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Full text of "Oeuvres complètes de Voltaire : avec notice, préfaces, variantes, table analytique, les notes de tous les commentateurs et des notes nouvelles, conforme pour le texte à l'èdition de Beuchot, enrichie des découvertes les plus récentes et mise au courant des travaux qui ont paru jusqu'à ce jour;"

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ŒUVRES   COMPLÈTES 


DB 


VOLTAIRE 


THEATRE.    V 


ANCIENNE    MAISON    J.  CLAYE 


PARIS.   -    IMPRIMERIE    A.    QUANTIN    ET    G' 


RUE      SAINT-BENOIT 


ŒUVRES    COMPLÈTES 


DE 


VOLTAIRE 

NOUVELLE   ÉDITION 

AVEC 

NOTICES,    PIIÉFACES,    VARIANTES,    TABLE    ANALYTIQUE 

LES  NOTES  DE  TOUS  LES  COMMENTATEURS   ET   DES   NOTES   NOUVELLES 

Conforme  pour  le  texte  à  rt^dition  de  Beuciiot 
ENRICHIE    DES    DÉCOUVERTES    LES    PLUS    RÉCENTES 

ET     MISE     AU    COURANT 
DES    TliAVALX     QLl    ONT     PARU     JUSQt'A     CE    JOLU 

PRKCHDKE     DE     LA 

VIE     DE     VOLTAIRE 

PAR    CONDORGET 

ET     d'autres     ÉTl'DES    li  10  O  R  A  P  H  I  Q  U  E  S 

Ornée  d'un  portrait  eu   pied  d'après  la  statue  du  foyer   de  la  Comédie-Française 


THÉÂTRE  —  TOME  CINQUIEME 


D 


\'y^^'  »^ 


PARIS 

GAPiNIER   FRERES,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

6,    RUE     DES     SAINTS-PÈRES,     0 


1877 


i 


ii 


0  , 


LE    DROIT 


DU   SEIGNEUR 


COMEDIE 


SEPRiiSENTÉE,  EN  CINQ  ACTES,  SUK  LE  THÉATKE-FnANÇAIS,  LE  18  .'AN- 
VIER  1762,  sous  LE  TITKE  DE  «  L' É  C  t)  E I L  DU  SAGE  ))  ;  REMISE  AT 
THÉÂTRE,      EN      TROIS      ACTES,      LE      12      JUIN      1779. 


—  Théâtre.    V. 


AVERTISSEMENT 

DE    BEUCIIOT. 


(]ettc  pièce  l'ut  faite  en  quinze  jours',  et  était  dii^ne  do  Jodelle-.  Voltaire 
y  fit  des  changements,  et  changea  aussi  le  nom  sous  lequel  il  voulait  la 
donner.  Ce  fut  successivement  M.  Hurtaud-',  un  académicien  de  Dijon*, 
M.  Legouz%  M.  Picardet«,  M.  Rigardet^  Mélin  de  Saint-Gelais»,  M.  Picar- 
din^.  C'est  sous  le  nom  de  Picardet'"  qu'il  avait  composé  une  préface  qui 
ne  nous  est  point  parvenue. 

La  censure,  ridicule  comme  elle  l'était  si  souvent,  pour  ne  pas  dire 
toujours,  fui  scandalisée  de  l'intitulé  le  Droit  du,  seujneur,  et  refusa  de 
l'autoriser.  Ce  fut  sous  le  titre  de  V Éciieil  du  sage  que  la  comédie  de 
Voltaire  fut  jouée  le  18  janvier  MUi.  Elle  était  alors  en  cinq  actes.  L'auteur 
la  fit  imprimer  en  1763,  dans  le  tome  V  de  ses  Ouvrages  dramatiques 
faisant  la  seconde  partie  du  tome  X  de  la  Collection  complète  de  ses 
Œuvres).  Une  note  après  l'intitulé  est  ainsi  conçue  :  «  Elle  a  été  jouée 


1.  Lettre  à  d'Argcntal,  du  'M)  avril  1700. 

-2.  Lettre  du  12  avril. 

:L  Idem.  P.  T.  ^.  Hurtaud,  maître  es  arts,  qui  avait  publié,  on  1757,  un 
Monnaie  rhetorices,  et  qui  donna  plusieurs  autres  ouvrages,  entre  autres  un  Dic- 
tionnaire historique  de  la  ville  de  Paris,  1779,  4  vol.  in  8",  est  peut-être  le  per- 
sonnage dont  Voltaire  voulut  prendre  le  nom. 

4.  Lettres  à  d'Argental,  du  21  juin  1761  ;  à  Damilaville,  du  20  juillet.  Voltaire 
avait  été  reru,  le  3  avril  1761,  membre  honoraire  non  résident  de  l'académie  de 
Dijon. 

5.  Lettres  à  Daniilavillc,  dos  24  auguste  et  7  septembre  1701;  à  d'Argental,  des 
24  et  28  auguste.  Bénigne  Legouz  de  Gerland,  né  à  Dijon  en  IOUj,  mort  en  1774, 
était  membre  honoraire  de  l'académie  de  Dijon  depuis  1700. 

6.  Lettres  à  d'Argental,  des  7  et  14  septembre  1701.  Un  prieur  de  Ncuilly  n 
Bourgogne,  auteur  de  quelques  écrits,  s'appelait  Ilenri-Claude  Plcardet,  et  était 
né  à  Dijon  le  30  septembre  1728. 

7.  Lettre  à  d'Argental,  du  28   septembre  1701.  Ce  nom  est  forgé  par  Voltaire. 

8.  Idem.  Mélin  de  Saint-Gelais,  poète  français,  ne  à  Angoulôme  en  1491,  mort 
en  1558. 

9.  Lettres  à  Damilaville,  26  janvier  et  4  février  1762;  à  d'Argental,  6  février. 

10.  Lettres  à  d'Argental,  des  1,  14,  et  28  septembre;  à  Damilaville^  du  9  jan- 
vier 1702. 


4  AVEKTlSSli.MLM    DK    15EICII0T. 

il  Paris  sous  le  nom  do  V Ècueil  du  sage,  (jui  n'i-tait  pas  son  véritable 
tilro.  » 

Une  édition  séparée  du  Droit  da  seigneur,  publiée  on  1763,  avait  été 
désavouée  par  l'autour. 

L'année  suivante  ('1764)  parut  à  Vienne,  en  Autriche,  chez  Ghelen  : 
l' Écueil  du  sage,  comédie  de  M.  de  Voltaire,  réduite  en  trois  actes, 
pour  le  service  de  la  cour  de  Vienne,  par  M.  Delaribadière,  in-8°.  L'acte 
premier  se  coniiiosait  de  la  scène  vi  de  l'acte  deuxième;  venaient  ensuite 
les  scènes  i.  ii.  m,  iv,  v,  \i  et  vu  de  l'acte  III,  puis  le  dernier  vers  de  la 
scène  vu  dans  la  variante  de  la  page  oi,  dernier  vers,  et  la  scène  viii,  qu'on 
trouve  dans  cette  même  variante,  terminait  l'acte  l*'"'.  Les  actes  II  et  III 
fiaient  les  actes  IV  et  V  des  variantes. 

Voltaire  lui-même  réduisit  aussi  sa  pièce  en  trois  actes;  mais  elle  ne 
fut  jouée  ainsi  qu'après  sa  mort,  le  12  juin  1779. 

Lors  de  sa  première  apparition,  on  avait  publié  une  Lettre  de  M.  de  R. 
à  M.  de  S.  R.  sur  la  Zulime  de  M.  de  Voltaire,  et  sur  l'Écueil  du  sage  da 
même  auteur;  1762,  in -8"  de  deux  feuilles. 

Les  éditeurs  de  Kelil  avaient  donne  en  variantes  les  deux  derniers  actes 
tels  qu'on  les  trouve  dans  les  premières  éditions  :  par  ce  moyen,  disaient-ils, 
les  lecteurs  auront  la  pièce  en  trois  actes  et  en  cinq.  Ici  encore  je  ne  pou- 
vais faire  mieux  que  de  les  suivre. 


LE    DROIT 


DU    SEIGNEUR 


PERSOxN  NAGES' 


LE    MARQUIS    DU  CARRAGE. 

LK   ciiEVALiEn    DK  GERNANCE. 

MÉTAPR0SE2,  Imillif. 

.M  AT  H  UR  IN,   fonnier. 

DIGNANT,  ancien  donioslique. 

ACANTHE,  élevée  chez  Dignant. 

BERTIIE,  seconde  femme  do  Diirnant. 

COLETTE. 

CHAxMPAGNE. 

DOMESTIQUES. 


La  scène  est  en  Picardie;  et  l'action,  du  temps  de  Henri  II 3. 


1.  Noms  des  acteurs  qui  jouèrent  dans  cette  comédie  et  dans  la  Sérénade, 
de  Regnard,  qui  l'accompagnait  :  Grandval  (du  Carrage),  Paulin,  Préville  (le 
baillif),  BnizARD,  Blainmlle,  Mole,  Durwcy,  Dauberval;  M"'"  Dangeville 
(Colette),  Galssix  (Acanthe),  Drolin,  Préville,  Dl•R\^cY  mère,  Dlrancy  fillo, 
DiBois.  —  Recette  :  3,00 i  livres.  —  Dans  sa  nouveauté,  le  Droit  du  seigneur 
n'eut  que  trois  ou  quatre  représentations. 

Sur  son  théâtre  de  Ferney,  Voltaire  jouait  le  rôle  du  baillif,  et  M"*^  Marie 
Corneille  celui  de  Colette.  (G.  A.) 

Dans  la  pièce  en  cinq  actes,  il  y  a  un  personnage  déplus  :  Dormène.  (B.) 

2.  MÉTAPROSE,  dit  Auger  dans  son  édition  de  Molière,  t.  1"'%  page  176,  est  un 
nom  hybride  formé  d'un  mot  grec  et  d'un  mot  latin,  dont  l'association  monstrueuse 
n'offre  aucun  sens. 

J'ai  écrit  baillif,  parce  qu'ainsi  l'exigeait  un  vers  de  la  première  scène  du 
premier  acte  (avant-dernier  couplet),  et  surtout  la  rime  dans  un  vers  de  la  scène  r* 
de  l'acte  II.  (B.) 

3.  Dans  sa  lettre  à  d'Argental,  du  l'*"  mai  1701,  Voltaire  dit  que  la  pièce  est 
du  temps  de  François  P"",  prédécesseur  immédiat  de  Henri  II.  (B.) 


LE   DROIT 

DU   SEIGNEUR 


(COMEDIE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE  I. 

MATHURIN,    LE    BAILLIF. 

M  ATHLIUN. 

Écoutez-moi,  monsieur  le  magister  : 
Vous  savez  tout,  du  moins  vous  avez  l'air 
De  tout  savoir;  car  vous  lisez  sans  cesse 
Dans  l'almanach.  D'où  vient  que  ma  maîtresse 
S'appelle  Acanthe,  et  n"a  point  d'autre  nom  ? 
D'où  vient  cela? 

LE    BAILLIF. 

Plaisante  question  ! 
Eh  !  que  t'importe  ? 

MATHURIN. 

Oh  !  cela  me  tourmente  : 
J'ai  mes  raisons. 

LE    BAILLIF. 

Elle  s'appelle  Acanthe  : 
(ï'est  un  heau  nom  ;  il  vient  du  grec  Anthoa, 
Que  les  Latins  ont  depuis  nommé  Flos. 
Flos  se  traduit  par  Fleur;  et  ta  future 
Est  une  fleur  que  la  helle  nature, 


LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Pour  la  ciioillir  façonna  de  sa  main  : 
Kilo  fera  riionneur  de  ton  jardin. 
Qn'iniporto  un  nom  ?  Chaque  père,  à  sa  guise. 
Donne  des  noms  aux  enfants  ([u'on  baptise. 
Acanthe  a  pris  son  nom  de  son  parrain, 
(".onune  le  tien  te  nomma  Mathurin. 

MATHUUIN. 

Aca utile  vient  du  grec? 

l.E    BAILLI  F. 

Chose  certaine. 

MATHURIN. 

Kl  Mathurin,  d'où  vient-il? 

LE    BAILLIF. 

Ah  !  qu'il  vienne 
De  Picardie  ou  d'Artois,  un  savant 
A  ces  noms-là  s'arrête  rarement. 
Tu  n'as  point  de  nom,  toi;  ce  n'est  qu'aux  l)elles 
D'en  avoir  un,  car  il  faut  parler  d'elles. 

MATHURIN. 

Je  ne  sais,  mais  ce  nom  grec  me  déplaît. 
Alaître,  je  veux  qu'on  soit  ce  que  l'on  est  : 
Ala  maîtresse  est  villageoise,  et  je  gage 
Que  ce  nom-là  n'est  pas  de  mon  village. 
Acanthe,  soit.  Son  vieux  père  Oignant 
Semble  accorder  sa  fille  en  rechignant; 
Kt  cette  fille,  avant  d'être  ma  femme. 
Paraît  aussi  rechigner  dans  son  âme. 
Oui,  cette  Acanthe,  en  un  mot,  cette  fleur. 
Si  je  l'en  crois,  me  fait  beaucoup  d'honneur 
De  supporter  que  Mathurin  la  cueille. 
Elle  est  hautaine,  et  dans  soi  se  recueille. 
Aie  parle  peu,  fait  de  moi  peu  de  cas; 
Et,  quand  je  parle,  elle  n'écoute  pas  : 
Et  n'eût  été  Berthe,  sa  belle-mère. 
Oui  haut  la  main  régente  son  vieux  père, 
Ce  mariage,  en  mon  chef  résolu. 
N'aurait  été,  je  crois,  jamais  conclu. 

LE    BAILLIF. 

Il  l'est  enfin,  et  de  manière  exacte  : 
Chez  ses  parents  je  t'en  dresserai  l'acte; 
Car  si  je  suis  le  magister  d'ici, 
Je  suis  baillif,  je  suis  notaire  aussi; 


ACTE    I,    SCÈNE    I. 

Et  je  suis  |)R'I,  dans  mes  trois  caractères, 
A  te  servir  dans  toutes  tes  affaires. 
Que  veux-tu  ?  dis. 

MATHURIX. 

Je  veux  qu'incessamuient 
On  me  uiaric. 

T,E    BAILLIF. 

Ail  !  vous  êtes  pressant. 

MATHURIN, 

Et  très-pressé...  Voyez-vous?  fàge  avance. 
J'ai  dans  ma  ferme  acquis  J)eaucoup  d'aisance  ; 
J'ai  travaillé  vingt  ans  pour  vivre  heureux  ; 
Mais  l'être  seul!.,,  il  vaut  mieux  l'être  deux. 
Il  faut  se  marier  avant  qu'on  meure. 

LE    BAILLIF. 

C'est  très-bien  dit  :  et  quand  donc? 

MATHLRIN. 

Tout  à  l'heure. 

■    LE    BAILLIF. 

Oni  ;  mais  Colette  à  votre  sacrement', 
Mons  Wathurin,  peut  mettre  empêchement  : 
Elle  vous  aime  avec  quelque  tendresse. 
Vous  et  vos  hiens  ;  elle  eut  de  vous  promesse 
De  l'épouser. 

MATHURIN. 

Oh  bien  !  je  dépromels. 
Je  veux  pour  moi  m'arranger  désormais; 
Car  je  suis  riche  et  coq  de  mon  village. 
Colette  veut  m'avoir  par  mariage, 
Et  moi  je  veux  du  conjugal  lien 
Pour  mon  plaisir,  et  non  pas  pour  le  sien. 
Je  n'aime  plus  Colette;  c'est  Acanthe, 
Entendez-vous,  qui  seule  ici  me  tente. 
Entendez-vous,  magister  trop  rétif? 

LE    BAILLIF. 

Oui,  j'entends  hien  :  vous  êtes  trop  hàtif  ; 
Et  pour  signer  vous  devriez  attendre 


1.  Voltaire  écrivait  à  d'Argental,  le  12  avril  1700  :  «  J'ignore  si  ce  mot  divin 
peut  passer  dans  une  comédie  sans  encourir  l'excommunication  majeure.  Je  ne 
suis  pas  assez  hardi  pour  corriger  les  vers  do  Hurtaud,  mais  on  peut  bien  mettre 
votre  engagement  au  lieu  de  votre  sacrement.  » 


40  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Oue  moiiscigiiour  (laij>nàt  ici  se  rendre  : 
II  vient  demain  ;  ne  laites  rien  sans  lui. 

MATIIIIRIN. 

C'est  pour  cela  que  j'rpouse  aujonnUiui, 

LE    BAILLIF. 

Comment  ? 

MATHURIN. 

Eh  oui  :  ma  tête  est  peu  savante  ; 
Alais  on  connaît  la  coutume  impudente 
De  nos  seigneurs  de  ce  canton  i)icai'd. 
C'est  bien  assez  qu'à  nos  ])iens  on  ait  part, 
Sans  en  avoir  encore  à  nos  épouses. 
Des  Mathurins  les  tètes  sont  jalouses  : 
.Eaimorais  mieux  demeurer  vieux  garçon 
Que  d'être  époux  avec  cette  l'acon. 
Le  vilain  droit  ! 

LE    BAILLIF. 

Mais  il  est  fort  honnête  : 
11  est  permis  de  parler  tête  à  tête 
A  sa  sujette,  afin  de  la  tourner 
A  son  devoir,  et  de  l'endoctriner. 

MATHURIN. 

Je  n'aime  point  qu'un  jeune  homme  endoctrine 
Cette  disciple  à  qui  je  me  destine; 
Cela  me  fâche. 

LE    BAILLIF. 

Acanthe  a  trop  d'honneur 
Pour  te  fâcher  :  c'est  le  droit  du  seigneur; 
Et  c'est  à  nous,  en  personnes  discrètes, 
A  nous  soumettre  aux  lois  qu'on  nous  a  faites. 

MATHURIN. 

D'où  vient  ce  droit  ? 

LE    BAILLIF. 

Ah!  depuis  hien  longtemps 
C'est  établi...  ça  vient  du  droit  des  gens. 

MATHURIN. 

Mais  sur  ce  pied,  dans  toutes  les  familles, 
Chacun  pourrait  endoctriner  les  filles. 

LE    BAILLIF. 

Oh!  point  du  tout...  c'est  une  invention 
Qu'on  inventa  pour  les  gens  d'un  grand  nom. 
Car,  vois-tu  bien,  autrefois  les  ancêtres 


ACTE    I,    SCKNE    I.  H 

De  monseigneur  s'étaient  rendus  les  niaitrcs 
De  nos  aïeux,  régnaient  sur  nos  lianieaux. 

MATIILUIN. 

Onais!  nos  aïeux  étaient  donc  de  grands  sots! 

LE    BAILLIF. 

Pas  plus  que  toi.  Les  seigneurs  du  village 
Devaient  avoir  un  droit  de  vasselagc. 

MATHURIN'. 

Pourquoi  cela?  Sommes-nous  pas  pétris 

D'un  seul  limon,  de  lait  comme  eux  nourris? 

î\"avons-nous  pas  comme  eux  des  bras,  des  jambes, 

Et  mieux  tournés,  et  plus  forts,  plus  ingambes; 

Une  cervelle  avec  quoi  nous  pensons 

Beaucoup  mieux  qu'eux,  car  nous  les  attrapons? 

Sommes-nous  pas  cent  contre  un?  Ça  m'étonne 

De  voir  toujours  qu'une  seule  personne 

Commande  en  maître  à  tous  ses  compagnons, 

Comme  un  berger  fait  tondre  ses  moutons. 

Quand  je  suis  seul,  à  tout  cela  je  pense 

Profondément.  Je  vois  notre  naissance 

Et  notre  mort,  à  la  ville,  au  bameau, 

Se  ressembler  comme  deux  gouttes  d'eau. 

Pourquoi  la  vie  est-elle  différente? 

Je  n'en  vois  pas  la  raison  :  ça  tourmente. 

Les  Matliurins  et  les  godelureaux, 

Et  les  ])aillifs,  ma  foi,  sont  tous  égaux. 

LE    BAILLIF. 

C'est  très-bien  dit,  Mathurin  :  mais,  je  gage, 
Si  tes  valets  te  tenaient  ce  langage, 
Qu'un  nerf  de  bœuf  appliqué  sur  le  dos 
Réfuterait  puissamment  leurs  propos  ; 
Tu  les  ferais  rentrer  vite  à  leur  place, 

MATHURIN'. 

Oui,  vous  avez  raison  :  ça  m'embarrasse; 
Oui,  ça  pourrait  me  donner  du  souci. 
Mais,  palsembleu,  vous  m'avouerez  aussi 
Que  quand  cbez  moi  mon  valet  se  marie, 
C'est  pour  lui  seul,  non  pour  ma  seigneurie; 
Qu'à  sa  moitié  je  ne  prétends  en  rien  ; 
Et  que  cliacun  doit  jouir  de  son  bien, 

LE    BAILLIF. 

Si  les  petits  à  leurs  femmes  se  tiennent. 


12  LE    DHOIT    DU    SEIGNELR. 

Compère,  aux  grands  les  nôtres  appartiennent. 
Que  ton  esprit  est  bas,  lourd  et  brutal  ! 
Tu  n'as  pas  lu  le  code  fcudal. 

MATHIRIX,  H 

l'Y'odal  !  qu'est-ce? 

LE     BAILLIF, 

11  tient  son  origine 
Du  mot  filles  de  la  langue  latine  : 
(Test  comme  qui  dirait... 

MATHURIN. 

Sais-tu  qu'avec 
Ton  vieux  latin  et  ton  ennuyeux  grec, 
si  tu  me  dis  des  sottises  pareilles, 
Je  pourrais  bien  frotter  tes  deux  oreilles? 

(Il  menace   le  baillif,    qui   parle  toujours   en   reculant;   et   Matliurin 
court  après  lui.) 

LE    BAILLIF. 

Je  suis  baillif,  ne  t'en  avise  pas. 

Fides  veut  dire  foi.  Conviens-tu  pas 

Que  tu  dois  foi,  que  tu  dois  plein  bommage 

A  monseigneur  le  marquis  du  Carrage  ? 

Que  tu  lui  dois  dîmes,  cbampart,  argent? 

Que  tu  lui  dois... 

MATHURIN. 

Baillif  outrecuidant, 
Oui,  je  dois  tout;  j'en  enrage  dans  l'àme  : 
Mais,  palsandié,  je  ne  dois  point  ma  femme, 
Maudit  baillif! 

LE    BAILLIF,    en  s'en  allant. 

Va,  nous  savons  la  loi; 
Nous  aurons  bien  ta  femme  ici  sans  toi. 


SCENE    II. 

MATHURIN. 


Cliien  de  baillif!  que  ton  latin  m'irrite! 
Ah!  sans  latin  marions-nous  bien  vite; 
Parlons  au  père,  à  la  fille  surtout  ; 
Car  ce  que  je  veux,  moi,  j'en  viens  à  bout. 


ACTJi    I,    SCtNE    m.  -13 

\o'ûii  commo  je  suis...  J'ai  dans  ma  têlc 
Prétendu  l'aire  mie  rortune  honnête  : 
La  voilà  faite  ;  une  fille  d'ici 
Me  tracassait,  me  donnait  du  souci, 
C'était  Colette,  et  j'ai  vu  la  friponne 
Pour  mes  écus  mugueter  ma  personne: 
J'ai  voulu  rompre,  et  je  romps  ;  j'ai  l'espoir 
D'avoir  Acanthe,  et  je  m'en  vais  l'avoir, 
Car  je  m'en  vais  lui  parler.  Sa  manière 
Est  dédaigneuse,  et  son  allure  est  fière  : 
Moi,  je  le  suis;  et,  dès  que  je  l'aurai, 
Tout  aussitôt  je  vous  la  réduirai  ; 
Car  je  le  veux.  Allons... 


SCENE    III. 

M  A  T  II U  R  I N  ;     C OLE!  T  E  ,  courant  aprcs. 
COLETTE, 

Je  t'y  prends,  traître  ! 

M  A  T  H  L  R I N  ,   sans  la  regarder. 

Allons. 

COLETTE. 

Tu  feins  de  ne  me  pas  connaître? 

MATHURIN. 

si  fait...  honjour. 

COLETTE. 

Mathurin  !  Mathurin  ! 
Tu  causeras  ici  plus  d'un  chagrin. 
De  tes  bonjours  je  suis  fort  étonnée. 
Et  tes  bonjours  valaient  mieux  l'autre  année  : 
C'était  tantôt  un  bouquet  de  jasmin, 
Que  tu  venais  me  placer  de  ta  main  ; 
Puis  des  rubans  pour  orner  ta  bergère  ; 
Tantôt  des  vers,  que  tu  me  faisais  faire 
Par  le  baillif,  qui  n'y  comprenait  rien, 
M  toi  ni  moi,  mais  tout  allait  fort  bien  : 
Tout  est  passé,  lâche  !  tu  me  délaisses. 

MATHURIN. 

Oui,  mon  enfant. 


14  LK    DROIT    DU    SEIGNEUH. 

COLETTE. 

Apivs  tant  do  promesses. 
Tant  de  bouquets  acceptés  et  rendus, 
C'en  est  donc  fait?  Je  ne  te  plais  dorir  plus? 

MATHURIX. 

Non,  mon  enlant. 

COLETTE. 

Et  pourquoi,  misérable? 

MATHUIUN. 

Mais  je  fainuiis;  je  n'aime  plus.  Le  dia])le 
A  t'épouser  nie  poussa  vivement; 
En  sens  contraire  il  me  pousse  à  présent  : 
Il  est  le  maître. 

COLETTE. 

Eh  !  va,  va,  ta  Colette 
N'est  plus  si  sotte,  et  sa  raison  s'est  faite. 
Le  diable  est  juste,  et  tu  diras  pourquoi 
Tu  prends  les  airs  de  te  moquer  de  moi. 
Pour  avoir  fait  à  Paris  un  voyage. 
Te  voilà  donc  petit-maître  au  village? 
Tu  penses  donc  que  le  droit  t'est  acquis 
D'être  en  amour  fripon  comme  un  marquis? 
C'est  bien  à  toi  d'avoir  l'àme  inconstante! 
Toi,  Mathurin,  me  quitter  pour  Acanthe! 

MATH  un  IN. 

Oui,  mon  enfant. 

COLETTE, 

Et  quelle  est  la  raison  ? 

MATHURIX. 

C'est  que  je  suis  le  maître  en  ma  maison  ; 
Et  pour  quelqu'un  de  notre  Picardie 
Tu  m'as  paru  un  peu  trop  dégourdie  : 
Tu  m'aurais  fait  trop  d'amis,  entre  nous; 
Je  n'en  veux  point,  car  je  suis  né  jaloux. 
Acanthe,  enfin,  aura  la  préférence  : 
La  chose  est  faite  :  adieu  ;  prends  patience. 

COLETTE. 

Adieu  !  non  pas,  traître!  je  te  suivrai, 
Et  contre  ton  contrat  je  m'inscrirai. 
Mon  père  était  procureur;  ma  famille 
A  du  crédit,  et  j'en  ai  ;  je  suis  fille, 
Et  monseigneur  tlonne  protection. 


ACTK    I,    SCÈM-:    IV. 

Quand  il  Je  faut,  aiiv  Mlles  du  canton  ; 
Et  devant  lui  nous  lerons  comparaître 
Lu  j^i'os  fermier  ([ui  lait  le  petit-maître. 
Fait  l'inconstant,  se  mêle  d'être  un  fat. 
Je  te  ferai  rentrer  dans  ton  état  : 
Nous  apprendrons  à  ta  mine  insolente 
A  te  moquer  d'une  pauvre  innocente. 

M  VTHLIIUN. 

Cette  innocente  est  dangereuse  :  il  faut 
Voir  le  beau-père,  et  conclure  au  plus  tôt. 


SCENE    IV. 

3IATIIURIX.     OIGNANT,    ACANTHE,    COLETTE. 

MATHLRIN. 

Allons,  boau-père,  allons  bâcler  la  cbose. 

COLETTE. 

A  ous  ne  bâclerez  rien,  non  ;  je  m'oppose  ' 
A  ses  contrats,  à  ses  noces,  à  tout. 

MATHLTiIN. 

Quelle  innocente! 

COLETTE, 

Oli!  tu  n'es  pas  au  bout. 

(.V  Acanthe.) 

(lardez-vous  bien,  s'il  vous  plaît,  ma  voisine, 
De  vous  laisser  enjôler  sur  sa  mine  : 
Il  me  trompa  quatorze  mois  entiers. 
Cbassez  cet  homme. 

ACANTHE. 

Hélas!  très-volontiers. 

iMATHL'IilN. 

Très-volontiers!...  Tout  ce  train-là  me  lasse  : 
Je  suis  têtu  ;  je  veux  que  tout  se  passe 
A  mon  plaisir,  suivant  mes  volontés, 
Car  je  suis  riche...  Or,  beau-père,  écoutez  : 
Pour  honorer  en  moi  mon  mariage, 

1.  Voltaiie  se  permet  quelquefois  de  mettre  la  césure  après  le  troisième  pied 
au  lieu  do  la  mettre  après  le  deuxième. 


IC.  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Je  1110  (lôcrasso,  et  jaclièto  au  l)ailliaf;e    ■ 
]/oinpl()i  brillant  do  roccvcur  rojal 
Dans  le  grenier  à  sel  :  ça  n'est  pas  mal. 
Mon  fils  sera  conseiller,  et  ma  fille 
Relèvera  quohiue  noble  famille  ; 
.Mes  ])etits-lils  doviondroiit  présidents: 
De  monseigneur  un  jour  les  descendants 
Feront  leur  cour  aux  miens  ;  et,  quand  j'y  pense. 
Je  me  rengorge,  et  me  carre  d'avance  ^ 

DIG\A?iT. 

Carre-toi  ])ion  :  mais  songe  qu'à  présent 
On  no  peut  rien  sans  le  consentement 
De  monseigneur  :  il  est  encor  ton  maître. 

MAïHURIN. 

Et  pourquoi  ça? 

1)1  ON  A  NT. 

Mais  c'est  que  ça  doit  être. 
A  tous  seigneurs,  tous  honneurs. 

COLETTE,   à  Mathurin. 

Oui,  vilain. 
11  t'en  cuira,  je  t'en  réponds. 

MATHURIN. 

Voisin, 
Notre  baillif  fa  donné  sa  folie. 
Eh!  dis-moi  donc,  s'il  prend  en  fantaisie 
A  monseigneur  d'avoir  femme  au  logis, 
A-t-il  besoin  de  prendre  ton  avis? 

DIGNANT. 

C'est  difi"érent  ;  je  fus  son  domestique 
De  père  en  fils  dans  cette  terre  antique. 
Je  suis  né  pauvre,  et  je  deviens  cassé. 
Le  peu  d'argent  que  j'avais  amassé 
Fut  employé  pour  élever  Acanthe. 
Aotre  baillif  dit  qu'elle  est  fort  savante, 
Et  qu'entre  nous,  son  éducation 
Est  au-dessus  de  sa  condition. 
C'est  ce  qui  fait  que  ma  seconde  épouse, 
Sa  belle-mère,  est  fâchée  et  jalouse. 
Et  la  maltraite,  et  me  maltraite  aussi  : 
De  tout  cela  je  suis  fort  en  souci. 

I.  Voltaire  se  moque  ici  de  la  noblesse  parlementaire.  (G.  A.) 


ACTE    I,    SCÈNE    V.  17 

Je  Aoiidrais  hicii  le  doiuior  cctto  fille; 
Mais  je  ne  puis  étahlir  ma  laniille 
Sans  monseigneur  ;  je  vis  de  ses  bontés. 
Je  lui  dois  tout  ;  j'attends  ses  volontés  : 
Sans  son  aveu  nous  ne  pouvons  rien  faire. 

ACANTHE. 

Ah!  croyez-vous  qu'il  le  donne,  mon  père? 

COLETTE, 

Eh  bien!  fripon,  tu  crois  que  tu  l'auras? 
Moi,  je  te  dis  que  tu  ne  l'auras  pas. 

MATHURIN. 

Tout  le  monde  est  contre  moi  :  ca  m'irrite. 


SCENE    V. 

LES     PRÉCÉDENTS,     BERTHE. 

MATHURIN,    à  Bertho,  qui  arrive . 

Ma  belle-mère,  arrivez,  venez  vite. 
Vous  n'êtes  plus  la  maîtresse  au  logis. 
Chacun  rebèque  ;  et  je  vous  avertis 
Que  si  la  chose  en  cet  état  demeure, 
Si  je  ne  suis  marié  tout  à  l'heure, 
Je  ne  le  serai  point  ;  tout  est  fini. 
Tout  est  rompu. 

BERTHE. 

Oui  m'a  désobéi? 
Qui  contredit,  s'il  vous  plaît,  quand  j'ordonne? 
Serait-ce  vous,  mon  mari?  vous? 

DIGNANT. 

Personne, 
Nous  n'avons  garde  ;  et  Mathurin  veut  bien 
Prendre  ma  fille  à  peu  près  avec  rien  : 
J'en  suis  content,  et  je  dois  me  promettre 
Que  monseigneur  daignera  le  permettre. 

BERTHE. 

Allez,  allez,  épargnez-vous  ce  soin; 
C'est  de  moi  seule  ici  qu'on  a  besoin  ; 
Et  quand  la  chose  une  fois  sera  faite, 
Il  faudra  bien,  ma  foi,  qu'il  la  permette. 

G.   —   T  HÉATRE.      V.  2 


48  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

DIGN  ANT. 

Alais... 

beuthe. 
Alais  il  faut  suivre  ce  que  je  dis. 
Je  ne  veux  plus  soulfrir  dans  mon  logis, 
\  mes  dépens,  une  fille  indolente, 
()iii  ne  lait  rien,  de  rien  ne  se  tourmente, 
Oui  s'imatiine  avoir  de  la  beauté 
'  Pour  être  en  droit  d'avoir  de  la  fierté. 

Mademoiselle,  avec  sa  froide  mine, 
\e  daigne  pas  aider  à  la  cuisine; 
Elle  se  mire,  ajuste  son  chignon, 
Fredonne  un  air  en  brodant  un  jupon. 
Ne  parle  point,  et  le  soir,  en  cachette. 
Lit  des  romans  que  le  haillif  Ini  prête. 
Eh  hien!  voyez,  elle  ne  répond  rien. 
Je  me  repens  de  lui  faire  du  bien. 
Elle  est  muette  ainsi  qu'une  pécore. 

MATHURIN. 

\h!  c'est  tout  jeune,  et  ça  n'a  pas  encore 
L'esprit  formé  :  ça  vient  avec  le  temps. 

DIGN-WT. 

Ma  bonne,  il  faut  quelques  ménagements 
Pour  une  fille;  elles  ont  d'ordinaire 
De  l'embarras  dans  cette  grande  ailaire  : 
C'est  modestie  et  pudeur  que  cela. 
Comme  elle,  enfin,  vous  passâtes  par  là  ; 
Je  m'en  souviens,  vous  étiez  fort  revéche. 

BEUÏHE. 

Eh!  finissons.  Allons,  qu'on  se  dépêche  : 
Quels  sots  propos!  Suivez-moi  prompteinent 
Chez  le  haillif. 

COLETTE,   à  Acanlhe. 

N'en  fais  rien,  mon  enfant, 

BEPiTHE. 

Allons,  Acanthe. 

ACANTHE, 

0  ciel  !  que  dois- je  faire? 

COLETTE. 

Refuse  tout,  laisse  ta  bclle-mère, 
Viens  avec  moi. 


ACTE    I,    SCENE    VJ.  ia 

BERTHE,    à  Acantlio. 

Quoi  donc!  sans  sourciller? 
"Mais  parlez  donc. 

ACANTHE. 

A  (jui  piiis-je  parler? 
di(;nant. 
Chez  le  Laillil",  ma  Ixxiiie,  allons  l'attendre, 
Sans  la  gêner,  et  laissons-lui  reprendre 
Ln  peu  d'haleine. 

ACANTHE. 

Ah  !  croyez  que  mes  sens 
Sont  pénétrés  de  vos  soins  indulgents  ; 
Croyez  qu'en  tout  je  distingue  mon  père. 

MATH  un  IN. 

Madame  Bertlie,  on  ne  distingue  guère 
M  vous  ni  moi  :  la  belle  a  le  maintien 
Ln  peu  bien  sec,  mais  cela  n'y  fait  rien; 
Et  je  réponds,  dès  qu'elle  sera  nôtre. 
Qu'en  peu  de  temps  je  la  rendrai  tout  autre. 

I, Ils  sortent.) 
ACANTHE. 

Ah  !  que  je  sens  de  trouble  et  de  chagrin  ! 
Me  faudra-t-il  épouser  Mathurin  ? 


SCENE  YI. 

ACANTHE,    COLETTE. 

COLETTE. 

Ah!  n'en  fais  rien,  crois-moi,  ma  chère  amie. 
Du  mariage  aurais-tu  tant  d'envie? 
Tu  peux  trouver  beaucoup  mieux...  que  sait-on? 
Aimerais-tu  ce  méchant  ? 

ACANTHE. 

Mon  Die*i,  non. 
Mais,  vois-tu  bien,  je  ne  suis  plus  soufferte 
Dans  le  logis  de  la  marâtre  Berthe  ; 
Je  suis  chassée  ;  il  me  faut  un  abri  ; 
Et  par  besoin  je  dois  prendre  un  mari. 
<ù'est  en  pleurant  que  je  cause  ta  peine. 


20  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

D'un  grand  projet  j'ai  la  cervolle  pleine; 
Mais  je  ne  sais  coninient  m'y  prendre,  hélas! 
(}ue  devenir?...  Dis-moi,  ne  sais-tu  pas 
Si  monseigneur  doit  venir  dans  ses  terres? 

COLETTE. 

Nous  l'attendons, 

ACANTHE. 

Bientôt  ? 

COLETTE. 

Je  ne  sais  guères 
Dans  mon  taudis  les  nouvelles  de  conr  : 
Mais  s'il  revient,  ce  doit  être  nn  grand  jour. 
Il  met,  dit-on,  la  paix  dans  les  familles, 
Il  rend  justice,  il  a  grand  soin  des  iilles. 

ACANTHE. 

Ah!  s'il  pouvait  me  protéger  ici! 

COLETTE. 

Je  prétends  hien  qu'il  me  protège  aussi. 

ACANTHE, 

On  dit  qu'à  Metz  il  a  fait  des  merveilles, 
Qui  dans  l'armée  ont  très-peu  de  pareilles  ; 
Que  Charles-Quint  a  loué  sa  valeur. 

COLETTE. 

Qu'est-ce  que  Charles-Quint? 

ACANTHE. 

Un  empereur 
Qui  nous  a  fait  hien  du  mal. 

COLETTE. 

Et  qu'importe  ? 
Ne  m'en  faites  pas,  vous,  et  que  je  sorte 
A  mon  honneur  du  cas  triste  où  je  suis. 

ACANTHE. 

Comme  le  tien,  mon  cœur  est  plein  d'ennuis. 
Non  loin  d'ici  quelquefois  on  me  mène 
Dans  un  château  de  la  jeune  Dormène... 

COLETTE. 

Près  de  nos  ])ois?...  ah!  le  plaisant  château! 
De  Mathurin  le  logis  est  plus  heau  ; 
Et  Mathurin  est  bien  plus  riche  qu'elle. 

ACANTHE. 

Oui,  je  le  sais  ;  mais  cette  demoiselle 
Est  autre  chose  ;  elle  est  de  qualité  ; 


ACTE    I,    SCENE    VI.  21 

On  la  respccto  avec  sa  ])anvi'ol(''. 

Elle  a  chez  ollo  mio  vieille  personne 

Qu'on  nomme  Laure,  et  dont  l'Aine  est  si  bonne! 

Laure  est  aussi  d'une  f>:rande  maison. 

c.or.FrrTK. 
Qu'importe  encor? 

ACANTIIK. 

Les  gens  d'nn  certain  nom. 
J'ai  renia njué  cela,  chère  Colette, 
En  savent  plus,  ont  l'ûme  autrement  laite, 
Ont  de  l'esprit,  des  sentiments  plus  grands, 
Meilleurs  (|ue  nons. 

COI.KTTI';. 

Oui,  dès  leurs  premiers  ans, 
Avec  grand  soin  leur  àme  est  (aronnée; 
La  iKjtre,  hélas!  languit  ahandonnée. 
Comme  on  appicnd  à  chanter,  à  danser. 
Les  gens  (\i\  monde  appi'ennent  à  ])enser. 

Acwiiii;. 
Cette  Dormène  et  cette  vieille  dame 
Semblent  donner  quelque  chose  à  mon  Ame; 
Je  crois  en  valoir  mienx  quand  je  les  voi  : 
J'ai  de  l'orgueil,  et  je  ne  sais  pourquoi... 
Et  les  bontés  de  Dormène  et  de  Laure 
Me  font  haïr  mille  lois  plus  encore 
Madame  llerllie  et  monsieur  Mathurin. 

CO/.KTTK, 

Quitte-les  tons. 

ACANTHK. 

Je  n'ose  ;  mais  enfin 
J'ai  (piehpie  espoir  :  (|iie  Ion  conseil  m'assiste. 
Dis-moi  d'aboni,  Coh'tte,  en  (jiioi  consiste 
Ce  lamcux  droit  du  seignenr. 

COLETTE. 

01 1,  ma  foi! 
Va  consulter  d(!  pins  doctes  que  moi. 
Je  ne  suis  point  mariée;  et  l'affaire, 
A  ce  qu'on  dit,  est  un  très-grand  mystère. 
Seconde-moi,  fais  ([iie  je  vienne  à  bout 
D'être  épousée,  et  je  te  dirai  font. 

AC  WTIIi:. 

Ah  !  j'y  ferai  mon  possible. 


22  LE    DIIOIT    DU    SKIGNETR. 

COLKTTi:. 

Ma  iiKTO 
Est  très-alerte,  et  conduit  mon  affaire  ; 
Elle  me  fait,  par  un  acte  plaintif. 
Pousser  mon  droit  par-devant  le  baillif  : 
J'aurai,  dit-elle,  un  mari  ])ar  justice. 

ACANTHE. 

Que  de  bon  cœur  j'en  fais  le  sacrifice  ! 
Chère  Colette,  agissons  bien  à  point. 
Toi,  pour  l'avoir;  moi,  pour  ne  l'avoir  point. 
Tu  gagneras  assez  à  ce  partage  ; 
Mais  en  perdant  je  gagne  davantage. 


FIN    DU    PREMIEP.    ACTE. 


ACTE    DEUXIEME. 


SCENE    P. 

LE     BAILLIF,     PIILIPE,  son  valet;  ensuite  COLETTE. 
LE    BAILLIF. 

Ma  rol)e,  allons...  du  respect...  vite,  Plilipe. 
('/est  en  baillif  qu'il  faut  que  je  m'équipe  : 
J'ai  des  clients  qu'il  faut  expédier. 
Je  suis  baillif,  je  te  fais  mon  huissier. 
Amène-moi  Colette  à  l'audience. 

(Il  s'assied  tievant  une  table,  et  feuillette  un  s^'ind  livre.) 

l.'affaire  est  grave,  et  de  grande  importance. 
De  m/(h-ini(»iio...  chapitre  deux. 
Empêchements...  Ces  cas-là  sont  véreux; 
Il  faut  savoir  de  la  jurisprudence. 

(A  Colette.) 

Approchez-vous...  faites  la  révérence, 
Colette  :  il  faut  d'abord  dire  son  nom. 

COLETTE. 

\  ous  l'avez  dit,  je  suis  Colette. 

LE    BAILLIF,   écrivant. 

Bon. 
Colette...  il  faut  dire  ensuite  son  âge. 
N'avez-vous  pas  trente  ans,  et  davantage? 

COLETTE. 

Fi  donc,  monsieur!  j'ai  vingt  ans,  tout  au  plus. 

LE    BAILLIF,   écrivant. 

Çà,  vingt  ans  passe  :  ils  sont  bien  révolus? 

1.  La  lettre  à  Damilavillo,  du  15  juin  1761,  donne  à  penser  que  cette  scène  a 
été  retouchée  par  Voltaire,  et  qu'il  a,  comme  il  le  dit,  adouci  l'interrogatoire.  (B.) 
—  Voyez  la  note  de  la  page  20. 


24  LE    DROIT    DU    SEKiMU'U. 

COLETTE. 

L'àgo,  inonsiour,  ne  fait  rien  ;i  Ja  chose  ; 
Et,  jeune  ou  non,  sachez  que  je  m'oppose 
A  tout  contrat  qu'un  Mathurin  sans  foi 
Vcnx  jamais  avec  d'autres  que  moi. 

LE    BAILLIF. 

Vos  oppositions  seront  notoires. 

Çà,  vous  avez  des  raisons  péremptoires? 

COLETTE. 

J'ai  cent  raisons. 

LE    BAILLIF. 

Dites-les...  Aurait-il...? 

COLETTE. 

Oh  !  oui,  monsieur. 

LE    BAILLIF. 

Mais  vous  coupez  le  iil 
A  tout  moment  de  notre  procédure. 

COLETTE. 

Pardon,  monsieur. 

LE    BAILLIF. 

Vous  a-t-il  fait  injure? 

COLETTE. 

Oh  tant!  j'aurais  plus  d'un  mari  sans  lui; 
Et  me  voilà  pauvre  tille  aujourd'hui. 

LE    BAILLIF. 

Il  VOUS  a  fait  sans  doute  des  promesses? 

COLETTE. 

Mille  pour  une,  et  pleines  de  tendresses. 
Il  promettait,  il  jurait  que  dans  peu 
Il  me  prendrait  en  légitime  nœud. 

LE    BAILLIF,   écrivant. 

En  légitime  nœud...  quelle  malice  1 
Çà,  produisez  ses  lettres  en  justice. 

COLETTE. 

Je  n'en  ai  point  :  jamais  il  n'écrivait, 
Et  je  croyais  tout  ce  qu'il  me  disait. 
Quand  tous  les  jours  on  parle  tête  à  tête 
A  son  amant,  d'une  manière  honnête. 
Pourquoi  s'écrire?  à  quoi  hon? 

LE    BAILLIF. 

Mais  du  moins. 
Au  lieu  d'écrits,  vous  avez  des  témoins? 


ACTE    II,    SCÈNE   I. 

COLETTE. 

Moi?  point  du  tout  ;  mon  t(''moin  c'est  moi-même  : 

Est-ce  ([u'on  prend  des  trmoins  ([uand  on  s'aime? 

Et  puis,  monsieur,  pouvais-jc  deviner 

Que  Mathurin  osAt  m'abandonner? 

Il  me  pariait  (ramitié,  de  constance; 

Je  i'écoutais,  et  c'cMait  en  présence 

De  mes  moutons,  dans  son  pré,  dans  le  mien  : 

Ils  ont  tout  vu,  mais  ils  ne  disent  rien. 

LE    BAILLI  F. 

Non  plus  qu'eux  tous  j(;  n'ai  donc  rien  à  dire. 
Votre  complainte  en  droit  ne  peut  suffire; 
On  ne  produit  ni  témoins  ni  billets, 
On  ne  vous  a  rien  fait,  rien  écrit... 

COLETTE, 

Mais 
Un  Matburin  aura  donc  l'insolence 
Impunément  d'abuser  l'innocence? 

LE    BAILLIF. 

En  abuser!  mais  vraiment  c'est  un  cas 
Épouvantable,  et  vous  n'en  parliez  pas  ! 
Instrumentons...  Laquelle  nous  remontre 
Que  Matliurin,  en  plus  d'une  rencontre, 
Se  prévalant  de  sa  simplicité, 
A  méchamment  contre  icelle  attenté  ; 
Laquelle  insiste,  et  répète  dommages, 
Frais,  intérêts,  pour  raison  des  outrages, 
Contre  les  lois,  faits  par  le  suborneur. 
Dit  Matburin,  à  son  présent  honneur. 

COLETTE. 

Rayez  cela;  je  ne  veux  pas  qu'on  dise 
Dans  le  pays  une  telle  sottise. 
Mon  honneur  est  très-intact;  et,  pour  peu 
Qu'on  l'eût  blessé,  l'on  aurait  vu  beau  jeu. 

LE    BAILLIF. 

Que  prétendez-vous  donc? 

COLETTE. 

Être  vengée. 

LE    BAILLIF. 

Pour  se  venger  il  faut  être  outragée. 
Et  par  écrit  coucher  en  mots  exprès 
Quels  attentats  encontre  vous  sont  faits. 


26  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Articuler  les  lieux,  les  ciiToiislances, 
{luis,  (jtii<l,  iihi,  les  excès,  insolences, 
Knorniités  sur  quoi  Ton  jugera. 

COLETTE. 

Écrivez  donc  tout  ce  ([u"il  vous  plaira. 

LE    BAILLI  F. 

Ce  n'est  pas  tout;  il  faut  savoir  la  suite 
Que  ces  excès  pourraient  avoir  produite. 

COLETTE. 

Coumient,  produite?  Eh!  rien  ne  produit  rien. 
Traître  baillif,  qu'entendez-voiis? 

LE    BAILLIF. 

Fort  bien  '. 
Laquelle  fille  a  dans  ses  procédures 
Perdu  le  sens,  et  nous  dit  des  injures; 
Et  n'apportant  nulle  preuve  du  lait. 
L'empêchement  est  nul,  de  nul  efTet. 

I  II  se  lève.) 

Depuis  une  heure  en  vain  je  vous  écoute  : 
Vous  n'avez  rien  prouvé,  je  vous  dé])oute. 

COLETTE. 

Me  débouter,  moi? 

LE    BAILLIF. 

Vous. 

COLETTE. 

Maudit  baillif! 
Je  suis  déboutée? 

LE    BAILLIF. 

Oui  ;  quand  le  plaintif 
^e  peut  donner  des  raisons  qui  convainquent, 
On  le  déboute,  et  les  adverses  vainquent. 
Sur  Mathurin  n'ayant  point  action. 
Nous  procédons  à  la  conclusion. 

COLETTE. 

Non,  non,  baillif;  vous  aurez  beau  conclure. 
Instrumenter  et  signer,  je  vous  jure 

1.  Dans  la  première  esquisse  le  bailli  demandait  plus  nettement  à  Colette  si 
elle  était  grosse.  «  J'ai  trouvé,  moi  qui  suis  très-pudibond,  écrivait  Voltaire,  que  les 
jeunes  demoiselles  que  leurs  prudentes  mères  mènent  à  la  comédie  i)Ourraient 
rougir...  Je  prierai  mon  Dijonnais  d'adoucir  l'interrogatoire.  »  Mais  il  disait  aussi  : 
«  Je  voudrais  qu'il  y  eût  un  peu  plus  de  ces  honnêtes  libertés  que  le  sujet  com- 
porte, et  que  les  dames  aiment  beaucoup,  quoi  qu'elles  en  disent.  »  (G.  A.) 


ACTF    H,    SCI'M-:    m. 
Oii'il  n'aura  point  son  Acanthe. 

I.K    15AILI,n\ 

Il  Tanm  ; 
Oe  monseigneur  le  ilroit  se  maintiendra. 
Je  suis  baillil",  et  j'ai  les  droits  du  maître  : 
(Test  devant  moi  (|u"il  faudra  comparaître. 
Consolez-vous,  sachez  que  vous  aurez 
Affaire  à  moi  quand  vous  vous  marierez. 

COLETTE. 

J'aimerais  mieux  le  reste  de  ma  vie 
Demeurer  fille. 

LE    BAILLIF. 

Oh!  je  vous  en  défie*. 


SCENE  II. 

COLETTE. 


Ah  !  comment  faire?  Où  reprendre  mon  hien  ? 
J'ai  protesté;  cela  ne  sert  de  rien. 
On  va  signer.  Que  je  suis  tourmentée! 

SCÈNE  III. 

COLETTE,    ACANTHE. 

COLETTE. 

A  mon  secours  !  me  voilà  dél)outée. 

ACANTHE. 

Déhontée  ! 

COLETTE. 

Oui  ;  ringrat  vous  est  promis. 
On  me  déboute. 

ACANTHE. 

Hélas!  je  suis  hien  pis. 
De  mes  chagrins  mon  àme  est  oppressée  ; 

1.  Quand  on  joua  cotte  pièce  à  Ferney  :  «  Croiriez-vous,  écrivait  Voltaire  à 
d'Argental,  que  M"*^  Corneille  a  enlevé  tous  les  suffrages?  Comme  elle  est  natu- 
relle, vive,  gaie!  comme  elle  était  maîtresse  du  théâtre,  tapant  du  pied  quand  on 
la  sifdait  mal  à  propos  !  Il  y  a  un  endroit  où  le  public  l'a  forcée  de  répéter.  J'ai 
fait  lo  baillif,  et,  ne  vous  déplaise,  à  faire  pouflfer  de  rire.  » 


28  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

AFa  chaîne  est  pnMo,  et  jo  suis  nancéc. 

Ou  jo  vais  \'v\vo  au  moins  dans  un  inoniont, 

COLETTE. 

Me  liais-tu  pas  mon  lâche? 

ACANTHE, 

Honnêtement. 
Entre  nous  deux,  juges-tu  sur  ma  mine 
Qu'il  soit  bien  doux  d'être  ici  Ahithurine? 

COLETTE. 

.\on  pas  pour  toi  ;  tu  portes  dans  ton  air 
Je  ne  sais  quoi  de  hrillant  et  de  fier  : 
\  Mathurin  cela  ne  convient  guère, 
Et  ce  maraud  était  mieux  mon  aflaire. 

ACANTHE. 

J"ai  par  malheur  de  trop  hauts  sentiments. 
Dis-moi,  Colette,  as-tu  lu  des  romans? 

COLETTE. 

Moi?  non,  jamais. 

ACANTHE. 

Le  haillif  .Mêtaprose 
M'en  a  prêté...  Mon  Dieu,  la  belle  chose! 

COLETTE. 

En  quoi  si  belle? 

ACANTHE. 

'  On  y  voit  des  amants 

Si  courageux,  si  tendres,  si  galants! 

COLETTE. 

Oh  !  Matlmrin  n'est  pas  comme  eux. 

ACANTHE. 

Colette, 
Que  les  romans  rendent  l'àme  inquiète! 

COLETTE. 

Et  d'où  vient  donc  ? 

ACANTHE. 

Ils  forment  trop  l'esprit  : 
En  les  lisant  le  mien  bientôt  s'ouvrit; 
A  rélléchir  que  de  nuits  j'ai  passées! 
Que  les  romans  font  naître  de  pensées! 
Que  les  héros  de  ces  livres  charmants 
Resseml)lont  peu,  Colette,  aux  autres  gens! 
Cette  lumière  était  pour  moi  féconde  ; 
Je  me  voyais  dans  un  tout  autre  monde  ; 


ACTK    H,    SCi:\K    m.  2!) 

•l't'tais  au  ciol!...  Ah!  (fifil  inV'tait  bien  dur 
De  retoiiihor  dans  mon  état  obscur; 
Le  cœur  tout  piciu  de  ce  grand  (Halaj^e, 
De  ino  trouver  au  fond  de  mon  village, 
Et  de  descendre,  après  ce  vol  divin. 
Des  Anuidis  à  maître  Malliurin  *  ! 

COLETTE. 

\otre  propos  me  ravit;  et  je  jure 
Que  j'ai  déjà  du  goût  pour  la  lecture. 

ACANTHE. 

T'en  souvient-il  autant  qu'il  m'en  souvient. 
Que  ce  maniuis,  ce  beau  seigneur,  qui  tient 
Dans  le  pays  le  rang,  l'état  d'un  prince. 
De  sa  présence  honora  la  province? 
II  s'est  passé  juste  un  an  et  deux  mois 
Depuis  qu'il  vint  pour  cette  seule  fois. 
T'en  souvient-il?  Nous  le  vîmes  à  table, 
11  m'accueillit:  ah!  qu'il  était  alï'able! 
Tous  ses  discours  étaient  des  mois  choisis, 
Que  Ton  n'entend  jamais  dans  ce  pays  : 
C'était,  Colette,  une  langue  nouvelle, 
Supérieure  et  pourtant  naturelle  ; 
J'aurais  voulu  l'entendre  tout  le  jour. 

COLETTE. 

Tu  l'entendras,  sans  doute,  à  son  retour. 

ACANTHE. 

Ce  jour,  Colette,  occupe  ta  mémoire, 
Où  monseigneur,  tout  rayonnant  de  gloire, 
Dans  nos  forêts,  suivi  d'un  peuple  entier, 
Le  fer  en  main  courait  le  sanglier? 

COLETTE. 

Oui,  quelque  idée  et  confuse  et  légère 
Peut  m'en  rester. 

ACANTHE. 

Je  l'ai  distincte  et  claire  ; 
Je  crois  le  voir  avec  cet  air  si  grand. 
Sur  ce  cheval  superhe  et  bondissant  ; 
Près  d'un  gros  chêne  il  perce  de  sa  lance 

1.  Certains  amis  de  Voltaire  voulaient  lui  faire  retrancher  la  tirade  des 
romans.  Voltaire  la  défendit  au  nom  de  sa  nièce.  Voyez  la  lettre  à  Damilaville  du 
15  juin  1761.  (G.  A.) 


30  1.1-:    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Le  sanglier  qui  contre  lui  s'élance  : 
Dans  ce  moment  j'entendis  mille  voix, 
Que  répétaient  les  échos  de  nos  bois  ; 
Et  de  bon  cœur  (il  faut  (|ue  j'en  convienne) 
J'aurais  voulu  c^u'il  démêhlt  la  mienne. 
De  son  départ  je  fus  encor  témoin  : 
On  l'entourait,  je  n'étais  pas  ])ien  loin, 
il  me  parla...  l)e])uis  ce  jour,  ma  chère, 
Tous  les  romans  ont  le  don  de  me  plaire  : 
Ouand  je  les  lis,  je  n'ai  jamais  d'ennui; 
Il  me  paraît  qu'ils  me  parlent  de  lui. 

COLETTE. 

Vh!  qu'un  roman  est  beau! 

ACANTHE. 

C'est  la  peinture 
Du  cœur  humain,  je  crois,  d'après  nature, 

COLETTE. 

D'après  nature!...  Entre  nous  deux,  ton  cœur 
x\'aime-t-il  pas  en  secret  monseigneur? 

ACANTHE. 

Oh  !  non  ;  je  n'ose  :  et  je  sens  la  distance 
Qu'entre  nous  deux  mit  son  rang,  sa  naissance. 
Crois-tu  qu'on  ait  des  sentiments  si  doux 
Pour  ceux  qui  sont  trop  au-dessus  de  nous? 
A  cette  erreur  trop  de  raison  s'oppose. 
Non,  je  ne  l'aime  point...  mais  il  est  cause 
Que,  l'ayant  vu,  je  ne  puis  à  présent 
En  aimer  d'autre...  et  c'est  un  grand  tourment. 

COLETTE. 

Mais  de  tous  ceux  qui  le  suivaient,  ma  bonne. 
Aucun  n'a-t-il  cajolé  ta  personne? 
J'avouerai,  moi,  que  l'on  m'en  a  conté. 

ACANTHE. 

Un  étourdi  prit  quelque  liberté; 

11  s'appelait  le  chevalier  Gernance  : 

Son  lier  maintien,  ses  airs,  son  insolence, 

Me  révoltaient,  loin  de  m'en  imposer. 

Jl  fut  surpris  de  se  voir  mépriser; 

Et,  réprimant  sa  poursuite  hardie. 

Je  lui  fis  voir  combien  la  modestie 

Était  jdus  fière,  et  pouvait  d'un  coup  d'œil 

Faire  trembler  l'impudence  et  l'orgueil. 


ACTE    II,    SCI-NE    m.  31 

Ce  cliovalior  serait  assez  passable, 
Et  (Vautres  mœurs  l'auraient  pu  rendre  aimable  : 
Ali  !  la  douceur  est  l'appAt  qui  nous  j)ren(l. 
One  monsei,i;neur,  ô  ciel,  est  diiïérent! 

COLEJ  TK. 

Ce  chevalier  n'était  donc  guère  sage? 
Çà,  qui  des  deux  te  déplaît  davantage, 
De  Matliurin  ou  de  cet  effronté  ? 

AGA.NÏHK. 

Oli!  Mathurin...  c'est  sans  difCiculté. 

COLETTE, 

-Mais,  monseigneur  est  bon  ;  il  est  le  maître  : 
Pourrait-il  pas  te  dépêtrer  du  traître  ! 
Tu  me  parais  si  belle  ! 

ACANTHE. 

Hélas  ! 

COLETTE. 

Je  croi 
Que  tu  pourras  mieux  réussir  (jue  moi. 

ACANTHE. 

Est-il  bien  vrai  qu'il  arrive? 

COLETTE. 

Sans  doute, 
Car  on  le  dit. 

ACANTHE. 

Penses-tu  qu'il  m'écoute? 

COLETTE. 

J'en  suis  certaine,  et  je  retiens  ma  part 
De  ses  bontés. 

ACANTHE. 

Nous  le  verrons  trop  tard  ; 
11  n'arrivera  point  ;  on  me  fiance, 
Tout  est  conclu,  je  suis  sans  espérance. 
Bertlie  est  terrible  en  sa  mauvaise  humeur; 
Mathurin  presse,  et  je  meurs  de  douleur. 

COLETTE. 

Eh  !  moque-toi  de  Berthe. 

ACANTHE. 

Hélas!  Dormène, 
Si  je  lui  parle,  entrera  dans  ma  peine  : 
Je  veux  prier  Dormène  de  m'aider 
De  son  appui,  qu'elle  daigne  accorder 


32  LK    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Aux  malheurenx;  cette  dame  est  si  l)onncl 
Laure,  surtout,  cette  vieille  personne, 
Qui  m'a  toujours  montré  tant  d'amitié. 
De  moi  sans  doute  aura  queUjue  pitic'  : 
Car  sais-tu  bien  que  cette  dame  Laure 
Très-tendrement  de  ses  bontés  m'honore  ? 
Entre  ses  l)ras  elle  me  tient  souvent. 
Elle  m'instruit,  et  pleure  en  m'instruisant, 

COLETTE. 

Pourquoi  pleurer? 

ACANTHE. 

Mais  de  ma  destinée  : 
Elle  voit  bien  que  je  ne  suis  pas  née 
Pour  Matliurin...  Crois-moi,  Colette,  allons 
Lui  demander  des  conseils,  des  leçons... 
Veux-tu  me  suivre  ? 

COLETTE. 

Ah!  oui,  ma  chère  Acanthe, 
Enfuyons-nous  ;  la  chose  est  tjrès-prudente. 
Viens  ;  je  connais  des  chemins  détournés 
Tout  près  d'ici. 

SCÈNE    IV. 

ACANTHE,    COLETTE,    BERTHE,    DIGNANT, 
MATHURIN. 

BERTHE,   arrêtant  Acanthe. 

Quel  chemin  vous  prenez  ! 
Ètes-vous  folle  ?  et  quand  on  doit  se  rendre 
A  son  devoir,  faut-il  se  faire  attendre? 
Quelle  indolence!  et  quel  air  de  froideur! 
Vous  me  glacez  :  votre  mauvaise  humeur 
.lusqu'à  la  fin  vous  sera  reprochée. 
On  vous  marie,  et  vous  êtes  fâchée. 
Hom,  l'idiote!  Allons,  çà,  Mathurin, 
Soyez  le  maître,  et  donnez-lui  la  main. 

M  ATUlRtX  approche  sa  main,  et  veut  l'embrassor. 

Ah  !  palsandié... 

BERTHE. 

Voyez  la  malhonnête! 
Elle  rechigne,  et  détourne  la  tête  ! 


ACTE    II,    SCÈNE    V.  33 

ACANTHE. 

Pardon,  mon  pèro;  lu'lasl  vous  excusez 
Mon  embarras,  vous  le  favorisez, 
Et  vous  sentez  quelle  douleur  amère 
Je  dois  souffrir  en  quittant  un  tel  père. 

BERÏHE. 

Et  rien  pour  moi  ? 

MAÏHURIN. 

Ni  rien  pour  moi  non  plus? 

COLETTE. 

Non,  rien,  méchant;  tu  n'auras  qu'un  refus, 

MATHLIII.N. 

On  me  fiance, 

COLETTE. 

Et  va,  va,  fiançailles 
Assez  souvent  ne  sont  pas  épousailles. 
Laisse-moi  faire. 

OIGNANT. 

Eh!  qu'est-ce  que  j'entends? 
C'est  un  courrier  :  c'est,  je  pense,  un  des  gens 
De  monseigneur;  oui,  c'est  le  vieux  Champagne. 


SCENE    V. 

LES    PRÉCÉDENTS,     CHAMPAGNE. 
CHAMPAGNE. 

Oui,  nous  avons  terminé  la  campagne  : 
Nous  avons  sauvé  Metz,  mon  maître  et  moi  ; 
Et  nous  aurons  la  paix.  Vive  le  roi  î 
Vive  mon  maître!...  il  a  bien  du  courage; 
Mais  il  est  trop  sérieux  pour  son  âge  ; 
J'en  suis  fâché.  Je  suis  bien  aise  aussi, 
Mon  vieux  Dlgnant,  de  te  trouver  ici; 
Tu  me  parais  en  grande  compagnie. 

DIGNANT. 

Oui...  vous  serez  de  la  cérémonie. 
Nous  marions  Acanthe. 

CHAMPAGNE. 

Bon  !  tant  mieux  ! 
Nous  danserons,  nous  serons  tous  joyeux. 

6.  —  Théâtre.     V. 


34  LE    DROIT    Dl     SEIGNEUR. 

Ta  mie  est  belle...  llii  1  ha!  c'est  toi,  Colette; 
Ma  chère  entant,  ta  lortuiie  est  donc  faite? 
l\Iathnnn  est  ton  mari? 

COLETTE. 

Mon  Dieu,  non. 

CHAMPAGNE. 

Il  fait  fort  mal. 

COLETTE. 

Le  traître,  le  fripon, 
Croit  dans  l'instant  prendre  Acanthe  pour  femme. 

CHAMPAGNE. 

11  l'ait  fort  bien  ;  je  réponds  sur  mon  âme 
Que  cet  hymen  à  mon  maître  agréera, 
Et  ([ue  la  noce  à  ses  frais  se  fera. 

ACANTHE, 

Comment  !  il  vient  ? 

CHAMPAGNE. 

Peut-être  ce  soir  même. 

DIGNANT. 

Quoi  !  ce  seigneur,  ce  hon  maître  que  j'aime, 
Je  puis  le  voir  encore  avant  ma  mort  ? 
S'il  est  ainsi,  je  bénirai  mon  sort. 

ACANTHE. 

Puisqu'il  revient,  permettez,  mon  cher  père, 
De  vous  prier,  devant  ma  helle-mère, 
De  vouloir  bien  ne  rien  précipiter 
Sans  son  aveu,  sans  l'oser  consulter  ; 
C'est  un  devoir  dont  il  faut  qu'on  s'acquitte; 
C'est  un  respect,  sans  doute,  qu'il  mérite. 

MATHLRIN. 

Foin  du  respect! 

DIGNANT. 

Votre  avis  est  sensé  ; 
Et  comme  vous  en  secret  j'ai  pensé. 

MATHLRIN. 

Et  moi,  l'ami,  je  pense  le  contraire. 

COLETTE,   à  Acanthe. 

Bon,  tenez  ferme. 

MATHUniN. 

Est  un  sot  qui  dillère. 
Je  ne  veux  point  soumettre  mon  honneur, 
Si  je  le  puis,  à  ce  droit  du  .seigneur. 


ACTE    II,    SCÈNE    VI. 

BERTHE. 

Eh!  pounjuoi  tant  s'cfrarouclior ?  La  clioso 
Kst  l)oniie  au  foiid,  quoiciiie  le  inonde  ou  cause, 
Et  notre  honneur  ne  peut  s'en  tourmenter. 
J'en  fis  l'épreuve  ;  et  je  puis  protester 
Qu'à  mon  devoir  (jnand  je  me  fus  rendue, 
On  s'en  alla  dès  l'instant  (ju'on  m'eut  vue. 

COLETTE. 

Je  le  crois  Lien. 

BEirniE, 
Cependant  la  raison 
Doit  conseiller  de  fuir  l'occasion, 
llùtons  la  noce,  et  n'attendons  personne. 
Préparez  tout,  mon  mari,  je  l'ordonne. 

MATHURIN. 

(  A  Colette,  en  s'eu  allant.) 

C'est  très-bien  dit.  Eh  bien!  l'aurai-je  enfin? 

COLETTE. 

Non,  tu  ne  l'auras  pas,  non,  Mathurin. 

(Ils  sortent.) 
CHAMPAGNE, 

Oh!  oh  !  nos  gens  viennent  en  diligence. 
Eh  quoi!  déjà  le  chevalier  Gernance? 


SCENE  VI. 

LE    CHEVALIER,    CHAMPAGNE. 

CHAMPAGNE. 

Vous  êtes  fin,  monsieur  le  chevalier; 
Très  à  propos  vous  venez  le  premier. 
Dans  tous  vos  faits  votre  beau  talent  brille  ; 
Vous  vous  doutez  qu'on  marie  une  fille; 
Acanthe  est  belle,  au  moins. 

LE    CHEVALIER. 

Eh!  oui,  vraiment. 
Je  la  connais  ;  j'apprends  en  arrivant 
Que  Mathurin  se  donne  l'insolence 
De  s'appliquer  ce  bijou  d'importance; 
Mon  bon  destin  nous  a  fait  accourir 
Pour  y  mettre  ordre  :  il  ne  faut  pas  soutirir 


36  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Qu'un  riche  rustre  ait  les  tendres  prémices 
D'une  beauté  qui  ferait  les  délices 
Des  plus  huppés  et  des  plus  délicats. 
Pour  le  marquis,  il  ne  se  hâte  pas  : 
C'est,  je  Favoue,  un  grave  personnage, 
Pressé  de  rien,  bien  compassé,  bien  sage, 
Et  voyageant  comme  un  ambassadeur. 
Parbleu,  jouons  un  tour  à  sa  lenteur  : 
Tiens,  il  me  vient  une  bonne  pensée, 
C'est  d'enlever  presto  la  fiancée, 
De  la  conduire  en  quelque  vieux  château, 
Quelque  masure. 

CHAMPAGNE. 

Oui,  le  projet  est  beau. 

LE    CHEVALIER. 

Ln  vieux  château,  vers  la  forêt  prochaine. 
Tout  délabré,  que  possède  Dormène, 
Avec  sa  vieille... 

CHAMPAGNE. 

Oui,  c'est  Laure,  je  crois. 

LE    CHEVALIER. 

Oui. 

CHAMPAGNE. 

Cette  vieille  était  jeune  autrefois; 
Je  m'en  souviens,  votre  étourdi  de  père 
Eut  avec  elle  une  certaine  affaire. 
Où  chacun  d'eux  fit  un  mauvais  marché. 
Ma  foi,  c'était  un  maître  débauché 
Tout  comme  vous,  buvant,  aimant  les  belles, 
Les  enlevant,  et  puis  se  moquant  d'elles. 
Il  mangea  tout,  et  ne  vous  laissa  rien. 

LE     CHEVALIER. 

J'ai  le  marquis,  et  c'est  avoir  du  bien  ; 
Sans  nul  souci  je  vis  de  ses  largesses. 
Je  n'aime  point  l'embarras  des  richesses  : 
Est  riche  assez  qui  sait  toujours  jouir. 
Le  premier  bien,  crois-moi,  c'est  le  plaisir. 

CHAMPAGNE, 

Eh!  que  ne  prenez-vous  cette  Dormène? 
Bien  plus  qu'Acanthe  elle  en  vaudrait  la  peine; 
Elle  est  très-fraîche,  elle  est  de  qualité  ; 
Cela  convient  à  votre  dignité  : 


ACTE   II,    SCÈNE   VI.  37 

Laissez  pour  nous  les  filles  du  village. 

LE    CHEVALIER. 

\  raiment  Doniièno  est  un  très-doux  partage, 

C'est  très-bien  dit.  Je  crois  que  j'eus  un  jour, 

S'il  m'en  souvient,  pour  elle  un  peu  d'amour; 

Mais,  entre  nous,  elle  sent  trop  sa  dame; 

On  ne  pourrait  en  faire  que  sa  femme. 

Elle  est  bien  pauvre,  et  je  le  suis  aussi; 

Et  pour  l'bymen  j'ai  fort  peu  de  souci. 

Mon  cher  Champagne,  il  me  faut  une  Acanthe  ; 

Cette  conquête  est  beaucoup  plus  plaisante  : 

Oui,  cette  Acanthe  aujourd'hui  m'a  piqué. 

Je  me  sentis,  l'an  passé,  provoqué 

Par  ses  refus,  par  sa  petite  mine. 

J'aime  à  dompter  cette  pudeur  mutine. 

J'ai  deux  coquins,  qui  font  trois  avec  toi, 

Déterminés,  alertes  comme  moi  ; 

Nous  tiendrons  prêt  à  cent  pas  un  carrosse. 

Et  nous  fondrons  tous  quatre  sur  la  noce. 

Cela  sera  plaisant;  j'en  ris  déjà, 

CHAMPAGNE. 

Mais  croyez-vous  que  monseigneur  rira  ? 

LE    CHEVALIER, 

Il  faudra  bien  qu'il  rie,  et  que  Dormène 
En  rie  encor,  quoique  prude  et  hautaine, 
Et  je  prétends  que  Laure  en  rie  aussi. 
Je  viens  de  voir,  à  cinq  cents  pas  d'ici, 
Dormène  et  Laure,  en  très-mince  équipage. 
Qui  s'en  allaient  vers  le  prochain  village. 
Chez  quelque  vieille  :  il  faut  prendre  ce  temps. 

CHAMPAGNE. 

C'est  bien  pensé  ;  mais  vos  déportements 
Sont  dangereux,  je  crois,  pour  ma  personne. 

LE     CHEVALIER, 

Bon  !  l'on  se  fâche,  on  s'apaise,  on  pardonne. 
Tous  les-'gens  gais  ont  le  don  merveilleux 
De  mettre  en  train  tous  les  gens  sérieux. 

CHAMPAGNE. 

Fort  bien, 

LE    CHEVALIER, 

L'esprit  le  plus  atrabilaire 
Est  subjugué  quand  on  cherche  à  lui  plaire. 


38  M-:    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

On  s'époiivanto,  on  cric,  on  Cuit  trabonl, 
Et  puis  Ton  soupo,  et  puis  l'on  est  (raccord, 

ClI  AMPAONE. 

On  ne  peut  mieux;  mais  votre  belle  Acanthe 
Est  bien  revêclie. 

LE    CHEVALIER, 

Et  c'est  ce  qui  m'enchante, 
La  résistance  est  un  charme  de  plus; 
Et  j'aime  assez  une  heure  de  refus. 
Comment  souffrir  la  stupide  innocence 
D'un  sot  tendron  faisant  la  révérence, 
Baissant  les  yeux,  muette  à  mon  aspect. 
Et  recevant  mes  faveurs  par  respect? 
Mon  cher  Champagne,  à  mon  dernier  vojage, 
D'Acanthe  ici  j'éprouvai  le  courage. 
Va,  sous  mes  lois  je  la  ferai  plier. 
Rentre  pour  moi  dans  ton  premier  métier, 
Sois  mon  trompette,  et  sonne  les  alarmes  ; 
Point  de  quartier,  marchons,  alerte,  aux  armes. 
Vite. 

CHAMPAGNE, 

Je  crois  que  nous  sommes  trahis  ; 
C'est  du  secours  qui  vient  aux  ennemis  : 
J'entends  grand  bruit,  c'est  monseigneur. 

LE    CHEVALIER, 

IN'importe. 
Sois  prêt  ce  soir  à  me  servir  d'escorte. 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


ACTE    TROISIEME. 


SCENE  I. 

LE    MARUUIS,    LE    CHEVALIEU. 

LE    MAUQUIS. 

Cher  chevalier,  que  mon  cœur  est  en  paix  ! 

Que  mes  regards  sont  ici  satisfaits  ! 

Que  ce  château  qu'ont  habité  nos  pères, 

Que  ces  forêts,  ces  plaines,  me  sont  chères  ! 

Que  je  voudrais  oublier  pour  toujours 

L'illusion,  les  manèges  des  cours! 

Tous  ces  grands  riens,  ces  pompeuses  chimères. 

Ces  vanités,  ces  ombres  passagères. 

Au  fond  du  cœur  laissent  un  vide  affreux. 

C'est  avec  nous  que  nous  sommes  heureux. 

Dans  ce  grand  monde,  où  chacun  veut  paraître, 

On  est  esclave,  et  chez  moi  je  suis  maître. 

Que  je  voudrais  que  vous  eussiez  mon  goût  ! 

LE     CHEVALIER. 

Eh!  oui,  l'on  peut  se  réjouir  partout, 
En  garnison,  à  la  cour,  à  la  guerre. 
Longtemps  en  ville,  et  huit  jours  dans  sa  terre. 

LE     MARQUIS. 

Que  vous  et  moi  nous  sommes  différents  ! 

LE    CHEVALIER. 

Nous  changerons  peut-être  avec  le  temps. 
En  attendant,  vous  savez  qu'on  apprête 
Pour  ce  jour  même  une  très-belle  fête  ; 
C'est  une  noce. 

LE    MAROUIS. 

Oui,  Mathurin  vraiment 
Fait  un  beau  choix,  et  mon  consentement 
Est  tout  acquis  à  ce  doux  mariage  ; 


40  LE    DROIT    DU   SEIGNEUR. 

L'époux  ost  riclic,  et  sa  maîtresse  est  sage  : 
C'est  un  bonheur  bien  digne  de  mes  vœux, 
En  arrivant,  de  faire  deux  licureux. 

LE    CHEVALIER. 

Acanthe  encore  en  peut  faire  un  troisième, 

LE    MARQUIS. 

Je  vous  reconnais  là,  toujours  vous-même. 
Mon  cher  parent,  vous  m'avez  fait  cent  fois 
Trembler  pour  vous,  par  vos  galants  exploits. 
Tout  peut  passer  dans  des  villes  de  guerre; 
Mais  nous  devons  l'exemple  dans  ma  terre. 

LE    CHEVALIER. 

L'exemple  du  plaisir,  apparemment  ? 

LE    MARQUIS. 

Au  moins,  mon  cher,  que  ce  soit  prudemment 

Daignez  en  croire  un  parent  qui  vous  aime. 

Si  vous  n'avez  du  respect  pour  vous-même. 

Quelque  grand  nom  que  vous  puissiez  porter, 

Vous  ne  pourrez  vous  faire  respecter. 

Je  ne  suis  pas  difficile  et  sévère  ; 

Mais,  entre  nous,  songez  que  votre  père, 

Pour  avoir  pris  le  train  que  vous  prenez. 

Se  vit  au  rang  des  plus  infortunés. 

Perdit  ses  biens,  languit  dans  la  misère. 

Fit  de  douleur  expirer  votre  mère. 

Et  près  d'ici  mourut  assassiné. 

J'étais  enfant  ;  son  sort  infortuné 

Fut  à  mon  cœur  une  leçon  terrible, 

Qui  se  grava  dans  mon  âme  sensible  ; 

Utilement  témoin  de  ses  malheurs. 

Je  m'instruisais  en  répandant  des  pleurs. 

Si,  comme  moi,  cette  fin  déplorable 

Vous  eût  frappé,  vous  seriez  raisonnable. 

LE    CHEVALIER, 

Oui,  je  veux  l'être  un  jour,  c'est  mon  dessein  ; 
J'y  pense  quelquefois  ;  mais  c'est  en  vain  ; 
Mon  feu  m'emporte. 

LE    MARQUIS. 

Eh  bien  !  je  vous  présage 
Que  vous  serez  las  du  libertinage. 

LE     CHEVALIER. 

Je  le  voudrais;  mais  on  fait  comme  on  peut  : 


ACTE    III.    SCÈNE   I.  41 

Ma  foi,  n'est  pas  raisonnalde  qui  veut'. 

LE    MARQUIS. 

Vous  vous  trompez  :  de  son  cœur  on  est  maître  : 

J'en  fis  l'épreuve  :  est  sage  qui  veut  l'être  : 

Et,  croyez-moi,  cette  Acanthe,  entre  nous, 

Eut  des  attraits  pour  moi  comme  pour  vous  ; 

Mais  ma  raison  ne  ])ouvait  me  permettre 

Un  fol  amour  qui  m'allalt  compromettre; 

Je  rejetai  ce  désir  passager, 

Dont  la  poursuite  aurait  pu  m'affliger. 

Dont  le  succès  eût  perdu  cette  fille, 

Eût  fait  sa  honte  aux  yeux  de  sa  famille, 

Et  l'eût  privée  à  jamais  d'un  époux. 

LE    CHEVALIEU. 

Je  ne  suis  pas  si  timide  que  vous  ; 
La  même  pâte,  il  faut  que  j'en  convienne, 
N'a  point  formé  votre  l)ranche  et  la  mienne. 
Quoi  !  vous  pensez  être  dans  tous  les  temps 
Maître  ahsolu  de  vos  yeux,  de  vos  sens? 

LE    MARQUIS. 

Et  pourquoi  non  ? 

LE    CHEVALIER. 

Très-fort  je  vous  respecte; 
Mais  la  sagesse  est  tant  soit  peu  suspecte  ; 
Les  plus  prudents  se  laissent  captiver, 
Et  le  vrai  sage  est  encore  à  trouver. 
Craignez  surtout  le  titre  ridicule 
De  philosophe. 

LE    MARQUIS. 

0  l'étrange  scrupule! 
Ce  noble  nom,  ce  nom  tant  combattu. 
Que  veut-il  dire?  amour  de  la  vertu. 
Le  fat  en  raille  avec  étourderie. 
Le  sot  le  craint,  le  fri[)on  le  décrie  ; 
L'homme  de  bien  dédaigneies  propos 
Des  étourdis,  des  fripons,  et  des  sots  ; 
Et  ce  n'est  pas  sur  les  discours  du  monde 
Que  le  bonheur  et  la  vertu  se  fonde  ^. 

1.  Voyez  les  vers  qui   terminent  le  troisième  acte  de  la  Prude,  et  la  note, 
Théâtre,  tome  III,  page  448.  (B.) 

2.  Ce  morceau  sur  les  philosophes  fut  envoyé  au  moment  des  répétitions.  «  Je 


42  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Écoutoz-iiini.  Jo  suis  las  aiijourcrhiii 

Du  train  dos  cours  où  Ton  vit  pour  autrui; 

Et  j'ai  pensé,  pour  vivre  à  la  campagne. 

Pour  être  heureux,  qu'il  faut  une  compagne. 

J'ai  le  projet  de  m'(''la])lir  ici, 

Et  je  voudrais  vous  marier  aussi. 

LE    CHEVALIER. 

Très-humble  seniteur. 

LE    MARQUIS. 

Ma  fantaisie 
N'est  pas  de  prendre  une  jeune  étourdie. 

LE     CHEVALIER. 

L'étourderie  a  du  bon. 

LE    MARQUIS. 

Je  voudrais 
Un  esprit  doux  plus  que  de  doux  attraits. 

LE     CHEVALIER. 

J'aimerais  mieux  le  dernier. 

LE    MARQUIS, 

La  jeunesse, 
Les  agréments,  n'ont  rien  qui  m'intéresse. 

LE    CHEVALIER. 

Tant  pis. 

LE    MARQUIS. 

Je  veux  atTermir  ma  maison 
Par  un  hymen  qui  soit  tout  de  raison. 

LE     CHEVALIER. 

Oui,  tout  d'ennui, 

LE    MARQUIS. 

J'ai  pensé  que  Dormène 
Serait  très-propre  à  former  cette  chaîne. 

LE    CHEVALIER. 

Notre  Dormène  est  bien  pauvre. 

LE    MARQUIS. 

Tant  mieux. 
C'est  un  bonheur  si  pur,  si  précieux, 
De  relever  l'indigente  noblesse. 
De  préférer  l'honneur  à  la  richesse  ! 


crois  que  la  pièce  de  M.  Le  Gouz,  écrivait  Voltaire,  restera  au  théâtre,  et  qu'ainsi 
le  nom  de  philosophe  y  restera  en  honneur.  Je  m'imagine  que  frère  Platon  (Diderot) 
n'en  sera  pas  fâché.  « 


ACTE    III,    SCÈNE  II.  43 

C'est  riionncur  seul  qui  chez  nous  doit  former 

Tout  notre  sang;  lui  seul  doit  animer 

Ce  sang  reçu  de  nos  braves  ancêtres, 

Qui  dans  les  camps  doit  couler  pour  ses  maîtres. 

LE    CHEVALIER. 

Je  pense  ainsi  :  les  Français  libertins 

Sont  gens  d'honneur.  Mais,  dans  vos  beaux  desseins. 

Vous  avez  donc,  malgré  votre  réserve, 

Un  peu  d'amour? 

LE    MARQUIS. 

Qui,  moi?  Dieu  m'en  préserve!    • 
Il  faut  savoir  être  maître  chez  soi  ; 
Et  si  j'aimais,  je  recevrais  la  loi. 
Se  marier  par  amour,  c'est  folie. 

LE    CHEVALIER. 

Ma  foi,  marquis,  votre  philosophie 

Me  paraît  toute  à  rebours  du  bon  sens; 

Pour  moi,  je  crois  au  pouvoir  de  nos  sens; 

Je  les  consulte  en  tout,  et  j'imagine 

Que  tous  ces  gens  si  graves  par  la  mine. 

Pleins  de  morale  et  de  réflexions. 

Sont  destinés  aux  grandes  passions. 

Les  étourdis  esquivent  l'esclavage. 

Mais  un  coup  d'œil  peut  subjuguer  un  sage. 

LE    MARQUIS. 

Soit,  nous  verrons. 

LE    CHEVALIER. 

Voici  d'autres  époux: 
Voici  la  noce;  allons,  égayons-nous. 
C'est  Mathurin,  c'est  la  gentille  Acanthe, 
C'est  le  vieux  père,  et  la  mère,  et  la  tante, 
C'est  le  baillif,  Colette,  et  tout  le  bourg. 

SCÈNE   II. 

LE    MARQUIS,    LE    CHEVALIER;    LE    BAILLIF, 

à  la  tête  des  habitants. 
LE    MARQUIS. 

J'en  suis  touché.  Bonjour,  enfants,  bonjour. 

LE    BAILLIF. 

Nous  venons  tous  avec  conjouissance 


LE    DHOIT    DU    SEIGNEUR. 

Nous  présenter  devant  Votre  Excellence, 
Comme  les  Grecs  jadis  devant  Cyrus... 
Comme  les  Grecs... 

LE    MARQUIS. 

Les  Grecs  sont  superflus. 
Je  suis  Picard  ;  je  revois  avec  joie 
Tous  mes  vassaux. 

LE    BAILLir. 

Les  Grecs  de  qui  la  proie. 

LE     CHEVALIER. 

Ah!  finissez.  Notre  gros  Matliurin, 

La  belle  Acanthe  est  votre  proie  enfin  ? 

MATHURIN. 

Oui-dà,  monsieur:  la  fiançaille  est  faite, 
Et  nous  i)rions  que  monseigneur  permette 
Qu'on  nous  finisse. 

COLETTE. 

Oh  !  tu  ne  l'auras  pas  ; 
Je  te  le  dis,  tu  me  demeureras. 
Oui,  monseigneur,  vous  me  rendrez  justice; 
Vous  ne  souffrirez  pas  qu'il  me  trahisse; 
Il  m'a  promis... 

MATHURIN. 

Bon  !  j'ai  promis  en  l'air. 

LE    MARQUIS. 

1  faut,  baillif,  tirer  la  chose  au  clair. 
A-t-il  promis? 

LE    BAILLIF. 

La  chose  est  constatée. 
Colette  est  folle,  et  je  l'ai  déboutée. 

COLETTE. 

Ça  n'y  fait  rien,  et  monseigneur  saura 
Qu'on  force  Acanthe  à  ce  beau  marché-là. 
Qu'on  la  maltraite,  et  qu'on  la  violente, 
Pour  épouser. 

LE    MARQUIS. 

Est-il  vrai,  belle  Acanthe? 

ACANTHE. 

Je  dois  d'un  père,  avec  raison  chéri, 
Suivre  les  lois;  il  me  donne  un  mari. 

MATHURIN. 

Vous  voyez  bien  qu'en  effet  elle  m'aime. 


ACTE    III,    SCÈNE    IL  45 

LE    MARQUIS. 

Sa  réponse  est  (Fiine  prudence  extrême  : 
Eh  bien!  chez  moi  la  noce  se  fera. 

LE     CHEVALIER. 

Bon,  bon,  tant  mieux. 

L  E    M  A  R  Q  L"  I S  ,   à  Acanthe. 

Votre  père  verra 
Que  j'aime  en  lui  la  probité,  le  zèle, 
Et  les  travaux,  d'un  serviteur  fidèle. 
Votre  sagesse  à  mes  yeux  satisfaits 
Augmente  encor  le  prix  de  vos  attraits. 
Comptez,  amis,  qu'en  faveur  de  la  fille 
Je  prendrai  soin  de  toute  la  famille. 

COLETTE. 

Et  de  moi  donc? 

LE    MARQUIS. 

De  vous,  Colette,  aussi. 
Cher  chevalier,  retirons-nous  d'ici  ; 
Ne  troublons  point  leur  naïve  allégresse. 

LE    BAILLIF. 

Et  votre  droit,  monseigneur;  le  temps  presse. 

MATHURIN. 

Quel  chien  de  droit  !  Ah  !  me  voilà  perdu. 

COLETTE. 

Va,  tu  verras. 

BERTHE, 

Mathurin,  que  crains-tu? 

LE    MARQUIS. 

Vous  aurez  soin,  baillif,  en  homme  sage, 
D'arranger  tout  suivant  l'antique  usage  : 
D"un  si  beau  droit  je  veux  m'autoriser 
Avec  décence,  et  n'en  point  abuser. 

LE    CHEVALIER. 

Ah!  quel  Caton  !  mais  mon  Caton,  je  pense, 
La  suit  des  yeux,  et  non  sans  complaisance. 
Mon  cher  cousin... 

LE    MARQUIS. 

Eh  bien  ? 

LE     CHEVALIER. 

Gageons  tous  deux 
Que  vous  allez  devenir  amoureux. 


46 


LK    DROIT   DU   SEIGNEUR. 


LE    MARQUIS. 

Moi,  mou  cousin  ! 

LE    CHEVALIER, 

Oui,  vous. 

LE    MARQUIS. 

L'extravagance  ! 

LE     CHEVALIER, 

^  ous  le  serez  ;  j'en  ris  déjà  d'avance. 
Gageons,  vous  dis-je,  une  discrétion, 

LE    MARQUIS, 

Soit, 

LE    CHEVALIER, 

Vous  perdrez, 

LE    MARQUIS. 

Soyez  bien  sûr  que  non. 


SCENE    111. 

LE    BAILLIF,    les    précédents  (moins  le  Marquis  et  le  chevalier '). 
MATHURIN. 

Que  disent-ils? 

LE    BAILLIF, 

Ils  disent  que  sur  l'heure 
Chacun  s'en  aille,  et  qu'Acanthe  demeure, 

MATHURIN. 

Moi,  que  je  sorte  ! 

LE    BAILLIF, 

Oui,  sans  doute, 

COLETTE. 

Oui,  fripon. 
Oh!  nous  aimons  la  loi,  nous. 

MATHURIN,   au  baillif. 

Mais  doit-on?,,. 

BERTHE. 

Eh  quoi,  benêt,  te  voilà  bien  à  plaindre  ! 

DIGNANT. 

Allez,  d'Acanthe  on  n'aura  rien  à  craindre; 


i.  J'ai  ajoute  ici  ce  qui  est  entre  paronthèsos.  (B.) 


ACTE    III,    SCKNE    IV.  47 

Trop  de  vertu  règne  au  fond  de  son  comif; 
Et  notre  maître  est  tout  rempli  d'horineur. 

(A  Acanthe.) 

Quand  près  de  vous  il  daignera  se  rendre. 
Quand  sans  témoin  il  i)ourra  vous  entendre. 
Remettez-lui  ce  paquet  cacheté  : 

(I.ui  donnant  des  papiers  cacliotés.) 

C'est  un  devoir  de  votre  piété  ; 

N'y  manquez  pas...  0  fille  toujours  chère... 

Embrassez-moi. 

ACANTHE. 

Tous  vos  ordres,  mon  père, 
Seront  suivis;  ils  sont  pour  moi  sacrés; 
Je  vous  dois  tout,,.  D'où  vient  que  vous  pleurez? 

DIGNANT. 

Ah!  je  le  dois...  de  vous  je  me  sépare, 
C'est  pour  jamais  ;  mais  si  le  ciel  avare. 
Qui  m'a  toujours  refusé  ses  bienfaits, 
Pouvait  sur  vous  les  verser  désormais, 
Si  votre  sort  est  digne  de  vos  charmes. 
Ma  chère  enfant,  je  dois  sécher  mes  larmes, 

BERTHE. 

Marchons,  marchons  ;  tous  ces  beaux  compliments 
Sont  pauvretés  qui  font  perdre  du  tem[)s. 
Venez,  Colette. 

COLETTE,   à  Acanthe. 

Adieu,  ma  chère  amie. 
Je  recommande  à  votre  prud"homie 
Mon  Mathurin  ;  vengez-moi  des  ingrats, 

ACAÎNTHE, 

Le  cœur  me  bat...  Que  deviendrai-je?  hélas! 


SCENE    IV. 

LE    BAILLIF,    MATHURIN,    ACANTHE. 

MATHURIN. 

Je  n'aime  point  cette  cérémonie, 
Maître  baillif  ;  c'est  une  tyrannie, 

LE    BAILLIF. 

C'est  la  condition  sine  qua  non. 


LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

MATHLIRI.N. 

Sine  qua  non!  quoi  diable  de  jargon! 
Morbleu,  ma  femme  est  à  moi. 

I.E    BAILLIF, 

Pas  encore  : 
Il  faut  premier  (|uc  monseigneur  l'honore 
D'un  enlretieii  selon  les  nobles  us 
En  ce  chàtel  de  tous  les  temps  reçus. 

MATHURIN. 

Ces  maudits  ns,  quels  sont-ils  ? 

LE    BAILLIF. 

L'épousée 
Sur  nne  chaise  est  sagement  placée  ; 
Puis  monseigneur,  dans  un  fauteuil  à  bras. 
Vient  vis-à-vis  se  camper  à  six  pas. 

MATHUniX. 

Quoi  !  pas  plus  loin  ? 

LE    BAILLIF.  Â 

C'est  la  règle.  ^ 

MATHURIN. 

Allons,  passe. 
Et  puis  après  ? 

LE    BAILLIF. 

Monseigneur  avec  grâce 
Fait  un  présent  de  bijoux,  de  rubans, 
Comme  il  lui  plaît. 

MATHURIN. 

Passe  pour  des  présents. 

LE    BAILLIF. 

Puis  il  lui  parle;  il  vous  la  considère; 
Il  examine  à  fond  son  caractère  ; 
Puis  il  l'exhorte  à  la  vertu. 

MATHURIN. 

Fort  bien  ; 
Et  quand  finit,  s'il  vous  plaît,  l'entretien  ? 

LE    BAILLIF. 

Expressément  la  loi  veut  qu'on  demeure 
Pour  l'exhorter  l'espace  d'un  quart  d'heure. 

MATHURIN. 

Un  quart  d'heure  est  beaucoup.  Et  le  mari 
Peut-il  au  moins  se  tenir  j)rès  d'ici 
Pour  écouter  sa  femme? 


ACTE    111,    set  NE    V.  49 

LK    BAILLIF. 

La  loi  porte 
Que  s'il  osait  se  tenir  à  la  porte, 
Se  présenter  avant  le  temps  marqué. 
Faire  du  bruit,  se  tenir  pour  clio(|ué, 
S'émanciper  à  sottises  pareilles, 
On  fait  couper  sur-le-champ  ses  oreilles. 

MATHURIN. 

I.a  belle  loi  !  les  beaux  droits  que  voilà! 
Et  ma  moitié  ne  dit  mot  à  cela? 

ACANTHE. 

Moi,  j'obéis,  et  je  n'ai  rien  à  dire. 

LE    BAILLIF, 

Déniche;  il  faut  qu'un  mari  se  retire  : 
Point  de  raisons. 

MATHURIN,   sortant. 

Ma  femme  heureusement 
N'a  point  d'esprit  ;  et  son  air  innocent. 
Sa  conversation  ne  plaira  guère. 

LE    BAILLIF. 

Veux-tu  partir? 

MATHURIN. 

Adieu  donc,  ma  très-chère; 
Songe  surtout  au  pauvre  Mathurin, 
Ton  fiancé. 

(Il  sort.) 
ACANTHE. 

J'y  songe  avec  chagrin. 
Quelle  sera  cette  étrange  entrevue? 
La  peur  me  prend  ;  je  suis  tout  éperdue. 

LE    BAILLIF, 

Asseyez-vous  ;  attendez  en  ce  lieu 

Un  maître  aimable  et  vertueux.  Adieu. 


SCENE    V. 

ACANTHE. 

Il  est  aimable, ,.  Ah!  je  le  sais,  sans  doute. 
Pourrai-je,  hélas!  mériter  qu'il  m'écoute? 
Entrera-t-il  dans  mes  vrais  intérêts, 
Dans  mes  chagrins  et  dans  mes  torts  secrets? 

C.  —  Théâtre.     V. 


50  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Il  mo  croira  du  moins  fort  imprudente 

De  refuser  le  sort  qu'on  me  présente, 

Un  mari  riche,  un  état  assuré. 

Je  le  prévois,  je  ne  remporterai 

Que  des  refus  avec  bien  peu  d'estime  ; 

Je  vais  déplaire  à  ce  cœur  magnanime  ; 

Et  si  mon  àme  avait  osé  former 

Quelque  souhait,  c'est  qu'il  pût  m'estimer. 

Mais  pourra-t-il  me  hlàmer  de  me  rendre 

Chez  cette  dame  et  si  nolile  et  si  tendre. 

Qui  fuit  le  monde,  et  qu'en  ce  triste  jour 

J'implorerai  pour  le  fuir  à  mon  tour?... 

Où  suis-je?...  on  ouvre!...  à  peine  j'envisage 

Celui  qui  vient...  je  ne  vois  qu'un  nuage. 


SCENE    VI. 

LE    MARQUIS,    ACANTHE. 

LE    MARQUIS. 

Asseyez-vous.  Lorsqu'ici  je  vous  vois. 
C'est  le  plus  beau,  le  plus  cher  de  mes  droits. 
J'ai  commandé  qu'on  porte  à  votre  père 
Les  faibles  dons  qu'il  convient  de  vous  faire  ; 
Ils  paraîtront  bien  indignes  de  vous. 

ACANTHE,    s'asseyant. 

Trop  de  bontés  se  répandent  sur  nous  ; 
J'en  suis  confuse,  et  ma  reconnaissance 
N'a  pas  besoin  de  tant  de  bienfaisance  : 
Mais  avant  tout  il  est  de  mon  devoir 
De  vous  prier  de  daigner  recevoir 
Ces  vieux  papiers  que  mon  père  présente 
Très-humblement. 

LE   MARQUIS  ,    les  mettant  dans  sa  poche. 

Donnez-les,  belle  Acanthe, 
Je  les  lirai  ;  c'est  sans  doute  un  détail 
De  mes  forêts  :  ses  soins  et  son  travail 
M'ont  toujours  plu  ;  j'aurai  de  sa  vieillesse 
Les  plus  grands  soins  :  comptez  sur  ma  promesse. 
Mais  est-il  vrai  qu'il  vous  donne  un  époux 
Qui,  vous  causant  d'invincibles  dégoûts. 


ACTE    III,    SCENE   M. 

De  votre  hymen  rend  la  chaîne  odieuse? 
J'en  suis  fâché...  Vous  deviez  être  heureuse. 

ACANTHE. 

Ah!  je  le  suis  un  moment,  monseigneur, 

En  vous  parlant,  en  vous  ouvrant  mon  cœur; 

Mais  tant  d'audace  est-elle  ici  permise? 

LE   MARQUIS, 

Ne  craignez  rien,  parlez  avec  franchise; 
Tous  vos  secrets  seront  en  sûreté. 

ACANTHE. 

Qui  douterait  de  votre  prohité? 
Pardonnez  donc  à  ma  plainte  importune. 
Ce  mariage  aurait  fait  ma  fortune. 
Je  le  sais  hien  ;  et  j'avouerai  surtout 
Que  c'est  trop  tard  expliquer  mon  dégoût; 
Que,  dans  les  champs  élevée  et  nourrie, 
Je  ne  dois  point  dédaigner  une  vie 
Qui  sous  vos  lois  me  retient  pour  jamais, 
Et  qui  m'est  chère  encor  par  vos  bienfaits. 
Mais,  après  tout,  Mathurin,  le  village, 
Ces  paysans,  leurs  mœurs  et  leur  langage, 
Ne  m'ont  jamais  inspiré  tant  d'horreur; 
De  mon  esprit  c'est  une  injuste  erreur  ; 
Je  la  combats,  mais  elle  a  l'avantage. 
En  frémissant  je  fais  ce  mariage. 

LE   MARQUIS,   approchant  son  fauteuil. 

Mais  vous  n'avez  pas  tort. 

ACANTHE,    à  genoux. 

J'ose  à  genoux 
Vous  demander,  non  pas  un  autre  époux. 
Non  d'autres  nœuds,  tous  me  seraient  horribles; 
Mais  que  je  puisse  avoir  des  jours  paisibles  : 
Le  premier  bien  serait  votre  bonté, 
Et  le  second  de  tous,  la  liberté. 

LE   MARQUIS,    la  relevant  avec  empressement. 

Eh!  relevez-vous  donc...  Que  tout  m'étonne 
Dans  vos  desseins,  et  dans  votre  personne, 

(Ils  s'approchent.) 

Dans  vos  discours,  si  nobles,  si  touchants, 
Qui  ne  sont  point  le  langage  des  champs  ! 
Je  l'avouerai,  vous  ne  paraissez  faite 
Pour  Mathurin  ni  pour  cette  retraite. 


52  LE    DROIT    DU    SEIGNEL'R. 

D'où  tenez-vous,  dans  ce  séjour  obscur, 

Un  ton  si  noble,  un  langage  si  pur? 

Partout  on  a  de  Tesprit  :  c'est  l'ouvrage 

De  la  nature,  et  c'est  votre  partage  : 

Mais  l'esprit  seul,  sans  éducation, 

N'a  jamais  eu  ni  ce  tour  ni  ce  ton, 

Qui  nie  surprend...  je  dis  plus,  qui  m'enchante. 

ACANTHE. 

Ah!  que  pour  moi  votre  âme  est  indulgente! 
Comme  mon  sort,  mon  esprit  est  borné. 
Moins  on  attend,  plus  on  est  étonné. 

LE   MARQUIS. 

Quoi  !  dans  ces  lieux  la  nature  bizarre 
Aura  voulu  mettre  une  fleur  si  rare, 
Et  le  destin  veut  ailleurs  l'enterrer! 
Non,  belle  Acanthe,  il  vous  faut  demeurer. 

ill  s'approche.) 
ACA-MHE. 

Pour  épouser  Mathurin  ? 

LE    MARQUIS. 

Sa  personne 
31érite  peu  la  femme  qu'on  lui  donne, 
Je  l'avouerai. 

ACANTHE. 

Mon  père  quelquefois 
Me  conduisait  tout  auprès  de  vos  bois. 
Chez  une  dame  aimable  et  retirée, 
Pauvre,  il  est  vrai,  mais  noble  et  révérée, 
Pleine  d'esprit,  de  sentiments,  d'honneur  : 
Elle  daigne  m'aimer  ;  votre  faveur. 
Votre  bonté  peut  me  placer  près  d'elle. 
Ma  belle-mère  est  avare  et  cruelle  ; 
Elle  me  hait;  et  je  hais  malgré  moi 
Ce  Mathurin  qui  compte  sur  ma  foi. 
Voilà  mon  sort,  vous  en  êtes  le  maître  ; 
Je  ne  serai  point  heureuse  peut-être  ; 
Je  souffrirai  ;  mais  je  souffrirai  moins 
En  devant  tout  à  vos  généreux  soins. 
Protégez-moi  ;  croyez  qu'en  ma  retraite 
Je  resterai  toujours  votre  sujette. 

LE    MARQUIS. 

Tout  me  surprend.  Dites-moi,  s'il  vous  plaît. 


ACTE   III,    SCÈNE    VI.  53 

Colle  qui  prend  à  vous  tant  (rintôrOt, 
Qui  vous  chérit,  ayant  su  vous  connaître, 
Serait-ce  point  Dormène? 

ACANTHE. 

Oui. 

LE    iMARQUIS. 

Mais  peut-être... 
Il  est  aisé  d'ajuster  tout  cela. 
Oui...  votre  idée  est  très-bonne...  Oui,  voilà 
Un  vrai  moyen  de  rompre  avec  décence 
Ce  sot  hymen,  cette  indigne  alliance. 
J'ai  des  projets...  en  un  mot,  voulez-vous 
Près  de  Dormène  un  destin  noble  et  doux? 

ACANTHE. 

J'aimerais  mieux  la  servir,  servir  Laure, 
Laure  si  bonne,  et  qu'à  jamais  j'honore. 
Manquer  de  tout,  goûter  dans  leur  séjour 
Le  seul  bonheur  de  vous  faire  ma  cour. 
Que  d'accepter  la  richesse  importune 
De  tout  mari  qui  ferait  ma  fortune. 

LE    MARQUIS. 

Acanthe,  allez...  Vous  pénétrez  mon  cœur: 
Oui,  vous  pourrez.  Acanthe,  avec  honneur 
Vivre  auprès  d'elle...  et  dans  mon  château  même. 

ACANTHE. 

Auprès  de  vous!  ah  ciel  ! 

LE    MARQUIS  s'appruclie  un  peu. 

Elle  vous  aime  ; 
Elle  a  raison...  J'ai,  vous  dis-je,  un  projet; 
Mais  je  ne  sais  s'il  aura  son  effet. 
Et  cependant  vous  voilà  fiancée. 
Et  votre  chaîne  est  déjà  commencée, 
La  noce  prête,  et  le  contrat  signé. 
Le  ciel  voulut  que  je  fusse  éloigné 
Lorsqu'on  ces  lieux  on  parait  la  victime  : 
J'arrive  tard,  et  je  m'en  fais  un  crime. 

ACANTHE. 

Quoi!  vous  daignez  me  plaindre?  Ah!  qu'à  mes  yeux 

Mon  mariage  en  est  plus  odieux! 

Qu'il  le  devient  chaque  instant  davantage! 

(Ils  s'approchent.) 


54  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

LE    MARQLIS. 

Mais,  après  tout,  puisque  do  rcsclavage 

(Il  s'approclic.i 

Avec  décence  on  pourra  vous  tirer... 

ACANTHE,    s'approchant  un  peu. 

Ail!  le  voudriez-vous ? 

LE    MARQLIS. 

J'ose  espérer... 
Que  vos  parents,  la  raison,  la  loi  même, 
Et  plus  encor  votre  mérite  extrême... 

(Il  s'approche  encore.) 

Oui,  cet  hymen  est  trop  mal  assorti. 

(Elle  s'approche.) 

Mais...  le  temps  presse,  il  faut  prendre  un  parti 
Écoutez-moi... 

(Ils  se  trouvent  tout  pros  l'un  de  l'autre.) 
ACANTHE. 

Juste  ciel  !  si  j'écoute  I 


SCÈNE  vn. 

LE  MARQUIS,  ACANTHE.   LE   BAILLIF,   MATHURIN. 

M  A  T  H  U  R I X  ,   entrant  brusquement. 

Je  crains,  ma  foi,  que  Ion  ne  me  déboute  : 
Entrons,  entrons;  le  quart  d'heure  est  fini, 

ACANTHE. 

Eh  quoi!  sitôt? 

LE    MARQUIS,    tirant  sa  montre. 

Il  est  vrai,  mon  ami. 

MATHURIN. 

Maître  baillif,  ces  sièges  sont  bien  proches  : 
Est-ce  encore  un  des  droits  ? 

LE    BAILLIF. 

Point  (le  reproches, 
Mais  du  respect. 

MATHURIN. 

Mon  Dieu  !  nous  en  aurons  ; 
Mais  aurons-nous  ma  femme  ? 

LE    MARQUIS. 

Nous  Terrons. 


ACTK    III,    SCiiNIi    IX. 

MATHURIN. 

Ce  nous  verrons  est  d'un  mauvais  présage. 
Qu'en  dites-vous,  baillif? 

LE    BAILLIF, 

L'ami,  sois  sage. 

MATIILRIX. 

Que  je  lis  mal,  ô  ciel  !  quand  je  naquis, 
De  naître,  hélas  !  le  vassal  d'un  marquis  ! 

(Ils  sortent  .1 


SCENE   YIII. 

LE   MARQUIS. 

Non,  je  ne  perdrai  point  cette  gageure... 
Amoureux!  moi!  quel  conte!  ah!  je  m'assure 
Que  sur  soi-même  on  garde  un  plein  pouvoir 
Pour  être  sage,  on  n"a  qu'à  le  vouloir. 
Il  est  bien  vrai  qu'Acanthe  est  assez  belle... 
Et  de  la  grùce!  ah!  nul  n'en  a  plus  qu'elle... 
Et  de  l'esprit!...  cjuoi  !  dans  le  fond  des  bois! 
Pour  avoir  vu  Dormène  quelquefois. 
Que  de  progrès  !  qu'il  faut  peu  de  culture 
Pour  seconder  les  dons  de  la  nature  ! 
J'estime  Acanthe  :  oui,  je  dois  l'estimer; 
Mais,  grâce  au  ciel,  je  suis  très-loin  d'aimer; 
A  fuir  l'amour  j'ai  mis  toute  ma  gloire. 


SCENE   IX. 

LE   MARQUIS,    DIGNANÏ,    BERTHE,    MATHURIN. 

BERTHE. 

Ah!  voici  bien,  pardienne,  une  autre  histoire  ! 

LE    MARQUIS. 

Quoi  ? 

BERTHE. 

Pour  le  coup  c'est  le  droit  du  seigneur  : 
On  nous  enlève  Acanthe. 


I 


56  1.1-    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

LE    MAIiOlIS. 

Ah! 

BEPiTHE. 

Votre  honneur 
Sera  honteux  de  cette  Ailenie ; 
Et  je  n'aurais  pas  cru  cette  infamie 
D'un  iïrand  seigneur,  si  bon,  si  Hbéral. 

LE    MARQUIS. 

Comment?  qu"est-il  arrivé? 

BERTHE. 

Bien  du  mal... 
Savez-vous  pas  qu'à  peine  chez  son  père 
Elle  arrivait  pour  finir  notre  alTaire, 
Quatre  coquins,  alertes,  bien  tournés, 
Effrontément  me  l'ont  prise  à  mon  nez, 
Tout  en  riant,  et  vite  l'ont  conduite 
Je  ne  sais  où? 

LE    MARQUIS. 

Qu'on  aille  à  leur  poursuite... 
Holà!  quelqu'un...  ne  perdez  point  de  temps; 
Allez,  courez,  que  mes  gardes,  mes  gens, 
De  tous  côtés  marchent  en  diligence. 
Volez,  vous  dis-je  ;  et,  s'il  faut  ma  présence, 
J'irai  moi-même. 

BERTHE,  à  son  mari. 

II  parle  tout  de  bon  ; 
Et  l'on  croirait,  mon  cher,  à  la  façon 
Dont  monseigneur  regarde  cette  injure. 
Que  c'est  à  lui  qu'on  a  pris  la  future. 

LE    MARQUIS. 

Et  vous  son  père,  et  vous  qui  l'aimiez  tant, 
Vous  qui  perdez  une  si  chère  enfant. 
Un  tel  trésor,  un  cœur  noble,  un  cœur  tendre, 
Avez-vous  pu  souffrir,  sans  la  défendre, 
Que  de  vos  J)ras  on  osât  l'arracher? 
Lnltel  malheur  semble  peu  vous  toucher. 
Que  devient  donc  l'amitié  paternelle? 
Vous  m'étonnez, 

OIGNANT. 

Mon  cœur  gémit  sur  elle  ; 
Mais  je  me  trompe,  ou  j'ai  dû  pressentir 
Que  par  votre  ordre  on  la  faisait  partir. 


ACTI-:    III.    SCÈNE    X.  57 

l.E    MARQUIS. 

Par  mon  ordre? 

DIGNAXT. 

Oui. 

LE    MARQUIS.  , 

Quelle  injure  nouvelle! 
Tous  ces  gens-ci  perdent-ils  la  cervelle? 
Allez-vous-en,  laissez-moi,  sortez  tous. 
Ah!  s'il  se  peut,  modc-rons  mon  courroux... 
Non,  vous,  restez. 

MATHURIN. 

Qui?  moi? 

LE    MARQUIS,   à  Oignant. 

Non,  vous,  vous  dis-je. 


SCENE  X. 

LE     .MARQUIS,  sur  lo  devant;  OIGNANT,  au  fond. 
LE    MARQUIS. 

Je  vois  d'où  part  l'attentat  qui  m'afflige. 

Le  chevalier  m'avait  presque  promis 

De  se  porter  à  des  coups  si  hardis. 

11  croit  au  fond  que  cette  gentillesse 

Est  pardonnable  au  feu  de  sa  jeunesse  : 

Il  ne  sait  pas  combien  j'en  suis  choqué. 

A  quel  excès  ce  fou-là  m'a  manqué  ! 

Jusqu'à  quel  point  son  procédé  m'offense! 

Il  déshonore,  il  trahit  l'innocence  : 

Voilà  le  prix  de  mon  affection 

Pour  un  parent  indigne  de  mon  nom  ! 

Il  est  pétri  des  vices  de  son  père  ; 

11  a  ses  traits,  ses  mœurs,  son  caractère; 

11  périra  malheureux  comme  lui. 

Je  le  renonce,  et  je  veux  qu'aujourd'hui 

11  soit  puni  de  tant  d'extravagance. 

DIGNANT. 

Puis-je  en  tremblant  prendre  ici  la  licence 
De  vous  parler? 

LE    MARQUIS, 

Sans  doute,  tu  le  peux  : 


58  I.E    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Parle-moi  (rdle. 

OIGNANT. 

Au  transport  douloureux 
Où  votre  cœur  devant  moi  s'abandonne. 
Je  ne  reconnais  plus  votre  personne. 
Vous  avez  lu  ce  qu'on  vous  a  porté, 
Ce  gros  paquet  qu'on  vous  a  présenté  ? 

LE    MARQUIS. 

Eli!  mon  ami,  suis-je  en  état  de  lire? 

OIGNANT. 

Aous  me  laites  frémir. 

LE    MAPiQUIS. 

Que  veux-tu  dire? 

OIGNANT. 

Quoi  !  ce  paquet  n'est  pas  encore  ouvert  ? 

LE    MARQUIS. 

Non. 

OIGNANT. 

Juste  ciel  !  ce  dernier  coup  me  perd. 

LE    MARQUIS. 

Comment?...  J"ai  cru  que  c'était  un  mémoire 
De  mes  forêts, 

OIGNANT. 

Hélas  !  vous  deviez  croire 
Que  cet  écrit  était  intéressant. 

LE    MARQUIS. 

Eh!  lisons  vite...  Une  table  à  l'instant; 
Approchez  donc  cette  table. 

OIGNANT. 

Ah  !  mon  maître  ! 
Qu'aura-t-on  fait,  et  qu'allez-vous  connaître  ? 

LE    MARQUIS,   assis,  examine  le  paquet. 

Mais  ce  paquet,  qui  n'est  pas  à  mon  nom, 
Est  cacheté  des  sceaux  de  ma  maison  ? 

OIGNANT. 

Oui. 

LE    MARQUIS. 

Lisons  donc. 

OIGNANT. 

Cet  étrange  mystère 
En  d'autres  temps  aurait  de  quoi  vous  plaire  ; 
Mais  à  présent  il  devient  bien  affreux. 


ACTK    Iir,    SCKNK    X.  59 

LE    MA  lions,   lisant. 

Je  ne  vois  rien  jiis(iu"icl  que  d'heureiix... 

Je  ^ois  d'abord  que  le  ciel  la  fit  naître 

D"iin  sang-  illustre...  et  cela  devait  être. 

Oui,  plus  je  lis,  plus  je  bénis  les  cieux... 

Quoi  !  Laure  a  mis  ce  dépôt  précieux 

Entre  vos  mains?  Quoi  !  Laure  est  donc  sa  mère? 

DIG.NANT. 

Oui. 

LE    MAIIQUIS, 

Mais  pourquoi  lui  sorviez-vous  de  père? 
Indignement  pourquoi  la  marier? 

DIGNANT. 

J'en  avais  l'ordre  ;  et  j'ai  dû  vous  prier 

En  sa  faveur,, .  Sa  mère  infortunée 

A  l'indigence  était  abandonnée, 

Ne  subsistant  que  des  nobles  secours 

Que,  par  mes  mains,  vous  versiez  tous  les  jours, 

LE    MARQUIS. 

Il  est  trop  vrai  :  je  sais  bien  que  mon  père 
Fut  envers  elle  autrefois  trop  sévère... 
Quel  souvenir!.,.  Que  souvent  nous  voyons 
D'affreux  secrets  dans  d'illustres  maisons!,,. 
Je  le  savais  :  le  père  de  Gernance 
De  Laure,  hélas!  séduisit  l'innocence; 
Et  mes  parents,  par  un  zèle  inhumain, 
Avaient  puni  cet  hymen  clandestin. 
Je  lis,  je  tremble.  Ah  !  douleur  trop  amère  ! 
Mon  cher  ami,  quoi  !  Gernance  est  son  frère  ! 

DIGNANT. 

Tout  est  connu, 

LE    MARQUIS, 

Quoi  !  c'est  lui  que  je  vois  ! 
Ah!  ce  sera  pour  la  dernière  fois,,. 
Sachons  dompter  le  courroux  qui  m'anime. 
Il  semble,  ô  ciel,  qu'il  connaisse  son  crime! 
Que  dans  ses  yeux  je  lis  d'égarement  ! 
Ah!  l'on  n'est  pas  coupable  impunément. 
Comme  il  rougit,  comme  il  pâlit,,,  le  traître! 
A  mes  regards  il  tremble  dejparaître. 
C'est  quelque  chose. 


60  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

SCÈNE    XL 

LE    MARQUIS,    LE    CHEVALIER. 

I.E    CHEVALIER,  de  loin,  se  cachant  le  visage. 

Ah  !  monsieur. 

LE   MARQUIS. 

Est-ce  vous? 
Vous,  malheureux  ! 

LE    CHEVALIER. 

Je  tomhe  à  vos  genoux... 

LE    MARQUIS. 

Qu'avez-vous  fait  ? 

LE    CHEVALIER. 

Une  faute,  une  offense. 
Dont  je  ressens  Tincligne  extravagance, 
Qui  pour  jamais  m'a  servi  de  leçon, 
Et  dont  je  viens  vous  demander  pardon. 

LE    MARQUIS. 

Vous,  des  remords  !  vous  !  est-il  hien  possible  ? 

LE    CHEVALIER. 

Rien  n'est  plus  vrai. 

LE    MARQUIS. 

Votre  faute  est  horrible 
Plus  que  vous  ne  pensez  ;  mais  votre  cœur 
Est-il  sensible  à  mes  soins,  à  l'honneur, 
A  l'amitié  ?  Vous  sentez-vous  capable 
D'oser  me  faire  un  aveu  véritable. 
Sans  rien  cacher? 

LE     CHEVALIER. 

Comptez  sur  ma  candeur  : 
Je  suis  un  hbertin,  mais  point  menteur; 
Et  mon  esprit,  que  le  trouble  environne. 
Est  trop  ému  pour  abuser  personne. 

LE    MARQUIS. 

Je  prétends  tout  savoir. 

LE    CHEVALIER. 

Je  vous  dirai 
Que,  de  débauche  et  d'ardeur  enivré,' 
l*lus  que  d'amour,  j'avais  fait  la  folie 


ACTE    III,    SCÈNE    XI.  ci 

Oe  dérol>er  une  lillo  jolie 
Au  possesseur  de  ses  jeunes  appas, 
Qu'à  mon  avis  il  no  mérite  pas. 
Je  l'ai  conduite  à  la  forêt  prochaine, 
Dans  ce  château  de  Laure  et  de  Dormène  : 
C'est  une  faute,  il  est  vrai,  j'en  convien  ; 
Mais  j'étais  fou,  je  ne  pensais  à  rien. 
Cette  Dormène,  et  Laure  sa  compagne, 
Étaient  encor  l)ien  loin  dans  la  campagne  : 
En  étourdi  je  n'ai  point  perdu  temps; 
J'ai  commencé  par  des  propos  galants. 
Je  m'attendais  aux  comunines  alarmes, 
Aux  cris  perçants,  à  la  colère,  aux  larmes  ; 
Mais  qu'ai-je  vu  !  la  fermeté,  l'honneur, 
L'air  indigné,  mais  calme  avec  grandeur  : 
Tout  ce  qui  fait  respecter  l'innocence 
S'armait  pour  elle,  et  prenait  sa  défense. 
J'ai  recouru,  dans  ces  premiers  moments, 
A  l'art  de  plaire,  aux  égards  séduisants. 
Aux  doux  propos,  à  cette  déférence 
Qui  fait  souvent  pardonner  la  licence  ; 
Mais,  pour  réponse.  Acanthe  à  deux  genoux 
M'a  conjuré  de  la  rendre  chez  vous; 
Et  c'est  alors  que  ses  yeux  moins  sévères 
Ont  répandu  des  pleurs  involontaires, 

LE    MARQUIS. 

Que  dites-vous? 

LE    CHEVALIEH, 

Elle  voulait  en  vain 
Me  les  cacher  de  sa  charmante  main  : 
Dans  cet  état,  sa  grâce  attendrissante 
Enhardissait  mon  ardeur  imprudente  ; 
Et,  tout  honteux  de  ma  stupidité, 
J'ai  voulu  prendre  un  peu  de  liberté. 
Ciel  !  comme  elle  a  tancé  ma  hardiesse  ! 
Oui,  j'ai  cru  voir  une  chaste  déesse 
Qui  rejetait  de  son  auguste  autel 
L'impur  encens  qu'offrait  un  criminel. 

LE    MARQUIS. 

Ah  !  poursuivez, 

LE    CHEVALIER. 

Comment  se  peut-il  faire 


62  LK    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Qu'ayant  vrcu  prosquo  dans  la  misère, 
Dans  la  bassosso,  et  dans  l\)l)sciirilé, 
Elle  ait  cet  air  et  cette  dignité, 
Ces  sentiments,  cet  esprit,  ce  langage. 
Je  ne  dis  pas  au-dessus  du  village. 
De  son  état,  de  son  nom,  de  son  sang. 
Mais  convenable  au  plus  illustre  rang? 
Non,  il  n'est  point  de  mère  respectable 
Qui,  condamnant  l'erreur  d'un  fils  coupable, 
Le  rappelât  avec  plus  de  bonté 
A  la  vertu  dont  il  s'est  écarté  ; 
N'employant  point  l'aigreur  et  la  colère, 
Fière  et  décente,  et  plus  sage  qu'austère. 
De'  vous  surtout  elle  a  parlé  longtemps. 

LE    MARQUIS, 

De  moi?,.. 

LE     CHEVALIER. 

Montrant  à  mes  égarements 
Votre  vertu,  qui  devait,  disait-elle, 
Être  à  jamais  ma  honte  ou  mon  modèle. 
Tout  interdit,  plein  d'un  secret  respect, 
Que  je  n'avais  senti  qu'à  son  aspect, 
Je  suis  honteux  ;  mes  fureurs  se  captivent. 
Dans  ce  moment  les  deux  dames  arrivent  ; 
Et,  me  voyant  maître  de  leur  logis. 
Avec  Acanthe  et  deux  ou  trois  bandits. 
D'un  juste  effroi  leur  àme  s'est  remplie  : 
La  plus  âgée  en  tombe  évanouie. 
Acanthe  en  pleurs  la  presse  dans  ses  bras  : 
Elle  revient  des  portes  du  trépas  ; 
Alors  sur  moi  fixant  sa  triste  vue, 
Elle  retombe,  et  s'écrie  éperdue  : 
(i  Ah!  je  crois  voir  Gcrnance...  c'est  son  fils. 
C'est  lui...  je  meurs...  »  A  ces  mots  je  frémis; 
Et  la  douleur,  l'effroi  de  cette  dame. 
Au  même  instant  ont  passé  dans  mon  àme. 
Je  tombe  aux  pieds  de  Dormène,  et  je  sors. 
Confus,  soumis,  pénétré  de  remords. 

LE     MARQUIS. 

Ce  repentir  dont  votre  àme  est  saisie 
Charme  mon  cœur,  et  nous  réconcilie. 
Tenez,  prenez  ce  paquet  important, 


ACTE    III,    SCÈNE    XII.  63 

Lisoz  J)ion  vite,  ot  posez  mûrement... 

Pauvre  jeune  liomme  !  Iiélas!  comme  il  soupire... 

^U  lui  montre  Tendroit  où  il  est  dit  qu'il  est  frère  d'Acaiitlie.) 

Tenez,  c'est  là,  là  surtout  qu'il  faut  lire. 

LE    CHEVALIER. 

Ma  sœur!  Acanthe!... 

LE    MARQUIS. 

Oui,  jeune  libertin. 

LE     CHEVALIER. 

Oh!  par  ma  loi,  je  no  suis  pas  devin... 
Il  faut  tout  réparer.  Mais  par  l'usage 
.le  ne  saurais  la  prendre  en  mariage  : 
Je  suis  son  frère,  et  vous  êtes  cousin  ; 
Payez  pour  moi. 

LE    MARQUIS. 

Comment  finir  enfin 
Honnêtement  cette  étrange  aventure? 
Ah!  la  voici...  j'ai  perdu  la  gageure^ 


SCENE   XII. 

LES   PRÉCÉDENTS,    ACANTHE,    COLETTE,    OIGNANT 

ACANTHE. 

OÙ  suis-je?  hélas!  et  quel  nouveau  malheur! 
Je  vois  mon  père  avec  mon  ravisseur  ! 

OIGNANT. 

Madame,  hélas  !  vous  n'avez  plus  de  père. 

ACANTHE. 

Madame,  à  moi  !  Qu'entends-je?  quel  mystère? 

LE    MARQUIS. 

11  est  bien  grand.  Tout  éprouve  en  ce  jour 
Les  coups  du  sort,  et  surtout  de  l'amour  : 
Je  me  soumets  à  leur  pouvoir  suprême. 
Eh!  quel  mortel  fait  son  destin  soi-même?... 
Nous  sommes  tous,  madame,  à  vos  genoux  : 
Au  lieu  d'un  père,  acceptez  un  époux. 


1.  Les  comédiens  retranchaient  cette  phrase.  «  Ce  n'est  pas  la  peine  de  faire 
une  gageure  pour  n'en  pas  parler,  disait  Voltaire;  c'est  la  discrétion  qu'il  faut  que 
le  marquis  paye.  »  (G.  A.) 


U  LE    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

ACANTHE. 

Ciel  !  esl-cc  un  rêve  ? 

LE     MARQUIS. 

On  va  tout  vous  apprendre 
Mais  à  nos  \œu\  ('onnnencez  |)ar  vous  l'endre, 
Et  par  régner  pour  jamais  sur  mon  cœur. 

ACANTHE. 

Moi!  comment  croire  un  tel  excès  (riionneur? 

LE     MARQUIS. 

Vous,  libertin,  je  vais  vous  rendre  sage  ; 
Et  dès  demain  je  vous  mets  en  ménage 
Avec  Dormène  :  elle  s'y  résoudra. 

LE     CHEVALIER. 

.l'épouserai  tout  ce  qu'il  vous  plaira. 

COLETTE. 

Et  moi  donc? 

LE    MARQUIS. 

Toi  !  ne  crois  pas,  ma  mignonne, 
Ou'en  faisant  tous  les  lots  je  t'abandonne  : 
Ton  Mathurin  te  quittait  aujourd'hui  ; 
.Je  te  le  donne;  il  t'aura  malgré  lui. 
Tu  peux  compter  sur  une  dot  honnête... 
Allons  danser,  et  que  tout  soit  en  fête. 
J'avais  cherché  la  sagesse,  et  mon  cœur. 
Sans  rien  chercher,  a  trouvé  le  bonheur. 


FIN    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR. 


VARIANTES 

DK    LA   COMÉDIE    DU    DROIT   DU  SEfGXELR. 


Pajie  32,  vers  4  : 


aura  quelque  i)itié, 

Me  donnera  des  conseils. 

COLETTE. 

A  notre  âge, 
11  faut  do  bons  amis,  rien  n'est  plus  sage. 
Tu  trembles? 

ACANTHE. 

Oui. 

COLETTE. 

Par  ces  lieux  détournés, 
Viens  avec  moi. 

I\ige  o2,  vers  10  : 

Moins  on  attend,  plus  on  est  étonne. 

Un  peu  de  soins,  peut-être,  et  de  lecture, 

Ont  pu  dans  moi  corriger  la  nature. 

C'est  vous  surtout,  vous  qui,  dans  ce  moment. 

Formez  en  moi  l'esprit,  le  sentiment, 

Qui  m'élevez,  qui  dans  moi  faiti's  naître 

L'ambition  d'imiter  un  tel  maître. 

Page  34,  dernier  vers  : 

LE    MARQUIS. 

Nous  verrons. 
Hé? 

(Il  sonne.) 

UN     DOMESTIQUE. 

Monseigneur? 

LE    MARQUIS. 

Que  l'on  remène  Acanthe 
Chez  SCS  parents. 

MATHURIN. 

Ouais!  ceci  me  tourmeuto. 
ACANTHE,  s'en  allant. 
Ciel!  prends  pitié  do  mes  secrcis  ennuis. 

0.  —  Théâtre.    V. 


G6  VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

I.E    MAnQflS,  sortant  d'un  autre  côté. 
Sortons,  caclions  le  désordre  où  je  suis. 
Ali  I  qiio  j'ai  pcLir  de  perdre  la  gageure! 


SCENE  MIL 

MATHURIN,    LE    BAILLIF. 

MATHUniN. 

Dis-moi,  baillif,  ce  que  cola  figure. 
Notre  seigneur  est  sorti  bien  sournois. 
Il  nie  parlait  poliment  autrefois; 
J'aimais  assez  ses  honnêtes  manières; 
Et  même  à  cœur  il  prenait  mes  affaires  : 
Je  me  marie...  il  s'en  va  tout  pensif. 

LE     BAILLIF. 

C'est  qu'il  pense  beaucoup. 

M  ATHURI.\. 

Maître  baillif, 
Je  pense  aussi.  Ce  nous  verrons  m'assonunc  : 
Quand  on  est  prêt,  nous  verrons.'  Ah!  quel  homme! 
Que  je  fis  mal,  ô  ciel!  quand  je  naquis 
Chez  mes  parents,  de  naître  en  ce  pays  ! 
J'aui'ais  bien  dil  choisir  quelque  village 
Où  j'aurais  pu  contracter  mariage 
Tout  uniment,  comme  cela  se  doit, 
A  mon  plaisir,  sans  qu'un  autre  eût  le  droit 
De  disposer  de  moi-même,  à  mon  âge. 
Et  de  fourrer  son  nez  dans  mon  ménage. 

LE     BAILLI  F. 

C'est  pour  ton  bien. 

MATHURIN. 

Mon  ami  baillival. 
Pour  notre  bien  on  nous  fait  bien  du  mal. 


ACTE    QUATRIEME. 
SCÈNE   I. 

LE    MARQUIS, 

Non,  je  no  perdrai  point  cette  gageure, 
Amourcu\!  moi!  quel  conte!  Ah!  je  m'assure 
Que  sur  soi-même  on  garde  un  plein  pouvoir; 
Pour  être  sage  on  n'a  qu'à  le  vouloir. 


VARIANTES  DU  DROIT  DU  SKIGNEUR.       <;7 

11  est  bien  vrai  qii'Acantho  est  assez  belle... 
Et  de  la  grâce!  ah!  nul  n'en  a  plus  quelle... 
Et  de  l'esprit!...  Quoi!  dans  le  fond  des  bois! 
Pour  avoir  vu  Dorniène  quelquefois, 
Que  de  propres!  qu'il  faut  peu  de  culture 
Pour  seconder  les  dons  de  la  nature! 
J'estime  Acanthe;  oui,  je  dois  l'estimer; 
Mais,  grâce  au  ciel,  je  suis  très-loin  d'aimer. 

(Il  s'assied  à  une  table.) 
Ah!  respirons.  Voyons,  sur  toute  chose. 
Quel  plan  de  vie  enfin  je  me  propose... 
De  ne  dépendre  en  ces  lieux  que  de  moi, 
De  n'en  sortir  que  pour  servir  mon  roi, 
De  m'attacher  par  un  sage  hyménéc 
Une  compagne  agréable  et  bien  née. 
Pauvre  de  bien,  mais  riche  de  vertu, 
Dont  la  noblesse  et  le  sort  abattu 
A  mes  bienfaits  doivent  des  Jours  prospères  : 
Dormène  seule  a  tous  ces  caractères  ; 
Le  ciel  pour  moi  la  réserve  aujourd'hui. 
Allons  la  voir...  d'abord  écrivons-lui 
Un  compliment...  mais  que  puis-je  lui  dire? 

(En  se  cognant  le  front  avec  la  main.) 
Acanthe  est  là  qui  m'empêche  d'écrire; 
Oui,  je  la  vois  :  comment  la  fuir!  par  où? 

(Il  so  relève.) 
Qui  se  croit  sage,  ô  ciel  !  est  un  grand  fou. 
Achevons  donc...  Je  me  vaincrai  sans  doute. 

(Il  finit  sa  lettre.) 
Holà!  quelqu'un...  Je  sais  bien  qu'il  en  coûte. 


SCÈNE  II. 

LE   MARQUIS,   ln   domestique. 

LE    M  A  Tl  Q  U  1  s. 

Tenez,  portez  cette  lettre  à  l'instant. 

LE     DOMESTIQLE. 

Où? 

LE     MARQUIS. 

Chez  Acanthe. 

LE     DOMESTIQUE. 

Acanthe?  mais  vraiment... 

LE    MARQUIS. 

Je  n'ai  point  dit  Acanthe;  c'est  Dormène 

A  qui  j'écris...  On  a  bien  de  la  peine 

Avec  ses  gens...  Tout  le  monde  en  ces  lieux 

Parle  d'Acanthe;  et  l'oreille  et  les  yeux 

Sont  remplis  d'elle,  et  brouillent  ma  mémoire. 


(i8  VARIANTES    DU   DROIT   DU   SEIGNEUR. 

SCÈNE    III. 
LE    MARQUIS,    DIGNAXT,    BKRTHK,    MATHURIN. 

MATH  un  IN. 

Ail!  voici  i)icn,  pardienno,  une  autre  histoire! 

LE     MARQUIS. 

Quoi? 

MATH  un  IX. 

Pour  le  coup  c'est  le  droit  du  seigneur  : 
On  m'a  volé  ma  femme. 

BEUTHE. 

Oui,  votre  lionneur 
Sera  honteux  de  cette  vilenie; 
Et  je  n'aurais  pas  cru  cette  infamie 
D'un  grand  seigneur  si  bon,  si  libéral. 

LE    MARQUIS. 

Comment?  qu'est-il  arrivé? 

BERTHE. 

Bien  du  mal. 

MATHURIN'. 

Vous  le  savez  comme  moi. 

LE    MARQUIS. 

Parle,  traître, 
Parle. 

M  A  T  H  u  n  I  \. 
Fort  bien;  vous  vous  fâchez,  mon  maître; 
Oh  !  c'est  à  moi  d'être  fâché. 

LE     MARQUIS. 

Comment? 
Explique-toi. 

MATHURIN. 

C'est  un  enlèvement. 
Savez-vous  pas  qu'à  peine  chez  son  père 
Elle  arrivait  pour  finir  notre  affaire, 
Quatre  coquins  alertes,  bien  tournés, 
Effrontément  me  l'ont  prise  à  mon  nez, 
Tout  en  riant,  et  vite  l'ont  conduite 
Je  ne  sais  où? 

LE     MARQUIS. 

Qu'on  aille  à  leur  poursuite... 
Holà!  quelqu'un...  ne  perdez  point  de  temps; 
Allez,  courez;  que  mes  gardes,  mes  gens. 
De  tous  côtés  marchent  en  diligence. 
Volez,  vous  dis-je;  et  s'il  faut  ma  présence, 
.Tirai  moi-même. 

BERTHE,  à  son  mari. 
Il  parle  tout  do  bon; 
Et  l'on  croirait,  mon  cher,  à  la  façon 
Dont  monseigneur  regarde  cette  injure, 
Que  c'est  à  lui  qu'on  a  pris  la  future. 


VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR.  C9 

LE     MARQUIS. 

Et  VOUS  son  père,  et  vous  qui  l'aimiez  tant, 

Vous  qui  perdez  une  si  ciière  enfant, 

Un  tel  trésor,  un  cœur  noble,  un  cœur  tendre, 

Avez-vous  pu  souffrir,  sans  la  défendre, 

Que  de  vos  bras  on  osât  l'arracher? 

Un  tel  malheur  semble  peu  vous  toucher. 

Que  devient  donc  l'amitié  paternelle? 

Vous  m'étonnez. 

DIG\  AN  T. 

Tout  mon  cœur  est  pour  elle. 
C'est  mon  devoir;  et  j'ai  dû  pressentir 
Que  par  votre  ordre  on  la  faisait  partir. 

LE     MARQUIS. 

Par  mon  ordre? 

DIGNA\T. 

Oui. 

LE    MARQUIS. 

Quelle  injure  nouvelle I 
Tous  ces  gens-ci  perdent-ils  la  cervelle? 
Allez-vous-en,  laissez-moi,  sortez  tous. 
Ah!  s'il  se  peut,  modérons  mon  courroux... 
Xon  ;  vous,  restez. 

MATHURIN. 

Qui?  moi? 
I.  E    M  A  r.  Q  L  I  s ,  à  Di  gnant . 

iSon;  vous,  vous  dis-je. 


SCENE  IV. 

l.E    MARQUIS,  sur  le  devant;  OIGNANT,  au  fond. 

L  E     JI  A  R  Q  U  I  S. 

Je  vois  d'où  part  l'attentat  qui  m'afflige. 

Le  chevalier  m'avait  presque  promis 

De  se  porter  à  des  coups  si  hardis. 

Il  croit  au  fond  que  cette  gentillesse 

Est  pardonnable  au  feu  de  sa  jeunesse  : 

Il  ne  sait  pas  combien  je  suis  choqué. 

A  quel  excès  ce  fou-là  m'a  manque  ! 

Jusqu'à  quel  point  son  procédé  m'offense  ! 

Il  déshonore,  il  trahit  l'innocence; 

Il  perd  Acanthe;  et  pour  percer  mon  cœur. 

Je  n'ai  passé  que  pour  son  ravisseur! 

Un  étourdi,  que  la  débauche  anime. 

Me  fait  porter  la  peine  de  son  crime  : 

Voilà  le  prix  de  mon  affection 

Pour  un  parent  indigne  de  mon  nom! 

H  est  pétri  des  vices  de  son  père  ; 

Il  a  ses  traits,  ses  mœurs,  son  caractère; 

Il  périra  malheureux  comme  lui. 

Je  le  renonce,  et  je  veux  qu'aujourd'hui 

11  soit  puni  de  tant  d'extravagance. 


70  VARIANTES   DU   DROIT   DU   SEIGNEUR. 

D  I  G  N  A  ?)  T. 

Puis-jp  on  tromblant  prendre  ici  la  licence 
De  vous  parler? 

I.  E    At  A  R  Q  L'  1  S. 

Sans  doute,  tu  le  peux  : 
Parle-moi  d'elle. 

DICTANT. 

Au  transport  douloureux 
Où  votre  cœur  devant  moi  s'abandonne, 
Je  no  reconnais  plus  votre  personne. 
Vous  avez  lu  ce  qu'on  vous  a  porté, 
Ce  gros  paquet  qu'on  vous  a  présenté?... 

LE     MARQUIS. 

Eh!  mon  ami,  suis-jo  en  état  de  lire? 

n  I  G  >•  A  N  T. 

Vous  me  faites  frémir. 

LE     MARQUIS. 

Que  vcu\-tu  dir(>? 

DIG\  ANT. 

Quoi  I  ce  paquet  n'est  pas  encore  ouvert? 

LE     MARQUIS. 

Non. 

DIG\A\T. 

Juste  ciell  ce  dernier  coup  me  perd  1 

I.  E    MARQUIS. 

Comment?...  J'ai  cru  que  c'était  un  mémoire 
De  mes  forêts. 

D  I  G  N  A  .^  T. 

Ilélas!  vous  deviez  croire 
Que  cet  écrit  était  intéressant. 

LE    MARQUIS. 

Eh!  lisons  vite...  Une  table  à  l'instant; 
Approchez  donc  cette  table. 

DIGNANT. 

Ah!  mon  maître! 
Qu'aura-t-on  fait,  et  ({u'allez-vous  connaître? 

LE  MARQUIS,  assis,  examine  lo  paquet. 
Mais  ce  paquet,  qui  n'est  pas  à  mon  nom, 
Est  cacheté  des  sceaux  de  ma  maison? 

DIGNANT. 

Oui. 

LE    MARQUIS. 

Lisons  donc. 

D  I G  \  A  IN  T. 

Cet  étrange  mystère 
En  d'autres  temps  aurait  do  quoi  vous  i)laire; 
Mais  à  présent  il  devient  bien  affreux. 

LE    MARQUIS,  lisant. 

Je  ne  vois  rien  jusqu'ici  que  d'heureux. 

Je  vois  d'abord  que  le  ciel  la  fit  naître 

D'un  sang  illustre;  et  cela  devait  être. 

Oui,  plus  je  lis,  plus  je  bénis  les  cieux. 

Quoi!  Laure  a  mis  ce  dépôt  précieux 

Entre  vos  inains!  quoi!  Laure  est  donc  sa  mère? 


V  MUANTE  s    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR.  71 

Mais  pourquoi  donc  lui  servicx-vous  do  pèro? 
Indignement  ptiurquoi  la  maiior? 

D  I G  N  A  N  T. 

J'en  avais  l'ordre,  et  j'ai  dû  vous  prier 
En  sa  faveur. 

DN     DOMESTIQUE. 

En  ce  moment  Dormène 
Arrive  ici,  tremblante,  hors  d'haleine, 
Fondjint  en  pleurs  :  elle  veut  vous  parler. 

LE    MA  RQ  CI  s. 

Ah!  c'est  à  moi  de  l'aller  consoler. 


SCÈNE   V. 
LE  MARQUIS,  DIGNANT,  DORMÈNE. 

LE    MAF.QUIS,  à  Dornnèno,  qui  entre. 

Pardonnez-moi,  j'allais  chez  vous,  madame, 

Mettre  à  vos  pieds  le  courroux  qui  m'enflamme. 

Acanthe...  à  peine  encore  entré  chez  moi, 

J'attendais  peu  l'honneur  que  je  reçoi... 

Une  aventure  assez  désagréable... 

Me  trouble  un  peu...  Que  Gornance  est  coupab 

DORMÈNE. 

Do  tous  mes  biens  il  me  reste  l'honneur; 
Et  je  ne  doutais  pas  qu'un  si  grand  cœur 
Ne  respectât  le  malheur  qui  m'opprime, 
Et  d'un  parent  ne  détestât  le  crime. 
Je  ne  viens  point  vous  demander  raison 
De  l'attentat  commis  dans  ma  maison... 

LB    MABQUIS. 

Comment?  chez  vous? 

DORMt:\E. 

C'est  dans  ma  maison  mèn. 
Qu'il  a  conduit  le  triste  objet  qu'il  aime. 

LE     MARQUIS. 

Le  traître  ! 

1)  O  R  M  E  \  E. 

Il  est  plus  criminel  cent  fois 
Qu'il  ne  croit  l'être...  Hélas!  ma  faible  voix 
En  vous  parlant  expire  dans  ma  ])ouche. 

LE    M  A  R  Q  L  I  S. 

Votre  douleur  sensiblement  me  touche; 
Daignez  parler,  et  ne  redoutez  rien. 

DORMÈNE. 

Apprenez  donc... 


72  VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR. 


SCENE  VI. 

Lli   MARQUIS,    DORMÈNE,  DIGNANT;    quelques  domestiques 
entrent  précipitamment  avec  MATHURIN. 

MATH  tr,  I\. 

Tout  va  l)icii,  tout  va  bien, 
Tout  est  on  paix,  la  femme  est  retrouvée; 
Votre  parent  nous  l'avait  enlevée  : 
Il  nous  la  rend;  c'est  peut-être  un  peu  tard. 
Chacun  son  bien;  tudieu!  quel  égrillard! 

LE    MAnQUiS,  à  Dignant. 
Courez  soudain  recevoir  votre  fille; 
Qu'elle  demeure  au  sein  de  sa  famille. 
Veillez  sur  elle;  ayez  soin  d'empêcher 
Qu'aucun  mortel  ose  s'en  approcher. 

MATHUr.IX. 

Excepté  moi? 

LE    MARQUIS. 

Non;  l'ordre  que  je  donne 
Est  pour  vous-même. 

MATH  u  n  I  N. 

Ouais!  tout  ceci  m'étonne. 

LE     MARQUIS. 

Obéissez... 

MATHURIN. 

Par  ma  foi,  tous  ces  grands 
Sont  dans  le  fond  de  bien  vilaines  gens. 
Droit  du  seigneur,  femme  que  l'on  enlève! 
Défense  à  moi  de  lui  parler...  Je  crève. 
Mais  je  l'aurai,  car  je  suis  fiance  : 
Consolons-nous,  tout  le  mal  est  passé. 
(U  sort.) 

LE    MARQUIS. 

Elle  revient;  mais  l'injure  cruelle 
Du  chevalier  retombera  sur  elle; 
Voilà  le  monde  ;  et  de  tels  attentats 
Faits  à  l'honneur  ne  se  réparent  pas. 

(A.  Dormène.) 
Eh  bien!  parlez,  parlez;  daignez  m'apprendre 
Ce  que  je  briilc  et  que  je  crains  d'entendre  : 
Nous  sommes  seuls. 

DORMÈNE. 

Il  le  faut  donc,  monsieur? 
Apprenez  donc  le  comble  du  malheur  : 
C'est  peu  qu'Acanthe,  en  secret  étant  née 
De  cette  Laure,  illustre  infortunée, 
Soit  sous  vos  yeux  prête  à  se  marier 
Indignement  à  ce  riche  fermier; 


VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR.  73 

C'est  peu  qu'au  poids  de  sa  triste  misère 
On  ajoutât  ce  fordoau  nécessaire; 
Votre  parent  qui  voulait  l'enlever, 
Votre  parent  qui  vient  de  nous  prouver 
Combien  il  tient  de  son  coupable  père, 
Gernance  enfin... 

LE    MVnOLIS. 

Gernance  ? 

DORMk\E. 

11  est  son  frère. 

LE     MARQUIS. 

Quel  coup  horrible!  ô  ciel!  qu'avcz-vous  dit? 

D  0  R  M  È  \  E. 

Entre  vos  mains  vous  avez  cet  écrit, 

Qui  montre  assez  ce  que  nous  devons  craindre  : 

Lisez,  voyez  combien  Lauro  est  à  plaindre. 

(Le  marquis  lit.) 
C'est  ma  parente;  et  mon  cœur  est  lié 
A  tous  ses  maux  que  sent  mon  amitié. 
Elle  mourra  de  l'affreuse  aventure 
Qui  sous  ses  yeux  outrage  la  nature. 

LE    MAUQUIS. 

Ah!  qu'ai-je  lu!  que  souvent  nous  voyons 

D'affreux  secrets  dans  d'illustres  maisons! 

Do  tant  de  coups  mon  âme  est  oppressée; 

Je  ne  vois  rien,  je  n'ai  point  do  pensée. 

Ah  !  pour  jamais  il    faut  quitter  ces  lieux  : 

Ils  nvétaient  chers,  ils  nie  sont  odieux. 

Quel  jour  pour  nous!  quel  parti  dois-je  prendre? 

Le  malheureux  ose  chez  moi  se  rendre  ! 

Le  voyez-vous? 

TtORMkyr.. 
Ah!  monsieur,  je  le  voi, 
Et  je  frémis. 

LE    MARQUIS. 

11  passe,  il  vient  à  moi. 
Daignez  rentrer,  madame,  et  que  sa  vue 
?v'accroissc  pas  Je  chagrin  qui  vous  tue; 
C'est  à  moi  seul  de  l'entendre;  et  je  crois 
Que  ce  sera  pour  la  dernière  fois. 
Sachons  dompter  Je  courroux  qui  m'anime. 

lEn  regardant  de  loin.) 
Il  semble,  ô  ciel  !  qu'il  connaisse  son  crime. 
Que  dans  ses  yeux  je  lis  d'égarement  ! 
Ah  !  Ton  n'est  pas  coupable  inîpunément. 
Comme  il  rougit!  comme  il  pàht!.,.  le  traître! 
A  mes  regards  il  tremble  de  paraître  : 
C"cst  quelque  chose. 

(Tandis  qu'il  parle,  Dormène  se  retire  en  regardant  attentivement 
Gernance.) 


VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

SCÈNE  VTI. 
LD   MARQUIS,   LE  CHEVALIER. 


LE    CHEVALIER,  de  loin,  sc  cachant  le  visage. 
Ah,  monsieur? 

LE    M  A  R  Q l  I s. 

Est-ce  vous? 
Vous,  malheureux  ! 

LE    CHEVALIER. 

Je  tombe  à  vos  genoux... 

LE    MARQLIS. 

Qu'avoz-vous  fait? 

LE    CHEVALIER. 

Une  faute,  une  offense, 
Dont  je  ressens  l'indigne  extravagance. 
Qui  pour  jamais  m'a  servi  de  leçon, 
Et  dont  je  viens  vous  demander  pardon. 

LE    MARQUIS. 

Vous,  des  remords!  vous!  est-il  bien  possible? 

LE    CHEVALIER. 

Rien  n'est  plus  vrai. 

LE    MARQUIS. 

Votre  faute  est  horrible 
Plus  que  vous  ne  pensez;  mais  votre  cœur 
Est-il  sensible  à  mes  soins,  à  l'honneur, 
A  l'amitié?  Vous  sentez-vous  capable 
D'oser  me  faire  un  aveu  véritable. 
Sans  rien  cacher? 

LE    CHEVALIER. 

Comptez  sur  ma  candeur  ; 
Je  suis  un  libertin,  mais  point  menteur; 
Et  mon  esprit,  c{ue  le  trouble  environne, 
Est  trop  ému  pour  abuser  personne. 

LE    MARQUIS. 

Je  prétends  tout  savoir. 

LE    CHEVALIER. 

Je  vous  dirai 
Que,  de  débauche  et  d'ardeur  enivré 
Plus  fjue  d'amour,  j'avais  fait  la  folie 
De  dérober  une  tille  jolie 
Au  possesseur  de  ses  jeunes  appas, 
Qu'à  mon  avis  il  ne  mérite  pas. 
Je  l'ai  conduite  à  la  forêt  prochaine, 
Dans  ce  château  de  Laure  et  de  Dormène  : 
C'est  une  faute,  il  est  vrai,  j'en  convien  ; 
Mais  j'étais  fou;  je  ne  pensais  à  rien. 
Cette  Dormène,  et  Laure  sa  compagne, 
Étaient  encor  bien  loin  dans  la  campagne  ; 
En  étourdi  je  n'ai  point  perdu  temps 


VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR.  75 

J'ai  commencé  par  des  propos  galants. 
Je  m'attendais  aux  communes  alarmes, 
Aux  cris  perçants,  à  la  colère,  aux  larmes  ; 
Mais  qu'ai-jc  ouï!  la  fermeté,  l'honneur, 
L'air  indigné,  mais  calme  avec  grandeur  : 
Tout  ce  qui  fait  respecter  rinnoconcc 
S'armait  pour  elle,  et  prenait  sa  défense. 
J'ai  recouru,  dans  ces  premiers  moments, 
A  l'art  de  plaire,  aux  égards  séduisants, 
Aux  doux  propos,  h  cette  déférence 
Qui  fait  souvent  pardonner  la  licence; 
Mais  pour  réponse.  Acanthe  à  deux  genoux 
M'a  conjure  de  la  rendre  chez  vous; 
Et  c'est  alors  que  ses  yeux  moins  sévères 
Ont  répandu  des  pleurs  involontaires. 

LE    M  A  R  Q  L  I S. 

Que  dites-vous? 

I.E     CHEVALIEIi. 

Elle  voulait  en  vain 
Me  les  cacher  de  sa  charmante  main  : 
Dans  cet  état,  sa  grâce  attendi-issanto 
Enhardissait  mon  ardeur  imprudente; 
Et,  tout  honteux  de  ma  stupidité. 
J'ai  voulu  prendre  un  peu  de  liberté. 
Ciel!  comme  elle  a  tancé  ma  hardiesse! 
Oui,  j'ai  cru  voir  une  chaste  déesse. 
Qui  rejetait  de  son  auguste  autel 
L'impur  encens  qu'offrait  un  criminel. 

LE    MARQLIS. 

Ah  !  poursuivez, 

LE    CHKVALIEn. 

Comment  se  peut-il  faire 
Qu'ayant  vécu  presque  dans  la  misère, 
Dans  la  bassesse,  et  dans  l'obscurité, 
Elle  ait  cet  air  et  cette  dignité. 
Ces  sentiments,  cet  esprit,  ce  langage. 
Je  ne  dis  pas  au-dessus  du  village. 
De  son  état,  de  son  nom,  de  son  sang. 
Mais  convenable  au  plus  illustre  rang? 
Non,  il  n'est  point  de  mère  respectable 
Qui,  condamnant  l'erreur  d'un  fils  coupable, 
Le  rappelât  avec  plus  de  bonté 
A  la  vertu  dont  il  s'est  écarté; 
^'employant  point  l'aigreur  et  la  colère, 
Fière  et  décente,  et  plus  sage  qu'austère. 
De  vous  surtout  elle  a  parlé  longtemps... 

LE     MARQUIS. 

De  moi?... 

LE    CHEVALIER. 

Montrant  à  mes  égarements 
Votre  vertu,  qui  devait,  disait-elle. 
Etre  à  jamais  ma  honte  ou  mon  modèle. 
Tout  interdit,  plein  d'un  secret  respect, 
Que  je  n'avais  senti  qu'à  son  aspect, 


76  VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

Je  suis  honteux,  mes  fureurs  se  captivent. 

Dans  ce  moment  les  deux  dames  arrivent; 

Et,  me  voyant  maître  de  leur  logis, 

Avec  Acanthe,  et  deux  ou  trois  bandits. 

D'un  juste  elïroi  leur  âme  s'est  remplie  : 

La  plus  âgée  en  tombe  évanouie. 

Acanthe  en  pleurs  la  presse  dans  ses  bras  : 

Elle  revient  des  portes  du  trépas. 

Alors  sur  moi  fixant  sa  triste  vue, 

Elle  retombe,  et  s'écrie  éperdue  : 

«  Ah!  je  crois  voir  Gernance...  c'est  mon  fils, 

C'est  lui...  je  meurs...  n  A  ces  mots  je  frémis; 

Et  la  douleur,  l'effroi  de  cette  dame, 

Au  même  instant  ont  passé  dans  mon  âme. 

Je  tombe  aux  pieds  de  Dormène,  et  je  sors. 

Confus,  soumis,  pénétré  do  remords. 

LE    MARQUIS. 

Ce  repentir  dont  votre  âme  est  saisie 
Charme  mon  cœur,  et  nous  réconcilie. 
•  Tenez,  prenez  ce  paquet  important. 

Lisez-le  seul,  pesez-le  mûrement; 
Et  si  pour  moi  vous  conservez,  Gernance, 
Quelque  amitié,  quelque  condescendance, 
Promettez-moi,  lorsque  Acanthe  en  ces  lieux 
Pourra  paraître  à  vos  coupables  yeux. 
D'avoir  sur  vous  un  assez  grand  empire 
Pour  lui  cacher  ce  que  vous  allez  lire. 

LE     CHEVALIER. 

Oui,  je  vous  le  promets,  oui. 

LE    MARQUIS. 

Vous  verrez 
L'abîme  affreux  d'où  vos  pas  sont  tirés, 

LE    CHEVALIER. 

Comment? 

LE     M  A  R  Q  L  I  S. 

Allez,  vous  tremblerez,  vous  dis-jc. 


SCENE    VIII. 

LE  MARQUIS. 

Quel  jour  pour  moi?  Tout  m'étonne  et  m'afflige. 
La  belle  Acanthe  est  donc  de  ma  maison! 
Mais  sa  naissance  avait  flétri  son  nom; 
Son  noble  sang  fut  souillé  par  son  père; 
Piien  n'est  plus  beau  que  le  nom  de  sa  mère; 
]\Lais  ce  beau  nom  a  perdu  tous  ses  droits 
Par  un  hymen  que  réprouvent  nos  lois. 
La  triste  Laure,  ô  pensée  accablante! 
Fut  criminelle  en  faisant  naître  Acanthe; 
Je  le  sais  trop,  l'iiymen  fut  condamné; 


VARIANTES    DU    DROIT    DU    SETGXEUn.  77 

L'amant  de  Laurc  est  mort  assassiné. 
De  maux  cruels  quel  tissu  lamentable! 
Acanthe,  liélas  !  n'en  est  pas  moins  aimable, 
Moins  vertueuse;  et  je  sais  que  son  cœur- 
Est  l'cspectable  au  sein  du  déshonneur; 
11  ennoblit  la  lionte  de  ses  pères; 
Et  cependant,  ô  préjugés  sévères! 
O  loi  du  monde!  injuste  et  dure  loi! 
Vous  remportez... 


SCÈNE   IX. 
LE  MARQUIS,  DORMÈNE. 


LE    MARQUIS. 

Madame,  instruisez-moi; 
Parlez,  madame;  avez-vous  vu  son  frère 

D  o  R  H  È  \  E. 

Oui,  je  l'ai  vu  ;  sa  douleur  est  sincère. 
11  est  bien  étourdi;  mais,  entre  nous. 
Son  cœur  est  bon;  il  est  conduit  par  vous. 

LE  M  A  no  Lis. 
Eh!  mais  Acanthe  ! 

DORMÈNE. 

Elle  ne  peut  connaître 
Jusqu'à  présent  le  sang  qui  la  fit  naître. 

L  E   M  A  r.  o  u  1  s. 
Quoi!  sa  naissance  illégitime!... 

DORM  ÈNE, 


Hélas! 


Il  est  trop  vrai 


LE    MARQUIS. 

Non,  elle  ne  l'est  pas. 

DORMÈNE. 

Que  dites-vous? 
LE    MARQUIS,  relisant  un  papier  qu'il  a  gardé. 
Sa  mère  était  sans  crime; 
Sa  mère  au  moins  crut  l'hymen  légitime; 
On  la  trompa;  son  destin  fut  aflVeux. 
Ah!  quelquefois  le  ciel  moins  rigoureux 
Daigne  approuver  ce  qu'un  monde  profane 
Sans  connaissance  avec  fureur  condamne. 

dormèm:. 
Laurc  n'est  point  coupable,  et  ses  parents 
Se  sont  conduits  avec  elle  en  tyrans. 

LE    MARQUIS. 

Mais  marier  sa  fille  en  un  village  ! 

A  ce  beau  sang  faire  un  pareil  outrage  ! 

DORMÈNE. 

Elle  est  sans  biens  ;  l'âge,  la  pauvreté, 
Un  long  malheur  abaisse  la  fierté. 


VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

L  E     M  A  U  Q  U  I  S. 

Elli^  ost  sans  biens!  votre  noble  courage 
La  recueillit. 

I)  o  n  Jl  È  N  E. 

Sa  misère  partage 
Le  i)eu  que  j'ai. 

I,  R     M  A  R  Q  L  I  S. 

Vous  trouvez  le  moyen, 
Aj'ant  si  peu,  de  faire  encor  du  bicu. 
Riches  et  grands,  que  le  monde  coiitcinplc, 
Imitez  donc  un  si  touchant  exemple. 
Nous  contentons  à  grands  frais  nos  désirs; 
Sachons  goûter  de  plus  nobles  plaisirs. 
Quoi!  pour  aider  l'amitié,  la  misère, 
Dormène  a  pu  s'ôter  le  nécessaire; 
Et  vous  n'osez  donner  le  superflu! 
O  juste  ciel!  qu'avcz-vous  résolu? 
Que  faire  enfin? 

DORMt-;\E. 

Vous  êtes  juste  et  sage. 
Votre  fîimillc  a  fait  plus  d'un  outrage 
Au  sang  de  Laure;  et  ce  sang  généreux 
Fut  par  vous  seuls  jusqu'ici  malheureux. 

LE    JIAROLIS. 

Comment?  comment? 

DORMKNE. 

Le  comte  votre  père, 
Homme  inflexible  en  son  humeur  sévère, 
Opprima  Laure,  et  fit  par  son  crédit 
Casser  l'hymen  ;  et  c'est  lui  qui  ravit 
A  cette  Acanthe,  à  cette  infortunée, 
Les  nobles  droits  du  sang  dont  elle  est  née. 

LE    MARQUIS. 

Ah!  c'en  est  trop...  mon  cœur  est  ulcéré. 
Oui,  c'est  un  crime...  il  sera  réparé, 
Je  vous  le  jure. 

DORMÈNE. 

Et  que  voulez-vous  faire? 

LE     MARQUIS. 

Je  veux... 

DORMÈNE. 

Quoi  donc? 

LE    MARQUIS. 

Mais...  lui  servir  de  père. 

DORMÈNE. 

Elle  en  est  digne. 

LE    MARQUIS. 

Oui...  mais  je  ne  dois  pas 
Aller  trop  loin. 

DOR  M  K\E. 

Comment,  trop  loin? 

LE     MARQUIS. 

Hélas!... 
Madame,  un  mot;  conseillez-moi  de  grâce; 


VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNKUR.  79 

Que  feriez-vous,  s'il  vous  plaît.,  à  ma  place? 

nOUMÈNE. 

En  tous  les  temps  je  me  ferais  lionneur 
De  consulter  votre  esprit,  votre  cœur. 

LE     MARQUIS. 

Ah!... 

DORM  È\t:. 

Qu'avez-vous? 

LE     MARQUIS. 

Je  n'ai  l'ien...  Mais,  madame. 
En  quel  état  est  Acanthe? 

1)  0  R  M  É  \  E. 

Son  âme 
Est  dans  le  trouhle,  et  ses  yeux  dans  les  pleurs. 

LE     M  A  R  Q  L  I  S. 

Daignez  m'aider  à  calmer  ses  douleurs. 
Allons,  j'ai  pris  mon  parti  :  je  vous  laisse; 
Soyez  ici  souveraine  maîtresse, 
Et  pardonnez  à  mon  esprit  confus. 
Un  peu  chagrin,  mais  plein  de  vos  vertus. 
(Il  sort.) 


SCENE    X. 

DORMÈNE. 

Dans  cet  état  quel  cliagrin  peut  le  mettre? 

Qu'il  est  trouhlé!  j'en  juge  par  sa  lettre; 

Un  style  assez  confus,  des  mots  rayés, 

De  l'embarras,  d'autres  mots  oubliés. 

J'ai  lu  pourtant  le  mot  de  mariage. 

Dans  le  pays  il  passe  pour  très-sage. 

Jl  veut  me  voir,  me  parler,  et  ne  dit 

Pas  un  seul  mot  sur  tout  ce  qu'il  m'écrit! 

Et  pour  Acanthe  il  paraît  bien  sensible! 

Quoi!  voudrait-il?...  cela  n'est  pas  possible. 

Aurait-il  eu  d'abord  quelque  dessoin 

Sur  son  parent?...  demandait-il  ma  main? 

Le  chevalier  jadis  m'a  courtisée  ; 

Mais  qu'espérer  de  sa  tête  insensée? 

L'amour  encor  n'est  point  connu  de  moi; 

Je  dus  toujours  en  avoir  de  l'effroi; 

Et  le  malheur  de  Laure  est  un  exemple 

Qu'en  frémissant  tous  les  jours  je  contemple 

Il  m'avertit  d'éviter  tout  lien  ; 

Mais  qu'il  est  triste,  ô  ciel  !  de  n'aimer  rien  ? 


80  V  MUANT  LS    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR. 


ACTE    CIXQUIÈME. 


SCEiSE   I. 
LE   MARQUIS,   LE  CHEVALIEH. 

LE     M  A  P.  0  U  1  S. 

Faisons  la  paix,  chevalier;  je  confesse 
Que  tout  mortel  est  pétri  de  faiblesse. 
Que  le  sage  est  peu  de  chose;  entre  nous. 
J'étais  tout  prêt  de  l'être  moins  cjue  vous. 

LE     CHEVALIER. 

Vous  avez  donc  perdu  votre  gageure? 
Vous  aimez  donc? 

LE    MARQUIS. 

Oh  !  non,  je  vous  le  jure; 
Mais  par  l'hymen  tout  prêt  de  me  lier, 
Je  ue  veux  plus  jamais  me  marier. 

LE     CHEVALIEIi. 

Votre  inconstance  est  étrange  et  soudaine. 
Passe  pour  moi,  mais  que  dira  Dormène? 
IN'a-t-elle  pas  certains  mots  par  écrit. 
Où  par  hasard  le  mot  d'hymen  se  lit  ! 

LE     MAUQUIS. 

11  est  trop  vrai;  c'est  là  ce  qui  me  gène. 
Je  prétendais  m'imposer  cette  chaîne; 
Mais  à  la  fin,  m'étant  bien  consulté. 
Je  n'ai  de  goût  que  pour  la  liberté. 

LE    CHEVALIER. 

La  liberté  d'aimer? 

LE     MAr.QLIS. 

Eh  bien  !  si  j'aime, 
Je  suis  encor  le  maître  de  moi-même. 
Et  je  pouiTai  réparer  tout  le  mal. 
Je  n'ai  parlé  d'hymen  qu'en  général, 
Sans  m'cngager,  et  sans  me  compromettre; 
Car  en  effet,  si  j'avais  pu  promettre, 
Je  ne  pourrais  balancer  un  moment  : 
A  gens  d'honneur  promesse  vaut  serment. 
Cher  chevalier,  j'ai  conçu  dans  ma  tète 
Un  beau  dessein,  qui  paraît  fort  honnête, 
Pour  me  tirer  d'un  pas  embarrassant; 
Et  tout  le  monde  ici  sera  content. 

LE    CHEVALIER. 

Vous  moquez-vous?  contenter  tout  le  monde! 
Quelle  folie  1 


VAKIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNl-UK.  81 

LE    MAnQUIS. 

En  un  mot,  si  l'on  fronde 
Mon  cliangcmcnt,  j'ose  espérer  au  moins 
Faire  approuver  ma  conduite  ot  mes  soins. 
Colette  vient,  par  mon  ordre  on  l'appelle; 
Je  vais  l'entendre,  et  commencer  par  elle. 


SCENE  II. 
LE  MARQUIS,  LE  CHEVALIER,  COLETTE. 

LE     M  A  II  Q  t;  1  S. 

Venez,  Colette. 

COLETTE. 

Oh  !  j'accours,  monsi'igncur, 
Prôtc  en  tout  temps,  et  toujours  de  grand  cœur. 

LE    MARQUIS. 

Voulez-vous  être  heureuse? 

COLETTE. 

Oui,  sur  ma  vie; 
N'en  doutez  pas,  c"ost  ma  plus  forte  envie. 
Que  faut-il  faire? 

LE     MAItOlIS. 

En  voici  le  moyen. 
V()us  voudriez  un  époux  et  du  bien? 

COLETTE. 

Oui,  l'un  et  l'autre. 

LE    MARQUIS. 

Eh  bien  donc,  je  vous  donne 
Trois  mille  francs  i)0ur  la  dot,  et  j'ordonne 
Que  Mathurin  vous  épouse  aujourd'hui. 

COLETTE. 

Ou  Mathurin,  ou  tout  autre  que  lui; 
Qui  vous  voudrez,  j'obéis  sans  réjjlique. 
Trois  mille  francs!  ah  I  l'homme  magnifique! 
Le  beau  présent  !  que  monseigneur  est  bon  ! 
Que  Mathurin  va  bien  changer  do  ton  ! 
Qu'il  va  m'aimer!  que  je  vais  être  fière! 
De  ce  pays  je  serai  la  première; 
Je  meurs  de  joie. 

LE     MARQUIS. 

Et  j'en  ressens  aussi 
D'avoir  déjà  pleinement  réussi; 
L'une  des  trois  est  déjà  fort  contente; 
Tout  ira  bien. 

COLETTE. 

Et  mon  amie  Acanthe, 
Que  devient-elle?  On  va  la  marier, 
A  ce  qu'on  dit,  à  ce  beau  chevalier. 
Tout  le  monde  est  heureux  :  j'en  suis  charmée. 
Ma  chère  Acanthe  ! 

6.  —  Théâtre.     V. 


82  VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

I.E    CHEVALIER,  en  regardant  le  marquis. 
Elle  doit  Otro  aimée, 
Et  le  sera. 

LE    MARQUIS,  au  chevalier. 
La  voici  ;  je  ne  puis 
La  consoler  en  l'état  où  je  suis. 
Venez,  je  vais  vous  dire  ma  pensée. 

(Ils  sortent.) 


SCENE  III. 
ACANTHE,  COLETTE. 

COLETTE. 

Ma  chère  Acanthe,  on  t'avait  fiancée. 
Moi  déboutée;  on  me  marie. 

A  C  A  \  T  H  E. 

A  qui? 

COLETTE. 

A  Mathuriu. 

ACANTHE. 

Le  ciel  en  soit  béni! 
Et  depuis  quand? 

COLETTE. 

Eh!  depuis  tout  à  l'heure. 

ACANTHE. 

Est-il  bien  vrai? 

COLETTE. 

Du  fond  de  ma  demeure 
J"ai  comparu  par-devant  monseigneur. 
Ah  I  la  belle  âme!  ah!  qu'il  est  plein  d'honneur !: 

ACANTHE. 

Il  l'est,  sans  doute  ! 

COLETTE. 

Oui,  mon  aimable  Acanthe; 
Il  m'a  promis  une  dot  opulente, 
Fait  ma  fortune;  et  tout  le  monde  dit 
Qu'il  fait  la  tienne,  et  l'on  s'en  réjouit. 
Tu  vas.  dit-on,  devenir  chevalière  : 
Cela  te  sied,  car  ton  allure  est  flèrc. 
On  te  fera  dame  de  qualité, 
Et  tu  me  recevras  avec  bonté. 

ACANTHE. 

Ma  chère  enfant,  je  suis  fort  satisfaite 
Que  ta  fortune  ait  été  sitôt  faite. 
Mon  cœur  ressent  tout  ton  bonheur...  Hélas  l 
Elle  est  heureuse,  et  je  ne  le  suis  pas! 

COLETTE. 

Que  dis-tu  là?  Qu'as-tu  donc  dans  ton  àmc? 
Peut-on  souffrir  quand  on  est  grande  dame'? 

ACANTHE. 

Va,  ces  seigneurs  qui  peuvent  tout  oser 
N'enlèvent  point,  crois-moi,  pour  épouser. 


I 


VAKIAXTES    Dr    DROIT    DU    SEIGNEUR.  83 

Poui-  nous,  Colette,  ils  ont  dos  foiitaisies. 
Non  de  l'amour;  leurs  démarclios  hardies, 
Leurs  procèdes,  montrent  avec  éclat 
Tout  le  mépris  qu'ils  font  de  notre  état  : 
C'est  ce  dédain  qui  me  met  en  colère. 

COr.ETTK. 

Bon,  des  dédains!  c'est  bien  tout  le  contraire; 
Rien  nest  plus  beau  que  ton  enlèvement; 
On  t'aime,  Acanthe,  on  t'aime  assurément. 
Le  chevalier  va  t'épouser,  te  dis-je. 
Tout  grand  soigneur  qu'il  est...  cela  t'afflige? 

ACANTHE. 

Mais  monsoigueur  le  marquis,  qu'a-t-il  dit? 

COLETTE. 

Lui?  rien  du  tout. 

A  f  A  \  T  II  E  . 

Hélas  ! 

COLETTE. 

C'est  un  esprit 
Tout  en  dedans,  secret,  plein  de  mystère; 
Mais  il  paraît  fort  approuver  raifaire. 

ACANTHE. 

Du  chevalier  je  déteste  l'amour. 

COLETTE. 

Oui,  oui,  plains-toi  de  te  voir  en  un  jour 
De  Mathurin  pour  jamais  délivrée, 
D'un  beau  seigneur  poursuivie,  adorée  ; 
Un  mariage  en  un  moment  cassé    ' 
Par  monseigneur,  un  autre  commencé  : 
Si  ce  roman  n'a  pas  de  quoi  te  plaire. 
Tu  me  parais  difficile,  ma  chère... 
Tiens,  le  vois-tu,  celui  qui  t'enleva? 
Il  vient  à  toi;  n'est-ce  rien  que  cela? 
T'ai-je  trompée?  Es-tu  donc  tant  à  plaindre? 

