soins 
d'un  homme  habile,  la  cure  estégaicmentpos- 


AN^EK  1768. 


741 


Bible,  et  il  n'est  pas  déraisonnable  de  l'espérer. 
C'est  tout  ce  qu'il  m'est  permis  de  dire  dans  celte 
fatale  circonstance,  pour  notre  commune  con- 
solation. Ce  malheur  fait  aux  miens,  dans  mon 
cœur,  une  diversion  bien  funeste,  mais  réelle 
pourtant,  en  ce  qu'au  sentiment  des  maux  de 
ceux  qui  nous  sont  chers,  se  joint  l'expression 
tendre  de  notre  attachement  f)our  eux,  qui 
n'est  jamais  sans  quelque  douceur  ;  au  lieu  que 
le  sentiment  de  nos  propres  maux,  quand  ils 
sont  grands  et  sans  remède,  n'est  que  sec  et 
sombre  :  il  ne  porte  aucun  adoucissement  avec 
soi.  Vous  n'attendez  pas  de  moi,  mon  cher 
hôte,  les  froides  et  vaines  sentences  des  gens 
qui  ne  sentent  rien  ;  on  ne  trouve  guère  pour 
ses  amis  les  consolations  qu'on  ne  peut  trouver 
pour  soi-même.  Mais  cependant  je  ne  puis 
m'empécher  de  remarquer  que  voire  affliction 
ne  raisonne  pas  juste,  quand  elle  s'irrite  par 
l'idée  que  ce  triste  événement  n'est  pas  dans 
l'ordre  des  choses  attachées  à  la  condition  hu- 
maine. Rien,  mon  cher  h6te,  n'est  plus  dans 
cet  ordre  que  les  accidens  imprévus  qui  trou- 
blent, altèrent  et  abrègent  la  vie.  C'est  avec 
cette  dépendance  que  nous  sommes  nés;  elle 
est  attachée  à  notre  nature  et  à  notre  constitu- 
tion. S'il  y  a  des  coups  qu'on  doive  endurer 
avec  patience,  ce  sont  ceux  qui  nous  vieiment 
de  l'inflexible  nécessité,  et  auxquels  aucune 
volonté  humaine  n'a  concouru.  Ceux  qui  nous 
sont  portes  par  les  mains  des  méchans  sont 
à  mon  gré  beaucoup  plus  insupportables, 
parce  que  la  nature  ne  nous  fit  pas  pour  les 
soufi'rir.  Mais  c'est  déjà  trop  moraliser.  Don- 
nez-moi fréquemment,  mon  cher  hôte,  des  nou- 
velles de  la  malade;  dites-lui  souvent  aussi 
combien  mon  cœur  est  navré  de  ses  souffran- 
ces, et  combien  de  vœux  je  joins  aux  vôtres 
pour  sa  guérison. 

J'ai  reçu  par  M.  le  comte  de  Tonnerre  une 
lettre  du  lieutenant  Guyenet,  laquelle  m'en 
promet  une  autre  que  j'attends  pour  lui  faire 
des  remercîmens.  A  présent  ledit  Thevenin 
est  bien  convaincu  d'être  un  imposteur.  M.  de 
Tonnerre,  qui  m'avoit  pt)sitivement  promis 
toute  protection  dans  cette  affaire,  me  marque 
qu'il  lui  imposera  silence.  Que  dites-vous  de 
celte  manière  de  rendre  justice?  C'est  comme 
si,  après  qu'un  homme  auroit  pris  ma  bourse, 
au  lieu  de  me  la  rendre,  onluiordounoit  de  ne 


me  plus  voler.  Eu  toute  chose  voilà  comme  je 
suis  traité. 

Je  vous  ai  déjà  marqué  que  vous  pouvez 
m'écrire  ici  en  droiture  sous  le  nom  de  Henou; 
vous  pouvez  continuer  aussi  d'employer  la 
même  adresse  dont  vous  vous  servez  ;  cela  me 
paroit  absolument  égal. 


A    H.    LALIAUD. 


Bourgoin,  le  5  octobre  1768. 


Votre  lettre ,  monsieur,  du  29  septembre 
m'est  parvenue  en  son  temps,  mais  sans  le  du- 
plicata; et  jesuisd'avisque  vous  ne  vous  donniez 
plus  la  peine  d'en  faire  par  cette  voie,  espérant 
que  vos  lettres  continueront  à  me  parvenir  en 
droiture,  ayant  peut-être  été  ouvertes;  mais 
n'importe  pas,  pourvu  qu'elles  parviennent.  Si 
j'aperçois  une  interruption,  je  chercherai  une 
adresse  intermédiaire  ici,  si  je  puis,  ou  à  Lyon. 

Je  suis  bien  touché  de  vos  soins  et  de  la  peine 
qu'ils  vous  donnent,  à  laquelle  je  suis  très-sûr 
que  vous  n'avez  pas  regret  ;  mais  il  est  superflu 
quevous  continuiez  d'en  prendre  au  sujet  de  ce 
coquin  de  Thevenin,  dont  l'imposture  est  main- 
tenant dans  un  degré  d'évidence  auquel  M.  de 
Tonnerre  lui-même  ne  peut  se  refuser.  Savez- 
vous  là-dessus  quelle  justice  il  se  propose  de  me 
rendre,  après  m'avoir  promis  la  protection  la 
plusauthentique  pour  tirer  cetteaffaireau  clair? 
(yestd'imposersilenceàcethomme;etmoitoute 
la  peine  que  je  me  suis  donnée  étoit  dans  l'es- 
poir qu'il  le  forceroit  de  parler.  Ne  parlons 
plus  de  ce  misérable  ni  de  ceux  qui  l'ont  mis 
en  jeu.  Je  sais  que  l'impunité  de  celui-ci  va  les 
mettre  à  leur  aise  pour  en  susciter  mille  autres; 
et  c'étoit  pour  cela  qu'il  m'imporloit  de  dé- 
masquer le  premier.  Je  l'ai  fait,  cela  me  suffit  : 
il  en  viendroit  maintenant  cent  par  jour  que  je 
ne  daignerois  pas  leur  répondre. 

Quoique  ma  situation  devienne  plus  cruelle 
de  jour  en  jour,  que  je  me  voie  réduit  à  passer 
dans  un  cabaret  l'hiver  dont  je  sens  déjà  les 
atteintes,  et  qu'il  ne  me  reste  pas  une  pierre 
pour  y  poser  ma  tête,  il  n'y  a  point  d'extré- 
mité que  je  n'endure  plutôt  que  de  retourner 
à  Trye;  et  vous  ne  me  proposeriez  sûrement 
pas  ce  retour,  si  vous  saviez  ce  qu'on  m'y  a  fait 
souffrir,  et  entre  les  mains  de  quelles  gens  j'é- 


742  CORRESPONDANCE 

tois  tombé  là.  Je  frémis  seulement  à  y  songer  ;  i 
n'en  reparlons  jamais,  je  vous  prie. 

Plus  je  réfléchis  aux  iraitemens  que  j'é- 
prouve, moins  je  puis  comprendre  ce  qu'on 
me  veut.  Également  tourmenté,  quelque  parti 
que  je  prenne,  je  n'ai  la  liberté  ni  de  rester  où 
iesuis  ni  d'aller  où. je  veux;  je  ne  puis  pas 
même  obtenir  de  savoir  où  l'on  veut  que  je 
sois,  ni  ce  qu'on  veut  faire  de  moi.  J'ai  vainement 
désiré  qu'on  disposât  ouvertement  de  ma  per- 
sonne ;  ce  seroit  me  mettre  en  repos,  et  voilà  ce 
qu'on  ne  veut  pas.  Tout  ce  que  je  sens  est  qu'on 
est  importuné  de  mon  existence,  et  qu'on  veut 
faire  en  sorte  que  je  le  sois  moi-même;  il  est  im- 
possible de  s'y  prendre  mieux  pour  cela.  Il  m'est 
cent  fois  venu  dans  l'esprit  de  proposer  mon 
transport  en  Amérique,  espérant  qu'on  vou- 
droit  bien  m'y  laisser  tranquille,  en  quoi  je 
crois  bien  que  je  me  flattois  trop  ;  mais  enfin 
j'en  aurois  fait  de  bon  coeur  la  tentative  si  nous 
étions  plus  en  état,  ma  femme  et  moi,  d'en  sup- 
porter le  voyage  et  l'air.  11  me  vient  une  autre 
idée  dont  je  veux  vous  parler,  et  que  ma  pas- 
sion pour  la  botanique  m'a  fait  naître  ;  car, 
voyant  qu'on  ne  vouloit  pas  me  laisser  her- 
boriser en  repos,  j'ai  voulu  quitter  les  plantes  ; 
mais  j'ai  vu  que  je  ne  pouvois  plus  m'en  passer  : 
c'est  une  distraction  qui  m'est  nécessaire  ab- 
solument; c'est  un  engouement  d'enfant,  mais 
qui  me  durera  toute  ma  vie. 

Je  voudrois,  monsieur,  trouver  quelque 
moyen  d'aller  la  finir  dans  les  îles  de  l'Archi- 
pel, dans  celle  de  Chypre;  ou  dans  quelque 
autre  coin  de  la  Grèce;  il  ne  m'importe  où, 
pourvu  que  je  trouve  un  beau  climat  fertile  en 
végétaux,  et  que  la  charité  chrétienne  ne  dis- 
pose plus  de  moi.  J'ai  dans  l'esprit  que  la  bar- 
barie turque  me  sera  moins  cruelle.  Malheu- 
reusement pour  y  aller,  pour  y  vivre  avec  ma 
femme,  j'ai  besoin  d'aide  et  de  protection.  Je 
ne  saurois  subsister  là-bas  sans  ressource;  et 
sans  quelque  faveur  de  la  Porte,  ou  quelque 
recommandation  du  moins  pour  quelqu'un  des 
consuls  qui  résident  dans  le  pays,  mon  établis- 
sement y  seroit  totalement  impossible.  Comme 
je  ne  serois  pas  sans  espoir  d'y  rendre  mon  sé- 
jour (le  quelque  utilité  au  progrès  de  l'histoire 
naturelle  et  de  la  botanique,  je  croirois  pouvoir 
à  ce  titre  obtenir  quelque  assistance  des  sou- 
verains qui  se  font  honneur  de  le  favoriser.  Je 


ne  suis  pas  un  Tournefort,  ni  un  Jussieu  ;  mais 
aussi  je  ne  ferois  pas  ce  travail  en  passant, 
plein  d'autres  vues  et  par  tâche  :  je  m'y  livre- 
rois  tout  entier,  uniquement  par  plaisir  et  jus- 
qu'à la  mort.  Le  goût,  l'assiduité,  la  constance, 
peuvent  suppléer  à  beaucoup  de  connoissances, 
et  même  les  donner  à  la  fin.  Si  j'avois  encore 
ma  pension  du  roi  d'Angleterre,  elle  me  suffi- 
roit  et  je  ne  demanderois  rien,  sinon  qu'on  fa- 
vorisât mon  passage,  et  qu'on  m'accordât  quel- 
que recommandation. Mais, sansy  avoir  renoncé 
formellement,  je  me  suis  mis  dans  le  cas  de  ne 
pouvoir  demander,  ni  désirer  même  honnête- 
ment qu'elle  me  soit  continuée;  et  d'ailleurs, 
avant  d'aller  m'exiler  là  pour  le  reste  de  mes 
jours,  il  me  faudroit  quelque  assurance  raison- 
nable de  n'y  pas  être  oublié  et  laissé  mourir  de 
faim.  J'avoue  qu'en  faisant  usage  de  mes  pro- 
pres ressources,  j'en  trouveroisdans  le  fruit  de 
mes  travaux  passés  de  suffisantes  pour  subsis- 
ter où  que  ce  fût  ;  mais  cela  demanderoit  d'au- 
tres arrangemens  que  ceux  qui  subsistent,  et 
des  soins  que  je  ne  suis  plus  en  état  d'y  donner. 
Pardon,  monsieur  :  je  vous  expose  bien  confu- 
sément l'idée  qui  m'est  venue,  et  les  obstacles 
que  je  vois  à  son  exécution.  Cependant,  comme 
ces  obstacles  ne  sont  pas  insurmontables,  et 
que  cette  idée  m'offre  le  seul  espoir  de  repos 
qui  me  reste,  j'ai  cru  devoir  vous  en  parler, 
afin  que,  sondant  le  terrain,  si  l'occasion  s'en 
présente,  soit  auprès  de  quelqu'un  qui  ait  du 
crédit  à  la  cour,  et  des  protecteurs  que  vous 
me  connoissez,  soit  pour  tâcher  de  savoir  en 
quelle  disposition  l'on  seroit  à  celle  de  Londres 
pour  protéger  mes  herborisations  dans  l'Ar- 
chipel, vous  puissiez  me  marquer  si  l'exil  dans 
ce  pays- là  que  je  désire  peut  être  favorisé 
d'un  des  deux  souverains.  Au  reste,  il  n'y  a 
que  ce  moyen  de  le  rendre  praticable,  et  je  ne 
me  résoudrai  jamais,  avec  quelque  ardeur  que 
je  le  désire,  à  recourir  pour  cela  à  aucun  par- 
ticulier quel  qu'il  soit.  La  voie  la  plus  courte  et 
la  plus  sûre  de  savoir  là-dessus  ce  qui  se  peut 
faire  seroit,  à  mon  avis,  de  consulter  madame 
la  maréchale  de  Luxembourg.  J'ai  même  une 
si  pleine  confiance,  et  dans  sa  bonté  pour  moi, 
et  dans  ses  lumières,  que  je  voudrois  que  vous 
ne  parlassiez  d'abord  de  ce  projet  qu'à  elle 
seule,  que  vousnefissiez  là-dessusque  ce  qu'elle 
approuvera,  et  que  vous  n'y  pensiez  plus  si 


ANNÉE  Ï7G8. 


743 


elle  le  Juge  impraticable.  Vous  m'avez  écrit, 
monsieur,  de  compter  sur  vous.  Voilà  ma  ré- 
ponse. Je  mets  mon  sort  dans  vos  mains,  au- 
tant qu'il  peut  dépendre  de  moi.  Adieu,  mon- 
sieur; je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A  M.  HOULTOU. 

Bourgoin,  le  10  octobre  <76«. 

Vos  lettres,  monsieur,  me  sont  parvenues. 
Je  ne  répondis  point  à  la  première,  parce  que 
vous  m'annonciez  votre  prochain  départ  de 
Genève  ;  mais  j'y  crus  voir  de  votre  part  la  con- 
tinuation d'une  amitié  à  laquelle  je  serai  tou- 
jours sensible,  et  j'y  trouvai  la  clef  de  bien 
des  mystères  auxquels  depuis  long-temps  je 
ne  comprenois  rien.  Cela  m'a  fait  rompre,  un 
peu  imprudemment  peut-être,  avec  des  ingrats 
dont  j'ai  plus  à  craindre  qu'à  espérer,  après 
m'ôtre  perdu  pour  leur  service;  mais  mon 
horreur  pour  toute  espèce  de  déguisement  aug- 
mente avec  lelîet  de  ceux  dont  je  suis  la  vic- 
time. Aussi  bien,  dans  l'état  où  l'on  m'a  réduit, 
je  puis  désormais  être  franc  impunément  ;  je 
n'en  deviendrai  pas  plus  misérable. 

J'ignore  absolument  ce  que  c'est  que  le  châ- 
teau de  Lavagnac,  à  qui  il  appartient,  sur  quel 
pied  j'y  pourrois  loger,  s'il  est  habitable  pour 
moi,  c'est-à-dire,  à  ma  manière,  et  meublé; 
en  un  mot  tout  ce  qui  s'y  rapporte ,  hors  le 
peu  que  vous  m'en  dites  dans  votre  dernière 
lettre,  et  qui  me  paroît  très-atirayant.  Goin- 
det  ne  m'en  a  jamais  parié,  et  cela  ne  m'étonne 
guère.  Votre  courte  description  du  local  est 
charmante.  Vous  m'offrez  de  m'en  dire  da- 
vantage, et  même  d'aller  prendre  des  éclair- 
cissemens  sur  les  lieux.  Je  suis  bien  tenté  de 
vous  prendre  au  mot  :  car  aller  habiter  un  si 
beau  lieu,  moi  quin'aid'asilequ'au  cabaret;  vous 
voir  en  passant;  être  voisin  de  M.  Venel,  pour 
lequel  j'ai  la  plus  véritable  estime  :  tout  cela 
m'attire  assez  fortement  pour  me  déterminer 
probablement  tout-à-fait,  pour  peu  que  les 
convenances  dont  j'ai  besoin  s'y  rencontrent. 
A  l'égard  du  profond  secret  que  vous  me  pro- 
mettez, vous  n'en  êies  plus  le  maître  ;  ne  laissez 
pourtant  pas  de  le  garder  autant  qu'il  vous 
sera  possible  ;  je  vous  en  prie  instamment,  puis- 
que votre  lettre  a  été  ouverte,  quoique  celle 


qui  lui  servoit  d'enveloppe  ne  l'ait  pas  été.  Avis 
au  lecteur. 

J'apprends  avec  le  plus  vrai  plaisir  que  votre 
voyage  a  été  salutaire  à  la  santé  de  madame 
Moultou  :  mon  empressement  de  vous  voir  est 
encore  augmenté  par  le  désir  d'être  connu  d'elle, 
et  de  lui  agréer.  Si  je  n'obtiens  pas  qu'elle  ap- 
prouve votre  amitié  pour  moi,  et  qu'elle  en 
suive  l'exemple,  je  réponds  au  moinsque  ce  ne 
sera  pas  ma  faute  ;  mais  comme  je  désire  m'ar- 
rêter  un  peu  à  Montpellier  pour  voir  M.  Gouan 
et  le  Jardin  des  Plantes,  je  ne  logerai  pas  chez 
vous.  Je  vous  prierai  seulement  de  me  cher- 
cher deux  chiimbres  dans  votre  voisinage,  et 
qui  n'empêcheront  pas,  si  je  ne  vous  impor- 
tune point,  que  vous  ne  me  voyiez  chez  vous 
presque  aulant  que  si  j'y  logeois ,  à  condition 
que  vous  ne  fermerez  pour  cela  votre  porte  à 
personne  :  les  sociétés  bonnes  pour  vous  se- 
ront siirement  très-bonnes  pour  moi;  et  si  je 
ne  suis  pas  bon  pour  elles,  ce  ne  sera  pas  la 
faute  de  ma  volonté. 

Vous  savez  sûrement  que  ma  gouvernante,  et 
mon  amie  et  ma  sœur,  et  mon  tout,  est  enfin 
devenue  ma  femme.  Puisqu'elle  a  voulu  suivre 
mon  sort  et  partager  toutes  les  misères  de  ma 
vie,  j'ai  dû  faire  au  moins  que  ce  fût  avec  hon^ 
neur.  Vingt-cinq  ans  d'union  des  cœurs  ont 
produit  enfin  celle  des  personnes.  L'esiime  et 
la  confiance  ont  formé  ce  lien.  S'il  s'en  formoil 
plus  souvent  sous  les  mêmes  auspices,  il  y  en 
auroit  moins  de  malheureux.  Madame  Renou 
ne  sera  point  l'ornement  d'un  cercle,  et  les  belles 
dames  riront  d'elle  sans  que  cela  la  fâche  ;  mais 
elle  sera  ,  jusqu'à  la  fin  de  mes  jours,  la  plus 
douce  consolation  ,  peut-être  l'unique  d'un 
homme  qui  en  a  le  plus  grand  besoin. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 
Vous  pouvez  m'écrire  en  droiture  à  M.  Re- 
nou, à  Rourgoin  en  Dauphiné. 


A   M.    LALIAUD. 


Bourgoin,  le  23  octobte  1768. 


J'ai,  monsieur,  votre  leiire  du  ^ 5  et  les  au- 
tres. Je  ne  vous  ferai  point  d'autres  remercî- 
mens  des  peines  que  je  vous  donne  que  d'en 
profiter  ;  il  en  est  pourtant  que  je  voudrois  vous 
éviter,  comme  celle  des  duplicata  de  vos  lettres 


744 


CORRESPONDANCE. 


que  vous  prenez  inutilement ,  puisqu'il  est  de 
la  dernière  évidence  que  si  l'on  prenoit  le  parti 
de  supprimer  vos  lettres,  on  supprimeroit  en- 
core plus  certainement  les  duplicata. 

Je  sens  l'impossibilité  d'exécuter  mon  pro- 
jet :  vos  raisons  sont  sans  réplique  :  mais  je  ne 
conviens  pas  qu'en  supposant  cette  exécution 
possible,  ce  scroit  donner  plus  beau  jeu  à  mes 
ennemis  ;  je  suis  certain  de  ne  pouvoir  pas  plus 
éviter  en  France  qu'en  Angleterre  de  tomber 
dans  les  mains  de  leurs  satellites  ;  au  lieu  que 
les  pachas  ne  se  piquant  pas  de  philosophie,  et 
n'étant  que  médiocrement  galans,  les  Machia- 
vels  et  leurs  amies  ne  disposeroient  pas  tout-à- 
fait  aussi  aisément  d'eux  que  de  ceux  d'ici.  Le 
projet  que  vous  substituez  au  mien,  savoir, 
celui  de  ma  retraite  dans  les  Cévennes,  a  été  le 
premier  des  miens  en  songeant  à  quitter  Trye  ; 
je  le  proposai  à  M.  le  prince  de  Conti ,  qui  s'y 
opposa  et  me  força  de  l'abandonner.  Ce  projet 
eût  été  fort  de  mon  goût,  et  le  seroit  encore  ; 
mais  je  vous  avoue  qu'une  habitation  tout  à 
fait  isolée  m'effraie  un  peu  depuis  que  je  vois 
dans  ceux  qui  disposent  de  moi  tant  d'ardeur  à 
m'y  confiner.  Je  ne  sais  ce  qu'ils  veulent  faire 
de  moi  dans  un  désert;  mais  ils  m'y  veulent 
entraîner  à  toute  force,  et  je  ne  doute  pas  que 
ce  ne  soit  l'une  des  raisons  qui  les  a  portés  à  me 
chasser  de  Trye ,  dont  l'habitation  ne  leur  pa- 
roissoit  pas  encore  assez  solitaire  pour  leur  ob- 
jet, quoique  le  vœu  commun  de  son  altesse, 
de  madame  la  maréchale ,  et  le  mien ,  fût  que 
j'y  finisse  mes  jours.  S'ils  n'avoient  voulu  que 
s'assurer  de  moi,  me  diffamer  à  leur  aise,  sans 
que  jamais  je  pusse  dévoiler  leur  trame  aux 
yeux  du  public,  ni  même  les  pénétrer,  cétoit 
là  qu'ils  dévoient  me  tenir,  puisque,  maîtres 
absolus  dans  la  maison  du  prince  où  il  n'a  lui- 
même  aucun  pouvoir,  ils  y  disposoienl  de  moi 
tout  à  leur  gré.  Cependant ,  après  avoir  tâché 
de  me  dissuader  d'y  rentrer  et  de  me  persuader 
d'en  sortir,  trouvant  ma  volonté  inébranlable, 
ils  ont  fini  par  m'en  chasser  de  vive  force  par 
1<'S  mains  d  u  sacripant  que  le  maître  avoit  chargé 
de  me  protéger,  mais  qui  se  sentoit  trop  bien 
protégé  ici,  même  par  d'autres,  pour  avoir 
peur  de  désobéir.  Que  me  veulent-ils  mainte- 
nant qu'ils  me  tiennent  tout-à-fait?  Je  l'ignore: 
je  sais  seulement  qu'ils  ne  me  veulent  ni  à  Trye, 
ui  dans  une  ville,  ni  au  voisinage  d'aucun  ami. 


ni  même  au  voisinage  de  personne,  et  qu'ils  no 
veulent  autre  chose  encore  que  simplement  de 
s'assurer  de  moi.  Convenez  que  voilà  de  quoi 
donner  à  penser.  Comment  le  prince  me  pro- 
tégera-t-il  ailleurs  s'il  n'a  pu  me  protéger  dans 
sa  maison  même?  Que  deviendrai-je  dans  ces 
montagnes  si  je  vais  m'y  fourrer  sans  prélimi- 
naire, sans  connoissance,  et  sûr  d'être,  comme 
partout,  la  dupe  et  la  victime  du  premier  fourbe 
qui  viendra  me  circonvenir?  Si  nous  prenons 
des  arrangemens  d'avance  ,  il  arrivera  ce  qui 
est  toujours  arrivé ,  c'est  que  M.  le  prince  do 
Conti  et  madame  la  maréchale  ne  pouvant  les 
cacher  aux  machiavélistes  qui  les  entourent, 
et  qui  se  gardent  bien  de  laisser  voir  leurs  des- 
seins secrets,  leur  donneront  le  plus  beau  jeu 
du  monde  pour  dresser  d'avance  leurs  batte- 
ries dans  le  lieu  que  je  dois  habiter.  Je  serai 
attendu  là  comme  je  l'étois  à  Grenoble,  et 
comme  je  le  suis  partout  où  l'on  sait  que  je  veux 
aller.  Si  c'est  une  maison  isolée,  la  chose  leur 
sera  cent  fois  plus  commode  :  ils  n'auront  à 
corrompre  que  les  gens  dont  je  dépendrai  pour 
tout  et  en  tout.  Si  ce  n'étoit  que  pour  m'espion- 
ner,  à  la  bonne  heure,  et  très-peu  m'importe. 
Mais  c'est  pour  autre  chose  ,  comme  je  vous 
l'ai  prouvé;  et  pourquoi?  Je  l'ignore,  et  je 
m'y  perds;  mais  convenez  que  le  doute  n'est 
pas  attirant. 

Voilà,  monsieur,  des  considérations  que  je 
vous  prie  de  bien  peser,  à  quoi  j'ajoute  les  in- 
commodités infinies  d'une  habitation  isolée  pour 
un  étranger,  à  mon  âge  et  dans  mon  état,  la 
dépense  au  moins  triple  ,  les  idées  terribles 
auxquelles  je  dois  être  en  proie,  ainsi  séquestré 
du  genre  humain,  non  volontairement  et  par 
goût,  mais  par  force  et  pour  assouvir  la  rage 
de  mes  oppresseurs  :  car  d'ailleurs  je  vous  jure 
que  mon  même  goût  pour  la  solitude  est  plutôt 
augmenté  que  diminué  par  mes  infortunes;  et 
que,sij'étois  pleinement  libre  et  maître  de  mon 
sort,  je  choisirois  la  plus  profonde  retraite  pour 
y  finir  mes  jours.  Bien  plus,  une  captivité  dé- 
clarée n'auroit  rien  de  pénible  et  de  triste  pour 
moi. Qu'on  me  traite  comme  on  voudra,  pourvu 
que  ce  soit  ouvertement  je  puis  tout  souffrir 
sans  murmure;  mais  mon  cœur  ne  peut  tenir 
aux  flagorneries  d'un  sot  fourbe  qui  se  croit  fin 
parce  qu'il  est  faux.  J'étois  tranquille  aux  cail- 
loux dos  assassins  de  Moticrs,  et  ne  puis  l'être 


ANNÉE  1768. 


74^ 


aux  phrases  des  admirateurs  de  Grenoble. 
Il  faut  vous  dire  encore  que  ma  situation  pré- 
sente est  trop  désagréable  et  violente  pour  que 
je  ne  saisisse  pas  la  première  occasion  d'en  sor- 
tir ;  ainsi  des  arrangemens  d'une  exécution  éloi- 
gnée ne  peuvent  jamais  être  pour  moi  des  en- 
gagemens  absolus  qui  m'obligent  à  renoncer 
aux  ressources  qui  peuvent  se  présenter  dans 
l'intervalle.  J'ai  dû,  monsieur,  entrer  avec  vous 
dans  ces  détails,  auxquels  je  dois  ajouter  que 
l'espèue  de  liberté  de  disposer  de  moi,  que  mes 
ressources  me  laissent,  n'est  pas  illimitée,  que 
ma  situation  la  restreint  tous  les  jours,  que  je 
ne  puis  former  des  projets  que  pour  deux  ou 
trois  années,  passé  lesquelles  d'autres  lois  or- 
donneront de  mon  sort  et  de  celui  de  ma  com- 
pagne; mais  l'avenir  éloigné  ne  m'a  jamais  ef- 
frayé. Je  sens  qu'en  général,  vivant  ou  mort, 
le  temps  est  pour  moi  ;  mes  ennemis  le  sentent 
aussi,  et  c'est  ce  qui  les  désole  :  ils  se  pressent 
de  jouir  de  leur  reste  ;  dès  maintenant  ils  en 
ont  trop  fait  pour  que  leurs  manœuvres  puis- 
sent rester  long-temps  cachées;  et  le  moment 
qui  doit  les  mettre  en  évidence  sera  précisément 
celui  où  ils  voudront  les  étendre  sur  l'avenir. 
Vous  êtes  jeune,  monsieur;  souvenez- vous  de 
la  prédiction  que  je  vous  fais,  et  soyez  siir  que 
vous  la  verrez  accomplie.  Il  me  reste  mainte- 
nant à  vous  dire  que,  prévenu  de  tout  cela, 
vous  pouvez  agir  comme  votre  cœur  vous  ins- 
pirera, et  comme  votre  raison  vous  éclairera; 
plein  de  confiance  en  vos  seniimens  et  en  vos 
lumières,  certain  que  vous  n'êtes  pas  homme 
à  servir  mes  intérêts  aux  dépens  de  mon  hon- 
neur, je  vous  donne  toute  ma  confiance.  Voyez 
niadame  la  maréchale;  la  mienne  en  elle  est 
toujours  la  même.  Je  compte  également  et  sur 
SCS  bontés  et  sur  celles  de  M.  le  prince  de  Conli; 
mais  l'un  est  subjugué,  l'autre  ne  lest  pas;  et 
je  ratifie  d'avance  tout  ce  que  vous  résoudrez 
avec  elle,  comme  fait  pour  mon  plus  grand 
bien.  A  l'égard  du  titre  dont  vous  me  parlez, 
je  tiendrai  toujours  à  très-grand  honneur  d'ap- 
partenir à  S.  A.  S.,  et  il  ne  tiendra  pas  à  moi 
de  le  mériter  ;  mais  ce  sont  de  ces  choses  qui 
s'acceptent,  et  qui  ne  se  demandent  pas.  Je  ne 
suis  pas  encore  à  la  fin  de  mon  bavardage,  mais 
je  suis  à  la  fin  démon  papier;  j'ai  pourtant  en- 
core à  vous  dire  que  l'aventure  de  Thevenin  a 
produit  sur  moi TcfTct  que  vous  désiriez.  Je  me 


trouve  moi-même  fort  ridicule  d'avoir  pris  à 
cœur  une  pareille  affaire,  ce  que  je  n'aurois 
pourtant  pas  fait,  je  vous  jure,  si  je  n'eusse 
été  sûr  que  c'étoit  un  drôleaposté.Jedésirois, 
non  par  vengeance  assurément,  mais  pour  ma 
sûreté,  qu'on  dévoilât  ses  instigateurs  :  on  ne 
l'a  pas  voulu,  soit;  il  en  viendroit  mille  autres 
que  je  nedaignerois  pas  même  répondre  à  ceux 
qui  m'en  parleroient.  Bonjour,  monsieur;  je 
vous  ombrasse  de  tout  mon  cœur. 

P.  S.  J'oubliois  de  vous  dire  que  mon  cha- 
moiseur  est  bien  le  cordonnier  de  M.  de  Tan- 
ley  ;  il  apprit  le  métier  de  chamoiseur  à  Yver- 
dun  après  sa  retraite.  J'ai  fait  faire  en  Suisse 
des  informations,  avec  la  déposition  juridique 
et  légalisée  du  cabaretier  Janin. 


A  M.   DU   PEYROU. 

Bourgoin,  le  30  octobre  t768 


Voici,  j'espère,  la  dernière  fois  que  j'aurai 
à  vous  parler  du  sieur  Thevenin,  dont  je  n'en- 
tends plus  parler  moi-même.  Après  les  preuves 
péremptoires  que  j'ai  données  à  M.  de  Ton- 
nerre de  la  fourberie  de  cet  imposteur,  il  en  a 
bien  fallu  convenir  à  la  fin,  et  il  m'a  offert  de 
le  punir  par  quelques  jours  de  prison,  comme 
si  le  but  de  tous  les  soins  que  j'ai  pris  et  que 
j'ai  donnés  à  ce  sujet,  étoit  le  châtiment  de  ce 
misérable.  Vous  croyez  bien  que  je  n'ai  pas 
accepté.  L'imposteurétant convaincu,  rien  n'é- 
toit  plus  aisé  que  de  le  faire  parler  et  de  remon- 
ter peut-être  à  la  source  de  ce  complot  profon- 
dément ténébreux  dont  je  suis  la  victime  depuis 
plusieurs  années,  et  dont  je  dois  l'être  jusqu'à 
ma  mort.  Je  me  le  tiens  pour  dit;  et  prenant 
enfin  mon  parti  sur  les  manœuvres  des  hommes, 
je  les  laisserai  désormais  ourdir  et  tramer  leurs 
iniquités,  certain,  quoi  qu'ils  puissent  faire 
que  le  temps  et  la  vérité  seront  plus  fortsqu'eus 
Ce  qu'il  me  reste  de  toute  celte  affaire  est  un 
tendre  souvenir  des  soins  que  mes  amis  ont 
bien  voulu  se  donner  on  cette  occasion,  pour 
confondre  l'imposture,  et  je  suis  en  particu- 
lier très-sensible  à  l'activité  de  M.  Guyenet , 
dont  je  n'avois  pas  le  même  droit  d'en  attendre, 
et  avec  qui  je  n'étois  plus  en  relation.  J'ap_ 
prends  qu'il  conimence  à  se  ranger,  et  je  nï'cn 
réjouis  de  tout  mon  cœur,  pour  le  bonheur  de 


746 


COURESPOiNDANCE. 


son  excellente  petite  femme  et  le.sien.Je  finis, 
mon  cher  hôte,  un  peu  à  la  hâte,  en  vous  em- 
brassant au  nom  de  ma  femnic  et  au  mien. 
J'embrasse  M.  Jeannin. 


A  N.   I.ALIAIJD. 


Botirgoin,  le  2  novembre  1768. 


Depuis  la  dernière  lettre,  monsieur,  que  je 
vous  ai  écrite,  et  dont  je  n'ai  pas  encore  la  ré- 
ponse, j'ai  reçu  de  M.  le  duc  de  Choiseul  un 
passe-port  que  je  lui  avois  demandé  pour  sortir 
du  royaume,  il  y  a  près  de  six  semaines,  et 
auquel  je  ne  songeois  plus.  Me  sentant  de  plus 
en  plus  dans  l'absolue  nécessité  de  me  servir  de 
ce  passe-port,  j'ai  délibéré,  dans  la  cruelle  ex- 
trémité où  je  me  trouve,  et  dans  la  saison  où 
nous  sommes,  sur  l'usage  que  j'en  forois,  ne 
voulant  ni  ne  pouvant  le  laisser  écouler  comme 
l'autre.  Vous  serez  étonné  du  résultat  de  ma 
délibération,  faite  pourtant  avec  tout  le  poids, 
tout  le  sang-froid,  toute  la  réflexion  dont  je 
suis  capable;  c'est  de  retourner  en  Angleterre, 
et  d'y  aller  finir  mes  jours  dans  ma  solitude  de 
Wootton.  Je  crois  cette  résolution  la  plus  sage 
quej'aie  prise  en  ma  vie,etjai,pourundesga- 
rans  de  sa  solidité,  l'horreur  qu'il  m'a  fallu  sur- 
monter pour  la  prendre,  et  telle  qu'en  cet  in- 
stant même  je  n'y  puis  penser  sans  frémir.  Je 
ne  puis,  monsieur,  vous  en  dire  davantage  dans 
une  lettre,  mais  mon  parti  est  pris,  et  je  m'y 
sens  inébranlable,  à  proportion  de  ce  qu'il 
m'en  a  coûté  pour  le  prendre.  Voici  une  lettre 
qui  s'y  rapporte,  et  à  laquelle  je  vous  prie  de 
vouloir  bien  donner  cours.  J'écris  à  M.  l'am- 
bassadeur d'Angleterre,  mais  je  ne  sais  s'il  est 
à  Paris.  Vous  m'obligeriez  de  vouloir  bien  vous 
en  informer;  et,  si  vous  pouviez  même  parve- 
nir à  savoir  s'il  a  reçu  ma  lettre,  vous  feriez  une 
bonne  œuvre  de  m'en  donner  avis;  car,  tandis 
que  j'attends  ici  sa  réponse,  mon  passe-port  s'é- 
coule et  le  temps  est  précieux.  Vous  êtes  trop 
clairvoyant  pour  ne  pas  sentir  combien  il  m'im- 
porte que  la  résolution  que  je  vous  commu- 
nique, demeure  secrète  sans  exception  :  toute- 
fois je  n'exige  rien  de  vous  que  ce  que  la  pru- 
dence et  votre  amitié  en  exigeront.  Si  M.  l'am- 
bassadeur d'Angleterre  ébruite  ce  dessein,  c'est 
tout  autre  chose,  et  d'ailleurs  je  ne  l'en  puis  em- 


pêcher. En  prenant  mon  parti  surce  point, vous 
sentez  que  je  l'ai  pris  sur  tout  le  reste.  Je  quitte- 
rai ce  continent,  comme  je  quitterois  le  séjour 
de  la  lune.  L'autre  fois, ce  n'étoitpas  la  même 
chose;  j'y  laissois  des  attachemens,  j'y  croyois 
laisser  des  amis.  Pardon,  monsieur  ;  mais  je 
parle  des  anciens.  Vous  sentez  que  les  nou- 
veaux, quelque  vrais  qu'ils  soient,  ne  laissent 
pas  ces  déchiremens  de  cœur  qui  le  font  saigner 
durant  toute  la  vie,  par  la  rupture  de  la  plus 
douce  habitude  qu'il  puisse  contracter.  Toutes 
mes  blessures  saigneront,  j'en  conviens,  le  reste 
de  nies  jours;  mais  mes  erreurs,  du  moins, 
sont  bien  guéries;  la  cicatrice  est  faite  de  ce 
côté-là.  Je  vous  embrasse. 


A   M.    MOLLTOU. 
Bourgoin,  le  5  novembre  176S. 

Vous  avez  fait,  cher  Moultou,  une  perte  que 
tous  vos  amis  et  tous  les  honnêtes  gens  doivent 
pleurer  avec  vous,  et  j'en  ai  faituneparticulière 
dans  votre  digne  père  par  les  sentimens  dont  il 
m'honoroit,  et  dont  tant  de  faux  amis,  dont  je 
suis  la  victime,  m'ont  bien  fait  connoître  le  prix. 
C'est  ainsi,  cher  Moultou,  que  je  meurs  en  dé- 
tail dans  tous  ceux  qui  m'aiment, tandis  que  ceux 
qui  me  haïssent  et  me  trahissent  semblent  trou- 
ver dans  l'âge  et  dans  les  années  une  nouvelle 
vigueur  pour  me  tourmenter.  Je  vous  entretiens 
de  ma  perte  au  lieu  de  parler  de  la  vôtre  ;  mais 
la  véritable  douleur  qui  n'a  pointde  consolation 
ne  sait  guère  en  trouver  pour  autrui;  on  con- 
sole les  indifFérens,  mais  on  s'afflige  avec  ses 
amis.  Il  me  semble  que  si  j'étois  près  de  vous, 
que  nous  nous  embrassassions,  que  nous  pleu- 
rassions tous  deux,  sans  nous  rien  dire,  nos 
cœurs  se  seroient  beaucoup  dit. 

Cruel  ami,  que  de  regrets  vous  me  préparez 
dans  votre  description  de  Lavagnac  !  Hélas!  ce 
beau  séjour  étoit  l'asile  qu'il  me  falloit;  j'y  au- 
rois  oublié,  dans  un  doux  repos,  les  ennuis  de 
ma  vie  ;  je  pouvois  espérer  d'y  trouver  enfin  de 
paisibles  jours,  et  d'y  attendre  sans  impatience 
la  mort  qu'ailleurs  je  désirerai  sans  cesse,  li 
est  trop  tard.  La  fatale  destinée  qui  m'entraîne 
ordonne  autrement  de  mon  sort.  Si  j'en  avois 
été  le  maître,  si  le  priiice  lui-même  eût  été  le 
maître  chez  lui,  je  ne  serois  jamais  sorti  de 


ANNÉE  1768. 


747 


Trye  dont  il  n'avoil  rion  cpar^îné  pour  me 
rendre  le  séjour  agréable.  Jamais  prince  n'en  a 
tant  fait  pour  aucun  particulier  qu'il  en  a  dai- 
gné faire  pour  moi  1  «  Je  le  mets  ici  à  ma  place, 
j»  disoii-il  à  son  officier;  je  veux  qu'il  ait  la 
»  même  autorité  que  moi,  et  je  n'entends  pas 
»  qu'on  lui  offre  rien,  parce  que  je  le  faismaî- 
»  tre  de  tout.  »  Il  a  même  daigné  me  venir  voir 
plusieurs  fois,  souper  avec  moi  tête  à  tête,  me 
dire,  en  présence  de  toute  sa  suite,  qu'il  ve- 
noit  exprès  pour  cela  :  et,  ce  qui  m'a  plus  tou- 
ché que  tout  le  reste,  s'abstenir  même  de  chas- 
ser, de  peur  que  le  motif  de  son  voyage  ne  fût 
équivoque.  Eh  bien  1  cher  Moullou,  malgré 
SCS  soins,  ses  ordres  les  plus  absolus,  malgré  le 
désir,  la  passion,  j'ose  dire,  qu'il  avoit  de  me 
rendre  heureux  dans  la  retraite  qu'il  m'avoit 
donnée,  on  est  parvenu  à  m'en  chasser,  et  cela 
par  des  moyens  tels  que  Ihorrible  récit  n'en 
sortira  jamais  de  ma  bouche  ni  de  ma  plume. 
Son  altesse  a  tout  su,  et  n'a  pu  désapprouver 
ma  retraite;  les  bontés,  la  protection,  l'ami- 
tié de  ce  grand  homme,  m'ont  suivi  dans  cetle 
province,  et  n'ont  pu  me  garantir  des  indignités 
que  j'y  ai  souffertes.  Voyant  qu'on  ne  me  lais- 
seroit  jamais  en  repos  dans  le  royaume,  j'ai 
résolu  d'en  sortir  ;  j'ai  demandé  un  passe-port 
à  M.  de  Choiseul  qui ,  après  m'avoir  laissé 
long-temps  sans  réponse,  vient  enfin  de  m'en- 
voyer  ce  passe-port.  Sa  lettre  est  très-polie, 
mais  n'est  que  cela  ;  il  m'en  avoit  écrit  aupa- 
ravant d'obligeantes.  Ne  point  m'inviter  à  ne 
pas  faire  usage  de  ce  passe-port,  c'est  m'in- 
viter en  quelque  sorte  à  en  faire  usage.  Il  ne 
convient  pas  d'importuner  les  ministres  pour 
rien.  Cependant  depuis  le  moment  où  j'ai  de- 
mandé ce  passe-portjusqu'à  celui  où  je  l'ai  ob- 
tenu, la  saison  s'est  avancée,  les  Alpes  se  sont 
couvertes  de  glace  et  de  neige  ;  il  n'y  a  plus 
moyen  de  songer  à  les  passer  dans  mon  état. 
Mille  considérations  impossibles  à  détailler 
dans  une  lettre  m'ont  forcé  à  prendre  le  parti 
le  plus  violent,  le  plus  terribleauquel  mon  cœur 
pût  jamais  se  résoudre  ;  mais  le  seul  qui  m'ait 
paru  me  rester  ;  c'est  de  repasser  en  Angle- 
terre, et  d'aller  finir  mes  malheureux  jours 
dans  ma  triste  solitude  de  Wootton ,  où ,  de- 
puis mon  départ,  le  propriétaire  m'a  souvent 
rappelé  par  force  cajoleries.  Je  viens  de  lui 
écrire  en  conséquence  de  cette  résolution  ;  j'ai 


mêmeécrit  aussi  à  rambassadeurd'Angletcrre. 
Si  ma  proposition  est  acceptée,  comme  elle  le 
sera  infailliblement,  je  ne  puis  plus  m'en  dé- 
dire ,  et  il  faut  partir.  Rien  ne  peut  égaler 
l'horreur  que  m'inspire  ce  voyage  ;  mais  je  ne 
vois  plus  de  moyen  de  m'en  tirer  sans  mériter 
des  reproches;  et  à  tout  âge,  surtout  au  mien, 
il  vaut  mieux  être  malheureux  que  coupable. 

J'auroisdoublemcnt  tort  d'acheter  pour  rien 
dé  répréhensible  le  repos  du  peu  de  jours  qui 
me  restent  à  passer  ;  mais  je  vous  avoue  que 
ce  beau  séjour  de  Lavagnac,  le  voisinage  de 
M.  Venel,  l'avantage  d'être  auprès  de  son  ami, 
par  conséquent  d'un  honnête  homme,  au  lieu 
qu'à  Tryej'étois  entre  les  mains  du  dernier  des 
malheureux,  tout  cela  me  suivra  en  idée  dans 
ma  sombre  retraite,  et  y  augmentera  ma  mi- 
sère pour  n'avoir  pu  faire  mon  bonheur.  Ce 
qui  me  tourmente  encore  plus  en  ce  moment, 
est  une  lueur  de  vaine  espérance  dont  je  vois 
l'illusion,  mais  qui  m'inquiète  malgré  que  j'en 
aie.  Quand  mon  sort  sera  parfaitement  décidé, 
et  qu'il  ne  me  restera  qu'à  m'y  soumettre, 
j'aurai  plus  de  tranquillité.  C'est,  en  atten- 
dant, un  grand  soulagement  pour  mon  cœur 
d'avoir  épanché  dans  le  vôtre  tout  ce  détail  de 
ma  situation.  Au  reste,  je  suis  attendri  d'ima- 
giner vos  dames,  vous,  et  M.  Venel,  faisant 
ensemble  ce  pèlerinage  bienfai.sant,  qui  mérite 
mieux  que  ceux  de  Lorelte  d'être  mis  au  nom- 
bre des  œuvres  de  miséricorde.  Recevez  tous 
mes  plus  tendres  remercîmens  et  ceux  de  ma 
femme  ;  faites  agréer  ses  respects  et  les  miens 
à  vos  dames.  Nous  vous  saluons  et  vous  em- 
brassons l'un  et  l'autre  de  tout  notre  cœur. 

P.  S.  J'ai  proposé  l'alternative  de  l'Angle- 
terre, et  de  Minorque,  que  j'aimerois  mieux 
à  cause  du  climat.  Si  ce  dernier  parti  est  pré- 
féré ,  ne  pourrions-nous  pas  vous  voir  avant 
mon  départ,  soit  à  Montpellier,  soit  à  Mar- 
seille? 

Aulre  P.  S.  Si  j'avois  reçu  voire  lettre  avant 
le  départ  des  miennes,  je  doute  qu'elles  fussent 
parties. 


A  M.    LALIiUD. 

Bourgoin,  le  7  noTcmbre  1768. 

Depuis  ma  dernière  lettre,  monsieur,  j'ai 


748 


CORRESPONDANCE. 


reçu  d'un  ami  l'incluse,  qui  a  fort  augmenté 
mon  regret  d'avoir  pris  mon  parti  si  brusque- 
ment; la  situation  charmante  de  ce  château 
de  Lavagnac,  le  maître  auquel  il  appartient, 
l'honnête  homme  qu'il  a  pour  agent,  la  beauté, 
la  douceur  du  climat,  si  convenable  à  mon 
pauvre  corps  délabré,  le  lieu  assez  solitaire 
pour  être  tranquille,  et  pas  assez  pour  être  un 
désert;  tout  cela  .  je  vous  l'avoue,  si  je  passe 
rn  Angleterre  ou  même  à  Mahon,  car  j'ai  pro- 
posé l'alternative,  tout  cela,  dis-je,  me  fera 
souvent  tourner  les  yeux  et  soupirer  vers  cet 
agréable  asile,  si  bien  fait  pour  me  rendre  heu- 
reux si  l'on  m'y  laissoiten  paix.  Mais  j'ai  écrit: 
si  l'ambassadeur  me  répond  honnêtement,  me 
voilà  engagé;  j'aurois  l'air  de  me  moquer  de 
lui  si  je  chaiigeois  de  résolution  ;  et  d'ailleurs  ce 
seroit,  en  quelque  sorte,  marquer  peu  d'égard 
pour  le  passe-port  que  M.  de  Choiscul  a  eu  la 
bonté  de  m'envoyer  à  ma  prière.  Les  ministres 
sont  trop  occupés,  et  d'affaires  trop  impor- 
tantes ,  pour  qu'il  soit  permis  de  les  importu- 
ner inutilement:  d'ailleurs,  plus  je  regarde  au- 
tour de  moi ,  plus  je  vois  avec  certitude  qu'il 
se  brasse  quelque  chose,  sans  que  je  puisse 
deviner  quoi.  Thevenin  n'a  pas  été  aposté  pour 
rien  :  il  y  avoit  dans  celte  farce  ridicule  quel- 
que vue  qu'il  m'est  impossible  de  pénétrer;  et, 
dans  la  profonde  obscurité  qui  m'environne, 
j'ai  peur  au  moindre  mouvement  de  faire  un 
faux  pas.  Tout  ce  qui  m'est  arrivé  depuis  mon 
retour  en  France,  et  depuis  mon  départ  de 
Trye,  me  montre  évidemment  qu'il  n'y  a  que 
M.  le  prince  de  Conti,  parmi  ceux  qui  m'ai- 
ment, qui  sache  au  vrai  le  secret  de  ma  situa- 
tion, et  qu'il  a  fait  tout  ce  qu'il  a  pu  pour  la  ren- 
dre tranquille  sans  pouvoir  y  réussir.  Celte 
persuasion  m'arrache  des  élans  de  reconnois- 
sance  et  d'attendrissement  vers  ce  grand  prin- 
ce ,  et  je  me  reproche  vivement  mon  impa- 
tience au  sujet  du  silence  qu'il  a  gardé  sur  mes 
deux  dernières  lettres;  car  il  y  a  peu  de  temps 
que  j'en  ai  écrit  à  son  altesse  une  seconde, 
qu'elle  na  peut-être  pas  plus  reçue  que  la  pre- 
mière :  c'est  de  quoi  je  désirerois  extrêmement 
d'être  instruit.  Je  n'ose  en  ajouter  une  pour 
elle  dans  ce  paquet,  de  peur  de  le  grossir  au 
pi'int  de  donner  dans  la  vue  ;  mais  si,  dans  ce 
moment  critique,  vous  aviez  pour  moi  la  cha- 
rité de  vous  présentera  son  audience,  vous  me 


rendriez  un  office  bien  signalé  de  l'informer  d© 
ce  qui  se  passe,  et  de  me  faire  parvenir  son 
avis,  c'est-à-dire  ses  ordres;  car,  dans  tout  ce 
que  j'ai  fait  de  mon  chef,  je  n'ai  fait  que  des 
sottises,  qui  me  serviront  au  moins  de  leçon» 
à  lavenir,  s'il  daigne  encore  se  mêler  de  moi. 
Demandez-lui  aussi  de  ma  part,  je  vous  sup- 
plie, la  permission  de  lui  écrire  désormais  sous 
votre  couvert,  puisque  sous  le  sien  mes  lettres 
ne  passent  pas. 

La  tracasserie  du  sieur  Thevenin  est  enfin 
terminée  :  après  les  preuves  sans  réplique  que 
j'ai  données  à  M.  de  Tonnerre  de  l'imposiurc 
de  ce  coquin,  il  m'a  offert  de  le  punirpar  quel- 
ques jours  do  prison.  Vous  sentez  bien  que  c'est 
ce  que  je  n'ai  pas  accepté,  et  que  ce  n'est  pas 
de  quoi  il  étoit  question.  Vous  ne  sauriez  ima- 
giner les  angoisses  que  m'a  données  cette  sotte 
affaire,  non  pour  ce  misérable  à  qui  je  n'aurois 
pas  daigné  répondre,  mais  pour  ceux  qui  l'ont 
aposté,  et  que  rien  n'éioit  plus  aisé  que  de  dé- 
masquer, si  on  l'eût  voulu  :  rien  ne  m'a  mieux 
fait  sentir  combien  je  suis  inepte  et  bête  en  pa- 
reil cas,  le  seul,  à  la  vérité,  de  cette  espèce  où 
je  me  sois  jamais  trouvé.  J'étois  navré,  con- 
sterné, presque  tremblant  ;  je  ne  savois  ce  que 
je  disois  en  questionnant  l'imposteur;  et  lui, 
tranquille  et  calme  dans  ses  absurdes  menson- 
ges, portoit  dans  l'audace  du  crime  toute  l'ap- 
parence de  la  sécurité  des  innocens.  Au  reste, 
j'ai  fait  passer  à  M.  de  Tonnerre  l'arrêt  im- 
primé concernant  ce  misérable,  qu'un  ami  m'a 
envoyé,  et  par  lequel  M.  de  Tonnerre  a  pu  voir 
que  ceux  qui  avoient  mis  cot  homme  en  jeu 
avoient  su  choisir  un  sujet  expérimenté  dans 
ces  sortes  d'affaires. 

Je  ne  me  trouvai  jamais  dans  des  embarras 
pareils  à  ceux  oùje  suis,  et  jamais  je  ne  me  sen- 
tis plus  tranquille.  Je  ne  vois  d'aucun  côté  nul 
espoir  de  repos;  et,  loin  de  me  désespérer, 
mon  cœur  me  dit  que  mes  maux  touchent  à 
leur  fin.  Il  en  seroit  bien  temps,je  vous  assure. 
Vous  voyez,  monsieur,  comment  je  vous  écris, 
comment  je  vous  charge  de  mille  soins,  com- 
ment je  remets  mon  sort  en  vos  mains  et  à  vous 
seul.  Si  vous  n'appelez  pas  cela  de  la  co'ifiance 
et  de  l'amitié,  aussi  bien  que  de  l' importun ité 
et  de  l'indiscrétion  peut-être  ,  vous  avez  tort. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


AMSÉE  17G8. 


749 


k  M.  DE  SAINT-GERMMN  (*). 

9  novembre  1768 

Jo  n'ai  pas,  monsieur,  Ihonueur  d'ôtre 
connu  de  vous,  et  je  sais  que  vous  n'aimez  pjis 

(•)  Dan»  i  appendice  aux  Conressiom  (tome  I",  page  358), 
nom  avons  fait  coimoitre  le»  principale»  circonstance»  de  la 
liaison  qui  s'établit  k  Bourgoin  entre  Rousseau  et  M.  de  Saint- 
Germain,  et  ce  qui  en  est  résulté.  Nous  avons  dit  qu'un  ma- 
nascrit  nous  avoil  élé  communiqué,  contenant  treize  lettres  de 
Rousseau  à  M.  de  Saint-c;erniain,  outre  une  IntrodticHon  et 
une  Notice  faites  par  ce  dernier  à  l'appui  de  cette  correspon- 
dance. L'Appendice  offre  la  substance  de  l'Iulroduction,  et 
nous  n'avons  pas  à  y  reveuir.  Quant  à  la  notice,  elle  n'est  pas 
longue,  et  les  faits  qu'elle  contient,  intéressants  sous  plus  d'uu 
rapport,  nous  décident  à  la  rapporter  ici  presque  tout  entière. 

«  ....  Les  personnes  clairvoyantes  qui  ont  suivi  et  vu  de  près 
M.  Rousseau,  en  le  blâmant  dan»  ses  écarts  envers  ceux  qu'il 
rrgardoit  comme  ses  persécuteurs,  découvroient  en  lui  un 
amour  pour  ses  semblables  dontontrouveroit  peu  d'exemples... 
Son  âme  bienfaisante  lui  enlevoit  le  nécessaire  pour  soulager 
les  malheureux,  et  le  faisoit  malade  pour  lesniaiix  d'autrui.  En 
voici  quehiues  traits  dont  M.  de  Saint-Germain  (  c'est  lui  qui 
parle  ainsi  en  tierce  personne)  a  été  témoin. 

»  M.  Rousseau,  présent  à  la  chute  d'un  écbafaud  sur  lequel 
étoit  un  niaron  qui  fut  blessé  grièvement,  courut  à  lui,  le  fit 
porter  dans  son  auberge,  et  lui  fit  donner  tous  les  secours  pos- 
sibles. S'apercevant  quelque  temps  après  que,  malgré  ses  soins 
et  une  grosse  dépense,  cet  homme  n'étoit  ni  pansé  ni  soigné 
comme  il  auroit  dû  l'être,  il  écrivit  à  M.  de  Saint-Germain  pour 
le  prier  de  s'employer  auprès  du  directeur  de  l'hôpital  de  Bour- 
goin, afin  qu'il  y  fût  reçu  et  recommandé,  offrant  de  payer  à 
cette  maison,  fondée  seulement  pour  les  pauvres  malades  du 
lieu,  tout  ce  qu'il  en  pourroit  coûter  pour  guérir  cet  étranger. 
Le  directeur  de  l'hôpital  l'y  lit  entrer,  et  après  que  ce  maçon  fut 
parfaitement  guéri,  il  alla  remercier  son  bienfaiteur.  M.  Rous- 
seau sortit  de  suite  pour  payer  le  directeur,  qui  lui  dit  être 
satisfait.  Persuadé  que  M.  de  Saint-Germain  avoit  payé,  il  vint 
le  trouver  et  se  plaindre  de  ce  qu'il  lui  eût  enlevé  un  bien 
à  lui  qu'il  réclamott.  M.  de  Saint-Germain  eut  beau  dire, 
M.  Rousseau  voulut  absolument  payer  la  moitié  de  ce  qu'avuit 
reçu  l'hôpital. 

»  Un  incendie  consuma  la  maison  d'un  paysan  où  l'on  neput 
rien  sauver.  M.  Rousseau  en  fut  malade  ;  il  envoya  chercher 
l'incendié,  lui  donna  un  louis  et  lui  lit  prendre  chez  son  bou- 
langer lepaindontil  auroithesoinpourluietsafauiillejusqu'à 
la  récolte  prochaine.  Le  paysan  lui  répondit  :  Monsieur,  il  vous 
en  Ciiiitera  moins  de  nous  faire  donner  quelques  mesures  de 
seigle  ;  M.  Rousseau  ht  fournir  pendant  six  mois  tout  le  seigle 
dont  cette  famille  eut  besoin. 

»  Sa  bourse  ne  fut  jamais  fermée  aux  malheureux;  on  ne 
peut  comprendre  qu'avec  une  aus.i  médiocre  fortune,  cet 
iiomiue,  désintéressé  jusqu'au  blâme,  pût  donner  autant.  Per- 
sonne à  la  vérité  ne  fut  plus  sobre  que  lui  et  n'eut  moins  de 
besoin,  ne  fut  plus  propre  et  n'usa  moins. 

»  M.  de  Saint-Germain,  accompagné  d'une  autre  personne, 
fut  visiter  M.  Rousseau  qui  s'étoit  retiré  à  la  campagne.  Peu 
après  leur  arrivée  un  honnne  vint  frapper  à  la  porte.  M.  Rous- 
seau se  lève,  lui  ouvre,  et  lui  dit  de  revenir.  L'homme  insistaen 
disant  qu'il  venoit  de  loin,  et  qu'il  avait  besoin  de  son  argent. 
Alors  il  le  fit  entrer,  et  ces  deux  messieurs  virent  sept  ou  huit 
vetemens  de  différente  taille  que  cet  homme  apportoit.  M.Rou>- 
seau  lui  demanda  ce  qu'il  lui  fallnit,  il  répondit  dix-huit  francs; 
ils  lui  furent  payés.  Voyant  que  ces  met'Sieurs  s'étoient  aperçus 
de  ce  qu'il  voidoit  leur  cacher.  M-  Rousseau  leur  dit  :  C'est  une 
famille  qui  n'est  pas  vêtue  ;  il  ne  faut  pas  croire  que  de  donner 
vinet-<|uatre  sous  ou  un  petit  écu  à  rimporlunité  d'un  pauvre 


mes  opinions;  mais  je  sais  que  vous  êtes  un 
brave  militaire,  un  gentilhomme  plein  d'hon- 
neur et  de  droiture,  qui  a  dans  son  cœur  la  vé- 
ritable religion,  celle  qui  fait  les  gens  de  bien  ; 
voilà  tout  ce  que  je  cherche.  On  ne  séduit  pas 
M.  de  Saint-Germain ,  on  l'intimide  encore 
moins  ;  passez-moi,  monsieur,  la  familiarité  du 
terme  :  vous  êtes  précisément  Ihommc  qu'il  me 
faut. 

J'aurois,  monsieur,  à  mettre  en  dépôt  dans 
le  cœur  d'un  honnête  homme  des  confidences 
qui  n'en  sont  pas  indignes,  et  qui  soulageroient 
le  mien.  Si  vous  voulez  bien  être  ce  généreux 
dépositaire,  ayez  la  bonté  de  m'assigner  chez 
vous  l'heure  et  le  jour  d'une  audience  paisible, 
et  je  m'y  rendrai.  Je  vous  préviens  que  ma 
confianco  ne  sera  mêlée  d'aucune  indiscrétion  ; 
que  je  n'ai  à  vous  demander  ni  soins,  ni  con- 
seils, ni  rien  qui  puisse  vous  donner  la  moindre 
peine  ou  vous  comprometire  en  aucune  façon  : 
vous  n'aurez  d  autre  usage  à  faire  de  ma  confi- 
dence que  d'eu  honorer  un  jour  ma  mémoire, 
quand  il  n'y  aura  plus  de  risque  à  parler.  Je 
ne  vous  dis  rien  de  mes  sentimens  pour  vous, 
mais  je  vous  en  donne  la  preuve. 

ce  soit  remplir  les  obligations  de  la  charité.  Il  faut  cherchrr  le 
besoin  où  il  est etc. 

»  Piiurroit-on  croire  que  M.  Rousseau,  avec  des  sentiments 
pareils,  soutenus  par  une  pratique  habituelle,  ait  pu  être  un 
empoisonneur,  un  fripon?  Il  est  cependant  vrai  qu'au  sujet  de 
son  goAt  pour  la  recherche  des  plantes,  il  a  été  taxé  d'y  cher- 
cher du  poison,  et  qu'on  acité  un  homme  sur  lequel  on  préten- 
dolt  qu'il  en  avoit  fait  l'essai,  parce  qu'il  mourut  dans  les  dou- 
leurs d'une  colique  néphrétique,  malgré  tO'is  les  secours  que 
lui  procura  M.  Rousseju.  Obligé  de  subir  une  confrontation 
avec  un  ouvrier,  il  confondit  cet  imposteur  qui  disoit  lui  avoir 
prêté,  à  Neuchâtel,  neuf  francs,  que  M.  Rousseau  n'avoit  ja- 
mais voulu  lui  rendre... 

»  Un  fermier  qui  avoit  fourni  pendant  quinze  mo'sà  M.  Rous- 
seau des  Œufs,  du  beurre,  du  fromage,  qui  toujours  en  avoit  été 
payé  beaucoup  au  delà  de  ce  que  la  i-hose  valoii,  et  <|Ui  en  outre 
avoit  reçu  >e  lui  ainsi  que  sa  famille,  mille  bienfaits  eut  Tm- 
gratitude  et  la  mauvaise  foi  de  lui  envoyer  un  mémoire  que  ce 
fermier  affiimoit  lui  être  dO,  et  ne  lui  avoir  pas  été  payé  par 
M.  Rousseau  avant  son  départ.  Cette  demande,  vérifiée  par 
H.  de  Saint  Germain,  fut  prouvée  fausse. 

»  Une  femme  de  chambre,  prétendant  i  l'esprit,  fatigiioit 
M.  Rousseau  par  des  visites  continuelles  ;  furieuse  de  ce  qu'il 
l'avoit  chassée  de  chez  lui.  elle  dit  qu'il  l'avoit  voulu  violer,  et 
ce  bruit  se  répandit  partout. 

»  Tous  ces  événements,  quoique  fâcheux,  n'auroient  pas  dû 
affecter  M.  Rousseau  au  point  où  il  l'étoit,  encore  moins  lui 
persuader  <|ue  ces  calonmies  grossières  étoient  l'ouvrage  de  »e» 
ennemis  :  autant  à  plaindre  qu'à  blâmer,  il  étoi',  par  sa 
sensibilité  et  par  sa  méfiance,  son  plu»  plus  cruel  ennemi  k 
lui-mcmi'....  etc.  »  O.  P. 


750 


CORUESPONDANCE. 


A   H.    LE  COMTK   DE   TONPtLRRii, 
en  lui  envoyant  l'éci  it  suivant. 

Bourgoin,  le  9  novembre  17G8. 

Monsieur, 
J'ai  ['honneur  de  vous  envoyer  ci-jointe  la 
déclaration  juridique  du  sieur  Jeannet  (*),  ca- 
baretier  des  Verrières,  relative  à  celle  du  sieur 
Thevenin.  De  peur  d'abuser  de  votre  patience, 
je  m'abstiens  de  joindre  à  cette  pièce  celles  que 
j'ai  reçues  en  même  temps,  puisqu'elle  suf.it 
seule  à  la  suite  des  preuves  que  vous  avez  déjà 
pour  démontrer  pleinement,  non  l'erreur,  mais 
l'imposture  de  ce  dernier.  Je  n'aurois  assuré- 
ment pas  eu  l'indiscrétion  de  vous  importuner 
de  cette  ridicule  affaire,  si  le  ton  décidé  sur  le- 
quel M.  Bovier  se  faisoit  le  porteur  de  parole 
de  ce  misérable,  n'eût  excité  ma  juste  indigna- 
tion. Vous  m'avez  fait  l'honneur  de  me  mar- 
quer, qu'jiprés  ce  qui  s'est  passé,  mon  prétendu 
créancier  se  tiendra  pour  dit  qu'il  ne  sauroit  se 
flatter  do  trouver  en  moi  son  débiteur.  Voilà, 
monsieur  le  comte,  de  quoi  jamais  il  ne  s'est 
flatté,  je  vous  assure  ;  mais  il  s'est  flatté,  pre- 
mièrement, de  mentiretmaviliràsonaise;  puis, 
après  avoir  dit  tout  ce  qu'il  vouloit  dire,  et 
n'ayant  plus  qu'à  se  taire,  de  se  taire  ensuite 
tranquillement  ;  et  s'il  étoit  enfin  convaincu  d'ê- 
tre un  imposteur,  de  sortir  néanmoins  de  cette 
affaire,  confondu,  très-peu  lui  importe,  mais  im- 
puni, mais  triomphant.  Pour  un  homme  qui  pa- 
roit  si  bête,je  trouve  qu'il  n'a  pas  trop  mal  cal- 
culé. 

Je  vous  supplie,  monsieur,  de  vouloir  bien 
ordonner,  à  votre  commodité,  que  les  deux 
pièces  ci-jointes  me  soient  renvoyées  avec  la 
lettre  de  M.  Roguin.  Je  sens  que  j'ai  fort  abusé, 
dans  cette  occasion,  de  la  permission  que  vous 
m'avez  donnée  de  faire  venir  mes  lettres  sous 
votre  pli.  Je  serai  plus  discret  à  l'avenir;  et  si 
l'impunité  du  premier  fourbe  en  suscite  d'au- 
tres, elle  me  servira  de  leçon  pour  ne  m'en  plus 
tourmenter. 

J'ai  l'honneur,  monsieur  le  comte,  de  vous 
assurer  de  tout  mon  respect. 

Déclaration  juridique  du  sieur  Jeannet. 
L'au  1768,  et  le  dix-neuvième  jour  du  mois 

(•)  Ce  Jeannet  est  nommé  Janin  dans  les  lettres  précëden- 
fes  :  c  est  sans  doute  une  erreur  de  iloussean,  qui  avoit  été  mal 
luforiRé.*'  j.^  p 


de  septembre,  par-devant  noble  et  prudent 
Charles-Auguste  du  Terraux,  bourgeois   de 
Neuchâiel  et  de  Romain-Motiers,  maire  pour  sa 
majesté  le  roi  de  Prusse,  notre  souverain  prince 
et  seigneur,  en  la  juridiction  des  Verrières, 
administrant  justice  par  jour  extraordinaire] 
mais  aux  lieu  et  heure  accoutumés,  et  en  la  pré- 
sence des  sieurs  jurés  en  icelle  après  nommés: 
Personnellement  est  comparu  M.  Guyenet, 
receveur  pour  sa  majesté,  et  lieutenant  en  l'ho- 
norable cour  de  justice  du  Val-de-Travers,qui 
a  représenté  qu'ayant  reçu  depuis  peu  une 
lettre  de  M.  J.  J.  Rousseau,  datée  de  Bour- 
goin, du  8  du  courant,  par  laquelle  il  lui  mar- 
que que  le  nommé  Thevenin,  chamoiseur  de  sa 
profession,  lui  ayant  fait  demander  neuf  livres 
argent  de  France,  qu'il  prétend  lui  avoir  fait 
remettre  en  prêt,  au  logis  du  Soleil,  à  Saint- 
Sulpice,  il  y  a  à  peu  près  dix  ans;  et  comme 
cet  article  est  trop  intéressant  à  l'honneur  de 
mondit  sieur  Rousseau  pour  ne  pas  l'éclaircir, 
vu  et  d'autant  qu'il  n'a  jamais  été  dans  le  cas 
d'emprunter  cette  somme  dudit  Thevenin,  et 
que  cet  article  est  controuvé,  c'est  pourquoi 
mondit  sieur  le  lieutenant  Guyenet  se  préscnio 
aujourd'hui  par-devant  cetle  honorable  justice, 
pour  requérir   que,   par  reconnoissance,   il 
puisse  justifier  authentiquement  ce  qu'il  vient 
d'avancer,  ayant  pour  cet  effet  fait  citer  en  té- 
moignage le  sieur  Jean-Henri  Jeannet,  caba- 
retier  de  ce  lieu,  présent,  lequel  et  par  qui  l'ar- 
gent que  répète  ledit  Thevenin  à  mondit  sieur 
Rousseau  doit,  suivant  lui,  avoir  été  remis; 
requérant  qu'avant  de  faire  déposer  ledit  sieur 
Jeannet,  il  y  soit  appointé,  ce  qui  a  été  connu. 
Et  pour  y  satisfaire,  ledit   sieur  Jeannet 
étant  comparu,  a,  après  serment  intime  sur 
les  interrogats  circonstanciés  à  lui  adressés, 
tendans  à  dire  tout  ce  qu'il  peut  savoir  de  cette 
affaire,  déposé  comme  suit  : 

Qu'il  n'a  aucune  connoissance  que  le  nommé 
Thevenin,  chamoiseur,  ait  jamais  prêté  chez 
lui,  déposant,  ni  ailleurs,  aucun  argent  à 
M.  Jean -Jacques  Rousseau  pendant  tout  le 
laps  de  temps  qu'il  a  demeuré  dans  ce  pays, 
n'ayant  jamais  eu  l'honneur  de  voir  dans  son 
logis  mondit  sieur  Rousseau;  bien  est-il  vrai 
qu'il  y  a  à  peu  près  cinq  ans  qu'il  le  vit  s'en 
revenant  du  côté  de  Pontarlier,  sans  lui  avoir 
parlé  ni  l'avoir  revu  dès  lors. 


ANNÉE  4768. 


751 


Il  se  rappelle  aussi  très-bien  qu'en  -1762, 
pondant  le  courani  du  mois  de  mai,  arriva  chez 
lui  un  nommé  Thevenin,  qui  se  disoii  être  de 
la  Charité-sur-Loire,  réfugié  dans  ce  pays  pour 
éviter  I  effet  d'une  lettre  de  cachet  obtenue 
contre  lui,  lequel  étoit  accompagné  du  nommé 
Guillobcl,  marchand  horloger  du  même  lieu; 
ledit  Thevenin  n'ayant  séjourné  chez  lui  que 
huit  à  dix  jours,  pondant  lequel  temps  arriva 
encore  dans  son  logis  un  nommé  Decusiroau, 
qu'il  coiinoissoit  depuis  près  de  vingt  ans, 
pour  avoir  logé  chez  lui  à  différentes  fois,  et 
duquel  il  peut  produire  dos  lettres. 

Ledit  Decustreau  partit  au  bout  de  quelques 
jours  pour  Neuchâtel  ;  Thevenin  avec  lui  Jean- 
net  l'accompagnèrent  jusqu'à  Saint -Sulpice, 
au  logis  du  Soleil,  où  ils  dînèrent.  Après  le  dé- 
part dudit  Decuslreau,  ledit  Thevenin  demanda 
au  déposant  s'il  connoissoil  ledit  Decustreau  ;  il 
lui  répondit  qu'il  le  connoissoit  pour  avoir  logé 
chez  lui.  Cette  demande  dudit  Thevenin  ayant 
excité  au  déposant  la  curiosité  d'apprendre  de 
lui  pourquoi  il  lui  formoit  cette  question,  ledit 
Thevenin  lui  répondit  que  c'étoit  à  cause  d'un 
écu  de  trois  livres  qu'il  avoit  prêté  audit  De- 
custreau sur  la  demande  qu'il  lui  en  avoit  f<iite. 
Et  enfin  ledit  sieur  Jeannet  ajoute  que  pendant 
tout  le  temps  que  ledit  Thevenin  a  resté  chez 
lui,  il  ne  lui  a  point  parlède  M.  Rousseau,  ni  dit 
qu'il  eût  la  moindre  chose  à  faire  avec  lui  ;  que 
ledit  Thevenin,  lorsqu'il  arriva  dans  ce  pays, 
n'avoit  point  de  profession,  ayant  dès  lors 
appris  celle  de  chamoiseur  à  Estavayé-le-Lac. 

C'est  tout  ce  que  ledit  sieur  Jeannet  a  déclaré 
savoir  sur  celte  affaire. 

Enfin  mondit  sieur  le  lieutenant  a  continué 
à  dire  qu'étant  nécessaire  à  M.  Rousseau  d'a- 
voir le  tout  par  écrit,  pour  lui  servir  en  cas  de 
besoin,  il  demandoit  que  par  connoissance  il 
lui  fût  adjugé;  ce  qui  lui  a  été. 

Connu  et  jugé  par  les  sieurs  Jacques  Lam- 
belet,  doyen,  et  Jacob  Pcrroud,  tous  doux 
justiciers  dudit  lieu;  et  par  mondit  sieur  le 
maire  ordoiméau  notaire  soussigné,  greffier  des 
Verrières,  de  lui  en  faire  l'expédition  en  cette 
forme.  Le  jour  prédit,  ^9  septembre  ^768. 

Par  ordonnance.  Signé  Jeanjaquet. 


A  M.   DE  SAINT-GFRMAIN. 

A  Bwirgoia,  le  45  nOTCaibre  176S. 

Mardi,  monsieur,  vous  n'êtes  pas  libre,  ni 
moi  mercredi;  le  jeudi  même  est  douteux  : 
reste  donc  demain,  lundi,  pour  ne  pas  aller 
trop  loin.  Il  me  seroit  moins  incommode,  il 
faut  l'avouer,  que  vous  me  fissiez  l'honneur  de 
venir  manger  mon  potage;  mais  comme  une 
soupe  de  cabaret  n'est  pas  trop  présentable,  et 
quej'yperdroislhonneurdedîner  avec  madame 
de  Saint-Germain,  je  préfère,  monsieur,  de 
profiter  de  votre  invitation,  en  la  priant  de 
permettre  que  j'aille  demain  lui  demandera 
dincr.  S'il  faisoit  beau  demain  sur  les  dix' 
heures,  j'irois  vous  proposer  une  promenade 
jusqu'à  midi,  à  moins  que  vous  ne  la  préfé- 
rassiez de  nos  côtés,  où  il  y  a  d'assez  belles 
prairies. 

Ne  craignez  pas,  monsieur,  d'entendre  de 
ma  part  rien  qui  vous  puisse  déplaire  :  je  res- 
pecte trop  pour  cela  et  vous  et  vos  sentimens; 
et  les  miens,  que  je  vois  bien  qui  ne  vous 
sont  pas  connus,  en  sont  moins  éloignés  que 
vous  ne  pensez.  Mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il 
s'agira. 

Je  suis  bien  sensible,  monsieur,  à  votre 
complaisance;  vous  ne  tarderez  pas  d'en  con- 
noître  le  prix.  Sij'avois  trouvé  plus  tôt  un  cœur 
auquel  le  mien  osât  s'ouvrir,  j'aurois  souffert 
de  moins  vives  angoisses,  et  ma  raison  s'en 
trouveroit  mieux.  A  demain  donc,  monsieur, 
puisque  vous  le  voulez  bien.  Permettez  que  je 
présente  mon  respect  très-humble  à  madame 
de  Saint-Germain.  Renou. 


A   M.   LE  COMTE  DE  TONNERRE. 

Bourgoin,  le  16  novembre  1768. 
Monsieur, 

Pardon  de  mes  importunités  réitérées,  mais 
je  ne  puis  me  dispenser  de  vous  envoyer  encore 
l'imprimé  ci-joint  qu'on  n'a  pu  recouvrer  plus 
tôt  (*).  Vous  y  verrez,  monsieur  le  comte,  que 
ceux  qui  ont  aposté  le  sieur  Thevenin  ont  su 

(*)  C'étoit  un  arrêt  du  parlement  de  Paris,  dn  10  mars  1761. 
qui  condaranoit  Tlicveoin  au  carcan,  i  être  marqué,  et  aux 
galères  pour  trois  ans,  pour  tniKOtluics  el  calominra.  G.  F. 


7IJ2 


CORRESPONDANCE. 


choisir  un  sujrl  déjà  expérimenté  dans  le  mé- 
tier qu'ils  lui  faisoieni  faire. 

Je  ne  puis  penser,  monsieur,  que  vous 
m'ayez  pu  croire  dans  lame  assez  de  bassesse 
pour  vouloir  me  venjier  d'un  tel  malheureux. 
Moi  qui  jamais  n'ai  fait,  ni  rendu,  ni  voulu  le 
moindre  mal  à  personne,  commencerois-je  si 
rard  et  sur  un  pareil  personnage?  Non,  mon- 
sieur^ je  n'ai  point  désiré  sa  punition,  mais  sa 
confession,  et  c'est  ce  que  sa  conviction  devoit 
naturellement  produire,  si  l'on  en  eût  profité 
pour  remonter  à  la  source  de  ces  menées.  Mais 
c'est  cequi  commence  à  devenir  superflu;  etsans 
que  l'autorité  ni  moi  nous  en  mêlions  en  aucune 
manière,  je  prévois  que  le  public  ne  tardera  pas 
à  savoir  à  quoi  s'en  tenir. 

Permettez  que  je  vous  réitère  ici  mes  actions 
de  grâce  des  bontés  dont  vous  m'avez  honoré, 
et  mes  excuses  de  l'abus  que  j'en  ai  pu  faire; 
et  daignez,  monsieur,  agréer,  je  vous  supplie, 
les  assurances  de  mon  respect. 

P.  S.  Je  prends  la  liberté  d'exiger,  mon- 
sieur, que  vous  ne  fassiez  aucun  usage  de  cet 
imprimé.  Il  est  pour  vous  seul,  et  pour  être 
brûlé  après  l'avoir  lu,  à  moins  que  vous  n'ai- 
miez mieux  le  garder,  mais  de  façon  qu'il  ne 
puisse  nuire  à  celui  qu'il  concerne. 


A   M.    HOULTOU. 
Bourgoia,  le  21  novembre  1768. 

J'ai,  mon  ami,  votre  lettre  du  ^4.  Je  ne 
puis  me  détacher  de  l'idée  d'aller  vous  embras- 
ser et  délibérer  avec  vous  de  ma  destination 
ultérieure.  Je  n'ai  point  encore  de  réponse  de 
l'ambassadeur  d'Angleterre  :  il  n'étoit  pas  à 
Paris  quand  je  lui  ai  écrit;  et  j'ai  appris  dans 
l'intervalle  qu'il  avoit  l'honnête  Walpole  pour 
secréiaired*ambassade:cette  nouvelle  a  achevé 
de  me  déterminer.  Je  n'irai  point  en  Angle- 
terre :  on  me  traitera  comme  on  voudra  en 
France,  mais  je  suis  déterminé  à  y  rester.  Je 
ne  puis  renoncer  à  l'espérance  qu'au  moins 
pour  l'honneur  de  l'hospitalité  Françoise  il  s'y 
trouvera  quelque  coin  où  l'on  voudra  bien  me 
laisser  mourir  en  repos.  Si  ce  coin,  cher  Moul- 
tou,  en  pouvoit  être  un  du  château  de  Lava- 
gnac,  il  me  semble  que  sous  les  aupices  de  Ta- 
mitié  l'habitation  m'en  seroit  délicieuse.  Mal- 


heureusement j'écris  inutilement  à  M.  le  prince 
de  Conti  ;  mes  lettres  ne  lui  parviennent  point. 
Il  me  répondoit  fort  exactement  au  commence- 
ment ;  il  ne  me  répond  plus  :  il  m'a  fait  dire  qu'il 
ne  recevoit  point  de  mes  nouvelles.  Les  négo- 
ciations intermédiaires  ont  leurs  inconvéniens. 
La  générosité  de  ce  grand  prince  m'a  accou- 
tumé à  accepter,  et  non  pas  à  demander  ;  je  ne 
puis  me  résoudre  à  changer  de  méthode.  Si 
l'ami  de  M.  Venel,  qui  commande  dans  le  châ- 
teau, veut  écrire,  à  la  bonne  heure,  je  lui  en 
serai  obligé  ;  pour  moi  je  n'écrirai  pas.  Mais, 
dites-moi,  n'y  a-t-il  dans  le  pays  aucune  habi- 
tation qui  pût  me  convenir  que  ce  château  ?  Le 
bon  M.  Venel  ne  pourroit-il  pas  me  trouver  un 
terrier  à  Pézenas  même,  ou  aux  environs? 
Pourvu  que  je  sois  son  voisin,  que  m'importe 
on  quel  lieu  j'habite?  Si  nous  étions  dans  une 
meilleure  saison,  si  le  voyage  étoit  moins  pé- 
nible, si  j'avois  plus  de  facilité  pour  le  faire,  je 
volerois  près  de  vous;  mais  mon  transport  et  ce- 
lui de  tout  mon  attirail  de  botanique  est  embar- 
rassant. Je  ne  suis  point  à  portée  ici  d'avoir 
d(>s  voitures.  Il  me  faudroit  un  bon  carrossiu 
qui  pût  charger  avec  nous  cinq  ou  six  malles 
ou  caisses;  il  me  faudroit  un  bon  voiturier, 
qui  nous  conduisît  bien  et  qui  fût  honnête 
homme  :  j'ai  pensé  que  cela  se  pourroit  trou- 
ver où  vous  êtes,  et  que  vous  pourriez  être  a 
portée  de  faire  pour  moi  ce  marché,  et  de  m'en- 
voyer  la  voiture  au  temps  convenu.  Voyez. 
Ah  !  si  vous  pouviez  faire  plus!  Mais  madame 
Moullou,  votre  santé,  vos  affaires!  et  quand 
tout  vous  le  permettroit,  je  ne  devrois  pas  le 
souffrir.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  le  plus  grand 
désir  de  me  rendre  auprès  de  vous,  et  cela 
d'autant  plus  que  j'ai  quelque  lieu  de  croire 
qu'on  m'y  verroit  avec  plus  de  plaisir  qu'ici. 
J'ai  reçu  depuis  peu,  avec  le  reste  de  mes 
plantes  et  bouquins,  une  lettre  que  M.  de  Gouan 
m'écrivoit  à  Trye  :  elle  est  de  si  vieille  date  que 
je  ne  sais  plus  comment  y  répondre.  Il  m'accu- 
sera de  malhonnêteté  envers  lui,  moi  qui  vou- 
drois  tout  faire  pour  obtenir  ses  instructions  et 
sa  correspondance,  et  que  ce  désir  anime  encore 
à  me  rendre  à  Montpellier.  Si  vous  le  connois- 
sez,  si  vous  le  voyez,  obtenez-moi,  je  vous  prie, 
ses  bonnes  grâces  en  attendant  que  je  sois  à 
portée  de  les  cultiver.  Quel  trésor  vous  m'an- 
noncez dans  l'herbier  des  plantes  marines!  Que 


Hf^^ 


ANNÉE  1768. 


753 


je  suis  touché  de  la  générosité  de  votre  digne 
parent  I  Elle  me  fera,  avec  celle  du  brave 
Dombey,  une  collection  complète,  surtout  si 
M.  Gouan  veut  bien  y  ajouter  quelques  frag- 
mens  de  ses  dernières  dépouilles  des  Pyrénées. 
Que  je  vais  être  riche  1  Je  suis  si  avare  et  si  en- 
fant que  le  cœur  m'en  bat  de  joie.  Gardez-moi 
bien  précieusement  ce  beau  présent,  je  vous 
prie,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  décidé  qui  de  lui  ou 
de  moi  ira  joindre  l'autre. 

J'ai  été  très-malade,  très-agité  de  peine  et 
de  fièvre  ces  temps  derniers  ;  maintenant  je 
suis  tranquille,  mais  très-foible.  J'aime  mieux 
cet  état  que  l'autre;  et  j'aurai  peu  de  regret 
aux  forces  qui  me  manquent  s'il  m'en  reste  as- 
sez pour  vous  aller  voir.  Adieu,  cher  Moultou  ; 
faites  agréer  à  madame  les  hommages  et  res- 
pects de  votre  vieux  ami  et  de  sa  femme.  Nous 
vous  embrassons  l'un  et  l'autre  de  tout  notre 
cœur. 


A  H.   DU   PBYROU. 


Bourgoin,  le  21  novembre  1788. 


Je  vous  remercie,  mon  cher  hôte,  de  l'arrêt 
de  Thevenin  ;  je  l'ai  envoyé  à  M.  de  Tonnerre, 
avec  condition  expresse,  qui  du  reste  n'étoit 
pas  fort  nécessaire  à  stipuler,  de  n'en  faire  au- 
cun usage  qui  pût  nuire  à  ce  malheureux.  Vo- 
tre supposition  qu'il  a  été  la  dupe  d'un  autre 
'imposteur  est  absolument  incompatible  avec 
ses  propres  déchirations,  avec  celle  du  cabare- 
lierJeannet,  et  avec  tout  ce  qui  s'est  passé; 
cependant  si  vous  voulez  absolument  vous  y  te- 
nir, soit.  Vous  dites  que  mes  ennemis  ont  trop 
d'esprit  pour  choisir  une  calomnie  aussi  ab- 
surde; prenez  garde  qu'en  leur  accordant  tant 
d'esprit  vous  ne  leur  en  accordiez  pas  encore 
assez;  car  leur  objet  n'étant  que  de  voir  quelle 
contenancejetenois  vis-à-vis  d'un  f;iux  témoin, 
il  est  clair  que  plus  l'accusation  étoit  absurde  et 
ridicule,  plus  elle  alloit  à  leur  but  :  si  ce  but 
eût  été  de  persuader  le  public,  vous  auriez 
raison,  mais  il  étoit  autre.  On  savoit  très-bien 
que  je  me  tirerois  de  cette  affaire;  mais  on 
vouloit  voir  comment  je  m'en  tirerois;  voilà 
tout.  On  sait  que  Thevenin  ne  m'a  pas  prêté 
neuf  francs,  peu  importe;  mais  on  sait  qu'un 

T.    IV. 


imposteur  peut  m'embarrasser;  c'est  quelque 
chose. 

Vos  maximes ,  mon  très-cher  hôte ,  sont 
très-stoïques  et  très-belles,  quoique  un  peu 
outrées,  comme  sont  celles  de  Senèque,  et 
généralement  celles  de  tous  ceux  qui  philoso- 
phent tranquillement  dans  leur  cabinet  sur  les 
malheurs  dont  ils  sont  loin ,  et  sur  l'opinion 
des  hommes  qui  les  honore.  J'ai  appris  assu- 
rément à  n'estimer  l'opinion  d'autrui  que  ce 
qu'elle  vaut ,  et  je  crois  savoir  du  moins  aussi 
bien  que  vous  de  combien  de  choses  la  paix  de 
l'âme  dédommage;  mais  que  seule  elle  tienne 
lieu  de  tout  et  rende  seule  heureux  les  infortu- 
nés ,  voilà  ce  que  j'avoue  ne  pouvoir  admettre, 
ne  pouvant,  tant  que  je  suis  homme,  compter 
totalement  pour  rien  la  voix  de  la  nature  pâtis- 
sante et  le  cri  de  l'innocence  avilie.  Toutefois, 
comme  il  nous  importe  toujours ,  et  surtout 
dans  l'adversité,  de  tendre  à  cette  impassibilité 
sublime  à  laquelle  vous  dites  être  parvenu  ,  je 
tâcherai  de  profiter  de  vos  sentences ,  et  d'y 
faire  la  réponse  que  fit  l'architecte  athénien  à 
la  harangue  de  l'autre.  Ce  qu'il  a  dit,  je  le 
ferai. 

Certaines  découvertes,  amplifiées  peut-être 
par  mon  imagination,  m'ont  jeté  durant  plu- 
sieurs jours  dans  une  agitation  fiévreuse  qui 
m'a  fait  beaucoup  de  mal,  et  qui,  tant  qu'elle 
a  duré,  m'a  empêché  de  vous  écrire.  Tout  est 
calmé  ;  je  suis  content  de  moi ,  et  j'espère  ne 
plus  cesser  de  l'être ,  puisqu'il  ne  peut  plus 
rien  m'arriver  de  la  part  des  hommes  à  quoi  je 
n  aie  appris  à  m'attendre,  et  à  quoi  je  ne  sois 
préparé.  Bonjour,  mon  cher  hôte;  je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 


A  M.   LAUAUD. 


Bourgoin,  le  28  novembre  1768. 


Je  ne  puis  pas  mieux  vous  détromper,  mon- 
sieur, sur  la  réserve  dont  vous  me  soupçonnez 
envers  vous  qu'en  suivant  en  tout  vos  idées 
et  vous  en  confiant  l'exécution,  et  c'est  ce  que 
je  fais ,  je  vous  jure  ,  avec  une  confiance  dont 
mon  cœur  est  content ,  et  dont  le  vôtre  doit 
l'être.  Voici  une  lettre  pour  M.  le  prince  de 
Conti  où  je  parle  comme  vous  le  désirez  et 
comme  je  pense.  Je  n'ai  jamais  ni  désiré  ni  cru 

48 


CORRESPONDANCE. 


7»4 

que  ma  lettre  à  M.  l'ambassadeur  d'Angleterre 
dût  ni  pût  être  un  secret  pour  son  altesse ,  ni 
pour  les  gens  en  place,  mais  seulement  pour  le 
public  ;  et  je  vous  préviens  une  fois  pour  toutes 
que,  quelque  secret  que  je  puisse  vous  deman- 
der su  r  quoi  que  ce  puisse  être ,  il  ne  regardera 
jamais  M.  le  prince  de  Conti ,  en  qui  j'ai  autant 
et  plus  de  confiance  qu'en  moi -môme.  Vous 
m'avez  promis  que  ma  lettre  lui  seroit  remise 
an  main  propre  ;  je  suppose  que  ce  sera  par 
\ous  ;  j'y  compte,  et  je  vous  le  demande. 

Vous  aurez  pu  voir  que  le  projet  de  passer 
en  Angleterre,  qui  me  vint  en  recevant  le  pas- 
se-port ,  a  été  presque  aussitôt  révoqué  que 
formé  :  de  nouvelles  lumières  sur  ma  situation 
mont  appris  que  je  me  devois  de  rester  en 
France,  et  jy  resterai.  M.  Davenport  m'a  fait 
une  réponse  très- engageante  et  très-honiiêle. 
L'ambassadeur  ne  m'a  point  répondu  :  si  j'avois 
su  que  le  sieur  Walpole  étoit  auprès  de  lui, 
vous  jugez  bien  que  je  n'aurois  pas  écrit.  Je 
m'imaginois  bonnement  que  toute  l'Angleterre 
avoit  conçu  pour  ce  misérable  et  pour  son  ca- 
marade tout  le  mépris  dont  ils  sont  dignes.  J'ai 
ti)ujoursagid'aprèsla  supposition  des  sentimens 
de  droiture  et  d'honneur  innés  dans  les  cœurs 
d  îs  hommes.  Ma  foi  pour  le  coup  je  me  tiens 
C(ii,  et  je  ne  suppose  plus  rien  ;  me  voilà  de 
jour  en  jour  plus  déplacé  parmi  eux  et  plus  em- 
barrassé de  ma  figure  :  si  c'est  leur  tort  ou  le 
mien  ,  c'est  ce  que  je  les  laisse  décider  à  leur 
mode  :  ils  peuvent  continuer  à  ballotter  ma 
pauvre  machine  à  leur  gré, mais  ils  ne  m'ôteront 
pas  ma  place  ;  elle  n'est  pas  au  milieu  d'eux. 

J'ai  été  très- bien  pendant  une  dizaine  de 
iours  ;  j'étois  gai ,  j'avois  bon  appétit  ;  j'ai  fait 
à  mon  herbier  de  bonnes  augmentations;  de- 
puis deux  jours  je  suis  moins  bien,  j'ai  de  la 
fièvre ,  un  grand  mal  de  tête ,  que  les  échecs 
où  j'ai  joué  hier  ont  augmenté  ;  je  les  aime,  et 
il  faut  que  je  les  quitte  ;  mes  plantes  ne  m'amu- 
sent plus  :  je  ne  fais  que  chsinter  des  strophes 
du  Tasse  ;  il  est  étonnant  quel  charme  je  trouve 
dans  ce  chant  avec  ma  pauvre  voix  cassée  et 
déjà  tremblotante.  Je  me  mis  hier  tout  en  lar- 
mes, sans  presque  m'en  apercevoir,  en  chan- 
tant l'histoire  d  Olinde  et  de  Sophronie  :  si  j'a- 
vois une  pauvre  petite  épinetie  pour  soutenir  un 
piMi  ma  voix  foiblissanie,  je  chanterois  du  ma- 


vaise  tête  de  renoncer  aux  châteaux  en  Espa- 
gne. Le  foin  de  la  cour  du  château  de  Lava- 
gnac,  une  épinette,  et  mon  Tasse,  voilà  celui 
qui  m'occupeaujourd'hui  malgré  moi.  Bonjour, 
monsieur  :  ma  femme  vous  salue  de  tout  son 
cœur;  j'en  fais  de  même;  nous  vous  aimons 
tous  deux  bien  sincèrement. 


A  MADAME  LA  PRESmENTE  DE  VERNA. 
Bourgoin,  le  2  décembre  4768. 

Laissons  à  part ,  madame ,  je  vous  supplie , 
les  livres  et  leurs  auteurs.  Je  suis  si  sensible  à 
votre  obligeante  invitation ,  que  si  ma  santé 
me  permettoit  de  faire  en  cette  saison  des  voya- 
ges de  plaisir,  j'en  ferois  un  bien  volontiers 
pour  aller  vous  remercier.  Ce  que  vous  avez  la 
bonté  de  me  dire,  madame,  des  étangs  et  des 
montagnes  de  votre  contrée,  ajouteroit  à  mon 
empressement,  mais  n'en  seroit  pas  la  pre- 
mière cause.  On  dit  que  la  grotte  de  la  Balme 
est  de  vos  côtés;  c'est  encore  un  objet  de  pro- 
menade et  même  d'habitation,  si  je  pouvois 
m'en  pratiquer  une  dont  les  fourbes  et  les 
chauves-souris  n'approchassent  pas.  A  l'égard 
de  l'étude  des  plantes,  permettez,  madame,  que 
je  la  fasse  en  naturaliste  ,  et  non  pas  en  apo- 
thicaire :  car,  outre  que  je  n'ai  qu'une  foi  très- 
médiocre  à  la  médecine,  je  connois  l'organisa- 
lion  des  plantes  sur  la  foi  de  la  nature,  qui  ne 
ment  point,  et  je  ne  connois  leurs  venus  médi- 
cinales que  sur  la  foi  des  hommes ,  qui  sont 
menteurs.  Je  ne  suis  pas  d  humeur  à  les  croire 
sur  leur  parole,  ni  à  portée  de  la  vérifier.  Ainsi, 
quant  à  moi,  j'aime  cent  fois  mieux  voir  dans 
l'émail  des  prés  des  guirlandes  pour  les  ber- 
gères que  des  herbes  pour  les  la  vemens.  Puissé- 
je,  madame,  aussitôt  que  le  printemps  ramè- 
nera la  verdure ,  aller  faire  dans  vos  cantons 
desherborisationsquinepourrontqu'êtreabon- 
dantes  et  brillantes,  si  je  juge,  par  les  fleurs 
que  répand  voire  plume,  de  celles  qui  doivent 
naître  autour  de  vous  {*).  Agréez,  madame,  et 

(*)  Certes,  on  prendroit  une  étrange  idée  du  style  épistolaire 
de  notre  auteur,  si  Ion  n'en  jugeoit  que  sur  cette  pensée,  qu'on 
croiroit  extraite  de  Voiture  ou  de  (|uel(|ue  autre  écrivain  du 
même  genre.  Nous  pouvons  affirmer  qu'on  ne  trouveroit  pas 
dans  toutes  les  lettres  de  U'>n-seau  un  second  trait  à  comparer 
à  celui  ci  ;  tant  il  est  vrai  qu'il  ne  faut  pas  plus  ju^er  du  style 


,^.  ..  .....  ,«.— ,j     -  I  a  ceiui'Ci;  idiii  II  est  >io<  M" '■"''■""'' i"*  • —        . 

tlll  jusqu'au  soir,  il  est  impossible  à  ma  mau-  l  et  de  la  manière  d'un  auteur  sur  un  passage  de  «es  écrits,  que 


ANNÉE  1768. 


7«5 


faites  agréer  à  M.  le  président,  je  vous  supplie, 
les  assurances  de  tout  mon  respect. 

Renou. 


A  H.   LALIAUD. 


Bonrgoin,  ce  7  décemt)re  I76S. 


Voici,  monsieur,  une  lettre  à  laquelle  je  vous 
prie  de  vouloir  bien  donner  cours:  elle  est  pour 
M.  Davenport,  qui  m'a  écrit  trop  honnêtement 
pour  que  je  puisse  me  dispenser  de  lui  donner 
avis  que  j'ai  changé  de  résolution.  J'espère  que 
ma  précédente  avec  l'incluse  vous  sera  bien 
parvenue,  et  j'en  attends  la  réponse  au  premier 
jour.  Je  suis  assez  content  de  mon  état  présent  ; 
je  passe  entre  mon  Tasse  et  mon  herbier  des 
heures  assez  rapides  pour  me  faire  sentir  com- 
bien il  est  ridicule  de  donner  tant  d'importance 
à  une  existence  aussi  fugitive  :  j'attends  sans 
impatience  que  la  mienne  soit  fixée;  elle  l'est 
par  tout  ce  qui  dépendoit  de  moi  :  le  reste  :  qui 
devient  tous  les  jours  moindre,  est  à  la  merci 
de  la  nature  et  des  hommes;  ce  n'est  plus 
la  peine  de  le  leur  disputer.  J'aimerois  assez  à 
passer  ce  reste  dans  la  grotte  de  la  Balme, 
si  les  chauves-souris  ne  Tempuantissoient  pas  : 
il  faudra  que  nous  l'allions  voir  ensemble  quand 
vous  passerez  par  ici.  Je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 


A   M.   HOULTOU. 


Bourgoin,  le  12  décembre  176& 


Quoi  !  monsieur,  c'est  à  M.  Q....t  qu'on  s'est 
adressé;  c'est  à  lui  qu'ont  été  envoyés  les  ex- 
traits des  lettres  que  je  vous  avois  écrites  dans 
la  confidence  de  l'amitié  ;  et  ce  seroit  sous  les 
auspices  de  Ihonime  qui  m'a  chassé  du  châ- 
teau de  Trye,  malgré  son  maître,  que  j'irois 
habiter  celui  de  Lavagnac  ?  Vraiment ,  mon 
ami,  vous  avez  opéré  là  de  belles  choses  I  Mais 
n'en  parlons  plus;  ce  n'est  pas  votre  faute  : 
vous  ne  saviez  ni  cequ'ctoitM.Q....t,niceque 
faisoit  M.  M....x;  mais  vous  ne  deviez  pas,  me 
semble,  être  si  facile  à  donner  les  extraits  des 

de  son  caractère  et  de  son  mérite  penonoel  sor  un  propos  qui 
lui  seroit  (!chapp(<.  G.  P. 


lettres  de  votre  ami.  Le  plus  grand  mal  de  tout 
ceci  est  que  j'ai  trouvé  de  mon  côté  le  moyen 
d'écrire  au  prince  et  de  lui  faire  passer  ma 
lettre.  Si  son  allesse  agrée  que  j'aille  à  Lava- 
gnac, comment  ferai-je  pour  m'en  dédire, 
après  le  lui  avoir  demandé?  ou  à  quelle  destinée 
dois-je  in'ailondre  si  j'ose  aller  me  livrer  à  des 
gens  sur  qui  Q....t  a  de  l'influence?  Ce  qu'il  y 
a  de  sûr  est  qu'il  n'y  a  rien  à  quoi  je  ne  m'ex- 
pose plutôt  qu'à  la  disgrâce  du  prince,  et  sur- 
tout à  la  mériter  :  ainsi  s'il  approuve  que  j'aille 
à  Lavagnac,  je  suis  déterminé  à  m'y  rendre  à 
tout  risque,  quoique  assurément  le  destin  qu'on 
m'y  prépare  ne  puisse  être  pire  que  celui  au- 
quel je  m'attends.  Mais  que  j'écrive  à  M.  Q....t, 
moil  mon  ami,  le  riche  Dauphinois  et  le 
célèbre  Genevois  ne  sont  point  faits  pour  s'é- 
crire l'un  à  l'autre,  et  ne  s'écriront  jamais,  je 
vous  en  réponds. 

Je  suis  vivement  touché  du  zèle  et  des  bontés 
de  M.  Venel  :  je  ne  lui  écris  pas,  parce  qu'il 
m'est  très-pénible  d'écrire,  mais  j'ai  le  cœur 
plein  de  lui  :  si  j'allois  à  Lavagnac,  l'avantage 
détre  auprès  de  lui  me  pourroit  consoler  et 
dédommager  de  beaucoup  de  choses  ;  mais  je 
vous  avoue  que  l'idée  d'être  au  pouvoir  du  sieur 
Q....tme  fait  frémir.  Ce  qu'il  y  a  de  bizarre  est 
que  je  ne  connuis  point  du  tout  cet  homme-là, 
que  je  n'ai  jamais  eu  nulle  alTaireavec  lui,  nulle 
sorte  de  liaison,  que  je  ne  l'ai  même  jamais  vu 
que  je  sache.  Il  me  hait,  comme  tous  mes  autres 
ennemis,  sans  avoir  à  se  plaindre  de  moi  en 
aucune  sorte,  et  uniquement  parce  qu'ils  ont 
tous  des  cœurs  faits  pour  goûier  un  plaisir  sen- 
sible à  haïr  et  tourmenter  les  infortunés.  Au 
reste,  vous  vous  doutez  bien  qu'un  courtisan 
aussi  délié  que  M.  Q....t  se  garde  bien  d'avouer 
sa  haine  :  il  suit  encore  en  cela  les  mêmes  erre- 
mens  des  autres;  et  pour  mieux  servir  sa 
haine,  il  a  grand  soin  de  la  cacher. 

ie  vous  renvoie  ci-jointe  la  lettre  de  votre 
ami ,  j'en  suis  pénétré  :  si  je  dépendois  de 
mot,  je  ne  tarderois  guère  à  aller  lui  demander 
ses  directions  et  profiter  de  ses  soins  généreux  ; 
il  ne  dépendra  pas  même  de  moi  que  cela  n'ar- 
rive ;  mais  ceux  qui  disposent  de  moi  règlent  ma 
marche  comme  Dieu  celle  de  la  mer,  Procèdes 
liùc,  et  non  ibis  ampliiis.  Adieu,  cher  Moultou  : 
je  ne  sais  ce  qu'il  arrivera  de  moi.  Je  voiique  je 
soupire  en  vain  après  le  repos  qu'où  ue  veut  pas 


756 


CORRESPONDANCE. 


m'accordcr;  mais  ce  qu'on  ne  m'ôtera  pas  du 
moins,  quoi  qu'il  arrive,  c'est  le  plaisir  de  vous 
jiimer  jusqu'à  mon  dernier  soupir. 

Je  vois,  par  ce  que  M.  votre  ami  vous  dit  de 
son  herbier,  etde  cequil  se  proposed'y  joindre, 
que  ce  n  est  pas  tout-à-fait  ce  que  j'avois  ima- 
giné sur  votre  expression.  Vous  m'aviez  an- 
noncé des  plantes  marines  :  les  plantes  marines 
sont  des  fucus  qui  viennent  dans  la  mer;  et  je 
présume  par  sa  lettre  que  ce  sont  seulement 
des  plantes  maritimes  qui  viemieni  sur  les  riva- 
{jes;  c'est  autre  chose  :  mais  n'importe,  l'un  ou 
l'autre  présent  me  sera  toujours  très-précieux. 

Je  vois  que  madame  Moultou  a  été  malade  : 
vous  ne  m'en  aviez  rien  dit;  vous  aviez  tort  : 
i'amitié  est  un  sentiment  si  doux,  qu'elle  donne 
même  une  sorte  de  plaisir  à  partager  les  peines 
de  nos  amis,  et  vous  m'avez  ravi  ce  plaisir-là. 
li  est  vr;ii  que  je  lui  préfère  celui  de  partager 
inaintenan  t  votre  joie.  Mille  respects  de  ma  part 
et  de  celle  de  ma  femme  à  votre  chère  conva- 
lescente, et  prenez-en  votre  part. 


A  M.  DU  PEYROU. 

Bourgoin,  le  i9  décembre  1768. 

Ce  que  vous  me  marquez  de  la  fin  de  vos 
brouilleries  avec  la  cour  me  fait  grand  plaisir; 
et  j'en  augure  que  vous  pourrez  encore  vivre 
agréablement  où  vous  êtes,  et  où  vous  êtes  re- 
tenu par  des  liens  d'attachement  qu'il  n'est  pas 
dans  votre  cœur  de  rompre  aisément.  Il  me 
semble  que  le  roi  se  conduit  réellement  en  très- 
?trand  roi,  lorsqu'il  veut  premièrement  être  le 
maître  et  puis  être  juste.  Vous  penserez  qu'il 
seroit  plus  grand  et  plus  beau  de  vouloir  trans- 
poser cet  ordre:  cela  peut  être;  mais  cela  estau- 
dessus  de  l'humanité,  et  c'est  bien  assez,  pour 
honorer  le  génie  et  l'âme  du  plus  grand  prince, 
que  le  premier  article  ne  lui  fasse  pas  négliger 
l'autre.  Si  Frédéric  ratifie  le  rétablissement  de 
tous  vos  privilèges,  comme  je  l'espère,  il  aura 
mérité  de  vous  le  plus  bel  éloge  que  puisse  mé- 
riter un  souverain,  et  qui  l'approche  de  Dieu 
même,  celui  qu'Armide  faisoit  de  Godefroi  de 
Bouillon  : 

Tu,  ciii  concasse  in  cielo,  e  dieV  eti  il  fato 
^Oler  il  giuslo,  6  poler  cô  che  vuoi. 

Je  m  imagine  que  si  les  députés,  qu'en  pa- 


reil cas  vous  lui  enverrez  probablement  pour  le 
remercier,  lui  récitoient  ces  deux  vers  pour 
toute  harangue,  ils  ne  seroient  pas  mal  reçus. 
Je  suis  bien  touché  de  la  commission  que 
vous  avez  donnée  àCagnebin  :  voilà  vraiment 
un  soin  d'amitié,  un  soin  de  ceux  auxquels  je 
serai  toujours  sensible,  parce  qu'ils  sont  choisis 
selon  mon  cœur  et  selon  mon  goût.  Je  dois  cer- 
tainement ma  vie  aux  plantes  :  ce  n'est,pas  ce 
que  je  leur  dois  de  bon,  mais  je  leur  dois  d'en 
couler  encore  avec  agrément  quelques  interval- 
les au  milieu  des  amertumes  dont  elle  est  inon- 
dée :  tant  que  j'herborise  je  ne  suis  pas  mal- 
heureux ;  €t  je  vous  réponds  que,  si  l'on  me 
laissoit  faire,  je  ne  cesserois  tout  le  reste  de 
ina  vie  d'herboriser  du  matin  au  soir.  Au  reste, 
j'aime  mieux  que  le  recueil  de  M,  Gagnebin  soit 
très-petit,  et  qu'il  ne  soit  pas  composé  de  plan- 
tes communes  qu'on  trouve  partout:  je  ne  vous 
dissimulerai  même  pas  que  j'ai  déjà  beaucoup 
de  plantes  alpines  et  des  plus  rares;  cependant, 
comme  il  y  en  a  encore  un  très -grand  nombre 
qui  me  manquent,  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  s'en 
trouve  dans  votre  envoi  qui  me  feront  grand 
plaisir  par  elles-mêmes,  outre  celui  de  les  re- 
cevoir de  vous.  Par  exemple,  quoique  je  sois 
assez  riche  en  gentianes,  il  y  en  a  une  que  je 
n'ai  pu  trouverencore,  et  que  je  convoite  beau- 
coup, c'est  la  grande  gentiane  pourprée,  la  se- 
conde en  rang  du  species  de  Linnœus.  J'ai  le 
tozzia  a/pma,Linn.;  mais  il  y  manque  la  racine, 
qui  est  la  partie  la  plus  curieuse  de  cette  plante, 
d'ailleurs  difficile  à  sécher  et  conserver.  J'ai 
Vuva  ursi  en  fruits,  mais  je  ne  l'ai  pas  en  fleurs. 
J'ai  Vazalca  procumbens;  mais  il  me  manque 
d'autres  beaux  cham œrhododendros  dvs  Alpes. 
Je  n'ai  qu'un  misérable  petit  androsace.  Je  n'ai 
pas  le  coriusa  Matlhioli,  etc.  La  liste  de  ce  que 
j'ai  seroit  longue,  celle  de  ce  qui  me  man- 
que plus  longue  encore;  mais  .si  vous  vouliez 
m'envoyer  celle  de  ce  que  vous  enverra  Gagne- 
bin, j'y  pourrois  noter  cç  qui  me  manque,  afin 
que  le  reste  étant  superflu  dans  mon  herbier, 
pût  demeurer  dans  le  vôtre.  Je  me  suis  rumé  en 
livres  de  botanique,  et  j'avois  bien  résolu  de  ne 
plus  en  acheter;  cependant  je  sens  que  m'affec- 
tionnant  aux  plantes  des  Alpes,  je  ne  puis  me 
passer  de  celui  deHaller.  Vous  m'obligerez  de 
vouloir  bien  me  marquer  exactement  son  titre, 
son  prix,  et  le  lieu  où  vous  l'avez  trouvé;  car  la 


ANNÉE  1768. 


757 


France  est  si  barbare  encore  en  botanique, 
qu'on  n'y  trouve  presque  aucun  livre  de  coite 
science;  et  j'ai  été  obligé  de  faire  venir  à  grands 
frais  de  Hollande  et  d'Angleterre  le  peu  que 
j'en  ai;  encore  ai-je  cherché  partout  ceux  de 
Clusius  sans  pouvoir  les  trouver. 

Voilà  bien  du  bavardage  sur  la  botanique, 
dont  je  vois,  avec  grand  regret,  que  vous  avez 
tout-à-fait  perdu  le  goût.  Cependant,  puisque 
vous  avez  un  peu  fêté  mon  opocj/n,  j  ai  grande 
envie  de  vous  envoyer  quelques  grainesde  l'ar- 
bre de  soie  el  de  la  pomme  de  cannelle,  qu'on 
m'a  dernièrement  apportées  des  îles.  Quand 
vous  commencerez  à  moubler  votre  jardin,  je 
suis  jaloux  d'y  contribuer.  Bonjour,  mon  cher 
hôte;  nous  vous  embrassons  et  vous  saluons 
l'un  et  l'autre  de  tout  notre  cœur. 


.    A  M.   LALIAUO. 

Bourgoio,  le  <9  décembre  1768. 

Pauvre  garçcml  pauvre  Sauttersheim  !  Trop 
occupé  de  nioi  durant  ma  détresse,  jel'avois  un 
pou  perdu  de  vue  ;  mais  il  n'étoit  point  sorti  de 
mon  cœur,  et  j'y  avois  nourri  le  désir  secret  de 
me  rapprocher  de  lui,  si  jamais  je  trou  vois  quel- 
que intervalle  de  repos  entre  les  malheurs  et  la 
mort.  C'étoit  l'homme  qu'il  me  faHoit  pour  me 
fermer  les  yeux;  son  caractère  éioit  doux,  sa 
société  étoit  simple  ;  rien  de  la  preiintaille  Fran- 
çoise; encore  plus  de  sens  que  d'esprit  ;  un  goût 
sain ,  formé  par  la  bonté  de  son  cœur,  des  talens 
assez  pour  parer  une  solitude,  et  un  naturel 
fait  pour  l'aimer  avec  un  ami  :  c'étoit  mon  hom- 
me; la  Providence mel'aôté;  leshommes  m'ont 
ôté  lajouissancedetoutcequidépendoitd'eux; 
ils  me  vendent  jusqu'à  la  petite  mesure  d'air 
qu'ils  permettent  que  je  respire  ;  il  ne  me  res- 
toit  qu'une  espérance  illusoire,  il  ne  m'en  reste 
plus  du  tout.  Sans  doute  le  ciel  me  trouve  digne 
de  tirer  do  moi  seul  toutes  mes  ressources,  puis- 
qu'il ne  m'en  reste  plus  aucune  autre.  Je  sens 
que  la  perte  de  ce  pauvre  garçon  m'affecte  plus 
à  proportion  qu'aucun  de  mes  autres  malheurs. 
Il  falloit  qu'il  y  eût  une  sympathie  bien  forte 
entre  lui  et  moi,  puisque  ayant  déjà  appris  à 
me  mettre  en  garde  contre  les  empressés,  je 
ie  reçus  à  bras  ouverts  siidt  qu'il  se  présenta. 


et  dès  les  premiers  jours  de  notre  liaison,  elle 
fut  intime.  Je  me  souviens  que,  dans  ce  même 
temps,  on  m'écrivit  de  Genève  que  c'était  un 
espion  aposté  pour  tâcher  de  m'attirer  en 
Franco,  où  l'on  vouloit,  disoit  la  lettre,  me  faire 
un  mauvais  parti.  Là-dessus  je  proposai  à  Saut- 
tersheim un  voyage  à  Pontarlier,  sans  lui  par- 
ler de  ma  lettre  :  il  y  consent  ;  nous  partons.  Eu 
arrivant  à  Pontarlier,  je  l'embrasse  avec  trans- 
port, et  puis  je  lui  mcmtre  la  lettre  :  il  la  lit  sans 
s'émouvoir;  nous  nous  embrassons  derechef, 
et  nos  larmes  coulent.  J'en  verse  derechef  en 
merappelant  ce  délicieux  moment.  J'ai  fait  avec 
lui  plusieurs  petits  voyages  pédestres;  je  coni- 
mençois  d'herboriser,  il  prenoit  ie  même  goût; 
nous  allions  voir  mylord  maréchal,  qui,  sachant 
que  jel'aimois,  le  recovoit  bien,  et  le  prit  bien- 
tôt en  amitié  lui-même.  Il  avoit  raison.  Saut- 
tersheim étoit  aimable;  mais  son  mérite  ne 
pouvoit  être  senti  que  par  des  gens  bien  nés  ;  il 
glissoit  sur  tous  les  autres.  La  génération  dans 
laquelle  il  a  vécu  n'étoit  pas  faite  pour  le 
connottre  :  aussi  n'a-t-il  rien  pu  faire  à  Paris  ni 
ailleurs.  Le  ciel  l'a  retiré  du  milieu  des  hommes 
où  il  étoit  étranger;  mais  pourquoi  m'y  a-t-il 
laissé? 

Pardon,  monsieur;  mais  vous  aimiez  ce  pau- 
vre garçon,  et  je  sais  que  l'effusion  de  mon  at- 
tachement et  de  mou  regret  ne  peut  vous  dé- 
plaire. Je  suis  sensible  à  la  peine  que  vous  avez 
bien  voulu  prendre  en  ma  faveur  auprès  de 
M.  le  prince  de  Conii;  mais  vous  en  avez  été 
bien  payé  par  le  plaisir  de  converser  avec  le 
plus  aimable  et  le  plus  généreux  des  hommes, 
qui  sûrement  eût  aimé  et  favorisé  notre  pauvre 
Sauttersheim  s'il  l'avoit  connu.  Je  vois,  f)ar  ce 
que  vous  me  marquez  de  ses  nouvelles  bontés 
pour  moi,  qu'elles  sont  inépuisables  comme  la 
générosité  de  son  cœur.  Ah!  pourquoi  faut-il 
que  tant  d'intermédiaires  qui  nous  séparent 
détournent  et  anéantissent  tout  l'effet  de  ses 
soins?  J'apprends  que  son  trésorier  qui  m'a 
fan  chasser  du  château  de  Trye  à  force  d'intri- 
gues, est  en  liaison  avec  l'agent  du  prince  à 
celui  de  Lavagnac,  et  qu'il  a  déjà  été  question 
de  moi  entre  eux  deux.  Il  ne  m'en  faut  pus  da- 
vantage pour  juger  d'avance.du  sort  qu'on  m'y 
prépare;  mais  n'importe,  me  voilà  prêt,  et  il 
nya  ricrVquc  je  n'endure  plutôt  que  de  mériter 
la  disgrâce  du  prince  en  me  rétractant  sur  ce 


758 


CORRESPONDANCE. 


que  j'ai  demandé  moi-même,  et  en  laissant  inu- 
tiles, par  ma  faute,  les  démarches  qu'il  veut 
bien  faire  m  ma  faveur.  De  tous  les  malheurs 
dont  on  a  résolu  de  m'accabler  jusqu'à  ma  der- 
nière heure,  il  y  en  a  un  du  moins  dont  je  sau- 
rai me  garantir  quoi  qu'on  fasse,  c'est  celui  de 
perdre  sa  bienveillance  et  sa  protection  par 
ma  faute. 

Vous  avez  la  bonté,  monsieur,  de  me  cher- 
cher une  épinette.  Voilà  un  soin  dont  je  vous 
suis  très-obligé,  mais  dont  le  succès  m'embar- 
rasseroit  beaucoup;  car  avant  d'avoir  ladite 
épinette,  il  faudroit  premièrement  me  pourvoir 
d'un  lieu  pour  la  placer,  et...  d'une  pierre  pour 
y  poser  ma  tête.  Mon  herbier  et  mes  livres  de 
botanique  me  coûtent  déjà  beaucoup  de  peine 
eî  d'argent  à  transporter  de  gîte  en  gîte,  et  de 
cabaret  en  cabaret.  Sinousajoulions  desiircroît 
une  épinette,  il  faudroit  donc  y  attacher  des 
courroies,  afin  que  je  pusse  la  porter  sur  mon 
dos,  comme  les  Savoyardes  portent  leurs  viel- 
les: tout  cet  attirail  me  feroil  un  équipage  assez 
digne  du  /?oma»com/g'Me,  mais  aussi  peu  risible 
qu'utile  pour  moi.  Dans  les  douces  rêveries 
dont  je  suis  encore  assez  fou  pour  me  bercer 
quelquefois,  j'ai  pu  faire  entrer  le  désir  d'une 
épinette;  mais  nous  serons  assez  à  temps  de 
songer  à  cet  article  quand  tous  les  autres  se- 
ront réalisés  ;  et  il  me  semble  que  de  tous  les 
services  que  vous  pourriez  me  rendre,  celui  de 
me  pourvoir  d'une  épinette  doit  être  laissé  pour 
le  dernier.  Il  est  vrai  que  vous  me  voyez  déjà 
tranquille  au  château  de  Lavagnac.  Âhl  mon 
cher  monsieur  Laliaud,  cela  me  prouve  que 
vous  avez  la  vue  plus  longue  que  moi.  Bonjour, 
monsieur;  nous  vous  saluons  tous  deux  de  tout 
notre  cœur.  Je  vous  donne  l'exemple  de  finir 
sans  complimens  ;  vous  ferez  bien  de  le  suivre. 


A   M.   MOULTOU. 


BourgoiD,  le  30  décembre  1768. 


J'attendois,  cher  Moultou,  pour  répondre  à 
votre  dernière  lettre,  d'avoir  reçu  les  ordres 
que  M.  le  prince  de  Conti  m'avoit  fait  annoncer 
ensuite  de  l'approbation  qu'il  a  donnée  au  pro- 
jet de  ma  retraite  à  Lavagnac;  mais  ces  ordres 
ne  80!it  point  encore  venus,  et  je  crains  qu'ils 


ne  viennent  pas  si  tôt,  car  son  altesse  m'a  fait 
prévenir  qu'il  failoit,  avant  de  m'écrire,  qu'elle 
prît  pour  ce  projet  des  arrangemens  sembla- 
bles à  ceux  qu'elle  a  cru  à  propos  de  prendre 
pour  mon  voyage  en  Dauphiné  :  ces  arrange- 
mens dépendent  de  l'accord  de  personnes  qui 
ne  se  rencontrent  pas  souvent;  et  quelle  que 
soit  la  générosité  de  cœur  de  ce  grand  prince, 
de  quelque  extrême  bonté  qu'il  m'honore,  vous 
sentez  qu'il  n'est  pas  ni  ne  sauroit  être  occupé 
de  moi  seul;  et  la  chose  du  monde  qui  fait  le 
mieux  son  éloge  est  qu'il  ne  soit  pas  encore 
ennuyé  de  tous  les  soins  que  je  lui  ai  coûtés. 
J'attends  donc  sans  impatience;  mais  en  at- 
tendant, ma  situation  devient,  à  tous  égards, 
plus  critique  de  jour  en  jour;  et  l'air  maréca- 
geux et  l'eau  de  Bourgoin  m'ont  fait  contracter 
depuis  quelque  temps  une  maladie  singulière 
dont,  de  manière  ou  d'autre,  il  faut  tâcher  de 
me  délivrer  :  c'est  un  gonflement  d'estomac 
très-considérable  et  sensible  même  au-dehors, 
qui  m'oppresse,  m'étouffe,  et  me  gêne  au  point 
de  ne  pouvoir  plus  me  baisser,  et  il  faut  que 
ma  pauvre  femme  ait  la  peine  de  me  mettre 
mes  souliers,  etc.  Je  croyois  d'abord  d'engrais- 
ser, mais  la  graisse  n'étouffe  pas;  je  n'en- 
graisse que  de  l'estomac,  et  le  reste  est  tout 
aussi  maigre  qu'à  l'ordinaire.  Cette  incommo- 
dité, qui  croît  à  vue  d'œil,  me  détermine  à  tâ- 
cher de  sortir  de  ce  mauvais  pays  le  plus  tôt 
qu'il  me  sera  possible,  en  attendant  que  le 
prince  ait  jugé  à  propos  de  disposer  de  moi.  Il 
y  a  dans  ce  pays,  à  demi-lieue  de  la  ville,  une 
maison  à  mi-côte.,  agréable,  bien  située,  oii 
l'eau  et  l'air  sont  très-bons,  et  où  le  proprié- 
taire veut  bien  me  céder  un  petit  logement  que 
j'ai  dessein  d'occuper.  La  maison  est  seule,  loin 
de  tout  village,  et  inhabitée  dans  cette  saison. 
J'y  serai  seul  avec  ma  femme  et  une  servante 
qu'on  y  tient  :  voilà  une  belle  occasion,  pour 
ceux  qui  disposent  de  moi,  de  se  délivrer  du 
soin  de  ma  garde,  et  de  me  délivrer,  moi,  des 
misères  de  cette  vie.  Cette  idée  ne  me  détourne 
ni  ne  me  détermine  :  je  compte  aller  là  dans 
quelques  jours,  à  la  merci  des  hommes  et  à  la 
garde  de  la  Providence.  En  attendant  que  je 
sache  s'il  m'est  permis  d'aller  vous  joindre,  ou 
si  je  dois  rester  dans  ce  pays  (car  je  suis  déter- 
miné à  ne  prendre  aucun  parti  sans  l'aveu  du 
prince,  parce  que  ma  confiance  est  égale  à  ma 


ANNÉE  1769. 


759 


reconnaissance,  et  c'est  tout  dire  ),  cher  Moul- 
tou,  adieu  :  je  ne  sais  ni  dans  quel  temps  ni 
à  quelle  occasion  je  cesserai  de  vous  écrire, 
mais,  tant  que  je  vivrai,  je  ne  cesserai  de  vous 
aimer. 


MADAME  LATOUR. 


A  Bourgoin,  le  S  janvier  1769. 


Ceux  qui  ont  besoin  qu'un  homme  dans  mon 
état  leur  rappelle  son  existence  sont  indignes 
qu'il  les  en  fjjsse  souvenir.  Je  savois,  chère 
Marianne,  que  vous  n'étiez  pas  de  ce  nombre; 
j'attendois  de  vos  nouvelles,  et  j'étois  sûr  d'en 
recevoir,  mais  ma  situation  ne  me  permettoit 
pas  de  vous  en  demander.  Mon  cœur  ne  peut 
cesser  d'être  plein  de  vous;  je  vous  chérissois 
par  toutes  les  qualités  aimables  que  vous  m'a- 
vez montrées  ;  mais  un  seul  service  de  véritable 
amitié  m'imprimera  toujours  un  sentiment  plus 
fort  que  tout  autre  attachement,  un  sentiment 
que  l'absence  ni  le  temps  ne  peuvent  prescrire  ; 
et,  soit  qu'il  me  reste  peu  ou  beaucoup  de 
temps  à  vivre,  vous  me  serez  aussi  respectable 
que  chère  jusqu'à  mon  dernier  soupir. 

Depuis  quelques  jours  je  ne  puis  plus  écrire 
sans  beaucoup  souffrir,  et  bientôt,  si  mon  élat 
empire,  je  ne  le  pourrai  plus  du  tout.  Un  mal 
d'estomac  accompagné  denflure  et  d'étouffe- 
ment,  ne  me  permet  plus  de  me  baisser  :  toute 
autre  attitude  que  celle  de  me  tenir  droit  me 
suffoque,  et  il  y  a  déjà  long-temps  que  je  ne 
puis  mettre  moi-même  mes  souliers.  Je  veux 
attribuer  ce  mal  extraordinaire  à  l'air  et  à  l'eau 
du  pays  marécageux  que  j'habite  ;  si  je  m'en 
tire,  je  vous  l'écrirai  :  si  j'y  succombe,  Ma- 
rianne, honorez  la  mémoire  de  votre  ami,  et 
soyez  sûre  qu'il  a  vécu  et  qu'il  mourra  digne 
des  sentimensque  vous  lui  avez  témoignés. 


A   M.   BEAUCBATEAU. 

Bourgoin,  le  9  janvier  1769. 


Hier,  monsieur,  je  reçus,  par  le  canal  du 
siour  Guy,  libraire  à  Paris,  avec  dos  Étren- 
nes  mignonnes,  votre  lettre  du  7  septembre 
n68. 


Mes  ennemis  ont  toujours  parlé;  mes  amis, 
si  j'en  ai,  se  sont  toujours  tus  :  les  uns  et  les 
autres  peuvent  continuer  de  môme.  Je  ne  dé- 
sire point  qu'on  me  loue,  encore  moins  qu'on 
me  justifie.  J'approche  d'un  séjour  où  les  in- 
justices des  hommes  ne  pénètrent  pas.  La  seule 
chose  que  je  désire ,  en  les  quittant,  est  de 
les  laisser  tous  heureux  et  en  paix.  Adieu , 
monsieur. 


A  H.  De  PEYROU. 

Bourgoin,  le  ia  janvier  4760. 

Permettez,  mon  cher  hôte,  que,  dans  l'im- 
possibilité où  me  met  un  grand  mal  d'estomac, 
accompagné  d'enflure,  d'étouffement  et  de 
fièvre,  d'écrire  moi-même,  j'emprunte  le  se- 
cours d'une  autre  main  pour  vous  marquer 
combien  je  suis  touché  de  la  continuation  de 
vos  alarmes  sur  le  triste  état  de  madame  la  com- 
mandante. Je  vous  avoue  que  depuis  que  j'eus 
l'honneur  de  la  voir  un  peu  de  suite  à  Cressier, 
je  jugeai  sur  plusieurs  signes  que  son  sang, 
très-sain  d'ailleurs,  tenoit  d'une  humeur  scor- 
butique, et  vous  savez  que  c'est  un  des  effets 
du  scorbut  de  rendre  les  os  très-fragiles  ;  mais 
en  même  temps,  celte  humeur  surabondante 
rend  les  calus  très-faciles  à  former.  Ainsi  le  re- 
mède, à  quelque  égard  ,  suit  le  mal  ;  il  n'y  a 
que  des  mouvemens  biens  lians,  bien  doux, 
tels  qu'elle  sera  forcée  de  les  faire,  qui  puis- 
sent prévenir  pareils  accidens  à  l'avenir.  Son 
éiai  forcé  sera  presque  celui  où  elle  seroit  obli- 
gée de  se  tenir  volontairement  à  l'avenir  pour 
prévenir  d'autres  fractures,  quand  même  elle 
n'en  auroit  point  eu  jusqu'icj.  Le  mien  ,  mon 
cher  hôte,  me  dispense  de  tant  de  prévoyance, 
et  je  crois  que  la  nature  ou  les  hommes  me 
laissent  voir  de  plus  près  le  repos  auquel  j'avois 
inutilement  aspiré  jusqu'ici.  Accoutumé  à  l'air 
subtil  des  montagnes,  je  puis  juger  que  l'air 
marécageux  du  pays  que  j'habite,  et  les  mau- 
vaises eaux  que  l'on  est  forcé  d'y  boire ,  ont 
contribué  à  me  mettre  dans  cet  élat.  Si  j'avois 
eu  plus  de  force  et  de  moyens,  que  ma  santé 
fût  moins  désespérée ,  je  tâcherois  d'aller  tra- 
I  vaillcr  à  la  rétablir  dans  quelque  habitation 
i  plus  convenable  à  mon  tempérament.  Mais  le 
1  mal  me  paroît  sans  remède  ;  je  suis  très-foible 


760 


CORRESPONDANCE. 


c'est  une  grande  fatigue  pour  moi  de  me  trans- 
planter; ainsi  j'ignore  encore  si  j'en  aurai  l'oc- 
casion ,  le  courage,  et  si  j'y  serai  à  temps.  S'il 
arrivoit  que  je  fusse  privé  du  plaisir  de  vous 
écrire  davantage,  vous  pourrez  toujours  avoir 
des  nouvelles  de  ma  femme,  et  lui  donner  des 
vôtres,  comme  j'espère  que  vous  voudrez  bien 
faire  par  la  voie  de  Lyon. 

Quant  à  ce  qui  est  entre  vos  mains,  et  qui 
peut  être  complété  par  ce  qui  est  dans  celles  de 
la  dame  à  la  marmelade  de  fleur  d'orange,  je 
vous  laisse  absolument  le  maître  d'en  dispo- 
poser  après  moi  de  la  manière  qui  vous  paroî- 
tra  la  plus  favorable  aux  intérêts  de  ma  veuve, 
à  ceux  de  ma  filleule ,  et  à  l'honneur  de  ma 
mémoire. 

Il  n'y  a  pas  d'apparence,  mon  cher  hôte, 
qu'il  soit  désormais  beaucoup  question  de  bo- 
tanique; ainsi  vos  plantes  des  Alpes  et  le  livre 
que  vous  y  vouliez  joindre  ne  seront  proba- 
blement plus  de  saison  quand  même  je  resterois 
comme  je  suis,  ce  qui  me  paroît  impossible, 
puisque  je  ne  saurois  actuellement  me  baisser, 
ni  mettre  mes  souliers  moi-même  ;  ce  qui  n'est 
pas  une  bonne  disposition  pour  herboriser. 
D'ailleurs  la  fièvre,  et  même  assez  forte,  me 
rend  si  foible.  qu'il  faut  dans  peu  qu'elle  s'en 
aille  ou  que  je  m'en  aille.  Je  ne  puis  pas  vous 
dire  encore  lequel  sera  des  deux. 

Depuis  cette  lettre  écrite,  mon  cher  hôte, 
je  me  sens  mieux,  et  assez  bien  pour  pouvoir, 
sans  beaucoup  d'incommodité,  y  joindre  un 
mot  de  ma  main  ;  mais  ma  pauvre  femme  à  son 
tour  est  tombée  malade,  et  ma  chambre  est  un 
hôpital.  Comme  je  suis  persuadé  que  réelle- 
ment l'air  de  ce  lieu  nous  est  pernicieux  à  l'un 
et  à  l'autre,  je  suis  déterminé,  sitôt  qu'elle 
sera  en  état  de  souffrir  le  transport,  d'aller 
nous  établir  à  une  lieue  d'ici,  sur  la  hauteur, 
en  très-bon  air,  dans  une  maison  abandonnée, 
mais  où  le  gentilhomme  à  qui  elle  appartient 
veut  bien  me  faire  accommoder  un  pelit  loge- 
ment. Adieu,  mon  cher  hôte  ,  nous  vous  em- 
brassons l'un  et  l'autre  de  tout  notre  cœur  : 
offrez  nos  respects  et  nos  vœux  à  la  maman, 
et  nos  amitiés  à  iM.  Jeannin. 


M    LALIADO. 

Bourgoin,  le  42  janvier  1789 

Je  commence,  monsieur,  d'entrevoir  le  re- 
pos que  vous  m'annoncez,  et  que  j'ai  pressenti 
même  avant  vous;  un  grand  mal  d'estomac, 
accompagné  d'enflure,  d'étouffement  et  de  fiè- 
vre, m'en  montre  la  route  autre  que  celle  que 
vous  avez  prévue,  mais  la  seule  par  laquelle 
j'y  puis  parvenir.  Cette  bizarre  maladie  a  des 
relâches,   que  je  pale  par  des  retours  plus 
cruels  ;  el  hier  même  je  me  croyois  guéri  ;  j'ai 
changé  cette  nuit  d'opinion  ;  je  comprends  que 
j'en  ai  pour  le  reste  de  la  route;  mais  j'ignore 
si  le  trajet  qui  me  reste  à  faire  sera  court  ou 
long.  La  seule  chose  que  je  sens,  c'est  qu'il 
sera  rude,  d'autant  plus  que  l'impossibilité  de 
me  baisser,  de  me  chausser,  d'herboriser  par 
conséquent,  et  l'extrême  difficulté  d'écrire, 
me  condamnent  à  la  plus  insupportable  inac- 
tion, ne  pouvant  supporter  aucune  lecture,  ni 
feuilleter  que  des  livres  de  plantes,  qui  vont  ne 
me  servir  plus  de  rien.  Je  crois  que  l'attitude 
d'être  continuellement  occupé  à  collerdesplan- 
tos ,  et  courbé  sur  la  caisse  de  mon  herbier,  a 
beaucoup  contribué  à  détruire  mon  estomac; 
et  lorsque  je  reprends  dans  des  momens  la 
même  attitude,  la  douleur  et  l'oppression  qui 
redoublent,  me  forcent  bien  vite  à  la  quitter  : 
mais  je  crois  que  l'air  et  l'eau  de  ce  pays  maré- 
cageux m'ont  fait  plus  de  mal  encore;  je  ne 
m'en  suis  pas  senti  tout  seul;  et  ma  femme, 
qui  vient  d'être  aussi  malade,  en  a  éprouvé  sa 
part.  Cela  m'a  déterminé,  me  voyant  totale- 
ment oublié,  ou  du  moins  abandonné,  à  ac- 
cepter un  petit  logement  qui  m'a  été  offert 
sur  la  hauteur  à  une  lieue  d'ici,  dans  une 
maison  inhabitée,  mais  en  très-bon  air,  et  je 
compte  m'y   transplanter  aussitôt  qu'il  sera 
prêt,  et  que  nous  en  aurons  la  force  ;  trop 
heureux  si  l'on  m'y  laisse  au  moins  finir  meo 
jours  dans  la  langueur  d'une  oisiveté  totale,  ou 
mêlée  uniquement  de  mes  maux,  plus  suppor- 
tables pour  moi  qu'elle. 

Voici,  monsieur,  une  lettre  de  change  de 
dix  livres  sterling  sur  l'Angleterre,  que  je  vous 
prie  de  tâcher  de  négocier,  ou  d'envoyer  à 
Londres  ;  elle  sera  payée  sur-le-champ  :  c'est 
une  petite  rente  viagère  que  j'ai  reçue  en  paie- 
ment de  mes  livres,  que  je  vendis  à  Londres 


^ 


ANNÉE  1769. 


761 


pour  n'avoir  plus  à  les  traîner  après  moi  depuis 
qu'ils  m'étoient  devenus  inutiles. 

Mon  cher  monsieur  Laliaud  ,  plaignez-moi 
et  pardonnez-moi.  Je  ne  puis  plus  écrire  sans 
souffrir  beaucoup  et  sans  aggraver  mon  mal  ; 
et,  pour  surcroît,  je  n'ai  affaire  qu'à  des  gens 
exigeans,  qui  s'embarrassent  très-peu  de  mon 
état,  et  me  comptent  leurs  lignes  sur  les  pages 
qu'ils  exigent  de  moi.  Vous  n'êtes  pas  de  même; 
aussi  toute  mon  attente  est  en  vous.  Je  ne  vous 
écrirai  que  pour  choses  nécessaires  et  très  en 
bref.  Ne  comptez  pas  rigoureusement  avec  vo- 
ire serviteur,  je  vous  en  conjure ,  et  donnez- 
moi  la  consolation  d'apprendre  de  temps  en 
temps  que  vous  ne  m'oubliez  pas.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur,  et  ma  femme  vous 
salue. 


.  ^  A  M.    DU  PEYROU  . 

A  Bourgoln,  le  «8  Janvier  476». 

J'apprends,  mon  cher  hôte,  par  le  plus  sin- 
gulier hasard,  qu'on  a  imprimé  à  Lausanne  un 
des  chiffons  qui  sont  entre  vos  mams,  sur  cette 
question  :  Quelle  est  la  première  vertu  du  héros  ? 
Vous  croyez  bien  que  je  comprends  qu'il  s'agit 
d'un  vol;  mais  comment  ce  vol  a-t-il  été  fait, 
et  par  qui?...  Vous  qui  êtes  si  soigneux,  et 
surtout  des  dépôts  d'autrui  1  J'ai  des  engage- 
mens  qui  rendent  de  pareils  larcins  de  très- 
grande  conséquence  pour  moi.  Comment  donc 
ne  m'avez-vous  point  du  moins  averti  de  cette 
impression  ?  De  grâce,  mon  cher  hôte ,  tâchez 
de  remonter  à  la  source,  de  savoir  comment  et 
par  qui  ce  torche-cul  a  été  imprimé.  Je  vis  dans 
la  sécurité  la  plus  profonde  sur  les  papiers  qui 
sont  entre  vos  mains;  si  vous  souffrez  que  je 
perde  cette  sécurité,  que  deviendr«i-je?  Met- 
tez-vousà  ma  place,  et  pardonnez  l'iinportunité. 

J'ai  cru  mourir  celle  nuit;  le  jour  je  suis 
moins  mal.  Ce  qui  me  console,  est  que  de  sem- 
blables nuits  ne  sauroient  se  multiplier  beau- 
coup. Ma  femme,  qui  a  élé  fort  mal  aussi,  se 
trouve  mieux.  Je  me  prépare  à  déloger  pour 
aller,  dans  le  séjour  élevé  qui  m'est  destiné, 
chercher  un  air  plus  pur  que  celui  qu'on  res- 
pire dans  ces  vallées.  Je  vous  embrasse. 

Je  suis  très-iiiquiet  de  l'état  de  madame  la 
Commandante,  et  {)ar  conséquent  du  \ôtre. 


Mon  cher  hôte,  donnez-moi,  je  vous  prie,  des 
nouvelles  de  tous  deux  le  plus  tôt  que  vous 
pourrez.  Je  vous  embrasse. 


A  M.  LALIAUD. 

Honquin,  le  4  février  1769. 

J'ai  reçu,  monsieur,  vos  deux  dernières  let- 
tres ,  et,  avec  la  première ,  la  rescripiion  que 
vous  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer,  et  dont  je 
vous  remercie. 

Quoi!  monsieur,  le  barbouillage  académique 
imprimé  à  Lausanne  l'avoit  aussi  été  à  Paris  ! . . . 
et  c'est  M.  Fréron  qui  en  est  l'éditeur  (*)  !.... 
Le  temps  de  l'impression ,  le  choix  de  la  pièce, 
la  moindre  et  la  plus  plate  de  tout  ce  que  j'ai 
laissé  en  manuscrit,  tout  m'apprend  par  quelles 
espèces  de  mains  et  à  quelle  intention  cet  écrit 
a  été  publié.  L'édition  de  Lausanne,  si  elle 
existe  ,  aura  probablement  été  faite  sur  celle 
de  Paris;  mais  le  silence  de  M.  Du  Peyrou  me 
fait  douter  de  cette  seconde  édition  ,  dont  la 
nouvelle  m'a  été  donnée  d'assez  loin  pour  qu'on 
ait  pu  confondre  ;  et  de  pareils  chiffons  ne  sont 
guère  de  ceux  qu'on  imprime  deux  fois.  Vous 
avez  pris  le  vrai  moyen  d'aller,  s'il  est  possible, 
à  la  source  du  vol  par  l'examen  du  manuscrit  : 
cela  vaut  mieux  qu'une  lettre  imprimée,  qui  ne 
feroit  que  faire  souvenir  de  moi  le  public  et 
mes  ennemis,  dont  je  cherche  à  être  oublié,  et 
sur  laquelle  les  coupables  n'iront  sûrement  pas 
se  déclarer.  Vous  m'apprenez  aussi  qu'on  a  im- 
primé un  nouveau  volume  de  mes  écrits  vrais 
ou  faux.  C'est  ainsi  qu'on  me  dissèque  de  mon 
vivant,  ou  plutôt  qu'on  dissèque  un  autre  corps 
sous  mon  non).  Car  quelle  part  ai-je  au  recueil 
dont  vous  me  parlez,  si  ce  n'est  deux  ou  trois 
lettres  de  moi  qui  y  sont  insérées ,  et  sur  les- 
quelles, pour  faire  croire  que  le  recueil  entier 
en  étoit,  on  a  eu  l'impudence  de  le  faire  impri- 
mer à  Londres  sous  mon  nom ,  tandis  que  j'é- 
lois  en  Angleterre,  en  suppriuiani  la  première 
édition  de  Lausanne  faite  sous  les  yeux  de  l'au- 
teur? Jentrevois  que  l'impression  du  chiffon 
académique  lient  encore  à  quelque  autre  ma- 

(*)  En  effet,  Fréron  âvolt  publié  le  discours  dont  il  s'agit  dan» 
«on/^M.-«re  littéraire,  tome  vu.  1768.  Il  y  est  précédé  dune 
lettre  d'envoi  que  lui  adresse  un  anonyme,  et  le  journaliste  ny 
a  aj-'uté  aucune  réflexion.  G.  P. 


762  CORRESPONDANCE. 

nœuvre  souterraine  de  môme  acabit.  Vous  m'a- 
vez écrit  quelquefois  que  je  faisois  du  noir  ;  i'cx- 
pression  n'est  pas  juste  ;  ce  n'est  pas  moi,  mon- 
sieur, qui  fais  du  noir,  mais  c'est  moi  qu'on  en 
barbouille.  Patience  ;  ils  ont  beau  vouloir  écar- 
ter le  vivier  d'eau  claire,  il  se  trouvera  quand  je 
ne  serai  plus  en  leur  pouvoir,  et  au  moment 
qu'ils  y  penseront  le  moins.  Aussi  qu'ils  fassent 
désormais  à  leur  aise,  je  les  mets  au  pis.  J'at- 
tends sans  alarmes  l'explosion  qu'ils  comptent 
faire  après  ma  mort  sur  ma  mémoire,  sembla- 
bles aux  vils  corbeaux  qui  s'acharnent  sur  les 
cadavres.  C'est  alors  qu'ils  croiront  n'avoir  plus 
à  craindre  le  trait  de  lumière  qui ,  de  mon  vi- 
vant ,  ne  cesse  de  les  faire  trembler,  et  c'est 
alors  que  l'on  connoîtra  peut-être  le  prix  de  ma 
patience  et  de  mon  silence.  Quoi  qu'il  en  soit, 
en  quittant  Bourgoin  j'ai  quitté  tous  les  soucis 
qui  m'en  ont  rendu  le  séjour  aussi  déplaisant 
que  nuisible.  L'état  où  je  suis  a  plus  fait  pour 
ma  tranquillité  que  les  leçons  de  la  philosophie 
et  de  la  raison.  J'ai  vécu,  monsieur  ;  je  suis  con- 
tent de  l'emploi  de  ma  vie  ;  et  du  même  œil  que 
j'en  vois  les  restes,  je  vois  aussi  les  événemens 
qui  les  peuvent  remplir.  Je  renonce  donc  à  sa- 
voir désormais  rien  de  ce  qui  se  dit,  de  ce  qui 
se  fait,  de  ce  qui  se  passe  par  rapport  à  moi  : 
vous  avez  eu  la  discrétion  de  ne  m'en  jamais 
rien  dire.  Je  vous  conjure  de  continuer.  Je  ne 
me  refuse  pas  aux  soins  que  votre  amitié, 
votre  équité,  peuvent  vous  inspirer  pour  la 
vérité,  pour  moi  dans  l'occasion,  parce  que, 
après  les  sentimens  que  vous  professez  en- 
vers moi ,  ce  seroit  vous  manquer  à  vous- 
même.  Mais  dans  l'état  où  sont  les  choses, 
et  dans  le  train  que  je  leur  vois  prendre,  je  ne 
veux  plus  m'occuper  de  rien  qui  me  rappelle 
hors  de  moi,  de  rien  qui  puisse  ôter  à  mon  es- 
prit la  même  tranquillité  dont  jouit  ma  con- 
science. 

Je  vous  écris,  sans  y  penser,  de  longues 
lettres  qui  font  grand  bien  à  mon  cœur,  et 
grand  mal  à  mon  estomac.  Je  remets  à  une  au- 
tre fois  le  détail  de  mon  habitation.  Madame 
Renou  vous  rertiercie  et  vous  salue  ;  et  moi, 
mon  cher  monsieur,  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 


A  M.   MOULTOC. 

Hunquiii,  le  14  février  1769. 


Je  suis  délogé,  cher  Moultou  :  j'ai  quitté  l'air 
marécageux  de  Bourgoin  pour  venir  occuper 
sur  la  hauteur  une  maison  vide  et  solitaire  que 
la  dame  à  qui  elle  appartient  m'a  offerte  depuis 
long-temps,  et  où  j'ai  été  reçu  avec  une  hos- 
pitalité très-noble,  mais  trop  bien  pour  me  faire 
oublier  que  je  ne  suis  pas  chez  moi.  Ayant  pris 
ce  parti,  l'état  où  je  suis  ne  me  laisse  plus  pen- 
ser à  une  autre  habitation  ;  l'honnêteté  même  ne 
me  permettroit  pas  de  quitter  si  promptement 
celle-ci  après  avoir  consenti  qu'on  l'arrangeât 
pour  moi.  Ma  situation,  la  nécessité,  mon  goût, 
tout  me  porte  à  borner  mes  désirs  et  mes  soins 
à  finir  dans  cette  solitude  des  jours  dont,  grâce 
au  ciel,  et  quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  je  ne 
crois  pas  le  terme  bien  éloigné.  Accablé  des 
maux  de  la  vie  et  de  l'injustice  des  hommes, 
j'approche  avec  joie  d'un  séjour  où  tout  cela  ne 
pénètre  point  ;  et  en  attendant  je  ne  veux  plus 
m'occuper,  si  je  puis,  qu'à  me  rapprocher  de 
moi-même,  et  à  goûter  ici  entre  la  compagne 
de  mes  infortunes,  et  mon  cœur  et  Dieu  qui  le 
voit,  quelques  heures  de  douceur  et  de  paix 
en  attendant  la  dernière-  Ainsi ,  mon  bon  ami, 
parlez-moi  de  votre  amitié  pour  moi,  elle  me 
sera  toujours  chère  ;  mais  ne  me  parlez  plus  de 
projets.  Il  n'en  est  plus  pour  moi  d'autre  en  ce 
monde  que  celui  den  sortir  avec  la  même  in- 
nocence que  j'y  ai  vécu. 

J'ai  vu,  mon  ami,  dans  quelques-unes  de  vos 
lettres,  notamment  dans  la  dernière,  que  le 
torrent  de  la  mode  vous  gagne,  et  que  vous 
commencez  à  vaciller  dans  des  sentimens  où  je 
vous  croyois  inébranfable.  Ah  1  cher  ami,  com- 
ment avez-vous  fait?  Vous  en  qui  j'ai  toujours 
cru  voir  un  cœur  si  sain  ,  une  âme  si  forte, 
cessez-vous  donc  d'être  content  de  vous-même? 
et  le  témoin  secret  de  vos  sentimens  commen- 
ceroit-il  à  vous  devenir  importun?  Je  sais  que 
la  foi  n'est  pas  indispensable,  que  l'incrédulité 
sincère  n'est  point  un  crime,  et  qu'on  sera  jugé 
sur  ce  qu'on  aura  fait  et  non  sur  ce  qu'on 
aura  cru.  Mais  prenez  garde,  je  vous  conjure, 
d'être  bien  de  bonne  foi  avec  vous-même,  car 
il  est  très-différent  de  n'avoir  pas  cru  ou 
de  n'avoir  pas  voulu  croire  ;  et  je  puis  con- 
cevoir comment  celui  qui  n'a  jamais  cru  ne 


ANNÉE  1769. 


763 


croira  jamais,  mais  non  comment  celui  qui 
a  cru  peut  cesser  de  croire.  Encore  un  coup, 
ce  que  je  vous  demande  n'est  pas  (ant  la  foi  que 
la  bonne  foi.  Voulez-vous  rejeter  l'intelligence 
universelle?  les  causes  finales  vous  crèvent  les 
yeux.  Voulez-vous  étouffer  l'instinct  moral? 
la  voix  interne  s'élève  dans  votre  cœur,  y  fou- 
droie les  petits  argumensàlamode,et  vous  crie 
qu'il  n'est  pas  vrai  que  l'honnête  homme  et  le 
scélérat,  le  vice  et  la  vertu  ne  soient  rien  ;  car 
vous  êtes  trop  bon  raisonneur  pour  ne  pas  voir 
à  l'instant  qu'en  rejetant  la  cause  première  et  le 
mouvement,  on  ôte  toute  moralité  de  la  vie  hu- 
maine. Eh  quoi,  mon  Dieu  !  le  juste  infortuné 
en  proie  à  tous  les  maux  de  cette  vie,  sans  en 
excepter  môme  l'opprobre  et  le  déshonneur, 
n'auroit  nul  dédommagement  à  attendre  après 
elle,  et  mourroit  en  bête  après  avoir  vécu  en 
Dieu?  Non,  non,  Moultou;  Jésus  que  ce  siècle 
a  méconnu  parce  qu'il  est  indigne  de  le  con- 
nottre;  Jésus,  qui  mourut  pour  avoir  voulu 
faire  un  peuple  illustre  et  vertueux  de  ses  vils 
compatriotes,  le  sublime  Jésus  ne  mourut  point 
tout  entier  sur  la  croix;  et  moi  qui  ne  suis 
qu'un  chétif  homme  plein  de  foiblesses,  mais 
qui  me  sens  un  cœur  dont  un  sentiment  cou- 
pable n'approcha  jamais ,  c'en  est  assez  pour 
qu'en  sentant  approcher  la  dissolution  de  mon 
corps,  je  sente  en  même  temps  la  certitude  de 
vivre.  La  nature  entière  m'en  est  garante. 
Elle  n'est  pas  contradictoire  avec  elle-même  ; 
j'y  vois  régner  un  ordre  physique  admirable 
et  qui  ne  se  dément  jamais.  L'ordre  morni  y 
doit  correspondre.  H  fut  pourtant  renversé 
pour  moi  durant  ma  vie  ;  il  va  donc  commencer 
à  ma  mort.  Pardon,  mon  ami,  je  sens  que  je 
rabâche;  mais  mon  cœur,  pFein  pour  moi  d'es- 
poir et  de  confiance,  et  pour  vous  d'intérêt  et 
d'attachement ,  ne  pouvoit  se  refuser  à  ce  court 
cpanchement. 

P.  S.  Je  ne  songe  plus  à  Lavagnac,  et  pro- 
bablement mes  voyages  sont  finis.  J'ai  pourtant 
reçu  dernièrement  une  lettre  du  patron  de  la 
case,  aussi  pleine  de  bonté  et  d'amitié  qu'il 
m'en  ait  jamais  écrit,  et  qui  donne  son  appro- 
bation à  une  autre  proposition  qui  m'avoit  été 
faite;  mais  toujours  projeter  ne  me  convient 
plus.  Je  veux  jouir  entre  la  nature  et  moi  du 
peu  de  jours  qui  me  restent,  sans  plus  me  lais- 
ser promener,  si  je  puis,  parmi  les  hommes  qui 


m'ont  si  mal  traité  et  plus  mal  connu.  Quoique 
je  ne  puisse  plus  me  baisser  pour  herboriser, 
je  ne  puis  renoncer  aux  plante?;  je  les  observe 
avec  plus  de  plaisir  que  jamais.  Je  ne  vous  dis 
point  de  m'envoyer  les  vôtres,  parce  que  j'es- 
père que  vous  les  apporterez  :  ce  moment,  cher 
Moultou,  me  sera  bien  doux.  Adieu,  je  vous 
embrasse;  partagez  tous  les  scniimens  de  mon 
cœur  avec  votre  digne  moitié,  et  recevez  l'un 
et  l'autre  les  respects  de  la  mienne.  Elle  va 
rester  à  plaindre.  C'est  bien  malgré  elle,  c'est 
bien  malgré  nous  qu'elle  et  moi  n'avons  pu 
remplir  de  grands  devoirs  ;  mais  elle  en  a  rem- 
pli de  bien  respectables.  Que  de  choses  qui  de- 
vroient  être  sues  vont  être  ensevelies  avec  moi  ! 
et  combien  mes  cruels  ennemis  tireront  d'a- 
vantages de  l'impossibilité  où  ils  m'ont  mis  de 
parler! 