ACANTHE. 

Allons,  fuyons. 


SCÈNE  IV. 
ACANTHE,  COLETTE,  LE  CHEVALIEU. 


LE    CHEVALIER. 

Demeurez  sans  me  craindre 
Le  marquis  veut  que  je  sois  à  vos  pieds. 
COLETTE,  à  Acanthe. 
Qu'avais-je  dit? 

LE    CHEVALIER,  à  Acanthe. 

Eh  quoi  !  vous  me  fuyez  ? 

ACANTHE. 

Osez-vous  bien  paraître  en  ma  présence? 

LE     CHEVALIER. 

Oui,  vous  devez  oublier  mon  offense; 

Par  moi,  vous  dis-je,  il  veut  vous  consoler. 


84  VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

ACANTHK. 

.l"<iiinorais  mieux  qu'il  daignât  me  parler. 

(A  Colette,  qui  veut  s'en  aller.) 
Alil  reste  ici  :  ce  ravisseur  m'accable... 

COLETTE. 

Ce  ravisseur  est  pourtant  fort  aimable. 

LE  G  H  E  V  A  L I E  n  ,  <à  Acanthe. 
Conservez-vous  au  fond  de  votre  cœur 
Pour  ma  présence  une  invincible  horreur? 

ACANTHE. 

Vous  devez  être  en  horreur  à  vous-même. 

LE     CHEVALIER. 

Oui,  je  le  suis;  mais  mon  remords  oxtrtime 

l'u'pare  tout,  et  doit  vous  apaiser. 

Ma  folle  erreur  avait  pu  m'abuser. 

Je  fus  surpris  par  une  indigne  flamme; 

Et  mon  devoir  m'amène  ici,  madame. 

A  C  A  N  THE. 

Madame!  à  moi?  quel  nom  vous  me  donnez! 
.le  sais  l'état  où  mes  parents  sont  nés. 

COLETTE. 

Madame!...  oh!  oh!  quel  est  donc  ce  langage? 

ACANTHE. 

'Cessez,  monsieur;  ce  titre  est  un  outi-age; 
C'est  s'avilir  que  d'oser  recevoir 
Un  faux  honneur  qu'on  ne  doit  point  avoir. 
Je  suis  Acanthe,  et  mon  nom  doit  suffire  : 
11  est  sans  tache. 

LE     CHEVALIER. 

Ah!  que  puis-je  vous  dire? 
Ce  nom  m'est  cher:  allez,  vous  oublierez 
Mon  attentat  quand  vous  me  connaîtrez; 
Vous  trouverez  très-bon  que  je  vous  aime. 

ACANTHE. 

Qui?  moi,  monsieur! 

COLETTE,  à  Acanthe. 

C'est  son  remords  extrême. 

LE    CHEVALIER. 

N'en  riez  point,  Colette;  je  prétends 

Qu'elle  ait  pour  moi  les  plus  purs  sentiments. 

ACANTHE. 

Je  ne  sais  pas  quel  dessein  vous  anime; 
Mais  commencez  par  avoir  mon  estime. 

LE    CHEVALIER. 

C'est  le  seul  but  que  j'aurai  désormais; 
J'en  serai  digne,  et  je  vous  le  promets. 

A  C  A  N  T  H  E  . 

Je  le  désire,  et  me  plais  à  vous  croire. 
Vous  êtes  né  pour  connaître  la  gloire; 
Mais  ménagez  la  mienne,  et  me  laissez. 

LE    CHEVALIER. 

Non,  c'est  en  vain  que  vous  vous  offensez. 
Je  ne  suis  point  amoureux,  je  vous  jure; 
Mais  je  prétends  rester. 


I 


VARIANTES    DF    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

COLKTTK. 

Bon,  double  injure. 
Cot  Iiommc  est  fou,  je  l'ai  pensé  toujours. 
Dormène  vient,  ma  chère,  à  ton  secours. 
Démèle-toi  do  cette  grande  affaire; 
Ou  donne  grâce,  ou  garde  ta  colère. 
'Ion  rôle  est  beau,  tu  fais  ici  la  loi; 
Tu  vois  les  grands  à  genoux  devant  toi. 
Pour  moi,  je  suis  condamnée  au  village  : 
On  ne  m'enlève  point,  et  j'en  enrage. 
On  vient,  adieu;  suis  ton  brillant  destin, 
Kt  je  retourne  à  mon  gros  Mathurin. 

(Elle  sort.) 


SCÈNE  V. 

ACANTHE,   LE   CHEVALIER,   DORMÈNE, 
DIGNANT. 

ACANTHE. 

Hélas!  madame,  une  fille  éperdue 
En  rougissant  paraît  à  votre  vue. 
Pourquoi  faut-il,  pour  combler  ma  douleur, 
Que  l'on  me  laisse  avec  mon  ravisseur  ? 
Et  vous  aussi,  vous  m'accablez,  mon  père  ! 
A  ce  méchant  au  lieu  de  me  soustraire, 
Vous  m'amenez  vous-même  dans  ces  lieux; 
Je  l'y  revois  ;  mon  maître  fuit  mes  yeux. 
Mon  père,  au  moins,  c'est  en  vous  que  j'espère! 

DIGXANT. 

0  cher  objet!  vous  n'avez  plus  de  père! 

ACANTHE. 

Que  dites- vous? 

DIGNANT. 

Non,  je  ne  le  suis  pas. 

DORMÈNE. 

Non,  mon  enfant,  de  si  charmants  appas 
Sont  nés  d'un  sang  dont  vous  êtes  plus  digne. 
Préparez-vous  au  changement  insigne 
De  votre  sort,  et  surtout  pardonnez 
Au  chevalier. 

ACANTHE. 

Moi?  madame! 

DORMÈNE  . 

Apprenez, 
Ma  chère  enfant,  que  Laure  est  votre  mère. 

ACANTHE. 

Elle!  Est-il  vrai? 

DORMÈNE. 

Gernance  est  votre  frère. 

LE     CHEVALIER. 

Oui,  je  le  suis;  oui,  vous  êtes  ma  sœur. 


85 


86  VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR. 

ACANTHE. 

Ah!  jo  succombe.  Hélas!  ost-ce  un  bonheur.' 

l.i:    CIlEVALIEn. 

11  l'est  pour  moi. 

A  C  \  N  T  H  E  . 

De  Laiire  je  suis  fille  ! 
Kt  pourquoi  donc  faut-il  que  ma  famille 
M"ait  tant  caché  mon  état  et  mon  nom? 
D"où  peut  venir  ce  fatal  abandon? 
D'où  vient  qu'enfin,  daignant  me  reconnaître, 
Ma  mère  ici  n'a  point  osé  paraître? 
Ah  !  s'il  est  vrai  que  le  sang  nous  unit, 
Sur  ce  mystère  éclairez  mon  esprit. 
Parlez,  monsieur,  et  dissipez  ma  crainte. 

LE     cil  E  V  A  L  I  B  r.  . 

Ces  mouvements  dont  vous  êtes  atteinte 
Sont  naturels,  et  tout  vous  sera  dit. 

Don  Mi:\E. 
Dans  ce  moment,  Acanthe,  il  vous  suffit 
D'avoir  connu  quelle  est  votre  naissance. 
Vous  me  devez  un  peu  de  confiance. 

ACANTHE. 

Laure  est  ma  mère,  et  je  ne  la  vois  pas  ! 

LE     CHEVALIER. 

Vous  la  verrez,  vous  serez  dans  ses  bras. 

DORMÈNE. 

Oui,  cette  nuit  je  vous  mène  auprès  d'elle. 

ACANTHE. 

J'admire  en  tout  ma  fortune  nouvelle. 
Quoi!  j'ai  l'honneur  d'être  de  la  maison 
De  monseigneur 

LE     CHEVALIER. 

Vous  honorez  son  nom. 

ACANTHE. 

Abusez-vous  de  mon  esprit  crédule? 
Et  voulez-vous  me  rendre  ridicule? 
Moi,  de  son  sang  !  Ah  !  s'il  était  ainsi, 
Il  me  l'eût  dit;  je  le  verrais  ici. 

DIGNANT. 

II  m'a  parlé...  je  ne  sais  quoi  l'accable  : 
Il  est  saisi  d'un  trouble  inconcevable. 

ACANTHE. 

Ah  !  je  le  vois. 


SCÈNE  VI. 

ACANTHE,  DOP.MÈiNE,  DIGNANT,  LE  CHEVALIER, 
LE  MARQUIS,   au  fond. 

LE    MARQLis.   au  chevalier. 
Il  ne  sera  pas  dit 
Que  cet  enfant  ait  troublé  mon  esprit  : 


VARIANTES    DU    DROIT    DU    SEIGNEUR.  87 

Bientôt  l'absence  aflcrmira  mon  âme. 

I  Apercevant  Durnit'iu'.  ) 
Ah  !  i)ardoiincz;  vous  étiez  là,  madame! 

L  i:    C  M  E  \  A  L  1  K  n . 

Vous  paraissez  étrangement  ému! 

I,E     MARQIIS. 

Moi?...  point  du  tout.  Vous  serez  convaincu 
Qu'avec  sang-froid  je  règle  ma  conduite. 
De  son  destin  Acanthe  est-olle  instruite? 

ACANTM  i:. 

Quel  qu'il  puisse  être,  il  passe  mes  souhaits  : 
Je  dépendrai  de  vous  plus  que  jamais- 

I.K     MARQUIS. 

Permets,  ù  ciel  !  qu'ici  je  puisse  faire 
Plus  d'un  heureux  ! 

I.E    CHEVALIER. 

C'est  une  grande  affaire. 
Je  ferai,  moi,  tout  ce  que  vous  voudrez; 
Je  l'ai  promis. 

LE    MARQIIS. 

Que  vous  m'obligerez  ! 
(A  Dormène.) 
Belle  Dormène,  oubliez-vous  l'offense. 
L'égarement  du  coupable  Gernance? 

DORMÈNE. 

Oui,  tout  est  réparé. 

LE    MARQL'IS. 

Tout  ne  l'est  pas. 
Yotro  grand  nom,  vos  vertueux  appas, 
Sont  maltraités  par  l'aveugle  fortune. 
Je  le  sais  trop;  votre  âme  non  commune 
N'a  pas  de  quoi  suffire  à  vos  bienfaits; 
Votre  destin  doit  changer  désormais. 
Si  j'avais  pu  d'un  heureux  mariage 
Choisir  pour  moi  l'agréable  esclavage, 
■C'eût  été  vous  (et  je  vous  l'ai  mandé) 
Pour  qui  mon  cœur  se  serait  décidé. 
Voudriez-vous,  madame,  qu'à  ma  place 
Le  chevalier,  pour  mieux  obtenir  grâce. 
Pour  devenir  à  jamais  vertueux. 
Prît  avec  vous  d'indissolubles  nœuds? 
Le  meilleur  frein  pour  ses  mœurs,  pour  son  âge, 
■l'M  une  épouse  aimable,  noble,  et  sage. 
Daignerez-vous  accepter  un  château 
Environné  d'un  domaine  assez  beau? 
Pardonnez-vous  cette  offre? 

DORMÈNE. 

Ma  surprise 
Est  si  puissante,  à  tel  point  me  maîtrise, 
•Que,  ne  pouvant  encor  me  déclarer. 
Je  n'ai  de  voix  que  pour  vous  admirer. 

LE    CHEVALIER. 

J'admire  aussi;  mais  je  fais  plus,  madame; 
Je  vous  soumets  l'empire  de  mon  ùme. 


88  VARIANTES    DU    DHOIT    DU    SEIGNEUR. 

A  tous  les  deux  je  dovrai  mon  bonluuir; 
Mais  secondorez-voLis  mon  bienfaiteur? 

DORMI-:  NE  . 

Consultez-vous,  méritez  mon  estime, 
Et  les  bienfaits  de  ce  cœur  magnanime. 

I.  E   M  A  n  n  D 1  s . 
Et...  vous...  Acanthe... 

ACANTHE . 

Kh  bien!  mon  protecteur... 
I.E    MARQllS,  à  part. 
Pourquoi  tremblé-je  en  parlant? 

ACANTHE. 

Quoi  !  monsieur... 

h  E     M  A  r.  0  l  1  S . 

Acantlie...  vous...  qui  venez  de  renaître, 
Vous  qu'une  mère  ici  va  reconnaîtn'. 
Vivez  près  d'elle,  et  de  ses  tristes  jours 
Adoucissez  et  prolongez  le  cours. 
Vous  commencez  une  nouvelle  vie, 
Avec  un  frère,  une  mère,  une  amie; 
Je  veux...  Souffrez  qu'à  votre  mère,  à  vous. 
Je  fasse  un  sort  indépendant  et  doux. 
Votre  fortune,  Acanthe,  est  assurée. 
L'acte  est  passé,  vous  vivrez  honorée. 
Riche...  contente...  autant  que  je  le  peux. 
J'aurais  voulu...  mais  goûtez  toutes  deux, 
Dnrmène  et  vous,  les  douceurs  fortunées 
Que  l'amitic  donne  aux  âmes  bien  nées... 
Un  autre  bien  que  le  cœur  peut  sentir 
Est  dangereux...  Adieu...  Je  vais  partir. 

I.E    CHEVALIER. 

Eh  quoi  !  ma  sœur,  vous  n'êtes  i)oint  contente? 
Quoi!  vous  pleurez? 

ACANTHE. 

Je  suis  reconnaissante, 
Je  suis  confuse...  Ah!  c'en  est  trop  pour  moi. 
Mais  j'ai  perdu  plus  que  je  ne  reçoi... 
Et  ce  n'est  pas  la  fortune  f[ue  j'aime... 
Mon  état  change,  et  mon  ;\mc  est  la  même; 
Elle  doit  être  à  vous...  Ah  !  permettez 
Que,  le  cœur  plein  de  vos  rares  bontés, 
J'aille  oublier  ma  première  misère, 
J'aille  pleurer  dans  le  sein  de  ma  mère. 

LE     MARQUIS. 

De  quel  chagrin  vos  sens  sont  agités  ! 
Qu'avez-vous  donc?  qu'ai-je  fait? 

ACANTHE. 

Vous  ])artez. 
i-  nor.MÉNF. 

Ah  1  qu'as-tu  dit? 

ACANTHE. 

La  vérité,  madame  ; 
La  vérité  plaît  à  votre  belle  àme. 


VAKIANTKS    DU    DMOIT    DU    SEIGNEUR.  81» 

L  K     V  A  II  (.»  IIS. 

Non,  c'en  est  tro])  pour  mes  sens  éperdus... 
Acanthe... 

A  c  A  N  r  H  E  . 
Hélas  !... 

LE     MARQUIS. 

No  partirai -je  plus  '? 

I.  E     CHEVALIER. 

Mon  clier  parent,  de  Lanre  elle  est  la  fille; 
Elle  retrouve  un  frère,  une  famille; 
Et  moi  je  trouve  un  mariage  heureux. 
Mais  je  vois  bien  que  vous  en  ferez  deu\  : 
Vous  payerez,  la  gageure  est  perdue. 

LE     MARQUIS. 

Je  vous  l'avoue...  Oui,  mon  âme  est  vaincue. 
Dormènc  et  Laure,  Acanthe,  et  vous,  et  moi. 

(A  Acanthe.) 
Soyons  heureux...  Oui,  recevez  ma  foi. 
Aimable  Acanthe,  allons,  que  je  vous  mène 
Chez  votre  mère;  elle  sera  la  mienne. 
Elle  oubliera  pour  jamais  son  malheur. 

ACANTHE. 

Ah!  je  tombe  à  vos  pieds... 

LE     C  H  E  N  A  L I E  R  . 

Allons,  ma  sœur, 
Je  fus  bien  fou,  son  cœur  fut  insensible  ; 
Mais  on  n'est  pas  toujours  incorrigible. 


ri.N     DES    VARIANTES    DU    DROIT    DU     SEIG.NEUR. 


OLYMPIE 


TRAGÉDIE    EN    CINQ    ACTES 


KEPRÉSENTÉE     LE      17     MARS      17  G -1. 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    PRESENTE    ÉDITION. 


Dans  sa  hrillanto  jeunesse,  Voltaire  avait  mis  ([uinze  jours  h  ébaucher 
Zaïre.  Il  ne  lui  en  avait  fallu  (|ue  huit  pour  es(|uisser  Rome  sauvée,  à  cin- 
quante-six ans.  A  soixante-huit  ans,  six  jours  lui  suffisent  pour  mettre  sur 
pied  Olympie,  ou  la  Famille  d'Alexandi^e.  Il  écrit  au  cardinal  de  Bernis, 
le  26  octobre  1761  :  «  La  rage  s'empara  de  moi  un  dimanche,  et  ne  me 
([uitta  que  le  samedi  suivant,  .l'allai  toujours  rimant,  toujours  barbouillant; 
le  sujet  me  jjortait  à  pleines  voiles.  La  pièce  est  toute  faite  pour  un  cardinal. 
La  scène  est  dans  une  église,  il  y  a  une  absolution  générale,  une  confession. 
une  rechute,  une  religieuse,  un  évoque.  Vous  allez  croire  que  j'ai  encore  le 
diable  au  corps  en  vous  écrivant  tout  cela.  Point  du  tout,  je  suis  dans  mon 
bon  sens.  Figuiez-vous  que  ce  sont  les  mystères  de  la  Bonne  Déesse,  la 
veuve  et  la  fille  d'Alexandre  retirées  dans  le  temple;  tout  ce  ({ue  l'ancienne 
religion  a  de  plus  auguste,  tout  ce  que  les  plus  grands  malheurs  ont  de 
touchant^  les  grands  crimes  de  funeste,  les  passions  de  déchirant,  et  la  pein- 
ture de  la  vie  humaine  de  plus  vrai.  » 

Mais  la  révision  fut  longue,  comme  toujouis.  La  nouvelle  tragédie  ne  fut 
représentée  sur  le  Théâtre-Français  que  le  M  mars  1764.  «  On  va  nous 
donner  encore,  écrit  Fréron  à  l'abbé  Gossart^  une  rapsodie  tragi{|ue  de 
Voltaire,  intitulée  Olympie.  et  tout  le  monde  lui  ap|)li(|ue  son  titre  : 
ô  l'impie  !  » 

Voltaire  feint  de  croire  que  le  jeu  de  mots  ne  s'adresse  qu'à  la  pièce: 
«  0  V impie!  n'est  pas  juste,  écrit-il  à  d'Alembert,  car  rien  n'est  plus  |)ie 
que  cette  pièce;  et  j'ai  grand'peur  qu'elle  ne  soit  bonne  qu'à  être  jouée  dans 
un  couvent  de  nonnes  le  jour  de  la  fête  de  l'abbesse.  » 

Olympie  fut  assez  favorablement  accueillie;  elle  eut  di\  représentations 
dans  sa  nouveauté. 

Voltaire  avait  emprunté  ce  sujet  au  Caasandre  de  La  Calprenède.  «  Il 
convenait  au  génie,  dit  Laharpe,  d'oser  nous  montrer  la  fille  d'Alexandre 
se  précipitant  dans  les  flammes  du  bûcher  qui  va  consumer  sa  mère,  et  la 
dignité  des  personnages  relevait  encore  cette  action  grande  et  tragique. 
Mais  il  eût  fallu  nous  intéresser  davantage  à  cet  amour  d'Olympie  pour 
Cassandre  et  à  celui  de  Cassandre  pour  Olympie,  puisque  au  sacrifice  de 
cet  amour  tient   tout  l'effet  de  ce  dénoùment  funeste,  puisque  Olympie 


94  AVERTISSEMENT. 

ne  8L>  jette  dans  le  hùclier  que  pour  ne  pas  épouser  Cassandre,  puisque 
(.assandie  se  tue  de  désespoir  d'avoir  perdu  Olympie.  Or,  dès  le  premier 
acte,  iauteur  les  a  jilacés  tous  deux  dans  des  circonstances  qui,  rendant 
leur  union  impossible,  ne  permettent  pas  qu'on  s'intéresse  à  un  amour  dont 
il  n'y  a  rien  à  espérer.  » 

Celte  trag('die  est  celle  peut-être  que  Voltaire,  dans  sa  vieillesse,  prit  le 
plus  à  cœur.  Il  faut  voir,  dans  la  correspondance  de  l'année  1766,  (juelle 
joie  lui  cause  le  succès  d'Olympie  sur  le  théâtre  de  Genève;  le  3  novembre 
il  écrit  à  d'Argental  :  «  La  troupe  de  Genève,  qui  n'est  pas  absolument 
mauvaise,  se  surpassa  hier  en  jouant  Oly?npie;  elle  n'a  jamais  eu  un  si 
grand  succès.  La  foule  (jui  assistait  à  ce  spectacle  le  redemanda  pour  le 
lendemain  à  grands  cris.  »  Le  7  novembre,  il  écrit  au  même  :  «  On  est 
toujours  fou  d'Olympie  à  Genève,  on  la  joue  tous  les  jours.  Le  bûcher  tourne 
la  tête;  il  y  avait  beaucoup  moins  de  monde  au  bûcher  de  Servet,  quand 
vingt-cinq  faquins  le  liront  brûler.  » 

Il  y  a,  dans  les  Mémoires  rédigés  par  M.  Coste  sous  le  nom  de  Marie- 
Françoise  Dumesnil,  en  réponse  aux  Mémoires  d'IIippolyte  Clairon,  une 
anecdote  à  propos  de  cette  dernière  actrice  et  d'Olympie.  Louis  XV  avait 
témoigné  l'envie  de  voir  les  Grâces  de  Saint-Foix.  La  Comédie  est  mandée 
à  Versailles  pour  jouer  Olympie,  et  les  Grâces  comme  petite  pièce.  Mais  le 
roi  avait  conseil  à  neuf  heures;  il  ne  fallait  pas  perdre  de  temps.  M"*"  (Clairon 
jouait  Olympie.  Les  actrices,  notamment  M"*  D'Oligny,  qui  jouaient  dans 
les  Grâces.,  devaient  faire  partie  du  cortège  d'Olympie;  mais  afin  qu'elles 
n'eussent  pas  à  changer  de  costume  après  la  grande  pièce,  et  que  la  petite 
pût  commencer  tout  de  suite,  M.  de  La  Ferlé,  intendant  des  menus-plaisirs, 
décida  que  les  comédiennes  seraient  remplacées  dans  le  cortège  par  des 
choristes  de  l'Opéra.  M''*-  Clairon  :  «  Si  l'on  change  quelque  chose  à  la 
pompe  théâtrale  d'Olympie,  je  ne  jouerai  point.  »  Et,  se  retournant  vers 
M"*  d'Oligny  et  ses  compagnes  :  «  Et  vous,  mesdemoiselles,  je  vous  défends 
de  vous  laisser  remplacer.  »  En  vain  ]\I.  de  La  Ferlé  insiste;  M"''  Clairon 
répèle  son  îdtimalîvii  :  «  .le  ne  jouerai  point.  »  Il  fallut  laisser  les  comé- 
diennes dans  son  cortège.  La  tragédie  traîne  en  longueur.  Louis  XV^  s'impa- 
tiente :  il  tire  sa  montre;  neuf  heures  sont  sonnées;  il  se  lève  et  sort  en 
disant  à  haute  voix  :  «  On  m'avait  promis  les  Grâces.  »  Tel  était  le  ton 
qu'avaient  pris,  même  à  la  cour,  les  fameuses  actrices  de  cette  époque. 

Et  qui  faillit  être  puni?  Ce  fut  Fréron,  qui  inséra  dans  son  journal  une 
plainte  de  Saint-Foix,  et  qui  n'évita  d'aller  en  pi  ison  que  i>ar  l'intercession 
du  roi  de  Pologne. 


AVERTISSEMENT 

DES   ÉDITEURS   DE    L'ÉDITIOxX    DE    KEHL. 


Cette  tragédie  parut  iin|)riinée  en  '1763';  elle  fut  jouée  à  Ferne\  -,  et  sui- 
le  théâtre  de  l'électeur  palatin^.  M.  de  Voltaire,  alors  ài^é  de  soixante-neut 
ans,  la  composa  en  six  jours. 

Cesl  l'ouvrage  de  six  jours,  écrivait-il  à  un  philosophe  illustre^,  doni 
il  voulait  savoir  l'opinion  sur  cette  pièce.  L'auteur  naurail  pas  dû  se 
reposer  le  septième,  lui  répondit  son  ami.  Aussi  s'est-il  repenti  de  son 
ouvrage,  répli(|ua  M.  de  Voltaire;  et  quelque  temps  après  il  renvova  la  pièce 
avec  beaucoup  de  corrections. 

Olympie  a  été  traduite  en  italien  et  jouée  èi  Venise,  sur  le  théâtre  de 
San-Salvatore,  avec  un  ijrand  succès'*. 

1.  Francfort  et  Lcipsig,  1763,  petit  in-8°  de  viij  et  156  pages,  que  je  regarde 
comme  l'édition  originale.  VAvis  de  l'Éditeur  est  signé  Colini,  et  se  retrouve  dans 
les  éditions  de  Francfort  et  Leipsig,  1763,  in-8°  de  98  et  xvj  pages:  de  Genève, 
1763,  in-S'"  de  vj  et  134  pages;  de  Francfort  et  Leipsig  (Paris,  Duchcsne),  in-12  de 
92  et  xvj  pages.  Une  édition  de  Paris,  veuve  Duchesne,  1774,  in-S"  de  74  pages, 
contient  encore  VAvis  de  Colini,  et.  présente  des  variantes  qui  ont  été  données, 
pour  la  première  fois,  en  1820,  par  M.  Lequien.  (B.) 

2.  Le  2i  mars  1762  :  voyez  la  lettre  à  Villars,  du  25  mars  1762.  (B.) 

3.  Colini,  dans  son  ^D«s  (/e  l'Éditeur,  dit  le  30  septembre  et  le  7  octobre  (1762^, 
et  son  témoignage  me  paraît  préférable  à  celui  de  Voltaire,  qui,  dans  sa  lettre  à 
d'Argental,  du  23  novembre  1762,  donne  le  23  septembre  pour  date  de  la  repré- 
sentation à  Schwetzingen.  (B.) 

4.  D'Alembert;  mais  les  lettres  où  se  ti'ouvaient  les  mots  rapportés  ici  ne  font 
pas  partie  de  la  correspondance.  (B.) 

5.  J'ai  mis  au  bas  du  texte  les  notes  de  Voltaire  imprimées  jusqu'ici  à  la  fin 
do  la  pièce.  «  Ces  notes  sont  pour  les  philosophes»,  écrivait  Voltaire  à  M""^  de 
Fontaine,  le  8  février  1762.  11  avait  pris  son  sujet  moins  pour  faire  une  tragédie 
que  pour  faire  un  livre  de  notes  à  la  fin  de  la  pièce,  disait-il  à  d'Alembert  (lettre 
du  25  février  1762).  Les  additions  que  j'ai  faites  à  ces  notes  sont  entre  deux  cro- 
chets. Ce  signe,  moins  usité  que  la  parenthèse,  par  cela  même  appelle  plus  l'atten- 
tion du  lecteur.  fB.) 


PERSONNAGES 


CASSANDRE,   fils  d'Antipaln',  roi  do  Macédoime. 

ANTIGONE,  roi  d'une  partie  de  l'Asie. 

STATIRA,   vouve  d'Alexandre. 

OLYMPIE.   Illie  d'Alexandre  elde  Statira. 

I,"  1III-M{()I>HA\TE,   ou   grand-prêtre,   (pii  ])réside  à  la  célébration   dos 

grands  mystères. 
SOSÏÈNE,  oïlicier  de  Cassandre. 
Il  E  RM  AS,   ofTioier  d'Antigone. 

P  R  È  T  R  K  s . 

INITIÉS. 

P  R  È  T  R  i:  S  s  K  S  . 

SOLDATS. 

P  E  U  P  L  Iv  . 


La  scène  est  dans  le  temple  d'Kphèse,  où  l'on  célèbre  les  grands  mystères. 
Le  théâtre  représente  le  temple,  le  péristyle,  et  la  place  qui  conduit  au 
temple. 


1.  Noms  des  acteurs  qui  jouèrent  dans  cette  tragédie,  et  dans  le  Galant  coureur, 
de  Legrand,  qui  l'accompagnait:  DfBOis,  Lekai\  (Cassandre),  Bellecolr  (Antigonc), 
PnÉvii.LE,  Br.izARD  (l'Hiérophante),  Blainville,  Moi.é,  Dadberval,  Auger,  Bot;RET, 
Granger;  M'""  Dumesml  (Statira),  Clairox  (Olynipie),  Prkvu.le,  Lekaix,  Depinav, 
DoLiGW,  Fanmer.  —  Recette  :  3,0G8  livres.  (G. A.) 


OLYMPIE 

TRAGÉDIE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE  I. 

(  Le  fond  du  lliéàtro  roprésontc  un  temple  dont  les  trois  portes  fermées  sont  ornées  de  largos 
pilastres  :  les  deux  ailes  foriuent  un  vaste  péristyle.  Sostène  est  dans  le  péristyle,  la  grande 
porte  s'ouvre.  Cassandre,  troublé  et  agité,  vient  .i  lui  :  la  grande  porte  se  referme  '.) 

CASSANDRE,    SOSTÈNE. 

CASSANDRE. 

Sostène,  on  va  finir  ces  mystères  terribles-. 
Cassandre  espère  enfin  des  dieux  moins  inflexibles  : 

1.  <i  ...  La  porto  se  referme  incontinent,  écrivait  Voltaire,  apré.s  avoir  laisse  voir 
au  spectateur  deux  longues  files  de  prêtres  et  de  prêtresses  couronnées  de  fleui-s, 
et  une  décoration  magnifiquement  illuminée  au  fond  du  sanctuaire.  L'œil,  toujours 
curieux  et  avide,  est  fàclié  de  ne  voir  qu'un  instant  ce  beau  spectacle...  « 

2,  Ces  mystères  et  ces  expiations  sont  de  la  plus  haute  antiquité,  et  commen- 
çaient alors  à  devenir  communs  chez  les  Grecs.  Philippe,  père  d'Alexandre,  se  fit 
initier  aux  mystères  de  la  Samothraco  avec  la  jeune  Olympias,  qu'il  épousa  depuis. 
C'est  ce  qu'on  trouve  dans  Plutarque,  au  commencement  de  la  vie  d'Alexandre, 
et  c'est  ce  qui  peut  servir  à  fonder  l'initiation  de  Cassandre  et  d'Olympie. 

11  est  difficile  de  savoir  chez  quelle  nation  on  inventa  ces  mystères.  On  les 
trouve  établis  chez  les  Perses,  chez  les  Indiens,  chez  les  Égyptiens,  chez  les  Grecs. 
Il  n'y  a  peut-être  point  d'ctabli-ssement  plus  sage.  La  plupart  des  hommes,  quand 
ils  sont  tombés  dans  de  grands  crimes,  en  ont  naturellement  des  remords.  Les  légis- 
lateurs qui  établirent  les  mystères  et  les  expiations  voulurent  également  empêcher 
les  coupables  repentants  de  se  livrer  au  désespoir,  et  de  retomber  dans  leurs 
crimes. 

La  créance  de  l'immortalité  de  l'àmc  était  partout  le  fondement  de  ces  cérémo- 
nies religieuses.  Soit  que  la  doctrine  de  la  métempsycose  fût  admise,  soit  qu'on 
reçût  celle  de  la  réunion  de  l'esprit  humain  à  l'esprit  universel,  soit  que  l'on  crût, 

6.  —  THÉ.\TnE.    V.  7 


98  OLVMPIE. 

Mes  jours  seront  plus  purs,  et  mes  sens  moins  trouhlés; 
Je  resi)ire. 

SOSTÈNE. 

Seigneur,  près  d'i-lplièse  assemblés, 
Les  guerriers  qui  servaient  sous  le  roi  votre  père 
Ont  fait  entre  mes  mains  le  serment  ordinaire  : 
Déjà  la  Macédoine  a  reconnu  vos  lois  ; 
De  ses  deux  protecteurs  Éi)lièse  a  fait  le  choix. 
Cet  honneur,  qu'avec  vous  Antigone  partage. 
Est  de  vos  grands  destins  un  auguste  présage  : 
• — Ce  règne,  qui  commence  à  l'omhre  des  autels, 
—"Sera  héni  des  dieux,  et  chéri  des  mortels; 
Ce  nom  d'initié,  qu'on  révère  et  qu'on  aime. 
Ajoute  un  nouveau  lustre  à  la  grandeur  suprême. 
Paraissez, 

CASSANDUE, 

Je  ne  puis  :  tes  yeux  seront  témoins 


comme  en  Ég3'pte,  que  l'àmo  serait  un  jour  rejointe  à  son  propre  corps;  en  un 
mot,  quelle  que  fût  l'opinion  dominante,  celle  des  peines  et  des  récompenses  après 
la  mort  était  universelle  chez  toutes  les  nations  policées. 

Il  est  vrai  que  les  J*uifs  ne  connurent  point  ces  mystères,  quoiqu'ils  eussent 
l)ris  beaucoup  de  cérémonies  des  Égyptiens.  La  raison  en  est  que  l'immortalité  de 
l'âme  était  le  fondement  de  la  doctrine  égyptienne,  et  n'était  pas  celui  de  la  doc- 
trine mosaïque.  Le  peuple  grossier  des  Juifs,  auquel  Dieu  daignait  se  projKUlIflnner, 
n'avait  même  aucun  corps  de  doctrine;  il  n'avait  pas  une  seule  formule  de  prière 
générale  établie  par  ses  lois.  On  ne  trouve,  ni  dans  le  Deutéronome,  ni  dans  le 
Lévitique,  qui  sont  les  seules  lois  des  Juifs,  ni  prière,  ni  dogme,  ni  créance  de 
l'immortalité  de  l'âme,  ni  peines,  ni  récompenses  après  la  mort.  C'est  ce  qui  les 
distinguait  des  autres  peuples;  et  c'est  ce  qui  prouve  la  divinité  de  la  mission  de 
Moïse,  selon  le  sentiment  de  M.  Warburton,  évoque  de  Worcester  [de  Glocestcr]. 
Ce  prélat  prétend  que  Dieu,  daignant  gouverner  lui-môme  le  peuple  juif,  et  le 
récompensant  ou  le  punissant  par  des  bénédictions  ou  des  peines  temporelles, 
ne  devait  pas  lui  proposer  le  dogme  de  l'immortalité  de  l'âme,  dogme  admis  chez 
tous  les  voisins  de  ce  peuple. 

Les  Juifs  furent  donc  presque  les  seuls  dans  l'antiquité  chez  qui  les  mystères 
furent  inconnus.  Zoroastrc  les  avait  apportés  en  Perse,  Orphée  en  Thrace,  Osiris 
en  Egypte,  Minos  en  Crète,  Cyniras  en  Chypre,  Érechthée  dans  Athènes.  Tous 
différaient,  mais  tous  étaient  fondes  sur  la  créance  d'une  vie  à  venir,  et  sur  celle 
d'un  seul  Dieu.  C'est  surtout  ce  dogme  de  l'unité  de  l'Ktre  suprême  qui  fit  donner 
jiartout  le  nom  de  mystères  à  ces  cérémonies  sacrées.  On  laissait  le  peuple  adorer 
des  dieux  secondaires,  des  petits  dieux,  comme  les  appelle  Ovide,  vuhjus  ileorum 
[Vos  quoque,  plebs  superum,  Fauni,  Satyrique,  Laresque.  Ovide,  Ibis.  81.],  c'est- 
à-dire  les  âmes  des  héros,  que  l'on  croyait  participantes  de  la  Divinité,  et  des  êtres 
mitoyens  entre  Dieu  et  nous.  Dans  toutes  les  célébrations  des  mystères  en  Grèce, 
soit  à  Eleusis,  soit  à  Thèbes,  soit  dans  la  Samothrace,  ou  dans  les  autres  îles,  on 
chantait  l'hymne  d'Orphée  : 

((  Marchez  dans  la  voie  de  la  justice,  contemplez  le  seul  maître   du  monde,  le 


I 


ACTE    I,    SCf^NE    1.  99 

Do  mes  premiers  devoirs,  et  de  mes  |)remiers  soins. 
Demeure  en  ces  })arvis...  Nos  augustes  prrtresses 
Présentent  Olympie  aux  autels  des  déesses  : 
Elle  expie  en  secret,  remise  entre  leurs  hras, 
Mes  mallieureux  forfaits,  qu'elle  ne  connaît  j)as. 
D'aujourd'hui  je  commence  une  nouvelle  vie. 
Puisses-tu  pour  jamais,  chère  et  tendre  01ymi)ie. 
Ignorer  ce  grand  crime  avec  peine  effacé. 
Et  quel  sang  t'a  fait  naître,  et  quel  sang  j'ai  versé  ! 

SOSTÈNE. 

(juoi!  seigneur,  une  enfant  vers  l'Euphrate  enlevée, 
Jadis  par  votre  père  à  servir  réservée, 
Sur  qui  vous  étendiez  tant  de  soins  généreux, 
Pourrait  jeter  Cassandre  en  ces  trouhles  affreux  : 

CASSAXDRE. 

Respecte  cette  eschne  à  qui  tout  doit  hommage  : 

Du  sort  qui  l'avilit  je  répare  l'outrage. 

Mon  pi're  eut  ses  raisons  ])our  lui  cacher  le  rang 


Dcniiourgos.  11  est  unique,  il  existe  seul  par  lui-même,  tous  les  autres  êtres  nr 
sont  que  par  lui;  il  les  anime  tous:  il  n'a  jamais  été  vu  par  des  yeux  mortels,  et  il 
voit  au  fond  de  nos  cœurs.  » 

Dans  presque  toutes  les  célébrations  de  ces  mystères,  on  représentait,  sur  une 
espèce  de  théâtre,  une  nuit  à  peine  éclairée,  et  des  hommes  à  moitié  nus,  errant 
dans  ces  ténèbres,  poussant  des  gémissements  et  des  plaintes,  et  levant  les  mains 
au  ciel.  Ensuite  venait  la  lumière,  et  l'on  voyait  le  Démiourgos,  qui  représentait 
le  maître  et  le  fabricateur  du  monde,  consolant  les  mortels,  et  les  exhortant'à 
mener  une  vie  pure. 

Ceux  qui  avaient  commis  de  grands  crimes  les  confessaient  b  l'hiérophante,  et 
juraient  devant  Dieu  de  n'en  plus  commettre.  On  les  appelait  dans  toutes  les 
langues  d'un  nom  qui  répond  à  initiatus,  initié,  celui  qui  commence  une  nouvelle 
vie,  et  qui  entre  en  communication  avec  les  dieux,  c'est-à-dire  avec  les  héros  et 
les  demi-dieux;  qui  ont  mérité  par  leurs  exploits  bienfaisants  d'être  admis  après 
leur  mort  auprès  de  l'Être  suprême. 

Ce  sont  là  les  particularités  principales  qu'on  peut  recueillir  des  anciens  mys- 
tères, dans  Platon,  dans  Cicéron,  dans  Porphyre,  Eusèbe,  Strabon,  et  d'autres. 

Les  parricides  n'étaient  point  reçus  à  ces  expiations;  le  crime  était  trop  énorme. 
Suétone  [Néron,  xxxiv.J  rapporte  que  Néron,  après  avoir  assassiné  sa  mère,  ayant 
voyagé  en  Grèce,  n'osa  assister  aux  mystères  d'Éleusine.  Zosime  [  Hist.  II,  9.]  prétend 
que  Constantin,  après  avoir  fait  mourir  sa  femme,  son  fils,  son  beau-père,  et  son 
neveu,  ne  put  jamais  trouver  d'hiérophante  f[ui  l'admit  à  la  participation  des 
mystères. 

On  pourrait  remarquer  ici  que  Cassandre  est  précisément  dans  le  cas  où  il  doit 
être  admis  au  nombre  des  initiés.  II  n'est  point  coupable  de  l'empoisonnement 
d'Alexandre;  il  n'a  répandu  le  sang  de  Statira  que  dans  l'horreur  tumultueuse 
d'un  combat,  et  en  défendant  son  père.  Ses  remords  sont  plutôt  d'une  âme  sen- 
sible et  née  pour  la  vertu,  que  d'un  criminel  qui  craint  la  vengeance  céleste. 
{Mote  de  VoUaire.) 


)00  OLYMPIE. 

Oiio  devait  lui  donner  la  splendeur  de  son  sang... 

Oue  dis-je?  ù  souvenir!  ô  temps!  ô  jour  de  crimes! 

11  la  comptait,  Sostène,  au  nombre  des  victimes 

Qu'il  immolait  alors  à  notre  sûreté... 

Nouri'i  dans  le  carnage  et  dans  la  cruauté, 

Seul  je  ])ns  pitié  d'elle,  et  je  fléchis  mon  père; 

Seul  je  sauvai  la  fdle,  ayant  frappé  la  mère. 

Elle  ignora  toujours  mon  crime  et  ma  fureur. 

Olympie,  à  jamais  conserve  ton  erreur! 

Tu  chéris  dans  Cassandre  un  bienfaiteur,  un  maître; 

Tu  me  détesteras  si  tu  peux  te  connaître. 

SOSTÈNE. 

Je  ne  pénètre  point  ces  étonnants  secrets, 
Et  ne  viens  vous  parler  que  de  vos  intérêts. 
Seigneur,  de  tous  ces  rois  que  nous  voyons  prétendre 
Avec  tant  de  fureur  au  trône  d'Alexandre, 
L'inflexible  Antigone  est  seul  votre  allié... 

CASSANDRE. 

J'ai  toujours  avec  lui  respecté  l'amitié; 
Je  lui  serai  fidèle, 

SOSTÈNE, 

Il  doit  aussi  vous  l'être  : 
Mais  depuis  qu'en  ces  murs  nous  le  voyons  paraître. 
Il  semble  qu'en  secret  un  sentiment  jaloux 
Ait  altéré  son  cœur,  et  l'éloigné  de  vous. 

CASSANDRE. 

(A  part.) 

Et  qu'importe  Antigone!...  0  mânes  d'Alexandre! 
Mânes  de  Statira  !  grande  ombre  !  auguste  cendre  ! 
Restes  d'un  demi-dieu,  justement  courroucés, 
Mes  remords  et  mes  feux  vous  vengent-ils  assez? 
Olympie,  obtenez  de  leur  oml)re  apaisée 
Cette  paix  à  mon  cœur  si  longtemps  refusée  ; 
Et  que  votre  vertu,  dissipant  mon  effroi, 
Soit  ici  ma  défense,  et  parle  aux  dieux  pour  moi... 
Eh  quoi  !  vers  ces  parvis,  à  peine  ouverts  encore, 
Antigone  s'approche  et  devance  l'aurore  ! 


ACTE    I,    SCÈNE    II.  101 

SCÈNE  IL 

CASSÂNDRE,    SOSTÈNE.    ANTIGONE,    HERMAS. 

ANTIGONE,   ;'i  Ilormas,  au  fond  du  théâtre. 

Ce  secret  m'importune,  il  le  faut  arracher; 

Je  lirai  dans  son  cœur  ce  qu'il  croit  me  cacher. 

Va,  ne  fécarte  pas, 

C  A  s  s  .\  N  D  n  E  .    ,1  .\ntigonL' , 

Quand  le  jour  luit  à  peine, 
Quel  sujet  si  pressant  près  de  moi  vous  amène? 

ANTIGONE, 

Nos  intérêts,  Cassandre;  après  que  dans  ces  lieux 
Vos  expiations  ont  satisfait  les  dieux, 
Il  est  temps  de  songer  à  partager  la  terre. 
D'Kphèse  en  ces  grands  jours  ils  écartent  la  guerre  : 
Vos  mystères  secrets  des  peuples  respectés 
Suspendent  la  discorde  et  les  calamités; 
C'est  un  temps  de  repos  pour  les  fureurs  des  princes  : 
Mais  ce  repos  est  court  ;  et  bientôt  nos  provinces 
Retourneront  en  proie  aux  flammes,  aux  combats, 
Que  ces  dieux  arrêtaient,  et  qu'ils  n'éteignent  pas, 
Antipatre  n'est  plus  :  vos  soins,  votre  courage. 
Sans  doute,  achèveront  son  important  ouvrage; 
11  n'eût  jamais  permis  que  l'ingrat  Séleucus, 
Le  Lagide  insolent,  le  traître  Antiochus, 
D'Alexandre  au  tombeau  dévorant  les  conquêtes, 
Osassent  nous  braver  et  marcher  sur  nos  têtes, 

CASSANDRE. 

Plût  aux  dieux  qu'Alexandre  à  ces  ambitieux 
Fît  du  haut  de  son  trône  encor  baisser  les  yeux  1 
Plût  aux  dieux  qu'il  vécût  ! 

ANTIGONE. 

Je  ne  puis  vous  comprendre  ; 
Est-ce  au  fils  d'Antipatre  à  pleurer  Alexandre? 
Qui  peut  vous  inspirer  un  remords  si  pressant  ? 
De  sa  mort,  après  tout,  vous  êtes  innocent, 

CASSANDHE. 

Ah  !  j'ai  causé  sa  mort. 


402  OLYMPIE. 

ANTIGONE. 

Elle  était  légitime  : 
Tous  les  (irecs  demandaient  cette  grande  victime; 
L"nnivers  était  las  de  son  ambition.' 
Atliène,  Atliène  même  envoya  le  poison  ; 
Perdiccas  le  reçut,  on  en  chargea  Cratère  ; 
Il  fut  mis  dans  vos  mains,  des  mains  de  votre  père, 
bans  qu'il  vous  confiât  cet  important  dessein  : 
Vous  étiez  jeune  encor;  vous  serviez  au  festin, 
A  ce  dernier  festin  du  tyran  de  l'Asie. 

CASSANDRE. 

>Jon,  cessez  d'excuser  ce  sacrilège  impie. 

ANTIGONE. 

Ce  sacrilège!...  Eh  quoi!  vos  esprits  abattus 

Érigent-ils  en  dieu  l'assassin  de  Clitus, 

Du  grand  Parménion  le  bourreau  sanguinaire. 

Ce  superhe  insensé  qui,  flétrissant  sa  mère, 

Au  rang  du  fils  des  dieux  osa  hien  aspirer, 

Et  se  déshonora  pour  se  faire  adorer? 

Seul  il  fut  sacrilège  ;  et  lorsqu'à  Babylone 

\ous  avons  renversé  ses  autels  et  son  trône. 

Quand  la  coupe  fatale  a  fini  son  destin, 

On  a  vengé  les  dieux  comme  le  genre  humain, 

CASSANDRE. 

J'avouerai  ses  défauts  ;  mais,  quoi  qu'il  en  puisse  être, 
Il  était  un  grand  homme,  et  c'était  notre  maître. 

ANTIGONE. 

Un  grand  homme  M 

CASSANDRE. 

Oui,  sans  doute, 

1.  Il  est  1)011  d'opposer  ici  le  jugement  de  Plutarque  sur  Alexandre  à  tous  les 
l)aradoxeset  aux  lieux  communs  qu'il  a  plu  à  Ju  vénal  [Sat.  x,  108-172;  xiv,  3  II -31 4.  J 
et  à  SCS  imitateurs  [Boileau,  Sat.  xii,  100-108]  de  débiter  contre  ce  héros.  Plutarque. 
dans  sa  belle  comparaison  d'Alexandre  et  de  César,  dit  que  «  le  héros  de  la  Macé- 
doine semblait  né  pour  le  bonheur  du  monde,  et  le  héros  romain  pour  sa  ruine  », 
En  effet,  rien  n'est  plus  juste  que  la  guerre  d'Alexandre,  général  de  la  Grèce, 
contre  les  ennemis  de  la  Grèce,  et  rien  de  plus  injuste  que  la  guerre  de  César 
contre  sa  patrie. 

Remarquez  surtout  que  Plutarque  ne  décide  qu'après  avoir  pesé  les  vertus  et 
les  vices  d'Alexandre  et  de  César,  J'avoue  que  Plutarque,  qui  donne  toujours  la 
préférence  aux  Grecs,  semble  avoir  été  trop  loin.  Qu'aurait-il  dit  de  plus  de  Titus. 
de  Trajan,  des  Antonins,  de  Julien  même,  sa  religion  à  part?  Voilà  ceux  qui  pa- 
raissaient être  nés  pour  le  bonheur  du  monde,  plutôt  que  le  meurtrier  de  Clitus, 
do  Callisthène  et  de  Parménion,  {Note  de  Voltaire.) 


ACTE    I,    SCENE    II.  103 

ANTIGONE. 

Ah!  c'est  notre  valeur, 
Notre  bras,  notre  sanjï,  qui  fonda  sa  f-randeiir  ; 
II  ne  fut  qu'un  inj^rat. 

CASS  ANDRE. 

0  mes  (lieux  tutélaires! 
<Juels  mortels  ont  ('té  plus  ingrats  que  nos  pc'res? 
Tous  ont  voulu  monter  à  ce  superbe  rang. 
Mais  de  sa  femme  enfin  pounpioi  percer  le  tlanc? 
Sa  femme!...  ses  enfants!...  Ah!  quel  jour,  Antigone! 

ANTIGONE. 

Après  quinze  ans  entiers  ce  scrupule  m'(3tonne. 
Jaloux  de  ses  amis,  gendre  de  Darius, 
Il  devenait  Persan  ;  nous  étions  les  vaincus  : 
Auriez-vous  donc  voulu  que,  vengeant  Alexandre, 
La  fière  Statira,  dans  Babylone  en  cendre, 
Soulevant  ses  sujets,  nous  eût  immolés  tous 
Au  sang  de  sa  famille,  au  sang  de  son  ('poux? 
Elle  arnui  tout  le  peuple  :  Antipatre  avec  peine 
Échappa  dans  ce  jour  aux  fureurs  de  la  reine;- 
Vous  sauvâtes  un  père. 

CASSANDUE. 

Il  est  vrai  :  mais  enfin 
La  femme  d'Alexandre  a  péri  par  ma  main. 

ANTIGONE. 

€'cst  le  sort  des  coml)ats  ;  le  succès  de  nos  armes 
Ne  doit  point  nous  coûter  de  regrets  et  de  larmes. 

CASSANDUE. 

J'en  versai,  je  l'avoue,  après  ce  coup  aiï'reux  ; 
Kt,  couvert  de  ce  sang  auguste  et  malheureux. 
Étonné  de  moi-même,  et  confus  de  la  rage 
Où  mon  père  emporta  mon  aveugle  courage. 
J'en  ai  longtemps  gémi. 

ANTIGONE. 

Mais  quels  motifs  secrets 
Hedoublent  aujourd'hui  de  si  cuisants  regrets? 
Dans  le  cœur  d'un  ami  j'ai  quelque  droit  de  lire  : 
N  ous  dissimulez  trop. 

CASSANDRE, 

Ami...  que  puis-je  dire? 
Croyez  qu'il  est  des  temps  où  le  cœur  combattu 
Par  un  ihstinct  secret  revole  à  la  vertu, 


104  OLVMPIE. 

OÙ  (le  nos  attentats  la  mémoire  passée 
Revient  nAec  horreur  etTrayer  la  pens(''e. 

AN  TI  CONE. 

*  Oubliez,  croyez-moi,  des  meurtres  expiés'; 
*Mais  que  nos  intérêts  ne  soient  point  oubliés  : 
*Si  (juelque  repentir  trouble  encor  votre  vie, 
*]'iepentez-vous  surtout  d'abandonner  l'Asie 

"^  A  l'insolente  loi  du  traître  Antioclius. 

''=Que  mes  braves  guerriers  et  vos  Grecs  invaincus 

*Une  seconde  fois  fassent  trembler  l'Euphrate  : 

*  De  tous  ces  nouveaux  rois  dont  la  grandeur  éclate 
*Nul  n'est  digne  de  l'être,  et  dans  ses  premiers  ans 
*N'a  servi,  comme  nous,  le  vainqueur  des  Persans. 
*Tous  nos  chefs  ont  péri. 

CASSAXDRE. 

Je  le  sais,  et  peut-être 

*  Dieu  les  immola  tous  aux  mânes  de  leur  maître. 

ANTIGOXE, 

Nous  restons,  nous  vivons,  nous  devons  rétablir 
Ces  débris  tout  sanglants  qu'il  nous  faut  recueillir  : 
Alexandre,  en  mourant,  les  laissait  au  plus  digne  ; 
Si  j'ose  les  saisir,  son  ordre  me  désigne. 
Assurez  ma  fortune  ainsi  que  votre  sort  : 
Le  plus  digne  de  tous,  sans  doute,  est  le  plus  fort. 
Relevons  de  nos  Grecs  la  puissance  détruite  ; 
Que  jamais  parmi  nous  la  discorde  introduite 
Ne  nous  expose  en  proie  à  ces  tyrans  nouveaux, 
Eux  qui  n'étaient  pas  nés  pour  marcher  nos  égaux, 
^le  le  promettez-vous? 

CASSAXDRE. 

Ami,  je  vous  le  jure; 
Je  suis  prêt  à  venger  notre  commune  injure. 
Le  sceptre  de  l'Asie  est  en  d'indignes  mains. 
Et  l'Euphrate  et  le  Ml  ont  trop  de  souverains  : 
Je  combattrai  pour  moi,  pour  vous,  et  pour  la  Grèce. 

ANTIGONE. 

J'en  crois  votre  intérêt;  j'en  crois  votre  promesse; 
Et  surtout  je  me  fie  à  la  nol)le  amitié 
Dont  le  nœud  respectable  avec  vous  m'a  lié. 

ï.  Les  vers  précédés  d'une  étoile  étaient  supprimés  à  la  représentation. 


ACTE    I,    SCÈNE    II.  lOo 

Mais  de  cette  amitié  je  aous  demande  un  gage; 
Ne  me  refusez  pas. 

CASSANDUE. 

Ce  doute  est  un  oiilrjige. 
Ce  ([ue  vous  demniidez  est-il  en  mon  pouvoir? 
C'est  un  ordre  pour  moi,  vous  n'avez  (ju'à  vouloir. 

ANTIGONE. 

Peut-être  vous  verrez  avec  ([uel([ue  sur|)nse 
Le  pou  «ju'à  demander  l'amitié  m'autorise  : 
Je  ne  veux  qu'une  esclave. 

CASSANDUE. 

Heureux  de  vous  servir, 
Ils  sont  tous  à  vos  pieds  ;  c'est  à  vous  de  choisir. 

ANTIGONE. 

Souffrez  que  je  demande  une  jeune  étrangère  ' 

Qu'aux  murs  de  Babylone  enleva  votre  père  : 

Elle  est  votre  partage:  accordez-moi  ce  prix 

De  tant  iriieiircux  travaux  pour  vous-même  entrepris. 

Votre  père,  dit-on,  l'avait  persécutée; 

J'aurai  soin  qu'en  ma  cour  elle  soit  respectée  : 

Son  nom  est...  Oiympie. 

CASS  ANDRE. 

oiympie  ! 

ANTIGONE. 

Oui,  seigneur, 

CASSANDRE,   à  part. 

De  quels  traits  imprévus  il  vient  percer  mon  cœurl... 
Que  je  livre  Oiympie! 

ANTIGONE. 

Écoutez  ;  je  me  flatte 
Que  Cassandre  envers  moi  n'a  point  une  âme  ingrate  : 
Sur  les  moindres  objets  un  refus  peut  blesser  ; 
Et  vous  ne  voulez  pas  sans  doute  m'olfenser? 

CASSANDRE. 

Non  :  vous  verrez  bientôt  cette  jeune  captive  ; 
Vous-même  jugerez  s'il  faut  qu'elle  vous  suive. 
S'il  peut  m'être  permis  de  la  mettre  en  vos  mains. 
Ce  temple  est  interdit  aux  profanes  humains; 
Sous  les  yeux  vigilants  des  dieux  et  des  déesses, 

I.  L'acteur  doit  ici 'regarder  attentivement  Cassandre.  {Note  de  Voltaire.) 


OLY.MPIE. 

Olxiiipic  est  gariloo  au  niilioii  dos  prôlrcsscs. 

Les  portes  s'ouvriront  quand  il  en  sera  temps. 

Dans  ce  parvis  ouvert  au  reste  des  vivants, 

Sans  vous  plaindre  de  moi,  daignez  au  moins  m'altendre 

Des  mystères  nouveaux  pourront  vous  y  sur])r('iidre; 

Et  vous  déciderez  si  la  terre  a  des  rois 

Qui  puissent  asservir  Olympie  à  leurs  lois. 

(Il  rcniro  diiiis  le  lemplc,  et  Sostùne  sort.) 


SCENE    JIJ. 

A  N  ÏI G  0  N  E  ,     H  E  R  M  A  S ,    dans  le  pOrislylo. 
HERMAS." 

Seigneur,  vous  m'étonnez  :  quand  l'Asie  en  alarmes 
Voit  cent  trônes  sanglants  disputés  par  les  armes, 
Quand  des  vastes  États  d'Alexandre  au  tombeau 
La  fortune  prépare  un  partage  nouveau. 
Lorsque  vous  prétendez  au  souverain  empire, 
Une  esclave  est  l'objet  où  ce  grand  cœur  aspire! 

ANTIGONE. 

Tu  dois  t'en  étonner.  J'ai  des  raisons,  Hermas, 
Que  je  n'ose  encor  dire,  et  qu'on  ne  connaît  pas  : 
Le  sort  de  cette  esclave  est  important  peut-être 
A  tous  les  rois  d'Asie,  à  quiconque  veut  l'être, 
A  quiconque  en  son  sein  porte  un  assez  grand  cœur 
Pour  oser  d'Alexandre  être  le  successeur. 
Sur  le  nom  de  l'esclave  et  sur  ses  aventures 
J'ai  formé  dès  longtemps  d'étranges  conjectures  : 
J'ai  voulu  m'éclaircir  ;  mes  yeux  dans  ces  remparts 
Ont  quelquefois  sur  elle  arrêté  leurs  regards  ; 
Ses  traits,  les  lieux,  le  temps,  où  le  ciel  la  fit  naître. 
Les  respects  étonnants  que  lui  prodigue  un  maître. 
Les  remords  de  Cassandre,  et  ses  obscurs  discours, 
\  ces  soupçons  secrets  ont  prêté  des  secours. 
Je  crois  avoir  percé  ce  ténébreux  mystère. 

HERMAS. 

*  On  dit  qu'il  la  chérit,  et  qu'il  l'élève  en  père. 

ANTKJONE. 

*  i\ous  verrons...  Mais  on  ouvre,  et  ce  temple  sacré 


ACTE    I,    SCliNE    IV.  ft)7 

*  Nous  découvro  un  autel  de  guirlandes  paré  : 

*  Je  vois  des  deux  côtés  les  prétresses  paraître; 

*  Au  fond  du  sanctuaire  est  assis  le  grand-prêt re; 

*  Olympie  et  Cassandre  arrivent  à  l"autel  ! 


SCENE    IV. 


(Los  trois  portes  du  tomplo  sont  ouvertes.  On  découvre  tout  l'intérieur.  Les  PRETRES  d'un 
coté,  et  les  PRETRESSES  de  l'autre,  s'avancent  lentement.  Ils  sont  tous  vêtus  de  robes 
blanches,  avec  des  ceintures  bleues  dont  les  bouts  pendent  à  terre.  CASSANDRE 
ET  OLVMPIE  mettent  la  main  sur  l'autel;  ANTIGONE  ET  HERMAS 
restent  dans  le  péristyle  avec  une  partie  du  PE  UPLE  ,   qui  entre  par  les  côtés  '  .■) 


CASSANDRE. 

Dieu  des  rois  et  des  dieux,  être  unique,  éternel  ! 
Dieu  (pi'on  m'a  fait  connaître  en  ces  fêtes  aui>ustes, 


1.  Ce  spectacle  ferait  peut-ôtre  un  bel  efl'et  au  théâtre,  si  jamais  la  pièce  pou- 
vait être  représentée.  Ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  aucun  mérite  à  faire  paraître  des 
prêtres  et  des  prêtresses,  un  autel,  des  flambeaux,  et  toute  la  ccrcmonic  d'un 
mariage  :  cet  appareil,  au  contraire,  ne  serait  qu'une  misérable  ressource  si  d'ail- 
leurs il  n'excitait  pas  un  grand  intérêt,  s'il  ne  formait  pas  une  situation,  s'il  ne 
produisait  pas  de  l'étonncment  et  de  la  colère  dans  Antigone,  s'il  n'était  pas  lié 
avec  les  desseins  de  Cassandre,  s'il  ne  servait  à  expliquer  le  véritable  sujet  de  ses 
expiations.  C'est  tout  cela  ensemble  qui  forme  une  situation.  Tout  appareil  dont  il 
ne  résulte  rien  est  puéril.  Qu'importe  la  décoration  au  mérite  d'un  poëme?  Si  le 
succès  dépendait  de  ce  qui  frappe  les  yeux,  il  n'y  aurait  qu'à  montrer  des 
tableaux  mouvants.  La  partie  qui  regarde  la  pompe  du  spectacle  est  sans  doute  la 
dernière;  on  ne  doit  pas  la  négliger,  mais  il  ne  faut  pas  trop  s'y  attacher. 

Il  faut  que  les  situations  théâtrales  forment  des  tableaux  animés.  Un  peintre 
qui  met  sur  la  toile  la  cérémonie  d'un  mariage  n'aura  fait  qu'un  tableau  assez 
commun  s'il  n'a  peint  que  deux  époux,  un  autel,  et  des  assistants;  mais  s'il  y 
ajoute  un  homme  dans  l'attitude  de  l'étonnemcnt  et  de  la  colère,  qui  contraste 
avec  la  joie  des  deux,  époux,  son  ouvrage  aura  de  la  vie  et  de  la  force.  Ainsi,  au 
second  acte,  Statira  qui  embrasse  Olympie  avec  des  larmes  de  joie,  et  l'hiérophante 
attendri  et  affligé;  ainsi,  au  troisième  acte,  Cassandre  reconnaissant  Statira  avec 
effroi,  et  Olympie  dans  l'embarras  et  dans  la  douleur;  ainsi,  au  quatrième  acte, 
Olympie  au  pied  d'un  autel,  désespérée  de  sa  faiblesse,  et  repoussant  Cassandre 
qui  se  jette  à  ses  genoux;  ainsi,  au  cinquième,  la  même  Olympie  s'élancant  dans 
le  bûcher,  aux  yeux  de  ses  amants  épouvantés  et  des  prêtres,  qui,  tous  ensemble, 
sont  dans  cette  attitude  douloureuse,  empressée,  égarée,  qui  annonce  une  marche 
précipitée,  les  bras  étendus,  et  prêts  à  courir  au  secours  :  toutes  ces  pointures 
vivantes,  formées  par  des  acteurs  pleins  d'âme  et  de  feu,  pourraient  donner  au 
moins  quelque  idée  de  l'excès  où  peuvent  être  poussées  la  terreur  et  la  pitié,  qui 
sont  le  seul  but,  la  seule  constitution  de  la  tragédie.  Mais  il  faudrait  un   ouvrage 


108  OLYMPIE. 

Qui  |)iinis  les  pervers,  et  qui  soutiens  les  justes, 
Près  de  qui  les  remords  elFacent  les  forfaits, 
Confirme,  Dieu  clément,  les  serments  que  je  fais! 
lîecevez  ces  serments,  adorable  Olympic; 
Je  soumets  à  vos  lois  et  mon  trône  et  ma  vie. 
Je  vous  jure  un  amour  aussi  pur,  aussi  saint, 
Que  ce  feu  de  Vesta  qui  n'est  jamais  éteint'. 
Et  vous,  filles  des  cieux,  vous,  augustes  prétresses, 
Portez  avec  l'encens  mes  vœux  et  mes  i)romcsses 
Au  trône  de  ces  dieux  qui  daignent  m'écouter, 
Et  détournez  les  traits  que  je  peux  mériter. 

OLYMPIE. 

Protégez  à  jamais,  ô  dieux  en  qui  j'espère. 

Le  maître  généreux  qui  m'a  ser\i  de  père, 

Mon  amant  adoré,  mon  respectable  époux; 

Qu'il  soit  toujours  chéri,  toujours  digne  de  vous! 

Mon  cœur  vous  est  connu.  Son  rang  et  sa  couronne 

Sont  les  moindres  des  ])iens  que  son  amour  me  donne 

Témoins  des  tendres  feux  à  mon  cœur  inspirés. 

Soyez-en  les  garants,  vous  qui  les  consacrez  ; 

Qu'il  m'apprenne  à  vous  plaire,  et  que  votre  justice 

Me  prépare  aux  enfers  un  éternel  supplice 

Si  j'oublie  un  moment,  infidèle  à  vos  lois, 

Et  l'état  où  je  fus,  et  ce  que  je  lui  dois. 

CASSANDRE. 

IVntrons  au  sanctuaire  où  mon  l)onlieur  m'appelle. 


dramatique  qui,  étant  susceptible  de  toutes  ces  hardiesses,  eût  aussi  les  beautés 
qui  rendent  ces  hardiesses  respectables. 

Si  le  cœur  n'est  pas  ému  par  la  beauté  des  vers,  par  la  vérité  des  sentiments, 
les  yeux  ne  seront  pas  contents  de  ces  spectacles  prodigués;  et,  loin  de  les  applau- 
dir, on  les  tournera  en  ridicule,  comme  de  vains  suppléments  qui  ne  peuvent 
jamais  remplacer  le  génie  de  la  poésie. 

Il  est  à  croire  que  c'est  cette  crainte  du  ridicule  qui  a  presque  toujours  resserré 
la  scène  française  dans  le  petit  cercle  des  dialogues,  des  monologues,  et  des  récits. 
Il  nous  a  manqué  de  l'action;  c'est  un  défaut  que  les  étrangers  nous  reprochent, 
et  dont  nous  osons  à  peine  nous  corriger.  On  ne  présente  cette  tragédie  aux  ama- 
tcurs'que  comme  une  esquisse  légère  et  imparfaite  d'un  genre  absolument  néces- 
saire. {Note  de  Voltaire.) 

1.  Le  feu  de  Vesta  était  allumé  dans  presque  tous  les  temples  de  la  terre 
connue.  Vesta  signifiait  feu  chez  les  anciens  Perses,  et  tous  les  savants  en  con- 
viennent. Il  est  à  croire  que  les  autres  nations  firent  une  Divinité  de  ce  feu,  que 
les  Perses  ne  regardèrent  jamais  que  comme  le  symbole  de  la  divinité.  Ainsi  une 
erreur  de  nom  produisit  la  déesse  Vesta,  comme  elle  a  produit  tant  d'autres  choses. 
{Noie  deVoUairre.) 


ACTE    I,    SCÈNE    V.  i09 

Pivtrosscs,  disposez  la  pompe  solennelle 

Par  qui  mes  jours  heureux  vont  commencer  leur  cours; 

Sanctifiez  ma  vie,  et  nos  chastes  amours. 

*  J'ai  vu  les  dieux  au  temple,  et  je  les  vois  en  elle  ; 

*  Qu'ils  me  haïssent  tous,  si  je  suis  infidèle!.,, 

*  Antigone,  en  ces  lieux  vous  m'avez  entendu  ; 

*  Aux  vœux  que  vous  formiez  ai-je  assez  répondu? 

*  Vous-même  prononcez  si  vous  deviez  prétendre 

*  A  voir  entre  vos  mains  l'esclave  de  Cassandre  : 
Sachez  que  ma  couronne  et  toute  ma  grandeur 
Sont  de  faihles  présents,  indignes  de  son  cœur. 
Quelque  étroite  amitié  qui  tous  deux  nous  unisse, 
Jugez  si  j'ai  dû  faire  un  pareil  sacrifice, 

(Ils  rentrent  dans  le  temple;  les  portes  se  forment,  le  peuple  sort  du  parvis.) 


SCENE  V. 

ANTIGONE,     IlERMAS,   dans  le  péristyle. 
ANTIGONE. 

Va,  je  n'en  doute  plus,  et  tout  m'est  découvert; 

11  m'a  voulu  hraver;  mais  sois  sûr  qu'il  se  perd. 

Je  reconnais  en  lui  la  fougueuse  imprudence 

Qui  tantôt  sert  les  dieux,  et  tantôt  les  olïense  ; 

Ce  caractère  ardent  qui  joint  la  passion 

Avec  la  politique  et  la  religion  ; 

Prompt,  facile,  superbe,  impétueux,  et  tendre. 

Prêt  à  se  repentir,  prêt  à  tout  entreprendre. 

Il  épouse  une  esclave  !  Ali  !  tu  peux  bien  penser 

Que  l'amour  à  ce  point  ne  saurait  l'ahaisser  : 

Cette  esclave  est  d'un  sang  que  lui-même  il  respecte. 

De  ses  desseins  cachés  la  trame  est  trop  suspecte  ; 

11  se  flatte  en  secret  qu'Olympie  a  des  droits 

Qui  pourront  l'élever  au  rang  de  roi  des  rois. 

S'il  n'était  qu'un  amant  il  m'eût  fait  confidence 

D'un  feu  qui  l'emportait  à  tant  de  violence. 

Aa,  tu  verras  bientôt  succéder  sans  pitié 

Une  haine  implacable  à  sa  faible  amitié. 

HERMAS. 

A  son  cœur  égaré  vous  imputez  peut-être 


110  OLYMPIE. 

Dos  (lossoius  plus  pi-ofoiids  quo  ramour  n'en  fait  naître 
,--l)ans  nos  grands  intéivts  souvent  nos  actions 
- — Sont,  voiis  le  savez  trop,  l'effet  des  passions; 
— C)n  se  déguise  en  vain  leur  i)oiivoir  t\ranniqne, 
- — Le  faible  (juehpielois  i)asse  pour  politique; 
Et  Cassandre  n'est  i)as  le  premier  souverain 
Oui  clirrit  une  esclave  et  lui  donna  la  main; 
,rai  vu  plus  d'un  héros,  subjugué  par  sa  flamme. 
Superbe  avec  les  rois,  faible  avec  une  femme. 

AXTIGOXE. 

Tu  ne  dis  que  troj)  vrai  :  je  pèse  tes  raisons; 
Mais  tout  ce  que  j'ai  vu  confirme  mes  soupçons. 
Te  le  dirai-je  enfin?  les  charmes  d'Olympie 
Peut-être  dans  mon  cœur  portent  la  jalousie. 
Tu  n'entrevois  que  trop  mes  sentiments  secrets  : 
L'amour  se  joint  peut-être  à  ces  grands  intérêts  : 
Plus  que  je  ne  pensais  leur  union  me  blesse. 
Cassandre  est-il  le  seul  en  proie  à  la  faiblesse? 

HERMAS. 

Mais  il  comptait  sur  vous.  Les  titres  les  plus  saints 

Ne  pourront-ils  jamais  unir  les  souverains? 

L'alliance,  les  dons,  la  fraternité  d'armes. 

Vos  périls  partagés,  vos  communes  alarmes, 

Vos  serments  redou])lés,  tant  de  soins,  tant  de  vœux. 

N'auraient-ils  donc  servi  qu'au  malheur  de  tous  deux? 

De  la  sainte  amitié  n'est-il  donc  i)lus  d'exemples? 

AMIGOXE. 

L'amitié,  je  le  sais,  dans  la  Grèce  a  des  temples; 
L'intérêt  n'en  a  point,  mais  il  est  adoré. 
D'ambition,  sans  doute,  et  d'amour  enivré, 
Cassandre  m'a  trompé  sur  le  sort  d'Olympie  : 
De  mes  yeux  éclairés  Cassandre  se  défie; 
Il  n'a  que  trop  raison.  Va,  peut-être  aujourd'hui 
L'objet  de  tant  de  vœux  n'est  pas  encore  à  lui. 

HERMAS. 

11  a  reçu  sa  main...  Cette  enceinte  sacrée 
Voit  déjà  de  l'hymen  la  pompe  préparée  ; 

(Les  initiés,  les  prêtres  et  les  prêtresses  traversent  le  fond  de  la  scène,  aya:il 
des  palmes  ornées  de  fleurs  dans  les  mains.  ) 

Tous  les  initiés,  de  leurs  prêtres  suivis. 

Les  palmes  dans  les  mains,  inondent  ces  parvis, 

Et  laniour  le  plus  tendre  en  ordonne  la  fête. 


ACTE    I.    SCÈXK    V.  111 

ANTIGO.NE. 

Non,  te  (lis-jo;  on  pourra  lui  ravir  sa  coiiquêU'... 

\iciis,  je  confierai  tout  à  Ion  zèle,  à  ta  foi  : 

J'aurai  les  lois,  les  dieux,  et  les  peuples  pour  uu)i. 

Fuyons  pour  un  moment  ces  pompes  qui  m'outragent. 

Entrons  dans  la  carrière  où  mes  desseins  m'engagent. 
,^-7\rrosons,  s'il  le  faut,  ces  asiles  si  saints, 
..^loins  du  sang  des  taureaux  que  du  sang  des  humains. 


FI\    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIEME, 


SCENE    I. 


Jiioique  cette  scène  et  beaucoup  d'autres  se  passent  dans  l'intérieur  du  temple,  cependant, 
coninio  les  théâtres  sont  rarement  construits  d'une  manière  favorable  à  la  voix,  les 
acteurs  sont  obligés  d'avancer  dans  le  péristyle;  mais  les  trois  portes  du  temple, 
ouvertes,  désignent  qu'on  est  dans  le  temple.) 


L'HIÉROPHANTE,    Liis   prêtres,    les    prêtresses. 

l'hiéhophante. 
Quoi  !  dans  ces  jours  sacrés!  quoi  !  dans  ce  temple  auguste 
Où  Dieu  pardonne  au  crime,  et  console  le  juste, 
Lue  seule  prêtresse  oserait  nous  priver 
Des  expiations  qu'elle  doit  achever! 
Quoi!  d'un  si  saint  devoir  Arzane  se  dispense? 

UNE    PRÊTRESSE  ^ 

Arzane  en  sa  retraite,  obstinée  au  silence, 
Arrosant  de  ses  pleurs  les  images  des  dieux. 
Seigneur,  vous  le  savez,  se  cache  à  tous  les  yeux  ; 
En  proie  à  ses  chagrins,  de  langueur  afTaihlie, 
Elle  implore  la  fin  d'une  mourante  vie. 

l'hiérophante. 
Nous  plaignons  son  état,  mais  il  faut  ohéir; 
Un  moment  aux  autels  elle  pourra  servir. 
Depuis  que  dans  ce  temple  elle  s'est  enfermée. 
Ce  jour  est  le  seul  jour  où  le  sort  l'a  nommée  : 
Qu'on  la  fasse  Avenir-,  La  volonté  du  ciel 
Demande  sa  présence,  et  l'appelle  à  l'autel. 


1.  Ce  rôle  doit  être  joue  par  la  prêtresse  inférieure,  qui  est  attachée  à  Statira. 
{Note  de  Voltaire.) 

2.  La  prêtresse  inférieure  va  clicrcher  Arzane.  {Xote  de  Voltaire.) 


ACTE    II,    SGKNK    II.  113 

De  guirlandes  de  fleurs  par  elle  couronnée, 
Olympie  en  triomphe  aux  dieux  sera  menée. 
Cassandre,  initié  dans  nos  secrets  divins, 
Sera  purifié  par  ses  augustes  mains. 
Tout  doit  être  accompli.  Nos  rites,  nos  mystères. 
Ces  ordres  que  les  dieux  ont  donnés  à  nos  pères. 
Ne  peuvent  point  changer,  ne  sont  point  incertains 
Comme  ces  faibles  lois  qu'inventent  les  humains. 


SCENE    H. 

L'IIIÉKOIMIANTE,   prktres,   prêtresses,  SïATIRA. 

l'hiérophante,   à  Statira. 

Venez,  vous  ne  pouvez,  à  vous-même  contraire. 
Refuser  de  remplir  votre  saint  ministère. 
Depuis  l'instant  sacré  qu'en  cet  asile  heureux 
Vous  avez  prononcé  d'irrévocables  vœux. 
Ce  grand  jour  est  le  seul  où  Dieu  vous  a  choisie 
Pour  annoncer  ses  lois  aux  vainqueurs  de  l'Asie, 
Soyez  digne  du  Dieu  que  vous  représentez. 

STATIRA,   couverte  d'un  voile  qui  accompagne  son  visage  sans  le  cacher, 
et  vùtue  comme  les  autres  prêtresses. 

0  ciel  !  après  quinze  ans  qu'en  ces  murs  écartés. 
Dans  l'ombre  du  silence,  au  monde  inaccessible. 
J'avais  enseveli  ma  destinée  horrible. 
Pourquoi  me  tires-tu  de  mon  obscurité? 
Tu  veux  me  rendre  au  jour,  à  la  calamité... 

(A  l'hiérophante.) 

Ah!  seigneur,  en  ces  lieux  lorsque  je  suis  venue, 
C'était  pour  y  pleurer,  pour  mourir  inconnue. 
Vous  le  savez. 

l'hiérophante. 
Le  ciel  vous  prescrit  d'autres  lois  ; 
Et  quand  vous  prés'dez  pour  la  première  fois 
Aux  pompes  de  l'hymen,  à  notre  grand  mystère. 
Votre  nom,  votre  rang,  ne  peuvent  plus  se  taire; 
Il  faut  parler. 

STATIRA. 

Seigneur,  qu'importe  qui  je  sois? 

6.  —  Théâtre.     V.  8 


114  OLVMPIE. 

Le  saiif^  le  plus  abject,  le  sang  des  plus  grands  rois, 
Ne  sont-ils  pas  égaux  devant  l'Être  suprême? 
On  est  connu  de  lui  hien  plus  que  de  soi-même. 
Ce  grands  noms  autrefois  avaient  pu  me  flatter; 
Dans  la  nuit  de  la  tombe  il  les  faut  emporter. 
Laissez-moi  pour  jamais  en  perdre  la  mémoire. 

l'hiéroph.wte. 
Nous  renonçons  sans  doute  à  l'orgueil,  à  la  gloire. 
Nous  pensons  comme  vous  ;  mais  la  Divinité 
Exige  un  aveu  simple,  et  veut  la  vérité. 
Parlez...  Vous  frémissez! 

STATIRA. 

Vous  frémirez  vous-même... 

(  Aux  prêtres  et  aux  prétresses.) 

Vous  qui  servez  d'un  Dieu  la  majesté  suprême. 
Qui  partagez  mon  sort,  à  son  culte  attachés. 
Qu'entre  vous  et  ce  Dieu  mes  secrets  soient  cachés! 

l'hiérophante. 
Nous  vous  le  jurons  tous. 

STATIRA. 

Avant  que  de  m'entendre, 
Dites-moi  s'il  est  vrai  que  le  cruel  Cassandre 
Soit  ici  dans  le  rang  de  nos  initiés? 
l'hiérophante. 
(3ui,  madame. 

STATIRA. 

Il  a  vu  ses  forfaits  expiés!... 
l'hiérophante. 
Hélas!  tous  les  humains  ont  besoin  de  clémence. 
Si  Dieu  n'ouvrait  ses  bras  qu'à  la  seule  innocence, 
Qui  viendrait  dans  ce  temple  encenser  les  autels? 
Dieu  fit  du  repentir  la  vertu  des  mortels. 
Ce  juge  paternel  voit  du  haut  de  son  trône 
La  terre  trop  coupable,  et  sa  bonté  pardonne. 

STATIRA. 

Eh  bien  !  si  vous  savez  pour  quel  excès  d'horreur 

11  demande  sa  grâce  et  craint  un  dieu  vengeur; 

Si  vous  êtes  instruit  qu'il  fit  périr  son  maître; 

Et  quel  maître,  grands  dieux!  si  vous  pouvez  connaître 

Quel  sang  il  répandit  dans  nos  murs  enflammés, 

Quand  aux  yeux  d'Alexandre,  à  peine  encor  fermés, 

Ayant  osé  percer  sa  veuve  gémissante. 


ACTE    II,    SCÈNIi    II.  115 

Sur  le  corps  d'un  ('poux  il  la  jota  mourante  ; 
Vous  serez  plus  surpris  lorsque  vous  apprendrez 
Des  secrets  jusqu'ici  de  la  terre  ignorés. 
Cette  femme  élevée  au  comble  de  la  gloire, 
Dont  la  Perse  sanglante  honore  la  mémoire, 
Veuve  d'un  demi-dieu,  fille  de  Darius... 
Elle  vous  parle  ici,  ne  l'interrogez  plus*. 

(I.os  prOtros  et  les  prêtresses  élèvent  les  mains,  et  s'inclinent.) 

l'hiérophante. 
0  dieux!  qu'ai-je  entendu?  dieux,  que  le  crime  outrage, 
De  quels  coups  vous  frappez  ceux  qui  sont  votre  image  ! 
Statira  dans  ce  temple  !  Ah  !  souffrez  qu'à  genoux, 
Dans  mes  profonds  respects... 

STATIRA. 

Grand-prêtre,  levez-vous. 
Je  ne  suis  plus  pour  vous  la  maîtresse  du  monde  ; 


I.  Non-seulement  les  défauts  de  cette  tragédie  ont  empêché  l'auteur  d'oser  la 
faire  jouer  sur  le  théâtre  de  Paris;  mais  la  crainte  que  le  peu  de  beautés  qui  peut 
y  être  ne  fût  exposé  à  la  raillerie  a  retenu  l'auteur  encore  plus  que  ses  défauts. 
La  môme  légèreté  qui  fit  condamner  Atlialie  pendant  plus  de  vingt  années  par  ce 
même  peuple  qui  applaudissait  à  la  Judith  de  Boyer,  les  mômes  protextes  qui  ser- 
virent à  jeter  du  ridicule  sur  un  prêtre  et  sur  un  enfant,  peuvent  subsister  aujour- 
d'imi.  Il  est  à  croire  qu'on  dirait  :  Voilà  une  tragédie  jouée  dans  un  couvent; 
Statira  est  religieuse,  Cassandre  a  fait  une  confession  générale,  l'hiérophante  est 
un  directeur,  etc. 

-Mais  aussi  il  se  trouvera  des  lecteurs  éclairés  et  sensibles  qui  pourront  être 
attendris  de  ces  mêmes  ressemblances,  dans  lesquelles  d'autres  ne  trouveront  que 
des  sujets  de  plaisanterie.  Il  n'y  a  point  de  royaume  en  Europe  qui  n'ait  vu  des 
reines  s'ensevelir,  les  derniers  jours  de  leur  vie,  dans  des  monastères,  après  les 
plus  horribles  catastrophes.  Il  y  avait  de  ces  asiles  chez  les  anciens,  comme  parmi 
nous.  La  Calprenède  [dans  son  roman  intitulé  Cassandre]  fait  retrouver  Statira  dans 
un  puits  :  ne  vaut-il  pas  mieux  la  retrouver  dans  un  temple? 

Quant  à  la  confession  de  ses  fautes  dans  les  cérémonies  de  la  religion,  elle  est 
de  la  plus  haute  antiquité,  et  est  expressément  ordonnée  par  les  lois  de  Zoroastre, 
qu'on  trouve  dans  le  Sadder.  Les  initiés  n'étaient  point  admis  aux  mystères  sans 
avoir  exposé  le  secret  de  leurs  cœurs  en  présence  de  l'Être  suprême.  S'il  y  a 
quelque  chose  qui  console  les  hommes  sur  la  terre,  c'est  de  pouvoir  être  réconcilié 
avec  le  ciel  et  avec  soi-même.  En  un  mot,  on  a  taché  de  représenter  ici  ce  que  les 
malheurs  des  grands  de  la  terre  ont  jamais  eu  de  plus  terrible,  et  ce  que  la 
religion  ancienne  a  jamais  eu  de  plus  consolant  et  de  plus  auguste.  Si  ces  moeurs, 
ces  usages,  ont  quelque  conformité  avec  les  nôtres,  ils  doivent  porter  plus  de  ter- 
reur et  de  pitié  dans  nos  âmes. 

Il  y  a  quelquefois  dans  le  cloître  je  ne  sais  quoi  d'attendrissant  et  d'auguste.  La 
comparaison  que  fait  secrètement  le  lecteur  entre  le  silence  de  ces  retraites  et 
le  tumulte  du  monde,  entre  la  piété  paisible  qu'on  suppose  y  régner,  et  les  dis- 
cordes sanglantes  qui  désolent  la  terre,  émeut  et  transporte  une  âme  vertueuse  et 
sensible.  {Note  de  Voltaire.) 


M  6  OLVMl'IE. 

Ne  respectez  ici  que  ma  douleur  profonde. 
Des  grandeurs  d'ici-bas  voyez  quel  est  le  sort. 
Ce  qu'éprouva  mon  père  au  moment  de  sa  mort, 
Dans  IJabylone  en  sang  je  l'éprouvai  de  même. 
Darius,  roi  des  rois,  privé  du  diadème, 
Fuyant  dans  des  déserts,  errant,  abandonné. 
Par  ses  propres  amis  se  vit  assassiné  ; 
Un  étranger,  un  pauvre,  un  rebut  de  la  terre, 
De  ses  derniers  moments  soulagea  la  misère. 

(Montrant  la  prêtresse  inférieure.) 

Voyez-vous  cette  femme  étrangère  en  ma  cour? 

Sa  main,  sa  seule  main  m'a  conservé  le  jour; 

Seule  elle  me  tira  de  la  foule  sanglante 

Où  mes  làcbes  amis  me  laissaient  expirante. 

Elle  est  Épbésienne,  elle  guida  mes  pas 

Dans  cet  auguste  asile,  au  bout  de  mes  États. 

Je  vis  par  mille  mains  ma  dépouille  arracbée, 

De  mourants  et  de  morts  la  campagne  jonchée; 

Les  soldats  d'Alexandre  érigés  tous  en  rois, 

Et  les  larcins  publics  appelés  grands  exploits. 

J'eus  en  horreur  le  monde  et  les  maux  qu'il  enfante. 

Loin  de  lui  pour  jamais  je  m'enterrai  vivante. 

Je  pleure,  je  l'avoue,  une  fille,  une  enfant 

Arrachée  à  mes  bras  sur  mon  corps  tout  sanglant. 

Cette  étrangère  ici  me  tient  lieu  de  famille. 

J'ai  perdu  Darius,  Alexandre,  et  ma  fille  ; 

Dieu  seul  me  restée 

l'hiéropha\te. 

Hélas!  qu'il  soit  donc  votre  appui! 
Du  trône  où  vous  étiez  vous  montez  jusqu'à  lui; 
Son  temple  est  votre  cour  :  soyez-y  plus  heureuse 
Que  dans  cette  grandeur  auguste  et  dangereuse. 
Sur  ce  trône  terrible,  et  par  vous  oublié, 
Devenu  pour  la  terre  un  objet  de  pitié. 

STATIRA. 

Ce  temple  quelquefois,  seigneur,  m'a  consolée  ; 
Mais  vous  devez  sentir  l'horreur  qui  m'a  troublée 
En  voyant  que  Cassandre  y  parle  aux  mêmes  dieux. 
Contre  sa  tête  impie  implorés  par  mes  vœux. 

1.  «  C'est  Statira  qui  est  le  grand  rôle,   écrivait  Voltaire:  ah!  comme  nous 
pleurions  à  ces  vers.  » 


ACTE    IL    SCÈNE    II.  417 

i/hikrophante. 
Le  sacrifice  est  grand  ;  je  sons  trop  ce  qn'il  coûte; 
Mais  notre  loi  vous  parle,  et  votre  cœur  l'écoute  : 
Vous  l'avez  embrassée. 

STATIRA. 

Aurais-je  pu  prévoir 
Qu'elle  dût  m'imposer  cet  horrible  devoir? 
Je  sens  (jue  de  mes  jours,  usés  dans  l'amertume. 
Le  flambeau  pâlissant  s'éteint  et  se  consume; 
Et  ces  derniers  moments  (jue  Dieu  veut  me  donner 
A  quoi  A  ont-ils  servir? 

l'hiérophante. 

Peut-être  à  pardonner. 
Vous-même  vous  avez  tracé  votre  carrière  ; 
Marchez-y  sans  jamais  retourner  en  arrière. 
Les  màues,  allranchis  d'un  corps  vil  et  mortel. 
Goûtent  sans  passions  un  repos  éternel  ; 
Un  nouveau  jour  leur  luit;  ce  jour  est  sans  nuage; 
Ils  vivent  pour  les  dieux  :  tel  est  notre  partage. 
Lue  retraite  heureuse  amène  au  fond  des  cœurs 
L'oubli  des  ennemis  et  l'oubli  des  malheurs. 

STATIRA. 

11  est  vrai,  je  fus  reine,  et  ne  suis  que  prêtresse; 
Dans  mon  devoir  afi"reux  soutenez  ma  faiblesse.  • 
Que  faut-il  que  je  fasse  ? 

l'hiérophante. 

Olympie  à  genoux 
Doit  d'abord  en  ces  lieux  se  jeter  devant  vous  ; 
C'est  à  vous  de  bénir  cet  illustre  hyménée. 

STATIRA. 

Je  vais  la  préparer  à  vivre  infortunée  : 
C'est  le  sort  des  humains. 

l'hiérophante. 

Le  feu  sacré,  l'encens. 
L'eau  lustrale,  les  dons  offerts  aux  dieux  puissants, 
Tout  sera  présenté  par  vos  mains  respectables. 

STATIRA. 

Et  pour  qui,  malheureuse!  Ah  !  mes  jours  déplorables 
Jusqu'au  dernier  moment  sont-ils  chargés  d'horreur? 
J'ai  cru  dans  la  retraite  éviter  mon  malheur  ; 
Le  malheur  est  partout,  je  m'étais  abusée  : 
Allons,  suivons  la  loi  par  moi-même  imposée. 


H«  OLYMPIE. 

i/hikrophaxte. 
Adieu  :  je  vous  admire  autant  ([ue  je  vous  plains. 
Elle  vient  près  de  vous. 

(Il  sort.) 


SCENE   m. 

STATIRA,    OLYMPIE. 

(Le  théâtre  tremble.) 
STATIRA. 

Lieux  funèbres  et  saints. 
Vous  frémissez!...  J'entends  un  horrible  murmure; 
Le  temple  est  ébranlé!...  Quoi  !  toute  la  nature 
S'émeut  à  son  aspect!  et  mes  sens  éperdus 
Sont  dans  le  même  trouble,  et  restent  confondus  ! 

OLYMPIE,  otTrayée, 

Ah  !  madame  ! 

STATIRA. 

Approchez,  jeune  et  tendre  victime  ; 
Cet  augure  efï'rayant  semble  annoncer  le  crime  ; 
Vos  attraits  semblent  nés  pour  la  seule  vertu. 

OLYMPIE. 

Dieux  justes,  soutenez  mon  courage  abattu  ! 
Et  vous,  de  leurs  décrets  auguste  confidente, 
Daignez  conduire  ici  ma  jeunesse  innocente  ; 
Je  suis  entre  vos  mains,  dissipez  mon  effroi. 

STATIRA. 

Ah!  j'en  ai  plus  que  vous!...  Ma  fille,  embrassez-moi. 
Du  sort  de  votre  époux  étes-vous  informée  ? 
Quel  est  votre  pays?  Quel  sang  vous  a  formée? 

OLYMPIE. 

Humble  dans  mon  état,  je  n'ai  point  attendu 
Ce  rang  où  l'on  m'élève,  et  qui  ne  m'est  pas  dû. 
Cassandre  est  roi,  madame  ;  il  daigna  dans  la  Grèce 
A  la  cour  de  son  père  élever  ma  jeunesse. 
Depuis  que  je  tombai  dans  ses  augustes  mains. 
J'ai  vu  toujours  en  lui  le  plus  grand  des  humains. 
Je  chéris  un  époux,  et  je  révère  un  maître. 
\oilà  mes  sentiments,  et  voilà  tout  mon  être. 


ACTE    II,    SCÈNE    III.  119 

STATIRA. 

Qu'aisément,  juste  ciel,  on  trompe  un  jeune  cœur! 
De  l'innocence  en  vous  que  j'aime  la  candeur! 
Cassandre  a  donc  pris  soin  de  votre  destinée? 
Quoi  !  d'un  prince  ou  d'un  roi  vous  ne  seriez  pas  née  ? 

OLYMPIE. 

-Pour  aimer  la  vertu,  pour  en  suivre  les  lois. 
Faut-il  donc  être  né  dans  la  pourpre  des  rois? 

STATIRA. 

Non,  je  ne  vois  que  trop  le  crime  sur  le  trône. 

OLYMPIE. 

Je  n'étais  qu'une  esclave. 

STATIRA. 

Un  tel  destin  m'étonne. 
Les  dieux  sur  votre  front,  dans  vos  yeux,  dans  vos  traits. 
Ont  placé  la  noblesse  ainsi  que  les  attraits. 
Vous,  esclave! 

OLYMPIE. 

Antipatre,  en  ma  première  enfance. 
Par  le  sort  des  combats  me  tint  sous  sa  puissance  : 
Je  dois  tout  à  son  fils, 

STATIRA. 

Ainsi  vos  premiers  jours 
Ont  senti  l'infortune,  et  vu  finir  son  cours  ! 
Et  la  mienne  a  duré  tout  le  temps  de  ma  vie  !... 
En  quels  temps,  en  quels  lieux  fùtes-vous  poursuivie 
Par  cet  affreux  destin  qui  vous  mit  dans  les  fers? 

OLYMPIE. 

On  dit  que  d'un  grand  roi,  maître  de  l'univers, 
On  termina  la  vie,  on  disputa  le  trône. 
On  déchira  l'empire,  et  que  dans  Babylone 
Cassandre  conserva  mes  jours  infortunés. 
Dans  l'horreur  du  carnage  au  glaive  abandonnés. 

STATIRA. 

Quoi!  dans  ces  temps  marqués  par  la  mort  d'Alexandre, 
Captive  d'Antipatre,  et  soumise  à  Cassandre  ? 

OLYMPIE. 

C'est  tout  ce  que  j'ai  su.  Tant  de  malheurs  passés 
Par  mon  bonheur  nouveau  doivent  être  effacés. 

STATIRA. 

Captive  à  Babylone!...  0  puissance  éternelle! 
Vous  faites-vous  un  jeu  des  pleurs  d'une  mortelle? 


120  OLYMPIE. 

Le  lieu,  le  temps,  sou  Age,  ont  excité  dans  moi 
La  joie  et  les  douleurs,  la  tendresse  et  l'effroi. 
IVe  me  trompé-je  point?  Le  ciel  sur  son  visage 
Du  héros  mon  époux  semble  imprimer  l'image... 

OLVMI'IE. 

Que  dites-vous? 

STATIRA. 

Ilélas  !  tels  étaient  ses  regards. 
Quand,  moins  lier  et  plus  doux,  loin  des  sanglants  hasards, 
Relevant  ma  famille  au  glaive  dérobée. 
Il  la  remit  au  rang  dont  elle  était  tombée. 
Quand  sa  main  se  joignit  à  ma  tremblante  main. 
Illusion  trop  chère,  espoir  flatteur  et  vain! 
Serait-il  bien  possible?...  Écoutez-moi,  princesse; 
Ayez  quelque  pitié  du  trouble  qui  me  presse. 
N'avez-vous  d'une  mère  aucun  ressouvenir? 

OLYMPIE. 

Ceux  qui  de  mon  enfance  ont  pu  m'entretenir 
M'ont  tous  dit  qu'en  ce  temps  de  trouble  et  de  carnage, 
Au  sortir  du  berceau,  je  fus  en  esclavage. 
D'une  mère  jamais  je  n'ai  connu  l'amour; 
J'ignore  qui  je  suis,  et  qui  m'a  mise  au  jour... 
Hélas!  vous  soupirez,  vous  pleurez,  et  mes  larmes 
Se  mêlent  à  vos  pleurs,  et  j'y  trouve  des  charmes... 
Eh  quoi  !  vous  me  serrez  dans  vos  bras  languissants  ! 
Vous  faites  pour  parler  des  efforts  impuissants! 
Parlez-moi. 

STATIRA. 

Je  ne  puis...  je  succombe...  Olympie! 
Le  trouble  que  je  sens  va  me  coûter  la  vie. 


SCENE    IV. 

STATIRA,    OLYMPIE,    L'HIÉROPHANTE. 

l'hiérophante. 
0  prêtresse  des  dieux  !  ô  reine  des  humains  ! 
Quel  changement  nouveau  dans  vos  tristes  destins  ! 
Que  nous  faudra-t-il  faire,  et  qu'allez-vous  entendre? 

STATIRA. 

Des  malheurs  :  je  suis  prête,  et  je  dois  tout  attendre. 


ACTK    II,    SCKNE    IV.  -121 

l'hiérophante. 
C'est  le  plus  grand  des  biens,  d'amertume  mêlé; 
Mais  il  n'en  est  point  d'autre.  Antigone  troublé, 
Antigone,  les  siens,  le  peuple,  les  armées, 
Toutes  les  voix  enfin,  par  le  zèle  animées, 
Tout  dit  que  cet  objet  à  vos  yeux  présenté. 
Qui  longtemps  comme  vous  fut  dans  rol)scurité, 
Que  vos  royales  mains  vont  unir  à  Cassandre, 
Qu'Olympie... 

STATIRA. 

Achevez. 

l'hiérophante. 

Est  fille  d'Alexandre  K 

STATIRA,    courant  embrasser  Olympie. 

Ail  !  mon  cœur  déchiré  me  fa  dit  avant  vous. 
0  ma  iille!  ô  mon  sangl  ô  nom  fatal  et  doux  ! 
*l)e  vos  embrassements  faut-il  que  je  jouisse, 

*  Lorsque  par  votre  hymen  vous  faites  mon  supplice! 

OLYMPIE. 

*  Quoi  !  vous  seriez  ma  mère,  et  vous  en  gémissez  ! 

STATIRA. 

*Non,  je  bénis  les  dieux  trop  longtemps  courroucés; 
Je  sens  trop  la  nature  et  l'excès  de  ma  joie  ; 
Mais  le  ciel  me  ravit  le  bonheur  qu'il  m'envoie: 
11  te  donne  à  Cassandre! 

OLYMPIE. 

Ah  !  si  dans  votre  flanc 
Olympie  a  puisé  la  source  de  son  sang, 
8i  j'en  crois  mon  amour,  si  vous  êtes  ma  mère, 
Le  généreux  Cassandre  a-t-il  pu  vous  déplaire? 

l'hiérophante. 
*Oui,  vous  êtes  son  sang,  vous  n'en  pouvez  douter; 

*  Cassandre  enfin  l'avoue,  il  vient  de  l'attester. 

*  Puissiez-vous  toutes  deux  avec  lui  réunies 

*  Concilier  enfin  deux  races  ennemies! 

OLYMPIE. 

*Qui?  lui?  votre  ennemi!  Tel  serait  mon  malheur! 


1.  «  Olympie,  écrit  Voltaire,  est  une  petite  fille  de  quinze  ans,  simple,  tondre, 
effrayée,  qui  prend  à  la  fin  un  parti  affreux,  parce  que  son  ingénuité  a  causé  la 
mort  de  sa  mère,  et  qui  n'élève  la  voix  qu'au  dernier  vers,  quand  elle  se  jette  sur 
le  bûcher...  Ce  n'est  point  Zaïre...  ce  n'est  point  Cliimène...  » 


lit  OLYMPIE. 

STATIRA. 

D'Aloxaiidro  ton  piTO  il  ost  rompoisonneur. 
Au  sein  de  Statira  dont  tu  tiens  la  naissance, 
Dans  ce  sein  malheureux  qui  nourrit  ton  enfance, 
Oho  tu  viens  d'embrasser  pour  la  première  fois. 
Il  plongea  le  couteau  dont  il  frappa  les  rois. 
Il  me  poursuit  enfin  jusqu'au  temple  d'Éplièse; 
Il  y  brave  les  dieux,  et  feint  qu'il  les  apaise! 
A  mes  bras  maternels  il  ose  te  ravir; 
Et  tu  peux  demander  si  je  dois  le  haïr! 

OLYMPIE. 

Quoi  !  d'Alexandre  ici  le  ciel  voit  la  famille  ! 
Quoi  !  vous  êtes  sa  veuve  !  Olympie  est  sa  fille  ! 
Et  votre  meurtrier,  ma  mère,  est  mon  époux  ! 
Je  ne  suis  dans  vos  bras  qu'un  objet  de  courroux! 
Quoi  !  cet  hymen  si  cher  était  un  crime  horrible  ! 

l'hikiiophante. 
Espérez  dans  le  ciel, 

OLYMPIK. 

Ah  !  sa  haine  inflexible 
D'aucune  ombre  d'espoir  ne  peut  flatter  mes  vœux  ; 
Il  m'ouvrait  un  abîme  en  éclairant  mes  yeux. 
Je  vois  ce  que  je  suis,  et  ce  que  je  dois  être. 
Le  plus  grand  de  mes  maux  est  donc  de  me  connaître! 
Je  devais  à  l'autel  où  vous  nous  unissiez 
Expirer  en  victime,  et  tomber  à  vos  pieds. 


SCENE  V. 

STATIRA.    OLVMi'IE.    L"  IIlÉROiniANTE , 

U  N     1»  R  !•:  T  R  E  . 

LE    PP.ÈTRE. 

On  menace  le  temple,  et  les  divins  mystères 

Sont  bientôt  profanés  par  des  mains  téméraires; 

Les  deux  rois  désunis  disputent  à  nos  yeux 

Ee  droit  de  commander  où  commandent  les  dieux  : 

Voilà  ce  qu'annonçaient  ces  voûtes  g(''missantes. 

Et  sous  nos  pieds  craintifs  nos  demeures  trem])lant('s. 

Il  semble  que  le  ciel  veuille  nous  informer 


ACTE    H,    SCÈNE    VI.  \n 

(jiiG  la  terre  roffense,  et  qu'il  faut  le  cnlnior  ! 
Tout  un  peuple  ('perdu,  ([ue  la  discorde  excite, 
\  ers  les  parvis  sacrés  vole  et  se  précipite  ; 
Kplièse  est  divisée  entre  deux  factions. 
Nous  ressemblons  bientôt  aux  autres  nations. 
La  sainteté,  la  paix,  les  mœurs,  vont  disparaître  ; 
Les  rois  remporteront,  et  nous  aurons  un  maître. 

i/hikuophaxte. 
Ah  !  qu'au  moins  loin  de  nous  ils  portent  leurs  forfaits  ! 
Qu'ils  laissent  sur  la  terre  un  asile  de  paix  ! 
Leur  intérêt  l'exige...  0  mère  auguste  et  tendre, 
Et  vous...  dirai-je,  hélas!  l'épouse  de  Cassandre? 
Au  pied  de  ces  autels  vous  pouvez  vous  jeter. 
Aux  rois  audacieux  je  vais  me  présenter; 
Je  connais  le  respect  qu'on  doit  à  leur  couronne; 
Mais  ils  en  doivent  plus  à  ce  Dieu  qui  la  donne. 
S'ils  prétendent  régner,  qu'ils  ne  l'irritent  pas. 
Nous  sommes,  je  le  sais,  sans  armes,  sans  soldats, 
Nous  n'avons  que  nos  lois,  voilà  notre  puissance. 
Dieu  seul  est  mon  appui,  son  temple  est  ma  défense; 
Et,  si  la  tyrannie  osait  en  approcher. 
C'est  sur  mon  corps  sanglant  qu'il  lui  faudra  marcher. 

(L'hiùrophante  sort  avoc  le  prûtre  inférieur.) 


SCENE    VI. 

STATIRA,    OLYMIME. 

STATIRA. 

0  destinée!  ô  Dieu  des  autels  et  du  trône! 
Contre  Cassandre  au  moins  favorise  Antigone  : 
Jl  me  faut  donc,  ma  lille,  au  déclin  de  mes  jours. 
De  nos  seuls  ennemis  attendre  des  secours, 
Et  chercher  un  vengeur,  au  sein  de  ma  misère. 
Chez  les  usurpateurs  du  trône  de  ton  père! 
Chez  nos  propres  sujets,  dont  les  efforts  jaloux 
Disputent  cent  États  que  j'ai  possédés  tous  ! 
Ils  rampaient  à  mes  pieds,  ils  sont  ici  mes  maîtres. 
U  trône  de  Cyrus  !  ô  sang  de  mes  ancêtres  ! 
Dans  quel  profond  abîme  êtes-vous  descendus  ! 
Vanité  des  grandeurs,  je  ne  vous  connais  plus. 


OLYMPIE. 

OLVMPIE, 

Ma  mère,  je  vous  suis...  Ah!  dans  ce  jour  funeste, 
Rendez-moi  digne  au  moins  du  grand  nom  qui  vous  reste 
Le  devoir  qu'il  prescrit  est  mon  unique  espoir. 

ST  VTIRA. 

Fille  du  roi  des  rois,  remplissez  ce  devoir. 


FIN    DU    DEUXIEME     ACTE. 


ACTE    TROISIÈME. 


SCENE   I. 

(Le   templii  est   fermé.) 

CASSANDRE,     SOSTÈNE,    dans  le  péristyle. 

CASSANDRE. 

La  vérité  l'emporte,  il  n'est  plus  temps  de  taire 
Ce  funeste  secret  qu'avait  caché  mon  père  ; 
Il  a  fallu  céder  à  la  puJjlique  voix. 
Oui,  j'ai  rendu  justice  à  la  fille  des  rois; 
Devais-je  plus  longtemps,  par  un  cruel  silence, 
Faire  encore  à  son  sang  cette  mortelle  offense? 
.Je  fus  coupable  assez. 

SOSTÈiNE. 

Mais  un  rival  jaloux 
Du  grand  nom  d'Olympie  abuse  contre  vous  : 
II  anime  le  peuple  ;  Éphèse  est  alarmée; 
De  la  religion  la  fureur  animée, 
Qu'Antigonc  méprise  et  qu'il  sait  exciter, 
Vous  fait  un  crime  affreux,  un  crime  à  détester. 
De  posséder  la  fille,  ayant  tué  la  mère. 

CASSAXDRE. 

*  Les  reproches  sanglants  qu'Éphèse  peut  me  faire, 
*Vous  le  savez,  grand  Dieu!  n'approchent  pas  des  miens. 
*J'ai  calmé,  grâce  au  ciel,  les  cœurs  des  citoyens; 

*  Le  mien  sera  toujours  victime  des  furies, 

*  Victime  de  l'amour  et  de  mes  barbaries. 

*  Hélas!  j'avais  voulu  qu'elle  tînt  tout  de  moi, 

*  Qu'elle  ignorût  un  sort  qui  me  glaçait  d'cflroi. 

*  De  son  père  en  ses  mains  je  mettais  l'héritage 

*  Conquis  par  Antipatre,  aujourd'hui  mon  partage. 

*  Heureux  par  mon  amour,  heureux  par  mes  bienfaits, 


I2()  OLVMl'lE. 

*  Lno  fois  on  ma  vio  avec  iiioi-môine  eu  paix; 
*Tout  ("'tait  ivparô,  je  lui  rendais  justice. 

*  D'aucun  ci'inie,  après  tout,  mon  cteur  ne  lut  complice; 
.l"ai  tué  Statira,  nuiis  c'est  dans  les  combats, 

C'est  en  sauvant  mon  père,  en  lui  prêtant  mon  bras; 
(Vest  dans  l'emportement  du  meui'tre  et  du  carnage, 
Où  le  devoir  d'un  iils  égarait  mon  courage; 
C'est  dans  Taveuglement  que  la  nuit  et  l'horreur 
Mépandaient  sur  mes  yeux  troublés  par  la  fureur. 
Mon  àme  en  frémissait  avant  d'être  punie 
Par  ce  fatal  amour  qui  la  tient  asservie. 
.le  me  crois  innocent  au  jugement  des  dieux, 
Devant  le  monde  entier,  mais  non  pas  à  mes  yeux  ; 
\on  pas  pour  Olympie,  et  c'est  là  mon  supplice. 
C'est  là  mon  désespoir.  11  faut  qu'elle  choisisse, 
Ou  de  me  pardonner,  ou  de  percer  mon  cœur. 
Ce  cœur  désespéré,  qui  brûle  avec  fureur. 

SOSTÎiNE. 

On  prétend  qu'Olympie,  en  ce  temple  amenée, 
}*eut  retirer  la  main  qu'elle  vous  a  donnée. 

CASSANDRE. 

Oui,  je  le  sais,  Sostène  ;  et  si  de  cette  loi 
L'objet  que  j'idolâtre  abusait  contre  moi, 
Malheur  à  mon  rival,  et  malheur  à  ce  temple! 
Du  culte  le  plus  saint  je  donne  ici  l'exemple  ; 
.l'en  donnerais  bientôt  de  vengeance  et  d'horreur. 
Écartons  loin  de  moi  cette  vaine  terreur. 
Je  suis  aimé  ;  son  cœur  est  à  moi  dès  l'enfance. 
Et  l'amour  est  le  dieu  qui  prendra  ma  défense. 
Courons  vers  Olympie. 

SCÈNE    II. 
CASSANDRE,    SOSTÈNE,    L'HIÉROPHANTE, 

sortant  du   teniple. 
CASSANDRE. 

Interprète  du  ciel, 
Ministre  de  clémence,  en  ce  jour  solennel, 
.l'ai  de  votre  saint  temple  écarté  les  alarmes  ; 
Contre  Antigone  encor  je  n'ai  point  pris  les  armes; 
•J'ai  respecté  ces  temps  à  la  paix  consacrés  ; 


ACTE    ni,    SCÈNE    II.  127 

Mais  (loniioz  cette  paix  à  mes  sens  décliirés. 
J'ai  plus  d'un  droit  ici,  je  saurai  les  défendre. 
Je  meurs  sans  Olympie,  et  vous  devez  la  rendre. 
Aclievons  cet  hymen. 

L  'hikhophante. 
Elle  remplit,  seigneur, 
Des  devoirs  bien  sacrés,  et  bien  chers  à  sou  cœur. 

CAS  SANDRE. 

Tout  le  mien  les  partage.  Où  donc  est  la  prêtresse 
Qui  doit  m'olFrir  ma  femme,  et  bénir  ma  tendresse? 

l'hiérophante. 
Elle  va  l'amener.  Puissent  de  si  beaux  nœuds 
Ne  point  faire  aujourd'hui  le  malheur  de  tous  deux! 

CASSANDRE. 

Notre  malheur!...  Hélas!  cette  seule  journée 
\oyait  de  tant  de  maux  la  course  terminée. 
Pour  la  première  fois  un  moment  de  douceur 
De  mes  affreux  chagrins  dissipait  la  noirceur. 

l'hiérophante. 
IVut-être  plus  que  vous  Olympie  est  à  plaindre. 

CASSANDRE. 

Comment?  que  dites-vous?...  Eh!  que  peut-elle  craindre? 

l'hiérophante,   s'en  allant. 

Vous  l'apprendrez  trop  tôt. 

CASSANDRE. 

Non,  demeurez.  Eh  quoi! 
Du  parti  d'Antigone  étes-vous  contre  moi? 

l'hiérophante. 
Me  préservent  les  cieux  de  passer  les  limites 
Que  mon  culte  paisible  à  mon  zèle  a  prescrites! 
Les  intrigues  des  cours,  les  cris  des  factions, 
Des  humains  que  je  fuis  les  tristes  passions. 
N'ont  point  encor  troublé  nos  retraites  obscures  *  : 

1.  Cet  cxomple  d'un  prêtre  qui  se  renferme  dans  les  bornes  de  son  ministère 
de  paix  nous  a  paru  d'une  très-grande  utilité,  et  il  sei'ait  à  souliaitor  qu'on  ne  les 
représentât  jamais  autrement  sur  un  théâtre  public  qui  doit  être  l'école  des  mœurs. 
11  est  vrai  qu'un  personnage  qui  se  borne  à  prier  le  ciol  et  à  enseigner  la  vertu 
n'est  pas  assez  agissant  pour  la  scène;  mais  aussi  il  ne  doit  pas  être  au  nombre 
des  personnages  dont  les  passions  font  mouvoir  la  pièce.  Les  héros,  emportés  par 
leurs  passions,  agissent,  et  un  grand-prêtre  instruit.  Ce  mélange,  heureusement 
employé  par  des  mains  plus  habiles,  pourra  faire  un  jour  un  grand  effet  sur  le 
théâtre. 

On  ose  dire  que  le  grand-prêtre  Joad,  dans  la  tragédie  d'Athalie,  somldo  s'éloi- 


1-28  OLYMl'IK. 


Au  (I'kmi  que  nous  servons  nous  levons  des  mains  pures. 
Les  débats  des  grands  rois  ])ronipts  à  se  diviser 
Ae  sont  connus  de  nous  que  pour  les  apaiser; 


gnor  trop  de  co  caractère  de  douceur  et  d'impartialité  qui  doit  faire  l'essence  de 
son  ministère.  On  pourrait  l'accuser  d'un  fanatisme  trop  féroce,  lorsque,  rencon- 
trant Mathan  eu  conférence  avec  Josabeth,  au  lieu  de  s'adresser  à  Mathan  avec  la 
bienséance  convenable,  il  s'écrie: 

Quoi!  fille  de  David,  vous  parlez  à  ce  traître! 
Vous  soulTroz  qu'il  vous  parle  !  Et  vous  ne  craignez  pas 
Que,  du  fond  de  l'abîme  entr'ouvert  sous  ses  pas, 
Il  ne  sorte  à  l'instant  des  feux  qui  vous  embrasent, 
Ou  qu'en  tombant  sur  lui  ces  murs  ne  vous  écrasent  ! 
Que  veut-il'/  Do  quel  front  cet  ennemi  de  Dieu 
Vient-il  infecter  l'air  qu'on  respire  en  et;  lieu? 

Matlian  semble  lui  répondre  très-pertinemment  en  disant  : 

On  reconnaît  Joad  à  cette  violence. 

Toutefois  il  devrait  montrer  plus  de  prudence, 

Kespecter  une  reine,  etc. 

Acte  III,  scène  v. 

On  ne  voit  pas  non  plus  pour  quelle  raison  Joad,  ou  Joïada,  s'obstine  à  ne 
vouloir  pas  que  la  reine  Atbalie  adopte  le  petit  Joas.  Elle  dit  en  propres  termes  à 
cet  enfant  (acte  II,  scène  vu]  :  «  Je  n'ai  point  d'héritier....  je  jjrétends  vous  traiter 
comme  mon  propre  fils.  » 

Atbalie  n'avait  certainement  alors  aucun  intérêt  à  faire  tuer  Joas.  Elle  pouvait 
lui  servir  de  mère,  et  lui  laisser  son  petit  royaume.  Il  est  très-naturel  qu'une 
vieille  femme  s'intéresse  au  seul  rejeton  de  sa  famille.  Atbalie,  en  effet,  était  dans 
la  décrépitude  de  l'âge  Les  Paraliponiènes  [livre  II,  cliapitre  wii,  verset  2]  disent 
que  son  fils  Ocbozias  ou  Acbazia  avait  quarante-deux  ans  fies  Rois,  livre  IV, 
chap.  VIII,  verset  2(),  disent  vingt-deux]  quand  il  fut  déclaré  meik  ou  roitelet.  Il 
régna  environ  un  an.  Sa  mère,  Atbalie,  lui  survécut  six  ans.  Supposons  qu'elle  fût 
mariée  à  quinze  ans,  il  est  clair  qu'elle  avait  au  moins  soixante-quatre  ans. 
Il  y  a  bien  plus;  il  est  dit  dans  le  quatrième  livre  des  Rois  [X,  14],  que  Jébu 
égorgea  quarante-deux  frères  d'Ochozias,  et  cet  Ocbozias  était  le  cadet  de  tous 
ses  frères  :  à  ce  compte,  pour  peu  qu'un  des  quarante-deux  frères  eût  été  majeur, 
Atbalie  devait  être  âgée  de  cent  six  ans  quand  le  prêtre  Joad  la  Ht  assassiner  *. 

Je  n'examine  point  ici  comment  le  père  d'Ochozias  pouvait  avoir  quarante  ans 
[Paralip.,  livre  II,  cbap.  xxi,  verset  20],  et  son  fils  quarante-deux  quand  il  lui 
succéda,  je  n'examine  que  la  tragédie.  Je  demande  seulement  de  quel  droit  le 
prêtre  Joad  arme  ses  lévites  contre  la  reine,  à  laquelle  il  a  fait  serment  de  fidélité; 
de  quel  droit  trompe-t-il  Atbalie  en  lui  promettant  un  trésor?  de  quel  droit  fait-il 
massacrer  sa  reine  dans  la  plus  extrême  vieillesse? 

Atbalie  n'était  certainement  pas  si  coupable  que  Jébu,  qui  avait  fiiit  mourir 
soixante  et  dix  fils  du  roi  Achab,  et  mis  leurs  têtes  dans  des  corbeilles,  à  ce  que 

*  Voici  le  compte  : 

Athalic  se  marie  à  quinze  ans 15 

Elle   a   quarante-deux   fils 4-2 

Ocbozias,  le  quarante-troisième,  commence  à  régner  à  quarante-deux  ans.     .  42 

Il  règne  un   an 1 

Athalie  règne,  après  lui,  six  ans 0 


( 


Somme  totale.     .     .     106 


ACTK    III,    SCÈNE    II.  /129 

El  nous  i^riororioiis  leurs  grandeurs  passagères, 

Sans  le  l'atal  besoin  qn'iJs  ont  de  nos  prières. 

Pour  vous,  pour  Olynipie,  et  pour  d'autres,  seigneur. 


(lit  le  qiiafritMiic  livro   (li.'S  Rois  [X,   7.]  Le  même  livi'O  [X,  11]   rapportt;  qu'il  (if, 
oxtenniiiei"  tous  les  amis  d'Aciiab,  tous  ses  courtisans,  et  tous  ses  prêtres. 

Cette  reine  avait  à  la  vérité  use  de  représailles;  mais  appartenait-il  à  Joad  de 
conspirer  contre  elle,  et  de  la  tuer?  11  était  son  sujet;  et  certainement,  dans  nos 
mœurs  et  dans  nos  lois,  il  n'est  pas  plus  permis  h  Joad  de  fainî  assassiner  sa 
reine  qu'il  n'eût  été  permis  à  l'arclievôque  de  (lantorbery  d'assassiner  Elisabeth 
parce  qu'elle  avait  fait  condamner  Marie  Stuart. 

11  eût  fallu,  pour  qu'un  tel  assassinat  ne  révoltât  pas  tous  les  esprits,  que 
Dieu,  qui  est  le  maître  de  notre  vie  et  des  moyens  de  nous  l'ôter,  fût  descendu 
lui-même  sur  la  terre  d'une  manière  visible  et  sensible,  et  qu'il  eût  ordonné  ce. 
meurtre  :  or,  c'est  certainement  ce  qu'il  n'a  pas  fait.  Il  n'est  pas  dit  même  que 
Joad  ait  consulté  le  Seigneur,  ni  qu'il  lui  ait  fait  la  moindre  prière,  avant  de 
mettre  sa  reine  à  mort.  L'Kcriture  dit  seulement  f  IV  Rois,  \r,  10]  qu'il  conspira  avec 
ses  lévites,  qu'il  leur  donna  des  lances,  et  qu'il  fit  assassiner  Atbalic  à  la  ports 
aux  Chevaux  [id.,  xi,  10],  sans  dire  que  le  Seigneur  approuvât  cette  conduite. 

Ncst-il  donc  pas  clair,  après  cette  exposition,  que  le  rôle  et  le  caractère  de 
Joad,  dans  Athalie,  peuvent  être  du  plus  mauvais  exemple,  s'ils  n'excitent  pas  la 
plus  violente  indignation?  Car  pourquoi  l'action  de  Joad  serait-elle  consacrée? 

Dieu  n'approuve  certainement  pas  tout  ce  que  l'histoire  des  Juifs  rapporte. 
L'Esprit-Saint  a  présidé  à  la  vérité  avec  laquelle  tous  ces  livres  ont  été  écrits.  Il 
n'a  pas  préside  aux  actions  perverses  dont  on  y  rend  compte.  Il  ne  loue  ni  les 
mensonges  d'Abraham  [Gen.,  xir,  13,  et  \\,  13],  d'Isaac  [id.,  xxvf,  7],  et  de  Jacob 
fid.,  xxvii,  19],  ni  la  circoncision  imposée  aux  Sichimites  [Genèse,  xxxiv]  pour  les 
égorger  plus  aisément,  ni  l'inceste  de  Juda  avec  Thamar,  sa  bclle-fllle  [Genèse, 
xxxviii],  ni  même  le  meurtre  de  l'Egyptien  [Exode,  ii,  12]  par  Moïse.  Il  n'est 
point  dit  que  le  Soigneur  approuve  l'assassinat  d'Eglon  [Juges,  m,  21],  roi  des 
Moabites,  par  Aod  ou  Eud;  il  n'est  point  dit  qu'il  appi'ouve  l'assassinat  de  Sizara 
par  Jaël  [Juges,  iv,  21],  ni  qu'il  ait  été  content  que  Jcphté,  encore  teint  du  sang 
de  sa  fille,  fît  égorger  quarante-deux  mille  hommes  d'Éphraïm,  au  passage  du 
Jourdain,  parce  qu'ils  ne  pouvaient  pas  bien  prononcer  Schibholet  [Juges,  xii,  OJ. 
Si  les  Benjamitcs  du  village  de  Gabaa  voulurent  violer  un  lévite,  si  on  massacra 
toute  la  tribu  de  Benjamin  [Juges,  \x],  à  six  cents  personnes  près,  ces  actions  ne. 
sont  point  citées  avec  éloge. 

Le  Saint-Esprit  ne  donne  aucune  louange  à  David  pour  s'être  mis  [I  Rois, 
x\ii,  2],  avec  cinq  cents  brigands  chargés  de  dettes,  du  parti  du  roitelet  Akis, 
ennemi  de  sa  patrie,  ni  pour  avoir  égorgé  [I  Rois,  xxvii,  9]  les  vieillards,  les 
femmes,  les  enfants,  et  les  bestiaux  des  villages  alliés  du  roitelet,  auquel  il  avait 
juré  fidéhté  et  qui  lui  avait  accordé  sa  protection. 

L'Écriture  ne  donne  point  d'éloge  à  Salomon  pour  avoir  fait  assassiner  son 
frère  Adonias  [III  Rois,  ii,2.')J  ;  ni  à  Bahasa  pour  avoir  assassiné  Nadab  [III  Rois,  xv, 
27];  ni  à  Zimri,  ou  Zamri  [dans  les  Rois,  livre  III,  chap.  xvc,  on  lit  Zambri],  pour 
avoir  assassiné  Éla  et  toute  sa  famille;  ni  à  Amri,  ou  Homri,  pour  avoir  fait  périr 
Zimri  [III  Rois,  xvi,  17,  18];  ni  à  Jéhu  pour  avoir  assassiné  Joram  [IV  Rois,  ix,2ij. 

Le  Saint-Esprit  n'approuve  point  que  les  habitants  de  Jérusalem  assassinent 
le  roi  Amasias,  fils  de  Joas  [IV  Rois,  xiv,  19];  ni  que  Sellum  [id.,  xv,  8,  10],  fils 
de  Jabès,  assassine  Zacharias,  fils  do  Jéroboam;  ni  que  Manahem  assassine  Sellum, 
[id.,  XV,  8,  14],  fils  de  .labès;  ni  que  Facée  [id.,  id.,  23,  25],  filsdoRoméli,  assas- 
sine Facéia,  fils  de  Manahem;  ni  qu'Osée,  fils  d'Éla  [id.,  id.,  30],  assassine  Facée, 

6.  —  Théâtre.     V.  9 


430  OLYMPIE. 

Je  vais  des  iiiinioilcls  iiiipJorer  la  laveur. 

CASSANDHE. 

Olympieî... 

l'iiikroi'Hante. 
En  ces  lieux  re  moment  la  rappelle. 
Voyez  si  vous  avez  encor  des  droits  sur  elle. 
Je  vous  laisse. 

(Il  sort,  et  le  temple  s'ouvre.) 


SCENE  III. 

CASSANDRE,    SOSTÈNE,    STATIRA.    OLYMPIE. 

CASS  ANDRE. 

Elle  tremble,  ô  ciel!  et  je  frémis!.,. 
Quoi!  vous  baissez  les  yeux  de  vos  larmes  remplis! 


Ii!s  de  RomiMi.  II  semble  au  contraire  que  ces  abominations  du  peuple  de  Dieu  sont 
punies  par  une  suite  continuelle  de  désastres  presque  aussi  grands  que  ces  forfaits. 

Si  donc  tant  de  crimes  et  tant  de  meurtres  ne  sont  point  excusés  dans  l'Ecri- 
ture, pourquoi  le  meurtre  d'Atbalic  serait-il  consacré  sur  le  théâtre? 

Certes,  quand  Athalie  dit  à  l'enfant  :  «  Je  prétends  vous  traiter  comme  mon 
propre  fils,  »  Josabcth  pouvait  lui  répondre  :  «  Eh  bien!  madame,  traitez-le  donc 
comme  votre  fils,  car  il  l'est;  vous  êtes  sa  grand'mère;  vous  n'avez  que  lui  d'héri- 
ritier;  je  suis  sa  tante;  vous  êtes  vieille;  vous  n'avez  que  peu  de  temps  à  vivre; 
cet  enfant  doit  faire  votre  consolation.  Si  un  étranger  et  un  scélérat  comme  Jéhu, 
melk  de  Samarie,  assassina  votre  père  et  votre  mère,  s'il  fit  égorger  soixante  et  dis 
fils  de  vos  frères,  et  quarante-doux  de  vos  enfants,  il  n'est  pas  possible  que,  pour 
vous  venger  de  cet  abominable  étranger,  vous  prétendiez  massacrer  le  seul  petit-fils 
qui  vous  reste.  Vous  n'êtes  pas  capable  d'une  démence  si  exécrable  et  si  absurde,  ni 
mon  mari  ni  moi  ne  pouvons  avoir  la  fureur  insensée  de  vous  en  soupçonner;  ni 
un  tel  crime  ni  un  tel  soupçon  ne  sont  dans  la  nature.  Au  contraire,  on  élève  ses 
petits-fils  pour  avoir  un  jour  en  eux  des  vengeurs.  Ni  moi  ni  personne  ne  pou- 
vons croire  que  vous  ayez  été  à  la  fois  dénaturée  et  insensée.  Elevez  donc  le  petit 
Joas;  j'en  aurai  soin,  moi  qui  suis  sa  tante,  sous  les  yeux  de  sa  grand'mère.  )> 

Voilà  qui  est  naturel,  voilà  qui  est  raisonnable:  mais  ce  qui  ne  l'est  peut-être 
l)as,  c'est  qu'un  prêtre  dise:  «  J'aime  mieux  exposer  le  petit  enfant  à  périr  que  de 
le  confier  à  sa  grand'mère  ;  j'aime  mieux  tromper  ma  reine,  et  lui  promettre  indi- 
gnement de  l'argent,  pour  l'assassiner,  et  risquer  la  vie  de  tous  les  lévites  par  cette 
conspiration,  que  de  rendre  à  la  reine  son  petit-fils;  je  veux  garder  cet  enfant  et 
égorger  sa  grand'mère,  pour  conserver  plus  longtemps  mon  Mutorité.  »  C'est  là,  an 
fond,  la  conduite  de  ce  prêtre. 

J'admire,  comme  je  le  dois,  la  difficulté  surmontée  dans  la  tragédie  à'Atlialie, 
la  force,  la  pompe,  l'élégance  de  la  versification,  le  beau  contraste  du  guerrier 
Abner  et  du  prêtre  Mathan.  J'excuse  la  faiblesse  du  rôle  de  Josabeth,  j'excuse 
quelques  longueurs;  mais  je  crois  que  si  un  roi  avait  dans  ses  États  un  homme  tel 
que  Joad,  il  ferait  fort  bien  de  l'enfermer.  {Note  de  Voltaire.) 


I 


ACTH  m,  s  ci:  M-  m.  <3i 

Aoiis  détournez  do  moi  vo  Iront  où  J;i  nnliiro, 
ÎN'iiit  rrinic  la  plus  uoi)lo,  et  rai-dcui-  la  plus  juiro! 

OLVMPIE,  se-  jetant  dans  !.'s  liras  de  sa  mère. 

Ail!  barbare  !...  Ah!  madame  ! 

CASSANDIiK. 

Kxpliqnez-vous,  parlez. 
Dans  quels  bras  fuyez-vous  mes  regards  désolés? 
■Que  m'a-t-on  dit?  Pourquoi  me  causer  tant  d'alarmes? 
Qui  donc  vous  accompagne,  et  vous  baigne  de  larmes? 

STATIRA,   se  (iévoilant  et  se  retournant  vers  Cassandro. 

Jlegarde  qui  je  suis. 

CASS  ANDRE. 

A  ses  traits...  à  sa  voix... 
Mon  sang  se  glace!.,.  Où  suis-je?  et  (ju'est-ce  que  je  vois? 

STATIRA. 

Tes  crimes. 

CASSANDRE. 

Statira  peut  ici  reparaître! 

STATIRA. 

Malheureux!  reconnais  la  veuve  de  ton  maître, 
La  mère  d'Olympie. 

CASSANDRE. 

0  tonnerres  du  ciel, 
•(irondez  sur  moi,  tombez  sur  ce  front  criminel! 

STATIRA. 

<Jue  n'as-tu  fait  plus  tôt  cette  horrible  prière? 
Éternel  ennemi  de  ma  famille  entière, 
Si  le  ciel  l'a  voulu,  si  par  tes  premiers  coups 
Toi  seul  as  fait  tomljer  mon  trône  et  mon  époux  ; 
Si  dans  ce  jour  de  crime,  au  milieu  du  carnage. 
Tu  te  sentis,  barbare,  assez  peu  de  courage 
Pour  frapper  une  femme,  et,  lui  perçant  le  flanc, 
La  plonger  de  tes  mains  dans  les  flots  de  son  sang. 
De  ce  sang  malheureux  laisse-moi  ce  qui  reste. 
Faut-il  qu'en  tous  les  temps  ta  main  me  soit  funeste? 
>i'arrachc  point  ma  lille  à  mon  cœur,  à  mes  bras; 
Quand  le  ciel  me  la  rend,  ne  me  l'enlève  pas. 
Des  tyrans  de  la  terre  à  jamais  séparée. 
Respecte  au  moins  l'asile  où  je  suis  enterrée; 
Ne  viens  point,  malheureux,  par  d'indignes  elforts, 
Dans  ces  tombeaux  sacrés  persécuter  les  morts. 


432  OLVMPIE. 

CASSA-NDRE. 

Aous  m'avez  plus  frappé  que  n'eût  lait  le  tonnerre; 
Et  mon  Iront  à  vos  pieds  n'ose  toucher  la  terre. 
Je  m'en  avoue  indigne  après  mes  attentats  ; 
Et  si  je  m'excusais  sur  l'horreur  des  combats, 
Si  je  vous  apprenais  que  ma  main  lut  trompi'e 
Quand  des  jours  d'un  héros  la  trame  fut  coupée, 
Que  je  servais  mon  père  en  m'armant  contre  vous, 
Je  ne  fléchirais  point  votre  juste  courroux, 
llien  ne  peut  m'excuser...  Je  pourrais  dire  encore 
Que  je  sauvai  ce  sang  que  ma  tendresse  adore, 
Que  je  mets  à  vos  pieds  mon  sceptre  et  mes  États. 
Tout  est  affreux  pour  vous!...  Vous  ne  m'écoutez  pas! 
Ma  main  m'arracherait  ma  malheureuse  vie, 
Moins  pleine  de  forfaits  que  de  remords  punie. 
Si  votre  propre  sang,  l'objet  de  tant  d'amour. 
Malgré  lui,  malgré  moi,  ne  m'attachait  au  jour. 
Avec  un  saint  respect  j'élevai  votre  iillc  ; 
Je  lui  tins  lieu  quinze  ans  de  père  et  de  famille  ; 
Elle  a  mes  vœux,  mon  cœur,  et  peut-être  les  dieux 
Ae  nous  ont  assemblés  dans  ces  augustes  lieux 
Que  pour  y  réparer,  par  un  saint  hyménée, 
L'épouvantable  horreur  de  notre  destinée. 

STATIRA. 

Quel  hymen!,..  0  mon  sang!  tu  recevrais  la  foi 
De  qui?  De  l'assassin  d'Alexandre  et  de  moi? 

OLVMPIE. 

Non...  ma  mère,  éteignez  ces  flambeaux  eifroyables, 
Ces  flambeaux  de  l'hymen  entre  nos  mains  coupables; 
Éteignez  dans  mon  cœur  l'aflreux  ressouvenir 
Des  nœuds,  des  tristes  nœuds  qui  devaient  nous  unir. 
Je  préfère  (et  ce  choix  n'a  rien  qui  vous  étonne) 
La  cendre  qui  vous  couvre  au  sceptre  qu'il  me  donne. 
Je  n'ai  point  balancé  ;  laissez-moi  dans  aos  bras 
Oublier  tant  d'amour  avec  tant  d'attentats. 
Votre  fille  en  l'aimant  devenait  sa  complice. 
Pardonnez,  acceptez  mon  juste  sacrifice; 
Séparez,  s'il  se  peut,  mon  cœur  de  ses  forfaits; 
Empêchez-moi  surtout  de  le  revoir  jamais. 

STATIRA. 

Je  reconnais  ma  fille,  et  suis  moins  malheureuse. 
Tu  rends  un  peu  de  vie  à  ma  langueur  affreuse; 


ACTE    III,    SCt.NH    111.  \Xi 

Je  renais...  Ah!  grands  dieux!  voulicz-voiis  ([uc  ma  iiiaiii 
l'iTsontàt  Olvnipie  à  co  monstro  iiilmiuaiti? 
Qu'exigicz-vous  de  mol?  (lucl  adVeux  ministère 
Et  pour  votre  prêtresse,  hélas  !  et  pour  sa  inère  ! 
Vous  eu  avez  pitié  :  vous  ne  prétendiez  i)as 
Alarrêter  dans  le  plége  où  vous  guidiez  mes  pas. 

Cruel,  n'insulte  plus  et  l'autel  et  le  trône  : 
Tu  souillas  de  mon  sang  les  murs  de  Bahylone; 
J'aimerais  mieux  encore  une  seconde  fois 
Voir  ce  sang  répandu  par  l'assassin  des  rois, 
Que  de  voir  mon  sujet,  mon  ennemi...  Cassandre, 
Aimer  insolemment  la  fille  d'Alexandre. 

CASSAXDRE. 

Je  me  condamne  encore  avec  plus  de  rigueur; 

Mais  j'aime,  mais  cédez  à  l'amour  en  fureur. 

Olympic  est  à  moi  ;  je  sais  quel  fut  mon  père  ; 

Je  suis  roi  comme  lui,  j'en  ai  le  caractère, 

J'en  ai  les  droits,  la  force  :  elle  est  ma  femme  enfin  : 

Rien  ne  peut  séparer  mon  sort  et  son  destin. 

Ni  ses  frayeurs,  ni  vous,  ni  les  dieux,  ni  mes  crimes, 

Rien  ne  rompra  jamais  des  nœuds  si  légitimes. 

Le  ciel  de  mes  remords  ne  s'est  point  détourné; 

Et,  puisqu'il  nous  unit,  il  a  tout  pardonné. 

Mais  si  l'on  veut  m'ôter  cette  épouse  adorée, 

Sa  main  qui  m'appartient,  sa  foi  qu'elle  a  jurée. 

Il  faut  verser  ce  sang,  il  faut  m'ôter  ce  cœur 

Qui  ne  connaît  plus  qu'elle,  et  qui  vous  fait  horreur. 

Vos  autels  à  mes  yeux  n'ont  plus  de  privilège  ; 

Si  je  fus  meurtrier,  je  serai  sacrilège. 

J'enlèverai  ma  femme  à  ce  temple,  à  vos  hras. 

Aux  dieux  même,  à  nos  dieux,  s'ils  ne  m'exauçaient  pas. 

Je  demande  la  mort,  je  la  veux,  je  l'envie. 

Mais  je  n'expirerai  que  l'époux  d'Olympie. 

Jl  faudra,  malgré  vous,  que  j'emporte  au  tombeau 

Et  l'amour  le  plus  tendre,  et  le  nom  le  plus  beau, 

Et  les  remords  affreux  d'un  crime  involontaire. 

Qui  fléchiront  du  moins  les  mânes  de  son  père. 

(Cassandre  sort  avec  Sostùnc.) 


434  ULYMPIE. 

SCÈNE    IV. 

STATIRA,    OLVMPIE. 

STATIUA. 

Quel  moment!  quel  blasphème!  ô  ciel!  qu'ai-je  entendu? 

Ah!  ma  fille,  à  quel  prix  mon  sang  m'est-il  rendu? 

Tu  ressens,  je  le  vois,  les  horreurs  que  j'éprouve; 

Dans  tes  yeux  eirrayés  ma  douleur  se  retrouve  ; 

Ton  cœur  répond  au  mien  ;  tes  chers  cmhrasscments. 

Tes  soupirs  enilammés  consolent  mes  tourments; 

Us  sont  moins  douloureux,  puisque  tu  les  partages. 

Ma  fille  est  mon  asile  en  ces  nouveaux  naufrages. 

Je  peux  tout  supporter,  puisque  je  vois  en  toi 

Un  cœur  digne  en  effet  d'Alexandre  et  de  moi. 

OLY.MPIE. 

Ah  !  le  ciel  m'est  témoin  si  mon  àme  est  formée 
Pour  imiter  la  votre,  et  pour  être  animée 
Des  mêmes  sentiments  et  des  mêmes  vertus. 
0  veuve  d'Alexandre  !  ô  sang  de  Darius  ! 
Ma  mère!...  Ali!  fallait-il  qu'à  vos  bras  enlevée, 
Par  les  mains  de  Cassandre  on  me  vit  élevée? 
Pourquoi  votre  assassin,  prévenant  mes  souhaits, 
A-t-il  mar(|ué  pour  moi  ses  jours  par  ses  bienfaits^ 
Que  sa  ciiielle  main  ne  m'a-t-elle  opprimée! 
Bienfaits  trop  dangereux!  pourquoi  m'a-t-il  aimée? 

STATIRA. 

Ciel  !  qui  vois-je  paraître  en  ces  lieux  retirés  ? 
Antigone  lui-même  ! 


SCENE   V. 

STATIRA,    OLVMPIE,    ANTIGONE. 

ANTIGONK. 

0  reine  !  demeurez. 
Vous  voyez  un  des  rois  formés  par  Alexandre, 
Qui  respecte  sa  veuve,  et  qui  vient  la  défendre 


ACTE    III,    SCÈNE    V.  /3.j 

Vous  pourriez  remonter,  du  i)i<Hl  de  cet  autel, 
Au  premier  rani;'  du  monde  où  vous  [jlaca  le  ciel, 
^  mettre  votre  lille,  et  ])rendre  au  moins  vengeance 
Du  ravisseur  altier  (jui  tous  trois  nous  oll'ense. 
Votre  sort  est  connu,  tous  les  co'iirs  sont  à  vous; 
Ils  sont  las  des  tyrans  que  votre  auguste  époux 
Laissa  par  son  trépas  maîtres  de  son  empire. 
Pour  ce  grand  changement  votre  nom  peut  suflire, 
M'avouerez-vous  ici  j)our  votre  défenseur? 

STAÏIRA. 

Oui,  si  c'est  la  pitié  qui  conduit  votre  cœur. 

Si  vous  servez  mon  sang,  si  votre  olFre  est  sincère. 

A.\TIG0NE. 

Je  ne  souHrirai  pas  qu'un  jeune  téméraire 

Des  mains  de  votre  fille  et  de  tant  de  vertus 

Obtienne  un  double  droit  au  trône  de  Cyrus  ; 

11  en  est  trop  indigne,  et  pour  un  tel  partage 

Je  n'ai  pas  présumé  qu'il  ait  votre  sullVage. 

Je  n'ai  point  au  grand-prêtre  ouvert  ici  mon  cœur  ; 

Je  me  suis  présenté  comme  un  adorateur 

Qui  des  divinités  implore  la  clémence. 

Je  me  présente  à  vous  armé  de  la  vengeance. 

La  veuve  d'Alexandre,  oubliant  sa  grandeur. 

De  sa  famille  au  moins  n'oubliera  point  riionncur. 

STATIRA. 

Mon  cœur  est  détaché  du  trône  et  de  la  vie  ; 
L'un  me  fut  enlevé,  l'autre  est  bientôt  finie. 
ÎMais  si  vous  arrachez  aux  mains  d'un  ravisseur 
Le  seul  bien  que  les  dieux  rendaient  à  ma  douleur, 
Si  vous  la  protégez,  si  vous  vengez  son  père, 
Je  ne  vois  plus  en  vous  que  mon  dieu  tutélaire. 
Seigneur,  sauvez  ma  fille,  au  bord  de  mon  tombeau. 
Du  crime  et  du  danger  d'épouser  mon  bourreau. 

AXÏIGONE. 

Digne  sang  d'Alexandre,  approuvez-vous  mon  zèle? 
Acceptez-vous  mon  oftre,  et  pensez-vous  comme  elle? 

OLYMPIE. 

Je  dois  haïr  Cassandre. 

AMIGONE. 

Il  faut  donc  m'accorder 
Le  prix,  le  noble  prix  que  je  viens  demander. 
Contre  mon  allié  je  prends  votre  défense; 


136  OLYMPIE. 

Je  crois  vous  mériter;  soyez  ma  récompense. 

Toute  autre  est  un  outrage,  et  c'est  vous  que  je  veux. 

Cassandre  n'est  pas  fait  pour  obtenir  vos  vœux  : 

Parlez,  et  je  tiendrai  cette  gloire  suprême 

De  mon  bras,  de  la  reine,  et  surtout  de  vous-même  ; 

Prononcez  :  daignez-vous  m'hononu*  d'un  tel  prix? 

STATIllA. 

Décidez. 

OLYMPIE, 

Laissez-moi  reprendre  mes  esprits... 
J'ouvre  à  peine  les  yeux.  Tremblante,  épouvantée, 
Du  sein  de  l'esclavage  en  ce  temple  jetée; 
Fille  de  Statira,  fille  d'un  demi-dieu. 
Je  retrouve  une  mère  en  cet  auguste  lieu, 
De  son  rang,  de  ses  biens,  de  son  nom  dépouillée, 
Et  d'un  sommeil  de  mort  à  peine  réveillée; 
J'épouse  un  bienfaiteur...  il  est  un  assassin. 
Mon  époux  de  ma  mère  a  déchiré  le  sein. 
Dans  cet  entassement  d'horribles  aventures, 
\ous  m'olTrez  votre  main  pour  venger  mes  injures. 
Que  puis-je  vous  répondre?,..  Ah!  dans  de  tels  moments, 

(Embrassant  sa  mère  ) 

Voyez  à  qui  je  dois  mes  premiers  sentiments; 
Voyez  si  les  flambeaux  des  pompes  nuptiales 
Sont  faits  pour  éclairer  ces  horreurs  si  fatales. 
Quelle  foule  de  maux  m'environne  en  un  jour. 
Et  si  ce  cœur  glacé  peut  écouter  Famour. 

STATIRA. 

Ah!  je  vous  réponds  d'elle,  et  le  ciel  vous  la  donne. 
La  majesté,  peut-être,  ou  l'orgueil  de  mon  trône 
N'avait  pas  destiné,  dans  mes  premiers  projets, 
La  fille  d'Alexandre  à  l'un  de  mes  sujets; 
Mais  vous  la  méritez  en  osant  la  défendre. 
C'est  vous  qu'en  expirant  désignait  Alexandre; 
Il  nomma  le  plus  digne,  et  vous  le  devenez  : 
Son  trône  est  votre  bien  quand  vous  le  soutenez. 
Que  des  dieux  immortels  la  faveur  vous  seconde! 
Qiif  If'ur  main  vous  conduise  à  l'empire  du  monde! 
Alexandre  et  sa  veuve,  ensevelis  tous  deux. 
Lui  dans  la  tombe,  et  moi  dans  ces  murs  ténébreux. 
Vous  verront  sans  regret  au  trône  de  mes  pères  ; 
Et  puissent  désormais  les  destins,  moins  sévères, 


ACTE    III,    SCÈNE    VI.  (37 


En  écarter  pour  vous  colle  latalité 

Qui  renversa  loujoiirs  ce  trône  ensanglanté! 

ANTIGONE. 

Il  sera  relevé  par  la  main  (roiympie. 
Montrez-vous  avec  elle  aux  peuples  de  l'Asie, 
Sortez  de  cet  asile,  et  je  vais  tout  presser 
Pour  Aenger  Alexandre,  et  pour  le  remplacer 

ill  sort.) 


SCENE  VI. 

STATIRA,    OLYMPIE. 

ST.VTIKA. 

Ma  fille,  c'est  par  toi  que  je  romps  la  barrière 
Qui  me  sépare  ici  de  la  nature  entière; 
Et  je  rentre  un  moment  dans  ce  monde  pervers 
Pour  venger  mon  époux,  ton  hymen,  et  tes  fers. 
Dieu  donnera  la  force  à  mes  mains  maternelles 
De  briser  avec  toi  tes  chaînes  criminelles. 
Viens  remplir  ma  promesse,  et  me  faire  oublier. 
Par  des  serments  nouveaux,  le  crime  du  premier. 

OLYMPIE. 

Hélas!... 

STATIUA, 

Quoi  !  tu  gémis  ? 

OLYMPIE. 

Cette  même  journée 
Allumerait  deux  fois  les  llambeaux  d'hyménée? 

STATIRA. 

Que  dis-tu? 

OLYMPIE. 

Permettez,  pour  la  première  fois, 
Que  je  vous  fasse  entendre  une  timide  voix. 
Je  vous  chéris,  ma  mère,  et  je  voudrais  répandre 
Le  sang  que  je  reçus  de  vous  et  d'Alexandre, 
Si  j"o])tenais  des  dieux,  en  le  faisant  couler. 
De  prolonger  vos  jours  ou  de  les  consoler. 

STATIRA. 

0  ma  chère  Olympie! 


l.iS  OLVMl'lE. 

OI.VMP[E, 

Osorai-je  encor  dire 
Que  votre  asile  ()l)sciir  est  le  trône  où  j'aspire? 
Vous  m'y  verrez  soumise,  et  foulant  à  vos  pieds 
Ces  trônes  malheureux,  pour  vous  seule  oubliés. 
Alexandre  mon  père,  enfermé  dans  la  tombe. 
Veut-il  que  de  nos  mains  son  ennemi  succombe? 
Laissons  là  tous  ces  rois,  dans  l'horreur  des  combats. 
Se  punir  l'un  par  l'autre,  et  venger  son  trépas  ; 
Mais  nous,  de  tant  de  maux  victimes  innocentes, 
A  leurs  bras  forcenés  joignant  nos  mains  tremblantes, 
Faudra-t-il  nous  charger  d'un  meurtre  infructueux? 
Les  larmes  sont  pour  nous,  les  crimes  sont  pour  eux. 

STATIRA. 

Des  larmes!  Et  j)our  ([ui  les  vois-je  ici  répandre? 
Dieux  !  m'avez-vous  rendu  la  fille  d'Alexandre? 
Est-ce  elle  (|ue  j'entends? 

OLYMPIE. 

Ma  mère... 

STATIRA. 

0  ciel  vengeur! 

OLVMl'lE. 

Cassandre  ! 

STATIRA. 

Explique-toi  ;  tu  me  glaces  d'horreur. 
Parle. 

OLYMPIE. 

Je  ne  le  puis. 

STATIRA. 

Va.  tu  m'arraches  l'Ame, 
Finis  ce  trouble  affreux  ;  parle,  dis-je. 

OLYMPIE. 

Ah  !  madame. 
Je  sens  trop  de  quels  coups  je  viens  de  vous  frapper; 
Mais  je  vous  chéris  trop  pour  vouloir  vous  tromper. 
Prête  à  me  séparer  d'un  époux  si  coupable, 
Je  le  fuis...  mais  je  l'aime. 

STATIRA. 

0  parole  exécrable  ! 
Dernier  de  mes  moments!  cruelle  fille,  hélas! 
Puisque  tu  peux  l'aimer,  tu  ne  le  fuiras  pas. 
Tu  l'aimes!  ïu  trahis  Alexandre  et  ta  mère! 


ACTK    HT,    SCKXE    VI.  439 

(Irainl  Dion  !  j'ai  vu  pôrir  mon  (''i)Oiix  Pt  mon  pèro; 
Tu  m'arrachas  ma  iillo,  et  ton  ordre  inhumain 
Me  la  fait  retrouver  pour  mourir  de  sa  main  ! 

OI.V.MPIE. 

Je  me  jette  à  vos  pieds... 

s  'l' A  r  I  lî  A . 

Fille  dénaturée! 
Fille  trop  chère!... 

OLYMPIE. 

Hélas  !  de  douleurs  dévorée, 
Tremhlante  à  vos  genoux,  je  les  haigne  de  pleuis. 
Ma  mère,  pardonnez, 

STATIRA. 

Je  pardonne...  et  je  meurs. 

OLYMl'IE, 

Vivez,  écoutez-moi. 

STATIRA. 

Que  veux-tu  ? 

OLYMPIE. 

Je  vous  jure 
Par  les  dieux,  par  mon  nom,  par  vous^  par  la  nature, 
Que  je  m'en  punirai,  qu'Olympic  aujourd'hui 
liépandra  tout  son  sang  avant  que  d'être  à  lui. 
Mon  cœur  vous  est  connu.  Je  vous  ai  dit  que  j'aime; 
Jugez  par  ma  faiblesse,  et  par  cet  aveu  même, 
Si  ce  cœur  est  à  vous,  et  si  vous  l'emportez 
Sur  mes  sens  éperdus  que  l'amour  a  domptés. 
Ne  considérez  point  ma  faiblesse  et  mon  Age; 
De  mon  père  et  de  vous  je  me  sens  le  courage  : 
J'ai  pu  les  offenser,  je  ne  peux  les  trahir; 
Et  vous  me  connaîtrez  en  me  voyant  mourir, 

STATIRA, 

Tu  peux  mourir,  dis-tu,  fille  inhumaine  et  chère, 
Et  tu  ne  peux  haïr  l'assassin  de  ton  père! 

OLYMPIE, 

Arrachez-moi  ce  cœur;  vous  verrez  qu'un  époux. 
Quelque  cher  qu'il  me  fût,  y  régnait  moins  que  vous; 
Vous  A  reconnaîtrez  ce  pur  sang  qui  m'anime. 
Pour  me  justifier  prenez  votre  victime, 
Immolez  votre  fille. 

STATIRA. 

Ah  !  j'en  crois  tes  vertus  ; 


140  OLYMPIE. 

Je  te  plains,  Olympic,  et  ne  t'accuse  plus  : 
J'espère  en  ton  devoir,  j'espère  en  ton  courage. 
Moi-même  j'ai  pitié  d'un  amour  qui  m'outrage. 
Tu  déchires  mon  cœur,  et  tu  sais  l'attendrir  ; 
Console  au  moins  ta  mère  en  la  faisant  mourir. 
Va,  je  suis  malheureuse,  et  tu  n'es  point  coupahle. 

OLYMPIE. 

Qui  de  nous  deux,  ô  ciel!  est  la  plus  misérable? 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE. 


ACTE    QUATRIÈME. 


SCENE  I. 

ANTIGONE,     IIERMAS,    dans  le   péristyle. 
HERMAS. 

Vous  me  l'aviez  hieii  dit,  les  saints  lieux  profanés 
Aux  horreurs  des  combats  vont  être  abandonnés  : 
Vos  soldats  près  du  temple  occupent  ce  passage  : 
Cassandre,  ivre  d'amour,  de  douleur,  et  de  rage. 
Des  dieux  qu'il  invoquait  défiant  le  courroux, 
Par  cet  autre  chemin  s'avance  contre  vous. 
Le  signal  est  donné  ;  mais,  dans  cette  entreprise. 
Entre  Cassandre  et  vous  le  peuple  se  divise. 

AXTIGONE,   en  sortant. 

Je  le  réunirai. 


SCENE    II. 

ANTIGOxXE,    IIERMAS,    CASSANDRE,    SOSTÈNE. 

CASSANDRE,   arrûtaut  Antigone. 

Demeure,  indigne  ami, 
Infidèle  allié,  détestable  ennemi  : 
M'oses-tu  disputer  ce  que  le  ciel  me  donne? 

ANTIGONE. 

Oui.  Quelle  est  la  surprise  où  ton  cœur  s'abandonne? 
La  fdle  d'Alexandre  a  des  droits  assez  grands 
Pour  faire  armer  l'Asie,  et  trembler  nos  tyrans. 
Babylone  est  sa  dot,  et  son  droit  est  l'empire. 


142  OLYMPIE. 

Jo  prétends  l'uii  et  l'autre;  et  je  veux  bien  te  dire 

One  tes  plenrs,  tes  regrets,  tes  expiations, 

N'en  imposeront  pas  aux  yeux  des  nations. 

Ne  crois  pas  qu'à  présent  l'amitié  considère 

Si  tu  fus  innocent  de  la  mort  de  son  père  : 

L'opinion  fait  tout;  elle  t'a  condamné. 

Aux  faiblesses  d'amour  ton  cœur  abandonné 

Séduisait  Olympie  en  cachant  sa  naissance; 

Tu  crus  ensevelir  dans  l'éternel  silence 

Ce  funeste  secret  dont  je  suis  informé; 

Ce  n'est  qu'en  la  trompant  que  tu  pus  être  aimé. 

Ses  yeux  s'ouvrent  enfin,  c'en  est  fait;  et  Cassandre 

N'ose  lever  les  siens,  n'a  plus  rien  à  prétendre. 

De  quoi  t'es-tu  flatté?  Pensais-tu  (jue  ses  droits 

T'élèveraient  un  jour  au  rang  de  roi  des  rois? 

Je  peux  de  Statira  prendre  ici  la  défense; 

Mais  venx-tu  conserver  notre  antique  alliance? 

\enx-tu  régner  en  paix  dans  tes  nouveaux  États, 

Me  revoir  ton  ami,  t'appuyer  de  mon  bras? 

CASSAXDUE. 

Eh  bien  ? 

AXTIGONE. 

Cède  Olympie,  et  rien  ne  nous  sépare  ; 
Je  périrai  pour  toi  :  sinon  je  te  déclare 
Que  je  suis  le  plus  grand  de  tous  tes  ennemis. 
Connais  tes  intérêts,  pèse-les,  et  choisis. 

CASSANDRE. 

Je  n'aurai  pas  de  peine,  et  je  venais  te  faire 
Une  offre  différente,  et  qui  pourra  te  plaire. 
Tu  ne  connais  ni  loi,  ni  remords,  ni  pitié. 
Et  c'est  un  jeu  pour  toi  de  trahir  l'amitié. 
J'ai  craint  le  ciel  du  moins  :  tu  ris  de  sa  justice, 
Tii  jouis  des  forfaits  dont  tu  fus  le  complice; 
Tu  n'en  jouiras  pas,  traître... 

ANTIGO.XE. 

Que  prétends-tu? 

CASSANDUE. 

si  dans  ton  àmc  atroce  il  est  quelque  vertu, 
N'employons  pas  les  mains  du  soldat  mercenaire 
Pour  assouvir  ta  rage  et  servir  ma  colère. 
Qu'a  de  commun  le  peuple  avec  nos  factions? 
Est-ce  à  lui  de  mourir  pour  nos  divisions? 


ACTE    IV,    SCÈNE    III.  143 

C'est  à  nous,  c'est  à  toi,  si  tu  te  sens  l'audace 
De  braver  mon  courage,  ainsi  que  ma  disgrâce. 
Je  ne  fus  pas  admis  au  commerce  des  dieux 
Pour  aller  égorger  mon  ami  sous  leurs  yeux  ; 
C'est  un  crime  nouveau,  c'est  toi  qui  le  prépares. 
Va,  nous  étions  formés  pour  être  des  barbares. 
Marchons;  viens  décider  de  ton  sort  et  du  mien, 
T'abreuver  de  mon  sang,  ou  verser  tout  le  tien. 

ANTIGOXE. 

*J'\  consens  avec  joie,  et  sois  sûr  qu'Olympie 
Acceptera  la  main  qui  t'ôtera  la  vie. 

(Ils  mettent  l'épée  à  la  main.) 


SCENE  III. 

CASSANDRE,    ANTIGONE,    HE  RM  AS,    SOSTÈNE; 

L  HIEROPHANTE  sort  du  tcmplo  jirocipitamracnt ,  avec  les 
PRETRES  et  les  INITIES,  qui  se  jettent  avec  une  foule  de  peuple 
entre  Cassandre  et  Antigone,   et  les  désarment. 

l'hiérophaxtk. 
Profanes,  c'en  est  trop.  Arrêtez,  respectez 
Et  le  dieu  qui  vous  parle,  et  ses  solennités*. 
Prêtres,  initiés,  peuple,  qu'on  les  sépare  ; 
Bannissez  du  lieu  saint  la  discorde  barbare  ; 
Expiez  vos  forfaits,, ,  Glaives,  disparaissez. 
Pardonne,  Dieu  puissant  !  vous,  rois,  obéissez. 

CASSANDRE. 

.le  cède  au  ciel,  à  vous. 


1.  11  serait  à  souhaiter  que  cette  scène  pût  être  représentée  dans  la  place  qui 
conduit  au  péristyle  du  temple  ;  mais  alors  cette  place  occupant  un  grand  espace, 
le  vestibule  un  autre,  et  rintéricur  du  temple  ayant  une  assez  grande  profondeur, 
les  personnages  qui  paraissent  dans  ce  temple  ne  pourraient  être  entendus  :  il  faut 
donc  que  le  spectateur  supplée  à  la  décoration  qui  manque. 

On  a  balancé  longtemps  si  on  laisserait  l'idée  de  ce  combat  subsister,  ou  si  on 
la  retrancherait.  On  s'est  déterminé  à  !a  conserver,  parce  qu'elle  paraît  convenir 
aux  mœurs  des  personnages,  à  la  pièce,  qui  est  toute  en  spectacles,  et  que  l'hiéro- 
phante semble  y  soutenir  la  dignité  de  son  caractère.  Les  duels  sont  plus  fréquents 
dans  l'antiquité  qu'on  ne  pense.  Le  premier  combat,  dans  Homère,  est  un  duel  à 
la  tête  des  deux  armées,  qui  le  regardent,  et  qui  sont  oisives;  et  c'est  précisément 
ce  que  propose  Cassandre.  [Note  de  Voltaire.) 


U4  OLYMPIE. 

ANTIGOXE. 

Je  persiste  ;  et  j'atteste 
Les  mânes  d'Alexandre,  et  le  courroux  céleste, 
Que  tant  que  je  vivrai  je  ne  souiTrirai  pas 
Qu'Olynipie  à  mes  yeux  passe  ici  dans  ses  bras. 
Et  que  cet  liyménée  illégitime,  impie, 
Soit  la  honte  d'Éplièsc  et  l'horreur  de  l'Asie. 

CASSANDRE, 

Sans  doute  il  le  serait  si  tu  l'avais  formé. 

l'hiérophante. 
D'un  esprit  plus  remis,  d'un  cœur  moins  enflammé. 
Rendez-vous  à  la  loi,  respectez  sa  justice; 
Elle  est  commune  à  tous,  il  faut  qu'on  l'accomplisse. 

- — 'La  cabane  du  pauvre  et  le  trône  des  rois, 

— Également  soumis,  entendent  cette  voix; 

- — Elle  aide  la  faiblesse,  elle  est  le  frein  du  crime, 

'- — Et  délie  à  l'autel  l'innocente  victime. 

Si  l'époux,  quel  qu'il  soit,  et  quel  que  soit  son  rang. 
Des  parents  de  sa  femme  a  répandu  le  sang, 
Fût-il  purifié  dans  nos  sacrés  mystères 
Par  le  feu  de  Ycsta,  par  les  eaux  salutaires, 
Et  par  le  repentir,  plus  nécessaire  qu'eux, 
Son  épouse  en  un  jour  peut  former  d'autres  nœuds  ; 
Elle  le  peut  sans  honte,  à  moins  que  sa  clémence, 
A  l'exemple  des  dieux,  ne  pardonne  rotïense. 

*  La  loi  donne  un  seul  jour  ;  elle  accpurcit  les  temps 
*Des  chagrins  attachés  à  ces  grands  changements  : 

*  Mais  surtout  attendez  les  ordres  d'une  mère  ; 

*  Elle  a  repris  ses  droits,  le  sacré  caractère 
*Oue  la  nature  donne,  et  que  rien  n'alïaiblit. 

*  A  son  auguste  voix  Olympie  obéit. 
Ou'osez-vous  attenter,  quand  c'est  à  vous  d'attendre 
Les  arrêts  de  la  veuve  et  du  sang  d'Alexandre? 

{ Il  sort  avec  sa  suite.) 

antigoxe. 
C'est  assez,  j'y  souscris,  pontife;  elle  est  à  moi, 

(Antigone  sort  avec  Hermas.) 


I 


ACTE    IV,    SCÈNE    IV.  U5 

SCÈNE  IV. 

CASSA  NDRE,     SOSTÈNE,    dans   lo    pOristyle. 
CASSANDUE. 

Elle  n'y  sera  pas,  cœur  ])arl)are  et  sans  foi. 
Arrachons-la,  Sostènc,  à  ce  fatal  asile, 
A  l'espoir  insolent  de  ce  coupable  habile, 
Qui  rit  de  mes  remords,  insulte  à  ma  douleur, 
Et  tranquille  et  serein  vient  m'arrachcr  le  cœur. 

SOSTÎ'lNE. 

Il  séduit  Statira,  seigneur  ;  il  s'autorise 

Et  des  lois  qu'il  viole,  et  des  dieux  qu'il  méprise. 

GASSANDRE. 

Enlevons-la,  te  dis-je,  aux  dieux  que  j'ai  servis, 

Et  par  qui  désormais  tous  mes  soins  sont  trahis, 

J'accepterais  la  mort,  je  bénirais  la  foudre; 

Mais  qu'enfin  mon  épouse  ose  ici  se  résoudre 

A  passer  en  un  jour  à  cet  autel  fatal 

De  la  main  de  Cassandre  à  la  main  d'un  rival  ! 

Tombe  en  cendres  ce  temple  avant  que  je  l'endure! 

Ciel!  tu  me  pardonnais.  Plus  tranquille  et  plus  pure, 

Mon  âme  à  cet  espoir  osait  s'abandonner  : 

Tu  m'ôtes  Olympie,  est-ce  là  pardonner? 

SOSTÈXE. 

Il  ne  vous  l'ôte  point  :  ce  cœur  docile  et  tendre. 

Si  soumis  à  vos  lois,  si  content  de  se  rendre, 

Ne  peut  jusqu'à  l'oubli  passer  en  un  moment. 

Le  cœur  ne  connaît  point  un  si  prompt  changement. 

*Elle  peut  vous  ainier  sans  trahir  la  nature. 

*Vos  coups  dans  les  combats  portés  à  l'aventure 

*Ont  versé,  je  l'avoue,  un  sang  bien  précieux; 

*  C'est  un  malheur  pour  vous  que  permirent  les  dieux. 

Vous  n'avez  point  trempé  dans  la  mort  de  son  père  ; 

"Vos  pleurs  ont  effacé  tout  le  sang  de  sa  mère  ; 

Ses  malheurs  sont  passés,  vos  bienfaits  sont  présents. 

CASSANDUE. 

Vainement  cette  idée  apaise  mes  tourments. 
Ce  sang  de  Statira,  ces  mânes  d'Alexandre, 
D'une  voix  trop  terrible  ici  se  font  entendre. 

G.  —  TiiiÎATnE.     V.  10 


14G  OLYMPIE. 

Sostèno,  elle  pst  leur  fille,  elle  a  le  droit  aiïreiix 

De  haïr  sans  retour  un  époux  malheureux. 

Je  sens  qu  elle  m'abhorre,  et  moi  je  la  préfère 

Au  trône  de  Cyrus,  au  trône  de  la  terre. 

Ces  expiations,  ces  mystères  cachés, 

IndilTérents  aux  rois,  et  par  moi  recherchés, 

Elle  en  était  Tohjet;  mon  âme  criminelle 

Ne  s'approchait  des  dieux  que  pour  s'approcher  d'elle. 

SOSTÈXE,   apercevant  Olympie. 

Hélas  !  la  voyez-vous  en  proie  à  ses  douleurs  ? 
Elle  embrasse  un  autel,  et  le  baigne  de  pleurs. 

CASSANDRE. 

Au  temple,  à  cet  autel,  il  est  temps  qu'on  Tenlève. 
Va,  cours,  que  tout  soit  prêt. 

(Soslène  sort.  ) 

SCÈNE  Y. 

CASSANDRE,    OLYMIME. 

OLYMPIE  ,   courbée  sur  l'autol  sans  voir  Cassandre. 

Que  mon  cœur  se  soulève  r 
Ou'il  est  désespéré!...  qu'il  se  condamne!  hélas! 

(Apercevant  Cassandre.) 

Que  vois-je? 

CASSANDRE. 

Votre  époux. 

OLYMPIE, 

Non,  vous  ne  l'êtes  pas. 
Non,  Cassandre...  jamais  ne  prétendez  à  l'être. 

CASSANDRE. 

Eh  bien!  j'en  suis  indigne,  et  je  dois  me  connaître. 
;        Je  sais  tous  les  forfaits  que  mon  sort  inhumain. 

Pour  nous  perdre  tous  deux,  a  commis  par  ma  main  : 
J'ai  cru  les  expier,  j'en  comble  la  mesure  ; 
Ma  présence  est  un  crime,  et  ma  flamme  une  injure... 
Mais,  daignez  me  répondre...  ai-je  par  mes  secours 
Aux  fureurs  de  la  guerre  arraché  vos  beaux  jours? 

OLYMPIE. 

Pourquoi  les  conserver? 

CASSANDRE. 

Au  sortir  de  l'enfance 


ACTE    IV,    SCÈNE    V.  U7 

7\i-je  assez  respecté  votre  aimable  innocence? 
Vous  ai-je  idolâtrée? 

OLYMPIE. 

Ah!  c'est  là  mon  malheur. 

CAS.SANDRE. 

Après  le  tendre  aveu  de  la  plus  pure  ardeur, 
Libre  dans  vos  bontés,  maîtresse  de  vous-même. 
Cette  voix  favorable  à  l'époux  qui  vous  aime. 
Aux  lieux  où  je  vous  parle,  h  ces  mômes  autels, 
A  joint  à  mes  serments  vos  serments  solennels! 

OLYMPIE, 

Hélas!  il  est  trop  vrai...  Que  le  courroux  céleste 
Ne  me  punisse  pas  d'un  serment  si  funeste  ! 

CASSANDRE. 

Vous  m'aimiez,  Olympic! 

OLYMPIE. 

Ah!  pour  comble  d'horreur, 
Ne  me  reproche  pas  ma  détestable  erreur. 
Il  te  fut  trop  aisé  d'éblouir  ma  jeunesse  ; 
D'un  cœur  (jui  s'ignorait  tu  trompas  la  faiblesse  : 
C'est  un  forfait  de  plus...  Fuis-moi;  ces  entretiens 
Sont  un  crime  pour  moi  plus  affreux  que  les  tiens. 

CASSANDI'.E. 

Craignez  d'en  commettre  un  plus  funeste  peut-être 
En  acceptant  les  vœux  d'un  barbare  et  d'un  traître  ; 
Et  si  pour  Antigone... 

OLYMPIE. 

Arrête,  malheureux! 
D'Antigone  et  de  toi  je  rejette  les  vœux, 
Après  que  cette  main,  lâchement  abusée. 
S'est  pu  joindre  à  ta  main  de  mon  sang  arrosée, 
Nul  mortel  désormais  n'aura  droit  sur  mon  cœur. 
J'ai  l'hymen,  et  le  monde,  et  la  vie  en  horreur. 
Maîtresse  de  mon  choix,  sans  que  je  délibère. 
Je  choisis  les  tombeaux  qui  renferment  ma  mère; 
Je  choisis  cet  asile  où  Dieu  doit  posséder 
Ce  cœur  qui  se  trompa  quand  il  put  te  céder. 

*  J'embrasse  les  autels,  et  déteste  ton  trône, 

*  Et  tous  ceux  de  l'Asie...  et  surtout  d'Antigone. 

--  *Va-t-en,  ne  me  vois  plus...  Va,  laisse-moi  pleurer 
î'L'amour  que  j'ai  promis,  et  qu'il  faut  abhorrer. 


448  OLYMPIE. 

CASSANDUE. 

Eli  bien  !  de  mon  rival  si  Taniour  vous  offense, 
Vous  ne  sauriez  m'ôter  un  rayon  d'espérance  ; 
Et  quand  votre  vertu  rejette  un  autre  époux, 
Ce  refus  est  ma  grâce,  et  je  me  crois  à  vous. 
Tout  souillé  que  je  suis  du  sang  qui  vous  fit  naître. 
Vous  êtes,  vous  serez  la  moitié  de  mon  être. 
Moitié  chère  et  sacrée,  et  de  qui  les  vertus 
Ont  arrêté  sur  moi  les  foudres  suspendus, 
Ont  gardé  sur  mon  cœur  un  empire  suprême, 
Et  devraient  désarmer  votre  mère  elle-même. 

OLYMPIE. 

Ma  mère!...  Quoi!  ta  bouche  a  prononcé  son  nom! 

Ah!  si  le  repentir,  si  la  compassion, 

Si  ton  amour,  au  moins,  peut  fléchir  ton  audace. 

Fuis  les  lieux  qu'elle  hal)ite,  et  l'autel  que  j'embrasse. 

Laisse-moi. 

CASSANDRE. 

Non,  sans  vous  je  n'en  saurais  sortir. 
/\  me  suivre  à  l'instant  vous  devez  consentir. 

(Il  la  prend  par  la  main.) 

Chère  épouse,  venez. 

OLYMPIE,    la  retirant  avec  transport. 

Traite-moi  donc  comme  elle  ; 
Frappe  une  infortunée  à  son  devoir  fidèle  ; 
Dans  ce  cœur  désolé  porte  un  coup  plus  certain  : 
Tout  mon  sang  fut  formé  pour  couler  sous  ta  main  ; 
Frappe,  dis-je. 

CASSANDRE. 

Ah  !  trop  loin  vous  portez  la  vengeance  : 
J'eus  moins  de  cruauté,  j'eus  moins  de  violence, 
Le  ciel  sait  faire  grâce,  et  vous  savez  punir  ; 
Mais  c'est  trop  être  ingrate,  et  c'est  trop  me  haïr. 

OLYMPIE. 

Ma  haine  est-elle  juste,  et  l'as-tu  méritée? 
Cassandre,  si  ta  main  féroce,  ensanglantt'C, 
Ta  main  qui  de  ma  mère  osa  percer  le  flanc, 
N'eût  frappé  que  moi  seule,  et  versé  que  mon  sang, 
Je  te  pardonnerais,  je  t'aimerais...  barbare. 
Va,  tout  nous  désunit. 

CASSANDRE. 

Non,  rien  ne  nous  sépare. 


ACTE    IV,    SCÈNE    VII.  UO 

Quand  vous  auriez  Cassandre  encor  plus  on  liorrour. 
Quand  vous  m'épouseriez  pour  me  percer  le  cœur, 
Vous  me  suivrez...  11  faut  que  mon  sort  s'accomplisse. 
Laissez-moi  mon  amour,  du  moins  pour  mon  supplice  : 
Ce  supplice  est  sans  terme,  et  j'en  jure  par  vous. 
Haïssez,  punissez,  mais  suivez  votre  époux. 


SCENE  VI. 

CASSANDRE,    OLYMPIE,    SOSTÈNE. 

SOSTÈNE. 

Paraissez,  ou  bientôt  Antigone  l'emporte. 

li  parle  à  vos  guerriers,  il  assiège  la  porte, 

Il  séduit  vos  amis  près  du  temple  assemblés  ; 

Par  sa  voix  redoutable  ils  semblent  ébranlés  : 

Il  atteste  Alexandre,  il  atteste  Olympie. 

Tremblez  pour  votre  amour,  tremblez  pour  votre  ^ie. 

Venez. 

CASSAXDRE. 

A  mon  rival  ainsi  vous  m'immolez  ! 
Je  vais  chercher  la  mort,  puisque  vous  le  voulez. 

OLYMPIE. 

Moi,  vouloir  ton  trépas!...  va,  j'en  suis  incapable... 
Vis  loin  de  moi. 

CASSANDRE. 

Sans  vous,  le  jour  m'est  exécrable  ; 
Et,  s'il  m'est  conservé,  je  revole  en  ces  lieux, 
Je  vous  arrache  au  temple,  ou  j'y  meurs  à  vos  yeux. 

(Il  sort  avec  Sostènc  ) 

SCÈNE  VII. 

OLV.Ml'lE. 

Malheureuse!...  Et  c'est  lui  qui  cause  mes  alarmes! 