A  M.  LALUUD. 
A  Honqain,  te  18  février  1769. 

Je  ne  connois  point  M.  de  La  Sale;  je  sais 
seulement  que  c'est  un  fabricant  de  Lyon.  Il 
accompagna  cet  automne  le  fils  de  madame  Boy 
de  La  Tour,  mon  amie,  qui  vint  me  voir  ici. 
Me  voyant  logé  si  tristement  et  dans  un  si  mau- 
vais air,  il  me  proposa  une  habitation  en  Dom- 
bes;  je  ne  dis  ni  oui  ni  non.  Cet  hiver,  me 
voyant  dépérir,  il  est  revenu  à  la  charge  ;  j'ai 
refusé;  il  m'a  pressé.  Faute  d'autres  bonnes 
raisons  à  lui  dire,  je  lui  ai  déclaré  que  je  ne 
pouvois  sortir  decette  province  sans  l'agrément 
de  M.  le  prince  de  Conti.  Il  m'a  pressé  de  lui 
permettre  (Je  demander  cet  agrément  ;  je  ne 
m'y  suis  pas  opposé  :  voilà  tout. 

J'apprends,  par  le  plus  grand  hasard  du 
monde,  qu'on  vient  d'imprimer  à  Lausanne  un 
ancien  chiffon  de  ma  façon.  C'est  un  discours 
sur  une  question  proposée,  en  \'b\ ,  par  M.  de 
Cursay,  tandis  qu'il  étoit  en  Corse.  Quand  il 
fui  fait,  je  le  trouvai  si  mauvais  que  je  ne  vou- 
lus ni  l'envoyer  ni  le  faire  imprimer.  Je  le  re- 
mis avec  tout  ce  que  j'avois  en  manuscrit  à 
M.  Du  Peyrou  avant  mon  départ  pour  1  Angle- 
terre. Je  ne  l'ai  pas  revu  depuis,  et  je  n'y  ai  pas 

I  môme  pensé.  Je  ne  puis  me  rappeler  avec  cer- 
titude si  ce  barbouillage  est  ou  n'est  point  un 

I  des  manuscrits  inlisibles  que  M.  Du  Peyrou 
m'envoya  à  Wootlon  pour  les  transcrire  ;  et 


764 


CORRESPONDANCE. 


que  jelni  renvoyai,  copie  et  brouillon,  par  son 
ami  M.  de  Cerjat,  chez  lequel,  ou  durant  le 
transport,  le  vol  aura  pu  se  faire  ;  ce  qu'il  y  a 
de  sûr,  c'est  que  je  n'ai  aucune  part  à  cette  im- 
pression, et quesi  j'eusse  été  assez  insensé  pour 
vouloir  mettre  encore  quelque  chose  sous  la 
presse,  ce  n'est  pas  un  pareil  torche-cul  que 
jaurois  choisi.  J'ignore  comment  il  est  passé 
sous  la  presse;  niais  je  crois  M.  Du  Peyrou 
parfaitementincapabled'une  pareille  infidélité. 
En  ce  qui  me  regarde,  voilà  la  vérité,  et  il  m'im- 
porte que  cette  vérité  soit  connue.  Je  vous  em- 
brasse et  vous  salue,  mon  cher  monsieur,  de 
tout  mon  cœur. 


M.  DU  PEYROU. 


Monquin,  le  28  février  1769. 


Je  suis  sur  ma  montagne,  mon  cher  hôte,  où 
mon  nouvel  établissement  et  mon  estomac  me 
rendent  pénible  d'écrire,  sans  quoi  je  n'aurois 
pas  attendu  si  long-temps  à  vous  demander  de 
fréquentes  nouvelles  de  madame  la  Comman- 
dante, jusqu'à  l'entière  guérison  dont,  sur  vo- 
tre pénultième  lettre,  l'espoir  se  joint  au  désir. 
Pour  moi,  mon  état  n'est  pas  empiré  depuis  que 
je  suis  ici;  mais  je  souffre  toujours  beaucoup. 
J'ai  eu  tort  de  ne  vous  pas  marquer  le  rétablis- 
sement de  madame  Renou  qui  n'a  tenu  le  lit 
que  peu  de  jours;  mais  imaginez  ce  que  c'éloit 
que  d'être  tous  deux  en  même  temps  presque 
à  l'extrémité  dans  un  mauvais  cabaret. 

il  n'y  a  pas  eu  moyen  de  tirer  de  Fréron  le 
manuscrit  sur  lequel  le  discours  en  question  a 
été  imprimé  ;  mais  je  vois,  par  ce  que  vous  me 
marquez,  que  la  copie  furtive  en  a  été  faite  avant 
les  corrections,  qui  cependant  sont  assez  an- 
ciennes; elles  n'empêchent  pas  que  l'ouvrage, 
ainsi  corrigé,  ne  soit  un  misérable  torche-cul; 
jugezde  ce  qu'il  doit  être  dans  l'état  où  ils  l'ont 
imprimé.  Ce  qu'il  y  a  de  pis  est  que  Rey  et  les 
autres  ne  manqueront  pas  de  l'insérer  en  cet 
état  dans  le  recueil  de  mes  écrits.  Qu'y  puis-je 
faire?  Il  n'y  a  point  de  ma  faute.  Dans  l'état  où 
jesuis,  tout  ce  qu'il  reste  à  faire,  quand  tous  les 
maux  sont  sans  remède,  est  de  rester  tranquille 
et  de  ne  plus  se  tourmenter  de  rien. 

M.  Séguier,  célèbre  par  leP/anïœ  Veronenses, 
que  vous  avez  peut-ôlre  ou  que  vous  devriez 


avoir,  vient  de  m'envoyer  des  plantes  qui  m'ont 
remis  sur  mon  herbier  et  sur  mes  bouquins.  Je 
suis  maintenant  trop  riche  pour  ne  pas  sentir  la 
privation  de  ce  qui  me  manque.  Si  parmi  celles 
que  vous  promet  le  Parolier,  pouvoient  se  trou- 
ver la  grande  gentiane  pourprée,  le  thora  val' 
densium,  Vepimedium  et  quelques  autres,  le 
tout  bien  conservé  et  en  fleurs,  je  vous  avoue 
que  ce  cadeau  me  foroit  le  plus  grand  plaisir, 
car  je  sens  que,  malgré  tout,  la  botanique  me 
domine.  J'herboriserai,  mon  cher  hôte,  jusqu'à 
la  mort  et  au-delà  ;  car  s'il  y  a  des  fleurs  aux 
champs  élysées,  j'en  formerai  des  couronnes 
pour  les  hommes  vrais,  francs,  droits  et  tels 
qu'assurément  j'avois  mérité  d'en  trouver  sur 
la  terre.  Bonjour,  mon  très-cher  hôte  ;  mon  es- 
tomac m'avertit  de  finir  avant  que  la  morale  me 
gagne;  car  cela  me  mèneroil  loin.  Mon  cœur 
vous  suit  au  pied  du  lit  de  la  bonne  maman. 
J'embrasse  le  bon  Jeannin. 


A  H.   LALIAUD. 

Monquin,  le  17  mars  1769. 

J'ai  reçu,  monsieur,  avec  votre  dernière  let- 
tre, votre  seconde  rescripiion,  dont  je  vous 
remercie,  et  dont  je  n'ai  pas  encore  fait  usage,  < 
faute  d'occasion. 

Je  me  trouve  beaucoup  mieux  depuis  que  je 
suis  ici;  je  respire  et  j'agis  beaucoup  plus 
librement,  quoique  l'estomac  ne  soit  pas  dés- 
enflé :  outre  l'effet  de  l'air  et  de  l'eau  maréca- 
geuse, je  crois  devoir  attribuer  en  grande  par- 
tie mon  incommodité  au  vin  du  cabaret,  dont 
j'ai  apporté  avec  moi  une  vingtaine  de  bou- 
teilles, et  dont  j'ai  senti  le  mauvais  effet  toutes 
les  fois  que  j'en  ai  bu.  Tous  les  cabaretiers  fal- 
sifient et  frelatent  ici  leurs  vins  avec  de  l'a- 
lun ;  et  rien  n'est  plus  pernicieux,  surtout  pour 
moi. 

J'ai  appris  par  M.  Du  Peyrou  que  le  dis- 
cours en  question  avoit  été  absolument  dé- 
figuré et  mutilé  à  l'impression,  et  que  non- 
seulement  on  n'avoit  pas  suivi  les  corrections 
que  j  y  ai  faites,  mais  qu'on  avoit  même  re- 
tranché des  morceaux  de  la  première  compo- 
sition. Cela  me  console  en  quelque  sorte  de  ce 
larcin  où  personne  de  bon  sens  ne  peut  recon- 
noître  mon  ouvrage. 


ANNÉE  1769. 


765 


Permettez  que  je  vous  prie  de  donner  cours 
à  la  lettre  ci-jointe. 

J'oubliois  de  vous  répondre  au  sujet  des  li- 
vres dont  vous  offrez  do  nie  défaire.  S'ils  sont 
tolérés,  j'y  consens;  s'ils  sont  défendus,  je 
m'y  oppose.  Mais  une  chose  qui  me  tient  beau- 
coup plus  au  cœur,  et  dont  vous  ne  me  parlez 
point,  est  le  portrait  du  roi  d'Angleterre.  Il  est 
singulier  que,  de  quelque  façon  que  je  m'y 
prenne,  il  me  soit  impossible  d'avoir  ce  por- 
trait. Il  est  pourtant  bien  à  moi,  ce  me  semble, 
et  je  ne  suis  d'humeur  à  le  céder  à  qui  que  ce 
soit,  pas  même  à  vous,  à  moins  qu'il  ne  vous 
fit  autant  de  plaisir  qu'à  moi. 

Donnez-nous,  monsieur,  de  vos  nouvelles  à 
vos  niomens  de  loisir.  Madame  Renou  vous 
souhaite,  ainsi  que  moi,  bonheur  et  santé, 
cl  nous  vous  faisons  l'un  et  l'autre  bien  des 
salutations. 


^.^ 


M.   DE  ***  (*). 

Monquin,  le  25  mars  4769. 


Le  voilà,  monsieur,  ce  misérable  radotage 
que  mon  amour-propre  humilié  vous  a  fait  si 
long-temps  attendre,  faute  de  sentir  qu'un 
amour-propre  beaucoup  piusnoble  devoit  m'ap- 
prendre  à  surmonter  celui-là.  Qu'importe  que 
mon  verbiage  vous  paroisse  misérable,  pourvu 
que  jesois  content  du  sentiment  qui  me  l'a  dicté? 
Sitôt  que  mon  meilleur  état  m'a  rendu  quelques 
forces,  j'en  ai  profité  pourlerelire  et  vous  l'en- 
voyer. Si  vous  avez  le  courage  d'aller  jusqu'au 
bout,  je  vous  prie  après  cela  de  vouloir  bien  me 
le  renvoyer,  sans  nie  rien  dire  de  ce  que  vous 
en  aurez  pensé,  et  que  je  comprends  de  reste. 
Je  vous  satiio,  monsieur,  et  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur. 

A  M.  DE  *** 

Bourgoin,  le  15  janvier  1709. 

Je  sens,  monsieur,  l'inutilité  du  devoir  que 
je  remplis  en  répondant  à  votre  dernière  lettre  ; 
mais  «(est  un  devoir  enfin  que  vous  m'imposez 
et  que  je  remplis  de  bon  cœur  quoique  mal,  vu 
les  distractions  de  l'état  où  je  suis. 

(*)  Celte  lettre  sert  d'euvoi  i  c<-Ue~qiii  suit,  écrite  plus  de 
deux  rooii  auparaTant,  comme  ou  le  voit  par  sa  date.    G.  P. 


Mon  dessein,  en  vous  disant  ici  mon  opinion 
sur  les  principaux  points  de  votre  lettre,  est  de 
vous  la  dire  avec  simplicité  et  sans  chercher  à 
vous  la  faire  adopter.  C<'la  seroit  contre  mes 
|)rincipesetmême  contre  mon  goût.  Car  je  suis 
juste  ;  et  comme  je  n'aime  point  qu'on  cherche 
à  me  subjuguer,  je  no  cherche  non  plus  à  sub- 
juguer personne.  Je  sais  que  la  raison  commune 
est  très-bornée;  qu'aussitôt  qu'on  sort  de  ses 
étroites  limites,  chacun  a  la  sienne  qui  n'est 
propre  qu'à  lui  ;  que  les  opinions  se  propagent 
par  les  opinions,  non  par  la  raison,  et  que  qui- 
conque cède  au  raisonnement  d'un  autre,  chose 
déjà  très-rare,  cède  par  préjugé,  par  autorité, 
par  affection,  par  paresse;  rarement,  jamais 
peut-être  par  son  propre  jugement. 

Vous  me  marquez,  monsieur,  que  le  résul- 
tat de  vos  recherches  sur  l'auteur  des  choses 
est  unétatde  doute.  Je  ne  puis  juger  de  cetétat, 
parce  qu'il  n'a  jamais  été  le  mien.  J'ai  cru  dans 
mon  enfance  par  autorité,  dans  ma  jeunesse 
par  sentiment,  dans  mon  âge  mûr  par  raison, 
maintenant  je  crois  parce  quej'ai  toujours  cru. 
Tandis  que  ma  mémoire  éteinte  ne  me  remet 
plus  sur  la  trace  de  mos  raisonnemens,  tandis 
que  ma  judiciaire  afîoiblie  ne  nie  permet  plus 
de  les  recommencer,  les  opinions  qui  en  ont  ré- 
sulté me  restent  dans  toute  leur  force;  et  sans 
que  j'aie  la  volonté  ni  le  courage  de  les  mettre 
dei-echef  en  délibération,  je  m'y  liens  en  con- 
fiance et  en  conscience,  certain  d'avoir  apporté 
dans  la  vigueur  de  mon  jugement  à  leurs  dis- 
cussions toute  l'attention  et  la  bonne  foi  dont  j'é- 
lois  capable.  Si  je  me  suis  trompé,  ce  n'est  pas 
ma  faute,  c'est  celle  de  la  nature,  qui  n'a  pas 
donné  à  ma  tète  une  plus  grande  mesure  d'in- 
telligence et  de  raison.  Je  n'ai  rien  de  plus  au- 
jourd'hui ;  j'ai  beaucoup  de  moins.  Sur  quel 
fondement  recommencerois-je  donc  à  délibérer? 
Le  moment  presse,  le  départ  approche.  Je  n'au- 
rois  jamais  le  temps  ni  la  force  d'achever  le 
grand  travail  d'une  refonte.  Permettez  qu'à  tout 
événement  j'emporte  avec  moi  la  consistance  et 
la  fermeté  d'un  homme,  non  les  (ioutos  décou- 
ragoans  et  timides  d'un  vieux  radoteur. 

A  ce  que  je  puis  me  rappeler  de  mes  ancien- 
nes idées,  à  ce  que  j'aperçois  de  la  marche  des 
vôtres,  je  vois  que,  n'ayant  pas  suivi  dans  nos 
recherches  la  même  route,  il  est  peu  étonnant 
que  nous  ne  «oyons  pas  arrivés  à  la  m^me  cou- 


766 


ORRESPONDANCE. 


clusion.  Balançant  les  preuves  de  l'existence  de 
Dieu  avec  les  difficultés,  vous  n'avez  trouvé  au- 
cun des  côtés  assez  prépondérant  pour  vous 
décider,  et  vous  êtes  resté  dans  le  doute.  Ce 
n'est  pas  comme  cela  que  je  fis  :  j'examinai  tous 
les  systèmes  sur  la  formation  de  l'univers  que 
j'avois  pu  connottre  ;  je  méditai  sur  ceux  que 
je  pouvois  imaginer;  je  les  comparai  tous  de 
mon  mieux;  et  je  me  décidai,  non  pour  celui 
qui  nem'offroit  point  de  difficultés,  car  ils  m'en 
ofFroient  tous,  mais  pour  celui  qui  me  parois- 
soit  en  avoir  le  moins  :  je  me  dis  que  ces  diffi- 
cultés éioient  dans  la  nature  de  la  chose,  que 
la  contemplation  de  l'infini  passeroit  toujours 
les  bornes  de  mon  entendement  ;  que,  ne  devant 
jamais  espérer  de  concevoir  pleinement  le  sys- 
tème de  la  nature,  tout  ce  que  je  pouvois  faire 
éloit  de  le  considérer  par  les  côtés  que  je  pou- 
voissaisir;qu'ilfalloitsavoirignorer  en  paix  tout 
le  reste;  et  j'avoue  que,  dans  ces  recherches, 
je  pensai  comme  les  gens  dont  vous  parlez,  qui 
ne  rj'jettent  pas  une  vérité  claire  ou  suffisam- 
ment prouvée  pour  les  difficultés  qui  l'accom- 
pagnent, etqu'on  ne  sauroitlever.  J'avois  alors, 
je  l'avoue,  une  confiance  si  téméraire,  ou  du 
moins  une  si  forte  persuasion ,  que  j'aurois 
défié  tout  philosophe  de  proposer  aucun  autre 
système  intelligible  sur  la  nature  auquel  je 
n'eusse  opposé  des  objections  plus  fortes,  plus 
invincibles  que  celles  qu'il  pouvoit  m'opposer 
sur  le  mien  ;  et  alors  il  falloit  me  résoudre  à 
rester  sans  rien  croire,  comme  vous  faites,  ce 
qui  ne  dépcndoit  pas  de  moi,  ou  mal  raisonner, 
ou  croire  comme  j'ai  fait. 

Une  idée  qui  me  vint  il  y  a  trente  ans  a  peut- 
être  plus  contribué  qu'aucune  autre  à  me  ren- 
dre inébranlable  :  supposons,  nie  disois-je,  le 
genre  humain  vieilli  jusqu'à  ce  jour  dans  le  plus 
complet  matérialisme,  sans  que  jamais  idée  de 
divinité  ni  d'âme  soit  entrée  dans  aucun  esprit 
humain;  supposons  que  l'athéisme  philosophi- 
que ait  épuisé  tous  ses  systèmes  pour  expliquer 
la  formation  et  la  marche  de  l'univers  par  le 
seul  jeu  de  la  matière  et  du  mouvement  néces- 
saire, mot  auquel,  du  reste,  je  n'ai  jamais  rien 
conçu  :  dans  cet  état,  monsieur,  excusez  ma 
franchise,  je  supposois  encore  ce  que  j'ai  tou- 
jours vu,  et  ce  que  je  sentois  devoir  être,  qu'au 
lieu  de  se  reposer  tranquillement  dans  ces  sys- 
tèmes, comme  dans  le  sein  de  la  vérité,  leurs 


inquiets  partisans  cherchoient  sans  cesse  à  par- 
ler de  leur  doctrine,  à  l'éclaircir,  à  l'étendre, 
à  l'expliquer,  la  pallier,  la  corriger,  et,  comme 
celui  qui  sent  trembler  sous  ses  pieds  la  maison 
qu'il  habite,  à  l'élayer  de  nouveaux  argumens. 
Terminons  enfin  ces  suppositions  parcelle  d'un 
Platon,  d'un  Clarke,  qui,  se  levant  tout  d'un 
coup  au  milieu  d'eux,  leur  eût  dit  :  Mes  amis, 
si  vous  eussiez  commencé  l'analyse  de  cet  uni- 
vers par  celle  de  vous  mêmes,  vous  eussiez 
trouvé  dans  la  nature  de  votre  être  la  clef  de 
la  constitution  de  ce  même  univers,  que  vous 
cherchez  en  vain  sanscela  ;  qu'ensuite,  leur  ex- 
pliquant la  distinction  des  deux  substances,  il 
leur  eût  prouvé  par  les  propriétés  mêmes  de  la 
matière  que,  quoi  qu'en  dise  Locke,  la  sup- 
position de  la  matière  pensante  est  une  vérita- 
ble absurdité;  qu'il  leur  eût  fait  voir  quelle  est 
la  nature  de  l'être  vraiment  actif  et  pensant, 
et  que,  de  l'établissement  de  cet  être  qui  juge, 
il  fût  enfin  remonté  aux  notions  confuses  mais 
sûres  de  l'être  suprême  :  qui  peut  douter  que, 
frappés  de  l'éclat,  de  la  simplicité,  de  la  vé- 
rité, de  la  beauté  de  cette  ravissante  idée,  les 
mortels,  jusqu'alors  aveugles,  éclairés  dos 
premiers  rayons  de  la  divinité,  ne  lui  eussent 
offert  par  acclamation  leurs  premiers  homma- 
ges, et  que  les  penseurs  surtout  et  les  philo- 
sophes n'eussent  rougi  d'avoir  contemplé  si 
long-temps  les  dehors  de  cette  machine  im- 
mense, sans  trouver,  sans  soupçonner  même 
la  clef  de  sa  constitution  ;  et,  toujours  grossiè- 
rement bornés  par  leurs  sens,  de  n'avoir  ja- 
mais su  voir  que  matière  où  tout  leur  montroit 
qu'une  autre  substance  donnoit  la  vie  à  l'uni- 
vers et  1  intelligence  à  l'homme?  C'est  alors, 
monsieur,  que  la  mode  eût  été  pour  cette  nou- 
velle philosophie  ;  que  les  jeunes  gens  et  les  sa- 
ges se  fussent  trouvés  d'accord  ;  qu'une  doc- 
trine si  belle,  si  sublime,  si  douce  et  si  conso- 
lante pour  tout  homme  juste,  eût  réellement 
excité  tous  les  hommes  à  la  vertu,  et  que  ce 
beau  mol  d' humanité ,  rebattu  maintenant  jus- 
qu'à la  fadeur,  jusqu'au  ridicule,  par  les  gens 
du  monde  les  moins  humains,  eût  été  plus  em- 
preint dans  les  cœurs  que  dans  les  livres.  Il  eût 
donc  suffi  d'une  simple  transposition  de  temps 
pour  faire  prendre  tout  le  contre-pied  à  la  mode 
philosophique,  avec  cette  différence  que  celle 
d'aujourd'hui,  malgré  son  clinquant  de  paroles, 


ANNÉE  1769. 


767 


ne  nous  promet  pas  une  géuéraiion  bien  esti- 
mable, ni  des  philosophes  bien  vertueux. 

Vous  objectez,  monsieur,  que  si  Dieu  eût 
voulu  obli{^er  les  hommes  à  leconnottre,  il  ei!kt 
mis  son  existence  en  évidence  à  tous  les  yeux. 
C'est  à  ceux  qui  font  de  la  foi  en  Dieu  un  doRme 
nécessaire  au  salut  de  répondre  à  cette  objec- 
tion,et  ilsy  répondent  par  la  révélation.  Quant 
à  moi ,  qui  crois  en  Dieu  sans  croire  celte  foi 
nécessaire,  je  ne  vois  pas  pourquoi  Dieu  se  se- 
roit  obligé  de  nous  la  donner.  Je  pense  que 
chacun  sera  jugé  non  sur  ce  qu'il  a  cru,  mais 
sur  ce  qu'il  a  fait,  et  je  ne  crois  point  qu'un 
système  de  doctrine  soit  nécessaire  aux  œu- 
vres, parce  que  la  conscience  en  tient  lieu. 

Je  crois  bien,  il  est  vrai,  qu'il  faut  être  de 
bonne  foi  dans  sa  croyance,  et  ne  pas  s'en  faire 
un  système  favorable  à  nos  passions.  Comme 
nous  ne  sommes  pas  tout  intelligence,  nous  ne 
saurions  philosopher  avec  tant  de  désintéres- 
sement que  notre  volonté  n'influe  un  peu  sur 
nos  opinions  :  l'on  peut  souvent  juger  des  se- 
crètes inclinations  d'un  homme  par  ses  senti- 
mens  purement  spéculatifs;  et,  cela  posé,  je 
pense  qu'il  sepourroit  bien  que  celuiqui  n'a  pas 
voulu  croire  fijt  puni  pour  n'avoir  pas  cru. 

Cependant  je  crois  que  Dieu  s'est  suffisam- 
ment révélé  aux  hommes  et  par  ses  œuvres  et 
dans  leurs  cœurs  ;  et  s'il  y  en  a  qui  ne  le  con' 
noissent  pas,  c'est,  selon  moi,  parce  qu'ils  ne 
veulent  pas  le  connoître,  ou  parce  qu'ils  n'en 
ont  pas  besoin. 

Dans  ce  dernier  cas  est  l'homme  sauvage  et 
sans  culture  qui  n'a  fait  encore  aucun  usage  de 
sa  raison;  qui,  gouverné  seulement parses ap- 
pétits, n'a  pas  besoin  d'autre  guide ,  et  qui, 
ne  suivant  que  l'instinct  de  la  nature,  marche 
par  des  mouveniens  toujours  droits.  Cet  hom- 
me ne  connoît  pas  Dieu,  mais  il  ne  l'offense 
pas.  Dans  l'autre  cas,  au  contraire,  est  le  phi- 
losophe qui,  à  force  de  vouloir  exalter  son  in- 
telligence, de  raffiner,  de  subtiliser  surce  qu'on 
pensa  jusqu'à  lui ,  ébranle  enfin  tous  les  axio- 
mes de  la  raison  simple  et  primitive,  et,  pour 
vouloir  toujours  savoir  plus  et  mieux  que  les  au- 
tres, parvient  à  ne  rien  savoir  du  tout.  L'hom- 
me à  la  fois  raisonnable  et  modeste,  dont  l'en- 
tendement exercé,  mais  borné,  sent  ses  limites 
et  s'y  renferme,  trouve  dans  ces  limites  la  no- 
tion de  son  âme  et  celle  de  l'auteur  de  son  être 


sans  pouvoir  passer  au-delà  pour  rendre  ces 
notions  claires,  et  contempler  d'aussi  près  l'une 
et  l'autre  que  s'il  étoit  lui-même  un  pur  esprit. 
Alors,  saisi  de  respect,  il  s'arrête,  et  ne  touche 
point  au  voile,  content  desavoir  que  l'être  im- 
mense est  dessous.  Voilà  jusqu'où  la  philoso- 
phie est  utile  à  la  pratique  ;  le  reste  n'est  plus 
qu'une  spéculation  oiseuse  pour  laquelle  l'hom- 
me n'a  point  été  fait,  dont  le  raisonneur  mo- 
déré s'abstient,  et  dans  laquelle  n'entrent  point 
l'homme  vulgaire.  Cet  homme,  qui  n'est  ni 
une  brute  ni  un  prodige,  est  Ihomnie  propre- 
ment dit,  moyen  entre  les  deux  extrêmes,  et 
qui  compose  les  dix-neuf  vingtièmes  du  genre 
humain; c'est àcette classe  nombreuse  déchan- 
ter le  psaume  Cœ/t  enarrant^  et  c'est  elle  en 
effet  qui  le  chante.  Tous  les  peuples  de  la  terre 
connoissent  et  adorent  Dieu  ;  et,  quoique  cha- 
cun l'habille  à  sa  mode,  sous  tous  ces  vêtemens 
divers  on  trouve  pourtant  toujours  Dieu.  Le 
petit  nombre  d'élite  qui  a  de  plus  hautes  pré- 
tentions de  doctrine,  et  dont  le  génie  ne  se 
borne  pas  au  sens  commun,  en  veut  un  plus 
transcendant,  ce  n'est  pas  de  quoi  je  le  blâme; 
mais  qu'il  parte  de  là  pour  se  mettre  à  la  place 
du  genre  humain,  et  dire  que  Dieu  s'est  caché 
aux  hommes  parce  que  lui,  petit  nombre,  ne 
le  voit  plus ,  je  trouve  en  cela  qu'il  a  tort.  Il 
peut  arriver,  j'en  conviens ,  que  le  torrent  de 
la  mode  et  le  jeu  de  l'intrigue  étendent  la  secte 
philosophique,  et  persuadent  un  moment  à  la 
multitude  qu'elle  ne  croit  plus  en  Dieu;  mais 
cette  mode  passagère  ne  peut  durer  ;  et,  comme 
qu'on  s'y  prenne,  il  faudra  toujours  à  la  lon- 
gue un  Dieu  à  l'homme;  enfin  quand,  forçant 
la  nature  des  choses,  la  Divinité  augmcnteroit 
pournous  d'évidence,  je  ne  doule  pas  que  dans 
le  nouveau  lycée  on  n'augmentât  en  même  rai- 
son de  subtilité  pour  la  nier.  La  raison  prend 
à  la  longue  le  pli  que  le  cœur  lui  donne,  et 
quand  on  veut  penser  en  tout  autrement  que  le 
peuple,  on  en  vient  à  bout  tel  ou  tard. 

Tout  ceci,  monsieur,  ne  vous  parotl  guère 
philosophique,  ni  à  moi  non  plus,  mais,  tou- 
jours de  bonne  foi  avec  moi-même,  je  sens  se 
joindre  à  mes  raisonnemens,  quoique  simples, 
le  poids  de  l'assentiment  intérieur.  Vous  voulez 
qu'on  s'en  défie  ;  je  ne  saurois  penser  comme 
vous  sur  ce  point,  et  je  trouve  au  contraire  dans 
ce  lueeiiic^nt  interne  une  sauvegarde  naturelle 


768 


CORRESPONDANCE. 


contre  les  sophismes  de  ma  raison.  Je  crains 
même  qu'en  cette  occasion  vous  ne  confondiez 
les  penchans  secrets  de  notre  cœur  qui  nous 
égarent,  avec  ce  dictamen  plus  secret,  plus  in- 
terne encore,  qui  réclame  et  murmure  contre 
ces  décisions  intéressées,  et  nous  ramène  en 
dépit  de  nous  sur  la  route  de  la  vérité.  Ce  sen- 
timent intérieur  est  celui  de  la  nature  elle- 
même,  c'est  un  appel  de  sa  part  contre  les  so- 
phismes  de  la  raison  ;  et  ce  qui  le  prouve  est 
qu'il  ne  parle  jamais  plus  fort  que  quand  notre 
volonté  cède  avec  le  plus  de  complaisance  aux 
jugemens  qu'il  s'obstine  à  rejeter.  Loin  de 
croire  que  qui  juge  d'après  lui  soit  sujet  à  se 
tromper,  je  crois  que  jamais  il  ne  nous  trompe, 
et  qu'il  est  la  lumière  de  notre  foible  entende- 
ment lorsque  nous  voulons  aller  plus  loin  que 
ce  que  nous  pouvons  concevoir. 

Et  après  tout,  combien  de  fois  la  philosophie 
elle-même,  avec  toute  sa  fierté,  n'est-elle  pas 
forcée  de  recoudra  ce  jugement  interne  qu'elle 
affecte  de  mépriser  ?  Né  toit-ce  pas  lui  seul  qui 
faisoit  marcher  Diogène  pour  toute  réponse  de- 
vant Zenon  qui  nioit  le  mouvement?  N'étoit-co 
pas  pour  lui  que  toute  l'antiquité  philosophique 
répondoitauxpyrrhoniens?N'allonspassi  loin; 
tandis  que  toute  la  philosophie  moderne  rejette 
les  esprits,  tout  d'un  coup  l'évêque  Berkley 
s'élève  et  soutient  qu'il  n'y  a  point  de  corps. 
Comment  est-on  venu  à  bout  de  répondre  à  ce 
terrible  logicien?  Otez  le  sentiment  intérieur, 
et  je  défie  tous  les  philosophes  modernes  en- 
semble de  prouver  à  Berkley  qu'il  y  a  des 
corps.  Bon  jeune  homme,  qui  me  paroissez  si 
bien  né,  de  la  bonne  foi,  je  vous  en  conjure,  et 
permettez  que  je  vous  cite  ici  un  auteur  qui  ne 
vous  sera  pas  suspect,  celui  des  Pensées  philo- 
sophiques (*).  Qu'un  homme  vienne  vous  dire 
que,  projetant  au  hasard  une  multitude  de  ca- 
ractères d'imprimerie,  il  a  vu  l'Enéide  tout  ar- 
rangée résulter  de  ce  jet  :  convenez  qu'au  lieu 
d'aller  vérifier  cette  merveille  vous  lui  répon- 
drez froidement  :  Monsieur,  cela  n'est  pas  im- 
possible ,  mais  vous  mentez.  En  vertu  de  quoi 
je  vous  prie,  lui  répondrez-vous  ainsi? 

Eh  !  qui  ne  sait  que,  sans  le  sentiment  interne 
il  ne  resteroit  bientôt  pi  usde  traces  de  véritésur 
la  terre,  que  nous  serions  tous  successivement 


')  Diderot. 


G.  P. 


le  jouet  des  opinions  les  plus  monstrueuses,  à 
mesure  que  ceux  qui  lessoutiendroientauroient 
plus  de  génie,  d'adresse  et  d'esprit,  et  qu'enfin, 
réduits  à  rougir  de  notre  raison  môme,  nous  ne 
saurions  bientôt  plus  que  croire  ni  que  penser  ? 

Mais  les  objections Sans  doute  il  y  en  a 

d'insolubles  pour  nous,  et  beaucoup,  je  le  sais; 
mais  encore  un  coup,  donnez-moi  un  système  où 
il  n'y  en  ait  pas;  ou  dites-moi  comment  je  dois 
me  déterminer.  Bien  plus,  par  la  nature  de 
mon  système,  pourvu  que  mes  preuves  directes 
soient  bien  établies,  les  difficultés  ne  doivent 
pas  m'arrêter,  vu  l'impossibilité  où  je  suis, 
moi  étremixte,  de  raisonner  exactement  sur  les 
esprits  purs  et  d'en  observer  suffisamment  la 
nature.  Mais  vous,  matérialiste,  qui  me  parlez 
d'une  substance  unique,  palpable ,  et  soumise 
par  sa  nature  à  l'inspection  des  sens,  vous  êtes 
obligé  non-seulement  de  ne  me  rien  dire  que  de 
clair,  de  bien  prouvé,  mais  de  résoudre  toutes 
mes  difficultés  d'une  façon  pleinement  satisfai- 
sante, parce  que  nous  possédons  vous  et  moi 
tous  les  inslrumens  nécessaires  à  cette  solution. 
Et,  par  exemple,  quand  vous  faites  naître  la 
pensée  descombinaisonsdelamatière,  vous  de- 
vez me  montrer  sensiblement  ses  combinaisons 
et  leur  résultat  par  les  seules  lois  de  la  physi- 
que et  de  la  mécanique,  puisque  vous  n'en  ad- 
mettez point  d'autres.  Vous,  épicurien ,  vous 
composez  Pâme  d'atomes  subtils.  Mais  qu'ap- 
pelez-vous subtils,  je  vous  prie?  Vous  savez 
que  nous  ne  connoissons  point  de  dimensions 
absolues,  et  que  rien  n'est  petit  ou  grand  que 
relativement  à  l'œil  qui  le  regarde.  Je  prends 
par  supposition  un  microscope  suffisant,  et  je 
regarde  un  de  vos  atomes  :  je  vois  un  grand 
quartier  de  rocher  crochu  ;  de  la  danse  et  de 
Taccrochement  de  pareils  quartiers  j'attends  de 
voir  résulter  la  pensée.  Vous,  moderniste,  vous 
me  montrez  une  molécule  organique  :  je  prends 
mon  microscope ,  et  je  vois  un  dragon  grand 
comme  la  moitié  de  ma  chambre  ;  j'attends  de 
voir  se  mouler  et  s'eniortillerde  pareils  dragons 
jusqu'à  ce  que  je  voie  résulter  du  tout  un  être 
non-seulement  organisé,  mais  intelligent,  c'est- 
à-dire  un  être  non  agrégatif  et  qui  soit  rigou- 
reusement un,  etc.  Vous  me  marquiez,  mon- 
sieur, que  le  monde  s  etoit  fortuitement  arrangé 
comme  la  république  romaine  :  pour  que  la 
parité  fût  juste,  il  faudroit  que  la  république 


ANNÉE  1769. 


769 


romaine  n'eût  pas  été  composée  avec  des  hom- 
mes, mais  avec  des  morceaux  de  bois.  Mon- 
irez-moiclair.cmont  et  sensiblement  la  {généra- 
tion purement  matérielle  du  premier  être  intel- 
ligent, je  ne  vous  demande  rien  de  plus. 

Mais  si  tout  est  lœuvre  d'un  être  intelligent, 
puissant,  bienfaisant,  d'où  vient  le  mal  sur  la 
terre?  Je  vous  avoue  que  cette  difficulté  si  ter- 
rible ne  m'a  jamais  beaucoup  frappé ,  soit  que 
je  ne  l'aie  pas  bien  conçue,  soit  qu'en  effet  elle 
n'ait  pas  toute  la  solidité  qu'elle  paroît  avoir. 
Nos  philosophes  se  soni  élevés  contre  les  entités 
métaphysiques,  et  je  ne  connois  personne  qui 
en  fasse  tant.  Qu'entondent-ils  par  le  mal? 
qu'est-ce  que  le  wa/en  lui-même?  où  est  le  mal 
relativement  à  la  nature  et  à  son  auteur?  L'u- 
nivers subsiste  ;  l'ordre  y  règne  et  s'y  conserve; 
tout  y  périt  successivement,  parce  que  telle  est 
la  loi  des  êtres  matériels  et  mus;  mais  tout  s'y 
renouvelle,  et  rien  n'y  dégénère,  parce  que 
tel  est  l'ordre  de  son  auteur,  et  cet  ordre  ne  se 
dément  point.  Je  ne  vois  aucun  mal  à  tout  cela  ; 
mais  quand  je  souffre,  n'est-ce  pas  un  mal? 
quand  je  meurs,  n'osi-ce  pas  un  mal?  Douce- 
ment ;  je  suis  sujet  à  la  mort,  parce  que  j'ai  reçu 
la  vie;  il  n'y  avoit  pour  moi  qu'un  moyen  de 
ne  point  mourir,  c'étoit  de  ne  jamais  naître. 
La  vie  est  un  bien  positif,  mais  fini,  dont  le 
terme  s'appelle  mort.  Le  terme  du  positif  n'est 
pas  le  négatif,  il  est  zéro.  La  mort  nous  est  ter- 
rible, et  nous  appelons  cette  terreur  un  mal.  La 
douleur  est  encore  un  mal  pour  celui  qui  souf- 
fre, j'en  conviens  ;  mais  la  douleur  et  le  plaisir 
étoient  les  seuls  moyens  d'attacher  un  être  sen- 
sible et  périssable  à  sa  propre  conservation,  et 
ces  moyens  sont  ménagés  avec  une  bonté  digne 
de  l'I^tre  suprême.  Au  moment  même  que  j'é- 
cris ceci,  je  viens  encore  d'éprouver  combien 
la  cessation  subite  d'une  douleur  aiguë  est  un 
plaisir  vif  et  délicieux.  M'oseroit-on  dire  que  la 
cessation  du  plaisir  le  plus  vif  soit  une  douleur 
aiguë?  La  douce  jouissance  de  la  vie  est  perma- 
nente; il  suffit,  pour  la  goûter,  de  ne  pas 
souffrir.  La  douleur  n'est  qu'un  avertissement 
importun,  mais  nécessaire,  que  ce  bien  qui 
nous  est  si  cher  est  en  péril.  Quand  je  regardois 
de  près  à  tout  cela,  je  trouvai,  je  prouvai  peut- 
être  que  le  sentiment  de  la  mort  et  celui  de  la 
douleur  est  presque  nul  dans  l'ordre  de  la  na- 
ture. Ce  sont  les  hommes  qui  l'ont  aiguisé  ;  sans 

T.  IV. 


leurs  raffinemens  insensés,  sans  leurs  institu- 
tions barbares,  les  maux  physiques  ne  nous  ai- 
teindroient,  ne  nous  affecteroient  guère,  et 
nous  ne  sentirions  point  la  mort. 

Mais  le  mal  moral  !  autre  ouvrage  de  l'hom- 
me, auquel  Dieu  n'a  d'autre  part  que  de  l'a- 
voir fait  libre,  et  en  cela  semblable  à  lui.  Fau- 
dra-l-il  donc  s'en  prendre  à  Dieu  dos  crimes 
des  hommes  et  des  maux  qu'ils  leur  attirent? 
faudra-t-il ,  en  voyant  un  champ  de  bataille, 
lui  reprocher  d'avoir  crée  tant  de  jambes  et 
de  bras  cassés? 

Pourquoi,  direz-vous,  avoir  fait  l'homme  li- 
bre, puisqu'il  devoit  abuser  de  sa  liberté?  Ah! 
M.  de  ***,  s'il  exista  jamais  un  mortel  qui  n'en 
ait  pas  abusé,  ce  mortel  seul  honore  plus  l'hu- 
manité que  tous  les  scélérats  qui  couvrent  la 
terre  ne  la  dégradent.  Mon  Dieu  !  donne  moi 
des  vertus,  et  me  place  un  jour  auprès  des  Fé- 
nelon ,  des  Caton  ,  des  Socrate.  Que  m'impor- 
tera le  reste  du  genre  humain?  je  ne  rougirai 
point  d'avoir  été  homme. 

Je  vous  l'ai  dit ,  monsieur,  il  s'agit  ici  de 
mon  sentiment,  non  de  mes  preuves,  et  vous 
ne  le  voyez  que  trop.  Je  me  souviens  d'avoir  ja- 
dis rencontré  sur  mon  chemin  cette  question 
de  l'origine  du  mal,  et  de  l'avoir  effleurée; 
mais  vous  n'avez  point  lu  ces  rabûcheries,  et 
moi  je  les  ai  oubliées  :  nous  avons  très-bien 
fait  tous  deux.  Tout  ce  que  je  sais  est  que  la  fa- 
cilité que  je  trouvois  à  les  résoudre  venoil  de 
l'opinion  que  j'ai  toujours  eue  de  la  coexistence 
éternelle  de  deux  principes;  l'un  actif,  qui  est 
Dieu;  l'autre  passif,  qui  est  la  matière,  que 
l'être  actif  combine  et  modifie  avec  une  pleine 
puissance,  mais  pourtant  sans  l'avoir  créée  et 
sans  la  pouvoir  anéantir.  Cette  opinion  m'a  fait 
huer  des  philosophes  à  qui  je  l'ai  dite;  ils  l'ont 
décidée  absurde  et  contradictoire.  Cela  peut 
être,  mais  elle  ne  m'a  pas  paru  telle ,  et  j'y  ai 
trouvé  l'avantage  d'expliquer  sans  peine  et 
clairement  a  mon  gré  tant  de  questions  dans 
lesquelles  ils  s'embrouillent,  entre  autres  celle 
que  vous  m'avez  proposée  ici  comme  inso- 
luble. 

Au  reste,  j'ose  croire  que  mon  sentiment, 
peu  pondérant  sur  toute  autre  matière,  doit 
l'être  un  peu  sur  celle-ci  ;  et,  quand  vous  con- 
noîtrez  mieux  ma  destinée,  quelque  jour  vous 
direz  peut-être  en  pensant  à  moi  :  Quel  autre  a 

4  y 


770 


CORRESPONDANCE. 


droit  d'agrandir  la  mesure  qu'il  a  trouvée  aux 
maux  que  l'homme  souffre  ici-bas? 

Vous  attribuez  à  la  difficulté  de  cette  même 
question  ,  dont  le  fanatisme  et  la  superstition 
ont  abusé,  les  maux  que  les  religions  ont  cau- 
sés sur  la  terre. 

Cela  peut  être,  et  je  vous  avoue  même  que 
toutes  les  formules  en  matière  de  foi  ne  me  pa- 
roissent  qu'autant  de  chaînes  d'iniquité,  de 
fausseté,  d'hypocrisie  et  de  tyrannie.  Mais  ne 
soyons  jamais  injustes  ;  et  pour  agç;raver  le 
mal ,  n'ôtons  pas  le  bien.  Arracher  toute 
croyance  en  Dieu  du  cœur  des  hommes ,  c'est 
y  détruire  toute  vertu.  C'est  mon  opinion, 
monsieur  :  peut-être  elle  est  fausse;  mais  tant 
que  c'est  la  mienne,  je  ne  serai  point  assez  lâ- 
che pour  vous  la  dissimuler. 

Faire  le  bien  est  l'occupation  la  plus  douce 
d'un  homme  bien  né  :  sa  probité,  sa  bienfai- 
sance, ne  sont  point  l'ouvrage  de  ses  principes, 
mais  celui  de  son  bon  naturel  ;  il  cède  à  ses 
penchans  en  pratiquant  la  justice,  comme  le 
méchant  cède  aux  siens  en  pratiquant  l'iniqui- 
té. Contenter  le  goût  qui  nous  porte  à  bien  faire 
est  bonté,  mais  non  pas  vertu. 

Ce  mot  de  vertu  signifie  force.  Il  n'y  a  point 
de  vertu  sans  combat  ;  il  n'y  en  a  point  sans 
victoire.  La  vertu  ne  consiste  pas  seulement  à 
être  juste,  mais  à  l'être  en  triomphant  de  ses 
passions,  en  régnant  sur  son  propre  cœur.  Ti- 
tus, rendant  heureux  le  peuph  romain,  ver- 
sant partout  les  grâces  et  les  bienfaits ,  pouvoit 
ne  pas  perdre  un  seul  jour  et  n'être  pas  ver- 
tueux :  il  le  fut  certainement  en  renvoyant  Bé- 
rénice. Brutus  faisant  mourir  ses  enfans  pou- 
voit n'être  que  juste.  Mais  Brutus  étoit  un  ten- 
dre père  ;  pour  faire  son  devoir  il  déchira  ses 
entrailles,  et  Brutus  fut  vertueux. 

Vous  voyez  ici  d'avance  la  question  remise  à 
son  point.  Ce  divin  simulacre  dont  vous  me 
parlez  s'offre  à  moi  sous  une  image  qui  n'est 
pas  ignoble,  et  je  crois  sentira  l'impression 
que  cette  image  fait  dans  mon  cœur  la  chaleur 
qu'elle  est  capable  de  produire.  Mais  ce  simu- 
lacre enfin  n'est  encore  qu'une  de  ces  entités 
métaphysiques  dont  vous  ne  voulez  pas  que  les 
hommes  se  fassent  des  dieux  ;  c'est  un  pur  ob- 
jet de  contemplation.  Jusqu'où  portez- vous  l'ef- 
fet de  cette  contemplation  sublime?  Si  vous  ne 
voulez  qu'en  tirer  un  nouvel  encouragement 


pour  bien  faire ,  je  suis  d'accord  avec  vous, 
mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  sagil.  Suppo- 
sons votre  cœur  honnête  en  proie  aux  passions 
les  plus  terribles,  dont  vous  n'êtes  pas  à  l'abri, 
puisque  enfin  vous  êtes  homme.  Cette  image, 
qui  dans  le  calme  s'y  peint  si  ravissante,  n'y 
perdra-t-elle  rien  de  ses  charmes,  et  ne  s'y  ter- 
nira-t-elle  point  au  milieu  des  flots?  Écartons 
la  supposition  décourageante  et  terrible  des 
périls  qui  peuvent  tenter  la  vertu  mise  au  dés- 
espoir; supposons  seulement  qu'un  cœur  trop 
sensible  brûle  dun  amour  involontaire  pour  la 
fille  ou  la  femme  de  son  ami  ;  qu'il  soit  maître 
de  jouir  d'elle  entre  le  ciel  qui  n'en  voit  rien  et 
lui  qui  n'en  veut  rien  dire  à  personne;  que  sa  fi- 
gurecharmante  l'attire  ornée  de  tous  les  attraits 
de  la  beauté  et  de  la  volupté  :  au  moment  où 
ses  sens  enivrés  sont  prêts  à  se  livrer  à  leurs 
délices  ,  celte  image  abstraite  de  la  vertu 
viendra-t-clle  disputer  son  cœur  à  l'objet 
réel  qui  le  frappe?  lui  paroîtra-t-elle  en  cet 
instant  la  plus  belle?  l'arrachera-t-elle  des 
bras  de  celle  qu'il  aime  pour  se  livrer  à  la 
vaine  contempialion  d'un  fantôme  qu'il  sait 
être  sans  réalité?  finira-t-il  comme  Joseph,  et 
laissera-t-il  son  manteau?  Non  ,  monsieur  ;  il 
fermera  les  yeux  et  succombera.  Le  croyant, 
direz-vous,  succombera  de  même.  Oui,  l'hom- 
me foible  ;  celui,  par  exemple,  qui  vous  écrit  ; 
mais  donnez-leur  à  tous  deux  le  même  degré 
de  force,  et  voyez  la  différence  du  point  d'ap- 
pui. 

Le  moyen,  monsieur,  de  résister  à  des  ten- 
tations violentes  quand  on  peut  leur  céder  sans 
crainte  en  se  disant  :  A  quoi  bon  résister?  Pour 
être  vertueux,  le  philosophe  a  besoin  de  l'être 
aux  yeux  des  hommes,  mais  sous  les  yeux  de 
Dieu  le  juste  est  bien  fort  ;  il  compte  cette  vie, 
et  ses  biens ,  et  ses  maux  ,  et  toute  sa  gloriole 
pour  si  peu  de  chose  !  il  aperçoit  tant  au-delà  I 
Force  invincible  de  la  vertu,  nul  ne  te  connoît 
que  celui  qui  senl  tout  son  être,  et  qui  sait  qu'il 
n'est  pas  au  pouvoir  des  hommes  d'en  dispo- 
ser I  Lisez-vous  quelquefois  la  Bépublique  de 
Platon?  voyez  dans  le  second  dialogue  avec 
quelle  énergie  l'ami  de  Socrate,  dont  j'ai  ou- 
blié le  nom,  bi  peint  le  juste  accablé  des  ou- 
trages de  la  fortune  et  des  injustices  des  hom- 
mes, diffamé,  persécuté,  tourmenté,  en  proie 
à  tout  l'opprobre  du  crime,  et  méritant  tous 


ANNÉE  1769. 


77f 


les  prix  de  la  vertu,  voyant  déjà  la  mon  qui 
s'approche,  et  sûr  que  la  haine  des  méchans 
n'cpjir{i;nera  passa  nicnioire,  quand  ils  ne  pour- 
ront [)lus  rien  sur  sa  personne.  Quel  tableau 
décour.ifjeant,  si  rien  pouvoit  décourager  la 
venu  1  Spcrate  lui-même  effrayé  s'écrie,  et 
croit  devoir  invoquer  les  dieux  avant  de  ré- 
pondre :  mais  sans  l'espoir  d'une  autre  vie  il 
nuroit  mal  répondu  pour  celle-ci.  Toutefois 
dût-il  finir  pour  nous  à  la  mort,  ce  qui  no  peut 
être  si  Dieu  est  juste,  et  par  conséquent  s'il 
existe,  l'idée  seule  de  cette  existence  seroil  en- 
core pour  l'homme  un  encouragement  à  la  ver- 
tu, et  une  consolation  dans  ses  misères,  dont 
manque  celui  qui,  se  croyant  isolé  dans  cet 
univers,  ne  sent  au  fond  de  son  cœur  aucun 
confident  de  ses  pensées.  C'est  toujours  une 
douceur  dans  l'adversité  d'avoir  un  témoin 
qu'on  ne  l'a  pas  méritée;  c'est  un  orgueil  vrai- 
ment digne  de  la  vertu  de  pouvoir  dire  à  Dieu  : 
Toi  qui  lis  dans  mon  cœur,  lu  vois  que  j'use 
en  Ame  forte  et  en  homme  juste  de  la  liberté 
que  tu  m'as  donnée.  Le  vrai  croyant,  qui  se 
sent  partout  sous  l'œil  éternel,  aime  à  s'ho- 
norer à  la  face  du  ciel  d'avoir  rempli  ses  de- 
voirs sur  la  terre. 

Vous  voyez  que  je  ne  vousai  point  disputé  ce 
simulacre  que  vous  m'avez  présenté  pour  uni- 
que objet  des  vertus  du  sage.  Mais,  mon  cher 
monsieur,  revenez  maintenant  à  vous,  et  voyez 
combien  cet  objet  est  inalliable,  incompatible 
avec  vos  principes.  Comment  ne  sentoz-vous 
pas  que  cette  même  loi  de  la  nécessité  qui 
seule  règle,  selon  vous,  la  marche  du  monde 
et  tous  les  événemens,  règle  aussi  toutes  les 
actions  des  hommes,  toutes  les  pensées  de  leurs 
létes,  tous  les  sentimens  de  leurs  cœurs;  que 
rien  n'est  libre,  que  tout  est  forcé,  nécessaire, 
inévitable;  que  tous  les  mouvemens  de  l'hom- 
me,dirigés  parla  matièreaveugle,ncdépendent 
de  sa  volonté  que  parce  que  sa  volonté  même 
dépendd€lanécessité;qu'iln'yaparconséquent 
ni  vertus,  ni  vices,  ni  mérite,  ni  démérite,  ni 
moralité  dans  les  actions  humaines  ;  et  que  ces 
mots  d'honnête  homme  ou  de  scélérat  doivent 
être  pour  vous  totalement  vides  de  sens?  Ils 
ne  le  sont  pas  toutefois  ;  j'en  suis  très-sûr  ;  vo- 
tre honnête  cœur  en  dépit  de  vos  nrgumens  ré- 
clame contre  votre  triste  philosophie  ;  le  senti- 
ment de  la  liberté,  le  charme  de  la  vertu  se 


font  sentir  à  vous  malgré  vous.  Et  voilà  com- 
ment de  toutes  parts  cette  forte  et  salutaire  voix 
du  sentiment  intérieur  rappelle  au  sein  de  la 
vérité  et  de  la  vertu  tout  homme  que  sa  raison 
mal  conduite  égare.  Bénissez,  monsieur,  cette 
sainte  et  bienfaisante  voix  qui  vous  ramène  aux 
devoirs  de  l'homme,  que  la  philosophie  à  la 
mode  finiroit  par  vous  faire  oublier.  Ne  vous 
livrez  à  vos  argumens  que  quand  vous  les  sen- 
tez d'accord  avec  le  dictamen  de  votre  con- 
science ;  et,  toutes  les  fois  que  vous  y  sentirez 
de  la  contradiction,  soyez  sûr  que  ce  sont  eux 
qui  vous  trompent. 

Quoiquejene  veuille  pas  ergoter  avec  vonsni 
suivre  pied  à  pied  vos  deux  lettres,  je  ne  puis  ce- 
pendant me  refuser  un  mot  à  dire  sur  le  paral- 
lèle du  sage  hébreu  et  du  sage  grec.  Comme 
admirateur  de  l'un  et  de  l'autre,  je  ne  puis 
guère  être  suspect  4^  préjugés  en  parlant 
d'eux.  Je  \\e  vous  crois  pas  dans  le  même  cas  : 
je  suis  peu  surpris  que  vous  donniez  au  second 
tout  l'avantage  ;  vous  n'avez  pas  assez  fait  con- 
noissance  avec  l'autre,  et  vous  n'avez  pas  pris 
assez  de  soin  pour  dégager  ce  qui  est  vraiment 
à  lui  de  ce  qui  lui  est  étranger  et  qui  le  défi- 
gure à  vos  yeux,  comme  à  ceux  de  bien  d'au- 
tres gens  qui,  selon  moi,  n'y  ont  pas  regardé 
de  plus  près  que  vous.  Si  Jésus  fût  né  à  Athè- 
nes, et  Socrate  à  Jérusalem,  que  Platon  et  Xé- 
nophon  eussent  écrit  la  vie  du  premier,  Luc  et 
Matthieu  cellederaùtre,vouschangeriez  beau- 
coup de  langage  ;etcc  qui  lui  fait  tort  dans  votre 
esprit  est  précisément  ce  qui  rend  son  élévation 
d'âme  plus  étonnante  et  plus  admirable,  sa- 
voir, sa  naissance  en  Judée,  chez  le  plus  vil 
peuple  qui  peut-être  existât  alors;  au  lieu  que 
Socrate,  né  chez  le  plus  instruit  et  le  plus  ai- 
mable, trouva  tous  les  secours  dont  il  avoit 
besoin  pour  s'élever  aisément  au  ton  qu'il  prit. 
Il  s'éleva  contre  les  Sophistes,  comme  Jésus 
contre  les  prêtres;  avec  celte  différence  que 
Socrate  imita  souvent  ses  antagonistes,  et  que, 
si  sa  belle  et  douce  mort  n'eût  honoré  sa  vie, 
il  eût  passé  pour  un  sophiste  comme  eux.  Pour 
Jésus,  le  vol  sublime  que  prit  sa  grande  âme 
réleva  toujours  au-dessus  de  tous  les  mortels, 
et  depuis  l'âge  de  douze  ans  jusqu'au  moment 
qu'il  expira  dans  la  plus  cruelle  ainsi  que  dans 
la  plus  infâme  de  toutes  les  mort^,  il  ne  se  dé- 
mentit pas  un  moment.  Son  noble  projet  étoit 


772  CORRESPONDANCE. 

de  relever  son  peuple,  d'en  faire  derechef  un 
peuple  libre  et  digne  de  l'être  :  car  c'étoit  par 
là  qu'il  falloit  commencer.  L'étude  profonde 
qu'il  fit  de  la  loi  de  Mo'ise,  ses  efforts  pour  en 
réveiller  l'enthousiasme  et  l'amour  dans  les 
cœurs,  montrèrent  son  but,  autant  qui!  étoit 
possible,  pour  ne  pas  effaroucher  les  Romains. 
Mais  ses  vils  et  lâches  compatriotes,  au  lieu  de 
l'écouter,  le  prirent  en  haine  précisément  à 
cause  de  son  génie  et  de  sa  vertu  qui  leur  re- 
prochoient  leur  indignité.  Enfin  ce  ne  fut  qu'a- 
prèsavoir  vu  l'impossibilité  d'exécuter  son  pro- 
jet qu'il  retendit  dans  sa  tête,  et  que,  ne  pou- 
vant faire  par  lui-même  une  révolution  chez 
son  peuple,  il  voulut  en  faire  une  par  ses  disci- 
ples dans  l'univers.  Ce  qui  l'empêcha  de  réus- 
sir dans  son  premier  pian,  outre  la  bassesse  de 
son  peuple,  incapable  de  toute  vartu,  fut  la 
trop  grande  douceur  de  son  propre  caractère  ; 
douceur  qui  tient  plus  de  l'ange  et  du  dieu  que 
de  l'homme,  qui  ne  l'abandonna  pas  un  instant, 
même  sur  la  croix,  et  qui  fait  verser  des  tor- 
rens  de  larmes  à  qui  sait  lire  sa  vie  comme  il 
faut  à  travers  les  fatras  dont  ces  pauvres  gens 
l'on tdéfigurée.Heureusemiint  ils  ont  respecté  et 
transcrit  fidèlement  ses  discours  qu'ils  nenten- 
doicnt  pas  :  ôtez  quelques  tours  orientaux  ou 
mai  rendus,  on  n'y  voit  pas  un  mot  qui  ne  soit 
digne  de  lui  ;  et  c'est  là  qu'on  reconnoît  l'hom- 
me divin,  qui,  de  si  piètres  disciples,  a  fait 
pourtant,  dans  leur  grossier  mais  fier  enthou- 
siasme, des  hommes  éloquens  et  courageux. 

Vous  m'objectez  qu'il  a  fait  des  miracles. 
Cetleobjectionseroit  terrible,  si  elle  étoit  juste; 
mais  vous  savez,  monsieur,  ou  du  moins  vous 
pourriez  savoir  que,  selon  moi,  loin  que  Jésus 
ait  fait  des  miracles,  il  a  déclaré  très-positivc- 
mcntqu'iln'en  feroitpoint,  eta  tnarquéun  très- 
grand  mépris  pour  ceux  qui  en  demandoient. 
Que  de  choses  me  resteroient  à  dire!  iMais 
cette  lettre  est  énorme;  il  faut  finir  :  voici  la 
dernière  fois  que  je  reviendrai  sur  ces  matiè- 
res. J'ai  voulu  vous  complaire,  monsieur  :  je 
ne  m'en  repens  point  :  au  contraire,  je  vous 
remercie  de  m'avoir  fait  reprendre  un  fil  d'i- 
dées presque  effacées ,  mais  dont  les  restes 
peuvent  avoir  pour  moi  leur  usage  dans  l'état 
où  je  suis. 

Adieu,  monsieur  :  souvenez-vous  quelque- 
fois d'un  homme  que  vous  auriez  aimé,  je  m'en 


flatte,  quand  vous  l'auriez  mieux  connu,  et 
qui  s'est  occupé  de  vous  dans  des  momens  où 
l'on  ne  s'occupe  guère  que  de  soi-même  (*). 


A   MADAME   LATODR. 

A  Monquio,  le  23  mars  1769. 

|Le  changement  d'air  m'a  fait  du  bien,  chère 
Marianne,  et  je  me  trouve  beaucoup  mieux, 
quant  à  la  santé,  que  quand  j'ai  quitté  Bour- 
goin. 

Cependant  mon  estomac  n'est  pas  assez  ré- 
tabli pour  que  je  puisse  écrire  sans  peine,  ce 
qui  m'oblige  à  ne  faire  que  de  courtes  lettres 
autant  que  je  puis,  et  seulement  pour  le  be- 
soin. C'en  sera  toujours  un  pour  moi,  mon 
aimable  amie,  d'entretenir  avec  vous  les  liens 
d'une  amitié  maintenant  aussi  chère  à  mon 
cœur  qu'elle  parut  jadis  l'être  au  vôtre. 


A  M.   DU  PEYROU. 

A  Monquin,  le  31  mars  1769. 

Votre  dernière  lettre  sans  date,  mon  cher 
hôte,  a  bien  vivement  irrité  les  inquiétudes  où 
j'étois  déjà  tant  sur  l'état  de  madame  la  Com- 
mandante que  sur  le  vôtre.  Je  vois  que  vous 
en  êtes  au  point  de  ne  pas  même  craindre  le 
retour  de  la  goutte,  comme  une  diversion  de 
la  douleur  du  corps  pour  celle  de  l'âme.  Cela 
m'apprend  ou  me  confirme  bien  combien  tous 
les  systèmes  philosophiques  sont  foibles  contre 
la  douleur  tant  de  l'un  que  de  l'autre,  et  com- 
bien la  nature  est  toujours  la  plus  forte  aussi- 


(*)  On  ignore  le  nom  de  celui  qui  avoit  communiqué  à  Rous- 
seau ses  (Joules  sur  l'existence  de  Oieii.  Jean-Jacques  lui  répon- 
dit par  celte  longue  lettre  que  la  force  des  raisonnements,  le 
style,  la  bonne  foi  d'un  homme  qui  clierche  sincèrement  la 
vérité,  rendent  également  remarquable.  «  n  a  cru  dans  son 
»  enfance  par  autorité,  dans  sa  jeunesse  par  sentiment,  dans 
»  son  âge  niftr  par  raison,  et  maintenant  il  croit  parce  qu'il  a 
»  toujours  cm.  »  Cette  Lettre  fut  écrite  à  Bourgoin.  dans  uu 
cabaret  où  Jean-Jacques  étoit  logé  d'une  niaiiière  incommode, 
et  à  l'une  des  époques  de  sa  vie  où  il  fut  le  plus  tourmenté, 
c'étoit  au  sujet  de  l'affaire  Thevenln,  qt.i  l'affecta  beaucoup 
trop,  comme  on  l'a  vu.  Toutes  les  fois  que  dans  ses  maltienrs 
on  interrogeoit  Rousseau  sur  de  grandes  questions,  il  sortoit 
de  son  léthargique  accablement  et  reprenoit  toute  son  énergie. 
On  la  vu  dans  sa  réponse  au  marquis  fie  Mirabeau,  qui  lecon- 
suWoitstir  Tabsurde  système  du  despotisme  légal.  Voyez  la 
leUie  du  26  juillet  1767.  .^ii^ÛA         *••  **» 


ANNÉE  i7G9. 


773 


tôl  qu'elle  fait  sentir  son  aiguillon.  Il  n'y  a  pas 
six  mois  que,  pour  m'arnier  contre  ma  foi- 
blesse,  vous  me  souteniez  que,  hors  les  re- 
mords inconnus  aux  gens  de  votre  espèce,  les 
pi'ines  morales  n'étoient  rien,  qu'il  n'y  avoit 
do  réel  que  le  mal  physique  ;e:  vous  voilà, 
foibic  mortel  ainsi  que  moi,  appelant,  pour 
ainsi  dire,  ce  même  mal  physique  à  votre  aide 
contre  celui  que  vous  souteniez  ne  pas  exister. 
Mon  cher  hôte,  revenons-en  donc  pour  tou- 
jours, vous  et  moi,  à  cette  maxime  naturelle 
et  simple,  de  commencer  par  être  toujours 
bien  avec  soi,  puis,  au  surplus  de  crier  tout 
bonnement  et  bien  fort  quand  on  souffre,  et 
de  se  taire  quand  on  ne  souffre  plus  ;  car  tel 
est  l'instinct  de  la  nature  et  le  lot  de  l'être  sen- 
sible. Faisons  comme  les  enfans  et  les  ivrognes 
qui  ne  se  cassent  jamais  ni  jambes  ni  bras 
quand  ils  tombent,  parce  qu'ils  ne  se  roidissent 
point  pour  ne  pas  tomber,  ec  revenons  à  ma 
grande  maxime  de  laisser  aller  le  cours  des 
choses  tant  qu'il  n'y  a  point  de  notre  faute,  et 
de  ne  jamais  regimber  contre  la  nécessité. 


A   M.   BEAUCHATEAU. 

Bourgoin,  le  4  avril  1769 

Vous  VOUS  moquez  de  moi,  monsieur,  avec 
votre  médaille.  Allez,  je  ne  veux  point  d'autre 
médaille  que  celle  qui  restera  dans  les  cœur3 
des  honnêtes  gens  qui  me  survivront,  et  qui 
connoitront  mes  sentimens  et  ma  destinée.  Je 
vous  salue,  monsieur,  très-humblement. 


A  H.   DU  PEYROe. 

Uonquin,  le  21  avril  1769. 

Que  votre  situation,  mon  cher  hôte,  me 
navre  !  Que  je  vous  trouve  à  plaindre,  et  que 
je  vous  plains  ainsi  que  votre  digne  et  infor- 
tunée mère  !  Mais  vous  êtes  sans  contredit  le 
plus  à  plaindre  des  deux  ;  tant  qu'elle  voit  son 
lils  tendre  et  bien  portant  auprès  d'elle,  elle 
a  dans  ses  terribles  maux  des  consolations  bien 
douces;  mais  vous,  vous  n'en  avez  point.  Elle 
peut  encore  aimer  sa  vie,  et  vous,  vous  devez 
soigner  la  vôtre  parce  qu'elle  lui  est  nécessaire. 


Ce  n'est  pas  une  consolation  pour  vous,  mais 
c'est  un  devoir  qui  doit  vous  rendre  bien  sacré 
le  soin  de  vous-même. 

Vous  me  demandez  conseil  sur  ce  que  vous 
devez  lui  dire  au  sujet  du  choix  que  vous  vous 
êtes  fait.  Personne  ne  peut  vous  donner  ce 
conseil  que  vous-même,  parce  que  personne 
ne  peut  prévoir  comme  vous  I  effet  que  cette 
déclaration  peut  faire  sur  son  esprit;  car,  sans 
contredit,  vous  ne  devez  rien  lui  dire  dans  son 
triste  état  que  vous  ne  sachiez  devoir  lui  être 
agréable  et  consolant.  Vous  êtes  convaincu,  me 
dites-vous,  que  ce  choix  lui  fera  plaisir;  cela 
étant,  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  balance- 
riez. Mais  vous  n'avez  pas  le  courage,  ajoutez- 
vous,  de  lui  en  parler  de  but  en  blanc  dans 
son  état.  Eh  bien  !  parlez-lui-en  par  forme  de 
consultation  plutôt  que  de  déclaration.  Cette 
déférence  ne  peut  que  lui  plaire  et  la  toucher; 
et,  dût-elle  ne  pas  approuver  votre  choix,  vous 
n'en  restez  pas  moins  le  maître  de  passer  outre 
sans  la  contrister,  lorsque  le  ciel  aura  disposé 
d'elle.  Voilà  tout  ce  que  la  raison  et  le  tendre 
intérêt  que  je  prends  à  l'un  et  à  l'autre  me 
prescrit  de  vous  dire  à  ce  sujet. 

J'ai  le  cœur  si  plein  de  vous  et  de  votre 
cruelle  situation,  que  je  n'ai  pas  le  courage  de 
vous  parler  de  moi  ;  et  tout  ce  que  j'ai  de  bon 
à  vous  en  dire  est  que  ma  santé  continue  d'aller 
assez  bien.  Faites  parler  mon  cœur  avec  le  vô- 
tre auprès  de  votre  bonne  maman.  Mille  ami- 
tiés au  bon  Jeannin.  Nous  vous  embrassons, 
madame  Renou  et  moi,  de  tout  notre  cœur. 


AU  MEME 


Ce  19  mai  4769. 

J'apprends  votre  perte,  mon  cher  hôte,  et 
je  la  sens  bien  ;  mais  ce  n'est  pas  une  perte  ré- 
cente à  laquelle  vous  ne  fussiez  pas  préparé. 
Je  ne  voudrois,  pour  vous  en  consoler,  que  le 
détail  que  vous  me  faites  de  l'état  de  la  défunte. 
Il  y  avoit  long-temps  qu'elle  avoit  cessé  de  vi- 
vre, elle  n'a  fait  que  cesser  de  souffrir,  et  vous 
de  partager  ses  souffrances.  Il  n'y  a  pas  là  do 
quoi  s'affliger.  Mais  votre  perte,  pour  être  an- 
cienne en  quelque  sorte,  n'en  est  pas  moins 
réelle  et  pas  moins  irréparable;  et  voilà  sur 
quoi  doivent  tomber  vos  regrets  :  vous  avez 


774 


CORRESPONDANCE. 


A   M.    LE  PRINCE  DE  CONTI. 

BourgoiD,  le  31  mai  1769. 

Monseigneur, 

Puisque  votre  altesse  sérénissime  n'approuve 
pas  que  jo  dispose  de  moi  sans  ses  ordres,  et 
puisque  je  ne  veux  en  rien  lui  déplaire,  il  faut 
qu'elle  daigne  endurer  les  importunilés  que  ma 
situation  rend  indispensables. 

Je  ne  puis  rester  volontairement  ici,  ni  choi- 
sir mon  habitation  dans  le  lieu  qu'il  vous  a  plu, 
monseigneur,  de  me  désigner.  Mes  raisons  ne 
peuvent  s'écrire.  J'ai  cent  fois  été  tenté  de  par- 
tir à  tout  risque  pour  porter  à  vos  pieds  les 
éclaircissemens  qu'il  m'importe  qui  soient  con- 
nus de  vous  et  de  vous  seul.  Avant  de  céder  à 
cette  tentation  qui  devient  plus  forte  de  jour 
en  jour,  je  crois  devoir  vous  en  instruire.  Dai- 
gnez l'approuver,  et  n'avoir  pas  plus  d'égard 
à  mes  périls  que  je  n'en  veux  avoir  moi-même, 
parce  qu'il  n'est  pas  de  la  magnanimité  de  vo- 
tre âme  de  vouloir  ma  sûreté  aux  dépens  de 
mon  honneur. 

Si  je  suis  assez  malheureux  pour  que  votre 
altesse  sérénissime  se  refuse  à  cette  audience, 
je  la  supplie  au  moins  d'approuver  que  je  choi- 
sisse moi-même,  dans  le  royaume,  le  lieu  de 
mon  habitation  ;  que  je  le  choisisse  en  toute 
liberté ,  sans  être  obligé  d'indiquer  ce  lieu 
d'avance  ,  parce  que  je  ne  puis  juger  de  celui 
qui  me  conviendra  qu'après  en  avoir  fait 
l'essai. 


un  véritable  ami  de  moins,  et  un  ami  qui  ne 
se  remplace  pas.  Puissiez- vous  n'avoir  jamais 
plus  à  le  pleurer  dans  la  suite  que  vous  ne  le 
pleurez  aujourd'hui  !  mais  telle  est  la  loi  de  la 
nature,  il  faut  baisser  la  tête  et  se  résigner. 

La  nature  qui  se  ranime  me  ranime  aussi.  Je 
reprends  des  forces  et  j'herborise.  Le  pays  où 
je  suis  seroit  très-agréable  s'il  avoit  d'autres 
habitans;  j'avois  semé  quelques  plantes  dans 
le  jardin,  on  les  a  détruites.  Cela  m'a  déter- 
miné à  n'avoir  d'autre  jardin  que  les  prés  et 
les  bois.  Tant  que  j'aurai  la  force  de  m'y  pro- 
mener, je  trouverai  du  plaisir  à  vivre;  c'est  un 
plaisir  que  les  hommes  ne  m'ôteront  pas,  parce 
qu'il  a  sa  source  en-dedans  de  moi. 


Si  nul  de  ces  deux  partis  n'obtient  l'agrément 
de  votre  altesse  sérénissime,  je  le  lui  demande 
au  moins  pour  sortir  du  royaume  à  la  faveur 
d'un  passe-port  pareil  au  précédent  que  m'ac- 
corda M.  de  Choiseiil,  et  dont  je  n'ai  pu  ni  dû 
faire  usage. 

Enfin,  monseigneur,  si  vous  n'approuvez 
aucune  de  ces  propositions,  ou  que  vous  ne 
m'honoriez  d'aucune  réponse,  je  prends  le  ciel 
à  témoin  de  mon  profond  respect  pour  vos  or- 
dres et  de  l'ardent  désir  que  j'ai  de  mériter 
toujours  vos  bontés  ;  mais  comme  rien  ne  peut 
me  dispenser  de  ce  que  je  me  dois  à  moi-même, 
dans  l'extrémité  où  je  suis,  je  disposerai  de  moi 
comme  mon  cœur  me  l'inspirera. 

Veuillez,  monseigneur,  agréer  avec  bonté 
mon  profond  respect. 


M.  DU  PEYROO. 


imoq 


Ce  12  juin  1769. 


Recevez,  mon  cher  hôte,  mes  félicitations  et 
celles  de  madame  Renou,  sur  votre  mariage; 
nous  faisons  l'un  et  l'autre  les  vœux  les  plus 
sincères  pour  que  vous  y  trouviez  et  que  vous 
y  rendiez  à  votre  épouse  ce  rare  et  précieux 
bonheur  qui  en  fait  un  lien  céleste  et  sans  le- 
quel il  n'est  qu'une  chaîne  de  misère  ;  car  il  n'y 
a  point  de  milieu,  elle  nous  a  paru  fort  aimable 
à  l'un  et  à  l'autre,  et  d'un  fort  bon  caractère, 
autant  que  nous  en  avons  pu  juger  sur  une 
connoissance  aussi  superficielle.  Nous  appren- 
drons avec  joie  que  le  jugement  avantageux 
que  nous  en  avons  porté  est  confirmé  par  votre 
expérience.  Vous  avez,  mon  cher  hôte,  une 
grande  et  belle  tâche  à  remplir.  La  sienne  est 
plus  grande  et  plus  belle  encore.  Si  elle  la  rem- 
plit, comme  le  choix  d'un  homme  sensé  nous 
le  fait  espérer,  elle  méritera  l'estime  et  le  res- 
pect de  toute  la  terre ,  et  c'est  un  tribut  que 
nos  cœurs  lui  paieront  avec  plaisir. 

Le  ressentiment  de  goutte  dont  vous  parois- 
sez  menacé  nous  tient  en  peine  sur  l'état  pré- 
sent de  votre  santé.  Donnez-m'en  des  nouvelles, 
je  vous  prie.  Ménagez-la,  c'est  un  soin  que 
votre  état  rend  très-nécessaire.  Nous  vous  em- 
brassons l'un  et  l'autre  et  vous  prions  de  faire 
agréer  nos  salutations  à  madame  Du  Peyrou. 


ANNÉE  1769. 


773 


A  MADAME  LATOUR. 


A  Monqiiin,  le  19Juin  1769. 

('oimoUre  mon  cœur  et  lui  lendro  justice, 
c'est  en  montrer  un  bien  digne  de  son  attache- 
ment, il  y  a  trois  lignes  dans  votre  dernière 
lettre,  chère  Marianne,  qui  m'ont  encore  plus 
touché  que  tout  ce  que  vous  m'avez  écrit  jus- 
qu'ici. Vous  comptez  sur  mes  scntimens;  vous 
avez  d'autant  plus  raison  que  vous  m'avez  ap- 
pris à  compter  sur  les  vôtres,  et  que  toute  per- 
soime  dont  je  serai  sûre  d'être  aimé,  fût-elle 
bien  moins  aimable  que  vous,  aura  toujours  de 
ma  part  plus  que  du  retour.  Je  sens  plus  que 
vous,  croyez-moi,  notre  éloignement;  mais 
quand  vous  pourriez  me  venir  voir  ici ,  je  n'y 
consentirois  pas;  plus  vous  m'aimez,  plus  vous 
seriez  affligée.  Nous  étions  amis  sans  nous  être 
jamais  vus,  nous  le  ierons,  et,  s'il  le  faut, 
sans  nous  revoir.  J'étois  négligent  à  écrire  ;  à 
présent  que  vous  m'imitez  un  peu,  je  ne  serai 
pas  plus  exact  ;  mais  dussé-je  ne  vous  plus 
voir  et  ne  vous  plus  écrire,  le  besoin  de  vous 
aimer  et  la  douceur  de  le  satisfaire  feront 
partie  de  mon  être  aussi  long-temps  qu'il  sera 
ce  qu'il  est. 

A  LA   MÊME. 

A  Monquin,  le  4  juillet  \7Gi- 

Rassurez-vous,  chère  Marianne,  j'ai  regret 
aux  inquiétudes  que  je  vous  ai  données.  J'ai 
voulu  mettre  à  l'épreuve  votre  sensibilité;  le 
succès  a  passé  mon  attente;  je  vous  promets 
de  ne  plus  faire  avec  vous  do  pareils  essais. 
Adieu,  belle  Marianne;  puissiez-vous  ne  voir 
jamais  autour  de  vous  que  bonheur  et  pro- 
spérité! Quand  on  s'alïecte  ainsi  des  peines 
de  ses  amis,  ou  n'en  doit  avoir  que  d'heu- 
reux. 


A  M.   DU  PEYROU. 

A  Nerers,  le  21  juillet  1769. 


Je  n'aurois  pas  tardé  si  long-temps,  mon 
cher  hôte,  à  vous  remercier  du  livre  de  M.  Hal- 
ler,  et  à  vous  en  accuser  la  réception,  sans  mon 
départ  un  peu  précipité,  pour  venir  rendre  mes 


devoirs  à  mon  ancien  hôte  de  Trye,  tandis  qu'il 
se  trouvoii  rapproché  de  moi.  Après  huit  jours 
de  séjour  en  cette  ville,  je  compte  en  repartir 
demain  pour  Lyon,  et  do  là  pour  Monquin,  où 
j'ai  laissé  madame  Uenou,  et  où  j'espère  trou- 
ver de  vos  nouvelles,  n'en  ayant  pas  eu  depuis 
votre  mariage,  au  bonheur  duquel  vous  ne 
doutez  pas,  je  m'en  flatte  ,  de  l'iniérôt  vif  et 
vrai  que  prend  votre  concitoyen.  Je  ne  doute 
pas  que  l'habitation  de  la  campagne  ne  tire  en 
ce  moment  un  nouveau  charme  de  celle  avec 
qui  vous  la  partagez,  et  que  vous  n'y  repreniez 
même  le  goût  de  l'herborisation,  ne  fût-ce  que 
pour  lui  offrir  des  guirlandes  mieux  assorties. 
J'aurois  bien  voulu  pouvoir  y  joindre  de  très- 
jolies  fleurs  que  j'ai  trouvées  sur  ma  route  ;  ce 
beau  pays,  peu  connu  des  botanistes,  est  abon- 
dant en  belles  plantes,  dont  j'aurois  enrichi 
mon  herbier  si  j'avois  eu  l'esprit  de  porter  avec 
moi  un  porte-feuille.  Je  ne  puis  vous  parler  en- 
core du  catalogue  de  M.  Gagnebin ,  à  qui  j'en 
fais,  ainsi  qu'à  vous,  bien  des  remercîmens, 
non  plus  que  du  Ilaller,  n'ayant  fait  que  par- 
courir bien  rapidement  l'un  et  l'astre.  J  ai  déjà 
dans  mon  herbier  une  grande  partie  des  plan  tes 
que  contient  le  premier;  et  quant  à  l'autre,  je 
le  trouve  imprimé  avec  une  extrême  négligence 
et  plein  de  fautes  impardonnables,  j'entends 
fautes  d'impression.  Il  ne  laissera  pas  pour 
cela  de  m 'être  toujours  précieux  par  lui-même 
et  par  la  main  dont  il  me  vient.  Adieu ,  mon 
cher  hôte  ;  mes  hommages ,  je  vous  supplie ,  à 
votre  chère  épouse ,  et  mes  amitiés  à  M.  Jean- 
nin.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


AU   MÊME. 


Uooquin,  le  12  août  1769. 

De  retour  ici,  mon  cher  hôte,  de  Nevers, 
d'où  je  vous  ai  écrit  une  lettre  qui ,  j'espère, 
vous  sera  parvenue,  j'y  ai  trouvé  la  vôtre  du 
9  juillet,  où  je  vois  et  sens  en  la  lisant  les  dou- 
loureuses incisions  que  vous  avez  souffertes,  et 
qui  ont  abouti  à  vous  tirer  du  tuf  du  bout  des 
doigts.  Voilà,  je  l'avoue,  une  manière  d'esca- 
moter dont  je  n'avois  pas  l'idée.  Comment  peut- 
on  avoir  du  tuf  dans  le  bout  des  doigts?  Cela 
me  passe,  et  j'aimerois  autant,  pour  la  vrai- 
semblance, l'histoire  do  cet  homme  qui  vomis- 


77G 


CORRESPONDANCE. 


soit  des  canifs  et  des  écritoires.  Mais  enfin  ,  là 
où  le  vrai  parle,  la  vraisemblance  doit  se  taire, 
^  et  puisqu'il  faut  convenir  qu'il  peut  y  avoir  du 
tuf  là  où  il  s'en  (rouve,  je  suis  toujours  fort 
aise  que  vous  soyez  délivré  de  celui-là ,  et 
que  vos  douleurs  de  goutte  en  soient  sou- 
lagées. 

Vous  voulez  que  je  vous  parle  à  mon  tour  de 
ma  santé  :  j'ai  peu  de  chose  à  vous  en  dire. 
Mon  voyage  m'a  extrêmement  fatigué  par  la 
chaleur,  la  poussière,  et  la  voiture  ;  m«is,  che- 
min faisant ,  j'ai  vu  des  plantes  nouvelles  qui 
m'ont  amusé,  et  après  quelques  jours  de  repos 
me  voilà  prêta  repartir  demain  pour  aller  her- 
boriser sur  le  mont  Pila  avec  M.  le  gouverneur 
de  Bourgoin ,  et  quelques  autres  messieurs  à 
qui  je  tâche  de  persuader  qu'ils  aiment  la  bo- 
tanique, et  qui  en  effet  y  ont  fait  quelques 
progrès.  Notre  pèlerinage  doit  être  de  sept  ou 
huit  jours,  et  toujours  pédeslre,  comme  celui 
que  nous  fîmes  ensemble  à  Bionne.  La  pre- 
mière journée  d'ici  à  Vienne  est  trop  forte  pour 
moi,  qui  d'ailleurs  ne  me  sens  pas  extrême- 
ment bien  ,  et  il  faut  que  je  compte  beaucoup 
sur  le  bien  que  me  font  ordinairement  les  voya- 
ges pédestres,  pour  ne  pas  renoncer  à  celui-là. 
Mais,  après  avoir  mis  la  partie  en  train,  la 
rompre  seroit  à  moi  de  mauvaise  grâce,  et 
j'aime  mieux  courir  quelques  risques  que  pa- 
roîire  trop  inconstant.  Je  compte  à  mon  retour 
trouver  ici  de  vos  nouvelles,  et  apprendre  que 
votre  singulière  opération  vous  a  en  effet  déli- 
vré d'une  attaque  de  goutte,  comme  vous  l'a- 
vez espéré. 

Votre  Haller  me  fait  toujours  grand  plaisir, 
mais  je  le  trouve  toujours  plus  rempli  de  fautes 
d'impression.  La  moitié  des  phrases  de  Linnœus 
qu'il  ci  te  sont  estropiées,  et  un  très-grand  nom- 
bre de  chiffres  des  tables  et  citations  sont  faux, 
de  sorte  qu'on  ne  sait  presque  où  aller  cher- 
cher tout  qu'il  indique;  j'ai  vu  peu  de  livres 
aussi  considérables  imprimés  si  négligemment. 
Le  catalogue  de  M.  Gagnebin  est  exact,  net, 
mais  sans  ordre  ,  de  sorte  qu'on  ne  sait  com- 
ment y  chercher  la  plante  dont  on  a  besoin. 
Au  reste,  l'un  et  l'autre  de  ces  deux  ouvrages 
peut  donner  des  instructions  utiles,  dont  je  pro- 
fite de  mon  mieux  en  pensant  à  vous.  Quand 
je  serai  revenu  do  Pila  (si  j'en  reviens  heureu- 
sement) ,  je  vous  marquerai  ce  que  j'y  aurai 


trouvé  de  plus  ou  de  moins  que  dans  le  cata- 
logue de  M.  Gagnebin. 


A  MADAME  noUSSEAU  f). 

Monquio,  ce  samedi  12  août  1769. 

Depuis  vingt-six  ans  ,  ma  chère  amie ,  que 
notre  union  dure,  je  n'ai  cherché  mon  bon- 
heur que  dans  le  vôtre  ;  je  ne  me  suis  occupé 
qu'à  tâcher  de  vous  rendre  heureuse  ;  et  vous 
avez  vu  parce  que  j'ai  fait  en  dernier  lieu,  sans 
m'y  être  engagé  jamais ,  que  votre  honneur  et 
votre  bonheur  ne  m'étoient  pas  moins  chers 
l'un  que  l'autre.  Je  m'aperçois  avec  douleur 
que  le  succès  ne  répond  pas  à  mes  soins,  et 
qu'ils  ne  vous  sont  pas  aussi  doux  à  recevoir 
qu'il  me  l'est  de  vous  les  rendre.  Je  sais  que  les 
sentimensde  droiture  etd'honneuravec  lesquels 
vous  êtes  née  ne  s'altéreront  jamais  en  vous; 
mais  quant  à  ceux  de  tendresse  et  d'attache- 
ment, qui  jadis  étoient  réciproques,  je  sens 
qu'ils  n'existent  plus  que  de  mon  côté.  Ma  chère 
amie  ,  non-seulement  vous  avez  cessé  de  vous 
plaire  avec  moi,  mais  il  faut  que  vous  preniez 
beaucoup  sur  vous  pour  y  rester  quelques  mo- 
mens  par  complaisance.  Vous  êtes  à  votre  aise 
avec  tout  le  monde  hors  avec  moi  ;  tous  ceux 
qui  vous  entourent  sont  dans  vos  secrets  ex- 
cepté moi,  et  votre  seul  véritable  ami  est  le  seul 
exclu  de  votre  confidence.  Je  ne  vous  parle  point 
de  beaucoup  d'autres  choses.  Il  faut  prendre 
nos  amis  avec  leursdéfauts,  et  je  dois  vous  pas- 
ser les  vôtres  comme  vous  me  passez  les  miens. 
Si  vous  étiez  heureuse  avec  moi,  je  serois  con- 
tent; mais  je  vois  clairement  que  vous  ne  l'êtes 
pas,  et  voilà  ce  qui  me  déchire.  Si  je  pouvois 
faire  mieux  pour  y  contribuer  je  le  ferois  et  je 
me  tairois  ;  mais  cela  n'est  pas  possible.  Je  n'ai 
rien  omis  de  ce  que  j'ai  cru  pouvoir  contribuer 
à  votre  félicité;  je  ne  saurois  faire  davantage, 
quelque  ardent  désir  que  j'en  aie.  En  nous  unis- 
sant, j'ai  fait  mes  conditions  ;  vous  y  avez  con- 
senti ,  je  les  ai  remplies.  Il  n'y  avoit  qu'un 
tendre  attachement  de  votre  part  qui  pût  m'en- 
gager  à  les  passer  et  à  n'écouter  que  notre 

(*)  Voyez  sur  cette  lettre,  publiée  pour  la  première  fois  dans 
le  recueil  donné  par  Du  Peyrou  en  1790,  et  du  vivant  même 
de  celle  à  qui  elle  est  adressée,  l'AppeudiGe  aux  Confessions, 
tome  I'.  page  357.  G.  r. 


ANNÉE  1769. 


777 


amour  au  péril  de  ma  vie  cl  de  ma  santé.  Con- 
venez, ma  chère  amie,  que  vous  éloigner  de 
moi  n'est  pas  le  moyen  de  me  rapprocher  de 
vous  :  c'étoit  pourtant  mon  intention,  je  vous 
le  jure;  mais  votre  refroidissement  m'a  re- 
tenu, et  des  agaceries  ne  suffisent  pas  pour 
m'atlirer  lorsque  le  cœur  me  repousse.  En  ce 
moment  même  où  je  vous  écris,  navré  de  dé- 
tresse et  d'affliction,  je  n'ai  pas  de  désir  plus 
vif  et  plus  vrai  que  celui  de  finir  mes  jours  avec 
vous  dans  l'union  la  plus  parfaite,  et  de  n'avoir 
plus  qu'un  lit  lorsque  nous  n'aurons  plus  qu'une 
âme. 

Rien  ne  plaît,  rien  n'agrée  de  la  part  de  quel- 
qu'un qu'on  n'aime  pas.  Voilà  pourquoi,  de 
quelque  façon  que  je  m'y  prenne,  tous  mes 
soins,  tous  mes  efforts  auprès  de  vous  sont  in- 
suffisans.  Le  cœur,  ma  chère  amie,  ne  se  com- 
mande pas,  et  ce  mal  est  sans  remède.  Cepen- 
dant, quelque  passion  que  j'aie  de  vous  voir 
heureuse  à  quelque  prix  que  ce  soit,  je  n'aurois 
jamais  songé  à  m'éloigner  de  vous  pour  cela,  si 
vous  n'eussiez  été  la  première  à  m'en  faire  la 
proposition.  Je  sais  bien  qu'il  ne  faut  pas  don- 
ner trop  de  poids  à  ce  qui  se  dit  dans  la  chaleur 
d'une  querelle;  mais  vous  êtes  revenue  Irop 
souvent  sur  cette  idée  pour  qu'elle  n'ait  pas  fait 
sur  vous  quelque  impression.  Vous  connoissoz 
mon  sort,  il  est  (el  qu'on  n'oseroit  pas  mémo  le 
décrire,  parce  qu'on  n'y  sauroit  ajouter  foi.  Je 
n'avois,  chère  amie,  qu'une  seule  consolation, 
mais  bien  douce,  c'étoit  d'épancher  mon  cœur 
dans  le  tien  ;  quand  j'avois  parlé  de  mes  peines 
avec  toi  elles  éioient  soulagées;  et,  quand  tu 
m'avois  plaint,  je  ne  me  trouvois  plus  à  plain- 
dre. Il  est  sûr  que,  ne  trouvant  plus  que  des 
cœurs  fermés  ou  faux,  toute  ma  ressource, 
toute  ma  confiance  est  en  toi  seule;  le  mien  ne 
peut  vivre  sans  s'épancher,  et  ne  peut  s'épan- 
cher qu'avec  toi.  Il  est  sûr  que,  si  tu  me  man- 
ques et  que  je  sois  réduit  à  vivre  absolument 
seul,  cela  m'est  impossible,  et  je  suis  un  homme 
mort.  Mais  je  mourrois  cent  fois  plus  cruelle- 
ment encore,  si  nous  continuions  de  vivre  en- 
semble en  mésintelligence,  cl  que  la  confiance 
et  l'amitié  s  éteignissent  entre  nous.  Ah,  mon 
enfant  I  à  Dieu  ne  plaise  que  je  sois  réservé  à 
ce  comble  de  misère!  Il  vaut  mieux  cent  fois 
cesser  de  se  voir,  s'aimer  encore,  et  se  regret- 
lîr  quelquefois.  Quelque  sacrifice  qu'il  faille 


de  ma  part  pour  te  rendre  heureuse,  sois-lo 
à  quelque  prix  que  ce  soit,  et  je  suis  content. 

Je  te  conjure  donc,  ma  chère  femme,  de  bien 
rentrer  en  toi-même,  de  bien  sonder  ton  cœur, 
et  de  bien  examiner  s'il  ne  seroit  pas  mieux 
pour  l'un  et  pour  l'autre  que  tu  suivisses  ton 
projet  de  te  mettre  en  pension  dans  une  com- 
munauté pour  t'é[)argner  les  désagrémens  de 
mon  humeur,  et  à  moi  ceux  de  ta  froideur  ;  car, 
dans  l'état  présent  des  choses,  il  est  impossible 
que  nous  trouvions  notre  bonheur  l'un  avec 
l'autre  :  je  ne  puis  rien  changer  en  moi,  et 
j'ai  peur  que  tu  ne  puisses  rien  changer  en  toi 
non  plus.  Je  te  laisse  parfaitement  libre  de 
choisir  ton  asile  et  d'en  changer  sitôt  que  cela 
te  conviendra.  Tu  n'y  manqueras  de  rien,  j'au- 
rai soin  de  loi  plus  que  de  moi-même;  et  sitôt 
que  nos  cœurs  nous  feront  mieux  sentir  com- 
bien nous  étions  nés  l'un  pour  l'autre,  et  lo 
vrai  besoin  de  nous  réunir,  nous  le  ferons  pour 
vivre  en  paix  el  nous  rendre  heureux  mutuel- 
lement jusqu'au  tombeau.  Je  n'endurerois  pas 
l'idé'i  d'une  séparation  éternelle  ;  je  n'en  veux 
qu'une  qui  nous  serve  à  tous  deux  de  leçon  ; 
je  ne  l'exige  point  même,  je  ne  l'impose  point; 
je  crains  seulement  qu'elle  ne  soit  devenue  né- 
cessaire. Je  t'en  laisse  le  juge  et  je  m'en  rap- 
portée ta  décision.  I>a  seule  chose  que  j'exige, 
si  nous  en  venons  là,  c'est  que  le  parti  que  tu 
jugeras  à  propos  de  prendre  se  prenne  de  con- 
cert entre  nous  :  je  te  promets  de  me  prêter 
là-dessus  en  tout  à  ta  volonté,  autant  qu'elle 
sera  raisonnable  et  juste,  sans  humeur  de  ma 
part  et  sans  chicane.  Mais  quant  au  parti  que  tu 
voulois  prendre  dans  ta  colère  de  me  quitter  et 
de  t'éclipser  sans  que  je  m'en  mêlasse  et  sans 
que  je  susse  même  où  tu  voudrois  aller,  je  n'y 
consentirai  de  ma  vie,  parce  qu'il  seroit  hon- 
teux el  déshonorant  pour  l'un  et  pour  l'autre, 
et  contraire  à  tous  nos  engagemens. 

Je  vous  laisse  le  temps  do  bien  peser  toutes 
choses.  Réfléchissez  pendant  mon  absence  au 
sujet  de  cette  lettre.  Pensez  à  ce  que  vous  vous 
devez,  à  ce  que  vous  me  devez,  à  ce  que 
nous  sommes  depuis  long-temps  l'un  à  l'autre, 
et  à  ce  que  nous  devons  être  jusqu'à  la  fin  de 
nos  jours,  dont  la  plus  grande  et  la  plus  belle 
partie  est  passée,  et  dont  il  ne  nous  reste  que  ce 
qu'il  faut  pour  couronner  une  vie  infortunée, 
mais  innocente,  honnête  et  vertueuse,  par  une 


778 


CORRESPONDANCE. 


fin  qui  l'honore  et  nous  assure  un  bonheur  du- 
rable. Nous  avons  des  fautes  à  pleurer  et  à  ex- 
pier ;  mais,  grâces  au  ciel ,  nous  n'avons  à  nous 
reprocher  ni  noirceurs  ni  crimes  :  n'effaçons 
pas  par  l'imprudence  de  nos  derniers  jours  la 
douceur  et  la  pureté  de  ceux  que  nous  avons 
passés  ensemble. 

Je  ne  vais  pas  faire  un  voyage  bien  long  ni 
bien  périlleux  ;  cependant  la  nature  dispose  de 
nous  au  moment  que  nous  y  pensons  le  moins. 
Vous  connoissez  trop  mes  vrais  sentimens  pour 
craindre  qu'à  quelque  degré  que  mes  malheurs 
puissent  aller,  je  sois  homme  à  disposer  jamais 
de  ma  vie  avant  le  temps  que  la  nature  ou  les 
hommes  auront  marqué.  Si  quelque  accident 
doit  terminer  ma  carrière,  soyez  bien  sûre, 
quoi  qu'on  puisse  dire,  que  ma  volonté  n'y  aura 
pas  eu  la  moindre  part.  J'espère  me  retrouver 
en  bonne  sanié  dans  vos  bras,  d'ici  à  quinze 
jours  au  plus  tard  ;  mais  s'il  en  étoit  autrement, 
et  que  notis  n'eussions  pas  le  bonheur  de  nous 
revoir,  souvenez-vous  en  pareil  cas  do  l'homme 
dont  vous  êtes  la  veuve,  et  d'honorer  sa  mé- 
moire en  vous  honorant.  Tirez-vous  d'ici  le 
plus  tôt  que  vous  pourrez.  Qu'aucun  moine  ne 
se  mêle  de  vous  ni  de  vos  affaires  en  quelque 
façon  que  ce  soit.  Je  ne  vous  dis  point  ceci  par 
jalousie,  et  je  suis  bien  convaincu  qu'ils  n'en 
veulenlpointàvotrepersonne;  mais,  n'importe, 
profitez  de  cet  avis,  ou  soyez  sûre  de  n'attirer 
que  déshonneur  et  calamité  sur  le  reste  de 
votre  vié7  Adressez-vous  à  M.  de  Saint-Germain 
pour  sortir  d'ici;  tâchez  d'endurer  l'air  mépri- 
sant de  sa  femme  par  la  certitude  que  vous  ne 
l'avez  pas  mérité.  Cherchez  à  Paris,  à  Orléans 
ou  à  Blois,  une  communauté  qui  vous  con- 
vienne, et  tâchez  d'y  vivre,  plutôt  que  seule 
dans  une  chambre.  Ne  comptez  sur  aucun  ami  ; 
vous  n'en  avez  point  ni  moi  non  plus,  soyez-en 
sûre;  mais  comptez  sur  les  honnêtes  gens,  et 
soyez  sûre  que  la  bonté  de  cœur  et  l'équité 
d'un  honnête  homme  vaut  cent  fois  mieux  que 
l'amitié  d'un  coquin.  C'est  à  ce  titre  d'honnête 
hommequevouspouvez  donner  votre  confiance 
au  seul  homme  de  lettres  que  vous  savez  que  je 
liens  pour  tel  (*).  Ce  n'est  pas  un  ami  chaud, 
mais  c'est  un  homme  droit  qui  ne  vous  trom- 
pera pas,  et  qui  n'insultera  pas  ma  mémoire, 


(•)  Duclos,  mort  en  1772. 


G.  P. 


parce  qu'il  m'a  bien  connu  et  qu  il  est  juste; 
mais  il  ne  se  compromettra  pas,  et  je  ne  désire 
pas  qu'il  se  compromette.  Laissez  tranquille- 
ment exécuter  les  complots  faits  contre  votre 
mari;  ne  vous  tourmentez  point  à  justifier  sa 
mémoire  outragée;  contentez-vous  de  rendre 
honneur  à  la  vérité  dans  l'occasion,  et  laissez 
la  Providence  et  le  temps  faire  leur  œuvre; 
cette  œuvre  se  fera  tôt  ou  tard.  Ne  vous  rap- 
prochez plus  des  grands;  n'acceptez  aucune  de 
leurs  offres,  encore  moins  de  celles  des  gens 
de  lettres.  J'exclus  nommément  toutes  les  fem- 
mes qui  se  sont  dites  mes  amies.  J'excepte  ma- 
dame Dupin  et  madame  de  Chenonceaux;  l'une 
et  l'autre  sont  sûres  à  mon  égard  et  incapables 
de  trahison.  Parlez-leur  quelquefois  de  mes 
sentimens  pour  elles;  ils  vous  sont  connus. 
Vous  aurez  assez  de  quoi  vivre  indépendante 
avec  les  secours  que  M.  Du  Pcyrou  a  dessein  de 
vous  donner,  et  qu'il  vous  doit  puisqu'il  en  a 
reçu  l'argent.  Si  vous  aimez  mieux  vivre  seule 
chez  vous  que  chez  des  religieuses,  vous  le  pou- 
vez; mais  ne  vous  laissez  pas  subjuguer,  ne 
vous  livrez  pas^à  vos  voisines,  et  ne  vous  fiez 
pas  aux  gens  avant  de  les  connoître.  Je  finis  ma 
leitresi  à  la  hâte  que  je  ne  sais  plus  ce  que  je  dis. 
Adieu,  chère  amie  de  mon  cœur  ;  à  vous  revoir; 
et,  si  nous  ne  nous  revoyons  pas,  souvenez- 
vous  toujours  du  seul  ami  véritable  que  vous 
ayez  eu  et  que  vous  aurez  jamais.  Je  ne  me  si- 
gnerai pas  Renou,  puisque  ce  nom  fut  fatal  à 
votre  tendresse;  mais,  pour  ce  moment,  j'en 
veux  reprendre  un  que  votre  cœur  ne  sauroit 
oublier. 

J.  J.  Rousseau. 


A   M.    LàLUUD. 

Monquiii,  27  août  «769. 

Un  voyage  de  botanique,  monsieur,  que  j'ai 
fait  au  mont  Pila  presque  en  arrivant  ici,  m'a 
privé  du  plaisir  de  vous  répondre  aussitôt  que 
je  l'aurois  dû.  Ce  voyage  a  été  désastreux,  tou- 
jours de  la  pluie  ;  j'ai  trouvé  peu  de  plantes,  et 
j'ai  perdu  mon  chien,  blessé  par  un  autre  et 
fugitif  .  je  le  croyois  mort  dans  les  bois  de  sa 
blessure,  quand  à  mon  retour  je  l'ai  trouvé  ici 
bien  portant,  sans  que  je  puisse  imaginer  com- 
ment il  a  pu  faire  douze  lieues  et  repasser  le 


ANNÉE  1769. 


770 


Rhône  dans  l'éial  où  il  éloit.  Vous  avez,  mon- 
sieur, la  douceur  do  revoir  vos  pénales  el  de 
vivre  au  milieu  do  vos  amis.  Je  prendrois  pari 
à  ce  bonheur  en  vous  en  voyant  jouir,  mais  je 
doute  que  le  ciel  me  destine  à  ce  partage.  J'ai 
trouvé  madame  Renou  en  assez  bonne  santé  : 
elle  vous  remercie  de  votre  souvenir,  et  vous 
salue  de  tout  son  cœur.  J'en  fais  de  même,  étant 
forcé  d'être  bref  à  cause  du  soin  que  deman- 
dent quelques  plantes  que  j'ai  rapportées,  et 
quelques  graines  que  je  desiinois  à  madame  de 
Portiand,  le  tout  étant  arrivé  ici  à  demi  pourri 
par  la  pluie.  Je  voudrois  du  moins  en  sauver 
quelque  chose  pour  n'avoir  pas  perdu  tout-à- 
fait  mon  voyage,  et  la  peine  que  j'ai  prise  à  les 
recueillir.  Adieu,  mon  cher  AI.  Laliaud  ;  con- 
servez-vous, et  vivez  content. 


A  H.   MOULTOU. 

Monquin,  le  8  septembre  1769. 

Sans  une  foulure  à  la  main  ,  cher  Moultou, 
qui  me  fait  souffrir  depuis  plusieurs  jours,  je 
me  livrerois  à  mon  aise  au  plaisir  de  causer  avec 
vous;  mais  je  ne  désespère  pas  d'en  trouver 
une  occasion  plus  commode  :  en  attendant,  re- 
cevez mon  remercîment  de  votre  bon  souvenir, 
el  de  celui  de  madame  Moultou,  dont  je  me 
consolerai  difficilement  d'avoir  été  si  près  sans 
la  voir.  Je  veux  croire  qu'elle  a  quelque  part 
au  plaisir  que  vous  m'avez  fait  de  m'amener 
votre  fils,  et  cela  m'a  rendu  plus  touchante  la 
vue  de  cet  aimable  enfant.  Je  suis  fort  aise  qu'il 
soit  un  peu  jaloux,  dans  ce  qu'il  fait ,  de  mon 
approbation  :  il  lui  est  toujours  aisé  de  s'en  as- 
surer par  la  vôtre  ;  car  sur  ce  point,  comme  sur 
beaucoup  d'autres,  nous  ne  saurions  penser 
différemment  vous  elmoi. 

Je  ne  suis  pointsurprisdeceque  vousme  mar- 
quez des  dispositionssecrètes  des  gens  qui  vous 
entourent  :  il  y  a  long-iempsqu'ils  ont  changé  le 
patriotisme  en  égoïsine,et  l'amour  prétendu  du 
bien  public  n'est  plus  dans  leurs  cœurs  que  la 
haine  des  partis.  Garantissez  le  vôlre,  ô  cher 
Moultou,  de  ce  sentiment  pénible  qui  donne 
toujours  plus  de  tourment  que  de  jouissance, 
et  qui,  lors  même  qu'il  l'assouvit,  venge  dans 
le  cœur  de  celui  qui  l'éprouve  le  mal  qu'il  fait 
à  son  ennemi.  Paradis  aux  bicnfaisans,  disoit 


sans  cesse  le  bon  abbé  de  Sainl-Pierrc,  voilà 
un  paradis  que  les  méchans  ne  peuvent  ôter  à 
personne,  et  qu'ils  se  donneroient,  s'ils  en  con- 
noissoient  le  prix. 
Adieu,  cher  Moultou,  je  vous  embrasse. 


A    H.   DU   PEYROU. 

UoDquin,  le  16  septembre  1769. 

Je  n'aurois  pas  attendu,  mon  cher  hôte, 
votre  lettre  du  5  septembre  pour  répondre  à 
celle  du  6  août,  si  à  mon  retour  du  mont  Pila 
je  ne  me  fusse  foulé  la  main  droite  par  une 
chute  qui  m'en  a  pendant  quelque  temps  gêné 
l'usage.  Je  suis  bien  charmé  de  n'apprendre 
votreaccès  de  gouitequ'à  votre  convalescence; 
c'est  une  grande  consolation, quand  on  souffre, 
d'attendre  ensuite  de  longs  intervalles,  durant, 
lesquels  on  ne  souffrira  plus  ;  et  je  ne  suis  pas 
surpris  que  les  tendres  soins  de  votre  aimable 
Henriette  fassent  une  assez  grande  diversion  à 
vos  souffrances  pour  vous  les  laisser  beaucoup 
moins  sentir.  Vous  devez  vous  trouver  trop 
heureux  de  gagner  à  son  service  des  accès  de 
goutte  dans  lesquels  vous  êtes  servi  par  ses 
mains.  Vous  êtes  assurément  bien  faits,  l'un 
pour  donner,  l'autre  pour  sentir  tout  le  prix 
des  soins  du  plus  pur  zèle  et  de  la  plus  tendre 
amitié;  mais  cependant,  aux   charmes  près 
qu'elle  seule  y  peut  ajouter,  des  soins  de  celte 
espèce  ne  doivent  pas  être  absolument  nou- 
veaux pour  vous.  Je  suis  plus  que  flatté,  je  suis 
touchéqu'ellesesouvienneavecplaisirde  notre 
ancienne  connoissance.  J'aurois  été  trop  heu- 
reux de  pouvoir  la  cultiver  :  mais  les  attache- 
mens  fondés  sur  l'estime,  tels  que  celui  que 
j'ai  conçu  pour  elle,  n'ont  pas  besoin  de  l'ha- 
bitude de  se  voir  pour  s'entretenir  et  se  ren- 
forcer. Fùt-elle  beaucoup  moins  aimable,  les 
respectables  devoirs  qu'elle  remplit  si  bien  près 
de  vous  la  rendent  trop  estimable  à  tout  le 
monde  pour  ne  la  pas  rendre  chère  aux  hon- 
nêtes gens,  ei  surtout  à  vos  amis.  A  l'égard  des 
échecs,  malgré  tout  ce  que  vous  me  dites  de 
son  habileté,  vousme  permettrezde  douter  que 
ce  soit  le  jeu  au  quel  elle  joue  le  mieux  ;  et,  si 
jamaisj'ai  le  plaisir  de  faire  une  partie  avec  elle, 
je  lui  dirai,  et  de  bien  bon  cœur,  ce  que  je  di- 


780 


CORRESPONDANCE. 


sois  jadis  à  un  grand  prince  (*)  :  «  Je  vous  ho- 
»  iiore  trop  pour  ne  pas  gagner  toujours.  » 

Vous  aviez  grande  raison ,  mon  cher  hôte, 
d'attendre  la  relation  de  mon  herborisation  de 
Pila,  car  parmi  les  plaisirsde  la  faire,jecomptois 
pour  beaucoup  celui  de  vous  la  décrire;  mais 
les  premiers  ayant  manqué,  me  laissent  peu  de 
quoi  fournira  l'autre.  Je  partis  à  pied  avec  trois 
messieurs,  dont  un  médecin,  qui  faisoieni  sem- 
blant d'aimer  la  botanique,  et  qui,  désirant 
me  cajoler,  je  ne  sais  pourquoi,  s'imaginèrent 
qu'il  n'y  avoit  rien  de  mieux  pour  cela  que  de 
me  faire  bien  des  façons  :  jugez  comment  cela 
s'assortit,  non-seulement  avec  mon  humeur, 
mais  avec  l'aisance  et  la  gaîté  des  voyages  pé- 
destres. Ils  m'ont  trouvé  très-maussade;  je  le 
crois  bien  :  ils  ne  disent  pas  que  c'est  eux  qui 
m'ont  rendu  tel.  11  me  semble  que,  malgré  la 
pluie,  nous  n'étions  point  maussades  à  Brot  ni 
les  uns  ni  les  autres  ;  premier  article.  Le  se- 
cond est  que  nous  avons  eu  mauvais  temps  pres- 
que durant  toute  la  route,  ce  qui  n'amuse  pas 
quand  on  ne  veut  qu'herboriser,  et  que,  faute 
d'une  certaine  intimité,  l'on  n'a  que  cela  pour 
point  de  ralliement  et  pour  ressource.  Le  troi- 
sième est  que  nous  avons  trouvé  sur  la  mon- 
tagne un  très-mauvais  gîte;  pour  lit,  du  foin 
ressuant  et  tout  mouillé,  hors  un  seul  matelas 
rembourré  de  puces,  dont,  comme  étant  le 
Sancho  de  la  troupe,  j'ai  été  pompeusement 
gratifié.  Le  quatrième,  des  accidens  de  toute 
espèce  :  un  de  nos  messieurs  a  été  mordu  d'un 
chien  sur  la  montagne;  Sultan  a  été  demi-mas- 
sacré  par  un  autre  chien  :  il  a  disparu;  je  l'ai  cru 
mort  de  ses  blessures  ou  mangé  du  loup;  et, 
ce  qui  me  confond ,  est  qu'à  mon  retour  ici  je 
l'ai  trouvé  tranquille  et  parfaitement  guéri, 
sans  que  je  puisse  imaginer  comment,  dans 
l'état  où  il  étoit,  il  a  pu  faire  douze  grandes 
lieues  et  surtout  repasser  le  Rhône,  qui  n'est 
pas  un  petit  ruisseau,  comme  disoit  du  Rhin 
M.deChazeron.Lecinquièmearticle,et  lepire, 
est  que  nous  n'avons  presque  rien  trouvé,  étant 
allés  trop  tard  pour  les  fleurs,  trop  tôt  pour 
les  graines,  et  n'ayant  eu  nul  guide  pour  trou- 
ver les  bons  endroits;  ajoutez  que  la  montagne 
est  fort  triste,  inculte,  déserte  et  n'a  rien  de  l'ad- 
mirable variété  des  montagnesde  Suisse.  Si  vous 
n'étiezpasredevenuunprofane,je  vous  fcrois  ici 

(*)  Le  prince  de  Çouti. 


rénumération  denotremaigrecollection;jevou8 
parleroisdumewwî,  de  l'oreille  d'ours,  du  do- 
ronic,  de  la  bi&torte,A\x  napel,  du  thymelœa,  etc. 
iMais  j'espère  que  quand  M.  d'Escherny,  qui  a 
appris  la  botanique  en  trois  jours,  sera  près  de 
vous,  il  vous  expliquera  tout  cela.  Parmi  toutes 
cesplantes  alpines  très-communes,  j'en  ai  trouvé 
trois  plus  curieuses  qui  m'ont  fait  grand  plaisir  : 
luneest  Vonagra  [œnothera  biennis,  Linn.),  que 
j'ai  trouvée  au  bord  du  Rhône,  et  que  j'avois 
déjà  trouvée  à  mon  voyage  de  Nevers  au  bord 
de  la  Loire  ;  la  seconde  est  le  laiteron  bleu  des 
Alpes  {sonchus  alpinus),  qui  m'a  fait  d'autant 
plus  de  plaisir  que  j'ai  eu  peine  à  le  déterminer, 
m'obstinant  à  le  prendre  pour  une  laitue;  la 
troisième  est  le  lichen  islandicus,  que  j'ai  d'a- 
bord reconnu  aux  poils  courts  qui  bordent  ses 
feuilles.  Je  vous  ennuie  avec  mon  pédant  étala- 
ge :  mais  si  votre  Henriette  prenoit  du  goût  pour 
les  plantes,  comme  mon  foin  se  transforme- 
roit  bien  vite  en  fleurs!  11  faudroit  bien  alors, 
malgré  vous  et  vos  dents^  que  vous  devinssiez 
botaniste. 


>   M.  L.  c.  D.  L. 

MonquiD,  le  10  octobre  1769. 

Me  voici ,  monsieur,  en  vous  répondant, 
dans  une  situation  bien  bizarre ,  sachant  bien 
à  qui,  mais  non  pas  à  quoi  :  non  que  tout  ce 
que  vous  écrivez  ne  mérite  bien  qu'on  s'en  sou- 
vienne ;  mais  parce  que  je  ne  me  souviens  plus 
de  rien.  J'avois  mis  à  part  votre  lettre  pour  y 
répondre,  et,  après  avoir  vingt  fois  renversé  ma 
chambre  et  tous  les  fatras  qui  la  remplissent, 
je  n'ai  pu  parvenir  à  retrouver  cette  lettre  : 
toutefois  je  n'en  veux  pas  avoir  le  démenti,  ni 
que  mon  étourderie  me  prive  du  plaisir  de 
vous  écrire.  Ce  ne  sera  pas,  si  vous  voulez,  une 
réponse;  ce  sera  un  bavardage  de  rencontre, 
pour  avoir,  aux  dépens  de  votre  patience,  l'a- 
vantage de  causer  un  moment  avec  vous. 

Vous  me  parliez,  monsieur,  du  nouveau-né, 
dont  je  vous  fais  mes  bien  cordiales  félicita- 
tions ;  voilà  vos  pertes  réparées  ;  que  vous  êtes 
heureux  de  voir  les  plaisirs  paternels  se  mul- 
tiplier autour  de  vous  1  Je  vous  le  dis,  et  bien 
du  fond  de  mon  cœur,  quiconque  a  le  bonheur 
de  pouvoir  remplir  des  soins  si  chers  trouve 
chez  lui  des  plaisirs  plus  vrais  que  tous  ceux  du 


ANNÉE  1769. 


781 


monrie,  cl  les  plus  douces  consolations  dans 
l'adversité.  Heureux  qui  peul  élever  ses  enfans 
sous  ses  yeux  I  Je  plains  un  père  de  famille 
obli{ïé  d'aller  chercher  au  loin  la  fortune; 
car  pour  le  vrai  bonheur  de  la  vie,  il  en  a  la 
source  auprès  de  lui. 

Vous  me  parliez  du  logement  auquel  vous 
aviez  eu  la  bonté  de  son{;er  pour  moi.  Vous 
avez  bien ,  monsieur,  tout  ce  qu  il  faut  pour 
ne  pas  me  laisser  renoncer  sans  regret  à  I  es- 
poir d'être  votre  voisin  :  et  pourquoi  y  renon- 
cer? qu'est-ce  qui  empôcheroit  que,  dans  une 
saison  plus  douce,  je  n'allasse  vous  voir,  et 
voir  avec  vous  les  habitations  qui  pourroient 
me  convenir?  S  il  s'en  trouvoit  une  assez  voi- 
sine de  la  vôtre  pour  me  procurer  l'agrément 
de  votre  société,  il  y  auroit  là  de  quoi  racheter 
bien  des  inconvéniens,  et,  pourvu  que  je  trou- 
vasse à  peu  près  le  plus  nécessaire,  de  quoi 
me  consoler  de  navoir  pas  ce  qui  le  seroii 
moins. 

Vous  me  parliez  de  littérature,  et  précisé- 
ment cet  article,  le  plus  plein  de  choses  et  le 
plus  digne  d'être  retenu,  est  celui  que  j'ai  tota- 
lement oublié.  Ce  sujet  qui  ne  me  rappelle  que 
des  idées  tristes,  et  que  l'instinct  éloigne  de  ma 
mémoire,  a  fait  tort  à  l'esprit  avec  lequel  vous 
l'avez  traité  :  je  me  suis  souvenu  seulement 
que  vous  étiez  très-aimable,  même  en  traitant 
un  sujet  que  je  n'aimois  plus. 

Vous  me  parliez  de  botanique  et  d'herbori- 
sations. C'est  un  objet  sur  lequel  il  me  reste  un 
peu  plus  de  mémoire  ;  encore  ai-je  grand'peur 
que  bientôt  elle  ne  s'en  aille  de  même  avec  le 
goût  de  la  chose,  et  qu'on  ne  parvienne  à  me 
rendre  désagréable  jusqu'à  cet  innocent  amu- 
sement. Quelque  ignorant  que  je  sois  en  bota- 
nique, je  ne  le  suis  pas  au  point  d'aller,  comme 
on  vous  l'a  dit,  chercher  en  Europe  une  plante 
qui  empoisonne  par  son  odeur;  et  je  pense,  au 
contraire,  qu'il  y  a  beaucoup  à  rabattre  des 
qualités  prodigieuses,  tant  en  bien  qu'en  mal, 
que  l'ignorance,  la  charlatanerie,  la  crédulité, 
et  quelquefois  la  méchanceté  prêtent  aux  plan- 
tes, et  qui,  bien  examinées,  se  réduisent  pour 
l'ordinaire  à  très-peu  de  chose,  souvent  tout  à- 
fait  à  rien.  J'allois  à  Pila  faire  avec  trois  mes- 
sieurs, qui  faisoient  semblant  d'aimer  la  bota- 
nique, une  herborisation  dont  le  principal  objet 
étoit  un  commencement  d'herbier  pour  l'un 


des  trois,  à  qui  j'avois  lAché  d'inspirer  le  goût 
de  cette  douce  et  aimable  étude.  Tout  en  mar- 
chant, M.  le  médecin  M***  m'a[)pela  pour  me 
montrer,  disoit-il,  une  très-belle  ancolie.  Com- 
ment ,  monsieur,  une  ancolie  1  lui  dis-je  en 
voyant  sa  plante;  c  est  le  napel.  Là-dessus  je 
leur  racontai  les  fables  que  le  peuple  débite  en 
Suisse  sur  le  napel  ;  et  j'avoue  qu'en  avançant  et 
nous  trouvant  comme  ensevelis  dans  une  forêt 
de  napels,  je  crus  un  moment  sentir  un  peu 
de  mal  de  tête,  dont  je  reconnus  la  chimère 
et  ris  avec  ces  messieurs  presque  au  même 
instant. 

Mais  au  lieu  d'une  plante  à  laquelle  je  n'a- 
vois  pas  songé,  j'ai  vraiment  et  vainement 
cherché  à  Pila  une  fontaine  glaçante  qui  tuoit, 
à  ce  qu'on  nous  dit ,  quiconque  en  buvoit.  Je 
déclarai  que  j'en  voulois  faire  l'essai  sur  moi- 
même,  non  pas  pour  me  tuer,  je  vous  jure, 
mais  pour  désabuser  ces  pauvres  gens  sur  la 
foi  de  ceux  qui  se  plaisentàcalomnier  la  nature, 
craignant  jusqu'au  lait  de  leur  mère,  oi  no 
voyant  partout  que  les  périls  et  la  mort.  J'au- 
rois  bu  de  l'eau  de  cette  fontaine  comme 
M.  Storck  a  mangé  du  napel.  Mais  au  lieu  de 
cette  fontaine  homicide  qui  ne  s'est  point  trou- 
vée, nous  trouvâmes  une  fontaine  très-boime, 
très-fraîche,  dont  nous  bûmes  tous  avec  grand 
plaisir,  et  qui  ne  tua  personne. 

Au  reste,  mes  voyages  pédestres  ayant  été 
jusqu'ici  tous  très-gais,  faits  avec  des  cama- 
rades d'aussi  bonne  humeur  que  moi,  j'avois 
espéré  que  ce  seroit  ici  la  même  chose.  Je  vou- 
lus d'abord  bannir  toutes  les  petites  laçons  de 
ville  :  pour  mettre  en  train  ces  messieurs,  je 
leur  dis  des  canons  :  je  voulus  leur  en  appren- 
dre ;  je  m'imaginois  que  nous  allions  chanter, 
criailler,  folâtrer  toute  la  journée;  je  leur  fis 
même  une  chanson  (l'air  s'entend  )  que  je  no- 
tai ,  tout  en  marchant  par  la  pluie  ,  avec  des 
chiffres  de  mon  invention.  Mais  quand  ma 
chanson  fut  faite  il  n'en  fut  plus  question,  ni 
d'aniusemens ,  ni  de  gaîté  ,  ni  de  familiarité  ; 
voulant  être  badin  tout  seul,  jo  ne  me  trouvai 
que  grossier;  toujouis  le  grand  cérémonial,  et 
toujours  monsieur  don  Japhet  :  à  la  fin  je  me 
le  tins  pour  dit;  et,  m'amusant  avec  mes  plan- 
tes, je  laissai  ces  messieurs  s'amuser  à  me  faire 
des  façons.  Je  ne  sais  pas  trop  si  mes  longues 
rabâcherios  vous  amusent  :  je  sais  seulement 


78-2 


CORRESPONDANCE. 


que  si  je  les  prolongeois  encore,  elles  vous  en- 
iiuieroient  cerlainement  à  la  fin.  Voilà,  mon- 
sieur, Ihistoirc  exacte  de  ce  tant  célèbre  pèle- 
rinage ,  qui  court  déjà  les  quatre  coins  de  la 
France,  et  qui  remplira  bientôt  l'Europe  en- 
tière de  son  risible  fracas.  Je  vous  salue,  mon- 
sieur, et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A   M/^DAME   B. 


Monquin,  le  28  octobre  1769. 


Si  je  n'avois  été  garde-malade ,  madame, 
et  si  je  ne  l'étois  encore,  j'aurois  été  moins 
lent,  et  je  serois  moins  bref  à  vous  remercier 
du  plaisir  que  m'a  fait  votre  lettre,  et  du  désir 
que  j'ai  do  mériter  et  cultiver  la  correspon- 
dance que  vous  daignez  m'offrir.  Voire  carac- 
tère aimable  et  vos  bons  seniimens  m'étoient. 
déjà  assez  connus  pour  me  donner  du  regret 
de  n'avoir  pu  leur  rendre  mon  hommage  en 
personne  lorsque  je  fus  un  instant  votre  voisin. 
Maintenant  vous  m'offrez,  madame,  dans  la 
douceur  de  m'entretenir  quelquefois  avec  vous, 
un  dédommagement  dont  je  sens  déjà  le  prix, 
mais  qui  ne  peut  pourtant,  qu'à  l'aide  d'une 
imagination  qui  vous  cherche ,  suppléer  au 
charme  de  voir  animer  vos  yeux  et  vos  traits 
par  ces  sentimens  vivifians  et  honnêtes  dont 
votre  cœur  me  paroît  pénétré.  Ne  craignez 
point  que  le  mien  repousse  la  confiance  dont 
vous  voulez  bien  m'honorer,  et  dont  je  ne  suis 
pas  indigne. 

Adieu  ,  madame;  soyez  sûre,  je  vous  sup- 
plie, que  mon  cœur  répond  très-bien  au  vô- 
tre, et  que  c'est  pour  cela  que  ma  plume  n'a- 
joute rien. 

A   M.    DE   SAINT-GERMAIN 
A  Monquin,  le  mardi  31  octobre  1769. 

Il  me  reste,  monsieur,  un  seul  plaisir  dans 
la  vie ,  et  qui  m'est  aussi  doux  que  rare ,  celui 
de  voir  la  face  d'un  hormêie  homme.  Jugez  de 
l'empressement  avec  lequel  vous  serez  reçu 
quand  vous  voudrez  bien  faire  l'obligeante 
course  que  vous  me  promettez.  Les  cadeaux 
que  veut  me  faire  M ont  l'air  d'une  plaisan- 
terie. Je  vous  prie  de  vouloir  lui  faire  bien  des 


salutations  de  ma  part ,  quand  vous  lui  écri- 
rez. 

Permettez,  monsieur,  que  j'assure  ici  ma- 
dame de  Saint-Germain  de  mon  respect  ;  que 
je  vous  salue  et  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 


A   M.  DU   PEYROU. 


Uonquin,  le  f  S  novembre  1769. 


Vous  voilà ,  mon  cher  hôte ,  grâce  à  la  re- 
chute dont  vous  êtes  délivré ,  dans  un  de  ces 
intervalles  heureux  durant  lesquels,  n'entre- 
voyant que  de  loin  le  retour  des  atteintes  de 
goutte,  vous  pouvez  jouir  de  la  santé,  et  même 
la  prolonger;  et  je  suis  bien  sijr  que  le  plus 
doux  emploi  que  vous  en  pourrez  faire  sera  de 
rendre  la  vie  heureuse  à  cette  aimable  Hen- 
riette qui  verse  tant  de  douceurs  et  de  consola- 
tions dans  la  vôtre.  Les  détails  que  vous  me 
faites  de  la  manière  dont  vous  cultivez  le  fonds 
de  sentimens  et  de  raison  que  vous  avez  trouvé 
en  elle ,  me  font  juger  de  l'agrément  que  vous 
devez  trouver  dans  une  occupation  si  chérie, 
et  me  font  désirer  bien  des  fois  dans  la  journée 
d'avoir  la  douceur  d'en  être  le  témoin  :  mais 
appelé  par  de  grands  et  tristes  devoirs  à  des 
soins  plus  nécessaires,  je  ne  vois  aucune  appa- 
rence à  me  flatter  de  finir  mes  jours  auprès  de 
vous.  J'en  sens  le  désir,  je  l'exécuterois  même 
s'il  ne  tenoit  qu'à  ma  volonté  :  la  chose  n'est 
peut-être  pas  absolument  impossible  ;  mais  je 
suis  si  accoutumé  de  voir  tous  mes  vœux  écon- 
duits  en  toute  chose,  que  j'ai  tout-à-fait  cessé 
d'en  faire,  et  me  borne  à  tâcher  de  supporter 
le  reste  de  mon  sort  en  homme,  tel  qu'il  plaise 
au  ciel  de  me  l'envoyer. 

Ne  parlons  plus  de  botanique,  mon  cher 
hôte;  quoique  la  passion  que  j'avois  pour  elle 
n'ait  fait  qu'augmenter  jusqu'ici,  quoique  cette 
innocente  et  aimable  distraction  me  fût  bien 
nécessaire  dans  mon  état,  je  la  quitte,  il  le  faut; 
n'en  parlons  plus.  Depuis  que  j'ai  commencé 
de  m'en  occuper  j'ai  fait  une  assez  considérable 
collection  de  livres  de  botanique,  parmi  les- 
quels il  y  en  a  de  rares  et  de  recherchés  par  les 
botanophiles,  qui  peuvent  donner  quelque  prix 
à  cette  collection.  Outre  cela  ,  j'ai  fait  sur  la 
plupart  de  ces  livres  un  grand  travail  par  rap- 


ANNÉE  1769. 


tm 


port  à  la  synonymie,  en  ajoutant  à  la  plupart 
des  descriptions  et  des  figures  le  nom  de  Mn- 
naBus.  Il  faut  s'être  essayé  sur  ces  sortes  de  con- 
cordances pour  comprendre  la  peine  qu'elles 
coûtent,  et  combien  celle  que  j'ai  prise  peut  m 
éviter  à  ceux  à  qui  passeront  ces  mêmes  livres, 
s'ils  en  veultnl  faire  usafje.  Je  cherche  à  me  dé 
faire  de  celte  collection  qui  me  devient  inutile 
et  difficile  à  transporter.  Je  voudrois  qu'elle  pût 
vous  convenir;  et  je  ne  désespère  pas,  quand 
vous  aurez  un  jardin  de  plantes,  que  vous  ne 
repreniez  le  goût  de  la  botanique  qui  selon 
moi ,  vous  seroit  très-avantageux.  En  ce  cas, 
vous  auriez  une  collection  toute  faite,  qui  pour- 
roit  vous  suffire,  et  que  vous  formeriez  difà- 
cilement  aussi  complète  en  détail  ;  ainsi  j'ai  cru 
devoir  vous  la  proposer  avant  que  d'en  parlera 
personne  ;  j'en  fais  faire  le  catalogue  ;  voulez- 
vous  que  je  vous  le  fasse  passer? 

Je  ne  suis  point  surpris  dos  soins,  des  lon- 
gueurs, des  frais  inattendus,  des  embarras  de 
toute  espèce  que  vous  cause  votre  bâtiment  : 
vous  avez  dû  vous  y  attendre,  et  vous  pouvez 
.  vous  rappelerce  que  je  vous  ai  écrit  et  dit  à  ce 
^  sujet  quand  vous  en  avez  formé  l'entreprise. 
Cependant  vous  devez  être  à  la  fin  de  la  grosse 
besogne,  et  ce  qui  vous  reste  à  faire  n'est  qu'un 
amusement  en  comparaison  de  ce  qui  est  fait  : 
à  moins  pourtant  que  vous  ne  donniez  dans  la 
manie  de  défaire  et  refaire;  car,  en  ce  cas, 
vous  en  avez  pour  la  vie,  et  vous  ne  jouirez  ja- 
mais. Refusez-vous  totalement  à  cette  tentation 
dangereuse,  ou  je  vous  prédis  que  vous  vous 
en  trouverez  très-mal. 


A  M.   LALIAUD. 

Uonquin,  le  30  novembre  17C9. 

J'apprends  avec  plaisir,  monsieur,  que  vous 
jouissez,  en  bonne  santé  et  avec  agrément,  du 
I  beau  climat  que  vous  habitez,  et  que  vous  êtes 
*  content  à  la  fois  de  votre  séjour  et  de  votre  ré- 
colte. Vous  avez  deviné  bien  juste  que,  tandis 
que  l'ardeur  du  soleil  vous  forçoit  encore  quel- 
quefois à  chercher  rombre,j'étois  réduit  à  gar- 
der mes  tisons  ;  et  nous  avions  eu  déjà  de  for- 
tes gelées  et  des  neiges  durables  long-temps 
avant  la  réception  de  votre  lettre.  Cela,  mon- 
sieur, me  chagrine  en  une  chose,  c'est  de  ne 


pouvoir  plus,  pour  cette  année,  exécuter  votre 
petite  commission  des  rosiers  à  feuilles  odo- 
rantes, puisque  ayant  depuis  long-temps  perdu 
toutes  leurs  feuilles,  ils  seroient  à  présent  im- 
possibles àdistiiiguer,e'tdifficiles  mômeà  trou- 
ver. Je  suis  donc  forcé  de  remettre  cotte  re- 
cherche à  l'année  prochaine  ;  et  je  vous  assure 
que  vous  me  fournissez  l'occasion  d'une  petite 
herborisation  très-agréable,  en  songeant  que  je 
la  fais  pour  votre  jardin. 

Je  vous  dois  et  vous  fais,  monsieur,  bien  des 
remercîmensdes  lauriersquo  vousavoz  la  bonne 
intention  de  m'envoyer  pour  mon  herbier, 
quoique  je  ne  me  rappelle  point  du  tout  qu'il 
en  ait  été  question  entre  nous  :  ils  ne  Ui^soront 
pas  de  trouver  leur  place,  et  de  me  rappeler 
votre  obligeant  souvenir  aussi  long-temps  que 
je  resterai  possesseur  de  mon  herbier;  car  il 
pourroit  dans  peu  changer  de  maître,  ainsi  que 
mes  livres  de  plantes,  dont  je  cherche  à  me  dé- 
faire, étant  sur  le  point  de  quitter  totalement 
la  botanique. 

J'aî  fait  votre  commission  auprès  de  madame 
Delessert,  et  je  ne  doute  pas  que  dans  sa 
première  lettre,  elle  ne  me  charge  de  ses  re- 
mercîmens  et  salutations  pour  vous  :  elle  a  eu 
la  bonté  de  me  pourvoir  d'une  bonne  épinette 
pour  cet  hiver;  cet  instrument  me  fait  plaisir  en- 
core, et  me  donne  quelques  momens  d'amuse- 
ment; mais  il  ne  me  fournit  plus  de  nouvelles 
idées  de  musique  et  je  me  suis  vainement  ef- 
forcé d'en  jeter  quelques-unes  sur  le  papier; 
rien  n'est  venu  ,  et  je  sens  qu'il  faut  renoncer 
désormais  à  la  composition  comme  à  tout  le 
reste  :  cela  n'est  pas  surprenant. 

Bonjour,  monsieur  ;  le  beau  soleil  qu'il  fait 
ici  dans  ce  moment  me  fait  imaginer  des  pro- 
menades délicieuses  en  cette  saison,  dans  le 
pays  où  vous  êtes  ;  et,  si  j'y  étois  aussi ,  j'ai- 
merois  bien  à  les  faire  avec  vous. 

Bonjour  derechef;  portez-vous  bien ,  amu- 
sez-vous, et  donnez-moi  quelquefois  de  vos 
nouvelles. 


A   MADAME   B. 


Moiiqiiin,  le  7  déceiubre  4769.  i 

Je  présume,  madame,  que  vous  voilà  hea- 
reusement  arrivée  à  Paris,  et  peut-être  déjà 


784 


CORRESPONDANCE. 


dans  le  tourbillon  de  ces  plaisirs  bruyans  dont 
vous  pressentiez  le  vide,  en  vous  proposant  de 
les  chercher.  Je  ne  crains  pas  que  vous  les 
trouviez,  à  l'épreuve,  plus  subslauliels  pour 
un  cœur  tel  que  le  vôtre  me  paroît  être,  que 
vous  ne  les  avez  estimés;  mais  il  pourroit  ré- 
sulter de  leur  habitude  une  chose  bien  cruelle, 
c'est  qu'ils  devinssent  pour  vous  des  besoiiis, 
sans  être  des  alimens;  et  vous  voyez  dans  quel 
état  cruel  cela  jelte  quand  on  est  forcé  de  cher- 
cher son  existence  là  où  l'on  sent  bien  qu'on  ne 
trouvera  jamais  le  bonheur.  Pour  prévenir  un 
pareil  malheur,  quand  on  est  dans  le  train  d'en 
courir  le  risque,  je  ne  vois  guère  qu'une  chose 
à  faire,  c'est  de  veiller  sévèrement  sur  soi- 
même,  et  de  rompre  cette  habitude,  ou  du 
moins  de  l'interrompre  avant  de  s'en  laisser 
subjuguer.  I>e  mal  est  que,  dans  ce  cas  comme 
dans  un  autre  plus  grave,  on  ne  commence 
guère  à  craindre  le  joug  que  quand  on  le  porte, 
et  qu'il  n'est  plus  temps  de  le  secouer;  mais 
j'avoue  aussi  que  quiconque  a  pu  faire  cet  acte 
de  vigueur  dans  le  cas  le  plus  difficile,  peut 
bien  compter  sur  soi-même  aussi  dans  l'autre; 
il  suffit  de  prévoir  qu'on  en  aura  besoin.  La 
conclusion  de  ma  morale  sera  donc  moins  au- 
stère que  le  début.  Je  ne  blâme  assurément  pas 
que  vous  vous  livriez,  avec  la  modération  que 
vous  y  voulez  mettre,  aux  amusemens  du  grand 
monde  où  vous  vous  trouvez  :  votre  âge,  ma- 
dame, vos  sentimens,  vos  résolutions,  ^^ous 
donnent  tout  le  droit  d'en  goiiter  les  innocens 
plaisirs  sans  alarmes  ;  et  tout  ce  que  je  vois  de 
plus  à  craindre  dans  les  sociétés  où  vous  allez 
briller,  est  que  vous  ne  rendiez  beaucoup  plus 
difficile  à  suivre  pour  d'autres  l'avis  que  je 
prends  la  liberté  de  vous  donner. 

Je  crains  bien,  madame,  que  l'intérêt  peut- 
être  un  peu  trop  vif  que  vous  m'inspirez  ne 
m'ait  fait  vous  prendre  un  peu  trop  légèrement 
au  mot  sur  ce  ton  de  pédagogue  que  vous  m'in- 
vitez en  quelque  façon  de  prendre  avec  vous. 
Si  vous  trouvez  mon  radotage  impertinent  ou 
maussade,  ce  sera  ma  vengeance  de  la  petite 
malice  avec  laquelle  vous  êtes  venue  agacer  un 
pauvre  barbon  qui  se  dépêche  d'être  sern^on- 
neur,  pour  éviter  la  tentation  d'être  encore  plus 
ridicule  :  je  suis  même  un  peu  tenté,  je  vous 
l'avoue,  de  m'en  tenir  là  :  l'état  où  vous  m'ap- 
prenez que  vous  êtes  actuellement ,  et  le  vide 


du  cœur,  accompagné  d'une  tristesse  habi- 
tuelle que  laisse  dans  le  vôtre  ce  tumulte  qu'on 
appelle  société,  me  donnent,  madame,  un  vif 
désir  de  rechercher  avec  vous  s'il  n'y  auroit  pas 
moyen  de  faire  servir  une  de  ces  deux  choses 
de  remède  à  l'autre;  mais  cela  me  mèneroit  à 
des  discussions  si  déplacées  dans  le  train  d'a- 
musemens  où  je  vous  suppose,  et  que  le  carna- 
val dont  nous  approchons  va  probablement 
rendre  plus  vifs,  qu'il  me  faudroit  de  votre  part 
plus  qu'une  permission  pour  oser  entamer  cette 
matière  dans  un  moment  aussi  désavantageux  : 
si  vous  m'entendez  d'avance,  comme  je  puis 
l'espérer  ou  le  craindre,  dites-moi  de  grâce, 
si  je  dois  parler  ou  me  taire,  et  soyez  sûre, 
madame,  que  dans  l'un  ou  l'autre  cas  je  vous 
obéirai,  non  pas  avec  le  même  plaisir  peut- 
être,  mais  avec  la  même  fidélité. 


A   M.   DU   PEYROU. 

A  Monqiiin,  7  janvier  1770. 

Excusez ,  mon  cher  hôte,  le  retard  de  ma 
réponse.  Je  ne  vous  ai  jamais  promis  de  l'exac- 
titude, encore  moins  de  la  diligence;  et  j'ai 
maintenant  une  inertie  plus  grande  qu'à  l'ordi- 
naire par  la  rigueur  de  la  saison  et  par  le  froid 
excessif  de  ma  chambre,  où,  le  nez  sur  un  feu 
presque  aussi  ardent  que  ceux  que  vous  faisiez 
faire  à  Trye,  je  ne  puis  garantir  mes  doigts 
de  l'onglée. 

J'ai  prévu  et  je  vous  ai  prédit  tout  ce  qui 
vous  arrive  au  sujet  de  votre  bâtiment,  et  dans 
le  fond  autant  vaut  qu'il  vous  occupe  qu'autre 
chose;  si  c'est  un  tracas,  c'est  aussi  un  amuse- 
ment. C'est  d'ailleurs  la  charge  de  votre  état  : 
il  faut  opter  dans  la  vie  entre  être  pauvre  ou 
être  affairé;  trop  heureux  d'éviter  un  troi- 
sième état  que  je  connois  bien,  c'est  d'être  à 
la  fois  l'un  et  1  autre. 

Grand  merci,  moncherhôte,  de  la  subite  vel- 
léité qui  vous  prend  de  m'a  voir  auprès  de  vous. 
J'ai  vu  le  temps  que  l'exécution  de  ce  projet 
eût  fait  le  bonheur  de  ma  vie;  et  si  ce  temps 
n'est  plus,  ce  n'est  assurément  pas  ma  faute. 
Vous  m'exhortez  à  vous  traiter  tout-à-fait  en 
étranger  ou  tout-à-fait  en  ami  ;  l'alternative 
me  paroît  dure,  car  votre  exemple  ne  m'a  pas 
laissé  le  choix,  et  votre  cachet  m'avertit  sans 


ANNÉE  i770. 


785 


cesse  que  nos  deux  âmes  ne  sauroient  jamais  se 
monter  au  même  ton.  Vous  voulez  que  nous 
fassions  un  saut  en  arrière  de  trois  ou  quatre 
ans  ;  vous  voilà  bien  leste  ayec  votre  goutte  :  pour 
moi,  je  ne  me  sens  pas  aussi  dispos  que  cela  ;  et 
quand  je  pourrois  me  résoudre  à  faire  ce  saut 
une  fois,  je  voudrois  du  moins  être  sûr  de  n'en 
avoir  pas  dans  trois  ou  quatre  ans  un  second  à 
faire.  Je  vous  avoue  naturellement  que  si  ce 
saut  étoit  en  mon  pouvoir,  je  ne  le  ferois  pas 
seulement  de  trois,  mais  de  huit. 

Tout  cela  dit,  je  ne  vous  dissimulerai  point 
que  j'effacerai  difficilement  de  mes  souvenirs  la 
douce  idée  que  je  m'étois  faite  d'achever  paisi- 
blement mes  jours  près  de  vous.  J'avoue  même 
que  l'aimable  hôtesse  que  vous  m'avez  donnée 
me  rend  cette  idée  infiniment  plus  riante.  Si  je 
pouvois  lui  faire  ma  cour,  au  point  de  vous 
rendre  jaloux  du  pauvre  barbon,  cela  me  pa- 
roîtroit  fort  plaisant  et  surtout  fort  agréable  ; 
et  croyez-moi,  mon  cher  hôte,  vous  aurez  beau 
vous  vanter  d'en  vouloir  courir  les  risques,  je 
vous  connois,  votre  mine  stoïque  est  admira- 
ble, mais  seulement  tant  que  vous  êtes  loin  du 
danger. 

Votre  conseil  de  ne  point  renoncer  subite- 
ment et  absolument  à  la  botanique  me  paroil 
de  fort  bon  sens,  et  je  prends  le  parti  de  le  sui- 
vre. Il  est  contre  la  nature  de  la  chose  de  se 
prescrire  ou  de  s'interdire  d'avance  un  choix 
dans  ses  amusemens.  Quand  le  dégoût  viendra, 
je  cesserai  d'herboriser  ;  quand  le  goût  revien- 
dra, je  recommencerai  jusqu'àce  qu'il  mequilte 
derechef.  Il  est  déjà  revenu.  Des  plantes  qu'on 
m'a  envoyées  et  des  correspondances  de  bo- 
tanique me  l'ont  rendu,  et  je  doute  qu'il  s'é- 
teigne jamais  tout-à-fait.  Cela  n'empêchera 
pourtant  pas  que  je  ne  mo  défasse  de  mes  li- 
vres et  même  de  mon  herbier  ;  et,  si  vous  vou- 
lez tout  de  bon  vous  accommoder  de  l'un  et  de 
l'autre ,  je  serai  charmé  qu'ils  tombent  entre 
vos  mains,  qui,  quoi  que  vous  en  disiez,  ne 
seront  jamais  pour  moi  des  mains  tout-à-fait 
étrangères.  Le  désir  que  j'avois  de  vous  envoyer 
le  catalogue  est  une  des  causes  qui  ont  retardé 
cette  lettre.  Le  grand  froid  ne  me  permet  pas, 
quant  à  présent,  ce  bouquinage;  et,  puisque 
vous  ne  voulez  pas  encore  avoir  ces  livres,  rien 
ne  presse.  Mais  vous  ne  serez  pas  oublié ,  et 
vous  aurez  la  préférence  que  vous  avez  l'hon- 

T.   IV. 


nêteté  de  me  demander,  et  qui  en  devient  réel- 
lement une,  car  depuis  ma  dernière  lettre  on 
m'a  demandé  cette  collection. 


A  M.  MOULTOU. 

Honquin,  le  9  Janvier  1770. 

Je  comprends,  mon  cher  Moultou ,  qu'une 
caisse  de  confitures  que  j'ai  reçue  de  Montpel- 
lier est  le  cadeau  que  vous  m'aviez  annoncé  cet 
été,  et  auquel  je  ne  songeois  plus  quand  il  est 
venu  me  surprendre  en  guet-apens.  Que  vou- 
lez-vous que  je  fasse  d'un  si  grand  magasin? 
voulez»vous  que  je  me  mette  marchand  de  su- 
cre? il  me  semble  que  je  n'étois  pas  trop  ap- 
pelé à  ce  métier  :  voulez-vous  que  je  le  mange  ? 
il  en  faudroit  beaucoup,  je  l'avoue,  pour  adou- 
cir les  fleuves  d'amertume  qu'on  me  fait  avaler 
depuis  tant  d'années  ;  mais  c'est  une  amertume 
mielleuse  et  traîtresse,  qui  ne  sauroit  s'allier 
avec  la  franche  douceur  du  sucre.  Votre  envoi, 
cher  Moultou,  n'est  raisonnable  qu'au  cas  que 
vous  vouliez  venir  m'aider  à  le  consommer; 
j'en  goûterois  alors  la  douceur  dans  toute  sa 
pureté.  Il  faudroit  attendre,  il  est  vrai,  que  la 
saison  fût  plus  douce  elle-même  ;  car,  quant  à 
présent,  la  campagne  n'est  pas  tenable;  il  y 
fait  presque  aussi  froid  que  dans  ma  chambre, 
où ,  près  d'un  grand  feu,  je  gèle  en  me  rôtis- 
sant, et  l'onglée  me  fait  tomber  la  plume  des 
doigts. 

Adieu,  cher  Moultou,  mes  deux  moitiés  em- 
brassent les  deux  vôtres,  et  tout  ce  qui  vous 
est  cher. 


A  MADAME  B. 


Monquiii,  le  17  janvier  1770. 


Votre  lettre,  madame,  exigeroit  une  longue 
réponse  ;  mais  je  crains  que  le  trouble  passager 
où  je  suis  ne  me  permette  pas  de  la  faire  comme 
il  faudroit.  Il  m'est  difficile  de  m'accoutumer 
assez  aux  outrages  et  à  l'imposture,  même  la 
plus  comique,  pour  ne  pas  sentir,  à  chaque  fois 
qu'on  les  renouvelle,  les  bouillonnemens  d'un 
cœur  fier  qui  s'indigne  précéder  le  ris  moqueur 

50 


786 


CORRESPONDANCE. 


qui  doit  être  ma  seule  réponse  à  tout  cela.  Je 
crois  pourtant  avoir  gagné  beaucoup  :  j'espère 
gagner  davantage  ;  et  je  crois  voir  le  moment 
assez  proche  où  je  me  ferai  un  amusement  de 
suivre  dans  leurs  manœuvres  souterraines  ces 
troupes  de  noires  taupes  qui  se  fatiguent  à  me 
jeter  de  la  terre  sur  les  pieds.  En  attendant, 
nature  pâtit  encore  un  peu,  je  l'avoue  ;  mais  le 
mal  est  court ,  bientôt  il  sera  nul.  Je  viens  à 
yous. 

J'eus  toujours  le  cœur  un  peu  romanesque, 
et  j'ai  peur  d'être  encore  mal  guéri  de  ce  pen- 
chant en  vous  écrivant.  Excusez  donc,  madame, 
s'il  se  mêle  un  peu  de  visions  à  mes  idées  ;  et, 
s'il  s'y  mêle  aussi  un  peu  de  raison,  ne  la  dé- 
daignez pas  sous  quelque  forme  et  avec  quel- 
que cortège  qu'elle  se  présente.  Votre  corres- 
pondance a  commencé  d'une  manière  à  me  la 
rendre  à  jamais  intéressante,  un  acte  de  vertu 
dont  je  connois  bien  tout  le  prix,  un  besoin  de 
nourriture  à  votre  âme  qui  me  fait  présumer  de 
la  vigueur  pour  la  digérer,  et  la  santé  qui  en 
est  la  source.  Ce  vide  interne  dont  vous  vous 
plaignez  ne  se  fait  sentir  qu'aux  cœurs  faits 
pour  être  remplis  :  les  cœurs  étroits  ne  sentent 
jamais  de  vide,  parce  qu'ils  sont  toujours  pleins 
de  rien  ;  il  en  est,  au  contraire,  dont  la  capacité 
vorace  est  si  grande,  que  les  chétifs  êtres  qui 
nous  entourent  ne  la  peuvent  remplir.  Si  la 
nature  vous  a  fait  le  rare  et  funeste  présent 
d'un  cœur  trop  sensible  au  besoin  d'être  heu- 
^•eux,  ne  cherchez  rien  au-dehors  qui  lui  puisse 
Juffire  ;  ce  n'est  que  de  sa  propre  substance 
qu'il  doit  se  nourrir.  Madame,  tout  le  bonheur 
que  nous  voulons  tirer  de  ce  qui  nous  est  étran- 
ger est  un  bonheur  faux  :  les  gens  qui  ne  sont 
susceptibles  d'aucun  autre  font  bien  de  s'en 
contenter  :  mais  si  vous  êtes  celle  que  je  sup- 
pose, vous  ne  serez  jamais  heureuse  que  par 
vous-même  ;  n'attendez  rien  pour  cela  que  de 
vous.  Ce  sens  moral,  si  rare  parmi  les  hommes, 
ce  sentiment  exquis  du  beau,  du  vrai,  du  juste, 
qui  réfléchit  toujours  sur  nous-mêmes,  tient 
l'âme  de  quiconque  en  est  doué  dans  un  ravis- 
sement continuel  qui  est  la  plus  délicieuse  des 
jouissances  :  la  rigueur  du  sort,  la  méchanceté 
des  hommes ,  les  maux  imprévus ,  les  calami- 
tés de  toute  espèce  peuvent  l'engourdir  pour 
quelques  momens,  mais  jamais  l'éteindre;  et, 
presque  éloufFé  sous  le  faix  des  noirceurs  hu- 


maines, quelquefois  une  explosion  subite  peut 
lui  rendre  son  premier  éclat.  On  croit  que  ce 
n'est  pas  à  une  femme  de  votre  âge  qu'il  faut 
dire  ces  choses-là  ;  et  moi  je  crois,  au  contraire, 
que  ce  n'est  qu'à  votre  âge  qu'elles  sont  utiles, 
et  que  le  cœur  s'y  peut  ouvrir;  plus  tôt,  il  ne 
sauroit  les  entendre  ;  plus  tard,  son  habitude 
est  déjà  prise,  il  ne  sauroit  les  goûter. 

Comment  s'y  prendre?  me  direz-vous  ;  que 
faire  pourcultiver  et  développerce  sens  moral? 
Voilà  ,  madame ,  à  quoi  j'en  voulois  venir  :  le 
goût  de  la  vertu  ne  se  prend  point  par  des 
préceptes ,  il  est  l'effet  d'une  vie  simple  et 
saine  :  on  parvient  bientôt  à  aimer  ce  qu'on  fait, 
quand  on  ne  fait  que  ce  qui  est  bien.  Mais  pour 
prendre  cette  habitude ,  qu'on  ne  commence  à 
goûter  qu'après  l'avoir  prise,  il  faut  un  motif  : 
je  vous  en  offre  un  que  votre  état  me  suggère  ; 
nourrissez  votre  enfant.  J'entends  les  clameurs, 
les  objections  ;  tout  haut,  les  embarras,  point 
de  lait,  un  mari  qu'on  importune...  tout  bas, 
une  femme  qui  se  gêne,  l'ennui  de  la  vie  do- 
mestique, les  soins  ignobles,  l'abstinence  des 
plaisirs...  Des  plaisirs?  Je  vous  en  promets,  et 
qui  rempliront  vraiment  votre  âme.  Ce  n'est 
point  par  des  plaisirs  entassés  qu'on  est  heu- 
reux ,  mais  par  un  état  permanent  qui  n'est 
point  composé  d'actes  distincts  :  si  le  bonheur 
n'entre,  pour  ainsi  dire,  en  dissolution  dans 
notre  âme,  s'il  ne  fait  que  la  toucher,  l'effleu- 
rer par  quelques  points ,  il  n'est  qu'apparent, 
il  n'est  rien  pour  elle. 

L'habitude  la  plus  douce  qui  puisse  exister 
est  celle  de  la  vie  domestique  qui  nous  tient 
plus  près  de  nous  qu'aucune  autre  :  rien  ne 
s'identifie  plus  fortement,  plus  constamment 
avec  nousque  notre  famille  et  nosenfans;  les  sen- 
timens  que  nous  acquérons  ou  que  nous  renfor- 
çons dans  ce  commerce  in  ti  me  son  t  les  plus  vrais, 
les  plus  durables,  les  plus  solides  qui  puissent 
nous  attacher  aux  êtres  périssables,  puisque  la 
mort  seule  peut  les  éteindre  ;  au  lieu  que  l'a- 
mour et  lamitié  vivent  rarement  autant  que 
nous;  ils  sont  aussi  les  plus  purs,  puisqu'ils 
tiennent  de  plus  près  à  la  nnture,  à  l'ordre,  et, 
par  leur  seule  force,  nous  éloignent  du  vice  et 
des  goûts  dépravés.  J'ai  beau  chercher  où  l'on 
peut  trouver  le  vrai  bonheur,  s'il  en  est  sur  la 
terre,  ma  raison  ne  me  le  montre  que  là...  Les 
comtesses  ne  vont  pas  d'ordinaire  l'y  chercher, 


ANNÉE  1770. 


787 


je  le  sais  :  elles  ne  se  font  pas  nourrices  et  ^ou- 
vernantes;  mais  il  faut  aussi  qu'elles  sachent 
se  passer  d'être  heureuses  ;  il  faut  que,  substi- 
tuant leurs  bruyans  plaisirs  au  vrai  bonheur, 
elles  usent  leur  vie  dans  un  travail  de  forçai 
pour  échapper  à  l'ennui  qui  les  étouffe  aussitôt 
qu'elles  respirent  :  et  il  faut  que  celles  que  la 
nature  doua  de  ce  divin  sens  moral  qui  charme 
quand  on  s'y  livre,  et  qui  pèse  quand  on  l'é- 
lude, se  résolvent  à  sentir  incessamment  gé- 
mir et  soupirer  leur  cœur,  tandis  que  leurs  sens 
s'amusent. 