Ah!  Cassandre,  est-ce  à  toi  de  me  coûter  des  larmes? 

Faut-il  tant  de  combats  pour  remplir  son  devoir? 

Vous  aurez  sur  mon  âme  un  absolu  pouvoir, 

0  sang  dont  je  naquis,  ô  voix  de  la  nature! 

Je  m'abandonne  à  vous,  c'est  par  vous  que  je  jure 


l.iO  OLY.MPIE. 

De  VOUS  sacrilier  mes  plus  cliers  sentiments... 

Sur  cet  autel,  hélas!  j'ai  fait  d'autres  serments... 

Dieux!  vous  les  receviez;  ô  dieux!  votre  clémence 

A  du  plus  tendre  amour  approuvé  l'innocence.  | 

Vous  avez  tout  changé...  mais  changez  donc  mon  cœur,  ! 

Donnez-lui  la  vertu  conforme  à  son  malheur... 

—    *Ayez  quelque  pitié  d'une  âme  déchirée,  i 

—   *  Qui  périt  infidèle,  ou  meurt  dénaturée. 

*  Hélas!  j'étais  lieureuse  en  mon  ohscurité, 

*  Dans  l'ouhli  des  humains,  dans  la  captivité  ; 

*  Sans  parents,  sans  état,  à  moi-même  inconnue... 

*  Le  grand  nom  que  je  porte  est  ce  qui  m'a  perdue. 
*J'en  serai  digne  au  moins...  Cassandre,  il  faut  te  fuir, 

*  Il  faut  t'ahandonner...  mais  comment  te  haïr?... 

Que  peut  donc  sur  soi-même  une  faihle  mortelle? 
Je  déchire  en  pleurant  ma  hiessure  cruelle  ; 
---  ït  ce  trait  malheureux,  que  ma  main  va  chercher, 
^     Je  l'enfonce  en  mon  cœur  au  lieu  de  l'arracher. 


SCENE    VIII. 

OLYMPIE,    L'HIEROPHANTE,   puètues,   puètressks. 

OLYMl'IE. 

Pontife,  où  courez-vous?  Protégez  ma  faiblesse. 
Vous  tremblez!...  vous  pleurez!... 
l'hiérophante. 

Malheureuse  princesse 
Je  pleure  votre  état. 

OLYMPIE. 

Ah!  soyez-en  l'appui. 
l'hiérophante. 
Résignez-vous  au  ciel  ;  vous  n'avez  plus  que  lui. 

OLYMPIE. 

Hélas!  que  dites-vous? 

l'hiérophante. 

0  fille  auguste  et  chère! 


La  veuve  d'Alexandre.. 


Eh  bien?... 


OLYMPIE. 

Ah!  justes  dieux!...  ma  mère! 


ACTE    IV,    SCÈNE    YIII.  loi 

l'hiérophante. 
Tout  est  perdu.  Les  deux  rois  furieux, 
Foulant  aux  pieds  les  lois,  armés  contre  les  dieux. 
Jusque  dans  les  parvis  tie  Fenceinte  sacrée. 
Encourageaient  leur  troupe  au  meurtre  préparée. 
Déjà  coulait  le  sang;  déjà,  le  fer  en  main, 
<]assandre  jusqu'à  vous  se  frayait  un  chemin  : 
J'ai  nuirché  contre  lui,  n'ayant  i)Our  ma  défense 
Que  nos  lois  qu'il  oublie,  et  nos  dieux  qu'il  offense. 
\'oti"e  mère  éperdue,  et  s'oflVant  à  ses  coups, 
L'a  cru  maître  à  la  fois  et  du  temple  et  de  vous  : 
Lasse  de  tant  d'horreurs,  lasse  de  tant  de  crimes. 
Elle  a  saisi  le  fer  qui  frappe  les  victimes, 
L"a  plongé  dans  ce  liane  où  le  ciel  irrité 
Vous  ht  puiser  la  vie  et  la  calamité, 

OLYMPIE,  tûinbant    entre  les  bras  d'une  prêlresse. 

Je  meurs...  soutenez-moi...  marchons...  Vit-elle  encore? 

l'hiérophante. 
<;assandre  est  à  ses  pieds;  il  gémit,  il  l'implore; 
11  ose  encor  prêter  ses  funestes  secours 
Aux  innocentes  mains  qui  raniment  ses  jours; 
Il  s'écrie,  il  s'accuse,  il  jette  au  loin  ses  armes. 

OLYAIPIE,  se  relevant. 

€assandre  à  ses  genoux! 

l'hiérophante. 

Il  les  baigne  de  larmes. 
A  ses  cris,  à  nos  voix,  elle  rouvre  les  yeux  ; 
Elle  ne  voit  en  lui  qu'un  monstre  audacieux 
Qui  lui  vient  arracher  les  restes  de  sa  vie, 
Par  cette  main  funeste  en  tout  temps  poursuivie  : 
Faible,  et  se  soulevant  par  un  dernier  eftort. 
Elle  tombe,  elle  touche  au  moment  de  la  mort; 
Elle  abhorre  à  la  fois  Cassandre  et  la  lumière; 
Et  levant  à  regret  sa  débile  paupière  : 
«  Allez,  m'a-t-elle  dit,  ministre  infortuné 
D'un  temple  malheureux  par  le  sang  profané; 
Consolez  Olympie.  Elle  m'aime,  et  j'ordonne 
Que,  pour  venger  sa  mère,  elle  épouse  Antigone  K  » 


1,  «  L'aspect  de  Cassandre,  augmentant  les  maux  de  nerfs  de  Statira,  écrivait 
Voltaire,  rend  sa  mort  bien  plus  vraisemblable...  Bien  des  gens  croient  quo  Statira, 
voyant  que  sa  fille  aime  Cassandre,  s'est  aidée  d'un  peu  de  sublimé.  » 


OLY.MPIE. 

OLY.MPIE. 

Allons  mourir  près  d'ello...  Exaucez-moi,  grands  dieux! 
^  enez,  guidez  mes  pas,  venez  fermer  nos  yeux. 

l'hiérophante. 
Armez-vous  de  courage,  il  doit  ici  paraître. 

OLYMPIE. 

J'en  ai  besoin,  seigneur,  et  j'en  aurai  peut-être. 


ri.\     nu     QUATRIEME     ACTE. 


ACTE    CINQUIÈME. 


SCENE    I. 

ANTIGONE,     IIERMAS,    dans  le   péristyle. 
HEUMAS. 

La  pitié  doit  parler,  et  la  vengeance  est  vaine  ; 
Un  rival  malheureux  n'est  pas  digne  de  haine. 
Fuyez  ce  lieu  funeste  :  Olympie  anjourd'hiii. 
Seigneur,  sera  perdue  et  pour  vous  et  pour  lui. 

ANTIGONE. 

Quoi!  Statira  n'est  plus! 

HERMAS. 

C'est  le  sort  de  Cassandre 
DT'tre  toujours  funeste  au  grand  nom  d'Alexandre  : 
Statira,  succombant  au  poids  de  sa  douleur, 
Dans  les  bras  de  sa  fille  expire  avec  horreur; 
La  sensible  Olympie,  à  ses  pieds  étendue. 
Semble  exhaler  son  âme  à  peine  retenue. 
Les  ministres  des  dieux,  les  prêtresses  en  pleurs. 
En  mêlant  leurs  regrets,  accroissent  leurs  douleurs. 
Cassandre  épouvanté  sent  toutes  leurs  atteintes  ; 
Le  temple  retentit  de  sanglots  et  de  plaintes  : 
On  prépare  un  bûcher,  et  ces  vains  ornements 
Qui  rappellent  la  mort  aux  regards  des  vivants  : 
On  prétend  qu'Olympie,  en  ce  lieu  solitaire. 
Habitera  l'asile  où  s'enfermait  sa  mère  ; 
Qu'au  monde,  à  l'hyménée,  arrachant  ses  beaux  jours. 
Elle  consacre  aux  dieux  leur  déplorable  cours; 
Et  qu'elle  doit  pleurer  dans  l'éternel  silence 
Sa  famille,  sa  mère,  et  jusqu'à  sa  naissance. 

ANTIGONE. 

^on,  non;  de  son  <levoir  elle  suivra  les  lois; 
.J'ai  sur  elle  à  la  fin  d'irrévocables  droits; 


<54  OLYMPIE. 

Statira  me  la  donne;  et  ses  ordres  suprènios 

\u  moment  du  trépas  sont  les  lois  des  dieux  mêmes. 

Ce  forcené  Cassandre  et  sa  funeste  ardeur 

\u  sang  de  Statira  font  une  juste  horreur. 

IIERMAS. 

Seigneur,  le  croyez-vous? 

ANTIGONE. 

Elle-même  déclare 
Que  son  cœur  désolé  renonce  à  ce  barbare. 
S'il  ose  encor  l'aimer,  j'ai  promis  son  trépas  : 
Je  tiendrai  ma  parole,  et  tu  n'en  doutes  pas. 

HERMAS. 

Mêleriez-vous  du  sang  aux  pleurs  qu'on  voit  répandre; 
Aux  ilammes  du  bûcher,  à  cette  auguste  cendre? 
Frappés  d'un  saint  respect,  sachez  que  vos  soldats 
Heculeront  d'horreur,  et  ne  vous  suivront  pas. 

ANTIGOXE. 

Non,  je  ne  puis  troubler  la  pompe  funéraire; 
J'en  ai  fait  le  serment  ;  Cassandre  la  révère. 
Je  sais  qu'il  est  des  lois  qu'il  me  faut  respecter; 
Que  pour  gagner  le  peuple  il  le  faut  imiter  : 
^  engeur  de  Statira,  protecteur  d'Olympic, 
Je  dois  ici  l'exemple  au  reste  de  l'Asie. 
Tout  parle  en  ma  faveur,  et  mes  coups  différés 
En  auront  plus  de  force,  et  sont  plus  assurés. 

(Le  temple  s'ouvre.) 

SCÈNE   II. 

ANTIGONE,    HERMAS,    LHIÉROPHANTK,   prêtres. 

s' avançant  lentement;  OL^MPIE,    soutenue   par  les  prêtresses  :  elle  est 
en  deuil. 

HERMAS. 

On  amène  Olympie  à  peine  respirante  : 
Je  vois  du  temple  saint  l'auguste  hiérophante 
Qui  mouille  de  ses  pleurs  les  traces  de  ses  pas  ; 
Les  prêtresses  des  dieux  la  tiennent  dans  leurs  bras. 

ANTIGOXE. 

Ces  objets  toucheraient  le  cœur  le  plus  farouche, 

'  A  Olympie.  i 

Je  veux  bien  l'avouer...  l^ermettez  que  ma  bouche, 


ACTE    V,    SCÈNE    III.  1! 

En  mêlant  mes  regrets  à  vos  tristes  soupirs, 
Jure  encor  de  venger  tant  d'afTreux  déplaisirs  : 
Uennemi  qui  deux  fois  vous  priva  d'une  mère 
Nourrit  dans  sa  fureur  un  espoir  téméraire  ; 
Sachez  que  tout  est  prêt  pour  sa  punition, 
N'ajoutez  point  la  crainte  à  votre  aflliction  ; 
Contre  ses  attentats  soyez  en  assurance. 

OLYiMPIE, 

Ah  !  seigneur,  parlez  moins  de  meurtre  et  de  vengeance. 
Elle  a  vécu...  je  meurs  au  reste  des  humains. 

ANTIGONE. 

Je  déplore  sa  perte  autant  que  je  a'ous  plains  : 

Je  pourrais  rappeler  sa  volonté  sacrée, 

Si  chère  à  mon  espoir,  et  par  vous  révérée; 

Mais  je  sais  ce  qu'on  doit,  dans  ce  premier  moment, 

A  son  omhre,  à  sa  fille,  à  votre  accahlement. 

Consultez-vous,  madame,  et  gardez  sa  promesse. 

(Il  sort  avec  Hormas.) 

SCÈNE  m. 

OLVMPIE,    L'HIÉROPHANTE,   prktri^s,  prktresses, 

OLYMPIE. 

Vous  qui  compatissez  à  l'horreur  qui  me  presse. 

Vous,  ministre  d'un  dieu  de  paix  et  de  douceur. 

Des  cœurs  infortunés  le  seul  consolateur, 

Ne  puis-je,  sous  vos  yeux,  consacrer  ma  misère 

Aux  autels  arrosés  des  larmes  de  ma  mère  ? 

Auriez-vous  bien,  seigneur,  assez  de  dureté 

Pour  fermer  cet  asile  à  ma  calamité  ? 

Du  sang  de  tant  de  rois  c'est  l'unique  héritage  ; 

Ne  me  l'enviez  pas,  laissez-moi  mon  partage. 

l'hiérophante. 
Je  pleure  vos  destins;  mais  que  puis-je  pour  vous? 
Votre  mère  en  mourant  a  nommé  votre  époux  : 
Vous  avez  entendu  sa  volonté  dernière. 
Tandis  que  de  nos  mains  nous  fermions  sa  paupière  ; 
Et  si  vous  résistez  à  sa  mourante  voix, 
Cassandre  est  votre  maître,  il  rentre  en  tous  ses  droits. 

OLVMPIE. 

J'ai  juré,  je  l'avoue,  à  Statira  mourante 


156  OLYMPIE. 

De  dotoiinicr  ma  main  de  cette  main  sanglante  ; 
Je  garde  mes  serments. 

l/jnÉROPHWTE. 

Libre  encor  dans  ces  lieux, 
>()tre  main  ne  dépend  ([ue  de  vous  et  des  dieux. 
Bientôt  tout  va  changer  :  vous  pouvez,  Olympie, 
Ordonner  maintenant  du  sort  de  votre  vie  : 
On  ne  doit  pas  sans  doute  allumer  en  un  jour 
Et  les  bûchers  des  morts,  et  les  flambeaux  d'amour. 
Ce  mélange  est  affreux  ;  mais  un  mot  peut  suffire, 
Et  j'attendrai  ce  mot  sans  oser  le  prescrire. 
C'est  à  vous  à  sentir,  dans  ces  extrémités, 
Ce  que  doit  votre  cœur  au  sang  dont  vous  sortez. 

OLYMPIE. 

Seigneur,  je  vous  l'ai  dit;  cet  hymen,  et  tout  autre. 
Est  horrible  à  mon  cœur,  et  doit  déplaire  au  vôtre. 
Je  ne  veux  point  trahir  ces  mânes  courroucés  ; 
J'abandonne  un  époux...  c'est  obéir  assez. 
Laissez-moi  fuir  l'hymen,  et  l'amour,  et  le  trône. 

l'hiérophante. 
Il  faut  suivre  Cassandre  ou  choisir  Antigone  : 
Ces  deux  héros  armés,  si  fiers  et  si  jaloux. 
Sont  forcés  maintenant  à  s'en  remettre  à  vous. 
Vous  préviendrez  d'un  mot  le  trouble  et  le  carnage 
Dont  nos  yeux  reverraient  l'épouvantable  image. 
Sans  le  respect  profond  c|u'inspirent  aux  mortels 
Cet  appareil  de  mort,  ce  bûcher,  ces  autels. 
Et  ces  derniers  devoirs,  et  ces  honneurs  suprêmes, 
Oui  les  font  pour  un  temps  rentrer  tous  en  eux-mêmes. 
La  piété  se  lasse,  et  surtout  chez  les  grands. 
J'ai  du  sang  avec  peine  arrêté  les  torrents  ; 
Mais  ce  sang,  dès  demain,  va  couler  dans  Éphèse; 
Décidez-vous,  princesse,  et  le  peuple  s'apaise. 
Ce  peuple,  qui  toujours  est  du  parti  des  lois, 
Quand  vous  aurez  parlé,  soutiendra  votre  choix  : 
Sinon,  le  fer  en  main,  dans  ce  temple,  à  ma  vue, 
Cassandre,  en  réclamant  la  foi  qu'il  a  reçue. 
D'un  bien  qu'il  possédait  a  droit  de  s'emparer, 
Malgré  la  juste  horreur  qu'il  vous  semble  inspirer. 

OLYMPIE, 

Il  suffit:  je  conçois  vos  raisons  et  vos  craintes; 
Je  ne  m'emporte  plus  en  d'inutiles  plaintes; 


A(.TE    V,    SCt-Nli    III.  137 

Je  subis  mon  destin;  vous  voyez  sa  rif^ueur; 

11  me  faut  faire  un  choix...  il  est  fait  dans  mon  cœur; 

Je  suis  déterminée. 

i/hiéhoi'hante. 
Ainsi  donc  d'Antigone 
Vous  acceptez  les  vœux  et  la  main  qu'il  vous  donne? 

OLYMPIE, 

Seigneur,  quoi  qu'il  en  soit,  peut-être  ce  moment 
N'est  ])oint  fait  pour  conclure  un  tel  engagement. 
^ous-mêmc  l'avouez;  et  cette  heure  dernière, 
Où  ma  mère  a  vécu,  doit  m'occuper  entière... 
Au  l)ùcher  qui  l'attend  vous  allez  la  porter? 

l'hikrophanïe. 
De  ces  tristes  devoirs  il  faut  nous  acquitter  : 
l  ne  urne  contiendra  sa  dépouille  mortelle; 
Vous  la  recueillerez. 

OLYMPIE. 

Sa  fille  criminelle 
A  causé  son  trépas...  Cette  iillc  du  moins 
A  ses  mânes  vengeurs  doit  encor  quelques  soins. 

l'hIÉUOPH  AXTE. 

Je  vais  tout  préparer. 

OLYMPIE. 

Par  vos  lois  que  j'ignore. 
Sur  ce  lit  emhrasé  puis-je  la  voir  encore? 
Du  funèbre  appareil  pourrai-je  m'approcher? 
Pourrai-je  de  mes  pleurs  arroser  son  bûcher  ? 

l'hiérophante. 
Hélas!  vous  le  devez;  nous  partageons  vos  larmes: 
\ous  n'avez  rien  à  craindre;  et  ces  rivaux  en  armes 
i\e  pourront  point  troubler  ces  devoirs  douloureux, 
l^résentez  des  parfums,  vos  voiles,  vos  cheveux, 
Et  des  libations  la  triste  et  pure  offrande. 

(.Les  prêtresses  placent  tout  cela  sur  un  autel.) 
OLYMPIE,     à  rHiérophanlo. 

C'est  l'unique  faveur  que  sa  fille  demande... 

(A  la  prêtresse  inférieure.) 

Toi  qui  la  conduisis  dans  ce  séjour  de  mort, 

Qui  partageas  quinze  ans  les  horreurs  de  son  sort, 

\a,  reviens  m'avertir  quand  cette  cendre  aimée 

Sera  prête  à  tomber  dans  la  fosse  enflammée  ; 

Que  mes  derniers  devoirs,  puisqu'ils  me  sont  permis, 


158  OLYMPIE. 

Satisfassent  son  omLrc...  Il  le  faut. 

LA    PnÈTRESSE, 

J'obéis. 

(Ello  sor). 
OLYMPIE,     à  rHiérûpli.into. 

Allez  donc  :  élevez  cette  pile  fatale, 

Préparez  les  cyprès  et  l'urne  sépulcrale. 

Faites  venir  ici  ces  deux  rivaux  cruels; 

Je  prétends  m'expliquer  au  pied  de  ces  autels, 

A  l'aspect  de  ma  mère,  aux  yeux  de  ces  prêtresses, 

Témoins  de  mes  malheurs,  témoins  de  mes  promesses. 

Mes  sentiments,  mon  choix,  vont  être  déclarés  : 

Vous  les  plaindrez  peut-être,  et  les  approuverez. 

L'HiÉnOPHANTE. 

De  vos  destins  encor  vous  êtes  la  maîtresse. 

Vous  n'avez  que  ce  jour;  il  fuit,  et  le  temps  presse. 

(11  sort  avec  les  prêtres. 'i 

SCÈNE   IV. 

OLYMPIE,  sur  le  devant;  LES    PR  È  T  RE  SS  Fi)  S  ,  en  demi-cercle  au  fonti. 
OLYMPIE. 

0  toi  qui  dans  mon  cœur,  à  ce  choix  résolu. 
Usurpas  à  ma  honte  un  pouvoir  absolu. 
Qui  triomphes  encor  de  Statira  mourante, 
D'Alexandre  au  tombeau,  de  leur  fille  tremblante, 
De  la  terre  et  des  cieux  contre  toi  conjurés, 
Règne,  amant  malheureux,  sur  mes  sens  déchirés  :    • 
Si  tu  m'aimes,  hélas!  si  j'ose  encor  le  croire. 
Va,  tu  payeras  bien  cher  ta  funeste  victoire. 

SCÈNE  y. 

OLYMPIE,    CASSANDRE,    les   prêtresses. 

CASSA  N  DR  E. 

Eh  bien  !  je  viens  remplir  mon  devoir  et  vos  vœux  ; 
Mon  sang  doit  arroser  ce  bûcher  malheureux. 
Acceptez  mon  trépas,  c'est  ma  seule  espérance  ; 
Que  ce  soit  par  pitié  plutôt  que  par  vengeance. 


ACTE    V,    SCÈNE    VI.  /15d 

OLYMPIE, 

Cassandrc  ! 

CASSAXDRE, 

Objet  sacré!  chère  épouse!,.. 

OLYMPIE. 

Ah  !  cruel  ! 

CASSANDRE. 

11  n'est  plus  (le  pardon  pour  ce  grand  criminel  : 
Esclave  infortuné  du  destin  qui  me  guide. 
Mon  sort  en  tous  les  temps  est  d'être  parricide. 

(Il  si;  jette  à  genoux.) 

Mais  je  suis  ton  époux;  mais,  malgré  ses  forfaits, 
(let  époux  t'idolâtre  encor  plus  que  jamais. 
Respecte,  en  m'abhorrant,  cet  hymen  que  j'atteste  : 
Dans  l'univers  entier  Cassandre  seul  te  reste  ; 
La  mort  est  le  seul  dieu  qui  peut  nous  séparer  ; 
Je  veux,  en  périssant,  te  voir  et  t'adorer. 
Venge-toi,  punis-moi,  mais  ne  sois  point  parjure  : 
Va,  l'hymen  est  encor  plus  saint  que  la  nature. 

OLYMPIE. 

Levez-vous,  et  cessez  de  profaner  du  moins 

Cette  cendre  fatale,  et  mes  funèbres  soins. 

Quand  sur  l'alTreux  bûcher  dont  les  flammes  s'allument 

De  ma  mère  en  ces  lieux  les  membres  se  consument. 

Ne  souillez  pas  ces  dons  que  je  dois  présenter; 

N'approchez  pas,  Cassandre,  et  sachez  m'écouter. 


SCENE  VI. 

OLYMPIE,    CASSANDRE,    ANTIGONE,    prêtresses. 

ANTIGONE. 

Enfin  votre  vertu  ne  peut  plus  s'en  défendre; 

Statira  vous  dictait  l'arrêt  qu'il  vous  faut  rendre. 

J'ai  respecté  les  morts  et  ce  jour  de  terreur; 

Vous  en  pouvez  juger,  puisque  mon  bras  vengeur 

N'a  point  encor  de  sang  inondé  cet  asile, 

Puisqu'un  moment  encore  à  vos  ordres  docile, 

Je  vous  prends  en  ces  lieux  pour  son  juge  et  le  mien. 

Prononcez  notre  arrêt,  et  ne  redoutez  rien. 

On  vous  verra,  madame,  et  du  moins  je  l'espère, 


160  OLVMIME. 

Distinguer  l'assassin  du  vengeur  d'une  mère. 
La  nature  a  des  droits.  Slatira,  dans  les  cicux, 
A  côté  d'Alexandre,  arrête  ici  ses  yeux. 
Vous  êtes  dans  ce  temple  encore  ensevelie  ; 
Alais  la  terre  et  le  ciel  observent  01ynrj)ie. 
Il  faut  entre  nous  deux  que  vous  vous  déclariez. 

OLYMPIE. 

J'y  consens;  mais  je  veux  que  vous  me  respectiez. 
Vous  voyez  ces  apprêts,  ces  dons  (fue  je  dois  faire 
A  nos  dieux  infernaux,  aux  mânes  d'une  mère; 
Vous  choisissez  ce  temps,  impétueux  rivaux, 
]*our  nu^  parler  d'hymen  au  milieu  des  tombeaux  ! 
Jurez-moi  seulement,  soldats  du  roi  mon  père'. 
Rois  après  son  trépas,  que,  si  je  vous  suis  chère. 
Dans  ce  moment  du  moins,  reconnaissant  mes  lois, 
Vous  ne  troublerez  point  mes  devoirs  et  mon  choix. 

GASSANDIIE. 

Je  le  dois,  je  le  jure;  et  vous  devez  connaître 
Combien  je  vous  respecte,  et  dédaigne  ce  traître. 

ANTIGONE. 

Oui,  je  le  jure  aussi,  bien  sûr  que  votre  cœur 
Pour  ce  rival  barbare  est  pénétré  d'horreur. 
Prononcez  ;  j'y  souscris. 

OLYxMPIE. 

Songez,  quoi  qu'il  en  coûte, 
Vous-même  l'avez  dit,  qu'Alexandre  m'écoute. 

ANÏIGOXE. 

Décidez  devant  lui. 

CASSAN'DRE. 

J'attends  vos  volontés"-. 

OLYMPIE. 

Connaissez  donc  ce  cœur  que  vous  persécutez, 
Et  vous-mêmes  jugez  du  ])arti  qui  me  reste. 
Quelque  choix  que  je  fasse,  il  doit  m'être  funeste. 


1.  Dans  Artéinire,  acte  l",  scène  i"  (voyez  Théâtre,  tome  l'"',  p.  t20),  Voltaire 

avait  dit  : 

Soldats  sous  Alexandre,  et  rois  après  sa  mort.  (B.) 

2.  «  C'est  une  situation  assez  forcée,  assez  invraisemblable,  écrivait  Voltaire, 
que  deux  amants  viennent  presser  mademoiselle  de  faire  un  choix  dans  le  temps 
même  qu'on  brûle  madame  sa  mère  ;  mais  je  voulais  me  donner  le  plaisir  du 
bûcher,  et  si  Olympie  ne  se  jette  pas  dans  le  bûcher  aux  yeux  de  ses  deux  amants, 
le  grand  tragique  est  manqué.  » 


ACTE   V,    SCÈNE    VII.  il64 

Vous  sentez  tout  l'excès  de  ma  calamité  : 

Apprenez  plus;  sachez  que  je  Tai  mérité. 

J'ai  trahi  mes  parents,  quand  j'ai  pu  les  connaître; 

J'ai  porté  le  trépas  au  sein  qui  m'a  fait  naître  : 

Je  trouvais  une  mère  en  ce  séjour  d'effroi  ; 

Elle  est  morte  en  mes  bras,  elle  est  morte  pour  moi. 

Elle  a  dit  à  sa  fille,  à  ses  pieds  désolée  : 

«  Épousez  Antigone,  et  je  meurs  consolée.  » 

Elle  était  expirante,  et  moi,  pour  l'achever. 

Je  la  refuse. 

ANTIGONE, 

Ainsi  vous  pouvez  me  braver. 
Outrager  votre  mère,  et  trahir  la  nature  ! 

OLYMPIE, 

A  ses  mânes,  à  vous,  je  ne  fais  point  d'injure; 
Je  rends  justice  à  tous,  et  je  la  rends  à  moi... 
Cassandre,  devant  lui  je  vous  donnai  ma  foi; 
Voyez  si  nos  liens  ont  été  légitimes; 
Je  vous  laisse  en  juger-,  vous  connaissez  vos  crimes; 
Il  serait  superflu  de  vous  les  reprocher  : 
Réparez-les  un  jour. 

CASSANDRE. 

Je  ne  puis  vous  toucher  ! 
Je  ne  puis  adoucir  cette  horreur  qui  vous  presse  ! 

OLYMPIE. 

Il  faut  vous  éclairer  :  gardez  votre  promesse. 

(Le  temple  s'ouvre;  on  voit  le  bûcher  enflammé.) 


SCENE  VII. 

OLYMPIE,  CASSANDRE,   ANTIGONE,    L'HIÉROPHANTE, 

PRÊTRES,    PRÊTRESSES. 
LA     PRÊTRESSE     INFÉRIEURE. 

Princesse,  il  en  est  temps. 

OLYMPIE,  à  Cassandre. 

Vois  ce  spectacle  affreux  : 
Cassandre,  en  ce  moment,  plains-toi,  si  tu  le  peux; 
Contemple  ce  bûcher,  contemple  cette  cendre  ; 
Souviens-toi  de  mes  fers,  souviens-toi  d'Alexandre  : 
Voilà  sa  veuve,  parle,  et  dis  ce  que  je  dois. 

6.  —  Théâtre.    V.  H 


162  OLYMPIE. 

CASSANDRE. 

Mimmoler. 

OLVMPIE, 

Ton  arrêt  est  dicté  par  ta  voix... 
Attends  ici  le  mien'.  Vons,  mânes  de  ma  mère, 
Mânes  à  qni  je  rends  ce  devoir  funéraire, 
Vous,  qu'un  juste  courroux  doit  encore  animer. 
Vous  recevrez  des  dons  qui  pourront  vous  calmer. 
De  mon  père  et  de  vous  ils  sont  dignes  peut-être... 
Toi,  l'époux  d'Olympie,  et  qui  ne  dus  pas  l'être; 
Toi,  qui  me  conservas  par  un  cruel  secours; 
Toi,  par  qui  j'ai  perdu  les  auteurs  de  mes  jours; 
Toi,  qui  m'as  tant  chérie,  et  pour  qui  ma  faiblesse 
Du  plus  fatal  amour  a  senti  la  tendresse, 
Tu  crois  mes  lâches  feux  de  mon  âme  bannis... 
Apprends...  que  je  t'adore...  et  que  je  m'en  punis-. 

1.  Elle  monte  sur  l'estrade  de  l'autel  qui  est  près  du  bûcher.  Les  prêtresses 
lui  présentent  les  offrandes.  {Note  de  Voltaire.) 

2.  Le  suicide  est  une  chose  très-commune  sur  la  scène  française.  Il  n'est  pas 
à  craindre  que  ces  exemples  soient  imités  par  les  spectateurs.  Cependant,  si  on 
mettait  sur  le  théâtre  un  homme  tel  que  le  Caton  d'Addison,  philosophe  et  citoyen, 
qui.  ayant  dans  une  main  le  Traité  de  Virnmortalité  de  Vâme  de  Platon,  et  une 
épée  dans  l'autre,  prouve  par  les  raisonnements  les  plus  forts  qu'il  est  des  conjonc- 
tures où  un  homme  de  courage  doit  finir  sa  vie,  il  est  à  croire  que  les  grands  noms 
de  Platon  et  de  Caton  réunis,  la  force  des  raisonnements,  et  la  beauté  des  vers, 
pourraient  faire  un  assez  puissant  effet  sur  des  âmes  vigoureuses  et  sensibles  pour 
les  porter  à  l'imitation,  dans  ces  moments  malheureux  où  tant  d'hommes  éprouvent 
le  dégoût  de  la  vie. 

Le  suicide  n'est  pas  permis  parmi  nous.  Il  n'était  autorisé,  ni  chez  les  Grecs,  ni  chez 
les  Romains,  par  aucune  loi;  mais  aussi  n'y  en  avait-il  aucune  qui  le  punît.  Au 
contraire,  ceux  qui  se  sont  donné  la  mort,  comme  Hercule,  Cléomène,  Brutus, 
Cassius,  Arria,  Pœtus,  Caton,  l'empereur  Othon,  ont  tous  été  regardés  comme  des 
grands  hommes  et  comme  des  demi-dieux. 

La  coutume  de  finir  ses  jours  volontairement  sur  un  bûcher  a  été  respectée  de 
temps  immémorial  dans  toute  la  haute  Asie;  et  aujourd'hui  même  encore,  on  en  a 
de  fréquents  exemples  dans  les  Indes  orientales. 

On  a  tant  écrit  sur  cette  matière,  que  je  me  bornerai  à  un  petit  nombre  de 
questions. 

Si  le  suicide  fait  tort  à  la  société,  je  demande  si  ces  homicides  volontaires,  et 
légitimés  par  toutes  les  lois,  qui  se  commettent  dans  la  guerre,  ne  font  pas  un  peu 
j)lus  de  tort  au  genre  humain. 

Je  n'entends  pas,  par  ces  homicides,  ceux  qui,  s'étnnt  voués  au  service  de  leur 
patrie  et  de  leur  prince,  affrontent  la  mort  dans  les  batailles  ;  je  parle  de  ce  nombre 
prodigieux  de  guerriers  auxquels  il  est  indifTérent  de  servir  sous  une  puissance  ou 
sous  une  autre,  qui  trafiquent  de  leur  sang  comme  un  ouvrier  vend  son  travail  et 
sa  journée,  qui  combattront  demain  pour  celui  contre  qui  ils  étaient  armés  hier, 
et  qui,  sans  considérer  ni  leur  patrie  ni  leur  famille,  tuent  et  se  font  tuer  pour 
des  étrangers.  Je  demande  en  bonne  foi  si  cette  espèce  d'héroïsme  est  comparable 


ACTE    V,    SCÈNE    YIl.  <6J 

Cendres  de  Statira,  recevez  01ympie\ 

(Elle  se  frappe,  et  so  jette  dans  le  bûcher.) 
TOUS    ENSEMBLE-. 

Ciel  ! 

CASSANDRE,   courant  au  bûcher. 

Olympie  ! 

LES    PRÊTRES. 

0  ciel  ! 

ANTIGONE. 

0  fureur  inouïe  ! 

CASSAiNDRE. 

Elle  n'est  déjà  plus,  tous  nos  efforts  sont  vains. 

(Revenant  dans  le  péristyle,  i 

*En  est-ce  assez,  grands  dieux?...  Mes  exécrables  mains 
*Ont  fait  périr  mon  roi,  sa  veuve,  et  mon  épouse! 
*Antigone,  ton  âme  est-elle  encor  jalouse? 

à  celui  de  Caton,  de  Cassius  et  de  Brutus.  Tel  soldat,  et  môme  tel  officiera  com- 
battu tour  à  tour  pour  la  France,  poiu-  l'Autriche  et  pour  la  Prusse. 

Il  y  a  un  peuple  sur  la  terre  dont  la  maxime,  non  encore  démentie,  est  de  ne 
se  jamais  donner  la  mort,  et  de  ne  la  donner  k  personne;  ce  sont  les  Philadel- 
phions,  qu'on  a  si  sottement  nommés  quakers.  Ils  ont  mC'me  longtemps  refusé  de 
contribuer  aux  frais  de  la  dernière  guerre  qu'on  faisait  vers  le  Canada  poiu'  décider 
à  quels  marchands  d'Europe  appartiendrait  un  coin  de  terre  endurci  sous  la  glace 
pendant  sept  mois,  et  stérile  pendant  les  cinq  autres.  Ils  disaient,  pour  leurs 
raisons,  que  dos  vases  d'argile  tels  que  les  hommes  ne  devaient  pas  se  briser  les 
uns  contre  les  autres  pour  de  si  misérables  intérêts. 

Je  passe  à  une  seconde  question. 

Que  pensent  ceux  qui,  parmi  nous,  périssent  par  une  mort  volontaire?  Il  y  en 
abeaucoup  dans  toutes  les  grandes  villes.  J'en  ai  connu  une  petite  où  il  y  avait  une 
douzaine  de  suicides  par  an.  Ceux  qui  sortent  ainsi  de  la  vie  pensent-ils  avoir  une 
âme  immortelle?  Espèrent-ils  que  cette  âme  sera  plus  heureuse  dans  une  autre 
vie?  Croient-ils  que  notre  entendement  so  réunit  après  notre  mort  à  l'âme  générale 
du  monde?  Imaginent-ils  que  l'entendement  est  une  faculté,  un  résultat  des 
organes,  qui  périt  avec  les  organes  mêmes,  comme  la  végétation,  dans  les  plantes, 
est  détruite  quand  les  plantes  sont  arrachées;  comme  la  sensibilité  dans  les  ani- 
maux, lorsqu'ils  ne  respirent  plus;  comme  la  force,  cet  être  métaphysique,  cesse 
d'exister  dans  un  ressort  qui  a  perdu  son  élasticité? 

Il  serait  à  désirer  que  tous  ceux  qui  prennent  le  parti  de  sortir  de  la  vie  lais- 
sassent par  écrit  leurs  raisons,  avec  un  p  'tit  mot  de  leur  philosophie:  cela  ne  serait 
pas  inutile  aux  vivants  et  à  l'histoire  de  Tesprit  humain.  {Note  de  Vollaii'e.) 

1.  «  Il  faut  au  dernier  acte,  écrivait  Voltaire,  un  air  recueilli  et  plein  d'un 
sombre  désespoir;  c'est  là  surtout  qu'il  est  nécessaire  de  mettre  de  longs  silences 
entre  les  vers  II  faut  au  moins  deux  ou  trois  secondes  en  récitant:  Apprends... 
que  je  t'adore...  et  que  je  m'en  punis;  un  silence  après  apprends,  un  silence  après 
je  t'adore.  »  Sur  le  théâtre  de  Fcrney,  les  flammes  du  bûcher  s'élevaient  de  quatre 
pieds  au-dessus  des  acteurs.  (G.  A.) 

2,  L'hiérophante,  les  prêtres,  et  les  prêtresses,  témoignent  leur  étonnemcnt  et 
leur  consternation.  {Note  de  Voltaire.) 


<64  OLV.MPIE. 

*  Insensible  témoin  de  cette  horrible  mort, 

*  Envieras-tu  toujours  la  douceur  de  mon  sort? 

*  De  ma  félicité  si  ton  grand  cœur  s'irrite, 

*  Partage-la,  crois-moi,  prends  ce  fer,  et  m'imite. 

(Il  se  tue.) 

l'hiérophante. 
Arrêtez!...  0  saint  temple!  ô  Dieu  juste  et  vengeur! 
Dans  quel  palais  profane  a-t-on  vu  plus  d'horreur  ! 

ANTIGONE. 

Ainsi  donc  Alexandre,  et  sa  famille  entière, 
Successeurs,  assassins,  tout  est  cendre  et  poussière  ! 
Dieux,  dont  le  monde  entier  éprouve  le  courroux, 
Maîtres  des  vils  humains,  pourquoi  les  formiez-vous  ? 
Qu'avait  fait  Statira?  qu'avait  fait  Olympie? 
A  quoi  réservez-vous  ma  déplorable  vie  ? 


FIN    D  OLYMPIE. 


VARIANTES 

DE   LA   TRAGÉDIE   D'OLYMPIE. 


Page  100,  vers  18: 

Eh  !  devrait-il  moins  l'être? 

Page  104,  vers  13  : 

Tous  les  chefs  ont  péri. 

Ibid.j  vers  15  : 

Ils  sont  tous  expiés  :  nous  devons  rétablir,  etc. 

Nota.  En  adoptant  cette  leçon,  il  faut  supprimer  les  vers  précédés  d'une 
étoile. 

Page  106,  vers  12: 

Lorsque  vous  prétendez  un  souverain  empire. 

Jbid.,  vers  28.  —  Après  ce  vers,  le  même  personnage  continue  : 

On  ouvre.  Quel  spectacle  au  fond  du  sanctuaire! 
De  quelle  pompe,  ô  ciel  !  préparée  avec  soin 
Gassandre  a-t-il  osé  me  vouloir  pour  témoin! 
Faut-il  me  voir  forcé  de  souffrir  cet  outrage, 
Et  qu'un  vain  fanatisme  enchaîne  ici  ma  rage? 
Olympie  et  Gassandre  arrivent  à  l'autel. 

Et  les  vers  suivants,  précédés  d'une  étoile,  sont  nuls. 

Page  108,  dernier  vers  : 

Pour  hâter  les  instants  d'une  union  si  belle. 

Page  109,  vers  4.  —  Au  lieu  des  six  vers  précédés  d'une  étoile,  on  lit  : 

Antigone,  jugez  si  vous  deviez  prétendre 

Qu'on  remît  en  vos  mains  l'esclave  de  Gassandre  : 

Sachez,  etc. 


466  VARIANTES    DOLYMPIE. 

Page  109,  vers  13  : 

Voyez  si  j'ai  du  faire  un  pareil  sacrifice. 

Page  1 13,  vers  5.  —  C'est  ainsi  qu'on  lit  dans  l'édition  originale,  dan* 
celle  de  Genève,  1763.  dans  l'édition  in-4'',  et  dans  l'édition  de  1775.  Les- 
deux  autres  éditions  de  1763,  celle  de  1774  et  celles  de  Kehl,  portent  : 

Nos  rits  et  nos  mystères.     (B.) 

Page  114.  vers  10: 

Vous  frémiriez  vous-même... 

Ibid.,  vers  23.  —  Ces  deux  derniers  vers  sont  conformes  à  l'édition  de 
Kehl.  Dans  trois  éditions  de  1763,  et  dans  celle  de  1774,  on  lit  : 

Tel  est  l'ordre  éternel  à  qui  je  m'abandonne. 
Que  la  terre  est  coupable  et  que  le  ciel  pardonne. 

Ibid.j  vers  26.  —  Toutes  les  éditions  antérieures  à  celle  de  Kehl 
portent  : 

Si  vous  êtes  instruit  qui  fit  périr  son  maître. 

Ibid.,  vers  29  : 

Quand  les  yeux  d'Alexandre  à  peine  encor  fermés. 

Page  Mo,  premier  vers  : 

Sur  mille  corps  sanglants  il  la  jeta  mourante. 

Page  117,  vers  28  : 

J'ai  cru  dans  ma  retraite  éviter  mon  malheur. 

Page  120.  vers  24.  —  Ce  vers  est  conforme  à  l'édition  de  1763  et  à  celle 
de  1774.  Dans  l'édition  de  Kehl,  on  lit  :  }ne  va,  au  lieu  de:  va  me. 

Page  121,  vers  3  : 

Antigène,  les  siens,  les  peuples,  les  armées. 

Ibid.,  vers  9  : 

Ah!  mon  cœur  déchiré  me  l'a  dit  devant  vous. 

On  lit  ainsi  dans  une  édition  de  1763  et  dans  celle  de  1774. 

Ibid.,  vers  14.  —  Les  quatre  vers  précédés  d'une  étoile  sont  supprimés 
dans  l'édition  de  1774. 


VARIANTES    D'OLY.M  l'II<.  167 

Page  1  21 ,  avant-dernior  vers.  —  Les  quatre  vers  précédés  d'une  étoile 
sont  supprimés  dans  l'édition  de  1774.  Le  troisième  est  conforme  à  deu\ 
éditions  de  1763.  Dans  l'édition  de  Kehl,  on  lit  :  Pourrez-Dous,  au  lieu  de: 
Puissiez-vous. 

IbuL,  dernier  vers. —  Dans  l'édition  de  1774,  ce  vers  termine  la  phrase 
qui  précède  les  quatre  vers  supprimés;  et  on  lit  :  Quoi!  lui'?  au  lieu  de  : 
Qui?  lui? 

Page  123,  vers  16: 

S'ils  aiment  à  régner,  qu'ils  ne  l'irritent  pas. 

Ibid.,  vers  2o.  —  Dans  une  édition  de  1763  et  dans  celle  de  1774 
on  lit  : 

De  nos  seuls  ennemis  attendre  du  secours. 

Ibid.,  vers  26.  —  Ce  vers  est  conforme  à  plusieurs  éditions  de  1763  et 
il  celle  de  1774.  Dans  l'édition  de  Kehl  on  lit  :  Rechercher  au  lieu  de  :  El 
chercher. 

Page  125,  vers  4.  —  Entre  ce  vers  et  le  suivant  on  lit,  dans  l'édition 
de  1774  : 

De  son  père  en  ses  mains  j'ai  remis  l'héritage 
Conquis  par  Antipatre,  aujourd'hui  mon  partage  : 
Heureux  par  mon  amour,  heureux  par  mes  hienfuits, 
Une  fois  en  ma  vie,  avec  moi-même  en  paix. 

Ces  quatre  vers  se  trouvent  un  peu  plus  loin  dans  cette  édition. 

Page  126,  vers  3.  —  Au  lieu  des  treize  vers  précédés  d'une  étoile,  on 
lit,  dans  l'édition  de  1774  : 

C'est  un  reproche  affreux  qu'Éphèse  peut  me  faire  : 
J'ai  tue,  etc. 

Page  129,  vers  2  : 

Sans  le  pressant  besoin  qu'ils  ont  de  nos  prières. 

Page  131,  vers  18  : 

Tu  Ves  senti,  barbare,  assez  peu  de  courage. 

Ibid.j  avant-dernier  vers  ; 

Ne  viens  point,  malheureux,  par  différents  efforts. 

Page  133,  vers  11  : 

Que  de    voir  mon  sujet,  mon  meurtrier...  Cassandre. 


168  VARIANTES    D'OLY.MIME. 

Page  131,  vers  25: 

Mais  si  vous  arrachez,  au  moins,  d'un  ravisseur. 

Cette  leçon  est  conforme  à  deux  éditions  de  1763  et  à  celle  de  1774. 

Page  136,  vers  32.  —  Voltaire  a  plusieurs  fois  changé  cette  tirade  de 
Statira.  La  première  version  est  perdue;  mais  d'après  une  observation  du 
cardinal  de  Bernis  (voyez  la  lettre  du  19  juillet  1762),  une  première  correc- 
tion portait  : 

Allez,  et  que  des  dieux  la  faveur  vous  seconde; 

Que  la  vertu  vous  guide  à  l'empire  du  monde  : 

Combattez  et  régnez. 

Ce  passage  laisse  des  lacunes  avec  le  texte  définitif.  (B.) 

Page  138,  vers  22: 

O  destin  qui  m'accable  ! 

Page  139,  vers  17.  —  On  voit  dans  la  lettre  de  Voltaire  au  marquis  de 
Chauvelin,  du  17  octobre  1762,  que  l'auteur  avait  d'abord  mis  : 

Du  sang  dont  je  naquis  je  me  sens  le  courage. 
J'ai  pu  vous  offenser,  je  ne  peux  vous  trahir.  (B.) 

Page  143,  vers  10: 

J'y  consens  avec  joie,  et  mon  impatience 
Par  le  moindre  délai  se  ferait  violence. 

Ibid.,  vers  11.  —  D'après  la  lettre  au  duc  de  Villars,  du  2o  mars  1762, 
cette  scène  m  de  l'acte  IV  commençait  par  ce  vers  : 

Qu'osez-vous  attenter,  inhumains  que  vous  êtes?     (B.) 

Ibid.,  vers  1 2  : 

Et  le  dieu  qui  vous  parle,  et  les  solennités. 

On  lit  ainsi  dans  deux  éditions  de  1763  et  dans  celle  de  1774. 

Page  144,  vers  6  : 

Est  la  honte  d'Éphèse,  et  l'horreur  de  l'Asie. 

Ce  vers  se  trouve  ainsi  dans  trois  éditions  de  1763  et  dans  celle  de  1774  : 
alors  le  \erbe  est  complète  fallesle^  au  lieu  que  soit  complète  ^e  ne  souf- 
frirais pas... 

Jbid.,  vers  7  : 

Va,  ton  lâche  artifice  est  ce  qui  fait  horreur. 


VARIANTES    DM) LV MIME.  lf,9 

L'HIÉnOPlIAXTE. 

Modérez  l'un  et  l'autre  une  indigne  fureur; 
Rendez-vous  à  la  loi,  révérez  sa  justice. 
Elle  est,  etc. 

Page  444,  vers  20.  —  Ce  vers  se  trouve  ainsi  dans  trois  éditions  de  1763 
et  dans  celle  de  1774.  Dans  l'édition  de  Kelil  on  lit  : 

Son  épouse  en  ce  jour  peut  former  d'autres  nœuds. 

Ibid.,  vers  23.  —  Au  lieu  des  six  vers  précédés  d'une  étoile  on  lit,  dans 
l'édition  de  1774  : 

Statira  vit  enfin,  et  vous  devez  savoir 

Que  sa  fille  est  encor  soumise  à  son  pouvoir. 

Respectez  les  malheurs  et  les  droits  d'une  mère, 

Les  lois  des  nations,  le  sacré  caractère 

Que  la  nature  donne,  et  que  rien  n'affaiblit  : 

A  son  auguste  voix  Olympie  obéit. 

Qu'osez-vous,  etc. 

Une  autre  variante  des  premiers  vers  est  conservée  dans  la  lettre  à  Colini, 
du  21  janvier  1763  : 

Statira  vit  encore,  et  vous  devez  penser 
Que  du  sort  de  sa  fille  elle  peut  disposer. 
Respectez  les  mallieurs,  etc. 

Page  145,  vers  22.  —  Les  quatre  vers  précédés  d'une  étoile  sont  retran- 
chés dans  l'édition  de  1774. 

Page  146,  vers  13  : 

Qu'il  est  désespéré!...  qu'il  se  déteste!  hélas! 

Page  147,  vers  28.  —  Ces  quatre  derniers  vers  sont  retranchés  de  l'édi- 
tion de  1774. 

Page  148,  vers  14.  —  Voltaire  a  fait  de  grands  changements  à  cette 
scène  :  on  voit  dans  la  lettre  à  d'Argental,  du  4  6  février  1762,  qu'Olympie, 
au  lieu  d'engager  Cassandre  h  fuir  l'autel  qu'elle  embrasse,  lui  disait  : 

De  ce  temple  surtout  garde-toi  de  sortir.    (B.) 

Ibid.,  vers  21  : 

C'est  là  ma  destinée. 

CASSANDRE. 

Ah!  c'est  trop  de  vengeance. 

Ibici.,  vers  24  : 

Est-ce  donc  votre  époux  qu'il  vous  fallait  hair?  (B.) 


170  VARIANTES    D'OLYMPIE. 

Page  148,  vers  27.  —  Dans  la  lettre  au  duc  de  Villars.  du  25  mars  1762, 
on  lit  : 

.     .     .     .     a  décliirc  le  flanc. 

J'ai  négligé  d'autres  variantes  aussi  peu  importantes.  (B.) 

Ibid.,  dernier  vers.  —  Dans  l'édition  de  1774,  cette  scène  se  termine 
ainsi  : 

•  CASSANDRE. 

Non,  rien  ne  nous  scparo. 
Vous  ne  punirez  point  des  crimes,  des  malheurs, 
Vengés  par  mes  remords,  effacés  par  mes  pleurs, 
Oubliés  par  les  dieux,  expiés  par  vous-même. 
Vous  avez  à  l'autel  prononcé  :  Je  vous  aime; 
Ce  mot  suint  et  sacré  ne  peut  se  profaner. 

OLYMPIE. 

Ail  !  si  ma  mère  encor  pouvait  le  pardonner... 

C  A  s  s  A  \  D  p.  E. 

Donnez-lui  cet  exemple. 

OLYMPIE. 

Eh!  le  puis-je? 

CASSANDRE. 

Oui,  cruelle; 
J'aurai  ma  grâce  enfin  des  dieux,  de  vous,  et  d'elle. 
Mais,  eussiez-vous  Cassandre  encor  plus  eu  horreur, 
Dussicz-vous  m'épouser  pour  me  percer  le  cœur, 
Vous  me  suivrez...  Il  faut  que  mon  sort  s'accomplisse. 
'Laissez-moi  mon  amour,  du  moins  pour  mon  supplice: 

*  Ce  supplice  est  sans  terme,  et  j'en  jure  par  vous. 

*  Haïssez,  punissez,  mais  suivez  votre  époux. 

Page  loO,  vers  7.  —  Les  huit  vers  précédés  d'une  étoile  sont  retranchés 
dans  l'édition  de  1774. 

Ibid.,  vers  lo  : 

Ah!...  Que  peut  sur  soi-même  une  faible  mortelle? 

Page  loi,  vers  lo.  —  Dans  l'édition  de  1774,  cette  scène  se  termine 
ainsi  : 

OLYMPIE. 

Je  meurs...  Soutenez-moi...  Respirc-t-elle  encore? 
Que  j'expire  à  ses  yeux,  que  ce  sang  que  j'abhorre, 
Confondu  dans  le  sien... 

l'hiérophante. 

Soumettez-vous  aux  dieux  : 
Elle  vit,  vous  attend;  venez  fermer  ses  yeux; 
,    *  Armez-vous  de  courage,  il  doit  ici  paraître. 

OLYMPIE. 

'J'en  ai  besoin,  seigneur,  et  j'en  aurai  peut-être. 


VAIUAXTES    D  OLVMPIE.  171 

Pa,ue  133,  vers  5.  —  La  lettre  à  M'"*  do  Fontaine,  du  4  janvier  17(i2, 
contient  un  passage  qui  ne  se  rattache  plus  au  texte  actuel  : 

Cassandrc  à  cette  reiiio  est  fatal  on  tout  temps. 
Elle  tourne  sur  lui  ses  regards  expirants; 
Et  croyant  voir  encore  un  ennemi  funeste 
Qui  venait  do  sa  vie  arracher  ce  qui  reste. 
Faible,  et  ne  pouvant  plus  soutenir  sa  terreur, 
Dans  les  bras  de  sa  fille  expire  avec  horreur; 
Soit  que  de  tant  de  maux  la  pénible  carrière 
Précipitât  l'instant  de  son  heure  dernière. 
Ou  soit  que  des  poisons  empruntant  le  secours. 
Elle-même  ait  tranché  la  trame  de  ses  jours.    (B.) 

Page  lo8,  vers  2  : 

Achevez  donc,  seigneur,  cette  pompe  fatale. 

Ibid.,  vers  4  : 

J'attends,  puisqu'il  le  faut,  ces  deux  rivaux  cruels. 

Page  159,  vers  10.  —  Dans  l'édition  de  1774,  après  ce  vers,  on  lit  : 

OLYMPIE. 

O  dieux  qui  l'entondez,  dieux,  cachez-lui  mes  larmes! 

CASSANDR  E. 

Mais,  indigne  de  vivre,  indigne  de  tes  charmes. 
J'ose  encore  exiger  qu'un  barbare  après  moi. 
Un  rival  odieux  n'obtienne  point  ta  foi; 
Ta  bouche  l'a  promis,  ton  cœur  n'est  point  parjure; 
*  Va,  l'hymen  est  encor  plus  saint  que  la  nature. 

OLYM  PIE. 

Levez-vous,  etc. 

Ibid.j   scène  vi.  —  Dans    l'édition    de  1774,  la   scène  vi    commence 
ainsi  : 

ANTIGONE. 

S'il  ose  vous  parler,  j'aurai  la  môme  audace  : 
J'ai  le  droit  qu'il  usurpe  :  il  vous  demande  grâce. 
Je  demande  justice;  il  insulte  les  morts, 
Je  viens  pour  les  venger. 

C  A  s  s  A  \  D  p.  E. 

Non,  perfide,  je  sors; 
Suis-moi. 

AXTIGONE. 

Je  te  suivrai.  Commence  par  entendre 
L'irrévocable  arrêt  que  sa  bouche  doit  rendre. 
Princesse,  prononcez,  et  ne  redoutez  rien; 
Vous  êtes  en  ces  lieux  et  son  juge  et  le  mien; 
Vous  saurez  aisément,  et  du  moins  je  l'espère, 
Distinguer,  etc. 


172  VARIANTES    D'OLV.M  PIE. 

Page  161,  vers  20: 

Je  vais  vous  éclaircir  :  gardez  votre  promesse. 

Ce  vers  se  trouve  ainsi  dans  trois  éditions  do  1763,  et  dans  celle  de  1774. 

Page  162,  vers  5  : 

Vous  recevrez  les  dons  qui  pourront  vous  calmer. 

Ce  vers  se  trouve  ainsi  dans  deux  éditions  de  1763,  et  dans  celle  de  1774. 

Page  163,  vers  4.  —  Au  lieu  des  sept  vers  précédés  d'une  étoile,  on 
lit,  dans  l'édition  de  1774: 

Dieux,  vous  avez  comblé  mes  funestes  destins. 
Eh  bien  !  mânes  si  chers  qui  fûtes  mes  victimes, 
Recevez  tout  mon  sang  pour  expier  mes  crimes. 

(Il  so  tue.) 


FIN    DES    VARIANTES    D  OLYMPIE. 


LE   TRIUMVIRAT 

TRAGÉDIE    EN    CINQ    ACTES 

REPRÉSENTÉE      SUR      LE      THEATRE- FRANÇAIS      LE      5       JUILLET      176-1. 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    PRIiSENTE    ÉDITION. 


Le  13  juillet  1763,  Voltaire  écrivait  au  comte  d'Argental  qu'il  avait  eu 
tète  un  drame  un  peu  barbare,  un  peu  à  l'anglaise,  «  destiné  à  faire  un 
très-grand  eiïet  sur  le  théâtre  ».  Il  ne  voulait  le  donner  qu'incognito  : 
«  Soyez  persuadé  que  le  public  ne  se  tournera  jamais  de  mon  côté,  quand 
il  verra  que  je  veux  paraître  toujours  sur  la  scène;  on  se  lasse  de  voir  tou- 
jours le  même  homme.  »  Pour  dérouter  le  monde,  il  voulait  y  mettre  un 
style  dur.  Il  y  aurait  de  l'assassinat.  Elle  serait  bien  loin  de  nos  mœurs 
douces;  le  spectacle  serait  assez  beau,  quelquefois  très-pittoresque.  Ce 
drame  serait  l'œuvre  d'un  jeune  homme  qui  promettrait  quelque  chose  de  bien 
sinistre,  et  qu'il  faudrait  encourager.  «Ne  serait-ce  pas  un  grand  plaisir  pour 
vous  de  vous  moquer  de  ce  public  si  frivole,  si  chaiigeant,  si  incertain  dans 
ses  goûts,  si  volage,  si  français?  >; 

Il  s'agissait  du  Triumvirat.  Voltaire  hésite  toutefois  a  prendre  ce  titre 
déjà  employé  par  Crébillon.  «  Le  titre  me  ferait  soupçonner,  et  on  dirait 
que  je  suis  le  savetier  qui  raccommode  toujours  les  vieux  cothurnes  de 
Crébillon;  cependant  il  est  difficile  de  donner  un  autre  titre  à  l'ouvrage.  » 

Dans  l'intimité,  Voltaire  appelait  sa  pièce  les  Roués.  «  Ce  n'est  [las, 
ecrit-il  à  d'Argental,  ce  n'est  pas  un  ex-jésuite  qui  a  fait  les  Roués,  c'est 
un  jeune  novice,  qui  demanda  son  congé  dès  qu'il  sut  la  banqueroute  du 
P.  La  Valette  et  qu'il  apprit  que  nosseigneurs  du  parlement  avaient  un 
malin  vouloir  contre  saint  [gnace  de  Loyola.  Le  public,  sans  doute,  proté- 
gera ce  pauvre  diable;  mais  le  bon  de  l'affaire,  c'est  qu'elle  amusera  mes 
anges.  Je  crois  déjà  les  voir  rire  sous  cape  à  la  représentation.  » 

Le  succès  ne  répondit  pas  à  l'attente  de  l'auteur,  qui  retira  sa  pièce 
après  la  première  représentation,  et  se  mit  à  la  corriger  et  à  la  refondre  avec 
une  infatigable  ardeur. 


AVERTISSEMENT 

DES    ÉDITEURS    DE    L'ÉDITION    DE    KEIIL 


dette  pièce,  jouée  en  17G4',  fut  iinpiiuiéc  à  Paris  en  1766-.  «  L'auteur, 
(lisait  ;\I.  de  Voltaire  dans  son  Ave7Hisse?nenl^,  n'ayml  composé  cet  ouvrage 
(pie  pour  avoir  occasion  de  développer,  dans  des  notes,  les  caractères  des 
principaux  Romains,  au  temps  du  triumvirat,  et  pour  placer  convenablement 
l'histoire  de  tant  d'autres  proscriptions  qui  etfrayent  et  qui  déshonorent  la 
nature  humaine,  depuis  la  proscription  de  vingt-trois  mille  Hébreux  en  un 
jour,  à  l'occasion  d'un  veau  d'or,  et  de  vingt-quatre  mille  en  un  autre  jour, 
pour  une  fille  madianite,  jusqu'aux  proscriptions  des  Vaudois  du  Piémont.  » 

La  pièce  imprimée  est  très-ditTérente  du  manuscrit  qui  a  servi  aux  repré- 
sentations. C'est  sur  ce  manuscrit  que  nous  avons  recueilli  les  variâmes. 
Elle  était  accompagnée,  dans  toutes  les  éditions,  de  deux  ouvrages  en  prose  : 
l'un  sur  le  Gouvernement  et  la  Divinité  d'Auguste  ;  l'autre  intitulé  des 
Conspirations  contre  les  Peuples,  et  des  Proscriptions. 

Nous  avons  cru  que  ces  deux  morceaux,  purement  historiques,  et  qui 
n'ont  avec  cette  tragédie  qu'un  rapport  éloigné,  seraient  mieux  placés  dans 
la  partie  liislorique  de  cette  édition^. 

1.  Le  5  juillet. 

2.  Mais  avec  la  date  de  17G7,  et  sous  ro  titre  :  Octave  et  le  jeune  Pompée, 
ou  le  Triumvirat,  avec  des  remarques  sur  les  proscriptions,  in-8"  de  viij  et 
180  pages.  (B.) 

3.  C'est  la  Préface  qui  suit. 

4.  Les  éditeurs  de  Kelil  avaient  placé  ces  deux  morceaux  dans  les  Mélanges  his- 
toriques. 

Quant  aux  notes  de  l'auteur,  relatives  à  sa  tragédie  et  qui,  depuis  la  première 
r'ditiou  jusqu'à  ce  jour,  avaient  été  rejetées  à  la  fin  de  la  pièce,  je  les  ai  mises  au 
bas  du  texte.  Les  additions  que  j'y  ai  faites  sont  entre  deux  crochets.  Plusieurs 
passages  de  ces  notes  ont  été  reproduits  par  Voltaire  dans  ses  Questions  sur  l'En- 
cyclopédie, au  mot  Auguste  Octave.  (B.) 


PREFACE 

DC   L'ÉDITEUR  K 


Cotte  traf>édie,  assez  ignorée,  m'étant  tombée  entre  les  mains, 
j'ai  été  étonné  d'y  voir  Fliistoire  presque  entièrement  falsifiée,  et 
cependant  les  mœurs  des  Romains,  du  temps  du  triumvirat,  repré- 
sentées avec  le  pinceau  le  plus  fidèle. 

Ce  contraste  singulier  m"a  engagé  à  la  faire  imprimer  avec  des 
remarques  que  j'ai  faites  sur  ces  temps  illustres  et  funestes  d'un 
empire  qui,  tout  détruit  qu'il  est,  attirera  toujours  les  regards  de 
vingt  royaumes  élevés  sur  ses  débris,  et  dont  chacun  se  vante 
aujourd'hui  d'avoir  été  une  province  des  Romains,  et  une  des 
pièces  de  ce  grand  édifice.  Il  n'y  a  point  de  petite  ville  qui  ne 
cherche  à  prouver  qu'elle  a  eu  l'Iionneur  autrefois  d'être  saccagée 
par  quelque  consul  romain,  et  on  va  môme  jusqu'à  supposer  des 
titres  de  cette  espèce  de  vanité  humiliante.  Tout  vieux  château 
dont  on  ignore  l'origine  a  été  bâti  par  César,  du  fond  de  l'Espagne 
au  bord  du  Rhin  :  on  voit  partout  une  tour  de  César,  qui  ne  fit 
élever  aucune  tour  dans  les  pays  qu'il  subjugua,  et  qui  préférait 
ses  camps  retranchés  à  des  ouvrages  de  pierre  et  de  ciment,  qu'il 
n'avait  pas  le  temps  de  construire  dans  la  rapidité  de  ses  expédi- 
tions. Enfin  les  temps  des  Scipion,  de  Sylla,  de  César,  d'Auguste, 
sont  beaucoup  plus  présents  à  notre  mémoire  que  les  premiers 
événements  de  nos  propres  monarchies.  Il  semble  que  nous  soyons 
encore  sujets  des  Romains. 

J'ose  dire  dans  mes  notes  ce  que  je  pense  de  la  plupart  de  ces 
hommes  célèbres,  tels  que  César,  Pompée,  Antoine,  Auguste, 
Caton,  Cicéron,  en  ne  jugeant  que  parles  faits,  et  en  ne  me  préoc- 
cupant pour  personne.  Je  ne  prétends  point  juger  la  pièce.  J'ai  fait 
une  étude  particulière  de  l'histoire,  et  non  pas  du  théâtre,  que  je 
connais  assez  peu,  et  qui  me  semble  un  objet  de  goût  plutôt  que 

1.  Cet  éditeur  est  Voltaire  lui-même.  Sa  Préface  éta.it  dans  l'cdition  originale 
dont  j'ai  parlé  dans  une  note  ci-dessus.  (B.j 

6.  —  Théâtre.    V.  12 


478  l'UEFACK    DE    LE  DITECH. 

de  recherches.  J'avoue  <[uo  jaime  à  voir  dans  un  ouvrage  drama- 
tique les  mœurs  de  ranli(|iiit(''.  et  à  comparer  les  héros  qu'on  met 
sur  le  théâtre  avec  la  conduite  et  le  caractère  que  les  historiens 
leur  attrihuent.  Je  ne  demande  pas  qu'ils  fassent  sur  la  scène  ce 
qu'ils  ont  réellement  foit  dans  leur  vie;  mais  je  me  crois  en  droit 
d'exiger  (|u"ils  ne  fassent  rien  qui  ne  soit  dans  leurs  mœurs  :  c'est 
là  ce  qu'on  appelle  la  vérité  théâtrale. 

Le  puhlic  semhle  n'aimer  que  les  sentiments  tendres  et  tou- 
chants, les  emportements  et  les  craintes  des  amantes  affligées. 
Une  femme  trahie  intéresse  plus  que  la  chute  d'un  empire.  J'ai 
trouvé  dans  cette  pièce  des  objets  qui  se  rapprochent  plus  de  ma 
manière  de  penser  et  de  celle  de  quelques  lecteurs  qui,  sans 
exclure  aucun  genre,  aiment  les  peintures  des  grandes  révolu- 
tions, ou  plutôt  des  hommes  qui  les  ont  faites.  S'il  n'avait  été 
question  que  des  amours  d'Octave  et  du  jeune  Pompée  dans  cette 
pièce,  je  ne  l'aurais  ni  commentée  ni  imprimée.  Je  m'en  suis  servi 
comme  d'un  sujet  qui  m'a  fourni  des  réflexions  sur  le  caractère 
des  Romains,  sur  ce  qui  intéresse  l'humanité,  et  sur  ce  qu'on  peut 
découvrir  de  vérités  historiques. 

J'aurais  désiré  qu'on  eût  commenté  ainsi  les  tragédies  de 
Pompée,  de  Sertorius,  de  Cinna,  des  Horaces,  et  qu'on  eût  démêlé  ce 
qui  appartient  à  la  vérité,  et  ce  qui  appartient  à  la  fahle.  Il  est 
certain,  par  exemple,  que  César  ne  tint  à  Ptolémée  aucun  des 
discours  que  lui  prête  le  suhlime  et  inégal  auteur  de  la  Mort  de 
Pompée^,  et  que  Cornélie  ne  parla  point  à  César  comme  on  l'a  fait 
parler  ^  puisque  Ptolémée  était  un  enfant  de  douze  à  treize  ans, 
et  Cornélie  une  femme  de  dix-huit,  qui  ne  vit  jamais  César,  qui 
n'aborda  point  en  Egypte,  et  qui  ne  joua  aucun  rôle  dans  les 
guerres  civiles.  Il  n'y  a  jamais  eu  d'Emilie  qui  ait  conspiré  avec 
Cinna  ;  tout  cela  est  une  invention  du  génie  du  poète.  La  conspi- 
ration de  Cinna  n'est  prohablement  qu'un  sujet  fahuleux  de  décla- 
mation, inventé  par  Sénèque,  comme  je  le  dis  dans  mes  notes ^, 

De  toutes  les  tragédies  que  nous  avons,  celle  qui  s'écarte  le 
moins  de  la  vérité  historique,  et  qui  peint  le  cœur  le  plus  fidèle- 
ment, serait  Britannicus,  si  l'intrigue  n'était  pas  uniquement 
fondée  sur  les  prétendues  amours  de  Britannicus  et  de  Junie,  et 
sur  la  jalousie   de  Néron.  J'espère  que  les  éditeurs*  qui  ont 

1.  Acte  III,  scène  ii. 

2.  Acte  III,  scène  iv. 

3.  Voyez  la  première  des  notes  sur  la  scène  i™  de  l'acte  II,  page  198.  (B.) 

4.  Luneau  de  lioisjermain;  Tédition  qu'il  donna  des  OEuvres  de  Racine  avec 
des  commentaires  est  de  1708,  en  sept  volumes  iu-8°.  (B.) 


PREFACE    DE    L'EDITEUH.  179 

annoncé  les  commentaires  des  ouvrages  de  Racine  par  souscrip- 
tion n'oublieront  pas  de  remarquer  comment  ce  grand  homme  a 
fondu  et  embelli  Tacite  dans  sa  pièce.  Je  pense  que,  si  Néron 
n'avait  ])as  la  puérilité  de  se  cacher  derrière  une  tapisserie  pour 
écouter  l'entretien  de  Britannicus  et  de  Junie,  et  si  le  cinquième 
acte  pouvait  être  plus  animé,  cette  pièce  serait  celle  qui  plairait 
le  plus  aux  honnnes  d'État  et  aux  esprits  cultivés. 

En  un  mot,  on  voit  assez  quel  est  mon  but  dans  l'édition  que 
je  donne.  Le  manuscrit  de  cette  tragédie  est  intitulé  Octave  et  le 
jeune  Pompée;])'  ai  ajouté  le  titre  du  Triitmvir((t  :  il  m'a  ])aru  que 
ce  titre  réveille  plus  l'attention,  et  présente  à  resi)rit  une  image 
plus  forte  et  plus  grande.  Je  sais  gré  à  l'auteur  d'avoir  supprimé 
Lépide,  et  de  n'avoir  parlé  de  cet  indigne  Romain  que  comme  il 
le  méritait, 

Encore  une  fois^  je  ne  prétends  point  juger  de  la  pièce.  Il 
faut  toujours  attendre  le  jugement  du  public;  mais  il  me  semble 
que  l'auteur  écrit  plus  pour  les  lecteurs  que  pour  les  spectateurs. 
Sa  pièce  m'a  paru  tenir  beaucoup  plus  du  terrible  que  du  genre 
qui  attendrit  le  cœur  et  qui  le  déchire. 

On  m'assure  môme  que  l'auteur  n'a  point  prétendu  faire  une 
tragédie  pour  le  théâtre  de  Paris,  et  qu'il  n'a  voulu  que  rendre 
odieux  la  plupart  des  personnages  de  ces  temps  atroces  :  c'est  en 
quoi  il  m'a  paru  qu'il  avait  réussi.  La  pièce  est  peut-être  dans  le 
goût  anglais.  Il  est  bon  d'avoir  des  ouvrages  dans  tous  les  genres. 

Il  m'importe  peu  de  connaître  l'auteur  :  je  ne  me  suis  occupé 
que  de  faire  sur  cet  ouvrage  des  notes  qui  peuvent  être  utiles.  Les 
gens  de  lettres  qui  aiment  ces  recherches,  et  pour  qui  seuls 
j'écris,  en  seront  les  juges. 

J'ai  employé  la  nouvelle  orthographe-.  Il  m'a  paru  qu'on  doit 
écrire,  autant  qu'on  le  peut,  comme  on  parle;  et  quand  il  n'en 
coûte  qu'un  a  au  lieu  d'un  o  pour  distinguer  les  Français  de 
saint  François  d'Assise,  comme  dit  l'auteur  de  la  Hemiadc,  et 
pour  faire  sentir  qu'on  prononce  x\nglais  et  Danois,  ce  n'est  ni 
une  grande  peine  ni  une  grande  difficulté  de  mettre  un  a  qui 
indique  la  vraie  prononciation,  à  la  place  de  cet  o  qui  vous 
trompe. 

1.  C'est  page  178,  ligne  28,  que  cela  a  déjà  été  dit. 

2.  Voyez  Théâtre^  tome  I",  page  41,  555. 


PERSONiNAGES 


OCTAA'E,  surnommé  depuis  Auguste. 

MARC-ANTOINE. 

LE    JEUNE    POMPÉE. 

JULIE,  fille  de  Lucius  César. 

FULVIE,  femme  de  Marc-Antoine. 

ALBINE,   suivante  de  Fulvie. 

AU  F  IDE,  tribun  militaire. 

TRIBUNS,    CENTURIONS,     LICTEURS,    SOLDATS. 


1.  Noms  des  acteurs  qui  jouèrent  dans  cette  tragédie  :  Armand,  Dubois,  Lekai.n 
(Octave),  Brizard,  Mole  (Pompée),  Dauberval,  Bouret,  Granger,  M"'"  Dumesml 
(Fulvie),  Lekain,  Dlbois  (Julie),  d'Épinay,  Doligny,  Luzy,  Fatanville.  —  Recette  : 
2,511  livres.  —  Après  la  première  repi'ésentation  l'auteur  retira  sa  pièce.  (G.  A.) 


LE    TRIUMVIRAT 

TRAGÉDIE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE    I. 

(Le  théâtre  représente  l'ile  où  les  triumvirs  firent  les  proscriptions  et  le  partage  du  monde. 
La  scène  est  obscurcie;  on  entend  le  tonnerre,  on  voit  des  éclairs.  La  scène  découvre 
des  rochers,  des  précipices,  et  des  tentes  dans  l'éloignement.) 

FULYIE,    ALBINE. 

FULVIE, 

Quelle  effroyable  nuit!  Que  le  courroux  céleste 
Éclate  avec  justice  en  cette  île  funeste  M 

ALBINE. 

Ces  tremblements  soudains,  ces  rocbers  renversés, 

Ces  volcans  infernaux  jusqu'au  ciel  élancés, 

Ce  fleuve  soulevé  roulant  sur  nous  son  oncle. 

Ont  fait  craindre  aux  humains  les  derniers  jours  du  monde. 

La  foudre  a  dévoré  ce  détestable  airain, 

Ces  tables  de  vengeance  où  le  fatal  burin 

Épouvantait  nos  yeux  d'une  liste  de  crimes, 

1.  Cette  île,  où  les  triumvirs  commencèrent  les  proscriptions,  est  dans  la  rivière 
Réno,  auprès  de  Bononia,  que  nous  nommons  Bologne.  Elle  n'est  pas  si  grande 
qu'elle  semble  l'être  dans  cette  tragédie,  mais  je  crois  qu'on  peut  très-bien  sup- 
poser, surtout  en  poésie,  que  l'île  et  la  rivière  étaient  plus  considérables  autrefois 
qu'aujourd'imi  ;  et  surtout  ce  tremblement  de  terre  dont  il  est  parlé  dans  Pline 
peut  avoir  diminué  l'une  et  l'autre.  11  y  a  dans  l'histoire  plusieurs  exemples  de 
pareils  changements  produits  par  des  volcans  et  par  des  tremblements  de  terre. 
Ce  fut  dans  ce  temps-là  môme  que  la  nouvelle  ville  d'Épidaure,  sur  le  golfe  Adria- 
tique, fut  renversée  de  fond  en  comble,  et  le  cours  de  la  rivière  sur  laquelle  elle 
était  située  fut  changé  et  très-diminué.  {Note  de  Voltaire.) 


'182  LE    TRirMVIRAT. 

De  Tordre  du  carnage,  et  des  noms  des  victimes. 
Vous  voyez  en  etîet  que  nos  proscriptions 
Sont  en  horreur  au  ciel  ainsi  qu'aux  nations. 

FULVIE. 

Tombe  sur  nos  tyrans  cette  foudre  égarée, 

Qui,  frappant  vainement  une  terre  abhorrée, 

A  détruit  dans  les  mains  de  nos  maîtres  cruels 

Les  instruments  du  crime,  et  non  les  criminels! 

Je  voudrais  avoir  vu  cette  île  anéantie, 

Avec  l'iiuligne  affront  dont  on  couvre  Fulvie. 

Que  font  nos  trois  tyrans  dans  ce  désordre  affreux? 

Quelques  remords  au  moins  ont-ils  approché  d'eux? 

ALBINE. 

Dans  cette  île  tremblante  aux  éclats  du  tonnerre. 
Tranquilles  dans  leur  tente  ils  partageaient  la  terre; 
Du  sénat  et  du  peuple  ils  ont  réglé  le  sort. 
Et  dans  Rome  sanglante  ils  envoyaient  la  mort. 

FULVIE. 

Antoine  me  la  donne,  ô  jour  d'ignominie! 
Il  me  quitte,  il  me  chasse,  il  épouse  Octavie  '  ; 
D'un  divorce  odieux  j'attends  llnfàme  écrit; 
Je  suis  répudiée,  et  c'est  moi  qu'on  proscrit, 

ALBINE. 

Il  vous  brave  à  ce  point!  Il  vous  fait  cette  injure! 

FLLVIE. 

L'assassin  des  Romains  craint-il  d'être  parjure? 
Je  l'ai  trop  bien  servi  :  tout  barbare  est  ingrat. 
Il  prétexte  envers  moi  l'intérêt  de  l'État; 
Mais  ce  grand  intérêt  n'est  que  celui  d'un  traître 
Qui  ménageant  Octave  en  est  trompé  peut-être. 

ALBIXE. 

Octave  A'ous  aima-  :  se  peut-il  qu'aujourd'hui 

t.  Il  est  bon  d'observer  qu'Antoine  n'épousa  Octavie  que  longtemps  après;  mais 
c'est  assez  qu'il  ait  été  beau-frère  d'Octave.  Il  ne  répudia  point  Octavie  ;  mais  il 
fut  sur  le  point  do  la  répudier  quand  il  fut  amoureux  de  Gléopâtre,  et  elle  mourut 
de  chagrin  ot  de  colère.  (A'o/c  de  Voltaire.) 

2.  Les  historiens  disent  que  Fulvie  fit  les  avances  à  Octave,  et  qu'il  ne  la  trouva 
pas  assez  belle  :  ce  qui  parait  en  elïct  par  les  vers  licencieux  qu'il  fit  contre  Fulvie. 

Quod  f. ...  Glapliyram  Antonius,  hanc  mihi  pœnain 

Fulvia  constitiiit,  se  quoque  uli  f 

Aut  f —  aat  puguemus,  ait  !  quid  quod  mihi  vita 

Carior  est  ijisa  meiitula,  signa  canant. 

Cette  abominable  épigramme  est  un  des  plus  forts  témoignages  de  l'infamie  des 


ACTE    I,    SCÈNE    I.  183 

Vos  malheurs,  vos  affronts,  ne  viennent  que  de  lui  ? 

FULVIE, 

Qui  peut  connaître  Octave  ?  Et  que  son  caractère 
Est  difïerent  en  tout  du  grand  cœur  de  son  père! 
Je  l'ai  vu,  dans  l'erreur  de  ses  égarements. 
Passer  Antoine  môme  en  ses  emportements  ^  ; 

mœurs  d'Auguste.  Peut-être  l'auteur  de  la  pièce  en  a-t-il  inféré  qu'Octave  s'était 
dégoûté  de  Fulvie;  ce  qui  arrive  toujours  dans  ces  commerces  scandaleux.  Octave 
et  Fulvie  étaient  également  ennemis  des  mœurs,  et  prouvent  l'un  et  l'autre  la 
dépravation  de  ces  temps  exécrables;  et  cependant  Auguste  affecta  depuis  des 
mœurs  sévères.  {Note  de  Voltaire.) 

1.  Il  est  très-vrai  qu'Auguste  fut  longtemps  livre  à  des  débauches  de  toute 
espèce.  Suétone  nous  en  apprend  quelques-unes.  Ce  môme  Sextus  Pompée,  dont 
nous  parlerons,  lui  reprocha  des  faiblesses  infâmes,  effeminaium  insectatus  est. 
Antoine,  avant  le  triumvirat,  déclara  que  César,  grand-oncle  d'Auguste,  ne  l'avait 
adopté  pour  son  fils  que  parce  qu'il  avait  servi  à  ses  plaisirs;  adoptionem  avunculi 
stupro  merhum.  Lucius  lui  fit  le  même  reproche,  et  prétendit  même  qu'il  avait 
poussé  la  bassesse  jusqu'à  vendre  son  corps  à  Hirtius  pour  une  somme  très-consi- 
dérable. Son  impudence  alla  depuis  jusqu'à  arracher  une  femme  consulaire  à  son 
mari,  au  milieu  d'un  souper  :  il  passa  quelque  temps  avec  elle  dans  un  cabinet 
voisin,  et  la  ramena  ensuite  à  la  table  sans  que  lui,  ni  elle,  ni  son  mari,  en  rougissent, 

Nous  avons  encore  une  lettre  d'Antoine  à  Auguste,  conçue  en  ces  mots  : 

«  Ita  valeas  ut,  banc  epistolam  quura  loges,  non  inieris  ïestulam,  aut  Teren- 
tillam,  aut  Russilam,  aut  Salviam,  aut  omnes.  Anne  rcfcrt  ubi  et  in  quam  arrigas?  » 
On  n'ose  traduire  cette  lettre  licencieuse. 

Rien  n'est  plus  connu  que  ce  scandaleux  festin  de  cinq  compagnons  de  ses  plai- 
sirs avec  six  principales  femmes  de  Rome.  Ils  étaient  habillés  en  dieux  et  en 
déesses,  et  ils  on  imitaient  toutes  les  impudicités  inventées  dans  les  fables  : 

Dum  nova  divorum  cœnat  adulteria. 

(SuET.,  Oct.,  chap.  70.) 

Enfin  on  le  désigna  publiquement  sur  le  théâtre  par  ce  fameux  vers  : 

Videsne  ut  cinœdus  orbcm  digito  temporel? 
(Id.,  16S.) 

Presque  tous  les  auteurs  latins  qui  ont  parle  d'Ovide  prétendent  qu'Auguste 
n'eut  l'insolence  d'exiler  ce  chevalier  romain,  qui  était  beaucoup  plus  honnête 
homme  que  lui,  que  parce  qu'il  avait  été  surpris  par  lui  dans  un  inceste  avec  sa 
propre  fille  Julia,  et  qu'il  ne  relégua  môme  sa  fille  que  par  jalousie.  Cela  est  d'au- 
tant plus  vraisemblable  que  Caligula  publiait  hautement  que  sa  mère  était  née 
de  l'inceste  d'Auguste  et  de  Julie  :  c'est  ce  que  dit  Suétone  dans  la  vie  de  Caligula 
[chap.  xxiiij. 

On  sait  qu'Auguste  avait  répudié  la  mère  de  Julie  le  jour  môme  qu'elle  accou- 
cha d'elle,  et  il  enleva  le  même  jour  Livie  à  son  mari,  grosse  de  Tibère,  autre 
monstre  qui  lui  succéda.  Voilà  Thomme  à  qui  Horace  disait  [livre  II,  épître  i™, 
vers  2-3J  : 

Ras  Italas  armis  tutoris,  luoribus  ornes, 
Legibus  amendes,  etc. 

Antoine  n'était  pas  moins  connu  par  ses  débordements  effrénés.  On  le  vit  par- 
courir toute  l'Apulie  dans  un  char  superbe  traîné  par  des  lions,  avec  la  courtisane 


184  LE    TRIU^IVIHAT. 

Je  l'ai  vu  dos  plaisirs  clierchor  Ja  folle  ivresse; 

Je  l'ai  vu  des  Gâtons  afl'ecler  la  sagesse. 
---Après  m'avoir  offert  un  criminel,  amour, 
--^^e  Protide  à  ma  rliaîno  échappa  sans  retour. 

Tantôt  il  est  alTable,  et  tantôt  sanguinaire  : 

Il  adore  Julie,  il  a  proscrit  son  père; 

11  liait,  il  craint  Antoine,  et  lui  donne  sa  sœur 

\ntoine  est  forcené,  mais  Octave  est  trompeur. 

Ce  sont  là  les  héros  qui  gouvernent  la  terre  ; 


Citliéi-is,  qu'il  caressait  publiquomont  eu  insultant  au  peuple  romain.  Cicéron  lui 
i-cproclie  encore  un  pareil  voyage  fait  aux  dépens  des  peuples,  avec  une  baladine 
nommée  Hippias  et  des  farceurs.  C'était  un  soldat  grossier,  qui  jamais,  dans  ses 
débauches,  n'avait  eu  de  respect  pour  la  bienséance;  il  s'abandonnait  à  la  plus  hon- 
teuse ivrognerie  et  aux  plus  infâmes  excès.  Le  détail  de  toutes  ces  horreurs  passera 
à  la  dernière  postérité,  dans  les  Philippiques  de  Cicéron  :  Sed  jam  stiipra  et 
flaçiitia  omittam:  sunt  quœdam  quœ  honeste  non  possum  dicere,  etc.  (Philip.  2.) 
Voilà  Cicéron  qui  n'ose  dire  devant  le  sénat  ce  qu'Antoine  a  osé  faire;  preuve  bien 
évidente  que  la  dépravation  des  mœurs  n'était  point  autorisée  à  Rome,  comme  on  l'a 
prétendu.  Il  y  avait  même  des  lois  contre  lesgitons,  qui  ne  furent  jamais  abrogées. 
11  e>t  vrai  que  ces  lois  ne  punissaient  point  par  le  feu  un  vice  qu'il  faut  tacher  de 
prévenir,  et  qu'il  faut  souvent  ignorer.  Antoine  et  Octave,  le  grand  César  et  Sylla, 
furent  atteints  de  ce  vice  ;  mais  on  ne  le  reprocha  jamais  aux  Scipion,  aux 
Métellus,  aux  Caton,  aux  Brutus,  aux  Cicéron  :  tous  étaient  des  gens  de  bien;  tous 
périrent  cruellement. 

Leurs  vainqueurs  furent  des  brigands  plongés  dans  la  débauche.  On  ne  peut 
pardonner  aux  historiens  flatteurs  ou  séduits  qui  ont  mis  de  pareils  monstres  au 
rang  des  grands  hommes;  et  il  faut  avouer  que  Virgile  et  Horace  ont  montré  plus 
de  bassesse  dans  les  éloges  prodigués  à  Auguste,  qu'ils  n'ont  déployé  de  goût  et  de 
génie  dans  ces  tristes  monuments  de  la  plus  lâche  servitude. 

Il  est  difficile  de  n'être  pas  saisi  d'indignation  en  lisant,  à  la  tête  des  Géor- 
giques,  qu'Auguste  est  un  des  plus  grands  dieux,  et  qu'on  ne  sait  quelle  place  il 
daignera  occuper  un  jour  dans  le  ciel,  s'il  régnera  dans  les  airs,  où  s'il  sera  le 
protecteur  des  villes,  ou  bien  s'il  aoceptera  l'empire  des  mers. 

An  deus  immensi  vcnias  maris,  ac  tua  nauta- 
Numina  sola  colant  :  tibi  serviat  ultima  Thule. 

L'Arioste  parle  bien  plus  sensément,  comme  aussi  avec  plus  de  grâce,  quand 
il  dit  dans  son  admirable  trente-cinquième  chant: 

Non  fu  si  sânto,  ne  benigno  Augusto, 

Corne  la  tuba  di  Virgilio  suona  ; 

L'aver  avuto  in  poesia  buon  gusto, 

La  proscrizione  iniqua  gli  perdona,  etc.  (Ott.  xïvi.) 

Tacite  fait  aisément  comprendre  comment  le  peuple  romain  s'accoutuma  enfin 
au  joug  de  ce  tyran  habile  et  heureux,  et  comme  les  lâches  fils  des  plus  dignes 
n-publicains  crurent  être  nés  pour  l'esclavage.  Nul  d'eux,  dit-il,  n'avait  vu  la  répu- 
blique'. (IS'otede  Voltaire.) 

'  Presque  toute  cette  note  se  trouve  dans  le  Dictionnaire  philosophique,  sous  la  rubriquo 
Aloostk  Octave. 


ACTE    I,    SCÈNE   I.  18:> 

Ils  font,  en  se  jouant,  et  la  paix  et  la  guerre; 
Du  sein  des  voluptés  ils  nous  donnent  des  fers. 
A  quels  maîtres,  grands  dieux,  livrez-A^ous  l'univers  M 
Albine,  les  lions,  au  sortir  des  carnages, 
Suivent,  en  rugissant,  leurs  compagnes  sauvages; 
,,^Les  tigres  font  l'amour  avec  férocité  : 

Tels  sont  nos  triumvirs.  Antoine  ensanglanté 
Prépare  de  l'hymen  la  détestable  fête. 
Octave  a  de  Julie  entrepris  la  conquête; 
Et  dans  ce  jour  de  sang,  de  tristesse,  et  d'horreur, 
L'amour  de  tous  côtés  se  mêle  à  la  fureur; 
Julie  abhorre  Octave  ;  elle  n'est  occupée 
Que  de  livrer  son  cœur  au  fils  du  grand  Pompée, 
Si  Pompée  est  écrit  sur  ce  livre  fatal. 
Octave  en  l'immolant  frappe  en  lui  son  rival. 
<i— Voilà  donc  les  ressorts  du  destin  de  l'empire, 
'—Ces  grands  secrets  d'État,  que  l'ignorance  admire  ! 
Ils  étonnent  de  loin  les  vulgaires  esprits. 
Ils  inspirent  de  près  l'horreur  et  le  mépris. 

ALBINE. 

Que  de  bassesse,  ô  ciel!  et  que  de  tyrannie! 
Quoi  !  les  maîtres  du  monde  en  sont  l'ignominie  ! 
Je  vous  plains  :  je  pensais  que  Lépide  aujourd'hui 
Contre  ces  deux  ingrats  vous  servirait  d'appui. 
Vous  unîtes  vous-même  Antoine  avec  Lépide. 

FULVIE. 

A  peine  est-il  compté  dans  leur  troupe  homicide. 

Subalterne  tyran,  pontife  méprisé, 

De  son  faible  génie  ils  ont  trop  abusé  ; 

Instrument  odieux  de  leurs  sanglants  caprices, 

C'est  un  vil  scélérat  soumis  à  ses  complices  ; 

Il  signe  leurs  décrets  sans  être  consulté. 

Et  pense  agir  encore  avec  autorité  -. 

Mais  si  dans  mes  chagrins  quelques  douceurs  me  restent. 

C'est  que  mes  deux  tyrans  en  secret  se  détestent*. 

1.  Ce  vers  célèbre  renferme  toute  l'idée  de  cette  tragédie.  (G.  A.) 

2.  Ces  vers  furent  d'allusion  sous  le  consulat  Bonaparte,  Sieyès,  Roger-Ducos. 
(G.  A.) 

3.  Non-seulement  Octave  et  Antoine  se  haïssaient  et  se  craignaient  l'un  et 
l'autre,  non-seulement  ils  s'étaient  déjà  fait  la  guerre  auprès  de  Modène,  mais 
Octave  avait  voulu  assassiner  Antoine;  et  quand  ils  conférèrent  ensemble  dans  l'île 
de  Rcno,  ils  commencèrent  par  se  fouiller  réciproquement,  se  soupçonnant  égale- 


186  LE  triu:mvirat. 

Cet  hymen  d'Octavic  et  ses  faibles  a[)i)as 
Éloignent  la  rupture  et  ne  rempêcheiit  pas. 
Ils  se  connaissent  trop  ;  ils  se  rendent  justice. 
In  jour  je  les  verrai,  préparant  leur  supplice, 
Allumer  la  discorde  avec  i)lus  de  fureur 
Que  leur  fausse  amitié  n'étale  ici  d'horreur. 


SCENE    II. 

I<ULVIE,    ALBINE,    AUFIDE. 

FLLVIE. 

Aufide,  qu"a-t-on  fait  ?  Quelle  est  ma  destinée  ? 
A  quel  abaissement  suis-je  enfin  condamnée? 

AUFIDE. 

Le  divorce  est  signé  de  cette  même  main 
Que  l'on  voit  à  longs  flots  verser  le  sang  romain  ; 
Et  bientôt  vos  tyrans  viendront  sous  cette  tente 
Partager  des  proscrits  la  dépouille  sanglante. 

FULVIE. 

Puis-j-e  compter  sur  vous  ? 


ment  l'un  et  l'autre  d'être  dos  assassins.  Il  est  bien  évident  que  la  vengeance  du 
meurtre  de  César  ne  fut  jamais  que  le  prétexte  de  leur  ambition.  Ils  n'agirent  que 
pour  eux-mêmes,  soit  quand  ils  furent  ennemis,  soit  quand  ils  furent  allies.  Il  me 
semble  que  l'auteur  de  la  tragédie  a  bien  raison  de  dire  : 

A  quels  maîtres,  grands  dieux,  livrez-vous  l'univers  ! 

Le  monde  fut  ravagé,  depuis  l'Euphratc  jusqu'au  fond  de  l'Espagne,  par  deux 
scélérats  sans  pudeur,  sans  loi,  sans  honneur,  sans  probité,  fourbes,  ingrats,  sangui- 
naires, qui,  dans  une  république  bien  policée,  auraient  péri  parle  dernier  supfilice. 
^ous  sommes  encore  éblouis  de  leur  splendeur,  et  ne  devrions  être  étonnés  que  de 
l'atrocité  de  leur  conduite.  Si  on  nous  racontait  de  pareilles  actions  de  deux 
citoyens  d'une  petite  ville, elles  nous  dégoûteraient;  mais  l'éclat  delà  grandeur  de 
Rome  se  répand  sur  eux  :  elle  nous  en  impose,  et  nous  fait  presque  respecter  ce 
que  nous  baissons  dans  le  fond  du  cœur. 

Les  derniers  temps  de  l'empire  d'Auguste  sont  encore  cités  avec  admiration, 
parce  que  Rome  goûta  sous  lui  l'abondance,  les  plaisirs,  et  la  paix.  11  régna  avec 
gloire;  mais  enfin  il  ne  fut  jamais  cité  comme  un  bon  prince.  Quand  le  sénat 
complimentait  les  empereurs  à  leur  avènement,  que  leur  soubaitait-il?  d'être  plus 
heureux  qu'Auguste,  meilleurs  que  Trajan,  felicior  Auguslo,  melior  Trajano. 
L'opinion  de  l'empire  romain  fut  donc  qu'Auguste  n'avait  été  qu'heureux,  mais  que 
Trajan  avait  été  bon.  En  nfTet,  comment  peut-on  tenir  compte  à  un  brigand  enrichi 
d'avoir  joui  en  paix  du  fruit  de  ses  rapines  et  de  ses  cruautés?  Clementiam  non 
voco,  dit  Sénèque,  lassam  crudelUatem.  {Note  de  Voltaire.) 


ACTE    I,    SCÈNE    II.  187 

AL  FI  DE. 

Né  dans  votre  maison, 
Si  je  sers  sous  Antoine,  et  dans  sa  légion, 
Je  ne  suis  (]u'à  vous  seule.  Autrefois  mon  épée 
Aux  champs  thessaliens  servit  le  grand  Pompée  : 
Je  rougis  d'être  ici  l'esclave  des  fureurs 
Des  vainqueurs  de  Pompée  et  de  vos  oppresseurs. 
Mais  que  résolvez-vous? 

FULVIE. 

De  me  venger. 

AUFIDE. 

Sans  doute. 
Vous  le  devez,  Fulvie. 

FULVIE. 

11  n'est  rien  qui  me  coûte, 
11  n'est  rien  que  je  craigne;  et  dans  nos  factions 
On  a  compté  Fulvie  au  rang  des  plus  grands  noms. 
Je  n'ai  qu'une  ressource,  Aufide,  en  ma  disgrâce; 
Le  parti  de  Pompée  est  celui  (|ue  j'embrasse; 
Et  Lucius  César  a  des  amis  secrets  ^ 
Qui  sauront  à  ma  cause  unir  ses  intérêts. 
Il  est,  vous  le  savez,  le  père  de  Julie  ; 
Il  fut  proscrit  ;  enfin  tout  me  le  concilie. 
Julie  est-elle  à  Rome? 

AUFIDE. 

On  n'a  pu  l'y  trouver. 
Octave  tout-puissant  l'aura  fait  enlever; 
Le  bruit  en  a  couru. 

FULVIE. 

Le  rapt  et  l'homicide. 
Ce  sont  là  ses  exploits  !  Voilà  nos  lois,  Aulide. 
Mais  le  fils  de  Pompée  est-il  en  sûreté?  ^ 

Qu'en  avez-vous  appris? 

AUFIDE. 

Son  arrêt  est  porté  ; 

1.  Ce  Lucius  César  avait  épouse  une  tante  d'Antoine,  et  Antoine  le  proscrivit. 
Il  fut  sauvé  par  les  soins  de  sa  femme,  qui  s'appelait  Julie.  Je  n'ai  trouvé  dans 
aucun  historien  qu'il  ait  eu  une  fdicdu  môme  nom;  je  laisse  à  ceux  qui  connaissent 
mieux  que  moi  les  règles  du  théâtre  et  les  privilèges  de  la  poésie  à  décider  s'il  est 
permis  d'introduire  sur  la  scène  un  personnage  important  qui  n'a  pas  réellement 
existe.  Je  crois  que  si  cette  Julie  était  aussi  connue  qu'Antoine  et  Octave,  elle 
ferait  un  plus  grand  effet.  Je  propose  cette  idée  moins  comme  une  critique  (jue 
comme  un  doute.  {Note  de  Voltaire.) 


188  LK    TRIUMVIRAT. 

Et  l'infàmo  avarice,  au  pouvoir  asservie  S 
Doit  trancher  à  prix  d'or  une  si  ])elle  vic; 
Tels  sont  les  vils  Romains, 

FULVIK. 

Quoi!  tout  espoir  me  fuit! 
Non,  je  défie  encor  le  sort  qui  me  poursuit  ; 

1.  Le  prix  de  cliaquc  tète  était  de  100,000  sesterces,  qui  font  aujourd'hui 
environ  22,000  livres  de  notre  monnaie.  Mais  il  est  très-probable  que  le  sang  de 
Sextus  Pompée,  de  Ciccron  et  des  principaux  proscrits,  fut  mis  à  un  prix  plus 
haut,  puisque  Popilius  Lasnas,  assassin  de  Cicéron,  reçut  la  valeur  do  200,000  francs 
pour  sa  récompense. 

Au  reste,  le  prix  ordinaire  de  100,000  sesterces  pour  les  hommes  libres  qui 
assassineraient  des  citoyens  fut  réduit  à  40,000  pour  les  esclaves.  L'ordonnance 
en  fut  afficlice  dans  toutes  les  places  publiques  de  Rome.  Il  y  eut  trois  cents  séna- 
teurs de  proscrits,  deux  mille  chevaliers,  plus  de  cent  négociants,  tous  pères  de 
famille.  Mais  les  vengeances  particulières  et  la  fureur  de  la  déprédation  firent 
périr  beaucoup  plus  de  citoyens  que  les  triumvirs  n'en  avaient  condamné.  Tous  ces 
meurtres  horribles  furent  colorés  des  apparences  de  la  justice.  On  assassina  en 
vertu  d'un  édit;  et  qui  osait  donner  cet  édit?  trois  citoyens  qui  alors  n'avaient 
aucune  prérogative  que  celle  de  la  force. 

L'avarice  eut  tant  de  part  dans  ces  proscriptions,  de  la  part  môme  des  trium- 
virs, qu'ils  imposèrent  une  taxe  exorbitante  sur  les  femmes  et  sur  les  filles  des 
proscrits,  afin  qu'il  n'y  eût  aucun  genre  d'atrocité  dont  ces  prétendus  vengeurs  de 
la  mort  de  César  ne  souillassent  leur  usurpation. 

Il  y  eut  encore  une  autre  espèce  d"avarice  dans  Antoine  et  dans  Octave;  ce  fut 
la  rapine  et  la  déprédation  qu'ils  exercèrent  l'un  et  l'autre  dans  la  guerre  civile  qui 
survint  bientôt  après  entre  eux. 

Antoine  dépouilla  l'Orient,  et  Auguste  força  les  Romains  et  tous  les  peuples 
d'Occident,  soumis  à  Rome,  de  donner  le  quart  de  leurs  revenus,  indépendamment 
des  impôts  sur  le  commerce.  Les  affranchis  payèrent  le  huitième  de  leurs  fonds. 
Les  citoyens  romains,  depuis  le  triomphe  de  Paul-Émile  jusqu'à  la  mort  de  César, 
n'avaient  été  soumis  à  aucun  tribut;  ils  furent  vexés  et  pillés  lorsqu'ils  combat- 
tirent pour  savoir  de  qui  ils  seraient  esclaves,  ou  d'Octave  ou  d'Antoine. 

Ces  déprédateurs  ne  s'en  tinrent  pas  là.  Octave,  immédiatement  avant  la  guerre 
de  Pérouse,  donna  à  ses  vétérans  toutes  les  terres  du  territoire  de  Mantoue  et  de 
Crémone;  il  chassa  de  leurs  foyers  un  nombre  prodigieux  de  familles  innocentes 
pour  enrichir  les  meurtriers  qui  étaient  à  ses  gages.  César,  son  père,  n'en  avait 
point  usé  ainsi;  et  même,  quoique  dans  les  Gaules  il  eût  exercé  tous  les  brigan- 
dages qui  sont  les  suites  do  la  guerre,  on  ne  voit  pas  qu'il  ait  dépouillé  une  seule 
famille  gauloise  de  son  héritage.  Nous  ne  savons  pas  si,  lorsque  les  Rourguignons, 
et  après  eux  les  Francs,  vinrent  dans  la  Gaule,  ils  s'approprièrent  les  terres  des 
vaincus.  Il  est  bien  prouvé  que  Clovis  et  les  siens  pillèrent  tout  ce  qu'ils  trouvè- 
rent de  précieux,  et  qu'ils  mirent  les  anciens  colons  dans  une  dépendance  qui 
approchait  de  la  servitude;  mais  enfin  ils  ne  les  chassèrent  pas  des  terres  que 
leurs  pères  avaient  cultivées.  Ils  le  pouvaient,  en  qualité  d'étrangers,  de  barbares, 
et  de  vainqueurs;  mais  Octave  dépouillait  ses  compatriotes. 

Remarquons  encore  que  toutes  ces  abominations  romaines  sont  du  temps  où  les 
arts  étaient  perfectionnés  en  Italie,  et  que  les  brigandages  des  Francs  et  des  Bour- 
guignons sont  d'un  temps  où  les  arts  étaient  absolument  ignorés  dans  cette  partie 
du  monde,  alors  pi-esque  sauvage. 

La  pliilosophie  morale,  qui  avait  fait  tant  do  progrès  dans  Cicéron,  dans  Atticus, 


ACTH  I,  sci:ni<:  m.  isî) 


Los  tiiiniiltos  (les  camps  ont  été  mos  asiles  : 
Mon  génie  était  né  i)onr  les  guerres  civiles', 
Pour  ce  siècle  effroyable  où  j'ai  reçu  le  jour. 
Je  veux...  Mais  j'aperçois  dans  ce  sanglant  S(''joiir 
Les  licteurs  des  tyrans,  leurs  lâches  satellites. 
Qui  de  ce  camp  barbare  occupent  les  limites. 
Vous  qu'un  emploi  funeste  attache  ici  près  d'eux, 
Demeurez;  ("coûtez  leurs  com|)lots  ténébreux; 
Vous  m'en  avertirez;  et  vous  viendrez  m'apprendrc 
Ce  que  je  dois  souffrir,  ce  ([u'il  faut  entreprendre. 

(Ello  sort  avec  Albine.) 
AU  FI  DE. 

Moi,  le  soldat  d'Antoine!  A  quoi  siiis-je  réduit! 
De  trente  ans  de  travaux  quel  exécrable  fruit  ! 

(Tandis  qu'il  parle,  on  avance  la  fente  où  Octave  et  Antoine  vont  se  placer. 
Les  licteurs  l'entourent,  et  forment  un  demi-cercle.  Aufide  se  range  à  côté 

de  la  tente.  ) 


SCENE    III. 

OGl  A\'  E,     ANTOINE,  debout  dans  la  tentn,  une  table  derrière  eux. 
ANTOINE. 

Octave,  c'en  est  fait,  et  je  la  répudie  ; 
Je  resserre  nos  nœuds  par  l'in  men  d'Octavie  ; 
Mais  ce  n'est  pas  assez  pour  éteindre  ces  feux 
Qu'un  intérêt  jaloux  allume  entre  nous  deux. 
'Deux  chefs  toujours  unis  sont  un  exemple  rare; 
Pour  les  concilier  il  faut  qu'on  les  sépare. 
Vingt  fois  votre  Agrippa,  vos  coniîdents,  les  miens, 
Depuis  que  nous  régnons,  ont  rompu  nos  liens. 


dans  Lucrèce,  dans  Mcnimiiis,  et  dans  les  esprits  de  tant  d'autres  dignes  Romains, 
ne  put  rien  contre  les  fureurs  des  guerres  civiles.  11  est  absurde  et  abominable  de 
dire  que  les  belles-lettres  avaient  corrompu  les  mœurs.  Antoine,  Octave,  et  leurs 
suivants,  ne  furent  pas  méchants  à  cause  de  l'étude  des  lettres,  mais  malgré  cette 
étude.  C'est  ainsi  cjue,  du  temps  de  la  Ligue,  les  Montaigne,  les  Charron,  les 
de  Thou,  les  L'Hospital,  ne  purent  s'opposer  au  torrent  de  crimes  dont  la  France 
fut  inondée.  {Note  de  Voltaire.) 

1.  Fulvie  se  rend  ici  une  exacte  justice.  Elle  précipita  le  frère  d'Antoine  dans 
sa  ruine;  elle  cabala  avec  Auguste  et  contre  Auguste;  elle  fut  l'ennemie  mortelle 
de  Ciccron;  elle  était  digne  de  ces  temps  funestes.  Je  ne  connais  aucune  guerre 
civile  où  quelque  femme  n'ait  joué  un  rôle.  (Note  de  Voltaire.) 


490  LE    TRIUMVIRAT. 

In  compagnon  de  plus,  ou  ([iii  du  moins  croit  l'être. 

Sur  le  trône  avec  nous  all'cctant  de  paraître, 

Lépide,  est  un  fantôme  aisément  écarté  S 

Qui  rentre  de  lui-même  en  son  obscurité. 

Qu'il  demeure  pontife,  et  qu'il  i)i'éside  aux  fêtes 

Que  Rome  en  gémissant  consacre  à  nos  conquêtes; 

La  terre  n'est  qu'à  nous  et  qu'à  nos  légions. 

Il  est  temps  de  fixer  le  sort  des  nations; 

Réglons  surtout  le  nôtre  ;  et,  quand  tout  nous  seconde, 

Cessons  de  différer  le  partage  du  monde. 

(Ils  s'assej'enl  à  la  table  où  ils  doivent  signer.) 
OCTAVE. 

Mes  desseins  dès  longtemps  ont  prévenu  vos  vœux  ; 
J'ai  voulu  que  l'empire  appartînt  à  tous  deux. 
Songez  que  je  prétends  la  Gaule  et  l'Illyrie, 
Les  Espagnes,  l'Afrique,  et  surtout  l'Italie  ; 
L'Orient  est  à  vous-. 

ANTOINE. 

Telle  est  ma  volonté, 
Tel  est  le  sort  du  monde  entre  nous  arrêté. 
Vous  l'emportez  sur  moi  dans  ce  nouveau  partage  ; 
Je  ne  me  cache  point  quel  est  votre  avantage; 
Rome  va  vous  servir  :  vous  aurez  sous  vos  lois 
Les  vainqueurs  de  la  terre,  et  je  n'ai  que  des  rois  ^ 


1.  Il  était  eu  effet  tel  que  l'auteur  le  dépeint  ici.  Le  lâche  proscrivit  jusqu'à  son 
propre  frère,  pour  s'attirer  l'affection  de  ses  deux  collègues,  qu'il  ne  put  jamais 
obtenir.  11  fut  obligé  de  se  démettre  de  sa  place  de  triumvir  après  la  bataille  de 
Philippes  :  il  demeura  pontife,  comme  l'auteur  le  dit,  mais  sans  crédit  et  sans 
honneurs.  Octave  et  lui  moururent  paisibles,  l'un  tout-puissant,  l'autre  oublié. 
{Note  de  Voltaire.) 

2.  Ce  ne  fut  point  ainsi  que  fut  fait  le  partage  dans  l'île  de  Réno.  Ce  ne  fut 
qu'après  la  bataille  de  Philippes  qu'Octave  se  réserva  l'Italie;  et  ce  nouveau  par- 
tage même  fut  la  source  de  tous  les  malheurs  d'Antoine,  et  de  la  prospérité 
d'Auguste.  Mais  n'est-on  pas  étonné  de  voir  deux  citoyens  débauches,  dont  l'un 
même  n'était  pas  guerrier,  partager  tranquillement  tout  ce  que  possèdent  aujour- 
d'hui le  sultan  des  Turcs,  l'empereur  de  Maroc,  la  maison  d'Autriche,  les  rois  de 
France,  d'Angleterre,  d'Espagne,  de  Naples,  de  Sardaigno,  les  républiques  de 
Venise,  de  Suisse,  et  de  Hollande?  Et  ce  qui  est  encore  plus  singulier,  c'est  que 
cette  vaste  domination  fut  le  fruit  de  sept  cents  ans  de  victoires  consécutives, 
depuis  Romulus  jusqu'à  César.  {Note  de  Voltaire.) 

3.  On  remarque  en  effet  qu'avant  la  bataille  d'Actium  il  y  eut  un  jour  qua- 
torze rois  dans  l'antichambre  d'Antoine;  mais  ces  rois  ne  valaient  ni  les  légions 
romaines,  ni  môme  le  seul  Agrippa,  qui  gagna  la  bataille,  et  qui  fit  triompher  le 
peu  courageux  Auguste  de  la  valeur  d'Antoine.  Ce  maître  de  l'Asie  faisait  peu  de 
cas  des  rois  qui  le  servaient  :  il  fit  fouetter  le  roi  de  Judée,  Antigone,  après  quoi 


ACTE    I,    SCfîNE    ni.  191 

Je  veux  bien  vous  céder.  J'exige  en  récompense 
Que  votre  autorité,  secondant  ma  puissance, 
Extermine  à  jamais  les  restes  abattus 
Du  parti  de  Pompée  et  du  traître  Brutus  ; 
Qu'aucun  n'écliappe  aux  lois  que  nous  avons  portées, 

OCTAVE, 

D'assez  de  sang  peut-être  elles  sont  cimentées. 

ANTOINE. 

Comment!  vous  balancez!  Je  ne  vous  connais  plus. 
Qui  peut  troubler  ainsi  vos  vœux  irrésolus? 

OCTAVE. 

Le  ciel  même  a  détruit  ces  tables  si  cruelles. 

ANTOINE, 

Le  ciel  qui  nous  seconde  en  permet  de  nouvelles. 
Craignez-vous  un  augure^? 

OCTAVE, 

Et  ne  craignez-vous  pas 
De  révolter  la  terre  à  force  d'attentats? 
Aous  voulons  encbaîner  la  liberté  romaine. 
Nous  voulons  gouverner;  n'excitons  plus  la  liaine, 

ANTOINE, 

Nommez-vous  la  justice  une  inliumanité? 
Octave,  un  triumvir  par  César  adopté, 
Quand  je  venge  un  ami,  craint  de  venger  un  père! 
^'ous  oublieriez  son  sang  pour  flatter  le  vulgaire! 
A  qui  prétendez-vous  accorder  un  pardon, 
Quand  vous  m'avez  vous-même  immolé  Cicéron? 


ce  petit  monarque  fut  mis  on  croix.  Le  prétendu  royaume  d'Antigone  se  bornait  au 
territoire  pierreux  de  Jérusalem  et  à  la  Galilée,  Antoine  avait  donné  le  pays  de 
Jéricho  à  Cléopâtro,  qui  jouissait  de  la  terre  promise.  Il  dépouillait  souvent  un  roi 
d'une  province  pour  en  gratifier  un  favori.  11  est  bon  de  faire  attention  à  tant  d'in- 
solence d'un  côté,  et  à  tant  d'abrutissement  de  l'autre.  {Note  de  Voltaire.) 

1,  Auguste  feignit  toujours  d'être  superstitieux;  et  peut-être  le  fut-il  quelque- 
fois. 11  eut,  au  rapport  de  Suétone,  la  faiblesse  de  croire  qu'un  poisson  qui  sautait 
hors  de  la  mer  sur  le  rivage  d'Actium  lui  présageait  le  gain  de  la  bataille.  Ayant 
ensuite  rencontre  un  ânier,  il  lui  demanda  le  nom  de  son  âne;  l'ànier  lui  répondit 
qu'il  s'appelait  Vainqueur:  Octave  ne  douta  plus  qu'il  ne  dût  remporter  la  victoire. 
]1  fit  faire  des  statues  d'airaia  de  l'ànier,  de  l'âne,  et  du  poisson;  il  les  plaça  dans 
le  Capitole.  On  rapporte  de  lui  beaucoup  d'autres  petitesses  qui,  en  contrastant 
avec  tant  de  cruautés,  forment  le  portrait  d'un  méchant  méprisable,  mais  qui 
devint  habile  :  et  c'est  à  lui  qu'on  a  dresse  des  autels  de  son  vivant  ! 

A  quels  maîtres,  grands  dieux,  livrez-vous  l'univers  ! 

[Note  de  Voltaire.) 


192  LE    TRIUMVIRAT. 

OCTAVE. 

Rome  pleure  sa  mort. 

ANTOINE. 

Elle  pi  euro  en  silence. 
Cassius  et  Brutiis,  réduits  à  Fimpuissance, 
Inspireront  peut-ôlre  aux  autres  nations 
Une  éternelle  horreur  de  nos  proscriptions. 
Laissons-les  en  tracer  d'effroyables  images, 
Et  contre  nos  deux  noms  révolter  tous  les  âges. 
Assassins  de  leur  maître  et  de  leur  bienfaiteur, 
C'est  leur  indigne  nom  qui  doit  être  en  horreur  : 
Ce  sont  les  cœurs  ingrats  qu'il  est  temps  qu'on  punisse  ; 
Seuls  ils  sont  criminels,  et  nous  faisons  justice. 
Ceux  qui  les  ont  servis,  qui  les  ont  approuvés, 
Aux  mêmes  châtiments  seront  tous  réservés  ^ 
De  vingt  mille  guerriers,  péris  dans  nos  batailles, 
D'un  œil  sec  et  tranquille  on  voit  les  funérailles  ; 
Sur  leurs  corps  étendus,  victimes  du  trépas, 
Nous  volons,  sans  pâlir,  à  de  nouveaux  combats; 
Et  de  la  trahison  cent  malheureux  complices 
Seraient  au  grand  César  de  trop  chers  sacrifices  ! 

OCTAVE. 

Dans  Rome  en  ce  jour  même  on  venge  encor  sa  mort; 
Mais  sachez  qu'à  mon  cœur  il  en  coûte  un  effort. 
Trop  d'horreur  à  la  fin  peut  souiller  sa  vengeance  ; 
Je  serais  plus  son  fils  si  j'avais  sa  clémence. 

ANTOINE. 

La  clémence  aujourd'hui  peut  nous  perdre  tous  deux. 

OCTAVE. 

L'excès  des  cruautés  serait  plus  dangereux. 

ANTOINE, 

Redoutez-vous  le  peuple? 

OCTAVE. 

Il  faut  qu'on  le  ménage  ; 
Il  faut  lui  faire  aimer  le  frein  de  l'esclavage. 
D'un  œil  d'indilïérence  il  voit  la  mort  des  grands; 
Mais  quand  il  craint  pour  lui,  malheur  à  ses  tyrans'! 

i.  Ces  vers  furent  appliqués  aux  jacobins  survivants  qu'on  transporta,  en  1800. 
aux  îles  Scchelles.  (G.  A.) 

2.  Imitation  de  ces  vers  où  Juvénal  dit  de  Domiticn  : 

Sed  periit  postquam  cerdonihus  esse  limendiis 
Cœperat,  hoc  nocuit  lamiarum  ca-de  madenti,  etc. 


ACTE    I,    SCÈNE    III  -193 

ANTOINE. 

J'entends  :  à  mes  périls  vous  cherchez  à  Jui  plaire, 
Vous  voulez  devenir  un  tyran  populaire, 

OCTAVE. 

Vous  m'imputez  toujours  quelques  secrets  desseins, 
Sacrilior  Pompée',  est-ce  plaire  aux  Romains? 
Mes  ordres  aujourd'hui  renversent  leur  idole. 
Tandis  que  je  vous  parle,  on  le  frappe,  on  Timmole  : 
Que  voulez-vous  de  plus  ? 

ANTOINE. 

Vous  ne  m'abusez  pas  ; 
Il  vous  en  coûta  peu  d'ordonner  son  trépas  : 
A  nos  vrais  intérêts  sa  mort  fut  nécessaire-. 
Mais  d'un  rival  secret  vous  voulez  vous  défaire  ; 
Il  adorait  Julie,  et  vous  étiez  jaloux  ; 
Votre  amour  outragé  conduisait  tous  vos  coups. 
De  nos  engagements  remplissez  l'étendue  : 
De  Lucius  César  la  mort  est  suspendue  ; 
Oui,  Lucius  César,  contre  nous  conjuré... 

OCTAVE, 

Arrêtez. 

ANTOINE. 

Ce  coupable  est-il  pour  nous  sacré  ? 
Je  veux  qu'il  meure... 

OCTAVE,  se  levant. 

Lui  ?  le  père  de  Julie  ? 

ANTOINE. 

Oui,  lui-même. 

OCTAVE. 

Écoutez  :  notre  intérêt  nous  lie  ; 
L'hymen  étreint  ces  nœuds  ;  mais  si  vous  persistez 
A  demander  le  sang  que  vous  persécutez, 
Dès  ce  jour  entre  nous  je  romps  toute  aUiance. 

1.  Ce  Sextus  Pompéius,  dont  nous  avons  dcjà  parlé,  était  fils  du  grand  Pompée. 
Son  caractère  était  noble,  violent,  et  téméraire.  11  se  fit  une  réputation  immortelle 
dans  le  temps  des  proscriptions  ;  il  eut  le  courage  de  faire  afficher  dans  Rome 
qu'il  donnerait,  à  ceux  qui  sauveraient  les  pmscrits,  le  double  de  ce  que  les  trium- 
virs promettaient  aux  assassins.  Il  finit  par  être  tué  en  Phrysio  par  ordre;  d'Antoine. 
Son  frère  Cncius  avait  été  tué  en  Espagne,  à  la  bataille  de  Mu  nda.  Ainsi  toute  cette 
famille  si  clièrc  aux  Romains,  et  qui  combattait  pour  les  lois,  périt  malheureuse- 
ment; et  Auguste,  si  longtemps  l'ennemi  de  toutes  les  lois,  mourut  dans  la  vieil- 
lesse la  plus  honorée.  {Note  de  Voltaire.) 

2.  On  a  appliqué  ces  vers  au  duc  d'Enghien.  '^G,  A.) 

15.  —  Théâtre.    V.  13 


194  IJ-:    TIUUAIVIIIAT. 

A  NT  01  m:. 
Octave,  je  sais  trop  (|iie  notre  intelligence 
Produira  la  discorde  e!  trompera  nos  vœux. 
Ne  précipitons  poiiil  des  temps  si  dangereux. 
Voulez-vous  ni'oU'enser? 

OCTAVE. 

Non  :  mais  je  suis  le  maître 
D'épargner  un  proscrit  qui  ne  devait  pas  l'être, 

ANTOINE. 

Mais  vous-même  avec  moi  vous  l'aviez  condamné  : 
De  tous  nos  ennemis  c'est  le  plus  obstiné. 
Qu'importe  si  sa  fille  un  moment  vous  fut  chère? 
A  notre  sûreté  je  dois  le  sang  du  père. 
Les  plaisirs  inconstants  d'un  amour  passager 
A  nos  grands  intérêts  n'ont  rien  que  d'étranger. 
Vous  avez  jusqu'ici  peu  connu  la  tendresse-, 
Et  je  n'attendais  pas  cet  excès  de  faiblesse. 

OCTAVE. 

De  faiblesse!...  Et  c'est  vous  qui  m'oseriez  blâmer? 
C'est  Antoine  aujourd'hui  qui  me  défend  d'aimer? 

ANTOINE, 

Nous  avons  tous  les  deux  mêlé  dans  les  alarmes 
Les  fêtes,  les  plaisirs  à  la  fureur  des  armes  : 
César  en  fit  autant  ^  ;  mais  par  la  volupté 
Le  cours  de  ses  exploits  ne  fut  point  arrêté. 
Je  le  vis  dans  l'Egypte,  amoureux  et  sévère, 
Adorer  Cléopàtre  en  immolant  son  frère. 

OCTAVE, 

Ce  fut  pour  la  servir.  Je  puis  vous  voir  un  jour 


1,  Cela  est  incontestable,  et  je  crois  qu'on  peut  remarquer  que  presque  tous 
les  chefs  de  parti,  dans  les  guerres  civiles,  ont  été  des  voluptueux,  si  l'on  en 
excepte  peut-être  quelques  guerres  fanatiques,  comme  celle  dans  laquelle 
Croinwell  se  signala.  Les  ciiefs  de  la  Fronde,  ceux  de  la  Ligue,  ceux  des  maisons 
de  BoiirKOj;nc  et  d'Orléans^  ceux  de  la  Rose  blanche,  et  ceux  de  la  Rose  rouge, 
s'abandonneront  aux  plaisirs  au  milieu  des  horreurs  delà  guerre.  Ils  insultèrent  tou- 
jours aux  misèrrs  puljliquos,  en  se  livrant  à  la  plus  énorme  licence,  et  les  rapines  les 
plus  odieuses  servirent  toujours  à  payer  leurs  plaisirs.  On  en  voit  de  grands  exem- 
ples dans  les  Mémoires  du  cardinal  de  Retz.  Lui-même  s'abandonnait  quelquefois 
à  la  plus  basse  débauche,  et  bravait  les  mœurs  en  donnant  des  bénédictions.  Le  duc 
de  Borgia,  fils  du  pape  Alexandre  VI,  en  usait  ainsi  dans  le  temps  qu'il  assassinait 
tous  les  seigneurs  de  la  Komagne,  et  le  peuple  stu|)ide  osait  à  peine  murmurer. 
Tout  cela  n'est  pas  étonnant  :  la  guerre  civile  est  le  théâtre  de  la  licence,  et  les 
mœurs  y  sont  immolées  avec  les  citoyens.  [Note  de  Voltaire.) 


ACTl-    I,    SCÈNE    IV.  195 

Plus  aveuglé  que  lui,  plus  faible  à  votre  tour. 
Je  vous  connais  assez  ;  mais,  quoi  qu'il  en  arrive. 
J'ai  rayé  Lucius,  et  je  prétends  qu'il  vive. 

A  MOI  NE. 

Je  n'y  consentirai  qu'en  vous  voyant  signer 
L'arrêt  de  ces  proscrits  qu'on  ne  peut  épargner. 

OCTAVE. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit,  j'étais  las  du  carnage 

Où  la  mort  de  César  a  forcé  mon  courage. 

Mais,  puisqu'il  faut  enfin  ne  rien  faire  à  demi, 

Que  le  salut  de  Rome  en  doit  être  affermi, 

Qu'il  me  faut  consommer  l'horreur  qui  nous  rassemble  ; 

(Il  s'assied,  et  signe.) 

Je  cède,  je  me  rends...  j'y  souscris...  Ma  main  tremble. 
Allez,  tribuns,  portez  ces  malheureux  édits  : 

(A  Antoine,  qui  s'assied  et  signe.) 

Et  nous,  puissions-nous  être  à  jamais  réunis  ! 

ANTOINE. 

Nous,  Aufide,  demain  vous  conduirez  Fulvie; 
Sa  retraite  est  marquée  aux  champs  de  l'Apulie  : 
•Que  je  n'entende  plus  ses  cris  séditieux. 

OCTAVE. 

Écoutons  ce  tril)un  qui  revient  en  ces  lieux; 
11  arrive  de  Rome,  et  pourra  nous  apprendre 
•Quel  respect  à  nos  lois  le  sénat  a  dû  rendre. 


SCENE  IV. 

OCTAVE,    ANTOINE,    AUFIDE,   un  tribun,  licteurs. 

ANTOINE,  au  tribun. 

A-t-on  des  triumvirs  accompli  les  desseins? 
Le  sang  assure-t-il  le  repos  des  humains  ? 

LE    TRIBUN. 

Rome  tremble  et  se  tait  au  milieu  des  supplices. 

11  nous  reste  à  frapper  quelques  secrets  complices, 

Quelques  vils  ennemis  d'Antoine  et  des  Césars, 

Restes  des  conjurés  de  ces  ides  de  Mars, 

Qui,  dans  les  derniers  rangs  cachant  leur  haine  obscure, 

Vont  du  peuple  en  secret  exciter  le  murmure. 


.'196  LE    TRIUMVIRAT. 

Paulus,  Albin,  Colla,  les  plus  grands  sont  tonil)(''S  ; 
A  la  i)rosrription  peu  se  sont  dérolx's. 

OCTAVE. 

A-t-on  de  l'univers  allernii  la  conquête? 
Et  du  fils  de  Poni|)ée  ai)portez-vous  la  tète? 
Pour  le  bien  de  l'Klat  j'ai  dû  la  demander. 

LE    TRIBUN. 

Les  dieux  n'ont  pas  voulu,  seigneur,  vous  l'accorder 
Trop  cbéri  des  liomains,  ce  jeune  téméraire 
Se  parait  à  leurs  yeux  des  vertus  de  son  père  ; 
Et  lorsque,  par  mes  soins,  des  tètes  des  proscrits 
Vux  murs  du  Ca[)itole  on  affichait  le  prix, 
Pompée  à  leur  salut  mettait  des  récompenses. 
Jl  a  par  des  bienfaits  combattu  vos  vengeances; 
Mais,  quand  vos  légions  ont  marché  sur  nos  pas, 
Alors,  fuyant  de  Jîome  et  cherchant  les  combats, 
Il  s'avance  à  Césène,  et  vers  les  Pyrénées 
Doit  au  fils  de  Caton  joindre  ses  destinées; 
Tandis  qu'en  Orient  Gassius  et  Brutus, 
Conjurés  trop  fameux  par  leurs  fausses  vertus, 
A  leur  faible  parti  rendant  un  peu  d'audace. 
Osent  vous  défier  dans  les  champs  de  la  Thrace. 

ANTOINE. 

Pompée  est  échappé  ! 

OCTAVE. 

Ne  vous  alarmez  pas  ; 
En  quelque  endroit  qu'il  soit,  la  mort  est  sur  ses  pas. 
Si  mon  père  a  du  sien  triomphé  dans  Pliarsale, 
J'attends  contre  le  fils  une  fortune  égale  ; 
Et  le  nom  de  César,  dont  je  suis  honoré. 
De  sa  perte  à  mon  bras  fait  un  devoir  sacré. 

ANTOINE. 

Préparons  donc  soudain  cette  grande  entreprise  ; 
Mais  que  notre  intérêt  jamais  ne  nous  divise. 
Le  sang  du  grand  César  est  déjà  joint  au  mien  : 
Votre  sœur  est  ma  femme  ;  et  ce  double  lien 
Doit  allerinir  le  joug  où  nos  mains  triomphantes 
Tiendront  à  nos  genoux  les  nations  tremhlantes. 


ACTE    I,    SCÈNE    V.  ir. 

SCÈNE  Y. 

OCTAVE,     LE     TRIBUN,  éloigné. 
OCTAVE. 

Que  feront  tous  ces  nœuds?  Nous  sommes  deux  tyrans  ! 

Puissances  de  la  terre,  avez-vous  des  parents? 

Dans  le  sang-  des  Césars  Julie  a  pris  naissance; 

Et,  loin  de  rechercher  mon  utile  alliance, 

Elle  n'a  regardé  cette  triste  union 

Que  comme  un  des  arrêts  de  la  proscription, 

(Au  tribun.) 

Revenez...  Quoi!  Pompée  échappe  à  ma  vengeance? 
Quoi!  Julie  avec  lui  serait  d'intelligence? 
On  ignore  en  quels  lieux  elle  a  porté  ses  pas  ? 

LE    TRIBUN. 

Son  père  en  est  instruit,  et  l'on  n'en  doute  pas. 
Lui-même  de  sa  fille  a  préparé  la  fuite. 

OCTAVE. 

De  quoi  s'informe  ici  ma  raison  trop  séduite? 

Quoi  !  lorsqu'il  faut  régir  l'univers  consterné. 

Entouré  d'ennemis,  du  meurtre  environné. 

Teint  du  sang  des  proscrits,  que  j'immole  à  mon  père. 

Détesté  des  P»omains,  peut-être  d'un  beau-frère, 

Au  milieu  de  la  guerre,  au  sein  des  factions, 

Mon  cœur  serait  ouvert  à  d'autres  passions  ! 

Quel  mélange  inouï!  quelle  étonnante  ivresse 

D'amour,  d'ambition,  de  crimes,  de  faiblesse! 

Quels  soucis  dévorants  viennent  me  consumer! 

Destructeur  des  humains,  t'appartient-il  d'aimer? 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIÈME. 


SCENE    I. 

FULVIE,   AUFIDE. 

AUFIDE. 

Oui,  j'ai  tout,  entendu  ;  le  sang  et  le  carnage 
Ne  coûtaient  rien,  madame,  à  votre  époux  volage. 
Je  suis  toujours  surpris  que  ce  cœur  elTréné, 
Plongé  dans  la  licence,  au  vice  abandonné. 
Dans  les  plaisirs  aflreux  qui  partagent  sa  vie, 
Garde  une  cruauté  tranquille  et  réfléchie. 
Octave  même,  Octave  en  paraît  indigné  ; 
Il  regrettait  le  sang  où  son  bras  s'est  baigné; 
Il  n'était  plus  lui-même  :  il  semble  qu'il  rougisse 
D'avoir  eu  si  longtemps  Antoine  pour  corhplice. 
Peut-être  aux  yeux  des  siens  il  feint  un  repentir 
Pour  mieux  tromper  la  terre,  et  mieux  l'assujettir  : 
Ou  peut-être  son  âme,  en  secret  révoltée, 
De  sa  propre  furie  était  épouvantée. 
J'ignore  s'il  est  né  pour  éprouver  un  jour 
Vers  l'humaine  équité  quelque  faible  retour  *  ; 


1.  Il  faut  avouer  qu'Auguste  eut  de  ces  retours  heureux,  quand  le  crime  ne  lui 
fnt  plus  nécessaire,  et  qu'il  vit  qu'étant  maître  absolu  il  n'avait  plus  d'autre 
intérêt  que  celui  de  paraître  juste:  mais  il  me  semble  qu'il  fut  toujours  plus  impi- 
toyable que  clément;  car,  après  la  bataille  d'Actium,  il  fit  égorger  le  fils  d'Antoine 
au  pied  de  la  statue  de  César,  et  il  eut  la  bar-barie  de  faire  trancher  la  tète  au 
jeune  Ci'sarion,  fils  de  César  et  de  Cléopâtre,  que  lui-même  avait  reconnu  pour 
roi  d'Ksypte. 

Ayant  un  jour  soupçonné  le  préteur  Gallius  Quintus  d'èti'e  venu  à  l'audience 
avec  un  poi-^nard  sons  sa  robe,  il  le  fit  appliquer  en  sa  présence  à  la  torture;  et, 
dans  l'indignation  où  il  Fut  de  s'entendre  appeler  tyran  par  ce  sénateur,  il  lui 
arracha  lui-même  les  yeux,  si  on  en  croit  Suétone. 

On  sait  que  César,  son  père  adoptif,  fut  assez  grand  pour  pardonner  à  presque 


Alite  ii,  scène  i.  199 

Mais  il  a  dispute  sur  le  choix  des  victimes, 

El  je  l'ai  vu  trembler  en  signant  tant  de  crimes. 

FLLVIK. 

Qu'importe  à  mes  alIVonts  ce  faible  et  vain  remord  ? 
Chacun  d'eux  tour  à  tour  me  donne  ici  la  mort. 
Octave,  que  tu  crois  uu)ins  tlur  et  moins  féroce. 
Sous  un  air  plus  humain  cache  un  cœur  plus  atroce  ; 
Il  agit  en  barbare,  et  parle  avec  douceur  ; 
Je  vois  de  son  esprit  la  profonde  noirceur  ; 


tous  ses  ennpiiiis;  mais  je  ne  vois  pas  qu'Augusto  ait  pardonné  à  un  seul.  Je  doute 
fort  de  sa  prétendue  clémence  envers  Cinna.  Tacite  ni  Suétone  ne  disent  rien  de 
cette  aventure.  Suétone,  qui  parle  de  toutes  les  conspirations  faites  contre  Auguste, 
n'aurait  pas  manqué  de  parler  de  la  plus  célèbre.  La  singularité  d'un  consulat  donné 
à  Cinna  pour  i)rix  de  la  plus  noire  perfidie  n'aurait  pas  échappé  à  tous  les  histo- 
riens contemporains.  Dion  Cassius  n'en  parle  qu'après  Sénèque,  et  ce  morceau  de 
Sénèque  ressemble  plus  à  une  déclamation  qu'à  une  vérité  historique.  De  plus, 
Sénèque  met  la  scène  en  Gaule,  et  Dion  à  Rome.  Il  y  a  là  une  contradiction  qui 
achève  d'ôter  toute  vraisemblance  à  cette  aventure.  Aucune  de  nos  histoires 
romaines,  compilées  à  la  hâte  et  sans  choix,  n'a  discuté  ce  fait  intéressant.  L  his- 
toire de  Laurent  Échard  est  aussi  fautive  que  tronquée.  L'esprit  d'examen  a  rare- 
ment conduit  les  écrivains. 

Il  se  peut  que  Cinna  ait  été  soupçonne  ou  convaincu  par  Auguste  de  quelque 
infidélité,  et  qu'après  l'éclaircissement  Auguste  lui  eût  accordé  le  vain  honneur  du 
consulat;  mais  il  n'est  nullement  probable  que  Cinna  eût  voulu,  par  une  conspi- 
ration, s'emparer  de  la  puissance  suprême,  lui  qui  n'avait  jamais  commandé 
d'armée,  qui  n'était  appuyé  d'aucun  parti,  qui  n'était  pas  enfin  un  homme  consi- 
dérable dans  l'empire.  Il  n'y  a  pas  d'apparence  qu'un  simple  courtisan  ait  eu  la 
folie  de  vouloir  succéder  à  un  souverain  afl'ermi  par  un  règne  de  vingt  années,  qui 
avait  dos  héritiers;  et  il  n'est  nullement  probable  qu'Auguste  l'eût  fait  consul 
immédiatement  après  la  conspiration. 

Si  l'aventure  de  Cinna  est  vraie,  Auguste  ne  pardonna  que  maigre  lui,  vaincu 
par  les  raistms  ou  par  les  importunités  de  Livie,  qui  avait  pris  sur  lui  un  grand 
ascendant,  et  qui  lui  persuada  que  le  pardon  lui  seraitplus  utile  que  le  châtiment. 
Ce  ne  fut  donc  que  par  politique  qu'on  le  vit  une  fois  exeixer  la  clémence;  ce  ne 
fut  certainement  point  par  générosité. 

Je  sais  que  le  public  n'a  pu  souffrir  dans  le  Cinna  de  Corneille  que  Livie  lui 
inspirât  la  clémence  qu'on  a  vantée.  Je  n'examine  ici  que  la  vérité  des  faits  ;  une 
tragédie  n'est  pas  une  histoire.  On  reprochait  à  Corneille  d'avoir  avili  son  héros, 
en  donnant  à  Livie  tout  l'honneur  du  pardon.  Je  ne  déciderai  point  si  on  a  eu 
raison  ou  tort  de  supprimer  cette  partie  de  la  pièce,  qui  est  aujourd'hui  regardée 
comme  une  vérité,  sur  la  foi  de  la  déclamation  de  Sénèque. 

Je  crois  bien  qu'Auguste  a  pu  pardonner  quelquefois  par  politique,  et  affecter 
de  la  grandeur  d'âme  :  mais  je  suis  persuadé  qu'il  n'en  avait  pas;  et,  sous  quelques 
traits  héroïques  qu'on  puisse  le  représenter  sur  le  théâtre,  je  ne  puis  avoir  d'autre 
idée  de  lui  que  celle  d'un  homme  uniquement  occupé  de  son  intérêt  pendant  toute 
sa  vie.  Heureux  quand  cet  intérêt  s'accordait  avec  la  gloire  !  Après  tout,  un  trait 
de  clémence  est  toujours  grand  au  théâtre,  et  surtout  quand  cette  clémence  expose 
à  quelque  danger.  Il  faut,  dit-on,  sur  la  scène,  être  plus  grand  que  nature.  {Note 
de  Voltaire.) 


200  LK    TRIUMVIRAT. 

-^Lespliinx  est  son  einl)l('ino ',  el  nous  dit  (juil  ijréfère 
^Cc  symbole  du  fourbe  aux  aigles  de  son  ])ère. 

A  tromper  l'univers  il  mettra  tous  ses  soins. 

De  vertus  incapable,  il  les  feindra  du  moins; 

Et  l'autre  aura  toujours  dans  sa  vertu  guerrière 

Les  vices  forcenés  de  son  âme  grossière. 

Ils  osent  me  bannir  ;  c'est  là  ce  que  je  veux. 

Je  ne  demandais  pas  à  gémir  auprès  d'eux, 

A  respirer  encore  un  air  qu'ils  empoisonnent. 

Remplissons  sans  tarder  les  ordres  qu'ils  me  donnent; 

Partons.  Dans  quels  pays,  dans  quels  lieux  ignorés 

Ne  les  verrons-nous  pas  comme  à  Rome  abhorrés? 

Je  trouverai  partout  l'aliment  de  ma  haine. 


SCENE  11. 

FULVIE,    ALBINE,    AUFIDE. 

AUFIDE. 

Madame,  espérez  tout  ;  Pompée  est  à  Césène  : 
Mille  Romains  en  foule  ont  devancé  ses  pas; 
Son  nom  et  ses  malheurs  enfantent  des  soldats  ; 
On  dit  qu'à  la  valeur  joignant  la  diligence, 
Dans  cette  île  barbare  il  porte  la  vengeance; 
Que  les  trois  assassins  à  leur  tour  sont  proscrits, 
Que  de  leur  sang  impur  on  a  fixé  le  prix. 
On  dit  que  Brutus  même  avance  vers  le  Tibre, 
Que  la  terre  est  vengée,  et  qu'enfin  Rome  est  libre. 
Déjà  dans  tout  le  camp  ce  bruit  s'est  répandu. 
Et  le  soldat  murmure,  ou  demeure  éperdu. 


1.  II  est  vrai  qu'Auguste  porta  longtemps  au  doigt  un  anneau  sur  lequel  un 
sphinx  était  gravé.  On  dit  qu'il  voulait  marquer  par  là  qu'il  était  impénétrable. 
Pline  le  Naturaliste  rapporte  que,  lorsqu'il  fut  seul  maître  de  la  Répuhlifjue,  les 
applications  odieuses,  trop  souvent  faites  par  les  Romains  à  l'occasion  du  sphinx, 
le  déterminèrent  à  ne  plus  se  servir  de  ce  cachet,  etil  y  substitua  la  tête  d'Alexandre  : 
mais  il  me  semble  que  cette  tête  d'Alexandre  devait  lui  attirer  des  railleries  encore 
plus  fortes,  et  que  la  comparaison  qu'on  devait  faire  continuellement  d'Alexandre  et 
de  lui  n'était  pas  à  son  avantage.  Celui  qui,  par  son  courage  liéroiique,  vengea  la 
Grèce  de  la  tyrannie  du  plus  puissant  roi  de  la  terre,  n'avait  rien  de  commun 
avec  le  petit-fils  d'un  simple  chevalier  qui  se  servit  de  ses  concitoyens  pour  asservir 
sa  patrie.  Voyez  les  remarques  suivantes.  (Note  de  Voltaire.) 


ACTE   II,    SCM-XE    II.  201 

FIJLVIE. 

On  en  dit  trop,  Alhino;  un  bien  si  dôsirahlo 
Est  trop  prompt  et  trop  grand  pour  être  vraisemblable  ; 
Mais  ces  rumeurs  au  moins  peuvent  me  consoler, 
Si  mes  persécuteurs  apprennent  à  trembler. 

Al  FI  DE. 

Il  est  des  fondements  à  ce  bruit  j)0])ulaire. 
Ln  i)eu  de  vérité  l'ait  l'erreur  du  vulgaire. 
Pompée  a  su  tromper  le  fer  des  assassins, 
C'est  beaucoup;  tout  le  reste  est  soumis  aux  destins. 
Je  sais  qu'il  a  nuircbé  vers  les  murs  de  Césène; 
De  son  (l('part  au  moins  la  nouvelle  est  certaine, 
Et  le  bruit  (ju'on  répand  nous  confirme  aujourd'hui 
Que  les  cœurs  des  Romains  se  sont  tournés  vers  lui  ; 
Mais  son  danger  est  grand  ;  des  légions  entières 
Marchent  sur  son  passage,  et  l)ordent  les  frontières  ; 
Pompée  est  téméraire,  et  ses  rivaux  prudents. 

FLLVIE. 

-La  prudence  est  surtout  nécessaire  aux  méchants; 
Mais  souvent  on  la  trompe;  un  heureux  téméraire 
Confond,  en  agissant,  celui  qui  délibère. 
Enfin  Pompée  approche.  Unis  par  la  fureur, 
^os  communs  intérêts  m'annoncent  un  vengeur. 
Les  révolutions,  fatales  ou  prospères. 
Du  sort  qui  conduit  tout  sont  les  jeux  ordinaires  : 
La  fortune  à  nos  yeux  fit  monter  sur  son  char 
Sylla,  deux  Marins,  et  Pompée,  et  César; 
Elle  a  précipité  ces  foudres  de  la  guerre  ; 
De  leur  sang  tour  à  tour  elle  a  rougi  la  terre, 
Rome  a  changé  de  lois,  de  tyrans,  et  de  fers. 
Déjà  nos  triumvirs  éprouvent  des  revers. 
Cassius  et  Brutus  menacent  l'Italie. 
J'irais  chercher  Pompée  aux  sables  de  Libye. 
Après  mes  deux  alfronts,  indignement  soufferts. 
Je  me  consolerais  en  troublant  l'univers. 
Rappelons  et  l'Espagne  et  la  Caule  irritée 
A  cette  liberté  que  j'ai  persécutée; 
Puissé-je,  dans  le  sang  de  ces  monstres  heureux, 
Expier  les  forfaits  que  j'ai  commis  pour  eux  ! 
Pardonne,  Cicéron,  de  Rome  heureux  génie, 
Mes  destins  t'ont  vengé,  tes  bourreaux  m'ont  punie  ; 
Mais  je  mourrai  contente  en  des  malheurs  si  grands, 


202  LE    TRIUMVIRAT. 

Si  jo  meurs  comiue  toi  ]o  lléau  des  tyrans. 

(A  Aufuh'.) 

Avant  que  de  partir,  tàcliez  de  vous  instruire 
Si  de  quelque  espérance  un  rayon  peut  nous  luire. 
Profitez  des  moments  où  les  soldats  troublés 
Dans  le  camp  des  tyrans  paraissent  ébranlés. 
Annoncez-leur  Pompée;  à  ce  grand  nom  peut-être 
Ils  se  repentiront  d'avoir  un  autre  maître. 
Allez. 

(Ici  on  voit  dans  l'enfoncement  Julie  couchée  entre  des  rochers.) 


SCENE   III. 
FULVIE,    ALBINE. 

FULVIE. 

Que  vois-je  au  loin  dans  ces  rochers  déserts, 
Sur  ces  bords  escarpés  d'abîmes  entr'ouverts, 
Que  présente  à  mes  yeux  la  terre  encor  tremblante? 

ALBINE. 

Je  vois,  ou  je  me  trompe,  une  femme  expirante. 

FULVIE. 

Est-ce  quelque  victime  immolée  en  ces  lieux? 
Peut-être  les  tyrans  l'exposent  à  nos  yeux, 
Et  par  un  tel  spectacle,  ils  ont  voulu  m'apprendre 
De  leur  triumvirat  ce  que  je  dois  attendre. 
Allez  :  j'entends  d'ici  ses  sanglots  et  ses  cris  : 
Dans  son  cœur  oppressé  rappelez  ses  esprits  ; 
Conduisez-la  vers  moi. 


SCENE  lY. 

FLL\  lE,  sur  le  devant  du  théâtre;  JULIE,  au  fond,  vers  un  des  cotés 
soutenue  par  ALBINE. 

JULIE. 

Dieux  vengeurs  que  j'adore  ! 
Ecoutez-moi,  voyez  pour  qui  je  vous  implore! 
Secourez  un  héros,  ou  laites-moi  mourir. 


I 


ACTE    II,    SCÈNE    IV.  203 

FLLVIE. 

Dq  SCS  plaintifs  accents  je  me  sens  attendrir. 

JULIE, 

OÙ  suis-jo?  et  dans  quels  lieux  les  flots  m'ont-ils  jetée! 
Je  promène  en  tremblant  ma  vue  épouvantée. 
Où  marcher!...  Quelle  main  m'ofl're  ici  son  secours? 
Et  qui  vient  ranimer  mes  misérables  jours  ? 

FLLVIE. 

Sa  gémissante  voix  ne  m'est  point  inconnue. 
Avançons...  Ciel  !  que  vois-je  !  en  croirai-je  ma  vue? 
Destins  qui  vous  jouez  des  malheureux  mortels. 
Amenez-vous  Julie  en  ces  lieux  criminels  ? 
Ne  me  trompé-je  point?..  N'en  doutons  plus,  c'est  elle. 

JULIE. 

Quoi  !  d'Antoine,  grands  dieux  !  c'est  l'épouse  cruelle  ! 
Je  suis  perdue  ! 

FLLVIE. 

Hélas!  que  craignez-vous  de  moi? 
Est-ce  aux  infortunés  d'inspirer  quelque  effroi? 
A  oyez-moi  sans  trembler  ;  je  suis  loin  d'être  à  craindre  ; 
Vous  êtes  malheureuse,  et  je  suis  plus  à  plaindre. 

JULIE. 

Vous  ! 

FULVIE. 

Quel  événement  et  quels  dieux  irrités 
Ont  amené  Julie  en  ces  lieux  détestés  ? 

JULIE. 

Je  ne  sais  où  je  suis  :  un  déluge  eflroyable 

Qui  semblait  engloutir  une  terre  coupable. 

Des  tremblements  affreux,  des  foudres  dévorants, 

Dans  les  flots  débordés  ont  plongé  mes  suivants. 

Avec  un  seul  guerrier  de  la  mort  échappée, 

J'ai  marché  quelque  temps  dans  cette  île  escarpée  ; 

Mes  yeux  ont  vu  de  loin  des  tentes,  des  soldats  ; 

Ces  rochei-s  ont  caché  ma  terreur  et  mes  pas  ; 

Celui  qui  me  guidait  a  cessé  de  paraître, 

A  peine  devant  vous  puis-je  me  reconnaître; 

Je  me  meurs. 

FULVIE. 

Ah,  Julie! 

JULIE. 

Eh  quoi  !  vous  soupirez  ! 


204  LE    TRIUMVIRAT. 

Fl  I.VIE. 

De  vos  maux  et  dos  iniens  mes  sens  sont  déchirés. 

Jl  LIE. 

Vous  sonflVoz  comme  moi!  quel  malheur  vous  opprime' 
Hélas!  où  sommes-nous? 

FULVIE. 

Dans  le  séjour  du  crime, 
Dans  cette  île  exécrable  où  trois  monstres  unis 
Ensanglantent  le  monde,  et  restent  impunis. 

JLLIE. 

Quoi  !  c'est  ici  qu'Antoine  et  le  bar])are  Octave 
Ont  condamné  Pompée,  et  font  la  terre  esclave? 

FLLVIE. 

C'est  sous  ces  pavillons  qu'ils  règlent  notre  sort; 
De  Pompée  ici  même  ils  ont  signé  la  mort. 

JULIE. 

Soutenez-moi,  grands  dieux  ! 

FULVIE. 

De  cet  affreux  repaire 
—  Ces  tigres  sont  sortis  :  leur  ti'oupe  sanguinaire 
Marche  en  ce  même  instant  au  rivage  opposé. 
L'endroit  où  je  vous  parle  est  le  moins  exposé; 
Mes  tentes  sont  ici  ;  gardez  qu'on  ne  nous  voie. 
Venez  ;  calmez  ce  trouble  où  votre  âme  se  noie. 

JULIE. 

Et  la  femme  d'Antoine  est  ici  mon  appui  ! 

FULVIE. 

Grâces  à  ses  forfaits  je  ne  suis  plus  à  lui. 
Je  n'ai  plus  désormais  de  parti  que  le  vôtre. 
Le  destin  par  pitié  nous  rejoint  l'une  à  l'autre. 
Qu'est  devenu  Pompée? 

JULIE. 

Ah  !  que  m'avez-vous  dit? 
Pourquoi  vous  informer  d'un  malheureux  proscrit? 

FULVIE. 

Est-il  en  sûreté?  Parlez  en  assurance: 
J'atteste  ici  les  dieux,  et  Rome,  et  ma  vengeance. 
Ma  haine  pour  Octave,  et  mes  transports  jaloux, 
Que  mes  soins  répondront  de  Pompée  et  de  vous, 
Que  je  vais  vous  défendre  au  péril  de  ma  vie. 

JULIE. 

Hélas!  c'est  donc  à  vous  qu'il  faut  que  je  me  fie! 


ACTE    ir,    SCi:.\E    IV.  203 

Si  VOUS  avez  aussi  connu  l'adversité, 

Vous  n'aurez  pas,  sans  doute,  assez  de  cruauté 

Pour  achever  ma  mort,  et  trahir  ma  misère. 

Vous  voyez  où  des  dieux  me  conduit  la  colère. 

Vous  avez  dans  vos  mains,  par  d'étranges  hasards, 

Le  destin  de  Pompée  et  du  sanj^"  des  Césars. 

J'ai  réuni  ces  noms;  l'iidérèt  de  la  terre 

A  formé  notre  hymen  au  milieu  de  la  guerre. 

Rome,  Pompée  et  moi,  tout  est  prêt  à  périr; 

Aurez-vous  la  vertu  d'oser  les  secourir? 

FULVIE. 

J'oserai  plus  encor.  S'il  est  sur  ce  rivage, 
Qu'il  daigne  seulement  seconder  mon  courage. 
Oui,  je  crois  que  le  ciel,  si  longtemps  inhumain, 
Pour  nous  venger  tous  trois  l'a  conduit  par  la  main; 
Oui,  j'armerai  son  bras  contre  la  tyrannie. 
Parlez  :  ne  craignez  plus. 

JULIE. 

Errante,  poursuivie. 
Je  fiiynis  avec  lui  le  fer  des  assassins 
Qui  de  Home  sanglante  inondaient  les  chemins; 
Nous  allions  vers  son  camp  :  déjà  sa  renommée 
Vers  Césène  assemblait  les  débris  d'une  armée  ; 
A  travers  les  dangers  près  de  nous  renaissants 
11  conduisait  mes  pas  incertains  et  tremblants. 
La  mort  était  partout;  les  sanglants  satellites 
Des  plaines  de  Césène  occupaient  les  limites. 
La  nuit  nous  égarait  vers  ce  funeste  bord 
Où  régnent  les  tyrans,  où  préside  la  mort. 
Notre  fatale  erreur  n'était  point  reconnue. 
Quand  la  foudre  a  frappé  notre  suite  éperdue. 
La  terre  en  mugissant  s'entr'ouvre  sous  nos  pas. 
Ce  séjour  en  elfet  est  celui  du  trépas. 

FULVIE. 

Eh  bien  !  est-il  encore  en  cette  île  terrible? 
S'il  ose  se  montrer,  sa  perte  est  infaillible, 
Il  est  mort. 

JULIE. 

Je  le  sais. 

FULVIE. 

OÙ  dois-je  le  chercher? 
Dans  quel  secret  asile  a-t-il  pu  se  cacher? 


LE    TRILMVIKAÏ. 

JULIE. 

Ail!  madame... 

FLiLVIE. 

Aclievez;  c'est  trop  de  déliance; 
Je  pardonne  à  l'amour  un  doute  qui  m'offense. 
Parlez,  je  ferai  tout. 

JULIE. 

Puis-je  le  croire  ainsi  ? 

FULVIE. 

Je  vous  le  jure  encore. 

JULIE. 

Eh  bien!...  il  est  ici. 

FULVIE, 

C'en  est  assez  ;  allons. 

JULIE. 

Il  cherchait  un  passage 
Pour  sortir  avec  moi  de  cette  île  sauvage; 
Et  ne  le  voyant  plus  dans  ces  rochers  déserts, 
Des  ombres  du  trépas  mes  yeux  se  sont  couverts. 
Je  mourais,  quand  le  ciel,  une  fois  favorable, 
M'a  présenté  par  vous  une  main  secourable. 


SCENE    V. 

FULVIE,    JULIE,    ALBINE,  un  tribun 

LE    TRIBUN,   à  Fulvio. 

Madame,  une  étrangère  est  ici  près  de  vous. 

De  leur  autorité  les  triumvirs  jaloux 

De  l'île  à  tout  mortel  ont  défendu  l'entrée. 

JULIE. 

Ah!  j'atteste  la  foi  que  vous  m'avez  jurée! 

LE    TRIBUN. 

Je  la  dois  amener  devant  leur  tribunal. 

FULVIE,   à  Julie. 

Gardez-vous  d'obéir  à  cet  ordre  fatal. 

JULIE. 

Avilirais-je  ainsi  Tbonneur  de  mes  ancêtres? 
Soldats  des  triumvirs,  allez  dire  à  vos  maîtres 
Que  Julie,  entraînée  en  ce  séjour  affreux, 
Attend,  pour  en  sortir,  des  secours  généreux; 


ACTE    II,    SCÈNE    V.  207 

Oiio  partout  jo  suis  libre,  et  qu'ils  peuvent  connaître, 
Ce  qu'on  doit  de  respect  au  sang  qui  m'a  fait  naître, 
A  mon  rang,  à  mon  sexe,  à  l'hospitalité, 
Aux  droits  des  nations  et  de  riiumanité. 
Conduisez-moi  chez  vous,  magnanime  Fulvie. 

FULVIE. 

Votre  noble  fierté  ne  s'est  point  démentie  ; 
Elle  augmente  la  mienne-,  et  ce  n'est  pas  en  vain 
Que  le  sort  vous  conduit  sur  ce  bord  inhumain. 
Puissé-je  en  mes  desseins  ne  m'être  point  trompée! 

JULIE. 

0  dieux!  prenez  ma  vie,  et  veillez  sur  Pompée! 
Dieux  !  si  vous  me  livrez  à  mes  persécuteurs. 
Armez-moi  d'un  courage  égal  à  leurs  fureurs. 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


ACTE    TROISIEME. 


SCENE    I. 

SEXTUS    POMPÉE. 

Je  ne  la  trouve  plus  :  quoi  !  mon  destin  fatal 
L'amène  à  mes  tyrans,  la  livre  à  mon  rival  ! 
Les  voilà,  je  les  vois,  ces  pavillons  horribles 
Où  nos  trois  meurtriers,  retirés  et  paisibles, 
Ordonnent  le  carnage  avec  des  yeux  sereins, 
Comme  on  donne  une  fête  et  des  jeux  aux  Romains, 
0  Pompée!  ô  mon  père!  infortuné  grand  îiomme! 
Quel  est  donc  le  destin  des  défenseurs  de  P»ome  ? 
0  dieux  !  qui  des  méchants  suivez  les  étendards, 
D'où  vient  que  l'univers  est  fait  pour  les  Césars? 
J'ai  vu  périr  Caton  \  leur  juge  et  votre  image  : 


1.  Je  propose  quelques  réflexions  sur  )a  vie  et  sur  la  mort  de  Caton.  Il  ne  com- 
manda jamais  d'armée;  il  ne  fut  (|uc  simple  préteur:  et  cependant  nous  pronon- 
çons son  nom  avec  plus  de  vénération  que  celui  des  César,  des  Pompée,  des  Briitus, 
des  Ciccron,  et  des  Scipion  même  :  c'est  que  tous  ont  eu  beaucoup  d'ambition  ou 
de  grandes  faiblesses.  C'est  comme  citoyen  vertueux,  c'est  comme  stoïcien  rigide, 
qu'on  révère  Caton  malgré  soi  ;  tant  l'amour  de  la  patrie  est  respecté  par  ceux 
mêmes  à  qui  les  vertus  patriotiques  sont  inconnues;  tant  la  pbilosopbie  stoïcienne 
force  à  l'admiration  ceux  mêmes  qui  en  sont  le  plus  éloignés.  U  est  certain  que 
Caton  fit  tout  pour  le  devoir,  tout  pour  la  patrie,  et  jamais  rien  pour  lui.  11  est 
presque  le  seul  Romain  de  son  temps  qui  mérite  cet  éloge.  Lui  seul,  quand  il  fut 
questeur,  eut  le  courage  non-seulement  de  refuser  aux  exécuteurs  des  proscrip- 
tions de  Sylla  l'argent  qu'ils  redemandaient  encore  en  vertu  des  rescriptions  que 
Sylla  leur  avait  laissées  sur  le  trésor  public,  mais  il  les  accusa  de  concussion  et 
d'bomicide,  et  les  fit  condamner  à  mort,  donnant  ainsi  un  terrible  exemple  aux 
triumvirs,  qui  dédaignèrent  d'en  profiter.  U  fut  ennemi  de  quiconque  aspirait  à  la 
tyrannie.  Retiré  dans  Utiqiie,  après  la  bataille  de  Tapsa,  que  César  avait  gagnée, 
il  exborte  les  sénateurs  d'Utique  h  imiter  son  courage,  à  se  défendre  contre  l'usur- 
pateur; il  les  trouve  intimidés,  il  a  l'Iiumanité  de  pourvoir  à  Ir-ur  sûreté  dans  leur 
fuite.  Quand  il  voit  qu'il  ne  lui  reste  plus  aucune  espérance  de  sauver  sa  patrie, 


ACTE    III,    SCÈNE    I.  209 

Les  Scipion  sont  morts  aux  désorts  de  Cartliage'  ; 
Cicéron,  tu  n'es  plus-,  et  ta  tête  et  tes  mains 

ot  quo  sa  vie  ost  inutile,  il  sort  de  la  vie   sans  écouter  un   moment  l'instinct  qui 
nous  attache  à  elle;  il  se  rejoint  à  FKtrc  dos  ùtrcs,  loin  do  la  tyrannie. 
On  trouve  dans  les  odes  do  Lamotto  un  couplet  contre  Caton  : 

Caton,  d'une  âme  plus  égale, 

Sous  l'heureux  vainqueur  de  Pliarsalo 

Eût  soulTerl  que  i'iiouime  pliât  ; 

Mais,  incapable  de  se  rendre, 

Il  n'eut  pas  la  force  d'attendre 

Un  pardon  qui  l'humiliât. 

On  voit  dans  ces  vers  quelle  est  l'énorme  différence  d'un  bourgeois  de  nos 
jours  et  d'un  héros  de  Rome.  Caton  n'aurait  pas  eu  une  âme  égale,  mais  très- 
inégale,  si,  ajant  toute  sa  vie  .soutenu  lu  cause  divine  de  la  liberté,  il  l'otit  enfin 
abandonnée.  On  lui  reproche  ici  d'être  incapable  de  se  rendre,  c'est-à-dire  d'être 
incapable  de  lâcheté.  On  prétend  qu'il  devait  attendre  son  pardon;  on  le  traite 
comme  s'il  ei^it  été  un  rebelle  révolté  contre  son  souverain  légitime  et  absolu, 
auquel  il  aurait  fait  volontairement  serment  de  fidélité. 

Les  vers  de  Lamotte  sont  d'un  cœur  esclave  qui  cherche  de  l'esprit.  Je  rougis 
quand  je  vois  quels  grands  hommes  de  l'antiquité  nous  nous  efforçons  tous  les 
jours  de  dégrader,  et  quels  hommes  communs  nous  célébrons  dans  notre  petite 
sphère. 

D'autres,  plus  méprisables,  ont  jugé  Caton  par  les  principes  d'une  religion  qui 
no  pouvait  être  la  sienne,  puisqu'elle  n'existait  pas  encore;  rien  n'est  plus  injuste 
ni  plus  extravagant.  11  faut  le  juger  par  les  principes  de  Rome,  do  l'héroïsme  et 
du  stoïcisme,  puisqu'il  était  Romain,  héros  et  stoïcien.  {Note  de  Voltaire.) 

1.  Je  ne  sais  pas  ce  que  l'auteur  entend  par  ce  vers.  Je  ne  connais  que  Métel- 
lus  Scipion  qui  fit  la  guerre  contre  César  en  Afrique,  conjointement  avec  le  roi 
Juba.  Il  perdit  la  grande  bataille  de  Tapsa;  et  voulant  ensuite  traverser  la  mer 
d'Afrique,  la  flotte  de  Lésar  coula  son  vaisseau  à  fond.  Scipion  périt  dans  les  flots, 
et  non  dans  les  déserts.  J'aimerais  mieux  que  l'auteur  eiît  mis  : 

Les  Scipion  sont  morts  aux  syrtos  de  Carthage. 

Il  faut  de  la  vérité  autant  qu'on  le  peut.  {Note  de  Voltaire.) 

■2.  Je  remarquerai,  sur  le  meurtre  de  Cicéron,  qu'il  fut  assassiné  par  un  tribun 
militaire  nommé  Popilius  Lœnas,  pour  lequel  il  avait  daigné  plaider,  et  auquel  il 
avait  sauvé  la  vie.  Ce  meurtrier  reçut  d'Antoine  200,000  livres  de  notre  monnnio 
pour  la  tête  et  les  deux  mains  de  Cicéron,  qu'il  lui  apporta  dans  le  forum.  Antoine 
les  fit  clouer  à  la  tribune  aux  haiangues.  Les  siècles  suivants  ont  vu  des  assassi- 
nats, mais  aucun  qui  fût  marqué  par  une  si  horrible  ingratitude,  ni  qui  ait  été 
payé  si  chèrement.  Les  assassins  de  Valstein,  du  maréchal  d'Ancre,  du  duc  de 
Guise  le  Balafré,  du  duc  de  Parme  Farnèse,  bâtard  du  pape  Paul  III,  et  de  tant 
d'autres,  étaient  à  la  vérité  des  gentilshommes,  ce  qui  rend  leur  attentat  encore 
plus  infâme;  mais  du  moins  ils  n'avaient  pas  reçu  de  bienfaits  des  princes  qu'ils 
massacrèrent  :  ils  furent  les  indignes  instruments  de  leurs  maîtres;  et  cela  ne 
prouve  que  trop  que  quiconque  est  armé  du  pouvoir,  et  peut  donner  de  l'argent, 
trouve  toujours  des  bourreaux  mercenaires  quand  il  le  veut  :  mais  des  bourreaux 
gentilshommes,  c'est  là  ce  qui  est  le  comble  de  l'infamie. 

Remarquons  que  cette  horreur  et  cette  bassesse  ne  furent  jamais  connues  dans 
le  temps  de  la  chevalerie  :  je  ne  vois  aucun  chevalier  assassin  pour  de  l'argent. 

Si  l'auteur  de  l'Esprit  des  lois  avait  dit  que  l'honneur  était  autrefois  le  res- 
sort et  le   mobile  de  la  chevalerie,  il  aurait  eu  raison;  mais  prétendre  que  l'hon- 

6.  —  Théâtre.    V.  U 


«210  LE    TRIUMVIRAT. 

Ont  servi  do  troi)lu''e  aux  derniers  des  humains. 
i\Ion  sort  va  me  rejoindre  à  ces  grandes  victimes. 
Le  fer  des  Achillas  et  celui  des  Septimes, 
D'un  vil  roi  de  TÉgypte  instruments  criminels, 
Ont  lait  couler  le  sang  du  plus  grand  des  mortels  >. 

neur  est  le  mobile  de  la  monarchie,  après  les  assassinats  à  prix  foit  du  maréchal 
d'Ancre  et  du  duc  de  Guise,  et  après  que  tant  de  gentilshommes  se  sont  faits 
bourreaux  et  archers,  après  tant  d'autres  infamies  de  tous  les  genres,  cela  est 
aussi  peu  convenable  que  de  dire  que  la  vertu  est  le  mobile  des  républiques. 
Rome  était  encore  république  du  temps  des  proscri|)tions  de  Sylla,  do  Marius,  et 
des  triumvirs.  Les  massacres  d'Irlande,  la  Saint-Barthélcmy,  les  Vêpres  siciliennes, 
les  assassinats  des  ducs  d'Orléans  et  de  Bourgogne,  le  faux  monnayage,  tout  cela 
fut  commis  dans  des  monarchies. 

Revenons  à  Cicéron.  Quoique  nous  ayons  ses  ouvrages,  Saint-Kvremond  est 
le  premier  qui  nous  ait  avertis  qu'il  fallait  considérer  en  lui  l'homme  d'État  et  le 
bon  citoyen.  Il  n'est  bien  connu  que  par  l'histoire  excellente  que  Middleton  nous  a 
donnée  de  ce  grand  homme  [Vllistoh-e  de  Cicéron  par  Middleton  a  été  traduite  en 
français  par  l'abbé  Prévost  J.  Il  était  le  meilleur  orateur  de  son  temps  et  le  meil- 
leur philosophe.  Ses  Tusculanes  et  son  Traité  de  la  Nature  des  dieux,  si  bien 
traduits  par  l'abbé  d'Olivct,  et  enrichis  de  notes  savantes,  sont  si  supérieurs  dans 
leur  gem-e  que  rien  ne  les  a  égalés  depuis,  soit  que  nos  bons  auteurs  n'aient  pas 
osé  prendre  uu  tel  essor,  soit  quils  n'aient  pas  eu  les  ailes  assez  fortes.  Cicéron 
disait  t&ut  ce  qu'il  voulait;  il  n'en  est  pas  ainsi  parmi  nous.  Ajoutons  encore  que 
nous  n'avons  aucun  traite  de  morale  qui  approche  de  ses  Offices:  et  ce  n'est  pas 
faute  de  liberté  que  nos  auteurs  modernes  ont  été  si  au-dessous  de  lui  en  ce  genre; 
car  de  Rome  à  Madrid  on  est  sûr  d'obtenir  la  permission  d'ennuyer  en  moralités. 

Je  doute  que  Cicéron  ait  été  un  aussi  grand  homme  en  politique.  Il  se  laissa 
tromper  à  Tàge  de  soixante-trois  ans  par  le  jeune  Octave,  qui  le  sacrifia  bientôt 
au  ressentiment  de  Marc-Antoine.  On  ne  vit  en  lui  ni  la  fermeté  do  Brutus,  ni  la 
circonspection  d'Atticus;  il  n'eut  d'autre  fonction,  dans  l'armée  du  grand  Pompée, 
que  celle  de  dire  des  bons  mots.  11  coiu-tisa  ensuite  César  :  il  devait,  après  avoir 
prononcé  les  Philippiques,  les  soutenir  les  armes  à  la  main.  Mais  je  m'arrête;  je 
ne  veux  pas  faire  la  satire  de  Cicéron.  {Note  de  Voltaire.) 

1.  Je  propose  ici  une  conjecture.  Il  me  semble  que  l'intérêt  des  ministres  du 
jeune  Ptolémée,  âgé  de  treize  ans,  n'était  point  du  tout  d'assassiner  Pompée,  mais 
de  le  garder  en  otage,  comme  un  gage  des  faveurs  qu'ils  pouvaient  obtenir  du 
vainquetir,  et  comme  un  homme  qu'ils  pouvaient  lui  opposer  s'il  voulait  les  opprimer. 

Après  la  victoire  de  Pliarsale,  César  dépêcha  des  émissaires  secrets  à  Rhodes, 
pour  empêcher  qu'on  ne  reçût  Pompée.  Il  dut,  ce  me  semble,  prendre  les  mêmes 
précautions  avec  l'Egypte  :  il  n'y  a  personne  qui,  en  pareil  cas,  négligeât  un  inté- 
rêt si  important.  On  peut  croire  que  César  prit  cette  précaution  nécessaire,  et  que 
les  Égyptiens  allèrent  plus  loin  qu'il  ne  voulait  :  ils  crurent  s'assurer  de  sa  bien- 
veillance en  lui  présentant  la  tête  de  Pompée.  On  a  dit  qu'il  versa  des  larmes  en 
la  voyant;  mais  ce  qui  est  bien  plus  sûr,  c'est  qu'il  ne  vengea  point  sa  mort;  il 
ne  punit  point  Septime,  tribun  romain,  qui  était  le  plus  coupable  de  cet  assassi- 
nat; et  lorsque  ensuite  il  fit  tuer  Achillas,  ce  fut  dans  la  guerre  d'Alexandrie,  et 
pour  un  sujet  tout  différent.  Il  est  donc  très-vraisemblable  que  si  César  n'ordonna 
pas  la  mort  de  Pompée,  il  fut  au  moins  la  cause  très-prochaine  de  cette  mort. 
L'impunité  accordée  à  Septime  est  une  preuve  bien  forte  contre  César.  Il  aurait 
pardonné  à.  Pompée,  je  le  crois,  s'il  l'avait  eu  entre  ses  mains;  mais  je  crois  aussi 
qu'il  ne  le  regretta  pas;  et  une  pi-euve  indubitable,  c'est  que  la  première  chose 


ACTK    III,    SClvNE    II.  2)1 

Ce  n'est  que  par  sa  mort  (|iie  son  fils  lui  ressonible. 
Des  brij^ands  réunis,  (|ue  la  rapine  assemble. 
In  prétendu  César,  un  /ils  de  Cépias', 
Qui  commande  le  meurtre,  et  qui  fuit  les  combats, 
Dans  leur  tranquille  rage  ordonnent  de  ma  vie! 
Octave  est  maître  enfin  du  monde  et  de  Julie, 
De  Julie!  Ah  !  tjran,  ce  dernier  coup  du  sort 
Atterre  mon  esprit  luttant  contre  la  mort. 
Détestable  rival,  usiii-pateur  infAme, 
Tu  ne  m'assassinais  ({ue  jiour  ravir  ma  femme! 
Et  c'est  moi  qui  la  livre  à  tes  indignes  feux! 
Tu  règnes,  et  je  meurs,  et  je  te  laisse  heureux! 
Et  tes  llatteurs,  tremblants  sur  un  tas  de  victimes, 
Déjà  du  nom  d'Auguste  ont  décoré  tes  crimes  ! 
Quel  est  cet  assassin  qui  s'avance  vers  moi? 

SCÈNE    II. 

POiMPÉE,    AlFIDE. 

POMPÉE,  l'époc  à  la  main. 

Approche,  et  puisse  Octave  expirer  avec  toi  ! 

AUFIDE, 

Jugez  mieux  d'un  soldat  qui  servit  votre  père. 

qu'il  fit,  ce  fut  de  confisquer  tous  ses  biens  à  Rome.  On  vendit  à  l'encan  la  belle 
maison  de  Pompée;  Antoine  l'acbeta,  et  les  enfants  de  Pompée  n'euren  ancun 
liéritage.  [Note  de  Voltaire.) 

1.  Dion  Cassius  nous  apprend  que  le  surnom  du  père  d'Auguste  était  Cépias 
Cet  Oc.tavianus  Cépias  fut  le  premier  sénateur  de  sa  branche.  Le  grand-père  d'Au- 
guste n'était  qu'un  riche  chevalier  qui  négociait  dans  la  petite  ville  de  V'eletri,  et 
qui  épousa  la  sœur  aînée  de  César,  soit  qu'alors  la  famille  des  César  fût  pauvre, 
soit  qu'elle  voulût  plaire  au  peuple  par  cotte  alliance  disproportionnée.  J'ai  déjà 
dit  qu'on  reprochait  à  Auguste  que  son  bisaïeul  avait  été  un  petit  marchand,  un 
changeur  à  Vcletri.  Ce  changeur  passait  même  pour  le  fils  d'un  affranchi.  Antoine 
osa  appeler  Octave  du  nom  de  Spartacus  dans  un  de  ses  édits,  en  faisant  allusion 
à  sa  famille,  qu'on  prétendait  descendre  d'un  esclave.  Vous  trouverez  cette  anecdote 
dans  la  huitième  Philippique  de  Cicéron  :  quem  Spartacum  in  edictis  appellat,  etc. 

11  y  a  mille  exemples  de  grandes  fortunes  qui  ont  eu  une  basse  origine,  ou  que 
l'orgueil  appelle  basse  :  il  n'y  a  rien  de  bas  aux  yeux  du  philosophe,  et  quiconque 
s'est  élevé  doit  avoir  eu  cette  espèce  de  mérite  qui  contribue  à  l'élévation.  Mais  on 
est  toujours  surpris  de  voir  Auguste,  ne  d'une  famille  si  mince,  un  provincial  sans 
nom,  devenir  le  maître  absolu  de  l'empire  romain,  et  se  placer  au  rang  des  dieux. 