Mais  moi  qui  parle  de  familles,  d'enfans.... 
Madame,  plaignez  ceux  qu'un  sort  de  fer  prive 
d'un  pareil  bonheur;  plaignez-les  s'ils  ne  sont 
que  malheureux  ;  plaignez-les  beaucoup  plus 
s'ils  sont  coupables.  Pour  moi,  jamais  on  ne 
me  verra,  prévaricateur  de  la  vérité,  plier 
dans  mes  égaremens  mes  maximes  à  ma  con- 
duite ;  jamais  on  ne  me  verra  falsifier  les  sain- 
tes lois  de  la  nature  et  du  devoir  pour  exténuer 
mes  fautes.  J'aime  mieux  les  expier  que  les 
excuser  :  quand  ma  raison  me  dit  que  j'ai  fait 
dans  ma  situation  ce  que  j'ai  dû  faire,  je  l'en 
crois  moins  que  mon  cœur  qui  gémit  et  qui  la 
dément.  Condamnez-moi  donc,  madame,  mais 
écoutez-moi  :  vous  trouverez  un  homme  ami 
de  la  vérité  jusque  dans  ses  fautes,  et  qui  ne 
craint  point  d'en  rappeler  lui-même  le  souve- 
nir lorsqu'il  en  peut  résulter  quelque  bien. 
Néanmoins  je  rends  grâces  au  ciel  de  n'avoir 
abreuvé  que  moi  des  amertumes  de  ma  vie,  et 
d'en  avoir  garanti  mes  enfans  :  j'aime  mieux 
qu'ils  vivent  dans  un  état  obscur  sans  me  con- 
BoUre,  que  de  les  voir,  dans  mes  malheurs, 
bassement  nourris  par  la  traîtresse  générosité 
de  mes  ennemis,  ardens  à  les  instruire  à  haïr, 
et  peut-être  à  trahir  leur  père;  et  j'aime  mieux 
cent  fois  être  ce  père  infortuné  qui  négligea  son 
devoir  par  foiblesse,  et  qui  pleure  sa  faute,  que 
d'éire  l'ami  perfide  qui  trahit  la  confiance  de 
son  ami ,  et  divulgue ,  pour  le  diffamer,  le 
secret  qu'il  a  versé  dans  son  sein. 

Jeune  femme,  voulez-vous  travailler  à  vous 
rendre  heureuse,commencez  d'abord  par  nour- 
rir votre  enfant  ;  ne  mettez  pas  votre  fille  dans 
un  couvent,  élevez-la  vous-même;  votre  mari 
est  jeune,  il  est  d'un  bon  naturel  ;  voilà  ce  qu'il 
nous  faut.  Vous  ne  me  dites  point  comment  il 
vit  avec  vous  :  n'importe,  fût-il  livré  à  tous  les 


goûts  de  son  âge  et  de  son  temps,  vous  l'en  ar- 
racherez par  les  vôtres  sans  lui  rien  dire  ;  vos 
enfans  vous  aideront  à  le  retenir  par  des  liens 
aussi  forts  et  plus  constans  que  ceux  de  l'amour: 
vous  passerez  la  vie  la  plus  simple,  il  est  vrai, 
mais  aussi  la  plus  douce  et  la  plus  heureuse  dont 
j'aie  l'idée.  Mais  encore  une  fois,  si  celle  d'un 
ménage  bourgeois  vous  dégoûte,  et  si  l'opinion 
vous  subjugue,  guérissez-vous  de  la  soif  du 
bonheur  qui  vous  tourmente;  car  vous  ne  l'é- 
tancherez  jamais. 

Voilà  mes  idées  :  si  elles  sont  fausses  ou  ridi- 
cules, pardonnez  l'erreur  à  l'intention;  je  me 
trompe  peut-être,  mais  il  est  sûr  que  je  ne  veux 
pas  vous  tromper.  Bonjour,  madame;  l'intérêt 
que  vous  prenez  à  moi  me  touche,  et  je  vous 
jure  que  je  vous  le  rends  bien. 

Toutes  mes  lettres  sont  ouvertes  ;  la  dernière 
l'a  été,  celle-ci  le  sera;  rien  n'est  plus  certain. 
Je  vous  en  dirais  bien  la  raison,  mais  ma  lettre 
ne  vous  parviendroit  pas  ;  comme  ce  n'est  pas  à 
vous  qu'on  en  veut,  et  que  ce  ne  sont  pas  vos 
secrets  qu'on  y  cherche,  je  ne  crois  pas  que  ce 
que  vous  pourriez  avoir  à  me  dire  fiit  exposé  à 
beaucoup  d'indiscrétion  ;  mais  encore  faut-il 
que  vous  soyez  avertie. 


A  LA  HÊHE. 
KIonquiD,  le  2  férrier  1770. 

Si  votre  dessein,  madame,  lorsque  vous 
commençâtes  de  m'écrire,  étoit  de  me  circon- 
venir et  de  m'abuser  par  des  cajoleries,  vous 
avez  parfaitement  réussi.  Touché  de  vos  avan- 
ces, je  prêtois  à  votre  âme  la  candeur  de  votre 
âge  ;  dans  l'attendrissement  de  mon  cœur,  je 
vous  regardois  déjà  comme  laimable  consola- 
trice de  mes  malheurs  et  de  ma  vieillesse,  et 
l'idée  charmante  que  je  me  faisois  de  vous  eflFa- 
çoit  l'idée  horrible  des  auteurs  des  trames  dont 
je  suis  enlacé.  Me  voilà  désabusé;  c'est  l'ouvrage 
de  votre  dernière  lettre  :  son  tortillage  ne  peut 
être  ni  la  réponse  que  la  mienne  a  dû  naturelle- 
ment vous  suggérer,  ni  le  langage  ouvert  et 
franc  de  la  droiture.  Pour  moi,  ce  langage  ne 
cessera  jamais  d'être  le  mien  :  je  vois  que  vous 
avez  respiré  l'air  de  votre  voisinage.  Eh  !  mon 
Dieu,  madame,  vous  voilà,  bien  jeune,  initiée 
à  des  mystères  bien  noirs  I  J'en  suis  fâché  pour 


788  CORRESPONDANCE. 

moi,  j'en  suis  affligé  pour  vous...  à  vingt-deux 
iDs...!  Adieu,  madame. 

Rousseau. 


P.  S.  En  reprenant  avec  plus  de  sang-froid 
votre  lettre  je  trouve  la  mienne  dure  et  même 
injuste;  car  je  vois  que  ce  qui  rend  vos  phrases 
embarrassées  est  qu'une  involontaire  sincérité 
s'y  mêle  à  la  dissimulation  que  vousvoulezavoir. 
En  blâmant  mon  prcmiermouvementjeiieveux 
pourtant  pas  vous  le  cacher;  non,  madame, 
vous  ne  voulez  pas  me  tromper,  je  le  sens;  c'est 
vous  qu'on  trompe  et  bien  cruellement.  Mais, 
cela  posé,  il  me  reste  une  question  à  vous  faire: 
Danslejugementquevousportezdemoi,  pour- 
quoi m'écrire?  pourquoi  me  rochercher?que  me 
voulez-vous  ?  recherche-t-on  quelqu'un  qu'on 
n'estime  pas?  Eh!  je  fuirois  jusqu'au  bout  du 
monde  un  homme  que  je  verrois  comme  vous 
paroissez  me  voir.  Je  suis  environné,  je  le  sais, 
(lespionsempressés  et  d'ardens  satellites  qui  me 
flattent  pour  me  poignarder;  mais  ce  sont  des 
traîtres,  ils  font  leur  métier.  Mais  vous,  mada- 
ine,  que  je  veux  honorer  autant  que  je  méprise 
ces  misérables,  de  grâce,  que  me  voulez-vous? 
je  vous  demande  sur  ce  point  une  réponse  pré- 
cise, et  pour  Dieu,  suivez,  en  la  faisant,  le  mou- 
vement de  votre  cœur  et  non  pas  l'impulsion 
d'autrui.  Je  veux  répondre  en  détail  à  votre  let- 
tre, et  j'espère  avoir  long-temps  la  douceur  de 
vous  parler  de  vous  :  mais,  pour  ce  moment, 
commençons  par  moi  ;  commençons  par  nous 
mettre  en  règle  sur  ce  que  nous  devons  penser 
I  un  de  l'autre.  Quand  nous  saurons  bien  à  qui 
nous  parlons,  nous  en  saurons  mieux  ce  que 
nous  aurons  à  nous  dire. 

Je  vous  prie,  madame,  de  ne  plus  m'écrire 
sous  un  autre  nom  que  celui  que  je  signe,  et  que 
je  n'aurois  jamais  dû  quitter. 


A  H.  l'abbé  h. 

Monquio,  par  Bourgoin,  17 1 70  (*). 

l'auvres aveugles  que  nous  sommes! 
Ciel,  démasque  les  imposteurs. 
Ut  force  leurs  barbares  cœurs 
A  s'ouvrir  aux  regards  des  hommes. 

Ln  vérité,  monsieur,  votre  lettre  n'est  point 

(*)  Rousseau  n'a  pas  fait  connottre  le  motif  qui,  pour  cette 
lettre  et  pour  uuu  viiiii>aiae  U  autres  qui  vont  suivre,  lui  a  fait 


d'un  jeune  homme  qui  a  besoin  de  conseil,  ell« 
est  d'un  sage  très- capable  d'en  donner.  Je 
ne  puis  vous  dire  à  quel  point  cette  lettre  m'a 
frappé  :  si  vous  avez  en  effet  l'étoffe  qu'elle 
annonce,  il  est  à  désirer  pour  le  bien  de  voire 
élève  que  ses  parens  sentent  le  prix  de  l'homme 
qu'ils  ont  mis  auprès  de  lui. 

Je  suis,  et  depuis  si  long-temps,  si  loin  des 
idées  sur  lesquelles  vous  me  remettez,  qu'elles 
me  sont  devenues  absolument  étrangères  :  tou- 
tefois je  remplirai,  selon  ma  portée,  le  devoir 
que  vous  m'imposez  ;  mais  je  suisbien  persuadé 
que  vous  ferez  mieux  de  vous  en  rapporter  à 
vous  qu'à  moi  sur  la  meilleure  manière  de  vous 
conduire  dans  le  cas  difficile  où  vous  vous  trou- 
vez. 

Sitôt  qu'on  s'est  dévoyé  de  la  droite  route  de 
la  nature,  rien  n'est  plus  difficile  que  d'y  ren- 
trer. Votre  enfant  a  pris  un  pli  d'autant  moins 
facile  à  corriger  que  nécessairement  tout  ce  qui 
l'environne  doit  empêcher  l'effet  de  vos  soins 
pour  y  parvenir  :  c'est  ordinairement  le  pre- 
mier pli  que  lesenfans  de  qualité  contractent, 
et  c'est  le  dernier  qu'on  peut  leur  faire  perdre, 
parce  qu'il  faut  pour  cela  le  concours  de  la  rai- 
son qui  leur  vient  plus  tard  qu'à  tous  les  autres 
enfans.  Ne  vous  effrayez  donc  pas  trop  que 
l'effet  (le  vos  soins  ne  réponde  pas  d'abord  à  la 
chaleur  do  votre  zèle  ;  vous  devez  vous  attendre 
à  peu  de  succès  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  la 
prise  qui  peut  l'amener;  mais  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  vous  relâcher  en  attendant.  Vous 
voilà  dans  un  bateau  qu'un  courant  très-rapide 
entraîne  en  :i:rrière,  il  faut  beaucoup  de  travail 
pour  ne  pas  reculer. 

La  voie  que  vous  avez  prise,  et  que  vous 
craignez  n'être  pas  la  meilleure,  ne  le  sera  pas 
toujours  sans  doute;  mais  elle  me  paroit  la 
meilleure  en  attendant.  I!  n'y  a  que  trois  ins- 

adopter  cette  manière  de  dater,  manière  que  nous  le  verrons 
lui-même  ci-après  convenir  être  bizane  etsans  objet  relative- 
ment à  ceux  à  qui  les  lettres  étoient  adressées.  Il  en  est  de 
même  pour  iemauvais  quatrain  qu'il  amis  en  tête  de  ces  mêmes 
lettres,  et  dont  le  motif  sans  doute  n'étoit  autre  que  de  rappe- 
ler sans  cesse  à  ses  correspondans  les  inquiétudes  qui  l'agitoient 
et  le  malheur  de  sa  position.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  voit  faci- 
lement que,  dans  cette  manière  singulière  de  dater,  le  mois  et 
le  quantième  sont  exprimés  par  les  petits  chiffres  intercalés 
dans  ceux  qui  expriment  l'année,  tellement  que  le  chiffre  in- 
férieur désigne  le  mois,  et  le  supérieur  le  quantième.  U  paroit 
que  Rousseau  n'a  pas  tardé  à  sentir  le  ridicule  de  cette  bizar- 
reî  ie  ;  il  en  a  fait  justice  lui-même,  en  y  renonçant  dans  le 
court  de  l'année  suivant*.  O.  V 


ANNÉE  1770. 


789 


trumens  pour  agir  sur  les  âmes  humaines  ,  la 
raison,  le  sentiment  et  la  nécessité.  Vous  avez 
inutilement  employé  le  premier  ;  il  n'est  pas 
vraisemblable  que  le  second  eût  plus  d'effet  ; 
reste  le  troisième  ;  et  mon  avis  est  que,  pour 
quelque  temps,  vous  devez  vous  y  tenir,  d'au- 
tant plus  que  la  première  et  la  plus  importante 
philosophie  de  l'homme  de  (out  état  et  de  tout 
âge  est  d'apprendre  à  fléchir  sous  le  dur  joug 
de  la  nécessité  :  Clavos  trabales  et  cuneos  manu 
gestans  ahenâ. 

Il  est  clair  que  l'opinion,  ce  monstre  qui  dé- 
vore le  genre  humain,  a  déjà  farci  de  ses  pré- 
jugés la  lêto  du  petit  bonhomme  :  il  vous  re- 
garde comme  un  homme  à  ses  gages,  une 
espèce  de  domestique  fait  pour  lui  obéir,  pour 
complaire  à  ses  caprices;  et,  dans  son  petit 
jugement,  il  lui  paroit  fort  étrange  que  ce  soit 
vous  qui  prétendiez  l'asservir  aux  vôtres;  car 
c'est  ainsi  qu'il  voit  tout  ce  que  vous  lui  prescri- 
vez :  toute  sa  conduite  avec  vous  n'est  qu'une 
conséquence  de  cette  maxime,  qui  n'est  pas  in- 
juste, mais  qu'il  applique  mal,  que  c'est  à 
celui  qui  paie  de  commander.  D'après  cela 
qu'importe  qu'il  ait  tort  ou  raison?c'est  lui  qui 
paie. 

Essayez ,  chemin  faisant ,  d'effacer  cette 
opinion  par  des  opinions  plus  justes,  de  redres- 
ser ses  erreurs  par  des  jugemens  plus  sensés  : 
tâchez  de  lui  faire  comprendre  qu'il  y  a  des 
choses  plus  estimables  que  la  naissance  et  que 
les  richesses;  et  pour  le  lui  faire  comprendre  il 
ne  faut  pas  le  lui  dire,  il  faut  le  lui  faire  sentir. 
Forcez  sa  petite  âme  vaine  à  respecter  la  justice 
et  le  courage,  à  se  mettre  à  genoux  devant  la 
vertu,  et  n'allez  pas  pour  cela  lui  chercher  des 
livres;  les  hommes  des  livres  ne  seront  jamais 
pour  lui  que  des  hommes  d'un  autre  monde.  Je 
ne  sache  qu'un  seul  modèle  qui  puisse  avoir  à 
ses  yeux  de  la  réalité  ;  et  ce  modèle,  c'est  vous, 
monsieur;  le  poste  que  vous  remplissez  est  à 
mes  yeux  le  plus  noble  et  le  plus  grand  qui  soit 
sur  la  terre.  Que  le  vil  peuple  en  pense  ce  qu'il 
voudra,  pour  moi  je  vous  vois  à  la  place  de 
Dieu,  vous  faites  un  homme.  Si  vous  vous 
voyez  du  même  œil  que  moi,  que  cette  idée 
doit  vous  élever  en  dedans  de  vous-même  I 
qu'elle  peut  vous  rendre  grand  en  effet  I  et  c'est 
ce  qu'il  faut  ;  car,  si  vous  ne  l'étiez  qu'en  appa- 
rence et  que  vous  ne  fissiez  que  jouer  la  vertu, 


le  petit  bonhomme  vous  pénétreroit  infaillible- 
ment, et  toutscroit  perdu.  Mais  si  celte  image 
sublime  du  grand  et  du  beau  le  frappe  une  fois 
en  vous;  si  votre  désintéressement  lui  apprend 
que  la  richesse  ne  peut  pas  tout  ;  s'il  voit  en  vous 
combien  il  est  plus  grand  de  commander  à  soi- 
même  qu'à  des  valets  ;  si  vous  le  forcez,  en  un 
mot,  à  vous  respecter,  dès  cet  instant  vous 
l'aurez  subjugué,  el  je  vous  réponds  que, 
quelque  semblant  qu'il  fasse,  il  ne  trouvera 
plus  égal  que  vous  soyez  d'accord  avec  lui 
ou  non,  surtout  si,  en  le  forçant  de  vous  hono- 
rer dans  le  fond  de  son  petit  cœur,  vous  lui 
nuirquez  en  même  temps  faire  peu  de  cas  de  ce 
qu'il  pense  lui-même,  et  ne  vouloir  plus  vous 
fatiguer  à  le  faire  convenir  de  ses  lorts.  Il  me 
semble  qu'avec  une  certaine  façon  grave  et  sou- 
tenue d'exercer  sur  lui  votre  autorité,  vous  par- 
viendrez à  la  fin  à  demander  froidement  à  votre 
tour  :  Qu'est-ce  que  cela  fait  que  nous  soyons 
d'accord *u  non?  eiqui\  trouvera,  lui,  que  cela 
fait  quelque  chose.  11  faudra  seulement  éviter 
de  joindre  à  ce  sang-froid  la  dureté  qui  vous 
rendroit  ha'issable  :  sans  entrer  en  explication 
avec  lui  vous  pourr<  z  dire  à  d'autres  en  sa  pré- 
sence :  «  J'aurois  fait  mes  délices  de  rendre 
»  son  enfance  heureuse ,  mais  il  ne  l'a  pas 
»  voulu,  et  j'aime  encore  mieux  qu'il  soit  mal- 
»  heureux  étant  enfant  que  méprisable  étant 
»  homme.  »  A  l'égard  des  punitions ,  je  pense 
comtne  vous  qu'il  n'en  faut  jamais  venir 
aux  coups  que  dans  le  seul  cas  où  il  àu- 
roit  commencé  lui-même;  ses  châtimens  ne 
doivent  jamais  être  que  des  abstinences,  et 
tirées ,  autant  qu'il  se  peut  ,  de  la  nature 
du  délit;  je  voudrois  même  que  vous  vous 
y  soumissiez  toujours  avec  lui  quand  cela  se- 
roit  possible ,  et  cela  sans  affectation ,  sans 
que  cela  parût  vous  coûter,  et  de  façon  qu'il 
pût  en  quelque  sorte  lire  dans  votre  cœur, 
sans  que  vous  le  lui  dissiez,  que  vous  sentez  si 
bien  la  privation  que  vous  lui  imposez  que 
c'est  sans  y  songer  que  vous  vous  y  soumettez 
vous-même.  En  un  mot,  pour  réussir  il  faudroit 
vous  rendre  presque  impassible,  et  ne  sentir 
que  par  votre  élève  ou  pour  lui.  Voilà,  je  l'a- 
voue, une  terrible  tâche;  mais  je  ne  vois  %qI 
autre  moyen  de  succès  :  et  ce  succès  me  parjtt 
assuré  de  part  ou  d'autre  ;  car,  quand  avec  tijit 
de  soins  vous  n'auriez  pas  le  bonheur  d'aT;3i 


790 


CORRESPONDANCE. 


fait  un  homme,  n'est-ce  rien  que  de  l'être  de- 
venu? 

Tout  ceci  suppose  que  la  dédaigneuse  hau- 
teur de  l'enfant  n'est  que  la  petite  vanité  de  la 
petite  grandeur  dont  ses  bonnes  auront  bour- 
soufflé  sa  petite  âme;  mais  il  pourroit  arriver 
aussi  que  ce  fût  leffet  de  l'âpreté  d'un  carac- 
tère indomptable  et  fier  qui  ne  veut  céder  qu'à 
lui-même.  Cette  durelé ,  propre  aux  seuls  na- 
turels qui  ont  beaucoup  d'étoffe ,  et  qui  ne  se 
trouve  guère  au  pays  où  vous  vivez,  n'est  pas 
probablement  celle  de  votre  élève  :  si  cependant 
cela  se  trouvoit  (et  c'est  un  discernement  facile 
à  faire),  alors  il  faudroit  bien  vous  garder  de 
suivre  avec  lui  la  méthode  dont  je  viens  de  par- 
ler, et  de  heurter  la  rudesse  avec  la  rudesse. 
Les  ouvriers  en  bois  n'emploient  jamais  fer  sur 
fer;  ainsi  faut-il  faire  avec  les  esprits  roides  qui 
résistent  toujours  à  la  force;  il  n'y  a  sur  eux 
qu'une  prise,  mais  aimable  et  sûre,  c'est  l'at- 
tachement et  la  bienveillance  :  il  faut  les  ap- 
privoiser comme  les  lions  par  les  caresses.  On 
risque  peu  de  gâter  de  pareils  enfans;  tout  con- 
siste à  s'en  faire  aimer  une  fois,  après  cela  vous 
les  feriez  marcher  sur  des  fers  rouges. 

Pardonnez,  monsieur,  tout  ce  radotage  à  ma 
pauvre  tête  qui  diverge,  bat  la  campagne,  et 
se  perd  à  la  suite  de  la  moindre  idée  :  je  n'ai 
pas  le  courage  de  relire  ma  lettre,  de  peur  d'ê- 
tre forcé  de  la  recommencer.  J'ai  voulu  vous 
montrer  le  vrai  désir  que  j'aurois  de  vous  com- 
plaire et  d'applaudir  à  vos  respectables  soins; 
mais  je  suis  très-persuadé  qu'avec  les  talens  que 
vous  me  paroissez  avoir  et  le  zèle  qui  les  anime, 
vous  n'avez  besoin  que  de  vous-même  pour 
conduire,  aussi  sagement  qu'il  est  possible,  le 
sujet  que  la  Providence  a  mis  entre  vos  mains. 
Je  vous  honore,  monsieur,  et  vous  salue  de 
tout  mon  cœur. 


A   H.  MOULTOD. 

Monqoin,  le  «71^70. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

Cher  Moultou,  quoique  vous  paroissiez  m'ou- 
blier,  je  vous  aime  toujours,  et  je  n'ai  pas  voulu 


m'éloigner  de  ce  pays  sans  vous  en  donner 
avis  et  vous  dire  encore  un  adieu.  Je  compte  y 
rester  quinze  jours  ou  trois  semaines  avant  de 
me  rendre  à  Lyon  :  ces  trois  semaines  me  se- 
roient  bien  précieuses  pour  l'herborisation  des 
mousses  et  des  lichens,  si  la  neige  n'y  porioit 
obstacle  ;  car  probablement  l'occasion  n'en  re- 
viendra plus  pour  moi.  Le  temps ,  qui  paroit 
vouloir  se  remettre,  peut  permettre  un  essai; 
et,  après  avoir  été  long-temps  bien  malingre,  je 
compte  tenter  aujourd'hui  l'analyse  de  quel- 
ques troncs  d'arbres.  Faites  comme  moi.  Adieu, 
je  vous  embrasse  tendrement ,  et  je  vous  ex- 
horte à  m'aimer,  car  je  le  mérite. 

J.  J.  Rousseau. 

Je  reprends  un  nom  que  je  n'aurois  jamais 
dû  quitter  :  n'en  employez  plus  d'autre  pour 
m'écrire. 


K  UADAME  GOKCELU,. 
née  Rousseau 

Uonqain,  Je  17|70. 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

Ma  bonne,  ma  chère,  ma  respectable  tante, 
né  mourant,  je  vous  pardonne  de  m'avoir  fait 
vivre,  et  je  m'afflige  de  ne  pouvoir  vous  rendre 
à  la  fin  de  vos  jours  les  tendres  soins  que  vous 
m'a  vez  prodigués  au  commencementdes  miens. 
A  la  première  lueur  d'une  meilleure  fortune  je 
songeai  à  vous  faire  une  petite  part  de  ma  sub- 
sistance qui  pût  rendre  la  vôtre  un  peu  plus  com- 
mode :  je  vous  en  fis  aussitôt  donner  avis,  et 
votre  petite  pension  commença  de  courir  en 
même  temps,  savoir  à  la  fin  de  mars  ^767  (*). 
Il  n'y  a  pas  encore  de  cela  trois  ans  révolus,  et 
ces  trois  ans  vous  ont  été  payés  d'avance  année 
par  année  :  ainsi,  quand  vous  ne  recevriez  rien 
d'un  an  d'ici,  tout  seroit  encore  en  règle,  et  il 
n'y  auroit  encore  rien  d'arriéré.  Mon  intention 
est  bien  pourtant  de  continuer  à  vous  payer 
d'avance  et  l'année  qui  commencera  bientôt  de 
courir  et  les  suivantes,  autant  que  mes  moyens 

(*)  Voyez  la  lettre  à  d'Ivernois,  du  29  janvier  1768. 


ANNÉE  1770. 


791 


me  le  permettroiii  ;  mais,  ma  chère  tante,  je  ne 
puis  pas  vous  dissimuler  que  la  dureté  présente 
et  future  de  ma  situation  me  met  dans  la  néces- 
sité de  compter  avec  moi-même,  sans  quoi  je 
ne  me  résoudrois  jamais  à  compter  avec  vous. 
Veuillez  donc  prendre  un  peu  de  patience  dans 
la  certitude  de  n'être  pas  oubliée  ;  et  s'il  arrivoit 
dans  la  suite  que  votre  pension  tardât  à  venir, 
ce  qui  ne  sera  pas,  autant  qu'il  me  sera  possi- 
ble, dites-vous  alors  à  vous-même  :  «  Je  con- 
n  nois  le  cœur  de  mon  neveu  ;  et  sûre  qu'il  ne 
»  m'oublie  pas,  je  le  plains  de  n'être  pas  en  état 
»  de  mieux  faire.  »  Adieu ,  ma  bonne  et  res- 
pectable tante  :  je  vous  recommande  à  la  Pro- 
vidence ;  faites  la  même  chose  pour  moi ,  car 
j'en  ai  grand  besoin,  et  recevez  avec  bonté 
mes  plus  tendres  et  respectueuses  salutations. 


MJ   MARQUIS   DE   CONDORCET. 

Monquin,  le  17^70. 
l'auvrcs  aveugles  que  nous  sommes!  etc. 

fH  suis  pénétré,  monsieur,  de  l'honneur  que 
vous  me  faites  de  m'envoyer  vos  Essais  d'Ana- 
lyse, et  je  m'en  sens  digne  par  ma  sensibilité, 
quoique  je  le  sois  si  peu  par  mon  intelligence, 
trop  bornée  pour  me  mettre  en  état  de  lire 
cet  ouvrage,  que  ma  tête  affoiblie  ne  me  per- 
metlroil  même  plus  de  suivre  quand  j'aurois 
les  connoissances  nécessaires  pour  cela.  Que 
je  vous  envie  de  cultiver  de  profondes  études 
qui  mènent  à  des  vérités  qu'un  homme  isolé 
peut  dire  impunément  à  ses  semblables,  sans 
avoir  besoin  de  tenir  à  des  partis  et  de  se  don- 
ner des  appuis  1  Si  j'avois  à  renaître,  je  tàche- 
rois  d  être  votre  disciple  pour  mériter  l'honneur 
«i  être  un  jour  votre  émule  et  votre  ami  ;  mais 
ne  pouvant,  dans  mon  ignorance,  être  que 
votre  stupide  admirateur,  je  vous  remercie  au 
moins  du  moment  de  véritable  douceur  que 
votre  obligeante  attention  jette  sur  ma  triste 
existence.  Je  vous  salue,  monsieur,  et  vous 
honore  de  tout  mon  cœur. 


A   M.    DE  BELLOY.  •? 

Miiiu|iiiii.  p  r  Kouiguiii,  le  17  '^70. 
Pauvrts  avi'u^leii  que  noua  sommet!  etc. 

J'honorois  vos  lalens,  monsieur,  encore  plus 
le  digne  usage  que  vous  en  faites,  et  j'admirois 
comment  le  même  esprit  patriotique  nous  avoit 
conduits  par  la  même  route  à  des  deslins  si 
contraires,  vous  à  l'acquisition  d'une  nouvelle 
patrie  et  à  des  honneurs  distingués,  moi  à  la 
perte  de  la  mienne  et  à  des  opprobres  inouïs. 

Vous  m'avez  ressemblé,  dites-vous,  par  le 
malheur  ;  vous  me  feriez  pleurer  sur  vous,  si 
je  pouvois  vous  en  croire.  Êtes-vous  seul  en 
terre  étrangère,  isolé,  séquestré,  (rcnpt, 
trahi,  diffamé  par  tout  ce  qui  vous  environne, 
enlacé  de  trames  horribles  dont  vous  sentiei 
l'effet,  sans  pouvoir  parvenir  à  les  connoître, 
à  les  démêler  ?  Êtes-vous  à  la  merci  de  la  puis- 
sance, de  la  ruse,  de  liniquité,  réunies  pour 
vous  traîner  dans  la  fange,  pour  élever  autour 
de  vous  une  impénétrable  œuvre  de  ténèbres, 
pour  vous  enfoncer  tout  vivant  dans  un  cer- 
cueil !  Si  tel  est  ou  fut  votre  sort,  venez,  gé- 
missons ensemble,  mais  en  tout  autre  cas,  ne 
vous  vantez  point  de  faire  avec  moi  société  de 
malheurs. 

Je  lisois  votre  Bayard,  fier  que  vous  eussiez 
trouvé  mon  Edouard  digne  de  lui  servir  de  mo- 
dèle en  quelque  chose  :  et  vous  me  faisiez  vé- 
nérer ces  antiques  François  auxquels  ceux 
d'aujourd'hui  ressemblent  si  peu,  mais  que 
vous  faites  trop  bien  agir  et  parler  pour  ne  pas 
leur  ressembler  vous-mêmes.  A  ma  seconde  lec- 
ture je  suis  tombé  sur  un  vers  qui  m'avoit 
échappé  dans  la  première,  et  qui  par  réflexion 
m'a  déchiré  (*).  J'y  ai  reconnu,  non,  grâces  au 
ciel,  le  cœur  de  Jean-Jacques,  mais  les  gens  à 
qui  j'ai  affaire,  et  que,  pour  mon  malheur,  je 
connois  trop  bien.  J'ai  compris,  j'ai  pensé  du 
moins  qu'on  vous  avoit  suggéré  ce  vers-là  :  Mi- 
sère humaine  !  me  suis-je  dit.  Que  les  méchans 
diffament  les  bons,  ils  font  leur  œuvre;  mais 
comment  les  trompent-ils  les  uns  à  l'égard  des 
autres?  leurs  Ames  n'ont-elles  pas  pour  se  re- 
connoîtrc  des  marques  plus  siires  que  tous  les 

(*)  l\  est  probable  que  ce  vers  étuit  le  second  de  ces  deux<i  • 

Que4«  vertu  brilloit  dun»  ion  faux  rrprnfir! 
l'eul-on  si  l>icn  U  prlodra,  et  ne  la  pas  leulirf 

G.  r. 


792 


CORRESPONDANCE. 


prestiges  des  imposteurs?  J'ai  pu  douter  quel- 
ques instans,  je  l'avoue,  si  vous  n'étiez  point 
séduit  plutôt  que  trompé  par  mes  ennemis. 

Dans  ce  même  temps  j'ai  reçu  votre  lettre  et 
votre  Gabrielle,  que  j'ai  lue  et  relue  aussi,  mais 
avec  un  plaisir  bien  plus  doux  que  celui  que 
m'avoitdonnéle  guerrier  Bayard;car  l'héroïsme 
de  la  valeur  m'a  toujours  moins  touché  que  le 
charme  du  sentiment  dans  les  âmes  bien  nées. 
L'attachement  que  cette  pièce  m'inspire  pour 
son  auteur  est  un  de  ces  mouvemens,  peut- 
être  aveugles,  mais  auxquels  mon  cœur  n'a  ja- 
mais résisté.  Ceci  me  mène  à  l'aveu  d'une  autre 
folie  à  laquelle  il  ne  résiste  pas  mieux,  c'est  de 
faire  de  mon  Héloïse  le  crilerium  sur  lequel  je 
juge  du  rapport  des  autres  cœurs  avec  le  mien. 
Je  conviens  volontiers  qu'on  peut  être  plein 
d  honnêteté,  de  vertu,  de  sens,  de  raison,  de 
goût,  et  trouver  ce  roman  détestable;  quicon- 
que ne  l'aimera  pas  peut  bien  avoir  part  à  mon 
estime,  mais  jamais  à  mon  amitié;  quiconque 
n'idolâtre  pas  ma  Julie  ne  sent  pas  ce  qu'il  faut 
aimer;  quiconque  n'est  pasl'ami  de  Saint-Preux, 
ne  sauroit  être  le  niien;d'après  cet  entêtement, 
jugez  du  plaisir  que  j'ai  pris,  en  lisant  votre 
Gabrielle,  d'y  retrouver  ma  Julie  un  peu  plus 
héroïquement  requinquée,  mais  gardant  son 
même  naturel,  animée  peut-être  d'un  peu  plus 
de  chaleur,  plus  énergique  dans  les  situations 
tragiques,  mais  moins  enivrante  aussi,  selon 
moi ,  dans  le  calme.  Frappé  de  voir  dans  des 
multitudes  de  vers  à  quel  point  il  faut  que  vous 
ayez  contemplé  cette  image  si  tendre  dont  je 
suis  le  Pygmalion,  j'ai  cru,  sur  ma  règle  ou 
sur  ma  manie,  que  la  nature  nous  avoit  faits 
amis,  et,  revenant  avec  plus  d'incertitude  aux 
vers  de  votre  Bayard,  j'ai  résolu  d'en  parler 
avec  ma  franchise  ordinaire,  sauf  à  vous  de  me 
répondre  ce  qu'il  vous  plaira. 

Monsieur  de  Belloy,  je  ne  pense  pas  de  l'hon- 
neur, comme  vous  de  la  vertu,  qu'il  soit  possi- 
ble d'en  bien  parler,  d'y  revenir  souvent  par 
goût,  par  choix,  et  d'en  parler  toujours  d'un 
ton  qui  touche  et  remue  ceux  qui  en  ont,  sans 
l'aimer  et  sans  en  avoir  soi-même  :  ainsi,  sans 
vous  connoître  autrement  que  par  vos  pièces, 
je  vous  crois  dans  le  cœur  l'honneur  d'un  ancien 
chevalier;etjevous  demande  de  vouloir  me  dire 
sans  détour  s'il  y  a  quelques  vers  dans  votre 
Bayard  dont  en  l'écrivant  vous  m'ayez  voulu 


faire  l'application  ;  dites-moi  simplement  oui 
ou  non,  et  je  vous  crois. 

Quant  au  projet  de  réchauffer  les  cœurs  de 
vos  compatriotes  par  l'image  des  antiques  ver- 
tus de  leurs  pères,  il  est  beau,  mais  il  est  vain  : 
''on  peut  tenter  de  guérir  des  malades,  mais 
non  pas  de  ressusciter  des  morts.  Vous  venez 
soixanle-dix  ans  trop  tard.  Contemporain  du 
grand  Catinat,  du  brillant  Villars,  du  vertueux 
Fénelon,  vous  auriez  pu  dire  :  Voilà  encore  des 
François  dont  je  vous  parle,  leur  race  n'est  pas 
éteinte  ;  mais  aujourd'hui  vous  n'êtes  plus  que 
vox  damans  in  deserto.  Vous  ne  mettez  pas  seu- 
lement sur  la  scène  des  gens  d'un  autre  siècle, 
mais  d'un  autre  monde  ;  ils  n'ont  plus  rien  de 
commun  avec  celui-ci.  Il  ne  reste  à  votre  nation, 
pour  se  consoler  de  n'avoir  plus  de  vertu,  que 
de  n'y  pluscroireet  de  la  diffamer  dans  les  au- 
tres. Oh,  s'il  étoit  encore  des  Bayard  en  France, 
avec  quelle  noble  colère,  avec  quelle  vive  indi- 
gnation.... !  Croyez-moi,  de  Belloy,  ne  faites 
plus  de  ces  beaux  vers  à  la  gloire  des  anciens 
François,  de  peur  qu'on  ne  soit  tenté,  par  la 
justesse  de  la  parodie,  de  l'appliquer  à  ceux 
d'aujourd'hui. 

Adieu,  monsieur.  Si  cette  lettre  vous  par- 
vient, je  vous  prie  de  m'en  donner  avis,  a6n 
que  je  ne  sois  pas  injuste  :  je  vous  salue  de  tout 
mon  cœur. 


A  M.   DE  SAINT-GERMAIN. 

(  CeUe  lettre  étoit  incluse  dans  celle  qui  suit.) 

AMonquin,le  17^70. 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

Vous  verrez,  monsieur,  que  la  lettre  ci- 
jointe  étoit  commencée  avant  votre  retour  de 
Grenoble,  et  que,  par  conséquent,  j'ai  bien  eu 
le  temps  de  la  mettre  en  meilleur  état;  mais  je 
vous  avoue  que  l'angoisse  et  les  serremens  de 
cœur  que  j'éprouvois  en  l'écrivant  ne  m'ont 
pas  permis  d'en  faire  une  autre  copie  plus  au 
net.  L'indignation  qui  m'arrêtoit  à  chaque  ligne 
m'a  trop  fait  sentir  que  lerôle  d'accusé  n'étoit  pas 
fait  pour  moi.  Malgré  le  désordre  qui  règne  dans 
cette  lettre,  elle  contient  des  éclaircissemens 
dontj'ai  cru  que  vous nedédaigneriezpasd'être 
le  dépositaire,  et  qui  peuvent  importer  un  jour 


ANNÉK  1770. 


793 


au  triomphe  de  la  vérité.  Je  ne  vous  demande 
point,  monsieur,  de  secret  sur  cette  lettre; 
j'ose  prévoir  qu'un  jour  elle  sera  dans  votre  fa- 
mille un  monument  non  méprisable  de  vos  bon- 
tés pour  celui  qui  l'a  écrite  et  de  l'honneur 
qu'il  sut  rendre  à  vos  vertus. 

Mon  état  ne  me  permet  point  de  tenter  le 
voyage  deBourgoin  par  le  temps  qu'il  fait,  et 
je  m'oppose  absolument  à  tout  désir  que  vous 
pourriez  avoir  de  renouveler  pour  moi  cette 
œuvre  de  miséricorde;  au  lieu  du  plaisir  que 
me  donne  toujours  votre  présence,  vous  ne 
m'apporteriez  que  des  alarmes  pour  votre  santé 
et  pour  votre  retour.  Cependant,  avant  de  nous 
séparer  vraisemblablement  pour  toujours,  que 
j'aie  au  moins,  s'il  m'est  possible,  la  douceur 
d'embrasser  encoreunefoismon  consolateur.  Je 
compte,  monsieur,  sur  ce  que  vous  me  dîtes 
dernièrement,  que  vous  aviez  encore  au  moins 
huit  à  dix  jours  à  rester  à  Bourgoin,  et  je  tâche- 
rai d'en  prendre  un,  s'il  m'est  possible,  pour 
me  rendre  auprès  de  vous.  Si  malheureuse- 
ment votre  départ  éioit  accéléré,  je  vous  prie- 
rois  de  vouloir  bien  me  le  faire  dire,  afin  que 
je  ne  fisse  pas  un  voyage  inutile. 

Monsieur,  veuille  le  ciel  vous  payer  en  pros- 
pérités tant  sur  vous  que  sur  madame  de  Saint- 
Germain  et  sur  voire  aimable  et  florissante 
famille,  le  prix  des  bontés  dont  vous  m'avez 
comblé  !  Souvenez-vous  quelquefois  d'un  in- 
fortuné qui  ne  mérite  point  ses  malheurs,  qui 
vous  prouva  sa  vénération  pour  vous  par  sa 
confiance,  et  qui,  par  le  droit  qu'il  se  sent  à 
votre  estime ,  se  glorifiera  toujours  d'y  avoir 
part. 


AU   MEME. 

Monquin,  le  17-^70. 
Panvrei  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

OÙ  êtes-vous,  brave  Saint-Germain?  Quand 
pourrai-je  vous  embrasser,  et  réchauffer  au 
feu  de  voire  courage  celui  dont  j'ai- besoin  pour 
supporter  les  rigueurs  de  ma  destinée?  Qu'il 
est  cruel,  qu'il  est  déchirant  pour  le  plus  ai- 
mant des  hommes  de  se  voir  devenir  l'horreur 
de  ses  semblables  en  retour  de  son  tendre  atta- 
chement pour  eux,  et  sans  pouvoir  imaginer 


la  cause  de  cette  frénésie,  ni  par  conséquent  la 
guérir!  Quoi!  l'implacable  animosité  des  mé- 
chans  peut-elle  donc  ainsi  renverser  les  télés 
et  changer  les  cœurs  de  toute  une  nation  ,  de 
toute  une  génération?  lui  montrer  noir  ce  qui 
est  blanc;  lui  rendre  odieux  ce  qu'elle  doit 
aimer;  lui  faire  estimer  l'iniquité,  justice;  la 
trahison,  générosité?  Ahl  c'est  aussi  trop  ac- 
corder à  la  puissance  que  de  lui  soumettre  ainsi 
le  jugement,  le  sentiment,  la  raison,  et  de 
se  dépouiller  pour  elle  de  tout  ce  qui  nous  fait 
hommes. 

Quels  sont  mes  torts  envers  M.  de  Choiseul? 
Un  seul,  mais  grand,  celui  d'avoir  pu  l'estimer. 
Dans  ma  retraite  je  ne  connoissois  de  lui  que 
son  ministère:  son  pacte  de  famillemeprévinten 
faveur  de  ses  talons.  Il  avoit  paru  bien  disposé 
pourmoi:  cette  bienveillance  m'en  avoit  inspiré. 
Je  ne  savois  rien  de  son  naturel,  de  ses  goûts,  de 
ses  inclinations,  de  son  caractère;  et,  dans  les 
ténèbres  où  je  suis  plongé  depuis  tant  d'an- 
nées, j'ai  long-temps  ignoré  tout  cela.  Jugeant 
du  reste  par  ce  qui  m'ctoit  connu,  je  lui  donnai 
des  louanges  qu'il  méritoit  trop  peu  pour  les 
prendre  au  pied  de  la  lettre.  Il  se  crut  insulté; 
de  là,  sa  haine  et  tous  mes  malheurs.  En  me  pu- 
nissant de  mon  tort,  il  m'en  a  corrigé.  S'il  me 
punit  maintenant  de  lui  rendre  justice ,  il  ne 
peut  être  trop  sévère  ;  car  assurément  je  la  lui 
rends  bien. 

Pour  mieux  assouvir  sa  vengeance,  il  n'a 
voulu  ni  ma  mort,  qui  finissoit  mes  malheurs, 
ni  ma  captivité,  qui  m'eût  du  moins  donné  le 
repos.  Il  a  conçu  que  le  plus  grand  supplice 
d'une  Âme  fîère  et  brûlante  d'amour  pour  la 
gloire  étoit  le  mépris  et  l'opprobre,  et  qu'il  n'y 
avoit  point  pour  moi  de  pire  tourment  que  celui 
d'être  haï  ;  c'est  sur  ce  double  objet  qu'il  a  di- 
rigé son  plan.  Il  s'est  appliqué  à  me  travestir 
en  monstre  effroyable;  il  a  concerté  dans  le 
secret  l'œuvre  de  ma  diffamation  ;  il  m'a  fait 
enincer  de  toutes  parts  par  ses  satellites  ;  il  m'a 
fait  traîner  par  eux  dans  la  fange;  il  m'a  rendu 
la  fable  du  peuple  et  le  jouet  de  la  canaille. 
Pour  m'accabler  encore  mieux  de  la  haine  pu- 
blique, il  a  pris  soin  de  la  faire  sortir  par  les 
moqueuses  caresses  des  fourbes  dont  il  me 
faisoit  entourer  ;  et,  pour  dernier  raffinembut, 
il  a  fait  en  sorle  que  partout  les  égards  et  les 
attentions  parussent  me  suivre,  afinque, quand, 


194 


CORRESPONDANCE. 


trop  sensible  aux  outrafïcs,  j'exhalerois  quel- 
ques plaintes,  j'eusse  l'air  d'un  homme  qui 
n'est  pas  à  son  aise  avec  lui-même,  et  qui 
se  plaint  des  autres  parce  qu'il  est  mécontent 
de  lui. 

Pour  m'isoler  et  m'ôter  tout  appui ,  les 
moyens  étoienl  simples.  Tout  cède  à  la  puis- 
sance ,  et  presque  tout  à  l'intrigue.  On  con- 
noissoit  mes  amis;  on  a  travaillé  sur  eux  ;  au- 
cun n'a  résisté.  On  a  éventé  par  la  poste  toutes 
les  correspondances  que  je  pouvois  avoir.  On 
m'a  détaché  de  temps  en  temps  de  petits  cher- 
cheurs de  places,  de  petits  imploreurs  de  re- 
commandations, pour  savoir  par  eux  s'il  ne 
restoit  personne  qui  eût  pour  moi  de  la  bien- 
veillance ,  et  travailler  aussitôt  à  me  l'ôter.  Je 
connois  si  bien  ce  manège ,  et  j'en  ai  si  bien 
senti  le  succès,  que  je  ne  serois  pas  sans  crainte 
pour  M.  de  Saint-Germain  lui-même,  si  je  le 
savois  moins  clairvoyant,  et  que  je  connusse 
moins  sa  sagesse  et  sa  fermeté.  Parmi  les  ob- 
jets de  tant  de  vigilance ,  mes  papiers  n'ont 
pas  été  oubliés.  Jai  confié  tous  ceux  que  j'avois 
en  des  mains  amies,  ou  que  je  crus  telles  :  tous 
sont  à  la  merci  de  mes  ennemis.  Enfin,  on  m'a 
lié  moi-même  par  des  engagemens  dont  j'ai 
cru  vainement  acheter  mon  repos,  et  qui  n'ont 
servi  qu'à  me  livrer  pieds  et  poings  liés  au 
sort  qu'on  vouloit  me  faire.  On  ne  m'a  laissé 
pour  défense  que  le  ciel,  dont  on  ne  s'em- 
barrasse guère,  et  mon  innocence,  qu'on  n'a 
{)U  m'ôter. 

Parvenu  une  fois  à  ce  point,  tout  le  reste  va 
de  lui-même  et  sans  la  moindre  difficulté.  Les 
gens  chargés  de  disposer  de  moi  ne  trouvent 
plus  d'obstacles.  Les  essaims  d'espions  mal- 
veillans  et  vigilans  dont  je  suis  entouré  savent 
comment  ils  ont  à  faire  leur  cour.  S'il  y  a  du 
bien  ,  ils  se  garderont  de  le  dire ,  ou  prendront 
grand  soin  de  le  travestir;  s'il  y  a  du  mal ,  ils 
l'aggraveront;  s'il  n'y  en  a  pas,  ils  l'invente- 
ront. Ils  peuvent  me  charger  tout  à  leur  aise  ; 
il  n'ont  pas  peur  de  me  trouver  là  pour  les 
démentir.  Chacun  veut  prendre  part  à  la  fête, 
et  présenter  le  plus  beau  bouquet.  Dès  qu'il 
est  convenu  que  je  suis  un  homme  noir,  c'est  à 
qui  me  conirouvera  le  plus  de  crimes.  Quicon- 
que en  a  fait  un ,  peut  en  faire  cent ,  et  vous 
verrez  que  bientôt  j'irai  violant,  brûlant,  em- 
poisonnant, assassinant  à  droite  et  à  gauche 


pour  mes  menus  plaisirs,  sans  m'embarrasser 
des  foules  de  surveillans  qui  me  guettent,  sans 
songer  que  les  planchers,  sous  lesquels  je  sui«, 
ont  des  yeux,  que  les  murs  qui  m'entourent 
ont  des  oreilles,  que  je  ne  fais  pas  un  pas  qui 
ne  soit  compté,  pas  un  mouvement  de  doigt 
qui  ne  soit  noté,  et  sans  que  durant  tout  ce 
temps-là  personne  ait  la  charité  de  pourvoir 
à  la  sûreté  publique  en  m'empêchant  de  con- 
tinuer toutes  ces  horreurs,  dont  ils  se  conten- 
tent de  tenir  tranquillement  le  registre,  tandis 
que  je  les  fais  tout  aussi  tranquillement  sous 
leurs  yeux ,  tant  la  haine  est  aveugle  et  bête 
dans  sa  méchanceté  1  Mais  n'importe,  dès  qu'il 
s'agira  de  m'imputer  des  forfaits,  je  vous  ré- 
ponds que  le  bon  M.  de  Choiseul  sera  coulant 
sur  les  preuves ,  et  qu'après  ma  mort  toutes 
ces  inepties  deviendront  autant  de  faits  incon- 
testables, parce  que  monsieur  l'un,  et  monsieur 
l'autre,  et  madame  celle-ci,  et  mademoiselle 
ceile-là,  tous  gens  de  la  plus  haute  probité,  loa 
auront  attestés,  et  que  je  ne  ressusciterai  paï 
pour  y  répondre. 

Encore  une  fois,  tout  devient  facile,  et  dé- 
sormais on  va  faire  de  moi  tout  ce  qu'on  vou- 
dra de  mauvais.  Si  je  reste  en  repos,  c'est  que 
je  médite  des  crimes,  et  peut-être  le  pire  de 
tous ,  celui  de  dire  ia  vérité.  Si ,  pour  me  dis- 
traire de  mes  maux  ,  je  m'amuse  à  l'étude  des 
plantes,  c'est  pour  y  chercher  des  poisons. 
Mon  Dieul  quand  quelque  jour  ceux  qui  sau- 
ront quel  fut  mon  caractère,  et  qui  liront  mes 
écrits ,  apprendront  qu'on  a  fait  de  Jean-Jac- 
ques Rousseau  un  empoisonneur,  ils  deman- 
deront quelle  sorte  d'êtres  existoit  de  son 
temps,  et  ne  pourront  croire  que  ce  fussert 
des  hommes. 

Mais  comment  en  est-on  venu  là?  quel  fut 
le  premier  forfait  qui  rendit  les  autres  croya- 
bles? Voilà  ce  qui  me  passe,  voilà  l'étonnante 
énigme.  C'est  ce  premier  pas  qu'il  faut  expli- 
quer, et  qui  n'offre  à  mes  yeux  qu'un  abîme 
impénétrable.  Monsieur  de  Saint-Germain , 
dans  ce  que  vous  connoissez  de  moi  par  vous- 
même,  trouvez-vous  de  l'étolîe  pour  faire  un 
scélérat?  Tel  je  parois  à  vos  yeux  depuis  plus 
d'un  an,  tel  je  fus  pendant  près  de  soixante. 
Je  n'eus  jamais  que  des  goûts  honnêtes ,  que 
des  passions  douces  ;  je  m'élevai ,  pour  ainsi 
dire,  moi-même;  je  me  livrai  par  choix  aux 


ANNÉE  1770. 


795 


meilleures  études  ;  je  ne  cultivai  que  des  ta- 
lens  aimables.  J'aimai  toujours  la  retraite,  la 
vie  paisible  et  solitaire.  J'ai  passé  la  jeunesse 
et  l'âge  mûr,  chéri  de  mes  amis,  bien  voulu 
de  mes  connoissances ,  tranquille ,  heureux  , 
content  de  mon  sort,  et  sans  avoir  eu  jamais 
qu'une  seule  querelle  avec  un  extravagant  (*), 
laquelle  tourna  tout  à  ma  gloire.  Malheureuse- 
ment ayant  déjà  passé  l'âge  mûr,  je  me  laissai 
tenter  enfin  de  communiquer  au  public,  dans 
des  livres  qui  ne  respirent  que  la  vertu,  des 
maximes  que  je  crus  utiles  à  mes  semblables, 
ou  de  nouvelles  idées  pour  le  progrès  des 
beaux-arts.  Me.  voilà  devenu  depuis  lors  un 
homme  noir;  de  quelle  façon? je  l'ignore.  Eh  1 
quels  sont  ces  malheureux  dont  lésâmes  som- 
bres et  concentrées  couvent  le  crime?  Sont-ce 
des  auteurs,  des  gens  de  lettres  dévoués  à  la 
paisible  occupation  d'écrire  des  livres,  des  ro- 
mans, de  la  musique,  des  opéra?  Ont-ils  des 
cœurs  ouverts,  confians,  faciles  à  s'épancher? 
Et  où  de  pareils  secrets  se  cacheroient-ils  un 
moment  dans  le  mien,  transparent  comme  le 
cristal,  et  qui  porte  à  l'instant  dans  mes  yeux 
et  sur  mon  visage  chaque  mouvement  dont  il 
est  affecté?  Seul,  étranger,  sans  parti,  livré 
dans   ma   retraite  à  de    pareils  goûts,  quel 
avantage,  quel  moyen,  quelle  tentation  pou- 
vois-je  avoir  de  malfaire?  Quoi  1  lorsque  l'a- 
mour, la  raison,  la  vertu,  prenoient  sous  ma 
plume  leurs  plus  doux,  leurs  plus  énergiques 
accens  ;  lorsque  je  m'enivrois  à  torrens  des  plus 
délicieux  seniimens  qui  jamais  soient  entrés 
dans  un  cœur  d'homme  ;  lorsque  je  planois 
dans  l'empyrée  au  milieu  des  objets  charmans 
et  presque  angéliques  dont  je  m'étois  entouré, 
c'étoit  précisément  alors,  et  pour  la  première 
fois,  que  ma  noire  et  farouche  âme  méditoit, 
digéroit,  commettoit  les  forfaits  atroces  dont 
on  ne  me  voila  l'imputation  que  pour  m'ôter 
les  moyens  de  m'en  défendre,  et  cela  sans  mo- 
tif, sans  raison,  sans  sujet,  sans  autre  intérêt 
que  celui  de  satisfaire  la  plus  infernale  férocité  ! 
Et  l'on  peut...  Si  jamais  pareille  contradiction, 
pareille  extravagance,  pareille  absurdité,  pou- 
voit  réellement  trouver  foi  dans  l'esprit  d'un 
homme,  oui,  j'ose  le  dire  sans  crainte,  il  fau- 
droit  étouffer  cet  homme-là. 

Les  passions  qui   portent  au  crime  sont 

(*)  Le  eomte  de  Montaigu,  ambassadeur  à  Venise.      G.  V. 


analogues  à  leurs  noirs  effets.  Où  furent  les 
miennes?  Je  n'ai  connu  jamais  les  passions 
haineuses;  jamais  l'envie,  la  méchanceté,  la 
vengeance  n'entrèrent  dans  mon  cœur.  Je  suis 
bouillant,  emporté,  quelquefois  colère,  jamais 
fourbe  ni  rancunier;  et  quand  je  cesse  d'aimer 
quelqu'un,  cela  s'aperçoit  bien  vite.  Je  hais 
l'ennemi  qui  veut  me  nuire  ;  mais,  sit6t  que  je 
ne  le  crains  plus,  je  ne  le  hais  plus.  Que  Di- 
derot, que  Grimm  surtout,  le  premier,  le  plus 
caché,  le  plus  ardent,  le  plus  implacable,  celui 
qui  m'attira  tous  les  autres,  dise  pourquoi  il 
me  hait.  Est-ce  pour  le  mal  qu'il  a  reçu  de  moi? 
Non,  c'est  pour  celui  qu'il  m'a  fait,  car  souvent 
l'offensé  pardonne,  mais  l'offenseur  ne  par- 
donne jamais.  Dirai-je  mes  torts  envers  lui?  j'en 
sais  deux  :  le  premier,  je  l'ai  trop  aimé  ;  le 
second,  son  cœur  fut  déchiré  par  la  louange  qui 
n'étoit  pas  pour  lui  (*).  Si  lui,  si  Diderot,  ont 
quelque  autre  grief,  qu'ils  le  disent.  Ils  ont  dé- 
couvert, dira-t-on,quej'étoisun  monstre.  Ah I 
c'est  une  autre  affaire  ;  mais  toujours  est-il  sûr 
que  ce  monstre  ne  leur  fit  jamais  de  mal. 

Madame  la  comtesse  de  Bouffllers  me  hait, 
et  en  femme;  c'est  tout  dire.  Quels  sont  ses 
griefs?  Les  voici. 

Le  premier.  J'ai  dit  dans  VHéloïse  que  la 
femme  d'un  charbonnier  étoit  plus  respectable 
que  la  maîtresse  d'un  prince  :  mais,  quand 
j'écrivis  ce  passage,  je  ne  songeois  ni  à  elle  ni 
à  aucune  femme  en  particulier  ;  je  ne  savois 
pas  même  alors  qu'il  existât  une  comtesse  de 
Boufflers,  encore  moins  qu'elle  pût  s'offenser 
de  ce  trait,  et  je  n'ai  fait  que  long-temps  après 
connoissance  avec  elle. 

Le  second.  Madame  de  Boufflers  me  consulta 
sur  une  tragédie  en  prose  de  sa  façon,  c'est- 
à-dire  qu'elle  me  demanda  des  éloges.  Je  lui 
donnai  ceux  que  je  crus  lui  être  dus  ;  mais  je 
l'avertis  que  sa  pièce  ressembloit  beaucoup 
à  une  pièce  angloise  que  je  lui  nommai  :  j'eus 
le  sort  de  Gil  Blas  auprès  de  l'évêque  prédica- 
teur. 

Le  troisième.  Madame  de  Boufflers  étoil  ai- 
mable alors,  et  jeune  encore.  Les  amitiés  dont 
elle  m'honora  me  touchèrent  plus  qu'il  n'eût 
fallu  peut-être  :  elle  s'en  aperçut.  Quelque 
temps  après  j'appris  ses  liaisons,  que  dans  ma 

(■)  Passage  remarquable  du  Petit  Piopliclc ;  ouxTii'^i:  de 
M.  (iiinira,  ctdaii»  Ictiuel  il  «"est  priut  sans  ysouy  r. 


796 


CORRESPONDANCE. 


bêtise  je  ne  savois  pas  encore.  Je  ne  crus  pas 
qu'il  convînt  à  Jean-Jacques  Rousseau  d'aller 
sur  les  brisées  d'un  prince  du  sang,  et  je  me 
retirai.  Je  ne  sais,  monsieur,  ce  que  vous  pen- 
serez de  ce  crime;  mais  il  seroit  singulier  que 
tous  les  malheurs  de  ma  vie  fussent  venus  de 
trop  de  prudence,  dans  un  homme  qui  en  eut 
toujours  si  peu. 

Madame  la  maréchale  de  Luxembourg  me 
hait;  elle  a  raison.  J'ai  commis  envers  elle  des 
balourdises,  bien  innocentes  assurément  dans 
mon  cœur,  bien  involontaires,  mais  que  ja- 
mais femme  ne  pardonne,  quoiqu'on  n'ait  pas 
eu  l'intention  de  l'offenser.  Cependant  je  ne 
puis  la  croire  essentiellement  méchante,  ni 
perdre  le  souvenir  des  jours  heureux  que  j'ai 
passés  près  d'elle  et  de  M  de  Luxembourg.  De 
tous  mes  ennemis  elle  est  la  seule  que  je  croie 
capable  de  retour,  mais  non  pas  de  mon  vi- 
vant. Je  désire  ardemment  qu'elle  me  survive, 
sûr  d'être  regretté,  peut-être  pleuré  d'elle  après 
ma  mort. 

Ajoutez  à  cette  courte  liste  M.  de  Choiseul, 
dont  j'ai  déjà  parlé,  et  qui  malheureusement 
à  lui  seul  en  vaut  mille  ;  le  docteur  Troiichin, 
avec  qui  je  n'eus  d  autre  tort  que  d'être  Gene- 
vois comme  lui,  et  d'avoir  autant  de  célébrité, 
quoique  j'eusse  gagné  moins  d'argent;  enfin 
le  baron  d'Holbach,  aux  avances  duquel  j'ai 
résisté  long-temps,  par  la  seule  raison  qu'il 
étoil  trop  riche  :  raison  que  je  lui  dis  pour  ré- 
ponse à  ses  instances,  et  qui  malheureusement 
ne  se  trouva  que  trop  juste  dans  la  suite.  Sur 
mes  premiers  écrits  et  sur  le  bruit  qu'ils  firent, 
il  se  prit  pour  moi  d'une  telle  haine,  et,  comme 
je  crois,  par  l'impulsion  de  Grimm,  qu'il  me 
traita,  dans  sa  propre  maison,  et  sans  le  moin- 
dre sujet,  avec  une  brutalité  sans  exemple. 
Diderot,  et  M.  de  Margency,  gentilhomme  or- 
dinaire du  roi,  furent  témoins  de  la  querelle; 
et  le  dernier  m'a  souvent  dit  depuis  lors  qu'il 
avoit  admiré  ma  patience  et  ma  modération. 

Ces  détails,  monsieur,  sont  dans  la  plus 
exacte  vérité.  Trouvez-vous  là  quelque  mé- 
chanceté dans  le  pauvre  Jean-Jacques?  Voilà 
pourtant  les  seuls  ennemis  personnels  que  j'aie 
eus  jamais.  Tous  les  autres  ne  le  sont  que  par 
jalousie,  comme  d'AIembert,  avec  lequel  j'ai 
eu  très- peu  de  liaison;  ou  sur  parole,  comme 
la  foule;  ou  parce  qu'en  général  les  lâches  ai- 


ment à  faire  leur  cour  aux  puissans,  en  ache- 
vant d'accabler  ceux  qu'ils  oppriment.  Que 
puis-je  faire  à  cela? 

Les  naturels  haineux,  jaloux,  méchans,  ne 
se  déguisent  guère  ;  leurs  propos,  leurs  écrits 
décèlent  bientôt  leurs  penchans;  ils  vont  tou- 
jours se  mêlant  des  affaires  des  autres;  les 
pointes  de  la  satire  lardent  leurs  discours  et 
leurs  ouvrages;  les  mots  couverts,  les  allusions 
malignes  leur  échappent  malgré  eux.  Mes  écrits 
sont  dans  les  mains  de  tout  le  monde,  et  vous 
connoissez  mon  ton.  Veuillez,  monsieur,  juger 
par  vous-même,  et  voyez  s'il  y  a  de  la  malignité 
dans  mon  cœur. 

Le  jeu  :  je  ne  puis  le  souffrir.  Je  n'ai  vrai- 
ment joué  qu'une  fois  en  ma  vie  au  Redoute  à 
Venise  :  je  gagnai  beaucoup,  m'ennuyai,  et 
ne  jouai  plus.  Les  échecs,  où  l'on  ne  joue  rien, 
sont  le  seul  jeu  qui  m'amuse.  Je  n'ai  pas  peur 
d'être  un  Réverley. 

L'ambition,  l'avidité,  l'avarice  :  je  suis  trop 
paresseux,  je  déteste  trop  la  gêne,  j'aime  trop 
mon  indépendance  pour  avoir  des  goûts  qui 
demandent  un  homme  laborieux,  vigilant,  cour- 
tisan, souple,  intrigant,  les  choses  du  monde 
les  plus  contraires  à  mon  humeur.  M'a-t-on  vu 
souvent  aux  toilettes  des  femmes,  ou  dans  les 
antichambres  des  grands?  ce  sont  pourtant  là 
les  portes  de  la  fortune.  J'ai  refusé  beaucoup 
de  places,  et  n'en  recherchai  jamais.  C'est  par 
paressu  que  je  suis  attaché  à  l'argent  que  j'ai, 
crainte  de  la  peine  d'en  chercher  quand  je  n'en 
ai  plus:  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  me  soit  arrivé 
de  ma  vie,  ayant  le  nécessaire  du  moment,  de 
rien  convoiter  au-delà  ;  et,  après  avoir  vécu 
dans  une  honnête  aisance,  je  me  vois  prêt  à 
manquer  de  pain  sur  mes  vieux  jours,  sans  en 
avoir  grand  souci.  Combien  j'ai  laissé  échapper 
de  choses  par  ma  nonchalance  à  les  retenir  ou 
à  les  saisir!  Citons  un  seul  fait.  Un  receveur 
général  des  finances  auquel  j'étois  attaché  de- 
puis long-temps  m'offre  sa  caisse,  je  l'accepte  : 
au  bout  de  quinze  jours  l'embarras,  l'assujet- 
tissement, l'inquiétude  surtout  de  cette  mau- 
dite caisse,  me  font  tomber  malade.  Je  finis 
par  quitter  la  caisse,  et  me  faire  copiste  de  mu- 
sique à  six  sous  la  page.  M.  de  Francueil,  à  qui 
je  marque  ma  résolution,  me  croit  encore  dans 
le  transport  de  la  fièvre,  vient  me  voir,  me 
parle,  m'exhorte,  ne  m'ébranle  pas  :  il  attend 


ANNÉE  1770. 


797 


inutilement  ;  et ,  voyant  ma  résolution  bien 
prise  et  bien  conBrmée,  il  dispose  enfin  de  sa 
caisse,  et  me  donne  un  successeur.  Ce  fait  seul 
prouve,  ce  me  semble,  que  l'avidité  de  l'argent 
n'est  pas  mon  défaut  :  et  j'en  pourrois  donner 
des  preuves  récentes  plus  fortes  que  celle-là. 
Et  de  quoi  me  serviroit  l'opulence?  Je  déteste 
le  luxe,  j'aime  la  retraite,  je  n'ai  que  les  goiits 
de  la  simplicité,  je  ne  saurois  souflFrir  autour 
de  moi  des  domestiques;  et  quand  j'auniis cent 
mille  livres  de  rente,  je  ne  voudrois  être  ni 
mieux  vêiu,  ni  mieux  logé,  ni  mieux  nourri 
que  je  ne  le  suis.  Je  ne  voudrois  être  riche  que 
|)our  faire  du  bien,  et  l'on  ne  cherche  pas  à 
satisfaire  un  pareil  goût  par  des  crimes. 

Les  femmes...!  Oh!  voici  le  grand  article  ; 
car  assurément  le  violateur  de  la  chaste  Ver- 
tier  doit  être  un  terrible  homme  auprès  d'elles, 
et  le  plus  difBcile  des  travaux  d'Hercule  doit 
peu  lui  coûter  après  celui-là.  Il  y  a  quinze  ans 
qu'on  eût  été  étonné  de  m'entendre  accuser  de 
pareille  infamie  :  mais  laissez  faire  M.  de  Choi- 
seul  et  madame  de  Boufflers  ;  ils  ont  bien  opéré 
d'autres  métamorphoses,  et  je  les  vois  en  train 
de  ne  s'arrêter  plus  guère  que  par  l'impossi- 
bilité d'en  imaginer.  Je  doute  qu'aucun  homme 
ait  eu  une  jeunesse  plus  chaste  que  la  mienne. 
J'avois  trente  ans  passés  sans  avoir  eu  qu'un 
seul  attachement,  ni  fait  à  son  objet  qu'une 
seule  infidélité  (*)  ;  c'étoit  là  tout.  Le  reste  de 
ma  vie  a  doublé  cette  licence  (**),  je  n'ai  pas 
été  plus  loin.  Je  ne  fais  point  honneur  de  cette 
réserve  à  ma  sagesse,  elle  est  bien  plus  duc  à 
ma  timidité  ;  et  j'avoue  avoir  manqué  par  elle 
bien  des  bonnes  fortunes  que  j'ai  convoitées,  et 
qui,  si  j'en  avois  tenté  l'aventure,  ne  m'auroient 
peut-être  pas  réduit  au  même  crime  auquel, 
selon  la  Vertier,  m'ont  entraîné  ses  attraits. 

Pour  contenter  les  besoins  de  mon  cœur  en- 
core plus  que  ceux  de  mes«cns,  je  me  donnai 
une  compagne  honnête  et  fidèle,  dont,  après 
vingt-cinq  ans  d  épreuve  et  d'estime,  j'ai  fait  ma 
femme. Si  c'est  là  ce  qu'on  appelle  de  la  débau- 
che, je  m'en  honore,  et  ce  n'est  pas  du  moins 
celle-là  qui  mène  dans  les  lieux  publics.  L'exem- 
ple, la  nécessité,  l'honneur  de  celle  qui  m'étoit 
chère,  d'autres  puissantes  raisons  me  firent 

(•)  Son  aventure  avec  madame  de  Larnage.  G.  P. 

(**)  Le  souper  fait  avec  Gricnm  chezKlupfrell,  et  ce  qui  en 
a  été  la  suite.  G.  P. 


confier  mes  enfans  à  l'établissement  fait  pour 
cela,  et  m'empêchèrent  de  remplir  moi-même 
le  premier,  le  plus  saint  des  devoirs  de  la  na- 
ture. En  cela,  loin  de  m'excuser,  je  m'accuse  : 
et  quand  ma  raison  me  dit  que  j'ai  fait  dans  ma 
situation  ce  que  j'ai  dû  fnire,  je  l'en  crois  moins 
que  mon  cœur  qui  gémit  et  qui  la  dément.  Je  ne 
fis  point  un  secret  de  ma  conduite  à  mes  amis, 
ne  voulant  pas  passer  à  leurs  yeux  pour  meil- 
leur que  je  n'étois.  Quel  parti  les  barbares  en 
ont  tiré!  Avec  quel  art  ils  l'ont  mise  dans  le 
jour  le  plus  odieux!  Comme  ils  se  sont  plus  à 
me  peindre  en  père  dénaturé,  parce  que  j'étois 
à  plaindre  !  comme  ils  ont  cherché  à  tirer  du 
fond  de  mon  caractère  une  faute  qui  fut  l'ou- 
vrage de  mon   malheur!  Comme  si  pécher 
n'étoil  pas  de  l'homme,  et  même  de  l'homme 
juste.  Elle  fut  grave,  sans  doute,  elle  fut  im- 
pardonnable ;  mais  aussi  ce  fut  la  seule,  et  je 
l'ai  bien  expiée.  A  cela  près,  et  des  vices  qui 
n'ont  jamais  fait  de  mal  qu'à  moi,  je  puis  ex- 
poser à  tous  les  yeux  une  vie  irréprochable 
dans  tout  le  secret  de  mon  cœur.  Ah  !  que  ces 
hommes  si  sévères  aux  fautes  d'autrui  rentrent 
dans  le  fond  de  leur  conscience,  et  que  chacun 
d'eux  se  félicite  s'il  sent  qu'au  jour  où  tout  sans 
exception  sera  manifesté,  lui-même  en  sera 
quitte  à  meilleur  compte! 

La  Providence  a  veillé  sur  mes  enfans  par  le 
péché  même  de  leur  pèi  e.  Eh  Dieu  !  quelle  eût 
été  leur  destinée  s'ils  avoient  eu  la  mienne  à 
partager?  que  seroient-ils  devenus  dans  mes 
désastres?  Ils  seront  ouvriers  ou  paysans;  ils 
passeront  dans  l'obscurité  des  jours  paisibles; 
que  n°ai-je  eu  le  même  bonheur  !  Je  rends  au 
moins  grâce  au  ciel  de  n'avoir  abreuvé  que  moi 
des  amertumes  de  ma  vie,  et  de  les  en  avoir 
préservés.  J'aime  mieux  qu'ils  vivent  du  travail 
de  leurs  mains  sans  me  connoitre,  que  de  les 
voir  avilis  et  nourris  par  la  traîtresse  générosité 
de  mes  ennemis,  qui  les  instruiroient  à  hai'r, 
peut-être  à  trahir  leur  père  ;  et  j'aime  mieux 
cent  fois  être  ce  père  infortuné  qui  commit  la 
faute  et  qui  la  pleure,  que  d'être  le  méchant 
qui  la  révèle,  l'étend ,  l'amplifie,  l'aggrave 
avec  la  plus  maligne  joie,  que  d'être  l'ami  per- 
fide qui  trahit  la  confiance  de  son  ami,  et  di- 
vulgue, pour  le  diffamer,  le  secret  qu'il  a  versé 
dans  son  sein. 

.Mais  des  fautes,  quelque  grandes  qu'elles 


7f% 


CORRESPONDANCE. 


soient,  n'en  supposent  pns  de  contradictoires. 
Les  débauchés  sont  peu  dans  le  cas  d'en  com- 
mettre de  pareilles,  comme  ceux  qui  s'occu- 
pent dans  le  porta  charger  des  vaisseaux,  que 
bientôt  ils  perdent  de  vue,  ne  songent  guère  à 
les  assurer.  Mes  attachemens  me  préservèrent 
du  désordre;  et  toujours,  je  le  répète,  je  fus 
réglé  dans  mes  mœurs.  Je  ne  doute  pas  même 
que  celles  de  ma  jeunesse  n'aient  contribué 
dans  la  suite  à  répandre  dans  mes  écrits  cette 
vive  chaleur  que  les  gens  qui  ne  sentent  rien 
prennent  pour  de  l'art,  mais  que  l'art  ne  peut 
contrefaire,  et  que  ne  sauroit  fournir  un  sang 
appauvri  par  la  débauche.  Pour  répondre  à 
ces  hommes  vils  qui  m'osent  accuser  d'avoir 
gagné,  dans  des  lieux  que  je  ne  connois  point, 
des  maux  que  je  connois  encore  moins,  je  ne 
voudrois  que  la  Nouvelle  Héloïse.  Est-ce  ainsi 
qu'on  apprend  à  parler  dans  la  crapule?  Qu'on 
prenne  autant  de  débauchés  qu'on  voudra, 
tous  doués  d'autant  d'esprit  qu'il  est  possible, 
et  je  les  défie  entre  eux  tous  de  faire  une  seule 
page  à  mettre  à  côté  d'une  des  lettres  brûlantes 
dont  ce  roman  n'abonde  que  trop.  Non,  non; 
il  est  pour  l'âme  un  prix  aux  bonnes  mœurs, 
«;'ost  de  la  vivifier,  l/amour  et  la  débauche  ne 
sauroient  aller  ensemble  ;  il  faut  choisir.  Ceux 
qui  les  confondent  ne  connoissent  que  la  der- 
nière; c'est  sur  leur  propre  état  qu'ils  jugent 
du  mien  :  mais  ils  se  trompent;  adorer  les  fem- 
mes et  les  posséder  sont  deux  choses  très-dif- 
férentes :  ils  ont  fait  lune,  et  j'ai  fait  l'autre. 
J'ai  connu  quelquefois  leurs  plaisirs,  mais  ils 
n'ont  jamais  connu  les  miens. 

L'amour  que  je  conçois,  celui  que  j'ai  pu 
sentir,  s'enflamme  à  l'image  illusoire  de  la  per- 
fection de  l'objet  aimé  ;  et  cette  illusion  même 
le  porte  à  l'enthousiasme  de  la  vertu;  car  cette 
idée  entre  toujours  dans  celle  d'une  femme 
parfaite.  Si  quelquefois  l'amour  peut  porter  au 
crime,  c'est  dans  l'erreur  d'un  mauvais  choix 
qui  nous  égare,  ou  dans  les  transports  de  la 
jalousie  :  mais  ces  deux  élats,  dont  aucun  n'a 
jamais  été  le  mien,  soi)t  momentanés  et  ne 
transforment  point  un  cœur  noble  en  une  âme 
I  noire.  Si  l'amour  m'eût  fait  faire  un  crime,  il 
faudroit  m'en  punir  et  m'en  plaindre  ;  mais  il  ne 
me  rendroit  pas  l'honneur  des  honnêtes  gens. 

Voilà  tout,  ce  me  semble,  à  moins  qu'on  tie 
veuille  ajouter  l'amour  de  la  solitude  ;  car  cet 


amour  fut  la  première  marque  à  laquelle  Dide- 
rot parut  juger  que  j'étois  un  scélérat.  Ses 
mystérieuses  trames  avec  Grimm  étoient  com- 
mencées quand  j'allai  vivre  à  l'Hermitage;  il  pu- 
blia quelque  temps  après  le  Fils  naturel^  dans 
lequel  il  inséra  cette  sentence  :  fln'y  a  que  le 
méchant  qui  soit  seul.  Je  lui  écrivis  avec  ten- 
dresse pour  me  plaindre  qu'il  n'eût  mis  à  ce 
passage  aucun  adoucissement.  Il  me  répondit 
durement  et  sans  aucune  explication.  Pour 
moi,  quoique  cette  sentence  ait  quelque  chose 
qui  papillotte  à  l'oreille,  je  n'y  trouve  qu'une 
absurdité  ;  et  il  est  si  faux  qu'il  n'y  ait  que  le 
méchant  qui  soit  seul,  qu'au  contraire  il  est 
impossible  qu'un  homme  qui  sait  vivre  seul  soit 
méchant,  et  qu'un  méchant  veuille  vivre  seul; 
car  à  qui  feroit-il  du  mal,  et  avec  qui  formeroit- 
il  ses  intrigues  ?  La  sentence  en  elle-même  exi- 
geoit  donc  tout  au  moins  une  explication  :  elle 
l'exigeoit  bien  plus  encore,  ce  me  semble,  de 
la  part  d'un  auteur  qui,  lorsqu'il  parloit  de  la 
sorte  au  public,  avoit  un  ami  retiré  depuis  six 
mois  dans  une  solitude;  et  il  étoit  également 
choquant  et  malhonnête  de  refuser,  du  moins 
en  maxime  générale,  l'honorable  et  juste  ex- 
ception qu'il  devoit  non-seulement  à  cet  ami, 
mais  à  tant  de  sages  respectés,  qui  dans  tous 
les  temps  ont  cherché  le  calme  et  la  paix  dans 
la  retraite,  et  dont,  pour  la  première  fois  de- 
puis que  le  monde  existe,  un  écrivain  s'avise, 
avec  un  trait  de  plume,  de  faire  autant  de  scé- 
lérats :  mais  Diderot  avoit  ses  vues,  et  ne  s'em- 
barrassoit  pas  de  déraisonner,  pouvu  qu'il 
préparât  de  loin  les  coups  qu'il  m'a  portés  dans 
la  suite. 

Je  vais  faire  une  remarque  qui  peut  paroitre 
légère,  mais  qui  me  paroît  à  moi  des  plus  sûres 
pour  juger  de  l'état  interne  et  vrai  d'un  auteur. 
On  sent,  dans  les  ouvrages  que  j'écrivois  à 
Paris,  la  bile  d'un  homme  importuné  du  tracas 
de  cette  grande  ville,  et  aigri  par  le  spectacle 
continuel  de  ses  vices  (').  Ceux  que  j'écrivis 
depuis  ma  retraite  à  l'Hermitage  respirent  une 
tendresse  de  cœur,  une  douceur  d'âme,  qu'on 
ne  trouve  que  dans  les  bocages,  et  qui  prou- 
es) Ajoutez  les  impulsions  continuelles  de  Diderot,  qui,  soit 
qu'il  ne  pût  oublier  le  donjon  de  Vincennes,  soit  avec  le  projet 
déjà  formé  de  me  rendre  odieux,  m'alloit  sans  cesse  excitant  et 
stimulant  aux  sarcasmes.  Sitôt  que  je  fug  i  la  campagne,  et  que 
ces  impulsions  cessèrent,  le  caractère  et  le  ton  de  mes  écrits 
changèrent,  et  je  rentrai  dan»  mon  naturel. 


ANNÉE 

vent  l 'effet  que  faisoicnl  sur  moi  la  relraito  et 
la  campagne,  et  qu'elles  feront  toujours  sur 
quiconque  en  saura  sentir  le  charme  et  y  vi- 
vre aussi  volontiers  que  moi.  Les  pensées  mâles 
de  la  vertu,  dit  le  nerveux  Young,  les  nobles 
élans  (lu  génie,  les  brulans  tramporls  d'un  cœur 
sensible,  sont  perdus  pour  l'homme  qui  croit 
qu'être  seul  est  une  solitude  :  le  malheureux  s'est 
condamné  à  ne  les  jamais  sentir.  Dieu  et  la  rai- 
S071  !  quelle  immense  société!  que  leurs  entretiens 
sont  sublimes  !  que  leur  commerce  est  plein  de 
douceur!  Voilà  MM.  Young  et  Diderot  d'avis 
un  peu  différeiis,  sans  ajouter  celui  de  Virgile. 
Pour  moi ,  je  me  fais  honneur  d'avoir  imité  le 
scélérat  Descartes,  quand  il  s'en  alla  mécham- 
ment philosopher  dans  sa  solitude  de  Nord- 
Hollande. 

Je  viens  de  faire,  ce  me  semble,  une  revue 
exacte,  et  je  n'y  vois  rien  encore  qui  m'ait  pu 
donner  des  penchans  pervers.  Que  reste-t-il 
donc  enfin?  L'amour  de  la  gloire.  Quoi!  ce 
noble  sentiment  qui  élève  l'âme  aux  sublimes 
contemplations ,  qui  l'élancé  dans  les  régions 
éthérées ,  qui  l'étend  pour  ainsi  dire  sur  toute 
la  postérité,  pourroii  lui  dicter  des  forfaits  !  Il 
prendroit,  pour  s  honorer,  la  route  de  l'infa- 
mie 1  Kh  1  qui  ne  sait  que  rien  n'avilit,  ne  res- 
serre et  ne  concentre  l'âme  comme  le  crime  ; 
que  rien  de  grand  et  de  généreux  ne  peut  par- 
tir d'un  intérieur  corrompu?  Non,  non  ;  cher- 
chez des  passions  viles  pour  cause  à  des  actions 
viles.  On  peut  être  un  malhonnête  homme  et 
faire  un  bon  livre  ;  mais  jamais  les  divins  élans 
du  génie  n'honorent  l'âme  d'un  malfaiteur; 
et  si  les  soupçons  de  quelqu'un  que  j'estimerois 
pouvoient  à  ce  point  ravaler  la  mienne,  je  lui 
présenterois  mon  Discours  sur  l'Inégalité  {') 
pour  toute  réponse ,  et  je  lui  dirois  :  Lis,  et 
rougis  ('). 

Vous  me  citerez  Érostrate.  A  cela  voici  ma 

(')  En  retranchant  iiiiehpies  morceaux  de  la  façon  de  Dide- 
rot, qu'il  m'y  fil  insérer  presque  malgré  moi.  U  en  avoit  ajouté 
lie  |>lii8  durs  encore;  mais  je  ne  pus  me  résoudre  à  les  em- 
ployer. 

(*)  Que  seroit-ce  si  je  lui  présentois  ma  LtUre-  à  d'Àlembert 
ti-rles  Spectacles,  ouTragc  où  le  plus  tendre  délire  perce  à 
travers  la  force  du  raisonnement,  et  rend  cette  lecture  ravis- 
riante?  U  n'y  a  point  d'absurdité  qu'on  ne  rende  Imaginable  en 
supposant  que  des  scélérats  peuvent  traiter  ainsi  de  pareils  su- 
jet». Démocrite  prouva  aux  Abtléiitains  qu'il  n'étoit  pas  fou 
tn  leur  lisant  une  de  ses  pièces;  et  moi,  je  délie  tout  homme 
sensé  qui  lira  cciti;  lettre  de  pouvoir  croire  que  l'auteur  soit 
lin  coquin. 


1770.  799 

réponse.  L'histoire  d'Éroslrate  est  une  fable  : 
mais  supposons-la  vraie;  Érostrate,  sans  génie 
et  sans  talent,  eut  un  moment  la  fantaisie  do 
la  célébrité,  à  laquelle  il  n'avoit^aucun  droit;  il 
prit  la  seule  et  courte  voie  que  son  mauvais 
cœur  et  son  esprit  étroit  pût  lui  suggérer  :  mais 
comptez  que,  s'il  se  fiît  senti  capable  de  faire 
VÉmiley  il  n'eût  point  brûlé  le  temple  d'Éphèse. 
Non,  monsieur,  on  n'aspire  point  par  le  crime 
au  prix  qu'on  peut  obtenir  par  la  vertu  ;  et 
voilà  ce  qui  rend  plus  ridicule  l'imposture  dont 
je  suis  lobjcn.  Qu'avois-je  besoin  de  gloire  et 
de  célébritéîjel'avoisdéjà  tout  acquise,  non  par 
des  noirceurs  et  des  actes  abominables ,  mais 
par  dos  moyens  vertueux ,  honnêtes ,  par  des 
talens  distingués,  par  des  livres  utiles,  par  une 
conduite  estimable,  par  tout  le  bien  que  J'avois 
pu  faire  selon  mon  pouvoir  :  elle  étoit  belle, 
elle  étoit  sans  tache  :  qu'y  pouvois-je  ajouter 
désormais,  si  ce  n'est  la  persévérance  dans  l'ho- 
norable carrière  dont  je  voyois  déjà  d'assez 
près  le  terme?  Que  dis-je?je  l'avois  atteint: 
je  n'avois  plus  qu  à  me  reposer,  et  jouir.  Peut 
on  concevoir  que  de  gaîté  de  cœur  et  par  des 
forfaits  ,  j'aie  cherché  moi-même  à  ternir  ma 
gloire,  à  la  détruire,  à  laisser  échapper  de  mes 
mains ,  ou  plutôt  à  jeter,  dans  un  transport  de 
furie,  le  prix  inestimable  que  j'avois  légitime- 
ment acquis?  Quoi!  le  sage,  le  brave  Saint- 
Germain   relourneroit-il  exprès  à   la  guerre 
pour  y  flétrir  par  des  lâchetés  infâmes  les  lau- 
riers sous  lesquels  il  a  blanchi?  ne  sait-on  pas 
qu'une  belle  réputation  est  la  plus  noble  et  la 
plus  douce  récompense  de  la  vertu  sur  la  terre? 
Kt  l'on  veut  qu'un  homme  qui  se  l'est  digne- 
ment procurée  s'aille  exprès  plonger  dans  le 
crime  pour  la  souiller  l  Non ,  cela  n'est  pas, 
parce  que  cela  ne  peut  pas  être  ;  et  il  n'y  a  que 
des  gens  sans  honneur  qui  puissent  ne  pas  sen 
tir  cette  impossibilité. 

Mais  quels  sont  enfin  ces  forfaits  dont  je  me 
suis  avisé  si  tard  de  souiller  une  r^  putation  déjà 
tout  acquise  par  mieux  que  des  livres,  par  qua 
rante  ans  d'honneur  et  d'intégrité?  Oh!  c'est 
ici  le  mystère  profond  qu'il  ne  faut  jamais  que 
je  sache  et  qui  ne  doit  être  ouvertement  publié 
qu'après  ma  mort,  quoiqu'on  fasse  en  sorte, 
pendant  ma  vie,  que  tout  le  monde  en  soit  in- 
struit, hors  moi  seul.  Pour  me  forcer,  en  atten- 
dant, de  boire  la  coupe  amère  de  l'igtiominie, 


800 


CORRESPONDANCF. 


on  aura  soin  de  la  faire  circuler  sans  cesse  au- 
tour de  moi  dans  l'obscurité ,  de  la  faire  dé- 
goutter, ruisseler  sur  ma  tête ,  afin  qu'elle 
m'abreuve,  m'inonde,  me  suffoque,  mais  sans 
qu'aucun  trait  de  lumière  l'offre  jamais  à  ma 
vue,  et  me  laisse  discerner  ce  qu'elle  contient. 
On  me  séquestrera  du  commerce  des  hommes 
même  en  vivant  avec  eux  ;  tout  sera  pour  moi 
secret ,  mystère  et  mensonge  ;  on  me  rendra 
étranger  à  la  société,  sans  paroître  mon  chas- 
ser ;  on  élèvera  autour  de  moi  un  impénétrable 
édifice  de  ténèbres,  on  m'ensevelira  tout  vivant 
dans  un  cercueil.  C'est  exactement  ainsi  que, 
sans  prétexte  et  sans  droit,  on  traite  en  France 
un  homme  libre,  un  étranger,  qui  n'est  point 
sujet  du  roi ,  qui  ne  doit  compte  à  personne 
de  sa  conduite ,  en  continuant  d'y  respecter, 
comme  il  a  toujours  fait,  le  roi,  les  lois,  les 
magistrats  et  la  nation.  Que  s'il  est  coupable, 
qu'on  l'accuse,  qu'on  le  juge,  et  qu'on  le  pu- 
nisse ;  s'il  ne  l'est  pas,  qu'on  le  laisse  libre,  non 
pas  en  apparence,  mais  réellement.  Voilà, 
monsieur,  ce  qui  est  juste  ;  tout  ce  qui  est  hors 
de  là,  de  quelque  prétexte  qu'on  l'habille,  est 
trahison,  fourberie,  iniquité. 

Non,  je  ne  serai  point  accusé,  point  arrêté, 
point  jugé,  point  puni  en  apparence  ;  mais  on 
s'attachera,  sans  qu'il  y  paroisse,  à  me  rendre 
la  vie  odieuse ,  insupportable ,  pire  cent  fois 
que  la  mort  :  on  me  fera  garder  à  vue  ;  je  ne 
ferai  pas  un  pas  sans  être  suivi  ;  on  m'ôtera  tous 
moyens  de  rien  savoir  et  de  ce  qui  me  regarde 
et  de  ce  qui  ne  me  regarde  pas;  les  nouvelles 
publiques  les  plus  indifférentes,  les  gazettes 
même  me  seront  interdites;  on  ne  laissera 
courir  mes  lettres  et  paquets  que  pour  ceux 
qui  me  trahissent ,  on  coupera  ma  correspon- 
dance avec  tout  autre  ;  la  réponse  universelle 
à  toutes  mes  questions  sera  toujours  qu'on  ne 
sait  pas;  tout  se  taira  dans  toute  assemblée  à 
mon  arrivée;  les  femmes  n'auront  plus  de 
langue ,  les  barbiers  seront  discrets  et  silen- 
cieux, je  vivrai  dans  le  sein  de  la  nation  la  plus 
loquace  comme  chez  un  peuple  de  muets.  Si 
je  voyage ,  on  préparera  tout  d'avance  pour 
disposer  de  moi  partout  où  je  veux  aller;  on 
me  consignera  aux  passagers,  aux  cochers,  aux 
cabaretiers;  à  peine  trouverai  je  à  manger  avec 
quelqu'un  dans  les  auberges,  à  peine  y  trou- 
verai-je  un  logement  qui  ne  soit  pas  isolé-;  en- 


fin l'on  aura  soin  de  répandre  une  (elle  hor- 
reur de  moi  sur  ma  route,  qu'à  chaque  pas  que 
je  ferai ,  à  chaque  objet  que  je  verrai ,  mon 
âme  soit  déchirée  :  ce  qui  n'empêchera  pas  que, 
traité  comme  Sancho,  je  ne  reçoive  partout 
cent  courbettes  moqueuses,  avec  aulantdecom- 
plimens  de  respect  et  d'admiration  :  ce  sont  de 
ces  politesses  de  tigres  qui  semblent  vous  sou- 
rire au  moment  qu'ils  vont  vous  déchirer. 

Imaginez ,  monsieur,  s'il  est  possible ,  un 
traitement  plus  insultant,  plus  cruel,  plus  bar- 
bare, et  dont  le  concert  incroyablement  una- 
nime laisse,  au  sein  d'une  nation  tout  entière, 
un  infortuné  rigoureusement  seul  et  sans  con- 
solation. Tel  est  le  talent  supérieur  de  M.  de 
Choiseul  pour  les  détails  ;  tels  sont  les  soins 
avec  lesquels  il  est  servi  quand  il  est  question 
de  nuire  ;  mais  s'il  s'agissoit  d'une  œuvre  de 
bonté,  de  générosité,  de  justice,  irouveroit- il 
la  même  fidélité  dans  ses  créatures?  j'en  doute 
auroit-il  lui-même  la  même  activité?  j'en  doute 
encore  plus. 

J'ai  beau  chercher  des  cas  où  il  soit  permis 
d'accuser,  de  juger,  de  diffamer  un  homme  à 
son  insu,  sans  vouloir  l'entendre,  sans  souffrir 
qu'il  réponde,  et  même  qu'il  parle  ;  je  ne  trouve 
rien.  Je  veux  sup[)oser  tout<îs  les  preuves  pos- 
sibles :  mais  quand  ,  en  plein  midi ,  toute  la 
ville  verroit  un  homme  en  assassiner  un  autre 
sur  la  place  publique,  encore  en  jugeant  l'ac- 
cusé ne  rempècheroit-on  pas  de  répondre  ;  en- 
core ne  le  jugeroit-on  pas  sans  l'avoir  inter- 
rogé. Â  l'inquisition  l'on  cache  à  l'accusé  son 
délateur,  je  l'avoue  ;  mais  au  moins  lui  dit-on 
qu'il  est  accusé  ;  au  moins  ne  le  condamne-t-on 
pas  sans  l'entendre  ;  au  moins  ne  l'empêche- 
t-on  pas  de  parler.  Un  délateur  secret  accuse,  il 
ne  prouve  pas;  il  ne  peut  prouver  dans  aucun 
cas  possible  :  car  comment  prouveroit-il  ?  Par 
des  témoins?  mais  l'accusé  peut  avoir  contre 
ces  témoins  des  moyens  de  récusation  que  les 
juges  ignorent.  Par  des  écritures?  mais  l'ac- 
cusé peut  y  faire  apercevoir  des  marques  de 
fausseté  que  d'autres  n'ont  pu  connoître.  Un 
délateur  qui  se  cache  est  toujours  un  lâche  :  s'il 
prend  des  mesures  pour  que  l'accusé  ne  puisse 
répondre  à  l'accusation,nimêmeenêlreinstruit, 
il  est  un  fourbe  :  s'il  prenoit  en  même  temps 
avec  l'accusé  le  masque  de  l'amitié,  il  seroit  un 
traître.  Or  un  traître  qui  prouve  ne  prouve  ja- 


ANNÉE  1770. 


801 


mais  assez,  ou  ne  prouve  que  contre  lui-même  :  î 
et  quiconque  est  un   traître  peut  bien  être  I 
encore  un  imposteur.  Khi  quel  seroit,  grand  1 
Dieu  !  le  sort  des  particuliers  s'il  étoit  permis  ! 
«le  leur  faire  à  leur  insu  leur  procès ,  et  puis  j 
de  les  aller  prendre  chez  eux  pour  les  mener 
tout  de  suite  au  supplice,  sous  prétexte  que 
les  preuves  sont  si  claires  qu'il  leur  est  inu- 
tile d'être  entendus? 

Remarquez,  monsieur,  je  vous  supplie, 
combien  cette  première  accusation  dut  pa- 
roître  extraordinaire,  vu  la  réputation  sans 
reproche  dont  je  jouissois,  et  que  soutenoient 
ma  conduite  et  mes  écrits.  Assurément  ceux 
qui  vinrent  apprendre  pour  la  première  fois 
aux  chefs  de  la  nation  que  j'étois  un  scélérat 
durent  les  étonner  beaucoup,  et  rien  ne  devoit 
manquer  à  la  preuve  d'une  pareille  accusation 
pour  être  admise.  Il  y  manqua  pourtant  au 
moins  une  petite  circonstance,  savoir  l'audition 
de  l'accusé  ;  on  se  cacha  de  lui  très-soigneuse- 
ment, et  il  fut  jugé.  Messieurs!  messieurs! 
quand  il  seroit  généralement  permis  de  juger  un 
accusé  sans  l'ouïr,  il  y  a  du  moins  des  hommes 
qui  mériteroient  d'être  exceptés,  et  Jean- 
Jacques  pouvoit  espérer,  ce  me  semble,  d  être 
mis  au  nombre  de  ces  hommes-là. 

On  ne  vous  a  pas  jugé,  diront-ils.  Etqu'avez- 
vous  donc  fait,  misérables?  En  feignant  d'é- 
pargner ma  personne,  vous  ni'ôtez  l'honneur, 
vous  m'accablez  d'opprobres,  vous  me  laissez 
la  vie,  mais  vous  me  la  rendez  odieuse  en  y 
joignant  la  diffamation.  Vous  me  traitez  plus 
cruellement  mille  fois  que  si  vous  m'aviez  fait 
"mourir;  et  vous  appelez  cela  ne  m'a  voir  pas 
jugé!  Les  fourbes!  il  ne  manquoil  plus  à  leur 
barbarie  que  le  vernis  de  la  générosité. 

Non,  jamais  on  ne  vil  des  gens  aussi  Hers 
d'être  des  traîtres  :  prudemment  enfoncés  dans 
leurs  tanières,  ils  s'applaudissent  de  leurs  lâ- 
chetés, et  insultent  à  ma  franchise  en  la  redou- 
tant. Pour  m'étouffer  sans  que  je  crie  ils  m'ont 
auparavant  attaché  un  bâillon.  A  voir  enfin 
leur  bénigne  contenance,  on  les  prendroit  pour 
les  bourreaux  de  l'infortuné  don  Carlos,  quj 
prétendoient  qu'il  leur  fût  encore  redevable 
de  la  peine  qu'ils  prenoient  de  l'étrangler. 

En  vérité,  monsieur,  pus  je  médite  sur 
cette  étrange  conduite ,  plus  j'y  trouve  une 
complication  de  lâcheté,  d'iniquité,  de  fourbe-  I 

T.    IV. 


rie,  qui  la  rend  inimaginable.  Ce  qui  me  passe 
encore  plus  est  que  tout  cela  paroît  se  faire  do 
l'aveu  de  la  nation  entière;  que  non-seulement 
mes  prétendus  anus,  mais  d  honnêtes  gens  réel- 
lement estimables  y  paroissent  acquiescer;  et 
que  M.  de  Saint- Germain  lui-même  ne  m'en 
paroît  pas  encore  assez  scandalisé.  Cependant, 
fussé-je  coupable ,  fussé-je  en  effet  tout  ce 
qu'on  m'accuse  d'être,  tant  qu'or»  ne  m'aura 
pas  convaincu,  cette  conduite  envers  moi  se- 
roit encore  injuste,  fausse,  inexcusable.  Que 
doit-elle  me  paroitre  à  moi  qui  me  sens  inno- 
cent? 

Soyons  équitables  toujours.  Je  ne  crois  pas 
que  M.  de  Choiseui  soit  l'auteur  de  l'impos- 
ture; mais  je  ne  doute  point  qu'il  n'ait  très-bien 
vu  que  c'en  étoit  une,  et  que  ce  ne  soit  pour 
cela  qu'il  prend  tant  de  mesures  pour  m'em- 
pêcher  d'en  être  instruit  :  car  autrement,  avec 
la  haine  enveniméeque  tout  décèle  en  lui  contre 
moi,  jamais  il  ne  se  refuseroit  le  plaisir  de  me 
convaincre  et  de  me  confondre,  dût-il  s'ôter 
par  là  celui  de  me  voir  souffrir  plus  long- 
temps. 

Quoique  ma  pénétration,  naturellement  très- 
mousse,  mais  aiguisée  à  force  de  s'exercer  dans 
les  ténèbres,  me  fasse  deviner  assez  juste  des 
multitudes  de  choses  qu'on  s'applique  à  me  ca- 
cher, ce  noir  mystère  est  encore  enveloppé 
pour  moi  d'un  voile  impénétrable  ;  mais  à  force 
d'indices  combinés,  comparés;  à  force  de  demi- 
mots  échappés,  et  saisis  à  la  volée  ;  à  force  de 
souvenirs  effacés,  qui  par  hasard  me  revien- 
nent, je  présume  Grimm  et  Diderc*  les  pre- 
miers auteurs  de  toute  la  trame.  Je  leur  ai  vu 
commencer,  il  y  a  plus  de  dix-huit  ans,  des 
m.enées  auxquelles  je  ne  comprenois  rien,  mais 
que  je  voyois  certainement  couvrir  quelque 
mystère,  dont  je  ne  m'inquiétois  pas  beaucoup, 
parce  que,  les  aimant  de  tout  mon  cœur,  je 
comptois  qu'ils  m'aimoient  de  même.  A  quoi 
ontabouti  ces  menées?autre  énigme  non  moins 
obscure.  Tout  ce  que  je  puis  supposer  le  plus 
raisonnablement  estqu'ilsaurontfabriqué  quel- 
ques écrits  abominables  qu'ils  m'auront  attri- 
bués. Cependant,  comme  il  est  peu  naturel 
qu'on  les  en  ait  crus  sur  leur  parole,  il  aura 
fallu  qu'ils  aient  accumulé  des  vraisemblances, 
sans  oublier  d'imiter  le  style  et  la  main.  Quant 
au  style,,  un  h(mime  qui  possède  supérieure- 

51 


302 


CORRESPONDANCE. 


ment  lo  talent  d'écrire  (a)  imite  aisément  jus- 
qu'à certain  point  I«  style  d'un  autre,  quoique 
bien  marqué  :  c'est  ainsi  que  Boileau  imita  le 
style  de  Voiture  et  celui  de  Balzac  à  s'y  trom- 
per, et  cetteimitation  du  mion  peut  être  surtout 
facile  à  Diderot,  dont j'étudiois  particulièrement 
la  diction  quand  je  commençai  d'écrire,  et  qui 
même  a  mis  dans  mes  premiers  ouvrages  plu- 
sieurs morceaux  qui  ne  tranchent  point  avec 
lo  reste,  et  qu'on  ne  sauroit  distinguer,  du 
moins  quant  au  style  (*).  Il  est  certain  que  sa 
tournure  et  la  mienne,  surtout  dans  mes  pre- 
miers ouvrages,  dont  la  diction  est,  comme  la 
sienne,  un  peu  sautante  et  sentencieuse,  sont, 
parmi  celles  de  nos  contemporains,  les  deux 
qui  se  ressemblent  le  plus.  D'ailleurs,  il  y  a 
si  peu  de  juges  en  état  de  prononcer  sur  la  dif- 
férence ou  l'identité  des  styles ,  et  ceux  même 
qui  le  sont  peuvent  si  aisément  s'y  tromper, 
que  chacun  peut  décider  là-dessus  comme  il 
lui  plaît,  sans  craindre  d'être  convaincu  d'er- 
reur. 

La  main  est  plus  difficile  à  contrefaire  ;  je 
crois  même  cela  presque  impossible  dans  un  ou- 
vrage de  longue  haleine  :  c'est  pourquoi  je  pré- 
sume qu'on  aura  préféré  des  lettres,  qui  n'ont 
pas  la  même  difficulté,  et  qui  remplissent  le 
même  objet.  Quant  à  l'écrivain  chargé  de  cette 
contrefaction,  il  aura  été  plus  facile  à  trouver  à 
Diderot  qu'à  tout  autre,  parce  que,  étant  chargé 
de  la  partie  des  arts  dans  V  Encyclopédie,  il  a  voit 
de  grandes  relations  avec  les  artistes  dans  tous 
les  genres.  Au  reste,  quand  la  puissance  s'en 
mêle,  beaucoup  de  difficultés  s'aplanissent  ;  et 
quand  il  s'agiroit,  par  exemple,  de  décider  si 
une  écriture  est  ou  n'est  pas  contrefaite,  je  ne 
crois  pas  qu'on  eût  beaucoup  de  peine  à  trou- 
ver des  experts  prêts  à  être  de  l'avis  qu'il  plai- 
roit  à  M.  de  Choiseul. 

Si  ce  n'est  pas  cela,  ou  de  faux  témoins ,  je 
n'imagine  rien.  Je  pencherois  même  un  peu 
pour  cette  dernière  opinion ,  parce  que  assu- 

(a)  Variante  :  Vart  d'écrire. 

(')  Quant  aux  pensées,  celles  qu'il  a  eu  la  bonté  de  me  prêter, 

et  que  jai  eu  la  bêtise  d'adopter,  sont  bien  faciles  à  distinguer 

deg^nù^nes,  comme  on  peut  le  voir  dans  celle  du  [philosophe 

Vii  8'argumente  en  enfonçant  son  bonnet  sur  ses  oreilles 

Discours  sur  l'inégalité  )";  car  ce  morceau  est  de  lui  tout 

ntier.  Il  est  certain  que  M.  Diderot  abusa  toujours  de  ma 

onliance  et  de  ma  facilité  pour  donner  à  mes  écrits  un  ton 

(hi  et  un  air  noir,  qu'ils  n'eurent  plus  sitôt  qu  il  cessa  de  me 

diriger  et  que  ie  fut  livré  tout-à-[dit  à  moi-même. 


rément  le  bénin  Thevenin,  quoi  qu'on  en 
dise,  ne  fut  pas  aposté  pour  rien  ;  et  je  ne  puis 
imaginer  d'autre  objet  à  la  fable  de  ce  manant, 
et  à  l'adroite  façon  dont  ceux  qui  l'avoient 
aposté  l'ont  accréditée  ('),  que  de  vouloir  lâter 
d'avance  comme  je  soutiendrois  la  confronta- 
tion d'un  faux  témoin. 

Les  holbachiens,  qui  croyoient  m'avoir  déjà 
coulé  à  fond,  furieux  de  me  voir  bien  au  châ- 
teau de  Montmorency  et  chez  M.  le  prince  de 
Conti,  firent  jouer  leurs  machines  par  d'Alem- 
bert  ;  et,  profitant  des  piques  secrètes  dont  j'ai 
parlé,  firent  passer,  par  le  Temple,  leur  com- 
plot à  l'hôtel  de  Luxembourg.  II  est  aisé  d'i- 
maginer comment  M.  de  Choiseul  s'associa  pour 
cette  affaire  particulière  avec  la  ligue,  et  s'en 
fit  le  chef;  ce  qui  rendit  dès  lors  le  succès  im- 
manquable, au  moyen  des  manœuvres  souter- 
raines dont  Grimm  avoit  probablement  fourni 
le  plan.  Ce  complot  a  pu  se  tramer  de  toute 
autre  manière  ;  mais  voilà  celle  où  les  indices, 
dans  ce  que  j'ai  vu,  se  rapportent  le  mieux.  Il 
falloit,  avant  de  rien  tenter  du  côté  du  public, 
m'éloigner  au  préalable,  sans  quoi  le  complot 
risquoit  à  chaque  instant  d'être  découvert,  et 
son  auteur  confondu.  VÉmile  en  fournit  les 
moyens,  et  l'on  disposa  tout  pour  m'cffrayer 
par  un  décret  comminatoire,  auquel  on  n'en 
vouloit  cependant  venir  que  quand  j'aurois  pris 
le  parti  de  fuir.  Mais  voyant  que,  malgré  tout 
le  fracas  dont  onaccompagnoit  la  menace  de  ce 
décret,  je  restois  tranquille  et  ne  voulois  pas 
démarrer,  on  s'avisa  d'un  expédient  tout-puis- 
sant sur  mon  cœur.  Madame  de  Boufflers,  avec 
une  grande  éloquence,  me  fit  voir  l'alternative 
inévitable  de  compromettre  madame  de  Luxem- 
bourg, si  j'étois  interrogé ,  ou  de  mentir,  ce 
que  j'étois  bien  résolu  de  ne  pas  faire.  Sur  ce 
motif,  auquel  je  ne  pus  résister,  je  partis  en- 
fin, et  l'on  ne  lâcha  le  décret  que  quand  ma 
résolution  fut  bien  prise  et  qu'on  put  le  savoir. 
Il  paroîi  que  dès  lors  le  projet  étoit  arrangé 
entre  madame  de  Boufflers  et  M.  Hume  pour 


(')  Enfin,  tant  ont  opéré  les  gens  qui  disposent  de  mol,  qu'il 
reste  clair  comme  le  jour,  à  Grenoble  et  ailleurs,  que  le  galé- 
rien Thevenin  m'a  prêté  neuf  francs  aux  Verrières,  tandis  que 
j'étois  à  Montmorency;  qu'il  me  les  a  prêtés  par  les  main»  du 
cabaretier  Jeaonet,  notre  commun  hôte,  chez  qui  je  n'ai  ja- 
mais logé,  et  à  qui  je  ne  parlerai  de  ma  vie  ;  et  que  je  lui  don- 
nai, en  reconnaissance,  des  retires  de  recommandation  pour 
MM.  de  Faugnes  et  .Vidiman,  que  je  ne  connoi««ois  pa». 


ANNÉE  i770. 


805 


disposer  de  moi.  Elle  n'épargna  rien  pour  m'en- 
voyer  en  Angleterre.  Je  tins  bon,  et  voulus 
passer  en  Suisse.  Ce  n'éioit  pas  là  le  compte  de 
la  ligue,  qui,  par  ses  manœuvres,  parvint  avec 
peine  à  m'en  chasser.  Nouvelles  sollicitations 
plus  vives  pour  l'Angleterre  ;  nouvelle  résis- 
tance de  ma  part.  Je  pars  pour  aller  joindre  my- 
lord  maréchal  à  Berlin.  La  ligue  vit  l'instant  où 
j'allois  lui  échapper.  Son  complot  s'en  alloit 
peut-être  en  fumée,  si  l'on  ne  m'eût  tendu  tant 
de  pièges  à  Strasbourg,  qu'enfin  j'y  tombai,  me 
laissai  livrer  à  Hume,  et  partis  avec  lui  pour 
l'Angleterre,  où  j'étois  attendu  depuis  si  long- 
temps. Dès  ce  moment  ils  m'ont  tenu  ;  je  ne  leur 
échapperai  plus. 

Que  je  regrettai  la  France  !  avec  quelle  ar- 
deur, avec  quelle  constance  je  surmontai  tous 
les  obstacles,  tous  les  dangers  même  qu'on  eut 
soin  d'opposer  à  mon  retour  ;  et  cela  pour  ve- 
nir essuyer,  dans  ce  pays  si  désiré,  des  traite- 
mens  qui  m'ont  fait  regretter  l'Angleterre  I  Ce- 
pendant les  seize  mois  que  j'y  passai  ne  furent 
pas  perdus  pour  la  ligue.  A  mon  retour,  je 
trouvai  la  France  et  l'Europe  totalement  chan- 
gées à  mon  égard;  et  ma  prévention,  ma  stu- 
pidité furent  telles,  que,  trop  frappé  des  man- 
œuvres de  David  Hume  et  de  ses  associés,  je 
m'obstinois  à  chercher  à  Londres  la  cause  des 
indignités  que  j'essuyois  à  Trye.  Me  voilà  bien 
désabusé  depuis  que  je  n'y  suis  plus,  et  je  rends 
aux  Anglois  la  justice  qu'ils  me  refusent.  Néan- 
moins, s'ils  étoient  ce  qu'on  les  suppose,  ils  au- 
roient  dit  :  N'imitons  pas  la  légèreté  françoise  ; 
défions-nous  des  preuves  d'accusation  qu'on 
cache  si  soigneusement  à  l'accusé,  et  gardons- 
nous  déjuger,  sans  l'entendre,  un  homme  qu'on 
cajole  avec  tant  de  fausseté,  et  qu'on  charge 
avec  tant  d'animosité. 

Enfin  ce  complot,  conduit  avec  tant  d'art  et 
de  mystère,  est  en  pleine  exécution.  Que  dis- 
je?  il  est  déjà  consommé  :  me  voilà  devenu  le 
mépris,  la  dérision,  l'horreur  de  cette  même 
naiiuu  dont  j'avois,  il  y  a  dix  ans,  l'estime,  la 
bienveillance,  j'oserois  dire  la  considération; 
et  ce  changement  prodigieux,  quoique  opéré 
sur  un  homme  du  peuple,  sera  pourtant  la  plus 
grande  œuvre  du  ministère  de  M.  de  Choiseul, 
celle  qu'il  a  eue  le  plus  à  cœur,  celle  à  laquelle 
il  a  consacré  le  plus  de  temps  et  de  soin.  Elle 
prouvera,  par  un  exemple  flétrissant  pour  l'es- 


pèce humaine,  combien  est  forte  l'union  des 
médians  pour  mal  faire,  tandis  que  celles  des 
bons,  quand  elle  existe,  est  si  lâche,  si  foible, 
et  toujours  si  facile  à  rompre. 

Rien  n'a  été  omis  pour  l'exécution  de  cette 
noble  entreprise  ;  toute  la  puissance  d'un  grand 
royaume,  tous  les  talens  d'un  ministre  intri- 
gant, toutes  les  ruses  de  ses  satellites,  toute 
la  vigilance  de  ses  espions,  la  plume  des  au- 
teurs, la  langue  des  clabaudeurs,  la  séduction  de 
mes  amis,  l'encouragement  de  mes  ennemis, 
les  malignes  recherches  sur  ma  vie  pour  la 
souiller,  sur  mes  propos  pour  les  empoison- 
ner, sur  mes  écrits  pour  les  falsifier;  l'art  de 
dénaturer,  si  facile  à  la  puissance,  celui  de  me 
rendre  odieux  à  tous  les  ordres,  de  me  diffa- 
mer dans  tous  les  pays.  Les  détails  de  tous  ces 
faits  seroient  presque  incroyables,  s'il  m'étoit 
possible  d'exposer  ici  seulement  ceux  qui  me 
sont  connus.  On  m'a  lâché  des  espions  le  tou- 
tes les  espèces,  aventuriers,  gens  de  lettres, 
abbés,  militaires,  courtisans;  on  a  envoyé  des 
émissaires  en  divers  pays  pour  m'y  peindre 
■ous  les  traits  qu'on  leur  a  marqués.  J'avois  en 
Savoie  un  témoin  de  ma  jeunesse,  un  ami  que 
j'estimois,  et  sur  lequel  je  comptois;  je  vais  le 
voir,  je  vois  qu'il  me  trompe  ;  je  le  trouve  en 
correspondance  avec  M.  de  Choiseul.  J'avois  à 
Paris  un  vieux  compatriote,  un  ami,  très-bon 
homme;  on  le  met  à  la  Bastille,  j'ignore  pour- 
quoi, c'est-à-dire  sous  quel  prétexte.  Le  long 
temps  qu'il  y  a  resté  lui  fait  honneur  ;  on  l'aura 
trouvé  moins  docile  qu'on  n'avoit  cru  ;  je  veux 
espérer  qu'on  n'aura  pas  lassé  sa  patience,  et 
qu'au  bout  de  seize  mois  il  sera  sorti  de  la  Bas- 
tille aussi  honnête  homme  qu'il  y  est  entré.  Je 
désire  la  même  chose  du  libraire  Guy,  qu'on  y 
a  mis  de  même,  et  détenu  presque  aussi  long- 
temps. On  disoit  avoir  trouvé  dans  les  papiers 
du  premier  un  projet  de  moi  pour  l'établisse- 
ment d'une  pure  démocratie  à  Genève;  et  j'ai 
toujours  blâmé  la  pure  démocratie  à  Genève  et 
partout  ailleurs  :  on  disoit  y  avoir  trouvé  des 
lettres  par  lesquelles  j'excitois  les  brouilleries 
de  Genève;  et  non -seulement  j'ai  toujours 
blâmé  les  brouilleries  de  Genève,  mais  je  n'ai 
rien  épargné  pour  porter  les  représentans  à 
la  paix.  Mais  qu'importe  qu'on  en  impose  et 
qu'on  mente?  un  mensonge  dit  en  l'air  fait 
toujours  son  effet,  surtout  quand  il  vient  des 


mi 


CORRESPONDANCE. 


bureaux  d'un  ministre,  et  quand  il  tire  sur 
moi. 

En  songeant  au  libraire  de  Paris,  avec  le- 
quel j'eus  si  peu  d'affaires,  M.  de  Choiseul,qui 
n'oublia  rien,  a-i-il  oublié  mon  libraire  de  Hol- 
lande? Je  ne  sais;  mais  dans  un  livre  que  celui- 
ci  s'est  obstiné  à  vouloir  me  dédier,  quoique 
j'y  sois  maltraité,  et  dont  il  n'a  pas  voulu  me 
communiquer  d'avance  l'épître  dédicatoire,j'ai 
trouvé  la  tournure  de  cette  épîire  si  singulière 
et  si  peu  naturelle,  qu'il  est  difficile  de  n'y  pas 
supposer  un  but  caché  qui  tient  à  quelque  fil 
de  la  grande  trame. 

Enfin  nulle  attention  n'a  été  omise  pour  m'y 
défigurer  de  tout  point,  jusqu'à  celle  qu'on 
n'imagineroit  pas,  de  faire  disparoîire  les  por- 
traits de  moi  qui  me  ressemblent,  et  d'en  répan- 
dre un  à  très-grand  bruit  qui  me  donne  un  air 
ùrouche  el  une  mine  de  Cyclope.  A  ce  gracieux 
portrait  on  a  mis  pour  pendant  celui  de  David 
Hume  ('),  qui  réellement  a  la  tête  dun  Cyclope, 
et  à  qui  l'on  donne  un  air  charmant.  Comme  ils 
peignent  nos  figures,  ainsi  peignent-ils  nos 
âmes  avec  la  même  fidélité.  En  un  mot,  les  dé- 
tails qu'embrasse  l'exécution  du  plan  qui  me 
regarde  sont  immenses,  inconcevables.  Oh  !  si 
je  savois  tous  ceux  que  j'ignore,  si  je  voyois 
mieux  ceux  que  je  n'ai  fait  que  conjecturer, 
si  je  pouvois  embrasser  d'un  coup  d'œil  tous 
ceux  dont  je  suis  l'objet  depuis  dix  années,  ils 
pourroient  me  donner  quelque  orgueil,  si  mon 
cœur  en  étoit  moins  déchiré.  Si  M.  de  Choi- 
seul  eût  employé  à  bien  gouverner  l'état  la 
moitié  du  temps,  des  lalens,  de  l'argent  et  des 
soins  qu'il  a  mis  à  satisfaire  sa  haine,  il  eût 
été  l'un  des  plus  grands  ministres  qu'ait  eus  la 
France. 

Ajoutez  à  tout  cela  l'expédition  de  la  Corse, 
cette  inique  et  ridicule  expédition,  qui  choque 
toute  justice,  toute  humanité,  toute  politique, 
toute  raison;  expédition  que  son  succès  rend 
encore  plus  ignominieuse,  en  ce  que,  n'ayant 
pu  conquérir  ce  peuple  infortuné  par  le  fer, 
il  l'a  fallu  conquérir  par  l'or.  La  Franco  peut 
bien  dire  de  cette  inutile  et  coûteuse  conquête 
ce  que  disoit  Pyrrhus  de  ses  victoires  :  Encore 

(*)  Quand  il  s'avisa  de  me  faire  peindie  à  Londres,  je  ne  pus 
imaginer  quel  étoit  son  but  ;  car  j'entrevoyois  dfja  de  reste  que 
ce  n'étoit  pas  par  amitié  pour  moi.  .le  vois  maintenant  très- 
Iticn  ce  but;  mais  je  ne  me  pardonncrois  pas  de  l'avoir  deviné. 


une,  et  nous  sommes  perdus.  Mais,  hélas  1 
l'Europe  n'offrira  plus  à  M.  deChoiseul  d'autre 
peuple  naissant  à  détruire ,  ni  d'aussi  grand 
homme  à  noircir  que  son  illustre  et  vertueux 
chef. 

C'est  ainsi  que  l'homme  le  plus  fin  se  décèle 
en  écoulant  trop  son  animosité.  M.  de  Choiseul 
connoissoit  bien  la  plaie  la  plus  cruelle  par  la- 
quelle il  pût  déchirer  mon  cœur,  et  il  ne  me  l'a 
pas  épargnée  :  mais  il  n'a  pas  vu  combien  cette 
barbare  vengeance  le  démasquoit  et  devoit 
éventer  son  complot.  Je  le  défie  de  pallier  ja- 
mais cette  expédition  d'aucune  raison  ni  d'au- 
cun prétexte  qui  puisse  contenter  un  homme 
sensé.  On  saura  que  je  sus  voir  le  premier  un 
peuple  disciplinableet  libre,où  toute  l'Europe 
nevoyoit  encore  qu'un  tas  de  rebelles  et  de 
bandits  ;  que  je  vis  germer  les  palmes  de 
cette  nation  naissante  ;  qu'elle  me  choisit  pour 
les  arroser,  que  ce  choix  fit  son  infortune  el  la 
mienne;  que  ses  premiers  combats  furent  des 
victoires;  que  n'ayant  pu  la  vaincre,  il  fallut 
l'acheter.  Quant  à  la  conclusion  qui  me  regarde, 
on  présumera  quelque  jour,  je  l'espère,  malgré 
tous  les  artifices  de  M.  de  Choiseul,  qu'il  n'y 
avoit  qu'un  homme  estimable  qu'il  pût  hair 
avec  tant  de  fureur. 

Voilà,  monsieur,  ce  qui  me  fait  prendre  mon 
parti  avec  plus  de  courage  que  n'en  sembloit 
annoncer  l'accablement  où  vous  m'avez  vu  ; 
mais  je  découvrois  alors,  pour  la  première  fois, 
des  horreurs  dont  je  n'avois  pas  la  moindre 
idée,  et  auxquelles  il  n'est  pas  même  permis  à 
un  honnête  homme  d'être  préparé.  Épouvanté 
des  infernales  trames  dont  je  me  sentois  enlacé, 
je  donnois  trop  de  pouvoir  à  l'imposture,  j'en 
prolongeois  trop  loin  l'effet  sur  l'avenir  :  je 
voyois  mon  nom,  qui  doit  me  survivre,  couvert 
par  elle  d'un  opprobre  éternel,  au  lieu  de  l.i 
gloire  et  des  honneurs  que  je  sens  dans  moi? 
cœur  m'être  dus;  je  frémissois  de  douleur  et 
(l'indignation  à  cette  cruelle  image.  Aujourd'hui 
que  j'ai  eu  le  temps  de  m'apprivoiser  avec  des 
idées  qui  m'étoient  si  nouvelles,  de  les  peser, 
do  les  comparer,  de  mettre  par  ma  raison  les 
iniques  œuvres  des  hommes  à  la  coupelle  du 
temps  et  de  la  vérité,  je  ne  crains  plus  que 
le  vil  alliage  y  résiste  :  le  soufre  et  le  plomb 
s'en  iront  en  fumée,  et  ior  pur  demeurera  tyit 
ou  lard,  quano  mes  ennemis,  morts  ainsi  que 


ANNÉE  1770. 


805 


mol,  ne  l'altéreront  plus.  Il  est  impossible  que, 
de  lanl  de  trames  ténébreuses,  quelqu'une  au 
moins  ne  soit  pas  enfin  dévoilée  au  grand  jour  ; 
et  c'en  est  assez  pour  juger  des  autres.  Les  bons 
ont  horreur  des  méchans  et  les  fuient,  mais 
ils  ne  brassent  pas  dos  complots  contre  eux.  Il 
est  impossible  que,  revenus  de  la  haine  aveugle 
qu'on  leur  inspire,  mes  semblables  ne  recon- 
noissent  pas  un  jour  dans  mes  ouvrages  un 
homme  qui  parla  d'après  son  cœur.  Il  est  im- 
possible qu'en  blâmant  et  plaignant  les  erreurs 
où  j'ai  pu  tomber,  ils  ne  louent  pas  mes  inten- 
tions, qu'ils  ne  bénissent  pas  ma  mémoire,  qu'ils 
ne  s'attendrissent  pas  sur  mes  malheurs.  Une 
seule  considération  suffit  pour  me  rendre  la 
tranquillité  que  m'ôtoit  l'effroi  d'une  igno- 
minie éternelle;  c'est  celle  de  la  route  qu'ont 
prise  ceux  qui  m'oppriment  pour  égarer  à  leur 
suite  la  génération  présente,  mais  qui  n'égarera 
sûrement  pas  la  postérité,  sur  laquelle  ils  n'au- 
ront plus  l'ascendant  dont  ils  abusent.  Ses  en- 
nemis, dira-t-on,  se  sont  attachés,  comme  de 
vils  corbeaux,  sur  son  cadavre  ;  mais  jamais,  de 
8on  vivant,  aucun  d'eux  l'osa-t-il  attaquer  en 
face?  Us  le  prirent  en  traîtres  ;  ils  s'enfoncèrent 
dans  des  souterrains  pour  creuser  des  gouffres 
sous  ses  pas,  tandis  qu'il  marchoit  à  la  lumière 
du  soleil,  et  qu'il  défioit  le  reproche  du  crime 
de  soutenir  ses  regards.  Quoi  1  la  justice  et  la 
vérité  rampent-elles  ainsi  dans  les  ténèbres?  les 
hommes  droits  et  vertueux  se  font-ils  ainsi 
fourbes  et  traîtres,  tandis  que  le  coupable  ap- 
pelle à  grands  cris  ses  accusateurs?  Si  cette 
considération  leur  fait  reprendre  le  même  exa- 
men avec  plus  d'impartialité,  je  n  en  veux  pas 
davantage.  Tranquillisé  pour  l'avenir  sur  la 
terre,  j'aspire  au  séjour  du  repos,  où  les  œu- 
vres de  l'iniquité  ne  pénètrent  pas  :  en  attendant, 
je  me  dois  d'approfondir  cet  abominable  com- 
plot, s'il  m'est  possible;  c'est  tout  ce  qui  me 
reste  à  faire  ici-bas,  et  je  n'épargnerai  pour  cela 
rien  de  ce  qui  est  en  ma  foible  puissance.  Je 
sais  que  mon  naturel  craintif,  honteux,  timide, 
ne  me  promet  ni  sang-froid,  ni  présence  d'es- 
prit, ni  mémoire,  quand  il  faudra  payer  de  ma 
personne  et  confondre  les  imposteurs;  j'avoue 
même  que  l'indigne  rôle  auquel  je  me  vois  ra- 
valé, et  pour  lequel  la  nature  m'avoit  si  peu 
fait,  me  donne  un  frémissement  et  des  serre- 
mons  de  cœur  que  jo  ne  puis  vaincre,  et  don! 


j'aurois  été  moins  subjugué  dans  le  plus  heu- 
reux temps.  11  y  a  dix  ans  que  liinputation 
d'un  forfait  m  eût  fait  rire,  et  rien  de  plus; 
mais  depuis  que  les  cruels  m'ont  ainsi  défiguré, 
sans  me  laisser  même  aucun  moyen  de  me  dé- 
fendre, tout  injurieux  soupçon  que  je  lis  dans 
les  cœurs  plonge  le  mien  dans  un  trouble  inex- 
primable. Les  scélérats  endurcis  au  crime  ont 
des  fronts  d'airain,  mais  linnocence  rougit  et 
pleure  en  se  voyant  couvrir  de  fange.  Ui»e  kmc 
noble  et  fière  a  beau  se  roidir  et  s'élever,  un 
tempérament  timide  ne  peut  se  refondre.  Dans 
toutes  les  situations  de  ma  vie  le  mien  me  sub- 
jugue toujours  :  soit  forcé  de  parler  au  milieu 
d'un  cercle,  soit  tète  à  tête  agacé  par  une  femme 
railleuse,  soit  avili  dans  la  confrontation  d'un 
impudent,  mon  trouble  est  toujours  le  même, 
et  le  courage  que  je  sens  au  fond  de  mon  cœur 
refuse  de  se  montrer  sur  ma  contenance.  Je  ne 
sais  ni  parler  ni  répondre  ;  je  n'ai  jamais  su 
trouver  qu'après  coup  la  chose  que  j'avois  à 
dire  ou  le  mot  qu'il  falioii  employer.  Urbain 
Grandier,  dans  le  même  cas  que  moi,  avoit 
l'assurance  et  la  facilité  qui  me  manquent,  et  il 
périt  :  j'aurois  tort  d'espérer  une  meilleure  des- 
tinée :  mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit.  Que 
je  sache  à  tout  prix  de  quoi  je  suis  coupable  ; 
que  j'appreime  enfin  quel  est  mon  crime, 
qu'on  m'en  montre  le  témoignage  et  les  preu- 
ves, ces  invincibles  preuves  qui,  bien  qu'ad- 
ministrées si  secrètement  et  par  des  mains  si 
suspectes,  n'ont  laissé  le  moindre  doute  à  per- 
sonne, et  sur  lesquelles  âme  vivante  n'a  même 
imaginé  qu'il  fût  pourtant  bon  de  savoir  si 
je  n'avois  rien  à  dire  ;  enfin  qu'on  daigne,  je 
t)e  dis  pas  me  convaincre,  mais  maccuser  moi 
présent  {'),  et  je  meurs  content. 

Eh  !  que  reste-t-il  ici-bas  pour  me  faire  aimer 
à  vivre?  Déjà  vieux,  souffrant,  sans  ami,  sans 
appui/sans  consolation,  sans  ressource,  voilà 
la  pauvreté  piête  à  me  talonner;  et  quand  on 
m'auroit  laissé  même  la  liberté  d'employer  mes 

(')  Je  suis  persuadé  qu'il  y  a  sons  tout  cela  quelque  éqaivo- 
i|>ie,  quelque  iiialeDU-ndu,  (|uelqueadruit  uiciisongc.  sur  lequel 
1111  uiot  peut-être  seniit  un  trait  de  lumière  qui  frapoeruit  tout 
\f  monde,  et  déniasqur'rujt  les  imposteurs.  Us  le  sentent  et  le 
(-raigneut  sans  doute;  aussi  p;iiott-ii  qu'ils  uni  mis  toute  l'a- 
ili'csse,  toute  la  ru!>c,  toute  la  sagacité  de  leur  esprit  à  clierclirr 
«los  raisons  plausibles  et  spécieuses  ponr  prévenir  toute  expli- 
cation. Cependant  coniuient  ont-ils  pu  couvrir  l'iniquité  de 
ci.lte  conduite  jii8(|u'a  tromper  Icv  ^cus  licbousess?  VoiUce 
uni  me  païse. 


806 


CORRESPONDANCE. 


tîilensà  gagnermon  pain,  de  quoi  jouirois-jeen 
le  mangeant?  Quoi  !  voir  toujours  des  hommes 
faux,  haineux,  malveillansl  toujours  des  mas- 
ques, toujours  des  traîtres!  et  loin  de  vous, 
pas  un  seul  visage  d'homme  1  plus  d'épanche- 
mens  dans  le  sein  d'un  ami,  plus  de  ces  doux 
sentimens  qu'une  longue  habitude  rend  déli- 
cieux I  Ah  I  la  vie  à  ce  prix  m'est  insupportable  ; 
et  quand  sa  fin  ne  seroit  que  celle  de  mes  pei- 
nes, je  désirerois  d'en  sortir  :  mais  elle  sera  le 
commencement  de  cette  félicité  pour  laquelle 
je  me  sentois  né,  et  que  je  cherchai  vainement 
sur  la  terre.  Que  j'aspire  à  cette  heureuse  épo- 
que, et  que  j'aimerai  quiconque  m'y  fera  par- 
venir! J'étois  homme,  et  j'ai  péché  ;  j'ai  fait  de 
grandes  fautes  que  j'ai  bien  expiées,  mais  le 
crime  jamais  n'approcha  de  mon  cœur.  Je  me 
sens  juste,  bon,  vertueux,  autant  qu'homme 
qui  soit  sur  la  terre  :  voilà  le  motif  de  mon  es- 
pérance et  de  ma  sécurité.  Quoique  je  paroisse 
absolument  oublié  de  la  Providence,  je  n'en 
désespérerai  jamais.  Que  ses  récompenses  pour 
les  bons  doivent  être  belles,  puisqu'elle  les  né- 
glige à  ce  point  ici-bas  1  J'avoue  pourtant  qu'en 
la  voyant  dormir  si  long-temps,  il  me  prend 
des  momens  d'abattement  :  ils  sont  rares,  ils 
ne  durent  guère,  et  ne  changent  rien  à  ma  dis- 
position. J'espère  que  la  mort  ne  viendra  pas 
dans  un  de  ces  tristes  momens  ;  mais  quand 
elle  y  viendroit,  elle  me  seroit  moins  conso- 
lante, sansm'être  plus  redoutable.  Je  me  dirois  : 
Je  ne  serai  rien,  ou  jp  serai  bien  ;  cela  vaut 
toujours  mieux  pour  moi  que  celte  vie. 

La  mort  est  douce  aux  malheureux  ;  la  souf- 
france est  toujours  cruelle.  Par-là  je  reste  ici- 
bas  à  la  merci  des  méchans  ;  mais  enfin  que  me 
peuvent-ils  faire?  Ils  ne  me  feront  pas  plus 
souffrir  que  ne  fit  la  néphrétique;  et  j'ai  fait 
là-dessus  l'essai  de  mes  forces  :  si  mes  maux 
sont  longs,  ils  exerceront  mon  âme  à  la  pa- 
ti^Mce,  à  la  constance,  au  courage  ;  ils  lui  feront 
mériter  le  prix  destiné  à  la  vertu  ;  et  au  jour  de 
ma  mort,  qu'il  faudra  bien  enfin  qui  vienne,  mes 
persécuteurs  m'auront  rendu  service  en  dépit 
d'eux.  Pour  quiconque  en  est  là,  les  hommes  ne 
sont  plus  guère  à  craindre.  Aussi  M.  de  Choi- 
seul  peut  jouer  de  son  reste  avec  toute  sa  puis- 
sance. Tant  qu'il  ne  changera  pas  la  nature  des 
c'noses,  tant  qu'il  n'ôtera  pas  de  ma  poitrine  le 
'XEur  de  Jean-Jacques  Rousseau  pour  y  mettre 


celui  d'un  malhonnête  homme,  je  le  mets 
au  pis. 

Monsieur,  j'ai  vécu  :  je  ne  vois  plus  rien, 
même  dans  l'ordre  des  possibles,  qui  pût  me 
donner  encore  sur  la  terre  un  moment  de  vrai 
plaisir.  On  m'offriroit  ici-bas  le  choix  de  ce  que 
j'y  veux  être,  que  je  répondrois,  mort.  Rien 
de  ce  qui  fiattoit  mon  cœur  ne  peut  plus  exis- 
ter pour  moi.  S'il  me  reste  un  intervalle  encore 
jusqu'à  ce  moment  si  lent  à  venir,  je  le  dois 
à  l'honneur  de  ma  mémoire.  Je  veux  tâcher  que 
la  fin  de  ma  vie  honore  son  cours  et  y  réponde. 
Jusqu'ici  j'ai  supporté  le  malheur;  il  me  reste 
à  savoir  supporter  la  captivité,  la  douleur,  la 
mort  :  ce  n'est  pas  le  plus  difficile  ;  mais  la  dé> 
rision,  le  mépris,  l'opprobre,  apanage  ordi- 
naire de  la  vertu  parmi  les  méchans,  dans  tous 
les  points  par  où  l'on  pourra  me  les  faire  sentir. 
J'espère  qu'un  jour  on  jugera  de  ce  que  je  fus 
par  ce  que  j'ai  su  souffrir.  Tout  ce  que  vous 
m'avez  dit  pour  me  détourner,  quoique  plein 
de  sens,  de  vérité,  d'éloquence,  n'a  fait  qu'en- 
flammer mon  courage  :  c'est  un  effet  qu'il  est 
naturel  d'éprouver  près  de  vous  ;  et  je  n'ai  pas 
peur  que  d'autres  m'ébranlent  quand  vous  ne 
m'avez  pas  ébranlé.  Non,  je  ne  trouve  rien  de 
si  grand,  de  si  beau,  que  de  souffrir  pour  la 
vérité.  J'envie  la  gloire  des  martyrs.  Si  je  n'ai 
pas  en  tout  la  même  foi  qu'eux,  j'ai  la  même 
innocence  et  le  même  zèle,  et  mon  cœur  se 
sent  digne  du  même  prix. 

Adieu,  monsieur.  Ce  n'est  pas  sans  un  vrai 
regret  que  je  me  vois  à  la  veille  de  m'éloigner 
de  vous.  Avant  de  vous  quitter  j'ai  voulu  du 
moins  goûter  la  douceur  d'épancher  mon  cœur 
dans  celui  d'un  homme  vertueux.  C'est,  selon 
toute  apparence,  un  avantage  que  je  ne  re- 
trouverai de  long-temps. 

Rousseau. 

Note  oubliée  dans  ma  lettre  à  M.  de 
Saint-Germain. 

Je  me  souviens  d'avoir,  étant  jeune,  employé 
le  vers  suivant  dans  une  comédie  ; 

c'est  en  le  trahissant  qu'il  faut  punir  un  traître. 

Mais,  outre  que  c'étoit  dans  un  cas  très-excu- 
sable, et  où  il  ne  s'agissoit  point  d'une  vérita- 
ble trahison,  ce  vers,  échappé  dans  la  rapidité 
de  la  composition,  dans  une  pièce  non  publique 


ANNÉK  1770. 


807 


et  non  corrigée,  ne  prouve  point  que  l'auteur 
pense  ce  qu'il  fait  dire  à  une  femme  jalouse,  et 
ne  fait  autorité  pour  personne.  S'il  est  permis 
de  trahir  les  traîtres,  ce  n'est  qu'aux  gens  qui 
leur  ressemblent;  mais  jamais  les  armes  des 
méchans  ne  souillèrent  les  mains  d'un  honnête 
homme.  Comme  il  n'est  pas  pernus  de  mentir 
à  un  riienleur,  il  est  encore  moins  permis  de 
trahir  un  traître  :  sans  cela,  toute  la  morale 
seroit  subvertie,  et  la  vertu  ne  seroit  plus  qu'un 
vain  nom,  car  le  nombre  des  malhonnêtes  gens 
étant  malheureusement  le  plus  grand  sur  la 
terre,  si  l'on  se  permettoit  d'adopter  vis-à-vis 
d'eux  leurs  propres  maximes,  on  seroit  le  plus 
souvent  malhonnête  homme  soi-même,  et  l'on 
en  viendroit  bientôt  à  supposer  toujours  que 
l'on  a  affaire  à  des  coquins,  afin  de  s'autoriser 
à  l'ôtre  {*). 


A  M.   l'abbé  m. 

Monquin,  i7  ^  70. 
Pauvres  aveugles  qne  nous  sommes  !  etc. 

\otre  précédente  lettre,  monsieur,  m'en 
prometioii  si  bien  une  seconde,  et  j'étois  si  sûr 
qu'<-lle  viendroit,  que,  quoique  je  me  crusse 
obligé  de  vous  tirer  de  l'erreur  où  je  vous 
voyois ,  j'aimai  mieux  tarder  de  remplir  ce 
devoir  que  de  vous  ôter  ce  plaisir  si  doux  aux 
cœurs  honnêtes  de  réparer  leur  tort  de  leur 
propre  mouvement  (**). 

La  bizarre  manière  de  dater  qui  vous  a  scan- 
dalisé est  une  formule  générale  dont  depuis 
quelque  temps  j'use  indifféremment  avec  tout 
le  monde,  qui  n'a  ni  ne  peut  avoir  aucun  trait 
aux  personnes  à  qui  j'écris,  puisque  ceux  qu'elle 
regarde  ne  sont  pas  faits  pour  être  honorés  de 


(')  CeUe  longue  lettre,  dans  laquelle  Rousseau  donne  des  dé- 
tails sur  sa  conduite  antérieure,  sur  ses  goûts  et  ses  ouvrages, 
est  un  complément  lies  Confessions.  11  en  parut  quelques  frag- 
mens,  en  4798,  dans  le  Conservatetn-  ou  Bibliothèque  choisie 
de  littérature.  On  supprima  les  noms  et  l'on  dénatura  plusieurs 
passages.  Comme  les  personnages  dont  parle  Jean-Jacques 
étoient  tous  nioris  à  cette  époque,  on  ne  devine  pas  le  motif 
de  cette  discrétion  ou  de  cette  infidélité.  M.  P. 

(**)  Pour  rinlelligeiice  de  cette  phrase  et  de  celles  qui  la  sui- 
vent, il  faut  savoir  que  la  persoiuie  à  qui  cette  seconde  lettre 
étoit  adressée  avolt  mis  en  lélc  de  sa  réponse  à  la  première  un 
quatrain  qui  sembloit  annoncer  qu'elle  avoit  pris  en  mauvaise 
part  celui  de  M.  Rousseau,  ce  qui  cependant  n'étoit  pas.  (Note 
î;>        des  éditeurs  de  Ceni-re,  ) 


mes  lettres,  et  ne  le  seront  sûrement  jamais. 
G)mment  m'avez-vous  pu  croire  assez  brutal, 
assez  féroce,  pour  vouloir  insulter  ainsi  de  gaité 
de  cœur  quelqu'un  que  je  ne  connoissois  que 
par  une  lettre  pleine  de  témoignages  d'estime 
pour  moi,  et  si  propre  à  m'en  inspirer  pour  lui? 
Cette  erreur  est  là-dessus  tout  en  dont  je  peux 
me  plaindre  ;  car,  si  ce  n'en  eût  pas  été  une,  vo- 
tre ressentiment  devenoittrès-légitime,  et  voire 
quatrain  très-mérité  :  si  même  j'avois  quelque 
autre  reproche  à  vous  faire,  ce  seroit  sur  le  ton 
de  votre  lettre  qui  cadroit  si  mal  avec  celui  de 
votre  quatrain.  Quoique  dans  votre  opinion  je 
vous  en  eusse  donné  l'exemple,  devîez-vous 
jamais  l'imiter?  ne  deviez-vous  pas  au  contrait  o 
être  encore  plus  indigné  de  l'ironie  et  de  la 
fiiusseté  détestable  que  cette  contradiction  mei- 
toit  dans  ma  lettre?  et  la  vertu  doit-elle  jamais 
souiller  ses  mains  innocentes  avec  les  armes  des 
méchans,  même  pour  repousser  leurs  atteintes? 
Je  vous  avoue  franchement  que  je  vous  ai  bien 
plus  aisément  pardonné  le  quatrain   que  le 
corps  de  la  lettre;  je  passe  les  injures  dans  la 
colère,  mais  j'ai  peine  à  passer  les  cajoleries. 
Pardon,  monsieur,  à  mon  tour  :  j'ose  peut-être 
un  peu  durement  des  droits  de  mon  âge,  mais 
je  vous  dois  la  vérité  depuis  que  vous  m'avez 
inspiré  de  l'estime;  c'est  un  bien  dont  je  fais 
trop  de  cas  pour  laisser  passer  en  silence  rien 
de  ce  qui  peut  l'altérer.  A  présent  oublions 
pour  jamais  ce  petit  démêlé,  je  vous  en  prie, 
et  ne  nous  souvenons  que  de  ce  qui  peut  lious 
rendre  plus  intéressans  l'un  à  l'autre  par  la 
manière  dont  il  a  fini. 

Revenons  à  votre  emploi.  S'il  est  vrai  que 
vous  ayez  adopté  le  plan  que  j'ai  tâché  de  tracer 
dans  r£mî7e,  j'admire  votre  courage  ;  car  vous 
avez  trop  de  lumières  pour  ne  pas  voir  que, 
dans  m  pareil  système,  il  faut  tout  ou  rien,  et 
qu'il  vaudroit  cent  fois  mieux  reprendre  le  train 
des  éducations  ordinaires,  et  faire  un  petit  ta- 
lon rouge,  que  de  suivre  à  demi  celle-là  pour 
ne  faire  qu'un  homme  manqué.  Ce  que  j'ap- 
pelle tout,  n'est  pas  de  suivre  servilement 
mes  idées  ;  au  contraire,  c'est  souvent  de  les 
corriger,  mais  de  s'attacher  aux  principes,  et 
d'en  suivre  exactement  les  conséquences  avec 
les  modifications  qu'exige  nécessairement  toute 
application  particulière.  Vous  ne  pouvez  igno- 
rer quelle  tâche  immense  vous  vous  donnez  : 


808 


GORRESPOiNDANCE. 


vous  voilà  pendant  dix  ans  au  moins  nul  pour 
vous-même,  et  livré  tout  entier  avec  toutes 
vos  facultés  à  votre  élève;  vigilance,  patience, 
fermeté,  voilà  surtout  trois  qualités  sur  les- 
quelles vous  ne  sauriez  vous  relâcher  un  seul 
instant  sans  risquer  de  tout  perdre;  oui,  de 
tout  perdre,  entièrement  tout  :  un  moment 
d'impatience,  de  négligence  ou  d'oubli,  peut 
vous  ôter  le  fruit  de  six  ans  de  travaux,  sans 
qu'il  vous  en  reste  rien  du  tout,  pas  même  la 
possibilité  de  le  recouvrer  par  le  travail  de  dix 
autres.  Certainement  s'il  y  a  quelque  chose  qui 
mérite  le  nom  d'héroïque  et  de  grand  parmi 
les  hommes,  c'est  le  succès  des  entreprises  pa- 
reilles à  la  vôtre  ;  car  le  succès  est  toujours  pro- 
portionné à  la  dépense  de  talens  et  de  vertus 
dont  on  l'a  acheté  :  mais  aussi  quel  don  vous 
aurez  fait  à  vos  semblables,  et  quel  prix  pour 
vous-même  de  vos  grands  et  pénibles  travaux  ! 
Vous  vous  serez  fait  un  ami,  car  c'est  là  le  terme 
nécessaire  du  respect,  de  ^e^time  et  de  la  re- 
connoissance  dont  vous  l'aurez  pénétré.  Voyez, 
monsieur....  dix  ans  de  travaux  immenses,  et 
toutes  les  plus  douces  jouissances  de  la  vie  pour 
le  reste  de  vos  jours  et  au-delà  :  voilà  les  avan- 
ces que  vous  avez  faites,  et  voilà  le  prix  qui 
doit  les  payer.  Si  vous  avez  besoin  d'encoura- 
gement dans  cette  entreprise,  vous  me  trouve- 
reztoujours  prêt;  si  vous  avez  besoin  de  conseils, 
ils  sont  désormais  au-dessus  de  mes  forces.  Je 
ne  puis  vous  promettre  que  de  la  bonne  volon  té; 
mais  vous  la  trouverez  toujours  pleine  et  sin- 
cère :  soit  dit  une  fois  pour  toutes,  et,  lorsque 
.  vous  me  croirez  bon  à  quelque  chose,  ne  crai- 
gnez pas  de  m'importuner.  Je  vous  salue  de 
tout  mon  cœur. 


A   M,    DE  SAINT-GERMAIN. 

Monquin,  le  17^70. 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

Votre  lettre,  monsieur,  m'attendrit  et  me 
touche  ;  je  croyois  n'être  plus  susceptible  de 
plaisir,  et  vous  venez  de  m'en  donner  un  mo- 
ment bien  pur.  Il  n'est  troublé  que  par  le  regret 
de  ne  pas  pouvoir  me  rendre  à  vos  généreuses 
etobligeantessoUicilations;  mais  mon  parti  est 
pris.  Je  connois  trop  les  gens  à  qui  j'ai  affaire 


pour  croire  qu'ils  me  laisseront  exécuter  mon 
projet;  je  m'attends  d'avance  à  ce  qui  doit  m'ar- 
river  ;  je  ne  me  dois  pas  le  succès,  il  est  dans  les 
mains  de  la  Providence;  mais  je  me  dois  la 
tentative  et  l'epiploi  de  mes  forces  :  rien  ne 
m'empêchera  de  remplir  ce  devoir. 

Je  ne  suis  point  encore  dans  la  situation  que 
vos  offres  généreuses  vous  font  prévenir,  ni 
môme  près  d'y  tomber,  je  prévois  seulement 
que  si  j'avançois  dans  la  vieillesse,  elle  me  de- 
viendroit  dure  à  plus  d'un  égard,  et  c'est  moins 
là  pour  moi  un  sujet  d'alarme  qu'une  consola- 
tion de  n'y  pas  parvenir  :  je  crois  si  bien  con- 
noître  votre  âme  noble,  que,  dans  la  situation 
supposée,  je  vous  aurois  de  moi-même  prouvé 
la  vérité  de  mes  sentimens  pour  vous  en  vous 
mettant  dans  le  cas  d'exercer  les  vôtres. 

Si  la  crainte  de  contrister  votre  bon  coeur 
m'empêche,  monsieur,  de  suivre  les  mouve- 
mens  du  mien  dans  les  adieux  que  je  désirois 
vous  aller  faire,  je  sens  ce  que  me  coûtera  celte 
déférence  ;  mais  je  sens  aussi,  dans  la  résolution 
que  j'ai  prise,  le  danger  de  l'exposer  à  des  at- 
taques d'autant  plus  redoutables,  que  mon 
penchant  ne  seconderoit  que  trop  bien  vos  ef- 
forts. Adieudonc,hommerespectable;  je  parti- 
rai sans  vous  voir,  puisqu'il  le  faut,  mais  vous 
laissant  la  meilleure  partie  de  moi-même  dans 
les  sentimens  d'un  cœur  toujours  plein  de  vous. 


A   M.   DU   PEYROU. 

Monquin,  le  «7  ^  70. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommes .'  etc. 

Vous  me  marquez,  mon  cher  hôte,  que  votre 
rôle  est  passif  vis-à-vis  de  moi,  que  l'habitude 
a  dû  vous  le  rendre  familier,  et  que  ma  réponse 
vous  prouve  cette  vérité  affligeante  pour  l'hu- 
manité, que  les  battus  payent  encore  l'amende  ; 
ce  qui  veut  dire  que  c'est  vous  qui  êtes  le  battu, 
et  que  c'est  vous  qui  payez  l'amende. 

Qu'entre  nous  votre  rôle  soit  passif  et  le 
mien  actif,  voilà,  je  vous  avoue,  ce  qui  me 
passe.  Je  ne  vous  propose  jamais  rien,  je 
ne  vous  demande  jamais  rien,  jo  ne  fais  ja- 
mais que  vous  répondre,  je  ne  me  mêle 
en  aucune  sorte  de  vos  affaires,  je  n'ai  avec 
personne  aucune  relation,  ni  secrète  ni  publi- 
que, qui  vous  regarde,  je  ne  dispose  de  rien 


ANNÉK  1770. 


809 


qui  vous  app.iriienne  ;  enfin,  excepîé  un  sen- 
iimeiit  d'afFeciion  qui  ne  peut  s'éteindre,  je 
suis  pour  vous  comme  n'exislant  pas.  En  quel 
sens  donc  puis-je  ôire  actif  vis-à-vis  de  vous? 
Je  le  fus  une  fois,  et  bien  vous  en  prit.  De- 
puis lors  je  résolus  de  ne  plus  l'êirc.  Je  crois 
avoir  tenu  jusqu'ici  celle  résolution,  et  ne  la 
tiendrai  pas  moins  dans  la  suite.  Expliquez- 
moi  donc,  je  vous  prie,  comment  vous  êtes 
passif  vis-à-vis  de  moi  ;  car  cela  me  paroîi  cu- 
rieux à  savoir. 

Dans  voire  précédente  lettre,  vous  m'exhor- 
tez à  un  épanchcment  de  cœur,  en  me  disant 
de  vous  traiter  tout-â-fait  en  ami  ou  toui-à-fait 
en  étranger.  Votre  devise  sur  le  cachet  de  cette 
même  lettre  m'avertissoit  que  vous  vous  faisiez 
gloire  de  n'avoir  vous-même  aucun  de  ces  épan- 
chemens  de  cœur  auxquels  vous  m'exhortiez. 
Or  il  me  paroissoit  injuste  d'exiger  dans  l'amitié 
des  conditions  qu'on  n'y  veut  pas  mettre  soi- 
même  ;  et  me  dire  que  c'est  traiter  un  homme 
en  étranger  que  de  ne  pas  s'ouvrir  avec  lui, 
c'étoii  me  dire  assez  clairement,  ce  me  semble, 
en  quel  rang  j'étois  auprès  de  vous.  Votre  exem- 
ple a  fait  la  règle  de  ma  réponse.  Si  vous  êtes 
le  battu  dans  celte  affaire  ,  convenez  au  moins 
que  je  n'ai  fait  que  vous  rendre  les  coups  que 
vous  m'aviez  donnés  le  premier. 

Je  n'avois  pas  besoin,  mon  cher  hôte,  de  la 
note  que  vous  m'avez  envoyée  pour  être  con- 
vaincu de  votre  exactitude  dans  les  comptes. 
Cette  noie  me  fait  plaisir,  en  ce  que  j'y  vois 
approcher  le  temps  où  nous  serons  toul-à-fail 
quittes,  et  vous  nte  faites  désirer  de  vivre  au 
moins  jusque-là.  Il  n'est  pas  temps  encore  de 
parler  des  arrangemens  ultérieurs,  et  tant  de 
prévoyance  n'entre  pas  dans  mon  tour  d'esprit. 
Mais,  en  attendant,  je  suis  sensible  à  vos  of- 
fres, et  il  entre  bien  dans  mon  cœur,  je  vous 
assure,  d'en  être  reconnoissant. 

Comme  je  me  pn)f)Ose  de  déloger  d'ici  dans 
peu,  mon  dessein  n'est  pas  d'y  laisser  après 
moi  mon  herbier  et  mes  livres  de  botanique  ; 
je  compte  prendre  une  charrette  pour  faire  con- 
duire le  tout  à  Lyon,  chez  madame  Boy  de 
l.a  Tour,  où  tout  cela  sera  plus  à  portée  de 
vous  parvenir  sans  embarras.  En  emballant 
lesdits  livres,  j'en  ferai  le  catalogue,  et  vous 
l'enverrai.  Que  ne  puis-je  les  suivre  auprès  de 
Tous.^  J^  vous  jure  qu'd  n'y  a  point  de  jour  où 


l'idée  d'aller  être  l'intendant  de  votre  jardin 
de  plantes  et  Ihôte  de  mon  hôtesse,  ne  vienne  • 
encore  chatouiller  mon  cœur.  Mais  je  suis  pour*' 
tant  un  peu  scandalisé  de  ne  point  voir  venir 
de  petits  hôtes  qui  lui  aident  un  jour  à  me  faire 
ses  honneurs.  Adieu,  mon  cher  hôte,  ma 
femme  et  moi  vous  saluons  et  embrassons  l'un 
et  l'autre.  Elle  est  presque  percluse  de  rhuma- 
tismes. Notre  demeure  est  ouverte  à  tous  les 
vents,  nous  sommes  presque  ensevelis  dans  la 
neige,  et  nous  ne  savons  plus  comment  ni  quand 
cela  finira.  Adieu,  derechef. 

Je  signe,  afin  que  vous  sachiez  désormais 
sous  quel  nom  vous  avez  à  m'écrire.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  avertir  que  le  quatrain  joint  à 
la  date  est  une  formule  générale  qui  n'a  nul 
trait  aux  personnes  à  qui  j'écris. 


A   H.    DE   BELLOY. 

Monquin,  le  il  ^  TO. 
Pauvres  aveugles  que  nous  bOinnies:  etc. 

Il  faut,  monsieur,  vous  résoudre  à  bien  de 
l'ennui,  car  j'ai  grand'peur  de  vous  écrire  une 
longue  lettre. 

Que  vous  m'avez  rafraîchi  le  sang,  et  que 
j'aime  votre  colère  I  J'y  vois  bien  le  sceau  de 
la  vérité  dans  une  âme  fière,  que  le  patelinage 
des  gens  qui  m'entourent  marque  encore  [>lus 
fortement  à  mes  yeux.  Vous  avez  daigné  me 
faire  sentir  mon  tort  ;  c'est  une  indulgence  dont 
je  sens  le  prix,  et  que  je  n'aurois  peut-être  pas 
eue  à  votre  place  :  il  ne  m'en  reste  que  le  désir 
de  vous  le  faire  oublier.  Je  fus  quarante  ans  le 
plus  confiant  des  hommes,  sans  que  durant 
tout  ce  temps  jamais  une  seule  fois  cette  con- 
fiance ait  été  trompée.  Sitôt  que  j'eus  pris  la 
plume,  je  me  trouvai  dans  un  autre  univers, 
parmi  de  tout  autres  êtres,  auxquels  je  con- 
tinuai de  donner  la  même  confiance,  et  qui 
m'en  ont  si  terriblement  corrigé  qu'ils  m'ont 
jeté  dans  l'autre  extrémité.  Uien  ne  nj'épou- 
vanta  jamais  au  grand  jour,  mais  tout  m  effa- 
rouche dans  les  ténèbres  qui  m'environnent, 
et  je  ne  vois  que  du  noir  dans  l'obscurité.  Ja- 
mais l'objet  le  plus  hideux  ne  me  fit  peur  dans 
mon  enfance,  mais  une  figure  cachée  sous  un 
drap  blanc  me  donnoit  des  convulsions  :  sur 


8i0 


CORRESPONDANCE. 


ce  point,  comme  sur  beaucoup  d'autres,  je 
resterai  enfant  jusqu'à  la  mort.  Ma  défiance 
est  d'autant  plus  déplorable,  que,  presque  tou- 
jours fondée  (et  je  na'ionle presque  qu'à  cause 
de  vous),  elle  est  toujours  sans  bornes ,  parce 
que  tout  ce  qui  est  hors  de  la  nature  n'en  con- 
noît  plus.  Voilà,  monsieur,  non  l'excuse,  mais 
la  cause  de  ma  faute,  que  d'autres  circonstan- 
ces ont  amenée ,  et  même  af;gravée  ,  et  qu'il 
faut  bien  que  je  vous  déclare  peur  ne  pas  vous 
tromper.  Persuadé  qu'un  homme  puissant  vous 
avoit  fait  entrer  dans  ses  vues  à  mon  égard , 
je  répondis  selon  cette  idée  à  quelqu'un  qui 
m'avoit  parlé  de  vous,  et  je  répondis  avec  tant 
d'imprudence  que  je  nommai  même  l'homme 
en  question.  Né  avec  un  caractère  bouillant 
dont  rien  n'a  pu  calmer  l'effervescence,  mes 
premiers  mouvemens  sont  toujours  marqués 
par  une  étourderie  audacieuse,  que  je  prends 
alors  pour  de  l'intrépidité,  et  que  j'ai  tout  le 
temps  de  pleurer  dans  la  suite,  surtout  quand 
elle  est  injuste,  comme  dans  cette  occasion. 
Fiez-vous  à  mes  ennemis  du  soin  de  m'en  pu- 
nir. Mon  repentir  anticipa  même  sur  leurs 
soins  à  la  réception  de  votre  lettre;  un  jour 
plus  tôt  elle  m'eût  épargné  beaucoup  de  sot- 
tises; mais  puisqu'elles  sont  faites,  il  ne  me 
reste  qu'à  les  expier  et  à  tâcher  d'en  obtenir 
le  pardon,  que  je  vous  demande  par  la  commi- 
sération due  à  mon  état. 

Ce  que  vous  me  dites  des  imputations  dont 
vous  m'avez  entendu  charger,  et  du  peu  d'ef- 
fet qu'elles  ont  fait  sur  vous,  ne  m'étonne  que 
par  l'imbécillité  de  ceux  qui  pensoient  vous  sur- 
prendre par  cette  voie.  Ce  n'est  pas  sur  des 
hommes  tels  que  vous  que  des  discours  en  l'air 
ont  quelque  prise ,  mais  les  frivoles  clameurs 
de  la  calomnie ,  qui  n'excitent  guère  d'atten- 
tion, sont  bien  différentes  dans  leurs  effets, 
des  complots  tramés  et  concertés  durant  lon- 
gues années  dans  un  profond  silence,  et  dont 
les  développemens  successifs  se  font  lentement, 
sourdement,  et  avec  méthode.  Vous  parlez  d'é- 
vidence :  quand  vous  la  verrez  contre  moi, 
jugez-moi,  c'est  votre  droit  ;  mais  n'oubliez  pas 
lie  juger  aussi  mes  accusateurs;  examinez  quel 
motif  leur  inspire  tant  de  zèle.  J'ai  toujours  vu 
(juo  les  méchans  inspiroient  de  l'horreur,  mais 
point  d'animosiié.  On  les  punit,  ou  on  les  fuit  : 
mais  on  ne  se  tourmente  pas  d'eux  sans  cesse  ; 


on  ne  s'occupe  pas  sans  cesse  à  les  circonvenir, 
à  les  tromper,  à  les  trahir  ;  ce  n'est  point  à  eux 
que  l'on  fait  ces  choses-là,  ce  sont  eux  qui  les 
font  aux  autres.  Dites  donc  à  ces  honnêtes  gens 
si  zélés,  si  vertueux,  si  fiers  surtout  d'être 
des  traîtres,  et  qui  se  masquent  avec  tant  de 
soin  pour  me  démasquer  :  «  Messieurs,  j'ad- 
»  mire  votre  zèle,  et  vos  preuves  me  paroissent 
»  sans  réplique;  mais  pourquoi  donc  craindre 
»  si  fort  que  l'accusé  ne  les  sache  et  n'y  ré- 
»  ponde?  Permettez  que  je  l'en  instruise  et  que 
»  je  vous  nomme.  Il  n'est  pas  généreux ,  il 
»  n'est  pas  même  juste  de  diffamer  un  homme 
»  quel  qu'il  soit,  en  se  cachant  de  lui.  C'est, 
»  dites-vous,  par  ménagement  pour  lui  que 
»  vous  ne  voulez  pas  le  confondre  ;  mais  il  sc- 
»  roit  moins  cruel,  ce  me  semble,  de  le  con- 
»  fondre  que  de  le  diffamer,  et  de  lui  ôter  la 
»  vie  que  de  la  lui  rendre  insupportable.  Tout 
»  hypocrite  de  vertu  doit  être  publiquement 
y>  confondu  ;  c'est  là  son  vrai  châtiment;  et  l'é- 
»  vidence  elle-même  est  suspecte  quand  elle 
»  élude  la  conviction  de  l'accusé.  »  En  leur  par- 
lant de  la  sorte  examinez  leur  contenance ,  pe- 
sez leur  réponse;  suivez,  en  la  jugeant,  les 
mouvemens  de  votre  cœur  et  les  lumières  de 
votre  raison  :  voilà,  monsieur,  tout  ce  que  je 
vous  demande,  et  je  me  tiens  alors  pour  bien 
jugé. 

Vous  me  tancez,  avec  grande  raison,  sur  la 
manière  don t  je  vous  parois  j uger  votre  nation  : 
ce  n'est  pas  ainsi  que  je  la  juge  de  sang-froid, 
et  je  suis  bien  éloigné,  je  vous  jure,  de  lui  ren- 
dre l'injustice  dont  elle  use  envers  moi.  Ce  ju- 
gement trop  dur  étoit  l'ouvrage  d'un  moment 
de  dépit  et  de  colère,  qui  même  ne  se  rappor- 
toit  pas  à  moi,  mais  au  grand  homme  qu'on 
vient  de  chasser  de  sa  naissante  patrie,  qu'il 
illustroit  déjà  dans  son  berceau,  et  dont  on 
ose  encore  souiller  les  vertus  avec  tant  d'arti- 
fice et  d'injustice.  S'il  restoit,  me  disois-je,  de 
ces  François  célébrés  par  du  Belloy,  pourquoi 
leur  indignation  ne  réclameroit-elle  point  con- 
tre ces  manœuvres  si  peu  dignes  d'eux? 

C'est  à  cette  occasion  que  Bavard  me  revint 
en  mémoire,  bien  sûr  de  ce  qu'il  diroit  ou  fe- 
roit  s'il  vivoit  aujourd'hui.  Je  ne  sentois  pas 
assez  que  tous  les  hommes,  même  vertueux, 
ne  sont  pas  des  Bayards  ;  qu'on  peut  être  ti- 
mide sans  cesser  d'être  juste;  et  qu'en  pensant 


ANNÉE  1770. 


911 


à  ceux  qui  iHtichinent  et  crient,  j'avois  tort  j 
d'oublier  ceux  qui  gémissent  et  se  taisent.  J'ai  | 
toujours  aimé  votre  nation,  elle  est  même  celle 
de  l'Europe  que  j'honore  le  plus;  non  que  j'y 
croie  apercevoir  plus  de  vertus  que  dans  les 
autres,  mais  par  un  précieux  reste  de  leur 
amour  qui  s'y  est  conservé,  et  que  vous  ré- 
veillez quand  il  étoit  prêt  à  s'éteindre.  Il  ne 
faut  jamais  désespérer  d'un  peuple  qui  aime 
encore  ce  qui  est  juste  et  honnête,  quoiqu'il  ne 
le  pratique  plus.  Los  François  auront  beau  ap- 
plaudir aux  traits  héroïques  que  vous  leur  pré- 
sentez, je  doute  qu'ils  les  imitent  ;  mais  ils  s'en 
transporteront  dans  vos  pièces,  et  les  aimeront 
dans  les  autres  hommes,  quand  on  ne  les  em- 
pêchera pas  de  les  y  voir.  On  est  encore  forcé 
de  les  tromper  pour  les  rendre  injustes;  pré- 
caution dont  je  n'ai  pas  vu  qu'on  eût  grand 
besoin  pour  d'autres  peuples.  Voilà,  monsieur, 
comment  je  pense  constamment  à  l'égard  des 
François,  quoique  je  n'attende  plus  de  leur 
part  qu'injustice ,  outrages ,  et  persécution  : 
mais  ce  n'est  pas  à  la  nation  que  je  les  impute  , 
et  tout  cela  n'empêche  pas  que  plusieurs  de  ses 
membres  n'aient  toute  mon  estime  et  ne  la  mé- 
ritent, même  dans  l'erreur  où  on  les  tient. 
D'ailleurs ,  mon  cœur  s'enflamme  bien  plus 
aux  injustices  dont  je  suis  témoin  qu'à  celles 
dont  je  suis  la  victime  :  il  lui  manque,  pour 
ces  dernières,  l'énergie  et  la  vigueur  d'un  gé- 
néreux désintéressement.  Il  me  semble  que  ce 
n'est  pas  la  peine  de  m'échauffer  pour  une 
cause  qui  n'intéresse  que  moi.  Je  regarde  mes 
malheurs  comme  liés  à  mon  état  d'homme  et 
d'ami  de  la  vérité.  Je  vois  le  méchant  qui  me 
persécute  et  me  diffame  comme  je  verrois  un 
rocher  se  détacher  d'une  montagne  et  venir 
m'écraser  ;  je  le  ropousserois ,  si  j'en  avois  la 
force,  mais  sans  colère,  et  puis  je  le  laisserois 
là  sans  y  plus  songer.  J'avoue  pourtant  que 
ces  mêmes  malheurs  m'ont  d'abord  pris  au  dé- 
pourvu, parce  qu'il  en  est  auxquels  il  n'est  pas 
même  permis  à  un  honnête  hoinine  d'être  pré- 
paré :  j'en  ai  été  cependant  plus  abattu  qu'ir- 
rité; et,  maintenant  que  me  voilà  prêt,  j'es- 
père me  laisser  un  pou  moins  accabler,  mais 
pas  plus  émouvoir  de  ceux  qui  m'atiendont. 
A  mon  âge  et  dans  mon  état  ce  n'est  plus  la 
peine  de  s'en  tourmenter,  et  j'en  vois  le  terme 
de  trop  près  pour  m'inquiétcr  beaucoup  de 


l'espace  qui  reste.  Mais  je  n'entends  rien  à  ce 
que  vous  me  dites  do  ceux  que  vous  avez  es- 
suyés: assurément  je  suis  fait  pour  les  plaindre; 
mais  que  peuvent-ils  avoir  de  commun  avec  les 
miens?  Ma  situation  est  unique,  elle  est  inouïe 
depuis  que  le  monde  existe,  et  je  ne  puis  présu- 
mer qu'il  s'en  retrouve  jamais  de  pareille.  Je  ne 
comprends  donc  point  quel  rapport  il  peut  y 
avoir  dans  nos  destinées,  et  j'aime  à  croire  que 
vous  vousabusezsurce  point.  Adieu,  monsieur  : 
vivez  heureux,  jouissez  en  paix  de  votre  gloire, 
et  souvenez-vous  quelquefois  d'un  homme  qui 
vous  honorera  toujours. 


A  M.  l'abbé  m. 

Honquin,  le  17  i^  70. 
Panvrrs  aveuglet  quf  nons  sommes  !  etc. 

Je  voudrois,  monsieur,  pour  l'amour  de 
vous,  que  l'application  qu'il  vous  plaît  de  faire 
de  votre  quatrain  fût  assez  naturelle  pour  être 
croyable  :  mais  puisque  vous  aimez  mieux  vous 
excuser  que  vous  accuser  d'une  promptitude 
que  j'aurois  pu  moi-même  avoir  à  votre  place, 
soit  ;  je  n'épiloguerai  pas  là-dessus. 

Depuis  l'impression  de  VÉmile'ie  ne  l'ai  relu 
qu'une  fois,  il  y  a  six  ans,  pour  corriger  un 
exemplaire  ;  et  le  trouble  continuel  où  l'on  aime 
à  me  faire  vivre  a  tellement  gagné  ma  pauvre 
tête,  que  j'ai  perdu  le  peu  de  mémoire  qui  me 
restoit,  et  que  je  garde  à  peine  une  idée  géné- 
rale du  contenu  de  mes  écrits.  Je  me  rappelle 
pourtant  fort  bien  qu'il  doit  y  avoir  dansl' Emile 
un  passage  relatif  à  celui  que  vous  me  citez; 
mais  je  suis  parfaitement  sûr  qu'il  n'est  pas  le 
même,  parce  qu'il  présente,  ainsi  défiguré, 
un  sens  trop  différent  de  celui  dontj'étois  plein 
en  l'écrivant  (*).  J'ai  bien  pu  ne  pas  songer  à 
éviter  dans  ce  passage  le  sens  qu'on  eût  pu  lui 
donner  s'il  eût  été  écrit  par  Cartouche  ou  par 
Raffia  ;  mais  je  n'ai  jamais  pu  m'exprimer  aussi 
incorrectement  dans  le  sens  que  je  lui  donnois 
moi-même.  Vous  serez  peut-être  bien  aise 
d'apprendre  l'anecdocte  qui  me  conduisit  à 
cette  idée. 

Le  feu  roi  de  Prusse,  déjà  grand  amateui 
de  la  discipline  militaire ,  passant  en  revue  un 

(*)  Voyez  Emile,  IW.  iv. 


8f» 


CORRESPONDANCE. 


de  ses  régimens,  fut  si  mécontent  de  la  ma- 
nœuvre, qu'au  lieu  d'imiter  le  noble  usage  que 
Louis  XIV  en  colère  avoit  fait  de  sa  canne,  il 
s'oublia  jusqu'à  frapper  de  la  sienne  le  major 
quicommandoit.L'officieroutragé  recule  deux 
pas,  porte  la  main  à  l'un  de  ses  pistolets,  le  tire 
aux  pieds  du  cheval  du  roi,  et  de  l'autre  se  casse 
la  tête.  Ce  trait,  auquel  je  ne  pense  jamais 
sans  tressaillir  d'admiration,  me  revint  forte- 
ment en  écrivant  VÉmile,  et  j'en  fis  l'applica- 
tion de  moi-même  au  cas  d'un  particulier  qui 
en  déshonore  un  autre,  mais  en  modifiant 
l'acte  par  la  différence  des  personnages.  Vous 
sentez,  monsieur,  qu'autant  le  major  bâtonné 
est  grand  et  sublime  quand ,  prêt  à  s'ôter  la 
vie,  maître  par  conséquent  de  celle  de  l'offen- 
seur, et  le  lui  prouvant,  il  la  respecte  pourtant 
en  sujet  vertueux,  s'élève  par  là  même  au- 
dessus  de  son  souverain,  et  meurt  eu  lui  faisant 
grâce,  autant  la  même  clémence  vis-à-vis  un 
brutal  obscur  seroit  inepte:  le  major  employant 
son  premier  coup  de  pistolet  n'eût  été  qu'un 
forcené  ;  le  particulier  perdant  le  sien  ne  seroit 
qu'un  sot. 

Mais  un  homme  vertueux,  un  croyant,  peut 
avoir  le  scrupule  de  disposer  de  sa  propre  vie 
sans  cependant  pouvoir  se  résoudre  à  survivre 
à  son  déshonneur,  dont  la  perte,  même  injuste, 
entraîne  des  malheurs  civils  pires  cent  fois  que 
la  mort.  Sur  ce  chapitre  de  l'honneur  l'insuffi- 
sance des  lois  nous  laisse  toujours  dans  l'état 
de  nature  :  je  crois  cela  prouvé  dans  ma  Lellre 
à  M.  d'Alemberl  sur  les  Spectacles.  L'honneur 
d'un  homme  ne  peut  avoir  de  vrai  défenseur  ni 
de  vrai  vengeur  que  lui-même.  Loin  qu'ici  la 
clémence,  qu'en  ton t  autre  cas  prescrit  la  venu , 
soit  permise,  elle  est  défendue;  ot  laisser  im- 
puni son  déshonneur,  c'est  y  consentir  :  on  lui 
doit  sa  vengeance,  on  se  la  doit  à  soi-même; 
on  la  doit  même  à  la  société  et  aux  autres  gens 
d'honneur  qui  la  composent:  et  c'est  ici  l'une 
des  fortes  raisons  qui  rendent  le  duel  extrava- 
gant, moins  parce  qu'il  expose  l'innocent  à  pé- 
rir, que  parce  qu'il  l'expose  à  périr  sans  ven- 
geance et  à  laisser  le  coupable  triomphant.  Et 
vous  remarquerez  que  ce  qui  rend  le  trait  du 
major  vraiment  héroïque  est  moins  la  mort  qu'il 
se  donne  que  la  fière  et  noble  vengeance  qu'il 
sait  tirer  de  son  roi.  C'est  son  premier  coup  de 
pistolet  qui  fait  valoir  le  second  :  quel  sujet  il 


lui  Ole,  et  quels  remords  il  lui  laisse  I  Encore 
une  fois,  le  cas  entre  particuliers  est  tout  dif- 
fèrent. Cependant  si  l'honneur  prescrit  la  ven- 
geance ,  il  la  prescrit  courageuse  :  celui  qui  se 
venge  en  lâche,  au  lieu  d'effacer  son  infamie, 
y  met  le  comble;  mais  celui  qui  se  venge  et 
meurt  est  bien  réhabilité.  Si  donc  un  homme 
indignement,  injustement  flétri  par  un  autre, 
va  le  chercher  un  pistolet  à  la  main  dans  l'am- 
phithéâtre de  rOpéra,  lui  casse  la  tête  devant 
tout  le  monde;  etpuis  se  laissant  tranquillement 
mener  devant  les  juges,  leur  dit  :  «  Je  viens  de 
»  faire  un  acie  de  justice  que  je  me  devois,  et 
»  qui  nappartenoit  qu'à  moi  ;  faites-moi  pen- 
»  dre,  si  vous  l'osez;  »  il  se  pourra  bien  qu'ils  le 
fassent  prendre  en  effet,  parce  qu'enfin  qui- 
conque a  donné  la  mort  la  mérite,  qu'il  a  dû 
même  y  compter;  mais  je  réponds  qu'il  ira  au 
supplice  avec  l'estime  de  tout  homme  équita- 
ble et  sensé,  comme  avec  la  lîiienne;  et  si  cet 
exemple  intimide  un  peu  les  lâteurs  d'hommes, 
et  fait  marcher  les  gens  dhormeur,  qui  ne  fer- 
raillent pas,  la  tête  un  peu  plus  levée,  je  dis 
que  la  mort  de  cet  homme  de  courage  ne  sera 
pas  inutile  à  la  société.  La  conclusion  tant  de 
ce  détail  que  de  ce  que  j'ai  dit  à  ce  sujet  dans 
VÉmile,  et  que  je  répétai  souvent,  quand  ce 
livre  parut,  à  ceux  qui  me  parlèrent  de  cet  ar- 
ticle, estçw'on  ne  déshonore  point  un  homme  qui 
sait  mourir.  Je  ne  dirai  pas  ici  si  j'ai  tort;  cela 
pourra  se  discuter  à  loisir  dans  la  suite  :  mais, 
tort  ou  non ,  si  cette  doctrine  me  trompe,  vous 
permettrez  néanmoins,  n'en  déplaise  à  votre  il- 
lustre prôneur  d'oracles,  que  je  ne  me  tienne 
pas  pour  déshonoré. 

Je  viens,  monsieur,  à  la  question  que  vous 
me  proposez  sur  votre  élève.  Mon  sentiment 
est  qu'on  ne  doit  forcer  un  enfant  à  manger  de 
rien.  Il  y  a  des  répugnances  qui  ont  leur  cause 
dans  la  constitution  particulière  de  l'individu, 
et  celles-là  sont  invincibles;  les  autres,  qui  ne 
sont  que  des  fantaisies,  ne  sont  pas  durables,  à 
moins  qu'on  ne  les  rende  telles  à  force  d'y  faire 
attention.  Il  pourroit  y  avoir  quelque  chose  de 
vrai  dans  le  casde  prévoyance  qu'on  vous  allè- 
gue, si  (chose  presque  inouïe  )  il  s'agissoitd'a- 
limens  de  première  nécessité,  comme  le  pain, 
le  lait,  les  fruits.  Il  faudroit  du  moins  tâcher  de 
vaincre  celte  répugnance  sans  que  l'enfant  s'en 
aperçût  et  sans  le  coiiirarier,  ce  qui,  par  cxcm- 


ANNÉE  1770. 


813 


pie,  pourroit  se  faire  en  l'exposant  à  avoir 
grand'faim,  et  à  ne  trouver  comme  par  hasard 
que  l'aliment  auquel  il  répugne.  Mais  si  cet 
essai  ne  réussit  pas,  je  ne  serois  pas  d'avis  de 
s'y  obstiner.  Que  s'il  s'agit  de  mets  composés 
tels  qu'on  en  sert  sur  les  tables  des  grands,  la 
précaution  paroît  d'abord  assez  superflue  ;  car 
il  est  peu  apparent  que  le  petit  bonhomme  se 
trouve  un  jour  réduit,  dans  les  bois  ou  ailleurs, 
à  des  ragoûts  de  truffes  ou  à  des  profiteroles 
au  chocolat  pour  toute  nourriture.  Mais  peut- 
être  a-t-on  un  autre  objet  qu'on  ne  vous  dit  pas, 
et  qui  n'est  pas  sans  fondement.  Votre  élève  est 
fait  pour  avoir  un  jour  place  aux  petits  soupers 
des  rois  et  des  princes;  il  doit  aimer  tout  ce 
qu'ils  aimeront,  il  doit  préférer  tout  ce  qu'ils 
préféreront;  il  doit  en  toute  chose  avoir  les 
goûts  qu'ils  auront;  et  il  n'est  pas  d'un  bon 
courtisan  d'en  avoir  d'exclusifs.  Vous  devez 
comprendre  par  là  et  par  beaucoup  dauires 
choses  que  ce  n'est  pas  un  Emile  que  vous  avez 
à  élever  :  ainsi  gardez-vous  bien  d  être  un  Jean- 
Jacques  ;  car,  comme  vous  voyez,  cela  ne  réus- 
sit pas  pour  le  bonheur  de  cette  vie. 

Prêta  quitter  cette  demeure,  je  n'ai  plus 
d'adresse  assez  fixe  à  vous  donner  pour  y  re- 
cevoir de  vos  lettres.  Adieu,  monsieur. 


A    MADAME   B. 

Uunquiit,  It;  16  tnart  1770. 

Rose,  je  vous  crois,  et  je  vous  croirois  avec 
plus  de  plaisir  encore  si  vous  eussiez  moins  in- 
sisté. La  vérité  ne  s'exprime  pas  toujours  avec 
simplicité ,  mais  quand  cela  lui  arrive,  elle 
brille  alors  de  tout  son  éclat.  Je  vais  quitter 
cette  habitation  :  je  sais  ce  que  je  veux  et  dois 
faire;  j'ignore  encore  ce  que  je  ferai  :  je  suis 
entre  les  mains  des  hommes  ;  ces  hommes  ont 
leurs  raisons  pour  craindre  la  vérité,  et  ils 
n'ignorent  pas  que  je  me  dois  de  la  mettre  en 
évidence,  ou  du  moins  de  faire  tous  mes  efforts 
pour  cela.  Seul  el  à  leur  merci,  je  ne  puis  rien; 
ils  peuvent  tout,  hors  de  changer  la  nature  des 
choses  et  de  faire  que  la  poitrine  de  J.  J.  Rous- 
seau vivant  cesse  de  renfermer  le  cœur  d'un 
homme  de  bien.  Ignorant  dans  cette  situation 
on  quel  lieu  je  trouverai,  soit  une  pierre  pour  y 


poser  ma  tête,  soit  une  terre  pour  y  poser  mon 
corps,  je  ne  puis  vous  donner  aucune  adresse 
assurée  :  mais  si  jamais  je  retrouve  un  moment 
tranquille,  c'est  un  soin  que  je  n'oublierai  pas; 
Rose,  ne  m'oubliez  pas  non  plus.  Vous  m'avez 
accordé  de  l'estime  sur  mes  écrits;  vous  m'en 
ai^corderiez  encore  plus  sur  ma  vie  si  elle  vous 
étoit  connue  ;  et  davantage  encore  sur  mon 
cœur,  s'il  étoit  ouvert  à  vos  yeux  :  il  n'en  fut  ja- 
mais un  plus  tendre,  un  meilleur,  un  plus  juste; 
la  méchanceté  ni  la  haine  n'en  approchèrent 
jamais.  J'ai  de  grands  vices,  sans  doute,  mais 
qui  n'ont  jamais  fait  de  mal  qu'à  moi;  et  tous 
mes  malheurs  ne  me  viennent  que  de  mes  ver- 
tus. Je  n'ai  pu,  malgré  tous  mes  efforts,  percer 
le  mystère  affreux  des  trames  dont  je  suis  en- 
lacé ;  elles  sont  si  ténébreuses,  on  me  les  cache 
avec  tant  de  soin,  que  je  n'en  aperçois  que  la 
noirceur.  Mais  les  maximes  communes  que  vous 
m'alléguez  sur  la  calomnie  et  l'imposture  ne 
sauroient  convenir  à  celle-là;  et  les  frivoles 
clameurs  de  la  calomnie  sont  bien  différentes 
dans  leurs  effets,  des  complots  tramés  et  con- 
certés durant  longues  années  dans  un  profond 
silence,  et  dont  les  développemens  successifs, 
dirigés  par  la  ruse,  opérés  par  la  puissance, 
se  font  lentement,  sourdement,  et  avec  mé- 
thode. Ma  situation  est  unique;  mon  cas  est 
inouï  depuis  que  le  monde  existe.  Selon  toutes 
les  règles  de  la  prévoyance  humaine  je  dois 
succomber  ;  et  toutes  les  mesures  sont  telle- 
ment prises,  qu'il  n'y  a  qu'un  miracle  de  la 
Providence  qui  puisse  confondre  les  impos- 
teurs. Pourtant  une  certaine  confiance  soutient 
encore  mon  courage.  Jeune  femme,  écoulez- 
moi  ;  quoi  qu'il  arrive,  et  quelque  sort  qu'on 
me  prépare,  quand  on  vous  aura  fait  l'énumé- 
ration  de  mes  crimes,  quand  on  vous  en  aura 
montré  les  frappans  témoignages,  les  preuves 
sans  réplique ,  la  démonstration ,  l'évidence, 
souvenez-vous  des  trois  mots  par  lesquels  ont 
fini  mes  adieux  :  je  suis  innocent. 

Rousseau. 

Vous  approchez  d'un  terme  intéressant  pour 
mon  coeur  :  je  désire  d'en  savoir  Iheureux  évé- 
nement aussitôt  qu'il  sera  possible.  Pour  cela, 
si  vous  n'avez  [>as  avant  ce  temps-là  de  mes  nou- 
velles, préparez  d'avance  un  petit  billet,  quo 


814 


CORRESPONDANCE. 


vous  ferez  mettre  à  la  poste  aussitôt  que  vous 
serez  délivrée,  sous  une  enveloppe  à  l'adresse 
suivante  : 

A  madame  Boy  de  La  Tour,  née  Roguin,  à 
Lyon, 


A  M.   MOULTOU. 

Monquin,  le  28  mars  1770. 

Je  tardois,  cher  Moultou,  pour  répondre  à 
votre  dernière  lettre,  de  pouvoir  vous  donner 
quelque  avis  certain  de  ma  marche  ;  mais  les 
neiges  qui  sont  revenues  m'assiéger  rendent  les 
chemins  de  cette  montagne  tellement  imprati- 
cables, que  je  ne  sais  plus  quand  j'en  pourrai 
partir.  Ce  sera,  dans  mon  projet,  pour  me  ren- 
dre à  Lyon,  d'où  je  sais  bien  ce  que  je  veux 
faire,  mais  j'ignore  ce  que  je  ferai. 

J'avois  eu  le  projet  que  vous  me  suggérez 
d'aller  m'établir  en  Savoie  ;  je  demandai  et  ob- 
tins, durant  mon  séjour  à  Bourgoin,  un  passe- 
port pour  cela,  dont,  sur  des  lumières  qui  me 
vinrent  en  même  temps,  je  ne  voulus  point  faire 
usage:  j'ai  résolu  d'achever  mes  jours  dans  ce 
royaume,  et  d'y  laisser  à  ceux  qui  disposent  de 
moi  le  plaisir  d'assouvir  leur  fantaisie  jusqu'à 
mon  dernier  soupir. 

Je  ne  suis  point  dans  le  cas  d'avoir  besoin  de 
!a  bourse  d'autrui,  du  moins  pour  le  présent, 
et  dans  la  position  où  je  suis,  je  ne  dépense  guère 
moins  en  place  qu'en  voyage;  mais  je  suis  fâ- 
ché que  l'offre  de  votre  bourse  m'ait  ôté  la  res- 
source d'y  recourir  au  besoin  ;  ma  maxime  la 
plus  chérie  est  de  ne  jamais  rien  demander  à 
ceux  qui  m'offrent;  je  les  punis  de  m'avoir ôté 
un  plaisir  en  les  privant  d'un  autre;  et  quand 
je  me  ferai  des  amis  à  mon  goût,  je  ne  les  irai 
pas  choisir  au  Monomotapa,  quoi  qu'en  dise 
La  Fontaine.  Cela  tient  à  mon  tour  d'esprit  par- 
ticulier, dont  je  n'excuse  pas  la  bizarrerie,  mais 
queje  dois  consulter  quand  il  s'agit  d'être  obligé. 
Car  autant  je  suis  touché  de  tout  ce  qu'on  m'ac- 
corde, autant  je  le  suis  peu  de  ce  qu'on  me  fait 
accepter  :  aussi  je  n'accepte  jamais  rien  qu'en 
rechignant  et  vaincu  par  la  tyrannie  des  impor- 
tunités;  mais  l'ami  qui  veut  bien  m'obliger  à 
ma  mode,  et  non  pas  à  la  sienne,  sera  toujours 
content  de  mon  cœur.  J'avoue  pourtant  que  l'à- 
propos  de  votre  offre  mérite  une  exception  ;  et 


je  la  fais  en  tâchant  de  l'oublier,  afin  de  ne  pas 
ôter  à  notre  amitié  l'un  des  droits  que  l'inéga- 
lité de  fortune  y  doit  mettre. 

Il  faut  assurément  que  vous  soyez  peu  diffi- 
cile en  ressemblance  pour  trouver  la  mienne 
dans  cette  figure  de  Cyclope  qu'on  débile  à  si 
grand  bruit  sous  mon  nom.  Quand  il  plut  à 
l'honnête  M.  Hume  de  me  faire  peindre  en  An- 
gleterre, je  no  pus  jamais  deviner  son  motif, 
quoique  dès  lors  je  visse  assez  que  ce  n'éioit 
pas  l'amiiié.  Je  ne  l'ai  compris  qu'en  voyant 
l'estampe,  et  surtout  en  apprenant  qu'on  lui  en 
donnoit  pour  pendant  une  autre  représentant 
ledit  M.  Hume,  qui  réellement  a  la  figure  d'un 
Cyclope,  et  à  qui  I  on  donne  un  air  charmant. 
Comme  ils  peignent  nos  visages,  ainsi  peignent 
ils  nos  âmes  avec  la  même  fidélité.  Je  com- 
prends que  les  bruyans  éloges  qu'on  vous  a 
faits  de  ce  portrait  vous  ont  subjugué  ;  mais  re- 
gardez-y mieux,  et  ôtez-moi  de  voire  chambre 
cette  mine  farouche  qui  n'est  pas  la  mienne  as- 
surément. Les  gravures  faites  sur  le  portrait 
peint  par  La  Tour  me  font  plus  jeune,  à  la  vé- 
rité, mais  beaucoup  plus  ressemblant  :  remar- 
quez qu'on  les  a  fait  disparoîire  ou  contrefaire 
hideusement.  Comment  ne  sentez-vous  pas  d'où 
tout  cela  vient,  et  ce  que  tout  cela  signifie? 

Voici  deux  actes  d'honnêteté,  de  justice  et 
d'amitié  à  faire  :  c'est  à  vous  que  j'en  donne  la 
commission. 

^  °  Rey  vient  de  faire  une  édition  de  mes  écrits, 
à  laquelle,  et  à  d'autres  marques,  j'ai  reconnu 
que  mon  homme  étoit  enrôlé.  J'aurois  dû  pré- 
voir, et  que  des  gens  si  attentifs  ne  l'oublieroient 
pas,  et  qu'il  ne  seroit  pas  à  l'épreuve.  Entre 
autres  remarques  que  j'ai  faites  sur  cette  édi- 
tion, j'y  ai  trouvé,  avec  autant  d'indignation 
que  de  surprise,  trois  ou  quatre  lettres  de  M.  le 
comte  de  Tressan,  avec  les  réponses  qui  furent 
écrites  il  y  a  une  quinzaine  d'années  au  sujet 
d'une  tracasserie  de  Palissot.  Je  n'ai  jamais 
communiqué  ces  lettres  qu'au  seul  Vernes,  au- 
quel j'avois  alors,  et  bien  malheureusement, 
la  même  confiance  que  celle  que  j'ai  maintenant 
en  vous  :  depuis  lors  je  ne  les  ai  montrées  à  qui 
que  ce  soit,  et  ne  me  rappelle  pas  même  et» 
avoir  parlé;  voilà  pourtant  Rey  qui  les  imprime: 
d'où  les  a-t-il  eues?  ce  n'est  certainement  pas 
de  moi  ;  et  il  ne  m'a  pas  dit  un  mot  de  ces  let- 
tres en  me  parlant  de  cette  édition.  Je  com. 


ANNÊK  1770. 


8i5 


prends  aisément  qu'il  n'a  pas  mieux  rempli  le 
devoir  d'obtenir  l'agrément  de  M.  de  Tressan, 
qui  probablement  ne  l'auroit  pas  donné  non 
plus  que  moi.  Du  cercueil  où  l'on  me  tient 
enfermé  tout  vivant,  je  ne  puis  pas  écrire  à 
M.  de  Tressan ,  dont  je  ne  sais  pas  l'adresse, 
et  à  qui  ma  lettre  ne  parviendroit  certaine- 
ment pas.  Je  vous  prie  de  remplir  ce  devoir 
pour  moi.  Dites-lui  que  ce  ne  seroit  pas  envers 
lui,  que  j'honore,  que  j'aurois  enfreint  un  de- 
voir dont  j'ai  porté  l'observation  jusqu'à  un 
scrupule  peut-être  inouï  envers  Voltaire ,  que 
j'ai  laissé  falsifier  et  défigurer  mes  lettres  et 
taire  les  siennes,  sans  que  j'aie  voulu  jusqu'ici 
montrer  ni  les  unes  ni  les  autres  à  personne. 
Ce  n'est  sûrement  pas  pour  me  faire  honneur 
que  ces  lettres  ont  été  imprimées  ;  c'est  uni- 
quement pour  m'attirer  l'inimitié  de  M.  de 
Tressan. 

2°  J'ai  fait,  il  y  a  quelques  mois,  à  madame 
la  duchesse  douairière  de  Portland  un  envoi  de 
plantes  que  j'avois  été  herboriser  pour  elle  au 
mont  Pila,  et  que  j'avois  préparées  avec  beau- 
coup de  soin ,  de  même  qu'un  assortiment  de 
graines  que  j'y  avois  joint.  Je  n'ai  aucune  nou- 
velle de  madame  de  Portland  ni  de  cet  envoi, 
quoique  j'aie  écrit  et  à  elle  et  à  son  commission- 
naire ;  mes  lettres  sont  restées  sans  réponse  ; 
et  je  comprends  qu'elles  ont  été  supprimées, 
ainsi  que  lenvoi,  par  des  motifs  qui  ne  vous 
seront  pas  difficiles  à  pénétrer.  Les  manœuvres 
qu'on  emploie  sont  très-assorties  à  l'objet  qu'on 
se  propose.  Ayez ,  cher  Moultou ,  la  complai- 
sance d'écrire  à  madame  de  Portland  ce  que  j'ai 
fait,  et  combien  j'ai  de  regret  qu'on  ne  me  laisse 
pas  remplir  les  fonctions  du  titre  qu'elle  m'a- 
voit  permis  de  prendre  auprès  d'elle,  et  que  je 
me  faisois  un  honneur  de  mériter.  Vous  sentez 
que  je  ne  peux  pas  entretenir  des  correspon- 
dances malgré  ceux  qui  les  interceptent.  Ainsi 
là-dessus,  comme  sur  toute  chose  où  la  néces- 
sité commande,  je  me  soumets.  Je  voudrois  seu- 
lement que  mes  anciens  correspondans  sussent 
qu'il  n'y  a  pas  de  ma  faute ,  et  que  je  ne  les  ai 
pas  négligés.  La  même  chose  m'est  arrivée  avec 
M.  Gouan,  de  Montpellier,  à  qui  j'ai  fait  un  en- 
voi sous  l'adresse  de  M.  de  Saint-Priest.  La 
même  chose  m'arrivora  peut-être  avec  vous. 
Accusez-moi  du  moins,  je  vous  prie,  la  récep- 
tion de  cette  lettre,  si  elle  vous  parvient  encore  : 


la  vôtre,  si  vous  l'écrivez  à  la  réception  de  la 
mienne,  pourra  me  parvenir  encore  ici.  Le  pa- 
pier me  manque.  Mes  respects  et  ceux  de  ma 
femme  à  madame  Moultou.  Nous  vous  embras- 
sons conjointement  de  tout  notre  cœur.  Adieu, 
cher  Moultou. 


A  M.    LALIAUD. 

Uonqnin,  le  4  avril  1770. 

C'est  par  oubli,  monsieur,  que  je  n'avois  pas 
répondu  à  votre  précédente  lettre  ;  car,  quoique 
je  ne  promette  de  l'exactitude  à  personne,  je  me 
ferai  un  plaisir  d'en  avoir  avec  vous.  La  descrip- 
tion de  votre  vie  tranquille  et  champêtre  me  fait 
grand  plaisir,  ainsi  que  celle  du  climat  que  vous 
habitez ,  aux  vents  près  qui  ne  sont  point  de 
mon  goût.  Cette  douce  vie,  pour  laquelle  j'étois 
né ,  eût  été  celle  dans  laquelle  j'aurois  achevé 
mes  jours,  si  on  m'avoit  laissé  faire  ;  mais  quand 
l'honneur,  le  devoir  et  la  nécessité  comman- 
dent, il  faut  obéir.  Ne  m'écrivez  plus  ici,  mon- 
sieur, votre  lettre  ne  m'y  trouveroit  vraisem- 
blablement plus ,  et  je  ne  puis  vous  donner 
d'adresse  assurée,  parce  que,  quoique  je  sache 
très-bien  ce  que  je  veux  faire,  j'ignore  absolu- 
ment ce  que  je  ferai.  Je  suis  fâché  de  quitter  ce 
pays  sans  vous  envoyer  des  rosiers  ;  mais  la  na- 
ture, tardive  en  ces  cantons,  n'est  pas  encore 
éveillée;  à  peine  avons-nous  déjà  quelques  vio- 
lettes ,  et  je  ne  dois  plus  espérer  de  recueillir 
des  roses.  Adieu,  mon  cher  monsieur  Laliaud  ; 
souvenez-vous  de  moi  quelquefois  :  Je  vous  sa- 
lue et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


A  M.  MOULTOU. 

Monquiu,  le  17  |  70. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommea .'  etc. 

Votre  lettre,  cher  Moultou,  m'afflige  sur  vo- 
tre santé.  Vous  m'aviez  parlé  dans  la  précédente 
de  votre  mal  de  gorge  comme  d'une  chose  pas- 
sée, et  je  le  regardois  comme  un  de  ceux  auxquels 
j'ai  moi-même  été  si  sujet,  qui  sont  vifs,  courts 
et  ne  laissent  aucune  trace  ;  mais  si  c'est  une 
humeur  de  goutte,  il  sera  difficile  que  vous  ne 
vous  en  ressentiez  p.is  de  temps  en  temps  :  mais 


816 


CORRESPONDANCE. 


surtout  n'allez  pas  vous  mettre  dans  la  tête  d'en 
vouloir  guérir,  car  ce  seroit  vouloir  guérir  de 
la  vie,  mal  que  les  bons  doivent  supporter  tant 
qu'il  leur  reste  quelque  bien  à  faire.  Du  Pey- 
rou,  pour  avoir  voulu  droguer  la  sienne,  l'ef- 
faroucha, la  fit  remonter,  et  ce  ne  fut  pas  sans 
beaucoup  de  peines  que  nous  parvînmesàlarap- 
peler  aux  extrémités.  Vous  savez  sans  doute  ce 
qu'il  faut  faire  pour  cela:  j'ai  vu  l'effet  grand  et 
prompt  de  la  moutarde  à  la  plante  des  pieds; 
je  vous  la  recommande  en  pareille  occurrence, 
dont  veuille  le  ciel  vous  préserver.  Si  jeune, 
déjà  la  goutte  !  que  je  vous  plains  !  Si  vous  eus- 
siez toujours  suivi  le  régime  que  je  vous  faisois 
faire  à  Motiers,  surtout  quant  à  l'exercice, 
vous  ne  seriez  point  atteint  de  cette  cruelle  ma- 
ladie. Point  de  soupers,  peu  de  cabinet,  et 
beaucoup  de  marche  dans  vos  relâches  ;  voilà 
ce  qu'il  me  reste  à  vous  recommander. 

Ce  que  vous  m'apprenez  qui  s'est  passé  der- 
nièrement dans  votre  ville  me  fâche  encore, 
mais  ne  me  surprend  plus.  Comment!  votre 
Conseil  souverain  se  met  à  rendre  des  jugemens 
criminels!  Les  rois,  plus  sages  que  lui,  n'en 
rendent  point.  Voilà  ces  pauvres  gens  prenant 
à  grands  pas  le  train  des  Athéniens,  et  courant 
chercher  la  même  destinée ,  qu'ils  trouveront, 
hélas!  assez  tôt  sans  tant  courir.  Mais, 

I  Quos  Tult  perdere  Jupiter  dementat-  • 

Je  ne  doute  point  que  les  natifs  se  missent  à 
leurs  prétentions  l'insolence  de  gens  qui  se  sen- 
tent soufflés  et  qui  se  croient  soutenus  ;  mais 
je  doute  encore  moins  que,  si  ces  pauvres  ci- 
toyens ne  se  laissent  aveugler  par  la  prospérité, 
et  séduire  par  un  vil  intérêt,  ils  n'eussent  été 
les  premiers  à  leur  offrir  le  partage ,  dans  le 
fond  très-juste,  très-raisonnable,  et  très-avanta- 
geux à  tous ,  que  les  autres  leur  demandoient. 
Les  voilà  aussi  durs  aristocrates  avec  les  habi- 
tansque  les  magistrats  furcntjadis  avec  eux.  De 
ces  deux  aristocraties  j'aimerois  encore  mieux 
la  première. 

Je  suis  sensible  à  la  bonté  que  vous  avez  de 
vouloir  bien  écrire  à  madame  de  Portland  et  à 
M.  deTressan  :  l'équité,  l'amitié,  dicteront  vos 
lettres  ;  je  ne  suis  pas  en  peine  de  ce  que  vous 
direz.  Ce  que  vous  me  dites  de  l'antérieure  im- 
pression des  lettres  du  dernier  disculpe  absolu- 
ment Rey  sur  cet  article,  mais  n'infirme  point. 


au  reste ,  les  fortes  raisons  que  j'ai  de  le  tenir 
tout  au  moins  pour  suspect  ;  et  je  connois  trop 
bien  lesgensàqui  j'ai  affaire,pourpouvoircroire 
que ,  songeant  à  tant  de  monde  et  à  tant  de 
choses ,  ils  aient  oublié  cet  homme-là.  Ce  que 
vous  a  dit  M.  Garcin  du  bruit  qu'il  fait  de  son 
amitié  pour  moi  n'est  pas  propre  à  m'y  donner 
plusdeconfiance.Cetteaffectationestsingulière- 
ment  dans  le  plan  de  ceux  qui  disposent  de  moi. 
Coindety  brilloit  par  excellence,  et  jamais  il  ne 
parloit  de  moi  sans  verser  des  larmes  de  ten- 
dresse. Ceux  qui  m'aiment  véritablement  se  gar- 
dent bien,  dans  les  circonstances  présentes,  de 
se  mettre  en  avant  avec  tant  d'emphase  ;  ils  gé- 
missent tout  bas,  au  contraire,  observent  et 
se  taisent  jusqu'à  ce  que  le  temps  soit  venu  de 
parler. 

Voilà,  cher  Moultou,  ce  que  je  vous  prie  et 
vous  conseille  de  faire.  Vous  compromettre  ne 
seroit  pas  me  servir.  Il  y  a  quinze  ans  qu'on  tra- 
vaille sous  terre  ;  les  mains  qui  se  prêtent  à 
cette  œuvre  de  ténèbres  la  rendent  trop  redou- 
table pour  qu'il  soit  permis  à  nul  honnête 
homme  d'en  approcher  pour  l'examiner.  Il  faut, 
pour  monter  sur  la  mine,  attendre  qu'elle  ait 
fait  son  explosion  ;  et  ce  n'est  plus  ma  personne 
qu'il  faut  songer  à  défendre,  c'est  ma  mémoire. 
Voilà ,  cher  Moultou  ,  ce  que  j'ai  toujours  at- 
tendu de  vous.  Ne  croyez  pas  que  j'ignore  vos 
liaisons;  ma  confiance  n'est  pas  celle  d'un  sot, 
mais  celle,  au  contraire  ,  de  quelqu'un  qui  se 
connoît  en  hommes,  en  diversité  d'étoffes  d'â- 
mes, qui  n'attend  rien  des  Coindet,  qui  attend 
tout  des  Moultou.  Je  ne  puis  douter  qu'on  n'ait 
voulu  vous  séduire  ;  je  suis  persuadé  qu'on  n'a 
fait  tout  au  plus  que  vous  tromper;  mais,  avec 
votre  pénétration,  vous  avez  vu  trop  de  choses, 
et  vous  en  verrez  trop  encore  pour  pouvoir  être 
trompé  long-temps.  Quand  vous  verrez  la  vé- 
rité, il  ne  sera  pas  pour  cela  temps  de  la  dire  : 
il  faut  attendre  les  révolutions  qui  lui  seront  fa- 
vorables, et  qui  viendront  tôt  ou  tard.  C'est 
alors  que  le  nom  de  mon  ami,  dont  il  faut  main- 
tenant se  cacher,  honorera  ceux  qui  l'auront 
porté,  et  qui  rempliront  les  devoirs  qu'il  leur 
impose.  Voilà  ta  tâche,  ô  Moultou!  elle  est 
grande,  elle  est  belle,  elle  est  digne  de  toi,  et 
depuis  bien  des  années  mon  cœur  t'a  choisi 
pour  la  remplir. 

Voici  peut-être  la  dernière  fois  que  je  vous 


ANNÉE  1770. 


817 


écrirai.  Vous  devez  comprendre  combien  il  me 
scroit  intéressant  de  vous  voir:  mais  ne  parlons 
plus  de  Chambéri  ;  ce  n'est  pas  là  où  je  suis 
appelé.  L'honneur  et  le  devoir  crient;  je  n'en- 
tends plus  que  leur  voix  (*).  Adieu  :  recevez 
l'embrassement  que  mon  cœur  vous  envoie. 
Toutes  mes  lettres  sont  ouvertes  ;  ce  n'est  pas 
là  ce  qui  me  fâche,  mais  plusieurs  ne  parvien- 
nent pas.  Faites  en  sorte  que  je  sache  si  celle- 
ci  aura  été  plus  heureuse.  Vous  n'ignorerez 
pas  où  je  serai,  mais  je  dois  vous  prévenir 
qu'après  avoir  été  ouvertes  à  la  poste,  mes 
lettres  le  seront  encore  dans  la  maison  où  je 
vais  loger.  Adieu  derechef.  Nous  vous  embras- 
sons l'un  et  l'autre  avec  toute  la  tendresse  de 
notre  cœur.  Nos  hommages  et  respects  les  plus 
tendres  à  madame. 

Il  est  vrai  que  j'ai  cherché  à  me  défaire  de 
mes  livres  de  botanique,  et  même  de  mon  her- 
bier. Cependant  comme  l'herbier  est  un  pré- 
sent, quoique  non  tout-à-fait  gratuit,  je  ne 
m'en  déferai  qu'à  la  dernière  extrémité,  et  mon 
intention  est  de  le  laisser,  si  je  puis,  à  celui 
qui  me  l'a  donné,  augmenté  de  plus  de  trois 
cents  plantes  que  j'y  ai  ajoutées. 


A  M.   DE  CESARGES. 

Monquin,  fin  d'arril  1770. 

Je  vous  avoue,  monsieur,  que,  vous  connois- 
sant  pour  un  gentilhomme  plein  d'honneur  et 
de  probité,  je  n'apprends  pas  sans  surprise  la 
tranquillité  avec  laquelle  vous  avez  souffert 
en  mon  absence  les  outrages  atroces  que  ma 
femme  a  reçus  du  bandit  en  cotillon  auquel 
madame  de  Césarges  a  jugé  à  propos  de  nous 
livrer,  après  nous  avoir  ôté  les  gens  qu'elle 
nous  avoit  tant  vantés  elle-même,  et  avec  qui 
nous  vivions  en  paix. 

Je  sais  bien ,  monsieur,   qu'on   vous  taxe 
d'avoir  peu  d'autorité  chez  vous,  et  que  le  ca- 
pitaine Vertier  vous  a  subjugué,  dit-on,  comme 
4  les  autres;  mais  je  ne  vous  aurois  jamais  cru 

(•)  Comme  il  se  rendit  peu  de  temps  après  i  Paris,  il  est  pré- 
gumable  «('«il  cioyoit  de  son  devoir  d'aller  dans  cetfe  capitale, 
et  qu'il  y  croyoit  son  honneur  intéressé  :  supposition  qui  en 
amène  uwi  auire  ;  c'est  (|U(',  las  d'errer  et  de  se  caclier.  Il  von- 
loit  paroitrc  au  grand  jour  et  lire  ses  Confessions,  afin  que 
ceux  qu'il  acnisoit  pussent  ré|><mdrc  on  se  justilier.    M.  P, 

T.  IV. 


dénué  de  crédit  dans  votre  propre  maison,  au 
point  de  n'y  pouvoir  procurer  la  sûreté  aux 
hôtes  que  vous  y  avez  placés  vous-même.  Puis- 
quen  cela  toutefois  je  me  suis  trompé,  puisque 
vous  ne  pouvez  vous  délivrer  des  mains  des 
susdits  bandits  en  cotillon,  et  puisque  madame 
de  Césarges  elle-même  ne  voit  d'autre  remède 
aux  mauvais  traitemens  que  je  puis  recevoir 
des  gens  qui  dépendent  d'elle  que  d'en  être 
désolée,  ne  trouvez  pas  mauvais,  jusqu'à  ce 
que  je  puisse  me  procurer  une  autre  demeure, 
que,  réduil  à  moi  seul  pour  toute  ressource, 
je  tâche  de  me  faire  la  justice  que  je  ne  puis 
obtenir,  en  pourvoyant  de  mon  mieux  à  ma 
propre  défense  et  à  la  protection  que  je  dois  à 
ma  femme.  Que  s'il  en  arrive  du  scandale  dans 
votre  maison,  je  vous  prends  vous-même  à  té- 
moin qu'il  n'y  aura  pas  de  ma  faute,  puisque, 
ne  pouvant,  sans  manquer  à  moi-même  et  à 
ma  femme,  éviter  d'en  venir  là,  je  ne  l'ai  fait(*) 
cependant  qu'à  la  dernière  extrémité,  et  après 
vous  en  avoir  prévenu. 


A   M.   DR  SAINT-GERHAIN. 

Quoique  je  me  sois  résigné,  monsieur,  à  la 
privation  que  vous  m'avez  imposée  pour  épar- 
gner à  votre  bon  cœur  l'émotion  d'un  dernier 
adieu,  je  sons  pourtant  que  si  vous  fussiez  resté 
quelques  jours  de  plus,  je  n'aurois  pu  résister 
au  désir  de  vous  revoir  encore  une  fois,  et  do 
vouscommuniquerbeaucoupdenouvellesidées 
qui  m'étoient  venues  à  force  de  rêver  au  triste 
sujet  dont  vous  m'avez  permis  de  vous  parler, 
et  qui  toutes  confirment  mes  conjectures  sur  les 
causes  de  mes  malheurs.  Puisque  la  consolation 
de  vous  revoir  ne  m'est  pas  donnée,  je  ne  vous 
ennuierai  pas  de  nouveau  de  mes  longues  écri- 
tures, et  je  me  flatte  que  ce  qui  vous  en  est  déjà 
connu  suffira  pour  mettre  un  jour,  avec  votre 
généreuse  assistance,  les  amis  de  la  justice  sur 
la  voie  de  la  vérité. 

Mon  libraire  de  Hollande  vient  de  faire  une 
édition  générale  de  tous  mes  écrits  imprimés, 
dont  il  m'a  envoyé  deux  exemplaires,  qui 
malheureusement  sont  encore  en  feuilles  :  j'ai 

(*)  Je  ne  l'ai  fait.  Texte  conforme  k  celui  de  Tédition  oriri- 
nalc  (recueil  de  Du  l'eyrou,  1790  ). 

53 


818 


CORRESPONDANCE. 


pris  la  liberté  de  faire  porter  le  paquet  chez 
vous.  L'un  de  ces  exemplaires  vous  est  destiné, 
et  je  me  flatte,  monsieur,  que  vous  ne  dédai- 
gnerez pas  cet  hommage  de  mon  attachement  et 
de  ma  reconnoissance.  L'autre  est  pour  moi,  et 
mon  intention  est  de  ne  vous  offrir  le  vôtre 
qu'après  les  avoir  fait  relier  tous  les  deux. 
Comme  les  embarras  où  je  me  trouve  ne  me 
permettent  pas,  quant  à  présent,  de  m'occu- 
per  de  ce  soin,  je  vous  prie,  en  attendant  que 
je  le  remplisse,  de  vouloir  bien  permettre  que 
le  paquet  reste  chez  vous  en  dépôt.  Si  les  évé- 
nemens  m'empêchent,  dans  la  suite,  d'exécuter 
là-dessus  mes  intentions,  je  vous  prie  d'y  sup- 
pléer en  disposant  des  deux  exemplaires  de 
façon  que  le  mien  serve  à  payer  la  reliure  du 
vôtre  (*). 

J'ai  eu  la  curiosité  de  chercher  dans  les  feuil- 
les de  ce  paquet  un  barbouillage  dont  M.  Fré- 
ron  a  été  le  premier  éditeur,  et  qui  m'a  été  volé 
parmi  mes  papiers,  je  ne  sais  comment,  ni 
par  qui,  et  d'où.  Sur  cette  édition  furtive,  Rey 
a  jugé  à  propos  d'augmenter  la  sienne.  C'est 
un  discours  sur  un  sujet  proposé  par  M.  de 
Cursay,  dans  le  temps  qu'il  pacifioit  la  Corse, 
et  qu'il  y  faisoit  refleurir  les  lettres.  Le  dépo- 
sitaire de  mes  papiers,  qui  ne  m'avoit  rien  dit 
de  ce  larcin ,  voyant  que  j'en  étois  instruit, 
m'apprit  que  ce  discours  avoit  été  mutilé  à  l'im- 
pression, et  qu'on  en  avoit  retranché  un  article 
tout  entier,  supposant  que  céioit  une  omission 
d'inadvertance  par  la  hâte  où  le  voleur  avoit 
transcrit  le  discours;  mais  il  ne  voulut  point 
me  dire  quel  étoit  cet  article  oublié  ou  retran- 
ché. J'ai  donc  vérifié  la  chose  dans  l'édition  de 
Rey,  et  j'ai  trouvé  que  cet  article  omis  étoit  un 
très-bel  éloge  du  peuple  de  Corse,  et  un  éloge 
encore  plus  beau  des  troupes  françoises  et  de 
leur  général.  Il  ne  m'en  a  pas  fallu  davantage 
pour  comprendre  tout  le  reste.  Si  jamais  vous 
prenez  la  peine  de  parcourir  ce  recueil,  vous 
connoîtrez  à  plus  d'une  enseigne  en  quelles 
mains  l'auteur  est  tombé. 

En  ce  moment,  monsieur,  il  me  revient  sur 
les  matières  dont  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  en- 
tretenir un  petit  fait  bien  minutieux  en  appa- 
rence, mais  quçje  ne  puis  m'empêcher  de  vous 


(•)  Le  lecteur  doit  bien  croire  que  M.  de  Saint-Germain,  dans 
pa  rj'ponse,  en  acceptant  un  exemplaire,  n'a  pasadliéré  à  nne 
elle  proposition.  o.  P. 


dire  à  cause  de  ses  conséquences  et  de  la  facilité 
que  vous  avez  de  le  vérifier.  Depuis  notre  der- 
nière entrevue,  je  parlois  par  hasard  une  fois 
de  l'Emile  avec  un  officier  de  notre  connois- 
sance.  Il  me  dit  que,  causant  un  jour  avec 
M.  Diderot,  lorsqu'on  pnrioit  de  ce  livre  long- 
temps avant  sa  publication,  M.  Diderot  lui  avoit 
dit  qu'il  leconnoissoit,  que  je  le  luiavois  montré, 
que  c'étoit  un  projet  pour  élever  chaque  homme 
pour  l'état  dans  lequel  il  devoit  vivre.  «  Par 
»  exemple,  ajoutoit-il,  s'il  devoit  vivre  dans 
»  une  monarchie,  on  lui  apprendra  de  bonne 
»  heure  à  être  un  fripon,  etc..  »  Pourquoi 
M.  Diderot  mentoit-il  avec  tant  d'impudence? 
Je  ne  lui  avois  certainement  pas  montré  ce  li- 
vre, puisqu'il  n'étoit  pas  encore  commencé 
quand  je  rompis  avec  lui,  et  que  le  plan  qu'il 
me  prêtoit  est  exactement  contraire  au  mien, 
comme  il  est  aisé  de  le  voir  dans  l'ouvrage. 

Je  suis,  monsieur,  dans  un  cas  embarrassant 
vis-à-vis  de  M.  de  Tonnerre.  Je  voudrois,  et  de 
tout  mon  cœur,  lui  témoigner  combien  je  suis 
pénétré  des  bontés  dont  il  m'a  comblé  durant 
mon  séjour  dans  cette  province,  mais  c'est  ce 
que  je  ne  saurois  faire  sans  laisser  parler  en 
même  temps  mon  indignation  de  l'astuce  avec 
laquelle  on  l'a  fait  agir,  sans  qu'il  s'en  aperçût 
lui-même,  dans  la  ridicule  affaire  du  galérien 
Thevenin,  digne  instrument  des  gens  qui  l'ont 
employé.  Je  connois  et  j'honore  la  droiture  de 
M.  de  Tonnerre  ;  j'ai  autant  de  respect  pour  sa 
personne  que  pour  son  illustre  naissance  :  je  le 
plains  d'être  quelquefois  surpris  par  des  four- 
bes ;  mais  quand  cette  surprise  tombe  sur  moi, 
je  me  manquerois  à  moi-même  en  la  passant 
sous  silence,  et  je  trouve  trop  difficile,  en  lui 
écrivant,  de  me  faire  entendre  sans  l'offenser, 
ce  qu'assurément  je  serois  au  désespoir  de  faire. 
S'il  n'y  avoit  pas  trop  d'indiscrétion,  monsieur, 
à  vous  supplier  de  vouloir  être  auprès  de  lui 
l'organe  de  mes  sentimens,  vous  les  feriezsi  bien 
valoir,  et  vous  me  tireriez  d'un  si  grand  embar- 
ras, que  ce  seroit  une  œuvre  digne  de  votre 
bienfaisance.  Je  ne  compte  partir  que  dans 
quelques  jours  ;  ainsi  je  puis  recevoir  encore  ici 
de  vos  nouvelles,  si  vous  voulez  bien  men  don- 
ner. Je  ne  désire  qu'un  mot.  Adieu,  monsieur, 
je  ne  vous  parlerai  plus  de  mes  sentimens  pour 
vous  ;  vous  les  voyez  dans  ma  confiance  qui  en 
est  le  fruit  ;  mais  je  finirai  ce  dernier  adieu  par 


ANNÉE  1770 


819 


un  mot  que  je  vous  prie  de  graver  dans  voire 
àme  vertueuse  :  Je  suis  innocent  {*). 


AU   MÊME. 

A  Lyon.  17  i  70, 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

Après  avoir  prolongé  mon  séjour  dans  Lyon, 
plus  que  je  ne  m'y  élois  attendu,  je  n'en  veux 
point  partir  sans  vous  réitérer  mes  adieux  et  me 
recommander  à  votre  souvenir.  Je  prends  aussi 
la  liberté  de  vous  envoyer  une  lettre  et  un  vieux 
mémoire  que  m'a  envoyé  par  la  poste  M.  Oran- 
ger, de  Monquin,  par  lequel  il  prétend  que  je 
suis  parti  de  là  sans  lui  payer  les  dernières 
fournitures  que  sa  femme  m'a  faites  en  œufs, 
beurre  et  fromages  :  comme  je  ne  me  sens  pas 
le  bras  assez  bon  pour  lui  payer  ce  mémoire 
dans  la  moniioie  qu'il  mérite,  je  veux  au  moins 
que  vous  connoissiez  la  manièredon  ton  a  dressé 
et  stylé  cet  homme  par  rapport  à  moi  ;  et  pour 
cet  effet,  j'ai  joint  à  ce  mémoire  une  feuille 
contenant  dos  observations  sur  chaque  article, 
par  lesquelles  vous  pourrez  juger  de  sa  bonne 
foi  et  de  ceux  qui  le  mettent  en  œuvre.  Vous 
êtes  à  portée,  monsieur,  de  vérifier  tous  ces 
faits.  J'ai  cru  sur  votre  amour  pour  l'équité, 
que  vous  ne  dédaigneriez  pas  d'en  prendre  la 
peine.  Je  comprends  qu'on  a  voulu  renouveler 
la  scène  de...  Mais  il  n'est  plus  temps,  et  j'ai 
trop  bien  pris  mon  parti  sur  tout  le  reste  pour 
m'affecter  encore  de  ceschoses-là.  Ainsi  je  mets 
désormais  au  pis  les  fourbes,  les  fripons,  les 
méchans,  et  tous  les  gens  qui,  pour  me  décrier, 
les  emploient.  J'espère,  avant  de  partir  d'ici, 
y  recevoir  encore  des  nouvelles  de  votre  santé 
et  de  celle  de  madame  de  Saint-Germain,  à 
qui  je  vous  supplie  de  faireagréer  mon  respect. 
Ma  femme  vous  prie,  monsieur,  d'agréer  le 
sien,  et  nous  emportons  l'un  et  l'autre  le  plus 
tendre  et  le  plus  durable  souvenir  des  bon- 
tés dont  vous  nous  avez  honorés. 


(*)  Cette  lettre,  écrite  peu  de  jours  avant  son  départ  du  Dau- 
pbiné.  doit  être  de  la  fin  de  mai  1770.  Ou  voit  dans  la  corres- 
pondance de  Grimm  que  celui-ci  tenoil  sur  Emile  le  même 
langage  <|ne  Diderot.  Tous  deux,  et  particulièrement  Grimm, 
ont  tourné  cet  ouvrage  en  ridicule;  mais  il  a  triomphé  de  leurs 
efforts.  BI.  P. 


AU  MUME. 

A  Lyon,  49  avril  1770 

J'ai  reçu,  monsieur,  avec  la  lettre  dont  voua 
m'avez  honoré  le  ^6  du  mois  dernier,  celle  que 
vous  avez  eu  la  bonté  de  me  faire  parvenird'en- 

voi  de  M.  de  T à  qui,  selon  vos  intentions, 

j'en  accuse  la  réception.  C'est  une  réponse  de 
madame  de  Portiand,  qui  me  donne  avis  de  la 
réception  des  plantes  que  je  lui  ai  envoyées  il 
y  a  près  de  six  mois.  Après  un  voyage  assez 
désagréable,  je  suis  arrivé  ici  en  assez  bonne 
santé,  de  môme  que  ma  femme,  qui,  pénétrée 
de  vos  bontés,  me  charge  de  vous  en  marquer 
sa  très-humble  reconnoissance.  Je  vous  prie 
aussi,  monsieur,  de  vouloir  témoigner  la  mienne 
à  madame  de  Saint-Germain,  en  lui  faisant 
agréer  mon  respect.  Vous  connoissez,  mon- 
sieur, toute  ma  confiance  en  votre  bienveil- 
lance, et  je  me  flatte  que  vous  connoissez  aussi 
combien  j'y  suis  sensible  et  disposé  à  m'en  pré- 
valoir en  toute  occasion,  sans  crainte  de  vous 
déplaire.  Des  inconvéniens  que  j'aurois  dû 
prévoir  retardent  ma  marche,  sans  rien  chan- 
ger à  mes  résolutions.  Je  prends  la  liberté  de 
me  recommander  à  votre  souvenir,  et  de  vous 
assurer  que  rien  n'affoiblira  jamais  les  senti- 
mens  immortels  que  vous  m'avez  inspirés  (*). 


A  MADAME  B.  . 

Paris,  le  7  juillet  1770. 

Deux  raisons,  madame,  outre  le  tracas  d'un 
débarquement.m'ontempêché  d'aller  vous  voir 
à  mon  arrivée  :  la  première,  que  vous  m'avez 
écrit  vous-même  que,  quand  même  nous  se- 
rions rapprochés,  nous  ne  pourrions  pas  nous 
voir;  l'autre,  que  je  suis  déterminé  à  n'avoir 
aucune  relation  avec  quiconque  en  a  avec  ma- 
dame de***.  C'est  à  vous,  madame,  à  m'instruire  ' 
si  ces  deux  obstacles  existent  ou  non:  s'ils  n'exis- 

(■)  Il  y  a  probablement  erreur  de  date.  Au  lieu  du  49  avril, 
cette  lettre  doit  être  du  19  juin.  Au  mois  d'avril,  Rousseau  n'a- 
voit  point  fait  de  voyage,  il  passa  ce  mois  tout  entier  à  Mon- 
quin. En  lasupposantdu  47  juin,  les  circonstances  dont  il  parle 
se  trouvent  expliquées.  M-  P. 

'  En  plaçant  cette  lettre  à  la  date  du  49juin,  M-  Musset  Patbay 
a  oublié  qu'il  Tavoit  déjà  classée  dans  la  coireapondance  ï  U 
date  du  19  avril,  de  sorte  qu'elle  figure  deux  fois  dans  son  édi- 
tion, sous  les  n°*  922  et  927.  Nous  n'aurions  pas  fait  cette  remar- 
(|ue,  si  cette  lettre  ne  se  trouvoit  ainsi  reproiluite  deux  foia 
dans  toutes  les  éditions  publiées  postéricurrmcnt. 


820 


CORRESPONDANCE. 


lent  pas,  j'irai  avec  le  plus  vif  empressement  j  auprès  des  femmes,  me  rend  toujours  d'autant 


contenter  le  besoin  de  vous  voir,  que  me  donna 
la  première  lettre  que  vous  me  fîtes  l'honneur 
de  m'écrire,  et  qu'ont  augmenté  toutes  les 
autres. Un  rendez-vous  au  spectacle  ne  sauroit 
me  convenir,  parce  que,  bien  éloigné  de  vouloir 
me  cacher,  je  ne  veux  pas  non  plus  me  donner 
en  spectacle  moi-même  ;  mais  s'il  arrivoit  que 
le  hasard  nous  y  conduisît  en  même  jour,  et 
qucjele  susse,  nedoutezpasqueje  ne  profitasse 
avec  transportdu  plaisir  de  vous  y  voir,  et  même 
que  je  ne  me  présentasse  à  votre  loge,  si  j'étois 
sûr  que  cela  ne  vous  déplût  pas.  Je  suis  affligé 
d'apprendre  votre  prochain  départ.  Est-ce  pour 
augmenter  mon  regret  que  vous  me  proposez 
de  vous  suivre  enNivcrnois?  Bonjour,  madame  : 
donnez- moi  de  vos  nouvelles  et  vos  ordres 
durant  le  séjour  qui  vous  reste  à  faire  à 
Paris;  donnez-moi  votre  adresse  en  province, 
et  souvenez-vous  de  moi  quelquefois. 

Pas  un  mot  du  prétendu  opéra  qu'on  dit  que 
je  vais  donner.  J'espère  que  de  sa  vie  J.  J. 
Rousseau  n'aura  plus  rien  à  démêler  avec  le 
public.  Quand  quelque  bruit  court  de  moi , 
croyez  toujours  exactement  le  contraire,  vous 
vous  tromperez  rarement. 


A  LA   MÊME. 

Paris,  le15juiUeH770. 

Je  ne  puis,  madame,  vous  aller  voir  que  la 
semaine  prochaine,  puisque  noussommcs  à  la  fin 
de  celle-ci  :  je  tâcherai  que  ce  soit  mardi,  mais 
je  ne  m'y  engage  pas,  encore  moins  pour  le  dî- 
ner ;  il  faut  que  tout  cela  se  prenne  impromptu  : 
car  tous  les  engagemens  pris  d'avance  m'ôtent 
tout  le  plaisir  de  les  remplir.  Je  déjeune  tou- 
jours en  me  levant;  mais  cela  ne  m'empêchera 
pas,  si  vous  prenez  du  café  ou  du  chocolat, 
d'en  prendre  encore  avec  vous.  Ne  m'envoyez 
point  de  voiture,  j'aime  mieux  aller  à  pied  ;  et, 
si  je  ne  suis  pas  chez  vous  à  dix  heures,  ne 
m'attendez  plus. 

Je  vous  sais  gré  de  me  reprocher  mon  air 
gauche  et  embarrassé  ;  mais  si  vous  voulez  que 
je  m'en  défasse,  il  faut  que  ce  soit  votre  ou- 
vrage. Avec  une  âme  assez  peu  craintive,  un 
naturel  d'une  insupportable  timidité,  surtout 


plus  maussade  que  je  voudrois  me  rendre  plus 
agréable  :  de  plus,  je  n'ai  jamais  su  parler,  sur- 
tout quand  j'aurois  voulu  bien  dire;  et  si  vous 
avez  la  préférence  de  tous  mes  embarras,  vous 
n'avez  pas  trop  à  vous  en  plaindre.  Bonjour, 
madame  :  voilà  votre  laquais;  à  mardi,  s'il  fait 
beau,  mais  sans  promesse.  Je  sens  qu'ayant 
à  vous  perdre  si  vite,  il  ne  faut  pas  me  faire 
un  besoin  de  vous  voir. 


A   M.   DE  SAINT-GERMAIN. 

17^70. 

Me  voici  à  Paris,  monsieur.  Depuis  trois  se- 
maines j'y  ai  repris  mon  ancienne  habitation, 
j'y  revois  mes  anciennes  connoissances,  j'y  suis 
mon  ancienne  manière  de  vivre,  j'y  exerce  mon 
ancien  métier  de  copiste,  et  jusqu'à  présent  je 
m'y  retrouve  à  peu  près  dans  la  même  situa- 
tion où  j'étois  avant  de  partir.  Si  on  m'y  laisse 
tranquille,  j'y  resterai;  si  l'on  m'y  tracasse, 
je  l'endurerai  :  ma  volonté  n'est  soumise  qu'à 
la  loi  du  devoir,  mais  ma  personne  l'est  au  joug 
de  la  nécessité,  que  j'ai  appris  à  porter  sans 
murmure.  Les  hommes  peuvent  sur  ce  point 
se  satisfaire,  je  les  mets  bien  à  la  portée  de 
s'en  donner  le  plaisir.  Je  n'ai  pu,  monsieur, 
vous  écrire  à  mon  arrivée,  quelque  désir  que 
j'en  eusse,  à  cause  de  l'affluence  des  oisifs  et 
des  embarras  du  débarquement.  J'ai  eu  plu- 
sieurs fois  ce  plaisir  àLyon, d'où  l'on  me  mande 
qu'il  m'est  venu  plusieurs  lettres  depuis  mon 
départ.  J'espère  trouver  dans  quelqu'une  de 
ces  lettres  des  marques  de  votre  souvenir,  et 
de  bonnes  nouvelles  de  votre  santé  et  de  celle 
de  madame  de  Saint-Germain. 

J'ai  eu  le  plaisir  de  parler  ici  de  vous  avec 
des  personnes  de  votre  connoissance  et  qui  par- 
tagent les  sentimens  que  vous  m'avez  inspirés. 
Je  mets  à  leur  tête  M.  l'archevêque....  avec  le- 
quel j'ai  eu  l'honneur  de  dîner  il  y  a  deux  jours. 
Nous  parlâmes  aussi,  mais  différemment,  d'une 
personne  dont  vous  savez  les  procédés  à  mon 
égard  et  qu'il  connoît  bien.  Vous  avez  fait  la 
conquête  de  trois  voyageurs  très-aimables  qui 
vous  demandèrent  de  mes  nouvelles  à  Bour- 
goin  et  qui  ni'ont  ici  beaucoup  demandé  des 


ANNÉE  i770. 


8âl 


vôtres.  Je  me  propose,  aussitôt  qu'on  me  lais- 
sera respirer,  d'aller  rappeler  à  M,  D une 

connolssance  faite  sous  vos  auspices  et  lui  de- 
mander de  vos  nouvelles,  en  attendant  le  plaisir 
d'en  recevoir  directement.  Donnez-m'en,  mon- 
sieur, aussi  promptement  qu'il  se  pourra,  je 
les  recevrai  avec  la  joie  que  me  donnent  tou- 
jours tous  les  témoignages  de  vos  bontés  pour 
moi.  Je  vous  supplie  de  faire  agréer  mon  rec- 
pect  à  madame  de  Saint-Germain  :  ma  femme 
vous  prie  d'agréer  le  sicii. 


A    MADAME    LATOUR. 

Paris,  17 1 70. 

le  n'accepte  point,  madame,  l'honneur  que 
vous  voulez  me  faire.  Je  ne  suis  pas  logé  de 
manière  à  pouvoir  recevoir  des  visites  de  da- 
mes, et  les  vôtres  ne  pourroient  manquer  d'ê- 
tre aussi  gênantes  pour  ma  femme  et  pour 
moi,  qu'ennuyeuses  pour  vous. 

L'inconvénient  que  vous  trouvez  vous-même 
à  recevoir  les  miennes  suffiroit  pour  m'enga- 
ger  à  m'en  abstenir,  et  tout  autre  détail  seroit 
superflu.  Agréez,  madame,  je  vous  supplie, 
mes  salutations  et  mon  respect. 


A   M.   DE  SAINT-GERMAIN. 

Paris,  le  17  -1^  70. 

J'ai  bien  reçu,  monsieur,  et  votre  dernière 
lettre  du  5  septembre,  et  la  précédente  ré- 
ponse dont  vous  m'avez  honoré ,  de  même  de- 
puis quelque  temps  celles  que  vous  aviez  eu  la 
bonté  de  m'écrire  à  Lyon  au  sujet  du  fermier 
de  Monquin,  et  où  j'ai  vu  avec  bien  de  la  re- 
connoissaiice  les  soins  que  vous  avez  bien  voulu 
prendre  pour  confondre  ce  misérable  :  je  suis 
pénétré,  monsieur,  je  vous  assure,  de  retrou- 
ver toujours  en  vous  les  mêmes  bontés  ;  et  l'as- 
surance qu'elles  sont  à  l'épreuve  du  temps  et 
de  l'éloignement  et  de  l'astuce  des  hommes, 
me  rendra  toujours  cher  le  séjour  de  Bourgoin 
qui  m'a  valu  un  bonheur  dont  je  sens  bien  le 
prix,  et  que  je  cultiverai  autant  qu'il  dépendra 
de  moi.  Il  est  vrai,  monsieur,  que  je  lAche  in- 
sensiblement de  reprendre  la  vie  retirée  et  soli- 


taire qui  convient  à  mon  humeur.  Mais  je  n'ai 
pas  été  jusqu'ici  assez  heureux  pour  pouvoir 
souvent  satisfaire  au  jardin  du  roi  l'ardeur  qui 
ne  .s'est  jamais  attiédie  en  moi  d'en  connottre  les 
richesses;  je  n'ai  pu  encore  y  aller  que  deux 
fois,  tant  à  cause  du  grand  éloignement,  que 
de  mesoccupations  qui  me  retiennent  chez  moi 
les  matinées,  à  quoi  se  joint  depuis  quelque 
temps  une  fluxion  assez  douloureuse  qui  m'em- 
pêche absolument  de  sortir  :  ma  femme  en  a  eu 
dans  le  même  temps  une  toute  semblable,  et 
nous  nous  sommes  gardés  mutuellement.  Elle 
est  mieux  à  présent,  et  nous  réunissons  nos  ac- 
tions de  grâces  pour  l'obligeant  souvenir  de 
madame  de  Saint-Germain,  à  qui  nous  vous 
supplions  l'un  et  l'autre  de  faire  agréer  nos 
respects. 

Vous  connoissez,  monsieur,  les  sentimens 
que  nous  vous  avons  voués;  ils  sont  inaltéra- 
bles comme  vos  vertus  ;  et  je  voudrois  bien  que 
vous  me  prouvassiez  combien  vous  y  comptez, 
en  me  donnant  ici  quelque  commission  par  la- 
quelle je  pusse  vous  prouver  à  mon  tour  mon 
zèle  à  vous  obéir  et  vous  complaire. 


A  MADAME  DE  CR^QUI. 

Ce  dimanche  matin  Cseptembre  1770)  (•). 

Vous  m'affligez,  madame,  en  désirant  de 
moi  une  chose  qui  m'est  devenue  impossible. 
Elle  peut  un  jour  cesser  de  l'être.Tous  les  obs- 
curs complots  des  hommes ,  leurs  longs  suc- 
cès, leurs  ténébreux  triomphes,  ne  me  feront 
jamais  désespérer  de  la  Providence;  et,  si  son 
œuvre  se  fait  de  mon  vivant',  je  n'oublierai  pas 
votre  demande,  ni  le  plaisir  que  j'aurai  d'y 
acquiescer.  Jusque-là,  permettez,  madame, 
que  je  vous  conjure  de  ne  m'en  plus  reparler. 

Ma  femme  est  comblée  de  l'honneur  que  vous 
lui  faites  de  penser  à  elle,  et  de  votre  obli- 
geante invitation.  Si  elle  étoit  un  peu  plus  al- 
lante, elle  en  profiteroit  bien  vite,  moins  pour 
voir  le  jardin  que  pour  faire  sa  révérence  à  la 
maîtresse;  mais  elle  est  d'une  paresse  incroyable 

(')  J.  J.  Rousseau  parlant  dans  ceUe  lettre  de  complots,  appe- 
lant Thérèse  sa  femme,  nom  qu'il  ne  lui  donne  qu'en  1768;  en- 
fin n'étant  de  retour  à  Paris  qu'en  4770,  cette  leUre  doit  être 
de  ce  temps,  et  non  de  1766.  date  qu'on  lui  a  donnée  jusqu'à 
présent, oubliant  qu'il  passa  celte  aimée  en  Angleterre.  M.  P  . 


822 


CORRESPONDANCE. 


à  sorlirtlcsa  chambre,  et  j'ai  toutes  les  peinesdu 
monde  à  obtenir,  cinq  ou  six  fois  l'année,  qu'elle 
veuille  bien  venir  promener  avec  moi  :  au  reste, 
elle  partage  tous  mes  sentimens,  madame,  et 
surtout  ceux  de  respect  et  d'attachement  dont 
mon  cœur  est  et  sera  pénétré  pour  vous  jusqu'à 
mon  dernier  soupir. 

Je  me  proposois  de  vous  porter  ma  réponse 
moi-même,  mais  des  contrariétés  me  font  pren- 
dre le  parti  d'envoyer  toujours  ce  mot  devant. 


A  LA  MÊME. 

Paris,  1770  (*). 

Je  reçois  votre  lettre,  madame,  en  arrivant 
d'une  course,  et  j'y  réponds  à  la  hâte,  en  repar- 
lant pour  une  autre.  L'air  malsain  pour  moi  de 
mon  habitation  ,  et  l'importunité  des  désœu- 
vrés de  tous  les  coins  du  monde,  me  forcent  à 
chercher  le  soulagement  et  la  solitude  dans  des 
pèlerinages  continuels. 


A   LA   MEME. 

Ce  vendredi  matin  (Paris  4770). 

Vous  ne  m'imposez  pas,  madame,  une  tâche 
aisée  en  m'ordonnant  de  vous  montrer  Emile 
dans  celte  île  où  l'on  est  vertueux  sans  témoins 
et  courageux  sans  ostentation.  Tout  ce  que  j'ai 
pu  savoir  de  celte  île  étrangère,  est  qu'avant  d'y 
aborder  on  n'y  voit  jamais  personne;  qu'en  y 
arrivant  on  est  encore  fort  sujet  à  s'y  trou- 
ver seul  ;  mais  qu'alors  on  se  console  aussi 
sans  peine  du  petit  malheur  de  n'y  être  vu  de 
qui  que  ce  soit.  En  vérité,  madame,  je  crois 
que  pour  voir  les  habitantes  de  cette  île  il  faut 
les  chercher  soi-même,  et  ne  s'en  rapporter 
jamais  qu'à  soi.  Je  vous  ai  montré  mon  Emile  en 
chemin  pour  y  arriver  ;  le  reste  de  la  roule 
vous  sera  bien  moins  difficile  à  faire  seule,  qu'à 
moi  de  vous  y  guider. 

Je  vous  remercie,  madame,  de  la  chanson 

(*)  Ces  lettres  étoieut,  dans  la  plupart  des  éditions,  datées  du 
Temple,  le  3  janvier  1766.  Or  il  partoit  ce  jour  même  pour 
l'Angleterre  avec  David  Hume.  Une  autre  circonstance  démon- 
tre l'erreur  de  la  date.  Il  parle  de  l'insalubrité  de  son  Iiabita- 
tion,  tandis  qu'il  étoit  logé  par  le  prince  de  Conti  à  I  hôtel  de 
S  lint-simon,  dans  l'cnc  os  du  Temple,  et  meublé  somptueuse- 
Uicnt.  M.  P. 


que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'cnvoyer,  et  je 
vous  demande  pardon  de  ne  l'avoir  pas  trou- 
vée, à  ma  propre  lecture,  aussi  jolie  que  quand 
vous  nous  la  lisiez:  la  versification  m'en  paroît 
contrainte  ;  je  n'y  trouve  ni  douceur  ni  cha- 
leur :  le  pénultième  couplet  est  le  seul  où  je 
trouve  du  naturel  et  du  sentiment  :  dans  le 
premier  couplet,  le  premier  vers  est  gâté  par 
le  second  :  les  deux  premiers  vers  du  quatrième 
couplet  sont  lout-à-fait  louches  ;  il  falloit  dire  : 
Si  Von  ne  parle  d'elle  à  tout  moment,  on  parle 
une  langue  qui  m'est  étrangère.  S'il  faut  être 
clair  quand  on  parle,  il  faut  être  lumineux 
quand  on  chante.  La  lenteur  du  chant  efface 
les  liaisons  du  sens,  à  moins  qu'elles  ne  soient 
très  -marquées.  Je  ne  renonce  pourtant  pas  à 
faire  l'air  que  vous  désirez;  mais,  madame,  je 
voudrois  que  vous  eussiez  la  bonlé  de  faire  quel- 
ques corrections  aux  paroles,  car  pour  moi  cela 
m'est  impossible;  et  même,  si  vous  ne  trouvez 
pas  mes  observations  justes,  je  les  abandonne, 
et  ferai  l'air  sur  la  chanson  telle  qu'elle  est. 
Ordonnez,  j'obéirai. 


A  M.   DUSAULX.  (*) 

Paris  {post  tenebras  lux),  17  -^  70. 

Toutes  vos  bontés  pour  moi,  monsieur,  me 

(*)  Du  Peyron,  dans  son  recueil,  n'avoit  fait  connottre  que 
deux  lettres  de  Rousseau  i  Dusaulx  :  vingt  ans  après  la  mort 
de  Rousseau,  Dusaulx  lui-mêmeen  a  publié  trois  autres  de  peu 
d'importance  ;  mais  ces  cinq  lettres,  avec  celles  de  Dusaulx  qui 
leur  servent  de  réponse,  ont  fourni  à  ce  dernier  la  matière  d'un 
volume  dont  noos  avons  précédemment  parlé,  et  qui  lui  a  attiré 
de  vifs  reproches  de  la  part  des  amis  de  notre  philosophe,  jus- 
tement indignés  de  l'esprit  de  dénigrement  qui  se  fait  remar. 
quer  dans  toutes  les  pages  de  cet  écrit.  Dusaulx  en  efff  t,  en  y 
protestant  sans  cesse  de  son  respect,  de  son  admiration,  même 
de  son  affection  pour  celui  qu'il  outrage  et  ridiculise  tour  à 
tour,  y  déguise  d'autant  plus  mal  l'unique  sentiment  qui  lui  a 
fait  mettre  la  main  à  la  plume,  le  désir  de  venger  à  tout  prix 
son  orgueil  et  son  amour-propre  humiliés.  On  verra  tout  à 
l'heure  qu'il  a  très-maladroitement  lui-même  provoqué  Rous- 
seau à  rompre  avec  lui.  Comment  d'ailleurs,  en  publiant  une 
telle  correspondance)  et  la  présentant  sous  des  couleurs  si  dé- 
favorables à  Rousseau,  Dusaulx  a-t-il  pu  oublier  que  cet  infor- 
tuné étoit  malade?  Il  le  dit  expressément  à  Rousseau  lui-même 
dans  une  de  ses  lettres,  et  cette  maladie  mentale,  d'une  natui  e 
si  affligeante,  pouvolt-elle  laisser  place  à  d'autres  sentimens 
qu'à  ceux  de  l'indulgence  et  de  la  pitié? 

En  renvoyant  les  lecteurs  à  l'ouvrage  de  Dusaulx,  dont  l'effet 
a  été  directement  contraire  à  celui  que  son  auteur  en  attendoit, 
et  que  cependant  son  sujet  suffit  encore  pour  rendre  intci  es  • 
sant,  nous  n'en  extrairons  que  ce  qui  sera  absolument  néces- 
saire pour  l'intelligence  des  lettres  qu'on  va  lire.        G.  P. 


A>'NEE  1770. 


825 


trouveroui  toujours  sensible  et  rcconnoissant, 
parce  que  je  suis  sûr  de  leur  principe.  Quelque 
tentant  que  fût  pour  moi  à  bien  des  égards 
l'apparicment  auquel  vous  avez  bien  voulu 
songer ,  je  ne  prévois  pas  qu'il  puisse  me 
convenir,  parce  qu'il  me  faut  chambre  garnie, 
et  même  d'un  prix  modique,  el  que  personne 
no  prendra  le  bon  marché  dans  sa  poche  dans 
toute  affaire  qui  me  regardera,  et  dont  voudra 
bien  se  mêler  M.  Uusaulx  :  d'ailleurs  je  suis 
en  quelque  sorte  arrangé  ici  pour  cet  hiver,  et 
il  n'est  pas  agréable  de  déloger  dans  cette  sai- 
5  son.  J'irois  avec  empressement  manger  votre 
soupe  et  ce  que  vous  appelez  votre  rogaton,  si 
je  n'allois  dîner  chez  madame  de  Chenonceaux, 
qui  est  malade  et  qui  m'a  errhé  (*)  depuis  deux 
jours.  Le  mauvais  temps  m'empêcha  hier  de 
sortir  et  d'aller  rendre  mes  devoirs  à  madame 
Dusaulx,  comme  je  l'avois  résolu.  Mille  très- 
humbles  salutations. 


A   U.   DUTENS. 

Paris,  le  8  novembre  1770. 
Posttenebiaslux. 

Je  suis  aussi  touché,  monsieur,  de  vos  soins 
obligeans  que  surpris  du  singulier  procédé  de 
M.  le  colonel  Roguin.  Comme  il  m'avoit  mis 
plusieurs  fois  sur  le  chapitre  de  la  pension 
dont  m'honora  le  roi  d'Angleterre,  je  lui  ra- 
contai historiquement  les  raisons  qui  m'avoient 
fait  renoncer  à  cette  pension.  II  me  parut  dis- 
posé à  agir  pour  faire  cesser  ces  raisons,  je  m'y 
opposai;  il  insista,  je  le  refusai  plus  fortement, 
et  je  lui  déclarai  que  s'il  faisoit  là-dessus  la 
moindre  démarche,  soit  en  mon  nom,  soit  au 
sien,  il  pouvoit  être  sûr  d'être  désavoué,  comme 
le  sera  toujours  quiconque  voudra  se  mêler 
d'une  affaire  sur  laquelle  j'ai  depuis  long-temps 
pris  mon  parti.  Soyez  persuadé,  monsieur, 
qu'il  a  pris  sous  son  bonnet  la  prière  qu'il  vous 
a  faite  d'engager  le  comte  de  Rochford  à  me 
faire  réponse,  de  même  que  celle  de  prendre 
des  mesures  pour  le  payement  de  la  pension. 
Je  me  soucie  fort  peu,  je  vous  assure,  que  le 

(•)  On  dit  arrker,  et  non  errher.  Dusaulx,  qui  le  premier 
a  publié  cette  lettre,  a  souligné,  comme  nous  le  faisons  ici,  le 
mot  errhé,  que  Rousseau  na  pu  employer  que  par  inadver- 
tance. G.  l>. 


comte  de  Rochford  me  réponde  ou  non  ;  et  quant 
à  la  pension,  j'y  ai  renoncé,  je  vous  proteste, 
avec  autant  d'indifférence  que  je  Pavois  accep- 
tée avec  reconnoissance.  Je  trouve  très-bizarre 
qu'on  s'inquiète  si  fort  de  ma  situation,  dont  je 
ne  me  plains  point,  et  que  je  trouverois  très- 
heureuse  si  l'on  ne  se  mêloit  pas  plus  de  mes 
affaires  que  je  ne  me  mêle  de  celles  d'autrui.  Je 
suis,  monsieur,  très-sensible  aux  soins  que 
vous  voulez  bien  prendre  en  ma  faveur,  et  à  la 
bienveillance  dont  ils  sont  le  gage;  et  je  m'en 
prévaudrois  avec  confiance  en  toute  autre  oc- 
casion, mais  dans  celle-ci  je  ne  puis  les  accep- 
ter ;  je  vous  prie  de  ne  vous  en  donner  aucuns 
pour  celte  affaire,  et  de  faire  en  sorte  que  ce 
que  vous  avez  déjà  fait  soit  comme  non  avenu. 
Agréez,  je  vous  supplie,  mes  actions  de  grâces, 
et  soyez  persuadé,  monsieur,  de  toute  ma  re- 
connoissance et  de  tout  mon  attachement. 


A  u.  DU  PEYROU. 
Paris  (post  tenebras  lux),  17  jj  VO- 
YOUS avez  raison,  mon  cher  hôte;  j'ai  été 
bien  négligent  ;  mais  je  n'imaginois  pas,  je  l'a- 
voue, que  vous  ignorassiez  si  parfaitement  mon 
séjour  et  mon  adresse,  qu'il  vous  faillit  un 
voyage  de  Lyon  pour  vous  en  informer.  Je  no 
savois  pas  non  plus  que  vous  fussiez  malade; 
je  voyois  ici  des  gens  de  ma  connoissance  et  de 
vos  ami>,  qui  me  donnoient  assez  souvent  de 
vos  nouvelles,  et  m'assuroient  toujours  que 
vous  vous  portiez  bien.  Il  n'y  a  qu'un  guignon 
pareil  au  mien  qui,  tenant  toujours  sur  ma 
piste  mes  ennemis,  les  inconnus  et  tout  le  pu- 
blic, laisse  mes  amis  seuls  dans  une  si  profonde 
ignorance  sur  cet  article.  Enfin,  grâce  à  votre 
voyage  et  à  vos  perquisitions,  vous  êtes  instruit 
et  vous  me  donnez  signe  de  vie  ;  je  vous  en  re- 
mercie, et  je  m'en  réjouis,  ainsi  que  de  votre 
rétablissement. 

J'ai  apporté  mes  livres  et  mon  herbier  par 
votre  conseil  môme,  et  parce  qu'en  effet  ils 
m'ont  fait  tant  de  bien  dans  mes  malheurs,  que 
j'ai  résolu  de  ne  m'en  détacher  qu'à  la  dernière 
extrémité;  votre  intention,  on  les  achetant, 
étoit  de  m'en  laisser  l'usage  ;  c'est  un  procédé 
très-noble,  mais  dont  il  n'étoit  pas  dans  mon 


824 


lour  d'esprit  de  me  prévaloir.  Du  reste,  leur 
destination  n'est  point  changée  ;  et,  puisque 
vous  m'avez  demandé  la  préférence ,  selon 
toute  apparence,  ils  ne  tarderont  pas  beaucoup 
à  vous  revenir. 

Si  vous  vous  plaignez  de  mon  peu  d'exacli- 
lude,  j'ai  à  me  plaindre  de  l'excès  de  la  vôtre. 
Pourquoi  voulez-vous  prendre  des  arrange- 
mens  positifs  sur  des  suppositions,  et  m'en- 
jVoyer  un  mandat  sur  vos  banquiers  sans  savoir 
si  je  suis  équitablement  dans  le  cas  de  m'en 
prévaloir?  Attendez  du  moins  que,  de  retour 
chez  vous,  vous  puissiez  vérifier  par  vous- 
même  l'état  des  choses,  et  ne  m'exposiez  pas  à 
recevoir  des  payemens  avant  l'échéance,  à  rede- 
venir votre  débiteur  sans  en  rien  savoir.  11  me 
semble  aussi  qu'il  y  auroit  une  sorte  de  bien- 
séance à  énoncer  dans  l'ordre  à  vos  banquiers 
d'où  me  vient  la  rente  dont  il  m'assigne  le 
payement,  et  qu'il  ne  suffit  pas  qu'on  sache  de 
moi  quel  est  le  donateur,  si  l'on  ne  le  sait 
aussi  de  vous-même.  J'espère,  mon  cher  hôte, 
que  vous  ne  verrez  dans  mes  objections  rien 
que  de  raisonnable,  et  que  vous  ne  m'accuse- 
rez pas  de  chercher  de  mauvaises  difficultés 
en  vous  renvoyant  voire  billet.  Ainsi,  je  le 
joins  ici  sans  scrupule. 

Je  suis  plus  fâché  que  vous  de  n'être  pas  à 
portée  de  profiter  de  la  bienveillance  et  des 
bontés  de  ma  chère  hôtesse;  mon  éloignement 
de  vos  contrées  n'est  pas,  comme  vous  le  savez, 
une  affaire  de  choix,  mais  de  nécessité  ;  et  je  ne 
la  crois  pas  assez  injuste  pour  me  faire,  ainsi 
que  vous,  un  crime  de  mon  malheur.  Mais  vous 
qui  parlez,  pourquoi,  venant  à  Lyon,  ne  l'y 
avcz-vous  pas  amenée  ?  Vous  me  mettez  loin  de 
mon  compte,  moi  qu'on  flattoit  de  vous  voir  tous 
deux  cet  hiver  à  Paris.  Avec  quel  plaisir  j'au- 
rois  renouvelé  ma  connoissance  avec  elle,  et 
peut-être  mon  amitié  avec  vous  !  car,  quoi  que 
vous  en  disiez,  elle  n'est  point  si  bien  éteinte 
qu'elle  n'eût  pu  renaître  encore,  et  votre  Hen- 
riette, sage  et  bonne,  comme  je  me  la  repré- 
sente, eût  été  bien  digned'être  le  weÉ^mmjwnc- 
tionis.  Ma  femme  vous  remercie,  vous  salue  et 
vous  embrasse.  Comme  votre  souvenir  la  rend 
contente  d'elle,  et  que  je  suis  dans  le  même 
cas,  nous  ne  cesserons  jamais  l'un  et  l'autre  de 
penser  à  vous  avec  plaisir. 


CORRESPONDANCE. 

FRAGMENT  d'UNE  LETTRE   A  M.   L,   D.    M. 


Paris,  le  23  novembre  1770. 

Oui,  le  cruel  moment  où  cette  lettre  fut 

écrite  fut  celui  où,  pour  la  première  et  l'unique 
fois,  je  crus  percer  le  sombre  voile  du  complot 
inouï  dont  je  suis  enveloppé;  complot  dont, 
malgré  mes  efforts  pour  en  pénétrer  le  mys- 
tère, il  ne  m'éloit  venu  jusqu'alors  la  moindre 
idée,  et  dont  la  trace  s'effaça  bientôt  dans  mon 
esprit  au  milieu  des  absurdités  sans  nombre 
dont  je  le  vis  environné.  La  violence  de  mes 
idées,  et  le  trouble  où  elles  me  plongèrent  à 
cette  découverte,  m'ont  plutôt  laissé  le  sou- 
venir de  leur  impression  que  celui  de  leur  tissu. 
Pour  en  bien  juger,  il  faudroit  avoir  présens 
à  l'esprit  tous  les  détails  de  la  situation  où  j'é- 
tois  pour  lors,  et  toutes  les  circonstances  qui 
la  rendoient  accablante  :  seul,  sans  appui,  sans 
conseil,  sans  guide,  à  la  merci  des  gens  char- 
gés de  disposer  de  moi  ;  livré  par  leurs  soins  à 
la  haine  publique  que  je  voyois,  que  je  sentois 
en  frémissant,  sans  qu'il  me  fût  possible  d'en 
apercevoir,  d'en  conjecturer  au  moins  la  cause, 
pas  même,  ce  qui  paroît  incroyable,  de  savoir 
les  nouvelles  publiques  et  de  lire  les  gazettes  ; 
environné  des  plus  noires  ténèbres,  à  travers 
lesquellesjen'apercevoisquede  sinistres  objets; 
confiné  pour  tout  asile,  aux  approches  de  l'hi- 
ver, dans  un  méchant  cabaret  ;  et  d'autant  plus 
effrayé  de  ce  qui  venoit  de  m'arriver  à  Trye, 
que  j'en  voyois  la  suite  et  l'effet  à  Grenoble. 

L'aventure  de  Thevenin,  que  j'attribuois  aux 
intrigues  des  Anglois  et  des  gens  de  lettres, 
m'apprit  que  ces  intrigues  venoicnt  de  plus 
près  et  de  plus  haut.  J'avois  cru  ce  Thevenin 
aposté  seulement  par  le  sieur  Bovicr;  j'appris 
par  hasard  que  Bovier  n'agissoit  dans  cette 
affaire  que  par  l'ordre  de  M.  l'intendant;  ce 
qui  ne  me  donna  pas  peu  à  penser.  M.  de 
Tonnerre,  après  m'avoir  hautement  promis 
toute  la  protection  dont  j'avois  besoin  pour 
approfondir  cette  affaire,  me  pressa  de  la  sui- 
vre, et  me  proposa  le  voyage  de  Grenoble  pour 
m'aboucher  avec  ledit  Thevenin.  La  proposi- 
tion me  parut  bizarre  après  les  preuves  pé- 
remptoires  que  j'avois  données.  J'y  consentis 
néanmoins.  Quand  j'eus  fait  ce  voyage,  et  que, 
malgré  mon  ineptie,  son  imposture  fut  parve- 
nue au  plus  haut  degré  d'évidence,  M.  de  Ton- 


ANNÉE  1770. 


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nerre,  oubliant  l'assurancR  qu'il  m'avoit  don- 
née, m'offrit  (le  punir  ce  malheureux  par  quel- 
ques jours  de  prison,  ajoutant  qu'il  ne  pouvoit 
rien  de  plus.  Je  n'acceptai  point  cette  offre,  et 
l'affaire  en  demeura  là.  Mais  il  resta  clair,  par 
l'expérience,  qu'un  imposteur  adroit  pourroit 
m'embarrasser,  ot  que  je  manquois  souvent  du 
sanf[-froid  et  de  la  présence  d'esprit  nécessaires 
pour  me  démêler  de  ses  ruses.  Je  crus  aussi 
m'apercevoir  que  c'éioii  là  ce  qu'on  avoit  vou- 
lu savoir,  et  que  cette  connoissance  influoit  sur 
les  intri{i;ues  dont  j'étois  l'objet.  Cette  idée 
m'en  rappela  d'autres  auxquelles  jusqu'alors 
j'avois  fait  peu  d'attention,  et  des  multitudes 
d'observations  que  j'avois  rejetées  comme  les 
vaines  inquiétudes  d'une  imagination  effarou- 
chée par  mes  malheurs.        , ,,.,  ,, 

Pour  remonter  à  un  événement  qui  n'est  pas 
sans  mystère,  l'époque  du  décret  contre  ma 
personne  me  parut  avoir  été  celle  d'une  sourde 
trame  contre  ma  réputation,  qui,  d'année  en 
année,  étendit  doucement  ses  menées,  jusqu'à 
ce  que  mon  départ  pour  l'Angleterre,  les  ma- 
nœuvres de  M.  Hume,  et  la  lettre  de  M.  Wal- 
pole,  les  mirent  plus  à  découvert,  jusqu'à  ce 
qu'ayant  écarté  de  moi  tout  le  monde,  hors  les 
fauteurs  du  complot,  on  put  me  traîner  dans 
la  fange  ouvertement  et  impunément. 

C'est  ainsi  que  peu  à  peu  tout  changeoit  au- 
to«r  de  moi.  Le  langage  même  de  mes  con- 
nmssances  changeoit  très-sensiblement  :  il  ré- 
gnoit  jusque  dans  leurs  éloges  une  affectation 
de  réserve,  d'équivoque  et  d'obscurité,  qu'ils 
n'avoient  jamais  eue  auparavant  ;  et  M.  de  Mi- 
rabeau, m'ayant  écrit  à  Wootton  pour  m'offrir 
un  asile  en  France,  prit  un  ton  si  bizarre,  et  se 
servoit  de  tournures  si  singulières,  qu'il  me 
falloit  toute  la  sécurité  de  l'innocence  et  toute 
ma  confiance  en  sesavancesd'amitié  pour  n'être 
pas  choqué  d'un  pareil  langage.  J'y  fis  pour 
lors  si  peu  d'attention  que  je  n'en  vins  pas 
moins  en  France  à  son  invitation;  mais  j'y 
trouvai  un  tel  changement  par  rapport  à  moi, 
otune  telle  impossibilité  d'endécouvrirla  cause, 
que  ma  tête,  déjà  altérée  par  l'air  sombre  de 
l'Angleterre,  s'affectoil  davantage  de  plus  en 
plus.  Je  m'aperçus  qu'on  cherchoit  à  m'ôter  la 
connoissance  de  tout  ce  qui  se  passoit  autour 
de  moi.  Il  n'y  avoit  pas  là  de  quoi  me  tranquil- 
liser; encore  moins  dans  les  traiteniens  dont, 


à  l'insu  de  M.  le  prince  de  Conti  (du  moins  je 
le  croyois  ainsi),  l'on  m'accabloit  au  château 
de  Trye.  Le  bruit  en  étant  parvenu  jusqu'à 
S.  A.  S.,  elle  n'épargna  rien  pour  y  mettre 
ordre,  quoique  toujours  sans  succès,  sans 
doute  parce  que  l'mipulsion  secrète  en  venoit  à 
la  fois  du  dedans  et  du  dehors.  Enfin,  poussé 
à  bout,  je  pris  le  parti  de  m'adrcsser  à  madame 
de  Luxembourg  qui,  pour  toute  assistance, 
me  fit  faire  de  bouche  une  réponse  assez  sèche, 
très-peu  consolante,  et  qui  ne  répondoit  guère 
aux  bontésdontceprince  paroissoit  m'accabler. 
Depuis  très-long-temps,  et  long-temps  même 
avant  le  décret,  j'avois  remarqué  dans  cette 
dame  un  grand  changement  de  ton  et  de  ma- 
nières envers  moi.  J'en  attribuois  la  cause  à  un 
refroidissement  assez  naturel  de  la  part  d'une 
grande  dame,  qui,  d'abord  s'étant  trop  en- 
gouée de  moi  sur  mes  écrits,  s'en  étoit  ensuite 
ennuyée  par  ma  bêtise  dans  la  conversation, 
et  par  ma  gaucherie  dans  la  société.  Mais  il  y 
avoit  plus,  et  j'avois  trop  d'indice  de  sa  secrète 
haine  pour  pouvoir  raisonnablement  en  douter. 
Je  jugeois  même  que  cette  haine  étoit  fondée 
sur  des  balourdises  de  ma  part,  bien  innocentes 
assurément  dans  mon  cœur,  bien  involontaires, 
mais  que  jamais  les  femmes  ne  pardonnent, 
quoiqu'on  n'ait  eu  nulle  intenlionde  les  offenser. 
Je  flottois  pourtant  toujours  dans  cette  opi- 
nion, ne  pouvant  me  persuader  qu'une  femme 
de  ce  rang,  qui  m'avoit  si  bien  connu,  qui 
m'avoit  marqué  tant  de  bienveillance  et  même 
d'empressement,  la  veuve  d'un  seigneur  qui 
m'honoroil  d'une  amitié  particulière,  pût  ja- 
mais se  résoudre  à  me  ha'ir  assez  cruellement 
pour  vouloir  travailler  à  ma  perte.  Une  seule 
chose  m'avoit  paru  toujours  inexplicable.  En 
partantdeMontmorency,  j'avois  laissé  à  M.  de 
Luxembourg  tous  mes  papiers,  les  uns  déjà 
triés,  les  autres  qu'il  se  chargeoitde  trier  lui- 
même  pour  me  les  envoyer  avec  les  premiers, 
et  brûler  ce  qui  m'étoit  inutile.  En  recevant  cet 
envoi,  je  trouvai  qu'il  manquoit  dans  le  triage 
plusieurs  manuscrits  que  j'y  avois  mis,  et  nom- 
bre de  lettres,  indifférentes  en  elles-mêmes, 
maisquifaisoient  lacune  dans  la  suite  que  j'avois 
voulu  conserver,  ayant  déjà  formé  le  projet 
d'écrire  un  jour  mes  mémoires.  Cette  infidélité 
me  frappa.  Je  ne  pouvois  l'attribuer  à  M.  le 
maréchal,  dont  je  connoissuis  la  droiture  in- 


826 


CORRESPONDANCE. 


variable  et  la  vérité  de  son  amitié  pour  moi  : 
je  n'osois  non  plus  en  soupçonner  madame  la 
maréchale,  sachant  surtout  qu'on  ne  pouvoit 
tirer  de  ces  papiers  aucun  usage  qui  pût  me 
nuire,  à  moins  de  les  falsifier.  Je  présumai  que 
M.  d'Alembert,  qui  depuis  quelque  temps 
sotoi  introduit  auprès  d'elle,  avoit  trouvé  le 
moyen  de  fureter  ces  papiers  et  d'en  enlever  ce 
qu'il  lui  avoit  plu,  soit  pour  tirer  de  ces  papiers 
ce  qui  lui  pouvoit  convenir,  soit  pour  tâcher  de 
me  susciter  quelque  tracasserie.  Comme  j'étois 
déjà  déterminé  à  quitter  tout-à-fait  la  littéra- 
ture, je  m'inquiétai  peu  de  ces  larcins,  qui 
n'étoient  pas  les  premiers  de  la  même  main  que 
j'avois  endurés  sans  m'en  plaindre  {'). 

Par  trait  de  temps,  et  malgré  quelques  dé- 
monstrations affectées  et  toujours  plus  rares, 
les  seniimens  secrets  de  madame  de  Luxem- 
bourg se  manifestoient  davantage  de  jour  en 
jour  :  cependant,  craignant  toujours  d'être  in- 
juste, je  ne  cessai  point  de  me  confier  à  elle 
dans  mes  malheurs,  quoique  toujours  sans  ré- 
ponse et  sans  succès.  Enfin,  en  dernier  lieu, 
ayant  écrit  à  M.  de  Choiseul  pour  lui  demander, 
dans  l'extrémité  où  j'étois,  un  passe-port  pour 
sortir  du  royaume,  et  n'ayant  point  de  réponse, 
j'écrivis  encore  à  madame  de  Luxembourg,  qui 
ne  me  fit  aucune  réponse  non  plus.  Ce  silence, 
dans  la  circonstance,  me  parut  décisif,  et  j'en 
conclus  que  si  cette  dame  n'entroit  pas  directe- 
ment dans  le  complot,  du  moins  elle  en  étoit 
instruite,  et  ne  vouloit  m'aider  ni  à  le  connoître 
ni  à  m'en  tirer.  Je  reçus  le  passe-port  lorsque 
j'avois  cessé  de  l'attendre.  M.  de  Choiseul  l'ac- 
compagna d'une  lettre  d'un  style  obscur,  am- 
bigu, choquant  même, et  assezsemblableà  celui 
des  lettres  de  M.  de  Mirabeau.  Je  jugeai  qu'on 
ne  m'avoit  fait  attendre  ainsi  le  passe-port  que 
pour  se  donner  le  temps  de  machiner  à  son 
aise  dans  les  lieux  où  l'on  savoit  que  j'avois  des- 
sein d'aller.  Cette  idée  me  fit  changer  sur-le- 
champ  toutes  mes  résolutions,  et  prendre  celle 
de  retourner  en  Angleterre,  où,  pour  le  coup, 
j'avois  tout  lieu  de  croire  que  je  n'étois  pas  at- 
tendu. J'écrivis  à  l'ambassadeur.  J'écrivis  à 

(')  Sans  parler  ici  de  ses  Éléments  de  Musique,  je  venoisde 
parcourir  un  Dictionnaire  des  Beaux- Arts  portant  le  nom 
d'un  M.  Lacombe,  dans  ieqiiel  je  trouvai  beaucoup  d'articles 
tout  eniiers  de  ceux  que  j'avois  faits  en  17*9  pour  Y  Encyclopé- 
die, et  qui  depuis  nombre  d'années  étoicnt  dans  les  mains  de 
M.  d'Alembert.  ' 


M.  Davenport      mais ,  tandis  que  j'attendois 
mes  réponses,  j'aperçus  autour  de  moi  une 
agitation  si  marquée,  j'entendis  rebattre  à  mes 
oreilles  des  propos  si  mystérieux  ;  Bovicr  m'é- 
crivoitdc  Grenoble  des  lettres  si  inquiétantes, 
qu'il  fut  clair  qu'on  cherchoit  à  m'alarmer  el 
me  troubler  tout-à-fait;  et  Ton  réussit.  Ma 
tête  s'affecta  de  tant  d'effrayans  mystères,  dont 
on  s'efforçoit  d'augmenter  l'horreur  par  l'obs- 
curité. Précisément  dans  le  même  temps,  on 
arrêta,  dit-on,  sur  la  frontière  du  Dauphiné, 
un  homme  qu'on  disoit  complice  d'un  attentat 
exécrable  :  on  m'assura  que  cet  homme  passoit 
pour  Bourgoin  (').  La  rumeur  fut  grande,  les 
propos  mystérieux  allèrent  leur  train ,  avec 
l'affectation  la  plus  marquée.  Enfin,  quand  on 
auroit  formé  le  projet  d'achever  de  me  rendre 
tout-à-fait  frénétique,  on  n'auroitpas  pu  mieux 
s'y  prendre  ;  et  si  la  plus  noire  fureur  ne  s'em- 
para pas  alors  de  mon  âme,  c'est  que  les  mou- 
vemens  de  cette  espèce  ne  sont  pas  dans  sa  na- 
ture. Vous  sentez  du  moins  que,  dans  l'émotion 
I  successive  qu'on  m'avoit  donnée,  il  n'y  avoit 
I  pas  là  de  quoi  me  tranquilliser,  et  que  tant  de 
i  noires  idées,  qu'on  avoit  soin  de  renouveler  et 
d'entretenir  sans  cesse,  n'étoient  pas  propres  à 
rendre  aux  miennes  leur  sérénité.  Continuant 
cependant  à  me  disposer  au  prochain  départ 
pour  l'Angleterre,  je  visitois  à  loisir  les  papiers 
qui  m'étoient  restés,  et  que  j'avois  dessein  de 
brûler,  comme  un  embarras  inutile  que  je  traî- 
nois  après  moi.  Je  commençois  cette  opération 
sur  un  recueil  transcrit  de  lettres,  que  j'avois 
discontinué  depuis  long-temps,  et  j'en  feuilletois 
machinalement  le  premier  volume,  quand  je 
tombai  par  hasard  sur  la  lacune  dont  j'ai  parlé, 
et  qui  m'avoit  toujours  paru  difficile  à  com- 
prendre. Quedevins-je  en  remarquant  que  cette 
lacune  tomboit  précisément  sur  le  temps  de 
l'époque  dont  le  prisonnier  qui  venoit  de  pas- 
ser  m'avoit  rappelé  l'idée,  et  à  laquelle,  sans 
cet  événement,  je  n'aurois  pas  plus  songé 
qu'auparavant  !  Cette  découverte  me  boulever- 
sa; j'y  trouvai  la  clef  de  tous  les   mystères 
qui  m'environnoient.  Je  compris  que  cet  enlè- 
vement de  lettres  avoit  certainement  rapport 
au  temps  où  elles  avoient  été  écrites,  et  que 

{*)  Comme  on  n'a  plus  entendu  parler,  que  je  saobe,  de  ce 
prëteadu  prisonnier,  je  ne  doute  point  que  tout  cela  ne  fût  un 
jeji  barbare  et  digne  de  mes  persécuteurs 


ANNÉE  1770. 


827 


quelque  innocentes  qu(î  fussent  ces  lettres,  ce 
n'étoit  pas  pour  rien  qu'on  s'en  éioit  emparé. 
Je  conclus  do  là  que  depuis  plus  de  six  ans  mi 
perte  étoit  jurée,  et  que  ces  lettres,  inutiles  à 
tout  autre  usage,  servoient  à  fournir  les  points 
fixes  des  temps  et  des  lieux  pour  bâtir  le  sys- 
tème d'impostures  dont  on  vouloit  me  rendre 
la  victime. 

Dès  l'instant  môme  je  renonçai  au  projet  d'al- 
leren  Angleterre,  et, sans  balancer  un  moment, 
je  résolus  de  m'exposer,  armé  de  ma  seule  in- 
nocence, à  tous  les  complots  que  la  puissance, 
la  ruse  et  l'injustice  pouvoient  tramer  contre 
elle  (').  La  nuit  même  où  je  fis  cette  affreuse  dé- 
couverte, je  songeois,  sachant  bien  que  toutes 
mes  lettres  étoient  ouvertes  à  la  poste,  à  pro- 
fiter du  retour  de  M.  Pépin  de  Belle-Isle  P) ,  qui, 
mêlant  venu  voir  la  veille,  m'accabloit  des  plus 
pressantes  offres  de  service;  et  je  lui  remis  le 
matin  une  lettre  pour  madame  de  Brionnc,  qui 
en  contenoit  une  autre  pour  M.  le  prince  de 
Conti ,  l'une  et  l'autre  écrites  si  à  la  hâte, 
qu'ayant  été  contraint  d'en  transcrire  une , 
j'envoyai  le  brouillon  au  lieu  de  la  copie. 

Tels  sont,  autant  que  je  puis  me  le  rappeler, 
le  sujet  et  l'occasion  desdites  lettres  :  car,  en- 
core une  fois,  l'agitation  où  j'éiois  en  les  écri- 
vant ne  m'a  pas  permis  de  garder  un  souvenir 
bien  distinct  de  tout  ce  qui  s'y  rapporte. 


A  M.... 

Paris,  le  2»  novembre  1 770, 

Soyez  content,  monsieur,  vous  et  ceux  qui 
vous  dirigent.  11  vous  falloit  absolument  une 
lettre  de  moi  :  vous  m'avez  voulu  forcer  à  l'é- 
crire, et  vous  avez  réussi  :  car  on  sait  bien  que 
quand  quelqu'un  nous  dit  qu'il  veut  se  tuer,  on 
est  obligé,  en  conscience,  à  l'exhorter  de  n'en 
rien  faire. 

Je  ne  vous  connois  point,  monsieur,  et  n'ai 
nul  désir  de  vous  connoître  ;  mais  je  vous  trouve 
très  à  plaindre,  et  bien  plus  encore  que  vous 
ne  pensez  :  néanmoins,  dans  tout  le  détail  de 
vos  malheurs,  je  ne  vois  pas  de  quoi  fonder  la 

(']  Ce  fut  par  nne  suite  de  cette  même  résolution  que  jecout 
•orv  li  mon  recueil  de  lettres,  dont  lieurcusement  je  u'avois 
enrore  déchiré  et  brûlé  que  ((iieliiucs  feuillets. 

(')  H  Teuoit  d'accompagner  en  Piémont  madame  la  princesse 
de  Garignan. 


terrible  résolution  que  vous  m'assurez  avoir 
prise.  Je  connois  Tindigence  et  son  poids  aussi 
bien  que  vous,  tout  au  moins;  mais  jamais  elle 
n'a  suffi  seule  pour  déterminer  un  homme  de 
bon  sens  à  s'ôter  la  vie.  Car  enfin  le  pis  qu'il 
puisse  arriver  est  de  mourir  de  faim,  et  l'on  ne 
gagne  pas  grand'chose  à  se  tuer  pour  éviter  lu 
mort.  Il  est  pourtant  des  cas  où  la  misère  est 
terrible  ,  insupportable;  mais  il  en  est  où  elle 
est  moins  dure  à  souffrir  :  c'est  le  vôtre.  Com- 
ment, monsieur,  à  vingt  ans,  seul,  sans  fa- 
mille, avec  de  la  santé,  de  l'esprit,  des  bras  et 
un  bon  ami,  vous  ne  voyez  d'autre  asile  contre 
la  misère  que  le  tombeau?  sûrement  vous 
n'y  avez  pas  bien  regardé. 

Mais  l'opprobre La  mort  est  à  préférer, 

j'en  conviens;  mais  encore  faut-il  commencer 
par  s'assurer  que  cet  opprobre  est  bien  réel.  Un 
homme  injuste  et  dur  vous  persécute  ;  il  menace 
d'attenter  à  votre  liberté  :  eh  bien!  monsieur, 
je  suppose  qu'il  exécute  sa  barbare  menace, 
serez-vous  déshonoré  pour  cela?  Des  fers  dés- 
honorent-ils l'innocent  qui  les  p©rte?  Socrate 
mourut-il  dans  l'ignominie?  Et  où  est  donc, 
monsieur,  cette  superbe  morale  que  vous  éta- 
lez si  pompeusement  dans  vos  lettres?  et  com- 
ment, avec  des  maximes  si  sublimes,  se  rend-on 
ainsi  l'esclave  de  l'opinion?  Ce  n'est  pas  tout  : 
on  diroit,  à  vous  entendre  ,  que  vous  n'avez 
d'autre  alternative  que  de  mourir  ou  de  vivre 
en  captivité.  Et  point  du  tout,  vous  avez  l'ex- 
pédient tout  simple  de  sortir  de  Paris  :  cela 
vaut  encore  mieux  que  de  sortir  de  la  vie.  Plus 
je  relis  votre  lettre,  plus  j'y  trouve  de  colère  ei 
d'animosité.  Vous  vous  complaisez  à  l'image  de 
votre  sang  jaillissant  sur  votre  cruel  parent, 
vous  vous  tuez  plutôt  par  vengeance  que  par 
désespoir,  et  vous  songez  moins  à  vous  tirer 
d'affaire  qu'à  punir  votre  ennemi.  Quand  je  lis 
les  réprimandes  plus  que  sévères  dont  il  vous 
plaît  d'accabler  fièrement  le  pauvre  Saint- 
Preux  ,  je  ne  puis  m'empêcher  de  croire  que, 
s'il  étoit  là  pour  vous  répondre,  il  pourroit, 
avec  un  peu  plus  de  justice ,  vous  en  rendre 
quelques  unes  à  son  tour. 

Je  conviens  pourtant,  monsieur,  que  votre 
lettre  est  très-bien  faite,  et  je  vous  trouve  fort 
disert  pour  un  désespéré.  Je  voudrois  vous 
pouvoir  féliciter  sur  votre  bonne  foi  comme  sur 
votre  éloquence  ;  mais  la  manière  dont  vous 


828 


CORKESPONDANCK. 


narrez  notre  entrevue  ne  me  le  permet  pas  trop. 
li  est  certain  que  je  me  serois,  il  y  a  dix  ans, 
jeté  à  votre  tête,  que  j'aurois  pris  votre  affaire 
avec  chaleur  ;  et  il  est  probable  que  ,  comme 
dans  tant  d'affaires  semblables  dont  j'ai  eu  le 
malheur  de  me  mêler,  la  pétulance  de  mon 
zèle  m'eût  plus  nui  qu'il  ne  vous  auroit  servi. 
Les  plus  terribles  expériences  m'ont  rendu  plus 
réservé;  j'ai  appris  à  n'accueillir  qu'avec  cir- 
conspection les  nouveaux  visages,  et  dans  l'im- 
possibilité de  remplir  à  la  fois  tous  les  nom- 
breux devoirs  qu'on  m'impose,  à  ne  me  mêler 
que  des  gens  que  je  connois.  Je  ne  vous  ai 
pourtant  point  refusé  le  conseil  que  vous  m'avez 
demandé.  Je  n'ai  point  approuvé  le  ton  de  votre 
lettre  à  M.  de  M....;  je  vous  ai  dit  ce  que  j'y 
irouvois  à  reprendre  ;  et  la  preuve  que  vous 
entendîtes  bien  ce  que  je  vous  disois,  est  que 
vous  y  répondîtes  plusieurs  fois.  Cependant 
vous  venez  me  dire  aujourd'hui  que  le  chagrin 
quejevousmonirainevous  permît  pas  d'enten- 
dre ce  que  je  vous  dis,  et  vous  ajoutez  qu'après 
de  mûres  délibérations  il  vous  sembla  d'aper- 
cevoir que  je  vous  blâmois  de  vous  être  un  peu 
trop  abandonné  à  votre  haine;  mais  vraiment 
il  ne  falloit  pas  de  bien  mûres  délibérations 
pour  apercevoir  cela ,  car  je  vous  lavois  bien 
articulé,  et  je  m'étois  assuré  que  vous  m'enten- 
diez fort  bien.  Vous  m'avez  demandé  conseil, 
je  ne  vous  l'ai  point  refusé,  j'ai  fait  plus  :  je 
vous  ai  offert ,  je  vous  offre  encore  d'alléger, 
en  ce  qui  dépend  de  moi ,  la  dureté  de  votre 
situation.  Je  ne  vois  pas,  je  vous  l'avoue,  en 
quoi  vous  pouvez  vous  plaindre  de  mon  accueil  ; 
et  si  je  ne  vous  ai  point  accordé  de  confiance, 
c'est  que  vous  ne  m'en  avez  point  inspiré. 

Vous  ne  voulez  point,  monsieur,  faire  part 
(le  l'état  de  votre  âme  et  de  votre  dernière  réso- 
lution à  votre  bienfaiteur,  à  votre  consolateur, 
dans  la  crainte  que,  voulant  prendre  votre  dé- 
fense, il  ne  se  compromît  inutilement  avec  un 
onnemipuissantquine  lui  pardonneroit  jamais; 
c'est  à  moi  que  vous  vous  adressez  pour  cela, 
sans  doute  à  cause  de  mon  grand  crédit  et  des 
moyens  que  j  ai  de  vous  servir,  et  qu'un  ennemi 
de  plus  ne  vous  paroît  pas  une  grande  affaire 
pour  quelqu'un  dans  ma  situation.  Je  vous  suis 
obligé  de  la  préférence  ,  j'en  userois  si  j'étois 
sûr  de  pouvoir  vous  servir;  mais,  certain  que 
l'intérêt  qu'on  me  verroit  prendre  à  vous  ne  fe- 


roit  que  vous  nuire ,  je  me  tiens  dans  les  bor- 
nes que  vous  m'avez  demandées. 

A  l'égard  du  jugement  que  je  porterai  de  la 
résolution  que  vous  me  marquez  avoir  prise, 
quand  j'en  apprendrai  l'exécution,  ce  ne  sera 
sûrement  pas  de  penser  que  c'était  là  le  but,  la 
fin  ,  l'objet  moral  de  la  vie;  mais  au  contraire 
que  c'était  le  comble  de  l'égarement,  du  dé" 
lire  et  de  la  fureur.  S'il  étoit  quelque  cas  où 
l'homme  eût  le  droit  de  se  délivrer  de  sa  propre 
vie,  ce  seroit  pour  des  maux  intolérables'et  sans 
remède,  mais  non  pas  pour  une  situation  dure, 
mais  passagère,  ni  pour  des  maux  qu'une  meil- 
leure fortune  peut  finir  dès  demain.  La  misère 
n'est  jamais  un  état  sans  ressources ,  surtout  à 
votre  âge;  elle  laisse  toujours  l'espoir  bien 
fondé  de  la  voir  finir  quand  on  y  travaille  avec 
courage ,  et  qu'on  a  des  moyens  pour  cela.  Si 
vous  craignez  que  votre  ennemi  n'exécute  sa 
menace,  et  que  vous  ne  vous  sentiez  pas  la  con- 
stance de  supporter  ce  malheur,  cédez  à  l'orage 
et  quittez  Paris:  qui  vous  en  empêche?  Si  vous 
aimez  mieux  le  braver,  vous  le  pouvez,  non  sans 
danger,  mais  sans  opprobre.  Croyez-vous  être 
le  seul  qui  ait  des  ennemis  puissans,  qui  soit  en 
péril  dans  Paris,  et  qui  ne  laisse  pas  d'y  vivre 
tranquilleen  mettant  leshommes  au  pis,  content 
de  se  dire  à  lui-même  :  Je  reste  au  pouvoir  de 
mes  ennemis  dont  je  connois  la  ruse  et  la  puis- 
sance, mais  j'ai  fait  en  sorte  qu'ils  ne  puissent 
jamais  me  faire  de  mal  justement  ?  Monsieur, 
celui  qui  se  parle  ainsi  peut  vivre  tranquille  au 
milieu  d'eux,  et  n'est  point  tenté  de  se  tuer. 


k  H.  DUSAULX. 

Paris,  17 1  7«. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

Si  M.  Dusaulx  faisoit  quelquefois  collation 
sur  le  bout  du  banc ,  pour  être  au  lit  à  dix 
heures,  je  lui  proposerois  aujourd'hui  un  petit 
souper,  non  d'Apicius,  mais  d'Épicure,  et  tel 
qu'on  n'en  fait  guère  à  Paris.  Ce  souper,  j'y  ai 
pourvu ,  seroit  animé  d'une  bouteille  de  son  vin 
d'Espagne  (*),  surtout  de  sa  présence  et  de  son 

(•)  Il  avoit  envoyé  demander  cette  bouteille  chez  Dusaulx; 
mais  au  lieu  d  une  on  en  apporta  douze,  générosité  au  moins 
fort  maladroite,  et  qui  dut  paroitre  à  Rousseau  d'autant  plus 
offensante,  que  son  procédé  étoit  franc  et  aimable.  Rousseau 


ANNÉE  177J. 


8iy 


cnlrelien.  S'il  consent,  je  lui  demande  un  polit 
oui,  afin  que  le  plaisir  de  le  voir  soit  précédé 
de  celui  de  l'atiendrc,  à  moins  qu'il  n'aime 
mieux  croire  que  ce  soit  pour  faire  d'avance  les 
préparatifs  du  festin. 

Les  respects  de  ma  femme  et  les  miens  à  ma- 
dame Dusauix. 


AU  HÉME    *). 

I7f  7t. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommes!  etc. 

Monsieur, 

Je  suis  toujours  frappé  de  l'idée  que  vous 
avez  eue  de  me  mettre ,  dans  le  livre  que  vous 
faites,  en  pendant  avec  un  scélérat  abominable 
qui  fait  du  masque  de  la  vertu  l'instrument  du 
crime,  et  qui,  selon  vous,  la  rend  aussi  tou- 
chante dans  ses  discours  qu'elle  l'est  dans  mes 
écrits.  J'ai  toujours  cru,  je  crois  encore  qu'il 

donc  s'en  fâcha,  et  certainement  il  avoit  raison  ;  cependant  la 
querelle  n'eut  pas  de  Suite.  Voyez  dansl'ouvrdge  de  Uusaulx  le 
récit  de  ce  souper  qui  fut  vraiment  un  sovpcr  d'Épicine.  Ce 
récit  et  celui  d'un  dîner  fait  chez  Dusaiilx,  quelques  jours 
après,  avec  des  gens  de  lettres,  offrent  vingt  traits  caractéris- 
tiques que  nous  regrettous  de  ne  pouvoir  rapporter  ici.  G.  P. 

(')  Si  l'envoi  de  douze  bouteilles  au  lieu  dune  seule  qui  étoit 
demandée,  fut  une  maladresse  qui  pensa  couler  cher  à  Dusauix 
dans  sa  liaison  toute  nouvelle  avec  notre  auteur,  peu  de  jours 
après  il  en  fit  nue  autre  bien  plus  forte,  qui  donua  lieu  aux 
lettres  qui  vont  sui\re,  maladresse  dont  Dusauix  convient  lui- 
même,  en  la  qualifiant  d'innocente  balourdise;  innocente, 
soil  ;  mais  en  effet  balourdise  bien  rétUe,  tout-i-fait  sans  ex- 
cuse, et  dont  les  suites  n'étoient  que  trop  faciles  à  prévoir. 
Voici  le  lait  • 

Dusauix,  pressé  par  son  nouvel  ami  de  mettre  à  profit  ses 
talents  en  travaillant  à  quelque  ouvrage,  offre  de  lui  lire  un 
morceau  de  sa  composition.  Housseau  consent  à  l'entendre j  et 
quel  est  le  morceau  dont  Dusauix  fait  choix  dans  cette  circon- 
stance? le  portrait  d'un  fourbe,  extrait  de  son  ouvrage  sur  ta 
passion  du  jeu,  qu'il  se  proposoit  alors  de  publier.  Le  portrait 
d'un  fourbe  !  dans  ce  titre  seul  n'y  avoit-il  pasde  quoi  boulever- 
ser une  tête  que  Dusauix  savoit  très-bien  être  malade;  et  pour 
comble  de  balourdise,  dans  ce  morceau  si  malheureusement 
choisi,  Jean-Jacques  et  ses  écrits  se  trouvent,  on  ne  sait  trop 
pourquoi,  rappelés,  rappelés  avec  honneur  sans  doute,  mais 
rappelés  enfin  ;  c'est  tout  dire.  Nous  renvoyons  les  lecteurs  ft 
l'ouvrage  de  Dusauix,  pour  le  détail  des  faits  de  cette  triste 
aventure,  qui  n'a  pu  que  rendre  Rousseau  plus  malade  encore 
et  plus  malheureux.  Qu'ils  nous  permettent  seulement  une 
dernière  réflexion. 

Que  dirions  nous  d'un  homme  qui,  visitant  »  Charenton  son 
ami  attaqué  de  folie,  prendroit  pour  sujet  de  conversation  l'ob- 
jet même  sur  lequel  ce  malheureux  ami  déraisonne?  Tout  nous 
autoriseroiteffectivement  à  traiter  le  visiteurde  balourd;  mais 
le  fou  lui-même,  en  ceci  très-raisonnable,  ne  seroit-il  pas  tout 
aussi  bien  fondé  &  voir  dans  ce  même  visiteur  un  véritable  en- 
nemi ?  Si  ccl'e  comparaison  est  exacte,  Rousseau  est  justifié. 

G.  r. 


faut  sincèi  emenl  aimer  la  vertu  pour  savoir  la 
rendre  aimable  aux  autres,  rt  que  quiconque  y 
croit  de  bonne  foi  distinf[ue  aisément  dans  son 
cœur  le  lanfia^e  de  l'hypocrisie  d'avec  celui  que 
le  cœur  a  dicté.  Vous  me  dites  pourexcuse  que 
vous  portiez  cejupement  à  l'âgede  dix-sept  ans; 
mais,  monsieur,  vous  n'aviez  pas  lu  mes  écrits  : 
c'est  à  l'âge  où  vous  êtes,  c'est  au  moment  que 
vous  écrivez  que  vousidentifiez  l'impression  que 
vous  fait  leur  lecture  avrc  celle  des  discours  du 
fourbe  dont  il  s'agit.  Si  c'est  là  la  seule  ou  la 
plus  honorable  mention  que  vous  faites  dans 
votre  ouvrage  d'un  homme  à  qui  vous  marquez, 
entre  vous  et  lui,  tant  d'estime  et  d'empresse- 
ment ;  le  tour,  si  c'est  un  éloge,  est  neuf  et  bi- 
zarre; si  c'est  un  art  employé  pour  appuyer 
ouvertement  l'imposture,  il  est  infernal.  Vous 
paroissez  disposé  à  changer  dans  le  passage  ce 
qui  peut  m'y  déplaire  :  je  vous  l'ai  déjà  dit, 
monsieur,  n'y  changez  rien;  s'il  a  pu  vous  plaire 
un  moment,  il  ne  me  déplaira  jamais.  Je  suis 
bien  aise  que  tout  le  monde  sache  quelle  place 
vous  donnez  dans  vos  écrits  à  un  homme  qu'en 
même  temps  vous  recherchez  avec  tant  de  zèle, 
et  à  qui  vous  paroissez,  du  moins  en  parlant  à 
lui,  en  donner  une  si  belle  dans  votre  estime  et 
dans  votre  cœur.  Cette  remarque, m'en  rappelle 
d'autres  trop  petites  pour  être  citées,  mais 
sur  l'effet  desquelles  je  veux  vous  ouvrir  le 
mien. 

Après  m'avoir  dit  si  souvent  en  si  beaux. ter- 
mes que  vous  me  connoissiez,  m'aimiez,  m'es- 
timiez, m'honoriez  parfaitement,  il  est  constant, 
et  je  le  dis  de  tout  mon  cœur,  que  les  prévenan- 
ces et  les  honnêtetés  dont  vous  m'avez  comblé, 
adressées,  dans  votre  intention  comme  dans  la 
vérité,  à  un  homme  de  bien  et  d'honneur,  ont 
à  ma  reconnoissance  et  à  mon  attachement  un 
droit  que  je  serai  toujours  empressé  d'ac- 
quitter. 

Mais,  s'il  étoit  possible,  au  contraire,  que, 
m'ayant  pris  pour  un  hypocrite  et  un  scélérat, 
vous  eussiez  cependant  prodigué  tant  d'avan- 
ces, de  caresses  et  de  cajoleries  de  toute  espèce 
pour  capter  mu  confiance  et  mon  amitié,  soit 
parce  que  mon  caractère  supposé  conviendroit 
au  vôtre,  soit  pour  aller  par  astuce  à  des  fins 
que  vous  me  cacheriez  avec  soin  ;  dans  ce  cas, 
il  n'en  est  pas  moins  sûr  qu'en  tout  état  de 
choses  possibles  vous  ne  seriez  vous-mêuio 


830 


CORRESPONDANCE. 


qu'un  vil  fourbe  et  un  mcilhonnêie  homme, 
digne  de  tout  le  mépris  que  vous  auriez  eu 
pour  moi. 

J'aurois  bien  quelque  chose  encore  à  vous 
dire  ;  mais  je  m'en  tiens  là  quant  à  présent. 
Voilà,  monsieur,  un  doute  que  j'ai  senti  naître 
avec  douleur,  et  qui  s'augmente  au  point  d'être 
intolérable.  Je  vous  le  déclare  avec  ma  fran- 
chise ordinaire,  dont,  quelque  mal  qu'elle  m'ait 
fait  et  qu'elle  me  fasse,  je  ne  me  départirai  ja- 
mais. Je  vous  montre  bien  mes  seniimens  ; 
montrez-moi  si  bien  les  vôtres  que  je  sache  avec 
certitude  ce  que  vous  pensez  de  moi.  Je  me 
souviens  de  vous  avoir  dit  que  si  jamais  je  me 
défiois  de  vous,  ce  seroit  votre  faute.  Vous  voilà 
dans  le  cas  ;  c'est  à  vous  d'y  pourvoir,  au  moins 
si  vous  donnez  quelque  prix  à  mon  estime.  En 
y  pourvoyant,  n'en  faites  pas  à  deux  fois,  car 
je  vous  avertis  qu'à  la  seconde  vous  n'y  seriez 
plus  à  temps. 

Je  me  suis  confié  à  vous,  monsieur,  et  à 
d'autres  que  je  ne  connoissois  pas  plus  que 
vous.  Le  témoignage  intérieur  de  l'innocence  et 
de  la  vérité  m'a  fait  croire  qu'il  suffîsoit  d'é- 
pancher mon  cœur  dans  des  cœurs  dhommes 
pour  y  verser  le  sentiment  dont  il  étoit  plein. 
J'espère  ne  m'être  pas  trompé  dans  mon  choix; 
mais  quand  cet  espoir  m'abuseroit,  je  n'en  se- 
rois  point  abattu.  La  vérité,  le  temps,  triom- 
pheront enfin  de  l'imposture,  et  de  mon  vivant 
môme  elle  n'osera  soutenir  mes  regards.  Son 
plus  grand  soin,  son  plus  ^rand  art  est  de  s'y 
dérober;  mais  cet  art  même  la  décèle.  Jamais 
ou  n'a  vu,  jamais  on  ne  verra  le  mensonge 
marcher  fièrement  à  la  face  du  soleil  en  inter- 
pellant à  grands  cris  la  vérité,  et  celle-ci  deve- 
nir cauteleuse,  craintive  et  traîtresse,  se  mas- 
quer devant  lui,  fuir  sa  présence,  n'oser 
l'accuser  qu'en  secret,  et  se  cacher  dans  les  té- 
nèbres. 

Je  vous  fais,  monsieur,  mes  très-humbles 
salutations. 


AU    MEME. 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommes!  etc. 

En  lisant,  monsieur,  et  relisant  votre  lettre, 
je  sons  qu'il  me  faut  du  temps  pour  y  penser. 


Permettez  que  j'attende  le  retour  du  sang- 
froid.  Un  homme  comme  vous  mérite  bien  qu'on 
délibère  quand  il  s'agit  de  s'en  détacher.  Je 
vous  salue  très-humblement. 

Rousseau. 


AU  MEME. 


Pauvres  aveugles  que  nous  sommes:  etc. 

J'ai  voulu,  monsieur,  mettre  un  intervalle 
entre  votre  dernière  lettre  et  celle-ci  pour  lais- 
ser calmer  mes  premiers  mouvemens  et  agir 
ma  raison  seule.  Votre  lettre  est  bien  plus  em- 
ployée à  me  dire  ce  que  je  dois  penser  de  vous 
que  ce  que  vous  pensez  de  moi,  quoique  je  vous 
eusse  prévenu  que  de  ce  dernier  jugement  dé- 
pendoit  absolument  l'autre.  11  faut  pourtant 
que  je  me  décide  et  que  je  vous  juge  en  ce  qui 
me  regarde,  quoique  j'aie  renoncé,  comme  vous 
me  le  conseillez,  à  juger  des  hommes,  bien 
convaincu  que  l'obscur  labyrinthe  de  leurs 
cœurs  m'est  impénétrable,  à  moi  dont  le  cœur 
transparent  comme  le  cristal  ne  peut  cacher 
aucun  de  ses  mouvemens,  et  qui,  jugeant  si 
long-temps  des  autres  par  moi,  n'ai  cessé  de- 
puis vingt  ans  d'être  leur  jouet  et  leur  vic- 
time. 

A  force  de  m'environner  de  ténèbres,  on 
m'a  cependant  rendu  quelquefois  plus  clair- 
voyant, et  l'expérience  et  la  nécessité  me  font 
apercevoir  bien  des  choses  par  le  soin  même 
qu'on  prend  pour  me  les  cacher.  J'ai  vu  dans 
votre  conduite  avec  moi  les  honnêtetés  les  plus 
marquées,  les  attentions  les  plus  obligeantes, 
et  des  fins  secrètes  à  tout  cela  :  j'y  ai  même 
démêlé  des  signes  de  peu  d'estime  en  bien  des 
points,  et  surtout  dans  les  fréquens  petits  ca- 
deaux auxquels  vous  m'avez  apparemment  cru 
très-sensible,  au  lieu  qu'ils  me  sont  indifïérens 
ou  suspects  :  Timeo  Danaos,  et  dona  ferentes. 
C'est  précisément  par  le  peu  de  cas  que  j'en  fais 
que  je  ne  les  refuse  plus,  lassé  des  tracasseries 
et  des  ridicules  que  m'attirèrent  long-temps  ces 
refus,  par  la  malignité  des  donneurs  qui  avoient 
leurs  vues,  et  bien  sûrs,  en  recevant  tout  et  ou- 
bliant tout,  d'écarter  enfin  plus  sûrement  toutes 
ces  petites  amorces.  Je  cherchois  un  logemeni; 


ANNÉE  1771. 


851 


vous  avez  voulu  in'avoir  pour  voisin  et  presqtie 
pour  hAtc  :  cela  ctoit  bon  et  amical;  mais  j'ai 
vu  que  vous  vouliez  trop,  et  que  vous  cherchiez 
à  m'ailirer  :  vous  avez  fait  tout  le  contraire. 
Vous  avez  cru  que  j'aimois  les  dîners;  vous 
avez  cru  que  j'aimois  les  louanges.  Tout,  à 
travers  la  pompe  de  vos  paroles,  m'a  prouvé 
que  j'étois  mal  connu  de  vous.  Les  je  ne  sais 
quoi,  trop  longs  à  dire,  mais  frappans  à  re- 
marquer, m'ont  averti  qu'il  y  avoit  quelque 
mystère  caché  sous  vos  caresses,  et  tout  a  con- 
firmé mes  premières  observations. 

L'article  que  vous  m'avez  lu  a  achevé  de 
m'éclairer.  Plus  j'y  ai  réfléchi,  mioins  je  l'ai 
trouvé  naturel,  dans  ma  situation  présente, 
de  la  part  d'un  bienveillant.  Vous  me  faites 
trop  valoir  le  soin  que  vous  avez  pris  de  me  lire 
cet  article.  Vous  avez  prévu  que  je  le  verrois 
un  jour,  et  vous  sentiez  ce  que  j'en  aurois  pu 
penser  et  dire  si  vous  me  l'eussiez  tu  jusqu'à 
la  publication.  Vous  avez  cru  me  leurrer  par 
ce  mot  d'illuslre.  Ah  1  vous  êtes  trop  loin  de 
voir  combien  la  réputation  d'homme  bon,  juste 
et  vrai,  que  je  gardai  quarante  ans,  et  que  je 
n'ai  jamais  mérité  de  perdre,  m'est  plus  chère 
que  vos  glorioles  littéraires,  dont  j'ai  si  bien 
senti  le  néant.  Ne  changeons  point,  mon- 
sieur, l'état  de  la  question.  Il  ne  s'agit  pas 
de  savoir  comment  vous  vous  y  êtes  pris  pour 
faire  passer  un  article  aussi  captieux,  mais 
comment  il  vous  est  venu  dans  l'esprit  de  l'é- 
crire, de  me  mettre  gracieusement  en  parallèle 
avec  un  exécrable  scélérat,  et  cela  précisément 
au  moment  où  l'imposture  n'épargne  aucune 
ruse  pour  me  noircir.  Mes  écrits  respirent  l'a- 
mour de  la  vertu  dont  le  cœur  de  l'auteur 
étoit  embrasé.  Quoi  que  mes  ennemis  puissent 
faire,  cela  se  sent  et  les  désole.  Dites-moi  si, 
pour  énerver  ce  sentiment  honorable  et  juste, 
aucun  d'eux  s'y  prit  plus  adroitement  que 
vous. 

Et  maintenant,  au  lieu  de  me  dire  nettement 
quel  jugement  vous  portez  de  moi ,  de  mes 
sentiment,  de  mes  mœurs,  de  mon  caractère, 
comme  vous  le  deviez  dans  la  circonstance,  et 
comme  je  vous  en  avois  conjuré,  vous  me  parlez 
de  larmes  d'attendrissement  et  d'un  intérêt  de 
commisération;  comme  si  c'éloit  assez  pour 
moi  d'exciter  votre  pitié,  sans  prétendre  à  des 
hontimens  plus  honorables!  Je  vous  estime  en- 


core, me  dites-vous,  mais  je  vous  plains.  Moi, 
je  vous  réponds  :  Quiconque  ne  m'esiimera  que 
par  grâce  trouvera  difficilement  en  moi  la 
même  générosité. 

Je  voudrois,  monsieur,  entendre  un  peu 
plus  clairement  quel  est  ce  grand  intérêt  que 
vous  dites  prendre  en  moi.  Le  premier,  le  plus 
grand  intérêt  d'un  homme  est  son  honneur. 
Vous  auriez,  dites-vous,  donné  un  bras  pour 
m'en  sauver  un  I  C'est  beaucoup,  et  c'est  mémo 
trop  :  je  n'aurois  pas  donné  mon  bras  pour 
sauver  le  vôtre;  mais  je  l'aurois  donné,  je  le 
jure,  pour  la  défense  de  votre  honneur.  En- 
touré de  tous  ces  preneurs  d'intérêt  qui  ne 
cherchent  qu'à  me  donner,  comme  faisoit  aux 
passans  ce  Romain ,  un  écu  et  un  soufflet  à 
chaque  rencontre,  je  ne  prends  pas  le  change 
sur  cet  intérêt  prétendu  :  je  sais  qu'ils  n'ont 
d'autre  but  dans  leur  fausse  bienveillance  que 
d'ajouter  à  leurs  noirceurs ,  quand  je  m'en 
plains,  le  reproche  d'ingratitude. 

«  Le  généreux,  le  vertueux  Jean-Jacques 
»  Rousseau,  inquiet  et  méfiant  comme  un  lâche 
»  criminel  !  »  Monsieur  Dusaulx,  si,  vous  sen- 
tant poignarder  par  derrière  par  des  assassins 
masqués,  vous  poussiez,  en  vous  retournant, 
les  cris  de  la  douleur  et  de  l'indignation,  que 
diriez-vous  de  celui  qui  pour  cela  vous  repro- 
cheroit  froidement  d'être  inquiet  et  méfiant 
comme  un  lâche  criminel? 

Il  n'y  aura  jamais  que  des  cœurs  capables  du 
crime  qui  puissent  en  soupçonner  le  mien  ;  et 
quant  à  la  lâcheté,  malgié  tout  l'effroi  qu'on 
a  voulu  me  donner,  me  voici  dans  Paris,  seul, 
étranger,  sans  appui,  sans  amis,  sans  parens, 
sans  conseil,  armé  de  ma  seule  innocence  et  de 
mon  courage,  à  la  merci  des  adroits  et  puis- 
sans  persécuteurs  qui  me  diffament  en  se  ca- 
chant, les  provoquant,  et  leur  criant.  Parlez 
haut,  me  voilà.  Ma  foi,  monsieur,  si  quelqu'un 
fait  lâchement  le  plongeon  dans  cette  affaire 
il  me  semble  que  ce  n'est  pas  moi. 

Je  veux  être  juste  toujours.  S'il  n'y  a  contn 
moi  nulle  œuvre  de  ténèbres,  votre  reproche 
est  fondé,  j'en  conviens;  mais  s'il  existe  uni; 
pareille  œuvre,  et  que  vous  le  sachiez  très-bien, 
convenez  aussi  que  ce  même  reproche  est  bien 
barbare.  Je  prends  là- dessus  votre  conscience 
pour  juge  entre  vous  et  moi. 

Vous  me  trompez,  monsieur  :  j'ignore  à 


832 


CORRESPONDANCE. 


quelle  fin,  mais  vous  me  trompez.  C'est  assu- 
rément tromper  un  homme  à  qui  Ion  marque 
la  plus  tendre  affection,  que  de  lui  cacher  les 
choses  qui  le  re^jardent  et  qu'il  lui  importe  le 
plus  de  savoir.  Encore  une  fois,  j'ignore  vos 
motifs;  mais  je  sais  qu'on  ne  trompe  personne 
pour  son  bien.  Je  n'attaque  à  tout  autre  égard 
ni  votre  droiture,  ni  vos  vertus;  je  n'explique 
point  cette  inconséquence.  Je  ne  sais  qu'une 
seule  chose,  mais  je  la  sais  très-bien,  c'est  que 
vous  me  trompez. 

Je  veux  que  tout  le  monde  lise  dans  mon 
cœur,  et  que  ceux  avec  qui  je  vis  sachent  comme 
moi-même  ce  que  je  pense  d'eux,  quoiqu'une 
malheureuse  honte,  que  je  ne  puis  vaincre, 
m'empêche  de  le  leur  dire  en  face.  C  est  afin 
que  vous  n'ignoriez  pas  mes  scntimens  que  je 
vous  écris.  Du  reste,  mou  intention  n'est  de 
rompre  avec  vous  qu'autant  que  cela  vous  con- 
viendra :  je  vous  laisse  le  choix.  Si  je  connois- 
sois  un  seul  homme  à  ma  portée  dont  le  cœur 
fût  ouvert  comme  le  mien,  qui  eût  autant  en 
horreur  la  dissimulation,  le  mensonge,  qui  dé- 
daignât, qui  refusât  de  hanter  ceux  auxquels 
il  n'oseroit  dire  ce  qu'il  pense  d'eux,  j'irois  à 
cet  homme,  et,  très-sûr  d'en  faire  mon  ami, 
je  renoncerois  à  tous  les  autres;  il  seroit  pour 
moi  le  genre  humain  :  mais,  après  dix  ans  de 
recherches  inutiles,  je  me  lasse,  et  j'éteins  ma 
lanterne.  Environné  de  gens  qui,  sous  un  air 
d'intérêt  grossièrement  affecté ,  me  flattent 
pour  me  surprendre,  je  les  laisse  faire,  parce 
qu'il  faut  bien  vivre  avec  quelqu'un,  et  qu'en 
quittant  ceux-là  pour  d'autres,  je  ne  trouverois 
pas  mieux.  Du  reste,  s'ils  ne  voient  pas  ce  que 
je  pense  d'eux,  c'est  assurément  leur  faute.  Je 
suis  toujours  surpris,  je  l'avoue,  de  les  voir 
m'éialer  pompeusement  et  leurs  vertus  et  leur 
amitié  pour  moi  ;  je  cherche  inutilement  com- 
ment on  peut  être  vertueux  et  faux  tout  à  la 
fois,  comment  on  peut  se  faire  un  honneur  de 
tromper  les  gens  qu'on  aime.  Non,  je  n'aurois 
jamais  cru  qu'on  pût  être  aussi  fiers  d'être  des 
traîtres. 

Livré  depuis  long-temps  à  ces  gens-là,  j'au- 
rois  tort  assurément  d'être  difficile  en  liaisons, 
et  bien  plus  de  me  refuser  à  la  vôtre,  puisque 
votre  société  me  paroît  très-agréable,  et  que, 
sans  vous  confondre  avec  tous  les  empressés 
qui  m'entourent,  je  vous  compte  parmi  ceux 


que  j'estime  le  plus.  Ainsi  je  vous  laisse  le  maî- 
tre de  me  voir  ou  de  ne  me  pas  voir,  comme  il 
vous  conviendra.  Pour  de  l'intimité,  je  n'en 
veux  plus  avec  personne,  à  moins  que,  contre 
toute  apparence ,  je  ne  trouve  fortuitement 
l'homme  juste  et  vrai  que  j'ai  cessé  de  cher- 
cher. Quiconque  aspire  à  ma  confiance  doit 
commencer  par  me  donner  la  sienne  ;  et  du 
reste,  malade  ou  non ,  pauvre  ou  riche ,  je 
trouverai  toujours  très-mauvais  que,  sous  pré- 
texte d'un  zèle  que  je  n'accepte  point,  qui 
que  ce  soit  veuille  malgré  moi  se  mêler  de  mes 
affaires. 

Je  viens  de  vous  ouvrir  mon  cœur  sans  ré- 
serve, c'est  à  vous  maintenant  de  consulter 
le  vôtre,  et  de  prendre  le  parti  qui  vous  con- 
viendra (*]. 


A  M.   DO  PEYROD. 

Paris,  47^-71. 