On  lui  donne  des  remords  dans  cette  pièce;  on  lui  attribue  des  sentiments 
magnanimes  :  je  suis  persuadé  qu'il  n'en  eut  point;  mais  je  sin's  persuadé  qu'il  en 
faut  au  théâtre.  [Noie  de  Voltaire.) 


212  iAi    ÏHIUiMVlRAT. 

l'OMPKE. 

Et  tu  sers  un  tyran  ! 

AU  FI  DE, 

Je  l'abjure,  et  j'espère 
N'être  pas  inutile,  en  ce  séjour  atlVeux, 
Au  fils,  au  (ligne  fils  d'un  héros  malheureux. 
Seigneur,  je  viens  à  vous  de  la  part  de  Fulvie. 

POMPÉE. 

Est-ce  un  piège  nouveau  que  tend  la  tyrannie? 
A  son  barbare  époux  viens-tu  pour  me  livrer? 

AUFIDE. 

Du  péril  le  plus  grand  je  viens  pour  vous  tirer, 

POMPÉE. 

L'humanité,  grands  dieux,  est-elle  ici  connue? 

AUFIDE, 

Sur  ce  billet,  au  moins,  daignez  jeter  la  vue. 

(II  lui  donne  des  tablettes.  ) 
POMPÉE. 

Julie  !  ô  ciel  !  Julie  !  Est-il  bien  vrai  ? 

AUFIDE. 

Lisez, 

POMPÉE, 

0  fortune!  ô  mes  yeux,  êtes-vous  abusés? 
Retour  inattendu  de  mes  destins  prospères! 
Je  mouille  de  mes  pleurs  ces  divins  caractères, 

(II  lit.) 
«  Le  sort  paraît  changer,  et  Fulvie  est  pour  nous; 
Écoutez  ce  Romain  ;  conservez  mon  époux,  » 
Qui  que  tu  sois,  pardonne  ;  à  toi  je  uie  confie  ; 
Je  te  crois  généreux  sur  la  foi  de  Julie, 
Quoi!  Fulvie  a  pris  soin  de  son  sort  et  du  mien  ! 
Qui  Ty  peut  engager?  quel  intérêt? 

AUFIDE, 

Le  sien, 
D'Antoine  abandonnée  avec  ignominie, 
Elle  est  des  trois  tyrans  la  plus  grande  ennemie. 
Elle  ne  borne  pas  sa  haine  et  ses  desseins 
A  dérober  vos  jours  au  fer  des  assassins; 
11  n'est  point  de  péril  que  son  courroux  ne  brave  : 
Elle  veut  vous  venger, 

POMPÉE, 

Oui,  vengeons-nous  d'Octave. 


ACTE    III,    SCÈNE    111.  213 

Élevé  dans  l'Asie,  au  milieu  des  combats, 

Je  n'ai  connu  de  lui  que  ses  assassinats; 

Et  dans  les  champs  d'honneur,  ({u'il  redoute  peut-être, 

Ses  yeux,  qu'il  eût  baissés,  ne  m'ont  point  vu  paraître. 

Antoine  d'un  soldat  a  du  moins  la  vertu. 

Il  est  vrai  que  mon  bras  ne  l'a  point  combattu; 

Et  depuis  que  mon  père  expira  sous  un  traître. 

Nous  filmes  ennemis  sans  jamais  nous  connaître. 

Commençons  par  Octave;  allons,  et  (jue  ma  main. 

Au  bord  de  mon  tombeau,  se  plonge  dans  son  sein. 

AUFIDE. 

Venez  donc  chez  Fulvie,  et  sachez  qu'elle  est  prête 
D'Octave,  s'il  le  faut,  à  vous  livrer  la  tête. 
De  quelques  vétérans  je  tenterai  la  foi  ; 
Sous  votre  illustre  père  ils  servaient  comme  moi. 
On  change  de  parti  dans  les  guerres  civiles  : 
Aux  desseins  de  Fulvie  ils  peuvent  être  utiles. 
L'intérêt,  qui  fait  tout,  les  pourrait  engager 
A  vous  donner  retraite,  et  même  à  vous  venger. 

POMPÉE. 

Je  pourrais  arracher  Julie  à  ce  perfide? 

Je  pourrais  des  Romains  immoler  l'homicide? 

Octave  périrait  ? 

AUFIDE. 

Seigneur,  n'en  doutez  pas. 

POxMPÉE. 

Marchons. 

SCÈNE   III. 

POMPÉE,    AUFIDE,    JULIE. 

JULIE, 

Que  faites-vous?  Où  portez-vous  vos  pas? 
On  vous  cherche,  on  poursuit  tous  ceux  que  cet  orage 
Put  jeter  comme  moi  sur  cet  affreux  rivage. 
Votre  père,  en  Egypte,  aux  assassins  livré. 
D'ennemis  plus  sanglants  n'était  pas  entouré. 
L'amitié  de  Fulvie  est  funeste  et  cruelle  ; 
C'est  un  danger  de  plus  qu'elle  traîne  après  elle  : 
On  l'observe,  on  l'épie,  et  tout  me  fait  trembler  ; 
Dans  ces  horribles  lieux  je  crains  de  vous  parler. 


2U  LE    TRIUMVIRAT. 

Regagnons  cos  rochers  et  ces  cavernes  sombres 
Où  la  nuit  va  i)orter  ses  favorables  ombres. 
Demain  les  trois  tyrans,  aux  premiers  traits  du  jour, 
Partent  a^ec  la  mort  de  ce  fatal  séjour; 
Ils  vont,  loin  de  vos  yeux,  ensanglanter  le  Tibre, 
Ae  i)réci[)itez  rien,  demain  vous  rtes  libre. 

POMPÉE, 

i\ol)le  et  tendre  moitié  d'un  guerrier  malheureux, 

0  vous!  ainsi  que  Rome,  objet  de  tous  mes  vœux! 

Laissez-moi  m'opposer  au  destin  qui  m'outrage. 

Si  j'étais  dans  des  lieux  dignes  de  mon  courage. 

Si  je  pouvais  guider  nos  braves  légions 

Dans  les  camps  de  Rrutus,  ou  dans  ceux  des  Gâtons, 

Vous  ne  me  verriez  pas  attendre  de  Fulvie 

Un  secours  incertain  contre  la  tyrannie. 

Les  dieux  nous  ont  conduits  dans  ces  sanglants  déserts-. 

Marchons  aux  seuls  sentiers  que  ces  dieux  m'ont  ouverts, 

JULIE. 

Octave  en  ce  moment  doit  entrer  chez  Fulvie; 
Si  vous  êtes  connu,  c'est  fait  de  votre  vie, 

AUriDE, 

Seigneur,  craignez  plutôt  d'être  ici  découvert; 
Aux  tribuns,  aux  soldats,  ce  passage  est  ouvert  ; 
Entre  ces  deux  dangers  que  prétendez-vous  faire? 

JULIE, 

Pompée,  au  nom  des  dieux,  au  nom  de  votre  père. 

Dont  le  malheur  vous  suit,  et  qui  ne  s'est  perdu 

Que  par  sa  confiance  et  son  trop  de  vertu. 

Ayez  quelque  pitié  d'une  épouse  alarmée! 

Avons-nous  un  parti,  des  amis,  une  armée? 

Trois  monstres  tout-puissants  ont  détruit  les  Romains, 

Vous  êtes  seul  ici  contre  mille  assassins... 

Ils  viennent,  c'en  est  fait,  et  je  les  vois  paraître. 

AUFIDE. 

Ah!  laissez-vous  conduire;  on  peut  vous  reconnaître  : 
Le  temps  presse,  venez  ;  vous  vous  perdez  sans  fruit. 

JULIE. 

Je  ne  vous  quitte  pas. 

POMPÉE. 

A  quoi  suis-je  réduit! 


ACTK    Iir,    SCKNE    IV.  2<5 


SCÈNE  IV. 

POMPÉE,    JULIE,    AUFIDE,  suric  devant,  OCTAVE, 

LICTEURS,     au  fond. 
OCTAVE. 

Je  prôtonds  vous  parler;  ne  fuyez  point,  Julie. 

JULIE, 

Aufide  me  ramène  aux  tentes  de  Fulvie. 

OCTAVE, 

(A  Aufido.) 

Demeurez,  je  le  veux,..  Vous,  quel  est  ce  Romain? 
Est-il  de  votre  suite  ? 

3LLIE. 

Ah  !  je  succom]>e  enfin, 

AUFIDE, 

€"est  un  de  mes  soldats  dont  l'utile  courage 

S'est  distingué  dans  Rome  en  ces  jours  de  carnage; 

Et  de  Rome  à  mon  ordre  il  arrive  aujourd'hui, 

OCTAVE,  à  Pompée. 

Parle;  que  fait  Pompée?  Où  Pompée  a-t-il  fui? 

POMPÉE, 

Il  ne  fuit  point,  Octave;  il  vous  cherche,  et  peut-être 
Avant  la  fin  du  jour  vous  le  verrez  paraître, 

OCTAVE, 

Tu  sais  en  quel  état  il  faut  le  présenter  : 

C'est  sa  tête,  en  un  mot,  qu'il  me  faut  apporter  ; 

Et  tu  dois  être  instruit  quelle  est  la  récompense, 

POMPÉE, 

Elle  est  puhlique  assez, 

JULIE. 

0  terreur 

POMPÉE. 

0  vengeance! 


2)0  LE    TRIUMVIRAT. 

SCÈNE  V. 

PO.MPKE,    .lUIJi:.    AUFIDE,    OCTAVE,  un   tribun. 

LE    TP.IBLN. 

Vous  rtcs  obéi  :  grâce  à  votre  heureux  sort, 
Pompée  eu  ce  mouient  est  ou  captif  ou  mort. 

OCTAVE. 

Que  dis- tu? 

LE    TRIBUN. 

Ses  suivants  s'avançaient  dans  la  plaine 
Oui  sï'tcnd  de  Pisaure  aux  remparts  de  Césène  ; 
Les  rebelles,  bientôt  entourés  et  surpris, 
De  leurs  témérités  ont  eu  le  digne  prix. 

POMPÉE. 

Ah  ciel  ! 

LE    TRIBLN. 

A  la  valeur  que  tous  ont  fait  paraître. 
On  croit  qu'ils  combattaient  sous  les  yeux  de  leur  maître. 

POMPÉE,   à  part. 

Je  perds  tous  mes  amis  ! 

LE    TRIBUN. 

S'il  est  parmi  les  morts. 
Vos  soldats  à  vos  pieds  vont  apporter  son  corps. 
S'il  est  vivant,  s'il  fuit,  il  va  toml)er,  sans  doute. 
Aux  pièges  que  nos  mains  ont  tendus  sur  sa  route; 
Il  ne  peut  échapper  au  trépas  qui  l'attend. 

OCTAVE. 

Allez,  continuez  ce  service  important. 

Vous,  Aufide,  en  tout  temps  j'éprouvai  votre  zèle; 

Je  sais  qu'Antoine  en  vous  trouve  un  guerrier  fidèle  : 

Allez  :  si  ce  soldat  peut  servir  aujourd'hui, 

Souvenez-vous  surtout  de  répondre  de  lui. 

Vous,  licteurs,  arrêtez  le  premier  téméraire 

Qui  viendrait  sans  mon  ordre  en  ce  liea  solitaire. 

POMPÉE,   à  Aulido. 

Viens  guider  mes  fureurs. 

JULIE. 

0  dieux  qui  m'écoutez. 
Dans  quel  péril  nouveau  vous  nous  précipitez! 


ACTE    III,    SCÈNE    VI.  217 

SCÈNE   VP. 

OCTAVE,    JULIE. 

OCTAVE,   arrùtant  Julie. 

Je  vous  ai  déjà  dit  que  vous  deviez  lu'outendro. 
Votre  abord  en  cette  île  a  droit  de  me  surprendre  ; 
Mais  cessez  de  me  craindre,  et  calmez  votre  cœur. 

JULIE. 

Seigneur,  je  ne  crains  rien,  mais  je  frémis  d'iiorreur. 

OCTAVE. 

Vous  changerez  peut-être  en  connaissant  Octave. 

JULIE. 

J'ai  le  sort  des  Romains,  il  me  traite  en  esclave. 
Vous  pouviez  respecter  mon  nom  et  mon  malheur, 

OCTAVE. 

Sachez  que  de  tous  deux  je  suis  le  protecteur. 

Les  respects  des  humains  et  Rome  vous  attendent; 

Ce  nom  que  vous  portez,  et  leurs  vœux  vous  demandent  ; 

Je  dois  vous  y  conduire,  et  le  sang  des  Césars 

Ne  doit  plus  qu'en  triomphe  entrer  dans  ses  remparts. 

Pourquoi  les  quittez-vous?  Ne  pourrai-je  connaître 

Qui  vous  dérobe  à  Rome,  où  le  ciel  vous  fit  naître? 

JULIE. 

Demandez-moi  plutôt,  dans  ces  horribles  temps, 
Pourquoi  dans  Rome  encore  il  est  des  habitants, 
La  ruine,  la  mort  de  tous  côtés  s'annonce  ; 
Mon  père  était  proscrit  ;  et  voilà  ma  réponse. 

OCTAVE, 

-    Mes  soins  veillent  sur  lui  ;  ses  jours  sont  assurés; 
Je  les  ai  défendus,  vous  les  rendez  sacrés, 

JULIE, 

Ainsi  je  dois  bénir  vos  lois  et  votre  empire. 
Lorsque  vous  permettez  que  mon  père  respire 

OCTAVE, 

Il  s'arma  contre  moi  ;  mais  tout  est  oublié  : 

1.  «  Le  pauvre  diable  confesse,  écrivait  Voltaire  à  d'Argental,  qu'il  ne  peut 
rôciiauffer  cette  scène,  et  il  dit  qu'il  lui  est  impossible  de  faire  d'Octave  un  amou- 
reux violent.  L'impuissance  dont  il  convient  lui  fait  beaucoup  de  peine  ;  mais  il 
Jit  que  c'est  le  seul  vice  dont  on  ne  peut  passe  coniger.  » 


âl8  LE    TRIUMVIRAT. 

No  lui  rcsseml)l('z  i)()iiit  par  son  inimitié. 

Mais  enfin  près  do  inoi  qui  vous  a  pu  conduire? 

JL  lu:. 
La  colore  dos  dieux  obstinés  à  nie  nuire. 

OCTAVE. 

Ces  dieux  se  calmeront.  Ma  sévère  é(iuilé 

A  vengé  le  héros  qui  m'avait  adopté. 

Il  n'appartient  qu'à  moi  (Flionoror  dans  Julie 

Le  sang-,  l'auguste  sang  dont  vous  êtes  sortie. 

Je  dois  compte  de  vous  à  Rome,  aux  demi-dieux 

Que  le  monde  à  genoux  révère  en  vos  aïeux. 

JULIE. 

Vous  ! 

OCTAVE. 

Un  fils  de  César  ne  doit  jamais  permettre 
Qu'en  d'étrangères  mains  on  ose  vous  remettre. 

Jl LIE. 

Aous  son  fils!...  ô  héros!  ô  généreux  vainqueur! 

Quel  fils  as-tu  choisi  ?  Quel  est  ton  successeur  ? 

César  vous  a  laissé  son  pouvoir  en  partage  ; 

Sa  magnanimité  n'est  pas  votre  héritage  : 

S'il  versa  quelquefois  le  sang  du  citoyen. 

Ce  fut  dans  les  combats,  en  répandant  le  sien  ; 

C'est  par  d'autres  exploits  que  vous  briguez  l'empire. 

Il  savait  pardonner,  et  vous  savez  proscrire  : 

Prodigue  do  bienfaits,  et  vous  d'assassinats, 

A  ous  n'êtes  point  son  fils,  je  ne  vous  connais  pas. 

OCTAVE. 

Jl  vous  parle  par  moi,  Julie  ;  il  vous  pardonne 
Les  noms  injurieux  que  votre  erreur  me  donne. 
Ne  me  reprochez  plus  ces  arrêts  rigoureux 
Qu'arrache  à  ma  justice  un  devoir  malheureux. 
La  paix  va  succéder  aux  jours  de  la  vengeance. 

JULIE. 

Quoi  !  vous  me  donneriez  un  rayon  d'espérance  ! 

OCTAVE. 

Vous  pouvez  tout. 

JULIE. 

Qui?  moi? 

OCTAVE. 

Vous  devez  présumer 
Quel  est  le  seul  moyen  qui  peut  me  désarmer, 


ACTK    III,    SCÈNE    VI.  2'î9 

Et  qui  de  ma  clrmcnce  est  la  cause  ot  io  gage. 

.IlLIE. 

Aous  parlez  de  clémence  au  milieu  du  carnage! 
Hélas!  si  tant  de  sang,  de  supplices,  de  morts. 
Ont  pu  laisser  dans  vous  quelque  accès  aux  remords  ; 
Si  vous  craignez  du  moins  cette  haine  publique, 
Cette  horreur  attachée  au  pouvoir  tyrannique; 
Ou,  si  quelques  vertus  germent  dans  votre  cœur. 
En  les  mettant  à  prix  n'en  souillez  point  l'honneur; 
N'en  avilissez  pas  le  caractère  auguste. 
Est-ce  à  vos  passions  à  vous  rendre  plus  juste? 
Soyez  grand  par  vous-même. 

OCTAVE. 

Allez,  je  vous  entends; 
Et  j'avais  bien  prévu  vos  refus  insultants. 
Un  rival  criminel,  une  race  ennemie... 

JULIE. 

Qui  ? 

OCTAVE. 

Vous  le  demandez  !  vous  savez  trop,  Julie, 
Quel  est  depuis  longtemps  l'objet  de  mon  courroux, 
Et  Pompée... 

JULIE. 

Ah!  cruel,  cjuel  nom  prononcez-vous? 
Pompée  est  loin  de  moi  :  qui  vous  dit  que  je  l'aime? 

OCTAVE. 

Qui  me  le  dit?  vos  pleurs.  Qui  me  le  dit?  vous-même. 
Pompée  est  loin  de  vous,  et  vous  le  regrettez  ! 
^  ous  pensez  m'adoucir  lorsque  vous  nVinsultez  ! 
Lorsque  de  Rome  enfin  votre  imprudente  fuite 
Du  sein  de  vos  parents  vous  entraîne  à  sa  suite  ! 

JULIE. 

Ainsi  vous  ajoutez  l'opprobre  à  vos  fureurs. 
Ah!  ce  n'est  pas  à  vous  à  m'enseigner  les  mœurs. 
Je  ne  suis  point  réduite  à  tant  d'ignominie  ; 
Et  ce  n'est  pas  pour  vous  que  je  me  justifie. 
J'ai  quitté  mon  pays  que  vous  ensanglantez, 
Mes  parents  et  mes  dieux  que  vous  persécutez. 
J'ai  dû  sortir  de  Rome  où  vous  alliez  paraître; 
Mon  père  l'ordonnait,  vous  le  savez  peut-être  ; 
C'est  vous  que  je  fuyais;  mes  funestes  destins 
Quand  je  vous  évitais  m'ont  remise  en  vos  mains. 


220  LE    TRir.MVIUAT. 

Coininandez,  s'il  le  faut,  à  la  terre  asservie: 
Mon  cœur  ne  dépend  point  de  votre  tyrannie. 
Vous  pouvez  tout  sur  liome,  et  rien  sur  mon  devoir. 

OCTAVE. 

Vous  ignorez  mes  droits,  ainsi  que  mon  pouvoir. 
Vous  vous  trompez,  Julie,  et  vous  pourrez  apprendre 
Que  Lucius  sans  moi  ne  peut  choisir  un  gendre  ; 
Que  c'est  à  moi  surtout  f|ue  Ton  doit  olxMr. 
Déjà  Home  m'attend;  soyez  prête  à  partir. 

JULIE. 

Voilà  donc  ce  grand  cœ^ir,  ce  héros  magnanime, 
Qui  du  monde  calmé  veut  mériter  l'estime! 
Voilà  ce  règne  heureux  de  paix  et  de  douceur! 
Il  fut  un  meurtrier,  il  devient  ravisseur! 

OCTAVE. 

Il  est  juste  envers  vous;  mais,  quoi  qu'il  en  puisse  être. 
Sachez  que  le  mépris  n'est  pas  fait  pour  un  maître. 
Que  vous  aimiez  Pompée,  ou  qu'un  autre  rival, 
Encouragé  par  vous,  cherche  l'honneur  fatal 
D'oser  un  seul  moment  disputer  ma  conquête, 
On  sait  si  je  me  venge  ;  il  y  va  de  sa  tête  : 
C'est  un  nouveau  proscrit  que  je  dois  condamner; 
Et  je  jure  par  vous  de  ne  point  pardonner. 

JLLIE. 

Moi,  j'atteste  ici  Rome  et  son  divin  génie, 

Tous  ces  héros  armés  contre  la  tyrannie. 

Le  pur  sang  des  Césars,  et  dont  vous  n'êtes  pas, 

Qu'à  vos  proscriptions  vous  joindrez  mon  trépas 

Avant  que  vous  forciez  cette  âme  indépendante 

A  joindre  une  main  pure  à  votre  main  sanglante. 

Les  meurtres  que  dans  Rome  ont  commis  vos  fureurs, 

De  celui  que  j'attends  sont  les  avant-coureurs. 

Un  nouvel  Appius  a  trouvé  Virginie  ; 

Son  sang  eut  des  vengeurs;  il  fut  une  patrie; 

Rome  suhsiste  encor.  Les  femmes  en  tout  temps 

Ont  servi  dans  nos  murs  à  punir  les  tyrans. 

Les  rois,  vous  le  savez,  furent  chassés  pour  elles. 

Nouveau  Tarquin,  tremblez  ! 

(VAlc  sort.) 


ACTE    III,    SCENE    VII.  221 

SCÈNE    VIT. 

OCTAVE. 

Qiio  d'injures  nouvelles! 
(Juel  reproche  accahlant  pour  mon  cœur  oppressé  ! 
Ce  cœur  m'en  a  dit  plus  qu'elle  n'a  prononcé. 
Le  cruel  est  haï,  j'en  fais  l'expérience  ; 
Je  suis  ])uni  déjà  de  ma  toute-puissance; 
A  peine  je  gouverne,  à  peine  j'ai  goûté 
Ce  pouvoir  qu'on  m'envie,  et  qui  m'a  tant  coûté. 
Tu  veux  régner,  Octave,  et  tu  chéris  la  gloire  ; 
Tu  voudrais  que  ton  nom  vécût  dans  la  mémoire; 
Il  portera  ta  honte  à  la  postérité. 
Être  à  jamais  haï!  quelle  immortalité! 
Mais  l'être  de  Julie,  et  l'être  avec  justice! 
Entendre  cet  arrêt  qui  fait  seul  ton  supplice  ! 
Le  peux-tu  supporter  ce  tourment  douloureux 
D'un  esprit  emporté  par  de  contraires  vœux. 
Qui  fait  le  mal  qu'il  hait,  et  fuit  le  bien  qu'il  aime', 
Qui  cherche  à  se  tromper,  et  qui  se  hait  lui-même? 
- — Faut-il  donc  que  l'amour  ajoute  à  mes  fureurs? 
Ah!  l'amour  était  fait  pour  adoucir  nos  mœurs. 
D'indignes  voluptés  corrompaient  mon  jeune  âge  : 
L'ambition  succède  avec  toute  sa  rage. 
Par  quel  nouveau  torrent  je  me  laisse  emporter! 
Que  d'ennemis  à  vaincre!  et  comment  les  dompter? 
Mânes  du  grand  César!  ô  mon  maître!  ô  mon  père  ! 
Que  Brutus  immola,  mais  que  Rrutus  révère; 
Héros  terrible  et  doux  à  tous  tes  ennemis. 
Tu  m'as  laissé  l'empire  à  ta  valeur  soumis; 
La  moitié  de  ce  faix  accable  ma  jeunesse. 
Je  n'ai  que  tes  défauts,  je  n'ai  que  ta  faiblesse; 
Et  je  sens  dans  mon  cœur,  de  remords  combattu, 
Que  je  n'ose  avec  toi  disputer  de  vertu. 

1.  Vers  de  Racine  dans  ses  Cantiques  san-és.  V03'.  OEuvres  complètes  de  Racine, 
édition  de  MM.  Saint-Marc  Girardin  et  Louis  Moland,  tome  V,  page  38-2. 

FIN    DU    TROISlîiME    ACTE. 


ACTE    QUATRIEME. 


SCENE   I. 

FULVIE,    ALBLXE. 

ALBINE. 

Quand  sous  vos  pavillons,  de  sa  crainte  occupée, 
Invoquant  en  secret  l'ombre  du  grand  Pompée, 
Les  sanglots  à  la  bouche  et  la  mort  dans  les  yeux, 
Julie  appelle  en  vain  les  enfers  et  les  dieux. 
Vous  la  laissez,  Fulvie,  à  sa  douleur  mortelle. 

FLLVIE. 

Quelle  se  plaigne  aux  dieux,  je  vais  agir  pour  elle. 
J'attends  ici  Pompée. 

ALBIXE. 

Eh  !  ne  pouviez-vous  pas 
De  cette  île  avec  eux  précipiter  vos  pas? 

FLLVIE. 

Non,  de  nos  ennemis  la  fureur  attentive 
Couvre  de  meurtriers  et  Tune  et  l'autre  rive  : 
P.ien  ne  peut  nous  tirer  de  ce  gouffre  d'horreur, 
J'y  reste  encore  un  jour,  et  c'est  pour  leur  malheur. 

ALBINE. 

Qu'espérez-vous  d'un  jour? 

FLLVIE. 

La  mort  ;  mais  la  vengeance. 

ALBINE. 

Eh:  peut-on  se  venger  de  la  toute-puissance? 

FLLVIE. 

Oui,  quand  on  ne  craint  rien. 

ALBINE, 

Dans  nos  vaines  douleurs, 
'un  sexe  infortuné  les  armes  sont  les  pleurs. 


ACTE    IV,    SCKNE    II.  .223 

Le  puissant  Ibiile  aux  pieds  le  faible  qui  menace. 
Fit  rit,  en  l'écrasant,  de  sa  débile  audace. 

l'LLVlK. 

Désormais  à  Fulvie  ils  n'insulteront  plus; 
Ils  ne  se  joueront  pas  de  mes  pleurs  superflus. 
Je  sais  (|ue  ces  brigands,  allâmes  de  rapine, 
En  comblant  mon  o[)|)robi'e,  ont  juré  ma  ruine. 
Prodigues  ravisseurs,  et  bas  intéressés, 
Ils  m'enlèvent  les  biens  (|iie  mon  père  a  laissés; 
On  les  donne  pour  dot  à  ma  (ière  rivale. 
Mais,  Albine,  crois-moi,  la  pompe  nuptiale 
Peut  se  cbanger  encore  en  un  trop  juste  deuil 
Et  tout  usurpateur  est  près  de  son  cercueil. 
J'ai  pris  le  seul  parti  qui  reste  à  ma  fortune. 
De  Pompée  et  de  moi  la  querelle  est  commnne  : 
Je  l'attends;  il  suffit. 

ALBINE. 

Il  est  seul,  sans  secours. 

FULVIE. 

Il  en  aura  dans  moi. 

ALBI-NE. 

Vous  hasardez  ses  jours. 

FULVIE. 

Je  prodigue  les  miens.  Va,  retourne  à  Julie; 
Soutiens  son  désespoir  et  sa  force  affaiblie  ; 
Porte-lui  tes  conseils,  son  âge  en  a  besoin  ; 
Et  de  mon  sort  affreux  laisse-moi  tout  le  soin. 

ALBINE. 

L'état  où  je  vous  vois  m'épouvante  et  m'afflige. 

FULVIE. 

Porte  ailleurs  ton  effroi  ;  va,  laisse-moi,  te  dis-je. 
Pompée  arrive  enfin  ;  je  le  vois.  Dieux  vengeurs, 
Ainsi  que  nos  affronts  unissez  nos  fureurs! 

SCÈNE    II. 

POMPÉE,    FULVIE 

FULVIE. 


Ètes-vous  affermi  ? 


POMPEE. 

J'ai  consulté  ma  gloire 


224  LE    TRIUMVIRAT. 

J'ai  craint  qu'elle  ne  vît  une  action  trop  noire 
Dans  le  meurtre  inouï  qui  nous  tient  occupés, 

FULVIE. 

Elle  parle  avec  Rome-,  elle  vous  dit  :  Frappez. 

Ils  partent  dès  demain,  ces  destructeurs  du  monde; 

Ils  partent  triomphants  :  et  cette  nuit  profonde 

Est  le  temps,  le  seul  temps,  où  nous  pouvons  tous  deux, 

Sans  autre  appui  que  nous,  venger  Rome  sur  eux. 

Seriez-vous  en  suspens? 

POMPÉE. 

Non  :  mes  mains  seront  prêtes. 
Je  voudrais  de  cette  hydre  abattre  les  trois  têtes. 
Je  ne  puis  immoler  qu'un  de  mes  ennemis  : 
Octave  est  le  plus  grand  ;  c'est  lui  que  je  choisis. 

naviE. 
Vous  courez  à  la  mort. 

1'  0  M  P  É  E . 

Elle  ennoblit  ma  cause. 
De  cet  indigne  sang  c'est  peu  que  je  dispose; 
C'est  peu  de  me  yenger  ;  je  n'aurais  qu'à  rougir 
De  frapper  sans  péril,  et  sans  savoir  mourir. 

FULVIE. 

Vous  faites  encor  plus;  vous  vengez  la  patrie, 
Et  le  sang  innocent  qui  s'élève  et  qui  crie; 
A  ous  servez  l'univers. 

POMPÉE. 

J'y  suis  déterminé. 
L'assassin  des  Romains  doit  être  assassiné. 
Ainsi  mourut  César  ;  il  fut  clément  et  brave  ; 
Et  nous  pardonnerions  à  ce  lâche  d'Octave! 
Ce  que  Brutus  a  pu,  je  ne  le  pourrais  pas! 
Et  j'irais  pour  ma  cause  emprunter  d'autres  bras! 
Le  sort  en  est  jeté.  Faites  venir  Aufide, 

FLLVIE. 

Il  veille  près  de  nous  dans  ce  camp  homicide. 
Qu'on  l'appelle...  Déjà  les  feux  sont  presque  éteints'. 
Et  le  silence  règne  en  ces  lieux  inhumains. 


1.  On  voit  dans  l'cloignement  des  restes  de  feux  faiblement  allumés  autour  des 
tentes,  et  le  théâtre  représente  une  nuit.  {Note  de  Voltaire.) 


ACTE    IV,    SCÈNE    III.  225 

SCÈNE    III. 

POMPÉE,    FULVIE,    AU  F  IDE. 

FULVIE,  à  Aufide. 

Approchez.  Que  fait-on  dans  ces  tentes  coupables  ? 

AUFIDE. 

Le  sommeil  y  répand  ses  pavots  favorables, 
Lorsque  les  murs  de  Rome,  au  carnage  livrés, 
Retentissent  au  loin  des  cris  désespérés 
Que  jettent  vers  les  cieux  les  filles  et  les  mères, 
Sur  les  corps  étendus  des  enfants  et  des  pères. 
Le  sang  ruisselle  à  Rome;  Octave  dort  en  paix. 

POMPÉE. 

Vengeance,  éveille-toi  !  Mort,  punis  ses  forfaits  ! 
Dites-moi  dans  quels  lieux  ses  tentes  sont  dressées. 

FULVIE. 

Vous  avez  remarqué  ces  roches  entassées 
Qui  laissent  un  passage  à  ces  vallons  secrets. 
Arrosés  d'un  ruisseau  que  bordent  des  cyprès  ; 
Le  pavillon  d'Antoine  est  auprès  du  rivage; 
Passez,  et  dédaignez  de  venger  mon  outrage  : 
Vous  trouverez  plus  loin  l'enceinte  et  les  palis 
Où  du  clément  César  est  le  barbare  fils. 
Avancez,  vengez-vous. 

AUFIDE. 

Une  troupe  sanglante, 
Dpns  la  nuit,  à  toute  heure,  environne  sa  tente. 
Des  plaisirs  de  leurs  chefs  afl"reux  imitateurs. 
Ils  dorment  auprès  d'eux  dans  le  sein  des  horreurs. 

POMPÉE. 

Vous  avez  préparé  votre  fidèle  esclave? 

FULVIE. 

Il  vous  attend  :  marchez  jusques  au  lit  d'Octave. 

POMPÉE,  à  Fulvie. 

Je  laisse  entre  vos  mains,  dans  ce  cruel  séjour, 
L'objet,  le  seul  objet  pour  qui  j'aimais  le  jour, 
Le  seul  qui  pût  unir  deux  familles  fatales. 
Deux  races  de  héros  en  infortune  égales. 
Le  sang  des  vrais  Césars.  Ayez  soin  de  son  sort  ; 

6.  —  Théâtre.     V.  1j 


"226  LE    TRIUMVIRAT. 

Enseignez  à  son  rœiir  à  supporter  ma  mort. 
(Ju'elle  envisage  moins  ma  perte  que  ma  gloire; 
Que,  mort  pour  la  venger,  je  vive  en  sa  mémoire  : 
C'est  tout  ce  que  je  veux.  Mais  en  portant  mes  coups, 
Je  vous  laisse  exposée,  et  je  frémis  pour  vous. 
xVntoine  est  en  ces  lieux  maître  de  votre  vie, 
Il  peut  venger  sur  vous  le  frère  d'Octavie. 

FULVIE. 

Qui?  lui!  qui?  ce  mortel  sans  pudeur  et  sans  foi? 

Cet  oppresseur  de  Rome,  et  du  monde,  et  de  moi  ? 

Lui,  qui  m'ose  exiler?  Quoi!  dans  mon  entreprise 

Vous  pensez  qu'un  tyran,  (ju'une  mort  me  suffise? 

Aviez-vous  soupçonné  que  je  ne  saurais  pas 

Porter,  ainsi  que  vous,  et  souffrir  le  trépas  ; 

Que  je  dévorerais  mes  douleurs  impuissantes? 
-^-^Voyez  de  ces  tyrans  les  demeures  sanglantes  ; 
^^  -C'est  l'école  du  meurtre,  et  j'ai  dû  m'y  former; 

De  leur  esprit  de  rage  ils  ont  su  m'animer  ; 

Leur  loi  devient  la  mienne,  il  faut  que  je  la  suive; 

Il  faut  qu'Antoine  meure,  et  non  pas  que  je  vive. 

Il  périra,  vous  dis-je, 

POMPÉE. 

Et  par  qui  ? 

FULVIE. 

Par  ma  main^, 

POMPÉE. 

Osez-vous  bien  remplir  un  si  hardi  dessein  ? 

FULVIE. 

Osez-vous  en  douter?  Le  destin  nous  rassemble 
Pour  délivrer  la  terre,  et  pour  mourir  ensemble. 
Que  le  triumvirat,  par  nous  deux  aboli, 
Dans  la  tombe  avec  nous  demeure  enseveli. 
J'ai  trop  vécu  comme  eux  :  le  terme  de  ma  vie 

1.  Ce  trait  n'est  pas  historique,  mais  il  ne  m'étonne  point  dans  Fulvie;  c'était 
une  femme  extrême  en  ses  fureurs,  et  digne,  comme  elle  le  dit,  du  temps  funeste 
où  elle  était  née.  Elle  fut  presque  aussi  sanguinaire  qu'Antoine.  Cicéron  rapporte, 
dans  sa  troisième  Philippique,  que  Fulvie  étant  à  Brindes  avec  son  mari,  quelques 
centurions  mêlés  à  des  citoyens  voulurent  faire  passer  trois  légions  dans  ie  parti 
opposé;  qu'il  les  fit  venir  chez  lui  l'un  après  Tautre  sous  divers  prétextes,  et  les 
fit  tous  égorger.  Fulvie  y  était  présente;  son  visage  était  tout  couvert  de  leur  sang  : 
Os  uxoris  sanguine  respersum  constabat.  Elle  fut  accusée  d'avoir  arraché  la  langue 
à  Cicéron  après  sa  mort,  et  de  l'avoir  percée  de  son  aiguille  de  tète.  {Xote  de 
Voltaire.) 


i 


ACTE    IV,    SCtiNE    III.  227 

Est  conforme  auv  horreurs  dont  les  dieux  l'ont  remplie; 
Et  Poni|)(''e,  aux  enfers  descendant  sans  eflroi, 
Y  va  traîner  Octave  avec  Antoine  et  moi. 

AU  F  IDE. 

Non,  espérez  encor;  les  soldats  de  ces  traîtres 
Ont  clianj^é  quelquefois  de  drai)eaux  et  de  maîtres  : 
Ils  ont  trahi  Lépide  ^;  ils  pourront  aujourd'hui 
Vendre  au  fils  de  Pompée  un  mercenaire  appui. 
Pour  gagner  les  Romains,  pour  forcer  leur  hommage, 
-Il  ne  faut  qu'un  grand  nom,  de  l'or  et  du  courage. 
On  a  vu  Marins  entraîner  sur  ses  pas- 
Les  mêmes  assassins  payés  pour  son  trépas. 
Nous  séduirons  les  uns,  nous  comhattrons  le  reste. 
Ce  coup  désespéré  peut  vous  être  funeste  ; 
Mais  il  peut  réussir.  Brutus  et  Cassius  ^ 
N'avaient  pas,  après  tout,  des  projets  mieux  conçus. 
Téméraires  vengeurs  de  la  cause  commune, 
Ils  ont  frappé  César  et  tenté  la  fortune. 


\.  Cette  réflexion  d'Aufide  est  très-convenable,  puisqu'elle  est  fondée  sur  la 
vérité  :  car,  après  la  bataille  de  Modène,  qu'Antoine  avait  perdue,  il  eut  la  con- 
fiance de  se  présenter  presque  seul  devant  le  camp  de  Lépide  ;  plus  de  la  moitié 
des  légions  passa  de  son  côté.  Lépide  fut  obligé  de  s'unir  avec  lui,  et  cette  aven- 
ture même  fut  l'origine  du  triumvirat.  {Note  de  Voltaire.) 

'2.  Non-soulemont  ceux  de  Minturne,  qui  avaient  ordre  de  tuer  Marins,  se  décla- 
rèrent en  sa  faveur,  mais  étant  encore  proscrit  en  Afrique,  il  alla  droit  à  Rome 
avec  quelques  Africains,  et  leva  des  troupes  dès  qu'il  y  fut  arrivé.  {Note  de 
Voltaire.) 

3.  Il  est  constant  que  Brutus  et  Cassius  n'avaient  pris  aucune  mesure  pour  se 
maintenir  contre  la  faction  de  César.  Ils  ne  s'étaient  pas  assurés  d'une  seule  cohorte; 
et  même  après  avoir  comn)is  le  meurtre,  ils  furent  obligés  de  se  réfugier  au  Capi- 
tole.  Brutus  harangua  le  peuple  du  haut  de  cette  forteresse,  et  on  ne  lui  répondit 
que  par  des  injures  et  des  outrages;  on  fut  prêt  de  l'assiéger.  Les  conjurés  eurent 
beaucoup  de  peine  à  ramener  les  esprits;  et  loisque  Antoine  eut  montré  aux 
Romains  le  corps  de  César  sanglant,  le  peuple,  animé  par  ce  spectacle,  et  furieux 
de  douleur  et  de  colère,  courut  le  fer  et  la  flamme  à  la  main  vers  les  maisons  de 
Brutus  et  de  Cassius;  ils  furent  obligés  de  sortir  de  Rome:  le  peuple  déchira  un 
citoyen  nommé  Cinna,  qu'il  crut  être  un  des  meurtriers.  Ainsi  il  est  clair  que 
l'entreprise  de  Brutus,  de  Cassius,  et  de  leurs  associés,  fut  soudaine  et  téméraire 
Ils  résolurent  de  tuer  le  tyran,  à  quelque  prix  que  ce  fût,  quoi  qu'il  en  pût 
arriver. 

Il  y  a  vingt  exemples  d'assassinats  produits  par  la  vengeance  ou  par  l'enthou- 
siasme de  la  liberté,  qui  furent  l'effet  d'un  mouvement  violent  plutôt  que  d'une 
conspiration  bien  réfléchie  et  prudemment  méditée.  Tel  fut  l'assassinat  du  duc  de 
Parme  Farnèse,  bâtard  du  pape  Paul  III;  telle  fut  même  la  conspiration  des  Pazzi, 
qui  n'étaient  point  sûrs  des  Florentins  en  assassinant  les  Médicis,  et  qui  se  con- 
fièrent à  la  fortune.  {Note  de  Voltaire.) 


2-28  LE    TRIUMVIRAT. 

Ils  devaient  mille  fois  p(^rir  dans  le  sénat; 

Ils  vivent  cependant,  ils  partagent  l'État  ; 

Et  dans  Rome  avec  vous  je  les  verrai  peut-être. 

iMes  fïuerriers  sur  vos  pas  à  l'instant  vont  paraître. 

Nous  vous  suivrons  de  près  ;  il  en  est  temps,  marchons. 

POMPÉE. 

Je  t'invo(iue,  Briitus!  je  t'imite;  frappons! 

(Il  sort  avec  Aufide.) 

SCÈNE  IV. 

FULVIE,    JULIE,    ALBINE. 

JULIE. 

Il  m'échappe,  il  me  fuit;  ô  ciel!  m'a-t-il  trompée? 
Autel  !  fatal  autel  !  mânes  du  grand  Pompée  ! 
Votre  fils  devant  vous  m'a-t-il  fait  prosterner 
Pour  trahir  mes  douleurs,  et  pour  m'abandonner? 

FULVIE. 

S'il  arrive  un  malheur,  armez-vous  de  courage  : 
Il  faut  s'attendre  à  tout, 

JULIE. 

Quel  horrible  langage! 
S'il  arrive  un  malheur!  Est-il  donc  arrivé? 

FULVIE. 

Non,  mais  ayez  un  cœur  plus  grand,  plus  élevé. 

JULIE. 

Il  l'est  ;  mais  il  gémit  :  vous  haïssez,  et  j'aime. 

Je  crains  tout  pour  Pompée,  et  non  pas  pour  moi-même. 

Que  fait-il  ? 

FULVIE. 

Il  VOUS  sert...  Les  flambeaux  dans  ces  lieux 
De  leur  faible  clarté  ne  frappent  plus  mes  yeux  K 
Sommeil  !  sommeil  de  mort,  favorise  ma  rage  ! 

JULIE. 

Où  courez-vous? 

FULVIE. 

Restez  ;  j'ai  pitié  de  votre  âge, 
De  vos  tristes  amours,  et  de  tant  de  douleurs. 
Géniissez,  s'il  le  faut  ;  laissez-moi  mes  fureurs  ! 

i.  Les  flambeaux  qui  éclairent  les  tentes  s'éteignent.  (Note  de  Voltaire.^ 


ACTE    IV,    SCÈNE   V.  229 

SCÈNE    V. 
JULIE,    ALBINE. 

JULIE. 

Que  veut-elle  me  dire,  et  qu'est-ce  qu'on  prépare  ? 
Séjour  de  meurtriers,  île  affreuse  et  barbare  ! 
Je  l'avais  bien  prévu,  tu  seras  mon  tombeau. 
Albine,  instruisez-moi  de  mon  malheur  nouveau  : 
Pompée  est-il  connu?  Voit-il  sa  dernière  heure? 
]\'est-il  plus  d'espérance?  Est-il  temps  que  je  meure? 
Je  suis  prête,  parlez. 

ALBINE. 

Dans  cette  horrible  nuit, 
J'ignore,  ainsi  que  vous,  s'il  succombe  ou  s'il  fuit, 
8i  Fulvie  au  trépas  aura  pu  le  soustraire  : 
Elle  suit  les  conseils  d'une  aveugle  colère, 
Qu'en  ses  transports  soudains  rien  ne  peut  captiver; 
Elle  expose  Pompée,  au  lieu  de  le  sauver. 

JULIE. 

Je  m'y  suis  attendue  ;  et  quand  ma  destinée. 

Dans  cet  orage  affreux  m'a  près  d'elle  amenée, 

Je  ne  me  flattais  pas  d'y  rencontrer  un  port. 

Je  sais  que  c'est  ici  le  séjour  de  la  mort. 

Je  suis  perdue,  Albine,  et  ne  suis  point  trompée.  < 

La  fille  d'un  César,  la  veuve  d'un  Pompée, 

vSera  digne  du  moins,  dans  ces  extrémités. 

Du  sang  qu'elle  a  reçu,  des  noms  qu'elle  a  portés. 

On  ne  me  verra  point  déshonorer  sa  cendre 

Par  d'inutiles  cris  qu'on  dédaigne  d'entendre. 

Rougir  de  lui  survivre,  et  tromper  mes  douleurs 

Par  l'espoir  incertain  de  trouver  des  vengeurs. 

Pour  affronter  la  mort,  il  échappe  à  ma  vue  : 

Il  a  craint  ma  faiblesse  ;  il  m'a  trop  mal  connue  : 

S'il  prétend  que  je  vive,  il  m'outrage  en  effet. 

Allons. 


230  LE    inirMVTRAT. 

SCÈNE   VI. 

JULIE,    ALBINE,    POMPÉE. 

JULIE, 

0  dieux  !  Pompée  ! 

POMPÉK. 

Il  est  mort,  c'en  est  fait. 

JULIE. 

Qui? 

POMPÉE. 

L'univers  est  libre. 

JULIE. 

0  Piome  !  ô  ma  patrie  ! 
Octave  est  mort  par  vous  ! 

POMPÉE. 

Oui,  je  vous  ai  servie. 
De  la  terre  et  de  vous  j'ai  puni  l'oppresseur. 

JULIE. 

0  succès  inouï!  trop  heureuse  fureur! 

POMPÉE, 

Ses  gardes  assoupis,  dans  leur  infâme  ivresse, 
Laissaient  un  accès  libre  à  ma  main  vengeresse  : 
Un  de  ses  favoris,  un  de  ses  assassins, 
Un  ministre  odieux  de  ses  alfreux  desseins. 
Seul  auprès  du  tyran  reposait  dans  sa  tente  : 
J'entre  ;  un  dieu  me  conduit  ;  une  idée  effrayante. 
De  la  mort  que  j'apporte  un  songe  avant-coureur, 
Dans  son  profond  sommeil  excitant  sa  terreur. 
De  ses  proscriptions  lui  présentait  l'image  ; 
Quelques  sons  mal  formés  de  sang  et  de  carnage 
S'échappaient  de  sa  bouche,  et  son  perfide  cœur 
Jusque  dans  le  repos  déployait  sa  fureur  ; 
De  funèbres  accents  ont  prononcé  Pompée: 
Dans  son  cœur  à  ce  nom  j'ai  plongé  cette  épée; 
Mon  rival  a  passé  du  sommeil  au  trépas, 
Trépas  encor  trop  doux  pour  tant  d'assassinats  ; 
Il  aurait  dû  périr  par  un  supplice  insigne. 
Je  sais  que  de  Pompée  il  eût  été  plus  digne 
D'attaquer  un  César  au  milieu  des  combats, 
Mais  un  César  tyran  ne  le  méritait  pas. 


ACTE    IV,    SCÈNE    VU.  231 

Le  silence  et  la  mort  ont  servi  ma  retraite. 

JULIE. 

Je  goùle  en  frémissant  nne  joie  in([iii("'t(\ 
L'effroi  qui  me  saisit,  corrompanl  mon  espoir, 
Empoisonne  en  secret  le  bonheur  de  vous  voir. 
Pourrez-vous  fuir  du  moins  de  cette  île  exécrable? 

POMPÉE.       * 

Moi,  fuir! 

JULIE. 

Il  reste  encore  un  tyran  redoutable. 

POMPÉE. 

Si  le  ciel  nous  seconde,  il  n'en  restera  plus, 

JULIE. 

Et  comment  rassurer  mes  esprits  éperdus? 
Antoine  va  venger  la  mort  de  son  complice. 

POMPÉE. 

D'Antoine  en  ce  moment  les  dieux  vous  font  justice; 
Et  je  mourrai  du  moins,  heureux  dans  mes  malheurs. 
Sur  les  corps  tout  sanglants  de  nos  deux  oppresseurs. 
Venez,  il  n'est  plus  temps  d'écouter  vos  alarmes. 

JULIE. 

Ciel!  pourquoi  ces  flambeaux,  ces  cris,  ce  bruit  des  armes? 

POMPÉE. 

Je  ne  vois  pins  l'esclave  à  qui  j'étais  remis. 
Et  qui,  me  conduisant  parmi  mes  ennemis, 
Jusques  au  lit  d'Octave  a  guidé  ma  furie. 


SCENE  VIL 

POMi^ÉE,    JLLIE,    ALiJINE,    AUFIDE. 

AUFIDE. 

Tout  serait-il  perdu?  L'esclave  de  Fulvie, 
Saisi  par  les  soldats,  est  déjà  dans  les  fers. 
De  César  dans  le  camp  le  nom  remplit  les  airs. 
On  marche,  on  est  armé  :  le  reste,  je  l'ignore. 
J'ai  des  soldats.  Allons. 

JULIE,    à  Aufido. 

Ah  !  c'est  toi  que  j'implore. 
C'est  toi  qui  de  Pompée  es  devenu  l'appui. 


232  LE    TRIUMVIRAT. 

Al  FIDE. 

Je  vous  répouds  du  moins  de  mourir  près  de  lui. 

POMPÉE. 

Mettez  votre  courage  à  supporter  ma  perte. 
La  tente  de  Kulvie  h  vos  pas  est  ouverte  ; 
Rentrez,  attendez-y  les  derniers  coups  du  sort  : 
Confondez  vos   tyrans  encore  après  ma  mort, 
Conservez  pour  eux  tous  une  haine  éternelle  ; 
C'est  ainsi  qu'à  Pompée  il  faut  être  fidèle. 
Pour  moi,  digne  de  vivre  et  mourir  votre  époux, 
Je  leur  vendrai  bien  cher  des  jours  qui  sont  à  vous. 

— Le  l;\che  fuit  en  vain,  la  mort  vole  à  sa  suite  ; 

— <;'cst  eu  la  défiant  que  le  brave  l'évite  \ 

i.  Dans  la  leUre  à  d'Argcntal,  du  23  .juin  1704,   se  trouve  un  vers   qui  avait 
place  ici;  mais  on  n'a  pas  les  autres  qui  faisaient  partie  de  la  même  version.  (B.) 


FIN    DU    QUATRIEME    ACTE. 


ACTE    CINQUIÈME. 


SCENE  I. 

JULIE,     FULYIE;     gardes    dans  le  fond. 
JULIE. 

Vous  me  l'aviez  bien  dit  qu'il  me  fallait  tout  craindre. 
Voilà  donc  nos  succès  ! 

FULVIE. 

Vous  êtes  seule  à  plaindre  : 
Vous  aviez  devant  vous  un  avenir  heureux:  ' 
Vous  perdez  de  beaux  jours,  et  moi  des  jours  affreux. 
Vivez,  si  vous  l'osez  :  je  déteste  la  vie; 
Ma  main  n"a  pu  suffire  à  mon  âme  hardie. 
Ces  monstres  que  le  ciel  veut  encor  protéger 
Sont  plus  heureux  que  nous  dans  Tart  de  se  venger. 
Pompée,  en  s'approchant  de  ce  perfide  Octave  S 
En  croyant  le  punir,  n'a  frappé  qu'un  esclave. 
Qu'un  des  vils  instruments  de  ses  sanglants  complots. 
Indigne  de  mourir  sous  la  main  d'un  héros. 
D'un  plus  grand  ennemi  j'allais  purger  le  monde; 
Je  marchais,  j'avançais  dans  cette  nuit  profonde  ; 
Mon  bras  était  levé,  lorsque  de  toutes  parts 
Les  flambeaux  rallumés  ont  frappé  mes  regards. 
Octave  tout  sanglant  a  paru  dans  la  tente. 

i.  Il  y  eut  quelques  exemples  de  pareille  méprise  dans  les  guerres  civiles  de 
Rome.  L'esprit  de  vertige  qui  animait  alors  les  Romains  est  presque  inconcevable. 
Lucius  Terentius,  voulant  tuer  le  père  du  grand  Pompée,  pénétra  seul  jusque  dans 
sa  tente,  et  crut  longtemps  l'avoir  perce  de  coups;  il  ne  reconnut  son  erreur  que 
lorsqu'il  voulut  faire  soulever  les  troupes,  et  qu'il  vit  paraître  à  leur  tête  celui 
qu'il  croyait  avoir  égorge.  On  dit  que  la  même  chose  arriva  depuis  à  Maximien 
Hercule,  quand  il  voulut  se  venger  de  Constantin,  son  gendre.  Vous  voyez  aussi, 
dans  la  tragédie  de  Venceslas,  que  Ladislas  assassine  son  propre  frère,  quand  il 
croit  assassiner  le  duc,  son  rival.  [Note  de  Voltaire.) 


234  LE    TRIUMVIRAT. 

De  leurs  lâches  licteurs  une  troupe  insolente 
Mg  conduit  en  ces  lieux  captive  auprès  de  vous. 
Fléchissez  vos  tj  rans  ;  je  hrave  ici  leurs  coups. 
Qu'on  me  laisse  le  jour,  ou  hien  qu'on  me  punisse, 
Ma  vengeance  est  pertlue,  et  voilà  mon  supplice. 
Ciel  !  si  tu  veux  encor  prolonger  mes  destins, 
Oue  ce  soit  seulement  pour  mieux  armer  mes  mains. 
Pour  mieux  servir  ma  haine  et  ma  fureur  trompée. 

JULIE. 

Hélas!  avez-vous  su  ce  que  devient  Pompée? 
Est-il  vivant  ou  mort  en  ces  déserts  sanglants? 
Aufide  aura-t-il  ])u  déroher  aux  tyrans 
Ce  héros  tant  proscrit  que  la  terre  abandonne? 

FLLVIE. 

Il  n'ose  m'en  flatter  :  mais  aucun  ne  soupçonne 
Que  Pompée  en  eflet  soit  errant  sur  ces  bords. 
Vers  Césène  aujourd'hui  tous  ses  amis  sont  morts; 
Le  bruit  de  son  trépas  commence  à  se  répandre  ; 
Les  tyrans  sont  trompés  ;  et  vous  pouvez  comprendre 
Que  ce  bruit  peut  servir  encore  à  le  sauver; 
C'est  un  soin  que  mes  mains  n'ont  pu  se  réserver. 
Vous  êtes  libre  au  moins  ;  son  salut  vous  regarde  : 
Vous  me  voyez  captive,  on  m'arrête,  on  me  garde; 
Je  ne  puis  rien  pour  vous,  ni  pour  lui,  ni  pour  moi. 
J'attends  la  mort. 

SCÈNE  II. 

JULIE,    FULVIE,    OCTAVE,    ANTOINE,  tribuns, 

LICTE  UUS. 
AXTOINE. 

Tribuns,  exécutez  ma  loi  ; 
Gardez  cette  coupable,  et  répondez-moi  d'elle; 
Suivez  de  ses  complots  la  trace  criminelle, 
Qu'on  l'observe,  et  surtout  que  nous  soyons  instruits 
Des  complices  secrets  par  son  ordre  introduits. 

FULVIE. 

Je  n'ai  point  de  complice  ;  et  ces  noms  méprisables 
Sont  faits  pour  vos  suivants,  sont  faits  pour  vos  semblables, 
Pour  ces  Romains  nouveaux,  qui,  formés  pour  servir, 
Se  sont  déshonorés  jusqu'à  vous  obéir. 


ACTE    V,    SCÈNE    III.  235 

Traîtres,  ne  cherchez  point  la  main  «[ui  vous  menace; 
La  voici  :  vous  deviez  connaître  mon  audace. 
I/art  des  proscriptions,  ([ue  j'a|)prenais  sous  vous, 
M'enseignait  à  vous  perdre,  et  dirii^eait  mes  coups. 
Je  nai  pu  sur  vous  deux  assouvir  ma  vengeance  ; 
Je  l'attends  de  vous  seuls  et  de  votre  alliance; 
Je  l'attends  des  forfaits  <|ui  vous  ont  faits  amis; 
Ils  vont  vous  diviser  comme  ils  vous  ont  unis  : 
-Il  n'est  point  d'amitiés  entre  les  parricides. 
L'un  de  l'autre  jaloux,  l'un  vers  l'autre  perfides. 
Vous  détestant  tous  deux,  du  monde  détestés. 
Traînant  de  mers  en  mers  vos  infidélités, 
L'un  par  l'autre  écrasés,  et  hoiirreaux  et  victimes. 
Puissent  vos  maux  sans  nombre  être  égaux  à  vos  crimes! 
Citoyens  révoltés,  prétendus  souverains. 
Qui  vous  faites  un  jeu  du  malheur  des  humains, 
Qui,  passant  du  carnage  aux  hras  de  la  mollesse, 
Du  meurtre  et  du  plaisir  goûtez  en  paix  l'ivresse, 
Mon  nom  deviendra  clier  aux  siècles  à  venir 
Pour  avoir  seulement  tenté  de  vous  punir. 

A.XTOINE. 

Qu'on  la  remène  ;  allez. 


SCENE   III. 
JULIE,    OCTAVE,    ANTOINE,   gardes. 

JULIE,    à   Octave. 

\li  !  souffrez  que  Julie 
Loin  de  ses  oppresseurs  accompagne  Fiilvie. 
Mon  hras  n'est  point  armé;  je  n'ai  contre  vous  trois 
Que  mon  cœur,  ma  misère,  et  nos  dieux,  et  nos  lois 
Vous  les  méprisez  tous  ;  mais  si  César  encore. 
Ce  nom  sacré  pour  vous,  ce  nom  que  Rome  honore. 
Sur  vos  cœurs  endurcis  a  quehjue  autorité. 
Osez-vous  à  son  sang  ravir  la  liberté? 
Pensait-il  qu'en  ces  lieux  sa  nièce  fugitive 
Du  fils  qu'il  adopta  deviendrait  la  captive  ? 

OCTAVE. 

Pensait-il  que  Julie  avec  tant  de  fureur 

Du  sang  qui  la  forma  pourrait  trahir  l'honneur? 


236  LI'    TRIUMVIRAT. 

.]v  no  crois  point  volro  âmo  ciicoro  assez  hardie 
Pour  oser  partaj^er  les  crimes  de  Ftilvie  : 
Mais,  sans  vous  imputer  ses  forfaits  insensés, 
L'amante  de  Pompée  est  criminelle  assez, 

JULIE. 

Oui,  je  laime,  César,  et  vous  l'avez  dû  croire. 
Je  l'aime,  je  le  dis,  j'en  fais  toute  ma  gloire. 
J'ai  préféré  ]\)mpée  errant,  abandonné, 
A  César  tout-puissant,  à  César  couronné. 
Caton  contre  les  dieux  prit  le  parti  du  père  : 
Je  mourrai  pour  le  fils  ;  cette  mort  m'est  plus  chère 
Que  ne  l'est  à  vos  yeux  tout  le  sang  des  proscrits  : 
Sa  main  les  rachetait  ;  mon  cœur  en  fut  le  prix. 
Ne  lui  disputez  pas  sa  noble  récompense  ; 
César,  contentez-vous  de  la  toute-puissance. 
S'il  honora  dans  Rome,  et  surtout  aux  combats. 
In  nom  dont  il  est  digne  et  qu'il  n'usurpe  pas; 
Si  vous  êtes  jaloux  du  nom  qu'il  fait  revivre, 
Songez  à  l'égaler,  plutôt  qu'à  le  poursuivre. 

OCTAVE. 

Oui,  César  est  jaloux  comme  il  est  irrité. 

Je  crois  valoir  Pompée,  et  j'en  suis  peu  flatté. 

Et  vous...  Mais  nous  allons  approfondir  le  crime. 


SCENE    lY. 

O'ITAYE,    ANTOINE,    JULIE,   un  tribun,  gardes. 

ANTOINE, 

Eh  bien!  qu'avez-vous  fait? 

LE    TRIBUN, 

On  conduit  la  victime. 

JULIE. 

Quelle  victime,  ô  ciel  ! 

OCTAVE, 

Quel  est  ce  malheureux  ? 
Où  l'a-t-on  retrouvé? 

LE    TRIBUN, 

Vers  ces  antres  alTreux, 
Au  milieu  des  rochers  qu'a  frappés  le  tonnerre  ; 
Du  sang  de  nos  soldats  il  a  rougi  la  terre. 


ACTE    V,    SCI:NE    V.  237 

Aufide,  de  Fiilvie  un  secret  conlident, 
A  côté  de  ce  traître  est  mort  en  combattant;    . 
11  n'a  cédé  qu'à  peine  au  nombre,  à  ses  blessures. 
Nos  soins  multipliés  dans  ces  roches  obscures 
Ont  du  sang  qu'il  perdait  arrêté  les  torrents, 
Et  rappelé  la  vie  en  ses  membres  sanglants. 
On  a  besoin  qu'il  vive,  et  que  dans  les  supplices 
11  vous  instruise  au  moins  du  nom  de  ses  coniplices. 

ANTOINE. 

C'est  ({uelqu'un  des  proscrits,  qui,  frappant  au  hasard. 

Nous  rapportait  la  mort  aux  lieux  dont  elle  part. 

On  l'aura  pu  choisir  dans  une  foule  obscure, 

Casca  lit  à  César  la  première  blessure'. 

Je  reconnais  Fulvie  et  ses  vaines  fureurs. 

Qui  toujours  contre  nous  armeront  des  vengeurs; 

Mais  je  la  forcerai  de  nommer  ce  perfide, 

LE    TRIBUN, 

Il  n'en  est  pas  besoin  ;  sa  fureur  intrépide 
De  ce  grand  attentat  se  fait  encore  honneur  : 
Il  n'en  cachera  pas  le  motif  et  l'auteur, 

OCTAVE. 

Vous  pâlissez,  Julie! 

LE    TRIBUN. 

Il  vient. 

JULIE. 

Ciel  Implacable, 
Vous  nous  abandonnez  ! 


SCENE  V. 

LES    précédents;    pompée,    blessé  et  soutenu  :    GARDES. 
OCTAVE. 

Quel  es-tu  ?  misérable  ! 
A  ce  meurtre  inouï  qui  pouvait  f engager? 


1.  L'auteur  se  trompe  ici.  Cafîca  n'était  point  un  homme  du  peuple.  Il  est  vrai 
qu'il  n'y  eut  en  lui  rien  de  recommandable;  mais  enfin  c'était  un  sénateur,  et  on 
ne  devait  pas  le  traiter  d'homme  obscur,  à  moins  qu'on  n'entende  par  ce  mot  un 
homme  sans  gloire;  ce  qui  me  semble  un  peu  forcé.  {Note  de  Voltaire.) 


238  lE    TRIUMVIRAT. 

l'OMl'KE. 

Est-ce  Octavo  qui  parlo  ol  m'ose  interroger? 

LK    TIUBIN. 

Réponds  au  triumvir, 

l'OMPÉE, 

Eh  bien  !  ce  nom  funeste, 
Eli  l)ien  !  ce  titre  aiïreux  que  la  terre  déteste, 
Devait  rapprendre  assez  mon  devoir,  mes  desseins. 

JULIE. 

.Te  me  meurs! 

OCTAVE. 

Qui  sont-ils? 

POMPÉE. 

Ceux  de  tous  les  Romains. 

ANTOINE. 

Dans  un  simple  soldat  quelle  étrange  arrogance! 

OCTAVE, 

Sa  fermeté  m'étonne  ainsi  que  sa  vaillance. 
Qu'es-tu  donc? 

POMPÉE. 

Un  Romain  digne  d'un  meilleur  sort. 

OCTAVE. 

Qui  t'amenait  ici  ? 

POMPÉE, 

Ton  châtiment,  ta  mort; 
Tu  sais  qu'elle  était  juste. 

JULIE. 

Enfin  la  nôtre  est  sûre  ! 

POMPÉE. 

Du  monde  entier  sur  toi  j'ai  dû  venger  l'injure. 
Apprenez,  triumvirs,  oppresseurs  des  humains. 
Qu'il  est  des  Scévola  comme  il  est  des  Tarquins, 
Môme  erreur  m'a  trompé...  Licteurs,  qu'on  me  présente 
Le  feu  qui  doit  punir  ma  main  trop  imprudente; 
Elle  est  prête  à  tomber  dans  le  brasier  vengeur, 
Ainsi  qu'elle  fut  prête  à  te  percer  le  cœur. 

OCTAVE. 

Lui,  le  soldat  d'Aufide!  A  ce  nouvel  outrage, 
A  ces  discours  liardis,  et  surtout  au  courage 
Que  ce  Romain  déploie  à  mes  yeux  confondus, 
A  ces  traits  de  grandeur  sur  son  front  répandus, 
Si  je  n'étais  instruit  que  Pompée  en  sa  fuite, 


ACTE    V,    SCÈNE    V.  239 

Au  pied  de  l'Apennin,  brave  encor  ma  poursuite, 
Je  croirais...  Mais  déji\  vous  me  lirez  d'erreur. 
Vous  pleurez,  vous  tremblez  ;  c'est  Pompée. 

JULIE, 

Ah,  seigneur! 

POMPKE. 

Tu  ne  t'es  pas  trompé  :  le  nomain  qui  te  brave, 
Qui  vengeait  sa  patrie  et  (["Antoine  et  d'Octave, 
Possède  un  nom  trop  beau,  trop  cher  à  l'univers, 
Pour  ne  pas  s'en  vanter  dans  l'opprobre  des  fers. 
De  Pompée  en  ces  lieux  je  t'ai  promis  la  tête  : 
Frappez,  maîtres  du  monde  ;  elle  est  votre  conquête. 

JULIE. 

Malheureuse  ! 

OCTAVE. 

0  destins! 

JULIE. 

0  pur  sang  des  héros! 

POMPÉE. 

Je  n'ai  pu  de  mon  père  égaler  les  travaux  : 

Je  cède  à  des  tyrans  ainsi  qnc  ce  grand  homme  ; 

Et  je  meurs  comme  lui  le  défenseur  de  Rome. 

JULIE. 

Octave,  es-tu  content?  Tu  tiens  entre  tes  mains 

Et  Julie,  et  Pompée,  et  le  sort  des  humains. 

Prétends-tu  qu'à  tes  pieds  mes  lâches  pleurs  s'épuisent? 

Le  faible  les  répand,  les  tyrans  les  méprisent. 

Je  me  reprocherais  jusqu'au  moindre  soupir 

Qui  serait  inutile,  et  le  ferait  rougir. 

Je  ne  te  parle  plus  du  vaincpieur  de  Pharsale. 

Si  ton  père  a  du  sien  pleuré  la  mort  fatale, 

Celui  qui  des  Romains  n'est  plus  que  le  bourreau 

N'est  pas  digne  de  suivre  un  exemple  si  beau. 

Tes  édits  l'ont  proscrit,  arrache-lui  la  vie; 

Mais  commence  par  moi,  commence  par  Julie  : 

Tandis  que  je  vivrai  tes  jours  sont  en  danger. 

Va,  ne  me  laisse  point  un  héros  à  venger. 

Toi  qui  m'osas  aimer,  apprends  à  me  connaître  ; 

Tyran,  tu  vois  sa  femme;  elle  est  digne  de  l'être. 

OCTAVE. 

Par  un  crime  de  plus  fléchit-on  mon  courroux  ? 
Il  n'est  que  plus  coupable  en  étant  votre  époux. 


240  LE    TRIUMVIRAT. 

Antoine,  vous  voyez  ce  que  nos  lois  demandent. 

ANTOINE. 

Son  supplice  :  il  le  faut;  nos  légions  l'attendent. 
Je  ne  balance  point;  César  a  pardonné; 
Mais  César  bienfaisant  est  mort  assassiné. 
Les  intérêts,  les  temps,  les  bommes,  tout  diffère. 
Je  combattis  longtemps,  et  j'iionorai  son  père; 
Il  sarma  noblement  pour  le  sénat  romain  : 
Je  ne  connais  son  fds  que  pour  un  assassin. 

POMPÉE. 

Làcbes  !  par  d'autres  mains  vous  frappez  vos  victimes. 
J'ai  fait  une  vertu  de  ce  qui  fait  vos  crimes  ; 
Je  n'ai  pu  vous  frapper  au  milieu  des  combats  ; 
Vous  aviez  vos  bourreaux,  je  n'avais  que  mon  bras. 
J"ai  sauvé  cent  proscrits  ;  et  je  l'étais  moi-même  : 
Vous  l'êtes  par  les  lois.  Votre  grandeur  suprême 
Fut  votre  premier  crime,  et  méritait  la  mort. 
Par  le  droit  des  brigands,  arbitres  de  mon  sort, 
Vous  croyez  m'abaisser  !  vous  !  Dans  votre  insolence, 
Sacliez  qu'aucun  mortel  n'aura  cette  puissance. 
Le  ciel  même,  le  ciel,  qui  me  laisse  périr, 
Peut  accabler  Pompée,  et  non  pas  l'avilir. 

ANTOINE. 

A'ous  voyez  sa  fureur;  elle  nous  justifie. 
Assurez  notre  empire,  assurez  notre  vie. 

JULIE. 

Barbares  ! 

OCTAVE. 

Je  connais  son  courage  effréné  ; 
Et  Julie  en  l'aimant  l'a  déjà  condamné. 

ANTOINE. 

Sa  mort,  depuis  longtemps,  fut  par  nous  préparée; 
Elle  est  trop  légitime,  elle  est  trop  différée. 
C'est  vous  qu'il  attaquait,  c'est  vous  seul  qui  devez 
Annoncer  le  destin  que  vous  lui  réservez. 

OCTAVE, 

Vous  approuvez  ainsi  l'arrêt  que  je  vais  rendre? 

ANTOINE. 

Prononcez,  j'y  souscris. 

POMPÉE. 

Je  suis  prêt  à  l'entendre, 
A  le  subir. 


ACTE    V,'SCËNE    Y.  241 

OCTAVE,   aprùs  un  long  siloiice. 

Je  suis  le  maître  de  son  sort. 
Si  je  n'étais  que  juge,  il  irait  à  la  mort; 
Je  suis  fils  de  César,  j'ai  son  exemple  à  suivre  ; 
C'est  à  moi  d'en  donner...  Je  pardonne;  il  doit  vivre. 
Antoine,  imitez-moi  :  j'annonce  aux  nations 
Que  je  finis  le  meurtre  et  les  proscriptions; 
Elles  ont  trop  duré  ;  je  veux  que  Rome  apprenne., , 

ANTOINE. 

Que  vous  voulez  sur  moi  laisser  tomber  la  haine, 
Ramener  les  esprits  pour  m'en  mieux  éloigner, 
Séduire  les  Romains,  pardonner  pour  régner. 

OCTAVE. 

Non,  je  veux  vous  a])prendre  à  vaincre  la  vengeance  : 
L'amour  est  plus  terrible,  a  plus  de  violence; 
A  mon  âge  peut-être,  il  devait  m'emporter; 
11  me  combat  encore,  et  je  veux  le  dompter. 
Commeuçons  l'un  et  l'autre  un  empire  plus  juste. 
Que  l'on  oublie  Octave,  et  qu'on  chérisse  Auguste  ^ 
Soyez  jaloux  de  moi,  mais  pour  mieux  effacer 
Jusqu'aux  traces  du  sang  qu'il  nous  fallut  verser. 
Pardonnons  à  Fulvie,  à  ces  malheureux  restes 
Des  proscrits  échappés  à  nos  ordres  funestes; 
Par  les  cris  des  humains  laissous-nous  désarmer; 
Et  puisse  Rome  un  jour  apprendre  à  nous  aimer  ^  ! 

1.  C'est  de  bonne  heure  qu'Octave  prend  ici  le  nom  d'Auguste.  Suétone  nous 
dit  qu'Octave  ne  fut  surnommé  Auguste,  par  un  décret  du  sénat,  qu'après  la  bataille 
d'Actium.  On  balança  si  on  lui  donnerait  le  titre  d'Auguslus  ou  de  llomulus.  Celui 
d'Augustus  fut  préféré;  il  signifie  vénérable,  et  môme  quelque  chose  de  plus,  qui 
répond  au  grec  sebastos.  11  est  bien  plaisant  de  voir  aujourd'hui  quelles  gens 
prennent  le  titre  de  vénérables. 

11  paraît  pourtant  qu'Octave  avait  dc^à  osé  s'arroger  le  surnom  d'Auguste 
à  son  premier  consulat,  qu'il  se  fit  donner  à  l'âge  de  vingt  ans,  contre  toutes 
les  lois,  ou  plutôt  qu'Agrippa  et  les  légions  lui  firent  donner.  Ce  fut  cet 
Agrippa  qui  fit  sa  fortune;  mais  Octave  sut  ensuite  la  conserver  et  l'accroître. 
{Note  de  Voltaire.) 

2.  Il  est  constant  que  ce  fut  à  la  fin  le  but  d'Octave,  après  tant  de  crimes.  Il 
vécut  assez  longtemps  pour  que  la  génération  qu'il  vit  naître  oubliât  presque  les 
malheurs  de  ses  pères.  Il  y  eut  toujours  des  cœurs  romains  qui  détestèrent  la 
tyrannie,  non-seulement  sous  lui,  mais  sous  ses  successeurs  :  on  regretta  la  répu- 
blique, mais  on  ne  put  la  rétablir;  les  empereurs  avaient  l'argent  et  les  troupes. 
Ces  troupes  enfin  furent  les  maîtresses  de  l'État;  car  les  tyrans  ne  peuvent  se 
maintenir  que  par  les  soldats;  tôt  ou  tard  les  soldats  connaissent  leurs  forces;  ils 
assassinent  le  maître  qui  les  paye,  et  vendent  l'empire  à  d'autres.  Cette  Rome,  si 
superbe,  si  amoureuse  de  la  liberté,  fut  gouvernée  comme  Alger  ;  elle  n'eut  pas  môme 

6.  —  Théâtre.     V.  16 


LE   TRIUMVIRAT. 

(  A  Julie.  ) 

Je  vous  rends  à  Pompée,  en  lui  rendant  la  vie  ; 
11  n'aurait  rien  reçu  s'il  vivait  sans  Julie. 

(  A  Pompoo.  ) 

Sois  pour  ou  contre  nous,  brave  ou  subis  nos  lois, 

Sans  te  craindre  ou  t'aimer  je  t'en  laisse  le  choix. 

Soutenons  à  l'envi  les  grands  noms  de  nos  pères, 

Ou  généreux  amis,  ou  nobles  adversaires. 

Si  du  peuple  romain  tu  te  crois  le  vengeur, 

i\e  sois  mon  ennemi  que  dans  les  champs  d'honneur; 

Loin  du  triumvirat  va  chercher  un  refuge. 

Je  prends  entre  nous  deux  la  victoire  pour  juge. 

Ne  versons  plus  de  sang  qu'au  milieu  des  hasards  ; 

Je  m'en  remets  aux  dieux,  ils  sont  pour  les  Césars. 


l'honneur  de  l'être  comme  Constantinoplc,  où  du  moins  la  race  des  Ottomans  est 
]-cspectéo.  L'empire  romain  eut  très-rarement  trois  empereurs  de  suite  de  la  môme 
famille  depuis  Néron.  Rome  n'eut  jamais  d'autre  consolation  que  celle  de  voir  les 
empereurs  égorgés  par  les  soldats.  Saccagée  enfin  plusieurs  fois  par  les  Barbares, 
elle  est  réduite  à  l'état  où  nous  la  voyons  aujourd'hui. 

Je  finirai  par  remarquer  ici  que  l'entreprise  désespérée  que  le  poëte  attribue  à 
Sextus  Pompée  et  à  Fulvie  est  un  trait  de  furieux  qui  veulent  se  venger  à  quelque 
prix  que  ce  soit,  sûrs  de  perdre  la  vie  en  se  vengeant;  car  si  l'auteur  leur  donne 
cjuelque  espérance  de  pouvoir  faire  déclarer  les  soldats  en  leur  faveur,  c'est  plutôt 
une  illusion  qu'une  espérance.  Mais  enfin  ce  n'est  pas  un  trait  d'ingratitude  lâche 
comme  la  conspiration  de  Cinna.  Fulvie  est  criminelle,  mais  le  jeune  Pompée  ne 
Test  pas.  Il  est  proscrit,  on  lui  enlève  sa  femme;  il  se  résout  à  mourir,  pourvu 
qu'il  punisse  le  tyran  et  le  ravisseur.  Auguste  fait  ici  une  belle  action  en  le  lais- 
sant aller  comme  un  brave  ennemi  qu'il  veut  combattre  les  armes  à  la  main.  Cette 
générosité  même  est  préparée  dans  la  pièce  par  les  remords  qu'Octave  éprouve 
dès  le  premier  acte.  Mais  assurément  cette  magnanimité  n'était  pas  alors  dans  le 
caractère  d'Octave  :  le  poëte  lui  fait  ici  un  honneur  qu'il  ne  méritait  pas. 

Le  rôle  qu'on  fait  jouer  à  Antoine  est  peu  de  chose,  quoique  assez  conforme  à 
son  caractère  :  il  n'agit  point  dans  la  pièce;  il  y  est  sans  passion;  c'est  une  figure 
dans  l'ombre,  qui  ne  sert,  à  mon  avis,  qu'à  faire  sortir  le  personnage  d'Octave.  Je 
pense  que  c'est  pour  cette  raison  que  le  manuscrit  porte  seulement  pour  titrie 
Octave  et  le  jeune  Pompée,  et  non  pas  le  Triumvirat;  mais  j'y  ai  ajouté  ce  nou- 
veau titre,  comme  je  le  dis  dans  ma  préface,  parce  que  les  triumvirs  étaient  dans 
l'Ile,  et  que  les  proscriptions  furent  ordonnées  par  eux. 

J'aurais  beaucoup  de  choses  à  dire  sur  le  caractère  barbare  des  Romains  depuis 
Sylla  jusqu'à  la  bataille  d'Actium,  et  sur  leur  bassesse  après  qu'Auguste  les  eut 
assujettis.  Ce  contraste  est  bien  frappant  :  on  vit  des  tigres  changes  en  chiens  de 
chasse  qui  lèchent  les  pieds  de  leurs  maîtres. 

On  prétend  que  Caligula  désigna  consul  un  cheval  de  son  écurie;  que  Domiticn 
consulta  les  sénateurs  sur  la  sauce  d'un  turbot;  et  il  est  certain  que  le  sénat 
romain  rendit  en  faveur  de  Pallas,  affranchi  de  Claude,  un  décret  qu'à  peine  on 
eût  porté,  du  temps  de  la  république,  en  faveur  de  Paul-Émile  et  des  Scipions. 
{Note  de  Voltaire.) 


ACTE    V,    SCENE    V.  243 

JULIE, 

Octave,  est-ce  bien  vous  ?  est-il  vrai  ? 

POMPÉE. 

Tu  m'étoniies! 
En  vain  tu  devions  grand,  en  vain  tu  me  pardonnes; 
Rome,  l'État,  mou  nom,  nous  rendent  ennemis, 
La  haine  qu'entre  nous  nos  pères  ont  transmis 
Est  par  eux  commandée,  et  comme  eux  immortelle. 
Rome,  par  toi  soumise,  à  son  secours  m'appelle. 
J'emploierai  tes  bienfaits,  mais  pour  la  délivrer  : 
Va,  je  la  dois  servir,  mais  je  dois  t'admirer. 


FIN"    DU    TRIL'MVIKAT. 


VARIANTES 

DE    LA   TRAGÉDIE    DU    TRIUMVIRAT. 


Page  19o,  vers  19.  —  Au  lieu  de  la  scène  entre  Auguste  et  Antoine,  il 
y  avait,  dans  le  premier  acte,  cette  scène  entre  Antoine  et  Fulvie. 

La  scène  entre  les  deux  triumvirs  ouvrait  le  deuxième  acte  ;  on  la  trouvera 
ici  telle  qu'elle  était  dans  le  premier  manuscrit. 

(Antoine  parle  bas  à  un  tribun;  il  aperroit  Fulvie,  et  se  détourne.) 

ANTOINE. 

Ah!  c'est  elle... 

FULVIE. 

Arrêtez,  ne  craignez  point  Fulvie. 
Je  suis  une  étrangère,  aucun  nœud  ne  nous  lie; 
Et  je  ne  parle  plus  à  mon  perfide  époux. 
Mais  après  les  hasards  où  j'ai  couru  pour  vous. 
Lorsque,  pour  cimenter  votre  grandeur  suprême. 
Je  consens  au  divorce,  et  m'immole  moi-même; 
Quand  j'ai  sacrifié  mon  rang  et  mon  amour, 
Puis-je  obtenir  de  vous  une  grâce  à  mon  tour? 

ANTOINE. 

Le  divorce  à  mes  yeux  ne  vous  rend  pas  moins  clière. 
Avec  la  sœur  d'Octave  un  hymen  nécessaire 
Ne  saurait  vous  ravie  mon  estime  et  mon  cœur. 

FULVIE. 

Je  le  veux  croire  ainsi,  du  moins  pour  votre  honneur. 
Eh  bien!  si  de  nos  nœuds  vous  gardez  la  mémoire, 
Je  veux  m'en  souvenir  pour  sauver  votre  gloire. 
Voyons  à  vous  prier  si  je  m'abaisse  en  vain. 

ANTOINE. 

Que  me  demandez-vous?  Que  faut-il  ? 

F  U  L  V  I  E. 

Être  humain, 
Être  éclairé  du  moins;  savoir  avec  prudence 
A  tant  de  cruautés  mêler  quelque  indulgence. 
Un  pardon  généreux  pourrait  faire  oublier 
Des  excès  dont  j'ai  honte  et  qu'il  faut  expier. 
Je  demande,  en  un  mot,  la  grâce  de  Pompée. 

ANTOINE. 

Vous?  De  quel  intérêt  votre  âme  est  occupée! 
Qui  vous  rLJoint  à  lui?  Pourquoi  sauver  ses  jours? 


VAUIAXTES    DU    TUirMVIRAT.  24.^ 

ri  I.  VI  i:. 
L'intérêt  dans  les  cœurs  doniino-t-il  toujours? 
A  la  simple  pitié  no  peuvent-ils  se  rendre? 
Apprenez  que  sa  voix  se  fait  encore  entendre. 
Quand  je  voulus  du  sang;,  je  n'eus  point  de  refus; 
Quand  il  faut  pardonner,  on  ne  m'écoute  plus! 
Cette  grâce  à  vous-même  est  utile  peut-être. 

A  \  T  0  I  N  E. 

.Aladame,  il  n'est  plus  temps  :  je  n'en  suis  plus  le  maître. 
Son  trépas  importait  à  notre  sûreté, 
Et  l'arrêt  aujourd'hui  doit  être  exécuté. 

FULVIE. 

C'est  assez,  et  ce  trait  manquait  à  votre  outrage; 
V'oilà  ce  que  des  cieux  m'annonçait  le  présage. 
Quand  la  foudre,  trop  lente  à  punir  les  mortels, 
A  brisé  dans  vos  mains  vos  édits  criminels! 
C'est  donc  là  de  César  cet  ami  magnanime I 
Allez,  vous  n'imitez  qu'Achillas  et  Septime. 
Son  nom  vous  était  cher,  et  vous  l'avez  terni; 
Et  si  César  vivait,  il  vous  aurait  puni. 
Je  rends  grâce  à  l'afi'ront  qui  tous  deux  nous  sépare  : 
C'est  moi  qui  répudie  un  assassin  barbare. 
Par  un  divorce  heureux  j'ai  dû  vous  prévenir; 
Et  les  nœuds  des  forfaits  cessent  de  nous  unir. 

ANTOINE. 

Je  pardonne  au  courroux,  et  le  droit  de  vous  plaindre 

Doit  vous  être  laissé  f[uand  il  n'est  plus  à  craindre. 

Ce  n'est  pas  à  Fulvie  à  me  rien  reprocher; 

De  nos  sévérités  on  la  vit  approcher; 

Sa  main  pour  Cicéron  montra  peu  d'indulgence. 

Elle  s'est  emportée  à  quelque  violence; 

Et  je  n'attendais  pas  qu'elle  pût  s'offenser 

Des  justes  châtiments  qu'on  la  vit  exercer. 

FULVIE. 

H  est  vrai,  j'ai  trop  loin  porté  votre  vengeance; 
J'en  obtiens  aujourd'hui  la  digne  récompense. 
Je  n'ai  que  trop  rougi  de  l'excès  d'un  courroux 
Dont  j'écoutai  la  voix  en  faveur  d'un  époux. 
A  trop  d'emportement  je  me  suis  avilie  : 
Vous  en  étonnez-vous?  je  vous  étais  unie; 
Un  moment  de  fureur  a  fait  mes  cruautés. 
Mais  vous,  toujours  égal  en  vos  atrocités, 
Vous,  assassin  tranquille  et  bourreau  sans  colère, 
Vous  vous  livrez  sans  peine  â  votre  caractère; 
Pour  être  moins  barbare  il  vous  faut  des  efforts. 
J'imitai  vos  fureurs,  imitez  mes  remords. 


246  VARIANTES    DU    TRIUMYIHAÏ. 


ACTE    DEUXIEME. 


SCENE   1. 

OCTAVE,  ANTOINE. 

ANTOINE, 

Ainsi  Pompée  échappe  à  la  mort  qui  le  suit! 

OCTAVE. 

Antoine,  croyez-moi,  c'est  en  vain  qu'il  la  fuit  : 
Si  mon  père  a  du  sien  triomphé  dans  Pharsale, 
J'attends  contre  le  fils  une  fortune  égale; 
Et  ce  nom  de  César,  dont  je  suis  honoré, 
De  sa  p.erte  à  mon  bras  fait  un  devoir  sacré  : 
Mon  intérêt  s'y  joint. 

ANTOINE. 

Qu'il  périsse  ou  qu'il  vive, 
Le  Tibre  dès  demain  nous  attend  sur  sa  rive. 
Marchons  au  Capitole  :  il  faut  que  les  Romains 
Apprennent  à  trembler  devant  leurs  souverains. 
Mais,  avant  de  partir,  lorsque  tout  nous  seconde, 
Il  est  temps  de  signer  le  partage  du  monde. 

OCTAVE. 

Je  suis  prêt  :  mes  desseins  ont  prévenu  vos  vœux, 
Je  consens  que  la  terre  appartienne  à  nous  deux. 
Songez  que  je  prétends  la  Gaule  et  l'Illyrio, 
Les  Espagnes,  l'Afrique,  et  surtout  l'Italie. 
L'Orient  est  à  vous. 

ANTOINE. 

Telle  est  ma  volonté. 
Tel  est  le  sort  du  monde  entre  nous  arrête. 

OCTAVE. 

Par  des  serments  sacrés  que  notre  foi  s'engage; 
Jurons  au  nom  des  dieux  d'observer  ce  partage. 

ANTOINE. 

Des  serments  entre  nous  ?  Nos  armes,  nos  soldats. 

Nos  communs  intérêts,  le  destin  des  combats. 

Ce  sont  là  nos  serments.  Le  frère  d'Oclavie 

Devrait  s'en  reposer  sur  le  nœud  qui  nous  lie. 

Nous  nous  connaissons  trop  :  pourquoi  cacher  nos  cœurs? 

Les  serments  sont-ils  faits  pour  les  usurpateurs? 

Je  me  croirais  trompé  si  vous  en  vouliez  faire. 

Laissons-les  à  Lépidc,  aux  lâches,  au  vulgaire. 

Je  vous  parle  en  soldat:  je  ne  puis  vous  celer 

Que  vous  affectez  trop  l'art  de  dissimuler. 

César  dans  ses  traités  invoquait  la  victoire; 

Agissons  comme  lui,  si  vous  voulez  m'en  croire. 


VARIANTES   DU    TRIUxMVlRAT.  247 

OCTAVE. 

A  votro  audace  altièrc  il  faut  souvent  cûtlcr; 
IN'cii  parlons  plus.  Quel  rang  voulez-vous  accorder 
A  cet  associe,  triumvir  inutile, 
Qui  reste  sans  armée  et  bientôt  sans  asile? 

A  M  0 1  N  E. 

Qu'il  abdique. 

OCTAVE. 

Il  le  doit. 

ANTOINE. 

On  n'en  a  plus  besoin. 
De  nos  temples,  dans  Rome,  on  lui  laisse  le  soin  : 
Qu'il  demeure  pontife,  et  qu'il  préside  aux  fêtes 
Que  Rome,  en  gémissant,  consacre  h.  nos  conquêtes. 


OCTAVE. 

La  foudre  avait  frappé  ces  tables  criminelles. 

ANTOINE. 

Le  destin  qui  nous  sert  en  produit  de  nouvelles. 
Craignez-vous  un  augure? 

OCTAVE. 

Et  ne  craignez-vous  pas 
De  révolter  la  terre  à  force  d'attentats? 

ANTOINE. 

C'est  le  dernier  arrêt,  le  dernier  sacrifice 
Qu'aux  mânes  de  César  devait  notre  justice. 

OCTAVE. 

Je  n'en  veux  qu'à  Pompée;  et  je  vous  avertis 
Qu'il  nous  suffit  du  sang  de  nos  grands  ennemis  : 
Le  reste  est  une  foule  impuissante,  éperdue, 
Qui  sur  elle  en  tremblant  voit  la  mort  suspendue, 
Que  dans  Rome  jamais  nous  ne  redouterons, 
Et  qui  nous  bénira  quand  nous  l'épargnerons. 
On  nous  reproche  assez  une  rage  inhumaine  : 
jNous  voulons  gouverner,  n'excitons  plus  la  haine. 

ANTOINE. 

Nommez-vous  la  justice  une  inhumanité? 
Octa\  e,  un  triumvir  par  César  adopté, 
Quand  je  venge  un  ami,  craint  de  venger  un  père! 
Vous  trahissez  son  sang  pour  flatter  le  vulgaire! 
Sur  sa  cendre  avec  moi  n'avez-vous  pas  promis 
La  mort  des  conjurés  et  de  leurs  vils  amis? 
N'avez-vous  pas  déjà,  par  un  zèle  intrépide, 
Sur  nos  plus  cliers  parents  vengé  le  parricide? 
A  qui  prétendez-vous  accorder  un  pardon. 
Quand  vous  m'avez  vous-même  immolé  Cicéron? 
Cicéron  fut  nommé  père  de  la  patrie, 
Rome  l'avait  aime  jusqu'à  l'idolâtrie; 
Mais  lorsqu'à  ma  vengeance  un  tribun  l'a  livré, 
Rome,  où  nous  commandons,  a-t-ellc  murmuré? 
Elle  a  gémi  tout  bas  et  gardé  le  silence. 
Cassius  et  Brutus,  réduits  à  l'impuissance, 
Inspireront  peut-être  à  quelques  nations 


248  VARIANTES    DU    TRIUMVIRAT. 

Une  ôtoniellc  horreur  de  nos  proscriptions; 
Laissons-les  en  tracer  d'effroyables  images, 
Et  contre  nos  deux  noms  révolter  les  deux  âges  : 
Assassins  de  leur  maître  et  de  leur  bienfaiteur, 
C'est  leur  indigne  nom  qui  doit  être  en  horreur. 
Ce  sont  les  cœurs  ingrats  qu'il  faut  que  l'on  punisse; 
Seuls  ils  sont  criminels,  et  nous  faisons  justice. 
Ceux  qui  les  ont  aides,  ceux  qui  les  ont  servis, 
Qui  les  ont  approuvés,  seront  tous  poursuivis. 
De  vingt  mille  guerriers  péris  dans  nos  batailles. 
D'un  œil  sec  et  tranquille  on  voit  les  funérailles  ; 
Sur  leurs  corps  étendus,  victimes  du  trépas. 
Nous  volons,  sans  pâlir,  à  de  nouveaux  combats, 
Et  de  la  trahison  cent  malheureux  complices 
Seraient  au  grand  César  de  trop  chers  sacrifices 

OCTAVE. 

Sans  doute  on  doit  punir;  mais  ne  comparez  pas 
Le  danger  honorable  et  les  assassinats. 
César  est  satisfait;  ce  héros  magnanime 
N'aurait  jamais  puni  le  crime  par  le  crime. 
Je  ne  me  rcpens  point  d'avoir  vengé  sa  mort; 
Mais  sachez  qu'à  mon  cœur  il  en  coûte  un  effort. 
Je  vois  que  trop  de  sang  peut  souiller  la  vengeance; 
Je  serais  plus  son  fils  en  suivant  sa  clémence  : 
Quiconque  veut  la  gloire  avec  l'autorité. 
Ne  doit  verser  le  sang  que  par  nécessité. 

Pourquoi  de  Rome  encor  fouiller  tous  les  asiles? 
Je  ne  puis  approuver  des  meurtres  inutiles. 
C'est  aux  chefs,  c'est  aux  grands,  aux  Brutus,  aux  Gâtons, 
Aux  enfants  de  Pompée,  à  ceux  des  Scipions, 
C'est  à  de  tels  proscrits  que  la  mort  se  destine. 
Notre  sécurité  dépend  de  leur  ruine. 
Épargnons  un  ramas  do  citoyens  sans  nom. 
Qui  seront  subjugués  par  l'espoir  du  pardon  : 
C'est  leur  utile  sang  qu'il  faut  que  l'on  ménage; 
Ne  forçons  point  le  peuple  à  sortir  d'esclavage. 
D'un  œil  d'indifférence... 

Il  y  avait  dans  ce  même  acte  une  scène  entre  Octave  et  Fiilvie,  qui  a 
été  retrancliée. 

F  II  L  VIE. 

Que  le  frère  d'Antoine  et  l'amant  de  Julie 
Ne  craignent  point  de  moi  des  reproches  honteux, 
Ma  tranquille  fierté  les  épargne  à  tous  deux. 
Mon  cœur,  indifférent  aux  maux  qui  le  remplissent, 
N'a  rien  à  regretter  dans  ceux  qui  me  trahissent. 
Tout  ce  que  je  prétends  et  d'Antoine  et  de  vous, 
C'est  de  fuir  loin  d'Octave  et  d'un  perfide  époux. 
Ne  me  réduisez  point  à  cette  ignominie 
De  parer  le  triomphe  et  le  char  d'Octavie; 
Allez  :  régnf'z  dans  Rome,  et  foulez  à  vos  pieds 
Dans  des  ruisseaux  de  sang  les  citoyens  noyés. 
Au  Capitole  assis,  partagez  votre  proie, 


VARIAMES    DU    TRIUMVIRAT.  249 

De  mes  nouveaux  affronts  goûtez  la  noble  joie; 
Mêlez  dans  votre  gloire  et  dans  vos  attentats 
Les  jeux  et  les  plaisirs  à  vos  assassinats. 
Mais  laissez-moi  cacher  dans  d'obscures  retraites, 
Loin  de  vous,  loin  de  lui,  l'horreur  que  vous  me  faites, 
Ma  haine  pour  vous  deux,  et  mon  mépris  pour  lui, 
C'est  tout  ce  qui  me  reste  et  me  flatte  aujourd'hui. 
Délivrez-vous  de  moi,  d'un  témoin  do  vos  crimes, 
D'un  cœur  que  vous  mettez  au  rang  de  vos  victimes; 
C'est  l'unique  faveur  que  je  viens  demander  : 
Maîtres  de  l'univers,  daignez-vous  l'accorder? 

OCTAVE. 

De  votre  sort  toujours  vous  serez  la  maîtresse; 
Je  partage  avec  vous  la  douleur  qui  vous  presse. 
Je  sais  qu'Antoine  et  moi,  forcés  de  vous  trahir. 
Devant  vous  désormais  nous  n'avons  qu'à  rouj;ir; 
Que  nous  sommes  ingrats,  qu'il  est  de  votre  gloire 
D'oublier  de  nous  deux  l'importune  mémoire. 
Mais  quels  que  soient  les  lieux  que  vous  ayez  choisis, 
Gardez-vous  de  vous  joindre  avec  nos  ennemis. 
C'est  ce  qu'exige  Antoine,  et  la  seule  prière 
Que  ma  triste  amitié  se  hasarde  à  vous  faire. 

Pa2:e  216,  dernier  vers.  —  Dans  le  premier  manuscrit,  .Iulie  ne  se  trouve 
point  avec  Pompée  au  commencement  de  cet  acte;  ils  ne  paraissent  point 
ensemble  devant  Octave;  mais  Pompée  parait  seul  devant  les  deux  triumvirs, 
qui  ont  ensuite  la  scène  suivante  entre  eux. 

ANTOINE. 

Dans  quoi  chagrin  votre  àmc  est-elle  ensevelie? 
Que  craignez- vous? 

OCTAVE. 

Mon  cœur,  et  les  pleurs  de  Julie. 

ANTOINE. 

Des  pleurs  vous  toucheraient? 

OCTAVE. 

Son  trouble,  son  effroi, 
Dans  mon  étonnement  ont  passé  jusqu'à  moi. 
J'ai  frémi  de  la  voir,  j'ai  frémi  de  l'entendre, 
Couvert  de  tout  ce  sang  que  ma  main  fait  répandre. 
Fulvie  en  prendra  soin  :  ces  bords  ensanglantés 
Effarouchent  ses  yeux  encore  épouvantés. 
Mais  il  faut  dès  demain  que  cette  fugitive 
Connaisse  ses  devoirs,  m'obéisse,  et  me  suive. 
Je  dois  répondre  d'elle;  elle  est  de  ma  maison. 

ANTOINE. 

Vous  êtes  éperdu... 

OCTAVE. 

J'en  ai  trop  de  raison. 

ANTOINE. 

Vous  l'aimez  trop,  Octave. 

OCTAVE. 

Il  est  vrai,  ma  jeunesse 


250  VARIANTES    DU    T  III IM  VIRAT. 

Dos  plaisirs  passagers  connut  la  folle  ivresse; 

J'ai  (iicrché  comme  vous,  au  sein  des  voluptés, 

L'oubli  de  mes  chagrins  et  de  mes  cruautés. 

Plus  endurci  que  moi,  vous  bravez  l'amertume 

De  ce  remords  secret  dont  l'horreur  me  consume. 

Vous  ne  connaissez  pas  ces  tourments  douloureux 

D'un  esprit  entraîné  par  de  contraires  vœux, 

Qui  fait  le  mal  qu'il  hait,  et  fuit  le  bien  qu'il  aime, 

Qui  cherche  à  se  tromper,  et  qui  se  hait  lui-même. 

Je  passai  du  carnage  à  ces  égarements 

Dont  les  honteux  attraits  flattaient  en  vain  mes  sons. 

J'ai  cru  qu'en  terminant  la  discorde  civile, 

J'aurais  près  de  Julie  un  destin  plus  tranquille  : 

Je  suis  cncor  trompé;  l'amour,  l'ambition. 

L'espoir,  le  repentir,  tout  n'est  qu'illusion. 

ANTOINE. 

Peut-être  que  Julie,  en  ces  lieux  amenée, 
Venait  entre  vos  mains  mettre  sa  destinée. 

OCTAVE. 

Non,  je  ne  le  puis  croire. 

ANTOINE. 

Il  n'appartient  qu'à  vous 
De  régler  ses  destins,  de  choisir  son  époux. 
Elle  a  pu,  dans  ces  jours  de  vengeance  et  d'alarmes. 
Apporter  à  vos  pieds  ses  terreurs  et  ses  larmes; 
Vous  en  serez  instruit. 

OCTAVE. 

Quoi!  dans  ses  jeunes  ans. 
S'arracher  sans  scrupule  au  sein  de  ses  parents! 
Vous  savez  les  soupçons  dont  mon  âme  est  frappée. 

ANTOINE. 

On  dit  qu'elle  est  promise  à  ce  jeune  Pompée. 

OCTAVE. 

C'est  mon  rival  en  tout.  Ce  redoutable  nom 
Sera  dans  tous  les  temps  l'horreur  de  ma  maison. 
En  vain  notre  puissance  à  Rome  est  établie; 
Il  soulève  la  terre,  il  règne  sur  Julio; 
Et  Julie  en  secret  a  peut-être  aujourd'hui 
L'audacieux  projet  de  s'unir  avec  lui. 
De  son  sexe  autrefois  la  timide  décence 
]\''aurait  jamais  connu  cet  excès  d'imprudence. 
Mais  la  guerre  civile,  et  surtout  nos  fureurs. 
Ont  corrompu  les  lois,  les  esprits,  et  les  mœurs. 
Aujourd'hui  rien  n'effraye,  et  tout  est  légitime  : 
Notre  fatal  empire  est  le  siècle  du  crime. 

ANTOINE. 

Je  ne  vous  connais  plus,  et  depuis  quelques  jours 
Un  repentir  secret  règne  en  tous  vos  discours; 
Je  ne  vous  vois  jamais  d'accord  avec  vous-même. 

OCTAVE. 

N'en  soyez  point  surpris,  si  vous  savez  que  j'aime. 

ANTOINE. 

Rien  ne  m'a  subjugué.  Peut-être  quelque  jour 
Comme  César  et  vous  je  connaîtrai  l'amour. 


VARIANTES   DU    TRIUMVIRAT.  234 

Cependant  je  vous  laisse  avec  l'infortunée 
Qu'on  amène  à  vos  yeux  tremblante  et  consternée; 
Vous  pouvez  aisément  adoucir  ses  douleurs; 
Gardez-vous  de  laisser  trop  d'empire  à  ses  pleurs. 
Aimez,  puisqu'il  le  faut,  mais  en  maître  du  monde. 


Page  218,  vers  22  : 


OCTA  VK. 

Votre  reproche  est  juste,  et  c'est  un  trait  de  flamme 
Qui  sort  de  votre  bouche,  et  pénètre  mon  âme. 
Vous  pouvez  tout  sur  moi  :  j'atteste  à  vos  genoux 
Le  dieu  qui  vous  envoie,  et  qui  parle  par  vous, 
Que  le  monde  opprimé  vous  devra  ma  clémence. 
Songez  que  c'est  par  vous  et  par  notre  alliance 
Que  le  ciel  veut  finir  le  malheur  des  humains. 
Rome,  l'empire,  et  moi,  tout  est  entre  vos  mains  : 
Son  bonheur  et  le  mien  sur  voti*e  hymen  se  fonde. 
Disposez  de  la  foi  d'un  des  maîtres  du  monde. 
César  du  haut  des  cieux  ordonne  ce  lien, 
Et  vous  rendez  mon  nom  aussi  grand  que  le  sien. 

JULIE. 

Je  rends  grâces  au  ciel,  si  sa  voix  vous  inspire. 

Si  !e  fils  de  César  mérite  son  empire, 

Si  vous  lui  ressemblez,  si  vous  n'ajoutez  pas 

Le  crime  de  tromper  à  tous  vos  attentats. 

Soyez  juste  en  effet,  c'est  peu  de  le  paraître; 

Pour  un  César  alors  je  puis  vous  reconnaître. 

Vous  êtes  de  mon  sang,  et  du  sang  des  héros  : 

Allez  à  l'univers  accorder  le  repos; 

Mais  sachez  que  ma  foi  n'en  peut  être  le  gage. 

Ne  devez  qu'i\  vous-même  un  si  grand  avantage; 

Ne  cherchez  la  vertu  qu'au  fond  do  votre  cœur; 

En  la  mettant  à  prix  vous  en  souillez  l'honneur, 

Vous  en  avilissez  le  caractère  auguste. 

Est-ce  à  vos  passions  à  vous  rendre  plus  juste? 

J'en  rougirais  pour  vous. 

OCTAVE. 

Eh  bien!  je  vous  entends  : 
Je  sais  de  vos  refus  les  motifs  insultants; 
Et  vous  ne  me  parlez  de  vertu,  de  clémence, 
Que  pour  voir  impuni  le  rival  qui  m'offense. 
Le  ciel  vous  a  trompée;  il  vous  met  dans  mes  mains 
Pour  vous  sauver  l'affront  d'accomplir  vos  desseins. 
Vous  m'osez  préférer  l'ennemi  de  ma  i-ace  ! 
Son  sang  va  me  payer  sa  honte  et  son  audace  ; 
Il  ne  peut  échapper  à  mon  juste  courroux; 
Et  Pompée... 

JULIE. 

Ah  !  cruel  I  quel  nom  prononcez-vous? 
Pompée  est  loin  de  moi...  Qui  vous  dit  que  je  l'aime? 

OCTAVE. 

Vos  pleurs,  votre  mépris  de  ma  grandeur  suprême  : 
Lui  seul  à  cet  excès  a  pu  vous  égarer. 


232  VARIANTES    DU    TRIUMVIRAT. 

C'est  le  soûl  des  mortels  qifon  peut  me  préférer; 
Kt  c'est  le  seul  aussi  que  mes  coups  vont  poursuivre. 
J'auriis  pu  me  forcer  jusqu'à  le  laisser  vivre; 
Mais  vous  le  condamnez  quand  vous  suivez  ses  pas. 
Vous  l'aimez  :  c'est  à  vous  qu'il  devra  son  trépas. 

J  l'  L  I  E  ,  à  part. 
O  Pompée! 

OCTAVE. 

Oubliez  le  nom  d'un  téméraire 
Que  je  dois  immoler  aux  mânes  de  mon  père, 
A  l'intérêt  de  Rome,  à  mes  transports  jaloux; 
Et  demain  soyez  prête  à  partir  avec  nous. 

rage  220,  vers  13: 

Il  est  juste  envers  vous  :  ou  vous  veniez  vous-même 
Vous  soumettre  à  la  loi  d'un  maître  qui  vous  aime, 
Ou  vous  osiez  chercher  au  milieu  des  hasards 
L'ennemi  de  mon  règne  et  du  nom  des  Césars; 
Je  dispose  de  vous  dans  ces  deux  conjonctures. 
Je  ne  soutTrirai  pas  que  les  races  futures 
Puissent  me  reprocher  d'avoir  laissé  trahir 
La  majesté  d'un  nom  que  je  dois  soutenir. 
Je  comblerai  de  biens  votre  infidèle  père, 
J'imiterai  le  mien,  sans  prétendre  à  vous  plaire. 
Mais  je  perdrai  le  jour  avant  qu'aucun  mortel 
Dans  sa  témérité  soit  assez  criminel 
Pour  m'oser  un  moment  disputer  ma  conquête. 

Page  223,  scène  ii.  —  L'ordre  des  scènes  du  quatrième  acte  n'était  pas 
le  môme  dans  le  premier  manuscrit  que  dans  la  pièce  imprimée.  Après  une 
scène  entre  Fulvie  et  ses  confidents,  l'auteur  avait  placé  les  scènes  sui- 
vantes; ensuite  Fulvie  et  Pompée  restaient  seuls. 


SCENE  II. 


JULIE. 

Fulvie! 
Soutenez  mon  courage  et  ma  force  affaiblie! 
Pompée,  absent  de  moi  dans  ce  jour  malheureux, 
Quand  j'invoque  Pompée  est  un  augure  affreux! 
Que  fait-il,  où  va-t-il?  Vous  connaissez  ma  crainte  : 
Elle  est  juste;  et  l'horreur  qui  dans  vos  yeux  est  peinte. 
Ce  front  pâle  et  glacé,  redoublent  mon  effroi. 

F  i;  L  V 1 1: . 
Julie,  attendez  tout  de  Pompée  et  de  moi. 
Gardons  que  dans  ces  lieux  on  ne  nous  puisse  entendi'e  : 
Partout  on  nous  observe,  et  l'on  peut  nous  surprendre. 
Veillez-y,  cher  Aufide;  allez  :  de  mes  suivants 
Choisissez  les  plus  prompts  et  les  plus  vigilants; 
Et  qu'au  moindre  damrer  leur  voix  nous  avertisse. 


VARIANTES    DU    TRIUMVIRAT.  233 

A  i;  F  I  D  E. 

Dans  leur  camp  retires,  Antoine  et  son  complice 
Ont  fait  tout  préparer  pour  un  départ  soudain. 
Demain  du  Capitule  ils  prendront  le  chemin; 
Ils  vous  y  conduiront. 

FU  LVIE. 

Leur  marche  triomjjhante 
N'est  pas  encor  bien  sûre,  et  peut  être  sanglante. 

(AuCde  sort.) 

JU  ME. 

Que  dites-vous? 

F  U  L  V  I  E. 

J'espère.... 

JULIE. 

.En  quels  dieux?  en  quels  bras? 

F  u  L  V  I  E. 

J'espère  en  la  vengeance. 

J  CLIE. 

Elle  ne  suffit  pas. 
Si  je  perds  mon  époux,  que  me  sort  la  vengeance? 
11  dissimule  en  vain  son  auguste  naissance; 
Sa  présence  trahit  un  nom  si  glorieux, 
Sa  grandeur  mal  cachée  éclate  dans  ses  yeux. 
Le  perfide  Agrippa,  Ventidius  peut-être, 
L'auront  vu  dans  l'Asie,  et  vont  le  reconnaître. 
Ah  !  périsse  avec  moi  le  détestable  jour 
Où  l'un  des  triumvirs,  épris  d'un  vain  amour, 
Des  vrais  Césars  en  moi  voyant  l'unique  reste. 
Osa  me  destiner  un  rang  que  je  déteste  ! 
Tout  est  funeste  en  lui  :  sa  triste  passion 
Tient  de  la  cruauté  do  sa  proscription. 
Sur  les  autels  d'hymen  portant  ses  barbaries, 
Il  y  vient  allumer  le  flambeau  des  furies. 
Le  sang  des  nations  commence  d'y  couler; 
Et  c'est  Pompée  enfin  qu'il  y  doit  immoler. 
J'aurais  moins  craint  de  lui  s'il  m'avait  méprisée. 
Les  dieux  dans  vos  malheurs  vous  ont  favorisée. 
Quand  votre  indigne  époux  vous  a  ravi  son  cœur; 
La  haine  des  tyrans  est  pour  nous  un  bonheur. 
Mais  plaire  pour  servir,  ramper  sous  un  barbare 
Qui  traîne  sa  victime  à  l'autel  qu'il  prépare. 
Et  recevoir  de  lui  pour  présent  nuptial 
Le  sang  de  mon  amant  versé  par  son  rival  ! 
Tombe  plutôt  sur  moi  cette  foudre  égarée 
Qui,  frappant  dans  la  nuit  cette  infâme  contrée, 
Et  se  perdant  en  vain  dans  ces  rochers  affreux. 
Épargnait  nos  tyrans,  et  dût  tomber  sur  eux  ! 

FULVIE. 

Et  moi  je  vous  prédis  que  du  moins  ce  perfide 
K'accomplii'a  jamais  cet  hymen  homicide. 

JULIE. 

Je  le  sais  comme  vous  ;  ma  mort  l'empêchera. 

FULVIE. 

Et  la  sienne  peut-être  ici  la  préviendra. 


254  VARIANTES    DU    TRIUMVIRAT. 

JULIE. 

De  quoi  espoir  trompeur  êtcs-vous  animée  ? 
Avez-vous  un  parti,  des  amis,  une  armée? 
Nous  sommes  deux  roseaux  par  l'orage  plies. 
L'un  sur  l'autre  en  tremblant  vainement  appuyés; 
Le  puissant  foule  aux  pieds  le  faible  qui  menace, 
Et  rit,  en  l'écrasant,  de  sa  débile  audace. 
Tout  tombe,  tout  gémit  ;  qui  peut  vous  seconder? 

FULVIE, 

Croyez  du  moins  Pompée,  et  laissez-vous  guider. 


SCENE  III. 
JULIE,    FULVIE,    POMPÉE. 

JULIE. 

Héros  né  d'un  béros,  vous  qu'une  juste  crainte 

Me  défend  de  nommer  dans  cette  borrible  enceinte, 

Où  portez-vous  vos  pas  égarés,  incertains? 

Quel  trouble  vous  agite?  Et  quels  sont  vos  desseins? 

P>egagnez  ces  rocbers  et  ces  retraites  sombres 

Où  la  nuit  va  porter  ses  favoraljles  ombres. 

Demain  les  trois  tyrans,  aux  premiers  traits  du  jour, 

Partent  avec  la  mort  de  ce  fatal  séjour; 

Ils  vont,  loin  de  vos  yeux,  ensanglanter  le  Tibre. 

Ne  vous  exposez  point,  demain  vous  serez  libre. 

POMPÉE. 

C'est  la  première  fois  que  le  ciel  a  permis 
Que  mon  front  se  cachât  à  des  yeux  ennemis. 

JULIE. 


11  le  faut. 

O  Julie! 


POMPÉE. 


JULIE. 

Eh  bien  ? 

POMPÉE. 

Quoi!  le  barbare 
Vous  enlève  à  mes  bras  !  Ce  monstre  nous  sépare  ! 
Fulvie,  écoutez- moi... 

FULVIE. 

Calmez-vous. 

POMPÉE. 

Ah!  grands  dieux! 
Éloignez-la  de  moi,  sauvez-la  de  ces  lieux. 

JULIE. 

Que  crains-tu?  N'as-tu  pas  ce  fer  et  ton  courage? 
Ne  saurais-tu  finir  notre  indigne  esclavage? 
Eh!  ne  peux-tu  mourir  en  m'arrachant  le  jour? 
Frappe. 

POMPÉE. 

Ah!  qu'un  autre  sang.... 


VARIANTES    DU    TRIUMVIRAT.  253 

JULIE. 

Frappe,  au  nom  do  l'amoar  ! 
Frai>pL',  au  nom  de  riiymcn,  au  nom  do  la  patrie! 

POMPÉE. 

Au  nom  do  tous  les  trois,  accordez-moi,  Julie, 
Ce  que  j'ai  demande,  ce  que  j'attends  de  vous, 
Pour  le  salut  de  Rome  et  celui  d'un  époux. 
Achevez,  évoquez  les  mânes  de  mon  père  : 
J'ai  du  ce  sacrifice  à  cette  ombre  si  chère; 
Il  faut  une  main  pure  ainsi  que  votre  encens. 

JULIE. 

Que  serviront  mes  vœux  et  mes  cris  impuissants  ? 
De  Pompée  au  tombeau  que  pouvons-nous  attendre? 
Du  fer  des  assassins  il  n'a  pu  se  défendre; 
Le  Phare  est  encor  teint  de  son  sang  précieux. 

POMPÉE. 

Il  n'était  qu"hommo  alors;  il  est  auprès  des  dieux. 
De  Pharsale  et  du  Phare  ils  ont  puni  le  crime  : 
Songez  que  César  même  est  tombé  sa  victime, 
Et  qu'aux  pieds  de  mon  père  il  a  fini  son  sort. 

JULIE. 

Puisse  Octave  à  son  tour  subir  la  même  mort  ! 

POMPÉE. 

Julie  !...  Il  la  mérite. 

JULIE. 

Ah!  s'il  était  possible!... 
Mais  si  vous  paraissez,  la  vôtre  est  infaillible. 

FULViE,  à  Julie. 
Si  vous  restez  ici,  c'est  vous  qui  l'exposez; 
Bientôt  les  yeux  jaloux  seront  désabusés. 
On  le  croit  un  soldat  qui,  dans  ces  temps  de  crimes, 
A  l'or  des  trois  tyrans  vient  vendre  des  victimes; 
Avec  vous  dans  ces  lieux  s'il  était  découvert, 
Je  ne  pourrais  plus  rien.  Votre  amour  seul  le  perd. 

POMPÉE. 

Levez  au  ciel  les  mains  :  la  mienne  se  prépare 
A  vous  tirer  au  moins  de  celles  du  barbare. 

JULIE. 

Cruel!  pouvez-vous  bieu  vous  exposer  sans  moi? 

POMPÉE. 

Allez,  ne  craignez  rien,  je  fais  ce  que  je  dois; 
Faites  ce  que  je  veux. 

JULIE. 

A  vous  je  m'abandonne; 
Mais  qu'allez-vous  tenter? 

POMPÉE. 

Ce  que  mon  père  ordonne. 

JULIE. 

Peut-être  comme  lui  vous  marchez  au  trépas! 
Mais  soyez  sûr  au  moins  qu'on  ne  me  verra  pas, 
Par  d'inutiles  pleurs  arrosant  votre  cendre. 
Jeter  d'indignes  cris  qu'on  dédaigne  d'entendre. 
Les  Romains  apprendront  que  nous  étions  tous  deux 
Dignes  de  vivre  ensemble,  ou  do  mourir  pour  eux. 


256  VARIANTES    DU    TRIUMVIRAT. 

Page  224,  vers  lo  : 

Fl  LVIF.. 

Vengeons  sur  dos  méchants  le  monde  qu'on  opprime 

PO  AI  PIÎE. 

Punir  un  criminel,  ce  n'est  pas  faire  un  crime  : 
G"est  servir  son  pays;  j"y  suis  déterminé..., 

Pîige  223,  vers  22  : 

POMPÉE. 

Peut-être  il  est  cncor  des  yeux  trop  vigilants 
Qui,  pour  sa  sûreté,  sont  ouverts  en  tout  temps. 
Mes  esclaves  partout  ont  une  libre  entrée; 
On  ne  craint  rien  de  moi. 

I'  o  M  P  É  E. 

Sa  perte  est  assurée  ; 
Moa  sang  sera  mêlé  dans  les  flots  de  son  sang. 

(A   Aufide.) 

Quel  mot  a-t-on  donné? 

AUFIDE. 

Seigneur,  do  rang  en  rang 
La  parole  a  couru  :  c'est  Pompée  et  Pharsale. 

PGM  PÉE. 

Elle  coûtera  cher,  elle  sera  fatale  ; 

Et  le  nom  de  Pompée  est  un  arrêt  du  sort 

Qui  du  fils  de  César  a  prononcé  la  mort. 

Mais  je  tremble  pour  vous,  je  tremble  pour  Julie  ; 

Antoine  vengera  le  frère  d'Octavie. 

Page  233,  acte  V.  —  Cet  acte  V  commençait  par  la  scène  suivante 
entre  Octave  et  Antoine  :  on  amenait  ensuite  successivement  Fulvie  avec 
Julie  et  Pompée. 

OCTAVE. 

Ainsi  donc  cette  nuit  l'implacable  Fulvie 
Allait  nous  arracher  l'empire  avec  la  vie? 

A  \  T  o  I  N  E. 

Du  fer  qu'elle  portait  légèrement  blessé, 
Je  vois  avec  mépris  son  courroux  insensé. 
Dans  son  emportement,  sa  main  mal  assurée 
N'a  porté  dans  mon  sein  qu'une  atteinte  égarée. 
Son  esprit,  étonné  do  ce  nouveau  forfait. 
Laissait  son  bras  sans  force  et  son  crime  imparfait; 
Aisément  à  mes  yeux  désarmée  et  saisie, 
Dans  la  tente  prochaine  elle  est  avec  Julie. 

OCTAVE. 

Il  le  faut  avouer,  de  si  grands  attentats 

Sont  dignes  de  nos  jours,  et  ne  m'étonnent  pas. 

ANTOINE. 

Mais  quel  est  le  Piomain  qui  jusque  dans  nos  tentes 
A  porté,  sans  frémir,  ses  fureurs  impuissantes? 

OCTAVE. 

D'Icile  à  mes  côtés  on  a  percé  le  sein. 


VARIANTES    DU    TIIIUMVIRAT.  237 

Je  goûtais,  je  l'avoue,  un  sommeil  bien  funeste. 

Il  semble  qu'en  effet  quelqu'^  pouvoir  céleste 

Persécute  mes  nuits,  et  grave  dans  mon  cœur 

Des  traits  de  désespoir  et  des  tableaux  d'borreur. 

Je  vois  des  morts,  du  sang,  des  tourments  qu'on  apprûto  ; 

Je  vois  le  fer  vengeur  suspendu  sur  ma  tête  ; 

On  m'abreuve  du  sang  des  Romains  expirants. 

Cci^  fantômes  affi'eux  fatiguaient  tous  mes  sens» 

Mon  âme  succombait  d'épouvante  frappée, 

J'entendais  une  voix  qui  me  criait  :  Pompée! 

Je  tressaille  à  ce  nom,  je  m'arrache  au  sommeil  ; 

Le  sang  d'Icilc  mort  me  couvre  à  mon  réveil. 

Je  m'arme,  je  m'écrie;  on  saisit  le  perfide. 

On  n'aperçoit  en  lui  qu'un  Africain  timide, 

Un  malheureux  sans  force,  interdit,  désarmé. 

De  qui  la  voix  tremblante  et  l'œil  inanimé 

Nous  découvraient  assez  qu'un  si  lâche  coupable 

D'un  meurtre  aussi  hardi  n'a  point  été  capable. 

Lui-même  il  en  ignore  et  la  cause  et  Tautcur, 

Et  pour  oser  tromper  il  a  trnp  diî  terreur. 

L'indomptable  Fulvie  a-t-elle  en  sa  colère 

Employé  pour  me  perdre  une  main  mercenaire. 

Tandis  que  de  la  sienne  elle  osait  vous  frapper? 

ANTOINE. 

L'assassin,  tel  qu'il  soit,  ne  nous  peut  échapper. 

OCTAVE. 

Est-ce  quelque  proscrit  qui,  jusqu'en  ces  contrées. 
Ose  armer  contre  nous  ses  mains  désespérées  ; 
Et  dans  l'égarement  se  vengeant  au  hasard. 
Venait  porter  la  mort  aux  lieux  dont  elle  part? 

ANTOINE. 

L'esclave  nous  a  peint  ce  mortel  téméraire  ; 
Il  ignorait,  dit-il,  son  dessein  sanguinaire. 

OCTAVE. 

Mais  il  est  cà  Fulvie. 

ANTOIN  K. 

Une  femme  en  fureur 
Sans  doute  a  contre  nous  trouvé  plus  d'un  vengeur; 
Elle  a  pu  ie  choisir  dans  une  foule  obscure. 
Casca  fit  à  César  la  première  blessure. 
Les  plus  vils  des  humains,  ainsi  que  les  plus  grands, 
S'armeront  contre  nous,  puisqu'on  nous  croit  tyrans. 
Ne  nous  attendons  pas  à  des  destins  tranquilles. 
Mais  aux  meurtres  secrets,  mais  aux  guerres  civiles, 
Aux  complots  renaissants,  aux  conspirationg; 
C'est  le  fruit  éternel  de  nos  proscriptions; 
Il  est  semé  par  nous,  en  voibà  les  prémices. 
Les  dieux  à  nos  desseins  ne  sont  pas  moins  propices  ; 
Notre  empire  absolu  n'est  pas  moins  cimenté; 
On  ne  peut  le  chérir,  mais  il  est  redouté. 
La  terreur  est  la  base  où  le  pouvoir  se  fonde; 
Et  ce  n'est  qu'à  ce  prix  qu'on  gouverne  le  monde. 

OCTAVE. 

Que  n'ai-jc  pu  régner  par  des  moyens  plus  doux  ! 
6.  —  Théâtre.    V.  17 


258  VARIANTES    DU    TRIUMVIRAT. 

Mais  ce  meurtre  hardi  rallume  mon  courroux. 
Quoi  !  dans  le  mûmc  jour  où  Julie  expirante 
Par  le  sort  est  jetée  en  cette  île  sanglante, 
Un  meurtrier  pénètre  au  milieu  de  la  nuit, 
A  travers  de  ma  garde,  en  ma  tente,  à  mon  lit! 
Deux  femmes,  contre  nous  par  la  fureur  unies, 
A  cet  étrange  excès  se  seront  enhardies  ! 
Julie  aime  Pompée,  et  par  ce  coup  sanglant 
Elle  a  voulu  venger  le  sang  de  son  amant. 
Dans  l'école  du  meurtre  elle  s'est  introduite; 
Elle  en  a  profité  ;  je  vois  qu'elle  m'imite. 

ANTOINE. 

jN'ous  allons  démêler  le  fil  de  ces  complots. 

OCTAVE. 

Je  suis  assez  instruit,  et  trop  pour  mon  repos  ! 

Je  me  vois  détesté  :  que  savoir  davantage  ? 

On  ne  m'apprendra  point  un  plus  sensible  outrage. 

Page  236,  vers  4  : 

JULIE. 

Je  ne  m'en  défends  plus  :  oui,  je  suivais  sa  trace, 
Oui,  j'attachais  mon  sort  à  sa  noble  disgrâce. 
J'ai  préféré  Pompée  abandonné  des  dieux, 
A  César  fortuné,  puissant,  victorieux. 

Que  me  reprochez-vous?  cent  peuples  en  alarmes 
Ou  rampent  sous  vos  fers,  ou  tombent  sous  vos  armes  ; 
Le  monde  épouvanté  reconnaît  votre  loi  ; 
Au  fils  du  grand  Pompée  il  ne  reste  que  moi. 
Oui,  mon  cœur  est  à  lui;  laissez-lui  son  partage; 
Respectez  ses  malheurs,  respectez  son  courage. 
J'ai  voulu  rapprocher,  après  tant  de  revers. 
Deux  noms  aimés  du  ciel  et  chers  à  l'univers. 
Dignes  do  notre  race  en  héros  si  féconde. 
Nous  nous  aimions  tous  deux  pour  le  bonheur  du  monde. 

Voilà  mon  crime,  Octave;  osez-vous  m'en  punir? 
Dans  vos  indignes  fers  m'osez-vous  retenir? 
Quand  César  a  pleuré  sur  la  cendre  du  père. 
Portez-vous  sur  le  fils  une  main  sanguinaire? 
Il  l'honora  dans  Rome,  et  surtout  aux  combats. 


FIN    DES    VARIANTES    DU    TRIUMVIRAT. 


LES   SCYTHES 


TRAGÉDIE   EN   CINQ  ACTES 


R  E  P  R  É  s  E  N  T  13  E  ,      S  U  K      LE      T  H  É  \  T  H  U  -  K  «  A  N  C  A  1  S  ,      LU      2  I  j      MARS       1707. 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA     PRÉSENTE     ÉDITION. 


Voltaire,  après  avoir  composé  les  Scythes,  est,  comme  toujours,  dans 
l'enchantement  de  son  œuvre.  Il  écrit  à  d'Argental  (20  novembre  1766)  : 
«  Maman  Denis  et  un  des  acteurs  de  notre  petit  théâtre  de  Ferney,  fou  du 
tripot  et  difficile  (c'est  sans  doute  lui-même),  disent  qu'il  n'y  a  plus  rien  à 
faire,  que  tout  dépendra  du  jeu  des  comédiens;  qu'ils  doivent  jouer  les 
Sojthcs  comme  ils  ont  joué  le  Philosophe  sans  le  savoir,  et  que  les  Scythes 
doivent  faire  le  plus  grand  effet  si  les  acteurs  ne  jouent  ni  froidement  ni  à 
contre-sens.  Maman  Denis  et  mon  vieux  comédien  de  Ferney  assurent  qu'il 
n'y  a  pas  un  seul  rôle  dans  la  pièce  qui  ne  puisse  faire  valoir  son  homme. 
Le  contraste  qui  anime  la  pièce  d'un  bout  à  l'autre  doit  servir  la  déclamation, 
et  prête  beaucoup  au  jeu  muet,  aux  attitudes  théâtrales,  à  toutes  les  expressions 
d'un  tableau  vivant.  »  Il  écrit  à  Damilaville  (17  décembre  1766)  :  «  Elle  'Ja 
nouvelle  pièce)  est  intitulée  les  Scythes.  C'est  une  opposition  continuelle  des 
mœurs  d'un  peuple  libre  aux  mœurs  dos  courtisans.  M"'*  Denis  et  tous  ceux 
qui  l'ont  lue  ont  pleuré  et  frémi.  » 

Malgré  la  bonne  opinion  de  leur  auteur,  les  Scythes  ne  réussirent  pas  à 
Paris.  Voltaire  s'en  plaint  dans  sa  correspondance  :  «  On  dit  qu'il  y  a  eu 
beaucoup  de  bruit  à  la  première  représentation  des  Scythes,  et  qu'il  y  avait 
dans  le  parterre  des  barbares  qui  n'ont  eu  nulle  pitié  de  la  vieillesse,  i)  Il 
se  résigne  malaisément  à  cette  chute.  Il  insiste  po>ir  avoir  encore  une  ou 
deux  représentations  à  la  réouverture  après  Pâques  :  «  Je  vous  assure, 
mande-t-il  à  d'Argental,  que  le  second  acte,  récité  par  M'"*  Laharpe,  arrache 
des  larmes.  Soyez  bien  persuadé  que  si  la  scène  du  troisième  acte  entre 
Athamare  et  Obéide  était  bien  jouée,  elle  ferait  une  très-vive  impression.  » 

II  dit  au  sujet  de  M"''  Durancy,  qui  avait  créé  le  rôle  d'Obéide  à  Paris  : 
«  Vous  me  faites  bien  du  plaisir,  mon  cher  ange,  de  me  dire  que  M  '•  Du- 
rancy a  enfin  saisi  l'esprit  de  son  rôle  et  qu'elle  a  très-bien  joué;  mais  je 
doute  qu'elle  ait  pleuré,  et  c'est  là  l'essentiel.  M"""  Laharpe  pleure.  « 

D'autre  part,  si  l'on  s'en  rapporte  à  ce  qu'il  écrit  au  roi  de  Prusse 
(o  avril  1767),  il  prend  .son  parti  et  passe  condamnation  :  «  Les  Scythes 
sont  un  ouvrage  fort  médiocre.  Ce  sont  plutôt  les  petits  cantons  suisses  et 
un  marquis  français  que  les  Scythes  et  un  prince  persan.  Thiériot  aura 
l'honneur  d'envoyer  de  Paris  cette  rapsodie  à  Votre  Majesté.  » 


AVERTISSEMENT 

DE    BEUCHOT. 


(^est  dans  sa  lettre  à  d'Argental,  du  26  septembre  1766,  que  Voltaire 
parle,  pour  la  première  fois,  des  Scythes.  La  pièce  fut  faite  en  dix  jours, 
dit-il  dans  sa  lettre  du  19  novembre  :  imprimée  la  même  année,  elle  fut 
jouée,  le  26  mars  1767,  sur  le  Théâtre-Français,  et  n'y  eut  que  quatre  repré- 
sentations ;  mais  on  en  fit  plusieurs  éditions.  Celle  de  Lyon  est  due  aux  soins 
de  Charles  Bordes  (né  le  6  septembre  1711,  mort  le  15  février  1781).  Le 
Mercure  de  mai  1767  contient  un  sixain  par  M.  deC...  (peut-être  Cideville), 
A  M.  de  Voltaire^,  sur  ce  que  bien  des  gens  avaient  critiqué  sa  tragédie 
des  Scythes.  Du  Belloy  ayant  adressé  à  Voltaire  des  Vers  sur  la  première 
représentation  des  Scythes  (imprimés  dans  le  Mercure  de  juin  1767),  Vol- 
taire l'en  remercia  par  sa  lettre  du  19  avril.  V Examen  des  Scythes,  1767, 
in-8"  de  33  pages,  est  d'un  auteur  resté  inconnu.  Plusieurs  bibliographe» 
attribuent  à  J.-B.  Milliet,  mort  en  1774,  une  Lettre  à  un  ami  de  province 
sur  les  Scythes  et  les  Guèbres.  Je  n'ai  pu  trouver  cette  Lettre  ;  elle  est 
peut-être  enfouie  dans  quelque  journal.  Si  elle  existe,  elle  ne  peut  être  que 
de  1769. 


EPITRE    DÉDIGATOIRE 


11  y  avait  autrefois  on  Perse  un  bon  vieillard  ^  qui  cultivait  son 
jardin  ;  car  il  fout  finir  par  là;  et  ce  jardin  était  accompagné  de 
vignes  et  de  champs,  et  paulum  siliw  svper  hh  erat'-;  et  ce  jardin 
n'était  pas  auprès  de  Persépolis,  mais  dans  une  vallée  immense 
entourée  des  montagnes  du  Caucase,  couvertes  de  neiges  éter- 
nelles ;  et  ce  vieillard  n'écrivait  ni  sur  la  population  ni  sur  l'agri- 
cnltin-e,  comme  on  faisait  par  passe-temps  à  Babylone,  ville  qui 
tire  son  nom  de  Babil  ;  mais  il  avait  défriché  des  terres  incultes, 
et  triplé  le  nombre  des  habitants  autour  de  sa  cabane. 

Ce  bonhomme  vivait  sous  Artaxercès,  plusieurs  années  après 
l'aventure  d'Obéide  et  d'Indatire  ;  et  il  fit  une  tragédie  en  vers 
persans,  qu'il  fit  représenter  par  sa  famille  et  par  quelques 
bergers  du  mont  Caucase;  car  il  s'amusait  à  faire  des  vers  persans 
assez  passablement,  ce  qui  lui  avait  attiré  de  violents  ennemis 
dans  Babylone,  c'est-à-dire  une  demi-douzaine  de  gredins  qui 
aboyaient  sans  cesse  après  lui,  et  qui  lui  imputaient  les  plus 
grandes  platitudes,  et  les  plus  impertinents  livres  qui  eussent 
jamais  déshonoré  la  Perse;  et  il  les  laissait  aboyer,  et  griffonner, 
et  calomnier;  et  c'était  pour  être  loin  de  cette  racaille  qu'il  s'était 
retiré  avec  sa  famille  auprès  du  Caucase,  où  il  cultivait  son 
jardin. 

Mais,  comme  dit  le  poète  persan  Horace,  Principibiis  placuissc 
riris,  non  vllima  laus  cst^.  Il  y  avait  à  la  cour  d'Artaxercès  un 
principal  satrape,  et  son  nom  était  Élochivis*,  comme  qui  dirait 
habile,  généreux,  et  plein  d'esprit,  tant  la  langue  persane  a 
d'énergie.  Non-seulement  le  grand  satrape  Élochivis  versa  sur  le 


1.  Ce  bon  vieillard  est  Voltaire  lui-même.  (B.) 

2.  Horace,  livre  II,  satire  vi,  vers  3. 

3.  Horace,  livre  I*"'",  cpître  xvii,  vers  3o. 

4.  L'auteur  désignait  par  cette  anagramme  M.  le  duc  de  Choiscul,  et  par  Nalrisp, 
M.  le  duc  de  Prasliii.  (K.) 


264  ÉPITRE    DÉDICATOIRE. 

jardin  de  ce  bonhomino  les  douces  influences  de  la  cour,  mais 
il  fit  rendre  à  ce  territoire  les  libertés  et  franchises  dont  il  avait 
joui  du  temps  de  Cyrus  ■  ;  et  de  plus  il  favorisa  une  famille 
ndoptive  du  vieillard-.  La  nation  surtout  lui  avait  une  très-grande 
obligation  de  ce  qu'ayant  le  département  des  meurtres ^  il  avait 
travaillé  avec  le  même  zèle  et  la  même  ardeur  que  Nalrisp, 
ministre  de  paix  \  à  donner  à  la  Perse  cette  paixMant  désirée, 
ce  qui  n'était  jamais  arrivé  qu'à  lui. 

Ce  satrape  avait  Tàme  aussi  grande  que  Giafar  le  Barmécide, 
et  Aboulcasem  :  car  il  est  dit  dans  les  annales  de  Babylone, 
recueillies  par  Mir-Kond,  que  lorsque  l'argent  manquait  dans  le 
trésor  du  roi,  appelé  V oreiller,  Élochivis  en  donnait  souvent  du 
sien  ;  et  qu'en  une  année  il  distribua  ainsi  dix  mille  dariques, 
que  dom  Galmet  évalue  à  une  pistole  la  pièce.  Il  payait  quelque- 
fois trois  cents  dariques  ce  qui  ne  valait  pas  trois  aspres;  et 
Babylone  craignait  qu'il  ne  se  ruinât  en  bienfaits. 

Le  grand  satrape  Nalrisp  joignait  aussi  au  goût  le  plus  sûr  et 
à  l'esprit  le  plus  naturel  l'équité  et  la  bienfaisance  ;  il  faisait  les 
délices  de  ses  amis  ;  et  son  commerce  était  enchanteur  :  de  sorte 
que  les  Babyloniens,  tout  malins  qu'ils  étaient,  respectaient  et 
aimaient  ces  deux  satrapes;  ce  qui  était  assez  rare  en  Perse. 

Il  ne  fallait  pas  les  louer  en  face;  recalcitrabant  undique  tuii''  : 
c'était  la  coutume  autrefois,  mais  c'était  une  mauvaise  coutume, 
qui  exposait  l'encenseur  et  l'encensé  aux  méchantes  langues. 

Le  bon  vieillard  fut  assez  heureux  pour  que  ces  deux  illustres 
Babyloniens  daignassent  lire  sa  tragédie  persane,  intitulée  les 
Scythes.  Ils  en  furent  assez  contents.  Ils  dirent  qu'avec  le  temps 
ce  campagnard  pourrait  se  former  ;  qu'il  y  avait  dans  sa  rapsodie 
du  naturel  et  de  l'extraordinaire,  et  même  de  l'intérêt,  et  que 
pour  peu   qu'on  corrigeât  seulement  trois  cents  vers  à  chaque 


1.  Le  duc  de  Glioiseul  avait  accordé  à  Voltaire  la  franchise  de  ses  terres;  voyez 
la  lettre  à  M""^  du  Deffant,  du  3  décembre  1759. 

2.  Leduc  et  la  duchesse  de  Choiseul  avaient  souscrit  pour  vingt  exemplaires 
de  l'édition  de  Corneille,  donnée  par  Voltaire  en  176i,  au  profit  de  M"''  Corneille 
que  Voltaire  avait  reçue  chez  lui,  mariée  et  dotée.  C'était  le  duc  de  Choiseul  qui 
avait  obtenu  du  roi  une  souscription  de  deux  cents  exemplaires.  (B.) 

3.  Le  duc  de  Choiseul  était  ministre  de  la  guerre. 

4.  Le  duc  de  Praslin  fut  ministre  des  affaires  étrangères  de  1761  à  avril 
1766. 

5.  Paix  de  1703.  Voyez  le  Précis  du  siècle  de  Louis  XV. 

6.  On  lit  dans  Horace,  livre  H,  satire  i"^"^,  vers  20  : 

Recalcitrat  undique  tutus. 


ÉPITRE    DÉDICATOIRE.  265 

acte,  la  pièce  pourrait  être  à  l'abri  de  la  censure  des  malinten- 
tionnés; mais  les  malintentionnés  prirent  la  chose  à  la  lettre. 

Cette  indulgence  ragaillardit  le  bonhomme,  qui  leur  était 
bien  respectueusement  dévoué,  et  qui  avait  le  cœur  bon,  quoi- 
qu'il se  permît  de  rire  quelquefois  aux  dépens  des  méchants  et 
des  orgueilleux.  Il  prit  la  liberté  de  faire  une  épître  dédicatoire 
à  ses  deux  patrons,  en  grand  style  qui  endormit  toute  la  cour  et 
toutes  les  académies  de  Babylone,  et  que  je  n'ai  jamais  pu 
retrouver  dans  les  annales  de  la  Perse. 


PREFACE 

DE    L'ÉDITION    DE    PARIS'. 


On  sait  que  chez  des  nations  polios  et  ingénieuses,  dans  des 
grandes  villes  comme  Paris  et  Londres,  il  faut  absolument  des 
spectacles  dramatiques  :  on  a  ])eu  l)esoin  d'élégies,  d'odes,  d'églo- 
gues  ;  mais  les  spectacles  étant  devenns  nécessaires,  toute  tra- 
gédie, quoique  médiocre,  porte  son  excuse  avec  elle,  parce  qu'on 
en  peut  donner  quelques  représentations  au  public,  qui  se  délasse 
par  des  nouveautés  passagères  des  chefs-d'œuvre  immortels  dont 
il  est  rassasié, 

La  pièce  qu'on  présente  ici  aux  amateurs  peut  du  moins  avoir 
un  caractère  de  nouveauté,  en  ce  qu'elle  peint  des  mœurs  qu'on 
n'avait  point  encore  exposées  sur  le  théâtre  tragique.  Brumoy 
s'imaginait,  comme  on  l'a  déjà  remarqué  ailleurs  -,  qu'on  ne 
pouvait  traiter  que  des  sujets  liistoriques.  Il  cherchait  les  raisons 
pour  lesquelles  les  sujets  d'invention  n'avaient  point  réussi  ;  mais 
la  véritable  raison  est  que  les  pièces  de  Scudéri  et  de  Boisrobert, 
qui  sont  dans  ce  goût,  manquent  en  elïet  d'invention,  et  ne  sont 
que  des  fables  insipides,  sans  mœurs  et  sans  caractères.  Brumoy 
ne  pouvait  deviner  le  génie. 

Ce  n'est  pas  assez,  nous  l'avouons,  d'inventer  un  sujet  dans 
lequel,  sous  des  noms  nouveaux,  on  traite  des  passions  usées 
et  des  événements  communs;  omnia  jam  vultjata'\  Il  est  vrai  que 
les  spectateurs  s'intéressent  toujours  pour  une  amante  aban- 
donnée, pour  une  mère  dont  on  immole  le  fils,  pour  un  héros 


1.  Cette  Préface  est  ainsi  intitulée  dans  le  tome  V  de  l'édition  in-4"  (des 
OEiivres  de  Voltaire)  daté  de  1768.  Elle  est  en  effet  dans  l'édition  des  Scytiies; 
Paris,  Lacombe,  1767,  in-S"  de  xvj  et  78  pages.  (B.) 

2.  Voyez  Théâtre,  tome  UI,  pages  407-408,  la  dissertation  sur  la  tragédie,  eu 
tôte    de   Sémiramis. 

3.  Virgile,  Géortjiqiies,  III,  i. 


f 


PRÉFACE    DE    L'ÉDITION    DE    PARIS.  267 

nimal)lo  on  danger,  pour  uno  j^rando  passion  malliouronso  :  mais 
s'il  n'est  rien  de  neuf  dans  ces  peintures,  les  auteurs  alors  oui  le 
malheur  de  n'être  regardés  que  comme  des  imitateurs.  La  place 
de  Campistron*  est  triste;  le  lecteur  dit  :  Je  connaissais  tout  cela, 
et  je  Ta^  ais  vu  bien  mieux  exprimé. 

Pour  donner  au  public  un  peu  de  ce  neuf  qu'il  demande 
toujours,  et  que  bientôt  il  sera  impossible  de  trouver,  un  amateur 
du  tliéàtre  a  été  forcé  de  mettre  sur  la  scène  l'ancienne  chevalerie, 
le  contraste  des  mahométans  et  des  chrétiens,  celui  des  Améri- 
cains et  des  Espagnols,  celui  des  Chinois  et  des  Tartares-.  Il  a  été 
forcé  de  joindre  à  des  passions  si  souvent  traitées  des  mœurs  que 
nous  ne  connaissions  pas  sur  la  scène. 

On  hasarde  aujourd'hui  le  tableau  contrasté  des  anciens 
Scythes  et  des  anciens  Persans,  qui  peut-être  est  la  peinture  de 
quelques  nations  modernes.  C'est  une  entreprise  un  peu  témé- 
raire d'introduire  des  pasteurs,  des  laboureurs,  avec  des  princes, 
et  de  mêler  les  mœurs  cliampêtres  avec  celles  des  cours.  Mais 
enfin  cette  invention  théâtrale  (heureuse  ou  non)  est  puisée 
entièrement  dans  la  nature.  On  ])eut  môme  rendre  héroïque 
cette  nature  si  simple;  on  peut  faire  parler  des  pâtres  guerriers 
et  libres  avec  une  fierté  qui  s'élève  au-dessus  de  la  bassesse  que 
nous  attril)uons  très-injustement  à  leur  état,  pourvu  que  cette 
fierté  ne  soit  jamais  boursouflée;  car  qui  doit  fôtre?  Le  bour- 
soullé,  l'ampoulé  ne  convient  pas  même  à  César.  Toute  grandeur 
doit  être  simple. 

C'est  ici,  en  quelque  sorte,  l'état  de  nature  mis  en  opposition 
avec  l'état  de  fhomme  artificiel,  tel  qu'il  est  dans  les  grandes 
villes.  On  peut  enfin  étaler  dans  des  cabanes  des  sentiments  aussi 
touchants  que  dans  des  palais. 

On  avait  souvent  traité  en  burlesque  cette  opposition  si 
frappante  des  citoyens  des  grandes  villes  avec  les  hal)itants  des 
campagnes;  tant  le  burlesque  est  aisé,  tant  les  choses  se  présen- 
tent eu  ridicule  à  certaines  nations. 

On  trouve  beaucoup  de  peintres  qui  réussissent  dans  le  gro- 
tesque, et  peu  dans  le  grand.  Un  homme  de  beaucoup  d'esprit, 
et  qui  a  un  nom  dans  la  littérature,  s'étant  fait  expliquer  le  sujet 
(VAlzirr,  qui  n'avait  pas  encore  été  représentée,  dit  à  celui  qui 
lui  exposait  ce  plan  :  «  J'entends,  c'est  Arlequin  sauvage.  » 

11  est  certain  qu'.4/:;/rc  n'aurait  pas  réussi,  si  l'etTet  théâtral 

1.  Imitateur  de  Racine.  (G.  A.) 

2.  Tancrède.  —  Zaïre.  —  Alzire.  —  L'Orphelin  de  la  Chine. 


268  PUKIACE    DE    L'ÉDITION    DE    PARIS. 

n'avait  convaincu  les  spectateurs  ([uo  ces  sujets  peuvent  être  aussi 
propres  à  la  tragédie  (|ue  les  aventures  des  liéros  les  plus  connus 
et  les  plus  imposants. 

La  tragédie  des  Scythes  est  un  plan  beaucoup  plus  hasardé. 
Qui  voit-on  paraître  d'abord  sur  la  scène?  deux  vieillards  auprès 
de  leurs  cabanes,  des  bergers,  des  laboureurs.  De  qui  parle-t-on? 
d'une  fille  qui  prend  soin  de  la  vieillesse  de  son  père,  et  cjui  fait 
le  service  le  plus  pénible.  Qui  épouse-t-elle?  un  pâtre  qui  n'est 
jamais  sorti  des  champs  paternels.  Les  deux  vieillards  s'asseyent 
sur  un  banc  de  gazon.  Mais  que  des  acteurs  habiles  pourraient 
faire  valoir  cette  simplicité  ! 

Ceu\  qui  se  connaissent  en  déclamation  et  en  expression  de 
la  nature  sentiront  surtout  quel  effet  pourraient  faire  deux  vieil- 
lards, dont  l'un  tremble  pour  son  fils,  et  l'autre  pour  son  gendre, 
dans  le  temps  que  le  jeune  pasteur  est  aux  prises  avec  la  mort; 
un  père,  affaibli  par  l'âge  et  par  la  crainte,  qui  chancelle,  qui 
tombe  sur  un  siège  de  mousse,  qui  se  relève  avec  peine,  qui  crie 
d'une  voix  entrecoupée  qu'on  coure  aux  armes,  qu'on  vole  au 
secours  de  son  fils;  un  ami  éperdu  qui  partage  ses  douleurs  et  sa 
faiblesse,  qui  l'aide  d'une  main  tremblante  à  se  relever  :  ce  même 
père  qui,  dans  ces  moments  de  saisissement  et  d'angoisse,  apprend 
que  son  fils  est  tué,  et  qui,  le  moment  d'après,  apprend  que  son 
fils  est  vengé;  ce  sont  là,  si  je  ne  me  trompe,  de  ces  peintures 
vivantes  et  animées  qu'on  ne  connaissait  pas  autrefois,  et  dont 
M.  Lekain  a  donné  des  leçons  terril)les  qu'on  doit  imiter  désormais. 

C'est  là  le  véritable  art  de  l'acteur.  On  ne  savait  guère  aupara- 
vant que  réciter  proprement  des  couplets,  comme  nos  maîtres 
de  musique  apprenaient  à  chanter  proprement.  Qui  aurait 
osé,  avant  M'""  Clairon,  jouer  dans  Orcste  la  scène  de  l'urne 
comme  elle  l'a  jouée?  qui  aurait  imaginé  de  peindre  ainsi  la 
nature,  de  tomber  évanouie  tenant  l'urne  d'une  main,  en  laissant 
l'autre  descendre  immobile  et  sans  vie?  Qui  aurait  osé,  comme 
M.  Lekain,  sortir,  les  bras  ensanglantés,  du  tombeau  de  Mnus. 
tandis  que  l'admirable  actrice*  qui  représentait  Sémiramis  se  traî- 
nait mourante  sur  les  marches  du  tombeau  même?  Voilà  ce  que 
les  petits-maîtres  et  les  petites-maîtresses  appelèrent  d'abord  des 
postures,  et  ce  que  les  connaisseurs,  étonnés  de  la  perfection 
inattendue  de  l'art,  ont  appelé  des  tableaux  de  Michel-Ange.  C'est 
là  en  effet  la  véritable  action  théâtrale.  Le  reste  était  une  conver- 
sation quelquefois  passionnée. 

1.  m"'  Dumosnil. 


PRÉFACE    DE    L'ÉDITION    DE    PARIS.  269 

C'est  dans  ce  j^rand  art  de  |)arler  aux  yeux  qu'excelle  le  plus 
grand  acteur  qu'ait  jamais  eu  rAngleterre,  M.  (ianick,  qui  a 
effrayé  et  attendri  parmi  nous  ceux  mêmes  qui  ne  savaient  pas 
sa  langue. 

Cette  magie  a  été  fortement  recommandée  il  y  a  quelques 
années  par  un  pliilosoplie*  qui,  h  l'exemple  d'Aristote,  a  su  joindre 
aux  sciences  abstraites  l'éloquence,  la  connaissance  du  cœur 
humain,  et  l'intelligence  du  théâtre.  Il  a  été  en  tout  de  l'avis 
de  l'auteur  de  Sèmiramis,  qui  a  toujours  voulu  qu'on  animât 
la  scène  par  un  plus  grand  appareil,  par  plus  de  pittoresque, 
par  des  nuMivements  plus  ])assionnés  qu'elle  ne  semblait  en 
comporter  auparavant.  Ce  philosophe  sensible  a  même  proposé 
des  choses  que  l'auteur  de  Sèmiramis,  iVOreste  et  de  Tancrhdc  n'ose- 
rait jamais  hasarder.  C'est  bien  assez  qu'il  ait  fait  entendre  les 
cris  et  lesi)aroles  de  Clytemnestre  qu'on  égorge  derrière  la  scène, 
paroles  qu'une  actrice  doit  prononcer  d'une  voix  aussi  terrible 
que  douloureuse,  sans  quoi  tout  est  manqué.  Ces  paroles  faisaient 
dans  Athènes  un  etlet  prodigieux  ;  tout  le  monde  frémissait  quand 
il  entendait  :  w  tî^-cv,  te'itvov,  tiv.Tsife  Tf,v  tejc&Ogxv.  Ce  n'est  que  })ar  degrés 
qu'on  peut  accoutumer  notre  théâtre  à  ce  grand  pathétique  : 

Mais  il  est  des  objets  que  l'ait  judicieux 
Doit  offrir  à  l'oreille,  et  reculer  des  yeux. 

Souvenons-nous  toujours  qu'il  ne  faut  pas  pousser  le  terril)le 
jusqu'à  l'horrible.  On  peut  elfrayer  la  nature,  mais  non  pas  la 
révolter  et  la  dégoûter. 

Cardons-nous  surtout  de  chercher  dans  un  grand  appareil, 
et  dans  un  vain  jeu  de  théâtre,  un  supplément  à  l'intérêt  et  à 
l'éloquence.  Il  vaut  cent  fois  mieux,  sans  doute,  savoir  faire  parler 
ses  acteurs  que  de  se  borner  à  les  faire  agir.  Nous  ne  pouvons 
trop  répéter  que  quatre  beaux  vers  de  sentiment  valent  mieux 
que  quarante  belles  attitudes.  Malheur  à  qui  croirait  plaire  par 
des  pantomimes  avec  des  solécismes  ou  avec  des  vers  froids  et 
durs,  pires  que  toutes  les  fautes  contre  la  langue  !  11  n'est  rien  de 
beau  en  aucun  genre  que  ce  qui  soutient  l'examen  attentif  de 
l'homme  de  goût. 

L'appareil,  l'action,  le  pittoresque,  font  un  grand  effet  sans 
doute  ;  mais  ne  mettons  jamais  le  bizarre  et  le  gigantesque  à  la 
place  de  la  nature,  et  le  forcé  à  la  place  du  simple;  que  le  déco- 

1.  Diderot,  dans  ses  Entretiens  sur  le  Fils  natuhel.  Voyez  OEuvres  complètes 
de  Dideroty  édition  Garnior  frères,  tome  V'Ii,  p.  83. 


270  PRÉFACE    DE    L'ÉDITION    DE    PARIS. 

ratour  ne  l'emporte  point  sur  Fauteur;  car  alors,  au  lieu  de 
tragédies,  on  aurait  la  rareté,  la  curiosité. 

La  pièce  qu'on  soumet  ici  aux  lumières  des  connaisseurs  est 
simple,  mais  très-difficile  à  l)ien  jouer:  on  ne  la  donne  point  au 
théâtre,  parce  qu'on  ne  la  croit  point  assez  bonne;  d'ailleurs, 
presque  tous  les  rôles  étant  principaux,  il  faudrait  un  concert  et 
un  jeu  de  théâtre  parfait  pour  faire  supporter  la  pièce  à  la  repré- 
sentation. 11  y  a  plusieurs  tragédies  dans  ce  cas,  telles  que  Brutus, 
Rome  sauva',  la  Mort  de  César,  qu'il  est  impossible  de  bien  jouer 
dans  l'état  de  médiocrité  où  on  laisse  tomber  le  théâtre,  faute 
d'avoir  des  écoles  de  déclamation,  comme  il  y  en  eut  chez  les 
Grecs,  et  chez  les  Romains  leurs  imitateurs. 

Le  concert  unanime  des  acteurs  est  très-rare  dans  a  tragédie. 
Ceux  qui  sont  chargés  des  seconds  rôles  ne  prennent  jamais  de 
part  à  l'action  ;  ils  craignent  de  contribuer  à  former  un  grand 
tableau  ;  ils  redoutent  le  parterre,  trop  enclin  à  donner  du  ridi- 
cule à  tout  ce  qui  n'est  pas  d'usage.  Très-peu  savent  distinguer  le 
familier  du  naturel.  D'ailleurs  la  misérable  habitude  de  débiter 
des  vers  comme  de  la  prose,  de  méconnaître  le  rhythme  et  l'har- 
monie, a  presque  anéanti  l'art  de  la  déclamation. 

L'auteur,  n'osant  donc  pas  donner  les  Scijthrs  au  théâtre,  ne 
présente  cet  ouvrage  que  comme  une  très-faible  esquisse  que 
quelqu'un  des  jeunes  gens  qui  s'élèvent  aujourd'hui  pourra  finir 
un  jour. 

On  verra  alors  que  tous  les  états  de  la  vie  humaine  peuvent 
être  représentés  sur  la  scène  tragique,  en  observant  toujours 
toutefois  les  bienséances,  sans  lesquelles  il  n'y  a  point  de  vraies 
beautés  chez  les  nations  policées,  et  surtout  aux  yeux  des  cours 
éclairées. 

Enfin  l'auteur  des  Scythes  s'est  occupé  pendant  quarante  ans 
du  soin  d'étendre  la  carrière  de  l'art.  S'il  n'y  a  pas  réussi,  il  aura 
du  moins  dans  sa  vieillesse  la  consolation  de  voir  son  objet  rem- 
pli par  des  jeunes  gens  qui  marcheront  d'un  pas  plus  ferme  que 
lui  dans  une  route  qu'il  ne  peut  plus  parcourir. 


PREFACE 


DES     EDITEURS     (J  L I     NOUS     ONT     PRECEDE     I.MM  ÉDI  ATEME.NT 


L'ôditiou  ({uo  nous  donnons  de  la  tragédie  des  Sci/llics  est  Ja 
plus  ample  et  la  plus  correcte  qu'on  ait  faite  jusqu'à  présent. 
Nous  pouvons  assurer  qu'elle  est  entièrement  conforme  au  ma- 
nuscrit d'après  lequel  la  pièce  a  été  jouée  sur  le  théâtre  de  Ferney, 
et  sur  celui  de  M.  le  marquis  de  Langallerie;  car  nous  savons 
(pi'elle  n'avait  été  composée  (fue  comme  un  amusement  de  société, 
pour  exercer  les  talents  de  quel({ues  personnes  de  mérite  qui  ont 
du  goût  pour  le  théâtre. 

L'édition  de  Paris  ne  pouvait  être  aussi  iidèle  que  la  nôtre, 
puis({u"elle  ne  fut  entreprise  que  sur  la  première  édition  de  Genève, 
à  laquelle  l'auteur  changea  plus  de  cent  vers,  que  le  théâtre  de 
Paris  ni  celui  de  Lyon  n'eurent  pas  le  temps  de  se  procurer.  Pierre 
Pellet  imprima  depuis  la  pièce  à  Genève  ;  mais  il  y  manque 
quelques  morceaux  qui  jusqu'à  présent  n'ont  été  qu'entre  nos 
mains.  D'ailleurs  il  a  omis  l'épître  dédicatoire,  qui  est  dans  un 
goût  aussi  nouveau  que  la  pièce,  et  la  préface,  que  les  amateurs 
ne  veulent  pas  perdre. 

Pour  l'édition  de  Hollande,  on  croira  sans  peine  ({u'ellc 
n'approche  pas  de  la  nôtre,  les  éditeurs  hollandais  n'étant  pas  à 
portée  de  consulter  l'auteur. 

Ceux  qui  ont  fait  l'édition  de  Bordeaux  sont  dans  le  même 
cas  :  enfin,  de  huit  éditions  qui  ont  paru,  la  nôtre  est  la  plus 
complète. 


1.  Tel  est  Fintitulé  de  cette  Préface  dans  l'édition  in-4°  (tome  V,  daté  de  176S) 
des  OEitvres  de  Voltaire.  Cet  intitulé  a  été  répété,  sans  aucune  explication,  dans 
l'édition  de  1775,  puis  dans  celle  de  Kehl.  Je  no  sais  quels  peuvent  être  ces  éditeurs 
qui  ont  précédé  immédiatement  ceux  de  1708;  car  la  Préface  n'était  pas  en  tète 
des  Scythes  dans  le  tome  IV  des  Nouveaux  Mélanges,  portant  le  niillésimc  1707. 
Elle  est,  au  reste,  l'œuvre  de  Voltaire.  (B.) 


272  PRÉFACE. 

11  faut  (lo  plus  ronsidrrcr  (|iu\  dans  prosquc  toutes  les  pièces 
nouvelles,  il  y  a  des  vers  (lu'on  ne  récite  point  d'abord  sur  la 
scène,  soit  par  des  convenances  qui  n'ont  qu'un  temps,  soit  par 
crainte  de  fournir  un  prétexte  à  des  allusions  malignes.  Nous 
trouvons,  i)ar  exemple,  dans  notre  exemplaire,  ces  vers  de  Sozame 
à  la  troisième  scène  du  premier  acte  : 

Ali  !  crois-moi  ;  tous  ces  exploits  affreux, 

Ce  grand  art  d'opprimer,  trop  indigne  du  bra\  e, 
D'être  esclave  d'un  roi  pour  faire  un  peuple  esclave, 
De  ramper  par  fierté  pour  se  faire  obéir, 
M'ont  égaré  longtemps,  et  font  mon  repentir. 

Il  y  a  dans  l'édition  de  Paris  : 

Ah!  crois-moi;  tous  ces  lauriers  affreux, 

Les  exploits  des  tyrans,  des  peuples  les  misères, 
Des  États  dévastés  par  des  mains  mercenaires. 
Ces  honneurs,  cet  éclat,  par  le  meurtre  achetés, 
Dans  le  fond  de  mon  cœur  je  les  ai  détestés. 

Ce  n'est  pas  à  nous  à  décider  lesquels  sont  les  meilleurs;  nous 
présentons  seulement  ces  deux  leçons  différentes  aux  amateurs 
qui  sont  en  état  d'en  juger  :  mais  sûrement  il  n'y  a  personne  qui 
puisse  avec  raison  faire  la  moindre  application  des  conquêtes  des 
Perses  et  du  despotisme  de  leurs  rois  avec  les  monarchies  et  les 
mœurs  de  l'Europe  telle  qu'elle  est  aujourd'hui. 

L'auteur  des  Scythes  nous  apprend  ^  qu'on  retrancha  à  Paris, 
dans  rOrphelin  de  la  Chine,  des  vers  de  Gengis-Kan,  que  l'on  récite 
aujourd'hui  sur  tous  les  théâtres. 

On  sait  que  ce  fut  Lien  pis  à  Mahomet,  et  ce  qu'il  fallut  de 
peines,  de  temps,  et  de  soins,  pour  rétablir  sur  la  scène  française 
cotte  tragédie  unique  en  son  genre,  dédiée  à  un  des  plus  vertueux 
papes  que  l'Église  ait  eus  jamais. 

Ce  qui  occasionne  quelquefois  des  variantes  que  les  éditeurs 
ont  peine  à  démêler,  c'est  la  mauvaise  humeur  des  critiques  de 
profession  qui  s'attachent  à  des  mots,  surtout  dans  des  pièces 
simples,  lesquelles  exigent  un  style  naturel,  et  bannissent  cette 
pompe  majestueuse  dont  les  esprits  sont  sul)j ligués  aux  premières 
représentations  dans  des  sujets  plus  importants. 

• 

1.  Voyez  VAvis  au  lecteur,  à  la  fin  des  Scythes,  et  dans  l'Orplielin  de  la  Chine 
(tome  IV,  du  Tltéâlre,  page  320),  la  scène  v  de  l'acte  11, 


PRÉFACK.  273 

C'est  ainsi  que  la  Brràiice  de  riliustre  Iiacine  essuya  tant  de 
reproches  sur  mille  expressions  familières  que  son  sujet  semi)lait 
permettre  : 

Belle  reine,  et  pourquoi  vous  offenseriez-vous? 

Arsace,  entrerons-nous?...  Et,  pourquoi  donc  partir? 

A-t-on  vu  de  ma  part  le  roi  de  Coinagène? 

II  sufTit.  Et  que  fait  la  reine  Bérénice? 

On  sait  qu'elle  est  charmante,  et  de  si  belles  mains.... 

Cet  amour  est  ardent,  il  le  faut  confesser. 

Encore  un  coup,  allons,  il  n'y  faut  plus  penser. 

Comme  vous  je  m'y  pr-rds  d'autant  plus  que  j'y  pense. 

Si  Titus  est  jaloux,  Titus  est  amoureux. 

Adieu  :  ne  quittez  point  ma  princesse,  ma  reine. 

Eh  quoi  !  seigneur,  vous  n'êtes  point  parti  *  ! 

Remettez-vous,  madame,  et  rentrez  en  vous-même  ; 
(>ar  enfin,  ma  princesse,  il  faut  nous  séparer. 
Dites,  parlez....  Hélas!  que  vous  me  déchirez! 
Pourquoi  suis-je  empereur?  pourquoi  suis-je  amoureux? 
Allons  :  Rome  en  dira  ce  qu'elle  en  voudra  dire. 
Quoi!  seigneur....  Je  ne  sais,  Paulin,  ce  (pie  je  dis. 

Environ  cinquante  vers  dans  ce  goût  furent  les  armes  que  les 
ennemis  de  Racine  tournèrent  contre  lui  :  on  les  parodia  à  la  farce 
italienne.  Des  gens  qui  n'avaient  pu  faire  quatre  vers  supportables 
dans  leur  vie  ne  manquèrent  pas  de  décider  dans  vingt  brochures 
que  le  plus  éloquent,  le  plus  exact,  le  plus  harmonieux  de  nos 
poètes  ne  savait  pas  faire  des  vers  tragiques.  On  ne  voulait  pas 
voir  que  ces  petites  négligences,  ou  plutôt  ces  naïvetés,  qu'on  appe- 
lait négligences,  étaient  liées  à  des  beautés  réelles,  k  des  sentiments 
vrais  et  délicats  que  ce  grand  homme  savait  seul  exprimer.  Aussi, 
quand  il  s'est  trouvé  des  actrices  capables  de  jouer  Bérénice,  elle  a 
toujours  été  représentée  avec  de  grands  applaudissements;  elle  a 
fait  verser  des  larmes  :  mais  la  nature  accorde  presque  aussi  rare- 
ment les  talents  nécessaires  pour  bien  déclamer  qu'elle  accorde 
le  don  de  faire  des  tragédies  dignes  d'être  représentées.  Les  esprits 
justes  et  désintéressés  les  jugent  dans  le  cabinet,  mais  les  acteurs 
seuls  les  font  réussir  au  théâtre. 

Racine  eut  le  courage  de  ne  céder  à  aucune  des  critiques  que 
l'on  fit  de  Bérénice  ;i\  s'enveloppa  dans  la  gloire  d'avoir  fait  une 
pièce  touchante  d'un  sujet  dont  aucun  de  ses  rivaux,  quel  qu'il 

1.  C'est  Bérénice  qui  dit  ce  vers  à  Antiochus.  Visé,  qui  était  dans  le  parterre, 
cria:  r  Qu'il  parte.  ->  {Note  de  Voltaire.) 

G.  —  Théathe.     V.  18 


274  PRÉFACE. 

|)ût  être,  n'aurait  pu  tirer  deux  ou  trois  scènes;  que  dis-je?  une 
seule  qui  eût  pu  contenter  la  délicatesse  de  la  cour  de  Louis  XIV. 

Ce  qui  fait  bien  connaître  le  cœur  humain,  c'est  que  personne 
n'écrivit  contre  la  Bh-hike  de  Corneille  qu'on  jouait  en  même 
temps,  et  (jue  cent  critiques  se  déchaînaient  contre  la  Btrènice  de 
Racine,  Quelle  en  était  la  raison  ?  C'est  qu'on  sentait  dans  le  fond 
de  son  cœur  la  supériorité  de  ce  style  naturel,  auquel  personne 
ne  pouvait  atteindre;  on  sentait  que  rien  n'est  plus  aisé  que  de 
coudre  ensemble  des  scènes  ampoulées,  et  rien  de  plus  difficile 
que  de  bien  parler  le  langage  du  cœur. 

Racine,  tant  critiqué,  tant  poursuivi  par  la  médiocrité  et  par 
l'envie,  a  gagné  à  la  longue  tous  les  suffrages.  Le  temps  seul  a 
vengé  sa  mémoire. 

Nous  avons  vu  des  exemples  non  moins  frappants  de  ce  que 
peuvent  la  malignité  et  le  préjugé, -Ir/t/f/iV/p  du  Gucsclhi  fut  rebutée 
dès  le  premier  acte  jusqu'au  dernier.  On  s'est  avisé,  après  plus  de 
trente  années  S  de  la  remettre  au  théâtre,  sans  y  changer  un  seul 
mot,  et  elle  y  a  eu  le  succès  le  plus  constant. 

Dans  toutes  les  actions  publiques,  la  réussite  dépend  beaucoup 
plus  des  accessoires  que  de  la  chose  même.  Ce  qui  entraîne  tous 
les  suffrages  dans  un  temps  aliène  tous  les  esprits  dans  un  autre. 
Il  n'est  qu'un  seul  genre  pour  lequel  le  jugement  du  public  ne 
varie  jamais,  c'est  celui  de  la  satire  grossière,  qu'on  méprise, 
même  en  s'en  amusant  quelques  moments;  c'est  cette  critique 
acharnée  et  mercenaire  d'ignorants  qui  insultent  à  prix  fait  aux 
arts  qu'ils  n'ont  jamais  pratiqués,  qui  dénigrent  les  tableaux  du 
Salon  sans  avoir  su  dessiner,  qui  s'élèvent  contre  la  musique  de 
Rameau  sans  savoir  solfier  :  misérables  bourdons  qui  vont  de 
ruche  en  ruche  se  faire  chasser  par  les  abeilles  laborieuses! 

1.  Voyez  Théâtre,  tome  II,  page  76. 


LES  SCYTHES 


PERSONNAGES 


HERMODAN,  pèro  d'Indatire,  liabiLant  d'un  canton  scythe. 

INDATIRE. 

ATHAMARE,  prince  d'Ecbatane. 

SOZAME,  ancien  général  persan,  retiré  en  Scytliie. 

OBÉIDE,  fille  de  Sozame. 

SULMA,  compagne  d'Obéide. 

HIRCAN,  officier  d'Athamare. 

SCYTHES    ET     PERSANS. 


1.  Noms  dos  acteurs  qui  jouèrent  dans  cette  tragédie  et  dans  la  Famille  extra- 
vagante, de  Legrand,  qui  l'accompagnait  :  Bonneval,  Paulin,  Lekai\  (Atliamare), 
Brizard  (Hermodan),  Mole  (Indatirc),  Dalberval  (Sozame),  Augeh,  Feisllie,  Bel- 
i.EMONT,  Velleane;  M""'*  Préville,  Llzzy,  La  Chassaig\e,  Livry,  Dlrancï  (Obcide). 
Recette  :  3,630  livres    —  (G.  A.) 


LES   SCYTHES 

TRAGEDIE 


ACTE    PREMIER. 


(  Le  théâtre  représente  un  bocage  et  un  berceau,  avec  un  banc  da  gazon  ;  on  voit  dans  le 
lointain  des  campagnes  et  des  cabanes.) 


SCÈNE    I. 

IIERMODAN,    INDATIRE,    et    deux   Scythes, 

couverts  de  peaux  de  tigres  ou  de  lions. 
HERMODAN. 

Indatire,  mon  fils,  quelle  est  donc  cette  audace  ? 

Qui  sont  ces  étrangers?  Quelle  insolente  race 

A  franchi  les  sommets  des  rochers  d'Immaiis? 

Apportent-ils  la  guerre  aux  rives  de  l'Oxus? 

Que  viennent-ils  chercher  dans  nos  forêts  tranquilles? 

INDATIRE. 

Mes  hraves  compagnons,  sortis  de  leurs  asiles, 
Avec  rapidité  se  sont  rejoints  à  moi, 
Ainsi  qu'on  les  voit  tous  s'attrouper  sans  effroi 
Contre  les  fiers  assauts  des  tigres  d'Hircanie. 
Notre  troupe  assemhlée  est  faihle,  mais  unie, 
Instruite  à  défier  le  péril  et  la  mort. 
Elle  marche  aux  Persans,  elle  avance  ;  et  d'ahord 
Sur  un  coursier  superhe  à  nos  yeux  se  présente 
In  jeune  homme  entouré  d'une  pompe  éclatante; 
L'or  et  les  diamants  hrillent  sur  ses  hahits  ; 
Son  turban  disparaît  sous  les  feux  des  rubis  : 
11  voudrait,  nous  dit-il,  parler  à  notre  maître. 


278  LES    SCYTHES. 

Nous  le  saluons  tous,  en  lui  faisant  connaître 
Que  ce  titre  de  maître,  aux  Persans^  si  sacré. 
Dans  ranti([ue  Scytliie  est  un  titre  ignoré  : 
■ — '  «  Nous  sommes  tous  égaux  sur  ces  rives  si  chères, 
.„^-  Sans  rois  et  sans  sujets,  tous  libres  et  tous  frères. 

Que  Teux-tu  clans  ces  lieux?  Viens-tu  pour  nous  traiter 

En  hommes,  en  amis,  ou  pour  nous  insulter?  » 

Alors  il  me  répond,  d'une  voix  douce  et  fière, 

Que,  des  États  persans  visitant  la  frontière. 

Il  veut  voir  à  loisir  ce  peuple  si  vanté 

Pour  ses  antiques  mœurs  et  pour  sa  liberté. 

Nous  avons  avec  joie  entendu  ce  langage  : 

Mais  j'observais  pourtant  je  ne  sais  quel  nuage, 

L'empreinte  des  ennuis  ou  d'un  dessein  profond, 

Et  les  sombres  chagrins  répandus  sur  son  front. 

Nous  offrons  cependant  à  sa  troupe  brillante 

Des  hôtes  de  nos  bois  la  dépouille  sanglante. 

Nos  utiles  toisons,  tout  ce  qu'en  nos  climats 

La  nature  indulgente  a  semé  sous  nos  pas  ; 

]\Iais  surtout  des  carquois,  des  flèches,  des  armures. 

Ornements  des  guerriers,  et  nos  seules  parures. 

Ils  présentent  alors  à  nos  regards  surpris 

Des  chefs-d'œuvre  d'orgueil  sans  mesure  et  sans  prix. 

Instruments  de  mollesse,  où  sous  l'or  et  la  soie 

Des  inutiles  arts  tout  l'effort  se  déploie. 

Nous  avons  rejeté  ces  présents  corrupteurs, 

Trop  étrangers  pour  nous,  trop  peu  faits  pour  nos  mœurs. 

Superbes  ennemis  de  la  simple  nature  : 

L'appareil  des  grandeurs  au  pauvre  est  une  injure; 

Et  recevant  enfin  des  dons  moins  dangereux, 

Dans  notre  pauvreté  nous  sommes  plus  grands  qu'eux. 

Nous  leur  donnons  le  droit  de  poursuivre  en  nos  plaines. 

Sur  nos  lacs,  en  nos  bois,  aux  bords  de  nos  fontaines. 

Les  habitants  des  airs,  de  la  terre,  et  des  eaux. 

Contents  de  notre  accueil,  ils  nous  traitent  d'égaux  ; 

Enfin  nous  nous  jurons  une  amitié  sincère. 