Jamais,  mon  cher  hôte,  un  homme  sage  et 
ami  de  la  justice,  quelque  preuve  qu'il  croie 
avoir,  ne  condamne  un  autre  homme  sans  l'en- 
tendre, ou  sans  le  mettre  à  portée  d'être  en- 
tendu. Sans  cette  loi,  la  première  et  la  plus 
sacrée  de  tout  le  droit  naturel,  la  société,  sapée 
par  ses  fondemens,  ne  seroit  qu'un  brigan- 
dage affreux,  où  l'innocence  et  la  vérité  sans 
défense  seroienl  en  proie  à  l'erreur  et  à  l'im- 
posture. Quoiqu'en  cette  occasion  le  sujet  soit 
un  peu  moins  grave,  j'ai  cependant  à  me 
plaindre  que  pour  quelqu'un  qui  dit  tant  croire 

(*)  Dusaulx  fit  à  cette  lettre  une  réponse  à  laquelle  Ronsseaii 
ne  répliqua  pas.  «  Je  ne  saclie  pas.  dit  Dusaulx  à  ce  sujet,  que 
depuis  notre  éternelle  séparation,  il  soit  sorti  de  sa  bouche 
un  seul  mot  capable  de  m'offenser  :  au  contraire,  j'ai  appris 
avec  reconnoissance  qu'il  sétoit  expliqué  sur  mon  compte 
d'une  manière  trop  honorable  pour  le  répéter...  Je  ne  l'ai  de- 
puis rencontré  qu'une  fois  par  hasard  aux  travaux  de  l'Étoile 
voisine  des  Champs-Elysées.  Son  premier  mouvement  et  le 
mien  furent  réciproquement  de  tomber  dans  les  bras  l'un  de 
rautre;  mais  il  s'arrêta  au  milieu  de  son  élan.  Qui  l'a  donc 
retenu?  la  méfiance  dont  un  accès  plus  violent  qu'à  l'ordi- 
naire le  saisit  tout-à-coup.  Situé  sur  le  bord  dune  tranchée 
profonde,  et  me  voyant  à  ses  côtés,  il  craignit  apparemment 
que  je  ne  ly  précipitasse;  tout,  du  moins,  m'autorisoit  à  le 
croire.  Utrembloitde  tousses  membres.  Tantôt  ilélevoitdes 
bras  suppliansvers  le  ciel,  tantôt,  comme  s'il  eiit  invoqué  ma 
pitié,  il  me  montroit  l'abîme  ouvert  sous  ses  pas.  Je  ne  com- 
pris que  trop  ce  langage  muet.  .M'él.iignant  de  lui.  je  tâchai 
de  le  rassurer  par  les  plus  tendres  démonstrations;  quoiqu'i 
en  parût  touché,  il  passa  son  chemin.  »  De  mes  rapport 
rec  J.  J.  Rousseau,  page  i«9.  ^-  P- 


ANNÉE  i77i 


855 


à  la  vertu,  vous  méjugiez  si  légèrement  a  votre 
ordinaire. 

4"  Il  n'y  a  que  peu  de  jours  que  j'ai  reçu 
votrft  îettre  du  4  5  novembre,  avec  le  billet  sur 
vosbanquiorsqu'elIftContenoit.Par  une  fraude 
des  fadeurs  qui  s'enlendoicnt  avec  je  ne  sais 
qui,  mes  lettres  ont  resté  plusieurs  mois  sans 
cours  à  la  poste  ;  et  ce  n'est  qu'après  un  entre- 
tien avec  un  de  ces  messieurs  qui  me  vint  voir, 
que  l'affaire  fut  éclaircie,  que  le  grief  fut  re- 
dressé, et  qu'on  me  promit  que  pareille  chose 
n'arriveroit  plus  à  l'avenir.  En  conséquence  de 
ce  redressement,  on  m'apporta  toutes  mes  let- 
tres, dont,  vu  l'éiiormiié  des  ports,  je  ne  re- 
lirai que  la  vôtre  seule  que  je  reconnus  à  l'é- 
criture et  au  cachet.  Il  eût  été  malhonnête  de 
faire  usage  de  votre  ordre  sur  vos  banquiers 
avant  de  vous  en  accuser  la  réception,  et  mes 
occupations  ne  m'ayant  pas  laissé,  depuis  huit 
jours,  le  temps  de  vous  écrire,  avant  d'avoir 
répondu  à  celte  première  lettre  j'ai  reçu  la 
seconde  du  4  9  mars  avec  le  duplicata  de  votre 
billet,  et  cela  m'a  fait  prendre  le  parti,  toute 
chose  cessante,  de  répondre  sur-le-champ  à 
l'une  et  à  l'autre. 

2°  La  lettre  que  vous  marquez  m'avoir  écrite 
par  madame  Boy  de  La  Tour,  ni  par  consé- 
quent l'autre  duplicata  de  votre  ordre  à  vos 
banquiers,  ne  me  sont  point  parvenus,  ni  au- 
cune nouvelle  de  cette  dame  depuis  très-long- 
temps. J'ignore  la  raison  de  ce  silence ,  car 
elle  savoit  qu'il  ne  falloit  pas  m'écrire  par  la 
posie,  et  les  voies  sûres  ne  lui  manquoient  as- 
surément pas. 

5»  J'en  pensois  autant  de  vous,  et  je  jugeai 
qu'ayant  bien  su  me  faire  parvenir  une  lettre 
de  M.  Junet,  sans  un  seul  mot  de  votre  part, 
ni  verbal,  ni  par  écrit,  vous  sauriez  bien,  quand 
vous  le  voudriez,  employer,  comme  vous  avez 
f.-îit,  la  même  voie  pour  vous-même.  Voyant 
que  vous  n'en  faisiez  rien,  je  jugeois  que  vous 
n'aviez  pas  là-dessus  beaucoup  d'empresse- 
ment, et  un  galant  homme  comme  vous  senti- 
ra bien  qu'en  cette  occasion  ce  n'étoit  pas 
à  moi  d'en  avoir  davantage. 

4°  Je  parlai  toutefois  de  votre  silence  à 
M.  d'iilscherny,  et  de  l'obstacle  de  la  poste  qui 
pouvoit  être  cause  que  je  ne  recevois  point  de 
vos  lettres.  J'ajoutai  que  la  seule  voie  sûre  et 
simple  que  vous  aviez  pour  m'écrire  étoit  d'a- 

T.    IV. 


dresser  votre  lettre  sous  enveloppe  à  quelqu'un 
résidant  à  Paris,  pour  me  la  faire  tenir  ;  mais 
je  ne  parlai  de  lui  en  aucune  manière;  et,  s'il 
s'est  mis  en  avant,  comme  vous  le  marquez, 
il  a  pris  le  surplus  sous  son  bonnet. 

Voilà,  mon  cher  hôte,  l'exacte  vérité;  si 
vous  trouvez  en  tout  cela  quelque  tort  à  me 
reprocher,  vous  m'obligerez  de  vouloir  bien  me 
l'indiquer.  Pour  moi  je  ne  vous  en  reproche  ici 
d'aulrequecelui  auquel jesuis  tout  accoutumé, 
savoir,  la  précipitation  de  vos  jugemens  avant 
d'avoir  pris  les  mesures  nécessaires  pour  savoir 
la  vérité.  Voilà  cependant  comment  il  faut  que 
toutes  mes  lettres  s'emploient  en  apologies, 
attendu  que  toutes  les  vôtres  s'emploient  en 
injustes  griefs.  C'est  l'histoire  abrégée  de  nos 
liaisons  depuis  plusieurs  années.  Je  suis  le  lésé, 
et  vous  êtes  le  plaignant. 

Votre  compte,  que  vous  m'avez  envoyé  tant 
de  fois,  me  paroît  très  et  trop  en  règle;  le 
mandat  sur  vos  banquiers  est  aussi  fort  bien, 
et  j'en  ferai  usage. 

Je  vous  embrasse  cordialement.  Vous  me 
proposez  l'oubli  de  ce  que  vous  appelez  nos  en- 
fantillages. Je  ne  demande  pas  mieux,  mais  ce 
n'est  pas  de  moi  que  la  chose  dépend  :  le  sou- 
venir fut  votre  ouvrage,  il  faut  que  l'oubli  le 
soit  aussi  ;  mais  jusqu'ici  vous  ne  vous  y  êtes 
assurément  pas  bien  pris  pour  opérer  cet  effet. 


A   M.    DE  SAINT-GERMAIN. 

A  Paris.  17774. 

C'est  avec  bien  du  regret,  monsieur,  que 
j'ai  demeuré  si  long-temps  privé  de  vos  nou- 
velles ;  une  tracasserie  qu'on  m'avoit  faite  à  la 
poste  m'avoit  fait  renoncer  à  recevoir  ni  écrire 
aucune  lettre  par  cette  voie.  Ce  n'est  que  de- 
puis quelques  jours  qu'une  visite  d'un  de  ces 
messieurs  m'a  donné  l'éclaircissement  de  ce 
malentendu  :  et  après  la  promesse  qui  m'a  été 
faite  que  rien  de  pareil  n'arriveroit  à  l'avenir, 
je  reprends  la  même  voie  pour  donner  de  mes 
nouvelles,  et  en  demander  aux  personnes  qui 
m'intéressent,  parmi  lesquelles  vous  savez  bien, 
monsieur,  que  vous  tenez  et  tiendrez  toujours 
le  premier  rang.  Veuillez,  monsieur,  m'infor- 
mer  de  l'état  présent  de  votre  santé  et  de  cel!a 

53 


854 


CORRESPONDANCE. 


de  madame  de  Saint-Germain,  cl  de  toute  vo- 
tre brillante  famille.  Je  vous  connois  trop  in- 
variable dans  vos  sentimens  pour  douter  que 
je  ne  retrouve  toujours  en  vous  It^s  bontés  et  la 
bienveillance  dont  vous  m'avez  honoré  ci-de- 
vant; comme  je  ne  cesserai  jamais,  non  plus, 
d'avoir  le  cœur  plein  de  l'attachement  et  de  la 
rcconnoissance  que  je  vous  ai  voués. 

Je  n'ai  rien  à  vous  dire  de  nouveau  sur  ma 
situation,  elle  est  la  même  que  ci-devant  :  mes 
incommodités  ordinaires  m'ont  retenu  chez  moi 
une  partie  de  l'hiver,  sans  pourtant  m'avoir 
trop  maltraité.  Ma  femme  a  eu  des  rhumes  et 
des  rhumatismes,  et  le  froid  qui  continue  avec 
beaucoupde  rigueur  ne  nousa  pasencore  rendu 
<à  l'un  et  à  l'autre  notre  santé  d'été.  Nous  avons 
passé  d'agréables  soirées  au  coin  de  nos  tisons 
à  parler  des  avantages  que  nous  a  procurés 
l'honneur  de  vous  connoître,  et  des  heures  si 
douces  que  vous  nous  avez  données  :  nous  vous 
prions  de  vous  rappeler  quelquefois  d'anciens 
voisins  qui  sentiront  toute  leur  vie  le  regret 
d'avoir  été  forcés  de  s'éloigner  de  vous. 

Veuillez,  monsieur,  faire  agréer  nos  res- 
pects à  madame  de  Saint-Germain,  et  recevoir 
avec  votre  bonté  accoutumée  nos  plus  humbles 
salutations. 


A   MADAME   DE   T' 


Le  6  avril  1771. 


Un  violent  rhume,  madame,  qui  me  met 
hors  d'état  de  parler  sans  fatiguer  extrême- 
ment, me  fait  prendre  le  parti  de  vous  écrire 
mon  sentiment  sur  votre  enfant,  pour  ne  pas 
le  laisser  plus  long-temps  dans  l'état  de  suspen- 
sion où  je  sens  bien  que  vous  le  tenez  avec  peine, 
quoiqu'il  n'y  ait  point,  selon  moi,  d'inconvé- 
nient.Je  vous  avouerai  d'abord  que  plus  je  pense 
à  l'exposition  lumineuse  que  vous  m'avez  faite, 
moins  je  puis  me  persuader  que  cette  roideur 
de  caractère  qu'il  manifeste  dans  un  âge  si  ten- 
dre soit  l'ouvrage  de  la  nature.  Cette  mutine- 
rie, ou,  si  vous  voulez,  madame,  cette  fer- 
meté n'est  pas  si  rare  que  vous  croyez  parmi 
les  enfans  élevés  comme  lui  dans  l'opulence;  et 
j  en  sais  dans  ce  moment  même  à  Paris  un  au- 
tre exemple  tout  semblable  dont  la  conformité 
m'a  beaucoup  frappé,  tandis  que  parmi  les  au- 


tres enfans  élevés  avec  moins  de  sollicitude 
apparente,  et  à  qui  l'on  a  moins  fait  sentir  par 
là  leur  importance,  je  n'ai  vu  de  ma  vie  un 
exemple  pareil.  Mais  laissons,  quant  à  présent, 
cette  observation  qui  nous  mèneroit  trop  loin, 
et,  quoi  qu'il  en  soit  de  la  cause  du  mal,  par- 
lons du  remède. 

Vous  voilà,  madame,  à  mon  avis,  dans  une 
circonstance  favorable  d'où  vous  pouvez  tirer 
grand  parti  :  l'enfant  commence  à  s'impatienter 
dans  sa  pension,  il  désire  ardemment  de  reve- 
nir; mais  sa  fierté,  qui  ne  lui  permet  jamais  de 
s'abaisser  aux  prières,  l'empêche  de  vous  ma- 
nifester pleinement  son  désir.  Suivez  cette  in- 
dication pour  prendre  sur  lui  un  ascendant 
dont  il  ne  lui  soit  pas  aisé  dans  la  suite  d'élu- 
der l'effet.  S'il  n'y  avoit  pas  un  peu  de  cruauté 
d'augmenter  ses  alarmes ,  je  voudrois  qu'on 
commençât  par  lui  faire  la  peur  tout  entière, 
et  que,  sans  que  personne  lui  dît  précisément 
qu'il  restera,  ni  qu'il  reviendra,  il  vît  quelque 
espèce  de  préparatifs  comme  pour  lui  faire 
quitter  tout-à-fait  la  maison  paternelle,  et  qu'on 
évitât  de  s'expliquer  avec  lui  sur  ces  prépara- 
tifs. Quand  vous  l'en  verriez  le  plus  inquiet, 
vous  prendriez  alors  votre  moment  pour  lui 
parler,  et  cela  d'un  air  si  sérieux  et  si  ferme 
qu'il  fût  bien  persuadé  que  c'est  tout  de  bon. 

«  Mon  fils,  il  m'en  coûte  tant  de  vous  tenir 
éloigné  de  moi,  que,  si  je  n'écoutois  que  mon 
penchant,  je  a'ous  retiendrois  ici  dès  ce  mo- 
ment ;  mais  c'est  ma  trop  grande  tendresse  pour 
vous  qui  m'empêche  de  m'y  livrer  :  tandis  que 
vous  avez  été  ici  j'ai  vu  avec  la  plus  vive  dou- 
leur qu'au  lieu  de  répondre  à  l'attachement  de 
votre  mère  et  de  lui  rendre  en  toute  chose  la 
complaisance  qu'elle  aimoit  avoir  pour  vous, 
vous  ne  vous  appliquiez  qu'à  lui  faire  éprou- 
ver des  contradictions,  qui  la  déchirent  trop 
de  votre  part  pour  qu'elle  les  puisse  endurer 
davantage,  etc. 

»  J'ai  donc  pris  la  résolution  de  vous  placer 
loin  de  moi  pour  m'épargner  l'affliction  d'être 
à  tout  moment  l'objet  et  le  témoin  de  votre  dés- 
obéissance. Puisque  vous  ne  voulez  pas  répon- 
dre aux  tendres  soins  que  j'ai  voulu  prendre  de 
votre  éducation,  j'aime  mieux  que  vous  alliez 
devenir  un  mauvais  sujet  loin  de  mes  yeux,  que 
de  voir  mon  fils  chéri  manquer  à  chaque  in- 
stant à  ce  qu'il  doit  à  sa  mère  ;  et  d'ailleurs  je  ne 


ANNÉE  1771. 


835 


désespère  pas  que  des  gens  fermes  et  sensés, 
qui  n'auront  pas  pour  vous  le  môme  foible  que 
moi,  ne  viennent  à  bout  de  dompter  vos  muti- 
neries par  des  (raitemens  nécessaires  que  votre 
mère  n'auroit  jamais  le  courage  de  vous  faire 
endurer,  etc. 

»  Voilà,  mon  fils,  les  raisons  du  parti  que  j'ai 
pris  à  votre  égard,  et  le  seul  que  vous  me  laissiez 
à  prendre  pour  ne  pas  vous  livrer  à  tous  vos 
défauts  et  me  rendre  »out-à-fait  malheureuse. 
Je  ne  vous  laisse  point  à  Paris,  pour  ne  pas 
avoir  à  combattre  sans  cesse,  en  vous  voyant 
trop  souvent,  le  désir  de  vous  rapprocher  de 
moi;  mais  je  ne  vous  tiendrai  pas  non  plus  si 
éloigné  que,  si  l'on  est  content  de  vous,  je  ne 
puisse  vous  faire  venir  ici  quelquefois,  etc.  » 

Je  suis  fort  trompé,  madame,  si  toute  sa 
hauteur  tient  à  ce  coup  inattendu,  dont  il  sen- 
tira toute  la  conséquence,  vu  surtout  le  tendre 
attachement  que  vous  lui  connoissez  pour  vous, 
et  qui,  dans  ce  moment,  fera  taire  tout  autre 
penchant.  11  pleurera,  il  gémira,  il  poussera 
des  cris  auxquels  vous  ne  serez  ni  ne  paroîirez 
insensible;  mais,  lui  parlant  toujours  de  son 
départ  comme  d'une  chose  arrangée,  vous  lui 
montrerez  du  regret  qu'il  ait  laissé  venir  cet 
arrangement  au  point  de  ne  pouvoir  plus  élre 
révoqué.  Voilà,  selon  moi,  la  route  par  laquelle 
vous  l'amènerez  sans  peine  à  une  capitulation, 
qu'il  acceptera  avec  des  transports  de  joie,  et 
dont  vous  réglerez  tous  les  articles  sans  qu'il 
regimbe  contre  aucun  :  encore  avec  tout  cela 
ne  paroîtrez-vous  pas  compter  extrêmement 
sur  la  solidité  de  ce  traité  ;  vous  le  recevrez  plu- 
tôt dans  votre  maison  comme  par  essai  que  par 
une  réunion  constante,  et  son  voyage  paroîtra 
plutôt  différé  que  rompu,  l'assurant  cependant 
que,  s'il  tient  réellement  ses  engagemcns,  il 
fera  le  bonheur  de  votre  vie  en  vous  dispensant 
de  l'éloigner  de  vous. 

Il  me  semble  que  voilà  le  moyen  de  faire  avec 
lui  l'accord  le  plus  solide  qu'il  soit  possible  de 
faire  avec  un  enfant  ;  et  il  aura  des  raisons  de 
tenir  cet  accord  si  puissanles  et  tellement  à  sa 
portée,  que,  selon  toute  apparence,  il  revien- 
dra souple  et  docile  pour  long-temps. 

Voilà,  madame,  ce  qui  m'a  paru  le  mieux  à 
faire  dans  la  circonstance.  Il  y  a  une  continuité 
de  régime  à  observer  qu'on  ne  peut  détailler 
dans  une  letlre,  et  qui  ne  peut  se  déterminer 


que  par  l'examen  du  sujet  ;  et  d'ailleurs  ce  n'est 
pas  une  mère  aussi  tendre  que  vous,  ce  n'est 
pas  un  esprit  aussi  clairvoyant  que  le  vôtre  qu'il 
faut  guider  dans  tous  ces  détails.  Je  vous  l'ai 
dit,  madame,  je  m'en  suis  pénétré  dans  notre 
unique  conversation;  vous  n'avez  besoin  des 
conseils  de  personne  dans  la  grande  et  respec- 
table tâche  dont  vous  êtes  chargée,  et  que  vous 
remplissez  si  bien.  J'ai  dû  cependant  m'ac- 
quitter  de  celle  que  votre  modestie  m'a  impo- 
sée, je  l'ai  fait  par  obéissance  et  par  devoir, 
mais  bien  persuadé  que  pour  savoir  ce  qu'il  y 
a  de  mieux  à  faire  il  suffisoit  d'observer  ce  que 
vous  ferez. 


A  MADAME  DE  CREQUI. 

Ce  mardi  7  (17"t). 

Rousseau  peut  assurer  madame  la  marquise 
de  Créqui  que,  tant  qu'il  croira  trouver  chez 
elle  les  senlimens  qu'il  y  porte,  et  dont  le  re- 
tour lui  est  dii,  loin  de  compter  et  regretter  ses 
pas  pour  avoir  l'honneur  de  la  voir,  il  se  croira 
bien  dédommagé  de  cent  courses  inutiles  par 
le  succès  d'une  seule.  Mais,  en  tout  autre  cas,  il 
déclare  qu'il  regarderoit  un  seul  pas  comme  in- 
dignement perdu,  et  ses  visites  reçues  comme 
une  fraude  et  un  vol,  puisque  l'estime  récipro- 
que est  la  condition  sacrée  et  indispensable 
sans  laquelle,  hors  la  nécessité  des  affaires,  il 
est  bien  déterminé  à  n'en  jamais  honorer  vo- 
lontairement qui  que  ce  soit. 

Je  reçois  chez  moi,  j'en  conviens,  des  gens 
pour  qui  je  n'ai  nulle  estime  ;  mais  je  les  reçois 
par  force  :  je  ne  leur  cache  point  mon  dédain, 
et  comme  ils  sont  accommodans,  ils  le  sup- 
portent pour  aller  à  leurs  fins.  Pour  moi,  qui  ne 
veux  tromper  ni  trahir  personne,  quand  je  fais 
tant  que  d'aller  chez  quelqu'un,  c'est  pour  l'ho- 
norer et  en  être  honoré.  Je  lui  témoigne  mon 
estime  en  y  allant;  il  me  témoigne  la  sienne  en 
me  recevant  :  s'il  a  le  malheur  de  me  la  refu- 
ser, et  qu'il  ait  de  la  droiture,  il  sera  bientôt 
désabusé  ou  bientôt  délivré  de  moi.  Voilà  mes 
sentimens  :  s'ils  s'accordent  avec  ceux  de  ma- 
dame la  marquise  de  Créqui,  j'en  serai  comblé 
de  joie;  s'ils  en  diffèrent,  j'espère  qu'elle  vou- 
dra bien  me  dire  en  quoi.  Si  elle  aime  mieux 
ne  me  rien  dire,  ce  sera  parler  très-clairement. 


856 


CORHESPONDANCE. 


Je  la  supplie  d'agréer  ici  mes  sentimens  et  mon 
respect. 

Rousseau. 

N.  B.  Ce  billet  fut  écrit  à  la  réception  de 
celui  que  madame  la  marquise  de  Créqui  m'a 
l'ait  écrire,  mais,  ne  voulant  pas  le  confier  à  la 
petite  poste,  j'ai  attendu  que  je  fusse  en  état 
de  le  porter  moi-même. 


\   MADAME   LATOUR. 

A  Paris,  17^7». 

Je  n'ai  eu  l'honneur  de  vous  voir,  madame, 
qu'une  seule  fois  en  ma  vie,  j'ai  eu  souvent  ce- 
lui de  vous  répondre  ;  et,  sans  prévoir  que  mes 
lettres  seroient  un  jour  exposées  à  être  impri- 
mées, je  me  suis  livré  pleinement  aux  diverses 
impressions  que  me  faisoient  les  vôtres.  Vous 
avez  pris  ma  défense  contre  les  trames  de  mes 
persécuteurs  durant  mon  séjour  en  Angrieterre  : 
cette  générosité  m'a  transporté,  vous  avez  dû 
voir  combien  j'y  étois  sensible.  Depuis  lors,  ma 
situation  se  dévoilant  davantage  à  mes  yeux, 
j'ai  trouvé  qu'avec  autant  de  franchise  et  même 
d'étourderie,  il  ne  me  convenoit  de  rester  en 
commerce  avec  personne  dont  je  ne  connusse 
bien  le  caractère  et  les  liaisons  ;  j'ai  vu  que  l'os- 
lentaiion  des  services  qu'on  s'empressoit  de  me 
rcndren'étoitsouventqu'unpiégeplus  ou  moins 
adroit  pour  me  circonvenir,  ou  pour  m'exposer 
au  blâme,  si  je  l'évitois.  De  toutes  mes  corres- 
pondances vous  étiez  en  même  temps  la  plus 
exigeante,  celle  que  je  connoissois  le  moins,  et 
celle  qui  m'éclairoit  le  moins  sur  les  choses  qu'il 
m'importoit  de  savoir  et  que  vous  n'ignoriez 
pas.  Cela  m'a  déterminé  à  cesser  un  commerce 
qui  me  dcvenoit  onéreux,  et  dont  le  vrai  motif 
de  votre  part  pou  voit  m'échapper.  J'ai  toujours 
cru  que  rien  n'étoit  plus  libre  que  les  liaisons 
d'amitié,  surtout  des  liaisons  purement  épisto- 
laires,  et  qu'il  étoit  toujours  permis  de  les  rom- 
])re,  quand  elles  cessoient  de  nous  convenir, 
pourvu  que  cela  se  fît  franchement,  sans  tra- 
casserie, sans  malice,  et  sans  éclat,  tant  que 
cet  éclat  n'étoit  pas  indispensable.  J'ai  voulu 
niadnme,  user  avec  vous  de  ce  droit,  avec  tous 
ces  ménagemons.  Vous  m'en  avez  fait  un  crime 


exécrable,  et,  dans  votre  dernière  lettre,  vous 
appelez  cela  enfoncer  d'une  main  sûre  un  jer 
empoisonné  dans  le  sein  de  Vamilié.  Sans  vous 
dire,  madame,  ce  que  je  pense  de  cette  phrase, 
je  vous  dirai  seulement  que  je  suis  déterminé 
à  n'avoir  de  mes  jours  de  liaisons  d'aucune 
espèce  avec  quiconque  a  pu  l'employer  eu  pa- 
reille occasion  (*). 


A    M,    DU   PEYROU. 

Paris,  2  juillet  1771. 

J'ai  été  hier,  mon  cher  hôte,  chez  vos  ban- 
quiers recevoir  l'année  échue  de  ma  pension  de 
mylord  maréchal  :  ce  n'est  pourtant  pas  uni- 
quement pour  vous  donner  cet  avis  que  je  vous 
écris  aujourd'hui,  mais  pour  vous  dire  qu'il  y 
a  long-temps  que  je  n'ai  reçu  directement  do 
vos  nouvelles;  heureusement  le  libraire  Rey, 
qui  vous  a  vu  à  Neufchâtel,  m'en  a  donné  de 
vous  et  de  madame  Du  Peyrou,  d'assez  bonnes 
pour  m'ôter  toute  autre  inquiétude  que  celle  de 
votre  oubli.  Ètes-vous  enfin  dans  votre  maison? 
est-elle  entièrement  achevée,  et  y  êtes-vous 
bien  arrangé?  Si,  comme  je  le  désire,  son  ha- 
bitation vous  donne  autant  d'agrément  que  son 
bâtiment  vous  a  causé  d'embarras,  vous  y  de- 
vez mener  une  vie  bien  douce.  Je  me  suis  logé 
aussi  l'automne  dernier,  moins  au  large  et  à 
un  cinquième,  mais  assez  agréablement  selon 
mon  goût,  et  en  grand  et  bon  air;  ce  qui  n'est 
pas  trop  facile  dans  le  cœur  de  Paris.  Si  vous 
me  donnez  quelque  signe  de  vie,  je  serois  bien 
aise  que  vous  me  donnassiez  des  nouvelles  de 
M.  Roguin,  mon  bon  et  ancien  ami,  dont  je 
sais  que  les  incommodités  sont  fort  augmentées 
depuis  un  an  ou  deux,  et  dont  je  n'ai  aucunes 
nouvelles  depuis  long-temps.  Nous  vous  prions, 
ma  femme  et  moi,  de  nous  rappeler  au  souve- 
nir de  madame  Du  Peyrou,  qui  ne  perdra  ja- 
mais la  place  qu'elle  s'est  acquise  dans  le  nôtre, 
ni  les  sentimens  qui  en  sont  inséparables.  I.e 

(*)  Madame  Latour  faisoit  dans  sa  lettre  l'énumération  de 
crllesqirilssétoientécrites;  il  y enavoit  quatre-vingt-quatorze 
d'elle  et  cinquante-cinq  de  Rousseau.  •  De  ces  cinquante-cinq, 
»  il  y  en  a  trente-quatre,  lui  dit-elle,  oii  vous  êtes  à  mes  pieds  ; 
»  six  où  vous  me  mettez  sous  les  vôtres  ;  neuf  où  vous  me  trai- 
»  lez  en  simple  connoissance,  et  six  où  vous  vous  livrez  aux 
»  épancbements  de  la  plus  intime  amitié.  »  Ce  calcul  piquant 
n'étoit  propre  qu'à  donner  de  l'humeur  à  Jean- Jacques. 

M.  P. 


ANNEE   1771. 


857 


silencequ'enmeparlantdVlleReyagardésursa 
santé  me  fait  espérer  qu'elle  est  bien  raffermie, 
ainsi  que  la  vôtre.  Pour  moi,  j'ai  eu  de  grands 
maux  de  reins  qui  m'ont  fait  prendre  le  parti 
de  travailler  debout.  Ma  femme  a  eu  de  très- 
grands  rhumes  successifs  ;  aux  queues  près  de 
tout  cela,  nous  nous  portons  maintenant  assez 
bien  l'un  et  l'autre,  et  nous  vous  saluons,  mon 
cher  hôte,  de  tout  notre  cœur. 


A   MADAME   LATOUR. 

Le  7  juillet  1771. 

Voici  le  manuscrit  dont  madame  de  1/**  a 
paru  en  peine,  et  que  je  ne  tardois  à  lui  ren- 
voyer que  parce  qu'elle  m'avoit  écrit  de  le  gar- 
der. Je  l'ai  trouvé  digne  de  sa  plume  et  d'un 
cœur  ami  de  la  justice.  J'ai  pourtant  élé  plus 
louché,  je  l'avoue,  de  l'écrit  qui  a  été  lu  de 
tout  le  monde,  que  de  celui  qui  n'a  été  vu  que 
de  moi. 

Madame ,  je  ne  reçois  pas  votre  adieu  pour 
jamais,  je  n'ai  point  songé  à  vous  en  faire  un 
semblable;  les  temps  peuvent  changer,  et  quoi 
que  fassent  les  hommes ,  je  ne  désespérerai 
jamais  de  la  Providence.  Mais  en  attendant,  je 
crois  porter  bien  plus  de  respect  à  nos  anciennes 
liaisons  en  les  interrompant  jusqu'à  de  plus 
grandes  lumières,  que  de  les  entretenir  avec 
une  confiance  altérée  et  des  réserves  indignes 
de  vous  et  de  moi. 


A   H.    LE  CHEVALIER  DE  COSSÉ. 

Paris,  le  2Sjuillet  1771. 

Je  suis,  monsieur  le  chevalier,  touché  de  vos 
bontés  et  des  soins  qu'elles  vous  suggèrent  en 
ma  faveur.  Très-persuadé  que  ces  soins  de  vo- 
tre part  sont  des  fruits  de  votre  bon  naturel  et 
de  votre  bienveillance  envers  moi,  après  vous 
en  avoir  remercié  de  tout  mon  cœur,  je  pren- 
drai la  liberté  d'y  correspondre  par  un  conseil 
qui  part  de  la  même  source,  et  que  la  diffé- 
rence de  nos  âges  autorise  de  ma  part  ;  c'est, 
monsieur,  de  ne  vous  mêler  d'aucune  affaire 
que  vous  n'en  soyez  préalablement  bien  in- 
struit. 


La  pension  que  vous  dites  m'avoir  été  retirée, 
et  que  vous  offrez  de  me  faire  rei:dre,  m'a  élé 
apportée  avec  les  arrérages,  ici,  dans  ma  cham- 
bre, il  n'y  a  pas  quatre  mois,  en  une  lettre  de 
change  de  six  mille  francs,  qu'on  offroil  de  me 
payer  comptant  sur-le-champ  ;  et  je  vous  as- 
sure que  les  plus  vives  sollicitations  ne  furent 
pas  épargnées  pour  me  faire  recevoir  cet  ar- 
gent (*).  En  voilà,  ce  me  semble,  assez  pour 
vous  faire  comprendre  que  ceux  qui  ont  pré- 
tendu vous  mettre  au  fait  de  cette  affaire  ne 
vous  ont  pas  fait  un  rapport  fidèle,  et  que  la 
difficulté  n'est  pas  où  vous  la  croyez  voir. 

Je  vous  réitère,  monsieur,  mes  actions  do 
grâces  dé  l'intérêt  que  vous  voulez  bien  prendre 
à  moi,  et  qui  m'est  plus  précieux  que  toutes 
les  pensions  du  monde;  mais  connue  j'ai  pris 
mon  parti  sur  celle-là,  je  vous  prie  de  ne  m'en 
reparler  jamais.  Agréez  mes  humbles  saluta- 
tions. 


A  M.    LINNÉ   (**). 

Paris,  le  21  septembre  1771. 

Recevez  avec  bonté,  monsieur,  l'hommage 
d'un  très-ignare,  mais  Irès-zélé  disciple  de  vos 
disciples,  qui  doit  en  grande  partie,  à  la  médi- 
tation de  vos  écrits,  la  tranquillité  dont  il  jouit, 
au  milieu  d'une  persécution  d'autant  plus  cruelle 
qu'elle  est  plus  cachée,  et  qu'elle  couvre  du 
masque  de  la  bienveillance  etde  l'amitié  la  plus 
terrible  haine  que  l'enfer  excita  jamais.  Seul, 
avec  la  nature  et  vous,  je  passe  dans  mes  pro- 
menades champêtres  des  heures  délicieuses,  et 
je  tire  un  profit  plus  réel  de  votre  Philosophie 
botanique  que  de  tous  les  livresdemorale.J  ap- 
prends avec  joie  que  je  ne  vous  suis  pas  toui-à- 
faii  inconnu,  et  que  vous  voulez  bien  me  desti- 
ner quelques-unes  de  vos  productions.  Soyez 
persuadé,  monsieur,  qu'elles  feront  ma  lecture 
chérie,  et  que  ce  plaisir  deviendra  plus  vif  en- 
core par  celui  de  le  tenir  de  vous.  J'amuse  une 

(*)  M.  Coranccz  raconte  ce  fait  avec  quelque  détail  dans  son 
écrit  ialilulé  :  de  J.-J,  Rousseau,  pag.  8  et  siiiv.  C'étolt  lui  qui 
avoit  élé  chargé  d'offrir  à  Rousseau  la  lettre  de  change  men- 
tant à  sis  mille  trois  cent  trente  six  llvn;>.  G.  V, 

{")  Cette  lettre  fut  communi(|uée  à  M.  Bronssonet  par 
M.  Sniith,  de  li  Société  royale  de  Londres,  qui  a  acijuis  la  col- 
lection et  les  manuscrits  de  Linné  :  il  l'a  f.iit  iuiprinier  dans 
le  Journal  de  Pai-is,  le  9  mai  1786. 


838 


CORnESPONDANCK. 


vieille  enfance  à  faire  une  petite  collection  de 
fruits  et  de  graines  :  si  parmi  vos  trésors  en  ce 
genre  il  se  Irouvoit  quelques  rebuts  dont  vous 
voulussiez  faire  un  heureux,  daignez  songer  à 
moi.  Je  les  recevrois  même  avec  reconnois- 
sance,  seul  retour  que  je  puisse  vous  offrir, 
mais  que  le  cœur  dont  elle  part  ne  rend  pas 
indigne  de  vous. 

Adieu,  monsieur;  continuez  d'ouvrir  et  din- 
lerpréter  aux  hommes  le  livre  de  la  nature. 
l»our  moi ,  content  d'en  déchiffrer  quelques 
mots  à  voire  suite,  dans  le  feuillet  du  règne 
végétal,  je  vous  lis,  je  vous  étudie,  je  vous  mé- 
dite, je  vous  honore,  et  je  vous  aime  de  tout 
mon  cœur. 


nonce  de  quel  prix  le  ciel  veut  payer  les  vertu» 
de  ceux  qui  leur  ont  donné  l'être. 


A  M.   DE  SAINT-GERMAIN. 

7  janvier  1772. 

Moi,  vous  oublier,  monsieur  !  pourriez-vous 
penser  ainsi  de  vous  et  de  moi  !  non,  les  senii- 
mens  que  vous  m'avez  inspirés  ne  peuvent  non 
plus  s'altérer  que  vos  vertus,  et  dureront  au- 
tant que  ma  vie.  Mes  occupations,  mon  goût, 
ma  paresse,  m'ont  forcé  de  renoncer  à  toute 
correspondance.  Je  m'étois  pourtant  proposé 
de  vous  faire  passer  un  petit  signe  de  vie  par 
M.  le  marquis  de***,  qui  m'a  promis  de  me  re- 
venir voir  avant  son  départ,  et  de  vouloir  bien 
s'en  charger.  Je  suis  touché  que  votre  bonté 
m'ait  forcé,  pour  ainsi  dire,  à  prévenir  cet  ar- 
rangement. 

Je  ne  puis,  monsieur,  vous  promettre  en 
fait  de  lettres  une  exactitude  qui  passe  mes 
forces  ;  mais  je  vous  promets ,  avec  toute  la 
confiance  d'un  cœur  qui  vous  est  dévoué,  un 
attachement  inaltérableetdignede  vous.  Ainsi, 
quand  je  ne  vous  écrirai  point,  daignez  inter- 
préter mon  silence  par  tous  les  sentimens  que 
je  vous  ai  fait  connoître,  et  vous  ne  vous  trom- 
perez jamais. 

Ma  femme,  pénétrée  des  attentions  dont 
vous  l'honorez,  me  charge  de  vous  témoigner 
combien  elle  y  est  sensible,  et  c'est  conjointe- 
ment que  nous  réunissons  les  vœux  de  nos 
cœurs  pour  vous,  monsieur,  pour  madame 
de  Saint-Germain,  à  qui  nous  vous  prions  de 
faire  agréer  nos  respects,  et  pour  tous  vos  ai- 
mables en  fans,  dont  la  brillante  espérance  an- 


A   M.   DE  SARTINE  (*). 

Paris,  le  ISjanvier  1772. 

Monsieur, 

Je  sais  de  quel  prix  sont  vos  momens,  je  sais 
qu'on  les  doit  respecter;  mais  je  sais  aussi  que 
les  plus  précieux  sont  ceux  que  vous  consacrez 
à  proléger  les  opprimés,  et  si  j'ose  en  réclamer 
quelques-uns,  ce  n'est  pas  sans  titre  pour  cela. 
Après  tant  de  vains  efforts  pour  faire  percer 
quelque  rayon  de  lumière  à  travers  les  ténè- 
bres dont  on  m'environne  depuis  dix  ans  ,  j'y 
renonce.  J'ai  de  grands  vices,  mais  qui  n'ont 
jamais  fait  de  mal  qu'à  moi  ;  j'ai  commis  de 
grandes  fautes,  mais  que  je  n'ai  point  tues  à  mes 
amis,  et  ce  n'est  que  par  moi  qu'elles  sont  con- 
nues, quoiqu'elles  aient  été  publiées  par  d'au- 
tres qui  sont  quelquefois  plus  discrets.  A  cela 
près,  si  quelqu'un  m'impute  quelque  senti- 
ment vicieux,  quelque  discours  blâmable,  ou 
quelque  acte  injuste,  qu'il  se  montre  et  qu'il 
parle;  je  l'attends  et  ne  me  cache  pas  ;  mais 
tant  qu'il  se  cachera,  lui,  de  moi,  pour  me  dif- 
famer, il  n'aura  diffamé  que  lui-même  aux 
yeux  de  tout  homme  équitable  et  sensé.  L'évi- 
dence et  les  ténèbres  sont  incompatibles  :  les 
preuves  administrées  par  de  malhonnêtes  gens 
sont  toujours  suspectes,  et  celui  qui,  commen- 
çant par  fouler  aux  pieds  la  plus  inviolable 
loi  du  droit  naturel  et  de  la  justice,  se  déclare 
par  là  déjà  lâche  et  méchant,  peut  bien  être 
encore  imposteur  et  fourbe.  Et  comment  don- 
neroit-il  à  son  témoignage,  et,  si  l'on  veut,  à 
ses  preuves,  la  force  que  l'équité  n'accorde 
môme  à  nulle  évidence ,  de  disposer  de  l'hon- 
neur d'un  homme,  plus  précieux  que  la  vie, 
sans  l'avoir  mis  préalablement  en  état  de  se 
défendre  et  d'être  entendu?  Que  celui  donc  qui 
s'obstine  à  me  juger  ainsi  reste  dans  le  stupide 
aveuglement  qu'il  aime;  son  erreur  est  de  son 
propre  fait;  c'est  lui  seul  qu'elle  déshonore; 
après  m'êlre  offert  pour  l'en  tirer,  je  l'y  laisse, 
puisqu'il  le  veut,  et  qu'il  m'est  impossible  de 

(*)  M.  Lenoir  ne  succéda  à  M.  de  Sartine  qu'em774.  Cest 
donc  par  erreur  qu'on  a,  dans  les  éditions  précédentes,  mis 
le  nom  du  premier .  M .  P . 


ANiNÉC  1772. 


851) 


l'en  guérir  malgré  lui.  Grâces  au  ciol,  loul  l'art 
humain  ne  changera  pas  la  nature  des  choses; 
il  ne  fera  pas  que  le  mensonge  devienne  la  vé- 
rité, ni  que  de  mon  vivant  la  poitrine  de  Jean- 
Jacques  Rousseau  renferme  le  cœur  d'un  mal- 
honnête homme  :  cela  me  suffit  et  je  vis  en 
paix,  en  ailendant  que  mon  moment  et  celui 
de  la  vérité  vienne;  car  il  viendra,  j'en  suis 
très-sùr,  et  je  l'attends  avec  un  témoignage  qui 
me  dédommage  de  celui  d'autrui. 

Tranquille  donc  sur  tout  ce  qu'on  me  cache 
avec  tant  de  soin,  et  môme  sur  ce  qui  me  par- 
vient par  hasard,  j'ai  laissé  débiter,  parmi 
cent  autres  bruits  non  moins  ineptes,  qi^c  j'a- 
vois  cessé  de  voir  madame  de  Luxembourg 
après  lui  avoir  emporté  trois  cents  louis  ;  que  je 
ne  copiois  de  la  musique  que  par  grimace  ;  que 
j'avois  de  quoi  vivre  fort  à  mon  aise  ;  que  j'avois 
six  bonnes  mille  livres  de  rentes;  que  la  veuve 
Duchesne  faisoit  une  pension  de  six  cents  livres 
à  ma  femme,  qu'elle  m'en  faisoit  une  autre  à 
moi  de  mille  écus  pour  une  édition  nouvelle  de 
mes  écrits  que  j'avois  dirigée.  J'ai  laissé  débi- 
ter tous  ces  mensonges;  je  n'ai  fait  qu'en  rire 
quand  ils  me  sont  revenus,  cl  je  n'ai  pas  même 
été  tenté  de  vous  importuner,  monsieur,  de 
mes  plaintes  à  ce  sujet,  quoique  je  sentisse 
parfaitement  le  coup  que  cette  opinion  de  mon 
opulence  devoit  porter  aux  ressources  que 
mon  travail  me  procure  pour  suppléer  à  l'in- 
suffisance de  mon  revenu.  Une  petite  circon- 
stance de  plus  a  passé  la  mesure,  et  m'a  causé 
quelque  émotion,  parce  que  l'imposture,  mar- 
chant toujours  sous  le  masque  de  la  trahison, 
a  pris  jusqu'ici  grand  soin  de  faire  le  plongeon 
devant  moi,  et  ne  m'avoit  pas  encore  accou- 
tumé à  l'effronterie.  Mais  en  voici  une  qui  m'a, 
je  l'avoue,  affecté. 

J'avois  prié  un  de  ceux  qui  m'ont  averti  des 
bruits  dont  je  viens  de  parler,  de  tâcher  d'ap- 
prendre si  madame  Duchesne  et  le  sieur  Guy 
y  avoient  quelque  part.  De  chez  eux,  où  il  n'a 
trouvé  que  des  garçons,  il  est  allé  chez  Simon, 
qu'on  lui  disoit  avoir  imprimé  la  nouvelle  édi- 
tion qui  m'avoit  été  si  bien  payée.  Simon  lui  a 
dit  qu'en  effet  il  venoit  d'imprimer  quelques- 
uns  de  mes  écrits  sous  mes  yeux,  que  j'en  avois 
revu  les  épreuves,  et  que  j'étois  même  allé  chez 
lui  il  n'y  avoit  pas  long-temps.  Quoique  je  sois 
par  moi-môme  le  moins  important  des  hom- 


mes, je  le  suis  assez  devenu  par  ma  singulière 
position  pour  être  assuré  que  rien  de  ce  que  je 
fais  et  de  ce  que  je  ne  fais  pas  ne  vous  échappe: 
c'est  une  de  mes  plus  douces  consolations,  et  je 
vous  avoue,  monsieur,  que  l'avantage  de  vivre 
sous  les  yeux  d'un  magistrat  intègre  et  vigdant , 
auquel  on  n'en  impose  pas  aisément,  est  un  des 
motifs  qui  m'ont  arraché  des  campagnes,  où, 
livré  sans  ressource  aux  manœuvres  des  gens 
qui  disposent  de  moi,  je  me  voyois  en  proie  à 
leurs  satellites  et  à  toutes  les  illusions  par  les- 
quelles les  gens  puissans  et  intrigans  abusent  si 
aisément  le  public  sur  le  compte  d'un  étranger 
isolé  à  qui  l'on  est  venu  à  bout  de  faire  un  in- 
vioIaWe  secret  de  tout  ce  qui  le  regarde,  et  qui 
par  conséquent  n'a  pas  la  moindre  (léfonse 
contre  les  mensonges  les  plus  extravagans. 

J'ai  donc  peu  besoin,  monsieur,  de  vous  dire 
que  celte  opulence  dont  on  me  gratifie  si  libé- 
ralement dans  les  cercles,  que  toutes  ces  pen- 
sions si  fièrement  spécifiées  ('),  cette  édition 
qu'on  me  prête,  sont  autant  de  fictions  ;  mais 
je  n'ai  pu  m'empôcherde  mettre  sous  vos  yeux 
l'impudence  incroyable  dudit  Simon,  que  je  ne 
vis  de  mes  jours,  que  je  sache,  chez  qui  je  n'ai 
jamaismis  le  pied,dontje  nesaispas  la  demeure, 
elque  j'ignorois  môme,  avant  ces  bruits,  avoir 
imprimé  aucun  de  mes  écrits.  Gomme  je  n'at- 
tends plus  aucune  justice  de  la  part  des  hom- 
mes, je  m'épargne  désormais  la  peine  inutile 
de  la  demander,  et  je  ne  vous  demande  à  vous- 
même  que  la  patience  de  me  lire,  quoiqueje  fasse 
l'exception  qui  est  due  à  votre  intégrité  et  à  la 
générosité  qui  vous  intéresse  aux  infortunés. 
Mais  ne  voyant  plus  rien  qui  puisse  me  flatter 
dans  cette  vie,  les  restes  m'en  sont  devenus  in- 
différens.  Laseuledouceurquipeulmy toucher 
encore  est  que  l'œil  clairvoyant  d'un  homme 
juste  pénètre  au  vrai  ma  situation,  qu'd  la  con- 

(')  Celles  en  particulier  de  ma  lame  Duchesne  se  réduisent 
toutes  à  une  rente  de  trois  cents  francs,  stipulée  dans  le  mar- 
ché de  mon  Pictionnnirc  de  musique.  J'en  ai  uiiede  six  cents 
francs,  de  royiord  Maréchal,  dont  je  jouis  par  i'atiention  de 
celui  (|u° d  en  a  chargé  à  ma  prière,  mais  sans  autre  bùrelé  que 
son  bon  plaisir,  n'ayaut  aucun  acte  valable  pour  la  réclamer 
de  mou  chef.  J'ai  une  rente  de  dix  livres  sterling,  pour  mes  li- 
vres que  j'ai  vendus  en  Angleterre,  sur  la  tête  de  I  aciietcur  et 
sur  la  mienne,  en  sorte  que  cette  renie  doit  s'éteindre  au  pre- 
mier mourant.  Tout  cela  fait  ensemble  on^e  cents  francs  de 
viager,  dont  il  n'y  a  que  trois  cents  de  solides.  Ajoutez  à  cela 
quelque  argent  comptant,  dernier  reste  du  petit  capital  <|ue 
jai  consumé  dans  mes  voyagct,  et  que  je  m'étois  réservé  pour 
avoir  quelque  avance  eu  faisant  ici  mou  établissemeut. 


840 


CORRESPONDANCE. 


noisse,  et  me  plaigne  en  lui-même,  sans  se  com- 
mettre pour  ma  défense  avec  mes  dangereux 
ennemis.  Je  vous  aurois  choisi  pour  cela,  mon- 
sieur, quand  vous  ne  rempliriez  point  la  place 
où  vous  êtes;  mais  j'y  vois,  je  l'avoue,  un  avan- 
tage de  plus,  .puisque,  par  cette  place  même, 
vous  avez  été  à  portée  de  vérifier  assez  d'im- 
postures pour  en  présumer  beaucoup  d'autres 
que  vous  pouvez  vérifier  de  même  un  jour. 
Peut-être  vous  écrirai-je  quelquefois  encore, 
mais  je  ne  vous  demanderai  jamais  rien,  et  si 
ma  confiance  devient  importune  à  l'homme 
occupé,  je  réponds  du  moins  qu'elle  ne  sera  ja- 
mais à  charge  au  magistrat.  Veuillez  ne  la  pas 
dédaigner;  veuillez,  monsieur,  vous  rappeler 
qu'elle  ne  tient  pas  seulement  au  respect  que 
vous  m'avez  inspiré,  mais  encore  aux  témoigna- 
ges de  bonté  dont  vous  m'avez  honoré  quelque- 
fois, et  que  je  veux  mériter  toute  ma  vie. 

A  la  suite  de  cette  lettre  l'auteur  a  ajouté,  soit  comme  apos- 
tille, soit  comme  simple  observation,  l'article  qu'on  va  lire. 

Il  n'est  peut-être  pas  inutile  d'observer  que 
le  sieur  Guy  vient  très-fréquemment  chez  moi 
sans  avoir  rien  à  me  dire,  et  sans  que  je  puisse 
trouver  aucun  motif  à  ses  visites,  vu  que  tou- 
tes les  affaires  que  nous  avons  ensemble  n'exi- 
gent qu'une  entrevue  de  deux  minutes  par  an, 
et  qu'il  n'y  a  point  de  liaison  d'amitié  entre  lui 
et  moi.  Il  m'a  prié  de  lui  faire  un  triage  de 
chansons  dans  les  anciens  recueils  pour  en  faire 
un  nouveau.  Je  l'ai  prié,  de  mon  côté^ide  me 
prêter  quelques  romans  pour  amuser  ma  femme 
durant  les  soirées  d'hiver.  11  est  parti  de  là  pour 
me  faire  apporter  en  pompe  d'immenses  pa- 
quets de  brochures,  qui,  avec  ses  allées  et  ve- 
nues, lui  donnent  l'air  d'avoir  avec  moi  beau- 
coup d'affaires.  Tout  cela,  joint  aux  bruits  dont 
jai  parlé,  commence  à  me  faire  soupçonner  que 
ces  fréquentes  visites,  que  je  ne  prenois  que 
pour  un  petit  espionnage  assez  commun  aux 
gens  qui  m'entourent,  et  très-indifférent  pour 
moi,  pourroient  bien  avoir  un  objet  plus  mé- 
thodique et  dirigé  de  plus  loin.  Il  y  a  dans  tout 
cela  de  petites  manœuvres  adroites,  dont  le 
but  me  paroîtroit  pourtant  facile  à  découvrir 
dans  toute  autre  position  que  la  mienne,  pour 
yen  qu'on  y  mît  de  soin. 


A  MYLORD  HAnCODRT. 

Paris,  le  t6  juin  1772. 

J'ai  reçu,  mylord,  avec  plaisir  et  reconnois- 
sance,  des  témoignages  de  la  continuation  de 
votre  souvenir  et  de  vos  bontés  par  madame  la 
duchesse  de  Portland,  et  je  suis  encore  plus 
sensible  à  la  peine  que  vous  prenez  de  m'en 
donnerparvous-même.J'avoisespéréque  l'am- 
bassade de  mylord  Harcourt  pourroit  vous  at- 
tirer dans  ce  pays,  et  c'eût  été  pourmoi  une  véri- 
table douceur  de  vous  y  voir.  Je  me  dédommage 
autant  qu'il  se  peut  de  cette  attente  frustrée, 
en  nourrissant  dans  mon  cœur  et  dans  ma  mé- 
moire les  sentimens  que  vous  m'avez  inspirés, 
et  qui  sont  par  leur  nature  à  l'épreuve  du 
temps,  de  l'éloignement  et  de  l'interruption 
du  commerce.  Je  n'entretiens  plus  de  corres- 
pondance, je  n'écris  plus  que  pour  l'absolue 
nécessité;  mais  je  n'oublie  point  tout  ce  qui 
m'a  paru  mériter  mon  estime  et  mon  attache- 
ment; et  c'est  dans  cet  asile  de  difficile  accès, 
mais  par  là  plus  digne  de  vous,  et  où  rien  n'en- 
tre sans  le  passe-port  de  la  vertu,  que  vous  oc- 
cuperez toujours  une  place  distinguée. 

Je  suis  sensible,  mylord,  à  vos  offres  obli- 
geantes ;  eî.si  j'étois  dans  le  cas  de  m'en  pré- 
valoir je  le  ferois  avec  confiance,  et  même 
avec  joie,  pour  vous  montrercombien  je  compte 
sur  vos  bontés  :  mais,  grâces  au  ciel,  je  n'ai 
nulle  affaire,  et  tout  sur  la  terre  m'est  devenu 
si  indifférent,  que  je  ne  me  donnerois  pas  même 
la  peine  de  former  un  désir  pour  cette  vie, 
quand  cet  acte  seul  suffiroit  pour  l'accomplir. 
Ma  femme  vous  prie  d'agréer  ses  remercimens 
très-humbles  de  l'honneur  de  votre  souvenir, 
et  nous  vous  offrons,  mylord,  de  tout  notre 
cœur,  l'un  et  l'autre,  nos  salutations  et  nos 
respects. 


A   MADAME  LATOCK. 

Ce  mercredi  24  juin  <772. 

Voici,  madame,  votre  partition;  je  vous  de- 
mande pardon  de  mon  étourderie  et  du  quipro- 
quo. N'ayant  pas  en  ce  moment  le  temps  d'exa- 
miner la  Reine  fantasque,  et  ne  voulant  pas 
abuser  de  la  complaisance  que  vous  avez  de  me 


ANNÉE  1772. 


841 


la  laisser,  je  vous  la  renvoie  avec  mes  remer- 
ciniens.  Je  vous  en  dois  de  plus  grands  pour 
l'offre  que  vous  m'avez  bien  voulu  faire  de 
comparer  avec  les  bonnes  éditions  les  éditions 
que  l'on  fait  ici  de  mes  écrits,  et  que  je  dois 
croire  frauduleuses,  puisqu'on  me  les  cache 
avec  tant  de  soin.  Je  sens  le  prix  de  cette  offre, 
et  j'y  suis  sensible;  mais  la  dépense  et  la  peine 
que  vous  coûteroit  son  exécution  ne  me  per- 
mettent pas  d'y  consentir. 

J'ai  eu  l'honneur,  madame,  de  vous  voir 
hier  pour  la  troisième  fois  de  ma  vie;  j'ai  réflé- 
chi sur  l'entretien  où  vous  m'avez  engagé  et 
sur  les  choses  que  vous  m'y  avez  dites  ;  le  résul- 
tat de  ces  réflexions  est  de  me  confirmer  pleine- 
ment dans  la  résolution  dont  je  vous  ai  fait  part 
ci-devant,  et  à  laquelle  vous  vous  devez,  selon 
moi,  de  ne  plus  porter  d'obstacle,  à  moins  que 
vous  n'ayez  pour  cela  des  raisons  particulières 
que  je  ne  sais  pas,  et  auxquelles,  par  cette 
raison,  je  suis  dispensé  de  céder. 


A  MADAME  LA  MARQUISE  DE  MESME. 

Paris,  le  29  juillet  1772. 

Je  suis  affligé,  madame,  que  vous  vous  y 
preniez  un  peu  trop  tard,  car  en  vérité,  je  vous 
aurois  demandé  de  tout  mon  cœur  l'entrevue 
que  vous  avez  la  bonté  de  m'offrir  ;  mais  je  ne 
vais  plus  chez  personne,  ni  à  la  ville  ni  à  la 
campagne  :  la  résolution  en  est  prise,  et  il  faut 
bien  qu'elle  soit  sans  exception,  puisque  je  ne 
la  fais  pas  pour  vous.  Jai  même  tant  de  con- 
fiance aux  sentimens  que  j'ai  su  vous  connoîire, 
que  je  ne  refuserois  pas,  madame,  de  discuter 
avec  vous  mes  raisons,  si  j'étois  à  portée, 
quoique  je  sache  bien  que  ce  seroit  me  pré- 
parer de  nouveaux  regrets. 

Adieu  donc,  madame,  daignez  penser  quel- 
quefois à  un  homme  dont  vous  ne  serez  jamais 
oubliée,  et  qui   se  consoleroit  difficilement  j 
d'être  si  mal  connu  de  ses  contemporains,  si  I 
leurs  sentimens  sur  son  compte  l'inléressoient  ! 
autant  que  feront  toujours  ceux  de  madame  la 
marquise  de  Mesme. 


A  MADAME. 


Pari»,  le<4aoûH77a. 


H  est,  madame,  des  situations  auxquelles  il 
n'est  pas  permis  à  un  honnête  homme  d'être 
préparé,  et  celle  où  je  me  trouve  depuis  dix 
ans  est  la  plus  inconcevable  et  la  plus  étrange 
dont  on  puisse  avoir  l'idée.  J'en  ai  senti  l'hor- 
reur sans  en  pouvoir  percer  les  ténèbres.  J'ai 
provoqué  les  imposteurs  et  les  traîtres  par  tous 
les  moyens  permis  et  justes  qui  pouvoient  avoir 
prise  sur  des  cœurs  humains  :  tout  a  été  in- 
utile ;  ils  ont  fait  le  plongeon  ;  et,  continuant 
leurs  manœuvres  souterraines,  ils  se  sont  ca- 
chés de  moi  avec  le  plus  grand  soin.  Cela  étoit 
naturel,  et  j'aurois  dû  m'y  attendre.  Mais  ce 
qui  l'est  moins  est  qu'ils  ont  rendu  le  public 
entier  complice  de  leurs  trames  et  de  leur  faus- 
seté ;  qu'avec  un  succès  qui  tient  du  prodige 
on  m'a  ôté  toute  connoissance  des  complots 
dont  je  suis  la  victime,  en  m'en  faisant  seule- 
ment bien  sentir  l'effet,  et  que  tous  ont  marqué 
le  même  empressement  à  me  faire  boire  la  coupe 
de  l'ignominie,  et  à  me  cacher  la  bénigne  main 
qui  prit  soin  de  la  préparer.  La  colère  et  l'indi- 
gnation m'ont  jeté  d'abord  dans  des  transports 
qui  m'ont  fait  faire  beaucoup  de  sottises,  sur 
lesquelles  on  avoit  compté.  Comme  je  trouvois 
injuste  d'envelopper  tout  mon  siècle  dans  le 
mépris  qu'on  doit  à  quiconque  se  cache  d'un 
homme  pour  le  diffamer,  j'ai  cherché  quel- 
qu'un qui  eût  assez  de  droiture  et  de  justice 
pour  m'éclairer  sur  ma  situation,  ou  pour  se 
refuser  au  moins  aux  intrigues  des  fourbes  : 
j'ai  porté  partout  ma  lanterne  inutilement,  je 
n'ai  point  trouvé  d'homme,  ni  d'âme  humaine. 
J'ai  vu  avec  dédain  la  grossière  fausseté  de 
ceux  qui  vouloient  m'abuser  par  des  caresses, 
si  maladroites  et  si  peu  dictées  par  la  bienveil- 
lance et  l'estime,  qu'elles  cachoient  même,  et 
assez  mal,  une  secrète  animosité.  Je  pardonne 
l'erreur,  mais  non  la  trahison.  A  peine,  dans 
ce  délire  universel,  ai-je  trouvé  dans  tout  Paris 
quelqu'un  qui  ne  s'avilît  pas  à  cajoler  fadement 
un  homme  qu'ils  vouloient  tromper,  comme  on 
cajole  un  oiseau  niais  qu'on  veut  prendre.  S'ils 
m'eussent  fui,  s'ils  m'eussent  ouvertement  mal- 
traité, j'aurois  pu,  les  plaignant  et  me  plai- 
gnant, du  moins  les  estimer  encore  ;  ils  n'ont 
pas  voulu  me  laisser  cette  consolation.  Cepen- 


842 


CORRESPONDANCE. 


d-înt  il  est  parmi  eux  des  personnes  d'ailleurs 
si  dignes  d'estime,  qu'il  paroît  injuste  de  les 
mépriser.  Comment  expliquer  ces  contradic- 
tions? J'ai  fait  mille  efforts  pour  y  parvenir  ; 
j'ai  fait  toutes  les  suppositions  possibles,  j'ai 
supposé  l'imposture  armée  de  tous  les  flam- 
beaux de  l'évidence  ;  je  me  suis  dit,  Ils  sont 
trompés,  leur  erreur  est  invincible.  Mais,  me 
suis-je  répondu,  non-seulement  ils  sont  trom- 
pés, mais,  loin  de  déplorer  leur  erreur,  ils  l'ai- 
ment, ils  la  chérissent.  Tout  leur  plaisir  est  de 
me  croire  vil,  hypocrite  et  coupable  ;  ils  crain- 
(Iroient  comme  un  malheur  affreux  de  me  re- 
trouver innocent  et  digne  d'estime.  Coupable 
ou  non,  tous  leurs  soins  sont  de  m'ôter  l'exer- 
cice de  ce  droit  si  naturel,  si  sacré  de  la  défense 
de  soi-même.  Hélas  1  toute  leur  peur  est  d'être 
forcés  de  voir  leur  injustice,  tout  leur  désir  est 
de  l'aggraver.  Ils  sont  trompés?  ehbicn!  suppo- 
sons; mais,  trompés,  doivent-ils  se  conduire 
comme  ils  font  !  d'honnêtes  gens  peuvent-ils  se 
conduire  ainsi?  me  conduirois-je  ainsi  moi- 
même  à  leur  place?  Jamais,  jamais  :  jefuirois  le 
scélérat  ou  confondrois  l'hypocrite  ;  mais  le 
flatter  pour  le  circonvenir  seroit  me  mettre 
au-dessous  de  lui.  Non,  si  j'abordois  jamais 
un  coquin  que  je  croirois  tel,  ce  ne  seroit  que 
pour  le  confondre  et  lui  cracher  au  visage. 

Après  mille  vains  efforts  inutiles  pour  expli- 
quer ce  qui  m'arrive  dans  toutes  les  supposi- 
tions, j'ai  donc  cessé  mes  recherches,  et  je  me 
suis  dit  :  Je  vis  dans  une  génération  qui  m'est 
inexplicable. La  conduite  demescontemporains 
à  mon  égard  ne  permet  à  ma  raison  de  leur  ac- 
corder aucune  estime.  La  haine  n'entra  jamais 
dans  mon  cœur.  Le  mépris  est  encore  un  sen- 
timent trop  tourmentant.  Je  ne  les  estime  donc, 
ni  ne  les  hais,  ni  ne  les  méprise;  ils  sont  nuls  à 
mes  yeux;  ce  sont  pour  moi  des  habitans  de  la 
lune  :  je  n'ai  pas  la  moindre  idée  de  leur  être 
moral;  la  seule  chose  que  je  sais  est  qu'il  n'a 
point  de  rapport  au  mien,  et  que  nous  ne  som- 
mes pas  de  la  même  espèce.  J'ai  donc  renoncé 
avec  eux  à  cette  seule  société  qui  pou  voit  m'être 
douce,  et  que  j'ai  si  vainement  cherchée,  sa- 
voir, à  celle  des  cœurs.  Je  ne  les  cherche  ni  ne 
les  fuis.  A  moins  d'affaires,  je  n'irai  plus  chez 
personne  :  mes  visites  sont  un  honneur  que  je 
ne  dois  plus  à  qui  que  ce  soit  désormais;  un 
pareil  témoignage  d'esiinic  seroit  trompeur  de 


ma  part,  et  je  ne  suis  pas  homme  à  imiter  couy. 
dont  je  me  détache.  A  l'égard  des  gens  qui 
pleuvent  chez  moi,  je  ferme  autant  que  je  puis 
ma  porte  aux  quidams  et  aux  brutaux  ;  mais 
ceux  dont  au  moins  le  nom  m'est  connu,  et 
qui  peuvent  s'abstenir  de  m'insulter  chez  moi, 
je  les  reçois  avec  indifférence,  mais  sans  dé- 
dain. Comme  je  n'ai  plus  ni  humeur  ni  dépit 
contre  les  pagodes  au  milieu  desquelles  je  vis, 
je  ne  refuse  pas  même,  quand  l'occasion  s'en 
présente,  de  m'amuser  délies  et  avec  elles  au- 
tant que  cela  leur  convient  et  à  moi  aussi.  Je 
laisserai  aller  les  choses  comme  elles  s'arrange- 
ront d'elles-mêmes,  mais  je  n'irai  pas  au-delà; 
et,  à  moins  que  je  ne  retrouve  enfin ,  contre 
toute  attente,  ce  que  j'ai  cessé  de  chercher,  je 
ne  ferai  de  ma  vie  plus  un  seul  pas  sans  néces- 
sité pour  rechercher  qui  que  ce  soit.  J'ai  du  re- 
gret, madame,  à  ne  pouvoir  faire  exception 
pour  vous,  car  vous  m'avez  paru  bien  aimable  : 
mais  cela  n'empêche  pas  que  vous  ne  soyez  de 
votre  siècle,  et  qu'à  ce  litre  je  ne  puisse  vous 
excepter.  Je  sens  bien  ma  perte  en  cette  occa- 
sion, je  sens  même  aussi  la  vôtre,  du  moins  si, 
comme  je  dois  le  croire,  vous  recherchez  dans 
la  société  des  choses  d'un  plus  grand  prix  que 
l'élégance  des  manières  et  l'agrément  de  la 
conversation. 

Voilà  mes  résolutions,  madame,  et  on  voilà 
les  motifs.  Je  vous  supplie  d'agréer  mon  res- 
pect. 


A  M.    DE   MALESHERBES. 

Paris,  le  H  novembre  477... 

Je  serois,  monsieur,  bien  mortifié  que  vous 
me  privassiez  du  plaisir  dont  vous  m'aviez 
flatté  de  m'occuper  d'un  soin  qui  pût  vous  être 
agréable,  et  de  préparer  des  plantes  pour  com- 
pléter vos  herbiers.  Ne  pouvant  subsister  sans 
l'aide  de  mon  travail,  je  n'ai  jamais  pensé, 
malgré  le  plaisir  que  celui-là  pouvoit  me  faire, 
à  vous  offrir  gratuitement  l'emploi  de  mon 
temps.  Je  vous  avoue  même  que  j'aurois  fort 
désiré  d'entremêler  le  travail  sédentaire  et  en- 
nuyeux de  ma  copie  d'une  occupation  plus  de 
mon  goût,  et  meilleure  à  ma  santé,  en  travail- 
lant à  des  herbiers  pour  tant  de  cabinets  d'his- 
toire naturelle  qu'on  fait  à  Paris,  et  où,  selon 


ANNEE  177.1. 


843 


moi,  ce  troisième  règne,  qu'on  y  compte  pour 
rien,  n'est  pas  moins  nécessaire  que  les  autres. 
Plusieurs  herbiers  à  faire  à  la  fois  m'auroient 
été  plus  lucratifs,  et  m'auroient  mieux  dédom- 
magé des  menus  frais  qu'exigent  quelquefois 
les  courses  éloignées  et  l'entrée  des  jardins  cu- 
rieux. Mais  les  François,  en  général,  ont  de  si 
fausses  idées  de  la  botanique  et  si  peu  de  goût 
pour  l'étude  de  la  nature,  qu'il  ne  faut  pas  es- 
pérer que  celte  charmante  partie  leur  donne 
jamais  la  tentation  de  faire  des  collections  en  ce 
genre  :  ainsi  je  renonce  à  cette  ressource.  Pour 
vous,  monsieur,  qui  joignez  aux  connoissances 
de  tous  les  genres  la  passion  de  les  augmenter 
sans  cesse,  ne  m'ôtez  pas  le  plaisir  de  contri- 
buer à  vos  amusemens.  Envoyez-moi  la  note 
de  ce  que  vous  désirez;  j'en  rassemblerai  tout 
ce  qui  me  sera  possible,  et  je  recevrai,  sans  au- 
cune difficulté,  le  paiement  de  ce  que  je  vous 
aurai  fourni.  A  l'égard  du  petit  échantillon  que 
je  vous  ai  envoyé,  c'est  tout  autre  chose  :  c'é- 
toient  des  plantes  qui  vous  appartenoient.  Ce 
que  j'ai  substitué  à  celles  qui  se  sont  gâtées 
n'a  point  été  ramassé  pour  vous  :  je  n'ai  eu 
d'autre  peine  que  de  le  tirer  de  ce  que  j'avois 
rassemblé  pour  moi-même  :  et  comme  je  n'ai 
point  offert  d'entrer  dans  la  dépense  que  vous 
a  coûté  l'herborisation  que  j'ai  faite  à  votre 
suite,  il  me  semble,  monsieur,  que  vous  ne 
devez  pas  non  plus  m'offrir  le  paiement  de  ce 
que  nous  avons  ramassé  ensemble,  ni  du  petit 
arrangement  que  je  me  suis  amusé  à  y  mettre 
pour  vous  l'envoyer. 

Malgré  le  bien  que  vous  m'avez  dit  de  votre 
santé  actuelle,  on  m'assure  qu'elle  n'est  pas 
encore  parfaitement  rétablie;  et  malheureuse- 
ment la  saison  où  nous  entrons  n'est  pas  favo- 
rable à  l'exercice  pédestre,  que  je  crois  aussi 
bon  pour  vous  que  pour  moi.  L'hiver  a  aussi, 
comme  vous  savez,  monsieur,  ses  herborisa- 
tions qui  lui  sont  propres,  savoir,  les  mousses  et 
les  lichens.  Il  doit  y  avoir  dans  vos  parcs  des 
choses  curieuses  en  ce  genre,  et  je  vous  exhorte 
fort,  quand  le  temps  vous  le  permettra,  d'aller 
examiner  cette  partie  sur  les  lieux  et  dans  la 
saison. 

Vos  résolutions,  monsieur,  étant  telles  que 
vous  me  le  marquez,  je  ne  suis  assurément  pas 
homme  à  les  désapprouver;  c'est  s'être  procuré 
bien  honorablement  des  loisirs  bien  agréables. 


Remplir  de  grands  devoirs  dans  de  grandes 
places,  c'est  la  tâche  des  hommes  de  votre  état 
et  doués  de  vos  talcns  ;  mais  quand,  après  avoir 
offert  à  son  pays  le  tribut  de  son  zèle,  on  le  voit 
inutile,  il  est  bien  permis  alors  de  vivre  pour 
soi-même  et  de  se  contenter  d'être  heureux. 


K  M.   DE  SARTINE. 

Jirn  IT74. 

Je  crois  remplir  un  devoir  indispensable  en 
vous  envoyant  la  lettre  ci-jointe,  qui  m'a  été 
adressée  vraisemblablement  par  quiproquo, 
puisqu'elle  répond  à  une  lettre  que  je  n'ai 
point  eu  l'honneur  de  vous  écrire  ;  non  que  je 
n'acquiesce  aux  félicitations  que  vous  recevez, 
mais  parce  que  ce  n'est  pas  mon  usage  d'écrire 
en  pareil  cas.  Je  vous  supplie,  monsieur,  d'a- 
gréer mon  respect  (*). 


A   M.   LE   PRINCE  DE  BELOSELSKI  (**). 
Paris,  27  mai  4775. 

Je  suis  vraiment  bien  aise,  monsieur  le 
prince,  d'avoir  votre  estime  et  votre  confiance. 
Les  cœurs  droits  se  sentent  et  se  répondent; 
et  j'ai  dit,  en  relisant  votre  lettre  de  Genève  : 
Peu  d'hommes  m'en  inspireront  autant. 

Vous  plaignez  mes  anciens  compatriotes  de 
n'avoir  pas  pris  ma  défense,  quand  leurs  mi- 
nistres assassinoient,  pour  ainsi  dire,  mon  âme. 
Les  lâches!  je  leur  pardonne  les  injustices, 
c'est  à  la  postérité  peut-être  à  m'en  venger. 

A  l'heure  qu'il  est,  je  suis  plus  à  plaindre 
qu'eux  :  ils  ont  perdu,  dites-vous,  un  citoyen 


(*)  La  leUre  que  Jean.Jacqufi  renvoyoit  éloit  une  réponse 
de  M.  de  Sartine  à  un  Rousseau  qui  le  félicitoit  de  son  passage 
de  la  police  au  ministère  de  la  marine.  M.  de  Sartine  s'exprime 
ainsi  : 

•  Je  suis  sensible  à  la  part  que  vous  prenez  i  la  grâce  dont 
»  le  roi  vient  de  m'honorer.  Recevez,  je  vous  prie,  les  as>u- 
t  rances  de  ma  recounoissauce,  et  tous  les  remerclments  que 
»  je  vous  dois.  » 

La  lettre  de  Jean-Jacques  n'a  pas  de  date  ;  mais,  i  l'aide  de 
l'événement  à  l'occasion  duquel  elle  fut  écrite,  et  qui  eut  lieu 
en  mai  1774,  on  peut  lui  en  donner  une-  M.  P. 

(*■)  Cette  lettre,  que  nous  devons  à  la  complaisance  de 
M.  Barbier,  bibliothécaire  du  Conseil  d'État,  fait  partie  d'une 
brochure  très-rare  que  le  prince  de  Beloselski  a  fait  imprimer 
chez  M.  Didot  (Paris,  4789,  110  pages  in-8»),  contenant  trois 
épitres  en  vers, «portant pour  titre;  Poétiet  française»  d'un 
ytrince  étranger.  G.  P. 


su 


CORRESPONDANCE 


qui  faisoit  leur  gloire;  mais  qu'est-ce  que  la 
perte  de  ce  brillant  fantôme,  en  comparaison 
de  celle  qu'ils  m'ont  forcé  de  faire?  Je  pleure 
quand  je  pense  que  je  n'ai  plus  ni  parens,  ni 
amis,  ni  patrie  libre  et  florissante. 

0  lac  sur  les  bords  duquel  j'ai  passé  les  dou- 
ces heures  de  mon  enfance  I  Charmans  paysa- 
ges où  j'ai  vu  pour  la  première  fois  le  majes- 
tueux et  louchant  lever  du  soleil,  où  j'ai  senti 
les  premières  émotions  du  cœur,  les  premiers 
élans  d'un  génie  devenu  depuis  trop  impérieux 
et  trop  célèbre;  hélas!  je  ne  vous  verrai  plus. 
Ces  clochers  qui  s'élèvent  au  milieu  des  chênes 
et  des  sapins,  ces  troupeaux  bêlans,  ces  ate- 
liers, ces  fabriques,  bizarrement  épars  sur  des 
torrens,  dans  des  précipices,  au  haut  des  ro- 
chers ;  ces  arbres  vénérables,  ces  sources,  ces 
prairies,  ces  montagnes  qui  m'ont  vu  naître, 
elles  ne  me  reverront  plus. 

Brûlez  cette  lettre,  je  vous  supplie  :  on  pour- 
roit  encore  mal  interpréter  mes  sentimens. 
Vous  me  demandez  si  je  copie  encore  de  la 
musique.  Et  pourquoi  non?  Seroit-il  honteux 
de  gagner  sa  vie  en  travaillant?  Vous  voulez 
que  j'écrive  encore;  non,  je  ne  le  ferai  plus. 
J'ai  dit  des  vérités  aux  hommes;  ils  les  ont  mal 
prises  :  je  ne  dirai  plus  rien. 

Vous  voulez  rire  en  me  demandant  des  nou- 
velles de  Paris.  Je  ne  sors  que  pour  me  pro- 
mener, et  toujours  du  même  côté.  Quelques 
beaux  esprits  me  font  trop  d'honneur  en  m'en- 
voyant  leurs  livres  :  je  ne  lis  plus.  On  m'a  ap- 
porté ces  jours-ci  un  nouvel  opéra  comique  (*)  : 
la  musique  est  de  Grétry,  que  vous  aimez  tant, 
et  les  paroles  sont  assurément  d'un  homme 
d'esprit;  mais  c'est  encore  des  grands  seigneurs 
qu'on  vient  de  mettre  sur  la  scène  lyrique.  Je 
vous  demande  pardon,  monsieur  le  prince; 
mais  ces  gens-là  n'ont  pas  d'accent,  et  ce  sont 
de  bons  paysans  qu'il  faut. 

Ma  femme  est  bien  sensible  à  votre  souvenir. 
Mes  disgrâces  ne  lui  affectent  pas  moins  le 
cœur  qu'à  moi  :  mais  ma  tête  s'affoiblit  davan- 
ta-ge.  11  ne  me  reste  de  vie  que  pour  souffrir, 
et  je  n'en  ai  pas  même  assez  pour  sentir  vos 


(*)  Nous  ignorons  de  quel  opéra  il  veut  parler.  Ceux  dont 
Grétry  fit  la  musique  en  1773  sont  la  Fausse  magie  et  Céphale 
et  Procris  ,•  encore  cette  dernière  pièce  avoit-elle  été  précé- 
demment jouée  à  Versailles.  Toutes  deux  sont  de  Marmontel. 

M.  P. 


bontés  comme  je  le  dois.  Ne  m'écrivez  donc 
plus,  monsieur  le  prince;  il  me  serait  impos- 
sible de  vous  répondre  une  seconde  fois.  Quand 
vous  serez  de  retour  à  Paris,  venez  me  voir,  et 
nous  parlerons. 

Agréez,  monsieur  le  prince,  je  vous  prie,  les 
assurances  de  mon  respect. 


A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  SAINT***. 

Je  suis  fâché  de  ne  pouvoir  complaire  à  ma- 
dame la  comtesse;  mais  je  ne  fais  point  les  hon- 
neurs de  l'homme  qu'elle  est  curieuse  de  voir, 
et  jamais  il  n'a  logé  chez  moi  :  le  seul  moyen 
d'y  être  admis  de  mon  aveu,  pour  quiconque 
m'est  inconnu,  c'est  une  réponse  catégorique 
à  ce  billet  (*). 


A  LA  MEME. 

Jeudi,  23  malt  776. 

J'ai  eu  d'autant  plus  de  tort,  madame,  d'em- 
ployer un  mot  qui  vous  étoit  inconnu  (**),  que 
je  vois,  par  la  réponse  dont  vous  m'avez  ho- 
noré, que,  même  à  l'aide  d'un  dictionnaire, 
vous  n'avez  pas  entendu  ce  mot.  11  faut  tâcher 
de  m'expliquer. 

La  phrase  du  billet  à  laquelle  il  s'agit  de  ré- 
pondre est  celle-ci  :  «  Mais  ce  que  je  veux,  et 
»  ce  qui  m'est  dû  tout  au  moins  après  une  con- 
»  damnation  si  cruelle  et  si  infamante,  c'est 
»  qu'on  m'apprenne  enfin  quels  sont  mes  cri- 
»  mes,  et  comment  et  par  qui  j'ai  été  jugé.  » 

Tout  ce  que  je  désire  ici  est  une  réponse  à  cet 
article.  C'est  mal  à  propos  que  je  la  demandois 
catégorique,  car  telle  qu'elle  soit,  elle  le  sera 

f')  Par  la  lettre  à  laquelle  celle-ci  sert  de  réponse,  madame 
de  Saint*"  annonçoità  Rousseau  qu'elle  lui  envoyoit  delà  mu- 
sique à  copier,  en  lui  avouant  en  même  temps  que  ce  n'étoit 
qu'un  prétexte  pour  le  voir.  Quant  au  billet  dont  Rousseau 
parle,  c'étoit  le  billet  circulaire  portant  pour  adresse  :  j4  tout 
François  aimant  encore  la  justice  et  la  vérité'.        G.  P. 

(")  C'étoit  le  mot  ca/t'grongMe  dont  madame  de  Saint*",  dans 
sa  réplique,  déclaroit  n'avoir  connu  la  signification  qu'en  con- 
sultant le  dictionnaire.  Elle  répliqua  encore  à  cette  seconde 
lettre  de  Rousseau  en  insistant  sur  sa  demande  dans  les  termes 
les  plus  réservés,  et  ne  voulant  qu'un  oui  ou  un  non  pour  der- 
nière réponse.  On  devine  aisément  celle  qui  lui  fut  donnée.  — 
C'est  dans  le  volume  supplémentaire,  imprimé  à  Paris  en  4779, 
sous  la  rubrique  de  Neufchâtel,  qu'ont  été  imprimées  pour 
la  première  fois  les  deux  lettres  de  Rousseau  à  madame  de 
Saint  *"*,  avec  celles  de  cette  dame  auxquelles  elles  servent 
de  ré[)onse,  et  c'est  ainsi  que  nous  avons  trouvé  le  moyen 
de  les  expliquer.  G.  P. 


ANNÉE  1777. 


84» 


toujours  pour  moi  ;  ma  demeure  et  mon  cœur 
sontouverts  pour  le  reste  de  ma  vie  à  quiconque 
me  dévoilera  ce  mystère  abominable.  S'il  m'im- 
pose le  secret,  je  promets,  je  jure  de  le  lui  gar- 
der inviolablement  jusqu'à  la  mort,  et  je  me 
conduirai  exactement,  s'il  l'exige,  comme  s'il 
ne  m'eût  rien  appris.  Voilà  la  réponse  que  j'at- 
tends, ou  plutôt  que  je  désire,  car  depuis  long- 
temps j'ai  cessé  de  l'espérer. 

Celle  que  j'aurai  vraisemblablement  sera  la 
feinte  d'ignorer  un  secret  qui,  par  le  plus  éton- 
nant prodige,  n'en  est  un  que  pour  moi  seul 
dans  l'Europe  entière.  Cette  réponse  sera  moins 
franche  assurément,  mais  non  moins  claire  que 
la  première  ;  enfin  le  refus  même  de  répondre 
n'aura  pas  pour  moi  plus  d'obscurité.  De  grâce, 
madame,  ne  vous  offensez  pas  de  trouver  ici 
quelques  traces  de  défiance  :  c'est  bien  à  tort 
que  le  public  m'en  accuse  ;  car  la  défiance  sup- 
pose du  doute,  et  il  ne  m'en  reste  plus  à  son 
égard.  Vous  voyez,  par  les  explications  dans 
lesquelles  j'ose  entrer  ici,  que  je  procède  aux 
vôtres  avec  plus  de  réserve,  et  cette  différence 
n'est  pas  désobligeante  pour  vous.  Cependant 
vous  avez  commencé  avec  moi  comme  tout  le 
monde,  et  les  louanges  hyperboliques  (')  et  ou- 
trées dont  vos  deux  lettres  sont  remplies,  sem- 
blent être  le  cachet  particulier  de  mes  plus  ar- 
dens  persécuteurs  :  mais,  loin  de  sentir  en  les 
lisant  ces  mouvemens  de  mépris  et  d'indigna- 
tion que  les  leurs  me  causent,  je  n'ai  pu  me  dé- 
fendre d'un  vif  désir  que  vous  ne  leur  res- 
semblassiez pas  cet,  malgré  tant  d'expériences 
cruelles,  un  désir  aussi  vif  entraîne  toujours  un 
peu  d'espérance.  Au  reste,  ce  que  vous  me  di- 
tes, madame,  du  prix  que  je  mets  au  bonheur 
de  me  voir,  ne  me  fera  pas  prendre  le  change  : 
je  serois  touché  de  l'honneur  de  votre  visite, 
faite  avec  les  sentimens  dont  je  me  sens  digne  ; 
mais  quiconque  ne  veut  voir  que  les  rhinocéros 
doit  aller,  s'il  veut,  à  la  Foire,  et  non  pas  chez 
Tnoi;  et  tout  le  persiflage  dont  on  assaisonne 
cette  insultante  curiosité  n'est  qu'un  outrage 
de  plus  qui  n'exige  pas  de  ma  part  une  grande 
déférence.  Voulez-vous  donc,  madame,  être 
distinguée  de  la  foule?  c'est  à  vous  de  faire  ce 
qu'il  faut  pour  cela. 

(*)  Voici  encore  un  mot  pour  le  dictionnaire.  Hélas!  pour 
parler  de  ma  destinée,  il  faudrait  un  Tocabulaire  tout  nouveau 
qui  D'eftt  été  composé  que  pour  moi. 


Il  est  vrai  que  je  copie  de  la  musique  :  je  ne 
refuse  point  de  copier  la  vôtre,  si  c'est  tout  de 
bon  que  vous  le  dites;  mais  cette  vieille  musi- 
que a  tout  l'air  d'un  prétexte,  et  je  ne  m'y 
prête  pas  volontiers  là-dessus.  Néanmoins  votre 
volonté  soit  faite.  Je  vous  supplie,  madame  la 
comtesse,  d'agréer  mon  respect. 


A  M.   LE  COMTE  DUPRAT   (*). 

Paris,  le  5<  décembre  1777. 

J'accepte,  monsieur,  avec  empressement  et 
reconnoissance  l'asile  paisible  et  solitaire  que 
vous  avez  la  bonté  de  m'offrir,  dans  la  supposi- 
tion que  vous  voudrez  bien  vous  prêter  aux  ar- 
rangemens  que  la  raison  demande,  et  que  peut 
permettre  ma  situation  qui  vous  est  connue. 
L'aménité  du  sol  et  les  agrémens  du  paysage 
ne  sont  plus  pour  moi  des  objets  à  mettre  en 
balance  avec  un  séjour  tranquille  et  la  bienveil- 
lante hospitalité.  Je  suis  touché  des  soins  de 
M.  le  commandeur  de  Menon,  sans  en  être  sur- 
pris; j'ai  le  plus  grand  regret  de  n'en  pouvoir 
profiter;  mais  on  a  pris  tant  de  peine  à  me 
rendre  le  séjour  des  villes  insupportable,  qu'on 

(*)  Le  comte  Duprat,  lieutenant-colonel  au  régiment  d'Or- 
léans, est  mort  en  4793,  condamné  par  le  tribunal  révolution- 
naire. C'est  dans  ses  papiers  qu'ont  été  trouvées  les  trois  lettres 
qu'on  va  lire,  d  autant  plus  précieuses  que,  d'après  leur  date, 
on  doit  les  considérer  comme  léchant  du  cygne.  Kous  pouvons 
affirmer  en  avoir  vu  les  originaux.  Usontétéconiiésau  député 
Lakanal,  qui  avoit  publié  un  prospectus  d'œuvres  posthumes 
de  J.-J.  Rousseau.  Le  prospectus  n'eut  pas  de  suite,  et  les  ori- 
ginaux ne  furent  point  rendus.  Heureusement  nous  avions  pré- 
cédemment tiré  copie  de  ces  trois  lettres,  que  nous  fîmes  insé- 
rer dans  la  Décade'phUosoyhtque  (an  iv,  deuxième  trimestre, 
n"  68)  ;  et  c'e!>t  sur  notre  indication  qu  en  1817  M.  Belin  les  a 
fait  entrer  dans  son  édition  des  Œuvres  de  Rousseau. 

Au  reste,  il  paroit  que  notre  pliilosoplie,  dans  ce  temps-U 
même  où  les  idées  noires  avoicnt  sur  lui  tant  d'empire,  avoit 
conçu  pour  ce  comte  Duprat  une  affection  des  plus  tendres. 
L'éditeur  du  recueil  des  romances  en  rapporte,  dans  son  Aver- 
tissement,pageô,  un  trait  remarquable  et  trop  caractéristique 
pour  ne  pas  mériter  de  trouver  place  ici.  •  M.  le  comte  Duprat, 

•  di!-il,  nn  des  hommes  le  mieux  fait  pour  être  aimé,  ne  man- 
»  quoit  guère,  lorsqu'il  é toit  à  Paris,  d'aller  tous  les  matins  visi- 
»  ter  M.  Rousseau.  Unesemaineentières'étant  passée  sans  qu'il 
»  y  allât,  M.  Rousseau  prit  l'alarme,  et  ayant  demandé  de  ses 
»  nouvelles  avec  beaucoup  d'inquiétude,  il  apprit  qu'il  étoit 
»  malade.  Contraint  par  la  loi  qu'il  s'étoit  imposée  de  ne  plus 

•  aller  chez  personne,  mais  dirigeant  depuis  ses  promenades 
»  vers  le  nouveau  boulevard,  ilpassoit  touslesjourslelong  des 
»  murs  de  l'hôtel  du  comte  Duprat.  Un  soir,  après  s'être  arrêté 
»  quelque  temps  vis-à-vis  une  première  porte,  le  voilà  tout  à 
»  coup  qui  s'élance  et  pénètrejusqu'à  l'appartement  du  comte, 

•  qui  jouit  alors  de  la  douce  satisfaction  de  voir  le  penchant 

•  l'emporter  sur  les  principes.  »  G.  V. 


a  pleinement  réussi.  J'étois  trop  fait  pour  aimer 
les  hommes  pour  pouvoir  supporter  le  spec- 
lacle  de  leur  haine.  Ce  douloureux  aspect  me 
déchire  ici  le  cœur  tous  les  jours;  je  ne  dois 
pas  aller  chercher  à  Lyon  de  nouvelles  plaies. 
Ils  m'ont  réduit  à  la  triste  alternative  de  les 
fuir  ou  de  les  haïr.  Je  m'en  tiens  au  premier 
parti  pour  éviter  l'autre.  Quand  je  ne  les  verrai 
plus,  j'oublierai  bientôt  leur  haine,  et  cet  oubli 
m'est  nécessaire  pour  vivre  et  mourir  en  paix. 

Je  ne  vois  qu'un  obstacle  à  l'exécution  de 
votre  obligeant  projet;  c'est  l'infirmité  de  ma 
femme  et  la  longueur  du  voyage,  qu'il  est  dou- 
teux qu'elle  puisse  supporter.  Cette  idée  me 
fait  trembler.  Il  n'y  faut  pas  songer  durant  la 
saison  où  nous  sommes.  L'hiver  jusqu'ici  ne  l'a 
pas  affectée  autant  que  je  l'aurois  craint.  Peut- 
être  aux  approches  d'un  temps  plus  doux  sera- 
t-elle  en  état  de  faire  cette  entreprise  sans  ris- 
que. Hélas  !  pourquoi  faut-il  que  j'aille  si  loin 
chercher  la  paix,  moi  qui  ne  troublai  jamais 
celle  de  personne  !  Si  ma  femme  pouvoit  obte- 
nir ici,  du  moins  à  prix  d'argent,  le  service  et 
les  soins  qu'on  ne  refuse  à  personne  parmi  les 
humains,  et  que  je  suis  hors  d'état  de  lui  ren- 
dre, nous  ne  songerions  point  à  nous  trans- 
planter; mais  dans  l'universel  abandon  où  l'on 
se  concerte  pour  la  réduire,  il  faut  bien  qu'elle 
risque  sa  vie  pour  tâcher  d'en  conserver  les 
restes  à  l'aide  des  soins  secourables  que  vous 
avez  la  charité  de  lui  procurer.  Ah  !  monsieur 
le  comte,  en  ne  vous  rebutant  pas  de  mes  mi- 
sères et  n'abandonnant  pas  notre  vieillesse, 
j'ose  vous  prédire  que  vous  vous  ménagez  de 
loin  pour  la  vôtre  des  souvenirs  dont  vous  ne 
prévoyez  pas  encore  toute  la  douceur. 

Je  souhaite  ardemment  que,  sans  nuire  à  vos 
affaires,  vous  puissiez  en  voir  assez  prompte- 
ment  la  fin,  pour  arriver  ici  avant  celle  de  l'hi- 
ver. Si  vous  aviez  pour  compagnon  de  voyage 
le  digne  ami  qui  partage  vos  bontés  pour  moi, 
rien  ne  manqueroit  à  ma  joie  en  vous  voyant 
arriver.  Ma  femme,  qui  partage  ma  reconnois- 
sance,  est  très-sensible  à  l'honneur  de  votre 
souvenir,  et  nous  vous  supplions  l'un  et  l'autre, 
monsieur  le  comte,  d'agréer  nos  très-humbles 
salutations. 


CORRESPONDANCE. 


A  MADAME  DE  C. 

Paris,  le  9 janvier  f7^. 


J'ai  lu,  madame,  dans  le  numéro  5  des  feuil- 
les que  vous  avez  la  bonté  de  m'envoyer,  que 
l'un  de  messieurs  vos  correspondans,  qui  se 
nomme  le  Jardinier  d'Auteuil,  avoit  élevé  des 
hirondelles.  Je  désirerois  fort  de  savoir  com- 
ment il  s'y  est  pris,  et  quelle  contenance  ces 
hirondelles,  qu'il  a  élevées,  ont  faite  chez  lui 
pendant  l'hiver.  Après  des  peines  infinies,  j'é- 
tois parvenu,  à  Monquin,  à  en  faire  nicher  dans 
ma  chambre.  J'ai  même  eu  souvent  le  plaisir 
de  les  voir  s'y  tenir,  les  fenêtres  fermées,  assez 
tranquilles  pour  gazouiller,  jouer  et  folâtrer 
ensemble  à  leur  aise,  en  attendant  qu'il  me  plût 
de  leur  ouvrir,  bien  sûres  (')  que  cela  ne  tar- 
deroit  pas  d'arriver.  En  effet,  je  me  levois 
même,  pour  cela,  tous  les  jours  avant  quatre 
heures;  mais  il  ne  m'est  jamais  venu  dans  l'es- 
prit, je  l'avoue,  de  tenter  d'élever  aucuns  de 
leurs  petits,  persuadé  que  la  chose  étoit  non- 
seulement  inutile,  mais  impossible.  Je  suis 
charmé  d'apprendre  qu'elle  ne  l'est  pas,  et  je 
serai  irès-obligé,  pour  ma  part,  au  jardinier 
d'Autcuil  s'il  veut  bien  communiquer  son  se- 
cret au  public.  Agréez,  madame,  je  vous  sup- 
plie, mes  remercîmens  et  mon  respect. 


A   M.    LE  COMTE  DUPRAT. 

Paris,  le  3  février  n73. 

Vous  rallumez,  monsieur,  un  lumignon  pres- 
que éteint;  mais  il  n'y  a  pas  d'huile  à  la  lampe, 
et  le  moindre  air  de  vent  peut  l'éteindre  sans 
retour.  Autant  que  je  puis  désirer  quelque 
chose  encore  dans  ce  monde,  je  désire  d'aller 
finir  mes  jours  dans  l'asile  aimable  que  vous 
voulez  bien  me  destiner;  tous  les  vœux  de  mon 
cœur  sont  pour  y  être;  le  mal  est  qu'il  faut  s'y 
transporter.  En  ce  moment  je  suis  demi  per- 
clus de  rhumatismes;  ma  femme  n'est  pas  en 
meilleur  état  que  moi  ;  vieux,  infirme,  je  sens 

C)  L'hirondelle  est  naturellement  familière  et  confiante; 
mais  cest  une  sottise  dont  on  la  punit  trop  bien  pour  ne  l'en 
pas  corriger.  Avec  de  la  patience  on  l'accoutume  encore  i  vi- 
vre dans  des  appartemens  fermés,  tant  qu'elle  n'aperçoit  pas 
l'intention  de  l'y  tenir  captive  ;  mais  sitôt  qu'on  abuse  de  celle 
confiance  { à  quoi  l'on  ne  manque  jamais  ),  elle  la  perd  pour 
toujours.  Dès  lors  elle  ne  mange  plu»,  elle  ne  cesse  de  se  dé- 
battre et  finit  par  se  tuer. 


ANNÉE  1778. 


847 


à  chaque  instant  le  décourngemcnt  qui  mo  ga- 
gne :  tout  soin,  toute  peine  à  prendre,  toute 
fatigue  à  soutenir,  effarouche  mon  indolence; 
il  faudroil  que  toutes  les  choses  dont  j'ai  besoin 
se  rapprochassent  ;  car  je  ne  me  sens  plus  assez 
de  vigueur  pour  les  aller  chercher;  et  c'est 
précisément  dans  cet  état  d'anéantissement 
que,  privé  de  tout  service  et  de  toute  assistance 
dans  tout  ce  qui  m'entoure,  je  n'ai  plus  rien  à 
espérer  que  de  moi.  Vous,  monsieur  le  comte, 
le  seul  qui  ne  m'ayez  pas  délaissé  dans  ma 
misère,  voyez,  de  grâce,  ce  que  votre  généro- 
sité pourra  faire  pour  me  rendre  l'activité  dont 
j'ai  besoin.  Vous  m'offrez  quelqu'un  de  votre 
choix  (*)  pour  veiller  à  mes  effets  et  prendre 
des  soins  dont  je  suis  incapable;  oh!  je  l'ac- 
cepte, et  il  n'en  faut  pas  moins  pour  m'évertuer 
un  peu  ;  car  si,  par  moi-même,  je  puis  rassem- 
bler deux  bonnets  de  nuit  et  cinq  ou  six  che- 
mises, ce  sera  beaucoup. 

Il  n'y  a  plus  que  ma  femme  et  mon  herbier 
dans  le  monde  qui  puissent  me  rendre  un  peu 
d'activité.  Si  nous  nous  embarquons  seuls  sous 
notre  propre  conduite,  au  premier  embarras, 
au  moindre  obstacle,  je  suis  arrêté  tout  court, 
je  n'arriverai  jamais.  J'aime  à  me  bercer,  dans 
mes  châteaux  en  Espagne ,  de  l'idée  que  vous 
seriez  ici,  monsieur,  avec  M.  le  commandeur  ; 
que  vous  daigneriez  aiguillonner  un  peu  ma 
paresse  ;  que  mes  petits  arrangemens  s'en  fe- 
roient  plus  vite  et  mieux  sous  vos  yeux;  que 
si  vous  poussiez  l'œuvre  de  miséricorde  jusqu'à 
permettre  ensuite  que  nous  fissions  route  à  la 
suite  de  l'un  ou  de  l'autre,  et  peut-être  de  tous 
les  deux,  alors,  comme  tout  seroit  aplani  I 
comme  tout  iroit  bien  1  Mais  c'est  un  château 
en  Espagne,  et  de  tous  ceux  que  j'ai  faits  en 
ma  vie,  je  n'en  vis  jamais  réaliser  aucun.  Dieu 
veuille  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi  de  l'espoir  d'ar- 
river au  vôtre! 

Au  reste,  je  n'ai  nul  éloignement  pour  les 
précautions  qui  vous  paroissent  convenables 
pour  éviter  trop  de  sensation.  Je  n'ai  nulle  ré- 
pugnance à  iller  à  la  messe  :  au  contraire,  dans 
quelque  religion  que  ce  soit,  je  me  croirai  tou- 
jours avec  mes  frères,  parmi  ceux  qui  s'as- 

(•)  Ce  quelqu'un  étoit  M.  de  Neuville  ;  et  comme  il  affecte  de 
ne  m'en  point  parler,  je  crains  qu'il  n'y  ait  du  froid,  de  «orte 
que  je  suis  très-embarrassé  qui  lui  donner  à  sa  place.  (i\'otc  du 
comte  Duprnt.) 


semblent  pour  servir  Dieu.  Mais  ce  n'est  pas 
non  plus  un  devoir  que  je  veuille  m'imposer, 
encore  moins  de  laisser  croire  dans  le  pays  que 
je  suis  catholique.  Je  désire  assurément  fort 
de  ne  pas  scandaliser  les  hommes,  mais  je  dé- 
sire encore  plus  de  ne  jamais  les  tromper. 
Quant  au  changement  de  nom,  après  avoir  re- 
pris hautement  le  mien,  malgré  tout  le  monde, 
pour  revenir  à  Paris,  et  l'y  avoir  porté  huit  ans, 
je  puis  bien  maintenant  le  quitter  pour  en  sor- 
tir, et  je  ne  m'y  refuse  pas  ;  mais  l'expérience 
du  passé  m'apprend  que  c'est  une  précaution 
très-inutile,  et  même  nuisible,  par  l'air  de 
mystère  qui  s'y  joint,  et  que  le  peuple  inter- 
prète toujours  en  mal.  Vous  déciderez  de  cela, 
connoissant  le  pays  comme  vous  faites;  là- 
dessus,  comme  surtout  le  reste,  je  m'en  remets 
à  votre  prudence  et  à  votre  amitié.  Agréez, 
monsieur  le  comte,  mes  très-humbles  saluta- 
tions. 


AU  MEME. 


Paris,  le  15  mars  (778. 

Je  vois,  monsieur,  que  malgré  toutes  vos 
bontés,  qui  me  sont  chères  et  dont  je  voudrois 
profiter,  le  seul  vrai  remède  à  mes  maux  ,  qui 
reste  à  ma  portée,  est  la  patience.  L'état  de  ma 
femme,  empiré  depuis  quelque  temps,  et  qui 
rend  le  mien  de  jour  en  jour  plus  embarrassant 
et  plus  triste,  m'ôte  presque  l'espoir  d'ache- 
ver et  le  courage  de  tenter  le  long  voyage  qu'il 
faudroit  faire  pour  atteindre  l'asile  que  vous 
nous  avez  bien  voulu  destiner.  Ce  qu'il  y  a  du 
moins  déjà  de  bien  sûr,  est  qu'il  nous  est  impossi- 
ble de  le  faire  seuls;  ma  femme,  abattue  par  son 
mal,  se  souvient,  pour  surcroît,  des  gîtes  où  l'on 
nous  a  fourrés,  et  des  traitemens  qu'on  nous  y  a 
faits  dans  nos  autres  voyages,  lorsque,  plus 
jeunes  et  mieux  portans,  nous  avions  plus  de 
courage  et  de  force  pour  supporter  la  fatigue 
et  les  angoisses.  Elle  aime  mieux  mourir  ici 
que  de  s'exposer  de  nouveau  à  toutes  ces  indi- 
gnités ;  et  nous  croyons  l'un  et  l'autre  que  la 
présence  d'un  tiers,  ne  fût-ce  qu'un  domesti- 
que, nous  en  sauveroit  assez  pour  que  nous 
puissions,  armés  de  douceur  et  de  résignation, 
supporter  le  reste.  Cette  délibération,  mon- 
sieur, sur  laquelle  nous  n'avons  encore  eu  que 


818 


CORRESPONDANCE. 


des  explicaiions  trës-vagues,  est  la  première  et 
la  plus  importante,  sans  quoi  toutes  les  autres 
sont  inutiles.  Je  sais  que  votre  généreuse  bien- 
veillance prodiguera  ses  soins  pour  nous  faci- 
liter ce  transport;  mais  il  s'agit  encore  de  sa- 
voir ce  qu'elle  pourra  faire  pour  nous  le  rendre 
praticable,  et  cela  consiste  essentiellement  à 
trouver  quelqu'un  deconnoissance,  qui,  ayant 
le  même  voyage  à  faire,  veuille  bien  nous  souf- 
frir à  sa  suite,  nous  procurer  des  gîtes  suppor- 
tables, et  nous  garantir,  autant  que  cela  se 
pourra,  des  obstacles  et  des  outrages  qui,  sous 
un  faux  air  d'attentions  et  de  soins,  nous  atten- 
dront dans  la  route.  Si  cette  occasion  ne  se 
trouve  pas,  comme  j'ai  lieu  de  le  craindre,  le  seul 
parti  qui  me  reste  à  prendre  est  d'attendre  ici 
votre  arrivée  ou  celle  de  M.  le  commandeur, 
et  de  prendre  patience,  en  attendant,  comme 
j'espère  faire  jusqu'à  la  fin,  à  moins  qu'il  ne  se 
présente  quelque  ressource  imprévue,  sur  la- 
quelle j'aurois  grand  tort  de  compter. 

Quant  aux  soins  qui  regardent  ici  les  gue- 
nilles que  j'y  puis  laisser,  c'est  un  article  trop 
peu  important  pour  que  vous  daigniez  vous  en 
occuper  ainsi  d'avance  ;  nous  ne  manquerons 
pas  de  gens  empressés  à  recevoir  ce  petit  dé- 
pôt. Mon  silence  au  sujet  de  M.  de  Neuville  me 
paroissoit  une  réponse  très-claire  ;  mais  vous 
en  voulez  une  expresse,  il  faut  obéir.  De  l'hu- 
meur dont  je  me  connois,  il  lui  faudroit  toujours 
bien  moins  de  peine  pour  me  faire  oublier  ses 
dispositions  à  mon  égard,  qu'il  n'en  a  pris  à  me 
les  faire  connoître;  mais,  en  attendant,  prêt 


à  lui  rendre  avec  le  plus  vrai  zèle  tous  les  ser- 
vices qui  pourroicnt  dépendre  de  moi,  je  me 
sens  peu  porté  à  lui  en  demander.  11  sembloit, 
au  tour  de  votre  précédente  lettre ,  que  vous 
aviez  quelqu'un  en  vue  pour  cet  effet  ;  et  je  puis 
vous  assurer,  à  cet  égard ,  d'une  confiance  en- 
tière en  quiconque  viendroit  à  moi  de  votre 
part. 

A  l'égard  de  la  messe  et  de  l'incognito,  vous 
connoissez  là-dessus  mes  principes  et  mes  sen- 
timens  ;  ils  seront  toujours  les  mêmes.  L'expé- 
rience m'a  fait  connoître  l'inutililé  et  les  incon- 
véniens  de  ces  petits  mystères,  qui  ne  sont 
qu'un  jeu  mal  joué.  Vous  dites,  monsieur,  qu'on 
ne  m'interrogera  pas;  on  saura  donc  qu'il  no 
faut  pas  m'interroger  :  car  d'ailleurs  c'est  un 
droit  qu'avec  peu  d'égard  pour  mon  âge  s'ar- 
rogent avec  moi  sans  façon  petits  et  grands.  Je 
mettrai,  je  vous  le  proteste,  une  grande  partie 
de  mon  bonheur  à  vouscomplaire  en  toute  chose 
convenable  et  raisonnable  ;  mais  je  ne  veux 
point  là-dessus  contracter  d'obligation.  Adieu, 
monsieur;  quel  que  soit  le  succès  des  soins  que 
vous  daignez  prendre  pour  moi ,  j'en  suis  tou- 
ché comme  je  dois  l'être,  et  leur  souvenir  ne 
s'effacera  jamais  de  mon  cœur.  Ma  femme  par- 
tage ma  reconnoissance,  et  nous  vous  supplions 
l'un  et  l'autre  d'agréer  nos  très-humbles  salu- 
tations (*). 

(*)  Les  choses  n'ont  pu  s'arranger  pour  qu'il  fit  le  voyage 
projeté.  Bien  peu  de  temps  après  il  s'est  décidé  en  faveur  d  Er- 
menonville, où  il  est  mort  dans  la  même  année.  (iVo(e  du  comté 
Duprat.) 


FIN  DE   LA   CORRKSPONDANCE. 


û. 


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»——»»■»»»»»«» 


TABLE  DES  NOMS 


DES  4>ERS0NNES  AUXQUELLES  SONT  ADRESSÉES  LES  LETTRES  DONT 
SE  COMPOSE  LA  CORRESPONDANCE. 


ANONYMES  (*). 

M.  169;  M.  175}  M.  184;  M.  187; M. 
200;  à  un  anonyme,  229;  à  an  jeune 
homme,  280;  M .  31  '«;  M.  de  ***,  350; 

M.  379;  M***,  403;  M ,  curé 

d'AmbéiiiT,  406,  455,  468 ;  M***, 
429;  M.  de,  432;  madame  de  ***, 
435;  M***,  456;  labbé  de  ***,  464; 
H  M.  4fi5,  à  M.  467;  l'abbé  d",  471; 
l'abbé  de  ***,  476;  M  ***,  491  ;  l'abbé 
de  ***,  510;  M  ***,  521;  Mylord***, 
603;  lord  ***,  606;  M..,  607;  ma- 
dame ***,  649;  M  ..,  658.  659;  une 
dame  de  Lyon,  .730;  M.  de  ***,  765; 
M.,  827;'madamç...,  841. 

A. 

A.,  481. 

A.  A.  444. 

Abaijzit,  516. 

Académie  de  Dijon,  202. 

Alembebt  (d'),  214,  230,  286,  529. 

Altuna,  198. 

Abgbnson  (le  comte  d'),  213. 

Az  ***  (madame  d'),  328. 


B"  (madame),  782,  783,  785,  787, 

813,819,820. 
B**  (madame  de),  465. 
B.  (le  comte  de),  528. 
B.  (la  comtesse  de),  529. 
BiSTiDE,  308,  312. 
BEiCCHiTEiU.  428,  759,  773. 
Beautitille,  595. 

Bbceet  et  de  IIondt,  lihrairei,  605. 
Bellot  (du)  791 ,  809. 
Bblosblsei  (le  prince  de),  8i5. 


Boissi  (de),  228,  231. 

BonoBLi  (mademoiselle  Julie),  474. 

Boupflebs  (la  comtesse  de),  315,  575, 
382,  586,  592,  595,  404,  470,  499, 
590,  592  602,  604,  644,  715,  719. 

BouBETTE  (madame),  551 . 

BuBNiND,  455,  456,  458. 


C.  (madame  de',  846. 
C***  (madame),  529. 

C.  P.  A.  A.  (de),  543. 
Cartier,  504. 
CÉSABGES  (M.  de),  817. 
CHAMF0KT(de).494,  502. 
CiiAPPUis  (Marc),  441,  442. 
Chappuis  (Paul),  531. 

Cbauvel  (réponses  aux  questions  fai- 
tes par  M.  de),  659. 

Choiseul  (le  duc  de),  791. 

Chenonceal'x  (madame  de),  533- 

Claibaut,  543. 

CoiNDET,  282,  355,  535,  599. 

Condorcet,  791. 

Consibtuire  de  Motiers  (le),  548. 

Co^Ti  (le  prince  de),  370,  726,  774. 

CONWAY  (le  général  >,  615,  677,  681 . 

CoNziÉ  (M.  de),  177, 186,  466. 

Cosse  (le  chevalier  de),  837. 

Cbaheb  de  Lon  (madame),  375. 

Cbéqui  (madame  de),  204,  205  200, 
207,  222,  289,  294.  327,  528,  531, 
366,  369,  495,  589,  611.  821,  822, 
835. 

D. 

D.,  509. 
D***,  554. 
D   L.  C,  408. 

D.  M.  (mademoisel'e).  484, 508. 


Darbt  (Jacqueline),  335. 

Dastieb,  559. 

Dave>p.ibt,  622,  656,  648,  6S7»  668, 

681. 
Deleïrk,  288,  503.  491 ,  505,   .38. 
Dkluc,  427,  447,  542. 
Dewes  (mademoiselle),  622, 6^6, 705. 
Diderot,  254,  255,  281 . 
Ddcbesne  (libraire),  520. 
Dlcbesnb  (msdemuiselle),  410. 
DucLOs,  517.  522,  451, 455,  514,  525. 
duhol'lin,  409. 
Dupont,  185. 

DuPBAT  (le  comte),  845,  846  847. 
DcsAULX,  823,  828,  829,  850. 
DuTEfis,  665,  672,  674,  676,  701, 825. 

E. 

E.  J.,  chirurgien,  685. 

ÉON  (le  chevalier  d'),  600. 

Épinay  (madame  d'),  219,  220,  221, 

227.  228    252,  235,  254,  255,  256^. 

258.  247,  248    249,  250,  251,  25i 

253,  256,  25H,  260.  261,  262,  265, 

267,  268,  269.  274,  280. 
Lettre  de  madame  d  épinay,  228. 
EscBEBNY  (d'),  474,  551,  560. 
EtBENs(d'),  179. 

F. 

Favbb.  440. 

FÉLicE  (le  p.  de),  546. 

FOULQUIEB,  505. 

Francueil  (de),  fragment,  207. 
Fbanciieil  (madame  de),  203. 
Fbédéiuc,  roi  de  Prusse,  377,  398 

600. 
Frébo.'v.  208. 


(*)  On  n'a  compris  dans  cette  classe  que  les  lettres  ne  portant  absolument  aucune  indication  de»  noms  des  persunncï  q!ii 
les  ont  reçues.  Celles  où  ces  noms  sont  au  moins  indiqués  par  une  initiale  seront  mentionnées  dans  cette  table  à  la  lettre  ^'i 
lenr  appartient. 

T.  IV.  34 


85: 


G. 


G*"  (M.),  lieulenanf-colonel,  456. 
Gallev  (mademoiselle),  488. 
GiiippECODBT  (de),  449,  525. 
GifiGiNS  DE  Moiav  (de),  374,  378. 
GofiCERU  (madame) ,  nde  Rousseau , 

165,  214.  790. 
Gbapfenbied  (de),  162,578,  579,580. 
(^KAPPon,  666. 

GiUNViLLE,  621,  670,  675,  692,  705. 
Ghimm,  271. 
GuÉBiN,  libraire,  325. 
(itiv.  484,  637,  667,  692. 
Gl'venet  (madame),  535. 


H. 


IIjlrcoubt  (mylord),  840. 
IliBCOUBT  (mylord  comte  de),  658, 
667,670,674,677,681,  703. 

HiBZEI.,  511. 

HouDETOT  (  mndame  d'  ),  263,  275, 

277.  283,  287,  310. 
HuBEB,  355. 
Hume  (David),  425,  585,  597,  620, 

622. 
Lettres  de  D.  Hume,  608,  655,  684. 


I. 


IvRRNOis  (M.  d'),  -ioS,  483,  494,  497, 
501,513,518,  519,  520,  523.526, 
541,  552,  555,  559,  562,  563,573, 
574,  575,  582.  584,  586,  588,  592, 
594,  601,  617,  620,042,  645,637, 
663,  669,  680,  694,  706,  708,  712, 
716,718,721. 

IvERNOis  (madame  d*),  548. 

IvEH?(0i8  (mademoiselle  d'),  404,  469, 
553,  563. 


J. 


JODKLH  (l'abbé  de),  348. 
Julie  (madame  Latour).  Voyez  La- 
tour. 


Keit, 

KiRCHBEBGER,  432. 

Kluppfel  559. 

L. 

L.  C.  D.  L.,  780. 

L.  D.  M..  824. 

Làlive  (de),  315. 

Laliiaud,  505,  516,  552.  654,  729, 
738,741,  743,740,747,  733.  753 
757,  760,  761 ,  763,  764,  778,  782, 
815. 

LàPoPLiriièBE(df),  369. 


TABLE 

La  Pobtb  (l'abbé  de),  437. 

Lastig  (le  comte  de),  218. 

Latoub,  504. 

Latodr  (madame),  338, 341 ,  344, 345, 
347,  548,  349,  352,  356,  360,  364, 
365,  366,  367,  369,  387,  391,  392, 
401,  406,  409,  417,  426,  438.  441, 
4^5,  454,  457,  458,  459,  469,  475, 
477,  484,  5fl0,  507,  517,  537,  546, 
573,  576,  589,  666,  702,  704,  706, 
759,  772,  775,  821 ,  836,  837,  840. 

Lenieps,  296,  504,  556. 

Leroy,  291. 

Le  Vasseub  (mademoiselle),  372, 727, 

La  même  sous  le  nom  de  madame 
RoussiAu,  776. 

LiKNÉ,  837. 

Lobenzi  (le  cbeyalier  de),  301,  316, 
318. 

Lotsead  de  Mauléon,  404. 

Ldxemboubg  (le  maréchal  de),  300, 

502,  304,  505,  308,  310,  315,  345, 
349,  371,  374,  411,  418,  439,  483. 

Luxembourg   (le  maréchal  de),  301, 

503,  301,  306,  507,  308,  311,  315, 
314,  324,  330,  332,  333,  536,  337, 
341,  342,  344,  552,  356,  338,  359, 
363,  364,  370,  579,  385,  492,  493, 
693. 

LuzE  (de),  581,  583,  585,  586,  588, 

610. 
LuzE  Varneï  (madame  de),  459,  478, 

507,  608. 

H. 

M***  (M.),  317. 
M***  (labbé),  788,  807,811. 
Mably  (l'abbé  de),  553. 
Malesherbes  (de),    311.    312,    319, 

322,  322,  327,  329,  355,  357,  363, 

394,512,612,842. 
Marcel,  429. 
Maboet,  381. 
Mabéchal  (mylord),  377,  587.399. 

405,  434,  478^480,  481,  498,  507, 

515,  529,  537,  550,  635,  638,  647. 

648,  656,  669,  675. 
Mabteau,  503. 
Mabtinet.  453. 
Ménabs  (la  marquise  de),  218. 
Mesme  (la  marquise  de),  697,  811. 
Meubon,  procureur  général,  542, 546, 

547,  553. 
Mjcould,  174. 
MiBABEAu  (le  marquis  de),  663,  680, 

685,  686,  687,  688.  689,  692,  695, 

702,703,706,716. 
Mollet,  335. 

MOMEB,  247. 

Mo>T\iGu  (madame  de),  188. 
MoNTMOLLiN  (dt),  388,  402,  436,  518, 

546. 
MojiTMOHEivcï  C'a  d»ch(  sse  de),  350. 


MoNTPÊBOux  (de),  515. 

MoucHon,  395. 

MouLTOU,  293,  309.  326,  331,  332, 
336,  359,  353,  357,  360,  365,  368, 
3C9,  373,  374,  376,  377.  380,  384, 
389,  393,  394,  399,  400,  401,  407, 
423,  425,  427,  434,  436,  439,  440, 
443,  446,  447,  453,  505,  523,  555, 
540,  545,  574,  714,  743,  746,  752, 
755,  758,  762,  764,  779,  785,  790, 
814,  815. 

N. 

NÉAULME,  367. 

NucBAM  (lord).  Y.  HiBCOUBT  (mylord 
comte  d'). 

O. 

Ofpbeville  (d*),  338. 
Obloff  (le  comte),  595. 

P. 

P.  (de),  489,  495,  542, 

P.  (madame),  507. 

Panckoucke,  329,  475,  489,  518,  559. 

Petit-Piebbe,  424. 

Pebdbiau,  215. 

Petiti  203. 

PsvBOU  (du),  500,  501,  502,  513,  515, 
517,  519,  527,  530,  539,  543,  544, 
547,  549,  553,  554,  556,  557,  558, 
560,  561,  562»  564,  575,  576,  577, 
578,  580,  581,  582,  583,  584,  585, 
587,  588,  591,  593,  596,  598.  611. 
616,  616,  619,  635,  643,  631,  632, 
654,  661,  671,  676,  678,  679,  686, 
687,  688,  689,  691 ,  695,  696,  697, 
698,  699,  700.  701,  702,  711,  713, 
717,  722,  724,  726,  731,  739,  740, 
745,  753,  756,  739,  761,  764,  772, 
773,  774,  775,  779,  782,  784,  808, 
823,  832,  836. 

Pictet,  390,  475,  527. 

PoMPADOUH  (!a  manjuise  de),  208. 

PoBTLAND  (la  duchesse  de),  646. 


R. 


R***,  343. 
RATNAL(l'abbé),  202,  211. 

RÉGNAULT,  458. 

Rey  (Marc-Michel),  640. 

RoGuiN  (Daniel),  194,  433,  502. 

RoGuiN,  nre  Bouquet  (madame).  479. 

RoMiLi.Y,  285. 

Rousseau,  père  de  Jean  Jacques,  161, 

164,  167. 
Ro!i.<;sEAC  (F. -H,),   cousin  de  Jean- 

Jarques,  431,  606. 
RoussKAU  (Théortore),  390,  445,  508, 
Rou.sTAî),  334,  046. 


ALPIIABÉTIQUK  DKS  COUUKSPONDANS. 


851 


s. 


Saint-***  (la  comtesse  de),  844. 

SilMT-BOUBGBOIS,  531. 

SiiNT-FLOBENTiN  (le  comte  de),  295. 
Saint-James  Chronicte  (l'auteur  du), 

604.     . 
SiiNT-GEBMAn  (de),  749,  751,  782, 
792.  793,  808,  817,  819,  820,  821, 
853,  838. 
Sii>T  LiHBKBT,  269,  275. 
Sâ^DOI  (madame  la  générale),  543. 
SiBTiNB  (de),  364,696,  838,  843. 
Sit'TTKBSHEiM  (de).  488,  493. 
SciifcYR  (de),  236. 

Sbcuieb  ue  Saint-Bbisso:»,  496,  522. 
>BBBK  (madenioiselle),  181. 
ioii.té  économique  de  Berne,  361. 
^OUBGEL  (ma  lame  de),  183. 
jTbappobb  (mylord),  608. 


T***  (madame  de),  854. 
Tii«iL(dii).  189, 190,  191,  192. 
TuÉuDOBE  (mademoiselle),  675. 
ToNNEitBE  (le  comte  de)  728,  729, 

730,731,733,738,750.751. 
TarssAN  (le  comte  de),  230,  231 . 
Tboncuin,  292. 
TuBPifi  (le  comte  de),  213. 


USTEBI,  449. 


U. 


V. 


Vbbdblin  (madame  la  marquise  de), 

473,  487,  532,  658. 
Vebna  (la  présideute  de).  754. 
Vbbnes,  215,  219,  222,  229,  232,  261, 


278,  284,  280,  290,  292,  293,  303, 

307,  310,  334. 
Vear^ET  (Jacob),  288,  323,  388. 
VoLTAiBB,  195,  201,  225,  227,  258, 

560. 
Lettres  de  VoUaire.  224,  226,  246. 

W. 

Wabens  (madame  de),  163,  166,  V.O, 

171,  172,  176,178,  179,  180,  187. 

193, 195.  196,  197,  198,  199,  200. 

208. 
Watelet,  458. 
WiBTEMBKBG  (lepriuceE.  L.  de),  457, 

459,  467,  472,  477,  482,  490,  500, 

503,512,541. 

Z. 

ZiBSENDOBrp  (le  comte  de),  506. 


LISTE 


PAR   ORDRE  CHRONOLOGIQUE 


DES  OUVRAGES  COMPOSÉS  PAR  J.-J.  ROUSSEAU. 


1731-1734. 

Tome  UT.  Mémoire  axi  gouverneur  de  Savoie. 

—  NiBcissB,  OM  l'Amant  de  lui-même,  coœéine  en 
un  acte  et  en  prose.  Ceite  pièce  a  été  composée  eu 
1733;  la  préface  est  de  1752. 

1737. 

Tome  III.  Traiîuclion  de  l'Ode  latine  de  Jean  Puthod. 

—  Virtlai  à  madame  de  Warens. 

—  Le  verger  des  Charmeites. 

—  Fragmens  d'une  épîlre  à  M.  Bordes. 

1737—1740. 

Tome  III.  Fragmens  dTphis  et  d'Anaxahette,  tragédie- 
opéra,  composée  à  Cbambéri  vers  1738.  (Foir  les  Con- 
fessions, tome  I,  page  151 .  ) 

—  Réponse  au  mémoire  anonyme  sur  celte  question  ; 
Si  le  monde  que  nous  habitons  est  nne  sphère  oa  un 
sphéroïde. 

—  Projet  pour  l'éducation  de  M.  de  Sainte-Marie. 

—  La  Découverte  du  Nouveau-Monde,  tragédie-opéra 
en  trois  actes,  compo  ée  à  Lyon  en  1740. 

1741-1742. 

Tome  Ut  Projil  concernant  de  nouveaux  signes  pour  la 
musique. 

—  Dissprtafion  sur  la  musique  moderne. 
(  Paris,  chez  QoiUau,  1743,  in-8*  de  101. 

—  Épitre  à  M.  Bordes. 

1712. 

Tome  III.  Mémoire  à  M.  Bondet  sur  feu  M.  de  Berntx. 

—  ÈpUre  à  M.  Parisol. 

1743. 

Tomk  III.  Les  Prisonniers  de  guerre,  comédie  en  un  acte 
et  en  prose. 

—  Les  Muses  gaianles,  opf'ra  ballet,  avei*  prologue. 


1747. 

TchbIII.  L'Engagement  téméraire,  comf'die  en  troi« 
actes  et  en  vers. 

—  L'Ailée  de  Sylvie. 

1749. 

Tome  III.  Le  Persifleur. 

Tome  I.  Discours  sur  cette  question  :  Si  le  rétablissement 
des  sciences  et  des  arts  a  contribué  à  épurer  les 
mœurs?  (  Genève  {Paris),  1750,  in-S"  de  63  pages.) 

1750-1751. 

Tome  I.  Réponse  au  roi  de  Pologne,  ou  Observations,  etc. 
(  1751,  in-S"  de  62  pages.) 

—  Dernière  réponse  imprimée  à  la  suite  du  Discours 
sur  les  avantages  des  Sciences  et  des  Arts,  par 
M.  Bordes.  (  1752,  in-S"  de  130  pages.) 

—  Lbttbe  à  M.  l'abbé  Haynal,  auteur  du  Mercure  de 
France,  sur  la  réfutation  du  Discours  sur  les  Sciences. 

—  Lettre  à  M.  Grimwi,  sur  la  réfutation  de  M.  Gau- 
tier. 

—  Lettre  sur  une  nouvelle  réfutation  du  Discours 
sur  les  Sciences,  par  un  académicien  de  Dijon.  (  Le- 
rat,  secrétaire  de  l'Académie  de  Rouen.  ) 

1751. 

Tome  I.  Discours  sur  celte  question  :  Quelle  est  la  vertu 
la  plus  nécessaire  aux  héros,  et  quels  sont  les  héros 
auxquels  cette  vertu  a  manqué  ? 

Tome  III.  Lettre  à  M.  l'abbé  Raynal,  au  sujet  du  nou- 
veau mode  de  musique  inventé  par  M.  de  Blain- 
ville. 

1752. 

Tome  IL  Le  Devin  du  village,  opéra-pastorale.  (  Paris, 
1753,  iH-4».) 

—  Lettre  à  M.  Grimm,  an  sujet  des  Remarqu' 
ajoutées  à  sa  lettre  sur  Omphal* 


Toai  II.  Épitbi  à  M.  de  l'Étang,  vtraire  de  Marcoutsii. 
To«i  I.  Oraison  funèbre  du  duc  d'Orléans. 

1753. 

1  osB  I.  De  l' Économie  politique.  Article  do  l'Encyclopé- 
die in-folio,  tome  i,  publié  en  1755. 
ToMiIlI.  Lettbb  sur  la  Musique  françoise. 

1753-1754. 

OMi  I.  Discours  sur  l'origine  et  les  fondemens  de  Fini' 
galitè  parmi  les  hommes.  (  Amsterdam,  chez  M.  M. 
Rey,  1755,  in  8°  de  264  pages.) 

1754. 

OMB III.  Fragmens  de  LucskCE,  tragédie  en  prose,  im- 
primée pour  la  première  Tois  dans  i'édilioa  de  Poin- 
çot. 

—  Traducfion  du  premier  livre  des  Annales  de  Ta- 
cite. 

—  Traduction  de  l'ApoKolokintosis  de  Sénèque. 
ToMB  I.  Du  Contrat  Social,  ou  Principes  du  Droit  Poli- 
tique. (Amsterdam,  chez  M.  M.  Rey,  1762,  in-S*  de 
7^4  pages.  ) 

.  V<^<'peodamment  de  ce  qu'il  en  dit  dans  ses  Confes- 
sions Rousseau, dans  une  lettre  à  M.  Roastan,  du  23 
décembre  **  '•"•.gc364).  nous  apprend  que  la 
compositioi.  at,  et  ouvrage  est  antérieure  d'un  grand 
nombre  d'années  à  celle  de  l'Emile. 

1755-1756. 

ToMB  I.  Lettbb  à  M.  Philopolis. 

—  Projet  de  Paix  perpétuelle,  extrait  de  l'abbé  de 
Saint-Pierre. 

—  Po^i/si/nodie,  extrait  de  l'abbé  de  Saint-Pierre. 
Tome  III.  Examtn    de   deux  principes    avancés    par 

M.  Rameau. 

—  Lettbb  à  M.  Perdriau,  sur  la  musique. 

—  La  Reine  Fantasque,  conte. 

1756-1758. 
ToMB  II.  Julie,  ou  la  Nouvelle  Héloise. 
1756—1764. 

roMB  III.  Dictionnaire  de  Musiqtte.  (Paris,  Oncbesne, 
1768,  iR-4*  et  in-8*.  ) 

1758. 

roaBlII.  /.-/.  Rousseau  à  M.  d'Alembert,  sur  son  article 
Genève,  etc.  (Amsterdam,  chez  M.  M.  Rey,  in  8»  de 
264  pages.  ) 

1759. 

TohbIII.  Notes  en  réfutation  du  livre  intitulé  :  De  l'Esprit. 

—  E^sai  sur  l'origine  des  langues. 

—  De  l'Imitation  théâtrale.  (Amsterdam,  chez  M.  M. 
Rey,  1761,  in  8"  <ie  47  page».  ) 


803 


1759-1760. 


ToMi  II.  EniLB,  ou  de  l'Éducation.  (  Amsterdam,  chci  J. 
Néaulme,  4  toI.  1n-8«  et  in- 12.  ) 

1762. 

ToMB  I.  Quatre  lettre*  à  M.  de  Maletherbes,  tur  le  id' lil 

de  sa  retraite  à  la  campagne. 
Tome  III.  Le  Lévite  d'Éphraïm. 
Tome  II.  J.-J.   Rousseau  à  Christophe  de  Beaumont. 

(Amsterdam,  chez  M.  M.  Rey,  1763,  in-8*dti  xL— 132 

pages.  ) 
Tome  III  Lbttbbs  à  Sara. 

1763—1765. 

ToMB  II.  Emile  ET  Sophie,  ou  les  Solitaires. 
ToMB  III.  Ptgmalion,  scène  lyrique.  (Paris,  1775,  in-8* 
de  29  pages.) 

—  Fragmens  pour  un  Dirltonnaire  de  Botanique. 
Une  lettre  de  Rousseau  à  Du  Peyrou,  du  31  mai  1766, 

fait  présumer  qu'il  avoil  fait  cetle  entreprise  avec  lui^ 
lorsqu'ils  se  Toyoient  si  fréquemment  à  Motiers. 

1764. 

Tome  III.  Lettbes  écrites  de  la  Montagne.  (Amsterdam, 
chez  M.  MvRey,  1764,  2  toI.  in-8°.) 

—  Lettbb  à  M.  Du  Peyrou,  sur  le  traité  historique 
des  Plantes  de  la  Lorraine,  par  Buc'hos. 

1764—1765. 

ToMB  I.  Lettbes  à  Af.  fiutta  Fuoc** 

1765. 

ToMB  in.  Lettbb  ôAf.  Baillière,  sur  la  musique. 

—  Vision  de  Pierre  de  la  Montagne,  dit  le  Voyant. 
l'OMi  I.  Déclaration  relative  à  M.  le  pasteur  Vemes. 

1766. 

Tome  III.  Lbt  ibb  à  M.  le  docteur  Bumey,  sur  la  musique. 

1766-1767. 

Tome  I.  Les  Confessions,  première  partie,  contenant  les 
six  premiers  livres. 

1768. 

ToMB  III.  Lbttbb  à  M.  de  Lalande,  sur  la  musique. 

1768-1769. 

ToHB  I.  Les  Confessions,  deuxième  partie,  contenant  le* 
six  derniers  liTres. 

1766—1776. 

ToMB  III.  Lbttbbs  à  ta  duchesse  de  Portland. 
—    LETTBti  à  II.  de  la  Tourette. 


8oi 

roMK  m.  Lettres  à  M.  Liotard,  le  neveu,  herboriste. 

—  Letthes  à  M.  de  Malesherbes. 

(  Toutes  relatives  à  la  Botanique. } 

47H-n73. 

Tous  Kl.  Épitaphe  de  deux  amans  qui  se  sont  tués. 

—  r.ETTRBS  élémentaires  sur  la  botanique. 

4772. 

i'OMB  I.  Considérations  sur  le  geuvernernent  de  Pologne. 

«774. 

Tome  ITT.  Olinde  et  Sophronie,  éplsoàe  traduit  du  Tasse. 
ToMB  1.  DÉCLAHÀTioM  relative  à  différentes  réimpressions 

ae  ses  ouvrages. 
Tome  III.  Extrait  d'une  réponse  sur  l'Orphée  de  M.  Gluck. 

<  775-1 776. 
Tome  IV.  Rousseau  juge  de  Jean-Jacques,  dialogues. 


1777—1778. 

ToMB  I.  Les  Rêveries  du  promeneur  solitaire. 
Imprimées  pour  la  première  fois  dans  l'édition  de  Ge- 
nève. 

1732—1778. 

TOBB  IV.  COBBESPORDINCB. 

DATES  inCONNUBS. 

ToMB  m.  Vers  pour  madame  de  Fleurieu. 

—  Vers  à  mademoiselle  Théodore. 

—  Enigme  sur  le  portrait. 

—  Chanson  traduite  de  Métastase. 

—  Strophes  ajoutées  à  celles  de  Gresset. 

—  Bouquet  d'tin  enfant  à  sa  mtre. 

—  Inscription  mine  au  bas  d'un  portrait  de  Frédéric. 

—  Vers  sur  la  femme. 

—  Sur  la  Musique  militaire. 

^     Fragment  sur  l'Alceste  de  M.  G  fuck. 


/y^. 


TABLE  GÉNÉRALE  ET  ANALYTIQUE 

DES  MATIÈRES  CONTENUES  DANS  LES  ŒUVRES  DE  J.  J.  ROUSSEAU; 

PAR  G.  PETITAIN  (*). 


A. 


A(<L>Rn.  JuRemcnl  »nr  sacomluite,  II ,  '|.  Quelle  AoitïOn  opinion  »>ir 
la  prière  ,  3t7. 

AïkiziT.  Son  élo((e,  cl  notice  snree  saTanl  Ccncvoi»,  II,  265  ,  IV  ,  215  , 
292,293.  ConI  inné  de  premlre  iiiti<rél  à  1\.  ,  même  après  sa  «luerelle 
arec  Hnme,lV,6i7.  Lettre  nue  lui  adresse  J.  J.  ,3  6. 

y*/..ii/rf'/t.  Bien  qu'on  ne  puisse  voir  une  chose  absurde,  rien  n'est  si  clair 
qucl'ahsu.-ditCjIII,  H7. 

/tiOiUmiet,  Produisent  un  bon  effet  comme  palliatif  ani  d<<»ordres  que  fait 
naître  la  culture  des  sciences  et  des  arts  ,  1,  474,  476  ,  494 -,111  ,  <9i, 
106.  C.liwnn  de  ceux  qui  les  composent  vaut  mieux  seul  qu'avec  Iccoips  , 
11,  6J3.  Leurs  travaux  sur  la  langue  la  rendent  froide  et  monotone,  Ml, 
.503,  50  t.  Les  Génois  n'en  ont  établi  une  cliex  les  Corses  que  pour  le» 
subjuguer  plus aisfhaient  ,  193. 

ÂriulciH'i:  lU  Dijon.  Couronne  le  discours  de  B.  sur  les  sciences,  I,  1g4- 
Lelti-eque  R.  lui  adresse,  IV,  202. 

Aradimie:  ilrs  Siirntes.  Contient  plus  d'erreur»  que  tout  un  peuple  de 
Hurons,II,  522. 

Aradèin  c  Fiançoisr.  Mad.  de  Luxembourg  propose  'a  R.  d'en  Hre  membre, 

I,  274.  Son  éloge  y  est  mis  au  concours  ,  370. 
Âcrens.\ .  Lnngiir'. 

Arccnl.  Ame  du  discours  ;  s'il  faut  se  piquer  de  n'en  point  avoir,  et  ce  que 
le  François  met  a  la  place  ,  II ,  426.  Le  langage  des  enfants  n'en  a  point, 

48'. 

AcHiLi.c.   Alli'goric  de  son  immersion  dans  le  Styx  ,  II,  407.  Comment  le 

poète  lui  Aie  le  mérite  de  la  valeur,  413. 
Ao«M.    Idée  qu'il  faut  prendre  de  la  défense  que  Dieu  lui  avoilfaite,  II  , 

761. 

Ailoleicrnt  non  e«rp/'tf /^H^'ère.  Cet  état  appelé  encore  en  fonce  ^  faute  de 
termes  propies 'i  l'exprimer,  II,  492.  Pourquoi  cet  âge  est  celui  des 
instructions  ,  des  études  ,  493.  Quelles  études  lui  conviennent,  et  quel 
principe  doit  l'y  diriger,  ih.  Temps  où  le  mot  ii/i7e  peut  avoir  un  sens 
pour  lui,  et  parti  qu'on  peut  en  tirer,  302.  V.  Khilr. 

A Jalescinl  lUvenu  puh'ere.  V.  Puheilé.  Le  premier  sentiment  dont  il 
est  susceptible  n'est  pas  l'amour,  mais  l'amitié  ,  II  ,  55i.  Epoque  où  la 
pitié  commence 'a  na'ilre  chci  lui,  534.  Commeut  mettre!)  profit  celle 
disposition  pour  le  rendre  sensible  ,  th.  ,  540.  Trois  maximes  dont  il 
faut  se  pénétrerai  cette  occasion,  534,  535  ,  936-  Loin  d'être  un  olislacle 
'a  l'éilucation  ,  le  feu  qui  l'anime  donne  sur  lui  une  nouvelle  prise  ,  542. 
Après  lui  avoir  montré  les  hommes  par  les  accidens  communs  a  leur  espèce, 
il  faut  les  lui  montrer  par  leurs  différences  ,  544.  Choix  de  ses  sociétés  , 
•A.  Élude  de  Ibisloire  ,  543..350.  Laisser  l'adolescent  un  peu  !i  lui- 
•e<ue,  en  l'exposanl  V  faire  des  fautes  ,  531 .  Comluite  de  son  gouverneur 
«1  pareil  cas,  331  ,  532.  Lecture  des  fables  ,  et  méthode  à  suivre  en  cette 
partie  ,553.  V.  Émil». 

Adkxste  ,  roi  des  Dauuiens.  Emile  en  trouve  au  moins  un  dans  ses  voyages, 

II,  742. 

AiUiUèie.  Façon  de  penser  des  gens  du  monde  sur  ce  crime,  II,  |33. 
Comment  ils  le  justifient,  169.  Réfutation  de  leurs  sopbismes,  180,634. 

y4 //m// c«.  Comment  un  jeune  homme  peut  les  apprendre  ,  H  ,  354.  Ceux 
qui  ne  traitent  que  les  leurs  propres  s'y  passionnent  trop  ,  336. 

Alfcclion.  Celle  des  parens  ne  vient  point  par  devoir,  II,  640. 

Af,e  d'or.  Est  Iraitéà  tort  de  chimère  ,  II,  718. 

Ar,isii.«s.  Mot  l'e  ce  Spartiate  sur  l'éducation,  I  ,  473  ,  474,  note. 

At;riiultiirr.  L'invention  des  autres  arts  fut  nécessaire  pour  forcer  l'homme 
à  s'y  appliquer  ,  I,  556.  V.  AïO, 

Affi^rndn'  ,  11,623. 

Acairr^  (  Cornélius  )  ,  1 ,  464  ,  noie, 

AjiX.  Eut  craint  Achille  ,  et  défie  Jupiter,  II,  «60. 

Alajukwi  (  le  p.  ) ,  oiatorien  ,  I  ,  306  ,  IV,  373. 

AUtimiAe»  voyageurs  allemands,  II,  701. 

Alcihous.  Description  de  son  jardin  ,  11,678. 

Ai.iîmïHT  f  d' ).  Commeucement  de  sa  liaison  avec  R.,T,  180  A  quelle 
occasion  celui-ci  lui  écrit  sa  Lrllit  sur  les  spectacles,  2K0.  Caractère  de  II 
niponse  \  cette  lettre,  III,  476,  177,  IV.  134.  Ecrit  îi  R.  sur  la  .Mlen- 
tion  de  l'abhéMorellet ,  I  ,  284.  Son  jugement  sur  VEnùU  ,  503.  Eloge 
de  sa  Prrfire  de  l'Enrrclopiil!e,\V  ,'i\k.  Est  soupçonné  par  R.  d'avoir 
•oustrait'une  partie  de  ses  papiers  ,  I  ,5il  ,  et  d'avoir  lieaiiooup  profilé. 
Donne»  Élément  de  nuiiique,  des  articles  que  R.  avoit  faits  sur  cet  art 
pour  l'Encyclopédie,  et  qu'il  a  eus  entre  les  mains,  ih.,  IV,  9. 
Ferait  un  Arlequin  du  61s  de  l'impératrice  de  Russie,  406.  Ses  J.ellrrs  sur 
mad  Ceo(7r///,  citées,  I,  ^^i.  S»  Préface  iur  l'Encycto/iidie,  ciliw , 
487.  Son  art.  Oenive,  cité  111,72.  Sa  correspondance  avec  R.,IV,  849. 

ALtiANDii  force  les  Ictyopbages ^  renoncer  'a  la  pèche  ,  I,  465.  Trait  de 
ce  prince  qui  prouve  qu'il  croyoit  a  la  vertu  ,  II  ,  433. 

AUehre  Ce  que  pense  R.  de  l'application  de  cette  science  a  la  géométrie  , 
1,123. 


^)  C«tte  taille  télé  en  partie  refaite  et  complétée  pour  celle  édition. 


Alisart  (d'  ']  auteur  de  la  Floia  Pninenùi  ,  I,  |89. 

/i/inimt.  On  peut  juger  du  caraclère  de»  gens  par  les  a Hmens  qu'il,  pro- 
fèrent, II,  229.  Daus  l'ordre  ualuicl  ,  le<  plus  agréables  doivent  «Ire  l«« 
pins  sains  ,  483.  Choix  el  iiiesiire  des  alimcns  piopre>  "a  l'e  fance,  ih. , 
487.  Leur  effet  sur  le  caractère,  483. 

Allée  de  .Vy  l.'ie,  III,  3»i7.  Compo.ilion  de  celle  pièce,  I,  |77 

Atlitinrvf  el  Tiailéi.  No  servent  de  rien  avec  les  puissances  chrétiennes  , 

I  ,  740.  ' 

AtrunNsK  X,    roidelM^onet  de  Ca. tille.  >Iot  impie  oui  lui  e.t  allriliiw 

1,486.  ^ 

ALTi'NA,  Biscayen.  R.  fait  sa  connoissance  a    Venise,!,    157.    Portrait  el 

caractèredece  jeune  homme,  16*.  Projet   formé  entre  eux,   el  qui   ne 

put  s'eiécnler  ,  170.  Leilre  que  W.  lui  adresse,  IV,  198. 
Altbi'SH's  ,  jurisconsulte.  Son  livre  sur  la  Pulilii/'ue,  cité,  III,  67. 

AMtTIS    Ll'SIT\Nt'S   ,     II,    573. 

yline.  Son  immatéiialité  ,  son  immortalité.  V.  Rrligion  nntureltr 
Pourquoi,  soumise  aux  sens,  en  e.l-i'lle  quelquefois  subjugc'e,  II,  38.J. 
De  l'état  des  Jines  après  la  mort  ,  36  ».  On  ptut  .roire  que  les  iuie.  di  s 
mécbanssont  anéanties  après  leurniort,  IV,  279.  L'immortalttédc  l'Auie 
suite  nécessaire  de  la  justice  de  Dieu,  279  ,  '244. 

v4/»iV/i<.  Honneurs  que  R.  y  reçoit  11  son  retour  d'AnelcIcrie  .  1.333. 
IV,  26.  >  .>        .  b  .      ,oaJ, 

Amit  é.  Ajoute  'a  la  force  de  l'Jme  humaine  ,  II,  1 13.  Est  ennemie  d'un 
vain,  babil  283. Est  le  premier  sentiment  dont  un  jeune  homme  soil  su  cii)- 
tible,  532  .  Ne  peut  se  passer  de  retour,  342.  Si  elle  leu.l  quelqmf  .i, 
diffus  l'ami  qui  parle  ,  elle  rend  patient  l'ami  qui  écoule  ,  |70. 

Ani  ui  Suppose  des  jugemens  et  des  comparaisons.  Il  ,  528.  L'homme 
sauvage  n'en  peut  connoUre  que  le  physique,  I,  5'(8.  Deux  e-|>è<-es 
d'amour  bien  ilitincles,  13.  R.  conçoit  un  sentiment  plus  lendrceuiore 
el  plus  voluplncni,  33.  Caractère  du  véritable  amour  ,  1 1,  1"|,  6.ÏC. 
Doit  être  uni  \  Ibonnélelé  ,  183  ,  636  ,  637  ,  IV  ,  13.  M.u.e 
heureux,  ne  i>eut  être  .séjiaré  de  la  pu.leur,  II,  07.  C'est  un  de  ses 
miracles  de  faire  trouver  du  plaisir  i  souffrir,  |2I.  Dé<lommage  (le  ce 
qu'on  lui  sacrifie,  187.  Effets  et  longue  iniluence  d'un  premier  amour, 
d74.  N'est  pas  le  premier  sentiment  ilonl  un  jeune  homme  soit  siiM-ep- 
lible  ,  532.  Effet  d'un  véritable  amour  sur  les  mn-urs  et  les  inclinalioni 
des  jeunes  gens,  71  4,715.  Différence  de  son  ton  à  celui  de  la  galanterie, 
111,161.  Loin  qu'il  soit  !i  vendre  ,  l'argent  le  lue  infailliblement  ,  Il , 
627.  N'est  pas  nécessaire  dans  le  mariage,  187.  Voit  des  rapports  que 
nous  n'apercevons  pas  ,  et  suppose  toujours  des  qualilés  folimables  , 
328.  N'est  pas  convenable  également  'a  tous  les  hommes  ;  est  moins  uti 
bon  sentiment  en  lui-même  qu'un  supplément  aux  bous  seotiroeos  qu'on 
n'a  plus,  III,  167.  Passions  et  maux  «pi  il  entraîne  a  sa  suite,  II,  32«. 
Est  un  sentiment  passager  desa  nature  ,  H,  258.  Comment  prolou,er 
le  bonheur  de  l'amour  dans  le  mariage  ,  719.  En  amour  l'homme  moins 
constant  que  b  femme,  »./.  E.t  le  moyen  principal  d'inléievser  au 
théâtre  parmi  nous,  III,  124.  Pourquoi  ne  l'éloil  |>as  chez  les  G rccs  , 
;/..  Pourquoi  cet  inlértt  a  été  renforcé,  tant  dans  la  tragédie  que 
dans  la  comédie,  depuis  nos  grands  maîtres  ;  et  consi'quences  de  ce  let- 
forcement,  133.  Si  la  peinture  des  foildesses  de  l'amour  sur  le  tliéllre 
est  bien  propre  ),  nous  en  «arantir  ,  136,  189,  190.  Application  !i 
Bérénice  ,  436.   A  Zaïre  ,  137. 

Amour  de  loi.  Un  des  deux  principes  qui  conslilneut  l'homme  moral ,  I  ,  / 
533,  376.  Toujours  bon  et  conforme!,  l'ordre,  est  nécessaire  pour  nous 
conserver,  II,  327.  N'est  pas  une  passion  simple,  et  a  lui-même  deux 
principes  ,760.  Comment  il  se  déprave  et  devient  amour-propre ,  527 
328  ,  543 ,  IV,  3  ,  67.  Du  premier  naissent  les  passions  douces  et  affec- 
tueuses, et  du  second  les  passions  haineuses  et  irascibles  ,  II  ,  527.  L'un 
et  l'autre  tiennent  à  deux  e-|>èce5  de  sensibilité ,  IV,  5  ,  67.  Seule  passion 
naturelle  à  l'homme.  Il  ,  439- 

Amour-, ,rpf)r<  Sa  définition  ;  ne  doit  pas  être  confondu  avec  l'amour  de  /- 
soi ,  I  ,  576.  Son  origine  >laus  les  premières  associations ,  et  son  dévelop- 
pement dans  les  progrès  de  la  société ,  1 ,  536 ,  IV,  5  ,  67.  Devient  orgueil 
dans  les  grandes  âmes,  vanité  dans  les  petites  ,  II  ,528.  Excite  et  multi- 
plie les  passions  ,  el ,  nous  tenant  toujours  hors  de  nous-mêmes  ,  devient 
le  mobile  unique  et  universel  et  la  cause  de  tons  nos  maux  1 ,  5<;4  363 
566.  C'est  par  les  comparaisonsetles  préférences  dont  il  donne  l'idée  ùuon' 
e.l  toujours  malhenreux  ,  4U,  II ,  527.Comment  se  transforme  en  vertu 
556.  Fait  plus  de  libertins  que  l'amour,  614.  ' 

Amusemens  du  fteuplr,  V.  Fil' t. 

Analrse  et  synthèse.  Peuvent  être  employées  l'une  el  l'autre  en  même  lemiis 
dans  l'étude  des  sciences  ,  II,  497 

Anarchie.  Sa  délinitioo  I,  875.  V.  Corpt  politique.  Couve, nem^nt. 

yln<.(onur.  Effet  que  produit  sur  R.  l'étude  de  celte  science,    I     129 

Ancclkt  ,  officier  des  mousquetaires  ,  1 ,  177 ,  204  ,  269-  ' 

Ancient.  Comparés  aux  modernes  dans  l'esprit  de»  lois  el  des  inMilulions 
I  ,  705.  Les  jwuples  modernes  ont  tous  les  mêmes  mo  urs  et  la  même  uhv'. 
.sionomie,  706.  Caractère»  d^  leurs  écrits  comparativement  aux  nAtrcs- 
application  aux  épilapbe»  ,  II  ,  702.  Avoient  de»  héros,  et  metloient  dci 
hommes  sur  le  théâtre,  111,  126.  Leur  respect  pour  les  femme, ,  |3J 
Qiielétoit  le  genre  .le  vie  de,  femme»  ,  el  pourquoi  n'esl-ilnlu»  iem«,i 
ehei  les  moderne»,  |33,  151.  Les  deux   sixes  y  vivoieni  s/jjnrés     139 


R56 


TABLE 


llro'ieot  leun  litres  d'Iionneur  i)e>  ilroiLs  de  la  naliire ,  qiiaml  uaiis  tirni» 
les  iiAtres (le ceux  <1u  rang,  434.  Vota^colent  moiiit ,  mais  |irettloicnl 
mieux  que  nous  île  leurs  voyages,  II  ,  "'tt. 

Anet  (ClaM<le)  ,  doniexlique  «le  ni.iilauicilc  Warens  ,  1,  33.  Son  c-aratlère. 
Inlimitu<le»on  commerce  avec  sa  nuilres!^  ,  91.  Nature  de  la  liaison  qui 
»elalililenlrolui,  R.elniad.  de  Warcns,  lOi.  Sa  mort,  el  .siiilci  funestes 
de  celérrnrii.«nt  ,  |08. 

Angle  vifiiel.  Conuiicul  nous  Iriuiipe  ,  II  ,  473. 

Aiigluii.  Caractère  cnnuiuin  aux  dcus  sc-xcs.  l<'(>|>|>usition  cuire  eux  n'eU 
<<u'a|>|iarenle  ,  III  ,  130.  Necraisuciil  au  uiomle  iiuc  la  falui  et  l'ennui , 
1-1,209.  Sont  cruels,  quoi  qu'ils  en  disent,  et  |)Ourquui,  483.  Descrij)- 
tion  d'une  matinée  à  l'ansloisc,  285.  EInge  de  la  nul>lesse  d'Au^li-terre  , 
83  ,  84.  I^  |>eu|>le  au'^lois  pense  él  re  libre  et  ne  t'est  pas ,  I ,  Ir78.  Pré- 
cautions puériles  qu'il  a  prises  pour  prévenir  lesjuj;cniens  arlùlraircs  ,727. 
E>t  plus  riclieque  les  auties  peuples,  mais  non  plus  heureux  ,731.  Com- 
paraison du  gouvernement  an'^loii  avec  celui  de  Genève  ,111,  97.  Aura 
pc'ili'  dans  vingt  ans  le  reste  de  sa  liberté  ,  IV,  312.  Le  roi  d'Anglclei  re. 
qutrique  clieftle  ^£.^lisc  ,  n'en  est  pas  le  niailre  ,  I,  G93.  Si  les  An;;lois 
aicnedlent  mal  les  ctran);ers,  en  revanclic  ils  ne  se  mettent  f,uere  dans  leiir 
di'peudauce,  II,  107.  Pourquoi  ont  inliunié  l'actrice  Oldlield  a  cAté  de 
leurs  rois,  III  ,  \(7.  Ccmparc's  aux  François  relativement  "a  la  manière 
de  vnvaijer,  II  ,  701.  Anllpatliie  de  R.  contre  ce  pays  et  .ses  liabitaus, 
1 ,  307. 

Aiiiiiiiiitx.  Acquièrent  Ijcaucutip  par  l'effet  de  l'cilucalion ,  II,  419. 
JDoiiucnt  i)luj  l'Iiiver  que  l'été  ,  467-  La  (ludeur  ne  leur  est  pas  étrangère  , 
III  ,  I3j. 

Anonvmes.  Lettres  de  R. 'a  des  personnes  inconnues  jusqu'ici ,  IV,  849. 

AiUliii>/iuiniir/)liiles.  Loenlans  le  sont  tous,  Il  ,  339,  703. 

Antoine  (.Marc)  ,  II  ,  aW ,  608. 

ANTRMGrKs  (leconitc  d').  Sa  note  se  rapportant  à  un  passage  du  ■Conliul 
social,  1 ,  679. 

A«rBK.MoNT  (  lu  marquis  d').  IV  ,  17|. 

Anzoi.kIt»  ,  jeune  Vénilienne.  Projets  de  R.  et  de  son  and  Carrio  sur  celte 
jeune  liile.  Sa  conduite  enve.s  elle,  1 ,  160. 

ApEij.ES.  Son  mot  à  un  mauvais  i>eintre,  II  ,  (>43. 

Anciis,  11,624. 

Apolrci  les)  ne  Iransgressoiciit  pas  les  lois  des  Juifs  quan<l  ils  letir  ensci- 
gnoient  l'Evangile,  IV,  444.  Ont  pu  prèclicr  contre  le  paganisme,  parmi 
les  païens  et  malgré  eux,  443.  V.  liilde. 

Araignées.  Quels  enfans  en  ont  peur,  II  ,  419. 

Arihiiimiittiile  de    Jériunlem.  K.   l'accompagne  en  qualité  d'interprète  , 

1 ,  79. 

Aihiei  (les)  tie  A7.<i« ,  1 ,  433. 

AnoENSoN  (M.  d'I,  lieutenant  de  police.  Son  injustice  envers  R.  1,201. 
IV,  213. 

Aroenson  (le  marquis  d')..Ve,-  Coiisiièrutioiis  sur  le  ç^ouvernement  île  l.t 
traïK-e ,  citées,  I,  6'(0,  630,  6S9.  Son  éloge  et  notice  sur  cet  ouvrage, 
698.  Son  Truite  ,/e,  iiUérùf  lU  la  Fiance  avec  ses  voisins  ,  cité,  640. 

Argent.  N'est  bon  n  rien  par  lui-ni(^m*..  Inconvénieus  résultans  de  ta  néces- 
sité de  le  transformer  |)Our  en  jouir,  I  ,  48.  L'argent  qu'on  possède  est 
t  instrument  de  la  liberté^  celui  qu'on  pourcbassccst  celui  de  ta  servitude, 
49.  ^f'csl  pas  la  ricbesse.  11  n'en  est  que  le  signe,  730.  V.  Economie 
iwlititfiw.  Pourquoi  ne  doit  janials  servir  a  runque  un  engagement  per- 
sonnel, II,  691. La  promesse  d'une  réconïpenseen  argent  n'est  pas  celle  qui 
peut  produire  le  plus<l'effet ,  I,  729,  IV,  460.Loin  de  servir  en  aniuur,  le 
tueinfaillijilemcnt,  II  ,  627.  De  l'argent  considéré  Conmic  ressort  poli- 
tique. V.  Economie  palitiiiue, 

Arimioe.  II  ,  3;*7. 

ARisTiprE.  II  ,409,  627. 

Aristocratie.  Sa  définition  ,  1  ,  663,  II  ,  7H.  Les  premières  sociétés  se 
gouvernèrent  ainsi,  I,  ti67.  Est  ou  naturelle,  ou  élective,  ou  liérédi- 
laire,  i/i.  Avantages  de  l'élective  sur  toutes  les  autres  formes  de  gouver- 
nement, //'.  Convient  aux  états  médiocres,  II,  7H.  Dégénère  en  oligar- 
cnie ,  1,67.^.  L'élection  par  la  voie  des  suffrages  convient 'a  l'aristo- 
cratie ,  683.  Ce  qui  rend  cette  forme  de  aouvernement  la  pire  de  toutes  , 
638. 

A<:5TopniNE,IlI,  ^3i. 

AniiroTE.  Kéfutalion  de  son  opinion  sur  l'esclavage  ]>rélendii  ni turel ,  T  , 
641.  Cilé  et  justifié  ,  668.  Cité  et  contredit ,  673.  Cité,   I  .  aiii ,  3S7  , 

11,307,111,124. 

/■liillnnètiqae.  Ilalùlelé  de  R.  dans  cette  science,  1,92.  lien  donne  des 
leçons  à  madame  de  Clieuonceaux  ,  187- 

Ailti/iiin  lauv.Tj^e.  Cause  du  succès  de  celte  pièce  ,111,  120. 

Armentièues  (  le  marquis  d'  ).  Ses  liaisons  avec  R.,  1 ,  278. 

ARNiiLD  (  l'abbé  1.  IV  ,  172,  173. 

Armes  «  /eit.' Comment  accoulumar  les  enfans  à  leur  explosion  ,  II  ,  420. 

Artisan.  Indépendance  de  sa  conilition  ,  II  ,  313  ,  516,  317. 

Arts  auxquels  lui  seul  homme  peut  suffire,  comparés  à  ceux  d'industrie 
qui  demandent  le  aoncours  de  plusieurs.  Vérilaules  règles  de  leur  appré- 
ciation, 11,  308. .310. 

Arts  il'agiénicnt.  Comment  peuvent  être  enseignes  ,  Il ,  644. 

Artt  (mad.  d').  Maîtresse  du  prince  de  Cooti.  Son  éloge,  1 ,  149. 

Artï  (l'abbé  d').  Recompose  pour  lui  l'oraison  funèbre  du  duc  d'Orléans, 
1,  301. 

Assassinat.  Soi-disant  établi  en  droit  et  justifié  par  R.,  11 ,  353,  IV  ,  13. 

Assrmli'êes  lia  fteuplc  Elles  ont  existé  dans  tes  temps  anciens,  donc  elles 
sont  possibles,  1,  676.  Il  faut  qu'il  y  en  ait  de  iixes  et  tie  périodiques  , 
convoquiles  par  la  loi  même ,  677.  Ces  assemblées  ont  été  de  tout  temps 
l'horreur  de»  chefs  ,  678-  V.  Députés.  Elles  offrent  le  mojren  le 
plus  propre  de  prévenir  les  usurpations  du  gouvernement  ,  681  ,  713, 
/13.  Deux  propositions  a  faire  avant  toute  chose  dans  chacune  de  ces 
assemblées  et  qu'on  ne  puisse  jamais  supprimer  ,  682. 

AsilANAV,  II, ,420. 

Astronomie.  Etude  (|Ue  fait  _R.  de  cette  science  ,  el  ce  qui  lui  arriva  à  ce 
»nj»t,  1,1  "â-.  Counncnt  Emile  l'étudié  ,  Il  ,  494  ,  cl  acquiert  l'idée  de 
lou  ulilitéj  304. 


Athéisme.  Plu»  dangereux  encore  que  le  fanatisme.  Se»  funCNtes  (fTcts  Mn9 
tous  les  rapport.»,  II  ,  600  ,601.  Portrait  d'un  athée  qui  f.iit  le  bien  el 
qui  est  de  bonne  foi.  Ce  qui  l'a  amené  !i  cette  opinion  ,  298  ..  301 .  Un 
tel  homme,  quand  il  n'est  pas  sensible,  impossilile  à  cviivaincre,  SOI. 
On  |ieut  croire  qu'il  ne  sera  pas  puni  dans  l'autre  vie  ,  333.  Pourquoi  ca 
svsième  est  en  îiurreur  au  jwuple,  300. 

Alliimes.  Son  gouverneinent  n'étoil  point  en  effet  une  démocntie  ,  1  ,  388. 
Quelle  étoit  la  place  des  femmes  au  théâtre,  III,  133.  Le  tliéStrc  ,caus« 
delà  |)erte  de  cette  rcpublii^ue ,  169. 

Atrée  ,  tragédie.  Jugée  sou»  te  rapport  moral ,  111 ,  123  ,  126. 

Allnchemenl  ili-s  enjiins  ,  n'est  d'aliord  qu'habitude,  11 ,  527.  En  quoi  l'al- 
tactiement  iliffère  de  l'amitié,  342. 

ytltinlion.  Contre-sens^  éviter  quand  on  veut  rendre  tes  jeunes  gens  atten- 
tifs, 1,100. 

AlBKTERRK  (  iliad.  d' ),  I,  279. 

Al  BONNE  \  M.  d'  )  ,  parent  de  mad,  de  Warens.  Examine  R.  el  jn^e  qn'ii 
n'est  bon  qu"a  être  curé  de  village,  1,37.  Devient  amoureux  de  ma- 
dame Corvezi,  61. 

Aitcli  {  Lettre  n  C archevêque  tV  ).  R.  se  plaint  qu'on  lui  attribue  cet  écrit, 
IV,  489,  491. 

AioisTiN(  Saint).  Cité,  11 ,753,  761,  7:6,793, 111,383. 

Aloi  STE,  étoit  le  précepteur  de  ses  pelils-iils,  II  ,  409.  S'il  est  vrai  qu'il 
ail  clé  heureux  ,349. 

At'i.i'-CKii.E.  Cité,  II  ,  43t.  Et  ,  par  erreur,   au  lieu   de  Macro'<o,  141- 

AiMONi  V  le  .lue  d'  ).  Fait  jouer  !i  la  cour  le  D.vm  du  village  ,  I  ,  196,  198. 

Aumônes.  Ne  doivent  pas  *tie  faites  par  les  enfans,  11  ,  4i7. 

AiREi-iis  Victor.  Cité,  Il  ,  609. 

Auteurs,  Leur  conver.sation  plus  profitable  que  leurs  livres,  II ,  622.  Ré- 
ponse d'un  niioistrea  un  auteur  satirique,  31-4 

Avalanche  singulière  au  Val-dc-Travers  en  1761  <  IV  ,  420. 

Avance.  Conmient  elle  se  conciliait  tians  R.  avec  le  plus  grand  mépris  pour 
l'argent ,  1  ,  18.  L'avare  n'a  pas  proprement  de  passion  qui  le  domine  , 
729. Celle  des  pères  et  mères  première  cause  du  désordre  de  leurs  enfant, 

11,268. 

B. 

B^ci.E,  jeune  Genevois.  Va  voir  R-à  Turin  ,  el  se  lie  d'amitié  avec   Iwi. 

Suites  de  celle  liaison  ,  1  ,  30. 
B\coN  ,  cité,  II  ,  3'<3. 
IVioïKRKT  ,  Genevois.  Inspire  a  R.  la  passion  ilu  jeu  des  échecs,  1  ,  114  , 

IV,  198. 
Bains  il  l'e  u  fro  de.  Y  sonmeltre  et  baliiluer  par  degré»  les  enfans,  II,  41", 

IV,  480.  '  .  -,  . 

Rali.exsrku,  auteur  d'une  Disseitation  iur  l'Education  plijùqur  des  En- 

>«s,  1,304,  11,407. 

BalliÈre,  auteur  d'une  Théorie  de  la  Nu^iijue  ,  111,  584. 

Ballot   (M.),  chargé   de   communiquer  à  Voltaire   les  changemens   (ails 

par  R.  aux  divertissemens  de  la  Heine  de  A'uvaire,  IV,  193. 
Hais  fiuldics.  V.  Onnse  ,  Fêles. 
Banians  ,  comparés  aux  Gaures  ,  Il ,  483. 
Bari'aliimcs  et  Sotécismes.  V.    Grammaire. 
Biïlon  hrisé  (  expérience  du  }  dans  l'eau  ,  II,  522..524. 
Bancuieri   (  le  p.  ).  R.  étudie  tes  ouvrages  de  cet  auteur  sur  la  miisi(|ne  , 

1,128. 
Bakbevrac.  Sa  traduction  du  Traité  de  Grotiu»  ,  citée,  1, 361 ,  649. 
Baruin  ,  libraire,  a  Genève.  Abus  d'autorité  dont  il  est  victime ,  111,  98, 

102. 

Bardonnancue  (  mad.  de  ),  IV,  171 . 

Barillot  .  père  et  liU, de  Genève.  Leurs  liaisons  avec  R.,  I,  III,  128,  IV, 

170,  172. 
Barjac.  Fait  nommer  le  comte  de  Montaigu  ambassadeur  à  Vcni«e  ,  I,  |3I . 
Barri  KL  de  Beaivert  (  le  comte).  Son  ouvrage  intitulé,  /^<e  de  RouiSvuh, 

I,  331,  337. 

Barthelemi  (l'abbé),  1,  270. 

Bartiiks,  secrétaire  d'ambassade  en  Suisse,  prie  R.  de  s'établir  à    Bienne, 

I,3'»7. 

Basile  [  mad.  )  ,  jeune  marcliande  à  Turin.   Accueille  R.  qui  en  devient 

amoureux  ,  1,  37.  Retour  de  M.  Basile,  et  ce  qui  en  ré-nlla,  39,  40. 
Bastide    (de) ,  compilateur   et  journaliste,   1,    289.   Lellro  que  R.   lui 

adresse,  IV  ,  308,  312. 
BasliUe{  la  \  Ce  que  R.  eût  fait  s'il  y  eût  été  mis  ,  1,  88.  Proposilimi  qui 

lui  est  faite  d'v  passer  quelques  semaines  ,  306. 
Bvtistin.    Une   cantate    de   ce   compositeur  procure  à    R.  une  aventure 

agréable  ,  I,  87. 
Bavdron  ,  musicien,  refait  la  musique  de  Pygmalion,  111,  220. 
Bayle.  Son  opinion  sur  le  fanatisme  comparé  à  l'attiéisme,  II,  600. 
Beai'C1|\te\L'.  Lettres  que  R.  lui  adresse,  IV,  849. 
Beau  mural.  Son  simulacre  nous  doit  être  toujours  présent,  II,  1 10.  Effets 

de  cette  disposition,  id. 
Beaijort  (  le  duc  de  ).  Eu  tété  mis  K  la  discipline  par  les  Genevois,  1,  682. 
BsAUMONT  (de), archevêque  de  Paris.  Son  mandement  contre  Im'Je  II,  746. 

Réponse  de  J.  J.,  733.  Pourquoi  R.  croit  devoir  répondre  à  son  nuuadc- 

mcnt ,  1,  320.  R.  se  icpenl  d'avoir  donné  cette  réponse  à  imprimer  ;  veut 

la  retirer  lorsqu'il  u'e.a  plus  temps,   IV,  427,  432.  Témoignage  liono- 

rable  que  l'archevêqiiea  de  tout  temps  rendu  de  l'auteur d'AHU^r,  11,  797. 
RcAi'RiEU  ,  auteur  île  l'Élève  de  ht  Nature  ,  IV,  489- 
BeaI'sobre.  Son  Histoire  du  Manichéisme  ,  citée  ,  II,  770. 
Beauté.  Son  vrai    triomphe  est    de   briller  par  elle-même,   II,  642.   Ne 

règne  jamais  avec  plus  d'empire  qu'au  milieu  des  soins  cliani]»' ties,  306. 

Grande   beauté,  plutût  à  fuir  qu"a   rechercher  dans  te  mariage,  670. 

L'habitude  en  détruit  l'effet ,  642.  Beauté  renommée  des  feuiuws  giec- 

ques,  par  quelle  cause,  638. 
nE»iTEVii.i.B  (le  chevalier)  ,  amliassadeur  i]r  Franc»!»  Roleu'»  ,    I;   3'«8. 

Lett.es  de  R,  IV  ,  849. 


GÉNÉRALE  Kl  ANALYTIQUE. 


857 


Iktcmncl.'e  Hokut  ,  li:>iai.c,.  L.  Uiu.V  II.,  IV, 601. 

BaLnsn.<ki  I  II-  |iriiicL  <:i-  .  Lrtin-  t(ii>'  II.  Ii>i .i.lii'..>r ,  IV,  843. 

btu-oi  (lie)   L<llii>4iic  II.  Iuiailii-.v-e,   IV.C^U. 

BwiniT  ,  «Sililcur   de  la  musique  ni>iiu.sc>ilo  île  H.  111  ,  hVl.  En  ■  'aciil!^ 

le  prfxluit  il  riiA|iital  ile>  Eufaos-Tiourù ,  1 ,  563> 
Hrrcer  Us  en  fans ,  u<»ge  peraicieui ,  II ,  4I7> 
nirénice,  tni);Alir.  Jugëe  wui  le  rauport  ffloral .  III  ,  136. 
DemMAKo  (SuMune),  remnie  (l'iMac  H.,  et  mii-c  l'e  J,  J.  &■•  f^ualilnel  soi 

Tertiu  ,1,2, 
BuKkKD  (Samuel),  pire  ilc  mail.  Du)>in  ,  1  ,  M9.  Dniiiioitkon  jimirail  i 

lies  personnes  d'un    ran'^  plus  ^  evé.  Ce  ijni  lui  on  arriia,  IV,  45.1. 
nui.'<tRo(Gabrielt ,  iui^6iicai,  el  oncle  nintemel  de  K, ,  I,  2.  K.  i'niiiic!i 

nn  sujet  du  roi  de  San'ai^ne  nu  miinioiie  trourij  daus  ses  papiers  contre 

lex  fortifications  île  Genève  ,  i  12. 
Brrhako,  lils  du  pic'cëdeiil  ,  et  cousin  de  R.  Mis  en  pension  avec  lui  cliez 

leniiuistre  Lauilwrcier.  Leur  amitiii,  1,3.  Leur  séparation  ,  21. 
ïicnie.  Discours  que  R.  prononce  devant  son  Sénat ,  comme  inteipièlc  de 

l'Arcliimandritr,  I,  80.  Tran-porls  de  K.  ^o^tallt  de  Fiance,  à  mui  aiiivre 

sur  sou  territoire ,   510.  Le  Sénat  f^it  si;;nifler  m  R,  ,  réfu|;ié  !i  V  vrrdiiu  , 

l'onlre  de  sortir  du  territoire  ,   1,515,   IV  ,  576,  5.'7  ,  578.  Sendde 

dispose  !>  le  laivcr  trauijuillc  dans  l'ilu  de  Saint-Pierre ,  1 ,  538.  L'un 

expulsi!  ,  543. 
Rkkkkx  (de',  ëv^ipie  titulaire  de  Genève.  Son  caractère,  1 ,  25.  Ce  iju'il 

(lit  pour  R.,  27  )  60.  Comment  R.  coulriliue  »  le  faire  passer  pour  saint , 

61,  111,286. 

l'iKRxis  (l'ablHi  de}.  En  quelle  société  R.  l'a  connu  ,  1 ,  150. 
ltKaTiii!LiKa(Pliilii>cit)  ,  martyrdela  lilierté  !■  Geuève,  III  ,  (68. 
ilKRTHiaa^leP.),  jd^uile,  I,  168,299 
ItKaiiiiKR  (le  P.),  oratorien  ,  professeur  Je  pli^sîque.  Pourquoi   R.  cc:ise 

de  le  regarder  comme  un  bon  liomme,  I  ,  266. 
nKTTiNt  ,  danseur  italienne,  I  ,  <62. 
UEriENvii,  (mad.  de).    Visite  que  R,  lui  fnit  et  caractère  décolle  l'amc  , 

I,  l48.  Le  reçoit  mal  à  sou  retour  ilu   Vuui^  et  pouniuui ,  |G8. 
Wnt.  (Tb^dore  de^ ,  cité,  III  ,  29. 

Di  \Ni.iii  ,  mëilecin  italien,  II,  416. 

fiihle.  Mise  en  biUoire  galante  par  le  P.  Rerrujer,  II  ,  138. 

liihU,  liecture  ordinaire  de  R.  tou>  les  sniis  ,  1 ,  506.  Son  I  >ngaf^-  à  la  foi> 
modeste  et  ualf,  II  ,609.  Il  est  plus  eioiaiilu  qiic  la  Rible  soit  altérée, 
que  Dieu  injuste  et  malfaisant,  III,  1 17.  Passades  de  la  Riljle  cités , 
Ancien  Tcflannnt  •  Genèse,  II  ,  506,  762,  111  ,  .■.u9.  Exode,  III,  54. 
Deutéionome  ,  II  ,  390,  788.  Juges  ,    1  ,   694  ,  III  ,  544.   Rull.,  II  , 

306.  Rois,  II,  44,703.  Psaumes,  I,  523,11,  44,  579, IV, 767. 
P.ov.  1,325,  II,  9,  651,63.-».  EcclAlasii^.,  1,525,  111,113.  Ao„- 

veou  7V./„„„„/.Év.  de  saint  M.ilbioi. ,  1  ,  3%,  11,397,111,  16,26, 
27,28,5».  Ev.  de  saint  Marc,  I,  52),  III,  16,  28,  54.  Év.  ic  saint 
Luc  ,  I  ,  322,  323,  III  ,  16,  26,  27.  Év.  desamt  Jean  ,  III ,  16,  -.6, 
27, '28,  31.  Actes  .les  ApAtres,  III,  1t. 

Bi  n-êlie.  Seul  mobile  des  actions  biimaines ,  1 ,  532. 

hi  tiJUisancc ,  Bîenjaits,  Discernement  nécessaire  tiaiis  l'exercice  de  la  bien- 
faisance ,  II  ,Si70.  Moins  d'obligés  ingrats  que  de  bienfaiteurs  intéressés, 
542.  Principes  et  sentimens  de  R.  relativement  ^  lui-même  en  celle  ma- 
tière, y ,  J,  J.  H.  Un  don  lionnéte  a  faire  est  toujours  lionnêtc  \  rece- 
voir II ,  51.  N'est  point  !i  l'usage  des  enfans  ,  447.  R.  ne  rcconnoit 
pour  ses  vrais  bienfaiteurs  que  mjlord  ntarocbal  et  tlu  Perron  ,  IV,  £61. 

RlKNNK.  R.  invité  de  se  fixer  dans  cette  ville,  en  prend  U  résolution  ,  1  , 
546,  548.  Est  forcé  d'en  sortir,  349.  Du>crJption  du  lac  de  liienne  cl  de 
ses  rivages,  538. 

Bienséance.  Ne  doit  jamais  l'emporter  sur  la  vérin,  II,  15D.  N'est  ^ou- 
vent  que  le  masque  du  vice,  214. 

BienveiUance.  Naturelle  aux  enfans  ,  Il ,  527. 

BUborjiiel.  Goût  de  R.  pourcel  amuscmcnl ,  I  ,   103 ,  IV,  562,  584. 

Rmis  (l'abluS  i1e\   AtUicbé  à   M.  de  Moutaigu  ,  ambassadeur  :i  Venise ,  I  , 

132,  r;4,  ICO. 

Ri.klHvii.i.E,  inventeur  d'un  nouveau  mode  en  musique,  III  ,  .t'O,  751. 
BljtlHViLi.E  (mad.  de;,  bclle-sorur  de  madame  d'Hoiiilelnt,  I  ,  254,  2ii5. 
Tliiks  (de)  conseiller  au  parlement.  Son  jugement  sur  l'i'w/i'r,  1  ,  505. 
lli.vMUARo  (l'alilx'),  maître  de  musique  de  la  calbétlulc  "a    Bc.saiiron  ,    I, 

107,  IV,  166. 

BouiN,  auteur  d'un  traité  île  Li  BcpiMiijne ,  on  six  livres,  Ju.-Uliésur 
l'emploi  du  mot  ciUtjcn  ,  I,  643.  Son  ouvrage  cilé,  59»  ,  000  ,003. 

BnBRMAVK.  Son  opinion  .sur  les  maladies  des  enfans,  II  ,   421. 

«i.iitE,  cité,  111,583. 

BoisoELOi'  (Roualle  de),  conseiller  au  parlement,  A  quelle  occasion  R.  fait 
sa  connois.sance ,  I  ,  '269.  Son  .systi:me  de  musique,  III  ,  184.  Exposé 
(ucciuctde  ce  système,  818.  Notice  sur  tuiet  son  lils,  II ,  480  ,  481.  f. 

Sl'IaEMAIN-MlSSEav. 

Bofssi  (de'.  Lettres  de  R.  IV,  849. 

8un  (le).  Est  le  beau  mis  eu  action  ,  et  ont  tous  deux  une  source  commune 

II,  2T.  Nedépeud  pas  du  jugement  des  linmmcs  ,  77. 

BoHAC  (le  marquis  dej,  amliassadeur  de  France  'a  Soleure.  Relient  R.  qui 
Tojageoit    avec   t'Arcliimandrite.    Ce   qu'il   fait  pour  son  avancement , 

1 ,  80,  81 . 

BoMAPAETE.  Son  opiulon  personnelle  sur  B.  et  ses  ouvrages  ,  I  ,  374.  Va  li 
Ermenonville  ,  étant  premier  consul;  anecdoteSi  ce  sujet  , /'A.  Devenu 
empereur,  consent  'a  ce  que  le  corps  de  R.  soit  reporté  a  Ermenonville  ; 
pourquoi  le  projet  n'eut  pas  lieu  ,  ///. 
,  BoHDELLi  fjulie).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  474. 
<L^%Jionlirnr.  Fin  de  tout  Mre  sensible  ,  Il  ,  694.  Sa  source  n'est  ni  dansl'objel 
désiré,  ni  dans  le  cnur  de  celui  qui  le  pos.-ède  ,  mais  dans  le  rapport  de  l'un 
et  de  l'autre,  II,  1 1 1 .  Bonbeur  de  l'bomme  naturel ,  en  quoi  consiste  , 
302.  S'il  en  est  un  exemple  sur  la  terre,  il  se  trouve  dans  un  komme  re 
bien  ,  111.  La  vertu  ne  le  donne  |>as,  mais  on  ne  peut  le  goûter  sans  el'r, 
I  V,540,  490.  Bonbeur  et  malliour  al>solus n'existent  point  pour  l'bomme. 
Sou  bonbeur  est  un  étal  négatif,  II  ,  450.  Résulte  d'un  parfait  équilibre 
entre  les  farulloset  1rs  désirs.  Ciimmciit  l'obtenir,  430..4r>3.  Ci-îiii  que 
■•us  vaiilnns  tirer  de  c»  qui  no'is  est   étianjer  est  un  bonbeur  flux.  On 


ne  le  trouve  que  dans  l'c  lime  de  >ni  nii'nic  el  en  se  dilactiant  le  plus 
pos.'iltleile  00  qui  ne  non,  apjiai  tiriil  point  rrellemenl  ,  1V,S0!I,7^C-  ^n 
ou  juge  trop  sur  les  i>p|>aii'nce>  ;  quelle  est  colle  d'un  bomme  vraiaienl 
hciiirui,  11,  539.  Net  |>as  composé  d'instans  fugitifs  ;  c'est  un  il:<t 
simple  et  |iemianeiit.  Dccription  de  cet  étal,  I,  4^7 ,  IV,  TM,  787. 
Ciiconstanccs  ni'ceasaiies  pour  le  constituei  et  le  rendre  durable  ,  I,  478. 
Le.  privations  passagères  et  moilérées  rendent  les  jouissances  plus  scn.iMea 
el  nous  laissent  maîtres  de  nnus-m^mes  ,  11,  274.  On  jouit  moins  de  cl 
qu'on  obtient  que  de  ce  qu'on  e  père.  Vivre  sans  désir,  c'e.  t  i\\t  mnil, 
332.  Il  est  faux  qu'il  j  ait  même  dose  de  bonbeur  et  de  malliini  dans  Ions 
les  états  ,  636.  Quels  sont  ceux  que  dans  la  société  R.  a  reconnu /-Ire  daB< 
la  condition  la  plus  lieureuse  ,  IV,  48i.  Comment  l'étude  |xitt  procurer 
le  lioolicur,  486-  Il  nous  quitte  ou  nous  le  quittons,  H  ,  ti98. 
Bonne  V.  Oonvtrntwlr, 

BoxMET  ,  Genevois  et  naturalLste.  Ecrit  pour  réfuter  R.,  I,  555,  578. 
RoNMEVAi.,  intendant  des  Menus.  Fait  exéciiter  aux  fiais  du   roi  rii|M-ra  des 

Miiset  galantes ,  1,  172.   Sur  sa  critique  du  Oevin  ,  IV,l08..21l. 
Bons  mots.    Le  mo|eu  d'en  trouver  quelques-uns  est  de  dire  lieaiuoiip  de 

sottises,  II ,  449- 
/?u/iré.  De  tous  les  altriliiitsde   la  Divinité,  est  celui  sans  lequel  nu  l.i  |.riil 
le  moins  concevoir,  11,  42i.  L'bomme  qui  n'est  que  bon,  n'est  bon  que 
pour  lui  ,696.  Modilication  et  exception 'a  celte  maxime  ,   IV,  664. 
Bonté ei  ./iiXiie.  Véritables  affections  de  l'ime,  et  non  de   purs  ^ti es   mo- 
raux formés  par  l'entenilemenl  ,  11,545* 
Bordes,  académicien   île  Ljon.    Donne 'a    R.   des   reconimandations  pour 
Paris  ,1,   144.  Épltres   que  ce  dernier  lui  adresse,    111,    53!>,  56.3. 
Véritable  cause  de  sa  baine  contre  R  .  ,  cl  méprise  de  celui-ci  relalivomcnt 
aux  deux  discours  de  Bordes  sur  les  sciences  ,  191  ,  493. 
BoRUEi'  ,  méilecin  ,  I,  290. 
Bori.im(  l'ablié),  IV,170. 
Bur/'oiMées  (lies),  I,  197,  223.  Lieu  compare  !i  la   plus  jolie  de  ces  lies  , 

273. 
BossiiET.  Son   Exposition   de    la    doctrine   de  l'Eglise   cnltioliifue  citi'e  , 

11,595. 
Botantt/nc.  Etude  de  pure  curiosité,  III,  51^8.  Considérée  comme  partie 
de  la  méilecinc,  est  ce  quia  nui  !i  ses  progrès,  420.  Mélbodc  vicieuse 
des  premiers  liotanistes  ,  4°21 .  Elo^e  des  frères  Baubin,  ih.  De  Tour- 
nefort  ,  422-  Progrès  dus 'a  Linnnus  el  !i  sa  nomenclature  ,  42"2,  425. 
Nécessité  d'une  bonne  nomenclature  ,  4;3,  424.  Motifs  de  préférence 
pour  ce  genre  irétiide,  tirés  ilc  la  compai-ai-on  des  trois  règnes  de  la 
nature,  I  ,4!S8.  Occasion  qu'avoil  R.  dans  sa  jeunesse  de  prendre  du 
goût  pour  cette  science  ,  et  ce  qui  om[>^'be  ce  goût  de  naître  ,  93.  La 
m^nie  idée  ,  celle^des  vertus  médicinales,  éloigne  de  celle  étude  lieancoup 
lie  gens  ,  456.  Epoque  où  B.  commence  V  se  pas-ionner  pour  elle, 
et  ce  qui  le  porte  Si  s'y  livrer  ,  340.  Qui  peut  encore,  étant  presque  sema- 
génaiie,  l'y  attacber  exclusivement,  433.  Rareté  des  livres  de  botanique 
îi  Paris  au  temps  où  il  en  fsisoit  cbcrcher  (  1767  ^  ,  IV,  702.  A  inventé 
uue  écriture  abii'gcc  pour  cette  science  ,  I  ,  563.  A  f.iit  un  grand  travail 
sur  ses  propres  livres  lelalivomeiil  à  la  svnnin  mie  ,  IV,  783.  Lellio- 
adrcssrés'a  mad.  Delcsseit,  III,  37l  .■S92.A'M.  de  Malosberl«s,395  .5% 
A  b  dmb.  de  Porlland  ,397..408.  A  M.  .lu  Poyrou,  408.  A  M.  Linlard, 
ih.  A  M.  de  la  rouretle  ,  409..  418.  A  M.  l'ablK'  .le  Pr:.n.ont  ,  418. 
/;o/..H/y/<c(  Dictionnaire  de),    III  ,    420.    Composition    de  cet   ouvrage 

projeté  entre  R.  et  .lu  Peyrou  ,  IV,  (il6  ,  617. 
Bouilici'.  Ne  sont  pas  reçus  en  témoignage  cbci  les  Anglnis  ;  m.'pi  i  c  .'c 

R.  à  cet  égal. I  ,  11,483'. 
Boi'DBT,  moine  antonin.  R.  lui  adresse  un   mémoirepour  sa  Vie  de  M.  de 

Beniex,lll,283. 
BoiPfi.EEs  ,  la  conilcsse  de  ).  Commencement  de  ses  liaisons  avin    ^.  ,  I, 
275.  Motifs  deR.  pour  croire  s'en  être  fait   une  ennemie  ,270,  287, 
295.  Conseil  qu'elle  donne  à  R.  de  se  retiieren  Angleterre  avec  Hume, 
503  ,  50",  335.  Tance   vivement  R.  ,   retiré  Si   Motiurs  ,  d'avoir  com- 
munié ,  320.  Lettres  deR.,  IV,  849. 
Boi'rVLERS  (  madem.  de)   V.  Laizim. 
BoiFFLERS  (  l'abbé  de  )    Son  ca  racle  re.  Mauvais  tour  qu'il  joueàR.,1, 

'i9l. 
Bau/Jons  italiens  .  Iieur  arrivée  el  leur  séjour  \  Paris.  Li-te  des  pièces  par 

eux  représenti>es  ,  I,  1^00,  III,  52'2* 
Boi'LANOKR  ,    auteur  du  Despotisme  oriental.  R.  fait  sa   connolssancc  ,  I^ 

Ih5. 

Bohi'lie.  Nourriluic  malsaine  ,   II,  /i24. 

Bouquet  d'un  enfanta  sa  mère  ,  III,  570* 

Boi'RETTE  (■  m.id.  ).  Lettre  de  R.,IV,  351. 

Boussole.  Comment    Emile   parvient  'a  connoilre  cet  lostriiment ,  Il  498. 

500. 

BoviER,  avocat  àGrenoble.  Singulière  réponse  qu'il  failli  une  di  mande  .'e 

R.  sur  la  qualité  vénéneuse  des  fruits  d'un  arbuste,  1,441.   Pimnque 

inconsidérément  l'affaire  du  chaasoiseur  Tlievenin  ,  IV,  V."»!..  751. 
Boï-de-La-Tovb  ,  de  Lyon.  Service  qu'il  rend  i  R.  ,    |  ,  107- 
Boï-oe-La-Toi«(  mad.),  fille  du  précédent,!,   511.    Propose  !i    R    sa 

maison  de  Métiers  ,  5.3. 
Boï-ob-La-Tovr  (  Pierre  ),  p.irenl  de  la  précéi'entc.  R.  publie  contre  Im 

la    Viiion  de  Pinte  il,  lu  JHontagne  ,  I,  354. 
BozB  (  de  )  ,  garde  des  méilailles  du  cabinet  du  roi.  R.  fait  sa  conooisswicc; 

caractère  .'c  son  épou.^e,  I,  145. 
Brantôme.    Trait  singiil.er  qu'il    rapporte   d'une  jeune  fille  qui  avoil  on 

amant  babillard,  II  ,  638.  Atroce  plaisanterie  de  ^e><^:utear  de  l'mfaut 

Don  Carlos  ,111,  59, 
Brnvouie.    Ne  doit  pas  être  comptée  au  nombre  des  vcrtns  ,  I,  513.  K« 

constitue  pas  un  caractère,  5l5>  > 

Breil  (  la  marquise  de)  traite   R,  avec  dédain,  I,  48.    R.  devient  am<m> 

rcux  de  sa  fille ,  47. 
BRiaNoiE  (  mad.  de  <  amie  de  mad,  Diipin  ,  I,  150. 
Brooi.is  (  mad.  de  \  R.    fait  sa  conneissaïK-e  clicz   madame  .'c    Bi-ntrnvsi 

I,   148.    Elle  lui  lionne    un  roman  de  Durtos  ,  140.    Le  pioimsrpoM 
secrétaire  i  M.  «le  Monlaigii,  nommé  amlnssa.leui  "a  Venise  ,    l31 


858 


TABLE 


linnniiE-BaTHiir,    Anglob.    D<<|w»ilairc     ilu     o»iiu:-ci>t     Ju    |)i'Cuiier   «les 

/;,«i..g..«,lV,23.<33. 
)(ii<K9<ii».  Auteai  «l'un  Diclioiiiiuiir  <<<•   ?IJitsii/iii!  ,  III,830- 
llKni'TMN  (inad.  ),  amie  de  mari.  d'Hou.Ir  tnl,  I,.'i43. 
IUi'Hieii-d'Ablaikcoubt  ,    médecin.    Sa  Uayeilniton  siu  l'iiiccililutU  lUi 

>ij;«ej  tle  Ut  mort ,  citde  ,    II I,  5t  ■ 
Bni  tiK  (  mad.  )  ,  clianleu^  italienne  ,  I  ,  2^4- 
Itn'.  x'S  ,  c'on:>ul  de  Rome.  Eiamen  de  sa  coniliiite,  I,  503- 
liiii'vsET,  li'.>rairc  de  Ljon,  contiefail  VEiiiite  ,  IV,  363. 
Hiir.iiliiiiie  [cérémonie  lUi  )  à  Venise,  II,  607. 
i)i  FtoN.  En  (juellc  socii!të  R.  fail  sa  connoissance  ,   I,  130,  11,507-  Son 

élojje.  R.  auroit  désii'é  le  voir  davantage  el  prolller  de  ses   invitations, 

IV,    510.    Passage   de    cet    écrivain    qui   offre  toute    la  substance   du 

Piscvun  sur  l'iuignliié,  I,  567.  Cité,  367,  568,  569,  II,  401,  407, 
417,470,307,529,761. 

RiLLiAaD,  auteur  d'un  Uiclionnnire  élémentaire  de  Botanique,  III,  502. 
liiBRiTE,  de   l'Académie    deî    Sciences.   Fait   exécuter  ilcj  morceaui  de 

musique  grecque  ,  111  ,  315. 
BrRN»i<D.LettresdeR.,  IV,  849. 
HiBNET  (Tliomasi.  Cité,  11,  761. 
r>|iTTt-Fi'oco.  Demande  à  R.  un  plaa  de  législatiun  pour  la  Cor^,  I,  314* 

Correspondance  à  ce  sujet ,  749. 


c. 


C litres  dorés.  Leur  usage  pour  Emile  ,  II,  47f. 

CtnoiiET,  secrétaire  de  mail.  d'Epinay,  IV,  230. 

Cajot  (dom).  Bénédictin  ,  écrit  contre  R.,  IV,  605. 

Calioula.  Son  raisonnement  favorable  au  despotisme,  I,  610,  641. 

CiLMET  (  dom).  Son  flisloiie  des  f^ampires  ,  citée  ,  Il  ,  78j. 

Calvin.  Son  éloge  comme  législateur,  1,  633. 

C\urRA  ,  musicien  ,  IV,  |66. 

Canartt,  Histoire  du  canard  de  la  Foire,  II,  498. 

Candide.   Roman  de  Voll.^re  ,  est  la    réponse   à  la    lettre  de    R.  sur  le 

Pocmed,,  Lisbonne  ,  1,224  ,1V,  478. 
Cii/jitiilc  (  ville'.  Ou  n'en  doit  point  souffrir  dans  un  élat  bien   gouverna  , 

1,677.   Elles  se  ressemlilent  toutes.  Ce  n'est  pas  là    qu'il    faut    étudier 

un  peuple,  mais  dans  les  provinces  reculées  ,11,  120,  715. 
Cn/Jiices.    Ne  sont  pas  à  c  raindre  pour  l'enfant  laissé  en  liberté  ,  II,  460. 

Comment  l'eu  guérir,  46l,  465. 
CnV/uH  milanois  ,  noté  en  chiffres  ,  111,49). 
C  tENÉADE.  Se  faisoil  un  jeu  d'établir  et  de  renverser  les  mêmes  propositions, 

1,481. 
C\RRio,  secrétaire  de  l'ambassade  d'Espagne  à  Venise.  Ses  liaisons  avec  R.  « 

1,  136.  Accord  fait  avec  Ini   an  sujet  de  la  jeune  Azoletta  ,  166.    R.  le 

revoit  à  Montmorency.,  268- 
Carlef  géogm/iltù/nes.  Quelles  serontcelles  d'Emile,  II,  497. 
Cartieb.  Lettre  <le  R. ,  IV,  1^04. 
Cartoicue.  Comparé  à  Cromwel  ,  I,  492. 
Cassini.  Son  opiniou  sur  la  figure  de  la  t  erre  ,  111  ,  279. 
Castei.  (le  P.  )  ,  jésuite.  R.  fait  sa  connoissance,  1,  141.    Service  qu'il  en 

reçoit,  148.  R.  cesse  de  le  voir  et  pourquoi  ,  1{)8. 
Castellanb  (  le  comte  de  )  ,    ambassadeur  "a   Constautinople.  Relations  de 

R.  avec  lui,  I,  138,  IV,  193. 
Castries  (  M.  de  ).  Ce  qu'il  dit  de  la    rupture  de  R.  et  de  Diilcrot  ,  IV, 

314. 
Catéchisme.  Est  à  refaire,  II,  647.  Exemple  de  la  manière  doutla  première 

question  peut  eu  être  traitée  ,  647..  649. 

C»TiLiN»,I,698,  II  ,  582. 

Calilina,  tragédie  de  Crébillon,  jugée  sous  le  rapport  moral ,  III,  124. 

Caion  le  Censei  r.  Se  déclare  contre  les  Grecs  qui  corrompoient  ses  conci- 
toyens ,  I,  468.  Élève  lui-même  son  lîls  dès  le  berceau  ,  II ,  409. 

Catok  d'Utiqie.  Serment  que  son  père  exige  qu'il  prêle  avant  de  conti- 
nuer a  servir  sous  Popilius,  I,  645.  Quelle  opinion  on  avoit  de  lui  dans 
son  enfance, II,  430.  Ce  qu'il  a  fait  pour  sa  patrie  et  le  genre  bumaiu  , 
I,  503.  Fut  déplacé  dans  son  siècle,  566-  Mis  en  opposition  avec  So- 
crale,  593.  Comment  il  répond  à  César  lors  de  la  dclilicration  sur  Ca- 
lilina, 698. 

Cato»  (  le  P.  ),  cordelier  I,  66-  Portrait  de  ce  religieux,  93,  96.  Ses  mal- 
keurs,  96. 

Cavsaks  (  Mauléon  de),  II,   792. 

Caveïrac(  Novi  de).  Accuié'a  tort  d'être  le  panégyriste  de  la  Sainl-Bar- 
lUélemi ,  II,  783. 

Cavli's  (  le  comte  de  ).  Connoissance  agréable  pour  R,  I  ,  143. 

Célthat.  L'homme  n'est  pas  fait  pour  le  c('lil>at,  II,  439-  Inconvénicns  de 
cet  étal  imposé  au  clergé  romain.  Il  en  résulte  toujours  quelque  désordre 
public   ou   caché  ,  ifr     Offense  la  nature  et  trompe  sa  destination  ,  777. 

Ccniure.  Sa  dénnilion  ,  I,  695.  Elle  est  utile  pour  con=erver  les  maurs  , 
jamais  pour  les  rétablir.  Aucun  vestige  de  contrainte  ne  doit  s'y  faire 
remarquer,  /*/;.  Ne  pourroil  subsi>ler  dans  l'état  actuel  tle  nos  moeurs, 
578*     Existe  'a  Genève  dans  deux  institutions  différentes,  III,  147. 

Ceicles,  à  Genève.  V.  Genève, 

Cérès  Tkesmophore,  l,  566- 

CriJ'-volanl.  Juste  conséquence  tirée  de  son  ombre  par  on  enfant,   II,  492. 

César,  II,  381.  Comment  Calon  et  Cicéron  répondent  a  son  plaidoyer 
pour  Catilina  ,  I,  698. 

Césaroes  (de).  R.  s'établit  dans  sa  maison  à  Monquin ,  I,  537.  Mo- 
tifs de  plainte  de  R.  c*ntre  lui  ,  IV,  817. 

Cmalles  (niadem.  de).    Ecolière  de  R.  pour   la  musique  ,  1,98. 

Cliumhéri.  Eloge  des  habilans  de  cette  ville,  1,97- 

CuAUos.  Dieu    des  Anmioniles.  Son  autorité  reconnue  par  Jeplité,  1,693- 

CaAMTACNEi'X    fde).     Maire  de    Bourgoin  ,   l'un    des  tcmuios   du  mariigc 

<i«R.,l,5j7,  IV,  729,731. 


Ctmnion.  Rc^le  !<  o!>server  dan»  la  conipo.ilion  de  ce  |>etil  poème,  IV,  822. 

Pourquoi  la  musique  franooise    est  plus  propre  'a    ce   genre  nuTi    tout 

autre,  11  ,  64. 
Chanson  iniilré  de  Meta  ta .e  attribuée  \  R.,  III,  364. 

Cl^RBONNEL    .M.),  IV,    174 

CiUMproRT.  Lettres  de  R.,  IV,  819 

CuAppiis.  Ses  liaisons  avec  R.,  I,  203.  Lettres  de  R.,  IV,  849. 

Charbonnier.  Femme  d'un    cliarbonnier  plus  respectable  que  la  maîtresse 

d'un   prince,    11,328-    Applicatiou    de  cette  sentence  "a  Mad.  de  Pom- 

padour,  1,270. 

CuARuiN.  Cité,  1,672,  II,  292,  463,  483,  601,  III,  497,  500. 

Chnrilé.    Celte  vertu  n'est  pas  'a  l'usage  des  enfans  ,  II,    447  ,  448. 

CuARLEHAONE.  Ce  qu'il  fit  ponr  U  réforme  du  chant  françois,  111,325,774. 

CliARLY  (,mad.  de  ).  R.  donne  des  leçons  de  musique  i  sa  lille.  I,  98. 

Chiirin-ltes i}ei  .  Description  de  cette  habitation,   I,  Hfi. 

Cii  vROLois  (le  comte  de;.  Vexations  qu'il  exerçoil  sur  ses  terres  ponr  la 
conservation  de  son  droit  de  chasse  ,  I,  503. 

Charron.,  Cité,  11,588. 

Chasse.  Epoque  où  cet  exercice  est  convenable  et  utile  'a  la  jeunesse,  II, 
C06.   Moyen  de  goûter  ce  plaisir  dans  sa  plénitude  ,  629  >  630. 

CBASsÉ(de),  acteur  de  l'Opéra,  II,   141,111,603- 

Chasteté.  Sur  quoi  en  est  fomlé  le  devoir,  II,  358.  Se  soutient  par  die-  mê- 
me, et  les  désirs  réprimés  s'accoutument  'a  ne  plus  renaître,  151.  Impor- 
tance et  heureux  effet  de  cette  vertu  ,  609-  Source  d'honneur  et  de  dé- 
lices pour  une  belle  femme ,  637.  V.  Tem/jénimcnl. 

CiiATELKT,  (madem.  du).  Amie  de  mad.  de  Wareus.  R.  fail  sa  connois- 
sance b  Lyon  et  en  reçoit  des  services,  I,  85,  88. 

ChûUment  /jour  tes  enfans.  V.  Punitions. 

CuAUVEL  (Réponse  aux  questions  faites  par  M.  de),  IV,  639. 

CuEMoNCEAUi  (de),  fili  de  mad.  Dupin.  R.  est  pendant  huit  jours  chargé 
de  son  éducation,  I,  130.  Fait  placer  le  jière  Le  Vassenr  dans  une 
maison  de  charité,  208- 

CuENONCKAUX  (mad.  de).  Attachement  de  R.  pour  celle  dame  ,  sans  cepen- 
dant en  devenir  amoureux,  I,  187-  Lettre  de  R.,  IV,  533. 

Clienvnccaiix  (château  de),  sur  le  Cher.  Occupations  de  R.  dans  ce  sé- 
jour ,  I,  177. 

C/«/iHe.  Expérience  qui  faillit  faire  perdre  la  vne'a  R-,  I  ,  1 13.  Il  suit 
des  rours  de  cette  science  avec  M.  de  Francueil,  177.  Choses  extraordi- 
naires qu'on  fait  'a  l'aide  de  cette  science,  et  dont  il  a  fait  quelques-unes 
lui-même,  III,  30,  31. 

Cltine.  Ses  lumières  n'ont  servi  qu'à  lui  denner  des  vices  et  la  soumettre 
an  joug  de  l'étranger,  1,467.  Tableau  succinct  des  mœurs  et  dn  caractère 
des  Chinois,  II,  208.  Le  fanatisme  dévot  s'y  réunit  au  fanatisme  athée,  I, 
299.C'est  le  seul  peuple  qui  fasse  exception  à  l'une  des  règles  établies 
pour  juger  de  la  bonté   relative  des  gouvernemcns,  11,  715. 

Chirurgiens   anglais    Méprise    de  R.  à  leur  égard  ,  II,   483. 

Cboiselil  (le  duc  de).  Entreprend  d'apaiser  les  troubles  de  Genève,  III  ,  5. 
Montre  des  intentions  favorables  à  R.,  et  ce  que  fait  R.  pour  lui  en  témoi* 
gncr  sa  rcconnoissance ,  I,  292.  Question  de  M.  de  Luxembourg  à  R.  , 
relative  à  lui,  303.  R.  pense  qu'il  n'a  fail  la  conquête  de  la  Corse  que 
pour  l'empêcbei  d'en  être  le  législateur,  346.  Esta  ses  yeux  le  premier 
et  le  plus  redoutable  de  ses  ennemis,  IV,  793-  Ce  qu'on  doit  penser  des 
sentimens  de  haiue  et  de  persécution  que  R.  lui  suppose,  801,  804 
Lettre  de  R.  719. 

Chouet.  Premier  .syndic  de  Genève,  I,  206,  III,  76,  90,  94. 

Cbrïso3i»me  (Saint).  Cité,   111,119. 

6'/;/ii//,i«£sme.  Ce  qu'il  est,  quel  esprit  il  inspire  ;  ce  que  seroit  une  société 
de  nais  chrétiens  ,  I,  696.  Comme  religion  universelle,  est  le  plus  fort 
lien  de  la  société  générale  ,  III,  14.  Mais  ne  peut  devenir  religion  na- 
tionale sans  inconvénicns,  14,  IV,  443.  Ce  que  doit  faire  le  légilatenr 
en  pareil  cas,  fil,  14,  13.  Tableau  du  bien  qu'il  a  fait  et  fait  en- 
core à  l'hamanité,  II,  601.  Fausse  opinion  des  catholiques  sur  le 
christianisme  et  sur  ses  ministres,  564-  Le  vrai  chr»  tien  e.-l  Thom- 
me  juste,   les  vrais  incrédules  sont  les  méchan«,  333- 

ClcÉROK.  Son    témoignage  contre   les   sciences,  I,   487.   Bassesse    qui    lui 
est  reprochée ,    II,    141.  Blâme  à    tort  le    changement    opéré    dans   la 
manière  de  donner  les  suffrages,  I,  690.   Sa  conduite  dans  U  conjura 
tion  de  Calilina,  695.  Sa  réponse  à  Ci^sar  lors   de  la  déti!)érali..n  sur  c» 
conjuraleur,  698.  Comparé  à  Démo.slbèncs,  II,  623-  Cité,  I,  486,  643. 

698,11,  113,  405,533,544,111,  148,  502,  IV,  353. 
CiRcÉ  ,   II,  691. 

Citoyen.  Sens  de  ce  mol,  dénaturé  par  les  François  ,  I,  643,  II,  619  ,  707 
Véritable  caractère  du  citoyen  et  de  la  citoyenne,  402-  Devoirs  dn 
citoyen,  717.  , 

Citron  (zeste  de).  Livre  fait  par  un  Allemand  sur  cet    objet,  I,  426. 

Claparède.    Professeur  de  théologie  à  Genève,  IV,  562. 

Clairaut.  Ses  liaisons  avec  R. ,  I  ,  470,  IV,  543-  Est  le  seul  qui  ex- 
prime pubUqiiemenl  le  bien  qu'il  pense  ùeVUmilc.  1,305,  Lettre  de 
R.,  IV,  545. 

CLArniEM-   Cité,  IV,  666 

Clabee.  Cité,  II  ,    568. 

Clavecin.  Habileté  d'une  Anghiise  de  dix  ans  et  d'un  garçon  de  sept  ans 
sur  cet  instrument  ,  II,  480.  Est  préférable  à  tous  les  autres  sous 
le  rapport  de  la  délicatesse  du  toucher,  474-  Avantage  de  ses  touches 
noires.  Maladresse  des  facteurs  actuels,  qui  ont  ciiangé  à  cet  égard 
l'ordre  des   deux  couleurs,  639. 

Clément  d'Alexandrie.  Cité,  II  ,  597,  643,  770. 

Cléopatre  ,11,  609. 

Clèvetand.  Effet  de  ce  roman  sur  R. ,  I  ,  114. 

Climat.  Son  influence  pour  déterminer  la  forme  du  gouvernement  ,  1,672. 
Principale  cause  des  différences  caracléri>liques  des  langues,  111,504,. 
512.    Désavantage  des  climats    extrêmes  pour  la  cullur:  des   homme-, 

11,411- 

Closire  ^iIc  la),  résident  de  France  à  Genève.  Devient  amoureux  de  la  mcre 
de  R.,I,  2-  En  conserve  un  tendre  souvenir,  t|i-  Son  amitié  pour 
R.,  167. 


GÉNÉIULE  ET  ANALYTIQCE. 


m 


Cun  (mjJ.).  E>|>IeKlerlc  qiiu  lui  fai(  R.  dan»  :.on  cafaoc* ,  I,  4. 

Cmcbi.  BUInin  il»l..'i>,  II ,  4IC. 

CoiJJiirr.  Quelle  est  celle  ({uii.oDviciilaui  euraii»,  II,  463- La  cetlTureeti 
êuereui  ne  conrient  aui  Tcinnies  que  jusqu'il  l'ige  Je  trente  ans,  IV,  480> 

CoiamT,  musicien,  auteur  de  la  musique  de  J'jj^maÙKn,  III  ,  320. 

Coin  du  roi ,    Coin  Je  lu  reine.  Origine  <ic  cestlninminatinn»,   I,  200. 

CoinUKT  ,  Gcnevoii.  Rend  desseririces  à  n.,I,2C7-  S'introduit  !i  i'biMel  <!e 
Lutemliourg  ,  277,  «-"l  ilic»  ma<laiiut  de  Vcrilelin  ,  2Ï0-  Fait  graver 
1C5  plancbes  de  ta  t^ouvcUc  Héluiic,  IV,  r>t7,  521.  Lettre,  de  R.,  84j. 

Colira.  Comment  cette  passion  doit  être  ni(<iient('e  aux  cnfans,  II,  442. 

Collection)  en  livres  un  vhjrtt  Wai<.  hie  tout  jamais  complètes.  L'abon- 
dance j  fait  la  mi^re  ,  II  ,  626.  ! 

Collèges.  Vice»  de  l'ëducation  qu'on  y  reçoit ,  I,  473,  480-  Dcvroient  ren-   j 
fermer  tous  un  lieu  d'exercices  coipoiels  pour  Ic^  eufana,  74U.  l'iùt  !i 
DIl-u  qu'il  a'j  eût  point  de  collèges,  II  ,  636. 

CoLOMaiEi  ^nud.  du),  I,  Viii. 

CoMK  (le  fièrc).  Visite  R.  et  diHcrmiue  le  genre  Je  lia  maladie,  I  ,  30i  , 
IV,54.Ï. 

Comitlie.  S'il  est  vrai  qu'elle  corrige  \ri  mœurs,  III  ,  122,  123.  Son  priu- 
ci|ic  mt^mc  fonde  sur  un  vice  du  cnur  bunuin  ,  \'£J .  V.  i/jritarlrs. 

Coniètlitii  s.  S 'iU  peuvent  être  suffi  animent  coriteuus  par  de»  lois,  III ,  I  '*2. 
Oui  gi!u<!ralenient  de  mauvaisei  miiuri  ,  1 47-  Leur  profi->sioii  est  partout 
diSsliouoraute  ,  i''.  Pourquoi,  1 'i9..|i>5.,  L'ctoieut  c'galcnwnt  clicx  les 
Romains,  H8  ,  149.  Pourquoi  elle  ne  l'ctoit  pas  cbez  lus  Grecs,  44(t. 
(^  qu'est  celte  profession  en  cUe-mèroc  ,  et  l'olijct  qu'on  s'jr  propose  , 
149.  Ce  qui  di:>tiugue  le  comùlieu  de  l'orateur  et  du  priUicateur,  150. 
Ijb  dt^sordre  inérilaÙe  des  actrices  y  entraîne  celui  des  acteurs ,  i/>.  Pour- 
quoi le  premier  est-il  inévitaïile  ,  15U..  133.  S'il  fuut  mi'prt-er  tous  les 
coniédicn»,    15). 

CouroSKT  J.A.).Antenr  d'une  brocbure  contre  la  Piojesiioii  île  Jbi, 
IV,  428. 

CoNDtuiMK  (lie  La).  Siu;;ulnrité  qu'il  rapporte  d'un  peuple  qui  ne  savuil 
compter  que  juMiuli  trois  ,   Il  ,  569- 

CoNuiLLAC  ^l'aliW  de).  Conimeut  U.  lit  connoissance  avec  lui ,  1  ,  143, 
k69.  Suites  de  cette  liaison  ,  179.  K.  lui  coolie  le  manuscrit  de  ses  tlinlo- 
giiei,  IV,  154.  Opinion  qu'on  avoil  <'e  lui  dans  sa  jeunesse,  II  ,  43U.  Sa 
Oramnuiire ,  cit(<e  ,   I  ,  542,  544  ,  568. 

CoMDoicET.  Lettre  de  R.,  IV,  7u<. 

Con/'éiléraliuns.  Seul  moven  de  réunir  la  puiv^ance  d'un  grand  peuple  et 
le  Imn  ordre  d'un  petit  clat ,  l ,  679,  680  ,711,  712.  Confiklératioos  eu 
Pologne  ,  701  ,  7iS. 

Con/ètieiir.  Langage  à  tenir  par  un  catliolique  'a  son  coufessenr,  IV,  51 1 . 

Conjè  sions{\es)deJ-J.,  1,549.  Rey  et  Ducloslutont  donné  l'idée  de  faire 
cet  ouvrage,  I,  272,  IV,  5°26.  Commencées  ^  Motiers  ,  lacune  qu'il 
aperçoit  dans  le  recueil  de  ses  lettres  ,  I  ,322.  N'a  jamais  mieux  senti  son 
aversion  pour  le  mensonge  qu'en  les  écrivant,  422.  Y  a  tu  le  bien  plus 
soigneusement  que  le  mal,  422.  OI>jel  propre  de  cet  ouvrage,  142,  !Ï75. 
Epoques  de  sa  composition  ,  143-  La  première  partie  écrite  toute  de  mé- 
moire ,  1 42.  Dans  quelles  dt'<po>itions  il  écrit  la  seconde,  ih.,  143.  Projet 
alnndonné  d'un  supplément  %l  cet  ouvrage  ,  167.  Reconnoit  qu'il  n'a  pas 
le  droit  d'être  sincère  pour  les  autres  comme  pour  lui  ;  cependant  ,  vu  sa 
situation  et  l'objet  de  son  entreprise,  doit  (•Ire  juste  envers  lui-mênae  e' 
tout  sacnfier  b  la  vérité,  209,  IV,  423.  Succèi  des  lectures  partico- 
lières  qu'il  en  fait  dans  quelques  sociétés  ^  Paris ,  1 ,  360 ,  361.  Kxistence 
de  deux  manuscrits  autograpbes  îles  ConJ'eisiom  ,  et  ce  qui  en  est  ré- 
sulté ,  I  ,  II. 

Cunnoiuancet  ipéculalives.  Ne  conviennent  pas  aux  eofans  ,  II  ,  501- 

Çunicience  ou  Sens  moral.  Son  existence  démontrée ,  II ,  583 ,  584*  E^t- 
«lle  l'ouvrage  des  préjugés?  573.  Est  un  sentiment ,  non  l'effet  d'un  juge- 
ment ,  347.  N'apprend  pas  à  bien  raisonner,  mais  \  bien  aiàr,  555. 
Quoique  indépendante  de  la  raison  ,  ne  se  développe  point  sans  elle,  422. 
Est  seule  la  base  de  la  lui  naturelle  et  des  vertus  bumaines,  543.  La 
raison  fait  coonoitre  le  bien  ;  la  conscience ,  innée  en  nous ,  le  fait  aimer, 
384.  Guide  plus  sûr,  dans  les  recherches  métaphysiques  et  dans  la  conduite 
de  la  vie  ,  que  la  raison  et  que  tous  les  livres  des  philosophes ,  568  ,  570, 
5f1  ,  IV,  279,  768.  L'exercice  de  ce  sens  moral ,  la  plus  douce  dei 
jouiiisances  ;  moyens  de  le  cultiver  et  de  le  développer,  786-  Pourquoi 
u'esl  pas  toujours  écoutée  ,  et  linit  par  ne  nous  parler  plus,  II ,  584. 

Consistoire  de  Mutiers  (lettre  de  R.  au)  ,  IV,  548. 

Considérations  sur  le  gouvernement  de  Pologne  ,  I  ,  700.  Epoque  et  cir- 
constances de  la  composition  do  cet  ouvrage  ,  1  .  361  ,  71  t ,  747.  V. 
Pologne. 

CoNTI  (le  prince  de)  Ses  liaisons  avec  mad.  d'Artjr,  I  ,  14'>.Avec  mad.  de 
lioufUers  ,  287.  Va  voir  R.  "»  Mont-Louis  ,  Ï86  ,  IV,  315.  R.  refuse  ses 
présens  en  gibier,  et.e  lereprotlie,1 ,  287  ,  IV,  316.  R.  craint  de  l'avoir 
offensé  par  un  passage  de  l'fwii/esur  la  chasse,  I,503.Fail  savoir  "a  mad. 
de  Luxemlmurg  le  décret  porté  contre  R.  307-  Lui  offre  uii  lo^cnicut  au 
l'enipteii  son  retour  b  Paris  en  1763,  I,  332,  IV,586.  A  son  retour 
•  l'Angleterre  ,  le  loge  au  château  de  Trye  et  l>  va  voir,  1 ,  331.  Sa  géiic'- 
rosilé  et  son  iudulgente  bonté  envers  lui,  336,  IV,  747-  Sni>piime  dans 
sa  maison  tous  les  ustensiles  en  cuivre,  212-  Lettres  de  R.  849. 

C'inirat  social  (du),  on  Princi/jet  du  droit /jolilii/'ie,  I  ,  639.  Fai^oit  partie 
d'un  plus  grand  ouvra^.  Objet  de  R.  en  le  composant.  Cette  composi- 
tion antérieure  d'un  grand  numbic  d'années 'a  celle  de  1  Émil'- ,  1 ,  211  , 
IV,  327,534.  Il  y  met  lademièrc  main,  I  ,  '272  ;  et  le  vend 'a  Rey  pour 
raille  francs,  293.  Comment  il  est  accueilli  en  France,  302.  S'il  est  viai 
que  ce  livre  tend  \  renverser  tous  les  gouvernenicns ,  III,  63.  Deux 
principes  auxquels  il  se  réduit,  I V ,  582.  Ce  qu'il  e^t  par' rapport  'a  l't'ifji  il 
des  Lvit.i,  639.  Analyse  de  tout  l'ouvrage,  II,  706..7I2.  Autre 
analyse,  III  ,  64  ,  65-  Sa  pubUcalion  ,  IV,  327,  S6I. 
Contrat  ou  Pucle  social.  V-  C'or/js  fiulilnjue 

Conversation.  R.  loiil-'a-fait  iuhabite  eu  ce  genre,I,  ftS.EicPptiousà  faire  sur 
c«  qu'il  dit  de  lui-nx'mu  b  ce  sujet,  5J.  Ce  qui  la  lui  iciid  iiisiipporlahle,  et 
nao^en  gu'il  (iropustpour  tu  piéveuir   U  vide,    101,318,  340-   Propos 


oiseux  indignes  d'un  homnM  ral-ounabU  ,  II ,  292.  Celle  des  •uleurtplai 
proKlable  qtie  leurs  livres,  622- 

Convuliions.  Maladie  des  cnfans  ,11,  420. 

CoHVTiT.  Général  et  ministre  d'étal  en  Anglelrrrr.  Relations  et  cerrespen- 
dancedeR.  avec  ce  mini>tre,  1 ,  335,  IV, 613,  629,  677,681,  684. 

CoNzii  (de).  Commencement  de  sa  liaison  avec  R.  Il  lui  donne  du  goùl 
pour  la  littérature  ,  1 ,  1 10.  Il  apprend  b  R.  la  mort  de  mad.  de  Warens, 
3-28.  Lettres  de  R.  IV,  849- 

CorriKR  (le  [lèrej,  jésuite.  Ses  luisons  avec  R.,  I  ,  126,  IV,  174. 

Çoi/iutt<rie.  Nalurelle  b  la  femme,  II,  637.  A:t  dont  la  femme  a  licsoiai 
pour  cela  ,  651.  Celles  qui  ne  sont  que  coquettes  sont  sans  autorité  sur 
leurs  amans  dans  les  choses  importantes  ,  658.  La  vérilaMe  coquetterie 
quelquefois  recherchée,   mais  jamais  fastueuse ,  642,643- 

CoatLLiNi.  Actrice  célèbre  du  TbéAlrc  Italien,  I  ,   1.55- 

CoitncKi.  Négociation  délicate  dont  il  se  charge  relativement  !i  b  pcnsioa 
du  roi  d'Angleterre  b  R.,  I  ,  356.  Son  écrit  sur  R.,  364.  Reste  sou  ami 
jusqu'au  dernier  moment,  363,  366.  Son  récit  et  son  opinion  surU 
genre  de  mort  de  R.,  566  ,  367. 

CoacLLi ,  musicien.  LuUi  le  fait  chasser  de  France ,  III ,  533. 

CoBIOLAN,  11,656. 

CotMULLC.  Avec  tout  son  grâie,  n'est  qu'un  parleur,  II,  126.  Il  a  suivi 
et  développé  ,  mais  jamais  choqué  le  goùl  du  public,  III,  120.  Pourquoi 
ses  pièces  ne  seroient  pas  adnaises  aujourd'hui,  ih, 

Coi/js  (  lacult»  du  ).  Non  moins  uécessaires  aux  chefs  du  peuple  que  la 
qualités  de  l'esprit ,  1,707. 

Corys  /joliliifiie.  Ses  diverses  dénominations  et  sens  de  chacune  d'elles, 
1,  645,  II,  707.  Comparé  au  cor|>s  de  l'homme,  I,  587.  L'id.<e  de  sa  for- 
mation appartient  aux  liches,  557,  558-  V..Vo(/«/«.  Son  établissement 
n'a  pu  être  que  l'effet  d'un  contrat,  562,  643,  644;  qui  ne  sauiuil  être 
irrévocable,  I,  562.  V.  t.ilitili.  Objet  de  ce  contrat;  ses  clauses  .'« 
réduisent  à  une  seule,  644.  La  loi  qui  l'établit  est  la  seule  qui  exige  un 
conseutrnient  unanime,  t83.  \ .  J.vi.  Quels  sont  ses  effets  ,  644,  II, 
707,  708.  Engagement  tacite  qu'il >en ferme,  1,646.  Udoune  aux  actions 
bumaines  la  oiorablé  qui  leur  manquait  auparavant,//'.  Chaque  corps 
politique  se  sulxlivifcen  d'autres  corps  dout  la  volonté  ,  générale  par  rap- 
port aux  membres  de  chacun  d'eux,  ol  particulière  par  rapport  au  tout,  I, 
587.  V.  f^olonlé générale.  "Hilare  et  étenduedudroitdu  toip»  politique 
sur  la  personne  et  les  biens  de  chacun  de  ses  membres,  646,  650,  651. 
V.  .S'oiiveiiiin.  A  deux  mobiles,  la  puis-auce  Ii^islative,  et  la  puissance 
executive,  661.  V.  Législation,  (,ouvirnenienl.  A  un  maximum  l'e 
force  qu'il  ne  sauruit  passer  sans  s'jfloiblir,  657,  71 1 .  Deux  manières  i!u 
mesurer  un  corps  politique,  638.  Proportion  dans  laquelle  le  maximum 
se  trouve,  ih.  Gouvernemeus  fiMéralifs,  seul  moyen  de  réunir  les  avan- 
tages re<peclifs  des  grands  et  petits  états  ,  679,  71 1 .  l<es  corps  politiques 
restant  entre  eux  dans  l'état  de  nature, en  ressentent  tous  les  inconvénicns, 
I ,  S59,  006,  608.  S'il  y  a  un  remède  a  cet  état  de  choses,  620,  624. 

Corse  (  lie  de  ).  Le  peuple  de  cette  lie  capable  encore  de  icccvoir  une 
bonne  législation,  I,  659-  l'es  Génois  y  ont  établi  une  académie  pour  la 
mieux  subjuguer,  III,  195.  Le  général  Paoli  fait  demander  à  R.  un  plan 
de  constitution,  I,  344.  Documenset  instructions  ilcmandés  par  R.  pour 
remplir  cet  objet,  751  ■  Comment  il  se  propose  de  sati  faire  'a  la  demande 
qui  lui  est  faite  ,752.  Hésitation  de  R.  et  pourquoi  >*  demande  n'eut  en 
définitif  aucun  effet,  546. 

Corruption  ptUiUtjue.  Commence  toujours  par  les  riches,  puis  les  pau- 
Tres;  la  classe  moyenne  est  la  dernière  atteinte,  IV,  293. 

Cone((.  Leur  usage  pernicieux,  11,638. 

Convizi ,  int.ndanl  d'Annecy.  Son  portrait,  I,  64. 

CossK.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  iV,  837. 

Couleurs.  Fausse  analogie  entre  les  sons  et  les  couleurs.  II,  517. 

Course,  Moyen  d'exercer  à  la  course  un  enfant  paresseux  el  de  lui  en  inspi- 
rer le  goût,  II,  475.  Instruction  qu'il  en  peut  tirer,  476.  C'est  la  seule 
chose  que  les  femmes  fassent  de  mauvaise  grSce,  690. 

Coi  RTiLLEs  (  de  )  ou  Vintzenried ,  amant  de  madame  de  AVarens  aprè* 
Rousseau,  I,  136,  138. 

Coiifi/ (  communauté  de)  au  Val-<1e-Travcrs,  donne  à  R.  des  lettres  de 
communier,  I,  328. 

CnvELLC  (  Roljcrt  ).  Genevois  ,  censuré  par  le  petit  Conseil,  III,  S 

Créi:illoh.  Sou  éloge,  III,  174. 

CnAHU  QE  LoM  (Mad,).  Lettie  que  R.  lui  adresr«,  IV,  5r5. 

CnÉQt  I  (niaj.  de).  Epoque  de  la  liaison  de  R.  avec  cette  dame,  1, 194.  File 
continue  quoique  celle  dame  se  soit  jeti'-c  dans  la  haute  dévotion,  267. Com- 
ment et  à  quelle  époque el'e  se  lermini',  IV,  835.  Lettres  de  R.  IV,  84'). 

CnEVECOEt'R  DB  Saimt-Jouh.  Sos  Lettres  d'un  cultivateur  timci  icain,  citées , 

I,  577. 

Ckommklim,  résident  de  Génère  en  France  Son  caractère,  1,206. 
CaoHWELL.  Eût  été  mis  aux  Sonnettes  par  le  |>ei>ple  de  Hcriir,  1.682.  Un 

homme  sage  n'eût  jamais  entrepris  (!e  lecouvcilir,  492. 
Citorx.\z.  Jugement  sur  sa  ri'futation  de  VE^fître  de  Pope  ,    II,    130.  Cilif 

et  apprécié,  484,  IV,  241. 
Ctésias.  Historien,  II,  702. 
CiKEO  (M.  le).  IV,  178. 

Cuiller  (  gentilhommcs  de  la  ),  I,  22,  HT,  169. 
Cuii're(  ustensiles  de  ).  Leur  usage  funesleli  la  saiilé,  IV,  211. 
Culte.  Quel  est  celui  que  Dieu  demande?  II,  588.   Le  rulle  extérieur  et 

public,  pure  affaire  de  police,  ib.  Culte  essentiel  est  celui  du  caur,  598 

V.  Religion. 
Curé,  Portrait  d'un  lion  curé,  II,  598,599. 
Curiosité.  Est  natuicllc  à  l'bnnime,  mais  dans  quel  sens  ,  II,  494- Moyen 

de  rendre  l'élève  curieux,  495,  496-  Elle  s'étend  avec  nos  lie.oiiis,  32S. 
Cl  Kits,  avoil  rai  ou  de  mépriser  les  richesses,  I,  505. 
Ci'Ev  (de',  intendant  des  Menus,  fait  r«>résenlcr  le  Ucvln  'a  la  cour,  I,  106s 

487. 

CjcUtftet.  Pourquoi  Ilomcie  en  I  fait  i!ci  mangeurs  de  chair,  J»»homni«s 
affreu-ijH,  485. 


860 


TABLE 


I). 


n.MKilN  ( gcnliWiomDie  saroyard  %  est  utile  !i  R.  1,  M5. 

UkMiT  (  Jacqueline  ).  Leltrp  qie  R.  lui  adresc,  IV,  333. 

I)«»coiiiT.  Son  théâtre  jng.Ssous  le  rapport  moral,  III,  <3X 

Piinse.  R^réation  innocente  et  salutaire;  interdite  à  tort  par  IcclerRc",  II, 
230.  effet  utile  dea  bals  publics  pour  favoriser  d'Iicureni  mariage<, /",/.,  | 
III,  172.  Moyens  d'y  maintenir  l'ordre  et  la  décence  ,  <72..I7'i.  Ke 
doit  pas  être  proscrite  dans  l'ëducation  des  filles,  11,643.  Danses  du 
peupleen  France  comparées  a  celles  du  peuple  suisse,  IV,  414.  Diversité 
i!e caractères  i  introduire  dans  cet  art,  430,  431 .  Application  au  nicnnet 
et  il  la  contredanse,  ib,  Vourquoi  R.  ne  peut  profiler  des  leçons  qu'il  en 
reçoit,  I,  103. 

Da/ihnis  et  C'hloé,  opéra.  R.  en  compose  la  musique,!,  363.  Des  fragmens 
en  ont  été  gravés,  III,  447. 

Dtittic,  médecin.  R.  emploie  ses  sondes  pour  se  guérir  ,  I,  (90. 

Darius.  Ce  qu'il  reçoit  i!c  la  part  des  Scytlies,  II,  608. 

Dastieii,  de Garpentras.  Visite  R.  )t  Métiers,  I,  323.  Le  détourne  d'aller 
s'établir  en  Corse,  343,  346-  Lettre  de  R.  IV,  538. 

Davbkïort,  Anglois.  Loue  a  R.sa  maison  11  Wootlon,  I,  332.  Iieltres  que 
R.  lui  adresse,  IV,  849. 

Davio,  musicien,  I,  144,  131. 

Davil»,  historien.  Cité,  11,346. 

Oihauclie.  Son  effet  sur  le  caractère  des  jeunes  gens  qui  s'y  livrent,  II, 
532.  Comment  un  vieui  militaire  prévint  ce  vice  dans  son  (ils,  541 . 

Uérerice,  Affectré  dans  Iclingage  sur  certain  point,  est  d'un  effet  dange- 
reu»  »ur  les  enfans,  II,  330. 

Oécouverle du  Noui'ean-M«nil,:  (  la  ).  0|)éra,  III,  234..  261.  Époque  dosa 
composition,  I)  431,  111,234. 

DirrAMT  (  mad.  du  ).  Son  portrait,  I,  29S- 

Df-Jinilions.  Toujours  insuffisantes,  pourquoi?  II,  431. 

Déjeuner,  R.  ainioit  lieaucoupce  repas,  I,  12.3. 

DKi.EssEnT(mad.).  Ses  liaisons  et  sa  correspondance  avec  R.  1,  360, 111,571. 

Deleire.  Ses  liaisons  avec  R.,  I,  224,  227,  239.  Lettres  que  ce  dernier  lui 
adresse,  IV,  849- 

DtLiSLE  DE  LA  DrbvetièrB.  Auteur  d'/^Weyn//i  sauvage,  III,  120. 

Dbi.isi.eoe  Sales.  S*  Philoionhie  de  la  Niiture,  alltihuée  à  R.,  IV,  HO, 
«31. 

Dei.ic,  père  et  fils.  Leurs  liaisons  avec  R.,  I,  523,  IV,  576,394,  400, 
439.  Lettres  de  R.,  849. 

Démocratie,  Sa  définition,  1,  663,  II,  71 1.  Conditions  nécessaires  pour 
cette  forme  de  gouvernement,  I,  666.  Un  peuple  dedieux  se  gouverneroit 
démocratiquement,  667.  Dégénère  en  ocidocratie,  673.  Avantage  propre 
ilu  gouvernement  démocratique,  681.  L'élection  par  la  voie  du  sort  est 
dans  la  nature  de  la  t'émocratie,  684,  68.3. 
Démostbbaes.  Comparé!!  Cicéron,  II,  623. 

Denis   (mad.),  nièce  de  Voltaire  ,  I,   193. 

D  EMISE,  professeur   de    mathématiques  à  Montaigu,  IV,    424. 

Dentelles,  Les  femmes  qui  ont  la  peau  Ijlanche  devroient  s'ra  passer  , 
n,  643. 

Dentition.  Comment  la  faciliter  ,  II  ,  424. 

Df'/julés  ou  BefJtésentans  du  peufile.  Suppléent  imparfaitement  aux  assem- 
blées réelles  du  peuple  ,  1,678,  743.  Les  députés  du  peuple  ne  sont 
pas  ses  représentaus,  mais  ses  commissaires,  678.  Application  a  la  Po- 
logne, 743.  Exemple  tiré  des  Romains  et  des  Grecs ,  676,  679.  Pour- 
quoi les  peuples  anciens  n'avoient  pas  de  représentans,  679.  Les  mo- 
dernes ne  peuvent  s'en  passer,  111,  100,  101. 

Descartes  ,    II  ,567,571. 

Desceei-x  (M.),  IV,  <98. 

DEsroNTAINEs  (l'abbé).  Sur  sa  critique  de  la  Dissertation  sur  la  musique 
moderne,    IV,  18*. 

DÉsEssARTS.  Son  traité  de  l'Education  corporelle  des  enfuns.  Cité  ,  II  , 
407. 

Dé^ir,  Nécessaire  non-seulement  au  l)onheur  ,  mais  même  à  l'existence, 
II,    332.   V.  Bonheur. 

Desmabis.   Auteur  de  r/»Y^er</n<'n',  I,  269. 

Désœuvrement.  Fléau  de  la  société  autant  que  de  la  solitude,  I,  104. 
V.  Oisiveté. 

Despotisme  Ne  peut  ôtre  supposé  l'effet  d'un  consentement  volontaire 
lors  de  la  formation  des  premières  sociétés,  I,  560.  On  peut  encore 
moins  te  faire  dériver  du  pouvoir  paternel,  id.  Si  ce  gouvernement  est 
plus  fort  h  certain  égard,  il  est  plus  foible  a  tous  les  autres,  673.  Défi- 
nition du  mot  despote,  67.'^.  Tout  prince  qui  aspire  au  despotisme 
aspire  à  l'houneur  de   mourir  d'ennui,  II,  332. 

De-potisme   légal.    Idée    alisurde  et  contradictoire  dans  les  termes,  IV, 

690. 

Dessin,  Goût  naturel  a  l'enfant.  Comment  l'y  exercer,  11,  477.  Usage  des 
cadres  dorés,  478.  Laquais  dessinateur  <levenu  mauvais  peintre,  518. 
Pourquoi  les  petites  filles  l'apprennent  volontiers,  659.  Goût  vif  de  R. 
pour  cet  art,  I  ,  93. 

Deuléronomc,  Disposition  d'une  de  ses  lois  relative  au  viol,  II,  654. 
V.  Bihtc. 

Deville  (M.),  IV, 194,  196. 

Devin  du  village,  III,  249..233.  Epoque  de  sa  composition,  1,  193. 
Détails  sur  sa  répétition  aux  Menus  et  sur  sa  représentation  à  la  cour  , 
196,  197.  Puisa  Paris,  199.  Quel  fut  son  produit  lïécuniaire,  201. 
R.  s'oppose  en  vain  aux  reprises  de  celte  pièce,  263,  IV,  293  ,  297. 
Injustice  qu'il  éprouve  cie  la  part  des  administrateurs  de  l'Opéra,  I,  201 . 
Principe  suivi  dans  la  composition  de  cet  ouvrage,  IV,  10.  Jugement 
<^ii'en  porte  R.,98.  Désignation  de  trois  morceaux  qui  ne  sont  pas  uni- 
quement de  lui  f  100.  Composiliou  et  répétition  par  es.sai  d'une  se- 
conde musique  pour  cet  opéra,  1,365,  III,  'i47.  Changcmcns  faits  'a 
la   musique  de  R.  par  le  bililinllKvaire  de  l'Opéra,  249. 

Divctivn,\<\iei\eU  dévotion  d'une  *mn  tendre  et    pure,  11,299-  EiCèj 


auquel  elle  peut  conduire,  Si8,  534-    Situa  ion    qui  dispase  )i  ce  sent  i- 
ment  cl  avantages  qu'il  procure,  532.  Justilication   de  la  sensualité  dans 
les  plaikirs  que  les  dévots  se  permettent  ,    1,   126. 
Dewes  (Madem.).  Lettres  que  R.  lui  adresse,  IV,  f,4), 
Diane,   11,606. 
i>/t<iimre.  Cas  où  elle  devient   né-cessaire.   Deux  manières  de    la  conférer, 

I)  691.  Il  importe  d'en  fixer  la  duréeàun  terme  très-court,  692- 
Di.  lionnairc  de  Botanique,  111,  420.  Compo.ilion  de  cet  ouvrage  projeté 

entre  R.  et  du  Peyrou,  IV,  616,  617. 
Dictionnaire  île  Musique,  III,  388. .837.  Historique  do  sa  comirosilion 
et  de  sa  publication,  1,214,  272,  321,  529,  III,  588,  IV,  696. 
Articles  de  cet  ouvrage  signalés  par  R.  comme  les  plus  imporlans  et 
n'appartenant  qu'a  lui  seul  ,  589. 
Dictionnaire  des  Musiciens,  du-,  11,481,  111,  818. 
Dictionnaire  philosophique.  Est  brûlé  à  Paris  avec  les  Lettres  de  la  mon- 
tagne, 1,530.  Jugement  sur  cet  ouvrage  ,  IV,  510. 
DnDERoT.  Commencement  de  ses  liaisons  avec  R.,  I,  143,  147.  Sa  déten- 
tion au  donjon  dé  Vincennes,  180.  Obtient  le  parc  j;nur  pri,on.  Son  en- 
trevue avec  R.  ,  181.  Sujet  de  leur  prcmièredipule  (une  pension  de 
Louis  XV  ),  198.  Différend  entre  R.  et  lui  sur  un  passage  de  la  préface 
du  Fils  naturel,  et  autres  incidcus,  238.  259,  IV,  S9,  28l.  Est  accir^é 
d'avoir  pris  cette  pièce  dans  Gohioni,  1,241*  lisse  raccommodent.  Son 
jugement  sur  la  Julie,  ih.  Fait  a  R.  une  loi  d'accompagner  niaiiame 
d'Epinay'a  Genève,  230.  Explications 'a  ce  sujet,  233.  Gause  et  circon- 
stances de  leur  rupture  ,  et  comment  K.  croit  devoir  en  instruire  le 
public,  261,  557,  III,  lis,  IV,  249..239. .Convaincu  de  mensonge 
relativement  à  un  raccommodement  projeté  entre  R.  et  lut,  1,537. 
Autre  mensonge  dont  R.  l'accuse,  IV,  818.  R.  renvoie  au  libraire  Du- 
chesne  la  comédie  des  Philosophes,  oit  Diderot  étoit  maltraité  ,  1,  285. 
Inégalités  dans  son  caractère,  IV,  232,  233.  Caractère  de  Nanetle  ,  d'a- 
bord sa  maUresse ,  puis  sa  femme,  I,  179.  Est  auteur  d'un  morceau 
dans  le  Discours  sur  l'InégalUé  ,  547.  Effet  île  son  impulsion  et  de 
ses  conseils  sur  les  écrits  de  R.,  I  ,  203,  211,  III,  113,  IV,  798, 
802.  Ses  Pensées  philusophiq  les,  citées,  1,475,  IV,  768.  Son  article 
Machiavélisme,  d»os  l'Encyclopédie  ,  cité,  1,  669.  Sa  Lettre  sur  Ut 
Sourds  et  iW/iefe,  citée,  III  ,  522,  551.  Sa  Préface  et  ses  Entretiens 
sur  le  FiU  naturel,  cités,  II,  449,  III,  134.  Lettres  de  R.  ,  IV,  849- 
Eloge  de  son  art.  Encyclopédie  ,  229. 
Dieu.  Démonstration  de  son  existence  cl  recherche  de  ses  attributs.  V.  fie- 
ligion  natiire'le.  Tenir  son  9me  en  état  de  désirer  toujours  qu'il  y  ait 
un  Dieu;  moyen  de  n'en  douter  jamais,  II,  600.  Toutes  les  questions 
de  métaphysique  et  de  morale  se   rapportent  à  ccHe  de   son  existence, 

IV,  244,770.  Preuves  morales  de  celte  existence  confirmée  par  le  sen- 
timent intérieur,  763,  767,  768.  Cependant  la  foi  à  cet  égard  n'est  pas 
toujours  nécessaire  au  salut,  II,  360,  361,766,  IV,  767-  L'éternité  des 
peines  est  incompatible  avec  sa  justice,  II  ,  379,  III,  117.  Preuves  de 
son  unité,  quoiqu'on  puisse  supposer  deux  principes  des  choses,  II, 
769,  770.  Tout  enfant  qui  croit  en  Dieu  est  nécessairement  idolâtre  ou 
anthropomorphile,  339.  Il  vaut  mieux  ne  leur  en  point  parler  que  de 
leur  en  donner  de  fausses  idées  ,  ^\,19Ô,  Of'/'snser Dieu,  terme  im- 
propre et  toujours  mal  appliqué,  111,  39.  V.  Belij^ion 

Dieux  du  paganisme.  Comment  furent  imaginés,  11,559. 
C<gM/e(le)Cilé,  III,  148. 
DlOOÈNB,  11,608. 

DiooÈKE  Laérce.  Cité,  I,  489,  II,  409,  627,  III,  123. 
DioK  Cassii's.  Cité,  1, 393. 

DiOSCORIDE,  I,  436. 

Discours  Mur   la  vertu  la  plus  nécessaire  aux  héros,  I,  311.  Epoque  et 

circonstances  de  sa    publication  ,  IV,  761  ,  765,  764. 
Discours  sur  les  Sciences,  1,  465.  Epoque  et  cii-constances  de  sa  composi* 

tion.  Jugement  de  R,  sur  cet  ouvrage  ,  I,  181,182,   183. 
Discours  sur  l'Inégalié,  1, 526.  Circonstances  de  la  composition  île  cet  ou- 
vrage, 205.  Effet  que  produit  a  Genève  sa  dédicace,  206> 
Dissertation  sur  la  Musique  moderne,    111,435* 
Distances.  Moyen  d'apprendre  aux  enfans  "a  en  juger  ,   11,420 
Divorce.  Les  Grecs  et  les  Romains  en  faisoieril  peu  d'usage,  III.  |34.  P,*ul 
être  utile  dans  le  Braudei>ourg,  mais  ne  leseroit  point  en  Corse,   IV, 
513. 
Docilité.    Effets  de  celle  qu'on  exige  des  enfans,  II  ,  302* 
Dogmes,  De  la  religion  naturelle.  V.  ce  mol.  De  la  religion    révélée.  Don 
nenl  de  Dieu  une  idée  Indigne  de  lui,  II,  591 ,  392,  393.  V.  Religions  lé- 
vélées.     QucLs  sont  les  dogmes   dont    le    souverain     peut   imposer     la 
croyance  aux  citoyens,  1,  698,  IV,  243.   \,lleligion. 
Domestiques,  Moyens  d'en  former  de  bons  et  de  les  conserver,  II,  224, 

V.  Economie  domestique.  Leur  insolence  annonce  plulAt  un  mailrn  vi- 
cieux que  foible,  252.  En  avoir  peu  ,  moyen  d'être  bien  servi,  623.  Con- 
duite à  tenir  envers  eux  pour  qu'ils  ne  nuisent  point  a  l'éducation  des  eu- 
fans,  IV,  463. 

Don, y.  Hien/aU, 

DoRvT.  Lecture  des  confessions  faite che?.  lui  par  J.  J.  ,  I,  564. 

DoBTAN  (  l'abbé)  , comte  de  Lyon,  1,66,  67. 

Douceur.  La  plus  importante  qualité  pour  les  femmes,  II,  641 . 

Douleur,  Est  éprouvée  dès  le  moment  delà  naissance,  II,  407.  NiV'Cssilé 

d'y  familiariser  les  enfans,  428,  433,  468. 
Droii  ««(lire/ f  chaires  de).  N'existoienl  pas  en  France  au  lempsde  R.,  II, 

782.  Établies  depuis, ///. 
Droit  politique.  Esl  encore 'a  naUre,  II,  703.  Difficultés  qui  s'y  opjioscut, 

706.  Exposé  succinct  de  ses  principes  (  analyse  du    Conlrul  social), 

706..712,III,6'<. 

Droit  de  vie  et  de  mort ,  Dioil  de  faire  grâce,  V.  Souverain, 

Droit  du  plus  JorI,  Droit  de  guerre.  Droit  de  premier  occupant.  V. 
Force,  Guerre,  Piopriété, 

DnvuEN,  poète  anglois.  Cité,  I,  497. 

Diiios  l'abbc).  Son  opinion  sur  les  sjK-ctacles  réfutée,  III,  125-  Son  igno- 
rance en  musique,  582* 

DiciiApi  (  1*>  )  .  célèbre  marchande  de  modes,  II.  643 


GÉNÉRALE  ET  ANALYTIQUE. 


801 


Dl'cauilE(  Antlro  ;.  Sa  cnlUtlinn  iiititiilre  .  .innalet  et  Jluloria  Frunro- 
,um,  elc.  Cilt'«,  III,  323,  774. 

Di'caK.MK,  liliraire.  K.  lui  iviivoie  lu  comù'.ie  ilcj /VuV.xo/y/ie»,  I,  283. 
Traite'  fait  avec  lui  |>uur  le  nMiiu>cril  <le  VE-nile,  295'  Sa  conJuile  ii 
ctl  CRanl,  297,  299.  Lettres  de  U.,  IV,  819- 

Di  <.Ln5.  Pourquoi  U.  >l<^i<e  faire  sa  coiipois>ancc,  I,  149.C-ommencciiieiit  île 
leui  liai>oii,  t93.  SecliarKB  tle  faire  rrp-ler  Le  Devin  ilu  village,  196. 
Elftls île  tes  coii'iciU  sur  lc.4  ou V rages  <lc  R.,2II-  Son  refuxrentrer  dans 
les  TnesdeOrimm  et  >lc  Diderot,  pour  contrarier  H.  et  lui  Ater  mw  gou- 
veriicu.«s,  247.  K.  lui  ilAlie  son  Ocviii  du  vitlnge.  499.  Sa  contluile 
lorsi'el'inipretMoiiel  <>c  la  pul>UcalioD  de  VÉ/ail'-,  297,303.  Parle  de  la 
Julie»  l'Académie,  288.  Exiiorte  K.!.  i^rire  ses  Confinions,  IV,  526. 
Lettres  de  noMe>s«  illu>lr>«s  vu  sa  personne.  H,  83.  Comment  se  termine 
leur  liaison,  1,363.  Cliangcment  total  de  l'opinion  de  R.  sur  soncompl<', 

IV,  132.  Se^  o<ivra;ws  citi!>,  11,347,619,111,501,303,304,522. 

Ultrcsde  K.,  IV,849. 

Di  coMMi  M,  niaveur,  cliei  qui  R.  est  mis  en  apprcntissa|;c,  I,  13. 

Ukhkt  V  Miclicli  \.  Auteur  d'un  Mi'nioire  contre  les  fortifications  de 
Genève,  I,  (12,  IH,  81.  Prisonnier  au  cliiteau  d'Arlierg  ,  y  poUToil 
t'trc  lieurcui,  1,343. 

Di'uuiNo.  Nom  anglois,  que  R.  se  donne  pcodaut  ton  rojage  \  Montpellier, 
I,  «30, 134. 

Di'Doiu.  Caissier  de  M.  de  Francucil,  1,  187. 

Durl.  Confond  toutes  les  réritaliles  notions  dlionneur  et  de  justice ,  et  est 
injurieux  a  la  Divinité,  II,  74.  Barluiric  et  entra vagance  de  cette  cou- 
tume, III,  146.  Le  tribunal  institué  par  Louis  XIV  |iour  la  détruire, 
bien  ima|$iné  dans  sa  composition,  l'iHoit  mal  dans  ses  formes  et  dans  la 
mesure  de  son  autorité,  143.-  146.  Vi*f,e  des  seconds  dans  les  duels, 
al>eli  par  un  seul  mot  d'un  édit  du  roi,  I,  693.  Quelles  sont  les  causes 
les  plus  communes  du  duvi,  III,  143.  Mojcn  de  se  venger  d'un  outrage 
reçu  sans  se  battre  eu  duel,  II,  533<  Anecdote  quidonne  a  R.  l'idée  qu'il 
présente»  ce  an  jet,  IV,  812- 

Di  MoiLiM.  Letlrcque  R.  lui  adresse,  IV, 409. 

Duo.  Règle»  sur  ce  genre  de  composition  en  musique,  III,  5S3. 

Di  riN  .  m  id,  ).  Visite  que  lui  fait  R.  Caractère  de  celte  dame.  Ses  sociétés, 
1, 149.  R.  en  ilerieut  amoureux.  Réponse  qu'il  en  reçoit,  130.  Elle  l'oc- 
cupe en  qualité  de  secrétaire  ,  176-  Son  opinion  et  ses  vues  sur  R.,  l'A. 
Aii'.e  R.  a  se  mettre  en  ménage  avec  Tbérèse  Lerasscur,  183.  Continue  K 
son  msude  pourvoir'a -.e-ljcsoins,  186. Elle  l'engagea  f;iirc  l'extrait  des on- 
vra'ges de  l'alibé de  Saint-Pierre, 2 1*2. R.  5ecbarge,pcndant  quelques  jours, 
desuiri'el'lUucalion  de  son  iils,130.  Comment  il  parvient  à  le  corriger  île 
Mrs  fantaisies,  II,  461 .  Il  conserve  toujours  de  l'attacliement  pour  celte 
dame,  et  va  la  voir  quelquefois  à  CiicliJ',  I,  267.  Quatrain  que  lui 
•dresseJ.  J.,  III,  170. 

Di  roNT,  secrétaire  de  l'envoyé  de  France 'a  Génci.  Sa  liaison  iTecR.,  I, 
152.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  18.5. 

l)iriikT(le  comte  ).  Ses  liaisoBS  avec  R. ,1V, 845.  Lettres  de  R.,  849- 

'J(H\s  ^  le  duc  de)  ambassadeur  d'Espagne,  supprime  dans  sa  maison 
remploi  des  ustensiles  de  ciiifie,  IV,  212- 

DisMLi.  Son  ouvrage  contre  R.,  I,  364-  Circonstances  de  leur  liaison,  et 
ses  torts  envers  lui,  364,  363.  Son  areu  et  sa  conclusion  sur  le  caractère 
de  R.,  372.  Lettres  de  R.,  IV,  849. 

DiTENS.  Ses  relations  avec  R.,  III,  287,  IV,  663.  Lettres  de  R.,  849. 

DivcHNET,  gouverneur  de  l'école  militaire,  y  supprime  l'emploi  des  uiteii- 
sUei  iU  cuivre,  IV,  212. 

DiVKRNOis  (  Madem.  )  I,  195. 

Di'Tii.i.AKD,  libraire  'a  Genève.  Service  qu'il  rend  'a  R.,  I,  167.  Réimprime 
l'article  de  VF.coiiomi<  fwliU^iie,  IV,  286,  291 . 

DiviviEB,  employé  an  cadastre  à  Cliam'icri,  I,  108. 

Dt  VOISIN.  Ce  qui  lui  arrive  au  sujet  du  manuscrit  du  Contrat  social ,  dont 
il  s'éloit  chargé,  1,296- 

E. 

ÉcBKCs.  R.  se  passionne  pour  ce  jeu,  I,  114.  Imagine  d'en  tirer  une  res- 
source pour  subsister,  148.  Ilyjoire  avec  le  prince  de  Conti,  286- 

Eclipse  lie  iuU-il.  Effroi  lies  animaux,  II,  470. 

Economie  doineilii/ne.  Règles  5i  saivre  en  cette  partie,  et  tableau  d'une 
grande  m^il.'.on  dirigi'«  sur  ces  règles,  11,222.  Disiriiiiitiou  intérieure  et 
mobilier,  223.  Culliirc  des  terres,  2'25,  278.  Cl.oli  et  traitement  des  ou- 
vriers, i>/.  De,  domestiques,  224.  Travaux  et  amusemeus  des  deux 
.sexes,  228.  Maintien  de  la  concoiilc  entre  les  domestiques,  sans  qu'ils 
cessent  de  se  surveiller  réciproquement,  232,  233.  En  avoir  |>cu  c»t  le 
moyen  d'être  bien  sei'^i,  62S-  Bonbcurque  procure  une  bonne  économie 
l'nmeslique,  236,  267.  Eiialion,  administration  et  emploi  du  revenu  , 
268,279.  Donner  tout  au  liicn-étre  réel  et  rien  à  l'opinion,  268,  278. 
Dlxcincment  dans  l'exercice  de  la  bienfaisance,  270.  Relations  de  société 
avec  les  voisins,  280. 

Eio/i.x/i-e  fjiiUtiiiiie.  I,  583.  Etymologie  et  définilion,  383,  398.  Ou 
n'y  peut  pas  suivie  les  mêmes  rcg'es  que  pour  l'économie  domestique, 
les  fondcmens  du  pouvoir  y  étant  tout  diflérens,  583.  \.Pèrede/ii- 
iiàllr.  La  volonté  générale  est  son  principe  fondamenlal,  387.  V.  Fo- 
■onlé  g-néiulr.  La  loi  étant  l'expression  de  celte  volonté,  la  première 
règle  est  que  l'administration  soit  conforme  aux  lois,  590.  Deuxième 
•  ègir.  Fane  que  les  volontés  particulières  soient  toujours  conformes  à 
h  volonté  gi'bérate,  en  d'autres  termes,  faire  ri^iier  la  vertu,  591 .  Pour 
rendre  la  vertu  facile,  faire  aimer  la  patrie,  592-  Pour  faire  aimer  la 
patrie,  veiller  à  la  comervation  de  tous  les  droits,  595.  Pour  garantie 
•e  celle  conservation,  prévenir  la  trop  grande  inégablé  des  fortunes, 
,594.  Enlin  comme  l»se  de  l'édifice  social,  former  par  l'éilueatiou  pu- 
'.liique  de  bons  citoyens,  593.  V.  Educolion.  Troisième  re^lc. 
Pourvoir  aux  l)e  oins  publics  par  une  sage  administration  des  revenus 
Je  l'état,  596.  I-n  bon  système  érniioiiiliinc  ne  doit  pas  élre  un  sys- 
trine  de  finincc  cl  d'argent,  7.31.  Revenu  en  domaines  préférable  au 
-evcou  eu  argent,  597.  S'attaclier   plutôt  ^  prévenir  lu  liesoins  <^\i\ 


augmentei  le  revenu,  598.  i'jyer  les  nfluiers  publia',  en  denriVs  phalM 
qu'en  argent,  729.  Imposer  les  bras  îles  liommes  plus  que  leurs  bounes, 
731.  Les  impAts  ou  sulisiilcs,  pour  être  Ictsiliuies,  doivent  être  éla» 
blis  du  consentement  du  |ienple  ou  de  ses  rrprcsentan*  ,  600.  Sont 
de  deux  sortes,  ri'eUou  personnels.  La  taxe  par  tête,  n'partie  proportion- 
nellement, est  plus  convenables!  la  U:>erté,  601 ,  732.  Cette  réparlilinn 
doit  se  faire  en  raison  composée  de  la  différence  des  comiitions  et  du  su- 
perflu des  liien»,  celui  qui  n'a  que  le  nécessaire  ne  devant  rien  payer  du 
tout,  601  ■  L'impAt  le  meilleur  est  une  taxe  pro|iorlionnelle  sur  les  terres, 
mais  11  lever  en  nature  plutôt  qu'en  argent,  73'2.  Inronvéniena  de  la 
taxe  sur  les  terres  quand  elle  est  excessive,  602.  De  fortes  taxes  sur  les 
objets  de  luxe,  en  évitant  de  donner  V  la  frauile  on  trop  grand  attrait, 
,  sont  préférables,  604, 732. 

Errilnre.  Ses  trois  espèces  répondent  aux  trois  divers  états  de  civilisation, 
III,  499.  Tient  \  d'autres  besoins  que  celui  de  parler.  Loin  de  fixer  l.i 
^  langue  parlée,  elle  l'allère,  500,  301 . 

Ecritura-Xainle,  V.  Religions  rivéUei,  Éviingite,  fj'rrrt saeiés, 

^oouxKD  (le  prince  Cbarlea),  dit  le  Prét,ndaHi,  II,  3  .3. 

Education.  Doit  commencer  avec  la  naissance.  H,  418.  Ke  se  partage  tns, 
411,  n'c.t  qu'babilude,  401-  Trois  espèces  d'éducallon  concourent  'a 
former  I  bnmme  et  doivent  tendre  au  même  but, 400.  Quel  est  ce  but  . 

401,  403,  314,558.  Deux  formes  d'inslitutiou  !■  cet  égard,  éiliicalion 
publique,  éducation  domestique.  La  première  ne  peut  exister  parmi  nous, 

402,  I,  709.  Dangers  d'une  éducation  molle  et  driicnle  pour  le  pie- 
mier  ige,  II,  407.  C'est  être  barbare  d'y  sacrifier  le  pré..eul  \  l'avenir 
par  des  instructions  et  nu  asservissement  prématurés,  4'i9..433,  283.. 
288.  Liheité  hieu  rég/ée  ,  seul  et  véritable  instrument  de  l'éilueatiou 
première,  439*  Elle  doit  être  parement  m'gative;  quel  plus  s&r  moyeu 
de  la  rendre  telle;  avantages  de  cette  nuilboile  ,  I  ,  44U  ,  441  ,709,  Il , 
761.  Coutre-sens  des  éducations  communes  où  l'on  pirle  d'almrd  aux 
enfansde  leurs  devoirs,  jamai,  de  leurs  droits,  II,  443.  Doit  être  dlffi~ 
rente  pour  les  deux  sexes  ,  636.  Mo)en  d'en  étendre  i'rllel  sur  la  vie  , 
entière,   686.    But  que  doit   se  proposer  le  gouverneur,    III,   272, 

^  V.  Enf'ans,  Adolescent,  Eludes,  Ensrif;newent,  Eulic. 
Education  ptddique.  Base  de   l'édifice  social,    I  ,  595,  709.  Principe»  de 
cette  éducation  ,  593.  Ne  peut  exister  p.irmi  nous,  709,  H,  402.  Trois 
peuples  seuls  l'ont  pratiquée,  I,  596.  Plan  d'éilucation  publique  pour  la 
_  Pologne,  709. 
Education  (  Traités  d'  ).  Aucun  ne  parle  de  b  crise  qui  sert  de  passage  de 
l'état  d'enfant  ^  celui  d'homme,  11,  675.  Projet  pour  l'éilueatiou   de 
.  M.  de  Sainle-Maric,  III,  269. 
Education  des  Cvufcm    11,426,612.  En  quoi  préférable  pour  les    filles 

.  à  \»  maison  paternelle,  638,  654. 

Egalité,  Véritable  sens  de  ce  mot  ,  I  ,    6<.0.  Le  pacte   social  ne  la    dé 

trult    pas;  il  substitue   une  égalité  morale  et   conventionnelle   \   l'iné- 

galilc  naturelle  et  physique  que  la  nature  a  mise  entre   les  individus, 

6t>^,  651,  II,  314.  L'égalité  conventionnelle  rend  ni'>;es«aires  le  droit 

positif  et  les  lois,  511.  Est  un  des  deux  principaux  objets  de  la  législatioD, 

,  I,  Wld.  V.  luéjfulilé  ,  Cur/ts  fjoliti^ue. 

Eglife  lomaine    Son  autorité  n'a^d'autre  titre  que  sa  propre  décision ,  Ily 

594.  Ses  prétentions  à  l'infaillibilité,  793. 
EoMOKT  (  la  comtesse  d'  ).  Assiste  ^  la    lecture  des  Confessions   de  R.  I  , 

349.  Seiitimens  qu'on  lui  supposoit  pour  celte  ilamc.  Ht. 
E^lfile;  Eg)jjt,en>.  Jugement  des  rois  après  leur  mort ,  I  ,  744.   Etoieut 

obligés  de  suivre  l'état  de  leurs  |>areos,  II,  403. 
Elections.  Comment  on  y  procède  dans  les  républiques,  I,  684* 

Élibm.  Cité,  1 ,  487,  C93. 

Eloquem  e.  Manière  inepte  de  l'enseigner  aux  jeunes  geu< ,  II  ,  535,  536. 
Ses  effets  sont  vifs,    mais  momentanés.  Un  raisonnement  froid  et   forl 
pénètre,  et  son  effet  ne  s'efface  point  ,  744  ,  III  ,  496.  Exemple  de  sa 
,  puissance,  106. 

Emile.  Pourquoi  est  supposé  n'ayant  qu'un  esprit  commun,  H,  411,  531. 
Avec  de  la  richesse  et  delà  naissance,  411.  Mais  doué  d'une  bonne 
constitution,  412,  414.  Pourquoi  d'alwrd  paro\t  |>eu  sur  la  scène,  440. 
Dialogue  entre  lui  et  le  jardinier  Roliert  ,  444,  4t5.  Son  portrai*.  eu 
qnalitéd'cH/à/iiyûit.  488...  492.  V.  Enfant.  Son  aventure  'a  la  Foire, 
498,  499.  Sa  première  leroa  de  cosmographie  ,  496-  De  statique  ,  501  ■ 
De  physi((ue  systématique,  502.  Question  di'lerminaule  entre  son  gou- 
verneur et  lui,  pour  toutes  leurs  actions,  503.  Comment  courait  l'uti  ilé 
de  l'astronomie,  504.  N'est  émule  que  de  lui-même,  507.  Quel  livre 
composera  long-temps  seul  sa  bililiolhèque  ,  507-  Quel  sera  sou  choix 
entre  un  festin  splendide  et  un  diner  rustique,  51 1-  Comment  acquiert 
l'idée  des  relations  sociales  et  de  la  nécessité  d'être  utile  aux  autres,  51,1. 
Pourquoi  tloit  apprendre  un  métier,  5i4..  .517*  Apprend  celui  île  me- 
nuisier, 520.  Comment  il  rectifie  par  la  vue  seule  l'idée  fausse  d'un  bStoii 
brisé  dans  l'eau,  523.  Portrait  d'Emile  parvenu  à  l'ilgcde  quinze  ans, 
5.'4,  5io.  Sait  Va  quoi  hou  sur  tout  ce  qu'il  fait,  et  le  pourquoi  sur 
tout  ce  qu'il  croit,  5i5.  V.  .-idolefceut.  Apprendra  lard  ce  que  c'est  que 
souffrir  et  mourir  ;  comment  naîtra  ,  se  nourrira  et  s'excitera  sa  sensibi- 
lité, 534..  337.  Comparaison  de  l'état  de  son  tmc  avec  celle  d'un  jeuiii! 
homme  élevé  dans  un  état  brillant  et  sur  desprincipes  opposés,  c38.  E  I 
un  sauvage  fait  pour  vivre  en  société,  5i3.  Commente  \i  se  comiiarer 
avec  ses  semblables  ;  ce  qui  doit  en  résulter,  .3)3-  Etudie  rhistnire,  3S0. 
Erreur  dangereuse  qui  naU  toujours  de  cette  élude  ;  moyen  de  l'en  coi- 
riger  ,  331.  Nécessité  de  lui  faire  acquérir  la  connois  ance  du  monde  et 
des  affaires;  moyens  pour  cela,  534. .537.  Que  fera-t-il  si  on  lui  chenlie 
querelle?  533-  Quel  caractère  aura  son  langage  ;  sans  rhétorique  il  sera 
vraiment  sensible  et  éloquent ,  536.  Pourquoi  diffèrc-t-il  en  tant  l'e 
points  des  jeunes  gens  de  son  ige ,  5.37  ,  558  ,  602-  Pourquoi  n'a  p.is 
même  encore  entendu  parler  de  Dieu,  558..  S62.  Pourquoi  sou 
gouverneur  ne  le  mène  pas  pliu  loin  que  la  religion  n:iturellc  , 
602.  Reste  innocent  et  pur  jiisqn'^  vingt  ans,  604-  Est  iostrait  sur  i* 
point  par  sou  gouverneur  lui-même,  6<'8.  Effet  de  celle  instruction,  610. 
Est  lutroduit  dans  le  momie  ,  <!ans  la  vue  d'y  chercher  |)oor  lui  la  cou». 
pagne  qu'il  désire  ;  effets  et  avantages  de  ce  motif  d'introduction  ,  612 
Poitrail  d'un  JrM4i«  komm»Jmll,  ou  d'r.mile  entré  daus  l«  uioodc,  6l7 


8bâ 


TABLE 


tH9.  Quelle  <era  i»  manière  lU  te  prt<>ciiter  ;  617-  Sa  cnndnita  envers 
let  bommiM.  Son  bagage  et  ses  manières  ;  sa  contenance  ;  (î18-  Sa  con- 
duite envers  les  personnes  du  seie  ;  sa  politesse  envers  tous  ,  et  son  désir 
de  plaire  ,  619.  Quelle  opinion  on  aura  de  lui,  619- Pour  se  former  le 
go&t,  il  se  livret  l'étude  de  la  littérature,  du  tli(<ltre,de  la  poéiie,  6°iO.. 

624.  ,  . 

amours  d'Emile  el  de  Sophie.  Arrivée  d'Emile  clien  les  parens  de 
Sophie  ;  est  ^ris  d'elle  dès  la  première  vue  ,  672. .674.  Toilette  de 
■  l'un  et  de  l'autre  dans  la  mâtiné  du  lendemain  ,  675.  Choix  d'une  ha- 
bitation pour  Emile,  676.  Seconde  visite  et  déclaration,  677-  Difiîculté 
qui  s'oppose  !i  ce  que  Sophie  s'explique;  comment  on  parvient  îi  la  lever, 
679.  Emile  devient  l'instituteur  de  sa  maîtresse  ,  681  •  Querelle  entre 
les  ticux  amans,  ternùnée  par  un  baiser  donné  en  présente  des  parens. 
Leçon  donnée  par  la  mère  au_  gouverneur  "a  celte  occasion,  682,683. 
De  quelle  sorte  de  jalousie  Emile  est  capable  ,  683.  L'anioui  u'a  rien 
chan;;é  !i  sa  manière  d'être  ,  687.  Ses  occupations  quand  il  ne  va  pomt 
clicx  sa  maltresse,  689.  Sophie  défie  Emile  à  la  course,  690.  Visile  de 
Sophie  el  de  SCS  parens  dans  l'atelier  où  Emile  travaille,  690.  Histoire 
du  p.ij'san  blessé  et  secouru  par  Emile  ,  692.  Il  présente  avec  Sophie  un 
eufaul  au  baptême,  693.  Discours  de  son  gouverneur  pour  lui  annoncer 
qu'il  faut  se  séparer  de  Sophie  ,  691.  Leurs  adieux,  69j.  Quel  est  le 
but  el  l'objet  propre  des  voyages  d'Emile,  704,  705.  Quel  eu  est  le  résul- 
tat, 713.  Mariage  d'Emile,  718.  Bouderie  dès  le  lendemain,  et  pourquoi, 
719.  Raccommodement,  721 .  Naissance  d'un  fils  à  Emile  ,  et  fin  de  son 
éducation,  722  (*). 

Èm'U  ou  de  l'Éilitcalton  II,  593.  Pour  qui  cet  ouvrage  a  été  composa,  I, 
215.  Son  ciuquième  livre  compose  ac  petit  château  de  Montmorency,  273* 
R.  cii^eque  l'impreisinn  s'en  fasse  en  Hollande,  282.  Consent  à  supprimer 
ce  qu'on  voudra  dans  îes  deux  premiers  volumes ,  mais  ne  souffrira  pas 
que  Ton  touche'a  la  Prolessiondç  foi,  IV,  538,  55'<.  Retards  qu'éprouve 
l'inipiessiou  et  inquiétudes  qu'on  veut  inspirer 'a  R.  sur  ce  sujet,  I,  297. 
Colle  impression  est  suspenduv  ,  il).  R.  attribue  cette  suspension  aux 
Jésuites,  299.  Publication  de  l'ouvrage,  1,503,  IV,  365.  Réserve  avec 
laquelle  les  amis  de  R.  s'expliquent  sur  ce  livre,  I  ,  505.  Etat  reli- 
peui  de  l'Europe  au  msmen.de  sa  publication,  III,  61.  Est  brûlée 
Paris ,  puis  »  Genève  ,  I  ,  51 Ù.  Son  succès  en  Angleterre.  Deux  traduc- 
tions faites  a  Londres,  honneur  que  u'avoit  jamais  eu  aucun  livre,  III  , 
60  ,  IV  402.  Est  contrefait  en  France,  5:4,  563.  Devoil  être  le  der- 
nier des  écrits  de  R.  IV,  524,  349,551,367,  367.  Objet  prcprede 
l'ouvrage,  II,  403.  N'est  autre  chose  qu'un  traité  de  la  bonté  originelle 
(!e  l'homme,  IV,  451.  Principe  général,  commun  à  lui  el  li  tous  les 
autres,  ih. 

Emile  el  .S'o/iliie  oit  les  Solitaii  es,ll  ,7iS.  Idée  du  dénoftment  de  cet  ouvrage 
tel  que  l'auteur  l'avoit  conçu ,  743.  Intérêt  que  R.  n'a  cessé  de 
prendre  à  sa  continuation,  et  ses  projets  'a  cet  égard  ,  1 ,  367,  IV,  727. 

Empédoclë.  Son  reprocbe  aux  Agrigentins ,  II  ,  6'i6. 

lim/jluis.  Ne  pas  tant  cherclier  dans  leur  partage  celui  auquel  chaque 
homme  est  le  plus  propre,  que  celui  qui  est  le  plus  propre  à  chaque  homme 
pour  le  rendre  bon  et  heureux  ,  II ,  '271. 

lliHiilution.  Ne  doit  pas  servir  de  mobile  dans  l'éducat'>on  ,  II ,  307. 

ICiirie.  Comment  elle  se  fait ,  II  ,  303.  Ce  qui  arrive»  R.  pour  avoii-  voulu 
faire  de  l'encre  de  sympathie  ,   I  ,  1  )3- 

lùi,ycto/)éilie.  R.  se  charge  de  la  partie  relative  a  la  musique  ,  I  ,  180. 

A'/i/iiHr<T.  Premier  état  ou  époque,  II  ,  4°2I.  Deuxième,  488.  Troisième, 
492.  Ses  premiers  développemens  se  font  presque  tous 'a  la  fois,  427.  Doit 
êlreaiméeet  favorisée  dans  ses  plaisirs  ,  429.  Ne  peut  guère  abuser  de  sa 
liberté  ,  457.  A  des  manières  de  penser  qui  lut  sont  propres,  458.  Il  y 
a  des  hommes  qui  n'en  sortent  jamais,  d'autres,  qui  n'y  passent  point  , 
449.  Est  semblable  dans  les  deux  sexes,  526.  Leurs  amuscmens  com- 
muns et  goAls  propres  qui  les  distinguent,  659.  L'art  d'observer  les  en- 
fans  trèi-difficile  ,  492;  et  ignoré  des  pères  et  des  maîtres,  318.  f^.  les 
trois  articles  suivans, 

r.ii/i:n'.  Le  nouveau  né  doit  avoir  tous  ses  membres  en  liberté  ,  II ,  401  , 

417.  .\pprendde  bonneheurece  que  c'est  que  peine  et  douleur,  407.  Ne 
doit  pas  être  sevré  de  trop  bonne  heure  ,  424.  Et  ne  doit  l'être  qu'avec 
des  nourritures  végétales,  415.  Doit  être  élevé  à  la  campagne  ,  4l6.  Lavé 
«ouvaiit,  el,  avec  gradation  ,  dans  l'eau  froide,  même  glacée,  417.  Ce  qui 
arriveroil  s'il  avoit  3i  sa  naissance  la  stature  et  la  force  d'un  homme  fait, 

418.  Ses  premières  sensations  purement  affectives,  419.  V.  A'ourriic. 
Portrait  de  VEnfant  fait,  c'est-a-dire  tout Jbi iné  d' iipiès  les  prin- 
cipes de  It.  ,  488..  492.  Il  en  meurt  plus  de  ceux  élevés  délicatement 
que  des  autres  ,  407.  Naturellement  enclins  'a  ta  bienveillance  ,  527. 
Comment  se  dépravent  dès  le  premier  ige,  408.  On  ne  doit  leur  laisser 
contracter  aucune  habitude,  4)9.  Moyens  de  prévenir  la  peur  des  arai- 
gnées ,  des  masques  ,  du  tonnerre,  etc.  419,  4*20.  Point  de  moralité  dans 
leurs  actions,  422 ,  439.  Les  pleurs  sont  en  eux  un  langage  naturel ,  421 . 
Elles  sont  d'alvord  des  prières  ,  ensuite  des  ordres.  Règles  ^  suivre  en  ce 
point ,  421. .421,  4'28,  4  >3.  Leur  grammaire  plus  régulière  que  la  nAtre, 
423.  Comment  leur  apprendre  b  parler  et  prévenir  les  vices  de  langage  et 
de  prononciation,  425. .427, 482.  C'est  un  devoir  de  les  rendre  heureux 

,  lies  leur  enfance  ,  4.9,  430.  Ne  doivent  ni  obéir  ni  commander,  mais  dans 
l'unique  dépendance  des  choses,  et  dans  le  sentiment  de  leur  foiblesse , 

,  apprendre  de  bonne  heure  a  se  soumettre  a  la  nécessité  ,  288  ,  43^. .458. 
Raisonner  avec  eux,  méthode  inutile  et  absurde,  457,  438,442.  Com- 
ment leur  donner  l'id&  de  propriété,  444.  Cause  de  leur  penchant 'n 
détruire  ,  425.  Moyens  de  prévenir  ou  empêcher  les  effets  de  ce  penchant, 
443.  Quelle  e:'pèce  de  punitions  on  doit  leur  faire  subir,  446.  Ne  sont  pas 
n^lurellement  portés  à  mentir,//). Ne  pas  fairede  nul,  seule  leçon  de  morale 

(*)  Comme  on  n'a  pas  fait  entrer  dans  cette  Tabla  l'analyse  de  la  partie 
romanesque  de  la  Nouvelle  Hèloise ,  on  a  cru  devoir  également  y  omettre 
c(ll«  des  aventures  d'Emile  après  son  mariage,  aventures  qui  d'ailleurs, 
dans  l'état  où  est  resté  l'onvrage  ,  se  réduisent  \  très-peu  de  faits.  On  en  a 
•lirait  senlemeQ/l  quelques  pensées  saillantes  et  les  idées  générales  pour  les 
f«ire  eulrer  ilans  la  Table ,  chacHme  sous  l«  mot  qui  lui  appartient.  CF. 


qui  lenrconvicnne,449.  De  quel  genre  de  raisonnement  ils  sont  su5orptU>lei. 
431.  Danger  des  instructions  pre'malurées  ,  2X3,  286.11  ne  faut  pas 
leur  présenter  de  bonne  heure  des  idées  fortes  et  compliquées  ;  c'est  avee 
les  actions  qu'il  faut  les  apprivoi-er,  IV,  221.  11  faut  que  le  corpi  se 
fortifieavant  que  l'e.spril  ne  s'exerce.  Uliliié  des  exercices  coi-porels  ,  II, 
288,  16î.  469.  N'ont  pas  de  véritable  mémoire  ,  et  ne  peuvent  apprendre 
que  des  mots,  431.  Application  de  cette  idée  à  l'étude  de  la  géométrie, 
id.  lfl%.  A  celle  des  langnes,  452.  A  la  géographie  ,  ih.  A  l'histoire  ,  43î. 
Comment  cultiver  l'espèce  de  mémoire  qui  leur  appartient,  295,  434.  Ne 
doivent  rien  apprendre  par  cœur,  291,  426,  434.  Pas  même  les  Fables 
de  La  Fontaine,  434  ,  433.  Apprendront  \  lire  et  à  étrire,  si  on  leur  eu 
fait  naître  le  désir.  Moyens  pour  cela,  294,  437.  Moyens  d'exercer  leur 
esprit  en  exerçant  beaucoup  leur  corps  ,  438.  Leurs  caprices  ,  effet  d'une 
mauvaise  discipline  ;  comment  les  en  corriger,  46(..  463.  Punitions  qui 
doivent  leur  être  infligées  ,  III,  270.  Moyens  de  correction  pour  la 
vanité  il'un  enfant  riche  et  de  qualité,  qui  voit  dans  son  gouverneur  un 
homme  Si  ses  gages,  IV,  789.  Autre  moyen  pour  la  mutinerie,  851. 
Quelsvêteniensconviennentauxenfans,  11,463,  466. Quelle  coiffure,  465. 
Quel  lit,  467.  Doivent  apprendreSi  nager,  46ï>.  Nécessité  d'exercer  leurs 
sens  et  mode  de  cet  exercice  pour  chacun  d'eux  ,  489..497.  V.  .Vent. 
Les  jeux  virils  préférables  \  tous  les  autres ,  480.  Peuvent  acquérir  une 
grande  habileté  dans  les  arts,  ib.  \ .  Dessin,  ilfusi^iuT.  Choix  et  me- 
sure des  alimens  qui  leur  conviennent,  484,  487.  Instructions  religieuses. 
S'il  est  nécessaire  de  leur  en  donner  de  bonne  heure  ,  III,  272.  V, 
Religion^  Amour  de  R.pour  les  enfans  et  plaisir  qu'il  prenoit  \  les 
observer,  I,  448.  Exemples  qu'il  en  cite,  4,50,  II  «  425.  Pourquoi, 
devenu  vieux,  il  n'a  plus  avec  eux  la  même  familiarité,  I  ,  449.  Par  quels 
motifs  il  a  abandonné  les  siens,  l'A,  K,  RocssE.tf  (J.  J.). 

En/iins.  (Comment  se  font  les).  Sage  réponse  d'une  mère  &  son  fils  sur 
cette  question,  II,  551. 

Enfans  trouvés.  (Hôpital  des).  Vaine  recherche  du  premier  enfant  que  R. 
y  avoit  mis,  1,294.  Bénéfice  que  retire  cet  hApital  de  la  vente  de  ses 
ouvrages  de  musique  posthumes ,  565, 

Enjer.  Comment  R.  imagine  de  se  rassurer  sur  la  peur  qu'il  en  avoit,  I, 
126.  II  ne  pense  pas  que  Fénelcn  y  ait  cru  réellement  ,  118.  L'éternité 
des  peines  incompatible  avec  la  justice  de  Dieu,  II,  579,  III,  117. 

Engagement  téméraire  (1'),  comédie,  ÎII,  224. .258.  Epoque  de  sa  compo-i  • 
lion,  I,  177,  III,'2"24.  R.  a  l'intention  delà  faire  jouer  Si  Strasbourg, 
I,  552. 

Enigme.  III,  568. 

Ennui.  Sa  cause  principale,  II,a59.  Inconnu  au  peuple  et  fléau  des  riches, 
628. 

Enseignement.  Choix  a  faire  dans  les  connaissances 'a  acquérir,  relativemenv 
'a  leur  utilité  et  aux  bornes  de  l'e.'prit  humain  ,  1 ,  120,  125  ,  II  ,  493. 
Des  meilleures  méthodes  d'enseignement  ,  497-  On  n'y  rloit  employer  ni 
émulation  ni  vanité,  307.  Les  instructions  de  h  nature  sont  tardives  et 
celles  des  hommes  presque  toujours  prématurée;  ,  529.  Heureux  effets 
d'un  enseignement  bien  dirigé  ,  310  ,  3l3.  V.  Education,  Adolescent, 
Seiences, 

ÉoM  (le  chevalier  d').  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  600. 

Éphores.  Leurs  fonctions  'a  Sparte,  I,  691-  Leur  pouvoir  accéléra  la  cor 
ruption  commencée  ,  ih.    Leur  tribunal  souillé  par  des    ivrognes  ,695  , 
,  694.  Ce  qu'ils faisoient  d'abord  en  entrant  en  charge,  III,  l45. 

EPICTÉTE,  II,  536. 

Epicuriens.  Eu  quel  sens  avoienl  rai.son  de  dire  que  jamais  les  sens  ne  nous 
trompent,  II,  522. 

Epinay  (M.  d').  Sa  conduite  envers  sa  femme  ,  1 ,  178.  R.  compose  de  la 
musique  pour  sa  fête,  244.  Il  contribue  à  rapprocher  R.  de  Saint-Lam- 
bert et  de  mad.  d'Houdelot,  262. 

EriNiv  (mad.  d').  Commencement  de  ses  liaisons  avec  R.,  I,  178.  Proposi- 
tion qu'elle  lui  fait  relativement  "a  M.  de  Francueil  ,  ib.  Offre  "a  R.  sa 
maison  de  l'Hermilage ,  207.  Gêne  qu'éprouve  R.  dans  son  voisinage  , 
214.  Nature  du  sentiment  qu'elle  lui  inspire,  215.  Ses  attentions  délicates 
pour  R.,  228.  Sa  conduite  quand  elle  s'aperçoit  de  l'amour  de 
R.  pour  mad.  d'Houdelot,  et  ce  qui  en  r&ulta ,  254.  Propose  à 
R.  de  l'accompagner  i  Genève,  249.  Motifs  de  son  voyage,  250.  Motifs 
de  R.  pour  s'y  refuser^  IV,  271.  Causes  et  circonstances  de  leu  rupture, 
I,  233,  236.  Ce  qu'il  faut  penser  des  Mémoires  de  celle  dame,  265.  Ses 
Mémoires,  cités,  1,228,257, 247,248, 234, 237,  238,  II,  775.  Lettres 
que  R.  lui  adresse,  IV,  849. 

Epitaplie  des  deux  amans  de  Lyon,  III,  569. 

Epitiiphes  anciennes    Comparées  aux  modernes,  II,  622. 

Epilrs)i  M.  Bordes,  III,  539,  563.  !>  M.  de  l'Étang,  561, 'a  M.  Parisot, 

561. 

Eimenonville.  N'est  soumis 'a  aucune  taxe  lors  de  l'invasion  en  1813,  par 
respect  pour  la  mémoire  de  R.  I,  571. 

EnosTRkTE.S'il  se  fût  senti  capable  d'écrire  l'Emile,  il  n'eût  point  brfilé  la 
temple  d'Éphèse,  IV,  79H. 

EscHERNf  (le  comte  d').  Se  lie  avec  R.  à  Métiers.  A  connoissance  des 
Lettres  de  la  montagne  avant  leur  publication  ,  I,  524.  Anecdotes  et 
traits  caractéristiques  qu'il  rapporte,  relatifs  à  R.,  537-  Lettres  que  R. 
lui  adresse,  IV,  849.  Ses  ilélanges  de  littérature,  d'hisluire,  etc., cités, 
I,  524,  557,  369,  .370. 

Esclavage.  Ne  peut  résulter  d'une  convention  ,  I,  611.  Ni  du  droil  de  la 
guerre,  642.  Est  nécessaire  peut-être  pour  le  maintien  de  lalilicrté, 
679. 

Escrime   Pourquoi  R.  ne  fait  aucun  progrès  dans  cel  art,  I,  103. 

Esope.  Acteur  célèbre  Si  Rome,  III,  1 18. 

Espagnols.  Interdisent  aux  gens  de  loi  l'entrée  de  l'Amérique ,  I,  467. 
Leur  manière  de  voyager,  II,  701. 

Esprit.  Difficulté  de  s'élever  Si  l'étude  des  esprits,  II,  558.  Erreur  de  Locke 
a  ce  sujet  ,  ib.,  559.  Sens  du  mot  esprit  pour  le  peuple  et  pour  les  en- 
fans ,  S59.  Est  essentiellement  distinct  de  la  matière ,  370 ,  571  , 
769. 

Esprit  solide,  superficiel,  juste,  J~aux,  etc.  Ce  qui  les  caractérise,  II.  5JI 
Chaque  esprit  a  ta  forme  selon  laquelle  il  doit  être  gouverné,  411 


GÉNÉRALK  KT  ANALYTIQUE. 


803 


EiMHi  un  l'oii^  me  ,l,t  langues,  III,  '.9.1.-  322.  l^po<|uetU  la  ceiaposition 
lie  cet  ou» rage,  1,  296. 

IClat  ,U  niitiiir,  ilut  civil.  Ce  qu'il  fautiroit  pour  en  r/unir  le»  avanlage^, 
II,  43t-  En  snit;iiil  (le  IVtat  de  nature,  nous  forçous  dos  seniMalilci  iI'cd 
inrlir  au»!  ,  4'!0.  Quelle  occnpalioD  noua  ea  rappro^be  le  p  ui , 
513.  V.  Ilommr,  Ini-^ntiré,  Sociilé,  Sniu-age. 

EtTi  (nudem.  <!').  Sun  laractiie,  1,  178. 

Élntle.  Celle  de»  langues  hors  de  |j  porti^e  .'u  premier  Jge  ,  II,  452. 
Moi  en  d'in>pircrîi  un  enfani  le  goi'it  de  IVlude  .  III  ,  273-  IKTcr»e« 
m/l^ioiles  suivies  par  R.  pour  i<tndier  avee  sueiès,  I,  '2',  123.  Obliga- 
tion qu'il  reconnoll  avoir  i  l'dlu.le,  n."».  D^ns  ipielle  Tue  il  faut  s'y  li- 
Trer  pour  en  tirer  un  fruit  vérilaMe  et  rrellenieiil  heureux  ,  IV,  àlf-'. 
S't'iudier  dans  ses  rapports  arec  les  i-hose«,  emploi  de  l'enfance  ;  pni*  dans 
•es  rapports  arec  les  hommes,  emploi  de  la  rie  entière,  II,  328.  S'il  y  a 
desAudesoti  il  ne  (aille  que  «les  seul ,  452.  Études  spA:ulalivej  trop 
cullivi-ei  aui  dé|>ens  de  l'art  d'agir,  !i5i. 

ErcLiDR.  R.  ncgoTilepas  sa  nu-tliodc,  I,  123. 

EvatfiuB,  III,  183.  Ce  qu'il  dit  <!e  Jupiter,  11,361-  Son  îfihigènle,  cit.'e, 

.ni,  148 

/•.'■•«ng/e.  Sa  sainteti<  et  sa  sul<limil<<  reconnues  ,  1  ,  <90  ,  696  ,  H  ,  597  , 
m  ,  13  ,  '2S-  Scepticisme  i  adopter  rclalivement  !i  ce  (irre  ,11,  79f'. 
Comment,  en  iso^nt  des  passages,  ou  peut  ëtalilir  que  c'est  un  livre  per- 
nicieui,  IIT,  16.  V.  Clirislinnisme. 

F  rumen  <le  deux  f)iinr!fie%  avancé^  finr  lU.  Rumenii  il  m  la  hrocliure  in- 
titulée Erreurs  sur  la  mu!.iquc  ilans  l'Encyclopi'ilie,  III,  3i6..3^5. 

F.xrmplet  thons).  Dans  les  cbo>«a  louables,  il  Tant  micu(  donner  l'exemple 
que  le  recevoir,  IV,  216. 

Exemjjlef  (nuuvaisj.  Corrompent  plus  de  ccnirs  que  les  mauvaises  incUna- 
tions,  11,613. 

Exercices  corporeU  Leur  importancedans  la  première  éilucation,  sous  le 
rapport  physique  et  moral.  Comment  les  fnirc  concourir  avec  la  culture 
de  l'intelligence,  1,710,  II,  412,  459,  541.  Les  eierciccs  que  R.  con- 
seille ne  sont  pas  ccui  de  l'ancienne  Rjnmaslique,  IV,  293.  Supërioritii 
des  anciens  sur  les  modernis,  III,  160. 

Evnns  (  M.  et  niad.  d'  \  de  Lton,  I,  IH,  138,  139>  Lettre  d«  R. 
IV.  179. 

F. 

Fsairt.  Jamais  les  cil rdtiens  n'eussent  fait  un  serment  pareil  \  celui  i*  se« 

Mldats,I,6U7. 
Ftct.Es.  Si  leur  l'iudc  rou vient  aux  enfans,  II,  t3l.  Examen  d'une  de  celle) 

de  La  fontaine  ,  4Î>1.  De  leur  morale  ,   MiCi.  Quel  est  leur  vrai  leuips  , 

53^.  La  morale  n'y  iloit  pas  Hre  d<'vel»p|H'e,  ih, 
PtcRt  d'Eai.«NTiHi!.  Doit  à  H.  V'u\ée  de  son  J'iiiljnle,  III,  131  • 
Fiuiirii's.  Sa  prosopo^H^e  aux  Romains,  I,  468- 

f'ucullés  supei fines  île  l'homme,  caii>es  de  sa  misère,  II,  431  •  V.  Bonheur. 
FsooN,  premier  mt^Iecin  de  LouLs  xiv,  1,  342. 
Fumille.  V.  Pire  de  FumiUe. 
Fiinatiime.    Bien  ilirigi!   jicnt    produire  des  vertus  sublimes.   Compara  II 

I'ath(<isme,  II,riUO,  (i<l1.  Le  fanalisuic  dévot  peut  se  réunir  quelquefois 

avec  le  fanatisme  atb(<e,  I,  299. 
Fanluities  des  cnfnn-.  V.  Cuftri'-es. 
FaKr.  Se  joint  commuMi'ment  a  la  lésine,  II,  |K7. 
FiTio,  Genevois.  FumUl-  clandestinement  par  ordre  du  petit  Conseil,  IH, 

3,  102. 
Fautes.  Pins  elles  sont  courtes,  plus  elles  sont  pardonnables,  IV,  |63. 
FtVOXIN,  II,  431. 

Fsvue,  premier  syndic  de  Genève,  IV,  183.  R.  bu  .^rit  pour  faire  abdi- 
cation de  son  di'oit  l'e  bourgeoisie,  I,  S i2,  IV,  4iO. 
FivKit  (le  comte  de)  Veut  faire  monter  R.  derrière  son  eiirrosse,  I,   47. 

Finit  par  lui  Touloir  du  bien  ;   mais  R.  se  rend  indigne  de  ses  Lontà  , 

KO,  51. 
Fizt.    Ecrase   les   doiuts  de   A.   enc«ra  enfant  ,  qui  lui  garde  la  teerst, 

I,  422. 

Fkins  (de), capitaine  de  cavalerie.  Visilc  R.  a  Moliers  ,  1  ,  323. 

Fki.  (niadem.  ,  actrice  de  l'Ope'ra,  I,  195,   244.  Molet  compose  pour  elle 

parJ.J.,  IV,  11. 
FÉ..icK(le  I'.)  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  546. 
Fcuflle,  dis  animaux.  N'ont  plus  de  désir  quand  le  liesoin  est  satisfait , 

II,  6.33.  Leur  maoe'gcen  amour,  ib.  Accouplement  exclusif  dans  certaines 
espèces,  685. 

Femme.  Femme  et  homme  parfaits  ne  doivent  pas  plus  se  ressemblerd'esprit 
que  de  visage ,  II  ,  62,  632.  En  quels  sens  peut-on  la  considérer  comme 
un  homme  imparfait?  526.  Pourquoisa  raison  est  plus  t6t  formée,  2.3.  Est 
fiile  spécialement  pour  plaire  a  l'homme.  Conséquences  de  ce  principe  , 
632.  Son  inlidélilé  plus  criminelle  que  celle  de  llinmme ,  634.  Ne  doit  pas 
seulement  ^tre  Piilèle  ^  son  mari,  mais  jugi^  telle  par  lui  et  par  tout  le 
monde;  pas  seulement  être  estimable,  mais  estinu^e,  128,  634,  637. 
D'où  résulte  qu'elle  est  en  tout  soumise  'a  l'opinion,  676.  De  quelle  nature 
doit  être  son  empire,  ri33,  66  I.  Il  est  d'autant  plus  grand  quand  il  se  lie 
Il  riionn(^leté  ,  658.  Utilité  de  cet  ascendant.  Exemples,  Sparte  ,  Rome  , 
les  Germains  ,  t>56.  Elles  sont  les  juges  naturels  du  mérite  des  hommes  , 
6.'>.>,  661.  Est  coquette  par  état,  et  doit  l'être,  ^37.  V.  Cai/uellerie. 
E..t  accu-.ee  !i  tort  d'être  naturellement  fausse  ,  fi52.  Est  plus  constante 
que  l'homme  en  amour,  7(9.  Sa  plus  importante  qualité  est  la  douceur, 
641.  Marii«,  ne  doit  pas  négliger  le»  arts  d'agrément,  643.  Parle  davan- 
tage que  riiemme,  et  cela  doit  être,  645.  En  matière  de  religion,  sa 
croyance  est  asserrieSi  l'autorité,  646.  Règles  pour  son  éducation,  V. 
Filles  (petites),  Filles  rjeunes).  C'est  aux  femmes  qu'appartient  l'éduta- 
tion  du  premier  Jge,  399-  Leurs  mtpurs  décident  de  celles  des  hommes  , 
III,  1.31.  Leur  ascendant  sur  les  hommes ,  I,  47!.  La  privation  des 
grJcesest  un  défaut  qu'elles  ne  pardonnent  pas,  II,  61 .  Ne  doivent  jamais 
cesser  d'être  dé  leur  sexe  ,  62.  La  ruse  est  un  talent  qui  leur  est  naturel, 
64t.  Courir  est  la  seule  chose  qu'elles  fissent  de  mauvaise  griice  ,   6;)0. 


Toute  femme  qui  sa  montre  .'e  dé-bonore;  point  de  bonnes  m/rurt  non  r 
elles  hors  d'une  vie  retirée  rtdonie.tique,II  I,  131,  133.  Caosasdeb  diffé- 
rence qui,  !i  cet  égard,  eii^te  entre  le  anciens  et  les  Diodemcs,  184.  Si 
1rs  femmes  ont  gagné  i  ce  changement,  161 .  Doivent  vivre  ordinairmnenl 
téparéesdes  hommes,  1.39,  IC2,  II, '£27,  excepté  la  mère  de  famille,  253. 
Les  avantages  des  sociétés  di:  femmes  entre  elles  l'emportent  sur  les  io- 
convénieiis,  III,  162.  Tour  d'espiit  propre  ^  chaque  sexe  constaté  par 
la  différence  entre  un  homme  et  la  femme  dans  I  art  <Ia  tenir  inaisou  et 
de  recevoir  compagnie,  II  ,  651-  Quelle  e-pèce  de  culliiie  convient  V 
l'esprit  des  femms,  6.".*.  V.  il/onJ'.  Consulter  leur  goût  dans  !<« 
choses  physiques  ,  et  celui  des  hommes  dans  les  choses  morales,  6il. 
Ouvrages  de  génie  passent  leur  port  e  ;  ne  sont  point  faites  pour  la  re- 
cherche des  vérités  abstraites,  633-  Caractères  île  leurs  ouvrages;  en 
général  n'aiment  aucun  art,  et  n'ont  aucun  génie;  ne  savent  ni  dtîcrire  ni 
sentir  l'amour  même,  III,  <60,  161-  La  politi(|ue  n'est  point  de  leur 
ressort,  Il  ,  (33-  Sont  les  juges  naturels  du  mérite  des  hommes,  636, 
661.  Respect  des  anciens  pour  elles,  III,  |34. 

Femme  helle-esfiril.  Fléaa  i\a  son  mari  et  de  tout  Je  monde,  11,670. 
Malheur  attaché 'a  toute  femme  qui  s'afficbeet  aspire  ^  la  réputation 
IV,  483.  Pourquoi  sout-elles  toujours  présentées  sur  notre  théâtre  comme 
modèles  de  perfection  ?  III,  133.  I ncon  venance  et  effet  qui  en  résulte, 
134. 

femme  qui  veut  se  fuiie  homme.  Perd  les  avantages  de  son  sexe  sans  acqn^ 
rir  ceux  de  l'autre,  II,  636,  f  53. 

Fénki.oh.  Se  plaint  des  éducations  où  l'on  met  tout  l'ennni  d'un  cAlé  et  tout 
le  plaisir  de  l'autre,  II,  640-  Ne  croyoit  pas  à  l'enfer,  I,  |i8.  Sou 
Education  des  Filles,  citée.  H,  441  • 

Fexestk  (le  baron  de).  Sa  devise,  IV,  73» 

Fkrriid  (M),  y.  MiMARn. 

Fêtes  de  Rnmire.  Comment  R.  fut  chargé  des  changemens^  faire  3i  ce  diver- 
tissement ,  et  ce  qui  s'ensuivit ,  I,  173. 

Fêles  et  jiux  yuhlns.  Leur  importance  sous  le  rapport  politique,  I,  707  Sa 
fo:«ment  naturellement  1^  où  le  peuple  se  rassemble  pour  un  objet  de 
pl.li^ir,  III,  171.  Lui  sont  ni^'essaires  pour  lui  faire  aimer  son  étal,  et 
assurer  le  maintien  t'e  l'ordre  et  l'e  la  paix  publique,  d'.  Des  Fêtes  eu 
us;ige  à  Sparte,  et  de  leur  effet  sur  les  citoyens,  173,  176.  Différence  de 
l'a  [lect  qu'elles  pré>cntent  en  France  et  en  Suisse,  sous  le  rapport  delà 
vivacité  et  de  la  gaité,  IV,  414.  Idées  de  ces  fêles  'a  Genève,  III,  171  , 
I7i.  Description  d'une  fêle  nocturne  improvisée  dans  cette  ville,  et  dont 
R.  fnt  témoin,  473,  176. 

A'/<r</.  Ortliogr.iphedeco  vieux  mot,  justiGéepar  R.,  1,48. 

Fieric,  Celle  de  Vime  ne  s'allie  pas  avec  celle  de  la  contenance  et  du  main- 
tien, 11,618. 

Fie^i/ue  (le  comte  Louis  de),  Génois.  Son  éloge,  IV,  630. 

Firmes.  Il  u'v  a  qu'un  géomètre  et  un  sot  qui  puissent  parler  sans  figures, 

II,  119.     ; 

^<7/rs  (petites'.  Aiment,  presque  en  naissant ,  la  parure  ,  II,  637.  Ce  goût 
doit  être  suivi  et  réglé,  642.  Répugnent  a  apprendre  \  lire  et  écrire,  mais 
apprennent  volontiers  le  dessin,  639.  Doivent  être  gênt^  de  boune 
heure,  et  exercées)  la  contrainte,  640.  Extrêmes  en  tout;  conséquences 
de  cette  dispositioi,,  641.  Sont  naturellement  rusées.  Parti  qu'on  en  peut 
tirer,  642. 

F'I'es  (jeunes).  Doivent  cultiver  les  arts  d'agrément,  II ,  64.3.  Méthode  à 
suivre  dans  cette  étude,  et  quels  maîtres  leur  convienneul ,  644.  Ont  plus 
tAt  que  les  garçons  le  sentiment  de  la  décence  et  de  l'honnêteté,  25,643. 
Motifs  descaresses  qu'elles  se  font  mutuellemeut  devant  les  hommes,  6W, 
646.  Le  babil  leur  est  naturel  ;  il  doit  être  entretenu  et  contenu  par  une 
autre  règle  que  celui  des  gai-çons,  643,  646.  Quelle  religion  leur 
convient,  et  comment  les  en  instruire,  ('46,  6.M).  Nécessité  de  cultiver 
leur  raison,  6.30  (V.  Femme).  Portrait  d'une  jenneJtUe  fmle.  V.  SoraiB. 

Fii.MK»  (le  chevalier).  Son  Palriarchit ,  cité,  I,  587. 

/'^/fo/ire;  (systèmes  lie).  Inconnus  dans  les  gouvernemcns  anciens,  1,  729. 
Un  bon  système  de  linance  doit  avoir  pour  objet  de  rendre  l'argent  le 
moins  nécessaire  qu'il  est  possible,  ih.  V.  Economie  fiolittiiue. 

FiQi'ET  ,  graveur  d'un  portrait  de  R.,  IV,  56. 

FiTZ-Moais,  métiecin  à  Montpellier.  R.  .se  met  en  pension  cbex  lui,  I,  134, 

FizKS,  médecin  de  Mont|»llier,  I ,  <20, 133  ,  III ,  •/79. 

Foi.Ltu  ,  préilécesseur  de  R.  dans  la  place  de  secrétaire  d'ambassade  !i  Ve- 
nise, I  ,  152. 

FLSMtHvitLE  ,  chevalier  de  Malte.  Visite  R.  ^  Ermenonville  ,   I,  367. 

Flamihii'S.  a  quoi  il  compare  lei  trou|>cs  asiatiques  d'Antiochus,  H,  279. 

Fleuis.  Ridicule  de  ce  goût  quand  ildevicut  passion,  II,  243- 

FtEiai  (l'abbé).  Son  Choix  des  Éludes,  cité,  II  ,  4H. 

Flei'BIEU  (mad.de).  Vers  que  lui  adresse  J.  j.,  III,  368. 

Foi'lessr.  En  quoi  consiste,  II,  4^1.  D'où  vient  celle  de  l'homme,  49!. 
C'est  elle  qui  le  rend  sociable,  333.  Toute  méchanceté  vient  de  foiblesse  , 

422,1,432. 
Fontaine  de  héron  oudeHièron.  Ce  que  c'est;  folie  qu'elle  fait  faire  !i  R. 

1,51. 
FonTENELLE.  R.  fait  sa  connoissance,  et  en  reçoit  de  bons  conseils,  T  ,  1 43, 

1.30.  Son  mot  a  l'occasion  de  la  dispute  sur  les  anciens  et  les  modernes,  II, 

623.  Ses  Dialogues  des  lUoris  ,  cités,  124. 
FoaCAtQ'iEK  (comtesse  de),  amie  de  mad,  Dupin,  I,  150. 
Force.  En  quoi  consiste,  II,  431.  A  quel  ige  l'homme  a  le  plus  de  força 

relative,  et  comment  il  en  doit  employer  l'excéilant,  493.   Comment    la 

force  du  génie  et  de  l'ftme  s'annonce  dans  l'enfance,  II,  4.30. 
FoEMEv.   Notice  sur    cet   écrivain,  et  motifs  des  notes  de  R.  contre  lui, 

II,   400,  498,  500.    Publie  la  lettre  de  R.  \  Voltaire,  Il  l'occasion  du 

poëme  sur  le  Dcsaslrr  de  IJshonne.  Ce  qui  en  résulta,  I,  283. 
Fort   (droit  du  pins  ).  Offre  nne  contradiction  dans  les  termes,  la  force 

ne  pouvant  jamais  constituer  un  droit,  1,640,  641.  N'a  pas,  dans  l'état 

de  nature,  l'influence  et  l'effet   qu'on  lui   attribue,    530-    Etantlcseul 

droit  reconnu  sous  le  despotisme,  ramène  l'homme  au  point  d'où  il  étoit 

parti,  563. 
Fortune.  Pourquoi  il  vaut  mieux  devoir  sa  fortune  li  s»  femme  qu'i  soa 

ami,  II,3t0 


8G4 


TABLE 


Foi-CBr,  de  l'Acad<!mie  tle>>  Sciences,  I,  |46' 

Fnt'i^TiKi^  M.)  Lettre  cjue  R.  lui  atlresM;,  IV,  803 

Fni3>H0HT  (  de  ),  I,  150. 

Franchise.  II  n'j  a  qu'elle  qui  élève  l'ime  et  soutienne  par  l'citime  de 
soi-même  le  droit  ]i  celle  d'autrui,  IV,  287. 

François.  Leori^logc,  II,  129-  Idée  qn'il  faut  prendre  <Ic  leurs  prote:>ta- 
lions  cl  offres  de  service,  I,  82,  H,  H5.  Ce  qui  rend  leur  abord  re- 
poussant et  désagréalile  aux  étrauger»,  426.  Voyagent  d«  manière  à  n'eu 
jamais  proGter,  70J .  Comparés  sous  ce  rapport  aux  autres  nations,  ib. 
Ils  votidroient  porter  avec  eux  toute  la  France,  739.  De  tous  les  jx^uples 
do  l'Europe,  a  le  moins  d'aptitude  pour  la  musique,  143-  £st  liai  de 
toutes  les  nations,  et  n'en  liait  aucune,  283.  Origine  et  mstifs  de  la  pré- 
dilection de  R.  pour  les  François,  I,  9 )•  Pourquoi  préféioil  faire  ses 
ourrages  en  France  plutôt  qu'en  tout  ^utre  pays,  1,212,  398.  Inconré- 
niens  de  leurs  babillemeus  pour  les  enians,  1I>  465.  Sur  leur  nour- 
riture, 484. 

François  l  soldat  ).  Est  invincible  quand  il  peut  co  «plcr  sur  son  génial, 

II,  297.  Belle  réponse  d'un  grenadier  à  mylord  Marlijirougb,  ib. 
FaAiccoct  R.  y,  Rkbel. 

Frircukil  (M.  de\  Commencement  de  sa  liaio'n  ,ivcc  R.,  I,  15,  150.  Il 
l'occupe  en  qualité  de  secrétaire,  et  fait  rrp-'ter  les  HîiiSfS  ^niantes  L 
rUpéra,  176-  Introduit  R.  cbez  madame  d'Épinay,  178.  Lui  offre 
clicx  lui  la  place  de  caissier,  188.  Ses  bons  procédés  à  ce  sujet,  189. 
Fait  avec  Jelyolle  un  autre  réxîitatif  au  Devin  fiu  villtige^  196.  R.  lui 
Tole  sept  livres  dix  sous,  19.  Fragment  d'une  lettre  de  R.,  IV,  207. 

FKtm:!;Eii.  (  mad.de  ).  Ses  liaisons  avec  R.,  I,  178.  Il  lui  écrit  sur  l'aban- 
don qu'il  a  fait  desesenfans,  186,  IV,  203. 

FRéuÉRic-GifiLLAVME,  roï  de  Prusse.  Trait  du  major  bàtonné  par  ce 
prince,  qui  donne  à  R.  l'idée  d'une  des  notes  les  plus  remarquables  de 
VÉmile,  IV,  811,812. 

FftéDÉRic-LE-GRAND,  Effcl  qiic  produit  sur  R.  la  lecture  de  sa  correspon- 
dance avec  Voltaire  ,   I,   111.  Inscription  nii.^c  au  lias  de  son  portrait, 

III,  370.  Aversion  qii'avoit  R.  pour  ce  prince.  Ses  motifs  pour  craindre 
d'habiter  dans  ^cs  états,  313,  II,  712.  Comment  il  témoigne  sa  bienveil- 
lance pouf  R.,  I,  317.  R.  lui  écrit  pour  lui  iloiincr  une  leçon  utile  ;  effet 
«le  cette  lettre,  317,  IV,  398,  399.  Il  apponve  l'invitation  faite  à  R 
de  se  rendre  *a  Po^tdani,  I,  338.  IV,  392,  393,  Lettre^  R.  publiée  sous 
son  nom  ,  I,  333.  Lettres  que  R.  lui  adresse,  IV,  849. 

Frérok.  Publie  un  cerlilicat  donné  par  R.  sur  nn  prétendu  miracle, 
I,  62.  Anecdote  sur  sa  mort,  IV,  110.  LcHre  que  H.  lui   adre  e,  208. 

Froi...i,  (le  bailli  de).  Ambassadeur  de  Malle,  1,  19'(,  IV,  203,  327, 
328. 


G* 


GiiMt ,  abb^  savoyard.  Donne  dss  conseils  utiles  !i  R.,  I,  43.  ^.  Gàtier. 

OulanU-ric.  Quelle  sorte  de  jalousie  elle  produit,  II,  683.  Différence  de 
son  ton  à  celui  de  l'amour,  III,  161. 

Galles  (  le  prince  de  ).  Rend  Ti^iteîl  R.,  I,  332. 

Gai.let  (Madem.).  Partie  de  campagne  que  R.  fait  avec  cette  demoiselle  et 
une  de  ses  amies  ,  I,  69.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  488- 

Gasc  (  de  ) ,  président  au  parlement  de  Bordeaux.  R.  lui  >!onne  des  leçons 
de  composition,  I,  143. 

Gatier  (l'alijjé).  Donne  des  leçons  de  lalini  R.  Portrait  de  ce!  ecclésias- 
tique; ses  malbeurs,  I,  60.  Est,  avec  l'abbë  Gaime,  l'original  du  Vi- 
caire savoyard,  46,  61  ■ 

Gauffecourt  (de  ).  Commencement  de  sa  liaison  avec  R.  Son  portrait  , 
I,  110.  Service  qu'il  rend  a  R.  173.  Fait  avec  R.  un  voyage  à  Genève, 
et  tente  de  corrompre  sa  Tbéièse,  203.  Est  gardé  par  R.  pendant  une 
forte  maladie,  241.  Lettres  de  R.,  IV,  830. 

iliturei.  Comparé.i  aux  Banians,  II,  485. 

Gautier,  Genevois.  Son  démêlé  avec  le  père  de  R.  par  suite  duquel  celui- 
ci  est  forcé  de  s'exiler,  I,  3. 

GAtJTIER,  professeur  et  membre  de  l'Académie  de  Nanci.  R.  ne  croit  pas 
devoir  répondre  i  sa  réfutation  du  Distours  sur  les  si-ienrns.  I,  478. 

Oenef.  Inscription  àu-ilessus  des  prisons  de  cette  ville,  I,  684-  Séjour  de 

R.  dans  le  lazaret,  152. 
il  nive.  Patrie  de  Rousseau,  I,  1.  A  quelle  époque  il  la  quitte,  21.  Bon 
accueil  qu'il  y  reçoit  quand  il  y  retourne  ,  et  ce  qui  en  résulte  ,  204. 
Ce  qui  le  foit  renoncer  deux  fois  au  dessein  de  s'y  fixer ,  206,  507.  Con- 
duite du  petit  Conseil  de  celte  ville  après  la  publication  de  la  Nouyelle 
Hétvise,  307;  et  del'KiniU  ,  312.  Injustice  du  décret  prononcé  contre 
R.  et  ses  livres,  III,  3.  Irrégularité  de  la  procédure  suivie  "a  cette  oc- 
casion, 38,  43-  Situation  de  celle  république  après  le  décret  lancé 
contre  R.,  I,  322.  Il  renonce  a  son  droit  de  bourgeoisie ,  iV/.,  IV,  440. 
Conduite  du  Coaseil  après  la  publication  des  Leilrcs  de  la  Montagne  ,  1 , 
329,330. 

Tableau  de  la  constitution  de  Genève  a  l'époque  où  R.  écrivoit,  TII,  1. 
Eloge  de  ce  gouvernement  en  lui-même  et  dans  son  étal  légitime;  exposé 
détaillé  des  abus  qui  s'y  sont  glissés,  67,  IV,  708  Ce  qu'a  été  le  Conseil 
général  de  celte  république  en  difféiens  temps,  111,76..  97.  La  censure 
J  existe  dans  deux  institutions  différentes,  147.  Utilité  de  l'institution 
des  seigneurs-romrnii  ,  173.  Les  greniers  publics  y  sont  le  principal 
revenu  de  l'état ,  I,  599.  Idée  de  sa  constitution  au  temps  actuel,  III, 
4-  Inutilité  de  ses  forlilications,  137.  Comment  les  Genevois  défendirent 
leur  ville,  II,  474. 