Ce  jour,  n'en  doutez  point,  nous  est  un  jour  prospère. 

Ils  pourront  voir  nos  jeux  et  nos  solennités. 

Les  charmes  d'Obéide  et  mes  félicités. 

1.  Répétons   que    les   Persans  figurent  les  Français,   et  que    la  Scythie  est  la 
Suisse.  Voltaire  disait  même  qu'lndatirc  était  no  dans  le  canton  de  Zug.  (Ci.  A.) 


ACTE    I,    SCÈNE    I.  279 

HERMODAN. 

Ainsi  donc,  mon  cher  fils,  jusqu'en  notre  contrée 
La  Perse  est'triomphante;  Obéide  adorée 
Par  un  charme  invincil)le  a  subjugué  tes  sens! 
Cet  objet,  tu  le  sais,  naquit  chez  les  Persans, 

INDATIRE. 

On  le  dit;  mais  qu'importe  où  le  ciel  la  fit  naître? 

HERMODAN, 

Son  père  jusqu'ici  ne  s" est  point  fait  connaître; 
Depuis  quatre  ans  entiers  qu'il  goûte  dans  ces  lieux 
La  liberté,  la  paix,  que  nous  donnent  les  dieux, 
3Ialgré  notre  amitié,  j'ignore  quel  orage 
Transplanta  sa  famille  en  ce  désert  sauvage. 
Mais  dans  ses  entretiens  j'ai  souvent  démêlé 
Que  d'une  cour  ingrate  il  était  exilé. 
Il  est  persécuté  :  la  vertu  malheureuse 
Devient  plus  respectable,  et  m'est  plus  précieuse  ; 
Je  vois  avec  plaisir  que  du  sein  des  honneurs 
Il  s'est  soumis  sans  peine  à  nos  lois,  à  nos  mœurs, 
-Quoiqu'il  soit  dans  un  âge  où  l'àme  la  plus  pure 
-Peut  rarement  changer  le  pli  de  la  nature. 

INDATIRE. 

Son  adorable  fille  est  encore  au-dessus  : 

De  son  sexe  et  du  nôtre  elle  unit  les  vertus  ; 

Courageuse  et  modeste,  elle  est  belle  et  l'ignore  ; 

Sans  doute  elle  est  d'un  rang  que  chez  elle  on  honore; 

Son  àme  est  noble  au  moins,  car  elle  est  sans  orgueil  ; 

Simple  dans  ses  discours,  affable  en  son  accueil  ; 

Sans  avilissement  à  tout  elle  s'abaisse  ; 

D'un  père  infortuné  soulage  la  vieillesse, 

Le  console,  le  sert,  et  craint  d'apercevoir 

Qu'elle  va  quelquefois  par  delà  son  devoir. 

On  la  voit  supporter  la  fatigue  obstinée 

Pour  laquelle  on  sent  trop  qu'elle  n'était  point  née  : 

Elle  brille  surtout  dans  nos  champêtres  jeux. 

Nobles  amusements  d'un  peuple  belliqueux  ; 

Elle  est  de  nos  beautés  l'amour  et  le  modèle  ; 

Le  ciel  la  récompense  en  la  rendant  plus  belle, 

HERMODAN", 

Oui,  je  la  crois,  mon  fils,  digne  de  tant  d'amour  : 
Mais  d'où  vient  que  son  père,  admis  dans  ce  séjour. 
Plus  formé  qu'elle  encore  aux  usages  des  Scythes, 


2.^0  Li:S    SCYTHES. 

Atlorateiir  tics  lois  que  nos  mœurs  ont  prescrites, 

Notre  ami,  notre  frère  en  nos  cœurs  adopté, 

Jamais  de  son  destin  n'a  rien  manifesté? 

Sur  son  rang,  sur  les  siens,  pourquoi  se  taire  encore? 

Rougit-on  de  parler  de  ce  qui  nous  honore  ? 

Et  puis-je  abandonner  ton  cœur  trop  prévenu 

Au  sang  d'un  étranger  qui  craint  d'être  connu? 

INDATIIîE, 

Quel  qu'il  soit,  il  est  libre,  il  est  juste,  intrépide; 
11  m'aime,  il  est  enfin  le  père  d'Obéide. 

HERMODAN. 

Que  je  lui  parle  au  moins. 


SCENE    II. 

HERMODAN,    INDATIRE,    SOZAME. 

INDATIRE,   allant  à  Sozame. 

0  vieillard  généreux! 
0  cher  concitoyen  de  nos  pâtres  heureux  ! 
Les  Persans,  en  ce  jour  venus  dans  la  Scythie, 
Seront  donc  les  témoins  du  saint  nœud  qui  nous  lie! 
Je  tiendrai  de  tes  mains  un  don  plus  précieux 
Due  le  trône  où  Cyrus  se  crut  égal  aux  dieux. 
J'en  atteste  les  miens  et  le  jour  qui  m'éclaire, 
Mon  cœur  se  donne  à  toi  comme  il  est  à  mon  père  ; 
Je  te  sers  comme  lui.  Quoi!  tu  verses  des  pleurs! 

SOZAME. 

J'en  verse  de  tendresse;  et  si  dans  mes  malheurs 
Cette  heureuse  alliance,  où  mon  bonheur  se  fonde, 
Guérit  d'un  cœur  flétri  la  blessure  profonde, 
La  cicatrice  en  reste  ;  et  les  biens  les  plus  chers 
Rappellent  quelquefois  les  maux  qu'on  a  soufferts. 

IXDATIRE. 

.l'ignore  tes  chagrins;  ta  vertu  m'est  connue  : 
Qui  peut  donc  t'affliger?  Ma  candeur  ingénue 
Mérite  que  ton  cœur  au  mien  daigne  s'ouvrir. 

HERMODAN. 

A  la  teixh'e  amitié  tu  peux  tout  découvrir; 
Tu  le  dois. 


ACTE    I,    SCENE    m.  281 

SOZAME. 

0,  mon  fils  !  ô  mon  cher  Indatire! 
Ma  fille  est,  je  le  sais,  soumise  à  mon  empire; 
Elle  est  l'unique  bien  que  les  dieux  m'ont  laissé. 
J'ai  voulu  cet  hymen,  je  l'ai  déjà  pressé; 
Je  ne  la  gêne  point  sous  la  loi  paternelle; 
Son  choix  ou  son  refus,  tout  doit  dépendre  d'elle. 
Que  ton  père  aujourd'hui,  pour  former  ce  lien, 
Traite  son  digne  sang  comme  je  fais  le  mien  ; 
Et  que  la  liberté  de  ta  sage  contrée 
Préside  à  l'union  que  j'ai  tant  désirée. 
Avec  ce  digne  ami  laisse-moi  m'expliquer  : 
Va,  ma  bouche  jamais  ne  pourra  révoquer 
L'arrêt  qu'en  ta  faveur  aura  porté  ma  fille. 
Va,  cher  et  noble  espoir  de  ma  triste  famille, 
Mon  fils,  obtiens  ses  vœux,  je  te  réponds  des  miens. 

INDATIRE. 

J'embrasse  tes  genoux,  et  je  revole  aux  siens. 


SCENE    III. 
HERMODAN,    SOZAME  i. 

SOZAME. 

Ami,  reposons-nous  sur  ce  siège  sauvage. 
Sous  ce  dais  qu'ont  formé  la  mousse  et  le  feuillage. 
La  nature  nous  l'offre  ;  et  je  hais  dès  longtemps 
Ceux  que  l'art  a  tissus  dans  les  palais  des  grands. 

HERMODAN. 

Tu  fus  donc  grand  en  Perse? 

SOZAME. 

Il  est  vrai. 

HERMODAX. 

Ton  silence 
M'a  privé  trop  longtemps  de  cette  confidence. 
Je  ne  hais  point  les  grands;  j'en  ai  vu  quelquefois 
Qu'un  désir  curieux  attira  dans  nos  bois  : 


1.  «  La  pièce  est  difficile  à  jouer,  écrivait  Voltaire.  Klle  a  surtout  besoin  do  doux 
vieillards  qui  soient  naturels  et  attendrissants.  » 


LES    SCYTHES. 

J'aimai  de  ces  Persans  les  mœurs  nobles  et  fières. 

Je  sais  que  les  humains  sont  nés  égaux  et  frères; 

Mais  je  n'ignore  pas  que  l'on  doit  respecter 

Ceux  qu'en  exemple  au  peu])le  un  roi  veut  présenter; 

Et  la  simplicité  de  notre  république 

N'est  point  une'leçon  pour  l'état  monarchique. 

Craignais-tu  qu'un  ami  te  fût  moins  attaché? 

Crois-moi,  tu  t'abusais. 

SOZAME. 

Si  je  t'ai  tant  caché 
Mes  honneurs,  mes  chagrins,  ma  chute,  ma  misère, 
La  souVcc  de  mes  maux,  pardonne  au  cœur  d'un  père 
J'ai  tout  perdu  :  ma  fdle  est  ici  sans  appui  ; 
Et  j'ai  craint  que  le  crime,  et  la  honte  d'autrui 
j\e  rejaillît  sur  elle  et  ne  flétrît  sa  gloire. 
Apprends  d'elle  et  de  moi  la  malheureuse  histoire. 

(Ils  s'asseyent  tous  deux.) 
HEP.MODAN. 

Sèche  tes  pleurs,  et  parle. 

SOZAME. 

Apprends  que  sous  Cyrus 
Je  portais  la  terreur  aux  peuples  éperdus. 
Ivre  de  cette  gloire  à  qui  l'on  sacrifie, 
Ce  fut  moi  dont  la  main  subjugua  l'Hircanie, 
Pays  libre  autrefois. 

HERMODAN. 

Il  est  bien  malheureux  ; 
11  fut  lil)re. 

SOZAME. 

Ah!  crois-moi,  tous  ces  exploits  affreux'. 
Ce  grand  art  d'opprimer,  trop  indigne  du  brave, 
D'être  esclave  d'un  roi  pour  faire  un  peuple  esclave, 
De  ramper  par  fierté  pour  se  faire  obéir. 
M'ont  égaré  longtemps,  et  font  mon  repentir... 
Enfin  Cyrus,  sur  moi,  répandant  ses  largesses, 
M'orna  de  dignités,  me  combla  de  richesses; 
A  ses  conseils  secrets  je  fus  associé. 
Mon  protecteur  mourut,  et  je  fus  oublié. 
.J'abandonnai  Cambyse,  illustre  téméraire, 


1.  Voyez  la  seconde  préface,  page  271. 


ACTE   I,    SCÎwNE    III.  283 

Indigne  successeur  do  son  auguste  pèrc; 

Echatane,  du  Mède  autrefois  le  séjour, 

Cacha  mes  cheveux  hhnics  à  sa  nouvelle  cour  : 

.Mais  son  frère  Smerdis,  gouvernant  la  Médie, 

Smerdis,  de  la  vertu  persécuteur  impie, 

De  mes  jours  honorés  empoisonna  la  fin. 

Un  enfant  de  sa  sœur,  un  jeune  homme  sans  frein, 

(lénéreux,  il  est  vrai,  vaillant,  peut-être  aimable. 

Mais  dans  ses  passions  caractère  indomptable. 

Méprisant  son  épouse  en  possédant  son  cœur. 

Pour  la  jeune  0])éide  épris  avec  fureur, 

Prétendit  m'arracher,  en  maître  despotique. 

Ce  soutien  de  mon  âge  et  mon  espoir  unique. 

Athamare  est  son  nom  ;  sa  criminelle  ardeur 

M'entraînait  au  tond)eau  couvert  de  déshonneur. 

HERMODAN. 

As-tu  par  son  trépas  repoussé  cet  outrage'? 

SOZAME. 

J'osai  l'en  menacer.  Ma  fille  eut  le  courage 
De  me  forcer  à  fuir  les  transports  violents 
D'un  esprit  indomptable  en  ses  emportements  : 
De  sa  mère  en  ce  temps  les  dieux  l'avaient  privée  ; 
Par  moi  seul  à  ce  prince  elle  fut  enlevée. 
Les  dignes  courtisans  de  l'infâme  Smerdis, 
Monstres  par  ma  retraite  à  parler  enhardis, 
Employèrent  bientôt  leurs  armes  ordinaires. 
L'art  de  calomnier  en  paraissant  sincères  ; 
Ils  feignaient  de  me  plaindre  en  osant  m'accuser. 
Et  me  cachaient  la  main  qui  savait  m'écraser  ; 
C'est  un  crime  en  Médie,  ainsi  qu'à  Babylone, 
D'oser  parler  en  homme  à  l'héritiei'  du  trône. 

HERMODAX. 

0  de  la  servitude  effets  avilissants  ! 

Quoi  !  la  plainte  est  un  crime  à  la  cour  des  Persans  ! 

SOZAME. 

Le  premier  de  l'État,  quand  il  a  pu  déplaire, 
S'il  est  persécuté,  doit  souffrir  et  se  taire. 

HERMODAN, 

Comment  recherchas-tu  cette  basse  grandeur'  ? 

(Les  deux  vieillards  se  lèvent.) 

1.  La  censure  laissa  passer  c;;s  vers.  <i  La  police  a  juge  sagement,  écrivait  Vol- 
taire, que  ces  choses-là  n'arrivaient  qu'en  Perse.  » 


284  LES    SCYTHES. 

SOZAME. 

Ce  souvenir  honteux  soulève  encor  mon  cœur. 

Ami,  tout  ce  que  peut  l'adroite  calomnie, 

Pour  m'arraclier  riionneur,  la  fortune  et  la  vie, 

Tout  fut  tenté  par  eux,  et  tout  leur  réussit  : 

Smerdis  proscrit  ma  tête  ;  on  partage,  on  ravit. 

Mes  emplois  et  mes  biens,  le  prix  de  mon  service^  : 

Ma  fille  en  fait  sans  peine  un  noble  sacrifice, 

Ne  voit  plus  que  son  père;  et,  subissant  son  sort. 

Accompagne  ma  fuite  et  s'expose  à  la  mort. 

Nous  partons  ;  nous  marchons  de  montagne  en  abîme 

Du  ïaurus  escarpé  nous  franchissons  la  cime. 

Bientôt  dans  vos  forêts,  grâce  au  ciel  parvenu, 

J'y  trouvai  le  repos  qui  m'était  inconnu. 

J'y  voudrais  être  né.  Tout  mon  regret,  mon  frère, 

Est  d'avoir  parcouru  ma  fatale  carrière 

Dans  les  camps,  dans  les  cours,  à  la  suite  des  rois, 

Loin  des  seuls  citoyens  gouvernés  par  les  lois  ; 

Mais  je  sens  que  ma  fille,  aux  déserts  enterrée, 

Du  faste  des  grandeurs  autrefois  entourée, 

Dans  le  secret  du  cœur  pourrait  entretenir 

De  ses  honneurs  passés  l'importun  souvenir  ; 

J"ai  peur  que  la  raison,  l'amitié  filiale. 

Combattent  faiblement  l'illusion  fatale, 

Dont  le  charme  trompeur  a  fasciné  toujours 

Des  yeux  accoutumés  à  la  pompe  des  cours  : 

A'oilà  ce  qui  tantôt,  rappelant  mes  alarmes, 

A  rouvert  un  moment  la  source  de  mes  larmes-. 

HEUMODAN. 

Que  peux-tu  craindre  ici?  Qu'a-t-elle  à  regretter? 
Nous  valons  pour  le  moins  ce  qu'elle  a  su  quitter  : 
Elle  est  libre  avec  nous,  applaudie,  honorée; 
D'aucuns  soins  dangereux  sa  paix  n'est  altérée. 
La  franchise  qui  règne  en  notre  heureux  séjour 
Fait  mépriser  les  fers  et  l'orgueil  de  ta  cour, 

SOZAME. 

Je  mourrais  trop  content  si  ma  chère  Obéide 
Haïssait  comme  moi  cette  cour  si  perfide. 


1.  Voltaire  raconte  ici  sa  propre  histoire,  avant  son  refuge  en  Suisse.  (G.  A.) 
'2.  M""=   Denis,  sa   nièce,  regretta   longtemps  Paris,  et  c'est  pour  la    distraire 
que  le  pliilosoplie  eut  à  Ferney  un  si  grand  train  de  maison. 


ACTE    I,    SCENE    V.  283 

Pourra-t-elle  on  ellet  penser,  dans  ses  beaux  ans, 
Ainsi  qu'un  vieux  soldat  détrompé  par  le  temps? 
Tu  connais,  cher  ami,  mes  grandeurs  éclipsées. 
Et  mes  soupçons  présents,  et  mes  douleurs  passées  ; 
Cache-les  à  ton  fils,  et  que  de  ses  amours 
Mes  chagrins  inquiets  n'altèrent  point  le  cours. 

HERMODAN. 

Va,  je  te  le  promets;  mais  apprends  qu'on  devine 
Dans  ces  rustiques  lieux  ton  illustre  origine; 
Tu  n'en  es  pas  moins  cher  à  nos  simples  esprits. 
Je  tairai  tout  le  reste,  et  surtout  à  mon  fils  ; 
Il  s'en  alarmerait. 


SCENE   IV. 
HERMODAN,    SOZAxME,    INDATIRE. 

INDATIRE. 

Obéide  se  donne, 
Obéide  est  à  moi,  si  ta  bonté  l'ordonne, 
Si  mon  père  y  souscrit. 

SOZAME. 

Nous  l'approuvons  tous  deux  : 
Notre  bonheur,  mon  fils,  est  de  te  voir  heureux. 
Cher  ami,  ce  grand  jour  renouvelle  ma  vie; 
Il  me  fait  citoyen  de  ta  noble  patrie. 

SCÈNE  V. 
SOZAME,    HERMODAN,    INDATIRE,    un  scythe. 

LE    SCYTHE. 

Respectables  vieillards,  sachez  que  nos  hameaux 
Seront  bientôt  remplis  de  nos  hôtes  nouveaux. 
Leur  chef  est  empressé  de  voir  dans  la  Scythie 
Un  guerrier  qu'il  connut  aux  champs  de  la  Médie  ; 
11  nous  demande  à  tous  en  quels  lieux  est  caché 
Ce  vieillard  malheureux  qu'il  a  longtemps  cherché. 

H E RM  0 D  AN  ,   à  Sozame. 

0  ciel!  jusqu'en  mes  bras  il  viendrait  te  poursuivre! 


LES    SCYTHES. 

INDATIRE. 

Lui,  poursuivre  Sozame!  11  cesserait  de  vivre. 

LE     SCYTHE. 

Ce  généreux  Persan  ne  vient  point  défier 

Ln  peuple  de  pasteurs  inno(;ent  et  guerrier; 

Il  paraît  accablé  d'une  douleur  profonde  : 

Peut-être  est-ce  un  banni  qui  se  dérobe  au  monde, 

Un  illustre  exilé  qui,  dans  nos  régions, 

Fuit  une  cour  féconde  en  révolutions. 

Nos  pères  en  ont  vu  qui,  loin  de  ces  naufrages, 

Rassasiés  de  trouble,  et  fatigués  d'orages. 

Préféraient  de  nos  mœurs  la  grossière  âpreté 

Aux  attentats  commis  avec  urbanité. 

Celui-ci  paraît  fier,  mais  sensible,  mais  tendi'e  ; 

Il  veut  caclier  les  pleurs  que  je  l'ai  vu  répandre. 

HER.MODAN,   À  Sozame. 

Ses  pleurs  me  sont  suspects,  ainsi  que  ses  présents. 
Pardonne  à  mes  soupçons,  mais  je  crains  les  Persans 
Ces  esclaves  brillants  veulent  au  moins  séduire. 
Peut-être  c'est  à  toi  qu'on  cherche  encore  à  nuire  ; 
Peut-être  ton  tyran,  par  ta  fuite  trompé. 
Demande  ici  ton  sang  à  sa  rage  échappé. 
D'un  prince  quelquefois  le  malheureux  ministre 
Pleure  en  obéissant  à  son  ordre  sinistre. 

SOZAME. 

Oubliant  tous  les  rois  dans  ces  heureux  climats, 
Je  suis  oublié  d'eux,  et  je  ne  les  crains  pas^. 

INDATIRE,   à  Sozamo. 

Nous  mourrions  k  tes  pieds  avant  qu'un  téméraire 
Pût  manquer  seulement  de  respect  à  mou  père. 

LE    SCYTHE. 

S'il  vient  pour  te  trahir,  va,  nous  l'en  punirons; 
Si  c'est  un  exilé,  nous  le  protégerons. 

INDATIRE. 

Ouvrons  en  paix  nos  cœurs  à  la  pure  allégresse. 
Que  nous  fait  d'un  Persan  la  joie  ou  la  tristesse? 
Et  qui  peut  chez  le  Scythe  envoyer  la  terreur  ? 
Ce  mot  honteux  de  crainte  a  révolté  mon  cœur. 
Mon  père,  mes  amis,  daignez  de  vos  mains  pures 


i.  Toujours  Voltaire  à  Ferney.  (G.  A.) 


ACTE    I,    SCÈNE    V.  287 

lMé[)arer  cet  autel  redouté  des  parjures  ; 

Ces  festons,  ces  flambeaux,  ces  gages  de  ma  foi. 

(A  Sozame.) 

Viens  présenter  la  main  qui  combattra  pour  toi, 
Cette  main  trop  heureuse,  à  ta  fille  promise. 
Terrible  aux  ennemis,  à  toi  toujours  soumise. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE   DEUXIÈME. 


SCENE    T. 

OBÉIDE,    SULMA. 

SLLMA, 

Vous  y  résolvez-vous? 

OEKIDE^, 

Oui,  j'aurai  le  courage 
D'ensevelir  mes  jours  en  ce  désert  sauvage  ; 
On  ne  me  verra  point,  lasse  d'un  long  effort, 
Dim  père  inébranlable  attendre  ici  la  mort 
Pour  aller  dans  les  murs  de  l'ingrate  Ecbatane 
Essayer  d'adoucir  la  loi  qui  le  condamne, 
Pour  aller  recueillir  des  débris  dispersés 
Que  tant  d'avides  mains  ont  en  foule  amassés. 
Quand  sa  fuite  en  ces  lieux  fut  par  lui  méditée, 
Ma  jeunesse  peut-être  en  fut  épouvantée; 
Mais  j'eus  honte  bientôt  de  ce  secret  retour 
Qui  rappelait  mon  cœur  à  mon  premier  séjour. 
J'ai  sans  doute  à  ce  cœur  fait  trop  de  violence 
Pour  démentir  jamais  tant  de  persévérance. 
Je  me  suis  fait  enfin,  dans  ces  grossiers  climats. 
Un  esprit  et  des  mœurs  cpie  je  n'espérais  pas. 
Ce  n'est  plus  Obéide  à  la  cour  adorée, 
D'esclaves  couronnés  à  toute  heure  entourée; 
Tous  ces  grands  de  la  Perse,  à  ma  porte  rami)ants. 
Ne  viennent  plus  flatter  l'orgueil  de  mes  beaux  ans. 
D'un  peuple  industrieux  les  talents  mercenaires 
De  mon  goût  dédaigneux  ne  sont  plus  tributaires  : 
J'ai  pris  un  nouvel  être;  et,  s'il  m'en  a  coûté 

1.  Voilà  maintenant  M""'  Denis.  (G.  A.) 


ACTK    II.    S(:i:n1-:    l.  28!» 

Pour  subir  le  travail  avec  la  ])auvreté, 

La  gloire  de  me  vaincre  et  d'imiter  mon  père. 

En  m'en  donnant  la  force,  est  mon  noble  salaire. 

SULMA. 

Votre  rare  \ovln  [)asse  votre  malheur  : 
Dans  votre  abaissement  je  vois  votre  grandeur, 
Je  vous  admire  en  tout;  mais  le  cœur  est-il  maître 
De  renoncer  aux  lieux  où  le  ciel  nous  lit  naître? 
La  nature  a  ses  droits;  ses  bienfaisantes  mains 
Ont  "mis  ce  sentiment  dans  les  faibles  humains. 
On  souffre  en  sa  patrie,  elle  peut  nous  déplaire; 
Mais  quand  on  Ta  perdue,  alors  elle  est  bien  chère. 

OBÉIDK. 

Le  ciel  m'en  donne  une  autre,  et  je  la  dois  chérir, 
La  supporter  du  moins,  y  languir,  y  mourir; 
Telle  est  ma  destinée...  Hélas!  tu  l'as  suivie! 
Tu  quittas  tout  pour  moi,  tu  consoles  ma  vie; 
Mais  je  serais  barbare  en  t'osant  proposer 
De  porter  ce  fardeau  qui  commence  à  peser. 
Dans  les  lâches  parents  qui  m'ont  abandonnée 
Tu  trouveras  peut-être  une  âme  assez  bien  née. 
Compatissante  assez  pour  acquitter  vers  toi 
Ce  que  le  sort  m'enlève,  et  ce  que  je  te  doi  ; 
D'une  pitié  bien  juste  elle  sera  frappée 
En  voyant  de  mes  pleurs  une  lettre  trempée. 
Pars,  ma  chère  Sulma  ;  revois,  si  tu  le  veux, 
La  superbe  Ecbatane  et  ses  peuples  heureux; 
Laisse  dans  ces  déserts  ta  fidèle  Obéide. 

SULMA. 

Ah!  que  la  mort  plutôt  frappe  cette  perfide 
Si  jamais  je  conçois  le  criminel  dessein 
De  chercher  loin  de  vous  un  bonheur  incertain  ! 
J'ai  vécu  pour  vous  seule,  et  votre  destinée 
Jusques  à  mon  tombeau  tient  la  mienne  enchaînée; 
Mais  je  vous  l'avouerai,  ce  n'est  pas  sans  horreur 
Que  je  vois  tant  d'appas,  de  gloire,  de  grandeur. 
D'un  soldat  de  Scythie  être  ici  le  partage. 

OBÉIDE. 

Après  mon  infortune,  après  l'indigne  outrage 
Qu'a  fait  à  ma  famille,  à  mon  âge,  à  mon  nom. 
De  l'immortel  Cyrus  un  fatal  rejeton  ; 
De  la  cour  à  jamais  lorsque  tout  me  sépare, 

G.  —  Théâtre.     V.  10 


290  LES    SCYTHES. 

Quand  je  dois  tant  haïr  ce  funeste  Athamare: 
Sans  état,  sans  patrie,  inconnue  en  ces  lieux. 
Tous  les  humains,  Sulma,  sont  égaux  à  mes  yeux: 
Tout  m'est  indifïérent. 

SULMA. 

Ah!  contrainte  inutile! 
Est-ce  avec  des  sanglots  qu'on  montre  un  cœur  tranquille? 

OBÉIDE. 

Cesse  de  m'arracher,  en  croyant  m'éblouir, 

Ce  malheureux  repos  dont  je  cherche  à  jouir. 

Au  parti  que  je  prends  je  me  suis  condamnée. 

Va,  si  mon  cœur  m'appelle  aux  lieux  où  je  suis  née, 

Ce  cœur  doit  s'en  punir  ;  il  se  doit  imposer 

Un  frein  qui  le  retienne,  et  qu'il  n'ose  briser. 

SULMA. 

D'un  père  infortuné,  victime  volontaire. 

Quels  reproches,  hélas  !  auriez-vous  à  vous  faire  ? 

OBÉIDE. 

Je  ne  m'en  ferai  plus.  Dieux!  je  vous  le  promets, 
Obéide  à  vos  yeux  ne  rougira  jamais. 

SULMA. 

Qui,  vous? 

OBÉIDE. 

Tout  est  fini.  Mon  père  veut  un  gendre, 
Il  désigne  Indatire,  et  je  sais  trop  l'entendre  : 
Le  fils  de  son  ami  doit  être  préféré. 

SULMA. 

Votre  choix  est  donc  fait? 

OBÉIDE. 

Tu  vois  l'autel  sacré 
Que  préparent  déjà  mes  compagnes  heureuses. 
Ignorant  de  l'hymen  les  chaînes  dangereuses. 
Tranquilles,  sans  regrets,  sans  cruel  souvenir'. 

SULMA. 

D'où  vient  qu'à  cet  aspect  vous  paraissez  frémir? 


1.  Voltaire  voulait  que  pendant  cette  scène  de  jeunes  bergères,  vêtues  de  blanc, 
vinssent  attacher  des  guirlandes  aux  arbres  qui  entourent  l'autel.  (G.  A.) 


ACTE    II,    SCÈNE    II.  2t),| 

SCÈNE    II. 

OBÉIDE,    SULMA,   INDATIRE. 

INDATIRE, 

Cet  autel  me  rappelle  en  ces  forêts  si  chères  ; 
Tu  conduis  tous  mes  pas;  je  devance  nos  pères  : 
Je  viens  lire  en  tes  yeux,  entendre  de  ta  voix, 
Que  ton  heureux  époux  est  nommé  par  ton  choix  : 
—  L'hymen  est  parmi  nous  le  nœud  que  la  nature 
'Forme  entre  deux  amants  de  sa  main  lihre  et  pure  ; 
Chez  les  Persans,  dit-on,  l'intérêt  odieux, 
Les  folles  vanités,  Torgueil  ambitieux. 
De  cent  bizarres  lois  la  contrainte  importune, 
Soumettent  tristement  l'amour  à  la  fortune  : 
Ici  le  cœur  fait  tout,  ici  Ton  vit  pour  soi  ; 
D'un  mercenaire  hymen  on  ignore  la  loi  ; 
On  fait  sa  destinée.  Une  fille  guerrière 
De  son  guerrier  chéri  court  la  noble  carrière, 
Se  plaît  à  partager  ses  travaux  et  son  sort. 
L'accompagne  aux  combats,  et  sait  venger  sa  mort'. 
Préfères-tu  nos  mœurs  aux  mœurs  de  ton  empire? 
La  sincère  Obéide  aime-t-elle  Indatire? 

OBÉIDE. 

Je  connais  tes  vertus,  j'estime  ta  valeur, 
Et  de  ton  cœur  ouvert  la  naïve  candeur; 
Je  te  l'ai  déjà  dit,  je  l'ai  dit  à  mon  père; 
Et  son  choix  et  le  mien  doivent  te  satisfaire. 

INDATIRE. 

Non,  tu  semblés  parler  un  langage  étranger, 

Et  même  en  m'approuvant  tu  viens  de  m'affliger. 

Dans  les  murs  d'Ecbatane  est-ce  ainsi  qu'on  s'explique? 

Obéide,  est-il  vrai  qu'un  astre  tyrannique 

Dans  cette  ville  immense  a  pu  te  mettre  au  jour? 

Est-il  vrai  que  tes  yeux  brillèrent  à  la  cour. 

Et  que  l'on  t'éleva  dans  ce  riche  esclavage 

Dont  à  peine  en  ces  lieux  nous  concevons  l'image  ? 

Dis-moi,  chère  Obéide,  aurais-je  le  malheur 

Que  le  ciel  t'eût  fait  naître  au  sein  de  la  grandeur? 

1.  Ces  vers  préparent  lo  cinquième  acte. 


292  LES    SCYTHES. 

Ce  n'est  point  ton  nialhcnr,  c'est  le  mien...  Ma  mémoire 
Ne  me  retrace  [)lus  cette  trom|)euse  gloire; 
Je  l'onblie  à  jamais. 

INDATIRE. 

Plus  ton  cœnr  adoré 
En  perd  le  souvenir.  ])lus  je  m'en  souviendrai. 
Vois-tu  d'un  œil  content  cet  appareil  rustique, 
Le  monument  lïeureux  de  notre  culte  antique, 
Où  nos  pères  bientôt  recevront  les  serments 
Dont  nos  cœurs  et  nos  dieux  sont  les  sacrés  garants? 
Obéide,  il  n'a  rien  de  la  pompe  inutile 
Qui  fatigue  ces  dieux  dans  ta  superbe  ville: 
Il  n'a  pour  ornement  (jue  des  tissus  de  fleurs, 
Présents  de  la  nature,  images  de  nos  cœurs. 

OBÉIDE. 

Va,  je  crois  que  des  cieux  le  grand  et  juste  maître 
Préfère  ce  saint  culte  et  cet  autel  champêtre 
A  nos  temples  fameux  que  l'orgueil  a  bâtis. 
Les  dieux  qu'on  y  fait  d'or  y  sont  bienjual  servis*. 

IN'DATIRE, 

Sais-tu  que  ces  Persans  venus  sur  ces  rivages 
Veulent  voir  notre  fête  et  nos  riants  bocages? 
Par  la  luain  des  vertus  ils  nous  verront  unis. 

OBÉIDE. 

Les  Persans!....  Que  dis-tu?...  Les  Persans! 

IXDATIRE. 

Tu  frémis  I 
Quelle  pâleur,  ù  ciel,  sur  ton  front  répandue! 
Des  esclaves  d'un  roi  peux-tu  craindre  la  vue? 

OBÉIDE. 

Ah,  ma  chère  Sulma  ! 

SULMA. 

Votre  père  et  le  sien 
Viennent  former  ici  votre  éternel  lien. 

INDATIRE, 

Nos  parents,  nos  amis,  tes  compagnes  fidèles, 

1.  On  lit  dans  Philémon  et  Baucis,  de  La  Fontaine  : 

Jamais  le  ciel  ne  fut  aux  liumains  si  facilo 
Que  quand  Jupiter  même  était  de  simple  bois, 
Depuis  qu'on  l'a  fait  d'or  il  est  sourd  à  nos  voix. 


ACTE    H,    SCI:NH    III.  293 

Viennent  tous  consacrer  nos  fêtes  solennelles. 

OBÉI  DE,  à  Suhna. 

Allons...  je  l'ai  voulu. 


SCENE  III. 

OBÉIDE,    SULMA,    INDATIRE,    SOZA.Mi:.    IIERMODAN. 

(Des  filles  couronnées  de  fleurs,  et  des  Scythes  sans  armes,  funt  un  dcmi-cercltj 
autour  (le  l'autel.) 

HERMODAN. 

Voici  Tautel  sacré, 
L'autel  de  la  nature  à  l'amour  préparé, 
Où  je  fis  mes  serments,  où  jui'érent  nos  pères. 

(A  Obéide.) 

Nous  n'avons  point  ici  de  plus  pompeux  mystères  : 
Notre  culte,  Ohéide,  est  simple  comme  nous. 

SOZAME,   à  Obéide. 

De  la  main  de  ton  père  accepte  ton  époux. 

(Obéide  et  Indatire  mettent  la  main  sur  l'autel.) 
INDATIRE. 

Je  jure  à  ma  patrie,  à  mon  père,  à  moi-même, 
A  nos  dieux  éternels,  à  cet  objet  que  j'aime. 
De  l'aimer  encor  plus  quand  cet  heureux  moment 
Aura  mis  Obéide  aux  mains  de  son  amant  ; 
Et,  toujours  plus  épris,  et  toujours  plus  fidèle. 
De  vivre,  de  combattre,  et  de  mourir  pour  elle. 

OBÉIDE. 

Je  me  soumets,  grands  dieux!  à  vos  augustes  lois; 
Je  jure  d'être  à  lui...  Ciel  !  qu'est-ce  que  je  wis? 

(Ici  Atharaare  et  des  Persans  paraissent. 
SULMA. 

Ah  !  madame. 

OBÉIDE. 

Je  meurs  ;  qu'on  m'emporte. 

INDATIRE. 

Ah!  Sozame, 
•Quelle  terreur  subite  a  donc  frappé  son  àme  ? 
Compagnes  d'Obéide,  allons  à  son  secours. 

(Les  femmes  scythes  sortent  avec  Indatire.) 


29/i  LES   SCYTHES. 

SCÈNE   IV. 
SOZAME,    HERMODAN.    AÏHAMAUE,    IIIRCAN,    scvthes. 

ATHAMARE^ 

Scythes,  demeurez  tous... 

SOZAME, 

Voici  donc  de  mes  jours 
Le  jour  le  plus  étrange  et  le  plus  effroyable! 

ATHAMARE. 

Me  reconnais-tu  hien  ? 

SOZAME. 

Quel  sort  impitoyable 
Ta  conduit  dans  ces  lieux  de  retraite  et  de  paix? 
Tu  dois  être  content  des  maux  que  tu  m'as  faits. 
Ton  indigne  monarque  avait  proscrit  ma  tète  ; 
Viens-tu  la  demander?  malheureux!  elle  est  prête; 
Mais  tremble  pour  la  tienne.  Apprends  que  tu  te  vois 
Chez  un  peuple  équitable  et  redouté  des  rois. 
Je  demeure  étonné  de  l'audace  inouïe 
Qui  t'amène  si  loin  pour  hasarder  ta  vie. 

•  ATHAMARE. 

Peuple  juste,  écoutez  ;  je  m'en  remets  à  vous  : 
Le  neveu  de  Cyrus  vous  fait  juge  entre  nous. 

HERMODAX, 

Toi!  neveu  de  Cyrus!  et  tu  viens  chez  les  Scythes  ! 

ATHAMARE, 

L'équité  m'y  conduit.,.  Vainement  tu  t'irrites, 
Infortuné  Sozame,  à  l'aspect  impré\  u 
Du  fatal  ennemi  par  qui  tu  fus  perdu. 
Je  te  persécutai  ;  ma  fougueuse  jeunesse 
Offensa  ton  honneur,  accabla  ta  vieillesse; 
Un  roi  t'a  dépouillé  de  tes  biens,  de  ton  rang; 
Un  jugement  inique  a  poursuivi  ton  sang, 
Scythes,  ce  roi  n'est  plus  ;  et  la  première  idée 
Dont  après  son  trépas  mon  âme  est  possédée 
Est  de  rendre  justice  à  cet  infortuné. 
Oui,  Sozame,  à  tes  pieds  les  dieux  m'ont  amené 
Pour  expier  ma  faute,  liélas!  trop  pardonnable  : 

1,  Imaginez  un  marquis  français.  (G.  A.) 


ACTE    II,    SCENE    V.  293 

La  suite  eu  fut  terrible,  inhumaine,  exécrable  ; 

Elle  accal)la  mon  cœur  :  il  la  faut  réparer. 

Dans  tes  Jionneurs  passés  daigne  à  la  An  rentrer  : 

Je  partage  avec  toi  mes  trésors,  ma  puissance  ; 

Ecbatane  est  du  moins  sous  mon  obéissance  : 

C'est  tout  ce  qui  demeure  aux  enfants  de  Gyrus; 

Tout  le  reste  a  subi  les  lois  de  Darius. 

Mais  je  suis  assez  grand  si  ton  cœur  me  pardonne; 

Ton  amitié,  Sozame,  ajoute  h  ma  couronne. 

Nul  monanjue  avant  moi,  sur  le  trône  affermi. 

N'a  quitté  ses  États  pour  chercher  un  ami  ; 

Je  donne  cet  exemple,  et  ton  maître  te  prie  ; 

Entends  sa  voix,  entends  la  voix  de  ta  patrie  ; 

Cède  aux  vœux  de  ton  roi  qui  vient  te  rappeler, 

Cède  aux  pleurs  qu'à  tes  yeux  mes  remords  font  couler. 

HERMODAN, 

Je  me  sens  attendri  d'un  spectacle  si  rare. 

SOZAME. 

Tu  ne  me  séduis  point,  g(''néreux  Athamare. 

Si  le  repentir  seul  avait  pu  t'amener, 

Malgré  tous  mes  affronts  je  saurais  pardonner. 

Tu  sais  quel  est  mon  cœur,  il  n'est  point  inflexible  ; 

Mais  je  lis  dans  le  tien;  je  le  connais  sensible; 

Je  vois  trop  les  chagrins  dont  il  est  désolé  ; 

Et  ce  n'est  pas  pour  moi  que  tes  pleurs  ont  coulé. 

Il  n'est  plus  temps;  adieu.  Les  champs  de  la  Scythie 

Me  verront  achever  ma  languissante  vie. 

Instruit  bien  chèrement,  trop  fier  et  trop  blessé. 

Pour  vivre  dans  ta  cour  où  tu  m'as  offensé, 

Je  mourrai  libre  ici...  Je  me  tais;  rends-moi  grâce 

De  ne  pas  révéler  ta  dangereuse  audace. 

Ami,  courons  chercher  et  ma  fille  et  ton  fils. 

heumodan. 
Viens,  redoublons  les  nœuds  qui  nous  ont  tous  unis. 

SCÈNE    V. 

ATHAMARE,    HIRCAN. 

ATHAMARE, 

Je  demeure  immobile.  0  ciel  !  ô  destinée  ! 
0  passion  fatale  à  me  perdre  obstinée! 


296  LES    SCYTHES. 

11  uest  plus  temps,  dit-il  :  il  a  pu  sans  pitié 
Voir  son  roi  repentant,  son  maître  humilié! 
Ami,  quand  nous  i)ercions  cette  horde  assemblée, 
J"ai  vu  près  de  l'autel  une  femme  voilée. 
Qu'on  a  soudain  soustraite  à  mon  œil  égaré. 
Quel  est  donc  cet  autel  de  guirlandes  paré  ? 
Quelle  était  cette  fête  en  ces  lieux  ordonnée? 
Pour  qui  brûlaient  ici  les  flambeaux  (fhj  menée  ? 
Ciel!  quel  temps  je  prenais!  A  cet  aspect  d'horreur 
Mes  remords  douloureux  se  changent  en  fureur, 
(Irands  dieux,  s'il  était  vrai  ! 

H  IRC  AN. 

Dans  les  lieux  où  vous  êtes 
(jardez-vous  d'écouter  ces  fureurs  indiscrètes  : 
Respectez,  croyez-moi,  les  modestes  foyers 
D'agrestes  habitants,  mais  de  vaillants  guerriers, 
Qui,  sans  ambition,  comme  sans  avarice. 
Observateurs  zélés  de  l'exacte  justice, 
Ont  mis  leur  seule  gloire  en  leur  égalité, 
De  qui  vos  grandeurs  même  irritent  la  fierté. 
N'allez  point  alarmer  leur  noble  indépendance; 
'  Ils  savent  la  défendre;  ils  aiment  la  vengeance; 
Ils  ne  pardonnent  point  quand  ils  sont  offensés. 

ATHAMARE. 

Tu  t'abuses,  ami  ;  je  les  connais  assez  ; 

J'en  ai  vu  dans  nos  camps,  j'en  ai  vu  dans  nos  villes, 

De  ces  Scythes  altiers,  à  nos  ordres  dociles. 

Qui  briguaient,  en  vantant  leurs  stériles  climats, 

L'honneur  d'être  comptés  au  rang  de  nos  soldats \ 

HIRCAX.  / 

Mais,  souverains  chez  eux... 

ATHAMARE. 

Ah  !  c'est  trop  contredire 
Le  dépit  qui  me  ronge,  et  l'amour  qui  m'inspire  : 
Ma  passion  m'emporte,  et  ne  raisonne  pas. 
Si  j'eusse  été  prudent,  serais-je  en  leurs  États? 
Au  bout  de  l'univers  Obéide  m'entraîne; 
Son  esclave  échappé  lui  rapporte  sa  cliaîne, 
Pour  l'enchaîner  moi-même  au  sort  qui  me  poursuit, 
Pour  l'arracher  des  lieux  où  sa  douleur  me  fuit, 

1.  Il  s'agit  ici  des  Suisses  mercenaires  au  service  de  la  France.  (G.  A.) 


A  (TE    II,    S  ci:  NE    V. 

Pour  la  sauver  enfin  de  rin(li<>iio  esclavage 
Qu'un  malheureux  vieillard  impose  à  son  jeune  ùge; 
Pour  mourir  à  ses  pieds  d'anujur  et  de  l'ureur, 
Si  ce  cœur  déchiré  ne  peut  fléchir  son  cœur. 

HIUCAN. 

Mais  si  vous  écoutiez., , 

ATHAMAUE. 

Non...  je  n'écoute  qu'elle, 

HIRCAN. 

Attendez. 

ATHAMAUE. 

Que  j'attende  !  et  que  de  la  cruelle 
Quelque  rival  indigne,  à  mes  yeux  possesseur, 
Insulte  mon  amour,  outrage  mon  honneur! 
Que  du  bien  (ju'il  m'arrache  il  soit  en  paix  le  maître! 
Mais  trop  tôt,  cher  ami,  je  m'alarme  peut-être; 
Son  père  à  ce  vil  choix  pourra-t-il  la  forcer? 
Entre  un  Scythe  et  son  maître  a-t-elle  à  balancer? 
Dans  son  cœur  autrefois  j'ai  vu  trop  de  noblesse 
Pour  croire  qu'à  ce  point  son  orgueil  se  rabaisse. 

H1RC\N. 

Mais  si  dans  ce  choix  même  elle  eût  mis  sa  fierté? 

ATHAMAUE. 

De  ce  doute  offensant  je  suis  trop  irrité. 

Allons  ;  si  mes  remords  n'ont  pu  fléchir  son  père, 

S'il  méprise  mes  pleurs...  qu'il  craigne  ma  colère. 

"Je  sais  qu'un  prince  est  homme,  et  qu'il  peut  s'égarer; 
Mais  lorsqu'au  repentir  facile  à  se  livrer, 
Reconnaissant  sa  faute,  et  s'oubliant  soi-même, 

11  va  jusqu'à  blesser  l'honneur  du  rang  suprême. 
Quand  il  répare  tout,  il  faut  se  souvenir 
Que  s'il  demande  grâce,  il  la  doit  obtenir. 


FIN     DU     DEUXIEME     ACTE. 


ACTE    TROISIEME. 


SCENE    I. 

ATHAMARE,    HIRCAN. 

ATHAMARE. 

Quoi  !  c'était  01)(Mde  !  Ali  !  j"ai  tout  pressenti  : 
Mon  cœur  désespéré  m'avait  trop  averti  : 
C'était  elle,  grands  dieux  ! 

HIRCAN, 

Ses  compagnes  tremblantes 
Rappelaient  ses  esprits  sur  ses  lèvres  mourantes... 

ATHAMARE. 

Elle  était  en  danger?  Obéide! 

HIRCAX. 

Oui,  seigneur: 
Et,  ranimant  à  peine  un  reste  de  chaleur, 
Dans  ces  cruels  moments,  d'une  voix  affaiblie, 
Sa  bouche  a  prononcé  le  nom  de  la  Médie. 
Un  Scythe  me  Ta  dit,  un  Scythe  qu'autrefois 
La  Médie  avait  vu  combattre  sous  nos  lois. 
Son  père  et  son  époux  sont  encore  auprès  d'elle. 

ATHAMARE. 

Qui  ?  son  époux,  un  Scythe  ? 

HIRCAX. 

Eh  quoi!  cette  nouvelle 
A  votre  oreille  encor,  seigneur,  n'a  pu  voler? 

ATHAMARE. 

Eh!  qui  des  miens,  hors  toi,  m'ose  jamais  parler? 
De  mes  honteux  secrets  quel  autre  a  pu  s'instruire? 
Son  époux,  me  dis-tu? 

HIRCAN. 

Le  vaillant  Indatire, 
Jeune,  et  de  ces  cantons  l'espérance  et  l'honneur, 
Lui  jurait  ici  même  une  éternelle  ardeur. 
Sous  ces  mêmes  cyprès,  à  cet  autel  champêtre, 


ACTE    III,    SLÈNE    I.  299 

Aux  clartés  des  llambeaiix  que  j'ai  vus  disparaître. 
Vous  n'étiez  pas  encore  arrivé  vers  l'autel 
Qu'un  long  tressaillement,  suivi  d'un  froid  mortel, 
A  fermé  les  beaux  yeux  d'Obéide  oppressée. 
Des  fdles  de  Scytbie  une  foule  empressée 
La  portait  en  pleurant  sous  ces  rustiques  toits, 
Asile  malheureux  dont  son  père  a  fait  choix  : 
Ce  vieillard  la  suivait  d'une  démarche  lente. 
Sous  le  fardeau  des  ans  ailaiblie  et  pesante. 
Quand  vous  avez  sur  vous  attiré  ses  regards. 

ATHAMARE. 

Mon  cœur,  à  ce  récit,  ouvert  de  toutes  parts. 

De  tant  d'impressions  sent  l'atteinte  subite, 

Dans  ses  derniers  replis  un  tel  combat  s'excite 

Que  sur  aucun  parti  je  ne  puis  me  fixer; 

Et  je  démêle  mal  ce  que  je  puis  penser. 

Mais  d'où  vient  qu'en  ce  temple  Obéide  rendue 

En  touchant  cet  autel  est  tombée  éperdue? 

Parmi  tous  ces  pasteurs  elle  aura  d'un  coup  d'œil 

Reconnu  des  Persans  le  fastueux  orgueil; 

Ma  présence  à  ses  yeux  a  montré  tous  mes  crimes. 

Mes  amours  emportés,  mes  feux  illégitimes, 

A  l'affreuse  indigence  un  père  abandonné. 

Par  un  monarque  injuste  à  la  mort  condamné. 

Sa  fuite,  son  séjour  en  ce  pays  sauvage. 

Cette  foule  de  maux  qui  sont  tous  mon  ouvrage  ; 

Elle  aura  rassemblé  ces  objets  de  terreur  : 

Elle  imite  son  père,  et  je  lui  fais  horreur. 

HIRCAN. 

Un  tel  saisissement,  ce  trouble  involontaire. 
Pourraient-ils  annoncer  la  haine  et  la  colère? 
Les  soupirs,  croyez-moi,  sont  la  voix  des  douleurs. 
Et  les  yeux  irrités  ne  versent  point  de  pleurs. 

ATHAMARE. 

Ah  !  lorsqu'elle  m'a  vu,  si  son  àme  surprise 
D'une  ombre  de  pitié  s'était  au  moins  éprise  ; 
Si,  lisant  dans  mon  cœur,  son  cœur  eût  éprouvé 
Un  tumulte  secret  faiblement  élevé!... 
Si  l'on  me  pardonnait!  Tu  me  flattes  peut-être; 
Ami,  tu  prends  pitié  des  erreurs  de  ton  maître. 
Qu'ai-je  fait,  que  fcrai-je,  et  quel  sera  mon  sort? 
Mon  aspect  en  tout  temps  lui  porta  donc  la  mort  ! 


300  LES    SCYTHES. 

Mais,  (lis-tii,  dans  le  mal  qui  irionaçait  sa  vie, 
Sa  ])oiiclio  a  proTioncé  lo  nom  de  sa  patrie  ? 

HinCA.X. 

Elle  l'aime,  sans  doute. 

ATHAMARE. 

Ail  !  pour  me  secourir 
C'est  une  arme  du  moins  qu'elle  daigne  m'offrir. 
Elle  aime  sa  patrie!...  elle  épouse  Indatire! 
Aa,  l'honneur  dangereux  où  le  l)arl)are  aspire 
Lui  coûtera  bientôt  un  sanglant  repentir  : 
C'est  un  crime  trop  grand  pour  ne  le  pas  punir. 

HIUCAN. 

Pensez-vous  être  encor  dans  les  murs  d'Ecbatane  ? 
Là  votre  voix  décide,  elle  absout  ou  condamne  ; 
Jci  vous  péririez.  Vous  êtes  dans  des  lieux 
Que  jadis  arrosa  le  sang  de  vos  aïeux. 

ATHAMARE. 

Eh  bien  !  j'y  périrai. 

HIRCAX. 

Quelle  fatale  ivresse! 
Age  des  passions,  trop  aveugle  jeunesse, 
Où  conduis-tu  les  cœurs  à  leurs  penchants  livrés! 

ATHAMARE. 

Qui  vois-je  donc  paraître  en  ces  champs  abhorrés? 

(Indatire  passe  dans  le  fond  du  théâtre,  à  la  tête  d'une  troupe  de  guerriers.) 

Que  veut,  le  fer  en  main,  cette  troupe  rustique? 

H  IRC AN. 

On  m'a  dit  qu'en  ces  lieux  c'est  un  usage  antique; 
Ce  sont  de  simples  jeux  par  le  temps  consacrés. 
Dans  les  jours  de  l'hymen  noblement  célébrés. 
Tous  leurs  jeux  sont  guerriers;  la  valeur  les  apprête  : 
Indatire  y  préside  ;  il  s'avance  à  leur  tête. 
Tout  le  sexe  est  exclu  de  ces  solennités; 
Et  les  mœurs  de  ce  peuple  ont  des  sévérités 
Qui  pourraient  des  Persans  condamner  la  licence  K 

ATHAMARE. 

Grands  dieux!  vous  me  voulez  conduire  en  sa  présence! 
Cette  fête  du  moins  m'apprend  que  vos  secours 
Ont  dissipé  l'orage  élevé  sur  ses  jours. 
Oui,  mes  yeux  la  verront. 

1.  Voltaire  dépeint  ici  les  tirs  suisses.  (G.  A.) 


ACTE    III,   SCliNE    II.  301 

H  I  r\  c  A  \ . 

Oui,  soigneur,  Obéide 
Marclie  vers  la  cabane  où  son  père  réside, 

AÏHAMARE. 

C'est  elle  ;  je  la  vois.  Tâche  de  désarmer 
Ce  père  malheureux;  que  je  n"ai  pu  calmer... 
Des  chaumes!  des  roseaux!  voilà  donc  sa  retraite! 
Ah  !  peut-être  elle  y  vit  tranquille  et  satisfaite  ; 
Et  moi... 

SCÈNE   II. 

OBÉIDE,    SULMA,    ATHAMARE. 

ATHAMARE. 

Non,  demeurez,  ne  vous  détournez  pas; 
De  vos  regards  du  moins  honorez  mon  trépas  : 
Qu'à  vos  genoux  treml)lants  un  malheureux  périsse. 

oiîKin?:. 
Ah!  Sulma,  qu'en  tes  bras  mon  désespoir  finisse; 
C'en  est  trop...  Laisse-moi,  fatal  persécuteur; 
Va,  c'est  toi  qui  reviens  pour  m'arracher  le  cœur. 

ATHAMARE. 

Écoute  un  seul  moment. 

OBÉIDE. 

Eh!  le  dois-je,  barbare? 
Dans  l'état  où  je  suis  que  peut  dire  Athamare? 

ATHAMARE. 

Que  l'amour  m'a  conduit  du  trône  en  tes  forêts, 
Qu'épris  de  tes  vertus,  honteux  de  mes  forfaits, 
Désespéré,  soumis,  mais  furieux  encore, 
J'idolâtre  Obéide  autant  ([ue  je  m'abhorre. 
Ah  !  ne  détourne  point  tes  regards  effrayés  : 
Il  me  faut  ou  mourir  ou  régner  à  tes  pieds. 
Frappe,  mais  entends-moi  '.  Tu  sais  déjà  peut-être 
Que  de  mon  sort  enfin  les  dieux  m'ont  rendu  maître  ; 
Que  Smerdis  et  ma  femme,  en  un  même  tombeau, 
De  mon  fatal  hymen  ont  éteint  le  llambeaii  ; 

i.  Dans  Tancrkle,  acte  111,  scène  vi,  Aménaide  dit: 

Frappez,  mais  écoutez. 

C'est  la  célèbre  réponse  :  Frappe,  mais  écoute,  faite  par  Alcibiade  aux  menaces 
d"Eurybiade.  (B.) 


302  LES    SCYTHES. 

Qii'Ecbataiio  est  à  moi...  \on,  ])anloiHîo,  01)(''i(lo; 
Ecbataiio  est  à  toi  :  rEiiphralo,  la  Porsido, 
Et  la  superbe  Éi^yptc.  et  les  ])or(ls  indiens, 
Seraient  à  tes  genoux  s'ils  pouvaient  être  aux  miens. 
Mais  mon  trône  et  ma  vie,  et  toute  la  nature, 
Sont  d'un  trop  l'aible  prix  pour  payer  ton  injure. 
Ton  grand  cœur,  Obéide,  ainsi  (|ue  ta  beauté, 
Est  au-dessus  d'un  rang  dont  il  n'est  point  flatté  : 
One  la  pitié  du  moins  le  désarme  et  le  touche. 
Les  clinu\ts  où  tu  vis  l'ont-ils  rendu  farouche? 

— -0  cœur  né  pour  aimer,  ne  peux-tu  que  haïr? 

_-— Image  de  nos  dieux,  ne  sais-tu  (jue  punir? 

Tls  savent  pardonner'.  Va,  ta  bont(''  doit  plaindre 
Ton  criminel  amant  que  tu  vois  sans  le  craindre. 

OBÉIDE. 

Que  m'as-tu  dit,  cruel?  Et  pourquoi  de  si  loin 
Mens-tu  de  me  troubler  prendre  le  triste  soin  ? 
Tenter  dans  ces  forêts  ma  misère  tranquille, 
Et  chercher  un  pardon...  qui  serait  inutile? 
Quand  tu  m'osas  aimer  pour  la  première  fois. 
Ton  roi  d'un  autre  hymen  t'avait  prescrit  les  lois  : 
Sans  un  crime  à  mon  cœur  tu  ne  pouvais  prétendre, 
Sans  un  crime  plus  grand  je  ne  saurais  t'entendre. 
^'e  fais  point  sur  mes  sens  d'inutiles  elTorts  : 
Je  me  vois  aujourd'hui  ce  que  tu  fus  alors  ; 
Sous  la  loi  de  l'hymen  Obéide  respire  ; 
Prends  pitié  de  mon  sort...  et  respecte  Indatire. 

ATHAMARE. 

Un  Scythe!  un  vil  mortel  ! 

OBÉIDE. 

Pourquoi  méprises-tu 
Un  homme,  un  citoyen...  qui  te  passe  en  vertu? 

ATHAMARE. 

Nul  ne  m'eût  égalé  si  j'avais  pu  te  plaire  ; 

Tu  m'aurais  des  vertus  aplani  la  carrière  ; 

Ton  amant  deviendrait  le  premier  des  humains. 

Mon  sort  dépend  de  toi  :  mon  Ame  est  dans  tes  mains  ; 

Un  mot  peut  la  changer  :  l'amour  la  lit  coupable-, 

1.  Corneille  a  dit  dans  Cinna  : 

Grands  dieux,  qui  la  rendez  comme  vous  adorable. 
Rendez-la  comme  vous  à  mes  vœux  exorable  ! 


ACTIÎ    m,    SCÈM-:     H.  303 

L'amour  au  monde  entier  la  rendrait  respecta l)l('. 

OBKIDE. 

Ali!  que  n'eus-tu  i)lus  tôt  ces  nobles  sentiments, 
Athamare  ! 

\THAMAIii:. 

Obéide  !  il  en  est  encor  temps. 
De  moi,  de  mes  Ktals,  auguste  souveraine, 
Viens  eml)ellir  cette  àme  esclave  de  la  tienne, 
Viens  régner. 

OBÉIDE. 

Puisses-tu,  loin  de  mes  tristes  yeux, 
Voir  ton  règne  bonoré  de  la  faveur  des  dieux! 

ATHAMARE. 

Je  n'en  veux  point  sans  toi. 

OBÉIDE. 

Ne  vois  plus  que  ta  gloire. 

ATHAMARE. 

Elle  était  de  t'aimer. 

OBÉIDE. 

Périsse  la  mémoire 
De  mes  malheurs  passés,  de  tes  cruels  amours  ! 

ATHAMARE. 

Obéide  à  la  haine  a  consacré  ses  jours  ! 

OBÉIDE. 

Mes  jours  étaient  all'reux:;  si  Thymen  en  dispose. 
Si  tout  finit  pour  moi,  toi  seul  en  es  la  cause; 
Toi  seul  as  préparé  ma  mort  dans  ces  déserts. 

ATHAMARE. 

Je  t'en  viens  arracher. 

OBÉIDE. 

Rien  ne  rompra  mes  fers  ; 
Je  me  les  suis  donnés. 

.   ATHAMARE. 

Tes  mains  n'ont  point  encore 
Formé  l'indigne  nœud  dont  un  Scythe  s'honore. 

OBÉIDE. 

J'ai  fait  serment  au  ciel. 

ATHAMARE. 

Il  ne  le  reçoit  pas. 
C'est  pour  l'anéantir  qu'il  a  guidé  mes  pas. 

OBÉIDE. 

Ah!.,,  c'est  pour  mon  malheur... 


304  LES    SCYTHES. 

ATH  VM  \r.  E. 

Obtiendrais-tu  d'un  père 
Qu'il  laissât  libre  au  moins  une  fille  si  chère, 
Que  son  cœur  envers  moi  ne  fût  point  endurci, 
Et  ([u"il  cessât  enfin  de  s'exiler  ici  ? 
Dis-lui... 

OBÉIOE. 

N'y  compte  pas.  Le  cboiv  que  j'ai  dû  faire 
Devenait  un  parti  conforme  à  ma  misère  : 
11  est  fait;  mon  bonneur  ne  peut  le  démentir, 
Et  Sozame  jamais  n'y  pourrait  consentir: 
Sa  vertu  t'est  connue;  elle  est  inébranlable. 

ATH  XMAUE. 

Elle  l'est  dans  la  haine;  et  lui  seul  est  coupable. 

0  B  !•:  I D  B. 

Tu  no  le  fus  que  trop  :  tu  l'es  de  me  revoir, 
De  m'aimer,  d'attendrir  un  cœur  au  désespoir. 
Destructeur  malheureux  d'une  triste  famille, 
Laisse  pleurer  en  paix  et  le  père  et  la  fille. 
11  vient  ;  sors. 

ATH  \M  ARE. 

Je  ne  puis. 

OBÉI  DE. 

Sors  ;  ne  l'irrite  pas. 

ATH  AM  ARE. 

Non,  tous  deux  à  l'envi  donnez-moi  le  trépas. 

OBÉI  DE. 

Au  nom  de  mes  malheurs  et  de  l'amour  funeste 
Qui  des  jours  d'Obéide  empoisonne  le  reste, 
Fuis;  ne  l'outrage  plus  par  ton  fatal  aspect. 

ATHAMARE. 

Juge  de  mon  amour  ;  il  me  force  au  respect. 
J'obéis...  Dieux  puissants,  qui  voyez  mon  offense, 
Secondez  mon  amour,  et  guidez  ma  vengeance  ! 

SCÈNE    III. 

SOZAME,    OBÉIDE,    SULMA. 

SOZAME. 

¥À\  quoi!  notre  ennemi  nous  poursuivra  toujours! 
Il  vient  flétrir  ici  les  derniers  de  mes  jours. 


ACTE    III,    SCÈNE    III.  30o 

Qu'il  ne  se  flatte  pas  que  le  déclin  de  l'âge 
Rende  un  père  insensible  à  ce  nouvel  outrage. 

OBÉIDE. 

Mon  père,,,  il  vous  respecte,.,  il  ne  me  verra  plus  : 
Pour  jamais  à  le  fuir  mes  vœux  sont  résolus, 

SOZAiME. 

Indatire  est  à  toi, 

OBÉIDE. 

Je  le  sais, 

SOZAME, 

Ton  suffrage, 
Dépendant  de  toi  seule,  a  reçu  son  hommage. 

OBÉIDE. 

J'ai  cru  vous  plaire  au  moins..,  j'ai  cru  que  sans  fierté 
Le  fils  de  votre  ami  devait  être  accepté, 

SOZAME, 

Sais-tu  ce  qu'Athamare  à  ma  honte  propose 
Par  un  de  ces  Persans  dont  son  pouvoir  dispose? 

OBÉIDE, 

Qu'a-t-il  pu  demander? 

SOZAME, 

De  violer  ma  foi. 
De  briser  tes  liens,  de  le  suivre  avec  toi, 
D'arracher  ma  vieillesse  à  ma  retraite  obscure. 
De  mendier  chez  lui  le  prix  de  ton  parjure, 
D'acheter  par  la  honte  une  ombre  de  grandeur, 

OBÉIDE, 

Comment  recevez-vous  cette  offre? 

SOZAME. 

Avec  horreur. 
Ma  fille,  au  repentir  il  n'est  aucune  voie. 
Triomphant  dans  nos  jeux,  plein  d'amour  et  de  joie, 
Indatire,  en  tes  bras,  par  son  père  conduit. 
De  l'amour  le  plus  pur  attend  le  digne  fruit  : 
Rien  n'en  doit  altérer  l'innocente  allégresse. 
Les  Scythes  sont  humains,  et  simples  sans  bassesse  ; 
Mais  leurs  naïves  mœurs  ont  de  la  dureté  ; 
On  ne  les  trompe  point  avec  impunité  : 
Et  surtout,  de  leurs  lois  vengeurs  impitoyables, 
Ils  n'ont  jamais,  ma  fille,  épargné  des  coupables, 

OBÉIDE, 

Seigneur,  vous  vous  borniez  à  me  persuader  ; 

6.  —  Théâtre.    V.  20 


306  LHS    SCVTIIHS. 

Pour  la  première  fois  pourquoi  m'intimider  ? 

Vous  savez  si,  du  sort  bravant  les  injustices, 

J"ai  fait  depuis  (juatre  ans  d"asse/  grands  sacrifices; 

S'il  en  fallait  encor,  je  les  ferais  pour  vous. 

Je  ne  craindrai  jamais  mon  père  ou  mon  époux. 

Je  vois  tout  mon  devoir...  ainsi  que  ma  misère. 

Allez...  Vous  n'avez  point  de  reproche  à  me  faire. 

SOZAME. 

Pardonne  à  ma  tendresse  un  reste  de  frayeur, 
Triste  et  commun  effet  de  l'Age  et  du  malheur. 
Mais  qu'il  parte  aujourd'hui,  que  jamais  sa  présence 
Ne  profane  un  asile  ouvert  à  l'innocence. 

OBÉIDE. 

C'est  ce  que  je  prétends,  seigneur;  et  plût  aux  dieux 
Que  son  fatal  aspect  n'eut  point  hlessé  mes  yeux  ! 

SOZAME. 

Rien  ne  trouhlera  plus  ton  bonheur  qui  s'apprête, 
Et  je  vais  de  ce  pas  en  préparer  la  fête. 


SCENE   IV. 

OBÉIDE,    SULMA. 

SULMA, 

Quelle  fête  cruelle  !  Ainsi  dans  ce  séjour 

Vos  beaux  jours  enterrés  sont  perdus  sans  retour  ? 

OBÉIDE. 

Ah,  dieux! 

SULMA. 

Votre  pays,  la  cour  qui  vous  vit  naître, 
Ln  prince  généreux,,,  qui  vous  plaisait  peut-être, 
Vous  les  abandonnez  sans  crainte  et  sans  pitié? 

OBÉIDE. 

Mon  destin  l'a  aouIu...  j'ai  tout  sacrifié. 

SULMA. 

Haïriez-vous  toujours  la  cour  et  la  patrie? 

OBÉIDE. 

Malheureuse!...  jamais  je  ne  l'ai  tant  chérie, 

SL'LMA, 

Ouvrez-moi  votre  cœur  :  je  le  mérite. 


ACTE    III,    S  ci:  NE    IV.  307 

obkidp:. 

Hélas! 
Tu  n'y  découvrirais  que  <riiornl)les  combats; 
H  crairulrait  trop  ta  vue  et  ta  plainte  importune. 
li  est  dos  maux,  Sulma,  que  nons  fait  la  fortune; 
Il  en  est  de  plus  grands  dont  le  poison  cruel, 
Préparé  par  nos  mains,  porte  un  coup  plus  mortel. 
Mais  lors(|ue  dans  l'exil,  à  mon  Age,  on  rassemble, 
Après  un  sort  si  beau,  tant  de  malheurs  ensemble, 
Lorsque  tous  leurs  assauts  viennent  se  réunir, 
Un  cœur,  un  faible  cœur  Jes  peut-il  soutenir  ? 

SULMA. 

Ecbatane...  un  grand  prince... 

OBÉIDE. 

Ah  !  fatal  Athamare  ! 
Quel  démon  fa  conduit  dans  ce  séjour  barbare? 
Que  t'a  fait  (3béide?  et  pourquoi  découvrir 
Ce  trait  longtemps  caché  qui  me  faisait  mourir? 
Pourquoi,  renouvelant  ma  honte  et  ton  injure. 
De  tes  funestes  mains  déchirer  ma  blessure  ? 

SULMA. 

Madame,  c'en  est  trop  :  c'est  trop  vous  immoler 
A  ces  préjugés  vains  qui  viennent  vous  troubler, 
A  d'inhumaines  lois  d'une  liorde  étrangère, 
Dont  un  père  exilé  chargea  votre  misère. 
Hélas!  contre  les  rois  son  trop  juste  courroux 
Ne  sera  donc  jamais  retoml)é  que  sur  vous! 
Quand  vous  le  consolez,  faut-il  qu'il  vous  opprime? 
Soyez  sa  protectrice,  et  non  pas  sa  victime. 
Athamare  est  vaillant,  et  de  braves  soldats 
Ont  jusqu'en  ces  déserts  accompagné  ses  pas. 
Athamare,  après  tout,  n'est-il  pas  votre  maître? 

OBÉIDE. 

Non. 

SLLMA. 

C'est  en  ses  États  que  le  ciel  vous  fit  naître. 
N'a-t-il  donc  pas  le  droit  de  briser  un  lien. 
L'opprobre  de  la  Perse,  et  le  vôtre,  et  le  sien  ? 
M'en  croirez-vous  ?  partez,  marchez  sous  sa  conduite. 
Si  vous  avez  d'un  père  accompagné  la  fuite. 
Il  est  temps  à  la  fin  qu'il  vous  suive  à  son  tour; 
Qu'il  renonce  à  f orgueil  de  dédaigner  sa  cour; 


308  LES    SCYTHES. 

Que  sa  douleur  farouche,  à  vous  perdre  obstinée, 
Cesse  eulin  de  lutter  contre  sa  destinée. 

OBÉIDE. 

Non,  ce  parti  serait  injuste  et  dangereux  ; 
Il  coûterait  du  sang;  le  succès  est  douteux; 
Mon  père  expirerait  de  douleur  et  de  rage... 
Enfin  l'hymen  est  fait,.,  je  suis  dans  l'esclavage. 
L'habitude  à  souffrir  pourra  fortifier 
Mon  courage  éperdu  qui  craignait  de  plier. 

SL'LMA. 

Vous  pleurez  cependant,  et  votre  œil  qui  s'égare 
Parcourt  avec  horreur  cette  enceinte  barbare. 
Ces  chaumes,  ces  déserts,  où  des  pompes  des  rois 
Je  vous  vis  descendue  aux  plus  humbles  emplois  ; 
Où  d'un  vain  repentir  le  trait  insu])portable 
Déchire  de  vos  jours  le  tissu  misérable... 
Que  vous  restera-t-il  ?  hélas  ! 

OBÉIDE, 

Le  désespoir. 

SL'LMA. 

Dans  cet  état  affreux,  que  faire  ? 

OBÉIDE, 

Mon  devoir. 
L'honneur  de  le  remplir,  le  secret  témoignage 
Que  la  vertu  se  rend,  qui  soutient  le  courage. 
Qui  seul  en  est  le  prix,  et  que  j'ai  dans  mon  cœur, 
Me  tiendra  lieu  de  tout,  et  même  du  bonheur  i, 

1.  On  lit  dans  Claudian,  Consulatus  Mallii  Theod.  v.  i  : 

Ipsa  quidem  virtus  pretium  sibi,  solaque  late 

Fortunée  secura  nitet  ;  nec  fascibus  ullis 

Erigitur... 

Nil  opis  externae  cupiens,  nil  indiga  laudis, 

Divitiis  animosa  suis... 

«  Le  rôle  d"01)éide,  dit  Voltaire,  demande  d'autant  plus  d'art  qu'elle  pense  presque 
toujours  le  contraire  de  ce  quelle  dit.  Je  ne  sais  pas  comment  j'ai  pu  faire  un 
pareil  rôle  qui  est  tout  l'opposé  de  mon  caractère...  C'est  dans  ce  rôle  que  la  lettre 
tue,  et  que  l'esprit  vivifie;  car  pendant  plus  de  quatre  actes  oui  veut  dire  non.  » 


FIN    DU    THOISILME    ACTE. 


I 


ACTE    QUATRIEME. 


SCENE   I. 
ATHAMARE,    HIRCAN. 

ATHAMARE. 

Penses-tu  qu'Inclatire  osera  me  parler? 

HIRCAN. 

Il  l'osera,  seigneur. 

ATHAMARE. 

Qu'il  vienne...  II  doit  trembler. 

HIRCAN. 

Les  Scythes,  croyez-moi,  connaissent  peu  la  crainte; 
Mais  d'un  tel  désespoir  votre  âme  est-elle  atteinte 
Que  vous  avilissiez  l'honneur  de  votre  rang. 
Le  sang  du  grand  Cyrus  mêlé  dans  votre  sang, 
Et  d'un  trône  si  saint  le  droit  inviolable, 
Jusqu'à  vous  compromettre  avec  un  misérable 
Qu'on  verrait,  si  le  sort  l'envoyait  parmi  nous, 
A  vos  premiers  suivants  ne  parler  qu'à  genoux  ; 
Mais  qui,  sur  ses  foyers,  peut  avec  insolence 
Braver  impunément  un  prince  et  sa  puissance  ? 

ATHAMARE. 

Je  m'abaisse,  il  est  vrai  ;  mais  je  veux  tout  tenter. 

Je  descendrais  plus  bas  pour  la  mieux  mériter. 

Ma  honte  est  de  la  perdre  ;  et  ma  gloire  éternelle 

Serait  de  m'avilir  pour  m'élever  vers  elle. 

Penses-tu  qu'Indatire  en  sa  grossièreté 

Ait  senti  comme  moi  le  prix  de  sa  beauté  ? 

Un  Scythe  aveuglément  suit  l'instinct  qui  le  guide  ; 

Ainsi  qu'une  autre  femme  il  épouse  Obéide. 

L'amour,  la  jalousie,  et  ses  emportements, 

N'ont  point  dans  ces  climats  apporté  leurs  tourments 


310  LES    SCYTHES. 

De  CCS  vils  cilo}oiis  l'insciisiblo  rudesse, 

En  connaissant  lliNnion,  ignore  la  leiulresse. 

Tous  ces  grossiers  humains  sont  indignes  d'aimer. 

HIRCAN. 

L'univers  vous  dément  ;  le  ciel  sait  animer 

Des  mêmes  passions  tous  les  êtres  du  monde. 

Si  du  même  limon  la  nature  féconde, 

Sur  un  modèle  égal  ayant  fait  les  humains, 

Varie  à  Hnfini  les  traits  de  ses  dessins. 

Le  fond  de  l'homme  reste,  il  est  partout  le  même  ; 

Persan,  Scythe,  Indien,  tout  défend  ce  qu'il  aime. 

ATH.VM.VnE. 

Je  le  défendrai  donc,  je  saurai  le  garder, 

HIIlCAiN, 

Vous  hasardez  heaucoup. 

ATHAMAP.E. 

Que  puis-je  hasarder? 
Ma  vie?  elle  n'est  rien  sans  ToLjet  qu'on  m'arrache. 
Mon  nom  ?  quoi  qu'il  arrive,  il  restera  sans  tache  ; 
.Mes  amis?  ils  ont  trop  de  courage  et  d'honneur 
Pour  ne  pas  immoler  sous  le  glaive  vengeur 
Ces  agrestes  guerriers  dont  l'audace  indiscrète 
Pourrait  inquiéter  leur  marche  et  leur  retraite. 

HIRCAN. 

Ils  mourront  à  vos  pieds,  et  vous  n'en  doutez  pas. 

ATHAMARE. 

Ils  vaincront  avec  moi...  Qui  tourne  ici  ses  pas? 

HIRCAN. 

Seigneur,  je  le  connais;  c'est  lui,  c'est  Indatire. 

ATHAMARE. 

Allez  :  que  loin  de  moi  ma  garde  se  retire  ; 
Qu'aucun  n'ose  approcher  sans  mes  ordres  exprès  ; 
Mais  qu'on  soit  prêt  à  tout. 


SCENE   II. 

ATHAMARE,    INDATIRE. 

ATHAMARE. 

Habitant  des  forêts, 
Sais-tu  hien  devant  qui  ton  sort  te  fait  jjaraîtrc? 


ACTE    IV,    SCÈNE    II.  31 

INDAÏIRE. 

On  préloiul  (ju'iiiu'  ville  en  toi  révère  nn  maître, 
Qn'on  rappelle  Ecbatane,  et  que  dn  mont  Taiirus 
On  voit  ses  hauts  remparts  élevés  par  Cyrus. 
On  dit  (mais  j'en  crois  peu  la  vaine  renommée) 
Que  tu  peux  dans  la  plaine  assembler  une  armée, 

I  ne  troupe  aussi  forte,  un  camp  aussi  nombreux 
De  f^uerriers  soudoj  es,  et  d'esclaves  ])ompeux, 
Que  nous  avons  ici  de  citoyens  paisibles. 

ATH  AMARK. 

II  est  vrai,  j'ai  sous  moi  des  troupes  invincibles  : 
Le  dernier  des  Persans,  de  ma  solde  honoré. 
Est  plus  riche,  et  i)liis  grand,  et  plus  considéré, 
Que  tu  ne  saurais  l'être  aux  lieux  de  ta  naissance, 
Où  le  ciel  \ous  fit  tous  égaux  par  l'indigence. 

IXDATIRE. 

Qui  borne  ses  désirs  est  toujours  riche  assez. 

ATHAMARE. 

Ton  cœur  ne  connaît  point  les  vœux  intéressés  ; 
Mais  la  gloire,  Indatirc'? 

[NDATIRE. 

Elle  a  pour  moi  des  charmes  '. 

ATHAMARE, 

Elle  habite  à  ma  cour,  à  l'abri  de  mes  armes  : 
On  ne  la  trouve  point  dans  le  fond  des  déserts  ; 
Tu  l'obtiens  près  de  moi,  tu  l'as,  si  tu  me  Sers. 
Elle  est  sous  mes  drapeaux  ;  viens  avec  moi  t'y  rendre. 

INDATIRE. 

A  servir  sous  un  maître  on  me  verrait  descendre? 

ATHAMARE. 

^  a,  l'honneur  de  servir  un  maître  généreux. 
Qui  met  un  digne  prix  aux  exploits  belliqueux. 
Vaut  mieux  que  de  ramper  dans  une  république. 
Ingrate  en  tous  les  temps  et  souvent  tyrannique. 
Tu  peux  prétendre  à  tout  en  marchant  sous  ma  loi  : 
J'ai  parmi  mes  guerriers  des  Scythes  comme  toi. 

INDATIRE, 

Tu  n'en  as  point.  Apprends  que  ces  indignes  Scythes, 

i.  Horace  a  dit,  II,  sat.  m,  v.  179  : 

Me  titillât  gloria. 


312  LES    SCYTHES. 

Voisins  do  Ion  pays,  sont  loin  de  nos  limites'  : 
Si  l'air  de  tes  climats  a  pu  les  infecter. 
Dans  nos  heureux;  cantons  il  n'a  pu  se  porter. 
Ces  Scythes  malheureux  ont  connu  l'avarice; 
La  fureur  (rac(]uérir  corrompit  leur  justice-, 
Ils  n'ont  su  que  servir;  leurs  infidèles  mains 
Ont  ahandonné  l'art  qui  nourrit  les  humains 
Pour  l'art  qui  les  détruit,  l'art  alïreux  de  la  guerre  ; 
Ils  ont  vendu  leur  sang  au\  maîtres  de  la  terre. 
Meilleurs  citoyens  qu'eux,  et  plus  ])raves  guerriers. 
Nous  volons  aux  combats,  mais  c'est  pour  nos  foyers  ; 
Nous  savons  tous  mourir,  mais  c'est  pour  la  patrie  : 
Nul  ne  vend  parmi  nous  son  honneur  ou  sa  vie. 
Nous  serons,  si  tu  veux,  tes  dignes  alhés  ; 
Mais  on  n'a  point  d'amis  alors  qu'ils  sont  payés. 
Apprends  à  mieux  juger  de  ce  peuple  équitable. 
Égal  à  toi,  sans  doute,  et  non  moins  respectable. 

ATHAMARE. 

Élève  ta  patrie,  et  cherche  à  la  vanter  ; 
C'est  Je  recours  du  faible,  on  peut  le  supporter, 
Ma  fierté,  que  permet  la  grandeur  souveraine, 
Ne  daigne  pas  ici  lutter  contre  la  tienne... 
Te  crois-tu  juste  au  moins? 

INDATIRE. 

Oui,  je  puis  m'en  flatter, 

ATHAAIARE. 

Rends-moi  donc  le  trésor  que  tu  viens  de  m'ôter. 

INDATIRE. 

A  toi  ? 

ATHAMARE. 

Rends  à  son  maître  une  de  ses  sujettes. 
Qu'un  indigne  destin  traîna  dans  ces  retraites. 
In  bien  dont  nul  mortel  ne  pourra  me  priver, 
Et  que  sans  injustice  on  ne  peut  in'cnlever  : 
Rends  sur  l'heure  Obéide. 

INDATIRE, 

A  ta  super])e  audace, 
A  tes  discours  altiers,  à  cet  air  de  menace, 

1.  Voltaire  fltîtrit  ici   les  hauts  seigneurs  de  Berne,    qui   faisaient   commerce 
d'hommes  avec  la  France.  (G.  A.) 
'   2.  On  lit  dans  Ovide,  Met.,  I,  131  : 

Justiliarn  corriipit  amor  sceleratus  liabondi. 


ACTE    IV,    SCÈM-:    11.  313 

Je  veux  bien  opposer  Ja  mod ('ration, 
Que  l'univers  estime  en  notre  nation, 

Obéide,  dis-tu,  de  toi  seul  doit  dépendre  ; 
Elle  était  ta  sujette!  Oses-tn  bien  prétendre 
Que  des  droits  des  mortels  on  ne  jouisse  pas. 
Dès  qu'on  a  le  uiallieur  de  naître  en  tes  États? 
Le  ciel,  en  le  créant,  forma-t-il  l'bomme  esclave? 
-t,a  nature  qui  parle,  et  que  ta  fierté  brave, 
Aura-t-elle  à  la  glèhc  attacbé  les  liumains 
Comme  les  vils  troupeaux  mngissants  sous  nos  mains? 
Que  l'homme  soit  esclave  aux  champs  de  la  Médie, 
Qu'il  rampe,  j'y  consens  ;  il  est  libre  en  Scythie. 
Au  moment  qu'Obéide  honora  de  ses  pas 
Le  tranquille  horizon  qui  borde  nos  États, 
La  liberté,  la  paix,  qui  sont  notre  apanage, 
L'heureuse  égalité,  les  biens  du  premier  âge. 
Ces  biens  que  des  Persans  aux  mortels  ont  ravis, 
Ces  biens,  perdus  ailleurs,  et  par  nous  recueillis, 
De  la  belle  Obéide  ont  été  le  partage. 

AT  H  A  MA  KE. 

Il  en  est  un  plus  grand,  celui  que  mon  courage 
A  l'univers  entier  oserait  disputer, 
Que  tout  autre  qu'un  roi  ne  saurait  mériter, 
Dont  tu  n'auras  jamais  qu'une  imparfaite  idée, 
Et  dont  avec  fureur  mon  àme  est  possédée  : 
Son  amour;  c'est  le  bien  qui  doit  m'appartenir  ; 
A  moi  seul  était  dû  l'honneur  de  la  servir. 
Oui,  je  descends  enfin  jusqu'à  daigner  te  dire 
Que  de  ce  cœur  aitier  je  lui  soumis  l'empire, 
Avant  que  les  destins  eussent  pu  t'accorder 
L'heureuse  liberté  d'oser  la  regarder. 
Ce  trésor  est  à  moi,  barbare,  il  faut  le  rendre. 

I.NDATIIIE. 

Imprudent  étranger,  ce  que  je  viens  d'entendre 

Excite  ma  pitié  plutôt  que  mon  courroux. 

Sa  libre  volonté  m'a  choisi  pour  époux  ; 

Ma  probité  lui  plut;  elle  l'a  préférée 

Aux  recherches,  aux  vœux  de  toute  ma  contrée  : 

Et  tu  viens  de  la  tienne  ici  redemander 

In  cœur  indépendant  qu'on  vient  de  m'accorder! 

0  toi  qui  te  crois  grand,  qui  l'es  par  l'arrogance. 

Sors  d'un  asile  saint,  de  paix  et  d'innocence  ; 


314  LES    SCYTHES. 

Fuis;  cosse  do  trcMihlor,  si  loin  de  tes  Étals, 
Des  mortels,  tes  éi^aiix,  qui  ne  follensent  pas. 
Tu  n"es  pas  prince  ici. 

ATHANFAHE. 

Ce  saci'é  caractère 
Araccompaguc  en  tous  lieux  sans  ni'ètre  nécessaire  : 
Si  j'avais  dit  un  mot,  ardents  à  me  servir, 
Mes  soldats  à  mes  pieds  auraient  su  te  punir. 
Je  descends  jusqu'à  toi  ;  ma  dignité  t'outrage  ; 
Je  la  dépose  ici,  je  n'ai  que  mon  courage  : 
C'est  assez,  je  suis  homme,  et  ce  fer  me  suffit 
Pour  remettre  en  mes  mains  le  Lien  qu'on  me  ravit. 
Cède  Obéide,  ou  meurs,  ou  m'arrache  la  vie. 

IXDATIRE. 

Quoi  ?  nous  t'avons  en  paix  reçu  dans  ma  patrie, 
Ton  accueil  nous  flattait,  notre  simplicité 
N'écoutait  que  les  droits  de  l'hospitalité; 
Et  tu  veux  me  forcer,  dans  la  même  journée, 
De  souiller  par  ta  mort  un  si  saint  hyménée  ! 

ATHAMAUE. 

Meurs,  te  dis-je,  ou  me  tue...  On  vient,  retire-toi. 
Et  si  tu  n'es  un  lâche... 

INDATIRE. 

Ah!  c'en  est  trop...  suis-moi. 

ATHAMARE. 

Je  te  fais  cet  honneur. 

(  Il  sort.) 


SCENE    III. 

INDATIRE,    HERMODAN,    SOZAME,   un  scvthe 

HERMODW  ,   à  Indatiro,  qui  est  près  de  sortir 

Viens  ;  ma  main  paternelle 
Te  remettra,  mon  fils,  ton  épouse  fidèle. 
Viens,  le  festin  t'attend. 

IXDATIRE. 

Bient(jt  je  vous  suivrai  : 
Allez...  0  cher  ohjetije  te  mériterai. 

(  Il  sort.) 


ACTIi    IV,    SCIÎXE    IV.  34o 

SCÈNE    lY. 

HERMODAX,    SOZAME,   un  scytiie. 

s  0  Z  A  M  E , 

Pourquoi  ne  pas  nous  suivre:  Il  diffère... 

IIERMODAN, 

Ail  !  Sozame, 
Cher  ami,  dans  quel  troul)le  il  a  jeté  mon  ûme! 
As-tu  vu  sur  son  Iront  des  signes  de  fureur? 

SOZAME. 

Quel  en  serait  l'objet? 

IIERMODAN. 

Peut-être  que  mon  cœur 
Conçoit  d'un  vain  danger  la  crainte  imaginaire; 
Mais  son  trouble  était  grand.  Sozame,  je  suis  père  : 
Si  mes  yeux  par  les  ans  ne  sont  point  affaiblis, 
J'ai  cru  voir  ce  Persan  qui  menaçait  mon  lils. 

SOZAME. 

Tu  me  fais  frissonner...  avançons;  Atliamare 
Est  capable  de  tout, 

HERMODAN. 

La  faiblesse  s'empare 
De  mes  esprits  glacés,  et  mes  sens  éperdus 
Trahissent  mon  courage,  et  ne  me  servent  plus... 

(Il  s'assied  en  tremblant  sur  le  banc  de  gazon.) 

Mon  fils  ne  revient  point...  j'entends  un  bruit  horrible. 

(Au  Scythe  qui  est  auprès  de  lui.) 

Je  succomlie...  Va,  cours,  en  ce  moment  terrible. 
Cours,  assemble  au  drapeau  nos  braves  combattants. 

LE    SCYTHE. 

Rassure-toi,  j'y  vole,  ils  sont  prêts  en  tout  temps. 

SOZAME,    à  Hermodan. 

Ranime  ta  vertu,  dissipe  tes  alarmes. 

HERMODAN,  se  relevant  à  peine. 

Oui,  j'ai  pu  me  tromper;  oui,  je  renais i. 

1.  «  La  scène  des  deux  vieillards  au  quatrième  acte,  écrivait  Voltaire,  attendrit 
tous  ceu.\  qui  n'ont  point  abjuré  les  sentiments  de  la  simple  nature.  » 


aiG  LES    SCYTHES. 


SCÈNE    V. 

IIERMODAN,    SOZAME,    ATIIAMARE,  lépée  à  la  main, 
HIRCAN,   SUITE. 

ATHAMARE. 

Aux  armes  î 
Aux  armes,  compagnons,  suivez-moi,  paraissez! 
Où  la  trouver? 

HERMODAN  ,   effrayé,  en  chancelant. 

Barbare... 

SOZAME, 

Arrête. 

ATHAMARE,    à  ses  gardes. 

Obéissez, 
De  sa  retraite  indigne  enlevez  Obéide; 
Courez,  dis-je,  volez  ;  que  ma  garde  intrépide. 
Si  quelque  audacieux  tentait  de  vains  efforts, 
Se  fasse  un  chemin  prompt  dans  la  foule  des  morts; 
C'est  toi  qui  l'as  voulu,  Sozame  inexorable. 

SOZAME. 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû. 

HERMODAN. 

Va,  ravisseur  coupable. 
Infidèle  Persan,  mon  cœur  saura  venger 
Le  détestable  auront  dont  tu  viens  nous  charger. 
Dans  ce  dessein,  Sozame,  il  nous  quittait  sans  doute. 

ATHAMARE. 

Indatire?  ton  fils? 

HERMODAN. 

Oui,  lui-même, 

ATHAMARE. 

Il  m'en  coûte 
D'affliger  ta  vieillesse  et  de  percer  ton  cœur; 
Ton  fils  eût  mérité  de  servir  ma  valeur. 

HERMODAN, 

Que  dis-tu? 

ATHAMARE,  à  ses  soldats. 

Qu'on  épargne  A  ce  malheureux  père 
Le  spectacle  d'un  fils  mourant  dans  la  poussière; 
Fermez-lui  ce  passage. 


ACTE    IV,    SCÈNE    VI.  3^ 

HERMODAN. 

Achève  tes  fureurs  ; 
Achève...  N'oses-tu?  Quoi!  tu  gémis!...  Je  meurs. 
Mon  fils  est  mort,  ami!... 

(11  tombo  sur  le  banc  de  gazon.) 
ATllAMARE. 

Toi,  |)('ro  d'Ohéide, 
Auteur  de  tous  mes  maux,  dont  l'àpreté  rigide, 
Dont  le  cœur  inflexible  à  ce  coup  m'a  forcé, 
Que  je  chéris  encor  quand  tu  m'as  oflensé, 
Il  faut  dans  ce  moment  la  conduire  et  me  suivre. 

SOZAME. 

Moi  !  ma  fille  ! 

ATHAMARE. 

En  ces  lieux  il  fest  honteux  de  vivre  : 

(A  SOS  soldats.) 

Attends  mon  ordre  ici.  Vous,  marchez  avec  moi. 


SCENE  VI. 

SOZAME,    HERMODAN. 

SOZAME,   se  courbant  vers  Hermodan. 

Tous  mes  malheurs,  ami,  sont  retombés  sur  toi... 
Espère  en  la  vengeance...  Il  revient...  il  soupire. 
Hermodan  ! 

HERMODAN,  se  relevant  avec  peine. 

Mon  ami,  fais  au  moins  que  j'expire 
Sur  le  corps  étendu  de  mon  lils  expirant! 
Que  je  te  doive,  ami,  cette  grâce  en  mourant. 
S'il  reste  quelque  force  à  ta  main  languissante. 
Soutiens  d'un  malheureux  la  marche  chancelante  ; 
Viens,  lorsque  de  mon  fils  j'aurai  fermé  les  yeux. 
Dans  un  même  sépulcre  enferme-nous  tous  deux. 

SOZAME. 

Trois  amis  y  seront  ;  ma  douleur  te  le  jure. 
Mais  déjà  l'on  s'avance,  on  venge  notre  injure. 
Nous  ne  mourrons  pas  seuls. 

HERMODAN. 

Je  Fespère  ;  j'entends 
Les  tambours,  nos  clairons,  les  cris  des  combattants 


318  LES    SCYTHES. 

Nos  Scythes  sont  armés...  Dieux,  punissez  les  crimes! 
Dieux,  combattez  pour  nous,  et  prenez  vos  victimes! 
Ayez  pitié  d'un  pi're. 


SCENE   Vil. 

SOZAME,    IIERMODAN,    OBÉIDE. 

SOZAME. 

0  ma  fille!  est-ce  vous? 

HERMODAN. 

Chère  Ohéide...  hélas! 

OBÉIDE. 

Je  tombe  à  vos  genoux. 
Dans  riiorreur  du  combat  avec  peine  échappée 
A  la  pointe  des  dards,  au  trancliant  de  l'épée, 
Aux  sanguinaires  mains  de  mes  fiers  ravisseurs, 
Je  viens  de  ces  moments  augmenter  les  horreurs. 

(A  Hermodan.) 

Ton  fils  vient  d'expirer;  j'en  suis  la  cause  unique  : 

De  mes  calamités  l'artisan  tyrannique 

Nous  a  tous  immolés  à  ses  transports  jaloux; 

Mon  malheureux  amant  a  tué  mon  époux, 

Sous  vos  yeux,  sous  les  miens,  et  dans  la  place  même 

Où,  pour  le  triste  objet  qu'il  outrage  et  qu'il  aime, 

Pour  d'indignes  ai)pas,  toujours  persécutés, 

Des  flots  de  sang  humain  coulent  de  tous  côtés. 

On  s'acharne,  on  combat  sur  le  corps  dTndatire; 

On  se  dispute  encor  ses  membres  qu'on  déchire  : 

Les  Scythes,  les  Persans,  l'un  par  l'autre  égorgés. 

Sont  vainqueurs  et  vaincus,  et  tous  meurent  vengés, 

(A  tous  deux.) 

OÙ  voulez-vous  aller  et  sans  force  et  sans  armes? 

On  aurait  peu  d'égards  à  votre  âge,  à  vos  larmes. 

J'ignore  du  combat  quel  sera  le  destin  ; 

Mais  je  mets  sans  trembler  mon  sort  en  votre  main. 

Si  le  Scythe  sur  moi  veut  assouvir  sa  rage. 

Il  le  peut,  je  l'attends,  je  demeure  en  otage. 

HERMODAN. 

Ah!  j'ai  perdu  mon  fils,  tu  me  restes  du  moins; 
Tu  me  tiens  lieu  de  tout. 


ACTE    IV,    SCÈNE    YlII.  319 

SOZAME. 

Ce  jour  veut  d'autres  soins  : 
Armons-nous,  de  uotre  Age  oublions  la  faiblesse; 
Si  les  sens  épuisés  manquent  à  la  vieilU^se, 
Le  courage  demeure,  et  c'est  dans  un  combat 
Ou'un  vieillard  comme  moi  doit  tomber  en  soldat. 

HERMODAN. 

On  nous  apporte  cncor  de  fatales  nouvelles. 


SGEiNE   YIII. 

SOZAME,    IIERMODAN,    OBÉIDE,   u\  scvthe. 

LE    SCYTHE, 

Enlin  nous  l'euiportons, 

HERMODAN. 

Déités  immortelles, 
Mon  fils  serait  vengé!  N'est-ce  point  une  erreur? 

LE    SCYTHE. 

Le  ciel  nous  rend  justice,  et  le  Scythe  est  vainqueur 
Tout  l'art  (pie  les  Persans  ont  uiis  dans  le  carnage. 
Leur  grand  art  de  la  guerre  enfiu  cède  au  courage. 
Nous  avons  manqué  d'ordre,  et  non  pas  de  vertu  ; 
Sur  nos  frères  mourants  nous  avons  combattu. 
La  moitié  des  Persans  à  la  mort  est  livrée  ; 
L'autre,  qui  se  retire,  est  partout  entourée 
Dans  la  sombre  épaisseur  de  ces  profonds  taillis. 
Où  bientôt  sans  retour  ils  seront  assaillis. 

HERMODAN, 

De  mon  malheureux  fils  le  meurtrier  barbare 
Serait-il  échappé? 

LE    SCYTHE. 

Qui?  ce  fier  Athamare? 
Sur  nos  Scythes  mourants  qu'a  fait  tomber  sa  main. 
Épuisé,  sans  secours,  enveloppé  soudain. 
Il  est  couvert  de  sang,  il  est  chargé  de  chaînes. 

OBÉIDE, 

Lui! 

SOZAME, 

Je  l'avais  prévu,..  Puissances  souveraines. 
Princes  audacieux,  quel  exemple  pour  vous  ! 


320  LES    SCVTHRS. 

Il  E  KM  0  1)  AN. 

De  ce  cruel  enlin  nous  serons  vengés  tous; 
Nos  lois,  nos  justes  lois  seront  exécutées. 

ORÉIDE. 

Ciel!...  Quelles  sont  ces  lois? 

HEIiMODAN. 

Les  dieux  les  ont  dictées. 

SOZAME,   à  part. 

0  comble  de  douleur  et  de  nouveaux  ennuis! 

OBÉIDE. 

Mais  enfin  les  Persans  ne  sont  pas  tous  détruits  ; 
On  verrait  Ecbatane,  en  secourant  son  maître, 
Du  poids  de  sa  grandeur  vous  accabler  peut-être. 

HE  RM  G  DAN. 

Ne  crains  rien...  Toi,  jeune  homme,  et  vous,  braves  guerriers. 
Préparez  votre  autel  entouré  de  lauriers. 

OBÉIDE. 

Mon  père!... 

HERMODAN. 

Il  faut  liàter  ce  juste  sacrifice. 
Mânes  de  mon  cher  fils,  que  ton  ombre  en  jouisse! 
Et  toi  qui  fus  l'objet  de  ses  chastes  amours. 
Qui  fus  ma  fille  chère,  et  le  seras  toujours. 
Qui  de  ta  piété  filiale  et  sincère 
N'a  jamais  altéré  le  sacré  caractère, 
C'est  à  toi  de  remplir  ce  qu'une  austère  loi 
Attend  de  mon  pays,  et  demande  de  toi. 

(11  sort.) 
OBÉIDE. 

Qua-t-il  dit?  Que  veut-on  de  cette  infortunée? 

Ah  :  mon  père,  en  quels  lieux  m'avez-vous  amenée  ! 

SOZAME. 

Pourrai-je  l'expliquer  ce  mystère  odieux? 

OBÉIDE. 

Je  n'ose  le  prévoir...  je  détourne  les  yeux. 

SOZAME. 

Je  frémis  comme  toi,  je  ne  puis  m'en  défendre. 

OBÉIDE. 

Ah!  laissez-moi  mourir,  seigneur,  sans  vous  entendre. 

FIN    DU    QUATRIÈME    ACTE. 


ACTE    CINQUIÈME. 


SCENE   I. 

OBÉIDE,    SOZAME.    HERMODAN,  troupe 

DE    SCYTHES    armés  de  javelots. 


(On  apporte  un  aulcl  couvert  d'un  crêpe  et  entouré  do  lauriers.  Un  Scythe 
met  un  glaive  sur  l'autel.) 


OBÉIDE,   entre  Sozanié  et  Hcrmodan. 

Vous  vous  taisez  tous  deux  :  craignez-vous  de  me  dire 
Ce  (|u"à  mes  sens  glacés  votre  loi  doit  prescrire? 
Quel  est  cet  appareil  terrible  et  solennel  ? 

SOZAME. 

Ma  fdle...  il  faut  parler...  voici  le  même  autel 
Que  le  soleil  naissant  vit  dans  cette  journcîc 
Orné  de  fleurs  par  moi  pour  ton  saint  liyménée, 
Et  voit  d'un  crêpe  affreux  couvert  à  son  couchant. 

HEUMODAN. 

As-tu  chéri  mon  fils? 

OBÉIDE. 

L  n  vertueux  penchant, 
Mon  amitié  pour  toi,  mon  respect  pour  Sozame, 
Et  mon  devoir  surtout,  souverain  de  mon  àme. 
M'ont  rendu  cher  ton  fils...  mon  sort  suivait  son  sort  ; 
J'honore  sa  mémoire,  et  j'ai  pleuré  sa  mort, 

HEIIM0DA\. 

L'inviolable  loi  qui  régit  ma  patrie 

Veut  que  de  son  époux  une  femme  chérie 

Ait  le  suprême  honneur  de  lui  sacrifier, 

En  présence  des  dieux,  le  sang  du  meurtrier; 

Que  l'autel  de  l'hymen  soit  l'autel  des  vengeances; 

Que  du  glaive  sacré  qui  punit  les  offenses 

Elle  arme  sa  main  pure,  et  traverse  le  cœur, 

6.  —  THÉAinE.    v.  21 


322  LES    SCVTllKS. 

Le  cœur  du  crimiuol  (jui  ravit  sou  bouhcur'. 

OBKini:. 
Moi,  vous  veugor?...  sur  qui?  de  quoi  saug?  Ah,  mou  père  ! 

UERMODAN. 

Le  ciel  t"a  réservé  ce  sanglant  ministère. 

.     UN    SCYTHE. 

C'est  ta  gloire  et  la  nôtre. 

SOZAME. 

Il  me  faut  révérer 
Les  lois  que  vos  aïeux  ont  voulu  consacrer; 
Mais  le  danger  les  suit  :  les  Persans  sont  à  craindre; 
Vous  allumez  la  guerre,  et  ne  pourrez  l'éteindre. 

LE    SCYTHE, 

Ces  Persans,  que  du  moins  nous  croyons  égaler, 
Par  ce  terrible  exemple  apprendrout  à  trembler. 

HERMODAN. 

Ma  fdle,  il  n'est  plus  temps  de  garder  le  silence; 
Le  sang  d'un  époux  crie,  et  ton  délai  l'olïense, 

OBÉI  DE. 

Je  dois  donc  vous  parler...  Peuple,  écoutez  ma  voix  : 
Je  pourrais  alléguer,  sans  ofïenser  vos  lois. 
Que  je  naquis  en  Perse,  et  que  ces  lois  sévères 
Sont  faites  pour  vous  seuls,  et  me  sont  étrangères  ; 
Ou'Athamare  est  trop  grand  pour  être  un  assassin  ; 
Et  que  si  mon  époux  est  tombé  sous  sa  main, 
Son  rival  opposa,  sans  aucun  avantage. 
Le  glaive  seul  au  glaive,  et  l'audace  au  courage  ; 
Que  de  deux  combattants  d'une  égale  valeur 
L'un  tue  et  l'autre  expire  avec  le  même  honneur. 
Peuple,  qui  connaissez  le  prix  de  la  vaillance. 
Vous  aimez  la  justice  ainsi  que  la  vengeance  : 
Commandez,  mais  jugez  ;  voyez  si  c'est  à  moi 
D'immoler  un  guerrier  qui  dut  être  moji  roi. 

LE    SCYTHE. 

Si  tu  n'oses  frapper,  si  ta  main  trop  timide 
Hésite  à  nous  donner  le  sang  de  l'homicide. 
Tu  connais  ton  devoir,  nos  mœurs,  et  notre  loi; 
Tremble. 

1.  Los  amis  de  Voltaire  critiriuaient  vivcniont  cette  loi  atroce  qu'il  avait  ima- 
ginée Kl.  Mais  le  philosophe  déclarait  que  la  loi  qui  avait  permis  aux  calvinistes, 
genevois  de  brûler  bcrvct  n'était  pas  moins  atroce,  et  qu'il  s'en  était  autorisé.  (G.  A.) 


ACTE    V,    SCÈNE    I.  323 

OBÉIDE. 

Et  si  jo  flomeure  incapable  d'enVoi, 
Si  votre  loi  m'indigne,  et  si  je  vous  refuse? 

HERMODAN. 

L'hymen  t"a  fait  ma  fille,  et  tu  n'as  point  d'excuse  ; 
11  n'en  mourra  pas  nuùns,  tu  vivras  sans  honneur. 

LE    SCYTHE. 

Du  plus  cruel  supplice.il  subira  l'horreur. 

HERMODAN. 

Mon  fils  attend  de  toi  cette  grande  victime. 

LE    SCYTHE. 

Crains  d'oser  rejeter  un  droit  si  légitime. 

OBEIDE,   après  quelques  pas  et  un  long  silence. 

Je  l'accepte*. 

SOZAME. 

Ail  !  grands  dieux  ! 

LE    SCYTHE. 

Devant  les  immortels 
En  fais-tu  le  serment  ? 

OBÉIDE. 

Je  le  jure,  cruels; 
Je  le  jure,  Ilermodan.  Tu  demandes  vengeance. 
Sois-en  sûr,  tu  l'auras...  mais  que  de  ma  présence 
On  ait  soin  de  tenir  le  captif  écarté 
Jusqu'au  moment  fatal  par  mon  ordre  arrêté. 
Qu'on  me  laisse  en  ces  lieux  m'expliquer  à  mon  père, 
Et  vous  verrez  après  ce  qui  vous  reste  à  faire. 

LE    SCYTHE,   après  avoir  regardé  tous  ses  compagnons. 

Nous  y  consentons  tous. 

HERMODAN, 

La  veuve  de  mon  fils 
Se  déclare  soumise  aux  lois  de  mon  pays  ; 
Et  ma  douleur  profonde  est  un  peu  soulagée 
Si  par  ses  nobles  mains  cette  mort  est  vengée. 
Amis,  retirons-nous. 

OBÉIDE. 

A  ces  autels  sanglants 
Je  vous  rappellerai  quand  il  en  sera  temps. 

1.  «  Nous  croj'ons,  écrivait  Voltaire  à  Lekain,  que  ce  Je  l'accepte,  prononcé 
avec  un  ton  de  désespoir  et  de  fermeté,  après  un  morne  silence,  fait  l'effet  le  plus 
tragique.  Nous  pensons  que  l'étonnement,  le  doute,  et  la  curiosité  du  spectateur, 
doivent  suivre  ce  mouvement  do  l'actrice.  » 


iU  LES    SCYTHES. 

SCÈNE   II. 

SOZAME,    OBÉIDE. 

OBKIDE. 

Eli  bien  !  qu'ordoniiez-vous? 

SOZAME. 

Il  fut  un  temps  peut-être 
Où  le  plaisir  allrcux  de  me  venger  d'un  maître 
Dans  le  cœur  d'Athamare  aurait  conduit  ta  main  ; 
De  son  monarque  ingrat  j'aurais  percr  le  sein  ; 
Il  le  méritait  trop  :  ma  vengeance  lassée 
Contre  les  malheureux  ne  peut  être  exercée  ; 
Tous  mes  ressentiments  sont  changés  en  regrets, 

OBÉIDE, 

Avez-vous  bien  connu  mes  sentiments  secrets? 
Dans  le  fond  de  mon  cœur  avez-vous  daigné  lire  ? 

SOZAME. 

Mes  yeux  t'ont  vu  pleurer  sur  le  sang  d'Indatire; 
Mais  je  pleure  sur  toi  dans  ce  moment  cruel  ; 
J'abhorre  tes  serments. 

OBÉIDE. 

Vous  voyez  cet  autel, 
Ce  glaive  dont  ma  main  doit  frapper  Athamare  ; 
Vous  savez  quels  tourments  un  refus  lui  prépare  : 
Après  ce  coup  terrible...  et  qu'il  me  faut  porter, 
Parlez,.,  sur  son  tombeau  voulez-vous  habiter? 

SOZAME. 

J'y  veux  mourir. 

OBÉIDE. 

Vivez,  ayez-en  le  courage. 
Les  Persans,  disiez-vous,  vengeront  leur  outrage; 
Les  enfants  d'Ecbatane,  en  ces  lieux  détestés, 
Descendront  du  Taurus  à  pas  précipités  : 
Les  grossiers  habitants  de  ces  climats  horribles 
Sont  cruels,  il  est  vrai,  mais  non  pas  invincibles, 
A  ces  tigres  armés  voulez-vous  annoncer 
Qu'au  fond  de  leur  repaire  on  pourrait  les  forcer? 

SOZAME. 

On  en  parle  déjà;  les  esprits  les  plus  sages 


ACTE   V,    SCÈiNE    II.  82o 

Voudraient  de  leur  patrie  écarter  ces  orages. 

OBÉIDE. 

Achevez  donc,  seigneur,  de  les  persuader  : 
Ou'ils  méritent  le  sang  qu'ils  osent  demander; 
Et  tandis  que  ce  sang  de  l'offrande  immolée 
l>aignera  sous  vos  yeux  leur  féroce  assemblée, 
Que  tous  nos  citoyens  soient  mis  en  liberté, 
Et  repassent  les  monts  sur  la  foi  d'un  traité. 

SOZAME. 

Je  l'obtiendrai,  ma  fille,  et  j'ose  t'en  répondre; 

^lais  ce  traité  sanglant  ne  sert  qu'à  nous  confondre; 

De  quoi  t'auront  servi  ta  prière  et  mes  soins? 

Athamare  à  l'autel  en  périra-t-il  moins  ? 

Les  Persans  ne  viendront  que  pour  venger  sa  cendre. 

Ce  sang  de  tant  de  rois  que  ta  main  va  répandre, 

Ce  sang  que  j'ai  haï,  mais  que  j'ai  révéré, 

()ui,  coupai  de  envers  nous,  n'en  est  pas  moins  sacré. 

OBÉIDE. 

Il  l'est...  Mais  je  suis  Scythe...  et  le  fus  pour  vous  plaire  : 
Le  climat  quelquefois  change  le  caractère. 

SOZAME. 

Ma  fille! 

OBÉIDE. 

C'est  assez,  seigneur,  j'ai  tout  prévu  ; 
J'ai  pesé  mes  destins,  et  tout  est  résolu. 
Une  invincible  loi  me  tient  sous  son  empire  : 
La  victime  est  promise  au  père  d'Indatire; 
Je  tiendrai  ma  parole...  Allez,  il  vous  attend. 
Qu'il  me  garde  la  sienne...  il  sera  trop  content. 

SOZAME. 

Tu  me  glaces  d'horreur. 

OBÉIDE. 

Allez,  je  la  partage. 
Seigneur,  le  temps  est  cher,  achevez  votre  ouvrage  ; 
Laissez-moi  m'affermir  ;  mais  surtout  obtenez 
Un  traité  nécessaire  à  ces  infortunés. 
Vous  prétendez  qu'au  moins  ce  peuple  impitoyable 
Sait  garder  une  foi  toujours  inviolable; 
Je  vous  en  crois...  le  reste  est  dans  la  main  des  dieux, 

SOZAME. 

Ils  ne  présagent  rien  qui  ne  soit  odieux  : 
Tout  est  horrible  ici.  Ma  faible  voix  encore 


326  LES    SCYTHES. 

Tentera  d'écarter  ce  que  mon  cœur  abhorre  ; 
Mais  après  tant  de  maux  mon  courage  est  vaincu 
Quoi  qu'il  puisse  arriver,  ton  père  a  trop  vécu. 


SCENE  III. 

OBÉIDE. 

Ali  !  c'est  trop  étoufler  la  fureur  qui  m'agite  ; 
Tant  de  ménagement  me  déchire  et  m'irrite-, 
Mon  malheur  vint  toujours  de  me  trop  captiver 
Sous  d'inhumaines  lois  que  j'aurais  dû  braver; 
Je  mis  un  trop  haut  prix  à  l'estime,  au  reproche  ; 
.Je  fus  esclave  assez...  ma  liberté  s'approche. 

SCÈNE    TV. 

OBÉIDE,   SULMA. 

OBÉIDE. 

Enfin  je  te  revois. 

SULMA. 

Grands  dieux  !  que  j'ai  tremblé 
Lorsque,  disparaissant  à  mon  œil  désolé. 
Vous  avez  traversé  cette  foule  sanglante! 
Vous  affrontiez  la  mort  de  tous  côtés  présente; 
Des  flots  de  sang  humain  roulaient  entre  nous  deux  : 
Quel  jour!  quel  hyménée!  et  quel  sort  rigoureux! 

OBKIDE. 

Tu  verras  un  spectacle  encor  plus  effroyable. 

SULMA. 

Ciel  !  on  m'aurait  dit  vrai  !...  Quoi  !  votre  main  coupable 
Immolerait  l'amant  que  vous  avez  aimé 
Pour  satisfaire  un  peuple  à  sa  perte  animé! 

OBÉIDE. 

Moi,  complaire  à  ce  peuple,  aux  monstres  de  Scythie; 

A  ces  brutes  humains  pétris  de  barbarie, 

A  ces  âmes  de  fer,  et  dont  la  dureté 

Passa  longtemps  chez  nous  pour  noble  fermeté. 

Dont  on  chérit  de  loin  l'égalité  paisible, 


ACTE    V,    S  ci:  NE    IV.  327 

Et  chez  qui  je  ne  vois  qu'un  orgueil  inflexible, 

Une  atrocité  morne,  et  qui,  sans  s'émouvoir, 

Croit  dans  Je  sang  humain  se  baigner  par  devoir!... 

J'ai  fui  pour  ces  ingrats  la  cour  la  plus  auguste, 

Un  peuple  doux,  poli,  quehpiefois  trop  injuste. 

Mais  généreux,  sensible,  et  si  pronij)!  à  sortir 

De  ses  iniquités  par  un  beau  repentir  ! 

Qui?  moi!  complaire  au  Scythe!...  0  nations!  ô  terre! 

0  rois,  qu'il  outragea!  Dieux,  maîtres  du  tonnerre! 

Dieux  témoins  de  l'horreur  où  l'on  m'ose  entraîner, 

Unissez-vous  à  moi,  mais  pour  l'exterminer! 

Puisse  leur  liberté,  préparant  leur  ruine. 

Allumant  la  discorde  et  la  guerre  intestine. 

Acharnant  les  époux,  les  pères,  les  enfants, 

L'un  sur  l'autre  entassés,  Fun  par  l'autre  expirants. 

Sous  des  monceaux  de  morts  avec  eux  disparaître  ! 

Que  le  reste  en  tremblant  rougisse  aux  pieds  d'un  maître  ! 

Que,  rampant  dans  la  poudre  au  bord  de  leur  cercueil. 

Pour  être  mieux  punis  ils  gardent  leur  orgueil  ! 

Et  qu'en  mordant  le  frein  du  plus  lâche  esclavage, 

Ils  vivent  dans  l'opprobre,  et  meurent  dans  la  rage  ! 

Où  vais-je  m'emporter?  vains  regrets!  vains  éclats! 

Les  imprécations  ne  nous  secourent  pas  : 

C'est  moi  qui  suis  esclave,  et  qui  suis  asservie 

Aux  plus  durs  des  tyrans  abhorrés  dans  l'Asie  ^ 

SULMA. 

Vous  n'êtes  point  réduite  à  la  nécessité 
De  servir  d'instrument  à  leur  férocité. 

OBÉIDE. 

Si  j'avais  refusé  ce  ministère  horrible, 
Athamare  expirait  d'une  mort  plus  terrible. 

SULMA. 

Mais  cet  amour  secret  qui  vous  parle  pour  lui  ? 

OBÉIDE. 

Jl  m'a  parlé  toujours;  et  s'il  faut  aujourd'hui 
Exposer  à  tes  yeux  l'effroyable  étendue, 
La  hauteur  de  l'abîme  où  je  suis  descendue, 
J'adorais  Athamare  avant  de  le  revoir. 


1.  «  Je  m'étais  un  peu  égayé  dans  les  imprécations,  écrivait  Voltaire  à  d'Argental, 
j'avais  fait  là  un  petit  portrait  de  Genève  pour  m'amuser;  mais  vous  sentez  bien  que 
cette  tirade  n'est  pas  comme  vous  l'avez  vue,  elle  est  plus  courte  et  plus  forte.  » 


328  LES    SCYTHES. 

11  ne  vient  que  pour  moi,  plein  d'amour  et  d'espoir; 
Pour  prix  d'un  seul  regard  il  m'offre  un  diadème  ; 
11  met  tout  à  mes  pieds  ;  et,  tandis  que  moi-même 
J'aurais  voulu,  Sulma,  mettre  le  monde  aux  siens. 
Quand  l'excès  de  ses  leux  n'égale  pas  les  miens, 
Lorsque  je  l'idolâtre,  il  faudra  qu'Obéide 
Plonge  au  sein  d'Athamare  un  couteau  parricide! 

sur.MA. 
C'est  un  crime  si  grand  que  ces  Scythes  cruels. 
Qui  du  sang  des  humains  arrosent  les  autels, 
S'ils  connaissaient  l'amour  qui  vous  a  consumée, 
Eux-même  arrêteraient  la  main  qu'ils  ont  armée. 

OBÉIDE. 

Non  :  ils  la  porteraient  dans  ce  cœur  adoré, 
Ils  l'y  tiendraient  sanglante,  et  leur  glaive  sacré 
De  son  sang  par  mes  coups  épuiserait  ses  veines. 

SULMA. 

Se  peut-il  ?. , . 

OBÉIDE, 

Telles  sont  leurs  âmes  inhumaines  ; 
Tel  est  l'homme  sauvage  à  lui-même  laissé  : 
Il  est  simple,  il  est  bon,  s'il  n'est  point  offensé  ; 
Sa  vengeance  est  sans  borne. 

SULMA. 

Et  ce  malheureux  père. 
Qui  creusa  sous  vos  pas  ce  gouffre  de  misère. 
Au  père  d'Indatire  uni  par  l'amitié, 
Consulté  des  vieillards,  avec  eux  si  lié, 
Peut-il  bien  seulement  supporter  qu'on  propose 
L'horrible  extrémité  dont  lui-même  est  la  cause? 

OBÉIDE. 

II  fait  beaucoup  pour  moi  ;  j'ose  même  espérer. 
Des  douleurs  dont  j'ai  vu  son  cœur  se  déchirer. 
Que  ses  pleurs  obtiendront  de  ce  sénat  agreste  ' 
Des  adoucissements  à  leur  arrêt  funeste. 

SULMA. 

Ah  !  vous  rendez  la  vie  à  mes  sens  effrayés  : 

.le  vous  haïrais  trop  si  vous  obéissiez. 

Le  ciel  ne  verra  point  ce  sanglant  sacrifice. 

1.  On  se  moqua  à  Paris  de  ce  sénat  agreste,  qui  nûtait,  aux  yeux  de  Voltaire, 
que  le  conseil  général  d'un  canton  suisse.  (G.  A.) 


ACTE    V,    SCENE    V.  329 

OBKIDE. 

Siilinal... 

SILMA. 

\  oiis  Irômisscz, 

OBÉIDE. 

11  faut  qui!  s'accomplisse. 

SCÈNE   V. 

OBÉIDE,    SULMA,    SOZAME,    IIERMODAN;   Scythes, 

armés,  rangés  au  fomi,  en  demi-cercle,  près  de  l'autel. 
SOZAME. 

Ma  fille,  hélas!  du  moins  nos  Persans  assiégés 
Des  pièges  de  la  mort  seront  tous  dégagés. 

HEIIMODAN. 

Des  mânes  de  mon  fils  la  victime  attendue 
Suffit  à  ma  vengeance  autant  qu'elle  m'est  due. 

(A  Obéide.) 

De  ce  peuple,  crois-moi,  l'inflexible  équité 
Sait  joindre  la  clémence  à  la  sévérité. 

UN    SCYTHE, 

Et  la  loi  des  serments  est  une  loi  suprême 

Aussi  chère  à  nos  cœurs  que  la  vengeance  même. 

OBÉIDE. 

C'est  assez  ;  je  vous  crois.  Vous  avez  donc  juré 
Que  de  tous  les  Persans  le  sang  sera  sacré 
Sitôt  que  cette  main  remplira  vos  vengeances? 

HEP.MODAX. 

Tous  seront  épargnés  :  les  célestes  puissances 
N'ont  jamais  vu  de  Scythe  oser  trahir  sa  foi. 

OBÉIDE. 

Qu'Athamare  à  présent  paraisse  devant  moi. 

(On  amène  Athamare  enchaîné  :  Obéide  se  place  entre  lui  et  Ilcrmodan.) 
HERMODAN. 

Qu'on  le  traîne  à  l'autel. 

SULMA. 

Ah,  dieux  ! 

ATHAMARE. 

Chère  Obéide, 
Prends  ce  fer,  ne  crains  rien  ;  que  ton  bras  homicide 
Frappe  un  cœur  à  toi  seule  en  tout  temps  réservé  : 


.330  LES    SCYTHES. 

On  y  verra  Ion  nom  ;  c'est  là  qn'il  est  gravé. 
De  tons  mes  compagnons  tu  conserves  la  vie; 
Tu  me  donnes  la  mort  ;  c'est  toute  mon  envie. 
Grâces  aux  immortels,  tous  mes  vœux  sont  remplis  ; 
•Te  meurs  pour  Obéide,  et  meurs  pour  mon  pays, 
r.assure  cette  main  qui  tremble  à  mon  approcbe; 
Ne  crains,  en  m'immolant,  que  le  juste  reproche 
Que  les  Scythes  feraient  à  ta  timidité 
S'ils  voyaient  ce  que  j'aime  agir  sans  fermeté, 
Si  ta  main,  si  tes  yeux,  si  ton  cœur  qui  s'égare, 
S'eiïrayaient  un  moment  en  frappant  Athamare. 

SOZAME. 

Ah:  ma  fille!... 

SULMA. 

Ah,  madame!... 

OBÉIDE. 

0  Scythes  inhumains! 
Connaissez  dans  quel  sang  vous  enfoncez  mes  mains. 
Athamare  est  mon  prince;  il  est  plus...  je  l'adore; 
Je  l'aimai  seul  au  monde...  et  ce  moment  encore 
Porte  au  plus  grand  excès,  dans  ce  cœur  enivré, 
L'amour,  le  tendre  amour  dont  il  fut  dévoré, 

ATHAMARE. 

Je  meurs  heureux. 

OBÉIDE. 

L'hymen,  cet  hymen  que  j'abjure. 
Dans  un  sang  criminel  doit  laver  son  injure... 

(Levant  le  glaive  entre  elle  et  Athamare.) 

Vous  jurez  d'épargner  tous  mes  concitoyens... 

Il  l'est...  sauvez  ses  jours...  l'amour  finit  les  miens. 

(  Elle  se  frappe.) 

Vis,  mon  cher  Athamare  ;  en  mourant  je  l'ordonne. 

(Elle  tombe  à  mi-corps  sur  l'autel.) 
HERMODAN. 

Obéide  ! 

SOZAME. 

0  mon  sang  ! 

ATHAMARE. 

La  force  m'abandonne  ; 
Mais  il  m'en  reste  assez  pour  me  rejoindre  à  toi, 
Chère  Obéide  ! 

(Il  veut  saisir  le  fer.) 


ACTE    V,    SCKNE    V.  331 

LE    SCYTHE, 

Arrête,  et  respecte  la  loi  : 
<-e  fer  serait  souillé  par  des  mains  étrangères. 

(Atliamaro  tombe  sur  l'aiitrl.) 
HERMODAX. 

Dieux!  vîtes-vous  jamais  deux  plus  malheureux  pères? 

ATIIAMAIIE. 

Dieux  !  de  tous  mes  tourments  tranchez  l'horrible  cours. 

SOZAME. 

Tu  dois  vivre,  Athamare,  et  j'ai  payé  les  jours. 
Auteur  infortuné  des  maux  de  ma  famille. 
Ensevelis  du  moins  le  père  avec  la  fille. 
Va,  règne,  malheureux! 

HERMODAN. 

Soumettons-nous  au  sort  ; 
8oumettons-nous  au  ciel,  arbitre  de  la  mort... 
Nous  sommes  trop  vengés  par  un  tel  sacrifice. 
Scythes,  que  la  pitié  succède  à  la  justice. 


FIN     DES     SCYTHES. 


I 


VARIANTES 

DE    LxV    TRAGÉDIE    DES   SCYTHES. 


Page  283,  dernier  vers  : 

Pouvais-tu  recherclier... 

Voyez  la  lettre  à  Daniilaville,  du  4  mars  1767. 

Page  284,  vers  1 0  : 

Nous  marchions  dans  la  nuit,  et  d'aljîme  en  aljîme. 
Voyez  la  lettre  à  Damilaville,  du  4  mars  1767. 

Ibid.,  vers  31  : 

Jamais  de  tristes  soins  sa  paix  n'est  altcrcc. 
La  francliisc  qui  règne  en  ces  déserts  affreux 
Fait  mépriser  la  cour  et  ses  fers  dangereux. 

Page  289,  vers  Va  : 

Si  la  Perse  a  pour  toi  des  cliarmos  si  puissants, 
Je  ne  te  contrains  pas;  quitto-moi,  j'y  consens, 
J'en  gémirai,  Sulma  !  Dans  mon  palais  nourrie, 
Tu  fus  en  tous  les  temps  le  soutien  de  ma  vie  ; 
Mais  je  serais  barbare  en  t'osant  proposer 
De  supporter  un  joug  qui  commence  à  peser. 

Page  290,  vers  6  : 

Hélas  !  voux-tu  m'ôter,  en  croyant  m'cblouir, 
Ce  malheureux  repos  dont  je  cherche  à  jouir? 
Cesse  de  m'affliger.  Mon  père  veut  un  gendre  : 
11  ne  l'ordonne  point,  mais  je  sais  trop  l'entendre. 

lOid..  vers  9.  —  Dans  la  lettre  à  d'Argental,  du  13  avril  1767,  on  lit 

Va,  si  j'aime  en  secret  les  lieux  où  je  suis  née. 
Mon  cœur  doit  s'en  punir,  il  se  doit  imi)oser 
Un  frein  qui  le  retienne  et  qu'il  n'ose  briser  : 
N'en  demande  pas  plus... 


VAUIANTES    DES    SCYTHES.  ly.y.i 

Page  294,  vors  1 3  : 

Le  neveu  de  Cyriis  vous  fait  juge  entre  nous. 
Apprenez  que  dans  moi  vous  voyez  un  coupable; 
Vous  voyez  dans  Sozame  un  vieillard  vénérable 
Qui  soutint  autrefois  de  ses  vaillantes  mains 
Le  pouvoir  dont  Cyriis  effraya  les  humains. 
Quand  Smcrdis  a  régné,  ma  fougueuse  jeunesse 
A  du  brave  Sozame  affligé  la  vieillesse. 
Smerdis  l'a  dépouillé  de  ses  biens,  de  son  rang. 
Une  sentence  inique  a  poursuivi  son  sang. 
Ce  prince  est  chez  les  morts;  et  la  première  idée... 

Page  295,  vers  9  : 

Ton  amitié,  Sozame,  ajoute  à  ma  couronne. 
Approuve  mes  regrets,  mon  repentir,  mes  vœux. 
L'objet  de  mes  remords  est  de  te  rendre  heureux. 
Renonce  à  tes  déserts,  et  revois  ta  patrie  : 
Écoute  en  ta  faveur  ton  prince  qui  te  prie, 
Qui  met  à  tes  genoux  sa  faute  et  ses  douleurs, 
Et  qui  s'iionore  encor  de  les  baigner  de  pleurs. 

Ibid.,  vers  13.  —  Dans  la  lettre  à  d'Argenlal,  du  10  mai  1707,   Voltaire 
propose  : 

Entends  sa  voix,  entends  la  voix  de  ta  patrie, 

Celle  de  ton  devoir  qui  doit  te  rappeler. 

Et  des  pleurs  qu'à  tes  yeux  mes  remords  font  couler. 

Page  30 1 ,  vers  1 5  : 

Tu  sais  que  mes  forfaits,  que  tes  calamités. 
Ta  malheureuse  fuite  en  ces  bords  écartés, 
Tout  fut  fait  par  l'amour.  Cet  amour  qui  t'offense 
Alla  dans  ses  excès  jusqu'à  la  violence. 
Par  un  autre  hyménéc  enchaîné  malgré  moi, 
Je  ne  pouvais  t'offrir  un  rang  digne  de  toi. 
J'outrageais  ta  vertu  quand  j'adorais  tes  ciiarmes. 
J'ai  paye  ce  moment  de  quatre  ans  de  mes  larmes. 
Les  malheurs  inouïs  sur  ta  tète  amassés, 
Je  les  ai  tous  sentis,  et  tu  m'en  crois  assez; 
Mon  abord  en  ces  lieux  le  fait  assez  connaître. 
Le  ciel  de  tous  côtés  m'a  fait  enfin  mon  maître. 
Smerdis  et  mou  épouse,  en  un  même  tombeau, 
De  mon  fatal  hymen  ont  éteint  le  flambeau. 
Ecbatane  est  à  moi... 

Page  303,  vers  14.  —  Lettre  à  d'Argental,  du  lo  mai  1767: 

Toi  seul  m'as  condamnée  à  vivre  en  ces  déserts. 

Page  306,  vers  10.  —  Lettre  à  d'Argental,  du  !o  mai  1767; 

Mais  qu'il  parte  à  l'instant!  Que  jamais  sa  présence 
IN'épouvante  un  asile  offert  à  l'innocence. 


334  VARIANTES    DES    SCYTHES. 

Page  307,  vers  6.  —  Lettre  à  d'Argeiital,  du  24  novembre  17GG  : 

Par  nous-môme  apprêté  nous  porto  un  coup  mortel  ; 
Mais  lorsque  sans  secours,  à.  mon  âge,  on  rassemble 
Dans  un  e\.il  affreux  tant  do  malheurs  ensemble. 

Page  311,  vers  23.  —  Lettre  à  Lekain,  du  20  février  1767  : 
Insensible  au  mérite  et  môme  tyrannique. 

Page  314,  vers  -19  : 

Appui  de  ma  vieillesse, 
Viens,  mon  fils,  mon  cher  fils,  combler  mon  allégresse. 
Tout  est  prêt,  on  t'attend. 

Page  322,  vers  4  : 

SOZA  ME. 

Je  vous  l'ai  déclaré; 
Je  révère  un  usage  antique  et  consacré. 
Mais  il  est  dangereux  :  les  Persans  sont  à  craindre; 
A  se  venger  sur  vous  vous  allez  les  contraindre. 

Une  autre  version  est  donnée  par  la  lettre  à  Lekain,  du  2 'mars  1767  : 

0  B  É  1  D  E. 

Je  n'en  apprends  que  trop. 

SOZAME. 

Je  vous  l'ai  déclaré  ; 
Je  respecte  un  usage  en  .ces  lieux  consacré  : 
Mais  des  sévères  lois  par  vos  aïeux  dictées 
Les  tètes  de  nos  rois  pourraient  être  exceptées. 

LE     SCYTHE. 

Plus  les  princes  sont  grands,  etc. 

Page  324,  vers  4  4.  —  Dans  la  lettre  à  Lekain,  du  23  février  1707  : 
Vous  voyez,  vous  sentez  quel  meurtre  se  prépare. 

Page  32o,  vers  19  : 

tout  est  résolu. 

SOZAME. 

Tu  me  glaces  d'horreur. 

Je  ne  sais  à  quelle  scène  appartenait  le  vers  dont  on  trouve  deux  ver- 
sions dans  la  lettre  à  d'Argental,  du  11  février  1767.  (B.) 


FIN     DES    VARIAMES    DES    SCYTHES. 


AVIS   AU   LECTEURS 


L'auteur  est  obligé  d'avertir  que  la  plupart  de  ses  tragédies 
imprimées-  à  Paris  chez  Duchêne,  au  Temple  du  Goût ^  en  176/(, 
avec  privilège  du  roi,  ne  sont  point  dû  tout  conformes  à  Tori- 
ginal  ;  il  ne  sait  pas  pourquoi  le  libraire  a  obtenu  un  privilège 
sans  le  consulter.  Le  roi  ne  lui  a  certainement  pas  donné  le 
privilège  de  défigurer  des  pièces  de  théâtre,  et  de  s'emparer  du 
bien  d'autrui  pour  le  dénaturer. 

Dans  la  tragédie  d'Oreste,  le  libraire  du  Temple  du  Coût  finit 
la  pièce  par  ces  deux  vers  de  Pylade  : 

Que  rainitié  triomphe  en  tout  tcîmps,  en  tous  lieux, 
Des  nuilheurs  des  mortels  et  des  crimes  des  dieux. 

Ce  blasphème  est  d'autant  plus  ridicule  dans  la  bouche  de 
Pylade  que  c'est  un  personnage  religieux  qui  a  toujours  recom- 
mandé à  son  ami  d'obéir  aveuglément  aux  ordres  de  la  Divinité. 
Dans  toutes  les  autres  éditions  on  lit  : 

Et  du  courroux  des  dieux. 


On  ne  conçoit  pas  comment,  dans  la  même  tragédie,  l'éditeur 
a  pu  imprimer,  page  237  : 

Je  la  mets  dans  vos  fers,  el  e  va  vous  servir. 


1.  Cet  Avis  au  lecteur  est  imprimé  à  la  suite  des  Scijtlies  dans  l'édition  de 
Paris.  Lacombe,  17(37,  in-8";  dans  le  tome  IV  des  Nouveaux  Mélanges,  il 
est  après  la  Préface  (de  Paris)  ;  mais  dans  l'édition  in-4''  des  OEuvres,  il  est 
rétabli  à  la  fin  de  la  pièce.  Dans  l'édition  encadrée  ou  de  1775,  il  est  placé 
dans  le  tome  VI  après  Sophonisbe,  la  dernière  des  tragédies  alors  recueillies. 
Les  éditeurs  de  Kehl  l'ont  transporté  après  Ayathocle,  la  dernière  dos  tragé- 
dies de  Voltaire.  Ainsi  ont  fait  tous  leurs  successeurs.  Je  le  donne  à  son  rang,  avec 
des  variantes  qui  sont  de  17G8.  (B.) 

2.  Dans  l'édition  in-4''  ou  de  1768,  on  avait  mis  :  «  imprimées  tant  dans  les 
provinces  que  dans  les  pays  étrangers,  ne  sont  point  du  tout  conformes  à  l'original. 

«  Dans  la  tragédie  d'Oreste,  etc.  »  (B.) 

3.  C'était  renseigne  de  Duchêne,  libraire.  (B.) 


336  AVIS    AU    LECTEUR. 

C'est  m'acquilter  vcm's  vous  bien  inoins  que  la  punir. 
Vous,  laissez  cette  cendre  à  mon  juste  courroux,  etc. 

Qui  jamais  a  pu  imaginer  de  mettre  ainsi  quatre  rimes  masculines 
de  suite,  et  de  violer  si  grossièrement  les  premières  règles  de  la 
poésie  française?  Il  y  a  plus  encore.  Le  sens  est  perverti;  il  y  a 
six  vers  nécessaires  d'oubliés.  11  se  peut  qu'un  comédien,  pour 
avoir  plus  tôt  lait,  ait  ('courte  et  gâté  son  rôle.  Un  libraire  igno- 
rant achète  une  mauvaise  copie  du  souffleur  de  la  comédie,  et, 
au  lieu  de  suivre  l'édition  de  Genève,  qui  est  fidèle,  il  imprime 
un  ouvrage  entièrement  méconnaissable. 

La  môme  sottise  se  trouve  dans  la  tragédie  de  5;7<n«,  page  282  : 

Je  plains  tant  de  vertus,  tant  d'amour  et  de  charmes. 
Un  cœur  tel  que  le  sien  méritait  d'être  à  vous. 
Abominables  lois  que  la  cruelle  impose! 

l'eut-on  présenter  au  lecteur  un  pareil  galimatias,  et  voler 
ainsi  leur  argent?  Il  y  a  ici  trois  vers  d'oubliés.  Telle  est  la  négli- 
gence de  quelques  libraires;  ils  n'ont  ni  assez  d'intelligence  pour 
comprendre  ce  qu'ils  impriment,  ni  assez  d'honnêteté  pour  payer 
un  correcteur  d'imprimerie:  pourvu  qu'ils  vendent  leur  marchan- 
dise, ils  sont  contents.  Mais  bientôt  leur  mauvaise  conduite  est 
découverte,  et  leurs  misérables  éditions  décriées  restent  dans 
leurs  boutiques  pour  leur  ruine. 

Tancrhdc  est  imprimé  beaucoup  plus  infidèlement.  L'auteur 
est  obligé  de  déclarer  qu'il  y  a  dans  cette  pièce  beaucoup  de  vers 
qu'il  n'a  jamais  ni  faits  ni  pu  faire,  comme  ceux-ci  par  exemple  : 

Voyant  tomber  leur  chef,  les  Maures  furieux 
L'ont  accablé  de  traits  dans  /ewr  rage  crudle, 

L'OrpJiclui  de  la  Chine  n'est  pas  moins  défiguré'.  On  ne  trouve 
point-  dans  l'édition  de  Duchône  ces  vers  que  dit  Gengis,  et  qui 
sont  dans  toutes  les  éditions  : 

Gardez  de  mutiler  tous  ces  grands  monuments. 
Ces  prodiges  des  arts  consacrés  par  les  temps; 
Respectez-les;  ils  sont  le  prix  de  mon  courage. 


i.  Ceci  a  déjà  été  remarqué  dans  l'avortissomont  qui  est  à  la  tèto  du  prcniior 
volume  du  théâtre.  —  Cette  note  est  de  17G8  (B.)  Voyez  Théâtre,  tome  I",  page  1-2. 

2.  L'éditioa  de  1708  porte  :  «  On  ne  trouve  point  dans  ces  éditions  furtives  ros 
vers,  etc.  »  (B.) 


AVIS   AU    LECTEUR.  337 

Qu'on  cesse  de  livrer  aux  flammes,  au  pillage, 
Ces  arciùves  de  lois,  ce  long  amas  d'écrils, 
Tous  ces  fruits  du  génie,  objets  de  vos  mépris. 
Si  l'erreur  les  dicta,  cette  erreur  m'est  utile; 
Elle  occupe  ce  peuple,  et  le  rend  plus  docile. 

Ce  discours  est  très-convenable  dans  la  bouche  d'un  prince 
sage,  qui  parle  à  des  Tartares  ennemis  des  lois  et  de  la  science. 
Voici  ce  que  l'éditeur  a  mis  à  la  place  : 

Cessez  de  mutiler  tous  ces  grands  monuments 
Échappés  aux  fureurs  des  flammes,  du  pillage. 

Toute  la  fin  de  la  tragédie  de  Zulimc  est  ridiculement  altérée. 
Une  fille  qui  a  trahi,  outragé,  attaqué  son  père,  qui  sent  tous  ses 
crimes  et  qui  s'en  punit,  à  qui  son  père  pardonne,  et  qui  s'écrie 
dans  son  désespoir  :  «J'en  suis  indigne  »,  doit  faire  un  grand 
eflet.  On  a  tronqué  et  altéré  cette  fin,  et  on  finit  la  pièce  par  une 
phrase  qui  n'est  pas  même  achevée.  Les  vers  impertinents  qu'on 
a  mis  dans  Ohjmpie  sont  dignes  d'une  telle  édition.  En  voici  un 
qui  me  tombe  sous  la  main  : 

Ne  viens  point,  malheureux,  par  différents  efforts... 

En  un  mot,  l'auteur  doit,  pour  l'honneur  de  l'art,  encore  plus 
que  pour  sa  propre  justification,  précautionner  le  lecteur  contre 
cette  édition  de  Duchêne,  qui  n'est  qu'un  tissu  de  fautes  et  de 
falsifications.  Il  n'est  pas  permis  de  s'emparer  des  ouvrages  d'un 
homme,  de  son  vivant,  pour  les  rendre  ridicules.  On  a  pris  à 
tâche  de  gâter  les  expressions,  de  substituer  des  liaisons  à  des 
scènes  plus  impertinemment  tronquées.  Cette  manœuvre  a  été 
poussée  à  un  tel  excès  que  les  comédiens  de  province  eux-mêmes, 
révoltés  contre  la  licence  et  le  mauvais  goût  qui  défiguraient  la 
tragédie  d'Olympie,  n'ont  jamais  voulu  la  jouer  comme  on  l'a 
représentée  à  Paris. 

Ce  n'est  pas  assez  d'être  parvenu  à  corrompre  presque  tous 
les  ouvrages  qu'un  homme  a  composés  pendant  plus  de  cinquante 
années  ;  tantôt  on  publie  sous  son  nom  de  prétendues  Lettres  secrètes, 
tantôt  ce  sont  des  Lettres  à  ses  amis  du  Parnasse,  qu'on  fabrique  en 
Hollande  ou  dans  Avignon,  et  puis  c'est  son  Portefeuille  retrouvé  \ 


1.  Le  Portefeuille  trouvé,  ou  Tablettes  d'un  curieux,  1757,  in-12,  et  i757,  deux 
volumes  in-12.  Cette  dernière  est  plus  ample  et  a  un  Avertissement  différent.  (B.) 

6.  —  Théâtre,    V.  22 


338  AVIS   AU    LECTEUR. 

que  personne   ne   voudrait   ramasser.  (Iranger  le  libraire  met 
son  nom  hardiment  à  un  tome  de  Mélanges^  ;  un  ex-jésuite-  lui 
attribue  des  livres  ridicules,  et  écrit  contre  ces  livres  un  libelle 
l)eaucoup  plus  ridicule  encore,  et  tout  cela  se  vend  à  des  pro- 
vinciaux et  à  des  étrangers,  qui  croient  acheter  ce  qu'il  y  a  de 
plus  intéressant  dans  la  littérature   française.   Il  est  vrai  que 
toutes  ces  impertinences  tombent  et  meurent  comme  des  insectes 
éphémères  ;  mais  ces  insectes  se  reproduisent  toutes  les  années. 
Rien  n'est  plus  aisé  à  faire  qu'un  mauvais  livre,  si  ce  n'est  une 
mauvaise  critique,    La  basse  littérature  inonde  une  partie  de 
l'Europe  :  le  goût  se  corrompt  tous  les  jours.  Il  en  est  à  peu  près 
de  l'art  d'écrire  comme  de  celui  de  la  déclamation  :il  y  a  plus  de 
six  cents  comédiens  français  répandus  dans  l'Europe,  et  à  peine 
deux  ou  trois  qui  aient  reçu  de  la  nature  les  dons  nécessaires,  et 
qui  aient  pu  approfondir  leur  art.  Combien  avons-nous  d'écrivains 
qui  à  peine  savent  leur  langue,  et  qui  commencent  par  dire  leur 
avis  sur  les  arts  qu'ils  n'ont  jamais  pratiqués;  sur  l'agriculture, 
sans  avoir  possédé  un  champ  ;  sur  le  ministère,  sans  être  jamais 
entrés  dans  le  bureau  d'un  commis  ;  sur  l'art  de  gouverner,  sans 
avoir  pu  seulement  gouverner  leur  servante  !  Combien  s'érigent 
en  critiques,   qui  n'ont  jamais  pu  produire  d'eux-mêmes  un 
ouvrage  supportable  ;  qui  parlent  de  poésie,  et  qui  ne  savent  pas 
seulement  la  mesure  d'un  vers  !  Combien  enfin  deviennent  calom- 
niateurs de  profession  pour  avoir  du  pain,  et  vendent  des  injures 
à  tant  la  feuille  ! 


1.  Il  s'agit  soit  du  volume  intitulé  Mélanges  de  poésies,  de  littérature,  d'his- 
toire et  de  'philosophie,  17G1,  in-12  do  32i  pages;  soit  de  celui  qui  a  pour  titre  : 
Troisième  Suite  des  mélanges  de  poésie,  etc.,  1761,  in-8"  de  470  pages,  qui  se  trouve 
quelquefois  relie  comme  XIX*'  volume  des  OEuvres  de  Voltaire.  (B,) 

2.  Nonotte.  (B.) 


CHARLOT 


ou 


LA   COMTESSE    DE    GIVRY 

PIÈCE   DRAMATIQUE 

REPRÉSENTÉE,     SUR     LE     THÉÂTRE      DE     F***,      AU     MOIS     DE     SEPTEMBRE      176' 
ET,    A     I,A    COMÉDIE     ITALIENNE     DE     PARIS,     LE     4    JUIN     1782. 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    PRÉSENTE    ÉDITION. 


Le  12  septembre  1767,  Voltaire  écrit  à  Damilaviile  :  «  Malgré  mes  maux, 
je-JCûIégaye  à  voir  embellir,  par  des  acteurs  qui  valent  mieux  que  moi,  une 
comédiiS  (c'était  Chariot,  ou  la  comtesse  deGivry)  qui  ne  mérite  pas  leurs 
peines.  »  Le  18,  il  écrit  à  d'Argental  :  «  Vous  aurez  incessamment  Chariot, 
ou  la  comtesse  de  Givry  dont  je  fais  plus  de  cas  que  de  Yhigénu,  mais 
qui  n'aura  pas  le  môme  succès.  Je  ne  la  destine  pas  aux  comédiens,  à  qui 
je  ne  donnerai  jamais  rien  après  la  manière  barbare  dont  ils  m'ont  défiguré, 
et  l'insolence  qu'ils  ont  eue  de  mettre  dans  mes  pièces  des  vers  dont  l'abbé 
Pellegrin  et  Danchet  auraient  rougi.  D'ailleurs  les  caprices  du  parterre  sont 
intolérables,  et  les  Welches  sont  trop  Welches.  » 

C'était  la  chute  des  Scythes  que  Voltaire  avait  sur  le  cœur. 

Il  envoie  sa  comédie  au  libraire  Merlin,  à  «  l'enchanteur  Merlin  «,  comme 
il  l'appelle,  à  titre  de  gratification  :  «  Je  crois  que  Merlin  peut  tirer,  sans 
rien  risquer,  sept  cent  cinquante  exemplaires,  qu'il  vendra  bien.  »  (19  sep- 
tembre, à  Damilaviile.) 

Et  dès  lors  les  lettres  de  Ferney  apportent  corrections  sur  corrections  et 
variantes  sur  variantes. 

Les  premières  représentations  véritablement  publiques  de  Chariot  eurent 
lieu  aux  portes  de  Genève,  au  théâtre  de  Châtelaine  qui  appartenait  à  Vol- 
taire :  «  Ceux  qu'envoyait  Genève,  dit  M.  Desnoiresterres  *,  venaient  bien 
plus  pour  faire  du  tapage  que  pour  applaudir  à  l'ouvrage  ou  au  jeu  des 
acteurs.  Un  soir  on  représentait  Char  lot...  La  pièce  fut  reçue  par  des  sifflets. 
On  a  prétendu  que  le  patriarche,  fou  de  rage,  sortant  son  grand  corps  hors 
de  la  loge  et  brandissant  sa  canne  avec  fureur,  aurait  crié  à  ce  parterre 
insolent  :  «  Magnifiques  et  très-honorés  seigneurs!  je  suis  chez  moi,  et  si 
«  vous  ne  vous  tenez  pas  tranquilles,  je  vous  fais  administrer  la  plus  ro- 
«  buste  volée  que  votre  république  ait  jamais  reçue  !  »  Cette  verte  algarade 
est  mise  par  d'autres  dans  la  bouche  du  chevalier  de  Beauteville,  qui  était 
plus  autorisé  à  s'exprimer  de  cette  façon  catégorique,  bien  que  nous  ne 
voyions  point  quand  il  aurait  eu  l'occasion  d'adresser  à  ces  auditeurs  re- 
muants cette  énergique  semonce.  » 

1.  Voltaire  et  Genève,  p.  428. 


AVERTISSEMENT 


DE    BEUCIIOT. 


Wagnière,  dans  son  Examen  des  Mémoires  de  Bachaumont  (qui  fait 
partie  é^i  Mémoires  de  Lonr/champ  et  Wagnière,  publiés  en  1826),  dit, 
tome  I",  page  :264,  que  Chariot  fut  composé  en  moins  de  trois  jours.  Vol- 
taire parle  de  cinq  dans  sa  lettre  à  Damilaville,  du  28  septembre  1767.  La 
pièce  fut  jouée  à  Ferney,  comme  le  titre  l'annonce.  Elle  n'avait  encore  paru 
sur  aucun  théâtre  public,  lorsque  le  succès  qu'elle  obtint,  dans  l'hiver 
de  1781-82,  sur  le  théâtre  du  comte  d'Argental,  engagea  les  comédiens 
italiens  à  la  mettre  à  l'étude.  La  première  représentation  eut  lieu  le  4  juin; 
mais  on  n'en  donna  que  trois. 


PRÉFACE' 


Cette  pièce  de  société  n'a  été  faite  que  pour  exercer  les  talents 
(le  plusieurs  personnes  d'un  rare  mérite.  Il  y  a  un  peu  de  chant 
et  de  danse,  du  comique,  du  tragique,  de  la  morale,  et  de  la 
plaisanterie.  Cette  nouveauté  n'a  point  du  tout  été  destinée  aux 
théâtres  publics.  C'est  ainsi  qu'aujourd'hui,  en  Italie,  plusieurs 
académiciens  s'amusent  à  réciter  des  pièces  qui  ne  sont  jamais 
jouées  par  des  comédiens.  Ce  noble  exercice  s'est  établi  depuis 
longtemps  en  France,  et  même  chez  quelques-uns  de  nos  princes. 
Rien  n'anime  plus  la  société;  rien  ne  donne  plus  de  grâce  au 
corps  et  à  l'esprit,  ne  forme  plus  le  goût,  ne  rend  les  mœurs  plus 
honnêtes,  ne  détourne  plus  de  la  fatale  passion  du  jeu,  et  ne 
resserre  plus  les  nœuds  de  l'amitié. 

Cette  pièce  a  eu  l'avantage  d'être  représentée  par  des  gens  de 
lettres,  qui,  sachant  en  faire  de  meilleures,  se  sont  prêtés  à  ce 
genre  médiocre  avec  toute  la  bonté  et  tout  le  zèle  dont  cette 
médiocrité  même  avait  besoin. 

Henri  IV  est  véritablement  le  héros  de  la  pièce  :  mais  il  avait 
déjà  paru  dans  la  Partie  de  Chasse-,  représentée  sur  le  même 
théâtre  ;  et  on  n'a  pas  voulu  imiter  ce  qu'on  ne  pouvait  égaler  ^. 

1.  Cette  Préface,  de  Voltaire  lui-môme,  est  dans  l'édition  de  17G7,  mais  ne  fut 
conservée  ni  dans  l'édition  in-4",  ni  dans  l'édition  encadrée.  Elle  a  été  rétablie  par 
les  éditeurs  de  Kehl.  (B.) 

2.  Par  Collé. 

3.  M.  de  Voltaire  avait  changé  le  dénoùment  de  cette  pièce  dans  l'édition  qu'il 
préparait;  et  c'est  d'après  ces  nouvelles  corrections  qu'elle  est  imprimée  ici.  (K.) 
—  Ajoutons  que  cette  jolie  comédie  de  genre  s'affichait  :  Chariot,  ou  la  Comtesse  de 
G«i;r(/,- qu'elle  fut  représentée  devant  des  soldats  alors  on  garnison  àForney;  et 
que  ce  soir-là  les  rôles  étaient  distribués  ainsi  :  la  Comtesse,  M""'  Denis  ;  le 
Marquis,  M.  de  Laharpe;  Julie,  M""*  de  Laharpe;  Chariot,  M.  Chabanon;  Bahet, 
M'"*^  Dupuits-Corneille,  etc.  (G.  A.) 


PERSONNAGES. 


LA  COMTESSE   DE  GIYRY,  veuve  attachée  au  parti  de  Henri  IV 

HENRI    IV. 

LE    MARQUIS,  élevé  dans  le  château. 

JULIE,  parente  de  la  maison,  élevée  avec  le  marquis. 

MADAME   AU  BONNE,  nourrice. 

CHARLOT,  fils  de  la  nourrice. 

L'INTENDANT  de  la  maison i. 

BABET,  élevée  pour  être  à  la  chambre  auprès  de  la  comtesse. 

GUILLOT,  fds  d'un  fermier  de  la  terre. 

DOMESTIQUES,    COURRIERS,    GARDES. 
SUITE     DE     HENRI     IV. 


La  scène  est  dans  le  château  de  la  comtesse  de  Givry,  en  Champagne. 


1.  11  est  appelé  Monî.'elu  Rente  dans  la  scène  m  do  l'acte  I'''. 


CHARLOT 

ou 

LA   COMTESSE   DE   GIVRY 

PIÈCE    DRAMATIQUE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE  I. 

Le  théâtre  représente  une  grande  salle  où  des  domestiques  portent  et  ôtent  des  meubles. 
L'INTENDANT  de  la  maison  est  à  une  table;  UN  COURRIER  en  bottes,  à 
côté;  MADAME  AUBONNE,  nourrice,  coud,  et  BAB  ET  file  à  un  rouet  ; 
UNE     SE  RVAXT  E    prend  des  mesures  avec  une  aune,  une  autre  balaye. 

l'intendant,    écrivant. 

Quatorze  mille  écus!...  ce  compte  perce  l'àme... 
Ma  foi,  je  ne  sais  plus  comment  fera  madame 
Pour  recevoir  le  roi,  qui  vient  dans  ce  château. 

LE     COURRIER, 

Faut-il  attendre  ? 

l'intendant. 
Eh  !  oui. 

BABET, 

Que  ce  jour  sera  beau. 
Madame  Auhonnc  !  ici  nous  le  verrons  paraître, 
Ici,  dans  ce  château,  ce  grand  roi,  ce  bon  maître! 

MADAME    AL  BONNE,    cousant. 

11  est  vrai. 

BABET, 

Mais  cela  devrait  vous  dérider. 
Je  ne  vous  vis  jamais  que  pleurer  ou  bouder. 


346  CFFARLOT. 

Quand  tout  lo  monde  rit,  court,  saute,  danse,  chante, 
Notre  Jjonne  est  toujours  dans  sa  mine  dolente. 

:\1ADAME   AUBONNE, 

Quand  on  porto  lunette,  ou  rit  peu,  mes  enfants. 
Ris  tant  que  tu  pourras,  chaque  chose  a  son  temps. 

LE     COURRIER,    à  l'intendant. 

Expédiez-moi  donc, 

l'intendant, 
La  fête  sera  chère.,. 
Mais  pour  ce  prince  auguste  on  ne  saurait  trop  faire. 

LE     COURRIER, 

Faites  donc  vite. 

MADAME    AUBONNE, 

Hélas  !  j'espère  d'aujourd'hui 
Que  Chariot,  mon  enfant,  pourra  servir  sous  lui. 

l'intendant. 
Le  bon  prince  ! 

LE     COURRIER. 

Allons  donc. 

l'intendant. 

La  dernière  campagne... 
Il  assiégeait,  vous  dis-je...  une  ville  en  Champagne... 

LE     COURRIER. 

Dépêchez. 

l'intendant. 
Il  était,  comme  chacun  le  dit. 
Le  premier  à  cheval  et  le  dernier  au  lit. 

LE    COURRIER, 

Quel  ])avard  ! 

l'intendant. 
On  avait,  sous  peine  de  la  vie. 
Défendu  qu'on  portât  à  la  ville  investie 
Provision  de  bouche. 

LE    COURRIER. 

Aura-t-il  bientôt  fait? 

l'intendant. 
Trois  jeunes  paysans,  par  un  chemin  secret 
En  ayant  apporté,  s'étaient  laissé  surprendre  : 
Leur  procès  était  fait,  et  l'on  allait  les  pendre. 

(Madame  Aubonne  et  Babet  s'approchent  pour  entendre  ce  conte;  deux  domes- 
tiques qui  portaient  des  meubles  les  mettent  par  terre,  et  tendent  le  cou  ;  une 
servante  qui  balayait  s'approche,  et  écoute  en  s'appuj'ant  le  menton  sur  le 
manche  du  balai.) 


ACTE    I,    SCENE    I.  347 

M  A  DAME     A  L  B  0  .\  NE,   se  lovant. 

Les  pauvres  gens  ! 

BABET, 

Eh  bien? 

LE    COURRIER, 

Achevez  donc. 

l'intendant,    écrivant. 

Le  roi... 
Quatorze  mille  écus  en  six  mois... 

LE    courrier. 

Sur  ma  foi, 
Je  n'y  puis  plus  tenir. 

l'intendant,    écrivant. 

Je  m'y  perds  quand  j'y  pense!... 
Le  roi  les  rencontra...  son  auguste  clémence... 

BABET. 

Leur  fit  grâce  sans  doute? 

(Ici,  tout  le  monde  fait  un  ('(îrclc  autour  de  l'intendant.) 

l'intendant. 

Hélas!  il  fit  bien  plus; 
11  leur  distribua  ce  qu'il  avait  d'écus, 
«  Le  Béarnais,  dit-il,  est  mal  en  équipage, 
Et  s'il  en  avait  plus,  vous  auriez  davantage.  » 

TOUS    ENSEMBLE, 

Le  bon  roi  !  le  grand  roi  ! 

l'intendant. 

Ce  n'est  pas  tout  ;  le  pain 
Manquait  dans  cette  ville,  on  y  mourait  de  faim  ; 
Il  la  nourrit  lui-même  en  l'assiégeant  encore  ^ 

(Il  lire  son  mouchoir,  et  s'essuie  les  yeux.) 
LE     COURRIER. 

Vous  me  faites  pleurer. 

madame   aubonne. 
Je  l'aime  ! 

BABET. 

Je  l'adore  ! 


1.  Ce  passage  est  d'allusion.  Les  troupes  devant  lesquelles  on  jouait  cette  pièce 
h,  Ferney  bloquaient  Genève;  toute  communication  était  interrompue  entre  ce 
pays  et  la  France;  aussi  chaque  jour  c'était  des  paysans  qu'on  arrêtait  pour  avoir 
violé  la  consigne,  et  en  faveur  desquels  Voltaire  intercédait.  (G.  A.) 


348  CHARLOÏ. 

l'intendant. 
Je  me  souviens  aussi  ([u'en  un  jour  solennel 
Un  grave  ambassadeur,  je  ne  sais  plus  lequel, 
Vit  sa  jeune  noblesse  admise  à  l'audience. 
L'entourer,  le  presser  sans  trop  de  bienséance. 
«  Pardonnez,  dit  le  roi,  ne  vous  étonnez  pas; 
Ils  me  pressent  de  même  au  milieu  des  combats,  >» 

LE     COURRIER, 

Ça  donne  du  désir  d'entrer  à  son  service. 

BABET, 

Oui,  ça  m'en  donne  aussi. 

l'intendant. 

Qu'en  dites-vous,  nourrice  ! 

madame    AUBONNE,    se  remettant  à  l'ouvrage. 

Ab!  j'ai  bien  d'autres  soins. 

l'intendant. 

Je  prétends  aujourd'bui 
Vous  faire,  en  l'attendant,  trente  contes  de  lui. 
Un  soir,  près  d'un  couvent,., 

LE    COURRIER. 

Mais  donnez  donc  la  lettre. 

l'intendant. 
C'est  bien  dit...  la  voilà,.,  tu  pourras  la  remettre 
Au  premier  des  fourriers  que  tu  rencontreras  : 
Tu  partiras  en  bâte;  en  bâte  reviendras. 
Madame  de  Givry  veut  savoir  à  quelle  beure 
Il  doit  de  sa  présence  bonorer  sa  demeure... 
Quatorze  mille  écus!  et  cela  clair  et  net!... 
On  en  doit  la  moitié...  Va  vite. 

LE  courrier. 

Adieu,  Babet. 

(Il  sort.) 
BABET,    reprenant  son  rouet. 

La  nourrice  toujours  dans  son  cbagrin  persiste. 
Faites-lui  quelque  conte. 

l'intendant. 

On  voit  ce  qui  l'attriste. 
Notre  jeune  marquis,  que  la  bonne  a  nourri. 
Est  un  grand  garnement  ;  et  j'en  suis  bien  marri, 

MADAME     AUBONNE. 

Je  le  suis  plus  que  vous. 


ACTE    I,    SCÈNE    II.  349 

l'intendant. 

Votre  fils,  au  contraire. 
Respectueux,  poli,  cherche  toujours  à  plaire. 

BABET. 

Chariot  est,  je  l'avoue,  un  fort  joli  garçon, 

MADAME    AUBONNE, 

Notre  marquis  pourra  se  corriger. 
l'intendant. 

Oh! non  : 
Il  n'a  point  d'auiitié  ;  le  mal  est  sans  remède. 

MADAME    AUBONNE,    cousant. 

A  l'éducation  tout  tempérament  cède. 

l'intendant,    écrivant. 

Les  vices  de  l'esprit  peuvent  se  corriger  ; 

Quand  le  cœur  est  mauvais,  rien  ne  peut  le  changer. 


SCENE  II. 

LES    précédents;    g  UIL  lot,  accourant. 
GLILLOT. 

Ah!  le  méchant  marquis!  comme  il  est  malhonnête! 

MADAME     AL' BONNE. 

Eh  Lien  !  de  quoi  viens-tu  nous  étourdir  la  tête? 

GUILLOT. 

De  deux  larges  soufflets  dont  il  m'a  fait  présent  : 
C'est  le  seul  qu'il  m'ait  fait,  du  moins,  jusqu'à  présent. 
Passe  encor  pour  un  seul,  mais  deux! 

BABET, 

Bon  !  c'est  de  joie 
Qu'il  t'aura  souffleté  ;  tout  le  monde  est  en  proie 
A  des  transports  si  grands,  en  attendant  le  roi. 
Qu'on  ne  sait  où  l'on  frappe. 

MADAME     AUBONNE. 

Allons,  console-toi. 

l'intendant,   écrivant. 

La  chose  est  mal  pourtant...  Madame  la  comtesse 
N'entend  pas  que  l'on  fasse  une  telle  caresse 
A  ses  gens  ;  et  Guillot  est  le  fils  d'un  fermier, 
Homme  de  bien. 


I 


350  CHARLOT 


CHILI. or. 
Sans  doute, 
l'intendant. 

Et  fort  lont  à  payer. 

GUILLOT. 


Ça  peut  être. 


L  INTENDANT, 

Guillot  est  d'un  bon  caractère. 

GUILLOT, 

Oui, 

l'intendant. 
C'est  un  innocent, 

guillot. 
Pas  tant. 

BABET. 

Qu'as-tu  pu  faire 
Pour  acquérir  ainsi  deux  soufflets  du  marquis? 

guu-lot. 
Il  est  jaloux,  il  t'aime. 

BABET. 

Est-il  bien  vrai?.,.  Tu  dis 
Que  je  plais  à  monsieur? 

guillot. 

Oh  !  tu  ne  lui  plais  guère  ; 
Mais  il  t'aime  en  passant,  quand  il  n'a  rien  à  faire. 
Je  dois,  comme  tu  sais,  épouser  tes  attraits  ; 
Et  pour  présent  de  noce  il  donne  des  soufflets, 

BABET, 

Monsieur  m'aimerait  donc  ? 

MADAME     AUBONNE, 

Quelle  sotte  folie  ! 
Le  marquis  est  promis  à  la  belle  Julie, 
Cousine  de  madame,  et  qui,  dans  la  maison, 
Est  un  modèle  heureux  de  beauté,  de  raison, 
Que  j'élevai  longtemps,  que  je  formai  moi-même  : 
C'est  pour  lui  qu'on  la  garde,  et  c'est  clic  qu'il  aime, 

guillot. 
Oh  bien,  il  en  veut  donc  avoir  deux  à  la  fois? 
Ces  jeunes  grands  seigneurs  ont  de  terribles  droits  ; 
Tout  doit  être  pour  eux,  femmes  de  cour,  de  ville, 
Et  de  village  encore  :  ils  en  ont  une  file  ; 
Ils  vous  écrément  tout,  et  jamais  n'aiment  rien. 


ACTE    I,    SCÈNE    III.  ;j.3'l 

(juil  me  laisse  Babet  ;  parbleu,  chacun  le  sien, 

BABET. 

Tu  m'aimes  donc  vraiment? 

GUILLOT. 

Oui,  de  tout  mon  courage  ; 
Je  t'aime  tant,  vois-tii,  (|ue  (|iiand  sur  mon  passage 
Je  vois  passer  Chariot,  ce  garçon  si  bien  fait, 
Quand  je  vois  ce  Chariot  regardé  par  Babet, 
Je  rendrais,  si  j'osais,  à  son  joli  visage 
Les  deux  pesants  soufflets  que  j'ai  reçus  en  gage. 

.MADAME    AUBONNE. 

Des  soufflets  à  mon  fils  ! 

GUILLOT. 

Eh!...  j'entends  si  j'osais... 
Mais  Chariot  m'en  impose,  et  je  n'ose  jamais. 

l'intendant,   se  levant. 

Jamais  je  ne  pourrai  suffire  à  la  dépense. 

Ah!  tous  les  grands  seigneurs  se  ruinent  en  France; 

Il  faut  couper  des  bois,  emprunter  chèrement. 

Et  l'on  s'en  prend  toujours  à  monsieur  l'intendant... 

Çà,  je  vous  disais  donc  qu'auprès  d'une  abbaye 

Une  vieille  baronne  et  sa  fille  jolie, 

Apercevant  le  roi  qui  venait  tout  courant... 

Le  duc  de  Bellegarde  était  son  confident  : 

C'est  un  brave  seigneur,  et  que  partout  on  vante  : 

Madame  la  comtesse  est  sa  proche  parente  : 

De  notre  belle  fête  il  sera  l'ornement. 


SCENE    HT. 

LES     PRÉCÉDENTS,   LE    MARQUIS. 

(Tous  se  lèvent.) 

LE     MARQUIS. 

Mon  vieux  faiseur  de  conte,  il  me  faut  de  l'argent. 
Bonjour,  belle  Babet;  bonjour,  ma  vieille  bonne... 

(A  Guillot.) 

Ah!  te  voilà,  maraud;  si  jamais  ta  personne 
S'approche  de  Babet,  et  surtout  moi  présent, 
Pour  te  mieux  corriger  je  t'assomme  à  l'instant. 


y 


352  CHAULOT. 

GLII.LOT. 

Ouel  (lial)le  de  marquis! 

LE     MARQUIS. 

Va,  détale, 

BABET. 

Eh  !  de  grâce, 
Un  peu  moins  de  colère,  un  peu  moins  de  menace. 
Que  vous  a  lait  Guillot? 

MADAME     ALBONNE, 

Tant  de  brutalité 
Sied  horriblement  mal  aux  gens  de  qualité. - 
Je  vous  l'ai  dit  cent  fois;  mais  vous  n'en  tenez  compte. 
Vous  me  laites  mourir  de  douleur  et  de  honte. 

LE    MARQUIS. 

Allez,  vous  radotez...  Monsieur  Rente,  à  l'instant 
Qu'on  me  fasse  donner  six  cents  écus  comptant. 

l'intendant. 
Je  n'en  ai  point,  monsieur. 

LE     MARQUIS. 

Ayez- en,  je  vous  prie, 
Il  m'en  faut  pour  mes  chiens  et  pour  mon  écurie, 
Pour  mes  chevaux  de  chasse,  et  pour  d'autres  plaisirs. 
J'ai  très-peu  d'écus  d'or,  et  beaucoup  de  désirs. 
Monsieur  mon  trésorier,  déboursez,  le  temps  presse. 

l'intendant. 
A  peine  émancipé,  vous  épuisez  ma  caisse. 
Quel  temps  prenez-vous  là  ?  quoi  !  dans  le  même  jour 
Où  le  roi  vient  chez  vous  avec  toute  sa  cour  ! 
Songez-vous  bien  aux  frais  où  tout  nous  précipite  ? 

LE     MARQUIS. 

Je  me  passerais  fort  d'une  telle  visite. 
Mon  petit  précepteur,  que  l'on  vient  d'éloigner, 
M'avait  dit  que  ma  mère  allait  me  ruiner  ; 
Je  vois  qu'il  a  raison. 

MADAME     AUBONNE. 

Fi  !  quel  discours  infâme  ! 
Soyez  plus  généreux,  respectez  plus  madame. 
Je  ne  m'attendais  pas,  quand  je  vous  allaitai. 
Que  vous  auriez  un  cœur  si  plein  de  dureté. 

LE    MARQUIS. 

Vous  m'ennuyez; 


ACTE    I,    SCÈNE    IV.  353 

MADAME    AU  BONNE,   pleurant. 

L'ingrat  ! 

G  l' IL  LOT,    dans  un  coin. 

Il  a  l'àmo  ])ien  dure. 
Les  mains  aussi. 

BABET. 

Toujours  il  nous  fait  quelque  injure. 
Vous  n'aimez  pas  le  roi!  \ous,  méchant î 

LE    MARQUIS. 

Eh  !  si  fait. 

BABET. 

Non,  VOUS  ne  l'aimez  pas. 

LE    MARQUIS. 

Si,  te  clis-je,  Bahet. 
Je  l'aime...  comme  il  m'aime...  assez  peu,  c'est  l'usage. 
Mais  je  t'aime  bien  plus. 

l'intendant,   écrivant. 

Et  l'argent  davantage. 

LE    MARQUIS. 

(A  Guillot,  qui  est  d.ms  un  coin.) 

Donnez-m'en  donc  bien  vite...  Ah!  ah!  je  t'aperçois  ; 
Attends-moi,  malheureux  ! 


SCENE    IV. 

LES    préckdents,   LA  COMTESSE. 

LA    COMTESSE. 

Eh  !  qu'est-ce  que  je  vois  ? 
Je  le  cherche  partout  :  que  ses  mœurs  sont  rustiques  ! 
Je  le  trouve  toujours  parmi  des  domestiques. 
11  se  plaît  avec  eux  ;  il  m'abandonne. 

MADAME     AUBONNE. 

Hélas  ! 
Nous  l'envoyons  à  vous,  mais  il  n'écoute  pas. 
11  me  traite  bien  mal. 

LA     COMTESSE. 

Consolez-vous,  nourrice  ; 
Mon  cœur  en  tous  les  temps  vous  a  rendu  justice, 
Et  mon  fils  vous  la  doit  :  on  pourra  l'attendrir. 

6.  —  Théâtre.    V.  -'^ 


3o4  CHAR  LOT. 

MADAME    AU  BON  NE. 

Ah  !  VOUS  lie  savez  pas  ce  qu'il  me  fait  soulViir. 

LA     COMTESSE. 

.le  sais  qu'en  son  berceau,  dans  une  maladie, 
Étant  cru  mort  longtemps,  vous  sauvâtes  sa  vie  : 
Il  en  doit  à  jamais  garder  le  souvenir. 
S"il  ne  vous  aimait  pas,  qui  pourrait-il  clK'rir? 
Laissez-moi  lui  parler. 

MADAME    AUBONNE. 

Dieu  ATuille  que  madame 
Par  ses  soins  maternels  amollisse  son  àme  ! 

LE    MARQUIS. 

Que  de  contrainte  ! 

LA     COMTESSE,    à  riiitcnciant. 

Et  VOUS,  tout  est-il  préparé  ? 
Vous  savez  de  vos  soins  combien  je  vous  sais  gré. 

l'intendant. 
Madame,  tout  est  prêt,  mais  la  dépense  est  forte  ; 
Gela  pourra  monter  tout  au  moins...  à... 

LA     COMTESSE. 

Qu'importe? 
Le  cœur  ne  compte  point,  et  rien  ne  doit  coûter 
Lorsque  le  grand  Henri  daigne  nous  visiter. 

(A  ses  gens.) 

Laissez-moi,  je  vous  prie. 

(Ils  sortent.) 


SCENE  V. 

LA  COMTESSE,   LE    MARQUIS. 

LA    COMTESSE. 

Il  est  temps  qu'une  mère, 
Que  vous  écoutez  peu,  mais  qui  ne  doit  rien  taire, 
Dans  l'âge  où  vous  entrez,  sans  plainte  et  sans  rigueur, 
Parle  à  votre  raison  et  sonde  votre  cœur, 
.le  veux  bien  oublier  que,  depuis  votre  enfance, 
Vous  avez  repoussé  ma  tendre  complaisance  ; 
Que  vos  maîtres  divers  et  votre  précepteur, 
Par  leurs  soins  vigilants  révoltant  votre  humeur, 
Vous  présentant  à  tout,  n'ont  pu  rien  vous  apprendre  : 


ACTE    I,    SCÈNE    V.  S-io 

Tandis  (fii'à  leurs  lerons  ompressé  de  se  rendre, 
Le  iiis  de  la  noiirriee,  à  qui  vous  insultiez, 
Apprenait  aisément  ce  que  vous  négligiez  ; 
Et  ([ue  Chariot,  toujours  prompt  à  me  satisfaire, 
Kaisait  assidûment  ce  que  vous  deviez  iaire. 

LE    MAUOUIS, 

Vous  l'oubliez,  madame,  et  m'en  ])arlez  souvent. 
Chariot  est,  je  l'avoue,  un  héros  fort  savant. 
Je  consens  pleinement  que  Chariot  étudie. 
Que  (Juillot  aille  aussi  dans  quelque  académie  ; 
La  doctrine  est  pour  eux,  et  non  pour  ma  maison. 
Je  hais  fort  le  latin  ;  il  déroge  à  mon  nom  ; 
Et  l'on  a  vu  souvent,  quoi  qu'on  en  puisse  dire. 
De  très-bons  ofhciers  qui  ne  savaient  pas  lire. 

LA    COMTESSE. 

S'ils  l'avaient  su,  mon  fils,  ils  en  seraient  meilleurs. 
J'en  ai  connu  beaucoup  qui,  polissant  leurs  mœurs, 
Des  beaux-arts  avec  fruit  ont  fait  un  noble  usage. 
Un  esprit  cultivé  ne  nuit  point  au  courage  ^ 
Je  suis  loin  d'exiger  qu'aux  lois  de  son  devoir 
Un  officier  ajoute  un  triste  et  vain  savoir  ; 
Mais  sachez  que  ce  roi,  qu'on  admire  et  qu'on  aime, 
A  l'esprit  très-orné. 