Caractère  et  mœurs  des  Iiabitans  des  deux  sexes,  II,  333.  Tableau 
dallé  du  gouvernement,  de  son  esprit  et  des  dispositions  générales,  I, 
527.  La  doctrine  des  patteurs  de  Genève  défendue  contre  une  assertion 
dud'Alem'ierl,  III,  116,  117.  Idée  du  commerce  de  celle  ville  et  des 
occupations  de  SCS  lialiilans  ,  153.  Leur  goût  pour  la  campagne,  137. 
I<es  artisans  de  Genève  comparés  a  ceux  des  autres  pays,  IV,  292- 
Son:;  un  air  froid,  le  Genevois  a  une  îtme  ardente  et  sensible,  III,  167, 
172-    Son    IncHnalion  pour    les    voyages,    174-    Les  mn-urs    inclinent 


déjK  Ttrs  U  décadence;  application  i  l'éducation  de  la  jeunesse,  164. 
Calculs  comparatifs  tendant  à  prouver  qu'un  tkt^Alie  i.o  poiirroit  j'f 
soutenir,  III,  (56.  Changement  total  dans  les  maurs  tl  les  habitudes 
par  l'effet  de  cet  établissement,  168,  169.  Abolition  es  sociétés  dites 
Cercles,  138.  Avantages  que  les  cercles  produisent,  beaucoup  plu»  grands 
que  les  incouvénicns,  161..  164.  Comment  l'établissement  du  théâtre 
portera  atteinte  à  la  coustitulion,  163,  170.  B.  avoue  s'être  trompé 
dans  sa  Lellie  a  il'Alrmherl,  sur  l'étal  des  mœurs  'a  Genève,  IV,  509, 
523.Cequiest  ré>ulté de  celte  lettre  relativemenl'a  Genève;  circonstances 
de  ri'la:iliisement  du  théâtre  dans  celle  ville,  et  état  actuel  des  cbo.ses  en 
ce  point,  III,  176,  177. 

Génie.  A  moins  liesoin  de  la  protection  et  de  l'argent  d*s  p  i  iuces  que  de  la 
liberté  ,  IV,  237.  A  souvent  dans  l'enfance  l'apparence  de  la  stupidité, 
II,  4d0.  Celui  des  hommes  assemblés  ou  des  peuples  ,  fort  diffcrenl  du 
caractère  de  l'homme  eu  particulier,  347.  Ce  qu'est  le  génie  pour  le  mu- 
sicien, III,  701. 

Géogni/jln,.-.  Hors  de  la  portée  du  premier  âge,  1 1,  432.  Méthode  pour  F» 
tude  de  cette  science,  495,  497. 

Géomd(;i«.  A  elle-même  des  vérités  incompréliensilile.., III,  !|7.  Hors  de  l. 
portée  des  enfans  dans  la  méthode  ordinaire,  II,  431.  Quelle  mélliod» 
leur  convient  pour  cette  étude,  479.  Los  progrès  dans  celle  étude  peuveut 
servir  d'épreuve  et  de  mesure  pour  le  développemenl  de  l'intelligence, 
494.  Eludes  de  R.  dans  celte  science,  I,  123.  Ce  qu'il  pense  <le  l'applica- 
tion de  l'algèbrea  la  géométrie,  1^3.  Il  n'y  a  qu'un  géomètre  cl  un  sol 
qui  puissent  parler  sans  figures,  II,  119. 

Cemiami.  Loi  de  continence  imposée  chez  eux  aux  jeunes  gens,  II,  C04- 
Leur  respect  pour  les  femmes,  656. 

Geoffrin  (mad.;.  Son  portrait  par  d'Alembert,  I,  448. 

Gessner.  Sou  poème  d'.Jbel,  cité,  II,  648.  Son  éloge,  IV,  333. 

GiBBoM,  IV,  443. 

Gioiis  (anneau  de).  Ce  qu'eût  fait  R.  s'il  l'eût  possédé,  I,  435. 

Gn.  Blas.  Lu  par  R.  avant  d'être  mûr  pour  cette  lecture,  I,  88. 

GiLoz  ,1'abbé),  IV,  198. 

GiNOUENÉ.  Son  ouvrage  sur  les  Confessions,  cité,  I,  348,  358. 

GiNOiNs  DE  MoiRt.  Témoignage  d'amitié  qu'il  donne  à  R.,  I,  312.  Lettrée 
que  R.  lui  adresse,  IV,  850. 

GiRARDiER(mad.),  belle-sœur  de  mad.  Boy-de-La-Tour.  Reçoit  R.  \t  Mé- 
tiers, I,  513.  Entre  dans  la  ligue  de  ses  persécuteurs,  331. 

GiRKRDiN  (le  marquis  de).  R.  se  relire  cbez  lui  'a  Ermenonville  ,  I  ,  560. 
Comment  il  fait  constater  son  genre  de  mort  ,  368.  Ce  qu'il  fait  pour  la 
veuve  de  R.,  571. 

GiRAiD  (  madem.  ).  Son  inclination  pour  R.  qui  n'y  répond  point,  1,  68. 
Prend  raisonnablement  son  parti,  et  lui  rend  service,  73. 

GisoRs  (le  comte  de).  Trait  de  son  enfance,  II,  492.  Son  éloge.  Comment  il 
avoit  voyagé,  703,  IV,  391 . 

Ginrf.    Fait    éprouver    à    un   enfant    la   sensalien    de   la    brûlure.    II, 

322. 

Glick.  Observations  snr  ssn  opém  d'Atreste,  III,  536,  539..  368.   Et 

sur  un  morceau  d'Orphée,  56»..  570. 
G«eine,  ancienne  capitale  de  la  Pologne.  Fonctions  et  autorité  de  son  ai- 

cbevêque,  I, 721. 
Godard    (le   colonel).  Vieux    avare    contre   lequel    R.  fait    une   satire, 

I,  83. 
GonEFRoi,  maîtresse  ds  chirurgien  Parijol.  Sou  caractère  et  son  triste  sort, 

I,  144. 
GoNCER'j  (mad.),  tante  de  R.  A  soin  de  son  enfance  ,  I,  3.  R.  lui  fait  nn* 

pcn  ion  de  cent  livres  ,  366  ,  III  ,  3K8  ,  I V  ,  707  ,  790.  Lettres  qu'il  lai 

adre,^,  850. 
GoNiAii  l^le  duc  de).  Propas  irréfléchi,   échappé   à    R.  en    sa   prd-ence, 

GoL'D  MEL,  musicien.  Son  éloge,  III,   141.  584. 

GoTo^  (nudem.).  Ses  amours  avec  R.,  1,13. 

GoriN  (madem.)  ,  sage-femme.  Dépose  tous  les  enfan  do  R.  aux  Enfans- 
/frou.és,  1,177,  178,.186. 

Gonnmndise.  Vice  des  Cl^urs  sans  étoffe.  Pcul  sans  danger  servir  de  mo- 
bile (laosTéilucalion  pour  las  jeunes  garçons,  II,  48t  ,  mai^  nuu  pour  les 
petites  filles,  660. 

Goût  (le).  Le  seul  dessensqui  ne  dise  rien  a  l'imagiiialion,  II,  4f'4.  V.  Sens, 

Goi?/.  E-t  l'art  de  se  connoUre  en  petites  chose.»;  ne  peut  se  perfectionner 
que  dans  les  grandes  villes,  III,  168.  Nolanimenl  à  Pari<  ,  11,622. 
Rapports  eiistans  entre  le  goût  et  les  mœurs,  III,  120.  Sur  quoi- il  s'exerce 
et  comment  il  s'acquiert ,  II,  620,  623.  K'esl  pas  toujours  eehri  du  plu» 
grand  nombre  ;  ses  vrais  moiièles  sont  dans  la  nntiiic,  62' .  Différence  <i 
cet  égard  entre  les  anciens  et  les  modernes ,  622.  Le  théâtre  ,  véritable 
école 'le  go'il,  623.  Se  peifeclionne  par  les  mêmes  moyens  que  la  sagesse; 
te  qu'il  faut  faire  pour  le  cultiver,  27.  Consulter  le  goût  des  femmes  dans 
les  choses  physiques,  et  celui  des    hommes  dans   les   cho  es    morales  . 

(121. 

Gouli  naturels.  Sont  les  plus  simples  et  les  plus  universels,  II,  484. 

Gouvernante ,  pour  l'éducation  d'une  fille.  Règles  \i  oliserver  dans  son 
choix  ;  quel  caradère  et  quelles  qualités  sont  les  plus  désira'iles  pour  cet 
emploi  ;  que  les  précautions  ^  prendre  ,  et  quelle  con(hiile  a  tenir  envers 
elle  pour  s'assurer  qu'elle  remplira  bien  son  emploi  ,  IV  ,  460.  Dialogue 
entre  une  bonne  et  sa  petite,  sur  la  première  question  du   catét  hi^me,    1 1, 

647- 

Gouvernement.  Un  pei'()le  n'est  que  ce  que  son  gouvernement  le  fa  t  être,  I, 
211.  D'où  viennent  les  troubles  intérieurs  dans  la  plupart  dis  étiits,  lll  , 
104,  103.  Trouver  une  forme  de  gonvernentect  qui  atelte  la  loi  au-dessus 
de  l'homme,  problème  insoluble,  IV, 690.  V.  Lilterlé.  Définition  du  gou- 
vernement, 1,661,11,709,  710,  m,  614.  Son  institution  n'e.t  pas  l'effet 
il'un  contrat,  I,  6ti2,  680,  681 .  Origine  de  ses  diverses  formes,  56.3.  Le 
pouvoir  des  chefs  ne  dérive  pas  de  la  même  source  quecelni  «lu  Pire  Je 
/aniille,  y.  ce ntot.  Ite  ^oavememeni  est  a  distinguer  lic  la  souveiainelé, 
.3S7.  V.  .Souverain.  Dans  quel  cas  le  gouvernement  est  b'-gilimo  ,  6  il. 
Distinctiou  à  faire  dans  l'acte  par  lequel  lesouveraùi  iiisliliic  le  ^cuvein»» 


GÉNÉUALK  ET  ANALYTIQUE. 


■«iit,6?0.  Dvl't^tieo  duprioMatdMBMgbtraU, (Oit  parle cbeii,Mit 
par  le  :nrl,  TiSt,  6K3.  Trou  volonté  \  ilitlinguer  daot  la  penoDD*  de 
cb-icunireiii,  66t.  lUpports  exulanaeotrt  laiourarain,  la  goUTOnienMnt 
et  lewijet,.r>62-  Difri'reataa etpicea  ou  formcaila  gouTeroeauDl,  SU-  Des 
guurernmicns  iiiiito,  671.  Toula  forme  de  gouvernement  n'est  pas 
propre  ù  tout  p>}')  «  ib.  Effet  du  climat  pour  dL'Iermiuer  cette  forme, 
(i7i.  Rigle-pour  bien  gouverner.  (V.  hioiiomu  f>olil4</ue,  )  Dei  aignei 
tl  lin  Iwn  goiivemenient ,  (i73  ,  il,  715.  Deux  voies  gihiiirales  par  les- 
quelles le  gniiv ''mentent  de)ji'nàrc  ,  I  ,  67t.  Quand  il  doit  connoitre  des 
uiatièics  rvligici'.'Cs  ,111,9.  Des  gourerneinens  fiidëratifs,  I,  679,  71 1 . 
Comment  le^goiivememeDs  influent  sur  les  langues,  111,521- 
Goin'eineur.  Pourquoi  nomme  ainsip!utAt  que  prtxepteurj  on  les  distingue 
!i  turt  l'un  de  l'autre  ,  Il  ,  411,  413- I^olilesaa  et  importance  de  cette 
fonction;  qnaliti'*  qu'elle  fait  supposer  et  devoir  principal  qu'elle  impo>e, 
409,  IV,  789.  Doit  ^re  jeune.  II,  410-  Ne  peut  faire  qu'une  seule  Alu- 
•Ition,  411.  Avec  une  autoriti'  absolue  «ur  tout  ce  qui  l'entoure,  doit 
B^nmoius  s'iil  faire  aimer  et  respecter,  441  ,  HI  >  'i^70.  Doit  gouverner 
sans  pr&oplcs,  11,  48j.  Se  fera  anprenli  avec  sou  «ilèva,  503.  Quelquefois 
partagera  ses  fautes  pour  les  mieux  corriger,  53i.  Après  l'avoir  averti  !i 
temps,  ne  les  lui  reproclicra  poi:.t  quand  elles  sont  commises,  532.  Loin 
d'affoclur  une  ilignite  magistrale  ,  peut,  eu  certain  point ,  montrer  Ini- 
m^me  SCS  foi'ilesses,  616- Peut  entrer  dans  un  mauvais  1  eu  pour  le  ser- 
vice de  son  i'lt!ve,CI7.  Doit  être  le  maître  de  marier  son  élève 'a  son 
clioix,  6(i8.  Pourquoi  il  importe  de  lii:>svr  nn  gouverneur  aux  jeunes 
konimoi,  08'î. 
GoDVOM  (le  comte  de).  R.  mi^connott  ses  Iranté-.,  I,  47. 
OorvoH  (l'ablté  de),  fil*  du  prA.iient.  Donnei  U.  <'ei  Ic.oui  de  latin,  I,  49. 

De  quelle  manière  K.  le  quitte,  51. 
Oiii-c-.  Iiciir  privation  est  un  diîfaut  que  les  femmes  ne  pardonnent  pnint, 
11,  61 .  Les  femmes  justifiées  \  cet  égard  ,  6i.  Ne  s'usent  pas  conim    la 
lieauté,  et  se  renouvellent  sans  cesse,  670. 
OatrrxNXKD  (madem,  de).  Partie  de  campagne  que  R.  f  lit  avec  cette  de- 
moiselle et  niadrnioiselle  Oalley,  I  ,  69. 
GaAFi'KNFaixD  (de),  InilIideNidau.  Chargé  d'intimer 'a  R.  l'ordre  de  quit- 
ter le  Icriilnire  de  Berne.  Ses  bons  procédés  envers  lui,  1  ,  345,  349- 
Sou  éloge,  IV,  562.  Lettres  de  R.  850. 
Ga«rriOKT  (mad,  de).  Mauvais  procédés  de  cette  dame  envers  R,,  1,241. 

m,  «5t.  Sa  Cénic,  citée,  lA. 
GkArTOH.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  666. 

Granima'rc  (fautes  de).  Il  en  faut  faire  quelquefois  pour  être  plus  lumi- 
neux. Sacrifier  toutes  les  icgiesli  la  clarté  ,  IV,  534. 
Grammaire  des  enfuns.  Plus  régulière  que  la  nAlre,  II,  423- 
Crammai'rr  géncralr.  L'élude  des  langues  y  conduit,  1 1,  622, 
Grand-Seigneur    (le).   Obligé,   par  un  ancien  usage,  ^  travailler  de  ses 

mains,  II,  520. 
Gkahvillk  (M  ).  Lettres  que  R.  lui  adresse,  IV,  830. 
Grassejrer.  Cause  de  ce  défaut  dans  les  enfans  des  villes  ,  II,  42S. 
Gbitillb  (le  cummandeur  de).  Son   caractère.   Comment  R.  fait  sa  con- 

nois.sance,  I,  177. 
Grecs,  Leur  i-e-pect  pour  le»  femmes,  11,  636    Pourquoi  la  profession  de 
comiùlien  n'v  éloil  pas  dé.-.lionoranle,  III  ,  148.  Leurs  spectacles  com- 
parés aux  nÀtres,  {  ',%,  149.  N'ont  jamais  été  cilés  eu  exemple  delxjnnes 
mnurs,  149,  Sur  leur  musique,  III,  549.  Leur  système  musical  n'avoit 
aucun  rapport  avec  le  nôtre, 318-  Les  femmes  grecques  l'einpoiloient  sur 
toutes  les  autres  par  les  mœurs  et  par  la  l)eauté,  II,  638. 
GftKSSBT.   Fausseté  de  l'anecdote  pul>liée  sur  son  entrevue  avec  R. ,  I,  535. 
Anecdote  relative 'a  la  première  représentation  du  Néfliaiil,  Ht.  111,  |94. 
R.  ajoute  plusieurs  strophes^  seuidvlle  intitulée  le  Siècle  pastoral,  111, 
369 
r.Rirr ET  (le  P,),  jésuite ,  I  ,  299. 

GitlMM.  Comn,encement  de  ses  liaisons  avec  R. ,  I,  181.  Cette  liaison  de- 
vient intime  ,  183.  Trait  d'iiii'iscrélion  coupable  envers  R.  et  Th.  Le- 
vasseur,  184.  Sa  passion  pour  madem.  Fel,  et  ce  qui  en  résulta,  193.  Son 
mani^  avec  Diderot  pour  aliéner  de  R.  les  gouverneuses ,  (99.  La  lettre 
que  lui  adresse  R,  au  sujet  de  ses  remarques  sur   Chnphale  commence  la 

Îiierelleentre  les  deux  mu.-iques,  III ,  572.  Publie  U  Petit  PiOfihète, 
,200.  Sacon(Inl!,o,!i.-iis,-  envers  H.,  244.  Son  ca.aclère  et  sesprincipes 
de  conduite ,  245,  R.  veut  s'en  S4'.|iarci-,  madame  d'F.pinav  les  raccom- 
mode,247.  Se  tnntiiHent  ciivniidc  irrévocablca^nt  ,  2.55  Commence- 
ment i\u  grand  coniplnique  U,  lui  attribue  et  dont  il  le  suppose  le  chef, 
238.  Son  npininn  Sur  la  querelle  de  R.  et  de  Hume,  334.  Lettre  que  R 
luia.lrcvse,    IV,   271     Sa  C,r<.<,;oH,i«nce  <iV/é/«//e  citée,  1 ,264,  354, 

495.111,170   IV,  583,750,793. 

Giiis.  ..,  pain  de  P.énioiit ,  II  ,  423. 

'JRos,  supérieur  du  séminaire  d'Annecy,  ami  de  madame  de  Wirens.  R»- 

roit  R.  au  séminaire,  I,  39,  60. 
laossi  ,  prulo-médeein  &  Cbam'iéri   Son  caractère,  1,  '03. 

ùonrit's.  Itéfntalion  de  sa  iluctrtne  sur  l'origine  et  l'objet  du  pouvoir,  1, 
640,  641,  644.  Son  emlarrasct  celui  de  Barlwjrac  dans  la  liiation  des 
droits  re-|>ectifs  de-  rois  et  des  peuples.  Pourquoi,  649-  Comparé !i  Holi- 
bes  ;  n'e.^t  qu'un  enfant  en  droit  |>o'itique,  et  un  eniaut  .'e  mauvaise  foi, 
II,  705,  706-  N'a  donné  que  de  faux  princiiies  sur  le  droit  de  la  guerre, 

7IO.Cité,  1,640,  684,  696. 

GtKRiii,  libraire 'a  ParU.  Ses  liaisons  avec  R-,  I  ,  266 ,  IV,  S26-  Sa  con- 
duite relativement  Si  VEmile  et  snupsnns  que  R.  en  rnnroit  contre  lui. 
^  1  ,  2iJ7,  i9!»,  IV, 526,  530,  535-  Lettre  que  R.  lui  ad.esl-e,  525. 

Oiurre  (droit  de  h  '.  E.st  une  relation  d'étal  'a  état  .  et  ne  donne  pas  le 
droit  de  tuer  le  vaincu  ,  I  ,  &t2-  ''.  GaoTirs. 

Onriret  de  rt-li^ion.  Pourquoi  n'élnient  pas  connues  des  anciens,  1,694 
La  guerre  des  Plioci«ns  n'en  élnii  pas  une,  il>. 

CirirruaDi»!,  historien,  cité,  II,  546. 

0>  loKKs  (de),  I,  470. 

Oi  I  d'Ark/ii,  musicien.  Vicesde  son  système  de  i.otalinn,  111,  4-37- 

CiisTm  ,  jardinier  de  Monlmorener,  mi.  en  scène  dans  l'IJéloise,  II, 
29. 

Cui,  associé  du  libraire  Diicbesac.  Sa  conduite  pendant  et  après  l'imprcs- 


•ion  del'£"m/7«,  1,297,  500.    Sujets  de  |>laiBU  de  R.  contre  lui,  555. 

Lettres  que  R.  lui  adresse,  IV,  850- 
CrvoN  (mail.).  Jugement  sur  cette  ilévnleci^èbre.  Il,  354- 
Gi  iKii(T  (n»a<l.).  Lettre  que  R.  lui  adre»-e,  IV,  553. 
Cymiiiiiliqiie.  On  derroit  établir  un  gjmnase  dans  tous  les  collèges,  1,710. 

V .  Exercices  corporeli. 

H. 

Habillement.  Celui  de»  FiinçoU,  gênant  et  malsain    pour  les  hciniacs,  est 

pernicieux  suttout  aux  enians,  II,  465. 
Hahitiule.  S'il  est  vrai  que  la  nature  ne  soit  que  l'habitude,  II,  401.  Cause 
de  son  attrait  pour  n.omme,  490.  Quelle  est  la  seule  utile  ii  faire  con- 
tracter aux  enfans,  419,  490.(.<llei  qu'on  croit  fai.e  conir  icler  aux  jeunes 
gens  n'en  sont  point  de  véritables,  687.  Habitude  du  corps  conrenable 
i  l'exercice, différente  de  celle  quiconvienti  l'inaction,  468. 
Haleine  de  l'homme.   Mortelle  \  ses  semblables  ,  au  propre  comme  an  fi- 

gtlré,    11,416. 
Il.imhoiirg.  Anecdote  du  baron    de  ...  ,    émigré  réfugié  dans  celle  ville, 

11,315. 
IIarcoikt  (mylord).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  840. 
Hakdoiic  (le  p.).  Son  caractère,  III,  502. 

Harmonie.  La  seule  habitude  nous  eu  renil  les  connoi>sances  agrAble»;  In 
principes  en  sont  peut-être  toul-'a-fait  arbitraires,  111,  184.  N'»t  qu'un 
accessoire  dans  la  musique;  il  n'y  a  en  elle  aucun  princi|>ed'in>itation, 
11,  64-  N'a  que  des  lieautés  de  convention,  111,  514,  515.  Eu  quoi, 
elle  peut  concourir  'a  l'effet  de  la  mélodie,  531  -.  534.  N'étoit  pas  connue 
des  anciens,  518,  538.  Origine  de  l'harmonie.  Est  nt«  de  la  dégénération 
de  la  mélodie,  517.  Ménagcrocns  li  /  introduire  pour  jr  faire  produira 
son  effet  ,  554,  554,  578.  Il  n'esl  pas  vrai  qu'elle  soit  l'unique  fomle- 
menl  de  la  musique  ,  et  que  la  mélodie  en  dérive,  517.  11  n'est  pas  vrai 
que  l'harmonie  représente  le  corps  sonore,  532. 
Hkcto»,  II,  420. 

lUi.ine.  Coupe  modelée  sur  son  sein, 11, 39.  Mot  J'Apcllesîi  son  sujet,  643. 
Hellot,  de  l'Académie  des  sciences,    II,  146- 
HéloTse,  épouse  d'AMlard.    Sonéloge,  II,   141. 
Hiloiic  (la  Nouvelle),  F.  Ji  i.i«. 
IlELviTiL's,  médecin.  Traite  R.  sans  succès  ,  1,  190. 

IlKi-véTiDS.   Rapprochement  du   traitement    qu'il  éjiroiiva  pour  son  livre 
(\e  l'Esprit  avec   celui  qu'éprouve  R.  pour   l'Emile,  I,  512,  IV,  558- 
R.  entreprend  de  réfuter  son  ouvrage,  et  j  renonce  des  qu'il  le  voitjpçer- 
séculé,  111,8,287.  Jugement  honorable  sur  sa  personne,  IV,  289.  Cité, 
II,    618. 
IUMET(le  p.),  jésuite  I,  126,1V,  174. 
HixAULT  (le  P.).  R.  pense  qu'il  ne  l'aimoit  pas,  I,  295. 
Hehri  IV.  Premier  auteur  d'un  projet  de  paix  perpétuelle.  Mojens  qu'il 
employa  pour  !e  réaliser,  1,622.  Ne  peut  être  soupçonné  d'avoir  tendu 
un  piège  aux  notables  assemblés  Si  Rouen,  654.  Le  motif  qui   lui  Gt  em- 
brasser la  religion  romaine  la  devroit  faire  quitter  i  tout  autre,  699.  Sor 
mot  sur  les  prédictions  des  astrologues,  II,  449. 
IHb«i'i.t  de   SÉCHti.i.Es.  Inscription  qu'il  fait   placer   sur    la  maison  des 

Cbarmetles,  1,  1I6. 
Urrhoriuitiim.  Récit  de  deux  herborisations  faites  par  R.  ,  l'une  îi  la  mon- 
tagne de  Roballa,  l'autre  îi  celle  de  Chasseron    (Cbasserel),  en  Suisse  ,  1, 
440.  Autre  commencée  au  munt  Pila  et  ce  qui  en  résulta,  IV,  778,  781 . 
Merci  i.E.  Contraint  de  filer  près  d'Omphale,  H,  654.  Vengé,  691. 
MermÈs,  II,  507. 

HÉRODOTE.  Peintre  des  mreurs,  11,702-  A  tort,  peut-être  ,  tourné  en  ridi- 
cule, il..  Cité,  1,  3G7,  II,  466,  487,  625,  III,  139.  Comment  il  lisoit 
son  histoire,  521  • 
Héros.  En  quoi  son    caractère  diffère  de  celui  du  -sage,  1,  51 1 .  Le  but  de 
ses  actions  est  presque  toujours  sa    gloire  personnelle,  Sl'i.   Ce  qui  le  ca- 
ractérise n'est  ni  la  valeur,  ni  la  ju.-t\ce,  ni  la  prudence,  ni  la  tempérance, 
mais  la  force  de  l'Ame,  315,514.   Modification  delà  maxime  :  Point  d'. 
héros  pour  son  valet  de  cbainlire.  H,  232. 
Hehvet  (miladj).  Amie  de  madame  Dupin,  1 ,  130. 
Hrs  ("M.),  IV,  589. 
HianEi.,   auteur  du    Sucrate  rustique,    IV,   537,    5!  I.  Lettre  que  R.  lui 

adresse  ,    311. 
Hirondelles,    R.  parvient  à  en  faire  nicher  dans  .«a  chamiire  ,  IV,  101 . 
Histoire-  En  quoi  elle  est  généralement  défoctuetise,  11,  345.  547.  Pour- 
quoi l'histairc  ancienne  e>l  préférable  i  l'histoire    moderne,    11,28.  Ce 
qui  dislingue  les  bl-slerieus  anciens  des  modernes,  546,  347.   Est  tout-'a- 
lait  borsdela  portée  des  enfans,  4.3'2.    Défaut  dans  la  manière  dont  on 
fait  lire  l'histoire  aux  jeunes  gens.  Temps  propre 'a  cette  étude  et  mé- 
thode qu'il  convient  d'j   suivre,  543,  .349.  Quels  sont  pour  un  jeune 
homme  les  pires  historiens,  546.  Lecture  «les  vies  particuLères  *a  préférer, 
547.  Parti'a  tirer  <'e  l'histoire,  même  quand  les  faits  en  seroient  faux,  487. 
HoRBEs.  Prétend  que  l'homme  est  naturelle  i  ent  intrépide,  I,  557.   Com- 
nwut  il  appeloit  [e  Mirhai-I,   II,  422-    Réfutation   de  son  princifie  que 
l'homme  est  naturellement  méchant,  1,  546.  En  quoi  pourtant  on  peut 
direquece  principe  est  vrai,  II,  456.   Réfutation  de  sa  iloctrine  poli- 
tique ,  I  ,  640.  Est  le  seul  qui  ail  aperçu  le  moyen  de  donner  de  l'unité 
au  système  politique,  693.  Comparé  iiGrolius,  II,  705,706.  Pourquoi  ses 
écrltssonten  horreur, 111  ,  179-   Cité,    I,  640. 
Hochet.  Mauvais  choix  eu  ce  genre  ,11,  424. 

HoLBtcH  (le  liaron  d' )-   £po(|iic  de  sa  liaison   avec  R.  ,   1,  195.  Désagré- 

nacns  que    R.  éprouve  dans  sa  société,  201.   Il  cesse  de  le  voir. 202. 

R.  se  raccommode  avec  lui,  207.     Comment  il  est    reça  de  s*  seconde 

femme,  242. 

Holhnde.  Comparée 'a  la  France  relativement  au  conunerce  delà  Ulirairie. 

Ce  qui   résulte  de   leurs  différences,   IV,  319. 
Homère.    Seul  poète  qui  nous  tiansporte  dans  les  pays  qu'il  décrit  ,  1 1 , 
I        702-  Il  est  douteux  qu'd   ait  su  écrire,    III     502.  S'il  est   vrai  qu'en 
I        puisse   lui  supposer   la   ccnnoissance  profonde  de  toutes  les  choses  qu'il 


866 


TABLE 


trailc  ou  qu'il  ■It'pKinl ,  IIl,  183-  Ri-pii'scnlc  clan»  «es  l:il)lcaiii,  non  le» 
olijets  tcUi^iriU  sont  ou  qu'ils  ilo  vciil  itre,  maU  leurs  images,  186- l^t 
•eulemcnt  sur  ie  point  He  rue  le  plus  agii-ahli;  \  la  multitude,  187. 
Effet  «lanRcipiix    d'une  telle   rcpideulalion  ,  190.  V.  Imitation   Citii, 

11,485.678, 

Jloinme.  Connaissance  Je  l'homme,  la  plus  utile  et  la  moins  avancée  de 
toutes,  I,  551.  Importance  ck- celle  iH  iule  et  ses  diflicullés,  532,567. 
Si  sa  conformation  physique  a  du  êlre  toujours  la  même  que  celle  qu'on 
oiuerveaujouid'liui ,  JKJ6  ,  567.  E-t  nalurnllcment  frusivore,  568 ,  et 
paresseux,  IV,  88-  Est  deitiué  par  la  nature 'a  se  contenter  d'une  seule 
femme.  H,  683.  Son  rang  dans  la  création,  son  être  compose  de  deux 
sulistances,  sa  qualité  d'agent  libre ,  sa  destination.  V.  Religion  iialit- 
relU.  Deux  principes  antérieurs  à  la  raison,  qui  constituent  l'homme 
moral,  et  élraugers^  celui  delà  socia!)ilitc,  I,  535,  554-  Ce  qui  le  di.s- 
tinguespécifîquement  des  animaux,  540.  £st  inililléreiil  au  bien  et  au  mal, 
mais  est  retenu  par  la  pitié,  546.  V.  ce  mot.  lia  réileiion  ne  lui  est  pas 
naturelle,  et  ne  sert  qu'a  le  rendre  malheureux.  L'homme  qui  médite  est 
un  animal  dépravé,  558,  III,  KhQ.  N'est  pas  naturellement  un  être 
sociable,  I,  541,  545.  Différence  entre  l'iiomme  naturel  et  l'Iionime 
civil.  V.  Siiuvii^e.  Est  naturellement  bon;  sa  seule  passion  est  l'amour 
de  soi,  II,  459.  V.  Amour  de. soi ,  yiiiioiii-/»o/iie.  Quelle  a  élé  sa  pre- 
mière religion,  339.  Ce  qu'il  faut  pour  le  bien  observer,  330.  Comuienl 
étant  ués  l>ons  ,  les  hommes  deviennent  méchans,  760.  Ce  qui  le  main- 
tient l>on  est  d'avoir  peu  de  besoins  et  de  ne  pas  se  conqiarer  aux  autres  , 
.*J27.  Force  et  foiblesse  de  l'homme,  idées  relatives.  Moyen  d'augmenter 
la  force,  492.  S'il  vouloit  rester  dans  l'état  de  nature,  ne  pourroit  vivre 
dans  la  société,  515  ,  514.  V.  Sociélé,  A  besoin  de  dormir  plus  long- 
temps l'hiver  que  l'été,  467. 

WonHciir.  Véritable  distingué  de  l'honneur  du  monde,  II,  40,  73.  V. 
Duel. 

Huiile  (mauvaise).  Ses  fimestes  effets,  II,  76,  340.  Corrompt  plus  de 
coeurs  que  les  mauvaises  inclioations  ,  11  ,  1.^0,  613.  V.  Opiniuii. 

Horace.  Ce  que  c'est  que  son  aurea  mediociitas  ,  I  T,  65t .  K.  ne  pense  pas 
comme  lui  sur  le  choix  d'une  maîtresse,  I,  68  Sens  des  mots  mo^»s, 
wuinetus  ,  employés  par  lui,  III ,  585.  Cité,  I  ,  1 16,  464,  309,  II,  616, 

r)6l,*84.562,  III,  3-)3,  578. 

Hoi'DETOT  (^ie  comte  d' ).  Sud  caractère,  I,  250.  En  quelle  occasion  R. 
se  trouve  avec  lui,  263. 

IlniiuETOT  (  mad.  d'  .  Commeneenjent  de  ses  liaisons  avec  R.  I,  179. 
Lui  fait  une  visite  à  l'Herniilage,  223  Passion  qu'il  conçoit  pour  elle, 
229.  Son  portrait  et  son  caractère,  250.  Comment  elle  reçoit  sa  décla- 
ration, 251.  R.  fuit  pour  elle  une  copie  <le  h  Nouvrlle  Iléluise,lS ,  508. 
Caractère  des  lettres  qu'il  lui  écrit,  I,  245-  Comment  se  termine  cette 
liaison,  232.  Lettres  qu'il  lui  adresse,  IV,  830- 

UoinoN,  sculpteur.  Dément  le  témoignage  rapporté  par  Corancea  dans 
son  récit  de  la  mort  de  R.,  I,  569.  Sou  buste  de  R.  préférable  à  tons 
les  autres  portraits  existans,  371. 

Hi'BER,  Genevois.  Son  talent  pour  la  découpure,  IV,  673.  Lettre  que  R. 
lui  adresse  ,  533. 

Iliiniiinilé.  Premier  devoir  de  l'homme,  11,429.  Ce  qui  la  fait  naître, 
355.  Comment  elle  s'excite  et  se  nourrit  dans  le  coeur  d'un  jeune  homme, 
554.  Trois  maximes  dont  il  faut  se  pénétrer  dans  celte  vue,  554,553, 
556. 

IliHE  (  David).  Ses  premières  relations  avec  R.,  I,  335.  R.  passe  avec  lui 
eu  Angleterre,  532.  Suites  malheureuses  de  cette  liaison,  355.  R.  kiifait  ^ 
lui-même  l'eiposé  détaillé  «le  tous  se#  griefs,  IV, 622-  Ponrroit  parta- 
ger l'opinion  lie  d'Alemliert  sur  les  spectacles,  III,  H 8.  Son  éloge  comme 
historien,  IV,  386.  Ses  lettres  citées,  1,335.  Lettres  que  R.  lui  adresse, 
IV,  830. 

HiDB  (  mylord  )  ,  II,  492. 

t/jgièiie.  Seule  partie  utile  delà  médecine,  est  moins  une  science  qu'une 
vertu,  II,  414. 

I. 

htèalisles  et  Maléitalistes.  Disputent  sur  des  chimères,  11,569. 

Idée  Différence  entre  les  idées  et  les  images,  11,431.  Définition,  521. 
Manière  de  former  les  idées,  et  jugemens  qui  en  résultent,  521,  522. 
Quelle  est  la  première  qu'il  faille  donner  aux  enfans,  445.  Celle  de  l'éler- 
nité  ne  sauroit  s'appliquer  aux  générations  humaines  avec  le  consentement 
de  l'esprit,  649.  Iilées  abstraites,  sources  des  plus  grandes  erreurs,  572. 
Idées  de  justice  et  d'honnêteté  partout  les  mêmes,  582.  Idées  acquises 
a  distinguer  des  senlimens  naturels  ou  innés.  585.  A  certain  égard  les 
idées  sont  des  senlimens  ,  et  les  sentimcns  des  idées,  ib. 

Ignorance,  Est  de  deux  sortes.  Quelle  est  celle  qui  est  à  désirer,  I,  495. 
Le  beau  temps  de  cliaque  peuple  a  été  celui  de  son  ignorance,  467,  497. 
N'a  jamais  fait  de  mal  ;  l'erreur  seule  est  funeste,  II,  494,  497,  322. 

Imagfualioti,  Etend  la  mesure  des  possibles,  11,  450.  Son  action,  en  nous 
transportant  dans  l'avenir,  peut  seule  donner  un  charme  aux  objets  réels, 
488,  489.  Transforme  en  vices  les  passions  des  êtres  bornés,  352.  Ses 
plaisirs  ,  ressource  des  malheureux,  et  inconnus  aux  hommes  livrés  à  l'a- 
mour-propre, IV,  71 ,  72. 

Imitation.  Goût  naturel,  dégénère  en  vice  dans  la  société,  II,  448.  Ce 
qu'elle  est  en  elle-même  et  parrapport'n  l'art  du  peintre;  ne  tient  pas  le 
second  rang,  mais  le  troisième  ilans  l'ortlre  des  êtres.  Conséquences  de 
cette  proposition,  III,  183,  184.  Application  h  l'art  du  poète,  et  par- 
ticulièrement a  la  poésie  épique  ou  dramatique,  124, 185..  187.  Ce  n'est 
pas  'a  la  plus  noble  des  facultés  de  l'àme,  la  raison,  que  se  rapportent  les 
imitations  du  poète  ,  187.  Opposition  de  ta  conduite  de  l'homme  raison- 
nable a  celle  tie  l'Iioumie  tel  que  le  poète  est  forcé  de  le  représenter,  187, 
188.  Quel  doit  cire  l'effet  île  cette  rcprt»>enlaliuu  ,  llO.  Ce  que  la  raison 
prescrit  pour  s'en  iléfenilre, ///, 

Imitation  thédtriile  (  He  1'  ).  III,  183.  191.   Epoqne  de  la  composition  de 

cet  ouvrage,  IV,  294. 
hnmorialitc  de  l'ihiie.  V.  jiine.  Religion  naturelle. 


Impolt.    V.    liionomit  /wlitii/iie.    Ceux  qui  portent   sur    les  objets    d« 
première  nràessité  sont  toujours  très-injustes,  III,  IfiC- 
Imprimerie.  A  proiluit  plus  de  mal  que  de  bien,  I,  475. 

Inégalité.  Parmi  les  hommes  e^t  de  deux  soi  les,  naturelle  ou  physiiiiic  , 
morale  ou  politique,  I,  555.  La  première,  a  peine  sensible  dans  l'étal  de 
nature,  ne  peut  tendre  à  le  faire  cesser,  350.  L'inégalité  morale  est  con- 
traire au  droit  naturel  quand  elle  ne  conconrt  pas  avec  l'inégalité  phv- 
sique,  567.  Premier  pas  vers  rinégatilé  morale,  effet  des  premières  asso- 
ciations, 534.  Progrès  de  l'inégalité,  résultat  de  la  propriété  territoriale 
et  du  développement  des  facultés,  536,  S67.  Distinction  des  pauvres  et 
dos  riches  ,  357.  Formation  des  6'o/y(  putiliriuei.  V.  ce  mot  L'éga- 
lité rigoureuse  ne  peut  subsister  dans  l'étal  civil  ;  les  distinctions-  civiles  , 
suite  nécessaire  des  distinctions  politiques,  564,  577.  Naissance  de  quatre 
sortes  d'inégalité,  richesse,  noblesse,  puissance  et  mérite  personnel,  qui , 
par  un  progrès  inévitable,  se  rétiuisent  à  ta  première,  564.  Noiiri-an 
progrès  lie  l'inégalité  jusqu'au  dernier  terme,  d'où  résulte  un  nouvel  étal 
de  nature  où  ,  la  force  seule  faisant  loi,  l'homme  est  ramené  au  point 
d'où  il  étoit  parti,  365. 

Infini.  Idée  que  le  commun  des  hommes  et  les  enfans  s'en  peuvent  faire, 
11,560. 

//igriiddti/e.  N'est  pas  dans  le  cœur  de  l'homme,    II,  342.    V.    Bienfait. 

Inné.  Ce  qu'il  y  a  d'inné  dans  l'homme,  II,  383,  III,  122. 

Innocence.  Comment  la  conserver  aux  eiiTuis.  Danger  d'un  langage 
trop  réservé  sur  sur  ce  point,  11,  550.  l'eut  être  prolongée  jusqu'à  v'mgl 
ans  ,  604.  V,  Tempérament, 

Inoculation.  Son  opportunité,  11 ,  468. 

Insciiption  mise  nu  bas  du  portrait  de  Frédéric  II,  111  ,  370. 

Instinct.  Vainement  rejeté  par  les  pliilesopbes  ,  II ,  581. 

Instt action,  V.  Enseignement. 

Intérêt,  Ne  peut  servir  'a  expliquer  les  actions  vertueuses  ,  Il  ,  .585-  Éviter 
lessilualious  qui  nous  font  trouver  notre  intérêt  dans  le  niai  li'autrui ,  I  , 
28,  II  ,.188.  Est  dans  un  sens  le  mobile  de  toutes  nos  actions  ;  mais  il 
faut  distinguer  deux  sortes  d'intérêt ,  IV,  339.  L'intérêt  pécuniaire  est 
le  plus  vil  de  tous  ,  et  réellement  te  plus  foible  pour  qui  counoil  le  cœur 
himiain  ,  1 ,  697,  IV,  460. 

Intolérance,  Quel  dogme  en  est  le  principe,  H  ,  560.  La  distinction  entre 
la  tolérance  civile  et  ta  tolérance  ibéologique  est  puérile;  les  deux  sont 
inséparables  ,  1  ,  684  ,  698  ,  Il  ,  599   V.  Hrligion. 

Invalides,  Allendrissemeul  et  vénération  de  R.  pour  les  vieux  militaiies, 
1,  453.  Anecdote  a  ce  sujet ,  ib. 

Institutions  politiques,  V,  ùntral  social. 

Ipliis  ,  opéra,  III  ,  262,  264.   Epoque  de  sa  composition  ,  1 ,  130  ,  IH  , 

262. 

Irréligion,  V.  Athéisme, 

IvERNois  (d'),  de  Genève.  Se  lie  avec  R.  a  Métiers  ,  et  lui  rend  celle  liaison 
importune,  1 ,  323. 

IvERNois  (d').  Procureur  général  de  NenfchSiel.  Auteur  du  'l'ahleau  dei 
dernières  révolutions  de  Genève^  cité,  III  ,  5.  Lettres  que  R.  luiadrcsse, 
ainsi  qu'a  sa  femme  et  à  sa  fille ,  IV,  830. 

IvERNOis  (Isal,elle  d'j,  tille  du  précédent.  R.  conçoit  pour  elle  une  ten- 
dre amitié.  I ,  Z[i 

J. 

Jacqueline,  Gouvernante  de  R.  dans  son  enfance,  I,  3. 

Jalibert,  de  Genève.  Sa  liaison  avec  R.  I,  203,  IV,  576. 

Jalousie.  Peut  être  naturelle  ou  ne  l'être  pas  ,  I,  348,  11,  684.  L'exemple 
des  animaux  ne  conclut  pas  pour  l'homme,  ih.  Dans  les  liaisons  ordi- 
naires, a  son  motif  dans  les  passions  sociales  plus  que  dans  l  instinct  pri- 
mitif, 683.  Dans  l'amour  véritable,  est  tempérée  par  la  coniiaiice  ,  ih. 
Queb  caractères  en  sont  plus  susceptibles  ,  33.  Moyen  assuré  de  la  pré- 
venir, ib. 

Jansénistes  et  autres  sectaires.  Caractérisés,  II ,  348.  Une  note  de  la  Julie 
relative  aux  jansénistes  semble  \  R.  être  ta  cause  de  tons   ses  malhcars, 

758. 

JarJins,  Ornemens  ridicules  des  jardins  réguliers,  II,  242.  Règles  *a  suivre 
dans  leurs  constructions ,  244. 

Jean  (  Saint).  Exagération  remarquable  dans  son  Evangile,  III  ,  31.  Cité, 
V.  BMe, 

JÉi.TOTE,  acleur  de  l'Opéra.  Sa  liaison  avec  R.,  III  ,  174.  Service  qu'il  lui 
rend,  1  ,  176  Quelle  part  il  prend  à  la  représentation  du  Uevin,  1S)G. 

Jérôme  (Saint).  Cité,  I,  569. 

Jésuites.  Éloignement  de  R.  pour  leur  commerce,  I,  168.  Est  convaincu 
qu'ils  ne  l'aimoient  pas  ,  et  leur  attribue  la  suspension  de  l'Êm'le,  299. 

JÉsiis-CuRIST.  Effet  politique  du  royaume  spirituel  qu'il  a  établi,  1  ,  (>!)3. 
Comparé'»  Socrate,  II  ,  597.  Son  éloge  ,  considéré  comme  homme,  IV, 
763.  Considéré  de  même,  nouveau  parallèle  avec  Socrate,  771.  Noble 
projet  auquel  il  est  forcé  de  renoncer,  772.  Ce  qu'il  fit  dans  la  dernière 
cène  avec  ses  disciples  ,  II  ,  792.  Ce  qu'il  faut  penser  des  miracles  qu'on 
lui  attril)ue;  quel  en  fut  l'objet  réel ,  et  quelle  fnt  sa  condnite'a  ce  sujet, 
III,  27.  Leur  impossibilité  physique,  31 ,  32.  Fut  à  ta  fois  le  plus  sage  des 
mortels  et  te  plus  aimable,  38* 

Jeu.  L'amour  du  jeu  ,  effet  de  l'avarice  et  de  l'ennui ,  ne  prend  que  dans 
un  esprit  et  un  ctrur  vides,  II,  626.  R.  ne  peut  le  souffrir,  IV,  79  i. 
Des  jeux  virils  conviennent  seuls  aux  garçons,  11 ,  480.  \  ,Nuil, 

JoDEUi.  (  l'alilié  de).  Letli-e  que  R.  lui  adresse,  IV,  ,3 '(8. 

JoBN  (lord).  Trait  de  ce  jeune  homme,  qui  a  donné  à  R.  l'idée  de  rendre 
bmile  amoureux  avant  de  le  faire  voyager,  II,  714,  713- 

JoLY  UE  Fi.Ei-Ri  ,  avocat  du  roi  au  parlement  de  Paris.  Son  réqnisitoire 
contre  V Emile  ,    IV,  379. 

joMEixi,  m  ,3H. 

JoNH  ,  pulfreiiier  au  service  de  M»   de   Girardin,   épouse   la   vewedeR., 

1,571. 
Joivii.i.E  (M.  de).   Envoyé  de  France  à  Gênes.  Service  qu'il  rend  i  R., 

I  ,  132.  R.  le  revoit  a  Paris;  ce  qui  fait  cesser  leur  liaison,  269. 
Jn^<  nient.  Cette  {acuité  n'appartient  tpi%    un   être   intelligent ,  II,  56 


GKNÉUALK  ET  ANALYTIQUE. 


8(>7 


lie  jiiK*"*'"^'*  '"  «ciualion  ne  priivnil  ^liccoiifomlui.  C«  qui  le«  •lUlin- 
Kue  cuentullcmeul,  !>.,   III,  288,  2)19 ■  Nos  jnginims  sont  »cliri  «u 

Vmtiih.  C'e!il  dans  le  pirniicr  cas  seulement  que  nnus  noui  tronipoiu  , 
I ,  S2I ,  S22.  Manière  d'a|.|>iet..lre  à  l>ien  jnKcr,  523. 

Jiigrmeiii  humaim.  Prenve  de  Irur  in<'erli(ude,  IV,  55. 

Jugement  sur  In  f/ttix  perffêti4e/te,  I  ,  617* 

Ji'iaaé  (le  marquis  de),  assiste!)  la  leclnre  des  Confession t  de  R.,  I,  3t9. 

Julie  on  la  Nouvelle  HiloUe,  \ly^-  Epoque  et  circonstanret  de  la  com- 
position de  cet  ourrage,  I ,  '^StSTSursa  puldication,  IV,  329,  530.  Tra- 
ïluvtion  angloise  de  ce  liviH,  557-  Double  objet  de  R.  en  le  conipo-^nt , 
227,  IV,33S.  Pourquoi  iln'en  «eut  faire  paroltre  la  seconde  prii^tccqu'a- 
piki  la  puIJicatiou  de  l'ouvraf^e  ,  517,  321-  Pourquoi  il  ne  veut  |>as  con- 
sentir ;i  5a  rcinipres.si6n  en  France,  et  encore  moins  en  recevoir  un  UHir- 
iice ,  320.  Se  plaint  dei  retranclicmens  faits  il  l'&lilion  <lc  Parif,  I, 
Ï70,  IV,  527.  Succès  iHonnant  de  ce  livre,  1,  2S8.  Opinion  de-, 
femmes  à  ce  sujet,  289-  Ne  doit  pas  être  lu  par  des  lilli»,  11,3,  IV, 
32a-  Pourquoi  les  prèlrcs  sont  à  IVpreuve  de  ce  livre,  II  ,  796. 
KAt-cc  une  liistoire  vt^rilalile  ou  un  roman,  11,4,  II.  Pourquoi  l'intei-êt 
qu'il  eicite  est-il  .si  agrt'alilo,  II  ,  578.  Le  jugement  qu'on  en  porte  e>t 
le  ciiliriiiiH  sur  lequel  R.  juge  du  rapport  des  autres  cn-urs  avec  le  sien  , 
IV,  792.  Justilicalion  ilu  .st^  le  de  l'ouvrage  et  des  scntimens  qui  j  hont 
d^Telop|ié.s  ,  11,  6.  R.  met  sa  quatrième  partie  à  cAtrf  de  la  frinrense 
He  CUves  ,  1,  ^8.  Et  la  juge  la  meilleure  de  tout  le  recueil ,  IV,  5>3. 
Cette  quatrième  pai  tie,  et  la  siEÏrine  ,  cl>ef..-d'wuvre  de  diction  ,  I,  241  • 
Eloge  particulier  du  slvic  de  mad.  de  Woluiar,  II,  532. 

JvLIKji.  l'rait  de  cet  empereur,  1 ,  483.  A  quoi  il  comparoit  le  parler  de> 
Gaulois,  III,  520. 

Ji  i.i.r  ^M.  de),  l>eau-frère  de  mad.  d'Epinaj.  Sur  la  mort  de  sa  femme, 
IV,  207. 

Jusltce.  Son  premier  sentiment  ne  nous  vient  pas  de  celle  que  nou.s  «levons, 
mais  lie  celle  qui  nou>  est  due  ,11,  445-  Trait  de  l'enfance  de  R-,  coii- 
lirmatif  de  ce  principe,  1,  8,  9-  Le  grand  prifceple  d'agir  avec  autrui 
comme  nous  voulons  qu'on  agis.se  avec  nous,  n'a  de  vrai  fondement  que 
la  conscience  et  le  scntinienl ,  H  ,  545-  Justice  et  bonté,  soûl  de  véri- 
tables aifntions  de  l'ilme,  ib, 

JlSTlK-ClIC,  1,546. 

JlsTIN  (Saint).  Cite,  II  ,  397. 

Jivùi»L.Cité,I,  572,  347,  II,  519, 111,  l-'7,  IV, 519. 

K. 

Kkit  (Ci.ofges),  dit  MiLoRO  Muréchai..  Commencement  de  sa  liaison 
avec  R  ,  qui  bientôt  devient  intime,  1,  514,  513.  Son  caractère,  5l6- 
Envoie  ÏK. des  lettres  de  naturalite',  528.  R.seniontredisposéii  recevoir 
ses  bienfaits  ,  et  lui  dijsignesa  gouvernante  pouren  Aire  l'objet,  IV,  480. 
551.  Reçoit  R.  )t  Moliers,  579.  R.  ne  voudroit  pas  être  dans  .son  tes- 
tament ,  481.  Il  fait  il  R,  une  pension  de  sii  cents  francs,  I  ,  359-  Il 
part  |>our  l'Angleterre,  et  R-  ne  le  revoit  plus,  528.  R-  lui  propose d'e- 
criie  la  Vie  du  giineral  Keit,  son  frère,  et  lui  demande  des  mémoires  !i  ce 
sujet  .  IV,  479  ,  481,  498.  Inquiétu.les  de  R.  sur  la  perte  présumré  de 
son  aniitit',  61'  I  ,  67o.  Cons-taure  (!c«  sentimens  de  R,  |ionr  lui  ,  1 ,  516  , 
528;  et  accusation  calomnieu>e  ded'AIcmbert  à  ce  sujet,  I,  516*  Lettres 
que  R.  lui  adies.se  ,  IV  ,  830. 

Kkit  f  Jacques  j,  frère  du  précédent.  Ses  services  en  Pru.sse ,  I,  513. 
Notice  sur  ce  géiéral,  dont  R.  dé-iroit  «kri.e  la  Vie,    IV,  479. 

KmcUBEROEit ,  Bernois.  Ses  relations  avec  R.,  1,542,5^,548.  Lettre 
que  ce  dernier  lui  adres.se  ,  I V  ,    4.'>2. 

Ki,irFFEi..  Comment  R- lit  sa  connuissance  ,  1 ,  180,  181-  Déinuclie  qu'il 
se  |>einiet  cliez  lui  a  la  suite  d'un  souper,  184.  Lettre  que  R.  lui  adresse 
IV,  339- 

KiAiooa ,  OU  Jae4|neâ  GrJKR,  Cullivaleur  qui  a  (loiiuiî  IVIée  <1u  Socratc 
,,»/->/«,,  IV,  485,  511- 

Kocn   Son  Tuhleau  dei  Hévolutivns  de  l'Ei,ro/>e,  cit^,  I,  714. 

KtiLBEM  ou  KoLBE.  Son  f^ojage  uu  cnp  {le  Bonne-Espimnce,  citi!,  1,  569. 

L. 


L.a»T.  (M.),  IV, 290- 

Labki>oi£hk-  Lanullitctie  son  mariage  avec  une  actrice  pronancc'e  pour 

vice  de  forme   seulement,  II  ,  93- 
LtBKRii  s  ,  clievalier  ronuin  ,  II  ,  141. 
Lt  Bai >ÈRR,  cité,  111,274- 

Lt  Calfremèdr.  Sa    Cléopdlre  ei  s»  Cassanilre,   citées  ,  1 1 ,  546. 
I.ac  ild  <!enè»e,  AUrtil  particulier  qu'avoil  ce  lac  pour    R.,  I,78,22.'>- 
I.nri'ls.  Pourquoi  R.  apprend!)  faire  des  lacets  et  quel  luagc  il  en  fait,  I, 

518,  IV,  594,  40*,  4  7,  488- 

LtcKKTKi.i.K  je))ne- Son  Hitloire  de  France  pendant  le  dix-liuitième  siè- 
cle ,  cili«,  III  ,  5,  4- 

L«ri>No.  Acteur  d)i  Tliéiilre-François,  HT,  220. 

La  FiiNTAiriK.  Ses  fables  ne  conviennent  point  aux  en  fans  ,  II,  291, 
454  ,  4.53.  Temps  propre»  ci^tte  lecture  et  précautions  à  y  observer  , 
533,  .3,->4- Cité,  1,5 iO,  IV,  |3V 

Lauire.  De  l'Académie  des  sciences  ,  III  ,  2S0. 

LaIs.  Mol  d'Aristip|>e  !i  son  sujet ,  II,  627- 

/..»'/.  Si  le  clioii  du  lait  de  la  mère  ou  d'une  antre  est  indifférent ,  II  , 
406,  414-  D'ali«rd  5Cicui,piiis  prend  delà  consistance,  41  i.  Celui  des 
femelles  lierbivoies  plus  iloux  que  celui  des  carnivores,  413.  Se  caille 
totijo)irs  dans  l'estomac  ,  416- 

Lai.akuk.  I<ettre  que  lui  adicsse  J.  J.  ,  III,  584. 

Lsi.iU'o,   de  Mmcs.  Sclie  avec  R.  par  lettres  ,  I  ,  B24 ,  IV  ,  830. 

IiA)  IVE  (M.  de).  R.  fait  sa  counoissauce  1 ,  269.  lietti'e  qu'il  lui  adrc»(  , 
»V  ,  .-ÏIS. 

L>  Lot'iui.Soo  fVsojje  de  Siatucilé,  II,  4(7- 


LtMAiTiNiàRC,  secriHaire  d'amtiassado  !)  Solunre,  1,81. 

Lambrrcikm  ,   ministre!)  Bossej.  R,  n)is  en  |ii')ision  cbi-z  bii ,  l,5.C<iiu- 

D)eut  il  entreprend  de  g)iérir  H.  de  la  peur,  II,  471  ,   472-   IKsIoiie  da 

nojer  de  la  teriasse  ,  I,  |0,   II.  Clillimeiil  teriiljle   aillant  qu'iojiut* 

qu'il  inilige  \  R.,  8- 

LtMaRRciRR    (madcin.^,  sn-nr  du  précéileiit.  Son  cRraclir*  ,  I  ,  6.  Effet 

d'une  puuitio)!  qu'elle  inlli;;e  ileux  fois  à  R. ,  7. 
I.AMoioHON  (  le  cbaucelier  de  ).  Ami  des  jéauites  ,  1,  299. 
LtMoioHnH  (le  président  de),    I,|40. 
Lahoiokoii  DR  Malksbkrbr».  V    Malubrrrr*. 

La  Mottr.  Sou  epiniou  sur  les  progi'èa  de  la  raison  humaine,  H  ,  625. 
Lettre  de  R.  sur  sun  opéra  iVOmpliale,  111,572-  Cité,  IV,  214- 

LAM>(leP.),oralorieu.  K.  étii.lic  >e»  ouvrages,  1,  |20,  125,111,277- 

Langage.  La  vue  et  l'ouïe  en  sont  les  seuls  organes,  111  ,  493.  Li  pre- 
mière invention  de  la  parole  ue  vient  pas  des  liesoius,  mais  des  passion»  , 
497-  Lepremier  langage  ilut  être  iiguré,  498-  .\vanlagedu  langage  du  gexie 
sur  celui  de  la  parole,  49,ï.  V.  .S'if^nes.  La  parole  plus  propre  "a  (mou- 
voir le  cœur,  II ,  744,  111  ,  496.  Le  geste  auroil  sufli  si  nous  u'eiissious 
eu  que  des  liesoius  pliysiques,  496,  497-  \.  Langiut.  Langage  des  En- 
fans.  II,  421. 

Lamorv  (  le  seigneur  de),  II  ,  617. 

Lan)fiie<.  S'il  j  a  une  langue  naluielle.  Mojen  de  la  rapprendre,  1 ,  543  , 
II,  421.  Diflîcultéde  donner  !i  leur  invention  et  'a  leur  élaldissemeut  uns 
origine  naturelle,  I  ,  542-  Quel  a  dû  être  le  premier  langage  de  rbomwTy 
54'»-  Objection  sur  les  avantages  de  leur  inslilulioo,  576- Caractère  di- 
stiuctif  lie  la  première  langue,  111,498-  L'origine  plus  ou  moins  an- 
cienne des  langues  tient  aui  trois  difféiens  étals  de  la  civilisation,  et  leurs 
différeaces  caractéristiques  ont  pour  principale  cause  le  climat,  30i. 
Celles  du  Midi  comparées^  celles  du  Mord,  311-  Les  langue,  modernes 
n'ont  pas  de  véritable  accent  ;  on  y  supplée  par  des  acceus ,  503-  Langues 
dérivées  se  conuoiisent  par  la  différence  de  l'ortbogrnplie  i  la  pronnmia- 
lion  ,  SO.'S ,  504.  Rapport  de  la  langue  'a  la  forme  ilii  gouvernement,  521 . 
L'éluile  des  langues  hors  de  la  poitée  du  piemier  lige  ,  Il  ,  452-  Celle 
étude  mène  à  celle  de  la  grammaii  e  générale  ,  6J2.  La  langue  frani  Oise  est 
peu  propre  !)  la  poésie  et  point  du  tout  'a  la  mu-iqiie,  111  ,522,  525.  S'il 
est  vi-ai  qu'elle  soit  la  plus  chaste  des  langues,  H  ,  609-  Elu<>e  que  fait 
R.  de  la  langue  latine,  1,49,  60, 124-  Avantage  de  la  langue  grecque  coo)- 
paralivonenl  aux  nfitres  ,  111  ,  515-  La  langue  italienne  n'est  pas  par 
elle-même  une  langue  musicale,  111  ,  505.  De  toutes  les  lauguet  euro- 
péennes est  cependant  la  plus  propre  'a  la  musique,  527- 

La  PorLiMiRRE  l,de).  Lellie  que  R.  bii  adresse,  IV,  5'!9- 

La  Porte  (l'abbé  de).  É-liteur  des  OEuvresde  R.,  IV,  288,  437,  458. 

Larchhr,  traducteur  d'IIéroilote,  H  ,  702. 

Lard  (mad.).  R.  donne  !i  sa  illle  des  leçons  de  musique.  Caractère  de  Piiim 
etdel'autre,  I  ,98,99- 

Lahivb.  Sa  Lettre  sur  la  représentation  de  l'j-gnmtion  à  Paris,  T,  562- 

Larhaoe  (mad.  de).  R(t:il  des  amours  <le  R,  avec  cette  ilame,  I  ,  130.  Réso- 
lution vertueuse  qui  le  porte  !i  ne  la  plus  revoir,  1,'^. 

La  RocBRroi  CAi'LD.  Auteur  des  Hlnximes.  Cité  1 ,  492.  II  ,  187. 

Lv  RoQVE  i  le  comte  de),  neveu  de  matlame  de  Vercellis.  S'intéresse  à  R., 
1 ,  42-  S'y  prend  mal  |iour  lui  faire  avouer  la  faute  qu'il  a  commise,  45  , 
44-   Le  fait  entrer  chez  le  comte  de  Oouvon  ,  46- 

La  Skllk  (mad-),  hùlesse  de  K-  à  Paiis.  Compagnie  qui  s'y  rasscmliloit  ,  I, 
177 

Lasi  !c  (  le  comte  de).  Pourqnoi  R.  l'annelolt  l'homme  au  benne,  K  ,  5G9, 
IV,  218,219. 

L>ToiR  ,  peintre.  Sou  portrait  de  R.  exposé  au  salon  ,  1 ,  280-    R-  le  juge 
très-iesscmblant,  IV,  532,  et  cmiscnl  !i  ce  qu'il  .soit  gravé,  en  y  mettant, 
non  pas  .son  nom  ,  mats  sa  devise,  380    R.  accepte  l'offre  qu'il  lui  fait  de    . 
faire  un  .second  |>orti'ait  du  lui  et  de  le  lui  envoyer,  504. 

Latoi  r  de  FnAMQiEviLi.E  (uiad.).  Écrira  R.  sous  le  nom  de  Julie,  IV,  538. 
Lui  envoie  son  portrait  ,  438.  Son  élo^e,  470-  Enlieprend  la  jii-liiicalion 
de  R.  dans  sa  querelle  avec  Hume,  636,  667-  Lettres  nue  R.  lui  adresse, 
IV,  830. 

Latoi  RKTTE.  Lettres  que  lui  adresej.  J.  relativement  !)  la  bolauitiue  ,  III, 
409..  418. 

L«Kii»  (M.),  IV,  20J. 

Lai  TREC  (le  comte  de),  maréchal  de  France.  IV,  177.  Effet  de  ses  pro- 
messes !i  R.,  I,  (09. 

LaI'iih  (le  duc  de).  Son  insolence  ris-à-visdc  Louis  xiv,  punie,  III,  |4R. 

LaI'xvn  (la  duchesse  de),  née  Boufflers.  Petitc-lille  de  uiad.  de  Luiem- 
Iraurg.  Ce  qui  arrive  à  R.  ^  sou  occasion  ,  I,  282- 

Lazarr.  Impo.ssiiiilîté  fin  miracle  de  sa  n^iirrection,  III,  51. 

Lulaielde  Ofnrt.  Séjolirqu'y  lit  R.,  I,  |32. 

Le  RRti',  Set  Aventuies  ,  citées,  11,605.  Son  vorage  du   Canada  cité, 

417. 

Le  ItiuirR  DR  Presle  ,  méilecin  Sa  relation  sur  la  mort  de  R.,  et  son  nxit 
à  cet  égard  ,  opposé  !i  celui  de  Corancez  ,   I,  ."67. 

Lk  Mi.okd,  consul  de  France  li  Venise,  I,  155-  Service  qu'il  renil  îi  R. 
aprè'sa  sortie  de  chez  l'anilnssadeur,  160.  R.  j>erd  l'occasion  de  Us  revoir 
'a  Moniniorenci ,  C68. 

Le  Cat.  Réfule  le  Discours  sur  les  Sciences,  sous  le  uom  d'un  acailémicien 
de  Dijon  ,  I  ,  308- 

Leoi  c  (Goton),  nièce  de  Tli.  Le  Vasseur,  I  ,  176. 

Législiileur.  Ce  qu'il  doit  être  ,  et  sa  nécessité  pour  constilner  ce  qu'on 
appelle  la  république,  I,  634,  633.  ITe  |K>uvanl  avoir  aucune  aninrité 
par  lui-même,  est  forcé  de  lecouiir  !i  l'autorité  divine  ,  6.V<- Véritable 
preuve  de  sa  mission  iV>.  Choix  du  moment  propre  pour  l'in-lilnlinn  poli- 
tique, 659-  V.  Législation.  E-pril  îles  anciens  législateurs,  701- 

Lé^i>li,lioH.  Ses  deux  principaux  objets,  hlierlé,  égalité,  I,&>0.  Des  diver* 
S}  sièmcs  de  légi.lalion,  ih. 

Le  Maitrr,  maître  de  musique  de  la  catlMMrale  d'Annrcj-  Ronit  II 
comme  pensionnaire  ,  I  ,  62.  Quille  hiusquement  sa  place,  6.1.  R  T'« 
l'avoil  suivi   ral'aiidounc  ^  Lion,  66   Malheur  qu'il  i^in  nve,  67- 

L'K.Hci.os  (niadeic    de).   Ju^.mciil  difavoial.lc  qu'eu  poitoit    R.  Il,  65». 

C70 


>m 


TABLE 


J.KMErs.  Ses  lni»an>  ..vce  R.,  I,  «93,  527.  I«Mres  çie  R.  lui  «.Ire.ise  , 
IV,  85»). 

I,Aoi.»«D(M.)  IV,  19\ 

I.KiNiDts.  Comparaisnn  lir<!e  de«»  mort,  II,S97. 

I  é..T««D  (M,),  lierlwri  le.  Lellre  que  R.  lui  ailresse,  III,  408. 

Lb  Sao«,  père;  .«Taiil  Generois.  Ses  lijiions  «vec  R.,  III  ,  581.  Lellre 
<iue  R.  lui  a(lre:«>c,  i/'. 

I.E..riNtssK(marIem.  de).  Pourquoi  ne  ilevoit  pas  aimer  R.,  1,293. 

I.inoi  (Jean-Davi.l),  académicien.  Lettre «jneR.  lui  adresse,  IV,    91 -.194. 

L'ÉTtMa(M.  lie),  vicaire  <le  Marcoussis.  Ses  liaisous avec  R.  I,  EpUi-eque 
ce  <lcriiier  lui  adresse,  III  ,  364. 

/.fllrr  !i  M.  Lesagc  père  ,  de  Genève  ,  relative  !i  la  musique  ,  III  ,  581 . 

L,l:,ehd'Alem>-cit  sif  les  Sfjerlncles,\\\,  H3..  177.  Circonstances  el 
occ.iM.m  de  sa  compo.ilion,  I,  260,  III,  W^.  JnRPmotit  qu'en  [lorte  U.  , 
1,  260,  26t.  Cl loit  son  ouvrage  de  prédilection,  III  ,  1 15  ,  IV,  799. 
Son  opinion  sur  la  réponse  que  d'Alembcrl  y  a  faite,  III  ,  176,  IV, 
302. 

f.rllicx  M.  Baillère  de  Laisement ,  relative  à  la  musique,  III  ,  384. 

Lellre'ii  M.  Burney  sur  la  musique,  etc.,  III,  336..S68. 

Lcllie  a  M.  0elalande  sur  la  musique,  III ,  584- 

l.ellrea  M.  Grimm,  au  sujet  des  remarques  ajoutées  a  la  lettre  ...«r  Om/jhiile, 
111,572. 

Lettre  a  M.  I'al»!îé  Raynaï ,  au  sujet  iPun  nouveau  mode  de  mu.sique  par 
M.  de  Bhinvillc,  111,579. 

Lettre^  M.  Perdriau,  sur  la  musique,  111,582. 

Lettre  A'un  sjmplioniit.-  de  l'Académie  royale  de  musique  i  ses  camarades 
de  l'orcliestre,  III,  5.'2..5i6. 

Lettre  sur  la  musique  //vi/i|'o/.e,  III,  522..  542.  A  quelle  occaa'ou  elle  fut 
composée,  I,  200  ,  III,  3ii. 

Leltfe.1,  Celles  lies  solit:iires,  longues  et  rares  ;  celles  des  gens  lUi  monde  fré- 
quentes et  courtes ,  II,  282.  Inaptitude  de  R.  pour  ce  genre  d'ix" rire,  et 
Oitiguc  qu'il  lui  fait  ''prouver,  I,  58  Son  aversion  pour  les  foi-mules  i!e 
fin  de  lettres,  IV,  491,  3o4,  664.  Demande  au  priucede  Virtemlierg  la 
permission  d'y  renoncer,  483. 

Lettres  à  Sara,  III,  ,333. .556. 

L.illreS  lie  Ut  Caui/jn^uc.  Réfutées  par  les  Lettres  de  ta  lUoulagne,  III, 
5..  «0". 

Li  lires  d'un  citoyen  d-,  Genève.  Paroilie  de  l'Hétuïse,  IV,  474. 

Lettres  écrites  de  {a  Montagne,  III,  3.. (08.  Occasion  de  leur  composition, 
I.^22.  Effet  qu'elles  produisent  en  Suisse;  sont  brûlées 'a  Paris,  550. 
H.  les  écrivit  à  conlrc-cœnr,  IV,  5-7. 

T.ellres  élénuntuires  sur  la  Bulmii/ue,  III,  570.  Epoque  de  leur  composi- 
lion.  Sont  continuées  par  nn  professeur  de  botanique  anglois,  I,  560- 

l-cfres  persanes.  Eîo^e  ilu  style  de  cet  ouvrage,  IV,  40'2. 

l. -tires  /jorluguises.  Sont-elles  l'ouvrage  d'une  femme  ?  III  ,  (60,  161. 

].Kv\ssEiR,  pèrede  Tliérèc.  Son  caractère  ,  I,   183. Sa  mort,  l08. 

I.EVxssEt  R  (mail.),  mère  de  Tliérèse.  Caractère  de  cette  femme  ,  I,  (71  , 
17.^,  (83.  Sert  de  préleile  aux  amis  de  R«  pour  lui  clierclier  querelle  , 
2(8, '.^(9,  'i39.  Son  mauvais  procédé  envers  R.,  qui  le  décide  ^  s'en 
séparer,  2''9,  .36.  Reçoit  de  Grimm  une  pension  de  300  livres  ,  el  vient 
ilemeurer  a  Deuil  ,  266. 

1jKv\sssiii  (  Thérèse  ).  Ce  qu'elle  étoit  ;  ce  qui  dispose  et  décide  enfin  R.  à 
s'attaclierà  elle,  I,  (70.  Scrupule  de  Tlicrèse  à  ce  sujet,  (7(.  Son  es- 
prit incapable  tic  toute  culture,  l'A.  Ce  qu'éloit  sa  famille,  (73.  Consent 
avec  Ijeaucoup  lie  peine  a  l'abandon  doses  enfans,  (77.  Trail  de  simpli- 
cité de  cette  lllle  relativement  au  cbapelain  Kiupffel,  (8i.  Son  éloge,  IV, 
433,  47( .  Contrariétés  que  R.  éprouve  dans  son  méuage  par  le  fait  de  la 
mère  Levasseur,  ( ,  (92  ;  el  de  sa  famille,  2(9.  R.  n'a  jamais  ressenti  d'a- 
mour pour  elle  ,  2  6.  Elle  ne  répond  |iasa  ce  qu'il  at'.endoil  d'elle  sous  le 
rapport  ile  l'attacbement,  l'A.  Mécomptes  que  R.  éprouve  dans  sa  sociélé 
intime,  220-  Etoit  peu  enteuiluc,  peu  soigneuse  el  fort  dé|ie  sièrc,  297. 
K,  ^'aperçoit  lie  la  ilitiiinulion  de  son  attaclicment.  Quelles  en  étoient  les 
causes,  5(3.  Elle  va  le  lejoindie  'a  Moliers ,  514.  Comment  par  ses  pro- 
pos, ses  suggestions  el  les  moyens  qu'elle  emploie,  elle  influe  sur  la  con- 
.'liile  el  In  manière  de  voir  de  n.,  tant  à  Motiers  qu'en  Angleterre, 
330,  337,  3)4.  Elle  devient  r.'pousc  de  R.  Circonstances  de  ce  mariage, 
5.Ï7  ,  IV,  729, 734.  Cliagrins  qu'elle  lui  eau  e,  I,  538,  IV,  776.  Opinion 
qn'avoient  de  celle  femme  tous  les  amis  ile  R.,  I,  357,  534,  358,  564. 
l'oiirquoi  B.  l'appeloit  son  Ceihète,  564.  Une  pension  lui  est  décrétée 
par  l'assemblée  nationale  et  est  augnu'iilée  par  la  Convcnlinn  ,  370.  Re- 
mit Iiîs  arrérages  de  l:i  j^nsion  que  le  roi  d'AngItUerreavoit  accoi'dée  a  R., 
33  i.  Sa  conduite  après  la  mort  de  R.,  371 .  Lettres  que  R.  lui  adre>se, 
IV,  830. 

Léi'iie  d'E/iliriiïnt(  le  ),  III,  344. .232.  Composition  de  cet  ouvrage,  I, 
306,3(0,(11,344. 

Lkvhkdv  (  Jean).  Martyr  de  la  lilierlé  à  Genève,  III,  168. 

L'IlAfiTAi.  (  le  marquis  de  ).  A  quelle  occasion  R.  correspond  avec  lui,  I, 
(37,(38. 

/./  etir  ou  Lihre  arhitrc,  E>t  ce  qui  distingue  l'homme  des  animaux,  I, 
5  lO.  Preuves  en  sa  faveur,  II,  547.  Son  existence  prouvée  ue  rend  pas  la 
prière  inutile,  ih.  V.  ïleli^iou  iiaturrlle. 

Lthertc  bien  replie.  Seul  instrument  d'une  Ijonne  éducation,  II,  459.  V. 
Kducalionj  En/iins. 

l  ihei  té  civile  ou  j/olilii/ue.  Premier  des  biens.  Quel  est  l'homme  vraiment 
libre,  II,  433.  Déilnition  de  la  liberté  politique,  et  en  quoi  elle  consiste, 
III,  81 .  Est  une  conséquence  de  la  nature  de  l'honinie,  I,  64''.  Ne  peut 
Mre  aliénée,  36( ,  64(  •  Ce  qui  dislingue  la  liberté  naturelle  de  la  lilerté 
(ivile,6'<6.  E^t  un  des  principaux  objets  de  la  législation,  6(Ï0.  Ne  se 
nkiintient  peut-être  qu'il  l'appui  ile  l'eclavage,  679.  Comment  comilier 
la  li'teité  avec  le  principe  de  la  pluralité  des  voix,  fi^A  ;  vsl  un  aliment 
de  lion  suc,  mais  de  furie  digestion,  7(5.  Est  incompatible  Avec  le  repos, 
703.  Peut  exister  sous  loule  espèce  de  gouvernement.  Elle  est  dans  le 
Cicur  de  l'homme,  IT,  7(7,  IV,  649-  Application  de  celte  maxime  a 
Emile  esc*»»  u'ans  Alger,  II,74(,742.  V.  C'ar/js  polilii/ue,  Oourei- 
neuirn. 
tiiicrtiua^e    L  «aiour-propie  fait  plus  de  lilier'.uis  que  l'amour,  II,  6(4. 


V.  Opinion,  Tempérament.  Effet  de  ce  vice  itir  l'esprit  et  V  cxrt^ 
tère,6<7. 

LUrrairie  (  commerce  de  la  ).    V.  Hollande. 

LioME  t  le  prince  de  ).  Offre  à  R.  un  asile  dans  ses  terres,  IV,  23. 

Liiio  GiBu.ni,cité,  I,  464. 

Lii.i-o  ,  auteur  du  tMareliand  de  Londiet,  III,  (38. 

LiKxMT  (  de  )  ,  gouverneur  du  lils  de  M.  d'Épiuay,  I,  244,  219. 

LiHHÉ.  Jugement  sur  ce  cc'lè!)re  naturaliste,  I,  S4(,  363,  436.  Pragrùt 
qu'il  a  fait  faire  !i  la  botanique,  III,  422,  4.3.  0.>servatiiiirs  sur  sou  sys- 
tème, III,  4(9,  IV,  666.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  837. 

Lisière.  Laisse  nue  mauvaise  démarche  aux  enfans.  II,  429. 

Livius  Dbi'Siis.  Vouloit  que  sa  maison  fût  construite  de  manière  qu'on 
tU  tout  ce  qui  s'y   faisoil,  11,2(4. 

Livres.  N'apprennent  qu'à  parler  de  ce  qu'on  ne  sait  pas  ,  et  font  nii-^li  er 
le  livre  du  nion.ie,!!,  507,  700.  Ceux  de  morale  ne  sont  point 
utiles  aux  gensdu  monde,  II,  7.  Ceux  utiles  à  la  pairie  ne  doivent  pa» 
être  composés  dans  son  sein,  I,  2(2.  Cette  utilité  bien  bornée,  les 
hommes  se  conduisant  toujours  plus  par  leurs  passions  que  par  leurs  lu- 
mières ,  IV,  362,  56iJ,  689.  Quels  sont  ceux  qiiiconvieimeut  aux  cam- 
pagnards et  aux  gens  de  province  ,  11,7.  C'e»t  pour  eux  qu'il  faut 
écrire,  8.  Pourquoi  les  romans  sont-ils  dangereux,  el  moyens  deles  rendre 
miles  7,  8.  Effet  des  livres  d'amour,  28.  V.  Uomuns.  Règles  pour 
lire  avec  finit  ,  26.  Règle  pour  juger  si  un  livre  est  utile  ou  pemicieni, 
130,  III,  (6-  Ne  corrigent  pas  les  médians;  le  meilleur  fait  très-peu 
de  bien  aux  hommes  et  lieaucoup  de  mal  à  son  auteur,  IV,  522. 
Livres  lie  géométiie.  Seuls  exempts ircrreiirs,  III,  7.  Livres  de  villages 
Menteurs  ,  incomplets  cl  insuflisans,  II,  700.  Livies  sacrés.  Libomme 
n'en  apas  besoin  pour  connoitre  ses  devoirs,  II,  595.  Tous  écrits  dans 
des  langues  inconnues  aux  peuples  qui  suivent  la  religion  que  ces  livres 
enseignent  ,  //'.  Nécessité  de  les  lire  tous  et  de  les  comparer  ,  ponr  s'as- 
surer de  la  vérité,  389. 

Locke.  Comment  il  vent  qu'on  apprenne  k  lire  aux  enfans,  II,  457*  Son 
sortcomparéîi  celui  de  K.,  III,  67.  Ses  ilivers  ouvrages  cités  on  réfutes, 
Pu  gouvrruem-nl  rivil  ,  I,  560,  574  ,  £73.  l'ensées  >iii  L'édwation  des 
enfans,  II,  597,  457,  46i  ,  466,  317,  539,  651.  Essai  sur  l'entende- 
ment Uuuiuin,  0/5. 

io/  nuturellc.  Erreurs  des  jurisconsultes  et  conlradictions  entre  eux  dans 
la  dc'iinilion  de  ce  mot ,  1 ,  533 

io/.  Son  objet  et  sa  di'linition  ,  1 ,633,  634.  Celte  délinilion  étoit  encore 
'a  faire  ,  II,  708.  Peut  seule  concilier  la  liberté  et  la  soumission  à  l'auto- 
rité publique,  I,  589-  Toujours  impuissante  si  les  mœurs  ne  disposent 
pas  à  lui  oliéir,  59( .  La  mettre  au-ile  .sus  de  l'homme,  problème  inso- 
luble, 703.  Il  lui  manquera  toujours  ce  qui  a|.particiit  aux  lois  de  la 
nature  ,  rinlleiiliilité  ,  II,  434-  Doit  être  forniulleinent  abrogée  ou  sé- 
vèrement maintenue  ,  I,  727.  Division  des  lois  en  tiois  classes,  660, 
Causes  dit  respect  qu'on  porte  aux  ancicnnnes  lois,  676.  Aucune  loi 
politique  ou  fnndament:ile  qui  ne  se  puisse  révoquer,  682.  Esprit 
général  des  lois  de  toiii  les  pays:  favoiier  le  fort  contre  le  fuible, 
II,  514.  De  bonnes  lois  faciles  à  faire;  la  grani!e  difliciillé  est  de  les 
approprier  tellement  aux  hommes  et  aux  choses,  que  leur  exécution 
s'ensuive  nalurcllenieiil ,  III,  (42,  (43.  Ne  peuvent  régler  les 
choses  de  moeurs  et  de  justice  univer.-elle  ,  mais  seulement  celles  de 
justice  particulière  et  de  droit  rigoureux  ,  (13.  ("oiuineiil  elles  inHnenl 
sur  les  mœurs  et  réciproquement,  </'.,  I,  59(,111,  \'t7i,W  Opiniou 
puhliifue. 

Loi. ME  (de',  avocat.  Service  qu'il  rend  à  R.,  I,  17.3. 

LoNoi'Evii.i.K  (mail.  de).  Ce  qu'elle  eût  été  à  la  p'acc  de  madame  de  Wa- 
rens  ,  1,  23. 

LoEEiC'/.!,  intendant    de  madame  de  Veicellis  ,  I,  4'2. 

LoREMzi  (  le  chevalier  de).  Complaisant  de  madame  de  Bouffleis,  I,  273  , 
294.  Lettres  que  U.  lui  adresse,  IV,  830. 

LOTOPHAOES  ,   II,   '183. 

Louche.  Préiaulion  |ioiir  qu'un  enfant  ne  le  devienne  pas,  II,  419. 

Loi  is  XIV.  Cil<',  I,  56(.   Trait  de  ce  prince  justement  irrité  contre  le  duc 

deLau7.un,lIl  ,446. 
Loi  IS  XV.  Réponse  d'un  vieux  gentilhomme  'a  ce  prince.  Il  ,  619. 
LoiSEAU   OE  IMAri.Énn.   Comment  R.    fait   sa  coiinois.sance;  son    éloge ,  I, 

'.'63.  Parle  à  n.  du    Caiitrat  sor'al  avant   qu'il    soit  connu  du  public  ^ 

502.  Lellre  que  R.lni  adresse  ,  IV,  404. 
Li  c  (le  comte  dn).  1,266. 
LlCAlH.  Cité,  1,  5f3. 

Li  cBÈcE.  Cité  ,111,  436. 

Liirrèce  ,  tragédie ,  III,  263. .268.  Compasition  de  celte  pièce  ,  I  ,  206  > 
111,263. 

LiDWio.  Jugement  sur  ce  savant  botaniste  ,  I,  54(. 

Lri.i.i.  Fait  chassiM'  Corelli  de  France  ,  III,  535.  Son  liarmonie  préféi-a- 
ble  à  celle  île  ses  successeurs,  536.  Son  talent  comparé  5i  celui  de  Rameau, 
578.  Fait  jouer  pour  lui  seul  son  opéra  li'yJrmide.  IV,  '209.  Sou  éloge, 

111,434. 

Lri,i,iN  ,  professeur  a  Genève.  Ses  liaisons  avec  R.,  1,  '.03. 

Luxe.  Va  rarement  sans  les  arts  et  les  sciences,  et  jamais  ils  ne  vont  sans 
lui,  I,  471.  La  corruption  des  mieurs  qui  en  est  la  suite,  entraîne  la 
corruption  du  goût  ,  472  ,  492.  Tableau  des  maux  qu'il  produit ,  499, 
507,  57(  .  Melon  est  le  premier  qui  en  ait  fait  l'apologie ,  507.  Exemple 
d'un  luxe  noble  el  sans  danger  708  Ce  n'est  pas  par  de- l<i.  somptuaiies 
qu'on  peut  rextir|>er,  709.  lly  a,  îi  dédaigner  le  luxe,  n.oins  de  moclé- 
raliou  que  de  goût.  H,  276.  L'opinion  tournée  en  sa  faveur,  anéantit 
l'inégahté  des  rangs  ,  IV,  309. 

LrxEMr.oi-RO  (le  maréchal  ile).  Commencement  des  liaisons  de  R.  avec  lui 
I,  273.  Simplicitédn  commerce  qui  s'établit  entre  ce  seignrnr  el  R.,  'i7t 
Contlilions  que  R.  lui  propose  pour  en  assurer  la  durée,  IV,  301,  302 
R.  lui  donne  son  portrait  et  reçoit  en  échange  le  sien  et  celui  de  la  mnii» 
chale,  1,  280.  En  j>eu  île  temps  i  perd  sa  soeur,  sa  (ilte,  el  son  Hls  unique 
V90.  Assiste 'a  la  visite  du  F.  Cniei  R.,  30-'.  Ses  dernicis  adieiii  »  I 
308,.'\09.Sa  mort,  5'27.  Intentions  de  R.  sur  le  legs  qu'on  lui  .lit  que  \t 
nurcxhal  avoil  fait  en  sa  faveur,  527.  liCtlies  que  R.  lui  adresse,  IV,  830. 


GÉNÉRALE  ET  ANALYUQIK. 


860 


|.«guiK>i  iu>  (mail.  <1<!)-  Coinmrncomciil  de  mm  ruUont  «vre  R.,  I,  273- 
Son  porliail,  274.  K.  lui  lit  .-a  Numrll,-  l/ilohe,  275.  H  f"it  |>our  elle 
uni!  co|iic  île  cet  ouvrage,  276  ,  IV,  308,  313;  ri  j  joint  le  mauujcril 
<le<  .Imuuis  ,U  iinluril  ÉiloiiHid,  I,  277.  Molil»  «le  R.  pour  croii-equ'il 
a  eocouru.  MU  iiiiiniliij,  1,  59,  ^70, 291.  Se  cliarge  du  >oin  <le  faire  im- 
nrimer  VÉmilc,  282,  293.  Fait  fairi-  Ij  rec\  «relie  de»  cufaos  de  R.  aui 
Enfaus-Trouvc!»,  294  ,  IV,  333,  336.  Sa  conduite  lor»  du  décret  porU 
contre  R.,  1,307.  Se»  demiire.  relation»  avec  R.,527-  Il  dibire  qu'on 
la  cnn<<uUe>ur  »on  projet,  en  1768,  de  M  retirer  dan»  une  lie  de  l'Archi- 
|i«l,  1 V,  742.  Nouveau  témoignage  de  «aconliance  en  elle  i  cette  cpoijue, 
743.  De  lou>  f.ea  ennemis,  R.  la  croit  seule  capalile  de  retour,  796.  Opi- 
nion i|ne  définitivcmrnl  il  coutcrve  d'elle  cl  de  te»  procédé»,  8°.25.  Lettre» 
qucR.liiiadreasc,  IV,  850. 
Li  xBMaoi  KO  (le  comte  i'f).  CauM!»  de  »a  mort,  I,  291  • 
Lui  (M.  rt  HMil.  dr).  Lcllie»<iue  R.  leur  adretse,  IV,  850- 
LtcmoïK.  F.>|.iil  de  n  lëgidatlon  ,  I,  704.  Ce  qu'il  fil  peur  déraciner  la 
cupiilil»'a  ,^paite,750.  Se»  iii>tilulioosonl  lUnataré  le  c<t:ur  de  l'Iiomme, 

11,402. 

I.ici  Rot  K  ,  orateur  grec.  Cité,  I,  277. 

I.Ttiicn'   ''^mnwnt ,  dan»  une  di»elte ,  il»  donnèrenl  la  cbange  'a  leur  faim  , 

11,487. 
tyon.  Rigle»uiTiedan»  l'admiuùitralion  municipale  de  cette  ville  ,  I,  731. 

Jngemenl  p«irlé  »ur  l'élat  de»  moeurs  de  les  babiUos  ,  86. 


M. 


MiU.T  (  l'alibé  do').  Bons  ofrice»  qu'il  rend  'a  R.,  I,  t43.  Jugement  »ur  ses 
onvra^e»  de  politique,  et  notamment  sur  se»  Enlietient  île  l'Iioclon,  IV, 
400.  Pourquoi  R.  le  considère  comme »on  ennemi,  1,328,  329,  IV,  d35> 
Son  oiivra)te  sur  la  Pologne  comparé  à  celui  de  R.,  I,  361  •  Cet  ouvrage 
rite,  722.  Lettre  que  K.  lui  adresse,  IV,  535. 

Mtniv  (  l'c  >  ,  Rraiid  pri'viM  de  Lyon.  Coiille  ré.'uealiiin  île  ses  ciifans  îi  R., 
1,19,  IV,  180.  Conserva  pour  lui  de  l'amiliv  «pii:.  qu'il  eut  quille  cet 
emploi,  I,  143. 

Mablt  (  mad.  de  ).  Entreprend  de  former  les  maniiios  l'c  R.,  qui  devient 
amoureux  d'elle,  1,  139. 

MtcHi  kVEi..  Le  Prince  est  le  livre  de»  républicains,  1, 699-  Cité,  630,  636, 

MmliiiiKS  pour  l'éliiHe  <U  la  phy sù/iie.  Ilfantquo  l'enfant  le»  fasse  lu i- 
m£mc.  Inconvénient  de  leur  multiplicité,  II,  501. 

MACSOBI.Cilé,   11,141. 

Magkllam,  gciitillionmte  portugais  ;  piililie  le  récit  de  Lcb&gue  do  Presie 

sur  la  mort  ,1c  R.,  1,367. 
Maffiifîrenrr.  L'ordre  reudu  sensiMc  dans  le  grand,  11,276. 
Mahomet.  L'o^c  de  «ion  système  politique,  1,  G95. 
Mn/iom'?/,  Iragét'ie.  Jiigi*e  sou»  le  rapport  moral,  III,  125. 
m  illot.  Effets  dangereux  de  cet  usage,  II,  404,  405. 
Maiircs  de  chant  et  de  liante.  S'il  convient  il'en  donner  aux  jeune»  fille», 

11,643. 

M  AIR  AN  (  de),  de  l'Académie  des  Sciences.  Nommé,  avec  MM.  Hellot  ot  de 
Foucliy  ,  commissaire  pour  l'examen  du  syst^nic  de  notation  mtisicale 
pré-entépar  R.,  1,146,111,460.  Ceqii'Udit  'a  l'occasion  delà  déilicacedu 
DU,  ours  surl'lné^iiUié,  1,206. Ses  liaisons  avec  R.,  269,270,  III,  460. 

Major^i-in».  Comment  il»  apprenoienl  i  leurs  eiiiaus'a  lancer  la  irouile,  II, 

48.-!. 

Wii/.  Conimei;!  expliquer  son  existence  et  en  justifier  la  Proriilcnce,  II, 
575..  578.  lV,7(j9.  V.  Religion  naturelle. 

lUiiUidiet.CeUci  des  enfans  sont  pour  la  plupart  de  la  classe  dos  aonvuI>ion», 
II,  4'20.  Sur  cette  locution  -.f.nre  une  maladie,  I,  121 . 

Halesuerbes  (  Lamoignon  <le  ;.  Ses  rebtions  avec  R.,  I,  269.  Lui  propo'^e 
une  place  dans  le Jnii;>ia/ (/e.i  .S'<ii'n/i<,  271  •  Approuve  la  profession  de  foi, 
282-  R.  reçoit  sous  son  couvert  le»  ('preuves  de  son  livre,  IV,  311. 
Rassure  R.  sur  ses  craintes  relative»  au  i-ctaid  qu'iproùvoil  l'impres- 
sion île  r/^'mi/r,  I,  '.-99.  R.  luiirrit  quatre  lettres  sur  sa  retraite  li  la 
campagne,  30ll.  Il  fait  letlrcr  des  main»  de  R,  le»  lettres  qu'il  lui  avoit 
l'critcs  relativement  'a  VEinUi-,  303.  Sa  Décluiation  relative  li  l'impres- 
sion lie  cet  ouvrage  à  Pari»,  304.  Lelli'cs  que  lui  adresse  J.  J.  sur  la  bota- 
nique, 111,395;  .inties,  IV,850. 

'*    .LOI  iif,  médecin,  traite  sans  succès  R,,  1, 1Q0  ,  IV,  220. 

Maltiior,  eui'é  de  S:iinl-Rrice,  I,  260. 

Mti.TUis.  Acbèlcle»  livres  de  botanique  de  J.  J.^  IV,  81. 

Mumhié{  le  vieux  cb«ne  de  )  II,  607. 

MtKDARD  (  le  P.  },  oiatorien,  I,  306. 

Mkndeville.  Auteur  (le  la  fable  de»  Alieille»,  I,  3(6. 

Maniliis.  Cliassé  du  sénat  pour  un  baiser  donné  à  ta  femme  en  présence 
de  sa  fille,  111,133. 

1/.»l<it'/  des  I,i,/ni,ileu,^.  Cité,  III,  151. 

Marcel,  ma'itre  'a  danser.  Faisoil  l'extravagant  par  ruse,  II,  474.  Ce  qu'il  dit 
'a  nn  Angloi»,  618.  Ne  s'est  fait  remarquer  que  par  de» singeries  ridicule»  , 
et  n'a  rien  inventé  dan»  son  art,  IV,  430,  431 . 

MAncEf.LoN  ou  ltARcKi.i.oK,  buissier,  IV,  174, 175. 

Marcef  ue  MÉziiuB»,  Genevois.  Ses  liaisons  avec  R.,  T,  205,  IV,  830. 

Uiiicliand  dr  I.,mdies  (  le  ).  Éloge  de  cette  pièce,  III,  158. 

MiirroH  sis.  A)!rralilcs  parties  que  fait  R.  chex  le  vicaire  de  ce  vilbge,  et 
avec  qui,  I,  19i. 

MARiciiAL(  mylord  ).  V.  Keit. 

Miiriihnnx    de    Fiance  (  trilninal  des),  ou  du  Point  d'honneur,  III  > 

143,  178,  179.  y.  Duel. 

Maroek:»  (de\  voisin  de  R.  \  Montmorency  ,  1 ,  269,  279,  IV,  4S7. 

Msai  (le  marquis  de),  amliassadeur  d  Espagne!)  Vcni<e  ,  I,  434,  155. 

Mariage.  S'il  est  un  devoir  pour  tout  linmmc  indifféremment,  II  ,  53Î  , 
.'>!>3.  Marier  un  jeune  linnime  dès  râje  nubile,  n'est  pas  le  parti  le  meil- 
leur a  prendre, 001.  Tïanser  des  maiia|;es  contrario  avant  b  parfiile  for- 


mation du  corps,  698.  Quelles  convenances  y  xint  iiivesuires,  etqneile. 
sont  celles  dont  les  |>arcns  sont  lat  juge»,  63.'ï.  Le*  cnn venancc»  il«  la  na- 
lare  j  doivent  l'emporter  sur  celle*  da  pure  convention  ,  9S,  668.  L'éga- 
lité de*  condilioD»  ,  *an*  être  un*  de*  convenance»  ni'cMtaires  ,  est  li  re- 
cbarcher,  668.  Le»  alliance»  inégale»  n'ont  pas  la  mAme  conséquence  pour 
le*  deux  sexes,  340,  609.  L'homme  qui  pense  ne  cboisira  pas  son  i^ioiise 
dan*  la  basse  classa  ,  669.  Mais  n'épousera  jamai»  une  femme  l«l-e>prit, 
670.  Grande  lieauté  plulAl  'a  fuir  qu'il  reclierclier,  ib.  Est  le  plu»  tainl  lie 
ton*  les  contrats.  C'est  la  cause  commune  de  tous  les  bomme»  que  sa  pu- 
reté ne  soit  pas  altérée ,  180  ,  609-  Raison  très-forte  contre  k»  mariaiip, 
tiandestius,  181 .  N'exige  pas  le  commerce  continuel  des  deux  sexes  ,  227, 
536.  Peut  être  benreui  sans  amour,  187.  Est  un  état  trop  austère  et  trn|> 
grave  pour  supporter  les  petite»  ouverture»  de  ctrur  qu'admet  l'aniilié, 
217.  Effets  du  droit  que  s'est  attribué  le  clergé  de  passer  cet  acte,  1,6!«8. 
Pourquoi  le»  premier»  lionuiie»  furent  dans  la  nécessité  d'épouser  leurs 
tiror»,  III,  510.  Premier  jour  du  mariage,  en  laiuier  jouir  les  jeunes 
époux  ,  II  ,  718.  Moyen  de  prolonger  le  Imubeur  de  l'amour  dans  le  ma- 
riage, 719.  Temps  où  ce  moyen  ne  doit  plus  être  employé,  7'21.  I.e  vrai 
liei  beurde  la  vie  est  dans  un  nuria^  bien  assorti,  IV,  452.  E-l  un  et  ■! 
de  discorde  et  de  trouble  pour  les  gens  corrompu»,  mal»  |>our  les  gens  de 
bien  il  est  le  paradis  sur  la  terre,  IV,  295. 

M*riaiink(M.  de)Conserve  un  despremiers  écrits  liltéraiies  doR.,  I,  8t. 

Mario»  ,  cuis  nière  cbez  madame  de  Vercellis.  Accusa'-c  fausM-mcnl  par  K. 
du  vol  d'un  ruban,  I,  42.  Ce  qui  le  porte  'a  faire  celle  mauvaise  action, 

417. 

Marik  (le  cavalier)  Cité,  II,  IID,  146,  285. 

MàrivaIX.  Accueille  R.  et  rclouche  sa  comédie l'e  Narcisse,  I,  447. 

MARi.BORornu  (mylord).  Réponse  que  lui  fait  un  grenadier  franrois,  pris  à 

la  bataille  d  llocbslet,  1 1,  297. 
Marmostei..    Fausseté  de  l'anecdote  qu'il  raconte  à  roccasion  du  Disrmiit 

sur/et  Siiencei   I,  182,  2G3.  26'».  Motif  de  sa  liaino  eoiit.c  R.,  265,  IV. 

328.  Cité,  1 .  1(t2 ,  263,  2G4,  263, 634. 

M'iro*.  Ce  que  Montait^ne  a  dit  d'un  de  ses  mis,  II,  468. 

Marteau    Lettre  que  R.  lui  adre»Se,  IV,  S03. 

M*«TIM..  Cité,  II,  670. 

Marti  vnisCapeu.».  Cit.-,  III,  .501 ,  583,  388. 

Martinet.  Lettre  que  R.  lui  adiesse,  IV,  435. 

MabiimÈre  (de  la),  secrétaire  d'amlnssade  a  Solenre.  Comment  il  |iiqne  R, 

d'émulation,  I,  81. 
Martik,  Angloi»,  continuateur  de»  Lettres  êlêntentuitcs  sut  la  Botaniifue 

111,371. 

Masqik».  Pourqngi  les  enfant  en  ont  peur  ,  II,  419* 

Masseroh,  greffier  \  Genève.  Jugement  qu'il  porte  sur  R,,  I,  14. 

Motèrinlisles.  Opposés  aux  idéalistes,  II,  569.  Leur  raLsonneuieut  compare 
il  celui  d'un  sourd  ,  575. 

Maths»  (de).  Offre  à  R.  sa  maison  de  Mont-Louis,  1,256,  '278.  Sa  niorl , 
IV,  410. 

Matière,  Comment  son  existence  et  ce'le  de»  corps  nous  est  connue , 
II  ,  .'J69.  Indifférente  au  repos  et  au  mouvement  ;  le  repos  est  son  étal 
naturel  ,570, 571.  S'il  est  vrai  qu'elle  puisse  sentir  et  |>enser  ,  575.  Sa 
création,  impossible  ^  concevoir  ,  769. 

Maux  moraux.  Sont  tous  dans  l'opinion,  bors  le  crime,  II,   431. 

ilfuux  physii/iiet.  Bien  moin»  cruels  que  le»  autres  ,11,  408.  \  iolens  et  te- 
connus  incurables,  peuvent  justifier  le  suicide  ,    196- 

Tâaxim  *(  awuvaises).  Pires  que  les  mauvaises  actions.  H,  47. 

Méchanceté.  Vient  de  foiblesse  et  d'esclavage  ,  1  ,  435.  Liée  contraire  à  la 
définition  de  Hoblie»  ,  II ,  422. 

Méchnns.  Pourquoi  aiment  la  vertu  dans  le»  autres  ,11,  .543  ;  Hl  ,  122, 
125.  Leurs  peine»  dans  l'autre  vie  seront-elles  éternelles,  1 1,  579  ;  1 1  !• 
117.  Mik.'banceté  vient  de  foiMcsse.  Idée  contraire  'a  la  définition  de 
Hohbes,  II,  422-  Vient  de  foiblesse  et  d'ei.clavage,  1,  4.'^.  S'il  et  vrai 
qu'il  n'y  a  que  le  mécbant  qui  soit  seul,23fl  ,  IV,.°î9,  2f  1. 

Médecin..  Leur  art  plus  |>ernicieux  qu'utile  ;  cause»  l'e  son  empire 
parmi  nous,  II,  /|32.  Moyens  tVy  suppl.«r,  411.  Confiance  que  R.  avoil 
d'abord  en  eux;  noms  des  mwiecin»  qui  Tant  traité  successivement ,  et 
raisons  qui  l'ont  fait  renoncera  leurs  secours,  I,  190,  115,  120,  205- 
Auroit  voulu  cependant  adoucit  ce  qu'il  a  i«ril  coiitic  eux,  II,  413. 

Médée.  Effet  réel  de  cette  tragédie,  111,  122. 

Mei.larede  (mailem.  de).  Êcolière  «le  R.  pour  la  mn^iijue,  I,  08. 

mélodie.  Sa  définition  et  explication  de  ses  effets,  1 1 1.  513- Unité  de  mi^ 
lodie;  règle  générale  elfondamcnlale,  531,539.  V.  Iliuiu'ui,,  Musiifu.. 

Meloh.  Est  le  premier  écrivain  qui  ail  fait  l'apologie  du  luxe;  cité,  I,  507. 

Mémoire  a  S,  E.  monseigneur  de  Savoie.  R.  ilem.iiide  une  pension,  111  | 

281,284. 

Mémoiie  rvmh  i  M.  Boudit,  relatif  i   M.  de  Rciucx,  III,  281. 

Mcmoiie.  Sa  définition  contraire  à  colle  d'Ilel vélins,  III,  288.  Ne  petit  «r 
développer  qu'avec  le  raisonnement.  H,  4)1.  Application  ^  l'enfance  et 
aux  étude*  qu'on  lui  inqwse,  fi.  R.  en  nuuqiioit  totalement  ;  ses  elfoil> 
)>our  en  acquérir,  1,  125. 

Mrkars  (la  niarqui!,e  de).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  218. 

Mendians.  Sentiniens  qui  doivent  di-poser  ^  leur  assistance,  II ,  273,  273. 

Memocbii's,  jurisconsulte  italien.  Cité,  IV,  ^0. 

Menoii  (le  P.).  Comment  R.  le  traite  en  réfutant  l'écrit  du  roi  Stanislas  , 
auquel  ce  jésuite  avoit  mi»  la  main,  I,  190. 

Menthom  (la  comtesse  de).  R.  donne  de»  Irrons  de  musique  ^  sa  fille,  I , 
98.  Son  caractère,  sa  jalousie  contre  mad.  de  Warens  et  ce  qui  en  ré- 
sulta, 99. 

Men<onge.  Dissertation  sur  ce  vice,  distinction  du  anensonge  nuisible  et  du 
mensonge  officieux,  I,  417.  R.  se  les  est  interdits  ton»  les  deux  ,  421. Il 
n'a  januiis  menti  que  par  bonté  et  limii'ilé,  lA.  Mensonge  de  fait  et  me- 
songe  lie  droit.  Ne  sont  pas  naturel,  ans  enfans.  Ceux  qu'ils  font  .-ont  la 
plus  souvent  l'ouvrage  de»  maitres,  1 1 ,  446. 

M'»n  I  ,/«/)«rrfnn«.,noléencliiffres,IlI,  491. 

Merceret  (madcm.),  femme  de  cbanibrc  de  mad.  de  VVarcns,  I,  83.  Sr.a 
portrait,  68.  Elle  prend  du  gonl  pour  R.,  et  s*  fait  rccondairc pa r  Lu 
dan»  -on  pays,  73. 


870 


TABLE 


Mmcikh  de  l*  RiviUB  Jugentnnt  snrson  livre  iiilitiilc'  :  Onlic  naturel  i^t 
etteiitiel  des  sociétés  politiques  ,  IV,  689- 

Mhciki,  auteur  tlu  Tableau  tle  Pari'.  Fausse  anecHote  qu'il  rapports  sur 
l'entrevue  de  CrevKt  et  de  R.  5>  Amiens,  1,  355.  Son  portrjil  de  R.  cité, 
571.  Son  livr.  intitulé  C  An  2440,  altril.ucîi  R.,  IV,  {k. 

Mkhoy  ;  François  de),  général.  Son  épitaplie,  II,  Ii22,  6'2ô. 

Mires.  Les  lois  ne  leur  donnent  pas  assez  d'aulorito,  II,  400.  Doivent  al- 
laiter leur»  enfans.  Heureux  effets  qui  en  résultent  ,  40,'i.  4ll7-  De  leur 
bonne  constitution  dé|iend celle  desenfans,  037.  V.  EnJ'aiis.  Leurautorité 
ne  peut  être  cHale'a  celle  des  pères,  I,  586.  On  a  plus  île  rcsjwct  pour  une 
noère  de  famille  que  pour  une  vieille  lille,  II,  777.  Modiiicatioil,  pour  la 
mère  de  famille,  à  la  règle  qui  prescrit  dans  la  vie  comnuinc  la  séparation 
des  sexes,  2-^3. 

niéritlieiines.  Moyens  d'apprendre  à  les  tracer,  II ,  498. 

Merveii.lkvx  (mad.  de).  Son  portrait,  I,  82.  Services  qu'elle  rend  à  R.,  85. 

AIbsmk  (la  mai-quise  de).  Assiste  a  la  lecture  des  Çunje.tsiuns  de  R.,  I,  549. 
Lettres  que  R.  lui  adresse,  IV,  850. 

Mfsse.  AUention  et  vénération  avec  laquelle  le  vicaire  savoyard  la  célèbre, 
II,  598.  Sans  s'en  imposer  le  ilevoii-,  R.  n'éprouve  point  de  répugnance 
à  y  aller,  si  la  circonstance  l'exige,  IV,  847. 

Mesure.  Une  des  parties  intégrantes  de  la  musique,  III,  524,  325.  Ne  peut 
être  que  trè'>-peu  sensible  dans  la  musique  françoise,  525.  Une  même  me- 
sure peut  exprimer  tous  les  sentimens  dans  la  musique  italienne,  537. 

Mkstiiezat.  Secrétaire  d'état  "a  Genève,  III,  89. 

Métastase.  Cité,  II,  15,  25,  42,  51 ,  263,  319,  353,  IV,  704.  Imitation 
libre  d'une  de  ses  cbansous,  III,  365. 

Métier.  Pourquoi  Emile  doit  en  apprendre  un  ,  II,  314..  8t7.  Qnel  esprit 
doit  guider  dans  son  cboii ,  5(7. .519. 

Mbihon  ,  piocurcur  général  h  Neufcliitel.  prend  la  défense  de  R.,  1 ,  552, 

IV,  522,  3i6,  ?53.  Lettres  que  R.  lui  adresse,  IV,  830. 

MiCUELI.  V.  DlCHET. 

MicoiD  (de  Grenoble).  Sa  liaison  avec  R.,  IV,  17)  ,  172. 

Militaire  (service).  Sur  cet  état,  considéré  comme  profession  ,  II,  704.  Est 
si  noble  qu'il  ne  peut  être  fait  pour  de  l'argent,  .409. 

MiNABi)  et  Fersaud.  Appelés  par  Thérèse  Levasseur  les  commères,  I,  267) 
301. 

Mirabeau  (le  marquis  de).  Ses  liaisons  avec  R.,  1 ,  355.  Lettres  que  ce  der- 
nier lui  adresse,  IV,  (USO. 

M  iticlei.  C'est  l'ordre  inaltérable  de  la  nature  qui  montre  le  mienx  la  sa- 
gesse de  Dieu ,  II  ,  5!lO.  Faits  pour  prouver  la  doctrine,  les  miracles  ont 
eux-mêmes  besoin  d'être  prouvés,  ib.  Leur  vérité,  con^talée  ou  non,  nul- 
lement nécessaire  pour  déterminer  la  croianceaux  vérités  de  la  religion 
clirélieunc,  II,  7^7,  III  ,  26.  On  doit  tenir  pour  révélée  toute  doctrine 
où  l'on  reconnoil  l'esprit  de  Dieu  ,  II ,  788.  Ce  qu'il  faut  jienser  des  mi- 
racles de  Jésus,  111,27.  y.  JÉsi's.  Ne  peuvent  jamais  être  regardés 
camme  iufnillililes,  2'J.  Comment  di^tiuguer  les  vrais  de»  faux  miracles, 
33.  Ce  qu'on  peut  faire  en  ce  genre  avec  des  connoissance;  en  chimie,  50, 
31,  R.  signe  une  attestation  comme  témoin  d'un  miracle,  I,  62.  Détails 
sur  ce  miracle  prétendu,  III,  286- 

MiREPoix  (mad.  de).  Ses  liaisons  avec  R.,  I,  59,  130,  S81 .  Témoignage 
pa.ticulier  d'affection  qu'il  en  reçoit ,  rî08. 

M!>ni:iliro//e  (/.,■)  de  Molière.  Pourquoi  est-il  tombé  dans  sa  naissance,  III, 
(20.  Examen  de  cette  pièce  sous  le  rapport  moral ,  128;  Idée  d'un  nou- 
veau Mis'iiilliiope  a  faire,  151.  Réalisée  par  Fabre  d'Églantine  dans  le 
J'hitmie,  ih. 

Mwlestie.  A  ses  dangers  comme  l'orgueil ,  Il ,  250,  255.  Dans  le  commerce 
du  monde,  n'a  jamais  nui  à  l'homme  d'esprit ,  'i92.  Combien  il  importe 
d'j  accoutumer  les  enfans  ,  ib, 

Mn'/utj  A ii/iu; ii.>.  Sens  de  ces  deux  mats  latins  employés  par  Horace, 
III,. «(83. 

Mœurs.  Les  choses  de  mœurs  ne  peuvent  être  réglées  par  des  lois,  III,  MU» 

V.  Opinion  fjubiiijuej  Loi.  Influence  du  gouveru  ement  sur  les  moeurs, 
14'î.  Rapports  entre  le  go&t  et  les  mœurs  V.  Goût.  Se  réformeront 
d'elles-mêmes  si  les  mères  nourrissent  leurs  enfans  ,  II,  406.  Kn  quoi  les 
l'Cuplos  qtii  en  ont  surpassent  ceux  qui  n'en  ont  jkis,  541. 

>li>'lsK.  Espiit  de  sa  législation  ,  I,  704. 

M'H.iÈRE.  A  suivi  et  développé,  mais  jamais  choqué  le  gaCit  du  pulilic,  III, 

120.  Son  théâtre,  école  de  vices  et  tle  mauvaises  mœurs,  127.  Application 

ait  Hïrifinibrope,  128.  Sur  quelles  de  ses  pièces  a  pu  consulter  sa  servante, 

f>8|.  Est  plein  de  sentences  et  de  maximes  générales  ,  II,  126.  Cité,  III, 

272. 
M'ii.i.ET,  de  Genève  ,  imprime,  sans  le  consentement  de  R.,  une  lallrc  reçue 

.lelui,  1V,33j,  336. 
M'in-irctiie.  Daus  quel  cas  elle  est  républiquçj  I,  634.  Sa  définition,  663 , 

Il  ,  711.  Convient  aux  grands  ét;its,  711.   Avantages  et  inconvéniens   de 

ce  gouvernement,  1 ,  068.  Quel  en  est  l'inconvénient  le  plus  sensible,  669. 

Prévenu  par  l'héréilitécle  la  couronne.  Effets  de  cette  bér»lité,  670,  72 1. 

Ne  point  confondie  le  gouvernement  royal  avec  celui  d'un  bon  roi,  670. 

Di'génère  en  tyrannie,  673. 
M 'title  (usage  du).  Age  propre  pour  l'acquérir,  II,  611.   C'est  dans  un 

cœur  honnête  qu'il  faut  eu  chercher  les  premières  lois  ,619.   Le  monde 

est  le  livre  des  femmes.  Les  jeunes  filles  y  peuvent    être  introduites  de 

bonne  h«urc,  654.  Moyen  d'en  prévenir  les  dangers,  634. .056. 
M*>nde  idéal.  l'aUleaii  de  ce  iiioiiile  et  ca4-actère  de  ses  haliitans^  IV,  4,  5. 
BIoNiER.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  247. 
A/ounoie.  Comment  donner  l'idée  de  son  usage  \  un  enfant,  et  'a  quel  point 

il  faut  s'arrêter  dans  celle  instruction,  II,  oit. 
Mi'nologue.  Des  monologues  dans  les  opéra  françois,  III,  537*  Examen  du 

monologue  d'yJ/mrV/f,  339. 
Ah'nla^nes.  Cause  du  calme  le   l'âme  qu'on  éprouve  sur  leur  sommet , 

11,37. 
Montagnons.  Habilans  d'une  montagne  aux  environs  de  Neufch5tel;  leurs 

mœurs  et  leurs  occupations,  HT,  140,  141. 
jr..»r»oiiE(mylady\  Citée  ,  II,  280. 
Montaigne.  Ce  qu'il  a  dit  d'un  roi  de  Maroc  ,11,  468.  Son  scepticisme  sur 

te  juste  el  l'injuste,  réfuté,  582.  Continence  de  son  père,  004.  R.  Pense 


comme  lui  sur  le  choix  d'une  maUresse,  I,  68.  Ne  se  dount  dans  son  livre 
que  des  défauts  aimables,  272.  Cité,  1,  68 ,  406,  467,  468,  470,  472. 
473,  474,  180,  48.;,  '.86,  487,  491 ,  49G,  503.  537, 567, 370,  398  1 1 
123,  126,  133,  204,  279,361,412,  432,453,  4,W,  433,'.34, 464' 
468,  301,  514,  5-25,  344,347,  548,382,  3*8,604,617,  626,  672 
693,700,111,123,193.  >  o.«,,  o/^, 

MoNTAiou  (de),  aniSa  sadeur'a  Venise.  R.  se  rend  auprès  de  lui  en  qualité 
de  secrétaire,  I,  152.  Son  caractère  et  sa  manière  ridicule  de  travailler 
133,  154,  157.  Quel  éloit  le  train  de  sa  maison,  158.  Ses  mauvais  proci^! 
tic»  envers  R.,  15;^.  R.  lui  demande  son  congé  et  ce  qui  s'ensuivit,  160 
IV,  189.. 195.  R.  découvre  une  friponnerie  de  cet  amliassadeur  à  son 
égard,  I,  167.  Quelle  fut  sa  conduite  après  que  R.  l'eut  quitté,  et  com- 
ment Unit  son  ambassaile,  168. 

MoNTAiGi'  (ma.l.  <le).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  188. 

Montait  (  le  F.  ).  IV,  164. 

MoNTAi'BAN  (  de  ), comte  de  Latour-du-Pin.  Visite  R.  a  Motiers,  I,  521. 

Montazkt  (  M.  de  ),  archevêque  de  Lyon.  Sa  lettre  "a  l'archevêque  de  Paris, 
II,  793. 

MoNTÉcLAiB,  musicien,  III,  486. 

Montesquieu.  Pourquoi  n'a  pas  traité  des  principes  du  droit  politique.  Il, 
706.  lixpiession  impropre  dont  il  se  sert  en  disant  :  A,a  puissance  exé- 
c  .Incy  III,  77.  Comparaison  de  son  sort  avec  celui  de  R.,  67. Ce  qn'e  l 
le  Contrat  .o<;»<  par  rapport  "a  l'H^urildei  Lois,\,  639- Cité,   1,654, 

601,666,<i84,  11,313,  713,111,  15. 

MoNTMOLLiN  (  <le  ) ,  pasieur  'a  Motiers.  Admet  R.  i  la  communion  protes- 
tante, I,  319,  3  0,  IV,  396.  Sa  conduite  lors  de  la  publication  des 
Xe//rf..rf,/«,„o„<,.gH<,,  1,330,  555.  Son  éloge,  II,  772.  Brochures 
publiées  par  lui,  et  détails  sur  toute  sa  conduite  avec  R.  depuis  le  pre- 
mier moment  jiisqu  à  leur  hrouillerie,  IV,  364,  575.  Lettres  que  R.  lui 
adre5.se,  IV,  850. 

MoNTMORENCï  (ledtic  de),  (ils  du  maréchal  de  Luxemlmurg.  Sa  mort,  I,  290. 

Montmorency  (  la  du  h.  de).  Son  caractère,  I,  274.  Lettre  que  R.  lui 
adresse,  IV,  550. 

Montmorency.  Description  du  grand  et  du  petit  chSteau  et  du  parc,  I,  275, 
274.  Insalubrité  des  eaux  de  ce  pays,  298. 

Montpellier.  Tableau  de  celte  ville,  de  son  climat  et  de  la  manière  de  vivre 
de  ses  habitans,  IV,  175,  176.  R.  y  va  pour  se  faire  guérir,  1, 155. 

Montperoux  (  de  ).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  316. 

Montre.  Inutile  au  sage.  Pourquoi  a-l-on  supposé  qu'Emile  en  avoit  une, 
II,  609.  Mais  en  cela  même  le  sage  est  îi  plaindre,  IV,  510. 

Mi*rnle.  Priucij>e  fondamental  développé  dans  tous  les  ouvrages  de  R. 
lîonlénalurelle  de  l'homnie.  Amour  de  s-ox,  son  unique  passion  et  indif- 
férente au  bien  et  au  mal,  11,739,  760.  V.  Cnnirience.  Précepte  de 
imorale  qui  peut  tenir  lieu  de  tous  les  antres.  H,  214.  S'il  y  a  une  morale 
démontrée  ou  s'il  n'y  en  a  pohit,  IVj  338.  V.  Intérêt.  Livres  de  morale 
ne  sont  point  utiles,  II,  7  ,  IV,  362. 

Morale  sensitif  •,  ou  M'itériaU.me  du  sage.  Ouvrage  projeté,  I,  215.  Puis 
abandonné,  272. 

MoRELi.ETI  l'abbé  ).  R.  contrilme  à  lu:  faire  obtenir  sa  lilwrté,  I,  283, 
IV,  314. 

MoRELi.i  (  Jean  '),  de  Genève.  Auteur  d'un  livre  contre  hr  disciphne  ecclé- 
siajtique.  Delà  procédure  suivie  contre  lui,  lll,  7,  4i,  4.3. 

AI  •/■/.  Crainte  de  la  mort  bonne  en  elle-même  et  conforme  îi  l'ordre,  II, 
76.  Ce  qui  b  rend  un  grand  mal  pour  l'homme,  43i,  5'25.  Est  la  fin  de 
la  vie  des  médians  et  le  commencement  de  celle  du  juste,  697.  La  meil- 
leure préparation  a  la  mort  e.>t  une  bonne  vie,  565.  L'immortalité 
sur  la  terre  seroit  un  tri>le  présent  ,  431  •  L'idée  de  la  mort  s'imprime 
tard  dans  l'esprit  des  enfaii..,  5  :3  ,  326. 

Motiiri-'J'rafcrs .  Description  de  cette  ville,  IV,  411. 

MoucHoN.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV, 393. 

Mats.  L'enfant  n'en  doit  pas  plus  savoir  qu'il  n'a  d'idées,  H,  427.  Impossi- 
bilité de  donner  toujours  les  mêmes  sens  aux  mêmes  mots,  4.31 .  Emploi 
des  mots.  Principes  'a  suivre  en  cette  partie,  IV,  534.  V.  Grammaire. 

MouLTOi',  de  Genève.  Ses  liaisons  avec  R.,  I,  203.  R.  lui  envoie  la  Projes- 
sion  de  foi  et  l'Oraison  JUnèhre  du  duc  d'Orléans^  501.  Il  va  voir 
R.  h  Motiers,  523.  R.  prévoyant  sa  mort  prochaine  lui  propose  de  pré- 
sider à  l'édition  générale  de  ses  écrits,  IV,  55'2,  536.  S'est  en  effet  ac- 
quitté de  cette  tâche  sur  tous  les  points  1,  1,  vi.  Lettres  que  R.  lui 
adresse,  IV,  830. 

Mouvement .  C'est  par  lui  que  nous  apprenons  qu'il  y  a  des  choses  qui  ne  sont 
pas  en  nous,  II,  4'20.  Est  ou  commun iqut-,  ou  spontané.  Cette  s|>onlanéité 
nous  est  prouvée  par  le  .sentiment.  570.  La  cause  du  mouvement  n'étant 
pas  dans  la  matière,  il  faut  pour  l'expliquer  remontera  une  volonté  comme 
cause  première,  571 ,  372.  V.  Dieu,  Keligion  naturelle, 

MiRALT,  cité,  II,  116,  348,  III,  l'24,  130.  Pourquoi  les  FrançoU  s'en 
plaignoient,  II,  131. 

Muses  pillantes  (les) ,  opéra,  111,  259. .217.  Epoque  de  la  composition  du 
premier  acte,  1,  131 ,  IV,  194.  R.  en  fait  exécuter  quelques  morceaux  }k 
l'Opéra  de  Venise,  I,  162.  Est  ex  ■cuté  en  entier  en  présence  du  «lue  de 
Richelieu,  (72. Et  répète!)  l'Opéra  parles  soins  de  M.  de  Francueil,  #76 

lUusit/ue.  Naissance  rUi  goût  de  R.  pour  cet  art,  I,  4.  Ses  efforts  pour 
l'apprendre,  60,  63.  Il  lenseigne  .sans  la  savoir,  73.  Lenteur  et  ré-Miltats 
de  ses  pi  ogres,  93.  Il  commence 'a  en  étudier  la  théorie,  93.  Quitte  son 
emploi  au  cailastre  pour  se  livrer  tout  entier  à  cet  art  el  se  remet  a  l'en- 
seigner, 97.  Va  à  Paris  présenter  à  l'Académie  des  Sciences  son  nouveau 
système  de  notation,  1.^1.  ^.  la  fin  du  présent  article.  Doutes  élevés  sur 
la  mesure  de  ses  coniiois.sances  en  musique  ,  et  ce  qu'il  fait  pour  les  dissi- 
per, 2 14.  Liste  de  ses  OEnvrcs  musicale.,  III ,  447.  Calcul  des  pages  de 
musique  copiées  par  lui  dans  le  cours  de  six  ans,  ilepuis  son  retour  à  Paria 
en  1/70,  IV,10i. 

Origine  de  la  musique,  III ,  512.  C'est  l'imitation  qui  l'élève  au  rang 
des  beaux-arts,  5H,  31.5.  Ses  effets  comparés  à  ceux  de  la  peinture, 
517.  Ses  beautés ,  pour  être  senties,  demandent  une  oreille  exercée,  581, 
582.  Application  à  la  musique  de  l'écriture  par  sillons  ,  537-  Comment 
expliquer  .ses  effets  chez  les  Grecs,  513,  316.  Leur  système  musical 
u'avoil  aucun  rapport  avec  le  nêtrc,  5l8.  -Musique  italienne,  la  senic  aui 


GÉNÉUALE  ET  ANALYTIQUK. 


871 


■p)^( j Jl i  1 1  I  _  HjS.  Sa  cr.inpnr.iiieq  nrrt  U  nintiijnr  rmnrnre,  II,  Ct. 
Tioi»  «tp<$rinicF«  failci  pour  juger  ilc  l'une  et  <le  l'uulrr,  111,  S2X.  Les 
Vtnuyx>  n'ont  point  Je  muiiicjue  et  ne  peuvent  xlapter  k  leur  langue  la 
moloJie  it»lieni)c  ,  A42.  V.  l.tingtw  frtmroisf^  Troi»  gIio^lm  cuiicourcnt  3i 
la  |>erfrclioiiileia  musupie  ilalienue,  529  Quelle  mcilItMire  nu^tlioilc  jHiur 
l'éluilc  île  i-c'l  art  dans  l'Àlucatiou  ,  H,  481.  Ne  >!oit  jauiaii  ^tre  ilauk  M 
caH<{u'uuainuMmvn(,483. 

Vice»  (lu  »j>lètike  tle  notation  uni«'er»ellcirent  ailoptiÇ ,  et  projet  lU 
si^ne^  noure-rfus  pour  le  remplacer,  111,  44K,  455,  456  Ottjecliun  forte, 
faite  par  Rameaucontre ce  projet,  et  <lout  R.  revounolt  la  tatiililc,!,  (46. 
CoïKlamnation  pa^ts*^  par  lui-même  &ur  il'autres  défauts  tlu  m^me  !«j»tèiiie 
et  >ur  te  refus  fait  par  le  public  de  l'atlopter,  111 ,  6*7 ■  Autre  manière  de 
noter,  (Çgilemeut  iiiventiÇe  par  R,,  et  comliinaison  de  cette  seconde  ma- 
nière et  de  la  première  dans  une  troisième  manière  encore,  557,  558. 
Clioiz  lie  romances  et  air»  dëtacliés,  mnsii|ue  de  R.,  111  ,  585,58/. 
Eiamen  criliqe  de  la  musique  militaire,  570,  57' .  Examen  de  la  mélodie 
de»  Grecs,  5i9.  Dictionnai.e  do  ntusique,  588.. 847. 

MrtstRD,  surnonioië  Toril-Gueule,  parent  de  R.  Effet  d'une  Ti^itc  qu'il 
fait  'a  R.,  2i  Turin  ,  1  ,  50. 

Miss4MD,  ami  de  R.  Son  caractère.  Quelles  personne*  il  rccevnit  dans  sa 
maLwndePassr.Samortmallieureuse,  1,  194,  195-  R.  compose  cliez  lui, 
195.  R.  se  refuse  a  la  propoMtiou  qu'où  lui  fait  tle  lui  demander  place  dans 
sou  tc>tament,  327. 

]Hr-léic.  lie  premier  |>as  vers  le  race  e^t  d'en  mettre  aux  acltont  inno- 
centes, 11,214,231. 

il  sirrct  Ce  qu'il  faut  penser  de  ceux  que  la  religion  catliolique  ordonne 
tle  croire,  11,  792.  Distinctions  .i  faire  entre  les  vérittk  reconnues ,  mais 
incompréhensildes  !i  la  raison  humaine,  et  lc>  niTslères  qui  beurtent  celte 
'»son,360,792,  III,  117. 


N. 


NiD>iLLic(m3d.  de  ).  Di'po^itaire  d'un  rec«eil  d«  lettres  irrites  \  R.  au 
sujet  de  la  ./iilie,  I,  2$8.  Motet  que  R.  a  fait  pour  elle,  III,  448.  Son 
.:i«ge,IV,727. 

A  Mj;.  r.  Nréessité  de  cet  exercice  dans  l'AIucation,  II,   4i9- 

N  tm.  Aute<ir  de   l'Iiistoite  de  Venise  ,1,3. 

I^'imhif,  Unique  eau  'C  du  succès  de  cette  pièce  ,111,  122. 

Siif,.!.  Plante  viincneusedu  Val-ile-Trarers  ,  IV,  420  ,  781 . 

S.urissr,  u  l'Amant  de  lui-mfme,  III,  492.210.  A  quel  Ige  R.ëcri»it 
celte  cnniiSdie  ,  1,  61,  III,  192.  Présentée  et  reçne  aux  Italiens,  I, 
176.  Est  représenlre  sans  succès  aux  François,  V02. 

Nnhii'!.  Dciinilion  de  ce  mol  dans  son  r.ipport  !i  l'éducation  ,11,  401. 
,L'ctat  de  nature  est  opposée  l'clat  social.  \,Saui/age,  Société,  Coi  ut 
l>uUliij-ie, 

NitiLMR,  lil>raire  d'Amsterdam.  Ses  relations  avec  R.,  I,  266,  282, 
295,  2^7.  Est  inquiété !i  cause  de  l'impression  de  l'Emile.  Parti  qu'il 
prend  'a  ce  sujet.  II,  400,  IV,3Ô7,  424.  Lettreque  R.  lui  adresse,  367. 

A'treiiilé.  Se  soumettre  !i  sa  loi ,  5e4il  et  Térilaljle  mo^en  de  conscrTer 
le  calaie  de  lime  et  la  liberté  ,  II,  432.  Application  de  ce  grana  prin- 
cipe Si  l'édiKation  ,    438,   439.  V.  Éducnlion  ,  Enjans. 

Nkcilek.  Sou  Court  tic  iiwiale  retijiicusef  remplissant  un  vœi>  fait  par  I\., 
IV,  150. 

Necxeb  (mad.).  Cit(«  ,  I,3'9. 

Nctos  (Cornélius).  Cité  ,  I,  675. 

Plcit^lullrl.  Motif,  qu'avoit  R.  do  se  plaindre  îles  Neuclii>tclois  ,  IV,  416, 
et  parliculicrcnient  i\ei  magistrats  et  des  ministres  de  celle  ville ,  1 ,  3l9. 
Descrini ion  du  comté  ,    nature  du  gouvernement  et    xiaurs  géuérales  , 

IV,  412. 

NxwToN.    Comment  se  vélissoit,  II,  463.  La  loi  d'attraclion  qu'il  a  trou - 

\rt  est  iiisuflisante,  57l .  Son  opinion  sur  la  figure  de  la  terre,  III,  279. 

Kl»  WENTIT.  A  iierfectioune  la  fontaine  de  Héron  ou  lliéron  ,  I,  51.  Cité, 

11,8  3. 

Kol'Uitf.  Son  oriàne;  pourquoi  elle  a  toujours  éié  nuisible  aux  états,  IT, 
83.  NoUlcsscd'AngIrtLrre.  Son  éloge,  ih.  Acqui>e^  prix  d'argent  ,  pri- 
vilège <le  n'êlre  pas  pendu, lA. 

Au/>/e<se  (letlre.de).  Illustrées  au  moins  une  fois  dans  U  dix-huitième 
siècle  ,11,   85. 

NoBLET. Musicien  ,  III,  334. 

Noot'Ès.  Traducteur  de  Nieuwcntit,  II,  573. 

NoiKET  (M.).  R.  étudie  l'astronomie  ilans  son  jardin,  1,123. 

Noml'rei     Difficulté  de  rendre  raison    de  leur  invenlion  ,  I,    543,   576. 

IVoMkHT  (le  commandeur   de).   Son   caractère,  I,  177. 

Nomi's  MtncELLVs.  Cité,  II,  403- 

Noiulion   musicttlc  (  nouveau  sustente  de).   V.  Xfitii^ii/', 

A'u/ei  en  réfutation  de  l'ouvrage  d'IIelvélius  intitulé  ite   l'Etmil,    III, 

287.. 291. 

Au«//ire.  Quelle  est  la  véritable,  II,  40«.  Choixà  faire,  Idéfaul  de  la  nrère, 
411.  Doit  ètrela  gouvernaute  de  son  nourrisson,  41  i.  Ne  <!oit  pas  chan- 
ger de  manière  de  vivre  ,  415,  410.  Pourquoi  ,  au  tbéàlre  des  anciens, 
les  conlideutes  étoieiit  ordinaiiement  iim  nourrices,  41o.  Eutentlciit 
parfaitement  la  langue  l'e  leurs  nourrisons,  421.  Excellent  dans  l'art  de 
distraire  un  enfant  qui  pleure,  424.  Comment  on  les  accueille  après 
l'allailement  terminé  ,  et   pourquoi ,  406.    V.    Koinntiiic. 

A  OUI  litiire, Quelle  est  celle  qui  convient  aux  nourrices  et  aux  eiifans  ,  II, 
415,  485.  N'écbauffe  que   par  l'assaisonnemcDl,  416.  V.  Fiaiult. 

Aoui'i  llr  Ilelotse    (  /u  )  V .  Julie. 

Nojcr.  Histoire  du  noyer  'le  la  terra^^o  !i  Rossejr.  V.  Lambuciu. 

NvcBtM  (lord).  Lclties  iiue  R.  lui  adresse,  IV,  850. 

Nuit.  Effraie  nalurelleinent  les  hommes  et  les  animaux.  Pourquoi,  II ,  470. 
Bob  effet  des  jeux  de  nuit  pour  se  guérir  de  cette  peur,  471.  Comment 
i*  comporter  en  cas  de  surprise,  473. 

NiHi.  Es«iiit  ot  but  de  sa  li^islaliou,  I,  704.  L'étymologie  Je  son  nom  et 


de  celui  de  Rnuiulus  fjll  douter  de  ta    vérité  des  faits  qui  l«  eaDcanient, 
C85. 
Ni»iu  BtiBAo,  1,647,11,444. 


(). 


Odorat  (f).  Sens  qui,  dans  les  enfaos,  se  développe  t«  pkutard,  II,  42d> 
V.  .y«,ii. 

OrrBcviLi.E  (d').  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  ."SSS. 

Oisireté.  Dans  quel  sens  R.  l'aimoit,  I,  104,  340,  392.  Tout  citoyen  oisif 
est  un  fripon,  II,  515. 

0<.DtlEi>.  Tragédienne,  111,  147. 

Otimjic  \Jie  mont),  près  Moiilniorency,  I,  233. 

aimUelXofjhrvme.  111,  359. 

Olj in/ji^uet  (jeux).  Conqiarésau  spectacle  ilu  roon<'e,  II,  544. 

Oi.ivKT  ,  capitaine  de  vaisseau.  Service  important  que  R.  lui  rend  ^  Veni>«, 
Ii  133.  Sa  reconnoissance,  16.,. 

Om/ilitile  ,  opéra.  Est  l'occasion  d'un«  f.et  /e  de  R.  qui  commence  la  querella 
des  deux  umsiques,  111 ,  57'2. 

On  EU.  (Patrice).  Exemple  extraordinaire  de  lougévilé.  H,  414- 

Of)éra  Decription  de  I  Opéra  de  Paris  II,  140,  III,  613-  Elfet  qu'il  pro- 
duit sur  R.  I,  82.  Est  le  seul  tbéitre  derEiiiope  nù  l'on  batle  la  mesure 
sans  la  suivre,  III ,  615.  R.  se  |MSsioniie  pour  l'opéra  t'e  Venise,  I  ,  |6l . 

Opinion.  Les  rots  s«jiit  ses  premiers  e  claves  ,  III  ,  14*).  Sun  eifet  pour 
corrompre  les  mrrurs  îles  jeunes  gens  ,  plus  fort  que  la  seule  impulsion  du 
tempérament,  II  ,  6|5.  C'est  pir  elle  que  le  gouvenieuicnt  peut  avoir 
prise  sur  les  mo'urs  ,  et  non  par  des  uhijciis  eoactifs  ,111,  (45.  Quels 
in^trumeus  sont  propres  a  la  diriger.  Application  au  tii!)iiual  des  m»ré- 
chaitx  tic  France^  ih.  V.  ce  mot.  Si  l'on  veut  régner  par  elle  ,  commen- 
cer par  régner  sur  elle,  II,  516.  Les  feouiies  en  tout  soumises  à  sou 
empire.  V.  Feuunes. 

Ojiliiniif  mnximut.  I<e  renversement  de  ces  deux  mots,  appliqués  à  Dieu, 
eût  offert  un  sens  plus  exact ,  H,  578. 

Ontimi.mc.  Apologie  de  ce  système   et   réfutation   du  système    contraire , 

IV,  259. 

Oriiison  itcminicak.  La  plus  parfaite  des  prières  ,  III  ,  37. 

Or'iison  funel-re  du  duc  d'Orténnt,   I,  518.  Epoque  de  sa  compo.^ilion, 

I  ,  501 .  Faite  de  commande  et  'a  prix  d'argent ,  IV,  561  • 
Oruiigi-Oul'inj^s  ,    Fondas,    iLindrills  ,  etc.  Mis 'a  tort  peut-être  dans  la 

classe  des  animaux  ,  I  ,  572,  575,  580. 
Oi ilonnances  ecclé>iasiitiues  ,  citées,  III  ,  19,  49. 
0/''//e  (amonr  de  I').    Insuffisance  de  ce  sentiment  pour  la  pratique  de  la 

verlu,II,583,    IV,  476. 
Organes  det/ilaisiis  ircrels  et  des  besoins  dégouttiHS.  Pourquoi  placés  dan» 

les  mêmes  lieux,  II,  550. 
Orgue.  Genre  de  ce  mot  en  grammaire  ,  II ,  534. 

Orgueil    Ses  illusions  sont  la  source  de  nos  plus  grands  maux,  II,  697. 
Orientaux.  Comment  logés  et  meublés.  Il  ,  €°26-  Pourquoi  leurs  romans 

plus  attendrissans  que  lés  autres  ,  553.  Bien  fous  de  faire  des  eunuques , 

3l9. 
Oai-ork-  (le  cemte)   Fait  offrir  à  R.  une  retraite  dans  une  de  ses  terres  en 

Russie,  IV,  595 
Obmot  (le président  d'  .  Sa  visite  a  R.et  ce  qui  s'ensuivit,  I,  408,  IV,  110. 
OnpUBE.  Le  Vicaire  savoyard  lui  est  comparé,  II,  587* 
OrtHEs  ,  satrape  de  Perse  ,  1 ,  567. 

Othok.  N'omcltoit  rien  de  sevile  pour  commander,  III  ,  81.    • 
Oi.ij  (I')  V.  Ses. 
Outili.  Uter  la  li'.ierté  de  parler  des  clioses  ,  n'est  pas  le  jnoyen  de    les  faire 

oublier,  IV,  216. 
OitliU.  Plus  les  uiltrcisout  ingénieux,  plus  nos  organes  deviennent  grossiers 

et  maladroits,  11,501. 

OviuE.  Cité,  I,  46.3,  357  ,  II,  428,  637 ,  III,  133 ,  IV,  |. 


P. 


PADOANii  (  la  )  ,  Aventure  de  R.  avec  celle  file,  1, 163. 

Pagaiii-ine.  Ses  dieux  abominables.  II,  38'2-  Les  apJ^Ires  ont  pu  prê- 
clier  contre  le  paganisme,  parmi  les  païens  et  malgré  eux,  IV,  445- 

Paix  perpétuelle  (  projet  (le  ),  Epoque  el  circon--lances  de  sa  com|>osilion 
et  de  sa  publication  ,  1  ,  289,  IV  ,  508,312.  Jamais  projet  plus  grand, 
plus  Ijeau  ni  plus  mile  n'occupa  l'esprit  humain,  1,  606.  Pourquoi, 
si  son  exécution  est  possible  ,  il  n'a  jamais  clé  adopté  ,  6*20- 
Henri  IV  en  est  le  premier  auteur,  622.  Son  exécution  pourroit  fane 
plus  de  mal  tout  d'un  coup  qu'elle  n'en  prévieudioil  pour  des  tiècUa 
624. 

Pnladim.  Connoissoient  le  véritable  amour,  11,637. 

Palais  (l'ablw),  organiste,  1,95. 

Palissot.  Comme  R.  se  venge  d'avoir  été  joué  par  lui  dans  une  pièce  de- 
vant le  roi  StauLsIas,  1,208,  IV,*23i,252.  R.  renvoie  au  liliraiie  Du- 
chesne  sa  cométtie  tics  J'IitlofopheSy  285. 

Fallu  (  M.  )  ,  intendant  de  Lyon.  Fait  faire  ^  R.  la  connoissaoce  da 
duc  de  Richelieu,  I,  144.  Son  éloge,  111,  560. 

Pai>cxoickx(  Clnrles-Joseph  ).  Sa  lettre  anonyme !i  R.,  IV,  329  Lettres 
que  R.  lui  adresse,  850. 

Pantalon.  Personnage  ennuyeux  des  pièces  italiennes,  II,  553. 

P\oLi  (  le  général  ).  Fait  demander  S  R.  un  plan  de  législation  pour  Is 
Corse,  I,  544.  Son  éloge,  IV,  513. 

Pabacelsb,  cité,  11,573- 

Paresst.  Comment  on  en  guérit  les  enfans,  II,  468* 

Paris.  Impression  que  fait  son  aspect  sur  R.  'a  sou  premier  voyage,  T,  82. 
Ton  et  esprit  général  de  la  haute  société  dans  cette  ville  ,11,1 15,  1 16. 
120' Nombre  des  théilre  riistans,  et  Domine    moyen    des  siicct.iU-ur^ 


87S 


TABLE 


XI!, 123,  taCy.  La  corruption  de<  mrrnrs 7  pst  gi<n<!rale,II,  C3I.  Cepen- 
dant 7*  «l  \  Paris  niéme  qu'on  doit  clierclier  Taniour  ardent  tla  ma'Urs  et 
da  (a  Teilu,  I,  288.  1<«  gont  finénl  y  est  mauraù  ;  mai»  c'est  Ta  «lue  le 
t>ori  guCit  se  cultive  et  qu'il  faut  aller  pour  l'acquérir,  II,  62J  ,  IV,  262, 
K'i.  Loin  de  valoir  u:>c  province  au  roi  de  France,  lui  en  coule  plusieurs, 
11,713.  Description  de  l'Opéra  de  celte  ville,  II,  t4l.  En  quoi  le  Pa- 
risien e»t  stupiile  avec  lieauvoup  <^e^plil,  II,  700.  Extérieur  l'es  Pari- 
aiennes,  II,  132.  LewrS'^roTes,  133-  Leur  ton.  Leurs  regards,  134.  Li- 
liertë  de  propos  et  de  miinlien,  |7>.  t'sa^e  singulier  relativement  aux 
apeclacles,  133.  Prélirent  la  galanterie  à  l'amour,  135,  1.'>6.  Vertus  et 
qualité  naturelles  qui  font  oublier  leurs  défauts  et  leurs  vices,  137.  Con- 
servent dans  Paris  le  peu  d'Iiununité  qu'on  y  voit,  138.  Seroient  plutAt 
des  hommes  de  mérite  que  d'aimables  femmts,  139. 

PlKisoT,  chirurgien  de  Ljon.  Sa  liaison  avec  R.,  I,  111,  144.  Son  éloge  et 
celui  de  sa  maîtresse  Godefroi,  th.,  II,  193. 

Pmrisol  (éptlreii  ),    III,  361  ■  H.  la  lit  cliez  nadame  de  Beuzenval,  I,,  149. 

Parlement  i{<;  Pnrit,  Sa  conduite 'a  l'égard  _j  R.  relativement !i  V Emile, 
I,  304,  306,  509-  Injustice  de  ses  procédés  )  irrégularité  de  la  procédure, 
11,736. 

Paisi  iie  Surate.  Disconrs  d'un  homme  de  cette  classe  condamné  li  mort 
pour  cauv!  de  religion  ,    II,  782,  783. 

Parures  On  brille  par  elles  ,  on  plait  par  la  personne.  Diriger  sur  ce  prin- 
cipe le  goût  des  jeunes  iilles  ,  II  ,  642.  D'où  vient  l'abus  de  la  toilette; 
iiioren  de  le  faire  cesser  ,  643. 

P*sc»'l.  Cité.  I,  351. 

lussions.  Sont  les  principaux  instrumens  de  notre  conservation.  On  ne 
{leut  ni  les  empêcher  de  naître,  ni  les  anéantir,  II,  526.  Iieur  source  est 
Vamour  de  soi.  V.  ce  mot.  Les  passions  primitives  nées  de  l'amour  de 
koi  sont  aimantes  et  douces  ;  celles  qui  naissent  de  l'amour-propre  sont 
irascibles  et  haineuses  ,  527,  IV,  5.  Nous  lient  !i  tout,  et  nous  rendent 
eclavcsde  nous-mêmes,  II,  693-  Erreur  de  les  distinguer  en  permises 
et  défendues;  il  faut  apprendre  à  les  surmonter  tontes,  696-  Véritables 
passions  plus  rares  qu'on  ne  pense,  IV,  73.  Les  grandes  passions  se 
forment  dans  la  solitude  ,11,  50.  On  ne  peut  les  vaincre  que  par  elles- 
mêmes  ,  52.  Leur  illusion  plus  \  craindre  que  leur  violence  ,  69.  Som- 
maire delà  sagesse  humniiie  dans  l'usage  des  passions  ,  532*  Leur  pro- 
grès force  d'accél'rcr  celui  des   lumières,  562. 

Patience.  Est  l'apanage  de  l'amitié  ,  II  ,  170. 

Patiiei.  (l'abbé)  ,  chancelier  du  consulat  \  Venise.  Ses   relations  avec  R., 

I,  136. 

Piilrie  (amour  delà).  Seul  mojen  de  le  faire  naître  I,  704.  Renit  facile 
l'exercice  de  la  vertu  et  est  la  source  des  plus  Ijclles  actions,  592.  S'af- 
foiblit  et  s'évapore  en  s'étendant  sur  une  plus  grande  surface,//?.  La 
p.ilrie  lie  subsiste  point  sans  lilierté,  la  lilwrté  sans  la  vertu  ,  la  vertu 
sans  les  citoyens.  Ou  ne  peut  obtenir  ccnx-ci  que  d'un  bon  système 
d'éducation  publique  ,  593.  Si  on  n'a  plus  de  patrie  ,  "«  a  au  moins 
nn  pajs  et  des  devoirs  à  remplir  envers  lut.    Exposé  dt.  Ci'S    devoirs, 

II,  717. 

Paul  (saint).  Ce  qui  lui  arriva  prêchant  aux  Athéniens,  III  ,  29.  Cité, 
11,779. 

Paisahiis.  Cité,  II ,  483  ,  III ,  501. 

Païsams.  Différence  entre  eux  et  les  sauvages  ,  II,  439.  Idée  qu'un  paysan 

suisse  se  faisoit  de  la  puissance  royale,  560. 
Pkati  (*)    (  le  comte  ),  premier   genlilbonuiic  d'ambassaile  !i  Venise.  Son 

caractère  ;  sage  conseil  qu'il  donne  à  R.  ,   ï  ,  138  ,  ♦G.'i. 
Pirhi  originel.  Cette  doctrine  n'est    pas    contcuuo    dans   t'Ecrilure,  II, 

761. 

Pruarète,  Lacéli'monien  ,  II ,  402. 

J'eiues  (éternité  des).  V.i'n/er. 

Peintres.  Proposition  d'imitations  nouvelles  non  encore  tentées  par  eux 
jusqu'ici,  III,  184-  V.  Imitation. 

Pidniure.  Fausse  analogie  entre  les  sons  et  les  couleurs  ,   III,  517. 

Pei.ico.  Délenteur  des  biens  de  N.  N.  de  la  Tour,  parent  de  niadanne  de 
Warens,  IV,  19'5. 

Penser.  Cet  art  s'apprend  comme  tous  les  autres.  Distinction  unique  K 
faire  entre  les  hommes  :  gens  qui  pensent  et  gens  qui  ne  pensent  point, 
II,  669.  Quiconque  a  pensé  pensera  toute  sa  vie,  558,  IV,  4ls5, 
486. 

Pkbobiau  ,  pasteur,  puis  professeur  à  Genève.  Ses  liaisons  avec  R.,  I  , 
203.  Lettres  que  R.  lui  adresse,  III ,  582,  IV  ,  213. 

/"ère.  Doit  élever  lui-même  son  enfant ,  II,  401.  Vie  tri>te  et  mesquine 
des  Itères  et  mèi-es  ,  première  source  du  désordre  de  leurs  cnfnns,  268. 
De  quelles  convenances  le  père  doit-il  être  juge  dans  le  mariage  de  ses 
enfaus  ?  93.  V.   Mariage, 

Pèredejlimille  (  autorité  du  ).  N'a  pu  servir  de  fondement  !i  la  formation 
des  corps  politiques  et  à  l'établissement  du  pouvoir  absolu,  I,  560-  Est 
fondé  Mir  d'autres  principes  que  le  pouvoir  des  chefs  de  la  société,  .^0, 
386,  640.  L'aulorllc  ne  peut  pas  être  e'gale  entre  le  père  et  la  mère,  383. 
Devoirs  du  |>crc  de  famille  dans  sa  maison.  V.  Economie  domestiijac. 

Pbbéeixe.  Cité,  I,  699. 

Pei/ccti/ililé.  Essentielle  \i  l'iiomme,  et  qui,  avec  la  liberté,  le  distingue 
spiH:iliqucmenl  des  animaux,  I,  540.  Fausse  application  qu'en  faisoil 
l'abbé  de  Saint-Pierre  1:  la  raison  humaine,  IV,  689.  Point  de  vrai  pro- 
grès flans  celte  raison,  et  pourqiwi  11,  623. 

Pénici.BS.  Jugé  conune  homme  rl'clat,  I,  50j.  Comnte  orateur,   III,    106. 

l'gRON.  Son  Voyage,  cité,  I,  537. 

I'khret,  ministre,  successeur  de  M.  de  Tavel  auprès  de  madame  de  Warens, 

1,  102. 

rEnnicuoM.  Sa  liaison  avec  R.,  I,  111.  Service  qu'il  lui  rend,  144. 
I'ehrotet.  r.  se' met  en  pension  chez  lui  \  Lausanne,  I,  73.  Services  qu'il 
lui  rend,  76. 

rE«sE.  Cité,  I,  534,  II,  4,  III,  572. 


r'^  f>ani  son  premier  manuscrit  des  Conjaslons,  R.  lui  donne  le  nom  de 
Ptaii,  G.   P. 


pEits^E,  roi  de  Macédoine,  II,  31.1. 

persifleur  ('e),  III,  292..  293.  Projet  form^et  abandonna  de  cet  enrraj^ 

périoiliquc,  I,  180. 
Perspective.  Sans  ses  illusions  nous  ne  verrions  aucun  espace  ,11,  475. 
Pcriivieni.  Comment  traitoient  leurs  enfans,  II,  417. 
Pervenche.  Transport  de  R.  !i  la  vue  de  celte  plante,  I,  117. 
Petau  (  le  P.  ),   R.  entreprend  d'étudier  la  chronologie  et  J  rcDonce,  I, 

123. 

Petit.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  203. 
Petite-vérule,  II,  468. 

Petit-Piebrx,  ministre  !i  NeufchStel.  Pourquoiil  fut  chassé  par  ses  con- 
frères, I,  313.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  424. 
PiTRARQiE.  Cité,  II,  I,  37,  54,  56,  65, 117,  207. 
Pbtbome.  Cité,  1, 467,  II,  508. 

Peuple.  Sens  de  ce  mot  en  politique,  I,  644,  645 ,  II,  707. 

Peuples,    lie  meilleur  moyen  d'étudier   leurs  caractères  et  les  différences 

qui  les  ditinguent,  II,  120,  1!».  V.  r»yages. 

Pevrou   (du).    Ce   qu'il  éloit.  Commencement  de  sa  liaison  avec  R.,   I, 

SI 8.  Devient  dépositaire  de  tous  les  papiers  de  R.,  et  se  charge  de  1  é<li- 

tion  générale  de  ses  écrits,  33j.  Son  mépris  bien  prouvé  pour  Thérè-e  Le- 

vasseur,  358.  Ce  qu'il  fait  pour  elle  après  la  mort  de   R.,    371.    Genre 

d'abstinence  que  K.  lui  conseille,  plus  propre  que  tout  autre  a  la  guéri.^on 

de  sa  goutte,  IV,  634.  Lettres  que  R.  lui  adresse,  IV,  850,  111,408. 

Pezai  (le  marq.  de)  Lecture  des  Confessions  faite  chez  lui  par  J .  J  •  1 ,  363. 

Phèdre.  Effet  réel  de  cette  tragédie,  III,  122. 

PaiLiDoR.  Sa  liaison  avec  R.,  I,  148.  Fait  quelques    remplissages  dans  l'o- 
péra des  Muses  galantes.  172. 
Philippe,  médecin  d'Alexandre,  II,  453. 
Philoclks.  Emile  n'en  trouve  point  dans  ses  voyages,  II,  712. 
Philon,  écrivain  juif.  Cité,  I,  640. 

Philosophes.  Insuflisance  de  leurs  systèmes,  n'ont  de  raisons  que  ponr  dé- 
truire, se  coml)attent  réciproquement,  ne  prennent  aucun  intérêt 'a  la 
vérité,  II,  567,  573.  Dangers  de  ces  systèmes,  600. 
Philosophie.  Doit  être  servie  avec  le  même  feu  qu'on  sent  pour  une  maî- 
tresse, II,  93.  Différence  de  la  philosophie  de  R.à  celle  des  écrivainsde 
son  temps,  IV,  31  •  Ton  général  que  cette  dernière  a  donné  \l  son  siècle, 
10J,  1 10.  Doctrine  et  vue  de  ses  chefs  et  sectateurs,  147.  Leur  succès  n* 
peut  être  durable,  149. 
PhUoiophiede  lu  nature.  Ouvrage  attribuée  R.,  IV,  131. 
Pidvgnt.que.  II,  570. 

Phureena  (guerre  des).  N'étoit  point  une  guerre  de  religion  ,  1,  691. 
physionomie.   Résulte  des  passions  habituelles,  on  en  peut  changei  V  diffé- 
rons âges,  11,539,540. 
Phjsii/ue.  Méthode  pour  l'étude  de  cette  science,  II,  500,  501. 
PicaKT,  de  l'académie  des  Sciences  ,111,  280. 
PicoH  (Louis),  gouverneur  de  Savoie,  11,283. 
Picot.  Historien  de  Genève.  Cité,  III,  3,  177. 
Pictet,  de  Genève.  Prend  le  parti  de  R.  au  snjel  dn  Contrat  t»clat,  IV, 

380,  590.  Lettres  que  R.  lui  adresse,  830. 
i*ie  I  .nesse  de  la)  "a  Saint-Eusiache,  IV,  53. 
Pierre  I'"'.  II,  520.  Son  génie  étoit  imilatif.  I,  165. 
Piétistes.  Caractérisés,  II,  34". 
Pigeons.  A  quel  point  R.  l'toit  parvenu  a  les  apprivoiser,  X,  121.  Tal  Ican 

de  leurs  amours,  111,  133. 
PiONATELLi  (le prince).  Assiste^  la  lecture  <Ies  Confessions  Je  ^     1,519. 
Pita  (  mont  ),  près  de  Lyon.  Récit  d'une  herborisation  faite  sur  cette  mon- 

tai;ne,  IV,778,781. 
Pii..,F.ii  et  sa  filU,  voisins  de  R.  !i  Monl-Louis,  I,  278. 
PiiioM.  Vi,ite  que  R.  lui  fait  à  Paris,  I,  .'565. 
PissoT,  lii>raire^  Paris.  Dounoit  peu  de  chose  à  R.  de  ses  ouvrages,  1, 191* 

R.  a  lien  de  se  plaindre  de  lui ,  IV,  299,  323. 
PiTAVAL.  Auteur  du  recueil  des  ùiiiset  célè/ tes,  IV,  420. 
f  i£ié.  Un  des  deux  principes  qui  coostiluent  1  homme  moral,  T,  533,  346. 
Plus  forte  dans  l'état  i!e  nature  que    dans  l'étal   civil,  547.  Ma»i™« 
qu'elle  dicte  a  chaque  hninuie  ,  548.  Comment  e  le  naîl  dans  le  ca-ur  hu- 
main, II,  533,  et  parti  qu'on  eu  peut  tirer  dans  l'étiucalion.    V.  Ado- 
lescent.   Pitie  pour  les  mix'hans,   cruelle  au  genre  humain,  573.  Prêtres 
et  méticcins,  peu  pitoyatilcs,  54(1. 
Plaisirs.  Leur  mort  est  dans  l'exclusion,  II,  630.  L'art  île  les  assai-onner 
e;,t  celui  d'en  être  avare,  274,  275,  279.  Le  sentiment  du  plaisir  se  perd 
avec  celui  du  devoir,  281.  Tableau  des  plai.irs  réel>  hui-s  desquels  tout 
n'est  qu'illusion    et  sotte  vanité,  624.  .650. 
Plaisirs  du  peuple.  V.  FêUs. 

PbtNTADE,  musicien,  refait  la  musique  de  Pygmalion,  III,  220. 
P1.AT0N.  A  peint  Jésus  dans  le  porti-ait  de  son  Juste  imaginaire,  II,  597. 
Sa  philosophie  est  rel'e  l'es  amans,  110.  Se..»  préceptes  sont  souvent  trè>- 
snldimes  ,  III ,  25.  Sa  Rè/iuliUipte,  le  plus  Ijcau  traité  d'éducation  qu'on 
ait  jamais  fait.  II,  402.  Comment  les  enfans  y  sont  élevés,  430.  Pour- 
quoi il  y  flonne  aux  frmnies  les  mi-nies  exercices  qu'aux  hommes,  633. 
Poiiiqnoi  n'y  admet  d'autre  espèce  lie  poésie  que  les  hymnes  eu  l'houiieur 
des  dieux,  et  les  louangrs  des  grands  hommes,  11 1,  190.  V.  Imitulion, fut 
jaloux  d'Homère  et  d'Euripide,  519.  Permet  l'excès  du  vin  aux  vieillards, 
1 1 1 , 1 64.  Faisoil,  quant  au  d  roit ,  lo  même  rai>onnement  que  Ca  igula  quant 
an  f;iit,  1,654, 670- De  son  dialogue  intitulé  r/,.(,7e,  III,  499. Comment 

voyagcoit,  II,  t,72.  Cité,  1,538!,  376,590,  II,  3„9,794,111, 168,524. 

PL;,rs  des  enjanu  II  ,  421,  424,  42:',  435. 

Pi.iHCE,  camarade  de  R.  Faillit  le  tuer  eo  se  battant  avec  lui.  R.  lui  garde 
le  Mc ici,  1,423. 

Pi.INE,  l'ancien.  Raison  des  grandes  différences  qu'il  assigne  entre  les  diverft 
peuples  dont  il  donne  l'idée,  11,  702.  Cité,  I,  463,  II,  39- 

P1.INK,  le  jeune.  Cité,  I,  560. 

Plitarqie.  Première  lecture  de  Tcnfancc  de  R.,  I,  3  Goût  de  R.  ponr 
cet  auteur,4l6.  En  quoi  il  excelle  comme  hi^llllic^,  II,  54".  Se  contre- 
dit souvent,  IV,  .91.  rité,I,49«,  5"4,  598,641,070,693,  11,  126, 
190, 204, 279,  315, 400,  '.02, 433,  4^5, 315, 53i,  561 ,  378, 5J2 ,111, 
123,  126,  134, 136, 143,  153, 169, 176,  519. 


GÉNÉRALE  ET  ANALYTIQUE. 


875 


Toiiie.  Prrmirm»!  <4e  K.  m  ca  Smr'i  rt  pnnrquoi  il  croit  utile  de  t'j 
cterter,  I,  81  •  Vun  grncrilet  tur  cet  art.  V.  Ilvmiie,  Imilulion,  Spec- 
tuvlti. 

Poitou.  Ce  mot  n'a  pnint  do  sens  pniii'  les  enfani,  II,  433,  S06. 

PoLiantc  (  mail.  <le  ).  Ce  ({u'elle  fait  pour  l'auurer  de  l'eiistence  r(<cUe  de 
Julie  d'Étante,  1,28!). 

rolilriir.  Dani-er  d'accoutumer  les  enfans  V  «et  formules,  II ,  433.  Ne  sert 
qu'îi  caclier  uns  «ices,  I,  46S'  Rapports  entre  clic  et  la  culture  des  Let- 
tres, 493*  Qiitillr  e*>t  celle  qui  convient  \\  l'iionn^te  homme,  et  mo^en  de 
l'acquérir,  II,  619' Celle  des  femmes  différente  de  celle  dei  hommes  et 
moins  fausAe,  (yVi. 

PoUiiifiie,  Il  faut  di.^tinguer  en  politique  ainsi  qu'en  morale  l'intérêt  n'el  de 
l'intérêt  apparent,  1,620*  N'e>t  point  du  ressort  des  femmes,  II,  153. 

Poliitont.  l'airedes  polissons  pour  parTCnir^  faire  des  sa|;es,  II,  460. 

t'tttof^ne.  Notice  5ur  sa  con^titutior.  piditique  et  su  r  les  évéïientens  dont  elle 
éloitletliéitre'a  l'ipoque  où  R.  écrivoit,  I,  TOO*  Comment  cet  état  a-t-il 
pu  subsister  si  lon|;-temps,  702*  Institutions  nationales  et  eiclusives,  seul 
moyen  de  consistance  )i  assurer  ii  la  Polo^e,  703-  Plan  d'éducation  pu- 
hliuue  pour  la  Pologne,  709-  Cause  principale  de  l'anarchieet  mojen  de 
la  fairecesscr,  714,  723.  Causes  particulières.  Diétines  de  la  Pologne, 
vrai  palladium  de  sa  lilierté,  713,  716.  Organisation  du  sénat,  de  la  diète 
et  des  diétines.  Moyens  proposés  pour  faciliter  l'opération  des  élections, 
713.  De  l'autorité  royale,  721  •  Hérédité  dans  le  trAne  et  lilierté  dans  la 
iiatinn,  choses  iticonipatiSlcs,  722-  Sur  quels  points  le  Itf'rrum  veto  peut 
continuer  de  subsister,  724.  Ctilité  desCoofi'dé'ations,  72C-  Il  faut,  non 
Ivsalmlir,  mais  les  régler,  l'A.  Trois  codes  2i  faiie,  uniformes  pour  luntea  les 
province.  ;  des  juges  et  des  avocats,  727.  Plan  d'un  système  économique, 
moins  f:ivor;i!ilv  11  la  richesse  pécunière  qu*^  l'alKini'ancc  et  la  prospérité 
nVllo,  7°28.  Plan  d'un  système  militaire  ou  tout  citoyen  doit  être  soldat, 
733.  Places  fortes,  nids  a  tyrans  j  ne  conviennent  point  au  ^t'mt:  polo- 
iKiis,  736.  Projet  d'une  marche  graduelle  qu 'auront  à  suivre  dans  leur 
avancement  les  membres  de  l'administration  dans  toutes  ses  parties,  737. 
Pour  cela  divisivs  en  trois  classes,  fen'H/iiire^d.',  êUif^rt  ^nvlit  n\  tirs  /i>/<, 
il'.  Ni'cessité  d'affranchir  graduellement  les  serfs,  713.  Moyen  d'y  par- 
venir et  de  donner  aux  serfs  et  aux  bourgeois  une  part  active  dans  la  légis- 
lation, 739.  Mode  proposé  pour  l'électioii  du  roi,  741,  742.  Jngcniciit 
du  roi  après  sa  mort,  744.  Ne  point  comptcrsur  les  alliances  el  ti:iité«,si 
ce  n'est  celui  \>  faire  a^ac  la  Turquie,  746.  Parti  'a  prendre  \  l'égard  tit. 
Poniatowski,  747. 

Pologne  (  Cvntiilcrations  sur  le  Goiivenirmenl  ili),  T ,  700.  Fpoqiie  et  cir- 
constances de  la  composition  de  cet  ouvraj;c,  I,  561,  IV,  I4û- 

PolYgnmii.  Ses  effeU,  II,  683. 

PoMrADova  (  mad.  de).  R.  lui  écrit  sur  la  délenti<in  de  Diderot,  I,  IgO. 
Envoie  cinquante  louis  V  R.  pour  le  Ucvin,  201,  IV,  208.  Allusion  fn- 
cheiise  (liasVffilviie,  1,270, 11,321.  .Antipathie  de  R.  contre  clic,  il  la 
croit  son  ennemie,  1,292,298,300,302.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV, 
208. 

Ponr/uo/ion.  Notre  ponctuation  est  imparfnite:  manque  de  point  vocatif, 
III,  501,502. 

Poul  du-Caril.  Effet  de  la  vue  de  ce  monument  snr  R.,  1, 133. 

Pelyynoilie  de  l'ablH!  de  Samt-Pierre,  I,  623. 

PoDTVSKSE  (de)  ,  curé  deConfîgnon  en  Savoie.  Donne  V  dlner'a  R.  Effet 
de  sa  bonne  réception,  I,  22,  23. 

Pon.  Son  Poème  >ur  l  Homme,  mis  en  opposition  avec  celui  de  Voltaire 
tuT  le  Désastre  de  Lisbonne,  IV,  239. 

Pori.iifixii(  (mad.  de  la).  Ses  mauvais  procédés  envers  R.,  1, 173.  Motifs 
de  sa  haine  contre  lui,  174,173- 

Population.  Sa  quantité  et  sa  distribution.  Règle  certaine  pour  juger  de  In 
bonté  du  gouvernement,  I,  674  ,  II,  713.  Pour  que  l'espèce  se  con- 
serve ,  chaque  femme  doit  faire  \  peu  près  quatre  enfans ,  639. 

Poi traits  de  R.  faits  de  son  vivant ,  et  quatrain  fait  par  lui  \t  cette  occa- 
sion, IV,  54  ,  III,  ^70.  y.  Latotjh,  Houdob. 

Parti, ml  (duchesse  de).  Lettres  sur  la  botanique  adressées  \  cette  dame, 

III,  397.  Autre  ,  IV,  646. 

Port  Hujal,  Pourquoi  R.  préféroit  les  livres  élémentaires  sortis  de  cette 
niai,on  ,  et  quel  fut  leur  effet  sur  lui  ,  I,  120,  12»,  12*5,  III,  277-  La 
Oin- maire  citée,  III,  501. 

Ponl-Sriilu).  Pont  sur  l'enfer.  Son  effet   chci  les  Mahométans,  II,  601, 

IV,  148. 

Poupée,  Amusement  spi'cial  des  petites  filles,  est  i  favoriser,    II,  639. 
Pmuiont  (al>l)édel.  Lettre  relative  II  la  botanique  que  lui  adresse  J.  J., 

III,  418. 
Prtraulioiis.  Les  petites  précautions  font  les  grandes  vertns  ,  II,  23''.  Ne 

doivent  pas  être  poussées  jusqu'à  des  soins    ignominieux  qui  avilis.scnt 

rjme,253,   233. 
Pt  éceptrui ,  V     (gouverneur. 

Précipice'.  Plaisir  que  goût  oit  R.  Il  gagn<r  des  vertiges  en  y  rej^ardant,  I,  89. 
PréJiclions.  La  cause  de  leur  accomplissement  est  souvent  dans  la  prédic- 

liioB  même,  II,  374. 
Préjugé'.  S'enorgueillir  de  les  vaincre ,  c'est  s'y  soumettre,   11,520.  Il 

en  «st  qu'il  faut  respecter  ,    IV,  .'{63. 
Premier  occupant  [Aro\\  de1.  V.  Propriété. 
PaivosT  (l'abU').  Caractère  de  cet  écrivain.  Ses  liaisons  avec  R.,   I,  193. 

Son    Histoire  ilrs   fiung^j,  citée,  572,  677. 
PUvnsT  (P.)  Professeur" Si    Oenèvr.    Son    témoignage  cité.    I,_363,    III, 

581.  Sa  lettre  sur  R.  et  particulièrement  sur  la  suite  de  l'Emile  ,  II , 

743. 

Prévoyance  Son  excès,  source  de  nos  mi<ères,  II,  432.  De  son  nsai^i 
bien  ou  niai   réglé  naît  toute  la  saj;esse  ou  toute  la  misère  humaine,  .502. 

Prière.  Pourquoi  le  vicaire  savoyard  ne  prioit  pas,  II,  886.  Son  utilité. 
Réponses  aux  objections  tirées  de  notre  li'erlé  et  des  lois  générales 
établie*  par  Dieu  ,  H,  541,  346,  347,333.  V.  Dévotion.  Prière 
d'une  femme  se  réduisant  \  o,  541 .  Où  R.  aimoit  \  prier  ,  t22,  3tl. 
(Maison  dominicale,  la  plus  parfaite  îles  prière»  ,  II! ,  57.  Ce  qui  est 
plus  parfait  eiicor»,  c'est  l'eiitii'iu  nSçnation  aux    valoutés  de  Dieu,   //'. 

Piijiiri</<,  Iiisi^iii^rs,  II,  C2o. 


Pi  inceste  de  Clives  {la).  La  Julc  lui  est  comparée  ,  I,2f8. 

Pi  mecs.  Diflii'iiltés  qu'ils  éprouvent  pour  assurer  une  IxinnerducatianV  kart 
enfans,  IV,  459,  4t.8,  472. 

Principesdes  choses.  S'il  y  en  a  no  seul  ou  plnsienrs  ,  II,  571,  769.  Pour» 
quoi  tous  les  peuple»  qui  eu  ont  reconnu  deux  ont  regardé  le  mauvais 
comme  inférieur  su   bon  ,  422. 

Piitoiiuiers  de  guerre  {Us).  Comédie  ,  III,  21 1  ■•  219.  Epoque  •••  la  com- 
position de  celte  pièce,  21 1 . 

Paucort.  Poi trait  de  ce  mnlecin  ,  I,  i'JS. 

PioJ'essiott  dejoi  du  yici-ire  savojatd.  Sa  division  en  deux  parties  ,  el  ce 
qui  les  distingue  l'une  de  l'autre  ,II,79I|III<9.  l'alilcau  de  ce  qui 
réiulteroit  de  l'adoption  de  ses  pi  inci|>es  dans  un  coin  du  monde  ,  10. 
Ne  reufenne  rien  contre   la  religion,  IV,  433|  436. 

Projet  concernant  de   nouveaux  signes  pour  la  mu^itjut,  1 1 1,  448..  433. 

Pioj.l  de paije  perpélnelte  ,\e  Vx\,U  <.\e  Lint-Pierre  (  citrail)  ,  1,606- 

Piojetpour  l'éducation  de  M.  de .SainU-Maiic,  III,  269..  '/77- 

Promenades  puhliifuet  des  ville'.  Pernicieuses  aux   enfans,  II,  476- 

Piophèles,  Vtopliéties,  V.    frédictionl. 

Piopieté.  Un  despremiers  devoirs  de  la  femme,  II,  630. 

P'Of/riété.  Fondement  «le  la  société  civile,  1,331,  397.  A  fait  naître  les  pre- 
mières règles  de  justice,  536-  Le  droit  qui  en  résulte  ne  s'étend  pas  au- 
dcHi  lie  la  vie  du  propriétaire,  597.  L'esprit  des  lois  qui  en  règlent  l'exer- 
cice doit  être  que  les  biens  des  familles  en  sortent  et  s'aliènent  le  moins 
possi!)le,  ih.  Ce  qu'c-t  le  droit  de  propriété  dans  l'état  civil ,  646.  C-  .Ci- 
tions nécessaires  pour  autoriser  le  drcit  de  premier  occupant,  ..  Com- 
ment en  donner  la  première  iilré  aux  enf.ins,  II,  443.  Le  démon  de  la 
propriété  infecte  tout  ce  cpi'il  touche,  (i30- 

PlOTXsiLAS.  Emile  en  trouve  lieaticoiip  dans  ses  voyages,  II  ,  712. 

Pioletlans.  Injustice  du  tiaiteinent  qui  leur  a  été  fait  en  France,  II,  7!<1. 
Quels  sont  et  l'esprit  de  leur  religion  et  les  points  fondamentaux  de  leur 
croyance,  III  ,  17,  19.  La  religion  prolestante  (calviniste),  tolérante  |>ar 
principe;  inconséquence  de  la  luthérienne  'a  cet  ég^rd,  19.  R.  n'a  point 
attaqué  les  dogmes  distinclifs  de  la  re'igion  protestante  ,  21  -  Ce  qu'il  a 
fait  pour  les  protestans  en  France,  et  cependant  a  beaucoupà  s%m  plain- 
dre, IV,  489-  Il  se  croit  qnitte  envers  eni  ,  et  refuse  de  pieu'lr*  encore 
la  plume  pour  leur  défense,  489,  506,  522. 

Providence.  Comment  justiliée  relativement  i  l'existence  du  mal.  V.  /./- 
heiti,  Beligion  naturelle.  K  toujours  raison  chez  les  dévots  et  toojours 
tort  chez  les  philosophes,  IV,  244. 

Psaumct,  Moyen  d'en  régulariser  le  chant  daos  les  temples  prolestans,  III, 
583. 

Pulierlé,  Ses  signes  extérieurs,  II,  526-  Son  époque  peut  être  lung-trnips 
relardée,  3°29.-33l  ■  Causes  et  dangers  de  sou  accélération,  529,  551,  541. 

Pudeur.  Si  elle  est  un  préjugé  de  l'édncation,  III,  131  Inconnue  aux  eti- 
fans.  Comment  siippli'cr,  sans  instruction  prématurée,  "a  leur  ignorance 
sur  ce  point,  II,  ."iSO.  Prescrite  aux  femmes  par  la  nature,  et  pourquoi  ; 
réfutation  des  sophismes  avancés  sur  ce  sujet,  652,  III,  131,  152.  En 
renonçant  a  cette  vertu  ,  elles  perdent  au-si  toutes  les  autres,  II  ,  635. 
N'est  pas  étrangère  anx  animaux  ,  III  ,  1.55. 

Pi  rrKNOoarr.  Cité ,  1 ,  56,  362,  III  ,  82. 

Punitions.  De  quelle  espèce  doivent  être  celles  qu'on  fait  subir  aux  enfans, 

11,446,  IV,  789. 

Pi'tr  (de),  culonel.  Se  lie  avec  R-,  I,  518.  R  le  fait  nommer  conseiller 
d'état,  3T2. 

PtTBou  (J.).  Traduction  de  son  ode  latine  snr  le  mariage  du  roi  de  Sar- 
daigne,  III,  537- 

Vjjfmalion,  scène  lyrique.  III,  Î20.-223-  R-  veut  la  faire  représenter  i 
Stras!>ourg,  I  ,  352-  L'est  \  Paris  en  1775,  562,  IV,  146.  Détails  cl 
anecdotes  sur  la  musique  qui  accompagne  cette  scène,  et  dont  R.  a  com- 
posé seulement  deux  morceaux  ,  III,  220.  E-l  «'onnée  pour  eiemple  n'ini 
nouveau  genre  de  déclamation  préparée  el  soutenue  par  la  niu>iqiie,  564- 

PimiBi-s.  Comment  sera  jugé  par  Emile,  H  ,  .^4!). 

PvTntonRK.  A  quoi  comparoit  le  sjiectacle  du  monde,  II  ,  5i4-  Conmni:! 
voyageoit,  67'2. 

c>- 

Quatrain  mis  au  lus  d'un  poitrai*.  de  J.  J.,  HT,  370.  Aiilre^  madame  Du- 
pin,  (//. 

Questeurs  des  armées  semaines.  Raison  de  leur  iulégrité,.!,  731. 

Questions  mnltipUivs  i-cliutetit  les  enfans,  II,  492- Comment  ri<|>nnflre  \ 
leurs  questions,  «n  matière  d'étude»,  498.  Conmienl  n  primer  ci-llesqui  ne 
sont  que  sottes  et  fastidieuses,  50.^.  t'ouiniciit  répondre  aux  qiieslions 
acnbieuÀCs  ou  indiscrètes  de  leur  part,  291 ,  550.  L*ârt  d'intci  rogcr  |ias  si 
facile  qu'on  pense  ;  proverlie  indien  à  ce  sujet,  '^92. 

Qt'ii-i.ti',  libraire,  traite  avec  R.  pour  l'impression  de  son  premier  ou- 
vrage,!, 147- 

QriH.i  i.T.  Son  opiira  d'.^M  «  cité,  III.  199. 

Qi  IHM  I.T  (  mailem.  .  Ron  accueil  qu'elle  fait  V  R.,  I,  202.  Circonstance 
honorable  II  K.  d'un  diiier  fuit  chez  elle,  où  se  trouvoicnt  Duclos  et  Saiut- 
Lamliert,  773. 

Qi  i»TX-CiscE.  Cité,  II,  453. 

QimTiLiiw.Cité,  II,  4.18, 111,513. 

w 

RiCinKet  Coansii.i.E,  arec  tout  leur  génie,  n*  sont  que  t'es  ptrlenrt.  Mérita 
^pécial  de  Racine,  II,  126. 

Iiiigiin<le{  lesainiiursile  ),  coméilie de  Dcslonches,  1,  193- 

Rkisiono  Li  i.i.s.  11,701. 

H.iisvn.  Raison  scnsitive  se  dévelop|ie  la  première  et  sert  de  hase  11  la  raisna 
inlellcctiii-ll«  ;  conséipicnce,  11 ,  464.  V.  .\,ns.  Celle  dernière  ap|ircnilà 
connoltrele  bien  et  Icuul,  mais  est  iusnfEsante  pour  noiu faire  .li mer  l'un 


«74 


TABLE 


•t  iyilr.r   l'aiilie  ;  ne  peut  donc  'ervir  rie  fon^Icuieul  aux  inArples  <!e  la    [ 
loinalnielle,<22,54."5,  IV,  562,509,  1690.  Tiop  souvent  elle  Irrn.pc,  la 
conscience  ne   trompe  jamais,    H,  381.   \.  Cvntrienrf.    Point  <le  vrai 
progrès  de  rai  on  tlims  l'espèce  Luni:>iue,  et  pourquoi,  623,    IV,  689. 
i  ourqnoi  est  plu»  lit  foioicc  cliez    les  femmes,  II,  2d.  Comment  on  la    i 
(Iikrédite  dan>  l'esprit  des  enfaii-,  440. 

Riii-oinicmenl.  Son  cU'et  comparé  à  celui  de  IVloqucnce.  V.  Eloquciirr,  De 
quelle  espèce  sont  ceui  des  enfaos.  II,  430.  Silêt  ipie  l'esprit  est  parTcnu 
jusqu'aux  idées,  tout  jugement  est  un  raisonnement,  524. 

R.M«U'.  Fait  à  R.  la  seule  ol.jeclion  soli.ie  à  oi.po,er  a  son  système  de  nol.n- 
tion  musical*,  I,  146-  Sa  conduite  à  rocca,ion  de  l'opéra  des  MuirS ^a- 
Imilcf,  172;  puis  liei  Fêtes  de  Rmiiiie,  174.  Jugement  sur  ses  ouvrages 
théoriques  et  sur  son  talent  comme  compositeur,  93,  108,  114)3/7.  Son 
éloge,  1 1 1 ,  378.  Cité,  463,  470,  346. 

f".k.Ms»T,  [«-iiilre.  Fait  le  portrait  de  R.,  IV,  53. 

Ii->iiz  lies  fiirlie^.  Effet  de  cet  air  sur  les  troupessuisses,  IV,  4|4. 

R.VNU.  (.l'aiilK').  Se  lieavec  R.  Sou  éloge,  I,  193.  Lettre  que  lui  adresse 
J.  J.  au  sujet  d'un  nouveau  mo<1e  de  musique  inventé  par  M.  de  Blin- 
ville  ,  111,379.  Antres,  IV,  830. 

Rkm  Ml  R.  Pri'senle  R.  'a  l'Académie  des  Science»  ,1,1  <6. 

V.BDKi,  Eï  FmncoBiB,  dits  les  //elils  vi'uluin,  I,  172,  196. 

Kèritiilif.  Sa  ilélinilion,  III,  537.  Le  récitatif  françois  comparé  au  n«i- 
lalif  italien,  538-  Règles  générales  du  récitatif  simple ,  du  récitatif 
oliligé  et  dis  airs,  5fi2.  Application  'a  la  langue  françoi  c  ,  et  modèle  d'un 
Ken "6  nouveau  de  déclamation  musicaledaus  la  scène  de  Pîy/,*"//o/i,  563* 

y  t:0NABD.  Son  tliéStre  jugé  sous  le  rapport  moral ,    III,  |32,  133. 

ItéoNULT.  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,   438. 

Ukoiilut,  de  Ljon,  se  propose  pour  l'entreprise  des  œuvres  de  R.,  I,  329. 

Rki'.i'li's.  Système  qui  force  de  le  calomnier  II,  583. 

Keinc  t'iintafque  (^In)  ,  conte,  III,  296..  303.  Epoque  de  sa  composi- 
tion, IV,  833. 

Ileligian.  Ses  dogmes  essentiels  et  principaux  ,  base  de  toute  vertn  et  mora- 
lité, II,  179,  I'J0,000,601  ,  IV,476.Livreà  faire  sur  son  uliUté,  IV,  130. 
Considérée  par  rapport  à  la  société,  se  divise  en  deux  espèces,  celle  de 
l'iionime  et  celle  du  citoyen,  I,  696.  Troisième  espèce  qu'on  peut  appeler 
la  religion  du  prêtre,  if>.  Conséquences  du  principe  qui  lioit  clici  les 
aucienj,  le  système  tliéologiquc  au  système  politique,  694.  Effet  de  la 
séparation  des  deux  systèmes  par  l'étalilisscment  de  la  religion  clirctienne, 
GJ3,  693-  Eu  quel  sens  et  jusqu'à  quel  point  l'État  a  droit  d'inspection 
sur  la  croyance  de  cliacnn  ,  778.  Profession  de  foi  purement  civile  !i 
imposer  aux  ciloyeas.  Quels  eu  doivent  être  les  dogmes,  I,  698,  IV, 
243-  Deux  manières  d'examiner  cl  comparer  les  religions  diverses  ,  II  , 
778.  Quelles  religions  doivent  être  tolérées  ,  1,  699.  Peut-on  introduire 
en  un  pays  une  religion  étrangère  ,  II,  781,  l'V,  443.  Motifs  puissaus 
pour  rester  dans  la  religion  o'u  l'on  est  né,  II,  600,  IV,  /,96.  La  reli- 
gion qu'on  professe  est  pour  le  plus  grand  nombre  une  affaire  île  géogra- 
pliie.  Le  lieu  de  notre  naissance  la  détermine,  II,  3C0.  Trois  cniac- 
lères  que  peut  avoir  une  religion  pour  être  reconnue  vraie:  1°  L'utilité 
de  sa  doctrine  ;  2°  Les  vertus  de  ceux  qui  l'annoncent;  3°  Le  pou- 
voir des  miracles  j  des  trois,  le  premier  seul  certain,  infaillible,  et  qui 
dispense  de  tous  les  autres,  III,  23,  54-  Quel  seiitinieut  on  doit 
éprouver  ,  et  quelle  conduite  on  doit  tenir  envers  les  incrédules,  II, 
501.  Utilité  pour  le  peuple  d'un  culte  offrant  a  sa  piété  des  olijels  sensi- 
bles, 299.  Les  cnfans  avant  l'îige  déraison,  ne  peuvent  être  instruits 
sur  ce  sujet ,  293,  338..  •)62,  6i6,  763,  III,  272-  Quelle  doit  être  la  reli- 
gion des  femmes  etcomment  l'enseigneraux  jeunes  filles  V.  7* '(.-mMir-,  Fillfs. 

licii^wn  naniV'tit',  Exposéel  preuves  de  ses  dogmes  ou  articles  de  foi,  II. 
1.  Une  volonté  meut  l'univers  et  anime  la  nature  ,  571 ,    372. 
^.  La  matière  mue  scion  certaines  lois  démontre  une  intelligence,  ,574. 
.r.ippelle   DiEi'.   Volonté,    intelligence,  puissance    et  bonté  sont  ses 
all'.d.uis  ,374,  578..  580. 

,'».  Placé  par  sou  e.-pèce  au  premier  rang  dans  l'écbelle  des  êtres  , 
5f3..  377;  mais  exposé  par  son  iudividuà  tant  de  maux  et  de  niL^Mcs, 
riiomme  est  tenté  d'abord  d'accuser  la  Providence  ,  577.  El'e  est  justi- 
liée  si,  comme  composée  de  deux  substances  ,  l'une  qui  l'asservit  aux 
sens,  l'autre  qui  l'élevé  à  l'amour  du  beau  et  de  la  justice  ,  il  rcconnoit 
qu'il  est  libre  ,  ce  qui  constitue  l'excellence  de  sa  nature  et  seul  donne  de 
la  moralité 'a  ses  actions  ,  377,  578.  Le  mal  moral  est  notre  ouviage  ; 
le   mal  physique  ne  scroit  rien  sans  nos  vices  ,  377. 

4.  La  prospérité  du  iiiécbant  et  l'oppression  du  juste,  s'expliquent 
par  rimmatéi ialité  de  l'âme,  par  son  iiiiniorlalité  et  par  des  peines  et  îles 
récompenses  dans  ime  vie  future  ,  578,  379.  S'il  faut  une  autre  religion 
que  la  religion  naturelle,  587.  V.  liaison^  CunscicncCf  Dtciij  Anw  ^ 
MalièrCf  etc. 

ïieti^ioni  révètées.  Ne  sont  fondées  que  sur  des  témoignages  liumaihs,  et 
n'offrent  qu'embarras,  mystères,  oKscuriti^t ,  II ,  5^7,  783.  Trois  prin- 
cipales en  Europe  393-  l'.ffet  de.î  révélations  diverses  ,  et  consi^iience  de 
celte  diversité,  ,388. .590.  S'il  n'eu  est  qu'une  seule  qui  soit  vraie,  les 
signes,  soit  miracles,  soit  dogmes,  eu  doivent  être  avérés,  incontestables, 
589,391.  Aucune  d'elles  n'offre  ce  caractère  ,  59 !.. 396.  Cependant  l'É- 
vangile, rempli  de  contratlictions  et  d'absurdités,  a  îles  caractères  de 
vérité  et  de  sublimité  qu'on  ne  peut  méconnoitre  ,  597.  Quel  parti  est 'a 
prendre  dans  cette  obscurité,  596,  598. .601.  V.  M iritcles  ,  Dogmes  , 
Mj  stries,  etc. 

lii  ligioH  cntlioliijiie.  Règles  à  suivre  pour  s'y  sountcttre  siotant  qiM  la  raison 
le  permet,  IV,  511. 

fteligion i>iol' stniile.  Religtcii  liithciirnnr.  V.  Protesians, 

lirmords.  Vaius  efforts  pour  les  étouffer,  II,  582. 

litjfaf.  Description  d'un  repas  simple  ,  mais  exquis.  Ce  qui  en  faisoit  le  pins 
solide  agrément,  II  ,  273.  Rrpas  rustique  conq>aré  !i  un  festin  d'appareil. 
Kefleiions  qu'il  fait  nattie,  512. 
Réftoitu:  à  une  l,il,vom,nj:,ie,  111,  178,  179. 
JRrpoiise  au   iiit'itioire  nuoin  tue,  'ntitulé  :  S'i  le  monde  fine  nous  hahilons  est 

unes^lièie,  1 1 1,  278..'282. 
litiioKse  nu  fi-  lit  liùiitii  à  ^on  /iiclc  nom,  sur  un  morceau  de  l'Oiiihée  du 
ihevilierCliick,  III,  368. .370. 


Aé^ii/'/ii/iic.  Sa  dérinilion,  1.634.  V.  Cvifis  polUitjuc,  Gourtrnemenl. 

Bei/iiétii.  Définition  de  ce  mot,  III,  83. 

Ritciii.iN,  rabbin  célèbre.  Cité,  II,  594 

lièvélalion,  V.  Heli^ivns rê^-élées, 

Reventi.ovï  (M.  de),  IV,  363. 

Rcveriei  dn promeneur  (ulUiiire,  I,  401 .  Composition  de  cet  ouvrage,  561. 
Son  objet.  Doit  être  regardé  comme  une  suite  des  Confessions,  404. 

Rei  (Marc-Micliel',  libraire  d'Amsterdam.  Se»  premières  relations  avec 
R.,  1,20.3,263.  Ses  procédé»  généreux  envers  lui  et  sa  gouvernante,  290, 
IV,  299.  Lui  donne  l'idée  d'écrire  ses  Cvn/cssions,  I,  272.  Lui  achète  le 
manuscrit  du  (  onlml  social,  293.  Fait  offrir  !i  R.  une  retraile'a  Amster- 
dam, 331  ,  IV,  583.  R.  l'accuse  d'altérations  et  de  falsifications  dans  l» 
réimpression  de  ses  ouvrages,  I,  436,  IV,  143.  Lettre  que  R.  lui  adresse, 
640. 

I^EiUEi.ET  ,  curé  de  Seyssel ,  réception  qu'il  fait  à  R.  I,  63. 

Ukineaij  ^le  P.).  R.  étudie  ses  ouvrages,  I,  125. 

hfiélurifue.  V.  Eloi/ueidce. 

RicuxBDsoN.  Ses  romans  comparés  \i  ta  Nouvelle  Hiloïse,  1,288,  289. 
Sa  C/iirifse,  jugée  le  preaiier  de  tous,  III,  4.*jO.  Ils  ont  l'esoiii  d'être 
abrégés.  R.  est  disposé 'a  se  charger  de  cette  tJche,  IV,  490.  R-  reconnoit 
eu  Angleterre  la  vérité  des  situations  el  des  portraits  qu'il  a  tracés,  680. 
A  tort  lie  se  moquer  des  passions  conçues  à  première  vue,  II,  170.  Son 
eireur  de  vouloir  instruire  les  jeunes  tilles  par  des  romans,  IV,  322, 525. 
Pnmé/o,  citée,  III,  157. 

Richelieu  (le  duc  de).  R    lui  est  présenté 'a   Lyon  et  en  est  bien  accueilli, 

I,  144.  Applaudit 'a  l'opéra  des  Muses  galantes,  el  veut  le  faire  jouera 
la  cour,  172.  Charge  R.  des  changemens  'a  faire  »vi\  Felcs  de  Ramire , 
173,  el  l'.es  cènes  qui  lient  le»  divertissemens  de  la  Princesse  de  Niivarre, 
IV,  193.  Justice  qu'il  lui  rend  »  cette  occasion,  I,  174.  Comment  R. 
fut  dans  l'impossibilité  de  le  revoir,  ih. 

Riches,  Leur  caractère,  leur  manière  de  voir  et  leurs  dispositionscn  général^ 

II,  62^,680.  Tableau  hypothétique  de  la  manière  de  vivre  d'un  riche 
donnant  tout  'a  .ses  plaisirs,  mai»  rien  'a  l'opinion,  624. .630  Conclusion 
à  en  tirer  :  la  richesse  bonne  )k  rien  pour  le  plaisir,  631 .  Le  grand  fléan 
des  riches,  c'est  l'ennui ,  628.  Ont  beaucoup  de  peine  avec  leur  argent , 
et  sont  trompés  en  tout,  I,  18,  II,  414.  L'éducation  qu'il»  reçoivent  de 
leur  état  ne  leur  convient  sous  aucun  rapport,  411,  514.  Ne  sont  pas  dis 
pensés  de  la  nécessité  de  travailler,  513.  La  feiute  charité  du  riche  n'est 
en  lui  qu'un  luxe  de  plus,  IV,  309. 

Richesse.  N'est  qu'un  rapport  de  surabomlance  etilre  les  désirs  el  le»  facu'- 
tés,  II,  268.  On  doit  aux  riches  la  première  idée  de  l'ordre  social,  ou  de 
la  formation  des  corps  politiques  ,  î,  337.  Des  qnatre  sortes  d'inégalité, 
la  richesse  est  celle 'a  laquelle  elles  se  récUiiscnt  finalement,  364.  Ce  sont 
les  riches  qui  retirent  de  l'état  social  les  plus  grands  avantages,  601 .  Dan» 
une  monarchie  l'opulence  il'un  particulier  ne  jwïut  le  mettre  ati-ilessiis  du 
prince  ,  mais  dans  une  république  elle  peut  aisément  le  mettre  au-dessus 
des  lois,  III,  166 

Ridicule.  Est  l'arme  favorite  du  vice,  III,  124  Est  toujours  \  côté  de  l'o- 
pinion  ;  comment  s'y  Soustraire,  H,  628- 

Riv»L.  Ami  du  oère  de  R.  Son  caractère,  I,  27. 

Rivtz,  m  canicien  valaisau,  III,  |40. 

liouKCK  (Jeau^,  auteur  d'une  dissertation  .sur  le  suicide.  II,  190,  194. 

HoitECK  (la  princesse  de).  Ce  qui  arrive  a  Diilerot  pour  l'avoir  offensée,  I, 
283.  Sa  maladie,  IV,  ."MS.  Sa  mort,  I,  290. 

RoREF.T.  Dialogue  {l'Emile  et  decejar  inier,  11,444. 

Itiihinsvn  Crnsoé.  Le  plus  heureux  traité  d'éducation  naturelle,  II,  507, 
IV,  70. 

RocnEMoKT  (M.  de).  IV,  213. 

Rooi  IN  (Daniel).  R.  fait  sa  connoissance,  I,  146.  Leur  liaison,  et  services 
qu'il  rend  'a  R.,  147,  167,  179,  267.  Il  le  reçoit  à  Yverdun,3IO.  Liai- 
sons de  R.  avec  I  s  membres  de  sa  famille,  31 1,312.  Lettres  que  R.  lui 
adresfe,IV,830. 

RoGuiN  ,  colonel,  neveu  du  précéiloiit,  1,311. 

RoGi'iN,  banneret,  paient  des  pi-écétieus.  Sa  fausseté  et  sou  mauvais  procéda 
envers  R.,I,  312,334. 

BoH»N  (la  princesse  do\  I,  130. 

Kcis.  Sont  les  premiers  esclaves  de  l'opinion,  III,  146- V.  .VoiiKeiaiw. 

Rni.icuoM.  Moine  antonin.  Services  qu'il  rend  à  R,,  I,  87. 

Roi.LiN.  Cité,  II,46i. 

RonuiH  comique  de  Scarron,  cité,  1,71. 

Rouittiices  ci  airs  délai  hcs,  musique  ilc  R.,  III,  583..  587. 

Romiins.  Livres  dangereux  ,  moyens  île  les  rendre  utiles,  II,  7,  8.  Ne  peu- 
vent être  utiles  a  la  jeunesse,  9,  IV,  523.  A  qui  ils  conviennent  et  qui  de- 
vrcùt  les  composer,  II,  138. —  Rumnns  nugl»i<.  Jugés  en  général,  III, 
<50.  V.  Richardson.  —  Romans  orientaux.  Pourquoi  plus  atlemlrissatu 
que  les  antres,  11,5.33. 

Rome,  Romains.  Si  .ses  fondateurs  étoient  réellement  des  bandits,  de» 
hommes  sans  mirurs,  111,  196.  Discret  de  Claude  qui  incorpore  tous  le» 
sujets  de  Rome  au  nombre  de  .ses  citoyens,  1,607.  Idée  précise  des  diffé- 
rentes formes  de  gouvernement  qui  s'y  succéilèrent,  6*^3.  H  est  \  croire 
que  ce  qu'on  débite  de  ses  premiers  temps  sont  des  fables,  683.  Des  co- 
mices romains,  ou  comment  le  peuple  romain  cxerçoitson  pouvoir  ..su- 
prême ,  683,  686.  La  perte  de  sa  liberté  ne  lui  vint  pas  de  ses  tribuns, 

III,  IO(t.  Politique  des  Romains  relativement  aux  dieux  dos  peuples  vain- 
cus, I,  6!i3.  Leur  attention  à  la  langue  des  signes,  II ,(  08.  Leur  respit 
pour  les  femmes,  636'  A  quoi  les  plus  illustres  Romains  passoient  leur 
jeuncs.se,  3.^3. 

RoMii.i.ï,  horloger  de  Genève,  I,  368,  IV,  233.  Lettre  que  R.  lui  adresse, 

283. 
RoMiH's  et  NiM».  L'étymologie  de  leurs  noms  fait  douter  de  la  vérité  des 

faits  qui  les  concernent,  I,  6x3.  PoL'iquoi  Roiuulus  devoit  s'altachei  a  li 

louve  qui  l'avoit  allaité.  11,  527- 
Roscius,  acteur  célèbre  i  Rome,  III,  148. 
Kot  CHER.  Son  récit  de  la  mort  de  R.,  I,  569. 
RoiiELi.B,dcrAcaiIémicdisScicuccs,déuioutte  leJaujci  deseservli  â'ir '.»n 

silescucuivie,  1V,211. 


GÉNÉUALE  ET  ANALYTIQUE. 


»7Ô 


Revum  (maJcm.  Jes).   H.  lui  aiprcntl  uu  lini-,  mois  la  muri^ao  d'aprb 

Mil  >jr>lèiiioilcD»Ution,  I,  I47- 
Rei'Mttti  (J.  B.\T.'inniiD»ge  fjToiaUoli  cet  illuslre  t<crivain,  1,266-  R- 

«fcnpela  cliamlire  ^uM  avoilliibil^eiiSolcure.  Effet  ilecetlecirconstaiice, 

•I,  IV, 704 

RoiMCAU.F.  II.),  couMDiIeJ.  J.  Lellrt-s  qui-R.  luia.Iie»»,  IV,  J150. 

Koi'MBtu  (I  ajtj,  horloger  et  |>ère  de  Jean-Jacques.  Sa  leiulroM'  pour  son 
Rh,  I,  I.  ¥.A  forci  de  quitter  Genève,  S-  Se  met  \  la  rcclwrclie  <le  ton 
fiU.  Voit  mail,  de  Warens,  et  pourquoi  il  s'arrMe  dans  celle  reclienlie  , 
27-  K.  pa>ae  une  soirée  a»ec  lui  !i  «on  retour  de  Venise,  1(57.  Sa  mort, 
175.  Son  •'loge,  S30'  Trait  de  son  attachement  Si  sa  patrie  et  i  ses  couci- 
to;eas,  III,  (76.  Lettresque  R.  lui  adresse,  IV,  8S0. 

Roi'MiiU  (Théodore).  Lettres  que  R.  lui  adresse,  IV,  850. 

Botuteau  jiigfl  tir  Jran-Jacijuo,  IV,  f.. 158.  Motifs  de  la  composition  <!i; 
cet  ëcrit.  Causes  du  désordre,  des  longueurs  et  des  répétitions  qu'on  j 
remarque,  I,  82.  Résolution  singulière  pour  le  transmettre  intact  à  la 
|>ostéril<;,  et  ce  qui  en  résulta,  tSi.  Circonstances  qui  ajoutent  il  cette 
•ingularité,  I,  362,  III,  176. 

RovssEW  (Jean-Jacques). 

A.  B,  Pour  éviter  la  confusion  et  faciliter  les  recherches,  cet  articla 
eat  divisé  en  deux  parties  :  la  prennière  rappelant  uniquement  Xtis 
fliils  et  toutes  les  actions  de  la  vie  de  R.  ;  la  seconde  olfraut  en  ré- 
sumé lo  traits  de  sou  caractère  tracés  par  lui-mènie,  et  tout  ce  qu'il 
(lit  de  lui  au  physique  et  au  moral. 


Sa  naissance  et  ses  parens,  1,  1.  Maladie  qu'il  apporte  en  naissant  et 
soins  dont  il  est  rul>jet,  2-  Ses  premières  lectures  et  leur  effet  sur  lui,  3. 
Est  mis  en  pen-ion  chez  le  ministre  Lamhercier  avec  le  jeune  Bernard  son 
cousin;  leur  amitié,  5-  Effet  d'une  correction  que  lui  inflige  madcm. 
Lamhercier,  7-  Châtiment  non  mérité  qu'il  reçoit,  et  effet  de  ce  cliitiment 
sur  lui,  8-  Histoire  du  nojer  de  la  terrasse 'a  Bossey,  10.  Retourne  chez 
son  oncle  Bernard  ;  ses  occupations,  12>  Récit  de  deux  traits  de  son 
enfance,  omis  dans  ses  Conjêssions^  comme  lui  étaut  trop  honorahles, 
422,  423.  Ses  amours  avec  mesdeni.  Vul^on  et  Goton  ;  différence  de  ses 
senlimens  pour  l'une  et  pour  l'autre  ,  15.  Devient  commis  greffier,  H. 
£st  mis  en  apprentissage  chez  un  graveur  ilont  les  mauvais  traitemens 
changent  son  caractère  et  ses  inclinations,  I5-  Contracte  l'hahitude  du 
vol,  16'  Reprend  le  goût  de  la  lecture;  effet  tfe  ce  retour,  19'  Quitte  sou 
métier  et  sort  de  Genève,  21 . 

Arrive 'a  Annecy  chez  mad.  de  Warens,  I,  23-  Sentimens  qu'il  conçoit 

r)urelle,  24,25.  Vaà  Turin;  particularité»  de  ce  voyage,  27..29.  Entre 
l'hospice  descattVhumcnes;  cequis'y  pas<a,30>.33.Son  abjuration,  S4. 
Est  reçu  chez  mad.  Basile  et  en  devient  amoureux,  37.  Entre  comme 
laquais  chez  mad.  de  Vercellis,  40.  Faute  grave  qu'il  commet  dans  cette 
maison  et  qu'il  se  reproche  tonte  sa  vie,  42.  Premières  impulsions  du 
leiiipéramenl  ;  extravagances  qui  en  résultent,  44.  Reçoit  des  conseils 
utiles  de  l'aliM  Gaime,  43.  Son  entrée  chez  le  comte  de  Goutod  ;  faveurs 
qu'il  en  reçoit  et  alius  qu'il  en  fait,  47.  Lie  amitié  avec  le  jeune  Bicle  ; 
suites  de  cette  liaison,  50.  Retourne  chez  mad.  de  Warens,  qui  le  ganle 
cliez  elle,  S2'  Genre  de  vie  qu'il  j  mène,  53,  55.  Ses  lectures 
deviennent  plus  solides  et  plus  profitables,  36.  Entre  au  séminaire  pour 
embrasser  l'état  ecclésiastique,  60.  Signe  une  attestation  comme  témoin 
d'nn  mii-acle,  62.  Est  renvoyé  du  séminaire,  comme  n'étant  pas 
bon  même  i  étie  prêtre,  62.  Est  mis  en  pension  chez  Le  Maître, 
maitre  île  musique  de  la  cathédrale  ,  62.  S'engoue  pour  le  jeune  Vcn- 
ture  ,  63.  Accompagne  Lo  Maitre  dans  sa  fuite  et  l'abandonne  ,  66. 
Relounie  'a  Annecy  et  n'y  retrouve  plus  sa  protectrice,  67.  Son  aven- 
ture arec  mesdemoiselles  Galley  et  de  Graffenried,  69.  Suites  de  cette  nou- 
velle liaison  ,  73.  Fait  la  connoissance  du  juge-mage  Simon,  71.  Recon- 
duit !i  Fribourg  la  fille  Merceret  ,  femme  de  chambre  de  madame  de 
Warens,  74.  Voit  son  père  i  Nyon,  74.  Se  rend  i  Lausanne,  prend  un 
Bom  supposé  et  se  fait  maître  de  musique  sans  la  savoir,  76.  Compose  et 
fait  exécuter  un  morceau  au  concert  de  M.  de  Treytorens  ;  effet  de  cette 
tentative,  76.  Va  !i  Neufchitel;  rencontre  l'archimandrite  de  Jérusa- 
lem, et  s'..ttache!i  lui  comme  intcqiiète,  79.  Est  admis  comme  tel  l  l'au- 
dience du  si'nat  de  Berne,  80.  Est  retenu  i  Soleure  par  l'amliassadcur 
de  Fiance  et  resicilans  sa  maison  ,  80,  81 .  Est  envoyé  'a  Paris  avec  des 
lettres  de  lecoiniiiandation,  81.  Accueil  qu'il  y  reçoit  ;  epérancos  trom- 
pées, 83.  Quitte  Paris  pour  aller  îi  la  recberclie  de  madame  de  Warens, 
83.  Description  desou  voyage,  et  d'un  repas  fait  chez  un  pays.nn  qui  crai- 
gnoit  de  !ni  montrer  son  aisance,  84.  Arrivé  "a  Lyon  ,  y  souffre  nue  grande 
détresse;  deux  aventures  scandaleuses  avec  un  ouvrier  en  soie  et  un  abbé, 
85.  Rencontre  d'un  antonin  qui  lui  donne  delà  musiijue  ii  copier  et  le 
nourrit  bien  ,  87.  Rejoint  madame  de  Warens  'a  Cbamliéri  et  reprend 
son  logement  chez  elle,  89.  Oiitient  nu  emploi  dans  le  cadastre,  1,  90. 
Effet  que  produit  sur  lui  la  connoissance  de  la  liai-on  qui  subsi  .toit  entre 
Claude  Anet  et  madame  de  Warens,  91,  92.  Origine  el  motif  desa  pri^ 
dileclioii  pour  la  nation  françoise  ,  9t.  Commence  \  étudier  la  théorie 
de  la  musique  ,  95.  Quitte  son  emploi  pour  se  livrer  tout  entier  à  cet  art 
et  se  met  'a  l'enseigner  ,  96.  Ce  qu'imagine  madame  de  Warens  pour  le 
préserver  delà  séiluction  ,  (00.  Quel  effet  proiluil  sur  lui  la  jouissance  , 
(02.  Ne  peut  f^iie  de  progrès  dans  la  danse  et  dans  l'escrime  ,  (03. 
Mort  de  Claude  Anct  ;  suites  de  cet  événement  pour  madame  de  Warens 
et  pour  R.,  (06,  (  1 1 .  Va  i  Besauçon  pour  y  apprendre  la  composition; 
accident  qui  fait  manquer  l'objet  de  ce  voyage  et  le  fait  revenir  'a  Cliam- 
liéii,  (07<  108.  Commence  'a  prendre  du  goût  pour  la  liltératuie,  (10. 
Ses  fréqiicns  voyages  ii  Li  nn  , 'a  Grenoble ,  a  Genève,  (II.  lltomlie 
maluile;  tendres  soins  que  lui  proiligue  madame  de  Warens;  son  atta- 
cbcniciit  |>nur  olle  'eu  au.gmcnte  ,  (14.  Va  s'établir  avec  elle  aux 
rb-irn.cttcs,  (  16.  Genre  de  vicqu'ily  mène  et  distribution  de  son  tenips, 
117,  1. '2*  A  ttaipie  subite  d'un  niai  qu'il  éprouve  cl  quelles  en  sont  les 
tuiles  ,  1(8.  Se  livre  avec  ardeur^  l'élude  des  sciences;  suit  une  mau- 
*M>c    withode   qu'en >uite   il   rcclilic;   élu.lic  11  géométrie,  le  blio  , 


ra^trooomie,  (20..  (23.  Va  \  Genève  loncner  >«  poilton  béi^JSuir* 
du  bien  de  sa  mère;  usage  qu'il  en  fait,  (28.  l'.ffel  que  prodnit  sur  M 
l'élude  da  l'analonie  et  de  la  méilocine  ,  </'.  Se  déthie  !i  aller  \  M»al> 
pellier  pour  >e  faire  guérir,  (29.  Récit  de  es  amours  arec  madama 
de  Larnage  ,  (29.  Sa  résolution  vertueuse  'i  ce  sujet  ,  (34.  Eroinrrat 
pécuniaires  11  Montpellier;  compte  tui  lejeu|Miuren  sortir,  IV,  (75.  Re- 
vient aux  Charmeltes  et  trouve  ta  place  prise  auprès  de  madame  da 
Warens  ,  I,  436.  Résolution  qu'il  prend  k  ce  sujet,  et  effet  de  celle  ré- 
solution sur  madame  de  Waiens,  (37.  Se  ti^iare  d'elle,  va  !i  Lyon  et  r 
devient  précepteur;  ton  mauvais  succès  dans  cette  carrière  ,  (38.11/ 
renonce  ;  retourne  auprès  de  madame  de  Waicut  dont  il  est  froiileiaent 
reçu,  (40.  Part  pour  Paris  dant  l'intention  de  pn^teoler  \  l'Académie  un 
tyttème  nouveau  de  notation  pour  la  niusiiiue,  (4(.  S'arrCte  quel- 
que temps  il  Lyon  ,  y  devient  amoureux  de  mademoiselle  Serre  ,  et 
tacrilie  sa  passion  il  ton  devoir,  (44.  Connoissancesqu'il  fait  ^  Paris, (45. 
Présente  ton  projet  \  l'Académie  des  Sciences;  jiigemaot  qu'elle  en  porte; 
compose  sur  ce  sujet  an  ourragequ'il  fait  imprimer,  (45.. (47.  Ressour- 
ces qu'il  imagine  pour  exister  et  se  faire  connoitre,  (47.  Se  lie  avec  ma- 
dame Dupin  et  M.  de  Francueil,  (49,  (50.  Est  attaqué  d'une  fluxion  de 
poitrine,! 50.  Commence !i  composer  l'opéra  des  Afitiesga/<in<e),(5I.Part 
pour  Veniic  en  qualité  de  secrétaire  d'ambassade  ;  incillent  de  ce  voyage, 
(52.  Comment  il  remplit  cette  place;  désagrémens  qu'il  y  éprouve,  (53. 
Mauvais  procédés  de  l'amlnssadeur  envers  lui,  (.53,  (34,  (59.  Il  le 
quitte;  circonstances  de  cette  séparation,  (60,  IV,  (89. .(93,  660. 
Quels étoient  ses amusemensii  Venise,  I,  (6(.Ses  aventures  avec  deux 
filles  publiques  ,  (63,  (65.  Sa  coo<luite  généreuse  envers  une  jeune  per- 
sonne qu'on  lui  avoil  livrée,  (66-  Revoit  ton  père  en  repassant  par 
Nyon  a  son  retour  \  Paris  ,  (67.  Mauvais  succès  de  tes  réclamations  It 
Paris  contre  les  injustices  de  l'amliassadeur  ;  il  reprend  le  travail  de  son 
opéra,  (67,  Ifi8.  Commencement  de  sa  liaison  ave  Thérèse  Le  Vassenr, 
(70.  Achève  son  opéra  et  excite  la  jalousie  de  Ramean  ,  (72.  Est 
chargé  des  changemensi  faire  ii  un  divertissement  dont  Voltaire  avoit 
fait  les  paroles  et  Rameau  la  musique;  perd  tout  le  fruit  de  son  travail, 
(73,  (74.  Comment  il  reçoit  b  succession  de  son  |ière  ,  (73.  Fait  rece- 
voir Ai»  risi£  aux  Italiens  et  ne  peut  le  faire  représenter  ,  (76.  Re- 
nonce il  tout  projet  de  gloire  et  s  attache  'a  madame  Dupin  et  i  M.  de 
Francueil,  (76.  Compose  l'Engogemoil  liméraire,  ih.  et  l'Allée  de 
Sylvie,  (77.  Met  ses  deux  premiers  enfaut  aux  Enfans-Trouvés;  ce  quifr 
dispo-e,  (78.  Fait  la  connoissance  de  madame  d'Epinai,  i/',;  clde  ma- 
damed'Houdetot,  (79.  Ses  liaisons  avec  Diderot  ,  d'Atemliert,Condillac, 
U>.  Projet  du  Persijtrur.  Se  charge  de  la  partie  de  la  musique  pour/'£»i- 
ejeloDiiiie,  (80,  IV  ,  (99-  Son  attachement  pour  Diderot,  et  ses  dé- 
marches pour  faire  cesser  sa  détention  au  donjon  de  Vinccnn»,  I,  |80. 
Commencement  de  sa  liabon  avec  Grimm,  48(.  A  quelle  occasion  il 
compote  ton  Discours  sur  les  Scirnres,  (8(  ,  (82.  Se  décide  à  faire 
ménage  commun  avec  Thérèse  Le  Vasseur,  (83.  Révolution  dans  ses 
idées  par  suite  du  succès  de  son  />Mrour>,  184,  (83.  Sa  n'fomie  tant 
extérieure  qu'intérieure  ,  examen  sévère  de  lui-m^me  ,  et  fixation  de  tes 
règles  de  conduite  et  de  foi,  4(1.  Abandonne  successivement  ses  trois 
autres  enfans  comme  les  deux  premiers;  motifs  qui  l'y  déiidenl.  (85,  217, 
449.Témoignages  de  son  repentir  i  cesujet,  (80,  3(4,  H,  409,  IV,  3.33, 
787,79*.  Est  nommé  caissier  de  M.  de  Francueil,  receveur-général  îles 
finances,  I ,  (87.  Tombe  malade  ,  renonce  'a  sa  place  et  se  fait  copiste  de 
musique,  (88, 189.  Un  vol  de  linge  qui  lui  est  fait  complète  sa  réforme 
somptuaire,  ItO.  Commencement  de  ses  querelles  littéraires  ,  (/>.  Con- 
trariétés qu'il  éprouve  dans  sa  nouvelle  manière  de  vivre  et  qui  le  re- 
jettent dans  la  littérature,  (9(.  Se  fait  cynique  et  caustique  par  hunte , 
192,2(7.  Ses  liaisons  avec  Raynal,  Duclos ,  D'Holbach,  (93.  Sou 
séjour  il  Marcoussis,  puis  ii  Passy  chez  son  ami  Mussard  ,  où'  il  com- 
pose fe  Divin  du  village,  193.  Répétition  de  cet  opéra  aux  Menus, 
puis  a  la  cour,  (96.  Quitte  précipitamment  Fontaineblean  ponr  n'être 
pas  présenté  au  roi;  motif  de  cette  résolution,  (98.  Publie  sa 
Leliie  sur  In  ]Husit/ne  frnnçoise  ;  on  lui  6te  ses  entrées  a  l'Opéra  , 
200.  Le  succès  de  son  Devin  inspire  de  la  jalousie  ii  ses  amis;  il  ces.-e  da 
voir  le  baron  d'Holbach,  'iO( ,  2<  2.  Fait  représenter  iVorri.or  aux  Fran- 
çois; sa  conduite  en  cette  occasion,  202.  Compose  à  Saint-Germain  ton 
Discours  -ur  l'inégnlili  ,  20.3.  Renonce  aux  méilecins  et  aux  remèt'es, 
i/'.  Fait  un  voyagea  Genève  avec  Gauffeconrt  et  Thérèse  Le  Vasseur, 
ih.  Revoit  mad.  de  Warens  dans  un  état  voisin  de  la  mi.ère,  204. 
Abjure  le  catholicisme  et  se  fait  réintégrer  dans  ses  droits  de  citoyen  do 
Genève,  205.  Fait  dans  cette  ville  de  nouveaux  amis,  >/>.  Projette  de 
nouveaux  ouvrages,  et  dédie  son  Diicuuis  an  conseil  de  Genève;  effet  de 
cette  dédicace,  206.  Renonce  au  projet  de  fixer  son  séjour  \  Genève,  et 
accepte  l'offre  que  lui  fait  mad.  d'Épinay  d'habiter  l'Herniitagc,  ih. 
Comment  il  .se  venge  de  Palissot,  qui  l'avoit  joné  dans  sa  coméibe  des 
Phitosofjhes,  ï08.  Projets  d'ouvrages  et  plan  de  vie  qu'il  se  trace  dans  ce 
nouveau  séjour,  209. .2(4*  Contrai iétt*»  qu'il  épronve  île  la  part  de 
mad.  d'Épinay,  2l3;  et  de  la  part  de  Thérèse  Le  Vasseur,  2  6,  22(. 
Eulreprend  l'extrait  des  ouvrages  de  l'ablié  de  Saint-Pierre;  rt  après 
l'avoir  fait  pour  deux  de  ses  ouvrages,  abandonne  ce  travail,  2  0,  221. 
C«  qu'il  imagine  ponr  remphr  le  ville  de  son  cirur,  223.  Ecrit  i  Voltaire 
à  l'occasion  du  Pvime  sut  le  déui>Jre  de  l.ishoiinr,  224.  Trace  le  plan  de 
la  Julie  ou  Nouvelle  Hiloi.e,  2.'5 ,  IV,  £63.  Devi,ml  éperi  ument 
amoureux  de  mad  d'Houdelot,  I,  229  ,  IV,  42  >.  Suites  de  cctle  passion, 
I,  v3(.Mad.  d'Epinay  s'en  aperçoit  ;  sa  conduite  en  celte  occa-ion,  234. 
Conduite  de  mad.  d'Houdetol  et  de  Saint-Lamheit,  235,  242,  iSi  ■  Son 
démêlé  avec  Diderot  snr  un  passage  du  Fils  nntuie^  et  sur  sa  résolution 
de  passer  l'hiver  'a  l'Hemiilage,  239,  IV,  249.  Ils  se  rapprochent,  et 
R.  lui  soumet  les  deux  premières  parties  de  son  romau  ,  I.  24(.  Compose 
lies  morceaux  de  musique  pour  la  fête  de  M.  d't.pinay,  et  pour  la  dt^Iicare 
de  la  chapelle  de  b  Chevrette,  244.  Conduite  offensante  de  ("«rimm  ^ 
son  égard,  244.  Explication  entre  eux,  et  quel  en  fut  le  ré.sultat,  247,248. 
Proposition  qui  lui  est  faite  d'accompa.^ncr  mad.  d'Épinay  à  Genève, 
appuyée  par  Diderot ,  2'ÎO  ,  IV,  27(..27.1.  Sa  rupture  avec  G limm  et 
mad.  d'Épinay,  et  ses  suites,  I,  253,  237.  H  quitte  l'Ileiniitage  et  s'éta- 
blit a  Mout-Louis,  23G.  A  quelle  occasiou  et  dans  quelle»  ciicou.tauccs  il 


870 


TABLE 


coaqwM  M  f.ellif  à  ,l'.4lcmliiit,  2C0.  Il  nmipt  puliliquMii«nl  «voc  Dklo- 
'•♦,  261.  Comment  c  teiniiiieiit  .-e»  liuLsons  ayec  maJ.  d'IIoudctot  i!t 
&aiDt-Laml>eit,  205.  Publie  sa  J.cllie  à  d' Alemherl,'lM.  Ses  société» !> 
Montmorenc}'  et  dan»  les  environs,  263-  Commencement  île  ses  liaisons 
ave*  Maleslierlœs,  2C9.  Refuse  i!e  liaraillcr  au  Jvuiiud  des  Siivans,  \i70. 
Met  la  derniëre  main  an  Conhat  social,  272.  Comment  il  entre  en  liai  on 
arec  M.  et  ma-l.  >le  Luiemhour;,  275-  Accepte  un  logement  au  petit 
chJteiu  de  Montmorcurj,  274.  Imprudence»  qui  lui  font  ciainilieile 
s'iire  attire  la  haine  de  mad.  de  Luiembourg,  276,  2^0,  291 .  Celle  dame 
wcliargedefaire  imprimer  l'Emile,  282,29^1.  Il  contribue!»  faire  cesser 
la  détention  de  l'abbé  Morellet,  283.  Reçoit  la  Ti.ile  du  prince  de  Couli , 
286.  Publie  la  Julie  ;  jugemens  divers  poi  tés  sur  cet  ouv  rage,  287 .  Com- 
ment il  déplaît  sans  le  savoir  au  duc  de  Cbciseul,  292.  Mad.  de  Luxem- 
Iwnrg  veut  retirer  nn  de  se»  enfans  ;  mauvais  succès  c'e  celle  lent:'tive, 
294.  Retard  et  mime  interruption  dans  l'impres-inii  de  VKmiU  ;  inquié- 
tudes et  sinistres  pressentimens  que  cet  incident  fait  naître  dans  l'e^piit 
de  R.,  297.  Est  vi^ité  par  le  frère  Cime,  qui  détermiue  le  senre  de  sa 
maladie  ,  502.  Publication  du  Contrai  sociol ,  301 .  Puis  de  VÉ'nlIe,  303. 
Mouvemens  précurseurs  de  l'oraf^e  pr^t  à  s'élever  contre  lui,  303,  304. 
Est  décrété  de  prise  de  corps,  307  •  Se  détermine  à  quitter  la  France  et 
prend  la  roule  de  Suisse,  307.  Compose, le  Lévite d'l''fjliriiiiii  pendant  ce 
vojfage,  5J0.  Se  rend  Si  Yverdun;  Vi-mile,  aX  brûlé  a  Genève  et  son 
auteur  décrété  de  prise  de  corps,  311,  IV,  569,  373.  Cliasïé  d'Y- 
Terdun,  il  se  réfugie  ^  Motiers,!,  3I3«  IV,  577.  Ses  liaisons  avec 
G.  Keit,  dit  m}' lord  Maréchal,  I,  515.  Faveurs  qu'il  reioit  du  roi  de 
Prusse,  et  comment  il  les  reconnoît,  317.  H  prend  l'Iialiit  arménien  et 
apprend  !i  faire  des  lacets,  317.  Ses  liaisons  avec  du  Perron  ,  318.  Est 
ailmts  \  la  communion  ,  520.  Sa  justification  2i  ce  sujet,  IV,  596.  Cen- 
»ure  lie  la  Sorl>onne,  et  mandement  de  l'archevfque  de  Paris  contre  VE- 
miU.  R.  publie  sa  f. élire  à  ce  dernier,  I,  520.  U  achève  son  Diclion- 
naire  de  musique  et  le  vend  ,  521 ,  529-  Veut  travailler  'a  ses  Confession'; 
s'aperçoit  qu'il  lui  manque  une  partie  de  ses  papiers  ;  ses  soupçons  à 
ce  sujet,  521.  Renonce  a  son  titre  de  citoyen  de  Genève  ,522,  IV,  440. 
Fait  serment  (et  le  motive)  tie  ne  jamais  reprendre  ce  titre  et  de  ne  plus 
retournera  Genève,  447,  449..432.  Mylord  roaïéchal  lui  enToie  des 
lettres  de  naturalité,  et  la  communauté  de  Couvet  le  reçoit  parmi  .ses 
membres,  1,  528.  Entreprend  une  édition  générale  de  ses  écrits,  et  fait 
un  traité  en  conséquence ,  529  ,  IV,  313,  514,  S<7,  318,  339.  Fermen- 
tation qu'excitent  les /r«/'ei  delà  Montagne,  I,  5"i9.  Esl  cité  au  consi- 
stoire de  Motiers  ;  sa  conduite  en  celte  occasion,  350.  On  excite  le  j)eu- 
ple  contie  lui;  est  prêché  en  chaire  et  insulté  en  public,  552.  A  quelle 
occasion  il  publie  la  f^isioa  de  Pierre  de  In  Montagne,  554<  Attribue  au 
minislre  Veiues  le  libelle  intitulé:  Sentiment  des  citoyens,  553.  Une 
attaque  nocturne  dirigée  contre  sa  maison  le  contraint  de  quitter  Mo- 
tiers ,  336.  Il  s'établit  'a  l'ile  de  Saint-Pierre,  558.  Vie  heureuse  qu'il  j 
mène,  340.  Elle  lui  fait  désirer  qu'on  lui  donne  ce  séjour  pour  prison, 
3i2.  Reçoit  l'ordre  de  quitter  le  territoire  de  Berne,  343.  Offre  au 
bailli  de  Nidau  de  passer  en  captivité  le  reste  de  ses  jours,  IV,  579.  Les 
chefs  de  la  Corse  lui  demandent  un  plan  de  constitution  pour  celte  ile  , 
1  ,  544.  Suites  de  cette  demande  ,  546.  Se  rend  'a  Bienne ,  et  bientôt 
après  reçoit  l'ordre  d'en  sortir,  347.  Se  décide  a  se  retirer  en  Angleterre, 
549,  IV,  59i,  584.  Arrive  à  Strasbourg;  accueil  qu'il  reçoit  dans 
cette  ville,  I,  531  ,1V,  381-  Passe  quelques  jours  â  Paris,  puis  se 
rend 'a  Londres  avec  Hume,  I,  532,  IV,  385,  .^89,  590.  S'établit 'a 
Wootlon,  danj  le  comté  de  Derby,  I,  552.  Lettre  apocryphe  du  roi  île 
Prusse;  rupture  ayec  Hume,  555  ,  IV,  597,  604.  Effet  fatal  de  cet  évé- 
nement sur  son  humeur  et  sur  sa  raison  ,  I,  551,  IV,  686*  Quitte  l'An- 
gleterre, est  reçu  à  Amiens  comme  il  l'avoit  été  'a  Strasbourg,  I,  533.  Se 
rend  'a  Fleury  chez  le  marquis  de  Mirabeau  ,  puis  s'établit  \  Trye,  dans 
le  château  du  prince  de  Conti,  où  il  prend  le  nom  de  Renou  ;  désagrémens 
qu'il  y  éprouve,  533,  IV,  687,  688.  Renonce  a  la  pension  du  roi  d'An- 
gleterre, qu'après  bien  des  hésitations  il  s'étoit  décidé  à  accepter;  conduite 
généreuse  du  gouvernement  anglois  "a  celte  occasion,  I,  336)  IV,  629, 
C43,  722,  742.  Joie  qu'il  éprouve'i  la  nouvelle  de  la  cessation  des  troubles 
a  Genève,  en  mars  1768  ;  quels  seroicnt  ses  sentimens  et  sa  conduite  si  le 
dixM-et  porté  contre  lui  étoit  révoqué,  718-  Laissant  Thérèse  Le  Vasseur 
à  Trye,  il  part  seul  pour  Grenoble,  I,  537,  IV,  726.  Son  aventure 'a  Gre- 
noble avec  l'avocat  Bovier,  I,  441.  Avec  le  chamoiseur  Thevenin  ,  IV, 
751. .731.  Va  s'établir  à  Bourgouin,  où  Thérèse  Le  Vasseur  revient  le 
rejoindre,  I,  537.  Il  la  reconnoît  pour  son  épouse,  ih.  IV,  729. 
Quitte  Bourgouin  et  s'établit  a  Monquin  ,  I,  538.  Souscrit  pour  la  statue 
de  Voltaire,  ih.  Se  lie  avec  M.  do  Saint-Germain,  339.  Part  pour  Paris, 
th.  Lit  ses  Confessions  dans  quelques  sociétés ,  I,  360,  564.  Jugement 
qu'il  en  porte  ,  IV,  116.  Ecrit  successivement  ses  ie</ie.(  jm#- /«  Botn- 
niijHe,  1 ,  360  ;  se»  Considérations  sur  te  Gouvernement  de  Pologne,  361  ; 
ses  iieverics  et  ses  Dialogues,  361 .  Consent  a  la  représentation  de  Pj'gnia~ 
lion  ,  362.  Connpose  la  musique  de  Duphnii  et  Chloé,  une  seconde  musi- 
que pour /e /^et^m  ^i<  i^i/Z^gf,  et  lieaiicoup  de  romances,  363.  Fait  une 
chute  a  Ménil-Montant;  détail  et  suites  de  cet  accident ,  406.  Offre,  par 
nn  écrit  circulaire,  d'al)andonner  tout  ce  qu'il  possède,  sous  la  condition 
de  pourvoir  a  sa  subsistance  et  a  celle  de  sa  femme,  560,  458*  H  se  retiie 
2i  Ermenonville,  366.  Ses  projets  et  dispositions  de  son  ftme  dans  cette 
retraite,  i^.  Il  meurt  subitement  ;  faits  relatifs  au  genre  de  sa  mort,  faus- 
sement attribuée  à  un  suicide,  367.  Est  enterré  dans  l'île  des  Peupliers, 
370.  Ses  cendres  sont  tran.sportées  au  Panthéon,  370.  Honneurs  rcndui:  à 
sa  mémoire,  en  France,  iTi.,  a  Genève,  571,  372.  Nouvelle  translation 
projetée  des  ccmlres  de  R.  du  Pantliéou  à  Ermcnouvi  le,  374.  Son  testa- 
ment, 573. 

CintCTKRE,    rEKCUtNS    ET    HABITUDES. 

Est  datons  les  hommes  celui  dont  le  caractère  dérive  le  plus  pleinement 
d<  5»n  tempérament,  IV,  64.  Quel  étoil  ce  tempérament,  6  ,  I,  *93.  Se 
«nnmedicuret  plus  juste  qu'aucun  Ijnmmcqui  lui  S' it  connu,  1,1,  IV, 
<40.  Époque  jn»qu"a  laquelle  il  avoit  été  bon  et  où  il  commença  à  deve- 
nir veilucni.  Cause  de  sa  sul'ite  éloquence,  I,  2  7.  Expose  de  ses  scnti- 


nieoa  en  matière  d<  religion,  11,772.  Princlpas  de  religion  qui  lui  sent 
inculqué»  dès  son  enfance,  I,  51.  Pourquoi  ses  idées  sur  rinc.ipK.ilc  des 
enfans  !i  cet  égard  ne  s'appliquent  pasli  lui,  ib.  Motifs  de  son  change- 
ment de  reli,;ion,52.  Devient  dévot  à  la  manière  de  Fénelon,  41 1.  N'a 
jamais  aimé  ^  prier  dans  la  chambre  ;  objet  et  espèce  de  ses  prières,  122, 
341.  Se  défend  de  l'accusation  d'hypocrisie,  II,  774.  Dans  la  plus 
étroite  familiarité  ou  dans  la  galté  de»  repas,  n'a  jamais  été  trouvé, 
quant  aux  principes  de  morale  ou  de  religion,  différent  de  lui-même,  775. 
Qin  lie  éloit  l'espèce  de  sa  sensibilité,  IV,  68,  69.  Une  soi  iété  aussi  in- 
time qu'elle  peut  l'être  est  le  premier  de  tons  ses  Ijcsoins,  I,  217.  Con- 
luiît  un  sentiment  plus  tendre  et  plus  voluptueux  encore  que  l'annotiri 
53.  N'a  aimé  qu'une  fois  en  sa  vie,  '^29.  Sa  passion  la  plus  violente  fut 
celle  qu'il  ressentit  pour  madame  d'Houiletot,  IV,  42f).  Seroit  mort  sur 
le  fait  s'il  eût  connu  dans  leur  plénitude  les  plai4rs  de  l'amour,  î,  1|3. 
Piélere  les  demoiselles  aux  lil  es  ou  conunnn,  68.  Habitiule  vicieuse  dont 
il  n'a  jamais  bien  pu  se  guérir,  514.  A  >!es  passions  ardentes,  mais  dont 
l'effet  est  balancé  par  sa  timidité,  et  qui  ;onl  de  courte  durée,  I,  17.  De 
quelle  espèce  so|it  ces  passions,  113.  Lenteur  de  |>enscr  jointe  en  lui 
a  la  vivacité  de  sentir,  57.  Pour<[noi  est  impropre  à  la  conversation,  58, 
104,518,340,  IV,6t.Causi  de  son  goût  pour  la  solitude  et  la  rêverie, 
1,5;J1,396,  IV, 70,  74.  Son  goût  pom  i  séjour  de  la  campagne,  I, 
209,  213.  Son  ini.igination,  qui  s'anime^  la  ca^iipagne,  languit  et  meurt 
dans  la  chambre,  223.  Cependant  ;ût  pu  rêver  gréalilemcnl  t  la  B.is- 
tille  ou  dans  nn  cachot,  428*  S'eflVajeà  l'excès  du  mal  a  venir,  et  oublie 
aisément  le  mal  passé,  509.  Dégoût  pour  la  vie  active  ;  que  le  est  roi.si- 
veté  qui  lui  convient,  340,  392.  Sa  paresi«  lui  fait  porter  oleinement  le 
joug  de  l'habitude,  IV,  87.  Conimenl  l'avarice  se  concilie  en  lui  avec  le 
mépris  ('e  l'argent,  1,  18.  Sa  bienfaisance,  IV,  !53l .  Son  économie  est 
moins  l'effet  tIe  sa  prudence  que  delà  simplicilcdc  ses  goûts,  I,  36-  Ce 
seroit  pour  lui  uji  crime  d'avoir  une  terre,  1,  509.  Indication  de  se& 
revenus  eu  1772,  361 ,  IV,  83,  839. 

Indomptable  e-prit  de  liberté,  venant  moins  d'orgueil  que  de  paresse, 
I,  592,  IV,  202.  Violente  aversion  pour  les  états  qui  dominent  les  au- 
tres, I,  599.  Estime  peu  de  rois ,  et  n'aime  pas  le  gouvernement  monar- 
chique ,  IV,  587.  Toute  inquisition  lui  est  odicu-e  ,  423.  Jure  de  ne 
jamais  prendre  part  à  une  guerre  civile,  I,  1 12.  Le  sang  d'un  seul 
homme  d'un  plu»  grand  prix  à  ses  yeux  que  la  liberté  de  tout  le  geurc 
linmaiu  ,  IV,  649.  Idée  qu'il  a  de  ce  que  peut  commander  le  salut  pu- 
blic, III,2'jO;  et  des  con.spirations  en  général,  IV,  649.  Amour  de  la 
paix  plus  fort  dans  son  cœur  que  celui  de  la  li'.i«rté ,  680-  L'aversion 
pour  la  contrainte  lui  rend  l'exercice  de  la  bienfaisance  pénible  quaiiU 
il  en  ré  u  Ile  le  devoir  de  la  continuer  ,  I,  430.  Par  la  même  raison  .se 
sent  le  cœur  ingrat ,  et  redoute  les  bienfaits,  *92,  IV,  272.  Cependant 
reconnoît  avoir  de  vrai»  bienfaiteur»,  et  a  pour  eux  les  .sentimens  qui 
leur  sont  dus  ,  661 .  Son  principe  de  conduite  'a  l'égard  l'cs  offres  r£ui  lui 
sont  faites,  207,  814.  Son  aversion  pour  les  cadeaux  ,  575,670  ,  850. 
Ses  principes  sur  les  droits  et  les  devoirs  réciproques  résultant  de  l'anù- 
tié,  405.  Parloit  toujours  honorablement  des  amis  avec  lesquels  U 
s'étoit  brouillé  ,  I,  557  ,  566  ,  IV  ,  247.  N'a  jamais  pu  rien  apprendre 
avec  des  maîtres,  T,  6).  Diflicullé  qu'il  «prouve  'a  écrire;  sa  manière 
de  travailler  57,  58.  Se  reconnoît  totalement  inhabile  pour  écrire  de» 
lettres  et  même  pour  tout  ouvrage  de  littératuie  légère  ,  58.  N'aime 
pas  i  répondre  à  des  complimens,  IV  ,  247.  Ne  peut  écrire  et  pens«r 
(lue  sub  dio  ,  I,  211;  et  en  marchant  225.  A  piesqiie  toujours  écrit 
contre  son  intérêt ,  et  atout  sacritiéli  la  vérité,  III,  174.  Ne  peu  l 
écrire  par  métier  et  pour  gagner  del'argeut,  I,  210,  270,  271.  S'il 
est  vrai  qu'eu  écrivant  contre  les  sciences  et  les  lettres,  et  lesculti- 
vant  lui-même  ,  il  a  parlé  contre  ses  principes  ;  examen  qu'il  propose  "a 
ceux  qui  lui  font  ce  reproche  ,  III,  193,  197.  Après  son  Discours  >iir 
l'Inégalité,  a  pris  la  résolutoin  de  ne  répondre  b  aucune  critique  ,1V, 
288, 292.  Comment  veut  être  désigné  en  tête  de  sesouvrages  ,  308.  Oriire 
dan»  lequel  il  indique  qu'ils  doivent  être  lus,  130.  N'a  jamais  fait 
qu'une  seule  édition  de  chacun  de  ses  ouvrages,  143.  S'est  fait  une  loi  île 
n'en  jamais  rien  ôler  ,  III,  130.  Après  l'i/ju/c,  avoit  posé  la  plume 
pour  ne  la  plus  reprendre  ;  ne  l'a  reprise  depuis  que  par  force,  IV,  324, 
344,534,567.  Doit  tous  ses  malheurs  "a  »a  célébrité,  5.Ï4.  Veut  êlrc 
loué  d'une  seule  chose  ,  c'est  de  n'avoir  pris  la  plume  qu''a  quarante  ans, 
et  de  l'avoir  quittée  avant  cinquante  ,  534.  Pense  qu'où  peut  ne  jj*. 
aimer  ses  livres  ,  mais  qu'on  doit  l'aimer  'a  cause  de  ses  livres,  428.  Du- 
puis  son  départ  pour  l'Angleterre  ,  ne  fait  d'antre  vœu  que  «l'être  totale- 
ment oublié  du  publie,  633,  636,  687,692.  Daus  celle  vue,  préfère 
que  l'édition  générale  de  ses  ouvrages  r.e  se  fasse  qu'après  sa  mort,  616. 
A  pris  toute  lecture  en  dégoût ,  et  ne  veut  plus  que  rêver  et  bolani  er  , 
663,664.  Regrets  sur  la  perle  de  son  chien,  IV,  315,  339.  Porliail 
de  sa  personne  d'après  Mercier,  1,  371;  d'après  lui-même,  23,  IV,  8. 
Autre  par  M.  de  Beaunionl,  II,  747. 

Roi'ssELOT.  Cuisinier  du  duc  de  Monlaigu  'a  Venise,  T,  156. 

RorsTAN,  de  Genève.  R.  lui  propose, 'a  défaut  (le  Moiilton  ,  de  pré..i.Ier  !. 
l'édition  générale  de  ses  écrits  ,  IV  ,  552;  et  île  faire  la  préface  eu  tète 
de  cette  éiation  ,  534.  Lettres  que  R.  lui  adres.-e,  534  ,  6-46. 

RoïBR,  musicien,  I,  130,  131. 

Roïoii  (l'ablié).  Effet  d'un   numéro  de  son    journal  qu'il  avoit  adressé 'a 

R.,  1,416. 

RoziiiRES  (M.  de).   L'un  des  témoin»    du   mariage  de  R.  ,  I  ,    537,    IV, 

129,  754. 
RiLUiÈRE.  Ses  liaisons  avec  R.,  1.364.  Cité,  701. 
Buse,  est  un  talent  naturel  au  sexe,  II  ,  64*. 
liussie.  De  sa  civilisation  par   Pierre  1er,  I,  6.37,  707.  Quoiciue  chet  lia 

l'Église,  le  czar  n'en  est  »s  pour  cela  le  maîlrc,  69a. 


Sahi  (mad.),  IV,  235. 

SAB«ANelsa  femme.  FoM    «.T8B  î.  le  voyage  d'Annecy  S  Turin.  Lem   por- 
trait. I,  '27,  28. 


GÉNÉRALE  ET  ANALYTIQUE. 


H77 


AoJurre.C*  qiicc'e»!,  II,  424- 

lâUR-RoianuKit.  Lfllre<|UuR.  lui  aJiCite,  IV,  531  • 

iàMrr-ÉTKBMOND,  I,  06> 

Stiirr-l''*Ra(ki'  '  M.  <le).  Cause  innocoote  de  l'accidoot  arrive  U  R.  dant  U 
rue  JeMi<nil-Monlant,  I,  407- 

StiKT-fu>KKNrlH  lie  comte  (le).  Lettre  que  R.  lui  adreue,  IV,  2U3. 

SkiMT-Foii  (de. Sa  comnliede  lOiacU,  cit<<e,  III,  170. 

S*iHT-GK«MkiN  \le  clicralier  de).  Se»  iiai-on»  avec  R.,  1,  538.  Son  t^oi- 
guage^ur  m  liienfaitauvc,  et  autres  particularité  doo  iiioint  lionorable*  a 
>a  mitiiiuire,  5(>6,  IV,  749-  Lettres  que  R.  lui  adreue,  S.'SI. 

SAiHT-LtM>UT.  Se<  liaisons  avec  mad.  d'Houdetot,  I,  230.  Sa  conduite  en- 
vers R.  rektivemcntà  cette  dame,  I,  249,  231  ,  IV,  220.  Comment  R. 
e<|M^roit  (fpurer  le  lien  coupalde  qui  uuissoit  ces  deui  personne»,  IV,  270, 
276.  Rompt  arec  R.  au  sujet  de  Diderut,  1,  262.  Ils  >e  raccommodent, 
mais  cessent  de  se  voir,  262,  263-  Lettresque  R.  lui  adresse,  IV,  831. 

S4I«t-Lai  «knt  (le  comte  de),  ministre  du  roi  de  Sardaigne.  Comment 
mad.  de  Wareus  conserve  sa  bienveillance,  I,  H6* 

Salm-lUnic  (titisordc)  !i  Venise.  Ce  qu'en  dit  un  sminasadeur  d'Espagne, 
11,464. 

Saintk.Mabib  (M.),  111,269. 

Saint-Pikhbk  (l'abbë  de).  R.  (ait  sa  connoissance,  I,  130.  Ce  qui  le  fait 
cliassar  de  l'Académie, 221  .Jugement  général  sur  sa  personne  et  ses  écrits, 
dont  R.  entreprend  un  extrait,  2'20.  Pourquoi  R.  renonce  ^  celle  entre- 
prise, 2il  ■  Jtigeoil  lùen  de  l'effet  desclioses  une  fois  établie»,  mais  jugroit 
■laides  moyens  piopres  à  cet  établissement,  622.  Comment  appeloil  les 
hommes.  II.  4'22.  Comment  élablissoilse»enfans,  517.  Comment  appelnit 
le»  ecclésiastique»,  III,  418.  Son  erreur  sur  le  progrès  prétendu  de  la 
raison  liiiniaine,  IV,  689.  Son  sort  comparé  li  celui  de  R.,  IH,  67. 
Cité,  11,712. 

SAi.'<T-PiKRHK(Bemardiu  de).  Aveu  que  lui  fait  R.  relativement  2i  Hume, 
I,  332,  553.  Autre  aveu  sur  ce  qu'il  a  écrit  contre  les  méilecins,  II,  413. 
Sa  liaisou  avec  R.  rompue  Inentdt,  et  comment,  I,  364. 

Saiiil-Pierrc  (Ile  de).  Sa  description,  I,  338,  424.  Vie  heureuse  de  R.  dam 
ce  séjonr,  340,  423.  Il  y  foude  une  colonie  de  lapins,  428> 

SviNT-SkFunRiN.  Famille  Vaudoi  e.  Son  éloge,  II,  129. 

Saint-Simoh  (leducde).  Cilé,lII,  |46. 

Saimte-Marthi.  Cité,  II,  407. 

Salaïuanhe,  II,  469- 

Salluk  (rald>é;.  R.  fait  sa  connoissance,  I,  130 

SaI.omon.  Médecin.  Comnieot  U  traite  R.,  I,   (20. 

Saliit  /jiJiUc,  N'e>t  rien  si  tous  les  particuliers  ne  sont  en  sûreté,  III>  290. 

Samsom,  n'étoit  pas  si  fort  que  Dalila,  II,  634- 

SaHDoz  t^mad.  la  générale).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  S43. 

Sahdoz  ,  aubergiste.  Service  que  R.  lui  rend  auprès  de  mvlord  maréclial, 
1,316. 

Safro.  Fait  exception   relativement  au  caractère  des    écrits  des  femmes, 

111,460. 

SAKBoiaa,  médecin,  IV,  543. 

SARO/LMArtLB.  Son  épitaplie,  II,  622. 

Saktine  (de).  Lettres  que  R.  lui  adres.<e,  IV,  831  • 

Saiikim,  auteur  de S/^at lncii>,  1,  194,266. 

SAiTTsnsBEiM,  OU  Sauttern.  Ce  qu'il étoit  ;  histoire  abréfée  desa  liaison  avec 
R.,  et  ses  aventures,  1,  326.  Opinion  ded'Eschernj  sur  ce  jeune  homme, 
tlont  R.  étoit  dupe,  3j7.  Si  mort  et  son  éloge.  IV,  737.  Lettres  que  R, 
lui  adresse,  IV ,  831 . 

Sauvage.  Vigueur  de  l'homme  dans  cet  état,  et  autre»  avant.iges  qui  lui  sont 
propre»,  I,  339,  969.  Ne  doit  point  conuoilre  les  maladies,  3^8.  Fines.se 
de  quelques-uns  de  se»  sens  et  grossièreté  «les  autres,  539.  Se»dé.sir»ne 
passent  point  SCS  liesoins physique», 341.  Intlifférent  à  la  mort,  II,  432»  A 
l'odorat  tout  autrement  affectéquelenAtre,487.  Eût  pu  rcUer  tel  éternel- 
lement, sans  de?  événemens  et  des  hasard»  qui  pouvoicol  ne  point  arriver, 
1,541,  549,  531.  Est  moins  misérable  que  l'homme  civilisé,  54.1.  N'est 

{tas  naturellement  méchant,  mais  est  indifférent  pour  le  mal  comme  pour 
e  bien,  346-  Est  liorné  au  seul  physique  de  l'amour,  3t8-  Ce  qui  distingue 
essentiellement  l'homme  sauvage  de  l'homme  civilisé,  366,  370,  III,  196 
Des  hommes  sauvage»  ont  pu  ^Irc  pris  pour  des  animaux  p^r  de»  voyageurs 
i^norans,  I,  372.  Est  naturellement  doux  et  impassible,  S3i,  374.  Inuti- 
lité des  efforts  fait»  jusqu'à  présent  pour  civili.-cr  les  sauvages;  trait  remar- 
quable d'un  Hotlentot'a  ce  sujet,  377.  Actifs  dans  leur  enfance,  le.s  sauva- 
ge» sont  tranquilles  et  rêveur»  dans  leur  adolescence, 11,60».  Pourquoi  plus 
subtils  que  les  paysans,  4.39.  S'ils  sont  cruels  ,  cette  cruauté  vient  de  leurs 
alimeiis,  483.  Sont  de  tous  les  hommes  les  moins  curieux  et  les  nooin» 
«niinyra,  359.  V.  Homme,  Amour  de  soi,  Puié. 
S«i  vKi  K  (M.).  Ce  qu'il  dit  des  différens  systèmes  de  mu  iquc,  III  ,  436. 
Propose  lin  moyen  de  déterminer  un  son  lize  qni  serve  de  luse^  tous  le» 
sons  de  T'-chelle  générale,  461,  477. 
Snvans.  Doivent  élre  admis  dans  les  conseils  des  rois,  I,  476.  V.  Scieiicet, 

Arlt,  PrUes-LellivS. 
Savoie,  Mot  d'un  duc  de  Savoie,  en  quittant  Paris,  1,  57. 
Savojnnii.  Eloge  de  cette  nation,  1,  97,  127.  Agréntcut  du  conunercede 

sa  noblesse,  36. 
ScPtrmsBtar,  111,528. 

ScH»B  (de>  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  2>6. 
Science  liiinuùne.  La  portion  propre  aux  savans,  trè  .-petite  en  compara  ison 

de  celle  qui  est  commune  \  tous,  II ,  419- 
Sciences.  Choix  qu'il  importe  d'y  faire;  méthode  à  suivre  pour  les  et u- 
.lier  ,  et  prixaulions  îi  observer  ilans  cette  éluile,  1  ,  420,  123,  11,  493. 
Piinci|>e  général  et  ordre  'a  suivre  dan»  leur  enseignement,  493,  497, 
498,  502.  Danger  des  méthodes  qui  en  abrègent  l'étude,  301.  V.  Ensei- 
gnement. 
Sciences,  Ait-,  Ii,Ues-J,ellies.  N'ont  servi  tfi\  détruire  les  mn-iirs  et  la  li- 
lierté,  en  faisM.n  naître  le  luxe,  dégradant  le»  âme»  et  amollissant  les  coii- 
i.A^,  1  ,  463.-467,  III,  194,  IV,  237-  La  nature  en  rendant  l'étude 
difliciSeavoit  voulu  nous  en  préserver.  (itnr>lc  effet  îles  livres  élémentaires, 
1,46».  Doivent  leur  naissance  2i  nos  vices,  470,  111,  I9t.  Nuisibles  aux 
qiulttés  |narrièrcs,  l«  sont  encore  plus  aux  qualités  nierai  s,  I  ,  473,  111, 


49S.  lunliles^la  religion,  elles  ont  corrompu  l'élude,  I,  488.  S'Jett  *r»4 
que  malgré  les  maux  qu'elles  ont  produits,  il  faille  renoncer  îi  h-ur  cullufe 
et  détruire  les  étaMissemens  littéraire»  et  scient iCques,  474,  494,  III  , 
194,  196-  Par  le  fait  ,  le»  m'rurs  ont  dégénéré  partout,  à  mesure  qu'un 
peuple  s'est  instr^vt  cl  policé;  mai»  le  progrès  de»  sciences  n'est  pas  la  acale 
source  de  la  corruption  des  maur»,  1U4.  Les  savans,  plus  loin  <le  la  vérité 
que  les  ignurans,  11,  322.  Jugement  qu'en  poitoit  Sacrale,  I,  468.  Ont 
moins  de  préjugés  que  les  autre»  hommes,  mais  tiennent  plus  fortement 
^  ceux  qu'il»  ont,  146    N'ttudirat  que  pour  avoir  des  admirateurs,  410» 

11,26. 

ScirioH  l'Africain.  N'étoit  jamais  moms  >eu!  ^e  quand  il  était  «cul,  II, 
115. 

ScoTTI  (le  marqui»),  IV,  |96. 

ScHotc,  maisons  de  charité  11  Venise,  I,  162. 

Secret,  Mille  secret»  que  trois  amis  doivent  savoir  et  qu'ils  ne  peuvent  se 

dire  quedeuxli  deux  ,  Il ,  217* 
Sioi'iia  DC  SAiNT-BaissoH.  Ses  relation», avec  R.  en  différens  temp».  Folle 

démarche  que  lui  inspire  la  lecture  d'A'»ii7r,  I,  324,  3*23.  Lettres  que  R. 

lui  adresse,  IV,  811. 
SâavT,  auteur  d'une  Vie  de  J.  D.  Roussean,  I,  366. 
Seigneurs-commis,    Désignation    iriine  fouction  propre  aux    magistrats  de 

Genève;  ses  avantage»,  III,  173- 
SxHAC,  méilecin.  Comment  il  traite  la  singulière  maladie  •'«  Crimm,  I,  193. 
SÉniM}!!,  le  philosophe.  Ne  vouloit  de  la  science  que  pour  la  montrer  II, 

2»).  Tra.luetion  de  VApocolokintosit,  III,  330..336.  Cité,  I,  468,  503, 

II ,  393, 403, 44, 422, 433,  450,  S39,  342,  671 ,  712 ,  IV,  198. 

SxHNKBi».  Son  Histoire  Utiéruire  de  Geulcve,  citée,  I,  334  ,  II,  2C6. 
SxNNRCTxaKE  ^Durquis  de).  Fait  l'épreuve  du  savoir  de  R.  sur  b  musique,  I, 

109. 

Sens,  Premières  facultés  qui  se  perfectionnent  en  nous;  néce»>iU  de  les 
exercer  tons  ^  la  fois,  en  vérifiant  l'impression  de  l'un  par  celle  d'nn 
autre,  II,  469.  Application  au  toucher,  473;  ^  la  vue,  473,  477  ;  à 
l'ouïe,  481  ;  au  goût,  'i83;  'a  l'odorat,  4K7.  En  quel  sens  le*  épicuriens 
avoient  raison  de  dire  que  jamais  les  sens  ne  nous  tiom|>ent,  522-  Après 
avoir  vérifié  les  rapports  des  sens  l'un  par  l'autre,  apprendre  ^  vérifier  les 
rapports  de  chaque  sens  par  lui-même,  523.  S'il  est  vrai  que,  dans  lear 
usage,  nous  soyons  purement  passifs,  5C9,  570.  Ne  rien  accorder  aux  sens 
quand  on  veut  leur  refuser  quelque  choe,  172.  Confirmât. on  de  cette 
maxime,  IV,  408-  Exception,  1,232-  Ce  que  c'est  que  le  lens  commun, 
II«  488-  Le  Sens  moral  nous'fait  aimer  la  beau,  le  vrai,  le  juste  par^es- 
sns  toutes  choses.  V.  Conscitnce, 

Sensation.  Ce  <fa\  la  distingue  de  l'ùfée,  \X,  521  .V.  ce  mol.  Moyen  de 
faire  que  chaque  sensation  ilevirnne  une  idée,  et  une  idée  juste  ,  52S. 
Ce  qui  la  distingue  delà  mémoire  et  du  jugement,  111,288. 

Sensations.  Combien  nous  trompent,  II,  5°22.  Seule»,  nous  peuvent  donner 
le  sentiment  du  moi,  et  la  conuoissance  de  ce  qui  est  hors  de  nous,  569. 
Juger  et  sentir  ne  sont  pas  la  même  chose,  th.  Doivent  toute  leur  vivacité 
^  des  causes  morale»,  II,  SO,  111,516.  L'expression  des  sen»alioos  est 
dan»  les  grimace»,  celle  de»  sentimensdans  les  regard»,  II,  421. 

SenùhiVui,  Principe  de  toute  action,  IV,  66-  Est  de  deux  e-pèces,  physique 
'  'éTorganique  ou  active  et  morale,  67-  application  que  R.  se  fait  ^  lui- 
même  de  cette  distinction,  68,  69.  N'est  souvent  qu'un  amoui^propre 
qui  se  compare,  IV,  485.  Inconvénien»  des  caractère»  froid»  et  tran- 
quilles. Les  imes  de  feu  savent  seules  comluttre  et  vaincre,  11,249.  Pré- 
sent du  ciel  qu'il  fait  payer  cher,  42.  Port  e  ilans  Time  un  contentement 
desoi-même  indépendant  de  la  fortune,  368-  Ridicule»  qu'en  fait  naître 
l'affectation,  124-  Ce  qui  dislingue  l'homme  sensible  de  celui  qui  n'a  que 
de  la  vivacité  dans  l'esprit,  IV,  93.  Les  sent imens  de  diverse»  es|)èce»,  loin 
de  se  nuire,  se  renforcent  réciproquement,  270,  271-  Comment  on  peut 
l'étouffer  ou  l'empêcher  de  germer,  11,533,  53l.  Ce  qui  la  fait  naître, 
534.  A  quoi  d'abord  elle  se  borne  dans  l'adolescent,  542.  Une  fois  déve> 
loppée,  doilservir  à  le  gouverner,  /A,  V.  Adolesctut, 

Stiilimeiii.  A  certain»  égards, sont  des  i<lées,  et  les  idée»  sont  des  sentimen», 
II,  583.  V.  Idie,  Sensi/.itité, 

Sentiment  des  r-ifuj  ens  .  lilielle  de  Voltaire  contre  R.  Sa  conduite  II  celle 
occasion,  I,  533.  Ses  réponse»  aux  imputations  qu'il  contient,  l\  , 
520. 

Sentir,  En  quoi  diffère  déjuger.  V.  .Sensations. 

Scrmcnl.  C'est  un  second  crime  de  tenir  un  sermeut  criminel,  II,  351. 

Sebke,  de  Genève.  Idée  de  son  système  musical  en  opposiliae  à  celui  de 
Rameau,  111,822. 

Serre  (  midem.  ).  R.  faitsacoanoi»»ance,  1,  88.  lien  devient  amoureux, 
144.  Lettre  qu'il  lui  adresse,  IV,  181. 

Servak  ,  avocal-géuéral'a  Grenoble. Témoignage  qu'il  rapporte  sur  la  lapi- 
dation de  Métiers,  I,  336-  Ses  Réflexions  sur  les  CoiiJ'essiom,  citées, 
537,  441. 

SEavii  s  ,  roi  de  Rome.  Divisions  et  classiUcation»  qu'il  établit  diex  le»  Ro- 
main», I,  686. 

SiDHEV  (Algcmon).  Son  éloge,  III,  67-   Cité,  I,  560. 

Signes  (langue  des).  Son  impre»»ion  bien  »iipérieure  l  celle  de  la  parole. 
Etoit  fréquemment  en  usage  chex  les  ancien»,  II,  607.  Notamment 
chez  les  Romain» ,  fi08. 

.Signes  leuréienlans.Tie  ionl  rien  san»  l'idi*  de»  chose»  représentée»,  II, 
432-  Ne»ub»lituer  le  signe 'a  la  chose  que  quand  celle-ci  ne  peut  être 
montrée,  496,  504. 

SiLnoi'ETTE  (M.  de'*.  Lettre  que  R.  lui  réril  'a  l'époque  dr  sa  retraite  «lu 
ministère,  1,  280-  Reproche  qu'il  se  fait  'a  cet  égard  ,  111,  102. 

.S'iUoui  (écriture  par).  Usitée  chex  les  Grecs.  Son  application  k  b  nusiquc , 
111,5.57. 

Si.vii.is.  Préfet  du  prétrire  déplacé  par  Adrien.  lDicri|>tioc  yi'il  lit  awltre 
snr  sa  tamlie  ,  I,  393  ,  434. 

Simon,  juge-mage  \  Annecy.  Son  portrait ,  I,  74  Aventure  plai-anle 
qui  le  concerne  ,  72.  Sa  mort  75. 

So'taliiliiè,  Combien  la  nature  a  pris  peu  de  sou  d'y  pn^rer  le»  beauaes, 
1,3^13     V.  .Sauvage,  Société. 

Sviiat  («lai       Opposé  'a  l'i'tat  l'e  nature.  V.  .ÇoWé/é,  Cvr/>f folili^ue 


878 


TABLE 


SvriéU.  Ne  l'll^n!tc|>1l^  n(<cessairrincDt  des  facultés  <1c  l'iionimp  ,  et  n'a  pu 
^YUiiIir  qui  l'aiile  du  hasani  et  de  t-iicoittlances  qui  pou  voient  oe  jia» 
arriver,  I,S4I  ,  5»9,  S78.  Son  origine  e»t  dans  l'élahli^cnicnt  de  la 
propi'iélé,  SS).  Causes  des  premières  associations  et  leur  effet  sur 
l'homme,  533.  Principe  apparent  des  institutions  socinles  ,  II,  515. 
En  quoi  U  soci(!té  a  fait  Thomme  plus  foible  ,  433.  V.  Cor/x  /tolili^ne. 
État  de  soci.td  le  meilleur  !i  l'homme  ,  et  auquel  il  eût  été  a  souhaiter 
que  son  espèce  se  fût  arrêtée  ,  1,  553.  C'est  le  fer  et  le  blé  qui  ont  civi- 
lisé les  lionuiies,  ih.  Tableau  de  la  société  civile  et  de  toui  les  niaui  qu'elle 
engeu.lre,  570,  III,  i93.  Ne  peut  eiister  sans  échange*,  II,  510. 
L'union  des  sexes  u'a  pu  donner  naissance  Si  la  société,  342.  Locke  ré- 
futé il  ce  sujet,  574. 

Socinianisme./U'est  pas  la   doctrine  professée  parles  pasteurs  de  Genève, 

III,  1(6.  Étoiguemcnt  deR.  pour  elle,  il>. 

SocHiTE.  Jugement  qu'il  porte  des  savans  et  des  arli^es  de  son  temps  ,  I  , 
468.  Mis  eu  opposition   avec  Caton,   592.   Compare  il  Jéjus  ,  11,597, 

IV,  771.  Sptème  qui  foiceroit  de  1  avilir,  II,  583. 

Sorrate  ru>lii/iie  le).  Notice  sut  ce  livre  et  sur  Hiriel,  son  auteur,  IV, 
35/',  ail.  V.  Kliiooo. 

SoUcùmes  et  Barbarismes,  V.  Graminair,'. 

Sofcis,  poète   et    historien.  Cité,  II,  346- 

Solitude.  Goût  de  R.  pour  la  solitude,  IV,  70.  S'il  est  vrai  qu'il  n'y  a 
fue  le  méchaut  qui  soit  seul,  I,  239,  IV,  281.  Lettres  des  solitaires 
comparées  à  celles  des  gens  du  monde  ,  II,  282. 

.Soi.oH.   Acte  illégitime  de  ce  législateur  ,  11,708. 

Sommeil.  Plus  tranquille  et  plus  doux  la  nuit  que  le  jour,  II,  467.  Règles 
à  suivre  dans  l'étUication  sur  ce  point,  ih,  468. 

.S*>/i.  Fausse  analogie  entre  les  sons  et   les  couleurs  ,  III,  517. 

Simges,  Conséquence  morale  à  tirer  de  leur  espèce. Trait  de  Deuys-Ie-Tyran 

'a  ce  sujet ,  1 1 ,  3 1 5. 
SomiK.  Nom  d'alnrd  suppsé  delà  future  compagne  d'Emile  ,  II  ,  613. 
Où  il  convient  de  la  chercher,  631 .  Portrait  d'aaeJUle fritte  ou  de  Sophie 
!i  quinze  ans  ,  638..663.  Sans  être  lielle  puU  davantage  à  mesure 
qu'on  la  voit  ,  658.  Aime  la  parure,  non  les  riches  hahillemens,  658, 
639.  A  des  talens  naturels  ,  mais  peu  cultivés,  et  est  habile  surtout  dans 
les  travaux  de  son  sexe,  659.  Sa  propreté,  ih.  Gourmande  naturellement, 
est  sobrepar  vertu,  i/>.  Caractèie  de  son  esprit,  660.  Effets  de  sa  sen- 
siUlitéet  de  son  Iran  naturel,  il>.  Passionnée  pour  la  vertu  ,  mais  d'un 
tempérament  ardent,  le  besoin  d'aimer  la  dévore,  631.  Ses  jugcmens 
sur  les  personnes  et  ses  manières  dans  le  monde  ,  suivant  le  sexe,  l'Sge  , 
etc.,  662,  663.  Son  père  lui  fait  connoUre  ses  vues  et  ses  sentimens, 
par  rapport  au  mariage  ,  lui  laissant  sur  ce  point  entière  liberté,  G63  , 
664.  y.  Emile. 

Siirhonne  {la).  Sur  sa  censure  de  X'Èmile,  I,  320- 

SoUBEYRtH,  IV,  290. 

SouHtiTTi  (  le  P.  ,  III,  180.  Son  système  de  notation  musicale  mis  en  op- 
position avec  celui  de  R.,  I  î  146. 
Stiutiers.  Les  eufans  au  besoin  doivent  apprendre  'a  s'en  passer,  IX-  474. 
A'oimls.  Moyen  de  leur  parler  en  musique,  II,  474. 
SoiiRoiL  (mad.  de).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  185. 
Snitssoi  (du),  hMe  de  R.,  I,  448. 

Souverain.  Sa  définition,  I,  643,  II,  708.  S'il  peut  s'engager  envers  au- 
trui ,  ne  peut  s'obliger  envers  lui-même,  I,  643.  Ne  peut  avoir  d'intérêt 
contraire 'a  celui  des  sujets  ,  646.  La  souveraineté  est  inaliénable  ,  648. 
Est  indivisible,  648,  619.  Quels  sont  les  droits  respectifs  du  souverain  et 
des  citoyens,  630.  Le  souverain  a  le  droit  de  vie  et  de  mort,  mais  ne  peut 
l'exercer  lui-  même,  652.  A  aussi  le  droit  de  faire  grSce,  ih.  Napeut  parler 
que  par  des  lais ,  633,  676.  Rapports  eiistans  entre  le  souverain  ,  le  gou- 
vernement et  les  sujets,  682.  L'autorité  souveraine  ne  peut  se  maintenir 
que  par  les  asscmlilces  du  peuple,  676-  La  souveraineté  ne  peut  être  re- 
présentée, 678.  De  l'acte  par  lequel  le  souverain  institue  le  gouvernement 
et  distinction  'a  faire  a  ce  sujet,  680,  681 .  Droit  du  souverain  sur  les  su- 
jets par  rapport  aux  opinions  relii^ieuses,  698.  V.  Religion. 
Sftarle.  Eloge  de  ses  institutions,  I,  467,  468  ;  et  de  ses  mœurs,  SOI .  Pre- 
mière fonction  des  Ephores  en  entrant  en  charge,  111,1 43.  De  quelle  na« 
ture  y  éloient  les  fêtes  publiques  et  leur  effet  sur  les  citoyens  ,  175,  176. 
S'il  est  vrai  qu'elle  n'avoit  point  de  théâtre  ,  149,  IV,  291 .  Respect  des 
Spartiates  pour  les  femmes,  II,  636,  III,  131. 
SrARTIEN.  Cité,  I,  393. 

SprctacU-s,  V«?ritable  école,  non  de  moi-ale,maisde1ian  goût,  11,623.  Leur 
'    o'ijet  principal  est  d'amuser,  de  plaire  au  peuple  auquel  ils  sont  offerts  , 
111,  118,  119.  Conséquences  de  cette  proposition,  119,  120.  V.   7'/v/gé- 
ille.  Comédie.  Résumé  sur  l'effet  moral  du  théSttre,  quant  aux  pièces  re- 
présentées,  138.  Introduisent  le  goût  du  luxe  et  de  la  dissipation,  ih. 
lueurs  avantages  daas  les  grandes  villes,  139.  Leurs  iuconvéniens  dans  les 
petites,  141, 142.V,  Comédien-.  Considérés  comme  un  impôt  volontaire  ; 
cet  impAt  n'est  pas  en  p'oportion  des  fortunes  ,  et  tend  à  en  augmenter 
l'inégalité,  163.  Qucisspectacles  conviennent 'a  une  république,  171,  175. 
S/Jertateur  [le)  d'AddiiSon,  lecture  favorite  de  R.,  I,  56. 
Sphère.  Réponse  au  mémoire  anonyme  intitulé  :  Si  le  monde  tjne  nous  ha- 
bitons est  une  sph'eie,   III,  271. .282.  La  sphère  armillaire  est  une  ma- 
chine mal  composée,  II ,  496. 
Srinosjk.  Comparaison  de  son  sort  avec  celui  de  R  ,  II,  737. 
S'/i'ittinio  dcltii  lihertii  vcnela.  Ce  qu'est  cet  ouvrage,  I,  674. 
SiAEi.  (madame  de).  Son  opinion  sur  le  genre  de  mort  de  R.,  I,  5'J7<  Citée, 

334. 

Stanislas,  roi  de  Pologne.  Comment  R.  réf  tad  \t  la  fois  a  lui  et  au  jésuite 
Menou,elcequien  résulta,  I,  190-  Fait  gr.oe'a  Palissot'a  laprièrede  R., 
208.  Est  enchanté  de  VfléUi.e,  2<ï . 

SiANLAi(M.),  1V,396. 

Statue  de  Rousseau.  Il  se  croit  digne  de  cet  honneur  ,  11,794.  Est  décrétée 
ou  décidée  trois  fois  en  France  par  l'autorité  publique,  et  trois  fois  sans 
effet ,  I,  370.  Souscription  dernièrement  ouverte  et  maintenant  remplie 
pour  cet  objet  à  Genève,  273.  R.  Souscrilpour  la  statue  de  Vnlt:iire,  338. 

Stoïciens.  Confondoient  'a  tort  le  bonheuravcc  la  vertu  ,  IV,  310. 

V»i»»o»,  cité,  11,623,  111,512,  313. 


Str\D(  ,  hiaoripn,cité,  II,34C. 

SmAFFOiio  (m^lord).  Lettre  que  R.   lui  adresse  ,  IV,  602. 

,Sllo|>he^  ajout(>esau  .V/è<-/e;/a«<i»n/ de  Gresset,  III,  569. 

SuAED.  Traduit  1  iV/Jo.t«  succinct  Ae  IXume  ,  I,  333.  Lettre  que  c;  lU». 
nier  lui  adresse,  IV,  635. 

SuhiluHce,  La  plus  grande  des  abstractions  ,11,  5j9.  Que  faut-il  entenitr* 
par  ce  mot  ,  573.  Faut-il  n'ailmettre  qii'uue  su'jslanc»,  ib.,  769,  V.  Hetf 
^ion  naturelle, 

.Suèdr,  Révolution  qui  s'v  lit  en  1772  ,   1,714,  722. 

SiÉTONE.   Cité,  1,504, '733,  1I,5'J1,409,I1I,  121,156. 

Suicide,  Suite  d'à  rgumeiis  en  sa  faveur  ,  II,  190.  Réfutation  de  ces  *rgn- 
mens  par  l'objet  moral  de  la  vie  humaine  ,  193.  Par  une  juste  appré- 
ciation des  maux  qu'on  peut  souffrir  ici-bas  ,  496.  Par  l'idée  des  devoirs 
imposés  }à  l'homme  et  au  citoyen,  197-  Réponse 'a  l'argument  tiré  fie 
l'exemple  de  Rrutus  et  de  Caton  ,  197,  198-  Unsuicidc  est  un  vol  fait  au 
genre  humain  ,  198.  Exception  unique  en  faveur  d'un  homme  attaqué 
de  maux  violeus  et  incurables  ,  196.  Nouveaux  motifs  pour  en  détour- 
ner ,  IV,  827.  R.  montre  la  résolution  de  ne  jamais  user  d'une  telle  res- 
source pour  se  délivrer  de  ses  peines  ,  121.  Examen  et  discussion  des 
faits  relatifs  au  prétendu  suicide  de  R.  ,  I,  367  ,  368. 

Suisse.  De..cription  de  ce  pays  et  particulièrement  du  comtéde  Neufch&lel, 
IV,  4r2.  Mœurs  et  caractère  de  ses  habitans ,  ih,,  413,  415.  Les 
gros  complimens  des  Suisses  n'en  impo.^eut  qu*^  des  sots,  I,  82. 

SiLLï.  Ses  Mémoiies  cités,  I,  634. 

Si'BBECK  (  M.  de).  Comme  il  reçoit  R.  qui  lui  éloit  adressé  et  recommaodrf 
lors  de  sa  première  arrivée  'a   Paris  ,1,  8*2. 

SiRnsMAiN-MissEar.  A  rétabli  le  système  musical  de  M.  de  Boisgcloa  At- 
naturéparR.  ,111,  818.  t^.  Boisoelou, 

Synthèse  ,y.  Anahse. 

Sjstime  de  la  Nature,  Liv  rc  faussement  attribué  'a  R.,  IV,  1 10. 


T. 


Tahac.  Son  habitude  comparée  'a  celle  du  libertinage,  II ,  614. 

Tacite.  Est  le  livre  des  vieillards  ,  II,  546.  A  mieni  décrit  les  Germai» 
de  son  temps  qu'aucun  écrivain  les  Allemands  d'aujourd'hui,  702. 
Quelle  eûtétéson  opinion  sur  les  spectacles,  IH,  118.  DifHculté  de  sa 
traduction.  R.  s'en  recounott  incapable.  III,  504,  IV,  5  l7.  Traduction 
du  premier  Livre  de  son  tf/«oire  ,  III,  304...  529-  Cité,  1,560,670, 

674,685,  755,  II,  513,  635,  IH,  81,  121,  1'25. 

Tailleurs.   Inconnus  chez  les  anciens  ,  If,   519. 

TaUns.   Leurs  bons  effets  cl  quel  est  le  premier  dans  l'art  déplaire,   II, 

644.  Ne  peuvent  assurer  l'indépendance  dans  les  revers  de  fortune,  516. 

Les  talens  agréables  ont  été  trop  réduits  en  arts,  644 
Tulens  naturels,  Tiès-difiiciles'a  bien  connoitie  tant  dans  les  autres  qu'en 

soi-même  ,  II,  271  ,  272,  518.  On  n'en  a  que  pour  s'élever  ;  personne 

n'en  a  pourdesccndre,272^  Nedoivent  pas  être  tous  développés,  iA.,287. 
Talmont  (la  princesse  de)  Effet  que  produit  sur  elle  la  lecture  de  la  IS'ou- 

velle  Héloi,e,  l,2ê9. 

Tarqi'ik,  II,  608. 

Tahtini.  Exposé  de  son  système  musical,  111,590,  822. 

Tasse  (le).  La  traduction  de  son  poëme  par  le  prince  Lebrun,  attribuée  a 

R.,  IV, 79, 144.  Cité,  1, 502,425,  II,  7, 59, 101,  632, 674 ,  III,  527, 
IV,  702, 736. 

Tavel  (de).  Premier  amant  de  mad.  de  Warens,  I,  23.  Caractère  des 
instructions  morales  et  religieuses  qu'il  lui  avoit  dounées,  102,  1 19. 

Teissier.  Maître  d'hôtel  de  mad.  d'Épinay,  I,  249. 

Tclémaque.  Histoire  d'une  jeune  fille  éprise  de  Télémaque  et  victime  de  cet 
amour  insensé,  II,  (>66,  667. 

y«/n;)é;amenf  (impulsion  du).  Influence  de  ce  premier  moment.  Le  Gou- 
verneur doit  lui-même  instruire  son  élève  sur  ce  point,  II,  604.  Précau- 
tions à  prendre  pour  préparer  cette  instruction,  603,  606,  608.  Comment 
s'assurer  de  la  confiance  et  de  la  docilité  d'un  jeime  homme,  608.-61 1, 
614,616.  Ce  n'est  pas  par  le  tempérament  que  commencent  leségarcmens 
de  la  jeunesse,  c'est  par  l'opinion,  613.  Il  n'est  pas  vrai  que  le  liesoin  des 
sens  soit  uu  vrai  besoin,  613.  Le  plus  dangereux  ennemi  du  jeune  homme, 
c'est  lui-même;  moyen  de  l'en  garantir,  615,  616. 

Temple  de  Gnide  {le)  de  Montesquieu.  L  histoire  du  prétendu  manii.^crlt 
grec,  qui  précède  cet  ouvrage,  est  elle  une  fiction  innocente  ou  un  men- 
songe coupable,  I,  419,  420. 

Terrasson  (l'abbé).  Son  opinion  réfutée  sur  les  progrès  de  la  raison  humaine, 

II,  625.  Cité,  111,515. 

Terraii  (du),  maire  de  Verrières.  Son  inimitié  contre  R.,  I,  559. 

Terre  (U)  est-elle  ou  non  sphiriijue,  111,  278. .'.282. 

Terti'llien.  Cité,  II,  769. 

Tt.lament  fait  par  R.  en  1737  ;  à  quelle  occasion,  1 ,  573.  Pourquoi  il  n'a 
voulu  être  mis  dans  le  testament  de  personne,  I,  '.  8,  527.  Il  eût  accepté 
le  legs  qu'on  lui  dit  avoir  été  fait  pour  lui  par  le  maréchal  de  Liiiemliourg, 
527.  Disposition  du  testament  de  myloid  maréchal  en  sa  faveur,  516. 

Tmalks.  Comment  voyageoit,  II,  672. 

Théâtre  fraiirois.  Ne  ^)eint  pas  les  mœurs  du  peuple  pour  le<iuel  il  est  fait  , 
II,  123.  Et  plus  en  discours  qu'eu  action,  126.  l'ourquoi  cela,  »"/'.  Est 
cependant  aussi  parfait  qu'il  peut  l'être  ,  III,  124.  Ellets  du  lUUrem 
général.  V.  Saectacles. 

Tbeil  (du).  Ixttresque  R.  lui  adresse,  IV,  851. 

Théisme.  V.  Religion  nalurelte. 

Tkémistoclk.  Comment  son  fils  gonvernoit  la  Grèce,  II,  43j. 

Théodore  (niadem.).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  673. 

TiiÉomR\sTE.   Peut  être  regardé  comme  le  seul  liotaniste  de   l'aiitiq'-'l» 

Thevenin,  chamoiseur.    Sa  déclaration    relativement  a   R.,    et  pt7yri,v 

incidens  quien  sont  la  suite,  IV, 751.. 751* 
TiiiEliioT.  Service  qu'il  rend  !i  R.^  L  176 


GÉNÉRALE  ET  ANALYTIQUE. 


r«IE««T,  niMwin.  Traite  s»n»  Mini,  H  ,  1,  190.  D  ii.i.iilrc  le  dangi-r  Je  >0 

>' rvic  d'H-l>-n!itli-9  en  cuivre,  1V,'JI1. 
ThLiicala.  lU'xili.tion  »»Re  «li- 1.  ite  n'^ulilique,  1,  059. 
Tnoj|«»  (.ai,i  .  ,-,1^,  11,  779. 
7/iit.MMxa.  ij   C08. 

7lllC10IO(.   Jii;;-',    1I,SI6. 

Tuyrstr  {rôl.!  île)  <laii<  .■llrêf    T)r  tmi.  ceut  «jii'oo  a  mi»  tu  lli'itre,  le  ji'ii. 

woUnt  le  K'iùl  aiili<|<iF,  III.  1J6. 
TiHoN,  du  le  MisMillimp  .  Juk*-,  IV,  58. 
TinaRir  (le  prnce  il>-).  Se<  l.aisom  arrv  K.,  T,  278- 
1II1AN-1.J-HHNC.  Surnom  tlouiic  à  Gr.iiiiii  |>;.r  G-uff«roiirl,  I,  2i5. 
TissoT,  IV,  472. 
TiT.-LiTi,j..ge,  11.547.  CiieM.  645  697,11.279.547,111.148  ICO 

'litret  d'honneur.  Tires  iliei  le>  aocicm  de»  drUl>d«  I»  oalure,  el  d'i»  «""" 
d«drrit>  du  rang,  III.  154. 

Tiiilettr.  Son  abiucbet  le.  Icinmes  »icnl  pliud'ennui  que  de  vanité,  U,  643- 
V.  /'anir-. 

ToNNKRKK  (lu  comte  de).  Lettre*  que  R.  lui  adresse,  IV,  851* 

T(i«iON»!«  ^lK  nniqiiisilr),  I,  450- 

Toucher ^U^).  V.  Aews. 

ToiKHaroiT.  Son  eiog.-,  IV,  666   Cit<«,  III.  594.  433. 

^mduclicns.  Ou  pr  mi.r  litre  de  Tarile,  III,  504.  329.  De  ','ApOiolokin- 
losit  de  S.nëque,  350.  De  l'Oile  de  J.  PulUud,  557.  De  l'Episode  d'O- 
linde  et  Snplirouie  du  Tiisse,  338,  345. 

Tragédie.  S'il  e-t  vr.ii  que  U  tragédie  puisw  nous  apprendra  à  (ormonler 
■ms  («■>sions,  111,  \fl.\.  Application  !i  Ihédn  et  à  Médée,  122.  Quelle  tst 
re-|>ècede  pilirf  qu'elle  in-pire,  ib.,  123.  S'il  e»t  vrai  que  le  crimt^  y  soil 
toujours  puni  et  la  virlu  récompensée.  424.  Horreur»  avec  lesqiiellis  elle 
familiarise,  {26.  Sou  rlfet  tout  »  U'\\  indé|>end:iat  du  dénoùmeut  Appli- 
cation à  Bérénice  et  'a  Zaïre,  436,  157.  V.  imitation,  .'^peclaclei . 

TtKssAH  (le  comte  de}.  Ses  reUtions  avec  R.,  I,  208.  Lettres  que  R.  lui 
mlresse,  IV,  851. 

7'i>'i<(>liJL'(Jnurn.<l  dr].  Conduite  du  rédacteur  de  ce  journal  envers  R.,  apr(;s 
la  pulilication  de  Vt'mile,  I.   312. 

Tkeitorens  (de).  R.  compose  el  lait  eircutcr  un  morceau  clici  lui  dans  un 
concrrt.  Effet  de  o'ile  tentative,  I,  76. 

Taiiiii  (la),  loueuse  de  livres  'a  Genève,   1.  19. 

'Jril/unat.  Quel  est  >on  olj'-t  et  son  utilité,  I.  690.  Dégénère  en  tjrrannie 
qu.ind  il  usurpe  la  |>uis«ance  eirculive  et  lé|jislative,  691.  Mojrea  de  pro- 
venir ses  usurpations,  ib.  V,  Home. 

Thonchin  iThéinlore),  médecin.  R.  le  met  en  ILiison  avec  mad.  d'Epinav, 
I,  207.  Écrit  !i  R.  au  sujet  de  u  lettic  sur  le  |>oëme  dn  Déiailre  de 
Lisbonne,  2U  Elfets  de  sa  kaiue  contre  R.,  2i8,  259.  Anecdote  de  Sun 
opiat,  59,  284.  R.  le  regjrde  comme  rin«lnimenl  de  Voltaire  dans  les  pcr— 
kcciitioos  qu'il  éprouve  i  Mutiers,  IV,  380.  390.  Lettre  que  R.  lui 
adresse,  292- 

TioNCHiH  (Jean- Robert).  Auteur  des  Lettres  écrites  de  ta  campagne,  I, 
322. 

Tai  BLET  (l'abbé),  I,  968.  284   285. 

7iirv,  R.  eût  été  mauvais  Turc  'a  certaine  beure,  I,  98.  Pourquoi  R.  donne 
ce  nom  à  son  cbieo,  994. 

Ti  KEHNK  (de).  Trait  de  douceur  de  ce  grand  bommc;  défaut  qui  drparoit 
ses  grandes  qualités,  II.  548. 

Ti'irin  (le  comte  de).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  313 

Tunfuie.  d-tte  puissance  respecte  ordinairement  les  traités,  I.  746.  Ancirn 
u>;<ge  qui  oblige  le  grand— seigneur  ^  trav.>iller  de   sis  mains,  II,  520 

Ti  RKiETt  (le  marquis  de),   IV,  196- 

Tyrun.  Différence  du  l^ran  et  du  despote,  T,  675. 


U. 


Uirss»,  II,  526  610.  691. 

Unisson  (ibant  i  1')  Korme  l'Iiarmonie  la  plu*  agréable.  Le  goût  des  .ic- 
cords  est  un  goûl  de|ii-avé.  II,  30J.  III,  513-  Elfetsdes  acconipa^nemeuls 
!i  l'unisson  dan»  la  niiiiiiiie  ilalienne,  531' 

U^a'jei  Les  boucliers  ne  -ont  pas  reçus  en  témoignage  cbiz  les  Anglois.  Mé- 
prise de  R.  >J  c«t  fgard,  11,  4>5. 

Uiuqedn  monde.  Comment  l'apprrnlre  ani  enfant,  III,  •..74. 

IJsTiiai  [Klyioçitj).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  449. 

Utilité.  En  quel  temps  Sfu.ilde  ^  l'enfant.  Dès  lnr«  doit  *tre  le  principe  g»*— 
néi  al  et  sans  eicrption  dans  le  clinii  de  ses  occupations  et  de  ses  études,  1 1 , 
502.  V.  Ad(Aescent.  Application  de  ce  principe 'a  l'étude  de  l'aslrokomie^ 
504. 


V. 


Fol -de-Travers.  Description  de   ce  vallon,    IV,  418.    Avalanclie  sing>ilière 

qui  s'y  lit  en  1761,  420. 
ralnis  (le  bant).   Di-scriptinn    de  ce  pavs  et  des  moeurs  de  ses  babitans,  II, 

36.  39. 
Valemtinois  'la  comtrjse  de),  I,  278. 
ValemMmime.  Cité,  II,  428. 

VsLET  DE  VILLE^El  TE,  petil-fils  de   mad.  Diipin    IV,  {08 
V»i.M«LETTE  (M.  de).  Gendre  de  M.  Mu«sarcl.  I,  194. 
V»i.o»ï  (le  cbevalicr  de).   Son  caraclère,  1,  178. 
t'ampires.  Ce  qu'il  faut  en  croire,  1 1,  786. 
l'^anité.  Si  jamais  elle  fit  quelque  lienreux  sur  la  Irrre ,  !i  coup  sfir  rot  hev— 

reiu-l'i  n'rtoil  qu'un  *nl,  11,291.  Sii.tes  mot  tiliantes  de  son  pri-iii.cr  mou— 

vrment  dansÉniili-,  499. 
VsKLOo  (niad.)  R.  U  voit  eu  Société.  Son  (ortrail,  I,  193. 
fiiprnrs.  Maladie  des   gfns  brureut,  I,    1-28;  et  di>  fuîmes  il'unc  certaine 

classe,  II,  628. 


879 

V.miow.  Cité,  11,403. 

f'aiid  (pa)>'le).  CaKClére  îles  ftaim'»  Je  ce  p.vs.  I.  56.  Pourquoi  il  «»t  si 
cbrr  \  R..  quoique  ru  coulraste  avec  >■  >  lialiit.n-,  74 

V»iT<AVE«nM.de),  H.  mois,  ullre  uu  asile  à  R,,  I,   549. 

VtivKaARai  «s.  (^te,  111,  50. 

Vedmit,  m.rcitr  de  la  lua  i'Iltrière.  Absurdité  de  t«u  récit  préirada  sur  U 
iii-iiagedeR.,  I,  5.%7. 

Fendanijes.  Leur  dt-rcription,  II,  o06. 

ycnisc.  Sou  gourerurm,  nt  n'est  point  aristocratique,  I,  685.  Causn  de  sa 
durée,  690.  Ce  qu'nt  'a  Veuisc  U  conseil  des  Du.  691  La  place  de  grand 
cbancelier  n'y  peut  être  romiilie  que  par  un  roturiir,  740.  l'onrqioi  r« 
goiivcrnimcnl,  el  le  i  loge  en  parlicolirr,  est  si  respei  ti- du  pinple,  11.  G'!?. 
Couinwnt  lesnol.lrsdc  ce  pays  paient  leurs ditte»,  I,  157.  Éloge  de  la  niita 
sique  qui  s'etécute  à  l'Opéra,  et  détails  de»  amibtawns  iiu'offie  celte  ville, 
261. 

Ventias  de  ViLLEHEivi.  Comment  R.  lia  coniioissance  avec  lui,  1,  63  S  .u 
caractère.  Engouenu-nl  de  R.  à  son  égard,  et  ce  qui  >'e>>.vuivil,  64  Gi.  Il 
va  voir  R.'a  Pari.,  208. 

Vercellis  mad.  de).  R.  entre  ^  son  service.  Poitraitde  celte  dame,  I,  40. 
Sa  mort,  42. 

Vkrdelin  (la  marquise  de).  Commrno  ment  de  ses  liaisons  avec  R..  I,  279 
Poitrail  de  son  mari,  (b.  Va  voir  R.  à  Motiert  332.  L'engage  !i  ae  retii^r 
en  An^lelerre,  357.  Lettres  que  R.  lui  adresse,  IV,  851. 

f'en/erdes  Charmettes  (le),  III,  557.  Cuinpaution  de  citte  pièce,  I,  HC 

Fers.  Pour  niaJ.  de  Fleurie»,  111,  368  ;  ai.  1res  à  madem.  Tbéodore,  Î.C9; 
autres  sur  la  femme,  ib. 

f'erité.  Est  ilans  lu  cboscs  et  non  dans  notre  esprit  qui  les  juge,  II,  570  E.-l- 
il  vrai  que  toute  vérité  ne  soit  p>s  lionne  à  dire?  775.  Quand  on  peut  n.- 
ger  d'un  enfant  qu'il  la  dise,  463.  V.  JUeusontje.  Portrait  de  Ibomme  rtel- 
Iment  vrai,  I,  4-20. 

Vr.a,-<A  (la  présidente  dr).   Lettre  que  R.Jui  ad<e-se,  IV.  7.54. 

Vf.k,nes,  pastiur.  Cuifinirnceiiient 'le  sa  liaison  avec  R.,  I,  205.  Ce  qui  porto 
R.  à  lui  attribuer  le  libelle  ■  Sentimirtt  des  citoyens.  Leur  conduite  réci- 
proque J  ce  sujet.  ?.55,  377.   Lettres  que  R.  lui  adrrase,   IV,  Jt51 . 

V  t:nM;T  (Jacob),  mmstreà  Genève.  Sa  liaison  avec  R.,  I,  205.  Demande  à 
R.  une  rétracutioo  autbentique,  IV,  393.  Ses  ouvrages  cités,  III,  117, 
119.  Lettre»  que  R.  lui  adiesse,  IV,  Hl. 

y^érone  (lirqiie  de^,  comparé  \  celui  de  Mlmi-s,  I.  153. 

VéronÈsi,  acteur  dn  ibéitr.-  Italien.  R.  ^ubli^e  'a  se  rendie  de  Vciiae  Si  Pa. 
ri»,  avec  scsdeui  (iilif,  pour  remplir  l'engagement  uii'ilavoit  coulracté,  1, 
155. 

VkRKAT,  compagnon  graveur.  Esi  ile  R.  à  voler  des  a-pergea,  I,  46. 

VsBTDT,  bistorieii.  Jugé,  II,  54C. 

J^^t't.  Ce  mot  vient  de  fane  ;  point  de  vertu  sans  combat,  II,  695.  Elle 
n'est  pas  l'amour  de  l'ordre,  5^5.  V.  Ordre,  Dans  le  sens  ci  viqu',  c'est 
la  conformité  de  la  volonté  p^iticul.ère  à  la  volonté  générale,  I,  591.  Si 
elle  peut  être  aimée  uniquement  pour  elle-même,  IV,  3.Ô9.  Ne  donne  pas 
leboiibeur,  mais  peut  seul*  apprendre  à  en  jouir,  340*  \ .  Jiunhrlir.  IV 'e-t 
pas  moins  favorable  à  l'amburqu'aiil  autres  droits  de  la  naluie,  II,  656. 
V,  Amour.  Les  plus  sublimes  vertus  sont  négatives,  449.  Son  amour  poi  lé 
jusqu'il  l'enlbousiasme  peut  aliéner  la  raison.  Une  jeune  fille  citée  en 
csemplede  cette  vérité,  665,  667.  En  la  pricbani  aui  enfans  on  I  ur  fait 
aiiuer  le  vice,  447.  Ce  qu'il  faut  penser  des  vertus  par  imitation,  448.  V. 
/7te . 

VlsFASIKN.    Jug"',  II,  561. 

Vètemens.  Quels  vètemens  Convirnnent  :ui  enfans,  IT,  463.  Ri^*  ""  "> 
point  Si  .-uiire  par  l'bommc  ricbe,  626,  627-  Diflériiice  entie  ceui  urs 
liommes  actifs  et  si  dentaires,  465.  Aisance  de  ceux  drs  auciens  cumpar^li- 
vemeut  aui  uAlres,  et  avantages  qu'ils  en  retiioiinl,  638- 

l'evai.  Affection  deR.  pour  cette  pciite  ville,  1,78.  Pourijuoi  il  y  place  les 
pi  rsonnagcs  de  son  Héloise,  223. 

yinnde.  Son  goût  n'est  pas  naturel 'a  Ibomme,  I,  569,  570.  Caraclère  des 
grauds  mang'Urs  de  viande,  II,  4^5.  Traduction  d'un  luoiceau  de  Plular- 
qiie  Mir  l'usage  de  cet  aliment,  ib. 

Victor  Ahedéi,   roi  de  Sardaigne.  Protège  mad.  de  Warens,  I,  24. 

yiçe.  Pas  un  dan»  le  cteur  de  I  bomme  dont  on  ne  pui.vse  dire  lomment  il  y 
est  entré,  IT,  459.  Est  aussi  l'aniniir  c^e  l'ordre,  pris  dans  un  sens  parlitii— 
lier,  585.  Se»  inconséquences,  627-  Il  ne  faut  jimais  vouloir  combittie  nu 
vice  par  un  autre,  235.  Avantages  du  vice  couipaiés  à  ceux  de  la  vertu, 
246,  S47.  r.  ce  mot. 

ViooKKE  (l'abbé  dr).  Ses  démêlés  srrc  le  musicien  Le  HaUre,  I,  65,  C6. 

yie.  A  quel  point  commence  véritablement  celle  de  l'indiVidu,  11,  429. 
Pourquoi  l'on  .se  plaint  commiinémint  que  la  vie  est  couitr,  071.  L'est  eu 
elfet  a  plus  d'un  égard,  5*25.  Les  vieillards  la  regn  tteni  plus  que  les  jeune, 
gens,  432.  Vie  dure  multiplie  les  sensations  agn-ables,  467.  Vie  active 
lionne  un  nouveau  goût  pour  le  bien  par  le  plaisir  d'y  coutribuer,  249.  Vu* 
contemplative  dégoûte  dr  l'action,  IV,  75.  ^  ie  domestique  est  spéciali  nu-nt 
le  deroir  des  femmes,  y.  ce  mat.  Vie  ehampètre  ;  Itonbcnr  qu'elle  pro* 
cure.  Les  gens  de  Ville  ne  savent  |. oint  la  ip>ûter,  II,  505.  Vie  future  ;  le. 
grinds.  les  ricbes,  les  iieiireus  du  siècle  n'v  cioient  point.  Elle  est  la  ron.-o- 
lalinn  d'i  peuple  et  des  miaérable.<,  IV,  289.  Est  garantie  par  l'ordre  natu- 
rel. 763. 

Fie  (la)  est  un  songe,  comédie.  Le  béioi  de  cette  pièce  est  le  vrai  misan» 
tbrope,  III,  129. 

rieillards.  Sont  avilis  sur  notre  tbritie,  III,  155.  Platon  leur  [«rmel  l'excès 
du  vin,  164.  Retireltent  la  vie  plus  que  les  jennrs  gens,  II,  4~2.  Déplai- 
sent Buxen''an<,  410.  Aiment  b  voir  tout  en  repos  autour  d'eus.  422.  Ca- 
raclère de  leur  doulenr,  quand  elle  est  violente,  173.  Leur  unique  étude 
doit  être  d'apprendre^  mourir,  I,  410. 

ViLKES.  Mcmbie  delà  cbambre  des  communes,  III,  98* 

Vii.i.Mis.  Tra  t  de  ce  marécbal  !i  l'occasion  d'un  fourniseur  d'armée,  I, 
577. 

ViLLERor  (le  duc  de\.  S^s  liaisons  avec  R.,  I,  278,  293. 

ViiiERov  (d»cb.  de).  Sa  mort,  IV    508. 

Vii.i.Eiov  (le  marquis  de),  prtsM-  R.  de  >'.  ipliqiier  sur  le  cliargemeDt  de  ooui 
de  son  cliien;   I,  294. 


880 


TABLE  GÉrsÉRALE  ET  ANALYTIQUE. 


filles.  Son!  !•  (smiffre  <U  IV<pèi-e  liiinu'n«.  11,  AJC.  Ponrqi  oi  l.jiare»  y  <1.'- 
^•^iiercut,  44G  529.  Err.uis  tirs  l»»ri-i.  n«  Mir  le  ïi.r».  Irr«  et  la  ui.iilere  ,le 
vivre  a«>  lidi'iliiD»  de»  p.-lile»  »ille»,  lil,  4Ô9.  Av..iilai;eii  <<e»  si^fUilr» 
«Ijii»  le»  nr»inles  vill<->,  l'fc.  Leurs  iiunuvpni I»ii>  le.-  (letile-,  144,  442. 

tin.  Son  «log».  Il,  58.  Ne  .loime  pas  île  U  uiecl.»i.e-ti\  il  U  «Ucèlr.  LVitès 
en  ce  iteore  inuios  d;iii);-ieiii  q-'C  Inut  uiilrr,  III,  4Gi.  PI'toD  «n  permet 
l'exé»  aui  vi'ilhriN,  164.  t'Iioiiime  ne  l'^in»  pi>natiirellenàeDl,  II,  483. 
Coiiiinent  von-laler  sa  piirtt)'  on  sa  faltiliealinii.  503. 

ViHciiiT  (M.),  chargé  des  alf^iies  de  F.anie  »  N  i.-iinc.  Usage  «jue  fait  R. 
il'iin  aTi»  transmis  par  lui  !i  M.  de  Moolaign,  I,  157. 

VlWTlMILI.l  (M.  de),  I.  207. 

^  IMTZINRIKO,  jeune  Vaniloi».  SneriJc  K  R.  dans  l'affection  et  le»  farenrs  de 
in^damu  de  Wareus,  I,  |û6,  IV,  179.  Ctiange  ds  nom  et  se  marie,  I, 
1Ô8. 

l'iol.  Crime  contre  nature,  II,  633, 

t'iivlai  ù  madame  la  hanmnc  df  IVarms,  III,  368. 

Ai««iL«.  Ciitf,  1,  277,  C39,  II,  553,  652  111,  113,  134,  175,  196,  IV, 
419 

S  injiniti.  Importance  de  la  conseivrr  long-leinps,  II,  529.  Rèi-IeH  à  suivie 
piiiir  aiieindre  cv  bnt,  551.  Il  faut  cependant  qu'elle  ces-e  ;  on  a  plus  de 
rerpect  pour  une  mèie  de  famille  c^iie  pour  une  vieille  lilie,  777.  V  ,  Céli- 
bnt. 

/  riii.it  de  Pierre  de  la  montagne,  III,  109,  H2.  Ociaiioo  de  cette  plai- 
santerie,!, 354. 

Vii«Li  (Dominiqur),  g>-nlillianinie  et  favori  de  M.  de  Mo:  tai|;ti.  Sa  haine 
contre  R.,  quelle  en  fui  la  cause,  1,  158  ;  «t  les  effets,  160.  Il  conduit  R. 
chez  une  6lle  puhlique,  163. 

foix.  Combien  de  sortes  i'Iiomme  en  a.  II,  481. 

>  ol.  Penchant  de  R.  pour  ce  vice,  dont  il  toniracte  l'habitude  chez  un  gra- 
veur, I,  16.  Vole  sept  hvie.  .1»  sou.»  'a  M.  île  Kr..ncue.l,  19  Vole  un  ru- 
ban chrx  mad.  de  Vercellis,  assertion  calomnieuse  à  cette  occasion,  42. 
Vole  du  Tin  cli.z  M.  de  Maldv,  139. 

Volant.  Jeu  de  femme,  11,  4S0. 

VoLNir  (le  comte  île  .  Cit*,    II,  781. 

yotonté.  ComiiK  nt  prodint-elle  une  action  physique  et  coriiori-lle,  II,  571. 
Quelle  est  la  cause  qui  la  détermine,  576.  V.  Ame,  Reliijion  naturelle. 

^'otonlé  génémlf.  Ce  qui  la  coiisliliie,  1,648,649.  Est  le  piincipe  fonda- 
mental de  l'éconoDiie  poiiiiqiie,  et  la  règle  du  jii>te  et  de  l'injuste  pour 
chacun  des  citoyens;  est  volonté  p.ir(tculière  !i  l'égard  îles  etran- 
g'-rs,  587.  Vue  volonté  p  ut  être  Kénérnle  sous  certain  rapport,  mais 
particulière  par  rapport  à  l'éLit,  650.  Doit  être  géuéiale  d.-n»  son  obj' t 
comme  dans  son  essence,  651.  V.  .SOHUtrjjii.  Est  toujours  droite,  en 
ce  qu'elle  veut  toujours  lu  bien,  mais  ne  le  voit  pas  toujours,  650, 
654.  Elle  peut  être  n"n  détiuite,  mais  éludée  on  réduite  au  silence  par 
nue  somme  de  volonté»  particulières,  6S^.  De  la  liiation  du  nonahre 
pinportioonel  des  sulfrages,  oécessaira  |»ur  déclarer  cette  volonté, 
684. 

Vnj.iniiK.  Ses  ouvrages  inspirent  à  R,  le  gofit  de  la  littérature.  I,  111.  Dans 
•fuelie  société  iMe  voit  ^  Paris,  150.  Premières  relations  entre  eux,  relati.- 
vemeni  aux  Fctes  de  naiiiiiv,  173.  R.  lui  écrit  sur  son  poème  du  Désas- 
tie  de  Lisbonne.  224,  1V,23K;  et  lui  propose  le  sujet  d'un  nouveau 
lioénif,  246.  Dernière  lettre  que  R.  lui  écrit,  et  à  quelle  occasion,  1, 
'2>t4,  285.  Est  auteur  du  libelle  iul  lulé  Sentiment  de>  citoyen^,  555. 
Son  inlluince  présumable  sur  la  corqiii'tu  de  la  Coise,  316.  Idée  de  sa 
conduite  et  «le  ses  piocédés  envers  H.,  comparativement  ^  ceux  de  H. 
envers  lui,  547,  366.  Réponse  de  R.  à  ses  as^itinns  caloniniiiisc^,  consi- 
gnées dans  une  lettre  à  Hume,  IV,  660  Usage  qu'il  (ait  d'une  let- 
tre qui  lui  est  adressée  pour  R.,  et  comment  il  y  ré|iond  lui-iiiéuie,  465, 
478.  R.  lui  attribue  en  partie  l'article  Cenèue  de  d'Aleiiil;ei  I  dans  l'En- 
cicioptMlie,  290.  Imitation  de  son  st^le  dans  un  discours  que  H.  snp]ie.<.e 
i^u'il  eût  pu  tenir  aux  lutnlérans  de  Geniive ,  III,  60.  A  perdu  Genève 
|Wii  prix  de  l'asile  qu'il  y  a  reçu,  I,  286,  IV,  509.  A  pan  à  li  crit  que 
lie  Ximeoès  eoutre  la  Nouvelle  Uélour,  532.  R.  ne  boit  pas  dans  sa 
ion|>e,  5ÔI.  Est  reçaidé  par  R.  comme  le  premier  auteur  des  p-r.iéciitions 
qu'il  éprouie,  380,  dO'^.  Sa  conversation  avec  un  ouvrier  de  NeiifcliStel, 
597.  Véiilabbîs  senlimens  de  R.  à  son  égard,  588.  Sa  maladresse 
•  laos  les  démarches  que  sa  haine  contre  R.  lui  inspire,  618,  Il  impute  à  R. 
l'incendie  de  la  salle  de  s)>cctacle  \  Genève,  en  1768,  722.  Cherche  à  se 
raccommoder  avec  II..  454.  Son  chagrin  en  appn-nant  que  R.  a  souscrit 
l«>ur  sa  statue,  ],  358.  Jugement  porte  sur  Nanine,  12i.  Sur  JUaliom 
tnrt.  123.  Cité,  56.  547,  493,  11,  623.  Sa  corresjior.dance  avec  R.,  IV, 
851. 

bossus  (Isaac).  Cité.  I,  576. 

I^oyai/e'.  Quatre  sortes  d'hnmnies  qui  voyagent,  et  toujours  sans  utilité 
pour  les  sciences,  I,  574.  Quel  parti  ou  poiirioit  tirer  des  voyages  ponr 
tt  cnnnoi»ance  de  l'homme  naturel,  ib.  Un  quoi  les  voyages  sont  utiles. 
Insiillisance  des  livres  sur  ce  (mini,  11,  700,  701.  Il»  ne  conviennent  qu  à 
lr«»-|Mii  de  gen-,  701.  Moyen-,  de  s'instruire  en  voyageant,  701.  Les  an- 
ciens les  praliqnoient  iiiieiix  que  nous,  702.  Pourquoi  les  peuples  n'olfreiil- 
ils  I  bi»  enlie  tut  de»  différences  russi  sensibles   qu'autrefois,   ih.  Moi  en 


d'étudier  et  île  connoilre  celle»  qui  subsistent  encore,  |20,  132.  Vovsges 
de»  savans  sont  «an»  utilité  réelle,  703.  Les  voyage»  doivent  aïoir  nu  l.ut 
déterminé,  704.  Pourquoi  les  voyages  ml rucliieni  aux  jeune»  gen»  en  pji- 
liciilier,  712.  Ce  n'est  pas  dans  ta  capitale  qu'il  faut  étudier  un  peuple, 
mais  dans  les  provinces  reculées,  715,  et  hors  de  ses  ville»,  714.  Les 
voyages  pédestres  sont  les  plus  agréables  et  les  plus  utile».  11,  672.  Omit 
de  H.  pour  ces  voyages.  Projet  d'un  tel  voyage  avec  Oideioi  et  Grimm, 
I,  29.  Description  de  son  voyage  de  Soleure  i  Paiis,  81  ;  de  Pari»  eu  re- 
tournant en  Suisse,  83.  Dernier  voyage  pédestre  de  L»on  à  Cbainbéri, 
88,  89.  J        i  j 

Foyaijeurs.  Peu  de  foi  qu'il  faut  avoir  din»  leurs  réciti,   II,  700. 

Voïii»  (de).  Empêche  que  H.  ne  soit  mis  à  la  Bastille  |H.nr  sa  Lettre  sur  la 
musique  fran^-oise,  1,  200. 

Frai  (homme).    Portrait  de  l'homme  réellement  vrai,  I,  420. 

yue  (la).  Choix  de»  objets  qu'on  doit  montrer  i  l'enfant,  II,  419.  Pourquoi 
teiid  également  la  main  pour  sai,ir  l'objet  proche  ou  éloigné  j  ce  qu'il  faut 
faire  en  ce  cas,  42',).  Comment  la  course  exerce  un  enfant  'a  mieux  voir, 
477.   V.  Sens. 

Fue  lontemplutive.  Dégoûte  de  l'action,  IV,  75. 

Vi  i.soK  (ni.deui.).  Ses  amours  avec  H.,  1,13,  7?.  Il  la  revoit  vingt  ant 
api  es,  14- 


w. 


W»Lroli»  (Horace).  Propose  'a  R.  un  asile  dans  une  de  ses  terres,  1,  837. 
Est  anteur  de  la  lettre  supposée  du  roi  de  Prusse  à  R.,  353,  IV,  611. 

W,«.i.«Ton.  Cité,    I,  656. 

WsKKifs  (mad.  de\  Ce  qu'elle  étoit  et  son  origine,  I,  24.  Circonstances  de  sa 
conver.sion,  III.  28.'».  Refuse  d'être  placée  i  Turin  aupiès  de  la  reine,  ib. 
Son  portrait  et  son  caractère,  1,  24.  Sa  manière  de  vivre,  53.  Attache- 
ment que  R.  conçoit  pour  elle.  Nature  de  cet  ;>ttaclieinent,  54,  77,  101. 
Ce  qu'elle  imagne  pour  préserver  R.  de  la  sédiictinn  des  autres  femmes, 
100.  Son  caractère.  10'2.  Tendres  soins  qu'elle  pro<li-ue  i  R.  dans  sa  ma- 
ladie, 115.  Se.  idées  sur  la  religion,  et  se»  principes  de  morale,  118.  Elle 
donne  bR.  un  luccsseur,  136.  Sou  afeclii  u  pour  H.  se  refroidit,  129. 
Comment  il  en  est  reçu  à  son  retour  de  chez  M,  de  ]M.il,ly,  140.  R.  lui 
envoie  un  secours  en  argent  qui  ne  lui  profite  point.  173.  R.  la  revoit  en 
allant  à  Genève  ;  elle  se  refuse  aie  suivie,  204.  Sa  mort,  528.  Tenilro 
souvenir  iij-piré  par  l'anniveisaire  du  jour  où  H,  la  vue  |  onr  la  première 
fois,  454.  Pièces  de  vers  que  lui  adre:sc  R.,111,  35r,  568.  Leitie  que 
R.   lui  adresse,  IV,  851. 

WsttLKi.  Ses  liaisons  avec  B.,  I,  869.  Leitreque  ce  dernier  lui  adresse,  IV, 
438. 

WiiLBoRsKi  (le  comte).  Demande  ù  B.  et  à  Mahly  un  plan  de  constitution 
|>onr  la   Pub.gne,I,  361.  Voit  R.  à  Paris,  IV,  145. 

VVii.oBF.Mii.  Biennois.  Pre-s'î  R.  de  rester  !i  Bienne,  I,  547. 

Wii  x«s.  membre  de  la  chambre  des  commune»  en  Angleterre.  Notice  sur  ce 
personnage,   III.  9?. 

W  iRTiMexno  (prince  Louis  de).  Sa  correspondance  avec  B.,  I,  334,  555,  IV, 
Ji51. 

IVooflon.  Habitation  île  B.,  IV,  609.  H  y  éQtil  la  première  partie  de  i« 
Confissions,  I,  143. 


X. 


Xknockstx.  Sa  continence  admiiéc,  II,  5S2. 

XÉNoPHon.  Quoi  qu'il  eu  ail  dit,   l'éducation   ne  se  partage  pas,  II.  411.  Ce 

qu'il  dit  de»  guerriers  grec»  tués  en  (rabisnn,  623.  Ciié.  ib. 
XlMEKÈs  (le  marq  de).  Son  écrit  contre  la  Nouvelle  Héloïse,  IV,  332. 


z. 


Zaïre,  Jugement  porté  sur  cette  pièce,  111,  157. 

Zaiiktto-N>m,  Cm eut  R.    lut  obligé  de  payer  un  billet  que  ce  uoLle  TC» 

nilien  avoit  (ailà  un  perruquier  de  Pari.s,  I,  156. 
Zknon.  II,  608. 

ZiiunNi.oKrr  (le  cou. le  de).  Lettre  que  R.  lui  adresse,  IV,  506- 
'/a  I  ikti  >,  fille  publique  'a  Venise     Aitniiiie  de  R.    avec  cell':  lille,  I,  {Ci, 

165,  188. 
/iiivc/i.  Comment  passent  maîtres  les  tonseillers  de  celte  ville.  11,521. 
Z.ISTINIANI.  (latricien  de  Venise,   Son  déiucté    avec  R.  rcljiivemeut  \  \ét* 

uCse,  I,  15i>. 


i^^^Q^^^^^^^^^^e^^^^^-^^-Q-9-Q^^^-9^^^<r^^^9Q-^^ 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


r^OUSSEAU  JUGE  Dli  JEAN-JACQUES,  Dialwji'ks 

Du  sujet  el  de  la  forme  (Je  cel  CCI  il < 

l'ntMIER  DIALOGUE 4 

Ou  (f sterne  de  conduite  iiiviis  J. ati-Jacquc»,  aduptt  par  I ad- 
niiiiitlraliun  avec  l'approbaiiuii  <tu  |Ub!i'. 

Second  dialogi  e 52 

Du  nolurel  de  Jean-Jacques  et  de  ces  liabi:udes. 

Troisième  dialogue t2'i 

De  l'eipril  de  se*  li\ro4.—  Cotic:usiou. 


fat*;*. 

Hktoire  (Ju  précéilcutil'crit •    .    152 

CORRESPONDANCES <59 

Table  alphabétique  des  corrcspondaDs  de  Rousseau.    8  iO 

Li.xie   chronologique  des   ouvrages  compos^^s   par 
Jean-Jacques  Rousseau 8o3 


Table  goiKTale  et  analytique  des  matières.  .    , 


8é5 


UN. 


4\  /.%4> 


PQ 
2030 
1846 
t. 4. 


Rousseau,  Jean  Jacques 
Oeuvres  complètes 


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