LE    MARQUIS. 

Je  ne  suis  pas  de  même. 

LA    COMTESSE. 

Songez  à  le  servir  à  la  guerre,  à  la  cour. 

LE    MARQUIS. 

Oui,  j'y  songe. 

LA    COMTESSE. 

Il  faudra  que,  dans  cet  heureux  jour, 
De  sa  royale  main  sa  bonté  ratifie 
Le  contrat  qui  vous  doit  engager  à  Julie. 
Elle  est  votre  parente,  et  doit  plaire  à  vos  yeux, 
Aimable,  jeune,  riche. 

LE    MARQUIS. 

Elle  est  riche  ?  tant  mieux  ; 
Marions-nous  bientôt. 

LA    COMTESSE. 

Se  peut-il,  à  votre  âge, 

1.  Tout  cela  se  dt-bituit  à  Fcrney  en  présence  d'officiers-  (G.  A.) 


356  CHAR  LOT. 

(Jiic  (lu  seul  iiilrivt  vous  parliez  lo  langage? 

I.E     MAKQL'IS. 

Oli  !  j'aimo  aussi  Julio  :  elle  a  bien  des  appas; 
Klle  nie  plaît  l)e;\u('oiip  ;  mais  je  ne  lui  plais  pas. 

l.A     COMTESSE. 

Ah  !  mon  Dis,  apprenez  du  moins  à  vous  connaître. 
\os  discours,  votre  ton,  la  révoltent  peut-être. 
On  ne  réussit  point  sans  un  peu  d'art  flatteur  : 
Et  la  grossièreté  ne  gagne  point  un  cœur. 

I.E    MMiOUIS. 

.le  suis  fort  naturel. 

L.\    COMTESSE. 

Oui,  mais  soyez  aimable. 
Cette  i)ui'e  nature  est  Ibi-t  insupportahle. 
^os  pareils  sont  polis  :  pourquoi?  c'est  qu'ils  ont  eu 
Cette  éducation  qui  tient  lieu  de  vertu; 
Leur  àme  en  est  empreinte  ;  et  si  cet  avantage 
N'est  pas  la  vertu  même,  il  est  sa  noble  image. 
[1  faut  plaire  à  sa  femme,  il  faut  plaire  à  son  roi, 
S'oubliei'  prudemment,  n'être  point  tout  à  soi. 
Dompter  cette  humeur  brusque  où  le  penchant  vous  livre. 
Pour  vivre  heureux,  mon  fils,  que  faut-il  ?  savoir  vivre. 

LE    MAHOCIS. 

Pour  le  roi,  nous  verrons  comme  je  m'y  prendrai  : 
Julie  est  autre  chose,  elle  est  fort  à  mon  gré  ; 
Mais  je  ne  puis  soullrir,  s'il  faut  que  je  le  dise. 
Que  le  savant  Chariot  la  suive  et  la  courtise  : 
Il  lui  fait  des  chansons. 

LA    COMTESSE. 

Vous  VOUS  moquez  de  nous  : 
Votre  frère  de  lait  vous  rendrait-il  jaloux? 

LE    MAIKUIS. 

Oui;  je  ne  cache  point  que  je  suis  en  colère 
Contre  tous  ces  gens-là  qui  cherchent  tant  à  plaire. 
.Te  n'aime  point  Chariot;  on  l'aime  trop  ici. 

LA    COMTESSE. 

Auriez-vous  bien  le  cœur  à  ce  point  endurci? 
Cela  ne  se  peut  pas.  Ce  jeune  homme  estimable 
Peut-il  par  son  mérite  être  envers  vous  coupable? 
Je  dois  tout  à  sa  mère;  oui,  je  lui  dois  mon  fils  : 
Aimez  un  peu  le  sien.  Du  même  lait  nourris, 
L'un  doit  protéger  l'autre  :  ayez  de  l'indulgence, 


ACTE    I,    S(:i:\K    \  I.  :io7 

Ayez  (le  ramitic',  de  la  reconnaissance; 

Si  vous  étiez  ingrat,  que  pourrais-je  espérer? 

Pour  ne  vous  point  haïr  il  faudrait  expirer. 

[.R    MAlUjriS. 

Ah!  vous  m'attendrissez  ;  madame,  je  vous  j  ure 
De  respecter  toujours  mon  devoir,  la  nature, 
Vos  sentiments. 

LA    COMTESSE. 

Mon  lîls,  j'aurais  voulu  de  vous, 
Avec  tant  de  respects,  un  mot  encor  plus  doux. 

LE    MAHQLIS. 

Oui,  le  respect  s'unit  à  l'amour  qui  me  touche. 

LA    COMTESSE. 

Dites-le  donc  du  cœur,  ainsi  que  de  la  bouche. 


SCENE    VI. 

LA   COMTESSE,    LE    MAROUIS,    CHARLOT. 

LA     COMTESSE. 

Venez,  mon  hon  Chariot.  Le  marquis  m'a  promis 
Qu'il  serait  désormais  de  vos  meilleurs  amis. 

LE    MARQUIS,  se  détournant. 

Je  n'ai  point  promis  ça. 

LA    COMTESSE. 

Ce  grand  jour  d'allégresse 
Ne  pourra  i)lus  laisser  de  place  à  la  tristesse. 
Où  donc  est  votre  mère? 

CHARLOT. 

Elle  pleure  toujours  ; 
Et  j'implore  pour  moi  votre  puissant  secours. 
Votre  protection,  vos  bontés  toujours  chères, 
Et  ce  cœur  digne  en  tout  de  ses  augustes  pères. 
Madame,  vous  savez  qu'à  monsieur  votre  fils. 
Sans  me  plaindre  un  moment,  je  fus  toujours  soumis. 
Mvre  à  vos  pieds,  madame,  est  ma  plus  forte  envie. 
Le  héros  des  Français,  l'appui  de  sa  patrie, 
Le  roi  des  cœurs  bien  nés,  le  roi  qui  des  Ligueurs 
A  par  tant  de  vertus  confondu  les  fureurs. 
Il  vient  chez  vous,  il  vient  dans  vos  belles  retraites  ; 


358  CHARLOT. 

Et  ce  n'est  que  pour  lui  que  des  lieux  où  vous  êtes 
Mon  Ame  en  gôniissant  se  pourrait  arracher, 
La  fortune  n'est  pas  ce  que  je  a  eux  chercher. 
Pardonnez  mon  audace,  excusez  mon  jeune  âge. 
On  m'a  si  fort  vanté  sa  bonté,  son  courage, 
Que  mon  cœur  tout  de  feu  porte  envie  aujourd'hui 
A  ces  heureux  Français  qui  combattent  sous  lui. 
Je  ne  veux  point  agir  en  soldat  mercenaire  ; 
Je  veux  auprès  du  roi  servir  en  volontaire, 
Hasarder  tout  mon  sang,  sûr  que  je  trouverai 
Auprès  de  vous,  madame,  un  asile  assuré. 
Daignez-vous  approuver  le  parti  que  j'embrasse? 

LA     COMTESSE. 

^  a,  j'en  ferais  autant,  si  j'étais  à  ta  place. 

Mon  lils,  sans  doute,  aura  pour  servir  sous  sa  loi 

Autant  d'empressement  et  de  zèle  que  toi. 

LE    MARQUIS. 

Eh,  mon  Dieu  !  oui.  Faut-il  toujours  qu'on  me  compare 
A  notre  ami  Chariot?  l'accolade  est  bizarre! 

LA     COMTESSE. 

Aimez-le,  mon  cher  fils;  que  tout  soit  oublié. 
Çà,  donnez-lui  la  main  pour  marque  d'amitié. 

LE    MARQUIS. 

Kh  bien  !  la  voilà...  mais... 

LA     COMTESSE. 

Point  de  mais. 

CHARLOT  prend  la  main  du  niar(iuis,et  la  baise. 

Je  révère. 
J'ose  chérir  en  vous  madame  votre  mère. 
Jamais  de  mon  devoir  je  n'ai  trahi  la  voix; 
Je  vous  rendrai  toujours  tout  ce  que  je  vous  dois. 

LE    MARQUIS. 

Va...  je  suis  très-content. 

LA    COMTESSE. 

Son  bon  cœur  se  déclare  ; 
Le  mien  s'épanouit...  Quel  bruit!  quel  tintamarre! 


ACTE    I,    SCÈNE    VIL  339 


SCENE    VII. 


PLUSIEURS  DOMESTIQUES  en  livrée,  et  d'autres  gens  entrent  on  foule; 
GUILLOT,  BABET,  sont  des  premiers  ;  JULIE,  MADAME  AU- 
BONNE,  dans  le  fond  :  elles  arrivent  plus  lentement;  LA  COMTESSE 
est  sur  le  devant  du  tliéàtre  avec    LE     MARQUIS   et  CHARLOï. 

GUILLOT,  accourant. 

Le  roi  vient, 

PLUSIEURS    DOMESTIQUES. 

C'est  le  roi. 

GUILLOT. 

C'est  le  roi,  c'est  le  roi. 

BABET. 

C'est  le  roi  ;  je  l'ai  vu  tout  comme  je  vous  voi  ^ 
Il  était  encor  loin  ;  mais  qu'il  a  bonne  mine  ! 

GUILLOT. 

Donne-t-il  des  soufflets  ? 

LA    COMTESSE. 

A  peine  j'imagine 
Qu'il  arrive  si  tôt  ;  c'est  ce  soir  qu'on  l'attend  : 
Mais  sa  bonté  prévient  ce  bienlieureux  instant. 
Allons  tous. 

JULIE. 

Je  vous  suis...  je  rougis;  ma  toilette 
M'a  trop  longtemps  tenue,  et  n'est  pas  encor  faite. 
Est-ce  bien  déjà  lui  ? 

GUILLOT, 

Ne  le  voyez-vous  pas 
Qui  vers  la  basse-cour  avance  avec  fracas? 

BABET. 

Il  est  très-beau...  C'est  lui.  Les  filles  du  village 
Trottent  toutes  en  foule,  et  sont  sur  son  passage. 
J'y  vais  aussi,  j'y  vole. 

LA    COMTESSE. 

Oh!  je  n'entends  plus  rien. 

1,  Ce  vers  est  répété  dans  la  scène  v  de  l'acte  IIL 


360  CHAR  LOT. 

JL  LIE, 

Ce  n'est  pas  lui. 

BABET,    allant  et  venant. 

C'est  lui. 

G  L"  IL  LOT, 

Je  m'y  connais  fort  l)ion. 
Tout  le  monde  ma  dit  :  C'est  lui:  la  chose  est  claire. 

L  INTENDANT,   arrivant  à  pas  comptés. 

lis  se  sont  tous  trom])(''s  selon  leur  ordinaire. 
Aladame,  un  postillon  que  j'avais  fait  partir 
Pour  s'informer  au  juste,  et  pour  vous  avertir. 
Vous  ramenait  en  hâte  une  troupe  altérée, 
Moitié  déguenillée,  et  moitié  surdorée, 
D'excellents  pâtissiers,  d'acteurs  italiens, 
Et  des  danseurs  de  corde,  et  des  musiciens, 
Des  flûtes,  des  hauthois,  des  cors,  et  des  trompettes, 
Des  faiseurs  d'acrostiche,  et  des  marionnettes. 
Tout  le  monde  a  crié  le  roi  sur  les  chemins; 
On  le  crie  au  village,  et  chez  tous  les  voisins  ; 
Dans  votre  hasse-cour  on  s'ohstine  à  le  croire  ; 
Et  voilà  justement  comme  on  écrit  l'histoire  ^ 

GUILLOT. 

Nous  voilà  tous  hien  sots  ! 

LA     COMTESSE. 

Mais  quand  vient-il  ? 
l'intendant. 

Ce  soir. 

LA    COMTESSE. 

Nous  aurons  tout  le  temps  de  le  hien  recevoir. 
Mon  lils,  donnez  la  main  à  la  helle  Julie, 
Bonsoir,  Chariot. 

LE    MARQUIS, 

Mon  Dieu,  que  ce  Chariot  m'ennuie! 

(Ils  sortent  :  la  comtesse  reste  avec  la  nourrice.) 
LA    COMTESSE. 

Viens,  ma  chère  nourrice,  et  ne  soupire  |)lns. 
A  hien  placer  ton  fds  mes  vœux  sont  résolus  : 
11  servira  le  roi  ;  je  ferai  sa  fortune  : 
Je  veux  que  cette  joie  à  nous  deux  soit  commune. 

1.  Vers  devenu  proverbe.  Tout  le  couplet  est,  du   reste,  une  fine  satire   de  la 
cour.  (G,  A.) 


ACTE    I,    SCÈNE    VIL  361 

Je  voudrais  coDtciitoi-  tout  co  ([iii  m"np|)arlu'iil. 
Vous  roudrp  tous  lietirciix  ;  (•"('sl  là  ce  (|ui  soiilieut, 
C'est  J;i  ce  (|iii  console  et  qui  charme  la  vie. 

MADAME     AUBONNE, 

Vous  me  rendez  confuse,  et  mon  àme  attendrie 
Devrait  nK'ritci'  mieux  vos  extrêmes  bontés. 

LA    COMTESSE. 

Qui  donc  en  est  plus  digne? 

MADAME    AUBONNE,   tristomciif. 

Ah! 

LA    COMTESSE. 

^'os  félicités 
S'altèrent  du  chagrin  que  tu  montres  sans  cesse. 

MADAME    AUBONNE. 

Ce  beau  jour,  il  est  vrai,  doit  bannir  la  tristesse. 

LA    COMTESSE, 

Va,  fais  danser  nos  gens  avec  les  violons. 
Ton  fils  nous  aidera. 

MADAME    AUBONNE. 

Mon  fils!...  Madame...  allons. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIEME. 


SCENE  I. 

JULIE,   MADAME  AUBONNE,    CHARLOT. 

JULIE. 

Enfin  je  le  verrai  ce  charmant  Henri  Quatre, 
Ce  roi  l)rave  et  clément  qui  sait  plaire  et  combattre, 
Qui  conquit  à  la  fois  son  royaume  et  nos  cœurs. 
Pour  qui  Mars  et  l'Amour  n'ont  point  eu  de  rigueurs. 
Et  qui  sait  triompher,  si  j'en  crois  les  nouvelles, 
Des  Ligueurs,  des  Romains,  des  héros  et  des  belles. 

C  H  A  p.  L  0  T  ,    dans  un  coin. 

Elle  aime  ce  grand  homme;  elle  est  tout  comme  moi. 

JULIE. 

Lisette  à  me  parer  a  réussi,  je  croi. 
Comment  me  trouvez-vous? 

MADAME    AUBONNE. 

Très-belle  et  très-bien  mise. 
Vous  seriez  peu  fâchée,  excusez  ma  franchise, 
D'essayer  tant  d'appas,  et  d'arrêter  les  yeux 
D'un  héros  couronné,  partout  victorieux. 

JULIE. 

Oui,  ses  yeux  seulement...  Il  a  le  cœur  fort  tendre: 
On  me  l'a  dit  du  moins...  je  n'y  veux  point  prétendre; 
Je  ne  veux  avoir  Tair  ni  prude  ni  coquet... 
Eh!  mon  Dieu  1  j'aperçois  qu'il  me  manque  un  bouquet. 

CHARLOT. 

In  houquet!  allons  vite. 

(Il  sort.) 
MADAME    AUBONNE. 

Eh  bien  !  belle  Julie, 
Ce  grand  prince  ici  même  aujourd'hui  vous  marie; 
11  signera  du  moins  le  contrat  projeté, 


ACTE    II,    SCÈNE    I.  363 

Qui  sera  par  iiiadanio  avec  vous  présciit«'. 
Vous  scmhlcz  n'y  penser  qu'avec  indilîérence, 
Et  je  crois  entrevoir  un  peu  de  répugnance. 

JULIE, 

Hélas  !  comment  veut-on  que  mon  cœur  soit  touché; 

Qu'il  se  donne  à  celui  ([ui  ne  l'a  point  cherché? 

Par  la  digne  comtesse  en  ces  murs  élevée, 

Conduite  par  vos  soins,  à  son  fils  réservée, 

Je  n'ai  januiis  dans  lui  trouvé  Jusqu'à  ce  jour 

Le  moindre  sentiment  qui  ressenii)le  à  l'amour; 

Il  n'a  jamais  montré  ces  douces  complaisances 

Qui  d'un  peu  de  tendresse  auraient  les  apparences. 

Il  est  somhre,  il  est  dur,  il  me  doit  alarmer; 

Il  ose  être  jaloux  et  ne  sait  point  aimer. 

J'aime  avec  passion  sa  vertueuse  mère  : 

Le  fils  me  fait  tremhler;  quel  triste  caractère! 

Ses  airs  et  son  ton  brusque,  et  sa  grossièreté, 

Affligent  vivement  ma  sensibilité. 

D'un  noir  pressenliment  je  ne  puis  me  défendre. 

La  nature  me  fit  une  ûme  honnête  et  tendre. 

J'aurais  voulu  chérir  mon  mari. 

MADAME     AL  BON  NE. 

Parlez  net  ; 
Développez  un  cœur  qui  se  cache  à  regret. 
Le  marquis  est  haï, 

JULIE, 

Tout  autant  qu'haïssable  : 
C'est  une  aversion  qui  n'est  pas  surmontable, 
A  sa  mère,  après  tout,  je  ne  puis  l'avouer. 
De  quinze  ans  de  bontés  je  dois  trop  me  louer: 
Je  percerais  son  cœur  d'une  atteinte  cruelle  ; 
Je  ne  puis  la  tromper,  ni  m'ouvrir  avec  elle. 
Voilà  mes  sentiments,  mes  chagrins  et  mes  vœux, 

MADAME    AUBONNE, 

Ce  mariage-là  fera  des  malheureux. 

Ah  !  comment  nous  tirer  du  fond  du  précipice? 

JULIE, 

Et  moi,  que  devenir,  comment  faire,  nourrice? 
Tu  ne  me  réponds  point,  tu  rêves  tristement, 
Ma  chère  Aubonne  ! 

MADAME     AUBONNE, 

Hélas  ! 


3G4  CHAR  LOT. 

JLLIE. 

Pourrais-tu  prudemment 
Engager  la  comtesse  à  différer  la  chose? 
Tu  sais  la  gouverner;  ton  avis  en  impose; 
Par  tes  discours  tlattenrs  tu  pourrais  l'amener 
A  me  laisser  le  temps  de  me  déterminer. 
AFais  réponds  donc. 

MADAME     al:  BON  NE. 

Hélas!.,,  oui,  ma  helle  .Tulie... 

(  Eu  pleurant.) 

Votre  demande  est  juste...  elle  sera  remplie. 


SCENE  II. 

JULIE,    MADAME  AUBONNE,   ClIARLOÏ. 

CHARLOT. 

Aladame,  j"ai  trouvé  chez  vous  votre  bouquet. 

JULIE. 

Ce  n'est  point  là  le  mien  ;  le  vôtre  est  bien  mieux  fait, 
Mieux  choisi,  plus  brillant...  Que  votre  fils,  ma  bonne, 
Est  galant  et  poli!...  Tous  les  jours  il  m'étonne. 
Est-il  vrai  qu'il  nous  quitte  ? 

MADAME  AUBONNE. 

11  veut  servir  le  roi. 

JULIE. 

Nous  le  regretterons. 

CHARLOT, 

Je  fais  ce  que  je  doi. 
Oui,  mon  père  est  soldat  du  plus  grand  des  monarques, 
il  fut  blcs.sé,  madame,  à  la  bataille  d'Arqués. 
Je  voudrais  sur  ses  pas  bientôt  l'èlre  à  mon  tour. 
Pour  ce  généreux  roi  mon  cœur  est  plein  d'amour; 
Oui,  je  voudrais  servir  Henri  Quatre  et  ma  dame. 

JULIE,    à  M"ie  Aubûiine. 

i>a  bonne,  vous  pleurez  ! 

MADAME    AUBONNE. 

J'en  ai  sujet  :  mon  ànae 
Se  rappelle  sans  cesse  un  fatal  sou\enir. 

JLLIE. 

Quoi  !  pouvez-vous  .sans  joie  et  sans  vous  attendrir, 


ACTE    II,    SCi:NK    II.  3f)o 

Voir  un  /ils  si  bien  nô,  si  rempli  de  courage. 
Au-dessus  de  son  rang,  au-dessus  de  son  âge? 

MADAME    AUBONNE. 

Il  paraît  en  ed'et  digne  de  vos  bontés; 

11  mérite  surtout  les  pleurs  qu'il  m'a  coûtés. 

JLLIE. 

Votre  amour  est  bien  juste,  il  est  toucbant,  ma  bonne; 
Mais,  il  faut  l'avouer,  ^otre  douleur  m'étonne. 
Quel  est  votre  chagrin?...  Çà,  dites-moi,  Chariot... 
Non...  monsieur...  mon  ami...  Ma  mère...  que  ce  mot... 
De  Chariot...  convient  mal...  à  toute  sa  personnel 

MADAME    AU  BONNE. 

Oli!  les  mots  n'y  font  rien...  mais  vous  êtes  trop  bonne. 

JULIE, 

Chariot!...  Ma  bonne! 

MADAME     AUBONNE. 

Eh  quoi? 

JULIE, 

D'où  vient  que  votre  fils 
Est  différent  en  tout  de  monsieur  le  marquis? 
L'art  n'a  rien  pu  sur  lun  :  dans  l'autre  la  nature 
Semble  avoir  répandu  tous  ses  dons  sans  mesure, 

MADAME     AUBONXE. 

Vous  le  flattez  beaucoup. 

JULIE, 

Le  roi  vient  aujourd'hui  ; 
Je  dois  avoir  l'honneur  de  danser  avec  lui,,, 

(A  Chariot.) 

Je  voudrais  répéter,..  Vous  dansez  comme  un  ange, 

CHAULOT. 

,Je  ne  mérite  pas.., 

JULIE. 

Cela  n'est  point  étrange  : 
Vous  avez  réussi  dans  les  jeux,  dans  les  arts. 
Qui  de  nos  courtisans  attirent  les  regards. 
Les  armes,  le  dessin,  la  danse,  la  musique. 
Enfin'  dans  toute  étude  où  votre  esprit  s'applique  ; 
Et  c'est  pour  votre  mère  un  plaisir  bien  parfait... 
Je  cherche  à  m'affermir  dans  le  pas  du  menuet... 
Et  je  danserai  mieux  vous  ayant  pour  modèle. 

CHARLOT. 

Ah!  vous  seule  en  servez,.,  mais  le  respect,  le  zèle. 


366  CllAHI.OT. 

Mo  IbiTont  d'oix'ir.  Il  tant  nii  violon, 
Je  cours  on  chorclior  un,  s'il  vous  ])laît. 

.Il  LIE. 

Mon  Dieu!  non. 
Vous  chantez  à  merveille  ;  et  votre  voix,  je  pense, 
Rien  mieux  qu'un  violon  mar(|uera  la  cadence  : 
Asseyez-vous,  ma  mère,  et  voyez  votre  fils. 

MADAME     ALBOXNE. 

De  tout  ce  (jue  je  vois  mon  cœur  n'est  point  surpris. 

(Elle  s'assied;  ils  dansent,  et  Chariot  chante.) 

Elle  donne  des  lois 
Aux  bergers,  aux  rois, 
A  son  choix; 
Elle  donne  des  lois 

Aux  bergers,  aux  rois. 
Qui  pourrait  l'approcher 
Sans  chercher 
Le  danger? 
On  meurt  à  ses  yeux  sans  espoir; 
On  meurt  de  ne  les  plus  voir. 
Elle  donne  des  lois 
Aux  bergers,  aux  rois. 

JULIE,    après  avoir  dansé  un  seul  couplet. 

Vous  êtes  donc  l'auteur  de  la  chanson  ? 

CHARLOT. 

Madame, 
C'est  un  faible  portrait  d'une  timide  flamme. 
Les  vers  étaient  à  l'air  assez  mal  ajustés. 
Par  votre  goût,  sans  doute,  ils  seront  rejetés'. 

JULIE. 

Ils  n'offensent  personne...  Ils  ne  peuvent  déplaire; 
Ils  ne  peuvent  surtout  exciter  ma  colère  : 
Ils  ne  sont  pas  pour  moi. 

CHARLOT. 

Pour  vous:...  je  n'oserais 
Perdre  ainsi  le  respect,  profaner  vos  attraits  ! 


1.  Le  rôle  de  Chariot  avait  été  fait  pour  M.  de  Chahanon,  qui  était  non-sculo- 
ment  un  poète  tragique,  mais  un  excellent  musicien.  Il  nous  semble  que  Beaumar- 
chais s'est  inspiré  de  cette  scène  jiour  l'entrevue  de  Chérul)in  et  de  la  comtesse 
dans  le  deuxième  acte  du  Mariage  de  Figaro.  (G.  A.) 


ACTE    II,    SCENE    III.  3(r 

JULIE. 

Une  seconde  lois  je  puis  donc  les  entendre... 
Achevons  la  leçon  que  de  vous  je  veux  prendre. 

MADAME     ALBONNE. 

Ils  me  font  tous  les  deux  un  extrême  plaisir. 
Je  voudrais  que  madame  en  pût  aussi  jouir. 

JULIE    recoininenco  à  danser  avec  Chariot,  (jui  répète  l'air. 

Elle  donne  des  lois 

Au\  bergers,  aux  rois,  ete. 

MAJEUn. 

Vous  seule  ornez  ces  lieux. 

Des  rois  et  des  dieux 
Le  maître  est  dans  vos  yeux. 
Ah!  si  de  votre  cœur 
Il  était  vainqueur! 
Ouel  bonheur! 
Tout  parle  en  ce  beau  jour 

D'amour. 
Un  roi  brave  et  galant, 
Charmant, 
Partage  avec  vous 
L'heureux  pouvoir  de  n'gner  sur  nous. 

Elle  donne  des  lois,  etc. 

On  meurt  à  ses  yeux  sans  espoir; 
On  meurt  de  ne  les  plus  voir. 


SCENE  III. 

ULIE,     CHARLOT;     LE     MARQUIS    entre,  et  les  voit  danser,  pcnJant 
que    MADAME    AU  BON  NE   est  assise  et  s'occupe  à  coudre. 

LE    MARQUIS. 

Meurt  de  ne  les  plus  voir!...  Notre  belle  héritière, 
Avec  monsieur  Chariot  vous  êtes  familière. 
Vous  dansez  aux  chansons  dans  un  coin  du  logis  ! 

CHARLOT. 

Pourquoi  non  ? 

JULIE. 

Mais  je  crois  qu'il  m'est  assez  permis 


368  CIIAKl.OT. 

De  prendre, "quand  je  venx,  devant  madame  Anhonne, 
Pour  danser  un  menuet,  la  leçon  (|u'il  me  donne. 

I.  K     M  Alton  S. 

Il  donne  des  l(M;ons!  Araiment  il  en  a  Fair. 
Prolîtez-vous  beaucoup?  Et  les  payez-vous  cher? 

.IL  I.IE. 

.ren  dois  avoir,  monsieur,  de  la  reconnaissance. 
Si  vous  êtes  laclié  de  cette  préférence, 
Si  mon  i)etit  menuet  vous  donne  (pielque  ennui;, 
Que  n'avez-vous  appris...,  à  danser  comme  lui? 

LE    MAIWUIS. 

Ouais  ! 

CIIARLOT. 

Modérez,  monsieur,  votre  injuste  colère. 
Vous  aviez  assuré  votre  adorable  mère 
Que  d'un  peu  d'amitié  vous  vouliez  nrhonorer  ; 
Mon  cœur  le  méritait,  il  l'osait  espérer. 

(En  montrant  Julio  ) 

Ce  noble  et  digne  objet,  respectable  à  vous-même. 
M'a  chargé  dans  ces  lieux  de  son  ordre  suprême  ; 
Ses  ordres  sont  sacrés,  chacun  doit  les  remplir  : 
En  la  servant,  monsieur,  j'ai  cru  vous  obéir. 

MADAME    AUBONNE. 

C'est  très-bien  rii)Osté;  Chariot  doit  le  confondre. 

LE    MARQIIS. 

Quand  ce  drôle  a  parlé,  je  ne  sais  (jue  répondre. 
Écoute,  mon  garçon,  je  te  défends...  à  toi, 

(Chariot  le  rcgarik-  fixement.; 

De  montrer,  quand  j'y  suis,  de  l'esprit  plus  ({ue  moi. 

MADAME    AUBONNE. 

Quelle  idée! 

JLLIE. 

Eh!  comment  faudra-t-ii  donc  qu'il  fasse? 

LE    MARQUIS. 

Il  m'offusque  toujours.  Tant  d'insolence  lasse. 
.le  ne  le  puis  souifrir  près  de  vous...  En  un  mot, 
.Je  n'aime  point  du  tout  qu'on  danse  avec  Chariot. 

.IIJLIE. 

Ma  bonne,  à  quel  mari  je  me  verrais  livrée! 
Allez,  votre  colère  est  trop  prématurée. 
Je  n'ai  i)oint  de  reproclie  à  recevoir  de  vous; 
Et  je  n'aurai  jamais  un  tyran  pour  époux. 


ACTE    II,    SCÈNE    III.  369 

MADAME    AUBONNE. 

Eli  bien  !  vous  méritez  une  telle  algarade. 

Vous  vous  faites  haïr...  Monsieur,  prenez-y  garde': 

Vous  n'êtes  ni  poli,  ni  bon,  ni  circonspect  : 

Vous  deviez  à  Julie  un  peu  plus  de  respect, 

Plus  d'égards  à  Chariot,  à  moi  plus  de  tendresse; 

Mais... 

LE    MARQUIS. 

Quoi!  toujours  Chariot!  que  tout  cela  me  blesse! 
Sortez,  et  devant  moi  ne  paraissez  jamais. 

JULIE. 

Mais,  monsieur... 

LE    MARQUIS,  menaçant  Chariot. 

Si... 

CHARLOT, 

Quoi  ?  si  ? 

MADAME    AUBONNE,   se  mettant  entre  eux  deux. 

Mes  enfants,  paix!  paix!  paix! 
Eh,  mon  Dieu  !  je  crains  tout. 

LE    MARQUIS. 

Sors  d'ici  tout  à  l'heure. 
Je  te  l'ordonne. 

JULIE. 

Et  moi,  j'ordonne  qu'il  demeure. 

CHARLOT. 

A  tous  les  deux,  monsieur,  je  sais  ce  que  je  doi  ; 

(En  regardant  Julie.) 

Mais  enfin  j'ai  fait  vœu  de  suivre  en  tout  sa  loi. 

LE    MARQUIS. 

Ah!  c'en  est  trop,  faquin. 

CHARLOT, 

C'en  est  trop,  je  l'avoue  ; 
Et  sur  votre  alphabet  je  doute  qu'on  vous  loue. 
Il  paraît  que  le  lait  dont  vous  fûtes  nourri 
Dans  votre  noble  sang  s'est  un  peu  trop  aigri. 
De  vos  expressions  j'ai  l'àme  assez  frappée. 
A  mon  côté,  monsieur,  si  j'avais  une  épée, 

l.  Ce  texte  est  celui  de  toutes  les  éditions  données  du  vivant  de  l'auteur.  Palissot 
impute  aux  éditeurs  de  Kehl  cette  rime  du  Pont-Neuf,  et  a  mis  dans  son  édition  : 

Vous  méritez,  monsieur,  une  telle  algarade; 
Vous  vous  faites  haïr,  et  ce  ton  vous  dégrade.  (B.) 

G.  —  Théathe.    V.  24 


370  C II A  R  LOT. 

Je  crois  que  vous  seriez  assez  sage,  assez  grand, 
Pour  m'épargner  peut-être  un  si  doux  compliment. 

LE    MARQUIS. 

Quoi!  misérable... 

JULIE. 

Encore  ! 

MADAME    AUBONNE. 

Allez,  mon  fils,  de  grâce. 
Ne  reffaroucliez  point,  et  quittez-lui  la  place  : 
Tout  ira  bien  ;  cédez,  quoique  très-ofTensé. 

CHARLOï. 

Ma  mère...  j'obéis...  mais  j'ai  le  cœur  percé. 

(11  sort.) 
MADAME    AUBONNE. 

Ah!  c'en  est  fait,  mon  sang  se  glace  dans  mes  veines. 

JULIE. 

Mon  sang,  ma  chère  amie,  est  bouillant  dans  les  miennes. 

LE    MARQUIS. 

Dans  ce  nouveau  combat  du  froid  avec  le  chaud, 
Me  retirer  en  hâte  est,  je  crois,  ce  qu'il  faut; 
Je  n'aurais  pas  beau  jeu  :  c'est  une  étrange  affaire 
De  combattre  à  la  fois  deux  femmes  en  colère. 


SCENE   JV. 
JULIE,   RIADA3IE   AUBONNE. 

MADAME    AUBONNE. 

Non,  vous  n'aurez  jamais  ce  brutal  de  marquis  : 
Qu'ai-je  fait!  non,  ces  nœuds  sont  trop  mal  assortis. 

JULIE. 

Quoi  !  tu  me  serviras  ? 

MADAME    AUBONNE. 

Je  réponds  que  sa  mère 
Brisera  ce  lien  qui  doit  trop  vous  déplaire... 
M'y  voilà   résolue, 

JULIE. 

Ah!  que  je  te  devrai! 

MADAME    AUBONNE. 

0  fortune!  ô  destin!  que  tout  change  à  ton  gré! 
Du  public  cependant  respectons  l'allégresse  : 


ACTE    II,    SCENE    V.  374 

Trop  de  monde  a  présent  entoure  la  comtesse  ; 
Comment  parler?  comment,  par  un  trouble  cruel, 
Contrisler  les  plaisirs  d'un  jour  si  solennel? 

JULIE. 

Je  le  sais,  et  je  crains  que  mon  refus  la  blesse  : 
Pour  ce  fils  que  je  liais  je  connais  sa  tendresse. 

MADAME    AUBONNE. 

D'un  coup  trop  imprévu  n'allons  point  l'accabler... 
Je  n'ai  jamais  rien  fait  que  pour  la  consoler. 

JULIE. 

La  nature,  il  est  vrai,  parle  beaucoup  en  elle. 

MADAME    AUBONNE. 

Elle  peut  s'aveugler. 

JULIE. 

Je  compte  sur  ton  zèle, 
Sur  tes  conseils  prudents,  sur  ta  tendre  amitié. 
De  ce  joug  odieux  tire-moi  par  pitié. 

MADAME    AUBONNE. 

Hélas  !  tout  dès  longtemps  trompa  mes  espérances. 

JULIE. 

Tu  gémis, 

MADAME    AUBONNE. 

Oui,  je  suis  dans  de  terribles  transes... 
N'importe...  je  le  veux...  je  ferai  mon  devoir; 
Je  serai  juste. 

JULIE. 

Hélas!  tu  fais  tout  mon  espoir. 

SCÈNE  V. 
JULIE,   MADA3IE  AUBONNE,   BABET. 

BABET,   accourant  avec  empressement. 

Allez,  votre  marquis  est  un  vrai  trouble-fête. 

MADAME    AUBONNE. 

Je  ne  le  sais  que  trop. 

BABET. 

Vous  savez  qu'on  apprête 
Cette  longue  feuillée  où  Cbarlot  de  ses  mains 
De  guirlandes  de  fleurs  décorait  les  cliemins  ; 
Il  a  dans  cent  endroits  disposé  cent  lumières, 
Où  du  nom  de  Henri  les  brillants  caractères 


372  CHARI.OT. 

Soûl  lus,  à  ce  qu'où  dit,  par  tous  les  gcus  savauts; 

Ce  spectacle  aduiirahle  attirait  les  passants; 

Les  filles  reutouraiout  ;  toute  notre  séquelle 

Voyait  le  beau  Chariot  monté  sur  une  échelle, 

Dans  un  leste  pourpoint  faisant  tous  ces  apprêts; 

Mais  monsieur  le  marquis  a  trouvé  tout  mauvais, 

A  voulu  tout  changer,  et  Chariot,  au  contraire, 

A  (lit  (]ue  tout  est  hien.  Le  marquis  en  colère 

A  menacé  Chariot,  et  Chariot  n'a  rien  dit  : 

Ce  silence  au  marquis  a  causé  du  dépit; 

11  a  tiré  l'échelle,  il  a  su  si  hien  faire 

Qu'en  descendant  vers  nous  Chariot  est  chu  par  terre. 

JULIE. 

Ah  !  Chariot  est  blessé  ! 

BABET. 

Non,  il  s'est  lestement 
Relevé  d'un  seul  saut...  Il  s'est  fâché  vraiment  : 
Il  a  dit  de  gros  mots. 

MADAME    AUBONNE. 

De  cette  bagatelle 
Il  peut  naître  aisément  une  grande  querelle. 
Je  crains  beaucoup. 

JULIE. 

Je  tremble. 


SCENE    VI. 

JULIE.  MADAME  AUBONNE,  BABET,   GUILLOï. 

GUILLOT,   en  criant. 

Ah!  mon  Dieu!  quel  malheur! 

BABET. 

Quoi  ? 

MADAME    AUB0X.\E. 

Qu'est-il  arrivé? 

GUILLOT. 

Notre  jeune  seigneur... 

JULIE. 

A-t-il  fait  à  Chariot  quelque  nouvelle  injure? 

GUILLOT. 

Il  ne  donnera  plus  des  soufflets,  je  vous  jure, 
A  moins  qu'il  n'en  revienne. 


ACTE    II,    SG1:NE    VII.  373 

MADAME    AUBONNE. 

Ah!  mon  Dieu!  que  dis-lu? 

GL'ILLOT. 

Bahet  l'aura  pu  voir. 

RABET. 

J'ai  (lit  ce  que  j'ai  vu. 
Pas  grand'choso. 

mada:me  auboxxe. 
Eh  !  hutor  !  dis  donc  vite,  de  grâce, 
Ce  qui  s'est  pu  passer,  et  tout  ce  qui  se  passe. 

GUILLOT. 

Hélas  !  tout  est  passé.  Le  marquis  là  dehors 

Est  troué  d'un  grand  coup  tout  au  travers  du  corps. 

madame  aubonxe. 
Ah!  malheureuse! 

JULIE. 

Ilôlas  !  vous  répandez  des  larmes. 
Mais  ce  n'est  pas  Chariot;  Chariot  n'avait  point  d'armes. 

GUILLOT. 

On  on  trouve  hientôt.  Ce  marquis  turhulont 
Poursuivait  notre  ami,  ma  foi  très-vertement. 
L'autre,  qui  sagement  se  hattait  en  retraite, 
Déjà  d'un  écuyer  avait  saisi  la  brette. 
Je  lui  criais  de  loin  :  ((  Chariot,  garde-toi  hien 
D'attendre  monseigneur,  il  ne  ménage  rien  ; 
J'ai  trop  à  mes  dépens  appris  à  le  connaître  ; 
Va-t'en  ;  il  ne  faut  pas  s'attaquer  à  son  maître.  » 
Mais  Chariot  lui  disait  :  «  Monsieur  n'approchez  pas,  » 
11  s'est  trop  approché,  voilà  le  mal. 

MADAME    AUBONXE. 

Hélas  ! 
Allons  le  secourir,  s'il  en  est  temps  encore. 


SCENE   VII. 

les    précédents,  l'intendant. 

l'intendant. 
Non,  il  n'en  est  plus  temps. 

MADAME    AUBONNE. 

Juste  ciel  que  j'implore! 


374  CHAKLOT. 

l'ixtexdaxt. 
11  n"a  pas  à  ce  coup  survécu  d'un  moment. 
Cachons  bien  à  sa  mère  un  si  triste  accident, 

MADAME    A UBONNE,   en  pleurant. 

Les  pierres  parleront,  si  nous  osons  nous  taire. 

l'intendant. 
C'est  fort  loin  du  chûteau  que  cette  horrible  afTaire 
Sous  mes  yeux  s'est  passée;  et,  presque  au  même  instant. 
Pour  préparer  madame  à  cet  événement, 
J'empêche,  si  je  puis,  qu'on  n'entre  et  qu'on  ne  sorte, 
Je  fais  lever  les  ponts,  je  fais  fermer  la  porte. 
JMadame  heureusement  se  retire  en  secret. 
Dans  ce  moment  fatal,  au  fond  d'un  ca])inet, 
Où  tout  ce  bruit  affreux  ne  peut  se  faire  entendre. 
Ne  blessons  point  un  cœur  si  sensible  et  si  tendre; 
Épargnons  une  mère. 

JULIE. 

Hélas  !  à  quel  état 
8era-t-elle  réduite  après  cet  attentat? 
Je  plains  son  fils...  Le  temps  l'aurait  changé  peut-être. 

l'intendant. 
Il  était  bien  méchant  ;  mais  il  était  mon  maître. 

MADAME    AUBONNE. 

Quelle  mort!  et  par  qui! 

l'intendant. 

Dans  quel  temps,  juste  ciel! 
Dans  le  plus  beau  des  jours,  dans  le  plus  solennel, 
Quand  le  roi  vient  chez  nous  ! 

JULIE. 

Hélas  !  ma  pauvre  Aubonne, 
Que  deviendra  Chariot  ? 

l'intendant. 

Peut-être  sa  personne 
Aux  mains  de  la  justice  est  livrée  à  présent. 

JULIE. 

Ce  garçon  n'a  rien  fait  qu'à  son  corps  défendant  : 
La  justice  est  injuste'. 

l'intendant. 
Ah!  les  lois  sont  bien  dures. 


1.  Voltaire  fait  allusion  ici  au  supplie :>  do  La  Barre,  à  celui  de  Calas,  etc.  (G.  A.) 


ACTE    II,    SCÈNE    YII.  37;> 

BABET,  à  Guillot. 

Chariot  serait  perdu  ! 

OUILLOT. 

Ce  sont  (les  aventures 
Qui  font  bien  de  la  peine,  et  qu'on  ne  peut  prévoir  : 
On  est  gai  le  matin,  on  est  ])endu  le  soir. 

BABET. 

Mais  le  marquis  est-il  tout  à  fait  mort? 
l'intexdam. 

Sans  doute  ; 
Le  médecin  l'a  dit. 

JULIE. 

Plus  de  ressource? 

GUILLOT,   à  Babct. 

Écoute  ; 
Il  en  disait  de  moi  l'an  passé  tout  autant  ; 
Il  croyait  m'en  terrer,  et  me  voilà  pourtant. 

l'intendant. 
Non,  vous  dis-je,  il  est  mort,  il  n'est  plus  d'espérance; 
Mes  enfants,  au  logis,  gardez  bien  le  silence. 

GUILLOT. 

Je  gage  que  sa  mère  a  déjà  tout  appris. 

MADAME   AUBONNE. 

J'en  mourrai...  mais  allons,  le  dessein  en  est  pris. 

(Elle  sort.) 
BABET. 

Ah!  j'entends  bien  du  bruit  et  des  cris  chez  madame. 

GUILLOT. 

On  n'a  jamais  gardé  le  silence. 

JULIE, 

Mon  âme 
D'une  si  bonne  mère  éprouve  les  douleurs. 
Courons,  allons  mêler  nos  larmes  à  ses  pleurs. 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


ACTE    TROISIEME. 


SCENE    I. 

L'INTENDANT,    BABET,   GUILLOT;    troupe    dk    gardi-s 

CIIARLO  1  ,    au  milieu  d'eux. 
CHARLOT, 

J'aurais  pu  fuir,  sans  doute,  et  ne  l'ai  pas  voulu. 
Je  désire  la  mort,  et  j'y  suis  résolu. 

l'intendant. 
La  justice  est  ici.  Madame  la  comtesse 
Sait  la  mort  de  son  fils  ;  la  douleur  qui  la  presse 
Ne  lui  permettra  pas  de  recevoir  le  roi. 
Ouel  malheur! 

GUILLOT. 

Il  devait  en  user  comme  moi, 
Ne  se  point  re^ancher,  imiter  ma  sagesse  ; 
Je  l'avais  averti. 

CHAR  LOT. 

J'ai  tort,  je  le  confesse. 

BABET. 

Ou  el  crime  a-t-il  donc  fait  ?  Ne  vaut-il  pas  bien  mieux 
Tuer  quatre  marquis  qu'être  tué  par  eux  ? 

GUILLOT. 

Elle  a  toujours  raison,  c'est  très-bien  dit. 

CHARLOT. 

J'espère 
Qu'on  souffrira  du  moins  que  je  parle  à  ma  mère. 
Voudrait-on  me  priver  de  ses  derniers  adieux? 

l'intendant. 
Klle  s'est  évadée,  elle  est  loin  de  ces  lieux. 

GUILLOT. 

Quoi!  ta  mère  est  complice? 


ACTE    III,    SCENE    I.  377 

RABET. 

Il  mo  mot  011  colôro. 
Quaiid  tu  voudras  parloi',  uo  dis  mot  pour  l)iou  lairo. 

CHAIU,OT. 

Kilo  no  vout  plus  voir  un  (ils  infortnnô, 
Indigne  do  sa  moro,  et  l)iont(M  oondamno. 
Mais  que  je  plains,  hélas  !  mon  auguste  maîtresse  ; 
Et  que  jo  plains  Julio!  ollo  avait  la  tendresse 
De  monsieur  lo  man^uis  ;  ot  mos  Cunostes  coups 
Privent  l'une  d'un  fils,  et  l'autre  d'un  époux. 
Non,  je  ne  veux  ])lus  voir  ce  cliûtoau  rospoctahlo. 
Où  l'on  daigna  nùiimor,  où  je  fus  si  coupable. 

(A  l'intendant.) 

Vous,  monsieur,  si  jamais  dans  leur  triste  maison, 

Après  cet  attentat,  vous  prononcez  mon  nom. 

J'ose  vous  conjurer  do  bien  dire  ù  madame 

Ou'ello  a  toujours  régné  jusqu'au  fond  de  mon  àme. 

Que  j'aurais  prodigué  mon  sang  ])our  la  servir; 

Que  j'ai,  pour  la  vongor,  demandé  do  mourir: 

Daignez  on  dire  autant  à  la  noble  Julie. 

Hélas!  dans  la  maison  mon  enfance  nourrie 

Mo  laissait  pou  prévoir  tant  d'horribles  malheurs. 

Vous  tous  (jui  m'écoutez,  pardonnez-moi  mes  pleurs, 

Us  ne  sont  pas  pour  moi...  la  source  en  est  plus  belle... 

Adieu...  Conduisez-moi. 

l'intendant. 

Que  cette  fin  cruelle. 
Que  ce  jour  malheureux  doit  bien  se  déplorer  ! 

GL'ILLOT. 

Tout  pleure,  je  ne  sais  s'il  faut  aussi  pleurer. 

Qu'on  aime  ce  Chariot!  Chariot  plaît,  quoi  ([u'il  fasse. 

On  n'en  forait  pas  tant  pour  moi. 

BABET,  à  ceux  qui  emmènent  Chariot. 

Messieurs,  de  grâce, 
Ne  l'enlevez  donc  pas...  suivons-le  au  moins  des  yeux. 

GUI  L  LOT. 

Allons,  suivons  aussi,  car  on  est  curieux. 


378  CIIAIILOÏ. 

SCÈNE    II. 

JULIE,   L'INTENDANT. 

JULIE. 

Ail!  je  respire  enfin...  Madame  évanouie 
Reprend  un  peu  ses  sens  et  sa  force  aflaiblie  ; 
Ses  femmes  à  l'envi,  les  miennes,  tour  à  tour, 
Rendent  ses  yeux  éteints  à  la  clarté  du  jour. 
Faut-il  qu'en  cet  état  la  nourrice  fidèle, 
Devant  la  secourir,  ne  soit  pas  auprès  d'elle  ! 
Vainement  je  la  cherche,  on  ne  la  trouve  pas. 

l'intendant. 
Elle  éprouve  elle-même  un  funeste  embarras; 
Par  une  fausse  porte  elle  s'est  éclipsée  : 
Je  prends  part  aux  chagrins  dont  elle  est  oppressée  ; 
Elle  est,  pour  son  malheur,  mère  du  meurtrier. 

JULIE. 

l^ourquoi  nous  fuir?  pourquoi  de  nous  se  défier? 
Le  roi  viendra  bientôt  :  son  seul  aspect  fait  grâce, 
Son  grand  cœur  doit  la  faire. 

l'intendant. 

On  peut  punir  l'audace 
D'un  bourgeois  champenois  qui  tue  un  grand  seigneur 
L'exemple  est  dangereux  après  ces  temps  d'horreur 
Où  l'État,  déchiré  par  nos  guerres  civiles. 
Vit  tous  les  droits  sans  force,  et  les  lois  inutiles. 
A  peine  nous  sortons  de  ces  temps  orageux. 
Henri,  qui  fait  sur  nous  briller  des  jours  heureux. 
Veut  que  la  loi  gouverne,  et  non  pas  qu'on  la  brave. 

JULIE. 

Non,  le  brave  Henri  ne  peut  punir  un  brave. 
Je  suis  la  cause,  hélas  !  de  cet  affreux  malheur  ; 
Ne  me  reprochant  rien,  dans  ma  simple  candeur, 
J'ai  cru  qu'on  n'avait  point  de  reproclie  à  me  faire. 
Ce  malheureux  marquis,  dans  sa  sotte  colère. 
Se  croyant  tout  permis,  a  forcé  cet  enfant 
A  tuer  son  seigneur,  et  fort  innocemment. 
Je  saurai  recourir  à  la  clémence  auguste, 
Aux  bontés  de  ce  roi  galant  autant  que  juste; 


ACTE    III,    SCENE    III.  379 


Je  n'avais  répété  ce  menuet  que  pour  lui  ; 
Il  y  sera  sensible,  il  sera  notre  appui. 

l'intendant. 
Dieu  le  veuille  ! 


SCENE  III. 

JULIE,   L'INTENDANT,   BABET. 

BABET. 

Au  secours!  ah!  mon  Dieu,  la  misère! 
Protégez-nous,  madame,  en  cette  liorriJ3le  afTaire. 
Les  filles  ont  recours  à  vous  dans  la  maison. 

JULIE. 

Quoi!  Babet? 

BABET. 

C'est  Chariot  que  l'on  fourre  en  prison. 

JLLIE. 

0  ciel  ! 

BABET. 

Des  gens  tout  noirs  des  pieds  jusqu'à  la  tête 
L'ont  fait  conduire,  hélas  !  d'un  air  bien  malhonnête. 
Pour  comble  de  malheur,  le  roi  dans  le  logis 
Ne  viendra  point,  dit-on,  comme  il  l'avait  promis; 
On  ne  dansera  point,  plus  de  fête...  Ah!  madame! 
Que  de  maux  à  la  fois!...  tout  cela  perce  l'âme. 

JULIE. 

Chariot  est  en  prison  ! 

l'intendant. 
Cela  doit  aller  loin. 

BABET. 

Hélas  !  de  le  sauver  prenez  sur  vous  le  soin  : 
Chacun  vous  aidera  ;  tout  le  château  vous  prie. 
Les  morts  ont  toujours  tort,  et  Chariot  est  en  vie. 

l'intendant. 
Hélas  !  je  doute  fort  qu'il  y  soit  bien  longtemps. 

JULIE. 

Madame  sort  déjà  de  ses  appartements. 
Dans  quel  accablement  elle  est  ensevelie  ! 


380  CHAR  LOT. 

SCÈNE   IV. 

LES   PRIiCli  dents;   la  comtesse,  soutenue  par  deux  SUIVANTES. 
LA    COMTESSE. 

Mes  filles,  laissez-moi;  que  je  parle  à  Julie; 
Dans  ma  chambre  avec  moi  je  ne  saurais  rester. 

l'intendant,  àBabet. 

Elle  veut  être  seule,  il  faut  nous  écarter. 

(Ils  sortent.) 
LA    COMTESSE,  se  jetant  dans  un  fauteuiL 

0  ma  chère  Julie  !  en  ma  douleur  profonde, 

Ne  m'abandonnez  pas...  je  n'ai  que  vous  au  monde. 

JULIE. 

Vous  m'avez  tenu  lieu  d'une  mère,  et  mon  cœur 
Répond  toujours  au  vôtre  et  sent  votre  malheur. 

LA   COMTESSE. 

Ma  fille,  voilà  donc  quel  est  votre  hyménée  ! 
Ah  !  j'avais  espéré  vous  rendre  fortunée. 

JULIE. 

Je  pleure  votre  sort...  et  je  sais  m'oublier. 

LA    COMTESSE. 

Le  roi  même  en  ces  lieux  devait  vous  marier  : 
Au  lieu  de  cette  fête  et  si  sainte  et  si  chère. 
J'ordonne  de  mon  fils  la  pompe  funéraire  ! 
Ah,  Julie! 

JULIE. 

En  ce  temps,  en  ce  séjour  de  pleurs. 
Comment  de  la  maison  faire  au  roi  les  honneurs? 

LA     COMTESSE. 

J'envoie  auprès  de  lui,  je  l'instruis  de  ma  perte  : 
Il  plaindra  les  horreurs  où  mon  âme  est  ouverte, 
11  aura  des  égards;  il  ne  mêlera  pas 
L'appareil  des  festins  à  celui  du  trépas. 
Le  roi  ne  viendra  point...  tout  a  changé  de  face. 

JULIE. 

Ainsi...  le  meurtrier...  n'aura  donc  point  sa  grâce? 

LA    COMTESSE. 

Il  est  bien  criminel. 

JULIE. 

Il  s'est  vu  bien  pressé  ; 


ACTE    III,    SCENE    V.  381 

A  ce  coup  malheureux  le  marquis  l'a  forcé. 

LA    COMTESSE,   en  iileurant. 

Il  (levait  fuir  plutôt. 

JULIE. 

Votre  fils  en  colère... 

LA    COMTESSE,   se  levant. 

11  devait  dans  mon  fils  respecter  une  mère. 
Le  fds  de  sa  nourrice,  ô  ciel!  tuer  mon  fils! 
Cette  femme,  après  tout,  dont  les  soins  infinis 
Ont  conduit  leur  enfance,  et  qui  tous  deux  les  aime, 
En  ne  paraissant  point  le  condamne  elle-même. 

JULIE. 

\  ous  aviez  protégé  ce  jeune  malheureux, 

LA    COMTESSE. 

Je  l'aimais  tendrement;  mon  sort  est  plus  aflreux. 
Son  attentat  plus  grand. 

JULIE. 

Faudra-t-il  qu'il  périsse? 

LA    COMTESSE. 

Quoi!  deux  morts  au  lieu  d'une! 

JULIE. 

Hélas!  notre  nourrice 
Ferait  donc  la  troisième. 

LA    COMTESSE. 

Ah!  je  n'en  puis  douter. 
Elle  est  mère...  et  je  sais  ce  qu'il  en  doit  coûter. 
Hélas!  ne  parlons  point  de  vengeance  et  de  peine; 
Ma  douleur  me  suffit. 

(On  entend  du  bruit.) 
JULIE. 

Quelle  rumeur  soudaine! 

(Le  peuple,  derrière  le  théâtre.) 

^'ivc  le  roi  !  le  roi  !  le  roi  !  le  roi  !  le  roi  ! 


SCENE  V. 

LES   PRÉCÉDENTS,   MADAME  AUBONNE. 

MADAME    AUBOX.NE. 

Ce  n'est  pas  lui,  madame,  hélas!  ce  n'est  que  moi. 
J'ai  laissé  ce  hon  prince  à  moins  d'un  quart  de  lieue, 
J'ai  précédé  sa  cour  avec  sa  garde  hleue  ; 


38^2  CHAR  LOT. 

J'avais  pris  des  chevaux  ;  et  je  viens  à  genoux 
Révéler  votre  sort  et  mon  crime  envers  vous. 
Le  roi  m"a  pardonné  ma  fraude  et  mon  audace. 
Je  ne  mérite  pas  que  vous  me  lassiez  grâce. 

LA    CO^ITESSE. 

Quoi!  malheureuse!  as-tu  paru  devant  le  roi? 

MADAME    AUBONNE. 

Madame,  je  l'ai  vu  tout  comme  je  vous  voi  '  : 
Ce  monarque  adoré  ne  rehute  personne  ; 
Il  écoute  le  pauvre,  il  est  juste,  il  pardonne  : 
J'ai  tout  dit. 

LA    COMTESSE. 

Qu'as-tu  dit?  quels  étranges  discours 
Redoublent  ma  douleur  et  l'horreur  de  mes  jours! 
Laisse-moi. 

MADAME    AUBONNE. 

Non,  sachez  cet  important  mystère  : 
Chariot  est  plein  de  vie,  et  vous  êtes  sa  mère. 

LA    COMTESSE. 

OÙ  suis-je?  juste  Dieu?  pourrais-je  m'en  flatter? 
Ah,  Julie!  entends-tu? 

JULIE. 

J'aime  à  n'en  point  douter. 

MADAME    AUBONNE. 

Hélas!  vous  auriez  pu  sur  son  nohle  visage 

Du  comte  de  Givry  voir  la  parfaite  image. 

11  vous  souvient  assez  qu'en  ces  temps  pleins  d'effroi 

Où  la  Ligue  accablait  les  partisans  du  roi. 

Votre  époux  opprimé  cacha  dans  ma  chaumière 

Cet  enfant  dont  les  yeux  s'ouvraient  à  la  lumière  : 

Vous  voulûtes  bientôt  le  tenir  dans  vos  bras  ; 

Ce  malheureux  enfant  touchait  à  son  trépas  : 

Je  vous  donnai  le  mien.  Vous  fûtes  trop  flattée 

De  la  fatale  erreur  où  vous  fûtes  jetée. 

A  otre  hls  réchappa,  mais  l'échange  était  fait. 

Un  enfant  supposé  dans  vos  bras  s'élevait, 

Vos  soins  vous  attachaient  à  cette  créature, 

Et  rhaijitudc  en  vous  tint  lieu  de  la  nature. 

Mon  mari,  que  le  roi  vient  de  faire  appeler. 

Interrogé  par  lui,  vient  de  tout  révéler; 

1.  Voyez  la  note  de  la  pagciJ-VJ. 


ACTE   III,    SCi^NE    M.  383 

C'est  un  brave  soldat  que  ce  grand  prince  estime. 
Tout  est  prouvé. 

LA    COMTESSE. 

Julie  !  heureux  jour  !  heureux  crime  ! 

JULIE. 

Madame,  cotte  fois,  voici  le  grand  Henri  '. 


SGEiNE    VI. 

LES    PRÉCIÎDENTS;    LE     KOI     ET     TOUTE     SA     COUR; 

CIIARLOT. 

LE    ROI. 

Je  viens  mettre  en  vos  bras  le  comte  de  Givry, 

Le  fils  de  mon  ami,  qui  le  sera  kii-même. 

Je  rends  grâces  au  ciel  dont  la  bonté  suprême 

Par  le  coup  inouï  d'un  étrange  moyen 

A  fait  votre  bonheur,  et  préparé  le  mien. 

Je  vous  rends  votre  fils,  et  j'honore  sa  mère  ; 

Il  me  suivra  demain  dans  la  noble  carrière 

Où  de  tout  temps,  madame,  ont  couru  vos  aïeux. 

Déjà  nos  ennemis  approchent  de  ces  lieux  ; 

Je  cours  de  ce  château  dans  le  champ  de  la  gloire; 

Mon  sort  est  de  chercher  la  mort  ou  la  victoire, 

Votre  fils  combattra,  madame,  à  mes  côtés. 

Mais,  délivrés  tous  deux  de  nos  adversités. 

Ne  songeons  qu'à  goûter  un  moment  si  prospère. 

LA    COMTESSE. 

Adorons  des  Français  le  vainqueur  et  le  père  -. 


1.  Tout  ce  revirement  est  fait  avec  une  habileté  dramatique  qu'on  admirerait 
encore  de  nos  jours.  11  y  a  un  autre  dénoùmcnt  où  le  roi  ne  paraît  pas.  «  Je  n'ai 
pas  osé,  écrit  Voltaire  à  Damilaville,  le  28  septembre  1707,  je  n'ai  pas  osé  faire  pa- 
raître Henri  IV  dans  la  pièce;  elle  n'en  a  pas  moins  fait  plaisir  à  tous  nos  officiers 
(>t  à  tout  notre  petit  pays,  à  qui  la  mémoire  de  Henri  IV  est  si  chère.  » 

2.  Ce  dernier  hémistiche  est  déjà  dans  la  Henrlade,  chant  I'-''",  vers  6. 


FIN    DE    CHARLOT. 


VARIANTES 

DE   CHARLOT. 


Page  336,  vers  12  : 

Si  de  la  politesse  un  agréable  usage. 

Voyez  la  lettre  à  Damilaville,  du  \%  septembre  1767. 

Page  364,  vers  1 3  : 

Je  fais  ce  que  je  doi. 
Il  m'eût  été  bien  doux  de  consacrer  ma  vie 
A  servir  dignement  la  divine  Julie. 
Heureux  qui,  recherchant  la  gloire  et  le  danger, 
Entre  un  héros  et  vous  pourrait  se  partager  ! 
Heureux  à  qui  l'éclat  d'une  illustre  naissance 
A  permis  do  nourrir  cette  noble  espérance  ! 
Pour  moi  qu'aux  derniers  rangs  le  sort  veut  captiver, 
Vers  la  gloire  de  loin  si  je  puis  m'élever. 
Si  quelque  occasion,  quelque  heureux  avantage. 
Peut  jamais  pour  mon  prince  exercer  mon  courage, 
De  vous,  de  vos  bontés,  je  voudrais  obtenir 
Pour  prix  de  tout  mon  sang  un  léger  souvenir. 

J  L"  L  I  E. 

Ah!  je  me  souviendrai  de  vous  toute  ma  vie. 
Élevée  avec  vous,  moi  !  que  je  vous  oublie! 
Mais  vous  ne  quittez  point  la  maison  pour  jamais. 
Madame  la  comtesse  et  ses  dignes  bienfaits. 
Une  très-bonne  mère,  et,  s'il  le  faut,  moi-même. 
Tout  vous  doit  rappeler,  tout  le  château  vous  aime. 
Ma  bonne,  ordonnez-lui  de  revenir  souvent, 

MADAME   AUBON^E,  en  soupirant. 
Je  ne  souffrirai  pas  un  long  éloignement. 

CHARLOT. 

Ah!  ma  mère,  à  mon  cœur  il  manque  l'éloquence. 
Peignez-lui  les  transports  de  ma  reconnaissance  ; 
Faites-moi  mieux  parler  que  je  ne  puis. 

JLLIK. 

Chariot... 


VARIANTES    DE    CHARLOT.  383 

Page  381,  vers  16  : 

LA    COMTESSE. 

Dans  rétat  où  je  suis,  ô  ciel  !  il  vient  chez  moi  ! 

SCÈNE  V. 

LE  COIJIIRIER,  en  bottes,  qui  était  parti  au  premier  acte,  arrive. 

JULIE. 

Cliarlot  sera  sauve. 

LE     COURRIER. 

Le  duc  de  Bcllegarde 
Dans  la  cour  à  l'instant  vient  avec  une  garde. 
Pour  la  seconde  fois  le  peuple  s'est  mépris. 

J  u  L  I  E. 

Le  roi  ne  viendra  point? 

LE    cour,  RI  En. 

Je  n'en  ai  rien  appris. 
11  est  à  la  distance  à  peu  près  d'une  lieue, 
Dans  un  petit  village,  avec  sa  garde  bleue. 

JULIE. 

Il  viendra,  j'en  suis  sûre. 


SCÈNE   YI. 

LE    DUC   DE   BELLEGARDE  arrive,  suivi  de  plusieurs  domestiquos 
de  la  maison, 

(On  prépare  trois  fauteuils.) 

LA    COMTESSE,   allant  au-devant  de  lui. 

Ah  !  monsieur,  vous  venez 
Consoler,  s'il  se  peut,  mes  jours  infortunes. 

LE     DUC 

Je  l'espère,  madame  ;  ici  le  roi  m'envoie  : 
Je  viens  à  vos  douleurs  mêler  un  peu  de  joie. 

(  A  Julie,  qui  veut  sortir.) 
Mademoiselle,  il  faut  que  je  vous  parle  aussi; 
Votre  aimable  présence  est  nécessaire  ici. 
Sur  le  destin  d'un  fils,  madame,  et  sur  le  vôtre 
Daignez  avec  bonté  m'écouter  l'une  et  l'autre. 

(Il  s'assied  entre  elles.) 
Une  madame  Aubonne,  accourant  vers  le  roi. 
S'est  jetée  à  ses  pieds,  a  parlé  devant  moi  : 
Le  roi,  vous  le  savez,  ne  reoute  personne. 

LA     COMTESSE. 

Ce  prince  daigne  être  homme. 

JULIE. 

Ah  !  l'àine  grande  et  bonne  I 
6.  —  Théâtre      V.  o^ 


386  VARIAMES    DE    CIIARLOT. 

I,  E     DU  C. 

Cotte  femme  à  mon  maître  a  dit  de  point  en  point 
Ce  que  je  vais  conter...  ne  vous  afilifrez  point, 
Madame,  et  jusqu'au  bout  souffrez  que  je  m'explique: 
Vous  aviez  dans  ses  mains  mis  votre  fils  unique  : 
On  le  crut  mort  longtemps  ;  vous  n'aviez  jamais  vu 
Ce  fils  infortuné,  de  sa  mère  inconnu. 

LA     COMTESSE. 

Il  est  trop  vrai. 

LE     D  l'  c. 

C'était  au  temps  même  où  la  guerre, 
Ainsi  que  tout  l'Ktat,  désolait  votre  terre. 
Cette  femme  craignit  vos  reproches,  vos  pleurs  : 
Elle  crut  vous  servir  en  trompant  vos  douleurs  ; 
Et  sans  doute  en  secret  elle  fut  trop  flattée 
Do  la  fatale  erreur  où  vous  fûtes  jetée. 
Vous  demandiez  ce  fils,  elle  donna  le  sien. 

LA    COMTESSE. 

Ahl  tout  mon  cœur  s'échappe  :  ah!  grand  Dieu! 
j  r  L 1  E. 

Tout  le  mien 
Est  saisi,  transporté. 

LA    COMTESSE. 

Quel  bonheur! 

JULIE. 

Quelle  joie! 

LA    COMTESSE 

Qu'on  amène  mon  fils;  courons,  que  je  le  voie. 
Mais...  serait-il  bien  vrai? 

LE     DUC. 

Rien  n'est  plus  avéré. 

LA    COMTESSE. 

Ah!  si  j'avais  rempli  ce  devoir  si  sacré 

Do  ne  pas  confier  au  lait  d'une  étrangère 

Le  pur  sang  de  mon  sang,  et  d'être  vraiment  mère. 

On  n'aurait  jamais  fait  cet  affreux  changement. 

LE    DUC. 

Il  est  bien  plus  commun  qu'on  ne  croit. 

LA    COMTESSE. 

Cependant 
Quelle  preuve  avez-vous?  quel  témoin?  quel  indice? 

LE    DUC. 

Le  ciel,  avec  le  roi,  vous  a  rendu  justice. 

Votre  fils  réchappa;  mais  l'échange  était  fait. 

Cet  enfant  supposé  dans  vos  bras  s'élevait. 

Vos  soins  vous  attachaient  à  cette  créature. 

Et  l'habitude  en  vous  passait  pour  la  nature. 

La  nourrice  voulut  dissiper  votre  erreur; 

Elle  n'osa  jamais  alarmer  votre  cœur. 

Craignant,  en  disant  vrai,  de  passer  pour  monteuse; 

Et  la  vérité  même  était  trop  dangereuse. 

Dans  un  billet  secret  avec  soin  cacheté. 

Son  mari,  vieux  soldat,  mit  cette  vérité. 

Le  billet,  déposé  dans  les  mains  d'un  notaire, 


VAIIIANTI'S    DE    CIIARLOT.  387 

Produit  aux  yeux  du  roi,  découvre  lo  mystère 

Le  soldat  même,  à  part  internigé  longtemps. 

Menacé  de  la  mort,  menacé  des  tourments, 

D'un  air  simple  et  naïf  a  conté  ravonturc. 

Son  grand  âge  n'est  pas  le  temps  de  l'imposture; 

Il  touche  au  jour  fatal  où  l'homme  ne  ment  plus 

Il  a  tout  confirmé  :  dos  témoins  entendus 

Sur  le  lieu,  sur  le  temps,  sur  chaque  circonstance, 

Ont  sous  les  yeux  du  rui  mis  l'entière  évidence. 

On  ne  le  trompe  point;  il  sait  sonder  les  cœurs: 

Art  difficile  et  grand  qu'il  doit  à  ses  malheurs. 

Ajouterai-je  encor  que  j'ai  vu  ce  jeune  homme 

Que  pour  aimable  et  brave  ici  chacun  renomme. 

De  votre  père^  hélas  !  c"cst  le  portrait  vivant  ; 

Votre  père  mourut  quand  vous  étiez  enfant. 

Massacré  près  do  moi  dans  l'horrible  journée 

Qui  sera  de  l'Europe  à  jamais  condamnée. 

C'est  lui-même,  vous  dis-je;  oui,  c'est  lui,  je  l'ai  vu  : 

Frappé  de  son  aspect,  j'en  suis  encore  ému  ; 

J'en  pleure  ea  vous  parlant. 

LA    COMTESSE. 

Vous  ravissez  mon  âme. 

JULIE. 

Que  je  sens  vos  bienfaits  ! 

LE    DUC. 

Agréez  donc,  madame, 
Que  la  triste  nourrice,  appuyant  mes  récits, 
Puisse  ici  retrouver  son  véritable  fils. 
Il  était  expirant,  mais  on  espère  encore 
Qu'il  pourra  réchapper  :  sa  mère  vous  implore  ; 
Elle  vient  :  la  voici  qui  tombe  à  vos  genoux. 


SCÈNE    VII. 

LES   PRÉCÉDENTS,  MADAME  A  L  B  0  i\  N  E ,   CHARLOT. 

MADAME   AU  BON  NE,  se  jclant  aux  pieds  de  la  comtesse. 
J'ai  mérité  la  mort. 

LA    COMTESSE. 

C'est  assez,  levez-vous  : 
Je  dois  vous  pardonner,  puisque  je  suis  heureuse. 
Tu  m'as  rendu  mon  sang. 

(La  porte  s'ouvre;  Chariot  paraît  avec  tous  les  domestiques.! 
CHARLOT,  dans  l'enfoncement,  avançant  quelques  pas. 
O  destinée  affreuse  ! 
Où  me  conduisez-vous? 

LA   COMTESSE,  courant  à  lui. 

Dans  mes  bras,  mon  cher  fils! 

CHARLOT. 

Vous,  ma  mère? 

LE    DUC. 

Oui,  sans  doute. 


388  VARIANTES    DE    CHARLOT. 

JLLIE. 

0  ciel  !  je  te  bénis. 
LA    COMTESSE,  le  tenant  embrassé. 
Oui,  reconnais  ta  mère  ;  oui,  c'est  toi  que  j'embrasse  ; 
"  *     Tu  sauras  tout. 

JULIE. 

Il  est  bien  digne  de  sa  race. 
i,Le  peuple  derrière  le  théâtre.) 
Vive  le  roi  I  le  roi  !  le  roi  !  vive  le  roi  ! 

LE    DUC. 

Pour  le  coup,  c'est  lui-même.  Allons  tous  :  c'est  à  moi 
De  présenter  le  fils^  et  la  mère,  et  Julie. 

LA    COMTESSE. 

Je  succombe  au  bonbeur  dont  ma  peine  est  suivie. 

CHARLOT,  marquis. 
Je  ne  sais  où  je  suis. 

LA     COMTESSE. 

Rendons  grâce  à  jamais 
Au  duc  de  Bellegarde,  au  grand  roi  des  Français... 
Mon  fils! 

CHARLOT,  marquis. 
J'en  serai  digne. 

JULIE. 

Il  nous  fait  tous  renaître. 

LA    COMTESSE. 

Allons  tous  nous  jeter  aux  pieds  d'un  si  bon  maître. 

CHARLOT,   marquis. 
Henri  n'est  pas  le  seul  dont  j'adore  la  loi. 

(Tout  le  monde  crie  :) 
Vive  le  roi  !  le  roi  !  le  roi  !  vive  le  roi  ! 

Sur  l'un  des  vers  (6,  de  la  page  387)  de  cette  longue  variante,  voyez 
Théâlre,  IV,  page  337,  note  \. 

Au  lieu  de  l'hémistiche  0  ciel!  je  le  bénis  (premier  vers  de  la  présente 
page),  Voltaire,  dans  sa  lettre  à  Damilaville,  du  21  septembre  1767,  pro- 
pose démettre  :  0  deslins  mouis!  (B.) 


FIN    DES    V.VRIAME.S    DE    CHARLOT. 


LE 


DÉPOSITAIRE 


COMÉDIE   EN    CINQ   ACTES 


'1709' 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    PRÉSENTE    ÉDITION. 


Voltaire,  dans  ses  Mélanges  lUléraires^  a  raconté  l'anecdote  qui  lait  le 
sujet  de  cette  comédie  avec  plus  de  détails  qu'il  ne  le  fait  dans  la  préface 
ci-après  :  «  Lorsque  M.  de  Gourvillo,  (jui  fut  nommé  vingt-quatre  heures 
pour  succéder  à  Colbert  et  que  nous  a\ons  vu  mourir  l'un  des  hommes  de 
France  le  plus  considéré  ;  lors,  dis-je,  que  ce  M.  de  Gourviile,  craignant 
d"étre  pendu  en  personne  comme  il  le  fut  en  effigie,  s'enfuit  de  France  en 
1661,  il  laissa  deux  cassettes  pleines  d'argent,  l'une  à  M'^'  de  Lenclos,  l'autre 
à  un  faux  dévot.  A  son  retour,  il  trouva  chez  Ninon  sa  cassette  en  fort  bon 
état;  il  y  avait  môme  plus  d'argent  (ju'il  n'en  avait  laissé,  parce  que  les 
espèces  avaient  augmenté  depuis  ce  temps-là.  Il  prétendit  qu'au  moins  le 
surplus  appartenait  de  droit  à  la  dépositaire;  elle  ne  lui  répondit  qu'en  le 
menaçant  de  faire  jeter  la  cassette  par  les  fenêtres.  Le  dévot  s'y  prit  d'une 
autre  façon,  il  dit  qu'il  avait  employé  son  dépôt  en  œuvres  pies^  et  ([u'il 
avait  préféré  le  salut  de  l'àme  de  Gourville  à  un  argent  qui  sûrement  l'au- 
rait damné.  » 

Il  ne  faudrait  pas  sans  doute  se  porter  garant  de  la  parfaite  exactitude 
de  tous  ces  détails.  Mais  il  y  avait  certainement  quelque  vérité  dans  le  fond 
de  l'anecdote.  Saint-Évremond  écrit  à  Ninon  de  Lenclos  elle-même  :  «  Car 
enfin,  ma  belle  gardeuse  de  cassette,  la  réput;ition  de  votre  probité  est  par- 
ticulièrement établie  sur  ce  que  vous  avez  résisté  à  des  amants  qui  se  fus- 
sent accommodés  volontiers  de  l'argent  de  vos  amis 

Dans  un  couvent,  en  sœur  dépositaire, 
Vous  auriez  bien  ménage  quelque  affaire; 
Et  dans  le  monde,  à  garder  les  dépôts, 
On  vous  eût  justement  préférée  aux  dévots.  » 

[Les  Véritables  OEuvres  de  M.  de  Saint-Évremont, 
Londres,  1707,  tome  II,  pages  395-390.) 


AVERTISSEMENT 

DE   BEUGHOT. 


Dans  les  éditions  de  Kehl  on  lit,  au  titre  de  cette  pièce  :  comédie  de 
société,  jouée  à  la  cainpagne  en  1767.  Cependant  la  première  lettre  où 
Voltaire  en  parle  est  celle  à  Thieriot,  du  6  mars  1769.  C'est  à  la  date  du 
5  février  1770  que  les  Mémoires  secrets  en  font  mention  pour  la  première 
fois;  et  Wagnière  n'a  fait  ici  aucune  observation.  L'auteur  n'avait  pas  destiné 
sa  pièce  au  théâtre'.  Cependant,  huit  mois  plus  tard,  on  en  fit  une  lecture  au 
comité  du  Théàtre-Franrais-,  qui,  ne  sachant  d'où  elle  venait,  la  refusa. 

Ce  ne  fut  que  deux  ans  après  que  ^'oltaire  la  fit  imprimer.  La  première 
édition  est  sans  préface  :  mais  au  bas  de  la  liste  des  personnages  on  lit  en 
note  :  «  Le  fond  de  cette  comédie  est  tiré  des  mémoires  du  temps.  Rien 
n'est  plus  connu  que  l'histoire  d'un  dépôt  nié  par  un  homme  très-grave,  et 
rendu  par  la  célèbre  Ninon.  » 

Une  autre  édition,  aussi  de  1772,  n'a  plus  cette  note,  mais  contient  la 
Préface  qui  suit;  c'est  cette  édition  qui  forme  le  texte  actuel.  C'est  l'édition 
de  1772  avec  la  note  au  bas  de  la  liste  des  personnages,  qui  présente  les 
variantes. 


1.  Lettre  à  Damilavillc,  du  29  mai  17G9. 

2.  Mémoires  secrets  du  7  février  1770. 


PREFACE' 


L'abbé  de  Ghâtoaimeuf ,  auteur  du  Dialogue  sur  la  musique  des 
anciens'^,  ouvrage  savant  et  agréable,  rapporte  à  la  page  10^ 
l'anecdote  suivante  : 

«  Molière  nous  cita  M"''  Ninon  de  Lenclos  ^  comme  la  per- 
sonne qu'il  connaissait  sur  qui  le  ridicule  faisait  une  plus  prompte 
impression,  et  nous  apprit  qu'ayant  été  la  veille  lui  lire  son 
Tartuffe  (selon  sa  coutume  de  la  consulter  surtout  ce  qu'il  faisait), 
elle  le  paya  en  même  monnaie  par  le  récit  d'une  aventure  qui  lui 
était  arrivée  avec  un  scélérat  à  peu  près  de  cette  espèce,  dont  elle 
lui  fit  le  portrait  avec  des  couleurs  si  vives  et  si  naturelles  que,  si 
sa  pièce  n'eût  pas  été  faite,  nous  disait-il ,  il  ne  l'aurait  jamais 
entreprise,  tant  il  se  serait  cru  incapable  de  rien  mettre  sur  le 
tbéàtre  d'aussi  parfait  que  le  Tartu/fe  de  M"''  Lenclos.  » 

Supposé  que  Molière  ait  parlé  ainsi,  je  ne  sais  à  quoi  il  pensait. 
Cette  peinture  d'un  faux  dévot,  si  vive  et  si  brillante  dans  la 
bouche  de  Ninon,  aurait  dû  au  contraire  exciter  Molière  à  compo- 
ser sa  comédie  du  Tartuffe,  s'il  ne  l'avait  pas  déjà  faite.  Un  génie 
tel  que  le  sien  eût  vu  tout  d'un  coup,  dans  le  simple  récit  de 
Ninon,  de  quoi  construire  son  inimitable  pièce,  le  chef-d'œuvre 
du  bon  comique,  de  la  saine  morale,  et  le  tableau  le  plus  vrai  de 
la  fourberie  la  plus  dangereuse.  D'ailleurs  il  y  a ,  comme  on  sait, 
une  prodigieuse  différence  entre  raconter  plaisamment  et  intriguer 
une  comédie  supérieurement. 

L'aventure  dont  parlait  Ninon  pouvait  fournir  un  bon  conte, 
sans  être  la  matière  d'une  bonne  comédie. 

Je  me  souviens  qu'étant  un  jour  dans  la  nécessité  d'emprunter 
de  l'argent  d'un  usurier,  je  trouvai  deux  crucifix  sur  la  table.  Je 

1.  Cette  préface  est  do  Voltaire,  et  se  trouve,  dès  1772,  dans  les  éditions  sépa- 
rées de  cette  pièce.  (B.) 

2.  1725,  in-12. 

3.  Au  lieu  de  mademoiselle  de  Lenclos,  le  texte  de  Chàtoauneuf  porte  Leon- 
tium.  Il  en  est  de  même  à  la  fin  de  la  citation.  (B.) 


394  PU  Kl- ACE. 

lui  (loniaiidai  si  cï'Iaieiit  dos  ga^es  doses  débiteurs  ;  i]  me  réponilit 
que  non  ;  mais  qu'il  ne  faisait  jamais  de  marché  qu'en  présence 
du  crucifix.  Je  lui  repartis  qu'en  ce  cas  un  seul  suffisait,  et  que  je 
lui  conseillais  de  le  placer  entre  les  deux  larrons.  Il  me  traita 
d'impie,  et  me  déclara  qu'il  nome  prêterait  point  d'argent.  Je  pris 
congé  de  lui;  il  courut  après  moi  sur  l'escalier,  et  me  dit,  en 
faisant  le  signe  de  la  croix,  que,  si  je  pouvais  l'assurer  que  je 
n'avais  point  eu  d(Mnauvaises  intentions  en  lui  parlant,  il  pourrait 
conclure  mon  alfairo  on  conscLcnce.  Je  lui  répondis  que  je  n'avais 
eu  que  de  très-bonnes  intentions.  11  se  résolut  donc  à  me  prêter 
sur  gage  à  dix  ])our  cent  pour  six  mois,  retint  les  intérêts  par 
devers  lui,  et  au  bout  dos  six  mois  il  disparut  avec  mes  gages,  qui 
valaient  quatre  ou  cin(i  fois  l'argent  qu'il  m'avait  prêté.  La  figure 
de  ce  galant  homme,  son  ton  do  voix,  toutes  ses  allures,  étaient  si 
comiques  qu'en  les  imitant  j'ai  fait  rire  quelquefois  des  convives 
à  qui  je  racontais  cette  petite  historiette.  Mais  certainement  si  j'en 
avais  voulu  faire  une  comédie,  elle  aurait  été  des  plus  insipides. 

Il  en  est  peut-être  ainsi  de  la  comédie  du  Dcposilaire.  Le 
fond  de  cette  pièce  est  ce  même  conte  que  M""  Lenclos  fit  à 
-Molière.  Tout  le  monde  sait  que  fîourville  ayant  confié  une  partie 
de  son  bien  à  cette  fille  si  galante  et  si  philosophe,  et  une  autre  à 
un  homme  qui  passait  pour  très-dévot  ^  le  dévot  garda  le  dépôt 
pour  lui,  et  celle  qu'on  regardait  comme  peu  scrupuleuse  le 
rendit  fidèlement  sans  y  avoir  touché. 

Il  y  a  aussi  quelque  chose  de  vrai  dans  l'aventure  des 
deux  frères.  M'""  Lenclos  racontait  souvent  qu'elle  avait  fait  un 
honnête  homme  d'un  jeune  fanatique,  à  qui  un  fripon  avait 
tourné  la  tête,  et  qui,  ayant  été  volé  par  dos  hypocrites,  avait 
renoncé  à  eux  pour  jamais. 

De  tout  cola  on  s'est  avisé  de  faire  une  comédie,  qu'on  n'a 
jamais  osé  montrer  qu'à  quelques  intimes  amis.  Nous  ne  la  don- 
nons pas  comme  un  ouvrage  bien  théâtral  ;  nous  pensons  même 
([u'elle  n'est  pas  faite  pour  être  jouée.  Les  usages,  le  goût,  sont 
trop  changés  depuis  ce  temps-là.  Les  mœurs  bourgeoises  semblent 
bannies  du  théàti-e.  Il  n'y  a  plus  d'ivrognes  :  c'est  une  mode  qui 
était  trop  commune  du  temps  de  Ninon  -.  On  sait  que  Chapelle 
s'enivrait  presque  tous  les  jours;  Boileau  même,  dans  ses  premières 
satires,  le  sobre  Boileau  parle  toujours  de  bouteilles  de  vin,  et  de 


1.  Le  grand  pcînitoncier  de  Notre-Dame.  (B.) 

2.  Voyez  acte  I,  scène  i,  vers  28;  et,  scène  vi ,  l'un  des  quatre  derniers  vers; 
acte  II,  scène  i,  vers  13-14;  acte  IV,  scène  ii,  vers  18-20,  etc.  (B.) 


l'UKKACE.  393 

trois  OU  quatre  cabaretiers,  ce  qui  serait  aujourd'hui  insuppor- 
table. 

Nous  donnons  seulement  cette  pièce  comme  un  monument 
très-singulier,  dans  lequel  on  retrouve  mot  pour  mot  ce  (\ue 
pensait  \inon  sur  la  probité  et  sur  lamour.  Voici  ce  quen  dit 
l'abbé  de  Chàteauneuf,  page  110  : 

u  Comme  le  premier  usage  qu'elle  a  fait  de  sa  raison  a  été  de 
s'affranchir  des  erreurs  vulgaires,  elle  a  compris  de  bonne  heure 
(|u"il  ne  peut  y  avoir  qu'une  même  morale  pour  les  hommes  et 
pour  les  femmes.  Suivant  cette  maxime,  qui  a  toujours  fait  la 
règle  de  sa  conduite,  il  n'y  a  ni  exemple  ni  coutume  qui  pût  lui 
faire  excuser  en  elle  la  fausseté,  l'indiscrétion,  la  malignité,  l'envie, 
et  tous  les  autres  défauts,  qui,  pour  être  ordinaires  aux  femmes, 
ne  blessent  pas  moins  les  premiers  devoirs  de  la  société. 

«  Mais  ce  principe,  qui  lui  fait  ainsi  juger  des  passions  selon  ce 
(ju'elles  sont  en  elles-mêmes,  l'engage  aussi,  par  une  suite  néces- 
saire, à  ne  les  pas  condamner  plus  sévèrement  dans  l'un  que  dans 
l'autre  sexe.  C'est  pour  cela,  par  exemple,  qu'elle  n'a  jamais  pu 
respecter  l'autorité  de  l'opinion  dans  l'injustice  qu'ont  les  hommes 
de  tirer  vanité  de  la  même  passion  à  laquelle  ils  attachent  la 
honte  des  femmes,  jusqu'à  en  faire  leur  plus  grand,  ou  plutôt 
leur  unique  crime,  de  ia  même  manière  qu'on  réduit  aussi  leurs 
vertus  à  une  seule,  et  que  la  probité,  qui  comprend  toutes  les 
autres,  est  une  cjualiflcation  aussi  inusitée  à  leur  égard  que  si  elles 
n'avaient  aucun  droit  d'y  prétendre.  » 

Ce  caractère  est  précisément  le  même  qu'on  retrouve  dans  la 
pièce,  et  ces  traits  nous  ont  paru  suffire  pour  rendre  l'ouvrage 
précieux  à  tous  les  amateurs  des  singularités  de  notre  littérature, 
et  surtout  à  ceux  qui  cherchent  avec  avidité  tout  ce  qui  concerne 
une  personne  aussi  singulière  que  M"'  Ninon  Lenclos.  Le  lecteur 
est  seulement  prié  de  faire  attention  que  ce  n'est  pas  la  Ninon  de 
vingt  ans,  mais  la  Ninon  de  quarante. 


PERSONNAGES 


NINON,  femme  de   trente-cinq  à  quarante  ans,  très-bien  mise;  grand 

caractère  du  haut  comique'. 
GOURVILLE  l'aîné,  grand  nigaud,  lial)illé  de  noir,  mal  boutonné,  une 

mauvaise  perruque  de  travers,  Tair  très-gauche. 
GOURVILLE  LE   JEUNE,  petit-maître  du  bon  ton. 
M.   GARANT,  marguillier,  en  manteau  noir,  large  rabat,  large  perruque, 

pesant  ses  paroles,  et  l'air  recueilli. 
l'avocat  PLACET,  en    rabat  et   en  robe,  l'air   empesé,  et  déclamant 

tout. 

M.  AGNANT,  bon  bourgeois,  buveur,  et  non  pas  ivrogne  de  comédie. 

MADAME  AGNANT,  habillée  et  coiffée  à  l'antique,  bourgeoise  acariâtre. 

LISETTE,   1       ,  ,     ,  ,.,,,. 

T.Tr,  »  T.  TA       1  valets  de  comédie  dans  1  ancien  goût. 

PICARD,      )  * 


La  scène  est  chez  M""  Ninon  de  Lenclos,  au  Marais. 


1.  Ces  indications  de  costumes  et  de  caractères  étaient  alors   fort  à  la  mode. 
(G.  A.) 


LE   DEPOSITAIRE 


COMEDIE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE    I. 

NINON,   Li:   jKiiNE    GOURVLLLE. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Ainsi,  belle  Ninon,  votre  philosophie 
Pardonne  à  mes  délauts,  et  soutire  ma  folie. 
De  ce  jeune  étourdi  vous  daignez  prendre  soin. 
Vous  êtes  tolérante,  et  j'en  ai  grand  besoin. 

NINON. 

J'aime  assez,  cher  (jourville,  à  former  la  jeunesse. 

Le  fils  de  mon  ami  vivement  m'intéresse  ; 

Je  touche  à  mon  hiver,  et  c'est  mon  passe-temps 

De  cultiver  en  vous  les  Heurs  d'un  beau  printemps. 

jN'étant  plus  bonne  à  rien  désormais  pour  moi-môme» 

Je  suis  pour  le  conseil  ;  voilà  tout  ce  que  j'aime  : 

Mais  la  sévérité  ne  me  va  point  du  tout. 

Hélas!  on  sait  assez  que  ce  n'est  point  mon  goût. 

L'indulgence  à  jamais  doit  être  mon  partage; 

J'en  eus  un  peu  besoin  quand  j'étais  à  votre  âge. 

Eli  bien  !  vous  aimez  donc  cette  petite  Agnant  ? 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Oui,  ma  belle  Ninon. 

NINON, 

C'est  une  aimable  enfant; 
8a  mère  quelquefois  dans  la  maison  l'amène. 
J'ai  l'œil  bon  ;  j'ai  prévu  de  loin  votre  fredaine. 


398  LE    I)l-;i>()S[TAIKi:. 

Mais  ost-co  un  simple  goût,  une  inclination  ? 

LE    JEUNE    GOURVILLE, 

Du  moins  pour  le  présent  c'est  une  passion. 
Ln  certain  avocat  pour  mari  se  propose  ; 
Mais  auprès  de  la  fille  il  a  perdu  sa  cause. 

MXOX. 

Je  crois  que  mieux  que  lui  vous  avez  su  plaider. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Je  suis  assez  heureux  pour  la  persuader. 

MNON. 

Sans  doute  vous  flattez  et  le  père  et  la  mère, 
Et  jusqu'à  l'avocat;  c'est  le  grand  art  de  plaire. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

J'y  mets  comme  je  puis  tous  mes  petits  talents. 
Le  père  aime  le  vin. 

NINON. 

C'est  un  vice  du  temps, 
La  mode  en  passera.  Ces  huveurs  me  déplaisent; 
Leur  gaîté  m'assourdit,  leurs  vains  discours  me  pèsent, 
J'aime  peu  leurs  chansons,  et  je  hais  leur  fracas; 
La  honne  compagnie  en  fait  très-peu  de  cas. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

La  mère  Agnant  est  brusque,  emportée,  et  revêche, 
Sotte,  un  oison  bridé  devenu  pigrièche, 
Bonne  diablesse  au  fond. 

NINON. 

Oui,  voilà  trait  pour  trait 
De  nos  très-sots  voisins  le  fidèle  portrait. 
Mais  on  doit  se  plier  à  souffrir  tout  le  monde, 
Les  plats  et  lourds  bourgeois  dont  cette  ville  abonde, 
Les  grands  airs  de  la  cour,  les  faux  airs  de  Paris, 
Nos  étourdis  seigneurs,  nos  pinces  beaux-esprits  : 
C'est  un  mal  nécessaire,  et  que  souvent  j'essuie  : 
Pour  ne  pas  trop  déplaire  il  faut  bien  qu'on  s'ennuie. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

^lais  Sophie  est  charmante,  et  ne  m'ennuiera  pas. 

NINON. 

Ah  !  je  vous  avouerai  qu'elle  est  pleine  d'appas  : 
Aimez-la,  quittez-la,  mon  amitié  tranquille 
A  vos  goûts,  quels  qu'ils  soient,  sera  toujours  facile. 
A  la  droite  raison  dans  le  reste  soumis, 
Changez  de  voluptés,  ne  changez  point  d'amis  ; 


ACTH    I,    SCENE    I.  399 

Soyez  homine  (rhoiiiieur,  d'esprit  et  de  courage, 

Et  livrez-vous  sans  crainte  aux  erreurs  du  Lel  ûge. 

Quoi  qu'en  disetit  l'Astrée,  et  Clélie,  et  Cyrus^ 

L'amour  jio  fut  jamais  dans  le  rang  des  vertus; 

L'amour  n'exige  point  de  raison,  de  mérite^. 

J'ai  vu  des  sots  qu'on  prend,  des  gens  de  bien  qu'on  quitte. 

Je  fus,  et  tout  Paris  l'a  souvent  publia, 

Infidèle  en  amour,  fidèle  en  amitié. 

Je  vous  chéris,  (iourville,  et  pour  toute  ma  vie. 

Votre  père  n'eut  pas  de  plus  constante  amie  : 

Dans  des  temps  malheureux  il  arrangea  mon  bien, 

Je  dois  tout  à  ses  soins  ;  sans  lui  je  n'aurais  rien. 

Vous  savez  à  quel  point  j'avais  sa  confiance. 

C'est  un  plaisir  pour  moi  que  la  reconnaissance; 

Elle  occupe  le  cœur:  je  n'ai  point  de  parents; 

Et  votre  frère  et  vous  me  tenez  lieu  d'enfants. 

LE    JEUXE    GOURVILLE. 

Votre  exemple  m'instruit,  votre  bonté  m'accable. 
Ninon  dans  tous  les  temps  fut  un  homme  estimal)le. 

MXOX. 

l'arlons  donc,  je  vous  prie,  un  peu  solidement. 
>ous  n'êtes  pas,  je  crois,  fort  en  argent  comptant? 

LE    JEUXE    GOURVILLE. 

Pas  trop. 

NIXOX. 

Voici  le  temps  où  de  votre  fortune 
Le  nœud  très-délicat,  l'intrigue  peu  commune. 
Grâce  à  monsieur  Garant,  i)ourra  se  débrouiller. 

LE     JEUXE     GOURVILLE. 

Ce  bon  monsieur  Garant  me  fait  toujours  bâiller. 

Il  est  si  compassé,  si  grave,  si  sévère  ! 

Je  rougis  devant  lui  d'être  fils  de  mon  père. 

Il  me  fait  trop  sentir  que,  par  un  sort  fâcheux, 

Il  manque  à  mon  baptême  un  paragraphe  ou  deux. 

NIXON. 

On  omit,  il  est  vrai,  le  mot  de  légitime. 
Gourville,  votre  père,  eut  la  publique  estime; 


4.  h'Astrée  est  un  roman  do  d'Urfé;  Arlamène,  ou  le  grand  Cyrus,  et  Clélie, 
sont  de  M"*^  de  Scudéri.  (B.) 

2.  Ce  sont  les  propres  paroles  de  Ninon  dans  le  petit  livre  de  l'abbé  de  Chà- 
teauneuf.  {Note  de  Voltaire.) 


400  LK    DKPOSITAIRE. 

Il  ont  mille  vertus,  mais  il  eut,  entre  nous. 

Pour  les  beaux  nœuds  dliymen  de  merveilleux  dégoûts. 

La  rigueur  de  la  loi  (peut-être  un  peu  trop  sage) 

A  votre  frère,  à  vous,  ravit  tout  héritage. 

Vous  ne  possédez  rien  ;  mais  ce  monsieur  Garant, 

Son  banquier  autrefois,  et  son  correspondant, 

Pour  deux  cent  mille  francs  étant  son  légataire, 

N'en  est,  vous  le  savez,  que  le  dépositaire. 

Il  fera  son  devoir;  il  l'a  dit  devant  moi  : 

Lhonneur  est  plus  puissant,  plus  sacré  que  la  loi. 

LE  JEUNE    GOURVILLE, 

Je  voudrais  que  l'honneur  fût  un  peu  plus  honnête. 

Cet  homme  de  sermons  me  rompt  toujours  la  tête  : 

Directeur  d'hôpitaux,  syndic,  et  marguillier, 

Il  n'a  daigné  jamais  avec  moi  S'égayer. 

11  prétend  que  je  suis  une  tête  légère. 

Un  jeune  dissolu,  sans  mœurs,  sans  caractère, 

Jouant,  courant  le  hal,  les  filles,  les  buveurs  : 

Oui,  je  suis  débauché;  mais,  parbleu,  j'ai  des  mœurs; 

Je  ne  dois  rien  ;  je  suis  fidèle  à  mes  promesses  ; 

Je  n'ai  jamais  trompé,  pas  même  mes  maîtresses; 

Je  bois  sans  m'enivrer;  j'ai  tout  payé  comptant; 

Je  ne  vais  point  jouer  quand  je  n'ai  point  d'argent. 

Tout  marguillier  qu'il  est,  ma  foi,  je  le  défie 

De  mener  dans  Paris  une  meilleure  vie. 

M  NON. 

11  est  un  temps  pour  tout. 

LE    JELNE     GOURVILLE. 

Monsieur  mon  frère  aîné, 
Je  l'avoue,  a  l'esprit  tout  autrement  tourné. 
Il  est  sage  et  profond  ;  sa  conduite  est  austère  ; 
Il  lit  les  vieux  auteurs,  et  ne  les  entend  guère  ; 
Il  méprise  le  monde  :  eh  bieu  !  qu'il  soit  un  jour, 
Pour  prix  de  ses  vertus,  marguillier  à  son  tour  ; 
Et  que  monsieur  Garant,  qui  dans  tout  le  gouverne. 
Lui  donne  plus  qu'à  moi.  Ce  qui  seul  me  concerne, 
C'est  le  plaisir  ;  l'argent,  voyez-vous,  ne  m'est  rien  ; 
Je  suis  assez  content  d'un  honnête  entretien. 
L'avarice  est  un  monstre  ;  et,  pourvu  que  je  puisse 
Supplanter  l'avocat,  mon  sort  est  trop  propice. 

M.\0.\. 

Tout  réussit  aux  gens  qui  sont  doux  et  joyeux. 


ACTE    I,    SCKNE    H.  401 

Pour  iiioiisii'iir  votre  aîné,  c'est  un  loii  sérieux  : 
Un  précepteur  maudit,  maîtrisant  sa  jeunesse, 
Chargea  d'un  joug  pesant  sa  docile  faiblesse, 
De  sombres  visions  tourmenta  son  esprit, 
Et  i'àge  a  conservé  ce  que  l'enfance  y  mit. 
11  s'est  fait  à  lui-même  un  bien  triste  esclavage. 
Malheur  a  tout  esprit  qui  veut  être  trop  sage? 
J'ai  bonne  opinion,  je  vous  l'ai  dtyà  dit, 
D'un  jeune  écervelé,  quand  il  a  de  l'esprit, 
Mais  un  jeune  pédant,  lut-il  très-estimable. 
Deviendra,  s'il  persiste,  un  être  insupportable. 
Je  ris  lorsque  je  vois  que  votre  frère  a  fait 
L'extravagant  dessein  d'être  un  homme  parfait. 

LE   JEU-\E    GOURVILLE. 

Un  pédant  chez  Ninon  est  un  plaisant  prodige  ! 

M\0\. 

Le  parti  qu'il  a  pris  n'est  pas  ce  qui  m'afflige  : 
J'aime  les  gens  de  bien,  mais  je  hais  les  cagots; 
Et  je  crains  les  fripons  qui  gouvernent  les  sots. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Voilà  le  marguillier. 


SCENE    II.     • 

NINON,   LE   JEUNE   GOURVILLE;    M.   GARANT, 

en  manteau  noir,  grand  rabat,  gants  blancs,  large  perruque. 
M.     GARANT. 

Je  me  suis  fait  attendre. 
Le  temps,  vous  le  savez,  est  dilïicilc  à  prendre. 
Mes  emplois  sont  bien  lourds... 

NINON. 

Je  le  sais. 

M.    GARANT. 

Bien  pesants. 

NINON. 

C'est  ajouter  beaucoup, 

M.    GARANT. 

Sans  mes  soins  vigilants, 
Sans  mon  activité... 

6.  —  Théâtre.    V.  26 


402  LE    DfiPOSlTATRE. 


N'INOX. 

Fort  bien, 

M.     GARANT. 

Sans  ma  prudence, 


Sans  mon  crédit. 


NINON. 

Encor ! 

M.    GARANT. 

L'œuvre  aurait  pu,  je  pense, 
Souffrir  un  grand  déchet  ;  mais  j'ai  tout  réparé. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Ah  !  tout  Paris  en  parle,  et  vous  en  sait  bon  gré. 

M.     GARANT, 

Les  pauvres  sont  d'ailleurs  si  pauvres!  leurs  souffrances 
Me  percent  tant  le  cœur,  que  de  leurs  doléances 
Je  m'afflige  toujours. 

NINON. 

Il  faut  les  secourir; 
C'est  un  devoir  sacré, 

M.     GARANT, 

Leurs  maux  me  font  souffrir. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Vous  régissez  si  bien  leur  petite  finance 

Que  les  pauvres  bientôt  seront  dans  l'opulence. 

NINON. 

Çà,  monsieur  l'aumônier,  vous  savez  que  céans 
Il  est,  ainsi  c|u'ailleurs,  de  jeunes  indigents; 
Ils  sont  recommandés  à  vos  nobles  largesses. 
Vous  n'avez  pas,  sans  doute,  oublié  vos  promesses, 

M.     GARANT, 

Vous  savez  que  mon  cœur  est  toujours  pénétré 
Des  extrêmes  bontés  dont  je  fus  honoré 
Par  ce  parfait  ami,  ce  cher  monsieur  Gourville, 
Si  bon  pour  ses  amis...  qui  fut  toujours  utile 
A  tous  ceux  qu'il  aima...  qui  fut  si  bon  pour  moi. 
Si  généreux!...  Je  sais  tout  ce  que  je  lui  doi. 
L'honneur,  la  probité,  l'équité,  la  justice. 
Ordonnent  qu'un  ami  sans  réserve  accomplisse 
Ce  qu'un  ami  voulait, 

NINON. 

Ah  !  que  c'est  parler  bien  ! 


ACTE    I,    SCËNE    II.  403 

LE    JEUNE    GOUUVILLE. 

II  est  fort  éloquent. 

M.     GARANT. 

Que  dites-vous  là? 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Rien. 

NINON,   le  contrefaisant. 

Je  me  flatte,  je  crois,  je  suis  persuadée, 

Je  me  sens  convaincue,  et  surtout  j'ai  l'idée 

Que  vous  rendrez  l)ientôt  les  deux  cent  mille  francs 

A  votre  ami  si  cher,  es  mains  de  ses  enfants. 

M.     GARANT. 

Madame,  il  faut  payer  ses  dettes  légitimes  ; 

Et  les  moindres  délais  en  ce  cas  sont  des  crimes; 

L'honneur,  la  prohité,  le  sens,  et  la  raison. 

Demandent  qu'on  s'applique  avec  attention 

A  remplir  ses  devoirs,  à  ne  nuire  à  personne, 

A  voir  quand  et  comment,  à  qui,  pourquoi  l'on  donne, 

A  hien  considérer  si  le  droit  est  lésé. 

Si  tout  est  hien  en  ordre, 

NINON. 

Eh  !  rien  n'est  plus  aisé... 
Des  deux  cent  mille  francs  n'ôtes-vous  pas  le  maître? 

M.    GARANT. 

Oh,  oui!  son  testament  le  fait  assez  connaître. 
Je  les  dois  recevoir  en  louis  trébuchants. 

NINON. 

Eh  hien  !  à  chacun  d'eux  donnez  cent  mille  francs. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Le  compte  est  clair  et  net. 

M.    GARANT. 

Oui,  cette  arithmétique 
Est  parfaite  en  son  genre,  et  n'a  point  de  réplique  ; 
Égales  portions. 

NINON. 

Par  cette  égalité 
Vous  assurez  la  paix  de  leur  société, 

M.    GARANT. 

Soyez  sûre  que  l'un  n'aura  pas  plus  que  l'autre, 
Quand  j'aurai  tout  réglé. 

NINON. 

Quelle  idée  est  la  vôtre  ! 


40 i  LE    DKl'OSITAIRE. 

Tout  est  réglé,  monsieur... 

M.   (;arant. 

]1  faudra  mûrement 
Consulter  sur  ce  cas  (juelque  avocat  savant, 
(}uel(jue  bon  procureur,  quelque  habile  notaire, 
Qui  puisse  prévenir  toute  fâcheuse  affaire. 
Il  faut  fermer  la  bouche  aux  malins  héritiers. 
Oui  pourraient  méchamment  répéter  les  deniers. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Mon  père  n'en  a  point. 

M.     GARANT. 

Hélas  !  dès  qu'on  enterre 
IU\  vieillard  un  peu  riche,  il  sort  de  dessous  terre 
Mille  collatéraux  qu'on  ne  connaissait  pas. 
Voyez  que  de  chagrins,  de  peines,  d'embarras. 
Si  jamais  il  fallait  que,  par  quelque  artifice. 
J'éludasse  les  lois  de  la  sainte  justice? 
L'honneur,  vous  le  savez,  qui  doit  conduire  tout... 

NINON. 

Le  véritable  honneur  est  très-fort  de  mon  goût. 

Mais  il  sait  écarter  ces  craintes  ridicules. 

H  est  de  certains  cas  où  j'ai  peu  de  scrupules. 

M.     GARANT. 

J'en  suis  persuadé,  madame,  je  le  crois; 
C'est  mon  opinion...  mais  la  rigueur  des  lois, 
De  ces  collatéraux  les  plaintes,  les  murmures, 
Et  les  prétentions  avec  les  procédures... 

NINON. 

Ayez  des  procédés,  je  réponds  du  succès. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Ce  n'est  point  là  du  tout  une  affaire  à  procès, 

M.     GARANT. 

Vous  ne  connaissez  pas,  madame,  les  affaires, 

Leurs  détours,  leurs  dangers,  les  lois  et  leurs  mystères. 

NINON. 

Toujours  cent  mots  pour  un.  Moi,  je  vais  à  l'instant 
Répondre  à  vos  discours  en  un  mot  comme  en  cent. 
Mon  cher  petit  Gourville,  allez  dire  à  Lisette 
Qu'elle  m'apporte  ici  cette  grande  cassette. 
Elle  sait  ce  que  c'est, 

LE    JEUNE    GOURVILLE, 

J'y  cours. 


ACTE   I,    SCÈNE    III.  405 

SCÈNE    III. 

NINON,   M.  GARANT. 

M.     GARANT, 

Avec  chagrin. 
Je  vois  que  ce  jeune  homme  a  pris  un  mauvais  train, 
De  mauvais  sentiments...  une  allure  mauvaise. 
Je  crains  que  s'il  était  un  jour  trop  à  son  aise... 
]]  ne  se  confirmât  dans  le  mal... 

M. NON. 

Mais  vraiment 
Vous  me  touchez  le  cœur  par  un  soin  si  prudent, 

M.     GARANT, 

Tl  est  fort  libertin  :  une  trop  grande  aisance... 

Trop  d'argent  dans  les  mains,  trop  d'or,  trop  d'opulence... 

Donne  aux  vices  du  cœur  trop  de  facilité, 

NINON, 

On  ne  peut  parler  mieux;  mais  trop  de  pauvreté 
Dans  des  dangers  plus  grands  peut  plonger  la  jeunesse  : 
Je  ne  voudrais  pour  lui  pauvreté  ni  richesse, 
Point  d'excès  ;  mais  son  hien  lui  doit  appartenir, 

M,     GARANT. 

D'accord,  c'est  à  cela  que  je  veux  parvenir, 

NINON. 

Et  son  frère? 

M,    GARANT, 

Ah  !  pour  lui,  ce  sont  d'autres  affaires. 
Vous  avez  des  bontés  qu'il  ne  mérite  guères, 

NINON, 

Comment  donc?... 

M,     GARANT, 

Vous  avez  acheté  sous  son  nom, 
Quand  son  père  vivait,  votre  propre  maison, 

NINON, 

Oui... 

M.    GARANT. 

Vous  avez  mal  fait. 

NINON. 

C'était  un  avantage 
Que  son  père  lui  fit. 


406  LE   DÉPOSITAIRE. 

iM.     GARANT. 

Mais  cela  n'est  pas  sage  : 
Nous  y  remédierons;  je  vous  en  parlerai  : 
J'ai  d'honnêtes  desseins  que  je  vous  confierai  : 
Vous  êtes  belle  encore. 

NINON. 

Ah  ! 

M.    GARANT. 

Vous  savez,  le  monde... 

NINON. 

Ah,  monsieur!... 

M,     GARANT. 

Vous  avez  la  science  profonde 
Des  secrètes  façons  dont  on  peut  se  pousser, 
Être  considéré,  s'intriguer,  s'avancer; 
Vous  êtes  éclairée,  avisée,  et  discrète. 

NINON. 

Et  surtout  patiente. 

SCÈNE  IV. 

NINON,   M.   GARANT,   le   jeune   GOURVILLE, 

LISETTE,     UN    LAQUAIS. 

LISETTE. 

Ah!  la  lourde  cassette! 
Comment  voulez-vous  donc  que  j'apporte  cela? 
Picard  la  traîne  à  peine. 

NINON, 

Allons,  vite,  ouvrons-la. 

LISETTE, 

C'est  un  vrai  coffre-fort. 

NINON, 

C'est  le  très-fail)le  reste 
De  l'argent  qu'autrefois,  dans  un  péril  funeste, 
Étant  contraint  de  fuir,  Gourville  me  laissa  ; 
Longtemps  à  son  retour  dans  ce  coffre  il  puisa  ; 
Le  compte  est  de  sa  main.  Allez  tous  deux  sur  l'heure 
Donner  à  ses  enfants  Le  peu  qu'il  en  demeure  : 
Ce  sera  pour  chacun,  je  crois,  deux  mille  écus. 
.  Par  un  partage  égal  il  faut  qu'ils  soient  reçus. 
Pour  leurs  menus  plaisirs  ils  en  feront  usage. 


ACTE    I,    SCiiNE    IV.  407 

Attendant  que  monsieur  fasse  un  plus  grand  partage, 

(On  remporte  le  coH'ro.) 
LISETTE, 

,ry  cours;  je  sais  compter, 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

L'adorable  Ninon  ! 

NINON  ,   à  M.  Garant. 

INjur  remplir  son  devoir  il  faut  peu  de  façon  : 
\  ous  le  voyez,  monsieur. 

M,     GARANT. 

Cela  n'est  pas  dans  l'ordre, 
Dans  l'exacte  équité  :  la  justice  y  peut  mordre. 
Cette  caisse  au  défunt  ai)[)artint  autrefois, 
Et  les  collatéraux  réclameront  leurs  droits  : 
Il  faut  pour  préalaljle  en  faire  un  inventaire, 
.le  suis  exécuteur  quon  dit  testamentaire. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Eh  bien  !  exécutez  les  généreux  desseins 
D'un  ami  qui  remit  sa  fortune  en  vos  mains. 

M.     GARANT. 

Allez,  j'en  suis  chargé;  n'en  soyez  point  en  peine. 

NINON. 

Quand  apporterez-vous  cette  petite  aubaine 

Des  deux  cent  mille  francs  en  contrats  bien  dressés  ? 

Et  quand  remplirez -vous  ces  devoirs  si  pressés? 

M.     GARANT, 

Bientôt,  L'œuvre  m'attend,  et  les  pauvres  gémissent  i 
Lorsque  je  suis  absent  tous  les  secours  languissent. 
Adieu.., 

(Il  fait  deux  pas,  et  revient.) 

Vous  devriez  employer  prudemment 
Ces  quatre  mille  écus  donnés  légèrement. 

NINON. 

Eh!  fi  donc! 

M.     GARANT,    revenant  encore,  la  tirant  à  l'écart. 

La  débauche  !  hélas  !  de  toute  espèce 
A  la  perdition  conduira  sa  jeunesse. 
Il  dissipera  tout,  je  vous  en  avertis, 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Hem,  que  dit-il  de  moi  ? 

M.     GARANT, 

Pour  votre  bien,  mon  fils. 


408  LE    DÉPOSITAIRE. 

Avec  discrétion  je  m'explique  à  madame... 

(Bas,  à  Ninon.) 

Il  est  très-iiiconstant. 

MNO-N. 

Ah  !  cela  perce  l'àme. 

M.     GARANT. 

Il  a  déjà  séduit  notre  voisine  Agnant  : 
Cela  fera  du  bruit. 

NINON. 

Ah  !  mon  Dieu  !  le  méchant  ! 
Courtiser  une  fille  !  ô  ciel  !  est-il  possible  ? 

M.     GARANT. 

C'est  comme  je  le  dis. 

NINON. 

Quel  crime  irrémissible  ! 

M.     GARANT,    à  Ninon. 

Un  mot  dans  votre  oreille. 

LE    JELNE    GOURVILLE. 

Tl  lui  parle  tout  bas  ; 
C'est  mauvais  signe... 

NINON,    à  M.  Garant  qui  sort. 

Allez,  je  ne  Foubherai  pas. 


SCÈNE  V. 

NINON,   LE   JEUNE   GOUR VILLE. 

LE    JEUNE    GOLRVILLE. 

Que  vous  disait-il  donc  ? 

NINON. 

11  voulait,  ce  me  semble. 
Par  pure  probité,  nous  mettre  mal  ensemble. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Entre  nous,  je  commence  à  penser  à  la  fin 
Que  cet  original  est  un  maître  Gonin  K 


1.  Maître  Gonin,  dont  le  nom  est  devenu  proverbe,  divertissait  par  ses  tours 
la  cour  de  François  1".  Son  fils,  plus  habile,  vivait  sous  Charles  IX.  Tous  deux 
sont  mentionnés  par  Brantôme.  Régnier  en  parle,  dans  sa  satire  X,  comme  d'un 
habile  devin.  (B.) 


ACTE    I,    SCENE    VI.  409 

M  NON. 

Vous  pouvez,  croyez-moi,  le  penser  sans  scrupule  : 
On  peut  être  à  la  fois  fripon  et  ridicule. 
Avec  son  verbiage  et  ses  fades  propos. 
Ce  fat  dans  le  quartier  séduit  les  idiots. 
Sous  un  amas  confus  de  paroles  oiseuses 
Il  pense  déguiser  ses  trames  ténébreuses. 
J'aime  fort  la  vertu  ;  mais,  pour  les  gens  sensés, 
Quiconque  en  parle  trop  n'en  eut  jamais  assez. 
Plus  il  veut  se  cacher,  plus  on  lit  dans  son  Ame  ; 
Et  que  ceci  soit  dit  et  pour  homme  et  pour  femme. 
Enfin,  je  ne  veux  point,  par  un  zèle  imprudent, 
Garantir  la  vertu  de  ce  monsieur  Garant. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Ma  foi,  ni  moi  non  plus. 


SCENE    VI. 

NINON,   LE   JEUNE   GOURVILLE,   LISETTE. 

NINON. 

Eh  bien!  chère  Lisette, 
Ma  petite  ambassade  a-t-elle  été  bien  faite? 
Son  frère  a-t-il  de  vous  reçu  son  contingent  ? 

LISETTE, 

Oui,  madame,  à  la  fin  il  a  reçu  l'argent. 

NINON. 

Est-il  bien  satisfait  ? 

LISETTE. 

Point  du  tout,  je  vous  jure. 

NINON. 

Comment? 

LISETTE, 

Oh  !  les  savants  sont  d'étrange  nature. 
Quel  étonnant  jeune  homme,  et  qu'il  est  triste  et  sec  ! 
Vous  l'eussiez  vu  courbé  sur  un  vieux  livre  grec  ; 
In  bonnet  sale  et  gras  qui  cachait  sa  figure. 
De  l'encre  au  bout  des  doigts,  composaient  sa  parure  ; 
Dans  un  tas  de  papiers  il  était  enterré; 
Il  se  parlait  tout  bas  comme  un  homme  égaré  ; 
De  lui  dire  deux  mots  je  me  suis  hasardée; 


410  1.1-    DKI'OSITAIKI'. 

Madame,  il  ne  m'a  pas  seulement  regardée. 

(  Kn  élevant  la  voix.) 

«  J'apporte  de  l'argenl.  monsieur,  qui  vous  est  dû; 
Monsieur,  c'est  de  l'ar^cnl.  »  11  n'a  rien  répondu  ; 
Il  a  continué  de  feuilleter,  d'écrire. 
J'ai  lait,  avec  Picard,  un  grand  éclat  de  rire  : 
Ce  hruit  l'a  réveillé.  »  Voilà  deux  mille  écus, 
Alonsieur,  que  ma  maîtresse  avait  pour  vous  reçus. 

—  Hem!  (|ui?  quoi?  in"a-t-il  dit;  allez  chez  les  notaires 
Je  n'ai  jamais,  ma  bonne,  entendu  les  afTaires  : 

Je  ne  me  mêle  point  de  ces  pauvretés-là. 

—  Monsieur,  ils  sont  à  vous,  prenez-les,  les  voilà.  » 
Il  a  repris  soudain  papier,  plume,  écritoire. 
Picard,  l'interrompant,  a  demandé  pour  boire. 

<i  Pourquoi  boire?  a-t-il  dit,  û  !  rien  n'est  si  vilain 

Que  de  s'accoutumer  à  boire  si  matin  !  » 

Enfin  il  a  compris  ce  qu'il  devait  entendre  : 

«  Voilà  les  sacs,  dit-il,  et  vous  pouvez  y  prendre 

Tout  ce  qu'il  vous  plaira  pour  la  commission.  » 

Nous  avons  pris,  madame,  avec  discrétion. 

Il  n'a  pas  un  moment  daigné  tourner  la  tête 

Pour  voir  de  nos  cinq  doigts  la  modestie  honnête; 

¥A  nous  sommes  partis  avec  étonnement. 

Sans  recevoir  pour  vous  le  moindre  compliment. 

Avez-vous  vu  jamais  un  mortel  plus  bizarre? 

MNON. 

Il  en  faut  convenir,  son  caractère  est  rare. 
La  nature  a  conçu  des  desseins  diflérents. 
Alors  que  son  caprice  a  formé  ces  enfants. 
Un  contraste  parfait  est  dans  leurs  caractères  ; 
Et  le  jour  et  la  nuit  ne  sont  pas  plus  contraires. 

LE    JEUNE    GOURVII.LE. 

Je  l'aime  cependant  du  meilleur  de  mon  cœur. 

LISETTE. 

Moi,  de  tout  mon  pouvoir  je  l'aime  aussi,  monsieur; 
J'ai  toujours  remarqué,  sans  trop  oser  le  dire. 
Que  vous  aimez  assez  les  gens  qui  vous  font  rire. 

MNOX. 

Je  ne  ris  point  de  lui,  Lisette,  je  le  ])lains  : 
Jl  a  le  cœur  très-bon,  je  le  sais  ;  mais  je  crains 
Que  cette  aversion  des  plaisirs  et  du  monde. 
Des  usages,  des  mœurs,  l'ignorance  profonde, 


ACTE    I,    SCfîNE    VI.  411 

Ce  goût  pour  la  rclraito,  et  cette  austérité, 
i\e  produisent  hieiitot  quelque  calamité. 
Pour  ce  monsieur  Garant  sa  pleine  confiance 
Alarme  ma  tendresse,  accroît  ma  défiance: 
Souvent  un  esprit  gauche  en  sa  simplicité. 
Croyant  faire  le  bien,  fait  le  mal  par  bonté. 

LE    JEUNE     GOUnVILLE. 

Oh!  je  vais  de  ce  pas  laver  sa  tète  aînée; 
De  sa  sotte  raison  la  mienne  est  étonnée; 
Je  lui  parlerai  net,  et  je  veux,  à  la  fin, 
Pour  le  débarbouiller,  en  faire  un  libertin. 

NINON. 

Puissiez-vous  tous  les  deux  être  plus  raisonnables! 
Mais  le  monde  aime  mieux  des  erreurs  agréables, 
Et  d'un  esprit  trop  vif  la  piquante  gaîté, 
Qu'un  précoce  Caton,  de  sagesse  hébété, 
Occupé  tristement  de  mystiques  systèmes, 
Inutile  aux  humains,  et  dupe  des  sots  mêmes. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Il  faut  vous  avouer  qu'avec  discrétion. 

Dans  mes  amours  nouveaux,  je  me  sers  de  son  nom. 

Afin  que  si  la  mère  a  jamais  connaissance 

Des  mystères  secrets  de  notre  intelligence. 

Aux  mots  de  syndérèse  et  de  componction, 

La  lettre  lui  paraisse  une  exhortation. 

Un  essai  de  morale  envoyé  par  mon  frère. 

Nous  écrivons  tous  deux  d'un  même  caractère  ; 

En  un  mot,  sous  son  nom  j'écris  tous  mes  billets; 

En  son  nom,  prudemment,  les  messages  sont  faits. 

C'est  un  fort  grand  plaisir  que  ce  petit  mystère. 

NINON. 

Il  est  un  peu  scabreux,  et  je  crains  cette  mère. 
Prenez  bien  garde,  au  moins,  vous  vous  y  méprendrez. 
Vos  discours  de  vertu  seront  peu  mesurés; 
Tout  sera  reconnu. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Le  tour  est  assez  drôle. 

NINON. 

Mais  c'est  du  loup  berger^  que  vous  jouez  le  rôle. 

1.  La  Fontaine,  livre  III,  fable  m. 


VI  2  LE    DÉPOSITAIRE. 

LE    JEUNE    r.Ol  RVILLE, 

D'ailleurs,  je  suis  très-bien  déjà  dans  la  maison  : 
A  la  mère  toujours  je  dis  qu'elle  a  raison  ; 
Je  bois  avec  le  père,  et  chante  avec  la  fille  : 
Je  deviens  nécessaire  à  toute  la  famille. 
Vous  ne  me  blâmez  pas  ? 

.\IN0\. 

Pour  ce  dernier  point,  non. 

LISETTE. 

Ma  foi,  les  jeunes  gens  ont  souvent  bien  du  ])on. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIÈME. 


SCENE    I. 

(jOUIlVILLE     l'aîné,    tenant  un  livre;    LE     JEUNE     GOURVILLE. 

Tous  lieux  arrivent  et  continuent  la  conversation  :  l'aîné  est  vêtu  de  noir,  la  per- 
ruque de  travers,  l'habit  mal  boutonné. 

LE    JELNE    GOIJRVILLE. 

N'cs-tu  donc  pas  honteux,  on  efFct,  à  ton  âge, 
De  vouloir  devenir  un  grave  personnage? 
Tu  forces  ton  instinct  par  pure  vanité, 
Pour  parvenir  un  jour  à  la  stupidité. 
Qui  peut  donc  contre  toi  t'inspirer  tant  de  haine? 
Pour  être  malheureux  tu  prends  bien  de  la  peine. 
Que  dirais-tu  d'un  fou  qui,  des  pieds  et  des  mains. 
Se  plairait  d'écraser  les  Heurs  de  ses  jardins 
De  peur  d'en  savourer  le  parfum  délectable? 
Le  ciel  a  formé  l'homme  animal  sociable. 
Pour(|uoi  nous  fuir?  pounjuoi  se  refuser  à  tout? 
Être  sans  amitié,  sans  plaisirs,  et  sans  goût, 
C'est  être  un  homme  mort.  Oh!  la  plaisante  gloire 
Que  de  gâter  son  vin  de  crainte  de  trop  boire  ! 
Comme  te  voilà  fait!  le  teint  jaune  et  l'œil  creux  ! 
Penses-tu  plaire  au  ciel  en  te  rendant  hideux  ? 
Au  monde,  en  attendant,  sois  très-sûr  de  déplaire. 
La  charmante  Mnon,  qui  nous  tient  lieu  de  mère. 
Voit  avec  grand  chagrin  qu'en  ta  propre  maison, 
Loin  d'elle,  et  loin  de  moi,  tu  languis  en  prison. 
Est-ce  monsieur  Garant  qui,  par  son  éloquence, 
Aourrit  de  tes  travers  la  lourde  extravagance? 
Allons,  imite-moi,  songe  à  te  réjouir  ; 
Je  prétends,  malgré  toi,  te  donner  du  plaisir. 

GOURVILLE    l'aîné. 

De  si  vilains  propos,  une  telle  conduite, 


il4  l.l'     nKPOSITAIRE. 

Mo  font  pitié,  inonsiciir,  j"(Mi  |)r(''V()is  trop  la  suite. 
Vous  forez  à  coup  sAr  uiio  niiiiivaiso  iiii. 
Je  ne  puis  plus  souffrir  un  si  grand  libertin. 
De  cette  maison-ci  je  connais  les  scandales  ; 
11  en  peut  arriver  des  choses  bien  fatales  -. 
Déjà  monsieur  Garant  m'en  a  trop  averti. 
Je  n'y  veux  plus  rester,  et  j'ai  pris  mon  parti. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Son  accès  le  reprend. 

GOURVILLE     l'aîné. 

Monsieur  Garant,  mon  frère, 
Que  vous  calomniez,  est  d'un  tel  caractère 
De  probité,  d'honneur...  de  vertu...  de... 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Je  voi 
Que  déjà  son  beau  style  a  passé  jusqu'à  toi. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Il  met  discrètement  la  paiv  dans  les  familles  ; 
11  garde  la  vertu  des  garçons  et  des  filles  : 
Je  voudrais  jusqu'à  lui,  s'il  se  peut,  m'exalter. 
Allez  dans  le  beau  monde;  allez  vous  y  jeter; 
Plongez-vous  jusqu'au  cou  dans  l'ordure  brillante 
De  ce  monde  elfréné  dont  l'éclat  vous  enchante  ; 
Moquez-vous  plaisamment  des  hommes  vertueux  ; 
Nagez  dans  les  plaisirs,  dans  ces  plaisirs  honteux, 
Ces  plaisirs  dans  lesquels  tout  le  jour  se  consume. 
Et  la  douceur  desquels  produit  tant  d'amertume. 

LE    JEUNE    GOURVILLE, 

Pas  tant. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Allez,  je  sais  tout  ce  qu'il  faut  savoir. 
J'ai  ])ien  lu. 

LE    JEUNE    GOURVILLE, 

Va,  lis  moins,  mais  apprends  à  mieux  voir. 
Tu  pourras  tout  au  plus  quelque  jour  faire  un  livre. 
Mais  dis-moi,  mon  pauvre  homme,  avec  qui  peux-tu  vivre? 

GOURVILLE    l'aîné. 

Avec  personne. 

LE    JEUNE    GOURVILLE, 

Quoi!  tout  seul  dans  un  désert? 

GOURVILLE    l'aîné. 

oh!  je  fréquenterai  souvent  madame  Aubert. 


ACTE    II,    se  t. NE    I.  li'i 


LE    JEUNE    GOURVILLE,  riant. 

Madame  Aubert  ! 

GOUnVILLE    l'aîné. 

Eh  oui  !  madame  Aubert. 

LE   JEUNE    GOURVILLE. 


Parente 


Du  marguillicr  (ianuit? 

GOURVILLE    l'aîné. 

Oui,  pieuse  et  savante, 
D'un  esprit  transcendant,  d'un  mérite  accompli. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

La  connais-tu  ? 

GOURVILLE    l'aîné. 

Non  ;  mais  son  logis  est  rempli 
Des  gens  les  plus  versés  dans  les  vertus  pratiques. 
Elle  connaît  à  fond  tous  les  auteurs  mystiques  ; 
Elle  reçoit  souvent  les  plus  graves  docteurs, 
Et  force  gens  de  bien  qu'on  ne  voit  point  ailleurs. 

le    jeune    GOURVILLE. 

Madame  Aubert  t'attend  ? 

GOURVILLE    l'aîné. 

Oui  :  mon  tuteur  fidèle. 
Monsieur  Garant,  me  mène  enfin  dîner  chez  elle. 

LE   JEUNE    GOURVILLE. 

Chez  sa  cousine?... 

GOURVILLE    l'aîné. 

Eh!  oui. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Cette  femme  de  bien  ? 

GOURVILLE    l'aîné. 

Elle-même;  et  je  veux,  après  cet  entretien, 
Ne  hanter  désormais  que  de  tels  caractères, 
Des  dévots  éprouvés,  secs,  durs,  atrabilaires. 
Je  ne  veux  plus  vous  voir;  et  je  préfère  un  trou. 
Un  ermitage,  un  antre... 

LE    JEUNE    GOURVILLE,   on  l'embrassant. 

Adieu,  mon  pauvre  fou. 


416  LE    DEPOSITAIRE. 

SCÈNE    II. 

GOUR VILLE   l'aÎmî. 

.To  ploui'o  sur  son  sort;  le  voilà  qui  s'ahîme; 

Jl  va  (le  leinine  en  lille,  il  court  de  crime  en  crime. 

(Il  s'assied,  et  ouvre  un  livre.) 

Que  Garasse  a  raison  M  qu'il  peint  bien,  à  mon  sens. 
Les  travers  odieux  de  tous  nos  jeunes  gens! 
Qu'il  enflamme  mon  cœur,  et  qu'il  le  fortifie 
Contre  les  passions  qui  tourmentent  la  vie  ! 

(,11  lit  encore.) 

C'est  bien  dit  :  oui,  voilà  le  plan  que  je  suivrai. 
Du  sentier  des  mécbants  je  me  retirerai. 
J'éviterai  le  jeu,  la  table,  les  querelles, 
Les  vains  amusements,  les  spectacles,  les  belles. 

(Il  se  lève.) 

Quel  plaisir  noble  et  doux  de  liaïr  les  plaisirs; 

De  se  dire  en  secret  :  Me  voilà  sans  désirs; 

Je  suis  maître  de  moi,  juste,  insensible,  sage  ; 

Et  mon  âme  est  un  roc  au  milieu  de  l'orage! 

Je  rougis  quand  je  vois  dans  ce  maudit  logis 

Ces  conversations,  ces  soupers,  ces  amis. 

Je  souris  de  pitié  de  voir  qu'on  me  préfère. 

Sans  nul  ménagement,  mon  étourdi  de  frère. 

11  plaît  à  tout  le  monde,  il  est  tout  fait  pour  lui. 

C'en  est  trop  :  pour  jamais  j'y  renonce  aujourd'luii. 

Je  conserve  à  Ninon  de  la  reconnaissance; 

Elle  eut  soin  de  nous  deux  au  sortir  de  l'enfance; 

Et,  malgré  ses  écarts,  elle  a  des  sentiments 

Qu'on  eût  pris  pour  vertu  peut-être  en  d'autres  temps. 

Mais... 

(Il  se  mord  le  doigt,  et  fait  une  grimace  effroyable.) 


1.  Garasse,  jésuite,  né  en  1585,  mort  en  1031,  auteur  de  la.  Somine  llu'ologiqut^ 
des  Vérités  capitales  de  la  religion  chrétienne. 


ACTE    U,    SCENE    III.  417 

SCÈNE    III. 

GOURVILLE  l'aÎ.nk,    M.  GxVRANT. 

M.     GARANT. 

Eh  bien!  mon  très-cher,  mon  vertueux  Gourvillc, 
De  tant  d'iniquités  allez-vous  fuir  l'asile? 

G0LH  VILLE    l'aîné. 

J'y  suis  très-résolu. 

M.    GARANT. 

Ce  logis  infecté 
N'était  point  convenable  ci  votre  piété. 
Sortez-en  promptement...  Mais  que  voulez-vous  faire 
De  ces  deux  mille  écus  de  monsieur  votre  père? 

GOURVILLE    l'aîné. 

Tout  ce  qu'il  vous  plaira  ;  vous  en  disposerez. 

su    GARANT. 

L'argent  est  inutile  aux  cœurs  bien  ])énétrés 
D'un  vrai  détachement  des  vanités  du  monde  ; 
Et  votre  indifférence  en  ce  point  est  profonde  : 
Je  veux  bien  m'en  charger;  je  les  ferai  valoir... 
Pour  les  pauvres  s'entend...  Vous  aurez  le  pouvoir 
D'en  répéter  chez  moi  le  tout  ou  bien  partie, 
Dès  que  vous  en  aurez  la  plus  légère  envie. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Ah  !  que  vous  m'obligez  !  Je  ne  pourrai  jamais 
Vous  payer  dignement  le  prix  de  vos  bienfaits, 

M.    GARANT. 

Je  puis  avoir  à  vous  d'autres  sommes  en  caisse. 
Eh  I  eh  ! 

GOURVILLE    l'aîné. 

L'on  me  l'a  dit...  Mon  Dieu,  je  vous  les  laisse. 
Vous  voulez  bien  encore  en  être  embarrassé? 

M.    GARANT. 

Je  mettrai  tout  ensemble. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Oui,  c'est  fort  bien  pensé. 

M.    GARANT. 

Or  çà,  votre  dessein  de  chercher  domicile 
Est  très-juste  et  très-bon  ;  mais  il  est  inutile  : 

G.  —  Théâtre.    V.  27 


LE    DEPOSITAIRE. 

La  maison  est  à  vous  :  gardez-vous  (rcii  sortir, 
El  priez  seulement  Ninon  d'en  déguerpir. 
Par  mille  éclats  fâcheux  la  maison  polluée, 
Oiiand  Aous  y  vivrez  seul,  sera  purifiée, 
Et  je  pourrais  bien  même  y  loger  avec  vous. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Cet  honneur  me  serait  bien  utile  et  bien  doux  ; 
Mais  je  ne  me  sens  pas  Fàme  encore  assez  forte 
Pour  chasser  une  femme,  et  la  mettre  à  la  porte. 
C'est  un  acte  pieux  :  mais  l'honneur  a  ses  droits  ; 
Et  vous  savez,  monsieur,  tout  ce  que  je  lui  dois. 
Pourrais-je,  sans  rougir,  dire  à  ma  bienfaitrice  : 
((  Sortez  de  la  maison,  et  rendez-vous  justice?  » 
Cela  n'est-il  pas  dur? 

M.    GARANT. 

Un  tel  ménagement 
Est  ])ien  louable  en  vous,  et  m'émeut  puissamment. 
Ce  scrupule  d'abord  a  barré  mes  idées; 
Mais  j"ai  considéré  qu'elles  sont  bien  fondées. 
Le  désordre  est  trop  grand.  Votre  propre  danger 
A  la  faire  sortir  devrait  vous  engager. 
Sachez  que  votre  frère  entretient  avec  elle 
Une  intrigue  odieuse,  indigne,  criminelle. 
Un  scandaleux  commerce...  un...  je  n'ose  parler 
De  tout  ce  qui  s'est  fait...  tant  je  m'en  sens  troubler. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Voilà  donc  la  raison  de  cette  préférence 
Qu'on  lui  donnait  sur  moi  ! 

M.    GARANT. 

Sentez  la  conséquence. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Je  n'aurais  pu  jamais  la  deviner  sans  vous. 

Les  vilains!...  Grâce  au  ciel,  je  n'en  suis  point  jaloux. 

Je  n'imaginais  pas  qu'un  si  grand  fou  dût  plaire, 

M,    GARANT. 

Les  fous  plaisent  parfois. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Ah  !  j'en  suis  en  colère 
l'our  l'honneur  du  Marais. 

M.    GARANT. 

Il  faut  premièrement 
Détourner  loin  de  nous  ce  scandale  impudent, 


ACTE    II,    SCKXE    III.  419 

Mais  avec  l'air  lionuûto,  avec  toute  décence, 
Avec  tous  les  dehors  que  veut  la  bienséance  : 
Nous  avons  concerté  que  de  cette  maison 
Vous  feriez  pour  un  tiers  une  donation, 
Un  acte  bien  secret  que  je  pourrais  vous  rendre. 
Armé  de  cet  écrit,  je  puis  tont  entreprendre. 
Je  ne  m'emparerai  (jiie  de  votre  logis,  \ 

Et  vous  aurez  vos  droits  sans  être  compromis./ 

GOUHVILLE    l'aÎNK. 

Oui,  l'idée  est  profonde;  oui,  les  dévots,  les  sages, 
Sur  le  reste  du  monde  ont  de  grands  avantages. 
Je  signerai  demain, 

M.    GARANT. 

Ce  soir,  votre  cadet 
Reviendra  vous  braver  comme  il  a  toujours  fait. 
Tout  se  moque  de  vous,  laquais,  cocher,  servante  : 
Ils  traitent  la  vertu  de  chose  impertinente. 

GOURVILLE    l'aÎ.NÉ. 

La  vertu  ! 

M.    GARANT. 

Vraiment  oui.  Toujours  un  marguiliier 
A  soin  d'avoir  en  poche  encre,  plume,  papier. 
Venez,  l'acte  est  dressé.  Cet  honnête  artifice 
Est,  comme  vous  voyez,  dans  l'exacte  justice. 
Signez  sur  mon  genou. 

(Il  lève  son  genou.) 
GOURVILLE    l'aîné,   en  signant. 

Je  signe  aveuglément. 
Et  crois  n'avoir  jamais  rien  fait  de  si  prudent. 

M.    GARANT. 

Je  rédigerai  tout  dès  ce  soir  par  notaire. 

GOURVILLE   l'aîné. 

Vous  êtes,  je  le  vois,  très-actif  en  affaire. 

M.    GARANT. 

Vous  pouvez  du  logis  sortir  dès  à  présent. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Oui. 

M,    GARANT. 

Donnez-moi  la  clef  de  votre  appartement. 

GOURVILLE    l'aîné. 

La  voilà. 

M.    GARANT. 

Tout  est  bien  ;  et  puis  chez  ma  cousine, 


420  LE    DÉPOSITAIRE. 

Chez  la  savante  Aiil)crt.  notre  illustre  voisine... 
ISoiis  irons  faire  ensemble  un  dîner  ramilicr, 

GOLIWILLE    l'aîné. 

^()us  m'enchantez! 

M.    CARAXT. 

Elle  est  la  perle  du  quartier. 
11  est  dans  sa  maison  de  doctes  assemblées, 
Des  conversations  utiles  et  réglées  ; 
II  y  doit  aujourd'hui  venir  quelques  docteurs, 
Des  savants  pleins  de  grec,  de  brillants  orateurs. 
Avec  quelques  abbés,  gens  de  l'Académie, 
Tous  pétris  du  vrai  suc  de  la  philosophie. 

GOURVII.LE    l'aÎ\É. 

Et  c'est  là  justement  tout  ce  qu'il  me  fallait  ; 
Vous  m'avez  découvert  ce  que  mon  cœur  voulait. 
Vous  me  faites  penser,  vous  êtes  mon  Socrate  ; 
Je  suis  Alcibiade  :  ah  !  que  cela  me  flatte  ! 
Me  voilà  dans  mon  centre. 

M.    GAUA\T. 

On  n'est  jamais  heureux 
Qu'avec  des  gens  de  bien,  savants  et  vertueux. 
Chez  ma  cousine  Aubert,  mon  fils,  allez  vous  rendre 
Je  ne  me  ferai  pas,  je  crois,  longtemps  attendre. 

GOURVILLE    l'aîné. 

J'y  vais. 

SCÈNE    IV. 

NINON,   M.  GARANT,   GOURVILLE   l'aîné. 

NINON,  à  Gourville  l'aîné. 

Ah  !  ah  !  monsieur,  vous  sortez  donc  enfin  ! 
\ous  vous  humanisez,  et  votre  noir  chagrin 
Cède  au  besoin  qu'on  a  de  vivre  en  compagnie. 
Le  plaisir  sied  très-bien  à  la  philosophie  ; 
La  solitude  accable,  et  cause  trop  d'ennui. 
Eh  bien  !  où  comptez-vous  de  dîner  aujourd'hui  ? 

GOURVILLE   l'aîné. 

Avec  des  gens  de  bien,  madame. 

NINON. 

Eh  mais!...  j'espère.. 
Que  ce  n'est  pas  avec  des  fripons. 


ACTE   II,    SCÈNE    V.  421 

GOURVILLE     l'aîné. 

Au  contraire. 

NIXON. 

Et  vos  convives  sont? 

GOUn  VILLE    l'aîné. 

Des  docteurs  très-savants. 

NINON. 

On  en  trouve,  en  effet,  de  très-honnêtes  gens. 
Et  chez  qui  la  vertu  n'offre  rien  que  d'aimable. 

GOURVILLE    l'aîné. 

L'heure  presse,  avec  eux  je  vais  me  mettre  à  tal)le. 

NINON. 

Allez,  c'est  fort  Lien  fait. 

SCÈNE   V. 

NINON,  M.  GARANT. 

NINON. 

Quelle  mauvaise  humour! 
Il  semble  en  me  parlant  qu'il  soit  rempli  d'aigreur! 
En  savez-vous  la  cause  ? 

M.  garant. 
Eh  oui,  je  suis  sincère, 
La  cause  est  en  effet  son  méchant  caractère. 

NINON. 

Je  savais  qu'il  était  et  bizarre  et  pédant. 

Mais  je  ne  croyais  pas  qu'il  eût  le  cœur  méchant. 

M.  garant. 
Allez,  je  m'y  connais  ;  vous  pouvez  être  sûre 
Qu'il  n'est  point  d'àme  au  fond  plus  ingrate  et  plus  dure. 

NINON. 

Il  est  vrai  qu'en  effet  de  mon  petit  présent 

Il  n'a  pas  daigné  faire  un  seul  remerciement  ; 

Mais  c'est  distraction,  manque  de  savoir-vivre, 

Et  pour  l'instruire  mieux  le  monde  est  un  grand  livre. 

M.    garant. 

Je  vous  dis  que  son  cœur  est  pour  jamais  gâté. 
Endurci,  gangrené,  méchant...  au  mal  porté  ; 
Faux...  avec  fausseté  ;  ses  allures  secrètes. 
Sombres... 

NINON,  riant. 

Vous  prodiguez  assez  les  épithètes. 


4:J2  LE    DÉPOSITAIRE. 

M.    G  AU  A  M'. 

11  ne  peut  tous  souirrir.  Il  Aient  de  s'engager 
A  vendre  sa  maison  pour  aous  en  déloger... 
\  ous  en  riez  ? 

MX  ON. 

La  chose  est-elle  bien  certaine? 

M.    GARANT. 

J'en  suis  témoin  ;  j"ai  vu  cet  eiïet  de  sa  haine  ; 
J'en  ai  vu  l'acte  en  forme  au  notaire  porté  : 
C'est  l'usage  qu'il  fait  de  sa  majorité. 
Quel  homme! 

NINON. 

Ce  n'est  rien,  n'en  soyez  point  en  peine  ; 
Cela  s'ajustera. 

M.    GARANT. 

Craignez  tout  de  sa  haine. 

NINON, 

Ce  mauvais  procédé  ne  lui  peut  réussir. 

M.    GARANT. 

De  cette  ingratitude  il  faut  le  hien  punir, 
Qu'il  sorte  de  chez  vous. 

NINON. 

Peut-être  il  le  mérite. 

M.    GARANT. 

Pour  moi,  je  l'abandonne,  et  je  le  déshérite  ; 
De  ses  cent  mille  francs  îl  n'aura,  ma  foi,  rien. 

NINON. 

S'ils  dépendent  de  vous,  monsieur,  je  le  crois  bien. 

M.    GARANT. 

Que  nous  sommes  à  plaindre!  Un  bon  ami  nous  laisse 

De  ses  deux  chers  enfants  à  guider  la  jeunesse  : 

L'un  est  un  garnement,  turbulent,  elTronté, 

A  la  perdition  par  le  vice  emporté  ; 

L'autre  est  fourbe,  perfide,  ingrat,  atrabilaire. 

Dur,  méchant...  De  tous  deux  il  nous  faudra  défaire. 

NINON. 

Me  le  conseillez-vous  ? 

M,    GARANT. 

Ce  doit  être  l'avis 
De  tous  les  gens  d'honneur  et  de  vos  vrais  amis. 
Prenez  un  parti  sage...  Écoutez...  cette  caisse 


ACTE    II,    SCÈNE    V.  423 

Dont  vous  avez  faiilùt  lait  si  prompte  largesse, 
Était-elle  bien  pleine  autrefois? 

M\0.\, 

Jusqu'au  bord  : 
De  notre  ami  défunt  c'était  le  collVe-fort  ; 
Vous  le  savez  assez. 

M,    GARANT. 

Selon  que  je  calcule, 
Vous  avez  amassé  loyaumcnt,  sans  scrupule, 
Un  bien  considérable,  une  fortune? 

NINON. 

Non; 
Mais  mon  bien  me  suffit  pour  tenir  ma  maison. 

M.    GARANT. 

Vous  avez  du  crédit  :  la  dame  qui  régente, 
Madame  Estlier,  vous  garde  une  amitié  constante. 
Et,  si  vous  le  vouliez,  vous  pourriez  quelque  jour 
Faire  beaucoup  de  bien  vous  produisant  on  cour. 

NINON, 

A  la  cour  !  moi,  monsieur!  que  le  ciel  m'en  préserve  ! 

Si  j'ai  quelques  amis,  il  faut  avec  réserve 

Ménager  leurs  bontés,  craindre  d'importuner, 

Ne  les  inviter  point  à  nous  abandonner. 

Pour  garder  son  crédit,  monsieur,  n'en  usons  guères. 

M,    GARANT. 

Il  le  faut  réserver  pour  les  grandes  affaires, 

Pour  les  grands  coups,  madame  ;  oui,  vous  avez  raison  ; 

Et  votre  sentiment  est  ici  ma  leçon. 

(Il  s'approche  un  peu  d'elle,  et  après  un  moment  de  silence.) 

Je  dois  avec  candeur  vous  faire  une  ouverture 
Pleine  de  confiance  et  d'une  amitié  pure  : 
Je  suis  riche,  il  est  vrai  ;  mais  avec  plus  d'argent 
Je  ferais  plus  de  bien. 

NINON. 

Je  le  crois  bonnement. 

M.    GARANT. 

11  vous  faut  un  état,  vous  êtes  de  mon  âge. 
Je  suis  aussi  du  vôtre. 

NINON. 

Oh!  oui. 

M.    GARANT. 

Quel  bon  ménage 


LE    DKPOSITAIRE. 

Se  formerait  bientôt  de  nos  biens  rassemblés, 

Loin  de  ces  doux  marmots  du  logis  exilés! 

Les  deux  cent  mille  francs,  croissant  notre  fortune, 

Entreraient  de  plein  saut  dans  la  masse  commune  ; 

Vous  pourriez  employer  votre  art  persuasif 

A  nous  faire  o])teuir  un  poste  lucratif. 

Vous  seriez  dans  le  monde  avec  plus  d'importance  : 

11  faut  que  le  crédit  augmente  votre  aisance  ; 

Que  des  ])rudes  surtout  la  noble  faction, 

Célébrant  de  vos  mœurs  la  réputation. 

Et  senorgueillissant  d'une  telle  conquête, 

A  vous  bien  épauler  se  tienne  toujours  prête. 

Avec  un  pot-de-vin  j'aurais  par  ce  canal 

Un  fortuné  brevet  de  fermier  général. 

Nous  pourrions  sourdement,  sans  bruit,  sans  peine  aucune, 

Placer  à  cent  pour  cent  ma  petite  fortune  ; 

Et  votre  rare  esprit  tout  bas  se  moquerait 

De  tout  le  genre  humain  qui  vous  respecterait. 

Vous  ne  répondez  rien  ? 

NINON. 

C'est  que  je  considère 
Avec  maturité  cette  sublime  affaire. 
Vous  voulez  m'épouser  ? 

M.    GARANT. 

Sans  doute,  je  voudrais 
Payer  de  tout  mon  bien  tant  d'esprit,  tant  d'attraits  : 
C'est  à  quoi  j"ai  pensé  dès  que  mon  sort  prospère 
De  deux  cent  mille  francs  me  nomma  légataire. 

NINON. 

Vous  m'aimez  donc  un  peu? 

M,    GARANT. 

J'ai  combattu  longtemps 
Les  inspirations  de  ces  désirs  puissants  ; 
Mais  en  les  combattant  avec  justesse  extrême. 
En  m'examinant  bien,  comptant  avec  moi-même, 
Calculant,  rabattant,  j'ai  vu  pour  résultat 
Qu'il  est  temps  en  effet  que  vous  changiez  d'état. 
Que  nous  nous  convenons,  et  qu'un  amour  sincère. 
Soutenu  par  le  bien,  ne  doit  pas  vous  déplaire. 

NINON, 

Je  ne  m'attendais  pas  à  cet  excès  d'honneur. 
Peut-être  on  vous  a  dit  quelle  était  mon  humeur. 


ACTE    II,    SCÈNE    V. 

J'eus  longtemps  pour  riiynien  un  peu  de  répugnance  : 
Son  joug  eiïarouchait  ma  libre  indépendance  : 
C'est  un  frein  respectable  ;  et,  si  je  l'avais  pris. 
Croyez  que  ses  devoirs  auraient  été  remplis. 
Je  lus  dans  ma  jeunesse  un  tant  soit  peu  légère  : 
Je  n'avais  pas  alors  le  bonheur  de  vous  plaire. 

M,    OAUANT. 

Madame,  croyez-moi,  tout  ce  qui  s'est  passé 
Fait  peu  d'impression  sur  un  esi)rit  sensé  ; 
Ces  bagatelles-là  n'ont  rien  qui  m'intimide  : 
Je  vais  droit  à  mon  but,  et  je  pense  au  solide. 

-\  I  x  0  X . 

Eh  bien  !  j'y  pense  aussi  :  vos  offres  à  mes  yeux 
Présentent  des  objets  qui  sont  bien  spécieux. 
11  est  vrai  qu'on  pourrait  m'imputer  par  envie 
Je  ne  sais  quoi  d'injuste,  et  quelque  hypocrisie. 

M,    GARANT. 

Eh,  mon  Dieu!  c'est  par  là  qu'on  réussit  toujours. 

NINON. 

Oui  ;  la  monnaie  est  fausse,  elle  a  pourtant  du  cours. 
Que  me  sont,  après  tout,  les  enfants  de  Gourvillc? 
Rien  que  des  étrangers  à  qui  je  fus  utile. 

M.    GARANT. 

11  faut  l'être  à  nous  seuls,  et  songer  en  effet 
Que  pour  ces  étrangers  nous  en  avons  trop  fait. 

NINON. 

J'admire  vos  raisons,  et  j'en  suis  pénétrée. 

M.    GARANT. 

Ah! je  me  doutais  bien  que  votre  àme  éclairée 
En  sentirait  la  force  et  le  vrai  fondement, 
Le  poids... 

NINON. 

Oui,  tout  cela  me  pèse  infiniment, 

M.    GARANT. 

Vous  vous  rendez  ? 

NINON. 

Ce  soir  vous  aurez  ma  réponse  ; 
Et  devant  tout  le  monde  il  faut  que  je  l'annonce. 

M.    GARANT. 

Ah!  vous  me  ravissez  :  je  n'ai  parlé  d'abord 

Que  de  vos  intérêts  qui  me  touchent  si  fort  ; 

Mais  si  vous  connaissiez  quel  effet  font  vos  charmes, 


426  LE    DEPOSITAIRE. 

Vos  beaux  yeux,  votre  esprit!,.,  ([uclles  puissantes  armes 

M'ont  ôté  pour  jamais  ma  chère  liberté  !... 

De  quel  excès  d'amour  je  me  sens  tourmenté!... 

M\0N. 

Mon  Dieu  !  iinissez  donc  ;  vous  me  tournez  la  tête  : 
Sortez...  n'abusez  point  de  ma  faible  conquête... 
Mais  revenez  bientôt. 

M.    GARANT. 

Vous  n'en  pouvez  douter. 

NINON. 

J'\  compte. 

M.    GARANT. 

Sur  mon  cœur  daignez  toujours  compter. 
Ne  trouvez-vous  pas  bon  que  j'amène  un  notaire 
Pour  coucher  par  écrit  cette  divine  affaire  ? 

NINON. 

Par  contrat!  eh!  mais  oui...  vos  desseins  concertés 
Ne  sauraient,  à  mon  sens,  être  trop  constatés. 

M.    GARANT. 

Nos  faits  sont  convenus  ? 

NINON. 

Oui-dà. 

M.    GARANT. 

Notre  fortune 
Sera  par  la  coutume  entre  nous  deux  commune  ? 

NINON. 

Plus  vous  parlez,  et  plus  mon  cœur  se  sent  lier. 

M.    GARANT. 

A  ce  soir,  ma  Ninon. 

NINON,  le  contrefaisant. 

Ce  soir,  mon  marauillier. 


SCENE   VI. 

NINON. 

Quel  indigne  animal,  et  quelle  âme  de  boue! 
11  ne  s'aperçoit  pas  seulement  qu'on  le  joue  ; 
Tout  absorbé  qu'il  est  dans  ses  desseins  honteux, 
Il  n'en  peut  discerner  le  ridicule  affreux. 


ACTE    II,    SCENE    VI.  427 

J'ai  vu  de  ces  gens-là,  qui  se  croyaient  habiles 
Pour  avoir  quelque  tenq^s  trompé  des  imbéciles, 
Dans  leurs  propres  filets  bientôt  enveloppés  : 
Le  monde  avec  plaisir  voit  les  dupeurs  dupés. 
On  peint  l'Amour  aveugle  ;  il  peut  Têtrc,  sans  doute  : 
Mais  l'intérêt  Test  plus,  et  souvent  ne  voit  goutte. 
Vouloir  toujours  tromper,  c'est  un  malheureux  lot  : 
Bien  souvent,  quoi  qu'on  dise,  un  fripon  n'est  qu'un  sot. 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


ACTE    TROISIEME. 


SCENE    I. 

LISETTE,    PICARD. 

LISETTE. 

Eh  bien!  Picard,  sais-tu  la  plaisante  nouvelle? 

PICARD. 

Je  n'ai  jamais  rien  su  le  premier:  quelle  est-elle? 

LISETTE, 

Notre  maîtresse  enfin  s'en  va  prendre  un  mari. 

PICARD. 

31a  loi,  j'en  ai  le  cœur  tout  à  fait  réjoui. 
Ah  !  c'est  donc  pour  cela  que  madame  est  sortie  ! 
C'est  pour  se  marier...  J'ai  souvent  même  envie. 
Tu  le  sais  ;  et  je  crois  que  nous  devons  tous  deux 
Suivre  un  si  digne  exemple. 

LISETTE. 

Ah!  Picard,  ces  beaux  nœuds 
Sont  faits  pour  les  messieurs  qui  sont  dans  l'opulence  ; 
Peu  de  chose  avec  rien  ne  fait  pas  de  l'aisance  ; 
Et  nous  sommes  trop  gueux,  Picard,  pour  être  unis. 
Le  mari  de  madame  aujourd'hui  m'a  promis 
De  faire  ma  fortune. 

PICARD. 

Est-il  bien  vrai,  Lisette? 

LISETTE, 

Et  je  t'épouserai  dès  qu'elle  sera  faite. 

PICARD, 

Bon  !  attendons-nous-y!  Quand  le  bien  te  viendra, 
D'autres  amants  viendront  ;  tu  me  planteras  là  : 
Des  filles  de  Paris  je  connais  trop  l'allure  ; 
Elles  n'épousent  point  Picard. 


ACTE    III,    SCÈ.XE    I.  429 

LISETTE, 

Va,  je  te  jure 
(Jiio  los  lionnoiirs  chez  moi  no  cliangent  point  les  mœurs  ; 
Je  t'aime,  el  je  ne  puis  être  contente  ailleurs. 

PICARD, 

Allons,  il  faudra  donc  se  résoudre  d'attendre. 

Et  quel  est  ce  monsieur  que  madame  va  prendre? 

LISETTE. 

La  peste  !  c'est  un  homme  extrêmement  puissant, 
Marguillier  de  paroisse,  ayant  beaucoup  d'argent  ; 
Sur  son  large  visage  on  voit  tout  son  mérite  ; 
Homme  de  bon  conseil,  et  qui  souvent  hérite 
Des  gens  qui  ne  sont  pas  seulement  ses  parents, 
11  a  toujours,  dit-on,  vécu  de  ses  talents; 
Il  est  le  directeur  de  plus  de  vingt  familles  : 
Il  peut  faire  aisément  beaucoup  de  bien  aux  filles. 
C'est  ce  monsieur  Garant  qui  vient  dans  la  maison. 

PICARD, 

Bon  !  l'on  m'a  dit  à  moi  qu'il  est  gueux  et  fripon, 

LISETTE. 

Eh  bien  !  (]ue  fuit  cela?  Cette  friponnerie 
N'empêche  pas,  je  crois,  qu'un  homme  se  marie. 
Il  m'a  promis  beaucoup. 

PICARD, 

Plus  qu'il  ne  te  tiendra,.. 
Quoi!  c'est  lui  qu'aujourd'hui  madame  épousera? 

LISETTE, 

Rien  n'est  plus  vrai.  Picard, 

PICARD, 

C'est  lui  que  madame  aime? 

LISETTE, 

Je  n'en  saurais  douter, 

PICARD. 

Qui  te  l'a  dit? 

LISETTE. 

Lui-même. 
J'ai  de  plus  entendu  des  mots  de  leurs  discours  ; 
Picard,  ils  se  juraient  d'éternelles  amours. 
Pour  revenir  bientôt  ce  monsieur  l'a  quittée  : 
Et  madame  aussitôt  en  carrosse  est  montée. 

PICARD, 

Mon  Dieu,  comme  en  amour  on  va  vite  à  présent! 


430  LE    DEPOSITAIRE. 

Je  ne  laurais  pas  cru  :  car,  vois-tu,  j'ai  souvent 
Entendu  ma  maîtresse  avec  un  beau  langage 
Se  moquer,  en  riant,  des  lois  du  mariage. 

LISETTE. 

Tout  change  avec  le  temps  :  on  ne  rit  pas  toujours  ; 
On  devient  sérieux  au  déclin  des  beaux  jours. 
La  femme  est  un  roseau  que  le  moindre  vent  plie  ; 
Et  bientôt  il  lui  faut  un  soutien  qui  l'appuie. 

PICARD, 

Quand  t'appuierai-je  donc  ? 

LISETTE. 

Va,  nous  attendrons  bien 
Que  madame  ait  choisi  monsieur  pour  son  soutien. 

PICARD. 

Mais  que  va  devenir  Gourville  avec  son  frère  ? 

LISETTE. 

Je  pense  que  l'aîné  va  dans  un  monastère  ; 
L'autre  sera,  je  crois,  cornette  ou  lieutenant. 
Chacun  suit  son  instinct  ;  tout  s'arrange  aisément, 

PICARD. 

Je  ne  sais,  mon  instinct  me  dit  que  ces  affaires 
Ne  s'arrangeront  pas  ainsi  que  tu  l'espères. 

LISETTE, 

Pourquoi  ?  Pour  en  douter  quelles  raisons  as-tu  ? 

PICARD. 

Je  n'ai  point  de  raisons,  moi  ;  j"ai  des  yeux,  j"ai  vu 
Que,  lorsqu'on  veut  aux  gens  assurer  quelque  chose. 
On  se  trompe  toujours  ;  je  n'en  sais  point  la  cause  : 
J'ai  vu  tant  de  messieurs  qui  pour  tes  doux  appas 
Disaient  qu'ils  reviendraient,  et  ne  revenaient  pas  ! 

LISETTE. 

Quoi  !  maroufle,  insolent  ! 

PICARD. 

A  ton  tour,  ma  mignonne, 
Jamais,  en  promettant,  n'as-tu  trompé  personne? 

LISETTE, 

Hem  ! 

PICARD, 

Ne  te  fâche  point.  Allons,  rendons  bien  net 
De  notre  cher  savant  le  sale  cabinet  ; 
Tenons  la  chambre  propre  :  allons,  la  nuit  approche. 


ACTE    111,    SCKNE    II.  43I 

LISETTi:. 

lîon  !  ce  monsieur  Garant  a  la  clef  clans  sa  poche. 

l'ICAKD. 

Diable!  il  est  donc  déjà  maître  de  la  maison  ; 
Et  ce  grand  mariage  est  donc  fait  tout  de  bon  ? 

LISETTE, 

Ne  te  Tai-je  pas  dit?  Madame,  avec  mystère, 
A  dit  ù  son  cocher  :  «  Cocher,  chez  le  notaire.  » 
Ils  sont  allés  signer. 

PICAKD. 

Oui,  je  comprends  très-bien 
Que  l'affaire  est  conclue,  et  je  n'en  savais  rien. 

LISETTE. 

Un  excellent  souper  qu'un  grand  traiteur  apprête 
Ce  soir  de  ces  beaux  nœuds  doit  célébrer  la  fête  ; 
Les  amis  du  logis  y  sont  tous  invités. 

PICARD. 

Tant  mieux  ;  nous  danserons  :  plaisir  de  tous  côtés. 
Mais  que  va  devenir  notre  aîné  de  Gourville  ? 
11  était  si  posé,  si  sage,  si  tranquille, 
Lui-même  se  servant,  n'exigeant  rien  de  nous  ; 
Fort  dévot,  cependant  d'un  naturel  très-doux. 
Où  donc  est-il  allé  ? 

LISETTE. 

C'est  chez  notre  voisine. 
Comme  lui  très-pieuse,  et  de  Garant  cousine  ; 
On  m'a  dit  qu'il  y  dîne  avec  quelques  docteurs, 

PICARD. 

Oh!  c'est  un  grand  savant  ;  il  lit  tous  les  auteurs. 
SCÈNE    II. 

LISETTE,   PICARD,   GOURVILLE   l'aînk. 

LISETTE. 

Le  voici  qui  revient. 

PICARD. 

Pour  la  noce  peut-être. 

LISETTE. 

Ah  !  comme  il  a  l'air  triste  ! 

PICARD. 

Oui,  je  crois  reconnaître 


43-2  LE    nKPOSITAIUH. 

Qu'il  est  bien  aflligé. 

LISETTE. 

Quelles  contorsions  ! 

GOrUVILLE    I.'aÎNÉ,    dans  lo  fond. 

0  ciel!  ù  juste  ciel! 

PICARD. 

C'est  des  convulsions. 

GOURVILLE     l'aÎ.NÉ. 

Je  voudrais  être  mort. 

LISETTE. 

Il  a  des  yeux  funestes. 

PICARD. 

C'est  d'un  vrai  possédé  les  regards  et  les  gestes. 

(Gûurvillc  s'avance.) 
LISETTE. 

Qu'avez-vous  donc,  monsieur? 

PICARD. 

Vous  avez  l'œil  poché. 
Bosse  au  Iront,  nez  sanglant,  et  l'habit  tout  taché. 

LISETTE. 

Êtes-vous  ici  près,  monsieur,  tombé  par  terre? 

GOURVILLE    l'aÎ.NÉ. 

Que  son  sein  m'engloutisse! 

PICARD. 

Et  quoi  donc  ? 

GOURVILLE    l'aÎXÉ. 

Qu'on  m'enterre 
Je  ne  mérite  pas  de  voir  le  jour. 
picard. 

Monsieur! 

LISETTE. 

Qu'est-il  donc  arrivé? 

GOURVILLE    l'aÎ.XÉ. 

Je  me  meurs  de  douleur. 
De  honte,  de  dépit... 

PICARD. 

Et  de  vos  meurtrissures. 

LISETTE. 

Hélas!  n'auriez-vous  point  reçu  quelques  blessures? 

GOURVILLE    l'aîné   s'assied. 

Je  ne  puis  me  tenir  :  ah  !  Lisette,  écoutez 
Mes  fautes,  mes  malheurs,  et  mes  indignités. 


ACTE    III,    SCKNE    II.  433 

PICARD. 

Ecoutons  bien. 

(Ils  se  mettent  à  ses  eûtes,  et  allongent  le  cou.) 
LISETTE. 

Mon  Dion,  que  ce  début  m'étonne! 

GOLRVILLE    l'aÎNÉ. 

Voulant  rester  cbez  moi,  monsieur  (iarant  me  donne 
Rendez-vous  à  dîner  chez  sa  cousine  Aubert. 

PICARD. 

C'est  une  brave  dame, 

GOURVILLE    l'aîné. 

Ah!  dial)lesse  d'enfer! 
11  y  devait  venir  de  savants  personnages, 
Parfaits  chez  les  parfaits,  sages  entre  les  sages  : 
J'y  vais  ;  madame  Aubert  était  encore  au  lit. 
Monsieur  Aubert  tout  seul  près  de  moi  s'établit, 
Me  propose  un  trictrac  en  attendant  la  table  : 
J'avais  pour  tous  les  jeux  une  haine  effroyable  ; 
Et  cependant  je  joue. 

LISETTE. 

Eh  bien  !  jusqu'à  présent 
La  chose  est  très-commune,  et  le  mal  n'est  pas  grand. 

GOURVILLE    l'aîné. 

J'y  gagne,  j'y  prends  goût  ;  de  partie  en  partie 
Je  ne  vois  point  venir  la  docte  compagnie  : 
Le  jeu  se  continue;  enfin  le  sort  fait  tant, 
Qu'ayant  bientôt  perdu  tout  mon  argent  comptant, 
Je  redois  mille  écus  encor  sur  ma  parole. 

LISETTE. 

De  ces  petits  chagrins  un  sage  se  console. 

GOURVILLE     l'aîné. 

Ah!  ce  n'est  rien  encor.  Garant  à  son  cousin 
Écrit  que  les  docteurs  ne  viendront  que  demain, 
Et  qu'il  l'attend  chez  lui  pour  affaire  pressante. 
Aubert  me  fait  excuse,  Aubert  me  complimente  : 
11  sort,  je  reste  seul  ;  je  n'osais  demeurer. 
Et  dans  notre  maison  j'étais  prêt  à  rentrer. 
Madame  Aubert  paraît  avec  un  air  modeste, 
Bien  coiffée  en  cheveux,  un  déshabillé  leste. 
Un  négligé  brillant,  mais  qui  paraît  sans  art. 
((  On  a  dîné  partout,  me  dit-elle  ;  il  est  tard  : 
Je  vous  proposerais  de  dîner  tête  à  tête  ; 

0.  —  Théâtre.    V.  '-28 


434  LE    DEPOSITAIRE. 

Mais  je  vous  ennuierais...  »  ,ra('cei)tc  cette  fête  : 
Le  repas  était  propre  et  très-bien  ordonné  ; 
Elle  avait  du  vin  grec  dont  je  me  suis  donné. 

LISETTE. 

Vous  avez  oublié  votre  tbéologie  ? 

GOURVILLE    l'aîné. 

Hélas  !  oui,  ce  vin  grec  la  rendait  plus  jolie  ; 
Madame  Aubert  tenait  des  propos  encbanteurs, 
Que  j'ai  rarement  vus  cbez  nos  plus  vieux  auteurs  : 
Je  l'entendais  parler,  je  la  voyais  sourire 
Avec  cet  agrément  que  Sapbo  sut  décrire. 
Vous  connaissez  Saplio  ? 

PICARD, 

Non. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Le  plus  doux  poison 
Par  l'oreille  et  les  yeux  surprenait  ma  raison. 
Nous  nous  attendrissons  :  monsieur  Aubert  arrive  ; 
Madame  Aubert  s'enfuit  éplorée  et  craintive, 
Eu  criant  que  je  suis  un  homme  dangereux. 

LISETTE, 

Vous,  dangereux,  monsieur? 

GOURVILLE    l'aîné. 

L'époux  est  très-fàclieux  : 
11  m'applique  un  soufflet  ;  je  suis  assez  colère, 
J'en  rends  deux  sur-le-champ  :  nous  nous  roulons  par  terre; 
L'un  sur  l'autre  acharnés,  je  frappais,  il  frappait  ; 
Et  j'entendais  de  loin  madame  qui  riait... 
Vous  avez  lu  tous  deux  de  ces  combats  d'athlète? 

picard. 
Je  n'ai  jamais  rien  lu, 

GOURVILLE   l'aîné. 

Ni  toi  non  plus,  Lisette? 

LISETTE. 

Très-peu. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Quoi  qu'il  en  soit,  meurtrissants  et  meurtris, 
Nous  heurtions  de  nos  fronts  les  carreaux,  les  lambris; 
Des  oisifs  du  quartier  une  foule  accourue 
Remplissait  la  maison,  l'escalier,  et  la  rue  : 
On  crie,  on  nous  sépare;  un  procureur  du  coin 
D'accommoder  l'alfaire  a  pris  sur  lui  le  soin  : 


ACTE    III,    SCENE    III.  435 

Pour  empêcher  les  gens  craller  chercher  inain-forte, 

Pour  prévenir,  dit-il,  une  amende  plus  forte, 

Pour  payer  le  scandale  avec  les  coups  reçus, 

Je  lui  signe  un  hillet  encor  de  mille  écus. 

Ah,  Lisette  !  ah,  Picard  !  le  sage  est  peu  de  chose  ! 

PICARD, 

Oui,  je  le  croirais  hien. 

LISETTE. 

Quelle  métamorphose  ! 

GOURVILLE    l'aîné. 

Après  ce  que  je  viens  de  faire  et  d'essuyer, 
Comment  revoir  jamais  monsieur  le  marguillier? 
Comment  revoir  madame  ? 

PICARD. 

Oh  !  madame  est  très-bonne. 

LISETTE, 

Toujours  aux  jeunes  gens,  monsieur,  elle  pardonne. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Comment  revoir  mon  frère,  après  l'avoir  traité 
Avec  tant  de  hauteur  et  de  sévérité? 


SCENE  III. 

GOURVILLE  l'aîné,   GOURVILLE  le  jeune, 
LISETTE,   PICARD. 

LE    JEUNE    GOURVILLE,  tout  essoufflé. 

Ah,  mon  frère  !  ah,  Lisette  ! 

LISETTE. 

Eh  bien  ? 

LE    JEUNE     GOURVILLE,   à  Lisette,  à  part. 

Ma  chère  amie, 
Dans  ce  danger  terrible  aide-moi,  je  te  prie. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Mon  frère,  je  rougis  et  je  pleure  à  vos  yeux. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Mon  frère,  pardonnez  ce  petit  tour  joyeux. 

(Prenant  Lisette  à.  part.) 

Lisette,  prends  bien  garde  au  moins  qu'on  ne  la  voie 
Pour  la  faire  sortir  nous  aurons  une  voie. 


436  LE    DÉI'OSITAIRE. 

GOIRVILI.E    l'aîné. 

0  ciel!  niadanio  Auhort  serait  dans  la  maison? 
Elle  a  donc  pris  pour  moi  l)ien  de  la  passion! 
Ahl  de  grâce,  oubliez  ma  sottise  effroyable. 

I.E    JEUNE    GOllRVILLE. 

Ah  !  passez-moi  ma  faute,  elle  est  très-excusable. 

(Allant  à  Lisottc.) 

Lisette,  à  mon  secours! 

PICARD. 

Eh  !  mon  Dieu  !  ces  gens-ci 
Sont  tous  devenus  fous  :  c[u'a-t-on  donc  fait  ici? 

(Lisette  s'entretient  avec  le  jeune  Gourvillu.) 
GOURVILLE    l'aîné,   sur  le  devant. 

Est-ce  une  illusion?  est-ce  un  tour  qu'on  me  joue? 
Quels  docteurs  j'ai  trouvés!  je  me  tàte,  et  j'avoue 
Que  je  suis  confondu,  que  je  n'y  comprends  rien. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

(A  Lisette;  il  lui  parle  à  l'oreille.) 

Picard,  garde  la  porte...  Et  toi...  Tu  m'entends  bien. 

LISETTE. 

J'y  vais  ;  comptez  sur  moi. 

LE    JEUNE    GOURVILLE,    à  Lisette. 

Par  ton  seul  savoir-faire 
Tu  sauras  amuser  et  le  père  et  la  mère. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Quoi!  son  père  et  sa  mère  ont  l'obstination 
De  me  poursuivre  ici  pour  réparation  ? 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Hélas  !  j'en  suis  honteux. 

GOURVILLE    l'aîné. 

C'est  moi  qui  meurs  de  honte. 

le    JEUNE    GOURVILLE. 

Sophie  échappera  par  une  fuite  prompte  ; 
Et  Lisette  saura  la  mettre  en  sûreté. 

(Revenant  à  Gourville  l'aîné.) 

De  grâce,  mon  cher  frère,  ayez  tant  de  bonté 
Que  de  lui  pardonner  ce  petit  artifice. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Quel  galimatias  ! 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Ce  n'était  pas  malice  ; 
C'est  un  trait  de  jeunesse,  et  peut-être  il  la  perd. 


ACTE    III,    SGÈNK    IV.  437 

GO  un  VILLE  l'aîxk. 
Vous  voulez  excuser  ici  madame  Aubert? 

LE    JEU.\E    GOURVILLE. 

Laissons  madame  Aubert;  mon  frère,  je  vous  jure 
Que  nul  dans  ce  quartier  n'a  su  cette  aventure. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Que  dites-vous?  après  un  bruit  si  violent? 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Il  ne  s'est  rien  passé  qui  ne  fût  très-décent. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Ah!  vous  êtes  trop  bon. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Toujours  tendre  et  fidèle, 
Je  cours  la  consoler,  et  je  vous  réponds  d'elle. 

(Il  sort.) 
GOURVILLE    l'aîné. 

Mon  frère  est  un  bon  cœur,  il  oublie  aisément; 
Mais  de  ce  qu'il  me  dit  pas  un  mot  ne  s'entend. 
Quel  est  cet  homme  en  robe? 


SCENE    IV. 

GOURVILLE    l'aÎNIÎ   ;    l'avocat   PLACET,   enrobe. 

l'avocat    PLACET,    toujours  d'un  ton  empesé, 
et  se  rengorgeant. 

On  m'a  dit  par  la  ville 
Que  je  dois  m'adresser  à  monsieur  de  Gourville, 
Des  Gourville  l'aîné. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Très-humble  serviteur. 

l'avocat    PLACET. 

Tout  prêt  à  vous  servir. 

GOURVILLE    l'aîné. 

C'est  sans  doute  un  docteur 
Que,  pour  me  consoler,  monsieur  Garant  m'envoie. 

l'avocat    PLACET. 

Je  suis  docteur  en  .droit. 

GOURVILLE    l'aîné. 

J'en  ai  bien  de  la  joie; 
Je  les  révère  tous. 


438  LE    DKPOSITAIRE. 

l'avocat  placet. 
Au  barreau  du  palais, 
Depuis  deux  ans,  je  plaide  avec  quelque  succès. 

GOLRVILLE    l'aÎ\É, 

Contre  madame  Aubert  plaidez  donc,  je  vous  prie, 
Et  vengez-moi,  monsieur,  de  sa  friponnerie. 

l'avocat  placet. 
Je  ferai  tout  pour  vous.  Vous  pouvez,  au  parquet, 
Vous  informer  du  nom  de  l'avocat  Placet. 

GOLRVILLE    l'aÎNÉ. 

Si  vous  voulez,  monsieur,  vous  charger  de  ma  cause... 

l'avocat  placet. 
Vous  devez  être  instruit... 

GOLRVILLE    l'aÎNÉ. 

En  deux  mots  je  l'expose. 
l'avocat  placet. 
J"ai  dès  longtemps  en  vue  un  établissement, 
Et  j'avais  pourchassé  Claire-Sopbie  Agnant  ; 
Pour  elle  vous  savez,  monsieur,  quelle  est  ma  flamme, 

GOLRVILLE    l'aÎ.XÉ. 

Non;  mais  un  avocat  fait  bien  de  prendre  femme 
Pour  se  désennuyer  quand  il  a  travaillé. 

l'avocat  placet. 
Vous  me  privez  d'icclle  ;  et  vous  m'avez  baillé, 
Par  vos  productions,  bien  de  la  tablature. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Qui?  moi,  monsieur? 

l'avocat  placet. 

Vous-même  ;  et  votre  procédure 
Par  madame  sa  mère  est  remise  en  mes  mains  : 
On  a  surpris,  monsieur,  vos  papiers  clandestins. 
Vos  missives  d'amour,  et  tous  vos  beaux  mystères, 
Colorés  d'un  vernis  de  maximes  austères  ; 
A  nos  yeux  clairvovants  le  poison  s'est  montré. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Je  veux  être  pendu,  je  veux  être  enterré, 

Si  j'ai  jamais  écrit  à  cette  demoiselle. 

Et  si  j'ai  pu  sentir  le  moindre  goût  pour  elle  ! 

l'avocat  placet. 
On  renia  toujours,  monsieur,  les  vilains  cas  ; 
Mademoiselle  Agnant  ne  vous  ressemble  pas, 
Elle  a  tout  avoué. 


ACTE   III,    SCENE   IV.  439 

GOURVILLE    l'aîné. 

Quoi  ! 

l'avocat  placet. 

Que  votre  éloquence 
Avait  voulu  tromper  sa  timide  innocence. 

(iOLRVILLE    l'aîné. 

Ah!  c'est  une  coquine;  et  je  ferai  serment 

Que  rien  n'est  plus  menteur  que  cette  fille  Agnant. 

l'avocat  placet. 
Les  serments  coûtent  peu,  monsieur,  aux  hypocrites; 
Et  chez  madame  Aubert  vos  infâmes  visites, 
Le  viol  dont  partout  vous  êtes  accusé. 
Lu  mari  trop  henin  par  vous  de  coups  brisé. 
Ont  fait  connaître  assez  votre  affreux  caractère. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Juste  ciel  ! 

l'avocat  placet. 
Poursuivons...  Vous  connaissez  la  mère? 

GOURVILLE    l'aîné. 

Qui  donc  ? 

l'avocat  placet. 
Madame  Agnant. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Je  sais  qu'en  ce  logis 
On  la  souffre  parfois  ;  mais  Je  vous  avertis 
Que  je  n'ai  jamais  eu  la  plus  légère  envie 
D'elle  ni  de  sa  fille,  et  très-peu  me  soucie 
De  la  famille  Agnant. 

l'avocat  placet. 

Vous  savez  sur  l'honneur 
Combien  elle  est  terrible,  et  quelle  est  son  humeur. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Je  n'en  sais  rien  du  tout, 

l'avocat  placet. 

Pour  venger  son  injure. 
Sa  main  de  deux  soufflets  a  doué  ma  future 
Devant  monsieur  Agnant  et  devant  les  valets. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Ma  foi,  cette  journée  est  féconde  en  soufflets. 

l'avocat  placet. 
D'une  telle  leçon  ma  future  excédée. 
Du  logis  maternel  soudain  s'est  évadée  : 


440  LE    DKPOSITAIRE. 


I 

On  sait  qu'elle  est.  chez  vous,  et  je  m'en  doutais  bien  ; 
Monsieur,  il  faut  la  rendre,  et  ma  femme  est  mon  bien. 
Je  vous  rapporte  ici  vos  lettres  ridicules, 
Où  vous  parlez  toujours  de  péchés,  de  scrupules  : 
r»endez-moi  sur-le-champ  ses  petits  billets  doux  ; 
Que  tout  ceci  se  passe  en  secret  entre  nous, 
Et  ne  me  forcez  point  d'aller  à  l'audience 
Faire  rougir  messieurs  de  votre  extravagance. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Le  diable  vous  emporte  et  vous  et  vos  billets! 
Vous  me  feriez  jurer.  Non,  je  ne  vis  jamais 
Une  si  détestable  et  si  lourde  imposture. 

l'avocat  placet.  \ 

Vous  êtes  donc,  monsieur,  ravisseur  et  paijure? 

GOURVILLE    l'aîné. 

Allez,  vous  êtes  fou. 

l'avocat  placet. 
J'avais  l'intention 
De  ménager  céans  la  réputation 
De  l'objet  que  mon  cœur  destinait  à  ma  couche  ; 
Mais,  puisque  vous  niez,  puisque  rien  ne  vous  touche, 
Que  dans  le  crime  enfin  vous  êtes  endurci, 
Adieu,  monsieur.  Bientôt  vous  me  verrez  ici  ; 
Je  viendrai  vous  y  prendre  en  bonne  compagnie; 
Les  lois  sauront  punir  cet  excès  d'infamie  ; 
Et  vous  verrez  s'il  est  un  plus  énorme  cas 
Que  d'oser  se  jouer  aux  femmes  d'avocats. 

(Il  sort.) 

SCÈNE  V. 

GOURVILLE   l'aîné. 

Que  voilà  pour  m'instruire  une  bonne  journée  ! 
J'étais  charmé  de  moi  ;  ma  sagesse  obstinée 
Se  complaisait  en  elle,  et  j'admirais  mon  vœu 
De  fuir  l'amour,  le  vin,  les  querelles,  le  jeu  : 
Je  joue,  et  je  perds  tout  ;  certaine  Aubert  maudite 
M'enlace  en  ses  filets  par  sa  mine  hypocrite  ; 
Je  bois,  on  m'assassine  :  en  tout  point  confondu, 
Je  paye  encor  l'amende  ayant  été  battu. 


ACTE    III,    SCENE    VI.  441 

Un  ])avard  d'avocat,  dans  cette  conjoncture, 
Veut  me  persuader  que  j'ai  pris  sa  future, 
Et  me  vient  menacer  d'un  procès  criminel. 
Garant  peut  me  tirer  de  cet  état  cruel  ; 
Garant  ne  paraît  point,  il  me  laisse,  il  emporte 
Jusqu'aux  clefs  de  ma  chambre,  et  je  reste  à  la  porte. 
N'osant,  dans  mes  terreurs,  ni  fuir,  ni  demeurer. 
0  sagesse  !  à  quel  sort  as-tu  pu  me  livrer  ! 
Voilà  donc  le  beau  fruit  d'une  étude  profonde! 
Ali  !  si  j'avais  appris  à  connaître  le  monde, 
Je  ne  me  verrais  pas  au  point  où  je  me  voi  : 
Mon  libertin  de  frère  est  plus  sage  que  moi. 


SCENE   VI. 

GOUK VILLE  l'aLm-,   PICARD. 

GOLRVn.LE    l'aîné. 

Qui  frappe  à  coups  pressés?  quel  bruit!  quel  tintamarre! 
Que  fait-on  donc  là-bas?  Est-ce  une  autre  bagarre? 
Est-ce  madame  Aubert  qui  me  vient  harceler, 
Pour  mille  écus  comptant  qu'on  m'a  fait  stipuler? 

PICARD,   accourant. 

Ah  !  cachez-vous. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Quoi  donc  ? 
picard. 

Une  mère  affligée 
Qui  vient  redemander  une  fille  outragée... 

GOURVILLE    l'aîné. 

Madame  Aubert  la  mère  ? 

PICARD. 

Un  mari  pris  de  vin 
Qui  prétend  boire  ici  du  soir  jusqu'au  matin... 

GOURVILLE    l'aîné. 

Monsieur  Aubert  lui-même  ? 

PICARD. 

Et  qui  veut  qu'on  lui  rende 
Sa  belle  et  chère  enfant  que  sa  femme  demande  : 
Tout  retentit  des  cris  de  la  dame  en  fureur; 
Ses  regards  seulement  m'ont  fait  trembler  de  peur  ; 


2  LE    Df-POSITAIRE. 

Et  pour  son  premier  mot  elle  m"a  fait  entendre 
Qu'elle  venait  céans  pour  vous  faire  tous  pendre. 

GOURVILLE    l'aÎ.\É. 

Ah  !  cela  me  manquait. 

PICARD. 

Quelques  bonnets  carrés, 
Pour  mieux  y  parvenir,  sont  avec  elle  entrés  : 
Déjà  l'on  verbalise, 

GOURVILLE    l'aîné. 

Eh  bien  !  que  faut-il  faire  ? 
Où  fuir?  où  me  fourrer? 

PICARD. 

Venez,  j'ai  votre  affaire  ; 
Je  m'en  vais  vous  tapir  au  fond  du  galetas. 

GOURVILLE   l'aîné. 

Ah  !  j'y  cours  m'y  jeter  de  la  fenêtre  en  bas'. 

PICARD, 

Oui,  oui,  dépêchez- vous, 

GOURVILLE    l'aîné. 

Allons,  si  j'en  réchappe. 
Sera  bien  fin,  je  crois,  qui  jamais  m'y  rattrape. 
Monsieur,  madame  Aubert,  et  tous  les  grands  docteurs, 
Ces  dévots  du  quartier,  et  ces  prédicateurs. 
Ne  tourmenteront  plus  ma  simple  bonhomie  ; 
Je  renonce  à  jamais  à  la  théologie  : 
Je  vois  que  j'en  étais  sottement  entiché. 
Et  j'aurais  moins  mal  fait  d'être  un  franc  débauché. 

1.  Dans  rédition  de  1772  l'acte  finit  par  ce  vers.  (B.) 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE, 


ACTE    QUATRIÈME. 


SCENE    I. 

LE    JEUNE   GOURVILLE,    LISETTE. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

J'y  songe,  j'y  resonge,  et  tout  cela,  Lisette, 
Me  paraît  impossible. 

LISETTE. 

Oui,  mais  la  chose  est  faite. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

N'importe,  mon  enfant,  qu'elle  soit  faite  ou  non, 
Ta  maîtresse  à  ce  point  ne  perd  pas  la  raison. 

LISETTE. 

Bon  !  je  la  perds  Lien,  moi,  monsieur,  moi  qui  raisonne, 
Pour  ce  petit  Picard, 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Picard  passe,  ma  bonne  ; 
Mais  pour  Garant,  l'objet  de  son  aversion, 
Un  fat,  un  plat  bourgeois,  un  ennuyeux  fripon... 

LISETTE. 

Ah  !  la  femme  est  si  faible  ! 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Il  est  très-vrai,  ma  reine. 
Vous  passez  volontiers  de  l'amour  à  la  haine  ; 
Des  exemples  frappants  le  montrent  chaque  jour  ; 
Mais  vous  ne  passez  point  du  mépris  à  l'amour. 

LISETTE. 

Tout  ce  qu'il  vous  plaira  ;  mais  j'ai  quelques  lumières  ; 
J'en  sais  autant  que  vous  sur  ces  grandes  matières  : 
Un  abbé,  grand  ami  de  madame  Ninon, 
Qui,  dans  mon  jeune  temps,  fréquentait  la  maison. 
Et  qui  même,  entre  nous,  eut  du  goût  pour  Lisette, 


LE    DEPOSITAIRE. 

Me  (lisait  que  la  fenmie  est  coiniuo  la  girouette  ; 
Quaud  elle  est  ueuve  encore,  à  toute  heure  on  l'entend, 
Elle  brille  aux  regards,  elle  tourne  à  tout  vent  ; 
Elle  se  fixe  enfin  quand  le  temps  fa  rouillée. 

LE    JKUNE    GOUU  VILLE. 

De  ta  comparaison  j'ai  fume  émerveillée  ; 
Fixe-toi  pour  Picard,  rouille-toi,  mon  entant  : 
Ninon  n'en  fera  rien  pour  notre  ami  Garant. 

LISETTE. 

La  chose  est  pourtant  sûre. 

LE    JEUNE    GOURVILLE, 

Ouais  !  Ninon  marguillière  ! 

LISETTE, 

Croyez-le. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Je  le  crois,  et  je  ne  le  crois  guère  ; 
Mais  on  voit  des  marchés  non  moins  extravagants, 
Et  Paris  est  rempli  de  ces  événements. 
Aujourd'hui  fou  en  rit,  demain  on  les  oublie  : 
Tout  passe  et  tout  renaît  ;  chaque  jour  sa  folie. 
Mais  quel  train,  quel  fracas,  quel  trouble,  elle  verra 
Dans  sa  propre  maison  lorsqu'elle  y  reviendra  ! 
Comment  sauver  Agnant,  cette  fille  si  chère? 
Que  ferons-nous  ici  de  mon  benêt  de  frère, 
De  l'avocat  Placet,  et  de  madame  Agnant? 

LISETTE. 

Ils  ont  déjà  cherché,  dans  chaque  appartement. 
Ils  n'ont  pu  déterrer  la  petite  Sophie. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Au  fond  je  suis  fâché  que  mon  espièglerie 
Ait  à  mon  frère  aîné  causé  tant  de  tourment  ; 
Mais  il  faut  bien  un  peu  décrasser  un  pédant  : 
Ce  sont  là  des  leçons  pour  un  grand  philosophe. 

LISETTE. 

Oui  ;  mais  madame  Agnant  paraît  d'une  autre  étoffe  ; 
Elle  est  à  craindre  ici. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Bon!  tout  s'apaisera; 
Car  enfin  tout  s'apaise  :  un  quartaut  suffira 
Pour  faire  oublier  tout  au  bonhomme  de  père  ; 
Et  plus  en  ce  moment  sa  femme  est  en  colère. 
Plus  nous  verrons  bientôt  s'adoucir  son  humeur. 


ACTE    IV,    se  h: NE    II. 


SCÈNE   II. 

GOURVILLE  l'aîné,  poursuivi  pur  MADAME  AGNANT; 
M.  AGNANT,  l'avocat  PLACET,  le  jkuxe  GOUR- 
VILLE,  LISETTE,   PICARD. 

r.OLRVILLE    l'aÎNK,   courant. 

Au  secours  ! 

MADAME    AG-\A.\T,    courant  après  lui.  . 

Au  méchant! 

M,    AGNANT,  courant  aprcs  M""^  Agiant. 

Qu'on  l'arrêt  g! 

l'avocat    PLACET,   courant  après  M.  Aguant. 

Au  voleur  ! 

(Ils  font  le  tour  du  théâtre  on  poursuivant  Gourville  l'aîné.) 
GOURVILLE    l'aîné. 

Ah:  j'ai  le  nez  cassé! 

MADAME    AGNANT. 

Je  suis  morte  ! 

M.    AGNANT. 

Ah!  ma  femme, 
Es-tu  morte  en  effet? 

MADAME    AGNANT. 

(A  Gourville  l'aîné.) 

Non...  Séducteur  infâme, 
Tu  m'enlèves  ma  fille,  impudent  loup-garou, 
Et  de  la  mère  encor  tu  viens  casser  le  cou  ! 

GOURVILLE    l'aîné. 

Eh!  madame,  pardon! 

madame    AGNANT. 

Détestable  hypocrite  ! 

l'avocat    PLACET. 

Race  de  débauchés  ! 

MADAME    AGNANT. 

Cœur  faux  !  plume  maudite  ! 
Tu  me  rendras  ma  fille,  ou  je  t'étranglerai. 

GOURVILLE     l'aîné. 

Hélas!  je  la  rendrai  sitôt  que  je  l'aurai. 

MADAME    AGNANT. 

(Au  jeune  Gourville.") 

Tu  m'insultes  encore!...  Et  toi  qui  fus  si  sage, 


446  I^^^    DÉPOSITAIRE. 

Parle,  as-tu  pu  souiïrir  un  pareil  brigandage? 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Madame,  calmez-vous...  Monsieur,  écoutez-moi. 

M.     AGNANT. 

Volontiers  ;  tu  parais  un  très-bon  vivant,  toi  ; 
Je  t'ai  toujours  aimé. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Rassurez-vous,  mon  frère  ; 
Vous,  monsieur  l'avocat,  éclaircissons  l'affaire  ; 
Entendons-nous. 

M.     AGNANT. 

Parbleu,  Ton  ne  peut  mieux  parler  : 
Il  faut  toujours  s'entendre,  et  non  se  quereller, 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Picard,  apportez-nous  ici  sur  cette  table 
De  ce  bon  vin  muscat. 

M.     AGNANT. 

Il  est  fort  agréable  ; 
J'en  boirai  volontiers,  en  ayant  bu  déjà  : 
Asseyons-nous,  ma  femme,  et  pesons  tout  cela. 

(Il  s'assied  auprès  de  la  table.) 
MADAME    AGNANT. 

Je  n'ai  rien  à  peser  ;  il  faut  que  l'on  commence 
Par  me  rendre  ma  fille. 

l'avocat  placet. 

Oui,  c'est  la  conséquence. 

(Ils  se  rangent  autour  de  M.  Agnant,  qui  reste  assis.) 
GOURVILLE   l'aîné. 

Reprenez-la  partout  où  vous  la  trouverez, 
Et  que  d'elle  et  de  vous  nous  soyons  délivrés. 

MADAME    AGNANT. 

Eli  bien  !  vous  le  voyez,  encore  il  m'injurie. 
L'effronté  dissolu  ! 

LE    JEUNE    GOURVILLE,   à  part,  à  son  frère. 

Mon  frère,  je  vous  prie, 
Gardons-nous  de  heurter  ses  préjugés  de  front. 

GOURVILLE    l'aîné, 

Non,  je  n'y  puis  tenir;  tout  ceci  me  confond. 

LE    JEUNE    GOURVILLE,  prenant  M"»  Agnant  à  part . 

Madame,  vous  savez  combien  je  suis  sincère. 

M.    AGNANT. 

Il  n'est  point  frelaté. 


I 


ACTE    IV,    SCENE    II.  447 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Je  ne  saurais  vous  taire 
Que  depuis  quelque  temps  mon  cher  frère  en  eflfet 
Eut  avec  votre  fille  un  commerce  secret. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Ça  n'est  pas  vrai. 

LE    JEUNE    GOURVILLE,   à  son  frère. 

Paix  donc;  c'est  un  commerce  honnête. 
Pur,  moral,  instructif,  pour  bien  régler  sa  tête, 
Pour  éloigner  son  cœur  d'un  monde  décevant. 
Et  pour  la  disposer  à  se  mettre  en  couvent. 

M.    AGNANT. 

Mettre  au  couvent  ma  fille!  oh,  le  plaisant  visage! 

MADAME    AGNANT. 

C'est  un  impertinent. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Je  vous  dis... 

LE    JEUNE    GOURVILLE,   faisant  signe  à  son  frère. 

Chut  ! 

GOURVILLE    l'aîné. 

J'enrage  !     \ 
l'avocat  placet. 
Cette  excuse  louable  est  d'un  cœur  fraternel  ; 
Mais,  monsieur,  votre  aîné  n'est  pas  moins  criminel. 
Tenez,  monsieur,  voilà  ses  missives  infâmes. 
Et  ses  instructions  pour  diriger  les  âmes. 

(  Il  tire  (les  lettres  de  dessous  sa  robe.) 
LE    JEUNE    GOURVILLE,  prenant  les  lettres. 

Prêtez-moi. 

l'avocat  placet. 
Les  voilà. 

LE    jeune    GOURVILLE. 

D'un  esprit  attentif 
J'en  veux  voir  la  teneur  et  le  dispositif. 

l'avocat  placet. 
Mais  il  faut  me  les  rendre. 

LE   jeune    GOURVILLE. 

Oui,  mais  je  dois  vous  dire 
Qu'avant  de  vous  les  rendre  il  me  faudra  les  lire. 

(Il  met  les  lettres  dans  sa  poche;  M™*  Agnant  se  jette  dessus,  et  en  prend  une.) 
GOURVILLE    l'aîné. 

Allez,  ces  lettres  sont  d'un  faussaire. 


448  LE    DKl'OSITAIUK. 

M  A 1)  \  M  !•:     A  C  N  A  .\  T  ,   à  Gourville  l'aîné. 

Fripon, 
\ioras-tu  tes  ('crils?  Tioiis,  voici  tout  du  long 
Tes  beaux  enseignements  dont  ma  fille  se  coific; 

Les  voici. 

l'avocat  placet. 

Nous  devons  les  déposer  au  greflfe. 

M  A  1)  A  M  I-;    A  G  N  A  N  T  ,   prenant  des  lunettes. 

Écoute...  u  La  vertu  que  je  veux  vous  montrer 
Doit  i)laire  à  votre  cœur,  récliautrer,  l'éclairer. 
Votre  verlu  m'encliantc,  et  la  mienne  me  guide...» 
Ah!  je  le  donnerai  de  la  vertu,  perfide! 

GOLIWILLE    l'aÎXÉ. 

,1e  n"ai  jamais  écrit  ces  sottises. 

LE    JEUXE    GOURVILLE,   versant  à  boire  à  M.  Agnant. 

Voisin  ! 

M.    AGNANT. 

De  la  vertu  ! 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Voyons  celle  de  ce  bon  vin. 

(A  Mn>e  Agnant.) 

Madame,  goûtez-en. 

iM  A  D  A  M  E    A  G  X  A  N  T  ,   ayant  bu. 

Peste  !  il  est  admirable  ! 

LE    JEUXE     GOURVILLE,   à  M.  Agnant. 

Vous  en  aurez  ce  soir,  mon  cher,  sur  votre  table  ; 
On  vous  porte  un  quartaut  dont  vous  serez  content. 

M.     AGXAXT. 

Non,  je  n"ai  jamais  vu  de  plus  honnête  enfant. 

LE    JEUXE     GOURVILLE,   à  l'avocat  Placet. 

Et  vous  ? 

l'avocat    PLACET  boit  un  coup. 

Il  est  fort  bon  ;  mais  vous  ne  pouvez  croire 
Qu'en  l'état  où  je  suis  je  vienne  ici  pour  boire. 

LE    JEUXE    G  0  U  R  VI L  L  E  en  présente  à  son  frère. 

Vous,  mon  frère? 

GOURVILLE    l'aÎXÉ. 

Ah  !  cessez  vos  ébats  ennuyeux  ; 
Plus  vous  paraissez  gai,  plus  je  suis  sérieux; 
Après  tant  de  chagrins  et  de  tracasserie. 
C'est  une  cruauté  que  la  plaisanterie  ; 
Dans  ce  jour  de  malheur  tout  le  quartier,  je  croi, 
S'était  donné  le  mot  pour  se  moquer  de  moi. 


ACTE    IV,    SCÈNE    II.  449 

(A  .\;n"'  Agnaiit.) 

Ma  voisine,  à  la  fin,  vous  voilà  bien  instruite 
Que  si  votre  Sophie  est  par  malheur  en  fuite, 
Ce  n'était  pas  pour  moi  quelle  a  fait  ce  beau  tour; 
Ni  vos  yeux  ni  les  siens  ne  m'ont  donné  d'amour. 

MADAME    AGNANT. 

Mes  yeux,  méchant! 

GOLUVILLE    l'aÎXÉ. 

Vos  yeux.  C'est  une  calomnie, 
Un  mensonge  effroyable  inventé  i)ar  l'envie. 
Vous  en  rapportez-vous  au  bon  monsieur  (iarant? 
Nous  l'attendons  ici  de  moment  en  moment  : 
Il  connaît  assez  bien  quelle  est  mon  écriture; 
Et  dans  sa  poche  même  il  a  ma  signature  ; 
Il  a  jus([u"à  la  clef  de  mon  appartement, 
Où  lui-même  a  laissé  tout  mon  argent  comptant: 
Il  me  rendra  justice. 

madame  agnant. 

Oh  !  c'est  un  honnête  homme. 

l'avocat  placet. 
Un  grand  homme  de  bien, 

LE    JEUNE    GOURVILLE, 

Chacun  ainsi  le  nomme. 

MADAME    AGNANT. 

Un  homnie  franc,  tout  rond. 

M.    AGNANT. 

L'oracle  du  quartier. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Madame,  entre  nous  tous,  je  veux  vous  confier 
Quelle  est  à  ce  sujet  ma  pensée. 

M,     AGNANT,  en  buvant,  et  le  regardant  ensuite  fixement. 

Oui,  confie. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Je  crois  que  c'est  chez  lui  que  la  belle  Sophie 
A  couru  se  cacher  pour  fuir  votre  courroux, 
Et  pour  qu'il  la  remît  en  grâce  auprès  de  vous  : 
Dans  toute  la  paroisse  il  prend  soin  des  affaires, 
Très-charitablement,  des  filles  et  des  mères. 

MADAME    AGNANT. 

Vraiment,  l'avis  est  bon. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Mademoiselle  Agnant 

6.  —  Théatue.     V.  '29 


450  LE    DÉPOSITAIRE. 

V  (lu  cœur;  elle  pense,  et  n'est  plus  une  enfant; 

^'ous  YiWQz  souffletée,  elle  s'en  est  sentie 

l  n  peu  trop  vivement,  et  puis  elle  est  partie. 

M.     ACiNANT,   toujours  assis,  et  le  vorro  à  la  main- 

(l'est  votre  faute  aussi,  ma  femme;  et  franchement 
Vous  deviez  avec  elle  agir  moins  durement  : 
Vous  avez  la  main  prompte,  et  vous  êtes  la  cause 
J)e  tout  notre  malheur. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Mon  Dieu,  c'est  peu  de  chose. 
Allez,  tout  ira  bien...  J'entends  monsieur  Garant; 
11  revient;  parlez-lui,  mon  frère,  et  promptement  : 
Sur  tous  les  marguilliers  on  sait  votre  influence; 
Déployez  avec  lui  votre  rare  éloquence, 

GOliRVILLE    l'aîné. 

Que  lui  dire? 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Vous  seul  pouvez  persuader. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Persuader!  et  quoi? 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Tout  va  s'accommoder. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Comment  ? 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Vous  seul  pouvez  manier  cette  affaire, 
Vous  seul  rendrez  Sophie  à  sa  charmante  mère. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Moi? 

madame  agnant. 
Va,  si  tu  la  rends,  je  te  pardonne  tout. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Je  n'entends  rien... 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

D'un  mot  vous  en  viendrez  à  bout. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Allons  donc. 

(Il  sort.) 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Vous  mettrez  la  paix  dans  le  ménage. 

M.     AGNANT,  montrant  le  jeune  Gourville. 

Ma  femme,  ce  jeune  homme  est  un  esprit  bien  sage. 


ACTE    IV,    SCÈNE    III.  4;j, 


SCENE    III. 

LES     précédents;     le     jeune     fiOUR  ville,    prenant  par  la  main 
M.    ET    MADAME     AGNANT,    et  so  mettant  entre  eux. 

LE    JEUNE    GOURVILLE, 

Puisqu'il  n'est  plus  ici,  je  puis  avec  candeur, 
Madame,  en  liberté  vous  ouvrir  tout  mon  cœur. 
J'ai  traité  devant  lui  cette  importante  atfaire 
Comme  peu  dangereuse,  et  j'excusais  mon  frère; 
Mais  je  dois  avec  vous  faire  réllexion 
Que  nous  hasardons  tous  la  réputation 
D'une  fille  nubile,  et  sous  vos  yeux  instruite, 
Au  chemin  de  l'honneur  par  vos  leçons  conduite  : 
Ce  chemin  de  l'honneur  est  tout  à  fait  glissant; 
Ceci  fera  du  bruit,  le  monde  est  médisant. 

madame    AGNANT. 

Et  c'est  ce  que  je  crains. 

LE    jeune    GOURVILLE. 

Une  fdle  enlevée, 
Avec  procès-verbal  chez  un  homme  trouvée  : 
Vous  sentez  bien,  madame,  et  vous  comprenez  bien 
Que  de  tout  le  .Marais  ce  sera  l'entretien  ; 
Qu'il  en  faut  prévenir  la  triste  conséquence. 

M.     AGNANT. 

Par  ma  foi,  ce  jeune  homme  est  rempli  de  prudence. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

J'ai  fort  à  cœur  aussi,-  dans  ce  fâcheux  éclat, 
Le  propre  honneur  lésé  de  monsieur  l'avocat. 
Que  pensera  tout  l'ordre  en  voyant  un  confrère 
Qui  prend,  sans  respecter  son  grave  caractère, 
Une  fille  à  ses  yeux  enlevée  aujourd'hui, 
Dont  un  autre  est  aimé?...  Fi!  j'en  rougis  pour  lui. 

l'avocat  placet. 
Alais,  monsieur,  c'est  moi  seul  que  cette  affaire  touche  : 
On  me  donne  une  dot  qui  doit  fermer  la  bouche 
Aux  malins  envieux,  prêts  à  tout  censurer; 
Dix  mille  écus  comptant  sont  à  considérer, 

M.     AGNANT,    toujours  bien  fixe,  et  l'air  un  peu  hébété  d'un  buveur  honnête, 
mais  non  pas  d'un  vilain  ivrogne  de  comédie  à  hoquets. 

Vous  avez  de  gros  biens? 


432  LE    DÉPOSITAIRE. 

I. 'avocat   placet. 

Oui,  j"ai  mon  éloquence, 
Mon  étude,  ma  voix,  les  plaideurs,  raudiencc, 

I.E    JEUNE     GOUU  VILLE. 

Madame,  je  vous  plains;  j'avoue  ingénument 

Qu'on  devait  respecter  un  tel  engagement. 

Mon  frère  a  fait  sans  doute  une  grande  sottise 

D'enlever  la  future  à  ce  futur  promise  ; 

Il  n'en  peut  résulter  qu'une  triste  union, 

Pleine  de  jalousie  et  de  dissension; 

Les  deux  futurs  ensemble  à  peine  pourraient  vivre. 

MADAME     AGNA.\T. 

J'en  ai  peur  en  effet. 

M.     AG.XANT. 

Il  parle  comme  un  livre, 
Il  a  toujours  raison. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Par  un  destin  fatal 
Vous  voyez  que  mon  frère  a  seul  fait  tout  le  mal; 
C'est  votre  propre  sang,  c'est  l'honneur  qu'il  vous  ôte  : 
Madame,  c'est  à  moi  de  réparer  sa    faute  ; 
Pour  Sophie,  il  est  vrai,  je  n'eus  aucun  désir, 
Mais  je  l'épouserai  pour  vous  faire  plaisir. 

M.     AG.NANT, 

Parbleu,  je  le  voudrais. 

l'avocat  placet. 

Moi,  non. 
madame   agnant. 

Quelle  folie  ! 
Tu  n'as  rien,  un  cadet  de  Basse-Normandie 
Est  plus  riche  que  toi. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

D'aujourd'hui  seulement 
Notre  belle  Ninon  m'a  fait  voir  clairement 
Que  j'ai  cent  mille  francs  que  m'a  laissés  mon  père  ; 
Monsieur  Garant  lui-même  en  est  dépositaire. 

MADAME     AGNANT. 

Cent  mille  francs?  grand  Dieu  ! 

M.     AGNANT. 

Ma  foi,  j'en  suis  charmé. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

De  Sophie,  il  est  vrai,  je  ne  suis  point  aimé  ; 


ACTE    IV,    SCENE    III.  4.')3 

Mais  je  suis  à  sa  mère  attaché  pour  ma  vie, 
Et  ce  n'est  que  pour  vous  que  je  me  sacrifie. 

MADAME    AGNANT, 

Et  la  somme,  mon  fils,  est  clicz  monsieur  Garant? 

LE   JEUNE    GOURVILLE. 

Sans  doute;  il  en  convient. 

l'avocat  placet. 

J'en  doute  fortement. 

MADAME     AGNANT,    à    M.  Agn:int. 

Cent  mille  francs,  mon  cher! 

M.     AGNANT, 

Cent  mille  francs,  ma  femme  ! 
Ah  !  ça  me  plaît. 

MADAME    AGNANT, 

Ça  va  jusqu'au  fond  de  mon  âme. 
Cent  mille  francs,  mon  fils  ! 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

J'ai  quelque  chose  avec. 

M,     AGNANT, 

Il  est  plein  de  mérite,  et  d'ailleurs  il  boit  sec. 

l'avocat   PLACET. 

Mais  songez,  s'il  vous  plaît.., 

M.     AGNANT. 

Tais-toi;  je  vais  le  prendre 
Dès  ce  même  moment  à  ton  nez  pour  mon  gendre. 

l'avocat    PLACET. 

Comment,  madame,  après  des  articles  conclus. 
Stipulés  par  vous-même  ! 

MADAME  AGNANT, 

Ils  ne  le  seront  plus. 

(Elle  le  pousse.) 

Cent  mille  francs...  Allez. 

M,    AGNANT,    le  poussant  d'un  autre  cutê. 

Dénichez  au  plus  vite, 

MADAME    AGNANT,    lui  faisant  faire  la  pirouette  à  droite. 

Allez  plaider  ailleurs. 

M.     AGNANT  ,    lui  faisant  faire  la  pirouette  à  gauche. 

Cherchez  un  autre  gîte. 
Cent  mille  francs! 

l'avocat     PLACET. 

Je  vais  vous  faire  assigner  tous. 


>4  LE    DÉPOSIïAIRIî. 

LE    JEUNE    GOURVILLE,    en  le  retournant. 

N'y  manquez  pas, 

M,     AGXANT. 

Bonsoir. 

MADAME     AGNANT. 

Allons,  arrangeons-nous. 

(L'avocat  Placct     o 

SCÈNE   IV. 

Li:  JEUNE  GOURVILLE,  31.  AGNANT,  MADAME  AGNANT, 

M.     AGNANT. 

.Mais  que  n'as-tu  plus  tôt  expliqué  ton  affaire? 
Pourquoi  de  ta  fortune  as-tu  fait  un  mystère  ? 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Ce  n'est  que  d'aujourd'hui  que  j'en  suis  assuré. 
Monsieur  Garant  m'a  dit  que  ce  dépôt  sacré 
Était  entre  ses  mains. 

M.     AGNANT. 

C'est  comme  dans  les  tiennes. 

MADAME     AGNANT. 

Tout  de  même  :  et  ma  fille  ?  Afm  que  tu  la  tiennes, 
Il  faut  que  je  la  trouve. 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Oh  !  l'on  vous  la  rendra. 

M.     AGNANT. 

Elle  ne  revient  point,  donc  elle  reviendra. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Mais  ne  lui  donnez  plus  de  soufflets,  je  vous  prie; 
Cela  cabre  un  esprit. 

M.     AGNANT. 

Ça  peut  l'avoir  aigrie. 

MADAME    AGNANT. 

Ça  n'arrivera  plus...  C'est  chez  l'ami  Garant 
Que  tu  la  crois  cachée  ? 

LE    JEUNE     GOURVILLE. 

Oui,  très-certainement. 
Et  je  vais  de  ce  pas  tout  préparer,  ma  mère. 
Pour  remettre  en  vos  bras  une  fdle  si  chère. 

(Il  fait  un  pas  pour  sortir.) 


ACTE    IV,    SCÈNE    V.  435 

MADAME     AGNANT,     rombrassaut. 

11  faut  que  je  t'embrasse. 

M.    AGNANT. 

Oui,  j'en  veux  faire  autant. 

MADAME    AGNANT. 

Reviens  bien  vite  au  moins. 

LE    JEUNE    GOLRVILLE. 

Je  revole  à  l'instant. 

MADAME    A  G N  A  N  T  ,    l'arrêtant  encore. 

Écoute  encore  un  peu,  mon  cher  ami,  mon  gendre; 
En  famille  avec  toi  quels  plaisirs  je  vais  prendre  ! 
Je  ne  puis  te  quitter...  va,  mon  fils...  sois  certain 
Que  ma  fille  est  ta  femme. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Oui,  tel  fut  mon  dessein. 

MADAME    AGNANT. 

Tu  réponds  d'elle  ! 

LE    JEUNE    GOURVILLE,    en  s'en  allant. 

Oh!  oui,  tout  comme  de  moi-même. 

MADAME    AGNANT. 

Quel  bon  ami  j'ai  là!  mon  Dieu,  comme  je  l'aime! 


SCÈNE  V. 

M.  AGNANT,  MADAME  AGNANT. 

M.     AGNANT. 

Par  ma  foi,  notre  gendre  est  un  charmant  garçon. 

MADAME  AGNANT. 

Oh  !  c'est  bien  élevé.  La  voisine  Ninon 

Vous  a  formé  cela  ;  c'est  une  dégourdie 

Qui  sait  bien  mieux  que  nous  ce  que  c'est  que  la  vie, 

Un  grand  esprit, 

M.    AGNANT. 

Ah  !  ah  ! 

MADAME     AGNANT. 

Je  voudrais  l'égaler; 
Mais  sitôt  qu'elle  parle  on  n'ose  plus  parler. 

M.    AGNANT. 

On  dit  qu'elle  entend  tout,  et  même  les  affaires, 
Une  bonne  caboche  ! 


456  LE    DÉPOSITAIRE. 

MADAME     AGNANT. 

On  dit  que  les  deux  frères 
Lui  doivent  ce  qu'ils  sont  :  comment?  cent  mille  francs! 
L'avocat  n'aurait  pu  les  gagner  en  trente  ans  ; 
Ce  n'est  rien  qu'un  Lavard. 

M.    AGNANT. 

Un  pédant  imbécile, 
Fait  pour  rincer  au  plus  les  verres  de  Gourville. 


SCENE  VI. 

M.  AGNANT,  MADAME  AGNANT,  M.  GARANT. 

MADAME    AGNANT. 

Eli  bien?  monsieur  Garant,  enfin  tout  est  conclu. 

M.    GARANT, 

Oui,  ma  chère  voisine,  et  le  ciel  l'a  voulu. 

MADAME    AGNANT. 

Quel  bonheur  ! 

M.    GARANT. 

Il  est  vrai  qu'on  a  sur  sa  conduite 
Glosé  bien  fortement  ;  mais  l'hymen  par  la  suite 
Vous  passe  un  beau  vernis  sur  ces  péchés  mignons. 

MADAME    AGNANT. 

L'escapade,  monsieur,  que  nous  lui  reprochons, 
Ne  peut  se  mettre  au  rang  des  fautes  criminelles. 

M,    GARANT. 

La  réputation  revient  d'ailleurs  aux  belles 
Ainsi  que  les  cheveux  :  et  puis  considérons 
Qu'elle  a  bien  du  crédit,  des  amis,  des  patrons; 
Et  qu'outre  sa  richesse  à  tous  les  deux  commune, 
Elle  pourra  me  faire  une  grande  fortune. 

MADAME    AGNANT. 

Une  fortune,  à  vous  ! 

M.    AGNANT. 

Je  suis  tout  interdit. 
Ma  fille,  de  grands  biens,  des  patrons,  du  crédit! 
Quels  discours  ! 

MADAME    AGNANT. 

Il  est  vrai  qu'elle  est  assez  gentille  ; 
Mais  du  crédit  ! 


ACTE    IV,    SCÈNE    VI.  457 

M.    GARANT, 

Qui  parle  ici  de  votre  fille? 

MADAME     AC.NANT. 

De  qui  donc  parlez-vous  ? 

M.    GARANT. 

De  la  belle  Ninon, 
Que  j'épouse  ce  soir,  ici,  dans  sa  maison  ; 
Je  vous  prie  à  la  noce,  et  vous  devez  en  être. 

MADAME    AGNANT. 

Comment!  vous  épousez  notre  Ninon? 

M.    AGNANT. 

Mon  maître, 
Est-il  bien  vrai? 

M.    GARANT. 

Très-vrai. 

M.    AGNANT. 

J'en  suis,  parbleu,  touché. 
Vous  ne  pourriez  jamais  faire  un  meilleur  marché. 

M  AD  AME   AGNANT, 

Et  moi  je  vous  disais  que  je  donne  Sophie 
A  mon  petit  Gourville,  et  qu'elle  s'est  blottie 
Chez  vous,  en  votre  absence,  et  qu'elle  en  va  sortir 
Pour  serrer  ces  doux  nœuds  que  je  viens  d'assortir. 
Et  qu'il  nous  faut  donner,  pour  aider  leur  tendresse. 
Cent  mille  francs  comptant  que  vous  avez  en  caisse. 

M,    AGNANT, 

Oui,  tant  qu'il  vous  plaira,  mariez-vous  ici; 
Mais,  parbleu,  permettez  qu'on  se  marie  aussi. 

M.    GARANT, 

Rêvez-vous,  mes  voisins?  Et  ce  petit  délire 
Vous  prend-il  quelquefois  ?  Qui  diable  a  pu  vous  dire 
Que  Sophie  est  chez  moi,  que  Gourville  aujourd'hui 
Aura  cent  mille  francs  qui  sont  tout  prêts  pour  lui  ? 

MADAME    AGNANT. 

Je  le  tiens  de  sa  bouche. 

M.    AGNANT. 

Il  nous  l'a  dit  lui-môme. 

M.    GARANT. 

De  ce  jeune  étourdi  la  folie  est  extrême; 

Il  séduit  tour  à  tour  les  filles  du  Marais  ; 

Il  leur  fait  des  serments  d'épouser  leurs  attraits  ; 

Et  pour  les  mieux  tromper,  il  fait  accroire  aux  mères 


ioH  LK    DÉPOSITAIRE 

Qu"il  a  cent  mille  francs  placés  dans  mes  affaires. 
Il  n'en  est  pas  un  mot,  et  je  ne  lui  dois  rien. 
Monsieur  son  frère  et  lui  sont  tous  les  deux  sans  bien, 
Et  tous  deux  au  logis  cesseront  de  paraître 
Dès  le  premier  moment  que  j'en  serai  le  maître. 

MADAME    AGXANT. 

Vous  n'avez  pas  à  lui  le  moindre  argent  comptant? 

M.    GARANT. 

l'as  un  denier. 

MADAME    AGNANT. 

Mon  Dieu,  le  méchant  garnement! 

M.    AGNANT,   en  buvant  un  coup. 

C'est  dommage. 

MADAME    AGNANT. 

Ma  fille,  à  mes  bras  enlevé.e, 
Après  dîner  chez  vous  ne  s'était  pas  sauvée? 

M.    GARANT. 

Il  n'en  est  pas  un  mot. 

MADAME    AGNANT. 

Les  deux  frères,  je  voi. 
D'accord  pour  m'outrager,  s'entendent  contre  moi, 

M.    AGNANT. 

Les  fripons  que  voilà  ! 

M.    GARANT. 

Toujours  de  ces  deux  frères 
J'ai  craint,  je  l'avouerai,  les  méchants  caractères. 

MADAME    AGNANT. 

Tous  deux  m'ont  pris  ma  fille!  ah!  j'en  aurai  raison  ; 
Et  je  mettrai  plutôt  le  feu  dans  la  maison. 

M.    GARANT. 

La  maison  m'appartient;  gardez-vous-en,  ma  bonne. 

MADAME    AGNANT. 

Quoi  donc!  pour  épouser  nous  n'aurons  plus  personne? 
Allons,  courons  bien  vite  après  notre  avocat; 
Il  vaudra  mieux  que  rien. 

M.    AGNANT,   avec  le  goste  d'un  homme  ivre. 

Ma  femme,  il  est  bien  plat. 


FIN    DU    QUATRIEME    ACTE. 


ACTE    CINQUIEME. 


SCENE   I. 
NINON,  LISETTE. 

LISETTE. 

Ah!  madame,  quel  train,  quel  bruit  dans  votre  absence! 
Quel  tumulte  eflfroyable,  et  quelle  extravagance! 

M  NON. 

Je  sais  ce  qu'on  a  fait;  je  prétends  calmer  tout, 
Kt  j'ai  pris  les  devants  pour  en  venir  à  bout, 

LISETTE. 

Madame,  contre  moi  ne  soyez  point  fâchée 
Que  la  petite  Agnant  se  soit  ici  cachée  ; 
Hélas!  j'en  aurais  fait  de  bon  cœur  tout  autant 
Si  j'avais  eu  pour  mère  une  madame  Agnant  : 
Comment  !  battre  sa  fille  !  ah  !  c'est  une  infamie. 

NINON. 

Oui,  ce  trait  ne  sent  pas  la  bonne  compagnie  : 
Notre  pauvre  Gourville  en  est  encore  ému. 

LISETTE. 

Il  l'adore  en  effet. 

NINON. 

Lisette,  que  veux-tu  ? 
Il  faut  pour  la  jeunesse  être  un  peu  complaisante. 
Ninon  aurait  grand  tort  de  faire  la  méchante. 
La  jeune  Agnant  me  touche. 

'    LISETTE, 

A  peine  je  conçois 
Comment  nos  plats  voisins,  avec  leur  air  bourgeois, 
Ont  trouvé  le  secret  de  nous  faire  une  fille 
Si  pleine  d'agréments,  si  douce,  si  gentille. 


460  LE    DEPOSITAIRE. 

NINON. 

Dès  la  première  fois  son  maintien  me  surprit, 
Sa  grftce  me  cliarma,  j'aimai  son  tour  d'esprit. 
Des  femmes  quelquefois  assez  extravagantes, 
Ayant  de  sots  maris,  font  des  tilles  charmantes. 
11  fallut  bien  souffrir  de  ses  très-sots  parents 
La  visite  importune  et  les  plats  compliments; 
Sa  mère  m'excéda  par  droit  de  voisinage  : 
Sa  fille  était  tout  autre;  elle  obtint  mon  suffrage. 
Elle  aura  quelque  bien  :  Gourville,  en  l'épousant. 
N'est  point  forcé  de  vivre  avec  madame  Agnant; 
On  respecte  beaucoup  sa  chère  belle-mère. 
On  la  voit  rarement,  encor  moins  le  beau-père. 
Je  me  trompe,  ou  Sophie  est  bonne  par  le  cœur; 
Point  de  coquetterie,  elle  aime  avec  candeur. 
Je  veux  aux  deux  amants  faire  des  avantages. 

LISETTE. 

Vous  allez  donc  ce  soir  bâcler  trois  mariages  ; 
Celui  de  ces  enfants,  le  vôtre,  et  puis  le  mien. 
Madame,  en  un  seul  jour  c'est  faire  assez  de  bien  : 
Il  faudrait  tout  d'un  temps,  dans  votre  zèle  extrême, 
Pour  notre  aîné  Gourville  en  faire  un  quatrième; 
Le  mariage  forme  et  dégourdit  les  gens. 

NINON. 

Il  en  a  grand  besoin  :  tout  vient  avec  le  temps. 
Dans  la  rage  qu'il  eut  d'être  trop  raisonnable, 
Il  ne  lui  manqua  rien  que  d'être  supportable  ; 
Mais  les  fortes  leçons  qu'il  vient  de  recevoir 
Sur  cet  esprit  flexible  ont  eu  quelque  pouvoir  : 
Pour  toi  ton  tour  approche,  et  ton  affaire  est  prête. 
Mon  cher  ami  Garant  s'était  mis  dans  la  tête 
De  t'engager,  Lisette,  à  me  parler  pour  lui  : 
Il  ta  promis  beaucoup,  est-il  vrai? 

LISETTE. 

Madame,  oui. 

NINON. 

Ln  peu  de  différence  est  entre  sa  personne 
Et  la  mienne  peut-être,  il  promet  et  je  donne  : 
Prends  cinquante  louis  pour  subvenir  aux  frais 
De  ton  nouveau  ménage. 


ACTE    V,    SCÈNE    II.  461 

SCÈNE  II. 

NINON,  LISETTE,   PICARD. 

LISETTE. 

Ah!  Picard,  quels  bienfaits! 

(En  montrant  la  bourse.) 

Vois-tu  cela  ? 

PICARD. 

Madame,  il  faut  d'abord  vous  dire 
Que  mon  bonheur  est  grand...  et  que  je  ne  désire 
Rien  plus...  sinon  qu'il  dure...  et  que  Lisette  et  moi 
Nous  sommes  obligés...  Mais  aide-moi  donc,  toi; 
Je  ne  sais  point  parler. 

NINON. 

J'aime  ton  éloquence, 
Picard,  et  je  me  plais  à  ta  reconnaissance, 

PICARD. 

Ah  !  madame,  à  vos  pieds  ici  nous  devons  tous... 

NINON. 

Nous  devons  rendre  heureux  quiconque  est  près  de  nous. 
Pour  ceux  qui  sont  trop  loin,  ce  n'est  pas  notre  affaire. 
Çà,  notre  ami  Picard,  il  faut  no  me  rien  taire 
De  ce  qu'on  fait  chez  moi,  tandis  qu'en  liberté 
J'ai  choisi,  loin  du  bruit,  cet  endroit  écartée 

PICARD. 

D'abord  un  homme  noir  raisonne  et  gesticule 
Avec  monsieur  Garant  ;  et  les  mots  de  scrupule, 
De  probité,  d'honneur,  de  raisons,  de  devoirs. 
M'ont  saisi  de  respect  pour  ces  deux  manteaux  noirs. 
L'un  dicte,  l'autre  écrit,  disant  qu'il  instrumente 
Pour  le  faire  bien  riche,  et  vous  rendre  contente. 
Et  qu'il  fait  un  contrat, 

NINON. 

Oui,  c'est  l'intention 
De  ce  monsieur  Garant  si  plein  d'affection, 

1.  Molière  a  dit  dans  le  Misanthrope,  acte  V,  scène  viii  : 

Un  endroit  écarté 
Où  d'être  homme  d'honnour  on  ait  la  Liberté. 


4G2  LE    DÉPOSITAIRE. 

PICAUl). 

(Vest  un  digne  homme  ! 

NINON. 

Oh,  oui  !..  Mais,  dis-moi,  je  te  prie, 
Que  fait  madame  Agnant? 

PICARn. 

Mais,  madame,  elle  crie. 
Elle  gronde  vos  gens,  messieurs  Gourville,  et  moi. 
Son  mari,  tout  le  monde,  et  dit  qu'on  est  sans  foi; 
Et  dit  qu'on  l'a  trompée,  et  que  sa  fille  est  prise  ; 
Et  dit  qu'il  faudra  hicn  que  quelqu'un  l'indemnise. 
Et  puis  elle  s'apaise,  et  convient  qu'elle  a  tort, 
Puis  dit  qu'elle  a  raison,  et  crie  encor  plus  fort. 

NINON. 

Et  monsieur  son  époux  ? 

PICARD. 

En  véritable  sage. 
Il  voit  sans  sourciller  tout  ce  remue-ménage, 
Et,  pour  fuir  les  chagrins  qui  pourraient  l'occuper, 
Il  s'amusait  à  boire  attendant  le  souper. 

NINON. 

Que  fait  notre  Gourville?  .  - 

PICARD. 

En  son  humeur  plaisante 
Il  les  amuse  tous,  et  hoit,  et  rit,  et  chante. 

NINON. 

Et  l'autre  frère  ? 

PICARD. 

Il  pleure. 

NINON. 

Ah  !  j'aime  à  voir  les  gens 
Dans  leur  vrai  caractère  à  nos  yeux  se  montrants. 
Monsieur  le  marguillier  est  bien  le  seul  peut-être 
Qui  voudrait  dans  le  fond  qu'on  pût  le  méconnaître  ; 
Malgré  sa  modestie  on  le  découvre  assez... 
Ah!  voici  notre  aîné  qui  vient  les  yeux  baissés. 


ACTE   V,    SC1>:NE    III.  i(.:j 

SCÈNE    TH. 

NINON,    GOURVILLE    l'aIné,    LISETTE,    PICARD. 

GOURVILLE     L   AINK,    vôtu  plus  régulièrement,  mieux  coilTé, 
ot  l'air  plus  honnête. 

\ous  me  voyez,  madame,  après  trétranges  crises, 

Bien  sot  et  jjien  confus  de  toutes  mes  bêtises  : 

Je  ne  mérite  pas  votre  excès  de  bonté. 

Dont,  tout  en  plaisantant,  mon  frère  m'a  flatté. 

Hélas  !  j'avais  voulu,  dans  ma  mélancolie. 

Et  dans  les  visions  de  ma  sombre  folie. 

Me  séparer  de  vous,  et  donner  la  maison 

Que  vos  propres  bienfaits  ont  mise  sous  mon  nom. 

NINON. 

Tout  est  raccommodé.  J'avais  pris  mes  mesures, 
Tout  va  bien. 

GOtnviLLE     l'aîné. 

Vous  pourrie/  i)ar(lonner  tant  d'injures! 
J'étais  coupable  et  sot. 

NINON. 

Ali  !  vos  yeux  sont  ouverts  ; 
Vous  démêlez  enfin  ces  esprits  de  travers. 
Ces  cagots  insolents,  ces  sombres  rigoristes  •, 
Qui  pensent  être  bons  quand  ils  ne  sont  que  tristes, 
Et  ces  autres  fripons,  n'ayant  ni  feu  ni  lieu, 
Qui  volent  dans  la  pocbe  en  vous  parlant  de  Dieu  ; 
Ces  escrocs  recueillis,  et  leurs  plates  bigotes 
Sans  foi,  sans  probité-,  plus  mécliantes  que  sottes. 
Allez,  les  gens  du  monde  ont  cent  fois  plus  de  sens, 
D'honneur  et  de  vertu,  comme  plus  d'agréments. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Vous  en  êtes  la  preuve. 

NINON. 

Ainsi  la  politesse 
Déjà  dans  votre  esprit  succède  à  la  rudesse  ; 
Je  vous  vois  dans  le  train  de  la  conversion  : 
Vous  deviendrez  aimable,  et  j'en  suis  caution. 
Mais  comment  trouvez-vous  ce  grave  personnage 

1.  Dans  la  version  première,  il  y  avait  dévots  au  lieu  de  cagots.  (G.  A.) 
'2.  Dans  la  même  version,  on  lisait  piété  au  lieu  de  probité.  (G.  A.) 


464  LE    DÉPOSITAIRE. 

(Jiic  mon  bizarre  sort  nie  donne  en  mariage? 

GOLUVILLE    l'aîné. 

Il  ne  m'appartient  plus  d'avoir  un  sentiment; 
Tout  ce  (jue  vous  ferez  sera  lait  prudemment. 

M  N  0  N . 

Blàmeriez-vous  tout  bas  une  union  si  chère? 

GOinvii.LE  l'aîné. 
Je  n'ose  plus  blâmer  ;  mais  quand  je  considère 
Que  pour  nous  séparer,  pour  m'entraîner  ailleurs, 
il  vous  a  peinte  à  moi  des  plus  noires  couleurs, 
Qu'il  voulait  vous  chasser  de  votre  maison  même... 

NINON. 

Oh!  c'était  par  vertu;  dans  le  fond  Garant  m'aime, 
Il  ne  veut  que  mon  bien  :  c'est  un  homme  excellent  : 
Mais  ne  lui  donnez  plus  la  clef  de  votre  argent  ; 
Et  surtout  gardez-vous  un  peu  de  ses  cousines. 

GOL'RVILLE     l'aÎNÉ. 

Ah!  que  ces  prudes-là  sont  de  grandes  coquines! 
Quel  antre  de  voleurs  !  et  cependant  enfin 
Vous  allez  donc,  madame,  épouser  le  cousin  ! 

NINON. 

Reposez-vous  sur  moi  de  ce  que  je  vais  faire  : 

Allez,  croyez  surtout  qu'il  était  nécessaire 

Que  j'en  agisse  ainsi  pour  sauver  votre  bien; 

Un  seul  moment  plus  tard  vous  n'aviez  jamais  rien. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Comment  ? 

NINON. 

Vous  apprendrez  par  des  faits  admirables 
De  quoi  les  marguilliers  sont  quelquefois  capables  ; 
Vous  serez  convaincu  bientôt,  comme  je  croi. 
Que  ces  hommes  de  bien  sont  différents  de  moi  : 
Vous  y  renoncerez  pour  toute  votre  vie, 
Et  vous  préférerez  la  bonne  compagnie. 

GOLUVILLE     l'aîné. 

Je  ne  réplique  point.  Honteux,  désespéré, 
Des  sauvages  erreurs  dont  j'étais  enivré, 
Je  vous  fais  de  mon  sort  la  souveraine  arbitre; 
Et  dépendant  de  vous,  je  veux  vivre  à  ce  titre'. 

1.  Voltaire  trouvait  cliose  plaisante  de  faire  réussir  sur  le  théâtre  une   femme 
légère,  mais  estimable,  qui  fait  d'ua  sot  dévot  un  honnête  homme.  (G.  A.) 


ACTE    V,    SCÈNE    IV.  465 


SCENE   IV. 

NINON,    GOURYILLE    l'aîné;    GOURVILLE    le    jeunk 
amenant  M.  et  M  AD  AiME   AGNANT;    LISETTE,    PICARD. 

LE   JEUNE    GOIJRVILLE. 

Adorable  Ninon,  daignez  tranquilliser 

Notre  madame  Agnant,  qu'on  ne  peut  apaiser. 

M,     AGNANT. 

Elle  a  tort. 

MADAME    AGNANT. 

Oui,  j'ai  tort  quand  ma  fille  est  perdue, 
Qu'on  ne  me  la  rend  point! 

LE    JEUNE     GOURVILLE, 

Eh!  mon  Dieu,  je  me  tue 
De  vous  dire  cent  fois  qu'elle  est  en  sûreté. 

MADAME    AGNANT. 

Esl-ce  donc  ce  benêt...  ou  toi,  jeune  éventé, 
Qui  m'as  pris  ma  Sophie? 

GOURVILLE    l'aîné. 

Hélas  !  soyez  très-sûre 
Que  je  n'y  prétends  rien. 

LE    jeune    GOURVILLE. 

Eh  bien  !  moi,  je  vous  jure 
Que  j'y  prétends  beaucoup. 

MADAME     AGNANT, 

Va,  tu  n'es  qu'un  vaurien, 
Un  fort  mauvais  plaisant,  sans  un  écu  de  bien. 
J'avais  un  avocat  dont  j'étais  fort  contente  ; 
Je  prétends  qu'il  revienne,  et  veux  qu'il  instrumente 
Contre  toi  pour  ma  fille;  et  tes  cent  mille  francs 
Ne  me  tromperont  pas,  mon  ami,  plus  longtemps  : 
Ni  vous  non  plus,  madame. 

NINON. 

Écoutez-moi,  de  grâce; 
Souffrez  sans  vous  fâcher  que  je  vous  satisfasse. 

MADAME    AGNANT, 

Ah  !  souffrez  que  je  crie,  et  quand  j'aurai  crié 
Je  veux  crier  encore, 

M,     AGNANT. 

Eh  !  tais-toi,  ma  moitié. 

6.  —  Théâtre.     V.  30 


460  LE    l)i:i'OSlTAIRK. 

Madame  Ninon  parle;  écoutons  sans  rien  dire. 

M  NON. 

Mes  bons,  mes  cliers  voisins,  daignez  d'abord  nVinstruiro 

Si  c'est  Totre  intérêt  et  votre  Aolonté 

De  donner  votre  iille  et  sa  propriété 

A  mon  jeune  (iourville,  en  cas  que  par  mon  compte 

A  cent  bons  mille  francs  sa  fortune  se  monte? 

M.     AGNANT. 

Oui,  parbleu,  ma  voisine. 

NINON. 

Eh  bien  !  je  vous  promets 
On"il  aura  cette  somme. 

MADAME    AGNANT. 

Ah!  cela  va  bien...  Mais 
Pour  fi?iir  ce  marché  que  de  grand  cœur  j'approuve. 
Pour  marier  Soi)liie,  il  faut  qu'on  la  retrouve; 
On  ne  peut  rien  sans  elle. 

NINON. 

Eh  bien  !  je  veux  encor 
M'engager  avec  vous  à  rendre  ce  trésor. 

M.    ET    MADAME    AGNANT, 

Ah! 

NINON. 

Mais  auparavant  je  me  flatte,  j'espère, 
Que  vous  me  laisserez  finir  ma  grande  affaire 
Avec  le  vertueux,  le  bon  monsieur  Garant. 

MADAME    AGNANT. 

Oui,  passe,  et  puis  la  mienne  ira  pareillement. 

PICARD. 

Et  puis  la  mienne  aussi. 

M.     AGNANT. 

C'est  une  comédie  ; 
Personne  ne  s'entend,  et  chacun  se  marie. 

(A  Gournllo  l'aîné.) 

Soupera-t-on  bientôt?  Allons,  mon  grand  flandriii, 
Il  faut  que  je  t'apprenne  à  te  connaître  en  vin. 

GOURVILLE    l'aîné. 

(A  Ninon.) 

J'y  suis  bien  neuf  encore...  A  tout  ce  grand  mystère 
Ma  présence,  madame,  est-elle  nécessaire? 

NINON. 

Vraiment  oui  ;  demeurez  :  vous  verrez  avec  nous 


ACTE    V,    SCÈNE    V.  467 

Ce  que  monsieur  Garant  veut  bien  faire  pour  vous; 
Et  nous  aurons  besoin  de  votre  signature. 

LISETTE. 

Je  sais  signer  aussi. 

NINON. 

Nous  allons  tout  conclure. 

M.     AGNANT. 

Eli  bien!  tu  vois,  ma  femme,  et  je  l'avais  bien  dit, 
Que  madame  Ninon  avec  son  grand  esprit 
Saurait  arranger  tout. 

MADAME    AGNANT. 

Je  ne  vois  rien  paraître. 

NINON. 

Voilà  monsieur  Garant;  vous  allez  tout  connaître. 


SCENE   V. 

LES  précédents;  m.  GA  RANT,  après  avoir  salué  la  compagnie, 
qui  se  range  d'un  côté,  tandis  que  M.  Garant  et  Ninon  se  mettent  de  l'autre  ; 
les  domestiques  derrière. 

M.     GARANT,   serra:. t  la  main  de  Ninon. 

La  raison,  l'intérêt,  le  bonbeur  vous  attend. 
Voici  notre  acte  en  forme  et  dressé  congrûment, 
Avec  mesure  et  poids,  d'une  manière  sage, 
Selon  toutes  les  lois,  la  coutume,  et  l'usage. 

(A  M""  Agnant.)  (A  M.  Agnant.) 

Madame,  permettez...  Un  moment,  mon  voisin. 

NINON. 

De  mon  côté  je  tiens  un  cbarmant  parcbemin. 

M.    GARANT. 

Le  ciel  le  bénira  ;  mais,  avant  d'y  souscrire, 

A  l'écart,  s'il  vous  plaît,  mettons-nous  pour  le  lire. 

NINON. 

Non,  mon  cœur  est  si  plein  de  tous  vos  tendres  soins. 

Que  je  n'en  puis  avoir  ici  trop  de  témoins; 

Et  même  j'ai  mandé  des  amis,  gens  d'élite. 

Qui  publieront  mon  choix  et  tout  votre  mérite. 

Nous  souperons  ensemble  ;  ils  seront  enchantés 

De  votre  prud'bomie  et  de  vos  loyautés. 

Sans  doute  ce  contrat  porte  en  gros  caractères 

Les  deux  cent  mille  francs  qui  sont  pour  les  deux  frères  ? 


168  LE    DEPOSITAIHK. 

M.     CAUANT. 

J'ignore  ce  qu'on  peut  leur  devoir  en  effet, 

Et  cela  n'entre  point  dans  l'état  mis  au  net 

Des  stipulations  entre  nous  énoncées. 

Ce  sont,  >ous  le  savez,  des  allaires  passées; 

Et  nous  étions  d'accord  qu'on  n'en  parlerait  plus. 

M.     AGNA.NT. 

Comment  ? 

MADAME    AGNANT. 

A  tout  moment  cent  mille  francs  perdus! 
Ma  fille  aussi  !  sortons  de  ce  franc  coupe-gorge 

(Montrant  lo  jeuno  Gourville.  ) 

OÙ  chacun  me  trompait,  où  ce  traître  m'égorge. 

(A  Gourville  l'aîné.) 

Et  c'est  vous,  grand  nigaud,  dont  les  séductions 
M'ont  valu  mes  chagrins,  m'ont  causé  tant  d'affronts  : 
Ma  fille  payera  cher  son  énorme  sottise. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Vous  vous  trompez. 

LISETTE. 

Voici  le  moment  de  la  crise. 

LE    JEUNE    GOURVILLE,   arrêtant  M.  et  M""^  Agnant,  et  les  ramenant  tous  deux 

par  la  main. 

Mon  Dieu,  ne  sortez  point;  restez,  mon  cher  Agnant  : 
Quoi  qu'il  puisse  arriver,  tout  finira  gaîment. 

NINON  ,   à  M.  Garant  dans  un  coin  du  théâtre,  tandis  que  le  reste 
des  personnages  est  de  l'autre. 

Il  faut  les  adoucir  par  de  bonnes  paroles. 

M.    GARANT. 

Oui,  qui  ne  disent  rien...  là...  des  raisons  frivoles. 
Qu'on  croit  valoir  beaucoup. 

NINON. 

Laissez-moi  m'expliquer, 
Et  si  dans  mes  propos  un  mot  peut  vous  choquer, 
N'en  faites  pas  semblant. 

M.    GARANT. 

Ah!  vraiment,  je  n"ai  garde. 

MADAME    AGNANT,   à  M.  Agnant. 

Que  disent-ils  de  nous? 

NINON,  à  M.  Garant. 

Et  si  je  me  hasarde 
De  vous  interroger,  alors  vous  répondrez. 
Madame,  et  vous,  Gourville,  enfin  vous  apprendrez 


ACTE    V,    SCÈNE    V.  469 

Quels  sont  mes  sentiments,  et  quelles  sont  mes  vues. 

MADAME    AGN'ANT, 

Ma  foi,  jusqu'à  présent  elles  sont  peu  connues. 

NINON,   à  M""»  Agnaiit. 

Vous  voulez  votre  fille  et  de  l'argent  comptant? 

MADAME    AGNANT. 

Oui,  mais  rien  ne  nous  vient. 

NINON. 

Il  faut  premièrement 
Vous  mettre  tous  au  fait...  Feu  monsieur  de  Gourville 
Me  confia  ses  fils,  et  je  leur  fus  utile  : 
Il  ne  put  leur  laisser  rien  par  son  testament  ; 
Vous  en  savez  la  cause. 

MADAME    AGNANT. 

Oui. 

NINON. 

Mais,  par  supplément. 
Il  voulut  faire  choix  d'un  fameux  personnage, 
Justement  honoré  dans  tout  le  voisinage. 
Et  hien  recommandé  par  des  gens  vertueux 
Et  ses  amis  secrets,  tous  hien  d'accord  entre  eux  ; 
Et  cet  homme  de  hien  nommé  son  légataire, 
Cet  homme  honnête  et  franc,  c'est  monsieur. 

M.     GARANT,   faisant  la  révérence  à  la  compagnie. 

C'est  me  faire 
Mille  fois  trop  d'honneur. 

NINON, 

C'est  à  lui  qu'on  légua 
Les  deux  cent  mille  francs  qu'en  hâte  il  s'appliqua. 
Des  esprits  prévenus  eurent  la  fausse  idée 
Qu'une  somme  si  forte  et  par  lui  possédée 
N'était  rien  qu'un  dépôt  qu'entre  ses  mains  il  tient 
Pour  le  rendre  aux  enfants  auxquels  il  appartient; 
Mais  il  n'est  pas  permis,  dit-on,  qu'ils  en  jouissent  : 
C'est  un  crime  effroyahle,  et  que  les  lois  punissent. 

(A  M.  Garant.) 

N'est-ce  pas? 

M.     GARANT. 

Oui,  madame. 

NINON. 

Et  ces  graves  délits, 
Comment  les  nomme-t-on  ? 


470  LE    DEPOSITAIRE. 

M.     GAUANT, 

Des  fldéicommis. 

NIXON, 

Et,  pour  se  mettre  en  règle,  il  laiit  qu'un  honnête  homme 
Jure  qu'ti  son  profit  il  gardera  la  somme? 

M."     GARANT. 

Oui,  madame. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Ah!  fort  Lien. 

M.    AGNANT. 

Et  monsieur  a  j  uré 
Qu'il  gardera  le  tout  ? 

M.     GARANT. 

Oui,  je  le  garderai. 

MADAME    AGNANT,   au  jeune  Gourville. 

De  ta  femme,  ma  foi,  voilà  la  dot  payée. 
J'enrage.  Ah!  c'en  est  trop. 

NINON. 

Soyez  moins  effrayée. 
Et  daignez,  s'il  vous  plaît,  m'écouter  jusqu'au  bout. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Pour  moi,  de  cet  argent  je  n'attends  rien  du  tout; 
Et  je  me  sens,  madame,  indigne  d'y  prétendre. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

Pour  moi,  je  le  prendrais,  au  moins  pour  le  répandre. 

NINON. 

Poursuivons...  Toujours  prêt  de  me  favoriser, 
Monsieur,  me  croyant  riche,  a  voulu  m'épouser. 
Afin  que  nous  puissions,  dans  des  emplois  utiles. 
Nous  enrichir  encor  du  bien  des  deux  pupilles. 

M,     GARANT. 

Mais  il  ne  fallait  pas  dire  cela. 

NINON. 

Si  fait  ; 
Rien  ne  saurait  ici  faire  un  meilleur  effet. 

(Aux  autres  personnages.) 

Il  faut  vous  dire  enfin  qu'aussitôt  que  (Jourville 
Eut  fait  son  testament,  un  ami  difficile, 
Un  esprit  de  travers,  eut  l'injuste  soupçon 
Que  votre  marguillier  pourrait  être  un  fripon. 

M.     GARANT. 

Mais  vous  perdez  la  tête  ! 


ACTE   V,    SCÈNE    V.  471 

MNON. 

Eh!  mon  Dieu,  non,  vous  dis-je. 
(iourville  épouvanté  dans  l'instant  se  corrige; 
Et  pout-être  trompé,  mais  sain  d'entondomont, 
Il  lait,  sans  eu  riou  dire,  un  second  testament. 
11  m'a  fallu  courir  longtemps  chez  les  notaires 
Pour  y  faire  apposer  les  formes  nécessaires, 
Payer  de  certains  droits  qui  m'étaient  inconnus  : 
Et,  si  j'avais  tardé,  les  miens  étaient  perdus; 
.Monsieur  gardait  l'argent  pour  sou  heau  mariage. 
Tenez,  voilà,  je  pehse,  un  testament  fort  sage  : 
Il  est  en  ma  faveur;  c'est  pour  moi  tout  le  hien  : 
J'en  ai  le  cœur  percé  ;  monsieur  Garant  n'a  rien. 

M.     AGNANT. 

Quel  tour! 

MADAME    AGNANT. 

La  brave  femme  ! 

NINOX  ,   en  montrant  les  deux  Gourville. 

Entre  eux  deux  je  partage, 
Ainsi  que  je  le  dois,  le  petit  héritage. 
Je  souhaite  à  monsieur  d'autres  engagements, 
Une  plus  digne  épouse,  et  d'autres  testaments. 

M.     GARANT. 

Il  faudra  voir  cela. 

NINON. 

Lisez,  vous  savez  lire. 

LE    JEUNE    GOURVILLE. 

11  médite  beaucoup,  car  il  ne  peut  rien  dire. 

NINON,  à  Mme  Agnant. 

La  dot  de  votre  fille  enfin  va  se  payer. 

M.     GARANT,  en  s'en  allant. 

Serviteur. 

LE    JEUNE    GOURVILLE,   lui  serrant  la  main. 

Tout  à  vous. 

NINON. 

Adieu,  cher  marguillier. 

MADAME    AGNANT. 

\dieu,  vilain  mâtin,  qui  m'en  fis  tant  accroire. 

M.    AGNANT,  le  saisissant  par  le  bras. 

Et  pourquoi  t'en  aller?  Reste  avec  nous  pour  boire. 

M.    G.\RANT,   se  débarrassant  d'eux. 

L'œuvre  m'attend,  j'ai  hâte. 


472  LE    DKPOSITAIRE. 

LISETTE  ,  lui  faisant  la  révérence,  et  lui  montrant  la  bourse  do  cinquante  louis. 

Acceptez  ce  dépôt  ; 
Vous  les  gardez  si  bien. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Laissons  là  ce  maraud. 

LE    JEUNE    GOURVILLE,  à  Ninon. 

Ail  !  je  suis  à  vos  pieds. 

MADAME    AGNANT. 

Nous  y  devons  tous  être. 

GOURVILLE    l'aîné. 

Comme  elle  a  démasqué,  vilipendé  le  traître  ! 

madame  agnant. 
VA  ma  fille? 

NINON. 

Ail  !  croyez  que,  dès  qu'elle  saura 
Qu'on  va  la  marier,  elle  reparaîtra. 

LISETTE,  à  Picard. 

iNe  favais-je  pas  dit,  Picard,  que  ma  maîtresse 

A  plus  d'esprit  qu'eux  tous,  d'honneur,  et  de  sagesse? 


FIN    DU    DÉPOSITAIRE. 


VARIANTES 

DE    LA   COMÉDIE    DU    DÉPOSITAIRE. 


Page  39G,  ligne  11.  —  L'édition  de  1772,  qui  est  sans  préface,  porte  : 

M.  ARMANT,  bon  diable,  bon  ivrogne,  bon  bourgeois. 

MADAME  ARMANT,  babillée  et  coiffée  à  l'antique,  grande  acariâtre 
et  bonne  femme. 

Les  noms  sont  changés  dans  l'édition  de  1772  avec  préface.  (B.) 

Page  397,  l""  vers.  —  Dans  la  première  édition  !a  pièce  commençait 
ainsi  :_ 

N  I\0\. 

Mon  indulgence  est  grande,  et  c'est  là  mon  partage; 
J'en  eus  un  peu  besoin  quand  j'étais  à  votre  âge  ; 
Mais  si  j'eus  des  amants,  ils  sont  tous  mes  amis. 
Malheur  aux  coeurs  mal  faits,  toujours  mat  assortis. 
Se  prenant,  se  quittant  par  pure  fantaisie, 
L'un  à  l'autre  étrangers  le  reste  de  leur  vie  ! 
Eh  bien  !  vous  aimez  donc  cette  petite  Armant? 

LE     JEUNE    GOUr.VILLE. 

Oui,  ma  belle  Ninon. 

NINON. 

C'est  une  aimable  enfant. 
Ce  n'est  point  sa  beauté,  sa  grâce,  que  je  vante  ; 
Mais  sa  naïveté.  Sa  douceur  est  charmante  ; 
Et  j"ai  su  que,  depuis  qu'elle  a  ses  dix-sept  ans, 
Elle  n'a  demandé  pour  grâce  à  ses  parents 
Que  la  permission  de  pouvoir  faire  usage 
De  la  proximité  de  notre  voisinage: 
Elle  me  vient  souvent  voir  en  particulier. 
Son  esprit  me  surprend  ;  son  ton  est  singulier. 
Et  ne  tient  point  du  tout  de  sa  sotte  famille. 
J'aime  sincèrement  cette  petite  Mlle  ; 
Je  voudrais  son  bonheur  ;  elle  me  fait  pitié, 
Et,  je  vous  l'avouerai,  cette  seule  amitié 
M'engage  à  recevoir  et  le  père  et  la  mère. 


474  VARIANTES    DU    DEPOSI'I  A1K1-. 

.le  me  suis  aperçu  qu'elle  avait  su  vous  plaire. 
Mais  est-ce  un  simple  goût,  une  inclination  ? 

r.  ou  R  VILLE. 

Ma  foi,  je  crois  avoir  beaucoup  do  passiou. 
Uu  certain  avocat,  etc. 

Page  398,  vers  10  : 

Le  père  aime  le  vin. 

NIXON, 

C'est  un  vice  du  temps. 
La  mode  en  passera. 

G  0  U  R  V  I  L  L  E. 

La  mère  est  bien  revôcbe, 
Sotte...  un  oison  bridé,  devenu  pigriècbe. 
Bonne  diablesse  au  fond 

Ibid.,  vers  22  : 

Et  nos  bruyants  seigneurs  et  nos  faiu  bons  esprits. 

Ibid.^  vers  26  : 

Ma  Sophie  est  charmante,  et  ne  m'ennuiera  pas. 

M  NON. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit;  elle  est  pleine  d'appas. 
»     Mais  elle  aura  du  bien;  certaine  vieille  tante, 
Dont  je  sais  qu'elle  hérite,  a  raille  écus  do  rente  : 
Et  si  dans  votre  amour  vous  pouviez  persister... 
Nous  verrons;  c'est  vous  seul  qu'il  faudra  consulter. 
Aimez-la,  etc. 

l'âge  399,  vers  6  : 

des  gens  d'esprit  qu'on  quitte. 

Ibid.,  vers  8  : 

Peu  fidèle  en  amour. 

Ibid.j  vers  13  : 

Vous  saurez  à  quel  point  j'avais  sa  confiance. 
Je  dois  à  ses  enfants  quelque  reconnaissance. 
Notre  union  fut  pure,  et  de  si  nobles  nœuds 
Seront  les  seuls  liens  qui  nous  joindront  tous  deux. 

GO  un  VILLE. 

Hélas  !  je  vous  dois  tout  :  tant  de  bonté  m'accab'e,  etc. 

Page  400,  vers  18: 

Oui,  je  suis  libertin... 


VARIAMES    r>U    DEPOSITAIRE.  475 

Page  402,  vers  10  : 

M\0\,  à  M.  Garant. 
Vous  régissez  si  bien  leur  petite  finance, 
.    Que  les  pauvres  bientôt  seront  dans  l'abondance. 

Page  406,  vers  3  : 

M.    GARANT,  à  Ninon. 

J'ai  d'honnêtes  desseins  que  je  vous  confierai  : 
Vous  êtes  éclairée,  avisée,  et  discrète,  etc. 

Page  413,  dernier  vers  : 

Vos  propos  indécents  comme  votre  conduite 
Me  font  pitié,  etc. 

Page  414,  vers  19: 

cotn VILLE  l'aîné. 
Nagez  dans  les  plaisirs,  dans  ces  plaisirs  honteux 
Qui  nous  laissent  dans  l'âme  un  vide  épouvantable... 
Un  vide...  un  repentir...  un  repentir  durable. 
Oui,  je  renonce  au  monde  après  cet  entretien, 
l'^t  je  ne  vivrai  plus  qu'avec  des  gens  de  bien. 
Ou  je  vivrai  tout  seul,  tout  seul...  avec  mes  livres. 
Loin  de  ces  passions  dont  tant  de  cœurs  sont  ivres, 
Comme  je  vous  l'ai  dit.  Et  je  préfère  un  trou, 
Un  ermitage,  un  antre. 

LE    JEUNE    GOUn  VILLE. 

Adieu,  mon  pauvre  fou. 

SCÈNE  II. 

GOURVILLE  l'aîné. 

Je  pleure  sur  son  sort;  et  je  vois  avec  peine 
Que  sa  mauvaise  tête  à  sa  perte  l'entraîne. 
Qu'Épictète  a  raison  !  qu'il  peint  bien  à  mon  sens,  etc. 

Page  416,  vers  13  : 

Je  suis  maître  de  moi,  je  suis  bon,  juste,,  sage. 

Page  418,  vers  18: 

M.    GARANT. 

A  la  faire  sortir  a  dû  vous  engager. 

Déjà  plus  d'une  fois  ici  ma  conscience 

Sur  elle  et  votre  frère  eût  rompu  le  silence; 

Mais  j'ai  cru  vous  devoir  quelque  ménagement. 

Je  n'en  puis  plus  garder  sur  ce  dérèglement. 

GOURVILLE     l'aîné. 

Voilà  donc  la  raison,  etc. 


476  VARIANTES   DU   DÉPOSITAIRE. 

Page  418,  vers  29: 

Pour  la  pliilosophie. 

Page  419,  vers  2: 

M.    GARA\T. 

Avec  tous  les  dehors  que  veut  la  bienséance. 
Pour  bien  faire...  écoutez...  vendez-moi  la  maison... 
Ou  bien  passoz-moi...lii...  quelque  donation, 
Un  acte  bien  secret,  etc. 
Et  vous  aurez  vos  droits  sans  être  compromis. 

Ibid.,  vers  9: 

GOIRVILLE     L'AÎ\'É. 

Cette  idée  est  profonde;  il  a  raison  :  les  sages 
Sur  le  reste  du  monde  ont  de  grands  avantages. 

Page  420,  vers  13: 

Votre  amitié,  vos  soins,  vos  conseils,  tout  me  flatte. 

Page  422,  vers  19  : 

Désespéré,  perJu;  dans  le  vice  empâté. 

Page  423,  vers  5  : 

Vous  avez  amassé  justement,  sans  scrupule... 

M  N  0  \. 

Non; 
Mais  mon  bien  me  suffit  pour  tenir  ma  maison. 

Ibid.,  vers  9  : 

M.     GARANT. 

Des  gens  considérés,  même  en  place  importante. 
Sont  liés  avec  vous  d'une  amitié  constante; 
Et  si  vous  le  vouliez,  etc. 

Ibid.,  vers  15  : 

NINON. 

Craindre  d'importuner, 

Ne  les  point  avertir  de  nous  abandonner,  etc. 

Ibid.,  vers  21  : 

M.     GARANT. 

Et  votre  sentiment  est  ici  ma  leçon. 
Je  voudrais...  Je  me  sens  embarrassé,  peut-être 
Assez  mal  à  propos,  plus  que  je  ne  dois  l'élre  ; 
Je  voudrais  revenir  sur  un  certain  discours 
Que  vous  avez  eu  l'air  d'interrompre  toujours. 


VARIANTES    DU    DKPOSITA  I  KI< .  477 

Souffrez  qu'enfin  ici  j'en  fasse  l'ouverture, 
Pleine  de  confiance  et  d'une  amitié  pure. 
Je  vis  honnêtenioiit;  mais  avec  plus  d'argent 
Je  ferais  plus  de  bien. 

\  l  \  G  N. 

Je  le  cr  >is  bonnement. 

M.     GARWT. 

Il  vous  faut  un  état.  Vous  êtes  de  mon  âge, 
Je  suis  aussi  du  vôtre. 

MNO\. 

Oui  ;  mais  le  mariage 
jKe  convient  point  du  tout  à  mon  humeur;  je  croi, 
Par  cent  bonnes  raisons,  qu'il  n'est  pas  fait  pour  moi. 
Pour  changer,  il  faudrait  qu'une  très-grande  aisance 
Parût  à  ma  vieillesse  assui-er  l'opulence. 

M.  G/^nA^T. 
Eii  !  je  viens  vous  l'offrir.  De  nos  biens  rassemblés,  etc. 

Page  424,  vers  8  : 

11  faut  que  le  crédit  augmente  votre  aisance  ; 

Et,  si  vous  le  vouliez,  j'aurais,  par  ce  canal. 

Un  fortuné  brevet  de  fermier  générai. 

Nous  ferions  en  secret  mille  bonnes  affaires. 

Qui  produiraient  beaucoup  en  ne  nous  coûtant  guères; 

Et  votre  rare  esprit,  etc. 

Page  425,  vers  1 5  : 

M  N  0  N. 

Il  est  vrai  qu'on  pourrait  m'imputcr  par  envie 
Je  ne  sais  quoi  d'injuste,  et  quelque  hypocrisie. 

M.    GARANT. 

Eh  !  mon  Dieu  !  c'est  par  là  qu'on  réussit  souvent  ; 
Cette  monnaie  est  fausse,  elle  a  du  cours  pourtant. 
Que  me  sont,  après  tout,  les  enfants  do  Gourville? 
Rien  que  des  étrangers  à  qui  je  fus  utile. 
Il  faut  l'être  à  nous  seuls,  etc. 

Page  429,  vers  7  : 

Alarguiilier,  receveur,  ayant  beaucoup  d'argent. 

Page  433,  vers  2  : 

GOURVILLE     L'AÎMJ. 

Voulant  rester  chez  moi,  monsieur  Garant  me  donne 
Chez  la  discrète  Aubert  rendez-vous  à  dîner. 
Avec  lui,  me  dit-il,  il  y  doit  amener 
Bientôt  quelques  docteurs,  tous  savants  personnages, 
Parfaits  chez  les  parfaits,  etc. 

Page  434,  vers  4  : 

Vous  avez  oublié  votre  philosophie. 


478  VARIANTES    DU    1M:P0SITAIKE. 

Page  434,  vor>  7  : 

Que  je  n"ai  jamais  lus  dans  tous  nos  vieux  auteurs. 

/6(V/.^  vers  8  : 

Je  l'écoutais  parler,  je  la  voyais  sourire 
Avec  un  agrément  que  Ton  no  peut  décrire. 
Le  poison  le  plus  doux  dans  mes  veines  glissait  ; 
J'étais  hors  de  moi-mônio;  elle  s'attendrissait... 
Nous  nous  attendrissions...  Monsieur  Aubert  arrive; 
Madame  Aubert  s'enfuit,  a  l'air  d'être  craintive... 
Comme  une  femme,  enfin,  prise  avec  un  amant. 
Moi,  neuf  en  pareil  cas,  que  faire  en  ce  moment? 
Aubert  est  un  brutal,  et,  craignant  quelque  esclandre, 
J'ai  pris,  sans  dire  un  mot,  le  parti  de  descendre. 
Je  sors  en  maudissant  les  Auberts,  les  Garants, 
Et  donnant  de  bon  cœur  au  diable  les  savants. 
Ah  !  Lisette!  ah,  Picard  1  le  sage  est  peu  de  chose!  etc. 

Page  43o,  avant-dernier  vers  : 

LE    JEUNE    COLR  VILLE. 

Mon  frère,  pardonnez  ce  petit  tour  joyeux. 

(Bas,  à  Lisette.) 
Lisette,  écoute-moi  ;  la  petite  Sophie 
Vient  de  fuir  chez  madame,  et  je  te  la  confie; 
Sous  sa  protection  elle  doit  se  placer 
Pour  éviter  l'hymen  où  l'on  veut  la  forcer. 
Mais  surtout  prends  bien  garde  au  moins  qu'on  ne  la  voie. 

l'âge  439,  vers  6  : 

Et  chez  madame  Aubert  vos  secrètes  visites, 
Cet  excès  dont  partout  vous  êtes  accusé... 

GOUn  VILLE    l'aîné. 

Moi? 

l'avocat    placet. 
V'ous.  Tout  le  quartier  en  est  scandalisé; 
On  connaît  les  dangers  de  votre  caractère. 

GOlinVILLE    l'aîné. 

Juste  ciel  !  etc. 

Ibid.,  vers  M  : 

l'avocat  placet. 

Au  choix  de  ma  personne 
Justement  résolue,  à  sa  fille  elle  ordonne 
De  rompre  tout  commerce  avec  vous,  et  demain 
D'être  prête  à  l'autel  pour  recevoir  ma  main. 
Cet  ordre  positif  l'a  soudain  décidée. 
Du  logis  maternel  elle  s'est  évadée  ; 
On  dit  qu'elle  est  chez  vous,  etc. 


VARIANTKS    DU    DKPOSITAIKE.  47',> 

Page  440,  vers  27  : 

J'ai  fort  bien  rcussij  Je  crois  que  mes  bêtises 
Des  plus  grands  libertins  égalent  les  sottises; 
Je  suis,  sans  avoir  tort,  do  tout  point  confondu; 
C'est  là  payer  l'amende  ayant  été  battu. 
Un  bavard  d'avocat,  etc. 

Page  471,  vers  21.  —  Les  éditions  données  du  vivant  de  l'auteur  portent  : 
Adieu,  vilain  mâtin,  qui  m'en  fis  tant  accroire. 

Dans  quelques  éditions  récentes  on  lit  : 
Adieu,  vil  imposteur.  (B.) 


FIN    DES    VARIANTES    DU    DEPOSITAIRE. 


LES  GUÈBRES 


ou 


LA  TOLÉRANCE 


TRAGEDIE    EN    CINQ    ACTES 


NON      R  E  P  K  K  S  E  M'  E  B 


[\Ud 


(5.    —    TlIÉATKE.       V. 


31 


AVERTISSEMENT 

DE   BEUCHOT. 


L'Averlissemenl  des  Éditeurs  de  Kehl  pour  cette  pièce  était  bien  court  ^  : 
j'ose  dire  qu'il  l'était  trop. 

La  tragédie  des  Giièbres,  commencée  le  l*""  août  1768,  fut  faite  en  douze 
jours-.  Elle  était,  disait  Voltaire  "',  Vonwaged'wi  jeune  homme  fort  maigre, 
et  qui  avait  quelque  feu  dans  deux  yeux  noirs,  qui  se  disait  possédé  du 
diable,  et  qui  intitulait  sa  pièce  tragédie  plus  que  bourgeoise.  En  même 
temps  qu'il  écrivait  cela,  il  expédiait  le  manuscrit  à  Paris.  Mais  il  refit 
bientôt  les  trois  premières  scènes  du  cinquième  acte,  fit  au  quatrième  acte 
des  changements  pareils  *,  retoucha  aussi  les  trois  premiers  actes.  D'Ar- 
gental  avait  demandé  des  adoucissements  sur  la  prélraille;  mais  c'était  la 
chose  impossible,  la  pièce  n'étant  fondée  que  sur  l'horreur  que  la  prê- 
traiile  inspire  ^.  C'était  assez  d'un  tel  sujet  pour  éveiller  l'attention  des 
censeurs  dramatiques;  il  importait  donc  de  cacher  le  nom  de  l'auteur.  Vol- 
taire pensa  d'abord  à  donner  cette  tragédie  comme  l'ouvrage  posthume  de 
Guimond  de  la  Touche  (mort  en  '1760),  et  comme  étant  originairement  une 
tragédie  chrétienne  ^  ;  un  peu  plus  tard  '',  ce  fut  sur  le  compte  de  Desmahis 
(mort  en  1761);  et  les  premières  éditions  portent  en  effet  :  Par  M.  d**  M****. 
Un  passage  de  la  préface,  resté  longtemps  manuscrit^  et  qui  ne  fut  publié 
que  dans  les  éditions  de  Kehl,  nomme  en  toutes  lettres  cet  auteur;  ce 
qui  n'était  pas  sans  inconvénient,  car  c'était  s'exposer  à  des  réclamations 
de  la  part  des  héritiers;  en  retranchant  h.  l'impression  la  fin  de  la  préface, 

1.  Lo  voici  : 

V  La  tragédie  des  Guèbres  fut  donnée  au  public  comme  l'ouvrage  d'un  jeune 
auteur  anonyme:  et  nous  voyons  dans  le  mmuscrit  du  véritable  auteur  que  son 
intention  avait  été  de  l'attribuer  à  feu  M.  Desmahis,  l'un  de  ses  plus  aimables 
élèves;  et  voici  comme  il  terminait  le  discours  qu'on  vient  d';  lire  :  Le  résultat, 
etc.»  (voyez,  page  503,  la  note  du  Discours  historique  et  critique,  à  la  suite  duquel 
était  placé  V Avertissement  des  éditeurs  de  Kehl). 

2.  Lettres  à  d'Argental,  du  14  auguste  17G8;  à  Lekain,  du  30  avril  1769. 

3.  Lettre  à  d'Argental,  14  auguste  1708. 

4.  /(/.,  ibid.,  18  novembre  1/08. 

5.  Id.,  ibid. 

G.  Lettre  à  d'Argental.  du  5  décembre  1708. 
7.  Lettre  à  Sauriii.  du  3  auguste  1769. 


484  AVERTISSEMENT    DE    BEUCIIOT. 

c'était  se  mettre  à  l'abri  de  ces  réclamations.  Quelques  personnes  expliquent 
les  initiales  D.  M.  par  De  Morza,  nom  mis  par  Voltaire  aux  notes  de  \'Odc 
sur  la  morl  de  la  margrave  de  Dareulh,  et  à  d'autres  ouvrages. 

Mais  ces  précautions  vulgaires  lui  parurent  insufiisantes  :  il  tenait  par- 
dessus tout  à  ne  pas  être  soupçonné  d'être  l'auteur,  et  ne  trouva  rien  de 
mieux  à  faire  pour  cela  que  de  se  dédier  sa  pièce  ^  La  ruse  n'était  pas  nou- 
velle; Voltaire  lui-même  l'avait  employée  quelques  années  auparavant,  en 
se  faisant  adresser  les  Lettres  sur  la  Nouvelle  Héloise. 

L'édition  des  Guèbres,  qu'il  fit  faire  à  Genève  (sans  nom  de  ville),  con- 
tient une  Proface  de  l Éditeur ^  et  une  Épître  dédicatoire  à  M.  de  Voltaire, 
L'embarras  était  dans  la  mesure  à  donner  aux  éloges  que  devait  contenir  la 
dédicace.  11  faut  convenir  que,  s'ils  sont  assez  grands  pour  faire  croire  qu'il* 
étaient  d'une  plume  étrangère,  et  comme  il  le  dit-  :  «  Ce  qu'on  me  dit  dans 
la  délicace  est  d'une  nécessité  absolue  dans  la  position  où  je  me  trouve  », 
il  n'y  a  rien  d'exagéré  ni  de  trop  vague.  Une  seule  phrase  semble  trahir 
l'auteur,  c'est  celle  oii  il  parle  des  obligations  que  lui  ont  les  libraires; 
c'était  une  occasion  toute  naturelle  de  répondre  aux  calomnies  qu'on  avait 
répandues  contre  lui,  et  qu'on  répète  encore  aujourd'hui,  quelque  injustes 
qu'elles  soient. 

Cette  édition  de  Genève  avait  été  faite  pour  les  étrangers  ^  ;  quatre  exem- 
plaires en  furent  envoyés  à  Paris  *  :  ils  y  sont  très-rares,  et  ce  n'est  que 
dans  la  riche  collection  de  M.  de  Soleinne  que  j'ai  trouvé  un  exemplaire  de 
cette  édition,  qui  est  intitulée  les  Guèbres,  ou  la  Tolérance^  tragédie, 
par  M.  D**  M****,  1769,  in-S"  de  116  pages.  Une  réimpression  faite  à  Paris 
(sans  nom  de  ville),  en  82  pages  in-8",  porte  seulement  ce  titre  :  les  Guè- 
bres, tragédie,  par  M.  D.  M.  ;  elle  contient  la  Préface  de  l'Éditeur,  mais 
non  YÉpitre  dédicatoire.  Aucun  de  ces  deux  morceaux  ne  se  retrouve  dans 
une  troisième  édition,  à  Rotterdam,  cnez  Reinier  Leers  (k  Genève,  chez 
les  frères  Cramer),  1769,  in-S"  de  iv  et  lOi  p.iges.  Mais  cette  troisième  édi- 
tion, qui  est  encadrée,  et  qui  est  de  novembre  *  1769.  contient  un  Discours 
historique  et  critique  qui  paraissait  pour  la  première  fois. 

L' Épître  dédicatoire  n'a  pas  non  plus  été  reproduite  dans  l'édition  in-i"*. 
Cela  explique  comment  elle  a  échappé  aux  éditeurs  de  Kehl,  et  à  tous  ceux 
qui  m'ont  précédé. 

Le  sufl'rage  des  lecteurs  ne  suffisait  pas  ii  Voltaire.  Il  eût  bien  voulu  que 
la  pièce  fût  jouée  :  il  espérait  qu'elle  le  serait  à  Paris  avec  un  prodigieux 
succès  *.  Mais  un  procureur  du  roi  du  Chàtelet,  nommé  Moreau  ',  s'opposa 
à  la  représentation.  Voltaire  tourna  ses  vues  sur  Lyon  ;  le  zèle  de  Bordes  y 


1.  Lettres  à  d'Argontal,  '23  mai,  7  juillet  17G9, 

2.  Lettre  à  d'Argental,  du  23  mai  17G0. 

3.  Id.,  ibid. 

i.  Lettre  à  d'Argontal,  du  10  juin  1709. 

5.  Lettre  au  comte  de  Sctiombcrg,  du  31  octobre  17G9. 

6.  Lettre  à  d'Argental,  du  28  septembre  17(J8. 

7.  Lettre  à  M™-  du  Dcffant,  du  2i  juillet  ;  ù  d'Argental,  du  i  auguste  1709. 


AVERTISSEMENT   DE    BEUCIIOT.  485 

échoua  devant  les  mauvaises  dispositions  de  Montazet,  confrère  de  Voltaire 
à  l'Académie  française,  archevêque  de  Lyon,  et  qui  n'était  pourtant  qu'un 
pré  ire  de  Venus  '. 

D'Alembert,  qui  savait  combien  était  vif  le  désir  de  Voltaire  (jue  les 
Guèbres  fussent  mis  au  théâtre,  lui  écrivit  que  la  pièce  avait  été  ou  devait 
être  jouée  à  Toulouse  -.  C'était  pousser  la  flatterie  bien  loin.  La  tragédie  de 
la  Tolérance  ne  pouvait  se  représenter  dans  la  ville  dont  le  parlement  avait 
fait  rouer  Calas.  Quoique  Voltaire  parle  aussi  de  représentations  qui  se  pré- 
paraient à  Grenoble  '  et  ii  Orangis^,  il  est  douteux  que  les  Guèbres  aient  été 
joués  sur  aucun  théâtre^  mémo  sur  celui  de  Ferney,  M""  Denis  se  trouvant 
à  Paris  dans  les  derniers  mois  de  1768,  où  Voltaire  aurait  pu  vouloir  essayer 
sa  pièce. 

J'ai,  dans  mon  Avis  en  tête  des  Scylhes^  parlé  de  la  Lellre  à  un  ami 
de  province  sur  les  Scythes  et  les  Guèbres. 

Janvier  1832. 


1.  Lettre  à  d'Argnntal,  du  30  auguste  1709. 

2.  Lettre  à  d'Alembert,  du  22  février  1770. 

3.  Lettre  à  d'Argoiital,  du  20  janvier  1770. 

4.  Lettre  au  même,  du  27  septembre  1701).  Orangis  est  près  de  Pctitb^urg,  sur 
la  droite  de  Paris  à  Essonnes. 


ÉPITRE   DÉDICATOIRE^ 

A    M.    DE    VOLTAIRE 

DE    l'académie    française, 

DK    CSLLES    DE    FLORENCE,    DE    LONDRES,    DE   PÉTERSBOURG,    DE   BERLIN,    ETC. 

GENTILHOMME    ORDINAIRE    DU    KOI    TRÈS-CHRÉTIEN, 

ANCIEN    CHAMBELLAN    DU    ROI   DE   PRUSSE. 


A  qui  dédierons-nous  la  tragédie  de  a  Tolérance  qu'à  vous  qui 
avez  enseigné  cette  vertu  pendant  plus  de  cinquante  années?  Tout 
le  monde  a  retenu  ces  vers  de^«i/t'/îmu/coùle  héros  de  la  France, 
et  le  vôtre  -,  dit  à  la  reine  ÉlisalDeth  ^  : 

Et  périsse  à  jamais  l'affreuse  politique 

Qui  préleiid  sur  les  cœurs  un  pouvoir  despotique, 

Qui  veut,  le  fer  en  main,  convertir  les  mortels, 

Qui  du  sang  héiétique  arrose  les  autels. 

Et  prenant  un  faux  zèle  et  l'intérêt  pour  guides, 

Ne  sert  un  Dieu  de  paix  que  par  des  homicides  ! 

Quel  est  celui  de  vos  ouvrages  où  vous  n'ayez  pas  rendu  les 
fanatiques  persécuteurs  odieux  et  la  religion  respectable?  Votre 
Traité  de  la  Tolérance  ^  n'cst-il  pas  le  code  de  la  raison  et  de  l'hu- 
manité? N'avez-vous  pas  toujours  pensé  et  parlé  comme  le  véné- 
rable Berwick,  évêque  de  Soissons,  qui,  dans  son  mandement  de 
1757,  dit  expressément  que  nous  devons  regarder  les  Turcs  comme 
nos  frères  ^  ? 

1.  Cette  pièce,  ainsi  que  je  l'ai  dit  dans  l'avortisscnicnt  qui  précède,  n'a,  jusqu'à 
ce  jour  (janvier  'J83'2),  été  imprimée  que  dans  l'édition  originale.  (,B.) 

2.  L'édition  originale  porte  nôtre;  mais  cela  m'a  paru  une  faute  d'impression, 
et  j'ai  cru  pouvoir  et  devoir  n\QX.WQ  vôtre.  (B.) 

3.  Henriade,  chant  \l,  vers  17-22.  (B.) 

4.  Voyez  ce  Traité. 

5.  Voltaire  parle  souvent  de  ce  mandement,  qui  est  du  21  mars  1757,  et  non 
de  1754,  comme  le  dit  Voltaire  dans  le  chapitre  ii  du  Siècle  de  Louis  XIV,  (B.) 


488  EPITRE    DÉDTCATOIRE. 

De  plus  de  mille  "soyageurs  qui  sont  vemis  riiez  yoiis  depuis 
que  vous  êtes  retiré  dans  notre  voisinage,  on  sait  qu'il  ne  s'en  est 
pas  trouvé  un  seul  qui  n'ait  adopté  vos  maximes;  et  parmi  ces 
voyageurs  illusti'es  on  a  compté  des  souverains. 

S'il  est  encore  des  hommes  atroces  qui  ressemblent  en  secret 
aux  prêtres  des  furies  de  la  tragédie  des  Guèbrcs,  il  est  partout 
des  souverains,  des  guerriers,  des  magistrats,  des  citoyens  éclai- 
rés, qui  imitent  le  César  de  cette  tragédie  singulière. 

Nous  la  présentons  à  l'auteur  de  la  Henriade  et  de  tant  de  tra- 
gédies dictées  par  l'amour  du  genre  humain,  à  l'auteur  citoyen 
dont  la  vérité  a  toujours  conduit  la  plume,  soit  lorsque  ses  vers 
rendaient  le  grand  Henri  IV  encore  plus  cher  aux  nations,  soit 
quand  il  célébrait  en  prose  le  roi  Louis  XIV  ^  si  brillant  et  son 
successeur  si  chéri  -  ;  soit  quand  il  peignait  le  grand  siècle  qui 
n'est  que  trop  passé,  et  le  siècle  plus  raffiné,  plus  philosophique, 
le  siècle  des  paradoxes,  dans  lequel  nous  sommes  ;  l'un  qui  (ut 
celui  du  génie,  l'autre  qui  est  celui  des  raisonnements  sur  le 
génie,  mais  qui  est  aussi  celui  de  la  science  plus  répandue,  et 
surtout  de  la  science  économique  :  nous  vous  présentons,  dis-je, 
les  Guèbres  comme  un  ouvrage  que  vous  avez  inspiré. 

C'est  à  ceux  de  notre  profession  '  surtout  à  vous  faire  des 
remerciements,  ^  ous  nous  avez  comblés  de  vos  bienfaits.  Accep- 
tez cet  hommage  public  ;  nous  ne  serons  jamais  au  nombre  des 
ingrats. 

Le  jeune  auteur  des  Guchres,  qui  se  regarde  comme  votre 
disciple,  et  qui  veut  être  inconnu,  nous  a  expressément  recom- 
mandé de  vous  dire  tout  ce  que  nous  vous  disons  ici.  Nous  par- 
lons en  son  nom  comme  au  nôtre. 

Nous  avons  l'honneur  d'être  avec  un  profond  respect, 

Monsieur,  » 

Vos  très-liunihles  et  très-obéissants  serviteurs. 
Gabriel  GRASSET,  et  associés. 


1 .  Dans  le  Siècle  de  Louis  XI V. 

2.  Dans  le  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV 

3.  Les  libraires.  (B.) 


PREFACE 


DE  L'EDITELRi. 


Le  poëmc  dramatique  intitulé  les  Gucbres  était  originairement 
une  tragédie  chrétienne  ;  mais  après  les  tragédies  de  Saint  Genest, 
de  Polyeuctc,  de  Théodore,  de  Gahinie-,  et  de  tant  d'autres,  l'auteur 
de  cet  ouvrage  craignit  que  le  public  ne  fût  enfin  dégoûté,  et  que 
même  ce  ne  fût  en  quelque  façon  manquer  de  respect  pour  la 
religion  chrétienne  de  la  mettre  trop  souvent  sur  un  théâtre  pro- 
fane. Ce  n'est  que  par  le  conseil  de  quelques  magistrats  éclairés 
qu'il  substitua  les  Parsis,  ou  Guèbres,  aux  chrétiens.  Pour  peu 
qu'on  y  fasse  attention,  on  verra  qu'en  effet  les  Guèbres  n'ado- 
raient qu'un  seul  Dieu,  qu'ils  furent  persécutés  comme  lès  chré- 
tiens depuis  Dioclétien,  et  qu'ils  ont  dû  dire  à  peu  près  pour  leur 
défense  tout  ce  que  les  chrétiens  disaient  alors. 

L'empereur  ne  fait  à  la  fin  de  la  pièce  que  ce  que  fit  Constan- 
tin à  son  avènement,  lorsqu'il  donna  dans  un  édit  pleine  liberté 
aux  chrétiens  d'exercer  leur  culte,  jusque-là  presque  toujours 
défendu  ou  h  peine  toléré. 

M.  D.  !M.  ^  en  composant  cet  ouvrage,  n'eut  d'autre  vue  que 
d'inspirer  la  charité  universelle,  le  respect  pour  les  lois,  l'obéis- 
sance des  sujets  aux  souverains,  l'équité  et  l'indulgence  des  sou- 
verains pour  leurs  sujets. 

Si  les  prêtres  des  faux  dieux  abusent  cruellement  de  leur  pou- 

1.  L'éditeur  est  Voltaire  lui-même.  Cette  Préface, dont  il  parle  dans  sa  lettre  à 
d'Argental,  du  3  mai  171)9,  parut  dans  les  premières  éditions,  mais  fut,  dans  la 
troisième,  remplacée  par  un  Discours  Iiistorique  et  critique;  supprimée  ainsi  dans 
beaucoup  d'éditions,  elle  n'est  pas  dans  ïin-quarto,  mais  fut  rétablie  dans  l'édi- 
tion encadrée  ou  do  1775.  (U,) 

'i.  Les  auteurs  de  ces  tragédies  sont  nommés  dans  le  Discours  Iiistorique,  etc., 
page  492.  (B.) 

3.  Ces  trois  initiales  (dont  la  première  seule  se  trouve  dans  l'édition  de  1775  et 
dans  les  suivantes)  signifient  Monsieur  Des  Mahis.  à  rj'ui  Voltaire  voulait  attribuer 
Touvrage  ;  voyez,  dans  la  Correspondance,  une  lettre  du  3  auguste  1769.  (B.) 


490  PRÉFACE    DE    L'ÉDITEUR. 

voir  dans  cette  pièce,  J'empereur  les  réprime.  Si  l'abus  du  sacer- 
doce est  condamné,  la  Acrtu  de  ceux  qui  sont  dignes  de  leur  mi- 
nistère reçoit  tous  les  éloges  (luelle  mérite. 

Si  le  tribun  d'une  légion,  et  son  frère  qui  en  est  le  lieutenant, 
s'emportent  en  murmures,  la  clémence  et  la  justice  de  César  en 
font  des  sujets  fidèles  et  attachés  pour  jamais  à  sa  personne. 

Enfin  la  morale  la  plus  pure  et  la  félicité  publique  sont  l'objet 
et  le  résultat  de  cette  pièce.  C'est  ainsi  qu'en  jugèrent  des  hom- 
mes d'État  élevés  à  des  postes  considérables,,  et  c'est  dans  cette 
vue  qu'elle  fut  approuvée  à  Paris. 

Mais  on  conseilla  à  l'auteur  de  ne  la  point  exposer  au  théâtre, 
et  de  la  réserver  seulement  pour  le  petit  nombre  de  gens  de 
lettres  qui  lisent  encore  ces  ouvrages.  On  attendait  alors  avec 
impatience  plusieurs  tragédies  plus  théâtrales  et  plus  dignes  des 
regards  du  public,  soit  de  M.  du  Belloy,  soit  de  M.  Le  Mierre, 
ou  de  quelques  autres  auteurs  célèbres.  M.  D.  M.  ^  n'osa  ni  ne 
voulut  entrer  en  concurrence  avec  des  talents  qu'il  sentait  supé- 
rieurs aux  siens;  il  aima  mieux  avoir  droit  à  leur  indulgence 
que  de  lutter  vainement  contre  eux  ;  et  il  supprima  môme  son 
ouvrage,  que  nous  présentons  aujourd'hui  aux  gens  de  lettres  : 
car  c'est  leur  suffrage  qu'il  faut  principalement  ambitionner  dans 
tous  les  genres  ;  ce  sont  eux  qui  dirigent  à  la  longue  le  jugement 
et  le  goût  du  public.  Nous  n'entendons  pas  seulement  par  gens 
de  lettres  les  auteurs,  mais  les  amateurs  éclairés  qui  ont  fait  une 
étude  approfondie  de  la  littérature  :  Qui  vitam  excoluere  per  artes-; 
ce  sont  eux  que  le  grand  Virgile  place  dans  les  champs  Élysées 
parmi  les  ombres  heureuses,  parce  que  la  culture  des  arts  rend 
toujours  les  âmes  plus  honnêtes  et  plus  pures. 

Enfin  nous  avons  cru  que  le  fond  des  choses  qui  sont  traitées 
dans  ce  drame  pourrait  ranimer  un  peu  le  goût  de  la  poésie,  que 
l'esprit  de  dissertation  et  de  paradoxe  commence  à  éteindre  en 
France  malgré  les  heureux  efforts  de  plusieurs  jeunes  gens,  rem- 
plis de  grands  talents,  qu'on  n'a  peut-être  pas  assez  encouragés. 

1.  Au  lieu  de  ces  initiales,  qui   sont    dans  les    premières  éditions,  l'édition  de 
1775  et  ses  réimpressions  portent  :  «  L'auteur  de  la  Tolérance.  »  (B.) 

2.  Virgile,  /En.,  VI,  603.  (B.) 


DISCOURS^ 

HISTORIQUE     ET     CRITIQUE 


A     L    OCCASION 


DE  LA  TRAGÉDIE  DES  GUÈBRES. 


On  trouvera  dans  cette  nouvelle  édition  de  la  tragédie  des 
Guèbres,  exactement  corrigée,  beaucoup  de  morceaux  qui  n'étaient 
point  dans  les  premières.  Cette  pièce  n'est  pas  une  tragédie  ordi- 
naire dont  le  seul  but  soit  d'occuper  pendant  une  heure  le  loisir 
des  spectateurs,  et  dont  le  seul  mérite  soit  d'arracher,  avec  le 
secours  d'une  actrice,  quelques  larmes  bientôt  oubliées.  L'auteur 
n'a  point  cherché  de  vains  applaudissements,  qu'on  a  si  souvent 
prodigués  sur  les  théâtres  aux  plus  mauvais  ouvrages  encore  plus 
qu'aux  meilleurs. 

Il  a  seulement  voulu  employer  un  faible  talent  à  inspirer, 
autant  qu'il  est  en  lui,  le  respect  pour  les  lois,  la  charité  uni- 
verselle, l'humanité,  l'indulgence,  la  tolérance  :  c'est  ce  qu'on  a 
déjà  remarqué  -  dans  les  préfaces  qui  ont  paru  à  la  tête  de  cet 
ouvrage  dramatique. 

Pour  mieux  parvenir  à  jeter  dans  les  esprits  les  semences  de 
ces  vertus  nécessaires  à  toute  société,  on  a  choisi  des  personnages 
dans  l'ordre  commun.  On  n'a  pas  craint  de  hasarder  sur  la  scène 
un  jardinier,  une  jeune  fille  qui  a  prêté  la  main  aux  travaux 
rustiques  de  son  père,  des  officiers,  dont  l'un  commande  dans  une 
petite  place  frontière,  et  dont  l'autre  est  lieutenant  dans  la  com- 
pagnie de  son  frère  ;  enfin  un  des  acteurs  est  un  simple  soldat. 
De  tels  personnages,  qui  se  rapprochent  plus  de  la  nature,  et  la 

i.  Ce  Discours  est  en  tète  d'une  troisième  édition,  datée  do  17G9,  et  qui  ne 
contient  ni  la  Préface  qui  précède,  ni  VEpître  dédicatoire.  Voltaire  parle  de  ce 
DJscottrs  dans  sa  lettre  à  Schomberg,  du  31  octobre  176'.),  et  dans  celle  à  Riche- 
lieu, du  8  novembre.  (B.) 

2.  Page  489. 


192  DISCOURS    lIISTOlUnUE    ET    CRITIQUE. 

simplicilr  du  style  qui  leur  coiiviciil,  ont  paru  devoir  faire  plus 
(Tiuipression,  et  mieux  concourir  au  but  |)roposé  que  des  princes 
amoureux  et  des  princesses  })assionnées  :  les  théâtres  ont  assez 
retenti  de  ces  aventures  tragiques  qui  ne  se  passent  qu'entre  des 
souverains,  et  qui  sont  de  peu  d'utilité  pour  le  reste  des  hommes. 
On  trouve  à  la  vérité  un  empereur  dans  cette  pièce,  mais  ce  n'est 
ni  pour  lVap])er  les  yeux  par  le  faste  de  la  grandeur,  ni  pour 
étaler  son  pouvoir  en  vers  ampoulés  :  il  ne  vient  qu'à  la  fin  de  la 
tragédie,  et  c'est  pour  prononcer  une  loi  telle  que  les  anciens  les 
feignaient  dictées  par  les  dieux. 

Cette  heureuse  catastrophe  est  fondée  sur  la  plus  exacte  vérité. 
L'empereur  Gallien,  dont  les  prédécesseurs  avaient  longtemps 
persécuté  une  secte  persane,  et  même  notre  religion  chrétienne, 
accorda  enfin  aux  chrétiens  et  aux  sectaires  de  Perse  la  liberté  de 
conscience  par  un  édit  solennel.  C'est  la  seule  action  glorieuse  de 
son  règne.  Le  vaillant  et  sageDioclétien  se  conforma  depuis  à  cet 
édit  pendant  dix-huit  années  entières.  La  première  chose  que  fit 
Constantin,  après  avoir  vaincu  Maxence,  fut  de  renouveler  le 
fameux  édit  de  liberté  de  conscience,  porté  par  l'empereur 
Gallien  en  faveur  des  chrétiens.  Ainsi  c'est  proprement  la  liberté 
donnée  au  christianisme  qui  était  le  sujet  de  la  tragédie.  Le 
respect  seul  pour  notre  religion  empêcha,  comme  on  sait,  l'au- 
teur de  la  mettre  sur  le  théâtre  :  il  donna  la  pièce  sous  le  nom 
des  Guhbvcs.  S'il  l'avait  présentée  sous  le  titre  des  chrétiens,  elle 
aurait  été  jouée  sans  difficulté,  puisqu'on  n'en  fit  aucune  de 
représenter  le  saint  Genest  de  Rotrou,le  saint  Polijeucte,et  la  sainte 
Théodore,  vierge  et  martyre,  de  Pierre  Corneille,  le  saint  Alexis  de 
Desfontaines,  la  sainte  Gabinic  de  Brueys,  et  plusieurs  autres. 

Il  est  vrai  qu'alors  le  goût  était  moins  raffiné,  les  esprits 
étaient  moins  disposés  à  faire  des  applications  malignes;  le 
public  trouvait  bon  que  chaque  acteur  parlât  dans  son  caractère. 

On  applaudit  sur  le  théâtre  ces  vers  de  Marcèle  dans  la  tra- 
gédie de  Saint  Gcncst,  jouée  en  16^7,  longtemps  après  Polyenctc'^  : 

0  ridicule  erreur  de  vanter  la  puissance 

D'un  Dieu  qui  donne  aux  siens  la  mort  pour  récompense, 

D'un  imposteur,  d'un  fourbe,  et  d'un  crucifié! 

Oui  l'a  mis  dans  le  ciel?  Qui  l'a  déifié? 

1.  LcPoli/eucle  est  de  1G40;  le  Véritable  saint  Genest,  tragédie  de  Rotrou,quc 
les  frères  Parfaict  {Histoire  dit  Tliéâlre- Français,  VII,  i6)  mettent  en  IGiG,  fut  im- 
primé on  KJiS.  Un  autre  auteur,  nommé  Des  l'on  laines,  avait  donné,  on  IG15, 
rillustre  Comédien,  ou  le  Martyre  de  saint  Genest.  (B.) 


DISCOURS   HISTORIQUE   ET   CRITIQUE.  493 

Un  ramas  d'ienorants  et  d'iioninu's  inutiles, 
De  malheureux,  la  lie  et  l'opprobre  des  villes; 
Des  femmes,  des  enfants,  dont  la  crédulité 
S'est  forgée  à  plaisir  une  divinité  ; 
Des  gens  qui,  dépourvus  dos  biens  de  la  fortune, 
Trouvant  dans  leur  malheur  la  lumière  importune, 
Sous  le  nom  de  chrétiens  font  gloire  du  trépas, 
Et  du  mépris  des  biens  qu'ils  ne  possèdent  pas. 

Mais  on  applaudit  encore  davantage  celte  réponse  de  saint 
Genest  : 

Si  mépriser  leurs  dieux  c'est  leur  être  rebelle, 
Croyez  qu'avec  raison  je  leur  suis  infidèle, 
Et  que,  loin  d'excuser  cette  infidélité, 
C'est  un  crime  innocent  dont  je  fais  vanité. 
Vous  verrez  si  ces  dieux  de  métal  et  de  pierre 
Seront  puissants  au  ciel  comme  on  les  croit  en  terre. 
Et  s'ils  vous  sauveront  de  la  juste  fureur 
D'un  Dieu  dont  la  créance  y  passe  pour  erreur; 
Et  lors  ces  malheureux,  ces  opprobres  des  villes. 
Ces  femmes,  ces  enfants,  et  ces  gens  inutiles, 
Les  sectateurs  enfin  de  ce  crucifié. 
Vous  diront  si  sans  cause  ils  l'ont  déifié. 

On  avait  approuvé  dix  ans  auparavant,  dans  la  tragédie  de 
saint  Polycuctc,  le  zèle  avec  lequel  il  court  renverser  les  vases 
sacrés  et  briser  les  statues  des  dieux  dès  qu'il  est  baptisé.  Les 
esprits  n'étaient  pas  alors  aussi  difficiles  qu'ils  le  sont  aujour- 
d'hui ;  on  ne  s'aperçut  pas  que  l'action  de  Polyeucte  est  injuste  et 
téméraire  ;  peu  de  gens  même  savaient  qu'un  tel  emportement 
était  condamné  par  les  saints  conciles.  Quoi  de  plus  condamnable, 
en  effet,  que  d'aller  exciter  un  tumulte  horrible  dans  un  temple, 
de  mettre  aux  prises  tout  un  peuple  assemblé  pour  remercier  le 
ciel  d'une  victoire  de  l'empereur,  de  fracasser  des  statues  dont  les 
débris  peuvent  fendre  la  tête  des  enfants  et  des  femmes!  Ce 
n'est  que  depuis  peu  qu'on  a  vu  combien  la  témérité  de  Polyeucte 
est  insensée  et  coupable.  La  cession  qu'il  fait  de  sa  femme  à  un 
païen  a  paru  enfin  à  plusieurs  personnes  choquer  la  raison,  les 
bienséances,  la  nature,  et  le  christianisme  même  :  les  conversions 
subites  de  Pauline,  et  même  du  fôche  Félix,  ont  trouvé  des  cen- 
seurs, qui,  en  admirant  les  belles  scènes  de  cette  pièce,  se  sont 
révoltés  contre  quelques  défauts  de  ce  genre. 

Athalie  est  peut-être  le  chef-d'œuvre  de  l'esprit  humain. 
Trouver  le  secret  de  faire  en  France  une  tragédie  intéressante 


494  DISCOURS    IIISTORIOUE    ET    CIUTIOUE. 

sans  amour,  oser  faire  parler  un  enfant  sur  le  théâtre,  et  lui 
prêter  des  réponses  dont  la  candeur  et  la  simplicité  nous  tirent 
des  larmes,  n'avoir  presque  pour  acteurs  principaux  qu'une  vieille 
femme  et  un  prêtre,  remuer  le  cœur  pendant  cinq  actes  avec  ces 
faibles  moyens,  se  soutenir  surtout  (et  c'est  là  le  grand  art)  par 
une  diction  toujours  pure,  toujours  naturelle,  et  auguste,  souvent 
sublime;  c'est  là  ce  qui  n'a  été  donné  qu'à  Racine,  et  qu'on  ne 
reverra  probablement  jamais. 

Cependant  cet  ouvrage  n'eut  longtemps  que  des  censeurs. 
On  connaît  l'épigramme  de  Fontenelle,  qui  finit  par  ce  mauvais 
vers  : 

Pour  avoir  fait  pis  qu'Esther, 

Comment  diable  as-tu  pu  faire  ? 

Il  y  avait  alors  une  cabale  si  acharnée  contre  le  grand  Racine, 
que,  si  l'on  en  croit  l'historien  du  théâtre  français,  on  donnait, 
dans  des  jeux  de  société,  pour  pénitence  à  ceux  qui  avaient  fait 
quelque  faute,  de  lire  un  acte  û'Athalie;  comme  dans  la  société 
de  Boileau,  de  Furetière,  de  Chapelle,  on  avait  imposé  la  péni- 
tence de  lire  une  page  de  la  Pucclle  de  Chapelain  :  c'est  sur  quoi 
l'écrivain  du  Siècle  de  Louis  XIY  dit,  à  l'article  Racine  :  a  L'or  est 
confondu  avec  la  boue  pendant  la  vie  des  artistes,  et  la  mort  les 
sépare.  » 

Enfin,  ce  qui  montre  encore  plus  à  quel  point  nos  premiers 
jugements  sont  souvent  absurdes,  combien  il  est  rare  de  bien 
apprécier  les  ouvrages  en  tout  genre,  c'est  que  non-seulement 
Athalie  fut  impitoyablement  déchirée,  mais  elle  fut  oubliée.  On 
représentait  tous  les  jours  Alcihiadc\  pour  qui 

La  fille  d'un  grand  roi  - 

Brûle  d'un  feu  secret,  sans  honte  et  sans  effroi. 

Tous  les  nouveaux  acteurs  essayaient  leur  talent  dans  le  Comte 
d'Essex,  qui  dit  en  rendant  son  épée  : 

Vous  avez  en  vos  mains  ce  que  toute  la  terre 
A  vu  plus  d'une  fois  utile  à  l'Angleterre. 

On  applaudissait  à  la  reine  Elisabeth,  amoureuse  comme  une 
fille  de  quinze  ans  à  l'âge  de  soixante  et  huit;  les  loges  s'exta- 
siaient quand  elle  disait  : 


1.  Tragédie  do  Campistron,  jouée  en  1683. 

2.  Alcihiade,  acte  II,  scène  vu. 


DISCOURS    HISTORIQUE    ET    CRITIQUE.  495 

II  a  trop  de  ma  bouclio,  il  a  trop  de  mes  yeux 
Appris  qu'il  est,  l'ingrat,  ce  que  j'aime  le  mieux. 
De  cette  passion  que  faut-il  qu'il  espère? 
Ce  qu'il  faut  qu'il  espère!  et  qu'en  puis-je  espérer 
Que  la  douceur  de  voir,  d'aimer,  et  de  pleurer? 

Ces  énormes  platitudes ,  qui  suffiraient  à  déshonorer  une 
nation,  avaient  la  plus  ijrande  vogue;  mais  pour  Athalie,  il  n'en 
était  pas  question,  elle  était  ignorée  du  public.  Une  cabale  l'avait 
anéantie,  une  autre  cabale  enfin  la  ressuscita.  Ce  ne  fut  point 
parce  que  cet  ouvrage  est  un  chef-d'œuvre  d'éloquence  qu'on  le 
fit  représenter  en  1717  \  ce  fut  uniquement  parce  que  l'âge  du 
petit  Joas  et  celui  du  roi  de  France-  régnant  étant  pareils,  on 
crut  que  cette  conformité  pourrait  faire  une  grande  impression 
sur  les  esprits.  Alors  le  public  passa  de  trente  années  d'indifférence 
au  plus  grand  enthousiasme. 

Malgré  cet  enthousiasme,  il  y  eut  des  critiques  :  je  ne  parle 
pas  de  ces  raisonneurs  destitués  de  génie  et  de  goût,  qui,  n'ayant 
pu  faire  deux  bons  vers  en  leur  vie,  s'avisent  de  peser  dans  leurs 
petites  balances  les  beautés  et  les  défauts  des  grands  hommes,  à 
peu  près  comme  des  bourgeois  de  la  rue  Saint-Denis  jugent  les 
campagnes  des  maréchaux  de  Turenne  et  de  Saxe. 

Je  n'ai  ici  en  vue  que  les  réflexions  sensées  et  patriotiques  de 
plusieurs  seigneurs  considérables,  soit  français,  soit  étrangers  :  ils 
ont  trouvé  Joad  beaucoup  plus  condamnable  que  ne  l'était  Gré- 
goire VII  quand  il  eut  l'audace  de  déposer  son  empereur  Henri  IV^, 
de  le  persécuter  jusqu'à  la  mort,  et  de  lui  faire  refuser  la  sépulture. 

Je  crois  rendre  service  à  la  littérature,  aux  mœurs,  aux  lois, 
en  rapportant  ici  la  conversation  que  j'eus  dans  Paris  avec 
milord  Cornsbury,  au  sujet  d'une  représentation  é' Athalie. 

((  Je  ne  puis  aimer,  disait  ce  digne  pair  d'Angleterre,  le  pon- 
tife Joad  :  comment  !  conspirer  contre  sa  reine  à  laquelle  il  a  fait 
serment  d'obéissance  !  la  trahir  par  le  plus  lâche  des  mensonges, 
en  lui  disant  qu'il  y  a  de  l'or  dans  sa  sacristie,  et  qu'il  lui 
donnera  cet  or  !  la  faire  ensuite  égorger  par  des  prêtres  à  la 
Porte-aux-Chevaux,  sans  forme  de  procès!  une  reine!  une  femme! 
quelle  horreur  !  Encore  si  Joad  avait  quelque  prétexte  pour  com- 
mettre cette  action  abominable  !  mais  il  n'en  a  aucun.  Athalie 


\.  La  représentation  à'Atlialie  est  du  3  mars  1716. 
2.  Louis  XV,  né  en  1710. 


496  DISCOURS    IlISTORKME    ET    CRITIOUE. 

est  une  graud'inèrc  de  près  de  cent  ans'  ;  le  jeune  Joas  est  son 
pelit-lils,  son  uniijue  héritier;  elle  n'a  plus  de  parents;  son  intérêt 
est  de  rélever  et  de  lui  laisser  la  couronne;  elle  déclare  elle- 
même  qu'elle  n'a  pas  d'autre  intention.  C'est  une  absurdité 
insupportable  de  supposer  qu'elle  veuille  élever  Joas  chez  elle 
pour  s"en  défaire;  c'est  pourtant  sur  cette  absurdité  que  le  fana- 
tique Joad  assassine  sa  reine. 

«  Je  l'appelle  hardiment  fanatique,  puisqu'il  parle  ainsi  à  sa 
femme  (à  cetle  femme  assez  inutile  dans  la  pièce),  lorsqu'il  la 
trouve  avec  un  prêtre  qui  n'est  pas  de  sa  communion  : 

Quoi!  fille  de  David,  vous  parlez  à  ce  traître  -  ! 
Vous  souffrez  qu'il  vous  parle,  et  vous  ne  craignez  pas 
Que,  (lu  fond  de  l'abîme  entr'ouvert  sous  ses  pas, 
II  ne  sorte  à  l'instant  des  feux  qui  vous  embrasent, 
Ou  (lu'en  tombant  sur  lui  ces  murs  ne  vous  écrasent  ! 

((  Je  fus  très-content  du  parterre  qui  riait  de  ces  vers,  et  non 
moins  content  de  l'acteur  ^  qui  les  supprima  dans  la  représenta- 
tion suivante.  Je  me  sentais  une  horreur  inexprimable  pour  ce 
Joad  ;  je  m'intéressais  vivement  à  Athalie;  je  disais  d'après  vous- 
même  : 

Je  pleure,  hélas  !  de  la  pauvre  Atlialio, 

Si  méchamment  mise  à  mort  par  Joad  *. 

«  Car  pourquoi  ce  grand-prêtre  conspire-t-il  très-imprudem- 
ment contre  la  reine?  pourquoi  la  trahit-il?  pourquoi  l'égorge- 
t-il  ?  C'est  apparemment  pour  régner  lui-même  sous  le  nom  du 
petit  Joas  ;  car  quel  autre  que  lui  pourrait  avoir  la  régence  sous 
un  roi  enfant  dont  il  est  le  maître  ? 

((  Ce  n'est  pas  tout;  il  veut  qu'on  extermine  ses  concitoyens; 
qu'on  se  baigne  dans  leur  sang  sans  ho)-rcur;  il  dit  à  ses  prêtres  : 

Frappez  et  Tyriens  et  même  Israélites  *. 

1.  Voyez  page  128. 
'2.  Athalie,  acte  III,  scène  v.) 

;{.  C'était  Beaubourg  (Pierre  Tronchon,  sieur  de),  mort,  en  1725,  à  soixante- 
trois  ans. 

4.  L'épigrammc  de  Racine  sur  la.  Judith  de  Boyer  se  termine  par  ces  vers  ; 

Je  pleuro,  hclas!  pour  ce  pauvre  Hulophcrne 
Si  mécliamment  mis  a  mort  par^Judilh. 

(OEuvres  complètes  [de  Racine,  édition  do  MM.  Saint-Marc  Girardin  et  Louis 
Molatid,  tome  V,  p.  38Î).) 

5.  Athalie,  actti  IV,  scène  ui. 


DISCOURS   HISTORIQUE   ET   CRITIQUE.  497 

«  Quel  est  le  prétexte  de  cette  Louchcrie?  c'est  que  les  uns 
adorent  Dieu  sous  le  nom  phénicien  d'Adonai  ;  les  autres,  sous  le 
nom  chaldéen  de  Baal  ou  Bel.  En  bonne  foi,  est-ce  là  une  raison 
pour  massacrer  ses  concitoyens,  ses  parents,  comme  il  l'ordonne? 
Quoi  !  parce  que  Racine  est  janséniste,  il  veut  qu'on  fasse  une 
Saint-Barthélémy  des  liéréti(]ues! 

«  Il  est  d'autant  plus  permis  d'avoir  en  exécration  l'assassinat 
et  les  fureurs  de  Joad,  que  les  livres  juifs,  que  toute  la  terre  sait 
être  inspirés  de  Dieu,  ne  lui  donnent  aucun  éloge.  J'ai  vu  plu- 
sieurs de  mes  compatriotes  qui  regardent  du  même  œil  Joad  et 
Cromwell  :  ils  disent  que  l'un  et  l'autre  se  servent  de  la  religion 
pour  faire  mourir  leurs  monarques.  J'ai  vu  même  des  gens 
difficiles  qui  disaient  que  le  prêtre  Joad  n'avait  pas  plus  de  droit 
d'assassiner  Athalie  que  votre  jacobin  Clément  n'en  avait  d'assas- 
siner Henri  III. 

«  On  n'a  jamais  joué  Aihalie  chez  nous;  je  m'imagine  que 
c'est  parce  qu'on  y  déteste  un  prêtre  qui  assassine  sa  reine  sans  la 
sanction  d'un  acte  passé  en  parlement, 

—  C'est  peut-êti-c,  lui  répondis-je,  parce  qu'on  ne  tue  qu'une 
seule  reine  dans  cette  pièce;  il  en  faut  des  douzaines  aux  Anglais, 
avec  autant  de  spectres. 

—  Non,  croyez-moi,  me  répliqua-t-il,  si  on  ne  joue  point 
Aihalie  à  Londres,  c'est  qu'il  n'y  a  point  assez  d'action  i)0ur  nous  ; 
c'est  que  tout  s'y  passe  en  longs  discours;  c'est  que  les  quatre 
premiers  actes  entiers  sont  des  préparatifs  ;  c'est  que  Josabeth  et 
Mathan  sont  des  personnages  peu  agissants;  c'est  que  le  grand 
mérite  de  cet  ouvrage  consiste  dans  l'extrême  simplicité  et  dans 
l'élégance  noble  du  style.  La  simplicité  n'est  point  du  tout  un 
mérite  sur  notre  théâtre;  nous  voulons  bien  plus  de  fracas,  d'in- 
trigue, d'action,  et  d'événements  variés  :  les  autres  nations  nous 
blâment;  mais  sont-elles  en  droit  de  vouloir  nous  empêcher 
d'avoir  du  plaisir  à  notre  manière?  En  fait  de  goût,  comme  de 
gouvernement,  chacun  doit  être  le  maître  chez  soi.  Pour  la 
beauté  de  la  versification,  elle  ne  se  peut  jamais  traduire.  Enfin 
le  jeune  Éliacin,  en  long  habit  de  lin,  et  le  petit  Zacharie,  tous 
deux  présentant  le  sel  au  grand-prêtre,  ne  feraient  aucun  effet 
sur  les  têtes  de  mes  compatriqtes,  qui  veulent  être  profondément 
occupées  et  fortement  remuées. 

«  Personne  ne  court  véritablement  le  moindre  danger  dans 
cette  pièce  jusqu'au  moment  où  la  trahison  du  grand-prêtre 
éclate,  car  assurément  on  ne  craint  point  qu'Athalie  fasse  tuer  le 
petit  Joas  ;  elle  n'en  a  nulle  envie,  elle  veut  l'élever  comme  son 

C.  —  Théâtre.    V.  32 


498  DISCOURS    HISTORIQUE    ET    CRITIQUE. 

propre  fils^.  Il  faut  avouer  que  le  grand-prêtre,  par  ses  manœu- 
vres et  par  sa  lerocité,  fait  tout  ce  qu'il  peut  pour  perdre  cet 
enfant  qu'il  veut  conserver  ;  car  en  attirant  la  reine  dans  le  temple 
sons  prétexte  de  lui  donner  de  l'argent,  en  préparant  cet  assassinat, 
pouvait-il  s'assurer  que  le  petit  Joas  ne  serait  pas  égorgé  dans  le 
tunmlte  ? 

«  En  un  mot,  ce  qui  peut  être  bon  pour  une  nation  peut  être 
fort  insipide  pour  une  autre.  On  a  voulu  en  vain  me  faire 
admirer  la  réponse  que  Joas  fait  à  la  reine  quand  elle  lui  dit  : 

J'ai  mon  dieu  que  je  sers;  vous  servirez  le  vôtre  : 
Ce  sont  deux  puissants  dieux. 

Le  petit  Juif  lui  répond  : 

Il  faut  craindre  le  mien  ; 
Lui  seul  est  Dieu,  madame,  et  le  vôtre  n'est  rien. 

((  Qui  ne  voit  que  l'enfant  aurait  répondu  de  même  s'il  avait 
été  élevé  dans  le  culte  de  Baal  par  Matlian  ?  Cette  réponse  ne 
signifie  autre  chose  sinon  :  J'ai  raison,  et  vous  avez  tort,  car  ma 
nourrice  me  l'a  dit. 

(c  Enfin,  monsieur,  j'admire  avec  vous  l'art  et  les  vers  de  Ra- 
cine dans  Athalie,  et  je  trouve  avec  vous  que  le  fanatique  Joad  est 
d'un  très-dangereux  exemple, 

—  Je  ne  veux  point,  lui  répliquai-je,  condamner  le  goût  de 
vos  Anglais  ;  chaque  peuple  a  son  caractère  :  ce  n'est  point  pour 
le  roi  Guillaume  que  Racine  fit  son  Athalie;  c'est  pour  M'"^  de 
Maintenon  et  pour  des  Français,  Peut-être  vos  Anglais  n'auraient 
point  été  touchés  du  péril  imaginaire  du  petit  Joas  :  ils  raison- 
nent, mais  les  Français  sentent  :  il  faut  plaire  à  sa  nation  ;  et 
quiconque  n'a  point  avec  le  temps  de  réputation  chez  soi,  n'en  a 
jamais  ailleurs.  Racine  prévit  bien  l'effet  que  sa  pièce  devait  faire 
sur  notre  théâtre;  il  conçut  que  les  spectateurs  croiraient  en  effet 
que  la  vie  de  l'enfant  est  menacée,  quoiqu'elle  ne  le  soit  point  du 
tout.  Il  sentit  qu'il  ferait  illusion  par  le  prestige  de  son  art 
admirable;  que  la  présence  de  cet  enfant  et  les  discours  touchants 
de  Joad,  qui  lui  sert  de  père,  arracheraient  des  larmes. 

«  J'avoue  qu'il  n'est  pas  possible  qu'une  femme  d'environ  cent 
ans  veuille  égorger  son  petit-fils,  son  unique  héritier;  je  sais 
qu'elle  a  un  intérêt  pressant  à  l'élever  auprès  d'elle,  qu'il  doit  lui 

1.  AUiaUr,  acte  II,  scène  vu. 


DISCOURS   HISTORIQUE    ET   CRITIQUE.  499 

servir  de  sauvegarde  contre  ses  ennemis,  que  la  vie  de  cet  enfant 
doit  être  son  plus  cher  objet  après  la  sienne  propre  :  mais  l'auteur 
a  l'adresse  de  ne  pas  présenter  cette  vérité  aux  yeux;  il  la  déguise; 
il  inspire  de  l'horreur  pour  Athalie,  qu'il  représente  comme  ayant 
égorgé  tous  ses  petits-fils,  quoique  ce  massacre  ne  soit  nullement 
vraisemblable.  Il  suppose  que  Joas  a  échappé  au  carnage;  dès 
lors  le  spectateur  est  alarmé  et  attendri.  Un  vrai  poète,  tel  que 
Racine,  est,  si  je  l'ose  dire,  comme  un  dieu  qui  tient  les  cœurs 
des  hommes  dans  sa  main.  Le  potier  qui  donne  à  son  gré  des 
formes  à  l'argile  n'est  qu'une  faible  image  du  grand  poète  qui 
tourne  comme  il  veut  nos  idées  et  nos  passions.  » 

Tel  fut  à  peu  près  l'entretien  que  j'eus  autrefois  avec  milord 
Cornsbury,  l'un  des  meilleurs  esprits  qu'ait  produits  la  Grande- 
Bretagne. 

Je  reviens  à  présent  à  la  tragédie  des  Gucbrcs,  que  je  suis  bien 
loin  de  comparer  à  VAthalic  pour  la  beauté  du  style,  pour  la 
simplicité  de  la  conduite,  pour  la  majesté  du  sujet,  pour  les 
ressources  de  l'art. 

Athalie  a  d'ailleurs  un  avantage  que  rien  ne  peut  compenser, 
celui  d'être  fondée  sur  une  religion  qui  était  alors  la  seule 
véritable,  et  qui  n'a  été,  comme  on  sait,  remplacée  que  par  la 
nôtre.  Les  noms  seuls  d'Israël,  de  David,  de  Salomon,  de  Juda, 
de  Benjamin,  impriment  sur  cette  tragédie  je  ne  sais  quelle 
horreur  religieuse  qui  saisit  un  grand  nombre  de  spectateurs. 
On  rappelle  dans  la  pièce  tous  les  prodiges  sacrés  dont  Dieu 
honora  son  peuple  juif  sous  les  descendants  de  David  :  Achab 
puni;  les  chiens  qui  lèchent  son  sang,  suivant  la  prédiction 
d'Élie,  et  suivant  le  psaume  67  ^  :  Les  chiens  Ihcheront  leur  sang... 

Élie  annonce  qu'il  ne  pleuvra  de  trois  ans  ;  il  prouve  à  quatre 
cent  cinquante  prophètes  du  roi  Achab  qu'ils  sont  de  faux 
prophètes,  en  faisant  consommer  son  holocauste  d'un  bœuf  par 
le  feu  du  ciel  ;  et  il  fait  égorger  les  quatre  cent  cinquante 
prophètes  qui  n'ont  pu  opérer  un  pareil  miracle  :  tous  ces  grands 
signes  de  la  puissance  divine  sont  retracés  pompeusement  dans 
la  tragédie  cVAthalie  dès  la  première  scène.  Le  pontife  Joad  lui- 
même  prophétise,  et  déclare  que  l'or  sera  changé  en  plomb.  Tout 
le  sublime  de  l'histoire  juive  est  répandu  dans  la  pièce  depuis  le 
premier  vers  jusqu'au  dernier. 

La  tragédie  des  Guèbres  ne  peut  être  appuyée  par  ces  secours 

•1.  Verset  2i. 


500  DISCOURS   HISTORIQUE    ET    CRITIQUE. 

divins  :  il  ne  s'agit  ici  que  d"luiinanité.  Deux  simples  officiers, 
pleins  d'honneur  et  de  générosité,  veulent  arracher  une  fille 
innocente  à  la  fureur  de  quelques  prêtres  païens.  Point  de 
prodiges,  point  d'oracle,  point  d'ordre  des  dieux;  la  seule  nature 
parle  dans  la  pièce.  Peut-être  ne  va-t-on  pas  loin  quand  on  n'est 
pas  soutenu  par  le  merveilleux;  mais  enfin  la  morale  de  cette 
tragédie  est  si  pure  et  si  touchante  qu'elle  a  trouvé  grâce  devant 
tous  les  esprits  bien  faits. 

Si  ([ueique  ouvrage  de  théâtre  pouvait  contribuer  à  la  félicité 
publi(|ue  par  des  maximes  sages  et  vertueuses,  on  convient  que 
c'est  celui-ci.  Il  n'y  a  point  de  souverain  à  qui  la  terre  entière 
n'applaudit  avec  transport,  si  on  lui  entendait  dire  : 

Je  pense  en  citoyen  ;  j'agis  en  empereur  ^  : 
Je  hais  le  fanatique  et  le  persécuteur. 

Tout  l'esprit  de  la  pièce  est  dans  ces  deux  vers;  tout  y  conspire  à 
rendre  les  mœurs  plus  douces,  les  peuples  plus  sages,  les  souve- 
rains plus  compatissants,  la  religion  plus  conforme  à  la  volonté 
divine. 

On  nous  a  mandé  que  des  hommes  ennemis  des  arts,  et  plus 
encore  de  la  saine  morale,  cabalaient  en  secret  contre  cet  ouvrage 
utile;  ils  ont  prétendu,  dit-on,  qu'on  pouvait  appliquera  quelques 
pontifes,  à  quelques  prêtres  modernes,  ce  qu'on  dit  des  anciens 
prêtres  d'Apamée.  Nous  ne  pouvons  croire  qu'on  ose  hasarder, 
dans  un  siècle  tel  que  le  nôtre,  des  allusions  si  fausses  et  si 
ridicules.  S'il  y  a  peu  de  génie  dans  ce  siècle,  il  faut  avouer  du 
moins  qu'il  y  règne  une  raison  très-cultivée.  Les  honnêtes  gens 
ne  souffrent  plus  ces  allusions  malignes,  ces  interprétations 
forcées,  cette  fureur  de  voir  dans  un  ouvrage  ce  qui  n'y  est  pas. 
On  employa  cet  indigne  artifice  contre  le  Tariufje  de  Molière;  il 
ne  prévalut  pas  :  prévaudrait-il  aujourd'hui? 

Quelques  figuristes,  dit-on,  prétendent  que  les  prêtres  d'Apa- 
mée sont  les  jésuites  Le  Tellier  et  Doucin;  qu'Arzame  est  une 
religieuse  de  Port-Royal;  que  les  Guèbres  sont  les  jansénistes.  Cette 
idée  est  folle;  mais,  quand  même  on  pourrait  la  couvrir  de 
quelque  apparence  de  raison,  qu'en  résulterait-il?  que  les  jésuites 
ont  été  quelque  temps  des  persécuteurs,  des  ennemis  de  la  paix 
publique,  qu'ils  ont  fait  languir  et  mourir  par  lettres  de  cachet 
dans  des  prisons  plus  de  cinq  cents  citoyens  pour  je  ne  sais  quelle 

■  \.  Les  Guèhres,  acte  V,  scène  vi. 


DISCOURS   HISTORIQUE    ET   CRITIQUE.  501 

bulle  1  qu'ils  ayniont  fabriquée  eux-mêmes,  et  qu'enfin  on  a  très- 
bien  lait  de  les  punir. 

D'autres,  qui  veulent  absolument  trouver  une  clef  pour  l'in- 
tellif^ence  des  Guèbres,  soupçonnent  qu'on  a  voulu  poindre  l'In- 
quisition, parce  que,  dans  plusieurs  pays,  des  magistrats  ont  siégé 
avec  les  moines  inquisiteurs  pour  veiller  aux  intérêts  de  l'État  ; 
cette  idée  n'est  pas  moins  absurde  que  l'autre.  Pourquoi  vouloir 
expliquer  ce  qui  ne  demande  aucune  explication?  pourquoi 
s'obstiner  à  faire  d'une  tragédie  une  énigme  dont  on  cherche  le 
mot?  11  y  eut  un  nommé  du  Magnon  qui  imprima  que  Cinna 
était  le  portrait  de  la  cour  de  Louis  XlII. 

Mais  supposons  encore  qu'on  pût  imaginer  quelque  ressem- 
blance entre  les  prêtres  d'Apamée  et  les  inquisiteurs,  il  n'y  aurait 
dans  cette  ressemblance  prétendue  qu'une  raison  de  plus  d'élever 
des  monuments  à  la  gloire  des  ministres  d'Espagne  et  de  Portugal 
qui  ont  enfin  réprimé  les  horribles  abus  de  ce  tribunal  sangui- 
naire. Vous  voulez  à  toute  force  que  cette  tragédie  soit  la  satire  de 
l'Inquisition;  eh  bien!  bénissez  donc  tous  les  parlements  de 
France  qui  se  sont  constamment  opposés  à  l'introduction  de  cette 
magistrature  monstrueuse,  étrangère,  inique,  dernier  effort  de  la 
tyrannie,  et  opprobre  du  genre  humain.  Vous  cherchez  des  allu- 
sions ;  adoptez  donc  celle  qui  se  présente  si  naturellement  dans  le 
clergé  de  France,  composé  en  général  d'hommes  dont  la  vertu 
égale  la  naissance,  et  qui  ne  sont  point  persécuteurs  : 

Ces  pontifes  divins,  justement  respectés  -, 
Ont  condamné  l'orgueil,  et  plus  les  cruautés. 

Vous  trouverez,  si  vous  voulez,  une  ressemblance  plus  frap- 
pante entre  l'empereur  qui  vient  dire,  à  la  fin  de  la  tragédie,  qu'il 
ne  veut  pour  prêtres  que  des  hommes  de  paix,  et  ce  roi  sage  qui  a 
su  calmer  des  querelles  ecclésiastiques  qu'on  croyait  interminal)les. 

Quelque  allégorie  que  vous  cherchiez  dans  cette  pièce,  vous 
n'y  verrez  que  l'éloge  du  siècle. 

Voilà  ce  qu'on  répondrait  avec  raison  à  quiconque  aurait  la 
manie  de  vouloir  envisager  le  tableau  du  temps  présent  dans  une 
antiquité  de  quinze  cents  années. 

Si  la  tolérance  accordée  par  quelques  empereurs  romains 
paraissait  d'une  conséquence  dangereuse  à  quelques  habitants 

1.  La  bulle  Unigenitus.  (B.) 

2.  Les  Guèbres^  acte  I,  scène  m. 


502  DISCOURS   HISTORIQUE   ET    CRITIQUE. 

des  Gaules  du  dix-huitième  siècle  de  notre  ère  vulgaire  ;  s'ils 
oubliaieul  que  les  Provinces-Unies  doivent  leur  opulence  à  cette 
tolérance  humaine;  r.Vngleterre,  sa  puissance;  l'Allemagne,  sa 
paix  intérieure;  la  Russie,  sa  grandeur,  sa  nouvelle  popula- 
tion, sa  force;  si  ces  faux  politiques  s'effarouchent  d'une  vertu 
que  la  nature  enseigne,  s'ils  osent  s'élever  contre  cette  vertu, 
qu'ils  songent  au  moins  qu'elle  est  recommandée  par  Sévère  dans 
Pohjeucte^  : 

J'approuve  cependant  que  chacun  ait  ses  dieux. 

Qu'ils  avouent  que,  dans  les  Guchirs,  ce  droit  naturel  est  bien  plus 
restreint  dans  des  limites  raisonnables  : 

Que  chacun  dans  sa  loi  cherche  en  paix  la  lumière  ^; 
Mais  la  loi  de  l'État  est  toujours  la  première. 

Aussi  ces  vers  ont  été  toujours  reçus  avec  une  approbation  uni- 
verselle partout  où  la  pièce  a  été  représentée^  Ce  qui  est  approuvé 
par  le  suffrage  de  tous  les  hommes  est  sans  doute  le  bien  de  tous 
les  hommes. 

L'empereur,  dans  la  tragédie  des  Guèbres,  n'entend  point  et 
ne  peut  entendre,  par  le  mot  de  tolérance,  la  licence  des  opinions 
contraires  aux  mœurs,  les  assemblées  de  débauche,  les  confréries 
fanatiques  ;  il  entend  cette  indulgence  qu'on  doit  à  tous  les  ci- 
toyens qui  suivent  en  paix  ce  que  leur  conscience  leur  dicte,  et 
qui  adorent  la  Divinité  sans  troubler  la  société.  Il  ne  veut  pas 
qu'on  punisse  ceux  qui  se  trompent  comme  on  punirait  des  parri- 
cides. Un  code  criminel  fondé  sur  une  loi  si  sage  abolirait  des 
horreurs  qui  font  frémir  la  nature  :  on  ne  verrait  plus  des  pré- 
jugés tenir  lieu  de  lois  divines;  les  plus  absurdes  délations  devenir 
des  convictions  ;  une  secte  accuser  continuellement  une  autre 
secte  d'immoler  ses  enfants  ;  des  actions  indifférentes  en  elles- 
mêmes  portées  devant  les  tribunaux  comme  d'énormes  attentats  ; 
des  opinions  simplement  philosophiques  traitées  de  crimes  de 
lèse-majesté  divine  et  humaine;  un  pauvre  gentilhomme  con- 
damné à  la  mort  pour  avoir  soulagé  la  faim  dont  il  était  pressé  en 


1.  Acte  V,  scène  dernière. 

2.  Les  Guèbres,  acte  V,  scène  vi. 

3.  C'est  une  supposition  de  l'auteur,  qui  avait  grande  envie  de  la  faire  jouer 
à  Paris.  Il  fut  question  de  la  rcprôsentor  à  Lyon,  à  Toulouse;  cette  tragédie  n'a 
pu  même  être  représentée  sur  le  théâtre  de  Ferney  (voyez  page  iSS);  c'eût  été  trahir 
Yincognito  de  l'auteur.  (B.) 


DISCOURS    HISTORIQUE    ET    CRITIQUE.  S03 

mangeant  de  la  chair  de  cheval  en  carême  ^  une  étourderie  de 
jeunesse  punie  par  un  supplice  réservé  aux  parricides-  ;  et  enfin 
les  mœurs  les  plus  barhares  étaler,  à  l'étonneinent  des  nations 
indignées,  toute  leur  atrocité  dans  le  sein  de  la  politesse  et  des 
plaisirs.  C'était  malheureusement  le  caractère  de  quelques  peuples 
dans  des  temps  d'ignorance.  Plus  on  est  ahsurde,  plus  on  est  into- 
lérant et  cruel  :  l'absurdité  a  élevé  plus  d'échafauds  qu'il  n'y  a  eu 
de  criminels.  C'est  l'absurdité  qui  livra  aux  flammes  la  maréchale 
d'Ancre  et  le  curé  Urbain  Crandier;  c'est  l'absurdité,  sans  doute, 
qui  fut  l'origine  de  la  Saint-Barthélémy.  Quand  la  raison  est  per- 
vertie, l'homme  devient  un  animal  féroce  ;  les  bœufs  et  les  singes 
se  changent  en  tigres.  Voulez-vous  changer  enfin  ces  bêtes  en 
hommes?  Commencez  par  souffrir  qu'on  leur  prêche  la  raison -^ 

i.  Claude  Guillon,  exécuté  en  1G29,  le  25  juillet,  à  Saint-Claude,  en  Franche- 
Comté,  pour  ce  crime  de  lèse-majesté  divine  au  premier  chef.  —  Voltaire  a  parlé 
de  Guillon  dans  son  Commentaire  sur  le  livre  dus  Délits  et  des  Peines.  (B.) 

2.  Voyez  la  Relation  de  la  mort  du  chevalier  de  La  Barre.  (B.) 

3.  C'est  ici  que  se  termine  le  Discours  historique  dans  toutes  les  éditions 
données  du  vivant  de  l'auteur;  mais,  dans  le  manuscrit,  ce  discours  était  terminé 
par  le  passage  que  voici,  et  que  nous  ont  conservé  les  éditeurs  de  Kohi  : 

«  Le  résultat  de  ce  discours  est  qu'il  faut  de  la  tolérance  dans  les  bcanx-arts 
comme  dans  la  société  :  aussi  ce  jeune  Dosmahis  était  le  plus  tolérant  de  tous  les 
hommes;  il  ne  haïssait  que  les  pédants  insolents,  qui  sont  la  pire  espèce  du 
genre  humain,  soit  qu'ils  parlent  en  persécuteurs,  comme  l'ont  été  les  jésuites, 
soit  qu'ils  outragent  des  citoyens  dans  des  gazettes  ecclésiastiques  ou  profanes,  pour 
avoir  du  pain.  S'il  était  inexorable  pour  ces  âmes  lâches  et  perverses,  il  était  très- 
indulgent  pour  les  ouvrages  de  génie.  Il  n'en  est  aucun  de  parfait,  disait-il,  pas 
même  le  Tartuffe,  qui  approche  tant  de  la  perfection.il  y  a  des  morceaux  parfaits: 
c'est  tout  ce  qu'on  peut  attendre  de  la  faiblesse  humaine. 

«  C'est  dommage  qu'il  soit  mort  si  jeune,  ainsi  que  Guillaume  Vadé  et  Jérôme 
Carré;  ils  auraient  peut-être  un  peu  servi  à  débarbouiller  ce  siècle. 

M  Je  donne  donc  en  pur  don  les  Guèbres  de  M.  Desmahis  à  un  libraire  qui 
les  donnera  au  public  pour  do  l'argent. 

«  Je  n'excuse  ni  la  singularité  de  cette  pièce  ni  ses  défauts. 

«  Si  les  Guèbres  ennuient  mon  cher  lecteur,  et  m'ennuient  moi-même  quand  jo 
les  relirai,  ce  qui  m'est  arrivé  en  cent  occasions,  je  leur  dirai  : 

«  Enfant  posthume  et  misérable 
De  mon.  cher  petit  Desmahis, 
Tombez  dans  la  foule  innombrable 
De  ces  impertinents  écrits 
Dont  i'énormité  nous  accable, 
Tant  en  province  qu'à  Paris. 
C'est  un  destin  bien  déplorable, 
Mais  c'est  celui  des  beaux  esprits 
De  notre  siècle  incomparable.  »       (B.) 


PERSONNAGES. 


IRÂDAN,  tribun  militaire,  commandant  dans  le  château  d'Apamée. 

CÉSÈNE,  son  frère  et  son  lieutenant. 

ARZÉMON,  Parsisou  Guèbre,  agriculteur  retiré  près  de  la  ville  d'Apamée. 

ARZÉMON,  son  fils. 

ARZAME,  sa  fille. 

MÉGATISE,  Guèbre,  soldat  de  la  garnison. 

PRÊTRES    DU    PLUTON. 

L'EMPEREUR  et  ses  o F  F  i ci  E  r s . 

SOLDAT  S. 


La  scène  est  dans  le  château  d'ApamôG,  sur  l'Oronte,  en  Syrie. 


LES   GUEBRES 


ou 


LA  TOLERANCE 

TRAGÉDIE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE    I. 

IRADAN,    CÉSÈNE. 

CÉSÈNE, 

Je  suis  las  de  servir.  Souffrirons-nous,  mon  frère, 
Cet  avilissement  du  grade  militaire? 
N'avez-vous  avec  moi,  dans  quinze  ans  de  hasards, 
Prodigué  votre  sang  dans  les  camps  des  Césars 
Que  pour  languir  ici  loin  des  regards  du  maître, 
Commandant  subalterne  et  lieutenant  d'un  prêtre? 
Apamée  à  mes  yeux  est  un  séjour  d'horreur. 
J'espérais  près  de  vous  montrer  quelque  valeur, 
Combattre  sous  vos  lois,  suivre  en  tout  votre  exemple 
Mais  vous  n'en  recevez  que  des  tyrans  d'un  temple  ; 
Ces  mortels  inhumains,  à  Pluton  consacrés. 
Dictent  par  votre  voix  leurs  décrets  abhorrés  : 
Ma  raison  s'en  indigne,  et  mon  honneur  s'irrite 
De  vous  voir  en  ces  lieux  leur  premier  sateUite. 

IRADAN, 

Ah  !  des  mêmes  chagrins  mes  sens  sont  pénétrés  ; 
Moins  violent  que  vous,  je  les  ai  dévorés  : 


,06  LES    GUEBUES. 

Mais  qiw  l'airo?  ol  (|iii  siiis-jo?  un  soldat  de  fortune; 

Né  citoyen  romain,  mais  de  race  commune, 

Sans  soutiens,  sans  patrons,  qui  daignent  nrappuyer, 

Sous  ce  joug  odieux  il  m'a  fallu  plier. 

Des  prêtres  de  Phiton,  dans  les  murs  d'Apamée, 

L'autorité  fatale  est  trop  bien  confirmée  : 

Plus  l'abus  est  antique,  et  plus  il  est  sacré  ; 

Par  nos  derniers  Césars  on  l'a  vu  révéré. 

De  Tempire  persan  l'Oronte  nous  sépare  ; 

Gallien  veut  punir  la  nation  barbare 

Chez  qui  Valérien,  victime  des  revers, 

Chargé  d'ans  et  d'affronts,  expira  dans  les  fers. 

Venger  la  mort  d'un  père  est  toujours  légitime. 

Le  culte  des  Persans  à  ses  yeux  est  un  crime. 

Il  redoute,  ou  du  moins  il  feint  de  redouter 

Que  ce  peuple  inconstant,  prompt  à  se  révolter, 

N'embrasse  aveuglément  cette  secte  étrangère, 

A  nos  lois,  à  nos  dieux,  à  notre  État,  contraire  ;    . 

Il  dit  que  la  Syrie  a  porté  dans  son  sein 

De  vingt  cultes  nouveaux  le  dangereux  essaim, 

Que  la  paix  de  l'empire  en  peut  être  troublée, 

Et  des  Césars  un  jour  la  puissance  ébranlée  : 

C'est  ainsi  qu'il  excuse  un  excès  de  rigueur, 

CÉSÈNE. 

Il  se  trojTipe;  un  sujet  gouverné  par  l'honneur 
Distingue  en  tous  les  temps  l'État  et  sa  croyance. 
Le  trône  avec  l'autel  n'est  point  dans  la  balance. 
ÎMon  cœur  est  à  mes  dieux,  mon  bras  à  l'empereur. 
Eh  quoi  !  si  des  Persans  vous  embrassiez  l'erreur. 
Aux  serments  d'un  tribun  seriez-vous  moins  fidèle? 
Seriez-vous  moins  vaillant?  Auricz-vous  moins  de  zèle? 
Que  César  à  son  gré  se  venge  des  Persans  ; 
Mais  pourquoi  parmi  nous  punir  des  innocents? 
Et  pourquoi  vous  charger  de  l'alTreux  ministère 
Que  partage  avec  vous  un  sénat  sanguinaire  ? 

IRADAX. 

On  prétend  qu'à  ce  peuple  il  faut  un  joug  de  fer. 
Une  loi  de  terreur,  et  des  juges  d'enfer. 
Je  sais  qu'au  Capitole  on  a  plus  d'indulgence; 
Mais  le  cœur  en  ces  lieux  se  ferme  à  la  clémence  : 
Dans  ce  sénat  sanglant  les  tribuns  ont  leur  voix; 
J'ai  souvent  amolli  la  dureté  des  lois  ; 


ACTE    I,    SCENE    I.  507 

Mais  ces  juges  altiors  contestent  à  ma  place 
Le  droit  de  pardonner,  le  droit  de  faire  grâce. 

CÉSÈNE. 

Ah!  laissons  cette  place  et  ces  hommes  pervers. 
Sachez  ([ue  je  vivrais  dans  le  fond  des  déserts 
Du  travail  de  mes  mains,  chez  un  peuple  sauvage, 
Plutôt  ({ue  de  ramper  dans  ce  dur  esclavage. 

IHADAN. 

Cent  fois,  dans  les  chagrins  dont  je  me  sens  presser, 
A  ces  honneurs  honteux  j'ai  voulu  renoncer; 
Et,  foulant  à  mes  pieds  la  crainte  et  l'espérance, 
Vivre  dans  la  retraite  et  dans  l'indépendance; 
Mais  j'y  craindrais  encor  les  yeux  des  délateurs  : 
Rien  n'échappe  aux  soupçons  de  nos  accusateurs. 
Hélas  !  vous  savez  trop  qu'en  nos  courses  premières 
On  nous  vit  des  Persans  hahiter  les  frontières; 
Dans  les  remparts  d'Émesse  un  lien  dangereux, 
Un  hymen  clandestin  nous  enchaîna  tous  deux  : 
Ce  nœud  saint  par  lui-même  est  par  nos  lois  impie, 
C'est  un  crime  d'État  (pic  la  mort  seule  expie; 
Et  contre  les  Persans  César  envenimé 
Nous  punirait  tous  deux  d'avoir  jadis  aimé. 

CÉSÎ:;\E. 

Nous  le  mériterions.  Pourquoi,  malgré  nos  chaînes. 

Avons-nous  comhattu  sous  les  aigles  romaines  ? 

Triste  sort  d'un  soldat  !  docile  meurtrier. 

Il  détruit  sa  patrie  et  son  propre  foyer 

Sur  un  ordre  émané  d'un  préfet  du  prétoire  ; 

Il  vend  le  sang  humain  !  c'est  donc  là  de  la  gloire! 

Nos  homicides  hras,  gagés  par  l'empereur, 

Dans  des  lieux  trop  chéris  ont  poi'té  leur  fureur. 

Qui  sait  si,  dans  Émesse  ahandonnée  aux  flammes. 

Nous  n'avons  pas  frappé  nos  enfants  et  nos  femmes? 

Nous  étions  commandés  pour  la  destruction  ; 

Le  feu  consuma  tout;  je  vis  notre  maison. 

Nos  foyers  enterrés  dans  la  perte  commune. 

Je  ne  regrette  point  une  faihle  fortune  ; 

Mais  nos  femmes,  hélas  !  nos  enfants  au  herceau  ! 

Ma  fille,  votre  fils,  sans  vie  et  sans  tomheau  ! 

César  nous  rendra-t-il  ces  hiens  inestimables? 

C'est  de  l'avoir  servi  que  nous  sommes  coupables; 

C'est  d'avoir  obéi  quand  il  fallut  marcher, 


)08  LES   GUEBRES. 

Quand  César  alluma  col  liorrible  bûcher; 
C'est  d'avoir  asservi  sous  des  lois  sanguinaires 
Notre  indigne  valeur  et  nos  mains  mercenaires. 

IHADAN. 

Je  pense  comme  vous,  et  vous  me  connaissez; 

Mes  remords  par  le  temps  ne  sont  point  effacés. 

Mon  métier  de  soldat  pèse  à  mon  cœur  trop  tendre; 

Je  pleurerai  toujours  sur  ma  famille  en  cendre; 

J'abhorrerai  ces  mains  qui  n'ont  pu  les  sauver; 

Je  chérirai  ces  pleurs  qui  viennent  m'abreuver  : 

Nous  n'aurons,  dans  l'ennui  qui  tous  deux  nous  consume, 

Que  des  nuits  de  douleur  et  des  jours  d'amertume. 

CKSÎ';x\E. 

Pourquoi  donc  voulez-vous  de  nos  malheureux  jours, 
Dans  ce  fatal  service,  empoisonner  le  cours  ? 
Rejetez  un  fardeau  que  ma  gloire  déteste; 
Demandez  à  César  un  emploi  moins  funeste  : 
On  dit  qu'en  nos  remparts  il  revient  aujourd'hui. 

IRADAN. 

11  faut  des  protecteurs  qui  m'approchent  de  lui  ; 
Percerai-je  jamais  cette  foule  empressée, 
D'un  préfet  du  prétoire  esclave  intéressée. 
Ces  flots  de  courtisans,  ce  monde  de  llatteurs. 
Que  la  fortune  attache  aux  pas  des  empereurs, 
Et  qui  laisse  languir  la  valeur  ignorée. 
Loin  des  palais  des  grands,  honteuse  et  retirée? 

CÉSENE, 

N'importe,  à  ses  genoux  il  faudra  nous  jeter; 
S'il  est  digne  du  trône,  il  doit  nous  écouter. 


SCENE  II. 
IRADAN,    CÉSÈNE,    aiÉGATISE. 

IP,ADAN. 

Soldat,  que  me  veux-tu  ? 

MÉGATISE. 

Des  prêtres  d'Apamée 
Une  horde  nombreuse,  inquiète,  alarmée, 
Veut  qu'on  ouvre  à  l'instant,  et  prétend  vous  parler 


ACTE    I,    SCENE    II [.  509 

IRADAX.  ' 

Quelle  victime  cncor  leur  faut-il  immoler? 

MÉGATISE. 

Ah  !  tyrans  ! 

cksî:ne. 
C'en  est  trop,  mon  frère,  je  vous  quitte  ; 
Je  ne  contiendrais  pas  le  courroux  qui  m'irrite  : 
Je  n'ai  point  de  séance  au  Iribiinal  de  sang 
Où  montent  les  tribniis  par  les  droits  de  leur  rang; 
8i  j'y  dois  assister,  ce  n'est  qu'en  votre  absence. 
De  votre  ministère  exercez  la  puissance. 
Tempérez  de  vos  lois  les  décrets  rigoureux. 
Et,  si  vous  le  pouvez,  sauvez  les  malheureux. 


SCENE  m. 

IRADAN,    LE   GRAND-PRÈTtlE   de    pluton 
ET   SES   suivants;    MÉGATISE,    soldats. 

I R  A  D  A  \ . 

Ministres  de  nos  dieux,  quel  sujet  vous  attire? 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Leur  service,  leur  loi,  l'intérêt  de  l'empire. 
Les  ordres  de  César. 

IRADAN. 

Je  les  respecte  tous, 
Je  leur  dois  ohéir;  mais  que  m'annoncez-vous? 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Nous  venons  condamner  une  fille  coupable. 
Qui,  des  mages  Persans  disciple  abominable, 
Au  pied  du  mont  Liban,  par  un  culte  odieux. 
Invoquait  le  soleil,  et  blasphémait  nos  dieux; 
Envers  eux  criminelle,  envers  César  lui-môme, 
Elle  ose  mépriser  notre  juste  anathème. 
Vous  devez  avec  nous  prononcer  son  arrêt  ; 
Le  crime  est  avéré,  son  supplice  est  tout  prêt. 

IRADAN. 

Quoi  !  la  mort  ! 

LE   SECOND    PRÊTRE. 

Elle  est  juste,  et  notre  loi  l'exige. 


510  LES    GUÈBRES. 

lUADAN. 

Mais  SCS  sévérités.., 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Elle  mourra,  vous  dis-je  ; 
On  va  clans  ce  moment  la  remettre  en  vos  mains  : 
Remplissez  de  César  les  ordres  souverains. 

IRADAN. 

Une  fille!  un  enfant! 

LE    SECOND   PRÊTRE, 

Ni  le  sexe,  ni  l'âge 
Ne  peut  fléchir  les  dieux  que  l'infidèle  outrage. 

IRADAN. 

Cette  rigueur  est  grande  ;  il  faut  l'entendre  au  moins. 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Nous  sommes  à  la  fois  et  juges  et  témoins. 
Un  profane  guerrier  ne  devrait  point  paraître 
Dans  notre  tribunal  à  côté  du  grand-prêtre, 
L'honneur  du  sacerdoce  en  est  trop  irrité  ; 
Affecter  avec  nous  l'ombre  d'égalité, 
C'est  offenser  des  dieux  la  loi  terrible  et  sainte  ; 
Elle  exige  de  vous  le  respect  et  la  crainte  : 
Nous  seuls  devons  juger,  pardonner,  ou  punir, 
Et  César  vous  dira  comme  il  faut  obéir. 

IRADAN. 

Nous  sommes  ses  soldats,  nous  servons  notre  maître. 
Il  peut  tout. 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Oui,  sur  vous. 

IRADAN. 

Sur  vous  aussi  peut-être. 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Nos  maîtres  sont  les  dieux. 

IRADAN. 

Servez-les  aux  autels. 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Nous  les  servons  ici  contre  les  criminels. 

IRADAN. 

Je  sais  quels  sont  vos  droits  ;  mais  vous  pourriez  apprendre 

Qu'on  les  perd  quelquefois  en  voulant  les  étendre. 

Les  pontifes  divins,  justement  respectés, 

Ont  condamné  l'orgueil,  et  plus  les  cruautés; 

Jamais  le  sang  humain  ne  coula  dans  leurs  temples  : 


ACTE   I,    SCÈNE    IV.  oll 

Ils  l'ont  des  vœux  pour  nous  ;  imitez  leurs  exemples. 

Tant  qu'en  ces  lieux  surtout  je  pourrai  commander, 

N'espérez  pas  me  nuire,  et  me  déposséder 

Des  droits  que  Rome  accorde  aux  tribuns  militaires'. 

lîien  ne  se  lait  ici  par  des  lois  arbitraires; 

Montez  au  tribunal,  et  siégez  avec  moi. 

Vous,  soldats,  conduisez,  mais  au  nom  de  la  loi, 

La  mallieureuse  enfant  dont  je  plains  la  détresse  ; 

Ne  l'intimidez  point,  respectez  sa  jeunesse, 

Son  sexe,  sa  disgrùce  ;  et,  dans  notre  rigueur. 

Gardons-nous  bien  surtout  d'insulter  au  mallieur. 

(Il  monte  au  tribunal.) 

Puisque  César  le  veut,  pontifes,  prenez  place. 

LE    CUAND-PRÈTRE. 

César  viendra  bientôt  réprimer  tant  d'audace. 


SCENE  lY. 

LES     PRÉCÉDENTS,     ARZAME. 

(Iradan  est  placé  entre  le  premier  et  le  second  pontife.) 
IRADAN. 

Approchez-vous,  ma  fille,  et  reprenez  vos  sens, 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Vous  avez  à  nos  yeux,  par  un  impur  encens, 
Honorant  un  faux  dieu  qu'ont  annoncé  les  mages. 
Aux  vrais  dieux  des  Romains  refusé  vos  hommages  : 
A  nos  préceptes  saints  vous  avez  résisté  ; 
Rien  ne  vous  lavera  de  tant  d'impiété, 

LE    SECOND    PRÊTRE, 

Elle  ne  répond  point  ;  son  maintien,  son  silence. 
Sont  aux  dieux  comme  à  nous  une  nouvelle  oifense. 

IRADAN. 

Prêtres,  votre  langage  a  trop  de  dureté, 
Et  ce  n'est  pas  ainsi  que  parle  l'équité  : 

1.  <i  Que  peut-on  dire  de  plus  honnête  et  même  do  plus  fort  en  faveur  des 
prêtres?  écrivait  Voltaire.  Cela  ne  prévient-il  pas  toutes  les  allusions?  et,  s'il  faut 
qu'on  eu  fasse,  ces  allusions  ne  sont-elles  pas  alors  favorables?  » 


il2  LES   GUÈBRES. 

Si  le  juge  est  sôvère,  il  n'esl  point  tjrannique. 
Tout  soldat  que  je  suis  je  sais  comme  on  s'explique. 
Ma  fille,  est-il  Ijien  vrai  (]ue  vous  ne  suiviez  pas 
Le  culte  antique  et  saint  (jui  n-gne  en  nos  climats  ? 

AUZAME. 

Oui,  seigneur,  il  est  vrai. 

LE    GUAND-PRÊTRE. 

C'en  est  assez. 

LE    SECOND    PRÊTRE. 

Son  crime 
Est  dans  sa  propre  bouche  ;  elle  en  sera  victime. 

IRADAN. 

Non,  ce  n'est  point  assez  ;  et  si  la  loi  punit 
Les  sujets  syriens  qu'un  mage  pervertit. 
On  borne  la  rigueur  à  bannir  des  frontières 
Les  Persans  ennemis  du  culte  de  nos  pères. 
Sans  doute  elle  est  Persane  ;  on  peut  de  ce  séjour 
L'envoyer  aux  climats  dont  elle  tient  le  jour. 
Osez,  sans  vous  troubler,  dire  où  vous  êtes  née, 
Quelle  est  votre  famille  et  votre  destinée. 

ARZAME. 

Je  rends  grâce,  seigneur,  à  tant  d'humanité  : 

Mais  je  ne  puis  jamais  trahir  la  vérité  ; 

Mon  cœur,  selon  ma  loi,  la  préfère  à  la  vie'  : 

Je  ne  puis  vous  tromper,  ces  lieux  sont  ma  patrie. 

IRADAN. 

0  vertu  trop  sincère!  ô  fatale  candeur! 
Eh  bien  !  prêtres  des  dieux,  faut-il  que  votre  cœur 
Ne  soit  point  amolli  du  malheur  qui  la  presse? 
De  sa  simplicité,  de  sa  tendre  jeunesse? 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Notre  loi  nous  défend  une  fausse  pitié  : 

Au  soleil  à  nos  yeux  elle  a  sacrifié  ; 

Il  a  vu  son  erreur,  il  verra  son  supplice. 

ARZAME. 

Avant  de  me  juger  connaissez  la  justice  : 
Votre  esprit  contre  nous  est  en  vain  prévenu  ; 
Vous  punissez  mon  culte,  il  vous  est  inconnu. 

i.  On  lit  dans  Juvénal,  sat.  X,  v.  90-91  : 

N'^c  civis  urat  qui  libéra  possot 
Verba  animi  profsrrc  et  vitam  impuiuiere  vero. 


ACTE    I,    SCÈNE    IV.  513 

Saclicz  que  ce  soleil  (lui  répand  la  lumière', 
Ni  vos  divinités  de  la  iialiire  enlière, 
Que  vous  imaginez  résider  dans  les  airs, 
Dans  les  vents,  dans  les  flots,  sur  la  terre,  aux  enfers, 
Ne  sont  point  les  objets  que  mon  culte  envisage; 
Ce  n'est  point  au  soleil  à  qui  je  rends  hommage. 
C'est  au  Dieu  qui  le  fit,  au  Dieu  son  seul  auteur, 
Qui  punit  le  méchant  et  le  persécuteur. 
Au  Dieu  dont  la  lumière  est  le  premier  ouvrage  ; 
Sur  le  front  du  soleil  il  traça  son  image. 
Il  daigna  de  lui-même  imprimer  quelques  traits 
Dans  le  plus  éclatant  de  ses  faibles  portraits  : 
Nous  adorons  en  eux  sa  splendeur  éternelle. 

Zoroastre,  embrasé  des  flammes  d'un  saint  zèle, 
Nous  enseigna  ce  Dieu  que  vous  méconnaissez. 
Que  par  des  dieux  sans  nombre  en  vain  vous  remplacez, 
Et  dont  je  crains  pour  vous  la  justice  immortelle. 
Des  grands  devoirs  de  fliomme  il  donna  le  modèle  : 
Il  veut  qu'on  soit  soumis  aux  lois  de  ses  parents, 
Fidèle  envers  ses  rois,  même  envers  ses  tyrans. 
Quand  on  leur  a  prêté  serment  d'obéissance  ; 
Que  l'on  tremble  surtout  d'opprimer  l'innocence  ; 
Qu'on  garde  la  justice,  et  qu'on  soit  indulgent  ; 
Que  le  cœur  et  la  main  s'ouvrent  à  l'indigent  ; 
De  la  haine  à  ce  cœur  il  défendit  l'entrée  ; 
Il  veut  que  parmi  nous  l'amitié  soit  sacrée  : 
Ce  sont  là  les  devoirs  qui  nous  sont  imposés... 
Prêtres,  voilà  mon  Dieu  :  frappez,  si  vous  l'osez. 

IRADAN, 

Vous  ne  l'oserez  point  ;  sa  candeur  et  son  âge, 
Sa  naïve  éloquence,  et  surtout  son  courage, 
Adouciront  en  vous  cette  âpre  austérité 
Qu'un  faux  zèle  honora  du  nom  de  piété. 
Pour  moi,  je  vous  l'avoue,  un  pouvoir  invincible 
M'a  parlé  par  sa  bouche,  et  m'a  trouvé  sensible  ; 
Je  cède  à  cet  empire,  et  mon  cœur  combattu 
En  plaignant  ses  erreurs  admire  sa  vertu  : 


■1.  Lucain  (livre  IX  de  la  P/mrsaZe,  578-79)  met  les  vers  suivants  dans  la  bouche 
de  Caton  répondant  à  Labicnus  : 

Estne  dei  sedos,  nisi  terra,  et  pontus,  et  aer, 

Et  cœlum,  et  virtus?  Siiperos  quid  quserimus  ultra? 

C.  —  Théâtre.    V.  33 


514  LES   CiUEBRES. 

A  ses  illusions  si  le  ciel  l'abandonne, 

Le  ciel  peut  se  venger  ;  mais  que  riiomme  pardonne. 

Dût  César  me  punir  d'avoir  trop  émoussé 

Le  fer  sacré  des  lois  entre  nos  mains  laissé, 

J'absous  cette  coupable. 

LE    GRAND-PRKTRE. 

Et  moi,  je  la  condamne. 
Nous  ne  soullrirons  pas  qu'un  soldat,  un  profane. 
Corrompant  de  nos  lois  l'inflexible  équité. 
Protège  ici  l'erreur  avec  impunité. 

LE   SECOND   PRÊTRE. 

Il  faut  savoir  surtout  quel  mortel  l'a  séduite. 
Quel  rebelle  en  secret  la  tient  sous  sa  conduite, 
De  son  sang  réprouvé  quels  sont  les  vils  auteurs. 

ARZAME. 

Qui  ?  moi  !  j'exposerais  mon  père  à  vos  fureurs  ? 

Moi,  pour  vous  obéir,  je  serais  parricide? 

Plus  votre  ordre  est  injuste,  et  moins  il  m'intimide. 

Dites-moi  quelles  lois,  quels  édits,  quels  tyrans. 

Ont  jamais  ordonné  de  trahir  ses  parents? 

J'ai  parlé,  j'ai  tout  dit,  et  j'ai  pu  vous  confondre  ; 

Ne  m'interrogez  plus,  je  n'ai  rien  à  répondre. 

LR    GRAND-PRÊTRE. 

On  vous  y  forcera...  Garde  de  nos  prisons. 
Tribun,  c'est  en  vos  mains  que  nous  la  remettons  ; 
C'est  au  nom  de  César,  et  vous  répondrez  d'elle. 
Je  veux  bien  présumer  que  vous  serez  fidèle 
Aux  lois  de  l'empereur,  à  l'intérêt  des  cieux. 


SCENE    V. 
ÎRADAN,    ARZAME. 

IRADAN. 

Tout  au  nom  de  César,  et  tout  au  nom  des  dieux  ! 
C'est  en  ces  noms  sacrés  qu'on  fait  des  misérables  : 
0  pouvoirs  souverains,  on  vous  en  rend  coupables  !. 
Vous,  jeune  malheureuse,  ayez  un  peu  d'espoir. 
Vous  me  voyez  chargé  d'un  funeste  devoir; 
Ma  place  est  rigoureuse,  et  mon  âme  indulgente. 


ACTE    I,    SCÈNE    V.  545 

Dos  i)rêtrcs  de  Plutoii  la  troupe  intolérante 
Par  un  cruel  arrêt  vous  condamne  à  périr  ; 
Un  soldat  vous  absout,  et  veut  vous  secourir. 
Mais  que  puis-je  contre  eux?  Le  peuple  les  révère, 
L'empereur  les  soutient  ;  leur  ordre  sanguinaire 
A  mes  yeux,  malgré  moi,  peut  être  exécuté. 

ARZAME. 

Mon  cœur  est  plus  sensible  à  votre  humanité 
Qu'il  n'est  glacé  de  crainte  à  l'aspect  du  supplice. 

IRADAN. 

Vous  pourriez  désarmer  leur  barbare  injustice, 
Abjurer  votre  culte,  implorer  l'empereur; 
J'ose  vous  en  prier. 

ARZAME. 

Je  ne  le  puis,  seigneur. 

RADAN. 

Vous  me  faites  frémir,  et  j'ai  peine  à  comprendre 
Tant  d'obstination  dans  un  âge  si  tendre  ; 
Pour  des  préjugés  vains  aux  nôtres  opposés 
Vous  prodiguez  vos  jours  à  peine  commencés. 

ARZAME. 

Hélas  !  pour  adorer  le  Dieu  de  mes  ancêtres 
Il  me  faut  donc  mourir  par  la  main  de  vos  prêtres! 
Il  me  faut  expirer  par  un  supplice  affreux. 
Pour  n'avoir  pas  appris  l'art  de  penser  comme  eux  ! 
Pardonnez  cette  plainte,  elle  est  trop  excusable  ; 
Je  n'en  saurai  pas  moins  d'un  front  inaltérable 
Supporter  les  tourments  qu'on  va  me  préparer. 
Et  chérir  votre  main  qui  veut  m'en  délivrer. 

IRADAN. 

Vinsi  vous  surmontez  vos  mortelles  alarmes, 
Vous,  si  jeune  et  si  faible!  et  je  verse  des  larmes! 
Je  pleure,  et  d'un  œil  sec  vous  voyez  le  trépas! 
Non,  malheureuse  enfant,  vous  ne  périrez  pas  : 
Je  veux,  malgré  vous-même,  obtenir  votre  grâce  ; 
De  vos  persécuteurs  je  braverai  l'audace. 
Laissez-moi  seulement  parler  à  vos  parents  : 
Oui  sont-ils? 

ARZAME. 

Des  mortels  inconnus  aux  tyrans. 
Sans  dignités,  sans  biens  ;  de  leurs  mains  innocentes 
Ils  cultivaient  en  paix  des  campagnes  riantes, 


516  LES    GUÈBRES. 

Fidi'los  à  leur  culte  ainsi  qu'à  l'empereur*. 

IRADAN. 

Au  l>ruit  de  vos  dangers  ils  mourront  de  douleur; 
Vp])renez-nioi  leur  nom. 

ARZAME. 

J'ai  gardé  le  silence 
Quand  de  mes  oppresseurs  la  barbare  insolence 
Voulait  que  mes  parents  leur  fussent  décèles; 
Mon  cœur  fermé  pour  eux  s'ouvre  quand  vous  parlez  : 
Mon  père  est  Arzémon  :  ma  mère  infortunée 
Quand  j'étais  au  berceau  finit  sa  destinée  ; 
A  peine  je  l'ai  vue  ;  et  tout  ce  qu'on  m'a  dit, 
C'est  qu'un  chagrin  mortel  accablait  son  esprit  ; 
Le  ciel  permet  encor  que  le  mien  s'en  souvienne  : 
Elle  mouillait  de  pleurs  et  sa  couche  et  la  mienne. 
Je  naquis  pour  la  peine  et  pour  l'affliction. 
Mon  père  m'éleva  dans  sa  religion, 

Je  n'en  connus  point  d'autre;  elle  est  simple,  elle  est  pure 
C'est  un  présent  divin  des  mains  de  la  nature. 
Je  meurs  pour  elle. 

IRADAN. 

0  ciel  !  ô  dieux  qui  l'écoutez, 
Sur  cette  âme  si  belle  étendez  vos  bontés! 
Mais  parlez,  votre  père  est-il  dans  Apamée? 

ARZAME. 

Non,  seigneur,  de  César  il  a  suivi  l'armée  : 
Il  apporte  en  son  camp  les  fruits  de  ses  jardins, 
Qu'avec  lui  quelquefois  j'arrosai  de  mes  mains  : 
Nos  mœurs,  vous  le  voyez,  sont  simples  et  rustiques. 

IRADAN. 

Reste  de  l'âge  d'or  et  des  vertus  antiques. 

Que  n'ai-je  ainsi  vécu  !  que  tout  ce  que  j'entends 

Porte  au  fond  de  mon  cœur  des  traits  intéressants  I 

Vivez,  ô  noble  objet!  Ce  cœur  vous  en  conjure. 

J'en  atteste  cet  astre  et  sa  lumière  pure. 

Lui  par  qui  je  vous  vois  et  que  vous  révérez  ; 

S'il  est  sacré  pour  vous,  vos  jours  sont  plus  sacrés. 

Et  je  perdrai  ma  place  avant  qu'en  sa  furie 

La  main  du  fanatisme  attente  à  votre  vie... 


Innocuis  manibus  tranquilli  laeta  colebant 
Arva,  simul  solique  suo  regiquc  fidèles.  (B.) 


ACTE  I,    SCÈNE    VI.  i317 

\  ous  la  suivrez,  soldats  ;  mais  c'est  pour  observer 
Si  ces  prêtres  cruels  oseraient  l'enlever  ; 
Contre  leurs  attentats  vous  prendrez  sa  défense, 
11  est  beau  de  mourir  pour  sauver  l'innocence. 
Allez. 

ARZAME, 

Ah!  c'en  est  trop;  mes  jours  infortunés 
Méritent-ils,  seigneur,  les  soins  que  vous  prenez? 
Modérez  ces  bontés  d'un  sauveur  et  d'un  père. 


SCENE  VI. 

IRADAN. 

Je  m'emporte  trop  loin  :  ma  pitié,  ma  colère. 
Me  rendront  trop  coupable  aux  yeux  du  souverain  ; 
Je  crains  mes  soldats  même,  et  ce  terrible  frein. 
Ce  frein  que  l'imposture  a  su  mettre  au  courage  ; 
Cet  antique  respect,  prodigué  d'âge  en  âge 
A  nos  persécuteurs,  aux  tyrans  des  esprits. 
Je  verrai  ces  guerriers  d'épouvante  surpris  ; 
Ils  se  croiront  souillés  du  plus  énorme  crime. 
S'ils  osent  refuser  le  sang  de  la  victime. 
O  superstition,  que  tu  me  fais  trembler! 
Ministres  de  Pluton,  qui  voulez  l'immoler! 
Puissances  des  enfers,  et  comme  eux  inflexibles, 
Non,  ce  n'est  pas  pour  moi  que  vous  serez  terribles 
Un  sentiment  plus  fort  que  votre  affreux  pouvoir 
Entreprend  sa  défense,  et  m'en  fait  un  devoir  ; 
Il  étonne  mon  àme,  il  l'excite,  il  la  presse  : 
Mon  indignation  redouble  ma  tendresse  : 
Vous  adorez  les  dieux  de  l'inhumanité, 
Et  je  sers  contre  vous  le  Dieu  de  la  bonté. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIEME 


SCENE    I. 

IRADAN,    CÉSÈNE. 

CÉSÈNE. 

Ce  que  vous  m'apprenez  de  sa  simple  innocence, 

De  sa  grandeur  modeste,  et  de  sa  patience. 

Me  saisit  de  respect,  et  redouble  l'horreur 

Que  sent  un  cœur  bien  né  pour  le  persécuteur. 

Quelle  injustice,  ô  ciel!  et  quelles  lois  sinistres! 

Faut-il  donc  à  nos  dieux  des  bourreaux  pour  ministres  ? 

Numa,  qui  leur  donna  des  préceptes  si  saints. 

Les  avait-il  créés  pour  frapper  les  humains? 

Alors  ils  consolaient  la  nature  affligée. 

Que  les  temps  sont  divers!  que  la  terre  est  changée!... 

\h!  mon  frère,  achevez  tout  ce  récit  affreux, 

Qui  fait  pâlir  mon  front,  et  dresser  mes  cheveux. 

IRADAN. 

Pour  la  seconde  fois  ils  ont  paru,  mon  frère. 

Au  nom  de  l'empereur  et  des  dieux  qu'on  révère  ; 

Ils  les  ont  fait  parler  avec  tant  de  hauteur, 

lis  ont  tant  déployé  l'ordre  exterminateur 

Du  prétoire,  émané  contre  les  réfractaires, 

Tant  attesté  le  ciel  et  leurs  lois  sanguinaires, 

Que  mes  soldats,  tremblants  et  vaincus  par  ces  lois. 

Ont  l)aissé  leurs  regards  au  seul  son  de  leur  voix. 

Je  l'avais  bien  prévu  :  ces  prêtres  du  Tartare 

Avancent  fièrement  ;  et,  d'une  main  barbare, 

Ils  saisissent  soudain  la  fille  d'Arzémon, 

Cette  enfant  si  sublime,  Arzame  (c'est  son  nom); 

lis  la  traînaient  déjà  :  qnclfpies  soldats  en  larmes 


ACTE    II,    SCÈNE    I.  519 

Les  priaient  à  genoux  ;  nul  ne  prenait  les  armes. 

Je  m  "élance  sur  eux,  je  Tarraclic  à  leurs  mains  : 

u  Tremblez,  hommes  de  sang;  arrêtez,  inhumains; 

Tremblez  !  elle  est  Romaine  ;  en  ces  lieux  elle  est  née, 

Je  la  ])rends  pour  épouse.  0  dieux  de  l'hyménée  ! 

Dieux  de  ces  sacrés  nœuds,  dieux  cléments,  que  je  sers. 

Je  triomphe  avec  vous  des  monstres  des  enfers  ! 

Armez  et  protégez  la  main  que  je  lui  donne!  » 

Ma  cohorte  à  ces  mots  se  lève  et  m'environne  ; 

Leur  courage  renaît.  Les  tyrans  confondus 

Me  remettent  leur  proie,  et  restent  éperdus. 

«  Vous  savez,  ai-je  dit,  que  nos  lois  souveraines 

Des  saints  nœuds  de  l'hymen  ont  consacré  les  chaînes  ; 

Que  nul  n'ose  porter  sa  téméraire  main 

Sur  l'auguste  moitié  d'un  citoyen  romain  : 

Je  le  suis;  respectez  ce  nom  cher  à  la  terrée  )> 

Ma  voix  les  a  frappés  comme  un  coup  de  tonnerre  : 

Mais,  bientôt  revenus  de  leur  stupidité, 

Reprenant  leur  audace  et  leur  atrocité, 

Leur  bouche  ose  crier  à  la  fraude,  au  paijure; 

Cet  hymen,  disent-ils,  n'est  qu'un  jeu  d'imposture. 

Une  offense  à  César,  une  insulte  aux  autels; 

Je  n'en  ai  point  tissu  les  liens  solennels  ; 

Ce  n'est  qu'un  artifice  indigne  et  punissable... 

Je  vais  donc  le  former  cet  hymen  respectable  : 
Vous  l'approuvez,  mon  frère,  et  je  n'en  doute  pas; 
Il  sauve  l'innocence,  il  arrache  au  trépas 
Un  objet  cher  aux  dieux  aussi  bien  qu'à  moi-même. 
Qu'ils  protègent  par  moi,  qu'ils  ordonnent  que  j'aime, 
Et  qui,  par  sa  vertu,  plus  que  par  sa  beauté. 
Est  l'image,  à  mes  yeux,  de  la  divinité. 

CÉSÈNE. 

Qui?  moi!  si  je  l'approuve!  ah,  mon  ami,  mon  frère! 
Je  sens  que  cet  hymen  est  juste  et  nécessaire  : 
Après  l'avoir  promis,  si,  rétractant  vos  vœux. 
Vous  n'accomplissiez  pas  vos  destins  généreux. 
Je  vous  croirais  paijure,  et  vous  seriez  complice 
Des  fureurs  des  tyrans  armés  pour  son  supplice. 


\.  (!  Clamabat  ille  miser....  Civis  romunus  sum....  0  jus  eximium  iiostrœ  civi- 
tatis....  »  (Cic.  1)1  Verr,  5.) 


520  LES    (JUÈBRES. 

Arzauic,  dites-vous,  a  dans  le  plus  bas  rang 
Obscurément  puisé  la  source  de  son  sang; 
Avons-nous  des  aïeux  dont  les  fronts  en  rougissent? 
Ses  grâces,  sa  vertu,  son  péril,  Fenaoblissent'.' 
Dégagez  vos  serments,  pressez  ce  nœud  sacré. 
Le  fds  d'un  Scipion  s'en  croirait  honoré. 
Ce  n'est  point  là  sans  doute  un  hymen  ordinaire, 
Enfant  de  l'intérêt  et  d'un  amour  vulgaire-  ; 
La  magnanimité  forme  ces  sacrés  nœuds, 
Us  consolent  la  terre,  ils  sont  bénis  des  cieux  ; 
Le  fanatisme  en  tremble  :  arrachez  à  sa  rage 
L'objet,  le  digne  objet  de  votre  juste  hommage. 

IRADAN. 

Eh  bien!  préparez  tout  pour  ce  nœud  solennel. 
Les  témoins,  le  festin,  les  présents,  et  l'autel  ; 
Je  veux  qu'il  s'accomplisse  aux  yeux  des  tyrans  même 
Dont  la  voix  infernale  insulte  à  ce  que  j'aime. 

(A  des  suivanis.) 

Qu'on  la  fasse  venir...  Mon  frère,  demeurez, 
Digne  et  premier  témoin  de  mes  serments  sacrés. 
La  voici. 

CÉSÈNE. 

Son  aspect  déjà  vous  justifie. 


SCENE   II. 

IRADAN,    CÉSÈNE,    ARZAME. 

IRADAN. 

Arzame,  c'est  à  vous  que  mon  cœur  sacrifie  ; 
Ce  cœur,  qui  ne  s'ouvrait  qu'à  la  compassion. 
Repoussait  loin  de  vous  la  persécution. 
Contre  vos  ennemis  l'équité  se  soulève  : 


1.  Toutes  les  éditions  antcriciiros  aux  éditions  de  Keh!  portaient:  anoblis- 
sent. (B.) 

2.  On  lit  dans  Horace,  liv.  II,  od.  iv  : 

Crcde  non  illam  tibi  de  scelesta 
Plebe  deleclam;  neque  sic  fidelem, 
Sic  lucro  aversam,  potuisso  nasci 
Matre  pudenda. 


I 


ACTE    II,    SCENE    III.  521 

Elle  a  tout  commencé,  l'amour  parle  et  lachève. 
Je  suis  prêt  de  former,  en  présence  des  dieux, 
En  i)résence  du  vôtre,  un  nœud  si  précieux. 
Un  nœud  qui  lait  ma  gloire,  et  qui  vous  est  utile. 
Qui  contre  vos  tyrans  vous  ouvre  un  prompt  asile. 
Qui  vous  peut  en  secret  donner  la  liberté 
D'exercer  votre  culte  avec  sécurité. 
Il  n'en  faut  point  douter,  l'éternelle  puissance. 
Qui  voit  tout,  qui  fait  tout,  a  fait  cette  alliance; 
Elle  vous  a  portée  aux  écueils  de  la  mort. 
Dans  un  orage  affreux  qui  vous  ramène  au  port  : 
Sa  main,  qu'elle  étendait  pour  sauver  votre  vie, 
Tissut  en  même  temps  ce  saint  nœud  qui  nous  lie. 
Je  vous  présente  un  frère  ;  il  va  tout  préparer 
Pour  cet  heureux  hymen  dont  je  dois  m'honorer, 

ARZAME. 

A  votre  frère,  à  vous,  pour  tant  de  bienfaisance. 
Hélas  !  j'offre  mon  trouble  et  ma  reconnaissance  ; 
Puisse  l'astre  du  jour  épancher  sur  tous  deux 
Ses  rayons  les  plus  purs  et  les  plus  lumineux! 
Goûtez,  en  vous  aimant,  un  sort  toujours  prospère; 
Mais,  ô  mon  bienfaiteur!  ô  mon  maître!  ô  mon  père! 
Vous  qui  faites  sur  moi  tomber  ce  noble  choix, 
Daignez  prêter  l'oreille  en  secret  à  ma  voix. 

CÉSÈNE. 

Je  me  retire,  Arzame,  et  mes  mains  empressées 
Vont  préparer  pour  vous  les  fêtes  annoncées; 
Tendre  ami  de  mon  frère,  heureux  de  son  bonheur. 
Je  partage  le  vôtre,  et  vois  en  vous  ma  sœur, 

ARZAME. 

Que  vais-je  devenir? 


SCENE    III. 

IRADAN,    ARZAME. 

IRADAN, 

Belle  et  modeste  Arzame, 
Versez  en  liberté  vos  secrets  dans  mon  âme  ; 
Ils  sont  à  moi,  parlez,  tout  est  commun  pour  nous. 


522  LES    CUKBRES. 

A  HZ  AME. 

Mon  i)ôrc!  en  frémissant  je  tombe  à  vos  genoux. 

I  n  A  D  A  iS . 

.Ne  craignez  rien,  parlez  à  l'époux  qui  vous  aime. 

ARZAME. 

J'atteste  ce  soleil,  image  de  Dieu  même, 

Que  je  voudrais  pour  vous  répandre  tout  le  sang 

Dont  ces  prêtres  de  mort  vont  épuiser  mon  flanc. 

IRADAN. 

Ali!  que  me  dites-vous?  et  quelle  défiance! 
Tout  le  mien  coulera  plutôt  qu'on  vous  offense  ; 
Ces  tyrans  confondus  sauront  nous  respecter, 

ARZAME. 

Juste  Dieu  !  que  mon  cœur  ne  peut-il  mériter 
Une  bonté  si  noble,  une  ardeur  si  touchante  ! 

IRADAN. 

Je  m'honore  moi-même,  et  ma  gloire  est  contente 
Des  honneurs  qu'on  doit  rendre  à  ma  digne  moitié. 

ARZAME. 

C'en  est  trop...  bornez-vous,  seigneur,  à  la  pitié; 
Mais  daignez  m'assurer  qu'un  secret  qui  vous  touche 
Ne  sortira  jamais  de  votre  auguste  bouche. 

IRADAN. 

Je  vous  le  jure. 

ARZAME. 

Eh  bien!... 

IRADAN. 

Vous  semblez  hésiter, 
Et  vos  regards  sur  moi  tremblent  de  s'arrêter  ; 
Vous  pleurez,  et  j'entends  votre  cœur  qui  soupire. 

ARZAME. 

Écoutez,  s'il  se  peut,  ce  que  je  dois  vous  dire  : 
Vous  ne  connaissez  pas  la  loi  que  nous  suivons; 
Elle  peut  être  horrible  aux  autres  nations  ; 
La  créance,  les  mœurs,  le  devoir,  tout  diffère  ; 
Ce  qu'ici  l'on  proscrit,  ailleurs  on  le  révère  : 
La  nature  a  chez  nous  des  droits  purs  et  divins 
Qui  sont  un  sacrilège  aux  regards  des  Romains  ; 
Notre  religion,  à  la  vôtre  contraire, 
Ordonne  que  la  sœur  s'unisse  avec  le  frère. 
Et  veut  que  ces  liens,  par  un  double  retour. 
Rejoignent  parmi  nous  la  nature  à  l'amour; 


ACTE    II,    SCÈNE    III.  523 

La  source  de  leur  sang,  i)Our  eux  toujours  sacrée, 
En  se  réunissant  n'est  jamais  altérée. 
Telle  est  ma  loi. 

IRADAN. 

Barbare  !  Ah  !  que  m'avez-TOus  dit  ? 

ARZAME. 

Je  l'avais  bien  prévu...  votre  cœur  en  frémit. 

IRA  DAN. 

Vous  avez  donc  un  frère  ? 

ARZAME. 

Oui,  seigneur,  et  je  l'aime  : 
Mon  père  à  son  retour  dut  nous  unir  lui-même  ; 
Mais  ma  mort  préviendra  ces  nœuds  infortunés, 
De  nos  Guèbres  chéris,  et  chez  vous  condamnés. 
Je  ne  suis  plus  pour  vous  qu'une  vile  étrangère, 
Indigne  des  bienfaits  jetés  sur  ma  misère, 
Et  d'autant  plus  coupable  à  vos  yeux  alarmés, 
Que  je  vous  dois  la  vie,  et  qu'enfin  vous  m'aimez. 
Seigneur,  je  vous  l'ai  dit,  j'adore  en  vous  mon  père  ; 
Mais  plus  je  vous  chéris,  et  moins  j'ai  dû  me  taire. 
Rendez  ce  triste  cœur,  qui  n'a  pu  vous  tromper. 
Aux  homicides  bras  levés  pour  le  frapper. 

IRADAN. 

.Je  demeure  immobile,  et  mon  âme  éperdue 

ISe  croit  pas  en  effet  vous  avoir  entendue. 

De  cet  affreux  secret  je  suis  trop  offensé  ; 

Mon  cœur  le  gardera...  mais  ce  cœur  est  percé. 

Allez  ;  je  cacherai  mon  outrage  à  mon  frère. 

Je  dois  me  souvenir  combien  vous  m'étiez  chère  : 

Dans  l'indignation  dont  je  suis  pénétré, 

Malgré  tout  mon  courroux,  mon  honneur  vous  sait  gré 

De  m'avoir  dévoilé  cet  effrayant  mystère. 

Votre  esprit  est  trompé,  mais  votre  âme  est  sincère. 

Je  suis  épouvanté,  confus,  humilié  ; 

Mais  je  vous  vois  toujours  d'un  regard  de  pitié  : 

Je  ne  vous  aime  plus,  mais  je  vous  sers  encore. 

ARZAME. 

Il  faut  bien,  je  le  vois,  que  votre  cœur  m'abhorre. 
Tout  ce  que  je  demande  à  ce  juste  courroux. 
Puisque  je  dois  mourir,  c'est  de  mourir  par  vous. 
Non  des  horribles  mains  des  tyrans  d'Apamée. 
Le  père,  le  héros,  par  qui  je  fus  aimée, 


324  LES    GUÈBRES. 

En  me  pri\ant  du  jour,  de  ce  jour  que  je  hais, 
En  décliimnt  ce  cœur  tout  plein  de  ses  bienfaits, 
Rendra  ma  mort  plus  douce,  et  ma  bouche  expirante 
Bénira  jusqu'au  bout  cette  main  bienfaisante. 

IllAUAN. 

Allez,  n'espérez  pas,  dans  votre  aveuglement. 
Arracher  de  mon  âme  un  tel  consentement. 
Par  le  pouvoir  secret  d'un  charme  inconcevable. 
Mon  cœur  s'attache  à  vous,  tout  ingrate  et  coupable  : 
Vos  nœuds  me  font  horreur  ;  et  dans  mon  désespoir. 
Je  ne  puis  vous  haïr,  vous  quitter,  ni  vous  voir. 

AUZAME. 

Et  moi,  seigneur,  et  moi,  plus  que  vous  confondue, 
Je  ne  puis  m'arracher  d'une  si  chère  vue, 
Et  je  crois  voir  en  vous  un  père  courroucé 
Qui  me  console  encor  quand  il  est  offensé. 


SCENE    lY. 

IRADAN,    ARZAME,    CÉSÈNE. 

CÉSÈNE. 

Mon  frère,  tout  est  prêt,  les  autels  vous  demandent  ; 
Les  prêtresses  d'hymen,  les  flambeaux  vous  attendent; 
Le  peu  de  vos  amis  qui  nous  reste  en  ces  murs 
Doit  vous  accompagner  à  ces  autels  obscurs. 
Grossièrement  parés,  et  plus  ornés  par  elle 
Que  ne  l'est  des  Césars  la  pompe  solennelle. 

IRADAN. 

Renvoyez  nos  amis,  éteignez  ces  tlambeaux. 

CÉSÎ^NE. 

Comment  !  quel  changement  !  quels  désastres  nouveaux  ! 

Sur  votre  front  glacé  l'horreur  est  répandue  ! 

Ses  yeux  baignés  de  pleurs  semblent  craindre  ma  vue! 

IRADAN. 

Plus  d'autels,  plus  d'hymen. 

ARZAME. 

J'en  suis  indigne. 

CÉSÈNE. 

0  ciel  ! 
Dans  quel  contentement  je  parais  cet  autel! 


I 


ACTE    II,    SCÈNE    IV.  525 

Combien  je  chérissais  cet  heureux  ministère! 
Quel  plaisir  j'éprouvais  dans  le  doux  nom  de  frère  1 

ARZAME. 

Ah!  ne  prononcez  pas  un  nom  trop  odieux. 

CÉStlNE. 

Que  dites-vous? 

IRADAN. 

Ji  faut  m'arracher  de  ces  lieux; 
Renonçons  pour  jamais  à  ce  poste  funeste, 
A  ce  rang  avili  qu'avec  vous  je  déteste, 
A  tous  ces  vains  honneurs  d'un  soldat  détrompé, 
Trop  basse  aml)ition  dont  j'étais  occupé. 
Fuyons  dans  la  retraite  où  vous  vouliez  vous  rendre; 
De  nos  enfants,  mon  frère,  allons  pleurer  la  cendre  : 
Nos  femmes,  nos  enfants,  nous  ont  été  ravis  ; 
Vous  pleurez  votre  fdle,  et  je  pleure  mon  fils. 
Tout  est  fini  pour  nous,  sans  espoir  sur  la  terre, 
Que  pouvons-nous  prétendre  à  la  cour,  à  la  guerre? 
Quittons  tout,  et  fuyons.  Mon  esprit  aveuglé 
Cherchait  de  nouveaux  nœuds  qui  m'auraient  consolé  ; 
Ils  sont  rompus,  le  ciel  en  a  rompu  la  trame. 
Fuyons,  dis-je,  à  jamais  et  du  monde  et  d'Arzame. 

CÉSKNE. 

Vous  me  glacez  d'elTroi  ;  quel  trouhle  et  quels  desseins  ! 
Vous  laisseriez  Arzame  à  ses  vils  assassins, 
A  ses  bourreaux  ?  qui  ?  vous  ! 

IRADAN. 

Arrêtez  ;  peut-on  croire 
D'un  soldat,  de  son  frère,  une  action  si  noire? 
Ce  que  j'ai  commencé  je  le  veux  achever; 
Je  ne  la  verrai  plus,  mais  je  dois  la  sauver  : 
j\ïes  serments,  ma  pitié,  mon  honneur,  tout  m'engage; 
Et  je  n'ai  point  de  vous  mérité  cet  outrage  : 
Vous  m'offensez. 

ARZAME. 

0  ciel  !  ô  frères  généreux  ! 
Dans  quel  saisissement  vous  me  Jetez  tous  deux  î 
Hélas  !  vous  disputez  pour  une  malheureuse  ; 
Laissez-moi  terminer  ma  destinée  affreuse  : 
Vous  en  voulez  trop  faire,  et  trop  sacrifier; 
Vos  bontés  vont  trop  loin,  mon  sang  doit  les  payer. 


526  LES   GUEBRES. 

SCÈNE    V. 

LES    PRÉCÉDENTS,    LES     PKÈTKES     I»  E     PLUTON,    SOLDATS. 
LE    r.RAND-PRÈTRE.  • 

Est-ce  ainsi  qu'on  insulte  à  nos  lois  vengeresses. 
Qu'on  traliit  hautement  la  foi  de  ses  promesses, 
Qu'on  ose  se  jouer  avec  impunité 
Du  pouvoir  souverain  par  vous-même  attesté  ? 
Voilà  donc  cet  hymen  et  ce  nœud  si  propice 
Qui  devait  de  César  enchaîner  la  justice  ; 
Ce  citoyen  romain  qui  pensait  nous  tromper  ! 
La  victime  à  nos  mains  ne  doit  plus  échapper. 
Déjà  César  instruit  connaît  votre  imposture  ; 
Nous  venons  en  son  nom  réparer  son  injure. 
Soldats  qu'il  a  trompés,  qu'on  enlève  soudain 
Le  criminel  objet  qu'il  protégeait  en  vain  ; 
Saisissez-la. 

ARZAME. 

Mon  père  ! 

IRADAN,   aux  soldats. 

Ingrats  ! 

CÉSÈNE. 

Troupe  insolente!... 
Arrêtez...  devant  moi  qu'un  de  vous  se  présente, 
Qu'il  l'ose,  au  moment  môme  il  mourra  de  mes  mains. 

LE     GRAND-PRÊTRE. 

Ne  le  redoutez  pas. 

IRADAN. 

Tremhlez,  vils  assassins  ; 
^'ous  n'êtes  plus  soldats  quand  vous  servez  ces  prêtres. 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Les  dieux.  César,  et  nous,  soldats,  voilà  vos  maîtres. 

CÉSÈNE. 

Fuyez,  vous  dis-je. 

IRADAN. 

Et  vous,  objet  infortuné, 
Rentrez  dans  cet  asile  à  vos  malheurs  donné. 

CÉSIiNE. 

Ne  craignez  rien. 


ACTE    H,    SCÈNE    VI.  627 

ARZAME,   en  se  retirant. 

Je  meurs. 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Frémissez,  infidèles, 
César  vient,  il  sait  tout,  il  punit  les  rebelles  : 
D'une  secte  proscrite  indignes  partisans, 
De  complots  ténélircux  coupables  artisans. 
Oui  deviez  devant  moi,  le  Iront  dans  la  poussière, 
Abaisser  en  tremblant  votre  insolence  altière. 
Qui  parlez  de  pitié,  de  justice,  et  de  lois, 
Quand  le  courroux  des  dieux  parle  ici  par  ma  voix. 
Qui  méprisez  mon  rang,  qui  bravez  ma  puissance  ; 
Vous  appelez  la  foudre,  et  c'est  moi  qui  la  lance! 


SCENE    VI. 

IRADAN,    CÉSÈNE. 

CÉSÈNE. 

In  tel  excès  d'audace  annonce  un  grand  pouvoir. 

IRADAN. 

Ils  nous  perdront,  sans  doute;  ils  n'ont  qu'à  le  vouloir. 

CÉSÈNE. 

Phis  leur  orgueil  s'accroît,  plus  ma  fureur  augmente. 

IRADAN. 

Quelle  est  juste,  mon  frère,  et  qu'elle  est  impuissante! 
Ils  ont  pour  les  défendre  et  pour  nous  accabler 
César,  qu'ils  ont  séduit,  les  dieux,  qu'ils  font  parler. 

CÉSÈNE. 

Oui  ;  mais  sauvons  Arzame. 

IRADAN. 

Écoutez  :  Apamée 
Touche  aux  États  persans,  la  ville  est  désarmée  ; 
Les  soldats  de  ce  fort  ne  sont  point  contre  moi, 
Et  déjà  quelques-uns  m'ont  engagé  leur  foi  : 
Courez  à  nos  tyrans,  flattez  leur  violence  ; 
Dites  que  votre  frère,  écoutant  la  prudence, 
Mieux  conseillé,  plus  juste,  à  son  devoir  rendu. 
Abandonne  un  objet  qu'il  a  trop  défendu  ; 
Dites  que  par  leurs  mains  je  consens  qu'elle  meure. 
Que  je  livre  sa  tête  avant  qu'il  soit  une  heure  : 


I 


528  LES   GUÈBRIiS. 

Trompons  la  cniantô  qu'on  ne  peut  désarmer; 
Enlin  promettez  tout,  je  vais  tout  confirmer. 
Dès  ([u"elle  aura  passé  ces  fatales  frontières, 
Je  mets  entre  elle  et  moi  (réternelles  barrières  ; 
A  vos  conseils  rendu,  je  l)rise  tous  mes  fers; 
Loin  d'un  service  ingrat,  caché  dans  des  déserts. 
Des  humains  avec  vous  je  fuirai  l'injustice. 

CÉSÈNE. 

Allons,  je  promettrai  ce  cruel  sacrifice  ; 
Je  vais  étendre  un  voile  aux  yeux  de  nos  tyrans. 
Que  ne  puis-je  plutôt  enfoncer  dans  leurs  flancs 
Ce  glaive,  cette  main  que  l'empereur  emploie 
A  servir  ces  bourreaux  avides  de  leur  proie  ! 
Oui,  je  vais  leur  parler. 

SCÈNE   VII. 

IIIÂUAN;     LE     JEUiNK     ARZEMON,    parcourant  le  fond  de  la  scône 
d'un  air  inquiet  et  égaré. 

LE     JEUNE     ARZÉMOX. 

0  mort  !  ô  Dieu  vengeur  ! 
Ils  me  l'ont  enlevée;  ils  m'arrachent  le  cœur... 
Où  la  trouver?  où  fuir?  quelles  mains  l'ont  conduite? 

IRADAN. 

Cet  inconnu  m'alarme  :  est-il  un  satellite 
Que  ces  juges  sanglants  se  pressent  d'envoyer 
Pour  observer  ces  lieux,  et  pour  nous  épier? 

LE     JEUXE     ARZÉMOX. 

Ah!...  la  connaissez-vous? 

IRADAX, 

Ce  malheureux  s'égare. 
Parie  :  que  cherches-tu  ? 

LE    JEUNE     ARZÉMON. 

La  vertu  la  plus  rare... 
La  vengeance,  le  sang,  les  ravisseurs  cruels, 
Les  tyrans  révérés  des  malheureux  mortels... 
Arzame  !  chère  Arzame?...  Ah!  donnez-moi  des  armes, 
Que  je  meure  vengé  ! 

IRADAN. 

Son  désespoir,  ses  larmes, 
Ses  regards  attendris,  tout  furieux  qu'ils  sont, 


\ 


ACTE    II,    SCÈNE    VII.  529 

Les  traits  que  la  nature  imprima  sur  son  front, 
Tout  me  dit  :  c'est  son  frère. 

LE    JEUNE     ARZÉMON, 

Oui,  je  le  suis. 

IRADAN. 

Arrête, 
Garde  un  profond  silence,  il  y  va  de  ta  tète. 

LE     JEUNE     ARZÉMON. 

Je  te  l'apporte,  frappe. 

IRADAN. 

Enfants  infortunés  ! 
Dans  quels  lieux  les  destins  les  ont-ils  amenés! 
Toi,  le  frère  d'Arzame  ! 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Oui,  ton  regard  sévère 
Ne  m'intimide  pas, 

IRADAN. 

Ce  jeune  téméraire 
Me  remplit  à  la  fois  d'horreur  et  de  pitié  ; 
Il  peut  avec  sa  sœur  être  sacrifié. 

LE    JEUNE     ARZÉMON. 

Je  viens  ici  pour  l'être. 

IRADAN. 

0  rigueurs  tyranniques  ! 
Ce  sont  vos  cruautés  qui  font  les  fanatiques... 
Écoute,  malheureux,  je  commande  ce  fort  ; 
Mais  ces  lieux  sont  remplis  de  ministres  de  mort  : 
Je  te  protégerai  ;  résous-toi  de  me  suivre. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Puis-je  la  voir  enfin  ? 

IRADAN. 

Tu  peux  la  voir  et  vivre  ; 
Calme-toi. 

LE    JEUNE     ARZÉMON. 

Je  ne  puis...  Ah  !  seigneur,  pardonnez 
A  mes  sens  éperdus,  d'horreurs  aliénés. 
Quoi  !  ces  lieux,  dites-vous,  sont  en  votre  puissance, 
Et  l'on  y  traîne  ainsi  la  timide  innocence  ! 
Vos  esclaves  romains  de  leurs  bras  criminels 
Ont  arraché  ma  sœur  aux  foyers  paternels  ! 
De  la  mort,  dites-vous,  ma  sœur  est  menacée  ; 
Vous  la  persécutez  ! 

6.  —  Théâtre.    V.  34 


iSO  LES   GUÈBRES. 

IRADA^^ 
Va,  ton  âme  est  blessée 
Par  les  illusions  d'une  fatale  erreur. 
Va,  ne  me  prends  jamais  pour  un  persécuteur  : 
Et  sur  elle  et  sur  toi  ma  pitié  doit  s'étendre. 

LE      JEUNE     ARZÉMON. 

Hélas!  dois-je  y  compter?...  daignez  donc  me  la  rendre  ; 
Daignez  me  rendre  Arzame,  ou  me  faire  mourir. 

IP.ADAN. 

Il  attendrit  mon  cœur,  mais  il  me  fait  frémir. 
Que  mes  bontés  peut-être  auront  un  sort  funeste  ! 
Viens,  jeune  infortuné,  je  t'apprendrai  le  reste. 
Suis  mes  pas. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

J'obéis  à  vos  ordres  pressants  ; 
Mais  ne  me  trompez  pas, 

IRADAN. 

0  malheureux  enfants! 
Quel  sort  les  entraîna  dans  ces  lieux  qu'on  déteste  ! 
De  l'une  j'admirais  la  fermeté  modeste. 
Sa  résignation,  sa  grâce,  sa  candeur  ; 
L'autre  accroît  ma  pitié  même  par  sa  fureur. 
Un  dieu  veut  les  sauver,  il  les  conduit  sans  doute  ; 
Ce  dieu  parle  à  mon  cœur,  il  parle,  et  je  l'écoute. 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


ACTE    TROISIEME. 


SCENE    1. 

LE    JEUNE    ARZÉMON,    MÉGATISE. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Je  marche  dans  ces  lieux  de  surprise  en  surprise  : 
Quoi  !  c'est  toi  que  j'embrasse,  ô  mon  cher  Mégatise  ! 
Toi,  né  chez  les  Persans,  dans  notre  loi  nourri, 
Et  de  mes  premiers  ans  compagnon  si  chéri, 
Toi,  soldat  des  Romains  ! 

MÉGATISE. 

Pardonne  à  ma  faiblesse  ; 
L'ignorance  et  l'erreur  d'une  aveugle  jeunesse, 
Un  esprit  inquiet,  trop  de  facilité. 
L'occasion  trompeuse,  enfin  la  pauvreté. 
Ce  qui  fait  les  soldats  égara  mon  courage. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Métier  cruel  et  vil  !  méprisable  esclavage  ! 
Tu  pourrais  être  libre  en  suivant  tes  amis. 

MÉGATISE. 

Le  pauvre  n'est  point  libre  ;  il  sert  en  tout  pays, 

LE   JEUNE     ARZÉMON. 

Ton  sort  près  d'Iradan  deviendra  plus  prospère. 

MÉGATISE. 

Va,  des  guerriers  romains  il  n'est  rien  que  j'espère. 

LE    JEUNE     ARZÉMON. 

Que  dis-tu  ?  Le  tribun  qui  commande  en  ce  fort 
Ne  t'a-t-il  pas  offert  un  généreux  support  ? 

MÉGATISE. 

Ah  !  crois-moi,  les  Romains  tiennent  peu  leur  promesse 
Je  connais  Iradan  ;  je  sais  que  dans  Émesse, 
Amant  d'une  Persane,  il  en  avait  un  fds  ; 
Mais  apprends  que  bientôt,  désolant  son  pays, 


532  LliS    GUkBRES. 

Sur  un  ordre  du  prince  il  détruisit  l;i  ville 
Où  l'amour  autrefois  lui  fournit  un  asile. 
Oui,  les  chefs,  les  soldats,  à  nuire  condamnés, 
Font  toujours  tous  les  maux  qui  leur  sont  ordonnés  : 
Nous  en  voyons  ici  la  preuve  trop  sensible 
Dans  l'arrêt  émané  d'un  tribunal  horrible  ; 
De  tous  mes  compagnons  à  i)cine  une  moitié 
Pour  l'innocente  Arzame  écoute  la  pitié, 
Pitié  trop  faible  encore,  et  toujours  chancelante! 
L'autre  est  prête  à  tremper  sa  main  vile  et  sanglante 
Dans  ce  cœur  si  chéri,  dans  ce  généreux  flanc, 
A  la  voix  d'un  pontife  altéré  de  son  sang. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Cher  ami,  rendons  grâce  au  sort  qui  nous  protège; 
On  ne  commettra  point  ce  meurtre  sacrilège  : 
Iradan  la  soutient  de  son  bras  protecteur, 
11  voit  ce  fier  pontife  avec  des  yeux  d'horreur, 
Il  écarte  de  nous  la  main  qui  nous  opprime. 
Je  n'ai  plus  de  terreur,  il  n'est  plus  de  victime  ; 
De  la  Perse  à  nos  pas  il  ouvre  les  chemins. 

MÉr.ATISE. 

Tu  penses  que,  pour  toi,  bravant  ses  souverains. 
Il  hasarde  sa  perte  ? 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Il  le  dit,  il  le  jure  ; 
Ma  sœur  ne  le  croit  point  capable  d'imposture  : 
En  un  mot  nous  partons.  Je  ne  suis  affligé 
Que  de  partir  sans  toi,  sans  m'être  encor  vengé, 
Sans  punir  les  tyrans. 

MÉGATISE, 

Tu  m'arraches  des  larmes. 
Quelle  erreur  t'a  séduit?  de  quels  funestes  charmes, 
De  quel  prestige  affreux  tes  yeux  sont  fascinés  ! 
Tu  crois  qu'Arzame  échappe  à  leurs  bras  forcenés  ? 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 


Je  le  crois. 


Sans  doute. 


MEGATISE. 

Que  du  fort  on  doit  ouvrir  la  porte  ? 

LE    JEUNE     ARZÉMON. 
MÉGATISE. 

On  te  trahit  ;  dans  une  heure  elle  est  morte. 


ACTE    III,    SCENE    I.  533 

LE     JEUNE     AKZÉMON. 

Non,  il  n'est  pas  possible  ;  on  n'est  pas  si  cruel. 

MÉGATISE. 

Ils  ont  fait  devant  moi  le  marché  criminel  ; 
Le  frère  d'Iradan,  ce  Césène,  ce  traître, 
Trafique  de  sa  vie,  et  la  vend  au  grand-prêtre  : 
J'ai  vu,  j'ai  vu  signer  le  barbare  traité. 

LE    JEUNE     ARZÉMON. 

Je  meurs!,..  Que  m'as-tu  dit? 

MÉGATISE. 

L'horrible  vérité. 
Hélas!  elle  est  publique,  et  mon  ami  l'ignore! 

LE    JEUNE     ARZÉMON. 

0  monstres!  ô  forfaits  !...  Mais  non,  je  doute  encore... 
Ah  !  comment  en  douter?  mes  yeux  n'ont-ils  pas  vu 
Ce  perfide  Iradan  devant  moi  confondu  ? 
Des  mots  entrecoupés  suivis  d'un  froid  silence. 
Des  regards  inquiets  que  troublait  ma  présence, 
Un  air  sombre  et  jaloux,  plein  d'un  secret  dépit; 
Tout  semblait  en  effet  me  dire  :  Il  nous  trahit. 

MÉGATISE. 

Je  te  dis  que  j'ai  vu  l'engagement  du  crime. 
Que  j'ai  tout  entendu,  qu'Arzame  est  leur  victime. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Détestables  humains!  quoi  !  ce  même  Iradan... 
Si  fier,  si  généreux  ! 

MÉGATISE. 

N'est-il  pas  courtisan  ? 
Peut-être  il  n'en  est  point  qui,  pour  plaire  à  son  maître, 
Ne  se  chargeât  des  noms  de  barbare  et  de  traître. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Puis-je  sauver  Arzame? 

MÉGATISE. 

En  ce  séjour  d'effroi 
Je  t'offre  mon  épée,  et  ma  vie  est  à  toi. 
Mais  ces  lieux  sont  gardés,  le  fer  est  sur  sa  tête. 
De  l'horrible  bûcher  la  flamme  est  toute  prête  ; 
Chez  ces  prêtres  sanglants  nul  ne  peut  aborder... 

(L'arrêtant.) 

OÙ  cours-tu,  malheureux? 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Peux-tu  le  demander. 


b3i  LES    GUÈBRES. 

MÉGATISE. 

Crains  tes  emportements  ;  j'en  connais  la  furie. 

LE    JEUNE    ARZÉMON.. 

Arzame  ya  mourir,  et  tu  crains  pour  ma  vie  ! 

MÉGATISE. 

Arrête  ;  je  la  vois, 

LE    JEUNE    ARZÉxMON. 

C'est  elle-même. 

MÉGATISE. 

Hélas  ! 
Elle  est  loin  de  penser  qu'elle  marche  au  trépas. 

LE    JEUNE    AliZÉMON. 

Écoute,  garde-toi  d'oser  lui  faire  entendre 
L'effroyable  secret  que  tu  viens  de  m'apprendre  ; 
Non,  je  ne  saurais  croire  un  tel  excès  d'horreur. 
Iradan  ! 

SCÈNE  IL 

LE  JEUNE    AItZÉMON,    MÉGATISE,    ARZAME. 

ARZAME. 

Cher  époux,  cher  espoir  de  mon  cœur  ! 
Le  dieu  de  notre  hymen,  le  dieu  de  la  nature, 
A  la  fin  nous  arrache  à  cette  terre  impure... 
Quoi!  c'est  là  Mégatise!...  en  croirai-je  mes  yeux? 
Un  ignicole,  un  Guèhre,  est  soldat  en  ces  lieux  ! 

LE   JEUNE    ARZÉMON. 

11  est  trop  vrai,  ma  sœur. 

MÉGATISE. 

Oui,  j'en  rougis  de  honte. 

ARZAME. 

Servira-t-il  du  moins  à  cette  fuite  prompte? 

MÉGATISE. 

Sans  doute  il  le  voudrait. 

ARZAME. 

Notre  libérateur 
Des  prêtres  acharnés  va  tromper  la  fureur. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Je  vois...  qu'il  peut  tromper. 

ARZAME. 

Tout  est  prêt  pour  la  fuite. 


ACÏK    III,    SCKNE    II.  o35 

De  fidèles  soldats  marchent  à  notre  suite. 
Mégatise  en  est-il? 

MÉGATISE. 

Je  vous  offre  mon  bras, 
C'est  tout  ce  que  je  puis...  Je  ne  vous  quitte  pas. 

ARZAME,   au  jeune  Arzémon. 

Jradan  de  mon  sort  dispose  avec  son  frère. 

LE    JEUNE    ARZÉMON, 

On  le  dit. 

ARZAME. 

Tu  pâlis  :  quel  trouble  involontaire 
Obscurcit  tes  regards  de  larmes  inondés?* 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Quoi!  Césène,  Iradanl...  de  grâce,  répondez; 
Où  sont-ils?  Qu'ont-ils  lait? 

ARZAME. 

Ils  sont  près  du  grand-prêtre. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

J'rès  de  ton  meurtrier! 

ARZAME. 

Ils  vont  bientôt  paraître. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Ils  tardent  bien  longtemps. 

ARZAME. 

Tu  les  verras  ici. 

LE    JEUNE    ARZÉMON,   se  jetant  dans  les  bras  de  Mégatise. 

Cher  ami,  c'en  est  fait,  tout  est  donc  éclairci! 

ARZAME. 

Eh  quoi  !  la  crainte  encor  sur  ton  front  se  déploie, 
Quand  l'espoir  le  plus  doux  doit  nous  combler  de  joie, 
Quand  le  noble  Iradan  va  tout  quitter  pour  nous, 
Lorsque  de  l'empereur  il  brave  le  courroux, 
Que  pour  sauver  nos  jours  il  hasarde  sa  vie. 
Qu'il  se  trahit  lui-même  et  qu'il  se  sacrifie  ? 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

11  en  fait  trop  peut-être. 

ARZAME. 

Ah  !  calme  ta  douleur  ; 
Mon  frère,  elle  est  injuste. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Oui,  pardonne,  ma  sœur, 
Pardonne;  écoute  au  moins  :  Mégatise  est  fidèle; 


336  LES   GUÈBRKS. 

Notre  culte  est  le  sien  ;  je  réponds  de  son  zèle; 

C'est  un  frère,  à  ses  yeux  nos  cœurs  peuvent  s'ouvrir; 

Dans  celui  d'Iradan  n'as-tu  pu  découvrir 

Quels  sentiments  secrets  ce  Romain  nous  conserve? 

Il  jiaraissait  troublé,  tu  t'en  souviens;  observe, 

Rappelle  en  ton  esprit  jusqu'aux  moindres  discours 

Qu'il  t'aura  pu  tenir,  du  péril  où  tu  cours. 

Des  prêtres  ennemis,  de  César,  de  toi-même, 

Des  lois  que  nous  suivons,  d'un  malheureux  qui  t'aime. 

ARZAME. 

Cher  frère,  tendre  amant,  que  peux-tu  demander? 

LE    JEUNE    ARZÉiMOX. 

Ce  qu'à  notre  amitié  ton  cœur  doit  accorder, 

Ce  qu'il  ne  peut  cacher  à  ma  fatale  flamme 

Sans  verser  des  poisons  dans  le  fond  de  mon  Ame. 

ARZAME, 

J'en  verserai  peut-être  en  osant  t'obéir. 

LE    JEUXE    ARZÉMON. 

N'importe,  il  faut  parler,  te  dis-je,  ou  me  trahir; 
Et  puisque  je  t'adore,  il  y  va  de  ma  vie. 

ARZAME. 

Je  ne  crains  point  de  toi  de  vaine  jalousie  ; 
Tu  ne  la  connais  point  ;  un  sentiment  si  bas 
Blesse  le  nœud  d'hymen,  et  ne  l'affermit  pas. 

LE   JEUNE    ARZÉMON. 

Crois  qu'un  autre  intérêt,  un  soin  plus  cher  m'anime. 

ARZAME. 

ïu  le  veux,  je  ne  puis  désobéir  sans  crime... 
J'avouerai  qu'Iradan,  trop  prompt  à  s'abuser, 
M'a  présenté  sa  main  que  j'ai  dû  refuser. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Il  t'aimait  ! 

ARZAME. 

Il  l'a  dit. 

LE   JEUNE    ARZÉMON, 

Il  t'aimait  ! 

ARZAME. 

Sa  poursuite 
A  lui  tout  confier  malgré  moi  m'a  réduite; 
Il  a  su  le  secret  de  ma  religion. 
Et  de  tous  mes  devoirs,  et  de  ma  passion. 
Par  de  profonds  respects,  par  un  aveu  sincère. 


ACTE    III,    SCÈNE    II.  537 

J'ai  repoussé  l'honneur  qu'il  prétendait  me  faire; 
A  ses  empressements  j'ai  mis  ce  frein  sacré  : 
Ce  secret  à  jamais  devait  être  ignoré  ; 
Tu  me  l'as  arraché  ;  mais  crains  d'en  faire  usage. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Achève  ;  il  a  donc  su  ce  serment  qui  m'engage, 
Qui  rejoint  par  nos  lois  le  frère  avec  la  sœur? 

ARZAME. 

Oui. 

LE    JEUNE    ARZÉMON, 

Qu'a  produit  en  lui  ce  nœud  si  saint  ? 

ARZAME. 

L'horreur. 

LE   JEUNE    ARZÉMON,   à  Mo-atise. 

C'est  assez,  je  vois  tout;  le  l)arbare!  il  se  venge. 

ARZAME. 

Malgré  notre  hyménée  à  ses  yeux  trop  étrange, 
Malgré  cette  horreur  même,  il  ose  protéger 
Notre  sainte  union,  hien  loin  de  s'en  venger. 
Nous  quittons  pour  jamais  ces  sanglantes  demeures. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Ah,  ma  sœur!,.,  c'en  est  fait. 

ARZAME. 

ïu  frémis,  et  tu  pleures  ! 

LE    JEUNE    ARZÉMON, 

Qui?  moi!...  ciel!...  Iradan... 

ARZAME, 

Pourrais-tu  soupçonner 
Que  notre  bienfaiteur  pût  nous  abandonner? 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Pardonne...  en  ces  moments...  dans  un  lieu  si  barbare,.. 
Parmi  tant  d'ennemis...  aisément  on  s'égare... 
Du  parti  que  l'on  prend  le  cœur  est  effrayé. 

ARZAME. 

Ah!  du  mien  qui  t'adore  il  faut  avoir  pitié. 

Tu  sors!...  demeure,  attends,  ma  douleur  t'en  conjure. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Ami,  veille  sur  elle...  0  tendresse!  ô  nature! 

(Avec  fureur.) 

Que  vais-je  faire?  ah.  Dieu!..,  Vengeance,  entends  ma  voix! 

(Il  embrasse  sa  sœur  en  pleurant.) 

Je  t'embrasse,  ma  sœur,  pour  la  dernière  fois,    (ii  sono 


538  LES   GUÈBRES. 

SCÈNE   ni. 

ARZAME,    MÉGATISE. 

ARZAME. 

Arrête!..,  Que  veut-il?  Qu'est-ce  donc  qu'il  prépare? 

De  sa  tremblante  sœur  faut-il  qu'il  se  sépare? 

Et  dans  quel  temps,  grand  Dieu!  Qu'en  peux-tu  soupçonner? 

MÉGATISE, 

Des  malheurs. 

ARZAME. 

Contre  moi  le  sort  veut  s'obstiner, 
Et  depuis  mon  berceau  les  malheurs  m'ont  suivie. 

MÉGATISE. 

Puisse  le  juste  ciel  veiller  sur  votre  vie! 

ARZAME, 

Je  tremble;  je  crains  tout  quand  je  suis  loin  de  lui. 
J'avais  quelque  courage,  il  s'épuise  aujourd'hui. 
N'aurais-tu  rien  appris  de  ces  juges  féroces. 
Rien  de  leurs  factions,  de  leurs  complots  atroces  ? 
Assez  infortuné  pour  servir  auprès  d'eux, 
Tu  les  vois,  tu  connais  leurs  mystères  affreux. 

MÉGATISE. 

Hélas  !  en  tous  les  temps  leurs  complots  sont  à  craindre  : 
César  les  favorise  ;  ils  ont  su  le  contraindre 
A  fléchir  sous  le  joug  qu'ils  auraient  dû  porter. 
Pensez-vous  qu'Iradan  puisse  leur  résister? 
Êtes-vous  sûre  enfin  de  sa  persévérance  ? 
On  se  lasse  souvent  de  servir  l'innocence  ; 
Bientôt  l'infortuné  pèse  à  son  protecteur  ; 
Je  l'ai  trop  éprouvé. 

ARZAME, 

Si  tel  est  mon  malheur, 
Si  le  noble  Iradan  cesse  de  me  défendre, 
Jl  faut  mourir,..  Grand  Dieu,  quel  bruit  se  fait  entendre! 
Quels  mouvements  soudains!  et  quels  horribles  cris! 


ACTE   III,    SCf^NE    IV.  539 


SCENE    IV. 

ARZAME,    MÉGATISE,    CÉSÈNE,   soldats: 

LE     JEUNE     ARZÉMON,   enchaîné. 
CÉSÈNE. 

Qu'on  le  traîne  à  ma  suite;  enchaînez,  mes  amis, 
Ce  fanatique  affreux,  cet  ingrat,  ce  perfide  ; 
Préparez  mille  morts  à  ce  lâche  homicide  ; 
Vengez  mon  frère. 

ARZAME. 

0  ciel  ! 

MÉGATISE. 

Malheureux  ! 

ARZAME  tombe  sur  une  banquette. 

Je  me  meurs. 

CÉSÈNE. 

Femme  ingrate,  est-ce  toi  qui  guidais  ses  fureurs? 

ARZAME,   se  relevant. 

Comment!  que  dites-vous?  Quel  crime  a-t-on  pu  faire? 

CÉSÈNE. 

Le  monstre!  quoi!  plonger  une  main  sanguinaire 
Dans  le  sein  de  son  maître  et  de  son  hienfaiteur! 
Frapper,  assassiner  votre  libérateur  ! 
A  mes  yeux  !  dans  mes  bras  !  un  coup  si  détestable, 
Un  tel  excès  de  rage  est  trop  inconcevable. 

ARZAME. 

Ciel  !  Iradan  n'est  plus  ! 

CÉSÈNE. 

Les  dieux,  les  justes  dieux 
N'ont  pas  livré  sa  vie  au  bras  du  furieux  : 
Je  l'ai  vu  qui  tremblait  ;  j'ai  vu  sa  main  cruelle 
S'affaiblir  en  portant  l'atteinte  criminelle. 

ARZAME. 

Je  respire  un  moment. 

CÉSÈNE,  aux  soldats. 

Soldats  qui  me  suivez, 
Déployez  les  tourments  qui  lui  sont  réservés. 
Parle  ;  avant  d'expirer,  nomme-moi  ton  complice. 


540  LES   GUEBRES. 

(  Montrant  Mégatisc.) 

Est-ce  ta  sœur,  ou  lui  ?  Parle  avant  ton  supplice. 
Tu  ne  me  réponds  rien...  Quoi!  lorsqu'en  ta  faveur 
Nous  ofTensions,  hélas!  nos  dieux,  notre  empereur; 
Quand  nos  soins  redoublés  et  l'art  le  plus  pénible 
Trompaient  pour  te  sauver  ce  pontife  inflexible; 
Quand,  tout  prêts  à  partir  de  ce  séjour  d'etTroi, 
Nous  exposions  nos  jours  et  pour  elle  et  pour  toi. 
De  nos  bontés,  grands  dieux  !  voilà  donc  le  salaire  ! 

ARZAME. 

Malheureux!  qu as-tu  fait?  Non,  tu  n'es  pas  mon  frère. 
Quel  crime  épouvantable  en  ton  cœur  s'est  formé  ? 
S'il  en  est  un  plus  grand,  c'est  de  t'avoir  aimé. 

LE    JEUNE     ARZÉxMON,     à  Césène. 

A  la  fin  je  retrouve  un  reste  de  lumière... 

La  nuit  s'est  dissipée...  un  jour  affreux  m'éclaire... 

Avant  de  me  punir,  avant  de  te  venger. 

Daigne  répondre  un  mot:  j'ose  t'interrogcr... 

Ton  frère  envers  nous  deux  n'était  donc  pas  un  traître? 

Il  n'allait  pas  livrer  ma  sœur  à  ce  grand-prêtre? 

CÉSilNE. 

La  livrer,  malheureux  !  il  aurait  fait  couler 
Tout  le  sang  des  tyrans  qui  voulaient  l'immoler. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

II  suffit;  je  me  jette  à  tes  pieds  que  j'embrasse  : 
A  ton  cher  frère,  à  toi,  je  demande  une  grâce, 
C'est  d'épuiser  sur  moi  les  plus  affreux  tourments 
Que  la  vengeance  ajoute  à  la  mort  des  méchants; 
Je  les  ai  mérités  :  ton  courroux  légitime 
Ne  saurait  égaler  mes  remords  et  mon  crime. 

CÉSÈNE. 

Soldats  qui  l'entendez,  je  le  laisse  en  vos  mains  : 
Soyons  justes,  amis,  et  non  pas  inhumains*; 
Sa  mort  doit  me  suffire. 

ARZAME. 

Eh  bien  !  il  la  mérite  : 
Mais  joignez-y  sa  sœur,  elle  est  déjà  proscrite. 
La  vie  en  tous  les  temps  ne  me  fut  qu'un  fardeau, 
Qu'il  me  faut  rejeter  dans  la  nuit  du  tombeau  ; 
Je  suis  sa  sœur,  sa  femme,  et  cette  mort  m'est  due. 

i.  Protestation  contre  la  torture.  (G.  A.) 


ACTI-:    III.    SCKNE    V.  5-il 

MÉGATISE. 

Permettez  qu'un  moment  ma  voix  soit  entendue  : 
C'est  moi  qui  dois  mourir,  c'est  moi  qui  l'ai  porté, 
Par  un  avis  trompeur,  à  tant  de  cruauté... 
Seigneur,  je  vous  ai  vu,  dans  ce  séjour  du  crime. 
Aux  tyrans  assemblés  promettre  la  victime  ; 
Je  l'ai  vu,  je  l'ai  dit  :  aurais-je  dû  penser 
Que  vous  la  promettiez  pour  les  mieux  abuser? 
Je  suis  Ciuèbre  et  grossier,  j'ai  trop  cru  l'apparence. 
Je  l'ai  trop  bien  instruit;  il  en  a  i)ris  vengeance. 
La  faute  en  est  à  vous,  vous  qui  la  protégez. 
Votre  frère  est  vivant;  pesez  tout,  et  jugez. 

CÉSÈNE. 

Va,  dans  ce  jour  de  sang,  je  juge  que  nous  sommes 
Les  plus  infortunés  de  la  race  des  bommes... 

Va,  fille  trop  fatale  à  ma  triste  maison. 
Objet  de  tant  d'borreur,  de  tant  de  trabison. 
Je  ne  me  repens  point  de  t'avoir  protégée. 
Le  traître  expirera  ;  mais  mon  âme  affligée 
N'en  est  pas  moins  sensible  à  ton  cruel  destin. 
Mes  pleurs  coulent  sur  toi,  mais  ils  coulent  en  vain. 
Tu  mourras  ;  aux  tyrans  rien  ne  peut  te  soustraire  ; 
iMais  je  te  pleure  encore  en  punissant  ton  frère. 

(Aux  soldats.) 

Revolons  près  du  mien,  secondons  les  secours 
Qui  raniment  encor  ses  déplorables  jours. 


SCENE   V. 

ARZAME. 

Dans  sa  juste  colère  il  me  plaint,  il  me  pleure! 

Tu  vas  mourir,  mon  frère,  il  est  temps  que  je  meure, 

Ou  par  l'arrêt  sanglant  de  mes  persécuteurs, 

Ou  par  mes  propres  mains,  ou  par  tant  de  douleurs... 

0  mort!  ô  destinée  !  ô  dieu  de  la  lumière  ! 
Créateur  incréé  de  la  nature  entière, 
Être  immense  et  parfait,  seul  être  de  bonté, 
As-tu  fait  les  humains  pour  la  calamité  ? 

Quel  pouvoir  exécrable  infecta  ton  ouvrage  ! 
La  nature  est  ta  fille,  et  l'homme  est  ton  image. 


542  LES    (iUEBRES. 

Ariiiiauc  a-t-il  pu  défigurer  ses  traits. 

Et  créer  le  malheur,  ainsi  que  les  forfaits  ? 

Est-il  ton  ennemi?  Que  sa  puissance  affreuse 

Arrache  donc  la  vie  à  cette  malheureuse. 

J'espère  encore  en  toi,  j'espère  que  la  mort 

Ne  pourra,  malgré  lui,  détruire  tout  mon  sort. 

Oui,  je  naquis  pour  toi,  puisque  tu  m'as  fait  naître; 

Mon  cœur  me  l'a  trop  dit;  je  n'ai  point  d'autre  maître. 

Cet  être  malfaisant  qui  corrompit  ta  loi 

Ne  nVempêchera  pas  d'aspirer  jusqu'à  toi. 

Par  lui  persécutée,  avec  toi  réunie, 

J'oublierai  dans  ton  sein  les  horreurs  de  ma  vie. 

Il  en  est  une  heureuse,  et  je  veux  y  courir  : 

C'est  pour  vivre  avec  toi  que  tu  me  fais  mourir'. 

1.  Voltaire  comptait  beaucoup  sur  cette  prière  touchante  et  orthodoxe  pour  faire 
passer  sa  pièce.  (G.  A.) 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE. 


ACTE    QUATRIÈME. 


SCENE  I. 

LE   viKiL  ARZÉMONS    MÉGATISE. 

LE    VIEIL    ARZÉMOX. 

ïii  gardes  cette  porte,  et  tu  retiens  mes' pas! 
Tu  me  fais  cet  affront,  toi,  Mégatise! 

MÉGATISE. 

Hélas  ! 
Triste  et  cher  Arzémon,  vieillard  que  je  révère, 
Trop  malheureux  ami,  trop  déplorable  père. 
Qu'exiges-tu  de  moi  ? 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Ce  que  doit  l'amitié. 
Pour  servir  les  Romains,  es-tu  donc  sans  pitié  ? 

MÉGATISE, 

Au  nom  de  la  pitié,  fuis  ce  lieu  d'injustices  ; 
Crains  ce  séjour  de  sang,  de  crimes,  de  supplices  : 
Retourne  en  tes  foyers,  loin  des  yeux  des  tyrans  ; 
La  mort  nous  environne, 

LE    VIEIL    ARZÉMOX. 

OÙ  sont  mes  chers  enfants  ? 

MÉGATISE. 

Je  te  l'ai  déjà  dit,  leur  péril  est  extrême  ; 

Tu  ne  peux  les  servir,  tu  te  perdrais  toi-même, 

LE    VIEIL    ARZÉMOX, 

N'importe,  je  prétends  faire  un  dernier  effort; 
Je  veux,  je  dois  parler  au  commandant  du  fort, 

1.  Le  vieil  Arzémou  n'est  autre  que  Voltaire,  protecteur  des  Calas  et  des  Sirvea, 
(G.  A.) 


N'est-ce  pas  Iradan,  que,  peiulant  son  voyage, 
L'empereur  a  nommé  pour  garder  ce  passage  ? 

M  KG  ATI  SE. 

C'est  lui-même,  il  est  vrai  ;  mais  crains  de  farrêter  : 
Hélas!  il  est  bien  loin  de  pouvoir  t'écouter, 

LE    VIEIL    AnZÉMON. 

11  me  refuserait  une  simple  audience  ? 

MÉGATISE,     011  pleurant. 

Oui. 

LE     VIEIL    ARZÉMON. 

Sais-tu  que  César  m'admet  en  sa  présence, 
Qu'il  daigne  me  parler? 

MÉGATISE. 

A  toi? 

LE     VIEIL     ARZÉMON. 

Les  plus  grands  rois 
Vers  les  derniers  humains  s'abaissent  quelquefois. 
Ils  redoutent  des  grands  le  séduisant  langage, 
Leur  bassesse  orgueilleuse,  et  leur  trompeur  hommage: 
Mais,  oubliant  pour  nous  leur  sombre  majesté, 
Ils  aiment  à  sourire  à  la  simplicité. 
Il  reçoit  de  ma  main  les  fruits  de  ma  culture. 
Doux  présents  dont  mon  art  embellit  la  nature. 
Ce  gouverneur  superbe  a-t-il  la  dureté 
De  rejeter  l'hommage  à  ses  mains  présenté? 

MÉGATISE. 

Quoi!  tu  ne  sais  donc  pas  ce  fatal  homicide. 
Ce  meurtre  affreux? 

LE     VIEIL     ARZÉMON. 

Je  sais  qu'ici  tout  m'intimide, 
Que  l'inhumanité,  la  persécution. 
Menacent  mes  enfants  et  ma  religion. 
C'est  ce  que  tu  m'as  dit,  et  c'est  ce  qui  m'oblige 
A  voir  cet  Iradan...  son  intérêt  l'exige, 

MÉGATISE. 

Va,  fuis;  n'augmente  point,  par  tes  soins  obstinés, 
La  foule  des  mourants  et  des  infortunés. 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Quel  discours   effroyable  !  explique-toi. 

MÉGATISE. 

Mon  maître, 
Mon  chef,  mon  protecteur,  est  expirant  peut-être. 


ACTE    IV,    SCÈNE    I.  5i5 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Lui  ! 

MÉGATISE, 

Tremble  de  le  voir. 

LE     VIEIL    ARZÉMON. 

Pourquoi  m'en  détourner? 

MÉGATISE. 

Ton  fils,  ton  propre  fils  vient  de  l'assassiner. 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

0  soleil,  ô  mon  dieu!  soutenez  ma  vieillesse! 

Qui?  lui!  ce  malheureux,  porter  sa  main  traîtresse... 

Sur  qui?...  Pour  un  tel  crime  ai-je  pu  l'élever! 

MÉGATISE. 

Vois  quel  temps  tu  prenais,  rien  ne  peut  le  sauver. 

LE     VIEIL     ARZÉMON. 

0  comble  de  l'horreur  !  hélas  !  dans  son  enfance 
J'avais  cru  de  ses  sens  calmer  la  violence  ; 
Il  était  bon,  sensible,  ardent;  mais  généreux  : 
Quel  démon  l'a  changé?  Quel  crime!  ah!  malheureux! 

MÉGATISE. 

C'est  moi  qui  l'ai  perdu,  j'en  porterai  la  peine  : 
Mais  que  ta  mort  au  moins  ne  suive  point  la  mienne. 
Écarte-toi,  te  dis-je. 

LE    VIEIL   ARZÉMON. 

Et  qu'ai-je  à  perdre?  hélas! 
Quelques  jours  malheureux  et  voisins  du  trépas, 
Ce  soleil,  dont  mes  yeux,  appesantis  par  l'âge, 
Aperçoivent  à  peine  une  infidèle  image. 
Ces  vains  restes  d'un  sang  déjà  froid  et  glacé? 
J'ai  vécu,  mon  ami  ;  pour  moi  tout  est  passé  : 
Mais  avant  de  mourir  je  dois  parler, 

MÉGATISE. 

Demeure  ; 
Respecte  d'Iradan  la  triste  et  dernière  heure. 

LE     VIEIL    ARZÉMON. 

Infortunés  enfants,  et  que  j'ai  trop  aimés  ! 
J'allais  unir  vos  cœurs  l'un  pour  l'autre  formés. 
Ne  puis-je  voir  Arzame? 

MÉGATISE. 

Hélas  !  Arzame  implore 
La  mort  dont  nos  tyrans  la  menacent  encore. 

6.  —  Théatue.    V.  35 


I 


546  LES   GUÈBRES. 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Que  je  voie  Iradan. 

MÉGATISE. 

Que  ton  zèle  empressé 
Respecte  plus  le  sang  que  ton  fils  a  versé  ; 
Attends  qu'on  sache  au  moins  si,  malgré  sa  felessure, 
11  reste  assez  de  force  encore  à  la  nature 
Pour  qu'il  lui  soit  permis  d'entendre  un  étranger. 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Dans  quel  goufl're  de  maux  le  ciel  veut  nous  plonger  ! 

MÉGATISE. 

J'entends  chez  Iradan  des  clameurs  qui  m'alarment. 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Tout  doit  nous  alarmer. 

MÉGATISE. 

Que  mes  pleurs  te  désarment; 
Mon  père,  éloigne-toi  :  peut-être  il  est  mourant, 
Et  son  frère  est  témoin  de  son  dernier  moment. 
Cache-toi  ;  je  viendrai^te  parler  et  t'instruire, 

LE    VIEIL     ARZÉMON. 

Garde-toi  d'y  manquer...  Dieu!  qui  m'as  su  conduire, 
Dieu,  qui  vois  en  pitié  les  erreurs  des  mortels, 
Daigne  abaisser  sur  nous  tes  regards  paternels* 


SCENE  II. 

IRADAN,    le  bras  en  écharpe,  appuyé  sur  CÉSÈNE;     MÉGATISE. 
GÉSÈNE. 

Mégatise,  aide-nous  ;  donne  un  siège  à  mon  frère  ; 
A  peine  il  se  soutient,  mais  il  vit  ;  et  j'espère 
Que,  malgré  sa  blessure  et  son  sang  répandu, 
Par  les  bontés  du  ciel  il  nous  sera  rendu. 

IRADAN,     à  Mégatise. 

Donne,  ne  pleure  point. 

CÉSÈNE,     à  Mégatise. 

Veille  sur  cette  porte. 


1.  «  Le  bon  de  l'afTairc,  écrivait  l'auteur,  c'est  que  c'est  un  jardinier  qui  fait 
tout;  et  cela  prouve  évidemment  qu'il  faut  cultiver  son  jardin,  comme  dit  Can- 
dide. » 


ACTE    lY,    SCÈNE    IL  547 

Et  prends  garde  surtout  (ju'aucun  n'entre  et  ne  sorte. 

(Mégatiso  sort.) 
(A  Iradan.) 

Prends  un  peu  de  repos  nécessaire  à  tes  sens  ; 
Laisse-nous  ranimer  tes  esprits  languissants; 
Trop  de  soin  te  tourmente  avec  tant  de  faiblesse. 

IRADAN. 

Ah,  Césène!  au  prétoire  on  veut  que  je  paraisse! 
Ce  coup  que  je  reçois  m'a  bien  plus  offensé 
Que  le  fer  d'un  ingrat  dont  tu  nie  vois  blessé. 
Notre  ennemi  l'emporte,  et  déjà  le  prétoire, 
Nous  ôtant  tous  nos  droits,  lui  donne  la  victoire. 
Le  puissant  est  toujours  des  grands  favorisé; 
Ils  se  maintiennent  tous  ;  le  faible  est  écrasé  : 
Ils  sont  maîtres  des  lois  dont  ils  sont  interprètes  ; 
On  n'écoute  plus  qu'eux  ;  nos  bouches  sont  muettes  : 
On  leur  donne  le  droit  de  juges  souverains. 
L'autorité  réside  en  leurs  cruelles  mains  ; 
Je  perds  le  plus  beau  droit,  celui  de  faire  grâce. 

CÉSÈNE. 

Eh  !  pourrais-tu  la  faire  à  la  farouche  audace 
Du  fanatique  obscur  qui  t'ose  assassiner? 

IRADAN. 

Ah!  qu'il  vive. 

CÉSÈNE. 

A  l'ingrat  je  ne  puis  pardonner. 
Tu  vois  de  notre  état  la  gêne  et  les  entraves  ; 
Sous  le  nom  de  guerriers  nous  devenons  esclaves. 
Il  n'est  plus  temps  de  fuir  ce  séjour  malheureux, 
Véritable  prison  qui  nous  retient  tous  deux. 
César  est  arrivé  ;  la  tête  de  l'armée 
Garde  de  tous  côtés  les  chemins  d'Apamée. 
Il  ne  m'est  plus  permis  de  déployer  l'horreur 
Que  ces  prêtres  sanglants  excitent  dans  mon  cœur  ; 
Et,  loin  de  te  venger  de  leur  troupe  parjure, 
De  nager  dans  leur  sang,  d'y  laver  ta  blessure, 
Avec  eux  malgré  moi  je  dois  me  réunir. 
C'est  ton  lâche  assassin  que  nous  devons  punir; 
Et,  puisqu'il  faut  le  dire,  indigné  de  son  crime, 
Aux  sacrificateurs  j'ai  promis  la  victime  : 
Ta  sûreté  le  veut.  Si  l'ingrat  ne  mourait, 
Il  est  Guèbre,  il  suffit,  César  te  punirait. 


548  LES   GUÈBRES. 

IRADAN. 

Je  ne  sais  ;  mais  sa  mort,  en  augmentant  mes  peines. 
Semble  glacer  le  sang  qui  reste  dans  mes  veines. 


SCENE  IH. 

IRADAN,    CÉSÈNE,    ARZAME. 

ARZAME,  se  jetant  aux  genoux  de  Césùne. 

Dans  ma  honte,  seigneur,  et  dans  mon  désespoir, 
J'ai  dû  vous  épargner  la  douleur  de  me  voir. 
Je  le  sens,  ma  présence,  à  vos  yeux  téméraire, 
Ne  rappelle  que  trop  le  forfait  de  mon  frère  ; 
L'audace  de  sa  sœur  est  un  crime  de  plus. 

CÉSÈNE,   la  relevant. 

Ail!  que  veux-tu  de  nous  par  tes  pleurs  superflus? 

ARZAME. 

Seigneur,  on  va  traîner  mon  cher  frère  au  supplice  ; 
Vous  l'avez  ordonné,  vous  lui  rendez  justice  ; 
Et  vous  me  demandez  ce  que  je  veux!...  La  morl, 
La  mort  ;  vous  le  savez. 

CÉSÈNE. 

Va,  son  funeste  sort 
Nous  fait  frémir  assez  dans  ces  moments  terribles. 
N'ulcère  point  nos  cœurs,  ils  sont  assez  sensibles. 
Eh  bien  !  je  veillerai  sur  tes  jours  innocents. 
C'est  tout  ce  que  je  puis;  compte  sur  mes  serments. 

ARZAME. 

Je  vous  les  rends,  seigneur,  je  ne  veux  point  de  grâce  : 
Il  n'en  veut  point  lui-même  ;  il  faut  qu'on  satisfasse 
Au  sang  qu'a  répandu  sa  détestable  erreur; 
Il  faut  que  devant  vous  il  meure  avec  sa  sœur. 
Vous  me  l'aviez  promis  ;  votre  pitié  m'outrage. 
Si  vous  en  aviez  l'ombre,  et  si  votre  courage, 
Si  votre  bras  vengeur,  sur  sa  tête  étendu, 
Tremblait  de  me  donner  le  trépas  qui  m'est  dû, 
Ma  main  sera  plus  prompte,  et  mon  es[)rit  plus  ferme. 
Pourquoi  de  tant  de  maux  prolongez-vous  le  terme? 
Deux  Guèbres,  après  tout,  vil  rebut  des  humains, 
Sont-ils  de  quelque  prix  aux  yeux  de  deux  Romains  ? 


ACTE   IV,    SGIÎNE    IV.  549 

CÉSÈNE. 

Oui,  jeune  infortunée,  oui,  je  ne  puis  t'entendre 
Sans  qu'un  dieu,  dans  mon  cœur  ardent  à  te  défendre, 
Ne  soulève  mes  sens,  et  crie  en  ta  faveur. 

IRADAN. 

Tous  deux  m'ont  pénétré  de  tendresse  et  d'horreur. 


SCENE    IV. 

IRADAN,    ARZAME.    CÉSÈNE,    MÉGATISE. 

CÉSÈNE. 

Vient-on  nous  demander  le  sang  de  ce  coupable? 

MÉGATISE. 

Rien  encor  n'a  paru. 

CÉSÈNE, 

Son  supplice  équitable 
Pourrait  de  nos  tyrans  désarmer  la  fureur. 

ARZAME. 

Ils  seraient  plus  tyrans  s'ils  épargnaient  sa  sœur, 

MÉGATISE. 

Cependant  un  vieillard,  dans  sa  douleur  profonde. 
Malgré  l'ordre  donné  d'écarter  tout  le  monde, 
Et  malgré  mes  refus,  veut  embrasser  vos  pieds  : 
A  ses  cris,  à  ses  yeux  dans  les  larmes  noyés. 
Daignez-vous  accorder  la  grâce  qu'il  demande? 

IRADAN. 

Une  grâce  !  qui  ?jTioi  ! 

CÉSÈNE. 

Que  veut-il?  qu'il  attende. 
Qu'il  respecte  l'horreur  de  ces  affreux  moments  : 
Il  faut  que  je  vous  venge  :  allons,  il  en  est  temps. 

ARZAME. 

Ciel  !  déjà  ! 

CÉSÈNE. 

Rejetez  sa  prière  indiscrète. 

IRADAN, 

Mon  frère,  la  faiblesse  où  mon  état  me  jette 
Me  permettra  peut-être  encor  de  lui  parler. 
Le  malheur  dont  le  ciel  a  voulu  m'accabler 
Ne  peut  être,  sans  doute,  ignoré  de  personne  ; 


550  LES    GUI':BRES. 

Et  puisque  ce  vioillard  aux  larmes  s'ahandonne, 
ruisqiic  mon  sort  le  toucho,  il  vient  pour  me  servir. 

M  Ér,  ATI  SE. 

Il  me  Ta  dit  dn  moins, 

IRADAN. 

Qu'on  le  fasse  venir. 


SCENE    V. 

IRADAN,    ARZAME,    CÉSÈNE;    MÉGATISE,  savançant 

vers    LE    VIEIL    ARZÉMON,    qu'on  voit  à  la  porte. 
MÉGATISE,  à  Arzémon. 

La  bonté  d'Iradan  se  rend  à  ta  prière. 
Avance...  Le  voici. 

ARZAME. 

Juste  ciel!...  Ah!  mon  père! 
A  mes  derniers  moments  quel  dieu  vient  vous  offrir  ? 
Voulez-vous  qu'à  vos  yeux... 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Je  veux  vous  secourir. 

IRADAN. 

Vieillard,  que  je  te  plains!  que  ton  fils  est  coupable! 
Mais  je  ne  le  vois  point  d'un  œil  inexorable. 
J'aimai  tes  deux  enfants,  et,  dans  ce  jour  d'horreurs, 
Va,  je  n'impute  rien  qu'à  nos  persécuteurs, 

LE    VIEIL    ARZÉMON, 

Oui,  tribun,  je  l'avoue,  ils  sont  seuls  condamnables; 
Ceux  qui  forcent  au  crime  en  sont  les  seuls  coupables. 
Mais  faites  approcher  le  malheureux  enfant 
Qui  fut  envers  nous  tous  criminel  un  moment  : 
Devant  lui,  devant  elle,  il  faut  que  je  m'explique, 

IRADAN. 

Qu'on  l'amène  sur  l'heure, 

ARZAME, 

0  pouvoir  tyrannique  ! 
Pouvoir  de  la  nature  augmenté  par  l'amour! 
Quels  moments  !  quels  témoins  !  et  quel  horrible  jour 


ACTE    IV,    SCÈNE    VI.  oil 

SCÈNE  VI. 

LES    précédents;     le     jeune     ARZÉMON,   enchaîné. 
LE    JEUNE    AF.ZÉMOX. 

Hélas  !  après  mon  crime,  il  me  faut  donc  paraître 
Aux  yeux  d'un  homme  juste  à  qui  je  dois  mon  être, 
Dont  j'ai  déshonoré  la  vieillesse  et  le  sang; 
Aux  yeux  d'un  bienfaiteur  dont  j"ai  percé  le  flanc  ; 
Aux  regards  indignés  de  son  vertueux  frère  ; 
Devant  vous,  ô  ma  sœur!  dont  la  juste  colère, 
Les  charmes,  la  terreur,  et  les  sens  agités, 
Commencent  les  tourments  que  j'ai  tant  mérités. 

LE    VIEIL    ARZÉMON,  les  regardant  tous. 

J'apporte  à  ces  douleurs,  dont  l'excès  vous  dévore, 
Des  consolations,  s'il  peut  en  être  encore. 

ARZAME. 

Il  n'en  sera  jamais  après  ce  coup  affreux. 

CÉSÈNE. 

Qui?...  toi,  nous  consoler!  toi,  père  malheureux  ! 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Ce  nom  coûta  souvent  des  larmes  bien  cruelles, 
Et  vous  allez  peut-être  en  verser  de  nouvelles  ; 
Mais  vous  les  chérirez. 

IRADAN. 

Quels  discours  étonnants! 

CÉSÈNE. 

Adoucit-on  les  maux  par  de  nouveaux  tourments? 

LE    VIEIL    ARZÉMON, 

Que  n'ai-je  appris  plus  tôt,  dans  mes^sombres  retraites, 
Le  lieu,  le  nouveau  poste,  et  le  rang  où  vous  êtes! 
La  guerre  loin  de  moi  porta  toujours  vos  pas; 
Enfin  je  vous  retrouve. 

CÉSÈNE. 

En  quel  état,  hélas! 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Vous  allez  donc  livrer  aux  mains  qui  les  attendent 
Ces  deux  infortunés  ? 

ARZAME. 

Ah  !  les  lois  le  commandent  ; 
Oui,  nous  devons  mourir. 


5o2  LES   GUÈBRES. 

LE    VIEIL     AliZÉMON. 

Seigneurs,  écoutez-moi... 
Il  vous  souvient  des  jours  de  carnage  et  d'effroi, 
Où  de  votre  empereur  l'impitoyable  armée 
Fit  périr  les  Persans  dans  Émesse  enflammée. 

IRADAN. 

S'il  m'en  souvient,  grands  dieux  ! 

CÉSÈNE. 

Oui  ;  nos  fatales  mains 
N'accomplirent  que  trop  ces  ordres  inhumains. 

IRADAN. 

Émesse  fut  détruite,  et  j'en  frémis  encore. 
Servais-tu  parmi  nous? 

LE    VIEIL    ARZÉMON, 

Non,  seigneur,  et  j'abhorre 
Ce  mercenaire  usage,  et  ces  hommes  cruels 
Gagés  pour  se  baigner  dans  le  sang  des  mortels. 
Dans  d'utiles  travaux  coulant  ma  vie  obscure. 
Je  n'ai  point  par  le  meurtre  offensé  la  nature. 
Je  naquis  vers  Émesse,  et,  depuis  soixante  ans, 
Mes  innocentes  mains  ont  cultivé  mes  champs. 
Je  sais  qu'en  cette  ville  un  hymen  bien  funeste 
Vous  engagea  tous  deux. 

CÉSÈNE. 

0  sort  que  je  déteste! 
De  nos  malheurs  secrets  qui  t'a  si  bien  instruit? 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Je  les  sais  mieux  que  vous;  ils  m'ont  ici  conduit. 
A'ous  aviez  deux  enfants  dans  Émesse  embrasée  : 
La  mère  de  l'un  deux  y  périt  écrasée  : 
Et  l'autre  sut  tromper,  par  un  heureux  effort, 
Le  glaive  des  Romains,  et  la  flamme,  et  la  mort. 

CÉSÈNE. 

Et  qui  des  deux  vivait? 

IRADAN. 

Et  qui  des  deux  respire  ? 

LE    VIEIL    ARZÉMON, 

Hélas!  vous  saurez  tout  :  je  dois  d'abord  vous  dire 
Qu'arrachant  ces  enfants  au  glaive  meurtrier 
Cette  mère  échappa  par  un  obscur  sentier; 
Qu'ayant  des  deux  États  parcouru  la  frontière. 
Le  sort  la  conduisit  sous  mon  humble  chaumière. 


ACTE    IV,    SCI^NE    VI.  533 

A  ce  tendre  dépôt,  du  sort  al)andonné. 

Je  divisai  le  pain  (|iie  le  ciel  m'a  donné; 

Ma  loi  me  le  commande,  et  mon  sensible  zèle, 

Seigneurs,  pour  être  humain  n'avait  pas  besoin  d'elle. 

CKSÎCNE. 

Eh  quoi  !  privé  de  bien,  tu  nourris  l'étranger! 
Et  César  nous  opprime,  ou  nous  laisse  égorger! 

IRA  DAN,  se  soulevant  un  peu. 

Que  devint  cette  femme?...  0  dieu  de  la  justice! 
Ainsi  que  ce  vieillard,  lui  devins-tu  propice? 

LE     VIEIL     ARZÉMON. 

Dans  ma  retraite  obscure  elle  a  langui  deilx  ans  ; 
Le  chagrin  desséchait  la  fleur  de  son  printemps. 

IRADAN. 

Hélas  ! 

LE     VIEIL     ARZÉMON. 

Elle  mourut  ;  je  fermai  sa  paupière  : 
Elle  me  fit  jurer  à  son  heure  dernière 
D'élever  ses  enfants  dans  sa  religion  : 
J'obéis  :  mon  devoir  et  ma  compassion 
Sous  les  yeux  de  Dieu  seul  ont  conduit  leur  enfance. 
Ces  tendres  orphelins,  pleins  de  reconnaissance, 
M'aimaient  comme  leur  père,  et  je  l'étais  pour  eux. 

CÉSÈNE. 

0  destins  ! 

IRADA\. 

0  moments  trop  cliers,  trop  douloureux  ! 

CÉSÈNE. 

Une  faible  espérance  est-elle  encor  permise? 

ARZAME. 

Je  crains  d'écouter  trop  l'espoir  qui  m'a  surprise. 

LE     JEUNE     ARZÉMON. 

Et  moi,  je  crains,  ma  sœur,  à  ces  récits  confus. 
D'être  plus  criminel  encor  que  je  ne  fus. 

IRADAN. 

Que  me  préparez-vous,  ô  cieux  !  que  dois-je  croire? 

CÉSÎiNE, 

Ah  !  si  la  vérité  t'a  dicté  cette  histoire. 
Pourrais-tu  nous  donner,  après  de  tels  récits. 
Quelque  éclaircissement  sur  ma  fille  et  son  fils? 
N'as-tu  point  conservé  quelque  heureux  témoignage, 
Quelque  indice  du  moins? 


534  LES   GUEBRES. 

LE     VIEIL     AnZKMON,    à  Iradan. 

lîeconnaissez  ce  gage 
D'un  malheur  sans  exemple,  el  de  la  vérité  ; 
C'est  pour  vous  qu'en  ces  lieux  je  l'avais  apporté. 

(Il  lui  donne  une  lettre.) 

Vous  en  croirez  les  traits  qu'une  mère  expirante 
A  tracés  devant  moi  d'une  main  défaillante. 

IRADAN. 

Du  sang  que  j'ai  perdu  mes  yeux  sont  affaiblis, 

Et  ma  main  tremble  trop  ;  tiens,  mon  frère,  prends,  lis. 

CÉSÈNE. 

Oui,  c'est  ta  tendre  épouse  ;"  ô  sacré  caractère  ! 

(Il  montre  la  lettre  à  Iradan.) 

Embrasse  ton  cher  fils,  Arzame  est  à  ton  frère. 

IRADAN    prend  la  main  d'Arzame,  et  regarde  avec  larmes  le  jeune  Arzémon 
qui  se  couvre  le  visage. 

Voilà  mon  fils,  ta  fille,  et  tout  est  découvert. 

ARZAME,    à.  Césène,  qui  l'embrasse. 

Quoi!  je  naquis  de  vous! 

IRADAN. 

Quoi  !  le  ciel  qui  me  perd 
Ne  me  rendrait  mon  sang  à  cette  heure  fatale 
Que  pour  l'abandonner  à  la  rage  infernale 
De  mortels  ennemis  que  rien  ne  peut  calmer  ! 

LE    JEUNE     A R Z É M 0 N  ,    se  jetant  aux  genoux  d'Iradan. 

Du  nom  de  père,  hélas!  osé-je  vous  nommer? 
Puis-je  toucher  vos  mains  de  cette  main  perfide? 
J'étais  un  meurtrier,  je  suis  un  parricide. 

IRADAN,    se  relevar.t  et  l'embrassant. 

Non,  tu  n'es  que  mon  fils. 

(11  retombe.) 
CÉSÈNE. 

Que  j'étais  aveuglé  ! 
Sans  ce  vieillard,  mon  frère,  il  était  immolé  ; 
Les  bourreaux  l'attendaient...  Quel  bruit  se  fait  entendre? 
Nos  tyrans  à  nos  yeux  oseraient-ils  se  rendre  ? 

MÉGATISE,    rentrant. 

Un  ordre  du  prétoire  au  pontife  est  venu. 

CÉSÈNE. 

Est-ce  un  arrêt  de  mort  ?  ^ 

MÉGATISE. 

Il  ne  m'est  pas  connu  ; 


ACTE   IV,    SCÈNE    VI.  553 

Mais  les  prêtres  voulaient  de  nouvelles  victimes. 

IRADAN. 

Les  cruels  ! 

CÉSÈNE. 

Nous  tombons  d'abîmes  en  abîmes. 

MÉGATISE. 

Je  sais  qu'ils  ont  proscrit  ce  généreux  vieillard, 
Et  le  frère  et  la  sœur. 

CÉSKNE, 

0  justice!  ô  César! 
Vous  pouvez  le  souffrir  !  le  trône  s'humilie 
Jusqu'à  laisser  régner  ce  ministère  impie  ! 

LE    JEUNE     ARZÉMON. 

Los  monstres  ont  conduit  ce  bras  qui  s'est  trompé  : 
J'en  étais  incapable;  eux  seuls  vous  ont  frappé. 
J'expierai  dans  leur  sang  mon  crime  involontaire... 
Déchirons  ces  serpents  dans  leur  sanglant  repaire, 
Et  vengeons  les  humains  trop  longtemps  abusés 
Par  ce  pouvoir  affreux  dont  ils  sont  écrasés. 
Que  l'empereur  après  ordonne  mon  supplice  ; 
Il  n'en  jouira  pas,  et  j'aurai  fait  justice  ; 
Il  me  retrouvera,  mais  mort,  enseveli 
Sous  leur  temple  fumant  par  mes  mains  démoli. 

IRADAN. 

Calme  ton  désespoir,  contiens  ta  violence  ; 

Elle  a  coûté  trop  cher.  Un  reste  d'espérance, 

Mon  frère,  mes  enfants,  doit  encor  nous  flatter. 

Le  destin  paraît  las  de  nous  persécuter  ; 

Il  m'a  rendu  mon  fils,  et  tu  revois  ta  fille  ; 

Il  n'a  pas  réuni  cette  triste  famille 

Pour  la  frapper  ensemble,  et  pour  mieux  l'immoler. 

ARZAME. 

Qui  le  sait  ! 

IRADAN. 

A  César  que  ne  puis-je  parler! 
Je  ne  puis  rien,  je  sens  que  ma  force  s'affaisse  ; 
Tant  de  soins,  tant  de  maux,  de  crainte,  de  tendresse. 
Accablent  à  la  fois  mon  corps  et  mes  esprits  ! 

(A  son  fils.) 

Soutiens-moi. 

LE     JEUNE    ARZÉMON. 

L'oserai-je  ? 


556  LES   GUKBRES. 

IRA  DAN. 

Oui,  mon  fils...  mon  cher  fils  ! 

ARZAME,    à  Césène. 

Eh  quoi  !  do  cos  brigands  l'exôcrahle  cohorte 
De  ce  château,  mon  père,  assiège  cncor  la  porte! 

CÉSÈx\E. 

Va,  j'en  jure  les  dieux  ennemis  des  tyrans. 
Ces  meurtriers  sacrés  n'y  seront  pas  longtemps. 
S'il  est  des  dieux  cruels,  il  est  des  dieux  propices 
Qui  pourront  nous  tirer  du  fond  des  précipices  ; 
Ces  dieux  sont  la  constance  et  l'intrépidité, 
Le  mépris  des  tyrans  et  de  l'adversité. 

(Au  jcuno  Arzémon.) 

Viens  ;  et  pour  expier  le  meurtre  de  ton  père. 
Venge-toi,  venge-nous,  ou  meurs  avec  son  frère. 


FIN    DU    QUATRIEME    ACTE. 


ACTE   CINQUIEME. 


SCENE  I. 

IRADx\x\,    LE    JEUNE    ARZÉMON,   ARZAME. 

IRADAN. 

Non,  ne  m'en  parlez  plus  ;  je  bénis  ma  blessure. 
Trop  de  biens  ont  suivi  cette  affreuse  aventure  ; 
Vos  pères  trop  licureux  retrouvent  leurs  enfants  ; 
Le  ciel  vous  a  rendus  à  nos  embrassements. 
Vos  amours  offensaient  et  Rome  et  la  nature  ; 
Rome  les  justifie,  et  le  ciel  les  épure. 
Cet  autel  que  mon  frère  avait  dressé  pour  moi, 
Sanctifié  par  vous,  recevra  votre  foi  ; 
Ce  vieillard  généreux,  qui  nourrit  votre  enfance, 
Y  verra  consacrer  votre  sainte  alliance  ; 
Les  prêtres  des  enfers  et  leur  zèle  inhumain 
Respecteront  le  sang  d'un  citoyen  romain. 

ARZAME. 

Hélas  !  l'espérez-vous  ? 

IRADAN. 

Quelles  mains  sacrilèges 
Oseraient  de  ce  nom  braver  les  privilèges? 
Césène  est  au  prétoire  :  il  saura  le  fléchir. 
Des  formes  de  nos  lois  on  peut  vous  affranchir. 
Quels  cœurs  à  la  pitié  seront  inaccessibles? 
Les  prêtres  de  ces  lieux  sont  les  seuls  insensibles. 
Le  temps  fera  le  reste  ;  et  si  vous  persistez 
Dans  un  culte  ennemi  de  nos  solennités. 
En  dérobant  ce  culte  aux  regards  du  vulgaire, 
Vous  forcerez  du  moins  vos  tyrans  à  se  taire. 

Dieu,  qui  me  les  rendez,  favorisez  leurs  feux! 
Dieu  de  tous  les  humains,  daignez  veiller  sur  eux  ! 


558  LES   GUÈBRES. 

ARZAME. 

Ainsi  ce  jour  liorrible  est  un  jour  d'allégresse! 

Je  ne  verse  a  vos  pieds  que  des  pleurs  de  tendresse. 

LE    JEUNE    A RZÉM ON,   baisant  la  main  d'Iradan. 

Je  ne  puis  vous  parler,  je  demeure  éperdu. 
Mon  père! 

IRADAN,  l'embrassant. 

Mon  cher  fils  ! 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Le  trépas  m'était  dû, 
Vous  me  donnez  Arzame  ! 

ARZAME. 

Et  pour  comble  de  joie, 
C'est  Césène  mon  père...  oui,  le  ciel  nous  l'envoie! 


SCENE   IL 

LES     PRÉCÉDENTS,     CÉSÈNE. 
IRADAN. 

Quelle  nouvelle  heureuse  apportez-vous  enfin  ? 

CÉSÈNE. 

J'apporte  le  malheur,  et  tel  est  mon  destin. 
Ma  fille,  on  nous  opprime  ;  une  indigne  cabale 
Aux  portes  du  palais  frappe  sans  intervalle  : 
Le  prétoire  est  séduit. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Que  je  suis  alarmé! 

IRADAN. 

Quoi  !  tout  est  contre  nous  ! 

CÉSÈNE. 

On  a  déjà  nommé 
Un  nouveau  commandant  pour  remplir  votre  place. 

IRADAN. 

C'en  est  fait,  je  vois  trop  notre  entière  disgrâce. 

CÉSÈNE. 

Ah  !  le  malheur  n'est  pas  de  perdre  son  emploi, 
De  cesser  de  servir,  de  vivre  enfin  pour  soi... 

IRADAN. 

Qu'on  est  faible,  mon  frère!  et  que  le  cœur  se  trompe! 
Je  détestais  ma  place  et  son  indigne  pompe  ; 


ACTE    V,    SCÈNE    II.  559 

Ses  fonctions,  ses  droits,  je  voulais  tout  quitter  : 
On  m'en  prive,  et  l'affront  ne  se  peut  supporter. 

CÉSÈNE. 

Ce  n'est  point  un  afïront  ;  ces  pertes  sont  communes. 
Préparons-nous,  mon  frère,  à  d'autres  infortunes  : 
Notre  hymen  malheureux,  formé  chez  les  Persans, 
Est  déclaré  coupable  :  on  ôte  à  nos  enfants 
Les  droits  de  la  nature  et  ceux  de  la  patrie. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Je  les  ai  tous  perdus  quand  cette  main  impie. 

Par  la  rage  égarée,  et  surtout  par  l'amour, 

A  déchiré  les  flancs  à  qui  je  dois  le  jour; 

Mais  il  me  reste  au  moins  le  droit  de  la  vengeance. 

On  ne  peut  me  l'ôter. 

ARZAME. 

Celui  de  la  naissance 
Est  plus  sacré  pour  moi  que  les  droits  des  Romains  ; 
Des  parents  généreux  sont  mes  seuls  souverains, 

CÉSÈNE,  l'embrassant. 

Ah  !  ma  fille,  mes  pleurs  arrosent  ton  visage  ; 
Fille  digne  de  moi,  conserve  ton  courage. 

ARZAME. 

Nous  en  avons  besoin, 

CÉSÈNE, 

Nos  lâches  oppresseurs 
Dédaignent  ma  colère,  insultent  à  nos  pleurs, 
Demandent_notre  sang. 

ARZAME. 

J'en  suis  la  cause  unique  ; 
J'étais  le  seul  objet  qu'un  sacerdoce  inique 
Voulait  sur  leurs  autels  immoler  aujourd'hui. 
Pour  n'avoir  pu  connaître  un  même  dieu  que  lui. 
L'empereur  serait-il  assez  peu  magnanime 
Pour  n'être  pas  content  d'une  seule  victime? 
Du  sang  de  ses  sujets  veut-il  donc  s'abreuver  ? 
Le  dieu  qui  sur  ce  trône  a  voulu  l'élever 
Ne  l'a-t-il  fait  si  grand  que  pour  ne  rien  connaître, 
Pour  juger  au  hasard  en  despotique  maître; 
Pour  laisser  opprimer  ces  généreux  guerriers, 
Nos  meilleurs  citoyens,  ses  meilleurs  officiers? 
Sur  quoi  ?  sur  un  arrêt  des  ministres  d'un  temple  ; 
Eux  qui  de  la  pitié  devaient  donner  l'exemple, 


i60  LES   GUKBRES. 

Eux  qui  n'ont  jamais  dû  pénétrer  chez  les  rois 
Que  pour  y  tempérer  la  dureté  des  lois  ; 
Eux  qui,  loin  de  frapper  rinnocent  misérable, 
Devaient  intercéder,  prier  pour  le  coupable. 
Que  fait  votre  César,  invisible  aux  humains  ? 
De  ([uoi  lui  sert  un  sceptre  oisif  entre  ses  mains? 
Est-il,  comme  vos  dieux,  indifférent,  tranquille, 
Des  maux  du  monde  entier  spectateur  inutile'  ? 

CÉSKNE. 

L'empereur  Jusqu'ici  ne  s'est  point  expliqué  : 
On  dit  qu'à  d'autres  soins  en  secret  appliqué, 
Il  laisse  agir  la  loi. 

IRADAN. 

Loi  vaine  et  chimérique  ! 
Loi  favorable  aux  grands,  et  pour  nous  tyrannique  ! 

CÉSÈNE. 

Je  n'ai  qu'une  ressource,  et  je  vais  la  tenter  : 
A  César,  malgré  lui,  je  cours  me  présenter; 
Je  lui  crierai  justice;  et  si  les  pleurs  d'un  père 
Ne  peuvent  adoucir  ce  despote  sévère, 
S'il  détourne  de  moi  des  yeux  indifférents, 
S'il  garde  un  froid  silence,  ordinaire  aux  tyrans. 
Je  me  perce  k  sa  vue  :  il  frémira  peut-être  ; 
Il  verra  les  effets  du  cœur  d'un  mauvais  maître. 
Et,  par  mes  derniers  mots  qui  pourront  l'étonner, 
Je  lui  dirai  :  Barbare,  apprends  à  gouverner. 

I  p.  AD  AN, 

Vous  n'irez  point  sans  moi. 

CÉSÈNE. 

Quelle  erreur  vous  entraîne? 
Votre  corps  affaibli  se  soutient  avec  peine, 
Votre  sang  coule  encor...  demeurez,  et  vivez  ; 
Vivez,  vengez  ma  mort  un  jour,  si  vous  pouvez. 
Viens,  Arzémon. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

J'y  vole. 

ARZAME, 

Arrêtez!...  ô  mon  père! 
Cher  frère!  cher  époux  !...  ô  ciel!  que  vont-ils  faire? 

i.  On  avouera  que  ce  portrait  de  Louis  XV  n'est  guère  flatte.  (G.  A.) 


ACTE   V,    SCÈNE    IH.  551 

SCÈNE    III. 

IRADAN,    ARZAME. 

ARZAME. 

Peut-être  que  César  se  laissera  toucher. 

IRADAN. 

Hélas!  souffrira-t-on  qu'il  ose  l'approcher? 

Je  respecte  César  ;  mais  souvent  on  l'abuse. 

Je  vois  que  de  révolte  un  ennemi  m'accuse. 

J'ai  pour  moi  la  nature,  ainsi  que  l'équité  ; 

Tant  de  droits  ne  sont  rien  contre  l'autorité  ; 

Elle  est  sans  yeux,  sans  cœur  :  le  guerrier  le  plus  brave, 

Quand  César  a  parlé,  n'est  plus  qu'un  vil  esclave  : 

C'est  le  prix  du  service,  et  l'usage  des  cours. 

ARZAME. 

Bienfaiteur  adoré,  que  je  crains  pour  vos  jours. 
Pour  mon  fatal  époux,  pour  mon  malheureux  père. 
Pour  ce  vieillard  chéri,  si  grand  dans  sa  misère  ! 
Il  n'a  fait  que  du  bien,  ses  respectables  mœurs 
Passent  pour  des  forfaits  chez  nos  persécuteurs, 
La  vertu  devient  crime  aux  yeux  qui  nous  haïssent  : 
C'est  une  impiété  que  dans  nous  ils  punissent; 
On  me  la  toujours  dit.  Le  nouveau  gouverneur 
Sans  doute  est  envoyé  pour  servir  leur  fureur  : 
On  va  vous  arrêter. 

IRADAN. 

Oui,  je  m'y  dois  attendre. 
Oui,  mon  meilleur  ami,  commandé  pour'nous  prendre. 
Nous  chargerait  de  fers  au  nom  de  l'empereur, 
Nous  conduirait  lui-même,  et  s'en  ferait  honneur; 
Telle  est  des  courtisans  la  bassesse  cruelle. 
Notre  indigne  pontife,  à  sa  haine  fidèle. 
N'attend  que  le  moment  de  se  rassasier 
Du  sang  des  malheureux  qu'on  va  sacrifier. 
Dans  l'état  où  je  suis,  son  triomphe  est  facile. 
Nous  voici  tous  les  deux  sans  force  et  sans  asile. 
Nous  débattant  en  vain,  par  un  pénible  effort, 
Sous  le  fer  des  tyrans,  dans  les  bras  de  la  mort. 

G.  —  Théâtre.    V.  36 


562  LES   GUEBRES. 

SCÈNE    IV. 

IRADAN,    ARZAME,    le    vieil    ARZÉMON. 

IRADAN. 

Vénérable  vieillard,  que  viens-tu  nous  apprendre? 

LE    VIEIL    ARZÉiMON. 

C'est  un  événement  qui  pourra  vous  surprendre, 
Et  peut-être  un  moment  soulager  vos  douleurs. 
Pour  nous  replonger  tous  en  de  plus  grands  malheurs. 
Votre  fils,  votre  frère... 

IRADAN. 

Explique-toi. 

ARZAME. 

Je  tremble. 

LE     VIEIL    ARZÉMON. 

De  ce  château  fatal  ils  s'avançaient  ensemble  ; 

Du  quartier  de  César  ils  suivaient  les  chemins  : 

Du  grand-prêtre  accouru  les  suivants  inhumains 

Ordonnent  qu'on  s'arrête,  et  demandent  leur  proie  ; 

A  mes  yeux  consternés  le  pontife  déploie 

Un  arrêt  que  sa  brigue  au  prétoire  a  surpris. 

On  l'a  dû  respecter  ;  mais,  seigneur,  votre  fils. 

Dans  son  emportement,  pardonnable  à  son  âge. 

Contre  eux,  le  fer  en  main,  se  présente  et  s'engage; 

Votre  frère  le  suit  d'un  pas  impétueux  ; 

Mégatise  à  grands  cris  s'élance  au  milieu  d'eux  : 

Des  soldats  s'attroupaient  à  la  voix  du  grand-prêtre  : 

«  Frappez,  s'écriait-il,  secondez  votre  maître.  » 

De  toutes  parts  on  s'arme,  et  le  fer  brille  aux  yeux  : 

Je  voyais  deux  partis  ardents,  audacieux, 

Se  mêler,  se  frapper,  combattre  avec  furie. 

Je  ne  sais  quelle  main  (qu'on  va  nommer  impie). 

Au  milieu  du  tumulte,  au  milieu  des  soldats, 

Sur  l'orgueilleux  pontife  a  porté  le  trépas  ; 

Sous  vingt  coups  redoublés  j'ai  vu  tomber  ce  traître, 

Indigne  de  sa  place  et  du  saint  nom  de  prêtre  ; 

Je  l'ai  vu  se  rouler  sur  la  terre  étendu  : 

Il  blasphémait  ses  dieux  qui  l'ont  mal  défendu, 

Et  sa  mort  efi'royable  est  digne  de  sa  vie. 


ACTE    V,    SCÈNE    V.  :i63 

IRADAN. 

Il  a  reçu  le  prix  de  tant  de  barbarie. 

ARZAME. 

Ah  !  son  sang  odieux  répandu  justement 
Sera  vengé  bientôt,  et  payé  chèrement. 

LE    VIEIL    ARZÉMON. 

Je  le  crois.  On  disait  quen  ce  désordre  extrême 
César  doit  au  château  se  transporter  lui-même. 

ARZAME. 

Qu'est  devenu  mon  père  ? 

IRADAN. 

Ah!  je  vois  qu'aujourd'hui 
Il  n'est  plus  de  pardon  ni  pour  nous  ni  pour  lui. 

(Le  vieil  Arzémon  sort.l 

SCÈNE   V. 

IRADAN,   CÉSÈNE,    ARZAME,    le    jeune    ARZÉMON. 

CÉSÈNE. 

Sans  doute  il  n'en  est  point  ;  mais  la  terre  est  vengée. 
Par  votre  digne  fils  ma  gloire  est  partagée  ; 
C'est  assez. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Oui,  nos  mains  ont  puni  ses  fureurs  : 
Puissent  périr  ainsi  tous  les  persécuteurs  ! 
Le  ciel,  nous  disaient-ils,  leur  remit  son  tonnerre  : 
Que  le  ciel  les  en  frappe,  et  délivre  la  terre  ; 
Que  leur  sang  satisfasse  au  sang  de  l'innocent  : 
Mon  père,  entre  vos  bras  je  mourrai  trop  content. 

IRADAN. 

La  mort  est  sur  nous  tous,  mon  fils  ;  à  ses  approches 
Je  ne  te  ferai  point  d'inutiles  reproches  *. 
Ce  nouveau  coup  nous  perd  ;  et  ce  monstre  expiré, 
Tout  barbare  quil  fut,  était  pour  nous  sacré. 
César  va  nous  punir.  Un  vieillard  magnanime, 
Un  frère,  deux  enfants,  tout  est  ici  victime. 
Tout  attend  son  arrêt.  Flétri,  dépossédé. 
Prisonnier  dans  ce  fort  où  j'avais  commandé, 

1.  Voltaire  a  dit,  dans  Rome  sauvée,  acte  IV,  scène  vu  : 
Je  ne  vous  ferai  point  d'inutiles  reproches. 


I 


5G4  LES   GUtBRES. 

Je  finis  dans  l'opprobre  une  vie  abhorrée, 
Au  devoir,  à  rhonneur,  vainement  consacrée. 

CES  EN  E. 

Eh  quoi  !  je  ne  vois  plus  ce  fidèle  Arzémon  ; 
Serait-il  renfermé  dans  une  autre  prison  ? 
A-t-on  déjà  puni  son  respectable  zèle. 
Et  les  bienfaits  surtout  de  sa  main  paternelle? 
Au  supplice,  ma  fille,  il  ne  peut  échapper. 
César  de  toutes  parts  nous  fait  envelopper. 

All/AME. 

J'entends  déjà  sonner  les  trompettes  guerrières, 
Et  je  vois  avancer  les  troupes  meurtrières. 
Depuis  qu'on  m'a  conduite  en  ce  malheureux  fort 
Je  n'ai  vu  que  du  sang,  des  bourreaux,  et  la  mort, 

CÉSÈNE. 

Oui,  c'en  est  fait,  ma  fille. 

ARZAME. 

Ah!  pourquoi  suis-je  née? 

CÉSÈXE,   embrassant  sa  fille. 

Pour  mourir  avec  moi,  mais  plus  infortunée... 
0  mon  cher  frère!...  et  toi,  son  déplorable  fils. 
Nos  jours  étaient  afTreux,  ils  sont  du  moins  finis. 

IRADAN. 

La  garde  du  prétoire,  en  ces  murs  avancée. 

Déjà  des  deux  côtés  avec  ordre  est  placée. 

Je  vois  César  lui-même...  A  genoux,  mes  enfants'. 

ARZAME. 

Ainsi  nous  touchons  tous  à  nos  derniers  moments  ! 


SCENE  YI. 

LES  précédents;   L'EMPEREUR,  gardes;   le  vieil 
ARZÉMON,   et  MÉGATISE,  au  fond. 

l'empereur. 
Enfin  de  la  justice  à  mes  sujets  rendue 
Il  est  temps  qu'en  ces  lieux  la  voix  soit  entendue  ; 

\.  u  A  genoux,  mes  enfants .'  doit  faire  un  grand  effet,  écrivait  Voltaire,  et  la 
déclaration  de  César  n'est  pas  de  paille.  »  Diderot  jugeait  de  môme  le  discours  de 
Tempereur  :  «  11  m'a  fait  verser  des  larmes,  disait-il,  et  c'est  le  seul  endroit  où 
j'aie  pleuré.  »  (G.  A.) 


ACTE    V,    SCÈNE    VL  563 

Le  désordre  est  trop  grand.  De  tout  je  suis  instruit; 
L'intérêt  de  l'État  m'éclaire  et  me  conduit. 
Levez-vous,  écoutez  mes  arrêts  équitables. 
Pères,  enfants,  soldats,  vous  êtes  tous  coupables, 
Dans  ce  jour  d'attentats  et  de  calamités. 
D'avoir  négligé  tous  d'implorer  mes  bontés. 

CÉSÈNE, 

On  m'a  fermé  l'accès. 

IRADAN. 

Le  respect  et  les  craintes. 
Seigneur,  auprès  de  vous  interdisent  les  plaintes. 

l'empereur. 
Vous  vous  trompiez  ;  c'est  trop  vous  défier  de  moi  : 
Vous  avez  outragé  l'empereur  et  la  loi  ; 
Le  meurtre  d'un  pontife  est  surtout  punissable. 
Je  sais  qu'il  fut  cruel,  injuste,  inexorable  : 
Sa  soif  du  sang  humain  ne  se  put  assouvir; 
On  devait  l'accuser,  j'aurais  su  le  punir. 
Sachez  qu'à  la  loi  seule  appartient  la  vengeance  : 
Je  vous  eusse  écoutés  ;  la  voix  de  l'innocence 
Parle  à  mon  tribunal  avec  sécurité. 
Et  l'appui  de  mon  trône  est  la  seule  équité. 

IRADAN. 

Nous  avons  mérité,  seigneur,  votre  colère  ; 
Épargnez  les  enfants,  et  punissez  le  père, 

l'empereur. 
Je  sais  tous  vos  malheurs.  Un  vieillard  dont  la  voix 
Jusqu'au  pied  de  mon  trône  a  passé  quelquefois, 
Dont  la  simplicité,  la  candeur,  m'ont  dû  plaire, 
M'a  parlé,  m'a  touché  par  un  récit  sincère  ; 
Il  se  fie  à  César  ;  vous  deviez  l'imiter, 

(Au  vieil  Arzémon.) 

Approchez,  Arzémon  ;  venez  vous  présenter  : 

Dans  un  culte  interdit  par  une  loi  sévère 

Vous  avez  élevé  la  sœur  avec  le  frère  ; 

C'est  la  première  source  où  de  tant  de  fureurs 

Ce  jour  a  vu  puiser  ce  vaste  amas  d'horreurs  : 

Des  prêtres,  emportés  par  un  funeste  zèle. 

Sur  une  faible  enfant  ont  mis  leur  main  cruelle  ; 

Ils  auraient  dû  l'instruire,  et  non  la  condamner; 

Trop  jaloux  de  leurs  droits  qu'ils  n'ont  pas  su  borner, 

Fiers  de  servir  le  ciel,  ils  servaient  leur  vengeance. 


.j66  les   GUEBRES. 

De  ces  affreux  abus  j'ai  senti  rimportance  ; 
Je  les  viens  abolir. 

IRADAN. 

Rome,  les  nations, 
Vont  ])éuir  yos  bontés, 

l'empereur. 
Les  persécutions 
Ont  mal  servi  ma  gloire,  et  font  trop  de  rebelles. 
Quand  le  prince  est  clément,  les  sujets  sont  fidèles. 
On  m'a  trompé  longtemps;  je  ne  veux  désormais 
Dans  les  prêtres  des  dieux  que  des  hommes  de  paix, 
Des  ministres  chéris,  de  bonté,  de  clémence. 
Jaloux  de  leurs  devoirs,  et  non  de  leur  puissance; 
Honorés  et  soumis,  par  les  lois  soutenus. 
Et  par  ces  mêmes  lois  sagement  contenus  ; 
Loin  des  pompes  du  monde  enfermés  dans  leur  temple, 
Donnant  aux  nations  le  précepte  et  Texemple  ; 
D'autant  plus  révérés  qu'ils  voudront  l'être  moins  ; 
Dignes  de  vos  respects,  et  dignes  de  mes  soins  : 
C'est  l'intérêt  du  peuple,  et  c'est  celui  du  maître. 
Je  vous  pardonne  à  tous.  C'est  à  vous  de  connaître 
Si  de  l'humanité  je  me  fais  un  devoir. 
Et  si  j'aime  l'État  plutôt  que  mon  pouvoir... 
Iradan,  désormais,  loin  des  murs  d'Apamée, 
Votre  frère  avec  vous  me  suivra  dans  l'armée  ; 
Je  vous  verrai  de  près  combattre  sous  mes  yeux  : 
Vous  m'avez  offensé  ;  vous  m'en  servirez  mieux. 
De  vos  enfants  chéris  j'approuve  l'hj  menée. 

(A  Arzame  et  au  jeune  Arzémon.) 

Méritez  ma  faveur,  qui  vous  est  destinée. 

(Au  vieil  Arzémon  '.) 

Et  toi,  qui  fus  leur  père,  et  dont  le  noble  cœur 
Dans  une  humble  fortune  avait  tant  de  grandeur, 
J'ajoute  à  ta  campagne  un  fertile  héritage; 
Tu  mérites  des  biens,  tu  sais  en  faire  usage. 
Les  Guèbres  désormais  pourront  en  liberté 
Suivre  un  culte  secret  longtemps  persécuté  : 
Si  ce  culte  est  le  tien,  sans  doute  il  ne  peut  nuire 
Je  dois  le  tolérer  plutôt  que  le  détruire. 

i.  Encore  une   fois,  disons  que  le  vieil  Arzémon  est  le  patriarche  de  Fernoy. 
(G.  A.) 


ACTE   V,    SCÈNE    VI.  567 

Qu'ils  jouissent  en  paix  de  leurs  droits,  de  leurs  hiens; 
Qu'ils  adorent  leur  dieu,  mais  sans  blesser  les  miens  : 
Que  chacun  dans  sa  loi  cherche  en  paix  la  lumière  ; 
Mais  la  loi  de  l'État  est  toujours  la  première. 
Je  pense  en  citoyen,  j'agis  en  empereur  : 
Je  hais  le  fanatique  et  le  persécuteur  K 

IRADAN. 

Je  crois  entendre  un  dieu,  du  haut  d'un  trône  auguste, 
Qui  parle  au  genre  humain  pour  le  rendre  plus  juste. 

ARZAiME. 

Nous  tombons  tous,  seigneur,  à  vos  sacrés  genoux. 

LE    VIEIL    ARZÉMOX. 

Notre  religion  est  de  mourir  pour  vous. 

1.  Voyez  le  Discours  historique  et  critique. 


FIN    DES    GUERRES. 


VARIANTES 

DE  LA  TRAGÉDIE  DES  GUÈBRES. 


Page  510,  vers  16.  —  Une  version,  qui  probablement  n'était  pas  la  pre- 
mière, et  qui  se  trouve  dans  la  lettre  à  d'Argental  du  21  décembre  1768, 
porte  : 

Nous  sommes  ses  soldats,  j'obéis  à  mon  maître.  (B.) 

Ibid.,  vers  18.  —  Ce  verset  les  trois  suivants  furent  ajoutés  dans  la 
troisième  édition.  (B.) 

IbicL,  vers  22.  —  Dans  la  lettre  du  21  décembre  1768,  on  lit: 

Les  pontifes  divins  des  peuples  respectes, 
Condamnent  tous  Torgueil,  et  plus  les  cruautés.  (B.) 

Page  511,  vers  4.  —  Dans  la  même  lettre,  il  y  a  : 

Des  droits  que  Rome  attache.  (B.) 

Page  527,  vers  11.  —  Toutes  les  éditions  de  1769  portent 

CÉSÈN'E, 

Mon  frère,  je  le  vois,  ce  pas  est  dangereux. 

IRAUAN. 

Ne  nous  flattons  jamais  de  l'emporter  sur  eux. 

G  É  s  È  N  E. 

Mais  sauvons  l'innorenco. 

1  R  A  D  A  N. 

Écoutez  :  Apamée. 
Le  texte  actuel  est  de  1771,  tome  XVIII  de  l'édition  in-4''.  (B.) 

Ibid.,  vers  14.  —  Dans  la  lettre  à  d'Argental,  du  11  septembre  1769, 
l'auteur  proposait  de  mettre  : 

Ils  ont,  pour  se  défendre  et  pour  nous  accabler, 

César,  qu'ils  ont  séduit,  et  Dieu,  qu'ils  font  parler.  (B.) 


VARIANTES    DES    GUÈBRES.  î>69 

Page  529,  vers  9.  —  Les  cinq  éditions  de  1769  portent  : 

Être  sacrifié. 
Viens,  je  commande  ici;  résous-toi  de  me  suivre. 

LE    JEUNE    ARZÉHON. 

Puis-jc  la  voir  enfin? 

m  AD  AN. 

Tu  peux  la  voir  et  vivre  ; 
Calme-toi,  malheureux. 

LE    JEUNE    ARZÉMON. 

Ail,  seigneur,  pardonnez,  etc. 

Page  531,  vers  o.  —  Dans  les  éditions  antérieures  à  1771,  on  lit  : 
Toi,  soldat  des  Romains  que  l'infâme  esclavage... 

M  É  G  A  T  I  s  E. 

Cher  ami,  que  veux-tu?  Les  erreurs  du  jeune  âge. 

Un  esprit  inquiet,  trop  de  facilité, 

L'occasion  trompeuse,  enfin  la  pauvreté, 

Ce  qui  fait  les  soldats  m'a  jeté  dans  l'armée. 

LE    JEUNE    ARZÉMO  N. 

Ton  âme  à  ce  service  est-elle  accoutumée? 
Tu  pourrais  être  libre  en  suivant  tes  amis. 

Page  533,  dernier  vers.  —  Dans  !es  éditions  antérieures  à  1771,  il  y  a  : 

Peux-tu  le  demander? 
Ah!  je  la  vois  venir.  Crains  de  lui  faire  entendre 
L'effroyable  secret  que  tu  viens  de  m'apprendre... 
Ciel  !  ô  ciel  !  puis-je  croire  un  tel  excès  d'horreur  ! 
Iradan  ! 

Page  535,  vers  4.  —  Les  éditions  antérieures  à  1771  poilci.l  : 

ARZAME,  au  jeune  Arzémon. 
Pour  sortir  d'Apamée  il  n'attend  que  son  frère... 
D'où  vient  que  tu  pâlis?...  Quel  trouble  involontaire 
Éclate  dans  tes  yeux  de  larmes  inondés  ? 

Ibid.,  vers  9.  —  Dans  les  éditions  de  17o9,  on  lit  : 
Près  de  notre  oppresseur!  (B.)' 

Page  543,  vers  9.  —  Dans  les  éditions  antérieures  à  1771,  il  y  a; 
Emporté,  mais  sensible;  ardent,  mais  généreux.  (B.) 

Page  549,  vers  3.  —  x\vant  1771,  on  lisait  : 

Eh  bien  !  faut-il  livrer  ce  malheureux  coupable; 


370  VARIANTES   DES   GUÈBRES. 

Page  549,  vers  15.  —  Êdilions  do  1769  : 

Pourquoi  tronblor  riiorreur  de  nos  aiTreux  ennuis  ? 
Allons  livrer  le  traître. 

AUZAME. 

Allez,  et  je  vous  suis. 
cÉsi';\E,  à  Még.-itisc. 
Qu'il  suspende  du  moins  sa  prière  indiscrète.  (B.) 

Page  550,  vers  7.  —  Dans  les  éditions  du  vivant  de    'auteur,  on  lit 
Et  que  venez-vous  faire  en  ces  lieux? 

CE  SENE. 

M'attcndrir.  (13.) 


FIN  DES  VARIANTES  DES  GUEBRES. 


LE  BARON 


D'OTRANTE 


OPERA  BUFFA  EN  TROIS  ACTES 


AVERTISSEMENT 


Celte  petite  pièce  fut  faite  pour  M.(tjrétryyqui,  à  son  retour  d'Italie, 
avait  passé  six  mois  à  Genève,  d'oij  il  se  rendait  fréquemment  à  Ferney. 
M.  de  Voltaire  et  M'"*^  Denis,  sur  (juehiues  essais  de  musique  qu'il  leur 
fit  entendre,  conçurent  une  si  grande  espérance  de  ses  talents,  qu'ils  le 
pressèrent  vivement  d'aller  les  exercer  à  Paris;  et,  pour  l'y  déterminer 
d'autant  mieux,  M.  de  Voltaire  s'otfrit  de  travailler  dans  un  genre  nouveau, 
dont  il  n'osait  cependant  espérer,  disait-il,  d'atteindre  la  sublimité  -.  Il  donna 


1.  Cet  avertissement,  qui  est  de  feu  Dec.roix,  l'un  des  éditeurs  d  Kehl,  a  été 
donné  dans  Verrata  qui  est  à  la  fin  de  ces  éditions,  mais  n'existe  pas  dans  tous 
les  exemplaires.  (B.) 

2.  Grétry,  arrive  à  Genève  au  commencement  del7(J7,  écrivit  à  Voltaire  pour  lui 
demander  un  opéra  à  mettre  en  musique;  Voltaire  accueillit  très-bien  le  jeune 
compositeur,  qui,  peu  après,  f  aitit  pour  Paris.  Ce  fut  le  20  août  1709  qu'il  fit 
représenter,  sur  le  théâtre  des  Italiens,  le  Huron,  dont  il  avait  fait  la  musique; 
Marmontel  avait  pris  le  sujet  dans  VIngénu.  Grétry,  d.ms  ses  Essais  sur  la  mu- 
sique, p.  165,  dit  que  ce  fut  pendant  la  nouveauté  du  succès  de  son  Huron  qu'à 
son  grand  étonnement  et  à  sa  grande  satisfaction  il  reçut  de  Ferney  le  Baron 
(.VOlrante.  Il  parle  aussi  des  Deux  Tonneaux,  comme  les  ayant  reçus  vers  le  même 
temps. 

Il  ne  peut  donc  y  avoir  aucun  doute  sur  la  date  de  la  composition  de  ces  deux 
pièces.  Les  comédiens  italiens  n'ayant  pas  reçu  le  poëme,  il  est  à  croire  que  Gré- 
try ne  composa  sur  ce  poëme  aucune  musique;  car  il  n'en  parle  pas  dans  la  liste 
de  ses  ouvrages. 

C'est  dans  son  conte  intitulé  l'Éducation  d'un  prince  que  Voltaire  avait  pris 
le  sujet  du  Baron  d'Otrante. 

Mercier  de  Compiègne  (qui  n'est  pas  l'auteur  du  Tableau  de  Paris)  mit  en 
vaudeville,  vers  1793,  l'opéra  de  Voltaire,  et  le  fit  imprimer  dans  un  petit  volume 
intitulé  les  Nuits  de  la  Conciergerie,  an  III  (1795),  in-18.  Tout  en  conservant  le 
titre  de  la  pièce,  il  a  changé  le  nom  du  principal  personnage,  qu'il  nomme  le  baron 
de  la  Bâtardière.  Le  travail  de  Mercier  n'a  paru  sur  aucun  théâtre. 

Les  comédiens  italiens  donnèrent,  en  1784,  le  Duc  de  Bénévent,  dra.mc  héroïque 
en  trois  actes,  par  M.  Ileiiquil  Lieutaud. 

Le  l'rince  de  Catane,  opéra  en  trois  actes,  paroles  de  M.  Castel,  musique  de 
M.  Nicole  Isouard,  fut  joué  le  4  mars  1813  sur  le  théâtre  de  l'Opéra-Comique. 

Ces  deux  pièces,  dont  le  sujet  est  emprunté  au  Baron  d'Oirante,  sont  im- 
primées. 

C'est  dans  les  éditions  de  Kehl  que  le  Baron  d'Otrante  et  les  Deux  Tonneaux 
ont  paru  pour  la  première  fois.  (  B.) 


oTi  AVERTISSEMENT. 

en  effet  le  Baron  d'Olrantelx^il..  Grétry,  qui  vint  le  présenter  aux  comédiens 
italiens  comme  l'ouvrage  d'un  jeune  homme  de  province.  Les  comédiens 
refusèrent  la  pièce,  en  avouant  cependant  que  l'auteur  n'était  pas  sans  talent, 
et  (|u'il  promettait  beaucou|).  Ils  cnijagèrent  même  M.  Grétry  à  mander  au 
jeune  homme  que,  s'il  voulait  venir  à  Paris,  on  pourrait  lui  indiquer  quelques 
changements  nécessaires  pour  faire  admettre  et  représenter  sa  pièce,  et 
qu'avec  de  la  docilité  et  un  peu  d'étude  de  leur  théâtre  il  pourrait  lui  de- 
venir utile  par  ses  travaux,  et  se  rendre  digne  d'y  être  attaché.  Leur  défiance 
venait  principalement  de  la  nouveauté  de  ce  genre  d'opéra  comique,  où  l'un 
des  principaux  rôles  était  en  italien  et  tous  les  autres  en  français;  mais  si 
l'on  a  vu  longtemps  sur  le  même  théâtre,  dans  des  comédies,  un  principal 
personnage  parler  français,  et  tous  les  autres  lui  répondre  en  italien,  pour- 
quoi l'inverse  n'aurait-il  pas  réussi  dans  un  opéra  comique  rempli  d'ailleurs 
de  gaieté  et  de  philosophie  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  jeune  auteur  reconnut  son  insuffisance,  et  ne  jugea 
pas  à  propos  de  se  déplacer.  Il  aima  mieux  renoncer  aune  gloire  qu'il  déses- 
pérait d'obtenir.  Cet  événement  empêcha  M.  Grétry  de  mettre  la  pièce  en 
musique,  et  l'auteur  de  la  Henriade  et  de  Mahomet  de  faire  des  opérasr 
comiques.  Il  s'en  tint  à  ses  premiers  essais,  le,^r^ndlOtr.aMe  et  les  Deux 
T orme  aux. 

Il  est  assez  remarquable  que  ]M.  de  Voltaire  donna  le  premier  un  opéra  à 
M.  Grétry,  comme  il  avait,  le  premier,  vers  1730,  donné  une  tragédie  lyrique  ^ 
à  Rameau,  avant  que  ces  deux  grands  musiciens  se  fussent  encore  exercés 
dans  les  genres  où  ils  ont  excellé.  Le  grand  poëte  découvrit  leur  génie  et 
pressentit  leur  succès.  Si  les  encouragements  qu'il  leur  donna  ont  pu  les 
déterminer  à  embrasser  la  carrière  dramatique,  on  lui  serait  en  partie  rede- 
vable des  chefs-d'œuvre  dont  ils  ont  enrichi  la  scène,  et  des  progrès  qu'ils 
ont  fait  faire  à  l'art  musical.  Quel  homme  grave,  à  ce  prix,  ne  pardonnerait 
à  M.  de  Voltaire  d'avoir  fait  des  opéras  comiques? 

1.  Samson. 


LE   BARON 


D'OTRANTE 


PERSONNAGES. 


LE    BARON   D'OTRANTE. 

IRÈNE. 

UNE   GOUVERNANTE. 

AB DALLA,  corsaire  turc. 

CONSEILLERS    PRIVÉS    DU    BARON. 
HOBEREAUX    ET    FILLES    DOTRANTE 
TROUPE     DE    TURCS. 


La  scène  est  dans  le  château  du  baron. 


LE   BARON 

D'OTRANTE 


OPÉRA  BUFFA 


ACTE    PREMIER. 


(Le  tliéàlro  représente  un  salon  magnifique.) 

SCÈNE  I. 

LE    BARON,   seul,  en  robe  de  chambre,  couché  sur  un  lit  de  repos. 
(Il  chante.) 

Ah  !  que  je  m'ennuie  ! 
Je  n"ai  point  encore  eu  de  plaisir  ce  matin. 

(Il  se  lève,  et  se  regarde  au  miroir.) 

On  m'assure  pourtant  que  les  jours  de  ma  vie 
Doivent  couler,  couler  sans  ombre  de  chagrin. 

Je  prétends  qu'on  me  réjouisse 

Dès  que  j'ai  le  moindre  désir. 

Holà  !  mes  gens,  qu'on  m'avertisse 

Si  je  puis  avoir  du  plaisir. 

SCÈNE  II. 

LE  BARON,  UN  conseiller  privé,  en  grande  perruque, 
en  habit  feuille-morte  et  en  manteau  noir  ;  il  entre  une  foule  de  hobereaux 
et  de  filles  d'Otrante. 

LE    COxNSEILLER. 

Monseigneur,  notre  unique  envie 
Est  de  vous  voir  heureux  dans  votre  baronnie  : 

6.  —  Théâtre.     V.  37 


578  LE    BARON    D'OTRANTE. 

D'un  seigneur  tel  ([ue  vous  c'est  l'unique  destin. 

LE    BARON. 

Ah  !  que  je  m'ennuie  ! 
Je  n'ai  point  encore  eu  de  plaisir  ce  matin. 

(On  habille  monseigneur.) 
LE     CONSEILLEU, 

C'est  aujourd'hui  le  jour  où  le  ciel  a  fait  naître 
Dans  ce  fameux  château  notre  adorahle  maître. 
Nous  célébrons  ce  jour  par  des  jeux  hien  brillants... 

LE     BARON. 

Et  quel  âge  ai-je  donc  ? 

LE    CONSEILLER. 

Vous  avez  dix-huit  ans. 

LE     BARON. 

Ah  !  me  voilà  majeur  ! 

LE     CONSEILLER. 

Les  barons  à  cet  âge 
De  leur  majorité  font  le  plus  noble  usage  ; 
Ils  ont  tous  de  l'esprit,  ils  sont  pleins  de  bon  sens  ; 
Ils  font,  quand  il  leur  plaît,  la  guerre  aux  musulmans. 
Rançonnent  leurs  vassaux  à  leurs  ordres  tremblants  ; 
Vident  leurs  coffres-forts,  ou  coupent  leurs  oreilles  ; 
Ils  n'entreprennent  rien  dont  on  ne  vienne  à  bout. 
Ils  font  tout  d'un  seul  mot,  bien  souvent  rien  du  tout  ; 
Et  quand  ils  sont  oisifs  ils  font  toujours  merveilles. 

LE    BARON. 

On  me  l'a  toujours  dit  :  je  fus  bien  élevé. 
Or  çà,  répondez-moi,  mon  conseiller  privé  : 
Ai-je  beaucoup  d'argent? 

LE     CONSEILLER. 

Fort  peu  ;  mais  on  peut  prendre 
Celui  de  vos  fermiers,  et  même  sans  le  rendre  : 

LE    BARON. 

Et  des  soldats? 

LE     CONSEILLER. 

Pas  un  ;  mais  en  disant  deux  mots 
Tous  les  manants  d'ici  deviendront  des  héros. 

LE    BARON. 

Ai-je  quelque  galère  ? 

LE    CONSEILLER. 

Oui,  seigneur  ;  Votre  Altesse 
A  des  bois,  une  rade,  et  quand  elle  voudra 


ACTE    I,    SCÈNE    III.  579 

On  lera  des  vaisseaux  :  l'Hellespont  tremblera  ; 
Elle  sera  des  mers  souveraine  maîtresse, 

LE    BARON. 

Je  me  vois  bien  puissant, 

LE     CONSEILLER. 

Nul  no  Test  plus  que  vous. 
Seigneur,  goûtez  en  paix  ce  destin  noble  et  doux  : 
Ne  vous  mêlez  de  rien,  chacun  pour  vous  travaille. 

LE    BARON, 

Étant  si  fortuné,  d'où  vient  donc  que  je  bâille? 

LE     CONSEILLER. 

Seigneur,  ces  bâillements  sont  l'effet  d'un  grand  cœur 

Qui  se  sent  au-dessus  de  toute  sa  grandeur. 

Ce  beau  jour  de  gala,  ce  l)cau  jour  de  naissance 

Célèbre  son  bonheur  ainsi  que  son  pouvoir  ; 

Et  monseigneur,  sans  doute,  aura  la  complaisance 

De  prendre  du  plaisir,  i)uisqu'il  en  veut  avoir. 

Vous  serez  harangué  ;  c'est  le  premier  devoir  : 

Les  spectacles  suivront  ;  c'est  notre  antique  usage. 

LE    BARON. 

Tout  cela  bien  souvent  fait  bailler  davantage  ; 
Les  harangues  surtout  ont  ce  don  merveilleux. 
0  ciel  !  je  vois  Irène  arriver  en  ces  lieux  ! 
Irène,  si  matin,  vient  me  rendre  visite! 
Mes  conseillers  privés,  qu'on  s'en  aille  au  plus  vite. 
Les  harangues  pour  moi  sont  des  soins  superflus  : 
Ma  cousine  paraît  ;  je  ne  bâillerai  plus. 


SCENE  III. 

LE    BARON,   IRÈNE. 

LE     BARON  chanta. 

Belle  Irène,  belle  cousine. 

Ma  langueur  chagrine 
S'en  va  quand  je  te  vois  : 
L'amour  vole  à  ta  voix  ; 
Tes  yeux  m'inspirent  l'allégresse, 

Ton  cœur  fait  mon  destin  : 
Tout  m'ennuyait,  tout  m'intéresse  ; 
Je  commence  à  goûter  du  plaisir  ce  matin, 


580  LE    BARON    D'OTUANTE. 

Mais  n'pondez-moi  donc  on  cliansons,  belle  Irène  ; 
C'est  dans  ces  lieux  chéris  une  loi  souveraine 
Dont  ni  berger  ni  roi  ne  se  peut  écarter  ; 
Si  l'on  y  parle  un  peu,  ce  n'est  que  pour  chanter. 
Vous  avez  une  voix  si  tendre  et  si  touchante  ! 

IliKNE. 

11  n'est  point  à  propos,  mon  cousin,  que  je  chante  ; 
Je  n'eu  ai  nulle  envie  ;  on  pleure  dans  Otrante  :    . 
Vos  conseillers  privés  prennent  tout  notre  argent  ; 
Vous  ne  songez  à  rien,  et  l'on  vous  fait  accroire 
Que  tout  le  monde  est  fort  content. 

LE    BARON. 

Je  le  suis  avec  vous,  j'y  mets  toute  ma  gloire. 

IP.ÎiNE. 

Sachez  que  pour  me  plaire  il  vous  faudra  changer  : 
D'une  mollesse  indigne  il  faut  vous  corriger  ; 

Sans  cela  point  de  mariage. 
Vous  avez  des  vertus,  vous  avez  du  courage  ; 

La  nonchalance  a  tout  gâté  : 
On  ne  vous  a  donné  que  des  leçons  stériles  ; 
On  s'est  moqué  de  vous,  et  votre  oisiveté 

Rendra  vos  vertus  inutiles. 

LE     BARON. 

Mes  conseillers  privés... 

IRÈNE. 

Seigneur,  sont  des  fripons 
Qui  vous  avaient  donné  de  méchantes  leçons, 
Et  qui  vous  nourrissaient  d'orgueil  et  de  fadaise. 
Pour  mieux  pouvoir  piller  la  baronnie  à  l'aise. 

LE    BARON. 

Oui,  l'on  m'élevait  mal  ;  oui,  je  m'en  aperçois, 

Et  je  me  sens  tout  autre  alors  que  je  vous  vois. 

On  ne  m'a  rien  appris,  le  vide  est  dans  ma  tête  ; 

Mais  mon  cœur  plein  de  vous,  et  plein  de  ma  conquête, 

Me  rendra  digne  enlin  de  plaire  à  vos  beaux  yeux  ; 

Étant  aimé  de  vous,  j'en  vaudrai  beaucoup  mieux. 

IRÈNE. 

Alors,  seigneur,  alors,  à  vos  vertus  rendue, 

Je  reprendrai  pour  vous  la  voix  que  j'ai  perdue. 

(Elle  cliantc.) 

Pour  jamais  je  vous  chérirai  ; 
De  tout  mon  cœur  je  chanterai  : 


ACTE    I,    SCÈNE   IV.  581 

Amant  charmant,  aimez  toujours  Irène  : 
Régnez  sur  tous  les  cœurs,  et  préférez  Je  mien  ; 
Que  le  temps  alTermisse  un  si  tendre  lien. 
Que  le  temps  redouble  ma  chaîne  ! 

(Tous  deux  ensemble.) 

Non,  je  ne  m'ennuierai  jamais  ; 

J'aimerai  toute  ma  vie. 
Amour,  amour,  lance  tes  traits, 
Lance  tes  traits 
Dans  mon  Ame  ravie. 
Non,  je  ne  m'ennuierai  jamais  ; 
J'aimerai  toute  ma  vie. 

(On  entend  une  grande  rumeur  et  des  cris.) 
IRÈNE. 

0  ciel  !  quels  cris  affreux  ! 

LE     BARON. 

Quel  tumulte  !  quel  hruit  ! 
Quel  étrange  gala  !  chacun  court,  chacun  fuit. 


SCENE    IV. 

LE   BARON,  IRÈNE,  un  conseiller  privé. 

LE     CONSEILLER, 

Ah  !  seigneur,  c'en  est  fait  :  les  Turcs  sont  dans  la  ville. 

IRÈNE. 

Les  Turcs  ! 

LE    BARON. 

Est-il  bien  vrai  ? 

LE    CONSEILLER. 

Vous  n'avez  plus  d'asile. 

LE    BARON. 

Comment  cela  ?  Par  où  sont-ils  donc  arrivés  ? 

IRÈNE. 

Voilà  ce  qu'ont  produit  vos  conseillers  privés. 

LE    BARON. 

Allez  dire  à  mes  gens  qu'on  fasse  résistance  ; 
Je  cours  les  seconder, 

LE    CONSEILLER. 

Seigneur,  votre  grandeur 
De  son  rang  glorieux  doit  garder  la  décence. 


582  LE    BARON    D'OTRANTE. 

Ilc'las  !  ma  gouvernante  et  mes  filles  d'honneur 
Viennent  de  tous  côtés,  et  sont  toutes  tremblantes. 


SCÈNE   V. 

LES  PRÉCÉDENTS,   LA  GOUVERNANTE,  et  les 

FILLES    d'honneur. 
LA     GOUVERNANTE. 

Ah  !  madame!  les  Turcs... 

IRÈNE. 

Ah  !  pauvres  innocentes  ! 
Qu'ont  fait  ces  Turcs  maudits  ?. . . 

LA    GOUVERNANTE. 

Les  Turcs...  je  n'en  puis  plus. 
Dans  votre  appartement...  ils  sont  tous  répandus. 
Le  corsaire  Abdalla  tout  enlève,  et  tout  pille  ; 
On  enchaîne  à  la  fois  père,  enfant,  femme,  fille. 
Madame!...  entendez-vous  les  tambours...  les  clameurs?... 

LES     TURCS,   derrière  le  théâtre. 

Alla  !  alla  !  guerra  ! 

LA    GOUVERNANTE. 

Madame...  je  me  meurs! 


SCENE  VI. 

LES    précédents;    abdalla,    suivi  de  ses  TURCS. 
QUATUOR    DE    TURCS. 

Pillar,  pillar,  grand  Abdalla  ! 
Alla,  ylla,  alla  ! 

Tout  conquir. 

Tout  occir, 

Tout  ravir  ; 
Alla,  ylla,  alla! 

ABDALLA. 

Non  amazzar, 

No,  no,  non  amazzar. 
Basta,  basta  tout  saccagear  ; 


ACTE    I,    SCliNE    VI.  583 

Ma  non  amazzar, 

Incatenar, 
Bcvcr,  violar, 

Non  amazzar. 

,  Pendant  qu'ils  chantent,  les  Turcs  enchaînent  tous  les  liorames  avec  une  longue  corde 
qui  fait  le  tour  do  la  troupe,  et  dont  un  Levantis  tient  le  bout.) 

LE  BARON,  enchaîné  avec  deux  conseillers  en  grande  perruque. 

Irène,  vous  voyez  si  dans  cette  posture 
Je  fois  pour  un  baron  une  noble  figure. 

QUATUOR  DE  TURCS. 

Pillar,  pillar,  grand  Abdalla! 
Tout  saccagear  ; 
Pillar,  bever,  violar. 
Alla,  ylla,  alla! 

IRÈNE. 

Quoi!  ces  Turcs  si  méchants  n'enchaînent  point  les  dames! 
Tant  d'honneur  entre-t-il  dans  ces  vilaines  âmes  *  ? 

ABDALLA   chante- 

0  bravi  corsari, 

Spavento  de'  mari, 

Andate  a  partagir, 

A  bever,  a  fruir. 

A'  vostri  strapazzi 

Cedo  li  ragazzi, 
EJutti  li  consiglieri. 
Tutte  le  donne  son  per  me  ; 

È'I  mio  costume, 
Tutte  le  donne  son  per  me. 

LES   TURCS. 

Pillar,  pillar,  grand  Abdalla  ! 
Alla,  ylla,  alla! 

IRÈNE,    au  baron  qu'on  emmène. 

Allez,  mon  cher  cousin,  je  me  flatte,  j'espère, 
Si  ce  Turc  est  galant,  de  vous  tirer  d'afTaire. 
Peut-être  direz-vous,  par  mes  soins  relevé, 
Qu'une],femme  vaut  mieux  qu'un  conseiller  privé, 

1.  C'est  une  parodie  des  vers  de  Virgile  (/Eh.,  I,  15)  : 
Tantœne  aniniis  cœlestibus  irai?  ',H.) 

FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIÈME. 


SCENE    I. 

IRÈNE,  LA  GOUVERNANTE. 

IRKNE. 

Consolons-nous,  ma  bonne  ;  il  faut  avec  adresse 
Corriger,  si  l'on  peut,  la  fortune  traîtresse. 
Vous  savez  du  baron  le  bizarre  destin  ? 

LA  GOUVERNANTE. 

Point  du  tout. 

IRÈNE. 

Le  corsaire,  échauffé  par  le  vin. 
Dans  les  transports  de  joie  où  son  cœur  s'abandonne, 
Sans  s'informer  du  rang  ni  du  nom  de  personne, 
A,  pour  se  réjouir,  dans  la  cour  du  château 
Assemblé  les  captifs,  et,  par  un  goût  nouveau, 
Fait  tirer  aux  trois  dés  les  emplois  qu'il  leur  donne. 
Un  grave  magistrat  se  trouve  cuisinier; 
Le  baron,  pour  son  lot,  est  reçu  muletier. 
Ce  sont  là,  nous  dit-on,  les  jeux  de  la  fortune  : 
Cette  bizarrerie  en  Turquie  est  commune. 

LA   GOUVERNANTE. 

Se  peut-il  qu'un  baron,  hélas  !  soit  réduit  là? 
Et  quelle  est  votre  place  à  la  cour  d'Abdalla  ? 

IRÈNE. 

Je  n'en  ai  i)oint  encor;  mais,  si  je  dois  en  croire 
Certains  regards  hardis  que,  du  haut  de  sa  gloire, 
L'impudent,  en  passant,  a  fait  tomber  sur  moi. 
J'aurai  ])ientôt,  je  pense,  un  assez  bel  emploi. 
Et  j'en  ferai,  ma  bonne,  un  très-honnéte  usage. 

LA   GOUVERNANTE. 

Ab  :  je  n'en  doute  pas  :  je  sais  qu'Irène  est  sage. 


ACTE    II,    SCÈNE    II. 

IMais,  madame,  un  corsaire  est  un  peu  dangereux  : 
11  paraît  volontaire  ;  et  le  pas  est  scabreux. 

IRÈNE. 

11  a  pris  sans  façon  l'appartement  du  maître  : 
«  Je  le  suis,  a-t-il  dit,  et  j'ai  seul  droit  de  l'être. 
Vin,  fille,  argent  comptant,  tout  est  pour  le  plus  fort; 
Le  vainqueur  les  mérite,  et  les  vaincus  ont  tort,  )> 
Dans  cette  belle  idée  il  s'en  donne  à  cœur-joie. 
Et  pour  tous  les  plaisirs  son  Ijon  goût  se  déploie. 
Tandis  que  mon  baron,  une  étrille  à  la  main. 
Gémit  dans  l'écurie,  et  s'y  tourmente  en  vain. 
Il  fait  venir  ici  les  dames  les  plus  belles, 
Pour  leur  rendre  justice,  et  pour  juger  entre  elles. 
Mettre  au  jour  leur  mérite,  exercer  leurs  talents 
Par  des  pas  de  ballet,  des  mines,  et  des  cbants, 
Nous  allons  lui  donner  cette  petite  fête  ; 
Et  si  de  son  moucboir  mes  yeux  font  la  conquête, 
Je  pourrai  m'en  servir  pour  lui  jouer  un  tour 
Qui  fera  triompher  ma  gloire  et  mon  amour. 
J'entends  déjà  d'ici  ses  fifres,  ses  timbales  ; 
Voilà  nos  ennemis,  et  voici  mes  rivales. 


SCENE  II. 

Les  Levantis  arrivent,  donnant  chacun  la  main  à  une  personne.  IRENE,  LA 
GOUVERNANTE;  ABDALLA  arrive  au  son  d'une  musique  turque, 
un  mouchoir  à  la  main  ;  les  demoiselles  du  chAteau  d'Otranto  forment  un  cercle 
autour  de  lui. 

ABDALLA    chante. 

Su,  su,  Zitelle  tenere  ; 
La  mia  spada  fa  tremar. 
Ma  voi,  fanciulle  care, 
Mi  placer,  mi  disarmar  : 
Mi  sentir  più  grand'  onore 
Di  rendirmi  a  l'amore, 
Che  rapir  tutta  la  terra 
Col  terrore  délia  guerra. 
Su,  su,  Zitelle  tenere,  etc. 

IRÈNE   chante  cet  air  tendre  et  mesuré. 

C'est  pour  servir  notre  adorable  maître, 
C'est  pour  l'aimer  que  le  ciel  nous  fit  naître. 


o86  LK    BARON    D'OTRANTE. 

Mars  ot  l'Amour  à  l'envi  Tout  lormé  : 
Son  l)ras  est  craint,  son  creiir  est  plus  aimé. 
Des  Amours  la  tendre  mère 
Naquit  dans  le  sein  des  eaux 
Pour  orner  notre  corsaire 
De  ses  présents  les  plus  lieaux. 

(Elle  parle.) 

Votre  mouchoir  fait  la  plus  chère  envie 
De  ces  beautés  de  notre  haronnie  ; 
Mais  nul  ohjet  n'a  droit  de  s'en  flatter  : 
On  peut  vous  plaire,  et  non  vous  mériter. 

Abdalla  fume  sur  un  canapé  :  les  dames  passent  en  revue  devant  lui.  11  l';iit 
des  mines  à  chacune,  et  donne  enfin  le  mouchoir  à  Irène.) 

ABDALLA. 

Pigliate  voi  il  fazzoletto, 
L'avete  hen  guadagnato  : 
Clie  tutte  le  altre  fanciulle 
Men  leggiadre,  e  meno  belle, 
Aspettino  per  un'  altra  volta 
La  mia  sobrana  volontà. 

(Il  fait  asseoir  Irène  à  côté  de  lui.) 

Al  mio  canto  Irena  stia  ; 
E  tutte  le  altre  via,  via. 

(Elles  s'en  vont  toutes,  en  lui  faisant  la  révérence.) 

Bene,  bene,  sarà  per  un'  altra  volta. 
Un'  altra  volta. 


SCENE    III. 

IRÈNE,   ARDALLA. 

ABDALLA. 

Cara  Irena,  adesso, 

Sedete  appresso  di  me. 

Amor  mi  punge  e  mi  consume. 

(11  la  fait  asseoir  plus  près.) 

Più  appresso,  più  appresso. 

IRÈNE,    à  côté  d' Abdalla,  sur  le  canapé. 

Seigneur,  de  vos  bontés  mon  âme  est  pénétrée  ; 

Je  n'ai  jamais  passé  de  plus  belle  soirée. 

Quand  je  craignais  les  Turcs,  si  fiers  dans  les  combats. 


ACTE    H,    SCtNE    III.  587 

Mon  cœur,  mon  tendre  cœur  ne  vous  connaissait  pas. 
Mon,  il  n'est  point  de  Turc  qui  vous  soit  comparable. 
Je  crois  que  Malioinot  fut  beaucoup  moins  aimable; 
Et,  pour  mettre  le  comble  à  des  plaisirs  si  doux, 
Je  compte  avoir  l'bonneur  de  souper  avec  vous, 

ABDALLA. 

Si,  si,  cara  :ceneremo  insieme,  lèie  à  tète,  l'uno  dirimpetto 
a  l'altra;  senza  scliiavi;  solo  con  sola;  beveremo  del  vino  greco: 
e  canteremo,  e  ci  trastulleremo,  dirimpetto  l'uno  a  l'altra  :sl,  si, 
cara,  per  dio  Maccone. 

IRliNE. 

\l)rès  tant  de  bontés  aurai-je  encor  l'audace 
D'implorer  de  mon  Turc  une  nouvelle  grâce? 

ABDALLA. 

Parli,  parli  :  farô  tutto 
Cbe  vorrete,  presto,  presto. 

IRK.NE. 

Seigneur,  je  suis  baronne  ;  et  mon  père  autrefois 

Dans  Otrante  a  donné  des  lois. 
11  était  connétable,  ou  comte  d'écurie; 
C'est  une  dignité  que  j'ai  toujours  chérie  : 
Mon  cœur  en  est  encor  tellement  occupé 
Que  si  vous  permettez  que  j'aille  avant  soupe 
Commander  un  quart  d'heure  où  commandait  mon  père. 
C'est  le  plus  grand  plaisir  que  vous  me  puissiez  faire. 

ABDALLA, 

Corne  !  nella  stalla  ? 

IRKNE. 

Nella  stalla,  signer. 
Au  nom  du  tendre  amour  je  vous  en  prie  encor. 
Un  héros  tel  que  vous,  formé  pour  la  tendresse. 
Pourrait-il  durement  refuser  sa  maîtresse? 

ABDALLA. 

La  signera  è  matta.  Le  stalle  sono  puzzolente;  bisognerà  più 
d'un  fiasco  d'acqua  nanfa  per  nettarla.  Or  su  andate  a  vostro 
piacere,  lo  concedo  :  andate,  cara,  e  ritornate. 

(Irène  sort.) 


,S8  Lli    IJAllON    D'OTRAMI' 

SCÈNE   IV. 

ABDALLA  chante. 
(En  se  frappant  le  front. 

Ogni  fanciulla  tien  là 
Qualche  fantasia, 
Somigliante  alla  pazzia. 
Ma  rira  mia  c  vana. 
Basta  elle  la  Zitella 
Sia  facile  e  bella  ; 
Tutto  si  perdona. 

Ogni  fanciulla  tien  là 
Qualche  fantasia. 


FIN     DU     DEUXIEME     ACTE. 


ACTE    TROISIÈME. 


SCENE  I. 

(Le  théâtre  rcprésento  un  coin  d'écurie.') 
IRÈNE;     LE     BARON,    en  souquenille,  une  étrille  à  la  main. 
IRÎCNE  chante. 

Oui,  oui,  je  dois  tout  espérer; 
Tout  est  prêt  pour  vous  délivrer. 
Oui...  oui...  je  peux  tout  espérer; 
L'amour  vous  protège  et  m'inspire. 
Votre  malheur  m'a  fait  pleurer; 
Mais  en  trompant  ce  Turc  que  je  fais  soupirer. 
Je  suis  prête  à  mourir  de  rire. 

LE    BARON. 

Lorsque  vous  me  voyez  une  étrille  à  la  main, 

Si  vous  riez,  c'est  de  moi-même. 
Je  l'ai  bien  mérité  :  dans  ma  grandeur  suprême. 
J'étais  indigne,  hélas!  du  pouvoir  souverain, 
Et  du  charmant  objet  que  j'aime. 

IRKNE. 

Non,  le  destin  volage 

Ne  peut  rien  sur  mon  cœur. 

Je  vous  aimai  dans  la  grandeur  ; 

Je  vous  aime  dans  l'esclavage. 

Rien  ne  peut  nous  humilier  ; 
Et  quand  mon  tendre  amant  devient  un  muletier, 

Je  l'en  aime  en  cor  davantage. 

(Elle  répète.) 

Et  quand  mon  tendre  amant  devient  un  muletier, 
Je  l'en  aime  encor  davantage. 

LE    BARON. 

Il  faut  donc  mériter  un  si  parfait  amour  : 


J90  1J-:    IJAUON    D'OTilANTK. 

Ainsi  que  mou  deslin  jo  change  en  un  seul  jour; 
Irène  et  mes  malheurs  éveillent  mon  courage. 

(.V  SOS  vassaux,  qui  paraissent  on  armes.) 

Amis,  le  fer  en  main,  frayons-nous  un  passage 
Dans  nos  propres  foyers  ravis  par  ces  brigands. 
Enchaînons,  à  leur  tour,  ces  vainqueurs  insolents 
riongc's  dans  leur  ivresse,  et  se  livrant  en  proie 
A  la  sécurité  de  leur  brutale  joie. 
Vous,  gardez  cette  porte  ;  et  vous,  vous  m'attendrez 
l'rès  de  ma  chambre  même,  au  haut  de  ces  degrés 
Qui  donnent  au  palais  une  secrète  issue. 
J'en  ou^rirai  la  porte  au  public  inconnue. 
Je  veux  que  de  ma  main  le  corsaire  soit  pris. 
Dans  le  même  moment  appelez  à  grands  cris 
Tous  les  bons  citoyens  au  secours  de  leur  maître  : 
Frappez,  percez,  tuez,  jetez  par  la  fenêtre. 
Quiconque  à  ma  valeur  osera  résister. 

(A  Irène.) 

Déesse  de  mon  cœur,  c'est  trop  vous  arrêter  : 
Allez  à  ce  festin  que  le  vainqueur  prépare. 
Je  lui  destine  un  plat  qu'il  pourra  trouver  rare  ; 
Et  j'espère  ce  soir,  plus  heureux  qu'au  matin, 
De  manger  le  rôti  qu'on  cuit  pour  le  vilain. 

IRÈNE. 

J'y  cours  ;  vous  m'y  verrez  :  mais  que  votre  tendresse 
Ne  s'effarouche  pas  si  de  quelque  caresse 
Je  daigne  encourager  ses  désirs  effrontés  : 
Ce  ne  sont  point,  seigneur,  des  infidélités. 
Je  ne  pense  qu'à  vous,  quand  je  lui  dis  que  j'aime  ; 
En  buvant  avec  lui,  je  bois  avec  vous-même; 
En  acceptant  son  cœur  je  vous  donne  le  mien  : 
_-— Il  faut  un  petit  mal  souvent  pour  un  grand  bien. 

(Elle  sort.) 

SCÈNE  II. 

LE     BAIiON,    à  SCS  vassaux. 

Allons  donc,  mes  amis,  hâtons-nous  de  nous  rendre 
Au  souper  où  l'Amour  avec  Mars  doit  m'atlendre. 
Le  temps  est  précieux  :  je  cours  quelque  hasard 
D'être  un  peu  passé  maître,  et  d'arriver  trop  tard. 


ACTE    m,    SCliNI-    m.  591 

Faites  (le  point  en  point  ce  que  j'ai  su  prescrire; 
(lardez  de  vous  méprendre,  et  laissez-vous  conduire. 
Avancez  à  tâtons  sous  ces  longs  souterrains  : 
De  la  gloire  bientôt  ils  seront  les  chemins. 


SCENE    III. 

(I.c  th(';âtro  représente  une  jolie  salle  à  manger.) 

A  lî  D  A  L  L  A  ,    IRENE,    seuls  à  table,  sans  domestiques. 

IRE-\E,   un  verre  on  main,  chante. 

Ah  !  quel  plaisir 
De  boire  avec  son  corsaire  ! 
Chaque  coup  que  je  bois  augmente  mon  désir 
De  boire  encore,  et  de  lui  plaire. 
\  erse,  verse,  mon  bel  amant  : 
Ah!  (]ue  tu  verses  tendrement 
Tous  les  feux  d'amour  dans  mon  verre! 

ABDALLA. 

Si,  si,  brindisi  a  te, 
Amate,  bevete,  ridete. 
Si,  si,  brindisi  a  te, 
Questo  vino  di  Champagna 

A  te  somiglia, 
Incanta  tutta  la  terra, 
Li  cristiani, 
Li  musulman!. 

Begli  occhi  scintillate 
Al  par  del  vino  spumante. 
Si,  si,  brindisi  a  te, 

(Tous  deux  ensemble.) 

Si,  si,  brindisi  a  te, 
Amate,  bevete,  ridete. 
Si,  si,  brindisi  a  te,  etc. 

(Ils  dansent  ensemble,  le  verre  à  la  main,  en  chantant.) 

Si,  si,  brindisi  a  te,  etc. 


592  LE    RARON    D'OTRANTi:. 


SCENE    IV. 

LES    précédents;     le  baron,    armé,  et  ses  suivants, 
entrent  de  tous  cût6s  dans  la  chambre. 

LE    BARON. 

Corsaire,  il  faut  ici  danser  une  autre  danse. 

ABDALLA,  cherchant  son  sabre. 

Clie  veggo  !  elle  veggo  ! 

LE    BARON. 

Ton  maître,  et  la  vengeance. 
Il  est  juste,  soldats,  qu'on  renchaine  à  son  tour  : 
\insi  tout  à  son  terme,  et  tout  passe  en  un  jour. 

ABDALLA. 

Levanti,  venite! 

LE    BARON. 

Tes  Levantis,  corsaire, 
Sont  tous  mis  à  la  chaîne,  et  s'en  vont  en  galère. 
Ami,  Toisiveté  t'a  perdu  comme  moi  : 
Je  te  rends  la  leçon  que  je  reçus  de  toi. 
Je  t'en  donne  encore  une  avec  reconnaissance  : 
Je  te  rends  ton  vaisseau  ;  va,  pars  en  diligence  : 
Laisse-moi  la  beauté  qui  nous  a  tous  sauvés. 
Et  rembarque  avec  toi  mes  conseillers  privés. 

{1\  chante.) 

Je  jure...  je  jure  d'obéir 
Pour  jamais  à  ma  belle  Irène. 
Peuples  heureux,  dont  elle  est  souveraine, 
Répétez  avec  moi,  contents  de  la  servir  : 

LE    CHOEUR. 

Je  jure...  je  jure  d'obéir 
Pour  jamais  à  la  belle  Irène, 


FIN    DU    BARON    D   OTRANTE. 


TABLE 


DES     MATIERES     COMENUES     DANS     LE     CINQUIEME    VOLUME 
DU    THÉÂTRE. 


rages. 

LE  DROIT  DU  SEIGNEUR.  —  Avertissement  de  Beuchot.  .     ,     .  3 

Le   Droit   du  seigneur,    comédie 7 

Variantes  de   la  comédie   du  Droit  du  seigneur 65 

OLYMPIE.  —  Avertissement  pour  la  présente  édition 93 

Avertissement  des  éditeurs  de  l'édition  de  Kehl 95 

Olympie,    tragédie 97 

Variantes  de  la  tragédie  à'Olympie 165 

LE  TRIUMVIRAT.  — Avertissement    pour  la  présente   édition.     .     .  175 

Avertissement  des  éditeurs  de  l'édition  de  Kehl 176 

Préface  de  léditcur 177 

Le  Triumvirat,   tragédie .          181 

Variantes  de  la  tragédie  du  Triumvirat 24i 

LES   SCYTHES.  —  Avertissement  pour  la  présente  édition 261 

Avertissement  de  Beuchot 262 

ÉpItredédicatoire 263 

Préface  de  l'édition  de  Paris 266 

Préface  des  éditeurs  qui  nous  ont  précédé  immédiatement 271 

Les  Scythes,    tragédie 277 

Variantes  delà  tragédie  des  Scythes 332 

Avis   au   lecteur 335 

CHARLOT,  ou  la    Comtesse    de  Givry.  —  Avertissement  pour  la 

présente  édition 341 

Avertissement  de  Beuchot ...  342 

Préface 343 

Charlot.  00  LA  Comtesse  de  Givry,  pièce  dramatique 345 

Variantes  de  Chariot. 384 

6,  —  Théâtre.     V.  38 


594  TABLE   DES  MATIERES. 

Pages 

LE  DÉPOSITAIRE.  —  Avertissement  pour  la  présente  (îdition.     .     .  391 

Avertissement  de  Beucliot 392 

Préface 393 

Le  Dépositaire,   comédie 397 

VARIA^TES  de  la  comédie  du  Dépositaire 473 

LES  GUÈBRES,   ou  la  Tolérance.  —  Avertissement  de  Reuchot.  483 

Épître  dédicatoire   à  M.   de  Voltaire 487 

Préface  de  l'éditeur 489 

Discours  historique  et  critique  à  l'occasion  de  la  tragédie  des  Guèbres.  491 

Les  Guèbres,  ou  la  Tolérance,  tragédie 505 

Variâmes  de  la  tragédie  des  Guébres 568 

LE  BARON  D'OTRANTE.   —  Avertissement 573 

Le  Baron  d'Otrante,  opéra  bufîa 577 


FIN    DE    LA    TABLE. 


paris.  -  lMi[ir.  J.  f.LAVE.  —  A.  Quantis  et  C*,  ruo  Si-Bcnoît.  —  |1021| 


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Voltaire,  François  Marie 
Arouet  de 

Oeuvres  complètes.   Vol. VI 
Théâtre.  V. 


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